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Full text of "Manuel de philosophie ancienne"

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MANUEL 



PHILOSOPHIE ANCIENNE. 



IMPBIME PAK BETHUNB ET PLON, A PARIS. 



MANUEL 



DE 



PHILOSOPHIE 

ANCIENNE, 
PAR CH. RENOUVIER. 



Toas leurs principes sont vrais : des pyrrhonlenc, 
des stoYques, des athées, etc. Mais leurs conclusions 
sont fausses, parce que les principes opposés sont 
Trais aussi. Pascal. 



TOME II. 



^PARIS. 
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR, 



nUE RICRELIKU, 60. 

1844 



1^-evJ? vin^-x^a 




\%S'). Ji/^.v- t^ . 



MANUEL 



*m 



DE 



PHILOSOPHIE ANCIENNE. 



LIVRE CIAQIJIEME- 

RÉNOVATION ET FONDATION RÉFLÉCHIE DE LA SCIENCE. 
PHILOSOPHIE AU SIÈCLE DE PLATON. 



ire Partie. — La Blélhode. 

§ l". 

THÉORIE DES IDÉES. 

ÉCOLES DE MÉGABE , D'ÉLIS ET d'ëRÉTRIE. 

DIALECTIQUE DE PLATON. 

I. Socratc avait reformé la méthode philosophique, créé la 
science de l'esprit, fondé la morale raliooDelle. Il avait rejeté la 
physique, science du monde, et la théologie spéculative. Ainsi 
s'étaient trouvés marqués en lui les trois grands caractères de 
toute philosophie critique : détermination de la nature du savoir, 
de la conviction et de la preuve ; réfutation du faux savoir anté- 
rieur, enseignement du doute ; établissement d'un principe pra- 
tique qui suffise à Thomme et à la cité. 

Mais on vit, durant la période ouverte par Socrate, ce que de- 
puis des périodes semblables nous ont montré deux autres fois : 
à l'issue de la philosophie critique de Descartes (i), et à l'issue 

(l)On pourrait trouver quelque difficulté à considérer le grand réformateur 
dogmatique Dc.^^cartes comme un philosophe critique. Mais il faut songer qu'ap- 
portant une méthode nouvelle, et regardant toutes les connaissances antérieures 
comme non avenues, il dut laisser indéterminé tout ce qu'il ne détermina pas 
dans la science. Or les questions les plus hautes de Tontologie sont précisément 
de ce nombre. C'est là que ses élèves se divisèrent. Il suffit de nommer Spinoza, 
Malebrnnche, Leibniz, qui reçurent sa méthode toute entière; puis Locke, Ber- 
keley, Hume, qui ne l'acceptèrent qu'en partie. 

II. 4 



1 MANUEL 

de celle de Kant (\). Les anciens systèmes reparurent, et la mé- 
thode seule fut changée. La logique acquit une plus grande im- 
portance et la science se reconnut d'autres fondements, tandis 
que ses principes ontologiques se déployèrent de nouveau, op- 
posés, contraires deux à deux , et dans leurs énoncés les plus 
généraux et dans toutes leurs conséquences. C'est ainsi que nous 
allons voir l'école d'Élée se reformer à Mégare, le dogme pytha- 
goricien occuper l'Académie, les péripaléliciens s'emparer par- 
tiellement de toutes les doctrines et se livrer à leur étude, enfin 
les stoïciens remonter à Heraclite et les épicuriens à Démocrite. . 
Et quand la dissolution de la société antique devint imminente, 
alors le mysticisme essaya d'agglomérer toutes les traditions 
philosophiques et religieuses, et le scepticisme de les détruire 
toutes à la fois et les unes par les autres. Il n'y eut plus de phi- 
losophie en ce moment, mais la société renaissait. 

Nous avons donc à parcourir le cycle entier de la philosophie 
socratique, puis nous assisterons à la fin de la philosophie des 
anciens, mystique avec les alexandrins (2), rationnelle avec les 
sceptiques. 

Nous savons que la doctrine des idées, qui représente dans 
l'antiquité la > vraie méthode, la méthode unique des sciences, 
eut son premier fondement dans l'école pythagoricienne et dans 
l'école d'Élée. Là, le caractère de l'existence fut emprunté à une 
notion subjective, incomplète, il est vrai : à celle du nombre; 
encore même fut-elle regardée comme réalisée d'une manière ob- 
jective; ici, l'idée de l'un, l'idée de l'être, unies, confondues, 
prirent la place du monde et de toutes les existences* Ainsi l'in- 
telligence s'exerçait à revenir sur elle-même, afin de lire la vé- 
rité dans les idées, et non plus dans les apparences sensibles, 
toujours incertaines et variables, que nous présente le monde ex* 
térieur. De l'enseignement des éléates et de celui des sophistes 
naquit la dialectique, c'est-à-dire la science de la combinaison des 



(1) C'est ici, à la suite de la philosophie critique proprement dite, que la di- 
vision des penseurs de la nouvelle école fut éclatante, et que leur retour au Je 
diverses doctrines ontologiques des tennps précédents fut pi ompt et complet. 

(2) Par des raisons plusieurs fois indiquées, nous comptons la philosophie 
alexandrine au nombre des philosophies du moyen âge. 



DE philosophie: ancienne. 3 

idées : grouper, séparer, définir les idées, puis les comparer en 
diverses façons les unes avec les autres; tirer de cette comparai- 
son des conséquences, ou vraies, ou paradoxales, ou absurdes ; 
mêler, ce qui n'avait jamais été fait, la grammaire à la philoso* 
phie et les paroles aux choses, tel est l'exercice véritablement 
interminable qui devint alors le commencement et la garantie de 
la science. La sophistique dut naître de celle cause autant quo 
des contradictions oii les philosophes étaient tombés en suivant 
Tancienno méthode. Socrate lui-même se livra, nous l'avons vu, 
à cet attrayant exercice, et il y devint invincible ; mais, à toutes 
les autres idées, il ajouta les idées morales et ouvrit les voies à 
une dialectique nouvelle. De son temps même, il paraît certain 
qu'à la suite des éléates, Euclide, un habitant de Mégare qui fut 
au nombre de ses disciples et qui exposa ses jours pour l'enten* 
dre (1), spéculait sur l'idée de l'unité (2). Après la mort de So- 
crate, Euclide fut le premier qui essaya de former une doctrine 
des idées en appliquant au système éléatique la nouvelle réforme 
de la morale et de la pensée. Nous allons voir en effet que les 
ouvrages dialectiques de Platon sont en partie employés à réfuter 
celte doctrine, dont il avait dû prendre connaissance à Mégare, 
où il se retira avec les autres socratiques à la mort de leur 
maître. 

Le principe essentiel de celte nouvelle philosophie consistait à 
identifier l'idée du bien de Socrate avec Tidée de l'un des éléates, 
Euclide donnait à cet un-bien les noms de raison, d'intelligence, 
de dieu et d'autres encore (3); il niait l'existence réelle de toute 
chose autre que l'unité, ou qu'on aurait pu opposer à l'unité ; il 
affirmait que celle-ci était toujours identique à elle-même (4). CettQ 
sorte d'entité morale semble avoir été posée ainsi qu'une réali- 
sation suprême de la vertu parfaite, une et impeccable, dont So-: 
crate avait proposé l'idéal au sage (5) : elle nous représente une 

(1) Aula-Gelle, Noctes attica, vi, 10; et Platon, Théétète, init. 

(2) Cicéron, Académiques^ u, 42 ; et Diogène, Vie d'Euclide (d'aprte Alexan- 
dre, dans ses Success. des philos.), ii, 106. 

(3) Diofïène, loc. cit. 

[i) Diogène, lue. cit.; Aristocîès, dans Eusèbo, Pri'par. évang., Xiv, 17; et Ci- 
céron, Académiques, loc. cit. 

(5) V. Rilter, Hist. de la philos, anc, t. If, p. 110. 



4 MANUEL 

identification de la pensée, de la vertu, de la science et du sage 
avec l'être, avec Dieu : et c*est la conséquence que tira de la doc- 
trine commune de son école Stilpon, le dernier des philosophes do 
Mégare. Euclide et ses disciples étaient ainsi conduits à regarder 
toute multiplicité comme uniquement apparente , à nier la réalité 
du devenir, et par suite à paralyser l'intelligence elle-même en 
la jetant dans l'absolu. Il n'est pas de spectacle plus instructif 
dans l'histoire de la philosophie que celui qui nous est offert par 
l'école de Mégare : immédiatement après la réforme de Socrate, le 
plus étrange et le plus violent des systèmes anciens prétend s'ap- 
puyer sur cette réforme môme et de nouveau s'imposer à l'esprit. 
II. Dans une doctrine semblable à celle de Mégare, on comprend 
que la critique des systèmes contraires doit tenir la plus grande 
place, et que cette critique doit se déployer dialectiquement jus- 
qu'à ce qu'elle ail forcé la raison de se retirer dans l'idée de l'un, 
d'y renfermer avec elle les autres idées premières qui ne peuvent 
en différer qu'en apparence, et de n'en plus sortir. Toute compa^ 
raison est inexacte, disait Euclide : si vous comparez des sujets 
dissemblables, à quoi bon, chacun étant soi et non pas autre? et 
si vous comparez le semblable au semblable, occupez-vous plu- 
tôt du sujet en lui-même. Mais, dans le fait, il n*est rien de sem-^ 
hlable ; toute chose est particulière, toute idée existe en soi, et nulle 
ne se peut affirmer d'aucune autre comme lui étant identique (\), 
Cet argument n'allait pas à moins qu'à détruire le discours et la 
pensée, en enseignant à considérer tout attribut d'un sujet comme 
une pure illusion. Quant au sujet même, à ce qui est en soi, il 
n*estpas en autrui, il est donc imparticipahle (2). C'était une au- 
tre manière de combattre la réalité du multiple et de toutes les 
relations. Ce parti étant pris et bien arrêté, il fallait déclarer que 
la puissance active et la puissance passive appartienmnt à la gé^ 
nération seule, c'est-à-dire à l'illusion, et que l'être n'est en réa- 
lité ni actif ni passif; il fallait aussi, pour ne pas détruire la 
connaissance, déclarer que connaître, être connu, ne sont ni ac- 
tion ni passion, réduire ainsi la connaissance à un état incom- 

(1) Diogène, Vies de Stilpon et d'Euclide; etPlutarque, contre Colotès, xxiii. 

(2) De là une objection contre la doctrine platonique des idées. Platon, Par- 
ménide, p. 18-23. Nous y reviendrons. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 5 

préhensible et nier, par le fail, la vie et la pensée de Vangtiste et 
sainte intelligence (1). Maisqu*est-ce enfin, demandera-t-on, qu'est- 
ce que le mouvement, la génération , la vie? Les formes intelli- 
gibles, incorporelles, existant seules, les autres êtres se décompo- 
sent, et au lieu de l'existence ils n'ont qu'wn perpétuel mouvc- 
ment pour y arriver (2). Le but seul est vrai, le but qui est le 
bien ; le mouvement lui-même a pu étre^ mais il n est pas, disait 
un mégarique (3) ; ce qui est fait est fait, mais auparavant il 
n*était pas; et beaucoup de raisonnements et d'exemples étaient 
employés à faire voir que le mouvement n'est jamais actuellement, 
dans le présent même, naais que, le but atteint^ on peut affirmer 
qu'il a eu lieu(i). 

Eubulide de Milet, Alexinus d'Élée et Diodore de Mégare fu- 
rent les grands dialecticiens critiques de Técole d'Euclide ; et 
comme ce dernier paraît avoir combattu Platon , de même ils 
s'attachèrent à combattre, l'un Aristote, l'autre Zenon le stoïcien ; 
et le troisième , qui vécut à Alexandrie sous Ptolémée Soter, no 
fut pas moins livré que les autres aux subtilités de l'argumenta- 
tion (5). Le caractère exclusif de leur doctrine fît remplir à tous 
ces hommes des rôles de sophistes et de sceptiques à rencontre 
des doctrines qui s'élevaient autour d'eux ; ils furent ainsi les 
Zenon d'Élée de leur temps : ils reprirent, ils arrangèrent les ar- 
guments de ce dernier , et ils en inventèrent de nouveaux , tous 
dirigés au même but. Déjà la forme sophistique s'était bien mar- 
quée dans Euclide , qui , au lieu de réfuter ses adversaires en 
montrant par où péchaient les prémisses de leurs raisonnements, 

(1) Platon, le Sophiste^ p. 258-261. La seule liaison des idées nous fait donc 
reconnaître comme mégarique cette doctrine exposée par Platon, et nous per- 
met de confirmer ce que M. Cousin a déduit de la pure critique. Y. les notes du 
t. XI, p. 517, de la traduction de Platon. 

(2) Id., ibid., p. 253. 

(3) Diodore Cronos, dans Sextus, Adv. phys.y ii, 85 et 91. 

(4) Id., ibid., ii, 101. L'exemple cité dans cet alinéa de Sextus n'est pas com- 
pris de Ritter, et il n'est pas traduit littéralement ; mais la traduction de Fabri- 
cius est excellente et très-claire. — Les autres exemples pris à Diodore par 
Sextus sont beaucoup plus sophistiques. Id.,ibid., p. 97-100. L'esprit général du 
ces arguments consiste à mettre au défi le partisan de la réalité actuelle du 
mouvement de pouvoir dire actuellement : il est. Ainsi projetez une sphère contre 
un plan, quand affirmerez- tous qu'il la touche 1 Entre le passé et Tavenir, le pré- 
sent est inassignable. 

(5) Diogène, Vies d'Euclide et de Diodore, ti, 108, sqq. 

1. 



MANUEL 

s'était borné à combattre leurs conclusions (-l), c'esl-à-dire à leur 
démontrer à son tour le contraire de ce qu'ils venaient de prou- 
ver (2). Eubulide est célèbre par un grand nombre de sophismes 
qui sont bien loin d'avoir tous une même valeur, et dont les 
seuls vraiment scientifiques appartiennent à Zenon d'Éiée. De ce 
nombre sont le sorite ou le tas , le chauve y et autres du même 
genre, qui ont pour objet de faire voir que les idées sensibles où 
la quantité intervient, consistent en des à-peu-prés qui n'ont rien 
d'intelligible et de définissable : du tas à ce qui n'est pas tas, de 
l'homme chauve à celui qui ne Test pas , un seul grain , un seuU 
cheveii doivent faire la différence, ou ne pas la faire; et ce- 
pendant ces deux conséquences sont également absurdes. L'ar- 
gument du boisseau de Zenon avait encore plus d'étendue ; il 
pouvait s'appliquer à toutes les idées sensibles (3). Après cette 
première classe de sophjsmes utiles , on peut en former une se- 
conde de ceux qui portent les nqmstje trompeur, d'Electre^ de 
voilé. Nous citerons celui-ci comme le plus remarquable : « Sais- 
tu que tout nombre binaire est pair? demandait le sophiste. — 
Sans doute, répondait-on. — Mais tu ne connais pas ce nombre bi- 
naire que je tiens caché ^dans ma main ; comment donc sais-tu 
qu'il est pair (4)? On voit que la réponse est impossible si Ton 
ne distingue pas divers genres de connaissance, et si Ton n'entre 
dans un examen très-difficile de la nature des idées, connaître , 
savoir et apprendre. Les mégariques échappaient à la difficulté 
en réduisant toute vrai^ connaissance à la connaissance ration- 
nelle de lun, et ils maintenaient leur argument contre les philo- 
sophes , qui admettaient d'autres connaissances , et la possibilité 
de les enseigner. Un autre sophisme, demeuré très-célèbre et sur 
lequel l'antiquité avait enfanté des volumes (B), c'est le menteur. 
« Si tu dis que tu mens , et si tu dis vrai , tu mens : mais tu dis 

(1) Dipgène, Vie cTEucUde, ll, 107. « Taïç-ci àicoStUe<rtv IvlsTaxo, oy xa7à Xiiit^ifluco, 
ftXXà xo-:'ii:içopav. 

(2) Cette interprétation très-simple a échappé niix critiques, tous très-peu 
intelligents à l'endroit du scepticisme et de l'esprit des sophistes. Bayle lui-même 
s'est mépris en suivant Gassendi. Pour le sens des mots "ki^^a et àicôîsiÇiç, sump- 
tio et conclusio, v. Cicéron, Académ.^ ii, 8. 

(3) V. ci-dessus au chapitre des Éléates, n" 12. 

(4) Aristote, derniers Analyliqties, I, I. 

(5) Sénèque, epist, 45. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 7 

que lu mens et tu dis vrai, tu mens donc (1). Mais si tu mens, 
ajoutait-on alors, tu ne dis donc pas vrai ; il n'est donc pas vrai 
que tu mentes. » Ce sophisme , qui s'est répandu sous une autre 
forme aujourd'hui plus célèbre, et sous la rubrique d'Epiménide 
leCrétoiSj n'a rien qui doive embarrasser. Le mot mentir exprime 
une relation, et si l'on dit Je menSj il faut dire en quoi ; et si l'on dit : 
Je mens en disant que je mens^ on énonce simplement une impos- 
sibilité , une absurdilé. Quant à l'usage qu'on devait faire d'un 
pareil argument, nous croyons qu'il consistait à montrer les diffi- 
cultés attachées à certaines relations , dans une école qui les 
niait toutes, et ^ soulever dinextricables querelles sur la nature 
du mensonge et de la vérité. Un dernier sophisme enfin , le 
cornu (2), nous offre un exemple des difficultés sans nombre que 
pouvaiept amener les équivoques du langage à une époque où 
l'admirable apalyse grammaticale d'Arislote était peu appréciée, 
ou même peu connue, bien loin d'en être venue à former , comme 
aujourd'hui, un élément intime etessentiel du génie des langues (3). 
III. Il est éminemment regrettable, pour la connaissance du dé- 
veloppement scientifique de la Grèce durant la période dont 
nous nous occupons, qu'aucun des monuments de l'école de Mé- 
gare, aucun des dialogues d'Euclide ou de ses élèves, ou même 
aucun de ces ouvrages des stoïciens anciens et des nouveaux aca- 
démiciens, dans lesquels la logique de Mégare était approfondie, ne 
soit parvenu jusqu'à nous. Il résulte de cette lacune que les 
sophismes divers qui viennent d'être cités et tous ceux qu'on y 
pourrait joindre ne nous sont connus qu'à l'état de dispersion. 
Ces sophismes nous sont en quelque sorte livrés faibles et sans dé- 
fense ; et nous les méprisons sans peine , parce que l'ensemble 



(1) Cicéron, Académiques, it, 39. 

(2) On attribuait, sans doute à tort, A Zenon d'Élée un sophisme, ditcornM,soua 
cet énoncé : «Tu as ce que tu n'as pas perdu ; mais tu n'as pas perdu de cornes, 
tu as donc des cornes. » Le cornu dont nous parlons est différent de ce dernier. 
V. Sextus, Hypotyposes^ ir, 24L Nous le croyons fondé sur le double ppns dont 
un même énoncé est susceptible suivant que les liaisons (la ponctuation) sont 
établies par Texprit dans un sons ou dans un autre. 

(3) V., pour le texte des sophis;nes, Baylc, Dkl. crit,^ art. Euclidey Ménage | 
notes sur Diogène^ Vie d'Euclide; Gassendi, de Logica origine elvarietaie, c. Ui, 
mai!i surtout Aristute, qui seul en facilite au lecteur rintelligcnre et qui les 
présente sous un grand nombre de formas dans ses ouvrages logiques, 



8 MANUEL 

des spéculations auxquelles ils servaient de travaux de défense 
nous est caché. L'école de Mégare était cependant très-dogma- 
tique : on doit comprendre que, niant formellement le mouve- 
ment et en général le devenir par des arguments qu'on appelle 
encore sophistiques , mais auxquels il n'a jamais été répondu , il 
lui fut facile, en proposant les sophismes plus grossiers dont elle 
se faisait un jeu, de les rattacher tous aux premiers et aux prin- 
cipaux auxquels toute discussion sérieuse ne manquait pas de 
s'élever bien vite. Nous regardons, par exemple, comme un de 
ces beaux et puissants sophismes, qui rappellent l'école d'Élée, 
celui qui est ainsi conçu : a Si quelque chose se fait, ce doit être, 
» ou ce qui est, ou ce qui n'est pas. Mais ce qui est, est^ et ne 
» se fait pas, et ce qui n'est pas ne peut subir aucune affection, 
)» ni par conséquent se faire : donc rien ne se fait (4). > Diodore 
établissait ainsi la proposition inverse : « Aucune chose ne peut 
» cesser d'être: si un mur pouvait cesser d'être, ce serait, ou 
» quand les pierres sont assemblées, ou quand elles ne le sont 
» pas, et cependant la cessation d'être ne peut s'appliquer ni au 
» premier ni au second cas (2). » Il est clair que le sorite était 
employé dans le cas où l'interlocuteur aurait voulu choisir quel- 
que point intermédiaire pour y déterminer la cessation d'exis- 
tence. Diodore demandait aussi comme Zenon où se mouvaient 
les corps; et il montrait qu'ils ne se pouvaient mouvoir ni là où 
ils étaient , car alors ils y seraient et ne s'y mouvraient pas, ni 
là où ils n'étaient pas, puisqu'ils n'y étaient pas encore (3). Enfin 
en regardant les corps comme divisés en parties atomes , il mon- 
trait que la communication du mouvement devant être successive, 
il était impossible de déclarer à quelles conditions le corps lui- 
même, en son entier, se trouverait mis en mouvement (4). Nous 



(1) Sextus, Hypotyposêt, il, 243. 

(2) Id., Adv. phys.. Il, 347. 
(3)Id.,ibid., 86. 

(A) Id., ibid., 113-117. Il va sans dire que nous n'approuvons pas la singulière 
mécanique dont on applique les principes dans le développement de ce sophisme. 
Mais alors qui eût su la réfuterl Archimède n était pas né; et aujourd'hui qu'il 
est mort depuis plus de vingt siècles, et Galilée depuis près de deux, il n'est 
rien de plus difficile à comprendre que les lois de la répartition du mouvement 
et de l'impulsion entre les parties distinctes d'un corps. A cette question se rat- 



DE PHILOSOPHIE ANCIbNNE. 9 

avons dit que ces divers arguments tendaient à faire considérer 
comme illusoire tout ce qui n'est pas immuable, et le but seul 
comme réel dans la vie. 

Les philosophes de Mégare voulant ainsi réduire Tunivers à 
un seul acte et à une seule pensée, devaient naturellement nier la 
puissance ; ils disaient que « nul ne peut faire que ce qu'il fait , » 
ou que « la puissance et l'acte sont identiques, » ou que « tout ce 
j> qui est est réellement et en fait (i). » Diodore s'attacha à déve- 
lopper cette partie de la doctrine de Mégare en soutenant que 
le possible ne diffère qu'en apparence du nécessaire^ que ce qui 
doit arriver est aussi déterminé que ce qui est arrivé, parce qu'i7 
n'est concevable que dans ses rapports avec le tout, et que le 
vrai pourrait devenir faux si le possible ne se réalisait pas (2). 
Ainsi l'idée de la fatalité servait de complément à cette doctrine. 

Stilpon, un des sages les plus renommés de l'antiquité, attei- 
gnit dans leur plus grande élévation aux idées morales qui de- 
vaieiit résulter de la philosophie mégarique. Supérieur à tous les 
accidents de la vie, le sage de Mégare considérait un esprit sans 
passion comme le bien souverain ; il voulait se suffire à lui-même 
et ne demander pas même un ami : et il ne fallait pas seulement 
qu'il dominât la douleur et qu'il méprisât le mal, mais encore il 
fallait qu'il ne les ressentît pas (3). Rentrer absolument en soi- 
même et poursuivre une béatitude immuable dans Tidentificatit n 
avec Tunité du bien, telle devait être en effet la souveraine règle 
morale du penseur qui soutenait que nulle chose ne se peut 
affirmer d'aucune autre, et qui parvenait ainsi à Tégoïsme philoso- 
phique par une voie inconnue aux modernes (4). Quant à la pra- 
tique que Stilpon avait fait sortir de ses principes, les anciens 



tache celle de Yinertie^X. de \a./orce d'inertie, qui partage aujourd'hui même les 
savants livrés à l'étude de la mécanique. 

(1) Aristote, Métaphysique^ ix, 3. 

(2) Cicéron, de Fato^e et 7; Plutarque, Contradictioru des stoïciens^ 46 j 
Arien, in Epict , II, 19, 

(3) Sénèque, Epist, 9. 

(4) Diogène, Vie de Stilpon, II, 1J3 ; et Plutarque, contre Colotès, 22. Ce der- 
nier croit que la critique des Idées de relation n'était qu'une plaisanterie dialec- 
tique de Stilpon. Mais cette plaisanterie n'est autre que la pensée la plus intin e 
et la plus constante de tous les mégariques. 



10 MANUEL 

6*accordenl à représenter sa vie comme un modèle sublime de 
force, de noblesse et de douceur (4). 

Phédon, disciple de Socrale, fonda son école à Élis, en même 
temps qu*Euclide fondait la sienne à Mégare. On ne sait rien de 
celte école d'Élis, si ce n'est qu'elle fut continuée par celle d'Éré- 
trie. Mais cette dernière , qui commença à Ménédème, disciple 
de Stiipon, fut elle-même regardée par les anciens comme une 
branche de celle de Mégare. Ménédème nia, comme Stilpon, la 
réalité des attributs; il soutint, par exemple, que le bien ne 
peut être utile, puisque Tutile est différent du bien, et que ce qui 
est différent n'est pas le même ; il voulut que les propositions 
fussent réduites à celles qui sont affirmatives et celles-ci à celles 
qui sont impies. Il condamna donc la dialectique, et se déclara 
du reste partisan de Platon (2). Mais que reste-t-il à Platon, la 
dialectique supprimée? Il lui reste le doute socratique, et, au-des- 
sus du doute, le grand principe de Socrate accepté par les trois 
écoles dont nous parlons : la pénétration du vrai par l'entende- 
ment et le séjour du bien dans Tintelligence. Telle était aussi la 
profession de foi des érétriaques (3) : a II n'y a qu'une vertu sous 
» divers noms, disait Ménédème; tempérance et justice sont tout 
» un, aussi bien qu'homme et animal raisonnable (4). » Il paraît 
au surplus que la morale de ce philosophe fut moins surhumaine 
que celle de Stilpon, et l'antiquité célébra son amitié pour Asdé- 
piade. Les penseurs de ces écoles semblent en général s'être mon- 
trés hostiles au polythéisme (5); ils permirent aussi le suicide, que 
quelques-uns d'entre eux enseignèrent par leur exemple (6). 

IV. Nous avons dit comment la réforme de la méthode et la 
fondation de la morale, dues au génie de Socrate , douèrent d'une 
existence distincte et définitive la doctrine des idées née dans la 
Grande-Grèce. Les objets, les qualités, la nature, qu'on avait 
d'abord voulu saisir en eux-mêmes et qu'on avait cru connaître 
par une contemplation directe , cédèrent la place à l'intelligence 

(li Plutarque. loc. cit. ; etCicéron, de Fato, 5. 

('2) Diogène, Vie de Ménédème, il, 125 ; et Simplicius, Physique, i, 21 

(3) Ciceron, Académiques, ii, 42. 

|4) Plutarque, de la Vertu morale, 2. 

16) Djogènç, Vie de Stilpon, n» 116. 

(6) Id., ibid. ii, 120, et Vie de Ménédème, n, 144. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 11 

et aux idées, intermédiaires nécessaires entre la chose et l'homme. 
Mais, parvenue à peine à donner d'elle-même celte éclatante 
manifestation , la doctrine des idées fut saisie , serrée , étouffée 
par les mégariques, imitateurs des éléates, qui tentèrent de 
réduire la pensée à l'unité. Déniant leur croyance aux faits mul- 
tiples de l'entendement, à la réalité des attributs et des modes que 
l'entendement pose, parce qu'ils ne parvenaient point à concilier 
l'unité et la multiplicité , caractères opposés de cette essence in- 
compréhensible , les mégariques dirigèrent le raisonnement contre 
lui-même et le frappèrent d'interdit. Ces philosophes distinguèrent 
sans retour entre les idées, se refusant à les comparer et à les unir 
sans les confondre ; ils mêlèrent le faux au vrai dans leur critique 
imparfaite de la langue et de la raison; ils tournèrent enfin dans 
un cercle étrange, en employant les opérations de la pensée à con- 
tester les principes nécessaires de la moindre de ces opérations; 
mais leur méthode fut irréprochable, parce que leur but unique 
était de relever les contradictions de la pensée multiple, et qu'a- 
lors , appuyés sur le principe de la contradiction , ils pouvaient 
forcer leurs adversaires à se jeter avec eux dans l'unité , où ils 
ne voyaient pas le nihilisme qui les attendait. La doctrine des 
idées se développa plus librement dans les ouvrages de Platon, qui 
essaya de donner un autre sens au principe de la contradiction. 
Issu d'une race très-noble d'Athènes, Aristoclès, surnommé 
Platon > naquit au commencement du dernier tiers du cinquième 
siècle (4). D'abord poète, et peintre peut-être, les leçons deSo- 
crale l'attachèrent à la philosophie. Il apprit de son premier 
maître la méthode , le principe de la politique et de la morale , 
et il tint de lui les croyances qui se rattachent à ces premières 
idées. Gratyle, disciple d'Heraclite, lui enseigna Yécouletnent 
perpétiiel des choses sensibles et leur nature rebelle à la science; 
Hermogène, et d'autres sans doute, lui communiquèrent la pen- 
sée d'Élée ; à l'âge de trente-deux ans , après la mort de Socrate, 
il se retira à Mégare» puis il séjourna à Cyrène auprès du mathé- 
maticien Théodore , puis en Italie , oii il contracta avec l'école 



(1) Nons parlerons ailleurs de la race de Platon et des mythes qui se ratta- 
chent à sa naissance. V. ci^deS:OUs, part, ii, § lu, n« 6. 



12 MANUEL 

pythagoricienne une étroite union ; en ftgyplc enfin, où la guerre 
borna ses voyages (4). De retour à Athènes, et ouvrant son en- 
seignement dans l'académie , Platon était donc en possession de 
toute la science du monde grec; il fut le premier des philosophes, 
ainsi l'exigeait la critique de Socrate ( et tel est le caractère 
essentiel d'une philosophie de seconde formation , réfléchie , 
comparée, et non plus originale et spontanée), il fut le pre- 
mier qui forma une bibliothèque et qui fil rechercher à grand 
prix des livres devenus rares (2). Les allusions aux doctri- 
nes de son temps et aux doctrines antérieures abondent dans 
les écrits de Platon ; mais le principe qui domine visiblement la 
formation de son esprit c'est le principe socratique , tandis que , 
par les idées qu'il emprunte à l'école italique, il remonte à l'on- 
tologie générale et s'ouvre la voie aux recherches que proscrivait 
Socrate. Nous verrons comment deux caractères qui semblent 
s'exclure s'allient intimement dans ses écrits, grâce à une fiction 
singulière et sublime qu'un si parfait artiste était seul capable 
de mettre en œuvre avec une vraisemblance soutenue. 

Les dialogues de Platon sont des œuvres d'art , des poésies^ 
selon toute la force et la magnificence de l'idée que ce mot repré* 
sente. Nul d'entre eux ne saurait être regardé comme un livre 
d'école ou comme le cadre imparfaitement rempli de quelque partie 
d'un enseignement régulier. Présentés comme des scènies de la vie , 
dont la beauté quelquefois est suprême, dont la grâce est toujours 
ravissante, ces dialogues sont libres dans leur marche; ils sont 
imprévus, dans leurs modifications subites , toujours si bien pré- 
parées cependant; ils appartiennent au monde vivant plutôt qu'à 
la science, et souvent ils cachent leur dogmatisme sous l'ironie et 
voilent leurs conclusions avec un doute apparent. Le Phèdre , le 
Banquet^ le LysiSj ÏHippias^ le Protagore et plusieurs autres se 
distinguent surtout par ces caractères. H en est, comme le Théé- 
tète, le Parménide, le Sophùtey qui ouvrent d'immenses horizons 
de dialectique, qui tantôt réfutent, tantôt prouvent , tantôt énu- 
mèrent des pensées, puis laissent le lecteur en suspens et 

(1) Diog^ne, Vie de Plalrm, m, 7. Cf. Aristote Métapk.,i, 6. — Cicéron et le 
géographe Strabon (liv. xvii) confirment lo voyage de Platon en Egypte. 

(2) Diogène, Vie de Platon, m, 9. 



DE PHILOSOPHIE ANGIENKË 13 

semblent ne vouloir révéler leur secret qu'au penseur qui pos:^é- 
deraitdéjà le mot de la doctrine entière. L'ironie a surtout sa place 
obligée dans V Apologie, dans le Criton, dans le Phédon même, 
où Platon veut peindre au vif la personne de son maître. Il est 
vrai qu'on trouve des fragments presque accomplis de philosophie 
dans le Phédon, dans VAlcibiade, dans le Ménon; il est vrai que 
le Gorgias présente à la fois et une prédication sublime et un 
drame moral absolument achevé , que le Philèbe définit et classe 
les biens , que la République enfin et le Timée contiennent une 
théologie, une physique et un plan idéal de la société parfaite, 
et cependant, si tout cela compose une admirable poésie philoso- 
phique , un des plus grands dons qui aient été faits à l'humanité, 
on ne peut dire qu'il en résulte évidemment un système de science 
ou d'opinions complet et arrêté (I). 

De là vient aussi, ce nous semble, la gloire du divin Platon 
qui fonda pour les siècles une philosophie vivante, et, comme 
son maître, féconda de nombreuses écoles dans l'antiquité , bien 
plutôt qu'il n'arrangea symétriquement et passagèrement les par- 
tics souvent rebelles d'un système. L'ancienne Académie , qui fut 
si dogmatique et pythagoricienne, la nouvelle, qui fut indécise en 
tout, le néoplatonisme d'Alexandrie, qui ne se proposa rien moins 
que de faire une religion , Taristotélisme et le stoïcisme en 
grande partie, toutes ces écoles sortirent de lui et souvent le sui- 
virent, môme en le combattant (2). Enfin les pères de T Eglise 
chrétienne, s'il n'eût été Grec, l'auraient reconnu pour un de leurs 
prophètes et de leurs docteurs. 

(1) Tons les dialogues de Platon semblent nous être p<irvcnus (V. l'énumé- 
ration qu'vn donne Diogène) Nous regarderons comme apocryphes suivant la 
plupart des critiques, ei quelquefois même suivant les ùncxtns iVÉpinomis^ 
YEryxiat^ VAxiackus^ et les autres dits peLits dialogues^ le deuxième Alcibiade, 
enfin les Lettres, -^ Les dialogues dont rauthenticité semble n'avor jamais ou 
que très-rarement été contestée sont les suivants : BanqueU Phèdre^ Phédon, 
Timée, Gorgias, Philèbe, Cralyle, Thèétèle, Protagore, et République. A ceux- 
ci joignons, comme d'une authenticité qui nous parait tout à fait incontestable, 
ceux qu'Aristote a cités, aussi bien que quelques-uns des précédents ; ce sont le 
Ménon, les Lois, VEuthydème^ le Ménexène et VHippias II. — Nous dirons au 
fur et à mesure de nos citations les raisons qui nous font croire à l'authenticité 
des autres dialogues dont nous faisons usage. 

(2) Cicéron, Tusculanes, i, 23 : « ...Plebeii omnes phllosophi... qui a Platone et 
Socrate, et ab ea/amilia dissident. » 

IL 2 



14 MANUEL 

L'iDcertilude , au moins apparente , de quelques points de 
la théologie et de la métaphysique de Platon, les vains efforts 
des critiques anciens pour introduire un ordre systématique dans 
ses dialogues , qui repoussent visiblement totite pensée d'un plan 
préconçu qui les embrasserait tous (4), ont fait penser qu'il pou- 
vait exister dans son école des dogmes non écrits que le maître 
aurait propagés oralement, et dans une sorte d'enseignement tout 
ésotérique. 11 est vrai qu'Âristote fait mention de ces dogmes (2)) 
et que Platon, dans un passage singulièrement mystique, sacrifie 
l'écriture morte â la parole vivante. « Tout écrit, dit-il, doit se 
réihiire en somme à un moyen de réminiscence pour celui qui sait 
déjà; questionné, un écrit ne répond pas; attaqué, il ne se peut 
défendre ; il est incapable d'enseigner. Tout discours tracé par la 
main est donc une œuvre peu sérieuse , un souvenir imparfait 
mêlé de beaucoup de badinage^ et il n'est d'enfant légitime et 
fécond de la pensée qu'un discours sur le jusle et sur le beau quand 
il est écrit dans l'âme. Tel est le discours animé, vivant, qui naît 
dans une intelligence , fructifie dans une autre , et immortalise 
ainsi la semence parmi les hommes (3).» Mais ni ce curieux pas- 
sage ni les rares allusions d'Aristole à un enseignement aujour- 
d'hui perdu de Platon , ne prouvent que les grandes idées de sa 
philosophie ne soient pas toutes exprimées ou indiquées dans les 
dialogues. On s'explique mieux seulement que ces dialogues 
soient avant tout des poésies, et que la chaîne de la raison dé- 
monstrative y soitTompue en mille endroits. Et c'est ce dont il 
faut se féliciter et non se plaindre. 

V. Cependant le désordre de la doctrine de Platon n'est pas tel 
qu'on n'en puisse déterminer tous les points essentiels, surtout en 



(I) V., dans Diogène, Vie de Platon^ les divisions arbitraires en trilogies ou 
Utralogies que des grammairiens avaient essayées. — Quiconque, après avoir lu 
Platon, voudra classer ses dialogues sous quelques chefs principaux, reconnaîtra 
tout d'abord que, sauf de très-rares exceptions, chaque dialogue peut entrer pour 
une partie plus ou moins grande dans chaque catégorie. 

(k) u Platon, dit Aristote, regarde la place et le lieu comme une même chose 
dans ce qu'on appelle les dogmes mm écrits, et dans le TiméeW identifie la place 
et la matière. » Aristote, Phys., iv, 2. Riltcr croit vo'r là. ainsi que dans les 
divisions dont Aristote parle ailleurs, les cahiers de l'école de Platon, t. I!, p. 141. 
Nous donnons tout à fait les mains à cette opinion. 

(3) Platon, PAèrfre, p. 123-131, trad. de Cousin. 



DE PHILOSOPHIE ANCIEN.NE. 15 

ce qui touche à la pure philosophie. La théorie des idées est le 
principe et comme le lien de toutes les autres , et cette théorie 
peut être rigoureusement retracée. 

Héritier de la doctrine de Socrate et désireux d'étendre à la na* 
turela recherche du général et des définitions, persuadé d'ailleurs 
que rien de sensible n'est invariable et ne peut être défini , Platon 
voulut que les définitions s'appliquassent à des êtres différents des 
êtres sensibles. Il nomma ces êtres idées ou espèces, et il dit que les 
êtres sensibles participaient d'eux et leur empruntaient leurs 
noms (4). C'est par cette doctrine que Platon se rattache à Socrate, 
et qu'à la fois il s'en sépare en se livrant aux recherches naturel- 
les. Mais il s'en sépare sans y consentir en quelque sorte. Il met 
tous ses dogmes dans la bouche de son maître ; il s'incarne volon- 
tairement en lui; il le continue et le transforme; il veut poursui- 
vre logiquement sa pensée , embrasser le monde avec elle , la 
déployer et l'accomplir. On a souvent remarqué cette admirable 
identification de deux grands hommes, mais on n'en a pas pé- 
nétré le principe et saisi l'origine. Il est cependant un sublime 
endroit du Phédon , du Phédon , et cela doit être, où Platon ex- 
pose avec une continuité parfaite sa filiation socratique, ainsi qu'il 
l'entendait lui-même. Socrate y raconte les incertitudes de sa pen- 
sée durant sa jeunesse ; il représente le doute que les physiciens 
avaient fait naître en lui : « Je ne comprenais plus rien , dit-il , 
pas même comment les corps se peuvent accroître , ou pourquoi 
l'unité devient pluralité par la division , la pluralité unité par 
rassemblement. » Il expose ensuite sa découverte de la méthode et 
du principe du meilleur pour l'explication du monde; il ne $'ar- 
rê:e enfin qu'après avoir posé les grands termes de celte théorie 
physique des idées qui n'appartient certainement qu'à son disciple. 

(1) Aristote, Métaph.^ i, 6. — Les mots espèce et idée, tl&oç et U4o, toujours 
synonymes chez Aristote (V. une note de MM. Pierron et Zévort dans leur tra- 
duction de la Mélaphysiqve, 1. 1, p. 31}» le sont quelquefois chez Platon. Cepen- 
dant il paraîtrait que le premier de ces deux rrots est ordinairement pris dans 
un sens plus absolu (idée en soi), et le second dans un sons déterminé, particu-- 
lier (idée réalisée, devenue /orme de l'esprit, par exempk*). V. de la Langue^ 
de la Théorie^ des Idées, Cousin, Nouv. Fragm. pkilos., pag. 160, l'« éd. — Le 
passage d'Aristote permet de regarder Platon comme l'inventeur de ces mots, 
dont la fortune a été si grande en philosophie Mais nous savons que Démocrite 
les employait aussi. 



16 MANUEL 

Un môme récit nous conduit ainsi depuis la pensée naissante de So- 
crate jusqu'à la pensée la plus marie de Platon. Il est impossible 
de ne pas lire dansée précieux passage la plus claire explication 
de l'origine réelle des idées de Platon dans les idées de Socrate 
en môme temps que de la fusion poétique des deux personnes , 
celle du maître et celle du disciple (I). 

La transition de la méthode de Socrale à la doctrine platoni- 
cienne est fondée dans ce passage du Phédon sur le même rap- 
port qu'Aristote a signalé dans sa Métaphysique. Socrate, ébloui 
par la contemplation directe des objets , a pris le parti de les 
chercher dans ce milieu de Tàme qui les brise et les adoucit , si 
môme ce n'est pas là plutôt les envisager en eux-mêmes ; il a 
jugé des causes et des effets par le principe du bien (2) Platon 
va plus loin ; il affirme que la réalité des objets se saisit de plus 
près dans rame; il la place tout entière dans les idées, dont Tâme 
a connaissance, et il explique les changements matériels par une 
simple participation à ces idées. Il existe, dit-il, un beau en soi , 
un grand en soi; telle ou telle qualité étrangère à la beauté même 
ne peut faire qu'une chose soit belle; mais, de quelque manièro 
qu'ait lieu le rapport de la chose belle à la beauté primitive, c'est 
ce rapport, c'est la présence de la beauté qui la fait belle. De môme 
le grand et \e petit, ce qui est un et ce qui est deux participent de 
la grandeur, de la petitesse, de la monade et de la dyade. Quel 
rapport possible entre ces choses et l'addition ou la division? Sans 
cela d'ailleurs il faudrait avouer que le grand se peut faire du petit 
ajouté au petit, et que le grand devient peiit quand le petit lui est 
retranché; ce qui est absurde. Mais si la grandeur et la petitesse 
sont présentes dans un même homme qui participe de toutes 
deux , il est tout simple que cet homme puisse surpasser par sa 
grandeur ou par sa petitesse la petitesse ou la grandeur d'un au- 
tre homme. Les seules idées qui ne peuvent subsister en un môme 
sujet sont celles qui, étant contraires et s'excluant l'une l'autre , ^ 



(1) Platon, Phédon, p. 273-295. — Il n'est pas sans intérêt de remarquer les 
coinpliments que Platon fuit faire à Socrate mort (mais réellement à Platon 
vivanti, au sujet de cette itiéone évidente dett idées--, par Echécrate, à qui Pliédon 
raconta le dernier jour du maître. V. p. 286 du Phédon. 

(2) Id., ibid., p. 281 et 282, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 17 

lui seraient cependant essentielles, comme le pair et Timpair dans 
un nombre, le froid et le chaud dans un corps (4). 

Telles furent les difficultés opposées à l'effort de Tesprit, lors- 
que , se détournant de la nature , il essaya de regarder en soi ; 
qu'alors même il ne put considérer les idées comme ses formes 
propres et comme les modes de sa substance , mais qu'il fallut 
encore qu'il les réalisât au dehors , et qu'il les constituât objets 
séparés. Là est le secret de la philosophie de Platon. La parlici- 
pation aux idéen remplaça dans sa doctrine Vimitation des nom-' 
bres, qui avait joué le même rôle dans celle des pythagoriciens. 
Les idées furent des choses ainsi que les nombres en avaient été, et 
la participation à son tour ne fut pas mieux définie que l'imitation 
avant elle , comme le remarque si bien Âristote (2). Mais nous 
allons voir que les difficultés de cette théorie des idées ne furent 
ni ignorées ni éludées , et que , malgré les défauts inhérents à 
l'hypothèse qu'il adopta, Platon sut pénétrer les profondeurs les 
plus obscures de la connaissance de l'être. 

VI. Le premier écueil que le philosophe ait à surmonter après 
qu'il a posé l'existence des idées, c'e. t la détermination de leur 
nombre, et des conditions qu'elles doivent remplir pour être vé- 
ritablement des idées immuables et éternelles. Existe-t-il , outre 
les idées de l'un, ou du semblable ou du beau, des idées des cho-- 
ses sensibles , eau , feu , homme , et aussi des plus méprisables 
d'entre ces choses, poil, boue, ordure, etc. ? La deuxième catégo- 
rie d'idées semble déjà bien douteuse, et ne faut-il pas craindre 
un abîme sans fond si l'on admet la troisième? Cette difficulté 
peut arrêter le jeune Socrate; mais un jour viendra où, livré tout 
entier à la philosophie, il ne méprisera aucune idée et cessera de 
regarder à l'opinion des hommes quand il s'agira de la vérité (3). 
Softrate, devenu Platon, prit en effet ce parti extrême, le seul 
qu'il fût possible de défendre. Il reconnut qu'il existe dans les 
notions des choses même les plus viles quelque chose de com- 
mun , de général , qui permet que ces notions s'appliquent à un 



(1) Id., ibid., p. 2S2-295. 

(2) Ariitote, Méùaph.,\oc. cit. 

(3) Platon, Parménide, pag. 12 et 13. V. plus bas la note sur le Parménide et 
gar son authenticité, p. 24. 

9 



18 MANUEL 

nombre indéBni d'êtres sensibles singuliers, que dès lors le ca- 
ractère essentiel de l'idée se trouve en ces notions, et qu'on ne 
pourrait que très-arbitrairement les séparer des autres, et leur 
refuser l'existence en soi. Platon donne le nom d'idée, c'est, ditr- 
il, sa méthode constante, à chaque unité qu'on peut former de ces 
choses multiples auxquelles s'applique la même dénomination (1). 
« L'âme, dit-il ailleurs, examine immédiatement par elle-même 
ce que les objets ont de commun ; » et il s'attache à prouver qu'il 
n'appartient qu'à elle, à l'exclusion des sens, de contempler une 
essence générale que la sensation ne peut jamais ni donner ni 
embrasser. Non-seulement l'être , le semblable , le même et leurs 
contraires , non-seulement Vnnité , les nombres^ le pair et Tîm- 
pair, le beau et le laid, le bien et le mal, mais encore la dureté , 
la mollesse, bien qu'abordables aux sens, ont une essence à eux, 
sujette à la vue de l'âme (2). Une unité propre, qui n'exclut pas 
cependant cette multiplicité sans laquelle il n'est pas de langage 
possible , doit être attribuée à toutes les choses qui ne font pas 
partie des objets spéciaux de la sensation , toujours engendrés, 
toujours périssants, mais que la parole marque en les désignant 
du caractère de l'existence ,. et que l'esprit a dâ contempler li- 
brement dans une vie antérieure : Végalité^ Injustice, la sainteté^ 
VJiomme ou le bœuf, en général, et les autres êtres de ce genre (3). 
Il est à remarquer seulement que Ihomme étant un composé , 
Vâme seule est en lui d'une nature constante, et possède tous les 
caractères des idées, parmi lesquelles elle est rangée par son es- 
sence et par sa fin (4). Ainsi les âmes ou principes de pensée, de 
mouvement et de vie ; ainsi les notions morales, les conceptions 
mathématiques,' les idées de qualité, de relation, de quantité (5), 



(1) « BoûXei oùv IvOiv^ àçE(^|Ji(Oa lictoxoncÛvTeç ix tt,; eWOu'iaç |xt06$ou ; El^oç yàg «ow 
Tt 2v, îxacTTOv eldiOafiicv jlOKTÔai nepi ÎKaa-za xà r^oWà otç toùtôv ovojjia iiti^ipojxcv. n Répu - 
hlique, X, p. 236 de la trad. frarç. 

(2) Théétèle, p. 15B-161. Pour les idées du laid^ du mal, etc. V. ci-dessous, 
pRR. 34. 

(3) Phédon, p. 226-227; et Philèbe, p. 300. 

(4) Phédon^ p. 234-237. Ci". Théétèle, p. 156. La doctrine de la métempsycose, 
dont nous ne pouvons parler encore, permet oi plutôt oblige d'étendre aux âmes 
des animaux ce qui est dit ici de Pâme humaine. 

(5) Aux exemples cités nous ajouterons, pour en omettre le moins possible, les 
idéea d« la vUesse en soi et de la lenteur en aoiy dont il eat fait mention dans la 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 1» 

se doivent toutes classer à divers degrés, qui reslent indéterminés, 
dans les idées ou essences de Platon et dans les éléments de sa 
dialectique. 

Mais il semble indispensable d'ajouter quelques mots sur un 
ordre d'idées que le témoignage d'Âristote et Topinion de Xéno- 
crate, disciple de Platon, pourraient nous engager à éliminer 
du nombre des essences réelles platoniques. Nous voulons parier 
dé ces idées si nombreuses qui servent de modèle à cei laines 
œuvres d'art es^écutées par les hommes. Existe-t-ii une table en 
soi , un vase en soi, ou, comme dit Tun des biographes de Platon, 
qui lui attribue cette opinion , une tabléité , une vaséité ? Il fau- 
drait répondre parla négative si Ton acceptait cette définition de 
ridée : une cause exemplaire de ce quHl y a de constant et de per- 
pétuel dans la nature (1). Aristote aSirme de son côté que Platqn 
ne reconnaissait d'idées que des choses naturelles , bien qu'il les 
étendît aux parties des animaux qui ont une forme propre et 
définie (2); et il dit que ce nom ne se donnait pa^ à une maison, 
par exemple , ou à un anneau , bien que la dpctrine conduisit 
logiquement à cette extrémité (3). Mais remarquons que la défi* . 
nition qui exclut ces sortes d'idées n'appartient pas à Platon, tandis 
que celle qui les embrasse nécessairement, comme faisant partie des 
objets de cette science universelle dont le langage représente les 
éléments, se trouve au contraire textuellement dans ses dialogues; 
remarquons de plus qu'Aristole, dans les passages cités, confond, 
pour réfuter la doctrine des idées, tous les partisans de l'Académie 
demi-platonicienne, demipythagoricienne, qui existait de son 
temps, avec l laton lui-même, quoi qu'il dût y avoir certaines difle- 
rences, considérables peut-être : sera-t-il permis de croire encore 
que Platon ait été grossièrement infidèle à sa théorie en excluant 
des universaux et de la science une infinité d'idées beaucoup 
plus claires, beaucoup plus scientifiques que telles idées physio- 



République, liv. vu; pais, dans d'autres genres, celles du cheval et dn la santé 
en soi. citées par Aristote, Métaph.^ iri, 2. 

(1) X<inocrate, dans l'roclus, cité par M. Ravaiàson, Essai sur la métaphysique 
d'Aristolc t. I, p. 295. 

(2) Aristote, Métaph», xii, 8. 
(a)Id.,ibid.,i, 7. 



50 MANUEL 

logiques qu'il admettait, et qu'il se soit mis absolument hors 
d'état de rendre compte des principes idéaux de l'art et de l'in^ 
duslrie. Mais le doute même fait place pour nous à toute la certi- 
tude qu'on peut attendre en pareille matière lorsque Platon nous 
montre le père de toutes choses produisant l'idée du lit en soi et de 
la table en soi, idées uniques chacune en son genre, dont l'ou* 
vrier, sur la terre , est le premier imitateur, et dont il produit 
une ombre que viennent à leur tour imiler et copier le peintre et 
le poète : imitateurs d'un imitateur, auteurs de Fombre d'une om- 
bre (i). Nous verrons plus tard ce qu'il faut penser de la création 
des idées par Dieu ; qu'il nous suffise ici d'avoir rétabli dans la 
doctrine de Platon une unité sans laquelle elle est inintelligible. 

Le mode de participation des choses sensibles aux idées pré- 
sente de sérieuses difficultés. Ce qui participe d'une idée la con- 
tient-il tout entière, ou seulement en partie? Dans le premier 
cas, tout entière en plusieurs sujets, l'idée est elle-même hors 
d'elle-même, conséquence incompréhensible; dans le second cas, 
comment le grand peut-il être grand par l'effet de sa participation 
à quelque chose de moindre que le grand? comment l'égal peut- 
il être égal par quelque chose de moindre que l'égalité même? 
comment concevoir, enfin, que le petit devienne tel par l'addi- 
tion d'une partie de la petitesse, qui devrait le rendre plus grand, 
et qu'au contraire le petit en soi puisse être plus grand que sa 
partie? A cette objection, que se fait Platon, il en ajoute une 
autre qui , depuis lui , n'a cessé d'être invoquée contre la réalité 
des universâux. Les choses grandes nous paraissent telles par 

(1) Platon, République, x, pag. 236, sqq. Cet important passage, s'il ne fonde 
pas notre conviction, sert du moins à l'accomplir. Bien que conforme aux idées 
sur l'art que Platon émet en plus d'un \ie\x, il a été regardé parle savant critique 
de la Métaphysique d'Aristote (Ravaisson, loc. cit.) comme un peu ironique et 
ne devant ^as être pris à la lettre. M. Th. H. Martin {Études sur le Timéc^ 
t. I, pag. 7) considère aussi le lit comme un exemple sans importance par lui- 
même, et il essaie de réfuter l'opinion de la création des idées contenue dans la 
République par l'opinion de la création des êtres réels sur le modèle des types 
éternels, dieux eux-mêmes, par Dieu, contenue dans le Ttme«. Nous verrons qie 
ces deux opinions ne sont nullement contradictoires. Nous avons cru devoir in- 
diquer, en dehors du passage ainsi infirmé, les raisons du parti que nous prenons 
sur la théorie des idées. Ajoutons cependant que l'histoire devient bien arbitraire 
si on se permet de rejeter, comme ironique ou sans profondeur réelle et positive, 
un quelconque des passages de Platon. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 21 

un seul el même caractère ; si donc nous pensons à la fois et à 
ces choses el à la grandeur môme, ne faudra-t-il pas que nous 
nous élevions à un principe commun de toutes ces grandeurs? 
Mais à ce principe même et aux grandeurs précédentes, l'esprit 
appliquera aussitôt la même opération , et celte opération est 
sans terme. Voudrait-on déclarer, pour échapper à cette objec- 
tion , que ridée n'est qu'une pensée , laquelle n'existe que dans 
l'âme? Mais si cela est, il faut néanmoins que cette pensée soit 
la pensée de quelque chose de réel : l'idée de l'un , par exemple, 
sera la pensée d'une unité, d'une chose réellement une en tant 
qu'une. Alors il faudra que les choses à qui les pensées s'appli- 
quent soient faites de pensées; de sorte que tout pensera, ou 
qu'aucune chose, toute pensée qu'elle est , ne pensera , ce qui 
est absurde (4). L'esprit qui domine toute cette argumentation 
est , comme on voit, tellement pénétré par la conviction de la 
réalité objective des idées, qu'il ne peut s'empêcher de fausser 
dès sa première apparition la théorie du conceptualisme , qui , 
mieux comprise par Arislote, a fini par régner à peu près sans 
partage sur la philosophie moderne. 

Si, cédant aux objections, on se détermine à rejeter la par- 
ticipation simple, il reste la participation par ressemblance, à 
laquelle on doit être tenté de s'arrêter. Mais une objection nou- 
velle se présente aussitôt: si la chose et l'idée sont semblables, ne 
pourra-t-on pas concevoir une troisième idée servant de modèle 
commun à ces deux semblables , et au-dessus de celte troisième 
et des deux autres une quatrième, et ainsi de suite à l'infini (2)? 

II est aisé de voir que toutes ces objections se réduisent à deux 
principales , soit que 1q philosophe admette la présence des 
idées dans les choses sensibles, soit qu'il regarde seulement 
celles-ci comme produites à l'image et à la ressemblance des au- 
tres (3) : en premier lieu, il faut expliquer comment l'unité et la 
multiplicité infinie peuvent toutes deux à la fois convenir à l'idée ; 

(1) Farménide, p. 14-17. Nous ne voulons pas d'autre réponse que ce passage 
à Topinion des historiens peu métaphysiciens qui ont cru, comme Buh!e, Tiède- 
mann et beaucoup d'autres plus anciens et plus nouveaux, que les idées de Platon 
n'avaient pour lui qu'une existence subjective. 

(2) Ibid., p. 17 et 18. 

(3| Ces deu¥ manièrei d'çnvisa^er la participation appartiennent également À 



22 MANUEL 

or, ici le problème se présente d'abord pour la participation des 
idées les unes aux autres; on le résout en reconnaissant la néces- 
sité d'admettre une grande vérité, à savoir T union du multiple et 
de l'un, de Vinfini et du fini dans Véire, union qui sert de base à la 
parole et à la connaissance (4). Or^ aussitôt qu'on admet cette 
nécessité qui sera démontrée tout à 1 heure, il n'est pas plus 
difficile de partager TinSnité d'une idée entre les objets qui en 
participent que de la diviser par les autres idées qui la supposent. 
En second lieu, il faut expliquer comment on se peut dispenser 
d'envisager une troisième forme au-dessus de l'idée et de la chose 
qui ont un caractère commun, un nouveau modèle au-dessus du 
modèle et de son image. Nous trouvons la réponse implicite > 
mais claire, à cette difficulté, dans un passage où , le problème 
étant pris ontologiquement , il n'y a plus lieu de supposer quel- 
que chose d'antérieur à ce qui fut créé pour être le premier • 
a Sans l'idée, avant qu'existe l'idée, il ne peut y avoir ni modèle, 
ni imitation, ni ressemblance. Or, Dieu fit l'idée, nous dit Platon, 
et, soit nécessité, soit volonté, il la fit unique, parce que s'il l'eût 
créée multiple une essence supérieure et commune eût dû pré- 
exister, et celle-là eût été la véritable idée. Cette idée dont l'au- 
teur naturel est Dieu, c'est la source de toutes les imitations de 
l'art et l'origine de toutes les ressemblances (2). » Ainsi Platon 
pouvait retourner l'objection contre elle-même et l'employer 
comme argument à prouver l'unité de l'idée en chaque genre. 

VIL Le principe de la doctrine des idées ne se trouve plus ex- 
posé qu'à une grande difficulté, mais cette difficulté soulève les plus 
hautes questions de l'ontologie en donnant naissance à la théorie 
suprême de la dialectique. Si chaque idée existe en soi, dira-t-on 
elle ne peut exister en autrui ; les idées sont relatives aux idées et 
les choses sensibles aux choses sensibles ; le maître est le maître 



Platon. L'une convient plus spécialement à la dialectique, où l'attribut doit être 
supposé dans le sujet et partagé entre tous les sujets d'un même genre : aussi do- 
mine-t-elle dans les dialogues dialectiques. L'autre se présente au point de vue 
de la théologie et de la phj'sique pour expliquer les actes divins et la production 
des choses naturelles. V. surtout le Timée. Il est clair que ces deux modes ne 
s'excltient pas l'un l'autre dans la doctrine de Platon. 

(1) Platon, Philèbe, p. 301, sqq. 

(2) II!., République j x, p. 239. 



DL PHILOSOPHIE ANCIENNE. 23 

de l'esclave, et le mailre en soi maître de Vesclave en soi. Nous 
ne possédons ainsi ni la science en soi, qui est la science de la 
vérité en soi, ni la connaissance du beau, du bon en soi. Nous ne 
connaissons, au fait, aucune idée. De plus, et réciproquement, 
la science en soi peut seule appartenir à Dieu. Ainsi, loin de nous 
dominer, Dieu nous ignore, et les choses lui sont inconnues. Tel 
est l'abîme que semble ouvrir la doctrine des idées, tandis que, 
d'autre part, si on refuse d'admettre pour chaque être une idée 
réelle et immuable, tout discours devient impossible à l'homme, 
et la parole est frappée de nullité dans son principe. Ces derniers 
mois indiquent le parti que prendra Platon pour échapper à la 
difficulté qu'il s'oppose. Il faut trouver un milieu entre la doctrine 
de Mégare, qui immobilise l'être vrai dans l'idée, et la doctrine 
des sophistes, successeurs des ioniens, qui ne veulent reconnaî- 
tre dans le monde qu'une suite de phénomènes sans constance et 
sans réalité. Platon invoque la dialectique afin de réussir dans ce 
grand dessein, et la suite de ce dialogue du Parménide^ à l'entrée 
duquel il s'est posé Ib redoutable objection, doit être consacrée à 
fournir les données de la solution. L'unité, caractère nécessaire de 
toute œuvre d'art, l'exige impérieusement. II faut donc que l'exer- 
cice dialectique prodigieusement subtil et complexe qui termine 
le dialogue se rattache au commencement par quelque lien qu'il 
est possible de découvrir. Ceci posé, il nous paraît naturel que 
Platon ait mis dans ta bouche des éléales une leçon dialectique à 
leur manière, contenant la réfutation implicite de leur école, et 
par conséquent de l'école de Mégare, qui en était descendue. 
Mais cette leçon doit être tellement bornée à la logique d'une dis- 
cussion impartiale et désintéressée, que le lecteur puisse se rap- 
peler la conclusion que les éléates en auraient tirée jadis, distin- 
guer la conclusion voisine actuellement tirée par les mégariques, et 
pressentir le défaut des deux doctrines ainsi que la pensée nouvelle 
qui tpnte de s'élever sur leurs ruines. Ce plan, dont la finesse, dont 
la grâce, pour ainsi dire, nous semblent si dignes de Platon, est 
le seul d'ailleurs qui nous explique un dialogue, jusqu'ici le déses- 
poir des commentateurs vraiment critiques. Nons justifierons notre 
hjrpothèâe en faisant ressortir d'une analyse du Parménide la 
solution de Platon, et nous justifierons cette solution même en la 



2'i MANUEL 

rapprochant de celle que nous fournit le Sopliiste, autre dialogue 
auquel on a toujours reconnu des rapports intimes avec le Par^ 
ménide (1). 

Le grand exercice dialectique proposé par le vieux Parménide 
au jeune Sccrate consiste à supposer alternativement l'existence 
et la non-existence de chaque idée, et à examiner, dans chacun 
de ces cas, ce qui doit advenir de celte idée, de Tidée contraire et 
des autres idées qui leur sont relatives. La thèse adoptée pour 
exemple est celle de Texistence de l'un. Suivant que ïun est 
supposé exister ou ne pas exister, que faut-il entendre par l'un 
et par les choses autres que l'un ? Telle est la question, et voici 
le développement suivant les neuf divisions constatées par tous 
les commentateurs : 4^ L'un absolu, ou wi un, uniquement déter- 
miné par ridée d'unité et à l'exclusion de toute autre idée, ne 
peut pas même être dit exister; il n'y a ni science, ni sensation, 
ni opinion de cet un. %° Si l'un est^ ou participe de Vétre^ on ar- 
rive, de conséquence en conséquence, à déclarer qu'il était et 
sera, devenait, devient, deviendra : il est un- mu//tp/€, un-tout^ un- 
nomln'e; oq peut le nommer et le définir; on peut l'aborder par 
la science, par la sensation et par ropinioD.3oL'un qui est réunit 
ainsi les contraires ; il est soumis au changement ; il passe par les 
qualités contraires de grandeur et de petitesse, de similitude et de 
dissimilitude, etc., et cependant il ne se divise ni ne s'unit, ni 
n'augmente ni ne diminue, etc. i^ Si l'un est, les autres choses 
participent de lun; elles unissent comme lui les contraires, l'u- 
nité et la pluralité, le repos et le mouvement, etc. B*» Si l'un est, 

r (1) Ces deux dialogues ainsi que le Politique^ dont la scène fait suite à celle du 
Sophiste, ont été considérés comme apocryphes par un critique allemand, 
(Socher, des Ecrits de Platon, Munich, 18201, qui les attribue très-arbitrairement à 
un mégariqueami particulier de Platon. Mais la perfection delà forme de ces 
dialogues est précisément la perfection platonique, le style dont ils sont écrits 
est, au dire des hellénistes capables d'en juger, le style de Platon, et enfin la 
doctrine des idées demeure sans eux incomplète et obscure, tandis qu'ils n'of- 
rent pas la moindre contradiction avec les autres parties de celte doctrine. A ces 
raisons nous devons ajouter encore que ]e Parménide et le Sophiste sont absolu* 
ment inintelligibles si on ne les considère pas comme des ouvrages de polémi^* 
que dirigés contre l'école même de Mégare, à qui on les attribue si singulière- 
ment. M. Cousin a signalé particulièrement des passages du Sophiste où cette 
po étnique est évidente (V. notes du Sophiste, trad. de Cousin, t. XI, p. 617}, 
et nous espérons achever la démonstration. 



DE PHILOSOPHIE ANCIEiNNE. 25 

les autres choses n'en participent pas ; on ne peut leur altribuer 
aucune qualité, on n en peut rien dire, et Vun est alors toutes 
choses. 6° Si l'un n'est pas , comme il faut néanmoins donner 
quelque sens à cette proposition, on est conduit à en affirmer les 
contraires : il est et n'est pas, change et ne change pas, etc. 
7® Si l'un n'est pas, aucun attribut ne lui convient, et il n'y a de 
lui ni science, ni sensation, ni opinion. 8® Si l'un n'est pas, les 
autres choses sont cependant, puisqu'on en parle; elles unissent 
alors les contraires, être et n'être pas, etc. 9° Si l'un n'est pas, 
rien n'est et aucun attribut ne convient à aucune chose. 

Cette dialectique abstraite et serrée aboutit à la conclusion con- 
tradictoire : Yun étant ou n étant pas, lui et les autres choses, en 
eux-mêmes et par rapport aux autres choses, sont absolument tout 
et ne le sont pas, le paraissent et ne le paraissent pas. 

Maintenant, examinons en elles-mêmes les neuf parties de 
l'argumentation si désordonnée en apparence; remarquons que 
la troisième n'est que la suite naturelle de la deuxième, et il 
nous restera huit propositions : quatre relatives à l'existence de 
l'un, et quatre à sa non-existence. Les quatre dernières rédui- 
sent à l'absurde les partisans de la multiplicité sans unité réelle, 
car elles les obligent à nier l'existence des choses multiples et à 
rejeter le nom même de l'un (prop. 7 et 9), ou à reconnaître à 
l'un et aux autres choses les mêmes propriétés contraires qu'elles 
auraient si l'un existait réellement (prop. 6 et 8). Les quatre 
premières propositions se partagent entre la doctrine de Mégare 
et celle de Platon; la première de toutes établit que l'idée de 
l'un absolu est la négation de l'être et de l'un lui-même, et la 
dernière prouve que rien autre que l'un n'existe (prop. 4 et 5). Ainsi 
l'école de Mégare est réduite à professer le nihilisme, puisqu'elle 
pose chacune des idées en soi et qu'elle nie leur participation mu- 
tuelle. Reste un système qui est celui de Platon. L'unité existe et 
participe de l'être, les autres idées participent d'elle, et l'unité 
aussi bien que la multiplicité appartient à l'être qui réunit les con- 
traires (prop. 2, 3 et 4). Cette contradiction apparente est la con- 
clusion du Parménide, 

VIIÏ. Le principe de la réfutation des écoles d'Ionie, d'Élée 
et de Mégare par Platon,, ainsi mis à nu dans le dialogue du 
II. 3 



26 MANUEL 

Parménide, se trouve avec une expression plus claire dans le 
Théétète et dans le Sophiste. Nous devons insister sur cette réfu- 
tation, afin de bien comprendre la position prise par Platon au 
milieu de la philosophie grecque. La question dominante de la 
philosophie doit-être évidemment de déterminer la nature de la 
science. Qu'est-ce donc que la science? Les sophistes, successeurs 
des ioniens prétendent que la science n'est que la sensation , et 
leur système est intimement uni à celui du flux continuel des êtres 
et de V homme mesure de toutes choses. Les rêves et la folie d'abord 
invoqués contre ce système, viennent au contraire lui prêter leur 
appui, et ceux qui s'en déclarent les partisans, de conséquence en 
conséquence, finissent par nier le savoir, en le réduisant en une 
sorte de poussière agitée faite avec des sensations sans lien. Mais 
il est en nous un principe unique qui connaît par l'intermédiaire 
des sens, et pour qui les sens ne sont que des instruments. Cha- 
cun de nos organes a sa sphère limitée d'application; aucun d'eux 
ne peut percevoir en entier ce qui est commun à plusieurs d'entre 
eux ; Famé seule , au contraire , parvient directement à l'idée, 
pénètre jusqu'à l'essence, et la poursuite du vrai ne doit être cher- 
chée que dans ses opérations (1). La science serait-elle alors To- 
pinion vraie? mais dans cette hypothèse il faut connaître aussi l'o- 
pinfon fausse et la distinguer de la vraie ; or, il est impossible de 
reconnaître le faux savoir si Ton ignore ce qu'est le savoir lui- 
même et si Ton n'a défini la science. D'ailleurs, les magistrats 
qui fondent leurs jugements sur la persuasion et sur l'opinion ne 
sont certainement pas en possession de la science (2). Enfin, vou- 
drait-on ajouter à l'opinion vraie la possibilité d'en rendre raison? 
il faut alors se faire une idée claire de celle raison demandée. Si 
on n'entend parler que d'une simple exposition par la parole ou 
d'une énumération des éléments de la chose opinée, il n'y a là rien 
que la simple opinion ne contienne déjà ni qui suppose une autre 
science de celte chose. Si l'on professe avec quelques-uns que 
les éléments sont purement sensibles, inconnus en eux-mêmes et 
représentés uniquement par des noms, si l'on dit que les composés 

(1) Platon, Théétète, p. T4-164. 

(2) Id , ibid,, p. 164-210. Nous traduisons akrfir^ SoÇiiJtiv par apinër vrai avec 
Grou, et non ^tar juger vrai avec M. Cousin. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 27 

seuls sont déierminables, connaissables, et que Tessence de la rai- 
son est Tassemblage des noms, il restera à expliquer, chose incom- 
préhensiblef comment les composés peuvent être connus sans que 
les éléments le soient plutôt et plus clairement. Enfin, si Ton veut 
que la raison consiste à déterminer les caractères communs ou 
particuliers des objets, il faudra confier cette détermination à 
Topinion ou à la science. Dans le premier cas on n'apprendra 
rien , dans le second on supposera la science en la voulant 
définir (4). Il est clair que la conclusion, préparée par cette ad- 
mirable argumentation, c'est que les idées, éléments irréducti- 
bles de la science, sont connues en elles-mêmes, et que la science 
consiste dans la recherche de l'ordre d'enveloppement ou de dé- 
veloppement des idées, c'est-à-dire dans la dialectique dont nous 
verrons bientôt la définition. 

Il est des hommes qui tiennent obstinément la vue fixée à terre ; 
ils vont saisissant des mains, grossièrement, les pierres et les 
arbres qu'ils rencontrent , et ils se refusent à croire en d'autres 
êtres. Afin de les confondre, le philosophe s'élève au ciel et dans 
l'invisible : il en ramène certaines formes intelligibles, incorpo- 
relles, qu'iMes force à recevoir pour 3e véritables êtres, tandis 
que leurs êtres prétendus, il les pulvérise, ne leur laissant au 
lieu de l'existence qu'un mouvement pour y arriver. S'ils font fJB 
rame un corps, d.* l'âme qui anime et fait vivre le corps, que 
feront-ils du beau, du juste? que feront-ils de la sagesse, ces fils 
de la terre que Cadmus a semés? Mais à peine auront-ils admis 
un être incorporel que tout leur système croulera (2). Quant à 
ceux qui n'admettent que l'existence de l'un, pourquoi, leur de- 
mandera-t-on, avez- vous deux noms, Vêtre et l'un, pour une 
même chose? et le tout qui est encore le même que l'un, et que 
Parménide compare à une sphère, comment le priver départies 
et de quantité ? Que font-ils de l'être à leur tour ceux qui ensei- 

(1) Id., ibid., p. 210-240. — Ces mots raison, donner raison, rendre raison, nous 
paraissent pouvoir représenter dans notre langue tous les divers sens que Platon 
donne au mot W-yo; et à ses composés dans ce passage. Le moi explication, adopté 
par M. Cousin, n'a pas cet avantage.— Il faut remarquer, comme un des plus 
curieux morceaux de l'antiquité, la théorie nominalisie exposée ici (p. 210-213 de 
la trad. Cousin) et la réfutation que Platon en donne pour préparer sa doctrine 
des idées. V. ci>dessu<i, liv. iv, § il, n" 4. 

(2) id., le Sophiste, p. 252-2&6. 



28 MANUEL 

gnent la dualité? L'être est-il un de leurs deux éléments, ou tous 
les deux à la fois ; ou un troisième différent des deux autres? 
Absurdité de toutes parts (4). Croyons donc à Texislence réelle 
et à la multiplicité dos êtres incorporels, des idées. Mais faut-il 
refuser aux êtres le mouvement et la vie ! Ce serait nier la con- 
naissance divine et la connaissance humaine. Faut-il, au con- 
traire, admettre la mobilité, la variation continuelle de ce qui est? 
Rien de stable alors, pas de rapport qui ait quelque durée ; la 
connaissance périt encore. Prenons donc une résolution souve- 
raine, et, entre ces deux choses, la perpétuellement mobile et 
l'immobile, une ou multiple , si l'on nous donne à choisir, imitons 
les enfants : exigeons-les Tune et l'autre (2). 

Ainsi nous dirons que les idées participent les unes des autres. 
Sans l'attribut, signe logique de la participation, le langage péri- 
rirait, et avec lui tous les systèmes. Cependant, si les choses se 
mêlent, ce ne peut être indifféremment et toutes à toutes; car le 
contraire pourrait alors devenir le contraire. Il est donc de cer- 
taines choses qui se mêlent, qui s'engagent, et d'autres qui ne 
peuvent; et comme il faut une grammaire à qui veut représenter 
la parole avec des lettres, un art de la musique à qui veut com- 
biner des sons , de même une science est requise pour diviser, 
rapprocher, reconnaître les genres et les idées. A l'aide de celte 
science, on discernera les idées distinctes et séparées, on démê- 
lera ridée commune à plusieurs idées , on reconnaîtra les idées 
multiples contenues en une idée supérieure. Cette science est la 
dialectique, et le savant qui la possède est le philosophe (3). 

IX. La dialectique a deux parties : l'une consiste à réunir en 
une seule idée générale les idées particulières éparses, afin d'ob- 
tenir une définition du sujet traité ; l'autre, au contraire, à dé- 
composer un sujet en ses parties, comme en ses articulations na- 
turelles. Ainsi s'obtient la science de la pensée et de la parole; 
de sorte que le dialecticien est cet homme divin qui embrasse A 
la fois l'ensemble et les détails de son objet (4). Le dialecticien 

(1) Platon, le Sophiste, p. 241-251. 

|2)ld.,ibid., p. 261-263. 

(3) Id., ibid., p. 268-278 

(4( Id., Phèdre, p. 96-98. — Ce passage semble indiquer, comme l'a remarqué 



DK PHILOSOPHIE ANCIENNE. 29 

est le premier des savants, car la différence du politique et du 
philosophe est infinie {^); et le géomètre môme, l'astronome, 
rarithméticien, qui tous poursuivent des objets particuliers exis- 
tants déjà tels que les nombres et les figures, ne savent que faire 
de leurs découvertes. Ils les doivent remettre au dialecticien pour 
en faire usage, comme le chasseur remet sa chasse au cuisinier (2 ). 
On voit que la dialectique est, sous un autre nom, la science de 
Socrate, qui diffère de l'opinion vraie par Tordre nécessaire et 
par l'adhérence de toules ses parties. Mais Platon la déclare 
science de toutes les idées, et non pas seulement des idées mora- 
les. Maintenant, comment s'obtient la possession de cette science ? 
Dans le monde intelligible, aussi bien que dans le monde sensible, 
nous dit Platon, il y a deux choses à distinguer : d'une part les 
objets, de l'autre leurs images. Or cette division dévoile deux 
méthodes dans la science : suivant Tune, on part des images 
qu'on suppose, mais qu'on ne prouve pas être des représenta- 
tions, de grossières imitations faites d'après les réalités intelligi- 
bles ; puis on descend la chaîne des déductions : ainsi font les 
géomètres qui ne souffrent pas qu'on leur demande raison de leurs 
postulata. Suivant l'autre, on s'appuie encore sur des hypothè- 
ses, mais uniquement considérées comme hypothèses, et on les 
emploie à remonter jusqu'à un principe indépendant de tout autre 
et vrai en soi. C'est alors seulement, c'est alors qu'en possession 
du vrai intelligible, l'esprit se laisse descendre aux conséquences. 
Quatre facultés de l'âme s'appliquent à tous les modes de con- 
naître : la pure intelligence au pur intelligible, la déduction rai- 
sonnée aux images géométriques, la croyance aux objets sensi- 
bles et réels et la conjecture aux images sensibles. La première 
faculté appartient à la science, les deux dernières à l'opinion et ta 
deuxième est intermédiaire (3). Sur ce principe on peut classer les 
divers ordres de connaissances, d'après le degré de parenté des ob- 



M. Coasin {Notes du Phèdre^ t. VI, p. 365), que les mots dialectique et dialec^ 
iicien ont été pris, pour la première fois par Platon, dans un sens absolu. 

(1) Platon, le Politique^ p. 329 et 330. 

(2) Id., Euthydème, p. 398. 

(3) Id , République j \i, p. 58-62. — Intelligence, v9^<nç; déduction raisonnée, 
(i«yo'.a ; Croyance^ «î^ri; ; conjecture, etxaffla. 

3 



30 MANUEL 

jets qu'elles poursuivent avec le pur intelligible et les essences con- 
stantes. La musique, non la musique sensible et pratique, mais 
celle qui se propose la recherche des lois numériques des sons, 
suit immédiatement la dialectique. Puis vient l'astronomie , 
dont l'étude bornée aux figures et aux vitesses intelligibles ré- 
vèle l'ordre du monde. Puis paraissent la stéréométrie, la géomé- 
trie, l'arithmétique. Enfin la musiqueordinaire et la gymnastique, 
sciences de plus en plus éloignées de la connaissance du bien , 
mais de plus en plus utiles à la pratique (4). 

On voit que l'analyse et l'induction servent à fonder de la dia- 
lectique de Platon; mais elles n'en constituent pas l'essence. 
L'àme prend son point de départ pour la science dans les objets 
ordinaires de sa contemplation ; elle les étudie, elle les dépouille, 
en quelque sorte, afin de mettre à nu les idées qui s'y trouvent con- 
tenues; elle cherche ensuite la filiation de ces idées ; mais elle n'a 
vraiment la science qu'alors qu'elle envisage les essences en elles- 
mêmes , et qu'elle les sait irréductibles et certaines. Ainsi, selon 
Platon, la vraie science, résultat du second mouvement, du mou - 
vement descendant de la dialectique, serait une science synthé- 
tique dont le contenu s'obtiendrait par déduction. L'analyse et l'in- 
duction n'auraient lieu que dans la voie qui mène à la connaissance. 

On a dit que l'induction était l'unique procédé logique de Socrato 
et de Platon ; mais, outre qu'un dialogue où la seule induction se- 
rait employée est absolument impossible , on peut aisément s'as- 
surer que les deux mouvements opposés de la dialectique ont 
également lieu dans les argumentations de Platon. On rencontre 
dans les dialogues le syllogisme pur, sinon sous la forme techni- 
que, au moins avec l'énoncé le plus net qu'une conversation puisse 
permettre (2) ; on y rencontre le sorite, le dilemme, la réciproque 
des mathématiciens, et jusqu'à des théories assez étendues, fon- 
dées sur des principes et des définitions dont les conséquences 

(1 )Platon, République^ \n, pag. 78-105. Cf. Pkilèbe, pag. 432-445, où quel- 
ques antres sciences ou arts sont classés selon les mêmes principes. 

(2) V. par exemple, Lac?iès, pag. 373 : « Le courageux est bon, or le bon est 
savant dans les choses où il est bon ; donc le courageux est savant. »» L'authen - 
ti ci té du iacAè* a été contestée par Ast, le plus sévère de tous les critiques, mais 
qui se fonde uniquement sur une vue à priori de ce que devrait être la doctrine 
de Platon. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 31 

sont régaliérement déduites (4). L'induction , à son tour, se peut 
trouver en de nombreux passages, comme celui oU l'immortalité 
,de l'âme, c'est-à-dire son avènement par la mort à une vie nouvelle, 
est conclue de ce que les contraires naissent toujours des con- 
traires, le grand du petit, le mauvais du bon, etc. {%), Quelque- 
fois l'induction est évidemment fausse ou illégitime : quand , par 
exemple, de ce que telle action qui a lieu dans la nature est né- 
cessitée à se produire d'une certaine manière constante , on veut 
affirmer qu'il en est de même de toute action et de la parole hu- 
maine, qui en est une (3). Quelquefois enfin Platon procède par 
simple comparaison et se laisse aller à une analogie douteuse : 
c'est ainsi qu'il compare celui qui fait justice au médecin, et que 
par suite il regarde lu châtiment comme un bien pour le coupable, 
sans examiner si le châliment améliore toujours, et si la peine est 
à l'injustice ce que la brûlure est â la plaie (4) . 

L'exemple, aussi bien que l'induction» aurait pu servir à caracté- 
riser la méthode prdinaire des interlocuteurs dans les dialogues de 
Platon : un exemple est avancé, puis appuyé par d'autres exemples, 
puis généralisé à l'aide d'une induction instinctive qui a sa raison 
dans l'idée générale exprimée par le mol de l'exemple ; vient alors 
un énoncé général , puis une déduction qui aboutit à mettre l'op- 
posant en contradiction avec lui-môme. Telle est la méthode po- 
lémique (5). La méthode d'enseignement à peu près semblable con- 
siste â avancer un énoncé général qu'on vérifie par analyse en 
dégageant les éléments généraux contenus dans les exemples propo- 
sés (6). C'est qu'en effet si la science en elle-même, et supposé que 
Tespritla possède, doit se dérouler par voie déductive, il en est tout 
autrement de la science qu'on cherche ici-bas. Platon nous dit 



(2) Par exemple, Philèbe, p. 324r348. 

(2) Phédon,p. 213-216. 

(3) Cratyle,p. 11 et 12. 

(4) Gorgias, p. 279, sqq. 

(5) V., par exemple, Alcibiade /«', pag. 54-63. — Ce dialogue est rejeté par 
Ritter comme mal imité de Platon et contenant une fausse extension de ses idëfS. 
Nous croyons, au contraire, pouvoir lui donner sa place dans la doctrine do 
Platon; et quand il en serait autrement, cette seule raison ne nous paraîtrait 
pas déterminante, car elle enveloppe beaucoup d'arbitraire. 

(6) Y. dans le Ménon la preuve de la réminiscence et celle de la nature «cien- 
tiflque de la vertu. — Ce dialogue est a)issi rejeté par Âst. 



32 MANUEL 

qu'il est nécessaire d'étudier le type général dans un exemple 
particulier avant de s'élever à l'idée même, parce que chacun de 
nous sait tout comme en un rêve , et que de ce rôve il faut partir 
pour arriver à l'i^tatde veille (\). Ainsi, la dialectique se trouve 
intimement unie à la théorie de la réminiscence, et sa forme in- 
ductive est nécessairement déterminée par cette théorie. 

X. Nous venons d'étudier les principes constitutifs de la dialec- 
tique, la méthode, la forme de la science : il nous reste à en pé- 
nétrer le fond. Mais qui jamais a pu, qui pourrait deviner en son 
entier cette science suprême, qui serait la philosophie ou plutôt la 
gagesse elle-même? Au lieu de nous faire connaître toutes les idées, 
toutes les essences, leur ordre éternel, leurs relations, leurs modes 
de participation, grand problème que Dieu seul a résolu, Platon 
semble n'avoir tenté de porter la lumière que sur quelques parties 
de la vérité. Il nous découvre, il est vrai, le principe suprême des 
idées, le bien. Pieu, soleil'du monde intelligible, principe du sa* 
voir et du vrai qui en sont les images, infiniment plus beau qu'elles, 
cause de l'être et de l'essence et supérieur à l'essence même (2) ; 
mais il n'essaie pas de dérouler systématiquement le contenu de 
la dialectique, la chaîne des biens, des vertus et des êtres. Dans 
la sphère des idées physiques, il nous dit que toute explication 
du monde est nécessairement bornée au vraisemblable (3) ; dans 
celle des idées morales, il enseigne à la vérité que les vertus diver- 
ses ont un caractère commun, que toutes supposent la science (4); 
mais le plus souvent il cherche bien plus qu'il ne parvient à dé- 
terminer à la fois ce caractère commun et ce caractère dislinclif , 
dont le rapprochement fournirait une définition de chaque vertu. Ce 
n'est enfin que dans la sphère des idées métaphysiques que Pla- 
ton tente une coordination définitive , dont le but est d'expliquer les 
principes contraires qui se partagent le monde, l'un et le multiple, 
le repos et le mouvement, l'être et le non-être. Là se rencontrent 
à la fois la plus haute difficulté et l'idée la plus nouvelle de la phi- 
losophie de Platon ; là aussi nous trouverons une dernière con- 

(1) Platon, le Politique, p. 387-391. 

(2) Id., République^ vi, p. 55-57. 

(3) Id., Timée, p. 118, 203 et ailleurs. 

(4) Id., Protagore, p. 52, sqq. jusqu'à la Un du dialogue. 



DE PHILOSOPfflE ANCIENNE. 33 

clusion pour la dialectique et pour la doctrine des idées exposée 
dans ce chapitre, en même temps qu*une solution du problème de 
Terreur et des premières questions de l'ontologie. 

Il existe, pour les sophistes, et pour tous ceux qui veulent discuter 
sans résultat possible, une inextricable question : comment l'unité 
appartient-elle aux idées, et comment celles-ci se divisent-elles, de 
sorte qu'elles exis'ent en tout ou en partie dans les objets? Mais en 
réalité le rapport d'unet deplusieurs se retrouve partout et toujours, 
et ne peut ni s'éviter ni s'expliquer, car il est inhérent en nous à 
la parole et à la pensée. Il est une connaissance qui remonte aux 
plus anciens temps; c'est que toute nature éternelle est, à la fois, 
infinie et fmie, qu'il faut chercher d'abord une seule idée, assuré 
de la trouver, puis la multiplier, mais en ayant soin de ne |)oint 
passer à l'infini qu'on n'ait d'abord nombre les intermédiaires de 
ï infini et de l'wn. La dialectique consiste dans la recherche de ces 
intermédiaires; et c'est ainsi que la parole ^ VécriturSy la danse ^ 
la musique se trouvent constituées par la réduction au nombre de 
V infinité des sons ou des figures (i ). On peut donc diviser les êtres 
en les espèces qui suivent : Vinfini se compose de tout ce qui est 
sujet du plus et du moins, froid et chaud, grand et petit, etc.; le fini 
est ce qui reçoit l'égalité, la duplicité, etc., en général le nombre et 
la figure ; Vexistence réelle est le mélange du fini et de l'infini, parce 
que, en lui donnant l'ordre, la mesure et la loi, le fmi fait passer l'in- 
fini à l'existence ; enfin la cause est ce principe différent de toutcequi 
est produit, parcequ'il produit lui-mêmeetqu'ilopèrelemélange(2). 

Il faut répondre à la question du repos et du mouvement de 
l'être comme à celle de l'unité et de la multiplicité; il faut, nous 
l'avons déjà dit , imiter les enfants et vouloir à la fois les deux 
choses. Mais si l'être est commun au repos et au mouvement, 
l'être est donc une troisième chose distincte des deux autres. 
Mais comment concevoir celte chose qui ne se repose pas plus 
qu'elle ne se meut , et ne se meut pas plus qu'elle ne se re- 
pose (3)? Ainsi l'être est incompréhensible, et, chose singulière , 
il ne l'est pas moins que le non-être , qui ne peut être dit être 



(1) Platon, Pkilèbe, p. 299-310. 

(2) Id., ibid., p. 324-337. 

(3) Id., le Sophiste^ p. 263-2H6. 



34 MÀlfUCL 

sans absurdité, dont l'existence est cependant supposée par Tidée 
nécessaire de Tirreur et de la fausseté (4), que la parole nie 
alors même qu'elle l'affirme , et sans qui cependant la parole ne 
peut subsister (2). Ces difficultés se résolvent par la supposition 
de l'existence des idées et de leur participation mutuelle. Posons 
Vêtre pour le premier des genres, posons ensuite le repos ei le 
mouvement, qui s'excluent Tun l'autre. Nous avons ainsi trois 
genres , dont chacun est le même que soi et autre que les deux 
autres. Mais deux nouveaux genres se présentent aussitôt , le 
même et Vautre , car aucun d'eux ne peut se confondre avec l'uo 
des précédents. Dès lors, nous devons comprendre que la nature 
de l'autre , répandue dans tous les genres qui sous certains 
rapports en participent , et sous d'autres n'en participent pas , 
peut ainsi les faire autres que Vétre et par conséquent les rendre 
non-élre. Autant de fois qu'il existe quelque autre chose que 
l'être , autant de fois est le non-être. Le non-beau , le non-granif, 
le non-juste ont la même origine que le non-être; ils expriment 
seulement Vautre que le grand , Vautre que le beau, Vautre que le 
juste (3); et, de la sorte, nous pouvons dire en général que le 
non-être n'est pas le contraire de l'être, mais simplement un 
autre quelconque dans son opposition avec Vétre même , dont 
cependant il participe (4). 

Ainsi tout s'explique par la diversité des idées, par leur nature 
propre et distincte , et par leur participation mutuelle suivant un 



(l) Platon, le Sophiste, p. 223-236. 
(•2) Id., ibid ; et le Politique j p. 407. 

(3) Nous devons relever ici une grave erreur de Ritter, qui, se fondant sur deux 
passages de la République., attribue à Platon d'avoir posé des idées négatives, 
Vinjustice par exemple, au lieu qu'il les fait provenir, comme on le voit ici, de 
Vidée de Vautre (Ritter, Hist. de la philos, anc.y t. II, p. 221.). Ce nVst pas 
moins que de lui attribuer une sorte de manichéisme, lie seul principe du dés- 
ordre, de la limite et du mal dans l'univers, suivant Platon, c'est la matière éter- 
nelle qui avant la création se mouvait sans harmonie. La place que tient ainsi la 
matière dans la physique de Platon, le principe de Vautre la tient dans sa dia- 
lectique. 

(4) Platon, le Sophiste, pag. 278-295. — Comment se fait le passage du repos 
au mouvement, du même à l'autre, de l'être au non-être, etc., etc.1 en un mot, 
comment a lieu le changementî Nous savons quelles inextricables difficultés 
les éléates et les mégariques proposaient aux partisans de la variété et du mou- 
vement dans l'univers. Platon coupe court à toute objection en déclarant que le 

changement a lieu dans l'instant {Parménide, p. 70). 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 35 

certain ordre. 11 n'est ni difficile ni beau de tirer les raisonne- 
ments en tout sens , afin de produire des contradictions. Mais , 
au lieu de prouver vaguement que le petit est grand , que le 
même est autre, que Tun est multiple, le vrai philosophe doit 
montrer que les contraires ne se disent jamais dans un seul et même 
sens d'une même chose; et, au lieu de séparer, de disloquer 
les idées, il doit les unir, ou renoncer au langage et à la philosophie. 
Enfin, la nature de l'erreur et celle de la fausseté se comprennent 
aisément dans cette théorie. L'erreur a lieu dans le discours, 
puisque la vérité de la parole suppose que les sîgnes vocaux, 
verbes ou noms , s'accordent entre eux , comme s'accordent les 
actions et les choses qui ne se peuvent mêler arbitrairement ; et 
elle a lieu aussi dans la pensée, qui n'est qu'un dialogue de l'âme 
avec elle-même ; dans Yopinion , qui est une simple affirmation 
ou une négation faite par la pensée , et dans l'imagination , qui 
est un certain mélange de la sensation et de l'opinion (4). 

Telle est la théorie des idées émanée du génie de Platon. Le 
vice général qu'on peut y reprendre consiste dans l'incompréhensi- 
ble existence objective des idées et dans leur mystérieuse participa- 
tion. De là l'obscurité bizarre qui enveloppe quelquefois la doc- 
trine. Un grand défaut nous parait aussi s'attacher à la solution 
donnée par Platon du principe des contraires et de leur coexis- 
tence dans l'être. Ce philosophe suppose que lidée du non-étre 
peut s'expliquer par l'idée de Vautn, et par conséquent, au point 
de vue subjectif, où nous devons aujourd'hui nous placer, lui être 
postérieure. Mais au contraire, Vautreité et l'idée de Vautre nous 
semblent certainement supposer l'une le non-être dans les choses, 
l'autre la faculté négative dans l'esprit. Quelles que soient cepen- 
dant les réserves à faire sur la vérité absolue de la méthode plato- 
nicienue, nous ne pourrions exprimer trop d'admiration pour la 
profondeur de cette doctrine, qui vint renouveler entièrement les 
bases de la spéculation des vrais penseurs, et qui prépara la 
théorie plus subjective d'Aristote et l'idéalisme moderne. 

(1) PlatoD, U SophisUt p. 296-311. 



36 MANUEL 

§11. 

THÉORIE DE LA DÉMONSTRATION. 
ANALYSE ET MÉTAPHYSIQUE d'arISTOTE. 

Ârislole naquit en 384 à Stagire , ville grecque de Macédoine. 
Fils d'un Asclépiade, Nicomaque médecin d'AmynIas le père 
de Philippe, il dut êlre élevé d'abord auprès du jeune prince ; 
puis ayant perdu son père, il fut recueilli par un hôte d'Atarné. 
A l'âge de dix -sept ans, il vint à Athènes ; et après les deux der- 
niers voyages de Platon en Sicile (1), il suivit durant douze an- 
nées son enseignement. Le liseur, Ventendement de Técole , car 
Platon lui donnait ces deux noms , le grand parleur à l'esprit 
caustique, l'homme propret, qui unissait à une certaine laideur 
le goût de la toilette; disons aussi l'infatigable travailleur, tou- 
jours attaché aux faits et enclin à l'observation, devait avoir plus 
d'estime que de sympathie pour le beau, le grave, l'idéal et médi- 
tatif Platon, qui, à sou tour, se plaignait peut-être de la froideur 
d'âme et de la direction de pensée de son indépendant disciple. 
De telles circonstances , si naturelles en elles-mêmes et si com- 
munes dans la vie, ont pu servir de fondement aux calomnies que 
les ennemis d^Aristote répandirent sur son caractère et sur ses rap- 
ports avec son maître (2). Elle est vraie, surtout des esprits supé- 
rieurs, celte parole triste qu'Aristote répétait souvent : Mes amis, 
il ri est pas d'ami; et c'est à peine si l'on peut donner les noms , 
quelquefois trop vénérés, de maître et de disciple, à deux hommes 
qui , l'un et l'autre élevés dans la pensée de Socrale, essayèrent 
à Terfvie de l'agrandir, s'emparèrent, chacun à son tour , de la 

(1) La politique de Platon nous donnera lieu de dire un mot de ces royages en 
Sicile que ci-dessus nous avons omis. Y. ci-dessous, § vi, n" 7. 

(2) V., pour la vie d'Aristote, l'excellent article de Bayle {Dicl. criliq.) , et, 
dans l'antiquité, Diogène Laërce. Les témoignages que ce dernier emprunte à 
Apollodore paraissent les plus purs. — An seizième siècle, Patrizzi, dans Tou- 
Trage d'ailleurs si savant où il attaque l'authenticité des onvrages d'Aristote, a 
recueilli sur sa vie un grand nombre de contes et de calomnies qui n'ont même 
pas le mérite de s'accorder entre eux. Parmi ces Taits douteux, il faut cependant 
noter ceux qu'ÉIien {Hist. divers., v, 9) et Athénée {Deipnosophist., \ni y 13) 
rapportent d'après Épicure. Aristote, disent-ils, qui d'abord avait voulu se 
fairt soldat, vint ensuite vivre à Athè::es du métier d'apothicaire. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENiNE. 37 

pensée grecque tout entière et vouluronl former une encyclopédie 
de l'histoire et des sciences. 

Après la mort de Platon , Aristole s'éloigna d'Athènes , où les 
partisans de la Macédoine étaient mal vus , et se rendit à Atarné, 
auprès d'Herraias , son ami , qui d'esclave était devenu tyran. 
Mais Hermias périt bientôt, livré aux Perses, et le philosophe 
épousa pieusement sa fille. C'est deux ans après que, appelé au- 
près du jeune Alexandre, Aristotese livra pendant quatre années 
à une éducation si célèbre dans l'antiquité. La morale , la politi- 
que , la poétique, la rhétorique, probablement même la philoso- 
phie première (i), furent les grands objets de cet enseignement, 
qu'Aristote livra plus tard à la Grèce entière, lorsqu'après le 
départ d'Alexandre pour l'Asie il ouvrit glorieusement à Athè- 
nes Fécole du Lycée. Dans cette école, entouré de nombreux dis- 
ciples , il entreprit et dirigea avec une prodigieuse activité ces 
immenses recherches d'histoire naturelle, ces travaux d'anatomie 
et de physiologie qu'Alexandre favorisa grandement à prix d'hom- 
mes et d'argent. Enfin , après la mort de son admirable et peut- 
être aussi de son ingrat élève , Aristote dut encore une fois quit- 
ter Athènes, dont le séjour n'était plus sûr pour lui. Menacé 
d'une accusation d'impiété, dont les prétextes étaient un bel 
hymne (2) et un autel qu'il avait voué à Hermias , il voulut , 
dit-il, épargner aux Athéniens un second attentat contre la philo- 
sophie (3). Mais, bientôt après , il mourut à soixante-deux ans, 
des suites d'une maladie d'estomac dont il avait souffert toute 
sa vie. 

L'influence d' Aristote sur la Grèce fut loin d'être nulle ; mais 
elle n'approcha pas de celle que ses écrits obtinrent plus tard sur 
la dernière antiquité et sur le moyen âge. L'ancienne école pé- 

(1) Authentiques ou non, les jolies lettres d'Aristote et d'Alexandre, au sujet 
de l'enseignement oral que celui-ci se plaignait de voir divulguer par son maî- 
tre, semblent prouver que Téducation du roi avait compris toute la science 
du philosophe. V. le texte de ces lettres dans Aulu-Qelle, Noct. attic, xx, 5* 
V. une autre admirable lettre attribuée à Aristote sur la colère d'Alexandre 
(Élien, Hist. divers. j xii, 64), et enfin celle de Philippe à Aristote pour l'appelef 
auprès de son fils. 

(2) V. cet hymne ainsi que Tépitaphe d'Hermias dans Diogène, Vie d'Arts^ 
tôle, V, 7. n est aussi question d'un autel élevé à FI a' on. 

(3) Élien, Histolrei diverses, in, 36. 

II. i 



38 MANUEL 

ripatéticienne , déviée de bonne heure et déchue , vit son faible 
enseignement effacé par les retentissements du Portique et par les 
criailleries des épicuriens. Du temps de Cicéron , les rhéteurs ne 
gavaient pas le nom d' Aristote , et les philosophes même le con- 
naissaient à peine (1). Deux é'crivains graves rapportent sur le 
sort de certains manuscrits de ses ouvrages, après la mort de 
Nélée, héritier de Théophraste, une anecdote qui, infirmée dans 
certains détails, ou interprétée par les modernes, ne laisse pas de 
prouver combien les livres du philosophe étaient rares, incertains 
et fautifs avant qu'Ândronicus de Rhodes en eût tenu quelques* 
uns des mains du grammairien Tyrannion, qui les avait trouvés 
dans la bibliothèque d'Apellicon de Téos portée par Sylla d'A- 
thènes à Rome, qu'il les eût revus , classés et fait copier plusieurs 
fois (^2). Cette tradition , qui remonte peut-être à Andronicus lui- 
même, pèche encore en un point: elle donne à penser que les incer- 
titudes et les fautes cessèrent tout d'un coup à l'époque indiquée , 
tandis que les catalogues les plus complets des œuvres d' Aristote, 
que l'antiquité hous a transmis depuis , sont inextricables pour 
neus et ne se rapportent pas aux livres que nous possédons (3). 
Enfin ceux même de ces livres qui sont les plus importants pour 
la philosophie se présentent à nous aujourd'hui dans un état de 
désordre que la volonté la plus résolue a de la peine à contes- 
tef (4). Heureusement, les commentateurs anciens d'Aristole, 
depuis le premier jusqu'au sixième siècle , et d'autres écrivains , 



(1) Cicéron, Topiques, init. Cf. de Finibus, v, 6. 

(2) Strabon, Giograph., xiii, 608 j Plutarqiie, Vie de fSylla. Cf. Ravaisson, 
Essai sur la métaphysique, liv. i, ch. i et ii; Michelet, Examen critique de V ou- 
vrage intitulé Métaphysique, l, 1; et Barthélémy Snint-Hilaire, Mémoire sur 
la logique. Part. I, 1, 9. —V. aussi Bayle , art. Tyrannion et Andronicus. 

(3) V. l'un de ces catalogues dans Biogène, Vie d'Aristote^y, 22, sqq. On ne peut 
expliquer un pareil travail qne par lanégligence ignorante du compilateur, et en 
supposant que des fragments d'ouvrages diversement divisés et intitulés pour la 
vente ont été pris pour des livres séparés et complets. D'autre part, ce catalogue 
ne mentionne pas des ouvrages que lo compilateur lui-même a cités ailleurs. 
Cf. Barthélémy, Mémoire sur la logique. Part. 1, ch. il. C'est un travail tout 
arbitraire qic celui tles critiques qui ont entrepris une systématisation générale 
de ce catalogue, 

(4i M. Michelet (de Berlin) l'a cependant essayé pour la métaphysique, et il 
s'est posé parla un problème qu'il est toujours possible de résoudre; mais com- 
ment! M. Ravaisson avoue, aucontraire^ un désordre déjà reconnu parles anciens 
commentateurs (liv. ii, c. m, Part. 1 de V Essai), et veut y remédier de son mieux. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 30 

tels que Quinlilien, Aulu-Gelle, Qalien, Sexlu«, A^iulée, q\\\ 
connurent certainement les ouvrages du philosophe, coDStitueot une 
série d'autorités plus assurées (i) ; de sorte qu'il est possible d'é- 
tablir séparément l'authenticité des principaux de ces livres (2) , 
dont Fesprit, uniforme et harmonique dans sa subtilité si déliée , 
révèle aq surplus la pensée d'un seul homme (3). 

L'antiquilé établissait entre les écrits d'Âristole une importante 
division^ qui se trouve confirmée par les citations que le philo- 
sophe fait de ses propres ouvrages et par le témoignage des com* 
mentateurs. Les livres eoDotériques, destinés à la foule, se recom- 
mandaient par une exposition lucide et développée , mais peu 
scientifique, par les charmes du style et par de pompeux exordes; 
c'étaient le plus souvent des dialogues, et les deux grands dogmes 
platoniciens qui touchaient à la religion populaire , la providence 
et l'immortalité de l'âme, y étaient avant tout mis en lumière (4). 
Aucun de ces Uvres ne nous est parvenu. Au contraire, les 
écTÏlsesotériques ou acroatiques étaient, comme ce dernier mot l'in- 
dique, de simples leçons au style abrupte et concis, aux formes 
positives, à la libre pensée, dont les auditeurs familiers d'Aristote 
pouvaient seuls aborder les difficultés (5). De nombreuses répéti- 
tions devaient naturellement s'y allier au laconisme le plus déses- 
pérant; Aristote pou vaild'ailleurs rédiger lui-même ces leçons ou les 



(1) Barthélémy Saint-Hilaire, Mémoire, etc., i, ch. iv, vu. 

(2) Nous dirons quelques mots de Tauthenticité de ces livres an fur et à me- 
sure des citations que nous en devrons faire dans nos deux cht^pitres relatib 4 
Aristote. 

(3) Leibniz, dans Barthélémy, ibid. , i, T : a Hypothesium inter se harmonla 
et aequalis ubique methodus velocissimœ subtilitatis. » 

(4) Cicéron, de Finihus, v, 5 ; Epistolee, ad Familiares, i, 9 ; ad Atticum, iv, 15, 
et XIII, 19; Flwiarque, contre Colotès, xiv. V. deux fragments qui appartenaient 
aux livres exotériques : Cicéron, de Natura deùrum, ii, 37 } et Flutarque» Con- 
solalion à Apollonius ^ x.vvii. Cf. Cicéron, de Divinalione, i, 25. 

(51 Aulu-Gelle, Noctes atiica, xx, 6. Il faut prendre garde d*attacher trop 
d'importance à la distinction des deux sortes de livres d'Aristote fondée sur la dis- 
tinction des matières qui pouvaient y être traitées. Les commentateurs qui vi- 
vaient au milieu du syncrétisme ont dû se laisser aller à l'opinion qui voulait 
voir le mystère et l'arcane d'une plus haute philosophie dans les traités ésotéri- 
ques.et dès lors en exclure des ouvrages, tels que la Rhétorique, la partie dialec- 
tique de rorganon et l'Histoire des animaux, qui cependant ne diffèrent pas det 
autres quant au mode d'cnseignernent, et qu'Arlstote devait regarder comme tout 
aussi nécessaires à la science. 



40 MANUEL 

faire rédiger, il pouvait les remanier, et plus d'une fois aussi il 
a dû les laisser sans révision. Cette dernière hypothèse peut seule 
expliquer Tétat de confusion et de diffusion, soit totales, soit par- 
tielles, de la plupart des idées exprimées dans ceux de ces livres 
sur la philosophie première qui nous sont parvenus. Au reste, il 
paraît certain que nous avons perdu, parmi les livres acroatiques, 
un traité de la philosophie, mentionné par Aristote lui-même et 
cité par Cicéron et par Simplicius, deux traités des Espèces ou 
des Idées, et un traité du Bien, dont le fond seul, encore est-ce 
moditié, se retrouve dans trois des livres de notre Métaphysi- 
que {\). Enfin, c'est vainement qu'on voudrait identifier les livres 
perdus de VActe, de la Matière, ou des Principes , on de la 
Science, etc., avec diverses parties des ouvrages qui nous sont 
restés : on n'arrive à prouver ainsi que cetie vérité, assez évi- 
dente d*elle-méme, à savoir qu'il y a quelque chose de commun 
entre tous les ouvrages d'un même philosophe. 

II. La philosophie grecque, après Socrale, dut perdre et per- 
dit en effet toute spontanéité. La contradiction s'était révélée 
entre les divers systèmes et au cœur de chacun d'eux ; la crili- 
que était née. Dormais, au lieu de s'élever forte, entière, con- 
fiante, naturelle en un mot et comme une partie de l'homme dans 
l'homme, la science dut, avant de se former et de se concentrer 
dans un esprit, se réûéchir plusieurs fois entre le sage de chaque 
époque et les sages ses prédécesseurs. Ainsi, l'histoire de la phi- 
losophie, qui avait si bien servi la critique socratique et si fort 
préoccupé les interlocuteurs des dialogues de Platon, apparaît 
sous une forme didactique dans les ouvrages d' Aristote. Platon 
avait fondu plusieurs doctrines dans sa doctrine, Aristote chercha 
systématiquement à démêler les éléments de la vérité dans les idées 
des anciens philosophes ; il rejeta comme incomplets tous leurs sys- 
tèmes, et des parties qu'il en emprunta il voulut former le sien. 
Quel problème s'étaient posé les anciens? la recherche de la 
cause du monde. Mais il y a quatre causes, dit Aristote, qui ex- 
pose, en les énumérant, la pensée qui va servir à fonder son ju- 
gement sur l'ancienne philosophie. Il y a la cause matérielle, 

[\) Ravaisson, Esnai, P. 1, liv. ii, c. ii. 



DE PHILOSOPHIE AKCIENKE. 41 

c'est-à-dire le sujet , la substance qui soutient le monde, que 
Tbalès, Heraclite, Ëmpédocle, Anaximène, Anaxagore ont surtout 
recherchée, et qui ne saurait servir à exph'quer le changement et 
la variété des choses. De là le vice des plus anciennes doctrines, 
qui n'Ont pas considéré d'autre cause. Il y a la cause efficiente^ 
principe du mouvement, dont Hermotime et Anaxagore ont les 
premiers parlé, qu'Hésiode, Parménide, Empédocle ont obscuré- 
ment reconnue, et que Leucippe et Démocrite ont absolument né- 
gligée. Il y a la cause formelle, l'essence, Yétre de ce qui est, que 
les pythagoriciens ont les premiers découverte en cherchant à dé- 
finir, et que Platon a seule employée avec la cause matérielle (4). 
Enfin, il y a la cause finale, le bien, ce en vue de quoi sont les cho- 
ses, qu'aucun philosophe n'a connue et que Platon même n'a pas 
nommée (2). La philosophie est la science des causes et des prin- 
cipes, la science souveraine, et surtout celle du pourquoi en cha- 
que chose, c'est-à-dire du bien de chaque être et du mieux possible 
en tous. La philosophie ne parvient à son accomplissement que par 
l'étude exacte et désintéressée de tous les genres de causes. 

A cette histoire critique de la philosophie ancienne dont nous 
avons fait ailleurs un si grand usage, Aristote ajoute une réfuta- 
tion détaillée des théories des nombres et des idées, qui tenaient 



(1) Cette imputation et celle qu'on trouvera quelques lignes plus bas tiennent 
uniquement à ce qu'Âristote ne considère dans Flacon que la doctrine des idées. 
Vidée de Platon, déterminée, comme nous savons, par la dialectique, est Yes- 
sence immobile (cause formelle d'Àristote) ; dans le monde sensible qu'envisage 
la physique, l'idée se trouve en un sujet matériel, peu importe comment, et ce 
sujet représente à Aristote sa cause matérielle. Mais s'il n'y a que des idées et 
de la matière dans le monde, où trouver le principe du mouvement, où trouver 
une fin qui le motive et le justifie! (Y. ci-dessous la critique de la théorie des 
idées.) Il est clair qu'Âristote ne tient nul compte de la théologie du Timée, ni 
en général de la mythologie de Platon. C'est sans doute qu'il la croit inconci- 
liable avec la pure théorie des idées. Mais les philosophes ne se réfutent gièrc 
les uns les autres qu'en se défigurant. 

(2) Les noms consacrés des quatre causes dans Aristote sont : tè -cl ^v tivai, l'es- 
sence; ùitoxti|jicvoy, la substance; à^x^ t^ç xiv^otuf, le principe du mouvement ; 
To ou (vtxa xai TÔfaO^v, la fin et le bien. — Nous dirions aujourd'hui, avec un léger 
changement d'ordre, substance, attribut essentiel, cause et fin; mais nous évi> 
terions de confondre la substance, sinon avec la matière (ûXi]) , au moins avec ce 
qu'on nomme ainsi maintenant, et qui est bien différent. — Les traducteurs di- 
sent indifféremment substance au lieu d'essence pour la première cause. L'éty- 
mologie [sub stare) devrait les préserver de cette erreur, car ùicoxtl|ityoy répond 
exactement à êub élans et à la substance des cartésiens. 

i. 



42 MANUEL 

de soa temps uno si grande place dans la science, et dont il se 
montre vivement préoccupé dans presque tous ses ouvrages. 
Réunissons sous quelques chefs principaux les arguments qu'il 
oppose à la doctrine de Platon : 1<* Le partisan des idées réelles 
est comme un homme qui, voulant compter le nombre des êtres, 
commencerait par les multiplier afin de rendre son opération plus 
simple. Le génie observateur d*Aristote se révèle dans cette pensée 
sur la vraie connaissance du monde. 3° Quelques-unes des raisons 
invoquées à l'appui de Texistence des idées ne prouvent pas cette 
existence ; d'autres fournissent plus d'idées qu*on n'en veut. Si 
tout ce dont la science peut faire une unité constitue une idée, 
tous les objets, toutes les relations, les choses même qui ont 
cessé d'être auront des idées qui leur répondent. 3° S'il n'y a pas 
d'idée des relatifs, il faudra alors qu'outre l'homme en soi et 
l'homme sensible, auquel ne s étend pas la connaissance, il y ait 
un troisième homme^ sujet de la relation, l'homme qui se pro- 
mène, par exemple. 4« On est obligé de concevoir entre les idées 
et les êtres un rapport commun autre que le nom, de sorte qu'il 
existerait des idées d'idées jusqu'à l'infini. 5oLes idées sont inu- 
tiles aux êtres, puisqu'elles ne constituent ni leur essence (elles se- 
raient alors les êtres mêmes), ni la cause de leur changement, car 
elles seraient plutôt la cause de leur immobilité. 6» Parler d'exem- 
plaire ou demodèley c'est pure fiction poétique, et la participation 
n'est qu'un mot vide de sens. 7® Si l'idée est un modèle, elle est donc 
modèle d'elle-même. D'ailleurs, comment un objet peut-il , ainsi 
qu'il le faudrait, se trouver copie de plusieurs modèles, et comment 
les idées de leur côté , toutes éternelles, peuvent-elles m copier 
entre elles, et par conséquent reconnaître un ordre de succession? 
8<* Où est l'artiste qui copie , et Socrate ne^pourra-t-il pas naître 
sans qu'il y ait d'abord un Socrate éternel? Que sont au fond tou- 
tes ces idées, sinonxies choses sensibles que Ton veut bien dire éter- 
nelles ; à la façon de ces dieux que reconnaît le vulgaire, mais qu'il 
ne comprend en réalité que comme des hommes éternels? 9° Com'- 
ment une essence peut-elle être à la fois en soi et en plusieurs? 
40° Les espèces qui se réunissent dans l'idée supérieure du genre 
et qui ont nécessairement des différences entre elles, est-*il possible 
qu'elles forment jamais une essence identique à elle-mênrie? Et 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 43 

de même que les espèces ne peuvent former uq genre réel, de 
même aussi les individus ne peuvent former une espèce réelle 
sans que les contraires subsistent dans le môme sujet (1). 

A ces objections portées contre les td^es se joignent les objections 
contre \es idées-nombres^ qui, avec le pythagorisme, envahirent Té- 
colede Platon du vivant du maître, et surtout après sa mort. 4® Si 
l'être et l'unité sont, en tant que tels, les essences mêmes des 
choses, il ne peut y avoir rien en dehors d'eux, disait Aristote, et on 
tombe dans la doctrine de Parménide, Le nombre même ne peut, 
dans cette hypothèse , être une essence ; d'où pourrait venir en 
effet une nouvelle unité? %"* Si Tunité est individuelle, où est la\ 
grandeur et comment se forme-t-elle? Ni les points ni les nom- 
bres ne peuvent constituer des quantités, des lignes, par exem- 
ple. 3® Au premier aperçu les corps semblèrent aiix anciens philo- 
sophes les premières et les seules essences; leurs successeurs 
voulurent que les surfaces , les lignes et les points fussent encore 
plus essences, puisque le corps ne peut exister sans elles et qu'elles 
peuvent exister sans lui ; mais, d'un autre côté, que sont, où sont 
toutes ces essences? sensibles? Non sans doute. Dans le corps? i| 
y en aurait une infinité. On ne sait ainsi ni ce qu'est Têtre ni ce 
qu*est l'essence. 4^ La naissance et la destruction des nombres et 
des figures est, s^ils existent réellement, tout à fait inintelligible. 
Où vont-ils, d'où viennent-iU, si ce ne sont pas de simples li- 
mites ou divisions? 5* Si Ton admet que les êtres mathématique^ 
existent dans le même lieu que les êtres sensibles, on aura double 
solide au même lieu ; et il faudra , ou que le sensible se divise comme 
le mathématique, à savoir par la surface, la ligne et le point, ce 
qui exclut toute division réelle, ou que le mathématique se divise 
comme le sensible, auquel cas leur nature est la môme. 6» S'ils ne 
coïncident pas , le solide séparé ayant des lignes et des surfaces, 
il faudra que celles-ci existent au?si hors de lui ; d'où résulte un 
absurde entassement de divers ordres d'êtres mathématiques : 
trois genres de surfaces, quatre de lignes et cinq de points. La 
même objection s'applique aux nombres composés d'unités. 7® L'as- 

(l) Aristote, Méiaphytique, I» 7, et xiii, 4 et 5. Quelques arguments se trou- 
vent aussi aux livres ni, vu et xii. Voyez , pour plus de développements, Ya belle 
analyse donnée par M. Ravaisson, Essm\ P. 3, liv. Ii, cli. |i. 



44 MANUEL 

tronomie , Toptique , la musique envisagent aussi des objets su- 
pra-sensibles; est-ce à direqu*il y aura des mouvements, des sons, 
une vue, en général des sens, et par conséquent des animaux sé- 
parés de tout ce qui est sensible ; êtres indéfinissables , au delà 
desquels il faut encore placer les êtres universels et les idées? 
8^ Si les êtres mathématiques ont une existence séparée , ils doi- 
vent être antérieurs aux grandeurs sensibles. Au contraire, dans 
la réalité , ils leur sont postérieurs, et n'ont pour eux qu'une an- 
tériorité logique ; car les modifications n'existent pas indépen- 
damment des essences, et il ne faut pas confondre les notions avec 
les êtres. 9® Quant aux nombres que l'on dit être les causes des 
êtres, comment cela se peut-il faire, même en supposant que ces 
êtres soient des nombres? Si les objets sensibles sont des rapports 
numériques, ilssontapparemmentles rapports de quelques choses ; 
et de quelles choses? 1 0<*Si les nombres sont des idées, quel moyen 
dé concevoir une somme de nombres comme une somme d'idées? 
Si la somme est faite d'unités, que sont ces unités, etc.?41®Lorsque 
Platon fait naître les choses sensibles des idées, au sein d'une ma- 
tière qui est la dyade du grand et du petit substituée à Vinfini des 
pythagoriciens, et qu'ainsi il tire une chose unique de l'idée tandis 
qu'il en tire plusieurs de la matière , il contrarie les faits les plus 
connus, car on tire une seule table d'une seule matière, et plu- 
sieurs tables d'une seule idée. 42® Enfin, quand on compose les 
longueurs de long et de court, les surfaces de large et d'étroit, les 
corps d'épais ou de mince, afin de ramener tout au grand et au 
petit, que fait-on des lignes contenues dans le plan, etc., et d'où 
peut venir le point, qui a bien tout autant d'existence que la ligne, 
quoique Platon le traite de conception gécmétrique et de ligne in- 
divisible, principe de la ligne (1)? 

m. Telles sont, rapidement indiquées, les principales positions 
que prit Arislote pour combattre la doctrine de l'objectivité réelle 
des idées et des nombres. Quelquefois un peu subtils et ordinaire- 
ment jetés et multipliés sans ordre, les arguments du philosophe 
n'en ont pas moins une immense portée contre une doctrine qui, 
a première de l'idéalisme grec et de la poursuite réfléchie de la 

(l) Aristote, Métaphysique, i, 6 et 7 ; m, 4 et 6; xiii, 2. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 45 

science du philosophe, laissant éblouir par la contemplation d'elle- 
même, avait dispersé sans fin dans le monde les parties unies de 
rintelligence. La critique d'Aristote ne fut pas inféconde : non* 
seulement ce système puissant et singulier s'abattit tout d'un 
coup pour ne plus exister que dans l'histoire , mais les idées 
chassées du monde se lièrent dans l'esprit, où elles rentrèrent. 
Aristote enseigna que les individus seuls sont des êtres, et que les 
notions n'appartiennent qu'à l'entendement. Que si la réaction 
entraîna trop loin le philosophe, et dans une voie où son école se 
perdit, on peut dire aussi que le rationalisme , à peine né et du- 
rant un règne, il est vrai partagé, qui fut si long, remonta 
jusqu'à lui et le prit pour maître ; tandis que la doctrine platoni- 
cienne des idées , modifiée par sa puissante critique , dut se ré- 
former et se transfigurer pour revenir à l'empire. Le verbe chré- 
tien et la pensée de Descartes purent seuls dominer ce rationa- 
lisme, réduit à la logique et déclaré bon pour l'obéissance. 

Si l'être n'appartient qu'à l'individu , les individus, qui les fait 
connaître? la sensation. Mais la sensation ne nous donne ainsi 
que le particulier, au lieu que le général seul est l'objet de la 
science. Qu'esl-<;e alors que le général, et comment est-il donné à 
l'homme de l'obtenir? C'est ainsi qu'Aristote se pose la question 
fondamentale du savoir , et voici comment il la résout : 

Toute connaissance rationnelle, soit enseignée, soit acquise, 
dérive de notions antérieures. C'est ce qu'il est aisé de vérifier 
dans les diverses sciences. Ces notions antérieures ne peuvent être 
que de deux sortes : ou bien on sait l'existence d'une chose , ou 
bieu on sait son nom , sa définition. Les deux cas peuvent aussi 
se trouver réunis. De plus, on peut savoir une chose immédiate- 
ment, à la vue ou au simple énoncé, et on peut la savoir par 
une autre plus générale qui la contient. De cette sorte , on la sait 
d'une façon, et d'une autre on ne la sait pas; ce qui n'a rien d'ab- 
surde et ce qui explique comment on apprend, sans qu'on soit 
forcé de recourir à la théorie de la réminiscence de Platon (i). 
Puisqu'il faut remonter aux notions primitives pour expliquer la 
formation de la connaissance, il est clair qu'on ne peut trouver 

;i) Aristote, derniers Analyiîqxies, i, 1: Cf. premiers Analytiqitee^ ii, 21. 



46 MANUEL 

ces notions que dans ce qui est le plus particulier et que la sensa- 
tion fait connaître, ou dans ce qui est le plus général et qui em- 
brasse tout. Mais, suivant Aristote, les termes les plus généraux 
sont dénués d'existence réelle : les principes communs ne sont pas 
des idées existant hors des individus, sans lesquels ils seraient in - 
compréhensibles. L'universel n'est qu'un terme attribuable à cha- 
que individu, un terme qui s'applique tout entier à tous et qui n*est 
rien en-dehors d'eiix (1). L'universel n'est connu que par indue-- 
tion, même pour les choses abstraites mathématiques, et Tinduo- 
tion se tire des cas particuliers, de sorte que, sans la sensation, 
l'induction et la science seraient également impossibles (2). L'u- 
niversel enfin se forme de la réunion des cas particuliers : qu^un 
phénomène se répète souvent, nous chercherons en lui l'universel, 
et runiversel nous donnera la démonstration et la science. Il suf- 
firait souvent que nos sens fussent plus parfaits pour que Tuniver- 
sel s^obtint à simple vue, immédiatement et sans recherche (3). 
Voici du reste comment se fait celte acquisition de l'universel et 
ce qu'elle est dans Tesprit. 

Tous les hommes veulent naturellement connaître ; de là le 
plaisir que leur donnent les perceptions des sens et surtout de la 
vue, celles de toutes qui leur révèlent le plus de différences. De 
la sensation qui appartient par nature à tous les animaux naît 
chez les uns la mémoire, et chez les autres , non. Ces derniers 
ont la prudence; mais les premiers sont capables d'apprendre, 
si, à la mémoire, ils unissent l'ouïe. Les souvenirs et Y imagina- 
tion composent leur vie. Vexpérience est pour eux peu de chose ; 
mais chez l'homme elle naît de la mémoire, et bientôt elle de- 
vient l'ar^ lorsque de plusieurs souvenirs d'une même chose il se 
forme une seule conception générale qui s'applique à tous les cas 
semblables (4). Ainsi tous les animaux ont celte puissance innée 
du jugement qu'on nomme sensibilité : chez certains la sensation 
s'efface aussitôt, et la connaissance ne la peut dépasser; chez 
d'autres elle persiste, et c'est là la mémoire. Mais de la mémoire 

(1) Aristote, Derniers analytiques, l, 11. 

(2) Id., ibid., i, 19. Nous développerons plus bas la théorie de l'induction don- 
née par Aristote. V. p. 56. 

13Î Id., ibid., I, 31. 

(4) Id., Métaphysique, i, 1. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 47 

naît chez les uns le ÎLoyoç et chez les autres, non. L*expérience , 
en6n, suit la mémoire quand Funiversel s'est arrêté dans Fâme, 
l'universel qui est le principe de Tart et de la science, suivant 
qu'il s'agit ou de produire ou de connaître (1 ). 

Ainsi la connaissance des principes n'est pas en nous toute déter- 
minée ; car, en ce cas, comment pourrait-elle jamais nous être ca- 
chée, et comment ignorerions-nous? Elle n'est pas non plus acquise 
postérieurement, puisqu'il faudrait alors qu'elle résultât d'une 
connaissance antérieure plus notoire ; elle vient uniquementde la 
sensation. À la guerre, au milieu d'une déroute, quand un fuyard 
vient à s'arrêter, un autre s'arrête, puis un autre encore, jusqu'à 
ce que se reforme l'état primitif de l'armée : l'âme est ainsi faite 
qu'elle peut éprouver quelque chose de semblable. Au moment où 
Tune de ces idées, qui n'offrent aucune différence entre elles, 
vient à s'arrêter, aussitôt l'âme a l'universel et la sensibilité s'é- 
lève au général. L'idée que nous avons de tel ou tel homme, 
par exemple, sert de point d'arrêt jusqu'à ce que l'idée indi- 
vise de l'homme se soit elle-même arrêtée. Celle-ci joue le même 
rôle comme idée de tel ou tel animal. Puis s'arrête l'idée de l'a- 
nimal, qui sert elle-même de point d'arrêt à d'autres idées. Ainsi 
l'induction fait connaître les principes, et la sensation donne l'u- 
niversel. Quelle est enfin, car on doit se poser cette dernière 
question, quelle est cette faculté de l'homme qui s'applique à 
l'universel et aux principes? C'est une faculté qui n'est pas fail- 
lible comme le sont l'opinion et le raisonnement ; c'est une faculté 
supérieure à la science, c'est-^à-dire aux connaissances rationnel - 
les et démontrées, puisque celles-ci supposent les principes et sont 
moins évidentes qu'eux. Cette faculté n'est autre, en un mot, que 
l'intelligence elle-même (2). 

On doit conclure d'une étude exacte de la doctrine, ainsi ex- 
posée par Aristote^ que la sensation qui seule fait connaître l'être 
vrai, l'individu, est à la fois le commencement et la base de la 
connaissance à laquelle elle fournit un objet; que l'inlellii^ence 
appliquée à l'universel principe nécessaire de la science, est la 
verlu propre de l'animal homme qui unit les particuliers sembla- 

(1) Ârîstote, derniers Analytiques^ ti, 19. 

(2) Id.,ib. 



48 MANUEL 

bles dans sa contemplation, arrête le général en son âme, et ré- 
duit le multiple à Tunité ; qu'enfin la mémoire et Texpérience 
comblent le vide, et marquent par leur présence ou. par leur 
absence divers degrés dans l'animalité , tandis que Tinduction 
est dans l'homme même cette chaîne qui remonte des individus 
aux principes, ou de ce qui est plus connu pour nous, expression 
familière au philosophe, à ce qui est plus connu en soi. Ainsi le 
général est réduit à une existence purement subjective, sans que 
pour cela sa valeur scientifique soit niée; et la sensation, quelque 
importance qui lui soit donnée d'ailleurs, n'apparaît qu'à 
l'origine du savoir, de même qu'elle n'est que le fond primitif de 
l'animalité et non le terme suprême de ces développements (i). 
IV. Le critérium de la connaissance humaine apparaît, danslefait, 
double à Aristote. D'une part, la sensibilité nous révèle les êtres et 
nous convainc de leur présence ; d'autre part, Tintelligence compose 
avec eux l'universel, et nous fait connaître d'indubitables princi- 
pes. De là le caractère si saillant, quelquefois si étrange, des re- 
cherches d'Aristote. Le fait, l'observation qui le donne, la mé« 
thode qui le classe, la généralisation qui Télend , la formule qui 
l'exprime, tels sont les degrés qu'il fait monter successivement à la 
connaissance des phénomènes particuliers et des êtres individuels; 
de sorte que la transformation qu'un rationalisme sévère fait subir à 
la nature aboutit à la refaire en entier dans l'intelligence, mais en 
la portant au dernier terme de l'abstraction et en la vidant de 
toute réalité. Nous verrons que la physique d'Aristote en vint à 
ce point par l'application de cette méthode d'histoire naturelle 
inventée par un puissant génie, l'un des grands dons qui aient 
été faits par un homme à l'intelligence des hommes, mais qu'il 
fallut bien plus tard réduire à sa vraie place. 

(l) L'aSciome qui a été long-temps attribué 4 Aristote, Nihii est in inUlUctu 
quod prius non /uerit in sensu, n'est vrai pour lui, comme on voit, que si on 
l'applique au contenu de l'universel. Dans ce sens il signifie que les termes gé- 
néraux et les genres ne représentent rien qui ne résulte de l'assemblage des noms 
particuliers ou des individus. Mais si on applique l'axiome à l'intelligence et à 
ses principes constitutifs, il est absolument faux pour Aristote comme pour nous. 
Tous les animaux ne passent pas de la sensation et de la mémoire à l'intelli- 
gence et à la raison, au vov( et au X^^o^. Si les facultés naissent les unes des autreSf 
c'est, comme on peut le conclure des idées les plus générales d'Aristote, qu'elles 
préexistent en puissance dans la matière où elles se développent; mais ce n'est 
pas qu'il y ait dans les premières tout ce qu'il y a dans les dernières. 



DE MllLOSOt^ttlË ANOJËKNt. 4d 

Ce n*esl pas seulement à la nature que s'étend Tanalysc d'Ans- 
tote; ce n'est pas d'elle seule qu'il doit former une synthèse 
rationnelle. L'instrument même de nos connaissances naturelles, 
l'intelligence, qui a été donnée à notre âme comme la main à notre 
corps, instrument destiné à mettre en œuvre les instruments étran- 
gers (1), doit être pour lui le sujet d'une étude spéciale et prélimi- 
naire. Tel est sans doute le sens et tel est l'objet de cet organon^ 
de ce livre qui est l'étude de l'instrument par excellence (2), et qui 
comprend l'analyse de la pensée, du langage, du raisonnement 
et de la démonstration. Nous devons en essayer une esquisse 
avant de passer à une appréciation complète de la méthode d'A- 
ristole et des plus hauts résultats qu'elle obtint dans la science. 

Dans son traité des Catégories (3), qui est le premier de l'orga- 
Don, Aristote commence par donner quelques défmilions rela- 
tives aux noms unis ou séparés, et il les dislingue les une 
des autres, suivant qu'ils peuvent ou non se dire de certains su^ 
jets et être ou non contenus en eux. Ensuite, après quelques axio- 
mes préliminaires, il passe à une classification des noms séparés. 
Ces noms, peuvent, dit-il , s'appliquer à une de ces dix choses : 
4® A V essence. Homme, cheval sont des essences. Sans les essen- 
ces rien n'existerait réellement. Eliessont (et secondairement après 
elles, les essences composées, genres et espèces] les sujets de tous 
les accidents. Au contraire, elles n*appartiennent elles-mêmes à 
aucun sujet. Elles sont toutes aussi essences les unes que les autres» 
n'admettent pas de contraires, et ne peuvent par le changement 

(1) Aristote, Problcmei, xxx, 6. -* Cet ouvrage paraît avoir été formé du re- 
cueil d'un nombre considérable de questions tracées rapidement, arec des solu- 
tions indiquées ou non, et qui pouvaient servir plus tard d'éléments à divers 
ouvrages. 

(2) Telle est l'interprétation que M. Barthélémy Saint-Hilàire {Mémotte sur 
la logiquCf 1. 1, p. 1, c. ii) substitue à l'ancienne et vulgaire. Aristote, pense- 
t-ilt n'est pas l'auteur du mot 5 p7ftv«v appliqué à ^ensemble de ses livres logiques ; 
mais le titre vt^ 6^v9v eût été en tout cas plus conforme à ses idées. Pour 
l'authenticité des parties de VOrganon dont l'ordre actuel est prouvé par l'ou- 
vrage même, au moins en ce qu'il a de gétiéral, M. Barthélémy l'établit par la 
tradition suivie d'un grand nombre de comihentateurs grecs et latins, (ibid., 
c.4-7etlH2,) 

(3) Ce titre est d'Aristote. Le mot catégorie, analogue au mot français accusa'^ 
iionj si ce dernier pouvait se dériver de accuser dans le sens où on accuse un /ait, 
une vérité, veut dire énonciation de quelque pensée primitive, et quelquefois 
attribution (id., ibid., I, c. 10). 

II. 5 



50 MANUEL 

recevoir des attributs contraires. Cette dernière propriété, comme 

celle d'être réelles^ est caractéristique pour les essences (1). 

a'* A la quantité. C'est ce qui se mesure. Soit la coudée. La 
quantité peut être 6oie, discrète, comme le nombre et la parole, 
ou concrète et continue comme la durée et l'étendue ; dans le 
premier cas, elle ne s'unit pas; dans le second, elle s'unit tou- 
jours en un certain terme moyen qui est le point dans la ligne, là 
ligne dans la surface. La quantité se divise encore, suivant que 
ses parties ont une position ou non. L'ordre convient à la durée, 
mais non la position. La quanlilé n'a pas de contraire en tant 
que quantité; elle n'est pas plus ou moins elle-même; et, ce 
qui est caractéristique, il lui convient d*être égale ou inégale. 

3® A la qualité. C'est ce par quoi les choses sont dites telles. Ce 
mot comprend : la capacité (science, verlu, etc.), la disposition 
(chaud, froid, etc.), la puissance ou Timpuissance naturelle en 
diverses choses, les affections, les figures et d'autres espèces 
encore. La qualité reçoit les contraires; elle reçoit généralement 
le plus ou le moins ; et, ce qui est caractérisque, il lui convient 
d'être semblable ou dissemblable. 

4® A la relation. Le relatif est ce qui est dît ce qu'il est à pro- 
pos de choses autres que soi. Il est des qualités relatives, la ca- 
pacité, par exemple. H faut que l'existence du relatif se confonde 
avec celle du rapport même, sans quoi il pourrait y avoir sub- 
stance. Les relatifs peuvent avoir des contraires , et ils peuvent 
être plus ou moins ce qu'ils sont. Ils doivent tous être réciproques 
à d'autres termes, que ceux-ci soient ou non consacrés par la 
langue. En général, ils coexistent par nature, le double avec la 
moitié, le maître avec l'esclave ; mais non pas toujours; car il se 
pourrait que la quadrature du cercle existât comme chose à sa^ 
voir, et cependant la science n'en existe pas. 

6o Au lieu. Le lieu c'est ou , telle place. 

60 Au temps C'est quand , par exemple hier. 

7<> A la situation. C'est être couché , par exemple. 

8» A Vavoir. C'est la manière d'être ou de posséder, armé^ par 
exemple. 

(1) Cf., pour res&ence, Méiaph,, v, 8. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 61 

9^ et 40® A Vactim et à la passion : BrûU, e$t brû^é. Ces deux 
catégories reçoivent le plus et le moins. Les précédentes semblent 
assez claires. 

A ces divers modes généraux de l'être et de la pensée Aristote 
ajoute une analyse des oppositions (dont il reconnaît quatre sor-r 
tes, entre relatifs, entre contraires, opposition de possession à 
privation et d'affirmation à négation); une analyse des priorités 
[cinq sortes), des simultanéités (deux sortes); des mouvements 
[six sortes: naissance, accroissement, destruction, diminution, 
altération et déplacement) ; enfin des avoir (avoir qualité , quan-* 
tité , autour du corps, à une partie, comme partie, contenir, pos- 
séder, avoir un ami). On doit reconnaître dans cette recherche 
demi-grammaticale, demi-psychologique, qui se retrouve et s'é- 
tend plus encore dans un autre des ouvrages d' Aristote, une ana- 
lyse puissante , mais irrégulière et confuse des principes essen- 
tiels et des formes de la pensée ; une analyse qui se produit sans 
principe supérieur, qui se développe sans fil conducteur, et qui , 
ne pouvant se limiter elle-même, tend à jeter l'esprit et à l'éga- 
rer au milieu d'une infinité de définitions et de distinctions qui 
n'ont rien de nécessaire (4). 

Le traité des catégories est suivi d'un traité de l'élément géné- 
rateur du langage, c* est-à-dire de l'expression simple et réduite 
delà pensée, en un mot de la proposition [î), Aristote commence 
par y définir son objet, qui est de considérer l'union des termes 
après les avoir envisagés séparément. 11 définit ensuite le nom, le 
verbe , qu'il considère comme des représentations ou symboles , 



(1) C'e9t ftu livre v 4e la Mélp.pky tique ^ intitulé : det Çhosts dites en divêre 
gens^ que Ton trouve une reproduction partielle de cette théorie des catégories 
avec un eomplément Tormé de nouvelles définitions. — Les livres suivants, Jus- 
qu'au dixième, sont en général consacrés par Aristote à des recherches analo- 
gues toujours irrégulières, qui constituent sa métaphysique et préparent sa 
théologie. Nous y reviendrons. Du reste Aristote ne laisse pas de mentionner quel- 
quefois les dix catégories qui forment évidemment sa première et sa plus impor- 
tante division, et parmi lesquelles les quatre premières sont admirablement 
analysées. 

(2) Le titre de ce livre, m^l l^{ii|v(la(, que les traducteurs latins ont rendu par 
celai de de Interprétations, s'explique très-bien par son rapport naturel au 
livre précédent. Celui-ci envisageait le' mot seul ou la chose isolée ; celui-là en- 
visage la proposition, c'est-à-dire la phrase la plus simple, premier interprète 
de la pensée, 



52 MANUEL 

l'un d'une chose déterminée , l'autre d'un attribut de chose im- 
pliquant «ne idée de temps. Passant à la phrase énonciative ou 
proposition qui se compose du verbe et du nom , qui est douée 
d'un sens conventionnel, et qui exprime erreur ou vérité, il dis- 
tingue les propositions entre elles , suivant qu'elles sont affirma- 
tives ou négatives, c'est-à-dire que l'attribut y est aflflrmé ou nié 
du sujet, et qu'elles sont universelles, particulières, indétermi- 
nées ou singulières, c'est-à-dire que l'attribut est rapporté à la 
totalité ou seulement à une partie du sujet. Analysant la contra- 
diction y qui a lieu lorsqu'à la fois on affirme et on nie le même 
du même, il déclare que les propositions contradictoires peuvent 
être vraies simultanément sous la forme indéterminée , jamais si 
elles sont universelles ou singulières. Aristote étudie un peu après 
les propositions singulières relatives à l'avenir , et , sans quitter 
son sujet, il fait naturellement sortir la liberté humaine de la lo- 
gique du langage ; il en fonde la preuve sur l'observation de la 
pensée et de ses formes. Il n'est point possible de dire, suivant 
lui , laquelle des deux contradictoires est vraie en fait de telles 
propositions, ni qu'elles soient toutes deux ou vraies ou fausses 
actuellement : il n'y a pas de nécessité que tout ce qui est soit, 
ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas, mais seulement que ce 
qui est soit quand il est... a SMl en était autrement, il ne serait 
pas besoin de délibération ni d'activité, comme dans le cas où l'on 
suppose que faisant telle chose telle chose sera , et que ne fai- 
sant pas telle chose telle chose ne sera pas (4). » Le traité de 
la proposition se termine par l'examen des opérations qu'on peut 
faire subir à la proposition , en réunissant ou séparant les attri- 
buts séparés ou unis, de manière à former ou diverses ou une 
seule proposition, ce qui peut, suivant les cas, conduire au faux 
ou au vrai ; enfin par l'étude des propositions modales et des pro- 
positions contraires. 

(l) Aristote, Traité de VHermeneia, ch.9. Les choses nécessaires ou giii «on/ 
toujours, les choses en acUy sont antérieures aux choses en puissance^ dit plus 
loin Aristote (ibid., ch. 13), de sorte que le nécessaire et le non-^cessaire peu- 
vent être au fond les principes de tout ce qui est ou n'est pas; mais une partie 
du possible suit le nécessaire, comme Tuniverâel suit le particulier ; et parmi les 
choses, les unes sont actes sans puissance, Its autres, actes avec puiiisance, 
d'autres enfin demeurent toujours puissances. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 53 

V. Venons à la théorie du syllogisme (!), Aristote donne ce 
nom à une énonoiation dans laquelle , certaines propositions étant 
posées , on en conclut par cela seul quelque autre proposition diffe^ 
rente des premières. Un syllogisme se construit avec trois termes 
qui , classés selon leur ordre d'universalité , reçoivent les noms 
de majeur, de moyen et de mineur, et avec trois propositions dont 
chacune renferme deux de ces termes envisagés, l'un comme su- 
jet, l'autre comme attribut affirmé ou nié de la totalité ou d'une 
partie de ce sujet. Les deux premières propositions , nommées 
prémisses, se distinguent en majeure et en mineure , celle-ci ren- 
fermant le mineur avec le moyen , celle-là le moyen avec le ma«- 
jeur. La troisième proposition , ou conclusion , renferme le majeur 
avec le mineur. Il peut arriver trois cas relativement à la posi- 
tion ou au sens des trois termes qui entrent dans un syllogisme. 
De là trois espèces ou figures du syllogisme : 4® Le moyen peut 
être sujet du majeur et attribut du mineur. 2° Le moyen peut 
être attribut du majeur et attribut du mineur. 3<* Le moyen peut 
être sujet du majeur et du mineur, qui sont alors ses attributs (i). 
Cela posé dans chacun de ces cas^ si Ton remarque qu'il y a deux 
prémisses, et que chacune d'elles peut être une proposition uni- 
verselle affirmative, universelle négative, particulière affirmative 
ou particulière négative, il y a seize combinaisons à considérer (3). 
Aristole examine successivement ces seize formes de syllogismes 
dans chacune des trois figures , et il exclut celles qui ne donnent 
pas une nouvelle proposition pour conclusion nécessaire ; celle 



(1) Cette théorie est exposée dans les deux livres des premiert Analytiques, 
qui sont désignés par Aristote même sous le nom d* Analyse du syllogisme, et 
auxquels il avait donné, dit Galien, le titre xi^X ouX^oY^pi-oû ; le mot aristotéli*- 
que àiHÙûcxç est, du reste, absolument notre mot analyse. Barthélémy, 3/6- 
moire, i, 10. 

(2) Le premier cas peut se renverser, et de la sorte il en contient deux qu'Ans- 
tote n'a pas explicitement distingués. On peut donc compter et on a compte 
quelquefois quatre figures. Il y a là, comme dit Port-Royal {Logique, m, 8), 
qui prend ce dernier parti, quelque chose qui est uniquement dépendant de 
l'arbitraire de ]a définition donnée pour le mot figure. 

(3) On pourrait aussi, avec Port-Royal, comprendre la conclusion avec les 
prémisses etchercber les combinaisons de trois et non plus de deux propositions. 
On trouverait ainsi 256 cas, savoir : 64 pour chacune des 4 figures, dont il reste- 
rait à éliminer les cas vicieux. La marche d' Aristote nous semble plus conforme 
à son objet, quoique moins générale et mathématique. 

5. 



64 MANUEL 

enfin qui en fournissent une constiluent pour lui les modes divers' 
de chaque figure et autant d egpècca de vrais syllogismes. L'exclu- 
sion est fondée sur diverses règles, en elles-méoies très-claires , 
que les logiciens ont souvent systématisées depuis Arislote (4), et 
qui se réduisent à l'examen et à l'énoncé des cas où les proposi- 
tions ne se peuvent unir pour mener à une conclusion ; tandis 
que les syllogismes vrais se ramènent tous à cet axiome : si le 
majeur est attribué au moyen el que le moyen soit attribué au 
mineur, il est nécessaiire que le majeur soit attribué au mineur. 

Si nous désignons les trois termes, majeur, moyen, mineur, par 
les lettres A, B, C, à l'exemple d'Aristote, et si nous entendons 
avec lui par être à tout, être à quelque^ n'être pas à quelque, n'être 
à aucun, Texpression de la convenance ou de la disconvenance 
d'un attribut à la totalité où à une portion d'un sujet, nous 
pourrons dresser le tableau suivant des trois figures du syllo- 
gisme et de leurs divers modes. 



AestàtoutB 
Best à toute 
A est à tout C 



l'' figure, I I 

4 modes i2). à [ A est à tout B 

I 9 Best à quelque C 

\ |Aestà< ' 



A n'est A aucun B 
B est à tout C 
A n'est à aucun C 

A n'est à aucun B 
B est à quelque C 
A n'est pas à quelque C 



quelque C 

Bn'cBt à aucun A i B est à tout C 

B est à tout C 2 I B n'est à aucun A 

S^^ figure, ) 1a n'est à aucun C 1 Cu'estàaucunA 

4inodeg(3). ) I B n'est à aucun A i Best A tout A 

I 3 Best A quelque C 4 4 B n'est pas A quelque C 

' j A n'est pas a quelque C 1 A n'est pas A quelque C 

(1) V,, par exemple, Logique de Port-Royal, in, 3. 

(2) Pour faciliter la traduction de cette forme syllogistlque A celle que nonu 
employons aujourd'hui , nous donnerons ici un exemple appliqué au premier 
mode. Soit A mortel, B animal, C homme. Au lien de dire mortel est altribué à 
tout animal, etc., nous disons ordinairement, en renversant Tordre : Tout ani- 
mal est mortel, or tout homme est animal : donc tout homme est mortel. Qu'on 
applique, si l'on veut, le même exemple aux autres modes, et Ton aura de très- 
bons syllogismes, bien que les prémisses et la conclusion puissent quelquefois se 
trouver absurdes. — Les scola-stique?:, désignant par les lettres a, e, i, o, u les qua- 
tre espèces de propositions, forgèrent, suivant la composition de chaque mode, 
un mot propre A le représenter. Ainsi les quatre modes de la 1*» figure étaient 
dits en • barbare, celarent, darii, /erio. 

(3) Les scolastiques nommèrent ces quatre modes en cesare, eamestret^ fem^ 
^no, baroeo. 



DE PHILOSOPHIE ANCrENNE. 55 

A est à tout B | A n'est à aucun B | A est à quelque B 



ilCestâtoutB Cestàtontli C est à tout] 

1 est à quelque CJ An'estpasàquelqueClA'està quelque C 
A est à tout B 1 A n'est pas è quelque B 1 A n'est à aucun B 
4 C est à quelque B C est à tout B C est i quelque B 

A est 4 quelque C 1 A n'est pas à quelque C | An'estpasàquelqueC 

Théophrasle, élève d*Aristote. ajoutait, au rapport d'Alexandre 
d'Âphrodisée , ciaq modes indirects (2). Aux quatre modes de la 
première 6gure, Aristole menlionoe lui-même ces modes qui 
correspondent aux cas où le moyen est attribut du majeur et sujet 
du mineur. Il faut donc compter en tout 49 modes de syllogisme. 

Il est à remarquer maintenant que tous les modes de la 
deuxième et de la troisième figure se peuvent prouver par ceux 
de la première , et que par conséquent leur vérité se ramène à 
la vérité de ceux-ci. Cette réduction s'opère ou par la rédwlion 
à Vabiurde , qui consiste à montrer qu'on ne peut nier le syllo<- 
gisme proposé, c'est-à-dire sa conclusion sans nier quelqu'un des 
syllogismes déjà admis de la première figure ; ou par la oonv9r^ 
sion qui consiste à faire du sujet l'attribut et de l'attribut le sujet 
dans une proposition. Celte opération est permise, c'est-à-dire 
qu'elle fait d'une proposition vraie une nouvelle proposition éga«* 
lement vraie , quand on ne fait que passer de l'universel affirma* 
tif au particulier affîrmatif (tous les hommes sont lourds, quel* 
ques hommes sont lourds] , de l'universel négatif à l'universel 
négatif (nul mensonge n'est blanc , nul blanc n*est mensonge) , et 
du particulier affirmàiif au particulier affîrmatif (quelques hommes 
sont noirs» quelques noirs sont hommes). Le particulier négatif, 
seul, ne se convertit d'aucune manière. 

Non-seulement toutes les figures rentrent ainsi dans la pre- 
mière, mais même les deux modes particuliers de celle-d se ra- 
mènent par l'absurde aux deux modes généraux, l'un affîrmatif, 
l'autre négatif, qui sont ainsi les principes de toute la théorie et 
présentent le résumé des procédés rationnels de l'esprit humain. 

Après les syllogismes dont les propositions sont absolues, Aris- 
tole considère oeux dont les propositions sont modales, et il exa- 

(1) Et ces six modes en darapti, felapton^ disamia^ dalisit bocardoy/erison. 

(2) Ces modes indirects ont été dit^ par les scolastîques Baralipion^ CelanUM, 
dabiliif /apesmo, FrUesomorum , et ainsi arrungés pour composer deux yem 
latins avec bs quatre noms des modes directs. 



5fi MANUEL 

mine les cas divers qui peuvent se présenter dans les conclu* 
sions , selon que les prémisses sont nécessaires ou absolues ou 
contingentes. Il passe ensuite au syllogisme hypothétique, dont 
certaines propositions ne sont admises que conditionnellement , 
et il le ramène ainsi que tous les syllogismes dits ostensifSf à la 
forme générale analysée plus haut. Il enseigne enfin à démêler 
le syllogisme dans les discours ordinaires, et il donne une théorie 
de la recherche du moyens à laquelle nous aurons à revenir. 
L'objet du livre second et dernier de Tanalyse du syllogisme est 
d'exposer les propriétés générales du syllogisme , d'en étudier les 
vices, enfin de ramener à cette forme unique toutes les formes 
du raisonnement. Laissons ici de côté les parties de cette analyse 
qu'on peut trouver dans tous les traités de logique, et atta- 
chons-nous à la théorie de Tinduction dont Âristote ramène la 
forme à celle du syllogisme, mais dont le principe a cependant à 
ses yeux un fondement propre dans rintelligence. 

L'induction et le syllogisme par induction ont lieu , dit Aris- 
tote, lorsque Ton conclut l'un des extrêmes (le majeur) du moyen 
par l'autre extrême (le mineur)^ au lieu que dans le syllogisme 
ordiiiaire le majeur est conclu du mineur par le moyen. La con- 
clusion n'est évidemment possible que si l'on prend pour moyen 
la collection des cas particuliers contenus dans le mineur (4), 
exemple : désignons par A, B, C, le majeur, le moyen et le mi- 
neur : 

Toute mer est salée 
Syllogigme < B est atout C L'océan est une mer 
' L'océan est salé 



^ I A salé 
S {Bmer 
w |C océan \ 



' Induction 



A est à toute 
Best à toute 
A est à toute 
AestàtoutC 
B = C (2) 
'a est à tout B 



L'océan est salé 
Océan est mer 
Toute mer est salée 



On voit que le ma- 
jeur (salé) se con- 
clut du mineur 
( océan ) par le 
moyen (mer). 

Le majeur se con- 
clut du moyen 
par le mineur, si 
ce dernier est la 
somme faite des 
termes compris 
sous le moyen. 



Tel est, ajoute Aristote ii sa définition, tel est le syllogisme de 
la proposition primitive et immédiate , c'est-à-dire de la propo- 



(1) Aristote, premier» AnalytiqueSy n, 33, n« 6. Voyez le Commentaire de 
M. Barthélémy à cet endroit, dans sa traduction de la Logique d' Aristote. 

(2) Nous exprimons par ce signe, du reste sans importance, que B et C sont 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 57 

silion sans antécédent et dont la conclusion se tire sans l'emploi 
d'un moyen. L'induction est en quelque sorte opposée au syllo- 
gisme, plus évidente pour nous et cependant moins notoire en soi. 
Nous ne rappellerons pas ce que nous avons dit sur les éléments 
que fournissent les sens à la formation des genres. L'induction , 
syllogisme retourne , est l'instrument de Tinlelligence qui arrête 
les particuliers dans l'âme et qui fîxe ainsi l'universel. 

VI. La théorie analytique de la démonstration suit celle du 
syllogisme (1). Nous savons que toute connaissance enseignée 
ou réQéchie , si elle est rationnelle , naît des connaissances anté- 
rieures. Or, une connaissance antérieure, c'est la majeure 
d'un syllogisme à l'égard de la conclusion ; et celle-ci ne fait 
qu'ajouter à la notion du général la notion propre et différente 
du particulier. Savoir, c'est connaître la cause; démontrer, c'est 
donner le syllogisme qui produit le savoir. II faut donc que tout 
syllogisme scientifique s'appuie sur des principes vrais, primi- 
tifs, immédiats, plus notoires en soi que la conclusion et anté^ 
rieurs à elle, c'est-à-dire qui nous en représentent la cause pro- 
chaine. Ces principes indémontrables sont des axiomes, des 
thèses, des hypothèses, suivant qu'ils sont évidents sans aucun 
enseignement, ou qu'il faut les énoncer formellement pour dé- 
montrer, ou qu'ils supposent quelque affirmation ou négation ; ils 
sont des définitions quand ils se bornent à expliquer l'essence du 
défini sans rien déclarer sur son existence. Pour que la conclusion 
du syllogisme soit nécessaire, l'attribut doit convenir tout entier 
à tout le sujet et lui être essentiel. Il n'y a d'ailleurs démonstration 
que des choses éternelles, et la science des autres se réduit à la con- 
naissance de quelques accidents. Enfin le premier mode de la 
première figure est le plus propre à la démonstration : les ma- 
thématiques surtout en font usage, parce que les définitions que 

des termes réciproques pouvant s'affirmer également l'un de Tautre (océan est 
mer, mer est océan) ; ou , si Ton veut encore, qu'ils ont même extension.— Si l'on 
prend océan pour le nom d'une mer particulière, il faut, pour que l'induction 
soit légitime, que le mineur C soit le signe de la collection de tous les termes 
tels que le moyen B. Ainsi, par exemple, C serait la totalité connue de l'Océan, 
de la Méditerranée, de la Caspienne, etc., et, par suite encore, équivalent i B. 
(1) De la Démons iralion, ict^l àroîd;^);» tel est le titre que donnait Âristote 
aux deux livres des derniers Analytiques^ dont nous allons résumer les parties 
essentielles sans hqus astreindre à l'prdre fort Imparfait du texte. 



§8 MA:«r«L 

donnent ce» sciences spnl universelles affirmatives du sujet dé* 
uni ; mais elles n'excluent pas absolument les autres modes , 
soit négatifs , soit particuliers. 

Aristote réfute deux objections qu'on peut faire à la possibilité 
de la démonstration : La démonstration, disent les sophistes, 
doit remonter à TinOni de principe en principe, ou s'arrêter à 
l'inconnu, dont il n'y a rien à tirer. Mais il est faux , doit-on ré- 
pondre , que les principes soient obtenus par la même voie que 
la conclusion; ils sont plus évidents qu'elle , acquis autrement , 
et servent de point de départ au syllogisme. La démonstra- 
tion , disent-ils encore , fait cercle de la conclusion à la majeure, 
et la science ne fait que tourner sur elle-même en croyant avan- 
cer. Cette assertion est fausse ; le cercle n'a lieu que dans le pre- 
mier mode de la première figure, encore faut-il que l'attribut et 
le sujet soient réciproques. Ainsi , la démonstration et la science 
sont réelles et nullement illusoires; et, comme les attributs d'un 
sujet ne se peuvent jamais multiplier à l'infini , entre une propo- 
sition immédiate, un principe, et une proposition médiate donnée, 
il existe toujours un nombre fini de moyens. On remonte à l'im- 
médiat , du médiat , en cherchant au-dessus du sujet de la pro^ 
position médiate un terme qui soit son attribut essentiel et qui 
soit lui-même compris sous l'attribut de cette proposition (4). 
Cette recherche du moyen propre à établir un syllogisme et à 
prouver une proposition avancée est la méthode unique de la phi- 
losophie , des arts et des sciences , puisque toute démonstration 
est réductible à un syllogisme et que le syllogisme se construit sans 
peine dès que le moyen est obtenu. Il faut donc chercher partout des 
rapports et les étudier prmcipalement sous trois termes : il faut par- 
courir les antécédents de deux termes donnés, puis les conséquents, 
c'est-à-dire les sujets ou les attributs qui conviennent ou qui répu- 



(l) Soit, par exemple, la proposition Tout homme est mortel, proj>osition mé- 
diate qu'on veut démontrer. Au-dessus du sujet homme on trouvera un terme, 
animal, qui en est l'attribut, et qui est compiis lui-même sous le terme donné, 
mortel : tel est le moyen qui fournit le syllogisme (ici dans la première figure) et 
qui fait connattre par l'animalité la cause de la mortalité de l'homme. C'est dans . 
ce sens qu'Aristote dit souvent que le moyen, que l'attribut cherché, révèle la 
cause. — Au surplus la cauhe peut être une des quatre, essentielle^ matérieUe, 
efficiente etjlnale. V. dem. Analytiq., Il, c. 11. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 5§ 

gnent à ces termes, et qui ont d'ailleurs les conditions requises de la 
science, jusqu'à ce (^e tombant sur Vespêce^ moyen entre le genre^ 
qui est attribut, et rindit7«(fn, qui est sujet, on voie apparaître pour 
le syllogisme cherché quelque mode de quelqu'une des figures (1). 
Telte est en un mot la méthode qu'il faut substituer à cette im- 
puissante méthode de division, par laquelle affirmant sans cesse 
une alternative de chaque chose, on ne pouvait obtenir ni conclu-» 
sion nécessaire ni définition. 

Comme on peut demander d'une chose et si elle est et pourquoi 
elle est , aussi y a-l-il deux sortes de sciences : sciences de faits, 
sciences de causes ; les unes plus notoires pour nous, les autres plus 
élevées sur l'échelle de l'universel. Ainsi, l'optique soutient avec 
la géométrie , la mécanique avec la stéréométrie , la météorolo- 
gie avec rastronomie, la musique avec l'arithmétique, ce rapport 
de la connaissance du fait à la connaissance de la cause. Il n'y a 
pas de science sans la s^sation et sans le fait , mais il n'y en a 
pas non plus sans l'universel. Le moyen trouvé pour la démonstra- 
tion fait connaître la cause, de là la supériorité de l'universel sous 
le point de vue de la science. Les sciences supérieures sont donc 
les plus abstraites , celles dont le sujet est le plus simple et pour 
lesquelles le fait est le plus uni à la cause. Du reste, ces sciences 
sont distinctes quand les c^ets qu'elles envisagent reconnaissent 
des principes d'origine différente et irréductibles entre eux. Il y a 
des principes qui leur sont communs à toutes, par exemple celui-ci : 
De toute chose, i< faut affirmer ou nier l'existence ; et il y en a qui 
sont propres à chacune d'elles et à chaque genre de démonstration. 

Mais à la question d'existence, et à celle de la cause que la 
démonstration fait connaître en cherchant l'attribut, il faut joindre 
la question d'essence : on veut savoir ce qu'une chose est , en 
connaître la définition. Or la définition ne sera jamais obtenue 
par syllogisme ni par la méthode de division, ni à l'aide de la dé^ 
finition de là définition, ou de cetle des contraires. Il y a plus, la 
définition même ne fait pas atteindre l'essence. Comment la ferait- 
elle atteindre en effet, ne procédant ni comme tes sens, ni par 
syllogisme, ni par induction, et d'ailleurs ne donnant pas à connaî- 

(l) Cette tliéorie est exposée surtout dans les premiers Analytiques, i, 27-31. 
Cr. éâlniierg AMtlytiques^ i, 23. 



60 MANl£L 

tre l'exisleDce, qui doii néccssaircmcnl se savoir avant l'essence? 
Faut-il enfin réduire la définition aux mots? mais c'est la réduire 
à rien , parce que les mots sont arbitraires. La vérité est que le 
syllogisme donne à la fois l'essence et la cause , la définition et 
l'existence. Autant nous savons de l'une , autant nous savons de 
Taulre. Mais il n'en est ainsi que des définitions médiates , qui 
se donnent des choses qui ont une cause et qui sont connues 
par elle. La définition immédiate au contraire est regardée comme 
principe et posée par hypothèse : celle de l'unité , par exemple en 
arithmétique. Elle est la thèse indémontrable de l'essence. Reste 
donc à savoir comment on peut, indépendamment de la démons- 
tration , obtenir de telles définitions. Soit un sujet à définir, une 
espèce : il faut considérer les individus qui la composent et cher- 
cher en les étudiant tous les attributs essentiels et universels qui, 
réunis, ont la même extension que ce sujet . bien qu'isolément 
chacun d'eux puisse avoir une extension plus grande. S'il s'agit 
d'un genre, il faut le diviser en espèces, prendre la défini- 
tion de chacune d'elles , puis enfin former la collection des attri- 
buts communs à ces espèces. La méthode de division peut être 
employée utilement , non en elle-même , pour obtenir la défini- 
tion , mais pour servir à parcourir régulièrement les attributs et 
à n'en omettre aucun. On partage un genre en deux différen- 
ces opposées ; on admet l'une de ces différences pour attribut du 
sujet à définir ; on partage de même celte différence et ainsi de 
suite , jusqu'à ce qu'on arrive à une dernière qui ne s'applique 
qu'au défini. Au reste , il est impossible de démontrer syllogisti- 
quement que les attributs qu'on accepte sont essentiels , puis- 
qu'on a vu que le syllogisme ne pouvait conduire à l'essence; il 
suffit d'être assuré que le dénombrement est exact et complet. 
. La théorie de l'erreur est , aux yeux d^Ârislote, intimement unie 
à celles du syllogisme et de l'induction. L'erreur peut provenir d'un 
défaut des sens ; là oij pèche la sensibilité, base de l'induction^ là 
où elle est absente en partie, les éléments de l'universel ne peuvent 
être re<;ueillis. A l'extrême opposé, l'erreur peut avoir lieu dans les 
propositions immédiates , dans les principes, bien que l'évidence 
qui les accompagne nous en garde le plus souvent, et que pour 
l'éviter il doive nous suffire de savoir remonter des propositions 



D£ PHILOSOPHIE ANCIENiXE. 61 

médiates aux propositions immédiates. EoGn, Terreur peut se trou- 
ver daas la conclusion du syllogisme , et il est alors nécessaire 
qu'elle se trouve d'abord dans l'une des prémisses ou dans toutes 
deux. Aristote analyse le syllogisme de l'erreur dans les trois figu- 
res. L'erreur, dans les propositions, tient à ce qu'on peut, relati- 
vement à une même chose, ignorer et savoir tout à la fois quelque 
chose. On peut nier une vérité renfermée, soit directement, soit 
indirectement, dans quelques propositions connues qu'on n'a pas 
cependant analysées ou rapprochées ; on peut savoir d'une ma* 
nière générale et ignorer d'une manière spéciale (4). Ainsi le vrai 
et le faux ne sont que dans la pensée et non dans les choses. Ils 
dépendent du rapport affirmé ou nié de l'attribut au sujet et n'ont 
aucun rapport à l'être (%)» 

VIL VOrganon d' Aristote se termine à la dialectique, qui diffère 
de l'analyse et de la science en ce qu'elle enseigne à raisonner avec 
des propositions simplement probables. Le probable est ce que 
donne pour vrai l'autorité, soit de tous , soit du plus grand nom« 
bre , ou des sages, ou de quelques sages. On voit combien diffère 
le sens propre qu'Aristote donne ordinairement (3) à ce mot dia- 
lectiquey de celui que Platon lui avait attribué. Ce n'est pas qu'A'» 
ristole ail du mépris pour cette science subalterne , qui , outre 
l'exercice qu'elle donne à l'esprit et les facilités qu'elle fournit 
pour la polémique , lui semble aussi propre à ouvrir les voies à 
toute connaissance, à découvrir les principes les plus généraux et 
à préparer le terrain de la science ; car il n'est donné qu'à elle 
seule d'examiner les questions et de les discuter dans les deux 
sens (4). Ainsi, la dialectique ayant pour objet le probable est 
intermédiaire entre ïanalytique, qui atteint jusqu'à l'être, et la 
sophistique , qui s'arrête fallacieusement aux accidents. Aussi, 
des'deux livres dialectiques d' Aristote, Tun sous le titre de Topi-- 
quei ou traité des LieuoOy donne les règles et les lois générales 

(1) Derniers Analytiques, i, 16-18; et premiers Analytiques, ii, 21. 

(2) Métaphysique, VI, 3. 

(3) Quelquefois, mais plus ▼agilement, la dénomination de dialectique est ap* 
pliquée par Aristote à toute sa théorie du syllogisme ; mais la définition spéciale 
à laquelle il faut s'arrêter se trouve au commencement des Topiques et en bien 
d'autres lieux. 

ié) Topiques,!,^. 

II. 6 



62 MANUEL 

de la discQdsion ; Taotre , sous celui de Réfutaiiim des sophistes , 
dévoile les caractères du sophisme , et , par là même , enseigne à 
réviler ou à le convaincre. Les lieux de la dialectique , qu'on 
pounait appeler lieux communs de la controverse, représentent , 
distribués en divers groupes, les principes ou les éléments de 
toutes les questions qu'on peut agiter , de telle sorte que chacun 
d'eux renferme ce qu'il y a d'essentiel et de commun dans une 
foule de questions particulières (4). Arfstote établit donc et 
analyse une longue série de lieux communs de philosophie qu'il 
rapporte à quatre catégories principales , suivant qu'il s'agit de 
déterminer dialecliquement une définition, une propriété , un 
genre ou un accident ; il détaille les erreurs qu'on peut commettre 
ou relever ; il donne des conseils pour diriger l'esprit dans la 
recherche et dans les débats , des conseils pour interroger , pour 
répondre, pour résoudre les problèmes ; puis il passe aux sophis* 
mes, dont il détermine aussi et dont il classe les lieux communs; 
en apprenant à les former, il apprend à les réfuter ; enhn , après 
avoir montré combien sa redierche systématique et démonstratrve 
des éléments du raisonnement et de ceux de la discussion diffère de 
cette énumération des lieux et des questions que les rhétoriciens 
faisaient avant lui sens dimx et sans discernement, il termine 
ainsi sa Logique : « Pour la science du raisonnement, nous n'a- 
» vions pas de travaux antérieurs à citer , mais nos recherches 
» nous ont coûté bien du temps et bien des peines ; si donc il vous 
» paraît, après avoir examiné nos travaux , que cette science, 
» dénuée de tous antécédents analogues, n'est pas trop inférieure 
» aux autres sciences qu'ont accrues de successifs labeurs , il ne 
» vous restera plus à vous tous, cest -à-dire à tous ceux qui ont 
» suivi ces leçons , qu'à montrer de l'indulgence pour les lacunes 
» de cet ouvrage , et de la reconnaissanoe pour toutes les décou- 
» vertes qui y ont été faites (2). » 

On ne peut s'empêcher d'être ému par la noble simplicité de 
cet appel à la justice des hommes, et, au moment d'examiner 

(1) y. Ift déftnitiMi du lieu àonmH par Théophrawto, dans Barthëtowy Saint- 
Hilaire, M«m, sur la hgiq^^ 1. 1, ik UO. 

(2i Réfutation des sophistes^ ii, 24, sub fin., trad. de M. Baitliâeiny Saint- 
Hilaire. 



DE philosophie: ancienne. 63 

la valeur de la méthode d'Ariscote, on doit à la vérité de déclarer 
que toute la partie de cette méthode qui consiste dans l'analyse 
du raisonnement et de la discussion, loin de réclamer l'indul- 
gence, impose l'admiration : Âristote a porté du premier coup 
cette logique analytique, qu'il a créée, jusqu'au point d'où Kant a 
pu dire qu'elle n'a fait depuis vingt siècles ni un pas en avant, 
ni un pas en arrière (1). Kant l'a laissée lui-même où il l'a trou- 
vée, et il semble impossible qu'on y touche jamais. Cette étude à 
la fois profonde, exacte, achevée de certaines des lois de l'esprit, 
met Arislote au rang de ces hommes si peu nombreux dont l'in- 
telligence a pénétré jusqu'au vrai, en écartant la multitude des 
idées qui n'y conduisent que iiuivant un certain ordre, et qui 
d'ailleurs l'enveloppent et le cachent. 

On peut se placer à divers points de vue pour apprécier les 
mérites intrinsèques de la théorie du syllogisme et de la démon- 
stration. Considérée en elle-même ou comme une étude analy-* 
tique de l'entendement, cette théorie est d'une immense valeur : 
elle donne à l'homme la possession réfléchie de l'instrument de 
ses recherches en tout ce qui touche au développement, à la dé- 
duction et à l'ordination de ses pensées ; considérée comme moyen 
de découvertes, cette théorie est au contraire absolument dénuée 
de valeur. S'il s'agit en effet de découvrir un principe, c'est par 
induction, et cela suivant Aristote lui-même, que procède l'esprit, 
et le syllogisme n'exerce pas d'influence directe. Mais s'il s'agit 
d'une découverte tirée comme conséquence d'un principe connu, 
il est de fait que l*esprit va plus vite que le syllogisme ; que la 
foule des rapports intermédiaires qu'il devrait régulièrement par- 
courir avant d'atteindre le terme de l'invention serait de nature à 
l'égarer plutôt qu'à le conduire ; enfin que les deux langues les plus 
accomplies scientifiquement que le génie de l'homme ait jusqu'ici 
construites, l'une qui est la prose de Pascal, de Descartes et de 
Voltaire, l'autre qui est la spécieuse de ViQte, ont précisément 
pour caractère de diminuer dans une certaine mesure le nombre 

|l| V. Barthélémy Saint Hilaire, Logique d'AristoU traduite en françait, 
1. 1, préface, p. 18. Dans ee travail aasnrplos si excel'ant et si net, nous oserons 
reprocher à M. Barthétemy d'avoir «xalté l'œuvre et le génie d' Aristote un peu 
trop, même pour un traducteur, et abaissé la philosophie allemande beaucoup 
trop, même pour un élève de Vécole française contemporaine. 



64 MANUEL 

des moyens au lieu de les épuiser tous. L'histoire des sciences 
prouve d'ailleurs qu'avant'Âristote et après lui ni les découvertes 
ni les systèmes n'ont employé le syllogisme, et que rarement la 
rigueur du raisonnement et des déductions leur a fait défaut. 
Nous reconnaissons, du reste, que les travaux d'Aristote et l'é- 
tude du syllogisme ont dû contribuer à former des langues et 
des intelligences analytiques, et par là même servir puissaoï- 
ment au progrès des sciences (4). 

Reste à examiner la méthode syllogistique en tant que méthode 
de démonstration ou de réfutation. Ce que nous avons dit des dé* 
couvertes par analyse s'applique à la démonstration, qui a pour 
objet de les exposer. L'emploi du syllogisme ralentit la marche 
de l'esprit et obscurcit la vision intellectuelle. Aussi nous semble- 
t-il que la comparaison symbolique établie par un géomètre en- 
tre le général et le particulier, d'une part, le contenant et le con- 
tenu de l'autre, conduit à une simplification réelle de la méthode 
d'Aristote appliquée aux démonstrations (2). La démonstration est 
claire, en effet, dès que le rapport du contenant au contenu de- 
vient manifeste, et dans la plupart des cas ce rapport parait frap- 
pant malgré l'exclusion d'un grand nombre de contenus moyens 
que le sorite eût nécessairement mis en œuvre. La symbolique 
usitée en algèbre est encore plus simple, plus concise que cette 
sorte de symbolique géométrique appliquée par Euler au syllo- 
gisme. Le contenu d'une formule d'algèbre est infini et s'en peut 
déduire aussi par une foule de moyens sûrs et rapides. Or, nous 
regardons comme possible une langue philosophique à laquelle de 
nouveaux symboles, à la fois simples et compréhensifs, donne- 
raient une valeur démonstrative incontestable, pour tous ceux qui 
admettraient les principes sur lesquels elle serait fondée. Si cette 
langue existait, la réfutation serait aussi facile que la démonstra- 

(1) Il faut remarquer aussi que la Dialectique et la Réfutation des sophistet 
ont dû être long-temps utUes indépendamment de la valeur scientifique de Ta- 
nalyse renfermée dans ces deux ouvrages. L'examen sévère des sophismes fon- 
dés sur l'amphibologie, sur la prosodie, sur la composition, etc., de ceux fondés 
sur la confusion de l'absolu et du relatif, sur la pétition de principe, ou, en gé- 
néral, sur l'ignorance de la thèse (ignorantia elenchi), était on ne peut plus né- 
cessaire au milieu des abus de langage et de pensée que les sophistes avaient 
consacrés dans les écoles. 

(2) Y. Euler, Lettres à une princesse d'Allemagne, lettres 34 et sniv. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 65 

tlon; uue simple réduction à l'absurde y suffirait, comme elle y suffît 
aujourd'hui dans les malhématiques. Jusque-là la méthode syllogis- 
lique, ordinairement inutile à la démonstration, nous paraît aucon* 
traire nécessaire à l'exacte réfutation : en Tabsence de toute langue 
artificielle reconnue, le syllogisme, langue naturelle de Tesprit, est 
la forme dernière à laquelle on est obligé de conduire Terreur com- 
mise dans une déduction afin de pouvoir la mettre en évidence. 
VIII. Passons à Texamen des catégories, et pour nous préparer 
à porter un jugement définitif sur la valeur de la classification 
qu'elles nous offrent, remarquons qu'Aristote les fait toutes dé- 
pendre de la première, dont elles expriment quelque mode d'ê- 
tre. Or, la première, l'essence, est pour lui, comme nous savons, 
l'individu, l'animal vivant, accompli ; de sorte que les neuf autres 
répondent aux questions suivantes, qu'on peut se poser sur l'état 
de l'essence : quante^ quelle, par rapport à quoiy où, quand^ com- 
ment, ayant, agissant, subissant ? Bien que cette énumération 
semble quelquefois confuse et n'ait rien de nécessaire (4), il faut 
au moms avouer qu'ainsi littéralement traduite et représentée 
dans notre langue elle offre tout ce qu'on peut affirmer ou deman- 
der au sujet de l'individu. Les systèmes de catégories qui ont été 
composés par les modernes, celui de Kant même, si simple d'ail- 
leurs et si beau, celui d'Hegel, si ingénieux et si vaste, ne nous 
semblent pas fondés dans toutes leurs parties sur des divisions né- 
cessaires, ou qui ne puissent jamais porter les unes sur les autres (2) 
ni s'appuyer sur une étude absolument définitive de la pensée. Ils 
ont cependant sur le système d'Aristote une immense supériorité : 
conçus au sein d'une école idéaliste, ils présentent à la fois une ana- 
lyse de l'être et une analyse de la connaissance ; ils ne présentent 
la première qu'à la condition de la seconde, et si bien même que 
Kant n'admettait la réalité des catégories qu'en tant qu'idéale ou 
subjective, relative à nous, et qu'il pensait que l'être en soi nous est 

(1) La langue grecque usuelle et !a langue française conduisent en effet à mê- 
ler des catégories qui ne demeurent distinctes que sur le tableau. Le comment et 
Vayant, par exemple, xtloOai, Ix^iv, sont très-vagues, et leur contenu ne peut être 
déterminé que fort arbitrairement eu Tabsence de toute définition plus précise. 

(2) La catégorie de la relation de Kant contient, par exemple, les idées d'at- 
tribut et de substance, que l'on pourrait tout aussi bien rapporter à la catégorie 
de la qualité, ou mieux encore à une catégorie nouvelle. Â son tour, I& qualité 
contient la limitationy qui ne convient pas moins à la quantité, etc. 

6. 



66 MANUEL 

irrévocablement inconnu. Il manqua à Aristole, auteur d'une 
théorie si admirable de Tinduction, d'avoir compris que cette 
force, qui arrête dans notre entendement l'armée des sensa- 
tions en déroute, et qui compose le général en unissant, en 6xant 
les notions empiriques jusque-là désordonnées, n'explique pas les 
principes universels, mais plutôt les suppose, et ne peut que repré- 
senter le mode d'application que nous en faisons aux réalités 
sensibles, occasionnelles. Il lui manqua aussi de s'être rendu 
compte des formes générales de la sensibilité, le temps, Yespace, 
formes qui nous sont tout à fait propres et que nous ne connais- 
sons au dehors que parce que nous les portons en nous. Si au 
lieu de chercher les premières réalités dans les objets de la sen- 
sation pour tendre successivement à les abstraire, à les générali- 
ser, à les élever dans l'esprit jusqu'à parvenir enfin à la notion 
de l'être pur, de l'être en soi, Aristote avait d'abord étudié l'in- 
telligence , puis cherché au dehors la vérification de ses lois, 
il aurait fait ce que fit Kant, sauf qu'il eût pu ne pas douter de 
l'existence des objets de nos pensées. Mais la méthode ne de- 
vait pas ainsi du premier coup arriver à sa perfection, et c'était 
beaucoup, après Platon, que de montrer comment l'intelligence 
humaine s'applique aux faits sensibles, se les assimile, les fait 
idées, et construit la science. 

Il était impossible que les catégories représentassent dans la 
méthode d'Aristote, dont nous venons d'indiquer la nature, ce 
qu'elles représentent dans les doctrmes modernes. Elles s'appli- 
quaient seulement à la détermination des grands caractères qu'on 
peut attribuer aux individus soumis à nos sens. Ensuite, à me- 
sure que la science s'élevait, de nouvelles catégories paraissaient, 
sinon sous celte dénomination et dans un ordre toujours systéma- 
tique, au moins conformément à l'esprit qui avait composé les 
premières. Ces nouvelles catégories se rapportaient, non plus 
aux essences, mais à l'entendement, dont elles fixaient les 
grandes notions et auquel elles traçaient une marche. Déjà nous 
avons vu que dans le traité logique des catégories Aris^tote exa- 
minait certaines notions qu'il éprouvait le besoin de distinguer et 
de définir. Partout dans sa Physique et dans sa Métaphysique , 
qyaiii d'arriver à la Théologie il s'attache de môme à explique 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 67 

les termes philosophiques et les idées auxquelles ces termes ré- 
pondent et qu'il se prépare à mettre en œuvre (1). Nous de- 
vons à son exemple , avant d'exposer Tidée générale du monde 
qui ressort de la logique d'Aristote , examiner brièvement ces 
notions ou ces termes qui composent une sorte de théorie des 
idées , non plus objective comme celle de Platon , mais subjective 
ou ramenée au vrai sujet de la pensée. 

IX. Nous avons déjà exposé à propos d*Aristote comme histo- 
rien de la philosophie , la notion de cause et les quatre modes 
qu'elle comprend. Parmi ces causes, deux sont externes par rap- 
port à l'être, savoir: Vefficiente, à laquelle seule nons donnons 
aujourd'hui le nom de cause, et la finale^ qui est véritablement 
cause aussi dans un autre sens en tant que but ou fin de la pro- 
duction. Les deux autres sont internes et sous les noms de forme 
et de matière^ jouent le plus grand rôle dans la doctrine d'Aris- 
tote. Tout corps a forme et matière : Tune est proprement ce qu'il 

(1) Cette eonsidération nous explique Jusqu'à vn certain point l'existence et 
la place de ceax dè« lirres métaphysiques qui sont consacrés à poser des ques- 
tions, à définir des termes et à éclaircir des notions. Il est impossible de penser 
que ces livres ne sont pas d'Aristote et n*ont pas été destinés à tenir la pince 
qu'ils tiennent. Cependant le désordre visible de l'ensemble, les nombreuses ré - 
pétitions et Tobscurité de certaines parties consacrées à des développements qui 
ne sont ni préparés ni continués, nous persuadent que la Métaphysique n'est que 
la réunion tant bieji que mal opérée de plusieurs cahiers de leçons que le mattre 
n'avait pas eu le temps de rédiger en un tout.— Rien n'était si difficile au sur- 
plus que de mener à perfection l'analyse de l'esprit, de la langue et des fonde- 
ments logiques de la connaissance et de l'être, qui se trouve répandue dans les 
livres v, vi, vu, viii, ix. x, xi de la Métaphysique et dans quelques chapitres 
des autres. Ce travail accompli eût représenté un système de logique transcen- 
dentale, comme diraient les Allemands, et eût formé la deuxième partie de la 
Métaphysique. La première partie se fût alors composée des livres i, xiii et xiv 
et des chapitres historiques et critiques contenus dans les autres ; enfin le livre xit, 
précédé d'une partie du iv, eût formé la Théologie, fin véritable de la Métaphi/' 
figue dans l'opinion de tous les commentateurs. Les livres ii et m ne peuvent 
être regardés que comme des appendices inutiles à l'ensemble. Tel est l'ordre 
que Tesprit moderne pourrait, ce me semble, désirer dans l'admirable oiirrn<7i; 
qn'Aristote a laissé dans la confusion. *~ Il est bon de dire deux mots du nom 
même de la métaphysique, devenu si célèbre et si usuel depuis Aristote. Ce nom, 
que M. Ravaisson rapporte, pour d'excellents motifs, à Aristote lui-même ou à 
ses'premiers successeurs, servait à désigner, comme la véritable étymologie l'it - 
dique {xà^ttàtàwa'oA), les livres qui viennent après ]& Physique. Il s'agit et d'un 
ordre d'idées et de l'ordre de succession des traités qui composent l'œuvre d'A- 
ristote. (Ravaisson, Essai, part. I, liv. i, c. 3). Le terme de philosophie première ou 
de philosophie proprement dite devrait être préféré aujourd'hui à celui de méta- 
physique, qui n'a de sens et de valeur que dans le système d'Aristote. 



es MANUEL 

csl aclucllcmcnl ou en acte, Tautre ce qu'il est en puissance ou 
ce qui] peut devenir. Celle-ci réunit la possibilité des contraires et 
n'est jamais déterminée qu'en tant qu'elle peut servir de support à 
une forme déterminée elle-même. La forme et la matière ne sont 
séparables dans l'être que par conception, et la substance, ou sujet 
de tous les attributs, peut s'entendre ainsi, ou de la matière, ou de la 
fcfrme,ou du composé des deux (1 ). Mais outre l'acte et la puissance, 
il faut un troisième principe pour comprendre une essence réelle, 
et ce principe c'est la privation. En effet, d'une part l'être sous 
les diverses catégories a toujours un contraire : l'essence , par 
exemple, est ou une forme , ou la privation de cette forme ; la 
quantité est ou complète ou incomplète , etc. (2) ; d'autre part 
jamais les contraires ne peuvent coexister dans le même siyet (3). 
Il faut donc que tout sujet soit conçu comme composé de forme, 
de matière et de privation (4). 

Les individus changent; c'est un fait sensible et que nul ne peut 
contester; qu'est-ce donc que le changement? Ce n'est certaine* 
ment pas la puissance, ni l'acte, puisque tout changement se fait 
précisément de l'être en puissance à l'être en acte : il faut donc 
que ce soit quelque chose d'intermédiaire entre les deux, de 
sorte qu'au lieu de le déRnir illusoirement par des négations, 
comme on Ta si souvent fait, il faut le regarder, chose bizarre, 
mais cependant réelle , comme Vactualité du possible en tant que 
possible. Ainsi l'être provient de l'être en puissance ou du non 
être en acte, et tel ou tel être en acte de tel ou tel être en puis* 
saoce, de sorte que la préexistence de la matière nous explique 
la production d'une infinité d'êtres , et nous rend raison des mé- 
langes d'Anaxagore et d'Empédocle et du mot de Démocrite « Tout 
était en puissance. » Mais il y avait en outre diversité de matière , 
ce que Démocrite n'a pas reconnu (5). Vaccidentel s'explique aussi 
par l'existence de la matière. Tout n'est pas nécessaire; les évé- 
nements s'enchaînent, mais on peut souvent déterminer un point, 



(1) Aristote, Métaphysique, vil, 3; et VIII, L 

(2) Id., ibid., XI, 9. 

(3) Id., ibid., iv, 3 et 4 ; et jq, Q e^ Ç, 
(4)Id.,iWd.,xii,2,9qbftp. 

C6) Id., ibid, xi, 9 i et xii, 2. 



D£ PHILOSOPHIE ANCIENNE. 69 

un instant précis où deux contraires sont également possibles , 
et la matière est le sujet de cette possibilité. Le principe et la 
cause de l'accident sont dans les êtres qui ne sont ni nécessaire- 
ment , ni toujours , ni ordinairement dans le même état ; cette 
cause et ce principe sont eux-mêmes accidentels , il est donc im- 
possible qu'il en existe une science (1). Le terme de nécessité s'en- 
tend ou d'une condition d'existence , ou de la contrainte , ou de 
l'impossibilité d'être autrement, en particulier pour les conclusions 
syllogistiques (2] , et celui de hasard s'entend des productions 
accidentelles de la nature ou de la pensée; ceâ productions sont 
indéterminées, insondables, sans ordre, en nombre infini ainsi 
que leurs causes, mais elles sont nécessairement postérieures à 
l'être en soi (3). 

Nous renvoyons au chapitre de la physique et de la théologie 
la détermination des diverses espèces de changement ou de mou- 
vement, ainsi que la définition de la nature, la classification des 
sciences et la recherche de l'être en soi. Il nous reste ici à éclair- 
cir quelques notions essentielles sur lesquelles Âristote a dû se 
déclarer après Platon et ses devanciers, puis à exposer le 
principe commun de sa philosophie , le principe de contradic- 
tion. 

X. Nous avons vu que l'être, sous les diverses catégories, recon* 
naissait toujours un contraire : ainsi autant d'espèces d'^fre, autant 
d'espèces de non-élre. Ce dernier terme sert seulement à nier ou 
quelque essence, ou quelque qualité de l'essence ; et, en se rap- 
portant à cette signification, on peut dire que le non-être est et 
qu'il est le non-ôtre (4). Cela posé, toute essence est une, et 
toute unité réelle est une essence; l'être se divise comme l'un, et, 
par conséquent être et un sont véritablement synonymes (5). Â 
Vunité s'oppose \a pluralité ou la multitude, mais non pas comme 

(1) Aristote, Métaphysique, vi, 2 et 3. Cf. Topiques, i, 5, où il ne s*agit cepen- 
dant que de la définition logique do Taccident. Aristote semble penser que la cause 
proprement dite de Taccidentel réel est la cause efficiente frappée elle-même 
d'accidentalité , c'est-à-dire non déterminée par des motifs nécessaires de fina- 
lité. V. Physique, II, 6. 

(2) Id., ibid., v, f . 

(3) Id., ibid., xi, 8. 

(4) Id., ibid., IV, 2. 

(5) Id., ibid., loc, cit., et v, 6; et x, 2. 



70 MANUEL 

rêtre au non-être; car la multitude implique Tunité, loin de 
Texclure, et, dans les catégories, le rapport d'un à plusieurs est 
le même que celui de la mesure au mesurable. Or, les modes d.e 
l'unité sont l'identité, la similitude et Tégalité ; ceux de la multi- 
tude sont l'autréité, la dissimilitude et Tinégalilé; de sorte qu*à 
l'opposition d'un et de plusieurs se ramènent celles de même et 
d'autre, de semblable et de dissemblabky d'égal et d'inégal^ qui 
se rangent sous les trois premières catégories. Enfin, sous le 
terine autréité se rangent le différent et le contraire^ qui est une 
espède de différent; et le différent lui-même suppose ou le genre 
ou Vespècey c'est-à-dire ce par quoi sont les mêmes deux choses 
qui diffèrent quanta l'essence [i). 

On voit que le non-être, qui se confond avec la puissance, 
quand il s'agit de la réalité des choses, n'est d'ailleurs pour Aris- 
tôle qu'un principe de négation dans l'entendement. Évitant ainsi, 
et grâce à uqe ressource que nous croyons illusoire, de poser le 
non-être même comme cause et élément de l'univers, il met à sa 
place, sous le titre d'opposition réelle de la multitude et de l'un, 
le principe de la pluralité des essences. Platon résolvait le même 
problème à l'aide du principe de Vautre, ou de la distinction, 
comme nous dirions aujourd'hui {2). Le principe de Platon nous 
semble logiquement antérieur à celui d'Âristote ; car on peut 
poser une distinction sans avoir l'idée claire de pluralité, tandis 
que la réciproque n'est pas vraie. Mais l'un et l'autre principe 
implique l'idée de négation ou de non-être, toujours antérieure à 
celle de limitation. Aristote ne traite pas non plus, en la péné- 
trant dans toute sa profondeur, la question de l'opposition du 
multiple et de l'un, ou du divisible et de l'indivisible. S'il l'eût 
ainsi traitée, placé au point de vue subjectif qui manquait à Pla- 
ton, et niant l'objectivité distincte des idées et la participation 
des choses sensibles, il n'eût pas manqué d'apercevoir la coexi- 
stence des attributs contraires dans les essences réelles et natu- 
relles, mais surtout celle de Tun et du multiple dans la pensée 
et dans le mouvement. 11 faut donc reconnaître une grande infé- 



(1) Aristote, Métaphysique^ x, 3 et 6. 

(2l V. ci-dessus, à la fin du ch.ipitre précédent. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 71 

riorilé relative de la doctrine d*Aristote à celle de son maître, en 
ce que ce dernier apercevait clairement les attributs contraires 
des êtres naturels, que le premier s'exerça vainement à nier. 
Mais aussi, ne pouvant se décider à croire à ces essences immua- 
bles, distinctes, grâce auxquelles Platon s'élevait au-dessus du 
monde de la contrariété et des changements, Aristote eut sur lui 
l'avantage de faire rentrer la connaissance dans le sujet pensant, 
dans l'homme , et F uni vers réel en lui-même. De là ce système 
des catégories, dont nous avons indiqué les premiers éléments, 
et qui offre à notre admiration le plus ancien essai et l'un des 
plus complets qu'il y ait d'une classification universelle des con- 
naissances (1); mais de là aussi cette extrême préoccupation lo- 
gique de Tesprit, qui confond les raisons de l'univers avec les 
attributs qu'il en peut connaître, qui réduit l'ontologie générale 
à des principes abstraits, l'acte et la puissance, la matière, la 
forme et la privation. Aristote eut le génie de comprendre que 
toute logique générale est en même temps une ontologie ; et ce 
génie le fit régner long-temps sur la philosophie chrétienne, dont 
la méthode est très-supérieure à la méthode commune des anciens ; 
mais il crut, et cette erreur si naturelle, alors inévitable, s'imposa 
par lai, et sans Itii s'impose encore à toutes les écoles, il crut que 
cette logique générale devait être soumise aux mêmes lois que la 
logique toute spéciale qui nous enseigne à distinguer et à grou- 
per nos idées pour raisonner analytiquement. En un mot, il fit 
du principe de contradiction le principe universel de toute con- 
naissance, et il réunit sous le même nom deux principes très- 
distincts, dont l'un est vrai, l'autre faui. 

// est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas en même 
temps. Si Taffirmation et là négation pouvaient être vraies simulta- 
nément, on discuterait sans s'entendre ; il n'y aurait pas commu- 
nication de pensées. Il faut que chaque mot soit connu, que cha- 
que mot exprime une chose et non plusieurs; celui donc qui dit 
que telle chose est et n'est pets affirme ce qu'il nie et nie ce qu'il 
affirme; il affirme que le mot ne signifie pas ce qu'il signifie (2). 

(1) Nous donnerons plus bas (part. II, chap. 2) un tableau général des catégc 
ries d'Aristote, comprenant le système entier des sciences tel qu'il l'avait conçu* 

(2) Métaphysique, xi, 5. 



72 MANUEL 

Âristole est ici dans le vrai, l\ pose le principe de toute certitude, 
et la démonstration qu'il en donne est irréfutable quand on se 
tient dans la sphère des idées et des attributs ; mais, quand il 
étend son principe aux êtres, aux attributs envisagés dans les 
êtres et non plus dans la pensée, il fait confusion et ne prouve 
rien. Il n'est pas possible, dit-il, que les contraires se trouvent en 
même temps dans le même objet. Sans cela l'affirmation et la oé« 
galion seraient vraies simultanément, puisque tout contraire est 
une privation, une négation. Deux pensées contraires ne sont pas 
autre chose, ajoute t-il, qu'une affirmation qui se nie ; on ne sau- 
rait donc concevoir en même temps, sous le même rapport, que la 
même chose est et n'est pas, et c'e&imentir que de le prétendre (4 ). 
On voit comment la distinction de l'être et de la pensée échappe à 
ce grand penseur. II essaie de réduire l'impossibilité des attributs 
contraires dans le même être à l'impossibilité de les unir dans la 
même pensée ; mais il ne prouve nullement que deux analyses 
successives, l'une et l'autre irréfragables, ne puissent pas nous 
conduire à déterminer l'essence d'un même être comme doué 
d'un certain attribut, puis de l'attribut contraire au premier. 

Ainsi, tous les excès de la sophistique et de l'empirisme absolu, 
pour ainsi dire, déterminèrent Platon à remplacer, dans le sys- 
tème des essences, le principe du non-être par celui de la dis— 
tinction, et Âristote à poser l'incompatibilité des attributs con- 
traires en un même être comme le fondement de sa forte et 
vivace doctrine de la science. Telle est la logique qui devait do- 
miner pendant vingt siècles Tintelligence humaine dans la philo- 
sophie, et, en quelque sorte, jusqu'au sein de la religion, dans la 
théologie. 

(1) Âristote, Métaphysique, Xt, 5 ; et IV, 6 et 3. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENMK. 73 



LIVRE CINQUIEME. 



DEUXIÈME PARTIE. 
IêM. Connaîfsaaoe elle-nnème. 



§1. 

DOCTRINE PHYSIQUE ET THÉOLOGIQUE DE PLATON. ^ 

I. Les hommes vivent ici-bas dans Tesclavage : esclaves de 
leurs affaires, esclaves de leurs discours , livrés à la flatterie, 
égarés dans les mille détours de l'esprit, la fausse habileté du 
monde les trompe et les corrompt. 

Le vrai philosophe ignore le monde ; étranger au milieu des af- 
faires, il est indiff'érent à tout ce qui est accidentel; il tombe à 
chaque instant dans le puits de Thaïes, et comme lui prête à rire 
aux esclaves. Le vrai philosophe ignore comment on répond aux 
injures; il rit si Ton se vante; il demeure embarrassé s'il faut 
parler; un roi qu'on exalte lui semble un pâtre plus riche et non 
moins ignorant que les autres ; un puissant maître du soi ne lui 
paraît occuper qu'un bien petit coin de la terre, et le plus ancien 
des nobles est devant lui comme un supputateur à courte mémoire, 
qui n'embrasse que quelques générations dans le temps. Pour lui 
son lot est de considérer l'homme en lui-même, et ce qui distingue 
l'homme des autres animaux , le juste et l'injuste , le bonheur et 
la royauté en général. Hautes régions où les autres hommes s'é- 
garent à leur tour et prêtent à rire aux hommes libres (1). 

Nous devons prendre soin de nous-mêmes bt chercher à nous 
rendre meilleurs; mais, afin d'apprendre l'art qui rend meil- 
leur , il faut d'abord savoir ce qu'on est : Connais-toi toi-même, 
a dit l'oracle. Qu'est-ce donc que moi? Ce qui se sert diffère de 
ce dont il se sert. Ainsi l'homme se sert du corps tout entier, il lui 

(1) Platon, Théélète, p. 123-132. 



74 MAKUEL 

commande ; l'homme n est donc pas le corp?. L'homme n'est pas 
non plus le composé du corps et de l'âme, puisque le corps ne com- 
mande pas: l'homme est donc Tâme. Nous ne saurions remonter 
plus hdut pour nous coûnattre ; c'est donc l'âme enfin qu'il faut 
connaître (4). 

La mort est la séparation de Tâme et du corps. Le vrai philo- 
sophe doit se rapprocher d'elle, puisqu'il doit, suivant l'opinion, 
mépriser les plaisirs qui sont du corps et non de l'âme. Les sens 
même les plus parfaits, la vue, l'ouïe, troublent la vraie connais- 
sance , qui est particulière à l'âme. Le vrai , le bien , le beau ne 
sont pas sensibles ; la pure pensée les atteint. Le corps est donc 
un obstacle à la recherche et à la possession du vrai , et le philo- 
sophe doit apprendre à mourir, apprendre à être mort. A moins 
d'une contradiction honteuse , il faut que le philosophe soit prêt à 
cette séparation si désirable ; il faut que la vertu soit la purga- 
tion des passions , et que l'objet de la sagesse , comme celui de 
rinitiation aux mystères, soit de préparer à l'autre vie (2). 

L'âme sun'it-elle donc à son corps? Est-elle immortelle? Sui- 
vant une vieille opinion, l'âme passe de ce monde à l'enfer, d'où 
elle revient à la vie ; et la vie naît ainsi de la mort. Cette opinion 
est vraie. Chaque chose naît de son contraire. Si tout ne faisait 
cercle parmi les choses de ce monde , il faudrait qu'à la fin tout 
pérît ou que tout demeurât immuable, plongé dans le sommeil 
d'Endymion. Ainsi, comme le grand naît du petit, le juste de l'in- 
juste, ou, réciproquement, comme la veille naît du sommeil, la vie 
naît de la mort. Nous mourons comme on s'assoupit , nous revi- 
vons comme on s'éveille (3). Il est d'ailleurs impossible que l'âme 
se dissolve après la mort ; son objet propre est immatériel et 
constant; par elle-même elle perçoit l'invariable, au lieu qu'elle 
ne connaît le muable que dans les choses sensibles et par les or- 
ganes des sens. Si donc, plus divine que le corps à qui elle com- 
mande, elle se maintient dans la contemplation de l'éternel; si 
recueillie en elle-même elle abandonne le corps sans rien empor- 
ter des liens dont il la chargeait , il n'y a plus rien en elle qui 

(1) Platon, Alcibiade, p. 86-114. 
|2| Id., Phédon, p. 200-213. 
\3) Id., ibid., p. 213-219. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 75 

puisse dissoudre ; elle s'envole dans Vimmatériel, où elle ha- 
avec les dieux (1). Enfin si l'âme existait avant la vie pré- 
, il faudra sans doute qu'elle survive à la mort, comme elle 
cédé la naissance. Mais il est aisé de prouver par la rémi^ 
nce, unique moyen de la connaissance en nous, que nous 
bs dû contempler durant une vie antérieure les essences, les 
es que nous nous rappelons ici-bas (2). 
^Comment chercher ce qu'on ignore? A quel signe le connaître 
Iprès l'avoir trouvé ? C'est une difficulté insoluble que d'expliquer 
comment on cherche ce qu'on sait, si on le sait, ce qu'on ignore, 
si on l'ignore; à moins que reconnaissant l'immortalité de l'âme 
et qu'elle a pu naître plusieurs fois, on n'admette qu'elle a su 
jadis , qu'elle se souvient aujourd'hui , et qu'apprendre c'est re- 
trouver ia mémoire. Qu'on interroge un esclave ignorant sur la 
géométrie, dont il n'a pas même entendu prononcer le nom, et on 
le verra d'abord hésitant, tâtonnant, revenant sur ses pas, entrer 
enfin en possession de l'opinion vraie dont les éléments préexis- 
taient en lui. Il en est de même de toute science ; les principes, 
les idées s'éveillent en nous et ne nous sont pas communiqués : 
si donc l'âme a dû toujours posséder la connaissance, elle est im- 
mortelle (3). 

Mais , dira-t-on , l'âme n'est autre chose peut-être que l'har- 
monie des éléments dont le corps se compose , et l'harmonie est 
détruite quand les cordes de la lyre sont brisées. S'il en était 
ainsi , il faudrait rejeter l'existence antérieure de l'âme et le 
dogme si bien établi de la réminiscence ; où serait alors le prin- 
cipe de la diversité des âmes entre les animaux? Que seraient les 
idées du vice et de la vertu ? Mais surtout, si l'âme est une har- 
monie , comment pourra-t-on concevoir que l'harmonie com- 
mande aux cléments dont elle n'est en réalité que le résultat né- 

(1) Platon , Phédon , pag. 231-240. ^immatériel, àtiiic, est , tuiTant Platon, 
l'étymologie de Vautre monde, d^ijç, ou de Vautre »»«, de Ven/er, selon l'expres- 
sion vulgaire. V. Cratyle, p. 67. 

(2) Id., PÀie/on,p.219 23l. 

(3) Id., Ménon, p. 170-192. Les interprètes trouvent dans la célèbre interroga- 
tion de l'esclave une difficulté technique dont heureusement la solution n'im- 
porte pas à lu méthode et à l'explication des idées innées, dont il est ici 
question. 



'G MANUEL 

cessaire, et qu*el(e soit autre chose que ce que les éléments la 
font être? Cependant le poète nous montre Ulysse se frappant la 
poitrine et gourmandant son cœur : 

Souflfre encore ceci, mon cœur! ta souffris autrefois davantage (l). 

Reste cependant une objection formidable : si l'âme a existé 
avant le corps, si elle a successivement revêtu, si elle a usé plu- 
sieurs organismes, qui nous dit que cette union corporelle n'est 
pas une maladie qui doit se terminer au néant? qui nous dit qu'à 
la suite d'une décadence continuelle et d*un abaissement pro- 
longé l'âme ne doit pas à la fin périr avec quelqu'un de ces corps 
dans lesquels elle est comme ensevelie? Il faut donc chercher la 
nature de l'âme en soi (2). 

II. La propriété essentielle de Tâme, celle qui répond à Tidée 
que tous les hommes se font, c'est qu'elle est le principe de la 
vie et du mouvement dans le corps. Une essence vivante est 
celle qui se meut d'elle-même. Il faut donc définir l'âme : un 
mouvement qui a la puissance de se produire lui-même. Mais de 
tous les genres de mouvement que nous pouvons considérer, ce- 
lui de l'essence automotrice est nécessairement le premier ; il faut 
donc que l'âme ait existé avant le corps, et que la pensée, l'opi- 
nion, la volonté soient antérieures aux dimensions et à la force des 
corps (3). Si donc enfin la vie est essentielle à l'âme, il n'est pas 
possible que la mort, contraire de la vie , puisse jamais trouver 
place en elle. L'âme apporte la vie, la vie exclut la mort ; l'âme 
est immortelle (4). 

Puisque l'âme habite en tout ce qui se meut et gouverne tous les 
mouvements, il faut aussi qu'elle régisse le ciel. Or, on peut sup- 
poser deux âmes, celle qui fait le bien et celle qui fait le contraire 
du bien. Suivant que l'âme divine, dont les mouvements propres 

(1) Homère, Odyssée, xx, 18. 

(2) Platon, Phédon, p. 250-255 et 263-273. 

(3) Id., Lois, X, p 233-243. — Le dialogue des Lois, dernier ouvrage de Pla- 
ton, achevé, mais demeuré peut-être imparfait, fut publié par Philippe d'O- 
ponte, son disciple (Diogène, Vie de Platon). Son authenticité a été contestée 
sans raisons suffisantes. Aristote le cite souvent, et l'ouvrage tel que nous le 
possédons répond à ses citations. V., pour les Lois, plus bas, § IH. 

( 4) Id., Pkédon, p. 295-299. Cf. Phèdre.p. 47. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 77 

produisent les mouvements des corps et les qualités qui en résul- 
tent, prendra conseil de Tintelligence ou de la folie, le gouverne- 
ment du monde sera sage ou absurde. Cest donc la sagesse qui 
r^ne, puisque « la marche et les révolutions du ciel et de tous les 
» corps qu'il contient sont d'une nature semblable à la marche et 
» aux révolutions de Tintelligence qui raisonne, et que la plus 
» parfaite conformité se rencontre en leurs développements. » En 
effet, parmi tous les mouvements que nous pouvons imaginer, 
8*11 en est qui se produisent sans ordre, sans règle et sans don- 
ner lieu à des rapports constants, ceux-là sont les mouvements 
de la folie; mais, au contraire, le mouvement du ciel, circulaire, 
uniforme et soumis à d'invariables relations, est tout à fait sem- 
blable à cet autre mouvement circulaire que l'intelligence exécute 
sur elle-même, autour d'elle-même, dans le même ordre et sui- 
vant les mêmes lois. Soit que l'âme, cause des mouvements du 
soleil, meuve son corps de feu par une impulsion intérieure ou 
extérieure, soit que dégagée de tous liens elle le dirige de loin 
par d'admirables pouvoirs, il n'en est pas moins vrai que tout 
homme doit regarder cette âme comme une divinité. Mais les 
âmes des autres astres et toutes celles qui président à des mou- 
vements constants dans la nature sont aussi des divinités, et l'ti- 
nivers est plein de dieux (1). 

Il est des hommes qui reconnaissent l'existence des dieux et 
qui les honorent, mus sans doute par la parenté qu'ils ont avec 
eux. Mais bientôt le bonheur apparent des méchants ici-bas et le 
succès du crime les portent à penser que ces dieux excellents 
ignorent les affaires humaines ou les méprisent : cependant, char- 
gés du gouvernement de l'univers, ni paresse, ni négligence, aucun 
de nos vices ne peut entrer en leur âme ; les plus petites choses 
réclament d'eux autant de soins que les grandes; tout-puissants. 



(1) Platon, LoiSi x, pag. 243-251. — Nous verrons plus loin comment Platon 
ramène Tessence divine à Tunité.Les dieux dont il parle ici sont les cernons créés 
et immortels qui dirigent le monde. La supposition de deux âmes. Tune bonne, 
l'autre, au contraire^ n*est qu'un point de départ pour la discussion; car le dua- 
lisme existe en tout cas dans l'intelligence. Reste à savoir si ces deux termes 
ont la même nécessité essentielle, ce que nous verrons plus tard n'être pas. 
Grou a donc eu tort de passer condamnation sur ce mot de Platon, p. 270 de sa 
traduction des Xoû, Amsterdam, 1769. 

7. 



78 MANUEL 

tojut connaisaantâ , maîtres des hommes, enfin, ils embrassent 
dans leur pensée l'ensemble du monde avec tous ses détails ; ils 
n'ignorent, ni n'oublient, ni ne dédaignent. Mais un grand artiste, 
un habile médecin dirigent toutes leurs opérations à la perfection 
du tout ; ils ordonnent la partie pour l'ensemble et non l'ensem- 
ble pour la partie. Nous murmurons contre l'ordre du monde 
faute de savoir comment notre bien propre se rapporte à la fois 
à nous-mêmes et au tout, suivant les lois de l'existence univer- 
selle (1). 

Il est d'autres hommes encore qui reconnaissent l'existence des 
dieux et leur providence, mais qui croient les pouvoir gagner par 
des sacrifices ou fléchir par des prières. S'il est impie cependant 
de méconnaître les dieux et leur saint gouvernement, il ne l'est 
pas moins de les traiter comme des maîtres mobiles, capricieux, 
injustes. Le méchant attribuée la sagesse des jugessuprémes ceque 
nous n'osons penser de la médiocre vertu des juges de la terre (2) ; 
bas flatteur des puissaqts, il soupçonne de prévarication et d'infi- 
délité ces chiens célestes, gardiens du troupeau humain, qui nous 
secourent incessamment dans la guerre immortelle du bien contre 
^e mal, contre cette somme de maux qui surpiisse |a somme de» 
biens et remplit l'univers avec elle ; ces génies, ces démons nos 
maîtres, nous sauvent par les vertus qui sont en eujç et dont 
la terre ne connaît que de faibles vestiges (3). Préférons donc, si 
nous prions les dieux, préférons à tous les pompeux sacrifices d'A- 
thènes, la prière des Lacédémoniens qui demandent que les bieM 
leur soient accordés avec le beau, ou bien disons encore : « Roi Ju- 
» piler, donne-nous les biens, soit que nous les demandions ou que 
» nous ne les demandions pas; éloigne de nous les maux, quand 
» même nous te les demanderions. » La prière positive et dans 



(1) Platon, Lois, x, 252-263. 

(2) Id.. ibid., x, p. 270-272. 

(31 Id., ibid., x, p. 269, On doit reconnaître Jci une sorte de théorie de la grâce 
divine regardée comme communiquée aux hommes par l'action des anges gar~ 
diens. Quant aux raauvaif? génies, les démons du christianisme, que des pères 
de l'Église et des alexandrins ont vus dans ce passage, nous ne pouvons les y 
trouver. Les biens y î^ont personnalisés, il est vrai, mais non les maux, et nous 
verrons plus bas que Vorlgine du mal parla liberté des âmes rend cette person- 
nalisation inutile. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 79 

des cas déterminés no peut que nous être nuisible si nous igno* 
rons la \raie science, qui est la science des vrais biens (4). 

Mais comment accorder Texistence du mai et do l'injustice avec 
rexcellence d'un monde que régit la divine providence? Le roi 
de Tunivers donne à chacun suivant ses mérites, et à chaque âme 
la place que sa perfection lui assigne. Son oeuvre consiste à dis- 
poser Tordra selon les événements, et à ranger les dé$ dans les 
cases qui leur conviennent. Doués d'upe âme et d'un corps qui 
sont des essences, non sans doute éternelles, omis immortelles 
comme la génération même des êtres animés, nous avons dans 
notre âme le principe de nos opérations, et ces opérations sont 
mélangées de vice et de vertu, La dis»iribution des places des 
âmes est telle que le bien ait toujours le dessus, et k mal toujours 
le dessous dans ïunivers (2), et que chacune d'elles soit classée 
en raison de ses qualités distinctives. Mais ce roi du monde a 
» laissé à la disposition de nos volontés les causes des qualités 
» de chacun de noui, ç£ir chaque homme est ordinairement tel que 
}» Iç comportent ses désirs et la nature de son Âme (3), » A leur 
precnière naissance toutes les âmes furent égales, aûa que nulle 
d'entre elles n'eût à se plaindra de son auteur ; soumises mu sen^ 

(1) Le deuxième Alcibiade, qui nous offre cette théorie de la prière, n'est ap- 
paremment pas de Platon. On l'attribua dans l'antiquité à Xénophon (Athénée, 
Deipno$oph.^ v, p. U20, et Xi, p. ^OS). «t à Bsçhiue , disciple de Socratc et au- 
teur de quelques autres dialogues. Mais la thèse principale est certainement 
platonicienne. Cf. Eutyphron. 

(2) On a trouvé singulier que Piatoo, après avoir assigné au bien la première 
place dans le monde et rejeté \\^ mal dans la dernière, ait affirmé quelques p^es 
plus loin que la somme des maux, suivantsa théorie même, surpassait la somme 
des biens dans ruBiwrs. Mais la contradiction, relevée ici par M. Cousin, qui 
ne va pas ^ moins qu'à parler des Persans et de leur dualisme (Cousin, Note» 
sur le I""^ volume des Lois, p. 244), s'efface à la moindre étude et quand on prend 
chaque chose en son sens et 4 sa place. V. ci-d(*ssous la doctrine de la métemp- 
sycose. 

|3) Platon, Lois, X, p. 264 et 265. — Ce passage est le plus explicite qucnous 
sachions sur la libre arbitre et sur le don qui en a été fait à l'homme. Grou et 
M. Cousin, i son exemple, ont arrangé et complété à leur guise Isi seconde 
partie delà phrase, qui, suivant les termes actuels d'une question si controversée, 
semble établir toute autre chose que la première. Il n'en est que plus intéres- 
sant cependant de vo^r Platon confondre ainsi la volonté^ les désirs et la nature 
de l'âme, et la rendre responsable à la fois de toutes ces choses qui sont en effet 
plus Intimement liées qu'on ne croit. L'instinct de la liberté humaine paratt ici 
dans toute sa force avant que cette liberté ait un nom en philosophie et que la 
science en ait fait une question. 



80 , MANUiEL 

salions et aux passions que les changements de la matière devaient 
apporter à leurs corps, la justice et l'injustice cons slèrent pour 
elles à dompter leurs impressions ou à leur obéir. Elles ne tar- 
dèrent pas à tomber, et dès lors elles durent revêtir, suivant leur 
état acquis, les corps de divers animaux (1). Le mal existe ainsi 
dans le monde, et il est impossible qu'il soit détruit, car il faut 
que quelque chose soit opposé au bien. Les maux ne peuvent 
séjourner parmi les dieux; il est donc nécessaire qu'ils circulent 
sur cette terre et autour de notre nature mortelle. Aussi devons- 
nous faire tous nos efforts pour fuir au plus vite de ce séjour 
dans l'autre. Cette fuite est la ressemblance avec Dieu autant 
qu'il dépend de nous, et on ressemble à Dieu par la justice, par 
la sainteté, par la sagesse. Dieu n'est injuste en rien ni jamais. 
Deux modèles sont proposés à l'homme, l'un divin et bienheureux, 
l'autre sans Dieu et misérable : c'est ce dernier qu'imitent ici-bas les 
tyrans et les mercenaires, tous ceux qui déjà portent ainsi de leur 
injustice une peine que l'excès de leur folie les empêche desentir (%), 

IIL Nous sommes remontés aux dieux par la nature en cher- 
chant l'origine du mouvement et l'essence de l'âme. Mais l'âme 
n'est pas seulement la cause première du mouvement; l'âme pense, 
et par les idées il nous est donné d'atteindre encore plus sûrement 
à la notion de l'être divin. 

L'idée du bien est la plus Importante des idées; c'est d'elle que 
toutes les autres tiennent leur utilité. Ceux même qui pour le 
beau, pour le juste ou pour le vrai s'en tiennent aux apparences , 
quand il s'agit du bien , aspirent au réel. Mais qu'est-ce que le 
bien? On nous dit que le bien est la volupté; cela ne peut être, car 
chacun reconnaît de bonnes et de mauvaises voluptés ; on nous dit 
encore que le bien n'est que la connaissance : mais quelle connais- 
sance? 11 faut en venir à répondre : La connaissance du bien. Nous 
n'essaierons pas de faire connaître le bien en soi , ce serait trop 

(1) Platon, Timée, p. 138-H2. 

(2) Id., Théétètôy p. 123-136. — L'origine du mal exposée dans le Timée est, 
nous le savons, frappée d'incertitude par la déclaration plusieurs fois répétée de 
l'interlocuteur principal qui ne prétend enseigner que le vraisemblable ou le 
probable ; mais outre que ce vraisemblable tient une grande place dans les dia- 
logues de Platon, le passage du Théétèle vient nous apprendre que, toute théo- 
logie à part, le philosophe regardait le mal comme un attribut nécessaire du 
monde, quelque origine physique qu'on lui veuille supposer. 



DE PHILOSOPHIE ANCIE]S>E. 81 

difficile. Nous indiquerons seulement une production du bien toute 
semblable au bien : nous ferons connaître le fils au lieu du père. 
Parmi les organes de nos sens la vision présente une propriété 
singulière qui peut ici nous servir de symbole. Outre le vu et le 
voyant^ outre l'objet et Tœil, il faut, pour que la vision se pro- 
duise , une troisième essence , la lumière donnée par le soleil. 
La faculté qu'il a de voir , Toeil la possède comme une émanation 
dont le soleil est la source; et le soleil, qui n'est pas la vue, mais 
qui en est le principe, est aiperçu par elle. Or, le soleil , qui est 
le fils, a la plus grande analogie avec le bien, qui est le père. Ce 
que le bien est dans l'intelligible par rapport à l'intelligence et à 
ses objets, le soleil l'est dans le visible par rapport à la vue et à ses 
objets. Lorsque l'âme a fixé ses regards sur ce que l'être et la 
vérité éclairent, elle comprend, elle connaît, elle a l'intelligence; 
lorsqu'elle a plongé la vue dans les ténèbres de la génération et 
de la mort, elle se trouble, et, réduite à l'opinion, elle varie 
sans cesse. Elle paraît sans intelligence. Le principe de la science 
et de la vérité, qui donne à l'âme la faculté de connaître et qui 
répand la lumière du vrai sur les objets de la connaissance , c'est 
l'idée du bien. La lumière et la vue ne sont pas le soleil ; de même 
la science et la vérité ne sont pas le bien : le bien les produit et il est 
plus beau qu'elles. Et, comme le soleil donne aux choses visibles 
l'accroissement, la nourriture et la vie, sans être la vie lui-môme, 
ainsi le bien donne aux choses intelligibles et l'intelligible, et l'être, 
et l'essence, quoiqu'il ne soit pas essence lui-même et qu'il la 
surpasse en puissance et en dignité (1). 

Dieu est le créateur par nature des idées ou essences qui n'ont 
été conçues d'après aucun modèle, dont chacune existe unique 
en son espèce, et qui servent de types à la production do 
toutes les choses sensibles , de modèles à tous les artisans et 
à tous les imitateurs (2). Dieu est intelligent et vivant : le mou- 

(1) Platon, République, vi, p. 47-57. — Ou cet admirable passage est à rejeter, 
ou il faut y lire que Dieu , identique au bien lui-même, est le créateur et le sou- 
tien de tout être et de toute vérité ; que les idées et les essences ne sont que par 
lui , et qu'ainsi il les surpasse. La cause des autres essences , la puissance et 
la beauté absolue, ne peut être nommée une essence ; elle est ineffable. Grand 
Apollon, voilà du merveilleux! s'écrie Glaucon. — Mais aussi, reprend Socratc, 
pourquoi me forcer à dire ma pensée ? Puis le discours s'abaisse. 

(2) Id., ibid., z, p. 238-240. Ce passage et le précédent s'appuient mutuelle- 



82 MANUEL 

vement, la vie, Tâme, i'intelligeDce , Taugiiste et sainte intel- 
ligence, sont ses attributs ; en lui la multiplicité et le mouvement, 
l'unité et l'immobilité s'unissent et se concilient (4). Enfin, le 
monde étant régi par une intelligence, le fini, l'infini, le mélange 
de l'un et de l'autre et la cause qui l'opère étant les quatre grands 
principes qui concourent à sa formation , en Dieu , en Jupiter , 
conçu comme cause , il faut qu'il y ait une âme royale , une in* 
telligence royale , et l'intelligence est de la même nature que la 
cause de toutes choses (2). Ainsi, Dieu, cause première, absolue, 
ineffable des idées, qui sont les objets essentiels de l'intelligence ; 
Dieu intelligent^ c'egt-à-dire éternellement appliqué à la con- 
templation des idées, essences immobiles , sans doute, mais 
diverses et variées ; Dieu , enfin , cause encore , mais cause du 
monde, telle est dans sa complète extension la nature divine (3). 
i II est deux choses qu'il faut distinguer : Tune qui est toujours, 
et qui ne s'engendre pas; l'autre qui s'engendre toujours et qui 
n'est jamais. L'une est immuable, intelligible ; l'autre, qui devient, 
meurt et n'est pas, est sensible et opinable. Tout ce qui s'engendre a 
une cause. Si l'ouvrier copie ce qui est immuable, il en reproduit la 
force et l'idée; il engendre le beau. Le contraire aurait lieu si l'ou- 
vrier prenait modèle sur ce qui passe. Le monde est né, puisqu'il est 
sensible ; mais il est difficile de découvrir sa cause et son père et, 
une fois trouvés, de les faire connaître à tous. Le monde est bcaq 
certainement entre toutes les choses qui sont nées; sa cause est 
la meilleure des causes : c'est donc le modèle éternel et non le 

ment et se corroborent. — Grou fait remarquer que Platon oppose le ©utoupYoç, 
créateur par nature, au t^Y'^ort^à^y créateur par art, artisan ; et cette opposition 
nous fait même sentir encore quelle réalité Platon confère A la nature divine en 
tant que cause des idées. 

(1) Platon, SophUU, p. 261-263. 

12) Id., Philèba, p. 340^348. 

(3) On reconnaît sans peine la différence de cette trinité à laquelle on peut 
réduire la théologie de Platon, \dL puissance^ les idées^ la cax^e du monde^ et qui 
paraît sous diverses formes dans le néoplatonisme des alexandrins, et de la (ri- 
nilé chrétienne, le P^«, le Verbe^ V Esprit sainte telle au moins que l'Église l'a 
définitivement constituée. Les idées sont bien le Verbe, genilum^ non/acium; 
mais elles ne sont pas identifiées à une seule personne consubstantielle au Père. 
La cause du monde n'est pas non plus le Saint-Esprit ; mais il est visible que 
la doctrine chrétienne du Verbe n'est qu'une transformation des idées éternelles 
du philosophe grec Àristote et les stoïciens contribuèrent à cette heureuse trans- 
formation. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 83 

modèle passager que l'ouvrier a pris pour en tirer copie. Mais 
dés que le monde est une copie, dès qu'il n'est pas un être origi- 
nal et constant , la parole et la pensée ne peuvent exprimer sa 
formation d'une manière exacte et nécessaire ; nous ne pouvons 
l'aborder que par Topinion , la connaître que comme vraisem- 
blable (4). 

Recherchons donc la vraisemblance ; expliquons d'après elle la 
création de l'univers et sa nature. D'abord pourquoi l'univers a- 
t-il été fait? L'auteur était bon, exempt d'envie; il a voulu que 
toutes choses devinssent autant que possible semblables à lui. Il a 
donc mis l'ordre et la beauté dans l'agitation désordonnée des 
choses sensibles ; mais le plus beau c'est ce qui est intelligent : il 
n'y a pas d'intelligence sans âme ; Tauteur mit donc une âme dans 
le corps du monde, qui devint de la sorte un animal intelligent par 
la providence divine. Il en fit un animal composé de tous les au- 
tres animaux visibles, et imité de l'être dont tous les êtres intel- 
ligibles sont des parties; un animal unique ainsi que son modèle, 
puisque, s'ils étaient doubles, un animal supérieur, un modèle su- 
périeur les envelopperait tous deux (2) ; un être enfin sphérique , 
animé , solitaire, se suffisant à lui-même , se connaissant et s'ai- 
mant , un Dieu bienheureux (3). 

IV. L'âme du monde fut toutefois créée avant lecorps, afin qu'elle 
lui commandât, plus ancienne et par sa naissance et par sa 
vertu (4). Voici comment Dieu la composa : de l'essence immu>able 
indivisible et de Vessence divisible qui naît coniinueUemeni dans 
les corps il fit une troisième essence , idée intermédiaire entre les 
deux autres et de la nature du même et de ïautre à la fois. Puis, 



(l) Platon, Tintée, p. 116-119. — Ces mots : îl est dijtcite de découvrir^ etc., 
ont été pris qiielquerois dans un sens mystique et eomme contenant une allusion 
à une doctrine qu'il faut cacher ; mais la suite et l'ensemble dû passage permet- 
tent, comme.on voit, de leur donner un sens bien plus naturel. — C'est parce 
que Platon relègue ainsi la théorie du monde et une partie de sa théologie dans 
le vraisemblable, et n'accorde de certitude absolue <iu'à la dialectique^ qu'Aris- 
tote a pu lui reprocher de n'accorder aucune place dans la traie science à la 
cause ej/ïeiente et à la cause finale. 

{2) Id., ibid., p. 119-121. 

(3) Id., ibid., p. 125. 

(4) Il s'agit ici da corps organisé du monde et non de la matière dont ce corps 
fut formé. 



84 MANUEL 

mêlant et réduisant en une seule idée ces trois essences, de sorte 
que l'autre et le même demeurassent unis par violence , il obtînt 
l'essence de Tâme (4 ). Alors Dieu divisa cette âme : il en tira sept 
parties telles que, la première étant représentée parTunité, 
les six autres le fussent par les nombres 2, 3, 'i, 9, 8 et 27. 
Ensuite dans ces deux progressions 1 , 2, 4, 8, et 4, 3, 9, 27, 
il inséra des moyens qui furent autant de parties à tirer de l'es- 
sence de rame , et il prit au lieu de la progression des doubles 

cpllp-ri • /l 1 il A 1 11 2A» 2 1 M 1 Q 27 Î*J 11 3A 

T» 6, ^9 W» ^> ^^ ^" ^^®" ^® *^ pro^ffcsston des tilles celle-ci : 
^ 7 î» 2, 3, I, 6, 9, ^, 48, 27, dont il retrancha ceux qui sont déjà 
contenus dans la première (2). Quand ce mélange fut ainsi divisé, 
Dieu le scinda en deux dans toute sa longueur et, croisant les 
deux parties Tune sur Tautre, il arrondit en cercle chacune d'elles^ 
Tune intérieure, l'autre extérieure. Le cercle extérieur fut nommé 
de la nature du même , et le cercle intérieur de la nature de l'au- 
tre. Le premier, doué d'un mouvement uniforme sur lui-même , 
tournant de gauche à. droite, demeurant un et indivisible, eut le 
pouvoir sur le second. Celui-ci, au contraire, tournant de droite à 
gauche, fut divisé en six autres cercles inégaux, dont les mouve- 
ments furent divers et néanmoins soumis à la mesure^ Tous ces 
cercles ainsi contenus les uns dans les autres, et^ en tout, au nom- 

(1) En d'autres termes, Tâme du monde est une idée qui participe des idées 
du même ou de l'un, de Vautre ou du multiple, et d'une troisième idée, produit 
antérieur des deux premières. Ce mélange, cette participation sont l'œuvre de 
la cause. Platon représente ainsi, d'une manière physique et comme une genèse^ 
les résultats de sa dialectique. — M. Cousin a traduit ce passage en s'écartant 
à la lois du sens grammatical et de la doctrine de Platon (t. XII, p. 12&) : Chai- 
cidius, Cicéron et Plutarque pouvaient cependant le guider. M. Th.-H. Martin 
a établi le vrai sens (Eludes sur le Timée, i, p. 369) ; seulement il a cru, i tort 
selon nous, que les idées sont absentes du monde et même des âmes, où il ne voit 
que leurs images. De là grande confusion. Nous prions qu'un se rapporte à notre 
chapitre de la dialectique ^e Platon. 

(2) Voyez, pour tous les détails très-clairement exposés de la composition de 
rame et de l'insertion des moyens, les Eludes stcr le Timée, uoie 23*', 1. 1, p. 383. 
— Le traité apocryphe de Timée, de Anima mundi, réunit, i 1 aide d'une nou- 
velle insertion de moyens, la partie conservée de la, progression des triples à la 
progression des doubles; on a alors trente -six termes en tout, et le dernier est le 
nombre 32. — Cette division de l'âme est semblable à l'échelle musicale de Pla- 
ton; elle représente donc, en général, l'ordre ou Vhurmonie dans la multipli- 
cité de l'âme. Les commentateurs se sont livrés dctout temps à des divagations 
sans nombre sur ce sujet. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 8d 

bre de sept, eurent entre eux des relations marquées par les deux 
progressions 4 , 2, 4, 8 et 1 , 3, 9, Tl [\). C'est alors que le monde 
des corps fut construit dans Tâme par l'ouvrier, et que, doués du 
même centre, l'âme et le corps commencèrent divinement une vie 
sage pour toute la suite des temps. Là se produisirent les révolutions 
visibles du ciel ; ici, faite ù'e^mce (2), et à'autre et de méme^ di- 
visée suivant Tordre et tournant sur soi, l'âme obtint^ par le mou* 
vement régulier et complet du méme^ l'intelligence et la science, et, 
par le mouvement complet et régulier de l'autre, la vraie croyance 
et l'opinion vraie des choses sensibles : successivement présente 
aux objets durant sa rotation , elle reconnut l'essence indivisible 
et la divisible et ses divers accidents ; et une parole sans voix dé- 
clara la vérité au sein de l'être qui se meut soi-même (3). 

Nous avons distingué deux espèces d'êtres : les modèles inteK 
lii^ibles et leurs copies sensibles; mais il faut qu'une troisième es-> 
sence serve de réceptacle à toutes les choses engendrées. Les élé« 
menls naturels se transforment les uns dans les autres, toutes les 
qualités sont instables ; il ne faut donc voir rien de plus en eux 
que des apparences produites en un sujet unique. On peut dire 
ainsi qu'il existe trois sortes d'êtres, le père qui fait, la mère qui 
reçoit, le fils, nature intermédiaire et produite. Cette mère sans 
forme, et propre à les recevoir toutes, n'est rien en soi ; elle n'existe 
qu'en tant que sujet d'un accident déterminé. Cette nourrice de la 
génération c'est le lieu éternel^ \ espace, le théâtre des choses que 
nous apercevons comme en songe. Avant la création elle recevait 
sans ordre les formes des éléments : les corps se choquaient, mais 

(1) Ici les symboles géométriques remplacent tout à coup les symboles arith* 
métiques. Après la composition de Tàme, il s'agit de son mouvement sur elle» 
même, qui constitue la pensée. Ce mouvement est conforme au système astro- 
nomique de l'univers, comme la division numérique est conforme au système 
musical. Les deux dercles principaux représentetit, comme l'indiquent tous les 
détails donnés par le teâcte, l'un l'équateur [mêiM, mouvement des fixes), Tau* 
tre l'éclipiique, qui comprend les six cercles planétaires (V. Études sur le Ti^ 
mée, notes 24, sqq., t. II). Enfin, le système arithmétique et le système astro* 
nomique sont régis par les mêmes nombres; ce sont ceux que donne&t les deux 
progressions. 

(2) Vetsencef nommée plus haut troisième essence, est le mélange réel, ext* 
stabt, du jnéme et de Vautre, qui, uni de nouveau au même et à Vautre, composa 
la nature de l'âme. 

(3) Platon, Timée, p. 125-129. 

8 



86 MANU£L 

ils tendaient à s'unir entre semblables au même lieu, de sorte que 
Teaii, l'air, la terre et le feu sensibles étaient déjà démêlés lors- 
que l'ouvrier apporta dans le monde les idées et les nombres (1), 
et que V intelligence vint s'unir à la nécessité pour régler l'uni- 
vers (2). 

Tout corps est profond; tout ce qui est profond est terminé par 
des plans (3) ; toute base plane est triangulaire ou composée de 
triangles (4); tout triangle, enfin, est rectangle ou se divise en 
deux rectangles. Parmi les triangles rectangles, l'isocèle et sur- 
tout le scalène dont l'hypoténuse est double du petit côté, oc- 
cupent le premier rang. Ce dernier est l'élément dont se compo- 
sent trois corps réguliers : le tétraèdre, l'octaèdre et l'icosaèdre, 
dont les faces se forment de triangles équilatéraux, réductibles 
chacun à six triangles rectangles, scalènes, qui jouissent de la 
propriété indiquée. Un quatrième corps régulier, le cube, se ré- 
duit à des triangles isocèles rectangles, qui sont ses éléments (5). 
Cela posé, l'ouvrier qui voulut assujettir les corps à la forme et 



(1) Platon, Timécy 151-161 ; Cf. Aristote, Physique, iv, 2. 

(2) Id.,ibld.,p. 160. 

(3) Entendez : peut être conçu comme terminé par des plans. Platon se place 
au milieu de retendue, et. là il attribue aux corps que l'intelligence a construits 
les limites mathématiques les plus simples et les plus belles qu'il puisse conce- 
voir. M. Th. H. Martin (note 66, t. II) ne semble pas avoir compris cette idée. 

(4) De même que ci-dessus, il faut supposer aux plans les plus belles limi- 
tes, les limites rectil ignés. 

(5) On conçoit sans difficulté que les surfaces polyédriques se décomposent 
comme rindique Platon. Mais la décomposition des solides ou volumes, néces- 
saire à la transformation des éléments, dont il va être question, présente une 
autre difficulté, M. Tti. H. Martin réfute fort bien M. Cousin et M. Stalbaum, 
garant de M. Cousin, qui regardent les éléments de Platon comme de petits so- 
lides. Dans cette idée, la décomposition des pol^ èdrcs serait inexplicable ; mais, à 
son tour, M. Th. H. Martin prend les corps réguliers de Platon pour|des surfaces. 
Cette opinion rend le système tout aussi chimérique que la précédente ; elle chasse 
les solides du monde afin de les mieux expliquer. De plus, la doctrine du pleiji, 
de Platon et les témoignages répétés d'Aristote la réduisent à l'absurde . Quelle est 
donc la difficulté qui pousse le commentateur à cette extrémité 1 C'est qu'il ne 
peut expliquer comment les solides se composent de surfaces, et les polyèdres de 
triangles. Pour nous, nous remarquerons que cette théorie, qui n'est pas particu- 
lière à Platon (c'est par elle queCavalieri a donné naissance à la géométrie de l'in- 
lini chez les modernes), lui est formellement attribuée par Âristote, qui la combat, 
ainsi que l'indivisibilité des éléments. Platon va bien plus loin, puisque, à 
l'exemple des pythagoriciens, il réduit au nombre tout ce qu'il y a de réel dans 
la figure (Ttmee, p. 161 et 162). Le contenu, le plein eat un infini composé d'une 
infinité d'éléments finis, triangulaires. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 87 

au nombre donna la forme cubique à la terre à raison de sa sta- 
bilité ; seule entre les éléments elle ne peut se transformer dans 
les autres, parce que le triangle élémentaire qui la compose n'est 
pas de même nature que ceux qui composent les autres éléments. 
 ceux-ci il donna les trois autres formes : au feu, la plus mo- 
bile de tous, la pyramidale ; l'octaédrique à l'air; l'icosaédrique 
à l'eau ; et ces trois éléments peuvent se changer les uns dans les 
autres, comme tous composés d'éléments scalènes rectangles, tan- 
dis qu'aucun d'entre eux ne peut se transformer en terre. Il res- 
tait un cinquième, corps régulier, mais qui n'était pas réduc- 
tible aux mêmes éléments que les quatre premiers : Dieu le fit 
servir à tracer le plan du monde (1). 

Rien n'est visible sans.le feu, rien n'est solide et tangible sans la 
terre; Dieu composa donc d'abord de terre et de feu le corps de l'u- 
nivers. Mais entre ces deux éléments il fallait un lien. Entre deux 
solides, l'insertion d'un seul moyen n'était pas possible comme 
elle l'eût été entre deux surfaces (2) ; Dieu en inséra deux, l'air 
entre le feu et l'eau, l'eau entre l'air et la terre : de là la situa- 
lion respective des éléments et l'harmonie du monde. Toutes les 
parties des éléments furent employées pour que le corps tout en- 
tier demeurât exempt d'altération. Enfin, la forme la plus 
convenable à l'animal qui réunit en lui tous les animaux lui fut 
donnée : c'est la forme qui réunit toutes les formes , c'est la forme 
sphérique, entre toutes la plus semblable à elle-même. Les or- 
ganes étaient d'ailleurs inutiles au monde, n'y ayant rien en de- 
hors de lui. Sa surface fut donc polie ; mais un mouvement lui 
fut donné, un mouvement propre à sa forme et convenable à 
l'esprit et à l'intelligence ; et ainsi fut accompli le divin univers (3). 

V. Lorsque le monde, cette image des dieux éternels, com- 
mença à se mouvoir, à vivre et à penser aux yeux du père qui 
l'avait engendré (4), celui-ci admira son œuvre et se réjouit, et 

(1) Platon, Timée, p. 16U166. On adonné beaucoup de raison*, quelques-unes 
fausses, pour expliquer commeol le dodécaèdre est rimage du monde {Études 
tur le Timée, note 69). 

(2) II «'agit, en effet, de moyens nombres rationnels premiers [Études, note 20). 
(3l Platon, Timéet p. 12L>125. 

(4) Ces dieux éternels sont évidemment les idées, les pures essences. — On * 
vu quelquefois dans ce passage une Irinité composée dea idées^ de l'âiiw du 



88 MANUEL 

la voulut rendre plus semblable encore à son modèle. Ne pouvant 
la faire éternelle, il produisit le temps, le temps, image mobile 
de l'éternité, éternité réglée par le nombre, et dont le ciel fut la 
mesure. Cette existence du temps, dont nous appliquons mal à 
propos les notions à Tètre immuable sans passé et sans avenir, il 
rattacha à Texistence du monde, où les choses sont, étaient, seront ; 
et il fît pour cela le soleil, la lune et les cinq autres astres errants, 
dont les révolutions devaient fixer et maintenir les nombres 
du temps. Aux sept planètes il assigna les sept orbites du cercle de 
l'autre, et en même temps il les soumit à la révolution constante 
du cercle du m^me, par lequel elles furent toutes emportées (4). 
La lune fut placée au premier cercle et au plus voisin de la 
terre ; le soleil au second, afin qu'il éclairât l'immensité, et que, 
par lui, tous les êtres animés participassent à la connaissance du 
nombre. Lucifer [2) et l'astre sacré de Mercure vinrent ensuite 
et firent leurs révolutions dans le même temps que le soleil, mais 
mus par une force contraire, tellement que le soleil atteignit Mer- 
cure et Vénus et fut de même atteint par eux (3). Mars, Jupiter 
et Saturne (4) occupèrent les trois derniers cercles, et accompli- 
rent leurs révolutions, Saturne dans le même temps que Mercure, 
Mars et Jupiter en une période commune, et la Lune plus vite 

monde et du Père. Mais d'abord, pour qu'il pût être sérieusement question d'une 
trina unitas, il faudrait que l'on pût assimiler l'âme du monde avec le Dieu, qui 
en est l'auteur de toute éternité. C'est ce qu'ont fait les platoniciens, vrais au- 
teurs de la Trinité dont nous parlons; mais Platon lui-même regarde le monde 
comme un dieu immortel et créé , non éternel. Nous avons vu ci-dessus quelle 
trinité on pouvait déduire de sa doctrine, encore qu'il ne l'ait jamais énoncée 
explicitement. — A. défaut de trinité, faut-il voir une triade de divinités dans 
ce passage 1 Mais Platon reconnaît encore d'autres dieux, la terre et les planè- 
tes, par exemple. 

(1) Les nombres donnés ci-dessus pour les cercles de Vautre doivent être ap- 
pliqués aux distances des planètes à la terre; ainsi, la distance de la luné 
étant I, celles du Soleil, de Vénus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de Sa - 
turne sont 2. 3, 4, 8, 9 et 27. 

(2) Ou Vénus, étoile du soir, étoile du matin, Éosphoros. 

(3) Ce mouvement contraire est inconciliable avec les phénomènes le plus ai- 
sément observables des deux planètes qui ne s'éloignent que peu du soleil ; 
mais l'hypothèse n'en appartient pas moins certainement à Platon. Y. Etudes 
sur le Timée, note 32, alin. 2«, t. IL 

(4) Nous suivons le mauvais usage des noms latins pour les divinités aux- 
quelles les planètes sont consacrées. Platon , dans la République, liv. x, p. 28&, 
caractérise les planètes par leurs couleurs, et il les signale, telles que nous les 
observons aujourd'hui, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. g9 

que toutes les autres. Ainsi, les vitesses des astres furent d'au^ 
tant plus grandes que leurs orbites étaient plus vastes, et tous, em- 
portés à la fois par leur mouvement propre et par le mouvement 
universel du même, ils décrivirent en réalité des spirales dans le 
ciel. Ces diverses révolutions composèrent autant d'unités, me- 
sures du temps : le jour et la nuit, le mois. Tannée, les années 
planétaires, que tous les hommes n'observent pas, et la princi- 
pale unité, la grande année, à l'expiration de laquelle toutes les 
positions des astres redeviennent respectivement les mômes qu'à 
l'origine (4). 

A ces dieux célestes, les premiers des animaux créés, doués 
de l'intelligence du bien , sphériques et placés dans des corps 
de feu , l'ouvrier donna deux mouvements ; le premier uniforme 
de rotation sur soi, symbole du même; le second en avant , com- 
posé de la révolution du même et de celle de l'autre , et il leur 
refusa tous les autres genres de mouvement (2). La terre, enfin, 
notre nourrice , qui s'enroule autour de l'axe par lequel notre 
univers est traversé , il en fit la gardienne et la productrice du 
jour et de la nuit. Elle est la plus ancienne des divinités de l'in- 
térieur du ciel et la première entre toutes (3). 

Revenons maintenant au corps du monde et aux quatre élé- 
ments dont il se compose et qui tous ensemble constituent son 
unité. Cherchons le principe du repos, du mouvement et des 
transformations des corps. 

La masse entière de chacun des grands éléments de l'Univers 
est portée parle mouvement de l'être qui les contient tous en son 
sein vers le lieu qui lui est. propre. Mais les semblables ainsi 
réunis demeureraient en repos, et sans un moteur le mouvement 
est impossible. Or , la sphère universelle qui comprend tous les 
genres et qui , en vertu de sa forme, se concentre et se resserre en 

(1) Platon, Timée, p. 129-134; et République, X, p. 285. Dans ce dernier 
passage il n'est pas question du mouvement contraire de Mercu-re et de Vénus. 

(2) Piaton avait imaginé une division très-rationnelle des mouvements locaux, 
en six directions opposées deux à deux. 

(3) Platon, Tintée, p. 135. Platon nomme la terre gardienne et productrice du 
jour et de la nuit, parce que son immobilité la rend telle. Si elle eût participé 
au mouvement de la spîière des fixes, ce mouvement nous fût demeuré in- 
connu. II est prouvé surabondamment que Platon, dans ses ouvrages, suppose 
la terre immobile au centre du monde. . 

8. 



90 MANUEL 

elle-même, ne permet pas qu'aucune place demeure vide dans 
le monde. Il faut donc que les parties les plus subtiles des élé- 
ments se glissent entre les plus grossières et viennent occuper 
les vides qui subsisteraient sans elles. Ainsi le mouvement géné- 
ral de condensation oblige les parties pyramidales, très-ténues et 
très-déliées du feu à passer par les moindres places, et les par- 
ties des autres éléments de passer par les autres suivant Tordre 
de leur acuité* Les plus subtiles éléments brisent alors et dissol- 
vent les autres ; les triangles élémentaires se choquent , se mêlent 
et se séparent. Mais tandis que les triangles de la terre ne se 
peuvent recomposer qu^en terre, ceux du fer, de l'air et de Teau 
peuvent à la suite de leurs luttes, ou se retirer vers leurs pro- 
pres lieux , ou se composer suivant les formes les uns des autres 
e\ tendre dès lors vers les lieux qui conviennent à leur nouvelle 
nature. Les triangles d'ailleurs n'ont pas été assujettis à une gran- 
deur déterminée ; mais produits grands et petits, ils ont pu dans 
chaque genre former des espèces et des individus sans nombre : 
de là vient l'inBnte variété des corps, dont il faut tenir compte 
quand on veut discourir vraisemblablement sur la nature. La 
flamme qui brûle , la lumière qui éclaire et ce qui reste de cha- 
leur dans les corps éteints constituent autant de parties du feu ; 
de même il y a dans Tair l'élher et le brouillard ; il ya dans l'eau 
le fluide mobile et saas résistance, et le fusible que le feu mobilise 
et que l'air mis à la place du feu resserre et congèle. L'or , le 
diamant, le fer font partie des espèces fusibles, et la rouille pro- 
vient dans ce dernier, moins pur que les deux autres, des par- 
ties terreuses qui s'y trouvent contenues. 

Ainsi les divers corps, le vin, l'huile, les pierres, la poix, la 
gomme , le miel, l'opium, s'expliquent par les combinaisons, les 
mouvemenis, les transformations des éléments; et le sage qui , 
laissant de côté l'étude de ce qui est éternel, veut étudier les choses 
nées et leurs causes vraisemblables, se procure aisément un plai- 
sir sans remords et se ménage pour toute la vie un amusement 
sage et modéré (1). 



(1) Platon, Timée, p. 166-179. On voit que ce système de physique se ramène 4 
deux principes, Tun mécanique de pression exçxcéç 49 U smft^çe de )^ ^phèr^ 



DE PHILOSOPHIE ANCIli:NN£. 91 

VI. Nous devons mainlenant rechercher les causes des impres* 
sions que les objets sensibles exercent sur nous. Mais li faut d'à* 
bord parler des animaux, de Tbomme et de leur création. 

Dieu forma les animaux suivant quatre espèces et d'après le 
modèle qui préexistait dans ranimai intelligible. Ainsi naquirent 
les démons et tous les êtres terrestres aériens et aquatiques. Les 
démons, doués d'un corps de feu, formèrent, ainsi que nous l'a- 
vons vu, des chçBurs de danse dans le ciel , mais nous ne pour-r 
rions en décrire ici toutes les figuras. Quant aux autres démons, 
il faut accepter leur généalogie comme elle nous est donnée par 
la tradition des familles divines des hommes. Il faut, suivant l'u- 
sage, ajouter foi aux récits qui nous sont faits, même sons preuves 
et sans vraisemblance. Ainsi la Terre et le Ciel eoïgeodrèrent 
l'Océan et Téthys; ceux-ci, Grono», Rhée et leurs frères. De Cro- 
nos et de Rhée naquirent Zeus, Héra et leurs frères que nous con-r 
naissons, ainsi que leurs descendants (1). 

Lorsque tous les démons furent nés, et ce^\ quç nous comviis^ 
sons et ceux qui ne se révèlent pas toujours , celyi qui a engen- 
dré tout cet univers leur dit : «Dieux qui procédez des dieux (9), 



oniverselle dans le mba du volame pour en ayclare U yide, Taotr» d'attraction 

mutuelle des éléments semblables. De là nécessité pour les éléments les plus 
déconnposables de se briser d'une manière indéfinie pour remplir les vides laissés 
par lus autres. Les triiingles élémentaires n'ont paa de grandeur déterminée, da 
sorte que lu plein s'explique par Tinfinité de la division, et le mouvement par les 
tourbillons circulaires que forment les petits triangles. Il est impossible de mé- 
connaitre les rapports intimes que soutient cette théorie avec la physique carté- 
sienne. Platon, comme Descartes, explique les différences sensibles des objets 
par la figure et par le mouvement de Vélenduey car la matière de Platon n'est 
pas autre chose. Nous verront bientôt que sa physiologie est aussi mécanique 
que Test sa physique générale ; mais il diffère profondément de Descartes» ré> 
formateur de la méthode universelle des sciences, en ce qu'il conçoit la sensation 
en dehors du principe pensant, et qu'il l'attribue à cette âme corporelle que Des- 
cartes remplaça par la tnachine. 

(1) Pla on, Timée, p. 134-136. 

(2) Mot à mot, dieux des dieux, Otol «t«v. 11 nous semble qu'il faut entendre 
ici par Oefiv, non le dieu créateur, ou Gelui-ci et d'autres «encore, comme Font fait 
M. Cousin en traduisant dicMX mus de dieu, et M. Th. -H. Martin en tradui- 
sant dieux, fils de dieux; non les hommes, comme M. Leclerc {Pensées de Pla- 
ton) ; mais plutôt les idées, dieux éternels , sur le modèle desquelles l'ouvrier a 
fait les .lieux immortels. Notre interprétation est celle de Proclus, réduite à ce 
qu'elle a de conforme à la Traie doctrine de Platon; car les dieux immortels 
n'eyiBteat q«« par lenr participation aux dieux étecnelt supériears au monde, 
aux y^tc ûictfx6a}itoi, comme dit Proclus* 



9^ MANUEL 

» VOUS dont je suis l'ouvrier et le père, vous que j'ai faits, vous êtes 
» immortels parce que je le veux. Engendrés vous pourriez périr; 
» mais le méchant seul se complaît à détruire une œuvre par- 
» faite : vous ne mourrez point. Un lien plus fort que celui qui 
» réunit vos parties vous maintiendra dans la vie ; c'est ma vo- 
)> lonté. Mais écoutez : pour la perfection de ce monde trois es- 
» pèces mortelles restent à naître. Si je les faisais moi-même, 
» elles seraient dieux. Appliquez-vous donc à les former en imi- 
» tant Taction par laquelle je vous ai produits. Je vous donnerai 
» la partie divine et immortelle de ces êtres, afin qu'ils puissent 
» s'attacher à la justice et à vous. Ajoutez à cette partie divine 
» une partie mortelle. Formez des animaux, donnez-leur la 
» nourriture et l'accroissement et reprenez-les à leur mort. » Il 
dit, et dans le même vase où il avait composé l'âme du monde il 
jeta les restes du premier mélange. L'essence invariable et pure 
y fut seulement remplacée par une autre deux et trois fois moins 
parfaite. Ainsi l'ouvrier forma autant d'âmes qu'il y avait d'astres, 
et donnant une âme à chacun d'eux afin qu'il la portât comme sur 
un char, il leur expliqua à toutes l'univers et ses décrets. Il les fit 
naître égales, mais il les soumit aux sensations et aux passions que 
les changements de la matière devaient amener dans les corps 
qui leur seraient donnés. Il voulut que la justice et l'injustice con- 
sistassent à dompter ces passions ou à leur obéir, que toute âme 
bien vécue revînt après la dissolution de son corps à l'astre qui lui 
avait été affecté, que les autres passassent d'un corps d'homme 
à un corps de femme, et que successivement de vie en vie elles 
revêtissent des formes de plus en plus imparfaites et conformes 
aux penchants qu'elles auraient montrés, jusqu'à ce que par la 
raison elles eussent fait dominer en elles le mouvement du même 
sur celui de Vautre, et qu'elles se fussent ainsi rendues dignes de 
remonter à leur condition première (i). 

A l'issue de la première vie humaine des âmes, les deux sexes 
commencèrent à exister séparés , et les organes de la génération 
furent produits, car les hommes qui avaient vécu en lâches et en 
injustes furent vraisemblablement changés en femmes. Les oi- 
seaux provinrent de ces hommes innocents et légers qui ne con- 

(1) Id.,ibid., p. 137-139. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 93 

naissent pas de meilleur juge des choses que la vue ; les hètes 
sauvages de tons ces paresseux, ignorants en philosophie, dont les 
corps se sont penchés vers la terre et développés dans leurs moins 
nobles parties. Le nombre des pieds mesura leur abaissement, 
et ceux qui rampent furent les plus bas d'entre eux. Enfin la qua- 
trième espèce , qui vit dans l'eau , fut formée des moins intelli- 
gents des êtres^ de ces âmes souillées, condamnées à respirer 
une eau trouble et pesante au lieu d'un air pur et léger. Et main- 
tenant, comme autrefois , les animaux sont transformés les uns 
dans les autres suivant que leurs âmes acquièrent ou perdent 
l'intelligence (1). L'âme humaine, même plongée dans le corps 
d une bête sauvage , ne perd pas le pouvoir d'animer un corps 
d'homme : elle a entrevu la vérité : le propre de l'homme est de 
comprendre l'universel , et son intelligence est le souvenir de ce 
que son âme a vu quand elle suivait la course divine, laissant les 
êtres pour l'être et contemplant les idées (2). 

On peut comparer l'âme aux forces réunies d'un attelage ailé 
et d'un cocher. Le cocher et les coursiers des dieux sont d'une 
origine céleste; mais les nôtres sont d'origine et de nature bien 
mélangées, et nos deux coursiers ont des caractères différents. 
L'âme cependant plane dans l'élhérée tant qu'elle conserve ses 
ailes. Vient-elle à les perdre, elle s'attache à un corps solide, et 
ce composé se nomme vivant et mortel ; car pour cet animal im- 
mortel qui a corps et âme , Dieu , nous ne faisons que le conjectu- 
rer sans en avoir la pensée rationnelle et l'idée (3). La vertu des 
ailes est de porter en haut vers le divin, c'est-à-dire vers le vrai, 
vers le beau, vers le bien. Zeus conduit le premier son char ailé ; 
puis vient l'armée des dieux et des démons divisée en onze tri- 
bus, car Hestia seule demeure immobile au palais des immor- 
tels (4). Les dieux s'avancent légèrement, suivis des âmes qui 



(1) Platon, Timée, p. 240-244. 
i2)Id..PA«rfre, p.65. 

(3) Il s'agit évidemment ici de Tàme du monde, dieu immortel, mais créé, que 
nous ne connaissons que suivant la vraisemblance ainsi que Tordre entier des 
choses physiques. 

(4) Zeus est ici l'âme motrice de la sphère des fixes. Les onze antres tribus 
sont les sept planètes, en y comprenante soleil et les quatre éléments, dont nous 
connaissons 1 ordre et les dispositions. Vesta est ^ la fois la terre et le feu, le 



n MANUEL 

peuvent les suivre et qui, victorieuses de leur mauvais coursier, 
subissent glorieusement cette dernière épreuve. 

Les dieux s'élèvent dans leur course au-dessus du ciel infé- 
rieur ; ils se placent au-dessus de la voûte convexe, et tandis que 
le mouvement de la sphère les emporte , ils contemplent avec la 
pure intelligence les essences sans couleur, sans figure, impalpa- 
bles ; ils se pénètrent de la science de Timmobile. Les âmes qui 
suivent le mieux ce vol divin élèvent la tète de leur cocher au- 
dessus de la surface du ciel , et tandis que le char demeura au- 
dessous, elles participent au mouvement circulaire. D'autres s'é- 
lèvent et s'abaissent ; elles entrevoient quelques essences. 
D'autres enfin luttent entra elles et contre le mouvement qui les 
entraine; elles combattent, elles se blessent, elles s'épuisent en 
efforts inutiles, et, s'abaissant de plus en plus, elles finissent par 
se repaître de conjectures au lieu de se nourrir de vérités. 

C'est une loi de Vinévitable que toute âme qui est parvenue à 
suivre les dieux et à voir quelqu'une des essences soit toujours 
admise à continuer ces voyages. Celle au contraire qui s'appe- 
santit dans le vice et dans l'oubli tombe ; elle anime un homme à 
la première génération. Il y a neuf catégories de conditions hu- 
maines qui sont distribuées aux âmes selon leurs mérites et selon 
les essences qu'elles ont connues. La première est celle d'un amant 
de la sage-se, de la beauté, des muses et de l'amour; la 
deuxième , celle d'un roi juste ou d'un guerrier ; la troisième , 
celle d'un politique ou d'un économe. Viennent ensuite les trois 
conditions , de l'athlète ou du médecin , du devin ou de l'initié , 



foyer central de l'univers. Nous suivons ici les idées de M. Th. -H. Martin {Études 
sur le Timée, notes 37 et 38, t. II), qui divise les systèmes cosmographiques des 
anciens en deux grandes catégories : dans l'une, et c'est ici la plus vieille doc- 
trine, suivie par Platon, mais qui remonte auxPélasges et qui futtransmise aux 
Romains, la Terre, Yesta, est regardée comme le fondement et le foyer du monde. 
Cete doctrine ne fut que transformée par l'opinion de la sphéricité de la terre ; 
seulement il ne nous semble pas évident qu'elle doive être attribuée 4 Pythagore, 
dont le système propre ne nous est pas connu clairement. Dans l'autre doctrine, 
enseignée par Philolaûs, Yesta et le Feu demeurèrent au centre du monde ; mais 
la Terre cessa d'être Vesta pour devenir une planète. Tous les systèmes posté- 
rieurs se rapportent aisément à ces deux premiers successivement modifiés. 
Pour l'astronomie de Philolaûs, nous renvoyons à notre premier volume, an cha- 
pitre des pythagoriciens. Nous avons été conduit sur plus d'an point à des opi- 
nions différentes de celles de l'autear «ité dans cette note. 



DE PHILOSOPHIE ANCïliNNE. 95 

du poète ou de Fartiste. En&n les trois dernières sont celles de 
l'artisan ou du laboureur , du sophiste ou du démagogue , et du 
tyran. De mille en mille années chaque âme entreprend une nou- 
velle vie. Chaque vie est suivie d'un jugement , puis d'une peine 
ou d'une récompense , à l'issue desquels il est donné à l'âme de 
choisir volontairement une autre existence. Mais le philosophe 
quand il a cherché la vérité d'un cœur simple , et tout homme 
qui a brûlé pour les jeunes gens d'un amour philosophique (4) 
peuvent, après trois vies semblables, recouvrer leurs ailes, tandis 
que les autres âmes ne parviennent à ce résultat qu'après dix 
mille ans et dix existences (2). 

VII. Dieu fit donc l'animal immortel, et les dieux firent les ani- 
maux mortels. Ils donnèrent le corps à l'âme comme un char 
pour la porter, et à celte âme immortelle ils ajoutèrent une âme 
mortelle , siège du plaisir et de la douleur , de l'audace et de la 
peur, de la colère, de l'espérance et de l'amour. Ils renfermèrent 
les deux révolutions divines de l'âme dans un corps sphérique, la 
tète, faite à l'imitation du corps de l'univers, et ils lui assujettirent 
les membres , organes de la locomotion , et le corps tout entier. 



(1) Voyez plus bas U tliéorie platonicienne de l'amour et de la beauté et de 
la délivrance dernière des âmes. 

(2) Platon, Phèdre, p. 47-55. Cf. le mythe du Phédon {Phédon, sub fin.) , où 
il est question de peines éternelles pour les plus coupables des âir.es, et où 
l'exemption définitive du corps et du mal est aussi promise aux philosophes. 
Cl", encore les mythes du Gorgias et de la République {Gorgias, sub fin. et Ré- 
publique, sub fin.) : î*opinion des peines éternelles y est aussi exprimée. Cette 
opinion est du reste corrélatire à celle de la béatitude éternelle. Mais ce n'est 
pas ici le lieu de traiter ces questions. Il est aussi parlé dans la République du 
choix volontaire que les âmes font des corps qu'elles doivent habiter. — Nous 
devons remarquer que Platon ne raconte ses mythes que comme des histoires 
vraisemblables ou à peu près vraies. Tls ne constituent pas pour lui unephiloso- 
phie, mais plutôt un essai de théologie ou de religion positive, comme on dit au- 
jourd'hui, et nous en traiterons au long dans notre Manuel de la philosophie du 
moyen âge. Ici nous avons choisi, pour le faire connaître, le mythe du Phèdre 
comme établissant le lien naturel de la doctrine des idées et de celle des mé- 
tempsycoses : à ce titre il est philosophique. — Est-il nécessaire de pr tester, en 
terminant cette note, contre la singulière inintelligence des érudits ollemands 
qui ont osé regarder le système des métempsycoses comme une ironie de Platon? 
Cette idée extravagante n'a pu naître que dans un esprit absolument étranger 
à la pensée de Platon et pour qui ses ouvrages ne sont que des textes sans vie. 
Otez la métempsycose ; aussitôt la physique, la physiologie, la théologie et la 
haute morale de Platon disparaissent ; il ne reate que la dialectique, et le phi- 
losophe est coupé en deux. 



96 MAINUEL 

Mais la seconde âme, siège des affections fatales, ils craignirent 
de la loger trop près do la première. Divisée en deux parties, ils 
la placèrent dans le tronc : la partie bestiale, entre le diaphragme 
et le nombril, et la partie virile et courageuse entre le diaphragme 
et le cou. Cette dernière partie, à Taide de laquelle la raison com- 
mande aux passions et aux désirs par une noble colère , eut le 
cœur pour sentinelle et pour modérateur ce corps mou, le pou- 
mon, qui reçoit les liquides rafraîchissants dans ses pores et qui 
s'en sert pour apaiser le feu du cœur. Quant à l'autre partie de 
rame mortelle , attachée à son râtelier comme une béte féroce , 
elle fut voisine du foie, qui, sur les ordres de la pensée réfléchie 
sur sa surface polie , dut tour à tour l'adoucir ou l'épouvanter par 
sa douceur et par son amertume. Par compensation à ses mi- 
sères la divination fut accordée à cette âme : la divination, com- 
pagne de la folie et de la maladie, et les songes, dont l'interpré- 
tation, il est vrai, ne lui appartient pas (4). 

Les dieux placèrent le visage sur le devant de la tôte ; et sur le 
visage ils placèrent les organes des facultés de Tâme : ils compo- 
sèrent d'abord l'œil d'un feu doux et lumineux : le feu pur qui e^t 
en nous, s'écoulant uniformément par cet organe, rencontre au 
dehors la lumière du jour qui lui est semblable , et forme avec 
elle un tout homogène; ce tout, modifié au contact des objets, 
fait parvenir à l'âme la sensation des mouvements extérieurs (2). 
Si la nuit survient, les rayons émis par les yeux ne rencontrent 
plus leurs semblables; le flux s'arrête , la paupière se ferme, les 
mouvements intérieurs se calment de proche en proche et le som- 
meil commence. Cependant, ces mouvements persistent quelque- 
fois, quoique affaiblis , et de là naissent les songes. L'explication 
des effets produits par les miroirs est aisée dans cette théorie ; 

(1) Id., TiméCyip. 143, 144 et 196-203. Cette psychologie de Platon, que lious 
verrons confirmée dans sa morale et dans sa politique, nous donne ainsi trois 
âmes : la raisonnable, Virascible et la cuncupiscible. Trois parties du corps leu t 
correspondent, la tête, la poitrine et le ventre. 

(2) On voit qu'il s'agit d'une sorte de prolongation deVorgane visuel jusqu'aux 
objets auxquels il s'applique en même temps que la lumière à laquelle il est in- 
corporé. Pour cette théorie de la vision, Cf. République^ \i, p. 53. Ce passage, 
quoi qu'en dise M. Cousin, est parfaitement conforme à celui-ci, parce que la 
lumière émise par les corps extérieurs n'est ordinairement que la lumière du 
jour réfléchie à leur surface. 



DE PHILOSOPHIE AKCIE.NNE. 97 

la lumière , partie des objets, ne cesse de s'appliquer aux surfa- 
ces brillantes et polies qu'elle rencontre. Que le feu des yeux 
s'unisse à ce feu extérieur sur une pareille surface , et toutes les 
apparences connues devront se produire. La droite et la gauche 
des objets paraîtront à la gauche et à la droite des images, parce 
que les parties correspondantes des deux feux ne se rencontrent 
pas dans le même ordre sur le miroir que suivant le mode ordi- 
naire de la vue (4). Des effets différents peuvent être produits 
par les miroirs concaves qui renvoient vers la droite de l'œil la 
lumière venue de la gauche de l'objet, ou vers le bas la lumière 
venue du haut, et réciproquement. Dans le premier cas l'objet 
parait dans sa vraie position, et dans le second il paraît ren^ 
versé (2). Les couleurs sont des flammes qui s'échappent des 
corps et viennent à la rencontre du feu des yeux : si les parties 
ainsi émanées des objets sont égales à celles qui émanent de l'or- 
gane , les objets nous semblent transparents. Ils nous paraissent 
noirs ou blancs au contraire lorsque ces premières parties tendent 
à rapprocher ou à écarter les autres, et le plus grand de cesécar- 
tements produit l'éblouissement. Du reste, le feu de nature ordi- 
naire est rouge , et les autres couleurs sont toutes des mélanges 
dont nous ignorons les lois et que Dieu seul sait faire avec les 
précédentes (3). 

Le son est un mouvement transmis jusqu'à Tâme au moyen de 
Tair par l'intermédiaire des oreilles, du cerveau et du sang. H 
est grave ou aigu , suivant la lenteur ou la rapidité de ce mou- 
vement; fort ou faible, suivant son « intensité. La voix et l'ouïe 
nous ont été données , comme la vue , pour arriver à la connais • 
sance de l'harmonie des mouvements , et pour régler notre âme 



(1) Cette explication physiologique de la réflexion des miroirs suppose ce 
principe, ou plutôt ce (mi physique, que Yangle d'incidence est égal à l'angle de 
réflexion. Il est aisé, d'après cela, d'expliquer \si symétrie comme le fait Platon. 
Le principe en question devrait s'énoncer platoniquemenl ainsi : les angles for- 
més par le rayon émis de l'osil et par le rayon émis de l'objet sur la sur/ace du 
miroir doivent être égaux. 

(2) Il s'agit ici, comme tous les commentateurs l'ont aperçu, d'un miroir cy- 
lindrique, dont les génératrices peuvent être horizontales ou verticales, et, au 
contraire, la directrice (circulaire) verticale ou horizontale, ce qui change la po- 
sition des images, ainsi que le dit Platon. 

(3) Platon, Timéey p. 143-147 et 192-190. 

9 



99 MANUEL 

à l'image de cette harmonie. Lerhylhme même et la mesure nous 
ont été enseignés afln que nous puissions fmprimer plus de grâce 
à nos manières (4). Les impressions du goût dépendent, ainsi que 
les autres sensations en général , de certaines expansions ou con- 
tractions de Torgane. Suivant que les aliments sont d'une matière 
rugueuse ou polie, ils produisent, sur la langue et sur les veines 
qui vont de la langue au cœur, dans lesquelles ils pénètrent, des 
effets très*différen(s. Delà Taigre, Tamer, le salé, le doux, etc. (2). 
La sensation de Todorat est plus incomplète et plus confuse que 
celle du goût. Nul élément n'a été disposé pour exhaler une odeur, 
et les veines qui servent à transmettre à l'âme cette sorte de sen- 
sations bont si petites que les corps très-divisés ou vaporisés peu- 
vent seuls s'y introduire. Les odeurs ne se distinguent qu'en deux 
genres, suivant qu'elles sont agréables ou désagréables (3). 

En général , la sensation se produit en nous lorsqu'un mouve- 
ment extérieur, communiqué à quelque partie de notre corps 
facile à mouvoir, se propage circulairement jusqu'à notre âme. 
Nous éprouvons une dofdeur quand ce mouvement fait en nous 
violence à Torgane et contrarie notre nature , un plaisir au con- 
traire toutes les frâ que le corps , auparavant troublé , se réta- 
blit dans son état naturel , soit que ce trouble ait été ou non 
réellement perçu (4). Nous terminerons cette histoire abrégée de 
la sensation en dévoilant les principes des impressions les plus 
communément transmises des corps extérieurs à nos corps. L'ac- 
tion exercée par le feu sur nos organes tient à l'acuité et à la 
mobilité rapide des petites pyramides qui le composent. Au con- 
traire les éléments humides compriment et immobilisent en nous 
les humeurs et produisent le froid. Le dur et le mou s'attribuent 
aux corps suivant qu'ils font céder par leur pression les éléments 
de notre chair ou qu'ils leur cèdent eux-mêmes. Le rugueux et 
le poli dépendent de la réunion en un même corps de la dureté 
et de l'inégalité , ou de l'uniformité et de la densité des éléments. 

(1) Platon, Timéey p. 191, 192 et 149. 

(2) Id., ibid., p. 188-190. Le texte présente des détails qa« nous emplis in- 
utile de reproduire. 

(3) Id., ibid., p. 190 et 191. 

(4) Id., ibid.. p. 185-188. L âme > laquelle sont transmis les non^ements est 
rame mortelle ou ma'érielle, siège de It seasatioA et localisa dans le cœur. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 99 

Les corps les plus durs sont au surplus ceux qui s'appuient sur 
les plus grandes bases , sur des bases quadranguloires. Enfin, (a 
pesanteur et la légèreté dont nous faisons si souvent rexpérience 
dans les corps proviennent uniquement de ce que les divers élé- 
ments, toujours pressés de se réunir à leurs semblables, résistent 
plus ou moins à l'impulsion qui leur est donnée , selon qu'ils sont 
dirigés par rapport à leur lieu naturel. Il n'y a ni haut ni bas 
dans l'univers ; il y a seulement un centre , relativement auquel 
tous les points des circonférences de la sphère sont également 
placés. Nous appelons pesanteur la tendance d'un corps à se réunir 
à la masse dont il est séparé, et bas, la direction vers laquelle il 
est entraîné ; et nous nommons légèreté la tendance moins forte 
d'un corps plus petit vers le même centre, ou d'un corps d'un autre 
genre vers un centre différent du premier (4). 

YIU. Tout ce que nous venons d'enseigner serait vrai s'il était 
tout à coup déclaré tel par quelque oracle. Mais jusqu'ici noua 
pouvons af&rraer au moins qu'il est pleinement vraisemblable (2). 

L'âme gouverne ainsi tout ce qui est au ciel, sur la terre et 
dans la mer par des mouvements qui lui sont propres et que nous 
appelons volonté, attention, prévoyance, délibération, opinion, 
joie et tristesse, confiance et crainte, amour et aversion. Ces 
mouvements et tous leurs semblables sont les premières causes 
efficientes qui déterminent les mouvements des corps comme au- 
tant de causes secondes. Celles-ci à leur tour produisent en 
toutes choses l'accroissement ou la diminution, la composition ou 
la division, et les qualités qui en résultent, comme le chaud, le 
froid, la pesanteur, la légèreté, la dureté, la mollesse, le blanc, le 
noir, l'apre, le doux et l'amer/L'âme, qui est une divinité, appe* 



(1) Id., ibid.,pag. ISO- 185. » Noiu reavoyont, pour ranatomlo etlaphytlo- 
logie de Platon, au chapitre spécial que nous avons consacré à cette partie des 
seiences. V. ci^-dessous, liv. vii. — En terminant Ici ce que nous pouvions dire 
de la physique générale et de la physiologie des sens snivant Platon, nous de • 
vons fciire remarquer encore les deux grands principes de cette théorie : 1** pro- 
duction de tous les phénomènes par le mouvement de certains éléments définis ; 
2° cause première dn mouvement dant VaitracHon des éléments semblables. De 
ce dernier principe suit une explication de la pesanteur que la supposition de 
l'unité de nature de tous les éléments réduirait à l'explication des élèves do 
Newton. Il va sans dire que la îoit qui sefiaitici le principal, est absente. 

(2) Id., ibid., p. 203. 



100 MANULL I 

lant à son secours la toujours divine intelligence pour la diriger 
dans ses mouvements, gouverne alors toutes choses avec sagesse 
et les conduit au bonheur (4). 

Il faut comparer la situation des hommes en ce bas monde à ^ 
celle de malheureux prisonniers attachés dès leur enfance au fond 
d'une obscure caverne et le dos tourné à la lumière. Un grand 
feu est allumé derrière eux, et des êtres réels qui passent entre •! 
eux et ce feu ils n'aperçoivent et ne connaissent que les ombres 
projetées sur le mur ; de leurs voix ils n'entendent qu'un écho - 
que les ombres semblent émettre. Telle est pour eux la vie, tel est 
l'univers; les plus savants d'entre eux ont spéculé sur les rapports •; 
des ombres et sur leur nature, ils savent en prédire le retour. 
Si quelqu'un d'entre eux, délivré de cet horrible séjour, en- 
fin parvenu, après de longs éblouissements, à connaître la vie et ^ 
le royaume du soleil, si ce captif, rentré dans la caverne, an- ^^ 
nonçait la vérité aux hommes, s'il tentait de délivrer ses frères, ;ir 
ceux-ci le nommeraient fou, et peut-être ils le feraient mourir. . ■ 
Cette caverne est notre vie; ce feu c'est notre soleil, ces ombres \r, 
sont les êtres que nous connaissons, et les êtres véritables et le /,. 
vrai soleil sont les idées et le bien suprême intelligible. Le cnptif .^^ 
délivré, c'est l'âme qui monte dans Tespace intelligible et qui con- p,,^ 
temple à ses dernières limites le père du beau et du bon, la -.^ 
cause du soleil et de la lumière dans le monde visible, de l'intelli- . \ 
gence et de la vérité dans le monde intelligible (2). 

Esclaves ici-bas, ce n'est pas à nos compagnons d'esclavage ; 
que nous devons plaire, c'est à notre commun maître (3). Doués •,, 
d'un corps qui nous appartient, mais qui n'est pas nous-mêmes, 
c'est notre âme , et non lui , que nous devons connaître et que 
nous devons aimer. Tous les arts qui ont pour objet la connais- 
sance et la culture du corps doivent nous paraître ignobles et ser- .^; 
viles, les plaisirs méprisables, les passions funestes; il faut que ^'^ 
nous renoncions à tout pour n'envisager plus que le sublime ob- 'l;^ 

(1) Platon, Lois, x, p. 244. Ce passage, textuellement traduit, résumelapAy- "' ^ 
sique de Platon mieux que l'esprit le plus systématique ne pourrait le faire au- J*^ 
jourd'hui. 

(2) Id., République, vil, an commencement. 7 ' 
^3) Id., Phèdre, p. 119. ; ^ 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. loi 

jet de la pensée de notre âme immortelle (4). Mais où connaître 
notre âme et comment remonter à Dieu (2)? 

Nous avons vu, quand nous racontions les métempsycoses et 
quand nous décrivions cet état de contemplation des essences par 
lequel est passé chacun de nous avant de descendre ici-bas, que 
l'amant de la sagesse et l'amant de la beauté occupaient le pre- 
mier rang parmi les âmes, et qu'il leur était donné de recouvrer 
leurs ailes avant que le cercle entier des existences fût révolu 
pour eux. Nous savons que le propre de l'homme est de savoir 
l'universel, et que cette connaissance est en lui le ressouvenir de 
ce que son âme a contemplé dans son premier voyage à la suite 
des dieux. 11 est donc juste que la pensée du philosophe ait seule des 
ailes, car sa mémoire est toujours, autant que possible, avec Téter- 
nel. Il participe aux saints, aux vrais mystères, et, méprisant les 
choses de la terre, inspiré non pas seulement comme un devin, ou 
comme une prophétesse, ou comme un poète, mais de la plus noble 
et de la plus haute inspiration, il passe ici-bas pour un insensé (3). 
L'inspiré, l'insensé aux yeux des hommes, est celui que la 
voe de la beauté terrestre fait ressouvenir des splendeurs de la 
beauté d'en haut. A ce souvenir l'amant prend des ailes, il re~ 
garde le ciel, il brûle de s'envoler. Quelquefois aussi, la mémoire 
obscurcie, se méconnaissant lui-même, il ignore la source de son 
émotion , il voit l'image sans se rappeler le modèle. Aujourd'hui 
nous vivons embarrassés par des organes grossiers ; la beauté, la 
iustice, la sagesse ont pour nous perdu leur éclat. Mais la beauté 
était toute brillante alors que, mêlés au chœur des bienheureux, 
nous suivions les divinités ; que, jouissant encore de toutes nos 



Il Platon, AUibiade^ p. 112-116 ; et Phédon, p. 200-210. 
[2| La dialectique donne la solution de cette question quant à la science; mais 
<I'Jant à la Tie en ce monde, à la conduite pratique et à la règle de nos senti* 
tienls, c'est la Théorie de l'amour et de la beauté qui répond. C'est donc par là 
<i'e nous terminerons cet exposé de la théologie de Platon. 

3 Platon, Phèdre, p. 54 et 65. Sur les trois autres genres d'inspiration et 
pur l'éloge du délire, V. ibid., p. 43, sqq. Cf sur le même sujet Joriy p. 249, où 
f-aton compare l'inspiration et son pouvoir communicatif à la chaine des attrac- 
'^'Qs magnétiques. Le même dialogue, p. 250, sqq., nous offre sur l'enthousiasme 
: ^iqiie des Grecs, sur l'état moral des poètes et des rhapsodes et sur les vive» 
'puissantes impressions de leurs auditeurs, des détails qui sont du plus grand 
-t^rêt pour qui voudrait étudier la nature et l'histoire des facultés extatiques. 
-Vion est en général reconnu pour authentique . 

9. 



102 MANUEL 

perfections, ignorant les maux à venir, nous admirions ces objets 
parfaits et simples, pleins de béatitude et de calme, qui se dérou- 
laient à nos yeux au sein de la plus pure lumière, non moins purs 
nous-mêmes et libres encore de ce tombeau du corps que nous 
traînons avec nous comme l'huître traîne la prison qui Tenve- 
loppe (4). Tombés en ce monde, nous avons reconnu dans son 
reflet, par l'organe du plus lumineux de nos sens, cette beauté 
que seule entre les essences il nous est encore donné d'aperce- 
voir, parce qu'elle est à la fois la plus manifeste et la plus ai- 
mable (2). Aucune ne se présente à nos yeux aus^i distinctement; 
mais son admirable image, si la mémoire des saints mystères est 
obscurcie, devient pour nous l'objet d'une infâme convoitise et d'un 
désir contre qature. Celui qai se rappelle, au contraire, celui-là, à 
la vue d'un visage presque céleste, à la vue des formes qui re- 
produisent l'essence de la beauté, frémit d'abord ; U vénère l'ob- 
jet de son amour, il voudrait l'adorer comme un dieu. En sa pré- 
sence il s'échauffe, il brûle, il se fond, et son âme, autrefois toute 
ailée , se ramollit et sent ses ailes germer , éclore et pousser 
sous l'influence d'un aliment divin. Si la beauté s'éloigne, il souffre, 
il ne vit plus^ il oublie le monde et soi-même ; il n'a plus qu'un 
rêve, le sommeil de l'esclave auprès du bien-aimé. Tel est l'amour : 

Les mortels le nomment 'E^^, qui a des ailes : 

Mais les dieux l'appellent Uxi^^^ ^^^ & ^ vertu d'en donner <3}. 

Chacune des âmes est affectionnée au dieu qu'elle a 0uivi 
quand elle contemplait les essences, et chacune aussi veu( rendre 
son bien-aimé semblable à elle et à ce dieu. Auprès de lui, sen- 
tant revenir ses ailes, elle doit à son tour lui en donner ; elle doit 
le guider vers l'amour , vers la sagesse et la vraie beauté, pour 
le faire remonter en même t^mps qu'elle au séjour divin. Corn- 

(1) Platon, Phèdre, p. 67, « Que l'on pardonne ces longueurs, ajoute Platon, 
au souvenir et au regret d'un bonheur qui n'est pins. Je reviens à la beauté. » 

(2) « Si l'Image de la sagesse ne nous était cachée, nous sentirions naître en 
nous pour elle d'incroyables amours. » On voit que Platon symbolise toutes les 
essences, ou, si l'on veut, les regarde comme des objeis pour l'imagination. Cotte 
remarque ne nous semble pas inutile pour éclaircir l'idée que ce grand théolo- 
gien, que cet admirable poète se formait de labéi^titude céleste. 

(3) Platon attribue ces vers à Homère. Sur ce passage, V. la note de Cousin, 
t. VI, p. 860. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 103 

mise à la direction des deox coursiers d'un naturel si différent (4) 
qui tirent son char sur la terre, si elle parvient, si son bien-aimé 
parvient comme elle à réprimer les fureurs sensuelles du coursier 
le plus féroce et le plus bas, si partageant la môme couche ils 
demeurent tous deux vainqueurs par l'intelligence et par la phi- 
losophie, ils accompliront une existence parfaite ici-bas. Sinon, 
ils ne quitteront pas du moins la terre sans que Famour ait donné 
quelques plumes à leurs ailes et qu'il ne les ait rendus dignes de 
la récompense des bons. Mais celui qui n'a qu'une sagesse mor- 
telle au lieu d'une tendresse d'amant^ celui qui ne fait germer 
qu'une servile prudence dans l'âme du bien-aimé , celui-là doit 
errer avec lui pendant dix mille années sous la terre ou à sa sur- 
face (2). 

L'amour n'est point un dieu, mais un de ces démons, êtres in- 
termédiaires entre l'homme et le dieu , interprètes et entremet-^ 
teurs de l'un et de l'autre, liens du tout, auteurs de l'harmonie 
des sphères, causes et soutiens de la divination, de la magie et 
du culte parmi les hommes (3). 

L'amour a nécessairement un objet; un objet qui lui numque et 
qu'il désire. Cet objet c'est la beauté, c'est la bonté toujours belle. 
L'amour n'est donc ni beau, ni bon, ni heureux. Il n'est cependant 
ni laid ni malheureux, mais il faut qu'il existe un état intermé- 
diaire entre le bonheur et le malheur comme il existe une opi- 
nion vraie entre la science et l'ignorance (4). 

L'amour naquit de Poros et de Pénia (5) le jour même de la 
naissance de Vénus. 11 est pauvre, défait, maigre et sails domi- 
cile ; mais mâle, entreprenant et chasseur plein de ressources. Il 
est enchanteur et sophiste, tantôt misérable et mourant, tantôt 
florissant et plein de vie. Il n'est ni ignorant ni sage , il est phi- 



(1) Il est aisé de voir, en se rappelant la physiologie de Platon, que le coursier 
noble est cette partie de Tâint mortelle qui a le courage et l'enthousiasme en 
partage et qui habite la poitrine ; le coursier féroce, au contraire, l'autre partie 
qui habite le ventre. Le premier coursier sert puissamment à réprimer le se- 
cond. V. ci-dessus. 

(2) Platon, Phèdre, p. 67-72. 

(3) Id. Banquet, p. 299. 

(4) Id., ibid., p. 292-298. 

(5) Da gain et de \à.ldétresse. 



104 MANUEL 

losopbc : ni Dieu ni la bête en effet ne recherchent la sagesse ; nnafs 
i*anf)our la recherche, parce qu'elle lui manque et qu'elle est belle. 
Il faut donc distinguer celui qui aime et du beau qui est son objet et 
du bon qu'il veut s'approprier. Tout homme veut posséder le bien 
et devenir heureux, ainsi tout homme est amant; mais comme on 
n'appelle poète que l'inventeur de la musique et des vers, à l'ex- 
clusion de tout autre producteur, de même on n'appelle amant 
que l'amant de la beauté. Ce n'est pas notre moitié absente , ce 
n'est pas nous-mêmes que nous aimons (4). C'est en général le 
bien , c'est en particulier la production dans la heautéj et selon le 
corps et selon V esprit. Tout homme est doublement fécond et veut 
produire. La fécondation, la génération, constituent Timmortalité 
de l'animal mortel, et la beauté, déesse de la conception, l'attire et 
la conserve. Ainsi l'amour est l'amour de l'immortalité, qui est un 
bien. Ce désir de la seule immortalité que les animaux puissent 
obtenir au milieu de la mort continuelle que le changement des 
parties fait subir au corps, que la modification des idées fait su- 
bir à l'intelligence, est la cause et le principe de la conservation 
des races. La mémoire même n'est en nous que l'illusion de l'être 
qui croit être encore et qui n'est plus ce qu'il était. Mais à ce dé- 
gir d'immortalité de soi par la génération, il faut joindre le désir 
d'immortalité des actions et de la vertu. De là vient l'amour de 
la gloire, noble ambition qui produit les grands dévouements. 
Entre les hommes, ceux qui sont féconds par le corps s'adressent 
aux femmes et procréent des enfants; mais la fécondité de l'esprit 
veut pro'duire la sagesse. L'esprit pressé par son germe s'agite, 
s'inquiète ; il cherche, il trouve enfin. Il rencontre une belle âme 
enfermée dans un beau corps; les discours s'échappent de sa bou- 
che, il instruit son bien-aimé que désormais il ne quitte plus, et 
les enfants qu'il procrée avec lui sont plus beaux que les enfants 
des femmes. Tçls sont les fils d'un Lycurgue ou d'un Solon, fils 
immortels qui fondent des nations pour les hommes et des tem- 
ples pour les dieux (2). 

(1) Platon Tait ici allusion au mythe Tameux de Tandrogyne raconté dans le 
même Banquet par Aristophane, p. 270-280 ; et il réfute tous les systèmes qui 
expliquent Tamour par la tendance i la recomposition d'un tout primitif dont 
les sexes seraient des parties détachées. 

(2) La grande raison qui fit préférer l'homme à la femme comme objet de 



Di: PiiiLosoPHïE anciknnk. nu 

Ici se terminent les petits mystères de l'amour (1). Pour s'iailier 
aux grands mystères, il faut suivre le progrès que peut faire en 
une âme l'amour de la beauté depuis l'homme jusqu'à Dieu. On 
commence par aimer la beauté dans le corps, puis les beautés 
sœurs de la première et la beauté en général. Ensuite on aime la 
beauté dans l'âme, dans les actions et dans les lois ; on aime enfin la 
beauté de l'intelligence dans les sciences. Alors, lancés sur l'océan 
du beau , la science nous parait dans toute sa plénitude , beauté 
éternelle, immatérielle , une, identique, invariable, parfaite , ab- 
solue. Oh ! sans doute, ce qui peut donner du prix à la vie, c'est 
le spectacle de l'éternelle beauté! Quel ne serait pas le bonheur 
du mortel qui contemplerait, non plus la beauté revêtue de chairs 
et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments destinés 

Vamour platonique, c'est que rimmatérialité de cet amour, qui est tout id^al 
quand il est ce qu'il doit être ; c'est que le culte de la science, qui en est le moyen, 
et la connaissance du bon et du beau, qui en est la fin, ne permettent guère qu'il 
se développe qu'entre deux philosophes, l'un maître et l'autre disciple. H est 
Trai que les âmes attachées à Mars, à Junon, etc., selon Tesprit du mythe, ont 
aussi leur amour, qui doit différer de celui des âmes philosoplnques attachées à 
Jupiter. Mais Platon porte sur les femmes un jugemerft très-dur. Il les regarde 
comme propres À tout, et en tout comme inférieures aux hommes {République, 
V, p. 264). Ainsi quelques exceptions qu'il reconnût à cette loi (id., ibid.), Platon 
devait penser que le plus haut amour se rapporte nécessairement à l'homme. Il 
faut même, avouer que la beauté virile semblait au philosophe supérieure à la 
beauté de la femme, puisqu'il prenait celle-là pour type (mythe du Phèdre^ p. 59). 
On sait combien cette forme du goût du beau et combien l'amour des jeunes 
hommes étaient communs en Grèce. En £lide,enBéotie les mœurs étaient d'une 
extrême impureté. Les idées et les divers préjugés qui dirigent la galanterie 
moderne dans ce qu'on appelle le monde étaient jadis les mêmes à Athènes et à 
Lacôdémone, sauf qu'ils ne se rapportaient pas aux femmes {Banquet^ pag. 257- 
260). Il résulte aussi clairement des témoignages des anciens sur ce point que 
dans les pays où l'honneur et l'amitié dans l'amour dominaient le principe sen- 
suel, sans toutefois l'exclure, il s'était fondé sur l'amour entre hommes une sorte 
de chevalerie qui entretenait dans les cités et dans les armées l'honneur, le cou- 
rage et la probité, et qui développait dans le cœur humain les délicatesses du 
sentiment et toutes les nobles pensées. L'opinion du bien-aimé }ousiit dans ces 
relations idéales le même rôle que l'opinion de la dame dans la chevalerie du 
moyen âge ; aussi les tyrans qui voulaient tarir les sources du courage proscri* 
valent l'amour en même temps que ]& gymnastique et la philosophie (Elien, 
Hist. divers., m, 9, 10 et 12; Platon, Banquet^ pag. 267; Athénée. Deipno- 
soph., XIII, pag. 561 et 602). On attribue ordinairement la différence des mœurs 
des anciens et des nôtres à l'infériorité intellectuelle des femmes dans l'antiquité. 
11 y aurait trop à dire. V. cependant plus bas, ch. III. 

(1) Cette admirable théorie de l'amour est mise par Platon dans la bouche de 
Socrate, qui lui-même l'attribue à Diotime, prêtresse de Mantinée, sa précep- 
Irice en amour. 



106 MANUEL 

à périr ; mais , sous sa forme unique et face à face, la beauté di- 
vine ! Dans son amour, il n'enfanterait plus alors des images de 
vertus^ mais des vertus réelles et vraies, parce qu'il n'aimerait 
que le vrai. Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui 
la nourrit qu'il appartient d'être chéri de Dieu. C'est à lui plus qu'à 
tout autre homme qu'il appartient d'être immortel. 

Pour atteindre un si grand bien nous n'avons guère ici-bas 
d'auxiliaire plus puissant que l'amour; il faut honorer et bénir l'a- 
mour et la beauté (4). 

$U. 

DOCTRINE PHTSIQUB ET THÉOLOGIQUB D'ARISTOTB. 

I. Aristote divise la science théorétique en trois genres princi- 
paux suivant la nature de l'objet qu'elle poursuit et dont elle 
cherche les causes et les principes. La première et la plus élevée 
de ces sciences est c^lle de l'être en tant qu'être , de l'être in- 
sensible et immobile , premier principe et première cause : c'est 
la théologie. Les deiax autres sont la science mathématique, dont 
les objets, dénués d'ailleurs d'une vraie réalité, sont immobiles , 
mais sensibles; et la physique , qui a trait aux êtres sensibles et 
mobiles , à ceux qui ont en eux-mêmes le principe du mouve- 
ment (^). Ces trois sciences précèdent logiquement les sciences 
pratiques et les sciences poétiques ou créatrices, qui, à leur tour, 
les précèdent dans l'ordre des temps. Tout art, en effet, suppose 
une fin ; la connaissance des fins est donnée par la pratique , et la 
pratique même est dirigée par la spéculation (3). Parmi les scien- 
ces théorétiques , l'ordre d'acquisition du savoir diffère aussi de 
l'ordre suprême et scientifique. La pensée peut procéder de ce qui 
est plus connu pour nous à ce qui est plus évident en soi suivant la 
nature, ou bien elle peut suivre une marche inverse. La première 
méthode convient à la recherche ; il faut la suivre dans la phy- 
sique. 11 faut par conséquent aller du général au particulier, de la 
totalité apparente aux parties qui la composent; car l'universel 

(1) Platon, Banquet, p. 299-319. 

(2) Aristote, Métaphysique, vi, 1, et XI, 7 ; Physique^ il, 2. 
\3i Ravaisaon, Essai sur la Métaphysique^ t. I, p. 250. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 107 

est un tout. On commence par confondre et par envelopper ; on 
distingue ensuite, comme les enfants qui donnent d'abord le 
nom de mère à toutes les femmes (4). 

Âristote partira donc d*un certain tout, d'un tout sensible que 
nous connaissons; puis il analysera, distinguera, et successive- 
ment d'idée en idée s'élèvera dans la spéculation. Cependant, il 
ne se livrera pas aux considérations propres à la physique avant 
d'avoir établi ou rappelé ces principes communs de toutes les 
sciences qui font partie de la philosophie première , quoiqu'ils 
n'en soient pas le dernier but et la fin. Sous ce rapport, la physi- 
que devient pour Aristote une science tout à fait spéculative , et 
qui n'a rien de commun avec la physique expérimentale, établie 
de nos jours sur le principe de l'observation illusoirement déta- 
ché de tous les principes qui le dominent. La théorie des prin- 
cipes exposée déjà ci-dessus , la discussion des opinions des 
philosophes, leur réfutation à l'aide de la distinction de la 
matière et de la forme , de la puissance et de l'acte , de l'ac- 
cidentei et du nécessaire, tels sont les objets du premier livre. 
Il y ajoute dans le second la théorie des causes, la défini- 
tion de la nature , enfin une étude approfondie des notions du 
hasard et de la nécessité dont la nature est le sujet. Les livres 
suivants contiennent la doctrine du mouvement, l'explication de 
toutes les notions qui s'y rapportent , lieu, temps, vide, infini; 
ils se terminent à la théorie du moteur immobile qui, d'une part, 
ouvre l'entrée de Tastronomie , étude du monde ; de l'autre celle 
de la théologie , étude de Dieu (3). 

(1> Aristote , PAy9tg«e» 1 f 1. Ailleurs, Aristote regarde te particnfier comme 
plus connu pour nous que le général. Cette contradiction n'e&t qu'apparente. Le 
général dont il est ici question est une totalité réelle bien différente de l'idée ab- 
solue de l'universel, qui n'exprime pas l'être en soi, mais au moyen de laquelle 
nous l'atteignons et le démontrons. V., au sujet de cet universel, les derniers 
AnalyliqueSy^, 24. En résumé, ce début, souvent mal interprété, de \di Physique 
d'Aristote, établit comme propre à la physique la marche du particulier au gé- 
néral, et cette marche est suivie dans l'ouvrage, BWii \eè principes communs 
qu'il faut emprunter à la philosophie première. 

(2) L'ouvrage d'Aristote intitulé Physique^ et qu'on pourrait nommer avec 
M. Barthélémy Saint-Hilaire Leçons depkysique, se compose de huit livres des 
plus intéressants et aujourd'hui des moins connus qu'il ait écrits. Nous faisons des 
vœux pour que la traduction en soit bientôt donnée au pabUc, qui ne connaîtrait 
bien Aristote qu'après l'avoir étadié dans cet outrage. 



108 Manuel 

Nous savons qu'Ârislote n'admet Texislence d'aucua animal , 
d'aucun être en dehors des animaux particuliers et sensibles. 
Mais , outre les animaux isolés qui s'offrent à notre observation , 
n'y a-t-il pas un être au sein duquel tous les autres sont plongés, 
sensible et mobile comme eux? Il ne faut donc pas s'étonner si 
les recherches physiques se divisent en deux classes dans les 
ouvrages d'Arislote. Les uns se rapportent à l'étude des animaux, 
ou de leurs facultés, à l'étude de l'âme, de ses parties, de ses 
fonctions. Les autres , par lesquels nous commencerons , ont trait 
à l'étude du monde , du ciel et des éléments : ils s'ouvrent par 
une définition de la nature. 

Les anciens ont entendu par la nature, tantôt la matière de ce 
qui change, sans d'ailleurs s'être accordés sur cette matière; 
tantôt la forme ou Vidée connue par la raison ; tantôt le composé 
de ces deux choses ; tantôt la génération , qui à la vérité con- 
duit à la nature , mais qui n'est pas elle. La nature est le prin- 
cipe et la cause du mouvement et du repos dans le sujet propre 
qui les contient en soi et non par accident. 11 serait ridicule de 
démontrer que la nature existe. Nous reconnaissons tous plu- 
sieurs êtres de ce genre , et il faut laisser la démonstration de 
révident au moyen de l'obscur à ceux qui ne savent distinguer ce 
qui est connu par soi de ce qui ne l'est point (4). La nature sup- 
pose une matière qui n'a d'être que par elle , qui renferme les 
possibles , les contraires , et sans laquelle elle-même ne pourrait 
pas être. Elle suppose une forme en cette matière , et cette forme 
est semblable dans la cause productrice et dans les êtres produits. 
La cause et l'effet sont également la nature , et c'est ainsi que ses 
productions arrivent à l'existence : la substance sensible, ensem- 
ble de la matière et de la forme, est seule complètement, réelle- 
ment séparable ; elle nait, elle meurt; l'animal produit l'animal, 
l'homme produit l'homme. L'essence productrice doit exister né- 
cessairement en acte et préexister à son produit. Mais la quantité, 
la qualité, la iorme essentielle, préexistent seulement en puissance^ 
et ne sont pas plus que ne l'est la matière elle-même, distinctes et 
séparées de l'être réel et vivant (2). 

(1) Aristote, Physique, ii, 1 ; et Mélaphysiquey v, 4. 

(2) Id., Métaphysique^ vu, 7, 8 et 9 ; viii, 1 ; et xii, 8 et 5. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 10<J 

La nature se meut vers une fin. Cest en elle que marche à son 
but, d'un mouvement continu, tout être conduit par un principe 
interne (1). Si le ciel avait pour cause le hasard, un concours 
fortuit , comme certains physiciens le veulent , encore faudrait-il 
admettre une cause antérieure, Fintelligence et la nature (2). Il 
est vrai qu'ici-bas notre condition mortelle semble bien incer- 
taine et caduque ; mais là-haut quel ordre admirable ! où trouver 
trace de dérèglement et de hasard? En général, nous croyons à 
la cause Bnale partout où une fin distincte se présente à l'issue 
d*un mouvement accompli dont rien n'a dérangé la marche. Il 
existe donc en réalité, ce quelque chose que nous appelons nature. 
La semence ne féconde pas au hasard ; mais de tel germe naitra 
tel animal. L'un préexiste, et il engendre; l'autre naît, il est la 
substance produite et la fin (3). La nature ne fait donc rien vai- 
nement ni sans règle ; elle tend vers le meilleur ; elle le réalise 
autant qu'il est possible ; elle est la cause de tout ordre , de toute 
proportion , de toute beauté (4). Mais si , parmi les êtres , les uns 
restent dans le même état toujours et nécessairement , au moins 
de cette nécessité qui se déQnit par l'impossibilité d'être autre- 
ment; les autres n'y restent ni nécessairement, ni toujours > ni 
ordinairemenL De là l'accidentel, qui n'est le produit d'aucun 
art, d'aucune puissance déterminée, qui n'est l'objet d'aucune 
science, dont la cause et le principe sont accidentels comme lui- 
même et qu'on ne peut définir que négativement : ce qui n'est ni 
toujours ni dans le plus grand nombre des cas. Ainsi, tandis que 
la cause finale est un fondement de presque tout ce qui se produit 
dans la nature et dans la pensée, le hasard, impénétrable à la 
raison humaine, est ce qui s*y produit accidentellement. Il est la 
cause de l'existence des monstres; et la seule cause à laquelle on 
peut le rattacher à son tour , c'est la cause efficiente , origine du 
mouvement, postérieure elle-même et à la nature et à l'inlelli- 
gence. La nature tend donc vers une fin ; mais les accidents ont 



(1) AriBtote , Physique, u, 8. 

(2) Id., Métaphysique^ x\, S, lub fin. 

(3) Id., des Parties des animaux, i, 1 . 

(4) Id., de la Marche des animaux, ii et tx ; Physique, viii, 7 \ de la Vie él 
de la mari, m ; de la Cénéralion des animaux, iv, 2 : du Ciel, i, 4, fin. 

II. 10 



110 MANUEL 

leur part dans le monde, et, comme l'art, la nature peut se 
tromper et manquer le but (4). Mais cependant elle tend inces* 
samment à rétablir Téquilibre, à réparer ses pertes; elle vise au 
mieux (2) ; elle se dirige ou par Tintention , parce que ce 
qu'elle fait est le meilleur ; ou par la nécessité, en vertu de la-* 
quelle les choses sont ce qu'elles sont et non autrement (3). 

IL La définition de la nature fait au philosophe une loi de s'occu- 
per d'abord du mouvement, puis de l'in/îniqui, s'il existait réelle- 
ment en acte, suppriiperait toute cohérence et tout mouvement; 
enfm du lieu, du vide et du temps, tous principes généraux liés 
très-intimement au principe du changement (4). 

Tout ce qui change change selon l'essence, ou selon la quantité, 
ou selon la qualité, ou selon le lieu ; et comme chacune des caté- 
gories comprend deux contraires, l'être peut changer de ces huit 
manières: naître ou périr, augmenter ou diminuer, s'altérer, 
monter ou descendre : (l'altération peut en effet se produire en deux 
sens différents et contraires, du blanc au noir, par exemple , ou 
du noir au blanc). Cela posé , dans tout genre on peut distinguer 
rôtre en acte et l'être en puissance, d'où il est permis de conclure' 
le changement n'étant précisément aucun des deux, qu'il es^ 
Vacte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puisscmce. Si 
en effet le constructible (ou construction en puissance) est posé 
en acte , c'est qu'alors on construit , et telle est la construction. 
Le mouvement peut donc se définir l'acte du mobile, non comme 
étant telle ou telle chose , mais simplement con)me mobile. C'est 
un acte imparfait et mêlé de puissance (5). 

Le repos est l'immobilité du mobile ; mouvoir est agir en tant 
que mobile , et comme cette action a lieu par le contact, il s'en- 
suit que le mouvement est réciproque et que ce qui meut est mû. 
Le moteur apporte une forme : l'homme engendre parce qu'il est 

(1) Aristote, Métaphysique^ vi, 2 <it 3, et xi, 8; Phyaiqwy ii, &, 6 et 7. 

(2) Id., des Parties des animaux^ ii, 14; iv, 10. 

(3) Id., Physique^ il, 10; de la Génération des animaux, i, 4. 

(4) Id., Physique, m, 1. Nous traduisons ouvc^^ par cohérent et non par con^ 
linut comme on fait d'ordinaire, parce que les modernes ont attaché à l'idée de 
continuité une signification fort différente qui n'exclut pas l'idée de l'infini réel, 
mais qui plutôt la suppose. Y. Leibniz, op. Outens, m, p. 371 ; et Aristote, 
Physique, v, 5, 

(6) Id., Physique, ni, 1 et 3. 



DE philosophie; ancienne. tu 

homme et) puissance. Le mouvement est donc dans le moteur, et 
il est aussi dans le mobile , puisqu'il en est l'acte: l'action et la 
passion, apprendre et enseigner, sont des actes dififérents, mais 
ils sont également des actes (1 ). 

La sdeoce de la nature a pour objets les grandeurs, îe mouve- 
ment et le temps, qui tous doivent être nécessairement ou finis ou 
infinis. L*infini existe-t-il donc? et s'il existe, qu'est-il? Les py- 
thagoriciens, Platon , Démocrite, Ânaxagore, ont tous admis Tin- 
fini, substance éternelle et sans principe. De grandes raisons sem- 
blent en établir la réalité : le temps paraît infini, les grandeurs se 
présentent infinies aux mathématiciens, tout ce qui périt ou 
s'engendre semble se rapporter à un fonds inépuisable ; le fini 
iBiHakème est sans terme , s'il est vrai qu'un autre fini lui doive 
servir de limite ; enfin et surtout la pensée humaine est inépui^- 
sable, de sorte qu'elle trouve partout l'infini, et dans les nombres, 
et dans les grandeurs, et au delà du ciel. Si le vide est sans fin , 
et les corps et les mondes le seront aussi , car être et pouvoir 
être ne diffèrent pas dans les choses éternelles (2). 

Cependant l'infini n'est pas t)n sujet qui existe en soi et indépen- 
damment de toute autre substance. Si eh efi'et il existait et n'était 
pas sensible, il ne serait ni grandeur ni multitude ; il serait indivisi- 
ble ; il échapperait à toute connaissance , comme la voix échappe 
à la vue. Que si l'on veut en faire un accident et le reconnaître 
dans la divisibilité des grandeurs et des nombres , alors il faut 
renoncer à le regarder comme un principe (3). L'infini n'est pas 
non plus un attribut réel des corps sensibles. Si nous définissons 
le corps : ce qui est terminé par une surface, le corps n'est infini 
ni intelligiblement ni sensiblenoent. Le nombre des corps ne 
peut pas davantage être infini, car tout nombre est nombrable et 
un tel infini devrait alors s'épuiser. Mais donnons ^des raisons na^ 
tarelles : si un corps infini était composé , il le serait ou d'élé* 
menis infinis, auquel cas il ne pourrait que s'étendre dans l'im**- 



(1) Id., ibid., iti, 2. La mobilité du moteur n'a lieu que dans les choses na- 
tureUet. Notrs verrons plus bas qu'il existe un moteur immobile, qui n'est autre 
que le premier moteur, au-dessus de la nature et des choses qui changent. 

(2) Td., ibid., m, 4 et 5. 

(3) Id., ibid., m, 6. 



U2 MANUEL 

mensité et ne serait plus un corps ; ou d'éléments finis en nombre, 
ce qui ne se peut, parce qu'il y aurait alors une pluralité déter-* 
minée ; ou d'éléments finis et d'éléments infinis entre lesquels il 
ne pourrait exister aucun équilibre. Et si un corps infini était sim- 
ple il faudrait qu'il existât un élément moyen entre ceux que nous 
connaissons, ce qui n'est pas. Beaucoup d'autres raisons physi- 
ques s'unissent à celles qui précèdent, et il est prouvé qu'un corps 
infini ne peut exister en acte (1). 

Cependant on ne peut absolument nier l'infini sans admettre 
que le nombre n'est pas infini, et que les grandeurs ne se compo- 
sent pas de grandeurs , ce qui est absurde. L'infini existe donc 
dans la grandeur , mais en puissance, et jamais il n'y peut être 
réalisé. La multiplication et la division sont les deux formes sous 
lesquelles il s'y présente ; encore la première doit-elle être niée 
mênrie en puissance , si le corps du monde est borné. Définissons 
donc l'infini, non, comme on l'a fait : ce hors de quoi rien n existe, 
mais bien ainsi : ce hors de quoi il existe toujours quelque chose. 
Regardons-le comme la matière de la grandeur réelle et formée, 
sans aucune actualité, contenu et non contenant, incompréhensi- 
ble en lui-même (2). Suivant que la notion de Tinfini se forme 
par celle de la multiplication ou de la division , elle s'applique 
au nombre ou à la grandeur, dont l.'un a toujours un minimum et 
n'a pas de maximum , l'autre un maximum et pas de minimum. 
L'infini se trouve ensuite dans le mouvement parce qu'il est dans 
la grandeur; et dans le temps, parce qu'il est dans le mouve* 
ment. 

Il est aisé de répondre aux raisons par lesquelles on établit 
l'existence actuelle de l'infini. Celle qui est tirée de la génération 
tombe aussitôt , si l'on remarque que la naissance d'un sujet peut 
n*être que la mort d'un autre, et qu'ainsi le fond commun peut 
être fini. Quant à la grandeur réelle, qui semble sans terme, elle 
doit avoir un maximum, ainsi que nous l'avons dit. Qu'y aurait-il 
de plus grand que le ciel? Le nombre et la grandeur ne sont pas 
supposés réellement infinis, mais seulement indéterminés et quel- 
conques, par les mathématiciens. Enfin ne serait-il pas absurde 

(1) Aristote, Physique, m, 7. 
(2)Id.,ibid., m, 8, 9etl0. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 113 

d'en croire la pensée tandis qu'il dépend d'elle seule d'augmen- 
ter toujoui*s ou de diminuer , mais que cette addition et cette 
suppression n'ont pas lieu dans les choses? Une pensée ne change 
rien à une quantité , et la grandeur ne devient pas infinie par le 
fait d'une division de l'intelligence (1). 

m. Le lieu est un principe essentiel de la philosophie natu- 
relle. Tout ce qui est, dit-on, est quelque part ; le non-étre seul 
n'est en aucun lieu, et le transport, qui est le premier des mouve- 
ments, se fait nécessairement dans le lieu. Quelle est donc cette 
chose primitive , nécessaire à toutes les autres , que les mathé- 
maticiens reconnaissent en étudiant la position respective des 
points , les physiciens en remarquant la tendance des éléments 
vers de certaines places, tous les hommes enfin dans la substitu- 
tion d'un corps à un autre dans le même vase? Le lieu n est cer- 
tainement pas le corps ; il n'est pas identique à ce qui occupe le 
lieu; il n'est ni élément ni fait d'éléments ; ni être ni cause des 
êtres, car iui-roéme alors serait en un lieu comme l'objectait Ze- 
non ; ni le réceptacle des choses puisqu'il faudrait en ce cas qu'il 
fût le réceptacle des surfaces, des lignes et des points, et qu'en* 
tre un point et le réceptacle d'un point on ne saurait assigner de 
différence. Le lieu n'est ni la forme ni la matière, on peut le prou* 
ver par une foule d'arguments. Il n'est pas l'intervalle ou la di«. ' 
mension d'un corps ambiant : il serait en lui-même et pourrait 
changer de lieu. Il ne reste qu'une solution à toutes ces difficul- 
tés. Le lieu dont la considération est amenée par le mouvement 
du ciel, c'est la surface concave qui l'enveloppe ; c'est en général 
la surface de ce qui entoure, vase immobile, limite fixe du con- 
tenu qui se meut. Ainsi tous les corps ne sont pas en un lieu , 
mais ceux-là seuls qui sont enfermés entre d'autres corps ; la terre 
est contenue dans l'eau, l'eau dans l'air, l'air dans le feu, le feu 
dans le ciel, et le ciel n'est en aucun lieu. Le ciel constitue le lieu 
par son extrémité qui touche le mobile et qui ne se meut elle- 
même que circulairement, c'est-à-dire selon ses parties et non . 
tout entière. Enfin le lieu est de la sorte en lui-même, non comme 



(1) Aristote, Physique, m, 10, II, 12 et 13. Ponr toute cette théorie de l'infini, 
Cf. Métaphysique, xi, \0, où elle est résumée. 

40. 



114 MANUEL 

en un lieu , mais comme la limite dans le limité , comme la sur- 
face dans le corps (1). 

Il faut traiter du vide après avoir traité du lieu, parce que 
Texistence de l'un a été défendue ou combattue par les mômes rai- 
sons que l'existence de l'autre. L'impossibilité du mouvement lo^ 
cal , si le vide n'exiête, les faits physiques de la condensation et 
de la raréfaction , la pénétrabilité de certains corps, tels sont les 
principaux argumente qu'invoquent les partisanis du vide. Mais si 
l'on dit que le mouvement suppose le vide, Mélisse répond qu'alors 
le mouvement n'est pas, le vide n'étant rien. Les autres faits 
s'expliquent sans supposer de vide. En réalité, il ne peut exister 
ni un vide en soi, ni du vide dans les corps, ni du vide occupé 
par eux. Un tel vide serait le lieu conçu comme intervalle, 
comme dimension, et il n'existe pas de dimen^ons sans corps (S). 

Après le Heu nous devons étudier le temps. Le temps, que les 
anciens ont nommé ridiculement la sphère de Vunivers, qu'ils ont 
aussi quelquefois confondu avec le mouvement du monde, oomoie 
si le mouvement ne supposait pas le temps et comme s'il pouvait 
se détacher du sujet qui est mû , le temps n'est pas un être véri- 
table. L'avant et Taprès, comparés au présent, ne peuvent être dits 
exister. Le temps est le nombre du mouvement sous le rapport de 
r avant et de r après. L'âme fixe et distingue deux instants , l'un 
antérieur , l'autre postérieur , et cette distinction est le principe 
de la connaissance du temps. Ces deux instants en forment les 
limites ; ils le contiennent, ils le terminent comme les points con- 
tiennent et terminent la ligne. Cependant l'instant n'est pas par- 
tie du temps, de même que le point n'est pas partie de la ligne. 
L'instant mesure le temps par l'avant et l'après ; il est l'unité du 
nombre et la cause de la cohérence du temps. Cette cohérence 
suit au reste celle de la grandeur et du mouvement. 



(1) Aristote, Phyiiquei rr, chàp. de 1 à 7. Cette exposition et les suivantes, to^- 
tM résumées qu'elles sontt peuTent donner quelque idée de Textréme subtilité 
des recherches d'Aristote, et faire au moins connaître les résultats motivés de ses 
spéculations. — * On trouve dans Vun des dialogues de Giordano Bfuno une belle 
et curieuse réfutation de la théorie aristotélique du lieu au point de vue des 
partisans de l'existence de Vespace infini. Voyez de Vlnjinito universo e mondi 
éùtè. i.i t. Ut p, n« sq^<« éd. W«gm.rs 

(2) Aristote, Phytique,^ iv, ch»|p. deSà 11. 



DE PHILOSOPHIE A19CIENNE. 115 

Le temps s'agglomère en quelque sorte et s'unifle, resserré en- 
tre les deux limites qui le composent, comme la circonférence 
entre la forme convexe et la forme concave de la courbe. Si 
comme grandeur il se divise infiniment et ne peut se réduire à un 
minimum, en qualité de nombre il s'y réduit en se ramenant à 
Tunité. Le temps et le mouvement se mesurent Tun par Tautre , 
et tout ce qui est en mouvement ou en repos est nécessairement 
dans le temps. L'éternel seul et ce qui est absolument immobile se 
trouvent hors de lui ainsi que l'impossible. Une foule de notions 
se rattachent à celle du temps et s'expliquent par elle, une /bts, 
tout à Vheure, bientôt, tiiutnfois, îout-à-œup. Le temps en6n 
peat-il exister sans Tâme t II y a deux choses dans le nombre, ré- 
pondroD8~DOtt8, à savoir : l^" ce qui nombre, V ce qui est nombre, 
c'est-à-dire le temps lui-même. Le nombre du temps existerait 
doRO toujomvdans le sujet extérieur. Le nombrabte serait, mais 
il ne aérait pas nombre ; car Tâme seule et Tintelligence de Tûme 
ont la vertu de connaître la nombre (4). 

IV. Toni mobile tient son mouvement d'«n moteur , car tout 
mobile est divisible : si l*une de aes parties s'arrête il s'arrêtera 
tout entier) et tout ce qai s'ârréle en vertu du repos d'autrui, doit 
aussi nécessairement tenir d'autrui son mouvement (2). Mais les 
mouvements ainsi produits les uns par les autres ne remontent 
pas jusqu'à l'infini ; A existe un premier moteur, lui-même im*- 
mobile (3). En effet, le mouvement et le temps sont éternels ; il 
Haut donc qu'il existe une cause efficiente, motrice, et qui ne soit 
pas telle en puissance seulement , car la puissance peut ne pas 
se réaliser , mais dont l'essence soit l'acte même. Objecterait-on 
que la puissaùce accompagne toujours l'acte et qu'elle lui est 
même antérieure ? Cependant ni la matière ni le hasard ne peu- 
vent produire le mouvement; il faut au mouvement un principe, 
une forcot celle de l'intelligence ou toute autre; L'âme de Platon, 
qui par définition se meut d'elle-même, est contemporaine 
de l'ordre céleste et postérieure au mouvement. L'intelligence 
d'Ânaxagore et les deux principes d'Ëmpédocle, soit qu'il y 

(1) Id., ibid., IV, chap. 12 à 20. 

(2) Id., ibid., Vn, 1. Cf. viii, 4 

(3) Id., ibid., vu, 2. 



llfi MANUEL 

ail un retour périodique ou une succession continuelle des choses, 
supposaient au moins qu'il existe un être dont l'action demeure 
éternellement la même. Mais outre le premier principe, il en est 
requis un second qui lui soit subordonné , qui agisse en partie 
pour soi , en partie pour l'autre et qui soit l'origine de toute di- 
versité. Le premier principe est aussi le meilleur, et la cause du 
même, le second est la cause de Vautre, et de tous deux ensem- 
ble provient le mouvement (4). 

C'est une vérité de raison et c'est une vérité de fait qu'il existe 
un mobile éternellement mû , circulairement et d'une manière 
continue : le premier ciel, le premier mobile. Or, cet être qui à la 
fois est mu , et qui meut , occupe par là même un rang intermé- 
diaire. Il existe donc aussi un être qui meut sans être mû /éter- 
nel, essence pure, actualité pure. 

Voici comment il meut : le désirable et l'intelligible meuvent 
sans être mus , et le premier désirable est identique au preoiier 
intelligible. L'objet du désir, l'objet de la volonté, c'est le beau, 
c'est le bon , que nous désirons parce qu'ils nous semblent tels , 
bien loin qu'ils soient tels parce que nous les désirons. Ainsi l'in- 
telligible meut la pensée, le désirable est intelligible, et dans 
l'ordre de Tintelligibie, de ce qui est en soi et pour soi, Tessence 
pure, actuelle, immuable, occupe le premier rang. La vraie cause 
finale réside donc dans le moteur immobile. Celui-ci meut comme 
objet de l'amour, et ce qu'il a mû meut à son tour tout le reste. 
Le premier mobile peut changer, quant au lieu du moins, puis- 
qu'il se meut circulairement , mais le premier moteur est l'acte 
éternel , invariable , d'un être nécessaire qui ne peut être que ce 
qu'il est , et qui comme nécessaire est le bien même et le prin- 
cipe de tout. 

A ce principe le ciel et la terre sont suspendus. Nous possé- 
dons un instant le bonheur ; il le possède éternellement. Son plai- 
sir réside dans son acte, comme les nôtres dans la veille, dans la 
sebsation , dans la pensée qui sont des actes aussi et par qui seuls 
l'espoir et le souvenir peuvent nous plaire. Or la pensée en soi 
est la pensée du bien par excellence. L'intelligence se pense elle- 
même; elle est, elle se fait intelligible; Tintelligible et Hntelli- 

(1) Aristote, Métaphysique, xii, 6. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. \\7 

geoce deviennent une seule et môme chose , et ce bonheur qui 
naît de la contemplation , c'est le bonheur divin ; cette vie qui 
est Tactualité de Tintelligence c'est la vie divine, et cet être éter^ 
nellement et parfaitement vivant, c'est Dieu (4). 

Il existe donc une essence éternelle, immobile et distincte des 
objets sensibles: cette essence est indivisible et sans parties ; elle 
est sans puissance et sans étendue , immodifiable et inaltérable , 
car tous les mouvements sont postérieurs au premier mouvement 
qu'elle produit et qu'elle ne partage pas (^). 

On peut élever des difficultés sur la nature de Tintelligence 
divine. Où serait sa divinité si la pensée résidait comme endôr<* 
mie en elle? elle pense donc. Mais si une pensée dépend d'un au^ 
tre principe qu'elle-même, elle n'existe essentiellement qu'en 
puissance; si elle a un objet et que cet objet soit variable, elle 
se meut, elle se fatigue, et d'ailleurs l'intelligible peut alors 
sembler plus noble que l'intelligence. Dieu pense donc un objet 
unique, le bien ; mais le bien n'est que Tintelligence même: ainsi, 
tandis que la science, l'opinion, le raisonnement et la sensation se 
rapportent à un objet différent de soi, l'intelligence divine, au 
contraire, demeure en soi, et sa pensée est la pensée de la pensée, 
Demandera-t-on enfin si l'intelligible est composé dans la pen* 
sée divine, de sorte que celle-ci change et parcoure successi- 
vement les parties d'un ensemble ? mais l'homme lui-même 
qui pense à des objets composés, l'homme à de certains in- 
stants fugitifs saisit indivisiblement le bien. Ainsi saisit le bien 
suprême, l'étemelle pensée qui comprend son objet dans un in- 
stant indivisible et qui se pense éternellement (3). 

L'acte est donc antérieur à la puissance ; il existe un moteur 
immobile et des êtres éternels ; des moteurs qui sont mus et qui 
ne varient point ; tout un monde enfin dont le bien par excellence 
est le premier principe, dont les mouvements, que produit cette 



(1) H., ibid., XII, 7. 

(2) Id., ibid., sub fin. Cf. pour ce passage obscur Ravaisson, J?Mat, i, p. 667, 
note 3. — Physique^ viii, 16. 

(3) Idem, Métaphysique^ zii, 9. Âristote nie ainsi toute réalité de l'intelli' 
gence divine. En identifiant l'objet à la pensée, c'est-à-dire au sujet qui pense, 
il nie toute pensée. Dieu, ainsi conçu, est Vdbiolu des modernes et le bien pur 
de Platon. Aucune providence ne peut lai être attribuée. 



11g MANUEL 

oaase finale, engendrent la diversité, en qni la matière et ta puis- 
gance fondent les contraires et permettent le mal, mais un mal 
périssable et dépendant, inférieur même à la puissance (1). 

Ainsi notre doctrine nous conduit à un seul principe d'ordre et 
d'harmonie. A la multitude des nombres ou des essences qui 
nous donnait pour monde une collection d'épisodes au lieu d'un 
vrai poème, nous substituons un directeur unique : Dieu, cause 
finale et source première de tous les mouvements. « N'aie qu'un 
» chef, a dit Homère; mauvaise est Tautoritéde plusieurs. » Ainsi, 
Tordre et le bien existent doublement dans l'univers comme dans 
une armée. Ils y régnent par leur cause, c'est le général ; ils y 
résident en soi, parce que tout être y a sa place marquée. Tout 
s'ordonne en vue d'une existence unique ainsi qu'au sein d'une 
famille ; toutes les fonctions sont réglées, et le principe de chacune 
est la nature même de l'être qui l'accomplit. Les êtres s'avancent 
tous, et nécessairement en se séparant les uns des autres ; mais, 
dans leurs fonctions diverses, ils conspirent tous à l'harmonie de 
l'ensemble (î). 

V. L'essence divine du moteur immobile est-elle unique, ou 
faut-il en supposer plusieurs afin d'expliquer le monde ? grave 
question, que nul philosophe n'a résolue. Au mouvement éternel 
et uniforme du ciel nous avons attribué pour cause un être pre- 
mier, unique et immobile en soi. Mais il est encore d'autres 
mouvements éternels, ceux des planètes, nouveaux mobiles con« 
Btants, sphériques, infatigables, essences qu'emporte une révo- 
lution qui leur est propre et dont la fin doit se trouver aussi en 
de nouvelles essences immobiles et inétendues. Il y aura donc 
autant de dieux que de mouvements indépendants au ciel ; et 
comme il existe incontestablement plus de mouvements qu'il n'y 
a de mobiles, nous déterminerons leur nombre avec les astro- 

(1) Âristote, Métaphysique, xil, 10, et iz, 9. 

(2) Id., ibid., xii, 10. L'ordre qui supplée à la providence est, on le voit, cette 
cause finale qui préside aux mouvements delà nature (Y. plus haut n** II), et qui 
ttnd vers le bien, v«ni la pensée suprême, Dieu, premier moteur, dont la nature a 
la connaissance à divers degrés daiTs les êtres qui la composent, et dont l'amour 
la fait mouvoir^ Dans ses ouvrages exotériqhes, Âristote parlait tout autrement 
de la providence. On peut même en voir des exemples dans sa Morale et dans sa 
Politique, c'est-à-dire dans celles de ses œuvres ésotériques qui sont destinées à 
une plus grande publicité que les autres. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. IW 

nomes (1), et nous connaîtrons par là celui des moteurs immo- 
biles. Il ne peut exister aucun mouvement qui n'ait le mouve- 
ment d'un astre pour objet et qui ne soit dirigé par une essence 
première, immobile, sa cause finale. Le nombre de ces essences 
est donc le même que celui de ces mouvements. Cependant il 
n'existe qu'un ciel, il n'existe qu'un monde, il n'existe qu'un mo<- 
teur immobile et qu un Dieu. Tout ce qui est multiple, quant il 
ne serait tel que sous le rapport du nombre, a nécessairement 
quelque matière, puisqu'il n'est identique et un que sous le rap- 
port de la forme. Or, la première essence est immatérielle, elle 
a son unité, sa perfection, sa fm en soi, elle est une entélécbie*. 
Unique est donc le moteur immobile, et unique le ciel qui est mû 
d'une manière éternelle et continue (2). 

Une antique tradition, venue jusqu'à nous enveloppée de mythes» 
nous enseigne que les astres sont des dieux et que la divinité 
embrasse la nature. L'anthropomorphisme et les fables ont uu 
but civil ou politique, ils furent inventés pour le bien du vulgaire î 
mais elle est divine assurément, cette tradition que les essences 
premières sont des dieux. Plusieurs fois peut-être les sciences ei 
les arts ont été perdus et retrouvés par les hommes» et Ton peut 
croire que nous avons ici les restes heureusement sauvés desopi^ 
nions d'un ancien âge. Cest ainsi seulement que nous accep<« 
tons la croyance des anciens et de nos pères (3j* 

L^astronomie est celle des sciences mathématiques qui est la plu& 

(1) VoyeZ) ci-dessous, livre vu, § ii, la Théorie des épkères d'Eudoxe» adop- 
tée et modifiée par Aristote. 

(2) La contradiQiipn qu'on a aperçue dans oetta théorie» et que notre teste deiti 
présenter dans tout son jourj est une simple opposition (RavaissoDi JBssaif p. 103 
et 1S7, t. I) entre une hypothèse mise en avant par Aristote et sa véritable et 
constante doctrine qu'il a partout aoutenue. Si, contre aen. ordinaire, le philo*^ 
sophe se borne ici à réfuter le faux en exposant le vrai, c'est que l'hypothèse défi 
sphères est purement astronomique, et n'est pas, il le dit lui-même, démontrée 
nécessaire en tant que chaque sphère aurait ^our moteur une cause finale par<- 
ticulière. Du reste nous ignorons absolument l'explication spéciale qu'Aristote 
aurait pu donner de la diversité des mouvements des sphères en supposant l'unité 
de la cause finale et motrice dans l'univers. M. Bavaisson qroit le xii» livre in<- 
achevé. MM. Piçrron et Zévort {Trad. delà Mélapkys.y introd. p. 89 et t. II, p. 
361) n'ont pas saisi la difficulté. Pour nous , il nous semble qu'on peut trouver 
dans ce point de doctrine, en apparence isolé , mais qui tient à beaucoup d'au- 
tres, un des endroits fiubles ou incomplets de la doctrine que nou exposons. 

(3) Aristote, Métaphysique, zii, 8. 



no MANULL 

voisine do la philosophie, parce qu'elle est la seule dont Tobjel, 
essence éternelle quoique sensible, a une véritable réalité (4). 
Après avoir prouvé l'existence et déterminé la nalure de Têlre 
purement intelligible, cause finale des mouvements de tous les 
autres êtres, nous devons parler de ces derniers, et d'abord de 
ceux qui sont éternels. C'est au premier mobile, au ciel des fixes, 
que convient avant toutes choses l'attribut de Féternité : si le 
premier moteur est éternel, comment le premier mobile, qui dé- 
pend immédiatement de lui, pourrait-il ne pas l'être comme lui"? 
Parmi les essences, celles qui sont mues par l'immobile se mëu-* 
vent toujours de même, uniformément et perpétuellement ; mais 
celles qui sont mues par le mobile sont affectées de diverses ma^» 
nières, vont et viennent , se meuvent ou se reposent ; et de là pro- 
cèdent la génération et la mort, qui n'ont pas plus de fin que le 
mouvement (2). Le premier des mouvements est celui du trans- 
port : il précède toute augmentation, toute diminution, toute 
transformation ; il peut avoir lieu sans aucun autre, aucun autre 
ne peut avoir lieu sans lui. Antérieur dans l'ordre des temps, il 
est aussi le plus parfait : il préside à toute génération, et c'est 
par la génération que la nature élève ce qui est bas vers son 
principe et pousse l'imparfait à la perfection ; il est l'attribut des 
êtres les plus élevés parmi les vivants; il est enfin celui qui mo- 
difie le moins l'état d'un sujet (3). Mais parmi les mouvements de 
transport) il en est un à qui seul il appartient d être éternel, in- 
fini, cohérent, invariable^ et de n'avoir pas de contraires : c'est la 
révolution circulaire ou la Conversion sur soi, suivant la plus 
belle des formes et la plus constante des vies ; c'est le mouve- 
ment du premier mobile (4). 

Un corps simple est celui qui porte en soi le principe natu^ 
rel de son mouvement : le feu, par exemple, qui tend con- 
stamment du centre à la circonférence suivant une ligne droite ; 
ou Feau, douée d'un mouvement contraire ; ou l'air et la terre, qui 
sont de même opposés entre eux ; et au-dessus de ces quatre corps 

(1) Âristote, Métaphysique, m, 8. 

(2) Id., Physique^ viii, 9. 

(3) Id., ibid., vin, 10. 

(4) Id., ibid., VIII, chap. de U i 14. 



DE PHILOSOPHIE ANCltNKE. i'h 

il en est un cinquième dont le mouvement est le plus simple : c*est 
le premier ciel, qui se meut autour du centre sons changer jamais. 
Si son corps était composé, le mouvement de l'élément prédomi- 
nant remporterait; s'il se mouvait contre la nature, il ne pour- 
rait se mouvoir long-temps. Il est le plus noble .des corps et le 
plus séparé de tout autre (1). Ce premier mobile est exempt do 
toute pesanteur ou légèreté, puisque ces deux qualités ne sont 
que la tendance à se rapprocher ou à s'éloigner du centre. 11 ne 
peut ni augmenter ni diminuer en quantité, car il n'a pasdesem^ 
hlable: il est donc aussi incorruptible, inaltérable et absolument 
impassible. C'est avec raison que, parmi les anciens, tous ceux 
qui ont cru à quelque divinité, Grecs ou Barbares^ ont fait du 
ciel un séjour divin, éternel, immuable, sublime comme les 
dieux, et qu'ils ont donné le nom d'éther à ce cinquième élément 
qu'emporte une éternelle révolution (2). 

Le monde est Bni. ïout corps en effet est simple ou composé. 
Un corps composé infini devrait admettre des éléments compo- 
sants simples infinis; mais le premier mobile est nécessaire-^ 
ment fini « puisqu*il se meut circulairement autour d'un centre 
dont il est partout également distant ; donc, il faut que les corps 
contenus soient finis aussi , qu'ils puissent être traversés en un 
temps fini, et qu'ils ne soient sujets qu'à cette sorte d'infinité qui 
tient à la division du continu. Ainsi le monde ne pourrait être in- 
fini que s'il existait plusieurs Ciels au delà de la circonférence du 
premier mobile qui enserre le nôtre; mais il ne peut exister un 
corps infini au de là duciel, car un corps infini, sensible et mobile^ 
ne peut se concevoir; et il ne peut non plus y avoir plusieurs 
mondes finis, parce qu'il faudrait qu'ils se composassent des 
mêmes éléments ou d'éléments divers. Dans le premier cas , tous 
ces mondes auraient mêmes centres et mêmes extrémités à cause 
de la tendance des éléments, ce qui est absurde; et dans le se^ 
cond il y aurait plus d'éléments qu'il n'y a de mouvements sim- 
ples dans la nature , ce qui est contraire à la définition. Mais de 
même qu'il n'existe , à proprement parler, que trois lieux dans le 



(1) Ariatote, du Ciel, i, 2. 

(2) Id., ibid., I, 3. al«r,p, «Ut tilv. 

II. ' H 



tn MANUEL 

monde , le centre, la circonférence et Tespace qui les sépare , de 
même les corps simples peuvent se réduire à trois : celui qui oc-> 
cupe le centre r celui qui se meut circulairement à la circonfé- 
rence, et celui qui se tient dans retendue moyenne. Au delà de 
cette sphère, il n'est ni vide ni plein, ni mouvement ni temps , 
c'est un être divin qui se suffît à lui-même, dont Tâge embras-^e 
tous les temps, dont le lieu enveloppe tous les lieux. Lorsqu'une 
chose se meut , elle se dirige vers le lieu qui lui est propre ; elle 
y parvient, elle s'y repose. Mais le corps céleste a dans un même 
lieu le principe et la fin de son éternelle vie (4). 

VI. Que le ciel incorruptible et divin, sans appui comme sana 
moteur extérieur et actif, sans qu'il soit besoin d'un Atlas pour le 
porter ou d'une âme pour le pousser péniblement, tourné sur lui- 
même pendant l'infinie durée (2), nous l'avons reconnu. Mai^ 
pourquoi d'autres mouvements, pourquoi d'autres sphères dans 
Tunivers? C'est qu'il faut au premier corps mobile un corps im- 
mobile retenu au centre : c*^est la terre. A la terre il faut un con- 
traire doué d'un mouvement opposé : c'est le feu. Entre ces deux 
corps il existe des intermédiaires; et comme lis sont respective- 
ment actifs et passifs, tous corruptibles, il faut qu'il y ait une 
génération. Si enfin la génération existe, il se produit divers mou^*» 
vements et il peut y avoir plusieurs corps entraînés dans ua mou* 
vement circulaire (3). 

Les astres sont composés de ce corps » dont la sphère des ûxefji 
est faite , et qui de sa nature est propre à se mouvoir en cercle.. 
Ils ne sont ni de feu ni portés dans le feu , mais ils engendrent 
la lumière et la chaleur à la suite du frottement que fait subir à 
l'air leur excessive vitesse. C'est ainsi, nous le savons, que le 
mouvement a la vertu naturelle d'enûammer le bois^ les pierres 
et le fer, et qu'il est assuré qu'une flèche s*échauffe quand elle 
traverse rapidement Tespace (4). Ce n'est pas par soi que se me\k^ 
vent les astres : ils devraient, s'il en était ainsi, ou tourner sur 
eux-mêmes ou s'avancer suivant un cercle ; mais ils ne tour- 
Ci) Âristote, du Ciel, i, chap. de ô à 9. 

(2) Id., ibid., ii, 1. 

(3) Id., ibid., ii. 3, 

(4) Id., ibid., ll, 7. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 123 

nent pas, comme le prouve le face de la lune, toujours la même 
pour nous; et ils ne s'avancent pas, car, ainsi doués de mouve- 
menls qui leur seraient propres , il faudrait cependant qu'ils con- 
Bervassentles mêmes positions, suivant ce que tout le monde avoue 
et qui est conforme aux apparences. Or, uu tel accord est-il possi- 
ble? Le soleil seul, il est vrai, semble changer de place; mais 
ce phénomène tient à son éloignement et à la faiblesse de notre 
vue. Tous ces corps sont sphériques, d'ailleurs, et la nature ne leur 
a pas donné d^organes pour la locomotion. Les astres demeurent 
donc attachés à leurs sphères ; ils se meuvent comme elles , et 
leurs vitesses se rapportent à la grandeur des sphères, et n*ont 
pas de relations possibles avec les astres eux-mêmes (1). La 
sphéricHé qui leur convient en tant quMmmobiles est aussi con- 
statée par le fîait : si, en effet, Tun d'eux est sphérique, les 
autres doivent Tétre aussi; or les phases lunaires et Tappa- 
rence des édipses de soleil ne permettent pas de douter de la 
sphéricité de la. lune (%), Les distances des astres et les rap- 
ports qu'elles soutiennent entre elles ont été déterminés par 
les nstrdogues , et nous ne nous en occuperons pas. Quant aux 
vitesses de leurs mouvements, il est naturel que si Ton part du 
premier mobile , dont le mouvement est unique et le plus sinn 
pie, et qu'on se rapproche de nous, les mouvements, qui devien- 
nent multiples, s'effectuent aussi dans un temps d'autant plus 
court que les ^)iièr6s sont plus éloignées de la première , à la- 
quelle leur mouvement est opposé (3). Mais on se deman- 
dera, question difficile, pourquoi le nombre des mouvements 
ou des sphères dont chacun des astres dépend , au lieu 
d'augmenter comme augmente la distance du premier mobile, 
est plus grand au contraire pour les planètes qu'il ne l'est 



(1) IcL, ibid., II, 8. Dans ce même chapitre, Âristote ezpUqae la scintillatiea 
des étoiles comme celle du soleil , par leur éloignement et par la faiblesse de la. 
▼ne qui tremble et qui tournoie en s'appliquant à des objets si lointains : les 
planètes, dit-il, ne scintillent pas parce qu'elles sont plus près de noua. — 
Dans le chapitre suivant il réfute l'opinion pythagoricienne de l'harmonie des 
sphères, par la raison que le choc seul, à Texclusion de tout mouvement continu, 
peut produire le son. 

(2) Id., IMd., Il, il. 
tS)Id.,ibld., 11,10. 



12» MANUEL 

pour le soleil et pour la lune (4). Pourquoi, encore, le nombre 
des étoiles est-il si grand sur la sphère des fixes, tandis qu'un 
seul astre est attaché aux autres? Pour répondre à la première 
question, autant du moins qu'il est possible de le faire lorsqu'il 
s'agit de choses si éloignées de nous et si peu connues, remarquons 
qu'il faut considérer les astres comme des êtres animés et vi- 
vants. Tout animal poursuit son bien : le meilleur de tous ne le 
cherche pas, il le possède. A ceux qui viennent ensuite, un mou* 
vement est nécessaire , un seul d'abord , puis deux, puis davan- 
tage, selon que le bien lui-même se divise et se multiplie. C'est 
ainsi qu'une impulsion unique entraîne toutes les étoiles et que 
les planètes dépendent des révolutions de plusieurs sphères. Mais 
les mouvements se simplifient de nouveau loin du premier ciel et 
près de la terre, qui est le siège de toute immobilité. Quant à la 
deuxième question, il peut sembler dans l'ordre qu'un seul corps 
divin soit mû par une pluralité d'êtres, et qu'un nombre immense 
de ces corps soit au contraire mû par un seul, surtout quand ce« 
lui-ci est le premier et le plus excellent de tous (2). 

Le propre de l'élément terrestre est de se porter vers le centre. 
Le lieu de la terre et son repos s'expliquent donc par une pro- 
priété qui doit appartenir à la terre entière comme à chacune de 
ses particules. Si la terre tournait naturellement sur elle-même, 
tout fragment qui en serait détaché prendrait le même.mouvement 
naturel ; si ce mouvement était violent et communiqué à la terre, 
il ne pourrait durer. Ainsi , en vertu des qualités propres des élé- 
ments , la terre est immobile, et son. centre est le centre de l'uni- 
vers! Les corps graves se portent vers ce centre suivant la per- 
pendiculaire à sa surface. Ënfm la figure affectée par son volume 
est sphérique , ainsi que le montrent les éclipses de lune; et telle 
doit être nécessairement la forme d'une masse qui, si elle s'était 
constituée dans le temps au lieu d'être éternelle , serait résultée 
d*une tendance égale de toutes ses parties vers un même point (3). 



(1) Âristote, du Ciel, ir, 12. Cette difficulté est relative au système d*Eudoxe 
adopté par Aristote, et auquel nous avons déjà renvoyé. 

(2) Id., ihid., II, 12. 

(3) Id., ibid., ii, 13. u Les phénomènes astronomiques, ajoute Âristote, font 
voir non-seulement la rotondité de la terre, mais aussi que son étendue n'est pas 



DE PHILOSOPHIE ANCIliNNE. 135 

Nous avons vu que le nombre des éléments se déterminait par 
le nombre des mouvements simples de la nature. L'éther qui tourne 
sur lui-même , la terre qui tend vers le bas , principe de pesan* 
teur ; le feu qui tend vers le haut, principe de légèreté, tels sont 
les trois corps élémentaires entre lesquels Tair et Teau se placent 
comme intermédiaires. Ces deux nouveaux éléments ont leur place 
marquée ; leurs surfaces de séparation sont sphériques, ainsi que 
l'exige leur équilibre général (1) et la pesanteur et la légèreté 
n'existent en eux que relativement à la place qu'ils tiennent hors 
de leur lieu naturel. De la sorte, les cinq éléments sont supportés 
les uns par les autres , et tous ensemble occupent le lieu tout 
entier (2). Mais on peut arriver à une autre notion des corps sim- 
ples en étudiant les qualités auxquels ils servent de support. Qua- 
tre grandes qualités sont inhérentes à tout ce qui est sensible au 
toucher : le chaud et le froid, qualités actives; la sécheresse et 
l'humidité, qualités passives : or le chaud, suivant qu'il est uni à 
l'humide ou au sec , engendre l'air ou le feu , et le froid compose 
l'eau et la terre avec les mêmes qualités. La propriété active du 
chaud est d'assembler ou d'agréger ce qui est homogène , car 
c'est à cela que se réduit la prétendue vertu dissolvante du feu ; 
et la propriété du froid est au contraire d'assembler également 
ce qui est homogène et ce qui ne l'est pas. L'humide et le sec con- 
sistent, l'un en ce qui ne se peut limiter par soi, tandis qu'il est 
aisémentjimité du dehors; l'autre au contraire, en ce qui se limite 
soi-même. Toutes les autres qualités factices se réduisent à celles- 
ci ou s'expliquent par elles (3). 

très-grande. La position de VOurse chanfse notablement par TeiTet d'un voyafi^e 
assez court, tel que celui de Chypre ou d'Egypte. Il n'est donc pas déraisonnable 
de penser avec quelques-uns que la mer des Tndes est la même que la mer des 
colonnes d'Hercule. Les mathématiciens ont évalué la circonrérence terrestre i 
quarante mille stades » (environ 1800 lieues métriques, quantité beaucoup trop 
petite). 
(1} Id., ibid., II, 4; et Météorologie, II, 2. 

(2) Id., ibid., iv, 4 et 5. Il est important de remarquer, à propos de cette 
théorie des éléments, que tous les corps mixtes, suivant Aristote, sont formés de 
parties élémentaires de tout genre [de la Génération et de la corruption, ii, 8), 
et que l'eau, Tair, le feu, la terre que nous connaissons sont de vrais mixtes, 
corps ou parties de corps vivants {Météorologie, ii, 2 ; i, 3 et 14 ; et Génération 
des animaux^ iv, 10). 

(3) Aristote, de la Génération et de la corruption, ti, 2 et 3. 

44. 



156 MANUEL 

Un élément, à proprement parler, est ce en quoi les corps se 
réduisent par la division , soit qu'il existe actuellement en eux 
ou seulement en puissance (4). G*est donc en éléments simples et 
finis que se dissolvent tous les corps , et jamais la dissolution 
inverse ne peut se produire. Mais les éléments eux-mêmes , ou 
tout BU moins ceux d'entre les mixtes dans lesquels chacun de ces 
éléments domine, se dissolvent visiblement : ils s'altèrent, se cor* 
rompent, disparaissent. Cette dissolution ne peut pas s'arrêter 
quelque jour , oar ell« est naturelle ; elle ne peut pas procéder à 
l'infini ; il fout donc que les éléments soient quelquefois engendrés. 
Il ne peut y avoir de génération dans ce sens qu'un corps naîtrait 
de ce qui n'est pas corps, ou ce qui est en acte de ce qui est en 
puissance, sans étre«oi-fiaème en acte de quelque façon ; car alors 
le vide et le non-ôtre seraient le principe de l'être ; les éléments 
ne peuvent pas non plus ôlre engendrés par un corps naturel 
qui ^ nécessairement , a ses propriétés et sa place marquée : il 
faut donc qu'ils s'engendrent mutuellement (2). Des philosophes 
ont regardé les éléments comme invariables , et la génération 
comme un mélange; d'autres les ont composés de principes oia-^ 
thématiques, mais tout cela ne soutient pas l'examen. Les élé* 
ments ne se transfigurent pas seulement, ils se transmutent, et 
la génération est une réalité. Les corps diffèrent par l'action , 
par les affections , par la puissance ; et toutes leurs transforma* 
tions proviennent de ces différences (3). 

La matière a dans le corps les contraires en puissance; la vertu 
des contraires est d'agir et de s'affecter mutuellement, influence 
que leur a donné la nature et dont les semblables sont dépourvus. 
La matière et la forme servent ainsi de principes à la production, 
mais elles ne suffisent pas : il faut encore un moteur. Les mou- 
vements obliques des sphères , opposés à celui du premier mo « 
bile, sont les premières causes déterminantes de la production et 
de ses diversités. Dans le cours de chacune de ces révolutions, des 
situations contraires , par conséquent des effets contraires , se 
réalisent dans le monde ; la corruption et la génération se suivent, 

(1) Artstote, du Ciel, m, 8. 

(2) Id., ibid., III, 2 et 6. 
(») Id., ibid., m, 7 et 8. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 127 

se combattent , et proviennent Tune et l*autre. Enfin , les mou- 
vements sont réglés par le nombre ; la même harmonie s*observe 
dans ia vie et dans la mort de tous les êtres (1). 

VII. Parmi les corps mixtes composés des premiers éléments » 
il faut distinguer deux genres de produits. Les uns, imparfaite- 
ment mêlés , sont ces météores accidentels, passagers, de la terre 
ou de Tatmosphère. Les autres, résultats d*une combinaison 
parfaite , sont des corps homogènes , doués d'une forme pro- 
pre, et que la divi^n ne réduit pas à leurs principes. Telles 
sont les parties des corps organisés dont les quatre qualités 
et les cinq éléments concourent à former les organes (2). La 
fin de l'organisation, qui, dans l'ordre de la raison, mais fton 
dans Tordre des temps, est antérieure à son principe matériel 
et à M cause motrice, c'est la forme, Tessence, là rie (3); c'est 
rame, dont la nature est pleine en quelque sorte, puisque l'hu- 
midité est dans la terre, le souille dans rhumidité, la chaleur 
animale partout, et que dans la terre humectée s'engendrent les 
animaux et les plantes (4) : et la nature marche incessamment par 
degrés insensibles de l'inanimé à l'animé ; elle s'élève d'être en 
être , d'un mouvement continu , qui épuise tous les intermédiaires 
et qui efface toutes les limites (5). 

L'ânoe s'est pas une essence mobile par soi, cause et ori- 
gine de tout mouvement ; car ce qui se meut a dû être mû ; il 
occupe un lieu ; il est, en puissance, divisible à l'Infini. L'âme n'est 
ni corps , ni composée de corps , ni harmonie des parties du corps ; 
elle n'est pas cet être incorporel qui, selon les fables des pytha- 
goridena, entrerait dans le premier corps venu , comme l'art do 
bâtir dans une flûte. Si l'âme commande au corps , ce n'est pas de 
même que le maître commande à l'esdave; si elle l'emploio 
comme instrument, ce n'est pas qu'elle en soit indépendante ; elle 
lui appartient , elle est de lui , en lui , jamais sans lui ; elle n'est 

<1) Arittofee, de ia Oénéroliom M de ia corruptioHi i, V ; n, et la 

tS) Id., MéUùrologiê, h l^ de la Génération 9t de ia earrupéiony l, 10; tt, 6 
et T. 

(8) I(L« dêt PmréiêÊ dts tmimmmg, 11, l. 

(4) 14,, de la OénéraHên dêê ùtdmama, m, II. foar U ^fmênMm «pontanSe 
toMoit Artetoto^ Cf. iMd., l, 1, «t li^ I ; Méêioroiogiê^ rv, 1, «te. 

(6) M.^ BiÊM9ê 4êê mkimam»^ vin^ 1. 



128 MAKUEL 

pas une essence , elle n*est pas un sujet qui existe en soi , elle est 

la forme nnème et la suprême aclualilédu corps (1). 

La forme et la matière , Facte et la puissance , servent de fon- 
dement à tous les phénomènes. Les essences qui résultent de ces 
deux principes sont les corps , et surtout les corps naturels, dont 
tous les autres proviennent. Mais parmi ces corps il en est de 
dépourvus de vie; il en est qui vivent, c'est-à-dire qui se nour- 
rissent, augmentent ou diminuent par eux-mêmes. Tout corps 
qui a la vie en partage est une essence composée qui est plutôt 
le sujet de l'âme que fâme elle-même. Ainsi nous pouvons dire : 
L'âme est une essence, forme d'un corps naturel qui a la vie en 
puissance. Cette essence est un acte, un accomplissement, une 
entéléchie , Tentéléchie d'un de ces corps dont nous parlons. Or , 
il y a deux manières d'entendre Tentéléchie , comme savoir, par 
exemple, ou comme spéculer actuellement. Quand Tâme est dans 
le corps, la veille et le sommeil s'y trouvent aussi; le sommeil 
répond à la science, la veille à la spéculation. L'âme est ici 
toute pareille à la science , qui n'est pas nécessairement un 
acte à tous les instants , de sorte qu'il faut en6n la déBnir Venié'» 
léchie première d^un corps naturel qui a la vie en puissance (2). 

La forme la plus élémentaire de l'être animé, c'est la plante, 
qui végète et dont l'âme n'a qu'une puissance nutritive. Se 
nourrir, c'est s'assimiler des éléments étrangers par l'action de sa 
chaleur vitale. Prendre , digérer , rejeter , deux extrémités et un 
milieu , le mouvement le plus bas , celui de la quantité , tels sont 
l'organisme et les fonctions des plus simples des êtres. Ainsi , 
fuyant l'infini , tendant à réaliser les formes, la nature ne peut 
cependant éterniser ce qui est né : par la génération, qui perpé- 
tue les espèces, elle combat du moins l'infini de la matière et la 
fatalité de la mort. L'identique est suppléé par le semblable, et 



(1) Aristote, de VAme, i, 2, 3, 4 ; et ii, 2, sub fin. 

(2) Id., ibid., ii, 1. Ce passage, que nous traduisons i peu près textueUement , 
détermine avec toute la précision possible le sens de ce terme célèbre, entéléchie, 
qui n'a tant embarrassé les commentateurs que purce qu'ils cherchaient ce 
que nous appelons aujourd'hui une substance , un être 'toujours permanent . 
dans ce qui n'est pour Aristote qu'un acte, vm/ait lié à l'existence du corps. Cet 
acte, en tant qu'il subsists, est Ventéléchie première; accompli dans le présent, 
c'est Ventéléchie seconde, suivant l'interprétation très-naturelle d'Averroès. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 129 

Tunité du nombre par celle du genre. La génération est la fin 
de la nutrition. Dans les plantes, où les deux sexes se mêlent en 
chaque partie de la tige , des corps distincts , des âmes distinctes 
sont à peine retenus par la faible unité du végétal dont on peut 
les détacher, et la plante elle-même a sa perfection et sa fin 
dans la graine qui naît de l'entier développement de ses organes. 
Après la plante vient Tanimal , doué d'une organisation plug 
complexe et plus variée , d'une âme semitive , et par suite de 
facultés irascibles, appétitives et volontaires qui fondent sa vie 
de relation, ^u mouvement de quantité s'ajoute en lui le mouve* 
ment de qualité , qui produit l'altération et qui cause la sensibi* 
lité. Le mouvement local , ou locomotion , et les organes qui le 
servent élèvent l'animal à un nouveau degré de perfection. Dans 
les genres supérieurs, dont les individus ont plus d'indépen- 
dance et de nouveaux appétits , les sexes se séparent et ne s'u- 
nissent que pour engendrer ; ainsi le meilleur ne demeure pas 
toujours et nécessairement attaché au plus imparfait. Réunissait 
en lui tous les attributs inférieurs de Têtre, doué de plus d'une 
âme inlellectivey qui n'était qu'en puissance dans les deux âmes 
subordonnées, l'homme se dresse enfin sur cette terre où les 
autres animaux sont courbés , il lève la tête, il étend la vue dans 
respace; il imagine, il se rappelle par un effet de sa volonté; 
seul entre tous , il est capable de l'acte divin de la pensée , de 
l'œuvre divine de la sagesse (4). 

La sensation chez les animaux, d'abord réduite au toucher et 
au goût, qui est une sorte de toucher, aussitôt qu'ils deviennent 
locomotifs, s'étend par l'odorat, par l'ouïe, par la vue, jusqu'aux 
objets lointains qui les intéressent; mais les deux derniers sens, 
les plus élevés de tous, servent surtout aux êtres doués de raison 
et qui poursuivent la connaissance. Ces cinq organes qui mettent 
le corps en relation avec les éléments, le toucher et le goût avec 
la terre, l'odorat avec le feu, Touïe avec l'air, et la vue avec 
l'eau, sont les seuls qui puissent exister et dont les impressions 

(l) Aristote, de VAme, ii, 2, 3, 4, 5; Histoire des animaux^ i, \eX2\de la 
Génération des animaux, i, 1; il, l et 23; des Parties des animaux, iv, 10; de 
la Mémoire, II; des Plantes, i, 1. Ce dernier ouvrage, dont nous ne possédons 
pas le texte original, a été conservé par les Arabes. 



130 MANUEL 

puissent être propagée et transmises dans la nature. La sensa- 
tion est l'acte comntun de TaninDal sentant et de l'objet senti. 
Cependant l'être de ces deux choses n'est pas pour cela confondu ; 
mais il faut que le son et l'ouïe, que le goût et la saveur dans 
l'acte unique de la communication soient à la fois conservés et 
GOirrompus. De même que l'action du moteur et l'affection du 
mouvement s'unissent et coïncident dans l'objet mû, de môme 
l'action du sensible et la sensation dans l'être qui sent. Si la sen- 
«ation n'a pas Heu, elle existe en puissance, dans le blanc, par 
exemple, ou dans l'amer (1). Mais étudions de plvs près la na- 
ture de chacune de nos sensations. 

La lumPèrc est la couleur accidentelle de ce qui est visible ; 
elle consiste en une visibilité indéterminée, nature ou vertu com- 
mune des corps, dont ils sont doués à divers dogrés et dont la 
privation totale constitue l'obscurité. La couleur est l'extrémité 
du visible en un corps déterminé. Par rapport à ta sensation 
même, la lumière est l'acte du visible en tant que visible, et la 
couleur est le mouvement du visible en acte. La lumière n'est pas 
transportée à travers un milieu, comme le croyait Ëmpédoclo, 
et comme le sont les odeurs et les sons ; elle est visible, et, quelle 
que soit la dislance, il suffît qu'elle soit présente pour être vue (2). 

Le son est l'acte de la percussion des corps résistants. Il est 
transporté par l'air extérieur, quelquefois réfléchi avec lut , d'où 
résulte l'écho , transmis enfin à cet air intérieur à la fois sonore 
et auditif qui est dans certaines parties de l'animal comnae l'eau 
dans l'organe de la vision. Le son est aigu ou grave, selon qu'il 
fioeut plus ou moins le sens dans la même durée. La voix est te 
son de ce qui est animé. Tous les animaux n'ont cependant pas 
la voix : les poissons, par exemple, qui, quoi qu'on en ait dit, ne 
respirent même pas, ea sont privés (3). 

L'odorat est difficile à caradériser pour l'homme, en qui ee 
sens est bien moins parfait que dans un grand nombre d'ani- 
maux. On peut cependant le déterminer comme une infutton 



(1) Aristote, de la Sensation et des choses sensibles, l et 2; de VAme, in, 2. 

(2) Id.» de la Sensation et des choses sensibles, 3 et 6 ; e2e l'Ame, m, 7. 

(3) Id., de l'Ame, m, 8. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 13t 

sèche , de verlu détersive , dans un élément humide tel que l'air 
ou l'eau , car il est certain que les odeurs se propagent dans ces 
deux éléments. 

Le goût est une sorte de toucher, comme nous l'avons dit; et 
de là vient qu'il ne se communique par aucun intermédiaire, tout 
semblable, sous ce rapport, à la lumière. De même que le visible 
est la couleur, de même aussi le savourable est la saveur, et ni 
l'un ni l'autre ils ne résultent d'un flux ou d'un mélange (1). 

Enfin le tact est, de tous les sens, le plus nécessaire à l'animal. 
Répandu sur toutes les parties de son corps, il lui fait connaître 
un grand nombre de propriétés contraires essentielles aux corps 
étrangers et qu'il ne pourrait ignorer sans cesser de vivre (2). 

En général, la sensation est dans l'animal tout ce qui peut recevoir 
une forme sensible séparée de sa matière. C'est ainsi que le signe 
d'un anneau s'imprime sur la cire sans que le fer ou l'or y demeurent 
attachés. Le sensorium est ce qui possède une puissance de ce genre. 
Une grandeur est sentie, mais ce n'est pas une grandeur qui sent, 
c'est une puissance, une raison, un rapport. Si le sensible a trop 
de force, si le mouvement est plus fort que l'organe, ce rapport 
est détruit et la sensation avec lui, comme la consonnance avec 
la corde qui se rompt (3). Du reste, il est absolument nécessaire 
qu'il existe) outre les cinq sens, un sens commun supérieur aux 
autres, et sans lequel nous ne pourrions établir entre eux aucune 
liaison ou percevoir aucune différence. L'organe qui juge ainsi est 
réellement un sens , puisqu'il s'agit d'objets sensibles ; et il n'est 
pas un sens particulier^ qui ne saurait s'appliquer qu'à un objet 
particulier. Il est un et divisible à la fois comme le point des 
géomètres, comme une limite, comme un milieu où les extrêmes 
s'unissent (I). 

(1) Arist., d0 Vjtmê, m, 9 et 10; de laSensatim et de» §hoaô9 sensihleSj 4 et 5t 

(2) Id., ibid., m, lU 

(3) Id., ibid., m, 12. 

(4) Idt, ibid., m, 2 et T. Le aeds commun ou génénl est vne sorte de trans- 
ition de la sensation k Tentendement , à l'inteUigencs , mais surtout au juge* 
ment, au raisonnement et à Topiiiion , qui en sont des facultés secondaires , Cf. 
de VAme, ni, 9, où la verlu déjuger est rapportée simultanément au sens et au 
Kûsimnement; des Parités des anitnaux, iv, 10, où le sens osmraun et le raiio«« 
ncment sont nommés à la fois; enfin, de l'Ame, II, 1, bù l'on trouve l'énuméra- 
tum des idées communes que ce sens embrasse. 



iS'ï MANUEL 

VlIl.LcsfacuUéàqiron rapporle le plus communément à l'âme et 
qu'on fait servir à sa définition sont le mouvement local, Tinte!- 
ligence, le jugement, la sensation. La plupart des anciens ont cru 
que la connaissance et la pensée n'étaient que la sensation, parce 
qu'elles s'appliquent aux mêmes objets ; mais il n'en est pas ainsi. 
Sentir et connaître diffèrent profondément, puisque l'un appartient 
à tous les animaux et l'autre à quelques-uns, puisque l'un est 
toujours vrai par lui-même et que l'autre, manifesté dans la pru- 
dence, dans la science, dans Topinion, se divise en vrai et en faux 
et ne se trouve uni qu'à la raison. L'imagination , non plus , ne 
se peut confondre avec les sens t elle dépend de la pensée. Il est 
vrai qu'il n'y a pas d imagination sans la sensation, pas de pen-> 
sée sans l'imaginaiion ; mais néanmoins l'imagination peut être 
active et volontaire , elle peut être fausse , elle n'est pas donnée 
à tous les animaux : il la faut définir par cette apparition inté- 
rieure d'une image qui n'a lieu ni sans la sensation ni hors des 
êtres qui sentent, mouvement produit à la suite d'une sensation 
qui s'élève à l'état d'acte. Imaginer et comprendre sont les deuiL 
grandes facultés de la pensée (^). 

Le mouvement local des animaux doit nécessairement avoir sa 
cause ou dans l'intelligence ou dans les appétits , si l'on regarde 
Tiniagination comme une sorte d'ititelligence. L'imaginaiion peut 
être raisonnable ou sensitive t sensitive, elle appartient à tous les 
animaux, Tappétit la suit, et le mouvement suit l'appétit; raison-^ 
nable, elle est suivie de délibération. F*erons-nous ceci . ferons- 
nous cela? La raison seule nous décide, parce qu'il faut rappor-^ 
ter l'alternative à une unité qui est la notion du meilleur. Nous 
pouvons choisir cependant parmi les objets que nous présente 
l'imagination , et la raison en est que nous ne croyons pas encore 
alors avoir une opinion , car nous n'avons pas celle qui naîtrait 
de la conclusion d'un syllogisme. Cette opinion, c'est la volonté 
qui la donne. L'appétit n'est donc pas maître deda volonté : tan^ 
tôt il l'entraîne, tantôt il est entraîné par elle. Ce qui meut alors , 
c'est l'intelligence active ou pratique dont l'instrument est le rai* 
sonnement. Quant à l'intelligence spéculative , elle ne meut pas : 

(1) Aristote, de VAme, m, 3. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 133 

elle demeure. Elle regarde le général, et nous dit : Voilà ce qu'on 
doit faire. Mais l'auTe nous dit : Voilà ce que tu dois faire (1). 

La mémoire, autre importante faculté des animaux, ne con- 
siste nia sentirni à comprendre; elle est une manière d'être, 
une affection du sens commun à l'issue d'un temps écoulé ; elle 
n'appartient qu'aux animaux qui ont le sens du temps et par lui 
la mémoire. L'intelligence. ne perçoit rien sans image, rien qui ne 
soit à la fois dans le temps et dans la quantité continue, de sorte 
que la mémoire même des choses intelligibles est une affection 
du premier des sens. Si elle appartenait à la pure intelligence , 
loin de la reconnaître à plusieurs animaux, nous ne la trouverions 
peut-être en aucun des mortels (2), Mais outre la mémoire, 
l'homme possède , et possède seul, une réminiscence active, une 
facultP de chercher à se rappeler, qui suppose une sorte de syllo- 
gisme et qui ne se peut trouver que dans un être capable de 
délibérer (3). 

Une grande, une dernière question reste à résoudre. Les es- 
pèces et les genres n'étant rien, rien en dehors des êtres singuliers, 
l'homme, cet individu né d'un autre individu , cette essence com- 
posée qui existe en vertu d'une cause finale qui est son but, d'une 
cause matérielle puisée dans les éléments, d'une cause formelle 
qui est l'essence même et en soi, d'une cause externe, son père^ 
et d'une autre cause motrice encore , le soleil et le cercle obli- 
que (4) , l'homme qui doit mourir a-t-il en lui quelque chose de 
survivant et d'éternel ? Lorsque l'ensemble de la matière et de la 
forme vient à se dissoudre, un certain principe peut-il persister? 
Non , si l'on entend parler de l'âme ; oui, s*il s'agit de Tintelli' 
gence (5). La différence universelle de la puissance et de l'acte 
doit se marquer dans l'âme : il est en elle un principe qui devient 
tout, il en est un autre qui fait tout, semblable à la lumière, par 

(1) Aristote, de VAme, m, 10 et 11. Pour ce qui est du syliogisnie de Vacliaa 
et de V incontinence f voyez, au chap. suivant, la morale d'Aristote. 
{2} Id., de la Mémoire et de Faction de se rappeler, i. 

(3) Id., ibid., 2 et 3. 

(4) Id. , Métaphysique f xii, 5. Cf. ibid., viil, 4, où la cause matérielle et la 
eause motrice particulière sont signalées avec plus de précision : l'une est dans 
les menstrues, l'autre dans le sperme. 

(6) Id., Métaphysique, xii, 8, sub fin. 

IL 42 



134 MÂmJEL 

laquelle les couleurs passent de la puissance à Faction. Cette intelli- 
gence active est pure de tout mélange » elle est dégagée, elle est 
Impassible par son essence qui est Tacte même. C'est ainsi que 
la science , lorsqu'elle est en acte , se confond avec la chose qui 
est sue (4). Impérissable, au-dessus des atteintes de la vieillesse 
qui affaiblit ses organes sans la toucher elle-même, son impassi- 
bilité est absolue. Ni le raisonnement, ni Tamour, ni la haine ne 
sont des passions qui lui appartiennent et qui Taffectent ; mais 
toute affection se rapporte à ce qui possède Tâme en tant qu'il la 
possède ; et quand il est corrompu, la pure intelligence demeure 
sans amour et sans souvenir, parce que ces choses n'étaient pas 
d'elle, mais du sens commun qui a péri. Ainsi impassible, elle paraît 
plus divine (2). Elle existe absolument, et non dans le temps où 
l'intelligence en puissance la précéderait ; de sorte qu'on ne saurait 
dire d'elle que tantôt elle pense et tantôt ne pense pas. Seule sépa- 
rabie , elle est immortelle , éternelle ; seule impassible , aucune 
mémoire ne lui peut être attribuée, car la mémoire n'appartient 
qu'à ce qui est passif. Mais l'intelligence passive est mortelle et, 
sans Tintelligence active, elle est incapable de penser (3). 

Ainsi l'âme sensitive étant corruptible et rien de ce qui est lié 
à l'existence du corps ne pouvant exister sans lui , ni par consé- 
quent avant ou après lui , il reste que l'intelligence seule peut 
venir à l'homme du dehors, et que seule elle peut être divine (4). 
L'âme est l'instrument, Xorgane de l'intelligence, comme la main 
est ^Qrgane du corps, et l'intelligence même est en nous l'organe 
de la nature : elle est l'œuvredela naturecomme lesarts et les scien- 
ces sont les nôtres (5] ; elle est son œuvre la plus haute* La nature, 

(1) Aristote, de VAme^ ni, 6« 

(2) Id., ibid., i, i. 

(3) Id., ibid., m, 6. On doit donClure de ces passages qu'Âristote nie la per- 
miinentie de Tâme en tant que donée de mémoire et serrant de snbstratum à 
une personnalité distincte. On voit aussi que, en tant qu'identique à son objet 
(pensée de la pensée), en tant qu'acte pur, en tant que faisant tout (sans mou- 
vement ni altération), rintelligence active d'Aristote est identique à l'intelli- 
gence divine. Une distinction de par nombre serait ici sans signification : on 
peut la faire ou la nier, peu importe, le résultat est le m^me. les raisons que 
nous faisons valoir ici ont été mises en avant par Alexandre et les alexandristes, 
vrais et purs interprètes d'Aristote. 

(4) là.fdB la Génération des animauxy n, 3. 

(5) Id., ProbUmeSf xxz, 5, avec une correction légère. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENKE. 135 

en effet, a tout fait et disposé pour l'homme (4) et par suite pour 
rintelligence. La fin du corps est Tâme , la fin de Tâme est Tac- 
tien, et le premier des biens est Texercice de l'activité de 
l'âme (^). Être et agir dans un perpétuel présent, sans change- 
ment comme sans repos, agir immuablement et remplir son être 
de sa propre action, telle est la fin, telle est la perfection suprême 
de rétre. Vivre, regarder, penser, c'est par de tels actes accom- 
plis en eux-mêmes et toujours identiques, que l'homme atteint 
sa perfection propre et qu'il passe du pouvoir à l'action, du som- 
meil à l'intelligence, du mouvement à l'être et au salut (3). 



TABLEAUX SYNOPTIQUE DE LA DOCTUINB D'ARISTOTB (4). 

I. Catégories de VÊtre. 

UBité 



de wm^Hrê ' 



quantité 

qualité 

relation 

forme ] lieu 
ou < temps 

essence J situation 

possesatoa ] 

action 

passion 

prlTaUoB. 



{identité, 
similitude. 
égaUté. 

essence , HifW«.tiee » S«nre. 

ou un mulUtuder *utréité / <""«"»«« < espèce, 
ou 1 i contrariété. 

composé \ dissimilitude. 
d*unitis (inégalité. 



IL Catégùne8i9la€aiH8e. 



matérielle 1 contrariété 

formelle | nécessité, ce qui est \ 

efficiente I accidentalité, hasard | 

finale | intentionalité en vue de çuoi ] 



diaiigem«&t< 



I de quantité 
de qualilé 



mort. 

augmentation, 
diminution. 
a1téraUon + 
altération — 
mouvement -|> 
mouTement— 



(T) Aristote, des Parties des animaux, iv, 10; et Politique^ l, 3. 

(2) Ethique à Nicomaque, I, 6; à Sudème, i, 7 et 8. 

(3) Voyez les belles pages de M. RavaiiBon, Sssai^ p. 999, sqq., 1. 1. — Nous 
renvoyons à cet ouvrage le lecteur cnrieuz de connaître la doctrine d*Aristote 
par une exposition pins étendue que U nâCre. M. BavaisaoK a composé une ad- 
mirable paraphrase de cette doctrine, et chet lui l'ejcactitnde et la poésie ne s'ex- 
cluent pas, parce qu'il s'est pénétré merveilleusement de l'esprit du philosophe. 
Jamais avant notre siècle on n'avait appliqué à l'intelligence des anciens un 
goût si pur, un sens si exquis du vrai. 

(4) Nous ne sachions pas que personne avant nous ait essayé de construire un 
tableau complet du système des connaissances suivant Aristote. Cette remarqua 
a pour objet d'engager le lecteur à en excuser les défectuosités. Tel quel, il nous 
semble offrir quelque intérêt et pouvoir servir de résumé à notre exposition. 



uc 



MANUEL 



éléments 



qualités 



III. Catégories de la Nature. 

•' éther tournant sur soi-même. 
I feu naturellement léger. 

j ^^"^ i tantôt légerSy tantôt pesants. 

[ terre naturellement pesante, 
t chaud 
I froid 
I sec 
\ humide 



\^'^ j^" } terre 1 



H/ 
W 



/ âme 
nutritive 



\ 



I végétative. 
I appétitive. 
j irascible. 
( générative. 

I toucher, 
goûter, 
odorer. 
ouïr, 
voir, 
ou < sensitive \ I notion de continuité, 

entéléchies | 1 notion d'unité et de nombre. 

\ sens commun { notion de mouvement. 
1 imagination. 
\ mémoire. 

I Imaginative. 

* intellectivej r remémorative. 

» active pure, impassible, immortelle^ acte pur. 

ImobileSf sphères obliques. 
mobile premier, sphère des fixes. 
immobile, cause finale absolue, acte pur, pensée de la pensée» 

IV« Catégories de la Science (1). 

poésie, les arts en général. 

rhétorique. 

dialectique. 

morale. 

économique. 

politique. 

physique, être mobile et sensible, 
mathématique, immobile et sensible. 
( métaphysique, immobile, insensible, être en soi. 



I poétique 

pratique 

ou 
politique 
en général 

théorétique 



§111. 

MOBALE, POLITIQUE, ESTHÉTIQUE. 
CYNIQUES, CYRÉNAÏQUES, PLATON, ARISTOTE. 

I. Socrate avait entrepris de critiquer le savoir : il avait nié la 

(l) Nous empruntons à M. Ravaisson les éléments de ce dernier tableau, 
TSsxni, liv. I. c. n. 



D£ PHILOSOPHIE ANCIENNE. 137 

science du monde. Aux yeux de ses contemporains, son eoseigne- 
menl n'avait pas dû paraître éloigné de celui des sophistes. Mais son 
dévouement ennoblit sa vie, sa mort rendit sublime ce qui n*eût [)aru 
que ridicule, et ses disciples prouvèrent la grandeur de ses 
idées. Oublions la mort de Socrate , oublions Aristote et Platon , 
n'envisageons dans le réformateur que Tinsupportable vieillard , 
aux allures sophistiques, le contempteur des sciences, Thomme 
libre et frugal, endurci aux fatigues, supérieur aux événements, 
dont toutes les pensées ont traita la vie active, et nous connaîtrons 
le père de l'école cynique, Tune des deux grandes écoles de mo- 
rale dans l'antiquité. 

Mais Socrate était citoyen d'Athènes , amant passionné de la 
patrie, dévoué à ses lois^ toujours prêt à combattre pour elle. 
Les cyniques, au contraire, s'élevèrent des régions les plus basses 
de la société antique ; fiers de leur origine, ils regardèrent la vie 
du pauvre et de Tesclave comme la vie souveraine , le travail 
comme le bonheur , et , cherchant la vertu dans l'âme isolée du 
gage, ils rejetèrent avec mépris les idoles qu'on avait toujours 
adorées jusqu'alors. Antislhène, disciple de Socrate, né d'un père 
athénien , mais d'une mère étrangère , dédaigna la noblesse et 
les droits de citoyen dont il était privé, a Pourquoi serait-on si 
» fier , demandait-il , d'appartenir tout entier au territoire de 
» l'Attique? Les sauterelles et les limaçons partagent ce beau pri- 
» vilége. Et qu'importe la naissance d'un homme vraiment libre ? 
» Un lutteur invincible est-il le fils de deux lutteurs (1) ? » Dio- 
gène, élève d'Antisthène qu'il assista jusqu'à sa mort, chassé de 
Sinope, sa patrie, pour quelque tache de famille, ou peut-être 
même personnelle (2) , se retira à Athènes. Il y dormit sous les 
portiques des temples et finit par se donner pour logis un ton- 
neau (3), qui devint populaire dans la Grèce et demeura célèbre 



(1) Diogène, Vie d'Antisthène, vi, 1 et 4. 

(2) Id., Vie de Diogène de Sinope, vi, 20 et 21. 

(3j C'était nn vrai tonneau de bois, un tonneaa roulant, comme Vont étabU 
contre la critique, Visconti, Iconographie grecque, et M. Boissonade, JNToU'ce» dee 
Manuscrits de la Bibliothèque du roi, t. X. part. ii. Ce genre d'habitation n'avait 
rien de très-extraordinaire en Grèce. V. Aristophane, Chevaliers, p. 83, t. Il de 
latrad. dArtaud, l'« édit., et texte, vers 7m . 

M. 



138 MANUEL 

dans l*histoire. Ces deux hommes adoptèrent la besace et le bâton 
comme symboles de leur philosophie ; ils eurent pour unique ha- 
bit un manteau doublé propre à toutes les saisons; ils osèrent 
mendier , ainsi que Socrate lui-même en avait peut-être donné 
rexemple (1), et ils réunirent leurs auditeurs au Cynosarge, gym- 
nase des enfants illégitimes, dont le nom s'appliqua naturelle- 
ment à désigner leur école. 

Les cyniques essayèrent d'ennoblir le travail, et par là môme 
de relever la condition morale des esclaves. Ântisthène citait 
Texemple deCyrus et celui d'Hercule, ce grand travailleur ; et, fai- 
sant allusion sans doute à l'oisive mollesse d'Aristippe de Cyrène, 
« Fussé-je en délire, disait-il, plutôt que d'éprouver du plai- 
sir (2) ! » Aucun bien ne s'acquiert sans exercice, et l'exercice 
vient à bout de toute chose, enseignait Diogène à son tour. Re- 
nonçons aux travaux inutiles, livrons-nous uniquement à ceux 
que prescrit la nature ; si nous sommes encore malheureux après 
cela, notre malheur sera la démence. Ceux qui s'accoutument à 
vivre dans la volupté ne peuvent plus en être arrachés sans dou- 
leur ; nous, au contraire^ nous finirons par trouver la nôtre à la 
mépriser, et notre plaisir sera dans la peine (3). Toutes les con- 
ditions devaient être indifférentes à l'homme qui ne demandait 
qu'à pratiquer cette ascétique doctrine. Aussi nous montre-t-on 
Diogène. en vente, plaisantant sur le marché aux esclaves, raillant 
les chalands qui jugent un homme à la simple vue, sans même 
en vérifier le son, comme on ferait d'un pot ou d'une assiette ; 
enfin se nommant insolemment le mattre du maître qui l'achète. 
Xéniade de Corinthe s'estima heureux de donner ses enfants à 
cet esclave, qui savait faire des hommes libres et guérir les ma- 
ladies des âmes (4). Diogène vieillit auprès de Xéniade et de ses 
fils, et p^ssa le reste de ses jours à Corinthe, ou libre, ou comme 
libre, et refusant à ses amis de se laisser racheter par eux. Ce 



(1) Sénèqoe, de Bene/UHi^ i, 8« C'est un des reproche» qu'Aristoxiae fidres' 
Mil à )• noémoire de Soerate. 

(2) Diogène, Vie d' Antisthène, Yi, 3. 

|3) Id., VU deDioghMy vi, 71 ; et Stobëe, SermoneSi XXIX, 65. 
(4} Id., ibid., vi, 29; Aulii-Gelle, Nocles attica^ ii, 18; et Lucien, dans son 
Mnean. . 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 139 

fat là qu^Atexandre le vit accroupi dans un gymnase, et qu*il 
admira sa liberté, a Ote-toi de mou soleil ! Pourquoi te craindre 
si tu es bon? » Qui ne connaît les sublimes réponses du gueux au 
conquérant (1)? 

Si la sainteté du travail, si Tégalité morale des conditions hu- 
maines purent être enseignées réellement, efficacement, par quel- 
qu'une des sectes de la Grèce, c'est par la secte cynique et par 
aucune autre. Seule, elle proscrivit toute espèce de luxe, méprisa 
les beaux-arts (2), et voulut réduire les soins du corps à ceux 
qui sont nécessaires au maintien de la vie , et , par suite, à l'exer- 
cice de Pâme, à la vertu. Quand on demandait à Diogène s'il 
avait jamais rencontré des hommes : « Nulle part, répondait-il ; 
mais J'ai vu des enfants à Lacédémone (3). » Le vice qu'il repro- 
chait à ces enfants de Sparte, c'était sans doute la brutalité, c'é^ 
tait l'amour de la guerre ; car les cyniques ne se contentaient pas 
de dédaigner la noblesse, la gloire et la fausse liberté; ils osaient 
encore attaquer l'esprit universel et les plus fortes croyances de 
l'antiquité ; ils se glorifiaient d'être sans patrie (i), et ils sem- 
blaient mépriser la guerre, ce fondement de l'esclavage et de 
toute inégalité, que Platon conservait si religieusement dans sa 
république, c Appliquez-vous à la philosophie , disait Craies , 
jusqu'à ce que vous regardiez les généraux d'armée comme des 
conducteurs d'ânes (5). » Ainsi délivrés de tous les liens des so- 
ciétés antiques, isolés et maîtres d'eux-mêmes, les cyniques de- 
meuraient immobiles et comme divinisés dans leur orgueil. Mais 
cet orgueil, que Socrate croit apercevoir à travers les trous du 
manteau d'Anlisthène (6), c'est la plus haute pensée de Tàme hu- 
maine qui se connaît, qui s'apprécie, qui méprise tout ce qui n'est 
pas d'elle ; cet orgueil est la consolation du cynique arrivé à voir 



(1) IMogène, ibid., vt, dS et €8 ; Plutarqne, Vie éPAlutemdrê^ de., tt<s 

(2) « Une statue se vend trois mille drachmes, disait Diogèbe, «t u 
de farine denx ehénlces. » Id.« ibid., vï, 86. 

(3) Id., ibid., vi, 27. 

(4) Id., ibid., vi, 49 et 63. Dlô^éne se disait eiUiym du mondes et e*est à tort 
qu'on a quelquefois attribué ce mot à Boetat*. Oratès sa disait €ii»fm de Dio- 
gèMf VI, 93. 

(5) Id., Vie de CraièSj vi, 92. 
(b) Id., Vie d^Aniistkène, vi, 8. 



140 MANUEL 

que toutes les places ici*bas sont renversées. Bientôt, comme pré- 
voyant un mot de l'Évangile, Diogène ordonnera qu'on l'enterre 
la face contre terre ; car un jour doit venir où ce qui est tourné 
se retournera (i). 

Dans l'intervalle de son développement, depuis Antisthène jus* 
qu'à Cratèe, disciple de Diogène et maître de Zenon de Ciitium, 
l'ancienne secte cynique se voua exclusivement à la pratique de 
la morale. Seuls , deux de ses membres cultivèrent la science : 
ce furent Antisthène, son fondateur, obligé de lui faire place 
parmi les écoles de son temps, et son rénovateur, Zenon, qui 
l'appela à de plus hautes destinées dans le monde. Antisthène, 
disciple de Gorgias avant de Tètre de Socrate. continua l'ensei^ 
gnement de ce dernier, en lui donnant toutefois un caractère plus 
sophistique et en le dirigeant à la destruction de la science. Il 
laissa beaucoup d'ouvrages, et sur toutes sortes de matières {%), 
Il combattit surtout les prétentions des savants, en niant la réa<- 
lité des attributs et la possibilité du raisonnement. Une défini- 
tion, disait-il, n'est, dans le fait, qu'une série de mots. On par- 
vient sans doute à exprimer un rapport, une qualité, mais jamais 
l'être lui-même d'une chose (3). Rien ne se peut caractériser que 
par soi; le même ne se dit que du même, et il est impossible, au 
fond, de se contredire (i) ; aussi, tout enseignement doit corn- ' 
mencer par l'étude des mots (5). Diogène s'en réfère évidem^ 
ment à la même doctrine quand, pour réfuter Zenon d'Élée, il se 
lève et marche, et répond aux raisons par des faits (6). Il pense 
donc, avec son maître Antisthène, que la vertu ne requiert ni 
paroles ni science ; qu'elle consiste dans les œuvres, et qu'il ne 
faut, pour l'atteindre, que la force de Socrate (7). Il demande 

(1) Diogène, Vie de Diogène ^ vi, 32. Le compilateur ajoute à ces paroles une 
interprétation inepte. 

(2) Voyez le Catalogue, dans Diogène, vi, 15-19. Ce qui nous en reste, au- 
thentique ou non, est peu intéressant. 

(3^ Aristote, Métaphysique^ Yiir, 8, où il nomme Antisthène et autres Mem- 
blables ignorants. 

|4) Id., ibid. v, 29. Antisthène est encore. nommé. 

(5) Arrlen, Dissertations sur •Bpiclèie, i» 17. 

(6| C'était son mode habituel d'argumenter, comme le prouvent des traits 
nombreux de sa Tie dans Diogène de Laerte. 

(7) Diogène, Vieâ'AntUfhhne, vi, 11. 



DE PHILOSOPHIE ANTIENNE. 141 

à l'astronome s'il y a long-temps qu'il est revenu du ciel (^ ), et il re- 
proche à celui qui cherche la science dans les livres de prendre pour 
réalités des choses peintes, et des images pour sa nourriture (^). 
Les cyniques étaient ennemis déclarés des superstitions et des 
dieux populaires. Ainsi, l'on voit Antislhène chercher des inler* 
prétations allégoriques d'Homère (3), refuser de croire au démon 
de Socrate (4), et railler un prêtre d'Orphée, à qui il conseille de 
mourir pour arriver plus vite aux plaisirs de l'autre vie (5). Dio- 
gène critique vivement les agenouillements immodestes des fem- 
mes dans les temples : « Ne crains-tu pas, dit-il à l'une d'elles, 
que Dieu ne soit derrière toi, car tout est plein de lui, et qu'il ne 
te voie dans cette position (6)? » Ils .enseignaient l'existence d'un 
seul Dieu dans la nature, divinité incomparable et sans forme 
déterminée (7), et réduisaient sans doute la vraie religion à une 
sorte de déisme; mais la grande affaire était, peureux, la vie de 
ce monde, les soins de la veille, qu'il fallait se garder de sacri- 
fier aux vaines illusions des songes j et la vertu, unique bien, 
unique beauté, unique vérité à poursuivre, a Ayez la raison , 
disaient'ils, ou munissez-vous d'une corde (8)1 » 

La doctrine politique et sociale des cyniques se peut réduire à 
un seul mot : la communauté. « Toutes choses sont aux dieux, 
I» disait Diogène ; les sages sont amis des dieux ; entre amis tout 
9 est commun : tout donc appartient aux sages (9). Le mariage 
» par lui-même n'est rien; l'acte qui en est la fin résulte d'un ac- 
>cord naturel ; ainsi les enfants doivent être communs (10). Les 
» femmes sont destinées, d'ailleurs, à la même vie, à la même 

(1) Id., Vie de Diogène, vi, 39. 

(2) Id., ibid., VI. 48. 

(3) Lobeck, Aglaophamus, p. 159. 

(4) Xénophon, Banquet^ viii, 5. 

(5) Diogène, Vie tCAntisthene, w, 4. 
16) Id., Vie de Diogène^ vi, 37. 

(7) Cicéron, de Naiura deorum, i, 13; et Clément Alexandrin, Slron^ata^ v, 
pag.601. 
•8) Plutarque, Contradictione des stoïciens. 

(9) Diogène, Vie de Diogène, vi, 71. 

(10) Id., ibid. , -\i, 72. Ântisthène semble s*étre tenu plus près delà tradition 
socratique sur le mariage et sur l'amuur. Voyez ibid., vi. Il et 12; mais il ne 
laisse pas de dire qvi'un juste vont mieux qu'un proche, principe qui nous semble 
faire bon marché de l'esprit de fairille. 



142 MANUEL 

» vertu que les hommes. » Il fut donné à Gratès, né à Thébes, 
qui avait abandonné ses biens pour la philosophie, d*inspirer un 
vif attachement à une jeune fille, Hipparchie, sœur de Métrocle, 
son disciple. Elle voulut Tépouser et partagea sa vie et ses 
idées (4). Nous réduirons la morale cynique aux préceptes sui- 
vants : rechercher la vertu, car la vertu s'enseigne et s'ac- 
quiert; renoncer à toute gloire, à tout luxe, à tout respect hu- 
main ; pratiquer, exercer publiquement tout ce qui est honnête 
en soi ; travailler pour vivre et pour être heureux ; aimer les sages 
ses semblables; s'élever ainsi à la perfection, à rimpeccabilité. 

Après que l'ancienne secte cynique se fut fondue dans la 
stoïcienne, le cynisme ne laissa pas de se perpétuer dans l'anti- 
quité, au moins comme un certain genre de vie qui convenait à 
des mystiques, à des ascètes vivant dans le monde, ou même en- 
core à des âmes blessées dans leur amour ou dans leur orgueil. 
Plus d une fois ces sages isolés durent se rapprocher du christia- 
nisme pratique, et quelques traits, sans doute ajoutés postérieure-* 
ment à la vie de Diogène, peuvent être rapportés aux habitudes 
des cyniques nouveaux (%). Mais au fond l'ancienne et vérita- 
ble école s'éloignait par son orgueil et par la doctrine de la divi- 
nisation du sage, que les stoïciens développèrent, du simple esprit 
du christianisme. Le suicide, assez commun dans les écoles so- 
cratiques, était regardé par les cyniques comme l'effort suprême 
et le dernier trait de vertu du sage que la vieillesse et les infir- 
mités rendaient inutile à lui-même. Un jour les amis de Diogène 
allèrent le trouver sous le portique où il passait la nuit à Co- 
rinthe. Enveloppé dans son manteau, il semblait dormir ; mais il 
était mort. Les disciples pensèrent que leur maître sublime, âgé 
de quatre-vingt dix ans et fatigué de vivre, avait retenu sa res- 
piration jusqu'à ce qu'il expirât (3). D'autres nombreuses versions 



(1) Diogène, Vies de CratèSy de Métrocle et d'Hipparchie^ vi, 85-99. Le lexico- 
graphe Suidas attribue quelques ouvrage:! À Hipparchie. 

(2) Nous citerons surtout les détails que donne le compilateur sur réducaUon 
des fils de Xéniade par Diogène. Le maintien humble, le silence, les yeux baissés 
dans les rues sont des traits qui ne semblent pas représenter dans toute sa pu- 
reté l'ancien esprit cynique. Nous n'en dirons pas autant du travail et des soins 
domestiques. Voyez Diogène, vi,-31. 

|3) Diogène, Vie de Dioçène, vi, 77, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 143 

circulèrent dans Tantiquité sur le suicide de Diogène et sur son indif- 
férence pour la sépulture. Ce qui est certain, c'est que les Corin- 
thiens, qui l'admiraient et l'aimaient comme l'avait aimé le peuple 
d'Athènes (4), lui élevèrent un tonïbeau à Tune des portes de leur 
ville. Ce tombeau, surmonté d'un chien de marbre, portait une 
inscription en vers harmonieux et naïfs rehaussés par un trait 
final qui ne manquait pas de subhmité (2). Diogène eut aussi des 
statues au bas desquelles on inscrivit des vers pleins d'enthou- 
siasme. 

II. L'école de Cyrène fut fidèle à l'enseignement de Socrate, en 
ce qu'elle méprisa les sciences et réduisit Tobjet de la vie à l'exer- 
cice et au développement de la personne morale; mais, comme 
les cyniques, et plus encore qu'ils n'avaient fait, elle isola le 
sage et enseigna l'égoïsme. Certaines doctrines des sophistes, 
qu'elle reprit et adopta, lui servirent aussi de méthode, et l'ai- 
dèrent à la critique des écoles ennemies. Les cyniques niaient la 
vertu du raisonnemeut et des idées abstraites; elle ramena toute 
connaissance aux impressions sensibles, elle s'attacha à l'idéa- 
lisme de Protagore, rejeta par suite la'pensée morale de Socrate, 
et réduisit au plaisir et à la douleur toutes les réalités de la vie. 

Parmi les disciples de Socrate, Aristippe de Cyrène off'rait une 
opposition décidée de mœurs et un rapport fréquent d'idées avec 
Anlistbène. Il se faisait gloire de vivre dans la mollesse, d'échap- 
per à tout devoir en n'adoptant pour séjour que des républiques 
étrangères, de chercher avant tout une vie douce et aisée, ne 



(1) Id., ibid., VI, 43. 

(2) C'est un dialogue contre le chien de marbre et le passant : « Dis, chien de 
qui gardes-tu là le tombeau! — Du chien. — Et quel est cet homme, le chien f 
— Diogène. — De quel payst — De Siuope. — Celui qui habite un tonneau* — . 
Lui-même, et maintenant il est mort et il habite les astres. » [Aniholàgie 
épigr. 558). Disons cependant que Visconti et Boissonade croientcette inscription 
moderne. — On possède encore aujourd'hui des lettres attribuées à Diogène le 
cynique et à Cratès. Mais leur authenticité, depuis long-^temps soupçonnée a 
été définitivement rejetée par M. Boissonade, Notices des manuscrits de la Bi- 
bliothèque du roi, t. X et XI, dans les deuxièmes parties. Cependant leur fabri- 
cation paraîtrait assez ancienne à ce savant helléniste, et pouvoir se placer à fort 
peu près à l'an 190 avant notre ère. Voye», aux lieux Indiqués, ces lettres et leur 
traduction. Elles ne sont pas absolument dénuées d'intérêt ; mais les traits qui 
s'y trouvent compris ont en général été conservés par d'autres 8utears,«urtoat par 
Diogène Laërce ; et voilà pourquoi lums n'«n avons pas foit usage. 



144 MANUEL 

s*embar passant que de lui-même, et de se faire, entre la servi- 
tude et la domination, un chemin pour arriver au souverain re- 
pos (1). Indifférent à chaque état présent des choses, il prétendait, 
tout en cherchant le mieux, s'accommoder du pire^ et faisait profes- 
sion de savoir tout soumettre à sa personne sans jamais la soumettre 
à rien (2). Connu surtout pour maître en Tartde flatteries tyrans, 
et pour avoir voulu vivre sans passions et sans trouble, Arislippe 
ne parait pas avoir laissé de doctrine bien déterminée; mais sa 
ûUe Arété, qui philosopha d'après lui , Aristippe Métrodidacte, fîls 
de cette dernière, à leur suite d'assez nombreux disciples, formu- 
lèrent un système qui finit par se fondre dans celui d'Épicure . ils 
empruntèrent tous à leur premier maître le principe du plaisir et 
celui du mépris des sciences. Les derniers des artisans, avait dit 
Aristippe, sont au-dessus des mathématiciens; un cordonnier 
s'occupe au moins du mieux et du pire, un mathématicien ja- 
mais (3) ; et il avait défini la fin de la vie : un mouvement doux 
répandu dans la sensalipn (4). 

Aristippe, fils d* Arété, distingua trois états de Tâme : la tem- 
pête, l'agitation douce et le calme. Ne pouvant connaître ou plu- 
tôt sentir que ses impressions, ses passions, en prenant ce der- 
nier mot dans le sens le plus conforme à son étymologie, Thomme 
devait, selon lui, viser constamment à Tétat moyen, qui seul 
constitue le plaisir, le bien et la fin de la vie (5). Mais le calme 
n'étant guère pour l'homme vivant qu'un état négatif, les cyré- 
naïques réduisaient l'être qui sent à deux passions : un mouve- 
ment doux, un mouvement rude; Tune est le plaisir, l'autre est la 
fatigue ou le travail, ou la douleur. Du reste, un plaisir, suivant 
eux, ne différait pas d'un autre plaisir. Sans distinction ni degré, 
tout état de jouissance se suffit à lui-même et remplit son mo- 
ment (6) , car le plaisir est monocbrone ; ni l'espérance ni les 

(1) Xénophon, Mémoire tur Socraie, n, l 

(2) Horace, Epîtres, liv. l , l et 17 : 

M ...iniUi res, non me rébus subjungere conor... 
Omnis Aristippam deciiit color, et status, et res, 
Tf ntantem majora, fere prœsenlibus tequum. » 

(3) Âristote, Métaph., ni, 2. Aristippe, dans ce passage, est traite de sophiste. 

(4) Diogène, Vie d* Aristippe, n, 85. 

(6) Eusèbe, Préparât, évang., xrv, 18 et 19. 
(6) Diogène, ibid., il, 86 «t 87. 



DE PHILOSOPHIE ÂiNClEMNE. 145 

souvenirs ne le touchent en soi ; il est tout entier rclalif uu 
présent (1). Aussi la fin que nous poursuivons doit-elle résider 
toujours en un plaisir particulier. Le bonheur, qui est Tensemble 
de ces plaisirs composant toute une vie, le bonheur, qu'il est si 
difficile d'atteindre , n'est pas même recherché pour soi : c'est 
le plaisir que tous les êtres poursuivent dans la nature, c'est 
la douleur qu'ils repoussent et qu'ils fuient; et quelle que soit la 
source de ces deux passions, les choses mêmes nous indiquent 
assez que l'une est le bien, que l'autre est le mal (2). 

Les cyrénaïques refusaient à l'homme le pouvoir de prononcer 
sur la réalité des objets extérieurs et sur leur nature. Sans en 
nier l'existence, ils regardaient les noms que nous leur donnons 
comme n'exprimant que nos sensations, et ils les posaient comme 
incompréhensibles. Ainsi, d'après eux, tout est apparence, et il 
n'est pas de critérium unique et général pour servir aux juge- 
ments humains (3). Les objets de nos sens ne nous touchent 
pas, disaient-ils; il n'y a de réel dans la passion que le plaisir et 
la douleur (4), qui sont des états de noire pensée (5). L'imagi- 
nation, la passion n'appartiennent qu'à nous ; trop peu fondés sur 
elles pour nous abandonner à la foi par laquelle on affirme l'exis- 
tence des choses, nous devons, comme en une ville assiégée, 
nous renfermer en nous-même et dire de ce qui est au dehors : 
II paraît, et non pas : Il est (6). En deux mots, le jugement du 
vrai n'est que dans le plaisir et dans la douleur, parce qu'ils se 
sentent, et rien n'est sûr au delà de nos émotions intimes (7). 

Le plaisir était, pour les cyrénaïques, un étal passif de l'âme, 
bien différent de cette apathie, absence de la douleur ou du mal, 
dont les épicuriens composèrent leur bonheur; ils le regardaient 
comme ayant surtout son siège dans la sensation. Les peines ma- 
térielles leur semblaient les plus dures, et ils amoindrissaient 
autant que possible la part que l'âme^ qui prévoit ou qui regrette, 

(1) Atbénée, Banquet des sophistes, l, Ixi, p. 544.2. 

(2) Diogène, ibid., ii, 87 et 88. 

(3) Sextus, Adversus logicos, I, 191, sqq. ; HypotyposcSy î, 21 5. 

(4) Diogène, ibid., ii, 90. 

(5) Plutarque, Banquet, v, i, 2. « -kî^i ttjv Siàvoiav r.inûv. n 

(6) Id., Contre ColotèSy XXIV. 

l7) Cicéron, Questions académiques, ii, 7 et 46 

II. 13 



146 MÂJNU£L 

a nécessairement dans le bien et dans le mal. Cependant la pru- 
dence ou Tart de se gouverner n'était pas absolument rejetée 
par eux, mais ils la regardaient comme un art facile (4) : la plus 
simple connaissance du bien et du mal, indépendamment de toute 
science des choses naturelles, leur paraissait bien suffisante au sage 
pour qu'il se délivrât des superstitions et de la peur de la mort. 
Quant à la science du juste et de rhonnéle, ils la ni9ient aussi, 
réduisant toute notion de ce genre à la coutume et à la loi ; mais 
le sage a tout intérêt à se conformer à la coutume (2). 

Théodore, surnommé l'Athée, puis le Dieu, Annicéris, son 
maître, et Hégésias, furent les plus célèbres des cyrénaïquea. 
Ces deux derniers donnèrent leur nom à des écoles qui marquent 
une transition sensible à l'épicuréisme. Les annicériens tentèrent 
de rendre à l'âme les atfections, l'amitié, l'esprit de famille et 
l'esprit patriotique, que les autres philosophes de Cyrène en avaient 
bannis ; ils firent, de la sorte, entrer l'amour parmi les éléments 
du bonheur; ils justifièrent même la coutume en soi comme utile 
et propre à guider l'homme dans la vie (Z). Les hégésiaques, au 
contraire, regardant le bonheur comrpe impossible, et portés à 
mépriser le plaisir du moment , réduisirent le bien de l'homme à 
une sorte d'apathie Cette dernière secte est remarquable par le 
profond sentiment de désespoir qui s'y fait jour. Rien n'est agréa-^ 
ble ou désagréable par nature, disait Vorateur de la mort, Hégé- 
sias. La satiété de l'âme engendre le dégoût; la rareté ou la nou- 
veauté des choses sont les sources d'un plaisir qui est le môme pour 
tous les hommes et dans toutes les conditions^ mais que la dou- 
leur surpasse toujours. Autant vaut être mort que vivant. Que 
l'insensé tienne à la vie, le sage y est indifférent; il évite les biens 
comme les maux^ et n'établit aucune différence entre les moyens 
de jouir. Il ne reproche rien aux hommes , car toute faute, chez 
eux, est involontaire, et nul ne mérite d'èlre puiïl ; mais il vit 

(1) Diogène, Vie d'Aristippe, II, 89, 90, 92 ; Cicéron, de Finibus, ii, 6. 

(2) Id., ibid., ii , 92, 93. On trouve dans Sextus, Adversus logicos , l, 11, une 
division de VEthique en cinq parties, attribuée aux cyrénaïques. Ces philo- 
sophes avaient donc essayé de systématiser leur pensée, comme le firent plus 
tard les épicuriens. Les éléments nous font défaut pour recomposer ce système. 
Ritter l'a cependant esquissé avec beaucoup de vraisemblance. 

(3) Id., ibid., il, 96, 97. 



DE PHÎLOSOPIÎIÈ ANCIENNE. 147 

pour lui seul, se méfie de ses sens, et se laisse conduire aux appa- 
rences de la raison (1), L'athéisme de Théodore et le désespoir 
d'Hégésias sont la fin de la philosophie cyrénaïque; sur ses 
ruines s'éleva la puissante école d'Épicure (2). 

m. Tandis que les cyniques el les cyrénaïques s'attachaient à 
ce que Socrate avait imprimé de plus personnel à son enseigne- 
ment, tandis qu'ils poursuivaient sa critique des sciences et qu'ils 
allaient rétrécissant cette notion du bien et de la vertu, qui avait 
été le vasle objet de ses recherches , Platon appliquait la doc- 
trine des idées à la morale, et s'élevant dans les plus hautes ré- 
gions de l'esprit, il plaçait l'idée suprême du bien au delà du 
monde et la transformait. 

La morale de Platon peut s'envisager sous trois aspects divers, 
qoi embrassent en quelque sorte trois règnes de l'âme. On trouve 
d'abord dans ses dialogues une morale dialectique, science in- 
complète des idées du bien et du beau et de toutes celles qui en 
•participent. Puis les symboles répandus dans les mêmes dialo- 
gues et cette admirable genèse qu'il appelle sa physique , pré- 
sentent les éléments d'une morale religieuse, qui se lie à la 
morale dialectique par les doctrines de l'immortalité de l'âme et 
de la réminiscence. Enfin, la morale politiqule , exposée avec de 
grands développements , résulte de l'application des deux autres 
sciences à l'organisation de la société et à la direction des forces 



Nous savons que Platon adoptait ce grand principe de Socrate, 
qui consiste à identifier la vertu avec la science du bien , double 
idée que notre langue exprime aujourd'hui par ce beau mot , 
sagesse. Cependant la vertu ne s'enseigne pas, Platon ladmettait, 
le prouvait avec les sophistes. Comment donc peut- elle être une 
science ? C'est que l'opinion vraie qui supplée la science, qui, 
comme elle, peut engendrer le vrai, le bon et l'utile, est aussi la 



(1) Id., ibid., 11, 94, 95, 96. Hégésias avait écrit ane sorte de drair.e philosophi- 
que dont le personnage, prêt à se laisser mourir de faim, énumérait à ses amis 
tous les maux de la vie. II lui fut défendu d'enseigner le suicide à Alexandrie. 

u La vie, disait-il , est un mal , et la mort ne supprime pas le bien , mais elle 
supprime seulement la vie. » Cicéron, Tnsculanfis, i, 34. 

(2) Pour le célèbre Evhémère, auteur d'un système de mythologie qui fut reçu 
flans l'éroled'Épictiro, V. ci-dessoup, liv. vi, cli. 3, n" 10. 



148 MANUEL 

seule vertu qu'on trouve dans le monde. Tous les hommes ne 
seraient que des ombres à l'égard du sage qui posséderait la vertu 
comme une science. En eux elle est un don de Dieu, en lui elle 
serait comme en Dieu môme (1). Toutes les vraies vertus, quel que 
soit le nombre qu'on en veuille compter^ toutes ont un caractère 
commun; elles supposent la science, et participent d'ailleurs les 
unes des autres, bien qu'elles ne puis^sent être enseignées (2), par 
la raison qui vient d'être donnée. Ainsi la justice, la sainteté, la 
tempérance, la prudence s'impliquent mutuellement et sont par- 
ties inséparables de la vertu, de la science. Le courage est incom-> 
palible avec l'ignorance, parce qu'il est la science de ce qui est 
véritablement ou de ce qui n'est pas à craindre ; et la sainteté de 
même, parce qu'elle est la science de notre rapport à Dieu (3). 
Qu'est-ce donc que celte science , principe de toutes les vertus , 
et identique à la sagesse ? La sagesse consisterait-elle à faire le 
bien ? Mais en ce cas , le sage pourrait ignorer Jui-méme la sa- 
gesse , puisque souvent c'est involontairement que nous faisons- 
le bien ou que nous négligeons de le faire. Le sage est- il celui 
qui se connaît lui-même ? Quel serait l'objet de cette science de 
soi ? Il n'y a pas de vue de la vue, ni d'ouïe de l'ouïe ; donc aussi 
pas de science de la science. Le savant en général, dépourvu des 
sciences particulières, ne saurait pas même ce qu'il sait ou ce 
qu'il ignore, et le bonheur lui manquerait, parce que le bonheur 
est donné par une science particuhère , celle du bien et du mal , 
sans laquelle toutes les autres nous deviennent inutiles (4). Il est 

(1) Platon, Ménoriy p. 219 -231. 

(2) Id., Protagore. C'est la thèse même, la thèse générale de ce dialogue. 

(3) Id., ibjd., p. 61-73 et 117-123 ; Lâchés tout entier; Euiyphran tout entier. 
Ce dernier dialogue, si justement admiré, a surtout un caractère critique. Il ré- 
fute les idées de la sainteté et les principes de la religion exotérique des anciens 
Grecs. Cependant il nous semble aussi comporter la solution que nous donnons 
dans notre texte. Cf. Gorgias, p. 363. 

(4) Id., Charmide tout entier. Nous négligeons quelques définitions de la sa- 
gesse réfutées par Platon, et qui ne pénètrent pas au cœur de la question : car 
Platon fait approfondir par degrés les diflBcultés à ses interlocuteurs, et il ne leur 
prête au début que des opinions qui soutiennent peu l'examen, quoiqu'elles 
soient sans doute empruntées aux écrivains de son temps. — Ce dialogue a été 
rejeté par quelques critiques qui l'ont regardé comme contradictoire avecl'-4Zc»- 
biade. M. Cousin (Argument du Charmide) admet cette contradiction sans 
examen, et prend le parti très-arbitraire de regarder le Charmide comme iiu 
dialogue polémique, c'est-à-dire tophistiquc. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 149 

vrai que râtne peut se replier sur elle-même, se regarder, coDime 
un œil dans un œil, et se connaître; mais c'est une partie de 
l'âme que l'âme entière connaît ainsi ; et cette partie , c'est la 
partie divine, c'est-à-dire la sagesse et le bien. Sans cette con-» 
naissance de nous-mêmes, qui est la vertu , les vrais biens et les 
vrais maux nous sont inconnus ; tout nous devient inutile et nous 
vivons danfi l'esclavage , car le vice est servile et la vertu seule 
est libérale (1). 

Puisque toutes les vertus dépendent de la science du bien, dont 
elles émanent comme autant de rayons , tous les vices, au con- 
traire, et l'intempérance^ et l'injustice, et le mensonge, naissent de 
riguorance. Nul ne fait le mal volontairement, nul ne connaît le 
bien sans le faire (2). Mais, supposé qu'un homme pût vouloir être 
injuste; il faudrait reconnaître que l'âme, en cela semblable aux 
sens, aux instruments, aux animaux domestiques et aux escla- 
ves , est foncièrement meilleure quand le vice en elle est volon- 
taire que lorsqu'il est involontaire. Dans le premier cas , Tâtùe 
possède la science et la puissance; dans le second , tout n'est 
en elle qu'ignorance et faiblesse : il n'y a plus de vertu. Si donc il 
existe un homme qui fasse le mal par sa volonté, sachant, 
voyant qu'il est mal, cet homme est homme de bien. Mais com- 
ment approuverait-on une conclusion si étrange ? Les ignorants 
qui savent leur ignorance y sont conduits comme Socrate, et les 
faux savants la rejettent (3). La vraie science n'a qu'un mot à 

(1) Platon, Alcibiade, p. 118 jusqu'à la fin.— La contradiction de VAlcibiada 
et du Ckarmide est donc purement extérieure. La sagesse et la vertu, selon 
Platon, consistent à se connaître soi-même, non en tant que l'on posséderait 
ainsi le savoir du savoir, mais en tant que l'on connaît le bien qu'on a en soi, 
distinct de soi, et qui émane de Dieu. 

(2) Id., Gorgias, p. 243-245, et Ménon, p. 159-162. Cette doctrine socratique 
respire partout dans lés dialogues de Platon. Dans le Gorgias, toutes les vertus 
sont ramenées à la tempérance, qui est Tordre dans l'âme. Il est clair que cet 
ordre ne peut être réalisé que par la science du bien. 

(3) Id., petit Hippias, Ce dialogue, d'une incontestable authenticité ( il est 
cité et caractérisé par Aristote, Métaphysique, v, 29), s'explique aisément, on 
le voit, dans la doctrine de Platon. M. Cousin s'est fort emporté contre la thèse 
immorale et sophistique ainsi soutenue par Socrate et par son disciple; mais il 
n'en a ni pénétré le fondement ni recherché la solution {Argument du petit 
Hippias, t. IV). Platon, qui proclame la liberté humaine dans sa théodicée, 
est fataliste dans sa morale. Nulle part il ne semble s'être enquis de la nature 
de la volonté et du libre arbitre. 

43. 



160 MANUEL 

dire : cet homme qui connattrait l'injustice et qui la voudrait , 
n'est qu'un monstre qui n'existe pas et à qui l'idée réelle du bien 
n'est pas applicable , car cette idée unit indissolublement l'acte à 
la pensée, le fait à la cbnhaissance. 

Ainsi l'idée dil vrai se rattache à l'idée du bien, que nous sa- 
vons Supérieure à toutes les essences : elle en est la réalisation. 
Occupons-nous maintenant de l'idée du beau ; le cd^aclère qui 
fod e le beau dans les choses n'est ni la convenance, ni Tutililé 
en général, ni l'utilité cause du bien, ni l'agrément, ni ces deux 
derniers réunis (4). Nous connaissons la voie qui mène l'esprit à 
l'idée propre du beau lorsqu'il s'élève de la beauté du corps à 
la beauté de l'âme , vive lumière dont l'autre plus faible est un 
reflet , puis de la beauté de l'âme à la beauté intelligible en géné- 
ral, et de celle-ci à la beauté divine et en soi (2). Sur cette voie 
l'amour le conduit, l'amour qui a pour objet le bien en général 
et , en particulier , la production du bien dans le beau , selon le 
corps et selon l'esprit. Ainsi le bietl se réalise dans la beauté, di- 
vinité qui préside à la conception et à l'enfantement (3). Mais le 
biert qui se réalise, c'est lé Vrai ; quelle relation peut donc avoir 
le beau en soi avec le bien suprême, qui n'est pas produit, mais 
qui produit éternellement le vrai ? Il en est l'éclat, la splendeur. 
II est ce cercle de divine lumière qui réside dans le bien et qui 
sans cesse émané de lui se réfléchit vers lui (4). 

A ridée du beau joignons celle de l'amour, qui lui est corréla- 
tive. La dialectique nous apprendra d'abord tout ce que l'amitié 
n'est pas , comme tout-à-l'heure elle nous apprenait tout ce qui 
n'est pas la beauté. L'amitié n'est ni le rapport réciproque des 
semblables, ni celui des contraires, ainsi qu'on l'a quelquefois 
prétendu. Si l'amitié avait pour objet la beauté, fille du bien, et que 
grâce à elle l'homme qui n'est ni bon ni mauvais dût être appelé 



(Il V\ïiton , gra^d Hippias. pag. 135-167. Ce dialogue est rejeté parRitter et 
par d'autres critiques. On y relève des défauts; mais Platon a-t-il dû n'en 
a\'oir jamalsl Ritter rejette aussi YAlcibinde. 

(2) Id., Banquet, p. 314-318. 

(3) Id., ibid., et 306-307. 

(4) Mnrsile Ficin, Epitome in JUppiam, pag. 1271, éd. de Bâle, 1661. Contre 
Tordinaire, l'interprétation de Ficiâ nous semble exacte ici. Lea développe- 
ments, Comment, in Convivium, p. 1324, sqq.. le sont moins. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENINE. 151 

l'ami du bien qui lui manque, alors l'amitié se rapporterait es- 
sentiellement au premier bien , bien véritable pour lequel nous 
recherchons tous les biens secondaires. Mais ce bien, recherché 
par celui qui n'est ni bon ni mauvais , ne serait donc aimé qu'à 
cause de la présence du mai ? Cependaht si le mal était supprimé 
il semble que le désir pourrait subsister encore et avec lui l'a- 
mitié. Voudrait-oii alors définir l'amitié plus généralement, un dé- 
sir de ce qui convient? On demandera de déterminer cette conve- 
nance et il sera impossible d'y réussir sans retomber sur les 
notions précédentes déjà réfutées (1). Mais ne savons-nous pas 
que l'amour est le désir d'engendrer dans la beauté V L'amant 
et le bien -aimé sont ici-bas dans des relations telles que t*un 
trouve dans la contemplation de l'autre une image , uh reflet de 
la beauté divine, qu'il !e rend fécond pour \e bien, et que, le 
bien-aimé s'éiévant à son tour dans la vertu de sdn amant , tous 
deux , l'un par l'autre, arrivent à l'imniortalité (2). L'amour su- 
prême, amour de la beauté suprême, que peut-il êtnd alors, sinon 
le désir mutuel du bien et du vrai^ du vrai pour la splendeur 
du bien, du bien ^ur son ouvrage qu'il a produit dans la 
beamé (3; ? 

Il nous reste à rechercher quel est le bien de l'homme, et, en 
envisageant celle idée dans sa multi|)licité, à classer les divers 
biens dans leur ordre d'excellence. Excluons d'abord le plaisir du 



(1) Platon, Lysis, p. 54-77. — M. Cousin a voulu regarder ce dialogue comme 
une oeuvre éclectique. Platon , d'oprèg lui , n'aurait réfuté chacune de ces défi- 
nitions de l'amitié que pour en laisser subsister une partie, de sorte qu'il 
ne les repousserait qu'eu ce qu'elles ont d'exclusif {Argument du Lysis^ 
t. IV) ; mai», outre que cette tactique n'est pas le moins du monde indiquée par 
l'auteur , il faudrait que les réfutations données par Socrate n'atteignissent 
qu'une partie de chaque définition, tandis qu'il est aisé des*assurer qu'elles sont 
radicales. — Ce beau dialogue doit être expliqué par le Phèdre. Ils sont les 
premiers que composa Platon, Socrate viv aut encore, et le Phèdre est évidem- 
ment la suite du Lysis, 

(2) Id., Banquet, loc. cit. ; et Phèdre^ p. 5S-72. 

'3) Il est aisé de rapprocher cette induction, qui nous paraît légitime, de ce 
que nous avons dit plus haut (ch. ii, 3) de la trinité de Platon. Le bien , le 
rrai, le beau se peuvent rapporter à Dieu rrême, principe au-dessus de tout, à 
Dieu, intelligence qui contemple les idées, à Dieu enfin, cause des êtres et cause 
par amour. Les vertus, les idées, les désirs dans les êtres créés se rapportent au x 
trois mêmes principes, et leur source en eux est divine. Le bien joue, dans Pla- 
ton, le rôle de la puissance. 



\:*9. MANUEL 

nombre des biens. Nous voulons parler du plaisir qui, infinide sa 
nature et toujours mêlé de douleur, se forme à la fois du fini et 
de rin6ni , par 1 effet du rétablissement de Tharmonie dans un 
animal naguère altéré et souffrant ; pur phénomène qui n'est rien 
par lui-même et qui n'existe , ainsi que la génération et la cor- 
ruption , qu'en vue d'un bien étranger à lui-même. Ce plaisir , 
du reste très-réel, et qu'on ne doit pas confondre avec la simple 
cessation de la douleur, est un état variable, en voie de généra- 
tion, qu'il faut comparer au mouvement et non pas à la fin que le 
mouvement se propose. Mais il existe des plaisirs vrais et purs que 
nous procurent les figures, les sons, les odeurs, tout ce dont la jouis- 
sance et la privation sont également étrangers à la douleur. Tels 
sont les plaisirs que nous procurent l'étude de la géométrie et la 
vue des couleurs. On peut les ranger parmi les biens, à rexclusion 
du plaisir né de la passion. Et ainsi l'on évite cette erreur mon- 
strueuse de donner à la jouissance le nom de vertu et le nom de 
méchant à l'homme vertueux qui souffre (1). 

Le bien doit se suffire à lui-même : il ne peut donc se trouver 
que dans une vie mêlée, et cette vie elle-même est le premier des 
biens. Le second rang doit appartenir naturellement à la mesure, 
à la proportion y au beau, au vrai, sans lesquels le mélange ne 
pourrait être bon parce qu'il serait confus. Toutes les sciences , 
sans distinction , doivent entrer dans ce mélange , ainsi que les 
plaisirs purs qui laissent subsister l'ordre et l'intelligence. Au 
troisième rang parmi les biens il faut placer Vintelligence et la sa- 
gesse, c'est-à-dire la pensée de ce qui est réellement et la connais- 
sance de la dialectique. Au quatrième rang viendront les sciences 
particulières, les arts, toutes les vraies connaissar^ces ; et le plai- 
sir , perception pure de l'âme et sans mélange de douleur, ne pa- 
raîtra qu'au cinquième et au dernier rang (2). C'est dans cet 
ordre en effet que tous les biens se rapportent au bien suprême 
constitué par le juste milieu ou Và-propos dans la vie mêlée. 

IV. Les principes dialectiques de la morale que nous venons 
d'esquisser d'après Plalon se rapportent à la science , et par elle 



(1) Platon, Philèbe, p. 348, sqq., et 419-432. 

(2) Id., ibid., p. 445-469. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 153 

à ritidividu qui la possède ; mais il est un principe supérieur qui 
doit régir la vie sociale des hommes. Ce principe , il est vrai, 
rentre logiquement dans les précédents , mais il Irouve sa sanc- 
tion dans l'idée suprême de la destination de Thomme. L*iojus* 
tice est le plus grand des maux, il est plus mal de la commettre 
que de la subir, telle est la thèse que, dans le plus beau (1) des 
dialogues de Platon, Socrate établit et défend contre trois sophistes 
conjurés. L'on d'eux, Gorgias, maître de rhétorique, prétend en- 
seigner la justice et se donne pour la connaître , et cependant la 
rhétorique , dit-il , apprend à persuader au peuple le juste et 
rinjuste , à l'éblouir, à le séduire , à le gouverner. Socrate lui 
montre qu'il ignore la justice. Un second interlocuteur se jette fu- 
rieux dans la lice : c'est Polus. Il renonce à toute fausse honte. 
Il avoue qu'il n'enseigne pas la justice, mais l'art d'être puissant 
et d'être heureux. Le plus criminel des tyrans , un Ârchélaiis de 
Macédoine , lui semble le plus heureux des hommes. Cependant 
il distingue encore le bien du beau, le mal du laid, et, s'il croit 
qu'il est mal de souffrir l'injustice et qu'il est bien de la faire, 
il croit aussi comme tout le monde que ce mal est plus beau, que 
ce bien est plus laid : et Socrate , établissant alors les rapports du 
beau, avec les autres idées, celles de l'utile et de l'agréable, fait 
voir que si l'injustice est laide, elle est un mal, que dès lors la 
punition de l'injustice est un bien, et que celle-là est la plus mal- 
heureuse des âmes qui, abîmée dans cette misère, se met au dessus 
du châtiment, et, dans sa maladie, chasse le médecin et refuse la 
guérison (2). 
Mais le troisième sophiste, Calliclès, doute si Socrate parle se- 

(1) Nous savons que ces comparaisons sont dangereuses en elles-mêmes, et 
surtout ici, au moment de donner au lecteur une faible analyse de ce dialogue. 
Toujours obligés de nous contenir et de nous resserrer dans le cours de cette ex- 
position, nous avons voulu donner, par cette analyse, quelque idée de la manière 
de Platon et de son art divin, comme on disait ri bien autrefois. Nous n*aspirons 
qn*& faire naître le désir de chercher dans roriginal cette grâce inexprimable des 
détails et cette clarté des idées que nous ne pouvons reproduire. — Nous nommons 
ce dialogue le plus beau qu'ait écrit Platon. Le Phèdre^ le Lysis et le Banquet 
sont cependant par eux-mêmes supérieurs à toute comparaison. Il en est de 
même de V Apologie, du Criton et du Phédon, qui forment une autre série dis- 
tincte. Mais le Gorgias est l'évangile de la philosophie, œuvre parfaite, bien 
différente assurément de celle de saint Matthieu, mais qu'il doit être permis de 
lui comparer. Ce n'est point ici le lieu. 

(2) Platon, Gorgias, p. 181-284. 



154 MANUEL 

rieuseinent ; et quiand il loi est répondu qu'une philosophie sans 
passions et qui ne se contredit jamais a parlé par la bouche du fils 
de Sophronisque, il s'irrite contre les prestiges de celte prétendue 
philosophie. Quant à lui , il renonce à la fausse honte de Polus 
comme à celle de Gorgias. Il n'accorde pas qu'il soit laid de com- 
mettre l'injustice. Socrate a confondu l'ordre de la nature avec . 
Tordre de la loi. Mais, suivant la nature, le mauvais ne se sépare 
pas du laid. Certes, il est plus laid de souffrir courbé sous la vo- 
lonté du fort que d'être cet Hercule violent qui traîne la loi après 
lui , et dont la volonté devient justice. Les faibles ont fait la loi , 
ils l'ont nommée juste ; ils l'ont employée à dompter , à élever 
parmi eux de jeunes lionceaux instruits à la respecter. Mais 
l'homme-fait laisse aux enfants des nobles toute cette vaine phi- 
losophie; il se consacre à la politique, et à la parole qui engen- 
dre la puissance et la liberté. Quel cas pourrait-il faire d'un 
homme inutile, incapable de se défendre? car on peut souffleter 
impunément un philosophe (4 ) ! 

Socrate s'estime heureux de trouver une fine pierre de touche 
pour son âme dans la personne de ce Calliclès , qui réunit en lui 
tant de science , de bienveillance et de franchise. Sa faute à lui , 
si faute il y a, n'est pas volontaire; il ne demande qu'à s'instruire. 
Mais Calliclès a parlé du juste suivant la nature, comme d'un droit 
du plus fort et du meilleur^ deux mots qui pour lui se confondent. 
Cependant la société est plus forte que l'individu. Sa volonté , qui 
est la loi, sera donc la justice naturelle? Calliclès entend parler 
seulement du meilleur ou du plus sage. Mais en quoi plus sage? et 
pourquoi le plus sage serait-il le mieux partagé au détriment de 
ce ramas d'esclaves, ainsi qu'il les nomme, qui n'ont pour eux que 
la force du corps? Cette sagesse est le courage et l'habileté qui 
font commander. Commander à qui? à soi-même? Calliclès mé- 
prise la tempérance. Aux autres? mais l'opinion vulgaire'nous en- 
seigne que le plus heureux des hommes est celui qui a le moins 
de besoins. Lequel vaut le mieux d'avoir une âme qui renferme 
des vases pleins d'essences précieuses, ou de soutenir le fardeau de 
cette âme passionnée qu'un philosophe a comparée à une collec- 

(1) Platon, Gorgias, p. 284-300. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 165 

tion de vases percés, à un crible qui ne retient rien? Cailiclès fait 
consister le bien à verser incessamment dans ces vases. L'homme 
heureux est donc ce galeux à qui nous permettrons de passer sa vie 
à se gratter. Mais si le plaisir est mêlé de douleur, si tous les plai- 
sirs ne sont pas des biens , il taut alors invoquier la science, la 
science du bien. Un ordre, une règle se montrent dans Tintelli- 
gence. De là ce qui est légitime, de là le règne de la loi dans la 
société et celui de la tempérance dans Tâme. Le médecin de Tâme 
a, comme le médecin du corps, des diètes à imposer. La cor- 
rection vaut mieux que la maladie , et la tempérance est plus utile 
à l'âme que la licence (1). 

Ainsi rhomme tempérant est bon. Il est juste, saint et coura- 
geux. Le méchant est malheureux. Le méchant n'a pour amis ni 
Dieu ni les hommes. Il est en dehors de ce cosroe, ordre uniA^ersel 
où le ciel et la terre , les divinités et les âmes ^ sont unies par deé 
rapports d'amitié , de convenance et de justice. La géométrie 
n'existe pas pour lui. L'injustice est enfin le plus grand des maux 
pour celui qui la commet , et le malheureux ne sera jamais So- 
crate le juste, volé, frappé, vendu comme un. esclave, mais celui 
par qui Socrate sera volé, frappé, vendu injustement (%). 

Qu'on juge» à la grandeur du mal, combien il est beau de pou- 
voir en garantir son àme. Que faire cependant? il s'agit de sauver 
soi et les siens du plus grand des maux ; et Ton doit gagner à tout 
prix la vertu : il faut donc rechercher une puissance» un art de se 
préserver d'être injuste» et passer sa vie à étudier cet art. S'il n'é^ 
tait besoin que d'éviter de souffrir, il faudrait absolument être 
le tyran d'une ville, ou ami du tyran, et semblable à lui. Il faudrait 
étudier et la rhétorique et tous les arts qui noua peuvent préserver 
en de certaines rencontres. Mais le pilote qui nous a fait éviter le 
naufrage n'exige pas de nous de bien grandes réconvpenses ; il 
sait qu'il n'a pas fait un bon d'un méchant et d'un malheureux un 
heureux. Que faire enfin? Songer à soi, se préparer à la mort; 
car nul ne plaît au peuple s'il ne lui ressemble. Les grands hom- 
mes d'Athènes, pourquoi se plaindraient-Us de ce peuple ingrat, 
à qui ils ont donné la puissance, mais non la bonté ni la justice? 

(1) Raton, GorgxMy p. 302-368. 

(2) Id., ibid., 358-368. 



156 MANUKL 

Au milieu du peuple alhéoien , Socrate s'attendra donc à tous les 
malheurs , même à la mort. Étranger à la rhétorique, il mourra 
œntent s'il se trouve hors d'état de se défendre , semblable au 
médecin qui, accusé par un cuisinier devant un tribunal d'enfants, 
ne saurait dire que ce mot : Je l'ai fait pour votre santé (i). 

V. La pensée d'une sublime harmonie de Dieu, du monde et 
des hommes n'était pas le seul fondement que Platon trouvât à 
sa morale hors de l'esprit où elle naît et dans la nature éternelle 
des choses. La croyance à une Providence (2) spéciale de la di- 
vinité et à quelque système particulier de peines et de récompen- 
ses affectées par elle à la maladie ou à la santé des âmes, lui 
semblait devoir servira la fois de complément et de sanction aux 
prescriptions de la loi générale imposée aux esprits qui peuplent 
le monde. C'est ainsi que la plupart des grands dialogues se termi- 
nent par des mythes ; c'est ainsi que Socrate expose, par exemple, à 
Gorgias et à ses compagnons, un récit du jugement et des peines 
des âmes coupables en ce jour où Calliclès, à son tour, demeu- 
rera bouche béante devant le juge , et, comme le philosophe sur 
la terre, se sentira, dans les enfers, frappé sur la figure (3). 
Mais tous ces myihes ne sont vrais qu'à peu près ; ils ne sont que 
vraisemblables, ainsi que la physique et les dogmes qu'elle en- 
seigne : la création, l'origine et la fin déterminées des âmes. 

Socrate en prison', quelques jours avant sa mort , vit Apollon 
dans un songe ; il reçut l'ordre du dieu de s'appliquer à la mu- 
sique, de composer, de se faire poète (4). Un poète, chez les an- 
ciens, était, avant toutes choses, un créateur, auteur, inventeur 
de son sujet (6) ; aussi Socrate, qui d'abord s'était contenté de 
mettre en vers quelques fables d'Ésope, comprit à ses rêves réité- 

(1) Platon, Gorgidé, 368-403. 

(2) Nous trouvons ce mot, providence divine, Oela tc^tSvoia, dont Cicéroti fit prô' 
Videntia^ deux fois dans Xénophon» Mémoires sur Socrate, i, et une fois dans 
Euripide, Phéniciennes y vers 649, et nous ne croyons pas qu'il se rencontre dans 
les écrivains grecs aVant Cette époque. L'origine de l'idée doit être apparemment 
cherchée dans l'école pythagoricienne et dans les mystères orphiques. <^ La 
providence, comme Euripide l'entend, comporte la prescience et la divination : 
« La divine providence inspira ton père, fait-il dire à étéocle , quand il te 
nomma Polynice. n Ici l'idée est tout à fait socratique. 

(3) Platon, Gorgias, p. 411. 

(4) Id., Phédon, p. 193. u (louoixV icoUi xa\ i^kX^vj. n 
') Aristote, Kkéioriqw, ch. 9. 



Dfi IMIJLOSOPrilE ÀNClENiNE. Ij/ 

rés que le dieu ne voulait pas seulement des vers, mais encore 
des mythes. Faut-il lire dans ce petit conte , apparemment très- 
vrai, un regret de Socrate sur remploi qu'il avait fait de sa vie? 
Le grand philosophe, le puissant dialecticien déplorait-il en lui- 
même de n'avoir pu exercer sur les esprits Finfluence d*un poète 
ou d'un révélateur ? Aurait-il voulu, si la vie, si la jeunesse 
eussent pu lui être rendues, dévouer sa pensée, sa parole, à l'a- 
mour et non plus seulement à la raison pure? Quoi qu'il en soit, 
Platon joignit la musique à la dialectique et le mystère à l'idée, 
quand il ajouta sa personne à la personne de Socrate dans ses dia* 
logues, et qu'il fit une doctrine entière de ce qui n'était qu'une mé- 
thode. Si les symboles de Platon eussent été moins indéterminés, 
CD pourrait dire qu'il essaya de former une religion en même 
temps qu'une philosophie. Cette tentative s'expliquerait par Vétat 
de faiblesse de la religion exotérique des Grecs, et par l'état 
vague et variable de la religion des mystères^ religion esûtéri-^ 
que, enseignée seulement à quelques-uns. Mais au grand jour 
de la pensée grecque, au milieu des sectes des philosophes, sous 
le règne éclatant de l'histoire, après Thucydide, où trouver assez 
de foi robuste pour pouvoir annoncer un mythe au nom de Dieu 
lui-même) assez d'obscurité pour en entourer le berceau d'une 
religion? Athènes différait essentiellement de Jérusalem, et le 
petit peuple hellène ne pouvait offrir au Ris de Dieu ou à ses apô- 
tres ce que le monde romain lui donna de force et de matériaux 
dans le mélange universel des races et des idées. Mais, si dou- 
teux que Platon laisse ses symboles, il prépare par eux le grand 
essai de composition religieuse de l'école syncrétique (i ] ; et , ce 
qui vaut mieux, il ouvre les voies à TËvangiie. 
Il est aisé de s'expliquer pourquoi Platon, près de deux sièclts 



(1) Platon etiespytbagoridiens furent ceux d'entre tous leà philosophes anciens 
qui orienlalisèrenl le plus ; ils puisèrent aussi dans les mystères de la Grèce. Or, 
ces deux genres d'emprunts sont très-liés et souvent ont pu se suppléer l'un l'au- 
tre. Ainsi ces philosophes furent en quelque sorte les intermédiaires entre l'ancien 
et véritable orient et le nouvel orient des syncrétistes. La philosophie dégagée 
de tout symbole, la spéculation libre, propre à la Grèce, occupe l'intervalle de 
l'esprit qui sépare ces deux règnes du génie oriental. — Nous réduisons à ces 
quelques mots tout ce qu'on peut dire d'exact, suivant nous, sur les rapports de 
la philosophie grecque et des dogmes théologiques de l'Asie. 

II. 14 



168 MANlËL 

après Pylbagore, ne put sérieusement prétendre à réaliser la 
grande pensée d'une réforme religieuse, morale et politique du 
monde grec ; mais il est certain qu'il la conçut. De nombreux ou- 
vrages se rapportent à cette pensée ; et, fait étrange qu'on n'a 
pas assez remarqpé, tout, dans la personne et dans tes écrit» du 
philosophe, semble rayonner oomme de la pensée d'une royauté 
entrevue dans un rôve. Platon descendait, par sa mère, de la 
race royale de Selon, et, par Selon, de Neptune ; par son père, 
qui était de la race de Ck>drus, il descendait encore du même 
dieu (1). Né le jour anniversaire de la naissance d'Apollon, sui- 
vant la tradition de Délos (2), ce dieu était apparu à Ariston, son 
père : il lui avait ordonné de dilTérer la consommation de son ma^ 
riage avec Périctioné jusqu'à ce qu'elle eût mis au monde IJen^* 
faot conçu de la divinité (3). Nous citons ces traditions, auxquels 
les on peut joindre celle du miel que les abeilles déposèrent dans 
la bouche de l'enfant consacré aux Muses et couché dans le 
bosquet d'Apollon (4)} afin de dessiner l'auréole mythique dont 
les disciples s'empr^sèrent d'entourer la tête de leur maitre. 
Ils ajoutaient siiqsi, pour autant qu'il était en eux, la divinité de 
la personii^ ^ la royauté affectée daps les ouvrages* Quoi qu^il en 
soit, désireux, avant ^qut, de rattacher son plan général de ré-> 
forme social^ aux traditions athéniennes, dùt-il, pour cela, créer 
des annales symMi^Mesi) Platon mit dans la bouche du aqge 
Selon , son aVeul , une histoire des Atlantes , peuple perdu , an-" 
tique et lointain rival d'Athènes ^ que de; nombreux critiquer 
ont depuis sérieusement essayé de retrouver (&)« et qui n'exista 
jamais que dans la mythologie philosophique « Selon, raconte 



(1) Diogène, vie de Platon^ lit, l ; et t>rocTu8, Commentaire du i^imée^ p. 25^ 
Cf. cependant Platon, Timée^ p. KU^et CtUurmide, p. 283i La famille de Platon, 
du côté maternel, n*étàit peut-être qu'alliée de belle de Bolom 

(2) Aporiodorc, Chroniques, dansDiogène, lli, 2. 

(3) Speuaippe, Souper de Platon ; Cléarque, Éloge dé Platon ; et i.naxiUdë, 
des Pkilosophee, tons auteurs cités par Dlogène, m, 2. Ce Speusippe est très- 
probablement le même que le neveu de Platon. Ménage, notes sur Diogènej 
t. Il, p. 134. 

(4) Olympiodore, Vie de Platon. 

[h) L'Atlantide a été retrouvée partout ; elle n'est donc nulle part. Les Atlantes 
sont le premier dei peuples d'utopie (od xiitoç) inventés par les philosophes, Y. Le- 
tronne,£efoii« au Collège de France; et Martin, Studet tur h Timée, i/p. 287, 



DE PHILOSOPIttE ANCIENNE. 159 

Critias dahs le Tiffiée, instruit par des traditions égyptiennes, pré- 
parait dans sa vieillesse un poème des Atlantes. Il voulait célébrer 
la lutte des Athéniens contre ce peuple, a Vous autres Grecs, avait 
dit à Scion un vieux prêtre d'Egypte, vous n'êtes que des enfants.» 
Les déluges amenés par les eaux qui descendent des montagnes, 
les incendies de la terre causés par les révolutions célestes , ont 
occasionné de fréquentes in'erruptions dans la tradition grecque ; 
mais le Nil protège les Égyptiens contre les deux fléaux. Ainsi , les 
plus vieux d'entre les hommes de la terre, ils savent seuls ce que 
les autres ont oublié. Or, il fut un temps où la ville d'Athènes était 
gouvernée par les mêmes lois que l'Egypte et soumise au prin- 
cipe des castes. Fils, élèves des dieux, les Athéniens, sous l'heu- 
reux climat de l'Attique, surpassaient en vertu toutes les nations ; 
cependant les Atlantes, habitants d'une île immense au delà du 
détroit des colonnes d'Hercule, déjà maîtres de la Libye en Afri- 
que, de la Tyfrhénie en Europe, voulurent ajouter l'Egypte et la 
Grèce à leurs conquêtes ; les Athéniens seuls arrêtèrent cette ir- 
ruption et donoèretit la liberté aux autres peuples. Bientôt après, 
un tremblement de terre engloutit l'Atlantide, submergea l'Atti- 
que, et fit périr les guerriers 'd'Athènes (4). 

Ainai, maître de l'histoire, établi par ce mythe, dont il compose 
avec un art parfait l'ensemble et les détails, au fondement même 
de toutes les traditions et de la vérité religieuse et de la vérité 
politique , Platon frappe un grand coup : il déclare qu'un rap- 
port merveilleux existe entre les institutions de l'Atlantide et 
de l'ancienne Grèce, reproduites sur la' foi des Égyptiens et de 
Selon, et les institutions d'une république philosophique dont il a 
lui-même tracé le plan. Kos ancêtres, dit-H, et les citoyetts dé 
ma république seront les mêmes hommes si nous supposons que 
ces citoyens, hier imaginaires, deviennent aujourd'hui réels. Que 
Timée, ajoute-t-il, nous expose la création du monde et l'origine 
des hommes ; CriUas prendra ces hommes de la main de Timée, 
et il parlera d'eux comme des Athéniens, nos pères, et comme 
des citoyens de notre république (^]. L'histoire des Atlantes est, 



(1) Platon, Timie, p. 104-114. 

(2) Id., ibid., p. 113-115. 



160 MANUEL 

on le voit, nécessaire dans le plan du philosophe réformateur. 
Elle lui permet de passer de la théologie à la politique, sans igno- 
rer, sans omettre aucun intermédiaire, et de rétablir, au moins 
idéalement, un règne de droit divin sur la terre. Le Timée ensei- 
gne la théologie, la physique, les rapports généraux de T homme 
à Dieu ; le Critias^ dialogue inachevé, ajoute cependant quelque 
chose à Tesquisse préparatoire donnée au début du Timée. II 
nous montre les anciens habitants de TAttique gouvernés par 
Minerve et par Vulcain, les habitants de TÂtlantide gouvernés par 
Neptune ; puis il commence d'exposer la manière dont se corrom- 
pirent et furent punis les hommes heureux et vertueux lorsque 
l'humanité prévalut en eux sur le sang divin (1). Ainsi devaient 
s'expliquer sans doute et le malheur et l'oubli des hommes après 
qu'ils eurent été dépossédés de ce paradis terrestre, où les dieux 
les avaient d'abord élevés et préservés (2). La république, enfin, 
dont il nous reste à parler, enseigne la morale et la politique du 
peuple idéal, que Platon identifie au peuple réel, relevé de sa 
corruption ; die offre aux hommes, malheureusement hors d'état 
de l'entendre, la parole de rédemption ; elle leur montre les voies 
pour rentrer dans l'ordre divin. ' 

VL La vraie politique est une suite ou plutôt une partie de la 
vraie morale. Connaître la loi, c'est connaître, non l'institution 
telle quelle d'un état , mais ce qui est invariablement juste : les 
institutions varient, mais la loi demeure. Objet essentiel de la re- 
cherche du vrai, elle émane de celui-là seul qui le possède, de ce 
pasteur d'hommes qu'on appelle roi (3). Le roi ou savant politique 
recherche surtout la science spéculative du commandement. Son 
.but est de présider à la production et à l'éducation du troupeau 
humain. Mais il faut distinguer le roi du pasteur divin, qui méri- 

(1) Platon, Crilias, p. 247-275. Si l'on devait regarder le Minos comme un 
dialogue authentique, on pourrait le rattacher au plan général conçu par Platon. 
Son but est de montrer l'excellence des antiques législations, et, par conséquent, 
de la république idéale qui leur est conforme. 

(2) Cette révolution, dont la guerre d'Athènes et des Als d'Atlas, suivie d'un 
déluge presque universel, fut la première cause, avait elle-même été précédée 
d'une révolution générale du monde. Les dieux avaient abandonné tout à fait, 
puis repris en partie, la direction immédiate de tous les êtres. V. mythe du 
Politique, p. 365-379. Ce mythe est sans doute l'antécédent de celui du CHtias. 

(3) Platon, Minnx^ p. 34, 39 et 40. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 161 

terait ce titre par excellence ; puis il faut le distinguer de tous les 
artistes qui prétendent à la science politique et qui n'en connais- 
sent que des parties subordonnées. Surtout éloignons de lui ce 
chœur de lions, de centaures, de satyres et de singes qui vou- 
draient être pris pour lui et gouverner à sa place (i). 

Il y a trois formes de gouvernement : i» la monarchie y qui se 
divise en tyrannie et en royauté librement acceptée des sujets ; 
â"* le commandement du petit nombre qui se divise en oligarchie et 
aristocratie ; ^"^ la démocratie sans division. La forme idéale et 
parfaite est absolument en dehors de ces trois formes. Le vrai roi, 
de gré ou de force, avec ou sans lois, sera toujours roi comme le 
médecin est médecin , pourvu qu'il sache commander, et de quel- 
que manière qu'il traite l'état pourvu qu'il le rende plus juste et 
meilleur. Le vrai roi gouvernera toujours mieux que la loi, car il 
embrassera l'infinie variété des êtres et des relations , tandis que 
la loi est opiniâtre et de courte vue. La loi est bonne néanmoins, 
parce qu'elle s'applique aux masses, et que le roi ne pourrait con- 
naître chacun. Mais elle doit dépendre essentiellement de lui et 
de lui seul. Le roi est toujours bon, et tous ne peuvent être 
juges (2). 

Après ce gouvernement-modèle, le gouvernement suivantles lois 
est préférable aux autres. Les lois établies à la suite d'une longue 
expérience et consacrées par une longue coutume , doivent alors 
être regardées comme inviolables ; et quelque absurde en soi que 
paraisse un tel état, on se décide à Tadopter par la peur des abus 
et de la tyrannie, et dans le désespoir de rencontrer le vrai roi 
parmi les hommes. Le succès de ce mode vicieux de gouverne- 
ment peut servir à prouver la force de vitalité inhérente à tous 
les états. Mais parmi les gouvernements légaux on peut encore 
établir un ordre, une hiérarchie : le meilleur est la monarchie ; 
l'aristocratie vient ensuite ; la démocratie est la dernière. Inca- 
pable d'un grand bien et d'un grand mal , la démocratie n'est 
préférable aux autres états que quand ceux-ci sont dénués de 
tout frein (3). 

(1) Id., Politique, p. 329-427. 

(2)Id;,ibid.,p. 427-443. 

(3) Id., ibid., p. 443 460. Pour Tordre de dégénération des états à partir de 

U. 



161 MAÏfUEL 

Les politiques qui prennent part à tous ces gouvernements dé- 
savoués par ia raison sont d^gnorants imitateurs, des sophistes, 
qu*ii faut soigneusement séparer du vrai politique. Ainsi la rhé- 
torique, art de la parole y et ta stratégie^ art de la guerre, doivent 
être séparées de la politique et lui être soumis. La puissance judi-- 
ciaire n*est elle-même que la servante et la gardienne de cette 
science qui commande aux autres et qui les fait entrer toutes dans 
son royal tissage ; car !e politique est un vrai tisserand qui opère 
Sur les hommes et sbr les vertus humainies. Pérmi les vertus, deux 
surtout sont opposées entre elles : dans les arts , dans les exer- 
cices , danis les caractères des hommes la force et la tempérance 
se combattent et souvent s'excluent. Dans leurs pernicieux excès 
ces deux vertus tendent à fbire Tune des turbulents , Vautre des 
esclaves. Le politique commencée à les mêler par l'éducation : il 
punit les méchants , il réduit en esclavage les ignorants et les ab- 
jects; avec les forts il compose sa chaîne , et sa trame avec les 
doux ; puis il fonde l'union de là chaîne et de la trame sur l'ac- 
cord divin qu'il a établi par Téducatién entre les parties des âmes 
de tous , et sur les relations humaines que dès lors il lui devient 
possible d'organiser par la science. Unissant ainsi ce que la na- 
ture eût divisé, il marie les doux avec les forts ; il croise dans un 
hatnle tissu les caractères les plus divers ; et, rapprochés par les 
liens de Tamitié et des opinions communes , il les embrasse de 
ses nœuds, tous esclaves et libres ; il les commande et les gou- 
verne (1). 

Etudions de plus près la justice dan.^ Tétat et comparons-la à 
la justice de l'homme. L'origine des sociétés doit être cherchée 
dans l'indispensable utilité de Thomme à l'homme. Par l'effet du 
développement et de la satisfaction de nos plus simples besoins , 
la division du travail, le commerce, la monnaie , les marchands , 
les mercenaires deviennent successivement nécessaires à la société. 
Mais à la ville saine et frugale des premiers temps, succède bien- 
tôt cette ville malade et pleine d'humeurs, oili les arts, la poésie, 
le luxe, tous les besoins factices et la médecine qui les suit, vien- 

l'état parfait, et pour le tableau de ces états, Y. le Hrre vin tout entier de la 
République. 
Il) Id., ibid., p. 460 )ti8qii*A la fin. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 163 

nent se rassembler. Gorgée de délices , cette ville eàt injuste et 
violente, et, forcée de s'étendre à tout prix, elle veut conquérir. 
De là ce fléau des sociétés : la guerre. Si la guerre est nécessaire 
l'armée ne l'est pas moins. La république juste aura donc comme 
la ville injuste une armée pour se défendre. Occupons-nous d'a- 
bord de l'organisation de l'état militaire et de l'éducation des 
guerriers. Il faut au guerrier de longs et continuels exercices , 
et l'incurie de tout le reste. À lui seul donc l'unique «fonction de 
protéger la cité. Il lui faut un caractère courageux, colère et ter- 
rible, doux cependant eivers les amis. Cette alliance est possible, 
et parmi les animaux te chien hous la présente. Il lui faut encore 
la connaissance de la philosophie puisque sa fOt)ctîon est de ca- 
resser le bon et d'aboyer an méchant et à l'incbhnu. ASilsl là 
musique et la gynintaHique se partageront son êducatioti. 

Entre les parties de la musiqne nous renicontrotts d'abord là 
poésie et la mythologie. H faudra veiller avec soin sur ces dan* 
gereux conteurs^ tels qu'Hésiode ou Homère, qui attribuent aux 
dieux des actions infâmes ; il fisudra les prier de nous épargner leurs 
histoires de métamorphoses divines, car la divrnité est immuable 
et parfaite. Qu'ils cessent ainsi d'effrayer nos enfants avec leurs 
démons errants. Nous expulserons de la république tout poète qui 
présente Dieu comme l'auteur du mal , comme un inventeur de 
mensonges, un faiseur d'enchantements et de prestiges, et qui, 
loin d'inspirer aux guerriers le mépris de la mort, cherche à les 
épouvanter par le tableau de l'enfer et du misérable état des om- 
bres. Nous supprimerons aussi le rire inextinguible des dieux 
d'Homère, tout ce qui porte à l 'intempérance . à l'avarice, à la 
cruauté , tout ce qui nous peint un grand homme abattu ou gé- 
missant, tout ce qui nous pourrait donner à penser, car telle n'est 
pas la vérité, que l'injuste est heureux, que le juste est voué à la 
misère. Si du mythe , qui est le fond de la poésie , nous passons 
à la forme, devons-nous donner asile dans notre république à 
ce principe de fiction qui est le principe reçu des poètes ? Ban- 
nissons d'abord , et saas regret , les jeux de la scène , imitation 
de la servilité et deS vicieS, des manières des femmes et de leurs 
discours. (^'oïJd baûhijr ensuite jusqu'à l'imitation mêlée de vé- 
rité d'une république où chacun a sa fotie^oA origiYiale unique et 



1C4 . MANUEL 

parfailement déterminée. Que le conteur agréable et varié soit 
conduit couronné , parfumé , aux frontières d'un état qui se croit 
indigne de cet homme divin et qui ne se permet pas de le posséder. 
Pour ce qui est du chant , nous éloignerons de l'harmonie le ton 
plaintif ( lydien mixte et aigu ) et les tons lâches et mous (ionien 
et lydien). Nous conserverons les tons dorien et phrygien , Tun 
impétueux, Tautre calme et sage (4). Mous réduirons les instru- 
ments à la jyre, au luth et au pipeau. En6n, aidés d'un musicien 
expert, nous soumettrons le nombre à un sévère examen, et, ré- 
duit aux genres convenables , nous le subordonnerons, ainsi que 
rharmonie, aux paroles qui sont l'élément essentiel du chant. 

Quand tous les autres artistes seront examinés et surveillés 
aussi exactement que les musiciens, Fétat malade sera bien près 
d'être purgé. Le jeune musicien , notre élève , sera possédé de 
ridée du beau. Il fuira le laid et l'inharmonique en toutes choses. 
Les vertus d'une âme bien réglée seront pour lui le plus beau des 
spectacles; l'amour suivant la raison sera la fin de son éduca* 
tion , et celui-là sera taxé de grossièreté et de stupidité, qui s'a- 
bandonnera à l'amour sensuel dans une république, où, par l'ef- 
fet d'un extrême plaisir, un tel amour ne peut engendrer que le 
désordre. 

La gymnastique de nos guerriers sera simple et moins rigou- 
reuse dans son régime que c^lle des athlètes; leur nourriture sera 
frugale, homérique, et leur cuisine sans ragoûts. Quant à la mé- 
decine, un tel régime en simplifiera les fonctions. Nous bannirons 
au surplus cette médecine scrupuleuse qui se donne pour objet 
de prolonger la vie mourante (2). Dans un état comme le nôtre, 
nul n'a le temps de passer sa vie dans les remèdes. Que le mé- 
decin se borne à traiter les maladies passagères et violentes. Pour 



(1) Dans l'harmonieux accord de ses actions et de ses discours (de Thomire 
vertueux), je ne reconnais ni le ton ionien, ni le phrygien, ni celui de Lydie ; 
mais le ton dorien, le seul qui soit vraiment grec. (Platon, Lâchés, p. 360.) 

(2) Platon cite ici le médecin Hérodicus, auteur de la médecine gymnastique, 
dont il est aussi question dans \t Phèdre, p. 3, et dans le Prolagore, p. 26, où il 
est nommé sophiste médecin, à cause de son art de faire vivre les mourants. 
Hérodicus s'appliqua sa méthode à lui-même, et vécut tr^*vieux toujours va- 
létudinaire. Tout le monde remarquera sans doute ici la dureté de la politique 
de Platon. En ce moment l'esprit de TÉvangile est loin de lai. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 16;, 

ce qui est des autres maladies, mieux vaut une prompte mort, 
qui délivre le malade et l'état ^ qu'une existence inutile et lan- 
guissante, mère des générations viciées. Les enfants d'Esculape 
étaient de grands politiques^ et telle était la médecine qu'ils pra- 
tiquaient. Ainsi les médecins et les juges se borneront à traiter 
les corps sains et les âmes saines ; les uns laisseront périr les corps 
ruinés, les autres feront mettre à mort les méchants incorrigibles (\). 

De ces deux grands arts , la musique , la gymnastique, le pre- 
mier seul rendrait riiomme eiîéminé, le second le rendrait féroce; 
mais un juste tempérament constituera la bonne tension et la 
véritable harmonie de Tâme. Les chefs et les premiers gardiens 
de l'état devront être choisis de ce caractère, mais si bien 
trempé que, parvenus à un âge avancé, mille épreuves les aient 
montrés inébranlables à la violence et à la séduction. Il sera dif- 
ficile, il sera cependant nécessaire d'enseigner un mythe aux 
guerriers. C'est ici que de tels moyens deviennent licites au ma- 
gistrat. Il faudra donc persuader à nos citoyens que leur véritable 
origine n'est pas celle que leur apprend la tradition ; mais que 
tous les hommes sont sortis frères de la terre et se doivent les uns 
aux autres amitié et secours ; que Tor, l'argent et l'airain entrent 
dans leur composition à tous ; que le magistrat est or, le guerrier 
or et argent^ le laboureur or, argent et airain. Mais la com- 
position des enfants n'est pas celle des pères ; il faut donc que 
ceux-ci consentent à ce que chacun soit fixé à la place que l'a- 
nalyse de sa composition aura fait connaître, car un oracle a dit 
que la république périrait quand l'airain y gouvernerait. Il faut 
de plus que le guerrier soit étranger à toute propriété et que les 
autres citoyens le nourrissent; il doit préférer son or pur au métal 
mauvais de l'état, et vivre en communauté avec les autres guerriers. 
Sans cela , de défenseur de la république il en deviendrait le tyran. 

Ainsi plaçant la justice dans l'état au-dessus du bonheur de tou- 
tes les classes, évitant à la fois la richesse et la pauvreté, qui sont 
de tristes artisans, notre république sera puissante à la guerre. 

(1) Platon, République, ii, p. 87, sqq., et m, p. 122-176. Cf. les durs passages 
de J. J. Bousseau contre les médecins, Emile, livres i et Ji : u S'ils guérissent le 
n corps , ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent marcher des cada- 
rr-yreal Ce sont des hommes qu'il nous faut, et l'un n'en voit point sortir de leurs 
I» mainf«. »• etc. 



Ifift MANUEL 

Elle se fera facitètnent des alliés, parce qu'elle leur abandonnera 
sans regrel les dépouilles de l'ennemi ; et quant aux limites de 
son territoire, quelles qu'elles soient, elles lui conviendront pourvu 
que la cité conserve l'unité. Au surplus l'éducation mettra les 
citoyens en état de déterminer tout ce qu'il est maintenant inutile 
de prévoir. De génération en génération l'état ira s'améliorant ; 
la musique en sera la sauvegarde; elle demeurera soumise à 
d'inviolables règlements, suivant le principe du pythagoricien 
Damon ; et les lois religieuses relatives au culte , aux temples , 
aux funérailles devront être demandées à Apollon de Delphes 
et à lui seul (i). 

Entre amis tout est commun ; que Tordre de l'étal , au sujet 
des enfants et des femmes, soit réglé par ce grand précepte. Que 
l'éducation de la femme soit la même que celle de l'homme. Que 
la femme s'exerce nue au gymnase et qu'elle devienne guerrière. 
La chienne doit garder le troupeau comme le chien et y être 
dressée ; et il n'importe guère que l'homme engendre et que la 
femme enfante : celte différence est ici sans poids. Que les femmes 
des guerriers soient communes entre les guerriers, et que les en- 
fants ignorent leurs pères et les pères leurs enfants (2). Il sera 
bon que les femmes se marient de vingt à quarante ans, les hom- 
mes de trente à cinquante-cinq ; que les magistrats soient char- 
gés d'assortir les mariages , de veiller à la perfection de la race , 
et, quand les permissions de mariage se tireront au sort , d'ex- 
clure les mauvais sujets par des fraudes pieuses. Les guerriers qui 
se seix)nt signalés pourront au surplus obtenir des permissions plus 
fréquentes. Mais tout mariage accompli sans ordt*e, sans prières et 
sans sacrifices, feerâ réputé œuvre de ténèbres et vrai sacrilège. Au 
delà des âges fixés, et seulement alors, qUe l'approche de l'homme 
et de la femme devienne libre, sauf quelques cas d'inceste, et à la 
condition expresse de l'àVorlémént volontaire ou de l'exposition 



(1) Platon, République^ m, p. 176, sqq.; iv, p. 192-208. 

(2) Il est aussi fait m^ntio» d'une, tribu de nourrices et des mères que l*on 
mène au bercail pour allaiter, en ayant soin qu'elles ne puissent reconnaître 
leurs enfant*. «Tout homme, toute femme, dit plus loin Platon, regarderont 
comme leurs fils les enfants nés de sept à dix mois après l'époque de leur 
mariage, n 



DE PIltLOSOPHlE ANCIENNE. 167 

des enfants. L'intérêt, les plaisirs, Iq parenté, les biens devien- 
dront ainsi communs, et sur la communauté se Tondera Tunion. 
L'homme oubliera cette vie misérable que lui faisait son intérêt 
propre. Le guerrier sera plus heureux que n'est aujourd'hui le 
vainqueur d'Olympie. La femme combattra près de l'homme, et 
l'enfant même ira s'instruire au camp. Tout lâche passera dégradé 
dans la tribu des laboureurs ; au plus brave il sera permis de 
donner des baisers aux jeunes guerriers et de choisir sa femme 
entre toutes les femmes. Le guerrier mort ei) combattant, le 
vieillard vertueux qui vient de s'éteindre seront honorés comme 
des héros, génies tutéaires des survivants (i). 

Sachons enfin que les barbares seuls sont absolument étran* 
gers à notre république. Persuadé que les Grecs devrijjient traiter 
de séditions les guerres qui s'élèvent entre eux, l'état que nous 
fondons considérera les nations hellènes comme deyant un jour 
devenir amies. Ses guerriers qe ravageront pas leurs terres et ne 
réduiront pas leurs enfants en esclavage. Le§ barbares seuls ser- 
rent ses esclaves (2). 

VIL La république juste est ainsi déterminée. En effet, la pru- 
dence est en elle : elle réside dans les n^ggislrats qui dirigent l'état* 
A-côté de la prudence est la forœ , cette vertu inébranlable de 
l'âme qui conserve les principes inculqués aux guerriers par l'é- 
ducation ; et , à côté de la force la tempérance , ordre , harmonie 
imposées aux passions , condition de la concqrde entre les gou- 
vernants et les gouvernés. Or, ces trois vertus ne reconnaissent 
qu'un principe supérieur, celui en vertu duquel chacun se tient 
dans les bornes de son devoir et de son état ; et ce principe, c'est 
\di justice y puisque l'injustice au contraire consiste dans l'empié- 
tement de quelques-uns sur les biens oq sur les fonctions de 
tous (3) . Nous nous assurerons encore mieux de celte vérité en 
étudiant le juste dans l'individu et en comparant la politique à la 



(1) Platoti, République, V, p: 260-295. 

(2) Id., ibid., pag. 295-301. Ainsi, au-dessuu^de la classe Iibr6 deâ artisahà et 
des mercenaires, la république de Platon possède des esclaves livrés aux tra- 
vaux pénibles ou rebutants. Ces hommes n« sont pas des bomnes pour elle, mai« 
des machines. 

(3) Id., ibld., IV, p. 20S-224. 



168 m:anuel 

psycholOj^ie. Puis nous rechercherons si noire république est réa- 
lisable, à quelles conditions elle peut l'être, et quelle est la nature 
du roi qui lui est nécessaire. 

. Les trois ordres de la république doivent être représentés dans 
rame humaine : ils le sont en effet. C'est en vertu de trois prin- 
cipes divers que notre âme connaît, qu'elle s'irrite^ et qu'elle ap- 
pelé les intérêts de la vie matérielle et du plaisir. Vappétit sensi- 
ble diffère assurément de la raison, puisqu'il lui peut être oppose, 
et qu'une seule et même chose ne pourrait éprouver ni produire 
des effeis contraires ; et le courage, principe d'irascibilité, diffère 
des deux autres et leur sert souvent d'intermédiaire. A ces troi:» 
principes se rapportent les trois classes de citoyens : magistrats, 
guerriers, mercenaires. L'homme est juste, comme la république, 
quand les parties qui composent son âme sont exactement équili- 
brées, que chacune est à sa place et qu'elle soutient ses vrais rap^ 
ports avec les autres. Des deux côtés l'injustice est une sédition . Â la 
raison, à l'irascibilité, à la concupiscence se rapportent trois ca^ 
ractères : ce sont ceux du philosophe , de l'ambitieux et de l'in- 
téressé; trois ordres de jouissance : la connaissance, la gloire et 
le gain. On pourrait comparer l'homme à une enveloppe enfer- 
mant trois animaux : un homme raisonnable, un lion, un monstre 
à plusieurs têtes d'animaux domestiques et féroces. Le partisan 
de l'injuste veut que le monstre assujettisse et tyrannise Thomme 
et le lion; l'ami du juste veut que Thomme emploie le lion à 
dompter le monstre , à le régler dans sa nourriture et ddns ses 
mouvements. Les trois vertus prudence ou science , force et tem- 
pérance se définissent aisément dans letirs rapports à ces trois 
âmes. Au-dessus d'elles, la vertu réduite à l'unité est la santé, la 
beauté, l'harmonie de l'âme ; les innombrables vices sont les for- 
mes iiiBnies de sa laideur et de sa maladie (i). 

La république ici décrite est la seule dans laquelle un philoso^ 
phe puisse trouver place. Qu'on n'objecte pas tant de philosophes 
intraitables, inutiles à l'état. Que peut faire un savant pilote sur 
Un navire après que la multitude inepte des matelots a endormi le 
patron à demi sourd et aveugle , lorsqu'elle a pillé les provisions 

(l) Platon, République, iv, p. 225-249, et IX, p. 205, sqq., et 225-227. 



DE PHILOSOPHIE ANCJKNNE. 169 

et que chacun se croit plus propre que tout autre au gouverne- 
ment du vaisseau? Quant aux faux philosophes, ce sont les 
sophistes^ âmes déviées et corrompues, et Ton sait que tes meil- 
leurs naturels peuvent aussi devenir les plus méchants , ce sont 
eux précisément qui perdent le peuple et qui obligent le vrai phi- 
losophe à vivre dans la solitude, plein de lui-même, à Tabri du 
mauvais temps et des bétes féroces. Notre république existera 
quand le vrai philosophe sera son guide. Les fils des rois peuvent 
naître avec des dispositions à la philosophie ; qu'un seul se sauve ^ 
qu'en même temps les préjugés qui luttent contre la science 
soient vaincus, et la république, toute difficile qu'elle est a 
réaliser , deviendra cependant possible (4). 

Le philosophe* c'est-à-dire le magistrat que nous demandons, 
se rencontrera difficilement et rarement. Le mélange d'un esprit 
vif et pénétrant et d'un caractère constant, inébranlable, est peu 
commun parmi les hommes. Ni des épreuves de tout genre^ ni l'é- 
tude des vertus dont nous avons parlé, ne suffisent encore à former 
un philosophe. Il faudra que cet homme s'élève à une connais^ 
sance supérieure, celle de la dialectique. L'idée du bien et des 
idées que le bien crée, l'intelligence des réalités et de leur oppo- 
sition aux ombres delà caverne, et pour cela l'étude des sciences 
jusqu'à celle qui les embrasse toutes, voilà ce que nous voulonâ 
dans le philosophe. Il est vrai que l'homme , le vieillard , dont 
l'âme ainsi tournée vers la lumière aura entrevu une fois le bien, 
refusera de rentrer dans le monde des ombres; mais le législa- 
teur lui fera un devoir de rendre aux hommes les services en vue 
desquels ils l'ont fait si grand. Les charges humaines lui seront 
imposées; et, maître de la connaissance du bien, du beau, du 
juste , il saura dans nos ténèbres en distinguer les ombres. Ainsi 
choisi à plusieurs reprises et à divers âges, reconnu à sa voca- 
tion et à ses œuvres, devenu vieux et définitivement tourné à 
la contemplation de l'être et du bieh, le dialecticien réglera 
sur le modèle éternel la conduite de l'état. Après sa mort, 
il sera honoré comme une âme heureuse passée aux îles Fortu- 
nées (2). 

(1) Platon, République, vi, p. 1-42. 
(2)Id., ibid., VI et VII. 

II. 15 



170 MANUEL 

Tel est donc le plan qui sera réalisé quand un philosophe 
sera le mailre de Tétat. Il commencera par reléguer à la canipa- 
gne tous les citoyens âgés de plus de dix ans ; puis il dirigera 
l'éducation suivant la règlç qui vient d'être tracée. Et le sage 
gouvernera volontiers cette république faite à son image ; mais il 
ne gouvernera pas sa patrie si le ciel n'y produit quelque révo- 
lution. Que cette républiqiie existe, au surplus, ou qu'elle n'existe 
jamais , le modèle n'en est pas moins au ciel , et c'est en la 
contemplant que le sage réglera la conduite de son âme (4). 

Il est possible d'imaginer des gouvernements qui se rappro- 
cheraient à divers degrés du gouvernement modèle. Ce dernier est 
celui de la communauté parfaite, où le nom même de la propriété 
est interdit, où, jusqu'aux choses que la nature a rendues propres 
à chacun, les yeux , les oreilles et les mains , tout est réduit idéa- 
lement à l'unité (2). Mais, au-dessous de cet exemplaire éternel 
de l'état, et à petite distance, on peut en- constituer un autre si 
l'on désespère de transformer jamais les hommes d^aujourd'hui 
en citoyens parfaits , et de rencontrer le roi philosophe dont la 
sagesse et la volonté suppléeraient à toutes lois. On peut composer 
uue sorte de $y$tm^ léynl absolu , qui , sauf la communauté réello 
de toutes choses, établirait entre les hommes ces relations que nous 
avons jugées les meilleures. La pondération des pouvoirs » rem- 
ploi de l'élection pour les constituer dans une certaine mesure, le 
droit de posséder entre des limites déterminées, ainsi que celui de 
. transmettre la propriété , enfin l'intervention de l'élément de la 
richesse dans la division des ordres de l'état, telles sont lesinsti^ 

(1) PlatoDj Jiépubliqw, vn. sub fin., et ix, sab fin. Nous croyons devoir tfon-^ 
dure de tous ces passages que Platon regardait sa république comme possible 
à réaliser. L'histoire de sa vie, qu'on troiivera partout et dont les lettres apo- 
cryphes qui lui sont attribuées (trad. de Cousin, t. XIII) peuvent être regardées 
comme d^assez bons documents, prouve qu'il avait fondé quelques illusions sur 
Tamitié que le tyran i)enys de Syracuse avait voulu lui témoigner. On counatt 
assez les voyages de Platon en Sicile et les déceptions qu'il y éprouva. — Au 
moment où nous terminons cette analyse de la République de Platon , est-il 
nécetisaire d'avertir le lecteur chrétien que notre admiration pour le génie même 
politique, du philosophe ne neutralise ^n rien la ri^pulsion que nous inspirent 
quelques-unes de ses institutions odieuses et barbares! En deux mots, le prin- 
cipe de la communauté nous semble contraire à la nature humaine, dont il tend 
à anéantir ou à atrophier la moitié. 

(2) Id., Lois, V, p. 281 et 282. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 171 

tutions principales qui sépareraient profondément les lois de 
la répubiiqWy et qui les rapprocheraient des systèmes de légis- 
lation que l'histoire grecque fait connaître , surtout de ceux des 
Cretois et des Dorions (1). 

Le vice essentiel et fondamental de la république de Platon , 
dit Âristote , consiste en ce que le philosophe veut réduire la cilé 
à Funité. Dans Tordre réel , la cité n'est pas une, elle est multi- 
tude; et si Platon pouvait atteindre son but, il anéantirait la cité, 
car rindividu seul est un. Les hommes satisfont plus aisément à 
leurs besoins dans la famille qu'isolés , et dans l'état que dans la 
famille. Ce qui a le moins le caractère de Funité est donc préfé- 
rable à ce qui l'a le plus. Il est vrai que l'unité, à certains égards, 
est une bonne chose ; mais l'unité de Platon est une unité sans 
variété, unité sous tous les rapports, unité fausse, insupportable 
et monotone unisson. La question du bonheur est ici la même 
que celle de l'unité. Platon veut sans doute qne sa république soit 
heureuse ; mais le bonheur de tous est-il donc indépendant du 
bonheur de chacun? Et qui est heureux dans la république? 
ce ne sont assurément pas les chefs ; seraient-ce les artisans ? 

La communauté absolue ne produirait pas Tunion dans la répu- 
blique de Platon. Que tous les citoyens puissent dire mon fils ou 
mon champ en désignant les mêmes objets, cette totalité, ee 
mien seraient excellents dans leur sens partitif; ils sont sans 

(l) Les Lois de Platou peuvent se diviser en trois grandes parties dans Tordre 
suivant : 1* histoire et morale, examen des lois en général par rapport aux trois 
vertus, force, tenipérance et prudence ; 2" lois-instituUons et lois réglementai- 
res de Téducalion, des arts et des mœurs ; 3« lois pénales. — Le rapport du sys - 
tème des lois au système de la république est cfeloi d'im état à demi empirique 
à un état idéal absolu. Que le même philosophe ait conçu ces deux états, il 
n'y a nulle contradiction, mais seulement faiblesse, découragement, ou accom- 
modement avec la faiblesse d'autrui. Peut-être même Platon pensait^il que de 
ses lois établies et en vigueur le passage à la république serait plus facile quand 
le roi philosophe viendrait à se rencontrer. — Platon voulait tracer encore le 
plan d*Dn troisième genre d'état. Nous admettons volontiers, avec le critique 
Boeckh et malgré les objections de M. Cousin {Argument des Lois, p. 6}, qne 
ce troisième état inconnu devait consister dans les lois les plus justes propres à 
nne forme donnée de gouvernement. 11 pouvait même, 8*il en est ainsi, servir 
d'acheminement aux lois parfaites, comme celles-ci à la république. — L'au- 
thenticité des Lois a été contestée. Cet ouvrage, assurément le plus faible de 
Platon, est le fruit de son extrême vieillesse; et, demeuré peut-être imparfait 
il ne fut édité qu'après sa mort par Philippe d'Oponte, un de ses disciples 
V. Diogènej m, 37. Il est cité par Aristote et réfuté. 



17îl MANUEL 

force ni valeur dans leur seos collectif. Les hommes altachent , 
en fait , peu d'intérêt à ce qui ne leur est pas propre ; un cousin 
sûr et bien déterminé leur est plus cher qu'un frère douteux ; 
une propriété vague , ils la négligent ou la dilapident. Ainsi , la 
possession et les affections , causes de tout intérêt et de tout 
attachement » sont renversées par Platon : il bannit les vertus 
avec les vices. S'il n'y a pas d'avarice , il n'y a pas non plus de 
libéralité sans propriété. Le plaisir de faire le bien disparaît 
avec le plaisir d'avoir ; et l'amour de soi , cet irréprochable sen* 
timent que nous tenons de la nature , se trouve confondu par le 
législateur avec l'égoïsme, qui consiste à s'aimer plus qu'on ne 
doit. Combien il vaudrait mieux inspirer aux citoyens, en leur 
laissant des propriétés individuelles, les bonnes et communes 
affections qui peuvent leur en faire partager les fruits ! Les hommes 
sont naturellement égaux : il faut donc, afin d'établir la concorde, 
compenser les inégalités que le pouvoir entraîne ; il faut que 
chacun soit destiné à son tour au commandement et à Tobéis- 
sance. Entre les ordres divers et tranchés de la république de 
Platon , il naîtra au contraire des antipathies et des luttes. Com- 
ment les tenir toujours séparés? Les ressemblances n'indiqueront- 
elles jamais les pères? Qui dirigera la culture? L'ordre des labou- 
reurs sera-t-il régi comme les autres? La communauté des en- 
fants ne produira-t-elle pas des incestes? Enfin ne répugne-t-il 
pas de penser que la nature ait destiné les femmes, comme les fe- 
melles des animaux , aux mêmes fonctions que les mâles? 

Les Lois que Platon a composées après la République ten- 
dent visiblement à remonter aux mêmes institutions. Les grands 
ordres de l'état y sont les mêmes. Le gouvernement , qui sV 
trouve, il est vrai, plus déterminé, est un mélange de formes 
diverses , qui n'est pas ce qu'il veut être , et qui tend à l'oli- 
garchie. Tout cela est bien écrit , fait penser et manque d'exac- 
titude (4). 

Vin. On voit comment Aristote fait triompher les droits du 
fait en quelque sorte, et^ comme il le dit, de la nature, sur les 
violences que son maître essaie de leur faire 3ubir. A son tour il 

(1) Arislnte, Politique, ii, 1, 2 et 3, 



6e PIULOSOPHIE ANCIENNK. 17.1 

doil fonder une morale, une politique, et, comnfie Platon, il unit 
alors ces deux sciences Fune à l'autre, mais en un sens bien dif- 
férent. Platon réduit la politique à la morale , et celle-ci à la 
théorie des idées et à la théologie : Aristote rapporte tout, et po- 
litique et morale , à la pratique ; il fonde tout sur i ordre habi- 
tuel des relations humaines, et il demande à l'observation de lui 
révéler cet ordre. L'homme est, dit-il, un animal économique et 
politique , c'est-à-dire destiné à la vie de famille et à la vie de 
cité. De là deux sciences dont l'objet est de réaliser le bien na- 
turel propre à ces deux genres d'association, et qui toutes deux 
dé|)endent de la science des mœurs , éthique , relative à l'indi- 
vidu moral. Ces sciences réunies constituent la politique en gé- 
néral* Elles poursuivent le bien , cette fin de la nature , que la 
nature a 6xée aux êtres raisonnables, et souvent même par l'in- 
stinct aux êtres inférieurs; tellement que l'homme bon est celui 
pour qui le bien désiré est aussi le bien selon la nature (4). 

La morale est ainsi séparée de la science. Elle concerne les 
actes de l'homme et de Thomme social. Il y n donc lieu pour elle 
de considérer des facultés contraires, et, par conséquent, une cer- 
taine matière ; le nécessaire disparaît ainsi, et avec lui cette rigueur 
qu'on peut chercher dans la logique et dans les mathématiques, 
mais qui déjà ne se retrouvait plus au même degré dans la phy- 
sique (2). Le principe tout nouveau qui nous attend dans la 
science de la vie pratique suivant Aristote, c'est le principe de la 
liberté. Refusant de confondre, comme Socrate et Platon , la 
moralité de l'acte avec le savoir du bien, Aristote croit à ce 



(1) Aristote , Ethique à Nicomaque^ i, 4 et 5; Ethique à Eudètne, vu, 16; 
grande Ethique, i, 1 et 34; Politique, les premiers chapitres. — Des trois traités 
de morale que nous venons de citer, le premier paraît le plus authentique, bien 
qu'il ait été quelquefois attribué à Nicomaque, fils d' Aristote. Il est certaine- 
ment mieux rédigé que les autres. Ceux-ci, dont l'authenticité est plus dou- 
teuse, reproduisent généralement les mêmes idées que le premier, et tous trois 
font certainement connaître la doctrine d'Aristote. — L'Ethique à Nicomaque 
a été traduite par Thurot ; Morale d'Aristote, Paris, Bidot, 1823, in-8«. — La 
Politique^ traduite par le même, a depuis été très-étudiée par M. Barthélémy 
Saint Hilaire, qui en a publié (Imprim. roy., 1837) une nouvelle traduction et 
un excellent texte dans un ordre nouveau fondé sur l'antoriié même d'Aristote 
dans Fon contexte. 

(2) Id., Ethique à NixiOrtMqne, i, 1 ; à Eudiinp, i, 6; Métaphysique , ii , 3 , 
et Phi/siqve, passim. 



174 MANUEL 

qu'on appelle en termes techniques Tinconlinence : il croit 
que l'homme peut savoir le bien en général et Caire le mal en 
particulier. Déjà Platon, qui suivait rigoureusement Socrate 
dans la dialectique, semble l'abandonner dans la morale. Noos 
Tavons vu, sans craindre de se contredire, distinguer, dans )a 
république juste et dans Tâme juste, Tappétit d'avec la rai- 
son et la volonté d'avec l'un et d'avec l'autre. Ce lion qui dans 
la psychologie de Platon se nomme courar/e, principe irascible, 
et qui doit réduire à ta raison le monstre de l'amour et de la 
eoncufMeenee^ c'est au fond la volonté, Tune des âmes distinctes 
de l'homme (4). (1 est dair que Platon qui, dans fa dialectique et 
dans la vraie réalité, seule constituée par le monde des idées, ré- 
duit toutes les facultés, y compris l'acte et le désir, à la raison, 
dans ce bas monde des ombres, au contraire, dans le k*ègne des 
choses créée?, explique par la diversité des âmes celle des facul- 
tés, et laisse rentrer la liberté, dont il peut alors se fiendre compte. 
La théorie uaique d'Aristete sur l'action se rapproche de cette 
seconde théorie de Platon : mais les trots âmes sont réduites à deux. 
Suivant lui, le principe qui fait l'homme avant tout, c'est l'acte de 
choisir qui réside ou dans l'intelligence mue par le désir ou dans 
le désir mû par l'intelligence (2). L'action ne dépend donc pas 
d'une seule de ces facultés. L'action est la conclusion Urée d'un 
raisonnement, et les éléments qui la préparent sont uniquement: 
l'intelligence, comprenant la sensation et l'imagination, toutes fa- 
cultés de jugement , et le désir, comprenant la volonté, le courage 
et la concupiscence (3). Il semble d'abord que le libre arbitre doive 
disparaître dans celte confusion du désir el de la volonté, mais il 
persiste par l'égale possibilité, inexpliquée il est vrai, da triom- 
phe de la raison ou du triomphe de l'appétit. Le principe passif 
de cette possibilité doit être ce qu'Âristote nomme la matière ; le 
principe actif , qu'il dit être l'homine lui-même , n'est pas assez 

(1) La Physiologie de Platon prouve la réalité qu'il attachait 4 cette distîBc- 
tion. — Courage, cœur, b'j^i^; raison, ^y<^< ^^ ^^^ composé»; désir, appétit, inA'>' 
liia, caractérisé par l'absence de la raison, République, liv. iv. 

(2) Aristote, Ethique à Eudéme, vi, 2. 

(3) Id., du Mouvement des animaux^ 3 et 4. On sait que la troisième ftme 
d*Ari8tote est l'ftme nutritive, à laquelle Platon rapportait les a|>|iétito, que ion 
disciple rapporte à la sensation. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 175 

dégagé, et le grand problème de Vunion de rhomme à la nature 
passe encore inaperçu. 

Quoi qu'il en soit, voici comment l*aGte se rapporte au raison- 
nement dans la doctrine d'Âristole. Le syllogifine àe Vaction, 
comme il i'appetle, a pour prémisses deux idées, Tune générale, 
l'autre particulière , et la conclusion est Tacte lui-même. Or , il 
peut arriver que l'homme qui fait le mal connaisse le bien en gé* 
néral et qu'il l'ignore en particulier : la mineure est alors fausse, 
et la condusion mauvaise. La fieience peut être en nous sans être 
présente , sans que nous la pert;evions actuellement : les désirs, 
les appétits l'emportent alors , non sur la vraie science, qui ne 
peut se trouver jointe à la passion , mais sur la simple connais- 
sahce sensible. Cette distinction lève les difficulté ^usbitées par 
Soerate et rétablit les foits dans leur réélité (4). Âristote a raison 
de vanter sa distinction : elle est naturelle et tout le ihende là 
fait; mais répond-elle à la question de l'unité de Tacte et du sa- 
voir ? Ne ft*arrète>t-elle pas à une observation trop fecile et trop 
peu approfondie ? Le grand problème qui commence à peine â 
s'élever par l'opposition de Soerate etd'Âristote , que ce dfemier 
ne pose pas scientifiquement et qui depuis n'a cessé dé se présenter 
aux penseurs, est celui-t^l : agisàons-noùs toujout*s en vue d'un 
bien que nous croyons actuellement réel, et avons-nous ou non^ la 
puissance au même instant de renoncer à l'acte qui nous le prô* 
cure? La première partie de ce problème est résolue affirmative^ 

(1) Aristote, grande Ethique f lï, et à Nicomaque, vu, 5. — Euripide, qui 
était poète avant d'être disciple de Socrâte, expose à peu près la même théorie 
du libre arbitre quand il fait dire à Médée ( Méd.^ 1068) : « Je sais quels for- 
faits j'ose accomplir; mais ma fureur est plus forte que ma prudence. » Aristote 
aurait dit que cette prudence mal connue de Médée était dans son âme comme 
un souvenir et comme une réalité générale, tandis que <te for/ait se présentait à 
elle comme un certain bien particulier, objet de sa passion. Soerate aurait ré- 
pondu que Médée n'était qu'ignorante, et qu'elle se trompait sur l'objet de U 
vraie science ; et pour montrer qu'elle se rapportait, malgré les opparences, à 
nn principe général de devoir, il aurait cité d'autres paroles d'elle (Ibid, 803, 
sniv.) : « Qu'on ne me croie ni folle, ni lâche, ni même insensible. Je suis tour 
à tour terrible pour mes ennemis, affectueuse pour mes amis. C'est pour de tels 
caractères que ia vie est glorieuse. » Cependant Euripide lui-même expose ail- 
leurs une théorie moins socratique encore que celle de Médée et tout à fait 
conforme à celle d'Aristote. Y., 4ans son Hippolyte, vers 381, éd. Boissonade; 
c'est celle qu'Ovide a reproduite dans le célèbre passage des Méiamotphofe»'^ 
liv. VII, V. 20 : u Video meliora t>K>boque, Détériora aequor. n Cf. Patbi. 
Etud, sur les Trag. greeSy II, 397. 



170 MANUEL 

ment par Socrate et mal réfutée par Aristote;.la seconde n*est 
pas non plus douteuse pour Socrate qui la résout négative* 
ment, ni pour Platon, qui identifie le bien avec la puissance; 
mais le même Platon suivi par Aristote revient d'autre part à 
distinguer dans tout acte deux causes qui luttent , une de rai-^ 
son, une de passion. Aristote enfin place Tbomme tout entier, 
l'acte, au-dessus de l'alternative ; il admet le libre arbitre et croit 
réfuter le déterminisme. Il a fallu les longs efforts de la philoso- 
phie pour que ce principe souverain de la vie pratique et que l'on 
croit à tort étranger à la théorie, fût compris dans toute son 
étendue sous chacune des formes contraires qu'il peut revêtir. 
Car nous sommes ici placés à l'un de ces sommets élevés de la 
science , d'où les penseurs se sont de tout temps divisés sur les 
deux pentes , les uns s'abandonnant au monde des idées et des 
choses, les autres se roidissant dans leur liberté. 

Aristote établit sur la réalité du libre arbitre les notions du mé^ 
rite et du démérite, et il justifie la peine due au péché d'igno<- 
rance en cherchant dans l'exercice même du libre arbitre une 
première cause à cette ignorance. Les vertus, les vices, les pas* 
sions^ l'imagination, et jusqu'à la manière dont nous envisageons 
les objets, sont en quelque sorte volontaires en nous , et peu«- 
vent nous être imputés. Les habitudes qui nous rendent esclaves 
sont des maladies qui ne dépendent plus de nous , mais que 
nous nous sommes données. S'il en était autrement , nul acte ne 
serait vertueux ni criminel. Exciterait-on d'ailleurs les hommes 
à telle action, les détournerait^on de telle autre, si l'on ne savait 
pas que ces actions sont en leur puissance (1)? 

La nature^ l'habitude, la raison doivent, suivant Aristote, fon- 
der la vertu dans l'homme vertueux (2), La vertu n'est parfaite 
en lui que lorsqu'il unit la pratique et même une longue pratique 
du bien à la connaissance qu'il en a , et à la volonté de le réa- 
liser toujours. Mais cette vertu parfaite et unique se partage dans 

II) Aristote, Ethique à Nicomaque, ili, 7. Ce mot en quelque torUy «»<, employé 
par Aristote au moment le plus délicat de la discussion, ruine tout 4 fait ses ob- 
jections, non en tant qu'elles prouvent le libre arbitre, mais en tant qu'elles 
combattent le déterminisme. Ce ««« lui est suggéré par le sens commun ; il n'est 
pas scientifique, mais il ouvre bien des aperçus. 

(2) Id., Politique, vii, 13. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. t77 

les hommes suivant la diversité des mobiles moraux qui peuvent 
agir sur eux (1). L'étude analytique de ces vertus, la connais- 
sance qu'on en peut avoir et qu'Aristote demande à Tobserva- 
tion, constituent avec les problèmes généraux de la responsa- 
bilité morale et du bonheur, le sujet de Téthique. Sans suivre le 
philosophe dans cette recherche qui nous mènerait à des détermi- 
nations trop détaillées , nous indiquerons le principe qu'il véri6e 
et qu'il généralise pour s'aider dans sa recherche des passions 
et des vertus. Toute vertu, d'après Aristote, consiste en une dis- 
position moyenne de Tâme entre deux excès qui sont des vices: 
mais la psychologie morale élevée sur ce fondement a le défaut 
de toute classification empirique, elle contient plus d'arbitraire que 
de nécessaire (2). Passant à la question du bonheur, à laquelle 
toutes les autres sont relatives et qui est au fond l'objet unique 
de la morale et de la politique , nous devons trouver naturel 
qu'Aristote définisse la félicité, comme la vertu, par un état d'équi- 
.libreet de milieu. Le bonheur, fin commune de nos actes, état qui 
se suffit à lui-même, réside dans l'entier développement et 
dans l'ensemble parfait des facultés humaines. Il s'ensuit du mé- 
lange variable, mais sain, des éléments du bien dans notre vie. 
La connaissance, les biens extérieurs, le plaisir même, que Platon 
séparait à tort des éléments essentiels de l'énergie humaine, sont 
également admis à composer ce mélange. Il reste donc une sorte 
d'indétermination nécessaire dans la définition de la félicité, qui, 
réalisée par les relations de la famille et de l'état , suppose des 
excès, des vides, des compensations, et qu'on essaierait en vain ■ 
de réduire en une formule unique, parce qu'elle ne peut s'appliquer 
à un seul temps , à un seul lieu, à un seul acte. Mais nous savons 
qu'Aristote, au-dessus de ce bonheur tout relatif et nécessairement 
imparfait, qui est bien réellement le bonheur humain , plaçait un 
autre bonheur plus défini, fin suprême de l'existence, que le phi- 
losophe divinisé atteint par la spéculation et par l'acte pur (3). 

(1) Id., Ethique nicomachéenne, v, 13, et vi, 13. 

(2) Id., ibid., surtout aux livres ii, et iv. V. le tableau donné par Thurot, 
d'après Coray, Morale d' Aristote, p. 73. 

(3) Id., ibjd., livres i et x. — Consultez Rocherort, Opinions des anciens sur 
le bonheur, 1779, p. 98, sqq. ; et Eitter, Hist. do la phil. anc, t, III, p. 265. Ce 
dernier reproche h tort à Aristote une inHétermination d'idées tout à fait nécc«! 



17S MANUEL 

Aristote, toujours placé au point de vue des faits, surtout quand 
il s*agit de Thomme et de rhumanité, ne reconnaissant d'existence 
qu'aux seuiB individus et aux relations que les individus sou- 
tiennent , doit envisager les événements, les lois et les institutions 
dans ia politique , comme il envisage tes notions communes et les 
vertus dans ia morale. Aussi l'histoire occupe-t-elle une grande 
place dans ses travaux (1). Il (téfinit l'homme, qui n'est, dit-il, ni 
dieu ni bête , un animal social (2) ; il définit la cité une associa- 
tion d'êtres semblables qui se proposent la félicité pour fin (3), et 
il fait consister cette félicité sociale ou individuelle , car les deux 
lui paraissent intimement unies, dans un moyen mélange de biens 
extérieurs et de vertu. Mais la vertu surtout est nécessaire, puis- 
que sans elle l'usage des biens ne saurait être utile (i). S'adres- 
sant à la nature pour reconnaître les éléments de la cité , il re- 
marque qu'on peut réduire à trois genres toutes les relations pri- 
mitives des hommes : celle du maître à l'esclave, de l'époux à la 
femme , du père à l'enfant. Ces relations diffèrent entre elles, les 
vertus qui s'ensuiventdiffèrent donc aussi. L'esclave, c'est-à-dire 
l'homme sans volonté, qui n'est bon qu'à être commandé, qui peut 
appartenir à un autre, puisqu'on effet il lui appartient, qui est un 
corps de l'âme de son maître et qui lui sert d'instrument, l'esclave 
a pour unique vertu l'obéissance , et, ne pouvant se conduire lui- 
môme, la nature l'a fait pour être conduit. La femme, qui veut , 
mais faiblement, n'est pas esclave en Grèce comme chez les barba- 
res, esclaves eux-mêmes; mais elle doitemployersa raison à se sou- 
mettre. Et l'enfant, qui veut encore, mais imparfaitement, ne peut 
avoir qu'une vertu incomplète et toute relative à celle de l'homme 
accompli (5). Au delà de ces trois relations viennent les rapports entre 

saire, et qui ne peut disparaître qu'alors qu'il est question du bonheur iudivi> 
sible goûté à l'instant de l'acte. 

(1) II avait écrit une histoire natureUe ou recueU des institutions des peuples 
au nombre d'environ deux cents. Cet ouvrage, qui servit de base 4 sa Politique, 
est aujourd'hui perdu. \., pour la nécessité de l'histoire à la science politique. 
Politique, liv. ii, Init. 

(2) Aristote, Politique^ i, ch. i. 

(3) Id., ibid., vu, 7. 

(4) Id., ibid., VII, 1. 

(5) Id., ibid., i, 1, 2, 5, 6 et 13. Y. ci-dessous notre discussion de la question 
dp l'esclavage chez les anciens. 



D£ PHILOSOPHIE ANCIENNE. 179 

égaux, et ceux-là, pour ce qui touche au gouvernement, doi- 
vent être partagés et balancés. Entreprenant alors d'examiner 
les divers genres d'institutions queThistoire fait connaître ou qu'a 
enfantées la philosophie, Aristole divise les états suivant des caté- 
gories assez semblables à celles de Plaion , et qui se sont conser- 
vées jusqu'à nos jours dans la langue politique. Après avoir cri- 
tiqué les diverses formes de gQuvernement , il met sans hésiter le 
règne de la loi , c'est-à-dire de l'intelligence sans passions , au 
dessus du commandement humain (1). Entre les états, il donne 
la préférence à une république voisine de la démocratie, dans la- 
quelle la classe moyenne domine et maintient l'équilibre entre la 
classe riche et la classe pauvre (2) ; mais , au reste , se plaçant 
au dessus de toutes les formes politiques, persuadé que les 
mœurs souvent les imposent au législateur et que tes changements 
brusques et violents sont dangereux, il indique les moyens de re- 
médier aux défauts d'un gouvernement donné, quel qu'il soit, et 
de le rendre stable en le corrigeant (3). 

La différence essentielle qui sépare la politique d'Aristote de 
celle de Platon, c'est que l'une est expérin^entale en quelque sorte, 
l'autre idéale et fondée sur la théologie. Platon, sans doute, s'é- 
levait trop haut, il tepdait à anéantir la vie humaine en lui fixant 
un but unique au delà des temps et au-dessus de toutes les condi- 
tions de la vie temporelle. Mais Aristote, à son tour, en séparant 
nettement l'existence actuelle de l'homme et les relations sociales 
de la vie en général et de l'objet de la vie après la mort, ruinait la 
religion par la philosophie ; il réduisait la philosophie pratique elle- 
même à des faits purement temporels, sans rapport à la vérité divine 
et à l'ordre universel. Tel devait être au surplus le résultai atteint 
par Arislote , puisque la croyance à l'immortalité de l'âme, qu'il 
enseignait au peuple (4), perdait toute réalité dans l'intimité de 

(1) Id., ibid., III, 11. 

(2) Id., ibid., iv, 9, et v, 1. Cf. Euripide, Suppliantes., v. 237. 

(3) Nous ne pouvons aborder les questions particulières traitées par Aristote. 
Sa méthode expérimentale nous entraînerait À de trop longs développements. 

(4) Plutarque, Consolation a Apollonius, 27, rapporte un fragment de VEu' 
dèmc ou dialogue sur l'immortalité de l'âme» d'Aristote. Cicéron, de Divina^ 
tione, I, 25, emprunte un de ses récits au même philosophe et peut-être au 
même ouvrage. On voit, par ces deux passages, qu'Aristotç, dans ses <9ttvr(»9 
exotériques, fondait sur la divination la croyance à la vie future et à la perm^ 



180 HA3ILEL 

^a doctrine. Ainn les deux grands philosophes de la belle ère 
2H.*ieotifiqoe de la Grèce peuvent èlre regardés comme nous of- 
frant unies les deox parties de toute Traie politique , la politique 
dÎTÎne et la politique humaine. L'une nous représente le génie 
commun des nations religieuses, le génie de TOrient si Ton veut, 
dont la Grèce a dû prendre sa part ; Tautre , le génie nouveau , 
qui se révèle dans Tobservation des faits et dans l'application de 
la raison pure à leur ordination. 

Au-dessus de la politique et de la morale, toutes deux basées 
sur les simples faits sociaux, et abstraction foite de toute idée \s* 
sue de la théolc^e, Aristolea cependant sa philosophie, qui ne se 
rapporte qu*à l'individu, mais qui résout d'une manière absolue, 
et de par Dieu, en quelque sorte, le dernier problème de la des- 
tinée humaine. L'acte pur, la pensée de la pensée, réalisés dans 
rhomme, qui ne diflère pas de la divinité, élèvent notre philoso- 
phe pratique jusqu'à ces régions où la vie anéantie laisse place 
à l'être identiOé avec le non-ètre. Singuliers excès ! singulière op- 
position entre les deux extrémités d'une même doctrine! comment 
se peut-Hl que , le principe étant le même, il y ait de Télernel et 
du non-étemel dans le monde? Aristote , après avoir posé cette 
question (4), a tout fait pour la rendre insoluble; il a jeté un abtme 
entre l'homme et Dieu, entre Thomme et l'homme lui-même. 
Platon , du moins, avait tenté de lier toutes les parties de la vé- 
rité, tous les êtres deTunivers. S*il sacrifia trop à l'unité, corri- 
geons-le par son élève, mais reconnaissons qu'il fut le penseur le 
plus grand et le plus complet en même temps que le plus parfait 
artiste qui ait existé. La Providence le désigna pour être le dis« 



lieBce dn moi. D fallait alors qu'il regardât rame comme nne nêenceeX non plus 
eftmme un acte du corps. Ainsi faisait-il. Voyex, en ^fTet, le fragment du tnéme 
Budème dans Proclus, in Phœdonem, où l'âme est nommée oùois, contrairement 
à Topinion de ceux qui en font une «f ^ovi«. Seztus , Adv, phys. , i , 20 , semble 
a^oir voulu résumer toute cette théorie si différente de la pure doctrine d'Arîs- 
tote quand il nous dit que, suivant ce philosophe, l'idée de Dieu et du rapport 
de sa nature â celle de l'âme humaine a été suggérée â Thomme par deux phé- 
nomènes : l* la divination dans les songes, lorsque l'âme séparée du corps anti- 
cipe sur son état après la mort; 2* Tordre céleste, qui réclame une cause dea 
mouvements et de lliarmonie. Nous avons parlé ailleurs de la Providence sui- 
vant l'esprit d'Aristote (ci-dessus, ch. T, no 4). 
(l) Aristote, MélaphysiqMe, la, 2. 



DE PHlLOSOPUili: ANCIENNE. 18 i 

ciple de Socrate. L'histoire de la philosophie nous fail-elle con- 
naître un autre homme qui en fût digne? 

IX. L'opposition d'Âristote et de Platon, fonde essentiellement 
sur la prééminence que l'un donne à ce qui est universel et un, 
Taulre à ce qui est individuel et multiple, apparaît dans leur doc- 
trine de la poésie et des arts comme dans leur politique et dans leur 
morale. Platon, malgré son amour du beau, traite Testhétique avec 
la sévérité d*un législateur esprit-pur. Les arts ne sont à ses yeux 
que des moyens souvent dangereux. Âristote, au contraire, ob~ 
serve, analyse et clâssifie l'esprit poétique et ses produits comme 
il a fait pour le$ vertus et pour les lois. Reconnaissant les bien- 
faits de l'art même, dans la multiplicité, dans la variété , il se 
borne à tirer certaines règles générales de la comparaison qu'il 
établit entre l'œuvre, d'un côté, et, de l'autre, l'esprit qui en 
est la cause et l'esprit qui en est la fin. 

Platon regardait le poète comme un membre de la famille des 
inspirés , des prophètes et des devins (1). Mais l'amour qui dicte 
les chants au poète n'est pas toujours cet amour pur^ fondé sur 
la science de l'amour, que la prêtresse de Mantinée enseignait à 
Socrate. D'ailleurs, interprète des dieux, le poète ne sait pas lui- 
même interpréter ses paroles, et bien moins encore le rhapsode, 
dont l'art unique est d'émouvoir. De même que la pierre d'Héraclée 
attire des anneaux de fer et leur communique la vertu d en atti- 
rer de nouveaux , de même aussi, de la muse au poète et à tous 
ceux qu'il saisit de son enthousiasme , il se forme une chaîne in- 
spirée , et la divinité, transmettant sa vertu à travers tous ces an- 
neaux enchaînés, attire où il lui plaît l'âme des hommes. C'est 
ainsi que, possédé par Homère, un rhapsode, vêtu d'une robe 
éclatante et portant une couronne d'or, au milieu des fêtes et des 
sacrifices, pleure ou frémit, ou que le cœur lui bat, et qu'à son 
tour il communique aux spectateurs les larmes ou l'épouvante (2). 
L'inspiration , la possession divine sont en quelque sorte les no- 

(1) Platon, Phèdre, p. 46. 

(2) Id., /on, pag. 24^266. Il est bon de remarquer certains passages de 
Vton qui, même si Ton met à part un peu de cette exagération convenue, men- 
songe des honnêtes gens, ne laissent pas de prouver l'impression forte que les 
chants d'Homère, dans la bouche des rhapsodes, communiquaient encore aux- 
Grecs du temps de Platon. Y. surtout la page 254 de ce dialogue. 

II. H 



182 MANUEL 

bles noms de la poésie dans Platon. Mais elle en porte encore un 
autre, et c'est celui-ci qu'il lui donne quand il veut rabaisser sous 
la science , et qu'il se prépare à la chasser de la république. Ce 
nom, c'est l'imitation. Le savant contemple les idées, types éter- 
nels de la réalité; le poète en imite les reflets, les images. Or, 
dans la république vraie^ conforme au niodèle parfait, l'imitation 
doit être bannie el le conteur de mythes éconduit ou sévèreaient 
surveillé (1). Nous savons que la tragédie et la comédie sont in- 
terdites, comme le mythe libre ou l'épopée, dans la république, et 
pour quelles raisons (2). Majs la science fournit encore un motif 
supérieur pour les proscrire : le plaisir que nous cherchons dans 
les représentations théâtrales n'est pas un de ces plaisirs purs et 
sans mélange qu'il est permis de compter au nombre des biens. 
C'est un plaisir mêlé de douleur, un bien mêlé de mal. A la tra- 
gédie nous pleurons et, cependant, nous éprouvons de la joie ; à 
la comédie nous rions , c'est-à-dire nous sommes joyeux ; mais 
en môme temps nous exerçons notre envie , puisque nous pous 
réjouissons injustement de ce dont il faudrait s'afÏÏiger. Que les 
hommes, en effet, s'ignorant eux-mêmes, conçoivent une fausse 
opinion ou de leur richesse, ou de leur beauté, ou de leur vertu, 
s'ils ont la force pour eux^ c'est odieux; mais s'ils sont faible^, 
c'est ridicule, et voilà ce qui excite le rire à la comédie (3). 

La rhétorique, science de persuader, de produire la croyance 
indépendamment de la vérité rationnelle et de la conviction , est 
traitée par Platon avec plus de mépris encore que de sévérité. La 
rhétorique, répond Socrate au rhéteur Polus qui l'interroge, est 
une routine dont l'objet est le plaisir, et qui fait partie d'une pro- 
fession cx)mmune, celle de la flatterie. Sous les quatre grands arts 
qui concernent la direction du corps et de l'âme, médecine, gym- 
nastique, puissance législative et puissance judiciaire, quatre 
parties de la flatterie, fausses et laides routines, se soqt insinuées 
adroitement : nous les nommons cuisine , toilette , sophistique et 
rhétorique (4). De là cette comparaison plus sérieuse que bizarre 

(1) Platon, Républiqtiej II et m. 
(2)ld.,ibid., m, p.142. 
(3) Id., Philèbe, p. 407-417. 
(4)Id., Gorgiastp, 



DK PHILOSOPlllE ANClEiNNE. 183 

du rhéteuï* au cuisinier, qui se reproduit partout dans le Gorgias 
comme uti perpétuel défi adressé à la prétendue science de ta pa- 
role pure et de la persuasion. Ailleurs, examinant la valeur qu'on 
peut accorder à Tart de parler et à l'art d'écrire, Platon traite la 
rhétorique d'art superficiel, qui ne fait ni l'orateur ni le poète, 
mais seulemeiit le parleur et l'avocat sophiste; d'art immoral, si, 
n'étant pas uni à la science du vrai et du bien, il a néanmoins 
pour but de persuader; d'art illusoire, enfin, si, résidant en dépures 
classifications verbales, en des divisions de forme, il n'apprend à 
connaître ni les genres des âmes, ni ceux des raisons propres à les 
toucher, ni qu'elle est le moment de parler ou de de se taire (1). 
Quant à l'art d'écrire, Platon saisit toutes les occasions de l'abaisser, 
tantôt devant l'inspiration (2), tantôt devant la science ; et nous sa- 
vons combien la pensée , la parole vivante et féconde qui en est 
l'interprète, la tradition qui la perpétue, lui semblent dominer, 
dans l'ordre du bien et dans l'ordre du beau, cet art difficile (3), 
où seul il pouvait unir à un si haut degré la doctrine et la poésie. 
Ainsi nous remontons jusqu'à l'étude des langues ou de la pa- 
role en elle-même. L'esthétique, science du beau, dont le nom seul 
est moderne, se fat trouvée réduite au beau purement idéal , qui 
réside dans les essences contemplées par l'esprit, si Platon n'avait 
admis la beauté symbolique, image de l'autre dans l'étendue, 
objet de l'amour ici-bas, beauté des formes en un mot, que l'organe 
de la vue fait connaître au corps et la géométrie à l'esprit (4) ; puis 
une autre beauté relative aux sons et à l'ouïe, qui, soumise au nom- 
bre comme la première, se manifeste par le chant, par la poésie, 
par la parole. De même que le beau dans la figure est une image 
émanée du beau suprême ou de l'idée du beau, de même les noms, 
éléments du langage, dépendent de la nature de la chose idéale ou 
vraie qui est nommée. De là, suivant la doctrine de Platon , deux 
geures déterminés de symboles, et l'étude du second conduit le 
philosophe à une théorie de la parole, à une grammaire géné- 
rale. Il entreprend d'abord de réfuter ceux qui assimilent le 

(l) Id., Phèdre, p. 100, sqq.; 79, sqq., et 110-114. 
|2) Id., Ton, p. 251. 

(3) Id., Phèdre, p. 123-131. Voyez ci-dessus, 1. v, part, i, ch. I, n*» 4. 

(4) Id., Philèhe, 419 ; Phèdre, p. 58. 



18^ MAIÎU£L 

langage à un ensemble de signes conventionnels. Les actions sont 
une sorte d*êlres, dit-il, qui ont leur constance et leur uniformité 
comme les autres : or , nommer c'est parler, parler c'est agir , il 
faut donc qu'il y ait dans le nom quelque chose de conforme à 
Tètre auquel cette action est appliquée. Le nom est une sorte d'in- 
strument apte à démêler la nature des choses, qui est bien construit 
quand il répond aux idées, et que le législateur, qui en est l'au- 
teur, doit déterminer d'après l'avis du dialecticien (4). 

Platon se propose ensuite de rechercher quelle est la propriété na- 
turelle des noms, et il met en avant un grand nombre d'étymologies 
pour montrer comment les mots qui expriment des idées composées 
se forment de ceux qui expriment des idées simples (2). Venant aux 
noms simples ou primitifs, et prouvant qu'il en doit exister de tels, 
il regarde ces noms comme une imitation de l'essence même par la 
voix, et il essaie de fixer les éléments de cette imitation par la signi- 
fication symbolique des consonnes et de quelques voyelles. Si la voix 
n'exprimait pas l'essence , il faudrait, dit-il , dans l'impossibilité 
d'expliquer l'invention des mots, emprunter aux auteurs de tragé- 
dies quelque machine de théâtre et faire apparaître un dieu. Mais 
c'est là reculer et non pas rendre compte (3). Il y a cependant de 
l'arbitraire dans les noms ; il y a une partie conventionnelle ; et 
quelques-uns pourraient être heureusement modifiés. Bien plus, la 
langue grecque porte l'empreinte de deux croyances opposées : 
l'une, au flux perpétuel des choses, conforme à la doctrine d'He- 
raclite et de Cratyle ; l'autre , à la constance , à l'immobilité des 
êtres. Mais si les noms sont fondés sur la nature, il suffît de ce seul 
fait une fois admis pour qu'on admette aussi qu'il existe des êtres 
immuables (4). Telle est en résumé la doctrine de la parole émise 



(1) Platon, CraiyUy p. 1-24. 

(2) Id., ibid., p. 24-106. Citons, à titre d'exemple, quelques-unes de ces éty- 
mologles : ZiOç et Ài6ç, de $t *ov C^v, de qui nous tenons la vie (pag. 38) ; ^rj^^if, de 
àva^iX^t, qui rafraîchit, ou de «ûotv lf%\ xal Xjy. (p. 48) ; <nXiivi), de 9i)AÇ viov tvov «cl, 
lumière toujours ancienne et toujours nouvelle (p. 74), etc., etc. 

(3) Id., ibid.,pag. 106-120. Le.p exprime le mouvement; le v, ce qui est inté- 
rieur; W, la finesse, etc., etc. 

(4) Id., ibid., p. 120-157. Pour la partie arbitraire des noms composés, p. 32. 
— L'objet dialectique de ce dialogue est de montrer que Cratyle, disciple d'He- 
raclite, se contredit en voulant d'une part que les noms soient conformes & la 
nature, et d'nutre part, que l'étude de§ langues serve à établir la th«'*se de la 



D£ PHILOSOPHIE âNCCëNNE. 185 

par Platon, qui renferme dans ses détails beaucoup d'arbitraire,, 
ainsi qu'il semble l'avoir reconnu lui-même, mais qui , rattachée 
à la dialectique et à la théologie , nous témoigne du grand effort 
qu'il fit pour unir et systématiser toutes les sciences. 

Le genre de mérite atteint par les essais esthétiques d^Aristote 
est bien différent. Uniquement fondé sur l'observation et ne tirant 
que de la généralisation des faits les règles des beaux- arts, ce 
philosophe doit bien plutôt composer la théorie de Tart grec que 
celle de l'art éternel. Il est vrai, il est incontestable que la Grèce 
a la première dégagé l'étude du beau, le culte du beau, de Tim- 
mobile contemplation de certaines formes et de tout culte religieux, 
de même qu'elle a distingué la science du dogme et donné à Tindi- 
vidu dans l'état la liberté et le mouvement. Mais d'autres idées, 
d'autres mœurs, d'aulres symboles ont été depuis apportés dans 
le monde, et les systèmes d'Âristote ont dû cesser d'être exacte- 
ment, exclusivement recevables. Si l'histoire des belles-lettres 
depuis la renaissance jusqu'à nos jours nous conduit à penser que 
le plan général et Tesprit de tout un genre de pièces de théâtre 
doivent demeurer conformes à ceux qui s'établirent dans la ma- 
turité du génie grec ; d'un autre côté cette histoire au moyen âge 
et dans la haute antiquité (4) , la puissante création du drame au 
seizième siècle , et les écoles depuis enfantées par Shakspeare , 
prouvent aussi qu'un genre tout différent est destiné à persister 
à côté du premier, et à partager avec lui le droit d'inspirer les 
poètes et d'exciter l'enthousiasme de la foule. Au drame il appar- 
tient de nous présenter de vastes scènes de la vie dans leur unité, 
mais aussi dans leur entier développement. Que le poète se sai- 
sisse de notre esprit et qu'il lui fasse parcourir à son gré les ré- 
gions infinies du monde et du temps ; nous céderons à sa puis- 
sance, pourvu qu'il demeure , et dans la nature, et dans le vrai 



mobilité nDirerselle. Il oblige ainsi les partisans du flax des êtres à recevoir 
quelque chose d'analogue à sa doctrine des idées. 

(l) Les premières tragédies grecques ne respectaient pas Vunité de temps (ou 
plutôt elles rignoraient). Aristote, Poétique, c. 5. (Elle est violée rarement par 
les grands tragiques ; Yoy. Barthélémy, ch. 71 ; Fhtin, Etudes sur les trag. grecs, 
1. 1, p. 296, 424; t. m, p. 369*^0.) Il en est de même des mystères chrétiens et 
du drame moderne; et c'est 14 que réside certainement la plus grande difTé- 
rence matérielle des deux genres dont nous parlons. 

46. 



186 MANUEL 

selon l'intelligence, et pourvu qu'au fond une seule pensée l'in- 
spire et nous conduise de l'origine à la fin de toutes ces actions, 
qui se concentrent en une seule. Au contraire , les deux genres 
nommés tragique et comique, et qui sous ce rapport forment un 
genre unique, nous présentent la vie et la vérité en un lieu donné, 
à une certaine heure et , pour ainsi dire , en un seul tableau. La 
nature quelquefois^ l'esprit humain toujours, savent ainsi réunir en 
un jour critique toute la réalité et tout fintérèt d'un événement. 
Le récit du passé, l'action présente qui se réduit à la lutte des 
passions ennemies et au combat du cœur contre lui-même, en&n 
la péripétie et le dénoûment , tels sont les divers oooments , tantôt 
idéaux, tantôt réels, que le poète doit condenser autant que pos- 
sible en un seul. La variété de la tragédie est dans l'esprit qui se 
complaît à se dévoileri à défaire tous ses plis avant de les ^efe^ 
mer pour agir ; et qui de nous n'a fait sur lui-même une heure 
de tragédie? La variété du drame au contraire est dans la mul- 
titode des acUoos qui ce doivent rapporter à une seule action, 
comme à une seule pensée les pensées de l'esprit (4 ). Le drame est 
plus objectif) la tragédie plus subjective. Tous deux n'atteignent 
à la suprême élévation^ à la poésie complète, qu'alors que la tra- 
gédie agit et que le drame pense. C'est ainsi que tel mot d'un per- 
sonnage de Shakspeare enferme une tragédie tout entière, et que 
tel mot d'un personnage de Corneille on de Racine rappelle au 
spectateur tout un drame accompli (%), 

Après avoir ainsi caractérisé le double genre de la tragédie et 
de la comédie, nous pouvons comprendre aisément la raison de 
cette division , tandis que le drame doit embrasser dans son miié 
le rire et les larmes. Rire et pleurer sont, en effet, deux éléments 

(1) M. Victor Hago, qui combat avec tant de force les raisons banales données 
(non, certes, d'après Âristote) à Tappui des unités de lieu et de temps, n'a garde 
de condamner l'unité d« sujet ou d'action. Celle-ci est essentielle A toute œurre 
poétique. Cromwelly préface. . . 

(2) On croit quelquefois que le drame représente surtout ce qui est, le fait 
dans toute sa brutalité, et la tragédie, l'idéal, ce qui doit être ; msàs cette dif- 
férence peut être .signalée dans toute oeuvre d'art et dans quelque genre que ce 
soit. Sophocle et Euripide, dans la tragédi&> se distinguaient par là (Aristote, 
Poétique, c. 26), et nous croyons que le drame, povr être ordinairement m&te- 
riel et brutal, surtout de nos jours, n'en est pas moins capable d'atteindre i 
l'idéal. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 187 

de Tunilé de la vie, mais non de Tunité d'un événement. Aussi 
Aristole consacre-t-il cette division que la nature des choses avait 
amenée , puisque la tragédie tirait son origine des dithyrambes 
qu'on chantait anx fêles de Bacchus, et la comédie des chansons 
obscènes ; Tune était née du développement dramatique de la 
poésie lyrique , par Taddition successive des acteurs ; l'autre, du 
passage naturel de la chanson à la farce (4). L'élément lyrique, 
successivcmient réduit, s*élalt cependant conservé dans les chCeurs ; 
et peiUl-être la suppression définitive de ces chants a-l-elle fait 
perdre à la tragédie et à la comédie quelque chose de l'idéal et de 
la moralité qu'ils inspiraient dus âmes , tout en augmentant les 
difficultés que le poète doit vaincre , puisque l'illusion matérielle 
peut alors être pluà rigoureusement exigée de lui. 

Aristote fait consister, ainsi cjue Platon, la poésie dans l'imita- 
tion ixtii^ au nombre et à l'harmotaie ; mais il justifie par ta ten-- 
dance naturelle de Tâme, et cette imitation et le plaisir qu'elfe 
nou$ proicure. A l'ex^èmple de son maître , il regarde aussi l'in- 
spiratiôu, là ftirèur, tommé un doH divin , éans lequel il n'est pas 
de poète (2) ; iet le philosophe de l'observaiioh s'éïolghe des fausses 
théorii^, si refendues dé dos jours , sur l'imûtatioft dans les arts. 
Si nouB ne conifijaissions pas la poésîHfe grecque, cette doctrine seufe 
rencontrée dans un td écrivain nous témoignerait de l'élévation 
idéale à laquelle elle atteignit. Le poète enfin, et ici Aristote nous 
«emble méconnaître la vraie nature de la poésie lyrique, est es- 
sentiellement, dit-il, un imitateur d'action , et les dithyrambes 
mênries sont des imitations (3). L'imitateur dans l'épopée procède 
surtout par la narration. Ce genre, au surplus , trèà-élendu, em- 
brasse, et les poèmes mimiques, et leà dialogues philosophiques, 
tels que ceux de Platon ; car les vers ne font pas le poète, et c'est 
à tort qu'on a voulu classer les genres de la poésie par ceux de 
la mesure (4). L'imitateur dans la tragédie réprésente surtout 



(1) Aristote, Poétique^ c. 4. 

(2) Id., ibid., c. 4 €t 18. 

(3) ïd., ibid., c. 9 et 1. Platon émet dans la RéjmUiqtie une opinion tout à 
fait contraire quoi qu'en dise Dacier, qui cherche À mettre en tout les deux 
pliilosophes d'accord. 

(4) Id., ibid., c. I. — Aristote ne peut guère désigner que les dialogues de 
Platon par le terme de discours de Sacrale qu'il emploie dans ce passage. — Il 



188 MANUEL 

une action , et cette action reproduite a pour but prochain d'é- 
mouvoir et d'épouvanter les spectateurs, et pour but dernier de les 
purger de ces passions mêmes et de celles qui leur ressemblent (1 ] . 
La comédie diffère de la tragédie en ce qu'elle n'imite que les ac- 
tions des méchants, encore est-ce de ceux-là seuls chez qui le vice 
n'est pas trop odieux ; car le ridicule consiste en une difformité 
sans douleur, qui ne va point jusqu'à la destruction du sujet où 
elle se trouve (2). L'unité, l'intégrité du sujet et l'intime union de 
toutes les parties dont il se compose sont une condition nécessaire 
de toute bonne poésie (3). L'unité de temps , renfermée dans l'in- 
tervalle d'un tour du soleil ou à peu près , doit être en particulier 
exigée de la tragédie (4) . Mais l'unité de lieu, la plus extérieure et 
la moins essentielle du genre tragique, au moins en tant qu'elle est 
observée dans toute sa rigueur, car on ne saurait la violer à l'excès 
sans nuire aux autres unités, n'est exigée nulle part des poètes, 
soit formellement soit indirectement , dans la Poétique d'Âris- 
tote (5). On peut s'assurer, au contraire, que ni les tragiques ni 
les comiques grecs ne l'ont jamais scrupuleusement observée. 

Si nous approuvons l'apologie de la poésie dramatique, ou 
plutôt de la poésie en général, entreprise par Aristote, contre les 
accusations de Platon ; si nous pensons comme lui que , les 
hommes et les mœurs étant donnés, la tragédie et la comédie sont 
utiles, et propres à modérer les passions plutôt qu'à les exciter, nous 
ne pouvons approuver de même l'indifférence qu'il témoigne à 
propos des mythes employés par les pdètes. Qui peut être assuré, 
dit-il avec Xénophane, de connaître la vérité sur les dieux? 
-L'opinion reçue et le fait acquis lui semblent deux excuses à don- 
ner en faveur de ceux qui n'ont pas présenté les choses comnie 

refuse le titre de poète à Empédocle, que Lucrèce, bon Juge assurément et non 
prévenu, a plus tard tant admiré. 

(1) Aristote , Poétique, c. 6. 

(2) Id., ibid., c. 5. Cette définition est plus complète que celle de Platon ; elle 
embrasse à la fois les caractères comiques, que celle-ci embrassait, et tous les 
incidents qui sont aussi des sources de rire, ou au moins un grand nombre. 

(8) Id., ibid., c. 8. 

{4) Id., ibid., c. 5. Est-ce 24 heures, est-ce 12 heures, qu'Aristote a youln dire! 
On en dispure. 

(6) La Poétique n'est qu'un fragment où manque toute la partie de l'œuvre 
relative au genre lyrique vt à In musique. Dacier, décidé à opposer à tout prix 
Aristote à Corneille au stijet de l'unité de lieu, s'est attaché A un passage, c. 18» 



DE PHILOSOPHIE AI9CIENNE. 189 

elles doivent être; et la prééminence de la poésie sur Thisloire 
consiste uniquement, suivant lui , en ce que l'une met en œuvre 
des actions générales et Vautre des actions individuelles (4). La 
tendance d*Aristote à consacrer , et par suite à éterniser Texis- 
tence du fait , est partout sensible dans ses ouvrages. Les sectes 
les plus sévères de l'antiquité repoussèrent sa rhétorique et sa 
poétique comme Platon les avait repoussées par avance et à peu 
près pour lès mêmes raisons (2). Et il est certain que si Ton fait 
abstraction dans la Rhétorique d'Aristote (3) de ce genre de mérite 
que nous avons reconnu dans sa Logique , dans sa Dialectique , 
dans sa Poétique, nous voulons parler de l'analyse exacte et pé- 
nétrante des voies de l'esprit humain en toutes choses, il ne res- 
tera qu'un traité propre à former des sophistes et des avocats 
sans conviction , mais non à produire le talent , la science ou 
la foi. 

X. En terminant ce tableau de la morale et de la politique 
spéculatives des Grecs durant la plus belle ère de la pensée de ce 
peuple, il convient de reproduire en quelques traits saillants Té- 
tât de ses moaurs sociales, et de se demander jusqu'à quel point, 
livré à lui-même et dirigé par la philosophie , il eût pu parvenir 
à les réformer. 

Le fait essentiel de la société grecque peut être envisagé dans 
cette perpétuelle division et dans ces querelles incessantes qui la 
tiennent armée contre elle-même. Cet héroïque défaut, qu'on a si 
durement reproché à la Grèce, se lie cependant à ses plus nobles, 
à ses plus utiles qualités. Ses législateurs ont cherché avant tout 
à exaller et a perpétuer le courage par les institutions. Ses phi- 
losophes , à leur tour , donnent à cette vertu , et non sans raison , 
une importance décieive pour l'homme moral. Mais le courage a 
besoin d'exercices : ni le gymnase ni les guerres feintes ne peu- 

dans.)e(4ae1 nous ne pouvons voir même la moindre allusion à la question. Da« 
cier. Commentaire de la Poétique, xviiî, 3. 

(1) Aristote, Poétique, c. 26 et 9. 

(2) Marc-Aurèle, Pensées, i, 7. 

(3) Aristote, Art de la rhétorique en trois livres. Cet ouvrage, qui a été traduit 
dans toutes les langues de l'Europe et très-étudié, esc suivi d'un autre traité, 
mais apocryph-, intitulé Rhétorique à Alexandre. — Nous citerons la traduc- 
tion française de Gros, Paris» Hachette, 1837 ; et celle de Cassandre, Paris, 1670 , 
fort louée par Boileau dans la traduction de Longin. 



i'^o MaNCel 

vent enlrelenîh et satisfaire ce feu sacré, qui brûle dans Tâme et 
grâice auquel l'homme préfère la vertu à la vie. D^ailleurs la cité 
ahcienne est três-élroile , et la notion de la grande patrie grec- 
que ne se l'orme qUe.tard dans les plus grands esprits. L'unité de 
cette patrie spirituelle, qui réside surtout dans la communauté 
du culte, de la langue et des mœurs , fondée dans le règne 
des idées, toujours ébranlée dans le règne des faits, est au fond 
la seule durable. La conquête romaine doit l'étendre , loin de la 
détruire, et à travere les âges chrétiens elle aura la puissance 
de parvenir jusqu'à noUs. L'unité matérielle, au contraire, si con- 
nue des peuples orientaux, ne saurait rien ajoutera l'autre, 
et , s'il faut réaliser cette unité par le sacrifice du courage , tou- 
jours lin peli lié à l'amour de la lutte, mêibe Contre les amis, 
l'Europe et la civilisation dé l'Occident seront-elles sauvées trois 
fois, à Marathon , à Salamine et à Platée , puis à jamais assurées 
)3ar la conquête d'Alexandre? 

Les Grecs se reconnaissent supérieurs aux barbares en cou- 
riage , en intelligence , et surtout par celte juste mesure des plus 
heureusies facultés qui engendre la Vertu, et qui est si bien favo- 
risée par U température de leur patrie. Tandis que les Scythes et 
les Thraces se laissent emporter à leurs féroces passions, que 
les Phéniciens et les Égyptiens sont possédés de la fureur du gain, 
les Grecà se font remarquer, disent-ils, par la curiosité de savoir. 
Ils ont perfectionné tout ce que les barbares leur ont transmis et 
ils se trouvent plus près qu'eux de parvehir à la connaissance de la 
divinité. Capables de liberté comme les peuples du nord , mais 
capt\bles aussi de gouvernement; ingénieux comme les Asiati- 
ques , mais braves , ils sont seuls libres et seuls rangés sous les 
lois d'une vraie société politique. Ils commanderaient à toutes les 
nations s'ils pouvaient être Unis (I). A ces traits, par lesquels la 
Grèce se peint si bien elle-même en se distinguant de l'Orient, 
ajoutons l'amour de la liberté religieuse ou tout au moins l'indé- 
pendance vis-à-vis du pouvoir sacerdotal (2). Ce sont encore là 



(t) Platon, République j iv, pag. 226; Aristote, Politique, vu, 6; Epinomis, 
trad. Cousin, xiii, p. 2d ; et Hippocrate, des Airs, des eaux et des lieux, passim. 

(2) C'est l'esprit général d'Homère. V. aussi, dans VOEdipe roi de Sophocle 
la querelle d'Œdipe et de Tirésias et surtout les passages où Euripide s'emporte 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. m 

des conditions lessoniielles au progrès des hommes et à la conli- 
nuelle action qu'ils se doivent d'exercer sur l'état de leurs pro- 
pres croyances : tout sacerdoce aspire à l'éternité et èi l'immu- 
tabilité qui n'djppii^rtiennent qu'à Dieu, M^ja heuremsçn^ept pour 
la pensée, la liberté politique, liberté d'agir, amène à sa ^uile la 
liberté de croire. 

Les trois grandes vertus consacrées par la philosophie grecque, 
force ou courage, tempérance ou harmonie, prudence ou science, 
sont précisément celles , ou le voit , dont les Grecs s'attribuent 
l'éminente possession. Mais , parmi ces vertus, le courage mérite 
une attention particulière. Comme cause de la guerre, le couragq 
nous explique la division, les luttes des cités grecques; comme 
élément essentiel du génie grec, il nous, explique l'opposition 
vraiment singulière que la Grèce établit entre elle et le reste d^ 
l'humanité désignée sous le nom de barbarie. C'est le second trait 
caractéristique à relever dans la société grecque. Platon, après 
avoir constitué sa république, a-t-il besoin d'esclave», il les prend 
parmi les barbares, ennemis naturels de sa cité vertueuse (i), 
Aristote , qui cependant condamne la guerre en ellq^-môme aussi 
bien que Platon, qui nie que |a violence constitue un droit, et que 
la conquête injuste fonde une juste puissance (^), regarde en même 
temps les barbares comme esclaves par naturQ* Ilf 'appuie, pour une 
vérité aussi généralement admise^ sur le témoign9ge dçs poètes (3), 
et il unit le courage avec la liberté, qui eq e$( (e produit, la ser- 
vilité avec la lâcheté , qui en est à la io\^ \^ causfi et. Isi justQ. 
peine (i). Tous les Grecs^avaient que la 9iio||essa du barbare Iç 

contre les prêtres et ,les devins. PUton & bçftu orlen^llser en ajppaience > aa 
fond il n'emprunte à l'Orient que le principe de la théocratie. Son roi philoso- 
phe de la République est un savant dialecticien , et sa religion est une science. 
Dans les Lois il soumet les pr^tre^ à l'électipBj liv. vi, p. 321 , «qq., et il les ré- 
duit strictement à leurs fonctions; partout enfip, malgré le respect qu'il pro- 
fesse pour Delphes, il fonde un état dont la religion vulgaire n*est qu'une partie, 
et dont les mœurs grecques, fort opposées 4 cellç« <)eK Orientaux , sont I9 vn4 
fondement. 

(1) Platon, République, v, p. 296 et 298. 

(2) Aristote, Politique, i, c. 2, n° 18 , éd. Coray. 

(3) Euripide , Jphigénie à Aulis , v. 1382 : « Il est dgns l'ordre que le Grec 
commande et que le barbare obéisse ; l'un est né pour lit liberté, l'^u^e pour 
l'esclavage. » Même pensée dans Démosthène, Olj/nthiennes , 11, 9, 

(4) Axistote, Politique.^ i, 1, 2 et 5, Cf. Platon, Z«<?i5, i, p. 31'. 



1$)2 MANUEL 

rendait l'esclave du premier homme fort qui voulait se le soumet- 
tre, et que le nombre seul pouvait chez lui suppléer quelquefois 
au courage. L'estime qu'ils avaient pour la vaillance, et pour 
toutes les vertus que développe l'exercice de la force, les obligeait 
donc naturellement à reconnaître la légitimité à l'esclavage de 
fait (4), et à en chercher dans l'état général des États barbares la 
justification générale. 

L'institution de l'esclavage, dernier trait que nous avons à 
signaler dans la société politique dea anciens , se justifiait ainsi 
dans le fond par l'inimitié de l'humanité grecque pour la barbarie 
orientale. Les philosophes cherchaient à réduire à cette unique 
inimitié le principe ancien de la guerre naturelle. Mais l'esprit 
d'antagonisme avait existé de tout temps entre les cités grecques 
elles-mêmes , et l'esclavage avait été le sort naturel du vaincu , 
sans distinction de sang et d'origine. Avant l'esclavage même , 
on peut croire, en se fondant sur de bonnes traditions et sur l'ex- 
périence encore possible aujourd'hui des mœurs des peuples pri- 
mitifs, que l'anthropophagie et les sacrifices humains étaient de 
droit et d'usage et servaient de but à la guerre (2). Lorsque 
les sociétés se constituèrent, que la culture et les troupeaux, les 
richesses sociales en animaux et en végétaux se développèrent , 
l'anthropophagie devint inutile et ne fut plus qu'horrible; mais alors 
aussi les esclaves devinrent utiles , et la guerre , toujours consi- 
dérée comme le plus excellent déploiement de la vertu humaine, 
servit à se les procurer. Or , si de nos jours-encore l'esprit guer- 
rier doit sembler intimement uni ausr plus précieuses vertus 
de rhomme et du citoyen, combien plus il devait en être ainsi au 
siècle de Platon quand la Grèce était resserrée entre les sauvages 
du nord, les barbares de l'Orient, et Rome naissante à l'Occident l 
Aussi , Platon dit-il que tout état doit se regarder comme en 
guerre permanente avec les états voisins, et qu'il faut, pour être 
prêt à tout , vivre dans la cité comme on vit au camp (3) ; et 



(1) V. cette théorie dans la Politique d'Aristote, l, c. 2, n» 17. 

|2) Spinomis, p. 4; Platon, Lois, vu, p. 373; République, viii, p. 1T4; et 
Minos, p. 35. Ceci se rattache à la mission d'Orphée. V. Horace, Art poétique^ 
391 et VQXV., Sylvestres homines, etc. 

(3) Platon, Zot«, l, p. 5. — C'est à propos des repas publics si célèbres dans 'a 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 193 

Arislole, à son tour, considérant la guerre comme nécessaire, 
lui assigne un double but : de n'être point asservi, mais puissant; 
de se rendre maître, non des hommes libres injustement, mais 
de ceux qui sont nés pour être esclaves (i). 

Une idée semble dominer tous les raisonnements des philoso- 
phes anciens au sujet de Tesclavage , c'est celle de la nécessité. 
L'homme est un animal difficile à manier , dit Platon ; il ne se 
prête qu'avec une peine infinie à cette distinction de libre et 
d'esclave, introduite par la nécessité (2). Et sans se poser la ques- 
tion morale de la légitimité de la servitude, il reconnaît que tout 
esclave n'est pas absolument avili, comme le donnent à croire les 
fameux vers d'Homère (3), et comnfô beaucoup d'hommes le 
pensent, mais que certains d'entre eux sont capables de fidélité 
et de dévouement. Il recommande de les bien traiter , pour atti- 
rer leur affection ; de n'être jamais familier avec eux, et de faire 
en sorte que ceux d'une même nation ne se rencontrent pas en- 
semble. Nous devons louer Aristote d'avoir au moins compris 
Tétrange difficulté du sujet. Si Ton admet que l'esclave soit capa* 
ble de quelque vertu , dit-il , en quoi différera-t-il de l'homme 
libre? et si Ton admet qu'il en est incapable, bien qu'il soit 
homme et possède la raison, quoi de plus absurde (4)? Nous 
savons comment le philosophe résout cette question. S'il blesse 
la charité, s*il réduit la nature à des règles auxquelles il sait 
bien qu'elle ne s'accommodera pas , il fait preuve au moins d'un 
sens moral très-droit en voulant qu'il n'y ait d'esclave légitime 
que l'esclave par nature, auquel il n'est bon que d'obéir. Mais Aris- 
tote ne se demande pad si ces hommes , que le sort a privés de 
volonté en les avilissant , ou eux-mêmes ou par leurs ancêtres , 
ne pourraient pas être relevés à la condition libre, et rendus à 
la vie morale par les soins bienfaisants de leurs semblables. La 
nécessité l'emporte à ses yeux sur l'humanité. La nature a voulu ^ 

Grèce, qui sont destinés par Minos, dit Platon, 4 faire tenir, même en paix, les 
citoyetts Sur le pied de guerre. Aristote approuve aussi ces repas communs. 
V. Politique, vu, 9, 6. 

(1) Aristote, Politique, vil, 13, 14. 

(2) Platon, Lois, liv. vi, p. 361. 

(3) Odyssée, xvii, 322. Voyez Dugas-Montbel sur ce passage de V Odyssée, p. 243. 

(4) Aristote, Politique, i, &, 3. ' 

U. 17 



m Manuel 

dit-il, que les travaux nécessaires à la société s^accomplissent. 
Elle a donné, sauf exception, aux esclaves des corps incli^és vers 
la terre et la force dont ils ont besoin (4). Qn voit que Tesçlavag^ 
est nécessaire au même titre que le (r^yail servile. Le mépris 
d'Aristote et de Platon et de tOMs les hpmwes libres de leur tetnps 
pour les arts matériels était donc la, causç, à la vérité trèsi-diffîcile 
à surmonter, de cette apparent^ nécessité (%], Seuls parnni les an- 
ciensj les cyniques, attaquant à la fojs la propriété, le sentiment 
patriotique elle préjugé de l'indignité du travail, tendaient directe- 
ment à l'abolition de l'esclavage. Mais Hyré à lui-même, isolé, sans 
religion, sans croyance positive à la destinée de la vie humaine au 
delà du temps présent , le sage cynique ne pouvait que préparer 
cette immense réforme et non la réaliser. Aristote et Platon la pré- 
paraient indirectement en faisant valoir la supériorité de la paix 
sur la guerre en soi, en proclamant la fraternité de tous les Grecs. 
Ainsi l'esprit entrait dans la voie plus large qui menait à la frater- 
nité de tous les peuples; et il n'est pas jusqu'aux cyrénaïques 
qu'on ne puisse ici louer pour les atteintes qu'ils portèrent à 
l'amour de la patrie chez les anciens, ^nfin la religion platonique 
devait) par ses tendances orientales, achever la fusion des e|ipril8 
et des nations^ Que la loi morale de charité e( de fraternité fût 
annoncée j non plus par la philosophie j, mais au nom d'un Dieu 
révélateur; qu'un bouleversement social vint rendre un nouvel 
ordre possible, alors seulement Tabolition de l'esclayagç pouvait 
descendre de l'intelligence dans les choses (3). 

Toute grande réforme doit exister d'abord idéalement^ duraat 
un temps plus ou o^oins long, et plus ou moins confusément aper* 

(1) td., ibid.j î, 2, 14. Comme tout doit être dit en chaque choses et le bien et 
le mal> nous ferons Minar^uer que les états de notr» temps) exdusitement com-^ 
pos^s d'hommes liftés, le cèdent fort »ux éta^ «hcieiis en ce que c^lacun 4ea 
citoyens est livré à se^ forces et à sa prévoyance propres. Au contraire! suivatit 
Aristote, qui nous semble exprimer ici Pun des principes sociaux de la Grèce et 
de Rome, le gouvernement doit veiller à ce que nul ne manque du hécessaire et 
d'un certain loisir. PoHligWy li, 8, 6., Cette providence sociale s'étendait, pat 
l'intermédiaire des hommes libres, jus<ju'aux esclaves, qu'il fallait bien nourrir 
et conserver. 

(2) Pour cette servilité des arts qui se trouve exprimée partant, Voyez, ççir 
exemple, Platon, AlcibiadCy p. 115. 

(3) On a prodigieusement exagéré le nombre des esc^veit dans la Grfce, Ypy. 
le Mémoire ^ur la population de VÀUique^ par M. I*fetronne, 4ç. ^ Insçr,^ t, vi. 



DE PHILOSOPttiE ANCIENNE. 195 

eue , dans ceux des esprits élevés qui sont le plus libres de tout 
préjugé scientifique. Il n'est donc pas sans intérêt de consulter, 
pour la question de Tesclavage, celui des grands poètes grecs sur 
qui la philosophie exerça une influence profonde^ et dont elle 
ne soumit cependant l'esprit à aucun dogme déterminé. Euripide 
ne reproduisit ni Anaxagore ni Socrate dans son théâtre, mais, 
instruit par tous deux et demeuré libre, il fut le poète penseur par 
excellence. D'ailleurs il dut nécessairement exprimer comme 
poète les idées de tous. Or, voici ce que dit un esclave dans l'une 
de ses tragédies : « Une seule chose est honteuse dans l'esclave, et 
» c'est lé nom ; pour tout le reste , un esclave , quel qu'il soit^ 
» n'est pas moins bon qu'un homme libre, dès qu'il est hon- 
» héte (-1), » et ailleurs : a Si je n'ai pas le nom d'un homme libre, 
» puissè-jè en avoir Tespril ; cela vaut mieux que de souffrir- 
» ce double tnalheur d'avoir des sentiments bas et , étant es- 
» clâvè, d'en porter la réputation (2). » C'est à cet Euripide que 
la haine de l'injustice et de la férocité fit écrire cette belle dia- 
tribe contre la Sparte tant vantée des philosophes : « de tous 
)» les mortelé les plus odieux au genre humain, habitants de Sparte, 
» cohcîliabule de perfidies, rois du mensonge, artisans de fraudes, 
» pleins de pensées tortueuses , perverses et fallacieuses , votre 
» t)Wâpéhlé dans la Grèce blesse la justice. Quel crime est inconnu 
» parmi vous? Où voil-on plus de meurtres? N'êtes-vous pasavi- 
» des de gàitts honteux f Ne vous surprend-on pas toujours à dire 
» une chose el à en pettset une autre? Malheur à vous (3) ! » On 
Voit que l'esclavage et la guerre pouvaient exciter dans la société 
grecque des rèpugnahcëè plus vives que celles des philosophes 
doïit ttous avons analyse lésopihions, el qUe les mœurs, à Athènes 
da moins, étaient peUt-ët!fe plus avancées que la science. Quant 
à la politique d'Euripide, on ne la réduirait pas àiséofient en un 

(1) BuHpide, Ton, ▼. 853-865, Ws'sbnàdfe. 

(2) Id., Hélène^ ▼, y28. M. Àlrtftud a manqué le sens de ce pkàsage. — Les eaclor- 
ves sont représentés comme c&pàbtes d'une haute affection. Voyez le caractère 
d'Eumée datas lt>rfyssé«, et l^alAictioù que la mort d'Alcestc , dans Euripide, 
cause k ses serviteurs. 

(3) Td., Andromaquè,Ai^ et ki}. Nous empruntons ici la traduction de M. Âr- 
- tAud, p. 412. Cf. Suppliante*, p. 455. On lit aussi dans VAndromaque, p. 404 : 

«Ce qui est honteux chez les barbares n'est pas moins honteux chez les Grecs. » 



196 MANUEL 

système unique, car les deux maximes les plus remarquables 
qu'on puisse recueillir à ce sujet dans ses tragédies indiquent des 
points de vue bien opposés. Mais le poète ne laisse pas d'être 
profond et vrai, et de signaler indirectement les vices du. gou- 
vernement d'Athènes. « Le pouvoir d'un seul, dit-il quelque part, 
» est nécessaire dans les cités comme dans les familles, quand on 
» veut saisir l'a- propos (4 ) . » Maïs il n'en regarde pas moins, suivant 
le système qu'Aristote adopta, la prépondérance de la classe 
moyenne comme le plus grand bien de TËtal. Entre les riches, 
avares et cupides, et les pauvres envieux que guident des chefs 
pervers, cette classe moyenne (2) maintient l'ordre et la consti- 
tution établie. 

Si de la société politique des Grecs nous portons nos regards 
sur la société privée et sur le principe générateur des usages de 
la vie , la condition des femmes devra surtout nous arrêter. On 
a souvent tenté d'expliquer la préférence donnée à l'homme sur 
la femme, en tant qu'objet de l'amour de l'homme dans l'antiquité 
grecque, et l'on a cru que l'infériorité intellectuelle et morale de 
la femme en était la cause. Mais il y a une distinction à faire : il 
est vrai que Téducation des femmes de bonne famille n'était en 
rien dirigée à les rendre dignes des soins, du dévouement et de 
l'intimité tendre de leurs maris , si du moins ceux-ci étaient 
doués d'une certaine élévation de la pensée (3). Filles , il était 
fort rare que leur amour fût consulté pour le mariage, et les 
mœurs s'opposaient en général à ce qu'elles pussent être les 
amantes de leurs époux , soit avant , soit après la formation de 
nœud conjugal, si sérieux chez les anciens, et qui n'entraînait pour 
eux que des devoirs (4). Épouses, tous leurs soins se bornaient à 
la direction du ménage, tous leurs plaisirs à des plaisirs sans 

(1) Enridide, Andromaque^ p. 413. 

(2) iQ Iv jAiw jiolp», Suppliantes, vers 237 , Ârtand, 1. 1, p. 456. 

(3) Cependant les mœurs de Lacédémone différaient beaucoup de celles d'A- 
thènes sous ce rapport, V. Andromaquey vers 586 et suiv. 

(4) Les tragiques nous montrent des jeunes filles éprises d'amour ; mais cet 
amour, assez idéal, sort visiblement des conditions communes. Electre et Anti- 
gone ont une vie beaucoup plus libre qu'il n'appartient à de simples vierges, et, 
en général, les femmes devaient paraître en public sur le théâtre bien plus que 
dans la réalité. Quant à l'amour dans le mariage , il a été condamné même par 
1 es modernes, par Montaigne, par exemple. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 197 

délicatesse, et leur moralité se ressentait trop souvent des effets 
ordinaires de Toppression : la ruse luttait contre la puissance ; la 
pauvreté engendrait le vol, et la réclusion Fadultère (4). Mères 
enfin, que pouvaient-elles sur l'éducation de leurs enfants? rien 
pour le bien', peu pour le mal et seulement durant les pre- 
mières années (2). Mais rien de tout cela n'est-il plus vrai au- 
temps où nous vivons? Personne n'oserait le dire; et d'un autre 
côté les témoignages mêmes que nous citons prouvent que la 
femme, à Athènes du moins, jouissait, quelles que fussent les 
lois, d'une assez grande liberté de fait , et que , par conséquent , 
son influence était loin d*ètre utile. Or cette influence était heu* 
reuse aussi : car la femme, autant qu'il était en elle , favorisait 
la paix dans la Grèce et faisait régner dans la maison de son 
mari la douceur et l'esprit de conciliation. Nous ne parlons pas 
deXantippe (3). 

De la femme libre de nom passons maintenant à la femme libre 
de fait, à la courtisane. Tout le monde connaît l'esprit et l'au- 
torité de certaines des courtisanes de la Grèce. Citons seulement 
l'Aspasie de Périclès (4), et cette autre Aspasie, ainsi nommée 
par le jeune Cyrus, son amant, dont la Grèce entière admira 
l'esprit et le courage (5). Encore celle-ci était- elle de condition 
libre; et si nous lui joignons toutes les femmes grecques, soit py- 
thagoriciennes, soit des diverses sectes socratiques, qui cultivè- 
rent la philosophie j il nous sera permis de conclure que les femmes 
grecques n'étaient peut-être pas moins développées, sous le rap - 

(1) Aristophane, Lysistrata et Assemblée des femmes. Tout cela n'a rien d'ab- 
solu; il faut tenir compte de l'exagération comique. U Assemblée des femmes 
est, quoi qu'on en ait dit, une parodie de la République de Platon. 

(2) Cependant les enfants n'étaient pas sans amour pour leur mère. On le 
devine bien. Le sujet d'Oreste, si commun chez les anciens , tirait tout son inté- 
rêt du combat des deux amours filiaux : u Qui voudra te parler! dit Ménélas à 
Oreste. Orestb. Quiconque aime sou père. Ménélas. Et quiconque aime sa 
mère! Oreste. Celui-là est heureux. Ménélas. Tu ne l'es donc (pas? Oreste. 
Je n'aime pas les femmes perfides. n.Orestey vers 1601. 

(3) Remarquez le sujet de la Lysistrata, Les femmes d'Athènes se conjurent, 
pendant la guerre du Péloponnèse, pour forcer leurs maris à faire la paix. Voyez 
comme l'Alceste d'Euripide est bonne pour ses esclaves, v.786 et suit., 192etsttiv. 

(4) V. Plutarque, Vie de Périclès , et Platon, Ménexène, pour se faire une idée 
de la science et de l'éloquence que les anciens reconnurent à Aspasie et de l'a- 
mour vrai qu'elle inspira à Périclès. 

(5) Elle se nommait Milto. V. Elien, Histoires diverses^ xii, 1. 

47, 



198 MANUEL 

port de l'intelligence, que peuvent l*ôtre aujourd'hui les Fenrimes 
chrétiennes. Elles avaient leurs déesses, leurs cultes, leurs mys- 
tères, comme nos femmes ont les leurs ; et si leur religion était 
inférieure à la-nôtre, il fen était de même aussi dé la [religion de 
leurs maris. 

La guerre dans les temps héroïques, là science pure ou la dia- 
lectique dans les temps Wélaphysjques, si Ton peut ainsi parler, 
constiluèrekit pour les hommes une vie à part dans Tantiquité. 
Les mœurs des camps, les usages de là palestre , plus tard les 
discours académiques , l'enseignement de la politique , de l'élo- 
quence, de la physique, favorisèrent une séparation tranchée de 
la vie des hommes et de là vie des femmes. Qu'uiie guerte sur- 
vînt, et Tes 'guerres Survenaient souvent, les femmes demeu- 
raient se\iles dans la cité avec les vfeillards et les enfants. À 
l'assemblée publique, au gymnase, autour d\lh soJ>hîste , les 
hommes goûtaîeàt des plaisirs ignorés àe leurs feàimes , el So- 
crdle pasàaît la journée ehtière et quelquefois les nuits hors Tle sa 
maison, dans l'inlérôt d^ là science, comme il passait des ihois 
entiers aii cam^ dàfi^ !*intérèt de la patrie. Il résulta iîe la 
trâhsmissioà de ces nlosurà mâle^, de^p'uîs le srècle d'^omèr^ Jus- 
qu'au siècle de Plàlon et au delà, c^uè l'àtaiôur et le senlimeût du 
beau revêtirent dans l'esprit de l'homme ttes formes étrangères à 
la femme et à tout cte qui lient d'elle : la douceur el les grâces 
furent flétries du hoih d'effémîhées; cet attendrissement du 
cœur (\ue nous recherchons auprès des femmes, et les délicatesses 
du sentiment que nous admirons dans leur âme, furent sacrifiés 
au culte de la beauté virile; l'art imita la forme de l'homme, 
comme la plus parfaite, et la reproduisît savamment avete tous 
ses caractères dans les statues de Mars , d'Apollon, de Mercure , 
d'Hercule ou de Bacchlis ; Kfé son côté te science donna toujours 
à la femme un rôle subordonné à Thomme dans là création; enGn 
ceux des sentiments humains qui, dans le monde chrétien, 
ont produit là chevalerie , la galanterie et toutes les institutions 
relatives a Tamour , à l'honneur et à la beauté se déployèrent 
surtout dans les rapports et dans là société exclusive des hom- 
mes (4). 

(1) Sur l'amour platonique. V. ci-ctèàAïis, >. ioè. — FTatoii prohibé la^é- 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 199 

Cependant la valeur morale et intellectuelle des femmes, 
comme là vertu des esclaves , fut quelquefois reconnue , et, sous 
ce rapport, nous pouvons montrer dans les poètes une tendance 
manifeste au progrès de la société grecque. Sophocle , poète de 
ridéàl, il est vrai, réafise, par son caractère d' Antigène, une 
sublime figure qui n'a rien à envier à celles clu christianisme. Mais 
TAIcesle, l'Hécube, TÈlectre, llphigénie, la Polyxène de celui 
qu'on nomma le poète du réel , ne nous présentent-elles pas la 
femme, dans toutes les éonditions, sous des traits également subli- 
mes dans leur variété? Ce même poète, qu'on accusa de haïr Irà 
femmes et ()ul ne haïssait que les perfides > qui révolta le peuple 
d'Athènes en faisant prononcer à Oreste un sophisme approprié à 
sa sHuatiob, h'a-Ul pas mis dans la bouche de Phèdre un adnii- 
rabte éloge de là vérlù (i)? n'a-t-il pas écrit ces paroles profon- 
des : a Un homme peut, quand ^intérieur de sa famille lui devient 
» à charge, sortir de sa maison et délivrer son âme de l'ennui 
9 par le commerce ^e «ids urnie^. MaîB nous, ïënAtnes, Ytotifs h^e 
j> pouvons regarder que dans notre propre cœur ! Ils disent que 
» nous menons dans nos maisons une vie exempte de périls, tandis 
« qu'ils combattent avec le fer : vaine erreur ! J'aimerais mieux les 
» armes à la main braver trois fois la mort que d'enfanter une 
» seule (2) ? » Euripide enfin n'a-l-il pas énoncé cette maxime 
que nous avons encore à méditer , malgré le christianisme : 
« Le mari et la femme ont les mêmes droits , celle-ci lorsqu'elle 
» est outragée par son rnari^ et 4e «Mrî lorsqu'il a dans sa maison 
» une femme infidèle (3) ? » 

dérastie par une loi (Lot«, viii, p. 123), qu'il croit d'une exécuUon difficile. Il 
regarde ce vice comme un attentat contre nature, et pense que les Cretois n'ont 
inventé la fable de Oanymède que pour se le permettre sans remords (Xoi», i, 
p. 33) Nous savons qu'en réalité le philosophe était Irès-enclin à l'amour de 
rhomme , au moins dans ses écrits ; mais il le sanctifiait. Quant à l'amour de la 
femme, il voulait qu'il ne se rapportât qu'à la génération ; et ainsi l'amour na- 
turel et vrai se trouvai* supprimé. — Selon avait porté une peine très-sévère 
contre ce crime , qui depuis devint Ri fréquent. Y. Samuel Petit , de Legibu» 
atticis, V et vi, et Comment., pa^. 468. Il tire ses témoignages d'Eschine et de 
Démosthènes.— Aristote, qui blâme aussi la pédérastie, est cependant plus in- 
dulgent que Platon, sans doute à cause de la constance du fait. 

(1) Euripide, HippolyU, ArUud, p. 296. 

(2) Id.,Jlfedrfc,p. 162. 

|3) Id.. Andromaque, pag. 420. Ces maximes ne sont pas effacées par les mots 



ÎÎOO MANUEL 

La condition des femmes, d*abord inférieure à œlle des hommes 
sous le règne de la force, puis inférieure encore sous le régne de 
la science, ne pouvait s'élever que sous le règne de la cha- 
rité, annoncé, mais non réalisé par les poètes. L'estime et la 
tendresse de Thomme pour la femme, rares exceptions dans Tan- 
tiquité, en ont fait presque son égale sous Tempire du christia- 
nisme. Mais sous ce rapport, le christianisme lui-même a des 
progrès à faire, au moins dans les mœurs. Quant à la Grèce, 
vaincue, dans sa puissance, par Rome , chez qui Tamour con- 
jugal fut plus sévère, et Famour platonique presque inconnu, 
vaincue , dans ses doctrines, par le syncrétisme religieux et phi- 
losophique , au sein duquel elles se transformèrent , long-temps 
après elle dut renaître dans la science et dans les arts , parce 
que c'est là qu'avaient paru sa vraie force et sa noblesse; mais 
elle ne renaîtra jamais dans les mœurs. 

dura qu'Euripide fait prononcer sur les femmes à ses personnages, et quelquefois 
aux femmes elles- mêmes. V., par^exemple, MéAé% p. 159 ; ibid., p. 164 ; Orette^ 
p. 85, etc., etc. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 201 



LIVRE SIXIEME. 

DEUXIÈME PÉRIODE DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE. 

ESSAIS DE CONSTITUTION DÉFINITIVE DE LA DOCTRINE. 

ÉCLECTISME. 



§1. 

LOGIQUE ET PHILOSOPHIE PREMIÈRE. 

ANCIENNE ACADÉMIE. — LYCÉE. 

STOÏCIENS. — ÉPICURIENS. — NOUVELLE ACADÉMIE. 

ORIGINE DU SYNCRÉTISME ALEXANDRIN. 

I. Les premiers philosophes de la Grèce s'élevèrent de leur 
propre mouveinent dans les régions de la pensée , et s'y créèrent 
des empires indépendante. Leurs disciples commencèrent à se 
combattre et ne purent se vaincre. Alors commença l'ère des so- 
phistes. Socrate, substituant l'étude de la pensée à celle du 
monde, et la critique au doute systématique, renouvela la mé- 
thode. L'esprit, maître d'un instrument plus sûr, reprit la science 
à ses fondements. Platon appliqua cet instrument construit par 
Socrate à Texamen des doctrines antérieures , surtout de celles 
des pythagoriciens et des éléates, et à la réfutation des physi- 
ciens, des sophistes et des.dialeciiciens de Mégare, ses contempo- 
rains; il fonda la théorie des idées. Âristote , en partie, continua 
l'œuvre de Platon, en partie la détruisit, en partie la transforma : 
ennemi des empiriques , des sophistes et des rationalistes purs 
d'Élée ou de Mégare, comme l'avait été son maître, il donna un 
admirable et complet développement à l'étude analytique de la 
pensée ; quant aux principes premiers, à ces idées irréductibles, 
dont son maître avait fait des essences objectives en nombre in- 
fini, il s'attacha à les ruiner en eux-mêmes; puis il les laissa re- 
paraître comme formes actives, essentielles de l'intelligence hu- 
maine, sans lesquelles il ne saurait exister df science. Cepen- 



m MANUEL 

pendant, se refusant à séparer l'universel des êtres particuliers, 
cherchant dans la sensation, l'origine de toute réalité, Aristote laissa 
cette grande question inachevée. Quant au système des êtres , 
c'est-à-dire de Dieu, de là nature et des individus, aucun des deux 
philosophes ne produisit une doctrine solide ni une forte école. Pla* 
ton enveloppa dans le mythe lés dogmes les plus importants de la 
théologie et de la physicjue; et leé derniers de ses élèves se par- 
tagèrent entre le mysticisme et Ite sc^epticisme. Aristote ne crut 
pas lui-même que ses dogmes sérieux pussenl acquérir Tautorité, 
la popularité dans l'avenir, puisque en même temps il en en* 
seigna d'autres destinés au vulgaire; et, dans le fait, ses disci- 
ples, à plus forte raison les étrangers, oublièrent, ignorèrent et 
son Dieu abstrait, et son acte pur, et tout son univers composé 
d'éléments logiques. 

Ainsi Socrate> Platon, Aristote, les trois hommes entre ceux de 
tous les temps qui ont exercé sur l'intelligence humaine l'influence 
la plus profonde et la plus durable , fondèrent surtout tlne mé- 
thode, donnèrent l'exemple des recherches philosophiques, etmî* 
renl en ciréulation uh nombre immense d'idées. Ce qu'ils n'a- 
vaient pu accomplir, c'est-*à-dire là fondalîon d'une scient^ 
arrêtée sur ses bases et dans toutes ses parties , fut l'objet de 
l'ambitiott des philosophes de l'ère suivante. Quelques écoles par- 
vinrent à se constituer d'Uhe manière puissante, elles traversè- 
rent dei Siècles; cependant e!les luttèrent entre elles : l'une sur- 
tout se proposa de ruiner toutes les autres, et sanâ s'obliger 
ellè-^même à connaître et à déclarer là vérité , elle sut prouver 
que celles-ci n'avaient pàd résolu le premier des problânes , ce- 
lui de la certitude , cettfi de fbrcer tous les hommes à pehser 
comme elles. Bientôt touteé tes écoles à la fois furéhl cou verteé par 
te flot d'une révélation sttrrtaturelle. La poursuite de la science, 
réclaircissement de là méthode demeuré sî inàparfait , ne conser- 
vèrent alors qu'une im^^rlahce l^ès-subordotonée. La question 
vitale de la philosophie fut débattue durant tout 1è moyekl âge 
sous le nom de question des uuiversaux , mais sans succès dé- 
cisif , jusqu'à l'époque bù lia méthode d'Arislote et celle de Pla- 
ton furent enfih réunies et transformées par les Socrates de Tèna 
moderne, Descartfis et Kànt. 



DE l^HtLOSQPUlE ANÛtËNINË. 203 

Il nous reste donc â faire connaître les principaux efforts des 
écoles qui essayèrent de s'assujettir les esprits dans le monde 
grec et ronaain , et la lutte engagée contre elles par la dernière 
et la plus forte des écoles rationalistes de l'antiquité, Técole 
sceptique. 

Ud premier caractère de l'ère philosophique dans laquelle nous 
entrons , consiste en ce que les sciences se détachent définitive- 
ment du tronc qui les portait dans la haute antiquité. Il n'existe 
pas encore des physiciens au sens où nous l'entendrions aujour- 
d'hui, mais il existe déjà des mathématiciens^ des astronomes, et 
même des érudits et des critiques. Suivant l'impulsion donnée par 
Âristote et par Platon, c«s savants poursuivent leurs recherches 
sans plus s'enquérir ^es principes particuliers qui leur sont né- 
cessaires et qu'ils ont posés sans les discuter. La philosophie 
même se trouve plus déterminée par cette division , et on la di- 
vise en trois parties : logique, science de la pensée en elle-même, 
du discours, de la preuve; physique, science de la nature, ou 
plus généralement des êtres, deii principes et des essences ; éthi-r 
qm, enfin, science des mœurs, scienee du bien et du mal (4)* 
Étudions d'abord la logique qui , de Taveu de la plupart des plii-* 
losophes, est dèsrlors regardée comme la première partie de la 
philosophie, indispensable aux autres } envi^geons-la dans toute 
son extension, comme science du savoir et des idées. 

Les premiers académiciens, disciples de Platon , attachèrent, 
comme de raison, une importance extrême à la théorie des idées ; 
mais loin de la modifier dans le sens qu'Aristote indiqua , ils se 
perdirent dans une controverse subtrie et peu lumineuse sur les 
genres et sur la nature des essences. Les éléments mathématiques^ 
ces êtres idéaux que l'arithmétique et la géométrie nous condui- 
sent à reconnaître comme présents dads la nature^ sans que ce- 
pendant ils puissent jamais y être contemplés, attirèrent surtout 
l'attetitiQp despliilospphe„s qui voulaient fonder la théorie de Tunl- 
vers sur la théorie des idées. Les pythagoriciens, pères de cette 
grande école rftalUématique, avaient composé les choses sensibles 
avec des nombres, identifié mépoe l'essenoe du nombre et celle da 

(1) IVPlatarqae, Opin. des philos., i, 1 ; Sénèque, i^irHi^- 



204 MANUEL 

l*èlre, regardé lunité comme une grandeur , et les monades en 
lesquelles elle se divise comme n'étant pas indivisibles (4). L'idée 
de l'infini , toujours combinée dans leur doctrine avec celle du 
fini , nous rend compte de cette belle conception à laquelle il ne 
manquait guère qu'une distinction claire entre le nombre , idée 
de Tesprit, et la grandeur ou étendue naturelle réglée par les lois 
du nombre. Platon apporta quelque chose de cette distinction ; 
mais, non content d'avoir vu deux genres d'essences, dans les idées 
d'une part^ et, de l'autre, dans les êtres mathématiques, il vou- 
lut en voir un troisième dans les êtres sensibles (2). Il abandonna 
ainsi les pythagoriciens, et se réduisit à ne voir dans la nature 
qu'une mauvaise imitation du vrai, qu une incompréhensible par- 
ticipation a l'idéal. Aussi n'essaya^-t-il de l'expliquer que par des 
symboles. D'ailleurs, toujours préoccupé de l'objectivité des idées 
et des nombres, il admit une dyade, une triade primitives, crut que 
les nombres réels ne sont pas combinables entre eux , et souleva 
de la sorte une dispute dont il était impossible d'échapper , sans 
nier, avec Aristote, l'existence séparée des nombres (3). Après lui 
quelques philosophes remontèrent, à ce qu'il semble, à la théorie 
pythagoricienne pure, c'est-à-dire qu'ils confondirent les idées et 
les nombres, et qu'ils en composèrent toutes les grandeurs, lignes, 
plans, volumes^ et jusqu'aux choses sensibles (4). La plupart, sépa* 
rant avec Platon le sensible du vrai, se divisèrent eu outre en plu* 
sieurs sectes. Mais les uns surtout identifièrent les grandeurs et 
nombres idéaux avec les grandeurs et nombres mathématiques, et 
réduisirent tout en un seul genre ; les autres rejetèrent les nom^ 
bres-idées, et même les idées, absolument parlant, pour ne conser- 
ver que les êtres mathématiques , les premiers des êtres, dirent- 
ils, et composés de l'unité en soi (5). 
IL On a tenté de déterminer dans ces diverses opinions ce qui 

(1) Aristote, Métaphysique, xtii, 6i 

(2) Id.^ ibidi, vil, 2, et xiii, 6. Platon est nommé dans le premier des passages 
que nous Hvons ici en vue, auquel le second, où il n'est pas nommé, se trouve 
conforme. 

(3) td., ibid., xiii, 8. î)ans le ch. 7 du même livre, Aristote analyse les contra^ 
dictions enfermées dans la théorie des rapports des nombres entre eux et avec 
Tunité quand on les regarde comme des êtres objectifs. 

(4) Id., ibid., VII, 2. 

C5) Id., ibid., xiii, 6 et 8. 



DK PHILOSOPHIE ANCltNNÊ. 205 

appartient à chacun des disciples de Platon (1). Pour nous, à qui les 
données du problème ne semblent pas suffisantes, nous nous borne- 
rons à rapporter les opinions les plus connues de Speusippe et de 
Xénocrate sur les principes idéaux de Têtre. Speusippe remonta 
de Platon aux pythagoriciens, et, détruisant cette monarchie des 
idées engendrées par le bien que Platon avait essayé d'organiser, 
il prétendVque le bien et le beau en soi ne pouvaient être pris 
pour premier^rincipes des choses. Ce ne sont pas là des causes, 
disait-il, comme celles qui donnent naissance aux plantes et aux 
animaux ; au contraire, ils ne se rencontrent que dans ce qui pro- 
vient des causes , et n'apparaissent qu'après que les êtres sont 
arrivés à l'existence. Ainsi, tirant le parfait de l'imparfait, comm» 
les pythagoriciens à qui Aristote le compare, Speusippe fît pro- 
venir la création d'une première unité qui n'était pas même au 
commencement un être déterminé (2). A partir de l'unité , il 
amena successivement plusieurs principes : un pour les nombres, 
un pour les grandeurs, un pour l'âme (3). La composition des 
nombres et des grandeurs imaginée par Speusippe est demeurée 
obscure pour nous (4). Mais quant à l'intelligence qu'il distinguait 
de l'un et du bien, et à laquelle il attribuait une nature propre (5), 
c'est elle apparemment qui nous est désignée par cette sainte es- 
sence qui occupe le milieu et les extrémités du monde (6) , par 
cette force vivante , Dieu , qui régit toutes choses (7) , et aussi 

{l)B.B.vùiisott,Speu8ippideprimi3rêruinprincipit8y exArisiOtele Didot, 1838, 
^ VII. — Suivant l'auteur de cette élégante monograpliie, la première opinion 
serait de Xénocrate, et la seconde de Speusippe. Mais la question était déjà fort 
obscure pour les commentateurs d' Aristote; et, s'il fallait prendre un parti ant 
les témoignage» cités par M. Kavaisson lui-même, nous inclinerions à rapporter 
la première opinion seule à Speusippe et à Xénocrate à la fois. Le savant Brandis 
est de cetavi«, au moins pour Speusippe. de Perdilis Ariitolelis libris de ideié 
et b<mo,Tpé46. 

(2) Aristote, Métaphysique^ xii, 7, xiv, 4 et 5. Cette unité ne lui paraissait 
.pas pouvoir être confondue avec le bien sans qu'il s'ensuivit que la multitude est 

le mal, puisque Têire provient des contraires! 

(3) Id.,ibid., vii,2. 

(4) M. Ravaisson, ouvrage cité, pag, 27, croit pouvoir rapporter & Speusippe 
l'une des opinions auxquelles Aristote fait allusion dans sa Métaphysique , 
liv. xi\; mais Aristote, parlant de ses contemporains, se dispense de les nommer, 
de sorte que ses allusions sont très-obscures pour nous. 

(5) Stobée, Eclogœ physica, i, 1. 

(6) Théophraste, Métaphysique, c. 9. 

(7) Cicéron, de Natura deortim, I 13; et M nucius Félix, Ocluvlus, 19. 

II. 18 



206 MANUEL 

par cette âme qu'à la manière des pythagoriciens, il fait résider 
dans la forme qui embrasse l'intervalle universel (1). 

Parmi ces nombreux philosophes qui se divisèrent au sujet de 
la nature des idées et des nombres , les uns composèrent le nom- 
bre d'unité comme forme, ûe peu et de beaucoup comme ma- 
tière ; les autres, d'unité et d'inégalité, ou de grand et de petit, 
ou d'excès et de défaut ; quelques-uns formèrent la grandeur avec 
des monades, qui sont à la fois et ne sont pas quantités, qui sont et 
ne sont pas unes, puis les lignes avec des points, les surfaces avec 
des lignes, les solides avec des surfaces ; d'autres nièrent l'existence 
des monades et construisirent les lignes avec du long et du courte les 
surfaces avec du large et de \ étroit, les volumes avec du mince 
et d\x profond (2). Nous devons accorder notre attention à fauteur 
de la théorie des lignes indivisibles, à Xénocrate. Platon, qui 
comprenait toutes les difficultés attachées à cette question, et qui 
répugnait à prendre le parti que quelques-uns de ses disciples osè- 
rent prendre cependant, celui de considérer ce qui est comme 
composé de ce qui n'est pas, et la multiplicité comme enveloppant 
l'être et le qon-étre (3) , Platon nia résolupnent l'existence du 
point (ce qui est sans dimension) ; il le regarda comme une pure 
conception des géomètres. Mais en même temps il en fit (du point 
pris comme réel) une petite ligne indivisible, j un principe de la 
ligne en général (4). Cet élément mathématique insécable était 
sans doute le fondement réel de ses triangles, et par suite le prin« 
cipe de toute sa ptiysiquç. C'e^t ^ cette opinion que Xénocrate 
s'attacha. L'élre , affirma-t-il , se résoudrait en non-être par la 
divisioi) s'il n'existait^ p£|s des lignes insécables, et pour que l'être 
soit un il faut qu'il soit itidivisible (5). Avec l'indivisible et le di- 
visible , c'est-à-cjire PV^ TMoHé çt la multitude, celle^i ramenée 
àladyade^ celle-là regardée comme une monade essentielle, 



(l) Stobée, Ecloga; physica^ d'après JambHque, c. 40, p. lOT, 1. i : Ivlît» -cou 
icivt^ ^laoTttToû. M. RavaissoQ, p. 42, vent lire à$ia<rca-coû, correction qui ne nous 
semble pas nécessaire, et dont le contexte ne peut s'acoommoder. 

{2) Aristote, Métaphytiquê, i, 7 et 8 ; XIII, 9 ; xiv, 1, 3 et 9. 

^) Id., ibid., xiY, 2. — Est-ce Spensippe 1 

(4) Id., ibid., i, 8. Nous suppléons par les parenthèses au sens du reste très' 
assuré de ce passage. Y. ci-dessus, p. 44 et 86. 

(6) Simplicius, Physique, l, comm. 31. 



DE PHILOSOPHIE ANaENNE. 507 

Xénocrate composa le nombre, dualité indéterminée, pluralité 
limitée par Vun. Mais il faut autre chose encore pour composer 
rame ; il faut un principe de mouvement : que le même et Vau- 
tre j causes, Tun de repos, et l'autre de changement, soient mêlés, 
et VSme qui a ces deux puissances à la fois viendra à l'être (\). 
Ainsi obtenue par le mélange du principe de la mobilité avec celui 
du nombre, Fâroe [K)urra se définir un nombre qui se meut lui- 
même (3). Le nombre et l'âme expliqueront le monde intelligi- 
ble ; le point, ou la ligne atome, expliquera le monde mathématique, 
règle du monde sensible. 

On voit que Xénocrate, aussi bien que Speusippe, se rapprocha 
de la doctrine pythagoricienne ; ni l'un ni l'autre ne nous semble 
avoir abandonné sans retour la théorie des idées , mais tous deut 
fléchissent évidemment sous la grandeur de la tâche que Platon 
leur avait préparée en leur léguant une doctrine incomplète, 
symbolique, pleine de difficultés et de doutes. La théorie des 
nombres et des idées succomba sous les insurmontables objections 
qu'Aristote y opposa. Elle disparut de la philosophie rationnelle, 
mais elle se conserva chez les mathématiciens et chez les mystiques. 
La grande question qu'elle soulevait , et qu'Âristote n'avait pas 
résolue , fut traitée par les réalistes et les nominaux pendant le 
cours du moyen âge. Avant celte époque, obligée de se transfor- 
mer pour résister aux efforts de ses adversaires, elle avait engendré 
la doctrine du Verbe. L'interprète juif de Pytbagore et de Platon 
dépeignit les idées comme dès conceptions préliminaires de^l'en- 
tendement divin résolu à la création du ciel et de la terre (3) ; et 
un commentateur systématique de Platon, au commencement du 
second siècle écrivit que les idées dont le philosophe avait voulu 
parler n'étaient que les pensées de Dieu (I). Depuis cette époque 

(1) Plutarqae, Création de râtne, i. 

(2) Id., ibid., Prodvsk m lïnuum, pi 196 et M; 8lbbé«, JMb^ phytiâ»^^ 
loc. cit. 

(3) Philon, de Opificio mundi, vers le dAat. 

(4) Alcinoûs, Introduction à la phitotéphù de PtàMn, t, 9 : » Viéêé est, pair 
rapport à Dieu, Tintelligence éternelle ; par rapport à nous, le premier intelli- 
gible ; par rapport à la matière, la mesure ; par rapport à l'univers, l'exem- 
plaire ; et par rapport à elle-même, l'essence. .. Que Dieu soit une intelligence ou 
quelque chose d'intellectuel, en tout cas il assume en lui des notions éternelles 
et immuables. U existe donc des idées. » 



9M MAMU£L 

la théorie des idées ne cessa de paraître sous la forme d'un con- 
ceptualisme de plus en plus explicite. Descartes, Spinoza, Maie- 
branche et Leibniz, ses élèves, plus tard Kant et les siens, déve- 
loppèrent la pensée d*Alcinoiis et d'Abeilard ; et les idées de Platon, 
toujours les mêmes au fond , seulement unies , centralisées dan^ 
un sujet, quelquefois mieux analysées, mais non avec plus de 
profondeur, n*ont cessé de régner sur la philosophie. 

III. Entre les principaux disciples de Platon , Xénocrate fut le 
plus fidèle à sa doctrine. Il systématisa la vraie logique de son 
maître quand il distingua trois essences dans l'univers : l'une sen- 
sible , Tautro intelligible , une troisième formée des deux premiè- 
res. Celle-ci compose le ciel lui-même, qui est sensible puisque nos 
yeux le contemplent, intelligible cependant puisque l'astrologie le 
fait connaître à la raison. Les deux autres résident, l'une sous le 
ciel, et l'autre au delà. A ces trois essences se rapportent trois facul« 
tés de l'homme : la science, à Finlelligible ; la sensation, au sensi- 
ble ( et toutes deux déclarent le vrai , mais d'une manière bien dif- 
férente); l'opinion enfin, à l'essence composée (et le faux et le vrai 
peuvent en être également les objets) (\)> Speusippe ne reconnutque 
deux ordres de choses, l'intelligible et le sensible. Pour le premier 
il appela le critérium de la certitude, raison scientifique; et pour 
le second, sensation scientifique. Au Heu de réduire les sens, sui- 
vant Platon, et sans doute aussi comme Xénocrate, à la pure per- 
ception des phénomènes, il les regarda comme participants de la 
vérité rationnelle. Les joueurs de flûte, disait-il, parviennent à se 
former par la raison un exercice habituel des doigts ou une habi- 
leté de l'oreille , à l'aide desquels ils atteignent des vérités qui 
seraient inaccessibles à la sensation pure. Ainsi la sensation, non 
autogène mais scientifique, parvient à reconnaître sans erreur les 
choses objectives (2). Cette remarque est incontestable si l'au- 
teur n'a pas prétendu remarquer une faculté particulière , mais 
seulement un résultat de l'application de la raison aux sens et à 
leurs objets. Elle prouve une heureuse tendance de l'esprit de 
Speusippe à l'observation dans la science. 



(l)Sextus, Affv. logicos, i, 147, 148. 
(2) Id., ibld., I. \A^:i. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 2«9 

La logique générale ne paraît pas avoir subi de modifications 
entre les mains de Polémon,de Cranter, de Cratès, qui succédèrent 
à Xénocrate dans renseignement de TAcadémie. Mais il est pro- 
bable que la doctrine de Platon alla s'affaiblissant, puisque Ârcési- 
las, disciple dePolémon, qui ne reconnut aucune théorie des idées, 
put produire une révolution dans l'Académie tout en prétendant 
demeurer fidèle à la tradition. D'un autre côté, la logique d'Aris- 
tote, commentée, interprétée, complétée par ses disciples immé- 
diats, Eudème et Théophraste , tendit à devenir un instrument 
aux mains du sensualisme. La doctrine de la connaissance fut expo- 
sée plus clairement par les premiers péri pâté ticiens qu'elle ne l'a- 
vait été par leur maître, mais elle perdit beaucoup en profondeur, 
et la question essentielle , qu'Aristote avait négligé de traiter ré- 
gulièrement, fut alors résolue contre Platon et les platoniciens. On 
reconnut donc dans \Ê Lycée un double critérium de certitude : 
les sens et l'intelligence furent considérés comme propres à at- 
teindre chacun sa vérité propre ; la sensation parut le critérium 
de l'existence objective, Tintelligence celui des opérations de l'es- 
prit. On avoua que si la sensation est la première dans Tordre du 
temps, l'intelligence la précède dans l'ordre delà puissance, ainsi 
qu'Aristote l'avait enseigné ; on dit aussi que les sens étaient, par 
rapport à l'entendement, ce que l'instrument est par rapport à 
l'ouvrier. Mais on expliqua nettement que, transmis à l'âme des 
animaux supérieurs, le mouvement des sens perçu par elle en- 
gendre la mémoire et l'imagination. On compara ce mouvement 
de l'âme à la trace laissée par un pied sur le sable. Cette trace , 
c'est la passion ; ce qui est propre à l'imprimer , c'est la chose 
sensible dont la ressemblance est portée dans la passion. On re- 
connut un troisième genre de mouvement, celui de l'imagination 
raisonnable, q".ï est en nous l'effet d'un jugement et d'un choix, 
mais qui ne représente que les objets antérieurement présentés à 
la sensation. Maintenant, cette image, générale en quelque sorte, à 
laquelle on réduit la contemplation de l'âme, est-elle en puis- 
sance ou comme naissante, c'est la pensée ; dans l'acte même, c'est 
l'intelligence. De l'intelligence et de la pensée naissent ensuite la 
connaissance, la science et l'art, .lorsque les images se groupent 
en une seule, qui est le genre, et selon que ces genres se groupent 

1S. 



210 MANUEL 

entre eux avec plus ou moins de perfection. Enfin , de même 
que les sciences et les arts, Topinion est postérieure à la sensation : 
elle consiste dans l'abandon de Tâme et dans son consentement 
vis-à-vis des objets de l'imagination (1). Cette doctrine, qui est 
attribuée aux péripatéticiens, mais surtout à Théopbraste, nous 
présente une sorte d'histoire des transformations de la sensation 
pour produire la pensée. Vacte par lequel l'intelligence est dé- 
finie nous rappelle encore Ari3tote. Mais on nous enseigne en 
môme temps cet axiome , qu'il ne prononça jamais et qu'on lui 
attribua dès lors, que rien n'est dans l'intelligence qui n'ait été 
auparavant dans les sens. 

L'école d'Aristote continua dé décliner après Théopbraste. Aris- 
toxène et Dicéarque regardèrent l'âmQ , Tun, comme une harmo- 
nie des éléments (2); l'autre, comme le^rps lui-même affecté 
d'une certaine façon (3), comme une propriété, un attribut insé- 
parable de la nature (4) ; et en général les péripatéticiens , dont ' 
les opinions à ce sujet furent très-divergentes, abandonnèrent la 
théorie de l'acte pur et de l'entéléchie pour chercher à faire en- 
trer l'idée du corps dans la définition de l'âme autrement que leur 
.maître ne l'avait fait lui-même (5). Tous cependant s'accordèrent 
à la regarder comme une forme parfaite, fin dernière de la nature. 
Enfin Stralon , que les anciens ont avec raison considéré comme 
matérialiste, nia toute cause finale, réduisit la nature à un être 
universel doué de sentiment, cause aveugle de toute génération, 
en qui tout se fait par des poids et des mouvements (6) ; il iden- 
tifia la sensation avec l'âme, qui aperçait les effets par les sens 
comme par autant d'ouvertures, et, nominaliste comme doit l'ê- 
tre tout matérialiste conséquent, il réduisit tout ce qui est à la 
chose même et à la parole qui la nomme (7). 

(1) Sextus, Adv. log., i, 217-226. 

(2) Cicéron, Tusculanes, i, 10. Àristoxène comparait cette harmoÀie à celle des 
sons qui résultent des divers mouvements naturels d'un même coiips. On sait 
qu'il était musicien. — Stobée attribue une opinion analogue à Dicéarque ; mais 
lui-même ailleurs s'explique autrement. 

\3) Id.,ibid. ; et Sextus, Adv. lôg., i, 349 ; Hypoiyposes, n 81. 

(4) Stobée, Eclogœ physica, c. 40, p. 108. 

(5) ïd., ibid., p. 107, 108, et 93 d'après Jamblique. 

|6) Cicéron, Qtuestiones academica, il, 38; de Natura dtontin, T, Il ; et Bé- 
nèqtte, dans la Cité de Dieu, vi, 10. 
17) Sextus, Adv. log., i, 350 ; et il, 13. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 211 

IV. Ainsi la vie s'était retirée de TAcadémie etdù Lycée. Une 
se(;te puissante s'éleva et se saisit bientôt d'une haute in- 
fluence sur les plus nobles esprits de la Grèce (1). Il est vrai que 
les stoïciens se préoccupèrent surtout de la morale ; mais, obli- 
gés d'appuyer là morale sur l'ontologie, \\s se créèrent une physi- 
que, ou plutôt ils l'empruntèrent à quelque ancienne école ; obli- 
gés d*enseigner, il leur fallut une toglque, et Us essayèrent de 
systématiser celle des péripatéticiens, qu'on attribuait à Aristote. 
La Ihêone des idées he fit dàhB leur école un nouveau pas que poiir 
tomber. 

a Les idées, dirent tes disciples 'de Zéhôh, be ^ht âutte 'éhôse 
que des p'ehsées qui existeilt en nûû& {î). » liais au lieu de tVans- 
Tonner Ta dôcïrîne de ttàloii par ce pVîhcîpè, ÏÏà là dét^ufsirent 
en ajoutant que toutes nos pensées sont des ïortaès de ITihâgî- 
nation. C'est dô rîmaginatit)n et die la isehèafitth, dî^ieftl-ils, qu'ît 
faut traiter d'abord, parce que lé èrilérriiVn est Un geiàre d'ima- 
gination, et que le consentement, là côïnpréhèrtsion, la piertséô, 
dont il faudrait parler avà^ïoUlt,ne peaveh^ èux-ftièmes s'expli- 
quer sans l'imagination. L'imagihàtion ètiste d'abt^rd ; puis 
l'intelligfeUcte, dont Tafifaire est d'éhoncéi- dé dont telle est affectée 
passivement par ceRô-cî, Texprimé par là parole (3). » Celte lo- 
gique h'étant dans îèîond t^u'urte dépendance de la i)hysique des 
stoïcieUsïôîn qu'elle la dominé et la dirige, il faut, avant d'en pré- 
senter le développement, (^ue nous indiquioUè h principe de leu^ 
spéculations sur la hature. Il consiste en ce que toutes les réali- 
tés existent objectivement dans l'étendue (I), et que l'âme est un 
esprit chaud cohérent à la totalité du corps (5), et gouverné par 



(1) Platon était mort en 348 ; Aristote, en 322. ZënoÀ coÀimença'son enseigne- 
ment dans les premières années du troisième siècle. 

(2) Plutarque, Opinions des philosophes^ i, 10 : « Iwc^iiaTa i^i&i'cc^a xàç liiaç 

(3) Diogène, Vie de Zênon^ vu, 49. Il faut prendre le terme imaffinattm dans 
son sens propre, faculté de se former des images. Cicéron traduit visus, ^iti éilt 
exact, mais trop particulier. Académiques^, i, 12. 

|4) Diogène, vu, 58 : u Tout ce qui agit est corps, n Cf. Sextas, Adtf.ioff., 
I, 38 ; et V. plus bas, ch. ii, n« 8. 

(&) Galien, des Opinions d'Bippocrate et de Platon y in, 1 ; Platai^ue, contre 
les stoïeiensy 30 et 45. 



212 MANUEL 

une partie souveraine (\), Cette âme qui commande embrasse Ti- 
magination, le consentement, la sensation, le désir, et possède sept 
dépendances comme autant de bras qui lui seraient attachés : 
les cinq sens , c*est-à*dire Tesprit qui s'étend de ce centre aux 
extrémités des cinq organes du corps, puis la semence, esprit qui 
descend dans un organe propre, et la voix, qui de même a ses 
instruments particuliers (2). A la naissance de l'homme , son âme 
souveraine est semblable à des tablettes sur lesquelles rien en* 
core n'est écrit : les sensations s'y tracent les premières. La mé*- 
moire naît des sensations, et l'expérience de la mémoire. Quant 
aux notions, les unes s'engendrent naturellement, les autres arti- 
ficiellement et résultent de l'étude. Celles-ci sont les notions pro- 
prement dites ; les autres sont les |)renoa'ons, et c'est sur elles que 
se fonde et s'achève, durant la seconde semaine d'années, la rai- 
son, de laquelle nous tirons notre nom de raisonnables. La pensée 
est une image dans l'intelligence de l'animal raisonnable, et cette 
image, qui partout ailleurs n'eût été que simple figure, tombant 
dans l'âme d'un dieu ou d'un homme, d'image en général devient 
en particulier une pensée (3). 

L'imagination doit être distinguée de l'image : celle-ci est une 
apparence de la pensée, comme celles qui se présentent dans les 
songes; celle-là est une impression faite dans l'âme, une passion 
qui montre à la fois soi -même et ce qui l'a produite, semblable à 
la lumière, de laqucLe elle a tiré son nom grec, qui s'illumine 
elle-même en illuminant les objets environnants. Cette passion , 
suivant le stoïcien Chrysippe , est un vrai changement , une al- 
tération qu'il ne faut pas comparer à la trace laissée par un ca- 
chet, puisque plusieurs traces ne pourraient alors coïncider dans 
l'âme , mais qui n'en est pas moins ce qui est formé , imprimé 
et fixé par ce qui est, selon qu'il est, et de telle sorte qu'il en 
advint autrement s'il n'était pas (4). Parmi les imaginations , les 

(l) T6 î)ft(fcevu6v; Cicéron, de Natura deorum^ II, 11, expUqae ce terme dans 
l'application que les stoïciens en faisaient à la nature entière. 

(2| Ps-Pl<itarqite, Opinions des philosophes, iv, 21. Le texte dit que l'âme 
fait rimaginatlon, le désir, etc. ; mais il est clair, par. tous les autres témoigna» 
ges, que cette expression ne doit pas être prise à la rigueur. 

(31 Id., ibid., IV, 11. 

(4) Id., ibfd., rv, 12; et Dioghtm^ vu, 50. La définition VjT,««tç Iv ^ij9„ impres- 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 9A:i 

unes sont sensibles , les autres non : celles-ci consistent dans la 
perception des choses incorporelles, qui n'appartient qu'à la pure 
raison (1). Mais ces choses se réduisent à peu près à des paroles : 
en effet, puisque toute chose nommée est matérielle, de même 
que la voix qui nomme, et de même que les images multiples et 
diverses qui constituent les passions ou les idées de Tâme, et puis 
que la vérité même est un corps, le vrai identique à la proposi- 
tion n'est autre chose qu'un énoncé (2). Reste, il est vrai, la pré- 
notion, œnnaissance naturelle du général; mais cette prénotion 
est une syllepse de plusieurs notions inséparables, et la notion 
elle-même est une image de la pensée , ni être ni tel être, mais 
comme un être et un tel être, comme l'impression d'un che- 
val absent, par exemple (3). On voit que la prénotion qui repré- 
sente avec le vrai tout ce qu'il peut y avoir d'incorporel dans 
l'imaginalion se trouve aussi réduite à un mot ou à une inexpli- 
cable image ; la sensation reste et enferme toutes les réalités. La 
sensation est l'esprit de l ame souveraine ; elle est l'esprit qui 
traverse les organes; elle est aussi la compréhension qui se fait 
par eux ; elle est l'état de l'organisme, d'où l'imbécillité peut ré- 
sulter; elle est enfin l'acte lui-même, l'énergie (4). 

Ainsi, lorsque Chrysippe reconnaît deux critères de certitude, 
la sensation et la prénotion (5) , celle-ci , en ce qu'elle a d'indé- 
pendant de l'autre, se réduit au principe de langage, de sorte 
que le système aboutit au nominalisme, et que le sens de ce mot 
logos, que nous avons traduit par raison, est très-voisin de celui 
de parole. Aussi la dialectique était-elle pour lui la science du si- 
gne et de la chose signifiée (6) et , suivant la plupart des stoïciens, 

sion dans rame , ayantété donnée par Zenon , Cléanthe avança la compara'son' 
du cachet. Chrysippe la combattit et y substitua celle de l'air simultanément 
modifté par plusieurs sons. Sexliu, Adv, log,, i, 129, sqq., et 372, sqq. 
(l'y Diogène, Vie de Zenon, vu, 51. 

(2) Id., ibid., vu, 56 ; Sextus^ Adv. log., i, 38 ; et ii, 12; Plutarque, Contre les 
stoteiens, 45. 

(3) Id., ibid., vu, 54, 60 et 61. Cicéron ne distingue pas la notion de la préno- 
tion. Académiques^ ii, 7 et 10. 

(4) Id., ibid., VII, 52. . 

(5^ Id. , ibid., vu, 54. II parait que tous les stoïciens n'étaient pas d'accord. 
Pohidonius prenait pour critérium la droite raison^ et devait se rapprocher des 
idéalistes. Boéthus en admettait quatre ou cinq, ce qui n'a pas sens (id., ibid.). 

(6) Id., ibid., yii, 62. Posidonius disait la .«science du vrai, du faux et de ce qui 
n'c8t ri l'un ni l'antre. V. pour les xignes ci-deMous L. vu, § i, n** 0. 



214 MANUEL 

cette science devait traiter d'abord de la parole , qu'ils définis- 
saient un air frappé, quelquefois un sensible propre à Voûte ; puis 
du discours , voix articulée émise par la pensée; et ils se livraient 
à une analyse des éléments de la langue et de la grammaire, qu'ils 
regardaient sans doute comme le préliminaire de la science (4). 
L'étude des propositions , du syllogisme et de toutes les subtilités 
du raisonnement venait ensuite, suivant le plan d'Aristote et 
comme l'exigeait alors l'état des disputes philosophiques. Cette 
logique a été peu étudiée, et non sans raison peut-être , par les 
modernes (2). Les stoïciens ne parvinrent, en effet, ni à s'entendre 
sur tous les points ni à substituer à la vraie doctrine d'Aristote 
celle qu'ils essayaient de fonder sur des principes bien inférieurs à 
ceux qu'avait établis ce philosophe. 

Passons maintenant de la question du critère et de l'origine 
des connaissances à celle de la science accomplie et de son mode 
de formation. Zenon, étendant la main ouverte , avait dit : Voilà 
V imagination.; fermant les doigts à demi : Voilà le consentement; 
et serrant le poing fermé : Voilà la science. Le sage seul la pos- 
sède (3). Ses disciples distinguèrent trois principaux états de 
l'âme : la compréhension y qui par elle-même est infaillible et 
commune aux fous et aux sages; Vopinion, à quoi les fous sont 
réduits, consentement faible et faux accordé à l'imagination com- 
préhensive; et la science, qui est le même consentement accordé 
à une compréhension ferme d'après la raison , et qui appartient 
aux sages (4). Cette raiison , qui doit influer sur la compréhension 
et diriger le consentement, les stoïciens l'appliquaient à Texercice 
de l'âme, en ajoutant aux pensées par incidence , seules pensées 
primitives dans leur système , des pensées par ressemblance, par 
analogie (ressemblance rationnelle), par transposition, composi- 
tion, contrariété, transition, par nature enfin ; la 'pensée du juste 
faisait partie de ces dernières (5) : et de la sorte ils ramenaient 

(1) Diogène, Vie de Zenon, vu, 55 et 56. 

(2) On peut voir cependant Gassendi, de Origine et varietate logiem, c. 6. 

(3) Cicéron, Académiqties, il, 47. 

(4) ^xiM%^ Adversu» logicoSy l, 151, 152. 

(5) Diogène, vu, 52, 53, où l'on verra des exemples à Tappui de toutes ces dé- 
nominations. Ainsi la mort est connue par contrariété ou opposition ; le lieu, par 
transition, etc., etc. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 215 

implicitement les idées générales qu'ils avaient proscrites. Mais 
la compréhension bien dirigée est-elle réellement certaine pour le 
sage? est-elle infaillible? Le consentement que les stoïciens affir- 
maient être invariablement lié à toule perception vraie (4), ne 
peut-il jamais se refuser à la science? Telles sont les deux gran- 
des difficultés que les nouveaux académiciens opposèrent à la lo- 
gique stoïcienne et que nous développerons bientôt. 

V. Les stoïciens résolurent, comme on voit, la grande question 
de l'essence des idées par un nominalisme timide. Les opérations 
de rinlelligence et les idées essentielles, dont ils ne pouvaient se 
passer pour la morale, ils les mirent sur le compte de la nature 
et les regardèrent comme des attributs de la matière. Les épi- 
curiens , leurs rivaux (2), que la morale n'embarrassait pas , fu- 
rent plus hardis et plus conséquents. Mais ils furent aussi beau- 
coup plus absurdes , condamnés qu'ils se trouvaient à exprimer 
dans toute leur force les contradictions attachées à un système qui 
veut expliquer l'univers avec des atomes, des sensations et des 
mots. Épicgre ne cachait pas son mépris pour la science et pour 
les savants (3) : aussi prit-il les ignorants pour disciples. Il leur 
enseigna surtout la morale qu'il emprunta des derniers cyrénaï- 
ques, et, pour lutter avec quelque avantage contre les autres phi- 
losophes , il emprunta aussi à Démocrite sa physique , qu'il défi- 
gura, et aux mômes cyrénaïques leur logique, dont il composa, 
la voulant tourner au dogmatisme , un petit système de proposi- 
tions incohérentes. 

Épicure réduisit la nature et la connaissance à deux principes : 
la chose même, et la voix qui en est le signe (4). La chose est tou- 
jours matérielle et composée d'atomes. L'âme elle-même en est 



(1) Plutarque, Coniradictiona de$ ataiciens^ sub fin. ; et Stobée, Eclogœ phy^ 
ticégy c. 40, p. 103. Le vrai et le faux ne pouvaient se rencontrer, suivant les 
stoïciens, que dans la aignification de laparoU, qui des trois parties, la chose, 
la voix, l'énoncé qui exprime, est la seule incorporelle. V. Sexttia, Adv. log., ii, 
U, feqc}. 

(2) Epicure commença son enseignement i Athènes, quelques années avant 
Zenon, en 305. 

(3) Sextus, Adveraua malhematicos^ i , 1 : « Peut-être , dit Sextus , voulait-il 
ainsi couvrir sa propre ignorance. » Cf. Cicéron, de Divinalionef ii, 60, etc., etc. ,. 
ei4j assenai. Vie d" Epicure, y m, l. 

[A) Sextus, Adv, log,, li, 13 ; et Diogène, x, 31. 



9AÙ MANUEL 

laite, etsesinipressionssont causées par des images qui voltigeul 
dans l'air et qui, émanées des atomes de l'objet, vont se graver sur 
les atomes de l'âme. Mais il y a trois éléments à distinguer dans 
l'âme : la sensation, la prénotion, la passion (\). Pour chacun de 
ces éléments il existe un critérium particulier de certitude. 

Les vérités relatives à la certitude des sens peuvent s'énoncer 
en quatre propositions ou canons, qui sont les suivants: 4® les 
sens ne trompent jamais ; 2° la vérité ou la fausseté tombent sur 
l'opinion, qui se joint à la sensation reçue ; 3^ l'opinion est vraie 
si l'évidence des sens la confirme ou ne la contredit pas; i® To- 
pinion est fausse si l'évidence des sens la contredit ou ne la con- 
tirme pas (2). Qui jugera de la confirmation ou de la contradic- 
tion? Épicure n'en dit rien, et cependant le vrai critérium, comme 
on voit , ne peut être que ce juge inconnu ; et si les sens ne con- 
tredisent ni ne confirment l'opinion, celle-ci sera vraie et fausse 
en même temps , d'où il s'ensuivrait Timpossibilité de connaître 
autre chose que ce qui est immédiatement sensible. Les sens, di- 
sait Épicure lui-même, ne peuvent se corriger ni se modifier les 
uns les autres; la raison ne peut les conduire, puisqu'elle dé- 
pend d'eux , et que toutes nos pensées en proviennent et se for- 
ment par incidence, analogie, ressemblance ou composition à 
l'aide du raisonnement (3). Quel est ce mystérieux raisonnement? 
peut-être l'étude de la prénotion nous l'apprendra-t-elle. 

On a rédigé quatre autres canons relatifs à la prénotion : ^^ 
toute prénotion est dépendante des sens , et cela soit par inci- 
dence, ou analogie, ou ressemblance, ou composition : c'est ce qui 
tout à l'heure était dit de la pensée en général. 2" La prénotion est 
la connaissance même et en quelque sorte la définition d'une chose ; 
sans elle nous ne pouvons chercher, douter, opiner ni nommer. 
3» La prénotion est le principe de tout raisonnement : c'est en nous 
rapportant à elle que nous inférons l'unité, la diversité, la jonction 

(1) Épicure, dans Diogène, loc. cit. Les disciples ajoutèrent les efortt imagi- 
natifs de la pensée, que le maître apparemment n'avait pas distingués des sen- 
sations, id., ibid. 

(2) Gassendi, Syntagma philosophia Epicuri, c 2. Epicure avait écrit sous 
ce titre de Canon un livre appelé par Cicéron {de Nalura deorum) de régula et 
judicio. 

(3) Ëpicure, dans Diogène, x, 31 et 32. 



DE PHILOSOPHIK ANCIENKE. 217 

OU la séparation des choses, i» Ce qui n'est pas évident doit être 
d montré par la prénotion des choses évidentes (4). Les épicu- 
riens entendent en eflFet par la prénotion une $orie de compréhen- 
sion y OU de droite opinion^ ou d^innotion, ou de pensée générale 
venue du dehors, placée au dedans , c'est-à-dire un souvenir d'une 
chose qui nous est souvent apparue au dehors. Ainsi, qu'un homme 
soit nommé, nous imaginons la figure d'un homme, à Taide d'une 
prénotion que les sens précèdent et conduisent. Toute chose devient 
d'abord évidente par l'imposition du nom , et nous ne pouvons 
rien chercher que nous ne le connaissions auparavant (2). Le 
faux et le vrai sont uniquement relatifs à l'opinion, suivant qu'elle 
persiste ou non dans la suite des sensations (3), ou^ plus exacte- 
ment, au nom que nous appliquons à la chose (4). Nous remet- 
tons à l'éthique l'énoncé des canons qui se rapportent aux pas- 
sions et qui expriment le critérium de ce qui est à rechercher ou 
à fuir. Il ne s'agit ici que de la vérité et des idées. 

Il est impossible d'imaginer un système moins scientifique, 
plus faible et plus nul à proprement parler, que cette logique épi- 
curienne où il n'est, au fond, question ni de définitions, ni de rai- 
sonnement, ni de jugement (5). Si elle ne disparut pas, écrasée 
sous le mépris de tout ce qu'il y eut d'hommes instruits dans l'an- 
tiquité, c'est que l'éthique et la physique auxquelles elle prétait 
son appui , répondaient sous d'autres rapports aux besoins de la 
pensée. La vraie lutte sur la question de la certitude et des idées 
s'engagea donc entre les stoïciens et les académiciens. Aristote et 
Platon s'étaient enquis surtout de la nature des idées ; leurs disci- 
ples transformés , inférieurs à leurs maîtres sous ce rapport, en- 
visagèrent au moins une autre face de ce grand problème : la li- 
berté humaine et l'influence que nous exerçons sur notre propre 

(1) Gassendi, ibid., c. 3. Le développement du deuxième canon réduit cette 
amnaistancej cette définition, dont il est parlé, à une image, à uu monumenL de 
la chose, que conserve le souvenir. 

(2) Diogène, X, 33. Ce nom de prénotion, ou mieux encore de précompréhen- 
sion, i:p'Ar,4*ç, est de l'invention d'Epicure. V.Cicéron, de Natura deorum, i, 17, 
qui se trompe certainement en le tradnisant par idée innée. 

(3) Diogène, x, 34 ; et Sextus, adv. log. i, 203-217. 

(4) Sextns, ibid.« ll, 13. 

(6) Cicéron, de Finibus bonorum el malorvm, i, 7 ; et de NaLvra dcorum, i^ 
25 et 26. Épicure niait jusqu'aux idées nécessaires de Tesprit, en quoi du reste 
il était conséquent. 

II. 19 



218 MANUEL 

consentement et sur les déterminations de notre pensée. L'exis— 
tence même de la philosophie se trouva ainsi mise en doute. Pen- 
dant que les grands esprits cherchaient au travers de ce doute 
une méthode nouvelle, que Tantiquité n'obtint pas, les épicuriens 
se proposaient de satisfaire aux esprits légers, ignorants ou super- 
ficiels , que la propagation des études philosophiques attirait aux 
écoles, et ils n'y réussissaient que trop bien (4). 

YI. Arcésilas, né dans TËolie^ s'attacha succe^ivement à plu- 
sieurs maîtres, vint à Athènes et quitta Fécole de Théophraste 
pour l'académie de Polémon et de Cratés, ces dieux , ces restes 
de l'âge d'or, ainsi qu'il les appela (2). Les temps du doute étaient 
venus. A l'ardente et dogmatique audace des anciens sophistes 
avait succédé la méthodique suspension d'esprit des sceptiques. 
Les souvenirs de Vàge d'or étaient affaiblis. Successeurs de So- 
crate , Platon et Aristote n'avaient pu empêcher Pyrrhon de pa- 
raître. Arcésilas renonça donc à toute affirmation, frappé de l'op- 
position de la raison avec elle-même , et ii entreprit de soutenir 
le pour et le contre (3). Il étudia Platon , il le médita, et des dis- 
cours de Socrate il conclut que ni l'esprit ni les sens ne nous 
peuvent rien apprendre de certain ou qui entraîne irrésistible-^ 
ment notre assentiment (i). Successeur de Polémon à l'Académie, 
il prétendit renouveler le principe de Socrate, le principe du 
doute, et cela sans môme garder la réserve de Socrate : Je sais 
que je ne sais pas (5). Cette réserve était toute la méthode : elle 
supposait l'idée du savoir, elle était grosse de science ; la faire à 
son tour eût été s'obliger d'indiquer un critérium de certitude , 
et Arcésilas faisait profession de n'en point connaître (6). Il em- 
ploya les journées entières à la dispute et ne laissa pas de livres^ 
car un tel homme n'enseignait pas (7) ; il réduisait seulement ses 

(1) Il y a un bon mot d* Arcésilas à ce sujet : « Pourquoi, demandait-on, lesi 
Jeunes gens passent-iu si souvent des autres écoles à celle d'Épicure , et jamais 
de celle-ci aux autres! — C'est que les hommes peuvent bien devenir eunuques, 
mais non pas les eunuques hommes, n 

(2) Diogène, Vie de Craies^ iv, 21 ; Vie d* Arcésilas, iv, 28* 

(3) Id., Vie d'ArcésilaSy Joe. cit. 

(4) Id., ibid., iv, 32 ; Cicéron, de Oralore, m, 18; 

(5) Cicéron, AcadémiqueSy i, 12. 

(6) Sextus, Adverstis logicos, i, 150. 

(7) Id., JiypolypoaeSy l, 232. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 219 

oontemporaing à la sagesse. D'accord avec les stoïciens à mépri- 
ser l'opinion, si le sage consent, disait-il, il doit opiner ; mais il 
ne doit pas opiner, donc il ne doit pas consentir (4). 

Les sceptiques dont nous renonçons à exposer ici les opinions 
sur la logique, a6n de réunir en un seul corps leur puissante 
doctrine, existaient déjà depuis un demi-siècle. En quoi différait 
d'eux Arcésilas? Il est difficile de le savoir. Le disciple de Pyrrhon 
Timon , dont les Silles popularisaient le scepticisme , réclame 
presque Arcésilas pour un des siens: '< Voilà, dit-il, celui qui 
9 porte sous sa poitrine le plomb de Ménédème , ou Pyrrhon 
» aux fortes chairs, ou Diodore. » « Je nagerai vers Pyrrhon, lui 
fait-il dire ensuite à lui-môme, ou vers le tortueux Diodore. » Mais 
ailleurs aussi , Timon reproche aux académiciens leur fade ba- 
vardage (2). Les sceptiques étaient sévères et concis, au moins à 
celte époque , tandis que l'Académie était loquace et conten* 
tJeuse. 

Arcésilas prétendait se rattacher à Socrate et à Platon , et ce 
fut toujours^ l'ambition de la nouvelle académie d'être la fille légi- 
time de lancienne. a Arcésilas, disait un contemporain nous pré- 
sente Platon par devant, Diodore au milieu, Pyrrhon par der- 
rière (3). » Peut-être même cet académicien platonisait-il avec ses 
amis les plus intimes et n'était-il armé du doute qu'au dehors (4) , 
en cela, semblable à plusieurs de ses successeurs qui doutaient 
comme lui, mais qui, s'il eût fallu croire, auraient choisi de croire 
Platon. Quoi qu'il en soit, qu'Arcésilas supprimât le vrai, le fauXj 
le croyable (5), qu'il regardât comme la vraie fin du sage de re- 
tenir son assentiment en toutes choses (6), on ne peut douter que 
tel n'ait été son enseignement public. Mais qu'en même temps il 
reconnut la nécessité d'un critérium pour la conduite de la vie, et 



(1) Cicéron, Académiques^ i, 13; etDiogène, it, 32. 

(2) Id., Académique*^ il, 21. 

(3) Diogène, iv, 33 et 67. 

(4) Arlstonde Caiio, dans Sextug, Hypotypotee, i, 234; et Diogène, rv, 33. 

(5) Sextus, loc. cit. 

(6) Numénius, dans Eusèbe, Préparation évangélique y xiv,6. Nous traduisons 
par croyable le mot «iftavov, que Ton rend habituellement par probable; mais ce 
dernier mot, suivant le sens qu'il a pris aujourd'hui, rend très-mal le latin p-o- 
habilCy sur lequel il a été formé. 



9M MANUEL 

qu'il adoptât la vraisemblance rationnelle au moyen de laquelle on 
peut distinguer ce qui est bien fait et propre à rendre heureux (1 ), 
c'est aussi ce qui parait établi. Ârcésilas levait sans doute cette con- 
tradiction en séparant la théorie d'avec la pratique , la science 
d'avec la vie. Il doutait dans l'une, il savait dans l'autre. Il différait 
donc des sceptiques, comme les autres académiciens, en ce qu'il 
reconnaissait l'existence d'une sorte de raison pratique , au lieu 
que les sceptiques faisaient profession de vivre uniquement pour 
n'être pas inactifs, en suivant les apparences, et sans embrasser 
aucune opinion (2). Il différait d'eux encore en ce qu'au lieu de 
présenter sa doctrine pour un pur phénomène, il regardait comme 
réellement bon ou réellement mauvais dans les cas particuliers , 
de suspendre son assentiment ou de l'accorder à la science (3) ; 
et puisque cette opinion lui est nominativement attribuée, il faut 
bien aussi le ranger parmi ces académiciens à qui les sceptiques 
reprochaient d'avoir affirmé l'existence du bien et du mal en 
soi et la réalité de l'incompréhensibilité universelle. Nous, di- 
saient ceux-ci , nous ne nous semblons même pas posséder cette 
vérité, comme s'il n'était pas impossible que quelque chose 
un jour vînt à être compris (i). Comment donc Arcésilas afiBr- 
raait-il en même temps l'incompréhensibilité des choses et 
niait-il de savoir qu'il ne savait rien ? L'ensemble des témoi- 
gnages nous porte à penser que , niant jusqu'à la méthode en 
science et jusqu'à l'idée du savoir, il devait se déclarer ignorant 
de sa propre inscience , mais qu'admettant dans la vie la raison 
et l'idée du bien, il pouvait s'appuyer sur elles pour remonter 
jusqu'à la science et pour affirmer l'incompréhensibilité dont il 
avait d'abord douté. 

Carnéade de Cyrène, successeur de Lacyde, qui lui-même 
avait 'succédé à Arcésilas , fut le principal auteur de la théorie 
de la crédibilité^ qu'il substitua à celle de la certitude, cherchée 



(IJ Sextus, Advenus logicos, i, 158. Noos traduisons par vraisemblance 
rationnelle le mot tu^opv, que ni prohàbile ni verisimile ne nous semblent rendre 
exactement en latin. 

(2) Id., HypotyposeSf i, 226. 

(3)Id.,ibid., 1.233. 

(4) Id., ibid., i, 226. Cf. Auhi-Gelle, NocUs ntlicœ, vil, 14, 10. 



DE PHrLOSOPHIE ANCIENNE. 221 

par les autres philosophes. Mais au lieu d'établir entre la science 
et la vie cette distinction impossible qu'Ârcésilas avait essayée, 
il se servit du croyable, comme d'un critérium de nouvelle espèce 
à la fois pour la C/Onduite de l'homme, et pour les recherches, et 
dans les discours (4). Il soutint qu'une violente impulsion pou- 
vait nous porter à croire et qu'il fallait s'y abandonner (2) ; qiio 
par conséquent le sage pouvait aller, sauf à se tromper , jusqu'à 
se permettre d'avoir une opinion (3). Sommé de définir et d'ex- 
pliquer son critérium , Carnéade mit en usage les notions des 
stoïciens et non les idées de l'ancienne Académie. Ce qui devait 
entraîner Tassenliment, c'était une imagination à la ïoïs croyable , 
inébranlable qu'on a examinée de toutes les manières. L'imagina- 
tion, disait-il, se rapporte à deux sujets : elle vient.de l'un, elle 
a lieu dans l'autre; elle vient, par exemple., d'un objet sensible , 
elle a lieu dans l'homme. En tant qu'elle se rapporte à ce qui est 
imaginé , elle est vraie ou fausse, selon qu^elle y est ou non con> 
forme ; en tant qu'elle se rapporte à celui qui imagine, elle peut 
seulement paraître vraie ou paraître fausse; dans le premier cas, 
c'est ce que les académiciens nommenl apparence intérieure, cré~ 
dibilité , imagination croyable; dans le second, inapparence, in- 
crédibilité, incroyable (4). L'imagination qui semble vraie, suf- 
fisamment vraie , c'est la forme commune du critérium , et son 
premier degré. L'expérience prouve que cette imagination est 
quelquefois trompeuse, mais il suffît qu'elle ait paru le plus 
souvent ne l'être pas pour qu'elle soit croyable. Il est d'ailleurs 
des degrés de crédibilité : les imaginations forment entre elles une 
chaîne ; à l'apparence d'un homme que nous apercevons se joignent 
celles des circonstances qui le caractérisent^ couleur, grandeur, 
parole, habit, etc., ou qui l'entourent, air, lumière, terre, 
amis, etc. Si tout cela concorde et que rien n'y contredise, nous 
avons un nouveau motif de croire ; de là un second crité- 



(1) Cîcéron, Académiques, ii, 10 : « Volunt enim probabile aliquid esse et qunsi 
▼erisimile, eaque se iiti régula et in agenda vita et inquœrendo et disserendo.» 

(2) Sextus, Hypolypotea, l, 230. 

(3) Cicéron, Académiques^ il, 18 : «« Solitumesse delabi fCarneadem) interdam 
nt diceret opinaturum. id est, peccaturnm esse sapientem. n 

(4) Sextus, AdrcrsuK hgicos, i, 166-170. 

19. 



332 MANUEL 

rium, celui de l'imagioation croyable et inébranlable. Enfin, si 
pour chaque question nous examinons et ce qui juge, et ce dont , 
il juge , et le moyen du jugement, si nous tenons compte de la 
distance, de la figure, du temps, des modes d'être, etc., comme 
font les médecins, les électeurs de magistrats et les juges, nous 
parviendrons au dernier degré de crédibilité et au parfait crité- 
rium, imagination croyable , inébranlable et examinée de toutes 
manières (4). 

VIL On a donné d'ordinaire le nom de moyenne Académie à 
l'école d'Arcésilas, et de nouvelle à Técole de Carnéade. De Tun 
de ces deux hommes à Tautre on peut observer une chute mar- 
quée de ridéalisroe à Tempirisme. Cette chute fut déterminée par 
Tautorité des stoïciens et des épicuriens ; et s'il est vrai que Car- 
néade ait enseigné le platonisme en secret (2) , on ne peut trop 
admirer la peur qu'il avait de ses propres opinions et le soin qu'il 
prenait de les déguiser; car cet admirable parleur n'avait pas 
une seule fois donné ocdasion à son disciple CUtomaque de penser 
qu'il eût accordé son consentement à quelque opinion philosophi- 
que que ce fût (3). La grande affaire des nouveaux académiciens 
fut de soutenir la lutte contre les stoïciens. Us eurent le tort d'a- 
bandonner la vraie méthode de l'Académie, de descendre sur le 
terrain de leurs adversaires et de ne traiter la question de la 
certitude que relativement aux connaissances sensibles. Mais ils 
donnèrent à cette question une grande élévation et une nouvelle 
importance en faisant intervenir l'élément essentiel de la volonté 
humaine, que toutes les écoles antérieures avaient négligé ou 
môme ignoré. 

Arcésilas, condisciple de Zenon sous l'académicien Polémon, 
commença la rivalité des deux écoles (4). Carnéade, à son tour, s'at- 
tacha aux écrits de Chrysippe, se fit en quelque sorte philosophe 
pour les réfuter, et avoua que sans Chrysippe il n'y eût pas eu de 

(1) Sextus, adversus logicoSy i, 173-185. 

(2) Nunténins, dnns Knsèbe, Prép. évawf., xiv , 8; et Augustin , con/ra 
AcademicoSy iii. 17, parlent de cet enseignement secret de la nouvelle Académie. 
Nous voyons là la tradition de la sympathie d'Arrésilas pour Platon détournée 
de son vrai sens par l'école syncrétique. 

(3) Cicéron, de Oratore, m, 38. 

(4) Id., Académiques y i, 10 et 13. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 223 

Carnéade (4). Enfin, il n'y eut guère d'académicien qui ne publiât 
un livre contre la certitude stoïcienne. Vous prétendez, disait 
Àrcésilas à Zenon , que le critérium prononce entre ce qui est 
science et ce qui n'est qu'opinion. Mais ce consentement que vous 
appelez une compréhension ou une imagination compréhensive , 
du sage au fou en quoi diffère-t^il ? le nom seul me semble 
changé. Ensuite comment pouvez-vous confondre la compré- 
hension et le consentement? D'abord ce n'est pas à l'imagination 
que nous accordons ce consentement, c'est aux propositions , c'est 
par conséquent à la raison ; ensuite il n'est pas une seule imagi- 
nation qui ne se puisse trouver fausse, on peut le montrer de 
mille manières. Il n'est donc pas de compréhension ou d'imagi- 
nation compréhensive au send où vous l'entendez. Tout est donc 
incompréhensible dans le même sens, et le sage ne doit pas con- 
sentir. S'il consent en effet, il opinera; s'il opine, il encourra 
l'erreur^ il péchera, il ne sera plus sage. Ainsi , qu'il n'opine 
pas , qu'il ne consente jamais , qu'en toutes choses il demeure en 
suspens (2). 

Le stoïcien Chrysippe écrivit un livre pour défendre le témoi- 
gnage des sens contre les attaques d'Arcésilas et des sceptiques ; 
mais il se fît tant d'objections à lui-même, il produisit une analyse 
si étendue des erreurs de l'esprit et de la sensation, qu'il passa 
chez les anciens pour avoir fourni des armes à Carnéade , bien 
loin de les avoir brisées entre ses mains (3). Il n'est de cri- 
térium certain de la vérité , prétendit Carnéade , ni dans la rai- 
son , ni dans les isens , ni dans l'imagination , car tout cela nous 
trompe. Mais quand bien même ce critérium , que l'on cherche , 
existerait, il ne pourrait être dégagé d'une passion produite par 
l'évidence dans l'àme. Tout animal se connaît lui-même et con- 
naît son objet par une sensation , qui ne saurait être immobile et 
impassible sans cesser par là même d'être sensation. Cette pas- 
Ci) Diogène, Vie de Carnéade^ rv, 62. 

(2) Sextus, Adversus logicos, i, 153-158. Cette suspension est la fameuse épo- 
que des sceptiques, lito;(_îj, litiytiv, assentionis reïentio (Cicéron, Académiques^ il, 
18). On a quelquefois employé en français le mot arrêt, qui est bon et justifié 
par les comparaisons des anciens. 

(3) Cicéron, Académique», li, 27; Plutarque, des Notions communes contre 
les stoïciens, i. 



224 MANUEL 

sioD qui accompagne le critérium se doit faire connaître, et, en 
même temps, elle doit poser son objet: c'est Timagination. Ainsi, 
deux choses doivent être révélées par cette sorte de vision : une al- 
tération en nous, le visible au dehors. Ce visible est~il conforme à 
Tobjetréel dont il émane? Dans ce cas-là seulement on aurait le 
critérium; mais étant donnée une telle imagination qui semble fon- 
dée en nature, il peut toujours en exister une toute pareille qui ne 
le semble pas. Le critérium, s'il existe, est donc une imagination 
commune au faux et au vrai; cette imagination n'embrasse 
donc pas son objet, elle n'est pas compréhensive ; il n'y a donc 
pas de critérium. Que si l'imagination ne le peut fournir , la rai- 
son ne le donnera pas davantage , car la raison procède de l'ima- 
gination ; ce dont il s'agit de juger par le critérium doit être 
imaginé , doit apparaître , et il n'est pas d'apparence qui soit 
isolée d'une sensation étrangère à la raison (4). 

Cette réfutation de la logique stoïcienne, appuyée sur le principe 
de l'empirisme qu'elle admettait elle-même, amena deux ques^ 
tiens qui donnèrent lieu à des recherches et à des discussions 
infinies : l'une, de savoir si toute vérité (apparente) est accompa- 
gnée d'une fausseté qui fasse illusion et qui lui est toute sembla- 
ble , de sorte que le pour et le contre soient également croyables, 
et qu'on ne puisse être certain de rien (2) ; l'autre , s'il existe dans 
la nature des objets tellement pareils qu'il soit impossible de les 
discerner (3). Les académiciens employèrent les arguments irré- 
futables qui se tirent du rêve et de la folie « des ressemblances 
naturelles , des erreurs de la raison ; ils se servirent même de 
quelques faux sophismes pour ébranler les notions universelles 
de l'esprit, et ils établirent, au moins, l'incontestable possi- 
bilité de douter dans tous les cas particuliers , contre ces stoï- 
ciens, avocats de l'évidence, comme les nomme Plutarque, qui 
confondaient l'imagination et la vue avec le consentement et la 
croyance. Ils se trompèrent à leur tour quand ils crurent pouvoir 



11) Sextus, Adrersus logicosy v, 159-166, d'après Antiochus, disciple de Car- 
néade, à ce qu'on peut penser. 

(2) Cicéron, Académiques, il, 17 et 28; Numénius, dans Eusèbc, Préparation 
ivang.. xiv, 8. 

3) Cicéron, A endémiques y II, 26; Plutarque, deit Notionn cnmmnnestj etc. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 225 

remplacer la stable croyance de l'esprit par une crédibilité varia- 
ble dont l'objet demeurerait toujours incertain; car le faux, di- 
saient-ils, peut être croyable, et nommer le croyable certain se- 
rait s'exposer à accorder la certitude à ce qui n'existe pas (1). 
L'intelligence a besoin de croire et de croire fermement. Les 
idées universelles , si oubliées dans cette querelle , et que les 
sceptiques au moins reconnurent pour les réfuter, posent les vraies 
bases de cette croyance. 

VIII. Telle était la philosophie grecque lorsqu'elle pénétra dans 
la société romaine (2). Ces académiciens, qui représentaient tou?, 
comme Arcésilas, Platon par devant, Diodore au milieu, Pyr- 
rhon par derrière, ou plutôt des images bien affaiblies de Platon, 
de Diodore et de Pyrrhon, répondaient merveilleusement au 
besoin du temps. Ils* étaient grands parleurs , érudits habiles , 
prêts à tout enseigner à leurs vainqueurs, et sans doute aussi 
très-accommodants en affaires politiques, puisqu'ils n'avaient 
guère de conviction qui les pût gêner. Les stoïciens , qui heureu- 
sement avaient en eux quelque chose de plus que leur logique, 
parlaient de la vertu aux âmes religieuses, qui voulaient , par une 
forte morale, réagir contre l'universel affaissement, et, dans la 
ruine de la société , maintenir au moins la personne sauve. Los 
épicuriens, au contraire, amoindrissaient l'âme; ils niaient le 
bien, le mal et l'avenir pour conserver la paix du cœur, qu'ils 
n'eurent jamais ; mais, accusant la religion de tous les méfaits 
des hommes^ ils aidaient puissamment le monde à se dégager de 
ses anciens liens. À l'époque dont nous parlons , les académi- 
ciens étaient donc les politiques d'entre les philosophes; et les 
sceptiques, les seuls qui représentassent alors le véritable état 
de la méthode et qui réduisissent en science l'incertitude du sa- 



(1) Qitomaqne, dans Cicéron, Académiques, ii, 32. 

(2) Il n'est peut-être pas inutile de remarquer ici que nous ne suivons pas la 
division de la philosophie en grecque et romaine établie dans les formes par quel- 
ques historiens. Au fond il n'existe pas de philosophie romaine; au contraire, la 
spéculation s'affaiblit sur tous les points, sauf peut-être pour la morale, encore 
même ne le croyons-nous pas, dès qu'il y eut des Somains philosophes. A mesure 
qu'on s'éloigna des temps voisins de la conquête de la Grèce, l'esprit grec se 
dégagea de nouveau. Il était vainqueur. 



326 MANUEL 

voir, les sceptiques étaient cachés. Gicéron parla d'eux comme 

d'une secte que les autres sectes avaient étouffée (4). 

On nous a conservé de curieux témoignages de Timpression 
que produisirent à Rome trois ambassadeurs d'Athènes , trois 
philosophes, Carnéade, Diogène le stoïcien, Critolaiis le péripa- 
téticien, environ un siècle et demi avant notre ère : l'académi- 
cien avait la parole impétueuse et forte, le disciple du Lycée par- 
lait élégamment, celui du Portique avec simplicité et retenue. 
Caton le Censeur pensa qu'il fallait se hâter de renvoyer ces 
hommes, si l'on ne voulait courir le risque de ne plus savoir dis- 
cerner le vrai : il avait entendu Carnéade (2). A plusieurs re- 
prises, les philosophes furent, en effet, chassés de Rome (3). 
Mais Laelius, Scipion , bientôt à leur exemple les plus nobles Ro- 
mains s'entourèrent de rhéteurs et d'érudils. Ce fut le commen- 
cement de la sagesse romaine, qui dès lors fut Ik même que la 
sagesse grecque (4). Cependant les lettres latines demeurèrent 
d'abord étrangères à la philosophie. L'épicuréisme seul , parce 
que sans doute il était le plus aisé à comprendre et à traduire , 
trouva des interprètes. Sans méthode, sans définition, Amafanius 
et Rabirius émurent la foule et l'entraînèrent en exposant la phi- 
losophie d'Épicure (5). Ils combattirent surtout la superstition ; 
ce fut aussi, comme on sait, le but du grand poète Lucrèce. 
Brutus, l'admirateur et le disciple de Caton d'Utique, stoïcien 
comme lui , attaché cependant à l'ancienne Académie, qu'il pré- 
férait à la nouvelle (6), écrivit un livre de morale, mais ce fut 
en grec (7). La nouvelle Académie, favorisée par Cicéron , pro- 

(1) Cicéron, de Oratore, liv. iil. Cependant alors même iEnésidème écrivait. 

(2) Aulu-Gelle, Noctes idiica, vil, 14 ; Pline, Hist. natur., xiï, 30 ; Plutarque, 
Caton l* ancien, 22. 

(3) D'abord sous les consuls C. Fanniiis Strabo et M. Yalérius Messala, Tan de 
Rome 592, 154 ans avant notre ère (Aulu-Gelle, zv, II), et six ans avant la fa- 
meuse ambassade, puis vingt ans après, en 612 (Suétone, de ClarieRheioribus, i). 
Dans Tintervalle, les épicuriens seuls furent bannis, en 539 probablement* sous 
le consulat d'un L. Postumius. (ÉUen,i?û/. divers., ix, 12 ; et Athénée, Deipno- 
topMstœ, XIII, p. 547). La réitération des défenses en prouve l'utilité. 

(4) Cicéron, de Oratorej II, 37; et Tusculanes, iv , 3 : u Sapientiœ studium 
vêtus... in nostris. Sed tamen ante Laelii œtatem et Scipionis non reperio quos 
appellare possim nominatim. *> 

(5) Id., Tuêculanes, iv, loc. cit. ; et AcadémiqueSy i, 2. 

(6) Plutarque, Vie de Srutuê, 2. 

-^ Cicéron, de Finibus^ i, 3 ; Sénèque, Lettres, 96. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 227 

duisit, grâce à lui, Texposition latiae des principales discussions 
sur la logique , la physique et la morale qui avaient odcupé les 
philosophes de cet âge. Ces produits du terroir romain, que Var- 
ron, Tami de Cicéron , l'illustre auteur des Antiquités romaines, 
croyait devoir être méprisés de ceux qui connaissaient les véri- 
tables fruits de la Grèce et négligés par tous les autres (4), con- 
stituèrent cependant une sorte de compendium romain de la phi- 
losophie grecque, et furent la principale source où remontèrent 
de nombreux moralistes ou chrétiens des âges suivants pour s'in- 
former de la science des gentils. 

Carnéade , à Rome , avait disserté sur la morale , qui devait 
surtout intéresser les hommes politiques. Au grand scandale des 
justes de ce temps, il avait tour à tour établi et réfuté le prin- 
cipe de la justice (2). Clitomaque, son disciple, exposa systéma- 
tiquement la doctrine entière du doute académique, et dédia ses 
ouvrages à deux Romains, un poète et un consul (3). Philon de 
Larissa, disciple de Clitomaque > combattît le critérium des stoï- 
ciens, sans nier qu'en elles-mêmes les choses fussent compré- 
hensibles. Il admit que le vrai pouvait être compris, mais non de 
telle sorte que l'on fût assuré que le faux ne peut Têtre de 
même. Après lui , Antiochus d'Ascalon alla plus loin, et se con- 
vertit publiquement de la nouvelle Académie à une sorte de stoï- 
cisme modifié, qu'il décora du nom d'Académie ancienne. Il 
écrivit contre Philon , et, tandis que celui-ci avait combattu les 
stoïciens au nom de Platon , au nom du môme Platon il les dé- 
fendit (4). De là la quatrième et la cinquième Académie, dont 
quelques auteurs ont tenu compte. Antiochus et Philon donnèrent 
tous deux des leçons à Cicéron (5) ; ils lui communiquèrent sans 
doute ce scepticisme doux , mêlé de sympathie pour Platon et 
pour Zenon, mais légèrement entaché de syncrétisme, qui est le 
caractère dominant de ses ouvrages. 

IX. Cicéron était assurément l'un des hommes les mieux 



(1) Cicéron, Académiques^ i, 3. 

(2} Id., République, m, 4, sqq., éd. Villcmain. 

(3) Id., Académiques^ il, 32. 

(4) Id., ibid., II, 2, 22, 35, 43, Cf. SeJctus^ Hypolyposes, I, 235. 

(5) Id., Brulusy 89; et Académiques^ it, 35. 



228 MANUEL 

doués pour représenter l'esprit d'une époque. Aussi les deux 
grands caractères de la sienne se réunissent-ils en lui : le scep- 
ticisme et Téclectisrae. « Nous vivons au jour le jour, dit-il quel- 
que part : qu'une prohabilité vienne à frapper notre esprit, nous 
parlons aussitôt (\).f> Et ailleurs : a Ma parole ne fixe pas la certi- 
tude comme ferait celle d'Apollon pythien ;mais, comme un homme 
tout simple entre plusieurs autres, je conjecture le probable : où 
cherchera i&-je , en effet , quelque chose qui soit plus que sem- 
blable à la vérité (2)? Il n'est rien de si téméraire, de si indigne 
du sage, et de sa constance, et de sa gravité, que de soutenir, sans 
concevoir le moindre doute, une chose qui n'est pas encore assez 
explorée, et qu'on ne connaît pas suffisamment (3). Nous donc 
qui nous rendons au probable , nous sommes également prêts à 
réfuter sans obstination , et à nous entendre réfuter sans colère. 
Les choses en elles-mêmes sont obscures, le jugement de l'homme 
est faible. Nous poursuivons cependant la vérité^ nous désirons 
ardemment de la connaître ; nous mettons tout en œuvre pour que 
nos juges se forment une opinion, et la plus vraisemblable possi- 
ble ; mais quant à nous, il nous est plus facile de croire que d'être 
assurés du vrai. Ainsi du moins, nous demeurons libres, parmi 
ces partisans obligés de la certitude , qui se tiennent accrochés à 
quelque système, comme au premier rocher que le hasard leur a 
fourni, au milieu des flots, dans la tempête (4). Il faut cependant, 
dit Cicéron , un principe à la raison , une règle à la vie ; mais 
si nous ne les trouvons dans le certain , nous les avons au moins 
dans le probable, et cela suffit (5). A l'exemple de Socrate et de 
Carnéade, nous tairons notre opinion , nous réfuterons celle d'au- 
trui , et, en toute question , nous rechercherons ce qui approche 
le plus de la vérité (6].» On voit que le principe du doute conduit 
le sage penseur romain à l'éclectisme. Mais cet éclectisme est à 

(1) Cicéron, Tusculanes, v, 11. Qu*on se rappelle le sens ordinaire de ce mot. 

(2) Id., ibid., i, 9. 

(3) Id., (fe Natura deorum, i. 

(4) Id., AcctdémiqueSf II, 3 et 20. 
(6) Id., de OjfficiU, il, 2. 

(6) Id., Tusculanes, v, 5 : » Ut nostram ipsi sentcntiam tegcrcmiis... et in 
oinni disputatione quid esset simili imiim veri qusereremus. n II ne s'agit pas là 
de cacher son opinion^ mais de la mettre à part pour eu examiner les fonde- 
ments. 



DK PHILOSOPHIE ANCIENNE. 229 

l'abri , chez lui , de tout reproche de cercle vicieux. S'appuyant 
sur rincertitude de la méthode, en laat qu'elle conduirait à tracer 
une marche invariable à la philosophie depuis les premiers 
principes jusqu'à leurs dernières conséquences, il réduit la science 
à Tensemble des opérations variables du sens commun sur cha- 
que question. Probables ou certains, il n'est pas, pour Gicéron, 
de principes une fois admis et posés jusqu'à la fin : nos in diem 
vioimus; et tel est le seul éclectisme possible, car si l'on recon- 
nuit une règle à la pensée, quelle qu'elle soit , de celles qui fon- 
dent une méthode , la philosophie existera tout entière contenue 
dans cette règle, et il n'y aura jamais lieu de choisir. 

L'éclectisme de Gicéron était parfaitement approprié aux be- 
soins temporaires de la morale et de la politique de Rome. Parmi 
les sectes alors régnantes , Tune, l'épicurienne , tendait à dis- 
soudre la famille et la société ; l'autre, la stoïcienne, exigeait de 
grands sacrifices, et des sacrifices impossibles, pour rétablir la 
vertu dans l'homme et dans l'état. La forte spéculation enfouie 
dans les livres de Platon et d'Âristote, ou vivante chez les scepti- 
ques, qu'on croyait fous, n'intéressait pas les Romains, n'intéres- 
sait plus les Grecs , pour la plupart leurs précepteurs et leurs 
esclaves. Le mépris de la science pure se fait jour dans tous les 
écrits des Romains. Ils oublient, ils ignorent plutôt, que la mo- 
rale et la politique descendent du dogme, et ne peuvent elles- 
mêmes ni le créer ni le remplacer. Gicéron chercha donc dans 
les livres de Platon , d'Aristote et de leurs disciples ce qui lui 
semblait regarder directement la vertu spéculative , nécessaire 
alors pour corriger les mœurs, s'il était possible, et pour suppléer 
à des croyances religieuses abandonnées ; il y chercha la répu- 
blique spéculative aussi , a6n d'essayer de se consoler de la dé- 
cadence réelle des mœurs politiques. Il traduisit en beau latinies 
idées et les belles pages des grands philosophes grecs. Lui qui 
d'abord n'avait cherché dans leurs livres que l'éloquence , finit 
par y chercher aussi la science. Dans les loisirs forcés que lui 
ménageaient les affaires du temps, il étudia, non sans ardeur et 
sans pénétration, quelques-unes des grandes questions agitées 
de son temps. Nous verrons comment il les résolut; mais il ne 
s'agit ici que de méthode et de logique. 

II 20 



230 MANUEL 

Cependant ce grand esprit parait avoir été peu apte, en gêné - 
rai, aux profondes recherches de la logique et de la théologie, 
et son habileté à discerner les rapports et les différences des éco- 
les philosophiques, dont il examine les systèmes, ne se montre 
bien que dans les questions de morale, auxquelles il s'est surtout 
appliqué. Encore même, à l'exemple d'Antiochus, un de ses maî- 
tres, il semble souvent pencher à cette opinion, que T Académie, 
le Lycée, le Portique enseignent au fond les mêmes dogmes et ne 
diffèrent guère que dans les termes (<). Dùt-on supposer qu'il n'a 
jamais songé qu'à la morale , en hasardant cette singulière opi- 
nion, Cicéron fait preuve d'une complète inintelligence de ce qui 
constitue l'essence d'une doctrine philosophique. Rien n'est plus 
propre à témoigner de l'affaiblissement de l'esprit spéculatif et 
des sciences, à l'époque où nous arrivons, que cette confusion 
qu'on veut dès lors, et de plus en plus audacieusement, établir 
entre toutes les doctrines grecque, puis entre celles-ci et les doc- 
trines juives et toutes celles de l'Orient. L'éclectisme de Cicéron 
touche ici au syncrétisme ; il favorise la croyance qui va bientôt 
s'établir à la perpétuité mystique du système ptatonicien, et à 
l'enseignement secret d'idées analogues aux idées révélées, pui- 
sées par les Grecs dans les livres hébreux (t), 

Potamon d'Alexandrie, philosophe peu connu qui vivait sous 
le règne d'Auguste (3), professa systématiquement Véclectisme 
et donna à cette doctrine ce nom, qu'elle a conservé depuis. Il 
choisissait, dit-on, dans les diverses âecles, les opinions qui lui 
convenaient le mieux, et de fait , sa méthode paraît avoir eu les 
plus grands rapports avec celle que Cicéron déduisait des princi- 
pes delà nouvelle Académie. Suivant Potamon, il y a deux choses 
à distinguer dans In connaissance, deux critères : la partie prin- 
cipale de rame, qui juge, et une imagination d'une parfaite exac- 
titude, suivant laquelle a lieu le jugement (4). Ces quelques mots 



(1) Cicéron, de Kaiura deorum, ï, 7; de Finibus, v, 26; de Oratore, m, 18; 
Académiques, ï, 4. 

(2) Augustin, Lettres , 118, éd. des Bénéd»; et Cité de Dieu , viii, 6, sqq.; 
X, 11 et 12. 

(3; Suidas, Lexic, v» IIot&iauv. 

(4) Diogène, Pré/ace, 21. Nous ne savons qu'une Chose de la docirine Com- 
posée par Potamon, et c'est le même Diogène qui nous la fait cohnaltre. Il ad^ 



DE PHILOSOPHIE ANCTENNE. 23! 

suffisent à nous apprendre que ce philosophe essayait de combi- 
ner la compréhension Imaginative des stoïciens avec le libre 
exercice du jugement des académiciens. Les deux faits nécessai- 
res de la connaissance étant ainsi posé? comme indépendants, ir- 
réductibles Tun à l'autre, le choix devait naitre de la meilleure 
application possible de la volonté à l'imagination. Mais, d'autre 
part, n'y ayant aucun critère au-dessus de ces deux, on ne pou- 
vait atteindre qu'à des résultats très-vraisemblables. Potamon le 
sentait peut-être , mais peut-être aussi croyait-il à la possibilité 
de combiner si bien les opinions de toutes les écoles que le résul- 
tat obtenu semblât vraisemblable à tous ceux qui en prendraient 
connaissance; et Cicéron aussi dut concevoir cette espérance 
quand il écrivit le résultat de ses méditations et du choix qu'il 
avait fait parmi les opinions probables des sages. 

X. Si le système de Potamon tomba dans un prompt oubli, 
c'est qu'il n^était apparemment que le résultat éclectique des tra- 
vaux de la nouvelle Académie, et ce système, qu'on a souvent 
regretté de ne pas mieux connaitre, se place si bien dans l'his- 
toire par la solution qu'il donne du problème de la connaissance, 
que son caractère ne doit pas sembler douteux à ceux qui ont 
étudié cette époque de la philosophie. Un éclectisme d'un génie 
bien différent s'emparait dès lors de tous les esprits, et si Pota- 
mon eût été l'un de ses premiers maîtres, s'il eût formé autre 
chose qu'un rapprochement, qui lui appartînt en propre, des doc- 
trines des philosophes, sa mémoire eût été mieux conservée. Mais 
cet alexandrin eut sans doute l'esprit scientifique : il critiqua, 
compara, cultiva la science, en un mot; tandis que les éclectiques 
dont nous parlons maintenant furent surtout doués de l'esprit re- 
ligieux : ils s'inspirèrent de la foi, mêlèrent et confondirent toutes 
les idées ; enfin, bien loin de faire un système partiel avec les 



mit quatre catégories : la matière dont les choses sont faites, la cause efiSciente 
par qui elles sont faites, les choses faites elles-mêmes, qui sont telles^ et le lieu 
dans lequel elles subsistent. II admit ensuite, comme fin universelle, la vie par- 
faite en tout genre de vertu,' dans laquelle il comprenait les biens corporels et les 
biens extérieurs. Sauf le lieu, qu'Aristote n'admettait pas, et qu'il emprunte sans 
doute à Platon, ou voit que Potamon s'attache surtout à la doctrine péripatéti- 
cienne. 



232 MANUEL 

parties de divers systèmes, de tous les systèmes ensemble ils vou- 
lurent en composer un seul. 

On peut dire que deux méthodes différentes et contraires furent 
puisées dans renseignement de Platon. Les penseurs qui cher- 
chèrent dans ses dialogues une science parfaitement arrêtée, ra- 
tionnellement démontrée, de Dieu, du monde et de Thomme, mais 
qui furent en même temps difficiles sur les preuves et portés à la 
critique, tombèrent graduellement dans Tignorance qui s'avoue. 
De là la nouvelle Académie , qui aimait Platon , mais qui accep- 
tait sur parole son doute et le doute de Socrate. Ceux qui, livr^'s 
à la môme recherche, se contentèrent du vraisemblable, auquel 
Platon avait réduit les plus belles parties de ses ouvrages, et 
qui, acceptant de lui les mythes , y accordèrent une foi reli- 
gieuse, puis, à Taide de F interprétation, complétèrent à leur gré 
le système de théologie dont ils avaient besoin , tombèrent 
dans le mysticisme. Les néoplatoniciens d'Alexandrie, issus 
de l'école d'Ammonius Saccas, représentent ce vaste côté du 
platonisme. On comprend la lutte qu'au nom du paganisme trans- 
formé ils durent engager contre les docteurs chrétiens. Cette phi- 
losophie, dont le véritable critérium est double comme celui de 
toute religion, l'autorité au dehors, au dedans la foi, ne doit pas 
nous occuper ici. Elle appartient tout entière au cycle thcologi- 
quc et religieux ouvert dans l'école d'Alexandrie ; il faut la nom- 
mer hardiment une philosophie de moyen âge. 

Les théologiens grecs d'Alexandrie s'attachèrent à la théorie 
des idées. Ils formulèrent, pour résumer cetta théorie, la célèbre 
Irinité platonicienne, à laquelle ils ajoutèrent une genèse: le bien 
suprême de Platon, Tunité de Parménide, identifiés l'un à l'autre, 
furent considérés comme le principe éternel et immuable de 
toutes choses, l'essence. De ce principe, qui est le père, on fit éma- 
ner l'intelligence, le verbe, en qui les idées sont toutes repré- 
sentées, la lumière. Du fils enfin on tira de même la première âme^ 
cause et principe de toute mobilité, moteur du monde (4). Ainsi 
le platonisme fut réduit en un système d'émanation, et une in- 

(1) Telle est la trinité de Plotin , qui diffère peu de celle de Philon le juif, et 
qu'on peut en général regarder comme le type de ce genre de spéculations et le 
dernier mot de la pljilo.sopliic grecque sur l'ontologie. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 233 

terprétation à peu près arbitraire tourna dans le sens voulu les pen> 
sées du philosophe. En môofie temps s'accrédita de plus en plus ce 
préjugé, Tun des traits caractéristiques du syncrétisme, que la doc- 
trine d*Aristote est la même au fond que la doctrine de Platon. 
Ammonius, le premier maître des platoniciens syncrétiques, soutint 
cette ridicule opinion^ et des hommes sans critique, toujours prêts 
à recevoir pour authentiques les ouvrages les plus manifestement 
supposés, osèrent contester Tauthenticité des livres d'Âristote qui 
ne se prêtaient pas à leur hypothèse (4). Bientôt on ne se con- 
tenta plus d'unir Aristote et Platon , mais pour mieux servir les 
éclectiques de ce temps, qui voulaient puiser à la fois dans les 
sectes les plus opposées, et former une seule philosophie des por- 
tions de juste et sainte science éparses dans toutes (2), on opéra 
une souveraine conciliation entre tous les philosophes. Les plus 
sages de ceux-ci , liés par cette parenté mystique, furent enchaî- 
nés dans la fameuse chaine-d'or à Taide de laquelle, unissant le 
principe de Tautorité à celui de la foi inspirée , les syncrétiques 
établirent une tradition suivie de tous les sages jusqu'à eux, don- 
nèrent à leur doctrine des révélateurs et des prophètes, et de la 
philosophie firent une religion. 

Parmi les hommes de la chaîne-d'or Pythagore et Orphée 
occupent les premières places. Aux vrais pythagoriciens, dont le 
disciple d'Aristote, Aristoxène, avait vu les derniers, véritables 
disciples d'Ëuryte et de Philolaiis (3), s'étaient substitués ces py- 
thagoristes bien différents, demi-orphiques et demi-cyniques, 
qui étalaient faslueusement le silence, les mortifications et l'absti- 
nence de la chair (i). Les Grecs commençaient dès lors à s'orien- 
taliser; dans Rome, au temps de Cicéron, il s'était formé de même 
une école pythagoriste , qui faisait tous ses efforts pour propa- 
ger les superstitions de l'Orient et jusqu'aux sacrifices humains. 



(1) Hiércclès, dans la Bibliothèque de Photios, cod.*261. 

(2) C'est la profession de foi philosophique de Clément d'Alexandrie, Slro- 
TMita, I, p. 288. II n'y a pas Jusqu'à Epicure qni ne soit mentionné dans ce cu- 
rieux passage où la philosophie éclectique est nommée par son nom : u tq'j-.o 
«ûliicav TÔ IxXcrtixôv fi^ovo^lav ft){il. » 

(3) Diogène, Vie de Pythagore^ viii, 46 : « Tt^tutaîoi l^ivov-to... oyç xol "ApiaTÔ- 
Ecvoç cT^t. n 

(4) Diogène, ibid., viii, 38; et Athénée, Deipnosopkisia, iv, 17, 18. 



234 MAKUEL 

Un Nigidius Figulos enseignait Tastrologie, tirait des horoscopes 
et faisait profession de retrouver les trésors perdus (4). Un Va- 
tioius, qui osait aussi se dire pythagoricien, savait évoquer les 
âmes des enfers, et il cherchait l'avenir dans les entrailles des 
enfants sacrifiés aux dieux Mânes (2). Mais le véritable repré- 
sentant du néopythagorisme dans le monde romain fut cet Apol- 
lonius de Tyane, homme aux mœurs saintes et pures, qui vi- 
vait dans le premier siècle, et dont les miracles balanc^srent, dans 
Topinion des Gentils, tous ceux qu'on rapport£|it de la Judée. 
Vers le même temps, ou un peu auparavant, une secte romaine, 
fondée par Sextius, avait jeté un grand éclat, et nous pouvons 
la nommer néopythagoricienne, puisque l'abstinence de la chair 
était un de ses principes (3). C'est à Alexandrie, devenue le cen- 
tre des idées et le lieu de la fusion de l'Orient et de TOccident, 
que toutes ces doctrines allèrent se fondre dans la grande école 
théologique et morale du paganisme, dans le syncrétisme plato- 
nicien. M^is il ne suffisait pas d'avoir transformé Pythagore 
en brahmane ; le véritable Orphée, qui n'avait jamais été bien 
connu, dont les poésies répandues au temps d'Âristote étaient déjà 
supposées, subit aussi une nouvelle transformation, et les vers 
qu'on lui attribua firent de lui un pythagoricien , un platonicien 
et un sectateur des Hébreux. On sait que le même sort fut le par- 
tage d'Homère, d'Euripide et de Sophocle. 

Le Juif Âristobule, auteur d'un grand nombre de ces falsifica- 
tions, essaya, sans doute par amour-propre national, un nouveau 
genre de syncrétisme, dont les éléments étaient préparés de lon- 
gue date dans l'esprit des Juifs alexandrins, et qui obtint le plus 
grand succès. Les Grecs se vantaient de leur sagesse et tentaient 
d'élever la vraie religion de leurs sages au-dessus de cette religion 
populaire , qui n'en était, suivant eux , que la dégradation : les 
Juifs survinrent et se firent fort de prouver qu'Orphée, Pytha- 



(1) Cicéron, fragment de Universo^ init. ; Varron, dans ipulée, de Magra; Au- 
gustin, Cité de Dievy v, 3. Ce surnom de Figulus était tiré de la roue du potier 
à laquelle rastrologue comparait le mouvement rapide du ciel. 

(2) Cicéron, Oralio in Vatiniumi 6. 

(3) Voyez, au sujet de Sextius et des scxtlens, Sénèque, Quaationes r^atura-^ 
les, VII, 32; Epistola^ 64, 98, lOS; de Tra^ m, 36. "Voyez aussi ci-dessous, § III, 
n~ 8 et 9. 



DE PHILOSOPHIE ANCIEMlfE. «35 

gore çt Platon n'étaient que d'humbles disciples et de maladroits 
copistes de Moïse et des prophètes hébreux. Le pythagoricien 
Numénius regarda Platon comme un Moïse attique(4). Le pytha- 
goricien Philon démontra que la philosophie écrite des Juifs 
avait précédé celle des Grecs (2). Enfin, il fut reçu des Juifs nou- 
veaux, des Juifs hellénisants, et il fut établi sur un imposant té- 
moignage, que tout ce que les anciens avaient écrit de la nature 
se trouvait dans les écrits de ceux qui , quoique étrangers à la 
Grèce , avaient cultivé la philosophie , par exemple , dans Tlnde 
des brahmanes, et dans la Syrie du peuple appelé jut/ (3). 

Pendant que les Juifs essayaient ainsi d'attirer à eux toute la 
sagesse antique, ils prouvaient en fondant la kabbale qu'ils n'é- 
taient eux-mêmes que des disciples des mages et de Platon ; et les 
parties les plus modernes de la Bible montrent, ainsi que les ou- 
vrages de Philon, combien les Hébreux défiguraient les idées de 
Moue en croyant lui rendre son bieq passé à l'étranger. Ainsi 
deux grands partis se formaient dan^ l'école syncréUque : celui 
des Juifs, qui voulaient tout rapporter à Moïse ; celui des gentils, 
qui acceptaient Moïse pour un des leurs, en conservant la pri~ 
mauté aux sages et à la religion de la Grèce. Un troisième parti 
vint bientôt lutter contre les deux autres, c'était celui des mages 
et des goostiques, qui reconnaissaient Zoroastre pour révélateur. 
Enfin, aux livres forgés de Zoroastre s'ajoutèrent, pour la confu- 
sion des croyances, ceux d'Hermès Trismégiste, et d'autres encore, 
que tous les critiques autorisés s'accordent à regarder comme 
apocryphes (I). Au milieu de ce mélange de toutes les idées, les 
chrétiens, derniers venus, empruntèrent de toutes parts. Leur 
éclectisme, soutenu d'une foi vive et d'une organisation puissante. 



(1) Naménius, dans Clément d'Alexandrie, Slromo/ay i, 342. 

(2) Clément d'Alexandrie, Strof/Mla^ i, p. 306. 

(3) Mégasthène, llv. m de VHisL de Vlnde^ dans Clément d'Alexandrie, loc. 
cit.— Un historien peu philosophe, hors d'état de comparer et de différencier 
des doctrines, a bien pu se 4aisser persuader par lus brahmanes ou par les juifs, 
comme Hérodote s'était laissé pjersuafler par les Égyptiens, que la Grèce avait 
tout servilement copié des étrangers. 

(4) Nous voulons parler des Oracle» de Zoroastre, du Pimandre, de VAscU- 
pius et du livre des Mystère» des Egyptiens, dont quelques auteurs, peu au 
courant de la critique moderne, ou qui la méprisent, font encore malheureuse- 
ment usage comme de livres authentiques. 



236 MANUEL 

fut le vainqueur de tous les autres, et leur Dieu fait homme^ dont 
un empereur, durant les temps de la lutte, avait placé le portrait 
dans son oratoire avec ceux d'Abraham, d'Orphée, d'Apollonius 
et autres dieux de cette sorte (4), fut reconnu pour le seul sage et 
le seul Dieu. 

Que devient cependant la méthode ? que devient la science ? 
L'amour du merveilleux , la croyance aux miracles , la tendance 
à symboliser la pensée sont les caractères dominants de Tore 
syncrétique et du moyen âge, qui en est la continuation. Mais 
quelles sont les causes du débordement du syncrétisme et de l'es- 
prit symbolique? Elles doivent toutes rentrer dans une cause gé- 
nérale : c'est la fusion, depuis le siècle d'Alexandre jusqu'à celui 
de Constantin, du sang, des mœurs et des croyances de six gran- 
des nations, entre lesquelles deux seulement apportaient une 
intelligence à demi dégagée des symboles. Quand le mélange fut 
consommé, l'esprit des mythes domina ; la philosophie s'abaissant 
peu à peu, les opinions les plus opposées se confondirent. Partant 
de cette idée que la sagesse était une, et devait être cherchée à 
l'origine des nations, les savants se composèrent une érudition et 
une histoire syncrétiques , auxquelles certains écrivains demeu- 
rent attachés encore aujourd'hui malgré les efforts de la critique 
moderne. Durant l'élaboration de ce vaste système, qui constitue 
la science incertaine et factice du moyen âge, avant qu'aucune 
doctrine eût triomphé et fût parvenue à imposer à toutes les autres 
son nom et son principe , il n'y eut plus dans la société que des 
sceptiques et des croyants. 

L'étude des croyances, des déductions qui en furent faites et de 
leur systématisation philosophique devant être pour nous l'objet 
d'une exposition distincte de celle-ci, l'étude du scepticisme nous 
reste à faire. Elle nous apprendra quel fut le dernier mot des 
anciens sur la méthode, sur la nature, les moyens et la fin de 
la connaissance rationnelle pour l'homme. 

(l) Cék portraits se trouvaient dans le cabinet des Lares d'Alexandre Sévèro, 
au rapport de Lampride (Vie d'Alex, Sév., c. 29), et des historiens contempo- 
rains de cet empereur. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 237 

§". 

PHYSIQUE ET THÉOLOGIE. 
MÊMES ÉCOLES. 

I. Les sciences physiques ne pouvaient rentrer dans ia philoso- 
phie, après ia révolution socratique, que par la restauration des 
idées des écoles antérieures que Socrate avait méprisées : tous les 
principes généraux des spéculations naturelles s'étaient fixés et 
déjà développés dans ces écoles. Platon s'attacha, comme on sait, 
à la doctrine de l'harmonie et des nombres, et, à sa suite, l'ancienne 
Académie s'avança plus avant dans cette voie. Le lent, lourd, sé- 
vère, incorruptible Xénocrate, disciple dévoué de Platon, que son 
maître disait avoir besoin d'éperon, tandis qu'Aristote avait besoin 
de frein , s'attacha aux idées des pythagoriciens avec une sorie 
de fanatisme. Appliquant le mot de Platon inscrit sur la porte de 
l'Académie, Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre^ il refusa l'enfroo 
à tous ceux que l'étude de la musique , de la géométrie ou de 
l'astronomie n'avait pas en quelque sorte dégrossis (4). En effet, 
sa physique, sa théologie, sa mythologie n'étaient que des dépen- 
dances de la science des nombres. 

Nous avons vu, en exposant la théorie des lignes indivisibles, 
comment Xénocrate composait d'éléments mathématiques la ma- 
tière intelligible des êtres. On peut penser que cette matière éten- 
due, divisée, que Platon avait imaginée avant lui, correspondait 
dans l'ordre de la connaissance à ce qui est à la fois sensible et 
intelligible, et forme le ciel même. Le pur intelligible est au delà 
du ciel, c'est l'idée; le pur sensible est autour de nous dans les 
corps. Xénocrate symbolisait la science, la sensation et Vopinion, 
qui se rapportent à ces trois genres d'objets de la connaissance , 
V intelligible y le sensible et le composé des deux , en les représen- 
tant par les trois Parques, l'immuable Atropos, Clotho et Laché- 
sis (2). Cette dernière, qui tient la quenouille, doit présider en 

(1) Diogène, Vie de Xénocraie, iv, 6 et 10. Il dirigea rAcadémie pendant vingV 
cinq ans après Speusippe. Les Atliéniens le vendirent, parce qu'il ne pouvait 
payer Vimpôt des étrangers. Démétrins de Phalère Tacheta et le mit en liberté. 
— Il écrivit de nombreux ouvrages, dont quelques-uns sont fort à regretter pour 
nous. 

(2) Sextus, Adrersvs logions, T, 149. Platon avait adopté un antre symbole ; 



238 MANUEL 

effet au mouvement du ciel, tandis que Clotho, qui file, conduit 
les sens. L'ordre mathématique du monde, la composition et les 
mouvements de l'étendue et des parties dans lesquelles elle est 
divisée, semblent appeler le philosophe qui les a conçus et qui les 
étudie à la fondation d'un système de physique mécanique. Mais 
Xénocrate, à l'exemple de son maître et des pythagoriciens, 
combine ce système avec un autre tout différent , en attribuant 
la vie et l'animalité à l'univers , et la divinité aux principales 
des parties qui le composent. 

Xénocrate appelait dieux l'un d'abord, puis la dyade. L'un, de 
nature mâle , lui tenait lieu de père et de roi du ciel : il lui don- 
nait aussi les noms de Zeus, d'impair, d'intelligence. La dyade, 
divinité subordonnée, de nature femelle, était, suivant lui, la 
mère qui préside à la distribution de la justice divine au-des- 
sous du ciel, l'âme de l'univers. Il attribuait ensuite la divinité au 
ciel , aux astres enflammés , aux dieux de l'Olympe et aux dé- 
mons sublunaires invisibles. Il fixait le séjour des démons dans 
les éléments matériels; celui d'Héra dans l'air, dePosidon dans 
l'humide, et de Déméter dans la terre féconde (1). Selon d'autres 
témoignages, le philosophe aurait pris pour dieux les sept planè- 
tes et la sphère des fixes envisagée dans son ensemble (2) , ou 
les sept planètes et le monde formé de la totalité des sphè- 
res (3). On peut concilier toutes ces opinions en regardant l'âme 
du monde et le monde divin comme ayant leur siège ou leur 
centre, en quelque sorte, dans la sphère des étoiles fixes, et 
comme identiques à la dyade , qui elle-même est intermédiaire 
entre le grand Zeus, roi, et les petits dieux planétaires. Jusqu'ici, la 
doctrine de Xénocrata est conforme à l'esprit de Platon. Le bien 
en soi , la cause du monde et les idées dont il reconnaissait 
l'existence, puisqu'il les mettait en œuvre pour la composition 
de l'âme (I), passent en effet, sauf transformation, du système 



mais la fable, même en ce qui touche à Lachésiset à Clotho,iie paraît pas ayoir 
été parfaitement déterminée chez les anciens. 

(1) Stobée, Eclogte physica, c. m, p. 5. 

(2) Cicéron, de Natura deorum^ i, 13. 

(3) Clément d'ilexandrie, Protreptiqxie, p. 44. 

(4) Voyez ci-dessus, chap. précédent, n** 2. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 239 

du maître dans celui du disciple. Mais celui-ci semble dévier, 
pour emprunter peut-être à la théologie chaldéenne , que l'expé- 
dition d'Alexandre avait dû faire connaître, ses plus fâcheux 
éléments, quand il admet l'existence des mauvais démons. Il y a 
dans Tair , dit-il , de grandes et puissantes natures portées au mal 
et qu'il faut apaiser : ce sont elles qui exigent de nous, certains 
jours fériés ou néfastes, les coups, le jeûne, les paroles blasphé- 
matoires ou obscènes ; car ce n'est ni aux dieux ni aux démons 
que nous les pouvons rapporter [V,. Quant au principe et à l'ori- 
gine du mal, on doit croire que Xénocrate les subordonnait au 
bien dans Tordre du monde.; mais le mal lui semblait sans doute 
nécessaire dans l'état des choses d'ici-bas. Est-ce à la direction 
souveraine de ce mal qu'il commettait un second Zeus, Zeus 
Néatos, qu'on a identifié à Pluton {%) , fixé à la résidence sublu- 
naire, et bien différent du Zeus suprême, Hypatos, qui réside 
dans les choses en soi (3) ? on ne peut que le supposer. Ajoutons, 
pour donner le dernier trait à la théologie de Xénocrate, 
qu'il identifiait les âmes aux démons et qu'il en reconnaissait 
de bonnes et de mauvaises. Celui-là est heureux , disait-il , qui 
a l'âme bonne ; car l'âme est le démon de chacun de nous (4) ; 
aussi , donnons-nous aux méchants dans notre langue un nom 
qui exprime qu'ils sont dirigés par un mauvais démon (5). 

Polémon , successeur de Xénocrate , paraît avoir maintenu les 
doctrines de l'Académie dans l'état où son maître les avait lais- 
sées. Il attribuait la divinité au monde (6) ; mais était-ce à Tex- 
clusion des autres dieux ? on doit en douter. Il aimait , respectait, 
imitait Xénocrate, ainsi que Sophocle, le sage poète si aimé des 
Athéniens , comme le mode dorien entre tous les autres modes 
musicaux (7). Speusippe, au contraire, qui avait précédé Xéno- 
crate, semble avoir eu, malgré ses tendances pythagoriciennes, un 

fl) Plntarque, d'/m et d'Osiris, 25 et 26. 

(2) Lobeck, Agltiophamuêt p. 1098. 

(3) Plutarqne, Quesiions platoniques, ijc, 1. Cf. Clément, Slromatay \, p. 601, 
qai mêle mal à propos ces deux Zeus avec les deux première! personnes de la 
Trinité. 

(4) Aristote, Topiques^ II, 6. 

(5) Xénocrate, dans Stobée, Semumes^ 104, n» 24. 

(6) Stobée, Eclogœ physicœ^ c. 3, p. 5. 

(7) Diogène, Vu de Polémon, iv, 19 et 20. 



240 MANUEL 

esprit assez péripatéticien. II essaya de construire une sorte d'en- 
cyclopédie, puisqu'il examina les rapports des sciences entre 
elles, qu'il les classa (\) , qu'il composa même une sorte d'his- 
toire naturelle systématique (2), et que, suivant lui, définir 
c'était tout connaître, par la raison qu'une définition exprime de 
chaque chose les rapports et les différences (3). Mais il s'éloigna 
beaucoup d'Aristote et de Platon en admettant le dogme de quel- 
ques pythagoriciens au sujet du développement du monde et de 
l'antériorité de l'imparfait au parfait; il rangeait comme ceux-ci 
l'unité dans la catégorie des biens , sans cependant confondre le 
bien et l'unité , et il dérivait de la génération le mal nécessaire- 
ment uni à la multitude , mais de plus en plus surmonté par le 
bien à la suite du développement de la nature (4). 

II. L'école d'Aristote , livrée à l'analyse et, de plus en plus, à 
l'observation exclusive des faits, abandonna les grands principes 
qu'il avait posés : antériorité de l'être parfait à la semence , 
progrès de la nature vers l'accomplissement d'une fin. Les caté- 
gories qui dominaient la doctrine furent oubliées , et l'esprit s'é- 
loigna de la spéculation, qu'il commandait. Déjà Théophraste, qui 
dirigea le Lycée après Aristote, réduisait les principes de la con- 
naissance à des formules qui, nous l'avons vu, étaient peu confor- 
mes à l'esprit de son maître. Occupé surtout de l'étude des faits, 
il hésitait sur les questions rationnelles ; il soulevait des doutes sur 
la nature de l'intelligence, et signalait l'obscurité des distinctions 
qu'Aristote avait établies; c*était, pour un péripatéticien, ouvrir 
la voie au matérialisme. Si, disait-il , l'intelligence active est 
contemporaine de l'être, pourquoi ne parait-elle pas toujours? 
et , si elle lui est postérieure , comment celte union a-t-elle pu 
s'effectuer? Au sujet de Tintelligence passive et de l'intelligence en 
puissance, Théophraste exposa des difficultés analogues, si bien 
qu'il eut besoin lui-même d'un interprète (5). Après avoir expliqué 



(1) Diogène, Vie de Speusippe, iv, 2. 

(2) Tel était, suivant Ritter, Hist. de la phil. anc ., ii, p. 393, l'objet des traités 
intitalés Z^o%a chez les anciens. 

(3) Tliémistius, Comm. des derniers atuUyt.y II, 14 

(4) Ravaisson, Speusippi de rerum prin,cipiis, p. 14, sqq. 

(5) Théophraste, dans Thémistius, Paraphrase du livre de Vâme, m, 30 et 39. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 241 

Tappétit, le désir, la nature irascible, par des mouvements 
corporels que d'autres mouvements ont produits, il rap- 
porta les jugements et les spéculations à la même cause , en ne 
laissant à la pure intelligence que Tacte pur et le principe de 
Gnalité (1}. Cette tendance à tout expliquer par le mouvement de 
la matière fut au suprême degré celle de Straton. 

Straton de Lampsaque, successeur de Théophraste (2), composa 
une doctrine assez semblable à celle des matérialistes de nos 
jours , si toutefois on peut dire de ceux-ci qu'ils aient une doc- 
trine. Il opposa aux platoniciens, et même à Théophraste, qui 
attribuait encore la vie et la divinité au ciel et aux astres, en 
même temps qu'à l'intelligence (3) , un système de physique mé- 
canique. Il enseigna que le monde n'est pas animé , que Tordre 
de la nature suit celui de la fortune; c'est-à-dire que le principe 
existe de lui-même, et qu'ensuite chacun des effets naturels 
s'accomplit spontanément (4). L'âme raisonnable est, suivant lui, 
sujette au mouvement aussi bien que l'âme irraisonnable , et 
ses mouvements sont ses actes mêmes : ce qui pense se 
meut, comme se meut ce qui voit ou ce qui entend ; et la 
connaissance est l'acte de la pensée comme la vision de la vue. 
L'âme est mue par des causes diverses en elle-même quand elle 
pense , ainsi qu'elle a été mue antérieurement par la sensation . 
et jamais elle ne saurait penser ce qu'elle n'a pas vu, soit 
qu'il s'agisse des lieux, des dessins, des statues ou dés hommes (5). 
Mais le mécanisme de Straton n'était pas celui qu'Épicure em- 
prunta à Démocrite. Straton considérait le système du vide et 
des atomes comme le songe d'un homme qui n'enseigne pas 
ce qui est, mais qui l'imagine. Quant à lui, parcourant toutes 
les parties du monde , il rendait compte de chacune, et de tous 
les états par lesquels elle peut passer, à l'aide de certains poids 



(1) Théophraste, dans Simplicias» PAy«., vi, 32, digress. 

(2) Diogène, Vie de Straton. 11 lui succéda vers 286, et trente- six ans après 
la mort d'Aiistote. 

(3) Cicéron de Natura deorum, i, 13. Cf. Clément, Protreptique, p. 44, où il 
est aussi question du souffle ou de l'esprit, «vcûpia. 

(4) Plutarque, Contre Colotèe, 14. On voit assez que la fortune, 'n»x^, est iden- 
tique ici à la nécessité. 

(6) Straton, dans Simplicius, Physique^ vi, 32. 

II. 21 



242 MANUEL 

et de certains mouvements naturels (4). Il va sans dire (fae Stra- 
ton délivrait la divinité du soin de faire un monde , le monde 
lui-même , sans figuré ni connaissance , possédant tout ce qu'il y 
a de force divine (2) ; et s'il parlait de Dieu dans son système , 
c'était d'un Dieu sans esprit (3) , le même que le monde appa- 
remment. 

La physique de Straton occupe une place intermédiaire entre 
la physique d'Âristote, où le monde et les éléments^ tous les 
êtres particuliers et leur ensemble , sont doués de propriétés vi~ 
taies, et celle d'Ëpicure, oii le principe de l'être est regardé 
comme inerte. Straton expliquait les phénomènes composés sans 
faire appel à la multitude des formes substantielles , mais il rap- 
portait les poids, les mouvements naturels, à des qualités primi— 
tives irréductibles, qu'un atomiste eût expliquées par la combi- 
naison des particules. Ces principes matériels étaient les qua- 
lités (4) , surtout le froid et le chaud (5) , auxquels il devait ré- 
duire l'humide et le sec, puisqu'il regardait l'eau comme le siège 
du froid essentiel (6). Mais il attribuait aussi aux corps une gra- 
vité naturelle et une tendance vers un centre (7). On peut juger 
par ces données, quoique très-insuffisantes, que Straton cher- 
chait à systématiser la physique péripatéticienne, en réduisant le 
nombre des principes et en expliquant , autant qu'il pouvait, les 
faits complexes par la combinaison des faits simples. La physique 
expérimentale des modernes reconnaît aussi des qualités dont 
elle tend à diminuer le nombre, et par lesquelles elle rend compte 
des phénomènes particuliers ; mais l'art de l'expérience , l'usage 
et la théorie de l'hypothèse , enfin , l'application des lois mathé- 
matiques ont transformé cette science, dont les péripatéliciens an- 



(1) Cicéron, Académiques, ii, 38. 

(2) Id., ibid., et de Natura deorum^ i, 13. Aussi définissait-il Vétre en général 
par la persistance des êtres. Proclus, Comment, du Timée^ H^, p. 242. Inter- 
prétez : rensemble des chûtes qui sont actuellement. 

|3) Sénèque, dans Augustin, Cité dé Dieu, vi, lO. 

(4) Sextus, HyjMtypttaeSf m, 32. 

(5) Siobéej Ecloga: physica, pag. 27, tuitraiit la correction deFabridns, dans 
Sextus, loc. cit. 

(6) Plutarque, du Froid primitif, 9. 

(7) Simplidius, Comment, dû Cieli i, 80. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 243 

ciens n'ont pu avoir que te pressentiment. Si tes anciens n'eus- 
sent été condamnés à créer des systèmes physiques de toutes 
pièces , sans que teurs travaux se continuassent régulièrement de 
généraljon en génération , et s'ils n'avaient eu bien plus en vue 
dans leurs recherches la théologie que la physique, nul doute que 
Straton n'eût ouvert une bonne voie à la spéculation. Apparte- 
nant à la seule école expérimentale qu'il y ait eu dans l'anti- 
quité^ il essaya d'en corriger le défaut dominant, qui était la ten- 
dance à tout expliquer par des idées et des entités logiques. De 
là les vices de sa doctrine en général , parce qu'il fut conduit au 
matérialisme ; mais de là aussi le bon esprit de sa physique. 
Straton combattit les définitions du lieu , du vide et du temps 
données par Aristote. 11 admit à la fois le vide et la divisibilité 
infinie des corps (4), pour satisfaire à Tobservation , et dé- 
finit le temps par la quantité des actions relative à chaque 
individu. Le temps, disait-il , suit les choses et ne les précède 
pas ; ainsi les révolutions célestes ne sont pas dans le temps , pas 
plus qu'une ville n'est dans le tumulte ; le temps est ce quan- 
tum composé par un ensemble d'actions et qui parait plus grand 
ou plus petit suivant que les actions sont plus ou moins nom- 
breuses (2). Cette lutte, tout aveugle qu'elle est, contre l'une des 
notions essentielles de l'esprit , nous révèle dans Straton une ten- 
dance aujourd'hui commune parmi les savants, et qu'il faut 
bien avouer être souvent utile dans les spéculations physiques. 
Aussi Straton, qui seul entre les philosophes négligea l'éthique 
et la théologie, fut nommé le physicien par excellence (3). 

III. Straton poursuivait la fondation d'une vraie physique ; la 
physique de Zenon, au contraire, fut surtout destinée à servir de 
support à la théologie, et celle d'Epicure, bien que remarquable 
en son principe , fut peu rationnelle , et ne donna lieu à aucune 



(1) Id., Physique^ iv, 86; et Sextus, Adverms ^hyncos^ II, 155. 

(2) Simplicius, Physique, iv, fin , Digression sur U temps. Cf. Sextus, ibid. , 
155, 177, passages expliqués et éclaircis par celui de Simplicius , sans lequel ils 
pourraient donner une idée très-inexacte delà théorie de Straton. 

(3) Cicéron^ de Natura deorum, t, 13. Dans ses Académiques, i, 10, il rend 
hommage à la pénétration de Straton, qu'il blâme d'avoir délaissé la morale. 
Cependant Diogènecite, parmi les ouvrages de ce philosophe, un livre sur le 
bonheur et un autre sur le mariage. 



244 MANUEL 

recherche sérieuse. Son vrai but , au fond , était d'autoriser Tin- 
différence et l'égoïsme. 

En même temps que les stoïciens faisaient accomplir un pro- 
grès à la théorie des idées, par Tidenlification de l'idée à Ja pen- 
sée de l'âme (\) , nous avons vu qu'ils renonçaient à la méthode 
socratique, en réduisant toutes les pensées à une forme univer- 
selle dont V imagination leur fournissait le type. Considérant tout 
ce qui est comme corporel , tout ce qui peut être nommé comme 
attribut de quelque sujet sensible , ils devaient , pour être con- 
séquents, remonter jusqu'à l'ancienne philosophie. Aussi repri- 
rent-ils la doctrine d'Heraclite et ils la systématisèrent en distin- 
guant, ce qu'Heraclite n'avait peut-être pas fait, le principe actif 
du principe passif dans le monde. Mais cette distinction n'apporta 
pas de changement aux résultats déûnilifs de ia spéculation. 11 
existe^ suivant les stoïciens, deux pnncipes, l'un efficient, qui 
est Dieu, la raison en soi; l'autre patient, qui est la matière dé- 
nuée de qualités. C'est dans la matière que Dieu construit toutes 
choses (2). Il existe quatre éléments qui ont leurs qualités pro- 
pres et qui diffèrent essentiellement des principes. Les principes 
sont des corps sans forme , ils sont incorruptibles; les éléments 
sont formés, corruptibles, ils nous représentent ce qui paraît le 
premier , ce qui disparaît le dernier lors de la composition ou de 
la résolution des choses (3). Tout ce qui existe est corporel , au 
jugement de Zenon ; la cinquième nature, appliquée par les phi- 
losophes à l'explication de l'intelligence et du sentiment, doit être 
rejetée ; le feu est cette nature unique par qui toutes choses sont 
engendrées : ni ce qui est produit, ni le principe efficient ne peu- 
vent être exempts de corps (4) : la vérité même est un corps , et 
si le vrai n'en est pas un , c'est qu'il est la proposition, l'énoncé, 
tandis que la vérité, qui est la science énonciatrice de toutes les 



(1) Ps.-Plularque, Opin. desphilosoplies, i, 10. 

(2) Zenon, Cléanthe, Chrysippe, Archédèmc « Posidonius, dans Diogènc, 
liv. VII, 134, où leurs ouvrages sont cités à l'appui. Cf. Opinions des philosophes, i, 
3 ; et Sénèque, Lettres, 65. 

(3) Mêmes auteurs, ibid., vu, 134 et 136. Nous rejetons la correction de C.i- 
saubon, qui veut que les principes soient incorporels, n" 134, note 482. L'auto> 
rite de Suidas est nulle en présence de tant d'autres témoignages. 

(4) Cicéron, Académiques^ T, 12. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 245 

propositions, est identique à un certain état de l'âme {\). Il n'y a 
que quatre choses incorporelles , à proprement parler : l'énoncé , 
le lieu, le temps et le vide (2). Le temps est Fintervaile du mou- 
vement du monde ; le vide est ce qui pouvant être occupé par le 
corps , -ne Test cependant pas (3). Le lieu ne doit donc pas diffé- 
rer du vide; considéré comme occupé, il est le réceptacle du 
corps (4). 

Dieu et le monde , l'esprit et la matière , distincts par la pen- 
sée, coexistent en un seul et même tout. Dieu réside au sein du 
monde et pénètre les corps de toutes parts ; il en est l'âme et la 
nature universelle (5). Ainsi le monde peut être envisagé de trois 
manières : d'abord comme Dieu , le créateur des formes particu- 
lières de l'essence universelle, être incorruptible, inengendré, ou- 
vrier qui a mis l'ordre en toutes choses, et qui, à l'expiration de 
certaines périodes de temps, reprend le tout en lui-même et le 
j consume pour de nouveau le produire à l'existence ; puis comme 
I l'ordre même du ciel et des astres ; enfin comme l'ensemble do 
I ces deux choses (6). On voit que si Dieu habite le monde et se 
' confond avec lui, il en est indépendant néanmoins, puisqu'il le 
I produit et qu'il le détruira , et dans ce sens on a pu dire que les 
stoïciens admettaient un être éternel séparé de la matière (7). 
Mais Dieu n'en est pas moins pour cela conçu comme nature , et 
la nature est ce feu constructeur qui procède méthodiquemeni à 
la génération ; esprit intelligent et igné, en qui réside l'art, qiii , 
par lui-même sans forme , revêt toutes les formes qu'il veut et so 
rend semblable à tout, qui contient en lui toutes les raisons sémi- 
nales en vertu desquelles chaque chose arrive fatalement à l'être, 
et qui, parcourant le monde et le pénétrant, change de nom se- 



(1) Sextus, Adversus îogicos, I, 38. 

(2) Id., Advenus physicos, II, 218. 

(3) Diogène, Vie de Zenon, vu, 140, 141, 

(4) Stobée, Ecîoga physica, p. 33, 39 et 40. 

(5) Proclus, Commentaire du Timée, p. 126, où Chrysippe est opposé à Platon 
et blâmé, comme on pense bien. 

(6) Diogène, Vie de ZéTion, vil, 137 et 138. Le monde est encore, ajoute le 
compilateur, Vesseiuie universelle en tant gu^elle possède des qualités déterminées^ 
ou, comme dit Posidonins, l'ensemble du ciel et de la ti-rro et de ce qu'ils 
contiennent, des dieux et des hommes, et de ce qui a été engendré pour eux, 

(7) Proclus, Commentaire du Timée, p. 81. 



246 MANUEL 

Ion les changements de la matière qu'il anime (1). Enfin , au dieu 
suprême, éternel et sans forme , au dieu nature que nous appel- 
lerions aujourd'hui la manifestation vivante et phénoménale du 
premier , il faut ajouter les dieux. Tels sont en effet le monde, et 
les astres, et la terre et l'intelligence dans l'éther (2). 

En général, dans la théologie stoïcienne , on reconnaît autant 
de noms à Dieu que l'Être unique a d'attributs. Tout ce qui ex- 
prime une force , une cause première des effets célestes ; la na- 
ture, raison présente au monde et à toutes ses parties; le des- 
tin, cause des causes; la Providence qui règle l'univers; l'es- 
prit de qui nous tenons la vie ; le monde , le tout , qui tout en- 
tier dans ses parties se soutient par lui-même , tout cela , c'est 
Dieu (3). Il est cette unité totale en laquelle nous sommes con- 
tenus; nous lui sommes associés, nous sommes ses membres (4), 
et de môme qu'au-dessus, au delà de cette force unique et mul- 
tiple, réalisée dans la création, le dieu créateur et destructeur 
subsiste, de même au-dessous d'elle et comme ses premiers, ses 
plus excellents produits, doués de suprématie sur tous les autres, 
subsistent au moins temporairement les dieux doués de person- 
nalité : le premier de tous est la personne du nionde. 

Le monde est un être vivant, animé, raisonnable (5). Ce qui 
raisonne , en effet , est meilleur que ce qui ne raisonne pas ; mais 
le monde est ce qu'il y a de meilleur, donc il raisonne. Il est de 
même doué de toutes les perfections qu'on peut imaginer. Com- 
ment pourrait-on concevoir qu'une partie d'un tout dénué de 
sentiment sentit? Et cependant il est des parties du monde qui 
sentent. L'inanimé, l'irraisonnable , comment sauraient-ils pro- 
duire l'âme et la raison ? Le monde les produit ; il est donc rai- 
sonnable et animé. Si enfin nous voyions croître sur un olivier 



(1) Diogène, Vie de Zénon^ vu, 156 ; et Ps-PIutarque, Opin. des philos. j ï, 6 
et 7. Ce dernier dit Dieu là même où Diogène dit nature. On voit que celte dif- 
férence n'importe en rien. Il s'agit, quelque nom qu'on lui donne, du principal 
aspect de Dieu, du dieu vivant. 

(2) Ps-Plutarque, Opin. des philos. ^ i, 7. 

(3) Sénèque, de Benejlciis, iv, 7, et Quastiones naturales, u, 45; Cf. Diogène, 
VII, 135. 

(4) Sénèque, Lettres, 92. 

{f^ Diogène, Vie de Zenon, vu, 139. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. S47 

des flûtes mélodieusement résonnantes , et sur un platane des 
cordes numériquement vibrantes, ne dirions-nous pas que le 
platane et l'olivier savent la musique? Le monde a donc une âme, 
et il est sage , puisqu'il produit des animaux et des sages (1). Le 
feu est le principe de la vie du monde, il en constitue l'âme. Le prin- 
cipe vital de l'animalité, C/Olui des plantes, résident dans la chaleur. 
La chaleur est la cause de la digestion , de la croissance , du 
battement des veines et du cœur, en un mot , de ce mouvement 
régulier par lequel la vie se produit, avec lequel elle s'arrête. Les 
pierres mêmes contiennent un feu que le choc en fait jaillir, les 
entrailles de la terre , l'eau des puits, l'eau des mers recèlent 
la chaleur. La liquidité en est un effet, car Teau se durcit 
quand le froid y domine. L'air, émané de l'eau, bien que le plus 
froid des éléments, n'est pas absolument froid. Enfin , la qua- 
trième partie de Tunivers est le feu lui-même. C'est de là qu'il 
se répand sur toutes les régions du monde , et cet élément, qui 
pénètre et vivifie tout, a la souveraine raison en partage {%). 
Mais il faut dans l'esprit du monde, comme dans celui de 
l'homme , une partie principale et souveraine où la vie et la con- 
naissance soient centralisées. Cette partie est le ciel, périphérie 
extrême du monde, suivant Chrysippe et Posidonius. Le même 
Chrysippe la fixe ailleurs , dans i'éther le plus pur et le plus 
subtil. C'est de l'éther aussi que parle Antipater. Enfin Cléanthe 
nomme le soleil (3). Le soleil n'est pas composé de-cette chaleur 
destructive dont nous nous servons pour préparer nos aliments, 
mais de la douce chaleur qui vivifie les corps animés, ainsi que 
le prouve sa bienfaisante influence sur la nature ; il est donc 
animé, et, comme lui, le sont les autres astres qui naissent 
dans le feu céleste, appelé ciel ou éther (4). C'est le soleil qui 
est le maître de l'univers et qui règne sur lui d'après Cléanthe, 



(1) Zenon, dans Cicéron, de Natura deorum, il, 8. 

(2) Cicéron, de Natura deorum, ii, 9, 10 et 11. 

(3) Diogène, Vie de Zenon, vu, 138 et 139. Le ciel et l'éther doivent être pris 
dans le même sens. L'opinion de Cléanthe est donc la sçule qui se distingue de 
l'opinion générale de la secte. 

(4) Cléanthe, dans Cicéron, de Natura deorum, ii, 15. Non-s^ulemenl le ciel 
et Véther, mais aussi Vesprit dans le système stoïcien, représentent une même 
essence. Stobée, Ecloga physica, p. 37. 



248 MANUEL 

c'est réther suivant Zenon et le plus grand nombre de ses disci- 
ples (4). 

IV. Au comnaencement, enseignaient les stoïciens, celui qui est 
en soi, transforma en eau Tessence universelle au moyen de 
Tair (2). Cette intervention de l'air dans le feu avant qu'il existe 
aucun élément déterminé représente l'opposition , la lutte inter- 
venant dans l'unité primitive, afm que la génération soit expli- 
quée. L'air est, en effet, le froid essentiel (3), et c'est par lui que 
le feu se modifle. Cette remarque est nécessaire à l'intelligence 
de la genèse des stoïciens. Voici donc , disent-ils , quelle fut la 
transformation du feu. Par l'air, il se changea en eau ; de l'eau se 
déposa la terre , tandis que sa partie la plus subtile se tourna 
en air. L'air enfin se subtilisant encore, l'éther se produisit tout 
autour, ainsi que le soleil et les étoiles qui tirèrent leur nourri- 
ture de la mer (4). La substance embrasée s'affaissa d'abord à 
son milieu , puis de proche en proche alla s'éteignant. Le feu , 
qui persistait à l'extrémité par l'effet de la résistance du milieu , 
se changea alors en son contraire (en élément froid , en air] ; il 
s'éleva aux parties supérieures, et le tout commença de s'or- 
donner (5). Du mélange des quatre éléments naquirent les plan- 
tes , les animaux et toutes les espèces de l'être (6). De même que 
la semence est contenue dans le fœtus, cet être , qui est la raison 
séminale du monde , la déposa dans l'élément humide , et , par 
elle, il rendit. la matière heureusement apte à la génération gra- 
duée des choses (7). 

Aux quatre éléments qui composent le monde se rapportent 
quatre qualités : au feu la chaleur, à l'air le froid , à l'eau l'hu- 
midité , à la terre la sécheresse. Leur indistincte union forme 
l'essence dénuée de qualités, la matière. Séparés, ils se placent 
depuis le ciel jusqu'à nous dans l'ordre suivant lequel nous les 



(1) Cicéron, Académiques, ii, 41. 

(2) Diogène, Vie de Zenon, vu, 136. 

(3) Plutarque, Contradictions des stoïciens, 43. 

(4) Id., ibid., 41, d'après Chrysippe. 

(5) Stobée, Eclogœ physica, xx, p. 36, d'après Cléaiïthe. 

(6) Diogène, Vie de Zenon, vn, 142. 

(7) Id., ibid., vIi,13G. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 249 

avons nommés, et la terre occupe le milieu (1). Deux d'entre eux 
sont essentiellement légers , Tair et le feu ; les deux autres sont 
pesants , et, par légèreté ou pesanteur, il faut entendre la len- 
dance à s'éloigner ou à se rapprocher du milieu (2). La force qui 
tient les éléments associés, qui groupe les corps , se manifeste ù 
trois états différents : dans les pierres, dans le bois, c'est V ha- 
bitude, une sorte de cohérence des parties, principe de dureté, 
de densité et même de couleur, dont la cause doit être attribuée 
à Tair que contiennent les corps; dans les plantes, c'est la nature; 
et dans les animaux , c'est Vâme (3). L'enfant, dans le sein do sa 
mère, se nourrit suivant la nature et végète; mais après l'enfan- 
tement, l'âme se forme par une sorte de trempe due au refroi- 
dissement que cause l'air : ainsi naît Vesprit, et c'est de ce re- 
froidissement que l'âme, ^u^ny ^^^^ ^^ "o^** ^^^^ "^ laisse 
pas d'être légère et subtile (4) en vertu de son principe igné. Cet 
esprit, qui se meut de soi et vers soi , est un air analogue à l'é- 
ther, et qui tombe avec lui sous une raison commune, car la na- 
ture admet des combinaisons et des mélanges : il y a mélange 
lorsque les qualités se fondent intimement, comme dans le fer in- 
candescent et dans nos âmes ; il y a tempérament quand il ne 
s'agit que d'un mélange humide , et combinaison lorsque lesquc- 
lités se transforment entièrement dans le composé , ainsi qu'on le 
voit par les transmutations pharmaceutiques (5). Enfin, au-dessus 
des âmes communes des êtres animés qui surpassent déjà la nature 
et l'habitude, il faut encore placer Vâme raisonnabley dont l'habi - 
loté se déploie dans l'industrie et dans les arts ; et, au-dessus de 
cette âme enfin , il faut honorer l'âme universelle , loi suprême 
des êtres à laquelle se doivent unir et conformer les autres 
âmes (6). 

(1) Id., ibid., VII, 137. 

(2) Ps-Plutarque, Opin. des philos, y i, 12. 

(3) Sextas, Adversusphysicos, i, 81; et adv, log. 1, 103, note de Fabricius. — 
Plutarque, Contradictions, 43. — Il faut se rappeler que cet air. cause de la 
cohérence, est le sujet du froid. 

(4) Plutarque, Contradictions ^ 41. 

(5) Stobée, Eclogaphysica, xx, p. 37. Il est clair que l'âme est une sorte do 
mélange de feu et d'air qui doit être analogue à celui qui se forme à l'origine 
dans l'essence universelle, et dont les êtres déterminés tirent leur origine. 

(6) Marc-Aurèlc Antonin, Pmsées, vr, 14. 



250 MANUEL 

On peut doDC envisager de trois manières l'élément du monde : 
il est feu d'abord, car tout se fait de lui par le changement, et tout 
résouten lui; puis il revêt les formes des quatre éléments : feu seul, il 
compose le soleil; air et feu, la lune; air et feu, terre et eau, tous 
les êtres animés ; en dernier lieu , l'élément est ce qui fait procé- 
der de soi toutes choses jusqu'à leur fin , puis les rappelle et les 
résout en soi dans le même ordre, ou encore le mouvement 
spontané , la raison-principe , l'éternelle force qui meut chaque 
chose à son but, comme la terre vers sa nourriture , ensuite l'en 
fait revenir (1) Il existe, en effet , une matière première de tous 
les êtres , perpétuelle, invariable , dont les parties seules chan- 
gent, se mêlent et se séparent, naissent et périssent. Chaque chose 
est double en quelque sorte ; elle porte en elle l'essence et Vétre : 
la première s'étend partout; elle va de côté et d'autre sans aug- 
menter ni diminuer, et cependant elle ne demeure pas la même 
toujours ; le second demeure au fond le même , et cependant il 
augmente et diminue, et subit les contraires sans se distinguer 
en rien de l'autre , avec qui il est parfaitement confondu (9). Or, 
le monde est corruptible : il l'est dans ses parties , qui se chaa- 
gent, les unes dans les autres, et par conséquent périssent; il 
l'est dans son entier , parce qu'il est né de la raison des choses 
qui ne sont intelligibles que sensiblement , et qu'il est sujet à 
Tenvahissement de l'humidité ou de la sécheresse (3). Le soleil 
rend peu à peu la lune et les autres astres semblables à lui ; et 
ces dieux, et tous les autres, en grand nombre, tendent à dépé- 
rir par inflammation (4). Tous, d'ailleurs, sont engendrés, et 
Zeus seul est éternel (5). Zeus ne cesse ainsi de s'accroître , et 
l'âme du monde , loin de dépérir ou de se séparer comme l'âme 
humaine , attire , au contraire , à soi toutes choses jusqu'à ce 
qu'elle les ait absorbées et consumées (6), 

On peut comparer Zeus et le monde à l'homme, et la providence 



(1) Stobée, Ecloga physicœ, xiii, p. 28. 

(2) Id., ibid., xi\, pag. 29; et Plutarque, Notions communes contre les stoï- 
cienSf 44. 

(3) Diogènc, Vie de Zenon, vu, 141. 

(4) Plutarque, Notions communes^ etc., 31. 
(51 Id., Contradictions des stoïciens, 33. 
(6)Id., ibid., 39. 



DE PHILOSbPHIE ANCIENNE. 251 

divine à son âme : lorsque l'embrasement universel aura lieu, Zeus, 
qui est le seul dieu incorruptible, se retirera dans la providence, et 
tous deux demeureront dans l'unique substance de Téther (1). Alors 
les âmes des hommes, ces esprits innés qui persistent après la morl , 
dissolution des composés, mais qui cependant sont corruptibles, 
rentreront toutes dans l'âme universelle dont elles sont des par- 
ties. Jusque-là s'étend leur durée, mais là elle s'arrête. Peut- 
être même les âmes des sages sont-elles les seules qui puissent 
persister si long-temps (2). 

Tels sont les deux états de l'univers : quand le monde est tout 
en feu , il devient à lui-même son âme et sa partie souveraine; 
lorsqu'il se tourne en humide et que l'âme demeure au dedans , 
il est alors âme et corps, il est composé, et les choses ont lieu tout 
autrement (3^. Cette révolution survient périodiquement et ne 
manque jamais, de sorte qu'alternativement tout se fait de l'u- 
nité, et, les choses se dissolvant dans l'ordre même où elles se 
sont formées, l'unité se fait du tout (4). C'est l'ordre du destin qui 
est identique à Zeus. Le destin est suivant Zenon cette force qui 
meut la matière identiquement et selon les mêmes lois ; il dif- 
fère peu de la providence et de la nature. Chrysippe le nommait 
tantôt la force spirituelle, qui administre régulièrement l'univers, 
tantôt la raison du monde, ou du monde gouverné par la provi-* 
dence, tantôt cette raison par laquelle ce qui fut a été , ce qui 
est est, ce qui sera doit être; et souvent il remplaçait ce mot de 
raison par ceux de vérité, de cause, de nature et de nécessité, 
comme exprimant divers attributs d'une même essence (5). 

Le fatalisme, qui doit être un appendice nécessaire de tout pan^ 
théisme , apparaît d'une manière remarquable dans la définition 
de la cause et de l'effet donnée par Zenon. La cause, disait-il, 
est un corps, et l'effet est son attribut ; la cause est ce par quoi 
quelque chose arrive, et, la cause étant donnée, l'effet doit néces-' 
sairement suivre (6) De là ces définition? du destin qui se rap* 

(1) Id., Notions communes, etc., 36. 

(2) Diogène, Vie dh Zenon, vu, 156 et 157. La restriction esl de Chrysippe. 

(3) Chrysippe, dans Plutarque, Contradictions des sto'icienSy 41. 

(4) Stobée, Bclogœ physica, xx, p. 37. 

(5) Id., ibid., IX, 12. 

(6) Id., ibid., xvi^ 31. 



'252 MANUEL 

portent à l'ordre des événements dans le monde : le destin est 
la « cause connexe des êtres (1), l'ordre physique et combiné de 
D toutes les choses éternellement liées les unes aux autres par un 
» enchaînement inamovible (2).» Deux grands ordres de questions 
se rattachent à cette théorie du destin : celles qui touchent à la 
liberté , et que nous aborderons plus loin , et celles qui touchent 
à l'existence du mal. Les stoïciens traitent de celles-ci sans avoir 
égard aux autres , et ils les résolvent d'un mot. 

Puisque le monde est fait pour les dieux et pour les hommes , 
objectait-on aux stoïciens qui admettaient le principe de finalité 
dans l'univers, et puisque les choses sont régies par la providence, 
comment le mal peut-il exister ? Mais , répond Chrysippe, nulle 
chose ne peut exister sans son contraire et qu'à la condition de 
son contraire ; il n'y aurait pas de justice si la justice n'était 
quelquefois violée, et le courage ne se comprend que par l'oppo- 
sition de la lâcheté. Il est vrai que les maux n'entrent pas inten- 
tionnellement dans l'ordre de la nalure , mais ils doivent y pa- 
raître comme hés à de grands biens et provenant des mêmes 
causes: ainsi, le vice accompagne nécessairement la vertu, et la 
maladie vient avec la santé, parce que l'organisation du corps la 
comporte (3). Le monde des stoïciens est un corps accompli , 
parfait, mais dont les parties ne sont pas parfaites. Comment le 
seraient-elles , n'existant pas en soi et n'étant que relatives au 
tout (4) ? Le bien et le mal se rapportent à l'économie de l'en- 
semble (5). Sans doute Dieu est un animal parfait, raisonnable, 
immortel, intelligent dans son bonheur, inaccessible au mal, au- 
teur et père de toutes choses, et providence du monde (6); sa sa- 
gesse et sa perfection lui demeurent même encore après la com- 
bustion de l'univers (7) ; mais le bien a disparu avec le mal : le 

(1) Diogène, Vie de Zenon, vii, 149. 

(2) Chrysippe, dans A.-Gelle, Noctes alticœ^ vi, 2, 3. Nous omettons un léger 
correctif que le désir d'épargner la liberté fait introduire au philosophe. Pour 
cette question, V. ci- dessous, n® 9. 

|3) A.-Gelle, Noctes attica, vi, 1. 

(4) Plutarque, Contradictions des stoïciens j 44. 

(5) Id., ibid., 36. 

(6) Diogène, Vie de Zenon, vu, 147. 

(7) Plutarque, des Notions communes contre les stoïciens, 17. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 253 

mal n est donc pas inutile, il est nécessaire dans Tunivers, puisque 
sans lui le bien ne peut exister (4). 

V. Il faut considérer la doctrine théologique et physique des 
stoïciens comme un panthéisme vitaliste, où les trois grands j 

systèmes de l'empirisme se trouvent mêlés. L'unilé vivante et j 

la raison universelle d'Heraclite, ainsi que son opposition primi- | 

tive , cause de la naissance du monde , les quatre éléments d'Ëm- 
pédocle, consacrés, au reste, par Âristote, enfin la distinction 
d'Ânaxagore entre la cause efficiente , entendement qui meut et 
qui pense, et la matière qui en est le sujet, se rencontrent heu- 
reusement combinés dans la théologie de Zenon et de ses disci- 
ples. Le rationalisme ancien , conservé dans sa rigueur et dans 
sa pureté , se maintient en même temps dans l'école de Mégare ; 
mais il est près de se dissoudre; transformé par les pythagori- 
ciens, par Platon, par Aristote, on l'oublie, on le méconnatt, on 
le tourne au mysticisme ou au scepticisme; en6n, appliqué par 
Démocrite à la création de la physique mécanique, les épicuriens 
s'en emparent et le défigurent jusqu'à le traduire en un système 
sensualiste. Us créent ainsi un panthéisme mécanique fondé sur le 
mouvement des atomes; ils l'opposent au panthéisme stoïcien , 
et les deux doctrines se partagent les esprits (2). 

Le premier principe d'Épicure, voulant se fixer sur le sens des 
mots et s'entendre lui-même au sujet des choses non apparentes, 
qui doivent se conclure de celles qui paraissent, c'est que l'ôtro 
uc peut ni venir du non-être ni passer au non-être. S'il en était 
autrement, dit-il, tout pourrait sortir et naître de tout, sans se- 
mence, et tout aussi pourrait dépérir et disparaître. De ce prin- 
cipe il conclut que l'univers est fixe, invariable: comprenant tout 
ce qui est, par définition, ni de lui-même au dehors, ni du dehors 
en lui-même, aucun changement ne peut avoir lieu par lui ou 
pour lui , car ce dehors n'existe pas. L'univers est corps en partie, 
en partie vide : les sens nous rendent témoignage de l'existence 

(1) Id., ibid., 13. 

(2) Épicure, né en 312, sept ans après la mort de Platon, à Samos, vint à 
AUiènes à Tâge de dix ans, puis retourna cliez son père à Colophon, enfin en- 
seigna à Athènes, où il ne commença d'être connu que très-peu d'années uv; nt 
l'enseignement de Zenon, c'est-à-dire à la fin du quatrième siècle. 

II. 22 



254 MANU£L 

des corps , et, quant au vide, si cette sorte d'être incorporel, qu'on 
peut appeler aussi le lieu et Vimpalpabley n'existait pas, les corps 
n'auraient ni place à occuper ni moyen de se mouvoir. Hors de ces 
deux choses on ne peut rien imaginer, rien concevœr, soit par ana- 
logie , soit en qualité d^accident ; mais les corps peuvent être envi- 
sagés de deux manières, convme composés et comme composants : 
ceux-ci dont tous les autres sont formés, sont indivisibles, immua- 
bles, car ils ne peuvent cesser d'être; ce sont des natures pleines 
en qui rien n'est donné pour la dissolution ; ce sont des atomes (1). 
L'univers est intini, sans terme^ et par rapport «u nombre des 
corps et par rapport à la grandeur du vide. Si, le vide étant in- 
fini, les corps étaient finis en nombre^ ils se disperseraient et s'é- 
loigneraient sans fin les uns des autres. Les atomes ont trois 
qualités : figure, grandeur, poids, et nulle autre. Le nombre des 
figures diverses des atomes n'est pas infini, car ce qui est fini ne 
peut recevoir une infinité de modifications ; mais il est incom- 
préhensible , sans cela nous ne verrions pas tant de composés 
différents. Chaque genre de figure appartient donc à un nombre 
infini d'atomes. La grandeur de l'atome est toujours déterminée : 
ni la divisibilité à l'infini ni la petitesse de plus en plus grande 
ne peuvent être admises dans les corps; car il est impossible de 
comprendre qu'un nombre infini compose un assemblage fini, ou 
qu'un nombre déterminé de particules soit au contraire infini. Il 
n'existe donc ni corps limité qui contienne un nombre infini d'a- 
tomes, ni atome d'une infinie petitesse. Aucun d'eux cependant 
n'est assez grand pour pouvoir être aperçu. Le potds, enfin, est 
une impulsion interne de l'atome, une tendance à se mouvoir; et 
à cette cause de mouvement il faut ajouter celle qui provient du 
choc et de la réflexion. Tous les atomes, légers ou pesants, se 
meuvent avec la même rapidité dans le vide, qui ne leur oppose 
aucune résistance ; et ils sont susceptibles de deux mouvements 
opposés, de haut en bas ou de bas en haut, bien que ces expres- 
sions soient empruntées ici à notre propre situation par rapport à 
eux (2). 

(l) Epicure, Lettre à Héroilole, dans Diogène, x, 35-41. 
.2) Id., ibid., dans le même, x, 41-45, 56. 60, 61. Le texte est très-corrorapu . 
^îous suivons la grande et belle édition de Diogène de préférence à l'édition spé- 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 255 

Mats si les atomes n'étaient doués que d'un seul mouvement 
naturel, celui de ia pesanteur, tombant tous dans le vide avec la 
même rapidité^ ils ne pourraient ni se choquer ni s'accrocher, 
et demeureraient dans une parfaite indépendance les^uns des au- 
tres; d'ailleurs tout serait fatal, le destin réglerait la marche des 
choses, et rien ne serait au pouvoir de l'homme. Les atomes dé-- 
dinent donc un peu de ia direction perpendiculaire, et cet eflPet 
sans cause est lui-même la cause de tous les autres effets et le 
principe de la création du monde. En temps et lieux imprévus, 
cette légère déclinaison, imperceptible à nos sens, engendre 
des combinaisons qui rompent la chaîne infinie des causes dans 
le monde; en nous elle fonde le franc arbitre de la volonté, cette 
puissance innée de résister à la force extérieure et d'infléchir nos 
mouvements (\). Le destin, dont quelques philosophes onl fait le 
maître absolu de toutes choses , n'existe pas. Nous tenons tout en 
partie du hasard, en partie de nous-mêmes. Le hasard, au moins, 
est instoble, au lieu que le destin ne serait soumis à personne. 
Mais qu'on ne prenne pas le hasard pour une divinité ; il ne four- 
nit à riiomme que des occasions, et ne peut engendrer pour lui 
ni le bien ni le mal de la vie (2). 

Les composés qui proviennent de la rencontre et du groupe- 
ment des atomes doivent toutes leurs qualités aux diverses dispo- 
sitions de leurs éléments. Toute transposition amène un change- 
ment sans qu'il y ait rien de permanent en soi que l'atome et ses 
trois propriétés essentielles. L'augmentation et la diminution pro- 
duisent le même effet. Les atomes s'entrelacent; chacun d'eux 
cependant, séparé des autres par un vide qui ne résiste pas, 
continue de vibrer à la suite du choc, autant que le permet 
la solidité de la texture, sous les atomes qui l'enveloppent ; d'au- 
tres, au contraire, sont séparés par des grandes distances. Ainsi 
naissent une infinité de mondes, ou semblables au nôtre, ou dif- 
férents; car les atomes, en nombre infini, ne peuvent être épuisés 

ciale du x* livre publiée par Gassendi, dont les hardiesses, assez arbitraires, ont 
été reprises par les interprètes postérieurs. — Pour la définition du poids, nous 
recourons à Gassendi, Syntagma philosophice Epicuri^ c. 8. 

(1) Cicéron, de Finibus, i. 6; rfe Nalura deorum, I, 25; de Fato, x; Lucrèce, 
de Nalura rerum, il, 215-293 ; Gassendi, loc. cit, 

(2) Épicure, Lettre à Ménécée, dans Diogène, x, 133, 134. 



256 MANUEL 

ni pour ia composition de notre monde, ni pour celle d*un quel- 
conque ou de plusieurs de ceux qui ont été formés (4). Le monde 
est cette enveloppe du ciel qui enceint les astres et tous les phé- 
nomènes que nous percevons : séparée'de l'infini, bornée par 
une matière dense ou rare , en repos ou en mouvement, et quelle 
qu'en soit la forme, que nous ne pouvons connaître, lorsque 
cetto enveloppe se dissoudra , tout ce qu'elle contient entrera en 
confusion. Que parmi les mondes infinis il s'en forme un pareil à 
celui que nous venons de décrire, ou dans un autre monde, ou 
dans un intermonde, c'est-à-dire dans l'intervalle de deux mondes 
où le vide abonde, il est aisé de le concevoir (2). Les mondes 
sortent de l'infini avec toute espèce de compositions finies, telles 
que nous les voyons; et, plus ou moins vite, ensuite ils se cor- 
rompent tous par le changement des parties. 11 en est de sphé- 
riques, d'ovales, ou de telle autre forme, non de toutes cependant. 
Les animaux mêmes ne doivent pas être séparés et considérés à 
part de l'infini , car pourquoi tel monde aurait-il pu fournir les se- 
mences qui les ont produits et la nourriture qui les entrelient, tan- 
dis qu'un autre ne l'aurait pu? Il faut en dire autant de la terre 
que nous habitons, sauf que l'expérience a enseigné aux hommes 
des connaissances et des arts qu'ils ne possédaient pas d'abord (3). 

Vï. Aux composés principaux d'atomes qui fondent la réalité 
des choses, il faut ajouter, pour expliquer la sensation, de non- 
veaux composés faits des mêmes éléments , mais beaucoup plus 
subtils. De tous les corps qui existent, il s'écoule continuellement, 
et avec une singulière rapidité, certains types ou images, de figure 
semblable à ces corps, mais beaucoup plus ténus que tout ce que 
nous pouvons jamais voir. Ces émanations, qui doivent consister 
en surface plus qu'en épaisseur, parcourent, avec une vitesse 
supérieure à celle que nous pourrions assigner, l'espace où, pour 
eux , aucun choc n'est à craindre. 11 n'existe pas d'autre moyen 
par quoi les corps puissent nous communiquer l'empreinte de 

(1) Épicure, Lettre à Hérodote, ibid., x, 54, 43-45; et Gassendi, loc. cit. 

(2) Id., Lettre à Pythoclcs, ibid., x, 88 et 89. 

(3) Id.. Lettre à Hérodote, ibid., x, 73, 74, 75. Gassendi a défiguré, par ses ad- 
ditions, le passage relatif aux animaux. Nous croyons avoir trouvé de ce passage 
l'interprétation la plus conforme au contexte sans admettre aucun chançemon . 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. ÎÎ57 

leurs formes et de leurs couleurs. Aussitôt que l'image s*écoule, 
en quelque sorte, elle a pénétré dans la vue ou dans la pensée 
comoie un double de la chose même ; et il suffît qu'une forme 
semblable continue de s'émaner ainsi, pour qu'il se forme en 
nous une impression durable, une sympathie avec l'objet. L'ouïo 
et la vue, par exemple, se font par de certaines particules déta- 
chées des corps, introduites dans nos organes, qu'elles remuent ; 
ensuite de quoi par sympathie le visible est vu et le sonore con- 
fusément connu. Qu'on ne s'imagine pas que l'air soit impres- 
sionné par les sons, il faudrait trop de force pour en modifier la 
figure ; mais il n'y a là qu'une sympathie entre le corps sonoro 
et l'organe affecté, sympathie qu'établit l'image écoulée du pre- 
mier (1). 

L'âme est un corps formé de parties très- ténues qui sont dis- 
persées dans tout l'agrégat principal. Composée d'atomes ronds et 
légers, différents néanmoins de ceux dont on doit imaginer qu'est 
fait le feu , on peut la nommer une espèce de tempérament à' es- 
prit et de chaleur. La partie raisonnable de l'âme est dans la 
poitrine, où nous sentons la joie et la douleur; les autres sont 
éparses dans l'organisme. Ce composé, qu'il est absurde de nom- 
mer incorporel , car il n'y a d'incorporel que le vide qui n'est ni 
actif ni passif en rien , est très-sujet au changement à raison de 
la petitesse de ses éléments : il se dissout à la mort , c'est-à-dire 
quand le corps entier ou quelqu'une des principales parties du 
corps se dissolvent. Dans une situation toute nouvelle, en effet, 
et soumise à d'autres mouvements , comment l'âme pourrait-elle 
conserver le sentiment qui s'ensuit du concours et de l'union des 
atomes (2) ? Pour compléter cette théorie , il faut distinguer deux 
parties dans celle des qualités de l'âme que nous venons de nom- 
mer esprit: ce sont Vesprit proprement dit, et Vair. Toujours 
unies, la première emporte et fait mouvoir la seconde. Puis vien- 
nent encore deux autres parties : une chaleur qui emporte l'esprit 
lui-même, et une qualité sans nom^ principe de sensibilité, qui 
entraîne la chaleur et qui la meut, et qui meut par elle les deux 



(1) Epicare, Lettre à Hérodote^ x, 46-54. 

(2) Id., ibid., X, 63-68. 



268 MANUEL 

autres parlies et tout le corps (4). Le sang et les entrailles, enfin, 
les os et la moelle s'émeuvent ainsi ; ils ressentent la volupté et 
la douleur. Mais la douleur ne peut durer long-temps, ni pénétrer 
vivement et bien avant dans l'organisme sans que tout se trouble 
et que, la vie n'ayant plus lieu, les parties de Tâme s'échappent 
par tous les pores. Le plus souvent les mouvements se bornent 
aux extrémilés du corps, et nous pouvons conserver l'être (2). 

Les hommes ont cru à l'existence des dieux , et ils leur ont at- 
tribué la forme humaine parce que de grandes images de cette 
forme se sont présentées à eux pendant leur sommeil (3). C'est 
encore ainsi qu'ils ont cru voir reparaître des morts (4). Cependant 
il est des dieux ; leur existence est certaine pour nous. Il faut, sui* 
vant l'opinion commune, leur attribuer l'immortalité et le bon- 
heur , mais éloigner d'eux tout ce qui serait contraire à ces deux 
choses. L'impie n'est pas celui qui nie les dieux de la multitude , 
mais bien celui qui juge d'eux par les opinions qu'elle s'en fait. 
Ces opinions ne sont pas des prénotions légitimes , mais de faux 
préjugés , et c'est rapporter aux dieux nos propres affections que 
de les supposer occupés à récompenser les bons et à punir les mé- 
chants (5). Quiconque est immortel et bienheureux est exeaipt 
d'affaires et n'en donne à personne. Ni violence ni douceur ne le 
touchent, car ce sont là les attributs de la faiblesse (6). Les dieux, 
dont le consentement universel du genre humain prouve l'exis- 
tence, qui ne sont pas visibles à la vérité, mais dont nous avons 
la prénotion , sont doués de la forme humaine , la plus belle de 
toutes les formes. Ils n'ont pas un corps et du sang, mais une sorte 
de corps et une sorte de sang; nous ne les percevons pas comme des 
solides qu'on puisse compter, mais comme des images que nous 



(l) Stobée, Bclogœ physic^f p. 93; Plutarqne, Contre Co/o/Ps, 20 ^ et Lucrèce, 
liv. m, vers 2'i9-252. 

|2"i Lucrèce, de Natura rerum, m, 250, sqq. 

(3) Sextus, Adversus physicos, l, 25. 

(4) Lucrècp, v, 163. 

(5i Epicure. Lettre à Ménécée, dans Diogène, x, 123 et 124. 

|6) Id., Sentences , n" I, dans Diogène, X, 139. Cf. Lucrèce, i, 67; Horace. 
satire 4 du 1. ii. — Ces xjpiai SôÇai, maîtresses sentences en quelque sorte, étaient 
destinées à résumer l'épicuréisme. Celle-ci, qui était la première (Cicéron, de 
Natura denrum, i, 30), et très-célèbre chez les anciens, résume à elle seule toutes 
les autres; c'est un principe absolu d'égoYsme. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 259 

saisissons au passage et qui sonl de nature à nous les représenter 
par Tafilux continuel d'une inBnité d'atomes. Uinfini est soumis 
à une loi, qui est Yisonomie, l'égalité des partages; d'après cette 
loi il ne doit pas exister moins d'êtres immortels que de mortels, 
parce qu'il n'y a pas moins de causes de conservation que de 
causes de destruction (4). Ces dieux transparents et transméables, 
parfaitement heureux, jouissant d'eux-mêmes sanS affaires, sans 
travail , sans fatigue , habitent les intervalles des mondes , où ils 
se trouvent plus à l'abri qu'ils ne seraient ailleurs de toute cause 
de détérioration ; ils n'ont pas de ruines à craindre (2). 

Telle est la théologie d'Épicure, que les anciens, frappés de sa 
contradiction avec le reste du système, ont accuséede n'être qu'une 
doctrine hypocrite, destinée à couvrir son auteur contre l'indigna- 
tion des hommes (3). En réalité, dans ce système, où tous les 
composés sont essentiellement homogènes, toujours en mouvement 
et liés les uns aux autres , par conséquent corruptibles et mortels, 
où tous les êtres sont composés , excepté les atomes , seuls indi- 
vidus permanents et identiques à eux-mêmes, il ne peut y avoir 
d'autres dieux que ceux qu'un grand critique de Rome y signala (4), 
les atomes. 

YII. Les opinions 'Ses stoïciens et des épicuriens sur le système 
mathématique du monde et la manière dont ils ont traité les 
sciences qui, dès leur temps, commençaient à marcher séparées 
de la philosophie, ne peuvent nous intéresser au même degré que 
les efforts des plus anciens philosophes pour constituer ces sciences. 
Nous indiquerons plus loin les progrès que l'antiquité accomplit 
durant la seconde période , où maintenant nous sommes, dans 
celte spéculation libre à la fois et des Qonsidérations religieuses 
qui pouvaient arrêter son essor, et des principes philosophiques 
qui rendaient sa marche trop variable. Qu'il nous suffise ici d'a- 
nalyser les idées des deux grandes sectes sur la science en ce 
qui touche à l'esprit général et au développement de la philoso- 



(Ij Cicëron, de Natura deorunh i, 17-20 ; et Diogène^ x, 139, corrigé parGas« 
aettdi et Ménage, d'après Cicéron. 

(2) I(i., ibid., 19: et de Divinations^ ii, 17. 

(3! Posidonius, dans Cicéron, de Nalura deorum, l, 44. 

<4) Varron, dans Augustin, CiU de Dieu, vi, 6. 



2C0 MANUEL 

phie. Ometlons d'ailleurs le détail des opinions particulières.- 
Les stoïciens s'éloignent généralement peu de l'école de Platon 
et des mathématiciens pour ce qui est de l'ordre des parties du 
monde, de la forme et des mouvements des corps célestes. Ils 
admettent la sphéricité de la terre et celle des astres, ils admettent 
l'explication mathématique des éclipses, et croient le soleil plus 
grand que la teTre (i). Ils étudient les mouvements des planètes, 
construisent des sphères artificielles et s'occupent de cette grande 
année, déjà signalée par Platon, à l'expiration de laquelle toutes 
les parties du monde doivent se retrouver dans leur position pri- 
mitive. C'est alors que, suivant eux, la combustion doit survenir, 
et le monde finir et recommencer (2). Pour ce qui est de la phy- 
sique , ils croient au vide au delà du monde, et regardent le monde 
lui-môme comme plein; ils admettent la divisibilité à l'infini, 
mais plutôt en puissance que de fait, et, reconnaissant la trans- 
formation de nature des éléments , ils soutiennent qu'une division 
poussée trop loin, celle d'un peu de vin jeté dans la mer, par exem- 
ple, aboutit à un changement de l'espèce du vin. Dans leur phy- 
siologie la lumière et la chaleur jouent un grand rôle; mais ils n'ex- 
pliquent pas la sensation comme les épicuriens , en laissant l'être 
qui sent dans un état d'absolue passivité ; ils pensent que la vision, 
par exemple, est due à la sortie d'un cône lumineux dont le sommet 
est dans l'œil ^ que ce cône atteint l'objet et, par une sorte de ten- 
f^ion, transforme l'air intermédiaire de manière à le disposer pour 
l'exercice de la vue (3). Le vilalisme des stoïciens, l'habitude qu'ils 
avaient d'envisager toutes les qualités, intellectuelles ou sensibles, 
comme des attributs d'un sujet unique doué lui-même d'une forme 



(1) Diogène, Vie de Zénon^ vu, 14S-146; et Ps-Plutarque, Opinions des phi- 
losophes, II, 14, 22, 27, 29 ; lll, 10. 

(2) Eiisèbe, Préparation évangélique, xv, 19 ; Stobée, Eclogœ physicœ^ xii. 
p. 21. Il y a sans doute erreur ou lacune dans le chiffre de la grande année que 
Btobée prête à Diogène le stoïcien. 

|3) Diogène, Vie de Zenon, vu, 140, 150, 151, 157 ; et Ps-Plutarquc, Opinions 
des philosophes, iv, 5 et 1^; v, 30, etc. — Pour la divisibilité, Plutarque {Notions 
communes contre les stoïciens, 37) fait dire à Chrysippe qu'elle peut étendre une 
goutte de vin par tout le monde. Mais il n'y a là qu'une question de limite, le 
inonde n'étant pas infini ; de sorte qu'au fond Diogène ne lui prête pas une opi- 
nion contraire. Suivant les stoïciens, l'infinité et la divisibilité à l'infini n'ap- 
parlionnont qu'aux choses incorporelles, fetobée, Ecloga physicif^ XI, 20. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 261 

sensible déterminée, les rendaient peu propres à la création d'une 
doctrine physique spéciale, et qui fût de nature à conserver quel- 
que valeur indépendamment de la doctrine générale. Sous ce rap- 
port les épicuriens nous semblent les surpasser; mais à leur 
tour ceux-ci bâtissent arbitrairement leur système mécanique ; 
impuissants même à le conserver dans sa pureté , ils le tournent 
au vitalisme , ainsi que nous Tavons vu dans la détermination 
des quatre qualités de Tàme; ce qui est plus grave, enQn, ils 
méprisent la science en la cherchant, et partout se révèle en 
eux une ignorance absolue des lois de la nature et des méthodes 
par lesquelles on en peut atteindre la connaissance. 

Épicure ignorait la logique : il raisonnait assez mal pour pré- 
tendre que l'axiome , Toute proposition doit être nécessairement 
vraie ou fausse . se peut éluder (1 ] , et il renversait ainsi toute 
notion du nécessaire et l'esprit même de la science. Épicure était 
étranger aux éléments de la géométrie au point d'admettre l'expli- 
cation reçue des éclipses (%), et de supposer en même temps que 
toute autre explication peut être également vraie, et que le soleil 
est à peu près aussi «grand qu'il nous parait, ou un peu plus, ou un 
peu moins (3). Ajoutons cependant, pour le justifier, qu'il ne prenait 
pas la peine de comparer et de lier les opinions relatives à divers 
sujets. 11 rapportait direclement chaque hypothèse à l'apparence, 
puis il prononçait dans tous les cas que cette hypothèse pouvait 
être ou ne pas être vraie. Quel physicien, quel mathématicien eût 
avancé une supposition directement, immédiatement contraire aux 
phénomènes que les enfants même n'ignorent pas? Les théories 
astronomiques et physiques d 'Épicure se bornent donc à une sin- 
gulière énumération des causes que l'on peut attribuer à telle ou 
* telle apparence sans la nier. Il rejette avec mépris tout système 
qui explique les faits d'une seule manière sans tenir compte des 
possibilités différentes , et il traite l'astronomie d'art servile pour 
lequel- il faut afficher l'indifférence (4). Ce n'est pas une science 
qui mène au bonheur, dit-il , que celle qui s'occupe de l'ordre des 



(1) Çicéron, de Natura deorum, i, 25. 

(2) Épicure, cité par lui-mémc dans sa Lettre à Pythoclh^ X, 90. 
(31 Id., ibid., x, 91, 92, Wu 

(4) Id.,U>id., X, 93 et 97. 



2fl2 MANUEL 

choses célestes sans nous affranchir de la crainte qu'il peut inspi- 
rer. Il nous suffit à nous d'être persuadés que cet ordre n'est pas 
l'effet de la direction d*une redoutable providence ; qu'il peut 
s'accomplir de bien des manières qui ne nous importent en rien , 
mais qu'aucune d'elles n'est à craindre. Et celui qui , même sans 
une étude approfondie de chaque sujet, s'attache à cette opinion 
sur la natur j de l'univers , surpassera les autres hommes en force 
d'esprit, et sans cesse y revenant, ou de lui-même, ou à l'aide 
d'un maître, il y puisera la tranquillité de la vie (1). 

Vin. Le philosophe qui pense que tous les événements et l'or- 
dre entier des choses, résultent ou du hasard de la renconlrB des 
atomes inclinés, ou d'une volonté de l'âme indépendante de toute 
règle intellectuelle, doit ainsi, pour être conséquent, rejeter les 
mathématiques, rastronomie, toutes les sciences dont Tessence 
est dans les lois que l'esprit porte en lui-même et dont il cherche 
la trace hors de soi. Aussi ne peut-on rien imaginer de plus pi- 
toyable et de plus grotesque en même temps que ce détail , dans 
lequel se complaît Ëpicure , de toutes les causes qui peuvent pro- 
duire un effet donné, tel que les phases de laMune ou le mouve- 
ment des planètes. Jamais cet homme n*élève les yeux au-dessus 
du phénomène le plus grossier ; il ne comprend pas que tous les 
faits sont en réalité si bien liés les uns aux autres que , la nature 
d'un seul étant une fois arrêtée, celle des autres puisse être par 
là même indissolublement fixée (%), Au contraire, les stoïciens 
croient aux lois et au destin. Il est vrai qu'ils paraissent établir 
un panthéisme analogue, en sens inverse, au panthéisme atomis- 
tique des épicuriens; qu'ils veulent que tout sujet soit un corps, 
et qu'ils vont jusqu'à prouver la corporalité de l'âme par sa per- 
sistance après la mort, puisqu'aucun attribut, disent-ils, ne peut 
exister séparé (3). Il est vrai aussi que les épicuriens pourraient 
retourner cette démonstration et prouver la persistance possible par 
la corporalité, oe que cependant ils ne font pas ; mais, quoi qu'il 

(1) Épicure, Lettre à Hérodote^ z, 78-84. 

(2; La Lettre à Pyikoclès sur les phénomènes célestes, que nous avons déjà 
citée plusieurs fois, présente un abrégé de ces énumérations absurdes qui rem- 
plissaient les liTrei d'Épicure sur la philosophie naturelle ; elle s'accorde au sur- 
plus parfaitement avec les témoignages étrangers. 

(3) Chrysippe, dans Némésius, de Natura hominis, c. 2. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 263 

en soit, les stoïciens conservent à Tesprit dans ce monde ses litres 
de noblesse, en croyant au développement nécessaire des idées 
dans le feu divin. Ils sont encore de l'école de Platon en même 
temps que de celle d'Heraclite , tandis que les épicuriens renon- 
cent à la glorieuse philosophie de Socrate et ne comprennent pas 
celle de Démocrite, qu'on leur reproche de copier. Que leur im- 
portent les lois divines de Tunivers ! il leur suffit d'en savoir assez 
sur elles pour les mépriser et n'en avoir pas peur ; et c'est le 
hasard qui les sauve. Mais la loi du destin élève les stoïciens au- 
dessus d'eux-mêmes ; elle leur permet de rétablir l'individualité 
de l'homme et la réalité du monde qu'ils ont d'abord sacrifiés en les 
plongeant dans le feu générateur et destructeur. En effet , quand 
les choses se sont dissoutes et que l'ordre éternel recommence à 
se dérouler, la même substance , les mêmes lois, les mêmes rai- 
sons subsistant toujours, les mêmes êtres, disent-ils, naissent à la 
lumière et les mêmes événements se produisent : les mêmes villes, 
les mêmes hommes, les mêmes relations reparaissent. Ainsi Socrate 
et Platon revivent et revivront toujours avec leurs amis et leurs 
concitoyens, et tous ceux qui ont dû les suivre (4) ; comme si le 
retour au sein de Dieu n'était que le sommeil d'une nuit pour le 
seul être éternellement vivant. 

La croyance au destin fut celle de tous les anciens philoso- 
phes grecs et celle aussi de Démocrite , le prétendu maître d*É- 
picure. £ile parut encore , mais affaiblie et balancée par l'idée de 
la puissance indivi Juclle^ dans la doctrine de Platon et même dans 
celle d'Aristote , malgré la réfutation que ce dernier essaya du 
principe à l'aide duquel Socrate avait donné plus d'importance et 
de nouveaux fondements à la nécessité morale. Les stoïciens enfin 
rélevèrent au rang d'une science. Mais, une croyance si grande, si 
noble, en ce qu'elle se saisit de la pensée humaine pour l'établir dans 
l'ordre divin, semble d'un autre côté porter atteinte à l'idée du bien 
dans ce précieux libre arbitre, seul principe de la moralité et de la 
responsabilité de nos actes. Aussi, Chrysippe le stoïcien, qui paraît 
avoir compris toute la force et l'étendue dé l'idée de la nécessité, 

(l) Néméaius, ibid., c. 38; et LacUnce, Lalilulions divines, vu, 23, où Chry- 
sippe est cité. 



'lù% MAINUEL 

lit de grands efforts pour la concilier avec celle de la liberté. 
Chrysippe travaille et sue en vain , dit Cicéron , pour expliquer 
que tout se fasse par- le destin , et que cependant il y ait quelque 
chose en nous (4). En effet, Chrysippe soutenait contre Diodore de 
Mégare, ou pour mieux dire d'Élée, que le possible.peut ne pas 
arriver , qu'un événement à venir n'est jamais assimilable à un 
événement passé ; il prétendait que Timagination n'entraîne pas 
nécessairement le consentement de l'homme^ et que sans le con- 
sentement nul acte n'a lieu (2) ; par conséquent, il faisait place à 
la liberté dans son système. Mais Chrysippe enseignait aussi que le 
mouvement général du monde est déterminé et qu'il ne saurait ren- 
contrer d'obstacle, que tout ce qui se produit a une cause, sans 
quoi l'on ne pourrait en affirmer ni la vérité ni la fausseté , et il 
existerait des propositions qui ne seraient pas nécessairement vraies 
ou fausses ; d'où il concluait que tout a lieu en vertu de causes anté- 
cédentes, et que tout est l'effet du destin. Nul avenir ne serait vrai, 
disait-il encore, sans la préexistence des causes qui le doivent ame- 
ner, à moins qu'il ne puisse exister un effet sans cause (3). Pour 
concilier ces deux systèmes contradictoires, Chrysippe distinguait 
deux genres de causes : les causes parfaites et origmelles, les causes 
auxiliaires et prochaines. Or, le destin ne fait pas tout par les pre-^ 
ihières, il se sert des autres aussi. Les événements ou notre volonté 
intervient ne sauraient se passer sans une impulsion qu'elle seule 
peut donner. L'objet que nous lançons sur une pente rapide et qui 
roule , est emporté par la nécessité; nous ne pouvons l'arrêter, et 
cependant il ne roulerait pas si nous ne l'avions voulu. Ainsi une 
image se peint dans notre âme^ nous sommes libres; nous vou- 
lons, et l'effet devient fatal aussitôt. Quoique tout s'enchaîne fa- 
talement aux causes originelles, nos âmes ne sont soumises au 
destin qu'autant que le comportent leur nature et leurs propriétés. 
Sont-elles composées sainement et pour le bien , elles transmet- 
tent heureusement cette force terrible du destin qui vient du de- 
hors et qui les traverse ; sont-elles grossières et sans culture, elles 
se jettent volontairement au contraire dans l'erreur et dans le 

(1) Cicéron, dans Ânlu-Gellet Nocles aiUcœ^ vi, 2, 15. 

(2) Id., de Fato, c. 7 ; et Plutarque, Contradictions des stoïciens, 40, 47. 

(3) Plutarque, loc. cit., 47; Cicéron, de Falo^ 10 et 12. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. iôj 

péché , sans même qu'elles aient été bien vivement envahies par 
quelque mal inévitable. Tout cela fait partie de la suite naturelle 
et nécessaire des choses , et il est en quelque sorte fatal que les 
esprits mal faits n'évitent pas le péché (1). 

On voit que le grand effort de Chrysippe aboutissait à conserver 
à rhomme une force motrice et spontanée résidant en lui-même, 
mais nullement à rendre cette force autonome indépendante à la 
fois du naturel de Tâme , dont on ne saurait , sans injustice , la 
faire responsable, et des événements antérieurs que les stoïciens 
liaient invariablement par l'astrologie et la divination à ceux qui 
les devaient suivre. C'était obtenir un compromis entre la liberté 
et la nécessité , mais ce n'était pas les concilier. Chrysippe était 
plus heureux lorsqu'à l'objection tirée de Yargument paresseux : 
A quoi bon agir , si tout est déterminé il répondait comme on 
Ta toujours fait depuis : Les choses sont confatales; mon action, 
si j'agis et crois devoir agir, n'est pas moins fatale que les au- 
tres événements qui me concernent. Si je suis malade et si je 
dois guérir, c'est peut-être en appelant le médecin (*2). Mais 
avouons que cette réponse à l'argument paresseux ne suffira pas 
pour déterminer le malade fataliste à recourir à la médecine. 

La faiblesse de Chrysippe donna la victoire aux académiciens, 
qui comprenaient la vraie liberté. Carnéade soutint que l'âme 
est douée d'un mouvement volontaire, et que nous voulons, non 
sans quelque cause sans doute , mais sans cause antécédente et 
extérieure. La cause du mouvement volontaire lui sembla se con- 
fondre avec la nature propre de ce mouvement (3). Mais lui-même, 
quand il reconnut que l'avenir est vrai ou faux éternellement, puis* 
qu'une proposition^ ne peut être en même temps affirmée et niée, et 
que cependant telle vérité à venir, par exemple, est accidentelle et 
n'existe pas naturellement , sa cause eificiente n'étant pas encore 
et ne pouvant être prévue, il se contredit à son tour, car nulle vé- 
rité n'est actuellement sans être nécessaire et fondée en réalité. Les 
épicuriens , tout dignes objets qu'ils étaient de la risée de leurs ad- 
versaires, avec leurs déclinaisons arbitraires et leurs volontés sans 

(1) Cicéron, de Fato, 18 et 19 ; et Aulu-Gellc, Nocles aUicœy vi, 2. 

(2) Cicéron, de FatOy 12 et 13. 
13) Id., ibid., 11 et 14. 

IL ^3 



266 MANULL 

cause, étaient les seuls qui prissent franchement le parti de la li- 
berté de l'homme. Celte liberté sans la nécessité, son contraire, 
engendre le hasard, et ils épousaient le hasard, et ils niaient jus- 
qu'à la logique, de peur d'admettre une idée nécessaire (f). Les 
stoïciens et les académiciens, les uns plus portés vers la nécessité, 
les autres vers la liberté^ mais également décidés à concilier les 
deux principes, n'y parvinrent pas, car ils sont tous deux vrais, 
mais inconciliables pour nous. C'est à ce point que la philosophie 
ancienne laissa le grand problème, qui bientôt se tran^ornia pour 
devenir une question religieuse, celle de 1 accord de la prescience 
divine avec la responsabilité de l'homme. 

IX. En acceptant l'héritage des philosophes grecs, les Romains 
attachèrent la plus grande importance anx conséquences morales 
ou politiques de leurs dogo^s , mais ils ne les modifièrent pas , 
et la théologie et la physique restèrent immobiles entre leurs 
mains. Dès le temps où la conquête de la Grèce fat accomplie , 
les Grecs eux-mêmes perdirent ime grande partie de lenr force 
spéculative. D'ailleurs la multiplicité des opinions , le doute de 
la nouvelle Académie, les progrès du syncrétisme devaient arrê- 
ter l'élan de toute pensée originale. Le stoïcisme et l'épicurérsme 
s'introduisirent donc dans l'emipire, mai* ce fut surtout grâce à 
leur morale, qui était propre à suppléer «n croyances religieuses 
ou à permettre de les mépriser. 

A Chrysippe avait succédé, dans renseignement du Portique , 
Zenon de Tarse r qui , le premier, abandonna l'opinion de la com-^ 
bustion finale du monde, si essentielle ait dogme stoïcien (2). Un 
autre disciple de Chrysippe, Diogène de Babylone, celui-là 
même qui fut ambassadeur à Home avec Carnéade , finit aussi 
par abandonner celle opinion , qu'il avait d'abord embrassée 
comme la pure croyance de sa secte. Aslipater de Tarse y re- 
vint , mais Pauétius, disciple d'Antipater, et peut-être après lui 
Posidonius, Tabandonnèrent encore. Ainsi les stoïciens , car on 
peut ajouter aussi Bo'élhus, souvent mentionné, mais dont l'âge 
est peu connu , se rendirent au dogme de l'incorruptibilité du 



(l) Cicéron, de Falo, 10 et 20. 
*2) Eusèbe, Préparation évangéliquc, xv, 18. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. !^«7 

monde (4). L'afaiblissement de la spéculation peraft, au reste, 
bien sensible chez les deux plus célèbres stoïciens de ce temps. 
Panéiius de Rhodes, qui passa une partie de sa vie à Rome, où 
il fut lié avec de nobles et d'illustres Romains, Laelius, Scipion, 
se fit remarquer par i'élégance et Tampleur de ses discours : 
cette qualité était un défaut pour un homme de sa secte. H citait 
perpétuellement Platon , Aristote, Tbéophraste, tous les anciens. 
Doutant de la fin du monde , ainsi que nous l'avons vu, et de plus 
encore, de la divination, il est clair que Tesprit de la nouvelle Aca- 
démie et celui de la bonne compagnie de Rome s'étaient emparés 
de lui (î). Posidonius d'Apamée, ou peut-être de Rhodes, où il en- 
seigna , où Cicéron et Pompée Tentendirenl, se rendit à Rome du 
temps de Marcus Marcellus ; il sembla se rapprocher de l'ancienne 
doctrine stoïcienne phis que ne l'avait fait son maître Panétius , 
mais ce fut pour la mêler aux autres doctrines de l'antiquité. Ses 
voyages, ses études, sa science, admirable pour cette époque, 
car il unissait l'histoire naturelle et la géométrie à la physique et 
à la morale , lui permirent de composer un vaste système où 
beaucoup d'idées étaient juxtaposées, mais qui ne pouvait survi- 
vre à son auteur. Il commenta le Timéede Platon, essaya d'ob- 
server quelques phénomènes particuliers à l'imitation d'Aristote, 
et s'occupa de l'histoire des idées. Ce fut lui, nous le savons, qui 
voulut attribuer la doctrine de Démocrite à un Phénicien, Moschus. 
Enfin, l'éloquence, la rhétorique et l'érudition servirent sans doute 
à couvrir le vide de la spéculation de Posidonius (3). Sa physique 
est obscure pour nous , en tant qu'elle s'éloigne des principes 
de sa secte, mais elle n'est d'aucune importance (4). 

La physique et la théologie des stoïciens ne se développèrent 
pas au delà de l'époque où nous sommes. Sénèque , Épictète et 

(1| Philou, de V IncorruptibUiU du mondey 10; Diogène, vil, 142; CScéroo, de 
Divinatione, l, 3. 

(2) Suidas, v. navai-cio; ; Cicéron, de Finibus, il, 3, et iv, 28 ; et deDivinatione, 
]oc. cit. 

(3| Suidas, V. no<Tei$(!)vioî ; Strabon, Géographie, ii, 3; Sextus, Adversus logi- 
cos, I, 93,et Adversus physiços, i, 363 ; Diogène , vu , 142 et 149 ; Cicéron , 
Tusculanes , il, 25. 

(4) Ps-f lutarque, Opinions des philosophes, \i, 9; et Stobée, Ecloga phy- 
sica, XXI, p. 37. C'est une théorie inintellijjible du vide, de la génération et de la 
corruption. 



268 MANUEL 

l'empereur Marc-Âurèle, ces grands moralistes stoïciens de l'em- 
pire, négligèrent en partie les sciences, en partie les méprisè- 
rent. De Dieu et du monde , il leur suffisait de savoir ce qui est 
évidemment indispensable à la conception des devoirs humains, 
et ils pensaient que la morale peut exister sans le dogme. Le 
livre des Questions naturelles de Sénèque est une compilation qui 
ne mérite pas d'être regardée comme une exception à cette indif- 
férence pour les vérités de l'ordre physique. 

La science des épicuriens, si ce nom peut être donné à une 
série d'indications rapides et arbitraires des causes mécaniques 
des phénomènes les plus importants suivant la théorie des ato- 
mes , demeura aussi bornée à son premier jet. Les admirables 
vers de Lucrèce, de ce grand homme si malheureux, qui fit cou- 
ler rinspiration dans les plus arides formules et donna presque 
la vie à une doctrine de mort , nous semblent un essai très-su- 
périeur à tout ce que les anciens ont jamais écrit sur la physi- 
que après cette époque ; il aurait fallu que plusieurs générations 
de savants s'occupassent de systématiser Talomi^me , mais la vo- 
lonté même d'Épicure s'y opposait. Celle triste école repré- 
senta toujours l'esprit de son maître. Comme un pédagogue ignorant 
et vaniteux, qui n'a pour disciples que des hommes sans in- 
telligence, Épicure exigea que ses élèves apprissent par cœur 
ses leçons (1). Us oublièrent plus d'une fois ce qu'il leur avait 
dit, malgré les abrégés qu'il composait pour eux ; mais ils re- 
vinrent à la charge, exigèrent des répétitions (2); enfin, grâce 
à la fondation d'une sorte de société qui avait la propriété de l'é- 
cole et qui célébrait des fêtes commémoratives (3), la secte reçut 
une organisation puissante. A défaut de Métrodore, cet autre 
Epicure, mort sept ans avant lui, Hermachusse chargea d'abord 
du jardin et de l'enseignement; mais ni lui , ni Phèdre, ni Zenon 
l'épicurien, quelquefois cités par les anciens, ni la courtisane 
Léontium, amie d'Épicure, ne paraissent avoir agrandi ou modifie 
l'épicuréisme. Toute leur étude était dirigée à la réfutation des 



(1) Diogène, Vie d'Épicure, x, 12. 

(2) Épicure, au début des iMtres à Tlérodote et a Pythnc.Ux. 

(3) Id., ibid., TextnmenI, dans DiogAne, x, lfi-23, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 269 

autres écoles (4). Les épicuriens romaios ne firent pas ce que les 
Grecs n'avaient pu faire , et le compendium épicurien se borna 
toujours au mépris de la superstition et surtout des idées de la 
providence divine et de la rémunération après la vie, et au sys- 
tème de l'indifférence, de l'égoïsme et de la tranquillité à tout prix. 

L'envahissement de l'art oratoire, l'une des causes, l'un des 
signes , si Ton veut , de la décadence de l'école stoïcienne et de 
l'Académie, marque de même la décadence du péripatétisme : les 
derniers péripaléticiens, dont les noms peu connus n'éveillent au- 
cun souvenir, étaient avant tout d'éloquents parleurs, comme 
Critolaiis, l'ambassadeur à Rome, comme Cratippe, à qui Cicéron 
confia l'éducation de son fils. Mais une nouvelle succession de 
disciples d'Aristote commence vers cette époque. Les premiers 
grammairiens qui colligèrent et éditèrent les œuvres du philoso- 
phe, à peu près tombées dans l'oubli, Tyrannion etAndronicusdo 
Rhodes, furent suivis d'une série de commentateurs, qui s'étendit 
presque sans interruption à travers tout le moyen âge. Le syncré- 
tisme défigura le plus souvent ces commentaires , mais quelque- 
fois le véritable esprit d'Aristote s'y fit jour, et dans tous les cas il y 
servit à régler les opinions que le commentateur voulait embrasser. 
Ce fut de là que cet esprit descendit dans les écoles pour exercer sur 
la théologie une si notable infiuence. Platon eut aussi ses inter- 
prètes, mais le mélange des traditions pythagoriciennes, orphi- 
ques et orientales transforma une doctrine que nul n'était plus en 
état d'exposer dans sa pureté. L'Académie, qui avait d'abord mêlé 
le pythagorisme au platonisme, qui avait ensuite enseigné le 
doute absolu, qui enfin, du temps de Cicéron et de ses maîtres, 
avait tendu à l'éclectisme, finit par se fondre dans les autres 
écoles, ou plutôt par les fondre en elle. Il n'exista plus alors de 
théologie ou de physique qui pussent porter les noms propres de 
Pythagore, ou de Platon, ou d'Aristote, ou de Zenon. 

X. Mais, avant que le syncrétisme mystique se fût constitué à 
l'état d'école par l'enseignement d'Ammonius, d'importants essais 
d'éclectisme avaient été tentés à Alexandrie. Il faut distinguer 
trois époques dans l'histoire philosophique de celle ville , qui fut 

(1) Cicéron, de Natura dearuni, i, 21, 33; de Finibus, ii, 28; Diogène, Vi£ 
d'Épicure^ x, 15, 22, 23. 

23. 



2.0 MANUEL 

pour l'esprit de la Grèce une seconde Rome plus envahissante 
encore que la première. D'abord les philosophes, attirés par les 
Ptolémées , y transplantèrent les écoles nées en d'autres pays. 
Des cyrénaïques , des mégariques, des stoïciens, des péripatéti- 
ciens , des académiciens , des sceptiques s'y rencontrèrent. A la 
même époque , il y fut fondé une école de science absolument 
unique dans Tantiquilé. A ce beau moment, qui fut court, suc- 
céda celui de Técleclisme ; mais l'éclectisme, né de la comparaison 
et de la lutte des doctrines, fut plus philosophique à Alexandrie 
qu'à Rome« Enfin du mélange des dogmei et des cultes du monde 
ancien se forma le syncrétisme, où le génie grec et le génie romain 
se fondirent. 

Le célèbre sceptique iBnésidème, qui, suivant toute apparence, 
enseigna à Alexandrie , vers le temps où Cicéron écrivait ses 
ouvrages philosophiques (4), qui fit reparaître le pyrrbooisme, ef- 
face par la brillante Académie d'Arcésilas et de Carnéade, et lui 
rendit pour jamais sa vraie place dans la philosophie des anciens; 
ifittésidème conçut la pensée d'un éclectisme profond et fondé sur 
une méthode sévère* L'éclectisme de Cicéron était la réunion 
tentée par un ami des lettres et de la philosophie d'un certain nom^ 
bre d'opinions de métaphysique et de morale auxquelles il eet 
noble et bon d'accorder sa croyance ; le doute et la foi restaient 
pour lui séparée chacuq dans son domaine distinct, l'un dans la 
science, l'autre dans la vie, l'un dans la méthode, l'autre dans les 
opinions. iËnésidème, au contraire, regarda le scepticisme comme 
une préparation à la science, et comme propre à en déterminer d'a- 
vance la nature et le contenu. Les disciples d'^Ënésidème, nou:s dit 
Sextus, regardent la sceptique comme une introduction à la phi- 
losophie d'Heraclite, par la raison qu'avant d'affirmer l'existence 
réelle des contraires dans le même sujet, il faut s'assurer que ces 

(I) Fabricius, note/, pag. 62 de son édition de Sextus. — On s'explique aisé- 
ment que Cicéron n'ait mentionné nulle part jf^nésidème, et qu'au contraire il 
ait cru le pyrrhonisme éteint, si i£nésidème a commencé son enseignement vers 
le temps où rorateur romain ne pensait et ne vivait plus que par souvenir. — 
Âristoclès (dans Eusèbe, Prépar. érnjig. x'iv, 18!, qui vivait au commencement 
du deuxième siècle de notre ère, appelle .i^nésidème un homme d'hier; mais ce 
terme de mépris est inspire à Aristoclès par la comparaison d'-Enésidème à Pyr- 
rhQi), qui est pour lui un ancien. Il n'y a donc ri«n à conclure d«ce passage, et 
Ménage a eu tort de s'en servir (dans Diogène, ix, 62). 



DE PHILOSOPfflE ANCIENNE. 271 

contraires y existent en apparence (1). On voitqii'^nésidème veut 
remonter à Heraclite, comme les stoïciens, qui n'en empruntaient 
pas moins pour cela plus d'un élément de leur doctrine à Aristote 
et à Platon. Ce choix tient à ce qu'Heraclite avait enseigné, quoi- 
que très-obscurément, Topposilion des principes et des causes do 
la vie , et leur identité en un même sujet. Or, si Ton remarque 
que le grand exercice dialectique des pyrrhoniens consistait à op- 
poser les écoles , les doctrines , les preuves , les vérités les unes 
aux autres , afm de conclure qu'entre deux assertions contradic- 
toires il n'y a pas lieu de se déterminer et de choisir; que, par 
exemple la sensation et la raison enseignent, disaient-ils, sur le 
même objet des choses contradictoires, et que toute croyance est re- 
lative à une certaine position, à un certain point de vue, on ne sera 
pas étonné de nous voir donner le nom d'éclectisme à une méthode 
dont l'objet est de décider notre foi à s'abandonner en même temps 
à toutes les vérités contradictoires, analysées par le scepticisme. 
L'obscurité d'Hérechte permit sans doute à son commentateur 
d'étendre sa doctrine et de relever au niveau des connaisssances 
philosophiques accumulées dans l'école pyrrhonienne. Peut-éire 
môme interpréta-t-il comme des symboles certains dogmes qu'He- 
raclite avait entendus à la rigueur de la lettre. Au lieu du feu , il 
regarda l'air comme le premier principe, suivant cette doctrine; 
et cet air, corps primitif, il l'assimila au temps (S), qui est évi- 
demment l'intervalle des choses et l'origine de toute distinction. 
Heraclite avait dit que le temps naissait avec l'être et ne le pré- 
cédait pas, comme le voulaient les anciennes cosmogonies. iEné- 
sidème en fit l'un des noms ou attributs caractéristiques de l'es- 
sence. Le temps, dit-il, est un corps: il ne diffère pas de l'être 
ou corps primitif. Entre les six termes simples qui se rapportent 
à des choses, ces deux-ci , le temps et la monade , conviennent 
à l'essence, qui est quelque chose de corix)rel. Les grandeurs de 

(1) Sextus, Hypolj/poses, i. *il6. — Les historiens de la philosophie se sont 
demandés, malgré l'autorité formelle de ce pas.'^age de Sextus, si jEnésidème, en 
réalité, ne serait pas passé de la doctrine dHéraclite au scepticisme plutôt que 
du scepticisiï e à la doctrine d'Heraclite. Historiquement parlant, nous ne com- 
prenons pas cette opinion. Les raisons a priori sur lesquelles on l'appuie sVlu- 
dent lacilement ou se combattent par de plus fortes^ 

(2) Sextus, Adversus physicos, il, 216 et 230-233. 



ÎÎ72 MANUEL 

temps et les sommes numériques se forment par la multiplication 
de deux éléments, à savoir , de Tinslant et de l'unité. Le jour, le 
mois, Tannée, sont des multiples de l'instant ; deux, trois, dix et cent 
sont des multiples de l'unité (1). L'essence est ainsi formellement 
assimilée à ses attributs; elle est conçue comme unité dans le 
nombre, comme instant dans le temps; et la multiplicité doit être 
ce contraire qu'il faut unir avec elle dans le même sujet. S'il nous 
est permis, à défaut de tout témoignage, d'avancer une suppo- 
sition sur la nature des quatre autres termes simples qu'^Enési- 
dème faisait servir à l'expression des choses, nous nomme- 
rons d'abord le point, qui est dans l'espace l'analogue évident do 
l'instant dans la durée, à qui les mêmes notions d'unité et de 
multiplicité s'appliquent, et que le philosophe ne dut pas oublier. 
Nous nommerons ensuite la partie, qui s'oppose au tout , comme 
la monade s'oppose au nombre. A ce sujet la théorie d'iËnési- 
dème nous est parvenue. La partie, enseignait-il, en se rap- 
portant toujours à Heraclite, est autre que le tout et identique au 
tout , car l'essence est à la fois tout et partie. L'essence est tout 
dans le monde ; elle est partie dans tel animal. Il en est de même de 
la partie de la partie ; on peut la prendre en deux sens , comme 
différente de la partie principale, le doigt de la main, par exem- 
ple, et comme partie du tout, non différente du tout. C'est dans 
ce dernier sens qu'on dit quelquefois : la partie complète le tout (2). 
L'analyse de la nature de l'essence nous paraît contenue tout en- 
tière dans ces quatre catégories, car ^Enésidème était empirique, 
ainsi que nous allons le voir, et par conséquent ne devait pas ran- 
ger les catégories de Tentendement au nombre de celles de l'être. 
Nous croyons donc ne pouvoir mieux faire pour compléter les six 
termes ou idées simples mentionnés par Sextus , que d'ajouter à 
Vunité, à ïinstant, au point, à \di partie, attributs de l'être immo- 
bile, les deux espèces du changement auxquelles iEnésidème rédui- 
sait avec tant de raison toutes celles qu'avait énumérées Aristote : 
la transformation et le mouvement (3). L'application de l'idée du 



(1) Sextus, Adv. phys. n, 216; Cf. Hypotyposes, m, 138. 

(2) Td., ibid., 1, 337. iEnésidème semble s'appuyer sur la nécessité de ]a no- 
ion de partie pour former la notion du tout. 

^ (3) Id., ibid., ii, 38. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 273 

mouvement a celle de l'essence et de ses divers attributs engen- 
drait sans doute la théorie du monde d'^nésidème, et mettait en 
évidence les diverses oppositions à l'aide desquelles on peut com- 
prendre le sujet de la vie et de la pensée. 

L'éclectisme, ainsi composé, pouvait se présenter comme pro- 
pre à concilier certaines écoles ennemies, mais il était bien loin 
de les embrasser toutes. L'analyse des contradictions impliquées 
par la science n'était pas complète,, et, à moins d'une grave lacune 
dans les témoignages qui nous ont été transmis, iEnésidème n'a- 
vait pas tiré du scepticisme tous les éléments qu'il pouvait lui 
fournir et qu'il nous fournit aujourd'hui. Le grand défaut de sa 
doctrine est l'empirisme. Toutes les connaissances y sont réduites 
à la sensation , et la sensation regardée comme propre à nous 
faire connaître les objets à travers les canaux des sens comme 
par des ouvertures. Suivant l'esprit d'Heraclite, la sensation est 
divisée en sensation propre et en sensation commune, celle-ci seule 
nous offrant la garantie de la vérité. Son siège est en même temps 
dans le corps et hors du corps (4). Cette contradiction, qui fait 
naturellement partie du système et qui n'exprime que l'idée même 
d'une raison commune à l'individu et au tout, devait offrir la so- 
lution du problème de la connaissance. ' 

La doctrine subjective des idées était trop peu avancée dans 
l'antiquité pour que l'école d'iEnésidème donnât à la grande pen- 
sée conçue par ce philosophe tout le développement rationnel 
qu'elle pouvait prendre. L'empirisme d'Heraclite et sa doctrine 
de Tinfinie mobilité de toutes choses demeurèrent unis à la théo- 
rie de l'union dos contraires et de leur coexistence au sein du 
même sujet. Aussi cette école ne fut-elle, à proprement parler, 
qu'une branche détachée de la grande école sceptique (2). L'c- 
cleclisme plus superficiel de Potamon , qui enseigna à Alexan- 
drie peu de temps après jEnésidème, et qui ne fit guère que 
combiner le système d'Aristote avec celui de Platon (3), dut ten- 
dre au contraire à se fondre dans le syncrétisme , et le syncré- 

(1) Sextus, Adv. log., ii, 8 ; et r, 349 et 350. 

(2) Pour l'appréciation définitive d'jEnésidème et pour les rapports de son 
scepticisme à son héraclitéisme. V. ci-dessous, liv. vu, c. i, n" 7. 

(3) Pour la doctrine de Potamon, voir au cliap. précédent, n" 9. 



274 MANUEL 

tiâiae le fît oablier. Bientôt^ ainsi que nous Tavons dit, tout es- 
prit dut opter entre la croyance religieuse et le doute absolu. 

MORALE > POUTIQUE ET MYTHOLOGIE. 
MÊMES ÉCOLES. 

I. L'uQ des caractères les plus saillants de la seconde période 
de la philosophie grecque est la supériorité attribuée aux ques- 
tions morales sur les questions théologiques et physiques. Ce fut 
le grand résultat de fenseigneraent de Socrate de réduire les pre- 
miers problèmes de Tonlologie à la méthode, à la logique envi- 
sagée daos toute son extension , et de substituer la science utile 
du règlement des mœurs, qui semble si près de nous, si facile à 
saisir, à la science obscure, éloignée, peut-être inutile, du monde 
et de Dieu. Platon et Aristote, sans négliger la morale, étudièrent 
avant tout la logique. Peu importent ici les noms qu'ils lui donnè- 
rent. La théorie des idées objectives et réelles, cellefr de Tenten- 
dement, des catégories et de la démonstration, furent de véritables 
créations philosophiques, que l'antiquité comprit peu, que le 
moyen âge commenta, et dont les derniers développements étaient 
réservés aux modernes : à la France et à l'Allemagne. Après les 
deux hommes de génie qui fondèrent la vraie philosophie par 
l'ensemble de leurs travaux, la spéculation s'affaiblit; les grands 
penseurs n'excellèrent plus que dans l'éthique : la logique et l'on- 
tologie théologique et physique suivirent pour eux dans Tordre 
de la conception, quelquefois dans celui de l'exposition, l'idée mo- 
rale, empruntée dès lors au sentiment plus qu'à la science : aussi 
ne furent-ils pas novateurs en théologie , mais ils remontèrent à 
celles des doctrines de la première période qui leur semblaient 
conformes au vrai sentiment de la vie. Pour nous, dans une ex- 
position que nous voulons rendre systématique, nous subordon- 
nons la morale au dogme, qui, en réalité, la suit et ne la précède 
jamais, suivant l'ordre de la science. 

Platon, qui conçut une idée de Dieu supérieure à celles que ses 
premiers disciples établirent dans leurs systèmes, se montra 
quelquefois trop porté à anéantir le bien de la vie humaine, ce 
bien mêlé de mal, devant le bien sans mélange du séjour divin. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 275 

Dans sa théorie des bieos, il se restreignit aux limites de Thuma- 
nité ; mais ailleurs, prenant son vol , il roalirt s'élever au-dessus 
du inonde de la mortalité et s'enfuir dans le règne immuable de 
Dieu. L'ancienne Académie, qui reproduisit la théorie pytha- 
goricienne des nombres, emprunta aussi aux pythagoriciens la 
doctrine du développement graduel de l'univers, et celle de la 
providence, qui en est l'âme divine : ainsty à la trinité, que nous 
avons vu pouvoir se déduire de la pure doctrine platonicienne, 
elle tendit à substituer l'unité du monrte divin. L'éthique ren- 
tra , comme la théologie , dans les conditions ordinaires de la 
vie du nooode, de la vie humaine ; et de là vient que l'Académie 
enseigna à peu près les mêmes théories morales qu'Aristote, 
amsi que le reconnurent les critiques romains (1). Speusippe, 
qui , après la mort de Platon , fit placer les startues des Grâces 
dans l'Académie, fut accusé d'aimer le plaisir (?). Il regan*- 
dait le bien de la vie comme une sorte d'égalité, à laquelle hr 
volupté est aussi contraire qu'elle peut l'être à la douleur (3) ; 
mais sans doute il n'entendait parler ainsi que de la volupté ex- 
cessive ; du moins ii ne pensait pas que ta vertu f(!^t le seul bien, 
quoiqu'elle lui parût suffire à la félicité (4). La félicité consiste , 
enseignait-il, dans un état accompli en tout ce qui ^i selon la 
nature, dans une habitude de tous les biens. Il n'est pas d'homme 
qui ne tende à cet état ; mais l'homme vertueux cherche surtout 
la tranquillité, et la vertu est efficace pour son bonheur ()>). Le 
sévère Xénocrate et son disciple Polémon suivirent à peu près la 
même doctrine, et le premier donna du bonheur cette belle défini- 
tion : une possession de la vertu qui nous est propre et des facal* 
tés qui TaBsiàtent. Cette possession est celle de Fâme;^ ces facul- 
tés sont toutes les vertus. Les actions, les habitudes, lès passions, 
les mouvements honnêtes en sont les suites, et les biens extérieurs 
et matériels n'y doivent pas être consiéérés sans les premiers (6). 



(1) Cicéron, Questions académiques, i, 4 et 6 ; et de VOrateWf m, !•;. 

(2) Diogène, Vie de Speusippe., iv, 1. 

(3) Aristotc, Ethique à Nicomaque, vu, 14. Aulu-Gelle, Noctes atlica, vili, 7, 
expose un peu autrement cette opinion. 

(4) Sénèque, Epistola, 85. 

(5) Clément d'Alexandrie, Stromata, p. 418 et 419. 

(6) Sénèque et Clément, loc. cit. ; et Cicéron, Académiques, n, 4â, 



27f) MANUEL 

Ce fut surtout dans Polémon que se marqua Tabandon de la 

dialectique (4), dont la décadence prépara les voies à la nouvelle 

Académie. 

En général, l'ancienne Académie et le Lycée s'accordèrent à 
regarder la vertu comme une perfection naturelle de l'homme , 
dans laquelle on peut considérer séparément plusieurs biens re- 
latifs au corps , à l'esprit et à la vie. Les premiers se réduisent 
aux avantages physiques, soit gén&raux, soit particuliers, qu'il 
est aisé d'analyser. Les biens de Tesprit se divisent en biens 
donnés par la nature et biens qui dépendent des mœurs. Les 
biens de la vie sont les mêmes que les biens extérieurs , jugés 
très-utiles mais non indispensables à l'exercice de la vertu , à la 
pratique de la philosophie et à la possession du bonheur. Cepen- 
dant Théophraste rompit cet accord de l'école de Platon : il coupa 
les nerfs à la vertu , comme dit Cicéron , en soutenant qu'elle ne 
peut suffire à la félicité, et, au grand scandale des autres écoles, 
il approuva ce mot de Callisthène : C'est le hasard , et non la 
prudence, qui régit la vie (2). Enfin, sa morale fut peu sévère : 
il permit à l'homme un petit mal pour un grand bien (3). C'é- 
taient là des conséquences inévitables de la tendance des péri- 
patéliciens qui, ne s'occupant plus que d'observation et d'analyse, 
étrangers à la pensée d'une autre vie, n'étaient non plus capables 
de s'élever comme leur maître à la conception de l'activité , de 
la perfection souveraines. On sait combien fut rapide le déclin 
de cette école : après Théophraste, Straton, qui, sauf la physique, 
n'eut de péripaléticien que le nom ; après Straton, Lycon, Ariston, 
écrivains diserts et sans autorité ; puis d'autres après eux qui 
remplacèrent le souverain bien par l'absence de la douleur (4). 

Ces questions de morale , que l'abstraclion rend quelquefois 
assez vides, le cèdent beaucoup à une autre question, qui fraye 
le passage de l'éthique à la politique : c'est celle du choix entre 
la vie active et la vie contemplative. Les premiers d'entre les 
philosophes dont nous parlons vécurent pendant les dernières 

(1) Diogène, Vie de Polémon y iv, 18. 

(2) Cicéron, Académiques, i, 5, 6 et 10; et TusculaneSy v, 9. 

(3) Aula-Gelle, Nocies aUica, i, 3, 23. 

(4) Cicéron, de FinibuSj v, 5. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 277 

années dp la belle société grecque. Ils pouvaient conserver assez 
dlllusions sur la valeur et la moralité de Tétat social pour en- 
seigner , d'un commun accord , que l'homme se doit à la patrie 
et à rhumanilé, qu'avant tout il lui appartient d'agir (4). Cepen- 
dant Tbéophraste, soit par une tendance assez aristotélicienne au 
fond, soit par dégoût des révolutions politiques, qui retirent à la 
vie du philosophe et le calme et la stabilité, se laissait aller à pré^ 
férer la vie théorétique à la vie pratique (2) ; il est vrai qu'il 
ne négligeait pas l'étude de la politique : au contraire , il ana- 
lysait les lois, les institutions; à l'exemple de son maître, il étu-> 
diait les modifications que subissent les états et les réformes 
partielles qu'on peut esssayer ; Dicéarque, Héraclide de Pont se 
livraient aux mêmes études et en étendaient le plan (3). Mais ce 
sont là des travaux qui ne sont guère plus propres à fonder ou 
à conserver une société , un état , que l'analyse des Caractères 
de Théophraste, parvenue jusqu'à nous, ne l'est pour moraliser 
les hommes. 

II. Tous ces philosophes, tant platoniciens qu'aristotéliciens, 
abandonnent, comme on le voit, la grande politique et la grande 
morale en même temps que la théologie de Platon. Il semble 
qu'après le rêve impossible à réaliser de la République et des Lois 
le penseur n'ait plus qu'à réclamer la tranquillité si nécessaire 
au souverain bien. Il conseille encore la vie pratique à ses disci» 
pies, mais leur communique-t-il un principe d'action ? donne-t-il 
à leur esprit la trempe nécessaire pour agir sur le nnonde en le 
dominant? C'est Zenon, le stoïcien, qui remplit cette mission : à 
l'époque où commençait la décadence des institutions antiques, il 
essaya de donner à l'hoihme tout ce qui allait bientôt manquer à 
la société. 

Zenon de Citium était un marchand cypriote d'origine phéni- 
cienne, qu'un naufrage réduisit à la misère et jeta dans la philo- 
sophie. Encore enfant, à Citium, il avait médité les écrits socra- 
tiques apportés d'Athènes par son père : à Athènes, où il apprit 

(1) Id.. Académiques, i, 5 et 6. 

(2) Jérôme, Adv. Jovinianum, i, p. 190, Bénédict. 

(3) Voyez Tharot, discours préliminaire à la Politique d'ktisiotef pag. 49, 
Didot. 

II. U 



278 MAHUEL 

soQ désastre, il dit que le sort lui avait accordé par ce naufrage 
une heureuse navigation, qu'il l'avait conduit au Portique et re- 
vêtu du vieox manteau des philosophes (4). Ce fut d'abord au cy- 
nique Cratès que Zenon s'attacha, puis il s'instruisit sous Polé> 
mon, sous Stilpon, sous Diodore, et, guidé par un oracle, il se 
teignit de la couleur des mom en se livrant à l'étude (2). L'igno- 
rance dont se targuaient les cyniques contribua sans doute à 
l'éloigner d'eux autant que Timpudence de leur vie. Mais parmi 
tous les emprunts qu'il ût aux philosophes antérieurs et qui lui 
attirèrent souvent le reproche de manquer d'originalité (3), c'est 
à l'écoie cynique qu'il prit le f»'emier principe de sa philosophie : 
l'anaour du travail et le mépris de la volupté. H réduisit te sage 
au pain, aux figues et à l'eau claire, dit la comédie^ et, philosophe 
d'une philosophie nouvelle, ii enseigna la faim et trouva des 
diseiplea (4). 

Entre les ouvrages de Zenon, les premiers surtout furent écrits 
sur la queue du chien, expression plaisante qui fait allusion à ses 
rapports avec les cyniques (&). Sa Républiqucy ses Diatribes, son 
Ethique de Cratès semÛent en effet avoir été entièrement conçus 
dans l'esprit du cynisme. La politique de Zenon établissait, ainei 
que celle de Platot», la comminauté des biens et des femmes, elle 
supprimait les arts libéraud CGana^ inutiles ; mais, bien plus, elle 
abolissait jusqu'à la nennaie, et aux échanges, et aux tribunaux ; 
les temples et les représentations des dieux y étaient prohibés ; la pa- 
renté, l'amilié s'y tro»f aientrédaites à celles des hommes vertueux , 
à l'exclusion de toute fraternité de sang ou de toute qualité for- 
tuite de concitoyen. Le stoïcien AUiénodore, bibliothécaire de Per- 
game, se permit dXTacer des livres de Zenon toutes ces proposi - 
tiens malsonnantes aux oreilles des stoïciens nouveaux (6), et 



(l) DIogène, Vie de Zenon, Vlil, 2, 4, 6, 31 et 32. Sénèque, de Tfanquilïî- 
taU, 14; Plutarqae, de la TranquilliU, S f et de L*UtUitè de» etincnûg^ 3. 
'(2| Diogène, ibid., vit, 2, 3, 4 et 25. 

(3) Cicéron, de Finibus^ m, 2 ; iv, 2 ; v, 12. 

(4) Philémon (ou peut-être Posidippe), Comédie des Philosophes, dans Dio- 
gène, VII, 27 ; et dans Clément, Stromata, ii, p. 413. 

(5) Aldobrandini. notes sur Diogène, vit, 4 ; et Ménage, ibid. Casaiibdn se 
trompe évidemment. 

(6) Diogène, Vie de Zenon, vu, 32-34; Plutarque, Cantradiclions des stoïciens. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 279 

sans doute aas» certains paradoxes moraux qui provenaient de 

même source et sur lesquels nous aurons à revenir (4). Pendant , 
cinquante-huit ans Zenon enseigna sous le Portique, d'où son école 
tira son nom de stoïque : devenu vieux et infirme, averti par une 
chute qui le blessa, il se rendit, suivant ses paroles, à la terre 
qui rappelait, et, comme Diogène, il renonça volontairement à 
la vie (2). Sans doute il dut poser dans ses leçons et dans ses li- 
vres les grandes bases de la morale et de la théologie que les 
anciens lui ont toujours attribuées ; mais il eut le bonheur de trou- 
ver dans Gléanthe un homme à Tesprit ferme et au grand cœur 
qui, dans ces temps d'inconstance, garda précieusement la science 
de son maître ; puis dans Chrysippe , disciple de Ciéanthe , un 
subtil et vigoureux dialecticien, qui la défendit contre l'invasion 
de la nouvelle Académie et servit puissamment à la propager. 

Les Athéniens, saisis d'admiration pour le mâle courage, la 
vertu, l'indépendance de Zenon, célébrés par les poètes, lui dé- 
cernèrent une couronne d'or et un tombeau public. Ils pensèrent 
sans doute, comme le poète Athénée, que la vertu, seul bien des 
âmes, est aussi la seule protectrice de la vie des hommes et des 
cités (3). Deux de ses disciples, qui ne furent pas sans réputation 
dans Tantiquilé, Ariston de Chio et Hérillus de Carthage, aban- 
donnèrent cependant sa doctrine. Le premier méprisa les toiles 
d'araignée pleines d'art, mais inutiles, de la dialectique, et re- 
ç^arda la physique comme une étude au-dessus de la portée de 
l'homme ; il se rapprocha quelque peu du scepticisme et de l'é- 
cole de Mégare, et réduisit toutes les connaissances et le bonheur 
à l'unité de la vertu^ santé de l'âme, absolument indépendante 
de toutes circonstances extérieures. Sur ce dernier point seule- 
ment il demeura stoïcien, et il fut l'auteur de l'ingénieuse com- 
paraison du sage à un bon acteur qui joua le rôle de Thersite 



6 et 8; et Clément d'Alexandrie, S/romato, v, p. 684» copié par Théodoret, Thé' 
rapeutique^ III. — Les Diatribe» sont mentionnées parSextus, Adrtrtn» eiki" 
cos, 191. 

(1) Voyez ci-dîssons, au n« 7. 

(2) Diogène, Vie de Zenon, vu, 28. — Cependant on varie sur l'âge auquel 
mourut Zenon , et en général toute cette chronologie est incertaine quand on 
veut trop préciser. 

(3) Id., ibid., 29 et 30. Y. le décret des Athéniens, 10 et 11. 



380 MANUEL 

aussi bien que celui d'Agamemnon (\), Au conlraire Hérillus se 
fit presque péripaléticien : il envisagea dans le bonheur deux 
éléments distincts dont on lui reprocha d'ignorer Tunité; l'un 
consiste dons la réunion des biens extérieurs, l'autre dans la 
science, principe de la vie théorétiquo, ainsi posée comme très- 
supérieure à la vie pratique (2). Le véritable disciple de Zenon 
fut donc Cléanthe, le nouvel Hercule, pauvre athlète né à Assos 
dans laTroade, qui, venu à Athènes avec quatre drachmes pour 
toute fortune, passa les nuits à tirer de Teau et à moudre de la 
farine pour écouter tout le jour le philosophe du Portique et pour 
lui payer sa rétribution. Cet âne de Zenon, comme on l'appelait, 
et le seul aussi, disait-il lui-même, qui pût porter le paquet de 
son maître, fut choisi entre tous pour lui succéder. Parvenu à une 
vieillesse avancée, quelques-uns disent à l'âge de Zenon, il se 
laissa mourir d'inanition. On peut hardiment le nommer un des 
hommes les plus rehgieux et un des plus grands caractères de 
l'antiquité (3). Son successeur, Chrysippe, de Soles en Cilicie, trans- 
formé le stoïcisme; il le renditsurtoutdialectique et lui communiqua 
le mouvement des écoles. « Donnez-moi seulement vos dogmes, 
avait-il dit à Cléanthe : je me charge des preuves. » Chrysippe 
écrivit rapidement, et sans beaucoup de soins et de peines, un 
nombre prodigieux d'ouvrages. Esprit subtil et probablement 
brouillon, cependant on nomma sa dialectique divine, et Ton pensa 
que sans lui le stoïcisme n'aurait pas existé (4). La vérité est qu'il 
sut donner un habile développement à l'analyse logique et gram- 
maticale des anciens (5), mais qu'on ne saurait le ranger au 
nombre des profonds penseurs de la Grèce. 

IlL La sagesse, suivant la définition générale des stoïciens, est 
la science des choses divines et humaines. La philosophie est 
l'étude de l'art avantageux à l'homme ; et ce 'qui est avantageux 



(1) Cicéron, de Finibus, il^ 13; iv, 16, 17, 25; Académiques , il, 92; Sextus, 
Adv. /;Mico£,64; Diogène, \ii, 37 et 160, sqq.; Platarque, Conlrad. des stotc, 7. 

(2) Cicérun, de Finibus, iv, 14 et 15; et Diogène, vii, 37 et 165. 

(3) Diogène, Vie de Cléanthe, yii, 168-177. 

(4) Id., Vie de Chrysippe, vil, 179-185. Il mourut l'an 208 avant notre ère. 
Ménage, notes sur Diogène, p. 339. 

(5} Voyez, à ce sujet, H. Rittor, Histoire de la philosophie nnc., t. III, p. 428, 
sqq , ot 437. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 281 

c'est une seule et suprême Vertu en trois parties qui dérivent 
d'elle : vertu physique, vertu éthique, vertu logique. De là aussi 
trois parties correspondantes de la philosophie (4). La sagesse 
accomplie identifie l'homme à Dieu, comme nous le verrons ; ainsi 
la théologie ou physique et la morale ont un point commun où 
elles s'unissent. Mais la logique, bien qu'indissolublement unie 
aux deux autres parties, selon l'esprit de la définition, est donnée 
cependant comme plus extérieure à la philosophie et à la vertu . 
Les stoïciens la comparent à la coque de l'œuf, dont le jaune ot 
le blanc représentent la physique et l'éthique, ou encore au sys- 
tème osseux de l'animal, dont les chairs sont analogues à l'éthique 
et l'âme à la physique. Les compilateurs varient sur l'ordre res- 
pectif ou sur la centralité de l'éthique et de la physique dans cette 
comparaison, mais non sur la place de la logique : c'est que les 
stoïciens variaient eux-mêmes suivant que leur amour pour la 
théologie et leur tendance au panthéisme étaient plus marqués, 
ou subordonnés au contraire aux intérêts de la morale purement 
humaine et de la vie terrestre. Si d'ailleurs la logique paraît quel- 
quefois à la première place, au milieu des incertitudes du stoïcisme 
sur l'ordre de nos connaissances, il faut attribuer cette inconsé- 
quence à la nécessité de l'enseignement. Mais la nature du dogme 
stoïcien prouve surabondamment que la méthode de Platon était 
méconnue (2). 

Puisque la doctrine stoïcienne se présente à l'historien comme 
un grand système de théologie et de morale dont le premier prin- 
cipe serait vainement chercha dans la dialectique platonicienne 
ou dans quelque logique particulière , il faut envisager directe- 
ment le point central de cette doctrine. Nous le trouvons dans ce 
précepte énoncé par Zenon , et dont la seule interprétation possi- 
ble réunit, en les fondant, la physique et l'éthique, la pensée que 
l'on a de Dieu et celle de la vie humaine : Vivez harmoniquement. 



(1) Ps-PIatarque, Opin. des philosophes, préface. 

(2) Diogène , Vie de Zénon^ vu, 39, 40, 41 ; et Scxtus, Adversus logicos, T, IT. 
Ce dernier remplace, dans la comparaison derœuf, réthique parla physique, 
et réciproquement. — Nous supprimons la mention des nerfs avec celle des os 
dans la comparaison de ranimai, parce que la physiolop^'e moderne fournirait 
une interprétation que In ph\'sioloRie antique ne comporte pns. 



28!? MANUEL 

Celle harmonie désirée consiste-l-elle dans l'accord subordonné 
de loules les parties de la vie avec une raison unique, el sufiira- 
t-il, pour qu'elle se produise , que l'èlre animé ne soit pas en 
lutte avec lui-même et malheureux par suite? ou bien faut-il 
penser, avec les disciples de Zenon , que celte harmonie est l'ac- 
cord de l'être animé avec la nature (4)? Zenon lui-même a-t-il 
dit : Vivez harmoniquem eut avec la nature, ce qui veut dire aussi : 
Vivez vertueusement y et ses disciples ont-ils répété plutôt qu'in- 
terprété sa pensée (2) ? Une telle question est sans importance , 
parce que toute la doctrine stoïcienne est fondée sur ridentifîca- 
tion de deux idées : la vertu , qui est l'ordre dans Thomme ; la 
raison divine , qui représente l'ordre dans l'univers. Vivre sui- 
vant la vertu, dit Cbrysippe, c'est se confprn^er à la marche 
de la nature que l'expérience a fait connaître. Nos natures 
propres sont des parties de la nature universelle; notre fin 
est donc de consentir à la nature ; de pous conformer à la vertu 
qui est en elle etçn nous, et de ne rien faire qui soit contraire 
à la loi commuqe , à la droite raison qui s'étend à toutes choses, 
à Zeus, en un mot, qui les gouverne et le§ administre toutes. 
C'est trouver le bonheur dans la vertu , c'est suivre le cours le 
plus heureux de la vie que de tout faire ainsi avec l'assentiment 
du démon que la volonté du gouverneur de l'univers a mis en 
chacun de nous (o). Mais Chrysippe différait de Cléanthe en ce 
qu'il attribuait à l'homme une nature propre distincte de la na- 
ture commune, et nous avons vu qu'il s'efforçait de sauver la li- 
berté humaine, que les académiciens disaient être renversée dans 
sa secte. Cléanthe, au contraire, niait qu'il existât des natures 
particulières. Au sein de la nature commune, un étal harmoni- 
que constituait, suivant lui, la vertu, que, sans crainte et sans 
espérance , il faut chercher pour elle-même ; en elle est le bon- 
heur , dans une âme en harmonie avec la vie du tout. Les 
causes de perversion ne peuvent agir que du dehors sur l'ani- 



(1) C'est l'exposé de Stobée, Eclogœ elhica, p. 171. 

(2) Diogène, Vie de Zenon, vu, 87. Il renvoie à l'ouTrage m^me de Zenon, sur 
lu Xnlure humaine, 

(S, Chrysippe, dans Diogène, loc. cit., 87 et 88. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. SS3 

mal raisonnable, et la nature n'en fournit aucune (4). Cléantbe 
admettait cependant la volonté comme essentielle à l'homme et 
comme indispensable à l'accomplissement du devoir (%) ; mais il 
regardait cette volonté comme fatale , puisqu'il enseignait la pré- 
destination dans ces vers qu'on a conservés : 

« Conduisez-moi, Zeus, et toi , destinée^ à ce pour quoi vous 
m*avez ordonné: je vous suivrai sans hésiter; et quand même je 
ne le voudrais pas , devenu méchant , je ne vous suivrais pas 
moins (3).» 

Cbrysippe n'hésitait pas non plus à déclarer qu'il n'est point 
dans la nature des choses un événement , si minime qu'on le 
suppose, qui ne soit produit suivant la raison qui dirige cette 
commune nature , raison identique à la destinée et à la volonté 
de Zeus (4). Mais il croyait pouvoir conserver la distinction de la 
volonté humaine et la liberté sans se contredire. Ainsi le dogme 
de Zenon se développait en se ruinant lui-même. Cbrysippe fut 
accablé par la critique. 

IV. Après avoir ^xé le principe essentiel de la morale stoï- 
cienne , il faut étudier de plus près l'essence du bien et de la 
vertu, tracer le portrait du sage et connaître ses. devoirs. La 
nature, disent les stoïciens, a donné à Thomme, pour sa con- 
servation , un amour inné de soi . une tendance à ce qui lui est 
utile, une répugnance pour ce qui lui est nuisible, un sens, en un 
mot, dirigé vers \eê choses qu'elle a posées comme les premières. 
Ensuite naît de sa propre semence, et se développe avec l'âge, la 
raison, qui porte l'homme à juger, à choisir, à contempler le bien, 
et qui, lui montrant par-dessus tout la vertu, lui fait déclarer seul 
bien ce qui est honnête, seul mal ce qui est honteux. Cependant, 
parmi les choses moyennes qui , n'étant ni le bien ni le mal , 
sont, à proprement parler, indifférentes, il en est d'eslimables 

(1) Diogène, loc. cit , 89. 

(2) Scnèque, de Benejlciis, vi, 11. 

(3) Cléanlhe, dans Épictète, Manuel, vers la fin. — Voye» des vers de Qéan- 
the sur Dieu, dans Clément d'Alexandrie , p. 47. et Thymne célèbre à Jupiter, 
dans Stobée. Cudworth Ta publié et commenté dans son Systema intellectuelle, 
c, IV, § 25. — Sénèque, fp., 107, donne des vers que nous citons ici d'après 
Épictète, une traduction latine qui contient le vers devenu fameux : 

Bucunt volentem fata, noientem trahunt. 

(4) Plutarque, Conlradiclions des etoïciens, 34. 



284 MANUEL 

et d'aulres qui ne le sont pas. Il faut se proposer les unes , il 
faut rejeter les autres (4). Quand on examine les animaux, on s'a* 
perçoit que les uns excellent par le corps, d'autres par Tesprit, 
d'autres par tous deux; or, si Ton cherche le plus haut degré 
dans chaque genre, on verra que le souverain bien pour 
l'homme est d'être tout esprit (i). Les choses nommées estima- 
bles, c'est-à-dire celles qui confèrent à la vie honnête ou quel- 
que force , ou quelque moyen d'action, et qu on. doit se proposer 
d'atteindre , pourraient, à ce titre, être appelées des biens ; mais 
il faut se rappeler que , sauf lé vrai bien , elles ne seraient par 
elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, ni utiles ni nuisibles (3;. 
C'est dans ce dernier sens , au point de vue de l'unité du bien et 
de la vertu, que, suivant les stoïciens, il n'est pas de dégrés dans 
le bien : tous les biens sont égaux entre eux , tous les péchés de 
même. Sans doute on peut faire des progrès dans la vertu ^ mais 
comme l'aveugle vers la lumière avant que ses yeux se soient 
ouverts; et Ton peut être près de renoncer au vice, mais comme 
un homme submergé qàtne se noie pas moins à deux brasses qu'à 
cent au-dessous de la surface de l'eau. Le caractère du bien est 
d'être utile.. Telles sont aussi les quatre grandes vertus indisso- 
lubles, force, justice, tempérance et prudence, qui ne représen- 
tent que des rhythmes particuliers du même feu de l'âme appli- 
qué à des actions et à des objets divers. Les contraires de ces 
vertus sont des vices, nuisibles de leur nature. Mais tout ce qui 
peut également servir ou nuire, la santé, par exemple, ou la ri- 
chesse, tout cela est neutre, ou indifférent au bien suprême (4). 

Au nombre des choses indifférentes , il faut ranger la volupté 
et la douleur, qui , comme ayant pris place en nous les pre- 
mières, ont conservé sur notre âme une grande influence, luttent 



(1) Aulu-Gelle, Nocles altic^, xii, 5, 7. — Cicéron traduit les mots consacrés 
iEpoi)Yoî»|Atva et âicoic^<»t)-(oOiLeya, par producta et rejecta, qu'il est aisé de mettre en 
français. 

(2) Cicéron, de Finibus, iv, 11, d'après Chrysippe. 

(3) Plutarque, Contradictions des stoïciens, 30 et 31 ; Diogène, vil, 195 ; Sto- 
bée, Eclogœ elhicee^ p. 173. 

(4) Cicéron, deFinibuSy m, 14 ; Paradoxes, 3 ; Diogèné, viii, 101 , sqq., et 120 ; 
Plutarque , Contradict. des stoïciens , 7, d'après Cléanthe , et des Notions com - 
munes, 10. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 585 

en elle contre la raison, se présentent Tune comme un bien, Tau- 
tre comme un mal, et doivent être fortement réprimées (1). Le 
plaisir n*est pas la véritable fin de Thomme suivant la nature , 
mais bien la vertu, à laquelle la nature elle même nous conduit plus 
tard. La volupté, si même on doit nommer ainsi l'état dont nous 
allons parler, est un surcroit qu'obtient la nature après qu'elle a 
trouvé ce qui s'accommode à sa constitution ; mais ensuite, et par 
la raison, elle devient elle-même l'artisan et la modératrice 
des appétits. (2). Non-seulement la volupté n'est pas un bien , 
mais même , au dire de Cléanthe , elle n'est pas digne d'estime, 
elle n'est pas dans les vues de la nature (3). Nous n'ajouterons 
rien au sujet de la douleur. La lutte des stoïciens contre le mal 
physique est célèbre , et la rhétorique des anciens l'a souvent il- 
lustrée. Nous savons aussi comment ils expliquaient l'existence 
de tous les prétendus maux, par les nécessités de l'organisation 
et de la vie. Ce sont toutes circonstances, disaient-ils, liées 
aux grandes causes finales de l'univers, et, par elles-mêmes, in- 
différentes au sage. 

Le dogme de l'unité essentielle de la vertu et celui de l'iden- 
tité de la raison dans l'homme vertueux et dans l'univers con- 
duisaient directement les stoïciens à comparer le sage sur la terre 
avec le roi du monde entier. La vertu , disait Chrysippe, est la 
même en Zeus et dans le sage Dion; tous deux sages, ils s'en- 
tr'aident également; chacun d'eux se trouve affecté de même par 
le mouvement de 1 autre : c'est le bien qui survient aux hommes 
de la part des dieux , c'est le bien qui survient aux dieux de la 
part des hommes devenus sages ; et si Dion n'a pas moins do 
vertu que Zeus , il n'a pas moins de bonheur, la maladie le ré- 
duisît-elle à se jeter hors de la vie (4). Ce n'est encore là que 
l'expression de la morale commune du panthéisme ; mais les fa- 
meux paradoxes des stoïciens se présentèrent quand on voulut 
unir la vertu divine dans Thomme avec la vertu humaine envi- 
sagée dans toutes ses parties. On dit alors que le sage, seul juste 

(1) Aulu-Gelle, loc. cit., 7 et 8. 

(2) Diogène, Vie de Zénotit vu, 85, 86. 

(3) Sextns, Adversttê elhicos^ K3. 

(4) Plutarque, des Notions commvnes, 33. 



286 MANUEL 

et pieux^ était aussi le seul prêtre, le seul savant et le seul poëte ; 
on le nomma ami, citoyen, général, magistrat par excellence, 
puis orateur, dialecticien , grammairien ; seul homme libre, oa 
lui conféra tout pouvoir au nom de la loi divine, on le déclara in- 
peccable , tous les autres hommes n'étant auprès de lui que des 
fous, des impies et des esclaves (4). Les stoïciens avouaient ce- 
pendant n'avoir jamais vu le sage (2), et nous allons voir qu'il ne 
pouvait se rencontrer. 

Zenon se^servit le premier du mot devoir, qui joua depuis un si 
grand rôle dans la morale. Il définissait le devoir un acte convenable 
à ce qui est institué par la nature, et par la composition même de ce 
mot il exprimait l'idée de convenance à quelque chose. Mais il faut 
ajouter que, parmi les actes que nous tendons à accomplir, Zenon 
nommait devoirs ceux-là seuls queconseille la raison (3). Au devoir 
s'oppose en nous la passion, née de l'erreur ou de la fausseté. La 
passion est un mouvement irrationnel de Vàme , une impulsion 
fougueuse, immodérée, contraire à la nature. Quatre grands gen- 
res , la douleur y la crainte, la concupiscence et la volupté, en ren- 
ferment les diverses espèces, qui toutes sont des jugements fon- 
dés sur des notions fausses et peuvent être combattues par trois 
bonnes passions : la joie, sorte d'élévation rationnelle contraire à 
la volupté, la circonspection et la volonté (4). Le sage est exempt 
de passions parce qu'il est infaillible, et il évite les affaires pour 
ne pas dépasser le devoir (5). Il semble en effet que, dans l'im- 
perfection trop visible des hommes, des cités et de leurs lois , le 
sage stoïcien ne puisse manier légitimement la chose publique (6) ; 
cependant Zenon , Cléanlhe , mais surtout Chrysippe , avaient 
écrit de nombreux ouvrages de politique , et ce dernier , asàimi- 
lant la vie oisive des savants à celle des voluptueux, voulait que 



(1) Diogène, Vie de Zenon, vu, 121-125, 119 ; Stobée, Ecloga ethica, p. 169 
et 170 ; Cicéron, Paradoxes, 5, 6. 

(2) Plutarque, Contradicl. des stoïciens, 31. 

(3) Diogène, Vie de Zenon, VII, 108. « Ta xaO^xov, àizo toû xatâ tivaç iÇxetv. n 

(4) Id., ibid., vu, 110-117, où l'on peut lire une analyse assez étendue des 
quatre genres et de leurs espèces. 

^5) Id., ibid., vu, 117 et 118. « àv^-^^ova^ uvai (tomç 9^fouç) ixxXlveiv Y«p tè »p«T- 
tîiv Tt Ttapà TO xaôïjxov. » 

^6) Plu' arque, Conlrndict. des sloiciens, 3. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 287 

le sage fôt actif et se mêlât du gouvernement. En général , on 
nous dHque les stoïciens préconisaient la vie pratique et sociale. 
Faire des lois, enseigner les hommes , se marier, élever ses en- 
fants , diriger sa maison, diriger la cité surtout si ses institutions 
sont voisines des institutions parfaites , se dévouer s'il le faut , 
pour sa patrie , potir sa famille, ce sont des devoirs du véritable 
homime vertueux , à qui tous les vrais biens sur la terre appar- 
tiennent et qui jouit encore de ces biens quand il les fait parta- 
ger à ses semblables (1). 

La vie de Zenon , de Cléanthe, de Chrysippe, d'Antipater, fut 
bien différente de celle qu'ils avaient rêvée pour le sage. Ils de- 
meurèrent absolument étrangers aux affaires et menèrent celte 
existence spéculative et scholastique qu'ils avaient tant reprochée 
aux péripatéticiens. Leurs successeurs, les stoïciens du monde 
romain , furent les premiers que l'on vit généraux , magistrats , 
législateurs. Dans leur paftrie, qu'ils avaient abandonnée pour 
vivre à Athènes (2), les anciens stoïciens n'avaient pu songer à ac« 
commoder l« politique idéale à la routine et à la mettre à la portée 
des inteliigences vulgaires; aussi s'étaient-ils trop peu mêlés des 
questions d'affaires, au dire de l'orateur romain (3). Mais en vérité 
la république où le sage devait vivre, la seule où sa vie en Dieu pût 
s'accorder avec sa vie parmi les hommes, était la république uni- 
verselle sans distinction de pays ni de race, où tous les habitants 
de la terre eussent été concitoyens (4). C'est pour ne point renon- 
cer à cette répubtique en renonçant à leur humble patrie, que 
Cléanthe et Zenon refusèrent à Athènes le droit de cité. Mais 
Chrysippe l'accepta (5). 

V. A toutes les sectes savantes, à toutes les sectes actives de 
l'antiquité , les épicuriens opposèrent l'ignorance systématique et 
la recherche du repos de la vie , seules choses dont ils tirassent 
vanité. Êpicure prétendit n'avoir pas eu de maîtres; il injuria 
Démocrite dont il avait pris les atomes, et le démocriléen Nausi- 

(1) Id., ibid., 2et 6; et Stobée, Ecloga pkysicœ, ^. 177. 

(2) Plutarque, loc. cit., 3 et 4. 
(3| CicéroQ, des Lois, m, 6. 

(4) Piutarque, de la Fortune ou vertu d'Alexandre, 6. 

(5) Id., Contradict, des stoïciens, 4, d'après un livre d'Antipater sur la Dijé" 
rejice de Cléanthe et de Chrysippe, 



288 MANUEL 

phane , dont il avait suivi les leçons. Il voulut n'avoir rien appris 
de personne, et, de fait, il ne prouva que trop qu'il ignorait jus- 
qu'aux éléments que de son temps on enseignait aux enfants (4). 
Cet impudent maître d'école, le dernier des physiciens et le plus 
mal-appris des hommes, comme le nomme la satire (2), composa 
un nombre prodigieux d'ouvrages , un nombre plus grand peut- 
être que celui qu'écrivit plus tard le trop fécond Cbrysippe (3). 
Ces ouvrages, qui ne contenaient pas un mot qui fût nouveau , 
qui fût de lui , il les abrégeait ensuite et les réduisait en caté- 
chismes pour aider la mémoire ingrate de ses disciples. Ceux-ci 
adoraient leur maître comme il s'adorait lui-même, ils le traitaient 
de dieu, embrassaient sérieusement ses genoux, et nommaient son 
enseignement un mystère divinement révélé pour les retirer des 
choses et des sympathies d'ici-bas (4). Ainsi, follement épris de leur 
propre mérite, les épicuriens accablèrent d'injures et les philoso- 
phes et tout ce qu'il y avait de plus vénéré dans l'antiquité : Ly~ 
curgue , Selon, Socrate ; la courtisane Léontium osa même écrire 
contre Théophraste, et de là vint ce proverbe : Choisissez un arbre 
et pendez-vous ; cependant son livre, nous dit-on, ne manquait pas 
de politesse et d'atticisme (5). Quels étaient donc ces mystères , 
cette philosophie que l'épicurien devait méditer jour et nuit avec 
son ami, son semblable pour se diviniser (6)? C'était la néga- 
tion de toute philosophie. Si le voluptueux savait vivre sans 
crainte, dit Ëpicure, et s'il savait se borner dans ses désirs, il n'y 
aurait en lui rien à reprendre et Tétude de la nature serait inu- 
tile (7). 

L'usage de la physique est d'affranchir l'homme de la crainte 
ou de l'appréhension vague des choses étrangères à ce monde. 
Celui qui ne redoute ni la fortune, ni la nécessité, ni les dieux, 

(1) Cicéron, de Natura deorunh h 26. 

(2) Timon le sillographe, dans Diogène, Vie d'Épicure,^X, 3. 

(3) Gassendi tire puérilement vanité de ce triomphe d'Épicure sur Chrysipp«>, 
de Vita et moribus Epicuri, i, 9. 

(4) Plutarque, Contre Colotès, 17. Cf. les beaux vers de Lucrèce au début des 
chanU i, m et v. 

(5) Cicéron, de Natura deoruniy i, 33; Plutarque, Contre Colotès, pasaim; 
Pline,^^wtotre naturelle, i, préf. 

(6) Epicure, Lettre à Ménécée, dans Diogène, x, 135. 
Ç7) Id., SenUnceSj 10 et 11. 



DE PHILOSOPHIE ANCIEN.NE. 281) 

ni la mort, celui-là peut être heureux. Mais la fortune et la né- 
cessité sont des chimères , les dieux se reposent sans songer à 
nous. Et la mort, pourquoi la redouter? La mort n'est rien pour 
nous ; survient-elle? nous n*existons plus; existons-nous? elle est 
absente. Ce qui est dissous ne sent pas ; ce qui ne sent pas ne 
nous regarde point (4). Affranchis de toutes vaines terreurs, as- 
pirons au souverain bien : un corps sans douleur, une âme sans 
trouble, tels sont à la fois le principe et la 6n de la vie humaine, 
les objets que toutes nos actions tendent à nous procurer. Man- 
quons-nous de quelque chose , une volupté nous est nécessaire ; 
Tobtenons-nous , la volupté ne nous manque plus et nous attei- 
gnons le repos dans le bonheur. La volupté , au sens physique , 
est une bonne assiette de la chair ; au sens moral une parfaite 
exemption de tout mal , extrême limite des accroissements de la 
volupté (2). 

On peut réduire a ces quatre règles la conduite du sage dans 
la recherche de la volupté : 4® embrasser la volupté qui ne tient 
à aucune douleur ; 2® rejeter la douleur qui ne tient à aucune vo- 
lupté ; 3*» rejeter une volupté qui en empêche une plus grande 
ou qui tient à une plus grande douleur; 4® embrasser une dou- 
leur qui délivre d'une plus grande douleur ou qui tient à une plus 
grande volupté (3). S'il n'est fait aucune mention de la vertu dans 
ces règles , cela tient à ce que les vertus né sont pas à recher- 
cher pour elles-mêmes, mais seulement en vue des voluptés (4). 
La modération, la frugalité n'ont d'autre objet véritable que d'aug- ' 
monter le plaisir ou de faire éviter la douleur, et la première des 
vertus , la prudence , dont la justice et l'honnêteté dépendent, est 
tout à fait inséparable du bonheur et de la volupté. Une entière 
sécurité dans la vie n'appartient qu'au juste : l'injustice amène 
l'inquiétude à sa suite, et, si cachée que soit son crime, le crimi- 
nel a peur (5). Il n'existe au surplus de joie de l'âme que celle qui 

|1) Id., ibid., 2, 12 et 13; Lettre à Ménécée, 124, 125, 133 et 134. 
(2)Id., Lettre à Ménécée, 128, et Sentences, 3; Cf. Cicéron, de Ftnibusy ii, 
3 ; Aulu-Gelle, Nocte» attica, ix, 5. 

(3) Ce sont les formules tirées de ]& Lettre à Ménécée par Gassendi, Syntagma 
philosophiœ Epicuri , c. 4 , et traduites par Batteux dans son excellent livre 
de la Morale d'Épieure, p. 100. 

(4) Diogène, Vie d'Épicure, X, 138. 

(r>) Id., ibid , x, 130-132 ; Épicure, SetUences, n» 6, 17 et 38. 

II. 25 



290 MAMUËt 

liait du plaisir des sens et qui lui est unie ; les chants , les jeux , 
la beauté , le toucher, les saveurs expliquent et contiennent toutes 
les voluptés (1); celui qui les possède vivra heureux s'il est sans 
crainte, s'il méprise la mort, s'il mesure la vie au plaisir et non à 
la durée. Un tel homme est-il borné dans ses jouissances, il saura 
que le pain et Teausont la volupté suprême de l'affamé; souffre- 
t-il , il comptera sur des compensations : les intervalles de nos 
maux sont de grands biens et les grands maux dorent peu {%). ' 

Le sage épicurien domine par sa raison le mal que les hommes 
lui peuvent faire ; il ne perd jamais la sagesse qu'il a une fois 
possédée ; il n'est pas sans passions , mais il n'est pas pour cela 
moins sage ; il supporte la douleur sans se plaindre , et n'en est 
pas moins heureux ; il respecte les femmes , que la loi veut être 
respectées ; il croit que le commerce charnel n'est jamais profi- 
table , et que rarement il ne nuit pas ; il évite le mariage et les 
enfants, à moins de circonstances particulières ; et, de même , il 
demeure étranger à la république; il courtise le prince dans 
l'occasion ; il sait châtier ses esclaves , mais il fait miséricorde 
aux bons ; il méprise la rhétorique , et seul il réduit à leur juste 
valeur la musique et la poésie, mais il se plait plus que personne 
aux spectacles; il est brave, non par nature, mais par calcul ; il est 
sans amojur, et ne croit pas que cette folie nous vienne de Dieu ; 
il recherche l'amitié pour l'utilité qu'elle a : c'est une terre qu'on 
sème; et cependant il peut quelquefois mourir pour son ami (3). 
L'amitié fut le nœud le plus solide de la société épicurienne , 
et son litre d'honneur dans l'antiquité. Cet unique attrait rem- 
plaça tous les sentiments d'un ordre plus vaste , dont Ëpicure 
était dépourvu. Malgré les motifs d'intérêt que la logique de son 
système l'obligeait d'invoquer, l'amitié sembla quelquefois s'être 
révélée à lui dans toute sa pureté (4); elle se montra seule à c6(é 

de la vanité dans ses dernières pensées, comme le témoigne la 



(1) Cicéron, Tuscuïanes, m, 18 et 20; de Natura deorum^ l, 40; dé Fini- 
bus, II, 4. 

(2) Diogène, Vie fVÉpicure, x, 126-131 ; Epicure, Senieinces, n? 4. 

(3) Epicure, Lettre à Pylhoclès, ll7*-122. Nous suivons des corrections reçues 
à la fuis par Casauboo, Gassendi et Ménage. 

(4) Id., SenlenceSf n"« 29 et 40. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 291 

lettre qu'il écrivit à son ami au moment d'entrer dans un bain 
chaud, que la faiblesse extrême, à laquelle il était réduit par la 
maladie, devait lui rendre mortel : a En cet heureux jour, le der* 
» nier de notre vie, nous vous écrivions ces mots : d'intolérables 
» douleurs nous tourmentent à la vessie et aux entrailles ; mais 
»la joye de Tâme s'oppose à nos souffrances, au souvenir des 
» raisonnements que nous avons créés. Toi, c'est un soin digne de 
» ton attachement ancien , et pour moi et pour la philosophie , 
D pense aux enfants de Métrodore (4). » 

VI. Le portrait du sage, selon Tesprit d'Ëpicure, nous a déjà 
donné la mesure des principes politiques de sa secte. La famille 
et la patrie sont de vaines idoles aux yeux de l'épicurien, qui ne 
s'intéresse qu'à lui-même ; il faut quelque circonstance particu- 
lière pour qu'il consente à troubler sa vie en s'assujeltissant à 
être père ou citoyen : il faut, par exemple, l'ordre du prince qu'il 
couriise. L'humeur de l'épicurien n'est donc pas républicaine : le 
sage aurait trop à faire dans une république ; ses divins loisirs y 
seraient compromis. Aussi regarde-t-il la royauté comme une 
précieuse institution ; c'est le travail d'un seul pour le repos de 
tous. Mois il n'aime pas à être roi lui-même ou à vivre auprès du 
roi sans nécessité (2). Au reste, les sociétés humaines n'étaient, sui* 
vanl Épicure, que des contrats particuliers fondés sur l'intérêt des 
contractants, et par lesquels on ne devait pas se croire absolument 
obligé, mais seulement en tant que la violation des lois pouvait 
être suivie d'un châtiment. La justice n'est rien, disait-il, à part 
le contrat; elle est fondée sur l'utilité réciproque des hommes, et 
c'est à l'utile qu'elle se réduit, par l'utile qu'elle se juge. La jus- 
tice naturelle est un symbole de Vintérét; l'injustice n'est pas un 
mal : il n'y a de mal que la punition dont elle est suivie. Aussi 
n'existe-t-il aucun droit des gens entre les nations qui ne sont 
pas alliées : ces nations se trouvent dans le même cas que les ani- 
maux qui n'ont fait aucun pacte pour s'épargner mutuellement (3). 

(1) Id., dans Diogène, x, 22, et Cfcéron, ^e FinibuSy ii. — On varie sur le 
nom de l'^miàqui cette lettre était adressée.— Plutarque lit, sans doute à tort, 
îj Jov&v, aa lieu dje JiaXo-fttfiiAv ; mais le nouveau sens ne laisse pas d'être conforme 
à la doctrine d'Épicure, ainsi que Batteux le remarque fort bien. 

(2) Plutarqne, Contre Coloth, 31 et 33. 

(3^ Épicure, Sentences, 34-40. Cf. Phitarque, loc. cit., 34. 



9m MANUEL 

Les anciens législateurs ont attaché à leurs utiles prescriptions 
des idées superstitieuses : le meurtre involontaire, par exemple, 
a été regardé comme une souillure; mais, en réalité, l'intérêt de 
chacun de nous est le fondement unique de ces prescriptions. De 
là vient aussi que la vie des animaux nous appartient, car rien 
ne nous oblige à leur égard, et les loups ne se sont pas engagés 
par contrat à respecter la vie des hommes (4). 

On a beaucoup débattu la question de savoir si la volupté 
d'Épicure élait une volupté sensuelle. D*une part, Cicéron, ap- 
puyé sur d'imposantes autorités et en termes qui ne souffrent pas 
de réplique, accuse Épicure, et surtout Métrodore, d'avoir me- 
suré le plaisir par les sensations : l'un par les plus délicates , 
l'autre par les plus grossières (2). Ce même Métrodore, qui ne 
doutait pas que tout plaisir ne se rapportât au ventre^ avait écrit 
ces mots sauvages : « Les plus belles et les plus sages inventions 
de l'âme ont été dirigées vers le plaisir de la chair, ou suscitées 
par l'espoir d'en jouir ; tout acte est vain qui tendrait à une autre 
fin. Otez les lois, il vous restera des ongles de lions, des denfs 
de loups, des ventres de bœufs et des cous de chameaux. Et c'est 
là la philosophie : ce sont là les arguments des bêtes qui ne peuvent 
parler, mais qui témoignent par des hurlements, des beuglements 
et des cris, de leurs sensations et de leurs dogmes. La voix de 
l'estomac parle ; elle réclame le plaisir de la chair (3). » Mais Sé- 
nèque nous dit d'ailleurs ; « Les préceptes d'Épicure sont nobles et 
saints ; pénétrez plus avant encore, et vous les trouverez tristes (4). » 
Cette contradiction est facile à lever. On ne peut douter qu'Épi- 
cure ait fait consister le souverain bien dans la privation de la 
douleur : afin d'atteindre à cette fin il a dû , par le fait , recom- 
mander toutes les vertus, comme les plus sûrs garants de la tran- 
quillité; la rectitude et la sainteté de quelques préceptes, dont 
les motifs seuls sont mauvais, s'expliquent ainsi. Mais cette fin 
même que vaut-elle ? quelle aride et méprisable vie qu'une vie 

(1) Porphyre, de l'Abstinence de la chair des anitnaux, i, 7-12. 

(2) Philon l'académicien, dans Cicéron , de Natura deorum , l, 40. « Proferrem 
libros si negares, » dit Cotta à son interlocuteur épicurien. 

i3) Plutarque, loc. cit., 31. 

(4) Sénèque, de Vita beata^ 13. Nous reviendrons sur ce jugement de Sénèqr.e 
et sur ses motifs ; V. ci-dessous, n" 10. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 293 

bornée de tous côtés par la circonspection , la liooidité, l'inaction , 
régoïsme et la peur des joies vives et des vives peines! Ainsi, la 
morale d'Épicure est triste. Mais s'il atteint la tristesse, est-ce la 
tristesse elle-même qu'il poursuit ? Non ; il poursuit la volupté sui- 
vant l'impulsion de la nature; et, comme la volupté est connue 
de tous, comprise de tous« ainsi que le veulent les épicuriens (4), 
il en résulte que chacun d'eux peut appliquer le critérium de sa 
doctrine suivant le tempérament que la nature lui a départi. Épi- 
cure est froid , timide et maladif : il préfère aux biens positifs la 
volupté négative. Parmi ses disciples , il y en a qui préfèrent les 
plaisirs violents d'une courte vie à cette longue neutralité entre 
le bien et le mal. De quel droit leur contesterons-nous la qualité 
d'épicuriens? L'histoire nous oblige au moins à les regarder 
comme une secte dans la secte principale. Ni les opinions ni le 
modèle de vie suivis par l'une, ne nous semblent, au fond, rem- 
porter en moralité sur ceux qu'a suivis l'autre. L'ignorance sys- 
tématique, l'égoïsme tempéré par l'amitié, la paix du corps et la 
paix de l'esprit dans l'oisiveté, la vie réduite à la vie, sans objet et 
sans raison , enfin rindifférence pour la mort, qui n'est rien, tels 
sont les vrais dogmes d'Épicure : ils suffisent pour le juger. 

VII. La nouvelle Académie se proposa, dans la morale, comme 
pour toutes les autres parties de la philosophie , de réfuter les 
systèmes des écoles, d'y substituer un principe de vie prati- 
que fondé sur la crédibilité, et, plus tard, de faire un choix parmi 
les opinions les plus probables. Ainsi Arcésilas prescrit d'abord 
de suivre le croyable dans le choix du bien , dans l'éloignement 
du mal : de là dépendent le bonheur et la vertu, et, comme il est 
d'ailleurs défendu au sage d'opiner, impossible de savoir, il est 
clair que toute différence entre le sage et l'insensé se réduit à la 
pratique et à la croyance (2). Carnéade combat les stoïciens et rc- 
fute leurs démonstrations de l'existence de Dieu (3) et des causes 
finales (4); il oppose à leur principe de la justice naturelle la di- 
versité des mœurs et des notions morales des peuples. Quant à 

(1) Cicéron, de Finibus, II, 4; et Diogène, Vie (PÉpicure^ 137, 

(2) Sextus, Adversus logicoSf i, 168. 

(3) Id., ibid., Adversus phyaicos, l, 137, sqq. 

(4) Porphyre, de r Abstinence de la chair, m, 20. 

25. 



29% MANUEL 

lui , it distingue dans la vie trois partis à prendre : commettre 
l'injustice sans la subir , ce qui est trop difficile ; la commettre et 
la subir, ce qui est la condition la plus misérable entre toutes; 
ne pas la subir et ne pas la commettre, ce qui est le plus sûr , et 
il conseille à Thomme de prendre ce dernier parti en se plaçant 
sous ta protection des lois (f). Carnéade fait ainsi de ta vie prati- 
que un art indépendant de tout dogme : et, entre les trois systè- 
mes auxquels il réduit aussi les opinions professées sur le bon- 
heur, à savoir le système du plaisir, celui du repos sans douleur 
et celui de la vertu naturelle , qu'il attribue à la fois à Platon , à 
Aristote et à Zenon, il a, malgré ses doutes, une sorte de ten- 
dance vers le troisième (%). Antiochusest enfin tout à fait éclec- 
tique et même un peu syncrétis&e : il croit que les diverses éco- 
les de la grande fiamille de Platon ne diffèrent que par les mots ; 
et nous avons vu aussi combien les stoïciens de son temps sont 
portés à rédeclisme. La morale occupe surtout ces stoïciens. 
Panétius , auteur du Traité des d^oir$ imité ou reproduit par 
Cicéron, veut modérer les prescriptions sévères des maîtres du 
Portique t c'est aux hommes ordinaires qu'il s'adresse et non pas 
aux sages (3) ; il renonce à l'apathie (4), et il croit l'abondance , 
la force et la sânté nécessaires à la vertu. Cette dernière opinion 
est aussi celte de Posidonius, son disciple (5). Enfin Posidonius 
prétend, comme nous savons, se servir de toutes les doctrines et 
les concilier ; c'est le penchant de Cicéron, que l'on peut regarder 
comme le disciple de tous les philosophes que nous venons de 
nommer, et qui remonte à travers eux, quelquefois, jusqu'à Ar is« 
tote ou jusqu'à Platon. 

Nouvel académicien ou nouveau stoïcien dans les livres qu'il 
consacre à exposer et à réfuter les opinions dogmatiques, ou à 
faire un choix des plus probables, Cicéron s'adresse à l'ancienne 
académie quand les nobles idée» de Dieu et de l'immortalité de 
l'âme viennent à le toucher et à lui faire éprouver te besoin 
d'une inspiration plus élevée. C'est ainsi qu'il termine te dixième 

(1) Cicéron, République, m, 4 et 8. 
(21 U.,de Finibus, l!i, VU j v, 8. 
(3) Sénèqae, Epislola, 116. 
1.4) Aulu-Gelle, Noctes alticœ, xiï,*. 
6) Diogène, Vie de Zenon, Wi, 128. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 295 

livre de la République par le fameux Smge dé Scipion , à rimita> 
tion de Platon, qui terminait ses grands dialogues par des mythes ; 
c'est ainsi que, dans sa Consolation, il décrit la nalure divine de 
Tesprit, qui, sans mélange d^aucun des éléments corporels inca- 
pables de penser, de se souvenir et de prévoir, doit être nécessaire- 
ment immortelle et nous venir de Dieu, a Tout être qui sent, qui 
» sait, qui vit, ajoule-t-il, doitêtre d'origine céleste el participer de 
» la divinité, de réternilé. Dieu lui-même, tel que nous pouvons le 
» comprendre, qu*est-il autre chose qu'une intelligence libre et 
» pure, dégagée de tout alliage mortel , qui sent toutes choses et 
» qui les meut, elle-même douée d'un mouvement sans fin (1)? » 
A la croyance de l'immortalité de l'âme Cicénon ajoute ailleurs 
celle d'un séjour élevé, patrie céleste des hommes vertueux. C'est là 
qu'ils doivent se trou ver tous unis après que leurs âmes ont été dé- 
gagées des liens du corps. L'orateur prête cette espérance au vieux 
Caton, qui, dit-il, avait étudié les livres des Grecs pendant sa vieil- 
lesse (2). Et telles sont les doctrines dont il veut s^enchanter lui- 
même, sans préjudice des doutes renaissants du nouvel aca- 
démicien (3), et des mépris du philosophe pour les fables de la 
religion comjntine.. Mais ajoutons qu'il conseille d'éloigner cer- 
taines discussions du vulgaire , pour ne pas nuire au culte éta- 
bli (4) ; de même qu'il dirige ses recherches sur la morale en vue 
du bien de l'état et dans les intérêts de la vie civile. Cicéron ne 
pouvait s'élever ainsi aux spéculations fortes et désintéressées ; 
mais ses malheurs, sans doute aussi son incertitude naturelle, le 
tenaient suspendu entre l'instinct politique et le goût de la haute 
science. Il ne pouvait pas lui être donné non plus de rédiger un 
code pour Rome en écrivant son Traité des lois , où il considère 
l'état fomain comme le modèle des étals (5); ni de relever, de forti- 
fier, de limiter les pouvoirs en modifiant spéculativement le type, 
à peu près réalisé par Rome, du meilleur des gouvernements, et 

(1) Cicéron, Consotatio, 27, cité dans les Tuscu^anes, i, 26. 

(2) Id., de Seneciule, 21 et 23. Cf. Tusci^anes, i,22. 

(3) Id.y de Natura deorum, iii, 26, sqq. Cependant il faut remarquer le cor- 
rectif final : «« Ita discessimus ut Velleio Cotise ( académie! ) disputatio verior, 
iiiilii Balbi (stoYci) ad v«ritati8 similituditiem Tideretur esse propensior. n (Ibid., 
40, fin). 

(4) Id., dans Lactance, Institutions divines, n, 3. 

(5) Id., de Leçibus, i, 6 et W. Cf. MApUblique, i, 46. 



296 MANUEL 

ea lui appliquant Tidée de la balance des trois ordres politiques 
empruntée à Àristote et peut-être à Thistorien Polybe(4) : mais 
placé de la sorte en un lieu intermédiaire entre la pratique et la 
théorie, doué d'un sentiment élevé du bien , il sut au moins ex- 
primer de nobles pensées, souvent nouvelles, et supérieures à 
celles des philosophes de la Grèce. 

YIII. Cet éclectisme, à demi découragé, à demi confiant dans 
sa faiblesse , caractérise naturellement la transition des temps 
de la foi et de Torganisation aux temps du doute et du désor- 
dre. Un instant encore on peut voir paraître à Alexandrie , dans 
le système de Potamon, cette sage mais impuissante morale qui 
fixe le souverain bien dans la vertu accompagnée des biens de ce 
monde, et qui par suite ou permet ou prescrit à l'homme la 
vie politique. Mais bientôt, dans l'affaiblissement commun de la 
spéculation libre et des institutions sociales, la philosophie va se 
réduire à la morale, et la morale se proposera surtout pour objet 
le perfectionnement individuel de l'homme autant que possible 
isolé des circonstances extérieures et réduit à veiller sur son âme. 
La religion seule, une religion nouvelle, pourra produire alors un 
nouvel ordre de choses ; encore même deux esprits lutteront-ils 
d'abord dans la religion : l'esprit politique de Rome et l'esprit 
mystique des solitaires de la Thébaïde. 

Cet amour de la solitude , ce renoncement au monde peuvent 
aussi convenir à la vraie fin de la philosophie qui, née dans l'indi-, 
vidu , par lui formée , doit aussi se terminer et s'accomplir en lui 
seul. Hâtons-nous d'ajouter que la philosophie peut échapper à 
cette conséquence fatale en construisant un système politique et 
en vouant toutes ses forces à sa réalisation. Mais si les peuples 
semblent de plus en plus s'éloigner de l'ordre et de la raison, en 
même temps que des croyances antiques, le philosophe devra 
désespérer comme le prêtre de l'avenir de l'humanité, et il dirigera 
toute sa puissance à l'édification de l'individu. Les doctrines en- 
seignées dans les derniers temps de la véritable antiquité doivent 
être ainsi des doctrines d'égoïsme , soit d'ailleurs qu'on entende 
ce mot dans un bon ou dans un mauvais sens. En effet, le sage épi- 

(1) Id., République^ I, 29, 45 ; ii, 23 et 32. Cf. Polybe, vi, 5. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 297 

curien est égoïste quand il ne cherche que son plaisir au milieu 
des misères communes ; le sage stoïcien est égoïste, mais bien au- 
trement, lorsqu'au milieu d'une philosophie en ruines et d'un 
monde insensé, il méprise la science et la société, résolu de ne plus 
vivre qu'avec lui-même ou avec. Dieu. Les solitaires de la philo- 
sophie, imitateurs du prétendu Pythagore ou de Diogène le Cyni- 
que, sont égoïstes aussi quand ils étalent inutilement, les uns 
leur abstinence et leurs robes blanches de lin, les autres leurs man- 
teaux sales et leur grossièreté. Eo6n les derniers philosophes 
d'Alexandrie rencontrent l'égoïsme dans Textase, quoique l'extase 
ne soit pour eux que le dernier, que le plus haut degré de la reli- 
gion qu'ils essaient de fonder sur les traditions communes dès 
nations. 

Parmi ces philosophes , les seuls qui semblent se rattacher in*- 
timement à la philosophie grecque sont les nouveaux stoïciens. 
D'ailleurs les néopythagoriciens et les cyniques ne peuvent être 
ici que mentionnés , et les épicuriens , continuant de répandre 
sans la modifier (1) une doctrine indigne de ce nom, ne nous of- 
frent plus rien dans leur morale qui réclame une nouvelle atten- 
tion. Les stoïciens récents eux-mêmes, à les bien considérer, n'ont 
pas de système. Ils abandonnent la logique et la physique de leurs 
anciens maîtres, et n'empruntent plus d'eux que certains pré- 
ceptes choisis, dont même ils modifient profondément l'esprit. 
Ainsi Sénèque embrasse à la vérité le dogme stoïcien de la vie 
conforme à la nature et de la providence divine , puis celui de la 
divinité du sage, quMl exprime avec une belle exagération (2) ; il 
vante le philosophe pour son indépendance de tous les biens exté- 
rieurs , pour sa supériorité absolue aux événements. Mais tout cela 

(1) Cependant H. Kitter a remarqué, et avec raison, à la gloire de Lucrèce, que 
la sévérité morale, imposée par les Romains du temps de Ci céron à l'exégèse 
épicurienne, se fait sentir aussi dans son poème. Citons seulement l'éloge du 
mariage et de la famille (liv. v, 1012). Ritter, peu favorable i Tépicaréismc, 
qu'il juge très-bien , fait encore honneur à Lucrèce de l'esprit scientifique dont 
Épicure était , nous l'avons vu , tout à fait dépourvu. (HisL de la philos, anc, , 
trad. de M.Tiwot, t. IV, p. 74 et 80.) 

(2) <• Qualis est Jovis (vita), cum, rcsoluto raundo et diisin unum confusis. 
paullisper cessante natura, acquiescit sibi cogitationibus suis traditus. Talc 
quiddam sapiens facit, etc. ^(ep. 9).Est aliquidquosapiensantecedatDeum... n 
ep. 53.) u lîle extra patientiam malorum est, vos supra. » {De Providenlia^ 6.) 



398 MANUEL 

n'est pas saos emphase et sans contradictions (4 ) , tout cela manque 
à peu près de fondements ou n*en emprunte qu'à la rhétorique. Il 
eût faliu que le chaleureux écrivain , qui réduisait la philosophie à la 
morale et la morale même à d'inflexibles formules, fondât au moins 
sur l'exemple de sa vie ce qui manquait d'autorité à son enseigne- 
ment. Mais , quoi qu'on ait pu dire et quelque belle que 8oit la 
mort de Sénèque , il faut bien avouer que sa vie n'est pas celle 
d'un sage, pas plus que ses écrits ne sont ceux d'un savant. On 
sent à les lire cependant qu*un sentiment nouveau en inspire 
l'auteur. Mais ce sentiment est encore à demi enveloppé : il paraît 
au grand jour dans les admirables sentences ('il) de l'esclave Ëpio- 
tète et dans les pensées de l'empereur Marc-Âurèle-Ântonin. Ici 
revit l'esprit de Socrate ; ici le stoïcisme se transforme entièrement. 
Dans son nouvel état, cette doctiioe marque la limite de la philoso- 
phie et de la religion, plus près encore du christianisme que du néo* 
platonisme. Les systèmes théologiques ou physiques sont ouverte- 
ment abandonnés ainsi que les spéculations logiques , mais la mo- 
rale trouve au moins dans l'homme un fondement nouveau : c'est 
la liberté définitivement substituée au destin stoïcien ; c'est l'humi- 
lité à la place de l'orgueil ; c'est la charité au lieu de l'impassi- 
bililé et du mépris; enfin, dernier trait décisif, le suicide, sans 
être absolument proscrit, est prc»sque toujours subordonné à la 
pensée meilleure de la résignation et de l'abnégation de soi- 
même (3) . Épiclète admet dans l'homme une connaissance innée du 
bien ; il croit au pouvoir absolu de l'homme sur lui-même et sur ses 
idées. Par la pensée du bien , nous connaissons Dieu et nos de- 
voirs ; par notre volonté nous pouvons nous soumettre à la volonté 
divine ; nous pouyonsnous détacher des prétendus biens extérieurs 
et de tout ce qui ne dépend pas de nous, mais de la nécessité. S'éle- 
ver, se simplifier, ne s'irriter jamais, avoir pitié des pécheurs et des 



(1) Nous ne méprisons nullement les beaux traits de Sënèque. Mais il faut 
bien avouer qu'entre les deux jugements que les anciens portaient sur ses ouvra- 
ges, et qui sont reproduits par A.-Gelle {Nocies atticte, xii , 2), le premier , est 
aussi vrai quMl est spirituel et bien dit. 

(9) Arrien, disciple d'Éplctëte, a rédigé ce beau petit livre connu sous le nom 
de Manuel ainsi que des Dissertations plus étendues dont Dacier a publié un 
choix traduit sous le titre de nouveau Manuel. 

(3) Sur le suicide, voyez Dissertations ^ i, 29; m, 24. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 299 

ignorants , se contenter de tout , regarder la vie comnne un pas- 
sage, vivre avecies hommes, les aimer, les aider autant qu'il 
est possible, mais sans dépendre jamais de leur faiblesse ou 
de leur malheur; enfin rendre le bien pour le mal, tel est l'es- 
prit presque évangélique de la morale d'Épictète et de la mo- 
rale d'Ânlonin^ car l'empereur avait médité les pensées de 
l'esciave (4). Cette philosophie, que Musonius Rufus, un des maî- 
tres d'Épictète, avait enseignée avec ardeur et dévouement, sous 
les règnes de Néron, de Vespasien et de Titus (2), pouvait bien ôlre 
proposée aux princes et aux nations comme nécessaire à tous les 
hommes et comme seule propre à les engendrer à une vie meil- 
leure (3) ; car elle touchait à la religion, au moins par sa morale. 
Bien loin d'être exclusivement stoïcienne, elle renonçait au con- 
traire aux doctrines les plus ambitieuses du Portique, à celles qui 
ne pouvaient être comprises que d'un petit nombre d'hommes. 
Épictôte aimait et suivait Socrat6 et Platon bien plus que Zenon 
etCbrysippe; il ne combattait qu'Épicure et Pyrrhon. Musonius 
touchait au néopythagorisme en s'abstenant de la chair des ani- 
maux et en condamnant la vie des cités; peut-^re même avait- 
il reçu les traditions de l'école demi-pythagoricieime de Sextlus ou 
de Sotion , maître de Sénèque. Ainsi les philosophes dont nous 
parlons sont plutôt éclectiques que stoïciens; ils seraient plus re- 
ligieux que philosophes si l'idée de l'immortalité de l'âme n'était 
ou nulle ou bien obscure dans leurs ouvrages, et, si au lieu de 
placer l'homme en face de lui-même et de Dim en lui, ils l'eussent 
connu dans sa vie éternelle, et rattaché directement à Dieu par 
la tradition, suivant l'esprit commun de la doctrine platonicienne 
et de la doctrine chrétienne. 

IX. C'est ainsi que la philosophie enseignait la vraie morale de 
Platon mise à la portée des humbles, et déjà les mœurs de Tanti- 



^ (l) Marc-Aurèle, Pensées, i, 7. L*ouvrage cité sous le titre de M^émoireà sur 
JEpictète (ùitotAviiittaTa) était peut-4tre un ouvrage d'Ârrien, doHt le Mannel que 
lloiis possédons est un extrait. 

(2) Btobée nous a conservé dans ses Discours de nombreux fr&gments de Mu- 
6onius. tirésdes Mémoires que Claudius Poilien avait tait* «lur lui comme Arrien 
Sur Epictète, et Xénophon sur Socrate. 

(3) Musonius, dans Stobéc, Sermones^ 5a, 18 } 79, 61 ; 67, 20. Taidto [HisLy ifi, 
SI) racoiitc un beau trait de Musonius. 



300 MANUEL 

quilé, de plus en plus dégradées dans le monde des faits, s'élevaient 
et s'amendaient dans le monde de Tesprit. Les grands maîtres de la 
pensée grecque étaient eux-mêmes dépassés : la dureté de Pla- 
ton, marquée en traits si forts dans la Républiquey rinsensibililé 
d'Àristote à l'endroit des barbares et des esclaves, l'impassibilité 
des stoïciens, qui défendaient la miséricorde aux sages (4 ] , se 
trouvaient aussi éloignées de l'esprit nouveau que la fausse ten- 
dresse et l'égoïsme doux des épicuriens. Gicéron déjà s'était servi 
d'un beau mot, destiné par le christianisme à une grande for- 
tune, carilas generis humani (â) ; il avait écrit ce passage , qui 
suffisait pour élever sa république, si inférieure d'ailleurs, au- 
dessus de celle de Platon : a Puisque notre passion la plus vive 
» est d'accroître l'héritage du genre humain, puisque nos pensées 
)) et nos efforts aspirent à rendre l'existence humaine plus forte 
» et plus assurée, puisque nous sommes excités à cette heureuse 
» tâche par le cri même de la nature, suivons dans ce but la 
» route qui fut toujours celle des plus grands hommes (3). » Sé- 
nèque , à son tour, avait parlé de l'amour de l'humanité en ci- 
tant le vers fameux de Térence : Homosum; humani nihil à me 
alienum puio (4) ; et certainement Sénèque , dont les croyances 
théologiques différaient essentiellement de celles des chrétiens , 
n'eût jamais été regardé comme chrétien lui-même, ni jamais Ton 
n'eût imaginé de correspondance entre l'apôtre des nations et lui, 
philosophe courtisan, sans les admirables sentences semées dans 
ses ouvrages. Le mot humanité , dans toutes les acceptions que 
nous lui donnons aujourd'hui , représente la meilleure conquête 
sur les âmes de cette philosophie qui , propagée par les néopy- 
thagoriciens, les cyniques, en quelque sorte accomplie dans Épic- 
tèle et vers la même époque dans le célèbre Apollonius de Tya- 
ne (5), délaissait la spéculation qui enfle le cœur pour la 

(1) Diogène, Vie de Zenon ^ vu, 123 : « UtV^jjiovAç tt |t4j iWi, (tj'tyvAjav.v tt îxttv 
(fci|itvl. » Cf. Cicéron, Oratio pro Murena. 

(2) Ce mot, qae nous n*avdns pu retrouver, eitt cité par Voltaire dans sa lettre 
à l'évêque d'Annecy, t. XII de la Correspondance, éd. in-12 de KehI. 

(8) Cicéron, JRépubliquey i, 2, trad. de M. Villt-main. — La compassion bannie 
par les stoïciens est rappelée par Cicéron (pro Murena^ 29). 

(4) Sénèque, ep, 95. «« Homo, sacra res, dit-il plus haut dans la même lettre 
en parlant des gladiateurs, lio.no jam per lusum et jocum ocdditur! n 

(5) Parmi les séopythagoriciens auteurs de la nouvelle morale, il faudrait 



D£ PUILOSOPUIE ANCIëMMë. 301 

contemplation qui l'élève et le fortiGe, ou pour la charité qui 
Tembrase en l'attendrissant. La sévérité morale de Rome , Tin- 
telligence pratique de ses enfants, durent contribuer à cette ré- 
volution de la pensée , en s'unissant à renseignement mystique 
donné par les écoles orientales ; et dès le temps de César et d'Au- 
guste, cet esprit romain s'était déployé, comme un présage des 
nouvelles destmées de la ville éternelle, dans la philosophie éthi- 
que de Sextius. Cette philosophie, faite de mots grecs et de mœurs 
romaines par un homme d'un fort et solide génie, inspirait la plus 
vive admiration à Sénèque : « Quel grand homme, dit-il, et quel 
» stoïcien, quoiqu'on en pense! Que d'ardeur, que de vie, que 
B de liberté ! Il surmonte l'homme, etcependantil ne me rend à moi- 
» même qu'avec une immense confiance au cœur, s — « Croyons 
» Sextius , qui nous montre le chemin de la vertu et qui nous 
» crie : C'est par là qu'on monte au ciel, c'est-à-dire par la fru- 
» galité, par la tempérance , par le courage (1). » 

Les mœurs grecques instituées, réglées, dans ces petites et 
nobles cités de la patrie hellénique, où l'ordre et l'harmonie gou- 
vernaient tous les grands éléments de la vie humaine, étaient très- 
supérieures en grâce et en beauté , si l'on peut ainsi parler, aux 
mœurs qui s'établirent dans le monde grec-romain à la suite de la 
fusion des races et durant la décadence de l'empire. Des excès de 
tout genre, excès de cruauté, de débauche, d'avarice, souil- 
lèrent les hommes, surtout les riches et les puissants. Les com- 
bats de gladiateurs, les supplices au théâtre (2), toutes les 
obscénités qui, jadis symbolisées par le culte, apparaissaient 



citer en première ligne Sextius (V. ci-dessus §1, n» 10), si le livre des SetUenceSi 
publié en latin par T. Gale et récemment traduit par M. de Lasteyrie, devait 
être regardé comme authentique et sans altération de la part du traducteur 
latin. Le texte grec n'existe plus. Si M. de Lasteyrie, dont la préface et les 
notes ont au surplus beaucoup de Torce et d'intérêt, avait pu démontrer que ces 
Sentences appartiennent à ce Sextius, qui vivait sous Auguste, ou à son père, il 
eût fait une importante découverte pour Thistoire de la religion et de la philo- 
sophie. Mais il nous reste des doutes, et nous sommes obligé de nous tenir dans 
les vagues généralités. — V. Sentences de Sextius^ philos, pythag., etc., Pa- 
gnerre, 1843. 

(1) Sénèque, Epist., 59 et 64. 

(2) Voyez Martial, de Spect.y vu et viii; Suétone, Néron, Xll; Juvénal, viii, 
233; Plutarque, Veng, tardive de la Divin. , 19 et la note Clavier, t. XVI, pag. 
486 de la Trad, Franc. ; Tcrtullien, Apologétique, 15; Patin, l, 280. 

II. 26 



302 MANUEL 

dans une sorle de honteuse nudité (4), dans le pouvoir enfin toutes 
les extravagances de l'impiété qui n'a rien au-dessus de sa tête, 
tout cela se rencontra dans Rome. Mais en même temps la morale 
des sages s'épurait, et la jeunesse et les femmes commençaient 
à se convertir. La condition des esclaves s'améliorait par les ef- 
forts continus de la législation, tandis qu*au temps du rigide Caton 
on les exposait dans Ttle du Tibre ; et ce fut Tempereur Claude 
qui proscrivit cet usage. Sénèque, que nous citerons ici comme 
représentant de la nouvelle morale, réclame en faveur de ces 
malheureux, au nom de la raison et au nom do la pitié, jusqu'à 
craindre qu'on l'accuse de les appeler ô la liberté (2). Nous avons 
dit ailleurs que l'école cynique tendait à l'abolition de l'esclavage, 
et l'école néopylhagoricienne de Romeparticipa sans doute au même 
esprit. Les stoïciens romains exercèrent une influence prolongée 
sur la jurisprudence, qu'on a regardée avec tant de raison comme 
l'expression de l'un des caractères dominants du grand peuple, et 
dont le règne s'est perpétué jusqu'à nous dans l'Occident. Le Di- 
geste emprunte cette déBnitionde la loi à Chrysippe, auquel il donne 
le nom def)hitosophe de la souveraine sajgessé stoïcienne ^aL^ loi est 
la reine de toutes choses, humaines el divines. . . Elle est la règle du 
juste et de Tinjuste pour les animaux que la nature a faits socia- 
blés (3). » Ainsi les Romains s*éliBvaîenl au-dessus des Grecs, en 
même temps que leur société s'abaissait par moment, non pas seu- 
lement au-dessous de la société athénienne, mais au-dessous de 
toute société religieuse et légale. 

L'esprit romain différait profondément de Tesprit grec quant aux 
relations morales de la famille et à l'idée de l'amour. La galanterie 
idéale et raffinée des hommes pour les jeunes gens, l'oubli du mérite, 
et de la dignité, et de la beauté même dos femmes» ne semblent pas 
devoir être reprochés aux Romains ; car on ne saurait juste- 
ment confondre cet égarement avec la corruption hideuse et banale 
d'un grand nombre de citoyens de l'empire. Ainsi l'amélioration de 



(1) Consultez cependant un excellent mémoire de M. Letronne, où Tes repro- 
ches que Ton fait habituellement à l'obscénité de l'art antique sont réduits à 
leur juste valeur. {Appendice aux Lettres d'un antiquaire à un artiste, 1837). 

(2) Sénèque, Epist,, 47. 

(3) L. 2, ff., de Origine juris. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 303 

la condîtioB des femmes, poursuivie par là jurisprudence en même 
temps que celle des esclaves, avait par avance un solide appui 
dans les habitudes de la famille romaine : rien n'était à changer 
dans la direction ordinaire de Tamour. On doit remarquer aussi 
que l'abstinence et la chasteté revêtirent dans le nouveau stoïcisme 
un caractère qu'elles n'avaient jamais eu dans le stoïcisme de Zé^ 
non, ce sage merveilleusement tempérant qui permettait Tinceste, 
l'amour pour l'homme» la nourriture de chair humaine et toutes 
les habitudes cyniques (4 ), qui ne reconnaissait pas qu*U pût exister 
des termes obscènes (2), et qui, ne s'adressant que très-peu aux 
jeunes gens, n'avait fait attention qu'une ou deux fois, dit-on, à cer- 
taine servante, de peur d'être pris pour misogyne (3). Il fautcepen* 
dant avouer que, dans le cours de cette réaction contre le culte 
et les plaisirs de la chair, commencée par ta philosophie, continuée 
par ta religion, ce ne fut pas toujours heureusement que les tra- 
ditions grecques furent abandonnées. Mais les malheurs de la 
terre, en ces temps de désespoir, portaient au mysticisme et au 
mépris de la vie présente ; et Cicéron avait donné aux philosophes 
et aux religieux l'exemple de ce renoncement, en reprochant aux 
péripatéticiens, les vrais représentants de l'esprit grec, d'avoir 
laissé place aux passions dans là nature humaine (4). En revanche 
les progrès accomplis vers l'humilité, vers la résignation , par ce 
monde romain, dont la dureté si connue n'était plus que douceur 
auprès de la vieille dureté grecque , conduisaient les esprits à 
d'heureuses réformes : c'est aiftsi que s'étaient affaiblis, après l'an- 
cien stoïcisme, et la doctrine du suicide et la féroce habitude de 
reprocher leur vieillesse aux philosophes (5). 

X. On voit comment, à la suite du mélange des peuples et des 
idées, dans cette ère d'éclectisme et de syncrétisme, la morale des 
anciens se transformait. Cependant l'immobilité du dogme s'op- 
posait à ce que le culie païen suivît les progrès de la morale : il 

(1) Sextus, Ilypotypoêes, llf, chap. 23 et 24. 

(2) Cicéron, Epistolœ ad /amWareSy IX, 22. 

(3) Diogènc, Vie de Zénon^ vu. 13. 

(4) Cicéron, Twcnlanet, iv, 11-20. 

(5) Ce reproche se rencontre fréquemment dans les Vies de Diogène Laërce, 
et sert de base à de nombreuses anecdotes. V., par exemple, Vie de Cléanthe, 
VII, 174. L'énumération des philosophes grecs qui se sont snicidés serait longue. 



304 MANUEL 

fallait au moins que la théologie philosophique agît à son tour sur 
la théologie des prôtces, et que la mythologie fût renouvelée. Les 
fables immorales contre lesquelles s'élevèrent si souvent les Pères 
de rÉglise durant les siècles suivants, semblaient être un obsta- 
cle invincible au changement des mœurs. En effet, dès le cin- 
quième siècle avant notre ère, les philosophes s'étaient appliqués 
à Texégèse sacrée. Les plus anciens travaux de cet ordre sont 
perdus pour nous; mais il n'est pas douteux qu'ils n'eussent pour 
objet l'interprétation et quelquefois l'extension des mythes, en un 
style quelquefois mythique lui-même. Nous savons qu'Anaxagore, 
plusieurs contemporains de Socrate et le disciple de Platon, Xé- 
nocrate, s'étaient exercés à l'interprétation allégorique. Ce der- 
nier ouvrit la voie aux stoïciens, auteurs du grand système de 
mythologie qui lutta contre le système épicurien pendant la se- 
conde période de la philosophie. 

Les stoïciens se proposèrent de conserver l'ensemble des 
croyances antiques et la lettre de la religion païenne , sauf à en 
modifier l'esprit et les idées. Au contraire, les épicuriens témoignè- 
rent ouvertement la haine et le mépris que la superstition leur 
inspirait. On sait les beaux vers de Lucrèce sur le sacri6ce 
dlphigénie ; le dernier n'est autre que le vers célèbre : Tant 
la religion peut enfanter de maux (1); il fait connaître l'es- 
prit qui anime le poème entier de Lucrèce et tous les livres des 
épicuriens, écrits à l'imitation des livres de leur maître. Ce fut 
Ëvhémère, disciple de Théodore de Cyrène, qui se chargea de 
construire un système d'histoire et de mythologie propre à 
exprimer l'opinion des ennemis de toute doctrine religieuse dans 
l'antiquité. Il écrivit, sous le titre d^Histoire sacrée, un livre que 
traduisit Ennius, le vieux poète latin, et dont quelques fragments 
nous sont parvenus. Ëvhémère considérait les dieux comme des 
hommes puissants qui avaient autrefois imposé Tadoration aux 
hommes, ou parla reconnaissance, ou par la terreur; et parcou- 
rant la Grèce, il montrait des tombeaux ou d'autres monuments, 
irrécusables témoins de l'humanité de ces dieux. Les anciens, 
d'ailleurs, le nommèrent athée comme n'ayant pas reconnu de di- 

{\) De Nalwra rerttm, i, 81-102, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 305 

vinité naturelle et comme n'ayant voulu voir que mécanisme dans 
Tunivers (1). Il va sans dire que les partisans de ce système de- 
vaient combattre le culte païen dans toutes ses parties, divina- 
tion, sacrifices, prières; ils étaient impies déclarés. Les stoïciens, 
tout au contraire, regardaient les dieux du peuple comme des 
attributs du Dieu naturel unique dont l'esprit vivifie le monde. 
Le nom de Zeus leur semblait exprimer la cause de la vie, et 
l'être par qui tout est ; celui d'Athénéj la diffusion dans Téther du 
principe directeur de cet être ; ceux d'Héra, d'Héphœstos, de Post- 
don et de Déméter leur représentaient la même force siégeant 
dans Tair, dans le feu constructeur , dans Teau et dans la terre^ 
Ils étendaient à toutes les divinités le même genre d'interpréta- 
tion (2) ; ils expliquaient symboliquement les événements rappor- 
tés de leur vie , et ils approuvaient sans détour le culte établi. La 
base de ce système reposait sur des étymologies et sur des allé- 
gories (3) à peu près également arbitraires. Platon avait donné le 
signal des premières ; mais ses mythes, du moins, dont il était 
le libre rhapsode, étaient forts supérieurs à ceux des stoïciens ; 
ils étaient plus religieux et plus moraux ; ils ne prétendaient pas 
suivre pas à pas les fables païennes et les expliquer toutes. Quoi 
qu'il en soit, après avoir fondé sur la théologie de leur école une exé- 
gèse adaptée aux principaux mythes connus, les stoïciens établis- 
saient sur le dogme de l'ordre invariable des événements et de la 
providence divine une théorie de la divination ; et, ici encore, pour 
ne pas renoncer à la religion, ils adoptaient les puérilités super- 
stitieuses auxquelles on avait partout cessé de croire. S'ils se 
fussent bornés à admettre l'extase, les pressentiments, la si- 
gnification des songes, ils n'auraient rien enseigné de contraire à 
Tesprit et à la lettre de presque tous les anciens philosophes : So- 
crate, Platon, Démocrite et les péripatéticiens ; mais ils préten- 



(1) Cicéron, de Natura deorum, l,42; Sextus, Advertus physicoa, i, 17; Théo- 
phile d*Antioche, Contre les Calomniateurs des chrétiens , ui, pag. 121, éd. Paris, 
1636. — Fragments d'Ennius, dans Lactance, Institutions divines, i, 11. — Con- 
sultez sar Eyhémère les mémoires de Foucher et de Fourmont, Académie des 
Inscriptions, t. VIII, XV, XXIV. 

(2) Diogène, Vie de Zenon, vu, 147. 

(3) Cicéron, de Natura deorum, il, 24, sqq. 

26. 



306 MANUEL 

daienl qu'on ne pouvait croire aux. dieux el à la providence sans 
croire à une science ou à un art de la divination, art, science in- 
stitués par la volonté même des dieux, dons précieux accordés 
aux hommes. Lesstoïciens recueillaient aussi tous les documents de 
l'histoire authentique de la divination et des oracles, et ils appor- 
taient au secours delà théorie tous lesfaitsdel'expérience passée (i ). 
Les nouveaux académiciens combattirent avec un grand suc- 
cès le dogoie de la divination. D'ailleurs la victoire , à Rome , 
était aisée pour ôux. Toutes tes croyances tombaient. En plein 
sénat, César traitait de fable l'existence de l'enfer. Cicéron, dans 
un plaidoyer, disait en parlant d'un scélérat : « La mort sera- 
» t-elle un mal pour lui? Oui, si nous nous laissons mener aux 
9 fables ineptes qu'on débite sur les enferB;..Mais si tout cela est 
» faux, comme chacun l'entend, la mort ne lui ravira que le sen- 
» timent de la douleur (8). » Le môme Cicéron accuse Homère 
d'avoir attribué aux dieux les vices des hommes, il ne craint pas 
de témoigner son mépris pour la théologie vulgaire ; il rapporte 
le mot de Caton : Comment deux aruspiees peuvent-ils êe regarder 
sans rire? Et H nie résolument toute espèce de divination (3). Un 
siècle après , quoique stoïcien , Sénèque ne se monti^il pas plus 
favorable au paganisme : il rejetait les dieux, les idoles, le culte, 
avec vidence, avec mépris (4). La théologie qiylhique des stoï- 
ciens fut entraînée dans cette rapide décadence de la religion 
vulgaire : elle fut accusée d'abord de superstition ; elle finit par 
être accusée d'infamie aussi bien que le culte qu'elle prétendait 
perpétuer , à cause de l'obscénité de certains symboles devant 
lesquels elle n'avait pas reculé. Les mêmes reproches furent faits à 
la théologie de Varron, l'auteur de ce livre des Antiquités romaines, 
malheureusement perdu , dans lequel la religion de Rome était 
décrite , explorée , systématisée comme celle des Grecs l'avait 
été par les stoïciens. Varron distinguait trois théologies : la théo- 
logie mythique, fondée par les poètes, livrée au théâtre, et vis-à- 

(1) Cicéron, de Dimnaiione, i. 8, 19> SO ; ii, 48 et 49. Diogène, VU de Zenon f 
149. 

(2) Cicéron, Pro Cluentio, Cf. Tuseulanett 1,31. 

(3) TuscuL I, 26; Lois, n, 11; de NaLura deofum, m, l^iflf J}immHo%9i }{, 
24 et 72. 

(4) Sénèque, de SuperstUionef d«UM 1% Ciié de Dievi, vi, 10. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 307 

vis de laquelle il ne dissimulait ni son indignation ni son dédain ; 
la théologie physique ou naturelle, qui se rapporte au monde, aux 
réalités, mais qu'il convient de développer dans les écoles et non 
sur le forum ; enfin la théologie civile , postérieure aux sociétés , 
créée, organisée pour elles, ainsi que les autres institutions. Cette 
dernière théologie était l'objet essentiel de Touvrage de Varron ; 
il tentait de la justifier dans ses fondements, en expliquant d'une 
manière symbolique le culte qui la représentait, non cependant 
sans incertitude et sans hésitation. La théologie naturelle, ou 
vraie, à laquelle Varron, comme philosophe, rapportait cette 
théologie civile que, comme citoyen, il croyait devoir suivre et vé- 
nérer, consacrait surtout le dogme de la divinité du monde alors 
si répandu chez les poètes, chez les savants et dans pres- 
que toutes les écoles philosophiques. Le monde coknposé d'une 
âme directrice et d'un corps dont les grandes parties animées sont 
elles-m^mes des dieux, c'était au fond la doctrine commune des 
platoniciens et des stoïciens; et Varron n'aurait su trouver 
niieux , car il n'avait pas appris la hùnne nouvelle d» la vie 
éUmelle (l). 

Zenon avait identifié la loi naturelle à la loi divine (%). On peut 
réduire a celte expression assez nettte du panthéisme les vers 
nombreux des poètes qui consacrent avec amour l'unité de Dieu, 
de la vie et du monde (3). L'immortalité individuelle de l'âme et 
la personnalité divine , la liberté humaine et la providence intel- 
ligente de Dieu , voilà les dogmes qui , dans leur ensemble au 
moins, manquaient à l'inspiration poétique et à l'enseignement 
des écoles ; les derniers stoïciens eux-mêmes ne les reconnais- 

(1) Augustin, Cité de Dieu, livres vi et vu, donne une précieuse analyse des 
principales opinions de Varron et décrit le plan très-rigoureux de son livre. 

(2) Cicéron, de Natura deorum, i, 14. : « Naturalem legem divinam esse cen- 
set. » Le sens de ce passage n'est pas douteux. 

(3) Pacuvius, dans Cicéron; Manilius, Astronomie, i, 472, 511; Virgile, 
Géorgiques, II, 315; iv, 219; Enéide, vi, 724; Lucain, Pharsale, ix. — Varron 
lui-même avait exprimé sa pensée en vers : 

Jupiter omnipotens rerum regnmque deumque, 

Progenitor genitrixque Deum, deus unus et omnes. 
Quant à Horace, on sait qu'il est surtout épicurien ; Virgile lui-même le pa- 
raît quelquefois, Géorg, ii, sub fin. ; mais le plus souvent ses idées ont une 
Uinte pythagoricienne. 



308 MANUEL 

saient pas tous, et, pour ne parler que d'un seul , la faveur témoi- 
gnée à la mémoire d'Épicure , la rectitude et Tinnocence attri- 
buées à la morale de ce faux sage, ne s'expliquent aisément 
qu'en supposant à Sénèque une indifférence absolue pour la vie 
future, ou une absence de foi, qui d'ailleurs paraît assez prou- 
vée. Â ces conditions seules, le sage épicurien et ^e sage stoïcien 
pouvaient être regardés cx)mme la même personne en une même 
et seule vie (4). 

Ainsi les efforts des mythologues et des théologiens n'avaient 
pu parvenir à régénérer le dogme païen ,. à ennoblir les cultes 
locaux et à les élever à la hauteur de la nouvelle morale , quand 
les néoplatooiclens d'Alexandrie, représentants de la grande école 
syncrétique, entreprirent de fonder un système plus vaste , où la 
religion ésotérique vint remplacer la religion vulgaire, où les sages 
se firent prêtres , où La philosophie s'incorpora au culte , où les 
traditions enfin purent se transformer en se mêlant et en s'agran- 
dissant. Ce nouveau système qui enveloppait toutes choses, lutta 
contre la doctrine chrétienne, plus exclusive mais aussi plus 
pure. Ici nous parvenons aux limites de la philosophie ration- 
nelle, de la pure philosophie des anciens : nous devons nous ar- 
rêter. Restent à considérer, le scepticisme, et les sciences séparées 
de la philosophie , que le scepticisme combattit avec toutes les 
doctrines prétendues démonstratives. 

(1) Voyez, à ce sujet, un bon passage de Batteux, Morale d'ÉpicurCy p. 165, 
sqq. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 309 



LIVRE SEPTIEME. 

FIN DE LA PHILOSOPHIE RATIONNELLE. 



§1. 

SCEPTICISME. 
PYRRHON, iCNÉSIDÈME , SRXTUâ. 

I. Peu d'années après la mort deSocrate naquit Pyrrhon, le 
fondateur de l'école sceptique , Tun des plus profonds penseurs 
et l'un des hommes les plus vénérés de l'antiquité. D'une nais- 
sance obscure et pauvre, il fut d'abord peintre, comme Socrate 
avait été sculpteur, et Ton conservait au gymnase d'Élis , sa pa- 
trie, des portraits de coureurs aux flambeaux qu'il avait 
pemts(4]. Il s'attacha au philosophe Ânaxarque, le suivit en 
Asie lors de l'expédition d'Alexandre , et put voir les ascètes in- 
diens, que les Grecs nommaient gymnosophistes à cause de la nu- 
dité dans laquelle ils se livraient à leurs macérations (2). Anaxar- 
que, disciple d'un disciple de Démocrite, suivait la morale de 
i'imperturbabilité enseignée par le maître ; idéaliste, du reste, et 
réduisant toutes les perceptions à des représentations scéni- 
ques (3), il dut enseigner à Pyrrhon la recherche du calme de 
l'âme à travers tous les faits inutiles d'une prétendue science qui 
ne consiste au fond qu'en phénomènes. L'exemple des gymnoso- 
phistes, pour lesquels les Grecs furent saisis d'une si vive admi- 
ration, contribua sans doute à fortifier dans le père du scepticisme 

(1) AnUgone de Caryste, dans Diogène, Vie de Pyrrhon, ix, 62. Cet Antigone 
était pea postérieur à Pyrrhon et avait écrit sa vie. Voyez Aristociès, dans Eu- 
sèbe, Preparfl/to» évangélique ^ xiv, 18. Seulement, dans sa colère contre le 
scepticisme, Aristociès veut que Pyrrhon ait été mauvais peintre. 

(2) Diogène, Vie de Pyrrhon, i, 61 et 63. Voyez sur les gymnosophistes le 
livre XV de Strabon. 

(3) Voyez notre première partie, liv. iv, r, 2, n« 7, 



310 MANUEL 

la disposition à tout ce qu'on pourrait nommer insensibilité de 
l'esprit ou supériorité de l'homme à la science et à la vie. 
Pyrrhon, cependant, réduisit à la mesure grecque les extra- 
vagances des Indiens : de retour à Élis , il s'attira l'estime de 
tous par une admirable philosophie pratique, une vie sans faste, 
une pauvreté exemplaire , mais simple ; il vécut avec sa sœur, 
qui était accoucheuse, et partagea les travaux domestiques avec 
elle (1). Le biographe nous dit, à la vérité, que Pyrrhon prati- 
quait rincertitude universelle au point de ne se garder de rien 
et d'avoir besoin d'être partout accompagné de ses amis; mais 
ailleurs , il nous le montre aussi fuyant devant le danger, tant il 
est difficile, lui fait-il dire, de dépouiller l'homme tout entier (2). 
Le fait est que cette indifférence vis-à-vis des apparences, abso- 
lument contraire à l'esprit des sceptiques, ainsi que nous le ver- 
rons, niée par iEnésidème en ce qui concerne Pyrrhon (3), doit 
être regardée comme une exagération du principe de Timpassi- 
bilité et rejelée sur le compte des commentateurs. Une telle fai- 
blesse eût été peu convenable à la gravité du grand prêtre d'Élis, 
et Pyrrhon était revêtu de cette dignité ; les philosophes furent 
exemptés de tout tribut dans cette ville à cause de lui (4) : sa sa- 
gesse était donc de celles que les villes honorent et non de celles 
que les enfants poursuivent de huées. 

Pyrrhon était un Socrate tranquille et résigné. Il détruisait la 
sophistique et ne tendait pas à la remplacer. Socrate eut le génie 
de la critique et celui des révolutions qui créent ; Pyrrhon, après 
avoir mis en ruines le monde de la science, voulut établir à ja- 
mais la stabilité de l'homme, de l'homme seul, au milieu de l'in- 
stabilité de toutes choses. Indifférent à tout ce qui est extérieur, 
t7 ne changeait rien à la coutume (5). De là le bonheur du grand 
prêtre si opposé à la vie agitée du guerrier Socrate et au mar- 
tyre qu'il souffrit pour une idée. Anaxarque, pilé dans le mor- 



(l) Cratosthène« sur la Rieheise, dans Diogène, ix, 66. 
\'i) Antigone cité par Diogène, ix, 62 et 66 ; et par Aristoclès, dans Ensèbe, xn', 
18, p. 763. 
(3| ^£nésidème, dans Diogène, ix, 62. 

(4) Diog(!ne, Vie de Pyrrhon^ ix, 64. 

(5) Timon, dans Diogène, ix, 105. 



DE PHlLOSÔt>Hl£ ANCIËjNNK. 31 1 

lier de Nicocréon, fut aussi courageux que Socrate; Pyrrhon sans 
doute fût mort comme lui. Il eût dit aussi : « C'est le sac de Pyrrhon 
que tu piles, mais ce n'est pas Pyrrhon (4). 9 II est encore plus 
beau de mourir pour le bonheur des hommes et pour la vérité. 

A l'expiration de toute période encyclique du développement 
des idées dans Thumanité, lorsque la sagesse est devenue philo- 
sophie, que la philosophie a cessé d'être tout individuelle, que 
les systèmes se sont opposés, que les contradictions des sens, de 
la raison seule, et de la raison avec les sens se sont révélées, il 
doit arriver trois choses : d'abord, de dogmatique qu'elle était, lo 
science se fait négative : de là les sophistes; puis, l'ancienne 
science ainsi niée par elle-même est une seconde fois niée en 
vertu d'une méthode nouvelle ; mais cette méthode aspire, à son 
tour, à fonder un nouveau savoir : de là la philosophie critique, 
représentée par Socrate dans l'antiquité. £n6n les contradictions 
venant à reparaître dans la méthode qui n'est que le retour sur 
soi de l'esprit humain , toutes les antinomies passent du monde 
à la pensée, qui comprend le monde ; l'esprit se renferme en son 
indépendante virtualité ; il n'affirme ni ne nie , mais il refuse de 
croire , il doute , et le scepticisme est né. Le sceptique admet le 
phénomène , le fait, ou sensible ou intellectuel , pourvu qu'il soit 
présent à la pensée ; mais il s'interdit d'aecorder sa foi à quelque 
réalité qu'on lui présente, parce que, dit-il , à tout fait un fiait 
s'oppose, et à toute assertion une autre assertion. Ainsi se produit 
le doute sous la forme d'un nouveau phénomène semblable aux 
autres, la suspension, qui est, en un mot, tout le pyrrhonisme. £t 
à peine la suspension a-t-elle eu lieu que Vimperturbabilité pa-r- 
raît. 

II. Le créateur du scepticisme assista, dans sa longue vie, aux 
vicissitudes de la philosophie après Socrate. Il avait dépassé sa 
trentième année que Platon vivait encore. l\ traversa l'enseigne- 
ment d'Aristote, celui de l'Académie, celui du Lycée, et vit fonder 
les écoles d'Épicure et de Zenon. C'est au milieu de ces agita- 
tions de la pensée grecque que le vieillard , élevé prématuré- 



(1) Voyez la mort d'Anaxarque, dans Valère-Maxime, m, 8. Cf, VApotogé- 
tique de TertalUen. 



312 MANUEL 

ment au doute absolu, à ce doute que la fin de la seconde période 
de la philosophie devait justifier comme la 6n de la première, se 
montra si admirablement indifférent, dit son disciple, à la vaine 
sagesse des sophistes, et, vivant dans son immuable pensée, sans 
s'inquiéter de la nature ou de Forigine de chaque chose , seul 
entre les hommes se comporta à la manière d'un dieu (4). Dans 
son mépris pour la nouvelle et pour Tanc'enne science , Pyrrhon 
voulut revenir à Tanlique sagesse. Il médita les vers du vieil Ho- 
mère , de ce poète qui souvent varie, qui ne juge pas, que bientôt 
les sceptiques revendiquèrent à son exemple pour un des leurs (%). 
La race des hommes, répétait-il souvent, est semblable aux feuil- 
les des arbres (3); ou bien encore il récitait, avec Achille, ces 
vers d'un passage sublime où la colère et la douleur se mêlent à 
la résignation : « Âmi , meurs à ton tour; pourquoi te lamenter? 
Patrocle, si supérieur à toi, est bien mort (4). » 

Pyrrhon n'écrivit rien : il était modeste (5). Mais Timon de 
Phlionte, son disciple, que les anciens nommaient son interprète, 
son prophète (6), occupa dans l'école sceptique la place que Zenon, 
disciple de Parménide , avait occupée dans l'école d'Élée. Dan- 
seur dans sa jeunesse, il fut conduit à la philosophie par Stilpon 
de Mégare, dont la doctrine était assez voisine du scepticisme , 
puisqu'elle niait la possibilité de comprendre les rapports essentiels 
qui fondent l'intelligence, et qu'elle voulait mener le sage à l'in- 
sensibilité absolue (7). L'école d'Euclide put transmettre à celle 
de Pyrrhon les nombreux arguments à l'aide desquels elle infir- 
mait l'usage de la raison pour l'établissement de la science des 
phénomènes ; Pyrrhon lui-même avait , du reste , entendu quel- 
qu'un des mégariques (8). Devenu disciple de Pyrrhon, Timon 



(1) Timon, dans Dlogènc, Vie de Pyrrhon, ix, 66. 

(2) Diogéne, ibid. , ix. 71 et 73. Ils citèrent, par exemple, ce vers : Il y a de 
tous côtés frand nombre de paroles. {Iliade, xx, 249) 

(3) Iliadey vi, 146. 

(4) Ibid., XXI, 106,107; SexiUB, Adversns gramtnaticos, ^2; etDiog^nffix, 67. 

(5) ▲ristociès, dans Eusèbe, Préparation à V Évangile, xiv, 18 : u xaXfiv «rjoov 

t«UTÔv. 

(6) Sextus, Adverstu grammaticos, 53. 

(7) Voyez, pour Stilpon, ci-dessus, 1. v, c. l, n* 3. 

(8) Un nommé Bryson, au dire de Diogène, ix, 61. Voyez la note de Ménage. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 31.1 

vécut à Élis avec lui ; puis il enseigna l'art oratoire et la philosophie 
à Chalcédoine ; il se retira enfin à Athènes, où il servit le scepti- 
cisme par la poésie comme Zenon d'ËIée avait servi son école par 
la dialectique. Timon se déclara l'ennemi de tout dogmatisme, et en 
particulier du dogmatisme négatif de la nouvelle Académie. Doué 
d'une rare éloquence et du génie de la satire, il écrivit, parmi de 
nombreux ouvrages , ces Silles célèbres , parodies philosophiques 
destinées à ruiner tous les systèmes (i ]. Il mourut cependant à Athè- 
nes dans un âge avancé, laissant des disciples, mais sans avoir pu 
l'emporter sur l'enseignement d'Arcésilas. Pendaut un siècle et 
demi environ , le scepticisme s'effaça devant l'éclat de la nouvelle 
Académie , qui répondait eiv partie au même besoin des esprits', 
mais qui se trouvait plus propre à satisfaire le goût des Romains 
pour la rhétorique et pour l'étude littéraiie des doctrines, et qui 
conduisait d'ailleurs à l'éclectisme. Il est donc aisé de concilier 
les témoignages irrécusables qui nous font connaître la succession 
des philosophes sceptiques depuis Timon jusqu'à iËnésidème (2) , 
avec l'opinion d'un sceptique apparemment bien instruit, mais 
qui n'avance qu'un fait négatif. Ce dernier ignore , ou peut-être 
il renie, parce qu'ils ne lui semblent pas assez illustres, les suc- 
cesseurs de Timon jusqu'à Ptolémée de Cyrène, maître du maître 
d'iEnésidème (3). Quoi qu'il en soit, vers le temps de la vieillesse 
de CicéjTon, iEnésldème releva définitivement le scepticisme pour 
le faire servir à rétablissement de la doctrine des contraires. Ses 
disciples étudièrent la sceptique et l'embrassèrent pour elle- 
même)- ils en firent un puissant corps de doctrine et l'un des 
plus grands monuments de la pensée humaine. 

m. Les disciples de Pyrrhon furent connus sous quatre noms 
principaux , qui nous présentent un abrégé de leur doctrine. On 



(1) Les Silles ét&ient divisés en troid livres. Le pretnier était un poème exé^é- 
tique ; le deuxième et le troisième étaient des dialogues de Xénophane d'Eléé 
avec lui-même, où les philosophes des deux périodes étaient passés en revue. 
V. Diogène, ix, 111, Vie de Timon, — Timon écrivit aussi un grand nombre de 
tragédies et de comédies, et des satires. Malgré son goût pour la solitude, établi 
par le témoignage d'Ântigone, qui ajouta sa vie à celle de Pyrrhon, il faut se 
garder de le confondre avec lecélèbm misanthrope d'Athènes. (Diogène, ix, 112.) 

(2) Sotion et Hippobote, dans Diogène, ix, 115 et 116. 

(3) Ménodote, dans Diogène, ix, 115. 

II. 27 



a 14 MâNUëL 

les oonima philosophes zététiques, sceptiques, éphediqaes et 
aporétiques. Le premier nom nouB les fait connaître comme 
chercheurs : ils pourMiivent la science ; le second , comme eoca- 
minateurs : ik oomparent , étudient ; c'est le second état de 
la nBchercbe, celui où le chercheur s'aperçoit qu'il n*a pas 
trouvé ; le troisième, comme «n suspens .• c'est l'état d'équilibre ou 
de suspension qui suit la recherche infructueuse; le quatrième 
enfin comme douteun (4) : c'est l'état final sous le point de vue 
du savoir. Voici maintenant quels sont les principes de la re- 
cherche et les causes du doute. Il existe un critérium de la vérité 
pour le sceptique. Qb critérium , reconnu par Pyrrhon , c'est le 
phénomène , ou ce qui parait. Quelle que soit la nature de cette 
apparence , il n'importe ; c'est toujours à l'âme qu'elle &e mani- 
feste, et &0U9 ce rapport «ueune n'est préférable à une autre. 
L'état pasaif de l'homme est incontestable pour lui ; il s'impose 
avec une force irrésistihie. Àus^ toute assertion est légitime, 
pourvu que nous ajoutiong il me ^ruit (K). Que Ton demande à 
Timon : Ceci est doux? 1« «e le dis pas, répondra-t^il. Mais, Ceci 
mm fiaraii doux? je i'aeeorde (3). Et de même aussi les scep- 
tiques se servent de la raisoa ; mais ils en emploient le ministère 
saas poser la réalité lies objets qu'elle prétend envisager. Ce qui 
estfiensé estévideat desei , puisqu'il est pensé; Totijectivité seule 
est le but de la recherche. Or, en cherchant il faut se servir des 
termes , de ceux de Ueu et de nécessité , par exemple , non dog- 
is^tiquement, mais poor la déhioi^Cration qui exige qu'on oppose 
une raison à une autre : que si èes choses paraissent opposées , 
les termes ayant saèmB valeur, même poids , il est clair qu on 
ignore la vérité (4). La rnaoïi des pyrrhoniens est un sigm énon- 
datoire des apparence? ou de ceitames pensées, queUes qu'elles 
soient, à l'aide duquel ils les comparent toutes les unes aux au- 
tres ; après quoi ils s'aperçoivent qu'elles sont pleines de trouble 
et d*inulîlité (6). 

(l) Diogène, Vie de Pyrrhw, IX, 69 et 70. 

j^Q ^&xX.\3i&, Hj^otypoaes, i, 191, 197; Adtersug logicos, 1^30) tKogène, iXf 17 f 
105, 107. 

(3) Timon, dans Diogène, ix, 10&, d'après un livre aur la SensaUon. 

(4) Diogène, ibid., IX, 76, 77. 

(5) iEnésidème, dans Diogène, ix, 78. Noos suivcns, malgré lopinion de Hitter, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 315 

A toute raison une raison est opposée (4). C'est la supposition 
qui, vérifiée dans tous les cas possibles, sert à fonder )e scepti- 
cisme. Pyrrhon, dit iËnésidème, se refuse à rien étaUtr dogma- 
tiquement, à cause de Vantilogie (%), A chaque argument, peut-on 
dire encore, répond un argument de poids égal, à ce qu'il semble^ 
et de cette égalité de poids naît l'équilibre (3). Il est clair, au 
surplus, que l'antilogie elle-même ne doit pas être affirmée : elle 
est semblable à ces purgatifs qui sortent du corps avec les matiè- 
res qu'ils en expulsent (4). De là les formules : Je ne dis rien^ je 
ne pose rien, je me suspens ; pas plus ceci que cela, pas davantage, 
qui toutes expriment l'état du sceptique comme un phénomène 
auquel il n'y a rien à objecter. La formule, pas davantage, par 
exemple, s'applique à elle-même et se nie ; et, quand on dit Je 
ne pose rien, on ajoute : pas même cela ^im je ne po$ê rien (5). 
Ainsi donc tout pour le sceptique, lorsqu'il s'agit des réalités ex- 
térieures, est également incertain, incroyable, indifférent; ses 
opinions, ses sensations ne lui semblent ni fausses ni vraies ; il est 
sans inclination; il dit de chaque chose : elle n'est pas plu- 
tôt qu'elle n'est pas , qu'elle n'est et n'est pas, ou ni n'est ni n'est 
pas. Il parvient ainsi à Y inaffirmation t puis à i'imperturhabi^ 
lité (6), qui n'est elle-même qu'un simple phénomène (7), ou en- 
core à la métriopathie , mesure dans les états de l'âme , établis- 
sement de l'ordre dans l'homme (8). On raconte que le peintre 
Apelles, désespérant d'imiter l'écume d'un cheval, jeta son 
éponge sur le tableau et produisit ainsi l'effet qu'il avait tant 
cherché ; de même le sceptique voulait d'abord atteindre Tim- 
perturbabilité en résolvant les contradictions de la pensée ; n'y 
pouvant parvenir , il s'arrêta à la suspension , et sa suspension 



la correction de Casaubon (iAr,yû<7i;, au lieu de [Av^iAri tX^) comme plus conforme au 
contexte. 

(1) Diogène, IX, 74 : « Ilavrl "kô-fta ÏA-jo^ âyrUtixai. n 

(2) Id., IX, 106 : u oùilv ô^it^tiv... Sià tî^v àyrt^OYlav. n 

(3) Sextu8« JJypotypotft, i, 202 ; Diogène, ix, 101. De là les termes Wo«livtia 

(4) Diogène, ix, 76. 

(5) Id., IX, 61, 74, 76, 107 ; Scxtos, i, 197. 

(6) Aristoclès, dans Eusèbe, Préparation évang&ique, xiv, 18. 

(7) Sextus, Adversus gramnuiticos , 205 : u •«ivo'^iyi) aÙToIq eiT«p«;ia. » 

(8) Id., Adversus mathetnalicos , 25. 



316 MANUEL 

fut aussitôt suivie de l'imperturbabilité comme un corps l'est de 

son ombre (i). 

Pyrrhon fut rangé par les anciens au nombre des philosophes 
moralistes qui avaient condamné l'étude de la nature pour ré> 
duire la fin de Thomme et tous les biens qu'il peut désirer à la 
vertu (2). En effet, ceux des disciples de Socrate qui repoussèrent 
toute physique, toute théologie, comme l'avait fait leur maître, 
et qui n'essayèrent pas d'appliquer sa méthode à la recherche 
du vrai en dehors de la morale , furent de vrais sceptiques. Tels 
étaient Diogène, Cratès et les cyrénaïques, sauf qu'ils ne possé- 
da: :nt pas les raisons de leur doute à l'état d'un système parfait. 
On se tromperait d'ailleurs si l'on pensait que le scepticisme ex- 
cluait la morale. £n tant que doctrine, il l'excluait sans aucun 
doute , mais eu tant que phénomène , phénomène plein de gran- 
deur, de noblesse et d*attrait pour Tâme , il pouvait l'admettre 
après ravoir repoussée scientifiquement. C'est ainsi que nous 
voyons Timon enseigner dans ses vers la nature éternelle de la 
divinité et du bien : nature propre à régler la vie de l'homme , 
phénomène à contempler et à suivre entre tous les phéno- 
mènes (3); Ces paroles n'appartiennent pas au savant, mais au 
croyant, et nous devons penser que Timon était fidèle à la pensée 
du prêtre d'Élis lorsque, à part de toute science, il posait ainsi 
la foi dans la divinité comme fondement de la vertu et de l'har- 
monie de Fâme. 

IV. Les principes du scepticisme exigeaient l'établissement 
d'un système de raisons propres à mettre la contradiction en 
évidence , et à produire la suspension de l'esprit. En effet, les 
plus anciens sceptiques s'occupèrent de former des catégories 
particulières à leur école, et qui reçurent d'eux les noms de rai- 
sons , de lieux communs , ot plus souvent encore de modes de la 
suspension (4). On les énonce au nombre de dix, que nous ran- 
gerons dans l'ordre suivant : 
• 4° La différence des animaux, de leur origine, de leur orga- 



(1) Sextus, Adversus mat?tematicos, 28. 

(2) Cicéron, de Finibus, m, 3 et 4, et iv, 6. 

(3) Sextus , Adversus ethicos , XI, 20. 

(4) Id., HypotyposeSf l, 36. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 317 

nisation, de leurg sens et de leurs impressions, relativement aux 
mômes objets : toutes causes de diversités dans les jugements 
qu'ils portent ou peuvent porter de la nature et des qualités des 
choses. Que les animaux soient privés de raison , ce qui est fort 
contestable, ou qu'ils ne le soient pas, quelle raison valable 
avons-nous de préférer nos perceptions aux leurs quand nous 
cherchons la vérité ? 

2" La différence des caractères ethnique et physiologique de la 
nature humaine : les hommes diffèrent les uns des autres et par 
lesprit et par le corps. La contrariété des caractères et celle des 
opinions dogmatiques chez les philosophes , la contrariété des 
goûts et des affections remarquée par les médecins rendent la 
vérité sur l'objet impossible à connaître. 

3® La différence des organes des sens chez un même homme : 
chaque organe révèle une qualité particulière de l'objet. Ces 
qualités dépendent-elles uniquement de notre conformation ou 
appartiennent-elles réellement à cet objet ? Lui appartiennent- 
elles toutes, ou seulement quelques-unes, ou y en a-t-il aussi 
d'autres que nous ne percevons pas? Enfin, qu'est-ce qui consti- 
tue l'objet ? est-ce telle qualité ou telle autre? 

I® La différence qui tient aux états divers et aux changements 
qui surviennent dans l'organisme : maladie , sommeil , tristesse , 
vieillesse, crainte, amitié, froid, réplétion, sont autant de causes 
de différents genres qui font varier nos jugements. Un fou n'est- 
il pas comme nous dans la nature? En quoi diffère-l-il de nous 
qui voyons en repos le soleil qui se meut ? Et que dire des exta- 
tiques et des somnambules , des prophètes, des devins, de tous 
ceux qui voient ce qui ne paraît point aux autres hommes ? 

5** La différence que la quantité de la chose sensible produit 
dans le jugement que nous portons : plus ou moins de froid , un 
mouvement plus ou moins rapide , peu de vin bu ou beaucoup 
changent tous les résultats. En général la composition ou la di- 
vision des parties homogènes modifie la sensation. 

6« La différence des modes d'éducation des hommes*, de leurs 
lois, des croyances mythiques, des conventions artificielles et des 
idées systématiques. Où peut-on trouver la vérité quand les lois, 

27. 



318 MANUEL 

leà coutumes et les croyances ont leurs contraires auprès d'elles 
on dans d'autres pays ? 

7° Le mélange et la combinaison des choses dont il est impos- 
sible de juger séparément : les couleurd, les poids, les qualités 
en général changent suivant le mélange, et il nous est impossi- 
ble d'isoler le fer de Tair ou de l'eau dans lesquels nous le pesons, 
les couleurs, des humeurs de nos yeux qu'elles traversent, etc. 

8^ Les supports, lieux , positions ou circonstances diverses à 
part desquels aucun objet ne peut être considéré : ainsi la dis* 
tance change la forme et les grandeurs; or, tout objet est vu à 
une distance, en un lieu, dans une position, etc., etc. 

9« La rareté ou la vulgarité des phénomènes \ les hommes ju- 
gent que les apparences , selon qu'elles sont plus rares ou plus 
communes, leur révèlent des objets précieux^ comme l'or; me- 
naçants, comme les comètes; ou au contraire indifférents comme 
Teau ou le soleil. 

4 0<^ La relation qui est partout et sans laquelle nous ne jugeons 
de rien : toutes les idées, tous les objets se rapportent à d'autres 
idées I à d'autres objets; et tout ce dont on juge est relatif à ce 
qui juge (4). 

De ces dix lieux communs du scepticisme , les quatre premiers 
regardent celui qui juge : l'animal, Thomme, le sens en généial et 
le sens modifié ; les deux suivants regardent ce dont on juge , 
l'objet, considéré comme un composé sensible ou comme un corn* 
posé intellectuel. Les quatre derniers enfin se rapportent à la fois 
à celui qui juge et à ce dont il juge, et parmi ceux-ci, le dernier 
de tous exprime à la fois tous les autres sous cet énoncé : tout 
est relatif. 

Ces dix raisons, malgré leur généralité et l'extension qu'on 
leur peut donner ont été visiblement formulées, d'abord au point 
de vue de l'histoire, puis à celui des phénomènes sensibles, mais 
beaucoup moins au point de vue de la raison pure et des idées, 
tl y a là tout un ordre de considérations négligées. Les études 

(1) Sextus, Hypotypoies, i, 36-164; Diogène, Vie de Pyrrk9%t ix, 7é-8d 

Nous modifions légèrement Tordre suivi par les deux compilateurs ( il n'est pas 
le même dans tous deux) pour le mettre en rapport avec la systématisation qui 
suit et que Boat empru&toni à Sextui (Itid., i, 38 et 39). 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 319 

médicales de Timon , et sans doute aussi de ses disciples (4 ) , 
tendaient à faire subordonner les recherches des sceptiques à 
celles des contradictions que révèlent Thistoire et les sciences na- 
turelles. Mais nous devons dire que les spéculaUons des écoles 
d'Elée et de Mégare, alors très^connues en Grrèce, et que nous 
voyons reproduites par Timon, en ce qui touche à Tidée du mou- 
vement (2) , suppléaient cette partie du scepticisme. En deux 
mots, les opinions des empiriques se trouvaient combattues par 
la plupart des motifs de douter que noua venons d'énumérer ; 
les opinions des rationalistes l'étaient par leur opposition même ; 
toutes ensemble, p^r le motif générai de la relation, et par les con- 
tradictions de la raison et des sens que les éiéates , les sophistes 
et les mégariques avaient tant exploitées ; et Timon n'avait plus 
qu'à répondre à ceux qui prenaient pour critérium de la vérité 
l'accord des sens et de la raison , ce plaisant proverbe grec qui 
fait allusion au pacte momentané de deux hommes sans foi : At^ 
tagas et Numénius sont d'accord (3). 

Y. Après qu'Aristote eut donné sa théorie de la démonstration^ 
l'école sceptique eut à faire de nouveaux efforts, et elle s'éleva 
bien au-dessus des sophismes isolés dont l'école de Mégare fati- 
guait les péripatéticiens. Telle est, ce nous senU^le, l'origine des 
cinq modes de suspension, en partie anciens, en partie nouveaux, 
qui tirent leur unité de l'intention de réfuter la doctrine du syllo- 
gisme et des principes indémontrables. Ces cinq modes sont ad- 
mirablement ingénieux et puissants par eux-mêmes et par la 
liaison qui les réduit en un seul tout. On les attribue aux nour- 
veaux sceptiques (4) , c'estrà-dire aux successeurs d'iËn sidème, 
et ailleurs aux disciples d* Agrippa (5) : d'où nous concl ions que 
ce dernier systématisa contre les commentateurs d'Aristote qui 
vivaient de son temps, les arguments que Timon avait dû déjà 

(1) Diogène, Vie de Timon, IX, 109. 

(2) Sextus, Adv. music, 66; Adv.physic., Il, 197. 

(3) Diogène, Vie de Timon, ix, 114. Voyez, sur ce proverbe, Tintéressant 
commentaire de Ménage, p. 441, et la note de Kuhnius, p. 544. 

(4) Sextus, JSypoiypoaeêy i, 164. 

(5) Diogène, Vie de Fyrrhon, ix , 6S. — Agrippa est postérieur à JEnisiâ^e 
qui marque la limite des anciens et <ies nouveaux sceptiques. H «st, suivant 
toute apparence, antérieur à Autiocbus, troisième soceesseui d'iBnésidèdKj ^kip 
Diogène nomme, en même temps qu'Apellas, auUur d'ua oiiTi*g« <cl'un d^o- 



320 MAinJEL 

diriger contre les premiers péripatéUciens^ quand il se demandait 
s'il était permis de poser une hypothèse au déhut de la science (4 ). 
Peut-être Agrippa doit-il être regardé comme le véritable réno- 
vateur du scepticisme après i£nésidème, qui ne l'avait relevé que 
dans rintérèt d'une autre doctrine. 

4® Le premier mode de suspension se tire de la coniradiction 
des sentiments des hommes sur toutes choses; c'est le point de 
départ naturel du sceptique. Mais le dogmatique à qui Ton s'a- 
dresse peut choisir entre ces sentiments, et vouloir démontrer la 
légitimité de son choix; c'est alors que le second mode se présente. 

2® Ce second mode est le progrès à Vinfini : toute preuve 
qu'on avance requiert elle-même une preuve; sans cela, sur quoi 
reposerait sa légitimité? mais, à cette nouvelle preuve, il en faut 
une nouvelle encore , et Ton remonte ainsi jusqu'à l'infini. La 
contradiction et le progrès à Vinfini s'appliquent également aux 
choses sensibles et aux choses intelligibles. Peut-être le dogma- 
tique voudra-t-il alors juger du. sensible par Tintelligible, ou ré- 
ciproquement, et chercher dans l'un la démonstration de l'autre ; 
ici s'applique le troisième mode : 

3<» C'est le cercle vicieux nommé par les sceptiques diallèle ou 
lun par Vautre. Celui qui prouve le sensible par l'intelligible de- 
vra procéder ensuite à la preuve de Tintelligibie ; mais celui-ci, 
ne pouvant se prouver par un autre intelligible à moins de pro- 
grès à l'infini , il faudra le prouver par le sensible ; d'où cercle 
vicieux : on démontre une chose par une autre qui est incer- 
taine, puis on démontre cette dernière par la première, qui est 
précisément à démontrer. Alors le dogmatique peut supposer une 
vérité accordée sans démonstration et la faire servir à démon- 
trer toutes les autres : il tombe dans Vhypothèse, 

4® Vhypothèse est insoutenable : il est ridicule de penser que 
ce qui sert à tout prouver doive demeurer sans preuve ; au con- 
traire jamais la démonstratioq ne parut plus nécessaire ; et tou- 



gueî ) intitulé Agrippa, V. Diogène,ix, 106. On p€ut donc le placer approxima^ 
tivement dans la première moitié du pren4er siècle de notre ère, au temps des 
premiers commentateurs d'Aristote. Cependant Fabricius, p. 41, croit Agrippa 
plus récent, et interprète tout autrement le passage de Diogène. 
(1) Sextus, ulifverstM geomeiras, l. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 321 

jours à une hypothèse nous pouvons opposer une hypothèse con- 
tradictoire, avec le même droit d'être crus sur parole. Il reste an 
dogmatique un dernier parti à prendre, celui de regarder sa 
première proposition comme évidente , intelligible ou sensible de 
sa nature et sans aucun sujet de doute ; mais quand bien mémo 
on ne pourrait lui opposer la contradiction , quand même tous 
les hommes partageraient son opinion, ce qui n'est pas, il res- 
terait un dernier mode : c'est celui qui se tire de la relation. 

5^ La relativité consiste en ce que tout intelligible est relatif 
aux êtres intelligents, tout sensible aux êtres qui sentent, et tou- 
tes choses aux autres choses à part desquelles on ne saurait los 
considérer. 

En général , on peut réduire à deux tous les moyens de dou- 
ter, par ce dilemme : ou une chose que Ton croit connue sera crue 
telle par elle-même, ou elle le sera par une autre; mais on ne 
peut être assuré de connaître de la première manière à cause de 
la controverse universelle à laquelle on ne peut échapper ni par 
les sens ni par la raison , qui sont controversés tous doux ; et on 
ne peut pas l'être mieux de la seconde, toute démonstration con- 
duisant au progrès à l'infini , au diallèle ou à l'hypothèse (4). La 
réfutation des philosophes qui admettent un critère de la vérité 
est implicitement contenue dans ce qui procède : ou ce critère 
sera pris pour lui-même, et on tombera dans l'hypothèse; ou 
bien on en voudra juger, et alors il sera requis un critère du cri- 
tère, ce qui conduit au progrès à l'infini (2). 

VI. Aux modes généraux de la stispensiorif les sceptiques ajou- 
tèrent des modes particuliers, contre les physiciens, destinés à 
réfuter d'avance toute cause assignable pour l'explication des 
phénomènes ; tels sont les huit tropes de Vétiologie classés par 
iËoésidème : 1® une étiologie est réfutable quand la cause assi- 
gnée appartient à un ordre de choses qui ne sont ni évidentes ni 



(1) Sextus, Hypolyposes, i, 164-180. Cf. Diogène, Vie de Pyrrhon, ix, 83-9H. 
.— Diogène est confus et se répète. Nous abréfi^eons Sextus en transportant, pour 
plus d'ordre, le diallèle du cinquième au troisième rang, et la relativité du troi- 
sième au cinquième. Nos développements, du reste, so|it ceux de Sextus lui» 
même, qu'on a quelquefois défiguras, 

(2) Diogène, loc, cit., 94, 



39.7 MAHUEL 

réductibles à Tévidence; %^ quand , parmi les causes qu'on pour- 
rait peut-^tre assigner, on se détermine en faveur de Tune quel- 
conque au détriment des autres; 3° quand le phénomène implique 
un certain ordre et que la cause ne s'étend pas à l'explication de 
cet ordre ; 4® quand on admet que telle chose cachée a lieu 
comme telle chose apparente , tandis qu'en réalité elle pourrait 
bien avoir lieu autrement ; 5« quand on tente d'expliquer l'univers 
à l'aide de certains éléments qu'on imagine, et non suivant ce 
que tout le monde sait; 6® quand on adopte ce qui est conforme 
à l'hypothèse qu'on a embrassée et qu'on néglige ce qui lui est 
contraire ; 7® quand on avance des raisons qui ne sont conformes 
ni aux apparences ni même à l'hypothèse ; 8® quand on rend 
compte de la cause d'un phénomène par la cause tout aussi 
douteuse qu'on a assignée à un autre. Tout physicien tombe dans 
quelqu'un de ces pièges ou dans plusieurs à la fois (4). 

Cette réfutation des raisons scientifiques peut être complétée 
par celle de la théorie des signes. Les sceptiques opposaient leur 
critique de l'étiologie à toute raison donnée par un savant ; ils 
opposaient en général leur critique des signes à tous les jugements 
dans lesquels on tire une conclusion de ce qui paraît à ce qui ne 
paraît pas. Cette dernière critique, dirigée surtout par ^nésidème 
contre les stoïciens , a d'ailleurs une grande universalité , et ses 
successeurs l'adoptèrent et la développèrent. Sexlus l'expose 
comme il suit : a On entend par signe tout ce qui sert à nous rap- 
peler une chose observée conjointement avec quelque autre; le 
signe et ce qui est signifié doivent être concomitants. Ceci posé , 
il est deux sortes de signes : le signe remémoratif, éminemment 
utile dans la vio et que les sceptiques admettent, comme tous les 
hommes, pour prévoir, à l'aide d'un événement présent, un évé- 
nement qui va suivre ; le signe démonstratif, usité chez les dog- 
matiques et chez les médecins rationalistes qui veulent conclure 
d'une chose phénoménale, évidente, actuelle, à une chose cachée 
et par elle-même inconnue : c'est ce dernier signe que les scepti- 
ques repoussent. La chose signifiée, disent-ils, ne doit être ni ab« 



(1) Sextus, Hypoty poses, i, 180-185. Cf. l'excellent commentaire de Fftbrîcius, 
où des exemples sont rapportés, et notre discussion à la fin du chapitre qui suit. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 323 

solumeot cachée ni évidente de soi, car le signe serait alors ou 
impossible ou inutile : elle doit être cachée pour un temps ou de- 
meurer toujours telle en vertu d'un ordre naturel. Mais le signe 
et la chose signifiée, étant corrélatifs et inséparables, ne peuvent 
être connus que simultanément ; de sa nature , en effet , le signe 
ne peut être connu postérieurement, et, en tant que signe , il no 
peut être non plus connu antérieurement, c'est-à-dire sans rela- 
tion à la chose signifiée : le signe, s'il existe, est donc inutile. En 
outre, le signe paraît-il, est-il évident, ou fait-ii partie des cho- 
ses cachées? Dans le premier cas, on n'en disputerait japaais, pas 
plus qu'on -ne dispute des impressions présentes; mais, au con- 
traire, on en dispute toujours et partout, en physique et en méde- 
cine. Dans le second cas, le signe a besoin d'un signe et celui-ci 
d'un autre, sans qu'on puisse s'arrêter ; comment donc vérifier le 
signe et comment le connaître? Enfin, on peut aussi demander si 
^e signe est sensible ou intelligit^e ; car, entre ces deux choses, il 
n'est pas de terme moyen. Sensible? mais on doute si le sensible 
existe en lui-même , et, si l'on s'en remet à l'apparence, celle du 
sensible est invariable, tandis que sur le signe les opinions va- 
rient. Intelligible? il sera alors un axiome, un énoncé cooune 
l'entendent les stoïciens ; ii sera ïemtéoédent d'une bonne oonneosion 
logique procédant du vrai au vrm pour révéler le conséquent, si 
bien d'ailleurs que le signe et le signifié soient simultanément pré- 
sents. Mais comment établir la réalité de ce signe et la valeur des 
démonstrations? par d'autres signes et par d'autres démonstra- 
tions que rien ne justifiera (i). » 

Vn. Ainsi les sceptiques, iËnésidème et ses successeurs, rédui- 
saient la connaissance certaine à celle de tous les phéniMonènes ac- 
tuels, soit des sens, soit de la pensée : ils opposaient d'invincibles 



(1) Id., Adv. îogicos, ii, 141, sqq., probablement d'après ^nésidème cité au 
n« 215 du même livre et dont l'argument est complété, à ce qu'il «emble, au 
no 267i Cet argument est fondamental dans cette controverse. Il se fonde sur 
l'opposition de ce qui paratt à ce qui ne paraît pas, et à cette opposition on 
peut ramener celle du sensible à l'intelligible, comme dans la doctrine de Kant. 
M CeLJC qui admettent que les choses qui nous sont dérobées peuvent être si- 
gnalées par celles qui nous sont présentes et évidentes s'abandonnent, dit iEnési- 
dème, à une vaine inclination (xivi) ic^ocicôdcia, ou mieuit peut-être ic^ov&dcia, à 
nne préimpreisùin vide). (Photius, Bilfliotheca grœca^ cod. 212.) 



321 MANUKL 

obstacles à la recherche de l'iDConnu comme cause du connu et de 
rinconnu, comme signifié^ démontré par le connu. Telles sont en 
effet les deux voies de Tesprit humain : conclure d'un effet à une 
cause; conclure de quelque chose qui est à quelque autre chose 
que Texpérience ou le raisonnement témoignent être liée à la 
première et ne pas exister sans elle. Cependant iËnésidème éle- 
vait encore plus haut sa critique de la connaissance , et il mon- 
trait la possibilité de nier la chose en tant que cause, et la chose 
en tant que réellement existante ou vraie. De là deux argumen- 
tations, qui sont en quelque sorte le double sommet du scepti- 
cisme : Tune est dirigée contre la compréhensibilité de Vidée 
objective de cause, l'autre contre la compréhensibilité de l'tViée 
objective du vrai ; on peut les réduire aux termes suivants : 

Parlons d'abord de la cause : toute cause est relative , or ce 
qui est relatif existe seulement pour la pensée (car on s'accorde à 
définir le relatif, ce qui est compris reiativement à quelque chose) (4 ); 
donc la cause a une existence purement idéale et non pas en soi. 
De plus la génération , le mouvement , l'agir et le pâtir sont in- 
intelligibles, ainsi que les sceptiques Tout souvent fait voir : donc 
la cause qui y est relative est inintelligible aussi. Qu'est-ce 
enfin qui est cause et de quoi esU-il cause? Ce ne peut être que le 
corps du corps , ou l'incorporel de l'incorporel , ou le corps de 
l'incorporel ou l'incorporel du corps. Mais les deux premiers cas 
sont inadmissibles , parce que, de deux choses indifférentes et de 
même nature, il n'y a pas de raison pour que l'une soit cause ou 
effet plutôt que l'autre ; et les deux derniers le sont également , 
parcequ'il n'y a pas de rapport, pas de contact possible entre 
deux natures étrangères , telles que ce qui est corps et ce qui ne 
l'est pas (2). Développons ces quatre hypothèses : s'il s'agit du 
corps , on doit le supposer soumis à la génération et sujet à l'ex- 
périence , comme tout ce qui est sensible, ou inabordable et inal- 
térable à la façon des atomes d'Épicure. Quoiqu'il en soit, Tac* 



(1) Sextus, Adversus hgicos, ii, 453 et 554. 

[2) Sext\x9f Advenus physicos y i, 207-218. « Ces arguments, dit Sextus, sont ainsi 
rapportés simplement par quelques-uns ; ^Enésidème les a éclaircis et développés 
de la manière suivante.» Suivent, en effet, les arguments que nous abrégeons 
dans notre texte. 



DE PHILOSOPHIE ANCILNNE. 325 

tioQ et la production sont impossibles, parce que, si le corps 
demeure en soi, il demeure seul et le même; et s'il s'unit à un 
autre, il ne peut en produire, par celte union, un troisième qui 
n'existât pas auparavant : sans cela l'unité deviendrait multipli- 
cité; puis la multiplicité deviendrait infinité, ce qui est absurde. 
Ainsi , le corps n'est pas cause du corps, et pour la même raison 
l'incorporel n'est pas cause de l'incorporel , à moins que le mul- 
tiple ne naisse de l'un; et d'ailleurs ce qui est incorporel est in- 
tangible, fet comment imaginerait-on, sans le contact, l'action et la 
passion? Enfin le corps et l'incorporel ne sauraient se produire 
mutuellement : un cheval ne fait pas un platane , une nature ne 
fait pas une autre nature ; et si l'on dit que celle-ci préexiste 
dans la première, elle n'est donc pas engendrée par elle {\). 

Autre série d'arguments : la cause vient d'être envisagée dans 
sa nature; mais on peut aussi l'étudier par rapport au mouve- 
ment , dans le temps , dans l'espace , et enfin relativement à l'ob- 
jet de son action (2). Cause en tant que mouvante : le mouvement 
est-il la cause du mouvement , ou le repos du repos , ou le repos 
du mouvement, ou le mouvement du repos? Les deux premiers 
cas sont inadmissibles, à cause de l'identité d'état des deux parts ; 
rien ne distingue le mû du moteur, et l'un n'est pas plutôt la cause de 
l'autre qu'il n'en est l'effet. Dans les deux autres cas, l'impossibilité 
est la même, pour une raison opposée : nulle nature ne peut cau- 
ser son contraire ; le froid n'enferme pas le chaud (3). Cause dans 

(1) iEnésidème, dans Sextus, loc.^cit., 219-227.— Suivant la langue de la plii^ 
losophie cartésienne, on dirait qu'Enésldème fait voir ici qu'une substance ne 
peut agir sur une autre substance ni la produire. Il fait voir aussi que tout chan- 
gement, tout développement interne implique passage de Tunité à la mnltipli- 
ciié, c'est-à-dire contradiction. — Ces arguments n'ont pas pour objet de prou- 
ver dogmatiquement que la cause n'existe pas, comme on feint de le croire 
quelquefois pour les réfuter, mais bien de montrer que la notion en est contradic- 
toire avec d'autres notions, c'est-à-dire, selon les sceptiques, incompréhensible, 

(2) Cette petite systématisation, à peu près indiquée par Sextus, loc. cit., 
n" 266) à la fin de son argumentation sur la cause, nous semble limiter natu- 
rellement le fragment qu'il emprunte, dit-il, à if-'-nésidème, et qui serait incom- 
plet si on voulait s'arrêter plus tôt. — C'est, au reste, l'opinion de Fabricius, 
pag. 597. 

(3) Sextus, loc. cit., 227-232. On peut remarquer, à l'occasion de cet argument, 
que Descartes explique le mouvement et les effets du choc sans supposer de 
cause active dans la matière.— Au reste le mouvement est pris par iËnésidème 
dans un sens plus général très-connu dans l'antiquité, et peu familier aux cri- 
tiques modernes. 

II. ^28 



326 MAINUbL 

le temps : la cause précède-t-elle son eifel« ou le suit-elle, ou 
est-elle simultanée avec lui? Dans ce dernier cas, il y a co-exis- 
tence et pas de cause ; dans le second le fils serait plus ancien que 
le père , ce que personne n'admettra ; clans le premier la cause 
pourrait exister sans son effet, c'est-à-dire qu'elle pourrait n'être 
pas cause, ce qui est absurde (4). Cause dana l'espace : elle doit 
agir par contact ou par pénétration ; mais s'il y a simple contact, 
les surfaces étant incorporelles , et Tincorporel ne pouvant agir ni 
pâtir, les surfaces s'identifient et rien n'est produit ; et s'il y a 
pénétration , ce ne peut être que par les pores , tout corps étant 
impénétrable; et de nouveau l'action ne saurait avoir lieu que 
par les surfaces, ce qui ramène la même difficulté. D'ailleurs tout 
contact est incompréhensible : le tout ne peut toucher le tout , ni 
la partie toucher la partie, ce qui est la même chose, parce qu'il 
y aurait identification et non pas contact; et le tout ne peut tou- 
cher la partie , ni la partie le tout , parce qu'il faudrait que le 
grand se fît petit ou réciproquement (2). 

Si maintenant nous considérons la cause par rapport à l'objet 
passif de son action, de deux choses l'une, ou elle existera par 
soi absolument , ou elle aura besoin de cet objet aussi pour exis- 
ter. Dans la première hypothèse^ étant toujours en soi et n'ayant 
besoin de rien, elle devrait toujours produire son effets le même 
effet, ce qui n'est pas confirmé par l'expérience. Dans la seconde, 
l'agent et le patient étant corrélatifs, on ne voit pas pourquoi l'un 
serait nommé cause plutôt que l'autre. Par exemple, le feu ne 
brûle pas tout, partout et toujours*, il n'est donc pas absolupient 
cause de la combustion ; et quand le feu brûle le bois , pourquoi 
le bois ne serait-il pas cause aussi bien que le feu (3] ? En outre, la 
cause est douée d'une seule puissance ou de plusieurs : si c'est 
d*une seule , elle produira son effet universellement et constam- 
ment; et si c'est de plusieurs, elle les produira tous de même; 
mais, au contraire, en réalité la môme cause agit ici d'une manière 
et là d'une autre ; le feu durcit l'argile et liquéfie la cire. Les dog- 

(1) Sextus loc. cit.. 232-237. 

(2) Id., loc. cit., 25&-266. Nous intervertissons l'ordre de cet argument, que 
Sextus amène le dernier et qu'il rattache à un autre. 

(3) Id., Ipc. cit., 237-246. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 327 

matiques disent que cette diverâité tient à la diversité de l'objet, 
mais alors c'est l'objet qui est cause , et non pas l'agent (1). En- 
fin la cause est séparée du patient ou elle lui est intimement 
unie : si elle en estséparée^ comment peut-elle agir sur ce qui n'est 
pas présent , et comment le patient peut-il pâtir en Tabsence de 
l'agent? Si elle lui est unie, il faut qu'elle soit purement active , ou 
active et passive à la fois : or, dans là dernière supposition, elle 
n'est pas plus cause qu'effet, et, dans la première, l'action ne peut 
être imaginée que par contact ou par pénétration (2), ce qui nous 
ramène au cas , déjà examiné , de la cause dans l'espace. 

VIII. Telle est Ta rgumen talion subtile, mais profonde, irréfu- 
table, d'iEnésidème et des sceptiques contre la réalité de la cause. 
On peut se demander seulement pourquoi le philosophe ne fait 
aucune mention de ta cause manifestée dans l'homme par la vo- 
lonté et par l'exercice de l'intelligence. La réponse est facile : 
celte idée est partout présente aux arguments que nous venons 
d'analyser; d'abord elle y est impliquée , puis elle y sert à la fois 
d'aiiJe et de modèle pour la recherche de la cause en soi. Entend- 
on par cause volontaire l'idée simple, irréductible, que nous 
avons d'une telle cause : jEnésidème ne la conteste pas, mais il 
poursuit dans la nature la réalisation que nous voulons en faire, 
et il se perd alors dans la contradiction ; il montre que la rela- 
tion de la cause en général à son effet, soit par rapport à cet effet 
lui-même, soit dans le temps, soit dans l'étendue, est inintelli- 
gible, et que la nature intime de la cause est enveloppée des plus 
épaisses ténèbres. Entend-on.par cause volontaire, un être, quel- 
que chose de réel , autre que le moi du sceptique , ou ce moi lui- 
même en tant que permanent : alors les mêmes difficultés se présen- 
tent; cet être, cette chose en qui l'unité se fait multiplicité, c'est 
la contradiction vivante; il ne reste de scientifiquement assuré, 
pour celui qui ne veut pas faire appel à la croyance, que le moi, 
les actes et les idées du moi, envisagés comme de purs phénomènes. 

Passons maintenant à la notiondu vrai; voyons si la réalité 
se laissera mieux fixer que la cause dans le monde extérieur. 



(l) Id.Joc, cit.,246-2&2. 
(2)ld.,îoc. cir., 252-255. 



3?.8 MANUEL 

Si le vrai existe, il doit être sensible ou intelligible, ou l'un et 
Tautre à la fois; examinons ces trois hypothèses. Le vrai sensible 
est individuel ou universel ; mais s'il est individuel, il est réducti- 
ble à une sensation irrationnelle, telle qu'un son, ou une couleur : 
d'où il s'ensuivrait qu'on pourrait connaître le vrai sans la rai- 
son, ce qui est absurde; et s'il est universel, l'homme ou le clie- 
val en général, il cesse d'être sensible, car les sens ne saisissent 
rien de général. Le vrai n'est donc pas uniquement sensible. Le 
vrai n'est pas non plus Uniquement intelligible, car il serait ab- 
surde de supposer que rien de sensible n'est vrai ; d'ailleurs, de 
deux choses l'une, ou le vrai intelligible sera commun à tous les 
hommes, ou particulier à quelques-uns; mais il est impossible 
que tous pensent en commun, et, s'il en est autrement, on peut 
toujours douter et disputer. Reste la troisième hypothèse, dans 
laquelle il faut distinguer deux cas : si toute chose sensible est 
vraie et toute chose intelligible aussi, il faut que le vrai soit le 
faux et qu'une même chose soit et ne soit pas en même temps, 
car le sensible et l'intelligible ne sont d'accord ni l'un avec l'au- 
tre ni avec eux-mêmes ; et s'il est des choses vraies et des choses 
fausses parmi les sensibles et parmi les intelligibles, on ne saura 
comment les discerner ; car tout sensible en vaut bien un autre, 
et tout intelligible aussi (1). 

Ici les dogmatiques diront que la vérité n'est pas évidente 
d'elle-même, mais que nous la saisissons en vertu d'une autre 
cause. Qu'ils apportent donc cette cause, et qu'on la juge. Par 
quoi en reconnaîtra-t-on la vérité? par elle-même, c'est se 
contredire; par une autre cause, c'est un progrès à l'infini, et la 
vérité s'échappe. Voudrait-on enfin réduire le vrai au croyable, 
quelle que soit d'ailleurs sa nature: il s'ensuivrait que telle chose 
est vraie parce que tel la croit, et fausse parce que tel autre ne la 
croit pas. Est-ce alors la majorité qui décidera de cette croyance 
qui décide elle-même du vrai ? mais qu'importe le nombre! Tous 
ceux qui jugent de môme doivent être considérés comme un seul 
individu organisé et affecté d'une seule manière. Sans cela, que 



(l) Sexlus, Adversiis logicos, ii, 40-48, d'après jEnésidème. 



DE PHILOSOPHIK ANCIENNE. 329 

la majorité ait demain la jaunisse, et il faudra déclarer que le miel 
est vraiment amer tandis qu'hier il était doux (4). * 

-ffiuésidème, l'illustre auteur des arguments qui furent déve- 
loppés par les sceptiques de la seconde époque, avait exposé 
tous les motifs de doute dans un grand ouvrage intitulé Raisons 
des pyrrhoniens. Dans le cours de ces huit livres, dédiés à l'aca- 
démicien Lucius Tubéro, iEnésidème signalait la différence du 
scepticisme et de la nouvelle Académie, fondée sur ce que celle- 
ci niait dogmatiquement la possibilité de connaître, et posait d'stil- 
leurs l'être, le non-être, le croyable, le bien et le mal comme si 
elle les eût connus ; il présentait ensuite un rapide aperçu de la 
méthode sceptique. Passant aux détails, il analysait dans le se- 
cond livre les incompréhensibles notions du vrai, de la causSy de 
la passion, du mouvement et de la génération. Dans le troisième 
il établissait les œntradictions attachées en particulier à l'idée 
du mouvement et à celle de la sensation. Dans le quatrième il 
argumentait contre les signes, puis (comme application sans 
doute) contre les idées de la nature, du monde et de Dieu. Dans 
le cinquième il revenait à la cause envisagée physiquement, et il 
énumérait les huit modes vicieux de la recherche des causes. 
Enfin, dans les trois derniers, il s'occupait du bien et du mal, des 
vertus et des opinions forgées à leur sujet par les philosophes, et 
de la fin de l'homme, qu'il montrait ne pouvoir être comprise ni 
comme bonheur, ni comme plaisir, ni comme prudence, ni en 
aucune autre façon (2). On voit qu'en ajoutant à celles des par- 
ties de ces cinq premiers livres que nous avons analysées d'après 
Sextus, les recherches des écoles d'Élée et de Mégare, dont ^Kné- 
sidème avait fait, suivant toute apparence, un grand usage, on 
peut croire posséder la doctrine sceptique dans toute son éten- 
due. Mais ce n'était là qu'une préparation pour iEnésidème. Nous 
savons comment il passait de l'analyse des contradictions à une 
doctrine, celle d'Heraclite renouvelée, qui était fondée sur l'u- 
nion môme et sur la consistance des contraires dans l'être (3). 

(1) Id., ibid., 48-65. — La dernière partie de l'argumentation est dirigée 
contre la nouvelle Académie. 

(2) Cet abrégé nous a été conservé (avec un peu plus d'étendue toutefois) par 
le patriarche Photi us {Bibliotheca grœca, cod. 212, p. 542-546 de l'édit. de 1612.) 

(3) V. ci-dessus, liv. vi, § 2, n» 10. 



330 MANUEL 

Malheureusement cet éclectisme systématique, dont on ne connaît 
qu'un petit nombre d'éléments, paraît avoir eu bien moins d'é- 
tendue et de force que le système qui lui servait de préparation. 
iEnésidème eût été mieux inspiré s'il eût étudié, du point de vue 
de la contradiction, Pylhagore au lieu d'Heraclite: sa doctrine eût 
été plus noble et plus vaste ; elle eût sans doute exercé quelque 
influence sur le développement du syncrétisme alexandrin, au lieu 
qu'elle périt avec son auteur (4). 

IX. Si la doctrine d'Heraclite disparut devant les dogmes de la 
ehaine d'or^ il n'en fut pas de même du scepticisme. Relevé par 
iËnésidème^ il se perpétua sans interruption, encore invisible ou 
obscur aut lieux où régnaient Teiprit d'Épicure et l'esprit trans- 
formé de Zenon (% mais de plus en plus puissant partout où s'é- 
tait consiervé le génie de la «cience gk'eioque. Bientôt il n'eut plus 
pour ennemis que les hommes de foi et les savants positifs qui sé- 
paraient du savoir la discuseion des principes : il représenta doûc 
Tunique sctenee générale et rationnelle, Tunique philosophie des 
derniers temps de l'antiquité. 

Outre son traité des Raisom iei pyrrhoHims, JSnésidème avait 
donné aux sceptiques un livre des hypoiyfoses pyrrhoti^nefiy un 
livre oontn fû miénce, un livre sur la recherche (sur la ^tétiqHe)^ 
et peut-être d'autres encore; son contemporain, son ami, Zeuxis, 
avait écrit un ouvrage «tir les doubks raisons (3)> c'est-à-dire 
apparemment une sorte de traité des antinomies. 

Après eux, sans parler d'Agrippa, qui n'est pas porté sur la 
liste de succession de l'école sceptique, on cite surtout Méno- 
dote (4), disciple d'Antiochus de Laodicée, disciple lui>méme du 
second successeur d'iËnésidème(5). Ménodote vivait sous Marc- 
Ci) La mor&le qu^iEnésidème tSr&itd« l'héraelitéisme est incertaine, œil e qu'il 
tirait du scepticisme est la morale commune des sceptiques, Vataraxie. Dio- 
gène, IX, 107. 

(2) Ainsi Sénèque prétend que de son temps Pyrrhon n'a plus de disciples 
(Qu<ps^ natur. y Ml, 32). Cicéronen disait tout autant pendant qu'iEnésidème en- 
seignait. Mais les témoignages sont irrécusables. 

(3) Aristoclès, dans Ensèbe, loc. cit. , Diogène, Vies, ix, 106. — Ce Zeuxts était 
un médecin célèbre de l'école d'Hérophile, cité par Strabon {Géogr.y liv. xii.) 

(4) Sextus, HypotyposeSy i, 222, et la note de Fabricius. Ce Ménodote était 
trèft-considéré dans l'école. 

(5) Le mattre d'Antiochus est un Zeuxis qiie Ménage (ix, L06 et 116 des notes 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 331 

Aurèle (4). Il ftit le maître d'Hérodote de Tarse, et ce dernier le 
fut de Sextus, qui vécut vers 1© temps de Septime-Sévère , au 
commencement du troisième siècle. Sextus réunit en un corps de 
doctrine les arguments épars d«B pyrrhoniet^s; il fit malheureu- 
sement oublier ieis livres peut-être plus concis et plus originaux 
de ses devanciers ç mais, incontestablement plus habile et plus 
savant que les autres compilateurs ahciens ^ il prépara de pré- 
cieux documents pour l-histDire dé la philosophie. 

Durant la première période de son développement , le scepti- 
cisme avait trouvé de nombreux partisans chez les médecins ; il 
en fut de même durant le seconde. Keuxis, Ménodote, Hérodote, 
Sextus, Sâtuminus disciple de ce dernier, étaient tous médecins ; 
ils passaient pour appartenir à la secte des empiriques (%). De là 
le surnom d'Empirii^ue donaé é Sextus. Cependant Sextus lui- 
même combat lés empiriqued^ en tant qu'ils affirment Timpossibilité 
de donner des preuves et de pénétrer ce qui est en dehors de 
l'observaiioii ; il ne leur doAne les mains qu'en tant qu'ils opposent 
cette effiHnatien à raffirnmtion toute contraire des médecins ra- 
tionalistes et des philosophes dogmatiques : pour lui, comme 
sceptique, il s'abstient de juger. Il se plaint que la négation em- 
pirique soit quelquefois confondue avec le doute sceptique ; il 
va même jusqu'é dire que le scepticisme , à son avis , conduit 
plutôt le médecin à Ifl pratique des méthodistes qu'à celle des 
empiriques, et que les procédés de la méthod» ^ à les bien pren- 
dre ^ se peuvent ralinener à ces quatre grands ordres de faits ad- 
mis par le sceptique : les suggestions de la nature , la nécessité 
des impressions, ta tradition des lois et des coutumes, enfin l'en- 
seignement de l'art (3). Cette doctrine est claire : à titre de phé- 

sur Diogène),et, d'après lui, tors les critiques, nous semblent confondre à tort 
avec ZeuxiSf ami d'yEnésidème. Diog^ne paraît pourtant avoir voulu les distin- 
guer, puisqu'il nomme Tun ami d'.^nésidèrae, et qu'il caractérise l'autre par son 
surnom. Comment un homme connu de Strabon pourrait-il être le maître du 
maître d\.n contemporain de Marc-Aurèle! 

(1) Brucker, Hist. critic, t. II, p. 636, où cette date est établie solidement, 
ainsi que celle de Sextus, d'après les ouvrages de Galien. 

(2) Diogène, Vies^ ix, U6 , «t Galien en divers lieux. Mais Galien dit aussi 
{de SimpL nud. iemp») que les médecins sceptiques suivaient diverses écoles 
médicales. 

(3) Sextus, Hypotyposesyi, 236-241} Adv. logieoi^ ii, 156, 191, 327 et 328. 



332 MANUEL 

nomènes , Sextus admet la méthode, la science, les vérités aux- 
quelles croient et la société humaine et les grands artistes ; à 
titre de science certaine il en doute : la postérité qui aime à con- 
fondre, a nommé Sextus empirique , de même que ses contempo- 
rains nommaient empirisme le scepticisme tout entier. Or, il est 
bien vrai que le scepticisme est une sorte d'empirisme , mais un 
empirisme en grand qui embrasse la méthode, le rationalisme et 
ses lois. En l'identifiant à l'empirisme vulgaire on Ta mé- 
connu. 

Sextus a laissé trois grands ouvrages, dont le premier, sous 
le titre d' Hypotyposes pyrrhoniennes, présente en abrégé le plan 
du scepticisme, c'esl^à-dire les modes de la suspension , l'histoire 
et la critique du dogmatisme en logique, en physique, en morale , 
celles des principaux dogmes connus, et le relevé des différences de 
l'école sceptique et de toutes les autres écoles. L'analyse de cet 
ouvrage nous conduirait à exposer de nouveau les principes que 
nous avons fait connaître et qui depuis Pyrrhon jusqu'à Sextus ne 
varièrent jamais. Au début de son livre, Sextus s'identifie avec le 
sceptique en général : le philosophe et l'homme même se présen- 
tent en lui comme de vivants modèles du chercheur et du douteur : 
a A l'égard des choses que nous énoncerons, dit-il, nous ne pré- 
tendons pas aller jusqu'à les poser universellement telles que 
nous les dirons, mais de chacune nous rapporterons d'une ma- 
nière historique ce qui nous paraîtra actuellement (4). Les deux 
autres ouvrages, réellement distincts et que l'on confond souvent 

Tels sont les passages très-concordants entre lesquels plusieurs critiques peu 
intelligents à l'endroit du scepticisme ont prétendu trouver des contradictions. 
Brucker, quoique assez juste pour Sextus, est le premier qui ait voulu faire de lui 
un empirique, et les historiens récents Tout suivi (loc. cit., p. 631 et 632). Nous 
aimons mieux revenir à l'opinion de Daniel Leclerc {Hist. medic.yj^. Il, 1. ii, c. 
8), qui range Sextus nu nombre des médecins méthodistes. On objecte que Sex- 
tus avait écrit, du son propre aveu, des Mémoires empiriques; mais ce livre pou- 
vait bien n'être qu'un recueil d'observations. — La question médicale est ici celle 
de la science appliquée à un exemple qu'il est facile de généraliser, et voil& 
pourquoi nous la traitonsavec quelque étendue. Pour nous résumer, répétons ce 
qu'on ne veut jamais comprendre : le sceptique nie la science en tant que science, 
et non autrement. 

(1) Sextus, Hypoty poses, i, 4 — Les Hypotyposes ont été traduites en fran- 
ç-iis {in-l2, 1726, sans nom de lieu ni d'imprimeur). Cette traduction, qui parait 
exacte, a été faite sur l'édition de Fabricius, qui est certainement un des meil- 
leurs et des plus savants libres qu'il y ait en ce genre. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 333 

SOUS le même nom, exposent au lecteur, un développement plus 
étendu de la critique pyrrhonienne. Dans le premier, cette criti- 
que s'applique à la série des arts libéraux des anciens : gram- 
maire, rhétorique, géométrie, arithmétique, astrologie et musi- 
que (4). Dans le second, elle s'applique à la doctrine en général , 
d'abord à la logique, puis à la physique, ensuite à la morale (â). 
Le premier traité est , on le voit, dirigé contre les savants, le se- 
cond, contre les philosophes. 

X. Nous examinerons rapidement , quand nous en viendrons 
aux sciences séparées de la philosophie , les objections générales 
de Sextus contre les principes et les hypothèses qui leur servent 
d'origine et de fondements, et contre les méthodes dont elles font 
usage. Occupons-nous encore ici des philosophes. Le traité de 
Sextus nous offre d'abord en deux livres une histoire précieuse 
des opinions des philosophes sur le critérium du vrai, une réfuta- 
tion de ces opinions fondée sur le mystère que l'homme est à lui- 
même et sur les contradictions de la raison et des sens , de la 
pensée et de l'imagination opposées entre elles et à elles-mêmes ; 
puis une critique de la notion du vrai , de la théorie des signes 
et de la démonstration : nous connaissons les principes de cette 
analyse sceptique. Les deux livres sur Ja physique traitent , l'un 
de la matière même de la connaissance, à savoir : des principes 
naturels, de Dieu, de la cause et de l'objet, du tout et de la par- 
tie, et de la nature du corps; l'autre, des idées essentielles qui 
règlent cette connaissance , le lieu , le temps , le mouvement , le 
nombre et la génération. Opposer les dogmes philosophiques les 
uns aux autres , moiitrer ensuite qu'on ne saurait affirmer la vé- 
rité de l'un quelconque d'entre eux , sans être conduit à nier 



(1) C'est le traité en six livres auquel convient proprement le titre Adversus 
mathematicos, étendu habituellement à l'autre traité de Philosophia. La conclu- 
sion du livre sixième et dernier et le début du septième ( l«' contre les logi- 
ciens) marquent indubitablement cette distinction. 

(2) Ce traité comprend cinq livres, deux contre les logiciens, deux contre les 
physiciens, un contre les moralistes. — Diogène parle des Dix livres de Sextus 
(VieSy IX, 116). Ce sont apparemment les onze ci-dessus, parce que les copistes 
ont pu introduire la division de l'arithmétique et de la géométrie, dont Sextus 
n'indique nullement la séparation. V. Fabricius, p. 691 et 633. — Sextus avait, 
au reste, écrit d'autres ouvrages qui ne nous sont pas parvenus. 



331 MANUEL 

quelque autre Vérilé tout aussi at)parenle , telle est encore ici la 
mélhotie de Sextus. Il croit, dit-il, à l'existence des dieux, conan-e 
tous les hommes . et il les honore d'un culte d'autant plus pieux , 
qu'il ignore plus profondément leur essence et qu'il n'ose la cher- 
cher. Il fait voir qu'entre Tathéisme des philosophes naturalistes 
dont \e prétendu Dieu n'est pas vivant , et l'absurde anthropo- 
morphisme de ceiix qui soumettent cet être incompréhensible ani 
changement et à tous les maux , en Vanimalisant , la pensée ne 
peut se fixer sens impiété. De même entre un dieu inerte et un 
dieu auteur du mal , on ne peut s'arrêter à aucun intermé- 
diaire (4). Sextus passe enfin à la morale : il examine suivant sa 
méthode historique et critique les notions du bien et du mal ; il se 
demande si ces notions ont un objet dans la nature, et, en supposant 
qu'elles en aient un, si l'homme peut vivre heureux. Il s'attache 
à montrer que la suspension d'esprit qui nous borne aux phéno- 
mènes présents , et qui nous affranchit de toute science du bien 
et du mal, est l'état que le philosophe doit se proposer d'obtenir. 
Mais la véritable conclusion de ce livre [l) et du scepticisme, con- 
formément à la pensée de Pyrrhon , c'est qu il existe une cou-- 
tume qui régit toutes choses et non pas un art de vivre que 
l'homme puisse enseigner à l'homme. 

On a reproché à Sextus des redites, des subtilités et des con- 
tradictions. Pour ce qui est des redites^ on peut adresser le même 
reproche à ia plupart des auteurs anciens ; ils manquaient de 
méthode et de cette sorte de critique extérieure et de forme qui 
sert aux écrivains français à ordonner leurs ouvrages. Mais on 
ne peut assee louer la clarté du style de Sextus, l'exactitude de 
ses déductions et te soin qu'il prend de faire connaître au lecteur 
sa marche, son but et la nature des résultats qu'il veut atteindre. 
Quant aux subtilités, l'inintelligence des historiens de la philoso- 
phie, et des plus récents, dépasse toute mesure : ils ne peuvent 
comprendre que le sophiste ou le sceptique s'attache à des dif* 
ficullés de langage qui couvrent des difficultés de pensée, au lieu 
de s'abandonner, comme ils le font eux-mêmes, à tous les préju- 
gés que la culture d'une science sans philosophie ou d'une phi- 

(1) Sextus, Advetsus phyticoty i, 13-195. Cf. HypoiypoieSy m, 9, sqq. 

(2) Id., Adversut ethieoSf 168-267. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 33Ô 

losopbie très-secondaire a établis dans leur esprit : ces histo- 
riens pomment subtil et sophistique ou ce qu'ils ne savent 
comprendre ou ce qui s'oppose trop vivement à leur croyance (f ). 
Pour les contradictions, il suffît de rappeler l'esprit du Zététique 
qui, changeant facilement de point de vue, se donne le droit d'op^ 
poser à un phénomène de la raison un autre phénomène. Cette 
apparence a trompé tous les critiques (2). 

Le traité complet de Sextus contre les philosophes a cette im- 
mense supériorité sur tous les ouvrages que les stoïciens, les épi- 
curiens ou les académiciens eux-mêmes auraient pu nous trans- 
mettre, et qui sont perdus, qu'il nous enseigne à la fois l'histoire 
de toutes les doctrines , qu'il les met aux prises les unes avec |e9 
autres, et noiis présente ainsi rassemblé par une forte critique 
le corps tout entier du rationalisme grec. Or, c'est bien là le der- 
nier livre de l'antiquité si, comme nous le pensons, les œuvres 
des néoplatoniciens et des chrétiens commençaient une ère nou- 
velle pour la philosophie ; et ce n'est pas sans raison qu'un tel livre 
nous est parvenu. Le moyen âge a dû nous transmettre, avec les 
pas;es de Platon, la science rationnelle, mais inspirée, des anciens; 
avec celles d'Aristote, la science rationnelle pure, dans toute 
sa force , mais aussi dans toute sa faiblesse , et, avec celles de 
Sextus, la science rationnelle critique, seule propre à comprendre, 
à envelopper toutes les autres et à les conduire à un terme 
commun. Le scepticisme a établi dans Thistoire de la philosophie 
la base inébranlable de sa méthode ; en se révélant à nous , il 
nous a révélé toutes les doctrines ; il nous a fait connaître les 

(1) Qu'on se rappelle ce que nous avons dit ailleurs des arguments des sophistes 
ftt surtout de Técole d'Éiée. — Ajoutons que le lecteur croit quelquefois qu'on se 
Joue de lui, parce qu'il est surpris de l'étrangeté des oppositions qu'on lui signala 
et peu habitué aux termes de la langue philosophique des anciens; mais il est 
rare que ces oppositions ne répondent pas à quelque contradiction réelle de la 
pensée, ou puissent être levées sans qu'on y soit conduit. On croit pouvoir ré- 
pondre, mais le sceptique a une nouvelle objection toute prête jusqu'à ce qu'un 
arrive avec lui à l'un des mystères insondables de la raison. 

|2) Ainsi Ritter {Ilist. de la phil, anc, iv, pag. 236), et, d'après lui, l'auteur 
français d'une thèsç sur jEnésidème (M. Emile Saisset, 1840), croient surprendre 
Sextus en flagrant délit de contradiction. Nous avons examiné les passager, et 
nous ne sommes pas de leur avis. M. Saisset sembla comprendre le scepticisme 
quand il l'expose et il l'expose éloquemment; mais on voit bien qu'il ne le com- 
prend plus alors il le réfute. Ritter et Tennemann n'y ont guère d'entrée. 



336 MANUEL 

défauts, les lacunes, la ruineuse constitution d^une science qui 
prétend s'appuyer sur elle-même, et qui varie en réalité d'un es- 
prit à un autre esprit et d'une croyance à une autre croyance; du 
haut de l'idée suprême qu'il s*est faite du savoir, il nous a montré 
que ni homme ni doctrine ne savent, et que rien au monde- n'est 
certain comme un phénomène. On doit lui reprocher sans doute 
de n'avoir rien su proposer à l'intelligence et au cœur de l'homme 
que la paix et l'indifférence, et d'avoir voulu laisser à chacun sa 
croyance, au lieu de substituer à la science devenue impossible 
une croyance scientifique commune à tous les savants. Mais n'ou- 
blions pas que les sceptiques avaient en vue , dans la science , la 
science absolue, que t-ous les philosophes, sans exception, avaient 
contribué à les tromper en les jetant dans celte fausse voie, et que 
les premiers du moins ils eurent le mérite de reconnaître qu'ils 
étaient égarés. C'est alors qu'ils s'assirent dans leur solitude, heu- 
reux, disaient-ils, grâce à la suspension d'esprit en toutes choses, 
incertains de l'avenir, et, quant au présent, Résignés à l'ignorance. 

§11. 

SCIENCES SÉPARÉES DE LA PHILOSOPHIE. 

t. Toutes les sciences sont unies dans la sagesse antique ; elles 
sont unies encore dans les systèmes de philosophie de la pre- 
mière période, enfin chez les sophistes qui visent à un savoir uni- 
versel et se font fort d'enseigner tout ce qu'ils savent. Les pre- 
mières sciences séparées doivent être, ainsi que nous l'avons 
dit (1), les sciences rationnelles : la géométrie d'abord ; puis l'as- 
tronomie , celle des sciences physiques dont l'objet est le plus 
déterminé, la méthode la plus invariable et qui n'exige que les 
observations les plus simples. Cependant l'astronomie parlicipe 
toujours de l'incertitude attachée à toute spéculation qui sort 
de la pensée pour s'appliquer à la nature, pour s'y étendre, en 
quelque sorte, et s'y vérifier. Dès le milieu du cinquième siè- 
cle avant notre ère, on cite des géomètres à qui nulle philosophie 
n'est attribuée, de purs géomèlres par conséquent; peu après, 

(1) Voyez liv. ii, § 3, n« 13, sqq. ; et liv. iv, § 1, n«» 5 et 6. 



DE PHlLOSOt>HlE ANCIENNE. M 

on cite de purs astronomes. Mais, tandis que la géométrie se fixe 
dès lors définitivement, loin des yeux du vulgaire, l'astronomie 
hypothétique varie, et ses meilleures doctrines n'acquièrent que 
tardivement et imparfaitement quelque autorité sur le peuple, 
qu'elles intéressent davantage. Ainsi, après Thaïes et Anaximan- 
dre, on voit Anaximène,Xénophane, Heraclite, Empédocle et les 
pythagoriciens imaginer des systèmes très-divers. La théorie des 
éclipses, par exemple, qu'on pourrait s'étonner de trouver encore 
livrée aux incertitudes après l'époque où l'idée de la matérialité 
et des occultations des astres eut été émise^ avait de grandes 
difficultés à surmonter pour se constituer, de telle manière que 
chacun de ces phénomènes pût être expliqué, calculé et prédit. 
Pour réclipse de lune, on ignora long-temps l'inclinaison de l'or- 
bite lunaire et le mouvement des nœuds; et, lorsqu'ils eurent été 
découverts, l'éclipsé horizontale embarrassa les astronomes, 
qui ne tenaient pas compte de la réfraction atmosphérique. Pour 
réclipse solaire, après que la sphépicité de la terre eut éié recon- 
nue, on demeura privé de notions suffisamment exactes sur sa 
grandeur; sur la parallaxe du soleil et sur les distances de cet 
astre à la terre et à la lune (4). Les corps célestes obscurs des 
pythagoriciens > et même à la rigueur les roues tournantes d'A- 
ûaximandre, demeuraient donc toujours possibles. D'un autre 
côté, les superstij-ions populaires des anciens, superstitions qui 
se retrouvent à l'origine de tous les peuples j persistaient avec té* , 
nacité. La terreur et la désolation causées par celle mort de 
Tastre du jour à laquelle croyait le vieil Homère (2), et vivement 
exprimées par les plus anciens poètes grecs, Mimnerme, Archi- 
loque, Slésichore et Pindare (3), la croyance au pouvoir surnatu- 
rel des magiciennes de la Thessalie (4) et à la descente des dieux 



(1) Ces difficultés, dont les historiens n'ont pas tenu compte, ont été signalées 
par M. Letronne, Journal des Saranis, juillet 1838, p. 426 et 438. — - Nous em- 
pruntons les détails (Jui suivent au même mémoire. On verra dans le cours de ce 
Chapitre que nous mettons à profit d'autres travaux encore de ce savant, le plus 
exact et le plus pénétrant des successeurs que la France a donnés à Fréret. 

(2) Iliade, vi, 60; xviii, 290; et Odyssée, xx, 357 , passages recueillis par 
M. Letronne : « iQiXioi; 8ï lla-Kokiaki, n est-il dit dans le dernier. 

(3) Plutarque, de la Face de la lune, 19. 

(4; Aristophane, Nuées, v. 748 ; et Platon, Gorgias, p. 377. 

II, 29 



338 MANUEL 

du ciel (4); enfin, Tusage de conjurer le désastre en troublant 
par un grand bruit l'opération magique (2) résistèrent durant le 
cours de l'antiquité à tous les efforts de la science. Les homoies 
les plus éclairés conservèrent, même en Grèce , jusqu'au siècle 
de Platon , la foi dans le caractère merveilleux des éclipses de 
soleil. Hérodote s'exprime, en plusieurs lieux de son Histoire , 
comme s'il n'avait aucune idée de la cause de ces phénomè- 
nes (3). Thucydide les considère comme des signes de la colère 
divine ; les éclipses lunaires lui semblent cependant plus natu- 
relles et moins effrayantes (4). 

Anaxagore professa des doctrines nouvelles ; il fut persécuté ; 
et l'astronomie devint populaire. Après lui Platon contribua puis- 
samment ^ répandre la croyance de la sphéricité de la terre, et de 
la vertu des lois mathématiques dans T univers. Eudoxe enfin, dis- 
ciple de Platon , peut être regardé comme le premier auteur de 
la séparation définitive de l'astrpnomie d'avec la science générale. 
Cette séparation se consolida bientôt dans l'école mathématique 
d'Alexandrie, qui, \^ première, fonda réellement l'étude des astres 
sur l'observation. La même école, mais plus tard, porta l'optique 
et l'acoustique à toute la perfection que ces deux sciences purent 
obtenir dans l'antiquité. Enfin, durant le plus beau siècle de celte 
première doctrine alexandrine , si différente de la seconde , au 
temps d'Ëratostliène et d'Apollonius, entre le siècle d'Eudoxe et le 
siècle d'Hipparque, le grand Arcbimède créait la mécanique ra- 
tionnelle, et donnait de nouveaux développements à la géométrie^ 
sur la dernière terre pythagoricienne que Rome allait bientôt 
soumettre. Un imposant corps de science fut ainsi légué aux siè« 



(1) Ménandrei dans Pline, zxx, 2; Virgile» ^ghguêt^ viit) Od; TibuUe, Ho- 
race, etc. 

('2) II en est encore question an cinquième siède, dans les homélies de Maxime 
de Turin. 

(3) CliOy 74; Polymnie, 37 ; Calliope^ 10. 

(4) Histoire^ i, 23; u, 28. — Alexandre, quelque» Jours avant Arbèles, à l'oc- 
casion d'une éclipse, sacrifia à la lune, au soleil et à la terre. Arrien, Anaba^ 
sis-, III, 7, 9. Chez les Romains, un siècle et demi après, le tribun militaire Sul- 
piciusGallus annonça, la veille, une éclipse de lune à son armée, et la rassura. 
Enfin, Claude Tempereur crut encore bon de prévenir le peuple d'une éclipse 
de lune qui devait avoir lieu le jour ani\iy6rs<^re dç sa naissance. (Dion Cas- 
sius, LZ, 26.) 



DE PHILOSOPHIE A^X'IENNE. 339 

des à venir ; mais la physique proprement dite, à plus forte raison 
la chimie, manquèrent au système général des connaissances. La 
physique mécanique, dont les pylhagoriciens, Démocrite et Platon 
avaient posé les bases, et qui, dirigée convenablement, aurait pu 
conduire les anciens à des théories analogues aux théories carté- 
siennes, fut oubliée pour la physique purement logique d'Aris- 
tote ; et celle-ci , comme nous le verrons , détourna long-temps 
les esprits de la voie des cohnaissances et des découvertes. La 
physique expérimentale , qui d^ailleurs eût été nécessaire pour 
modérer les écarts des théories mécaniques, et pour régler les hy- 
pothèses auxquelles elles eussent donné lieu, demeura tout à fait 
ignorée. Mais Tobservation. ainsi b.mnie de la physique, après 
qu elle avait régné dans l'astronomie, qui n*est que la première 
de ses branches, reparaissait ensuite dans Thistoire naturelle et 
dans la physiologie. Arislote avait là puissamment servi ses pro- 
grès. Elle reparaissait même dans cette partie des lettres qu'on 
peut regarder comme une science, dans l'histoire et dans la cri- 
tique littéraire : période aujourd'hui bien obscure de la vie des 
anciens , temps de sagesse et de vrai savoir, d'indépendance et 
de recherches désintéressées. L'ère qui devait suivre, l'esprit qui 
devait régner aux mêmes lieux et qui s'y préparait, ont effacé 
pour nous les souvenirs précieux de ce moment trop court de la 
maturité de l'intelligence antique. 

IL Parcourons rapidemient les principaux termes du dévelop- 
pement scientifique des Grecs, et d'abord dans les sciences ra- 
tionnelles. Malgré la perte, irréparable d'ailleurs, des écrits 
d'Eudème, de Théophraste et de Géminus sur l'histoire des ma- 
thématiques et de l'astronomie, nous Connaissons ceux des traits 
de celte histoire qui touchent le plus près à la philosophie; ils 
sont de deux sortes : les uns consistent dans les grandes décou- 
vertes qui étendent le champ de l'intelligence, et» par suite, celui 
de l'explorâiion de la nature; les autres, dans les théories qui 
marquent le passage et fixent les rapports de la philosophie aux 
sciences (1). 

(1) Le commentaire de Proclus sur Euclide, celui d'Eutocius sur Àrchimède 
(2me livre du Traité de la sphère et du cylindre)^ enfin la Collection mathéma- 
tique de Pappus sont aujourd'hui les principale* sources pour l'histoire de la 



3iO MANUEL 

Parmi les géomètres qui ont vécu avant le siècle de Platon , 
outre les pythagoriciens^ on cite les deux philosophes Anaxagore 
et DémocriJe, puis Hippocrate et OEnopide, de Chio, et Théo- 
dore de Cyrène. Ce dernier fut le maître de Platon. Hippo- 
crate [\) est connu comme inventeur des lunules, portions de 
cercle qu'il carra par une construction géométrique très-simple ; 
OEnopide résolut quelques problèmes élémentaires. La géométrie 
de ce temps poursuivait la recherche des plus simples rapports 
des lignes et des surfaces dans les figures , et bientôt elle lou^ 
cha aux limites de ce que nous nommons aujourd'hui les élé- 
ments de la géométrie; c'est-à-dire qu'elle rencontra des pro- 
blèmes d'un énoncé d'ailleurs très-simple, qu'il n'était plus 
possible de résoudre avec la ligne droite et le cercle , spécu- 
lativement, ou de construire mécaniquement avec la règle et le 
compas. Anaxagore s'occupa de la quadrature du cercle , qui est 
un de ces problèmes; mais nous ne savons ce qu'il en pensa. Les 
lunules d Hippocrate devaient alors passer pour un achemine- 
ment à la découverte désirée , puisque rien à priori ne prouvait 
que le cercle entier ne pût pas, aussi bien que Tune de ses par- 
ties, être équivalent en surface à quelque figure rectiiigne aisée à 
construire. Un second problème fut en quelque sorte posé par 
Apollon de Délos qui exigeait que les Athéniens remplaçassent 
le cube de son autel par un cube d'un volume double.. Réduit 
par Hippocrate à Tinsertion de deux moyennes continues entre 
deux lignes (2), l'une égale au côté du cube donné, l'autre, au 
double du même côté, ce problème de la duplication du cube oc- 
cupa dès lors un grand nombre de géomètres. Archytas, Platon, 
el ses disciples Eudoxe et Ménechme en donnèrent diverses solu- 
tions, mécaniques ou spéculatives. Enfin, le problème de la tri- 
géométrie des anciens. Mais nous avons aussi les ÉUmentt d'Eaclide et ses 
Données, un assez grand nombre de livres d'Archimède, les Conique» d'Apollo- 
nius, et un autre traité du même géomètre, deSeclione rationis. D'autres traités 
ont été rétablis aux seizième et dix-septième siècles sur les indications de Pap- 
pus. 

(1) Voyez, sur l'esprit d'Hippocrate, un des premiers mathématiciens purs 
de la Grèce, V Éthique à Eudème d'Aristote, vu, 14. Ce géomètre habile y est 
nommé sans façon ^\àl et a^^mv. 

(2) Proclns, Commentaire sur EucUde, 1. ni, p. 1, — Eutocius donne Thistoirç 
du problt^mc des deux moyennes, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 3U 

Beclion de Tangle, qui remonte à peu près à la même époque que 
les précédents (1), conduisit aussi les géomètres à la considération 
de plusieurs courbes et à l'extension des idées et des méthodes. 
Cette ancienne géométrie ne connaissait que la synthèse. 
Quelle que fût la loi qu'eût suivi jusque là le génie des inventeurs, 
car il n'est pas permis de douter que cette voie soit la même en 
tout temps et dans tous les esprits, la méthode de démonstration 
et d'établissement de la science consistait à opérer une construc- 
tion déterminée; puis à faire voir que cette construction servait à 
résoudre la question proposée en vertu des notions essentielles de 
la géométrie ou des propositions déjà prouvées. Lorsque le nom- 
bre des relations diverses^ que certains éléments de figure peu- 
vent soutenir entre eux, se fut accru considérablement aux yeux 
des géomètres, on dut s'habituer à considérer ces relations à pos- 
Uriori dans une construction donnée ; on remarqua que si des 
éléments connus et des éléments inconnus sont mêlés dans des 
rapports déterminés , l'inconnu se trouve nécessairement fixé par 
le connu, de sorte qu'on l'en puisse déduire en suivant un certain 
ordre. Tels sont les précédents naturels de la méthode d'analyse^ 
dont la découverte est attribuée à Platon (2). L'analyse, conçue 
techniquement, se réduit à la règle suivante, qui a pour objet la 
solution des problèmes : Regarder la chose cherchée comme si 
elle était donnée ; puis marcher de conséquence en conséquence 
jusqu'à ce qu'on reconnaisse comme vraie la chose connue ou 
véritablement donnée : à ce point l'invention est accomplie ; car il 
suffit d'un renversement d'ordre pour obtenir la synthèse et la 
construction. La synthèse consiste en effet à partir d'une chose 
donnée pour arriver de conséquence en conséquence à la chose 
cherchée. Mais, conçue dans un esprit le plus général, l'analyse 
n'est que la recherche de ce que nous appelons aujourd'hui les 
fonctions des quantités. Cette recherche est basée sur ce qu'une 



(1) La quadratrice, dont nous dirons quelques mots ci-de8Sous,etqui fut trou- 
vée pour résoudre ce problème, remonte, en effet, au temps de Platon. 

»2) Protlus, Commentaire sur Euclide, 1. ni, p. 1. Platon, nous dit Proclus, 
comnuiniqua d* abord son invention au géomètre Laod amas d'Athènes, et, avec 
son aide, il en fit d'heureuses applications qui furent encore étendues par Théé- 
tète et par le pythagoricien Archytas. 

29. 



342 MAHUEL 

fonction subsiste, plus ou moins enveloppée, partout où régnent 
l'ordre et les lois : et dès que la fonction est déterminée , le pro- 
blème est résolu. 

Ld généralisation de la méthode en géométrie s'unit, dans 
l'école de Platon, à la doctrine des lieux géométriques, extension 
nouvelle et très-importante de l'idée première de ces fonctions , 
qui furent chez les anciens des fonctions géométriques et devinrent 
des fondions de nombres après la découverte de Descartes. Lors- 
qu'un problème est indéterminé, tellement qu'une infinité de points 
ou de lignes puissent être assignés pour la solution, ces points sont 
tous situés sur une même ligne, ou ces lignes sur une même sur- 
face, et l'on peut alors regarder celte ligne, ou celle surface, comme 
des lieux géométriques de tous les points ou de toutes les lignes 
qui satisfont à la condition proposée (i). Lorsqu'un problème, au 
contraire, est déterminé, on peut, par la suppression alternative 
de l'une des deux conditions qui le rendent tel, en faire résulter 
la solution de celle de deux problèmes indéterminés. Si, par 
exemple, il s'agit d'un point, on le peut obtenir par l'intersection 
de deux lignes qui en sont l'une et lautre les lieux géométriques. 
Cette doctrine est, on le voit^ la plus haute à laquelle puisse attein- 
dre la géométrie pure : elle ne suffit pas à lever toutes les difficultés 
qui attendent les géomètres dans leur investigation des rapports 
des quantités ; mais elle représente , quand on Tenvisage unie à 
la méthode analytique, l'esprit de la géométrie dans son entier 
développement. Les auteurs de cette admirable doctrine sont !a 
Grèce, la Philosophie et Platon. 

Ilï. La théorie de l'analyse géométrique et celle des lieux 
linéaires conduiï-irent nécessairement les géomètres à Tinveniion 
d'un grand nombre de courbes appropriées à la solution des pro- 
blèmes qu'on recherchait alors. Parmi ces courbes on s'occupa de 

(l) Par exemple, les points communs au cûne droit à base circulaire et au 
plan sécant, sur la surface du cône, formant ce qu'on appelle une ellipse, une 
parabole ou une hyperbole, suivant que le pl:in est simplement incliné a la base 
ou parallèle à l'arête du cône, ou parallèle à son axe. Les noms de ces trois cour- 
bes sont relatifs à certaines de leurs propriétés caractéristiques, et paraissent 
leur avoir été imposés par Apollonius de Perge. Avant ce géomètre, au lieu de 
considérer ainsi les sections sur un même cô.e, on les considérait sur trois c6ne«:, 
le rectangle, l'acutangle et l'obtusangle, le plan sécant étant toujours perpendi- 
culaire à l'arête. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 343 

celles qui résultent de la section des solides par les plans et qui 
se composent des points communs au plan sécant et à la surface 
contenant le solide proposé. La doctrine de Platon sur la section 
des corps, car le nom dé Platon se présente encore ici le premier, 
comme celui de Tauleurde la méthode, fut étendue et développée 
par Ëudoxe, son disciple et le disciple d'Ârchytas (4 )v Les sections 
cçniques , si célèbres depuis , et qui Ont fait une grande fortune 
en astronomie, sont Ifes plus importantes de ces sections, et furent 
les plus étudiées. Ménechme, disciple d'Eudoxe, est apparemment 
ici le principal auteur de la théorie : il résolut le problème des deux 
moyennes géométriques par une double application de la doctrine 
des lieux et de celle des sections du cône , car il se servit de Tin- 
tersection de deux paraboles do même sommet à axes rectangu- 
laires, ou encore, nouvelle solution, de Tintersection d*une pa- 
rabole avec une hyperbole entre ses asyçoptotes. Enfin Aristée , 
autre platonicien , composa, sous le titre de Liemc solides (% un 
traité des coniques en cinq livres , qui servit de fondement aux 
recherches et aux traités des géomètres postérieurs (3). Quant 
aux courbes, différentes des coniques, qui furent étudiées vers 
la même époque, il faut citer d'abord la quadratrice, Dinostrate, 
frère de Ménechme, n'imagina pas le premier cette courbe ; mais 
il démontra que la quadrature du cercle dépendait de Texacto 
détermination de Tunde ses points (4), et celte propriété fut Tori- 
gine du nom qu'elle porta depuis. L'inventeur, qui était Hippias 
d'Élée, le célèbre sophiste, avait destiné la quadratrice à la solu- 
tion du problème de la trisection de Tangle (5) ; cette ligne se forme, 
en effet, des intersections successives d'une droite, qui se meut 
uniformément sans cesser d'être parallèle au diamètre d'un 



(1) Proclus, Comm. tur Eucl ; Diogène, Vie d'Eudoxe, viii, 86 et 90. Voyez, 
pour les travaux géométriques d'Eudoxe, Letronne, Journal des Savants, 1840, 
art. sur les mémoires d'Ideler. 

(2) Ce nom de lieux solides était alors donné aux coniques, à cause (ie la ma- 
nière dont on les obtenait. On appelait, au contraire, linéaires ou hypersolides 
d'autres courbes qu'on appelle aujourd'hui transcendantes, eu égard à la nature 
de leurs équations. 

(3) Pappus, Collecta mathemat.^ 1. vu. 

(4) Id., ibid., I. iv. 

^5) Proclus, Comment, sur Eucl., 1. m, p. 9, et 1. iv, aïi commenctment. Nous 
suivons les conjectures de Montucla sur ces p&ssages, t. t, p. 196. 



344 MANUEL 

cercle, et du rayon de ce cercle qui, partant de la même posi- 
tion, exécute une révolution uniforme, et parcourt le quart de 
cercle dans le temps que la première droite parcourt toute reten- 
due de ce rayon. Deux siècles plus tard, le géomètre Nicomède, 
contemporain d'Hipparque , imagina la conchotde pour résoudre 
le même problème ainsi que celui de la duplication du cube. Cette 
courbe est telle que toutes les droites, menées d'un point unique à 
un axe unique, aient des longueurs égales interceptées entre elle- 
même et cet axe (4). En6n à cette même époque, ou peut-être 
antérieurement, deux géomètres, Persée et Gieminus, formè- 
rent une théorie des spiriques, lignes obtenues en coupant par un 
plan le tore engendré par le mouvement d'un cercle autour d'une 
droite. Ces dernières courbes sont algébriques, mais du quatrième 
degré, et les précédentes sont des lignes mécaniques, qui demeu- 
rèrent étrangères à la géométrie de Descartes comme elles l'a- 
vaient été aux éléments de la géométrie des anciens, et qui n'ont 
été enfin soumises au calcul qu'au moyen de la méthode infini- 
tésimale. 

IV. Environ cinquante ans après la mort de Platon , c'est-à- 
dire au commencement du 3*^ siècle avant notre ère, Euclide, 
le célèbre auteur des Eléments de géométrie, fut appelé à Alexan- 
drie et s'y fixa sous le premier des Plolémées. Ce fut lui qui mit 
en ordre les découvertes d'Eudoxe , perfectionna celles de Tbéé- 
tète , et démontra plus rigoureusement ce qui n'avait encore été 
que mollement démontré avant lui (2). L'idée d'un traité élémen- 
taire et rigoureux de géométrie n'était pas nouvelle : sans parler 
de l'ouvrage qu'on attribue à Ânaximandre , Hippocrate de Chic 
et Eudoxe lui-même avaient écrit des éléments (3). Mais les treize 
livres d'Euclide (4) firent oublier tous ces traités; et les géomètres 

(11 Citons encore ici, quoique inventée par un géomètre qui vivait près de six 
siècles après Nicomède, la cissotde de Dîoclès, dbnt l'objet était encore de ré- 
soudre le problème des deux'moyennes. Nicomède avait imaginé un instrument 
très-simple pour décrire la conchoïde ; et Newton, dans son Arithmétique «nt- 
verselU', en propose un pour la cissoïde. 

(2) Proclus, Comm. sur EucL, 1. il, c. 4. 

(3) Id., ibid. Un manuscrit (Ménage, in Diog., vin, 88) attribue à Eudoxe le 
cinquième livre des Éléments d'Euclide. 

(4) Ces treize livres sont quelquefois suivis d'un quatorz'ème et d'un quinzième 
qu'on attribue à Hypsicle d'Alexandrie, et qui traitent des corps réguliers. Gré- 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 345 

des âges suivants, Théon d'Alexandrie, Proclus, les Arabes et 
les modernes s'attachèrent à les commenter. Les modernes ont 
voulu les modifier ou les refaire, mais les nombreuses entreprises 
de ce genre ont toutes échoué, comme Leibniz, Wolf et les grands 
géomètres de l'Angleterre l'avaient prédit. Aujourd'hui nous 
croyons pouvoir afiQrmer hautement qu'il n'existe pas, parmi les 
ouvrages qu'on a publiés ou qu'on publie tous les jours, un seul 
traité destiné à l'enseignement de la géométrie qui ne soit in- 
férieur au livre d'Euclide à la fois en rigueur scientifique et 
quant à la philosophie impliquée dans l'établissement des notions 
premières et essentielles (4). Écrit sous l'influence de l'école idéa- 
liste, de l'école en quelque sorte géométrique de Platon, dé- 
barrassé cependant de toute considération purementmétaphysique, 
ce livre est parfait dans ce qu'il embrasse si toutefois il est bon qu'il 
exclue ce qu'il exclut ; il ne sera surpassé que par un autre livre 
encore à faire, où le corps entier des mathématiques sera établi sur 
sa vraie base, oii se trouveront résolues philosophiquement toutes 
les difficultés que soulève la science générale des nombres , des 
quantités continues etde leur mesure (2). Ces difficultés, Euclide ne 
voulut que les éluder, et le fît habilement : de là viennent, dans 
son ouvrage, certaines lacunes que ses successeurs ont voulu com- 
bler; mais les plus puissants d'entre eux n'y sont parvenus qu'à 
peine. Et tous les maîtres d'éléments qui ont cru qu'il était aisé 
d'exposer des éléments, puisqu'ils l'ont entrepris , ont renoncé à 
la rigueur de leur premier maître en môme temps qu'à ses dé- 
monstrations. 

On disputait beaucoup au siècle de Platon sur la nature des es- 
sences géométriques, point, ligne, surface; Euclide n'en dispute 
i 

gory a publié, en 1703, à Oxford, les œuvres complètes d'Euclide en grec et en 
latin. Nous avons aussi une édition grecque, latine et française de M.Peyrard. 
Ce dernier publia, en 1809, une traduction littérale, mais malheureusement 
mutilée, des Éléments : c'est un livre à refaire. On sait combien d'ouvrages por- 
tent le titre d'Éléments d'Euclide, qui n'ont que le nom de commun avec cet 
admirable traité. 

(11 Parmi ces ouvrages il en est qui ne sont que faibles, il en est d'ineptes, il 
en est même dont les auteurs ont voulu fonder la géométrie sur une doctrine 
sensualiste. Le vice qui paraît dans tous est une ignorance honteuse des pre- 
miers éléments de la philosophie. 

{2) Tel eût été, par exemple, l'ouvrage annoncé par Leibniz, de Scientia in- 
^niti. 



346 MANUEL 

plus y il fait mieux : il explique clairement les idées rigoureuses 
que l'esprit se fait de ces essences, soit qu'elles aient d'ailleurs 
ou qu'elles n'aient pas une existence objective. Il définit le point 
ce dont il n'est pas de partie, la lign.e une longueur sans largeur , 
la surface ce qui n'est que long et large , le solide ce qui est long , 
large et profond; il affirme que les limites^ c'est-à-dire les extré- 
mités de la ligne, sont les points, celles de la surface les lignes, 
celles du solide les surfaces; il regarde enfin la droite comme une 
ligne également placée entre ses points^ le plan comme une surface 
également placée entre ses lignes, et l'angle plan comme Vinclinai- 
son respective de deux lignes qui se touchent sur un plan et qui 
n'ont pas la même direction (i). Ces définitions sont suivies de 
quelques autres plus complexes que Içs géomètres ont générale- 
ment adoptées, puis d'axiomes et de postulats d'une grande sim- 
plicité, qui sont comme les machines que l'esprit applique au jeu 
des définitions afin de construire la science (2). Le caractère idéal 
de la géométrie se trouve ainsi solidement établi , et Euclide se 
montre le vrai disciple de Platon, qui blâmait Ârchytas , Eudoxe 
et Ménechme d'avoir inventé des instruments pour résoudre les 
problèmes au lieu de laisser à la doctrine de l'ordre divin toute 
sa pureté intelligible (3). 

L'idée générale de la composition des grandeurs, et de tous les 
rapports qu'elles peuvent soutenir entre elles, présentait des dif- 
ficultés d'un autre ordre au génie d'Euclide. Si parmi les anciens 
quelque philosophe toucha de près à la théorie de l'infini, c'est sans 
doute Platon, qui proposa la double notion du point, Platon que 
sa physique corpusculaire mettait sur la voie de concevoir la gé- 

(1) Euclide, Éléments, lir. i, def., 1-8; et liv. xi, dif. 1 et 2. 

(2) Parmi ces postulats indispensables, se trouve celui qui sert de base à la 
théorie des parallèles : u Si uAe droite tombant sur deux autres fait avec elles 
deux angles intérieurs du même côté dont la somme est moindre que deux droits, 
ces deux droites prolongées doiTent se rencontrer du côté même où l'on envi- 
sage les angles. » — u La placé de cette demande, dit Montucla (i, p. 221), est 
très-probablement à la suite de la proposition 28 du liv. i, où il est démontré 
que si les angles en question sont égaux à deux droits, les lignes ne se rencon- 
trent pas. » Nous regardons ce postulat, ou tout autre équivalent, comme ren- 
fermé dans la notion essentielle du parallélisme, de sorte que les efforts de tant 
de géomètres n'ont éié valus que parce qu'ils voulaient établir des propositions 
sans fondement, et concevoir des figures sans se servir de l'imagination. 

(3) Phitarqne, Propos de table, viii, 2. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 347 

nération des quantités par l'infiniment petit (4). Cependant ce phi- 
losophe lui-même, en enseignant que tout changement, d'ailleurs 
inintelligible, devait s'opérer dans Vinstani (2), et Âristote, avec 
sa doctrine obscure de la puissance et de l'acte, manquèrent l'idée 
de la continuité dans le mouvement et dans la composition, et, par 
suite, comme les pythagoriciens, la science de l'infini. Ëuclide, 
conduit à étudier les rapports en général , car à peine la science 
existe-t>elle sans l'universalité de cette notion, ne put parvenir à 
caractériser nettement leur nature. L* unité étant pour lui g ce en 
» vertu de quoi chacun des êtres est nommé un, » et le nombre 
» une multitude composée d'unités (3), » il est clair que le géomètre 
ne pouvait concevoir de nombres que les nombres entiers, et de 
vrais rapports que les rapports de ces mêmes nombres. Cependant 
il essaya d'une définition générale : « la raison est une manière 
» d'être respective de deux grandeurs du même genre , quant à 
» la quotuplicité ; la proportion est une similitude de raisons. » 
Ensuite, réduisant les « grandeurs qui ont entre elles quelque rai- 
» son »à « celles qui peuvent, étant multipliées, se surpasser mii- 
» tuellement (4), » il appelle u raisons identiques, entre A et B 
» d'un côté, C et D de l'autre, celles qui sont telles que des mul- 
» tiples quelconques d'A et de C soient et demeurent constam- 
» ment égaux aux mêmes multiples de B et D , ou constamment 
» plus grands ou plus petits que ces mênoes multiples (5). » C'est 
en éludant ainsi la notion directe d'une relation déterminée entre 
deux quantités quelconques , c'est, si Ton veut, en l'envisageant 
d'une manière rigoureuse, mais détournée et peu satisfaisante, 
qu'Euclide , appuyé de ces définitions , démontra que « deux 
» triangles ou parallélogrammes dont la hauteur est la même , 

(1) Voyex ci-dessus, liv. vi, § 1, n» 3. 

(2) Liv. V, § 1 n» 10. 

(3) EucIide, Éléments^ liv. vu, déf. 1 et 2.— Ce livre et les deux suivants con- 
tiennent rarithmétique ; les quatre premiers, la théorie des figures planes ; les 
cinquième et sixième, celle des proportions dans Içs figures ; le dixième, celle des 
incommensurables; et les onzième, douzième et treizième, celle des plans et deS 
solides. 

(4) Leibniz s'est excellemment appuyé sur cette défini' ion pour prouver qu'il 
e:it permis de négliger V incomparable dans le calcul infinitésimal. Acia erudi- 
torum Lips.y 1695; et Opera^ m, 327. 

{^) Euclide, ÉlémnUf liv. v, déf. 3 et 6. 



348 MANUEL 

» sont entre eux dans le même rapport que leurs bases (4). » Cet 
effort du grand géomètre ancien, admirable, quoique malheureux 
dans son succès même, a été peu utile aux géomètres récents, dont 
les traités abondent généralement en paralogismes déguisés quant 
à ce qui touche aux principes. 

La confusion et les longueurs de méthode qu'on reproche au 
traité d'Euclide, Tabsence qu'on y regrette des mesures absolues 
des surfaces, surtout des surfaces courbes, enfin les difficultés, 
qu'on peut opposer, à la rigueur, à ceux des rapports de ces sur- 
faces que le géomètre tente de déterminer (2), tiennent principa- 
lement à la proscription de l'idée de l'infini dans la science (3). 
Peut-être aussi doit-on les attribuer en partie à la subordination de 
l'arithmétique, ou considération des nombres, à la géométrie, ou 
considération des figures. C'était un ordre conforme aux habitudes 
d'esprit établies chez les anciens en dehors de l'école pythagori- 
cienne, et qui se sont perpétuées d'âge en âge jusqu'à Descartes. 

Euclide n'écrivit pas seulement le livre des Eléments y mais 
aussi d'autres savants ouvrages, entre lesquels son traité des 
Données nous est parvenu. La donnée est ce qui résulte^ en vertu 
des propositions des Éléments, des conditions d'une question. Par 
exemple, si deux droites menées par un point donné compren- 
nent un espace donné dans uu angle donné, et si leur somme est 
donnée, chacune d'elles sera donnée (4). On retrouve ici dans 
toute sa beauté la méthode analytique. On retrouve la théorie des 
fonctions telle qu'elle fut connue dans l'antiquité , et l'on corn- 

(l) Euclide, éléments, liv. vi, prop. 1. 

(S^ Ainsi Euclide démontre le théorème de la proportionnalité des cercles auîc 
carrés de leurs diamètres (xii, prop. 2) avec une rigueur que, d'ordinaire, on 
n'atteint pas maintenant. Mais sa démonstration n'en implique pas moins ce 
postulat, qui revient à supposer le cercle mensurable : « On peut toujours conce- 
voir une surface qui soit à un cercle donné dans le même rapport qu'un carré à 
un carré. « Appliquez une remarque semblable aux démonstrations relatives au 
cylindre, au cône et à la sphère. -^ Les rapports de la pyramide et du cône au 
prisme et au cylindre de même base et de même hauteur, exposés dans ce 
XII» livre, avaient été découverts par Eudoxe. C'est Archimède qui nous l'apprend. 

(3) Les cartésiens {Logique de P,-R., 1. iv, c. 3, 5, 9 et lOj ont cherché par- 
tout ailleurs l'explication de ces vices de méthode, ot ils se sont trompés grave- 
ment. Pour eux aussi, comme pour leur maître, l'infini était hors delà science ; 
de là vient que dans leurs Nouveaux Éléments, voulant corriger Euclide, ils ont 
énervé la géométrie. 

(4) Chasles, Aperçu sur Vorigine et le développement des méthodee en géométrie. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 34d 

prend que Newton ait pensé qu'une élude approfondie de ces 
données, véritable corps de l'analyse, aurait pu permettre aux 
modernes de se passer entièrement des secours du calcul , qui 
leur semblent aujourd'hui si indispensables. 

y. Un demi-siécle après Euclide, un siècle après PlaioU; florissait 
Ârchimède (1) , le plus grand géomètre de l'antiquité. La doctrine 
d'Ëuclide fut complétée dans ses ouvrages, où se marquèrent 
fortement et les vices généraux de la méthode des anciens et la 
prodigieuse dépense d'esprit qu'ils employaient à les couvrir. Per- 
sonne ne doute q^ie les découvertes d' Archimède n'aient été le 
résultat de certains puissants moyens d'investigation, dont la trace 
a disparu de l'exposition régulière qu'il en a donnée et il y a toute 
apparence, ainsi que l'a pensé Leibniz, que ces moyens impliquaient 
la science de l'infini. Les démonstrations à la fois détournées et 
très-complexes, qui conduisent le lecteur fatigué dans l'inextri-^ 
cable dédale de la théorie des spirales, cachent la marche vraie 
de l'esprit dans la connaissance et dans l'invention plutôt qu'elles 
ne la découvrent; bien plus, de très-habiles mathématiciens et 
très-versés dans la géométrie ancienne, Viète et Bouillaud, ont 
avoué s'être perdus au milieu de ces démonstrations, puisque le 
premier les a taxées d'inexactitude, et que le second a témoigné 
qu'il doutait s'il les entendait bien (2). Mais les propositions fon- 
damentales de cette théorie échappent en elles-mêmes à toute 
incertitude, et la géométrie n'a rien de plus beau (3) : elles sont 
dignes, par leur simplicité et par l'ouverture qu'elles donnent dans 
l'étude des lois des figures, de ce puissant génie qui découvrit 
tant d'autres relations simples et sublimes, telles que la quadrature 
de la parabole et le rapport de ia surface et du volume de la 



(1) Il naquit en 287, et moarut en 2l2. 

(2) Voyez la préface que Fontenelle a écrite pour V Analyse des infiniment 
petits du marquis de L'Hôpital.— Leibniz a écrit quelque part : u Qui Archime- 
dem et Apollonium inttslligit recentiorum scripta mathematicorum parciùs mi-' 
rabitur. n 

(3) La spirale imaginée par Conon, ami d' Archimède, est une courbe engen- 
drée par un point qui se meut dans la direction du rayon d'un cercle, tandis que 
ce rayon est emporté lui-même par un mouvement circulaire. Archimède dé- 
couvrit la tangente de cette courbe, le rapport de son aire à celle du cercle et 
d'autres propriétés encore. 

II. 30 



350 MANUEL - 

sphère à ceux du cylindre circonscrit (1), et qui fonda la méca- 
nique rationnelle. 

L'obscurité qui enveloppe la doctrine d'Ârchimède dans les 
spirales se dissipe pour quelques autres traités, où Ton suit mieux 
la pensée qui guide le géomètre : on devine alors la célèbre mé- 
thode û'exhaustion. Cette méthode a pour objet de déduire la théo- 
rie des lignes courbes de celle des figures rectilignes; elle con- 
siste à épuiser par la pensée les intervalles en nombre indéfini qui 
séparent une courbe d'avec une certaine figure, qui, par une va- 
riation réglée de ses éléments, tend à se confondre avec elle , un 
cercle, par exemple, d'avec un polygone régulier, inscrit ou circon- 
scrit, d'un nombre de côtés de plus en plus grand. Si certaine pro- 
priété d'une figure recti ligne appartient constamment à cette figure, 
dans tous les élats successifs où la modification du nombre et de la 
grandeur des côtés et des angles nous la fait envisager, nous con- 
cluons par exhaustion que la même propriété convient à la courbe, 
dont la polygone s'approche continuellement. Archimède pensa 
qu'en employant les démonstrations par Tabsurde , dont Ëuclide 
avait donné Texemple, il éviterait la redoutable extrémité de 
celte doctrine ; qu'il dissimulerait la nécessité d'envisager le cercle 
comme le dernier des polygones, ou comme un polygone d'une 
infinité de côtés. Voici donc comme il présente le théorème de la 
mesure du cercle, que nous prendrons ici pour le type de ce 
genre de propositions fondées sur Texhaustion : Un cercle, dit 
Archimède, est équivalent à un triangle rectangle dont le péri- 
mètre est la base, et dont le rayon est la hauteur (2). Supposons, 
en eS'et , que le cercle surpasse le triangle de l'étendue d'une 
certaine surface Z ; inscrivons à notre cercle un carré, puis un 
octogone régulier, puis un polygone de seize côtés, etc., jusqu'à 
ce que la somme des parties comprises entre le cercle et le po- 

(1) On sait que Cicéron, questeur en Sicile, retrouva le tombeau d'Archimède» 
et le reconnut à la sphère inscrile que le grand géomètre avait youIu qu'on y 
gravât. (Tusculanes, liv. v, 22 et 23.) On a beaucoup disputé sur le mépris que 
Cicéron, dans ce passage, semble témoigner pour Archimède ; mais on n'a pas vu 
que le géomètre n'y est déprimé {humilem homunculum à pulvere el radio exci- 
tabo] que par rapport aux gtanids philosophes Platon et Archytas {doclorum ho- 
minum el plane sapientium), 

(2) Archimède, Mesure du cercle, prop., 4. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 351 

lygone soit plus petite que Z (<); le polygone inscrit sera alors 
plus grand que le triangle, et il est aisé, connaissant la mesure 
du polygone, de mettre en évidence l'absurdité de ce résultat. 
De même, si l'on suppose que le triangle surpasse le cercle, on 
démontrera d'une manière analogue, et à l'aide d'un polygone 
circonscrit , que cette supposition implique une conséquence ab- 
surde. Donc le cercle ne peut être ni plus grand ni plus petit que 
le triangle : donc il lui est égal. Nous croyons qu'il est permis de 
conclure de celte démonstration (et en général de toutes celles où 
l'on fait voir qu'une mesure, en elle-même inconnue, ne peut être 
plus grande ni plus petite qu'une mesure connue), qu'on ne sau- 
rait assigner aucune erreur dans la science du géomètre qui prend 
l'une de ces mesures pour l'autre, et qu'en conséquence il n'y 
a pas d'erreur (2); mais nous croyons aussi qu'il faut s'entendre 
soi-même quand on identifie ces deux mesures. Or, quand on dit 
qu'un cercle est mesuré par le produit de Ja circonférence et du 
demi- rayon, on admet que la circonférence est rectifiable, c'est-à- 
dire réductible à la somme d'une infinité d'éléments droits, et que 
le cercle peut être intelligiblement regardé comme équivalent à 
quelque carré (3). Ainsi, l'on s'appuie dans le fond sur le même pos- 
tulat que l'on établit ou que l'on suppose toutes les fois qu'on se per- 
met de mentionner le rapport de deux quantités incommensura- 
bles, c'est-à-dire de deux quantités sans rapport. Et soit qu'on em- 



(1) La possibilité de ce résultat est pronrée sans difficulté par Ârchlmède. 

(2) Leibniz se donnait lui-même comme n'ayant fait que découvrir et simpli- 
fier la méthode d'Archimède, dans ce sens que Temploi du calcul infinitésimal 
pouvait toujours se justifier à posteriori^ en prouvant que l'erreur commise par 
le géomètre qui regarde une quantité comme composée d'un nombre indéterminé 
d'éléments et néglige ensuite l'un de ces éléments est aussi petite qu'on veut le 
supposer, par conséquent inassignable, par conséquent nulle. {Journal de Tré- 
voux, 1707, et Op., p. 369, t. III ; ibid., 1702, et Op., p. 371.) Cette preuve est 
excellente; mais il n'en est pas moins nécessaire h priori de concevoir l'infini, 
et Leibniz le voyait bien aussi. 

(3) Maurolycus, géomètre sicilien, excellent commentateur d'Archimède, a 
réuni, en tête du traité de la Sphère et du cylindre^ six postulats entre lesquels 
nous remarquons celui-ci : « Qulbuslibet duabus ejusdem generis magniiudi- 
nibus esse dnas iineas proportionales. » La discussion de cette thèse, beaucoup 
moins simple qu'elle ne le paraît, amènerait bien vite la question de l'infini. 
Mais il est impossil>le de donner une meilleure théorie du cercle que celle que 
Maurolycus fonde sur ce postulat et sur quelques autres qu'il dégage du traité 
d'Archimède. 



352 MANUEL 

ploie le terme de limitey ou tout autre, qui sert à éluder et non à 
connaître l'objet dernier et nécessaire de la spéculation, il faut iné- 
vitablement que Ton conçoive, sans oser Tavouer, des quantités in- 
finies composées d'éléments infiniment petits , et comparées entre 
elles par leur assimilation à des nombres inexprimablement grands, 
dont l'un de ces éléments est pris pour unité. Mais la fausse objec- 
tivité que les savants de l'école sensualisle veulent attribuer aux 
essences mathématiques les empêche encore aujourd'hui d'enten- 
dre le terme infini dans un sens purement idéal et susceptible d'une 
rigoureuse définition. Ils vivent au jour le jour et sans méthode sur 
une sorte de terrain intermédiaire entre Vart obscur et enchevê- 
tré (1) d'Archimède, qui exigerait d'eux de très-grands efforts, et 
la science de Leibniz, qui leur est inconnue. 

Ainsi gênée dans sa méthode, la science des anciens marchait 
néanmoins de découverte en découverte. Du vivant même d'Ar- 
chimède, Apollonius écrivait son traité des Coniques à Alexan- 
drie. Un siècle plus tard, dans la même école, l'astronome Hip- 
parque fondait les deux trigonométries et composait un traité sur 
la construction des cordes des arcs. Ptolémée, vers l'an 425 de 
notre ère, donnait aussi à la géométrie un ouvrage sur les dimen- 
sions des corps, où les trois axes rectangulaires, devenus depuis 
d'un si grand usage, paraissaient pour la première fois (2). Platon, 
cependant, et Aristote, avaient conçu le principe de cette dé- 
couverte en remarquant que tout mouvement, à partir d'un point 
donné, pouvait avoir lieu dans six directions différentes (3). En- 
fin, aux quatrième et cinquième siècles, époque des géomètres 
commentateurs ou collecteurs, Pappus. Marinus, Proclus, Euto— 
cius, une mathématique toute nouvelle dont les premiers essais 
nous sont inconnus avait dû commencer à s'établir : c'est l'algè- 
bre. Quelques livres du traité de Diophante nous ont seuls été 
transmis. Nous y Voyons la science des relations des nombres et 
l'art de rechercher ceux qui sont propres à satisfaire à de certai- 
nes conditions arithmétiques déterminées ou indéterminées, dé- 
gagés de la géométrie et parvenus déjà à un notable développe- 

(1) Involûtissimas Cononis el Archimedis artes, Leibniz, Op., m, p. 192. 

(2) Théon, Comment, de V Aima geste. 

(31 Platon, Timép} Aristote, Physique, iv, 2. 



DR PHILOSOPHIE ANCrENiXE. 3à3 

menl. Ce n'est pas encore là celte doctrine abstraite des fonctions 
de nombres que la spécieuse de Viète a fondée chez les modernes, 
et dont la découverte de Descartes a rendu la géométrie mémo 
tributaire , mais c'est une collection dingénieux procédés suscep- 
tibles de généralisation , et qui ont ouvert une large voie aux 
géomètres du seizième et du dix-septième siècle (4). 

VI. Les pythagoriciens avaient cherché les premiers à décou- 
vrir la loi générale des mouvements des astres. Leur doctrine, 
contraire aux apparences et arbitraire en plusieurs points, était 
sans doute peu goûtée des astronomes de profession, quand Platon 
posa cette question : a Comment les phénomènes peuvent-ils être 
représentés par des mouvements circulaires, uniformes, concen- 
triques à la terre (2) ? » Eudoxe résolut ce problème en supposant 
que chacun des astres participât des divers mouvements de plu- 
sieurs sphères concentriques engagées les unes dans les autres. 
Vingt-sept sphères lui suffirent pour expliquer tous les mouve- 
ments célestes qui lui étaient connus, savoir : une pour la révo- 
lution diurne des fixes (la précession des équinoxes étant encore 
ignorée) ; trois pour le soleil, propres à en représenter le mouve- 
ment diurne, le mouvement annuel de 365 jours et 4/4 en sens 
contraire du premier, et un autre à pôles différents des deux 
premiers, qu'Eudoxe avait cru remarquer (3) ; trois pour la lune, 
relatives à trois mouvements, le diurne, celui qui a lieu en lon- 
gitude dans récliplique, et celui qui se fait hors de ce plan; qua- 
tre enfin pour chacune des cinq planètes, deux desquels expli- 
quaient, comme pour la lune, lemou vement diurne et le mouvement 
dans récliplique, tandis que le troisième représentait la révolution 
synodique ou intervalle de deux conjonctions, et le quatrième 
une révolution qu'on ne sauraitaujourd'hui déterminer avec cer- 
titude. On voit que chacun des cieux était conçu comme formé de 
plusieurs sphères en partie creuses et rigoureusement emboitées 

(1) Il existe une édition de Diophante, commentée par Bachet de Méziriac et 
annotée par Fermât, publiée par lè ftls de celui-ci en T670. 

(3) Soaigène, dans Simplicius, de Calo, ii, comm. 46. 

(3) Bailly (Histoire de Vastronomie ancienne, p. 241), accuse à tort d'absurdité 
cette hypothèse , qui est très-ingénieuse et mathématiquement irréprochable. 
Montucla la comprend mieux, et ne la combat qu'en tant qu'évidemment con^ 
traire aux apparences {Siei. dee maih.f i, p. 200). 

30. 



354 MANUEL 

de telle sorte que la plus intérieure pût glisser sur la suivante, de 
plus grand rayon qu'elle, tout en obéissant d'ailleurs au mou- 
venaent de cette dernière ; que celle-ci eût son mouvement propre 
et obéît de même à celui de la suivante, et ainsi de suite. Par con- 
séquent, un astre placé dans la sphère la plus intérieure avait un 
mouvement composé du mouvement de cette sphère et de ceux 
des diverses sphères enveloppantes. Mais on ignore ce que 
pensait Eudoxe de la nature de ces sphères, de leurs distances et 
des causes de leurs mouvements. Peut-être n'envisageait-il son 
hypothèse que comme purement toalhématique. Mais le philo- 
sophé, te physicien Aristote, qui r'adôpiai, la modifia, et qui, 
comme on sait, croyait à la solidité des cieux, dut nécessaire- 
ment l'entendre d la lettre. Quoi qu'il eti soit, le sucées dé ce 
nouveau système ftit éclatant : le géomètre Ménechme et l'astro - 
nome Callipt^e l'approiiVèt'ônt ; mais ce dernier imagina sept autres 
sphères nouveltes afin d'approcher plus près dés phénomènes, 
et Ariâtoté appnôtiva Câlllppi?, et, par des raisous métaphysiques, 
pottà jusqu'à cinquiahté-sîk lé hombt^ total des sphères célestes (4 ). 
La réforme apportée par Aristote ail système astronomique 
d'Eudoxé et de CàlUppe est très-impoHahte au l)oîtit de vue phy- 
sique : elle a pour objet de ramener le monde à Tuhilé. Chacun 
des cieux imaginés par ées astronomes étâil considéré en effet 
comme indépendant de tous les autres cieu^ ; U fallait, par exem- 
ple, que le mouvement des iiuatre sphères de Saturne ne se 
communiquât en aucune manière aux sphères des planètes infé- 
rieures. Aristote voulut, sans donie, qne l'univers fût homogène 
et continu , et que tout mouvement s'y transmît sans altération 
deptiis la sphère universelle enveloppiante jusqu'à toutes les 
sphères enveloppées. Mais s'il en est ainsi, que faùt-il pour 
que les sphères de Saturne entraînent les sphères de Jupiter , 
et que celles-ci cependant ne soient pas modifiées danis leurs ^ 
révolutions apparentes pour nous? Il faut qu'entre les deux 

(1) Simplicius, loc. èit. ; et Aristote, Méïdphygigwe, Xii, 8. Caïlippe ajoutait 
deux sphères aa soleil, deux k la lune, et une à chacune des planètes, Mars, 
Vénus et Mercure. — Voyez, pour leS s^îhètfes d'Eudoke, Ffrérfet , If cm. acad. 
dei fnsrêt-., t. XVIIi ; el Letronne, Journal des SavantSy 1840. Fréret attribue 
l4 réforihe d'Arlstoté à l'intention d'éviter les /roUementi des sphères, raison 
puérile et inintelligible. Noua adonnons ci<dèsitote^ la Vriiie Mdftoli. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 355 

cieux on interpose trois sphères douées de mouvements inverses 
respectivement de ceux des trois sphères propres de Saturne. De 
même entre Jupiter et Mars on placera trois sphères, puis succes- 
sivement quatre autres au-dessous de Mars, au-dessous de Mer- 
cure, au-dessous de Vénus et au-dessous dû soleil (4). Toute in- 
terposition relative aux divers mouvements qui concordent avec 
celui des fixes est inutile, puisque ce mouvement doit s'étendre 
au monde entier; au-dessous de la lune toute interposition est 
encore inutile, puisqu'il n'y a là aucun astre dont la révolution 
apparente soit à conserver, il y a donc en tout vingt-deux sphères 
à ajouter, qui, unies aux trente-quatre de Callippe, composent 
les cinquante-six d'Aristote (î). Que l'on suppose maintenant 
toutes ces sphères solides et transparentes^ la terre imm<)bile 
au centre, un moteur immobile, immatériel, unique^ cause pre- 
mière de la révolution constante des fixes, enfin une cause de 
diversité dans les mouvements des autres sphères, c'est la puis- 
sance, la matière, et Ton connaîtra l'astronomie d'Aristote. Ce 
beau système, après avoir vaincu celui des pythagoriciens^ dis- 
parut lui-même devant l'observation, et donna place au système 
des alexandrins. Celui-ci fit oublier pour long-temps l'hypothèse 
d'Âristarquev 

VII. L'observation astronomique faisait de notables progrès 
dans la Grèce. Cependant elle ne s'était pas encore élevée à la 
hauteur d'une méthode ; l'objet qu elle se proposait était plutôt 
civil que scientifique. Une longue série d'observations , dépuis 
Thaïes jusqu'à Eudoxe et Callippe , avait eu pour objet ta ré- 
forme du calertdrier : les Grecs, qui se servaient d'an calendrier 
lunaire, et qui se faisaient un point de religion de le conservei-, 
parce que les fêtes étaient déterminées par la lune, voulaient ce- 
pendant connaître les rapports de la révolution lunaire à la révo- 



(1) Oes hombres sont irêlatift «lU système de CalUppe dont il est question dans 
la note précédente. 

(2) Aristote, loc. cit. Notre interprétation, TConTomte an lextXï, bien qu* très- 
concis, donne d'ailleurs l*s résultats qu'Aristote énonce lui-même. Tout ce iqiie 
les traducteurs et annotateurs récents ont dit à ce sujet est inintelligible. Par 
exemple, il est impossible que M. Cousin ait éotnpris ce qu'il a écrit (Irad. 
du XII" livre de la Métaph.y p. 209) d\iprès tous leêtommenttiieurs, dit-il » et ce que 
MM. Pierron et Zévort ont religieusement reproduit, p. 230 de leur traduction. 



3;iC MANU£L 

lutioa solaire, et, par le moyen des inlercalations , faire accor-^ 
der, autant qu'il se pouvait , les divisions du temps avec les po* 
sitions des deux astres (4). Après quelques essais malheureux de 
ses prédécesseurs, l'astronome Melon, connu par une observation 
du solstice d'été de Tan 432, faite avec Euctémon, proposa aux 
Athéniens et à la Grèce le célèbre nombre d'or ou cycle de 49 
ans et de 235 lunaisons, à l'expiration desquels la lune et le 
soleil devaient se rencontrer au même point du ciel où ils se 
trouvaient à l'origine. Douze de ces années étaient de douze mois 
et sept étaient de treize; et, parmi ces mois, 440 étaient de 29 
jours et 425 de 30 (2). Ce système, qui revenait à supposer l'an^ 
née de 365 jours, 6 heures et 49^, était par conséquent fautif, et 
ne tarda pas à être reconnu tel par l'expérience. Un demi-siècle 
après (3) , Platon et Eudoxe apprirent des prêtres d'Héliopolis 
une valeur plus exacte de l'année, celle de 365 {; non que les 
Égyptiens réglassent leur calendrier sur celte connaissance , car 
ils se servaient d'une année solaire vague de 360 jours , grâce a 
laquelle tous les jours possibles se trouvaient successivement 
sanctifiés par la même fête (4) ; mais ils connaissaient le rapport 
de Tannée vague à l'année fixe (5). Eudoxe imagina donc un cycle 
de 2922 jours ou de huit années de 365 { , une ociaétéride^ ainsi 
qu'il la nommait (6], équivalente à deux de nos tétraélérides ju- 
liennes, et il l'employa comme une période climatérique propre à 
ramener toutes les circonstances météorologiques dans le même 
ordre. Callippe, possesseur des mêmes connaissances, engagea les 
Grecs à quadrupler le cycle de Méton et à retrancher un jour de 
chacune des nouvelles périodes ainsi obtenues. Celte réforme, adop- 
tée en 334 et conservée par la suite, malgré la correction meilleure 

(1) Geminus, Isagoge astronomica, c. 6. — Le fondement du calendrier, de- 
puis Solon, était dans le mois de 29 1/2 jours, c'est-à-dire, pour l'usage, tantôt 
de 29 et tantôt de 30, tantôt cave et tantôt j)/ein. Le plus ancien essai de conci- 
liation de la lune et du soleil était, au rapport de Censorin, d'un très-ancien 
astronome, Cléostrate de Ténédos. 

|2) Laplace, Exposition du syalème du monde, .t. II, p. 382. 

(3) Platon voyageait en Egypte en 399; Eudoxe, en 362. 

(4) Hérodote, Euterpe. 

(6) Pline et Columelle,^ cités par Letronne, loc. cit. 

(6) Eudoxe écrivit en Egypte même un livre sous ce titre. Diogène, viii, 87 ; 
et Ménage, p. 391. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENÎ^E. 357 

proposée par Hipparque (4), supposait la durée de Tannée de 365 
jours et 6 heures, suivant l'opinion des Égyptiens et d'Eudoxe. 
La même opinion, plus tard, servit de base à Tinslilulion de Tan- 
née solaire civile dont Jules César chargea Sosigène (2). L'erreur 
ainsi commise passa du calendrier de Rome au calendrier chré- 
tien, et, combinée avec celle que fit aussi le concile de Nicée, 
en admettant , d'après le cycle de Melon , que 49 années équi- 
valaient à 235 lunaisons, elle produisit dans le compte des temps 
les désordres auxquels vint enfin remédier la réforme grégo- 
rienne, en 1582. 

Eudoxe ne connaissait encore aucun des instruments qui furent 
employés au Musée d'Alexandrie, si toutefois Ton excepte le gno- 
mon. Il manquait donc de moyens précis d'observation. Nulle 
part, cet astronome, cité par Hipparque, ne parle de déclinaison 
ou d'ascension droite, de longitude ou de latitude; mais il dési- 
gne les positions des astres d'une façon vague par rapport aux 
constellations ; il croit le pôle marqué par une étoile immobile , 
ce qui n'était pas de son temps, et Ton doit en conclure qu'il ne 
connaissait aucun moyen d'en mesurer la hauteur même gros- 
sièrement; enfin, au lieu de diviser le cercle en degrés, comme 
le firent les astronomes d'Alexandrie , il essaie d'estimer, dans 
chaque cas particulier, le rapport d'un arc donné à la circonfé- 
rence. Quant au temps, Eudoxe le mesure à Taide de la clepsydre 
et d'un cadran solaire horizontal, Varachné, perfectionné plus tard 
par Apollonius (3). 

VHL C'est à Alexandrie qu'on trouve pour la première fois 
un système combiné d'observations, d'instruments et de méthodes 
trigonométriques. Les positions des étoiles se déterminent , et 
les inégalités des mouvements des astres sont enfin observées. 
Arislille et Timocharis commencèrent pendant la sixième année 
du troisième siècle, et poursuivirent pendant vingt-six ans, 



(1) Hipparque voulait encore quadrupler le cycle de Callippe, et retrancher un 
nouveau jour à l'ensemble de la période. 

(2) La réforme Julienne fut certainement en arrière des connaissances acquises, 
et il y a apparence qu'on ne voulut pas renoncer à la facilité de ce qtiart de 
jour en consacrant des nombres moins simples et plus fâcheux, quoique plus 
exacts. 

(3) Letronne, Journal des SnvnniSj 1840. 



3j8 manuel 

d'exactes observations, qui servirent de fondement aux découvertes 
et aux théories d'Hipparque et de Ptolémée. Ces observations furent 
les premières, les p^us anciennes, auxquelles les deux grands astro- 
nomes osèrent comparer les leurs : ils les jugèrent seules dignes de 
confiance, au mépris des recueils, si vantés depuis, des Égyptiens 
et des Chaldéens (1). Éralosthène et Aristarque vivaient vers la 
mèifie époque. Érathostène fit construire, avec l'appui dePlolémée, 
et placer dans le portique du Musée , les fameuses armilles qui 
servirent aux principales observations de l'astronomie grecque; il 
calcula la longueur de la circonférence terrestre en mesurant 
Tare du ciel compris entre le zénith de Syène et celui d'Alexan- 
drie, deux villes dont il connaissait la dislance, et qu'il suppo- 
sait situées sous le même méridien (2); enfin il détermina, par 
une méthode inconnue à la vérité, la valeur de l'obliquité de l'é- 
cliptiqui), ou la distance angulaire du tropique à l'équateur (3). 
Aristarque, dont la doctrine astronomique nous est déjà connue (4), 
inventa une méthode ingénieuse et très-simple de calculer les 
diB'ances relatives de la terre au soleil et à la lune : il mesura 
! 'angle compris entre ces deux astres au moment où il jugea 
l'exacte moitié du disque lunaire éclairée ; à cet instant le triangle 
mené par l'œil de l'observateur et par les centres des deux astre^ 
est rectangle à celui de ses sgmmets qui occupe le centre de la 
lune , et les trois angles de ce triangle étant alors déterminés et 
connus, les rapports de ses côtés le sont nécessairement. Mais 
Aristarque vicia les résultats de sa spéculation en employant des 
valeurs angulaires mal mesurées et entièrement fautives : il 
trouva pour le rapport cherché un nombre trop petit , quoique 
supérieur à celui qu'on avait supposé avant lui ; et il se trompa 
de même au sujet des grandeurs relatives des trois astres qu'il 

(1) I aplace, Exposition du système du monde,*t. Il, p. 392. 

(2) Syène était regardée comme placée sous le tropique, c'est-à-dire que le 
soleil s'y montrait sensiblement au zénith à midi, le jour du solstice d'été. L'ob- 
servation d'Eratosthène se réduisit donc à celle de la hauteur jméridienne du 
soleil A Alexandrie, le même jour, à la mêiïie hauteur. Il trouva que l'arc à me- 
surer était le l/ôO de la circonférence; d'où il conclut, la distance de Syène à 
Alexandrie étant de 5,000 stades, que la longueur du méridien devait être de 
250,000 (9,450 lieues anciennes de France). 

(3) Montucla, Hist. desmalhém., i, p. 254. 

(4) Ci -dessus, liv. m, § 4, n« 10. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 359 

essaya de déterminer. Le traité qu'Aristarque écrivit, et qui nous 
est parvenu, s'appuie sur la géométrie et sur les phénomènes ; on 
n'y trouve aucune mention du système du monde adopté par l'au- 
teur, mais on y doit remarquer avec intérêt une forme rigoureu- 
sement synthétique toute semblable à celle de la géométrie d'Eu- 
clide (\). Hipparque, un siècle après Aristarque, et Ptolémée, près 
de trois siècles après Hipparque, corrigèrent les calculs de l'astro- 
nome de Samos, en se fondant sur des observations plus exactes, 
et ils parvinrent à des résultats moins éloignés de ceux que nous 
obtenons aujourd'hui (2). 

Hipparque, de Nicée en Bithynie, fut le premier grand obser- 
vateur de l'antiquité. Les travaux d'Aristylle et de Timocharis, 
dont il était en possession et qui dataient déjà d'un siècle et 
demi , étendirent sa vue dans le passé : il comprit que l'astrono- 
mie devait être l'œuvre des générations successives, et il voulut 
léguer aux astronomes à venir un ensemble arrêté d'observations 
dont il lui était à lui-même interdit dç se servir- Les principaux 
travaux d'Hipparque consistent dans les observations et dans les 
découvertes qui suivent : Il mesura la longueur de l'année en 
comparant l'une de ses observations du solstice d'été avec cellç 
qu'avait faite Aristarque en Tannée 281 ; puis il vérifia c^ cal- 
cul, qui l'avait conduite une durée moindre de 5 minutes environ 
que celle qui était généralement adoptée, par trente-trois années 
d'observations sur les cquinoxes.Ge dernier travail le conduisit à 
reconnaître que les intervalles d'un équinoxe à l'autre sont inégaux 
et inégalement partagés par les solstices, ce qui l'obligea à dé~ 
placer la terre du centre de la révolution solaire (3). Hipparque 
reconnut aussi quelques-unes des inégalités dq mouvement de la 
lune, et il observa les planètes, sans chercher encore à expliquer 
leurs mouvements. Il essaya de dresser un catalogue des principales 

(1) Aristarque, des Grandeurs et des distances du soleil et de la lune, dans les 
œuvres de Wallis. Il a paru, en 1810, une édition française de cet ouvrage, grec- 
latin, avec de nombreuses scholies,et l'abrégé de Pappus,sous ce titre : Histoire 
d' Aristarque de SamoSt par M. de F. 

(2) Pappus, Collecf. mathém., vi. prop. 38, analyse le livre d'Aristarque, et 
en corrige les erreurs d'après les astronomes d'Alexandrie. Cependant Lapl ace 
croit qu'Aristarque avait dû lui-même revenir sur ses premières observations, 
t. II, p. 387. 

(3) Il la déplaça de 1/24 de son rayon. 



360 MANUEL 

étoiles et de représenter leurs positions respectives sur une sphère, 
qu'ensuite il projeta sur un plan , afin que les changements qui 
pourraient un jour se produire dans le ciel fussent connus. Déjà 
Ëudoxe avait indiqué grossièrement la place des constellations 
sur une sphère solide dont l'idée première appartenait à Thaïes. 
Aratus, qui n'était pas astronome, avait mis en vers la descrip- 
tion qu'Eudoxe avait d'ailleurs laissée par écrit (4). Hipparque 
commenta l'ouvrage d'Aralus. Mais, en comparant ses observa- 
tions sur les étoiles à celles des premiers astronomes d'Alexandrie, 
il remarqua que toutes avaient égalementchangé, quoique fort peu, 
par rapport à l'équateur, tandis qu'elles avaient conservé les 
mêmes places par rapport à Técliptique. Sans oser se prononcer 
encore absolument sur la réalilé de ce phénomène , aujourd'hui 
connu sous le nom de précession deséquinoxes, Hipparque supposa 
cependant que la sphère céleste pouvait être douée d'un mouve- 
ment direct autour des pôles de Técliptique. C'est Ptolémée qui , 
267 ans plus tard, mit cette observation hors de doute en rappro- 
chant ses propres mesures de celles d'Hipparque. Mais la cause 
du phénomène restait un mystère et la mesure n'en était pas très- 
exacte (2). 

Ptolémée, né à Ptolémaïs en Egypte, porta l'astronomie des 
anciens au dernier état qu'elle devait atteindre. Si Timperfection de 
son système du monde est extrême, soit qu'on envisage ce système 
en lui-même ou qu'on le compare au système d'Aristarque, cette im- 
perfection est au moins rachetée par l'exactitude des connaissances. 
Ainsi ce grand astronome, le vrai successeur d'Hipparque malgré 
l'intervalle des temps, mérita de léguer aux âges suivants, dans sa 
Grande Composition (3), que les Arabes nommèrent Almagesie, 



(1) Cas détails nous sont donnés parCicéron, qui nous apprend en même teirps 
qu'Archimède avait construit une sphère mobile où les principaux mouvements 
du ciel étaient représentés, et que Marcell us l'avait porlée de Syracuse à Rome. 
Sulpicius Gallus expliquait cette sphère aux Romains [République, i, 14). — 
Eudoxe avait consacré deux ouvrages à la description du ciel, le Miroir et les 
Phénomènes. Ce dernier titre est celui dn poème d'Aratus que Cicéron traduisit. 

(2) Hipparque est encore cité comme le premier qui ait mesuré les distances 
géographiques par la longitude et la latitude, et employé les éclipses de lune à 
déterminer les longitudes. 

(3).Mi7â>.tj «Tjv-îav.î. Le mot hybride grec-arabe Almagesie signifie le très-grand. 
Cet ouvrage en xin livres, dont il n'avait été fait, depuis la renaissance, qu'une 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 361 

presque tout ce qui leur parvint des connaissances mathémati- 
ques de l'antiquilé. Outre cet important ouvrage , l'astronome 
écrivit plusieurs traités, entre lesquels il faut citer son Harmoni- 
que et son Optique : ce dernier a été perdu. 

Ptolémée découvrit une nouvelle inégalité du mouvement de la 
lune, Vévectionj et, pour en rendre compte, il fut conduit à 
supposer dans la révolution de cet astre une modification analo- 
gue à celle qu'Hipparque avait proposée pour le soleil, mais plus 
complexe encore. Ensuite^ appliquant la même hypothèse à l'ex- 
plication des perturbations qu'il connaissait dans le mouvement 
des planètes, il produisit un nouveau système général du monde, 
auquel on peut croire pourtant qu'il n'attribua qu'une valeur 
mathématique : du moins il parut penser qu'il n'y a pas lieu de 
se préoccuper de la nature physique des mouvements, pourvu que 
l'ordre que leur impose le calcul soit aussi confirmé par les 
phénomènes (4). Aussi ce système est-il, physiquement parlant , 
inférieur, non -seulement à celui d'Aristarque, mais même à ce- 
lui d'Eudoxe et d'Aristote. Mais la découverte des désordres ap- 
parents que lobservalion introduisait dans l'ancien système des 
sphères concentriques obligeait les astronomes de renoncer à 
cette ancienne loi , qui n'avait pour elle que sa simplicité et les 
plus grossières apparences, et d'adopter une loi moins simple, ou 
même variable de jour en jour, jusqu'à ce qu'un ordre nouveau 
se révélât , que le cercle fût remplacé par une courbe aussi belle 
et plus approchée de la vraie, et que le centre du monde plané- 
taire fût transporté au soleil , non plus hypothétiquement , mais 
selon toutes les vraisemblances et du consentement de tous les 
astronomes (2). 

Dès les premiers temps oiï les observateurs d'Alexandrie re- 
connurent les perturbations des mouvements des astres , ils du- 
rent nécessairement abandonner les sphères d'Aristote : mais il 



mauvaise traduction latine, a été publié par l'abbé Halma, accompagné d'une 
traduction française non moins mauvaise, 1816, 2 vol. iB-4*. 

(1) Ptolémée, Almageste, Xlii , 2. 

(2) Aristarque, lui-même, n'avait prétendu faire qu'une hypothèse; un seul 
astronome, Sélcucus, prétendit que cette hypothèse était, entre toutes, la plus 
conforme à la réalité. Plutarque, Questions platoniqtiest 8. 

II 31 



362 MANUEL 

eût été plus pénible de renoncer à l'uniformité des révolutions, 
qui était comme un article de foi pour les anciens. On se de- 
manda si, en supposant cette uniformité, il ne serait ])as 
possible de trouver en dehors du centre de la révolution uni* 
forme un point duquel elle dût paraître irrégulière. En effet, il 
suffit à Hipparque de déranger la terre du centre exact et de 
faire de l'orbe solaire un excentrique, c'est-à-dire un cercle doBt le 
centre fût placé à quelque distance de celui de la terre, pour ex- 
pliquer les inégalités du mouvement du soleil. Mais l'idée de l'ex- 
centrique était plus difficile à appliquer aux autres astres dont les 
perturbations sont plus complexes. Cependant Apollonius le géo- 
mètre imagina bientôt de faire tourner uniformément une planète 
dans un petit cercle (épicycle) , et le centre de celui-ci dans ua 
autre [déférent) concentrique à la terre. Il expliqua de la sorte 
les stations et les rétrogradations des planètes (I). Ptolémée eou> 
mit le mouvement de la lune au même système avec certaines 
modifications. Il fit mouvoir cet astre sur un épicycle , porté lui- 
même sur un excentrique à la terre, mais en même temps il fit 
exécuter une révolution à cet excentrique, et il fixa tout ce qui 
est indétermmé dans cette hypothèse de manière à représenter 
exactement les apparences, â l'égard des planètes , il imagina 
qu'elles étaient portées sur des épicycles dont les centres se 
mouvaient sur des excentriques immobiles; mais diverses irré-* 
gularités observées l'obligère&t à modifier quelquefois ou cet excen- 
trique lui-même ou l'uniformité des révolutions du centre de l'é- 
picycle à son égard (2). On peut, en général, se représenter 
comme il suit la théorie des excentriques et des épicycles : Qu'on 
imagine en mouvement sur une première circonférence dont la 
terre occupe le centre, le centre d'une seconde circonférence sur 
laquelle se meut le centre d'une troisième, et ainsi de suite, jus- 
qu'à la dernière , que l'astre décrit uniformément. Si le rayon 
d'une de ces circonférences surpasse la somme des autres rayous, 
le mouvement apparent de l'astre autour de la terre sera com- 
posé d'un moyen mouvement uniforme et de plusieurs inégalités 



(1) Letronne, Journal des Savants. 1840. 

(2) Montucla, HUt. des mathém., i, p. 292-296. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 363 

dépendantes des rapports qu'ont entre eux los rayons des di- 
verses circonférences et les mouvements de leurs centres et de 
l'astre ; on peut donc , en multipliant et en déterminant conve- 
nablement ces quantités, représenter toutes les inégalités de ce 
mouvement apparent. L'excentrique est alors considéré comme 
un cercle dont le centre se meut autour de la terre avec une cer- 
taine vitesse, qui devient nulle s'il est immobile (4). 

Ce système général embrasse à la fois et le système de Ptolé- 
mée et toutes les modifications que les astronomes ses succes- 
seurs imaginèrent pour le rendre conforme aux nouvelles obser- 
vations. Ceux-ci parvinrent, nonobstant une extrême complica- 
tion , à mettre l'hypothèse en état de représenter pendant 
long-temps les faits connus. La découverte des inégalités de dis- 
tance des planètes amena seule des difficultés qu'il était impos- 
sible de surmonter. Mais après Kepler, Galilée, Descartes et 
Newton, après les perfectionnements de l'optique et les connais- 
sances nouvelles qui s'ensuivirent, après les nouvelles hypothèses 
enfin , la théorie des épicycles put encore être employée comme 
un moyen de calcul pour représenter les portions des astres et 
construire les tables de leurs mouvements. 

IX. De toutes les parties des mathématiques appliquées, la plus 
générale et la plus simple est la mécanique rationnelle. Les élé- 
ments dont elle se compose sont ceux mêmes de la géométrie 
auxquels on ajoute seulement la notion du temps et celle de la 
force abstraite. Grûce à cette extension , la spéculation pénètre 
un pas plus avant dans la nature : elle en trace le plan tout en- 
tier, du moins pour tout ce qui se peut ramener d'elle au nombre 
et à la mesure. Nous avons parlé ailleurs des essais de physique 



(1) Laplace, Exposition du système du monde , ii, pag. 401. Ce système , dit 
Laplace, aurait pu, moyennant une détermination convenable des arbitraires, 
se confondre avec celui de Tycho-Brahé; et Ptolémée aurait tracé lui-même 
cette direction aux réformes futures, s'il eût pris pour Vénus et Mercure des ex- 
centriques égaux à Torbe solaire ; mais il se contentait du déterminer les rap- 
ports des rayons de ses cercles et Us temps des révolutions du centre et de 
l'astre. (V. ibid., p. 402, sqq.) -j- Ptolémée ne fait aucune mention de la doc- 
trine attribuée quelquefois aux Egyptiens, suivant laquelle Vénus et Mercure 
circuleraient autour du soleil , et celui-ci, de même que les autres planètes , 
autour de la terre. C'est cette doctrine qui, suivant Lnplace, aurait pu le mettre 
sur la voie du système de Tycho. 



364 MANUEL 

^nécanique qui lurent faits chez les anciens (1) ; si ces essais de- 
meurèrent infructueux , même quand ils appartinrent à Platon , 
on doit penser qu'indépendamment des croyances vitalistes, com- 
munes à la plupart des philosophes de rantiquilé, Tinférionté de 
la mécanique pure aux autres parties du savoir , s'opposa d'une 
manière décisive à leurs progrès. Les savants et les historiens 
s'accordent à nommer Archimède comme le premier des anciens 
qui ait conçu et traité la mécanique ainsi qu*une science séparée ; 
encore ne fonda-t-il que la stoa'^uc, c'est-à-dire la science de l'état 
des corps, relativement aux forces qui leur sont appliquées, dans 
le cas seul où ces forces les maintiennent en équilibre. La dyna- 
mique appartient aux modernes, et Galilée, entre tous, en est le 
créateur (2). On trouve, il est vrai, dans les œuvres d'Aristote un 
livre de problèmes mécaniques; mais, quoique cet ouvrage, que 
personne probablement n'a bien lu, ne mérite pas le mépris avec le- 
quel on la traité quelquefois, il est certain qu'il ne contient rien de 
semblable à la science d'Archimède.Ge grand homme qui recueillit 
sans doute les travaux de l'école pythagoricienne (3) et qui les ac- 
crut, composa de la statique un corps de doctrine semblable à celui 
que formait depuis long-temps la géométrie. 11 fonda la statique des 
solides sur le principe du levier, en vertu duquel une droite ri- 
gide chargée de deux poids également distants du point d'appui, 
doit demeurer en équilibre ; et, par la méthode d'exhauslion , à 
l'aided'une division de la droite et des poids, il ramena à ce cas sim-- 
pie le cas général de l'équilibre d'un levier quelconque : il montra 
que les poids devaient être en raison inverse de leurs distances au 
point d'appui. Puis Archimède s^occupa de la recherche des cen- 
tres de gravité des figures géométriques, et détermina par exem- 
ple celui de la parabole. Ce traité suppose implicitement l'idée 
de l'inertie de la matière, celle de l'homogénéité et de la gravité 
de toutes ses parties^ et la considération de la pesanteur comme 
d'une force de direction constante appliquée à tous les points d'un 
corps, en telle sorte que le centre de gravité soit celui de ces points 



(lî LIT. IV, J I, 6; liv. V, § iv, 4, 7 et 8; et Ht. vi, J ii, 7. 

(2) Lagrange, Mécanique analytique, t. I, p. 2 et 158 ; Montucla, I, p. 240. 

(3) Archytas avait le premier appliqué la géoirétrie i la mécanique, au rap- 
port de Diogène [Vied^Archytas, viii 83'. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 365 

auquel uoe force unique peut remplacer dans leur effet toutes les 
autres. Tels sont en effet les principes généraux de la méca- 
nique élémentaire (4). 

A regard de l'hydrostatique , statique des liquides , Archi- 
mède posa deux principes : 4® la nature des fluides est telle, que 
les parties moins pressées sont chassées par celles qui le sont da- 
vantage, et que chaque partie est toujours pressée par le poids de 
la colonne qui la surmonte verticalement; 2° tout ce qui est 
pressé de bas en haut par un fluide est toujours poussé suivant 
la perpendiculaire qui passe par son centre de gravité. Du pre- 
mier principe on déduit les conditions d'équilibre des corps plon- 
gés dans le fluide : ce sont les propositions célèbres d'Archimède 
pour déterminer les relations des forces qui sollicitent un corps 
plongé, en tout ou en partie , avec les poids des volumes fluides 
déplacés par ce corps. Du second principe, la géométrie fait sor- 
tir les lois de l'équilibre des corps géométriques déterminés qui 
flottent sur un liquide plus pesant (2). On sait qu'Archimède 
appliqua la mécanique rationnelle à la construction des machines. 
Parmi ces inventions admirables il en est de perdues, il en est 
qu'on imagina sans doute plus tard ou dont on exagéra la des- 
cription. Quelques-unes nous ont été transmises , telles que les 
poulies multipliées, la vis sans fln, et la vis inclinée qui porte le 
nom de son inventeur. 

X. Si la physique avait pu dans l'antiquité se constituer comme 
science générale et à la manière d'une doctrine vraiment ration- 
nelle, elle aurait pris pour base la mécanique d'Archimède. C'est 
ainsi que Descartes chez nous établit son système de physique 
sur les notions abstraites de l'étendue et du mouvement. Mais la 
science d'Archimède, tout admirée qu'elle fut , demeura chez les 
anciens isolée et stérile. Quant à la physique expérimentale, une 
seule école, celle d'Aristote, aurait pu la créer. Mais Aristote, en 
rétablissant des opinions que ses prédécesseurs avaient déjà aban- 
données , par exemple , la réalité de la génération^ en imaginant 

(1) Axchimède, Isorropica {de^quiponderantibu8).Ce traité nous est parvenu. 

(2) Nous empruntons cette exposition abrégée à Lagrange, en la réduisant 
encore un peu toutefois (loc. cit., pag. 123 et 124). Le livre d'Archimède, sur 
lequel elle a été faite, ne nous est plus connu que par la version latine de Corn- 
mandin, De Us gna? vehunlur in humido, 1566. Le texte grec est perdu. 

34. 



366 MANUEL 

pour chaque être une forme particulière , en regardant les qua- 
lités comme réelles dans les corps, 6n définissant le mouvement 
par une notion purement logique, fit reculer la science d'Empé- 
docle^ de Démocrite et de Platon. Son système, qui fut trouvé 
précieux au moyen âge, et dont la nature invariable, et qui n'a- 
menait aucune découverte, devait en effet plaire à la théologie, 
exerça sur la philosophie naturelle une influence funeste. Nous 
avons vu que, malgré tous ses efforts, Straton ne put parvenir à 
refaire une physique aussi mal fondée (4). En présence de cette 
science arbitraire qui variait de génération en génération , il nous 
est impossible aujourd'hui d'attacher une importance philosophi- 
que aux explications que les anciens ont données de certains faits 
naturels, par cela seul qu'elles sont conformes à celles que nous 
donnons. Les quelques vérités de physique à recueillir dans les 
ouvrages d'Aristote , dans les Questions naturelles de Sénèque, et 
dans l'Histoire de Pline oq elles sont disséminées (2), ont et con- 
serveront toujours une valeur comme observations ; mais pour 
celles qui ont trait à la théorie, leur isolement les rend vaines, aussi 
bien que les hypothèses maintenant confirmées que nous avons 
signalées chez les philosophes plus anciens, tels qu'Empédocle ou 
Anaxagore. Que les savants de nos jours cherchent dans l'histoire 
de cette vieille science des faits oubliés, des vues heureuses et 
nouvelles, peut-être encore méconnues ! Mais il serait sans in- 
térêt pour eux de marquer une rencontre fortuite entre des doc- 
trines qui font routes diverses, et ne s'arrêtent que rarement 
dans les mêmes stations pour des motifs identiques. 

Cependant il y eut deux branches de la physique des anciens 
qui participèrent du progrès des sciences mathématiques ; et ce 
fut parce qu'elles y étaient liées. L'acoustique d'abord, en ce qui 
concerne la théorie des sons, la construction des instruments, et 
l'alliance à établir entre le calcul et l'observation des conson- 
nances, donna lieu à de nombreuses recherches. Euclide et Pto- 
lémée, entre autres, écrivirent des traités d'harmonie (3). L'école 

(1) Ci-dessus, liv. VT, § u, 2. 

12) Voyez une énumération de ce genre et qu'il serait aisé d'étendre dang Vlfis- 
toire des mathématiques en Italie, 1. 1, p. 55, et 100, sqq. (Voyiez aussi (îi> des- 
sous, n* 12.) 

(3) Ces deux ouvrages nous sont parvenus. — Les anciens ne (Connurent pas 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 367 

des mathématiciens finit par remporter sur les aveugles théories 
d'Aristoxène et de ses élèves, qui prétendaient s'appuyer sur 
rexpérience et qui consacraient l'arbitraire. On s^eflforça d'ao 
corder les principes de Pythagore avec les données de l'observa- 
tion : jamais cependant la théorie de Tacoustique ne dépassa la 
connaissance du rapport de la hauteur des sons à la longueur des 
cordes vibrantes; et le rapport de ces deux éléments au nombre 
des vibrations ne devint pas un principe universellement reconnu 
ni dont on s'attachât à tirer des conséquences (1). 

L'optique, aussitôt que la propagation de la lumière en ligne droite 
et l'égalité des angles d'incidence et de réflexion eurent été recon- 
nus (2), put s'enrichir de nombreux problèmes et se former scientifi- 
quement comme une dépendance delà géométrie etde l'astronomie, 
À la théorie de la réflexion Archimède ajouta celle de la réfraction, 
mais ses recherches ne nous sont pas connues ; il expliqua par la ré- 
fraction le grossissement des objets dans l'eau et celui de la lune et 
du soleil à l'horizon, hypothèse adoptée par Ptolémée (3). Ce der- 
nier, qui connut également et qui finit peut être par préférer une 
explication de la lune horizontale, plus exacte et assez conforme à 
celle que Malebranche a proposée, découvrit ensuite les change- 
ments apparents que la réfraction apporte à la hauteur des astres 
voisins de l'horizon (4). Quant à la partie purement physique ou 
physiologique de l'optique, elle demeura inhérente aux divers sys- 
tèmes de philosophie, et ne forma pas un corps de doctrine assuré, 
autant qu'on en peut juger à l'imperfection des théories qui nous 
sont parvenues (5). On expliquait généralement les phénomènes 

rharmonie proprement dite ou contrepoint. II ne s'agit qne de l'harmonie de 
succ^osion des sons ou mélodie. (Voyez, sur la musique des anciens, Montucla, 
t. I, p. 122, sqq., de VHist. des matkém.; et M. Th. -H. Manin, Études sur le 
Timée^ t. I, p. 389.» 

(1) Aristote varie à ce sujet; il connaît cependant la vraie théorie. Boëce l'ex- 
pose nettement d'après Nicomaque. Les pythagoriciens, en général, et Platon, 
en professent une autre qui esc fausse. (Th. H. Martin, loc. cit.. p. 393.) 

(2) Ces deux principes sont manife<;tement supposés dans le Timée. 

(3) Libri, Hist. des math, en liai , t. I, note 3. M. Ideler, cité par M. Libri, 
a recueilli plusieurs textes où la Caioptrique d'Arcliin.ède est relatée. 

(4) Roger Bacon, dans Montucla, t. I, p. 308. L'optique de Ptolémés est au- 
jourd'hui perdue. 

'5) Euclide, Optique et Caioptrique. Cet ouvrage est peut-être supposé ou 
interpolé (Montucla, p. 226). Mais il ne paraît pas qne le traité de Ptolémée valût 
mieux quant à la physique (id.. p. 308). 



368 MANUEL 

de la vue, conformémeDt aux idées d'Empédocle et de Platon, 

par la rencontre du rayon de ToBil et du rayon de Tobjet : ainsi 

la nature de la lumière était confondue avec celle de la vision, 

et ce mélange de Toptique mécanique avec les considérations 

relatives aux sens et à la vie dut nuire essentiellement à ses 

progrès. 

XI. Dans Tencyclopédie des connaissances modernes, la physi- 
que et la chimie comblent l'intervalle qui sépare les sciences ma- 
thématiques de celles qui ont pour objet l'homme ou la nature 
animée. La physique et la chimie appartiennent, par leur but et 
par leur méthode, à la fois à l'ordre des choses rationnelles et à 
l'ordre des choses vivantes. Les anciens, qui manquèrent ces 
deux sciences et qui ne connurent pas la vraie méthode expéri- 
mentale, ne purent donc appliquer l'observation qu'à l'histoire 
naturelle, et, ce qui présentait des difficultés plus grandes, à la 
physiologie et à la médecine. 

Parmi les anciens philosophes, Empédocle, Anaxagore,'Dio- 
gène d'Apollonie, s'étaient fait remarquer par des essais dans 
les sciences d'observation, où l'hypothèse, il est vrai, jouait un 
grand rôle , mais où la connaissance régulière des faits cherchait 
à se dégager. Les pythagoriciens, surtout Alcméon de Crotone, 
s'étaient livrés à l'étude de l'anatomie et de la physiologie. Alc- 
méon avait disséqué des animaux (1). Philolaiis était parvenu à 
une doctrine générale de la vie, à une classification des êtres, dont 
le temps et les travaux les plus récents parmi nous ont confirmé 
la valeur philosophique (^). Avant Aristote, enfin, un philosophe 
universel comme lui par ses connaissances, Démocrite, avait con- 
sacré de grands travaux à l'histoire naturelle , et fait de nom- 
breuses anatomies d'animaux dans le but de fonder la patholo- 
gie (3). Mais le génie propre de l'observateur parut dans Aristote. 

(1) Aristote, de la Génération des animaux^ m, 2. 

(2) V., ci-dessus, 1. m, § iv, n« 13. Cf. Littré, OEuvres d'HippocraU, intro- 
duction, p. 15 : « Il serait facile de voir, dans ce fragment de PhilolaÙJ (theolo- 
gumena arithmetices, 4), un germe de la grande idée des anatomistes modernes 
qtti cherchent à démontrer l'aniformité d'un plan dans le règne animal. » 

(3) Parmi les livres de Démocrite cités dans le catalogue deDiogène {Vies, ix. 
4>-50), nous en trouvons sur les plantes, sur les animaux, sur l'aimant. M. Lit- 
tré, loc. cit., pag. 20 et 21, a relevé ceux qui ont trait à la médecine. Toutes les 
s icnces, sans cxc^pt?on, et tous les arls avaient occupé ce prodigieux génte, et 



DE PUILOSOPHIE ANCIENNE. 369 

Cette histoire des animaux, encore aujourd'hui si admirée (1), et 
tous ces traités des Parties, du Mouvement , de la Marche, de la 
Génération des animaux^ qui lui servent de complément , et qui 
représentent, comme on Ta dit (2), des essais d'anatomie compa* 
rée, de physiologie comparée , ce traité des Plantes, dont le* texte 
original est perdu, la Météorologie, les Problèmes, enfin, sont des 
recueils où les faits sont étudiés, présentés en eux-mêmes, pour 
eux-mêmes, quelquefois avec ce mélange d'hypothèse qui ne peut 
jamais être proscrit rigoureusement , toujours avec l'esprit de la 
science. Ce furent les premiers efiforts de Tesprit pour écrire une 
histoire en quelque sorte impartiale et désintéressée de la nature. 
L'antiquité, peu patiente en science, n'imita pas assez ces heureux 
efforts. Les méthodes d'observation firent un progrès encore, un 
grand progrès^ dans l'école d'Alexandrie, un siècle après Arislote; 
des résultats furent obtenus en anatomie comme en astronomie. 
Plus tard, on ne songea plus qu'à compiler. 

Nous devons présenter en quelques mots les faits les plus sail- 
lants de l'histoire de l'anatomie, de la physiologie et de la mé- 
decine dans l'antiquité. Mais il suffira de les connaître en gêné* 
rai et pour ce qui concerne la philosophie. Quoiqu'il paraisse 
assuré qu'Aristote et les médecins de l'école hippocratique ont dis- 
séqué des corps humains (3) , aucun des systèmes spéciaux de 
Torganisme ne fut parfaitement connu de leur temps. D'abord, 
pour ce qui est du système nerveux , du rôle de l'encéphale dans 
l'économie et de la question du siège de l'intelligence qui s'y rat- 
tache, nul résultat définitif ne fut obtenu. Nous avons vu quelle 
divergence d'opinions s'était produite entre les philosophes an- 
ciens. La plupart des hippocratiques placèrent dans la tête l'ori- 
gine de l'intelligence et de la sensation. Les pythagoriciens et Platon 
conçurent la même idée ou s'en éloignèrent peu , mais la nature 

de toat cela rien ne reste. Nous avons va quelles difficultés il fallait vaincre pour 
retrouver les traces d'un certain système de métaphysique, qui appartient à Dé- 
mocrite aussi et qui est nécessaire à l'achèvement du cycle de la philosophie 
grecque. 

(1) Cuvier, Cours d'histoire des sciences naturelles, V' partie, p. 137-187. 

(2) Barthélémy Saint-Hilaire, art. Arislote, dans le Dictionnaire des sciences 
philosophiques, j, p. 199. 

(3) Littré, loc. cit., p. 237. Cependant il est au moins certain que les dissec- 
tions étaient rares du temps d'Aristote {ffist. des anim., i, 15). 



370 MAJfUEL 

et les fonctions distinctes des nerfs leur furent inconnues à tous (4). 
Platon confondit les nerfs, les muscles tenseurs et les ligaments (2). 
Arisiote après lui alla jusqu'à nier que le cerveau fût le centre de 
Tintelligence et de la sensibilité ; il plaça ce centre au cœur (3) , 
où déjà il avait voulu, le premier, dit-il, placer celui de la circula- 
tion (4). La tête ne fut, selon son système , que la glacière qui ra- 
fraîchit le corps, l'intermédiaire du cœur et des organes des sens. 
Les premiers enfin , les analomistes d'Alexandrie reconnurent les 
véritables nerfs et les relations des nerfs avec la moelle épinière e% 
le cerveau : Hérophile et Érasistrate, trois siècles avant notre ère, 
se livrèrent à celte étude , et ce dernier distingua même les nerfs 
qui servent à la motilité de ceux qui transmettent le sentiment (3). 
On sait que les alexandrins ne parvinrent pas à la connais- 
sance distincte du système sanguin , comme ils étaient parvenus 
à celle du système nerveux , et que la circulation du sang fut 
toujours ignorée dans l'antiquité. Seuls quelques hippocratiques 
méconnus se rapprochaient de cette doctrine en soutenant que 
les organes qui portent le sang forment dans l'économie du corps 
un cercle sans fin ni commencement. Mais la plupart des philo- 
sophes ou des médecins cherchaient un centre au système san- 
guin. Après avoir à peu près parcouru tous les organes, ils se 
fixèrent au coBur avec Aristote, et Érasistrate regarda les artères 
et les veines comme y aboutissant toutes, de telle sorte que chacun 
des systèmes commençât où commence l'autre et s'abouchât à un 
ventricule propre. Mais cet habile anatomiste partagea l'erreur 
d'une grande partie de l'antiquité , qui consistait à affecter les 
veines au transport du sang et les artères au transport de l'air. Cette 
doctrine, en elle-même très remarquable , avait été celle d'Hip- 
pocrate , de Diogène d'Apollonie , d'Aristote et de Théophraste ; 
elle se rattachait de près à la distinction très-ancienne entre les 
artères et les veines , que le nom commun de veines , donné en 
grec à tous les vaisseaux, a fait jusqu'ici méconnaître aux histo- 

(t) Voyez M. Th.-H. Martin, Études sur le Timée, t. II, notes 140 et U7. 

(2) Id., ibid., 152 ; et Litlré, loc. cit., p. 235. 

(3) Id., ibid,, 167. Voyez surtout Aristote, de Senecluieetjuventute, c. 3. 

(4) Littré, loc. cit., p. 218; et Aristote, Ilist. des antm., m, 2 et 3 ; des Par- 
ties, III, 4. 

(5) Id , ibid., p. 236. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 371 

riens ; et si l'on remarque qu'Hippocrale donnait à i*air la fonc- 
tion d'alimenter la chaleur innée , si l'on se rappelle que l'hypo- 
thèse de la circulation de l'air servait de base à la théorie de la 
respiration d'Empédocle et de plusieurs autres philosophes, on re- 
connaîtra que cette hypothèse était nécessaire pour systématiser 
de certains faits que des découvertes récentes ont pu seules éclai- 
rer d'une véritable lumière (i ). 

Quoi qu'il en soit, les théories de la circulation et de la respi- 
ration demeurèrent incertaines dans l'antiquité, et Galien pensa, 
comme l'avait pensé Platon , que le foie était le point de départ 
des veines ; mais il ne les confondit pas comme lui avec les artè- 
res , qu'il centralisa au cœur ; il ne leur donna pas tes fonctions 
des nerfs , qu'il centralisa au cerveau ; et il ne crut pas tout à 
fait que les aliments pussent traverser les poumons, erreur depuis 
long-temps réfutée (2). Galien, qui vivait au milieu du second 
siècle de notre ère, représente le dernier état de la science dans 
l'antiquité, et, plus qu'aucun autre écrivain, il en fait connaître 
l'état antérieur à son temps. Ce temps est au surplus celui des 
commentateurs, et non plus celui des savants. 

La médecine ancienne a , comme la philosophie , son origine 
dans l'ordre sacerdotal. Les prêtres d'Esculape recevaient les 
malades dans leurs temples ; après un jeûne de purification, ils les 
soumettaient la nuit à l'inspiration divine ; ils les traitaient con- 
formément aux conseils du dieu, dans ces lieux admirablement si- 
tués^ entourés de bois sacrés, où la sainteté et la santé devaient 
se rencontrer à la fois. Des tablettes, suspendues aux voûtes de 
ces temples, faisaient mention des malades, indiquaient les ma- 
ladies et les traitements: ainsi ces prêtres, qui d'ailleurs parcou- 



(1) Littré, ibid., p. 201-223. — Platoti confondait les artères et les veines, et 
faisait circuler l'air dans les unes et dans les autres {Études sur le Timée^ t. H , 
notes 140, 163, 167). Le savant auteur pense quePraxagore, qui vivait vers la fin 
du quatrième siècle avant notre ère, et qui, en observant de plus près les pul- 
sations des artères, avait achevé de les distinguer des veines, fut le premier qui 
afTecta les artères au transport unique de l'air, tandis qu'avant lui on le faisait 
aussi porter dans les veines. Nous devons préférer l'opinion si bien déduite et en 
elle-même si lumineuse de M. Littré. Elle a été suivie aussi par le docteur Da- 
remberg, auteur d'une traduction d'œuvres choisies dHippocrate (Charp. 1843, 
p. 468). 

(2) T.-H. Martin, Éludes sur le Tintée, notes 140, 142, 147. 



372 MANUEL 

raient les contrées et ne demeuraient point enfermés dans leurs 
sanctuaires (4), avaient dû rassembler des faits nombreux et 
compiler quelques règles. Vers le temps d'Hippocrate , deux mé- 
thodes se partageaient cette médecine sacerdotale , déjà libre et 
douée de Tesprii de la science, qui s'enseignait dans les temples 
devenus écoles. A Gnide , on reconnaissait un très-grand nom- 
bre de maladies, on les multipliait à peu près selon les symptô- 
mes (2). Â Cos, on voulait plus particulièrement les réduire à de 
grandes classes, en observant la marche du mal et celle de la na- 
ture qui guérit. C'est de Cos , c'est de la famille même des as- 
clépiades que sortit Hippocrate, contemporain de.Démocrile et de 
Socrate, dont l'immense renommée, publiée dans la Grèce et 
dans le monde, dont la florissante école et, bientôt, l'autorité pres- 
que divine consacrèrent pour la postérité Tune des grandes ten- 
tatives du génie grec : soustraire la science du corps humain et 
l'art de le conduire , à la fois aux prêtres , aux castes et à l'em- 
pirisme (3). 

Pour ce qui est des prêtres et des castes , cette tentative fut 
couronnée d'un plein succès ; mais elle était l'œuvre de la Grèce 
entière (4). Si du même coup la connaissance de l'homme physi- 
que échappa à l'empirisme , elle gagna sans doute , en devenant 
une science, ce qu'elle perdit comme art en se séparant de la re- 
ligion; mais devint-elle une science en effet, c'est ce que nous 



(1) Les asclépiades formaient, du reste» une corporation dans la Grèce, mais 
non pas une seule famille, une caste. (Littré, Introduction, p. 10 et 11.) 

(2) Cette école produisit les Sentences gnidiennes, recueil aujourd'hui perdu, 
qu'Hippocrate réfute et dont il cite une seconde édition en progrès sur la pre» 
mière. (Hippocrate, d* Régime dans les maladies aiguës, init.) 

(3) Il en fut de l'autorité d'Hippocrate dans l'occident à peu près comme de 
celle d'Aristote, sauf qu'elle s'établit plus tôt, au moins en ce qu'elle avait de 
raisonnable (Platon, Protagare^ pag. 15; et Pkèdre, pag. 110; Aristote, Politi- 
que^ VII, 4; Cf. Aristophane, Thesmophories, v. 270). Entre Platon et Aristote, 
M. Littré (p. 70) trouve encore deux témolTTs-<qui concourent à fixer l'âge et 
la personnalité d'Hippocrate : à savoir, Ctésias et Dioclès de Caryste. — Après 
l'ère si longue des commentateurs, l'autorité d'Hippocrate devint une infaUli- 
bilité déclarée; du moins l'un d'entre eux, Théophile, qui vivait sous Héraclius, 
regarde comme assuré que le père de la médecine ne s'est jamais trompé» (Lit- 
tré, p. 129.) 

(4) La médecine de l'ancien Orient est peu connue ; mais on peut voir dans 
Hérodote [Euterpe, 84) un détail de l'organisation médicale de l'Egypte, qui 
certainement était empirique et fondée sur le principe des castes. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 373 

devons nous demander. Ici la lenlalive paraît surtout appartenir 
à Hippocrate , qui voulut établir la médecine non-seulement au- 
dessus de Texpérience incertaine et vulgaire , mais encore au- 
dessus de rtiypothèse, et la fonder dans une indépendance par- 
faite de la philosophie, science générale , et loin de ses variations 
et de ses erreurs. C'était au siècle des sophistes, au siècle de So« 
crate : Técole pythagoricienne , qui déjà dans l'antiquité avait 
fondé plusieurs sciences , inspira à Hippocrate la pensée de fon- 
der celle de la médecine par la recherche des éléments et des lois 
du corps humain dans la santé et dans la maladie. Déjà Âlcméon 
de Crotone s'était fait un système médical fondé sur le principe 
des qualités contraires , froid et chaud, sec et humide , amer et 
doux , dont l'équilibre constitue le corps sain , dont les excès 
engendrent les maladies (1). Ck)mme lui, Hippocrate chercha la 
cause immédiate des désordres du corps dans les qualités des hu« 
meurs et dans l'inégalité de leur mélange, en même temps qu'il 
l'envisagea quelquefois dans les /(pures (formes ou dispositions 
des organes) (2). Mais il combattit ceux qui pensaient que les 
qualités isolées pouvaient être administrées comme remèdes aux 
corps qui s*en trouvaient dépourvus. Toutes les qualités, dit-il , 
s'accompagnent les unes les autres, et dans ce sens il n'existe pas 
de remède simple (3). Que faire alors? S'en rapporter à l'obser- 
vation pour la connaissance des remèdes ; étudier , et quant à 
l'hygiène et quant à la pathologie, l'effet des saisons, des climats, 
des localités, des circonstances , l'effet des divers exercices et des 
diverses nourritures ; puis demander encore à l'observation la dé- 
termination mathématique des signes et des temps, celle des lois 
qui règlent le cours des maladies et permettent de le prévoir. De 
là, cette fameuse prognose d'Hippocrate, qu'on a si bien déânie : 
une connaissance de l'unité de la maladie, dans le passé, dans le 
présent et dans l'avenir (4). 



(1) Ps-'PIutarque, Opin. desphil.y v, 30. 

(2) Figures, o^^i&aTa, c'est le mot pythagoricien. M. Littré remarque cependant 
qu'IIippocrate s'attache pi is particulièrement aux humeurs {Inlr.^ p. 446). 

(3) Hippocrate, de V Ancienne médecine, pag. 604, 606. Littré. (Y. la belle dé- 
monstration de l'authenticité de ce traité, Inlr,y p. 294-320.) 

(4) Littré, Inir.y 453, sqq. 

II. 32 



374 MANC£L 

GoDoaitre la variété dans l'unité» en fixer les lois, ramener 
par là même toutes les maladies à un seul étal de désordre, sa- 
voil" par expérience quel traitement convien t à chacune des pé- 
riodes de cet état, ou quelle en doit être Tissue, c'est là toute la 
science; et Ton voit, ce qui pouvait être prévu, que cette science 
n'existera qu'à la condition que tes nombres de la maladie, pour 
ainsi parler , soient tous déterminés , que tous les passages du 
mal soient réduits en série, et qu'à la série connue de la nature 
pathologique le médecin puisse substituer une série nouvelle éga- 
lement connue en modifiant l'état du corps à un instant donné. 
Voilà donc ce qu'Hippocrate essaya : il fut pythagoricien en théorie, 
c'est-à-dire croyant aux nombres, aux lois, à l'ordre en un mot, 
J4igqu*aii sein du désordre ; il fut observatetir en pratique, c'est-à- 
dire qu'il demanda aux faits plutôt qu'à la science générale, toutes 
les notions de détail qui sont requises pour Part médical. Cet admi- 
rable géaie comprit ce que la doctrine médicale serait si jamais 
elle devenait doctrine : l'étude des crises , c'est-à-dire des efforts 
que fait la nature pour expulser Le mal, celle des dépôts et de la 
coctim des humeurs auxquelles ces crises se rapportent, celle en- 
fin des jours critiques où se proiM)nce l'intervention du nombre 
dans la maladie, furent les moyens qu'il employa pour obtenir 
cette doctrine. Mais il ne se fit pas illusion sur les difficultés qu'elle 
présentait, puisqu'il écrivit cet aphorisme qu'on ne saurait trop ci- 
ter ni admirer : « La vie est eouf te, l'art est long, l'occasion fugitive, 
l'expérience trompeuse, le jugement difficile (4), » et qu'il donna à 
ses successeurs un conseil dont se scandalisait Galien encore jeune : 
Soyez utile au malade, ou du moins tâchez de ne pas lui nuire (^). 
Pour qu'elle échappât à l'empirisme, il faudrait que la science 
du corps humain parvint à détera^iner la loi des maladies, suivant 
l'esprit d'Hippocrate. Au défaut de cette loi qu'Hippoci^te chercha 



(1) Hippocratr, AphorUmes, i, 1. Le dernier traducteur, M. Daremberg, a 
traduit icti^a a<fakt^ par empirisme dangereux. Outre que l'unité de la pensée 
est rompue par l'introduction de l'idée d'un sQrstème là où il n'est d'ailleurs 
question que de la vie et des facultés humaines, nous ne pensons pas que «tlpa 
s«iit V empirisme, pas plus que x^ioif n'est le raisonnement. M. Littré et MM Lai- 
lemand «t Pappas, qui ont publié, en 1889 (Montpellier et Paris), une excellente 
traduction des Aphoriemes^ nous servent ici de guides. 

(2) Hippocrate, Épidémies, liv. i; et Galien, t. V, p. 370, Basil. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 375 

lui-même, qu'il crut trouver peul-êlre, et que ses successeurs 
n'oDt point reconnue, le médecin a dû se livrer à une étude de plus 
en plus attentive et divisée des organes et de leurs lésions : un 
désordre à peu près illimité s'est introduit dans les classifications 
et dans les traitements , de même qu'il est demeuré dans les ma- 
ladies et dans leur marche irrégulière et variable; et la médecine, 
dans une situation intermédiaire entre l'art toujours si difficile, et 
la science imparfaite et peu mathématique, est, dans un grand 
nombre de cas, plutôt l'œuvre de la personne que celle du savant. 
D'un autre côté , pour échapper à la philosophie , l'étude du 
corps devrait avoir un objet propre et parfaitement défini ; elle 
devrait suivre une méthode invariable. Il n'en est pas encore ainsi 
de nos jours : la cause et la nature essentielle des maladies, la na- 
ture du corps lui-même et des relations du corps avec le monde 
extérieur, et avec la pensée, dépendent encore de l'hypothèse; et 
comment l'hypothèse changerait-elle sans que la thérapeutique 
changeât? Et la méthode expérimentale, en supposant qu'elle fût 
reconnue de tous en médecine , est sujette à de nombreuses et 
graves difficultés : l'expérience tentée sur les corps vivants ne 
peut jamais ni se répéter deux fois dans des circonstances iden- 
tiques, ni permettre de conclure rigoureusement d'un fait à une 
cause nécessaire. A plus forte raison, et malgré l'autorité d'Hip- 
pocrate [1], la médecine ne se sépara pas entièrement de la phi- 
losophie chez les anciens. Avant Hippocrale, des philosophes l'a- 
vaient fondée sur leurs hypothèses (2), après lui, des sectaires la 
fondèrent sur leurs opinions. Cest en vain que ce créateur de la 
médecine dogmatique voulut établir un système Immuable entre 
l'empirisme des prêtres et les suppositions aventurées des sages 

(1) Gelse, deMedicina, prœmium : « Primus... ab studio sapientiœ discipliham 
hanc separavit. n 

(2) Anaxagore regardait la bile comme la cause des maladies aiguës (Aristote, 
de Part, anim., iv, 2). Empédocle voulait déduire la médecine de la connais- 
sance de V homme f de sa nature et de sa composition (Hippocrate, de l'Ancienne 
médecine, p. 621); et la plupart des philosophes, réduisant le principe de là na- 
ture à on seul agent ou à deux, voulaient y réduire aussi le principe des mala- 
dies (id., ibid., 570). — Enfin, tandis que les philosophes et les asclépiades 
traitaient les maladies aiguës, tes maîtres de gymnase se Arcnt aussi médecins, 
et s'occupèrent surtout des maladies chroniques. Hérodicus et d'autres cherchè- 
rent dans les exercices du corps des moyens thérapeutiques, et se mirent dans 
une grande vogue. (V. ci-dessus, t. T, V, vi, 6.) 



3*0 MANUEL 

OU sophistes. Il reprocha à ces derniers de s'attacher moins à un 
art réel qu*à une sorte de médecine graphique^ en voulant dé- 
duire la science médicale de la théorie de l'homme , au lieu de 
déduire la connaissance de Thomme de celle de toutes les rela- 
tions qui constituent la médecine et qui sont plus aisées à décou- 
vrir (1 ). Mais l'étude de ces relations fut plus difficile encore qu*Hip- 
pocrate ne Tavait pensé et Tempirisme reparut, élevé à Tétat de 
système ; et les hypothèses reparurent aussi. Au commencement 
du troisième siècle avant notre ère , Sérapion d'Alexandrie et 
Philinus, disciple d'Hérophile, enseignèrent que le raisonnement 
était dangereux et prescrivirent l'empirisme au médecin. De ce 
Jour exista et se propagea Vempirisme , que ses partisans voulu- 
rent même faire remonter à Acron, un contemporain d'Empédo- 
de. De son côté, le dogmatisme se modiûa et il eut ses variations. 
Le célèbre Asclépiade , ami et médecin de Cicéron , qui restitua 
la médecine d'Archagatus (2), combattit quelquefois Hippocrate : 
il admit les porcs et les atomes (3). Thémison de Laodicée , son 
disciple , fonda la grande secte des méthodistes, qui, à l'inverse 
d'Hippocrate, disaient Lart court et la vie îongue{i). Ceux-ci s'ac- 
cordaient avec les dogmatiques à permettre le raisonnement, avec 
les empiriques à nier les causes occultes. Sans tenir compte de 



(1) Hippocrate, de V Ancienne médecine, p. 621, sqq. C'est à ce passage, sui> 
Tant M. Littré, que Platon fait allusion, Phèdre, p. 1 10 (Cousin), u Socrate. Pen- 
ses-tu qu'on puisse connaître jusqu'à un certain point la nature de l'âme sans 
étudier la nature de l'ensemble des choses! Phèdre. Si l'on en croit Hippocrate, 
le fils des asclépiades, on ne peut comprendre même la nature du corps sans 
cette méthode. Socrate. C'est très-bien, mon ami, qu'Hippocrate s'exprime 
ainsi; mais, outre Hippocrate, il faut interroger la raison et examiner si elle 
s'accorde avec lui. Phèdre. Sans doute. Socrate. Vois donc ce qu'Hippocrate 
et la raison pourraient dire sur la nature. Quel que soit l'objet dont on s'occupe, 
n'est-ce pas de la manière suivante qu'il faut procéder : examiner d'abord si 
l'objet sur lequel nous voulons nous instruire et instruire les autres est simple 
ou composé ; ensuite, dans le cas où il serait simple, considérer quelles sont ses * 
propriétés, quelle action il exerce ou subit; enfin, dans le cas où il serait com- 
posé, en compter les éléments, et faire pour chacun de ces éléments ce qui avait 
été fait pour l'objet simple, c'est-à-dire l'étudier à l'état actif et à l'état passif.» 
(Trad. de M. Littré.) 

(2) Archagatus vivait un siècle avant Asclépiade, et fut le premier médecin 
non empirique qui s'établit à Rome. 

(3) Sextus, Adversus geometraSj 5. 

(4) Ce mot est de Thessalus de Tralles, qui réfuta les Aphorisfnes (premier 
siècle de notre ère). 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, 377 

l'âge, des habitudes, de la saison ou de l'organe malade, ils ra- 
menaient tous les états du corps à deux états généraux qu'ils 
avaient leur manière de traiter (1). Ensuite les méthodistes et 
les dogmatiques se divisèrent en d'autres sectes : il y eut , par 
exemple, des éclectiques et des épisynihétiques : il y eut des pneu- 
matiques , qui reprenaient l'ancienne hypothèse de l'air vital : 
enfin , la réalité de la médecine put être contestée comme celle 
de la philosi»phie (2), et jamais cette science ne causa d'embar- 
ras aux sceptiques dont un si grand nombre, au contraire, et de 
tout temps , fut élevé dans son sein et put se partager entre ses 
systèmes (3). 

XII. On voit que les méthodes d'observation suivirent une 
marche réellement progressive dans l'antiquité , mais que pour 
aucune des parties de la science elles ne purent obtenir une con- 
stitution détinilive. On peut marquer trois époques dan^ ce pro- 
grès, dont le but final ne fut ni atteint, ni même connu , mais le 
long duquel, pour ainsi dire, certains résultats très-heureux fu- 
rent acquis. La première époque est celle des anciens naturalis- 
tes, surtout d'Empédocle et des pythagoriciens , d'Anaxagore et 
de Démocrile; la seconde est celle d'Aristote; la troisième, celle 
de l'école d'Alexandrie. Il est bien vrai que les meilleures hypo- 
thèses, celles qui eussent été le plus propres à favoriser le classe- 
ment des faits observés , appartinrent souvent aux physiciens les 
plus anciens et furent abandonnées par leurs successeurs (4) ; çe- 



(1) Ces deux états sont le relâchement et le resserrement. Les méthodiqaes 
agissaient surtout en modifiant l'air atmosphérique ambiant. 

(2) Déjà du temps d'Hippocrate on niait cette réalité {de V Art, passim). Hippo- 
crate, qui cherche à l'établir, considère la médecine comme un art^ et cela non pas 
de nom seulement, mais au Tond, ainsi que le fait assez voir l'ensemble de ce petit 
traité. C'**st dans le Pronostic ef dans les Aphoritmes particulièrumcnt qu'il 
touche aux points par lesquels l'art pourrait devenir une science rationnelle. 

(3) Sextus, Hypotyposes, i, 233. On doit regretter, pour l'histoire de la philo- 
sophie et des sciences, la perte des écrits des médecins des diverses écoles de 
l'antiquité non-seulement avant Hippocrate, mais après lui, et de ceux même 
de l'école d'Alexandrie. Celse et Galien ne sauraient suppléer à tout ce que ces 
ouvrages nous eussent fait connaître. Quant à la collection hippocralique, bien 
que les livres authentiques d'Hippocrate s'y trouvent mêlés à ceux de ses dis- 
ciples, et quefquefoisà des recueils très-imparfaits dénotes, M. Littré a montré 
qu'elle ne devait pas être attribuée à des faussaires et qu*auc\ine partie n'en était 
postérieure à Aristote et à Praxagore [Intr., p. 262, sqq.). 

(4) On trouvera, dans la table alphabétique de ce Manuel, l'indication des 

.3?. 



378 MANUEL 

pendant Tesprit d'observation s*étendit , et les découvertes indé- 
pendantes de toute hypothèse se multiplièrent. Aristote, en cela, 
surpassa les anciens philosophes dont il ne réfuta souvent les opi- 
nions très-fondées que par attachement pour lobservation qui 
semblait les contredire (4); et lui-même fut surpassé par l'école 
d'Alexandrie. Nous avons dit par quelles inventions cette école 
se signala dans Tastronomie , dont elle fixa la vraie méthode à 
la fois expérimentale et mathématique, et dans la connaissance 
du corps humain dont les lois malheureusement sont bien plus 
rebelles à la science. Nous avons dit aussi que la critique et Far- 
chéologie rationnelle naquirent et moururent dans Tantiquité avec 
ces quelques générations de savants alexandrins. De toute cette 
science des lettres qu'ils entreprirent de fonder, presque rien ne 
nous est parvenu. Cependant ils nous ont conservé des livres, et 
Ton ne peut douter que le zèle des Plolémées n'ait sauvé de l'ou- 
bli des œuvres anciennes et rares pour lesquelles le monde nou- 
veau devenait tous les jours plus indifférent (ï). L'Alexandrie des 
Juifs, des Phéniciens, de l'Orient, envahissait rapidement TAlexan- 
drie grecque ; à l'éclectisme succédait le syncrétisme : la critique 
et les méthodes furent débordées et bientôt disparurent. 

En l'absence de toute idée d'un développement graduel et or- 
donné du savoir , dans cette sorte de dispersion de la doctrine et 
des savants, comment les anciens pouvaienl-ils juger la science ? 
Envisagée chez les philosophes, elle se présentait comme incohé- 
rente ou contradictoire ; et les sciences séparées n'avaient pas en- 
core été .reconnues pour appartenir à des corps, en quelque sorte 
sacerdotaux, qui eussent leur religion, leur culte, leurs traditions 



principales conceptions d'histoire naturelle ou de physique aujourd'hui adop- 
tées ou confirmées par la science moderne. Nous avons dit ci-dessus que ces 
idées, en quelque sorte fugitives, des anciens ne nous Semblaient pas avoir toute 
l'impor ance qu'on leur a quelquefois accordée. Elles sont curieuses néanmoins 
et bonnes à signaler. 

(1) Citons, par exemple, la respiration des poissons, le transfert de la lumière^ 
le mouvement libre des astres^ etc., etc. 

(2) Voyez, dans Gàlien, OEuvres, Basle, t. V, pag. 412, une anecdote concer- 
nant l'exemplaire authentique unique des tragédies d'Eschyle, de Sophocle et 
d'Euripide, que Ptolémée Evergète emprunta sur gage aux Athéniens, et dont 
il se borna à leur renvoyer une copie, leur disant qu'ils n'eussent qu'à garder le 
dépôt qu'il avait mis entre lears mains. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 379 

propres, qui se recrutassent par eux-mêmes, et qui obtinssent 
au moyen d'un succès continu dans les applications , une sanction 
pour la vérité de leurs théories. Ainsi donc, à juger d'une ma- 
nière absolue la science des anciens , on pouvait en contester la 
valeur. Un esprit sévère, difficile, impartial, pouvait aisément 
arriver jusqu'au scepticisme en cherchant le repos de la pen^ 
sée : tt Et moi aussi, dit Galien, je serais tombé dans le doute 
» des pyrrhoniens, si je n'eusse possédé la géométrie, l'arith- 
» métique, la logistique, dont tout enfant, j'appris de mon père 
» et de mon aïeul les éléments et la théorie (i). » Ces paroles du 
grand médecin sont remarquables ; l'exception qu'il établit pour 
la logique et les mathématiques semblerait bien fondée, et même 
les sceptiques pourraient nous paraître inexclisables à l'égard de 
ces deux sciences, si les mathématiciens avaient pu se débarras- 
ser de la discussion des principes, et les logiciens se borner au 
syllogisme, en abandonnant le problème de ToNgine et de la na- 
ture des connaissances. 

Toute la question du scepticisme est dans les principes ; c'est 
donc aux principes que doit s'attacher Sextus dans ses livres con- 
tre les savants, critique des sciences encycliques. Le reste de la 
science lui importe peu, puisqu'il prétend de deux choses l'une, 
ou atteindre à la certitude, ou se confirmer dans lie doute sur la 
possibilité d'y parvenir. Ainsi que les mathématiciens ne s'éton- 
nent pas si Sextus n'examine que les fondemetits de leur doc- 
trine. A-t-ii affaire à ceux d'ehtr^eux qui s^occupent de la quantité 
continue, aux géomètres (2), il dirige tous ses effoi-ts contre l'idée 
même de la continuité, en supposant, comme eux, que cette idée 
peut avoir un fondement réel dans les choses, bu tout au moins 
présenter à l'esprit des vérités intelligibles qui n'aient rien de 
contradictoire , et il fait voir aisément qu'une telle âupposition 
n'est pas légitime. Sextus s'en prend d'abord à Vhypoihèse que 
les mathématiciens placent à l'entrée de la science, et, à l'exem- 
ple de Timon, il se demande s'il est bien permis de faire des hy- 
pothèses : Ou l'hypothèse, dit-il , est bonne en elle-même et en 
tant qu'hypothèse , ou elle est vicieuse ; danè le premier cas , 

(îl Galien, de Libris propriis, cité par Ménage, Notes sur Ôiogehéf ix, 106. 
(2) Adversus malhemalicoSj \. m : ctdvers-us geometras. 



380 MANUEL 

rhypothèse qui consiste à demander le contraire est également 
bonne ; dans le second , il ne faut s*en permettre aucune. De 
plus, ou le sujet de la demande est évident en soi comme la lu- 
mière du jour, que personne ne sera tenté de poser par hypo- 
thèse; ou il ne Test pas, et l'hypothèse alors qu'apporte-t-elle? 
Mais on dit que les conséquences vérifient les hypothèses; en ce 
cas, les conséquences mêmes, qui les vérifiera ? N'accorde»t-on 
pas d'ailleurs que des conclusions vraies peuvent se tirer de 
principes faux (4)? 

Passant à Texamen de la quantité continue, Sextus ramène tou- 
tes les difficultés à celles que présente la notion du point : il suf- 
fit du moins de les généraliser pour les appliquer aux notions de 
la ligne et de la surface. Le corps, disent les géomètres, est ce 
qui a trois dimensions, longueur, laideur et profondeur; le point 
est ce qui est sans parties , et la fluxion du point engendre la ligne, 
la fluxion de la ligne engendre la surface ; la fluxion de la sur- 
face engendre le solide. Le point est-il corps ou incorporel? In- 
corporel, dit-on. Gomment donc peut-il engendrer quelque chose? 
L'inapparent doit être révélé par les phénomènes; or, il est aisé 
de montrer que , pour les sens, il n*est rien d'indivisible et sans 
parties. Si le point produit la ligne , peut-il bien n'avoir pas de 
longueur? L'extrémité du rayon dont le mouvement décrit la cir- 
conférence, les points d'une sphère qui roule sur un plan, engen- 
drent des lignes. Ëratosthène prétend que le point n'occupe ou 
ne mesure aucuu lieu sur la ligne , mais qu'il flue seulement. 
Qu'est-ce donc que le flux, si ce n'est une propriété de l'eau (2)? 

Maintenant, quel estle rôle du pointdans la ligne?La ligne con- 
siste-t-elle en un seul point étendu ou en plusieurs points espa- 
cés? Les pointa se touchent-ils? et, s'ils se touchent, est-ce par 
les parties ou dans leur entier? Tout cela abonde en contradic- 
tions : mais surtout si les points se pénètrent, la ligne n'existe 



(1) Sextus, Adv. geom.^ 1-17. 

(2) Id., ibid., 17-28 : « Est tamen et animo cernitar, » dit Chalddias en par- 
lant da point, da «i||jiclov i^i^i^y in Ttm., p. 106, éd. Meuraiiis. On trouvera peut- 
être ici Sextus un peu sensualiste; mais il met l'imagination aux prises arec 
elle-même dans l'entendement. Nous ne conna'ssons pas de géométrie sans imar- 
?ination. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 38 i 

plus ; slis sont séparés, de môme ; et, s'ils ne se touchent qu*en 
partie, ce ne sont plus des points (1). La ligne en elle-même, 
longueur sans largeur, n'est ni sensible ni intelligible : je puis 
bien imaginer une largeur de plu? en plus petite , mais la faire 
nulle , jamais. Ainsi Tanalogie, qui est le seul moyen que les 
géomètres puissent employer pour établir Texistence de la ligne, 
leur fait défaut : il cesse d y avoir analogie quand le rapport es- 
sentiel est supprimé , et d'une longueur large à une longueur 
sans largeur, il n'y a pas d'assimilation possible. On parle aussi 
d'extension, on dit que, diminuant de plus en plus la largeur, on 
est amené à la poser nulle ; mais le genre est changé ; l'esprit 
ne suit plus (2). Âristote , qui commence par porter le trouble 
dans les rangs des géomètres en prouvant de mille manières 
Vimpemabilité de la chose, cherche à faire voir ensuite qu'on 
peut penser la largeur d'une muraille sans en penser la profon- 
deur : en quoi il se trompe ou veut nous tromper, car tout ce 
que nous pouvons faire , c'est de penser cette profondeur quel- 
conque, et aussi petite que nous le voulons. La composition des 
surfaces et des solides est aussi difficile à imaginer que celle des 
lignes; la continuité des circonférences décrites par les points 
d'un rayon qui tourne autour du centre, celle des génératrices 
d'un cylindre, sont du môme genre que celle des points d'une 
ligne, et le contact des corps ou de leurs parties est absolument 
inintelligible. En résumé, les essences géométriques ne sauraient 
se déduire les unes des autres (3). 

De nouvelles difficultés se présentent en général sur le rapport 
du corps à ses dimensions. Les dimensions se distinguent-elles du 
corps, se confondent elles avec le corps? Ni avant ni après leur 
combinaison, le vrai corps ne peut être imaginé ; et aucune d'elles 
n'apportant le corps avec soi, le corps n'existe donc pas (4). Enfin, 

(1) Id., ibid., 29-37. 

(2) Id., ibid., 37^57. —Cet argument 8*applique sans difficulté à toutes les 
méthodes d'exhaustion ou de limiiet. L'extension, UWaaif, dont parle Sextus, 
est même une véritable exhaustion, comme le montrent les développements du 
texte. 

(3) Id., ibid., 67-83. 

(4) Id., ibid., 83-92. On peut rapprocher de ce passage les inextricables dis- 
cussions de l'école platonicienne sur lesessence^ mathématiques. (Voyez ci-dessus 
p. 43, 204 et 206.) 



382 MANUEL 

si Ton voulait passer aux géomètres leurs principes et leurs hypo- 
thèses, on se trouverait encore arrêté aux définitions (4), puis aux 
constructious qui ne sauraient se rapporter à la ligne sensible 
tracée sur Tabacus, et qui, rapportées aux lignes intelligibles, 
exigent qu*on explique la nature des sections et le rôle du point 
de rencontre dans la ligne sécante et dans la ligne coupée (2). 

La réfutation des arithméticiens par Sextus est dirigée contre 
Platon et les pythagoriciens. Le critique n'a qu'un but , celui de 
renverser l'existence objective de l'unité et des nombres : et ses 
arguments n'ont de portée que contre une théorie aujourd'hui in- 
connue, plutôt encore qu'oubliée en arithmétique. Si je supprime 
l'unité, dit-il, je supprimerai du même coup le nombre. Or, en 
soi, l'unité ne peut pas être pensée ; et, dans les choses que Ton dit 
en participer, cette pensée soulève beaucoup de doutes. Si , par 
exemple, du bois, que l'on dit participer de l'tin, est un lui- 
même, alors l'un sera du bois, et jamais autre chose. Si plusieurs 
participent de l'un, l'idée de l'un n'est donc pas une; l'un a des 
parties ; et alors je demanderai si ce qui est ainsi dans l'un^ sus- 
ceptible d'être nombre, participe de l'un ou n'en participe pas : 
dans le premier cas, la pluralité participe de l'unité , et Ton peut 
dire que deux est un ; dans le second, les idées existent dans l'un 
indépendamment de toute participation , ce qu'on ne voudra pas 
admettre (3). Mais la composition du nombre n'est pas en elle- 
même plus claire que l'existence de l'unité. Platon déjà en avait 
remarqué les difiûcultés dans son traité de l'Ame (4) : placez l'un 
à côté de l'un, vous n'obtenez le deux ni en supposant qu'il se 
vient ajouter à ces deux unités, ni en supposant qu'elles demeu- 
rent dans leur état ou que quelque chose leur est enlevé. Et, en 
général, l'addition et la soustraction sont des opérations inintel- 



(1) Sextus examine (ibid., 93-108) les deux définitions essentielles qu'on a pro- 
posées pour la ligne droite, puis celle de l'angle, puis celle du cercle; et il fait 
de curieuses remarques et des objections qui ne peuvent être levées que par la 
théorie des idées en excluant toute prétention à la certitude objective. 

(2) Ici le sceptique parait avoir la confiance qu'il a trouvé des arguments tout 
nouveaux (ibid., n* 108); mais, en réalité, ils n'ont de valeur que celle qu'ils 
empruntent aux objections générales déjà exposées. (108*116.) 

(3) Sextus, Adv. arithmeticoSy 14-20. 

(4) C'est le Phêdon^ p. 275 et 276. Cousin, V. ci -dessus, p. 16. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 383 

ligibies. Pense-t-on opérer sur le tout proposé? cela ne se peut 
faire, car il cesserait d'exister alors même : et ce n est pas de 
dix qu'on aurait retranché un , puisque dix ne serait plus. Est- 
ce sur une partie ? ie tout ne changera pas. Est-ce sur toutes ? il 
ne changera pas de la manière attendue. Ainsi, ni Tunité néces- 
saire au nombre , ni le nombre formé d'unités ne sont choses in- 
telligibles (1). 

La science de l'ordre et des mouvements des astreis portait le 
nom d'astrologie dans la haute antiquité grecque , et encore du 
temps de Platon et d'Aristote, d'après lesquels nous avons em- 
ployé quelquefois ce mot dans notre exposition. Sextus ne rap- 
porte pas son traité contre les astrologtàes à cette doctrine, déjà im- 
plicitement réfutée , dit-il , avec l'arithmétique et la géométrie 
auxquelles elle peut se ramener tout à fait. Il n'a pas en vue non 
plus Yastronomie d'Eudoxe et d'Hipparque(4) : tel est le nom qu'on 
donne quelquefois à une sorte de puissance prorrhàique^ appli- 
quée aux arts de l'agriculture et de la navigation , et fondée sur 
l'observation des phénomènes. Sextus reconnaît ce pouvoir de 
l'empirisme ; mais il veut montrer la vanité de la science géné- 
thliaque, de cette funeste superstition que les mathématiciens et 
les astrologues, ainsi que les Chaldéens s'appellent eux-méimes, 
ont décorée de noms magnifiques. Nqus ne suivrons pas le scep- 
tique dans la réfutation d'une science qui n'appartient pas au 
cycle des sciences anciennes, selon !e plan que nous nous som- 
mes tracé, si tant est qu'où ait jaiUi^is pu légitimement appeler 

(1) Sextus, Adv. arilhm., 20, jusqu'à la fin. — Le début de ce petit traité est 
consacré à une exposition rapide du système des nombres des pythagoriciens et 
de la théorie des idées de Platon. '— Fabricius pense que les livres contre les 
géof^ètres et contre les arithméticiens ne formaient qu'un seul ouvrage dans la 
pensée de l'auteur (p. 338). 

|2) Sextus, Adv. astrologos, 1 et 2. —On sait que le nom à' astrologie demeura 
définitivement attaché à la doctrine des Chaldéens, et celui à' astronomie à la 
science d'Hipparque. Les prédictions dont parle ici Sextus sont des prédictions 
météorologiques. Hésiode, Eudoxe, Aratus et Virgile même s'en étaient occupés. 
C'étaient là des essais très-permis alors, dont les résultats, quoique illusoires, 
prirent à jamais possession des calendriers. Sextus fait ici preuve d'une crédu - 
lité.doub!enu>nt condamnable en un sceptique : il paraît croire À la possibilité de 
prédire des pestes et des tremblements de terre, tandis qu'il ne fait aucune men- 
tion des prédictions astronomiques très-légitimes de l'école d'Alexandrie. Celles- 
ci aussi étaient fondées sur l'observation, et Ton pouvait les adopter sans renon- 
cer à la qualité à!enipirique. 



384 MA1IU£L 

science un amas de règles iocohérenles établies sur des principes 
s('écieux , mais imaginaires. 

Parmi les six arts ou sciences queSextus attaque dans leurs fon- 
dements, nous devons compter la musique, dont les pythagoriciens 
ou platoniciens soumettaient les règles au nombre. Ici Tobjet du 
sceptique est de faire voir qu'il n'y a de réel dans la musique 
que ce qui est phénoménal : les sensations qu'elle procure, les 
passions qu'elle exdte. il invoque l'idéalisme sensualiste des cy- 
rénaïques ; il s'appuie même sur Platon et sur Démocrite pour 
nier l'existence réelle , objective , des choses sensibles ; il admet 
avec Aristote que la voix n'est pas corporelle, avec les stoïciens 
qu'elle n'est pas incorporelle, et il en conclut qu'elle n'est rien. 
Ainsi, dit-il, la voix, le sensible ffropre à Toute n'existe pas, ni , 
par conséquent , le son , ni l'intervalle , ni la symphonie , ni la 
mélodie , ni la musique. Le rfaytbme ne soutient pas davantage 
l'examen : les rhylhmes sont composés de pieds; les pieds, qui 
se marquent dans la danse , sont composés de temps ; et il est 
aisé de prouver, sans s'éloigner des dogmatiques eux-mêmes, que 
le temps n'existe pas plus que la voix. Il n'y a donc ni rhythme 
ni modulé dans les choses , et la musique disparaît du nombre 
des réalités à la suite des deux parties qui la composent (4). On voit 
que l'existence empirique de la musique n'est pas atteinte par 
cette argumentation ; mais comme science des réalités, la science 
des modes etdesrhythmes ne pourrait subsister sans les nombres, 
que Sextus a déjà rejetés; et comme art, il faudrait, pour la re- 
connaître, lui accorder une fin certaine et des procédés constants 
en rapport avec celte fin. Or, cette question, selon Sextus, sou* 
lève beaucoup de doutes. 

Ici l'argumentation du pyrrhonien se rapproche beaucoup de 
celle qu'il a dirigée contre les grammairiens et les rhéteurs. 
Il s'en réfère même à ce qu'il a dit de la poésie, que certains 
voudraient faire servir à la défense de la musique. Il sépare les 
causeâ de ces deux arts sans accorder pour cela que les poètes 
vaillent mi^x que les musiciens. Sextus expose l'histoire des 
opinions et des faits allégués sur l'utilité de la musique : il les 

(1) Id., Adv. muticoty 38-G9. On Uoare là, conformément à l'usage de Sextus, les 
définitions et Vexposé des principaux éléments de la musique théorique des anciens. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 385 

réfute; il réduit toutes les causes de l'art à Topinion, à l'imagi- 
nation des hommes, tous les effets à des distractions passa- 
gères, et il déclare que l'utilité de la musique n'est pas plus évi- 
dente que les hypothèses des musiciens ne sont recevables (1). 
C'est en suivant la même marche, mais avec des développements 
plus étendus, que Sextus expose tout ce qu'il y a d'indéterminé 
dans le but, dans la méthode et dans la division de la grammaire, 
et tout ce qu'il y a de difficultés, de doutes, d'arbitraire attachés 
aux principaux éléments qu'elle envisage, noms, mesure, ortho- 
graphe, héllénismes, étymologies ; qu'il met en évidence l'incerti- 
tude des témoignages, l'incertitude de l'histoire, tantôt humaine, 
tantôt mythique, les mensonges et l'immoralité des poètes, et l'in- 
utilité des grammairiens, qui ne savent pas même expliquer He- 
raclite ou Platon. Il réduit ainsi l'art de la grammaire à un simple 
usage, à une routine ; puis il place la rhétorique à côté de la gram- 
maire : il fait voir quelles sont les vanités de cet art prétendu de 
persuader, quels en sont les dangers, et qu'aucune sorte de per- 
suasion ne saurait être atteinte au moyen de la parole, pas même 
quand on met la démonstration en usage, parce qu'il n'existe pas 
de démonstration (2) . 

Après avoir ainsi parcouru les sciences encycliques , nous sa- 
vons à peu près tout ce que le scepticisme pouvait opposer à 
l'ensemble des connaissances des anciens, hors de la philosophie. 
Les principes. seuls ont été discutés, encore est-ce uniquement 
en tant que certains ou que réels : s'ils ne sont ni l'un ni l'autre, 
un sceptique les méprise, ainsi que toutes les conséquences pré- 
tendues rationnelles qui s'en peuvent déduire. La méthode est en 
effet frappée du même coup que les principes, quant à sa certi- 
tude , à sa vraie valeur. Ces questions sont examinées dans les 
traités contre les philosophes, et particulièrement contre les 
logiciens. Puisqu'il ne s'agit ici que de la science, nous ne pou- 
vons revenir sur la réfutation des physiciens philosophes par les 
sceptiques , mais nous examinerons les arguments déjà mention- 

(1) Id., ibid., I, 38. 

(2) Id., ibid.f Adversus grammaiicos ti Adversus rhetores. Ces deux livres sont 
]es premiers de l'ouvrage Adversus niathematicos ; puis vient la géométrie, puis 
l'arithmétique, puis Tastrologie ou mathématique proprement dite, enfin la mu- 
sique. 

H. 33 



386 MA£ÏU£L 

nés sous le oom de iropes de Vétiologie; ces arguments se rap- 
portent à la physique spéciale telle à peu près qu'elle est aujour- 
d'hui constituée, quoique les anciens n'aient pas encore connu 
cette science d'une manière distincte. 

Parmi les huit arguments qu'iËnésidème oppose à la recherche 
des causes, on peut en remarquer trois (4) qui semblent avoir 
trait aux erreurs qu'un physicien peut commettre plutôt qu'à la 
nature même des procédés qu'il doit employer. Nous les passe- 
serons sous silence, comme l'aurait fait iEnésidème si la physique 
avait été de son temps ce qu'elle est du nôtre. Mais il en reste 
cinq qui n'ont rien perdu de leur importance, et qu'on doit avouer 
très- propres à montrer qu'il n'est pas de certitude absolue dans 
les sciences physiques. Le dernier de ceux-ci se rapporte aux 
hypothèses particulières, par conséquent encore aux [Ailosophes ; 
mais quel est le physicien qui ne fait pas d'hypothèses? Or, une 
hypothèse en elle-même est toujours douteuse. Examinons main- 
tenant les quatre autres. 4^ ^nésidème remarque que les physi- 
ciens ont rhabitude d'apporter des raisons ou de signaler des 
causes qui n'ont rien d'évident par soi, et qui ne sont confirmées 
par aucune chose évidente. — On peut aujourd'hui citer l'attraction 
mutuelle de tous les corps , qui sert à expliquer tant de phéno- 
mènes et des plus grands, et qui, par elle-même, est une notion par- 
faitement obscure. 2® Entre plusieurs causes qui peuvent être assi- 
gnées à un même phénomène, le physicien n'en considère qu'une. — 
Cet argument, que de bonnes observations, rares, il est vrai, dans 
l'antiquité, semblent pouvoir infirmer dans un grand nombre de 
cas , reprend une valeur absolue à nos yeux si nous remarquons 
rimpossibilité de s'assurer qu'il n'existe pas une cause différente 
de celle qu'on a en vue , et qui soit capable des mêmes effets. 
Âinâi, l'on croit que l'aberration des étoiles, telle qu'elle est ob- 
servée et mesurée, ne se peut expliquer que par le mouvement 
de la terre combiné avec celui de la lumière. Cela peut être vrai, 
cela paraît très-probable, cela n'est pas certain. 3° Le physicien 

(1) Ce sont les trois derniers. (Voyez d-dessus, p. 350.) Nous ne voulons pas 
dire cependant que les physiciens de nos jours sont tout à fait exempts des 
erreurs mentionnées ici par ^nésidème, mais seulement que ces erreurs ne s'élè- 
vent pas jusqu'à la science acquise générale. 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 387 

apporte pour un certain ordre de faits vne eause qui ne s'étend 
pas à cet ordre tout entier. — En effet, les hypothè^s, même les 
meilleures, comme celle des ondes en optique, rendent-elles abso- 
lument compte de toutes les propriétés de la lumière? rendront- 
elles compte des nouveaux faits qui pourront être découverts ? nul 
ne pourrait l'affirmer. 4<> L'explication des choses cachées par 
certaines choses apparentes qu'on suppose de même nature, n'est 
jamais absolument satisfaisante. — Nous demanderons, par exem- 
ple, si l'assimilation de la cause de l'électricité à celle du tonnerre 
est rigoureusement légitime tant que les physiciens n'ont pas com- 
posé de toutes pièces un orage artificiel ? 

Nous avons eu soin de choisir les notions physiques les plus 
satisfaisantes, et à juste titre les plus généralement adoptées, afin 
de faire mieux ressortir l'incertitude de la physique soit expéri- 
menlale Foit théorique, aux yeux de quiconque voudra comparer 
les résultats les mieux acquis de cette science à l'idée qu'il a sans 
doute en lui du savoir absolu (1). Et de la sorte, la physique va 
rejoindre la géométrie, qui déjà elle-même a rejoint la philoso- 
phie , au rang des connaissances humaines dont les fondements 
ni le contenu n'ont en eux-mêmes rien de parfaitement stable et 
assuré. 

§in. 

RÉFUTATION DU SCEPTICISHB. 

DE LA FOI PHILOSOPHIQUE ET DE LA FOI RELIGIEUSE. 

CONCLUSION. 

Au milieu des querelles suscitées par la science , étranger à 
tous les écarts de l'erreur qui s'ignore et à toutes les irrésolutions 
de la bonne foi, le sceptique seul semble avoir trouvé le repos 
en lui-même : seul , il semble fort dans sa pensée immuable, et 
seul philosophe en son ignorance, vis-à-vis des prétendues sa- 
gesses pour lesquelles il se déclare invincible. 

Partout où deux philosophes se sont rencontrés ou se rencontrent, 

(1) Est-il nécessaire de dire que nous n'attaquons pas plus la physique ici 
qu'ailleurs la philosophie, mais seulement la connaissance imperturbable, la 
connaissance de la connaissance, en un mot la certitude! 



388 MANUEL 

ils ont disputé, ils disputent. Au sujet de ce point de fait, qui ne sera 
contesté par personne, il y a quatre suppositions à faire : ou les 
philosophes ne peuvent ni ne veulent s'entendre et demeurer d'ac- 
cord, ou ils veulent et ne peuvent pas, ou ils peuvent et ne veulent 
pas, ou enfin ils veulent et ils peuvent. L'idée du vouloir est ici 
parfaitement claire, quelle que soit la nature de la volonté, sur 
laquelle nous n'avons besoin de rien admettre : nous entendons 
parler seulement, ou d'une tendance telle quelle à l'état de repos 
et d'accord dans les opinions, ou d'un effort pour réaliser cet 
état. Les deux premiers cas posés dans notre division ne pour- 
raient être effectifs et généraux dans la science sans que l'on fût 
fondé à nier toute science autre qu'individuelle, et à faire résider 
la vérité dans les pures apparences qui se présentent à chacun. 
Le troisième cas ne saurait s'expliquer sans nier la bonne foi des 
hommes, ce qui ne mènerait à rien et laisserait la philosophie 
impossible, ou sans reconnaître à cette affirmation , qui dépend 
de la volonté, des facultés, des puissances contraires sur les mô- 
mes sujets, dans les mêmes circonstances ; mais si ces facultés sont 
arbitraires, la science disparaît encore une (ois ; et , si elles ne le 
sont pas , c'est le pouvoir qui manque , et le cas que nous exa- 
minons rentre alors dans les cas précédents. Reste enfin le qua- 
trième cas ; mais nous demanderons , si les hommes peuvent et 
veulent s'entendre sur la philosophie, pourquoi ils ne le font pas? 
Avant d'aller plus loin , nous devons résoudre la difficulté que 
nous venons de proposer. Nous en connaissons une solution , une 
seule. Qu'on refuse de l'admettre, on demeurera face à face avec 
la difficulté dans toute sa force. On la nommera sophisme, sans 
doute ; mais un sophisme irréfutable porte le scepticisme en son 
sein. Ou le scepticisme en sortira, ou il y résidera toujours me- 
naçant. Voici notre solution : Nous reconnaissons comme vrai le 
premier cas, les philosophes ne peuvent ni ne veulent demeurer 
d accord y et nous recevons en même temps le dernier, qui lui est 
contradictoire; mais nous levons la contradiction, qui n'est ici 
qu'extérieure, en distinguant deux genres d'objets parmi ceux que 
regarde une discussion. S'agit-il de s'entendre sur les rapports 
et sur la coordination des idées, sur l'identité de deux phéno- 
mènes ou sur la connaissance des faits de pure observation : non- 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 389 

geulemenl nous voulons tous et pouvons nous entendre, mais nous 
y parvenons réellement tous les jours , et dans la vie et dans 
Tordre des choses scientifiques. S'agit-il, au contraire, de ces 
principes généraux, de ces axiomes, de ces idées suprêmes qui 
régissent l'esprit, au sujet desquels l'histoire nous apprend que le 
pour et le contre ont été souvent soutenus avec la même force et 
les mêmes lumières, nous pensons que les philosophes ne peuvent 
ni ne veulent s'entendre : ils demeurent persuadés, en effet, qu'il 
ne leur est pas possible d'admettre une vérité qu'on leur présente, 
et qu'autrefois peut-être ils reconnurent eux-mêmes, à moins de 
nier une autre vérité qui s'étend et domine à présent dans leur 
intelligence. Toutes ces antinomies se résolvent quand on admet 
que deux attributs contraires peuvent être rapportés en même 
temps à un seul et même être. 

Ce n'est pas ici le lieu de développer dogmatiquement cette 
proposition. Qu'il nous suffise d'invoquer à l'appui le témoignage de 
l'histoire que nous avons essayé d'écrire : tout incomplète qu'elle 
est, cette histoire nous semble apporter une confirmation solide à 
l'unique vérité qui fonde, assure, éclaire toutes les autres. Que ce- 
lui qui la nie se représente les combats de la philosophie durant de 
longs siècles ; qu'il jette les yeux sur ces hautes questions de Dieu, 
de l'âme, de la morale, au sujet desquelles on refait tous les jours 
des systèmes inventés, rejetés et repris souvent dans l'antiquité ; 
qu'il observe les sciences dont les progrès n'ont été sûrs, dont l'éta- 
blissement n'a été durable que du jour où elles ont cessé de dispu- 
ter sur leurs principes ; qu'il se demande enfin pourquoi, seule entre 
toutes, la science des principes n'est pas une science. Les principes 
sont évidents, on l'accorde. Ils sont peu nombreux, et rien ne serait 
plus facile que de les coordonner s'ils étaient cohérents, s'ils 
se pouvaient enchaîner ou concilier, car les sciences de pure 
classification sont les plus avancées de toutes ; mais les prin- 
cipes s'opposent les uns aux autres et en plusieurs sens , puis 
ils se mêlent et s'enlre-croisent, et la science devient impos- 
sible à celui qui cherche un fil unique pour se guider dans ses 
labyrinthes. Si la vérité n'est pas là , c'est dans le scepticisme 
qu'il la faut chercher. Le scepticisme triomphe du combat de 
opinions, parce que seul il est en état de rendre compte de 

33. 



390 MANUEL 

grand fait, qui commande et réunit en lui tous les autres. 

Transformant ainsi Thistoire en son domaine propre, le scep- 
tique est au-dessus de la science; il ne tient pas la place d'un 
homme, mais celle de rhumanité tout entière, et il a le droit de 
taxer de folie quiconque ose prétendre engendrer une doctrine en 
lui seul, par lui seul et malgré les hommes. Le dogmatique est à 
ses yeux un halluciné qui perçoit quelque apparence, et qui y eut 
que les autres la perçoivent comme lui, et que cette apparence soi^ 
pour lui-même une vérité certaine, une vérité, la même vérité 
pour tous. Voudra-t-on objecter au sceptique un cercle vicieux , 
banal , qui consiste en ces paroles qu'on lui prête : Je suis cer- 
tain qu'il faut douter , ou encore : Je professe un dogme , et ce 
dogme est le scepticisme; mais te sceptique s'affranchira des 
mots dont on veut l'enchaîner , et il demeurera le maître. On a 
beau faire, on ne fera pas que son doute soit autre chose, à son 
avis, qu'une apparence dont il n'affirme la réalité qu'en tant 
qu'elle apparaît. On ne fera pas que sa suspension soit un dogme, 
et son inscience une science, car il ne sait pas même avec So- 
crate qu'il ne sait rien. Il perçoit des phénomènes dans la na- 
ture, dans ses rapports avec les autres hommes et dans sa pensée 
propre. Le dernier de ces phénomènes, c'est le doute sur la réa- 
lité de tous les autres ; c'est aussi l'enseignement, et c'est la mise 
en système de ce doute. On ne peut défendre au sceptique ni de 
penser, ni d'affirmer, ni d'enseigner, tant qu'il avoue ne connaître 
de tout cela que des ombres qui passent devant lui et tant que 
sa foi demeure suspendue. 

Nous n'essaierons pas de réfuter le scepticisme en soi. La vo- 
lonté peut toujours suspendre le consentement de l'homme, et telle 
est la volonté d'un sceptique. Mais nous réfuterons le scepticisme 
en nous. Et comment? En le rejetant; en appliquant notre vo> 
onté à l'affirmation de la réalité des objets de nos idées, au lieu 
de l'appliquer à nous tenir indécis entre l'affirmation efr la né- 
gation. Appliquer ainsi sa volonté, c'est croire. Nous croirons 
donc, nous l'engagerons à croire avec nous, mais nous n'aurons 
pas la prétention de Ty forcer au nom de la science. Bien plus , il 
''.roit comme nous et aux mêmes choses que nous. Il a vu mar- 

^r Diogène, il entend nos paroles, il suit ses pensées. Ainsi 



DE PHILOSOÇHIE ANCIENNE. 39 1 

nous ne lui dirons qu'un mot : La science que vos adversaires pen- 
sent posséder, et que peut-être vous avez cherchée vous-même, 
est chimérique; la science absolue, vous l'avez dit, réduit l'êlre 
à des apparences : nous ne savons rien, nous croyons; et il n'est 
qu'une science féconde, celle qui repose sur la foi. 

II. Nous entendons par foi l'état de l'esprit qui repose sur une 
croyance constante et déterminée. La croyance est une affirmation 
volontaire de la réalité objective et hors de nous de certaines de 
nos idées. Ces idées sont-elles innées, générales, fixes, com- 
munes à un grand nombre d'états de notre intelligence, indispen- 
sables à l'exercice de la parole et de la pensée, la croyance dont 
nous parlons est alors la croyance philosophique départie à tout 
le genre humain. On voit combien elle diffère de la croyance re- 
ligieuse, qui, telle qu'elle est établie par la théologie la plus ré- 
paildue^ s'applique à des objets déterminés et particuliers, lesquels 
pourraient être ou n'être pas sans que l'esprit humain perdît rien 
de son assurance et de sa stabilité. Ainsi la foi philosophique dif- 
fère de la foi religieuse dont nous parlons, en ce que l'une est 
arbitraire, l'autre nécessaire; l'une surnaturelle, l'autre naturelle ; 
l'une donnée à quelques-uns, l'autre à tous; l'une inutile à l'autre, 
et celle-ci indispensable à la première. En un mot, l'Une est la 
science des principes nécessaires, pourvu que ce mot science soit 
bien entendu ; l'autre se fonde uniquement sur un don de grâce 
par lequel certains hommes se croient illuminés et conduits à des 
vérités que la science n'embrasse pas. 

La raison humaine naît et se développe au sein de ta foi dans 
les principes, et cette foi est elle-même engendrée par l'union de 
l'amour, de l'intelligence et de la volonté. La scission profonde que 
nous avons marquée entre la raison et la religion reçue menace 
d'engloutir celle-ci, car en toutes choses l'esprit vise à l'unité. On 
cherche alors à rattacher de quelque manière la religion à la 
raison, à la souder sur elfe, ou, comme on ose le dire, à la de- 
montrer. Il est vrai qu'on n'a jamais nié l'influence nécessaire 
de la grâce divine poiir engendrer la vraie foi religieuse dans 
l'homme ; mais on n'a pas laissé de vouloir appuyer la réalité de 
l'objet de cei'é foi sur la réalité des objets dfe la croyance naturelle 
qui est donnée à tous. ÂlUi^s on à fait de la foi religieuse pari' 



39S MANUEL 

Hère et déterminée, et les théologiens ont en cela suivi la tendance 
instinctive des premiers croyants, une sorte de dépendance de la 
foi universelle. Sur celle-ci on a fondé la réalité de certains faits 
historiques,^de ceux que les hommes peuvent croiresur témoignage ; 
mais^ la nature de ces faits étant surnaturelle, car la contradiction 
se révèle ici dans les termes, on a pensé que Dieu lui-même en 
avait dirigé la production : Dieu, disons-nous, qui est au-dessus 
de la nature et de ses lois. Le contenu tout entier de la révélation 
se trouvant ainsi mis hors de doute, on a pu au nom de la foi natu- 
relle exiger la foi à l'autre, c'est-à-dire à tous les mystères et au 
plus grand de tous, celui d'une église absolument infaillible, in- 
terprèle de la parole divine et surhumainement douée de Taper- 
ception du vrai. D'échelon en échelon, on croyait ainsi parvenir de 
l'homme à Dieu, des faits aux mystères, et Ton ne s'apercevait pas 
que la méthode était fautive dès qu'elle embrassait deux domaines 
distincts, et que le passage du premier au second n'avait rien de 
nécessaire. Les faits qui sont des miracles cessent d'être de sim- 
ples faits; ils ne se prouvent pas par témoignage ; ils sont sujets 
à une multitude d'interprétations. Mais, supposé qu'on sache ce 
que c'est qu'un miracle et quand est-ce qu'un miracle s'est pro* 
duit , et s'il est de ceux qui prouvent une mission divine, on pla- 
nera bien au-dessus du règne des faits ; on n'aura plus besoin 
des faits. 

Ainsi, quand des prêtres théocrates voudront mêler le principe 
de la foi mystique à celui de la foi philosophique et faire servir cette 
dernière à engendrer l'autre sans qu'elle se ruine elle-même, ils 
pourront bien employer une telle méthode aussi long-temps qu'une 
croyance universelle la rendra superflue; ils prouveront la vérité de 
la religion par les miracles, et les miracles parla doctrine, tant que 
les peuples croiront aux mi racles sur témoignage, et que la doctrine 
ne sera pas contestée comme divine. Mais il s'agit ici de la science : 
or, aussitôt que les méthodes historiques viendront à changer, si cer- 
tain système, celui des mythologues symbolistes, par exemple, ou 
des naturalistes, pour qui rien n'est merveilleux, parvient à triom- 
pher ; ou s'il arrive encore que la science établisse sur quelque 
' déterminé, tel que l'antiquité des hommes sur la terre, la va- 
es races, la stabilité du soleil , un dogme contraire à celui 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 393 

qu'on a fondé sur les livres divins , la foi religieuse se trouvera 
tristement compromise. 

L'intime union de la science et de la foi , que les religions théo- 
cratiques prétendent établir, conduit nécessairement à une vio- 
lation de la nature des choses humaines. Ou bien la science elle- 
même disparait avec la liberté , avec l'esprit des recherches , 
avec la légitimité du doute : l'homme demeure face à face avec 
Dieu , illuminé par Dieu , sanctifié par Dieu que le prêtre lui 
communique; il a la connaissance absolue et toute science lui de- 
vient inutile. Ou bien la science survit; elle s'avance portée par 
l'esprit du désir et des progrès, et un malheur peut-être irrépa- 
rable arrive : la foi décline, puis elle s'éteint. 

m. Cependant la science et la foi se touchent en plusieurs 
points. Elles se touchent, non dans le cœur du simple, mais dans 
l'esprit du savant et dans celui du prêtre, qui doit savoir aussi, 
puisqu'il enseigne. Il y a donc une foi érudite : or, il est de l'es- 
sence des choses que cette foi soit subordonnée à la foi philoso- 
phique et qu'elle dépende de la science, en tant que scientifique 
elle-même. Si la foi se change en un savoir métaphysique, ou 
physique , ou historique, il faut qu'elle subisse les lois qui régis- 
sent ces trois ordres de la connaissance humaine. Doit-il s'en- 
suivre de là que la foi religieuse, donnée à tous comme le pain 
nécessaire de chaque jour, varie ainsi que varie la science et 
qu'elle perde ainsi toute sa vertu? Doit-il s'ensuivre que la foi 
soit présenlée comme une science au peuple, et que l'on enseigne 
aux enfants une théorie des miracles, une théorie des symboles, 
suivant que celle-là règne, ou celle-ci ; qu'enfin la foi soit à chaque 
instant ébranlée ou renversée, selon la nature même de la science 
qui se transmet difficilement et se discute toujours? Nullement. 
Mais la foi érudite n'est qu'une forme de la science ; pour le sa- 
vant lui-même, elle n'est pas la vraie foi, la foi simple; elle en 
est profondément distincte, et qui les veut mêler les détruit l'une 
par l'autre. 

La simple foi religieuse ne nous instruit pas des arcanes de 
l'histoire ou des mystères du savoir , tout cela chez elle est d'em- 
prunt ou de pure forme; mais elle nous donne , par un effet de la 
grâce divine , de notre amour et de notre volonté , la croyance 



394 MAMIEL 

ferme à des vérités qui , sans elle , demeareraieot dans Tesprit , 

froides , immobiles , sans force ni réalité. 

Par celte foi nous croyons à la réalité du bien et de la verta ; 
nous croyons à Timmorlalité de notre àme, à Téternité future de 
notre personne intelligente et morale; nous croyons à l'existence 
de Dieu, à sa providence, à des natures élevées au-dessus de la 
nôtre , qui nous connaissent et nous attirent ; à des peines et à 
des récompenses qui sont attachées dans l'avenir aux effets de 
notre conduite présente. Ce sont là les grands éléments d'une re- 
ligion générale. Dans ces hautes régions, où l'homme aperçoit ce 
que ses yeux ne voient point , la science n'a rien à lui appren- 
dre. Alors même qu'elle le conduit au sommet , ce qui se peut 
faire quelquefois, après qu'elle a remué son esprit avec de 
puissants leviers, ou dessillé son intelligence, elle ne peut cepen- 
dant donner la vie au monde abstrait, dont elle lui offre le spec- 
tacle ; elle est impuissante à animer les images qu'elle crée. 
Mais eût-elle même éclairé la pensée des plus vives lumières , il 
lui resterait encore à fondre le cœur. Au contraire , qui d'entre 
nous , un certain jour de sa vie , ne s'est senti transporté dans 
l'invisible? La nature et l'art, la communication de tout ce qui 
est ineffable dans l'harmonie du monde ou dans l'expression de 
rame humaine , nous ont transfigurés quelquefois. Purs dans no- 
tre amour, forts dans notre volonté , illuminés dans notre enten- 
dement, nous avons compris, mais ce furent des instants trop 
courts, eette admirable parole de l'apôtre : la foi c'est la démonstra- 
tion de l'invisible^ c'est la substancedes choses que nous espérons. 

La substance des choses de la foi se saisit en elle-même ; elle 
est embrassée par notre amour ; la démonstration n'en a rien de ra- 
tionnel ; aucun doute ne l'atteint, ni celui qui s'attache aux prin- 
cipes , ni celui qui s'attache aux conséquences. Puisque cette foi 
ne participe point à la nature ou aux formés de la science, elle 
n'aura rien non plus qui soit scientifique dans son enseignement et 
dans sa propagation. Mais Téloquence inspirée des prédicateurs, 
l'exemple des bons et des justes , surtout les leçons de la fa- 
mille,, seront les voies de son développement; il n'en faut pas 
d'autres, et nous ne connaissons pas de preuves rationnelles qui 
puissent mener si loin. Au contraire, quand la théologie voudra 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 395 

S appliquer aux objets de la foi , eile mènera la philosophie avec 
elle; la philoso{^ie amènera la science. La foi , devenue savante, 
imitera la science dans sa grandeur et dans sa faiblesse. Qu'une 
telle foi ne soit donnée qu'à l'homme qui la cherche, que les au- 
tres l'ignorent, qu'à aucun on n'ose l'imposer comme absolue. 

IV. Cependant la foi religieuse ne peut pas se renfermer tou- 
jours dans cette croyance vague en son objet , quoique forte et 
arrêtée par elle-même , qu'on appelle ordinairement la religion 
naturelle. Le mysticisme survient. Nous entendons ici par mys- 
ticisme une disposition innée de i'homme à dépasser les objets af- 
firmés de la religion naturelle, à s'élever jusqu'à la perfection 
d'une connaissance qui embrasse toute l'étendue et toutes les par- 
ties de la vérité. Cet admirable élan est précisément contraire à 
la marche mesurée du savant, à sa prétention de ne rien affirmer 
qu'il n'ait vu et, en quelque sorte, touché avec son esprit, en le 
conduisant suivant les règles. Entre le mysticisme et la science se 
place la religion naturelle, inspirée et sage à la fois. Nous ne 
voulons pas cependant condamner le mysticisme. S'il aboutit quel- 
quefms à la folie, à ce que les hommes nomment folie , on peut 
dire aussi qu'il est le complément naturel de la foi, la fin dernière 
et désirée de la connaissance religieuse, qui toujours tend vers 
l'absolu. Mais le mysticisme a deux formes distinctes ; il peut se 
partager entre une association d'hommes qui, mus par les mêmes 
désirs, animés delà mêipe inspiration, attachés au même prophète, 
affirment en commun la réalité des objets de leur foi. Alors s'éta- 
blissent des mystères; alors une foi positivé estenseignée ; le mys- 
ticisme peut^ au contraire, naître et s'achever dans une âme isolée 
qui réclame sa liberté dans les mystères régnants, ou qui veut se 
les soumettre, ou qui les combat en croyant les suivre et les étendre. 

Il n'est pas de plus beau spectacle ici-bas que celui d'un homme 
élevé par son amour au-dessus des choses que les aveugles 
croient voir et que les sourds croient entendre, d'un homme que 
la grâce enlève et met avec Dieu face à face . qui sait de Dieu 
ce que, loin de Dieu, nous ignorons. Craignons toujours de nom- 
mer insensé le croyant, le dévot, le martyr. Il est heureux et 
nous souffrons : il veut notre bonheur et nous méprisons son es- 
pérance. Accusons d'orgueil cependant celui qui ne consulte et ne 



396 MÂKU£L 

coDDait que soi , tandis que Dieu Ta jeté parmi les hommes afin 
qu'il les comprit et qu'il les aimât. Le mysticisme est plus noble 
encore et plus respectable lorsque des hommes, unis par la même 
foi , par le même espoir, par le même amour, offrent au Dieu 
qui les aime un culte en commun. Tels étaient les mystères de 
l'antiquité , tel est aujourd'hui le christianisme dans celles de ses 
sectes, s'il en est, oii l'esprit d'intolérance, l'orgueil du savoir, 
l'ambition de régner, n'ont pas altéré la pure intelligence du bien, 
la simplicité du cœur et la charité. 

Mais, sans la liberté pour tous, et dans le sanctuaire et au*^ 
dehors, il n'existe, quelles que puissent être les apparences, ni 
vrai bien , ni amour. Vouloir imposer son mystère aux autres 
hommes, ou par la force ou par la ruse, c'est une usurpation dans 
l'état, c'est même une folie dans l'humanité. C'est l'intolérance, 
c'est la seule des vertus religieuses qui puisse nous rendre mé- 
chants. L'état représente l'association universelle des hommes : 
la religion naturelle est sa religion, parce qu'elle est la religion de 
tous; la philosophie est sa loi, parce qu'elle est l'expression su- 
prême de la science, et que la science unie à l'amour doit mener 
le monde. Les mystères lui sont étrangers, parce qu'ils sont de 
quelques-uns : il doit sentir, penser, vouloir, comme la nature 
humaine tout entière. Selon l'esprit, selon la foi naturelle des 
temps, c'est assez pour lui s'il élève, s'il gouverne des hommes 
religieux, des hommes moraux, des citoyens probes et dévoués. 
Mais toute secte qui affirme que la religion et la morale lui appar- 
tiennent en propre sur la terre, que son mystère est absolument 
le seul vrai, le seul divin, fait appel à la force, et se complaisant 
dans la haine et dans les combats, elle doit s'attendre à être ré* 
primée si elle n'est victorieuse. 

Étudions l'antiquité vers laquelle nous n'avons cessé de tendre 
et de revenir depuis ces jours heureux de la renaissance, que 
l'on a crus Gnis, et qui se prolongeront long-temps encore. Trois 
grandes choses, qu'on ne saurait nier, frappent tous les yeux dans 
l'histoire de la Grèce : 4® un état fondé sur des principes généraux 
de religion , de morale et de politique ; cet état est servi par un 
système admirable d'éducation , qu'il dirige seul ; il protège une 
religion tolérante , dont les dogmes n'ont rien de scientifique. 



DE PlULOSOPHiE ANCIENNE. 397 

2» Des iTiyilères à la fois consacrés, surveillés par l'état, dont les 
prêtres exercent peu d'influence sur les choses de ce monde et se 
contentent de mener les initiés à la contemplation d'une vie fu- 
ture, à la pratique plus sévère de toutes les vertus. 3<» Une science 
enGn, la philosophie, qui traite de l'état, qui traite des mystères, 
qui cherche la vérité , qui varie dans la possession qu'elle croit 
en avoir, qui marche librement, qui conduit à sa suite l'esprit hu- 
main tout entier, et qui prépare des dogmes pour les mystères à 
venir. 

Tels sont les rapports principaux que l'admirable peuple grec, 
à qui nous devons la science , la morale rationnelle et la liberté, 
nous enseigne entre la foi religieuse, la foi philosophique, l'homme 
et l'état. 

y. Après, le mélange des peuples tout changea dans le monde 
grec, devenu le monde grec et romain, puis le monde grec, ro- 
main et oriental. La foi philosophique s'était affaiblie par les com- 
bats de la philosophie, et par la victoire, quoique contestée, du 
scepticisme. Les sciences , de leur côté , s'étaient séparées de la 
science générale depuis qu'elles avaient cessé de discuter leurs 
principes, et cette nouvelle perte avait dû encore affaiblir la phi- 
losophie. Mais bientôt les sciences elles-mêmes commencèrent à 
s'endormir comme les arts. Plus de recherche désintéressée du 
vrai, plus d'amour du beau pour lui-même. L'esprit grec s'absorbe 
par degrés dans l'esprit de l'Orient, les mythes abondent et cou- 
vrent le savoir. La foi religieuse est tout, et la science même en 
emprunte la forme. Cependant une religion qui s'approprie les 
bons éléments des doctrines anciennes, et qui veut se former 
elle-même sa doctrine, éprouve le besoin de consacrer une certaine 
foi philosophique. L'astronomie, les mathématiques, ou ignorées 
ou méprisées, ne s'arrogent pas tant d'importance ; Orphée, Py- 
thagore, Platon, tous les anciens philosophes, déjà confondus par 
la critique grecque, ne sont jugés dignes de foi qu'en tant qu'on 
les prend pour les échos de Moïse et des prophètes ; mais alors 
même ils n'enseignent rien de plus que ceux-ci. Reste donc la lo- 
gique : on peut la regarder comme un utile instrument; on en 
peut faire l'humble vassale d'une science humaine et divine, à 
jamais arrêtée , dont l'origine est surnaturelle. 

11. 34 



398 MANUEL 

Quaot aux hommes du doute et de la recherchey aux sceptiques, 
ils conservent le goût des spéculations ; ils conservent dans Tidée 
même d'unecertitude impossible à atteindre, une sorte de foi philo- 
sophique. Mais ils la réduisent toujours à n'apprendre au savant 
que sa propre existence, idéale et phénoménale. Le sceptique ne 
connaît pas encore cette raison pratique admirablement inventée 
par la critique moderne , et qui n*est que la science réduite 
à ses vraies limites, à sa légitimité, fondée sur la croyance. 
Ainsi le scepticisme s'isola , et les grands esprits , dont il fit l'é- 
ducation , durent se jeter souvent du désespoir de la science à 
l'espoir de Dieu , abandonner une connaissance morte qui , afin 
d'être certaine et parfaite , allait jusqu'à s'annuler elle-même , 
pour une connaissance accomplie qui pouvait n'être pas vraie » 
mais que la grâce confirmait et qui donnait à la pensée le repos 
éternel. 

La foi religieuse positive, le nouveau mystère qui d'abord n'a^^ 
vait réuni qu'un petit nombre de croyants, qui seul, entre toutes 
les religions de l'antiquité, s'était montré exclusif, intolérant, qui 
seul pour cette raison avait dû être persécuté, ne tarda pas, 
tout en se déclarant unique et à tout jamais vrai, de s'approprier 
les éléments les plus importants des mystères étrangers, de ceux 
qui n'avaient pas contribué à sa formation première. La religion 
èsotérique des Grecs, la doctrine des mages, celle des Égyptiens, 
celle des Indiens, les mythes de Platon, de Pythagore et de leurs 
nouveaux élèves luttèrent entre eux et se composèrent en mille 
façons. De là des hérésies nombreuses que la nouvelle foi ju- 
daïque s'efforça de contenir, de ramener ou de satisfaire. D'un 
côté des hommes inspirés, apôtres ou instruits par les apôtres, en- 
seignaient la vérité mystique, apportaient la grâce aux simples 
et aux sages , exaltaient chez tous le désir et la volonté de croire 
à des vérités absolument déterminées sur Dieu, sur la destinée 
humaine et sur les merveilleux rapports de l'homme à Dieu ; mais 
surtout ils annonçaient l'égalité future et le règne de l'amour. 
D'un autre côté des hommes de doctrine, qui croyaient encore 
avoir l'esprit de la science et qui conservaient du moins la foi phi- 
losophique , tentaient de construire par leurs seules forces une 
religion dans le syncrétisme. Pendant ce premier moyen âge, et 



DE PHILOSOPHIE ANCJ£NM£. 399 

tout le temps que dura la confusion désordonnée d'un si grand 
nombre d'idées diverses, il y eut à la fois mélange, lutte, et dis- 
tinction de la croyance scientifique et de la croyance religieuse. 
Quelques-uns des pères de la nouvelle église furent platoniciens ; 
d'autres oombaitirent la science et les docteurs ; tous énumérèrent 
les dogmes absurdes des philosophes, à dessein de montrer ce que 
peut, réduit à lui-même, l'esprit de l'homme. Ils conduisaient 
ainsi rintelligence à la foi , à travers le soepticisme : quant au 
scepticisme pur , en lui-même, il n'était pas digne d'être réfuté ; 
c'est une doctrine qui ne saurait jamais agir puissamment siir le 
monde ; et les pères combattaient bien plutôt le syncrétisme païen, 
si dangereux pour eux, et les hérésies. 

Enfin, quand le paganisme eut été définitivement vaincu, que 
les barbares envahirent l'empire et que le moyen âge politique 
commença, la séparation de la foi philosophique et de la foi reli- 
gieuse sembla respectée , mais à telles enseignes que la science 
fut soumise à la religion, que la philosophie devint servante de la 
théologie, et que les quatre ou les sept arts libérauas, transmis de 
l'antiquité, furent énervés et devinrent innocents par faiblesse. La 
théologie elle-même, qui pouvait, comme elle le montra plus tard, 
régénérer la philosophie en se développant, fut réduite, autant que 
possible, à n'être qu'une application de la logique aux vérités ré- 
vélées. La philosophie alors devint une scolastique, et la doctrine 
suprême une théocratie. Ainsi, par le fait, l'ancien état de Tes- 
prit et des sciences était remplacé par un état tout différent : à la 
liberté succédaient l'intolérance et la tyrannie ; ni la foi ni le sa- 
voir n'étaient libres dans l'homme; et cette religion, qui n'avait 
d'abord apporté que la bonne nouvelle, et qui disait n'appartenir 
ni à la science ni même au monde, avait fini par les enchaîner l'un et 
l'autre. Ce fut un bonheur bien grand réservé par la providence 
à l'humanité que celui d'avoir un tel maître en de tels temps. 
Le christianisme a fait l'éducation première des hommes de TOc* 
cident : il fera beaucoup pour eux encore s'il se transforme avec 
eux, s'il reconnaît leur liberté, leur nouvelle science, leurs nou- 
veaux états ; s'il donne à sa propre doctrine, ramenée dans les con- 
ditions de toute connaissance humaine, une valeur philosophique 
aujourd'hui perdue, à sa morale une impulsion plus vive, une 



400 MANL'EL 

perlée plus politique, et une meilleure interprétation aux myâ- 

lères de la foi. 

YI. Rappelons-Dous maintenant Tesprit de la philosophie an- 
cienne, embrassons d'un seul regard la suite de ses penseurs, et 
demandons-nous ce qu*ils nous ont transmis, ce qu'à travers les 
temps écoulés ils nous apprennent encore. Cette philosophie diffère 
de celle du moyen âge en ce qu'elle est libre, en ce qu'elle est la 
science absolue et première , et qu'elle subit toutes les conditions 
du savoir individuel, de l'enseignement, de la contradiction. Née 
de la puissance de la pensée, elle a cependant toutes les imper- 
fections de l'homme seul. La philosophie du moyen âge semble 
plus forte ; mais est-elle encore une philosophie? Chez les mysti- 
ques de l'école de Platon et de la religion syncrétique , elle se 
donne l'autorité pour base ; elle prétend s'appuyer sur les meil- 
leures et les plus anciennes traditions du genre humain ; ce n'est 
donc plus la pure science : c'est la gnose, ou la sagesse, ou l'es- 
prit de Dieu. Chez les penseurs et les érudits de la religion du 
Christ, elle se subordonne à la théologie, qui elle-même s'établit 
sur l'autorité, sur les traditions, sur le témoignage, sur la révé- 
lation, sur Dieu : la logique péripatéticienne et toutes les sciences 
servent à mettre en ordre la connaissance et à l'exposer, mais 
elles ne sont ni appelées ni admises à la produire et à l'engen- 
drer; la spéculation ne s'étend plus^ alors et n'ose quelque chose 
que par exception ou par réminiscence. C'est à l'entrée de l'ère 
moderne que la philosophie renaît avec les arts de l'antiquité , 
avec les belles-lettres , avec l'amour, avec la recherche de la 
science et de la liberté. Mais la philosophie de cette époque n'est 
d'abord qu'une restauration de l'ancienne , qui recommence par 
où elle avait fini, et qui remonte peu à peu la chaîne des temps : 
il renaît des platoniciens , des aristotéliciens ; il naît enfin des 
philosophes. On pense par soi-même alors , et l'on imite défini- 
tivement l'antiquité en n'imitant personne. Bruno, Bacon, Des- 
cartes, et l'école de Descartes, et les écoles qu'elle enfanta, ou 
qu'elle enfante encore, font succéder la science à la théocratie. Le 
droit, la politique, la morale échappent à l'oppression : la pen- 
sée respire. 

La philosophie ancienne dut se terminer au scepticisme, nous 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 4A1 

l'avons vu, parce qu'elle s'était proposé d'atteindre une certitude 
impossible. Les chercheurs découragés qui demandèrent la foi, et 
qui Tobtinrent, la portèrent dans la religion et non dans la science. 
La science demeura faible, et enfin tomba dansTépuisement. D'ail- 
leurs, au milieu des luttes des écoles, à laquelle d'enlr'elles sem- 
blait-il nécessaire ou meilleur d'accorder sa foi? Aujourd'hui que 
la môme question se présente à nous, peut-être aurons-nous une 
raison nouvelle de choisir : les idées se sont éclaircies, dévelop- 
pées, agrandies ; il n'est pas une doctrine qui n'ait eu sa desti- 
née et qu'on ne puisse mieux juger qu'autrefois , comparer plus 
aisément à ses rivales, approuver ou condamner sur un nombre 
plus grand de faits, de résultats et d'opinions. Les anciens oppo- 
saient Élée à rionie , Âristote à Platon , Ëpicure à Zenon, et de- 
meuraient incertains. Nous , après Platon , nous avons eu saint 
Augustin, puis Descartes, puis Kant. Après Aristote , nous avons 
eu Leibniz , Rousseau après Zenon , Voltaire après Épicure. Il 
noiis est désormais plus facile de concilier les doctrines que 
nous aimons et de montrer le néant de celles que nous condam- 
nons. 

Quelles sont, entre les doctrines de l'antiquité, celles qui mar- 
chèrent dans la voie du bien et du vrai, qui préparèrent, qui 
fondèrent, en quelque sorte, la grande et unique philosophie 
des modernes? Quelles sont celles dont les principes méritent 
notre foi? On peut examiner ces doctrines en elles-mêmes, les 
exposer et les discuter; on peut suivre aussi leurs progrès et par- 
courir la série des pensées qu'elles ont fait frucli6er; on parvient 
des deux manières au même résultat. 

Dans la première période de la libre pensée s'opposent d'abord 
Tune à l'autre la philosophie des sens et la philosophie des idées 
et des nombres. D'une part, tout ce que la sensation figurait dans 
son âme, le philosophe le projetait en dehors : il imaginait un 
monde vivant , sensible , formé des qualités que la vue ou le tou- 
cher lui révélaient; dans ce monde, seul être essentiellement réel 
et permanent, il plaçait des dieux robustes et forts qui vivaient 
long-temps, peut-être toujours, et qui s'occupaient des hommes. 
D'autre part, le philosophe reconnaissait la variabilité continuelle, 
l'incertitude, l'obscurité, ou même la nature subjective de la sen- 

34. 



402 MANUEL 

sation ; il plaçait la réalité dans Tobjet de la raison, c'est-à- 
dire dans ridée ou dans le nombre. Était-ce dans Tidée? II s'atta- 
chait alors à la conception pure de Tètre ou de Tunité qui est ; il 
excluait de la vérité le phénoménal et le muable; ce monde mobile 
lui paraissait une illusion, et Texplication, qu'il en poursuivait ce* 
pendant, il la regardaitcomme un vain système formé d'apparences 
mensongères. Le vrai Dieu n'était pour lui que l'immuable unité; 
les dieux qui changent , il les pouvait emprunter à la croyance 
commune. Était-ce dans le nombre? Il portait son attention sur le 
caractère mathématique de l'ordre, des lois, des harmonies de 
l'univers ; il supposait ce caractère entièrement réalisé dans l'ob-- 
jet, et seul capable d'apporter aux choses l'existence finie , 
l'intelligibilité , l'intelligence. De la sorte il se jetait dans une étude 
aussi vaste que la nature même et que l'esprit ; mais il anticipait 
sur la vraie connaissance en construisant un cosme idéal , imagi- 
naire , dans lequel il croyait pouvoir déterminer le nombre de 
chaque chose, depuis la Providence divine qui règle et définit le 
monde du centre à la circonférence , jusqu'aux moindres mani* 
festations de la vie universelle. 

Omettons les divisions intérieures de ces deux grands systèmes 
et saisissons-les dans leur ensemble. Aujourd'hui la foi et la raison 
peuvent-elles hésiter entre une doctrine qui présente à l'intelligence 
la théorie mathématique du monde avec Pythagore, la dialectique 
des idées avec l'école d'Ëlée, la physique mécanique avec Démo-* 
crite, et une autre doctrine qui, partant d'un panthéisme matéria- 
liste avec Thaïes et Anaximandre, ne peut que la conduire au dé- 
sespoir avec Heraclite? C'est vainement qu'Empédocle applique à 
cet empirisme son esprit mystique, et qu'il dégage de la matière les 
forces motrices ; c'est vainement qu'Anaxagore soumet l'infinie 
multiplicité du corps sensible du monde à un entendement sé- 
paré , moteur et ordonnateur ; les vices de la méthode ne sont 
pas corrigés. Aussi, lorsqu'après la confusion des opinions, après 
le règne des sophistes, une révolution s'accomplit en philosophie, 
la méthode empirique est condamnée. Socrate conçoit la spécula- 
tion scientifique comme appuyée sur le subjectif, sur les idées, et 
il l'applique à la fondation de la science morale i Platon construit 
^ système général des idées; mais, de même que les philoso- 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. 403 

phes des écoles rationalistes antérieures , il accorde aux formes 
de la pensée une existence objective: c'est alors qu'Anstote pa- 
raît et qu'il oppose à la théorie des idées sa théorie de l'enten- 
dement, des catégories, de la démonstration ; à la doctrine qui 
établit l'existence réelle de l'universel et le néant des pbénomè* 
nés, celle qui reconnaît l'existence de l'individuel et la nature 
exclusivement rationnelle et verbale des êtres généraux. 

Àristote et Platon, qu'on pourrait nommer deux disciples de 
Socraie , nous font connaître, en ce qu'ils ont de commun entre 
eux et avec lui , la vraie méthode philosophique obtenue dans 
l'antiquité, c'est*à-dire la philosophie elle-même. Pendant la dé- 
cadence rapide des écoles fondées par ces deux hommes, car au- 
cun des anciens ne put soutenir le fardeau de leur doctrine, en 
allier les parties diverses et en compléter le tout , de nouvelles 
écoles reproduisirent jusqu'à un certain point la pensée des plus 
anciennes , et traitèrent aussi des questions inaperçues jusqu'a- 
lors. La fatalité, le libre arbitre, la certitude des connaissances 
humaines, furent les grands problèmes agités par la nouvelle Âca^ 
demie, par l'école du Portique et par celle de Pyrrhon. Les stoï- 
ciens, en mêlant Heraclite avec Aristote, embrassèrent le pan- 
théisme, mais un panthéisme noble et qui luttait contre lui-même. 
Ces mêmes stoïciens et, à côté d'eux , tous les nouveaux platoni- 
ciens, pythagoriciens ou cyniques, enseignèrent une morale qui 
réforma , qui transforma Tesprit de l'antiquité ; et tandis que le 
scepticisme montrait qu'il n'est rien d'absolu dans la connaissance 
humaine, et reprochait à lesprit de n'avoir pu arriver encore à 
s entendre avec soi-même, à se donner l'unité, la religion qui 
sauve ouvrait son sein à ce monde désespéré , dont l'idéal se 
perdait, et qui ne demandait plus que le repos après tant de vains 
efforts de la libre pensée. 

Le progrès des méthodes de l'esprit n'est pas tel que la suc- 
cession des écoles philosophiques soit absolument fatale, et que 
les doctrines repoussées, condamnées, ne puissent plus jamais re- 
paraître à la lumière. Il est même impossible que la fausse phi- 
losophie n'ait pas ses partisans dans les temps oiT l'instruction 
se répand, où le goût de la science est commun, où, la foi s'a- 
baissant dans le monde, le problème de la destinée humaine est 



404 MA5CEL 

envi»agé ralionneHemenl par tout bomme qui croit penser. Voilà 
pourquoi les épicuriens osèrent parier à la Grèce après Socrale, 
après que ses deux disciples avaient à jamais 6xé la nature et les 
vrais principes de la philosophie spéculative. Les Épicuriens 
opposèrent un matérialisme aveugle, on panthéisme sans esprit, 
un faux savoir fondé sur le mépris de la science, au matérialisme 
heureusement inconséquent, au savant panthéisme, aux spécula- 
tions sublimes des stoïciens. Ceux-ci néanmoins méconnurent la 
doctrine des idées, non pas à la vérité comme la méconnaissaient 
leurs adversaires, mais à la manière des sceptiques et de cet 
JSnésidème, si subtil et si profond, qui comprit la nécessité 
d'admettre les contraires dans la science de Tétre, mais qui pré- 
féra récole d*Héraclile à l'école de Platon. Ainsi la première 
doctrine qui eût inspiré les philosophes grecs en lonie , continua 
trop long-temps à poser les bases de leurs systèmes : le sensua- 
lisme occupa dans le scepticisme loi-même one place beaucoup 
trop grande, et Tesprit véritable des sciences, la doctrine des 
idées, qui étaient nés pour Timmortalité dans l'école italique et 
dans récole de Socrate , s'affaiblirent durant la dernière période 
de la philosophie. L'antiquité cependant atteignait la vérité sans 
la saisir tout à fait , sans la formuler en tout rationnellement : 
elle comprenait que la connaissance humaine est relative , que 
la foi nous est nécessaire, que la foi seule fonde la certitude, 
que seule elle pose la réalité des principes et des objets du savoir ; 
enfin peut-être elle pressentait que la foi doit afl&rmer certains 
principes opposés , certains attributs contraires qui , s'unissant 
mystérieusement dans la pensée et dans la vie , servent à la 
science comme de premiers fondements , et ne sauraient en être 
le but. Et quand la croyance eut enfin vaincu le doute, dissipé 
la fausse science, accompli, réglé les résultats des connaissances 
approuvées; quand cette croyance eut été déterminée, autant 
qu'il dépendait des hommes et que le voulait la nécessité des 
temps; quand )a philosophie, soumise à la foi , reprit ses éternels 
problèmes, la doctrine des idées reparut enfin et fut victorieuse : 
la question posée entre Âristote et Platon fut débattue , enfanta 
<le nombreux sy?lèmes, jusqu'à ce que l'esprit des modernes eût 
>né pour successeurs à Pythagore, à Parménide , à Démocrite, 



DE PHILOSOPHIE ANCIENNE. " 405 

à Socrale, à Platon, à Aristole, Descartes, Bruno, Spinoza, New- 
ton, Malebranche, Leibniz et Kant, et qu'après tant de luttes Tes- 
prit de rbomme se fût retrouvé, devant le monde et devant Dieu, 
libre de nouveau et maître de lui-même. 



FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME. 



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