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MANUEL
THÉORIQUE ET PRATIQUE
DE LA
UBERTÉ DE U PRESSE
OUVRAGES hV MÊME AUTEUR
Histoire politique et littéraire de U presse en Franoe. 8 vol. iii-8. Prii. 40 fr.
La même, in-12. Prix 28 ir.
Ubliographie historique et critique de la presse périodique flrançaise, ou Cata-
logue systématique et raisonné de tous les écrits périodiques de quelque valeur
publiés ou ayant circulé en France depuis l'origine du journal jusqu'à nos jours,
avec extraits, notes historiques, critiques et morales ; indication des prix que ces
différents journaux ont atteints dans les ventes publiques» etc. Précédé d'un
Essai sur la naissance et les progrès de la presse périodique en Europe.
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origines du journal, et sur la naissance et les développements de la presse pério-
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MANUEL
THÉORIQUE ET PRATIQUE
DE LA
LIBERTÉ DE LA PRESSE
HISTOIRE, LÉGISLATION
DOCTRINE ET JURISPRUDENCE, BlBLl'OGRAI'QIE
1600-1868
EUGENE HATIN
TUHE PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE PAG
NERRE , IJ
KUB DB 8BIHB,
-^-\^o^. ^
» «
AUGHI924
Jd^i it^
UN MOT DE PRÉFACE
Ce livre est, en quelque sorte, l'acquit d'une dette.
Dans mon Histoire politique et littéraire de la presse
en Francey dont le dernier volume a paru en 1861,
je renvoie fréquemment à deux parties complémen-
taires qui la devaient suivre.
J'ai donné en 1866, après cinq années d'efforts,
le premier de ces compléments, la Bibliographie
historique et critique de la presse périodique française.
J'achève aujourd'hui de m'acquitter.
Le titre du nouvel ouvrage que j'offre aux nom-
breux intéressés dans la question de la liberté de la
presse en dit assez l'intérêt et Tutilité, pour que je
me croie dispensé de longs commentaires.
Voici tantôt un siècle que s'est ouverte cette
grosse question, — que Ton pourrait même faire
remonter à l'origine de l'imprimerie — et, selon
toute apparence, le jour n'est pas proche encore où
elle sera close.
— II —
L'histoire des nombreuses vicissitudes par lesquel-
les elle a passé, le tableau des luttes soutenues pour
la conquête de cette liberté, mère et sauvegarde de
toutes les autres, luttes dans l'ombre et au grand
jour, dans les assemblées et devant les tribunaux,
dans les journaux et dans les livres, est assurément
l'une des pages les plus attachantes de nos annales.
Il en découle, en outre, un enseignement très-
propre à faciliter la solution, depuis si longtemps
cherchée, de ce difficile problème: l'accord de l'au-
torité et de la liberté.
A un autre point de vue encore, la lutte séculaire
de ces deux grandes forces et de ces deux grands
droits s'est traduite en une multitude de lois, de
décrets, d'ordonnances, de règlements, qui se sont
juxtaposés, superposés, entassés, embrouillés de la
façon la plus étrange et la plus déplorable. C'est une
confusion, un chaos, un véritable dédale dans lequel
les plus habiles sont exposés à s'égarer.
Ce Manuel a pour but d'éclairer ces obscurités,
en même temps qu'il donnera satisfaction à une
très-légitime curiosité.
Je l'offre comme un guide ou un mémento à
l'homme politique, à l'écrivain, à tous ceux qui
touchent à la presse ou qui la pratiquent.
Je l'ai divisé en deux parties, une partie historique
et une partie théorique et pratique.
Dans la première, contenant l'histoire de la liberté
de la presse, de sa réglementation, je me suis pro-
— m —
posé de résumer tout ce qui a été fait, dit, écrit,
légiféré sur cette matière, depuis l'origine de Tim-
primerie jusques et y compris la loi de 1868. J'y ai
mis les adversaires face à face, et leur ai le plus sou-
vent laissé la parole, à eux et aux juges du camp,
me bornant au rôle de rapporteur.
Dans la seconde partie, je donne le texte annoté
des lois et règlements sur la matière, l'état présent
de la législation, le régime actuel de la presse, dis-
cuté, commenté, éclairé par la doctrine et la juris-
prudence. C'est, plus particulièrement, le code du
journalisme.
Enfin viennent le Catalogue, aussi complet que
possible, des écrits sur la presse, et une Table analy-
tique dans laquelle se trouvent résumés tous les
arguments pour et contre la liberté de la presse en
général, pour et contre chacune des conditions mises
aujourd'hui à sa pratique, et qui répond à toutes les
questions que soulève ce sujet, au double point de
vue historique et pratique.
Le Manuel de la liberté de la presse est, si j'osais
ainsi dire, le couronnement d'une œuvre à laquelle
j'ai voué depuis vingt ans tous mes efforts. Cette
œuvre n'était pas sans difficultés; j'ose espérer qu'elle
ne sera pas sans quelque utilité.
THEUIIE 17 BirTi'lKE
/
l
THÉORIE ET HISTOIRE
Au propre, la presse est l'instrument qui sert à impri-
mer; typographiquement parlant, ce mot n'eut pas d'a-
bord, et pendant longtemps, d'autre signification.
On l'employa ensuite pour désigner les produits de la
presse, de l'imprimerie.
Plus tard on distingua, parmi ces produits, certaines
publications se reproduisant, sous le même nom, à des
époques fixes, régulières, plus ou moins rapprochées : je
veux dire les journaux, les revues, que l'on classa à part,
sous le nom de presse périodique.
Enfin ce dernier genre d'écrits, qui se fait, en quelque
sorte, tout à tous, cette littérature usuelle, pratique,
militante, si bien faite pour la vie fiévreuse des nouvelles
générations, finit par s'emparer du terrain et des esprits^
à tel point quHl a dépossédé les autres genres, et les a,
pour ainsi dire, laissés sans nom. La presse périodique
4 THEORIE
est devenue la presse absolument; la presse, aujourd'hui,
ce sont les journaux : on dit la presse gouvernementale ,
la presse démocratique^ la presse religieuse, pour dire les
journaux qui soutiennent la politique du gouvernement,
la cause de la démocratie ou celle delà religion.
Il y a cependant, entre les divers produits de la presse,
une étroite solidarité; ils ont des intérêts, je dirais, si
l'on pouvait s'exprimer ainsi, des droits et des devoirs
communs, résumés dans celte formule : liberté de la
presse, formule qui recèle un des problèmes les plus dif-
ficiles des temps modernes.
La liberté de la presse, c'est la liberté de mettre au
jour, par la voie de l'impression, son opinion, ses idées
sur toute sorte de matières, sans autorisation ni contrôle
préalables; c'est, dans un sens plus large encore et plus
vrai, — car on peut publier autre chose que ses opinions
et ses idées — le droit d'imprimer.
Mais ce droit ne saurait être absolu; on ne saurait le
faire consister dans la faculté de tout imprimer sans en-
courir aucune répression : une société libre doit pouvoir
se préserver par la loi des excès de la presse, comme de
tous les autres. Aussi partout, si ce n'est peut-être en
Amérique, la liberté de la presse a-t-elle été considérée
comme emportant avec elle l'institution de certaines
peines destinées à en réprimer les abus.
Ainsi donc, ce n'est pas l'absence de toute loi répressive
qui constitue la théorie de la liberté de la presse; si
simple que soit cette théorie, elle ne va pas jusque-là.
L'élément vital de la liberté de la presse réside surtout
dans l'affranchissement de toute mesure préventive.
c( La liberté de la presse, dit Hallam (Histoire constitution-
nelle d'Angleterre, t. IV, page 355), consiste simplement
dans l'exemption de toute surveillance d'un censeur. »
THÉORIE 5
EtBlackstone (Commentaire sur les lois anglaises^ liv. IV,
cbap. XI, n" 13) : « La liberté de la presse est véritable-
ment essentielle à la nature d'un État libre ; mais ce qui
la caractérise, c'est Taffranchissement de tout obstacle,
de toute restriction avant la publication, et non de
toute répression, de toute punition, après la publication,
si l'objet en est criminel. Tout homme libre a le droit in-
contestable de publier telles opinions qu*il lui plaît; le
lui défendre, ce serait détruire là liberté de la presse;
mais, si ce qu'il publie est inconvenant, nuisible ou illé-
gal, il doit supporter les conséquences de sa propre témé-
rité. Ainsi la volonté de l'individu reste libre; l'abus seul
de cette volonté libre est l'objet d'une punition légale.»
C'est également ainsi, comme nous le verrons tout à
l'heure, que les hommes de 1 789 entendirent, en France,
la liberté de la presse.
Ce sont là, en effet, des principes de droit public in-
contestables, et sur lesquels tous les bons esprits sont
aujourd'hui d'accord. « La liberté illimitée de la pa-
role et de la presse, c'est-à-dire l'autorisation de tout
dire et de tout publier, sans être exposé ni à une répres-
sion ni à une responsabilité quelconque, est, non une
utopie, mais une absurdité qui ne peut exister chez
aucun peuple civilisé. » (Ghassan, Des délits et contra-
ventions de la parole, de récriture et de la presse, 2® édi-
tion, t. P% page 5, note.)
La discussion ne saurait plus être ouverte que sur
l'importance des sacrifices que, suivant les temps et les
lieux, peut réclamer la sûreté publique. La difficulté
est de concilier ces deux grandes forces et ces deux
grands droits : l'autorité et la liberté. Si l'abus de la
liberté est à craindre, en effet, les révolutions ne nous
ont que trop appris que les excès arbitraires du pouvoir
contre elle ont aussi de graves dangers.
6 THÉORIE
Contenue dans de justes bornes, la liberté de la presse
est éminemment salutaire; elle est à la fois la base et la
gardienne de toutes les autres. Abandonnée à elle-même,
elle peut devenir, dans certaines mains et dans certains
moments, un danger, un poison, un instrument de ruine.
Il est donc de l'intérêt de la société, de l'intérêt de la li-
berté de la presse elle-même, que cette liberté soit pro-
tégée contre ses propres excès. C'est le devoir de l'auto-
rité. Mais ce devoir, l'autorité, portée à voir dans la
presse un censeur incommode, si ce n'est un ennemi, a
tendance à l'exagérer, à en abuser; tandis que la presse,
de son côté, a tendance à exagérer son droit, et se laisse
facilement glisser sur la pente de la licence. De là ces
continuelles alternatives de licence et de compression, de
faveur et d'abaissement, qu'a traversées la presse ; de là
une lutte séculaire, une lutte sans trêve ni nierci, dont
nous allons esquisser, dans la première partie de ce tra-
vail, les principaux incidents.
Dans cette lutte, devenue vive surtout depuis cinquante
ans, c'est le journal qui a joué le principal rôle ; c'est de
lui aussi que le pouvoir s'est le plus préoccupé.
On s'est demandé si la presse périodique constituait une
spécialité qui exigeât des lois particulières, et cette ques-
tion a été fort controversée.
On a même été, dans la frayeur qu'inspirent ces redou-
tables instruments, jusqu'à prétendre que la liberté des
journaux n'est pas comprise dans la liberté de la presse,
qu'elle ne fait point partie des principes de 89 ; mais c'est
là une pure subtilité, que nous rencontrerons en son lieu,
et que nous n'aurons pas de peine à mettre à néant.
Pour l'autre question, celle de savoir si le journalisme
demandait une législation spéciale, on comprend mieux
qu'elle ait pu donner lieu à controverse, et elle a été, en
THEORIE ?
effet, vivement débattue. Les légistes se sont, en général,
prononcés pour l'affirmative. Rauler (Traité du droit crimi-
nel français) voit dans la presse périodique un moyen de
publication ayant des attributs distincts et des caractères
particuliers. MM. Ghassan et Rousset se prononcent dans
le même sens. « Le livre, dit ce dernier (Code annoté de
la presse) y est un fait isolé; il répond de lui-même; sa
puissance sur la masse est bornée : il peut suffire de sou-
mettre son impression et sa publication à des mesures de
surveillance. Le journal est un fait successif et collectif,
dont la puissance, plus considérable par l'énergie de son
action quotidienne et périodique sur l'esprit public, doit
être nécessairement assujettie à une réglementation spé-
ciale, mais non d'exception cependant. Le législateur a
donc sagement distingué entre la presse ordinaire et la
presse périodique. L'une a été laissée librement respon-
sable de ses écarts ; mais l'autre, dont la liberté était
plus à craindre, a été placée dans des conditions parti-
culières de surveillance par les garanties réelles et per-
sonnelles qui lui ont été successivement demandées, à
diverses époques, dans le triple intérêt de Tordre, de la
morale et de la liberté. »
Ce n'est, d'ailleurs, que dans les premières années de
la Restauration, que se prononce, dans la législation, la
distinction entre la presse ordinaire et la presse pério-
dique, et que celle-ci, pour nous servir de l'expression de
M. Rousset, marque décidément le pas dans la législation.
Quant au livre, il avait été de tout temps pour Tauto-
rité, le petit livre surtout, la brochure, le pamphlet,
l'objet de préoccupations qui se sont traduites en une
multitude d'actes réglementaires où la résistance a géné-
ralement plus de part que Uencouragement, et que nous
allons passer rapidement en revue, avant d'entrer dans
le vif de a question.
8 THÉORIE
' La liberté de la presse a, d'ailleurs, passé par d'innom-
brables vicissitudes, que Ton peut partager en quatre
grandes époques :
1. Régime du bon plaisir, avant 1789 ;
2. Reconnaissance du principe, 1789-1815 ;
3. Sa démonstration philosophique et pratique, 1 81 5-
1830;
4. Sa mise en pratique, 1830-1868.
Nous allons la suivre dans cette longue route, semée
des plus surprenantes et des plus attachantes péri-
péties.
PREMIÈRE ÉPOQUE. ~ AVANT 1789
RÉGIME DU PRIVILEGE ET DU DON PLAISIR
On conçoit que la liberté d'écrire, que le libre examen,
la libre discussion, aient été partout et toujours antipa-
thiques aux gouvernements ombrageux et absolus, et
qu'ils en aient soumis les premiers instruments à une
inquiète et rigoureuse surveillance.
En France, la censure a précédé la naissance de l'im-
primerie, la fabrication et la vente des manuscrits étaient
soumises à des formalités de police et de discipline qui
gênaient plus ou moins Taction du libraire et les opi-
nions de Fauteur ; et l'Université, investie du droit d'exa-
minef, de corriger et d'approuver les ouvrages mis en
circulation, exerçait sur le commerce de la librairie un
contrôle auquel les libraires étaient assujettis par la loi
du serment. Comme la liberté de la presse depuis le quin-
zième siècle, la liberté d'écrire, dans les temps qui ont
précédé l'imprimerie, avait ses dangers, et elle a eu ses
victimes : il nous suffira de rappeler Abeilard, dont les
livres étaient condamnés aux flammes en H 41, et Ar-
naud de Bresse, brûlé à petit feu, avec ses œuvres,
enH55.
iO HISTOIRE
11 est bon de remarquer cependant que toutes ou pres-
que toutes les condamnations capitales exécutées jusqu'à
Charles IX ne portaient que sur le crime d'hérésie, qu'il
ne faudrait pas confondre avec les délits de la presse.
Les premiers produits de l'imprimerie durent néces-
sairement subir le sort des manuscrits qu'ils rempla-
çaient.
Cependant la royauté se montra d'abord bienveillante
pour le nouvel art, et se plut à l'encourager. Louis XIF,
par une déclarai ion donnée à Blois le 9 avril 1513,
exemptait les imprimeurs d'un impôt frappé sur la ville
de Paris, « pour la considération, y est-il dit, du grand
bien qui est advenu en nostre royaume au moyen de
l'art et science de l'impression, l'invention de laquelle
semble être plus divine que humaine, laquelle, grâces à
Dieu, a été inventée et trouvée dans nostre temps. » Mais
une vingtaine d'années après, en 1535, la Sorbonne,
sous prétexte de religion, arrachait à François P"" un édit
qui abolissait l'imprimerie, et faisait défense d'impri-
mer aucun livre sous peine delà corde.
Premier exemple des fluctuations, des contradictions,
dont la législation française sur la presse devait offrir le
triste spectacle.
Fort heureusement pour la civilisation, cet édit ne
tarda pas à être révoqué; mais, si l'imprimerie fut sauvée,
on crut ne pouvoir prendre, contre ses excès possibles,
des mesures trop rigoureuses.
Il fut défendu sous peine de mort d'imprimer, vendre
ou distribuer aucun livre nouveau, quel qu'il fût, sans
en avoir obtenu l'autorisation formelle.
L'ordonnance de Moulins, de 1566, adoucit quelque
peu cette législation draconienne, en faisant disparaître
du code de la presse la peine capitale; mais elle y fut ré-
AVANT 1789 il
tablie par Richelieu pour les ouvrages contre la religion
et les affaires d'État, et elle subsista jusqu'en 1728, où
une ordonnance réduisit à la marque, au carcan et aux
galères, les peines encourues parles imprimeurs et distri-
buteurs d'écrits jugés criminels.
Et, fait remarquer M. Dalloz, les parlements, dont Tin-
dépendance mérita souvent la reconnaissance des peuples,
ne se montrèrent pas seulement les exécuteurs zélés des
plus cruelles dispositions contre la libre communication
de la pensée, mais, au moyen des arrêts de règlement,
ils lui imposèrent encore de nouvelles entraves. Ils
avaient renouvelé la coutume de quelques empereurs
romains, et ordonnaient que les livres condamnés se-
raient brûlés publiquement par la main du bourreau :
usage ridicule, qui se maintint pourtant jusqu'à la Révolu-
tion.
Aucun ouvrage, du reste, ne pouvait paraître qu'il n'eût
été vu et examiné par l'Université. — On sait que la cor-
poration des imprimeurs, libraires, fondeurs, etc., avait
été réunie à ce corps .
La presse se trouva donc, dans l'origine, placée sous la
domination absolue de rautorité religieuse, qui approu-
vait, tolérait ou proscrivait les écrits, sans autre règle
que l'intérêt de ses doctrines.
Un édit de Henri II, du il décembre 1547, ordonne
que les nom et surnom de celui qui a fait un livre seront
exprimés et apposés au commencement du livre, et aussi
celui de l'imprimeur, avec l'enseigne de son domicile. Un
autre édit du même roi, du 27 juin 1551, déclare faus-
saires et, comme tels, punissables de la confiscation de
corps et de biens, les imprimeurs qui, sur les imprimés,
supposeront le nom d'autrui.
Par ce môme édit de 1547, Henri II s'était réservé de
donner, par lettres patentes expédiées sous le grand
12 HISTOIRE
scel de la chancellerie, la permission d'imprimer et de
vendre.
Cette disposition avait pour but de mettre fin aux pré-
tentions rivales de l'Université et du Parlement, qui en
étaient venus à se disputer le droit de censure et d'autori-
sation; mais elle n'y aurait, paraît-il, qu'imparfaitement
réussi, car nous voyons, quatre ans après, le roi obligé
de nouveau de défendre au Parlement d'accorder à l'ave-
nir « privilèges pour livres que premièrement ils n'aient
été examinés par gens bien capables, qui signeront la
minute et pourront en répondre. »
Ces gens capables, c'était TUniversité qui était en pos-
session de les fournir. Pendant longtemps, ce corps, qui
s'était rendu si formidable, prétendit au droit exclusif
de la censure universelle, droit qu'il disait tenir du pape.
Mais, son crédit et sa puissance ayant quelque peu baissé,
surtout après la Ligue, il fut insensiblement réduit à la
censure des écrits sur la religion. L'examen des livres de
droit et d'histoire, dans lesquels pouvaient être agitées
des questions intéressant TÉtat, fut confié aux maîtres des
requêtes, qui conservèrent ce privilège jusqu'au com-
mencement du règne de Louis XUI.
Une ordonnance de 1629 investit le chancelier du droit
de nommer tels censeurs qu'il jugerait convenable; l'ar-
ticle 52 en est ainsi conçu :
Les grands désordres et inconvénients que nous voyons naître tous
les jours de la facilité et liberté des impressions, au mépris de nos or-
donnances et au grand préjudice de nos sujets et de la paix et repos de
cet État, corruption des mœurs et introduction des mauvaises et per-
nicieuses doctrines, nous obligent d'y apporter un remède plus puis-
sant qu'il n'a été fait par les précédentes ordonnances, encore que la
force des lois consiste plus en la vigilance des magistrats sur l'obser-
vation et exécution d'icelles qu'en ce qu'elles contiennent. C'est pour-
quoi, suivant le 78* article des ordonnances faites à Moulins, nous dé-
fendons à tous imprimeurs d'imprimer, et à tous libraires ou autres de
AVANT 1789 45
vendre ou débiter, aucuns livres ou écrits qui ne portent le nom de l'au-
teur et de riinprimeur,et sans notre permission par lettres de notre grand
sceau, lesquelles ne pourront être expédiées qu'il n'ait été présenté une
copie du livre manuscrit à nos chancelier ou garde des sceaux, sur
laquelle ils commettront telles personnes qu'ils verront être à faire,
selon le sujet et la matière du livre, pour le voir et examiner, et bailler
sur icelui, si faire se doit, leur attestation en la forme requise, sur la-
quelle sera expédié le privilège.
On sait quelle était cette forme requise, c J'ai lu, par
ordre de monsieur le chancelier, un manuscrit intitulé...
Je n'y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l'impres-
sion. » Le manuscrit devait être signé par l'examinateur
au bas de chaque page, et toutes les surcharges ou ratures
parafées; en outre, chaque feuille du premier exemplaire
sortant de la presse devait également être signée du cen-
seur, pour que l'on fût assuré que l'imprimé était de tout
.point conforme au manuscrit approuvé.
C'est, comme on le voit, à cette ordonnance de 1629 que
remonte l'origine des censeurs proprement dits, des cen-
seurs nommés par le gouvernement; mais ce ne fut qu'un
siècle après qu'ils eurent le titre permanent de censeurs
royaux. Dans le principe, un examinateur était désigné
spécialement pour chaque ouvrage, et sa mission ne
s'étendait pas au-delà de cet ouvrage que lui renvoyait
le chancelier. Ce fut seulement vers le milieu du dix-hui-
tième siècle qu'on nomma des censeurs royaux en titre
pour chacune des parties des connaissances humaines.
En 1742 il y en avait 79, dont 35 pour les belles-lettres,
10 pour la théologie, 1 pour la géographie, etc.
Les brochures étaient l'objet d'une attention toute
particulière : des arrêts du Conseil des 6 octobre 1667,
4 mars 1669, 7 mars 1679, 27 février 1682, 7 septem-
bre 1701, font impérieuse défense « d'imprimer, vendre
et débiter aucun livret j sans en avoir obtenu la permis-
sion des juges de police des lieux, et sans une approba-
14 HISTOIRE
tion de personnes capables, choisies par lesdits juges de
police pour l'examen desdits livrets. Sous lequel nom de
livrets ne seront compris que les ouvrages n'excédant
pas la valeur de deux feuilles en caractère dit dcéro. »
L'arrêt de 1669 fait également défense d'appliquer et affi-
cher dans les carrefours et lieux publics aucun placard,
imprimé ou manuscrit, sans permission.
Telle était la législation normale de la presse avant
1789. Son caractère saillant, c'est le privilège^ la censure^
V autorisation. Le monument législatif de cette période
rudimentaire est un règlement du 28 février 1723, œuvre
du savant chancelier d'Aguesseau, qui, résumant et com-
plétant le système répressif et préventif des ordonnances
antérieures, contenait les dispositions les plus minu-
tieuses sur toutes les parties de l'imprimerie et de la
librairie. Ce règlement demeura le code de la presse jus-
qu'à la Révolution, et même quelques-unes de ses pres-
criptions ont persisté jusqu'au décret du 17 février 1852.
On en trouvera le texte, ainsi que de quelques autres
qui intéressaient le métier, si je puis ainsi dire, plus que
la liberté de la presse, dans les codes spéciaux. Nous
nous bornerons à en rappeler quelques dispositions qui
ont plus particulièrement traita notre sujet.
D'après ce règlement, aucun ouvrage ne pouvait être
imprimé avant que le libraire ou imprimeur eût obtenu
permission du lieutenant de police, approbation des cen-
seurs et lettres du grand sceau, sous peine de confiscation,
amende, clôture de boutique, et plus grande punition s'il
yéchéait. C'était la censure.
Le livre imprinié, cinq exemplaires devaient en être
déposés: deux pour la bibliothèque publique du roi, un
pour le cabinet du Louvre, un pour le garde des sceaux,
et un pour le censeur qui avait lu l'ouvrage. Trois autres
AVANT 1789 15
exemplaires devaient, en outre, être remis aux syndics
de la librairie, « pour être employés aux affaires et be-
soins de la communauté. » De même pour les feuilles et
estampes.
Cette obligation du dépôt n'était pas nouvelle. On en fait
remonter l'origine à Henri II, lequel, à l'instigation, dit-
on, de Diane de Poitiers, aurait exigé qu'un exemplaire
de tout livre dont l'impression était autorisée fût remis à
la bibliothèque royale, imprimé sur vélin et couvert d'une
belle reliure. Un édit de Louis XIII, du mois d'août 1617,
prescrivit de déposer gratuitement à la bibliothèque
royale deux exemplaires de tout ouvrage imprimé. Le
nombre des exemplaires à déposer avait été porté à
cinq en 1686 et à huit en 1704; il fut réduit à deux en
1793, par un décret de la Convention nationale relatif
aux droits de propriété des auteurs ; porté à cinq
(dont un à la préfecture de police et quatre à la direction
générale de la librairie) par décret impérial du 2 juillet
1812, et enfin réduit de nouveau à deux par ordonnance
royale du 9 janvier 1828. C'est le nombre prescrit en-
core aujourd'hui; nous croyons qu'il pourrait être utile-
ment augmenté, sans préjudice pour les éditeurs. Il serait
tout du moins à désirer que le dépôt fût effectué avec un
peu plus de ponctualité.
Un titre entier est consacré aux souscriptions ^ qui
. étaient depuis longtemps déjà en usage. Aucun ouvrage
par souscription ne pourrait être proposé au public que
par un libraire ou imprimeur, qui serait garant des sou-
scriptions envers le public en son propre et privé nom. Ce
mode de vente n'était, d'ailleurs, autorisé que pour l'im-
pression d'ouvrages considérables, qui ne pourraient être
faits sans ce secours. — Le libraire ou imprimeur devait
préalablement obtenir l'agrément du garde des sceaux,
et présenter à l'examen au moins la moitié de l'ouvrage.
1« HISTOIRE
•
Et, d'après un arrêt du Conseil du 10 avril 1725, celte
permission « devait être écrite et signée sur la feuille
appelée Prospectus , qui contiendrait les conditions dont le
libraire se chargerait envers les souscripteurs, soit pour
le prix des livres et le temps de leur livraison, soit pour
la qualité du papier et des caractères par lui employés ;
laquelle feuille serait enregistrée es registres de la
chambre syndicale, sur lesquels le libraire signerait sa
soumission de s'y conformer. » Enfin il devait « distri-
buer avec le prospectus au moins une feuille d'impression
de l'ouvrage proposé, laquelle feuille serait imprimée
des mêmes forme, caractères et papier qu'il s'engagerait
d'employer dans Texécution de l'ouvrage, qu'il serait
tenu de livrer dans le temps porté par la souscription. »
Ces précautions minutieuses nous amènent à parler
d'une disposition dont les bibliophiles, les auteurs, nous
pourrions dire tous ceux qui lisent, doivent regretter l'a-
bolition, de quelque esprit libéral qu'ils soient animés.
« Les livres, y est-il dit, devront être imprimés en beaux
caractères, sur beau papier. » Et il était recommandé aux
syndics de tenir la main à l'exécution de cette disposition :
si, dans la visite générale des imprimeries, qu'ils devaient
faire au moins tous les trois mois, ils trouvaient de
mauvais caractères ou du papier de mauvaise qualité, il
leur était ordonné de les saisir et de les faire transporter
en la chambre de la communauté. Cette préoccupation *
de l'autorité pour la bonne confection des livres se trouve
formulée vingt fois dans les anciens^ règlements, et dans
des termes plus impératifs encore. On va jusqu'à régle-
menter la fabrication du papier. Je n*ai pas vu qu'on se
soit occupé de l'encre ; sans doute l'industrie n'était pas
parvenue à la frelater aussi habilement qu'on le fait
aujourd'hui. Et ce n'était pas seulement de la condition
matérielle du livre que se préoccupait l'administration ;
AVANT 1789 17
elle veillait également à sa correction. « Tous les impri-
meurs et libraires feront imprimer les livres en beaux
caractères, sur de beau papier, et bien corrects. » Si l'impri-
meur ne possédait pas personnellement les, connaissances
nécessaires, il devait avoir un correcteur capable -^t le
rémunérer convenablement. Que de choses nous aurions
à dire à ce sujet, si c'était ici le lieu! Il est juste d'ajouter
que les correcteurs étaient responsables.
La presse fut encore, avant la Révolution, comme elle Ta
été depuis, dans certaines circonstances exceptionnelles,
l'objet de mesures exceptionnelles, de rigueurs passagè-
res, dont le récit ne saurait trouver place ici. Ainsi en
fut-il, par exemple, au milieu des orages politiques et
religieux qui troublèrent si profondément la France à la
suite de la réforme. Ainsi encore une déclaration de 1767
appliquait de nouveau les peines les plus rigoureuses à
des crimes et délits qu'elle définissait à peine, punissant
de mort les « écrits tendants à attaquer la religion, à
émouvoir les esprits, à donner atteinte à Tautorilé du roi
et à troubler l'ordre et la tranquillité de ses états. »
Mais, comme le dit M. de Malesherbes à cette occasion,
« il a été remarqué de tous les temps que les lois d'une
sévérité excessive tombent nécessairement dans Tinexécu-
lionet la désuétude. Les juges devaient hésiter devant des
énonciations aussi vagues, entraînant d aussi graves con-
séquences; les officiers de police eux-mêmes ne devaient
prêter qu'à regret leur ministère, qui dans beaucoup de
cas serait réputé odieux. On avait prédit, en voyant paraî-
tre l'ordonnance de 1728, quel en serait Teffet; on pouvait
faire la même prédiction sur celle de 1757. La peine du
carcan, du bannissement, des galères, comme la peine de
mort, n'ont jamais pu être réputées que comminatoires. »
Et de fait on violait sans scrupule des lois sans me-
2
18 HISTOIRE
sure, incapables d'ailleurs d'arrêter l'élan de la pensée. Il
s'établit une contrebande littéraire ouverte et impunie, au
moyen de laquelle les ouvrages défendus, sortis en ma-
nuscrit, rentraient en France après avoir passé deux fois
la frontière, et se vendaient sous le manteau, jusqu'à
Versailles, sous les yeux du roi, colportés par des person-
nages du plus haut rang, par les plus grandes dames.
Bien plus, tandis que le chancelier prenait les mesures les
plus rigoureuses pour empêcher l'impression ou la circu-
tion de certains écrits, d'autres ministres établissaient
une espèce de tribunal secret de tolérance, qui donnait des
permissions tacites, assurant les auteurs et les libraires
contre toute poursuite. Voir sur tout cela les très-curieux
Mémoires de M. Lamoignon de Malesherbes sur la librai-
rie et sur la liberté de la presse.
Jusqu'ici il n'a pas été question des journaux. C'est que
la presse périodique n'avait point encore creusé son sil-
lon ; c'est que les griffes, si j'osais ainsi dire, n'avaient
point encore poussé au lion, et que le gouvernement n'a-
vait pas senti le besoin de s'armer de lois spéciales contre
des publications sans influence pour la plupart , dont il
tenait, d'ailleurs, les destinées dans sa main.
Aucun journal, en effet, ne pouvait exister, avant 89,
qu'en vertu d'un privilège qu'il était toujours loisible ù
l'administration de lui retirer.
La politique, d'ailleurs, n'avait alors qu'un seul organe
légal, la Gazette, a laquelle son privilège assurait à perpé-
tuité le monopole de tous « les papiers généralement
quelconques contenant le récit des choses passées et ave-
nues ou qui se passeront dans le royaume, » et même de
toutes les impressions commerciales. Et ce privilège était
demeuré intact, du moins en droit, c'est-à-dire que la
Gazette avait été jusqu'au bout assez forte pour empêcher
AVAiST 1789 19
qu'aucune feuille rivale ne s'imprimât ouvertement en
France. Si quelques recueils politico-littéraires avaient pu,
à force d'argent, s'établir à côté d'elle, c'avait été à la
condition qu'ils porteraient une rubrique étrangère, qui
pouvait faire croire qu'ils étaient imprimés à Bruxelles ou
à Genève : auquel cas la Gazette était réduite au silence.
Ce fait pourra paraître étrange, mais il n'en est pas
moins constant : de tout temps les gazettes étrangères ont
à peu près librement circulé en France, en dépit des récla-
mations du journal officiel, et elles y étaient alors d'autant
plus recherchées, que la curiosité publique trouvait moins
d'aliment dans les feuilles nationales. Si bien même qu'il
s'était établi dans certaines villes frontières de véritables
manufactures de gazettes et journaux, politiques et litté-
raires, spécialement destinés à l'importation ; et toutes
ces publications, moyennant une contribution annuelle
plus ou moins élevée, obtenaient facilement l'entrée en
France.
Disons encore qu'il y eut de tout temps, même avant
l'invention de Timprimerie, un journalisme clandestin.
Qui n'a entendu parler de ces gazettes secrètes^ de ces
nouvelles à la main^ si vivement pourchassées, mais si
persistantes, malgré la sévérité des peines suspendues
sur la tète de leurs auteurs, dont nous voyons quelques-
uns battus et fustigés au milieu du pont Neuf, ayant pen-
dus au cou deux écriteaux, devant et derrière, contenant
ces mots : Gazetier à la main? Qui ne connaît, au moins
de nom, celte insaisissable Gazette ecclésiastique , qui
donna tant de souci à la police*?
La presse littéraire n'était pas, dans l'origine, plus libre
que la presse politique. LeJowmal des savants ^ le premier-
* Voyez Histoire de la Presse^ 1. 1 , p. 54 et suiv.; t. 5, p. 433. — Voyez
tiussi les Gazettes de Hollande et la presse clandestine aux dix'-septième et
dix-htUliême siècles.
20 HISTOIRE
né (les recueils littéraires et scientifiques, et le Mercure^
le prototype des petits journaux, avaient également obtenu
le monopole du genre qu'ils avaient créé, et les premiers
qui voulurentmarcher surleurs tracesdurent recourir aux
presses étrangères. Mais on avait bientôt compris que la
rigueur sur ce point était au moins inutile, et, moyennant
un tribut de deux ou trois cents francs payéaii suzerain des
recueils littéraires, le premier venu à peu près obtint la
permission d'avoir son petit journal ; ou bien encore l'on
imposait aux impétrants un chiffre plus ou moins élevé
de pensions à servira diverses personnes, principalement
à des gens de lettres. Quelquefois le privilège d'un jour-
nal était la récompense d'un service rendu a la société ;
mais il arrivait aussi que la concession en était détermi-
née par des motifs moins avouables.
La durée du privilège pour les journaux demeura long-
temps indéterminée ; ce ne fut qu'en 1785 qu'un arrêt du
Conseil étendit aux ouvrages périodiques le règlement qui
tixait h dix années le terme des privilèges.
Il n'est pas besoin de dire que les journaux littéraires
étaient, pour chacun de leurs numéros, soumis à la cen-
sure ; mais, à quelques exceptions près, elle se montrait
envers eux d'une extrême indulgence. On avait même fini
par leur lâcher presque entièrement la bride; à part les
représentants du pouvoir et leurs actes immédiats, tout
leur était abandonné, tout leur était permis, les matières
politiques ou d'économie sociale, comme les matières
religieuses.
On pourra s'étonner de cette tolérance. C'est que le
gouvernement était un peu dans la position d'un homme
qui se noie. Il avait bien compris le danger dont l'œuvre
encyclopédique menaçait les institutions sur lesquelles il
reposait ; il avait voulu l'étouffer dans son germe. La force
lui avait manqué, et il avait à peu près laissé faire; mais.
AVANT 1789 21
se sentant entraîné par le torrent, il s'accrochait à toutes
les branches; il acceptait comme auxiliaires, sans trop
aller au fond de leur moralité, tous ceux qui se posaient
en champions du trône et de l'autel ; il encourageait les
journaux qui réagissaient contre le parli philosophique,
s'aveuglant sur les périls que celte lutte portait en elle-
même. Il croyait avoir tout sauvé en mettant les person-
nes hors de la discussion; et encore n'y réussit-il pas : la
critique, bannie des journaux autorisés^ se réfugia dans la
presse clandestine, qui déjouait avec une audace vérita-
blement inouïe toutes les poursuites de la police.
Cette liberté laissée à la presse littéraire n'était pas,
d'ailleurs, sans intermittence. D'une tolérance que l'on
aurait pu quelquefois accuser de faiblesse, le gouverne-
ment, qui, sentant le terrain fuir sous ses pieds, était en
proie à une sorte de vertige, passait tout à coup à d'exces-
sives rigueurs. Mais c'était en vain. Le flot montait, mon-
tait, sans que rien le pût arrêter. Quoi qu'on tentât pour
en barrer le cours ou pour le régulariser et en amoindrir
les ravages, à chaque heure le torrent rompait ses digues,
et nulle main, si habile et si puissante qu'elle fût, n'eût
été capable de réparer tant et de si larges brèches.
DEUXIÈME ÉPOQUE. - 1789-1800
RECONNAISSANCE DU PRINCIPE
pri:iiii:ri: REPCBiiigci:
Ainsi placée dans une situation équivoque, entre une
liberté tolérée et l'arbitraire légal, la presse avait fait, en
fin de compte, durant les années qui préiiédèrent immé-
diatement la Révolution, des progrès dont, on a pu juger
déjà par ce que nous venons de dire. Un fait curieux achè-
vera d'en donner la juste mesure. Ce fut du sein des par-
lements, de ces corps qui avaient fait et qui faisaient
encore brûler tant d'écrits, que s'éleva la première récla-
mation légale, officielle en quelque sorte, en faveur de
la liberté de la presse; le parlement de Paris, notamment,
la réclamait, dans un arrêt du 5 décembre 1788, comme
l'unique garantie de tous les droits.
A l'approche des états généraux, l'ardeur des esprits
s'exhala dans des milliers de brochures, de pamphlets.
24 HISTOIRE
OÙ étaient agitées avec une extrême vivacité les questions
qu'avait soulevées leur convocation, et notamment celle
de la liberté de la presse.
Les cahiers des trois ordres s'accordèrent à demander
que cette liberté ne restât pas subordonnée à la volonté
ministérielle. Ils ne s'expliquaient pas, il est vrai, d'une
manière uniforme, sur la question de savoir si elle devait
être illimitée ou restreinte, si l'on devait adopter à son
égard des mesures préventives ou seulement répressives;
mais ils étaient unanimes sur le principe.
Le gouvernement, d'ailleurs, se montrait d'accord avec
la nation sur le droit. Le jour même où se réunirent les
états généraux, le garde des sceaux signalait à l'assem-
blée la réglementation de la presse comme un des plus
importants objets soumis à ses délibérations; et un peu
plus tard, le roi lui-même, dans la déclaration de ses in-
tentions, recommandait de nouveau aux députés d'exa-
miner et de lui faire connaître « le moyen le plus conve-
nable de concilier la liberté de la presse avec le respect
dû à la religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens. »
Mais cette réglementation, la presse n'attendit pas
qu'on la formulât; elle n'en voulait point: il semblait que
par le fait seul de rouverlure des états généraux toutes
les lois restrictives, toutes les barrières fussent tombées.
On se précipitait dans la liberté avec toutes les illusions
et toute la fougue de l'enthousiasme et de l'inexpérience.
Plus de trois mille brochures , dans l'mtervalle de dix
mois, de juillet 1788 à mai 1789, avaient, si je pouvais
ainsi dire, avivé l'incendie.
A peine les états généraux furent -ils réunis qu'une
foule de journaux surgirent comme par enchantement,
^ ceux-ci pour enregistrer, ceux-là pour discuter les actes
de cette assemblée qui tenait l'Europe entière suspendue
à ses débats. Le rôle du livre était fini ; c'était le tour du
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 25
journal. « Qu'est-ce, en effet, qu'un écrit? Une parole qui
dure. Les livres la font durer dix ans, vingt ans, un siè-
cle, dix siècles : ils suffisent aux époques où l'humanité
pense lentement et n'a pas besoin de parler vite. Mais
quand le cerveau de l'humanité bout, quand le cœur de
chacun bal avec violence, quand, sur toutes les lèvres, les
passions agitées viennent se traduire en mots brûlants,
quand pour le monde, pressé de vivre, aujourd'huLàéwre
hier^ et doit être dévoré par demain^ l'ère des livres est
fermée; c'est l'ère des journaux qui s'ouvre. » (Louis
Blanc, Hist. de la Révolution, t. III, p. 122.)
Aussi est-ce du journal presque exclusivement que nous
aurons désormais à nous occuper. A peine né, il devient
l'arène de grandes batailles et l'incessante préoccupation
de Tautorité dans sa lutte séculaire contre la liberté, dont
il s'est fait l'indomptable champion.
Dès le 1"" avril, Brissot avait lancé le prospectus d'un
journal « politique, national, libre, indépendant de la
censure et de toule espèce d'influence; » il l'intitulait le
Patriote français, et inscrivait sur son drapeau cette épi-
graphe empruntée au docteur Jebb : « Une gazette est une
sentinelle qui veille sans cesse pour le peuple. » — « Mais,
ajoutait-il, c'est d'une gazette libre, indépendantey que
le docteur Jebb entendait parler, car celles qui sont sou-
mises à unecensure quelconque portent avecelles un sceau
de réprobation.... Il faut trouver un autre moyen que les
brochures pour instruire tous les Français, sans cesse, à
peu de frais, et sous une forme qui ne les fatigua pas. Ce
moyen est un journal politique ou une gazette ; c'est l'u-
nique moyen d'instruction pour une nation nombreuse,
gênée dans ses facultés, peu accoutumée à lire, et qui
cherche à sortir de l'ignorance et de Tesclavage. »
L'autorité vit dans le projet de Brissot « le dernier de-
gré de Taudace enhardie par Timpunité, » et mit toute la
26 HISTOIRE
police sur pied pour empêcher la distribution de ce pro-
spectus et du jotirnal qui en était la suite, journal dont
la permission n'avait été ni demandée ni accordée, et que
vraisemblablement on tenterait d'imprimer avec des pres-
ses placées dans des maisons particulières. Ainsi traqué,
Brissot s'adressa aux états généraux pour se plaindre de
l'arbitraire dont il était victime. Je n'ai pas vu que sa
plainte ait eu de suite. Il est probable que, rebuté par les
obstacles qu'il rencontrait et qu'il n'était pas dB force à
briser, il abandonna son entreprise, avec l'intention de la
reprendre aussitôt que les circonstances le lui permet-
traient : comme il le fit, en effet, mais seulement quatre
mois après.
Dans rintervalle, un jouteur d'une autre trempe et
d'une autre audace était descendu dans l'arène et avait
repris la lutte désertée par Brissot : c'est Mirabeau.
L'illustre tribun se montra de tout temps l'un des plus
ardents champions de la liberté de la presse ; dès sa jeu-
nesse il avait proclamé à cet égard les principes qui furent
ceux de toute sa vie, et, à la fin de 1788, abordant de front
la question, il Tavait magistralement traitée dans une
brochure Sur la liberté de la presse^ imitée de l'anglais de
Milton, et qui se terminait par une éloquente apostrophe
aux hommes qui allaient composer les états généraux.
c< Que la première de vos lois, leur disait-il, consacre à
jamais la liberté de la presse, la liberté la plus inviolable,
la plus illimitée, la liberté sans laquelle les autres ne
seront jamais conquises, parce que c'est par elle seule
que les peuples et les rois peuvent connaître leur droit de
l'obtenir, leur intérêt de l'accorder; qu'enfin votre exem-
ple imprime le sceau du mépris public sur le front de
l'ignorant qui craindra les abus de cette liberté. »
On voit avec quels sentiments, avec quels principes ar-
rêtés, Mirabeau arrivait aux états généraux, et l'on ne
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 27
s'étonnera pas qu'il se soit tout d'abord préoccupé d'avoir
un journal à lui, de se donner ainsi un appui et une arme
dont il connaissait si bien la puissance sur l'opinion pu-
blique. Quelques jours avant la réunion de rassemblée,
et sans se soucier autrement de l'autorisation du gouver-
nement, il répandit le prospectus d'une feuille intitulée :
États généraux. Ce prospectus, qui portait cette épigraphe :
Novus nascitur ordo^ roulait sur l'utilité des journaux pour
les nations déjà constituées, pour les peuples libres, à
plus forte raison pour ceux qui aspirent à l'être. « Plu-
sieurs bons citoyens, au nombre desquels il en est qui
auront Thonneur de siéger parmi les représentants de la
nation, pénétrés de cette vérité, ont résolu de faire paraî-
tre une feuille qui pût être, à la fois, et le compte-rendu
de ceux-ci à leurs commettants, et un nouveau tribut de
zèle et de civisme que les premiers apportent à la France.
Constitution, Patrie, Liberté, Vérité, voilà nos dieux. »
Le premier numéro était annoncé pour le lendemain
de l'ouverture de l'Assemblée, et Mirabeau tint parole,
sautant ainsi à pieds joints par-dessus toutes les lois
restrictives de la liberté de la presse. Ce premier numéro
fut bientôt suivi d'un second. Mirabeau y prenait direc-
tement les ministres à parti. Le langage qu'il y tenait
n'avait en lui-même rien de bien hostile pour le gouver-
nement, cependant il était nouveau dans une gazette; et
puis la hardiesse du ton était faite pour étonner, pour
effrayer les ministres, qui connaissaient Mirabeau et
savaient tout ce qu'ils pouvaient craindre de l'audacieuse
énergie de cet homme. Ils se décidèrent donc à la résis-
tance.
Un premier arrêt du Conseil, du 6 mai, considérant
qu'on distribue dans le public plusieurs prospectus d'ou"
vrages périodiques, défend expressément à tous impri-
meurs, libraires ou autres, d'imprimer, publier ou
28 HISTOIRE
distribuer aucun prospectus, journal ou autre feuille
périodique, sous quelque dénomination que ce soit, et
de recevoir aucune souscription pour lesdits ouvrages
périodiques.
Le lendemain, nouvel arrêt, lancé spécialement contre
le journal de Mirabeau. Le roi, «informé qu'on a osé ré-
pandre dans le public, en verlu d'une souscription ouverte
sans aucune autorisation, et sous la forme d'un ouvrage
périodique, un imprimé portant le n** 1*% et ayant pour
titre : États généraux^ daté de Versailles du 2 mai 1789...,
croit devoir marquer particulièrement son improbation
sur un écritaussi condamnable au fond qu'il est répréhen-
sible dans la forme, supprime ledit imprimé comme inju-
rieux et portant avec lui, sous l'apparence de la liberté,
tous les caractères de la licence. »
Cet arrêt souleva une vive émotion. Il fut dénoncé dès
le lendemain à l'assemblée des électeurs du tiers état de
la ville de Paris, qui, séance tenante, rédigea contre cet
acte attentatoire à la liberté politique et à la liberté de la
presse une protestation qu'elle adressa aux deux autres
ordres, en les invitant à se réunir à elle pour faire révo-
quer l'arrêt du 7 mai.
L'assemblée du tiers état de la ville de Paris, y était-il dit, réclame
unanimement contre l'acte du Conseil du 6 présent mois qui supprime
le Journal des États génératix, n' 1, et en défend les suites...
Elle réclame en ce que cet acte du Conseil porte atteinte à la liberté
publique, au moment où elle est le plus précieuse à la nation ;
En ce qu'il a violé la liberté de la presse, réclamée par la France
entière ; en ce qu'il Ta violée à l'époque où la nation, qui a les yeux
ouverts sur ses représentants, a le plus grand besoin de connaître tou-
tes les délibérations de la grande assemblée où ses droits se discutent
et où s'agitent ses destinées ;
En ce que cet acte, émané du Conseil dans le temps même de l'as-
semblée des états libres et généraux, décide une question qui lui était
réservée par le roi lui-même. .. ;
En ce qu'enfin cet acte rappelle, au premier moment de la liberté
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 29
nationale, une police et des règlements qui avaient été déjà suspendus
par la sagesse et la bonté du roi.
Userait superflu d'insister surTimporlance et la signi-
fication de cette intervention de la municipalité; elle
montre de la façon la plus manifeste Tétat de l'opinion.
C'est une première réponse à ceux qui prétendent que,
dans la pensée des hommes de 89, la liberté de la presse
ne comprenait pas la liberté des journaux.
Mirabeau, de son côté, nous avons à peine besoin de le
dire, ne demeura pas impassible sous le coup qui le
frappait. Il protesta énergiquement contre ce qu'il appelait
un scandale public, qui tendait à consommer avec plus
de facilité le crime de la mort politique et morale de la
nation. Il fit plus: il annonça hautement l'intention de
continuer son journal ; et il tint parole. Toutefois il crut
devoir en changer le titre ; il Tintitula : Lettres du comte
de Mirabeau à ses commettants , se couvrant, de cette façon,
du manteau de l'inviolabilité parlementaire, et plaçant la
censure dans l'alternative de s'abstenir ou de s'interposer
entre l'élu et les électeurs, ce que les circonstances ren-
daient difficile et périlleux. Voici comment se terminait
la première lettre : « Que la tyrannie se montre avec fran-
chise, et nous verrons alors si nous devons nous roidir
ou nous envelopper la tête. — Je continue le journal des
États généraux, dont les deux premières séances sont
fidèlement peintes, quoique avec trop peu de détails, dans
les deux numéros qui viennent d'être supprimés, et que
j'ai l'honneur de vous faire passer. »
Le ministère recula devant une lutte dangereuse, et
la presse fut ainsi affranchie de fait avant de l'être de
droit.
Et qu'on remarque qu'il ne s'agit pas seulement ici de
la presse ordinaire, mais de la presse périodique, dont il
eût semblé que l'affranchissement dût être plus difficile
30 HISTOIRE
à obtenir ; qu'il ne s'agit même que des journaux, qu'on a
depuis voulu mettre hors de la presse, mais qui, dès les
premières jours de la Révolution, s'emparèrent de la
prépondérance qu'ils ont, malgré tout, conservée depuis
lors.
Ajoutons que la censure, impuissante déjà depuis long-
temps, disparut d'elle-même lé lendemain de la prise de
la Bastille, qu'elle ne fui point légalement abolie. Si bien
que l'on peut dire que la liberté de la presse n'est point
un droit octroyé, mais un droit conquis.
Les premiers jours de la liberté furent aussi les meil-
leurs jours de la presse, dans laquelle se reflèlent, sous
des aspects divers, l'enthousiasme qui s'était emparé des
imaginations, tous les beaux rêves inspirés par l'ère
nouvelle qui s'ouvrait. Elle est pure encore des excès qui
la déshonoreront trop tôt, et elle jouit d'une indépen-
dance que les mauvaises passions ne tarderont pas à lui
ravir.
Chaque parti, en effet, chaque opinion, eut bientôt ses
feuilles, décidées à l'avance à ne trouver de vertu que dans
les chefs qu'elles se sont donnés, et à ne voir dans les au-
tres que des ennemis dont elles doivent poursuivre l'ex-
termination. Ces journaux-là sont libres seulement dont
les chefs sont au pouvoir, qui servent la cause, flattent les
passions des dominateurs du jour; tous les autres sont
des empoisonneurs de l'opinion publique, dont il faut au
plus vile débarrasser la société. Et le lendemain, c'était le
tour des triomphateurs de la veille. La presse devait ainsi
se suicider de ses propres mains ; comme l'a dit un jour-
naliste contemporaiin, elle se dévora par ses propres ex-
cès : car la loi avait, pour ainsi dire, déposé son glaive^
et les journaux n'avaient même pas à la braver.
Le gouvernement aurait-il réussi, par des mesures fer*
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 31
mes et prudentes, à contenir et à régler cette orageuse
enfance de la presse périodique, et à en diriger vers un
but salutaire la redoutable activité? On ne saurait Taffir-
mer, mais il n'y essaya même pas ; tout se borna de
sa part à quelques expéditions de la police contre les
premiers journaux; après quoi il sembla s'en remettre à
l'assemblée, qui s'était arrogé tous les pouvoirs, du soin
d'arrcler ce débordement. L'assemblée, elle, semblait
avoir pris pour règle de conduite de laisser faire et de lais-
ser passer, et ce que le gouvernement, mis en tutelle, su-
bissait par faiblesse, elle le tolérait par système. 11 lui
fallut pourtant bien s'occuper plus d'une fois des abus
commis par la voie de la presse; mais rien de plus indé-
cis, de plus contradictoire, que ses nombreuses délibéra-
tions sur ce sujet ; nulle suite, nulle consistance, nulle
énergie continue. Aujourd'hui,c'estrindulgence qui l'em-
porte ; le lendemain , la prudence hu maine prend le dessus,
et Ton décrète des mesures de rigueur qu'on révoquera
quelques jours après, ou qui ne seront pas exécutées.
Il faut dire aussi que la situation des dépositaires de
lautorité était des plus difficiles. A la suite des journées
d'ocfobre, la Commune dénonce au Châtelet la feuille de
Marat, afin que le procureur du roi ait à s'opposer « aux
excès aussi dangereux qu'inquiétants de la presse. » Le
Châtelet fait saisir les presses de VAmi du peuple et lance
contre Marat un décret de prise de corps ; mais les Corde-
liers prennent les armes pour le défendre, l'enlèvent de
chez lui et le conduisent en lieu de sûreté, et peu s'en faut
que celte affaire n'amène la guerre civile dans Paris. —
Un autre jour, en février 1793, c'est la Convention qui se
soulève à la lecture de quelques articles de Marat, et F Ami
du peuple est décrété d'accusation ; mais le jury du tri-
bunal révolutionnaire est composé de ses fidèles jacobins,
32 HISTOIRE
et Marat, acquitté, est ramené triomphalement par le
peuple au sein de la Convention. — Trois mois après, la
Convention encore s'attaque au Pér^ Ducft^^n^; elle se
heurte cette fois à la Commune, qui se dresse devant elle
pour lui arracher son substitut*, et Hébert rentre à l'Hôtel
de Ville au milieu des applaudissements de ses collègues
et de tous les citoyens présents, qui l'embrassent et le
serrent dans leurs bras; Chaumette, dans son enthou-
siasme, va jusqu'à demander, sous prétexte qu'on a atta-
qué la liberté de la presse en attaquant Hébert, que la
chambre de TAbbaye où a été enfermé le martyr de la
vérité, soit appelée : Chambre de la liberté de la presse.
En présence de pareils faits, les hésitations des pou-
voirs s'expliquent aisément, dans un temps, d'ailleurs,
où tous les pouvoirs étaient confondus et sans force. Et
puis, si les excès de la presse étaient tels qu'ils dussent
alarmer ses meilleurs amis, on conçoit que les lièdes hé-
sitassent dès qu'il s'agissait de porter atteinte à cette li-
berté que l'on considérait — non sans raison — comme le
fondement et la sauvegarde de toules les autres. Aussi
n'était-ce jamais sans quelque impatience que nos pre-
mières assemblées écoutaient les accusations portées
presque chaque jour à la tribune contre les journaux
incendiaires — c'était l'expression, — et les journaux in-
cendiaires, c'étaient, suivant le côté d'où partait l'accu-
sation, les défenseurs du peuple aussi bien que ceux du
trône. « Puisque vous le jugez nécessaire, répondait- on à
un député qui, dans la séance du 30 septembre 1790,
accusait le dernier numéro du journal de Marat, dénoncez
ces feuilles devant la municipalité de Paris. La fonction
de l'Assemblée nationale est de s'occuper des intérêts gé-
néraux du royaume, et non pas de faire la police des rues,
et non pas de surveiller les filoux, les assassins elles
libellistes, non moins odieux et non moins criminels.
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 35
Leur dernière feuille paraît toujours la plus infâme, parce
que c'est la seule dont on se souvienne; mais toutes le
sont 5 peu près également. C*est par une loi générale, qui
n'a pas pu être faite encore, que le Corps législatif doit
instituer les moyens de réprimer et de punir les attentats
de ces hommes dont le métier est d'empoisonner ce qu'il
y a de plus sacré dans un empire, la raison du peuple. »
Cette loi générale que réclamaient tous les bons esprits,
elle devait se faire attendre longtemps encore ; ce ne fut
qu'en l'an IV, sous le Directoire, qu'une digue légale fut
enfin opposée aux excès de la presse.
Les hommes de 1789, qui sortaient d'un long absolu-
tisme, ne songèrent guère qu'à en empêcher le retour, et,
pleins de confiance dans les vérités qui les passionnaient,
ils crurent avoir assez fait en proclamant les droits de
l'homme, sans se préoccuper de leur démonstration, ni
des conséquences qu'on en pouvait tirer.
La liberté de la presse avait été solennellement consa-
crée par la première Déclaration des droits de l'homme,
présentée à l'Assemblée nationale constituante, comme
Ton sait, le 11 juillet 1789, votée le 27 août suivant, et
qui fut placée en tête de la Constitution de 1791. On y
lit :
4
Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même reli-
gieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas Vordre public
établi par la loi.
Art. 1 1 . La libre communication des pensées et des opinions est un
des droits les plus précieux de Thomme; tout citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre de Vahus de cette liberté
dans les cas déterminés par la loi.
Le vote de ce dernier article avait été précédé d'un
débat assez vif, dans lequel Mirabeau posa les vrais prin-
cipes de la matière, les principes qui devaient régir la
3
34 HISTOIRE
presse trente ans après, au temps de sa liberté. Les uns
paraissaient redouter les dangers de son complet affran-
chissement ; les autres, notamment Robespierre et Ba-
rùre, demandaient qu'on retranchât de la rédaction pro-
posée tout ce qui semblait modifier, restreindre, atté-
nuer celte liberté. Mirabeau, répondant à ces derniers,
démontra qu'on pouvait commettre des délits au moyen
de la presse comme au moyen de tout autre instrument,
cl que ces délits ne devaient pas rester impunis. « Mais,
ajoutait-il, c'est à tort que tous les projets portent le mot
restreindre: le moi iproipre est réprimer. La liberté de la
presse ne doit pas être restreinte ; les délits commis par
la voie de la presse doivent être réprimés*. »
L'Assemblée prononça dans ce sens. Restait à déter-
miner les délits et les peines, à prescrire les mesures de
précaution indispensables pour que, le corps du délit
étant saisi, le coupable ne pût échapper à Tabri d'une
facile clandestinité. C'est ce que l'on ne sut pas faire
alors. Dans la crainte, peut-être exagérée, d'entraver le
droit, on n'osa point toucher à l'abus.
Cependant la licence fut bientôt portée si loin que
l'Assemblée, saisie delà question, dans les premiers jours
de 1790, à propos de certains libelles, décréta que son
comité de constitution serait chargé de lui présenter in-
cessamment un projet de règlement sur la Kberté de la
presse. Le comité se mit immédiatement à l'œuvre, et, le
'20 janvier, Siéyès proposa en son nom, à la Constituante,
* Mirabeau avait proposé, au nom du comité des cinq, celte rédaction :
« Lil)re dans ses pensées, et môme dans leur manifestation, le citoyen
« a le droit de les répandre par la parole, par l'écriture, par l'impression,
a sous la réserve expresse de ne pas donner atteinte aux droits d'autnii. »
Siéyès était d'un avis identique , et c'est la forme présentée par son bu-
reau que la majorité avait adoptée comme point de départ de la discussion :
a La libre communication des pensées étant un droit du citoyen, elle ne
a doit être restreinte qu'autant qu'elle nuit aux droits d'autrui. »
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 35
un projet de loi qui, reconnaissant une fois encore le
droit, fendait à en séparer l'abus. Dans un rapport de-
meuré célèbre, Siéyès développait avec une grande au-
torité les principes déjà professés par Mirabeau, et les
appuyait sur les mêmes arguments, sur les mêmes
nécessités :
Le public s'exprime mal, disait-il, lorsqu'il demande une loi pour ac-
corder ou autoriser la liberté de la presse. Ce n'est pas en vertu d'une
loi que les citoyens pensent, parlent et publient leurs pensées ; c'est
en vertu de leurs droits naturels, droits que les hommes ont apportés
dans l'association, et pour le maintien desquels ils ont établi la loi elle-
même et tous les moyens publics qui la servent. Mais si l'on veut que la
loi protège la liberté du citoyen, il l'aut qu'elle sache réprimer les attein-
tes qui peuvent lui être portées. Elle doit donc marquer, dans les ac-
tions naturellement libres des individus, le point au delà duquel elles
deviendraient nuisibles aux droits d'autrui : là elle doit placer des
signaux, poser des bornes, défendre de les passer, et punir le témé-
raire qui oserait désobéir. Telles sont les fonctions propres et tutélai-
res de la loi. La liberté de la presse, comme toutes les libertés, doit
donc avoir ses bornes légales.
Partant delà, le législateur devait examiner d'abord en
quoi les écrits imprimés pouvaient léser les droits d'au-
trui ; il devait ensuite spécifier ces cas, leur imprimer la
qualité de délit légal, et à chacun d'eux appliquer sa
peine ; enfin, après avoir caractérisé les délits, réglé la
peine et atteint les accusés, il fallait déterminer l'instruc-
tion et le jugement par lesquels ils doivent être condam-
nés ou absous.
Sur ce dernier point, le projet apportait une innova-
lion remarquable : pour juridiction répressive des délits
de la presse il proposait le jury»
Nous avons produit dans notre loi, y était-il dit, un commencement
de procédure et de jugement parjurés. Cette institution est le véritable
garant de la liberté individuelle et publique contre le despotisme du
plus redoutable des pouvoirs. 11 sera essentiel d'employer tôt ou tard
5G HISTOIRE
le ministère des jurés pour la décision de tous les faits en matière ju-
diciaire. Cette* vérité vous est déjà familière; vous craignez seulement
que son exécution ne soit prématurée en ce moment. Mais cette inquié-
tude ne peut vous arrêter lorsqu'il s'agit das délits de ia presse, c'est-
à-dire de cette partie de Tordre judiciaire qui se prête le plus aisément
à l'institution des jurés, et qui échappe à tous les inconvénients qui
pourraient en résulter en toute autre matière.
Les jurés devaient être choisis par le procureur-syndic
du département et pris, autant que possible, parmi des
auteurs, ou, à leur défaut, parmi les personnes dont la
position supposerait l'élude des sciences et des letlres *.
La personne royale et les bonnes mœurs étaient pla-
cées, en droit, hors des attaques delà presse.
La responsabilité des crimes publics était étendue
jusqu'à l'écrivain, lorsque sa complicité d'intention était
établie. Un article était ainsi conçu :
Si un écrit imprimé, publié dans Tespace de huit jours avant une
sédition ou une émeute accompagnée de violence, se trouve, même sans
exciter directement les citoyens à ce crime, renfermer des allégations
* L'année suivante, le 22 août, dans la discussion des articles additionnels
relatifs à la liberté de la presse, Barnave se prononçait également en
faveur de l'application du jury: « .Les véritables points constitutionnels
« relativement à la presse, disait-il, se réduisent à ces deux-ci, — et c'est
(( ainsi que l'avaient d'abord agité vos comités, et que, même dans la
« discussion qui a eu lieu depuis dans leur sein, la plupart des membres
« l'ont pensé ; l'un de publier et imprimer librement ses pensées, c'est-à-dire
« qu'il ne peut pas y avoir de censure, qu'il ne peut y avoir aucun frein qui
« empêche tout homme citoyen d'un pays libre d'imprimer et de publier
a ses pensées; le second, c'est que les actions auxquelles peut donner lieu
« l'abus de cette liberté ne peuvent être portées que devant des jurés. Yoilà
« ce qu'il y a de véritablement constitutionnel relativement à la presse...
« 11 faut établir un frein ; mais vous chercherez vainement à limiter par
« des expressions strictes l'étendue que ce frein-là doit recevoir, jusqu'à c^
« que la législation ait été sur cet objet à sa perfection ; vous vous trou-
ce verez sans cesse sur la limite de la suppression de la liberté de la presse
« ou de l'anéantissement du frein légitime qui doit la contenir.
« C'est donc véritablement dans ce jugement parjurés que vous trou-
ât verez tout à ia fois la sauvegarde de la liberté individuelle de l'homme
« qui écrit et de la liberté politique qui résulte de la liberté individuelle, et
« en même temps le respect de la morale et de la loi. »
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 37
fausses ou des faits controuvés propres à les inspirer, ceux qui sont
responsables de cet écrit pourront être poursuivis et punis comme sé-
ditieux, s'il est prouvé que ces allégations ou ces faits controuvés ont
contribué à porter les citoyens à cette sédition ou à ces violences.
Enfin nous relèverons encore une disposition, dont les
motifs, tout au moins, pourront paraître étranges ; il
s'agit des crieurs publics, une question sur laquelle nous
reviendrons bientôt.
Nul individu n'ayant le droit de disposer, pour un usage particulier,
des rues, des places, des jardins, etc., et Tintérèt commun exigeant que
rien ne trouble les proclamations des actes émanés des pouvoirs établis
parla loi, et qu'aucune autre proclamation ne puisse se confondre avec
elles, il est défendu — sous peine d'amende et de prison — de crier
publiquement aucun livre, papier, journal, etc.
« La loique nous vous proposons n'est pas parfaite, di-
sait Siéyèsen terminant; elle n'est même pas aussi bonne
qu'il sera facile de la faire dans deux ans... Nous cache-
rions mal à propos la moitié de notre pensée en ne di-
sant point que, dans son état d'imperfection, celle loi
nous paraît, en ce genre, la meilleure qui existe en aucun
pays du monde. »
Les partis n'en jugèrent pas ainsi. Le projet élaboré
par le comité de constitution, projet juste au fond, ce-
pendant, et, d ailleurs, approprié aux circonstances, sou-
leva de furieuses clameurs, devant lesquelles l'Assemblée
hésita, et, plusieurs fois repris ou réclamé, il n'arriva
jamais à discussion.
Ce projet et le rapport de Siéyès n'en demeurent pas
moins un objet d'étude législative et historique pour
ceux qui veulent connaître l'origine de nos lois sur les
délits de la presse ; il conserve la vive empreinte de la
pensée de la Constituante, et l'on y trouve consacrées toutes
les conditions que les hommes de 89 regardaient comme
nécessaires à l'exislence de la liberté delà presse.
38 HISTOIRE
C'était, du reste, une tâche bien difficile que de régle-
menter la presse, et du premier jour avaient apparu les
difficultés de toute répression efficace sans tomber dans
la suppression arbitraire.
Quelques mois après, en effet, les membres des co-
mités de constitution, de révision et de judicalure réunis,
ayant entrepris, à leur tour, de réprimer les abus de la
presse, étaient réduits à faire cette déclaration : « Nous
avons eu quinze conférencees sur cet objet, et, après
avoir i)eaucoup réfléchi, nous avons reconnu qu'il est
impossible de faire une bonne loi à cet égard. »
Et nous verrons jusqu'au bout ces difficultés confessées
par le législateur, toutes les fois qu'il s'est trouvé en face
de ce difficile problème.
La presse demeura donc légalement libre jusqu'à la
fin de l'Assemblée nationale ; mais en fait elle l'était très-
peu. Nous allons voir à combien de censeurs les journaux
avaient à répondre, comment il leur fallait compter avec
la municipalité parisienne, avec lesclubs, avec les sociétés
plus ou moins patriotiques, avec les autorités provincia-
les, avec tout le monde enfin.
On voit de bonne heure la municipalité de Paris se
préoccuper, au milieu du silence de toutes les autres au-
torités, de mettre un frein aux écarts de la presse ; si elle
ne peut empocher l'impression des écrits dangereux, elle
veut au moins en arrêter la diffusion, et c'est aux col-
porteurs, aux crieurs, aux proclamateurs^ comme on di-
sait alors, qu'elle s'attaque tout d'abord et sans relâche.
Un grand nombre des journaux de la Révolution se
proclamaient dans les rues, quelques-uns même faisaient
une édition spéciale pour les proclamateurs, avec un
sommaire, un boniment destiné à être crié. C'était de
l'habileté, de la sonorité de ce boniment, et de la force ^
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 39
de poumons des crieurs, que dépendait le succès pour
beaucoup de ces canards, qui souvent ne visaient pas au
delà de la pâture du jour ; et, si robustes qu'ils fussent,
ce n'était pas sans peine qu'ils pouvaient parvenir à do-
miner l'explosion des grandes colères ou des grandes
joies du Père Duchêne,
Les proclamateurs, bien entendu, se regardaient comme
parfaitement libres de colporter ce que d'autres prenaient
la liberté d'écrire , et ils se préoccupaient aussi peu de
l'autorisation de la police que les écrivains de Tattache
de la censure.
Cependant celte avalanche de crieurs qui, dès le point
du jour, se précipitait dans les rues , assourdissant la
cité de ses cris cyniques , était devenue une véritable
plaie, et donnait lieu à des plaintes nombreuses. La mu-
nicipalité essaya d'opposer une barrière à ce déborde-
ment. Le 24 juillet,
Sur ia représentation qu'il se vend publiquement dans Paris, par les
colporteurs et autres, des imprimés calomnieux, propres à produire
une fermentation dangereuse, le comité de police arrête que les col-
porteurs de semblables écrits sans nom d'imprimeurs seront, en at-
tendant le règlement qui doit être fait par l'Assemblée nationale sur la
liberté de la presse, conduits en prison par les patrouilles, et que les
imprimeurs qui donneront cours à de pareils imprimés, sans pouvoir
d'auteurs ayant une existence œnnue , en seront rendus respon-
sables.
Le 24 août suivant, autre arrêté municipal, faisant défende de publier
aucun écrit qui ne porterait pas le nom d'un imprimeur ou d'un li-
braire, et dont un exemplaire parafé n'aurait point été déposé à la
chambre syndicale. Il est aussi défendu à l'administration des postes de
se charger du transport d'aucun imprimé, à moins qu'il n'ait été revêtu
du visa et de l'autorisation du comité de police de la municipalité.
Cet arrêté fit jeter les hauts cris à la presse patriote : il
était injuste, oppressif, contraire aux premiers éléments
du droit ; il servirait de prétexte aux agitateurs qui ré-
40 HISTOIRE
pandaicnt les méfiances elles noirs soupçons parmile peu-
ple. Bailly, se souvenant de ces clameurs en écrivant ses
Mémoires, y répondait ainsi (t. II, p. 209) : « Les journaux
se sont plaints de ce règlement comme d'une atteinte à
la liberté de la presse, et on cela ils se sont bien trompés.
La liberté est d'imprimer tout ce qu'on veut; la liberté
publique exige que l'auteur en réponde : il faut donc qu'il
soit connu. L'obligation de mettre son nom ne suffirait
pas, car on peut prendre un faux nom ; un nom n est pas
toujours connu, on ne saurait où trouver l'auteur. On de*
mande le nom d'un libraire ou imprimeur, parce que c'est
un bomme, un répondant, qu'on sait où trouver. Mais il
n'est pas censeur, il ne répond que d'une chose : c'est d'a-
voir entre les mains le manuscrit de l'auteur, et de pou-
voir l'indiquer. »
Quoi qu'il en soit, comme cet arrêté ,après tout, man-
quait de sanclion en ce qui concernait les écrivains, ce fut
Icllrc morte pour eux. Cependant quelques.journaux cru-
rent devoir, dans Tintérôt de leur débit, se conformer à la
prescription relative au permis de circuler ; ainsi le jour-
nal libre de Marat lui-môme porte, dans ses commence-
ments, une autorisation de circuler, délivrée par le bureau
de rilôtel de Ville.
Le r*" septembre, nouvel arrêté contre les colporteurs :
Sur la représentation faite par le comité de police de Tinfidélité
(les colporteurs et vendeurs d'imprimés, qui se permettent de crier les
avis les plus alarmants et les plus faux, et qui, pour exciter la curio-
sité publique, donnent aux feuilles qu'ils débitent des titres qui répan-
dent la crainte et compromettent indistinctement tous les citoyens,
l'assemblée des représentants de la commune de Paris, considérant que
la liberté de la presse ne doit pas être confondue avec la liberté de la
proclamation; que celle que se permettent les colporteurs, trompant la
crédulité du peuple, multiplie les fausses nouvelles et ne laisse à ceux
qu'ils ont trompés que Terreur et les regrets, interdit de colporter et
crier dans Paris aucun écrit autre que ceux émanés de Tautorité pu-
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 41
blique ; ordonne que les proclamaleurs de tous autres écrits ou brochu^
' res seront regardés comme perturbateurs du repos public, et invite
tous les districts à réprimer les abus que faisait naître cette licence.
« J'ai toujours eu pour principe, dît encore Baillydans
ses Mémoires (t. Il, p. 239), à propos de cet arrêté, que
Taffiche l;t la proclamation pouvaient, sans nuire à la li-
berté,ètre réservées à la puissance publique.Il me semblait
qu'en bonne administration, il ne faut pas laisser à un
particulier le moyen d'agir sur le peuple en masse ; et
c'est ce que font Taffiche et la proclamation. En laissant
tout crier dans les rues, les colporteurs , pour mieux
vendre, crient d'abord les titres tels qu'ils sont ; ensuite
ils les altèrent pour attirer davantage les curieux;, enfin
ils finissent'par annoncer même ce qui n'est pas dans les
feuilles. »
Peuchet répétait à peu près la même chose, l'année
suivante (24 septembre 1790), dans le Moniteur^ en ré-
ponse à de violentes réclamations de la presse parisienne
contre un arrêté de la municipalité de Lyon qui défendait
décrier les journaux dans les rues de cette ville : « La
proclamation, comme l'affiche, disait-il, n'appartient qu'à
la puissance publique; c'est un droit qu'il est de l'intérêt
de tous de lui conserver exclusif . La liberté de la presse ne
s'étend point à donner aux opinions des écrivains l'appa-
reil réservé aux ordres de la puissance civile. Cette con-
fusion de droits est l'anéantissement de l'ordre et de la
tranquillité publique. C'est une chose monstrueuse, en
• effet, qu'on puisse effrayer toute une ville par la procla-
mation bruyante des rêveries atroces d'un écrivain men-
teur. C'est une cause d erreurs et d'inquiétudes populaires
qu'on puisse donner à la calomnie la publicité que Ton
ne doit accorder qu'à la loi, puisqu'il est de l'intérêt de
tout le monde de la connaître. C'est à ces abus qu'avait
voulu remédier le projet de loi élaboré par le comité de
42 HISTOIRE
constitution, et à peu près par les mêmes motifs*. A
cela les journalistes répondaient, non sans quelque raison,
que la rue appartient à toutle monde; que, si nul individu
n'avait le droit d'en disposer pour un usage personnel,
il s'ensuivrait que personne ne pourrait plus y marcher,
se promener ; qu'à ce compte on ne devrait pas plus y
crier toute autre marchandise que des imprimés ; qu'il
était impossible de confondre la proclamation des actes de
l'autQrité, faite dans une forme solennelle, avec le boni-
ment d'un colporteur criant un imprimé et le vendant
comme une nouveauté. En résumé, on avait raison au
fond, on avait tort dans la forme; on confondait l'abus
a\ec la liberté.
Aussi, un mois après, le 3 octobre, la municipalité se
voyait-elle encore dans la nécessité de défendre de col-
porter et crier des écrits scandaleux ou incendiaires. Or-
dre était donné aux sentinelles d'arrêter les contrevenants
< Quelques mois après, le 9 mai 1791, Chapelier, dans un rapport à
l'Assemblée constituante sur le droit de pétition, soutenait là même
thèse. « Les rues, les places publiques, disait-il, sont une propriété pu-
blique : elles n'appartiennent à personne, elles appartiennent à tous. De .
là il résulte que la société a le droit d'en disposer, sans porter atteinte à
aucun droit individuel.,. On doit réserver pour les pouvoirs délégués
l'affiche, la publication au son de trompe et du tambour... Si toute personne
a le droit d'afficher, toute personne aura le droit de couvrir une affiche,
attendu que les rues et les places publiques seront alors au premier
occupant, et à côté du droit de premier occupant se trouve toujours le
droit du plus fort. » — Et il ajoutait : « Certes, c'est concevoir d'étranges
alarmes sur la liberté, que de prétendre que la puissance publique ne peut
pas se réserver un moyen de faire connaître ses actes 1... Nous avons tout
fait pour la liberté, et peut-être avons-nous laissé momentanément quel-
que chose à la licence en ne faisant aucune disposition sur les cris qu'on
entend pour annoncer, avec des feuilles qui se disent patriotiques, souvent
des libelles anticonstitutionnels, des nouvelles fausses et alarmantes, des
calomnies scandaleuses ; mais le profond respect qu'on doit avoir pour la
liberté de la presse, ce palladium des droits des citoyens, cet ennemi des
abus de la tyrannie, a éloigné notre pensée de vous présenter aucune loi
à se sujet. C'est l'abus d'un moment, et c'est à la police de faire recher-
cher et punir les coupables. »
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 45
et de les livrer à la justice, pour être punis comme per-
turbateurs du repos public.
Enfin un arrêté de la Commune du mois de septembre
1789, réglementant la profession de colporteurs, en fixe
le nombre à trois cents, et les astreint à porter sur leur
hdAiit une plaque ostensible^ outre leur commission en par-
chemin^ qu'ils seront tenus d'avoir toujours dans leur
poche, et que les patrouilles et les fonctionnaires auront
le droit de se faire représenter. On y lit, entre autres
considérants, que,
Si le premier besoin d'un peuple qui se régénère est la liberté de la
presse» il est également vrai que la puissance publique a seule le droit
de publier et d'afficher.
En conséquence, les colporteurs ne pourront crier (pen-
dant le jour, et jamais la nuit) que les ordonnances et
règlements qui émaneront d une autorité légalement con •
stituée, que les peuples ont intérêt de connaître, et aux-
quels leur devoir est d'obéir. Quant aux journaux, ceux
même qui portent le titre à* Assemblée nationale^ les col-
porteurs ne pourront les proclamer, sous peine d'être
arrêtés et condamnés à une saisie et à 25 livres d'a-
mende. Les colporteurs ne pourront se charger, même
pour la distribution sans proclamation, que d'ouvrages
garantis par le nom de Tauteur ou par celui de l'impri-
meur. En conséquence, tous écrits dont se trouveront
chargés lesdits colporteurs seront soumis, non à la cen-
sure, mais à l'inspection des patrouilles et corps de garde,
pour être saisis par eux lorsqu'ils ne seront pas munis
d'une signature; et les contrevenants seront conduils à
l'hôtel de la Force.
Tout citoyen néanmoins pouvait vendre des papiers
périodiques sur la voie publique, mais dans un endroit
44 HISTOIUE
fixe, à la seule condition de prévenir son district de sa
demeure et du lieu où il voulait étaler.
La multiplicité de ces arrêtés, se succédant de mois en
mois, prouve assez leur peu d'efficacité; autant en em-^
portait le vent des passions déchaînées. La masse ne
voyait dans ces mesures, si justes qu'elles fussent au fond,
sinon toujours dansla forme, que desatteintes à la liberté,
mot magique dont tout le monde alors était esclave.
Disons cntln qu'une loi fut rendue le 5 nivôse an V
pour défendre aux colporteurs d'annoncer publiquement
les journaux ou écrits périodiques. autrement que par
leur titre.
La municipalité de Paris — nous ne parlons point en-
core de la terrible Commune du 10 août — ne bornait point
son action contre la presse à de simples règlements de po-
lice, que l'on aurait pu regarder comme rentrant, jusqu'à
un certain point, dans ses attributions. A la fin de sep-
tembre 1789, elle mandait Marat à sa barre pour avoir
inculpé l'administration de la ville. Le 15 janvier suivant
elle prenait un arrêté par lequel,
« Considérant que la liberté salutaire de la presse n*est
« pas l'abus dangereux de calomnier impunément; que
« chez le peuple jusqu'à présent le plus libre de l'Europe,
« en Angleterre, les auteurs et les imprimeurs sont res-
te pensables des ouvrages qu'ils répandent dans le public;
c< que la Déclaration des droits de F homme et du citoyen
« décrétée par l'Assemblée nationale est bien loin d'au-
« toriser ces écrits incendiaires qui ne respirent que la
c( sédition, la révolte et la calomnie ; considérant que les
c( représentants de la Commune manqueraient au plus
c( sacré de leurs devoirs, s'ils ne cherchaient à préserver
c< leurs concitoyens des poisons mortels dont ces sortes
« d'écrits sont infectés et à les garantir de leur funeste
« contagion .. »
PREMIERE REPURLIQUE 45
Elle ordonnait au procureur-syndic de la Commune de
dénoncer ÏAmi du peuple par devant le tribunal qui de-
vait en connaître.
Le 15 mai, sur la proposition de Chaumette, qui accuse
Gorsas d'avoir varié d'opinion au sujet des massacres de
septembre, leConseil arrête que les premières opinions du
rédacteur du Courrier de Paris sur les événements de
septembre seront imprimées contradictoirement avec
celles qu'il manifeste aujourd'hui sur les mêmes faits, en
deux colonnes ayant pour titre : Le Gôrsas du mois de
septembre et Le Gorsas d* aujourd'hui^ et qu'elles seront af-
fichées.
Du reste, cette ingérence de la municipalité parisienne
dans les affaires de presse était acceptée par tout le
monde, même, comme nous l'avons vu, par l'Assemblée
nationale ; c'est à elle que sont adressées les dénonciations
contre la mauvaise presse, et tout le monde se croit en
droit de la dénoncer, de faire la police des journaux. Il
(l'est pas jusqu'aux dames de la Halle qui ne croient de-
voir aller protester à la Commune contre les funestes effets
des libelles vendus au peuple, lesquels, dissipant l'argeht
destiné au ménage, ont le double inconvénient de le
priver du nécessaire absolu et de porter à des excès
coupables .
On le sait, d ailleurs, dénoncer était alors un acte
de civisme, que les corps, les sociétés, les individus, pra-
tiquaient avec une patriotique émulation.
On connaît l'importance et les prétentions de certains
clubs, et l'on ne s'étonnera pas de les voir, eux aussi,
morigéner, dénoncer, châtier les journaux. Après les
clubs, c'étaient les cafés, sorte de clubs au petit pied, qui
les traduisaient à leur tribunal et leur demandaient
compte de leurs opinions. Un jour, par exemple, les pa-
triotes du café Zoppi, vulgairement dit Procope, « pro-
46 HISTOIRE
fondement affligés de la licence des auteurs de la partie
politique du Mercure de France^ de la Gazette d^ Paris, etc.,
justement alarmés des maux que peuvent causer ces
papiers infâmes, mais persuadés que Thumanité doit être
la base du patriotisme, se rappelant que ces libellisles,
dont cependant on ne prononce le nom qu'avec horreur,
sont des hommes, et par conséquent leurs frères, voulant
bien croire enfin que leur erreur est plutôt l'effet de Ta-
veuglement que d'un crime volontaire, arrêtent unani-
mement qu'il sera député aux rédacteurs des feuilles in*
cendiaires ci-dessus nommées plusieurs membres de la
sociélé patriotique dudit café, àTeffet de les ramener dans
le bon chemin par des paroles de paix. » Un autre jour
ils allument un feu devant la porte du café, et y jettent
quelqu'une de ces feuilles damnées.
Ces halures étaient un divertissement fort à la mode,
que les plus petits cafés se donnaient volontiers, à l'imi-
tation des grands, et, si l'on en jugeait d'après les quel-
ques comptes rendus de ces exécutions que nous ont
transmis les journaux, d'après les procès- verbaux qui en
étaient solennellement dressés, les choses se seraient pas-
sées avec un sérieux auquel on a quelque peine à croire,
quand on se rappelle les lieux et les acteurs. — Plus mo-
dérés, les patriotes du café du Salon se bornent à décréter
que telle feuille, dont le rédacteur est « obstrué d'aristo-
cratie, » sera foulée aux pieds et livrée au crochet du pre-
mier chiffonnier passant.
Et ce n'étaient pas seulement leurs opinions politiques
qui exposaient les écrivains à ces exécutions populaires.
Par exemple, il n'était pas permis à un critique de trouver
mauvaise une pièce que le parterre avait applaudie. « 11
est arrivé hier aux Italiens, lit-on dans la Chronique de
Paris du 11) janvier 1791, une scène qui prouve combien
le public est jaloux d'user des droits que lui donne la li-
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 47
berlé des théâtres, et au théâtre. M. Ducray-Duminil, ré-
dacteur d'un journal ci-devant privilégié, nommé les
Petites Affiches^ s'était permis de trouver la pièce et la
musique de Paul et Virginie détestables. Le public, seul
juge en pareil cas, ayant manifesté, à la première repré-
sentation, le plaisir qu'il y éprouvait, a trouvé qu'il y avait
de rirapudence à ce journaliste de vouloir lui prouver
qu'il avait tort d'applaudir et de s'amuser sans son con-
3entement. Après le spectacle il a exigé que cette feuille
fût déchirée sur le théâtre, et madame Saint-Aubin a été
l'exécuteur de sa justice. »
D'autres fois ces redresseurs de torts allaient accomplir
leurs exploits au domicile des journaux. Ainsi plusieurs
jeunes citoyens se transportent chez le sieur Gattey,
libraire aristocrate au Palais-Royal ; ils commencent par
purifier sa boutique, infectée du souffle des mauvais ci-
toyens, par des fumigations de vinaigre et de sucre, puis
ils s'emparent de l'édition des Actes (Tes Apôtres et en font
un auto-da-fé.
Trop heureux encore les journalistes si tout se fût
borné à ces jeux relativement innocents I mais ils furent
trop souvent victimes, eux et leurs imprimeurs, des plus
déplorables excès.
Comme on le voit, la liberté illimitée laissée à la
presse par nos premières assemblées fut singulièrement
tempérée par cette loi de Lynch, plus dure que le code
le plus sévère*.
Les mêmes faits se reproduisaient dans les départe-
ments. On vit des autorités départementales arrêter de
leur propre chef la circulation des journaux qui ne leur
convenaient pas.
Le 13 mai 1793, les représentants de la nation députés
* Voir, sur ces curieux épisodes, Histoire de la Presse^ t. lYjp. 151 et suiv.
48 HISTOIRE
par la Convention dans les déparlements et près de l'ar-
naée de la Vendée prenaient cet étrange arrêté :
Nous..., persuadés de l'indispensable nécessité de diriger tous les
esprits vers un cenlre commun...; convaincus plus que jamais que
Tesprit républicain n'est entravé dans sa marche que par les journa-
listes imposteurs ;
Considérant que cette classe d'écrivains faméliques, qui obstruent
toules les avenues du temple de la liberté ou en souillent Tenceinte
par leur présence, a fait une spéculation criminelle de fortune sur la
diversité des sentiments, et qu'elle se vend sans pudeur au plus offrant
de nos oppresseurs...;
Considérant que les influences pestilentielles de ces folliculaires à
gages obscurcissent notre horizon politique, en répandant un nuage
épais sur les fourberies et Tintrigue, qui sont sans cesse en embus-
cade pour étouffer le cri de la vérité;
Considérant que, si, d'après la Déclaration des droits, la liberté de
la presse est illimitée, il en résulte aussi que la liberté de choisir entre
les productions qu'elle nous transmet doit l'être par le même prin-
cipe, et que la souveraineté représentative d'un peuple entier peut,
sans outre-passer les bornes de ses pouvoirs, dénoncer à l'opinion
publique tous les écrits tendant à l'égarer et à la corrompre ;
Considérant que les corps administratifs, mal organisés dans les dé-
partements, où l'esprit public est dépravé par des spéculations mercan-
tiles, favorisent l'introduction de ces écrits insidieux, à l'exclusion de
quelques journaux sincères et véridiques; et pour prémunir les bons
citoyens de ce poison dangereux, qui ne circule au milieu d'eux
qu'afin de leur inspirer le goût de leur esclavage et des fers honteux
sous lesquels ils gémissent, au gré de leurs tyrans orgueilleux;
Nous avons arrêté de vouer au mépris et à l'exécration des lecteurs,
faisant défense expresse à tous les directeurs des postes de les recevoir
et faire distribuer, directement ou indirectement, les journaux inti-
tulés..., comme subversifs des vrais principes en matière poli-
tique; comme marqués au coin d'une partialité révoltante dans le
rapport des différentes opinions émises à la Convention nationale:
comme tendant à corrompre Fesprit public; comme attentatoires à
légalité, qui est la seule base fondamentale de la liberté publique et
individuelle ;
Invitons tous les bons citoyens à ne lire que les feuilles intitulées...
Nous n'avons pas besoin dédire quelles étaient ces
PREMIÈRE REPUBLIQUE 49
dernières feuilles : c'étaient, on le pense bien, les jour-
naux de la montagne, VAmi du Peuple et trois ou quatre
de ses satellites ; tous les autres étaient proscrits, y com-
pris le Moniteur universel.
La Constitution de 1791 plaça parmi les droits naturels
et civils qu'elle garantissait à tout homme :
La liberté de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées,
sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspec-
tion avant leur publication.
Le pouvoir législatif, ajoutait-^lle, ne pourra faire aucunes lois qui
portent atteinte et mettent obstacle à Texercice de ces droits.
Mais, comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne
nuit ni aux droits d'autrui ni à la sûreté publique, la loi peut établir
des peines contre les actes qui, attaquant ou la sûreté publique ou les
droits d'autrui, seraient nuisibles à la société.
El, au chapitre du pouvoir judiciaire (chapitre v du
titre III, art. 17 et 18), elle fixait à la répression ces
limites :
Art. 17. Nul homme ne peut être recherché ni poursuivi pour raison
des écrits qu'il aura fait imprimer ou publier, sur quelque matière
que ce soit, si ce n'est quHl ait provoqué à dessein la désobéissance à
la loi, V avilissement des pouvoirs constitués, la résistance à leurs ac-
tes, ou quelques-unes des actions déclarées crimes ou délits par la
loi.
Le paragraplie 2 de cet article est une sorte de com»*
mentaire de ces termes si élastiques : avilissement des
pouvoirs constitués :
La censure sur les actes des pouvoirs constitués est permise ; mais
les calomnies volontaires contre la probité des fonctionnaires publics
et la droiture de leurs intentions dans rexercice de leurs fonctions
pourront être poursuivies par ceux qui en sont l'objet.
Los calomnies et injures contre quelques personnes que ce soit, re-
latives aux actions de leur vie privée , seront punies sur leur pour-
suite.
4
50 HISTOIRE
Ainsi l'Assemblée, comme le fait justement remarquer
iM. Duvergier de Hauranne, arriva du premier coup sur
cette grave et difficile question, à la solution que la science
politique et l'expérience ont confirmée.
L'article 18 est ainsi conçu :
Nul ne ptut être jugé, soit par la voie civile, soit par la voie cri-
minelle, pour fait d'écrits imprimés ou publiés, sans qu'il ait été re-
connu et déclaré par un juré : 1** s'il y a délit dans l'écrit énoncé; 2' si
la personne poursuivie est coupable.
C'était la consécration des principes posées par Siéyès
dans son projet de loi.
Les deux Constitutions votées par la Convention affir-
ment, en termes non moins solennels, le droit à la libre
manifestation de la pensée. Celle de 1793, qui ne fut, du
reste, jamais exécutée, se montrait même plus radicale,
sur ce point, que le pacte fondamental de 1791 ; on y lit,
articles 6 et 7 :
La liberté de la presse, ou tout autre moyen de publier ses pensées,
ne peut être interdite, suspendue ou limitée.
Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de
la presse, soit de toute autre manière, ne peut être interdit. La Con-
stitution garantit à tous les Français la liberté indéfinie de la presse.
La Déclaration des droits de l'an III était un peu moins
accentuée :
Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, dit l'article 7, soit
par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s'as-
sembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être in-
terdits : la nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la présence ou le
souvenir récent du despotisme.
Dans la discussion qui précéda le vole de la nouvelle
Constitution, l'article qui concernait la liberté de la presse
avait donné lieu à un débat important, et duquel, encore
PREiaiÈRE RÉPUBLIQUE 51
une fois, s'étaient nettement dégagés les véritables prin-
cipes. Le projet portait que la liberté de la presse ne pou-
vait être ni suspendue, ni limitée. On objecta à celte
rédaction qu'elle prêtait à Téquivoque, et qu'elle pour-
rait être interprétée dans le sens non-seulement de la
liberté, mais de l'impunité : la liberté de la presse ne de-
vait sans doute être limitée, ni par la censure, ni par la
police, ni par aucune mesure préventive; mais ceux
qui usaient de cette liberté devaient répondre devant les
tribunaux des crimes et délits qu'ils pouvaient ainsi
commettre. L'article, renvoyé à la commission, fut, en
définitive, adopté en ces termes :
Nul ne peut être empêché de dire, écrire, imprimer et publier sa
pensée.
Les écrits ne peuvent être soumis à aucune censure avant la publi-
cation.
Nul ne peut être responsable de ce qu il écrit ou publie que dans les
cas prévus par la loi.
C'est ce que répète encore l'article 353 :
Tout citoyen a le droit d'écrire et de publier sa pensée, sauf la res^
ponsabilité de V auteur dans les seuls cas prévus par la loi, sans qu'au-
cun écrit puisse être soumis à la censure avant sa publication.
Mais l'article 355 contenait une restriction qui ne laisse
pas que de surprendre dans ce milieu, et, dans tous les
cas, fort significative :
Aucune limitation, répète-t-il, ne peut être apportée à la liberté de la
presse ; mais si les circonstances rendent une loi prohibitive nécessaire,
cette loi ne pourra avoir d'effet que pendant un an, à moins qu'elle ne
soit formellement renouvelée.
Ainsi on ne se borne plus à affirmer que l'écrivain, libre
dans l'émission de sa pensée, doit répondre de ses écrits ,
on va jusqu'à prévoir que la liberté de la presse pourrait
être suspendue.
52 HISTOIRE '
Quoi qu'il en soil, le principe d'une bonne législation de
la presse se trouvait tout entier dans cette déclaration, et
il ne restait plus qu'à en tirer les conséquences. La Con-
vention crut inutile de se donner ce souci : la loi des
suspects, avec le tribunal révolutionnaire pour l'appliquer,
lui suffisait pour avoir raison de ceux qui, « par leurs
propos ou leurs écrits, se seraient montrés partisans de
la tyrannie ou du fédéralisme, et ennemis de la liberté. »
Quiconque, portait un décret du 29 mars 1795, sera convaincu
d'avoir composé ou imprimé des ouvrages ou écrits qui provoquent la
dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la
royauté ou de tout autre pouvoir attenlatoire à la souveraineté du
peuple, sera traduit au tribunal extraordinaire et puni de mort.
Disons aussi que la Commune de Paris avait singulière-
ment déblayé le terrain. Deux jours après la nuit mémo-
rable où elle avait déclaré que le salut public exigeait
qu'elle s'emparât de tous les pouvoirs, elle avait décrété :
« que les empoisonneurs de Topinion publique, tels que
les auteurs de divers journaux contre-révolutionnaires,
seraient arrêtés, et que leurs presses, caractères et instru-
ments seraient distribués entre les imprimeurs patriotes.»
A ces confiscations illégales s'étaient jointes les vengean-
ces populaires et des exécutions dans le genre de celles
dont nous avons déjà parlé. La brûlure des journaux aris-
tocrates a été complète, lit-on dans la Chronique. De ce
moment la presse démocratique avait régné seule et sans
partage sur la scène politique.
A la suite du 9 thermidor, on agita dans le sein de la
Convention la question de savoir s'il y avait lieu de faire
une nouvelle déclaration en faveur de la liberté de la
presse. Après un débat irritant, la question fut renvoyée
aux comités compétents; mais elle y demeura ensevelie.
Cependant la réaction garda si peu de mesure, le danger
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 53
pour la chose publique, en présence d'une assemblée dé-
considérée, devint bientôt si pressant, que la Convention,
à la fin d'avril 1795, chargea les trois comités de saint
public, de sûreté générale et de législation, de lui faire un
rapport sur la situation de la France, et de lui proposer
les mesures propres à remédier au mal. Ce fut Chénier qui
présenta à l'assemblée, au nom des trois comités, le ré-
sultat de leur travail. Dans un rapport violent, il dénonçait
comme les seuls ennemis de la république, avec les émi-
grés qui intriguaient et les prêtres réfractaires qui ca-
balaient, les journalistes qui provoquaient à la royauté,
el^ invoquant contre eux tous les vengeances du gou-
vernement, il proposait de punir de mort la provocation
aux crimes politiques.
Le projet des comités fut adopté par la Convention ;
mais le vent n'était plus à ces moyens violents, à ces me-
sures révolutionnaires auxquelles on se croyait obligé de
recourir à toutes les époques de danger et de crise. « Cha-
que jour, dit Lucien Bonaparte, malgré les efforts de la
Convention et de ses comités, l'opinion se précipitait im-
pétueuse vers un autre ordre d'idées. »
La presse eut une grande part à ce mouvement, soute-
nue, encouragée qu elle était par l'opinion publique, ani-
mée par l'espoir de l'avenir, et plus encore peut-être par
la peur dupasse. Les ressentiments, les aspirations, long-
temps comprimés , firent explosion dans une foule de
journaux qui poussaient à la contre-révolution, et dont
quelques-uns même ne cachaient pas leure prédilections
monarchiques et leurs espérances d'une restauration
prochaine.
La journée du 15 vendémiaire intimida la réaction et la
contint pendant quelques jours; mais elle reprit bientôt
sa polémique passionnée, forte des droits qu elle tenait de
la Constitution de l'an III.
54 HISTOIRE
Sous le pouvoir directorial inauguré par celte Consti-
tution, les journaux se multiplièrent et leur audace s'ac-
crut avec leur nombre. Si la presse démocratique était
obligée, par la position que lui avait faite le 9 thermidor,
par Le courant de l'opinion publique, à une certaine cir-
conspection, la presse royaliste, elle, se montrait beau-
coup plus oseuse. Les jacobins et les royalistes n'étaient
pas coalisés, sans doute, et tant s'en faut ; mais Timpa-
tience des premiers et la haine des seconds tendaient
également à renverser le gouvernement.
Le Directoire n'avait pas tardé à se préoccuper de ces
attaques de la presse, et il avait voulu obtenir des Conseils
les moyens de s'en défendre ; mais ces assemblées témoi-
gnaient une grande répugnance à toucher à ce palla-
dium, et ce n'est qu'après de longues hésitations qu'elles
accordèrent aux sollicitations de plus en plus pressantes
des directeurs une loi qui frappait également les factions
extrêmes, et qui est la première loi de presse propre-
ment dite.
Cette loi, qui porte la date du 28 germinal an IV, a
conservé une certaine importance historique, et parce
qu'elle a servi de type à plusieurs lois répressives de cette
nature , et parce qu'elle n'a été complètement abrogée
qu'en 1830.
Le législateur s'était surtout efforcé, par la prescription
de diverses formalités, d^assurer la découverte et la res-
ponsabilité des coupables. Tout imprimé dut porter le
nom de l'auteur, le nom et le domicile de l'imprimeur :
la contravention à cette disposition, ou de fausses indi-
cations, étaient punies de l'emprisonnement. L'éditeur
était responsable des articles non signés et des extraits,
vrais ou supposés, des papiers étrangers. A défaut de
l'auteur, l'imprimeur pouvait être poursuivi. La respon-
sabilité s'étendait jusqu'aux distributeurs , vendeurs ou
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE * 55
afficheurs, s'ils ne pouvaient faire connaître la personne
qui leur avait remis les imprimés.
C'était un retour aux vrais principes, retour qui laissait
intacts les droits consacrés par la Constitution. Mais les
dispositions pénales de cette loi étaient d'une sévérité qui
en devait compromettre l'effet. Ainsi la provocation par
écrits, aussi bien que par d'autres moyens, au renverse-
ment de la République ou des pouvoirs que la Convention
avait établis, était punissable de mort. Les juges de-
vaient hésiter devant une pénalité exorbitante, et les par-
tis ne pouvaient manquer d'abuser de la faiblesse de la
justice.
Lé Directoire se vil donc obligé de revenir à la charge
le 9 brumaire an V. Il adressa aux Cinq-Cents un message
sur les journaux en général, et sur la répression de la
calomnie écrite. Après une vive discussion, une commis*
sien de la presse fut nommée, qui proposa trois résolu*
lions: l'une pour défendre d'annoncer les journaux ou
écrits périodiques autrement que par leur titre général
et habituel ; la seconde, pour l'établissement d'un jour-
nal officiel ; la troisième dirigée contre la calomnie. Ces
résolutions passèrent aux Cinq-Cents, à une faible majo-
rité; mais elles furent rejetées par le conseil des Anciens,
et la liberté de la presse fut maintenue.
Les journaux royalistes gardèrent bientôt si peu de mé-
nagements dans leurs attaques, ils provoquaient tous les
jours avec une telle audace au mépris et au renversement
du gouvernement directorial, que celui-ci, après avoir vai-
nement essayé de se concilier cette presse hostile, ou de la
réduire en lui opposant un bataillon de folliculaires chè-
rement soudoyés, voyant d'ailleurs les Conseils si peu
disposés à s'associer aux mesures qu'il réclaitiait, résolut
de chercher son salut dans les coups d'État.
Le i 8 fructidor fut la Saint-Barthélémy des journalis-
56 HISTOIRE
tes. Un arrêté du Directoire, placardé dès le matin sur
tous les murs de la capitale, portait que quiconque rap-
pellerait la royauté ou la Constitution de 1793 serait im-
médiatement fusillé. Par un autre arrêté, pris en vertu
de Tarticle 145 de l'Acte constitutionnel, le Directoire or-
donnait de conduire dans la maison d'arrêt de la Force
les auteurs et imprimeurs d'une trentaine de journaux,
tous prévenus de conspiration contre la sûreté intérieure
et extérieure de la République, spécialement de provoca-
tion à la dissolution du gouvernement républicain et au
rétablissement de la royauté, pour être poursuivis et
jugés comme tels, conformément à la loi du 28 germinal.
Mais était-il nécessaire de s'astreindre aux formes lé-
gales avec de « vils conspirateurs, dont l'existence accu-
sait la nature? Il fallait en. purger avec la rapidité de
l'éclair le sol de la république, et les transporter sur la
terre qu'habitent les tigres. » Ainsi le pensèrent les Con-
seils expurgés, qui, « considérant que, parmi les ennemis
delaRépublique et les complices de la conjuration royale,
les plus actifs et les plus dangereux ont été les journa-
listes payés et dirigés par les agents royaux ; considérant
que, pour étouffer la conspiration existante, prévenir la
guerre civile et l'effusion générale du sang qui allait en
être la suite inévitable, rien n'est plus instantque depur-
ger le sol français des ennemis déclarés de la Constitu-
tion», décrétèrent la déportation en masse des propriétaires
et rédacteurs des mauvais journaux.
Ce n'est pas tout, une loi promulguée le 19, sur la pro-
position du Conseil des Cinq -Cents, plaça pour un an les
journaux et les presses qui les imprimaient sous l'inspec-
tion de la police, qui pourrait les prohiber, en conformité
de l'article 555 de l'Acte constitutionnel.
En conséquence de celle loi, le ministre de la police
adressa quelques jours après aux rédacteurs des journaux
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 57
une circulaire dans laquelle il était dit: «La loi du 19
fructidor a mis pour un an la presse sous la surveillance
active du gouvernement ; et comme il ne peut surveiller
ce qu'il ne connaît pas, il a paru nécessaire d'ordonner
que les journalistes, tant de Paris que des départements,
fissent passer régulièrement deux exemplaires de leurs
journaux au ministre de la police et deux au Directoire
exécutif...»
La première émotion passée, la parole n'avait pa« tardé
à revenir à la presse, à la presse jacobine surtout. Un
certain nombre des journaux supprimés avaient reparu
sous un autre titre, et reprenaient peu à peu leurs allures
agressives. Mais le gouvernement veillait, la loi du 19
fructidor à la main, et, bien décidé à en finir avec son en-
nemi, il se montra sans miséricorde; c'étaient tous les
jours de nouvelles exécutions contre les journaux et les
journalistes.
Des réclamations cependant s'élevèrent à plusieurs
reprises contre ce régime, si contraire aux principes ré-
publicains, et, ce qui pourra paraître étrange, ce fut du
conseil des Cinq-Cents que partirent les premières récla-
mations; à sa demande, une commission fut chargée
d'élaborer un projet de loi sur cette matière épineuse.
Elle fit son rapport le 6 fructidor an VI. Elle proposait une
loi pénale basée sur le jugement par le jury des délits
publics de la presse, el dont la promulgation devait mettre
fin à l'action préventive de la police directoriale. « Liberté
entière de s'expliquer sur les actes de Tautorilé publique,
pourvu que l'écrit ne dégénère pas en provocation à la
désobéissance ; répression rigoureuse des imputations
dirigées contre l'honneur ou la probité des personnes, à
moins qu'on ne se porte dénonciateur civique, ou qu'on
ne produise la preuve par écrit : tel est essentiellement,
disait le rapporteur, le but que la commission s'est pro-
58 HISTOIRE
posé; telle est, à ce qu'il lui a semblé, la seule, la vraie
théorie d'une bonne loi sur cette matière. »
Ce projet n'aboutit point ; il fut repoussé comme im-
parfait. Les Conseils se bornèrent à voter la suppression
delà censure des journaux, mais le Directoire n'en conti-
nua pas moins jusqu'au bout à agir diclatorialement con-
tre eux.
Disons enfin que c'est sous le Directoire que l'impôt
du timbre fut étendu aux journaux.
PREMIER EBIPIRE
Le 18 fructidor avait porté à la presse un coup funeste ;
le 18 brumaire acheva de la ruiner. Jusque-là la liberté,
en ce qui concerne la presse, était restée le principe,
malgré ,les exécutions sanglantes de la Convention et
les déportations du Directoire ; jusque-là chacun avait pu,
à ses risques et périls, fonder un journal : rétablisse-
ment du 18 brumaire abolit ce droit et frappa ainsi la
liberté au cœur. Un arrêté consulaire du 27 nivôse an VIII,
« considérant que les journaux qui s'imprimaient dans le
département de la Seine étaient des instruments dans les
mains des ennemis de la République ; que le gouverne-
ment est chargé spécialement par le peuple français de
veiller à sa sûreté », en supprima le plus grand nombre,
désigna ceux — au nombre de treize — qui pourraient
continuer à paraître, et interdit pour Tavenir la création
d'aucune feuille nouvelle. Les propriétaires et rédacteurs
fies journaux conservés devaient se présenter au ministre
de la police pour justifier de leur qualité de citoyen fran-
çais, de leur domicile et de leur signature, et promettre
fidélité à la Constitution. Seraient supprimés sur-le-champ
tous les journaux qui inséreraient des articles contraires
au respect dû au pacte social, à la souveraineté du peuple
et à la gloire des armées, ou qui publieraient des invecti-
ves contre les gouvernements et les nations amis ou
alliés de la République, lors même que ces articles se-
raient exiraits des feuilles périodiques étrangères.
GO HISTOIKE
Celte mesure, qui aujourd'hui, dit M. Thiers, « ne
serait rien moins qu'un phénomène impossible, fut
accueillie sans murmure et sans élonnement, parce que
les choses n'ont de valeur que par l'esprit qui règne. » Le
besoin d'ordre était alors le premier de tous, et les prin-
cipes avaient cédé la place aux intérêts.
Les dispositions de cet arrêté ne devaient, d'ailleurs,
rester en vigueur que jusqu'à l'établissement de la paix
générale; mais elles ne furent jamais rapportées, et la
presse périodique demeura, durant la période consulaire
et impériale, à la merci de l'administration. Des direc-
teurs politiques, des censeurs, furent imposés aux jour-
naux, et, quand cela ne parut pas suffisant, on les enleva
a leurs propriétaires, pour en concéder l'entreprise à
« des hommes dévoués », par le motif que « les produits
des journaux ou feuilles périodiques ne pouvaient être
une propriété qu'en conséquence d'une concession expres-
se faite par l'empereur, et que, d'ailleurs, non-seule-
ment la censure, mois même tous les moyens d'influence
sur la rédaction d'un journal, ne devaient appartenir qu'à
des hommes sûrs, connus par leur attachement à la per-
sonne de l'empereur. »
En 18H le nombre des journaux politiques de Paris
fut encore réduit ; quatre seulement furent conservés.
Quant à la province, un décret de l'année précédente
avait décidé, qu'il n'y aurait dans chaque département*
qu'un seul journal politique, lequel était mis sous l'auto-
rité du préfet et ne pouvait paraître que sous son appro-
bation. Néanmoins, ajoutait ce décret, les préfets pourront
autoriser provisoirement dans les grandes villes la publi-
cation de feuilles d'affiches ou d'annonces, et de journaux
liltéraires ou agricoles, sauf à en référer à l'autorité su-
prême, qui déciderait de quelles de ces feuilles la publica-
tion pourrait être définitivement autorisée.
PREMIER EMPIRE 61
Un bureau de Tesprit public, institué au ministère de
la police impériale, était chargé de la direction des jour-
naux de Paris; celle des journaux des départements ap-
partenait au ministère de l'intérieur. '
Pour les livres, un arrêté des consuls du 4 vendé-
miaire an XII, « pour assurer la liberté de la presse, »
défendit à tout libraire de vendre un ouvrage « avant de
l'avoir présenté à une commission de révision, laquelle
le rendrait s'il n'y avait pas lieu à censure. »
Deux décrets postérieurs, des 14 décembre 1810 et
26 septembre 1811, ce dernier rendu à bord du Charle-
magne^ déterminèrent les journaux littéraires ou agri-
coles qui pourraient continuer à paraître, et les villes
où la publication des feuilles d'annonces était définitive-
ment autorisée. D'après ces décrets,- le ministre de l'in-
térieur devait fixer, sur la proposition du directeur gé-
néral de la librairie, les obligations et les droits
respectifs des éditeurs, imprimeurs et propriétaires des
journaux de département et des feuilles d'annonces. Il
devait même, pour ces dernières, en régler le format, la
justification et le prix do l'insertion par ligne, et l'im-
primeur ne pouvait percevoir au-dessus de la fixation,
sous peine de concussion. Il y était dit encore que les ré-
tributions auxquelles lesdits journaux et écrits périodi-
ques étaient ou seraient soumis à l'avenir formeraient
un fonds spécial qui serait affecté à l'encouragement des
savants, des artistes et des gens de lettres.
La Constitution consulaire de l'an YIII n'avait fait
aucune mention de la liberté de la presse, non plus, du
reste, que des autres libertés politiques ou civiles.
Quand il fut question de convertir en pouvoir viager le
pouvoir temporaire dont était investi le Premier consul,
quelques libéraux de nuances diverses osèrent demander
qu'en retour d'un pouvoir plus long, le premier consul
62 HISTOIRE
donnât à la France les garanties dont la liberté avait été
dépouillée ; mais leur voix timide ne fut point entendue,
et la Constitution de l'an X garda également le silence sur
la liberté de la presse.
Cependant le sénatus-consulte organique de l'empire,
du 28 floréal an XII, institua au sein du Sénat une com-
mission de sept membres « chargée de veiller à la liberté
de la presse, » et nommée Commission sénatoriale de la
liberté de la presse. Il est vrai qu'on avait mis hors de ses
attributions toute la presse périodique. A cela près, les
auteurs, imprimeurs ou libraires pouvaient recourir di-
rectement, et par voie de pétition, à cette commission.
> Si elle estimait que les obstacles mis à la circulation
d'un ouvrage n'étaient pas justifiés par l'intérêt de l'État,
elle devait inviter • le ministre compétent à révoquer
ses ordres, et si, après trois invitations consécutives, re-
nouvelées dans Tespace d'un mois, les obstacles subsis-
taient encore, la commission demandait une assemblée
au sénat, qui était convoqué par le président, et qui
rendait, s'il y avait lieu, la déclaration suivante : « Il y a
de fortes présomptions que la liberté de la presse a été
violée. » L'affaire entrait alors dans une nouvelle phase,
et devait être examinée par la haute cour impériale. Nous
n'avons pas besoin de faire remarquer ce qu'il y avait
d'illusoire dans une pareille garantie; aussi n'apparait-il
aucun acte qui ait jamais révélé à la France l'existence de
cette commission. Le Sénat ne se souvint de la liberté de
la presse que pour jeter à la face de l'empereur vaincu le
reproche de l'avoir foulée aux pieds ^
^ « Considérant, lit<-on dans le célèbre décret de déchéance, que; dans
une monarchie constitutionnelle, le monarque n'existe qu'en tertu de la
Constitution et du pacte social... ;
a Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme
l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbi-
traire de sa police; et qu'en même temps il s'est toujours servi delà presse
PREHIEH EHPIHE 65
Un décret du 5 février 1810, encore en vigueur aujour-
d'hui dans une partie de ses dispositions, réglementa les
deux professions d'imprimeurs et de libraires, limitant
le nombre des premiers, faisant de ces deux classes d'in-
dustriels des espèces de fonctionnaires brevetés, asser-
mentés et placés sous la main de l'autorité.
Ce décret rétablit la censure, non pas seulement pour
les ouvrages périodiques, mais pour tous les rfùvrages,
de quelque nature et de quelque dimension qu'ils fussent.
Il donnait au directeur général de la librairie, au mi-
nistre de la police, et aux préfets dans les départements,
la faculté d'ordonner de surseoir à l'impression de tout
ouvrage, pour le faire examiner par un censeur. Sur le
rapport de ce censeur, les changements et suppressions
jugés convenables étaient signalés à l'auteur, et, si ce
dernier se refusait à les faire, la vente de l'ouvrage pou-
vait être interdite, les feuilles et exemplaires déjà im-
primés pouvaient être saisis. Et ce n'était pas tout : l'ap-
probation du censeur ne retirait pas au ministre de la
police le droit de suspendre la vente et la circulation du
livre aulorisé; il y avait seulement, alors, recours au
conseil d'État, qui prononçait définitivement.
C'était le règlement de 1723 aggravé à certains égards,
et, de plus, une atteinte formelle à la liberté du com-
merce et de rindustrie, Tune des plus précieuses con-
quêtes de 89.
L'élaboration de ce décret donna lieu, dans le sein du
Conseil d'État, présidé par l'empereur, à de longues et
vives discussions, dont une analyse a été publiée en
1819 par le baron Locré, ancien secrétaire général de ce
pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses^
de doctrines favorables au despotisme et d'outrages contre les gouverne-
ments étrangers ; — Que des actes et rapports entendus par le Sénat ont
subi des altérations dans la publication qui en a été faite..; b
64 HISTOIRE
Conseil. Ces débats m'ont semblé offrir un intérêt tel, qu'il
ne pouvait être inutile d'en reproduire quelques-uns des
points les plus saillants, bien qu'il s'y agisse d'un régime
qui, grâce à Dieu, ne saurait revenir. Après tout, qui
sait? c'est bien dans cette matière qu'il ne faudrait ju-
rer de rien. M. Jules Simon ne disait-il pas, dans la dis-
cussion de l'adresse de 1864, « qu'il avait entendu dis-
cuter parmi ses amis la question de savoir ce qu'ils
devraient préférer pour la presse, du régime alors en
vigueur, ou du régime de la censure, et qu'il y avait des
partisans du régime de la censure? » Or, ne pourrait-on
quelque jour les prendre au mot? D'ailleurs, comme le
dit le baron Locré, « lorsqu'oti entreprend de traiter une
question difficile et importante, la connaissance de la ma-
nière dont elle Ta déjà été n'est pas à dédaigner : elle in-
dique du moins le point de départ. »
La question avait été mise sur le tapis dès le milieu de
1808. Le 26 août, le comte Regnaud avait présenté deux
projets de décrets sur l'organisation de l'imprimerie et de
la librairie, proposés l'un par le ministre de l'intérieur,
l'îiulre par le ministre de la police. La discussion s'ou-
vrit tout d'abord sur le titre relatif à l'impression des
ouvrages, comme étant celui qui présentait les questions
principales, et ce fut l'empereur lui-même qui engagea le
débat.
Napoléon dit qu'il s'agit de savoir s'il y aura une censure, ou si la
presse sera indéfiniment libre.
Pour résoudre cette question, il faut examiner s'il est des écrits
dont il soit nécessaire pu utile d'arrêter la publication.
Et d'abord, Tautorité doit-elle empêcher ceux qui sont dirigés
contre les particuliers?
* Discussions sur la liberté de la presse, la censure, Vimprimerie et la
librairie, qui ont eu lieu dans le sein du Conseil d'État pendant les années
1808, 1809, 1810 et 1811 ; recueillies et publiées par le baron Locré. Paris,
1819, in-8o.
PREMIER EMPIRE 65
A'on; ces sortes d'écrits n'intéressent pas l'État: il faut les placer
dans la classe des injures qui peuvent être faites à des particuliers de
toute autre manière ; ouvrir à l'offensé le recours devant les tribunaux,
et établir par le Code pénal des peines contre la diffamation.
En second lieu, doit-on prévenir la publication des écrits dirigés
contre l'État?
Oui, parce que ces écrits sont toujours, plus ou moins sensiblement,
des provocations qui ont pour objet de troubler Tordre public.
Enfin, Tautorité arrètera-t-elle les écrits qu'on prétendrait offenser
la religion ?
Un censeur ordinaire n'oserait prononcer sur ces matières mé-
taphysiques. Il faudrait donc soumettre ces écrits, à une assemblée
de théologiens, et alors on aiu*ait à craindre que cette assemblée,
prétendant la religion intéressée dans des écrits qui n'ont réellement
rien de commun avec elle, n'étouffât la manifestation de vérités
utiles.
En général, il convient de laisser chacun développer ses idées,
fussent-elles extravagantes. Souvent une découverte importante parait,
à sa naissance, avoir ce caractère. On la perdrait si l'on donnait des
entraves à ses auteurs*. 11 y a de ceci beaucoup d'exemples, et princi-
palement dans la médecine.
Au reste, rien ne serait capable d'empêcher les ouvrages contre la
religion de se répandre s'ils étaient dans le goût du siècle ; mais si,
comme aujourd'hui, le siècle repousse la folie et l'incrédulité, ces ou-
vrages cessent d'être dangereux.
Qu'on laisse donc écrire librement sur la religion, pourvu qu'on
n'abuse pas de cette liberté pour écrire contre TÉtat.
Mais en établissant une censure renfermée dans ces limites, Pexer-
cice en doit être confié à un corps de magistrats, et non à la police :
La police est un moyen extrême qu'on ne doit pas employer dans la
marche habituelle de l'administration et quand, comme ici, il s'agit
d'une propriété ".
Le comte TREiLHAROi pense que toute censure pour arrêter l'im-
pression des ouvrages dangereux est inutile: elle n'empêchera jamais
d'imprimer et de distribuer ces ouvrages en secret: elle n'aura d'autre
^ Napoléon ne veut pas non plus qu'on y emploie des gens de lettres.
< On se plaint, dît-il ailleurs, de ce que la censure est confiée à des gens
de lettres, et que, par cette raison, elle n'est pas impartiale. On se plaint
également de la coterie et de la ligue des journalistes, qui accréditent ou
discréditent, comme ils veulent, les ouvrages.
5
66 HISTOIRE
résultit que de leur donner plus de vogue et d'en faire augmenter
le prix...
On doit se borner à forcer l'auteur à signer son livre. Si le livre
attaque des particuliers, Toflensé nura son recours devant les tribu-
naux. S'il attaque TÉtat, le ministère public pourra poursuivre
l'auteur.
Cependant, en supposant qu'on veuille établir une censure, on aura
à décider si l'examen précédera ou suivra la publication du
livre.
S'il la précède, il est à craindre que des censeurs méticuleux, qui
craindraient de se compromettre e\ qui n'auraient pas le loisir d'exa-
miner avec soin cette foule de livres qu'on voit chaque jour éclore, ne
prennent le parti d'interdire la publication du plus grand nombre. 11
paraîtrait donc préférable de ne soumettre les ouvrages au jury
qu'après l'impression, en l'autorisant à prononcer sur les réclamations
qui pourraient survenir contre leur publicité.
Napoléon dit qu'aucun imprimeur n'oserait se charger d'un ouvrage,
s'il avait à en craindre la suppression après que ses dépenses seraient
faites...
Ce que le comte Treilhard demande existe maintenant. La police
arrête le débit des ouvrages dangereux, et jusqu'ici elle a eu sur ce
point une influence incalculable. Mais c'est cet arbitraire même qu'on
veut faire cesser. Il ne faut pas qu'on puisse supprimer par une simple
décision un livre déjà imprimé...
Les imprimeurs réclament avec raison une sûreté, et il est juste de
la leur accorder.
11 peut se faire qu'un écrivain qui voit mal compose un livre dan-
gereux sans avoir d'intention criminelle, et alors il n'est pas punissa-
ble; mais son livre doit être supprimé. Cependant les imprimeurs, qui
ignorent si les ouvrages sortis de leurs presses ne contiennent rien de
répréhensible, n'osent pas imprimer. On doit leur offrir un moyen de
sortir de cet état d'incertitude.
En conséquence, l'opinant admet la censure facultative, en accordant
aux parties la faculté de se pourvoir au Conseil d'Etat contre les déci-
sions du tribunal de censure.
L'opinant pense aussi que, lorsqu'on arrête un ouvrage dont la pu-
blication a été autorisée, l'imprimeur doit être indemnisé.
Le chevalier Portalis se prononce pour la censure absolue. Il dit que
la censure facultative n^est proposée que par ménagement pour des
idées qui ont eu trop de vogue et qu'on n'ose encore abjurer tout à fait*
Mais, en se dépouillant de ces préjugés , en ne s'attachant qu'à ce
PREMIER EMPIRE 67
que la vérité avoue, on est forcé de convenir que quiconque imprime
se propose d'agir sur le public, et qu'il prend sur lui d'enseigner. Or,
dans un pays où l'enseignement est organisé et surveillé de manière
à ce qu'il ne puisse répandre qu'une doctrine saine, et non des princi-
pes dangereux, doit-il donc être permis de prendre ainsi mission de
soi-même ? Doit-il exister une seule manière d'enseigner qui échappe
à l'autorité publique "^ Non, sans doute; le droit d'enseigner ne saurait,
être mis au rang des droits sociaux ordinaires. Dès lors on ne peut
refuser au collège de censure un point direct sur tous ceux qui pu-
blient leurs pensées, ce qui conduit à la censure absolue.
Le comte Mole, le Ministre de la justice, rÂRCHi-TRESORiER, opinent
également pour la censure absolue. Il n'y a pas ici, dit ce dernier,
possibilité de composer: tout système mitigé aura les inconvénients
des systèmes dont il sera formé, sans avoir les avantages d'aucun. Il
ne reste donc qu'à choisir entre la liberté de la presse tout entière ou
fa censure absolue.
L'ÂRCHi-CnANCELiER dit qu'on suppose mal à propos qu'il est des ou-
vrages qui ne soient pas susceptibles d'examen. Le poison peut se
cacher et circuler sous tous les titres. Il est possible qu'on le trouve
dans de simples almanachs, dans des livres de jurisprudence et de
médecine. Il est donc très-prudent d'obliger tous les auteurs à pré-
senter leurs manuscrits au collège de censure, et même à le signer et
parafer, de peur qu'ensuite ils ne rétablissent des passages qu'ils au-
raientfeu soin de soustraire aux regards des censeurs.
Autrefois, on allait jusqu'à supprimer les livres même approuvés, et
Ton punissait le censeur. Depuis, on a établi la maxime que chacun
pourrait imprimer librement, sauf à répondre de ce qu'on imprimerait.
Ce n'est là qu'une compensation dont il a toujours été difficile de
régler les effets. Il est bien plus simple de soumettre tous les livres à
un examen. Que si des erreurs graves échappent à l'attention du cen-
seur, si ces erreurs sont de nature à faire supprimer l'ouvrage, il faut
que les tribunaux seuls en soient juges, et non l'administration.
Affranchie de toutes règles et de toutes formes, elle pourrait être
séduite et entraînée .
M. le comte Treilhard dit qu'on se trouve engagé dans un défilé
fort étroit : d'un côté, on doit craindre de s'opposer à la propagation
des lumières et d'enchaîner la pensée ; de l'autre, il est impossible de
ne pas arrêter la circulation des ouvrages qui blessent l'État ou les
mœurs. Peut-être cependant qu*on s'en tirera par une distinction.
nfaut prendre garde, en effets que les ouvrages volumineux nesau^
raient nuire qu'à la longue» et que dès lors on a le temps de découvrir
68 HISTOIRE
le poison qu'ils recèlent, d'en prévenir et d'en arrêter les ravages,
mais qu'il n'en est pas de même des feuilles journalières : c'est par
celles-là que le venin se répand avec célérité, c'est donc aussi contre
celles-là qu'on ne saurait prendre des mesures trop promptes, trop
sévères. Néanmoins l'opinant admet le système qui est présenté ; il lui
paraît tout concilier, en ouvrant aux auteurs la faculté de soumettre
leurs ouvrages à la censure. Les auteurs bien intentionnés, mais in-
quiets, prendront toujours cette précaution. Elle ne sera repoussée
que par ceux dont les intentions sont mauvaises et qui, par cela même,
demeureront à la discrétion du gouvernement.
En France, l'expérience de la censure absolue est faite, puisqu'elle a
existé. A-t-elle écarté les mauvais livres? Non; elle les a fait vendre
sous le manteau, vendre à plus haut prix, et rendus l'objet d'une eu-,
riosité plus ardente...
Montesquieu lui-même aurait de la peine à échapper à la sévérité de
censeurs prévenus. D'ailleurs les membres du collège de censure
seront des gens de lettres : et qui garantira qu'ils n'écarteront pas un
ouvrage pour se débarrasser personnellement d'une concurrence dan-
gereuse, ou qu'ils ne le retiendront pas pendant un temps considérable
pour enrichir leurs propres écrits des idées qu'ils en tireront, et s'assurer
ensuite de la priorité en gagnant de vitesse le véritable auteur ? Les
exemples du plagiat sont-ils donc si rares?
Enfin la censure absolue serait inutile ; jamais elle ne parviendra
à arrêter la publication des écrits dans un territoire aussi vast# que
celui de la France.
L'opinion personnelle de M. Treilhard serait donc de laisser la plus
entière liberté d'imprimer, en l'accompagnant de règlements qui
tendent, non à prévenir les abus, car cela est impossible dans tous
systèmes, mais à les diminuer.
M. le comte Real : Qu'on s'en rapporte à l'expérience. La liberté de
la presse a-t-elle donc eu des effets si désastreux? Elle n'a fait de mal
que dans des temps où les passions s'étaient soulevées et' où elle leur
servait d'instrument ; quand on. lui attribue les désordres qui ont
existé, on la voit comme cause, tandis qu'il ne faudrait la voir que
comme effet...
La Hollande a-t-elle donc été bouleversée ou corrompue parce qu'on
y imprimait indistinctement tous les livres, des livres qui attaquaient
la religion et la morale? Ce peuple nous surpasse encore aujourd'hui
pour l'austérité de ses mœurs.
Néanmoins, M. le comte Real ne prétend pas qu'il faiUe laisser la
presse sans règlements...
PREMIER EMPIRE 69
Quanta la question de savoir si la censure sera facultative ou absolue,
ce n'est au fond qu'une question de mots; mais la censure facultative
sauve la liberté de la presse, et elle n'est pas moins efficace que la
censure absolue, car jamais un imprimeur ne voudra exposer sa for-
tune quand on lui offrira un moyen de se mettre en sûreté...
M. le comte Berlier convient que la liberté d'imprimer n'est pas un
droit social, en ce sens que Thomme le tienne de la société; mais c'est
un des droits que l'homme tient de la nature, que la société doit pro-
téger et que cependant elle peut restreindre.
Personne ne conteste la légitimité ni la nécessité des restrictions, on
ne diffère que sur les moyens. Les uns veulent une censure forcée, les
autres une censure purement facultative, les autres enfin qu'on écarte
toute censure et qu'on se borne à exiger des auteurs une déclaration ;
qu*ensuite on les laisse libres d'imprimer, sauf à les punir sUls se per-
mettent des écarts dangereux.
De tous ces systèmes, celui de la censure facultative parait être le
meilleur.
On a dit que, par le fait, elle deviendrait absolue, parce que les
hommes sages y recourront d'eux-mêmes. Gela dépendra beaucoup de
la manière dont le collège de censure sera composé ; car il ne serait
pas impossible que, dans certains cas, on ne préférât la censure de la
police.
LHntention du chef du gouvernement est de prévenir les dangers de
la presse, non d'étouffer les lumières. Gomment donc peut-on priver
les auteurs de la liberté de ne pas soumettre leurs écrits à des censeurs
dont ils ont raison de se défier?
On répond que les censeurs n'ont pas intérêt d'empêcher la publi-
cation d'un ouvrage utile.
11 se peut qu'il en soit ainsi aujourd'hui. Mais est-on assuré qu'il en
sera de même dans d'autres temps et sous un autre règne ? Et alors ne
serait-il pas préférable d'être soumis à l'examen de la police que de
l'être à celui d'un corps où les haines et les préventions exerceraient
leur funeste influence?
Rien de mieux que d'offrir aux auteurs la sûreté que leur donnera
la censure ; leur en 'imposer la loi, ce serait se jeter dans des incon-
vénients très-graves. La censure présente des dangers réels s'il faut
recourir forcément à des juges irrécusables; elle est utile si Ton est
libre de ne pas s'y assujettir.
Le projet repose sur ces bases, et il n'est que le résultat de ce que le
conseil a précédemment arrêté.
Et qu'on ne dise pas qu'il ne donne pas au gouvernement une ga-
70 HISTOIRE
rantie suffisante contre les esprits turbulents, qui ne viendront certai-
nement pas soumettre leurs écrits à l'examen. L'article 17 pourvoit à
ce cas : en obligeant tous les auteurs de se faire connaître, il donne
le moyen d'exiger la représentation des écrits de ceux dont les noms
inspireraient de la défiance.
M. le comte Real dit que les lois sévères qui existaient avant 1789
n'ont jamais pu arrêter Timpression des écrits.
Napoléon dit qu'on ne peut rien conclure de ce qui s'est passé à
cette époque : alors la monarchie en dissolution était absolument sans
force. Mais chez toutes les puissances de l'Europe on n'imprime que ce
que le gouvernement veut laisser publier.
En 1 789, Topinion et les goûts appelaient les ouvrages dirigés contre
la religion et contre les institutions d'alors, et les censeurs eux-mê-
mes en facilitaient la publication. Il n'en est pas de même aujour*
d'hui. Mais aujourd'hui la presse, qu'on prétend être libre, est dans
l'esclavage Je plus absolu. La police cartonne et supprime comme elle
veut les ouvrages. Et même ce n'est pas le ministre qui juge, ses au-
tres occupations ne lui permettent pas d'examiner par lui-même les
livres ; il est obligé de s'en rapporter à ses bureaux.
Rien de plus irrégulier, rien de plus arbitraire que ce régime, et
néanmoins il est insuffisant, car la police, ne pouvant examiner tous
les ouvrages qui paraissent, est obligée de se borner à ceux qui mar-
quent le plus ; et de là résulte que beaucoup d'écrits répréhensibles
lui échappent à la faveur d'un titre qui n'éveille pas l'attention et ne
provoque pas la défiance. Qui aurait pensé, par exemple, qu'un livré
présenté sous le titre de Vie de Souwarow contiendrait des diatribes
écrites par un Français contre les armées françaises ? C'est bien là un
de ces livres que, sur son titre, la police devait laisser passer sans
examen; et cependant il a fallu le supprimer, et l'imprimeur en
éprouve un dommage très-considérable.
Le ministre de la police actuel est un homme estimé, qui agit sans
partialité, sans prévention, sans esprit de parti ; mais s'il venait dans
la suite un autre ministre qui se laissât entraîner par ses opinions in-
dividuelles, il proscrirait sans réserve tout ce qui n'y serait pas con-
forme. Si, par exemple, la religion avait sur lui une grande influence»
on ne lui arracherait la permission de publier un livre qu'autant qu'il
commencerait, pour ainsi dire, par une profession de foi. Voilà le dan.
ger qu'il y a de placer la surveillance de la presse dans la main d'un
seul homme : elle sera beaucoup mieux dans un collège de magis-
trats.
Qu'il soit besoin d'une surveillance, cela ne peut pas être contesté ;
PREMIER EMPIRE 71
personne ne prétendra sans doute qu'il faille laisser la presse indéfi-
niment libre.
A. la vérité, des savants ont été jetés dans les prisons pour des opi-
nions astronomiques qu'on prétendait être contraires aux opinions re-
ligieuses; mais tout cela tenait au système d'alors, où tout était pour
la religion. Maintenant on laissera circuler librement les livres de
science.
Ce n'est donc pas là une objection.
On ne peut rien conclure, relativement à la France, des usages de
TAngleterre : l'organisation, l'esprit national et les mœurs ne sont pas
les mêmes dans les deux pays.
Dans le système de la Constitution anglaise, l'opinion doit influer sur
le gouvernement ; on ne peut donc empêcher de le faire par la voie de
la presse, de dénoncer les ministres, de censurer leurs actes. Depuis
quatre-vingts ans que ces usages subsistent, ils n'ont pas encore eu
d'effet désastreux, parce qu'ils sont balancés par les institutions et
les mœurs de la nation. En Angleterre, le roi est le chef de la religion,
et il y a une aristocratie fortement constituée qui est toujours en étal
de contenir le peuple; ce peuple est trop brutal pour être mis en mou-
vement par des écrits et par des paroles. Là il y a moins d'inconvé-
nient à tout laisser dire; et cependant il n'est pas encore certain que
les contre-poids soient toujours -assez forts, et qu'un jour la licence de
la presse ne renverse pas l'Angleterre.
Mais en France, où la nation est douée d'une conception prompte,
d'une imagination vive et susceptible d'impressions fortes, la liberté
indéfinie de la presse aurait de funestes résultats. Qu'a gagné M. de
Brienne en appelant de tous les côtés ce qu'il nommait les lumières, et
en provoquant les écrivains ? L'écrit de Sieyès : QiC est-ce que le tiers
état ? est le bouleversement de toutes les institutions.
Le tout est de l'organiser sagement et de ne pas, laisser subsister
plus longtemps l'arbitraire.
Si, chez un tel peuple, l'opinion doit tout influencer, si elle doit in-
tervenir dans les actes des ministres, dans les délibérations du Conseil
d'État, dans celles du Sénat, à la bonne heure, que la presse soit indé-
finiment libre; mais s'il est démontré que cette puissance de l'opinion
ne produirait que troubles et bouleversements, il faut bien établir une
surveillance de la presse.
Le comte RECNAUDdit que jamais, en France, la liberté indéfinie de la
presse n'a existé que dans le code des lois ; on n'en jouissait pas dans
le fait au moment où Napoléon a pris les rênes du gouvernement.
Napoléon dit que cela vient de ce qu'on était encore en révolution ;
72 HISTOIRE
mais que la liberlé indéfinie de la presse n'en était pas moins étroite*
ment liée au plan du gouvernement qu'on avait établi.
Maintenant les choses sont changées, et l'on ne voit pas comment la
liberté indéfinie de la pressé se concilierait avec notre organisation.
Qu'elle existe pour les affaires qui sont portées devant les tribunaux,
on le conçoit ; la défense des parties ne doit pas être gênée par la
censure, en rendant néanmoins les avocats responsables des écarts
qu'ils se permettraient. Mais hors de là il ne peut plus y avoir de
liberté indéfinie d'imprimer, car cette faculté ne servirait pas la chose
publique. Nos constitutions n'appellent pas le peuple à se mêler des
affaires politiques ; c'est le Sénat, c'est le Conseil d'État, c'est le Corps
législatif, qui pensent, qui parlent, qui agissent pour lui, chacun dans
l'étendue de ses attributions. Si l'on veut plus, il faut changer l'orga-
nisation actuelle.
Récemment, l'auteur de la Vu de Léon X a fait paraître à Londres
une brochure très-bien raisonnée et écrite avec beaucoup de talent
sur la guerre actuelle. Cela est très-bon en Angleterre, où le peuple
discute toutes les affaires ; peut-être qu'en France il ne faudrait pas le
permettre.
Souffrira-t-on, d'ailleurs, que le premier misérable pénétre jusque
dans la vie privée d'un ministre, qu'il calomnie dans un mémoire im-
primé les actes de son administration ?. . . Si l'on ne permet pas aux
hommes turbulents d'aller sur les places publiques déclamer contre les
agents de l'autorité, on doit encore moins souffrir qu'ils les diffament
par écrit.
Et, après tout, quel bien produit donc, en Angleterre, cette licence
de tout imprimer contre les gens en place? Les réforme-t-elle ? Cor-
rige-t-elle leurs mœurs? Au contraire, certains d'être attaqués, quelle
que soit leur conduite, les grands lèvent le masque, se mettent à l'aise,
laissent dire, et n'en deviennent que plus corrompus.
La licence de la presse ne peut opérer aucun bien et produit beau-
coup de maux : M. Fox lui-même convenait qu'en Angleterre c'est un
désordre immense ; tandis que la surveillance de la presse, si elle est
bien réglée, ne peut entraîner d'inconvénients.
M. le comte Regnaud revient à ce point qu'actuellement, sous une
apparente liberté de la presse, on n'a réellement, en France, qu'une
répression arbitraire.
Quand , au lieu de confier la surveillance à une autorité non orga-
nisée, on la remettra à une autorité bien organisée, et contre la décision
de laquelle il sera en outre permis de se pourvoir, les Français auront
tout ce qu'ils peuvent raisonnablement désirer.
PREMIER EMPIRE 73
Ce recours est le vrai et le seul palladium contre Tabus de la cen-
sure. II est impossible d'enchaîner la censure comme le propose M. le
grand-juge : elle ne peut se diriger que par les convenances et l'inté-
rêt du gouvernement, qui varient suivant les circonstances.
Napoléon dit que, dans la vérité, la liberté de la presse n'existe pas
en France, puisqu'on ne peut pas y écrire sur toutes les matières. Par
exemple, on ne permettrait pas à un auteur de soutenir en thèse que
Tune des constitutions antérieures est préférable aux constitutions ac-
tuelles.
Qu'est-ce donc qu'on entend par la liberté de la presse? Il faut com-
mencer par la défmir.
M. le comte Booiay dit que la liberté de la presse est le droit d'écrire
ce qui est utile.
H. le comte Treilhard la définit : le droit d'imprimer ce qui ne nuit
pas à autrui.
Napoléon dit que ce n'est point là l'idée qu'il s'eàt formée de la liberté
de la presse.
Un homme qui exprime toutes ses pensées à un ami, soit de vive
voix, soit dans des lettres, use de la liberté qu'il a naturellement de
parler et d'écrire. Si la liberté d'imprimer n'a pas la même étendue
elle n'existe pas. Or, qui oserait voter pour une loi qui permettrait â
chacun d'imprimer ce qu'il veut, sauf à être puni ?
Dans d'autres temps, les lois ont permis de tout imprimer, sauf à
répondre de ce qu'on écrirait. Ces principes pouvaient répondre au
système politique d'alors ; ils ne seraient pas en harmonie avec l'ordre
de choses actuel. Aigourd'hui la faculté d'imprimer doit être restreinte ;
il ne reste qu'à décider de quelle manière elle le sera...
Quand la part du gouvernement est faite, il faut que les citoyens aient
aussi la leur ; qu'ils écrivent librement toutes les fois qu'ils n'écriront
pas contre TÉtat.
M. le comie Pelet dit que les Français sont également incapables de
supporter ni une liberté indéfinie, ni l'esclavage ; qu'on doit se régler
sur leur caractère dans la matière qui occupe le Conseil : ne leur pas
accorder la faculté de tout imprimer, mais ne leur pas mettre non plus
un frein aussi dur que la censure absolue.
Le Ministre de la justice dit que la censure absolue n'introduit pas
l'esclavage, puisque les censeurs n'auront pas de pouvoir arbitraire...
Il ne s'agit pas, d'ailleurs, d'étendre le pouvoir de la censure sur tous
les écrits, mais seulement sur ceux qui intéressent le gouvernement.
Jusqu'ici le principe était que chacun aurait le droit d'imprimer ce
qu'il lui plaisait, sauf à répondre de ce qu'il aurait écrit. On disait qu'il
7i HISTOinE
en devait être de la faculté d'imprimer comme de foutes les autres;
que la loi n'en. gênait aucune dans la seule prévoyance qu'on pourrait
en abuser pour commettre des crimes. Voilà la théorie qu'il faut ren-
verser en soumettant à des restrictions la liberté de la presse.
. M. le chevalier Portalis : Que le gouvernement ait le droit de res-
treindre la liberté indéfinie de la presse, c'est une vérité incontestable.
On ne saurait contester à la police le droit de surveiller ce qui se dit,
ce qui s'écrit : ce droit est un de ceux qui lui sont nécessaires pour
maintenir la sûreté et la tranquillité de l'Étal. Dans tous les gouverne-
ments on surveille ceux qui haranguent dans les lieux publics et à cer-
tain nombre de personnes ; à plus forte raison doit-il en être ainsi pour
ceux qui, par leurs écrits, parlent à tous les hommes.
On a souvent répété que le droit d'imprimer sa pensée est une fa-
culté naturelle, et que, dès lors, la loi ne doit pas la restreindre. C'est
là une fausse idée. L'imprimerie est une invention sociale, et, à ce titre,
la faculté d'en user doit être réglée par l'autorité. Il faut que le gou-
vernement empêche d'en abuser contre la société, et la censure absolue
atteint seule ce but.
On objecte que, dans d'autres temps, la censure absolue n est point
parvenue à arrêter la publication des mauvais livres. Ici l'on se méprend
évidemment sur les causes. Ce n'est pas à l'impuissance de la censure
qu'il convient d'attribuer les effets dont on parle, c'est à l'esprit qui
les dirigeait. Alors le gouvernement était faible : ses principaux mi-
nistres étaient imbus des idées nouvelles ; les censeurs les partageaient
aussi, ou n'osaient les proscrire. Mais, sous un gouvernement sage et
vigoureux, les censeurs feront leur devoir...
L'institution qu'il propose n'a pas pour objet de mettre des entraves
aux découvertes qu'on peut faire dans les sciences, ni d'empêcher que
les limites des connaissances humaines ne soient reculées, mais seule-
ment de prévenir la détérioration drs sciences morales, laquelle en-
traîne celle de la civilisation. En effet, tant que la civiUsation n'est pas
arrivée à son terme, ce serait se priver des moyens de la perfectionner
que d'interdire la publication d'idées nouvelles. Quand, au contraire,
la civilisation est formée, les opinions qui tendent à la changer tendent
à la faire rétrograder. Ainsi, dans cet état de choses, il y a nécessité de
soumettre à un examen les ouvrages qui paraissent.
M. le baron Pasquier dit que, dans cette matière, il est difficile de
trouver un système mitoyen ; on ne peut que choisir entre la liberté
indéfinie de la presse et la censure absolue.
Napoléon dit que ce qui lui fait rejeter la censure absolue, c'est que,
dans ce système, il faudrait revêtir d'une approbation solennelle cer-
PREMIER EMPIRE 75
tains ouvrages qu'on ne peut pas arrêter, mais que cependant il serait
inconvenant d'approuver d'une manière formelle et authentique...
Aujourd'hui il y a absence absolue de censure, et il est utile d'en
établir une quelconque.
Mais qu'est-ce que la censure ?
C'est le droit d'empêcher la manifestation d'idées qui troublent la
paix de TËtat, ses intérêts elle bon ordre.
La censure doit donc être appliquée suivant le siècle où Ton vit et
les circonstances où l'on se trouve.
Sous ce rapport, on peut distinguer trois époques différentes.
Il y a d'abord les siècles barbares, où tout était sous la puissance
des papes, l'autorité du clergé, l'empire des moines. Dans ces temps,
on devait nécessairement lier et rapporter toutes les études aux scien-
ces ecclésiastiques.
Cependant les excès des papes et du clergé ont fini par blesser et
révolter les souverains. Ils ont cherché à y opposer une digue. Dans
cette intention, ils ont encouragé les lettres et propagé Tétudé des an-
ciens : elle était propre à détruire les idées fausses qui dominaient à
cette époque. Les circonstances ont servi leurs projets. Les déposi-
taires de ce qui restait des anciennes connaissances venaient de fuir
deFOrienl; les Médicis et François I" les accueillirent; alors on vit
paraître des ouvrages où les préjugés n'étaient pas ménagés. Joseph II
est le dernier souverain qui ait protégé les opinions nouvelles et
hardies.
Depuis, tout a changé : on ne redoute plus les papes, on ne redoute
plus le clergé, mais on peut craindre cette fausse philosophie qui,
soumettant tout à l'analyse, tombe dans le sophisme, et aux anciennes
erreurs substitue des erreurs nouvelles. Peut-être que, par l'effet de
cette crainte, la censure comprimerait la ptdlosophie véritable.
D'un autre côté, si elle n'écarte pas les ouvrages qui, sans attaquer
précisément l'État, blessent cependant les maximes reçues, elle sem-
blerait les sanctionner. Par exemple, pourrait-elle, sans paraître bles-
ser toutes les religions qu'on suit en France, laisser passer un livre où
l'on enseignerait que le monde dure depuis vingt mille ans ?
Que serait-ce donc si, au lieu d'un livre qui ne blesse la religion que
dans quelques points, il s'agissait d'un écrit qui, comme celui de Dupuis,
fût tout entier dirigé contre elle ? La censure laissera-t-elle imprimer
cet écrit ? Si elle l'admet, elle se prononce contre la religion. Si elle
j)eut le rejeter, elle est dangereuse. L'embarras sera bien plus grand
encore quand il faudra prononcer sur les questions de morale, qui sont
extrêmement délicates.
76 HISTOIRE
Voilà les inconvénients de la censure forcée. Voyons maintenant si
elle peut avoir des effets utiles.
Si Ton veut qu'elle en ait, ce ne serait pas assez de lui donner le droit
de supprimer les ouvrages ; il faut encore lui permettre de les épurer.
Alors tous les livres nouveaux seront parfaitement conformes à Tesprit
du gouvernement : au lieu que, si la censure ne peut que les suppri-
mer, les auteurs iront toujours jusqu'au point où ils pourront aller
sans s'exposer à la suppression, et ils pourront aller fort loin encore,
car quelques pages hardies ne décideraient pas à arrêter un écrit.
D'ailleurs, chacun sait que brûler un livre, c'est en faire la fortune,
c'est propager le mal qu'il peut opérer. Il vaudrait mieux n'y pas faire
attention.
Le projet est donc insuffisant en ce qu'il n'autorise pas la censure à
forcer Fauteur de cartonner son ouvrage.
Nous croyons pouvoir nous dispenser de commenter
cette longue discussion, où Napoléon se montre par in-
stants, sous des aspects qui pourront surprendre plus
d'un lecteur. L'attention qu'il y apporta pendant deux
années consécutives, à une époque où il était parvenu à
l'apogée de sa puissance, prouve du moins l'intérêt qu'il
attachait à cette question, et, si l'on peut reprocher quel-
que chose au décret de 1810, ce n'est pas de n'avoir
point été suffisamment élaboré.
Un décret impérial du 6 juillet suivant fit défense à
toutes personnes d'imprimer et débiter les sénatus-
consultes, codes, lois et règlements d'administration
publique, avant leur publication par la voie du Bulletin
des lois au chef- lieu du département. Les éditions faites
on contravention seraient confisquées.
Un décret du 7 germinal an XIII, encore en vigueur
aujourd'hui, avait décidé déjà que les livres d'église ne
pourraient être publiés sans la permission de l'évêque
tliocésain.
Enfin un décret du 29 avril 1811 établit un droit d'un
centime par feuille sur les ouvrages connus en impri-
merie sous le nom de labeurs^ c'est-à-dire les ouvrages
PREMIER EMPIRE 77
considérables et tirés à grand nombre, si ces ouvrages
n'appartenaient à aucun auteur vivant ou à ses héritiers.
Le produit de ce droit était affecté aux dépenses géné-
rales de la direction de l'imprimerie et de la librairie.
Le 15 décembre de la même année, un projet fut pré-
senté au Conseil d'État pour étendre cet impôt aux jour-
naux, en même temps qu'un autre relatif aux cabinets
de lecture, et qui fait involontairement songer à. une
discussion récente sur les bibliothèques communales.
D'après ce dernier projet, les cabinets littéraires auraient
été assujettis à une patente de 100 à 500 fr., selon la
population; ils n'auraient pu être tenus qu'en vertu
d'une licence spéciale et par des libraires choisis parmi
les mieux famés, et le catalogue des livres mis en lecture
aurait dû être probablement examiné et approuvé par la
direction de la librairie.
Ces projets furent vivement combattus par Napoléon,
qui, dans cette nouvelle discussion, se montre tout à fait
libéral.
il s'étonne qu'on veuille réduire la France entière au régime des
couvents. On irait jusqu'à défendre les livres qui sont dans les mains
de tout le monde, et que tout le monde est en possession de lire.
Ce n'est pas tout : comment ose-t-on proposer de rendre incertain
chaque année Tétat des entrepreneurs des cabinets littéraires, de les
obliger de retrancher ceux des livres de leurs établissements qu'ils ne
justifieront pas être de bons livres et qu'ils ne pourront pas faire com-
prendre dans le catalogue? Et qui sera juge de ces questions ? On nom-
mera apparemment des théologiens pour examiner ces livres?
Ces gènes, ces vexations, ne sont point du tout dans les intentions
du chef du gouvernement. Le prétexte qu'on allègue pour les établir
ne les justifie point. Si la direction ne peut pas, avec 300,000 francs,
suffire à ses dépenses, il faut la supprimer...
Il serait absurde d*ôter des cabinets particuliers des livres que cha-
cun peut aller lire à la bibliothèque publique.
Qu'on empêche les mauvais livres de pénétrer dans les lycées, soit ;
mais que, hors de là, on laisse chacun lire ce qu'il veut. Pourquoi la
78 HISTOIRE
justice semêle-t-elle de diriger les consciences? Cet amour extrême de
la police pour le bon ordre devient une véritable tyrannie.
Le Conseil , dans ses projets , tend toujours à rendre la police plus
indépendante qu'elle n'a jamais été. Maintenant la police arrête de son
autorité sans que le chef du gouvernement le sache... La moindre in-
trigue dans les bureaux de police peut compromettre la liberté et la
propriété des citoyens... La justice est désarmée vis-à-vis de la police»
et cependant il n'y a de liberté et de propriété que par la garantie
qu'offrent les tribunaux...
C'est', d'ailleurs, donner trop d'importance aux mauvais livres que de
les poursuivre partout. Il n'y a pas de moyen plus sûr de les faire valoir.
L'opinant ne connaît pas les œuvres de Pamy et n'entend pas les ap-
prouver ; mais la suppression de cet ouvrage n'était propre qu'à éveil-
ler l'attention, piquer la curiosité, et peut-être le faire réimprimer
clandestinement... Il fallait laisser passer le livre sans Tapercevoir, et
personne n'y aurait pris garde.
Le fait est qu'il faudra en venir à supprimer la direction de l'impri-
merie. Elle s'arroge et perçoit une foule de petits droits qui vexent et
qui tourmentent. A quoi bon mécontenter pour obtenir une augmen-
tation de 50,000 francs dans les recettes? Ne semble-t-il pas que le
gouvernement de la France soit celui d'un petit prince qui, pour solder
quelques dépenses, a besoin de faire ressource et d'arracher à ses vas-
saux un centime de plus?
Au surplus, Napoléon ne redoute pas l'instruclion. Ce n'est pas là
ce qui a bouleversé la France. Sous Louis XIV on savait ce qu'on sait
aujourd'hui, et néanmoins le royaume n'a pas été agité. La révolution
n'est venue que de la faiblesse et de l'ineptie de l'ancien gouvernement.
Il est nécessaire que la direction de l'imprimerie prenne des idées
plus libérales... Elle devrait savoir que la censure n'est établie que
contre les libelles qui provoquent à la révolte. Qu'elle laisse passer le
reste : qu'elle souffre les caprices de la presse.
Enfin, il faut donner à la direction le moins de fonds qu'on pourra.
L'opulence ne servirait qu'à lui faire commettre plus de fautes et de
vexations. Il ne faut pas qu'elle ait trop de soldats. Multiplier ses agents,
ce serait multiplier les abus. Pour masquer leur inutilité, ces hommes
imagineraient des vexations nouvelles. Qui sait si, n'ayant rien à faire,
ils ne s'aviseraient pas d'à lier visiter les bibliothèques des particuliers?
Ce sont toutes ces mesures .extraordinaires qui font tant d'en-
nemis à la direction. On réglemente beaucoup trop. 11 est beaucoup de
choses qu'un gouvernement sage abandonne à leur cours naturel. LV
mour du mieux n'enfante pas toujours le bieui et les innov«ntions sont
PREMIER EMPIRE 79
rarement heureuses. Par exemple, on a cru utile de réduire le nombre
(les imprimeurs; qu'en est-il résulté? Qu'on a écarté les meilleurs. Il
fallait laisser les choses comme elles étaient : tant pis si quelques im-
primeurs mouraient de faim.
Et là dessus, les deux projets furent retirés. C'est donc
à tort qu'un député demandait, en 1816, l'abolition de
ce « impôt de police » mis sur les journaux par Napo-
léon, et dont il était fait, selon l'orateur, le plus détestable
usage; c'est Louis XVIII qui Tavait établi.
En résumé, et si l'on cherche la pensée générale de
toute cette réglementation de la presse durant la période
impériale, on la trouve tout entière dans cette phrase
de Napoléon : « L'imprimerie est un arsenal qu'il importe
de ne pas mettre dans les mains de tout le monde; il
s'agit d'un état qui intéresse la politique, et dès lors la
politique doit en être juge. »
Et la compression alla toujours s'appesantissant, pour
aboutir enfin, comme nous l'avons dit, à la plus inique
des spoliations , sans que l'opinion fascinée s'en émût
davantage. Mais, dès que la fortune sembla moins sourire
à son favori, l'éblouissement se dissipa peu à peu, et il y
eut un commencement de réaction dans les esprits,
même, on le croira plus difficilement, dans l'esprit de
Napoléon. C'est pourtant ce qui résulte du tableau frap-
pant qu'a tracé de l'état moral de celte époque un témoin
oculaire, observateur aussi sagace que peintre habile.
« Sans doute, dit M. Villemain, pour le gouvernement
de l'empereur, la vigilance inquisitoriale, la police arbi-
traire et multiple, la censure établie sur toute espèce
d'écrits, était chose d'usage. Tout cela datait de son avè-
nement, s'était accru avec ses triomphes, et semblait
l'accompagnement intérieur de ses conquête^ au dehors
et de sa domination, en un mot le principe môme de l'état
social imposé désormais à la France» Mais enfin, il faut le
80 HISTOIRE
dire, tout cela, sans ôtre moins lourd, avait paru moins acca-
blant, moins antipathique à Tesprit français, tant qu'une
gloire immense, des batailles gagnées, des coalitions dé-
truites, des provinces conquises, des royaumes fondés, des
alliances dictatoriales signées dans les capitales ennemies,
avaient attesté sans interruption la puissance de nos
armes et le génie de l'empereur.
« La servitude civile du pays disparaissait un peu dans
sa gloire militaire. L'esprit national, flatté de l'agrandis-
sement du nom français, sentait moins tout ce qu'il y
avait parfois de petit et de honteux dans les ressorts et les
effets du despotisme subalterne où s'appuyait ce grand
ilespotisme de victoires et de prépondérance continentale.
On aurait dit un de ces palais magnifiques des temps
demi-barbares, un de ces pompeux monuments dont Tœil
contemplait de loin la splendeur et la hardiesse, sans
apercevoir et sans soupçonner les égouts et les geôles ca-
chés dans leurs fondements.
« C'est ainsi qu'à cette époque d'éclatante prospérité, la
pression du pouvoir, sans être moins dure, avait été
moins reconnaissable, et s'était dissimulée, pour ainsi
dire, sous l'empressement de la flatterie publique. On se
prosternait, non pas seulement par contrainte et par
peur, mais par éblouissement sincère. Et Tempire lui-
même, dans la satisfaction de ses succès prolongés, Fa-
néantissemcnt des résistances, le découragement ou le
silence des vœux contraires, l'empire, sans être moins
absolu, ou plutôt à force de l'être sans obstacles, semblait
devenir plus doux, et parfois il avait l'air de porter res-
pect à cette nation qu'à défaut de toutes garanties inté-
rieures et de tous droits publics, il nommait du moins la
grande nation, et la rendait telle aux yeux de l'étranger.
« En même temps , d'éminents honneurs prodigués
aux travaux intellectuels, surtout dans les sciences ma-
PREMIER EMPIRE 81
thématiques et physiques, l'institution nouvelle et grande
en apparence des prix décennaux, l'élévation même d'es-
prit que le monarque se plaisait à montrer dans ses en-
tretiens, son ambition, contradictoire mais souvent pro-
clamée, de faire monter plus haut le génie du peuple
qu'il tenait asservi, tout cela mêlait par exception quelques
restes de grandeur morale à l'autocratie de Napoléon. Et à
part même ce mouvement d'ascension, qui était la vie de
l'Empire, à part ce que la loterie de la guerre, l'étendue
croissante du territoire français, l'administration des
provinces conquises, offraient aux ambitions individuel-
les, il y avait pour le pays presque entier, à travers ses
sacrifices de sang et de bien-être, un sentiment de pro-
motion nationale et d'orgueil en commun.
« Mais semblable illusion, semblable dédommagement,
fut tout à coup singulièrement amoindri et remplacé par
des sentiments bien contraires, quand un effroyable dé-
sastre, cherché si volontairement et si loin, eut anéanti la
plus belle, la plus vaillante armée de l'univers, et que le
grand capitaine, réputé si longtemps invincible, fut reve-
nu, tel que le poète Eschyle a mis en scène le roi de
Perse, fugitif et seul, avec nn carquois vide.
a II se fit alors, non par une mobilité blâmable des es-
prits, mais par un retour d équité vengeresse, une grande
révolution dans les idées de la foule et dans le jugement
et le langage des habiles. On osa censurer et prévoir. Au
milieu des deuils privés, des afflictions de famille, si
nombreuses et si déchirantes, il y eut comme un deuil
public, sévère, accusateur, faisant circuler de sinistres
et insaisissables sarcasmes...
« On sait que, doué d'une lucidité de sévère bon sens
égale à la puissance de son génie passionné. Napoléon ex-
cellait par moments à juger sa fortune et ses actes, d'un
coup d'œil aussi sûr que s'il se fut agi d'un autre, et avec
6
82 HISTOIRE
un désintéressement de lui-même qui semblait sa dernière
supériorité, celle de sa raison sur sa gloire.
« C'est là ce qui explique un entretien qu'il eut à peu
de temps de là avec M. de Narbonne. Celui-ci, dans sa
semaine de service, couché aux Tuileries, tout joignant la
chambre de Tempereur, dont la veille s'était prolongée
fort tard, se sentit réveiller avant le jour. C'était le prince
qui, s'asseyant près de son lit, lui dit familièrement:
« Ne bougez, mon cher général, et causons un peu. Vous
êtes donc toujours constitutionnel, à ce que je vois, croyant
au gouvernement représentatif, à l'opinion, à la liberté
d'examen? Je ne vous ai pas encore guéri ; je le conçois,
c'est un pli de 1789. C'est votre jeunesse, vos lectures,
votre vie tout entière; et puis, il faut être juste, il y
dans tout cela un coin de vérité; c'est, entre nous, moin
une querelle d'opinion qu'une variante de date ; ce qu
j'ai fait, j'ai dû le faire, et il n'y avait que moi, moi tou
entier, pour succéder à la Révolution, et tenir la place
Mais après moi, je comprends autre chose, un gouverne
ment de tempérament et d'équilibre, comme vous dites
vous autres.
« Et cela, remarquez-le bien, vous en avez déjà le prin
cipe, un sénat, un corps législatif. Que faut-il de plu
pourarriverau reste? Rendre le sénat héréditaire, comm
cela se peut, comme cela viendra de soi-même, quand 1
temps l'aura épuré ; puis donner la parole au Corps lègis
lalif : c'est Taffaire d'un nouveau règne ; c'est le lot d
mon fils. Il sera probablement un homme ordinaire, d
facultés modérées : car, vous savez cette loi de la nature-^
le génie ne se transmet pas; depuis que le monde es*
monde, il n'y a pas eu, que je sache, deux grands poètes,
deux grands mathématiciens, deux grands conquéranis,
deux monarques de génie, dont Tun soit le fils de
l'autre»
PREMIER EMPIRE 83
« Mon fils sera donc dans la moyenne de rhumanité ;
eh bien! voilà \otre roi constitutionnel tout trouvé, le
cadre étant prêt d'ailleurs, et la fondation affermie par
le temps. 11 sera médiocre, rien de mieux ; cela n'empê-
che pas qu il ne puisse être actif et sage, s'il a été bien
élevé. C'est à vous que je pense pour cela. Tout est incer-
tain dans ce monde, pour le plus puissant et le plus haut
placé. Je ne m'attends pas à une longue vie. Je serai satis-
fait si, comme j'y songe depuis assez longtemps, mon fils
est élevé par vous dans les sages maximes et les senti-
ments français que vous avez ^ »
« L'avenir politique était bien sombre, ajoute M. Ville-
main, et jusqu'à celte espèce de pronostic douloureux et
de résignation plus douce dans Tâme altière de l'empe-
reur, tout semblait annoncer l'ébranlement de cette pro-
digieuse fortune, et comme l'an climatérique de ce génie
extraordinaire. »
Mais Napoléon n'entrevoyait ou ne voulait s'avouer que
la moitié de la vérité : ne devait-il pas comprendre qu'aus-
sitôt que son bras de fer se serait retiré, ce ressort si
longtemps et si fortement tendu éclaterait et se briserait
dans la main de ce successeur dont il prévoyait lui-même
l'insuffisance. Ne devait-il pas lui épargner cette épreuve,
préparer la transition ? Comme les hommes de son ordre.
Napoléon avait des éclairs de lumière et des élans de pen-
sée qui lui entr'ouvraient la sphère des hautes vérités ;
maisledespoteavaitdeprompts retours. C'était « un génie
incomparablement actif et puissant, admirable par son
horreur du désordre, par ses profonds instincts de gou-
vernement et par son énergique et efficace rapidité dans
la reconstruction de la charpente sociale,, mais un génie
sans mesure et sans frein, qui n'acceptait, ni de Dieu, ni
* Villemain, Souvenirs contemporains, 1. 1, M. de Narbonne, p, 276,
81 HISTOIRE
des hommes, aucune limite à ses désirs nia ses volontés,
et qui par là demeurait révolutionnaire en combattant la
Révolution ; supérieur dans Tintelligence des conditions
générales de la société, mais ne comprenant qu'impar-
tement, dirai-je grossièrement, les besoins moraux de la
nature humaine, et tantôt leur donnant satisfaction avec
un bon sens sublime, tantôt les méconnaissant et les offen- •
sant avec un orgueil impie*. » Ainsi, le lendemain pour
ainsi dire de la scène que nous venons de rapporter, au
milieu de 1813 même, après Bautzen, à Mayence, il s'em-
portait contre « la bande d'imbéciles qui soupiraient au
fond de Fâme pour la liberté de la presse, pour la liberté
de la tribune, et qui croyaient à la toute-puissance de l'es-
prit public. » — « Eh bien! s'écriait-il, vous allez savoir
mon dernier mot : tant que cette épée pendra à mon
côté, vous n'aurez aucune des libertés après lesquelles
vous soupirez '. »
Quelques mois après, l'empereur tombait, abandonné
par le plus grand nombre et repoussé par les autres. Est-ce
donc l'action dissolvante de la presse qui avait sapé .sa
popularité et préparé sa chute ? Évidemment non, et Ton
penserait avec plus de raison, ce semble, que la presse
libre aurait empêché les fautes qui précipitèrent sa ruine.
« Si, dit M. Thiers, il y avait eu liberté de langage dans
les corps de l'Élat et dans les journaux, un conquérant
aveuglé n'aurait pas pu perdre en Espagne, en Russie, en
Allemagne^ un million de Français, nos frontières et lui-
même '. »
* Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 4.
* Mémoires du comte Beugnot.
5 Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XVIII, p. 270.
PRISMIERE RESTAITRATIOM
La presse a traversé des fortunes bien diverses ; mais
l'on ne trouverait peut-être pas dans toute son histoire
une époque aussi curieuse que celle qui suivit le premier
ébranlement du trône impérial ; rien de plus étrange
et de plus instructif que le spectacle qui se produisit
alors.
Cette liberté de la presse dont gouvernants et gouvernés
avaient, pendant tant d'années, paru faire si bon marché,
elle est alors dans toutes les bouches, elle figure dans tous
les programmes. L'opinion publique la réclame et en fait
une condition absolu^ de son adhésion ; ceux qui se
disputent Tempire l'offrent d'ailleurs spontanément, pro-
testant pour elle du plus grand amour. Le pouvoir qui
tombe s'y cramponne comme à une branche de salut;
le pouvoir qui monte l'arbore comme un drapeau, sauf
à la renier quand il se croira maître de la place.
Cependant, l'idée avait trop profondément pénétré
dans les esprits, la question avait été trop nettement
et trop vivement posée, pour qu'il fût possible désormais
de l'éluder. Le jour approche où la liberté de la presse,
après tant de fluctuations, va prendre rang en France,
va conquérir sa place légale, la place qui lui appartient
dans les institutions de tout peuple civilisé.
Et cette prise de possession, si je puis ainsi parler,
sera marquée par les luttes les plus glorieuses, luttes
86 HISTOIRE
soutenues par la presse, non-seulement pour son affran-
chissement, pour sa propre cause, mais encore pour
celle des autres libertés, dont elle est solidaire, pour la
défense de ces grandes conquôles de 89, dont un parti
aveugle aurait voulu dépouiller la France.
Si néanmoins la nécessité de la liberté de la presse
était unanimement reconnue, on s'accordait générale-
ment sur ce point, qu'une législation sévère devait pro-
téger la société, le gouvernement, les particuliers, contre
ses excès. Nous allons trouver celte double nécessité
partout formulée.
Mais quelle sera la mesure? Là demeurera longtemps
la question, là est rélernel problème, et, en attendant
qu'on y trouve une solution, on serrera le frein.
Le gouvernement qui cherchait à s'élever sur les ruines
de l'Empire devait nécessairement en prendre le contre-
pied, et faire briller aux yeux de la nation, fatiguée de
guerre et de despotisme, la paix et la liberté. Le 1*' avril,
le sénat décidait que le gouvernement provisoire prépa-
rerait un projet de Constitution, et que, dès le lendemain,
il ferait connaître aux Français, par une adresse, les prin-
cipes fondamentaux sur lesquels cette constitution devait
reposer. La liberté delà presse était un de ces principes, et
elle fut, en effet, consacrée par le sénalus-consulle du
6 avril, dont l'article 23 est ainsi conçu :
La liberlé de la presse est entière, sauf la répression légale des délits
qui pourraient résulter des abus de cette liberté.
Mais dès le lendemain le gouvernement provisoire
prenait Tarrêlé suivant :
Le gouvernement provisoire, considérant que le moyen le plus cer-
tain d'établir la liberté publique est d'empêcher la licence ; que la li-
berlé de la presse, qui doit être la sauvegarde des citoyens, ne doit pas
PREMIÈRE RESTAURATION 87
devenir un moyen d'insulte et de diffamation ; que, dans les circon-
stances présentes, un pareil abus, et surtout celui qu'on pourrait faire
des pamphlets et affÎGhes publiques, deviendrait facilement une arme
perfide dans les maina de ceux qui pourraient chercher encore à semer
le trouble parmi les citoyens, et mettre ainsi obstacle au noble élan qui
doit les réunir tous dans une même et si jusle cause ; ouï le rapport du
commissaire au département de la police générale, et conformément
au principe établi dans l'article 3 de son arrêté du 4 avril 1814; —
Arrête c^ qui suit :
Art. 1". Aucun placard ou affiche ne pourra être apposé dans les
rues ou places publiques sans avoir été préalablement présenté à la
préfecture de police, qui donnera le vu pour afficher.
Art. 2. Il est défendu à aucun colporteur de crier dans les rues,
vendre et distribuer aucun pamphlet et aucune feuille dont la distri-
bution n'ait pas été autorisée par la préfecture de police.
Et le même jour, on donnait aux journaux existant au
31 mars précédent, autres que le journal officiel, un
censeur placé sous l'autorité du ministre de la police.
Cependant Louis XVIII, ratifiant, en quelque sorte, les
promesses du gouvernement provisoire, s'engageait, dans
la déclaration de Saint-Ouen, du 2 mai, à « respecter la
liberté de la presse, sauf les précautions nécessaires à la
tranquillité publique, » et la Charte constitutionnelle la
consacra solennellement dans son article 8 :
Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opi-
nions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette
liberté.
Cet article avait donné lieu, dans le sein du comité de
Constitution, à des débats dont nous devons dire un mot,
parce qu'ils se reproduisirent plus d'une fois à la tribune,
lorsqu'il s'est agi de réglementer Texercice de la liberté
qu'il consacrait.
La rédaction primitive portait : « En se conformant
aux lois qui doivent prévenir et réprimer les abus de celte
liberté. »
88 HISTOIRE
Boissy (l'Anglas demanda la suppression du mot pré-
venir. « Réprimer un abus, disait-il, c'est empêcher qu'il
ne se reproduise; le prévenir, c'est empêcher de le com-
mettre. Or, le moyen à^empêcher^ en fait de presse, à
moins de rétablir la censure! Le droit de publier et de
faire imprimer ses opinions, dans ce cas, n'existe
plus. »
Cette théorie, et l'article en lui-même, rencontrèrent
des contradicteurs passionnés. L'abbé de Montesquiou,
ministre de l'intérieur, intervint. Pour lui la discussion
était sans objet : prévenir et réprimer étaient synonymes.
« Qui prévient réprime, » disait-il. Les commissaires,
qui ne voyaient qu'un double emploi, une redite, dans
le mot prévenir^ en votèrent la suppression, et donnèrent
ainsi la majorité aux partisans de la liberté de la presse.
De sorte, remarque M. de Vaulabelle, que la conquête de
cette liberté sans laquelle nulle autre n'existe, et qui con-
stituait pour ainsi dire à elle seule toute la Chartede 1814,
fut le résultat d'une confusion grammaticale, sur laquelle
on essaya vainement de revenir.
Si l'on s'en rapportait à M. Beugnot, aucun des mem-
bres de la commission n'aurait supposé que la liberté des
journaux quotidiens fût comprise dans la liberté de la
presse. Mais j'aime mieux croire, avec M. Thiers, « qu'à
cette époque, personne, faute d'expérience, ne pensait
aux distinctions qui ont été admises plus tard entre les
journaux et les livres. » M. Thiers dit, d'ailleurs, qu'il
« n'y eut presque pas de contestation sur l'article 8. »
Quoi qu'il en soit, le 10 juin, six jours seulement après
la promulgation de la Charte, parut une ordonnance qui,
en attendant qu'une nouvelle loi eût réglé cette matière,
maintenait « les lois, décrets et règlements relatifs à
l'usage de la presse et aux délits qui pourraient se com-
mettre par cette voie. »
PREMIÈRE RESTAURATION 89
Le gouvernement , cependant, paraissait avoir hâte de
vider cette question brûlante , ce fut la première dont il
saisit les chambres, aussitôt qu'elles furent constituées.
Le 5 juillet, un mois à peine après la promulgation de la
Charte, et, disait le préambule, pour en assurer le bien-
fait, le ministre de l'intérieur, Tabbé de Montesquiou,
présentait à la Chambre des députés un projet de loi qui
en abolissait virtuellement un des articles les plus im-
portants.
Ce projet, devenu la loi du 21 octobre, se composait
de deux titres : le premier relatif aux brochures, jour-
naux et écrits périodiques ; Vautre, à la police générale de
la presse.
D'après le titre 1*', tout écrit de moins de treiite feuilles
<r impression était soumis à la censure préalable. Si deux
censeurs au moins jugeaient que l'écrit était contraire
à la Charte, ou de nature à troubler la tranquillité pu-
blique, à blesser les mœurs, etc., le directeur général de
la librairie pouvait ordonner qu'il fût sursis à l'impres-
sion . 11 serait formé au commencement de chaque session,
une commission de trois pairs, trois députés et trois com-
missaires du roi. Le direcleur rendrait compte à cette
commission des sursis qu'il aurait ordonnés, et, si elle es-
timait que les motifs de ces sursis étaient insuffisants, ou
qu'ils ne subsistaient plus, il serait levé par le direc-
teur.
Quant aux journaux et écrits périodiques, ils ne pour-
raient paraître qu'avec l'autorisation du. roi.
D'après le titre II, nul ne pourrait être imprimeur, ni
libraire, s*il n'était breveté par le roi et assermenté. Le
brevet pourrait être retiré à tout imprimeur ou libraire
qui aurait été convaincu par jugement de contravention
aux lois et règlements.
Cette loi était présentée comme le a complément néces-
90 HISTOIRE
saire de l'article de la Charte constitutionnelle qui garan-
tissait la liberlé de la presse. »
Personne, disait Texposé des motifs, ne conteste plus aujourd'hui la
justice et les avantages de cette liberté longtemps redouté». L'impri-
merie a rendu à la société de si grands et de si nombreux services
qu'une nation civilisée ne saurait renoncer aux bienfaits qu'elle peut
encore en attendre. C'est surtout après tant d'années de discordes et de
calamités publiques qu'elle devient nécessaire pour dissiper les funes-
tes systèmes que les malheurs du temps ont produits, pour rendre uti-
les les leçons de l'expérience, et donner ainsi un véritable esprit pu-
blic, à la place de ces opinions éphémères qui en avaient injuste-
ment usurpé le nom.
Le roi n'est pas moins intéressé que ses sujets à voir renaître ces
bienfaits de la liberté de la presse ; il a besoin d'entendre la vérité,
comme vous avez besoin de la lui dire, niais cette vérité amie de Tor-
dre que la sagesse inspire toujours, qui calme les passions, au lieu de
les irriter , et qui apprend aux peuples à redouter également l'oppres-
sion et la licence.
C'est cet amour de la vérité qui a dicté la loi que nous vous propo-
sons aujourd'hui. Son véritable objet est de rendre utile et durable
celte liberté vainement publiée jusqu'à nos jours, et qui semble, comme
tous les autres biens de l'humanité, ne pouvoir être départie aux
peuples que lorsqu'elle est maintenue dans les bornes que la raison
lui prescrit. . .
Telle est la nature de cette liberté que, pour savoir en faire usage»
il faut en avoir joui . Donnez-lui donc toute l'étendue nécessaire pour
que la nation n'apprenne qu'à s'en servir; mais opposez-lui encore
quelques barrières pour la sauver de ses propres excès. Ces barrières
ne doivent pas s'étendre au delà des dangers qui menaceraient la
liberté môme ; la loi qu'on vous propose ne demande rien de plus...
Si nous vivions à une époque où la raison, depuis longtemps formée
et éprouvée, eut un empire plus fort que celui des passions, où l'in-
térêt national, clairement reconnu et vivement senti, eût attaché à sa
cause la majorité des intérêts particuHers, où l'ordre public, fortement
consolidé, ne craignît pas les attaques de l'imprudence ou de la folie,
la liberté indéfinie de la presse serait sans danger, et n'offrirait même
que des avantages. Mais notre situation n'est pas si heureuse; notre
caractère même s'oppose, aussi bien que notre situation, à l'établisse-
ment d'une liberté indéfinie. La nature a réparti ses dons entre les
peuples comme entre les individus ; la diversité des institutions a for-
PREMIÈRE RESTAURATION 91
tifié ces différences primitives. Nous avons reçu en partage une viva-
cité, une mobilité d'imagination, qui ont besoin d'être contenues. Gar-
dons-nous de nous en plaindre ; n'envions pas à une nation voisine
des avantages d'un autre genre : les nôtres nous ont valu assez de
bonheur et de gloire pour que nous puissions nous en contenter; nous
leur devons cette élégance de goût, cette délicatesse de mœurs, qui
s'irritent du moindre oubli des convenances, et qui ne nous permet-
tent pas de les violer sans tomber aussitôt dans une licence effrénée.
Conservons ce caractère national qui nous a distingués si longtemps
et avec tant d'éclat; ne nous jetons pas dans des habitudes qui lui
seraient contraires.
En vous demandant d'assigner quelques limites à la liberté de la
presse, on ne vous demande point de violer un principe, mais de l'ap-
pliquer comme il convient à nos mœurs. Le roi ne vous propose rien
qui ne lui paraisse rigoureusement nécessaire pour le salut des institu-
tions nationales et pour la marche du gouvernement.
La conséquence, malheureusement, répondait peu à
ces prémisses : c'était la violation formelle de Tarticle 8
de la Charte, c'était la censure, pour les livres comme
pour les journaux.
Aussi une immense clameur s'éleva-t-elle contre ce
malencontreux projet, que les libéraux dénonçaient
comme un attentat à la civilisa tiion, à la liberté, à la
Charte. Et en attendant que la discussion s'ouvrît à la
Chambre, les opinions opposées essayèrent leurs forces
dans les journaux et dans de nombreuses brochures,
parmi lesquelles nous nous bornerons à citer celle de
Benjamin Constant : De la liberté des brochures^ des pam-
phlets et des journaux j considérée sous le rapport de V intérêt
du gouvernement, où l'éminent publiciste établissait clai-
rement que la liberté de la presse, nuisible aux mauvais
gouvernements, est favorable aiix bons, et que rien n'est
plus fâcheux que l'asservissement des journaux, non-
seulement pour les citoyens, mais pour le gouvernement
lui-même, qui devient responsable de tout ce que les
journaux publient.
92 HISTOIRE
A quoi le philosophe de l'ancien régime, M. de Bonald,
répondait que « les gouvernements, tuteurs de Téter,
nelle minorité des peuples, ne peuvent pas livrer la mo-
rale publique au hasard d'un combat inégal entre les
esprits, et laisser ainsi à la merci des opinions particu-
lière l'éducation des peuples. » Et il ajoutait qu'en défini-
tive la censure est, pour les écrivains eux-mêmes, bien
préférable à la répression par jugement : la censure, en
effet, est un avertissement, le jugement une flétrissure
publique. »
L'émotion n'avait pas été moins vive à la chambre des
députés que dans le public; aussi la discussion dans les
bureaux fut-elle longue et animée, et ce fut seulement le
l*"" août que M. Raynouard lut à la chambre son rapport,
qui concluait au rejet du projet comme entaché d'incon-
stilutionnalité.
La faculté de penser, y était-il dit, est le plus noble attribut dont
riiomme ait été doué par le Créateur.
Mais cette précieuse faculté resterait imparfaite si Thomme n'avait le
pouvoir et le droit d'énoncer sa pensée, de l'agrandir et de la perfec-
tionner en la communiquant.
Il la communique :
Ou par les sons fugitifs qui constituent la parole,
Ou par les signes permanents qui constituent l'écriture.
Ainsi, parler et écrire ne sont que Texercice et le développement
d'une même faculté, l'ifeage d'un don naturel.
Une charte peut reconnaître et respecter le droit qu'ont tous les
citoyens de communiquer par l'écriture leurs opinions et leurs senti-
ments, ainsi qu'ils les communiquent par la parole ; mais une charte
ne confère pas ce droit : il vient de plus haut et de plus loin, comme
le droit de penser, de parler et d'agir.
La loi ne condamne les paroles et les actions des citoyens qu'autant
qu'elles offrent au magistrat un délit à réprimer et à punir : de même,
dans l'exercice de la faculté d'écrire, la loi ne doit rechercher et con-
damner que l'abus de cette liberté.
Où se montre le délit, là seulement commence l'autorité du ma-
gistrat.
PREMIÈRE RESTAURATION 93
Examinant ensuite l'ancienne législalion française, il
établissait que, jusqu'au commencement du dix-huitième
siècle, la liberté de la presse, en fait, avait existé en
France, et rappelait que, vers la fin de ce siècle, elle avait
été demandée par le parlement de Paris d'abord, puis par
les cahiers des divers ordres. Enfin, le roi, dans sa dé-
claration du 2 mai, la Charte, dans son article 8, Tavaient
formellement promise et consacrée. Mais la Charte fût-
elle muette, il n'en serait pas moins indispensable d'af-
franchir la presse.
Oui, en tout pays où la liberté politique et la liberté civile sont éta-
blies sur des lois fondamentales, sur un droit public, les citoyens
doivent nécessairement jouir de la liberté de la presse, qui en est la
première et la plus sûre garantie.
On conçoit la liberté de la presse existant dans un pays qui n'a pas
de constitution écrite : cette liberté y supplée ; mais conçoit-on l'exis-
tence et la durée d'une constitution, le maintien d'une charte, lïnvio-
labilité des droits publics, sans la liberté de la presse ?
Non.; les agents de l'autorité se font toujours une sorte de devoir
d'agrandir et d'étendre le pouvoir du maître; ils espèrent ainsi affer-
mir leur propre autorité. Cet excès de dévouement menace sans cesse
les droits dune nation. Quel sera le moyen de le contenir dans les
limites que la loi a posées? Il n'en est qu'un ; il est prompt, il est
efïicace : c'est la liberté de la presse, qui tout à coup avertit, sans
danger et sans secousse, et le monarque et la nation, qui cite au tri-
bunal de l'opinion publique l'erreur d'un ministre, la prévarication
d'un agent, et réprime ainsi le mal naissant, en appelant l'attention sur
le mal plus grand qui en serait la suite.
On nous dit que le zèle assidu des grands corps de l'État empêchera la
violation des droits pubUcs. Mais ces corps ne sont pas toujours ras-
semblés pour exercer cette utile surveillance. Que faire pendant l'in-
tervalle des sessions? Comment arrêter une grande injustice avant
qu'elle soit consommée, une mesure funeste ou coupable avant qu'elle
soit exécutée ? N'est-ce pas en donnant à de justes et sages réclama-
lions cette publicité soudaine, qui dénonce le danger au monarque et à
la nation?
Lorsque ces grands corps, ces gardiens des droits publics, sont as-
semblés, n'est-ce pas surtout par l'exercice de la liberté de la presse
94 HISTOIRE
qu'on peut leur soumettre des questions utiles, et souvent même leur
feire connaître la vérité ?
Et si ces corps eux-mêmes tombaient dans Tinjustice ou dans Ter-
reur, quelle autre espérance de les ramener aux principes que Fusage
de la liberté de la presse? Oui, sans doute, nous devons Tinvoquer
pour nous; mais nous devons aussi Tinvoquer contre nous. Ne redou-
tons pas son utile surveillance : c'est à elle de nous aider dans les
efforts que nous ferons pour londer notre droit public, et pour main-
tenir rinviolabilité de notre charte constitutionnelle...
Et comment les citoyens pourraient-ils exercer avec succès le droit
de pétition, qui a été reconnu et consacré par la charte, s'ils étaient
privés de la liberté de la presse? Quels moyens leur resteraient de se
faire entendre, d'intéresser en leur faveur l'opinion publique, et
d'éclairer les membres des grands corps qui doivent prononcer sur
leurs réclamations ?
Rendant compte ensuite de ce qui s'était passé au sein
de la commission, le rapport continuait ainsi :
La commission, à l'unanimité, a pensé que le projet de loi ne pouvait
être adopté tel que l'avait proposé le gouvernement; mais quatre mem-
bres, sur neuf, admettaient, au moins provisoirement, le système de
la censure préalable. Selon ces quatre membres, la cause première des
infortunes de la France était dans les journaux et les pamphlets, et on
devait faire au bien public le sacrifice passager d'un droit particulier.
Ils pensaient, d'ailleurs, qu'en obligeant les auteurs à se conformer
aux lois qui devaient réprimer les abus de la liberté, la Charte n'avait
pu exclure toute espèce de mesure préventive , autrement le mot se
conformer eût été vide de sens. La majorité n'avait point partagé cet
avis, et les avantages de la liberté de la presse lui avaient paru fort supé-
rieurs à ses inconvénients. Elle persistait à y voir la sauvegarde de tou-
tes les autres libertés, une sauvegarde qu'aucune autre ne pouvait
remplacer. Elle maintenait d'ailleurs que, soit qu'on examinât l'esprit
ou la lettre de la Charte, le sens légal ou le sens grammatical de Par-
ticle 8, il était impossible d'admettre que réprimer signifiât 'prévenir*
Réprimer les abus, ce n'est pas prévenir les abus, ce n'est pas arrêter
l'usage. L*abus ne peut naître que de l'usage... i?g))nmf rn'a jamais
été synonyme de prévenir. Prévenir, c'est empêcher que le mal ne
naisse ; réprimer, c'est empêcher qu'il ne fasse des progrès. La loi qui
prévient ne réprime pas ; elle n'a rien à réprimer, à punir, puis-
qu'elle empêche le délit de naître. La loi qui punit le délit, en le pu-
PREMIÈRE RESTAURATION 95
nissant, Fempêche de faire des progrès, d'avoir des suites plus funestes.
Il n'y a donc nul doute que la Charte, en ne soumettant la liberté de la
presse qu'à des lois répressives, n'a entendu ni pu entendre l'existence
ou la possibilité de la censure, et dès lors la proposition contenue dans
le projet de loi est inconstitutionnelle. Quant à l'argument tiré des
circonstances, elles n'étaient point aussi alarmantes qu on se plaisait à
le dire.
Répondant plus tard au ministre, Raynouard disait
encore, h ce sujet, qu'en définitive la situation de la
France était plus rassurante que celle de l'Angleterre en
4694, quand le Parlement refusait de maintenir l'acte
qui avait limité la liberté de la presse, et que c'était faire
injure à la France que de la croire, au dix-neuvième siècle,
incapable de supporter ce que l'Angleterre avait supporté
au dix-septième. Et, d'ailleurs, la loi n'était pas présentée
à titre de loi provisoire et exceptionnelle, mais à titre de
loi permanente et organique.
En résumé, disait, en terminant, M. Raymond, la Charte a prononcé,
il s'agit de l'exécuter.
Soit qu'on examine l'esprit ou la lettre de la Charte, le sens gram-
matical ou le sens légal, il est impossible d'admettre que réprimer
signifie prévenir.
Peut-on supposer que la Charte ait, dans le même article, donné,
par une déclaration expresse, la faculté d'imprimer librement, et
ait retiré au môme instant cette faculté par une restriction tacite?
Qu'est-ce que publier librement ses opinions, c'est-à-dire qu'est-ce
que la liberté de la presse?
« La liberté de la presse, répond Blackstone, consiste à ne pas met-
tre de restriction antérieure aux publications, et non à les exempter
de poursuites criminelles quand la publication a eu lieu. »
Ou 'avons-nous besoin d'invoquer des autorités étrangères? Le projet
de loi, le ministre lui-même nous l'apprendraient , s'il en était be^
soin.
L'article premier dit que tout écrit de plus trente feuilles d'impres-
sion pourra être publié librement et sans examen ou censure préa-
lable*
Le ministre, dans son discours^ dit la môme chose, et il ajoute que
96 HISTOIRE
soumettre tous les livres à la censure^ ce serait anéantir la li-
berté.
Ainsi, point de censure, impression sans examen préalable, s'appelle
liberté de la presse.
Être soumis à la censure ou à l'examen préalable, c'est ne pas jouir
de la liberté de la presse.
Donc, la Charte, ayant promis la liberté, a nécessairement dispensé
de la censure préalable ; donc la loi qui la propose serait inconstitu-
tionnelle.
Ainsi, Tesprit de la Charte ne permet pas la censure préalable, ce
qui suffirait pour décider la question.
Mais la lettre repousse également cette censure. Réprimer n'a ja-
mais été synonyme de prévenir.
Prévenir, c'est empêcher que le mal naisse.
Réprimer, c'est empêcher qu'il fasse des progrès.
La loi qui prévient ne réprime pas ; on n'a rien à réprimer, à pu-
nir, puisqu'elle empêche le délit de naître.
Ainsi, nul doute que la Charte, ne soumettant la liberté de la presse
qu'à des lois répressives, n'a ni annoncé ni pu annoncer Texistoice et
la possibilité de la censure, et dès lors la proposition contenue dans le
projet de loi serait contraire à notre droit public, serait inconstitu-
tionnelle.
Ce rapport eut un grand succès dans la Chambre, et un
plus grand encore au dehors. On en jugera par le préam-
bule d'une lettre adressée quelques jours après à son au-
teur par le comte de Montgaillard, « royaliste conslitu-
tionnel selon la Charte » :
En ma qualité de Français, de fidèle sujet du roi, je vous remercie
du rapport lumineux et profond que vous venez de présenter sur la
liberté de la presse. Votre éloquence, votre probité politique vous pla-
cent à côté de ces orateurs dont une nation s'enorgueillit. Cicéron eût
ambitionné de^ circonstances aussi grandes ; il n'eût pas plaidé mieux
que vous la cause de la pensée ; vous avez raisonné, discuté comme
l'eût fait ce père des lettres et de la liberté. Les temps modernes n'of-
frent pas un plus noble plaidoyer que le vôtre ; les membres du parle-
ment britannique n'ont jamais fait entendre, sous les voûtes de West-
minster, des accents plus patriotiques, plus dignes de la nation et du
trône. Poursuivez cette carrière de liberté et de gloire, la reconnais^
sance de vos concitoyens et de la postérité vous attend.
PREMIÈRE RESTAURATION 97
Déjà vous aviez vengé les Templiers de la tyrannie de Philippe-
le-Bel; ces victimes de la superstition et de la cupidité ont obtenu^ à
votre voix, une justice qui leur avait été déniée pendant six cents ans.
Aujourd'hui vous soutenez les droits de la pensée et du génie ; vous
êtes toujours dans vos domaines. Les esprits libres, les âmes généreu-
ses, tous les Français amis du trône se rangent à vos côtés et vous en-
vironnent de leur reconnaissance aussi bien que de leur admiration.
Dans cette lettre, qui fut bientôt suivie d^une seconde,
et à laquelle il avait donné pour épigraphe ces vers de Vol-
taire [Êpitre au roi de Danemark sur la liberté de la
presse) :
Quelquefois, dans Paris, un commis à la plirabe
Me dit: A mon bureau venez vous adresser,
Sans l'agrément du roi vous ne pouvez penser.
Pour avoir de l'esprit, allez à la police I
Les filles y vont bien, sans qu'aucune en rougisse !...
le fougueux écrivain s'élève avec une grande force et
une irrésistible logique conlre la censure, « ce bâillon
moral qui opprime, enchaîne le sujet privé de la faveur
du ministre, » contre les censeurs, ces « officiers préposés
à la douane des pensées. »
La plus noble, la plus précieuse des facultés de Thommc est la pen-
sée : et la manifestation de la pensée est le premier comme le plus in-
contestable des droits du citoyen, c'est-à»dire du sujet.
L'article 8 de la Charte dit : • Les Français ont le droit de publier et
de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doi-
vent réprimer les abus de cette liberté. » Cet article est positif; il n'ad-
met ni restrictions, ni subterfuges, ni modifications; il assure la li-
berté de la nation et les droits du trône. Cet article abolit la censure,
La charte constitutionnelle est donc violée par ce seul fait que la cen-
sure eœisle encore.
Les Français ont-ils le droit de publier et de faire imprimer leurs
opinions, lorsqu'ils sont forcés d'avoir Vapprobation d'une censure et
la permission du directeur général de la librairie?...
l/auteur et l'ouvrage sont, dans de certaines circonstances, inexo-
rablement sacrifiés à. Tambition, à la vanité ou à la sotte ignorance
d'un commis du pouvoir.
7
98 HISTOIRE
On le dit depuis vingt siècles, tôt capita, tôt sensm. Et, en effet, deux
hommes ne peuvent pas plus se ressembler exactement dans leurs
idées que dans leurs physionomies. La censure exige cependant que je
sache, que je raisonne, que je discute, comme le juge qu'elle place à
la porte de ma conscience et de mon esprit...
Que de maux eussent été épargnés, depuis trois siècles, à Thunia-
nité, si le despotisme et la superstition n'eussent pas enchahié la
pensée ! La vérité, mise dans tout son jour, eût fait naître plus tôt la
raison dans les esprits, la tranquillité dans les consciences.
Si la presse eût été libre, les massacres de Merendol et de Cabrière,
cette horrible journée de la Saint-Barthélémy, qui flétrira dans tous les
siècles la mémoire de Charles IX, n'eussent pas eu lieu ; la France eût
évité ces guerres de religion qui ensanglantèrent si longtemps le
royaume et provoquèrent l'assassinat de tant de rois ou de princes,
V assassinat cTHenri IV!
Si la presse eût été libre, les trente dernières années du règne de
Louis XIV n'eussent pas été déshonorées par des intrigues de prêtres,
par les petites passions d'une femme. Ce monarque n'eût pas révoqué
l'Édit de Nantes, fait fusiller ses sujets dans les Cévennes et déporté
l'industrie et le commerce de son royaume .
Si la presse eût été libre, le régent n'eût pas introduit en France
cette dépravation de mœurs, plus funeste, cent fois, que l'hypocrisie de
la cour de Louis XIV ; le Palais-Royal n'eût pas été le berceau du phi-
losophisme et de la débauche ; et la nation française, toujours fidèle à
son noble caractère, n'eût pas vu l'agiotage corrompre à la fois les
esprits et les cœurs, et engendrer enfin la révolution.
Si la presse eût été libre, Louis XV, ce monarque dont le cœur
était si bon, le jugement si droit, mais le caractère si faible, Louis XV
n'eût pas offert à la nation cette succession de maîtresses et de fautes
politiques sur lesquelles l'histoire elle-même est forcée de jeter un
voile. Les abbés Terray et les Saint-Florentin n'eussent pas dévoré
l'État, vidé les bourses et rempli les cachots.
Si la presse eût été libre, oui, je l'affirme, et avec confiance, le plus
vertueux des rois, Louis XVI, n'eût pas péri sur un échafaud. La vérité,
dont il était si digne, qu'il cherchait, qu'il aimait autant qu'il chérissait
son peuple, la vérité fût arrivée à tous les instants jusques à son
trône, elle lui eût fait connaître sa situation et le seul remède qu'elle
comportait.
Eclairez les hommes, si vous voulez les rendre sages, raisonnables,
fidèles à leurs monarques; c'est l'ignorance, ce sont les faux raisonne-
ments qui rendent l'homme méchant et séditieux.
PREMIÈRE RESTAURATION 99
Qu'on cite, si l'on peut, une seule guerre, une seule catastrophe
politique, véritablement occasionnée par la liberté de la presse? Je ne
parle pas des prétextes, le fanatisme religieux et le despotisme minis-
tériel les fournissent à leur gré. Parlerait-on de la révolution fran-
çaise! Hélas! nous sonmies tous coupables, et personne ne Test par
conséquent : la cour, la noblesse, le clergé, le parlement ont concouru,
avec une sorte de rivalité, à cette épouvantable subversion...
Qu'on ne s'y trompe point ! rien n'est si dangereux que de passer
par-dessus toutes les règles, par-dessus la loi, sous le prétexte du bien
de l'État. Car, pour obtenir un avantage du moment, on porte de cette
manière atteinte aux lois qui font la sûreté de la nation, et on ouvre
la brèche au despotisme, tov jours armé du prétexte du bien de VÉtat,
La liberté de la presse, dans tout gouvernement libre et bien consti--
tué, est le droit qu'a tout individu de manifester ses opinions sur les
actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif; et cette liberté doit
être illimitée : sans cela tout peuple doit renoncer à sa liberté...
Le texte, l'esprit, la lettre de la charte, sont clairs, positifs, invaria-
olement fixés. L'article 8, relatif à la liberté de la presse, n'est pas
susceptible d'interprétation, cet article fût-il soumis au corps entier
des ci-devànt jésuites. Ou la charte a voulu que les Français jouissent
de la liberté de la presse, ou elle ne l'a pas voulu : dans le premier
cas,, il ne saurait exister de censure, puisque la censure détruirait la
charte ; dans le second cas, il ne fallait pas promettre, ou il faut tenir
quand on a promis.
Réprimer les abus de la liberté de la presse, est une chose voulue,
désirée, vivement sollicitée par tous les fidèles et loyaux sujets de
Sa Majesté; mais réprimer veut dire punir; on ne punit qu'une faute
commise, ce qui suppose, par conséquent, la faculté de la commettre.
Béprimer ne veut pas dire prévenir, toutes les synonymies possibles
sont ici en défaut ; la langue française a un caractère de clarté, même
de sécheresse, qui prévient les fausses interprétations. J'ai donc le
droit, moi, de publier et de faire imprimer mes opinions; j'use de ce
droit, que Louis XVllI a reconnu, qu'il ne m'a point donné, qu'il m'a
seulement garanti en montant sur le trône de ses pères, en vertu des
vœux des Français, et en vertu de la Charte constitutionnelle, qu'il a
promulguée de son propre mouvement...
Nous voici arrivés à la questi(m subtile ! 11 vaut mieux prévenir que
punir, disent les ennemis de la pensée. Certes, ces écumeurs de la
littérature, ces fripiers de morale, tous ces capucins philosophes ne
peuvent pas être accusés d'amour-propre, d'imprudence ; ils ne hasar-
dât pas leurs fonds, ils ne commercent qu'avec les pensées des autres»
100 HISTOIRE
et ils ne feront banqueroute qu'au bon sens et à la raison. Mais tous
ces regrattiers politiques font un étrange abus de la parole; leurs rai-
sonnements sont des sophismes, des paradoxes à tant par ligne; ils
nous donnent des sottises pour des raisons, des abus pour des lois
admirables, ils supposent toujours ce qui est en question ; ils prouvent
seulement que nous manquons d'hommes en bien des genres, et cela
est très-vrai ; mais toutes les nations ne sont pas en meilleur état
que nous, si Ton en excepte la noble et libre Angleterre.
Si ces messieurs faisaient triompher la cause de Tignorance et de la
servitude, si cet adage du despotisme : U vaut mieux prévenir que
punir f était adopté par le pouvoir législatif, il n'est pas une seule des
actions de l'homme qu'on n'eût le droit d'interdire ; il n'est pas un
seul article de la Charte constitutionnelle qu'on n'eût le droit dHnler-
préler, de suspendre, et par conséquent d'annuler : un peu d'adresse
et beaucoup d'impudence suffirait pour arriver à ce résultat...
La république est dans la liberté de la presse, disent certains folli-
culaires. Il faut volontairement fermer les yeux ou être entaché d'une
ignorance monacale pour professer une absurdité semblable. C'est la
royauté qui est tout entière dans l'article 8 de la Charte; c'est la
tranquillité et la restauration du royaume qui sont renfermées dans
l'acte constitutionnel. La république! personne n'en veut plus en
France, même les hommes qui ont eu le malheur de la croire conve-
nable au caractère français; elle est frappée de l'anathème natio-
nal...
Les ministres, sans doute, peuvent craindre la liberté de la presse,
elle doit éclairer leur conduite; mais l'autorité royale, inviolable, sa-
crée, chère à tous les Français, n'a rien à perdre ; elle a tout à gagner,
au contraire, dans l'esprit et dans le cœur des Français, de cette liberté ,
illimitée.
Les dépositaires du pouvoir ont seuls intérêt à ce que la parole et la
pensée soient également comprimées, à ce que la vérité n'arrive au
souverain que par des bouches ou des plumes vénales, à ce que les ac-
tes de leur administration soient toujours enveloppés de ténèbres...
Sans doute il existera toujours dans un Étal des esprits dangereux,
des hommes inquiets, je dirai plus, des hommes en contradiction per-
manente avec les lois : faut-il pour cela priver une nation entière d'un
droit positif, légal, incontestable? Sans doute la liberté de la presse
peut enfanter des abus graves, tendant à compromettre la tranquillité
ou la réputation des citoyens; mais les lois sont instituées pour pro-
téger cette réputation et cette tranquillité.
Je ne dirai plus qu'un mot : tout gouvernement où la liberté de la
PREMIÈRE RESTAURATION 101
presse n'existe pas, est un gouvernement despotique ou tout prêt à le
devenir...
Tout Français, ce me semble, doit avoir le droit de publier un jour-
nal ; et l'autorité ne doit pas avoir celui d'accorder, de pouvoir refu-
ser, par conséquent , une permission semblable. L'opinion publique
suftira toujours pour décider du nombre comme de la valeur de ces
feuilles périodiques ; les abonnés en feront toujours bonne et prompte
justice. 11 en est des journaux comme des spectacles : on va aux bon-
nes pièces, on déserte les mauvaises ; et, depuis vingt-cinq ans, nous
avons vu plus de théâtres fermés par la volonté du public que par celle
du gouvernement...
Si la censure est conservée, les Français n'ont plus de droits poli-
tiques, de droits civils, que sous le bon plaisir des ministres ; la res-
ponsabilité des ministres n'est plus qu'un mot, qu'une illusion ; la
Charte constitutionnelle n'a plus de garantie, et la nation française
tombe dans l'esclavage, malgré les loyales et paternelles intentions
d'un monarque chéri et si digne de tout notre amour...
Je parle librement, parce que je suis Français, parce que je suis pas-
sionné pour la prospérité et la gloire de mon roi, parce que la Charte
garantit mes droits politiques et civilç...
Ma profession de foi est simple : en matière politique, je ne veux
pas plus être Tesclave d'un minisire de Louis XVIII que je n'ai consenli
à l'être d'un ministre de l'empereur Napoléon, d'un ministre du Di-
rectoire, d'un ministre de l'Assemblée constituante, breveté par
Louis XVI. Je veux être Tesclave de la loi, parce que je ne dois compte
de mes opinions politiques et morales qu'à la loi. Devant la loi , un
ministre et un mendiant sont et doivent être égaux: telle est la véri-
table liberté, la seule qui puisse assurer le trône des Bourbons sur
d'inébranlables fondements.
On peut juger par celle leltre, que j'ai citée de préfé-
rence parce qu'elle est moins connue que les documents
officiels, à quel diapason était montée l'opinion ultra-
royaliste.
L'impatience du public était d'ailleurs si grande, la
curiosité qu'excilaient ces premiers tournois en faveur de
la liberté, si vive, que le jour où devait s'ouvrir la dis-
cussion publique, les bancs des députés se trouvèrent
envahis par des individus étrangers à la chambre, et que,
102 HISTOIRE
le président n'ayant pu parvenir à faire évacuer la salle,
la séance dut être levée, et la discussion ajournée au len-
demain.
La lutte fut animée et très-remarquable. La gauche
défendit nettement, hardiment, la liberté de la presse,
et combattit le projet de loi comme contraire non-
seulement à la Charte, mais à un droit antérieur et su-
périeur à la Charte. La droite, elle, déclarait la liberté
de la presse incompatible avec toute société régulière,
et voyait dans la censure une institution fondamentale et
presque religieuse. Alors apparurent pour la première
fois les images, les comparaisons, qui depuis ont défrayé
tous les discours contre la presse : les torches inceJidiaireSy
le poignard de Vassassiriy la coupe de F empoisonneur ^ etc.
Quant au ministère, il lui paraissait absolument im-
possible de remédier aux abus de la presse par des lois
répressives : un code entier ïi'y suffirait pas. « De quoi
s'agit-il, après tout? s'écriait Tabbé de Montesquiou. De
protéger la science? Non. De misérables journaux, des
feuilles éparses comme celles de la Sibylle, voilà Pobjet
pour lequel l'Assemblée des représentants du peuple se
divise et s'agite I Je me figure que Louis XIV et ces mi-
nistres célèhres qui illustrèrent son règne apparaissent
dans cette enceinte, et qu'ils entendent ces débats ani-
més pour des journaux, pour des pamphlets, pour de
tristes écrits, enfants mort-nés!... wll adjurait les députés
c( de se considérer, non comme des philosophes occupés
de vaines abstractions, mais comme des hommes d'État
chargés du salut delà pairie »; il faisait apparaître devant
leurs yeux le fantôme de Tarchevêque de Sens, qui,
a semblable à Médée évoquant les esprits inferilaux, ap-
pelaun jour la totalité des écrivains à écrire sur les étals-
généraux, et ouvrit ainsi la porte aux Marat, aux Père
Duchesne, à tous les fauteurs de désordres et de crimes. »
PREMIÈRE RESTAURATION 105
Si la chambre voulait recommencer la révolution, elle
n'avait, en rejetant la censure, qu'à imiter M. de Brienne.
Cependant le débat se prolongeait. Après six jours, le
ministère, inquiet du nombre des opposants et des sympa-
thies qui accueillaient au dehors chacune de leurs pa-
roles, prit le parti de transiger. Après s'être efforcé une
dernière fois de prouver que réprimer et prévenir étaient
synonymes, qu'ainsi l'entendait le roi, interprète de la
loi, l'abbé de Montesquiou déclara qu'il était autorisé par
le roi à accepter trois amendements proposés dans le
cours de la discussion, savoir : 1° à abaisser jusqu'à vingt
feuilles la limite qui devait séparer les écrits censurés
des écrits non censurés; 2** à affranchir de la censure les
opinions des membres de la Chambre; 5° à stipuler que
le titre l""' de la loi, celui qui établissait la censure et la
nécessité de Tautorisation pour les journaux, cesserait
d'avoir son effet à la fin de la session de 1816, s'il n'avait
pas été renouvelé.
Ce dernier amendement était fort important, en ce qu'il
changeait radicalement le caractère de la loi : sollicitée par
le gouvernement comme disposition organique, la censure
devenait une simple mesure de circonstance, un fait
temporaire confirmatif du droit de publication libre. Cette
considération ne fut pas sans doute sans influence sur la
détermination de la chambre; elle décida qu'elle voterait
tout de suite sur l'ensemble de la loi, qui fut adoptée au
scrutin secret par 137 voix contre 80.
Le résultat final de ce premier combat sur plus
grande question des gouvernements libres n'en était pas
moins funeste pour la liberté, et il produisit une fâcheuse
impression dans Tesprit de ceux qui avaient espéré que
le retour des Bourbons ferait entrer la France dans une
ère de liberté. Les discussions qui avaient eu lieu à la
104 HISTOIRE
Chambre se renouvelèrent au dehors ; dans les salons,
dans toutes les réunions, dans toutes les familles, on ne
parlait pas d'autre chose. L'enthousiasme de ceux qui s'é-
taient franchement ralliés à la Restauration se refroidis-
sait visiblement. On ne regardait cependant pas encore la
cause de la liberté comme entièrement perdue ; on espé-
rait beaucoup de la Chambre des pairs : si les membres
de l'ancienne aristocratie, adversaires naturels de toute
liberté, devaient exiger la censure dans son application la
plus absolue, la majorité était composée d'anciens séna-
teurs, d'hommes, par conséquent, de la Révolution, qui
devaient, en outre, se regarder comme responsables en-
vers l'opinion des droits proclamés par eux après la chute
de l'Empire.
En y portant la loi adoptée par la Chambre des dépu-
tés, l'abbé de Montesquiou présenta encore une fois la
censure comme « essentiellement favorable aux bonnes
lettres, qui n'ont rien de commun avec les pamphlets,
et aux bons auteurs, qu'il ne faut pas confondre avec
les folliculaires.» La liberté de la presse, dont il avait
fait devant l'autre Chambre un éloge pompeux, qu'il
avait reconnue « nécessaire pour former un véritable es-
prit public », n'était plus « qu'un poison qui corrompt peu
à peu, qui infecte goutte à goutte des générations en-
tières. »
La discussion, comme on l'avait prévu, fut des plus
vives ; après dix jours elle n'avait fait aucun progrès*
loin de là, elle s'envenimait davantage à chaque séance.
Le ministère, effrayé, demanda la clôture, et il manœuvra
si bien que la loi fut adoptée, mais par 80 voix seulement
contre 42 K
*■ D'après la Charte, les séances de la chambre des pairs étaient secrètes,
ot le Moniteur ne put rendre compte de la discussion ; mais le Censeur ^
dont les rédacteurs avaient des rapports intimes avec plusieurs sénateurs,
PREMIÈRE RESTAURATION 105
« Ainsi, dit M.deVaulabelle,la première mesure propo-
sée parles ministres du nouveau gouvernement après la
promulgation de la Charte avait pour but, d'abord, la
suppression, puis, par amendement, la suspension d'une
des libertés garanties par l'acte constitutionnel, et, dès
ce premier appel aux deux Chambres, les deux cinquiè-
mes des députés et le tiers des pairs répondaient par un
refus. L'opposition parmi les autres parties de la classe
officielle avait grandi dans des proportions encore plus
fortes. Louis XVIIl ne comptait pas trois mois de règne*. »
Quelques jours après l'adoption de la loi par la
chambre des pairs, une ordonnance plaçait la direction
générale de la librairie dans les attributions du chance-
lier; une autre nommait vingt censeurs royaux hono-
raires; une troisième, enfin, soumettait aux mesures les
plus rigoureuses les imprimeurs et les libraires. Quant
aux journaux et écrits périodiques, on n'avait pas cru que
ces misérables publications méritassent que le roi s'en
occupât lui-même; un arrêté du chancelier, des plus brefs
et des plus secs, déclara que nul journal ni écrit pério-
dique, à Paris ou dans les départements, ne pourrait pa-
raître désormais sans une autorisation spéciale, et que
cette autorisation pourrait toujours être retirée, à Paris
par le directeur général de la police, et dans les départe-
ments par le directeur général de la librairie.
En résumé, des deux titres dont se composait la loi du
21 octobre, le premier, relatif à la presse périodique,
suppléa au silence du journal officiel, et le public put ainsi , à la suite de
la discussion de la chambre des députés, en lire une seconde, mieux nour-
rie, pins concluante, et supérieure, de tout point, à la première. Voyez
t. I*', p. 353-486. On trouvera, d'ailleurs, les débats des deux chambres ré-
sumés avec une grande lucidité dans l'excellente Histoire du gouvernement
parlementaire y de M. Duvergier de Uauranne, que nous suivons nous-même
pas à pas dans cette partie de notre travail, t. II, p. 239 et suiv.
* Histoire des Deux Restaurations ^ t. II, p. 92.
106 HISTOIRE
n'eut qu'un caractère transitoire; le deuxième, sur la po-
lice de la presse, est encore aujourd'hui, avec quelques
articles du décret de 1810^ le code de l'imprimerie et de
la librairie.
Il repro/luit les dispositions du décret du 5 février 1810,
mais en rendant plus strictes les obligations imposées
aux imprimeurs, et en aggravant, dans des proportions
énormes, la pénalité applicable aux contraventions.
Les imprimeurs et les libraires sont de nouveau assu-
jettis à se munir d'un brevet ; cependant la nouvelle loi,
pas plus que le décret du 5 février, ne prononce aucune
peine contre ceux qui exerceraient la librairie sans
brevet.
Une différence remarquable, c'est que le décret du
5 février ne prescrivait l'opposition du nom de l'impri-
meur sur l'ouvrage qu'à défaut de celui de lauleur, qui,
dans les cas ordinaires, était considéré comme une garan-
tie suffisante; tandis que la loi 1814 exige dans tous les
cas, et sous de fortes peines, que le nom de l'imprimeur
soit indiqué.
EnGn, cette loi met entre les mains du gouvernement
une arme terrible contre la liberté de la presse en l'auto-
risant à retirer le brevet de tout imprimeur ou libraire
qui aura subi une condamnation pour contravention à
ses dispositions.
On peut s'étonner à bon droit, avec M. Dalloz, de
trouver encore dans les mains de l'autorité, après cin-
quante ans de vicissitudes politiques, un pouvoir aussi
exorbitant, qui peut, pour la moindre faute, dépouiller
un citoyen de sa profession, et souvent de toute sa for-
tune.
M. Guizot, qui, avec Royer-CoUard, fut un des princi-
paux auteurs de cette loi, s'en est expliqué dans ses Mé-
PREMIÈRE RESTAURATION 107
moires (t. I, p. 45) avec une grande franchise, et, il faut
le reconnaître, avec une haute raison.
« Dans sa pensée première et fondamentale, dit-il, ce
projet était sensé et sincère ; il avait pour but de consa-
crer législativement la liberté de la presse comme droit
général et permanent du pays, et, en même temps, de lui
imposer, au lendemain d'une grande révolution et d'un
long despotisme, et au début du gouvernement libre,
quelques restrictions limitées et temporaires. Les deux
personnes qui avaient pris le plus de part à la rédaction
du projet, M. Royer-CoUard et moi, nous avions ce double
but; rien de moins, rien de plus. On peut se reporter à
un court écrit que je publiai alors ^, peu avant la présen-
tation du projet : c'est là Tesprit et le dessein qu'on y
trouvera hautement proclamés.
« Que le roi et les deux Chambres eussent le droit d'or-
donner de concert, temporairement et à raison des cir-
constances, de telles limitations à une des libertés recon-
nues par la Charte, cela est évident ; on ne saurait le nier
sans nier le gouvernement constitutionnel lui-môme et
ses fréquentes pratiques dans les pays où il s'est déployé
avec le plus de vigueur. Des lois transitoires ont plusieurs
fois modifié ou suspendu en Angleterre les principales
libertés constitutionnelles; et quant à la liberté de la
presse, ce l'ut cinq ans seulement après la révolution de
1688 que, sous le règne de Guillaume 111, en 1693, elle
fut affranchie de la censure...
« Je n'avais jamais imaginé que le plus excellent sys-
tème d'institutions dût être imposé tout 5 coup et tout
entier à un pays, sans aucun souci ni des événements
récents et des faits accomplis, ni des dispositions d'une ^
grande partie du pays lui-même et de ses gouvernants
nécessaires. Je voyais non-seulement le roi, sa famille et
* Quelques idées sur la liberté de la presse^ 52 pages in-8.
108 HISTOIRE
la plupart des anciens royalistes, mais aussi, dans la
France nouvelle , une foule de bons citoyens , d'esprits
éclairés, probablement la majorité des hommes de sens
et de bien, très-inquiets de l'entière liberté de la presse et
des périls qu'elle pouvait faire courir à la paix publique,
à l'ordre politique, à l'ordre moral. Sans partager au
même degré leurs inquiétudes, j'étais moi-môme frappé
des excès où tombait déjà la presse, de ce déluge de ré-
criminations, d'accusations, de suppositions, de prédic-
tions, d'invectives ardentes ou de sarcarmes frivoles, qui
menaçaient de remettre aux prises tous les partis, avec
toutes leurs erreurs et tous leurs mensonges, toutes leurs
alarmes et toutes leurs haines. En présence de tels sen-
timents et de tels faits, je me serais pris pour un insensé
de n'y avoir aucun égard, et je n'hésitai pas à penser
qu'une limitation temporaire de la liberté, pour les jour-
naux et les pamphlets seulement, n'était pas un (rop
grand sacrifice pour écarter de tels dangers ou de telles
craintes, pour donner du moins au pays le temps de les
surmonter lui-même en s'y accoutumant.
« Mais pour le succès du bon sens une franchise hardie
est indispensable; il fallait que, soit dans le projet, soit
dans le débat, le gouvernement proclamât lui-même d'a-
bord le droit général, puis les limites comme les motifs
de la restriction partielle qu'il y proposait ; il ne fallait
éluder ni le principe de la liberté, ni le caractère de la
loid'exceplion. Un enfutpointainsi. Ni le roi ni ses conseil-
lers ne formaient contre la liberté de la presse aucun
dessein arrêté ; mais il leur en coûtait de la reconnaître
en droit, bien plus que de la subir en fait, et ils auraient
souhaité que la loi nouvelle, au lieu de donner au principe
écrit dans la Charte une nouvelle sanction, le laissât dans
un état un peu vague, qui permît encore ledoule et l'hési-
tation. On ne marqua point, en présentant le projet, son
PREMIÈRE RESTAURATION 109
vrai sens ni sa juste porlée. Faible lui-même, et cédant
encore plus aux faiblesses d'aulrui, Tabbé de Montes-
quiou essaya de donner à la discussion un tour plus mo-
ral et litléraire que politique ; à l'en croire, c'était de la
protection des lettres et des sciences, du bon goût et des
bonnes mœurs, non de l'exercice et de la garantie d'un
droit public, qu'il s'agissait. Il fallut On amendement de
la Chambre des pairs pour donner à la mesure le carac-
tère politique et temporaire qu'elle aurait dû porter dès
l'origine, et qui seul la ramenait à ses motifs sérieux
comme dans ses limites légitimes. Le gouvernement ac-
cepta sans hésiter l'amendement ; mais son attitude avait
été embarrassée. La méfiance est, de toutes les passions,
la plus crédule; elle se répandit rapidement parmi les
libéraux. Ceux-là même qui n'étaient point ennemis de la
Restauration avaient, comme elle, leurs faiblesses; le
goût de la popularité leur venait, et ils n'avaient pas encore
appris la prévoyance : ils saisirent volontiers celte occa-
sion de se faire avec quelque éclat les défenseurs d'un
principe constitutionnel et d'un droit public qui, en fait,
ne couraient aucun péril, mais que le pouvoir avait l'air
de méconnaître ou d'éluder. Trois des cinq honorables
membres qui avaient, les premiers, tenté de contenir le
despotisme impérial, MM. Raynouard, Gallois et Flauger-
gues, furent les adversaires déclarés du projet de loi, et,
faute d'avoir été, dès le premier moment, liardiment pré-
sentée sous son aspect sérieux et légitime, la mesure causa
au gouvernement plus de discrédit qu'elle no lui valut de
sécurité. »
— <c La liberté de la presse, cette orageuse garantie
de la civilisation moderne, ajoutait l'éminenl publiciste,
a déjà été, est et sera la plus rude épreuve des gouver-
nements libres, et, par conséquent, des peuples libres
eux-mêmes, qui sont grandement compromis dans les
/
110 HISTOIRE
épreuves de leur gouvernement, puisqu'elles ont pour
conclusion dernière, s'ils y succombent, l'anarchie ou la
tyrannie. Gouvernements et peuples libres n'ont qu'une
façon honorable et efficace de vivre avec la liberté de la
presse : c'est de l'accepter franchement sans la traiter
complaisamment. Qu'ils n'en fassent ni un martyr ni une
idole, qu'ils lui laissent sa place sans l'élever au-dessus de
son rang. La liberté de la presse n'est ni un pouvoir dans
l'État, ni le représentant de la raison publique, ni le juge
suprême des pouvoirs de l'État ; c'est simplement le droit
pour les citoyens de dire leur avis sur les affaires de
l'État et sur la conduite du gouvernement : droit puissant
et respectable, mais naturellement arrogant, et qui a
besoin, pour rester salutaire, que les pouvoirs publics
ne s'abaissent point devant lui, et qu'ils lui imposent cette
sérieuse et constante responsabilité qui doit peser sur tous
les droits pour qu'ils ne deviennent pas d'abord séditieux,
puis tyranniques ^ »
« Je suis de ceux que la presse a beaucoup servis et
beaucoup attaqués, dit encore, ailleurs * M. Guizot, que
nous aimons à citer, et parce que nous estimons très-
haut son opinion en cette matière, et parce qu'on ne le
soupçonnera pas de faiblesse pour la presse ; — j'en ai
fait moi-même, dans le cours de ma vie, un grand usage.
C'est en mettant publiquement mes idées sous les yeux
de mon pays que j'ai fait mes premiers pas dans son
attention et son estime. En avançant dans ma carrière, j'ai
eu constamment la presse pour aUiée ou pour ennemie, et
je n'ai jamais hésité à me servir de ses armes, ni craint
de m'exposer à ses coups. C'est une puissance que je
respecte et que j'accepte plutôt avec goût qu'avec humeur,
quoique sans illusion. Quelle que soit la forme du gou-
* Mémoires pour servir à V histoire de mon temps y t. I", p. 50.
* Ibid., p. 175.
PREMIÈRE RESTAURATION lil
vernement, la vie politique est une lutte, et je ne pren-
drais nul plaisir, je dirai plus, j'éprouverais quelque honte
à me voir en face d'adversaires muets et enchaînés. La
liberté de la presse, c'est l'expansion et l'impulsion de la
vapeur dans l'ordre intellectuel, force terrible, mais vivi-
fiante, qui porte et répand en un clin d'œil les faits et les
idées sur toute la face de la terre. J'ai toujours souhaité
la presse libre ; je la crois, à tout prendre, plus utile que
nuisible à la moralité publique, et je la regarde comme
essentielle à la bonne gestion des affaires publiques et à
la sécurité des intérêts privés. Mais j'ai vu trop souvent
et de trop près ses égarements et ses périls dans Tordre
politique pour ne pas demeurer convaincu qu'il faut à cette
liberté une forte organisation sociale, de fortes lois répres-
sives et de fortes mœurs. »
€E:IVT- JOURS
Les Cent-Jours furent pour la presse une période de
liberté illimitée ; à aucune époque la faculté de tout dire,
de tout écrire, de tout imprimer, ne fut plus absolue.
Pour conquérir la France, comme pour la conserver, il
fallait lui promettre la liberté. Napoléon à Cannes, comme
Louis XVIlIàParis, s'était plié à ce qui lui paraissait une
nécessité souveraine, et, en s'avançant, il ne parlait dans
toutes ses allocutions que de sa ferme volonté de rendre
la France libre et heureuse. Ces promesses auraient
rencontré une incrédulité générale, si l'on en juge par
l'unanimité, par l'insistance avec laquelle elles lui furent
rappelées dès qu'il fut réinstallé ; dans presque toutes les
adresses de félicitation qui lui furent présentées, suivant
l'usage, par les grands corps de l'État, les mots de con-
stitution représentative, de liberté de la presse, de liberté
individuelle, ne cessaient de retentir au milieu des com-
pliments habituels.
Quoi qu'il en soit. Napoléon n'avait point attendu ces
manifestations pour donner un premier gage de ses in-
tentions libérales. Dès le 25 mars, un décret avait sup-
primé la direction générale de l'imprimerie et de la
librairie et la censure. D'autres décrets, il est vrai, main-
tinrent jusqu'à nouvel ordre les lois et les règlements
concernant les imprimeurs et les libraires, et placèrent les
journaux de Paris sous la surveillance du ministre de la
CENT-JOURS 115
police, et ceux des départements sous la surveillance des
préfets ; mais ces restrictions, que les circonstances suffi-
saient à explicpier, avaient un caractère essentiellement
provisoire, et la police usa de son pouvoir avec une man-
suétude qui est attestée par les journaux les plus hostiles
au gouvernement impérial.
M. de Vaulabelle voit dans cette indulgence la preuve
de la sincérité de Napoléon. Le décret du 25 mars, publié
quatre jours après la rentrée de Napoléon aux Tuileries,
alors qu'il exerçait un pouvoir absolu ; son respect, pen-
dant tout ce temps, pour la liberté de la presse, malgré
le déplorable usage que devaient en faire les partis hos-
tiles à son pouvoir et à sa personne, témoignent, suivant
Thistorien des deux Restaurations, combien était positive,
à ce moment, la volonté de l'empereur de restituer à la
France les conquêtes morales et politiques de la Révolu-
tion. C'est aussi la conviction de l'illustre historien du
consulat et de l'empire.
Ce retour à des principes qu'il avait repoussés, durant
quinze ans, d'une façon si hautaine,les motifs qui avaient
pu changer ainsi complètement ses convictions. Napoléon
les a expliqués dans une conversation avec Benjamin
Constant, un des hommes qui avaient le plus énergique-
ment combattu son retour, et qu'il venait de charger de
rédiger la nouvelle constitution. « J'ai voulu l'empire du
monde, lui dit-il, et, pour me l'assurer, un pouvoir sans
bornes m'était nécessaire. Pour gouverner la France seule,
il se peut qu'une constitution valût mieux... Voyez donc
ce qui vous semble possible, apportez-moi vos idées. Des
discussions publiques, des élections libres, des ministres
responsables, la liberté delà presse^ je veux tout cela...
la liberté de la presse surtout : V étouffer est absurde ; je
suis convaincu sur cet article ^ »
* On lit dans le Mémorial de Sainte-Uélène : « L'empereur disait qu'il était
8
114 HISTOIRE
La liberté de la presse fut, en effet, consacrée par l'arti-
cle 64 de l'Acte additionnel :
Tout citoyen, disait cet article, a le droit d'imprimer et de publier ses
pensées en les signant, sans aucune censure préalable, sauf la respon-
sabilité légale, après la publication, par jugement parjurés, quand mênie
il n'y aurait lieu qu'à Tapplication d'une peine correctionnelle.
C'était, en quelques mots, la charte sincère et parfaite
delà liberté.
Napoléon, en présentant TActe additionnel, avait renou-
velé les déclarations qu'il avait faites à Benjamin Constant.
f( Nous avions alors pour but, avait-il dit, d'organiser
un grand système fédéral européen, que nous avions
adopté comme conforme à l'esprit du siècle et favorable
au progrès de la civilisation. Pour parvenir à le compléter
et à lui donner toute l'étendue et toute la stabilité dont il
était susceptible, nous avions ajourné l'établissement de
plusieurs institutions intérieures plus spécialement des-
tinées à protéger la liberté des citoyens. Notre but n'est
plus désormais que d'accroître la prospérité de la France
par l'affermissement de la liberté publique, d
Le 7 juin, en ouvrant les chambres, Napoléon renouvela
une fois encore ses protestations libérales, «c J'ambitionne,
des institutions, et de ce nombre se trouvait la liberté de la presse, sur les-
quelles on n'était plus appelé à décider si elles étaient bonnes ou mau-
. vaises, mais seulement s'û était possible de les refuser au torrent de l'opi-
nion ; or il prononçait que l'interdiction ou la restriction de cette lib^té
dans un gouvernement représentatif, était une anomalie choquante, une
véritable folie. Aussi, à son retour de l'île d'Elbe, avait -il abandonné la
presse à tous ses excès, et il pensait bien qu'ils n'avaient été pour rien dans
sa dernière chute. »
On lit encore dans ces mêmes confessions, à une date antérieure : « La
question de la liberté de la presse était, selon l'empereur, une question
interminable, et qui n'admettait point de demi-mesure. Ce n'était pas le
principe en lui-môme, disait-il, qui apportait la g^rande difficulté, mais les
circonstances auxquelles on aurait à en faire l'application. L'empereur au-"
rait été même par nature^ disait-il^ pour la liberté illimitée. »
CENT-JOURS 115
dit-il, de voir la France jouir de toute la liberté possible...
lia liberté de la presse est inhérente à la constitution
actuelle ; on n'y peut rien changer sans altérer tout notre
système politique. Mais, ajoutait-il -^ car, en celte ma-
tière, il y a toujours un mais — il faut des lois répressi-
ves, surtout dans Tétat actuel de la nation. Je recommande
à vos méditations cet objet important. »
Et quelques jours après, le ministre de l'intérieur,
présentant aux chambres un rapport sur la situation inté-
rieure, s'exprimait ainsi :
« Au milieu des touchantes acclamations qui Taccueil-
lirent à son retour. Sa Majesté s'était flattée qu'un tel
peuple pouvait, pour ainsi dire, être livré à lui-même, et
qu'il n'avait en quelque sorte besoin d'aucune police : elle
s'empressa de publier la liberté de la presse ; mais Sa Ma-
jesté n'avait pas pensé qu'au sein de cette masse du
peuple, toujours excellente, il se trouverait une mul-
titude d'ennemis cachés, qui, d'abord stupéfaits et si-
lencieux, n'en méditaient pas moins le désordre dans
l'intérieur et la guerre au dehors. » En conséquence,
l'empereur, bien à regret, se voyait obligé de demander
des lois répressives de la liberté de la presse.
Il n'est pas hors de propos de rappeler que le ministre
qui parlait ainsi s'appelait Carnot.
De tout cela que serait-il advenu ? Napoléon aurait-il
persisté dans ses dispositions libérales et tenu ses pro-
messes? Cet essai de gouvernement en commun entre
l'empereur et des assemblées investies d'attributions sé-
rieuses aurait-il réussi? C'est ce que personne ne saurait
dire : le temps a manqué à cette expérience. LesméGances
*de l'Europe et de la France elle-même sur les intentions
réelles de Napoléon, puis la perte de la bataille de Water-
loo, entraînèrent dans la même ruine et le monarque et
les chambres. U n'est resté des Cent jours qu'une grande
116 HISTOIRE
leçon : le speclacle d'un homme qui avait éuergiquement
comprimé la liberté en général, et surtout celle de la
presse, forcé, dans les mauvais jours, de recourir à celte
liberté, et de chercher son salut dans le réveil de l'esprit
public, qu il avait étouffé.
On connaît l'attitude de la chambre des députés avant
et après Waterloo, et nous n'avons point à l'apprécier. On
doit lui savoir gré, du moins, d'avoir voulu sauver nos
libertés du naufrage. Dans la séance permanente du5 juil-
let, alors que l'ennemi était aux portes de Paris, Garât
proposa de voler une déclaration des droits des Français
et des principes fondamentaux de leur Constitution. « Lors-
que les Anglais, dit-il, appelèrent Guillaume III au trône,
déclaré vacant, ils saisirent ce moment d'intervalle entre
deux dynasties pour donner une sanction nouvelle à tous
leurs droits. Ce fut alors que parut cette déclaration fa-
meuse sous le nom de Bill des droits, qui fut une égide
contre les usurpations de Guillaume III, et qui est demeu-
rée le phare de la liberté britannique. Je voudrais dans
ce moment donner quelque chose de semblable à la
nation. »
Le projet de Garât fut adopté. L'article 8 de cette dé-
claration in extremis était ainsi conçu :
La liberté de la presse est inviolable. -;- Aucun écrit ne peut être
soumis à une censure préalable. — Les lois détermineront quels sont
les abus de la presse assez graves pour être qualifiés crimes ou délits :
ils sont réprimés, suivant les différents degrés de gravité, par des
peines dont la sévérité sera aussi graduée, et par jugement de jurés.
Le 6 et le 7, malgré la présence des étrangers dans la
CENT-JOURS 117
capitale, la chambre put encore se réunir, et s'occupa
d'élaborer une constitution nouvelle ; mais le 8 elle trou-
va le local de ses séances occupé par un piquet de land-
wehr prussienne. Elle fut dissoute quelques jours après,
et ses derniers actes demeurèrent lettre morte.
TROISIÈME ÉPOQUE. ->- 1 8 1 6- 1 830
DÉMONSTRATION PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE
9EC91I9E mfiSTAIimATI^Ii
Je ne sais quelles destinées sont réservées à la presse ;
mais on peut douter qu'elle retrouve jamais ses beanx
jours de la Restauration. Quelles luttes alors, et quels
athlètes ! « Après quinze ans de silence, la France se pré-
cipitait tout entière vers les discussions de la tribune et de
la presse ; elle s'enivrait de ses institutions modenies *.»
Malheureusement, les passions ne tardèrent pas à enve-
nimer la lutte. Les deux grandes forces en présence ne
surent se modérer ni l^une ni l'autre. « La monarchie et
la liberté, disait naguère, du haut de la tribune de l'In-
stitut, une voix éloquente *, la monarchie et la liberté
commirent Tune et l'autre la faute déplorable de se croire
en pressant péril, et de recourir, pour se défendre, à des
armes extrêmes, au lieu de se confier dans l'usage mo-
* M. de Sacy, Variétés politiques et littéraires.
" H. Guizot.
120 HISTOIRE
déré et patient de leurs droits et de leurs forces mu-
tuelles.»
La Restauration avait donné la liberté polilique sans y
croire et sans s'y livrer. Succédant à un gouvernement
qui avait abusé de la guerre et du pouvoir, elle apportait
la paix et la liberté, excellentes conditions pour se faire
bien venir d'un pays et demeurer populaire ; mais elle
sacrifia ce double avantage au désir insensé de faire de
son avènement le triomphe d'un parti. Louis XVIII, au-
teur de la Charte de 1841, ramenait avec lui le régime
constitutionnel, c'est-à-dire le régime de la liberté
légale : c'était là le beau côté de la Restauration ; mais
derrière le roi se tenait un parti ardent, haineux, vindi-
catif, mal contenu, qui ne permettait pas à son gouverne-
ment de rester, à l'intérieur, dans les bornes de la
modération. La Charte donnait, ou, du moins, promettait
la liberté, et les hommes de cette Charte reprenaient un
à un tous les principes de 89, contestaient toutes les nou-
velles idées de la société moderne, et prétendaient à
toute force ramener le pays en arrière et comprimer l'es-
prit du siècle.
La France se trouva donc presque aussitôt partagée en
deux camps bien tranchés : ceux qui voulaient conserver
les libertés si chèrement acquises, et ceux qui voulaient
effacer de notre histoire les vingt-cinq dernières années.
A peine était-on remis de la secousse qui avait failli en-
gloutir la patrie, que les partis se trouvèrent en présence,
avec toutes les passions humaines, dans les chambres,
dans les journaux. On ne s'attaqua d'abord que par des
épigrammes ; mais bientôt la lutte prit de jour en jour un
caractère plus prononcé d'âpreté, de colère, d'injure, et
ce fut avec des vengeances que l'on se combattit.
« Cette mêlée d'opinions, d'antipathies, de disserta-
tions, de sarcasmes, de haines, de provocations, d'invec-
SECONDE RESTAURATION 121
lives, qui passionnaient et scandalisaient les tribunes, se
continuait au dehors dans les journaux, que la liberté
donnée à la presse rendait plus nombreux et plus achar-
nés. Tous les talents littéraires du temps s'armaient pour
leur cause d'une polémique incessante, qui changeait en
controverse tous les entretiens. L'esprit public, com-
primé si longtemps par les armes et le despotisme, jaillis-
sait par mille voix. On sentait partout l'explosion d'un
siècle nouveau dans les âmes. La France fermentait
d'idées, d'ardeur, de zèle, de passions, que la Révolution,
l'Empire, la Restauration, plaçaient face à face, et à qui
l'élection, la tribune, le journalisme, ouvraient l'arène
pour se combattre ou se concilier. Chacun des camps de
l'opinion avait ses écrivains, soldés de popularité ou de
faveur, selon la cause à laquelle ils se vouaient *.»
La Restauration avait des ennemis tout faits dans les
partisans obstinés du gouvernement déchu : dans toutes
les classes, dans toutes les professions, de nouveaux
adversaires s'étaient bientôt rencontrés en foule; mais
nulle part, dit M. Rémusat % plus nombreux et plus for-
midables que parmi les hommes voués à ce qu'on pour-
rait appeler le métier de l'intelligence. La presse devint
leur instrument presque unique.
Jamais aussi le journal ne joua un si grand rôle ;
jamais il n'exerça une si puissante influence. On ne sau-
rait imaginer aujourd'hui avec quelle impatience un
numéro de la Minerve ou du Conservateur était attendu ;
plus tard, sous une législation plu^ favorable, il y eut tel
article du Journal des Débats qui devint un événement.
Toutes les questions fondamentales étaient soulevées dans
c^tte polémique, l'origine des pouvoirs, leurs droits res-
pectifs ; les bornes de l'autorité, le conflit des deux pré-
* Lamartine, Histoire de la Bévolution.
• Passé et présent.
122 HISTOIRE
rogatives, les principes de la souveraineté. Les bases de
l'ordre social semblaient mises à nu.
C'est à la part qu'ils prirent à cette polémique ardente,
universelle, qui devait élever la puissance du journal au
point d'en faire en quelque sorte un quatrième pouvoir
dans rÉtat, que quelques-uns des plus brillants écrivains
de l'époque durent surtout leur renommée. On n'était
pas, d'ailleurs, dans les temps ordinaires, où il n'y a que
des écrivains de profession. La tribune, et plus encore la
presse, cette tribune universelle, conduisaient la France,
et chacun étendait la main sur ce sceptre intellectuel.
Mais aussi est-il facile de comprendre quelles défiances,
quelles jalousies, quelles haines, cette grande influence
de la presse dut lui susciter dans certain camp.
Louis XVIll heureusement était revenu de son nouvel
exil avec les mêmes intentions libérales. Un de ses pre-
miers actes fut de renoncer, en partie du moins, au
bénéfice de la loi du 21 octobre, avant le terme fixé pour
son expiration. Une ordonnance des 20-22 juillet, con-
cernant rexécution de cette loi, en abolit les dispositions
relatives à la censure des écrits. ,
La loi de 1814, dit cette ordonnance, autorisait le directeur de la
librairie et les préfets dans les départements à surveiller la publi-
cation des ouvrages de vingt feuilles d'impression et au-dessous. Mais
nous avons reconnu que cette restriction apportée à la liberté de la
presse présentait plus d'inconvénients que d'avantages; c'est pour-
quoi nous avons résolu delà lever entièrement, nous reposant d'ailleurs
sur le zèle de nos magistrats pour poursuivre et réprimer conformé-
ment aux lois les délits qui pourraient être commis par ceux qui
tenteraient d'abuser de cette pleine et entière liberté.
Les journaux restaient sous le régime de Tautorisation
préalable; mais une grande liberté leur fut laissée, sur-
tout aux journaux royalistes, qui en usèrent largement
SECONDE RESTAURATION 123
pour attaquer le « tigre de Corse », le « brigand de l'île
d'Elbe », et ses complices. Mais comme, dans leurs
attaques, les ministres n'étaient point ménagés, surtout
Fouché, et que souvent aussi elles portaient sur la Charte,
le ministre de la police vengea ses injures en prenant
la défense du parti constitutionnel. Sur sa proposition,
une ordonnance du 8 août révoqua toutes les autorisa-
tions précédemment données aux journaux, les astrei-
gnant à une autorisation nouvelle, et créa une com-
mission de censure à laquelle tous les écrits périodiques
devaient être soumis.
« Ce qu'il y avait de pis dans ce régime, a dit Chateau-
briand, c'est que la liberté de la presse n'était pas sup-
primée de fait ; elle était seulement en régie entre les
mains d'un ministère qui la refusait aux royalistes par
haine, l'accordait aux révolutionnaires par peine, Taffer-
mait aux ministériels moyennant certain servage, peines
de corps, corvées et autres travaux domestiques. »
La position des journaux fut^ trois mois après, singu-
lièrement empirée par la loi du 9 novembre. Cette loi
établit une nouvelle catégorie de délits et de peines, dans
laquelle étaient comprises l'impression et la publication
des écrits séditieux, et l'article 5 déclarait séditieux tout
écrit qui aurait cherché à affaiblir l'autorité du roi ; puis
la loi du 27 décembre renvoya les auteurs et distribu-
teurs de ces écrits devant les cours prévôtales, tribunaux
d'exception, jugeant sur place, en dernier ressort, sans
recours en cassation, et faisant exécuter dans les vingt-
quatre heures leurs arrêts, même prononçant la peine
capitale.
L'ordonnance du 5 septembre 1846, qui mettait finaux
excès de la chambre introuvable, fit cesser cet état de
choses anormal. Dans cette ordonnance, le roi protestait
124 HISTOIRE
de son respect pour celte « Charte constitutionnelle, base
du droit public en France, et garantie du repos général »,.
déclarant qu'aucun de ses articles ne serait revisé, et, en
ouvrant la session nouvelle, il tint encore le même langage
libéral et conciliateur.
Malgré toutes ces promesses , une des premières de-
mandes que le ministre fit à la nouvelle chambre fut la
consécration d'une mesure attentatoire à l'article 8 de la
Charte, qui avait proclamé Ja liberté de la presse. L'ar-
ticle 22 de la loi du 21 octobre 1814 portait que les
dispositions du titre P', qui assujettissait les journaux à
l'autorisation préalable, cesseraient d'avoir leur effet à
la fin de la session de 1816, à moins qu'elles n'eussent
élé renouvelées par une loi, si les circonstances le fai-
saient juger nécessaire. Si donc le gouvernement ne
voulait pas qu'au mois de mars ou d'avril les journaux
devinssent libres, il ne pouvait se dispenser de demander
la prolongation de leur asservissement. C'est ce qu'il fit
en effet. Le 7 décembre, le ministre de la police présenta
un projet de loi portant que jusqu'au l®' janvier 1818 les
journaux^et écrits périodiques continueraient à ne pouvoir
paraître qu'avec l'autorisation du roi. 11 était, d'ailleurs,
entendu que le droit d'autorisation impliquait celui de
suspension ou de suppression ; de sorte que la liberté de
la presse, en ce qui concernait les journaux, était pure-
ment et simplement supprimée.
Le ministère, il est vrai, présentait cette loi comme une
mesure en quelque sorte de salut public, dont il s'enga-
geait à ne point abuser, et promettait d'apporter à la
session suivante une loi qui dégagerait la liberté de la
presse de toute entrave inconstitutionnelle. Elle rencontra
néanmoins dans les chambres une vive opposition.
Elle fut repoussée au nom de la gauche par M. de
Brigode, qui soutint avec autant d'esprit que de sens
SECONDE RESTAURATION 125
celle doctrine : que, dans le mécanisme représentatif,
l'opinion publique doit être le moteur, mais l'opinion
réelle et générale, non l'opinion factice et partielle ; or
l'opinion réelle et générale ne pouvait résulter que du
choc des diverses opinions particulières, librement expri-
mées. « Les Journaux, dit-il, expriment l'opinion pu-
blique, ils ne la font pas. »
Mais, ce qui pourra paraître étrange, la résistance la
plus opiniâtre vint de la droite, qui prit énergiquement
les journaux sous sa protection, et dont les principaux
orateurs à la chambre des députés vinrent soutenir à la
tribune que la liberté de la presse, et surtout celle des
journaux, est Tâme des gouvernements libres, et qu'on
ne peut, sans altérer profondément la balance des pou-
voirs, laisser un de ces pouvoirs disposer d'une si
énorme puissance. M. de Bonald lui-même, qui, à toutes
les époques et dans tous ses écrits, avait soutenu que
la liberté de la presse est une liberté antisociale, anti-
chrétienne, reconnut que les journaux faisaient plus
de bien que de mal, qu'on avait tort de leur imputer les
crimes de la Révolutipn, qu'à cette époque ils avaient re-
tenu dans les bonnes doctrines une partie de la nation,
que sous le Consulat et l'Empire leur influence avait été
salutaire, et qu'en définitive la France leur devait tout ce
qu'elle avait conservé de bonnes doctrines, religieuses,
morales, philosophiques et littéraires.
Ce fut là d'ailleurs le langage général. 11 y eut bien de
la part de trois ou quatre orateurs quelques efforts mal-
heureux pour démontrer que la liberté des journaux n'était
ni dans la liberté de la presse ni dans la Charte, et que le
droit de publier soit des nouvelles extérieures ou intérieu-
res, soit les actes du gouvernement et de l'administration,
soit les discussions de la chambre des députés et les dé-
bats judiciaires, appartenait, non aux journalistes, mais
126 HISTOIRE
au gouvernement seul, ou aux personnes intéressées,
avec Fautorisation du gouvernement. Mais ces doctrines ne
trouvèrent point de crédit, et ce fut, en général, en pro-
clamant les mérites de la liberté des journaux, qu'on en-
gagea la chambre à la suspendre.
Ainsi l'auteur de la loi de 1814, Royer-CoUard, dont
les idées avaient depuis lors singulièrement progressé,
ne fit pas difficulté de reconnaître que la liberté des
journaux était contenue dans la liberté de la presse, et
par conséquent mise, comme celle de tous les autres
écrits, sous la protection de la Charte ; seulement c'étaient
des écrits d'une nature particulière, qui pouvaient être
soumis à une répression et à une surveillance spéciales,
et ce serait le cas tant qu'il y aurait des partis tels qu'ils
pussent se servir de cette arme pour' mettre en péril la
légitimité et la Charte.
Camille Jordan motiva son vote en faveur de la loi
par cette considération, que nous verrons plus lard victo-
rieusement combattue, que, si la liberté des journaux
était suspendue, la liberté des écrits et la liberté de la
tribune restaient entières et sauraient bien garantir les
citoyens de toute oppression.
L'exposé des motifs fait à la chambre des pairs célé-
brait également en principe les bienfaits de la liberté de
la presse, mais, vu les circonstances, on demandait à la
noble chambre d'en faire le sacrifice momentané, du
moins en ce qui concernait les journaux. Et la commis-
sion s'exprima et conclut naturellement dans le même
sens. Elle voyait dans la liberté en général «la mère des
talents et des vertus, et dans la liberté delà presse en par-
ticulier la conséquence nécessaire du gouvernement re-
présenlatif » ; mais les circonstances!...
M. Mole, lui, dédaigna ces précautions oratoires. La
Charte ayant proclamé la liberté de la presse, il lui fallait
SECONDE RESTAURATION 127
bien s'y résigner, mais c'était contraint et forcé. Après
avoir tracé un sombre tableau des maux que peut produire
celte liberté, surtout appliquée aux journaux, il s'efforça
de démontrer rinefficacité des mesures préventives.
« Est-il temps, s'écriait-il, de veiller aux fontaines pu-
bliques après que leurs eaux empoisonnées circulent dans
les veines de cent mille citoyens ? »
La presse avait heureusement à la chambre des pairs
un vaillant défenseur, qui ne lui fit pas défaut dans cette
circonstance. Chateaubriand, examinant les avantages et
les inconvénients de la presse, non en elle-même, mais
dans ses rapports avec la nature du gouvernement établi
par la Charte, prouva une fois de plus, et avec une nou-
velle force, que cette liberté, et particulièrement celle des
journaux, est l'élément essentiel, la condition nécessaire
de la monarchie représentative, qui ne se comprend plus
là où il existe une foule de journaux, tous enchaînés par
le même pouvoir, tous obligés d'obéir à la volonté du
même ministre, tous obligés de traiter les citoyens d'un
pays libre comme des enfants à qui Ton dit seulement
ce que leurs maîtres veulent bien leur apprendre. Ce que
le noble pair voulait d'ailleurs, ce n'était point une liberté
iUimilée, mais une liberté réglée, contenue par des lois
assez sévères pour prévenir tout danger ; tandis que ce
que le gouvernement demandait, au mépris de la Charte,
c'était l'arbitraire illimité. « Ce n'est point, disait-il enfin,
la liberté des journaux, mais leur asservissement qui a
perdu la France. »
Mais M. le comte Cornet se leva pour supplierla chambre
de ne point se laisser prendre à ces belles paroles, de se
méfier de cette liberté de la presse, qu'il compara d'abord
à la boîte de Pandore, puis à une bacchante, et de prendre
garde de ne point tomber dans Scylla en voulant éviter
Gharybde. Et là^^dessus la noble chambre vota l'asservis-
128 HISTOIRE
sèment des journaux, comme l'avait fait la chambre des
députés, à une assez grande majorité.
Deux jours après, la chambre des pairs adoptait,
après une vigoureuse sortie de M. de Broglie contre Ten-
semble des lois qui régissaient la presse, et contre la haute
police, « cette compagne fidèle de son esclavage », un pro-
jet de loi voté quelques jours auparavant par la chambre
des députés et qui avait pour but de régler et de modérer
une disposition rigoureuse de la loi du 21 octobre. Celle
nouvelle loi, sans supprimer la saisie préventive, la régu-
larisait, du moins, et en atténuait les effets ; elle portait
que, lorsqu'un écrit aurait été saisi, le procès-verbal devait
être, sous peine de nullité, notifié dans les vingt-quatre
heures à la partie saisie, et qu'en cas d'opposition formée
par elle, il serait statué sur la saisie dans la huitaine.
La situation faite aux journaux par la loi de 1847 ne
différait guère de celle que leur avait créée l'ordonnance
du 8 août. L'autorisation du gouvernement, substituée à la
censure, n'était au demeurant que la censure préalable et
déguisée des opinions du journaliste. Au lieu de mettre
la main sur le papier, le gouvernement mettait la mairi
sur les plumes, el, dispensateur politique de la liberté de
la presse périodique, il n'en devait confier l'usage qu'à ses
adhérents.
Un pareil état de choses ne pouvait se prolonger long-
temps. « La question de la presse était devenue natio-
nale », dit Benjamin Constant.
Aussi le ministre vint-il, dans les derniers jours de
1817, présenter à la chambre des députés le projet de loi
sur la presse qu'il avait solennellement promis, « tribut
annuel que les ministres payent à l'opinion, et qui a ce
rapport avec les autres effets publics, que la valeur no-
minale est d'ordinaire un peu différente de la valeur
SECONDE RESTAURATION 129
réelle*. » Mais, soit que le temps lui eût manqué, soit,
qu'y regardant de plus près, il eut regretté son engage-
ment, il crut pouvoir se borner à quelques modifications
partielles à la législation existante.
Disons tout de suite que ce projet n'aboutit point. Nous
nous y arrêtons cependant, par le même motif qui a dé-
terminé Benjamin Constant à lui donner dans ses Annales
une large place. « Ce n'est pas, dit l'illustre publiciste, que
cette question ne soit passablement épuisée ; Técrivain le
plus fertile en aperçus nouveaux chercherait en vain des
arguments non encore employés sur cette matière. (Déjà,
en 1817 I ) Mais les discours de plusieurs orateurs, Tac-
cueil qu'ont obtenu ces discours, l'effet qu'ils ont produit
tant au dehors que dans l'assemblée, peuvent être consi-
dérés comme dqs symptômes de l'état de l'opinion, de la
disposition des partis, et du système suivi par le minis-
tère. Sous ce rapport, cette discussion me parait être pro-
digieuse, et contient peut- être le germe des destinées de
la France. »
Tel qu'il était, et pris en lui-même, le nouveau projet
contenait des dispositions excellentes et vraiment libé-
rales, une notamment qui, établissant une échelle de
responsabilité entre les auteurs, les éditeurs et les impri-
meurs, affranchissait les derniers de toute peine quand
les premiers étaient connus. C'était là une innovation de
grande importance, et qui faisait droit à une des réclama-
tions les plus pressantes et les plus justes des amis de la
liberté de la presse.
Mais on n'en pouvait dire autant de l'étrange disposi-
tion qui accordait à l'auteur d'un écrit saisi la faculté
d'obtenir la cessation des poursuites s'il renonçait à la
publication de son écrit, et qui offrait ainsi l'impunité
^ Bei^amin Constant, Annales de la session de 1817, p. 59.
130 HISTOIRE
comme prime à la faiblesse ou à la trahison ; non plus
que de celle qui voulait que le dépôt exigé par la loi fût
assimilé à la publication, et qu'en cas de provocation
directe au crime, un écrit pût être saisi et poursuivi
même avant le dépôt et pendant l'impression.
Mais le vice radical du nouveau projet, c'était d'être
incomplet, insuffisant, de n'être en un mot qu'un expé-
dient, quand on espérait une loi fondamenlale. C'est le
premier reproche que lui faisait M. de Donald.
« La France, dit-il, l'attendait, cette loi sur la liberté
de la presse, elle l'attendait complète et définitive; elle
avait espéré que le législateur poserait enfin d'une main
ferme la limite qui sépare ce qui est permis de ce qui est
défendu, et tracerait les règles générales, en laissant
aux tribunaux le soin d'en faire l'application aux cas par-
ticuliers.
« Notre attente a été trompée. On nous a présenté une
loi toute de circonstance, qui se réfère elle-même à une
autre loi faite pour une autre circonstance, ou, pour
mieux dire, on nous a présenté quelques articles d'un
code de procédure qui devrait être l'objet d'une consul-
tation de jurisconsultes, et non d'une délibération de lé-
gislateurs.
c( Ce n'est pas ainsi qu'on fait des lois ; mais c'est ainsi,
ou à peu près, que nous en faisons depuis vingt-cinq ans.
Nous posons des principes dans des lois fondamentales,
mais aussitôt nous en suspendons l'exécution par des
lois d'exception, et nous ressemblons à des architectes
qui, après avoir construit une voûte d'un trait hardi et
inusité, crainte d'accident, n'osent pas décintrer.
« Ceux qui veulent nous retenir dans cette législation
du moment, et qui demandent une fabrique de lois tou-
jours en actiori, nous disent que nous ne sommes pas
Qssez bons pour des lois meilleures j comme si ce n'était
SECONDE IIESTAURATION 131
pas pour nous rendre meilleurs qu'il nous faut de bonnes
lois I On attend que nous ayons des mœurs pour nous
donner des lois, et Ton ignore que, si, dans les premiers
temps d'un peuple, les mœurs ont inspiré les lois, dans
le dernier les lois doivent former ou redresser les
mœurs. »
— « De toutes les situations politiques, disait de son
côté Fiévée (Histoire de la session deiMl p. 41), il n'en
est pas de plus dangereuse pour un État que celle où la
liberté est déclarée en droit et contestée en fait, puisqu'il
y a combat ouvert, jusqu'à ce que le droit triomphe ou
que le fait remporte. Telle est la position de notre patrie
depuis trente ans, et j'avoue que je ne conçois pas conr-
ment on résolut de la prolonger : il m'est impossible de
ne pas craindre que nous y succombions. Je n'accuse ici
personne, pas même les ministres. Probablement sous
le joug des idées du siècle, ils croient eux-mêmes de
bonne foi que la liberté de la presse existe, puisque la
Charte l'a reconnue en principe, et, partant de là, ils ne
se sont occupés que d'en réprimer les abus. Comment
expliquer autrement l'assurance avec laquelle, à la face
de l'Europe, on a présenté comme une législation com-
plète de la liberté de la presse un projet de loi que ceux-
mêmes qui l'avaient apporté aux chambres, ont fini par
ne défendre que comme le supplément du code pénal de
Bonaparte? La liberté de la presse était sans doute ce
qu'ils exaltaient; mais il y avait erreur, car elle n'était
pas dans le projet de loi. Si on la supposait existante
parce qu'elle a été déclarée dans la constitution, c'était
une autre erreur : une déclaration de droit n'est pas
un fait...
« Avant de penser à réprimer les excès de la presse
en France, il faut la créer. Nous n'en jouissons pas, nous
n'en atons jamais joui : licence ou esclavage, telle a été
i32 HISTOIRE
notre situation depuis trente ans à cet égard, comme à
tous autres égards. Nous n'avons encore eu que des dé-
clarations de principes, des reconnaissances de droits qui
ont fait peur au pouvoir, quoi qu'il fût, parce qu'il y
voyait sa condamnation; et tout ce qu'il a entrepris pour
la prévenir n'a fait que la rendre inévitable. »
On pouvait reprocher encore au projet de loi d'être
demeuré absolument muet sur le jury, bien qu'au sein
même du conseil d'État il eût été vivement défendu par
les doctrinaires, entre autres par Royer-CoUard et Camille
Jordan.
Cependant le garde des sceaux, M. Pasquier, en présen-
tant la nouvelle loi, avait loué sans restrictions la liberté
de la presse, et en avait parlé comme de la plus sûre
garantie de la Charte. « Si Ton s'était pénétré, en rédi-
geant cette loi, du danger d'une liberté sans bornes, on
n'avait point perdu de vue le danger d'enchainer celte
liberté salutaire, qui a jeté un si grand jour sur les
matières les plus hautes comme sur les plus communes,
et qui est elle-même un si puissant moyen de gouverne-
inent. On avait cédé sans cesse au désir d'en assurer
l'usage. On avait interrogé toutes les lois existantes; on
les avait comparées avec cette liberté précieuse, et on
les avait modifiées à son profit, toutes les fois que la
sûreté de l'État, qui est la condition première de tous les
droits, avait pu le permettre. » Quoi de mieux? Mais
c'étaient là, ou du moins on put y voir, comme des pré-
cautions oratoires, destinées, si l'on pouvait ainsi parler,
à dorer la pilule, à faire passer un article qui avait été
probablement l'unique mobile de la présentation de la
loi. Les journaux, si une loi nouvelle ne fût intervenue
à temps, seraient devenus entièrement libres à partir
du 1*' janvier 1818. Or, le ministère tenait essentielle-
ment à conserver la faculté de les censurer et de les
SECONDE RESTAURATION 133
supprimer à son gré : il demandait donc qu'elle lui fût
laissée pour trois ans encore.
Celle demande fit pousser les hauts cris dans le camp
de la presse. Le projet tout entier, d'ailleurs, rencontra
dans les journaux une vive opposition. L'opinion indépen-
dante s'efforça d'établir qu'il n'y avait pas plus de loi à
faire pour régler la façon de publier sa pensée que pour
régler la façon de marcher ou de parler, et que, si des
délits ou des crimes étaient commis au moyen de la presse,
le code pénal, rédigé par des hommes dont, à coup sûr,
la prévoyance était grande, suffisait largement pour les
réprimer. L'opinion ultra-royaliste, elle-même, déclara
nettement qu'on ne pouvait séparer la publicité du gou-
vernement représentatif sans le détruire, et qu'il n'y avait
de publicité que par les journaux.
La commission à laquelle fut renvoyé l'examen du projet
de loi ne considéra point la liberté de la presse sous ses rap-
ports politiques ; s' arrêtant à l'idée dominante du projet,
qui ne voulait voir que des délits et des crimes dans cette
liberté, elle en accepta sans modification les parties libé-
rales. Ainsi elle approuvait la disposition qui affranchis-
sait de toute responsabilité, hormis dans le cas de pro-
vocation directe au crime, les éditeurs et imprimeurs,
quand l'auteur était connu ; celle qui établissait en faveur
des accusés une prescription d'un an, au lieu de trois, et
qui permettait aux tribunaux correctionnels d'ordonner
leur élargissement provisoire sous caution; celle qui en-
joignait au procureur du roi de transmettre dans les vingt-
quatre heures les procès -verbaux de saisie au juge
d'instruction, et à celui-ci de faire son rapport dans la
huitaine.
Mais la commission refusa : i"" de regarder le dépôt
d'un livre, fait à l'autorité, qui l'exige impérieusement,
domme équivalant à la publication; S"" d'accorder au mi-
134 HISTOIRE
nistère le droit de saisir un écrit avant sa publication,
même dans le cas de provocation directe au crime.
Dès lors le projet se trouvait sans but, car il n'avait été
conçu que pour prévenir^ c'est-à-dire pour que le public
ne connût jamais les livres arrêtés, et que tout se passât
entre l'autorité qui saisit et les tribunaux qui condam-
nent. Pour arriver à cet étrange résultat, le projet de loi
offrait, avec une candeur admirable, la paix et l'oubli aux
auteurs qui consentiraient à sacrifier leur ouvrage arrêté
ministériellement, afin de s'épargner les embarras et lés
frais d'un procès. Mais la commission repoussa énergi-
quement ces capitulations de conscience entre les cou-
pables présumés et l'autorité.
La commission parla du jury, qu'on pourrait substi-
tuer aux tribunaux de police correctionnelle, mais seule-
ment comme d'une idée qu'elle n'avait pas voulu appro-
fondir, parce qu'un changement aussi grave ne pouvait
être introduit par amendement.
Enfin, après avoir présenté ses idées et ses modifica-
tions sur les vingt-six articles de ce projet, qui avait été
annoncé comme devant donner la liberté de la presse,
elle glissa légèrement sur l'article 27 et dernier — in
cauda venenum — qui demandait en faveur du ministère
un nouveau bail, pour trois mois, du monopole des jour-
naux, et, sans paraître touchée des raisons de conve-
nance alléguées par le garde des sceaux, elle se contenta
de proposer à la chambre d'accorder seulement jusqu'à
la fin de 1818.
Le projet fut vivement combattu par la gauche et par la
droite indépendante. Des deux côtés la solidarité de la
tribune et de la presse dans les gouvernements représen-
tatifs fut hautement proclamée, sans que personne osât
la contester.
Comme Fiévée, nous emprunterons à M. Bignon, qui
SECONDE RESTAURATION 155
parla un des derniers contre le projet de loi, Fidée qu'on
doit se faire de la longue discussion à laquelle il a donné
lieu : « Il est impossible, dit Thislorien ultra-royaliste,
de s'exprimer avec plus de netteté, et l'histoire doit
conserver ces pages, qui renferment une véritable in-
struction : »
Les amendements proposés par la commission sont-ils de nature à
nous faire obtenir mie liberté que nous promet le discours du ministre,
et que son projet ne nous donne pas? La commission ne le pense pas
elle-même ; elle convient que ce projet, même avec les amendements
qu'elle y joint, ne fait qu'ajouter encore un lambeau de plus à un en-
semble défectueux, qui ne se compose que de pièces de rapport ; et, par
une bizarrerie fort curieuse, elle s'arme de Timperfection même et de
l'insuffisance du projet pour nous contester le droit d'en réformer les
bases.
Averti de sa méprise par ce détour adroit de la conunission, qu'il
juge plus propre à le conduire à son but, le ministère, sans craindre
de se donner à lui-même un éclatant démenti, se hâte de revenir sur
ses pas, et, désavouant la pompe de ses promesses, il dépouille le pro-
jet de loi du luxe dont il l'avait entouré et le réduit à sa véritable va-
leur.
Ce projet, si fastueusement annoncé, n'a plus pour but de fonder un
bon système de législation sur la liberté de la presse ; ce n'est plus
qu'une simple amélioration de ce qui existe ; c'est une correction de lois
vicieuses, une addition pour remplir des lacunes.
Partant de cet aveu tardif, le ministère, sous le prétexte de la gra^
vite de tout changement dans les juridictions, s'attache à demander
qu'on se garde de porter la main aux colonnes principales du grand
édifice dont le projet de loi actuellement discuté doit être le couronne-
ment. Selon le ministère, vous devez conmiencer par voter aujourd'hui
une loi destructive de la liberlé de la presse, en vous réservant de ve-
nir, après que le mal sera fait, proposer une autre loi pour y porter
remède.
Cette contradiction du ministère avec lui-même ne doit point dé-
tourner la discussion du cours naturel qu'elle a pris. La liberté de la
presse, qu'on se plaît à offrir à vos yeux sans jamais vous permettre de
l'atteindre, est un bien qui est à vous et dont il est temps de prendre
possession.
Pour l'exercice de ce nouveau droit, il faut nécessairement une lé-
156 HISTOIRE
gislation analogue à la nature du droit même. Or, il est une vérité dont
il est impossible que tout bon esprit ne soit pas frappé : c'est que la
liberté de la presse n'existe point, ne peut exister sans le jugement par
jurés pour tous les crimes et délits indistinctement, et sans Findépen-
dauce des journaux. Séparé de ces deux conditions, le mot de liberté
de la "presse n'est qu'un mot vide de sens, qu'une illusion ou qu'une
chimère.
Ce fut aussi sur ces deux points : l'attribution au jury
des délits de la presse, et l'indépendance des journaux,
que porta le fort de la lutte.
C'est, je crois, M. Beugnot qui, le premier demanda le
jugement des délits de la presse par un jury; mais ce
jury, selon lui, devait juger seulement en appel, et il se
serait composé d'hommes de loi, d'hommes de lettres et
des cent plus imposés de chaque ressort.
M. de Villèle se prononça, non pour un jui-y spécial ^
mais pour un jury supérieur aux tribunaux de police cor-
rectionnelle.
Camille Jordan montra que la classification ordinaire
des crimes et délits établie par le code d'instruction cri-
minelle, — classification que le garde des sceaux,
MM. Ravez et Siméon, avaient longuement vantée, comme
quelque chose de si admirable, de si parfait, presque de
si sacré, qu'on ne pouvait y toucher incidemment sans
aveuglement et sans impiété, — ne s'appliquait point aux
crimes et aux délits de la presse, et qu'en respectant l'a-
nalogie des mots, on violait l'analogie des choses. Dans le
gouvernement établi par la charte, toutes les garanties
nationales venaient, en effet, aboutir à la liberté de la
presse, laquelle dépendait elle-même des jugements des-
tinés à réprimer ses abus en protégeant son légitime
usage. Confier ces jugements à un pouvoir quelconque,
c'était donner à ce pouvoir une influence prépondérante
sur l'opinion, sur les élections, sur les chambres, sur le
gouvernement. Or une telle influence pouvait-elle être
SECONDE RESTAURATION 137
confiée au pouvoir judiciaire? Non, sans doute, à moins
qu'on ne voulût lui subordonner toutes les libertés. Au
jury, au contraire, sorti du sein même du peuple, inter-
prèle sans cesse renouvelé de la conscience publique, con-
servateur indépendant des droits et des intérêts de tous,
il appartenait de réprimer l'abus sans nuire à l'usage,
et de protéger la société sans opprimer les individus.
Une voix plus puissante encore que celle de Camille
Jordan se fit entendre en faveur de la liberté de la presse
et du jury, celle de Royer-CoUard :
La tibre publication des opinions individuelles par la presse, dit
rUlustre philosophe, n'est pas seulement la condition de la liberté po-
litique, elle est le principe nécessaire de cette hberté.
On peut abuser de la presse, et Tabus doit être réprimé ; on peut
aussi -abuser de la répression; et, de même que l'abus de la presse
deut ravager la société et mettre les gouvernements en péril, de même
il est aisé de concevoir que Tabus de la répression pourrait anéantir la
liberté légitime.
La loi n'atteint la licence qu'en frappant la hberté.
Dans les procès de presse, il y a arbitrage plutôt que jugement. C'est
cette espèce d'arbitrage, si différent de la justice légale, qui, distin-
guant seul, dans chaque cas, Tabus de la presse de son usage légi-
time, seul aussi définit, en réalité, la liberté de la presse... Ainsi nous
devons comprendre que dans chaque procès de la presse, avec Técri-
vaui comparait I9 liberté elle-même, dont la condition et quelquefois
le sort sont engagés dans le jugement qui va être rendu, et qui pronon-
cera peut-être contre la liberté une peme capitale quand il semblera ne
prononcer qu'une peine légère contre l'écrivain.
De toutes les espèces d'arbitraires, celui que je voudrais le moins
confier à un pouvoir permanent, c'est celui de la presse.
Les pouvoirs ont, comme les individus, leur tempérament, leurs
mœurs, leurs instincts naturels, qui les dirigent à leur insu : le bruit
les importune, le mouvement les inquiète, la censure leur est
odieuse ; la liberté de la presse, devant laquelle ils sont responsables,
leur semble une ennemie. Que l'arbitraire soit donc partout plutôt que
dans la main des pouvoirs établis ; qu'il soit partout, afm qu'il ne soit
nulle part,
138 HISTOIRE
L'institution du jury est la condition nécessaire de la liberté de la
presse.
J'établis ce principe inaltérable qu'il n'y a point, qu'il ne peut y avoir
de liberté de la presse, je veux dire de liberté garantie, si elle n'est as-
sise sur la base indépendante du jury.
Partout où le jury existe, l'abus de la presse vient se ranger natu-
rellement parmi ses attributions, et il en est peut-être la plus impor-
tante.
Le système entier de nos institutions porte à faux tant que la liberté
de la presse n'est pas appuyée sur le jury.
En un mot, Royer-Colterd regardait le jury non-sèule-
ment comme le meilleur, mais comme le seul juge pos-
sible en matière de presse. Et le jury qu'il demandait n'é-
tait point un jury spécial, mais le jury ordinaire, a Uh
jury spécial, disait-il, me semble une contradiction dans
les termes : des experts ne sont pas plus des jurés que
des commissaires ne sont des juges. »
Le magistrat n'est point indépendant, disait M. de Gourvoisier. L'opi-
nion est la règle d'un gouvernement représentatif; la presse manifeste
l'opinion : le citoyen seul peut juger la presse.
M. de Bonald admettait également la supériorité du
jury sur les tribunaux en matière de presse, mais il in-
clinait pour un jury spécial :
Devant quels juges seront portés les délits dont les écrivains pour-
ront se rendre coupables?
La loi qui vous est proposée, dans les abus de la presse, nomme,
sans les distinguer autrement que pour la peine qu'ils encourent, les
délits et les crimes. Elle renvoie les délits devant la police correction-
nelle ; elle réserve aux cours d'assises la connaissance des crimes. Et,
comme le seul crime, selon la loi, est la provocation directe, c'est-
à-dire formellement exprimée, et que tout écrivain, dans l'ouvrage
même le plus dangereux, se gardera bien d'encourir la peine, tous
les abus de la presse, ou à peu près, seront jugés eu police cx)r-
rectionnelle.
Ce mot, il faut en convenir, est malsonnant en littérature, et
SECONDE RESTAURATION 139
il rappelle que Tancien gouvernement, voulant flétrir un écrivain tur-
bulent, renvoya à la maison correctionnelle de Saint-Lazare.
C'était donc à la police correctionnelle que devaient aboutir les pro-
grès de Tesprit humain, sa perfectibilité indéfinie, les encourage-
ments donnés aux lettres, les faveurs accordées à ceux qui les cul-
tivent! Toujours dans les extrêmes, dans un temps nous voulions
placer la philosophie sur le trône, et dans une autre nous envoyons la
philosophie devant la justice «des filous et des prostituées : juste (lia-
timent peut-être de Tabus que nous avons fait de la noble faculté
d*écrire ! Mais si on ne veut pas en proscrire Tusage honorable, il
vaudrait mieux pour Thomme de lettres finir comme Cervantes, et tant
d*autres; à l'hôpital, que de commencer par la police correctionnelle.
Les délits de la presse sont les plus graves de tous les délits, parce
qu'ils attaquent ce quMl y a de plus noble dans Thomme, sa raison,
et de plus respectable dans la société, ses doctrines. Ils doivent donc
tous être portés devant les tribunaux qui connaissent des plus grandes
révolutions de Tordre public. Et si je réclame comme une faveur que
Fécrivain prévenu de délits soit jugé par les cours d'assises, comme
celui qui est prévenu de crime, ce n'est pas que je m'occupe même de
savoir si les juges sont plus ou moins dépendants du gouvernement
que les jurés, moins dans un tribunal que dans un autre : je les crois
tous également indépendants, également impartiaux, également éclai-
rés ; mais c'est uniquement parce qu'il y a plus de dignité dans le
jugement, plus de sévérité dans la peine et plus de solennité dans
Texemple. Et le gouvernement prouvera bien mieux Timportance
qu'il attache à la culture des lettres par la dignité du tribunal et la
solennité de la condamnation quMi prononcera contre ceux qui les
profanent, que par les faveurs qu'il répand sur ceux qui les
honorent.
La loi renvoie la connaissance des crimes sur cette matière au jury
ordinaire ; je propose un jury spécial. Tout, en France, est jugé spé-
cialement, et c'est même le plus antique privilège des Français d'être
jugés par leurs pairs...
Les pairs de ceux qui écrivent sont ceux qui lisent, ceux à qui leur
fortune, leur éducation, une existence indépendante, donnent le loisir,
le goût et les moyens de cultiver les lettres ; et sans doute qu'il serait
facile de trouver dans les provinces un nombre d'hommes qui ont
cultivé leur esprit suffisant pour former un jury spécial — assisté,
d'ailleurs, et dirigé par des juges, — et propre à juger la tendance
nuisible ou salutaire d'un écrit.
m HISTOIRE
Disons tout de suite qu'à la chambre des pairs le jury
rencontra des partisans non moins chaleureux ; entre
autres Chateaubriand, qui déclara que, dans son opinion,
le jugement par jury était la base de toute loi sur les
délits de la presse. Il y rencontra aussi tout naturelle-
ment des défiances. Boissy d'Anglas, par exemple, ne
voyait pas dans cetle institution appliquée à la répression
des crimes et des délits de la presse une garantie suffi-
sante.
Prenons garde, disait-il, avant de confier au jury la surveillance
de la pensée, la direction des lumières, et, si Ton peut parler ainsi,
rinspection des créations du génie et des progrès de l'esprit humain ;
prenons garde, dis-je, que par ses formes, sa manière de procéder, et
surtout par le mode acluellcment employé pour la nomination de
ses membres, il ne nous offre de véritables commissions ministé-
rielks, de véritables tribunaux d^exception, incompatibles avec l'es-
prit de la charte : car tout serait perdu, sans doute, si à Farbitraire
dans les décisions qui forment le principe et la base de la procédure
du jury se joignait l'arbitraire aussi de la désignation des individus
appelés à le composer ; si des fonctionnaires investis, quoique mo-
mentanément, du terrible et immense pouvoir de prononcer sans
autre règle que leur opinion, sans aucune responsabilité morale, sur
des choses aussi vagues, aussi fugitives, aussi difficiles à saisir et à
interpréter, pouvaient recevoir leur caractère et leur mandat d'une
autorité particulière quelconque.
Servan ! ô Beccaria ! ne serait-il pas vrai de dire alors qu'après
nous être éclairés de vos immortels ouvrages et de ceux si nombreux
et si utiles que leur exemple a pu faire naître, nous ne serions par-
venus qu'à revêtir des formes trompeuses de la justice et de la liberté
les véritables institutions de ce despotisme judiciaire que vous com-
battîtes avec tant de succès et de gloire !...
Il faut qu'en France, comme en Angleterre, l'accusé, traduit
devant les jurés, puisse se dire à lui-même et puisse faire re-
connaître aux autres qu'il va être jugé par son pays, et non, d'une
manière même indirecte, par l'influence d'un ministre ou par la vo-
lonté d'un prélat ; car, sans cela, il faudrait repousser avec empresse-
ment cette forme de procédure, devenue alors si dangereuse, afin de ne
pas laisser écraser, comme le dit Montesquieu et comme je l'ai répété
SECONDE aESTAUUATlON 141
souvent d'après lui, les malheureux qui font naufrage avec la planche
même qui leur est offerte pour leur salut.
Hélas ! les noms n'y font rien : on n'est pas jugé par un jury parce
qu'on donne le nom de jurés aux individus qui composent l'agglomé-
ration que l'on désigne sous cette qualification tutélaire. Ce n'étaient
pas des jurés, mais des bourreaux, que les hommes qui, usurpant ce
titre, exerçaient l'horrible et pernicieuse fonction d'envoyer chaque
jour à l'échafaud des centaines d'innocentes victimes, sans avoir rien
appris d'elles que leurs noms.
Quant aux journaux, Thonime le plus éminènt de la
droite, M. de Villèle, se prononça fortement contre leur
asservissement : M. Corbière défendit non moins cha-
leureusement contre le ministre de la police « ces misé-
rables gazetiers^ qu'il ne dédaignait pourtant pas assez
pour négliger de se mettre à leur tête. » Il repoussait
pour la presse la juridiction des tribunaux correction-
nels, et la voulait justiciable du jury. M. de la Bourdon-
naye soutint que le ministère ne se servait des journaux
que pour diviser les intérêts, froisser les opinions et
blesser les quatre cinquièmes de la nation ; et cela d'ail-
leurs sans aucun profit pour lui, puisque tout le monde
savait que les journaux exprimaient, non leur opinion
propre, mais celle du ministère W^mêrae. «En voyant,
ajoutait Thonorable député, le ministère essayer de diri-
ger l'opinion avec des journaux asservis, on se rappelle
malgré soi ce lieutenant de police qui voulait donner une
livrée à ses espions. » M. Chauvelin, après avoir esquissé
un tableau piquant de l'usage que le ministère avait fait,
depuis la dernière session, de son pouvoir discrétionnaire
sur les journaux, montrait « les journaux des départe-
ments hachés et mutilés sous les impitoyables ciseaux
desautorités de province, véritables cassolettes qui exha-
laient toujours le même encens en l'honneur du pouvoir
du temps et du préfet du jour. »
142 HISTOIRE
Il n'est pas jusqu'à M. de Bonald qui se prononça en
faveur du journal.
La loi, qni punit les écrits dangereux ou coupables par les voies ju-
diciaires, dit rillustre philosophe, soumet les journaux à la censure de
la police. Il fallait, je crois, faire le contraire : donner des censeurs aux
écrits et des jurés aux journaux.
En effet, la censure est une répression morale, qui ayertit, reprend,
éclaire. Il était donc nécessaire de Topposer à Tinfluence morale des
écrits sérieux, dont Teffet sur la société est lente et souvent insensible,
et qui iront bouleverser l'existence des enfants, après avoir ébranlé
la raison des pères.
Les journaux, au contraire (je parle dans le sens de ceux qui s*en
exagèrent les dangers), les journaux, obligés de frapper fort plutôt que
de frapper juste, ont un effet rapide et instantané, qui peut, dans les
temps de troubles , donner aux esprits une impulsion violente, et on.
pourrait dire physique. Il fallait donc leur opposer la répression judi-
ciaire, qui frappe physiquement le coupable dans sa personne ou ses
propriétés.
U résulte de cette interversion que Técrivain qui n^aura été qu'incon-
sidéré et imprudent est puni sans être averti ; et que le journaliste, qui
connaît beaucoup mieux la portée de son arme, est averti sans être
puni, et que, tandis que l'écrivain saisi a perdu son temps à composer
son ouvrage, et son argent à le faire imprimer, le journaliste, simple-
ment censuré, toujours payé d'avance, n a perdu que quelques heures
de travail et quelques feuilles d'impression ; une suspension de quel-
ques jours ne lui fait rien perdre, pas même la suppression, puisqu'on
a vu des journaux supprimés reparaître quelques jours après sous un
autre titre.
On veut toujours prévenir les fautes du journaliste, pour n'être ja-
mais dans la nécessité de les punir. C'est une erreur en administration.
Il faut punir une fois pour n'être pas dans la nécessité de toujours pré-
venir.
Ainsi, une forte amende infligée au journaliste et payable sur un caU'
iionnement déposé d'avance; une suspension au moins de trois mois,
ou une suppression irrévocable et dont il ne pourrait éluder l'effet,
préviendraient plus efficacement les délits des journaux qu'une censure
obscure, sans responsabilité, sans garantie publique, suspecte, par
conséquent, de dépendance et de partialité, et qu'on croit plus occupée
à éplucher les petites malices du journaliste contre les personnes qu'à
défendre de toute atteinte les grands intérêts de la société. Je dirai
SECONDE RESTAUnATION 143
même qu'à voir ce que certains journaux publient périodiquement sur
des objets importants, on ne conçoit pas que Tautorité puisse avouer
qu'elle exerce sur eux la plus légère censure, et j'aimerais mieux,
pour son honneur, laisser croire qu'ils jouissent d'une liberté illi-
mitée...
il faut donc laisser aux journaux, sous la condition de la répression
légale, une honnête, juste et impartiale liberté, non-seulement parce
qu'ils sont devenus, par la faute du gouvernement, le premier plaisir
des peuples policés, qui payent assez cher leurs besoins pour qu'on
leur laisse quelque liberté sur leurs plaisirs, mais encore parce que les
journaux remplissent une fonction plus importante et d'un ordre plus
élevé, et qu'ils sont les courtiers exclusifs de toute la littérature, qui ne
peut, aujourd'hui, rien publier que par leur entremise. Un écrit, quels
que soient son objet et son mérite, dont les journaux ne parlent ni en
bien m en mal, ou qui, s'il est loué ou blnmé par les uns, ne peut être
attaqué ou défendu par les autres, est un ouvrage en naissant mort ou
enterré. C'est aussi donner trop d'autorité à la police dans les produc-
tions de la pensée chez un peuple aussi avancé que nous le sommes,
et dans un état de société où la culture des lettres tient tant de place.
C'est même tout à fait éluder et réduire à des mots sans valeur l'arti-
cle 8 de la charte, et il est égal qu'il soit interdit à un auteur de pu-
blier ses opinions, ou que le seul moyen d'en annoncer la publication
lui soit interdit. C'est, à la lettre, permettre la publication et empê-
cher la publicité. ^
Les modernes publicistes, qui ont étudié à fond les allures du gou-
vernement représentatif, prétendent que la liberté des journaux est
l'âme, l'essence, le grand ressort de cette machine politique ; que la
responsabilité des ministres, le contrôle de l'autorité, la surveillance
inquiète et continuelle que, dans les idées libérales, les citoyens doi-
vent exercer sur le pouvoir, la nécessité d'une opposition constitu-
tionnelle, ne sont que des mots vides de sens sans la liberté des
journaux ; qu'en vain on permettrait les écrits : on ne fait pas un livre
pour démontrer un acte de despotisme ; on se borne à un article de
journal, qui est, dans cette matière, l'assignation pour mise en cause
qu'on envoie sur un carré de papier, sauf à produire tout au long ses
moyens d'attaque ou de défense devant les tribunaux compélents. Ils
citent à l'appui de leur opinion l'exemple et les maximes de l'Angle-
terre, qu'ils appellent la terre classique de la liberté et du gouverne-
ment représentatif, et disent à ce sujet de fort belles choses.
Pour moi, sans entrer dans cette discussion, je crois que le gouver-
nement représentatif, où la nation est représentée par les corps légis-
144 HISTOIRE
latifs et la royauté par ses ministres, est celui de tous qui donne TaU'
torité réelle à ces premiers agents de l'autorité, une autorité d'autant
plus forte et plus étendue que, formant un corps compacte sous le nom
de ministère, et cuirassés, pour ainsi dire, de tous côtés, ils peuvent
se défendre contre le peuple par Tunité de leur composition, et contre
le roi par leur responsabilité personnelle, et je ne vois qu'une liberté
raisonnable de la presse, une liberté franche, mais sans licence, qui
puisse servir de contre-poids et tenir lieu de ces limiles qu'on clier-
che, dans toutes les constitutions, à opposer aux erreurs présumables
de Tautorité.
Si le gouvernement se plaint du bavardage des journaux, ne pour-
rait-il pas s'alarmer de leur silence? Ce qu'on ne veut pas entendre
est presque toujours ce qu'il faudrait savoir.
Mais cette liberté que M. de Bonald demandait poyr les
journaux, il ne voulait pas qu'on l'accordât aux écrits;
les livres, comme les libelles, devaient être censurés. Non
pas qu'il déniât ce droit de publier ses opinions dont on
faisait un droit naturel, comme celui d'aller et de venir,
de travailler et de se reposer. Sans doute, disait-il, la li-
berté de parler et d'écrire est naturelle à l'homme, dans
ce sens qu'en trouvant l'art et l'usage établis dans la so-
ciété, l'homme a reçu naturellement, et même exclusive-
ment, la faculté de l'apprendre. Mais le droit de publier
ses opinions est un droit politique. En effet, publier
ses opinions sur les matières qui tiennent à l'ordre public,
c'est exercer un pouvoir sur les esprits, un pouvoir public,
puisqu'on ne publie jamais des opinions que pour les
faire triompher et soumettre la raison des autres à sa
propre raison. Or, exercer un pouvoir sur ses semblables,
là où il y a des pouvoirs publics établis par la constitu-
tion, et qui sont chargés de veiller sur les doctrines qui
sont le fondement des lois et des mœurs, c'est peut-être
une usurpation, si ce n'est une concession, raison pour
laquelle le gouvernement en règle l'usage et en interdit
l'abus.
La question git donc tout entière dans le meilleur moyen
SECONDE RESTAURATION 145
de régler l'usage de cette liberté et d'en prévenir les
abus. Et en réponse à cette question, l'éminent publiciste
reproduit la tliéorie qu'il avait déjà développée dans la
précédente session sur l'ancienne et la nouvelle censure.
Yoici, en résumé, cette théorie :
Qoel moyen avait pris autrefois rautorité pour conserver aux d-
toyens le juste droit de publier leurs opinions, et pour garantir en
même temps la société et les écrivains euxHOQêmes des erreurs de leur
esprit?
Elle avait établi une censure préalable sur les écrits, institution
vraiment libérale, qui investissait des hommes graves, instruits, connus
par leur capacité et la droiture de leur esprit et de leur cœur, de la
fonction toute paternelle d'éclairer, de reprendre les écrivains et,
en ménageant leur amour-propre et même leurs intérêts, de leur
épargner la dure censure du public et Tinllexible rigueur des tribunaux.
Que faisait l'autorité autre chose en donnant des censeurs aux écrivains,
préalablement à Timpression de leurs ouvrages, que ce qu\m auteur
sensé doit faire lui-même, en demandant sur ses productions Favis
d^amis sages et éclairés? Et n'est-ce pas le conseil que domient aux
hommes de lettres les critiques les plus judicieux? En vain on dirait
que les censeurs étaient dépendants, passionnés, hommes de parti ;
qulls pouvaient manquer de connaissances et de lumières; on peut en
dire autant des juges, des jurés, des critiques, de tout le monde, et ce
n'est pas une objection contre un système qu'une allégation gratuite
qn*on peut opposer absolument à tous les systèmes.
Et qu'on ne dise pas que la censure découragerait le génie : rien ne
décourage le génie, pas même les saisies et les conûscations, paroc que
le génie est essentiellement bon, ou autrement il n'est que du bel es-
prit; mais je vais plus loin, et j'ose avancer qu'il n'y a pas, qu'il ne
peut y avoir une seule production de Tesprit humain qui soit ou qui
puisse être nécessaire à la société, et qu'il y en a un grand nombre qui
lui Ont été funestes. Et c'est sous ce point de vue général qu'un gou-
vernement doit considérer la question qui nous occupe
Je ne crains pas de dire qu'elle ne sera jamais résolue à l'avantage
des auteurs et de la société tant qu'on s'obstinera à ne vouloir que pu-
nir et point prévenir ; et que faire un règlement général sur d'autres
bases, c'est cherclier une issue dans un lieu fermé.
... Il n'y a que trois partis à prendre sur les écrits périodiques :
i* Liberté entière, absolue, illimitée, sans contrôle ou répression
d'aucune espèce, préalable ou subséquente ;
10
146 HISTOIRE
2" Répression judiciaire;
3" Censure.
Personne, du moins en théorie, ne voudrait de la liberté absolue, ou
ou plutôt d'une licence sans frein ; et s'il en est qui la désirent , ils
n'oseraient Tavouer.
Reste donc la répression judiciaire et la censure préalable; ùr, je ne
crains point d'avancer que la répression judiciaire des abus de la presse
est inutile, dangereuse, impossible même. Les nombreuses lois ré-
pressives de la licence de la presse portées depuis la Restauration en
ont donné la preuve, et la dernière loi adoptée à la Chambre des dé-
putés et retirée de celle des pairs aurait complété la démonstration.
Aussi a-t-on vu, depuis 1815, la licence croître à mesure que les lois
répressives et même les condanuiations se sont multipliées.
L'erreur de nos lois sur cette matière.est de n'avoir vu le délit de la
publication que dans la vente de l'écrit à bureau ouvert, au lieu de le
voir dans l'impression. Tout écrit imprimé est un écrit publié, et je
défie qu'on cite un seul ouvrage remarquable par le nom de l'auteur,
l'intérêt du sujet ou le mérite de la composition et du style, qui, une
fois imprimé, n'ait pas été tôt ou tard connu du public.
Ainsi, quand l'écrit est imprimé, le mal est fait, et la condanmation
postérieure de l'auteur par les tribunaux, en piquant la curiosité du
public, ne fait que mieux connaître ce qui aurait dû rester ignoré.
Les poursuites judiciaires donnent.lieu à une plaidoirie toujours plus
scandaleuse que l'écrit poursuivi, dans laquelle un défenseur ne fait
qu'étendre et justifier, devant un nombreux auditoire, ce que Taccusé
a écrit de plus séditieux ou de plus impie; et cette plaidoirie, repro-
duite dans les feuilles publiques, devient elle-même un mauvais écrit
de plus. Les exemples récents ne manquent pas.
Nos lois précises ne punissent de délit que celui de l'expression : et
quelles facilités n'offre pas la langue française, si souple et si rusée, à
l'esprit français, si moqueur et si iin, pour envelopper des pensées cou-
pables d'expressions innocentes, pour déguiser ce que l'on veut dire,
ou faire entendre ce que l'on ne dit pas ! l'appréciation du degré de
culpabilité d'un écrit est une opération tout intellectuelle, dans la-
quelle chaque juge peut avoir une opinion différente, selon le degré
de son intelligence et la portée de son esprit; les uns y voient mieux
ou autrement que les autres ; il devient impossible de concilier les dis-
sentiments, surtout lorsqu'aucun tribunal supérieur ne peut revoir les
jugements, et l'acquittement seul peut mettre tout le monde d'ac-
cord.
Enfin, et cette dernière considération est d'une haute importance!
SECONDE RESTAURATION U7
aujourd'hui que les écrits jouent un si grand rôle dans la société, la
répression judiciaire de la licence de la presse met les agents amovibles
du gouTemement à la merci d*une magistrature inamovible et donne
à celle-ci une existence politique que la Charte lui refuse, et je ne
crains pas de dire que la magistrature en France est trop forte pour le
gouvernement. Un tribunal qui çiarche d'accord avec le gouvernement
se confond avec hii, comme la fonction se confond avec le pouvoir dont
elle émane ; mais s'il résiste au gouvernement ou seulement s'il l'aban-
donne pour marcher seul dans ses propres voies, il n'est plus fonction ;
il s'érige en pouvoir indépendant, et tous les efforts du gouvernement
pour le ramener à lui et obtenir son appui échouent et se brisent contre
son inamovibilité. Les résistances des parlements sur le fait d'impôts
devenus nécessaires (car les parlements ne refusaient jamais justice à
l'autorité royale contre les délits de la presse) ont hâté la chute de
Tancien gouvernement; et le déni de justice de la part des tribunaux
actuels aurait le même effet, si l'on pouvait supposer que des juges
égarés par un vain désir de popularité, par des motifs personnels d'am-
bition ou de ressentiment, ou faute de vues politiques étrangères à leurs
travaux habituels et à leurs connaissances judiciaires, refusassent au
gouvernement l'appui qu'il leur demande.
n ne faut pas s'y tromper, le parti libéral n'a demandé avec tant
d*instance et d'opiniâtreté la répression judiciaire des délits de la presse
que parce qu'il sait très-bien qu'elle est inutile, dangereuse, impossible
même par les tribunaux ; plus inutile, plus dangereuse, plus impossible
encore par le jury. Si la répression judiciaire eût été possible, ce même
parti aurait demandé la censure, et le mot réprimer, sur lequel il a
tant diicané, ne l'aurait pas embarrassé.
Il ne reste donc que la censure, moyen le seul efficace, le seul moral,
le seul humain qui puisse rassurer la société sans rigueurs contre les
personnes. Aussi a-t-elle été la première pensée de tous les peuples
civilisés qui ont voulu se défendre contre la licence des écrits ; aussi
a-t-elle été pratiquée en France aux plus beaux jours de notre littéra-
ture et envers nos plus célèbres écrivains ; aussi l'est-elle encore dans
toute l'Europe, l'Angleterre exceptée, qui traite la liberté de la presse
avec indifférence, ne lui permet de prendre aucune influence sur les
résolutions du cabinet, l'abandonne aux oisifs de café, et ruine auteurs
et imprimeurs lorsqu'ils vont trop loin.
Et croit-on que les hommes raisonnables qui écrivent dans les jour-
naux ne sentent pas aujourd'hui le danger de confier à tous les esprits,
même les plus faux, les plus passionnés, les moins instruits, la ter-
rible liberté d'endoctriner tous les jours, en rehgion et en politique»
148 HISTOIRE
un public composé partout, en plus grande partie, d'esprits faux, igno-
rants et passionnés; de mettre cette arme meurtrière de la presse à la
disposition continuelle de Torgueil, de la cupidité, de Fignorance, de
Tambition, du ressentiment?
Les adversaires de la censure vont jusqu^à prétendre que cette liberté
illimitée d'écrire est une des libertés publiques, et la plus précieuse de
toutes. C'est un étrange abus de mots que d'appeler libertés publiques,
c'est-à-dire apparemment libertés de TËtat tout entier, la spéculation
particulière de quelques jeunes anonymes qui exploitent à leur profit,
et comme une industrie ou une propriété patrimoniale, la religion, le
gouvernement, les lois, l'administration, s'érigent en juges de toutes
les opérations, en censeurs de toutes les autorités, etc.; et, fiers d'un
talent 'd'écrire si commun aujourd'hui, décorent du nom de liberté la
tyrannie de leurs opinions, qu'ils imposent à la crédulité du public,
devenu l'esclave de leurs erreurs, de leurs préjugés et de leurs pas-
sions. Et combien de jeunes gens aujourd'hui qui se targuent de leur
indépendance et ne sont eux-mêmes que les malheureux serfs de quel-
que haut et puissant seigneur de l'empire littéraire !
Ainsi je crois avec une entière conviction qu'il n'y a de véritable
liberté de la presse, ou de liberté littéraire, que sous la garantie d'une
censure qui en écarte la licence des pensées, comme il n'y a de liberté
civile que sous la garantie des lois qui empêchent le désordre des ac-
tions ; et comme les pensées séditieuses inspirent les actions criminelles^
et les précédent, 11 y a raison et analogie à prévenir la licence des pen-
sées et à punir la licence des actions.
La censure est un établissement sanitaire fait pour préserver la société
de la contagion des fausses doctrines, tout semblable à celui qui éloigne
la peste de nos contrées, et dont les citoyens les plus recommandables
s'honorent de faire partie.
Ouvrons une parenthèse, et, pour en finir avec ce sujet,
opposons à cette apologie de la censure sa condamna-
tion par un adversaire non moins autorisé, par Chateau-
briand :
On a vu la censure en France avec la Charte. Conmient les choses
ont-elles été? Tout de travers. En 181^», nous avons eu le 20 mars;
en 1810, l'ordonnance du 5 septembre, et le reste.
Ce qu'il y avait de pis sous la censure, c'est que la liberté de la presse
n'était pas supprimée de fait; elle était seulement en régie entre les
SECONDE RESTAURATl^ON 149
mains d'un ministère qui la refusait aux royalistes par haine, raccor-
dait aux révolutionnaires par peur, et Taflermait aux ministériels
moyennant certain servage, peines de corps, corvées et autres travaux
domestiques.
... Soyons justes : il se peut que les ministres aient eu à se plaindre
de quelques attaques personnelles trop violentes. Mais s'ils sont justes
à leur tour, ils conviendront qu'en abusant de la censure de la manière
la plus odieuse, ils avaient préparé ces inévitables récriminations. Gom-
ment ont été traités les plus honnêtes gens de la France dans les jour-
naux censurés? Quels services n'ont point élé méconnus, quels talents
n'ont point été insultés, si ces services, si ces talents se trouvaient
• dans ime opposition que le gouvernement représentatif fait naître?
Qui ne se rappelle le déplorable article apporté, au nom d'un ministre
par un gendarme, au Journal des Débats ; article ou Ton outrageait
un prisonnier qui n'était pas même en état de prévention? Et ce pri-
sonnier était le sauveur de Lyon, le général Ganuel, que les tribunaux
ont vengé de la plus stupide comme de la plus noire des calomnies.
Les ministres ont-ils oublié cette prétendue conspiration dans laquelle
ils ont voulu nous envelopper? Ont-ils oublié les interrogatoires étranges
dont nous avons été l'objet? Ont-ils oublié la Correspondance privée
qui, pendant trois ans, a vomi contre nous les plus lâches calomnies?
Les ministres, par ces attaques qu'aggravaient les journaux sûus leurs
ordres, ne se contentaient pas de marquer une simple dissidence poli-
tique; ils ne prétendaient à rien moins qu'à faire tomber nos tètes : et
aijgourd'hui ils s'étonnent qu'un peu de chaleur reste encore au fond de
l'opinion de ces hommes qu'ils ont si indignement persécutés !
Mais après tout, faut il renoncer au gouvernement constitutionnel,
abandonner nos libertés, parce que la liberté de la presse moleste et
fatigue quelques hommes en place ? Faites-vous un bouclier de votre
mérite, et les traits que vous lance l'ennemi tomberont à vos pieds.
Sans doute, si vous mettez au pouvoir un homme sans capacité, ou un
homme que la morale repousse, il sera vulnérable de toutes parts ; il
souffrira beaucoup des attaques personnelles. Mais ces attaques ont-
elles jamais nui à un homme qui valait quelque chose par lui-même ?
Les injures du Morning Clironicle ont-elles jamais déterminé M. Pitt à
demander au Parlement un bill de censure? Un homme public, dans un
gouvernement constitutionnel, ne doit pas être si chatouilleux. Qu'il
nous soit permis d*en appeler à notre propre expérience : s'il y a
quelqu'un dans le monde qui ait le droit de se plaindre des outrages
des journaux, c'est nous. Objet d'une double attaque littéraire et poli-
tique, que ne nous a-t-on point dit depuis vingt ans? Les gazettes de
150 HISTOIRE
M. Fouché nous ont traité comme celles de H. le comte Decazes. Qu'en
est-il résulté? Les personnes qui nous accordaient leur estime ne nous
l'ont pas retirée, et l'on a fait lire un peu plus les ouvrages qu'cm vou-
lait proscrire. Nous pouvons donc assurer que les coups portés à un
honnête homme ne font aucun mal. Psste, non dolet !
Si, d'ailleurs, les ministres prétendaient nous enlever la liberté de
la presse, de quel moyen se serviraient-ils? D'une loi? Elle ne passerait
pas aux Chambres. Il serait aussi trop fort de venir, après une courte
expérience de huit mois, nous demander de nous contredire honteuse-
ment, nous prier de sacrifier à rmsuffîsance ministérielle la plus né-
cessaire de nos libertés. Emploierait-on une ordonnance? 4(ais une
ordonnance ne peut détruire une loi, une loi si récemment, si soli^i-'
nellement portée. Il suffirait d'un seul journaliste, d*un seul écrivain
qui refusât d'obéir pour déterminer une violente explosion de l'opi-
nion publique. Nous pensons, et nous Pavons dit, que certains hommes
d'État voudraient confisquer la Charte au profit de Farticle 14; mais
nous n'en sommes pas encore là. Ceux qui se figurent qu'on pourrait
impunément suspendre la constitution, torturer leà mots de la Charte
pour en tirer l'arbitraire, connaissent bien peu la force des choses qui
nous entraine et la capacité des hommes qui croient nous diriger.
Nous le répéterons : si les ministres veulent se soustraire aux petites
tribulations que leur cause la liberté de la presse, ils n'ont qu'à se
placer dans une des deux opinions dominantes; c'est à eux de choisir
Tune ou l'autre.
... Le phénomène de l'influence des journaux royalistes parmi nous
(phénomène qui pourtant n'en est pas un) ne cesse de confondre les
hommes démocratiques « Ces hommes veulent, en théorie, la liberté de
la presse ; mais aussitôt qu'elle est accordée, ils reculent devant la
pratique. Ils s'épouvantent des effets qu'ils n'attendaient pas; ils
s'étonnent que la liberté de la presse abandonne la Révolution, que
cette liberté se range du côté de ceux si injustement désignés comme
les ennemis de toute idée généreuse. Néanmoins ces hommes, avec un
peu d'impartialité, ne devraient-ils pas conclure que les mœurs natu-
relles de la France sont les mœurs où la foule est le plus facilement
ramenée? Si dans le combat des doctrines il en est une qui obtienne
toujours la victoire, n'est-il pas évident que cette doctrine est la plus
forte ? Or nulle doctrine ne triomphe, à la longue, qu'elle ne soit fondée
en raison et en justice. Donc l'opinion royaliste, qui domine parmi
nous lorsqu'elle est libre, est l'opinion française, comme elle est l'opi-
nion juste et raisonnable.
Tout considéré^ nous ne voyons que le crime, la bassesse et la mé-
SECONDE RESTAURATION i5t
diocrité qui doivent craindre la liberté de la presse : le crime la redoute
comme un échafaud, la bassesse comme une flétrissure, la médiocrité
comme une lumière. Tout ce qui est sans talent recherche Tabri de la
censure : les tempéraments faibles aiment Tombre.
Mais revenons à notre loi.
La discussion se prolongeait, le 1*' janvier arrivait, la
loi qui donnait au nriinistre de la police tout pouvoir sur
les journaux allait expirer, et le ministère, pour des rai-
sons de politique extérieure, plus encore que de politique
intérieure, désirait vivement qu'il n'y eût aucun inter-
valle entre l'ancienne loi et la nouvelle. Par une manœu-
vre habile, que le duc de Berry qualifia ouvertement de
subterfuge inconstitutionnel et digne de la potence^ il fit
distraire de la loi générale l'article spécial aux jour-
naux, pour en faire une loi à pirt, en consentant à un
amendement de la commission qui en limitait la durée»
la fin de la session de 1818.
L'article, adopté par 131 voix coiitre 97, fut immé-
diatement envoyé à la Chambre des pairs. Il y fut com-
battu par la gauche et par l'extrême droite, qui parurent
s'unir franchement, pour déclarer que le gouvernement
représentatif ne pouvait se développer sans la liberté de
la presse, et que cette liberté consistait tout entière dans
la liberté des journaux ; que rien, ni dans la situation
intérieure ni dans la situation extérieure, ne motivait
l'asservissement des feuilles périodiques.
a Tout le monde, dit le duc de Brissac, en voyant
cette loi d'exception, reconnaîtra qu'elle viole évidem-
ment la Charte, dont aucun article n'autorise des
dérogations, même temporaires. » — « Ce qui m'a
toujours affligé dans l'état de choses établi par les lois
d'exception, disait Mathieu de Montmorency, c'est le sys-
tème de tromperie organisée, celle espèce de fausse
monnaie mise en circulation par des journaux asservis
152 HISTOIRE
Oui, messieurs, c'est un acte de faux continuel que cette
émission journalière, par dix ou douze feuilles diffé-
rentes, d'une même opinion, venue de la même source. »
L'article, cependant, ne pouvait pas ne pas être adopté
par la haute Chambre ; mais, sur 157 votants, 52 pro-
testèrent par leur vote en faveur de l'affranchissement
immédiat des journaux.
Quant à la loi, adoptée parla Chambre des députés, elle
fut rejetée par la Chambre des pairs comme insuffisante.
Ainsi cette discussion si brillante et si longue aboutit
en fm de compte au maintien pour un laps de dix -huit
mois encore de la servitude des journaux, et la presse tout
entière resta placée sous l'empire d'une législation que
tout le monde avait condamnée.
Un grand pas néanmoins avait été fait : la solidarité de
la tribune et de la presse dans les gouvernements repré-
tentalifs avait été hautement proclamée par les orateurs
de la droite comme par ceux de la gauche et du centre,
sans qu'aucune contestation se fût élevée. « Personne
n'ignore aujourd'hui, avait dit Royer-CoUard, que, pour
les sociétés modernes, éparses sur de vastes territoires
et qui ne se réunissent jamais dans une délibération com-
mune, la libre publication des opinions individuelles par
la presse n'est pas seulement la condition de la liberté
publique, mais qu'elle est le principe nécessaire de cette
liberté, puisqu'elle seule peut former au sein d'une nation
une opinion générale sur ses affaires et ses intérêts. »
— « Il faut, avait dit M. de Villèle, il faut que cette tri-
bune conquièrela liberté delà presse, ou qu'elle soit réduite
elle-même au silence par l'asservissement de la presse. »
Là, en effet, où manque la liberté de la presse, la liberté
de Ja tribune est incertaine ou insuffisante, et l'opinion
publique reste privée d'un de ses organes essentiels. Telle
SECONDE RESTAURATION 153
est la pensée qui se produisit dans presque tous les dis-
cours, avec plus ou moins d'énergie, avec plus ou moins
de sincérité, mais de manière a mettre hors de doute qu'il
y avait là une de ces vérités fondamentales qui, une fois
mises en lumière, ne peuvent plus s'éteindre ni s'ob-
scurcir.
Pour la première fois aussi avait été posée et débattue
cette grave question de l'attribution au jury des délits
de la presse, qui, après tant d'années, est encore, si je
puis ainsi dire, sub judice ; nous avons vu quels puissants
champions elle comptait dès le premier jour. On trouvera
d'ailleurs tout ce débat résumé, à des points de vue
différents, dans les Annales de la session de 1817 par Ben-
jamin Constant, et dans l'histoire de cette même session
par Fiévée. Ces deux émirients publicistes se prononcent
très-fortement contre les tribunaux correctionnels.
Ne nous lassons pas de redire que , tant que le jury n'existera pas,
il n'y aura pas de liberté de la presse, dit le premier, que le jury seul
est juge compétent de la tendance , de Teffet et de Tintention d'un
ouvrage.
Le sens d*un livre dépend d'une foule de nuances; mille circonstances
aggravent ou atténuent ce qu'il peut avoir de répréhensible. La loi
écrite ne saurait prévoir toutes ces circonstances, se glisser à travers
ces nuances diverses. Les jurés décident d'après leur conscience, d'après
le bon sens naturel à tous les bommes. Ils sont les représentants de
Topinion publique, parce qu'ils la connaissent; ils évaluent ce qui peut
agir sur elle, lis sont les organes de la raison commune, parce que cette
raison commune les dirige, afl'ranchie qu'elle est des formes qui ne sont
imposées qu'aux juges, et qui, ne devant avoir lieu que pour assurer
l'application de la loi, ne peuvent embrasser ce qui tient à la conscience,
à rintention, à Teffet moral. Vous n'aurez jamais de liberté de la presse
tant que les jurés ne décideront pas de toutes les causes de cette
nature.
Dans les autres causes, les jurés, déclarent le fait; or, le sens d'un
livre est un fait; c'est donc aux jurés à le déclarer. Les jurés décla-
rent, de plus, si le fait a été le résultat de la préméditation; or, le délit
d'un écrivain consiste à avoir prémédité l'effet du sens contenu, direo-
iSi lUSTOinE
tement ou indirectement, dans son livre, s'il est dangereux : c^est aux
jurés à prononcer sur cette prémédilation de Técrivain.
Les jurés sont plus nécessaires peut-être dans cette sorte de cause
que dans toutes les autres, si toutefois, dans ce qui est indispensable
pour la sûreté de Finnocence et pour la justice, il pouvait y avoir des
degrés.
n y a cette différence entre les délits de la presse et les autres délits,
que les premiers compromettent toujours plus ou moins raraour-propre
de Tautorité. Quand il s'agit d*un vol ou d'un meurtre, Tautorité n'est
nullement compromise par Tabsolution du prévenu, car elle a simple-
ment requis d'office rinvestigation d'un fait; mais, dans la poursuite des
écrits, l'autorité parait avoir voulu faire condamner une opinion, et
l'absolution de l'écrivain ressemble au triomphe de l'opinion d'un par-
ticulier sur celle de l'autoiité. Les tribunaux ne sauraient alors juger
impartialement : institués par l'autorité, ils en font partie, ils ont un
intérêt de corps avec elle ; ils pencheront toujours pour l'autorité
contre l'opinion. Les jurés tiennent, au contraire, un juste milieu,
comme individus ; et pouvant, à leur tour, se trouver dans la position
d'un écrivain accusé, ils ont intérêt à ce qu'une accusation mal fondée
ne soit pas admise. Gomme membres du corps social, amis du repos,
propriétaires, ils ont intérêt à l'ordre public, et leur bon sens jugera
facilement si la répression est juste, et jusqu'à quel degré de sévérité
il faut la porter.
Il est même de l'intérêt du gouverneinent d'introduire, pour juger
l'es questions de liberté de la presse, la procédure par jurés. Les juge-
ments des tribunaux contre les écrivains que le pouvoir dénonce n'ont
point sur l'opinion la même autorité. Celte opinion ombrageuse soup-
çonne toujours les tribunaux d'être dévoués au pouvoir qui les nomme;
elle respecte dans les jurés l'indépendance de la condition privée, de
laquelle ils ne sortent que momentanément et dans laquelle ils rentrent.
Si les tribunaux acquittent les écrivains accusés par l'autorité, il s'éta-
blit entre eux et le gouvernement une hostilité au moins apparente, et
qui est toujours fâcheuse quand elle se place dans des corps inamovi"
blés. Rien de pareil n'est à craindre de la part des jurés, simples
citoyens, redevenant tels après le jugement, et ne formant point un
corps.
— Qui décidera, dit Fiévée, entre la société,qui a besoin de défense, et
l'homme isolé,qui peut être écrasé par le pouvoir? Un tribunal de police
correctionnel? Eh quoi ! vous confiez le repos de la société, le maintien
de la liberté, à des juges, et vous prétendez qu'il y a des corps politiques
dans l'État ! Vous mettez la destinée d'un Français, pour des délits que
SECONDE RESTAURATION 155
la loi ne peut définir» à la merci des juges, et vous prétendez être
libres!...
f II ne suffit pas, a ditRoyer-Collard, qu'il y ait des juges pour qu'il
y ait des jugements, et l'arbitraire ne change pas de nature pour être
couché dans une sentence. »
... Il faut réduire à sa juste valeur Tindépendance qui résulte pour
des juges de l'inamovibilité : cette indépendance suffit pour garantir
l'équité des jugements dans les procès entre particuliers, parce qu'on
ne peut supposer au pouvoir un intérêt constant à intervenir directe-
ment ou secrètement dans les affaires de ce genre. Mais si les doctrines
politiques et les libertés publiques n'avaient pour sauvegarde que des
tribunaux composés de juges nommés par le gouvéï^nement, soldés des
deniers du Trésor, qui peut croire que le despotisme serait assez mal-
adroit pour ne pas franchir cet obstacle? Qu'on lise l'histoire, et la
Constitution qui nous régit, on verra que les libertés publiques ont tou-
jours été considérées comme d'une importance trop grande pour en con-
fier le maintien à des gardiens aussi faibles de position.
Les juges ne peuvent qu'appliquer la loi. Ce principe est d'une rigueur
absolue dans les gouvernements représentatifs. S'ils l'interprètent, ils
ne sont plus des juges, ils deviennent des législateurs opposés aux pou-
voirs de la société, ils font autrement que n'ont voulu ceux qui seuls
ont le droit de vouloir : dès lors la constitution est renversée.
... Ce n'est pas, comme on l'a dit, pour punir les crimes que le jury
a été institué, mais parce qu'une^ société émancipée ne peut raisonna-
blement confier qu'à elle-même le soin de conserver les bienfaits qu'elle
a reçus du Créateur, et quand une nation a élevé ses idées jusqu'à faire
un principe de droit public de la liberté de la presse, le jury n'est pas
moins nécessaire pour maintenir la faculté générale de penser que pour
maintenir le droit général de vivre.
Toutes les objections contre le jury sont des injures à la nation, car
le jury est la nation elle-même défendant ses libertés contre les
erreurs des tribunaux, conune elle fait défendre ses intérêts par des
députés contre les faux calculs du ministère...
Le jury peut se tromper ; qui en doute? Depuis qu'il y a des sociétés,
elles commettent des erreurs ; Dieu qui les a créées libres ne pouvait
leur ôter la possibilité de s'égarer. Ne dirait-on pas que le pouvoir
absolu et ses agents ne se trompeut jamais I
Avant de quitter Fiévée, je lui emprunterai encore une
remarque, qui me semble n'avoir rien perdu de sa valeur.
156 HISTOIRE
Dès ces premières escarmouches tout avait été dît pour
ou contre « cette belle et tant redoutée liberté», et depuis
Ton n'a plus guère fait que se répéter.
« Parmi les arguments présentés contre le monopole
des journaux, il en est un que je ne conçois pas, quoique
ce soit toujours celui qui fasse le plus d'effet au moment
où on s'en sert : c'est le reproche adressé au ministère de
la police sur l'usage qu'il fait de son pouvoir. Il me semble
que, lorsqu'un ministre vient demander aux Chambres de
renoncer pour la France aux libertés françaises, et de
lui donner l'arbitraire, à lui ministre, les Chambres qui
renoncent aux libertés publiques et accordent l'arbitraire
à un homme sous un régime constitutionnel savent bien
que c'est l'arbitraire qu'il a demandé et qu'elles lui ont
accordé. Dès lors tout est dit; il n'y a pas de reproches
possibles à faire, à moins que l'on n'ait fixé les condi-
tions de l'arbitraire. Mais si on avait mis des conditionsà
cette concession, ce ne serait plus l'arbitraire ; ce serait
une loi, et, si mauvaise qu'elle fût, on serait du moins
autorisé à se plaindre de la manière dont elle avait été
exécutée.
« Je l'ai remarqué dans l'hisloire des sessions précé-
denles, ce qu'on appelle la loi relative aux journaux n'est
pas une loi ; c'est la déclaration d'un fait, et ce fait est que
les journaux sont livrés à l'arbitraire. Tout compte de-
mandé à cet égard au ministre directeur privilégié de
l'esprit public ne peut donc avoir d'autre résultat que de
conduire ce ministre à faire l'éloge de sa douceur, de sa
bonté, de son impartialité ; et il serait bien maladroit si,
pouvant choisir les faits dans l'espace d'une année, il
n'en trouvait pas à opposer à ceux qu'on lui reproche.
D'ailleurs, il aurait toujours la ressource de se rabattre
sur les circonstances ; et, comme c'est au mot circon-
stances qu'on estdans Tusage de sacrifier nos libertés, le
SECONDE RESTAURATION 157
mot circonstances serait sans réplique pour justifier les
écarts de l'arbitraire.
« Je ne conçois pas non plus qu'on se plaigne de ce que
la police ne laisse pas annoncer dans les journaux, qui
sont tous soumis à la police, les livres qui déconcerteraient
la direction que la police est spécialement chargée de
donner à l'opinion publique. Il faut être conséquent : si
vous croyez que la publicité soit indispensable dans une
monarchie constitutionnelle, lenez-vous-en à la Constitu-
tion, qui est formelle sur ce point ; mais, si vous admet-
tez que la publicité a des dangers, si vous mettez les
journaux hors de la législation, souffrez patiemment le
résultat nécessaire de l'abandon que vous avez fait. Les
récriminations ne remplacent pas des lois. »
Faisons encore à l'historien de la session de 1817 quel-
ques emprunts, qui portent avec eux leur enseigne-
ment.
— « Dans cette discussion, les députés qui ont élevé si
haut la voix contre les flatteries des journalistes pendant
Tusurpation, devraient nous apprendre quelle différence
il y avait alors entre ce qu'on appelait les législateurs et
les feuilles publiques. La voici : le despotisme peut faire
des législateurs qui ne disent rien ; tout son pouvoir ne
peut aller jusqu'à faire des journaux sans qu'ils disent
quelque chose; et il tremble devant eux, même lorsqu'il
se charge de les faire parler. 11 serait donc aisé de prou-
ver que la liberté de la presse est plus efficace contre les
erreurs et les excès de pouvoir que toute autre institution
qui consentirait à s'isoler de l'opinion publique. »
— « L'éducation des corps politiques, dans les gouver-
nements représentatifs, ne peut se faire sans la liberté
de la presse, et c'est sans doute pour cela que toutes les
factions dominantes, depuis trente ans, ne se sont accor-
158 HISTOIRE
dées que pour l'asservir. — J'ai, du reste, plusieurs fois
fait observer qu'il est indifférent de commencer, comme
Bonaparte, par rendre muets les représentants du peuple
afin d'asservir la presse, ou de coinmencer par asservir
la presse pour soumettre plus facilement la représenta-
tion nationale. »
— « En présentant le projet d'une prétendue législation
de la presse, le ministère a trop montré qu'il ne voyait
dans l'exercice du plus important de nos droits que des
occasions de délits et de crimes, comme au commence-
ment de la Révolution on ne voulait voir que fanatisme
dans la religion et despotisme dans le pouvoir...
a J'admettrai un moment, avec le ministère, que la li-
berté de la presse soit dangereuse, considérée d'une ma-
nière générale ; s'ensuivrait-il qu'il faudrait en confier le
privilège au ministère de la police? et la police doit-elle
absolument se substituer à toutes les libertés publiques?
S' ensuivrait-il, comme on nous le dit sans cesse, que les
Français ont encore trop de passions pour qu'ils puissent .
jouir des droits que leur reconnaît la Constitution ? Les
ministres ne sont-ils pas des Français? De quels pays
lointains les a-t-on fait venir afin qu'ils soient étrangers
aux passions qui soi-disant nous agitent? Leurs amis,
leurs commis, leurs partisans, ne sont-ils pas des Fran-
çais ? Pourquoi la sagesse serait-elle dans tout ce qui
participe au pouvoir, tandis que la nation en serait privée;
dans tout ce qui est payé, et non dans la partie qui
paye?...
« lia liberté de la presse est bonne surtout contre le
ministère, en attendant qu'il sache la rendre bonne même
pour lui. Si vous la lui confiez, vous n'obtiendrez jamais
la plus belle, la plus désirable condition du gouvernement
représentatif: le pouvoir forcé d'appeler les talents à son
secours, et' les supériorités morales s'unissant aux supé-
SECONDE RESTAURATION 159
riorités politiques pour défendre Tordre établi. Si ce n'est
pas cela que demande l'esprit du siècle, remettez à des
tribunaux de police correctionnelle le soin de peser les
talents, de placer les supériorités morales sur le banc
des prostituées et des escrocs ; dégradez la spiritualité de
l'homme, mais n'oubliez jamais qu'on n'aurait osé ni le
faire ni le dire en France quand il n'y avait pas de tri-
bune, quand la liberté de la presse n'avait pas été pro-
clamée. »
— '« Nous avons entendu des députés affirmer que la
liberté de la presse n'était pas nécessaire au maintien
de la liberté publique, parce qu'eux, députés, suffisent
pour éclairer le ministère et faire reculer le despotisme.
En vérité, c'est surtout pour tourner en ridicule une
pareille présomption que la liberté de la presse serait in-
dispensable. On a souvent reproché aux rois d'être sen-
sibles à la flatterie ; mais on n'a pas assez remarqué que
le pouvoir démocratique est bien plus faible à cet égard
que le pouvoir royal, car il n'attend pas les éloges, il se
les prodigue lui-même, et quelques hommes, députés à la
majorité de quelques voix, fractions à peine connues
d'une assemblée de deux cent cinquante membres, se
vantent à la tribune d'être capables de défendre les droits
et les intérêts d'une nation de vingt-six millions d'indi-
vidus contre un ministère qui ne craindrait plus que
leur résistance ! x>
Cependant la liberté de la presse s'était frayé de nou-
velles voies. La nécessité avait fait découvrir, entre les
journaux esclaves et les brochures libres, une forme
intermédiaire qui. avait toute la liberté des brochures et
presque tous les avantages des journaux. Ce furent
d'abord des sortes de revues qui, composées de plus de
vingt feuilles, se trouvaient ainsi exemptes de la censure^
160 HISTOIRE
Tels étaient la Minerve et le Conservateur, qui s'empa-
rèrent vivement de l'opinion publique et exercèrent une
grande influence.
Mais ces recueils étaient, en réalité, des livres plutôt que
des journaux, et c'était aux journaux qu'il s'agissait de
suppléer. Quelques écrivains imaginèrent donc une forme
plus portative, d'une circulation plus facile, des petites
feuilles qui , paraissant à des époques indéterminées ,
échappaient ainsi aux atteintes du fisc et de la censure.
Chaque semaine en voyait naître quelque nouvelle, qui
souvent, à la vérité, mourait la semaine suivante ; mais
c'était cette presse semi-périodique ces journaux marrons,
comme les baptisa un député, qui menaient la bataille,
livrant au cabinet un assaut continuel.
Le ministère essaya d'abord de se défendre par les mê-
mes armes, et on le vit multiplier pour sa défense les
publications analogues.Mais, dans ce genre de luttes, Tin-
térêt, la faveur, ne sont-ils pas toujours pour les assail-
lants? Quand donc le ministère vit le peu de succès de ces
contre-batteries, il songea à trouver quelque autre
moyen d'avoir raison de ces terribles adversaires. Il es-
saya d-établir la périodicité de cette presse de contre-
bande, et de l'assujettir ainsi à l'action du fisc. La ques-
tion fut posée à la Chambre des députés, mais elle y
rencontra une vive opposition. « La Chambre des députés,
dit M. de La Bourdonnaye, déjà si affaiblie par la servitude
des journaux, ne conspirera pas contre elle-même, en li-
vrant au ministère le seul genre d'écrits qui puisse encore
soutenir l'opinion pendant l'intervalle des sessions. » La
proposition fut retirée. Portée devant les tribunaux, la
question y fut également tranchée en faveur de la presse.
Le ministère se résolut alors à essayer de la répression,
et à demander secours à la justice contre la contagion
SECONDE RESTAURATION 16!
des mauvaises doctrines. On vit donc les procès succéder
aux procès ; mais la presse soutint courageusement la
lutte, appuyée par Topinion publique, et aidée matériel-
lement par la Société des amis de la presse^ association
composée des hommes les plus notables du parti libéral^
qui s'était formée dans le but d'obtenir le rapport des
lois d'exception sur la presse et sur la liberté individuelle,
et de se rendre solidaire, par voie de souscriptions, des
condamnations pécuniaires encourues par les écrivains.
Bref, après quatre années de lutte, ce fut la liberté qui
l'emporta. Cédant à la pression de l'opinion publique, le
gouvernement se résolut à donner à la liberté de la presse
une institution définitive. Il fit étudier la question par les
hommes les plus compétents, et de cette étude sortirent
les lois demeurées célèbres sous le nom de lois de 1819,
et si souvent réclamées depuis.
La plupart des lois rendues sur la presse, en France ou
ailleurs, ont été ou des actes de répression, légitime ou
illégitime, contre la liberté, ou des conquêtes de telle ou
telle garantie spéciale de la liberté, successivement arra-
chées au pouvoir à mesure que se manifestaient la néces^
site et la possibilité de les obtenir. L'histoire législative
de la presse en Angleterre est une série d*alternatives et
de dispositions de ce genre.
Les lois de 1819 eurent un tout autre caractère. C'était
une législation complète, conçue d'ensemble et par
avance, conformément à certains principes généraux,
définissant à tous leurs degrés les délits ou les peines,
réglant toutes les conditions comme les formes de l'in-
struction, et destinée à garantir et à fonder la liberté
de la presse aussi bien qu'à défendre de ses écarts
l'ordre et le pouvoir.
Trois projets de loi furent simultanément présentés le
il
im HISTOIRE
22 mars, par le garde des sceaux, M. de Serre, dont le
nom demeurera éternellement attaché à ce glorieux épi-
sode de Phistoire de nos libertés.
Les considérations qui avaient dominé les deux pre-
miers projets étaient :
1" Que l'exercice de la presse est un droit social, dont
la Charte, en en proclament l'existence, a fait un droit
constitutionnel que les lois n'avaient plus qu'à sup-
poser ;
2"" Qu'il ne peut point exister de législation spéciale qui
r^le ce droit ;
y Qu'en assimilant la presse à tout autre instrument,
la loi devait se borner à réprimer les abus qui pourraient
en résulter.
Ce point de départ bien fixé , il ne s'agissait plus que de
chercher, dans les lois pénales ordinaires, les crimes et les
délits . auxquels la presse pouvait servir d'instrument,
pour lui en appliquer les pénalités ; de là la classification
adoptée dans les quatre chapitres qui composaient le
premier projet.
Après avoir ainsi assuré la punition de tous les actes
criminels qui peuvent être commis par la voie de la presse
et fondé les garanties que réclame l'ordre social, il fallait
donner aux citoyens des gages de sécurité. On sentit qu'il
n'en pouvait exister que dans la franchise des poursuites,
dans l'indépendance et l'impartialité du jugement. De là
les conditions imposées par le second projet de loi pour
les procédures, et l'introduction du jury dans le juge-
ment de tous les délits, résultant de la presse, qui inté-
ressent la société.
Ces règles générales s'appliquaient naturellement aux
journaux comme aux autres écrits ; mais , tout en re-
connaissant que sans la liberté des journaux la liberté
de la presse serait incomplète) le projet da loi voyait en
SECONDE RESTATHATlOrc 165
eux des publications d'une nature particulière, qui exi-
geaient des garanties spéciales.
Du reste, Texposé des motifs qui accompagna la pré-
sentation de ces lois, était empreint d'une grande fran-
chise et d'une grande libéralité; c était la première fois
que la tribune française entendait un ministre de la cou-
ronne tenir un pareil langage. Nous citerons quelques
passages de ce remarquable travail, auquel, parait-il, la
Société des amis de la presse n'aurait pas été étrangère ;
on jugera, par ces courts extraits, du chemin qu'avaient
fait les idées libérales en trois années.
Le premier projet, intitulé/)^ la Hépression descriines et délits corn-
mil par la voie de la presse^ au tout antre moyen de publication, re-
pofe sur un principe fort simple, ou plutôt sur un fait : c'est que la
presse, dont on peut se servir comme d'un instrument pour commet-
tre un crime ou un délit, ne donne lieu cependant à la création d^aucun
crime ou délit particulier et nouveau. De même, en effet, que Tinven-
tion de la poudre a fourni aux hommes de nouveaux moyens de com-
meUre le meurtre, sans créer pour cela un crime nouveau à inscrire
dans les lois pénales, de même l'invention de Timprimerie n'a rien fait
de plus que leur procurer un nouvel instrument de sédition, de diffa-
matkm, d'injure, et d'autres délits de tout temps connus et réprimés
par les lois. Ce qui rend une action punissable, c'est l'intention de son
auteur, et le mal qu'il a fait ou voulu faire à un individu ou à la so-
délé ; qu'importe que, pour accomplir cette intention et causer ce mal,
il ait employé tel ou tel moyen ? La prévoyance des lois pénales attein-
drait le crime quand même l'instrument mis en usage par le coupable
aurait été jusqu'alors complètement ignoré.
De ce fait, qui est évident par lui-même, découle une conséquence
également évidente : c'est qu'il n'y a pas lieu à instituer pour la presse
une législation pénale et distincte. Le Code pénal contient l'énumération
et la définition de tous les actes reconnus nuisibles à la société, et
partant punissables ; que l'un de ces actes ait été commis ou tenté par
la voie de la presse, l'auteur doit être puni à raison du fait ou de la
tentative, sans que la nature de l'instrument qu'il a employé soit, pour
lui ni contre lui, d'aucune considération. En d'autres termes, il n'ya
point de délit particulier de la presse ; mais quiconque fait usage de la
164 HISTOIRE
presse est responsable, selon la loi commune, de tous les actes aux-
quels elle peut s'appliquer.
Ramenée ainsi dans le domaine de la législation générale, la ques-
tion devient simple, et le projet de loi s'explique, en quelque sorte, de
lui-même. De quoi s'agit-il, en effet? Ce n'est plus de dresser Tinventaire
de toutes lés pensées humaines, pour rechercher et déclarer d'ayance
lesquelles, en se manifestant, seront réputées coupables. Il s*agit uni-
quement de recueillir dans les lois pénales les actes déjà incriminés aux-
quels la presse peut servir d'instrument, et d'appliquer à ces actes,
lorsqu'ils auront été commis ou tentés par cette voie, la pénalité qui leur
convient .' Et comme la presse n'est pas le seul instrument par lequel de tels
actes puissent avoir lieu, elle ne sera pas même, sous ce point de vue,
l'objet d'une législation particulière ; on lui assimilera tous les autres
moyens de publication par lesquels un homme peut agir sur l'esprit
des hommes : car, ici encore, c'est dans le fait de la pubhcation, et
non dans le moyen, que réside le délit.
Ainsi, deux principes sont le fondement et comme le point de départ
du projet de loi : par l'un, la presse est considérée, non comme Ja
source d'un genre de délits particuliers, mais comme un instrument de
déUts prévus par le droit commun; par l'autre, tous les moyens de
publication sont assimilés à la presse, comme pouvant également servir
à des intentions coupables et produire des résultats dangereux.
Le principe posé, il restait à savoir quels étaient les
crimes et délits dont la presse ou tout autre moyen de
publication pouvait devenir l'instrument, et le projet de
loi les rangeait sous quatre titres : 1° la provocation pu-
blique aux crimes ou délits; 2* les offenses publiques
envers la personne du roi ; S"" les attaques à la morale
publique et aux bonnes mœurs 4** la diffamation et Tin-
juré publique.
Ce mot de diffamation était nouveau dans la législation ;
il remplaçait le mot de calomnie^ et mettait heureusement
fin à une discordance souvent fâcheuse entre la loi el
l'opinion, entre le droit et le fait. Le mot de calomnie^ en
effet, dans son sens vulgaire, implique la fausseté des
faits allégués. Mais tous les législateurs avaient senti
qu'il était impossible d'autoriser toul individu à publier
SECONDE RESTAURATION 165
sur le compte d'un autre des faits, même vrais, dont la
publicité causerait à ce dernier un dommage réel; ils
avaient donc attribué au mot calomnie un sens légal autre
que son sens naturel, en déclarant que quiconque ne
pourrait fournir, par un acte authentique, la preuve
légale des faits par lui articulés, serait réputé calom-
niateur.
Mais en même temps que la nouvelle législation pro-
tégeait ainsi l'honneur des citoyens contre toute imputa-
tion diffamatoire, elle autorisait le prévenu à faire la
preuve des faits allégués dans le cas où l'imputation
s'adressait aux dépositaires ou aux agents de l'autorité
en ce qui concernait les actes ou les faits de leur admi-
nistration. « La vie privée des fonctionnaires, disait à ce
sujet le garde des sceaux, n'appartient, comme celle des
autres citoyens, qu'à eux-mêmes; leur vie publique ap-
partient à tous : c'est le droit, c'est souvent le devoir de
chacun de leurs concitoyens de leur reprocher publique-
ment leurs torts ou leurs fautes publiques. L'admission
à la preuve est alors indispensable. »
Dans les dispositions communes du chapitre dernier,
le législateur indiquait les circonstances exceptionnelles
d'immunité pour la liberté de la tribune politique et la
défense des parties devant les tribunaux.
La seconde loi, qui était comme un chapitre de la pré-
cédente, organisait la procédure à suivre pour la répres-
sion des crimes et délits de la presse, qu'elle confiait, à
quelques exceptions près, à la justice du pays. Elle avait
à fixer des points alors fort controversés : celui de Tépo-
que où la saisie d'un écrit incriminé pourrait avoir lieu,
celui de la compétence, celui de la juridiction. Voici en
quels termes s'en exprimait le garde des sceaux :
Quelque soin qu'apporte la loi pénale, soit à protéger les intérêts
166 HISTOIRE
publics et privés, en réprimant la licence des publications, soit à pré-
server la libre manifestation de la pensée contre Tabusde la répression,
elle ne saurait atteindre ce double but qu'autant qu'une autre loi, dictée
par le même esprit, offrira à tous sûreté dans la poursuite, impartialité
dans le jugement.
Il faut même le reconnaître, c'est surtout dans cette dernière loi que
^ordre et la liberté, inséparables intérêts, doivent trouver leurs plus
fermes garanties. Les dispositions pénales les plus imparfaites sont, à
un certain point, corrigées dans leurs effets par la franchise de la pro-
cédure, rindépendance du jugement; les meilleures seraioit vaines
sans ces deux conditions.
Ces vérités évidentes donnent une haute importance à tous les arti-
cles du second projet que nous vous présentons.
Un premier point est à régler : Par qui et sous quelles conditions
s'exercera la poursuite?
Toutes les fois qu'il s'agit de provocation au crime ou au délit, d'of-
fense à la personne sacrée du roi ou aux membres de son auguste
famille, d'outrages à la morale publique ou aux bonnes mœurs, comme
c'est alors la société qui est attaquée, le ministère public doit agir d'of-
fice, sans autre direction que celle de ses supérieurs hiérarchiques.
Dans les autres cas, rhitérèt de la liberté a paru commander des mo-
difications...
La plainte portée, la loi doit décider la question de savoir si l'ouvrage
qu'elle accuse pourra ou non être saisi avant le jugement ; les opinions
se partagent sur cette question...
Après avoir balancé ces deux systèmes, les ministres du roi se sont
décidés à vous proposer la saisie avant le jugement. Les raisons de ce
dernier système nous paraissent surtout mieux fondées dans nos mœurs;
et, en y réfléchissant, les amis les plus éclairés de la liberté de la
presse penseront peut-être que, dans son intérêt même, il importe de
rassurer, par de telles précautions, cette portion aussi nombreuse qu'es-
timable de la société qu'effrayent encore parmi nous le mouvement actuel
de cette liberté, ses excès, et de trop affligeants souvenirs.
Cependant, cette partie de notre législation recevra une importante
améhoration. La saisie ne se fera plus après le dépôt seulement ; elle ne
précédera plus la publication, elle ne pourra que la suivre, et le public,
qui connaîtra l'ouvrage, pourra, dans son principe même, juger l'ac-
tion intentée...
Le règlement de la compétence présente de sérieuses difficultés.
Sera-ce seulement au lieu où l'ouvrage ou le journal a été imprimé,
déposé, publié, que la poursuite sera intentée ? Sera-ce, au contraire.
SECONDE RESTAURATION 167
partout où l'ouvrage ou le journal a pu parvenir, que l'auteur, Téditeur,
le journaliste, seront tenus de comparaître? Le projet de loi a cherché,
pour ces questions, la solution qui a paru concilier le mieux tous les
intérêts.
Si le dépôt a été opéré, la partie publicfue ne pourra introduire sa
poursuite que devant le juge du lieu du dépôt.
Dans le cas où c'est la partie civile qui poursuit elle-même, elle
pourra, supposé que la publication ait été opérée dans les lieux qu'elle
habite, y poursuivre les auteurs de cette publication.
La question de savoir par qui seront jugés les délits dont vous allez
régler la poursuite est bien plus grave encore ; mais elle est aussi, nous
le croyons du moins, de toutes la plus éclaircie. Tout a été dit et bien
dit -pour et contre à cette tribune. Le ministère, en vous proposant le
jury, ne cède pas moins à sa propre conviction qu'à l'opinion publique,
et croit servir la liberté de la presse autant que favoriser la répression
de ses abus. Il est convaincu que le jury est désormais le seul protecteur
efficace des intérêts que pourrait menacer la licence des piiblications.
n va plus loin : il a la confiance que le jury rassurera les plus timides
par la juste sévérité de ses décisions.
Et dans la discussion, répondant aux objections des
adversaires de cette institution, M. de Serre disait :
On craint que le jury ne manque de lumières. C'est pourtant parmi
les citoyens les plus éclairés, les plus recommandablesdu département,
que sont choisis les jurés, et au nombre des matières qui leur sont déjà
soumises il en est de plus difficiles, de plus épineuses, que celles dont
il s*agit. Les délits politiques commis par voie de publication sont, au
contraire, ceux que les jurés peuvent le mieux apprécier. A qui s^adres-
sent, en effet, les écrivains punissables? Sur quels esprits veulent-ils
faire impression? N'est-ce pas sur le public, sur ce même public pré-
cisément d'où le jury est- tiré? Qui donc mieux que le jury pourra juger
si l'impression qui constituerait le crime a été cherchée ou produite,
et si, par conséquent, la publication déférée à la justice a réellement
le caractère de la provocation ou de la diffamation?
Mais, ajoutait M. de Serre, ce qu'il faut surtout chercher, dans le
jugement des délits politiques, c'est une impartialité et une indépen-
dance telles que chacun les demanderait pour soi-même, s'il devait
être accusé et jugé sur une accusation portée contre lui par le pouvoir.
Sur ce point, le gouvernement peut se rendre justice à lui-même et
doit la rendre à la magistrature française ; mais la conviction du gou-
168 HISTOIRE
vernement n*est pas tout en pareil cas, et il faut que le public la par-
tage. Or, le public est-il pleinement convaincu qu'un juge du tribunal
correctionnel, qu'un conseiller même de cour royale, malgré son
inamovibilité, n'aient rien à espérer du gouvernement ni rien à craindre?
Et s'il conserve des doutes à cet égard, quelque peu fondés que soient
ses soupçons, n*a]téreront-ils pas cette confiance dans la parfaite indé-
pendance et la parfaite impartialité du juge, confiance qui doit être
inaccessible à la plus légère atteinte ?...
Quant à l'esprit de parti, mallieureusement personne n'est à l'abri
de son action, et, si vous ne pouvez y soustraire absolument les jurés,
ce privilège qui leur est refusé ne sera pas accordé davantage aux ma-
gistrats... Mais, du moins, si Ton n'évite pas toujours un jury partial,
il n'en résulte que le mallieur d'un mauvais jugement. Au contraire,
si Tesprit de parti s'est introduit dans une compagnie, dans un tribu-
nal, on ne peut l'en bannir ; les juges inamovibles sont des juges né-
cessaires : la règle du jugement se trouve alors faussée, elle est faassée
pour toujours et pour toutes^les affaires. Considération nécessaire, con-
sidération décisive en faveur du jury!
Disons enfin que la liberté provisoire sous caution était
accordée au prévenu, et que l'action publique se prescri-
vait pour six mois seulement.
Le troisième projet, relatif à la publication des jour-
naux, organisait un système de garanties inspiré par un
esprit véritablement libéral. La presse périodique poli-
tique était soumise à des formalités qui n'enlevaient rien
à la liberté de faire le bien, mais qui fournissaient au pou-
voir des garanties contre la liberté de mal faire. Les pro-
priétaires des journaux politiques devraient : V fournir
un cautionnement plus ou moins élevé, suivant les lieux
et les intervalles de leur publication; 2** avertir l'autorité
de la création du journal par une déclaration dont les
conditions et la nature étaient déterminées ; 3*" être édi-
teurs responsables du journal, tenus, en outre, d'en dépo-
ser un exemplaire signé en minute entre les mains de
l'administration.
SECONDE RESTAURATION 169
L'exposé des motifs de ce troisième projet, sur lequel
je crois devoir insister un peu plus, présentait le même
caractère de franchise que celui des deux précédents.
Les journaux, disait le garde des sceaux, publication d*une nature
toute particulière, devaient être soumis à une législation spéciale. Un
journal est une véritable tribune, d'où l'écrivain peut parler à des mil-
liers d'abonnés ou de souscripteurs, et ses feuilles, rapidement répan-
dues, ont déjà parcouru tout le royaume et sont dans toutes les mains
avant que le magistrat chargé de veiller à la tranquillité publique ait
pu reconnaître si elles ne renferment rien qui la compromette. Rivales
des tribunes législatives, ces feuilles, en répétant les discours des ora-
teurs publics, leur donnent toute leur puissance; mais aussi, trop
souvent, elles les altèrent et les dénaturent.
L'auteur d'un journal, dans l'état actuel de la société, remplit donc
une véritable fonction, il exerce un véritable pouvoir; et la société a
droit de s'assurer que cette fonction sera fidèlement remplie, que ce
pouvoir ne sera pas dirigé contre elle ou contre ses membres.
Mais, d'un autre côté, la publicité, cette âme, cet élément des gou-
vernements représentatifs, la publicité n'existerait pas tout entière, la
liberté de la presse serait évidemment incomplète sans la liberté des
journaux. Les garanties de la société doivent donc être telles qu'elles
ne portent aucune atteinte à la liberté du journal une fois établi ; telles
encore qu'en remplissant les conditions imposées, nul ne soit exclu
du droit d'élever un journal; enfin, ces conditions elles-mêmes doivent
être assez modérées pour qu'il s'établisse facilement un nombre de .
journaux suffisant pour créer la grande publicité. '
Les garanties demandées par le projet de loi sont la déclaration de
deux éditeurs responsables et un cautionnement en rentes. Ces garan-
ties sont si naturellement indiquées, qu'il n'est pas besoin de les mo-
tiver.
En présentant à la chambre des pairs le projet adopté
par la chambre des députés, M. de Serre considérait les
journaux sous un double aspect.
A litre d'écrits ordinaires, les gazettes et les écrits périodiques ont
droit à tous les avantages de la liberté de la presse, les lois qui la main-
tiennent sont les seules qui leur soient applicables, leur condition ne
sort pas du droit commun ; seulement, comme la règle la plus juste, en
170 niSTOIRE
équité et en jurisprudence, est que la gravité des peines soit propor-
tionnée aux délits et à leurs conséquences, on laisse aux tribunaux la
faculté de doubler les amendes, en cas d'une condamnation infligée aux
auteurs de ces sortes d écrits. Voilà la seule spécialité qui leur soit ap-
pliquée sous ce rapport. Mais si les journaux, pris séparément, ne sont
en effet que des productions ordinaires de la presse, il n*en est point
ainsi de rétablissement d'un journnl ou d'un recueil périodique : le
premier droit est celui de faire un acte particulier; le second, celui de
fonder une entreprise publique et politique. L'objet est de répandre
continuellement, et partout à la fois, des nouvelles, des réflexions,
des opinions, dont l'effet, déterminé par ce caractère de continuité et
de rapidité dans la propagation, peut avoir sur les esprits et sur Fétat
de la société Tinfluence la plus importante et la plus funeste. Or, cette
influence politique qui résulte d'un établissement public, est-il donc un
seul citoyen autorisé à la revendiquer comme son droit naturel? Ce
droit n'appartient-il pas à la société tout entière? N'est-ce pas d*elle
seulement que peut le tenir le particulier qui Texerce, et, avant de
raccorder, la société ne peut-elle, par l'organe de la loi, qui est son
interprète, déterminer certaines conditions qui lui répondent qu'on
n'en abusera pas contre elle?
Lorsque la loi autorise une influence politique quelconque, directe
ou indirecte, les précautions qu'elle prend contre l'abus de cette in-
fluence tendent avant tout à le prévenir. Sous ce rapport, l'intérêt que
l'éditeur d'un journal aura au maintien de la tranquillité publique est
le meilleur gage qu'il exercera sans inconvénient une profession qui
peut lui donner tant de facilités pour troubler Tordre social. Le cau-
tionnement exigé de lui est à la fois la preuve de cet intérêt et la ga-
rantie de sa conduite. Ce cautionnement n'est donc pas une mesure de
prévention, mais de précaution ; il est, dans les mains de la société, non
pas un nantissement, mais le gage et la preuve de la situation sociale
du journaliste. Si la loi affecte particulièrement les fonds du caution-
nement à l'acquittement des condamnations que pourront encourir les
journalistes, cette disposition est un accessoire du cautionnement, mais
n'en est pas le principe... Les journaux sont un besoin de la société ac-
tuelle ; ils sont un des éléments indispensables du gouvernement repré-
sentatif, et c'est pour cela qu'il importe d'élever ces mêmes journaux,
et de les garantir eux-mêmes de leurs propres excès, en ne les plaçant
que dans des mains qui offrent une responsabilité réelle.
Dans le rapport fait au nom de la commission centrale
des députés, la même distinction entre les journaux con-
SECONDE RESTAURATION 17i
sidérés comme production ordinaire de la presse el
comme entreprise publique se trouve également établie.
Le mélange de servitude et de liberté qui était appliqué aux écrits
périodiques, le régime incertain et douteux sous lequel ils étaient tenus
depuis 18U, offraient plus de dangers que de motifs de sécurité. La loi
nouvelle est destinée à donner la liberté de la presse avec ses avantages
et ses inconvénients; les premiers surpassent de beaucoup les seconds,
et quand Topinion publique, si longtemps comprimée, n'aurait pas fait
une nécessité de Tordre de chose dans lequel on se trouvera placé à
Tavenir, le besoin du gouvernement représentatif l'aurait imposée...
La mission honorable qui attend les journalistes est de faire ressor-
tir instruction de toutes parts ; de porter les lumières dans les esprits
et la modération dans les cœurs; d'inspirer rattachement à la liberté
et le respect pour Tautorité légitime; de répandre, de disperser
jusque dans les hameaux, les connaissances pratiques qui servent à
employer utilement la vie ; de s'interposer entre le gouvernement et
les gouvernés, comme les truchements impartiaux de leurs vœux et de
eurs besoins réciproques : car, du moment que les discussions publi-
ques des lois sont introduites dans un État, elles passent des assem-
blées qui délibèrent à toutes les classes de la société, elles portent
parmi les plus importantes, comme parmi les plus éclairées, Thabitude
de raisonner r obéissance.
Telle est, à l'avis du rapporteur, la tâche que les journaux ont ii
remplir. Mais il ne faut point se dissimuler que ce qu'on a le droit
d^espérer n'est pas toujours obtenu ; il faut reconnaître qu'en rendant
la liberté aux feuilles publiques, Ton réarme une grande puissance,
plus énergique dans le mal que dans le bien, parce qu'il est plus facile
d^agiter les hommes que de les éclairer. Il a donc fallu demander aux
publicateurs de ces écrits des garanties spéciales de leur bonne direc-
tion; il a fallu que ces garanties pussent concilier les intérêts de la so-
ciété, ceux de la sûreté pubhque, avec Faction libre de la presse.
A la Chambre des pairs, le rapporteur, M. de Lally-
ToUendal, s'éleva^aux plus hautes considérations politi-
ques, en traitant de la liberté de la presse ; il commençait
par établir cinq propositions fondamentales, dont il expri-
mait la formule en ces termes :
Point de gouvernement représentatif qui n'ait pour objet et pour
fondement la liberté publique et individuelle.
472 HISTOIRE
Point de liberté publique ni individuelle sans la liberté de la
presse.
Point de liberté de la presse sans la liberté des journaux.
Point de liberté, ni de la presse, ni des journaux, partout où les
délits de la presse et des journaux sont jugés sans Tintervention
d'un jury.
EnGn, point de liberté d'aucun genre, si à côté d'elle n'est une
loi qui en garantisse la jouissance par cela même qu'elle en réprime
les abus.
L'orateur, après avoir loué le gouvernement d'avoir
mis en action ces principes immuables par la présenta-
tion des trois lois relatives à la presse, convenait que, sous
un certain rapport, les journaux appelaient des règles
particulières et spéciales : le cautionnement avait paru à
la commission une garantie à la fois nécessaire et suffi-
sante de la conduite politique des journalistes.
Chose étrange ! ces trois projets, qui faisaient faire un
si grand pas à la liberté, furent vivement attaqués, dans
la presse et à la Chambre, par léparti libéral, qui, d'ail-
leurs, repoussait absolument toute législation spéciale sur
la presse.
Toutes les lois sur la liberté de la presse, disait /a Jlfmer*^, de-
vraient être intitulées lois contre la liberté de la pressa : elles ont
moins pour objet de prévenir l'abus que de tyraimiser l'usage. La presse
est un mode d'écriture; l'écriture, c'est la parole; la parole, c'est la
pensée; la pensée, c'est Tbomme même. Que signifie donc une loi sur
la pensée, sur l'écriture et sur la presse ? Avons-nous un code sur la
liberté des pieds et des mains? Cependant la main peut devenir l'in-
strument d'un crime ; et si ia presse peut devenir l'instrument d'un
délit, le législateur doit prévoir et punir ce délit. Mais alors ce n'est
pas une loi sur la presse» c'est une loi contre les attentats que Ton
peut commettre au moyen de cet instrument. L'état social serait im-
praticable si le pouvoir législatif pouvait préciser la liberté ; son unique
devoir est de définir et de prévoir la licence. Dire ce qui est défendu,
c'est proclamer ce qui est permis.
SECONDE RESTAURATION 173
C*esl ce que répétait, plus tard, d'une manière plus ab-
solue encore, le duc de Broglie, dans un mémorable
rapport :
Il n*y a point de loi à faire sur la liberté de la presse, parce que
cette liberté existe par elle-même, et qu'aucune loi, d'ailleurs, ne
possède la vertu de créer et de mettre en activité la liberté.
U n'y a point de loi à faire sur les délits de presse, parce que ces
délits n'existent pas, du moins comme délits d'une nature particulière,
parce que le législateur ne doit point multiplier les qualifications sans
raison, ni constituer des distinctions là où la nature n'en avait pas mis
avant lui.
Les lois nouvelles étaient dénoncées à Topinion publi-
que par certains journaux comme « un nouvel et terrible
assaut que le ministère livrait au boulevard des libertés
publiques »; comme « le dernier effort du despotisme
aux abois, comme une insulte faite au bon sens du public
et à la dignité des Chambres » ; comme « une combinaison
perfide pour imposer à la presse un esclavage plus géné-
ral et plus absolu. »
A la Chambre, les chefs du parti libéral des Cent-Jours,
avec plus de malice parlementaire que d'esprit politique,
les assaillirent de critiques et d'amendements, mêlés ça
et là de compliments, chargés à leur tour de restrictions.
— « Eh quoi! répondait M. de Serre, avec un accent in-
digné, on veut vous faire regarder ces lois comme très-
restrictives, si ce n'est comme destructives, de la liberté
delà presse ! J'ose dire, au contraire, qu'elle la fonderont.»
— « Elles l'avaient si bien fondée, en effet, ajoute M. Du-
vergier de Hauranne, que, depuis quarante ans, les enne-
mis de la liberté de la presse se sont constamment appli-
qués à les détruire, soit par la législation, soit par la
jurisprudence, et que le peu qu'il en reste fait encore
notre force. Certes, à l'époque où on les votait, personne
ne pouvait prévoir les temps qui ont suivi, et, au lieu de
J7l IIISTOIHE
croire que la France reviendrait sur ses pas, on devait
espérer qu'elle s'avancerait de plus en plus dans les voies
de la liberté. »
Quoi qu'il en soit, on a justement reproché au parti
libéral, dans cette occasion et dans quelques autres, de
trop céder à la routine, de montrer trop de complaisance
pour les préjugés et les passions de parti.
Cependant la discussion de ces lois importantes, desti-
nées à donner à la presse française une institution défi-
nitive, répondit dignement à leur conception. Malheureu-
sement, nous ne pouvons songer à la suivre dans toutes
ses phases ; pressé par l'espace, nous devons nous borner
à analyser les débats sur le projet relatif à la publication
des journaux.
Bien que la commission en eût proposé Tadoption, il
rencontra, du côté gauche de la Chambre, une opposition
plus vive encore que les précédentes.
Daunou dénonça tous les articles du projet de loi qui
astreignaient les journaux à fournir des garanties à la
société comme violateurs du texte et de l'esprit de la
Charte, et s'éleva particulièrement contre les cautionne-
ments.
Benjamin Constant, qui, dans la discussion générale,
avait rendu hommage aux principes de la nouvelle légis-
lation, attaqua le projet relatif aux journaux comme vi*
cieux dans son principe et funeste dans ses conséquences.
Inscrit contre le projet, avait dit tout d'abord le célèbre publiciste, je
reconnais pourtant que son premier principe est digne d^approbation.
Avec des amendements nombreux, il sera possible de développer le bien
dont il contient le germe. Il repose sur une maxime profondément vraie»
éminemment salutaire, celle que la presse n'est qu'un instrument qui
ne donne lieu ni à la création ni à la définition d'aucun crime ou délit
particulier ou nouveau. Celte déclaration franche et loyale est un pas
immense dans la carrière des idées saines et véritablement constitution-
nelles. La presse» déclarée un simple instrument, perd aux yeux du
SECONDE RESTAURATION 175
gouTernemeiit le caractère d'hostilité spécial qui a suggéré à tous les
gouTemements tant de fausses mesures ; elle perd aussi aux yeux des
amis trop ombrageux de la liberté ce titre chimérique à une inyiola-
bilité exagérée que réclamaient pour elle, à des époques terribles, des
hommes qui voulaient en abuser. Elle redevient ce qu'elle doit être,
un moyen de plus d'exercer une faculté naturelle, moyen semblable à
tous ceux de divers genres dont les hommes disposent, et qui doit, de
même que tous les autres, être libre dans son exercice légitime, et ré-
primé seulement dans les délits qu'il peut entraîner...
Dés que la presse est un instrument, elle doit rentrer dans le droit
commun. Or, le droit commun ne veut point que celui qui se sert
d*nn instrument donne caution qu'il n'en abusera pas. Sous ce rapport,
la loi serait donc une loi d'exception. De plus, elle viole l'article 8 de
la Charte, qui interdit formellement toutes les lois préventives, relati-
vement à la presse, et qui ne permet que les lois répressives ; or, un
cautionnement anticipé n^est certainement pas une mesure de répres-
sion. D'ailleurs, en partant de là, il faudrait demander des garanties et
des cautionnements pour toutes les professions ; car il n'en est pas une
dont Tabus ne puisse conduire à des délits, et même à des crimes.
Enfin, on a toujours vu que ce système de prévenir les délits, au lieu
de les punir, ne servait qu'à enchaîner les innocents, sous prétexte
qu'ils pourraient bien devenir coupables. Il faut donc en revenir à pro-
téger franchement la liberté, et on ne peut le faire que par des lois
constitutionnelles.
Il se trouvait dans la loi un article qui paraissait à
Benjamin Constant plus étrange que tous les autres, et
qu'il attaque tout particulièrement. C'est Tarticle qui as-
sujettissait au cautionnement tout journal ou écrit pério-
dique, qu'il parût à jour fixe ou irrégulièrement ; il sou-
tenait que cette mesure, dirigée contre la Minerve et au-
tres écrits à périodicité irrégulière, était inexécutable, et
qu'il serait toujours aisé de l'éluder, rien qu'en changeant
le titre de l'écrit. C'est un subterfuge auquel on recourut
souvent par la suite , et que les tribunaux durent ré*
primer.
M. Guizot, commissaire du roi, commençait par repous-
ser ces doctrines absolues, despotiques, qui ne slnquiè'
170 HISTOIRE
tent pas des réalités et qui ne souffrent point d*examen.
Telles étaient celles qu'on avait présentées pour soute-
nir qu'aucune garantie ne pouvait être demandée aux
journaux, soit qu'on les considérât comme Texercice
d'une industrie ou comme un mode de manifestation de
la pensée.
Partout où la société a reconnu le fait d'une puissance capable de lui
causer de grands dommages contre lesquels les menaces et les châti-
ments des lois pénales n* étaient pas de nature à lutter avec succès, elle
a exigé de ceux qui prenaient en main cette puissance des garanties
particulières. Ainsi, les médecins, les avocats, les notaires, sont autant
d'exemples de cette vérité. Dans les cas ordinaires, la seule prévention
que la loi se permet est la punition du coupable, pour empêcher le
retour du crime ou du délit : telle est la prévention indirecte; mais i^
a bien fallu reconnaître que dans d'autres cas cette prévention était ou
nulle ou insuffisante. On a donc cherché à s'assurer, non point de l'in-
nocence de chaque action particulière, mais de la capacité générale des
agents. La société n^a interdit formellement à personne l'usage de la
puissance qu'elle redoutait ; mais elle a imposé à quiconque voudrait
s'en servir l'obligation de remplir certaines conditions qu'elle a jugées
propres à compenser Tinsuffisance de la législation pénale. Ces condi-
tions une fois remplies, elle a laissé aux citoyens toute leur liberté. La
seule question qui reste à résoudre est une question de fait : les jour-
naux sont-ils une de ces puissances à la fois nécessaires et redoutables,
et contre lesquelles la société a besoin de garanties préalables?
L'orateur montrait combien , par la révolution d'idées
qui s'était opérée en France, l'opinion publique faisait de
progrès, et combien étaient importantes les impressions
que cette opinion pouvait recevoir.
Sous ce rapport, les journaux, par leurs communications vives,
promptes et instantanées , peuvent produire le plus grand bien ou le
plus grand mal, inspirer les plus vives craintes, répandre les illusions
les plus injustes et les plus absurdes. De là la conséquence naturelle et
irrésistible de la nécessité des garanties que demande le gouverne-
ment...
Quant au cautionnement, il n'a pas pour unique objet d'assurer le
SECONDE RESTAURATION 177
payjeihentdes amendes éventuelles; son véritable principe, son principe
légitime, réside dans qet ensemble de faits dont le résultat est d'attri-
buer aux joumsiux une puissance telle qu*on ne saurait, sans une grave
imprudence, la livrer à quiconque voudrait s*en servir.
Et onze ans après, M. Guizot, devenu ministre de Louis-
Philippe, soutenait encore la même théorie : que la ques-
tion du cautionnement était surtout une question poli-
tique.
Royer-Collard, envisageant la question sous le rapport
constitutionnel, s'efforça de prouver qu'on ne cherchait
pointa faire une loi d'exception, car tel élait l'argument
le plus fort des opposants.
En effet, soit qu'on adopte la loi, soit qu'on la rejette, il n'y a au-
cune atteinte poitée à la liberté de la publication ; et, cautionnés ou
non, les journaux contiendront toujours ce qu'on voudra y insérer, sans
qu'aucune prévention directe ou indirecte gêne les écrivains. La ques-
tion se resserre donc dans le droit individuel ; elle est civile, et non po-
litique. La solution doit en être cherchée dans la Charte. Les Français
ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions; par consé-
quent, toute loi après laquelle la libre publication subsiste ne laisse
plus rien à demander au nom de la Charte.
Puis il continuait ainsi :
Maintenant, publier des opinions et entreprendre un journal, est-ce
la même chose? Je sais bien qu'il y a publication d'opinions dans un
journal; n'y a-t-il rien de plus? Ce n'est pas là une question de
principes, c'est une question de fait ; il n'est pas besoin de raisonner,
il n'y a qu'à regarder. Pour bien savoir si un journal n'est rien de plus
qu'une publication ordinaire, demandez- vous à vous-mêmes. si on vous
apprendrait ce que c'est qu'un journal, dans le cas où vous ne le sauriez
pas, en vous disant que c'est un moyen de publier des opinions. Non,
assurément. Mais si on vous mettait sous les yeux la feuille du jour?
Vous ne comprendriez pas davantage. Mais plusieurs feuilles? Pas même
encore. H faudrait de plus vous dire que ces feuilles ont été précédées
et qu^elles seront suivies de beaucoup d'autres ; que leur publication
successive est une entreprise ; qu'il y a un entrepreneur ; que, si vous
12
178 nisfoiRs
voulez lui donner votre nom et votre adresse, avec un peu d'argent, ces
feuilles iront vous trouver chaque jour , à la même heure, au lieu que
vous indiquerez.
En effet, ce qui constitue un journal, ce n'est pas le fait de la publi-
cation isolée de chaque feuille individuelle ; ce n'est pas le fait de plu-
sieurs publications successives, c'est réntrèprise de ces publications.
Mais cette entreprise, est-ce une opinion ? Non , c'est une profeasiim.
Rendre cette entreprise publique, est-ce publier une opinion ? Non, c'est
prendre des enc^agements. Mais puisque rendre publique Tentreprise
dont il s'agit, c*est cela même qui est établir un journal, il sp'ensaft
qu'établir un journal et publier une opinion ou des opinions, ce n^est
pas la même chose. *
L'établissement d'un journal diffère de la simple publication en ce
qu'il implique nécessairement une spéculation à la fois politique et com-
merciale. Cette spéculation a pour objet de rendre l'action de la presse
continue et simultanée comme celle de la parole, et véritablement elle
atteint ce but. Vous pourriez arrêter une publication ordinaire au troi-
sième exemplaire; vous ne pourriez pas arrêter le dernier exemplaire
d'un journal. Ce dernier ne se distingue pas du premier, ou plutôt il
n'y a ni premier ni dernier. Un journal se répand tout entier à la fois,
comme la voix de Forateur frappe à la fois tout son auditoire. Gomme
celle-ci, il est insaisissable. Voilà le caractère propre et spécial des jooi^
naux. C'est par cette action continue et simultanée que leur énergie est
si supérieure à celle de la simple publication, et c'est pourquoi on
n'abuse point de la métaphore quand on dit qu'un journal politique est
une tribune; le fait est exactement exprimé.
L'orateur réfutait successivement les objections qui ten •
daient à présenter la loi comme une loi d'exception, et
celles qui faisaient craindre que le nombre des journaux
ne fût pas assez grand pour les besoins politiques de la
nation. Sur le premier point, il démontrait que, parla
nature des choses, un journal était autre chose qu'une
publication ordinaire, el il en tirait la preuve de ce que la
liberté des journaux avait pu être suspendue quand la li-
berté des publications ne l'était pas. Sous un autre rap*
port, un journal est une influence politique qui^-appelle
une garantie, et la garantie politique, selon les principes
SECONDE RESTAUiaXION 179
delà Charte, ne se trouve que dans une certaine situation
sociale déterminée par la propriété ou par son éc[uivatent :
voilà le principe du cautionnement. Selon l'orateur, on
avait tort de craindre que l'élévation du cautionnement
fit diminuer les journaux. Le nombre des journaux n'est
pas donné par le nombre total des lecteurs, mais par celui
des opinions dominantes et des nuances d'opinions. Toute
opinion qui a un certain nombre de partisans fait exister
un journal qui^ pour elle le mérite de la défendre, de lui
dire beaucoup de bien d'elle-même et beaucoup de mal des
autres opinions. Or, toute opinion capable de faire exister
un journal est capable de le cautionner, quel que soit le
taux du cautionnement.
En' résumé, les trois lois furent adoptées à une immense
majorité, après d'éloquenls débats où les opinions oppo-
sées ptirent se produire et se développer avec la plus en-
tière franchise, et l'on put croire avec le garde des sceaux,
qu'on retrouve à chaque pas dans cette discussion, que
les auteurs de ces lois avaient enfin fondé en France la
liberté de la presse... si Pergama defendi possent,
. La législation qui sortit de cette discussion mémorable
est la meilleure assurément qui ait jamais été faite sur ce
difficile sujet, et elle est aiyourd'hui encore presqu& tout
entière en vigueur.
C'avait été, dit M. Guizot, une entreprise très-difficile
en soi, comme toutes les (euvres législatives faites par
prévoyance encore plus que par nécessité, et dans les^
quelles le législateur est inspiré et gouverné par des idées
plutôt que* commandé et dirigé par des faits .
« Je ne voudrais pas affirmer, ajoute l'éminent homme
d'État, que les lois votées en 1819 sur la liberté de la
presse fussent en parfaite harmonie avec l'état des esprits
et le^ besoins de l'ordre à cette époque. Pourtant, à qua-
180 HISTOIRE
rante ans bientôt de distance, et en examinant aujour-
d'hui ces lois avec ma vieille raison, je n'hésite pas à les
regarder comme une belle œuvre législative, dans laquelle
les vrais principes de la matière étaient bien saisis, et qui,
malgré les mutilations qu'elle ne tarda pas a subir, fit faire
alors à la liberté de la presse bien entendue un progrès
dont la trac« se reprendra un jour. »
Nous donnons plus loin le texte des lois de 1819; ici
nous devons nous borner à en indiquer les principales
dispositions.
Leur caractère purement répressif laissait 5 chacun le
droit de publier sa pensée en répondant de ses écrits.
Elles déterminèrent les crimes et délits pouvant résul-
ter de l'usage de la presse , les peines à appliquer, la pro-
cédure à suivre, et les droits des citoyens en matière de
publicité.
Au régime préventif cette législation substitua, pour
les écrits périodiques, le système des garanties réelles ou
personnelles , ayant pour but d'assurer la punition des
coupables après l'accomplissement de l'acte incriminé.
La libre publication des journaux devint un droit, aux
seules conditions de faire une déclaration préalable, de
fournir un cautionnement, qui variait suivant l'impor-
tance des localités et le mode de périodicité, et isnfin de
déposer un exemplaire signé de chaque numéro. Les
éditeurs étaient responsables de tous les articles insérés,
sans préjudice de la solidarité des rédacteurs.
Les imprimeurs ne pouvaient être recherchés pour le
simple fait de l'impression ; leur responsabilité n'était en-
gagée qu'autant qu'ils avaient agi sciemment et pouvaient
être considérés comme complices.
Le jugement des crimes et délits commis par la voie de
la presse appartenait au jury ; la police correctionnelle
SECONDE RESTAURATION 181
ne devait connaître que des diffamations et injures contre
les simples particuliers.
La vérité des faits imputés à un agent de Fautorité,
quand ils étaient relatifs à l'exercice de ses fonctions,
pouvait être établie, et cette preuve déchargeait l'inculpé
de l'accusation de diffamation.
C'étaient là, évidemment les bases d'un système à la
fois libéral et répressif, du système auquel il faudra tôt ou
tard revenir.
Pour la première fois se trouve nettement formulée la
distinction entre la presse ordinaire et la presse pério-
dique. A l'une liberté complète, sous la responsabilité de
ses abus ; à l'autre, dont les moyens d'influence et d'ac-
tion sur l'opinion sont incessants et énergiques, on de-
mande des garanties contre ses écarts et ses abus.
Les journaux, dans la nouvelle législation, étaient,
sans doute, moins favorablement traités que les livres :
on leur imposait un cautionnement, un éditeur respon-
sable, les peines étaient rigoureuses; mais ils échap-
paient à l'arbitraire, la propriété était constituée, on
leur donnait des lois et des juges : c'était une conquête
immense.
A moins d'un an de là, malheureusement, l'assassinat
du duc de Berry renversait toutes les espérances fondées
sur le nouvel ordre de choses, et anéantissait du même
coup les conquêtes de ces quatre années de luttes : les
libertés publiques furent accusées de complicité et frap-
pées en même temps que l'assassin.
Dès le lendemain de la mort du prince, le gouverne-
ment fit présenter aux Chambres trois projets de lois
exceptionnelles, dont Tun, porté d'abord à la Chambre
des pairs, suspendait pendant cinq années la libre publi-
182 HISTOIRE
cation ,des journaux et écrits périodiques, qui ne pour-
raient paraître sans Tautorisation du roi, et seraient sou-
mis, jusqu'en 1825, h un tribunal de censure placé sous
la surveillance d'une commission composée de trois
pairs, de trois députés et de trois magistrats inamo-
vibles.
En demandant le rétablissement de la censure, M. De-
cazes l'avait présentée comme une mesure « que la né-
cessité commandait, et que réclamaient également la
sûreté du trône et le maintien de nos institutions les
plus chères. »
Si, dit-il, le crime lui-même et le sang de Tauguste victime qu'il
a frappée ne parlaient pas si haut, les aveux, ou plutôt les apologies
de son infâme auteur, nous auraient appris quels sont les fruits dé-
testables des maximes funestes, des doctrines subversives de Tordre
social, des principes régicides, prêches avec tant d'audace depuis que
tout firein a été été à la licence des journaux.
L'expérience a prouvé Timpuissance des tribunaux. Mais, a^joutaitle
ministre, tous les actes du gouvernement et de Tadministration conti-
nueront à recevoir la plus grande publicité r ils seront librement ap-
préciés. La loi proposée ne gênera point la discussion des matières po-
litiques : elle préviendra seulement Todieux abus qu'on en fait journd-
lement dans des publications pleines d'audace ou de perfidie, qui atta-
quent à la fois toutes nos institutions, et la paix publique, dont ces
institutions sont la base.
Malgré tous ces ménagements, le projet de loi fut très-
froidement accueilli par la noble chambre, et même la
commission en proposa le rejet, se refusant à admettre
que le crime de Louvel, médité depuis quatre ans, eût
été le fruit de la liberté des journaux, accordée seule-
ment depuis neuf ou dix mois. Le rapporteur, M. le duc
de la Rochefoucauld, signala le danger des lois d'excep-
tion, mais il reconnut qu'il y avait eu quelque excès dans
la manière dont les journaux avaient usé de la liberté,
qu'on avait eu à gémir de certains jugements rendus en
SECONDE RESTAURATION 183
cette matière, et que les lois sur la répression, de la
licence étaient incomplètes, en ce qu'elles n'avaient pas
assez clairement caractérisé des doctrines pernicieuses
que toute société doit repousser de son sein. Dans ce^
idées,, le noble rapporteur exposait qu'il serait possible
de porter remède à la licence des journaux par quelques
dispositions additionnelles à la, loi, par une meilleure
organisation du jury, etc. Quant à la censure, « idée do-
minante dans le projet de loi, mais destructive de la li*
bertè de la presse, sans laquelle le gouvernement repré-
sentatif ne peut exister, les précautions qu'on prenait
pour l'améliorer avaient paru nulles, ou du moins insuf-
fisantes. » Frappée donc Ae ces abus, et de l'impossibi-
lité de remédier à la licence des journaux sans sortir
des voies constitutionnelles, la commission proposait de
rejeter le projet.
Ces conclusions furent appuyées, notamment, par le
comte Daru, qui, repoussant les accusations dirigées
contre la liberté de la presse <x pour des abus qui nais-
saient de toute autre cause, vota le maintien absolu de
cette liberté, dont le sacrifice d'ailleurs lui paraissait
inutile, dans l'intérêt du gouvernement comme dans ce-
lui de la nation. »
M. Pasquier, ministre des affaires étrangères, répon-
dant au rapport de la commission et aux orateurs qui
l'avaient appuyé, ne dissimula ni le. danger des lois
d'exception, ni la responsabilité qu'elles entraînaient
pour le ministère, et que les ministres acceptaient fran-
chement. 11 établissait d'abord une distinction entre les
journaux, les pamphlets et les livres.
Ce sont les livres, dit-il, non les pamphlets, qui ont éclairé le
monde... Qu*on jette les yeux sur l'état où la licence des journaux a
mis la société ! Partout les passions ont été exaltées au dernier degré,
les haines se sont envenimées, les vengeances ont été aiguisées, et Thor-
484 HISTOIRE
rible catastrophe dont nous sommes destinés à gémir longtemps en est
une conséquence immédiate... Arrêtons-nous un moment sur les carac-
tères évidents de ce crime atroce. Un seul les domine tous : le fanatisme
des opinions politiques. Où trouve-t-on les organes de ce fanatisme ?
par qui est-iî encouragé, cultivé, soutenu, exalté? Qui pourrait nier
que ce ne soit par les*^ journaux et les écrits périodiques dé tout
genre ?
Le ministre rendait justice aux hommes honorables
par leur caractère, remarquables par leur talent, qui
n'avaient pas redouté ou dédaigné de descendre dans
cette arène : ce n'étaient point ceux-là qui voudraient
remuer les peuples. Mais il stigmatisait une race d'écri-
vains qui, tour à tour empruntant tous les masques, sait
et peut seule employer cet art épouvantable de solliciter
et de mettre à profit les sentiments les plus honteux, les
plus abjects, les plus infâmes, que puisse renfermer le
cœur de l'homme.
Tel est le gouvernement des journaux : inhabiles à conserver, ils ne
savent que détruire. lisent renversé la Constitution de 1791, qui leur
avait donné la liberté ; ils ont fait trembler cette horrible Convention,
qui cependant avait fait trembler le monde. ..
On a dit que la liberté de la presse était de Tessence du gouverne-
ment représentatif. Oui, sans doute; mais la licence des journaux est
en- même temps son plus mortel ennemi, et, je ne crains pas de Favan-
cer, il n'est point de système politique assez robuste pom* la supporter
telle qu'elle existe parmi nous.
Entrant alors dans quelques détails sur la situation
de la France, sur les divisions, les haines, les intérêts
opposés, qui s'y rencontrent, M. Pasquier faisait voir
avec quelles précautions la liberté des journaux s'était
établie en Angleterre, et comment elle pourrait s'établir
en France dans un moment plus favorable.
En attendant, le gouvernement ne peut apporter de remède efficace
à ces abus; il n'a point et ne peut point avoir d'influence sur les tri-
SECONDE RESTAURATION 185
bunaux : la dépendance des magistrats les dégraderait; les poursuites
impuissantes aviliraient le ministère. L'effet du jugement par jury,
dangereux pour l'opinion publique, est la conséquence de la faiblesse
des lois déjà signalées. En un mot, il est nécessaire de suppléer aux
moyens répressifs par des moyens préventifs, c'est-à-dire par la cen-
sure.
La Chambre des pairs adopta la loi, mais en en limi-
tant Teffet à la fin de la session de 1820, et encore ne
fut-ce qu'à une majorité de deux voix, 106 contre 104.
Elle fut portée le surlendemain à la Chambre des dé-
putés par le ministre de l'intérieur, le comte Siméon,
qui, en la présentant, ne manqua pas de vanter, comme
l'avait fait son prédécesseur, la bénignité de la censure.
Laisser dire tout ce qui est utile dans le but légitime des écrivains,
d'après leur propre jugement, et quelque opinion qu'en aient les cen-
seurs; ne rayer que les injures et lesoulrages ; tolérer toutes les opi-
nions, à moins qu'elles ne soient évidemment contraires aux principes
de la morale et de la religion, de la Charte et de la monarchie; aban-
donner tous les actes de l'administration et des fonctionnaires à Tinves-
tigation la plus curieuse, au développement de tous les griefs qui en
naissent, mais protéger les personnes et les fonctions contre des accu-
sations mille fois plus redoutables que celles qui sont portées devant
les tribunaux, où Ton trouve des juges, tandis qu'on est sans défense
Rêvant les journaux : telles sont les règles que le gouvernement se pro-
pose de donner à la censure qui lui sera accordée, si vous acceptez le
projet qui vous est présenté.
La commission de la Chambre des députés se montra
moins libérale que celle de la Chambre des pairs ; elle
examina la question dans un autre esprit et conclut en
sens contraire.
Prévenir n'est pas réprimer, objectent les partisans de la liberté des
journaux : la censure prévient, on n'a donc pas le droit de la rétablir.
Que l'on fasse des lois répressives, fortes, et même sévères, elles seront
consenties ; mais que la Charte soit respectée ; que le gouvernement,
bientôt maître d'attenter à la liberté individuelle, ne puisse pas dispo-
186 HISTOIRE
ser tout à la fois des personnes et des pensées. La liberté des joumaut
est inséparable de celle de la presse. Sentinelles vigilantes, gardes
avancées, ces feuilles sont au gouvernement représentatif ce que la pa-
role est à rhomme : elles servent de correspondance et de lieil entre
tous les intérêts semblables ; elles ne laissent aucune opinion sans dé-
fense, aucun abus dans Tombre, aucune injustice sans vengeurs. Le
ministère sait d'avance ce qu'il doit espérer ou craindre; le peuple, ce
qui lui sert ou lui nuit. Les journaux donnent des ailes à hi pensée,
et on leur doit cette publicité soudaine et cette manifestation oppor-
tune de vœux et de sentiments que rien ne peut suppléer. Attaquez
franchement la liberté de la presse, ou respectez celle des écrits pé-
riodiques ; mais songez que la Charte ne les sépare pas, et qu^elle les
soustrait également à toute espèce de censure.
C'était là lavis de la minorité de la commission, de
trois membres. Ecoutons maintenant les raisons de la
majorité :
Beaucoup de bons esprits n'admettent pas que Fartide de la Charte
implique les journaux .
Tous les Français peuvent publier leurs opinions sans les soumettre
à la censure; la Charte le veut, et nul n y contredit. Mais les journaux
publient les opinions des autres bien plus que les leurs ; ils parlent phh
tôt qu'ils n'écrivent. Tribunaux d'exception Juges mobiles, ils exercent
une sorte de magistrature qui s'arroge le droit de vie et de mort sur
toutes les réputations, et leurs arrêts, trop souvent sans appel, smi
signifiés tous les jours partout où se trouve un lecteur investi d'un ca^
ractére public. Us discutent, en présence de tout le peuple, non-seule-
ment les intérêts du pays, mais ceux des nations étrangères. Chargés
de nouvelles vraies ou fausses qui troublent les imaginations, ils parlent
excités ou condamnés par leur intérêt à remplir leurs pages de réflexions,
de critiques, d'anecdotes, qui doivent devenir de plus en plus piquan-
tes pour garder ou multiplier les abonnés. Ce sont de véritables entre-
prises, faites par des hommes plus ou moins honorables, plus ou moins
habiles, pour exploiter à leur profit les intérêts des partis, et les crain-
tes, les espérances on les passions de la multitude.
L'orateur s'attachait ensuite à développer les raisons qui
rendaient dangereux en France l'usage de la liberté des
journiiux, savoir la diversité des opinions ou des intérêts
SECONDE RESTAURATION 187
détruits ou créés dans une révolution de vingl-cinq ans,
situation terrible, sans analogie dans le passé ni dans le
présent. Ce qui importait donc, c'était de maintenir les
droits acquis, mais sans haine comme sans violence, de
ne faire qu'une France, de conclure une trêve entre les
parties belligérantes, de fermer les portes de cet arsenal
d'injures où chacun allait chercher des armes empoison-
nées. Enfin, après avoir signalé « le& scandales donnés
en dernier lieu par les journaux, scandales avoués même
par les défenseurs de leur liberté, scandales qui avaient
offensé la majorité de la €hambrë et les gouvernements
étrangers, qui compromettaient la liberté publique », le
rapporteur annonçait que la majorité de la commissiqn
proposait de voter le projet tel qu'il avait été adopté par
la Chambre des pairs, mais qu*en même temps elle avait
exprimé le vœu formel que des lois répressives et sévères
fussent incessamment présentées.
Ces conclusions furent adoptées après neuf jours de dé-
bats orageux (21-50 mars) , qui offrirent l'image d'une
querelle de partis plutôt que d'une discussion de principes,
et malgré les efforts que firent en sens contraire Benjamin
Constant, Jay, Manuel, Camille Jordan, la Fayette, Dau-
nou, Bignon, et vingt autres, qui, allant chercher des
exemples dans le passé et dans le présent, au dehors et
au dedans, essayèrent de prouver au ministère « qu il cou-
rait à sa ruine, qu'il provoquait une révolution prochaine
en cherchant du côté droit un appui qu'il ne pouvait trou-
ver que dans la nation. »
H m'a semblé, dit Camille Jordan, que c'était à nous spécialement,
vieux partisans de la royauté, anciennes victimes des persécutions
révolutionnaires, qu'il appartenait d'élever ici la voix et de donner à
l'opposition que le ministère éprouve le caractère véritable qu'elle
doit avoir, celui d'une opposition que n'anime aucun sentiment
d'amertume, qui se fonde sur les principes seuls, qui s'inquiète moins
188 HISTOIRE
encore pour la liberté que pour le trône lui-même, plus directement
et plus prochainement menacé.
Et l'honorable député, loin d'approuver la censure que
Ton demandait, et qui pouvait ramener la France aux
jours de 1815, exprimait l'opinion qu'au milieu des dan-
gers qui menaçaient le pays, il faudrait inventer les jour-
naux s'ik n'existaient pas, et que l'acceptation des lois
proposées par le ministère serait peut-être le signal de sa
chute.
Rentrez en vous-mêmes, disait Benjamin Constant aux ministres...
Rien n'est fort que ce qui est national. Nationalisez-vous et surtout ne
dénationalisez pas le trône. Ne vous trompez pas sur votre parti et sur
votre nombre. La moitié de ceux qui vous suivent vous redoutent et
vous observent; ils se concertent déjà contre vous; votre alliance les
importune, ils craignent que d'alliés vous ne deveniez maîtres, et ils
savent que, si la chose arrivait, vous et eux seriez perdus.
— Ce n'est pas une question de principes qui s'agite ici, s'écriait
M. Bignon, c'est une question de paix... Nous en sommes à ce point
que, si la liberté individuelle, la liberté de la presse et la liberté des
élections nous sont enlevées, non-seulement il n'y aura plus ni
Charte, ni monarchie constitutionnelle, mais encore il n'y aura plus
ni monarchie, ni despotisme ; il n'y aura plus que révolution, anar-
chie. Le pouvoir sera au plus fort. Qui ne frémirait pas des périL;
auxquels serait exposée la nation ?
Royer-CoUard s'éleva avec force contre les lois d'excep-
tion.
Les lois d'exception sont des emprunts usuraires qui ruinent le
pouvoir, alors même qu'ils semblent l'enrichir. Amenées par une réac-
tion, elles traînent à leur suite une réaction qui déjà se fait sentir.
Les partis s'en emparent. Plus ils sont redoutables et menaçants,
plus il y a d'imprudence à leur donner pour manifeste l'apologie de la
Charte et la défense des libertés publiques.
Le nombre des votants était de 245 : 156 se prononcè-
rent pour l'adoption delà loi, 109 contre.
SECONDE RESTAtIRATION 189
La loi fut sanctionnée dès le lendemain de son adoption,
et, en conséquence, une ordonnance du l*"^ avril créa à
Paris près du ministère de l'intérieur une commission de
douze censeurs, chargée de Texaraen de tous les journaux
ou écrits périodiques, et qui ne pourrait prononcer s'il
n'y avait au moins cinq membres présents. Une commis*
sien semblable, mais de trois membres seulement, était
établie dans chaque chef-lieu. La même ordonnance insti-
tuait, pour surveiller les censeurs et leurs opérations, un
conseil composé de neuf magistrats des cours supérieu-
res, auquel la commission de censure devrait rendre
compte de ses décisions au moins une fois par semaine,
et qui prononcerait, quand il y aurait lieu, la suspension
provisoire des journaux ou écrits périodiques, sous l'ap-
probation du ministère de la justice.
Dès que la censure fut mise en activité, presque tous les
écrits politiques semi-périodiques cessèrent de paraître ;
mais ce ne fut pas sans résistance. Quelques-uns essayè-
rent de se continuer par une suite de brochures paraissant
sous des titres divers et à des intervalles inégaux ; mais
l'administration, voyant dans ce mode de publication un
moyen d'éluder la loi, le déféra aux tribunaux, et un ju-
gement de police correctionnelle coupa court à cette con-
trebande. Ce que voyant, une maison de librairie fort
connue se mit à publier, tous les deux ou trois jours, de
petits pamphlets d'une feuille d'impression seulement,
qui se vendaient 50 centimes, et, pour la plupart, d'une
grande vivacité. A ces pamphlets on ne pouvait pas repro-
cher, comme aux brochures précédentes, d'être la conti-
nuation frauduleuse d'un journal périodique supprimé,
rt, par conséquent, on ne pouvait les poursuivre pour
contravention ; mais quelquefois ils dépassaient la limite
légale, et plusieurs furent poursuivis.
Alors, à côté de la Société des Amis de la presse^ dont
19d HISTOIRE
nous avons déjà parlé, il se forma une Société des broi^tires^
dont le but était de publier les articles censurés et de
porter à la connaissance du public les faits de censure,
et qui faisait une distribution gratuite de brochures,
pamphlets, lithographies, petits journaux à la main. « La
presse non périodique, écrivait à cette occasion Chateau-
briand, doit venir au secours de la presse périodique, fies
écrivains courageux se sont associés pour donner une
suite de brochures ; on compte parmi eux des pairs, des
députés, des magistrats... Tout sera dit, aucune vérité ne
sera cachée. Si certains hommes ne se lassent pas de nous
opprimer, d'autres ne se fatigueront pas de les combat-
tre. » £t le noble pair, comme on le sait, paya largement
de sa personne ; on connaît, entre autres, la fameuse
lettre qu'il publia dans les D^6at5, où, parlant derintdli-
gence et du bon goût des censeurs, « exerçant leurs fonc-
tions sur les escabelles du ministre Corbière, dans ui^
abattoir où l'on assommait à huis-clos Fopinion publi-
que», il déclarait fièrement a qu'il ne consentirait jamais
à faire de la liberté avec licence des supérieurs, qu'on
n'entrait au bagne à aucune condition. »
Les grands journaux protestèrent également, à leur
façon, contre la censure. Ainsi, l'un ne craignit pas de
publier sous le titre de Rognures de la censure les articles
qu'on lui avait biffés ; l'autre adressait aux Chambres une
pétition dans laquelle, tout en demandant justice de la
censure, il citait, comme preuves à Tappui de sa demande,
tous les articles dont la commission lui avait interdit la
publication. Mais rognures et pétition furent saisies ^t
déférées aux tribunaux. Certains journaux laissaient en
blanc la place occupée par les articles supprimés, quel-
quefois même ils les remplaçaient par une paire de ci-
seaux. La censure toléra d'abord celte petite vengeance,
mais elle finit par s'en trouver offensée, et un jour vint
SECONDE RESTAURATION 19i
qu'elle refusa son visa aux feuilles qui laissaient des
blancs, ces blancs*— qu'on n'avait pourtant pas toujours
le temps de remplir — étant comme une protestation con-
tre les suppressions, qu'elles révélaient.
Force fut donc à la presse de se rendre, et d'acheter
par une soumission complète une existence insignifiante,
en attendant l'expiration des pouvoirs censoriaux,qui de-
vaient finir, comme nous le savons, avec la sessionde 1820;
mais le 9 juin 1821, le gouvernement vint demander à la
Chambre la prorogation de la censure comme une mesure
indispensable au maintien de la paix.
Si nous avons lait quelques progrès vers la tranquillité, dit-il, ce
qui s'est passé à Textérieur et à nos- portes nous avertissait de veiller
à ce que des brandons encore fumants ne revinssent pas rallumer
chez nous des feux mal éteints... L'idée de la prochaine émancipation
des journaux inspire généralement des craintes. Depuis trente ans,
tous nos souvenirs attachent à la liberté indéfinie des journaux des
idées de scandale et de désordre ; les moments de relâche et de calme
ont été ceux où cette liberté a été limitée... Si tous les jours les jour-
naux font le procès tantôt à la gloire, tantôt au repentir, si..., on
tendra vers Tanarchie, on reverra la licence de 1793... Depuis que la
censure existe, quel fait important a été enseveli dans le silence?...
Le public a pu être éclairé sans être agité, et c'est en grande partie à
cette mesure que Ton doit le calme où se trouvent les esprits dans les
départements. La querelle sur rémancipation des journaux n'est vive
qu*à Paris, parce que là sont les intérêts de ceux qui l&s entre^
prennent, et qui voient dans leur entière indépendance des moyens
de s^accréditer davantage auprès des partis dans le sens desquels ils
écrivent.
Cette demande fut repoussée par la majorité de la
commission nommée pour l'examiner, et dont le rappor-
teur « ne craignit pas de dire qu'il serait moins contraire
à la liberté de supprimer tous les journaux, que de les
mettre dans la dépendance absolue du ministère. L'esola-
192 HISTOIRE
vage, ajoutait M. de Yaublanc, est moins honteux que la
liberté enchaînée par l'arbitraire. »
On \it renaître alors les débats passionnés de l'année
précédente. Dans Topinion du ministre de l'intérieur, la
censure, en ce qui concernait les journaux, n'était pas un
régime exceptionnel, mais un régime essentiellement
bon; il alla même jusqu'à mettre en doute que le droit de
publier sa pensée s'élendît jusqu'à la liberté de publier
des écrits périodiques. Et, chose étrange ! M. Siméon fut
soutenu sur ce terrain par M. de Serre. Le promoteur des
lois de 1819, examinant la question de savoir si le droit
de faire un journal était reconnu par la Charte, et si, en
matière de journaux, la répression légale suffisait pour
garantir la société et la tranquillité publique, se pronon-
çait, sur l'un et l'autre point, pour la négative, et décla-
rait qu'éclairé par l'expérience, il regardait désormais les
lois répressives comme insuffisantes, même avec les
améliorations qu'on pourrait y apporter.
Un membre éminent de la droite se chargea de réfuter
ces doctrines si opposées à celles que M. de Serre avait si
hautement proclamées deux années auparavant. M. Dela-
lot, regrettant la « confiance trop aveugle qui avait livré
au ministère le domaine de la pensée », n'hésita pas à
déclarer que :
La liberté de la presse, comme institution politique, comme insti^
tution voulue par la Charte, était tout entière dans les journaux, parce
qu'ils offraient le moyen de publicité le plus étendu, le plus approprié
aux besoins de la France. Sans doute il fallait arrêter les débordements
de la licence, mais par d'autres moyens que la censure. Je sais,
ajoutait-il, qu'il est des esprits droits et religieux qui s'épouvantent
au seul nom de liberté. Qu'ils considèrent donc qu'il a convenu à la
suprême sagesse de faire de Thomme un être libre, et qu'ils prennent
garde, en voulant déraciner Terreur, de détruire aussi la vérité. En
un mot, la société a le droit de réprimer par les lois tous les excès ;
mais vouloir interdire l'usage des facultés qui ont été matériellement
données à l'homme, c'est attenter à son essence divine.
SECONDE RESTAURATION 193
 quoi M. de Bonald répondait :
La liberté légale d'écrire et de publier ses écrits n'est ni une pro-
priété du génie,, ni un droit national, ni un bienfait de la loi ; elle est
le symptôme essentiel de cet état de la société qu'on appelle le gou-
T^nement représentatif, à peu prés comme la fièvre est le symptôme
d'un état inflammatoire. Les hommes ne la décrètent pas, mais la na-
ture du gouvernement la produit ; la société n'en jouit pas, elle en
Subit la nécessité. Elle est la guerre inévitable des deux pouvoirs,
royal et populaire, qui constituent ce gouvernement.
D'où le fougueux adversaire des idées modernes con-
cluait que,, sous le régime représentatif, la liberté d'écrire
ne pouvait être supprimée, mais qu'il fallait lui imposer
des freins efficaces, et qu'il n'y en avait qu'un seul, la cen-
sure, l'expérience ayant démontré que les lois vraiment
répressives étaient impossibles à faire, impossibles à exé-
cuter.
Attendre à punir le délit, quand on peut le prévenir, est une bar-
barie inutile, un crime de lèse -humanité, qui déshonorerait un
code et un gouvernement. Préférer d'être puni par la justice à être
averti par la censure est un choix vil et abject, qui déshonorerait un
écrivain et qui ne peut tenter qu'un libelliste.
Enfin, M. de Villèle, qui, dans les sessions précédentes,
avait défendu si chaleureusement la liberté de la presse,
mais qui, dans l'intervalle était entré au ministère, et
dont la position, dans ce débat, semblait ne devoir pas
être moins embarrassante que celle de M. de Serre, allant
au-devant des attaques auxquelles ses antécédents l'expo-
saient, vint déclarer que lui et ses amis avaient toujours
voulu la liberté des journaux, mais avec des garanties
suffisantes pour qu'elle ne dégénérât pas en licence.
« D'ailleurs, ajouta-t-il,
La censure est un fardeau pour les ministres. Si votre conscience
ne vous la montre pas comme indispensable à la liberté du pays, reje-
15
104 HISrTOlRE
tez-la ; ne Tadoptez pas pour les ministres, car je ne cotinais pas de
joug plus intolérable pour eux, puisqu'ils deviennent responsables
d'une chose qu'ils ne peuvent diriger eux-mêmes ^ Ce qui convient
au ministère, c'est une loi répressive, dont Texécution, coi^ée aux tri*
bunaux, n^impose aucune responsabilité aux ministres...
La commission reprochait précisément aux ministres
de n'avoir pas encore présenté celte loi répressive, deman-
dée et promise en 1820. La Chambre cependant n'adopta
pas les conclusions de la commission, tendant, comme
nous l'avons dit, au rejet pur et simple du projet de loi ;
mais elle en limita Teffet à Texpiration du troisième mois
qui suivrait l'ouverture de la session de 1821.
C'était un échec pour le ministère ; mais il n'était pas
sans compensation. M. de Bonald avait proposé et fait
adopter une disposition additionnelle qui appliquait la
censure indistinctement à tous les journaux et écrits pé-
riodiques, c'est-à-dire aux journaux littéraires aussi
bien qu'aux journaux politiques, qu'ils parussent à jour
fixe ou irrégulièrement et par livraisons, et quels que
fussent leur titre et leur objet.
Il est notoire, avait dit M. de Bonald, que des journaux dont le titre
très-innocent semblerait devoir leur ouvrir rentrée des boudoirs plutôt
que celle d'un cabinet de lecture, glissent dans leurs colonnes, sous
divers déguisements, des articles de morale ou de politique, des arti-
cles souvent trés-répréhensibles. Je ne les cite que parcç que, quand
ils ont attiré Fattention de la justice et les poursuites du ministère
public, ils n'ont échappé à la rigueur des lois qu*à la faveur de leur
titre, et pour n'avoir pas été, à ce qu'on croit, compris dans les attribu-
tions de la censure.
* Parmi les amendements proposés à la loi de 1820 , il y en avait un
qui demandait qu'on rendit les ministres responsables des articles inju-
rieux pour les particuliers; el celte question de la responsabilité que la
censure faisait peser sur le gouvernement, question qui s'est bien des fois
représentée depuis lors, était, quelques jours après, longuement discutée et
réfutée dans un article du Moniteur^ sous ce titre î « Par la censure qu'il
fait exercer le ministère ne prend-il pas la responsabilité de tout œ qu'il
laisse publier par les journaux? »
SECONDE RESTAURATION 195
Cette disposition, qui avait pour but d'étouffer la pe-
tite presse de l'époque, vivement combattue à la Chambre
des députés, Pavait été non moins vivement à la Chambre
des pairs, notamment par Chateaubriand, qui, Tannée
précédente, déjà, s'était élevé avec beaucoup de force
contre la censure.
Lorsqu^on a improvisé cet amendement, qui n'est rien moins qu'une
kà nouvelle introduite dans une loi, s'éoia le noble pair, a-t-on bien vu
tout ce qu'il renfermait? U embrasse par ses conséquences le système
entier des lettres, des sciences et des arts. Il faudra que le gouveme-
ment multiplie les censeurs à Tinfini ; ir faudra que ces censeurs soient
eempétents dans la cause qu'ils auront à juger. Je supprime les ré-
flexkms qui se présentent en foule à mon esprit, dans la crainte d'être
trop sévàre ; je me contenterai de dire que nous devons éviter de tom-
ber par la censure dans les fautes qui sont devenues un objet de triomphe
pour les ennemis de la religion. S'il doit naître encore des Copernics et
des Galilées, ne pertnettons pas qu'un censeur puisse d'un trait déplume
replonger dans l'oubli mi secret que le génie de l'homme aurait dérobé
à l'omniscience de Dieu.
On nous fait entendre qu'on se montrera facile, qu'on ne fera pas
peser la censure sur les journaux véritablement consacrés aux sciences,
aux arts et aux métiers. On usera donc de l'arbitrahre dans l'arbitraire,
et, sdon le caprice des subalternes de l'autorité, qui protégeront ou
ne protégeront pas un journal, ce journal sera censuré ou non cen-
suré. ••
Nous voudrions pouvoir reproduire tout entière celte
éloquente protestation, à laquelle répondirent le ministre
des aflaires étrangères et le baron Meunier, qui insista
sur la nécessité de soumettre à une surveillance spéciale
des journaux littéraires par leur titre, politiques par leur
objet, « dans lesquels il est impossible de méconnaître un
but politique, trop clairement indiqué par le soin con-
stant des rédacteurs à favoriser de coupables opinions, à
rappeler de fâcheux souvenirs, à flétrir le courage et la
vertu partout ailleurs que dans certains rangs»... C'est à
iCG UISTOIUE
ce danger que pourvoira la disposition nouvelle : elle
donnera au gouvernement, à la société, les moyens d'at-
teindre un ennemi qui se dérobait à leur poursuite...
On a parlé des nécessités du temps ; c'en est une aussi
que d'armer le gouvernement d'une force de résistance
égale aux attaques dont il est Tobjet. »
Entre les opposants à la loi on distingua le prince de
Talleyrand, et le discours qu'il prononça à cette occasion
est, en effet, remarquable sous plus d'un rapport. Le
noble pair y établissait :
1** Que la liberté de la presse, — qui, appliquée à la
politique, n'est aulre chose que la liberté des journaux,
— était une nécessité du temps ;
2° Qu'un gouvernement s'expose, quand il se refuse
obstinément et trop longtemps à ce que le temps a pro-
clamé nécessaire.
Après avoir esquissé les progrès et les conquêtes de
l'esprit humain dans les deux derniers siècles, l'orateur,
arrivé à 1789, demandait quelles étaient alors les néces-
sités du temps, et parmi ces nécessités, qui n'avaient
cessé d'être réclamées depuis par tous les hommes éclai-
rés du pays, il nommait la liberté de la presse. Venant
ensuite à sa seconde proposition, il s'exprimait ainsi :
Les sociétés les plus tranquilles, et qui devraient être les plus heu-
reuses, renferment toujours dans leur sein un certain nombre d'hommes
qui aspirent à conquérir, à la faveur du désordre, les richesses qu'ils
n'ont pas et l'importance qu'ils ne devraient jamais avoir. Est-il pru-
dent de mettre aux mains de ces ennemis de Tordre des motifs de mé-
contentement sans lesquels leur perversité serait éternellement im-
puissante? Pourquoi laisser dans leur bouche l'exigence d'une promesse
reçue? Ils ne peuvent qu'en abuser, et, dans cette occasion, ce n'est pas,
comme dans tant d'autres, un bien chimérique qu'ils demandent.
La société, dans sa marche progressive, est destinée à subir de nou-
velles nécessités. Je comprends que les gouvernements ne doivent pas
se hâter de les reconnaître et d'y faire droit ; mais, quand ils les ont
SECONDE RESTAURATION 197
reconnues, reprendre ce qu^on a donné, ou, ce qui revient au même,
le suspendre sans cesse, c'est une témérité dont plus que personne je
désire que n'aient pas à se repentir ceux qui en conçoivent la commode
et funeste pensée. Il ne faut jamais compromettre la bonne foi d'un
gouvernement : de nos jours, il n*est pas facile de tromper long-
temps.
Quand la presse est libre, lorsque chacun peut savoir que ses intérêts
sont ou seront défendus, on attend du temps une justice plus ou moins
tardive; Tespérance soutient, et avec raison, car cette espérance ne peut
être longtemps trompée. Mais, quand la presse est asservie, quand nulle
voix ne peut s'élever, les mécontentements exigent bientôt, de la part
du gouvernement, ou trop de faiblesse, ou trop de répression.
Le 3 décembre, le garde des sceaux apporta à la
Chambre deux projets de loi, l'un relatif à la répression
et à la poursuite des délits commis par la voie de la
presse, l'autre établissant la censure pour cinq années
sur les journaux et écrits périodiques ; mais le ministère
Richelieu tomba avant que ces projets vinssent à discus-
sion, laissant la place au ministère le plus antinational
qui eût encore pesé sur la France, au ministère Yillèle,
Corbière et Peyronnet, dont tous les actes devaient tendre
à détruire la Charte et à rétablir Tordre de choses exis-
tant avant la Révolution.
A peine arrivé au pouvoir, M. de Villèle, conséquent
avec le langage qu'il avait tenu à la dernière session, fit
retirer la loi de censure; mais il annonça en même
temps sa résolution d'y substituer une loi sévère sur la
police de la presse périodique.
Disons que les journaux, à mesure que les eniraves
augmentaient, déployaient, pour s'y soustraire, une ha-
bileté d'autant plus grande. L'opposition déguisait ses
doctrines ; elles n'apparaissaient plus que sous une vague
tendance à favoriser l'esprit d'indépendance, tranchons
le mot, l'esprit de révolte, dont cette époque était sour-
dement agitée.
198 HISTOIRE
Le 2 janvier, le nouveau garde des sceaux, M. de Pey-
ronnet, vint en effet présenter un projet de loi motivé
sur les dangers résultant de la licence de la pre$8e pé-
riodique, sur la nécessité de prévenir ces dangers, de
réprimer les écarts des journaux, d'en exiger des garan-
ties plus efficaces, en évitant des formalités trop longues
pour arrêter le mal et punir les coupables.
D'après ce projet, aucun journal ne pouvait paraître
sans l'autorisation du roi, et le premier exemplaire de
chaque feuille ou livraison des écrits périodiques et jour-
naux devait être, à l'instant même de son tirage, remis
au parquet du procureur du roi du lieu de l'impression.
L'article 3 introduisait dans la législation un élément de
criminalité inconnu jusqu'alors. Il ne serait plus besoin
d'avoir à opposer à un éditeur, pour requérir sa condam-
nation, un article précis, des phrases, des expressions
susceptibles de discussion, d'interprétation, mais ofRrant
une base fixe à l'accusation et à la défense. Dans le cas,
disait cet article, où Vesprit d'un journal ou écrit pério-
dique, résultant d'une succession d'articles^ serait déna-
ture à porter atteinte à la paix publique, au respect dû à
la religion de FÉtat ou aux autres religions légalement
reconnues en France, à la stabilité des institutions con-
stitutionnelles, à l'inviolabilité des ventes des domaines
nationaux et à la tranquille possession de ces biens, la
cour royale du ressort pourrait, en audience solennelle
et après débats contradictoires, prononcer la suspension
du journal ou écrit périodiques pendant un temps qui ne
pourrait excéder un mois pour la première fois, et trois
mois pour la seconde. Après ces deux suspensions, et en
cas de nouvelle récidive, la suppression définitive pour-
rait être ordonnée. Les débats devaient être publics, à
moins que la cour ne jugeât cette publicité dangereuse
pour l'ordre et les mœurs.
SECONDE RESTAURATION 199
Enfin, d'après Farticle 4, si, dans rintervalle des ses-
sions, les circonstances le rendaient nécessaire, la cen-
sure pourrait être établie en vertu d'une simple ordon-
nance contre-signée de trois ministres.
On comprend l'accueil que le parti libéral dut faire à
ce projet. La discussion dura prés d'un mois. Nous ne
saurions entrer dans tous les détails de ce nouveau tour-
noi, dont les passes, aussi brillantes que celles d'au-
cun autre, ne pouvaient offrir, quant au fond, rien de
bien nouveau, après tous ceux qui Pavaient précédé;
nous nous bornerons donc à en signaler les particularités
les plus saillantes.
La commission de la Chambre des dépulés conclut à
l'adoption du projet, légèrement modifié, et, chose digne
de remarque, elle avait pour organe M. de Martignac, qui
devait en 1828 défaire l'œuvre de 1822 et rendre à la
presse sa liberté. Sans accorder t[ue les journaux fussent
une nécessité du goùvernemeqt constitutionnel, M. de Mar-
tignac les considérait du moins comme des auxiliaires uti-
les, comme des moyens de publication convenables, deve-
nus, soit en raison de notre forme de gouvernement, soit
par la force de l'habitude, une sorte de besoin auquel il
&llait donner satisfaction ; mais il y voyait aussi une spé-
culation ayant pour but un bénéfice, et dont l'intérêt était
souvent en opposition avec l'intérêt général, parce qu'ils
avaient leur principal élément de succès dans le trouble
et l'agitation. De cette considération, plus particulière-
ment applicable aux journaux d'une langue devenue eu-
ropéenne, rhonorable rapporteur concluait la nécessité
de prévenir la licence des journaux et les dangers qui en
résulteraient, ce qu'on pouvait faire sans porter atteinte
à la Charte, dont Farticle 8 avait bien, selon lui, garanti
la liberté de la presse, mais non celle de la presse pério-
dique.
200 HISTOIRE
En définitive, la commission approuvait, sauf de légères
modifications, tous les articles du projet de loi, un seul
excepté, celui qui autorisait la cour à interdire, dans cer-
tains cas, la publicité des débats.
Quant à la faculté de suspension ou de suppression, de-
mandée pour le cas où Tesprit d'un journal serait de
nature à porter atteinte à la paix publique, la commission
trouvait cette mesure excellente, ne voyant là rien qu'on
pût assimiler à la confiscation : cet odieux privilège, qui
enrichissait la fisc des dépouilles du crime, n'avait rien
de commun avec la suppression d'un journal.
Les choses qui peuvent nuire à autrui ne sont jamais possédées que
conditionnellement ;.la société en permet Tusagé à des conditions qu'elle
impose; elle a toiyours la faculté de retirer cette autorisation, dès que
les conditions sont violées, et, en usant de cette faculté, elle ne porte
aucune atteinte au droit de propriété.
Les principaux reproches que l'opposition adressait au
projet, c'est qu'il créait un privilège au profit de ceux que
le gouvernement voudrait favoriser ; qu'il investissait la
cour royale de l'autorité la plus redoutable, en lui don-
nant la direction de l'esprit public; qu'il consacrait le
droit de confiscation ; qu'enfm il achevait d'accumuler
dans les mains des ministres tous les trésors de l'arbi-
traire.
M. Royer-Collard, tout en reconnaissant que la presse
périodique, étant un instrument plus puissant que la
presse ordinaire, devait trouver une répression plus éner-
gique, attaqua toute la loi comme découlant du même
principe que le tribunal révolutionnaire, savoir la néces-
sité prétendue d'un pouvoir extraordinaire placé au delà
de la justice pour saisir comme dangereux ce que celle-ci
ne saurait atteindre comme coupable.
Le ministère autorise un journal, la cour royale peut le supprimer :
la cour royale supprime un journal, le ministère peut le ressusciter;
SECONDE RESTAURATION 201
pour qu^il meure, il faut que Tarrêt de la cour soit sanctionné par le
ministère, et pour qu'il ne meure pas, il faut que Tautorisation du
ministère soit respectée par la cour. Toute la loi est dans cette combi-
naison ; ceux qui lui font un tort, une erreur, une inconséquence, de.
ce qu'elle dégrade les arrêts de la cour en les soumetlant au ministère,
ne la comprennent pas : c'est, au contraire, son habileté, son artifice»
son mérite, si elle en a.
Le ministère ne peut pas maintenir un journal sans la cour royale ;
la cour royale ne peut pas supprimer un journal sans le ministère. Les
journaux restent soumis à l'arbitraire ; mais l'arbitraire est divisé, ils
ont deux maîtres : voilà la loi.
Je ne discute point ; je ferai seulement deux remarques : l'une, que
c'est de l'arbitraire pur que la loi confie au pouvoir judiciaire, ce qui
est monstrueux en toute matière ; l'autre, que le pouvoir royal, pour
défendre sa part de cet arbitraire, c'est-à-dire pour invalider les arrêts
des cours, est obligé de descendre à une espèce de fraude, à un dé-
guisement, à un mensonge, à un changement de titre, comme un mal-
faiteur qui change de nom pour échapper à la justice. Je vois là tout
ensemble la profanation de la justice et la profanation de la majesté.
Le vice radical du projet de loi, par où il porte atteinte à la Charte
bien, plus que toutes les lois de censure, c'est qu'il consacre l'arbi-
traire, non plus comme temporaire, mais comme perpétuel, et qu'il le
fait entrer scandaleusement dans notre droit pubUc. Qu'importe qu'il
soît divisé, déplacé, qu'il suive la publication au lieu de la précéder?
Il n'est utile ni honorable nulle part ni sous aucun déguisement.
Le jury fut vivement défendu par M. Humanii :
Otez le jury, disait-il, la liberté de la presse n'est qu'une illusion,
et , je ne crains' pas de le dire, la liberté de la presse sans le jury n'est
qu'un mensonge ; c'est un piège perfide. Elle place les écrivains, non-
seulement sous le joug, mais sous le glaive.
S'il est une vérité qui semblait devoir être désormais hors de toute
Cimtestation, disait de son côté le baron Bignon, c'est cette proposition
fondanoentale, qu'il n'y a point de liberté de la presse sans le juge-
ment par jurés.
Répondant au général Donnadieu, qui avait accusé la
licence de la presse parisienne des malheurs de FEspa-
gneetde Fltalie, M. Bignon demandait si, en imposant ces
nouvelles entraves à la presse, on prétendait transformer
a02 HI8T0IRE
les députés en mandataires de la Sainte alliance, et faire de
la Chambre une succursale de Laibach.
Dès qu*un journal peut être supprimé arbitrairement, l'indulganee
qu*on lui oflï^ene tend qu'à le corrompre; c'est une prime accordée à
la lâcheté, comme certains gouvernements promettent à des accusés
leur grâce afm d'en faire de faux témoins.
Vous pouvez persister : vous avez l'organisation, le nombre et la lé-
galité apparente. Mais qu'en arriveraht-il? Voyez l'état de TEurope!
Voyez la population entière s'agitant, réclamant, ne respirant, n'exis-
tant que pour la légalité ! Vous pouvez par vos violations rendre terri-
ble la crise inévitable ; vous ne sauriez la comprimer. En Espagne na-
guère, en Angleterre il y a cent trente ans, on a aussi, par des moyais
atroces, remporlé une victoire déplorable et passagère : les meilleurs
citoyens ont succombé; mais à peine leurs corps étaient-ils recouverts
d'un peu de terre, que cette terre s'est ébranlée pour épouvanter leurs
oppresseurs.
Nous sommes une génération de passage; vieux amis de la liberté,
fidèles défenseurs de ses principes, nous semons pourque d'autres re-
cueillent, nous luttons pour que d'autres triomphent. Vous pouvez cou-
vrir nos voix de vociférations, vous pouvez hâter notre disparition de
la terre; mais, ne vous y trompez pas, nos doctrines survivront à tout:
la nature les enseigne, les inculque, les transmet à la génération qui
nous suit. Cette génération qui nous suit, cette génération les cbént,
elle les conserve, elle les défendra, et, pour prix d'un succès honteux,
coupable, vous obtiendrez, tout au plus encore, j'en doute, un ajour-
nement d'un jour, d'un mois, d'une année peut-être, et, après cet
ajournement à court délai, la réprobation iiniverselle et l'étemelle exé-
cration.
Ces courtes citations suffisent pour montrer à quel
diapason s'éleva la discussion. La riposte ne fut pas moins
vive que Tattaque, et le côté droit ne mit pas moins
d'énergie à défendre la loi que d'opposition à la combattre.
M. de Bonald, notamment, traita les journaux « comme
un genre nouveau, c'est-à-dire bâtard, né de ralliance
que, dans leur caducité, les lettres ont contractée avec la
politique, comme des enfants ingrats qui tueront leur
mère, de même que les spectacles tueront l'art du tbéâ-
SECONDE RESTAURATION 205
»
tre; » et il concluait qu'il en fallait restreindre le nombre,
a plutôt encore dans le véritable intérêt des lettres que
dans celui de la politique. »
Une foule d'amendements furent tour à tour produits,
repousses et reproduits avec une infatigable opiniâtreté,
mais sans pouvoir entamer le moindrement le projet, qui
Ait adopté par les deux Chambrer à une assez forte ma-
jorité.
Cette loi, qui porte la date du 18 mars 1822, est de-
meurée connue sous le nom de loi de tendance. La discus-
sion en avait été précédée de celle du projet sur les délits
de la presse, qui devint la loi du 25 mars, et dont, pour
éviter de trop fréquentes redites , nous nous bornerons,
id, à résumer les principales dispositions. Elle complé-
tait et modifiait par de nouvelles pénalités la loi du
17 mai 1819, et elle abrogeait et remplaçait en partie
celle du 26 mars, relative à la poursuite des délits de
presse. Elle transformait en délits directs d'attaques les
attaques qui, dans la loi de 1819, ne constituaient que
des provocations aux crimes ou délits. Elle établissait de
nouveaux délits, dans le but surtout de défendre la reli-
gion et ses ministres, remplaçant les mots : « morale pu-
blique et religieuse, » qui ne paraissaient plus suffisants,
par ceux de « religion de l'État ou toute autre religion
légalement reconnue; » elle augmentait les pénalités, ren-
dait les chambres et les tribunaux juges des offenses qui
leur étaient faites ou de l'infidélité des comptes rendus
de leurs séances, déférait à la police correctiomielle le
jugement des délits de la presse, et interdisait la preuve
des faits diffamatoires imputés aux fonctionnaires.
Ces lois ne tardèrent pas à porter leurs fruits, et les
tribunaux bientôt ne retentirent plus que de procès de
presse. On comprend de quel pouvoir redoutable la loi de
204 HISTOIRE
tendance armait le ministère, de quels dangers presque
inévitables ce système interprétatif légalisé menaçait
la presse libérale. Un cabinet noir était chargé d'éplucher
chaquejour les journaux de l'opposition, et l'on y notait
avec soin les articles où pouvait se rencontrer une phrase,
un mot, une pensée, semblant renfermer un blâme ou
une critique des actes .du gouvernement et de ses agents.
Aucun de ces passages pris isolément n'aurait pu donner
matière à la moindre poursuite ; mais après trois mois,
six mois, une année de cette recherche attentive, on arri-
vait à former un faisceau de réflexions ou d'expressions
critiques qui, considérées dans leur ensemble, pouvaient
constituer, pour des esprits prévenus, une tendance plus
ou moins prononcée à déconsidérer le pouvoir, à porter
atteinte au respect dû, soit à la religion, soit à l'autorité
du roi ; le parquet intentait un procès, et, si la cour re-
connaissait la tendance, le journal était suspendu, puis,
en cas de récidive, supprimé. Aucune feuille de l'oppo-
sition, évidemment, ne pouvait supporter une telle
épreuve, et la suppression successive de tous les Journaux
devenait inévitable, s'ils n'eussent pas trouvé dans l'équité
ou dans la tolérance de la magistrature une protection
contre cette législation, d'autant plus désastreuse que,
nul journal nouveau ne pouvant s'établir sans l'autorisa-
tion du roi, le ministère devait arriver ainsi à laisser l'o-
pinion libérale sans aucun organe. Mais le résultat fut
loin de répondre à ce qu'attendait le ministère.
Le premier essai de la loi de tendance fut fait contre le
Courrier français, au commencement de 1825. L'accusa-
tion portait sur une longue suite d'articles, principale-
ment relatifs à la guerre d'Espagne. Le Courrier fut
suspendu pour quinze jours, par le motif « que la succes-
sion des articles déférés à la cour était de nature à porter
atteinte à la paix publique. » Ce n'était point assez pour
SECONDE RESTAURATION 205
le ministère, qui avait à cœur de se débarrasser de cette
feuille gênante, satisfaction que pouvait lui donner une
seconde condamnation. Il lui fit donc intenter, au mois
de juin de Tannée suivante, un nouveau procès, qui por-
tait sur cent quatre-vingt-deux articles, répartis dans
une rédaction de quatorze mois ; mais, après quatre au-
diences, la cour se déclara parlagée, et, en présence de
cette déclaration, qui fui interprétée en faveur du journal,
le ministère dut abandonner la poursuite.
L'issue de ce procès, Fémotion qu'il causa à M. de Vil-
lèle, firent voir qu'il arriverait difficilement par cette
voie au but qu'il se proposait. Et puis il n'y avait pas que
les journaux de l'opposition libérale qui attaquassent le
cabinet ; ceux de la contre-opposition royaliste lui fai-
saient une guerre non moins vive et peut-être encore
plus redoutable. Or on ne pouvait guère songer à intenter
à ces feuilles des procès de tendance, l'exagération même
de leur royalisme les protégeait contre les atteintes du
parquet.
Ne pouvant donc ni les suspendre ni les éteindre par
autorité de justice, le ministère résolut de les acheter, de
les amortir^ comme on dit alors. Le plan de cette opéra-
tion financière, d'un genre tout nouveau, était des plus
simples. Il existait alors à Paris dix ou douze journaux
politiques, dont la propriété se divisait en plusieurs parts.
Or, si Ton parvenait à acheter et à placer en mains sûres
la majorité de ces parts, et si, en même temps toute au-
torisation de créer un nouveau journal était systémati-
quement refusée, on devenait, sans bruit, maître de la
presse périodique. A cet effet, un fonds considérable, que
M. de la Bourdonnaye, dans la séance du 12 juillet 1824,
évaluait à plus de deux millions, fut formé à Taide de ca-
pitaux fournis par la liste civile, par les fonds secrets de
la direction générale de la police, des ministères de l'in-
206 HISTOIRE
térieur et des affaires étrangères, et Ton se mit ardemment
à l'œuvre. Un certain nombre de journaux de la contre-
opposition royaliste furent successiTement amortis, et
placés sous la direction d'un député. Cela fait, on choisit
parmi ces journaux ceux qui devaient être maintenus eton
leur assigna à chacun un rôle particulier. Ainsi la Gaxette
devait être franchement ministérielle ; le journal de Ptar»
devait conserver une couleur semi -libéra le. Quant au fou-
gueux journal de Martainville, le Drapeau blanc, il avait
paru nécessaire de lui laisser « une certaine liberté
d'allure et une nuance d'exagération »; autrement,
disait-on, il n'aurait pas gardé sa clientèle. Le secrétaire
du comité, M. Jules Mareschal, dans un rapport qu'il fit
aux bailleurs défends delà caisse, et qu'on peut lire dans
le tome YIII des Mémoires de M. de la Rochefoucauld, so
montre, à cet égard, d'une parfaite franchise : « Nous irons
presque jusqu'à penser, disait-il, que le Drapeau blanc
pourrait parfois se permettre d'outrer la critique ; on
empêcherait ainsi Topposition royaliste de chercher un
autre organe. »
Tout semblait, en somme, aller au gré de cette « espèce
de bande noire, comme disait Chateaubriand, qui s'était
formée pour démolir la liberté de la presse et niveler toutes
les opinions. )> Le nombre des journaux indépendants di-
minuait chaque jour. Il en restait un cependant dont la
possession paraissait nécessaire à la quiétude ministé-
rielle. C'était la Quotidienne^ l'organe le plus important
de la contre-opposition royaliste et Tune des feuilles qui
le gênaient le plus ; mais tous les efforts de la camariila
échouèrent contre la noble fermeté de M. Michaud, qui,
violemment dépossédé, fut réintégré par la cour royale
dans la direction de la feuille qu'il dirigeait depuis plus
de trente ans.
On se ferait difficilement une idée du bruit que fit cette
SECONDE RESTAURATION 207
affaire, du scandale produit par les révélations du procès
auquel elle donna lieu, procès devenu, selon l'expression
du Journûl des DébatSy « le 9 thermidor de la contre-révo-
lution. D
Irrité par les échecs réitérés et poursuivi chaque
jour par de nouvelles attaques, le ministère se réfugia
dans la censure , et emporté par sa colère, il dédaigna
. d'abriter cet acte de violence sous un prétexte politique ;
il s'en prit à la faiblesse des tribunaux.
One ordonnance du 15 août, contre-signée par MM. de
Villèle, Corbière et Peyronnet, « considérant que la juris-
prudence des cours royales avait récemment admis pour
les journaux une existence de droit indépendante de leur
existence de fait ; que cette interprétation fournissait un
moyen sûr et facile d'éluder la suspension et la suppres-
sion des journaux ; qu'il suivait de là que les moyens de
répression établis par l'article 3 de la loi du 17 mars
1822 étaient devenus insuffisants; que^ dans ces circon-
stances, il était urgent de pourvoir avec efficacité au main-
tien de Tordre public, » remit en vigueur les lois des 51
mars 1 820 et 26 juillet 1 821 , c'est-à-dire rétablit la censure
pour les feuilles périodiques.
L'avènement de Charles X releva pour quelques jours
les espérances du parti libéral.
Un des premiers actes du nouveau roi avait été de ren-
dre à la presse sa liberté, « ne jugeant pas nécessaire,
dit l'ordonnance du 29 septembre, de maintenir plus
longtemps la mesure qui avait été prise dans des circon-
stances différentes contre la liberté des journaux. »
Cette libéralité, et quelques mots heureux qu'on prétait
au nouveau monarque, Tavaient rendu presque popu-
laire^ malgré les préventions qui s'élevaient contre lui,
208 HISTOIRE
et firent bien augurer de son règne ; mais l'illusion,
malheureusement, n avait pas été de longue durée : les
actes du ministère, la présentation des lois d'indemnité,
du sacrilège, d'aînesse, et d'autres non moins impopu-
laires, l'eurent bientôt dissipée.
Les querelles religieuses de jour en jour plus vives vin-
rent encore surexciter les esprits. Ce n'étaient de tous côtés
que plaintçs et protestations contre la réapparition des jé-
suites et contre leur déplorable influence. On ne s'inquié-
tait plus, en effet, de questions politiques ; la question
religieuse était devenue la préoccupation dominante , la
puissance du clergé passionnait exclusivement les esprits.
. La congrégation, qui poursuivait sa marche envahis-
sante, avait la presse en abomination ; les attaques inces-
santes auxquelles elle était en butte, et surtout la publi-
cité donnée à tous les actes du clergé, l'irritaient profon-
dément, et lui rendaient odieuse, insupportable, la liberté
des journaux. Rétablir la censure était difficile, sa sup-
pression était trop récente encore. On décida de recourir
aux tribunaux, et d^introduire contre le Constitutionnel
et le Courrier jlés deux principaux organes de l'opposition
libérale, un double procès de tendance. Le résultat des
précédentes poursuites n'était pas très-encourageant; mais
elles reposaient sur des faits purement politiques, tandis
que cette fois les griefs étaient exclusivement religieux,
et, sur ce chapitre, les magistrats, dans la pensée des
congréganistes, devaient nécessairement se montrer plus
sévères.
Mais leur attente fut cruellement trompée. Après un
débat solennel, la cour royale déclarait n'y avoir lieu à
prononcer la suspension requise contre le Constitutionnel^
Considérant que ce n'est ni manquer au respect dû à la religion
de rÉtat, ni abuser de la liberté de la presse, que de discuter et com-
battre rintroduclion et rétablissement dans le royaume de toute
SECONDE RESTAURATION 209
association non autorisée par les lois ; que de signaler, soit des actes
notoirement constants qui offensent la religion même ou les mœurs,
soit les dangers et les excès non moins certains d'une doctrine qui
menace tout à la fois Tindépendance de la monarchie, la souveraineté
du roi et les libertés publiques, garanties par la Charte constitution-
nelle et par la Déclaration du clergé de France en 1682, déclaration tou-
jours reconnue et proclamée loi de TÉtat
Le Courrier français fut également acquitté, et par des
motifs encore plus significatifs :
Considérant que la plupart des articles du Courrier français dé-
noncés par le réquisitoire du procureur général sont blâmables quant à
leur forme, mais qu'au fond ils ne sont pas de nature à porter atteinte
au respect dû à la religion de l'Ëtat ; *
Qu*à la vérité plusieurs autres desdits articles présentent ce carac-
tère; mais qu'ils sont peu nombreux, et paraissent avoir été provoqués
par certaines circonstances qui peuvent être considérées comme atté-
nuantes ;
Considérant que ces circonstances résultent principalement dé Tin-
troduction en France de corporations religieuses défendues par \en
lois, ainsi que des doctrines ultramontaines hautement professées de-
puis quelque temps par une partie du clergé français, et dont la pro-
pagation pourrait mettre en péril les libertés civiles et religieuses de la
France...
Ces arrêts, accueillis par une immense acclamation «
eurent pour effet d'imprimer à la lutte une nouvelle viva-
cité, un nouvel acharnement. Le ministère redoubla de ri-
gueur contre la presse ; mais toutes les rigueurs étaient
impuissantes : la presse continuait à lutter avec une in-
domptable énergie. Ni les amendes, ni la prison ni la sup-
pression d'une partie de ses organes, ne parvinrent à la ré-
duire au silence. Soutenue par l'opinion publique, elle
défendait vaillamment, pied à pied, les principes et les in-
térêts de 89, attaqués par des lois draconniennes, ana-
thématisés chaque jour par les mandements des évêques
et les prédications furibondes des missionnaires. « C'était,
a dit un écrivain, le beau temps du journalisme : il était
14
240 HISTOIRE
alors une affaire de conviction, et ne s'était pas encore
ravalé à n'être qu'un métier ; il ne conduisait pas à la
fortune, mais à la prison. » — Et à la considération,
ajoute un commentateur.
Cependant le ministère, harcelé de tous les côtés, in-
quiet de l'esprit des tribunaux, poussé d'ailleurs par le
parti prêtre réclamant à grands cris une législation et une
pénalité plus sévères, se décida à s'enfoncer davantage
dans les voies de la rigueur, et il fit connaître sa résolu-
tion dans le discours d'ouverture de la session législative
de 1827 (12 décembre).
J*aurais désiré, dit le roi, qu'il fût possible de ne pas s'occuper de la
presse; mais, à mesure que la faculté de publier les écrits s*est déve-
loppée, elle a produit de nouveaux abus, qui exigent des moyens de
répression plus étendus et plus efficaces. Il était temps de faire cesser
d'ainigeants scandales, et de préserver la liberté de la presse elle-
même du danger de ses propres excès. Un projet vous sera soumis pour
atteindre ce but.
Quelques jours après, le 19, M. de Peyronnet apportait
à la Chambre cette fameuse loi, qu'une juste ven-
geance de l'opinion publique surnomma loi de justice i^t
d* amour, en représailles de l'éloge burlesque qu'on en
avait fait, et qui n'allait à rien moins qu'à l'anéantisse-
ment de l'imprimerie en France. Nous nous bornerons à
en indiquer les principales dispositions.
Tout écrit de vingt feuilles et au-dessous ne pouvait être mis en
vente, publié ou distribué que cinq jours après le dépôt fait à la direc-
tion de la librairie. Ce délai était porté à dix jours pour les écrits su-
périeurs à vingt feuilles. En cas de conlravenlion» Timprimeur était
puni d'une amende de 3,000 fr., et l'édition entière était supprimée et
détruite.
Tout transport d'une partie quelconque de l'édition hors des ateliers
de l'imprimerie avant ces délais était considéré comme tentative de pu-
blication et puni comme le fait de la publication même.
SECONDE KESTAURATION 211
. Tout imprimeur imprimant un plus grand nombre de feuilles que
celui énoncé dans sa déclaration préalable était puni de fortes amendes,
et les feuilles en excédant étaient supprimées et détruites.
Tout écrit de cinq feuilles et au-dessous était assujetti à un timbre
fixe de 1 fr. pour la première feuille, et de 1 centimes pour les feuil-
les suivantes. Chaque fraction de feuille serait comptée comme feuille
entière.
La presse périodique n'était pas frappée moins dure-
ment que les livres .
' Il y eut contre cette loi vandalcy comme la qualifiait
Chateaubriand, un soulèvement- moral immense; les
plus sages amis du régime constitutionnel s'alarmèrent ;
l'Académie française elle-même s'en émut, et crut urgent
d'adresser à la couronne des représentations affec-
tueuses, a Jamais, dit une publication contemporaine,
jamais mesure proposée par le gouvernement, dans les
cirœnstances les plus critiques de la Révolution, n'avait
causé de telles agitations dans toutes les classes de la
société : tant étaient devenues puissantes et générales
ractionet l'influence de la presse périodique I A peine les
feuilles publiques l'eurenl-elles annoncée, en la flétris-
sanl des noms les plus odieux, qu'il s'éleva partout un cri
réprobateur, et qu'il arriva du fond des provinces, aux
deux Chambres, une foule de pétitions, particulières ou
collectives, pour les supplier de rejeter ce projet, comme
destructif de la presse et de toutes les libertés publiques,
désastreux pour le commerce et attentatoire aux droits
sacrés de la propriété. »
La discussion de ce projet à la Chambre des députés ne
dura pas moins d'un mois. Nous ne pouvons pas songer
même à analyser ces brillants débats ; nous nous bome-^
rons à signaler le discours deRoyer-CoUard, auquel nous
avons déjà fait allusion, et qui est demeuré comme une
212 HISTOIRE
des plus magnifiques inspirations de l'éloquence parle-
mentaire.
Dans la pensée intime de la loi, disait Tillustre pliilosophe, il y' a eu
de rimprévoyance, au grand jour de la création, à laisser rhomme
s'échapper libre et intelligent au milieu de Tunivers ; de là sont sortis
le mal et Terreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute ëela
Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l'huma-
nité, sagement mutilée, le service de l'élever enfin à Theureuse inno-
cence des brutes...
Plus d'écrivains, plus d'imprimeurs, plus de journaux , ce sera le
régime de la presse i.. Il faut poursuivre à la fois, il faut ensevelir en-
semble, sans distinction, le bien et le mal ; mais, pour cela, il faut
étouffer la liberté, qui, selon la loi de la création, produit nécessai-
rement l'un et l'autre. Une loi de suspects largement conçue, qui met-
trait la France entière en prison, sous la garde du ministère, ne serait
qu'une conséquence exacte et une application judicieuse de ce principe,
et, comparée à la loi de la presse, elle aurait l'avantage de tranch«r
d'un seul coup, dans la liberté de se mouvoir, d'aller et de venir, tou-
tes les libertés. Le ministère, en la présentant, pourrait dire avec plus
d'autorité : Le mal produit cent fois plus de mal que le bien ne produit
de bien : l'auteur des choses a cru autrefois le contraire, il s'est
trompé...
Avec la liberté étouffée doit s'éteindre l'intelligence, sa noble com-
pagne. La vérité est un bien, mais l'erreur est un mal : périssent donc
ensemble l'erreur et la vérité ! Gomme la prison est le remède naturel
de la liberté, l'ignorance sera le remède nécessaire de l'intelligence.
L'ignorance est la vraie science de l'homme et de la société.
La loi actuelle ne proscrit que la pensée, elle laisse la vie sauve : c'est
pourquoi elle n'a pas besoin de faire marcher devant elle, comme les
barbares, la dévastation, le massacre et l'incendie ; il lui suffit de ren-
verser les règles éternelles du droit. Pour détruire les journaux, il faut
rendre illicite ce qui est licite : il faut annuler les contrats, légitimer la
spoliation, inviter au vol ; la loi le fait... Messieurs, une loi qui nie la
morale est une loi athée ; l'obéissance ne lui est point due : car, dit
Bossuet, il n'y a point sur la terre de droit contre le droit.
Deux fois en vingt ans la tyrannie s'est appesantie sur nous, la hache
révolutionnaire à la main ou le front brillant de l'éclat de cinquante victoi'
res. La hache est émoussée ; personne, je le crois, ne voudrait la ressaisir,
et personne aussi ne le pourrait ; les circonstances qui l'aiguisèrent ne
se reproduiront pas, ne se réuniront pas dans le cours de plusieurs sîè-*
SECONDE RESTAURATION 215
des C'est dans la gloire seule, guerrière et politique, comme celle qui
nous a éblouis, que la tyrannie doit aujourd'hui tremper ses armes ;
privée de la gloire, elle serait ridicule. Conseilleurs de la couronne, au-
teurs de la loi, connus ou inconnus, qu'il nous soit permis de vous le
demander : qu'avez-vous fait jusqu'ici qui vous élève à ce point au-
dessus de vos concitoyens, que vous soyez en état de leur imposer la
tyrannie?Dites-nou5 quel jour vous êtes entrés en possession de là gloire,
quelles sont vos batailles gagnées, quels sont les immortels services
que vous avez rendus au roi et à la patrie? Obscurs et médiocres
comme nous, il nous semble que vous ne nous surpassez qu'en témé-
rité. La tyrannie ne saurait résider dans vos faibles mains ; votre con-
science vous le dit encore plus haut que nous.
La loi que je combats annonce la présence d'une faction dans le
geuvemement aussi certainement que si cette faction se proclamait
elle-même, et si elle marchait devant nous enseignes déployées. Je ne
lui demanderai pas qui elle est, d'où elle vient, où elle va ; elle men-
tirait. Je la juge par ses œuvres. Voilà qu'elle vous propose la des-
truction de la liberté de la presse; Tannée dernière elle avait exhumé
. du moyen âge le droit d'aînesse : l'année précédente, le sacrilège.
Ainsi, dans la retigion, dans la société civile, dans le gouvernement,
plie retourne en arrière. Qu*on l'appelle la contre-révolution ou autre-
ment, peu importe ; elle retourne en arrière, elle tend par le fana-
tisme, le privilège, l'ignorance, à la barbarie et aux dominations ab-
surdes que la barbarie favorise. L'entreprise est laborieuse, et il ne sera
pas facile de la consommer... Si la charrue ne passe pas sur la civili-
sation tout entière, ce qui en restera suffira pour tromper vos ef-
forts...
Votre loi, sachez-le bien, sera vaine, car la France vaut mieux que
son gouvernement.
Messieurs, dit en terminant Tèloquent orateur, je ne saurais adop-
ter les amendements que votre commission vous propose, ni au-
cun amendement : la loi n'en est ni digne ni susceptible ; il n*est point
d*acconmiodement avec le principe qui Ta dictée. Je la rejette pure-
ment et simplement, par respect pour l'humanité, qu'elle dégrade...
pour l'humanité qu'elle dégrade, répète l'orateur, interrompu par de
violents murmures... et pour la justice, qu'elle outrage. Je la rejette
encore par fidélité à la monarchie légitime, qu'elle ébranle peut-être,
qu'elle compromet au moins, et qu'elle ternit dans l'opinion des peu-
ples comme infidèle à ses promesses. C'est le seul gage que je puisse
loi donner aujourd'hui d'un dévouement qui lui fut connu aux jours
de l'exil et de l'infortune.
£14 HISTOIRE .
Si la liberté de la presse fut éloquemment défendue,
elle fut non moins violemment attaquée, surtout par le
parti religieux. La presse, disait M. Sallaberry, dont le dis-
cours résume les principaux griefs les auteurs de la loi et
de ses partisans contre la liberté de la presse,
La presse fut émancipée par la Révolution; la Révolution arma la
presse, sa complice, contre la monarchie, et, sous lew^ coups, Tautd
et le trône, le prêtre et le roi sont tombés. La presse est, en effet, une
baliste perfectionnée qui lance des torches et des flèches enflammées.
La presse est Tarme chérie du protestantisme, de rillégitîmité» de la
souveraineté du peuple... Redoutons, messieurs, les fléaux de Impri-
merie, seule plaie dont Moïse oublia de frapper TÉgypte... Oui, mes-
sieurs, il n'est pas d'excès et d'attentats que la presse ne se soit permis
depuis trois ans, maisongèrement, irréligieusement, révolutionnaire-
ment. On avait cru jusqu'à présent que le gouvernement représentatif
ne se composait que de trois pouvoirs ; je vous en signale un i]pn-
trième, qui sera bientôt plus puissant que les trois autres. Il s*agît de .
briser son joug. Son nom générique est liberté de la pressç ; mais son
véritable nom est licence de la presse, et son nom de ^erre le jottr-:
nalisme.
Malgré les efforts désespérés de la gauche, soutenue
par la phalange antiministérielle de Textrême droite, la
loi fut emportée, le 12 mars, par 233 voix contre 134.
Mais la Chambre des pairs, à laquelle M. de Peyronnel la
porta sept jours après, s'y montra si ouvertement hostile,
que le ministère, craignant un échec, prit le parti de la
retirer.
Tous les journaux de l'opposition, royalistes comme
libéraux, poussèrent, à cette nouvelle, un immense cri
de joie. De nombreuses colonnes d'ouvriers imprimeurs,
précédées de drapeaux blancs, parcoururent les rues aux
cris de : « Vive le roi I vive la chambre des pairs ! vive la
liberté de la presse! » Paris entier illumina, et présenta un
spectacle de fête tel que n'en avaient jamais offert les
solennités officielles. L'allégresse ne fut pas moindre
SECONDE RESTAURATION 215
dans les autres villes, et elle s*y manifesta sous toute
sorte de formes. La victoire la plus éclatante sur l'ennemi
n'aurait pas excité plus d'enthousiasme.
Devant cette explosion de l'opinion publique, à laquelle
une revue de la garde nationale passée par le roi le
29 avril fournit bientôt l'occasion de se manifester d'une
manière plus énergique encore, et surtout plus directe, il
semblerait que le ministère n'avait d'autre parti à pren-
dre que de céder. M. de Villèle y demeura sourd, et per-
sista à marcher contre. le courant. La dissolution de la
Chambre des députés fut immédiatement suivie du réta-
blissement de la censure, qui cette fois s'exerça avec la
dernière sévérité. « Quand la tribune se tait, disait à cette
occasion le Moniteur^ il y aurait de l'imprudence à laisser
parler seul et sans frein un journalisme injurieux et men-
teur. »
Mais la mesure était comble ; ni les rigueurs, ni les
manœuvres de toute sorte, ne purent empêcher le pays,
poussé à bout, de nommer une chambre libérale, devant
laquelle H. de Villèle dut enfin se retirer.
C'était, pour le ministère Martignac, qui lui succéda,
un point délicat à toucher que la libellé de la presse, si
chaudement défendue dans les discussions mémorables
de Tannée précédente par une minorité qui avait à ce
moment changé de rôle ; liberté sur laquelle la susceptibi-
lité de l'opinion s'était manifestée d'une manière si écla-
tante. Le temps était venu pourtant d'amender la législa-
tion qui la régissait ; tous les partis étaient d'accord sur
ce point. Immédiatement après la vérification des pou-
voirs, dès le 10 mars, Benjamin Constant avait demandé
l'abrogation de la censure facultative, et cette proposition
avait été prise en considération à une immense majorité ;
210 HISTOIRE
on n'en avait suspendu le développement et la discussion
que sur l'annonce faite par les ministres de leur inten-
tion de présenter incessamment un projet qui donnerait
satisfaction au vœu de l'assemblée.
Un mois après, le 14 avril, le garde des sceaux, M. Por-
tails, apporta à la Chambre un projet qui affranchissait la
presse périodique des entraves de la censure et du mono-
pole, mais qui la soumettait à des garanties plus onéreu-
ses et à des mesures répressives souvent plus rigoureuses
que celles de la législation existante. L'exposé des motifs
était plein d'une franchise toute libérale, et il serait im-
possible, notamment, de parler des journaux en meilleurs
termes qu'il ne le faisait.
Le ministre commençait par établir que la Charte, en
consacrant la liberté de la presse, avait aussi déclaré que
cette liberté serait placée sous la tutelle des lois, qui doi-
vent en réprimer les excès ; que tous les bons esprits re-
pousseraient également et une législation oppressive qui
enchaînerait la plus noble des facultés de l'homme, et
une législation imprévoyante qui abandonnerait la société,
l'ordre public et la vie privée aux doctrines subversives
et aux atteintes de la calomnie.
Quelque opinion que Ton professe sur le droit d'établir et de publier
des journaux, on ne peut s'empêcher de reconnaître que la presse pé>
riodique est un mode de publication qui doit exciter Tattention parti-
culière du législateur.
Un jom*nal n'est pas l'expression d'un seul homme ; il parle chaque
jour à des milliers d'auditeurs; il les entretient des affaires publiques,
des plus hauts intérêts de la société, des institutions qui la protègent.
Par la nature même du travail qui en prépare la publication, par le but
que se proposent ses auteurs, il se dislingue de tout autre genre d'écrits.
C'est une chaire dont l'enseignement est quotidien, et retentit d'un
bout du royaume à l'autre. Les journalistes exercent une espèce de
pouvoir public; leur feuille est habituellement la lecture exclusive d'un
grand nombre de citoyens ; trop souvent elle vient interpdler les pas-
SECONDE RESTAURATION 217
sion?, réveiller les souvenirs, s'efforcer de substituer d'autres sentie
ments et d'autres idées aux sentiments dominants, aux idées reçues ;
et elle y parvient fréquemment, par l'infatigable persévérance et l'ha-
bile variété de ses insinuations.
C'est moins un droit d'individus qu'il s'agit de protéger dans la publi-
cation des journaux, qu'un besoin social qu'il importe de satisfaire.
La publicité est l'âme du gouvernement que nous devons à la géné-
reuse sagesse et à la bonté éclairée de nos rois, et les journaux sont les
instruments nécessaires de cette publicité.
Sans eux, elle ne serait qu'un vain nom et qu'une vaine forme. Inuti-
lement des voix éloquentes feraient retentir l'une et l'autre tribune;
inutilement les ministres du roi viendraient-ils donner aux Chambres
les communications qu'ils leur doivent, si leur parole n'était entendue
que du petit nombre d'auditem*s qui remplissent les étroites galeries
de la salle de vos séances. 11 en serait de même des audiences des tri-
bunaux : une publicité emprisonnée dans les limites d'un prétoire
aussi resserré n'offrirait qu'une garantie bien imparfaite. De plus, notre
forme de gouvernement appelle les discussions publiques ; elle associe
le pays aux plus graves controverses de la politique et de l'adminis-
tration. Dans les occasions solennelles qui mettent en mouvement les
pouvoirs politiques, la publicité éclaire les opinions désintéressées,
prépare le choix légitime des candidats dans les élections, et fait tomber
ces fausses popularités d'un jour qui ne peuvent supporter l'épreuve
d'une discussion sérieuse.
Mais la publicité véritable est celle qui fait parvenir jusqu'aux extré-
mités de la France les discours qui sont prononcés dans cette enceinte,
celle qui transporte les habitants des départements pour y être témoins
des débats législatifs ou judiciaires qui sont dignes de leur attention.
Or, cette publicité, les journaux peuvent seuls la donner.
Toutefois, pour que la publicité soit efficace, il importe que ses or-
ganes soient sincères. Le privilège ou la dépendance les vicie : ils
doivent être préservés de l'un par la concurrence, et affranchis de
l'autre par l'abolition de tout examen préalable. C'est le double but que
l'on s'est proposé d'atteindre dans le projet de loi que nous avons l'hon-
neur de vous présenter. '
•Ici, M. Porlalis rappelait Tétat de la législation anté-
rieure, sous laquelle un journal ne pouvait être établi sans
l'autorisation du roi.
Un tel état de choses, ajoutait-il, est contraire à la fois à Tégalité des
218 HISTOIRE
droits, à la libre et sincère manifestation des faits, des actes et des
opinions, et aux intérêts politiques de TËtat. Tout monopole est nui-
sible, et celui de la presse périodique plus qu'un autre. Il créé au sein
de la société une puissance de fait qui force bientôt les pouvoirs publics
eux-mêmes à compter avec elle. D'ailleurs, sans la concurrence il
n'existerait pas de contrôle qui mit les lecteurs à portée d^appréder
la bonne foi des écrivains ; ils disposeraient arbitrairement des faits et
des réputations ; toute vérification devient impossible, toute réclama-
tion est impuissante.
Le projet de loi a pour objet de mettre un terme à cet abus ; il ac-
corde à tout Français majeur et jouissant des droits civils la faculté
d'établir un journal ou écrit périodique.
Mais, quelle que puisse être Tutilité des journaux, leur puissante
influence une fois reconnue, on ne saurait refuser à la société le droit
de leur demander des garanties spéciales et proportionnées à la gran-
deur de cette influence même. On ne saurait corhparer l'exploitation
d'un journal à celle de toute autre entreprise purement commerciale ;
car une industrie qui intervient dans les affaires publiques n'est pas une
industrie ordinaire. S'il est vrai de dire que le droit de propriété est
toujours circonscrit par les lois ou les règlements qui le modifient, il
est incontestable qu'en cette matière l'intérêt public commande au lé-
gislateur de multiplier les restrictions.
Ce qui distingue les journaux des livres, c'est la périodicité...
Les feuilles périodiques ne font pas l'esprit de leur siècle : mais elles
dirigent les opinions du moment. Les journaux circulent avec une
étonnante rapidité; peu d^instants suffisent pour les lire; ils sont
l'écrit de la circonstance, l'expression du fait de la veille, l'histoire de
l'événement du jour. Pour eux l'occasion du délit existe, il est toujours
flagrant.
La précaution la plus naturelle à prendre contre une action si rapide
et si multipliée, c'est d'appeler Tintérêt au secours de la sagesse, et
d'assurer d'avance, soit au citoyen blessé dans son honneur, soit à la
société ofl'ensée dans ses intérêts les plus chers, un gage toijgours prêt
pour la réparation d'un dommage toujours imminent. De là l'établisse-
ment des cautionnements.
Il n'est pas nécessaire de justifier devant vous cette utile mesure.
Rien n'est plus conforme à l'esprit de la Charte, car elle a voulu qu'une
certaine quantité de propriété fût à la fois le signe et la garantie de la
propriété politique. Le cens de rélecteur, le cens de l'éligible, sont
aussi des cautionnements... Dans le grand intérêt de la sécurité de
l'État, la Charte a concentré le plus précieux des droits politicpies sur
SECONDE RESTAURATION 219
la tête de 80,000 électeurs et de 16,000 éligibles; et vous hésiteriez à
demander. aux journalistes, qui influent si puissamment sur les élec-
teurs, qui sont associés à la préparation et à la discussion des lois, qui
exercent une si vdste et si rapide influence, la garantie d'un caution-
nement !
Si on exige du notaire, de l'agent de change, des officiers- publics de
tout genre, une pareille garantie, afln qu'ils n'abusent pas de la con-
fiance dont ils sont dépositaires, n'est-il pas naturel d'y avoir recours
lorsqu'il s'agit d'une sorte d'enseignement public qui peut compromet-
tre à chaque instant les intérêts généraux et privés?
La loi du 9 juin 1819, qui avait institué les cautionne-
ments, n'y avait soumis que les journaux ou écrits pério-
diques consacres^ en tout ou en partie, aux nouvelles ou
matières politiques. Les auteurs du nouveau projet pen-
sent que cette distinction repose sur une erreur et qu'elle
est impraticable.
Il est des liens moraux entre toutes les connaissances humaines,
disait à ce sujet M. le garde des sceaux ; et les limites qui séparent les
sciences sont presque toujours insaisissables. A mesure que nous avan-
çons dans les voies du gouvernement constitutionnel, de grands inté-
rêts politiques occupent presque exclusivement l'attention du public.
Les écrivains qui rédigent les écrits quotidiens ou quasi quotidiens
destinés à la simple littérature éprouvent le besoin d'empreindre de
cette couleur les articles qu'ils publient. Notre langue est si complai-
sante, l'esprit français si vif, qu'il ne leur a point été difflcile d'envahir
le domaine de h politique avec des allusions plus ou moins flnes. Il est
d*ailleurs impossible à ces feuilles de se livrer à la littérature sérieuse.
Il faudrait à ces journaux un nombre beaucoup trop grand de rédac-
teurs capables ; ils ne peuvent se les procurer. Les affiches des théâtres,
les anecdotes dramatiques, ne suffiraient pas à combler le vide de leurs
colonnes. Ils spéculent sur la malignité publique, ils travestissent la
politique, ils parodient les actes, ils ridiculisent les personnes, ils re-
nouvellent enfin journellement, au sein d'une société monarchique et
polie, le scandale de ces personnalités satiriques que la démocratie
athàûenne ne permettait à son théâtre que deux ou trois fois par
année.
Et qu'on ne dise pas que les tribunaux sont institués pour réprimer
de tels abus. Lorsqu'il s'agit de répression, il ne faut point laisser aux
220 HISTOIRE
juges de questions vagues à décider y ils ne doivent être appelés qu'à
statuer sur des faits précis. C'est dénaturer leur institution que de les
forcer à rechercher si une épigramme est politique ou littéraire ; c'est
transformer une cour en académie, et nos dispositions pénales enun
texte de dissertation.
En résumé^ le cautionnement n'est pas une peine qu'on impose,
mais une garantie qu'on exige. L'occasion du délit est aussi prochaine
pour ce qu'on appelle journaux littéraires que pour les journaux poli-
tiques. Aussi le projet de loi attache-t-il le cautionnement à la pério-
dicité, qui est un caractère apparent et facile à constater...
Entrant ensuite dans l'analyse des dispositions propo-
sées, le garde des sceaux en expliquait et en justifiait suc-
cessivement les motifs.
L'échelle des cautionnements y était graduée, comme
celle de la périodicité, suivant les chances de délit et de
dommage que. les journaux pouvaient offrir, et le projet
prenait pour base la quotité du cautionnement fixé par la
loi de 1819 (200,000 fr.), lequel restait le même pour
toutes les feuilles qui paraîtraient plus d'une fois par
semaine.
Quelques exceptions concernant les feuilles consacrées
aux avis, annonces, mercuriales de marchés, etc., se jus-
tifiaient d'elles-mêmes.
Mais, dans l'intérêt des lettres, des sciences et des arts,
le projet réservait au roi la faculté de dispenser, sur la
demande d'une des quatre acadéniies de l'Institut royal
tout journal scientifique et littéraire qui ne paraîtrait pas
plus d'une fois par semaine, de fournir le cautionnement
exigé.
Le jugement des délits commis par la voie de la presse
restait attribué aux tribunaux ordinaires.
Ce projet fut attaqué des deux côtés dans les Chambres,
avec une égale vivacité, mais par des motifs tout diffé-
rents ; la gauche se plaignait de ses exigences et de ses
SECONDE UESTAUUATIOK 221
rigueurs ; la dr(1ite accusait ses concessions et ses fai-
blesses.
La discussion porta principalement sur le cautionne-
ment et sur le jury.
Si Ton doit regarder les journaux libres comme un des éléments
constitutifs de notre oi^anisation, disait M. Mole, il ne faut pas moins
leur reconnaître une influence qui peut devenir nuisible et même
funeste à la société. On ne peut donc pas les considérer conmie une
simple industrie, et rien n*est plus juste et plus rationnel que de les
soumettre à un cens, comnie la Charte Fa fait pour Texercice des droits
politiques. On ne saurait, sans retomber dans Texamen préalable, sans
attenter à la liberté même, imaginer une garantie plus certaine que
celle du cens. Exiger des journalistes un cautionnement, c'est exiger
de ceux qui peuvent faire tant de bien et tant de mal qu'ils aient des
engagements préalables avec le bien.
«
A quoi M. Yiennet répondait :
LMnvention du cautionnement remonte à une date ancienne. Il y a
trente-huit ans qu'on s'occupe de réprimer les écarts du journalisme,
et, comme tous les gouvernements veulent sortir du droit com-
mun, il en résulte qu'après discussion, cent mémoires, quatre cents
dtecours, mille articles de gazettes, nous ne savons encore comment
nous y prendre. Assimilez les délits de la presse aux délits qui leur
sont analogues, et le code pénal suffira pour les réprimer.
Sui' le jury, M. de Montbel s'exprimait ainsi :
Les délits de la presse sont indéfinissables.
Tout le monde sait ce que c'est qu'un vol, un faux, un incendie, uu
meurtre. — Personne ne peut dire ce qui constitue une offense ou une
atta^ par la pensée écrite.
Tous les délits résultant des faits tombent sous le sens, et peuvent
être jugés avec celte conformité de sensalions dont le ciel a doué
l'homme pour qu'il y eût quelque harmonie dans sa société. — Tous
les délits commis par la publication de la pensée sont purement
intellectuels ; la conscience en a le sentiment, mais l'esprit échoue
presque toujours devant ime démonstration rigoureuse.
Dans les délits ordinaires, la criminalité du fait n'est jamais contes-
222 HISTOIRE
(ée ; le dissentiment s'établit toujours sur les pi^ves qui désignent le
coupable ou marquent son intoitîon. — Dans les délits intellectuels,
le fait matériel, c'est Fécrit; la preuve du délit, c'est récrit; la preuve
du coupable, c'est encore récrit, qui dépose contre le signataire.
Tout devrait être terminé ; rien n'est commencé pour la conyiction
de la culpabilité. Pourquoi cela?
Vous entendez une pbrase dans un sens, Fauteur l'écrivait dans un
autre sens. Vous donnez à un mol telle signification, l'écrivam Pan-
pfoyait dans une autre acception. Vous apercevez une allusion là où la
pensée n'avait placé qu'un trait direct. Vous incriminez ce passage en
l*isolanty il s'excuse par la liaison avec ce qui suit ou ce qui précède.
Vous consultez la couleur politique de l'écrivain pour discerner la cou-
leur de sa pensée ; mais il craint à son tour que la couleur politique dn
juge ne devienne celle de son jugement. Où la puissance de la raison
humaine s'arrête dans la définition et la démonstration des délits, com-
mence le règne de la conscience exerçant son pouvoir arbitraire.
Qu'est-ce que la magistrature? Une puissance de raisonnement assu-
jettie à des règles, limitée par des principes, à laquelle, dit trè»-bien
M. le garde des sceaux, il ne faut jamais proposer des questions
vagues.
Qu'est-ce que le jury? L'arbitraire de la conscience.
Laquelle de ces deux institutions correspond mieux par sa nature à
la nature des délits intellectuels?
Le jury trouvait encore dans M. Cormenin un défenseur
non moins éloquent.
Ce sont, disait le célèbre publiciste des délits de la presse, choses
impalpables, qui ne se mesurent point au compas du; ;^ge. Le juré
seul semble propre à bien apprécier le sens intime et la portée spéciale
d'une parole, d'un écrit, d'un acte intellectuel. Le juge vient ensuite,
qui applique au délit réconnu et constaté, non une règle de droit, mais
une peine.
Le lieu, le temps, les circonstances, la moralité de Tacte, les eflete
généraux de son impression, l'état paisible ou agité du pays, voilà ce
qui se sent rapidement, plus que ce qui se peut nettem^at définir.
Or le juré, qui vit beaucoup plus que les légistes au milieu de toutes
ces scènes émouvantes et de ces luttes animées, le juré, qui vient
d'en être, comme malgré lui, le témoin et l'observateur, les recueille
dans sa pensée et les réfléchit dans sa déclaration ; il exprime, ail
vrai et au présent, l'état et les besoins de l'opinion publique*
SECONDE KESTAURATION 225
Nous avons donc raison de dire que le jugement par jui'és est ici
plus sincère que celui de tout autre juge, parce qu'il est ici plus con*
forme à la nature des choses .
Nous avons sgouté qu'il était aussi plus favorable au développe-
ment de nos institutions. En effet, il serait bon, selon nous, de sou-
mettre le plus possible au jugement du pays tous les délits, sans dis-
tinction, qui affectent les personnes et les choses du pays. San s doute,
nos mœurs, nos habitudes, nos préjugés, notre organisation judi-
ciaire résistent encore à ces changements ! Mais lorsque les publi-
cîsteSy qiii commencent toujours ce que nous finissons, auront, en
les résumant, éclairé les esprits, alors il faudra bien simplifier les
rouages trop compliqués de nos procédures ; alors on sentira que le
jury doit être établi pour tous les délits de police correctionnelle. Car
oes délits, comme les crimes, constituent des faits ou des actes appré-
ciables par les jurés...
Cest au jury de la presse à préparer cette heureuse révolution
dans nos institutions judiciaires.
Sans le jury, que deviendrait la presse, et que serait devenue la
civilisation sans la presse ? la presse, qui, se dégageant des ténè-
bres de la barbarie, et secondée par la religion chrétienne, religion
par excellence de Tentendement et de la liberté, a substitué partout à
r<*(ction et aux théories brutales de la force les conquêtes lumineuses
de rintelligence ; qui a organisé sur tous les points du globe, entre
les nations les plus éloignées et les plus différentes, les rapides com-
munications de la pensée humaine ; cpii, par la révolution continuelle
des idées, change et renouvelle sans cesse la face et les destinées de
Tunivers ; la presse qui, par une étonnante faculté, porte en soi ce
qu'il y a de plus mortel et ce qu'il y a de plus vital, ce qui attire et ce
qui repousse, ce qui enchaîne et ce qui déchire, ce qui précipite et ce
qui retient ; la presse qui ne succombe que pour se relever, qui ne
s'épuise que pour se reproduire ; qui, toute prête à périr, ne trouve son
salut que dans la vigueur prodigieuse de sa constitution, et qui, sans
le secours de personne, se guérit elle-même par ses propres excès !
Le jury et la liberté de la presse se confondent tellement par leur
origine, par leur nature, par leurs besoins et par leurs effets, que si
le jury n'existait pas pour le jugement des crimes ordinaires, il fau-
drait l'inventer pour le jugement des délits de la presse.
Le projet fut, malgré tout, adopté à une assez grande
224 HISTOIRE
majorité, avec quelques amendements qui tempéraient un
peu la sévérité de certaines de ses dispositions.
La loi de 1828, malgré tout ce qu'elle laissait à désirer,
constituait cependant un notable progrès, a La presse,
dit un écrivain qu'on ne suspectera point de partialité,
M. Mignet (Éloge de Portails) y la presse^ soustraite au
joug de la censure, délivrée des procès de tendance, releva
désormais, pour des infractions précises, d'une justice
qui n'eut rien d'arbitraire. La loi destinée à la régir re-
posa sur des principes conformes' à l'intérêt général, qui,
chez une nation librement constituée, veut que la presse
ne soit pas asservie, salutaires à Tordre public, qui de-
mande qu'elle ne soit pas licencieuse, lui permettant de
se livrer à la discussion la plus étendue sur les actes du
gouvernement sans menacer son existence, d'éclairer l'o-
pinion sans troubler l'État. »
En résumé, la presse périodique était affranchie des
entraves de l'autorisation et de la censure ; la faculté de
publier un journal élait de nouveau reconnue à tout Fran-
çais majeur jouissant de ses droits civils, sous la seule
condition du cautionnement, dont le taux même élait
abaissé. Mais le jugement des délits commis par la voie
de la presse étail laissé aux tribunaux correctionnels, et
la presse demeurait soumise à des mesures répressives
trop rigoureuses. Peut-être eûl-il été difficile de faire plus
dans les circonstances, et le temps manqua au ministère
Martignac pour achever ^on œuvre de transaction.
L'avènement du ministère Polignac était, pour la li-
berté, une menace et comme un défi. Ce fut dès lors un
duel à mort entre la presse et le gouvernement de Char-
les X, jusqu'à ce que le cabinet se détermina, pour écra-
ser ses ennemis, à recourir aux coups d'État.
Le 26 juillet 1830, paraissaient au Moniteur les fameuses
SECONDE RESTAURATION 225
ordonnances, qui n^allaient à rien moins qu'à supprimer
le régime représentatif et à ravir à la France le fruit de
quinze années de luttes.
Ces ordonnances étaient précédées d'un rapport au roi,
signé par tous les ministres, qui est bien l'acte d'accusa-
tion le plus foudroyant qui ait jamais été lancé contre la
presse. L'impartialité nous fait un devoir de reproduire,
au moins par extrait, cet important document.
Sire, vos ministres seraient peu dignes de la confiance dont Votre
Hlagesté les honore, s'ils tardaient plus longtemps à placer sous vos
yeux un aperçu de notre situation intérieure, et à signaler à votre
haute sagesse les dangers de la presse périodique.
A aucune époque, depuis quinze années, cette situation ne s'était
présentée sous ua aspect plus grave et plus affligeant. Malgré une
prospérité matérielle dont nos annales n'avaient jamais oflfert d'exemple,
des signes de désorganisation et des symptômes d'anarchie se mani-
festent presque sur tous les points du royaume...
Une malveillance active, ardente, infatigable, travaille à ruiner tous
les fondements de Tordre, et à ravir à la France le bonheur dont elle
jouit sous le sceptre de ses rois. Uabile à exploiter tous les méconten-
tements et à soulever toutes les haines, elle fomente parmi les peuples
un esprit de défiance et d'hostilité envers le pouvoir, et cherche à
semer partout des germes de troubles et de guerre civile...
Il faut bien le reconnaître, ces agitations, qui ne peuvent s'accroître
sans de grands périls, sont presque exclusivement produites par la
liberté de la presse.
Une loi sur les élections, non moins féconde en désordres, a sans
doute concouru à les entretenir; mais ce serait nier l'évidence que
de ne pas voir dans les journaux le principal foyer d'une corruption
dont les progrès sont chaque jour plus sensibles, et la première source
des calamités qui menacent le royaume.
L'expérience, Sire, parle plus hautement que les théories. Des
hommes éclairés sans doute, et dont la bonne foi, d'ailleurs, n'est pas
suspecte, entraînés par Fexemple mal compris d'un peuple voisin,
ont pu croire que les avantages de la presse périodique en balance-
raient les inconvénients, et que ses excès se neutraliseraient par des
effets contraires. 11 n'en a pas été ainsi; l'épreuve est décisive, et la
question est maintenant jugée dans la conscience publique.
15
226 HISTOIRE
A toutes les époques, en effet, la presse périodique n'a été et
il est dans sa nature de n'être qu'un instrument de désordre et de
sédition.
Que de preuves nombreuses et irrécusables à apporter à Tappui de
cette vérité ! Cest par l'action violente et non interrompue de la presse
que s'expliquent les variations trop subites, trop fréquentes, de notre
politique intérieure. Elle n'a pas permis qu'il s'établit en France un
système régulier et stable de gouvernement, ni qu'on s'occupât avec
quelque suite d'introduire dans toutes les branches de l'administration
publique les améliorations dont elles sont susceptibles. Tous les mi>
nistères, depuis 1814, quoique formés sous des influences diverses et
soumis à des directions opposées, ont été en butte aux mèpies traits,
aux mêmes attaques et au même déchaînement de passions. Les sa-
crifices de tout genre, les concessions de pouvoir, les alliances de partis,
rien n'a pu les soustraire à cette commune destinée.
Ce rapprochement seul, si fertile en réflexions, suffirait pour assi-
gner à la presse son véritable, son invariable caractère. Elle s'ap-
plique, par des eftorls soutenus, persévérants, répétés chaque jour»
à relâcher tous les liens d'obéissance et de subordination, à user les
ressorts de l'autorité publique, à la rabaisser, à l'avilir dans l'opinion
des peuples, et à lui créer partout des embarras et des résistances.
Son art consiste, non pas à substituer à une trop facile soumission
d'esprit une sage liberté d'examen, mais à réduire en problème les
vérités les plus positives ; non pas à provoquer sur les questions poli-
tiques une controverse franche et utile, mais à les présenter sous un
faux jour et à les résoudre par des sophismes.
La presse a jeté ainsi le désordre dans les intelligences les plus
droites, ébranlé les convictions les plus fermes, et produit au milieu
de la société une confusion de principes qui se prête aux tentatives
les plus funestes. C'est par l'anarchie dans les doctrines qu'elle prélude
à l'anarchie dans l'État.
Il est digne de remarque. Sire, que la presse périodique n'a pas
même rempli sa plus essentielle condition, celle de la publicité. Ce qui
est étrange, mais ce qui est vrai à dire, c'est qu'il n'y a pas de publi-
cité en France, en prenant ce mot dans sa juste et rigoureuse acception.
Dans l'état des choses, les faits, quand ils ne sont pas entièrement
supposés, ne parviennent à la connaissance de plusieurs millions de
lecteurs que tronqués, défigurés, mutilés de la manière la plus
odieuse. Un épais nuage, élevé par les journaux, dérobe la vérité,
et intercepte, en quelque sorte, la lumière entre le gouvernement et
les peuples...
SECONDE RESTAURATION ^27
Ce n'est pas tout. La presse ne tend pas moins qu'à subjuguer
la souveraineté et à envahir les pouvoirs de l'État. Organe pré-
tendu de l'opinion publique, elle aspire à diriger les débats des
deux Chambres, et il est incontestable qu'elle y apporte le poids d'une
influence non moins fâcheuse que décisive. Cette domination a pris, sur-
tout depuis deux ou trois ans, dans la Chambre des députés, un carac>
tére manifeste d'oppression et de tyrannie. On a vu, dans cet inter-
valle de temps, les journaux poursuivre de leurs insultes et de leurs
outrages les membres dont le vote leur paraissait incertain ou suspect.
Trop souvent, Sire, la liberté des délibérations dans cette Chambre a
succombé sous les coups redoublés de la presse...
On ne saurait qualifier eii termes assez sévères la con-
duite des journaux de lopposition dans des circonstances
récentes. Après avoir eux-mêmes provoqué une adresse
attentatoire aul prérogatives du trône, ils n'ont pas
craint d'ériger en principe la réélection des 221 députés,
dont elle est l'ouvrage.
Mais de tous les excès de la presse, le plus grave peut-
être, c'est son attitude en face de l'expédition contre
Alger: elle en a critiqué avec une violence inouïe les cau-
ses, les moyens, les préparatifs,. les chances de succès ;
par une indigne trahison, elle s*est attachée à publier
tous les secrets de rarmenient ; bien plus, elle n'a pas
craint de jeter le découragement dans l'armée.
Ce qu'elle ose faire chaque jour dans Tintérieur du
royaume ne va pas moins qu'à dissoudre les liens de la
société. Une diffamation systématique va atteindre, ou de
près ou de loin, jusqu'au plus humble des agents du pou-
voir, et la religion et le prêtre ne sont pas poursuivis
avec moins d'ardeur par les traits envenimés delà presse
périodique.
Nulle force, il faut l'avouer, n'est capable de résister à un dissolvant
aussi énergique que la presse. A toutes les époques où elle s'est déga-
gée de ses entraves, elle a fait irruption, invasion dans l'État. On ne
peut qu'être singulièrement frappé de la similitude de ses effets depuis
2!28 HISTOIRE
quinze ans, malgré la diversité des circonstances, et malgré le change-
ment des hommes qui ont occupé la scène politique. Sa destinée est,
en un mot, de recommencer la Révolution, dont elle proclame haute-
ment les principes. Placée et replacée à plusieurs intervalles sous le
joug de la censure, elle n'a autant de fois ressaisi la liberté que pour
reprendre son ouvrage interrompu. Afin de le continuer avec plus de
succès, elle a trouvé un actif auxiliaire dans la presse départementale,
qui, mettant aux prises les jalousies et les haines locales, semant ïef-
froi dans Tâme des hommes timides, harcelant Tautorité par d'inter-
minables tracasseries, a exercé une influence presque décisive sur les
élections.
Ces derniers effets, Sire, sont passagers ; mais des effets plus dura-
bles se font remarquer dans les mœurs et dans le caractère de la
nation. Une polémique ardente, mensongère et passionnée, école de
scandale et de licence, y produit des changements graves et des alté-
rations profondes; elle donne une fausse direction aux esprits, les
remplit de préventions et de préjugés, les détourne des études sé-
rieuses, nuit aux progrès des arts et des sciences, excite parmi nous
une fermentation toujours croissante, entretient jusque dans le sein
des familles de funestes dissensions, et pourrait par degrés nous rame-
ner à la bar{)arie.
Contre tant de maux enfantés par la presse périodique, la loi et la
justice sont également réduites à confesser leur impuissance.
L'insuffisance ou plutôt l'inutilité des précautions éta-
blies dans les lois en yigueur est démontrée par les faits ;
la poursuite juridique se lasse, la presse séditieuse ne se
lasse jamais. Ce qui est également démontré par les faits,
c'est que la sûreté publique est compromise par la li-
cence de là presse. 11 est temps, il est plus que temps^
d'en arrêter les ravages. Il n'est qu'un seul moyen d'y
parvenir: c'est de rentrer dans la Charte.
Si les termes de Tarticle 8 sont ambigus, son esprit est manifeste.
11 est certain que la Charte n'a pas concédé la liberté des journaux et
des écrits périodiques. Le droit de publier ses opinions personnelles
n'implique sûrement pas le droit de publier, par Toie d'entreprise, les
opinions d'autrui. L'un est l'usage d'une faculté que la loi a pu laisser
ibre ou soiunettre à des restrictions ; l'autre est une spéculation d'in-
SECONDE RESTAURATION 229
dustrie qui, comme les autres et plus que les autres, suppose la sur-
Teillance de Fautorité publique.
Les intentions de la Charte à ce sujet sont exactement expliquées
dans la loi du 21 octobre 1814, qui en est, en quelque sorte, Tappen-
dice : on peut d'autant moins en douter, que cette loi fut présentée
aux Chambres le 5 juillet, c*est-à-dire un mois après la promulgation
de la Charte. En 1819, à Fépoque même où un système contraire pré-
valut dans les Chambres, il y fut hautement proclamé que la presse
périodique n'était point régie par la disposition de l'article 8. Cette
vérité est d'ailleurs attestée par les lois mêmes qui ont imposé aux
journaux la condition du cautionnement.
11 ne restait plus qu'à se demander comment devait s'o-
pérer ce retour à la Charte et à la loi du 21 octobre 1814. La
gravité des circonstances présentes avaient résolu celte
question... Le droit, comme le devoir, d'assurer le main,
tien de la constitution de l'État, est l'attribut inséparable de
la souveraineté. Cette maxime, qui a pour elle et la sanc-
tion des temps et l'aveu de tous les publicistes de l'Eu-
rope, avait une sanction plus positive encore, celle de la
Charte elle-même: l'article 14 investissait le roi d'un
pouvoir suffisant, non sans doute pour changer nos insti-
tutions, mais pour les consolider et les rendre plus im-
muables.
D'impérieuses nécessités ne permettaient plus de diffé-
rer Texercice de ce pouvoir suprême ; le moment était
venu de recourir à des mesures qui rentraient dans Tes-
prit de la Charte, mais qui étaient en dehors de Tordre
légal, dont toutes les ressources avaient été inutilement
épuisées.
En conséquence, les ministres, convaincus que force
resterait à la justice, proposaient au roi la signature de
trois ordonnances, la première suspendant la liberté de
la presse périodique, la deuxième dissolvant la Chambre
230 HISTOIRE
des députés, et la troisième « réformant, selon les princi-
pes de la Charte, le régime d'élection dont Texpérience
avait fait sentir les inconvénients. »
L'ordonnance concernant la presse était brève autant
que radicale dans ses dispositions.
Art. 1*'. La liberté de la presse périodique est suspendue.
Art. «2. Les dispositions des articles 1, 2 et 9 du titre I" de la loi
du 21 octobre 1814 sont remises en vigueur.
En conséquence, nul journal ou écrit périodique ou semi-périodique,
établi ou à établir, sans distinction des matières qui y seront traitées,
ne pourra paraître, soit à Paris, soit dans les départements, qu'en
vertu de Fautorisation qu'en auront obtenue de nous séparément les
auteurs et l'imprimeur.
Cette autorisation devra être renouvelée tous les trois mois.
Elle pourra être révoquée.
Art. 3. L'autorisation pourra être provisoirement accordée et provi-
soirement retirée par les préfets aux journaux et ouvrages périodiques
et semi-périodiques publiés ou à publier dans les départements.
Art. 4. Les journaux et écrits publiés en contravention à l'artide 2
seront immédiatement saisis.
Les presses et caractères qui auront servi à leur impression seront
placés dans un dépôt public et sous scellés, ou mis hors de service.
Art. 5. Nul écrit au-dessous de vingt feuilles d'impression ne pourra
paraître qu*avec l'autorisation de notre ministre secrétaire d'État de
rintérieur, à Paris, et des préfets dans les départements.
Tout écrit de plus de vingt feuilles d'impression qui ne cx)nstituera
pas un même corps d'ouvrage, sera également soumis à la nécessité de
l'autorisation.
Les écrits publiés sans autorisation seront immédiatement saisis.
Les presses et caractères qui auront servi à leur impression seront
placés dans un dépôt public et sous scellés, ou mis hors de service.
Art. 6. Les mémoires sur procès et les mémoires des sociétés savantes
ou littéraires sont soumis à l'autorisation préalable s'ils traitent, en tout
ou en partie, de matières politiques, cas auquel les mesures prescrites
par Tarticle 5 leur sont applicables.
Et le même jour le préfet de police, répondant à l'alti-
SECONDE RESTAURATION 231 .
tude hostile des journalistes, faisait afficher l'ordonnance
suivante :
Art. i*^ Tout individu qui distribuera des écrits imprimés dans
lesquels ne se trouvera pas Tindication vraie des noms, profession e
demeure de Tauteur ou de Timprimeur, ou qui donnera à lire au public
les mêmes écrits, sera immédiatement conduit devant le commissaire
de police du quartier, et les écrits seront saisis.
Art. 2 . Tout individu tenant cabinet de lecture, café, etc. , qui y
donnera à lire des journaux ou autres écrits imprimés en contraven-
tion à Tordonnance du roi du 25 de ce mois sur la presse, sera pour-
suivi comme complice des délits que ces joiumaux ou écrits pourraient
constituer, et son établissement sera provisoiroment fermé.
Les journalistes, en effet, frappés les premiers par les
ordonnances, avaient été aussi les premiers à relever la
tête. Réunis dans les bureaux du National^ ils y avaient
signé, à l'instigation de M. Thiers, dont le rôle et l'in-
fluence, dans celte crise, furent très-nets, très-décidés,
une protestation, qui avait été immédiatement imprimée,
malgré les prohibitions de la police, et répandue à un
nombre considérable d'exemplaires.
On a souvent annoncé depuis six mois, y était-il dit, que les lois
seraient violées, qu'un coup d'État serait frappé. Le bon sens public
se refusait à le croire, le ministère repoussait cette supposition comme
une calomnie ; cependant le Moniteur a publié enfin ces mémorables
ordonnances, qui sont la plus éclatante violation des lois. Le régime
légal est donc interrompu ; celui de la force est commencé.
Dans la situation où nous sommes placés, Tobéissance cesse d'être
un devoir. Les citoyens appelés les premiers à obéir sont les écrivains
des journaux ; ils doivent donner les premiers l'exemple de la rési-
stance à l'autorité, qui s'est dépouillée du caractère de la loi...
Nous essayerons de publier nos feuilles sans demander l'autorisation
qui nous est imposée ; nous ferons tous nos efforts pour qu'elles
puissent arriver à toute la France...
Le gouvernement a perdu aujourd'hui le caractère de légalité qui
commande l'obéissance. Nous lui résistons pour ce qui nous con-
'232 HISTOIRE
cerne ; c'est à la France à juger jusqu'où doit s'étendre sa propre
résistance.
Et le lendemain 27, le National^ le Temps et quelques
autres journaux parurent à l'heure habituelle, portant en
tête la protestation rédigée la veille, et ils furent enlevés
par milliers et répandus dans tous les quartiers.
Des mandats d'amener furent lancés contre les signa-
taires de la protestation et contre les imprimeurs des
journaux insurgés ; mais l'exécution de ces mandats ren-
contra la plus vive résistance, et il s'ensuivit des scènes
qui ajoutèrent beaucoup à Tirritation.
Cependant quelques imprimeurs, intimidés, et crai-
gnant de voir leurs presses détruites, refusèrent de les
prêter davantage. Les journaux n'hésitèrent pas à en ap-
peler de l'arbitraire à la loi, et à invoquer Tappui des
tribunaux. A cette occasion furent rendus deux jugements
qui marqueront dans l'histoire de la presse.
M. de Belleyme, président du tribunal civil, jugeant en
référé, condamna Fimprimeur du Commerce à continuer
l'impression de ce journal, par le motif que l'ordonnance
du 25 juillet, n'ayant point été insérée au Bulletin deslois^
n'était pas obligatoire.
Le tribimal de commerce, sous la présidence de M. Gan-
neron , alla, beaucoup plus loin : il condamna l'impri-
meur du Courrier français à imprimer cette feuille dans
les vingt-quatre heures pour tout délai.
Attendu qu'en vain, pour se soustraire à ses obligations, Gaultier
de Laguionie oppose un avis du préfet de police contenant Tinj onc-
tion d'exécuter une ordonnance du 25 de ce mois ;
Que cette ordonnance, contraire à la Charte, ne saurait être obliga-
toire, ni pour la personne sacrée et inviolable du roi, ni pour les ci-
toyens aux droits desquels elle porte atteinte ;
Qu'aux termes mêmes de la Charte, les ordonnances ne peuvent être
faites que pour l'exécution et la conservation des lois, et que Tordon-
SECONDE RESTAURATION 255
nance précitée aurait» au contraire» pour effet la violation des dispo-
sitions de la loi du 28 juillet 1828.
Ce jugement mémorable, que Ton regarda, dit un écri-
vain, comme la législation de l'insurrection, fut aussitôt
imprimé, affiché et distribué dans tous les quartiers de
Paris.
Peu d'instants après s'engageait la bataille qui devait
briser le trône de Charles X.
QUATRIÈME ÉPOQUE. - 1830-1868
MISE EN PRATIQUE
MOMAmCHIfi DE JVIIiliET
Après quinze ans d'une lutte mémorable, la liberté
était demeurée triomphante. La presse avait accompli
son œuvre ; son rôle, au point de vue du principe, victo-
rieusement posé, son rôle militant était en quelque sorte
terminé. Il y eut des luttes encore, et de passionnées,
mais des luttes de personnalités plutôt que de principes ;
et, poiir qui considère l'œuvre de la presse dans son en-
semble, durant le règne de Louis-Philippe, elle se montre
beaucoup plus attachée et plus habile à démolir qu'à
édifier.
Le gouvernement de 1830, issu d'une révolution faite
pour et par la presse, devait se montrer bienveillant pour
elle, et il le fut jusqu'à la faiblesse.
La nouvelle Charte proclama une fois de plus le droit
pour tout Français de publier et de faire imprimer ses
opinions en se conformant aux lois, et déclara que la
censure ne pourrait jamais être rétablie.
236 HISTOIRE
Une loi du 8 octobre rendit aux cours d'assises , c'est-
à-dire au jury, la connaissance des délits commis au
moyen de l'imprimerie*; et une autre, du 8 avril 1831,
simplifia la procédure en cette matière, en permettant
la citation directe devant le jury.
L'appréciation de tous les actes du gouvernement et sa
direction générale étaient livrées sans réserve aux contro-
verses et à l'appréciation de tous les partis. Seulement,
pour protéger la majesté royale, une loi fut portée le
29 novembre, qui, abrogeant l'article 2 de celle de 1822,
et appropriant ses dispositions au régime nouveau, con-
sacrait le principe de l'irresponsabilité du chef de l'État,
et punissait les attaques par la voie de la presse contre
les droits et l'autorité du roi et des Chambres.
Ajoutons enfin que d'autresJois réduisirent considéra-
blement le taux du cautionnement, et abaissèrent les
droits de timbre et de port des journaux.
En résumé, à aucune époque la presse n'avait eu en
France une plus grande somme de liberté. Les partis en
usèrent et en abusèrent, pendant cinq années, avec une
audace à peine croyable aujourd'hui.
Toute commotion politique laisse derrière elle des
aspirations déçues et des regrets implacables ; de là deux
genres d'attaques qui viennent assaillir tout établisse-
ment nouveau. Heureux encore si deux ennemis si divers
ne se liguent pas bientôt ensemble contre lui !
Ainsi arriva-t-il en 1830. La monarchie de Juillet eut
à son origine et a conservé pendant toute sa durée deux
* Et, chose remarquable, ce fut sur le rapport de M. de Martignac, qui
s'y était refusé en 1828, e' qui, converti par la révolution de Juillet, s'eipri-
mait ainsi : a C'est par la société elle-même, par ceux qui en sortent pour
remplir une mission, temporaire et qui y rentreront après l'avoir remplie,
que l'appréciation des délits de la presse peut être faile avec le plus de cer-
titude. »
MONARCHIE DE JUILLET 237
sortes d'adversaires, ceux qu'elle avait remplacés et
ceux qu'elle avait empêchés d'arriver : le parti monarchi-
que, que la révolution avait douloureusement blessé dans
ses intérêts et ses affections, et un autre parti, formé des
nuances de l'opposition de quinze ans, dont l'idéal n'avait
pas été atteint.
Quand on se prend a à considérer les difficultés sans
nombre qui entourèrent le berceau de ce règne : conseil-
lers de la couronne donnant la main à l'émeute, hostilité
de l'aristocratie territoriale et historique, haine déclarée
des ministres de la religion, conspiration patente des
républicains soulevant les masses populaires, on ne voit
qu'une seule force qui ait pu combattre et vaincre tant
d'éléments de ruine: la conviction de la conscience pu-
blique que le gouvernement avait raison, — et cette con-
viction, ajoute M. Vingtain, il la devait à la liberté de la
presse. »
Cependant la presse était une arme redoutable dans les
mains des partis hostiles, et, parmi tous leurs moyens
d'attaque, ils exploitaient celui-là avec une audace et
une persévérance qui ne laissaient aucun repos au
gouvernement et le mettaient dans une grande per-
plexité. La France avait alors, quoi qu'on en ait dit, le
goût très-vif de la liberté, et la préoccupation de la mo-
narchie de 1830 était de satisfaire ce goût de liberté sans
nuire à Tordre : elle mettait tous ses efforls ù concilier
ces deux grands intérêts moraux de toute société; elle
voulait, en un mot, fonder en France un gouvernement
légal et libre. Si elle fut entraînée à des rigueurs, la faute
en fut tout entière à l'implacable acharnement de ses
ennemis, et il faut lui rendre cette justice qu'en luttant
contre leurs attaques furieuses, elle entreprit de les vain-
cre uniquement par les lois, et par des lois rendues et
appliquées en présence de la liberté.
238 HISTOIRE
Bientôt, en effet, la longanîmilé n'avail plus été per-
mise. Des émeutes périodiques ensanglantaient les rues
de la capitale, jetant l'inquiétude dans les esprits, la per-
turbation dans les affaires. C'était à l'existence même du
gouvernement, bien plus, aux bases fondamentales de la
société elle-même, que s'adressaient les coups de la presse
ennemie. Le pouvoir devait abdiquer ou se défendre.
Pressé par l'évidence du danger, par les clameurs des
amis de l'ordre, par Teffroi que répandaient dans le pu-
blic ces attaques désordonnées, le gouvernement se rfeo-
lut à la résistance. Le garde des sceaux, M. Barthe, en
donna le signal par une circulaire adressée aux procureurs
généraux.
La presse, leur disait-il, et particulièrement celle des journaux, a
outre-passé les limites qu'il est interdit à toute discussion de franchir.
Je n'ai pas besoin de provoquer vos poursuites contre ces attaques cy-
niques dont plus d une fois la personne même du prince a été
Tobjet...
Au lieu de se renfermer dans la critique des doctrines et des actes
du gouvernement, quelques écrivains , s'excitant par une déplorable
émulation, ont mis en question le gouvernement même dans son prin-
cipe et dans son essence... 11 n'en saurait être ainsi... Nier ou mettre
en question le principe du gouvernement est toujours un délit...
Toute attaque dirigée contre les bases de notre droit public doit être
punie ; la paix publique y est intéressée...
La licence de ces ennemis déclarés de Tordre a déjà porté ses fruits.
Des paroles provocatrices ont été suivies d'actes hostiles. Nul n^oseradt
prétendre que, dans cette dépravation politique qui, dans la Vendée
comme à Paris, a préludé à la guerre civile par l'assassinat, ces prédi-
cations quotidiennes en faveur de la ^dynastie déchue ou de la répu-
blique n'ont armé aucun bras, et n ont pas exercé la plus déplorable
influence.*.
Vous n'hésiterez pas à vous servir de toutes les ressources que la lé-
gislation vous offre contre ces délits... Un pays où la législation serait
assez obscure pour qu'un écrivain convaincu d'attaques contre le
principe de la constitution et Fessence du gouvernement ne fôt pas
condamné, serait livré à des périls sans cesse renaissants.
MONARCHIE DE JUILLET 239
Le ministère s'engagea do|nic dans une série de procès
de presse qui étaient loin d'atteindre tous les cas dignes
de poursuite, ni de satisfaire aux instances de ses amis,
mais qui ramenaient sans cesse les mêmes questions, les
mêmes délils, les mêmes scènes, souvent les mêmes ac-
cusés. La plupart de ces procès aboutirent à des acquitte-
ments scandaleux, qui révélaient la faiblesse des jurés,
quelquefois celle des juges, et qui redoublaient Taudace
des assaillants. Les cours d'assises et les tribunaux devin-
rent des théâtres sur lesquels les conspirateurs ne crai-
gnaient pas de paraître et se déployaient plus arrogam-
ment encore qu'ils ne l'avaient fait dans leurs écrits.
Un tableau — dressé en 1833 — des procès de presse
intentés jusque-là par le gouvernement dé Juillet, en
porte le nombre à 4H, et il en serait résulté 143 con-
damnations, donnant 65 ans de prison et 350,000 fr.
d'amende *. Pour sa part, la Tribune^ pendant une exis-
tence d'environ quatre années, fut l'objet de 111
poursuites, qui aboutirent à 20 condamnations, formant
un total de 49 années de prison et 157,630 fr. d'amende.
Or, il est de notoriété que ce journal, qui était lu surtout
dans les clubs^ dans les ateliers et dans les cabarets,
n'eut jamais qu'un nombre d'abonnés tout à fait insuffi-
sant pour couvrir ses frais ; mais, à la suite de tous ses
procès, d'abondantes souscriptions lui venaient en aide,
que grossissaient les bourses légitimistes, et à l'insuffi-
sance desquelles suppléaient, dit-on, des libéralités
mystérieuses. Lors d'une condamnation dont elle fut
frappée par la Chambre des députés, qu'elle avait traitée
de prostituéCy Chateaubriand souscrivit publiquement
pour 50 fr., la Gazette pour 1,000 fr.
Disons, d'ailleurs, que les journaux démocrates étaient
efficacement soutenus dans leur lutte par une association
* Sarraus jeune, Jjouie-Philippe et la contre-révolutUm dei^ZOf 1. 1*', p. 306.
248 IIISTOIUE
fondée à cet effel, par la Société pour la défense de la presse
patriote. Cette société, moins importante par le nombre
que par la qualité de ses membres, dont plusieurs appar-
tenaient à la Chambre des députés, avait bientôt pris des
développements considérables, et plus tard elle avait
sgouté à son but primitif la défense de la liberté individuelle.
Les cotisations de ses membres et les dons volontaires qui
lui étaient faits étaient employés à venir en aide aux
journaux pour le payement de leurs amendes, à fournir
une allocation mensuelle aux écrivains patriotes condam-
nés à la prison, à subventionner la publication de bro-
chures, de pamphlets ou de libelles anarchistes.
Toutes les poursuites demeurant impuissantes contre
l'audace des partis, le gouvernement chercha son salut,
celui de la société, dans des lois plus efBcaces, plus éner-
giquement répressives. .
Il essaya d'abord d'attaquer le mal dans ses instru-
ments les plus directs, les crieurs publics, colporteurs
d'imprimés, qui étaient les agents les plus actifs des rap-
ports entre le parti révolutionnaire et les classes popu-
laires. Une loi avait été portée, le 10 décembre 1850, pour
réglementer cette profession ; mais elle n'astreignait ceux
qui voulaient l'exei'cer qu'à la déclaration devant, l'autorité
municipale, de leur domicile et de Tobjet des publica-
lions. C'était une précaution insuffisante. Et puis, outre
ceux qui se livraient à cette industrie pour leur propre
compte, le comité de propagande en avait créé de spé-
ciaux pour son service, et les avait revêtus d'un costume
qui les signalait à Pattention.
Tous ces crieurs, au nombre de plus de quinze cents,
parcouraient les rues, vendant ou distribuant aux pas-
sants toute sorte de pamphlets et de petits écrits, inven-
tions du jour ou réimpressions des plus mauvais temps.
C'était tantôt la provocation directe à l'insurrection, tan-
MONilRGHIE DE JUILLET 211
lui la déclamation furibonde contre les rois, les nobles,
les riches, toutes les autorités, toutes les supériorités
non élues, tantôt les calomnies et les injures les plus
grossières contre les dépositaires du pouvoir, depuis le
plus élevé jusqu'au plus humble.
L'administration tenta donc de mettre fin à ce désor-
dre; elle fit arrêter quelques crieurs et les déféra aux
tribunaux. Les tribunaux, la cour royale aussi bien que '
les juges de première instance, déclarèrent qu'aux termes
de la législation existante, et pourvu que les crieurs eus-
sent fait la déclaration préalable exigée par la loi du 10
décembre 1830, c'était là une profession libre, à laquelle
aucui^ obstacle ne pouvait être apporté, et qui ne pouvait
donner lieu qu'à des poursuites pour délits de la presse,
comme tout autre genre d'ouvrages et tout autre mode de
vente et de distribution.
Armé de cet arrêt, le gérant du Bon-Sens se rendit
en blouse et en casquette, costume ordinaire des crieurs,
sur la place de la Bourse, et commença à distribuer
un paquet d'imprimés, après avoir annoncé d'avance
qu*il résisterait à toute tentative de saisie et d'arrestation
arbitraire, qu'il repousserait la violence par la violence.
Le mal était flagrant, le scandale au comble, l'impuis-
sance de la loi constatée : plus de six millions d'exem-
plaires d'écrits incendiaires ou insensés avaient été, au
dire de la Tribune elle-même, distribués dans l'espace de
trois mois. Le cabinet ne pouvait rester désarmé en pré-
sence d'une pareil débordement. Il présenta et fit adopter,
non sans résistance cependant, une loi (du 16 février
1834) qui soumit la profession de crieur, vendeur ou
distributeur d'écrits sur la voie publique, à l'aulorisation
et à la surveillance de l'autorité municipale.
A celte loi, dont l'exécution rencontra une vive résis-
tance et donna lieu à des luttes regrettables, vint s'en
IG
242 HISTOIRE
ajouter, quelques jours après, une autre contre les asso-
ciations. La guerre n'en continua pas avec moins de viva-
cité : le renversement de la monarchie, par tous les
moyens, était l'idée fixe des révolutionnaires ; le champ
de bataille changea. Ce ne fut plus à de grands mouve-
ments publics, à de vastes complots, aux soulèvements
populaires, qu'ils demandèrent le succès ; ce fut dans la
personne même du roi qu'ils voulurent frapper et détruire
le régime tout entier : l'assassinat remplaça l'insurrec-
tion. De l'automne de 1834 à l'été de 1835, sept projets
de ce crime alors nouveau furent découverts et déjoués
par l'autorité. L'attentat de Fieschi combla la mesure.
L'horreur produite par cet attentat, qui fit tant dq vic-
times, de toutes les classes, de tous les rangs, de tous les
âges, fut générale et profonde; un sentiment unanime
éclatait; c'était le cri général qu'un devoir impérieux
commandait de mettre un terme aux attaques, aux pro-
vocations, aux manœuvres, qui suscitaient de tels for-
faits, et infligeaient à la société de tels périls. Le mal,
c'était la provocation continue, tantôt audacieuse, tantôt
astucieuse, au renversement de l'ordre établi. Pour attein-
dre ce but, un parti incorrigible s'arrogeait le droit de
tenir et de remettre incessamment toutes choses en ques-
tion, les bases mêmes de la société comme les actes
de son gouvernement, le droit primitif et fondamental
des pouvoirs publics aussi bien que leur conduite.
C'est pour attaquer et vaincre dans son principe ce qu'il
regardait justement comme une prétention anarchique,
après l'avoir vaincue dans sa conséquence matérielle et
armée, l'insurreclion, que le gouvernement proposa aux
Chambres, le 4 août 1855, les lois qui sont restées con-
nues sous le nom de lois de septembre^ et qui lui furent si
vivement et si longtemps reprochées.
Voici en quels termes le président du conseil, le duc dç
MONARCHIE DE JUILLET 243
Broglie, en exposait, dans la séance du 4 août, les causes
déterminantes :
Le but des lois qui vont vous être successivement présentées est de
faire rentrer tous les partis dans la Charte, par prudence du moins ou
par crainte, si ce n'est par conviction. Lsi Charte établit la liberté
politique; mais sous quelle forme? Sous celle de la monarchie consli-
tutionnelle. Tous les partis sont libres dans Tenceinte de la monarchie
constitutionnelle. Dés qu'ils en sortent, liberté ne leur est pas due ; ils
se mettent eux-mêmes hors de la loi politique : ils ne doivent plus
rencontrer que la loi pénale et les pouvoirs qu'elle arme pour sa
défense.
La liberté de la presse ne domine pas les autres institutions ; elle
est elle-même limitée par la Constitution, dont elle fait partie. C'est
un principe fondamental de la Charte, c'est-à-dire de la monarchie
constitutionnelle, que sa propre inviolabilité ; c'est un principe fonda -
maital de la monarchie constitutionnelle, que le monarque est au-des-
sus de toute atteinte, au-dessus de toute discussion...
Ne craignez pas que, pom* réprimer les partis, nous les ayons imités,
et que, voulant rétablir la sainte autorité de la (iharte, nous ne l'ayons
pas nous-mêmes respectée. Nous ne vous demandons d'affaiblir aucune
garantie, de suspendre aucune liberté. Ce n'est pas pour les circons-
tances actuelles seulement que sont faites les lois que nous proposons ;
elles seront justes, utiles, politiques, tant que la monarchie constitu-
tionnelle sera debout.
Les partis hostiles n'ont, il me semble, que trois garanties princi-
pales à invoquer : la liberté individuelle, la liberté de la presse,
et Tordre constitutionnel des juridictions. Nous respectons ces trois
garanties.
La liberté individuelle restera ce qu'elle est.
Quant à Tordre des juridictions, nous lisons dans la Charte que
les crimes et délits politiques sont jugés par les cours d'assises,
et, dans certains cas, par la Chambre des pairs. C'est d'après cette
règle que nos lois sont conçues, et nous ne demandons aucune juridic-
tion extraordinaire.
Quant à la liberté de la presse, nous la voulons franche et complète,
mais constitutionnelle. Nous ne concevons pas de limites à la discus-
sion des actes du gouvernement ; nous en concevons, mais uniquement
puisées dans un juste sentiment d'égards et de convenances, à la dis-
cussion de la personne publique des dépositaires et agents de Tauto*
244 HISTOIRE
rite. Nous n'admettons pas la discussion sur le nâ, sur la dynastie,
sur la monarchie constitutionnelle. La presse ne saurait avoir plus de
droits que cette tribune. Le roi, la dynastie, la monarchie constitution-
nelle, sont placés, dans cette enceinte, sous la sauvegarde de vos res-
pects et de votre sévérité vigilante ; hors de cette enceinte, ils doivent
être placés sous la sauvegarde de peines sévères ; si celles que le
Code pénal a prévues ne suffisent point, il en faut instituer d'autres,
que rhumanité ne réprouve pas, mais qui, cependant, impriment aux
criminels un effroi proportionné à la grandeur même du crime. Il faut
armer les juridictions régulières, qui demeureront chargées de les
appliquer, de moyens réguliers eux-mêmes, mais prompts, directs,
efficaces, pour atteindre les fins de la justice; il faut donner sécurité
aux magistrats et aux citoyens qui la dispensent; il faut que désor-
mais la révolte, bannie de la place publique, ne trouve plus son
refuge dans le sanctuaire des lois avant d'y trouver son châtiment...
Notre loi a pour but principal d'empêcher les attaques à la per-
sonne du roi et au principe de son gouvernement.
On nous dira, nous nous y attendons, que, par Ténormité des
peines (détention, amendes de 10 à 50,000 fr.), nous voulons tuer la
presse.
11 faut distinguer entre la presse monarchique constitutionnelle,
opposante ou non, et la presse républicaine, carliste, ou dans les
principes de tout autre gouvernement qui ne serait pas le nôtre.
Celle-ci, nous ne le nions pas, nous ne sommes nullement disposés à
la tolérer. Notre loi manquerait son efiet si toute autre presse que la
presse monarchique constitutionnelle, opposante ou non, pouvait se
déployer librement après sa promulgation .
Il n'y a pas en France, et il ne peut pas y avoir de république, de
gouvernement légitime restauré. L'invocation de Tun ou de l'autre se-
rait un délit, un crime, aujourd'hui, et un délit et un crime ne peu-
vent pas avoir d'organe avoué de publicité.
La république punissait de mort la simple proposition de retour à
la monarchie. Nous ne tuons pas la personne, comme la république,
mais nous voulons rendre impossible Fentreprise républicaine ou car-
liste, parce qu'elle est incompatible avec Texistence de notre gouver-
nement tel que la Charte l'a fait.
Il y avait dans ce langage autant de franchise que de
courage, on ne dissimulait point le but que Ton voulait
atteindre.
MONARCHIE DE JUILLET 245
Les journaux officieux vinrent naturellement à la res-
cousse.
Que l'on ne se trompe pas sur le but que se sont proposé les rédac-
teurs du projet, disait le Journal de Pains, et Ton comprendra facile-
ment les rigueurs des dispositions qu'ils proposent. Ce but est d'em-
pêcher àM' avenir toute discussion sur le principe et la forme du gouver-
nement établi par la ChartCi au profit d'un autre principe et d'une au-
tre forme de gouvernement ; ce but est d'arrêter toutes les publications
légitimistes et républicaines provoquant au renversement de la mo-
narchie constitutionnelle; ce but, en un mot, est de supprimer en fait,
non pas la pensée, mais la presse républicaine ou légitimiste, cette
presse qui a elle-même depuis longtemps déclaré la guerre à nos in-
stitutions. Toutes les dispositions du projet tendent à ce résultat, que la
perspective d'énormes amendes pouvait seule rendre inévitable. La
presse constitutionnelle, celle qui respecte la Oharte, les institutions
qu'elle a consacrées, la monarchie, les Chambres, l'inviolabilité royale,
demeure intacte.
. Du reste, la nécessité de mesures vigoureusement ré-
pressives était reconnue par tous les amis de l'ordre et
d'une sage liberté, et elle fut hautement proclamée par la
majorité dans les deux Chambres.
L'histoire, dit M. Sauzet dans son rapport à la Chambre des dépu-
tés, l'histoire ajustement flétri les lois d'exception, toutes les fois que
les passions ont abusé des malheurs du temps au profit de la tyrannie et
de la persécution ; mais elle a toujours applaudi à la sage fermeté des
législateurs qui ont su répondre à de pressantes nécessités par la salu-
taire énergie de leur puissance...
Telle est la loi que nous présentons à vos suffrages. Elle est grave,
mais elle ne Test pas plus que la situation du pays ; elle est forte, mais
constitutionnelle ; elle est sévère, mais nous la voulions efficace.
Pour que la répression soit elficace. il faut qu'elle empêche le re-
tour du délit ; autrement les condamnations ne sont que des vexations
mesquines ou d'inutiles vengeances. Si un journal, après avoir offensé
le roi, peut l'offenser encore et l'offenser tous les jours, sans que la
gravité de la peine force le coupable au silence et retienne ses imita-
teurs, la révol'e est plus forte que la loi, le péril de la société redou-
246 HISTOIRE
ble par Taudace des coupables, et la* répression elle-même devient un
grand mensonge social.
Nous ne voulons pas de mensonge. L'attentat est clairement déûni;
il est aussi grave à commettre que facile à éviter : il ne sera donc plus
commis que par ceux qui veulent saper nos institutions, en s^en pre-
nant à la personne du prince, et braver notre Charte et nos lois. Pour
ceux-là, il faut qu'ils changent de langage ou qu'ils se taisent.
Il s'agit de faire plier sous les lois la plus grande puissance de l'é-
poque; il n^est pas question de la détruire. Qu'elle soit aussi libre que
les grands corps de TÉtat ; que sa tribune soit aussi indépendante que
la nôtre, mais elle ne peut Tétre plus, et nul ne peut avoir en France
le privilège de l'offense et de la sédition.
Il faut que la Charte maintienne son niveau sur les plus fîères ré-
sistances ; il faut que toutes les impatiences individuelles Tacceptent
comme la première nécessité sociale ; il faut enfin qu'elle soit pour tous
inviolable et sacrée. C'est le serment de notre passé, c'est la garantie
de notre avenir.
— Oui, dit à son tour M. Guizot, alors ministre de l'instruction pu-
blique, oui, il y a une presse que nous regardons conmie inconstitu-
tionnelle, comme radicalement illégitime , comme infailliblement fa-
tale au pays et au gouveniement de Juillet ; nous voulons la supprimer :
c'est la presse carliste et la presse républicaine. Voilà le but de la
loi...
On oublie constanmient, dans ce débat, le but de toute peine, de
toute législation pénale. Il ne s'agit pas seulement de punir ou de ré-
primer le condamné ; il s'agit surtout de prévenir des crimes pareils.
Il ne faut pas seulement mettre celui qui a commis le crime hors d'état
de nuire de nouveau ; il faut surtout empêcher que ceux qui seraient
tentés de commettre les mêmes crimes se laissent aller à cette ten-
tation.
L'intimidation générale et préventive, tel est le but principal, le but
dominant des lois pénales. 11 faut choisir, dans ce monde, entre l'inti-
midation des honnêtes gens et l'intimidation des malhonnêtes gens,
entre la sécurité des brouillons et la sécurité des pères de famille; il
faut que les uns ou les autres aient peur, que les uns ou les autres
redoutent la société et ses lois. Il faut le sentiment profond, permanent,
d'un pouvoir supérieur, toujours capable d'atteindre et de punir... Oui
ne craint rien ne respecte rien...
Cette inflexible logique souleva dans le camp de l'oppo-
sition un toile général. Les partis et les journaux , c'est
MONARCHIE DE JUILLET 247
M. Guizot lui-même qui le dit, en firent une proposition
tyrannique et barbare ; le mot intimidation devint syno-
nyme d'iniquité préventive, et de cruauté pénale,
Nou^ sommes arrivés à une époque de crise pour le gouvernement
que nous avons fondé, disait M. Duvergier de Hauranne, au nom de la
majorité. Ce gouvernement, Timmense majorité le veut, mais elle le
veut remplissant la haute mission qui lui est confiée, celle de conduire
paisiblement la société dans la voie des améliorations morales et ma-
térielles. Elle le veut surtout assez fort pour la défendre contre des
mmorités factieuses.
Si donc le désordre moral et le désordre matériel allaient sans cesse
croissant, croit-on que Timmense majorité ne s'éloignerait pas d'un
gouvernement qui ne saurait lui apporter ni le repos ni la vraie liberté ?
Déjà, combien nous avons vu d'hommes honnêtes et modérés se plain-
dre d'être abandonnés par le pouvoir et se décourager ! Combien nous
en avons vu se demander si un gouvernement si souvent mis en péril
est un gouvernement établi, qui ait des chances d'avenir !
Il y a là, songez-y, un danger sérieux, car les gouvernements péris-
sent encore plus par le découragement de leurs amis que par l'audace
de leurs ennemis...
Ruine inévitable de tout journal qui refuserait de se renfermer dans
le cercle de la constitution : tel est le but... En vérité, c'est la sup-
pression de la presse répubUcahie et carliste que l'on veut.
M. Mauguin lui-même, dont le témoignage ne saurai
être suspect, reconnaissait la vérité de ces accusations
portées contre une certaine presse.
Vous n'avez rien dit sur ces désordres que je ne pense comme vous.
Il est impossible de n'avoir pas vu, depuis trois ans, dans l'action de la
presse, un égarement continuel, une tendance continuelle aux révolu-
tions, atteignant Tordre, troublant la société.
Lamartine lui-même, cet adversaire résolu des lois
de septembre et de toutes les lois restrictives, disait que
a depuis quatre ans la presse suait Tinsurrection et
« l'anarchie»; et que «la garde nationale était lasse de
248 HISTOIRE
subir le coup de fusil des factions embusquées derrière
la presse. »
Les dangers de la situation ainsi clairement démon-
trés, voyons quels remèdes y apportait la nouvelle légis-
lation.
Jusque là aucune infraction de la presse n'avait été
directement qualifiée d'attentat contre la sûreté de l'Étal.
Les lois de 1819, 1822, 1828 et 1830 ne spécifiaient,
pour ainsi dire, que des délits et des contraventions,
frappés seulement de peines correctionnelles ; l'infrac-
tion n'y prenait le caractère de crime qu'alors qu'elle
constituait une complicité, dans le cas très-rare où une
action qualifiée crime par la loi avait été commise à la
suite d'une provocation de la parole, de l'écriture ou de
la presse. La loi du 9 septembre détermine plusieurs in-
fractions de ce genre qui s(mt considérées comme crimes
par elles-mêmes, indépendamment des effets qu'elles ont
pu produire; elle les qualifie attentats à la sûreté de l'Etat,
et les frappe d'une peine nouvelle, la détention, peine
infamante, dont le minimum est de cinq ans etlema^timum
de vingt.
Telles sont :
1"* La provocation, par l'un des moyens énoncés en l'ar-
ticle 1**" de la loi du 17 mai 1819, aux crimes prévus par
les articles 86 et 87 du Code pénal, c'est-à-dire l'attentat
contre la vie ou contre la personne du roi, contre la vie
ou contre la personne des membres de la famille royale ;
l'attentat dont le but est, soit de détruire, soit de chan-
ger le gouvernement ou l'ordre de successibilité au
trône, soit d'exciter les citoyens ou habitants à s'armer
contre l'autorité royale, — que cette provocalion ail été
ou non suivie d'effet ;
2** L'offense au roi commise par les mêmes moyens,
MONARCHIE DE JUILLET 249
lorsqu'elle a pour but d'exciter à la haine ou au mépris
de sa personne ou de son autorité constitutionnelle;
3** L'attaque contre le principe ou la forme du gouver-
nement établi par la Charte de 1830, Jorsqu'elle a pour
but d'exciter à la destruction ou au changement du gou-
vernement.
Ces attentats pouvaient être déférés à la Chambre des
pairs.
D'après la législation antérieure au 9 septembre, telle
qu'elle avait été appliquée dans T usage, les différents
attentats prévus par les article 86 et 87 du Code pénal
(rangés dans ce Code sous la qualification Crimes contre la
sûreté intérieure de lÊtat) pouvaient être déférés à la
cour des pairs. La complicité étant assimilée au crime
(art. 59 du Code pénal), même lorsqu'elle consiste dans la
provocation, soit par des discours, des cris ou menaces
proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des
écrits, des imprimés, des dessins vendus ou distri-
bués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions
publics, etc. (art. 1®' de la loi du 17 mai 1819), Tarli-
cle l*'de la loi du 9 septembre ne faisait que consacrer, par
une disposition textuelle, la compétence de la cour des
pairs, dans le cas où il s'agit de la complicité de l'un des
attentats réprimés parles articles 86 et 87 du Code pénal.
Cependant, cette disposition fut violemment attaquée,
comme impolilique, inconstitutionnelle, comme contraire
à l'article 69 de la Charte, qui donnait au jury la con-
naissance des délits de la presse. Mais elle fut non moins
énergiquement défendue, non-seulement comme imposée
par les nécessités politiques de la situation, mais encore
comme permise par la Charte. A Tarticle 69 on opposait
l'article 28, qui attribuait à la Chambre des pairs le juge-
ment des attentats contre la sûreté de TÉtat.
Ce qu'en réalité on pouvait reprocher à cette attribu-
250 HISTOIRE
tion, c'était son caractère facultatif; car, ainsi que l'en-
seignait une circulaire du garde des sceaux, en date du
9 septembre, « le jury n'était pas dépouillé par là de la
connaissance de ces crimes, et les procureurs généraux
devaient continuer à l'en saisir, à moins qu'ils ne reçussent
d'autres instructions, ou que, d'après les circonstances,
Fobstination des prévenus, la gravité du crime et les dan-
gers de ses effets, ils ne jugeassent utile de proposer de
porter Taccusation devant la Chambre des pairs. »
« Jamais, dans aucune législation, disait à ce sujet
M. Dufaure, on n'a vu la faculté altribuée à un accusateur
de traduire l'accusé devant un tribunal ou devant un
autre, de choisir à son gré, comme il lui plaira, le tribu-
nal dont il espère la répression la plus sûre. Voilà qui est
contraire aux principes les plus constants, les plus élé-
mentaires, de notre droit criminel. »
Mais, dit M. Ghassan, « sous l'influence du crime exé-
crable qui venait d'être commis, et des terreurs inspirées
par une presse en délire, Thésitation devait céder devant
rimpérieuse loi de la nécessité. »
D'après Tarlicle 4, quiconque ferait remonter au roi le
blâme ou la responsabilité des actes de son gouvernement
serait puni d'un emprisonnement d'un mois à un an, et
d'une amende de cinq cents à cinq mille francs.
Le projet du gouvernement portait : « Il est interdit,
dans la discussion des actes du gouvernement, de faire
intervenir le nom du roi, soit directement, soit indirec-
tement, et par voie d'allusion. »
a L'élasticité de ces termes, dit le rapporteur à la
Chambre des députés, pouvait, contre la pensée du pro-
jet, s'appliquer à des actes indifférents, quelquefois
même à des intentions louables : celui qui mêle le nom
du roi à une discussion sans y joindre d'intentions in-
jurieuses peut manquer assurément au tact parlemen-
MONARCHIE DE JUILLET 251
taire ; mais tant qu*il n'y a pas imputation de blâme
ou de responsabilité, nous ne pouvons y voir un délit.»
L'article 8 punit toute attaque contre la propriété, le
serment, le respect dû aux lois ; toute apologie de faits
qualifiés crimes ou délits par la loi pénale ; toute provo-
cation à la haine entre les diverses classes de la société.
Cet article fut introduit dans la loi par la commission,
qui le motiva ainsi :
Le silence du projet, nous ne pouvions le garder quand nous voyons
tous les jours attaquer ce qu'il y a de plus saint parmi les hommes, le
mariage, la famille, la propriété, le serment ; quand tous les crimes
ont des apologies publiques, quand toutes les jalousies et les mauvaises
passions sont ardemment excitées, quand le doute est partout, et le frein
nulle part. Notre loi eût manqué son caractère, sans une éclatante ré-
probation de tous ces blasphèmes sociaux. La loi de 1819 punit, il est
vrai, Toutrage à la morale publique et religieuse ; mais cette définition
est trop vague pour n'avoir pas besoin d'être complétée par des ex-
pressions qui se réfèrent plus directement aux attaques de Tépoque.
U £aiut aussi, suivant la gravité des cas, que la peine puisse être aug-
mentée. C'est Tobjet de Tarticle que nous vous proposons.
Des explications ayant été demandées lors de la discus-
sion, M. de Salvandy, en Fabsence du rapporteur, prit la
parole au nom de la commission, et répondit entre autres
choses :
Le droit de discussion sera, dit-on, anéanti en France! — Mais
quand vous instituez un juge, vous croyez à son intelligence, à sa raison,
à sa justice. Vous savez qu'il fera une distinction qu'établissent et les
expressions et la volonté de la loi. Le juge comprend très-bien que dis-
cuter n'est pas attaquer, que l'attaque n'est pas la discussion, que la
discussion reste permise, que Tattaque seule est prohibée.
L'honorable député, développant cette thèse, expliquait
ce qu*est la discussion qui persuade et l'attaque qui pro-
voque ; il distinguait la thèse philosophique , de la thèse
252 HISTOIRE
séditieuse, et s'en remettait à la conscience du juge.
Arrivant aux détails de l'article 8, il dit :
Quel est le vrai caractère de l'attaque à la propriété? C'est
celui qui depuis cinq ans porte la perturbation dans la société française.
La presse va s*attaquant aux citoyens, au foyer héréditaire, au
premier des biens, à ]a première des sécurités, celle du manoir paternel,
que le père de famille n'a conquis, peut-être avec de longs efforts, que
pour le transmettre à ses enfants.
Quant aux classes de la société, je ferai une remarque, c'est que déjà
il existe un article dans la loi qui défend d'exciter à la haine d'une
classe delà société. Pourquoi avons-nous modifié cet article? Parce que
la pénalité existante est plus grave que celle que nous proposons, et
l'expérience nous a autorisés à craindre que de cette pénalité naquit
l'impunité dont nous avons le scandale (Ici l'orateur entre dans
des développements pour établir qu'il y a dans la société, non des droits
différents, mais des situations différentes, qui établissent de fait plu-
sieurs classes.)
J'arrive au serment. Empêchons-nous de discuter le serment, c'est-
à-dire la question de savoir si on peut exercer ses droits politiques, si,
pour pénétrer dans cette enceinte, il faut *ou non continuer à engager
la conscience du député par un serment? Ce sera une discussion, mais
non un outrage; et pouvions-nous oublier ce fait dont nous avons été les
témoins, ce fait qui, je dois le dire, est la plus grave atteinte portée à
la morale publique dont aucun peuple ait eu le spectacle?
Le voici, ce fait. Au moment où les citoyens sont appelés à remplir un
devoir public, au moment où les citoyens sont appelés à quelque chose
de plus, à opérer un grand droit national, au moment où ils vont ac-
complir une des conditions que la loi leur impose, et qui est le sine
qua non de la loi, vous avez vu la presse leur dire chaque jour : Levez
la main, levez-la hardiment, le serment n'oblige pas.
Eh bien ! messieurs, je dis que vous ne pouvez pas tolérer un tel
scandale. Il outrage Dieu et les hommes.
Passant à ce qui regarde le respect dû aux lois^ l'hono-
rable député déclarait que Ton n'avait pas entendu défen-
dre de soutenir que telle ou telle loi doit êlre modifiée ou
abolie.
Qu'avons-nous donc voulu dire? Que vous, les législateurs du pays,
MONARCUIE DE JUILLET 255
vous croyez aux lois du pays, que vous ordonnez qu'on les respecte,
qu'on ne conteste plus leur caractère de légitimité à Tégard de tous,
qu'on n'établisse plus qu'elles ne sont pas obligatoires...
Nous citerons encore quelques dispositions de ces lois
fameuses.
De simples actes d'adhésion à une autre forme de gou-
vernement, le fait de prendre la qualification de républi-
cain ou toute autre incompatible avec la Charte de 1830,
devinrent des faits punissables.
Il fut interdit aux journaux de rendre compte des pro-
cès en diffamation et des délibérations intérieures du
jury et des tribunaux , de publier les noms des jurés,
d'annoncer des souscriptions destinées à payer les amendes
ou les frais résultant des poursuites.
Les tribunaux eurent le droit de suspendre le journal
condamné.
Le cautionnement des journaux fut presque doublé, et
dut être versé en numéraire.
De nouvelles obligations, plus onéreuses, étaient impo-
sées aux gérants.
La pénalité était aggravée, et la procédure modifiée de
manière à rendre la répression plus prompte et plus cer-
taine.
Enfin les dessins, gravures et lithographies ne pu-
rent être publiés, et les pièces de théâlre représentées,
qu'avec approbation de l'autorité.
Nous n'avons pas besoin de rappeler les débats, les
clameurs, que soulevèrent ces lois dans les Chambres et
au dehors. Nous nous bornerons à extraire du discours
de M. Dubois, Tun des plus vifs opposants, quelques pas-
sages qui m'ont paru sortir — je dirais, si cette expres-
sion pouvait être prise en bonne part — des lieux com-
muns dans lesquels nous tournons depuis si longtemps*
254 HISTOIRE
C'est d'abord au cautionnement et au monopole que
s'attaque l'honorable député de la Loire-Inférieure.
Pour moi, le cautionnement est un monopole, un monopole qui tend
à constituer la presse d*une manière immorale : c'est depuis 1819
Terreur de notre législation. Qu'est-ce en effet qu'un journal dans le
temps où nous vivons, constitué comme vous le faites par vos cau-
tionnements, et en vous reportant au système de la loi de 1819? Le
voici.
Autrefois, un journal était à la vérité une association, mais cha-
cun des membres répondait personnellement de ses écrits. 11 était en
face des hommes qu'il attaquait, il mettait son nom au bas de ses
pages, en regard du nom auquel il se prenait, et alors il encourait
une responsabilité véritable. Que constituez-vous aujourd'hui par votre
cautionnement ? Une raison sociale abstraite, une unité factice et
mensongère, derrière laquelle se cachent toutes les diversités de carac-
tère, de talent et de moralité. L'homme médiocre ou l'homme flétri
qui écrivent une page sont couverts de l'homme àe génie ou de vertu
qui comme eux et à côté d'eux écrit inconnu.
Sachez-le bien, un parti puissant et nombreux sera toujours aasez
riche pour établir un journal, à quelque prix que ce soit ; ce n'est pa»
deux cent mille francs de cautionnement qui T arrêteront. Mais les
diverses opinions du pays, celles qui ne sont pas assez fortes pour
constituer un parti, mais qui par la publicité peuvent cependant neu-
traliser et à la longue même dissoudre les partis, celles-là, vous les
faites esclaves, vous les enchaînez malgré elles sous des drapeaux
dont elles ne voudraient pas. Et ainsi enrôlé, groupé autour de
la feuille qui blesse le moins ses opinions, mais qui ne les satis-
fait pas, soumis à une prédication incessante, sans discussion, sans
examen possible, chaque lecteur tombe à la fin sous l'empire d'une
puissance qu'il aurait combattue peut-être. D'un autre côté, les rédac-
teurs des deux ou trois journaux dominateurs, comptant le nombre de
leurs abonnés et voyant une grande partie du pays sous leur drapeau,
arrivent aisément à se flatter qu'il n'y a aucune division de principes
dans cette foule qui les suit malgré elle ; ils sont encouragés dans leurs
erreurs par la faveur forcée, comme si c'était une faveur de conviction ;
les doctrines les plus fausses prennent de l'audace, parce qu'elles se
croient la vérité sur le témoignage du grand nombre ; et le grand nomlnre
à son tour se convertit à la foi du journaliste, souvent par le seul
calcul du nombre des lecteurs qui le suivent. Ainsi, par une double et
inévitable réaction^ le monopole vicie à la fois l'opinion du journaliste,
MONARCHIE DE JUILLET 255
par l'opinion des masses^ et l'opinion des masses par l'opinion du
journaliste.
Et que devient le gouvernement en face de ces tribunes privilégiées?
Quelle chance reste-l-il au pouvoir, je ne dis pas de s'éclairer, de con-
naître les véritables besoins du pays, mais môme de lutter contre une
puissance si formidable ? Aucune sans doute ; et bientôt entraîné par lu
nécessité, il n'a plus qu'une seule ressource, celle de se défendre par
les mêmes armes avec lesquelles on Tattaque : il fonde et paye des jour-
naux; mais des journaux payés n'ont ni attrait ni force ; toujours
quelque soupçon de servilité entache la vérité même ; la bassesse ne se
charge que trop de légitimer le soupçon, et à cette lutte, sa seule espé-
rance, le gouvernement perd encore sa considération. Voilà, pour lui,
la conséquence du monopole des journaux. Heureux si, dans l'abandon
où il tombe nécessairement, il n'en vient pas à regarder le silence et
l'oppression comme la seule arme bonne et sûre ! Rarement, nous
l'avons vu, les (gouvernements échappent à cette iatale conséquence»
et nous savons ce que la société en souffre.
M. Frarwjois de Corcelles s'exprimait de même dans une
brochure publiée à l'occasion de ces lois.
11 n'y a rien de pis que de persécuter un privilège. On ne doit à la
presse ni la dictature ni le martyre.
Que les feuilles quotidiennes soient délivrées du timbre et du cau-
tionnement, il s'en établira bientôt de nouvelles qui ne pourront qu'ex-
primer plus sincèrement toutes nos divisions et toutes nos incerti-
tudes. Ce n'est pas avec des incertitudes et de libres contradictions
qu'on prépare des bouleversements. On peut en amener par le mono-
pole et par la contrainte. Chaque parti n'obtiendrait que le degré d'im-
portance ou d'autorité qui lui serait dû. La représentation de ses doc-
trines deviendrait plus véridique, puisque le choix, aujourd'hui si res-
treint, des abonnements, n'obligerait plus aucun lecteur à choisir un
organe contraire à ses opinions.
Sous le régime du timbre et du cautionnement, la presse est af/li-
gée de deux espèces de centralisations qui s'aggravent Tune par l'autre :
la centralisation du lieu et celle des personnes. La capitale parle seule
à la France, et dans la capitale peu d'écrivains dirigent la discussion.
Les journaux appartiennent au troupeau des abonnés, et les abonnés au
monopole des journaux. Ici, la vie publique se concentre, s'isole et
s'exalte jusqu'au délire; ailleurs, elle se perd dans une profonde
256 HISTOIRE
inertie. Comment la vérité du système représentatif sortirait-elle d'une
si inégale et si fausse répartition de lumières ? Telle est pourtant le
fidèle tableau de la presse actuelle. Les lois qui la régissent ne sont
propres qu'à nourrir des factions.
Nous déflons qu'on puisse citer un seul danger de la presse qui
n'ait aujourd'hui pour cause principale le péché originel du mono-
pole.
M. Dubois pense de même sur la décentralisation :
La presse, en se divisant» en se multipliant sur tous les points da
territoire, même en y portant ses excès, tend à se rapprocher de son
véritable état normal ; et cet état, messieurs, c'est la dissémination, la
division à Tinfini de toutes les opinions et leur libre expression, afin
qu'au milieu de toutes ces opinions, les véritables pouvoirs sociaux,
ceux que seuls je veux, du moins pour mon compte, nommer ainsi, les
pouvoirs réguliers et constitutionnels s'instruisent, se fortifient et
grandissent de l'unité de son action et de tous ses rouages, afin
que chaque citoyen de son côté, en présence de toutesles contradictions,
fasse appel à sa propre raison, et, déconcerté dans sa foi à la presse par
les mille récits de laits et les mille propositions dont il est assailli,
juge la presse elle-même et ne la suive plus comme un disciple
aveugle.
C'était encore Topinion du si regrettable Alexis deToc-
queville :
Aux Etats-Unis, il n'y a pas de brevets pour les imprimeurs ni de
timbre pour les journaux, enfin la règle des cautionnements est in-
connue*. La création des journaux est une entreprise simple et facile;
peu d'abonnés suffisent pour que le journal couvre ses frais : aussi le
nombre des écrits périodiques aux Ëtats-Unis dépasse-t-il toute
croyance. Les Américains les plus éclairés attribuent à cetle incroyable
dissémination des forces de la presse son peu de puissance. C'est un
axiome de la science politique aux Etats-Unis, que le seul moyen de
neutraliser les effets des journaux est d'en multiplier le nombre. Je ne
saurais me figurer qu'une vérité aussi évidente ne soit pas devenue
chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des révolutions à
* De la suppression de Vimpôt du timbre sur les journaux et réduction
de leur cautionnement. Août 1835.
MONARCHIE DE JUILLET 257
Taide de la presse cliercheut à ne lui donner que quelques organes
puissants, je le comprends sans peine ; mais que les partisans ofûciels
de Tordre élabli et les soutiens naturels des lois existantes croient atté-
nuer l'action de la presse en la concentrant, voilà ce que je ne saurais
concevoir. Les gouvernements d'Europe me semblent agir vis-à-vis de
la pi^esse de la même façon qu'agissaient jadis les chevaliers envers
leurs adversaires : ils ont remarqué par leur propre usage que la cen-
tralisation était arme puissante, et ils veulent en pourvoir leur enne-'
mi, afm sans doute d'avoir plus de gloire û lui résister * .
Parmi les adversaires des lois de 1835 nous devons
nommer, tout particulièrement Royer-Collard, qui, dans
cette circonstance, se sépara de ses amis, et.se constitua
le défenseur du jury, qu'il disait destitué par cette légis-
lation; du pays, en qui l'on devait avoir confiance, et qui
ne méritait pas d'être la victime de ces actes de désespoir
qui devaient porter une atteinte mortelle à la liberté, à
« cette liberté dont nous semblions avoir perdu l'intelli-
gence et le besoin. »
M. Guizot lui-même, qui eut aux lois de septembre la
part que Ton sait, convient franchement de Teffet qu'elles
produisirent. Et pourtant, s'écrie cet homme d'État dont
la rigidité souleva des antipathies si violentes, mais
dont personne ne saurait contester la haute raison, « pour
tout esprit libre et ferme, il n'y avait rien là que de con-
forme aux traditions des nations civilisées et aux règles
du commun bon sens. C'est une dérision de réclamer au
nom de la liberté de l'esprit humain le droit de mettre
incessamment en question les institutions fondamentales
de l'Étal, et deconfondre les méditations de Tintelligence
avec les coups de la guerre. Il faut à toute société humaine
des points fixes, des bases à l'abri de toute atteinte ; nul
État ne peut subsister en l'air, ouvert à tous les vents et
à tous les assauts... Et quand la limite a été posée enti*c
' De la démocratie en Amérique ^ 1. 1*', p. '22.
17
258 HISTOIRE
la discussion scientifique et la guerre politique, c'est un
devoir pour le législateur de ne pas se contenter de défen-
ses vaines , et d'opposer aux assaillants des remparts
solides.
c( Les lois de septembre n'inventèrent, pour réprimer
les délits dont elles proclamaient la gravité, aucune pé-
Tialité inouïe et repoussée par nos mœurs, aucune juridic-
tion nouvelle et qui parût prédestinée à la rigueur ou à la
servilité. Les modifications apportées dans la procédure
n'avaient d'autre objet que d'assurer la prompte répres-
sion du délit, sans enlever aux accusés aucun de leurs
moyens de défense. Les lois de septembre ne portaient
nullement les caractères de lois d'exception et de colère;
elles maintenaient les garanties essentielles du droit,
tout en pourvoyant aux besoins accidentels et actuels de
la société : définitions, juridictions, formes, peines, tout
y était combiné, non pour frapper des ennemis, mais pour
que la justice publique fût puissante et sufïït pleinement
à sa mission, en conservant son indépendance et son
équité ^.. »
Quoi qu'il en soit, les esprits, dans cette grave ques-
tion, se trouvèrent partagés, et parmi les partisans du
gouvernement plusieurs regardèrent les lois nouvelles
comme un remède impuissant et funeste. Dans le camp
ennemi, elles soulevèrent une irritation qui n'était pas
encore apaisée en 1848 ; la presse blessée s* en était fait
une arme contre la monarchie de Juillet. Aujourd'hui,
si on ne saurait les regretter — la presse a, pour cela,
trop le sentiment de sa force — tout du moins est-on bien
revenu sur leur compte, et non pas sans raison.
La législation de septembre était sévère, en effet,
mais c'était seulement la liberté de l'injure qu'elle ôtail
à la presse ; elle lui laissait pleine et entière la liberté
* Mémoires^ t. III, p. 311.
MONARCHIE DE JUILLET 259
de discussion ; elle se proposait sincèrement pour but de
maintenir la liberté, en réprimant, ou plutôt en suppri-
mant des abus devenus intolérables, et de bons esprits
ne craignent pas de dire, après l'expérience faite, que la
presse n'a peut-être jamais été plus réellement libre,
dans le sens favorable du mot, que sous l'empire de cette
législation.
Ce qu'il faut bien reconnaître, dans tous les cas,
c'est que les lois de*septembre n'entravèrent en aucune
façon le développement du journalisme, qui prit, 5 partir
de 1836, grâce à l'avènement dujournalà quarante francs,
l'essor que tout le monde sait.
Un écrivain dont personne ne saurait suspecter le libé-
ralisme, M. Léon Vingtain, dans un livre dont on s'est
beaucoup servi pour battre en brèche le décret de 1852 \
apprécie en ces termes la situation de la presse sous la
monarchie de Juillet, et particulièrement celle qui lui avait
été faite par les lois de septembre : *
« Si Ton veut rechercher l'époque où, jouissant de la
plus grande liberté, la presse put développer sans con-
trainte ses bons comme ses mauvais effets , il faut la
prendre telle qu'elle exista de 1850 à 1848...
<c Quoi I dira-t-on, môme avec les lois de septembre,
ces lois restées par leur date dans la mémoire de beaucoup
qui ne les ont pas lues? Oui, même avec les lois de sep-
tembre.
« 11 nes'agit pas ici d'une question de parti ; je nècherche
pas une injure rétrospective à faire au gouvernement
républicain, mais,;iroulant saisir l'époque où la presse eut
en France la plus grande somme de liberté, afin de mon-
* De la liberté de la prease, avec un appendice contenant les avertisse-
ments, suspensions et suppressions encourus par la presse quotidienne ou
périodique depuis 1848 jusqu'à 1860. In-12.
260 . HISTOIRE
Ircr quels sont ses avantages et ses inconvénients, je dois
dire pourquoi je rattache au règne de Louis-Philippe cet
exposé des bienfaits et des dangers qui naissent de la
liberté de la presse.
a Presque toutes les constitutions qui se sont succédé
en France, en reconnaissant ce principe qu'aucun citoyen
ne doit être distrait de ses juges naturels, ont organisé
une juridiction suprême destinée à connaître des crimes
d'État, une haute cour de justice politique dont les mem- .
bres offraient, par leur indépendance et par leurs lumiè-
res, des garanties supérieures pour les accusés et pour la
nation. La Charte conférait à la Chambre des pairs b'
connaissance des crimes de haute trahison et des atten-
tats à la sûreté de l'État ; elle laissait à la loi le soin de
définir les faits qui pouvaient donner lieu à dès poursuites
de cette nature, et le jour où, sous la double pression de
l'émeute et de l'assassinat, le législateur eut à remplir le
vide que la Charte lui avait laissé à combler, il dut se poser
cette question : La presse peut-elle se rendre coupable
d'attentats contre la sûreté de l'État? En 1855 les faits
répondaient d'eux-mêmes; et aujourd'hui qui pourrait nier
l'action de la presse dans les troubles et dans les révo-
lutions qui se sont abattus sur le pays ?
« Ce fut donc très-constitutionnellcment et très-logi-
quement, la Charte donnée, que la loi du 9 septembre
1855 déféra à la Cour des pairs les auteurs d'écrits atten-
tatoires à la Constitution et aux pouvoirs qui en dérivaient.
En couvrant la personne royale, elle ne fit qu'appliquer le
principe de l'irresponsabilité constitutionnelle du roi.
Quelle qu'ait été la violence des attaaues dont les lois de
septembre furent l'objet, aujourd'hui que le temps écoulé
permet de les juger sainement, ne peut-on pas, ne doit-
on pas dire qu'en fait, sous leur empire, la liberté de la
presse fut en France plus grande qu'elle ne le fut ja-
MÛNARGUIE DE JUILLET 261
mais? S'il en est encore qui parlent de loppression de la
presse par les lois de septembre, il ne reste plus qu'à les
mettre en rapport avec ceux qui attendent la résurrection
de Napoléon le Grand : ils pourront s'entendre.
« En réalité, la loi du 9 septembre 1855 laissa la liberté
de la presse intacte, parce que la condition essentielle de
la liberté est de ne dépendre que de la loi et des cours de
justice dont relèvent les citoyens. Ce n'est que le jour où
l'autorité administrative peut intervenir pour fixer à son
gré et en dehors de toute disposition légale l'exercice d'un
droit, que ce droit est frappé dans son essence, et^s'il s'a-
git de la liberté de la presse, peut-être pourrait-bn aller
jusqu'à soutenir qu'elle y succombe. En effet, si l'admi-
nistration peut suspendre un journal parce qu'il aura in-
séré un article déplaisant, ne peut-elle pas en certains
cas dire aux organes de la presse : Vous tairez tel fait,
vous passerez sous silence tel abus ; il ne me convient
pas qu'on en parle ; ef, s'il vous arrivait d'enfreindre ma
défense, songez que votre suspension est entre mes mains.
Ainsi la censure serait indirectement rétablie et la liberté
perdue. La monarchie de 1830 n'a pas connu un pareil
régime, ce fut la République de 1848 qui l'inaugura. »
DEIJXIEIIIK RKPVBI.1QIJE
La révolution de Février affranchit de nouveau la presse
de toute condition, de toute obligation, de tout frein, et lui
assura momentanément la plus complète impunité. La
même exagération qui mettait des armes jusque dans la
main des hommes vivant du désordre fil penser que Ton
pouvait tout imprimer, même la provocation à la guerre
civile et à l'abolition de la propriété.
La presse, d'ailleurs, n'avait point attendu d'être affran-
chie ; elle s'était, dès le 24 février, proclamée libre par
droit de conquête, et l'on n'a point encore oublié Tava-
lanche de journaux qui couvrit bientôt les murs et le pavé
de la capitale, sans se soucier autrement des conditions
imposées jusque-là à la publication des écrits périodiques.
Cependant, le 4 mars, le gouvernement provisoire, con-
sidérant que les impôts, quels qu'ils fussent, ne pouvaient
cesser d'être perçus sans préjudice pour la chose publi-
que, qu'il ne pouvait y avoir actuellement d'exception
pour l'impôt du. timbre relatif aux journaux, décrétait
qu'il continuerait à être perçu à partir du lendemain 5;
que seulement, pour laisser aux éleclions prochaines la
plus grande publicité possible, il serait suspendu dix jours
avant la convocation des assemblées électorales.
^ Mais dès le surlendemain, revenant sur sa décision,
et « embrassant dans leur ensemble les intérêts les plus
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 263
pressants, » il supprimait décidément l'impôt du timbre
sur les journaux, par les considérations suivantes :
• La presse, cet instrument si puissant de civilisation, de liberté, et
dont la voix doit rallier à la république tous les citoyens, la presse ne
pouvait rester en dehors de la sollicitude du gouvernement provisoire.
Résolu comme il Test à maintenir tous les impôts, pour acquitter
tous les engagements et assurer le service de TÉtat, il ne pouvait con-
sidérer comme un simple revenu fiscal une taxe essentiellement poli-
tique. Le timbre des écrits périodiques ne saurait être, continué au
. moment où la convocation des prochaines assemblées électorales
exige Texpression libre de toutes les opinions, de tous les sentiments
et de toutes les idées. La pleine liberté de discussion est un élément
indispensable de toute élection sincère.
Un autre décret du 6 mars abrogea les lois du 9 septem-
bre 1855 :
Considérant que les lois de septembre, violation flagrante de la
constitution jurée, ont excité, dés leur présentation, la réprobation
unanime des citoyens ;
Considérant que la loi du 9 septembre 1835 sur les crimes, délits,
contraventions de la presse et autres moyens de publication, est un
attentat contre la liberté de la presse ; qu'elle a inconstitutionnelle-
ment changé Tordre des juridictions, enlevé au jury la connaissance
des crimes et des délits de la presse, appliqué, contre les principes
du droit, à des faits appelés contraventions, les peines qui ne doivent
frapper que des délils ;
Considérant que, dans la loi du même jour sur les cours d'assises,
plusieurs dispositions sont à la fois contraires à la liberté ou à la sû-
reté de la défense et à tous les principes du droit public ; que la con-
damnation par le jury à la simple majorité est une disposition que
réprouvent à la fois la philosophie et Thumanilé, et qui est en oppo-
sition complète avec tous les principes proclamés par nos diverses
assemblées nationales.
«Les membres du gouvernement provisoire, dit M. Ghas-
san, se souvinrent peut-êlre trop des journalistes de
la veille, en mettant cet empressement à satisfaire leurs
264 HISTOIRE
vieilles rancunes dès le lendemain de leur arrivée au pou-
voir. L'abolition entière de la loi du 9 septembre 1835 fut
un acte tout à fait inintelligent, et sans nécessité. Les
articles relatifs aux offenses contre le roi et à la compé-
tence de la Chambre des pairs pour certaines infractions
de la presse étaient ceux qui avaient surtout excité de
violentes attaques contre le gouvernement ; ces ai ticles
se trouvaient abrogés par le fait même de la Révolution.
Mais il y avait dans cette loi des dispositions répressives
qu'il ne fallait pas supprimer, et qu'on a été obligé de.
rétablir successivement. »
C'est ce que les membres du gouvernement provisoire
eux-mêmes n'avaient pas tardé à reconnaître ; c'est ce
qu'avouait loyalement,dès le 8 mai, un libéral de l'avant-
veille, Tavocat du Populaire, l'honorable M. Marie.
Ah ! s'écriait-il, nous aussi, quand nous sommes arrivés au gou-
vernement, nous y sommes venus avec ces idées, plus chevaleresques
que vraies, dont nos adversaires se paraient hier à ceUe tribune...
Nous avions pensé que les erreurs de la presse pourraient en effet
ôtre corrigées facilement par les vérités de la presse, que la raison
serait seule souveraine. Devant ces idées, nous avons mis à néant
toutes les lois de la Restauration, toutes les lois de la branche ca-
dette ; devant ces idées, nous avons foulé aux pieds toutes les garan-
ties qui avaient été données, non pas contre la liberté, mais contre
Texcès de la liberté. Qu'en est-il résulté? C'était la force même du
gouvernement qui était attaquée ; c'étaient toutes les traditions du
pays qui' étaient mises en question ; c'étaient les colonnes de granit sur
lesquelles repose la société qui étaient ébranlées chaque jour par les
attaques de la presse.
Nous devons dire cependant que l'article 2 du décret
abolitifdes lois de septembre portait que jusqu'à ce qu'il
eût été statué par l'Assemblée nationale, les lois antérieu-
res relatives aux délits et contraventions en matière de
presse seraient exécutées dans toutes les dispositions
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 265
auxquelles il n'avait pas été dérogé par les décrels du
gouvernement provisoire.
Ces décrets étaient muets sur le cautionnement ; mais
une circulaire du ministre de Tintérieur, du mois de
mars, avait décidé qu'afin d'assurer à toutes les opinions
la plus grande liberté possible, à l'approche des élec-
tions, toutes les dispositions y relatives seraient suspen-
dues.
Enfln, nous devons encore citer, parmi les acies du
gouvernement provisoire concernant la presse, un décret
du 22 mars proclamant l'incompétence absolue des tribu-
naux civils en matière de réparation civile pour diffama-
tion, injures ou autres attaques dirigées, par la voie de la
presse ou par tout autre moyen de publication, contre les
fonctionnaires ou contre tout citoyen revêtu d'un minis-
tère public, en raison de leurs fonctions ou de leur qua^
lité, et confondant, quant à la poursuite et à la durée,
l'exercice de l'action civile avec l'action publique :
Considérant que les fonctions publiques sont exercées sous la
surreillance et le contrôle des citoyens ; que chaque citoyen a le droit
et le devoir de faire connaître à tous, par la voie de la presse , ou par
tout autre moyen de publication, les actes blâmables des fonction-
naires ou des personnes revêtues d'un caractère public, sauf à répondre
légalement de la vérité des faits publiés;
Considérant que le débat entre le fonctionnaire et le citoyen touche
nécessairement à des intérêts publics, et ne peut dès lors être jugé
que par le jury ; que, si un préjudice, un dommage, résulte d'une
attaque déclarée injurieuse ou diffamatoire, c*est la cour d'assises
seule qui doit prononcer ;
Considérant que la Charte de 1850 avait exclusivement attribué au
jury la connaissance de ces délits; que la jurisprudence qui s'était
établie, autorisant Faction civile devant les tribunaux ordinaires, indé-
pendante de Faction devant le jury, n'était qu'une entrave nouvelle
à la liberté de la presse, et une cause de ruine pour les journaux et
pour les citoyens courageux.
266 HISTOIRE
On sait où conduisit celte généreuse mais fatale impru-
dence du gouvernement provisoire : à la guerre civile, à
Tétat de siège, à la suspension des lois, a la suppression
des journaux.
L'opinion, il faut le dire, n'avait pas tardé à se soulever
contre ces saturnales de la pensée ; les journées de juin
furent le point de départ d'une réaction naturelle. Et,
chose étrange ! c'était la république qui, encore une fois,
allait porter à la presse les plus rudes coups : tant il est
vrai qu'il n'y a pas de gouvernement possible chez nous
avec la liberté illimitée de la presse, pas même le gou-
vernement républicain, et peut-être même celui-là moins
que tout autre.
Un des premiers actes du général Cavaignac, en arrivant
au pouvoir, fut dirigé contre la presse périodique. Dès
le 25 juin, onze journaux étaient, selon l'expression du
Peuple constituant^ « passés au fil du sabre africain, »
sous prétexte que leur rédaction était de nature à pro-
longer la lutte qui avait ensanglanté la capitale ; et, dans
cette exécution, la Presse était Tobjet d'une rigueur toute
particulière : elle fut supprimée, et son rédacteur en chef
écroué, sans aucune espèce de formalité, à la Concier-
gerie, où il fut tenu pendant huit jours au secret le plus
rigoureux. Et c'est à peine si — un mois après — une
voix osa s'élever à la tribune pour protester contre cet
acte, « le plus énorme qui se fût commis dans notre pays
depuis cinquante ans. » L'honorable général répondit
en se retranchant derrière le grand principe de la néces-
sité politique et du salut public, et une majorité de
300 voix lui donna un bill d'indemnité et sanctionna lo
régime du sabre.
Cependant le général Cavaignac, que personne assuré-
ment ne pouvait accuser de mauvais sentiments contre
DEDIIÈME RÉPUBLIQUE 267
la presse, craignit qu^on ne vit dans l'acte du 25 juin un
acte de colère — c'est lui même qui le dit à la tribune, —
et il le rapporta le 7 août. Mais dès le 21 du même mois,
il se voyait dans la nécessité de suspendre de nouveau
quatre des plus violents des journaux déjà frappés ; et,
trois jours après, cette mesure était suivie d'une autre,
plus significative encore, la suspension de la Gazette de
France^ motivée sur ce que a ce journal contenait des
attaques incessantes contre la république et des exci-
tations tendant à détruire cette forme de gouvernement
pour y substituer la forme monarchique. »
Ainsi la république proscrivait les idées monarchiques
avec beaucoup plus de rigueur encore que la monarchie
n'avait proscrit les idées républicaines, et en cela elle ne
faisait, comme la monarchie, qu'obéir à un sentiment
bien naturel de légitime défense.
Empressé d'ailleurs de rentrer dans la légalité, le gou-
vernement lit présenter à l'assemblée, le 11 juillet, un
projet de décret sur les crimes et délits de presse, ayant
surtout pour but de mettre en harmonie avec le nouvel
ordre de choses les expressions des lois antérieures, qui
modifiait à un point de vue tout gouvernemental et repu-
blicanisait, pour ainsi dire, les lois de 1819 et 1822. Il
punissait les attaques contre les droits et Tautorité de
l'assemblée, contre les institutions républicaines, contre
la liberté des cultes, le principe de la propriété et les droits
de la famille. 11 punissait également Tescitation à la
haine ou au mépris du gouvernement, à la haine ou au
mépris des citoyens les uns contre les autres, et Texpo-
sition ou la distribution de tous signes ou symboles pro-
pres à propager l'esprit de rébellion ou à troubler la paix
publique : dispositions un peu vagues, qui sont encore en
vigueur, et qui auraient grandement besoin d'être pré-
268 HISTOIRE
cisées. Enfin il étendait Farlicle 465 du Code pénal, comme
droit commun, à tous les délits de presse.
Ce projet fut voté le H août, après une vive discus-
sion.
Restait la question du cautionnement. De fait, on n'en
avait point exigé des innombrables journaux qui s'étaient
produits depuis le 24 février ; mais on n'avait pas rendu
celui des journaux préexistants. De là des réclamations
qui devaient, indépendamment de l'inlérêt public, hâter
une détermination de la pari du gouvernement.
Dès le 8 juillet, le ministre de la justice avait adressé
aux procureurs généraux une circulaire dans laquelle il
établissait que Tarticle 2 du décret abolitif des lois de
septembre avait remis en vigueur les lois antérieures, sauf
les conditions de publication des journaux et écrits pé-
riodiques, et notamment les dispositions de la loi du
14 décembre 1830 relatives au cautionnement, bien que
ces dispositions eussent été abrogées par les lois de sep-
tembre. La suspension provisoire accordée, au mois de
mars, par le ministre de rinlérieur, était motiVée par
des circonstances qui avaient cessé d'exister ; son effet
avait donc également cessé, et la loi, un moment inexé-
cutée, avajt repris sa force et son autorité.
Mais cette doctrine rencontra la plus vive résistance
de la part des intéressés, qui persistèrent dans leur refus
de se soumettre à un impôt incompatible, suivant eux,
avec le principe de la liberté de la presse.
Le gouverliement résolut alors de saisir de la question
l'Assemblée nationale, et il lui fit présenter, le 9 août, un
projet de décret destiné à mettre fin, provisoirement tout
du moins, à une situation anormale.
lia société, dit le ministre de l'intérieur, en déposant ce projet sur
la tribune, ne peut pas rester dénuée de toute garantie devant la puis-
DEIXIËNE UÉPLBLIQIE " 209
saiice considérable que possèdent les nombreux organes de la presse
périodique. L'expérience a démontré que la garantie pécuniaire résul-
tant d*un cautionnement est la plus efficace conmie la plus rationnelle
de toutes. Elle rentre dans la nature même des entreprises de publi-
cation de journaux, qui joignent presque toujours le lucre d'une in-
dustrie à Texercice d^un droit, à l'expression de la pensée politique ;
elle n'expose pas aux sévérités de la loi le seul gérant de l'entreprise,
mais elle atteint aussi les propriétaires du journal, qui le dirigent et
l'exploitent, et à qui la responsabilité d'une pensée coupable doit quel-
qoefois remonter.
Sans doute, ajoutait Torgane du gouvernement, le cautionnement
exigé des gérants et propriétaires de journaux peut, entre les mains
d*nn gouvernement ombrageux ou hostile à la liberté, devenir un
instrument de compression, un expédient pour ne laisser subsister
qu'un petit nomlme de feuilles politiques, autour desquelles se groupent
de forts capitaux ; mais on n'a rien à craindre de pareil du gouverne-
ment républicain, qui veut sincèrement la liberté de la presse, et ne
saurait avoir le dessein de comprimer l'essor de la pensée par une
mesure fiscale, et d'élever, sous forme de cautionnement, un obstacle
pécuniaire que les plus modestes organes de la presse ne pourraient
surmonter.
Le projet de décret soumis à TAssemblée réduisait en
conséquence les cautionnements à moins du quart de ceux
prescrits par la législation en vigueur en février i 848 ;
il proposait le chiffre maximum, pour les départements
de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, de
24,000 francs, lequel s'abaissait à 18,000, 12,000,6,000,
3,600 et 1,800 francs, en raison de la périodicité plus
ou moins fréquente, du siège de la publication, plus ou
moins populeux, plus ou moins rapproché de la capitale.
Ce décret, du reste, adoucissement partiel et nécessaire
des anciennes lois sur la publication des journaux et
écrits périodiques, était présenté comme une mesure
essentiellement transitoire : le gouvernement appelait de
ses vœux et hâterait de tous ses moyens le moment oîi
l'Assemblée nationale pourrait réunir dans un même code
de la presse tous les principes régulateurs de cette impor-
270 HISTOIRE
tante matière, toutes les conditions qui doivent concilier,
sur ce difficile terrain, l'intérêt de Tordre public et le
droit individuel des citoyens.
Le projet, néanmoins, fut vivement combattu, notam-
ment par Louis Blanc, qui voyait dans le cautionnemeni
« une condition préventive, un monopole, et, pour le dire
en termes plus énergiques et plus précis, rinterdîclion
de la presse des pauvres. » Il ne niait pas qu'il fallût des
garanties contre les abus possibles de la liberté de la
presse; mais la meilleure garantie, selon lui, serait la
garantie personnelle. Qu'on n'exigeât pas que la signa-
ture fût mise au bas de l'article livré aux lecteurs, il le
concevait ; mais il ne voyait pas d'inconvénient à ce que
Ton fit mettre la signature de l'auteur au bas de l'article
envoyé au procureur de la république, afin que chacun
fût admis à répondre de son œuvre ; ce qui lui semblait
juste, moral, conforme à la dignité de l'homme.
Un amendement fut proposé dans ce sens par Pascal
Duprat ; mais l'Assemblée nationale, frappée de l'incon-
vénient qu'il y aurait à abandonner une voie éprouvée par
trente années d'expérience, pour entrer dans une carrière
inconnue, adopta purement et simplement, le 12 août,
le projet de décret présenté par le gouvernement, et
décida que les lois existantes sur la matière resteraient en
vigueur jusqu'au 1" mai 1849.
La Constitution du 4 novembre 1848, à l'exemple de
celles qui l'avaient précédée, reconnut, en présence de
l'Être suprême, à tous les citoyens, le droit de « manifes-
ter leurs pensées par la voie de la presse ou autrement, »
droit qui ne devait avoir pour limite que celui d'autrui
et la sécurité publique^ et déclara qu'en aucun cas la presse
ne pourrait être soumise à la censure. Elle proclamait, en
outre^ que la connaissance de tous les délits politiques et
DEUXIÈME RÉPUDLIQUE 271
de tous les délits commis par la voie de la presse appar-
tiendrait exclusivement au jury ; que les lois organiques
détermineraient la compétence en matière de délits d'in-
jures et de diffamation contre les particuliers, et que le
jury statuerait seul sur les dommages-intérêts réclamés
pour faits ou délits de presse.
Et la loi de la presse fut placée, par là loi du 11 décem-
bre 1848, parmi les lois organiques. Mais la préparation
d'un code de la presse demandait un long temps, qui
manqua à la Constituante.
Cependant, l'eflet utile du décret du 9 août allait expi-
rer au moment même où devait cesser le mandat de cette
Assemblée. Le gouvernement dut donc, avant qu'elle se
séparât, lui demander de proroger ce décret jusqu'au
10 août, délai qui lui paraissait nécessaire pour réserver
à l'Assemblée législative le droit d'examiner en toute
liberté d'esprit une des difficultés les plus graves qui puis-
sent occuper le législateur.
La commission chargée de Texâmen de ce projet ne crut
point devoir se renfermer dans ses limites. Elle ouvrit la
discussion sur le fond même, c'est-à-dire sur la question
du cautionnement, et vint soumettre à la Chambre tout
un projet de loi sur la matière ; mais des dispositions ad-
ditionnelles qui lui étaient proposées, l'Assemblée n'en
adopta qu'une seule, portant que, pendant les quarante^
cinq jours précédant les élections générales, tout citoyen
pourrait, sans avoir besoin d'aucune autorisation muni-
cipale, afficher, crier, distribuer et vendre tous journaux,
feuilles quotidiennes ou périodiques, et tous autres écrits
ou imprimés relatifs aux élections, à la condition que ces
écrits ou imprimés, autres que les journaux, seraient
signés de leurs auteurs et déposés.
Cette mesure, destinée à assurer la sincérité des èlec*
27^2 • HISTOIRE
lions, mais inséparable de graves abus, Tut restreinte, par
la loi de juillet 1850, aux circulaires et professions de foi
des candidats, pendant les vingt jours seulemenl précé-
dant les élections, et sous la double condition de la signa-
ture de leurs auteurs et du dépôt au parquet.
L'assemblée accorda, du reste, au gouvernement, la
prorogation du décret du 9 août dans les termes où il la-
vait demandée. Cette nouvelle loi provisoire porte la date
du 21 avril 1849.
•
Mais il était impossible que la nouvelle Assemblée,
qu'attendaient tant d'autres soins, pût, dans un si court
délai, entamer seulement une œuvre aussi difficile que la
réglementation de la presse. Les partis, du reste, ne lui
en laissèrent pas le temps. Un instant comprimés, ils re-
commencèrent bientôt leurs attaques avec plus de vio-
lence que jamais, d'un côté contre le nouveau président
de la république, de l'autre contre l'Assemblée qui ne
faisait que de se réunir, et levèrent de nouveau, au com-
mencement de juin, Tétendard de la révolte. Qu'arriva-
t-il? Le 13, Paris était mis en état de siège, et, le même
jour, six journaux étaient suspendus.
Comme Tannée précédente, ces mesures dictatoriales
contre la presse donnèrent lieu à de vives réclamations.
Nous avons vu, en effet, que la légalité des arrêtés de
suspension rendus par le général Cavaignac pendant la
durée de l'état de siège avait été contestée. Un représen-
tant avait demandé à l'Assemblée de déclarer que l'état de
siège n'impliquait pas ce droit au profit du pouvoir exé-
cutif, mais elle avait répondu par le grand argument, en
opposant la loi suprême, saluspopuli.
Le comité de législation, disait son rapporteur, n a point pensé
qu'il fût nécessaire d'entrer dans une discussion juridique sur les ef-
fets el sur la portée de la législation sur Tétat de siège. Il suffit dédire,
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 273
en se reporlaot au 24 juin, qu'il y eut entre laulorit j et le général
Cavaignac, quels.que fuss^t les termes du décret qui déclara Paris en
état de siège, une pensée commune, celle de sauver le pays. En tout
cas, le général et TAssemblée ne cessaient pas d'être en présence. Tout
ce que le chef du pouvoir exécutif a cru nécessaire pour le salut du pays,
il Ta fait sous les yeux, sous le contrôle immédiat, incessant, de TAs-
semblée nationale. L'Assemblée a tout vu, tout su, et, par sa toute-
puissance, tout sanctionné, soit implicitement, soit d'une manière ex-
plicite, par des votes qui restent avec leur portée politique.
En présence de ces faits, tout débat sur les actes du pouvoir exécutif
serait superflu, et il a paru au comité que l'Assemblée ne pouvait que
rq>ousser la proposition '.
Les gérants des journaux suspendus le 15 juin 1849,
sous FAssemblée législative, par le président de la répu-
blique, crurent devoir prendre une autre voie; ils réso-
lurent de saisir les tribunaux de la question relative à la
légalité de la suspension. A cet effet, ils présentèrent re-
quête au président du tribunal civil de la Seine pour être
autorisés à citer à bref délai le ministre de l'intérieur.
Cette autorisation leur fut accordée,* et la citation fut don-
née ; mais le tribunal se déclara incompétent par le motif
que, s'agissant d'un acte du ministre de l'intérieur dans
l'exercice de ses fonctions, rarficlc 19 de la Constitution,
qui établit la séparation des pouvoirs législatif et judi-
ciaire, lui interdisait de connaître de la légalité d'un pareil
acte.
Le tribunal de commerce de Paris, dit à ce propos un
savant jurisconsulte ', dans son jugement du 28 juillet
1^50, rendu sous le feu du canon, n'avait pas hésité à
proclamer l'illégalité aussi bien de l'ordonnance du 25
juillet sur la presse que des ordres du préfet de police
donnés en vertu de cette ordonnance. Il est vrai que la
question lui avait été soumise par suite du refus d'impri-
* Séance du 4 septembre 1848.
s Ghassan, fjris $Mr la presse depuis le 24 férrier 1848, p. 27.
18
274 IiqSTOIRE
mer fait par Gautier-Laguionie, imprimeur du Counier
français ; le gérant du journal avait fait citer Pimprimeur
pour être condamné à exécuter leurs conventions nonob-
stant les ordres du préfet de police.
La question fut soumise, au mois de juin 1849, au Con-
seil d'État, qui se prononça pour la légalité de ces me-
sures. Enfin, la loi du 9 août de la même année tranchait
tous les doutes, en accordant à l'autorité militaire, par son
article 9, le droit d'interdire, pendant l'état de siège, les
publications qu'elle juge de nature à exciter ou à entre-
tenir le désordre.
Le 25 juin, le gouvernement fit porter à l'Assemblée un
nouveau projet de loi, destiné à remplacer le décret du
H août 1848, fait pour une situation transitoire, par un
système pénal définitif, dans lequel la législation sur les
délits de la presse était complètement revisée et mise en
harmonie avec le nouvel ordre de choses issu du suffrage
universel.
m
Le gouvernement, dit le ministre en présentant ce projet, croit de-
voir devKncer l'époque où TÂssemblée pourra discuter la loi générale,
dont il s'occupe activement lui-même de condenser les matériaux, pour
proposer quelques dispositions qui, du reste, en étaient en quelque
sorte détachées, et devaient y prendre place ultérieurement. 11 ne s'agit
ni (Je détruire ni de modifier les règles générales qui dominent notre
l^islation ; il s'agit simplement d'étendre ces règles à quelques cas
nouveaux qui sont nés des circonstances, et qui sollicitent toute Tat-
tention du législateur. Il y a des nécessités supérieures auxquelles il
n'est pas possible de ne pas pourvoir. Le péril de la société frappe au*
jourd'hui tous les regards. Ce péril naît principalement de la déplora-
ble impulsion que la presse a suivie depuis quelque temps. Les appels
aux armes, les provocations à la violence, ont remplacé la discussion...
Le gouvernement avait le droit de rechercher et de vous apporter les
mesures qui doivent faire disparaître ces provocations. Le projet que
hous vous présentons pourvoit d'abord à quelques lacunes qui existent
dans la partie pénale de la législation de la presse. Il reprend quelqueii
dispositions trop légèrement effacées de cette législation, et qui soHl
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 275
relatiyes à la publication des journaux et écrits périodiques. Enfin il
s'occupe de la procédure pour en abréger les délais et lui imprimer une
marche plus rapide. . .
Quant à Taggrayalion des pénalités pour les délits de la presse por-
tée dans les articles des lois de septembre 1855, nous ne Tayons pas
combattue, nous Tarons acceptée; nous avons voté pour cette aggrava-
tion de pénalité...
Si TOUS permettez que, non par la libre discussion — elle est sauve-
gardée par la loi existante — mais par Tattaque permanente contre
le principe de votre gouvernement, contre la constitution, contre tous
les pouvoirs établis, si vous permettez que Toi^ mette chaque jour en
question la société elle-même, je vous porte hautement le défi, en pré-
sence de mon pays, de réaliser aucune amélioration.
Ce projet devînt la loi du 27 juillet 1849, qui, en
somme, n'était guère, elle aussi, que la restauration des
lois de septembre, et qui alla même plus loin dans quel-
ques-unes de ses dispositions.
Le premier des trois chapitres dont cette loi se com-
pose, appliqué encore presque en entier par la jurispru-
dence, caractérise de nouveaux délits, tels que les offenses
envers le président de la république, les provocations
adressées aux militaires pour les détourner de leur de-
voir, les souscriptions publiques ayant pour objet d'in-
demniser des amendes, et règle la pénalité qui s'y ap-
plique.
L'article 6 soumet à l'autorisation préfectorale toute
distribution et tout colportage de livres, écrits, gra-
vures, etc., sans exception. Cette disposition a été étendue
par la jurisprudence jusqu'à la distribution des bulletins
électoraux, ce qui donna lieu, comme on le sait, à une
très-vive controverse.
Une circulaire du ministre de Tintérieur, sur la nou-
velle loi, a rendu cette même disposition applicable à la
distribution et au colportage des journaux et écrits pério-
diques.
270 HISTOIRE
L'article 7 porte qu'indépendamment du dépôt prescrit
par la loi du H octobre 1814, tous écrits traitant de ma-
tières politiques ou d'économie sociale, et ayant moins de
dix feuilles d'impression, autres que les journaux ou
écrits périodiques, devront être déposés par Timprîmeur
au parquet du procureur de la république du lieu de
l'impression, vingt-quatre heures avant toute publication
et distribution.
Le chapitre 2 relatif aux journaux et écrits périodi-
ques proroge jusqu'à la promulgation de la loi organique
de la presse le décret du 9 août sur le cautionnement
des journaux ; s'appropriant et complétant la loi du
25 mars 1822, il défend de publier les actes d'accu-
sation et aucun acte de procédure criminelle avant la
lecture en audience publique, et interdit le compte rendu
des procès en diffamation où la preuve des faits diffama-
toires n'est pas admise par la loi; il interdit encore à
tout représentant du peuple de signer un journal ou écrit
périodique en qualité de gérant responsable.
Le chapitre 3 qui réglait le mode de poursuites est
presque entièrement abrogé.
La discussion de cette loi avait été des plus vives.
MM. Thiers et Crémieux allèrent jusqu'à la qualifier de
nouvelle loi de septembre. « Pour moi, dit ce dernier, la
loi actuelle est la répétition, la reproduction des articles
des lois de septembre qui avaient soulevé l'indignation de
l'opposition de 1835. » Sur certains points, même, il
trouvait la loi de 1849 moins libérale et plus dure que
celle de 1855.
Le gouvernement, ne se croyant pas encore suffisam-
ment armé *, fit présenter à l'assemblée, le 21 mars 1850,
* Dans la discussion de la loi de 1849, Odilon Barrot, qui la soutenait
comme président du Conseil, ayant été interrompu par ce mot : c Les lois
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 277
un projet de loi sur le cautionnement et le timbre des jour-
nauXy pour lequel il demanda l'urgence.
Le gouvernement, disait Pexposé des motifs, ne saurait se dissimu-
ler quune partie delà presse a subi, depuis la révolution de Février,
une transformation grave : elle s'est occupée un peu moins de politique,
beaucoup plus d'organisation sociale. A partir de ce moment, elle est
devenue plus violente dans ses atlaques, plus audacieuse dans ses diffa-
mations, plus prompte à mettre en mouvement les plus dangereuses
passions. Il n'y a pas eu de principe qui n'ait été contesté, pas de venté
sainte qui n'ait été méconnue, pas d'acte vicieux ou criminel qui n'ait
trouvé des justifications ou des panégyriques; et ces coupables erreurs
ont ^adressées de préférence aux parties les moins édairées de la po-
pulation. (Test un devoir pour nous de combattre ce mal, de protéger
la république et nos institutions contre ce danger. Nous y parviendrons
sans recourir à des pénalités nouvelles, mais il faut du moins que l'exé-
cution des lois en vigueur soit parfaitement assurée.
Cest pour rendre certaine cette exécution des lois pénales que le
cautionnement des journaux a été institué. Qu'est-ce, en effet, que le
cautionnement, si ce n*est la garantie de la répression? et qui ne voit
que cette garantie, pour être efficace, doit être proportionnée à la fois
à la multiplicité des délits qu'un journal peut commettre, au préjudice
qu'ils peuvent causer aux citoyens, enfin au péril que la presse poli-
tique, c'est-à-dire la presse des partis, fait courir à la république et à
la société? Aujourd'hui cette garantie est insuffisante.
En conséquence, le gouvernement demandait que le taux
des cautionnements fixé par la loi du 9 août fût doublé,
qu'il fût porté pour les grands journaux des départements
de la Seine, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne — et du
Rhône — de 24,000 fr. à 50,000, etc.
Quant au timbre, dont les journaux, ce qui pourra
sembler étrange, avaient continué depuis 1848 à de-
meurer exempts, le rétablissement en était motivé par la
situation de nos finances, par les principes d'égalité qui
sur la presse n'ont jamais sauvé les gouvernements, i faisait cette r^nse
découragée : c Cela peut être, mais au moins les font-elles vivre quelque
temps. •
278 HISTOIRE
étaient la base de la ConstitutioD, et qui exigeaient que
tous les citoyens concourussent aux charges de l'État
dans la proportion de leur fortune et en raison des avan-
tages que leur procure leur industrie. En affranchissant
de l'impôt du timbre les journaux, et par cela même l'in-
dustrie des annonces, qu'ils exploitent avec bénéfice, le
décret du gouvernement provisoire du 4 mars 1848 avait
créé en faveur de la presse périodique un privilège exor-
bitant, dont aucune considération ne pouvait légitimer le
maintien.
Le projet proposait donc, non pas de faire revivre la loi
du 14 décembre 1850, qui frappait les journaux d'un tim-
bre proportionné à la dimension, mais de les soumettre,
quelle que fût leur taille, à un timbre fixe.
Et pour que la loi ne fût point éludée, pour en rendre
l'application plus équitable et plus complète, il demandait
qu'on soumit à l'impôt du timbre tous les écrits non pério-
diques traitant de matières politique ou d'économie so-
ciale et ayant moins de dix feuilles d'impression.
Ce projet si simple en apparence, où il paraissait ne
s'agir que de mesures fiscales, ramena le débat sur celte
question si complexe, et toujours vivace, de la liberté de
la presse. La commission chargée de l'examiner ne mit
pas moins de trois mois à ce travail, et ce fut seulement
le 29 juin que son rapport fut présenté à TAssemblée.
La commission, tout en reconnaissant avec le gouver*
nement qu'en effet, dans l'état actuel de la législation, la
presse pouvait commettre des délits qui restaient impu-
nis, et qu'à tort on l'avait affranchie de tout impôt, avait
pensé que, pour atteindre le double but que Ton se pro-
posait, elle ne devait pas se renfermer exclusivement
dans la voie qu'on avait suivie jusque-là et qui lui était
offerte de nouveau.
Abandonnant donc la pensée exclusivement préventive
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 279
de l'élévation générale du taux des cautionnements de
tous les journaux, c'était surtout dans une répression
plus prompte, plus puissante, et à laquelle le coupable
ne pourrait point échapper, qu'elle s'était appliquée à
chercher les garanties que la société avait le droit de ré-
clamer.
Elle laissait en conséquence les cautionnements ce
qu'ils étaient : mais elle demandait que, devant une pré-
somption judiciaire de culpabilité, c'est-à-dire après deux
arrêts de mise en accusation, le journal deux fois incri-
miné fût contraint de donner une nouvelle preuve de sa
soumission à la loi ; elle demandait qu'après toute con-
damnation, le journal obéit dans les trois jours à l'arrêt
qui le condamnait ; elle demandait enfin que toutes les
peines pécuniaires encourues fussent intégralement
subies.
C'était, en un mot, sur un système principalement ré-
pressif qu'elle avait voulu asseoir la nouvelle loi.
Pour le timbre, elle reconnaissait qu'en dehors des
garanties qu'il a le devoir de réclamer de la presse pério-
dique, l'État a aussi le droit de lui demander de suppor-
ter une part dans les charges publiques ; qu'industrie
souvent lucrative , elle ne saurait sans injustice être
affranchie de tout impôt. Elle consentait donc au rétablis-
sement du timbre, mais elle demandait qu'il fût confondu
avec le droit de poste, qu'au lieu de deux droits, un pour
le timbre proprement dit et un pour la poste, il n'y eût
plus qu'une seule taxe, mais qui emporterait avec soi
l'affranchissement du journal lorsqu'on le confierait à la
poste.
On voit à quel point le projet du gouvernement avait
été modifié par la commission ; la discussion devait y
introduire des modifications non moins graves. .
Disons d'abord qu'elle fut précédée d'une vive escar-
280 HISTOIRE
mouche à propos d'une motion de Pierre Lerout tendant
à ce que l'Assemblée, avant de discuter la loi« s'enquitdes
idées et des doctrines contre lesquelles elle était présen-
tée, motion qui ne pouvait être et ne fut point prise en
considération, mais qui n'en donna pas moins lieu à une
longue et très-violente discussion.
L'Assemblée adopta le projet de la commission à peu
près dans les termes où elle l'avait formulé ; mais elle y fit
des additions importantes.
Ainsi, sur la proposition de M. de Riancey, et « dans
le but de frapper une industrie qui déshonore la presse et
qui est préjudiciable au commerce de la librairie, » elle
adopta un amendement portant que «tout roman-feuil-
leton publié dans un journal ou dans son supplément
serait soumis à un timbre de 1 centime par numéro. »
Un autre amendement, bien plus important encore,
qui rendait la signature obligatoire pour tout article de
discussion politique^ philosophique ou religieuse ^ fut intro-
duit dans la loi, dont il devint l'article 3.
Cet article, qui modifiait le caractère de la loi, en super-
posant à une mesure fiscale et préventive une disposition
purement morale, donna lieu, dans l'Assemblée et dans
la presse, à de longues et vives discussions.
LMdée n'était pas nouvelle cependant, comme nous le
verrons ailleurs. Sans remonter plus haut, quant à pré-
sent, nous nous bornerons à dire ici qu'elle avait été nette-
ment formulée par Pascal Duprat et Ledru-Rollin lors de
la discussion du décret du 9 août 1848 à l'Assemblée
constituante. Mais la pensée de ces deux honorables re-
présentants en proposant cette mesure était de substituer
la responsabilité individuelle à la responsabilité collective,
en supprimant le cautionnement. La nouvelle loi mainte-
nant le cautionnement, la garantie collective et la garan-
tie individuelle se trouvaient réunies.
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 281
Voici d'ailleurs en quels termes M. de Tinguy expli-
qua son amendement, qu'il présentait comme une nou-
veauté :
Je Tiens proposer un moyen qui me parait tiré de l'ordre moral, et je
crois qu'il aurait une influence considérable sur la dignité de Fécrivain.
Ce moyen, le voici : c'est tout simplement de faire signer par Tauteur
l'article qu'il a inséré dans un journal. Quelle est la puissance véritable
de la mauvaise presse? quel est son danger? C'est le prestige de l'ano-
nyme pour la majeure partie des lecteurs. Un journal n'est pas l'œu-
vre de tel ou tel individu; c'est une œuvre collective, c'est une puis-
' sance mystérieuse, c'est le prestige de Tinconnu.
Yoilà la puissance de la presse, elle n'est que cela ; et lorsqu'un ar-
ticle sera signé, il arrivera ceci : ou le nom sera honorable, le nom
^'an homme connu par l'élévalion de ses sentiments, par la pureté de
ses mœurs, par l'identité d'une ligne politique, et alors cet artice aura
toute la valeur que cet homme porte en luinooême; s'il est signé par un
homme déconsidéré, ou même par un inconnu, l'article perd toute sa
puissance, tout son charme, tout son prestige. Ainsi, vous aurez éta-
bli dans la presse la plus complète vérité; chacun répondra de son
œuvre.
Je dis que vous aiu*ez dnns la presse une complète vérité, et vous
lui aurez rendu sa dignité. Voici comment. L'écrivain qui aujourd'hui
se permet de jeter l'injure, Foutrage, l'insulte, soit aux individus, soit
à la société, en s'abritant sous le manteau de l'anonyme ou se cachant
derrière le nom de son gérant, n'osera pas le flaire, parce qu'il sera
obligé de signer son article ; malgré lui, il sentira le besohi de se re-
lever aux yeux de ceux pour qui il écrit.
Quant à l'homme d'honneur, si, par malheur, il avait un jour la
pensée de s'oublier jusqu'à écrire un article qui ne fût pas digne de
son nom, de sa position, du rang qu'il occupe dans le monde et dans
l'estime publique, il ne le fera pas, parce qu'il faudra qu'il signe...
On a produit des ai^uments contre mon système : c Mais vous allez
décapiter la puissance des journaux ! Mais un journal, ce n'est pas un
homme, c est un parti : vous le décapitez, vous lui ôtez son influence,
vous ôtez] l'individualité!... • Mais c'est précisément ce que je veux,
dans un certain sens, et je prétends ceci : qu'un parti, quel qu'il soit,
s'honore toujours du nom d'un homme honorable.
La véritable raison, ce n'est pas cela; je vais vous la dire : c'est
qu'une signature serait extrêmement gênante dans l'état présent, au-
282 HISTOIRE
jourd'hui, pour des hommes qui, dans les journaux où ils se Gouyrent
du nom de leurs gérants, Tiennent insulter cette Assemblée. Elle serait
très-gênante, très-embarrassante pour les hommes qui ont successive-
ment encensé, flatté tous les pouvoirs ; pour ces hommes qu'on a tus
successivement légitimistes, orléanistes, républicains, et qui mainte-
nant sont bonapartistes; ce serait très-gènaut pour eux. Voilà pourquoi
ils ne veulent pas, Toilà pourquoi je tcux que chacun signe ses oeu-
vres... (Séance du 10 juillet 1850. — Moniteur duii,)
— Ce que nous voulons, disait le lendemain le complice de M. de Tin-
guy, M. de Laboulie, en repoussant un amendement qui Toulait que la
signature ne fût apposée que sur la minute de Farticle, ce que nous
voulons, c'est la publicité des noms, la publicité des noms devant le
tribunal de Topinion publique. Ce que nous Toulons, ce n'est pas une*
signature honteuse qui se cache au bas d un manuscrit, et qui craint
de paraître au grand jour delà publicité, sur les exemplaires des jour-
naux répandus par toute la France. Ce que nous Toulons , c*est que
celui qui aura accusé fasse connaître son nom, comme lorsque nous
accusons ici quelqu'un, nous le faisons à Tisage découTert.
Soit ; mais il restait à déterminer — et c'est ce qu'on
oublia de faire — en quoi consiste la discussion, et à
préciser les limites où commencent et où finissent la poli-
tique, la philosophie et la religion.
« Le cas est embarrassant, disait très-justement M. Ar-
mand fiertin; aussi le ministère Ta-t-il simplifié en faisant
rentrer dans le domaine de la discussion tout ce qui ast
susceptible d'appréciation. Le temps qu'il fait, l'heure
qu'il est, les goûts et les couleurs, les vessies et les lanter-
7ies, sont susceptibles d'appréciation ^ »
Et de fait cet article, que nous commenterons au cha-
pitre de la doctrine et de la jurisprudence, a donné et
donne encore journellement lieu à d'interminables diffi-
cultés, et a causé la mort d'une foule d'innocents.
Quoi qu'il en soit l'amendement Tinguy, nous l'avons
dit, fut adopté, et prit place dans la loi au milieu des dis-
positions relatives au cautionnement.
* Journal des DébaU, du 7 octobre 1850.
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE S83
Dans la pensée de ses auteurs, cette obligation de la
signature était, selon l'expression pittoresque d'un criti-
que, une espèce de machine infernale placée sous chaque
journal pour le faire sauter et voler en éclats. On pouvait
craindre, en efTet, que, favorable à quelques journalistes,
elle ne fût fatale au journalisme , en supprimant cette
association intellectuelle, cette puissante individualité de
la pensée, qui faisait son importance et sa force ; nous
croyons que Texpérience a trompé et les espérances des
ennemis de la presse et les appréhensions de ses amis.
Cette disposition, du reste, ne passa pas sans résistance,
et la loi elle-même, bien qu elle ne se compose que de
quelques articles, ne fut votée qu'après sept jours de dis-
cussion, et par 592 voix seulement contre 263. Les oppo-
sants lui reprochaient d'attaquer dans son principe le gou-
vememrat issu des journées de Février, de porter atteinte
à la souveraineté du peuple ; ils allèrent jusqu'à accuser le
ministre de la justice, qui la défendait, de déshonorer le
pouvoir. Mais on leur répondit par le tableau des satur-
nales de la presse et des dangers qu'elle avait fait courir
à la société.
La majorité de rAssemblée se détermina dans cette
circonstance, on n'en saurait douter, par les plus hautes
considérations de salut public ; mais on ne peut se défen-
dre de croire qu'il s'y mêlait un fond d'animosité contre
la presse, contre l'institution elle-même, quand on se
rappelle les attaques furieuses dentelle fut l'objet durant
la discussion, c II faut en finir avec le journalisme !
s'écriait un représentant ; il faut renverser le journalisme,
comme nous avons renversé les barricades !» Il est mal-
heureusement trop aisé de s'expliquer ces sentiments des
assemblées contre la presse, sentiments qui sont générale-
ment partagés par les gouvernants; mais ce n'est peut-
28i HISTOIRE
être pas sans quelque raison que l'on a accusé rAssemblëe
nationale de n'avoir pas compris, dans cette occasion,
qu'en déclarant la guerre à la presse, elle frappait sur ses
alliés, elle frappait sur elle-même.
Mais il faut bien le dire aussi, ces sentiments hostiles
au journalisme, ce n'était pas seulement dans l'Assemblée
qu'ils existaient ; on les retrouvait au dehors, ils étaient
presque unanimes : nous n'avons pas besoin d'en redire
les raisons. Aussi les mesures rigoureuses prises contre
elle par le gouvernement dictatorial issu du plébiscite
du 20 décembre 1851 ne soulevèrent-elles aucune émo-
tion.
11 serait, pourtant, souverainement injuste de mécon-
naître les services que la presse, à cette époque, rendit à
la société.
« La succession régulière des phénomènes qui se pro-
duisent incessamment, dit M. Yingtain, laisse l'attention
distraite sur les lois dont ils dérivent et sur l'intérêt de
leur permanence. Pour en faire apprécier l'importance, il
faut en supposer la suspension, et se demander ce qui
arriverait en leur absence.
«Or, en 1848, on était tellement habitué à discuter
toutes les mesures du gouvernement, à juger tous ses
actes, que l'on ne savait aucun gré à la liberté de la presse
des services qu'elle rendait; il semblait que cela fût tout
naturel et qu'il n'en pût être autrement : on peut aujour-
d'hui se rendre compte plus exactement du rôle considé-
rable que la liberté de la presse a joué à cette époque.
« Il s'agissait de tout autre chose qu'en 1850; ce
n'était plus la forme politique qui était en jeu , c'étaient
les bases mêmes de la société, et si jelles n'étaient pas
sérieusement compromises, elles étaient du moins atta-
quées avec une audacieuse démence ; ce n'était plus un
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE 285
pouvoir, en grande majorité du moins très-décidé à lutter
contre l'insurrection et inspirant confiance au pays,
c'était une réunion de gouvernants dont les plus fermes
conspiraient avec l'émeute que leurs collègues avaient
soulevée. Aussi la nation n'accordait-elle à aucun sa
pleine confiance ; elle se prodiguait à certains hommes en
popularité et en enthousiasme pour les engager dans sa
cause ; elle -avait besoin de croire à quelqu'un, mais au
vrai, elle ne croyait à personne ; elle se complaisait dans
l'illusion qu'elle voulait se faire à elle-même et elle lui
demandait d*engourdir ses appréhensions, d'alléger ses
craintes, tout en sentant bien que ce n'était qu'une illu-
sion. C'était en elle-même qu'étaient les éléments de sa
force; mais ces éléments, il fallait les réunir pour leur
donner leur valeur, il fallait les mettre en action en de-
hors d'un gouvernement suspect: ce fut l'œuvre de la
liberté de la presse.
« Elle commença par relever les courages en démon-
trant la légitimité des principes, des droits, des intérêts,
fondements même de Tordre social; en dégageant de tout
nuage, par la plume des plus illustres, la conviction de
la société qu'elle avait droit et raison; elle la mit en pleine
possession du plus puissant sentiment qu'une réunion
d'hommes puisse avoir : la croyance à la sainteté de leur
cause. En plaçant le salut commun sous la sauvegarde
du salut individuel, elle inspira la plus formidable ligue
qui ait jamais existé. Les jours de danger suprême
passés, elle continua la lutte; elle amena la république
à composition, elle la rapprocha le plus possible du pays en
lui inspirant le respect de ses mœurs. Que sans la liberté
de la presse il eût été possible d'arriver à ces résultats, je
n'ose le nier; mais, cependant, que l'on suppose la liberté
de la presse supprimée, le gouvernement provisoire du
24 février 1848 sans contre-poids, la nation sous le joug.
286 HISTOIRE
sans organe pour se recoimaitre, que l'on suppose la
France surprise par la soudaineté de mesures imprévues
auxquelles on n'eût pu opposer qu'une résistance indivi-
duelle, et n'est-il pas de toute évidence que les dangers
eussent été plus grands encore et la crise plus doulou-
reuse et plus longue? Il faut donc le reconnaître : la
liberté de la presse fut à cette époque le principal instru-
ment à l'aide duquel la nation parvint à son but. Ceux
qui ont gardé si bonne mémoire de ses torts avant la révo-
lution de Février ne devraient-ils pas se rappeler un peu
les services qu'elle rendit après? Ce$ services n'ont-ils
pas racheté en partie ses torts?
« La liberté de la presse devait sortir mutilée de cette
grande lutte. »
8E€«Ma EMPimE
La presse fut une des premières préoccupations du
prince-président, quand il fut investi de la puissance sou-
veraine.
Dès le 31 décembre 1851, la connaissance de tous les
délits prévus par les lois sur la presse et commis au
moyen de la parole était renduoiaux tribunaux de police
correctionnelle :
Considérant que, parmi les délits prévus par les lois en vigueur sur
la presse, ceux qui sont commis au moyen de la parole, tels que les
délits d^offenses vert)ales ou de cris séditieux, se sont considérable-
ment multipliés ;
Considérant que Tattribution à la cour d'assises de la connaissance
de ces délits rend la répression moins rapide et moins efficace...
La Constitution du 1 4 janvier 1 852 ne comprit pas la
liberté de la presse au nombre de celles — énumérées
dans son article 86 — qui sont au-dessus des lois et que
le Sénat doit protéger contre toute atteinte ; elle ne repro-
duisit pas non plus la disposition des Constitutions précé-
dentes abolitive de la censure ; mais elle garantit et con-
firma les principes de 89, dont la liberté de la presse, la
plus précieuse peut-être des conquêtes de la Révolution,
a toujours été considérée comme faisant essentiellement
partie.
Le nouveau gouvernement a, d'ailleurs, en mainte oc-
casion, proclamé très-haut son respect poiir cette liberté;
288 HISTOIRE
mais il établit entre la liberté de la presse et la liberté
des journaux une distinction qu'on avait déjà, aux pre-
miers temps du régime constitutionnel, essayé d'intro-
duire dans' la loi. « Le droit d'exposer et de publier ses
opinions, qui appartient à tous les Français, est une con-
quête de 1789, qui ne saurait être ravie à un peuple aussi
éclairé que la France, disait le ministre de l'inlérieur
aux préfets, dans une circulaire du 18 septembre 1859;
mais ce droit ne doit pas être confondu avec l'exercice de
la liberté de la presse par la voie des journaux périodiques.
Les journaux sont des forces collectives organisées dans
l'État, et, sous tous les régimes, ils ont été soumiis à des
règles particulières. L'Etat a donc des droits et des de-
voirs de précaution et de surveillance exceptionnelles sur
les journaux. »
Telle est la pensée qui semble avoir inspiré le décret
du 17 février 1852, qui régit encore la presse au moment
où j*écris (janvier 1868), mais qui est à la veille de subir
de profondes modifications. Ce décret, en effet, distingue
fortement, au moins par son silence, entre la presse pé-
riodique politique et la presse ordinaire. A celle-ci, dont
il parle à peine, du reste, il a laissé sa liberté complète,
sous la responsabilité de ses abus ; à celle-là il a imposé
des conditions toutes nouvelles, des garanties plus étroi-
tes.
Nous commenterons plus loin, avec la jurisprudence,
ce décret, autour duquel il s'est fait tant de bruit ; nous
nous bornerons ici à en résumer les principales disposi-
tions.
Aux termes de ce décret, aucun journal politique ne
pouvait être créé ou publié sans l'autorisation préalable
du gouvernement, et cette autorisation ne peut être ac-
cordée qu'à un Français majeur, jouissant de ses droits
civils et politiques. — L'autorisation préalable serait éga-
SECOND EMPIRE 289
lement nécessaire à raison de tous les changements opé-
rés dans le personnel des gérants, rédacteurs en chef,
propriétaires ou administrateui's du journal*.
Le cautionnement était maintenu.
Le droit de timbre 1 elait également. — L'article 6 sou-
mettait à ce droit tous les écrits périodiques sans distinc-
tion ; mais un décret postérieur, du 25 mars, en a affran-
chi les journaux et les revues exclusivement relatifs aux
lettres, aux sciences, aux arts et à Pagricullure.
La publication de nouvelles fausses , même faite de
bonne foi, est réprimée.
Les articles 14 et 16 défendaient de rendre compte des
débats du Corps législatif autrement que par l'insertion
des procès- verbaux officiels, rédigés par les secrétaires ;
et dés séances du Sénat, si ce n'est par la reproduction
des articles insérés au Moniteur. — Ces dispositions ont
été modifiées par un sénatus-consulte de 1861, dont nous
parlerons tout à l'heure.
11 demeure encore interdit de rendre compte des séan-
ces non publiques du Conseil d'État.
Il est interdit de rendre compte des procès pour délits
de presse ; le jugement seul pourra êlrc publié.
Tous les délits de presse sont déférés à la police correc-
tionnelle. — Le montant des condamnations encourues
doit être acquitté dans les trois jours de tout jugement ou
arrêt définitif de contravention de presse, ou consigné
dans le même délai en cas de pourvoi en cassation.
Mais c'est surtout dans Tarticle 52 et dernier, aujour-
d'hui abrogé, qu'il faut chercher le caractère distinctif
' La iormalité de rautorisalion préalable remonte à Tarrêté consulaire
du 27 nivôse an VIII. Maintenue par les lois de 1814 et de 1817, TÎrtuel-
lement abrogée par les lois de 1819, puis rétablie par celles des 21 mars
1820 et 17 mars 18*22, elle avait été définitiTement abolie par la loi du 18
juillet 1828.
19
290 HISTOIRE
du décret organique sur la presse. En voici les termes :
Une condamnation pour crime commis par la voie de la presse,
deux condamnations pour délits ou contraventions commis dans Tes-
pace de deux années, entraînent de plein droit la suppression du jour-
nal dont les gérants ont été condamnés.
Après une condamnation prononcée pour contravention ou délit de
presse contre le gérant responsable d'un journal, le gouvernement
a la faculté, pendant les deux mois qui suivent cette condamnation,
de prononcer soit la suspension temporaire, soit la suppression du
journal.
Un journal peut être suspendu pai^ décision ministérielle, alors
même qu'il n'a été Tobjet d'aucune condamnation, mais après deux
avertissements motivés, et pendant un temps qui ne pourra excéder
deux mois.
Un journal peut être supprimé, soit après une suspension judiciaire
ou administrative, soit par mesure de sûreté générale, majs par
un décret spécial du président de la république publié au Bulletin
des lois.
Nous n'insisterons pas ici sur le caractère tout nouveau
de ces dispositions, qui ont rendu la presse périodique jus-
ticiable à la fois et simultanément du pouvoir judiciaire et
du pouvoir administratif, sur leur excessive sévérité, sur
le vague et l'élasticité de leurs termes, auxquels on a
reproché de trop prêter à l'interprétation, à Tarbitraire.
Le décret du 17 février ne s'occupe, comme on le voit,
que de la presse périodique. L'article 24, cependant,
règle la pénalité encourue par celui qui exercerait le
commerce de la librairie sans avoir obtenu le brevet
exigé par l'article 11 de la loi du 21 octobre 1814.
D'ailleurs, toutes les dispositions des lois antérieures,
non contraires à celles de ce décret, sont maintenues.
Quant à la procédure, la loi de 1819 en avait organisé
une spéciale pour la poursuite et le jugement des crimes
et délits commis par la voie de la presse ; d'après la nou-
velle loi, les poursuites en cette matière sont soumises
SECOND EMPIRE 291
exclusivement aux formes et délais du Code d'instruction
criminelle.
Telles étaient les principales dispositions du décret
de 1852. La cause déterminante de cette nouvelle légis-*^
lation était ainsi exposée dans une circulaire du ministre
de la police générale aux préfets, en date du 30 mars :
La pensée du décret organique ne saurait être méconnue. Le gou-
vernement, tout en réservant une liberté légitime à l'expression des
opinions et aux manifestations de Tintelligence, a voulu sauvegarder
la société contre les abus et les excès qui, tant de fois, l'avaient mise
en péril. 11 a fait la part du droit et celle de Tordre ; il a considéré la
mission de la presse comme une haute fonction qui ne devait s'exercer
qu'au profit des intérêts sérieux, et qui, si on voulait en abuser pour
soulever les passions et réveiller les mauvais instincts, devait rencon-
trer dans la loi des obstacles insurmontables. En agissant ainsi, le gou-
vernement a donné satisfaction aux réclamations des gens horaiêtes,
et il n*a paru sévère qu'à ceux qui, de la presse, voulaient se faire une'
arme destructive des éléments de l'organisation sociale. L'opinion pu-
blique lui a su gré de n'avoir point reculé devant les difficultés de
oette tâche et de s'être mis au-dessus des traditions et des préjugés du
faux libéralisme.
Désormais, aucun journal ou écrit périodique traitant de matières
politiques ou d'économie sociale ne pourra être créé ou publié sans
l'autorisation préalable du gouvernement.
Le gouvernement ne veut user du droit de refus que dans Tintérêt
de la société, de Tordre et de la morale. Son intention est de refuser
l'autorisation exigée par Tarticle l"' du décret chaque fois que, sous
prétexte de journaux, il s'agira dé créer des tribunes politiques, soi-di-
sant sociales, dans un but de mauvaise propagande. Pour prendre à cet
égard une détermination équitable et juste, j'aurai besoin de recueillir
des appréciations locales qui seules pourront me permettre d'agir exi
parfaite connaissance de cause, et c'est à vous, monsieur le préfet, que
je demanderai d'éclairer, de prép!u*er mes résolutions, par des rapports
et des documents circonstanciés, lorsqu'il s'agira d'une demande prove-
nant de votre département. Vous aurez, dès lors, sur les communica-
tions qui vous seront faites, soit par les demandeurs eux-mêmes, soit
par moi, à vous enquérir des antécédents et de la moralité des écri-
vains et des gérants responsables qui réclameront Tautorisation de
faire paraître un journal. Vous vous souviendrez que Tadministralion
292 HISTOIRE
trahirait les intérêts placés sous sa sauvegarde si elle usait d'une in-
dulgence ou d'un laisser-aller qui ne sont ni dans la pensée ni dans le
but de la loi. Je crois superflu d'insister à cet égard .
— Pour vous bien pénétrer de votre mission, disait de son côté, aux
procureurs généraux, le ministre de la justice, vous vous rappellerez
que celle de la presse est de fonder, non de détruire ; d'éclairer, non
de corrompre ; de discuter, non de conspirer.
La grande innovation du décret de février, c'était le
système des avertissements, qui a fait tant de bruit depuis
lors. L'instigateur de cette nouveauté fut M. de Persigny,
c'est du moins ce que vient de nous révéler une lettre à
laquelle nous avons déjà fait allusion, et qui occupe en
ce moment toute la presse. Voici, en effet, ce qu'écrit à
ce sujet le noble duc, après avoir protesté de ses senti-
ments libéraux :
Mais, dira-t-on, comment, avec cette opinion sur la liberté, avez,
vous pu proposer en 1852 le régime des avertissements? À cette
question je vais répondre catégoriquement. Lorsque j'eus Thonneur
de proposer ce régime et de le faire introduire dans la loi de la presse,
ce n'est pas, je le déclare, comme je le disais à cette époque, contre
la liberté de discussion que je voulais armer le gouvernement. Tétais
loin surtout de présenter ce régime comme une institution durable.
Dans toutes les occasions où il m'a été donné d'en parler, je n'ai
cessé de répéter qu'il ne pouvait être que transitoire; et l'on se rap-
pellera peut-être qu'il y a quelques années une sorte d'avertissement
me fut adressé par le Moniteur pour m'ètre permis de le condamner
avant le temps, c'est-à-dire avant que l'expérience eût démontré an
thef de l'État lui-même ce que le pouvoir arbitraire du gouvernement
sur la presse entraine d'abus et de périls. Quant à la raison qui me fit
inventer alors l'expédient des avertissements, la voici : en présence
d'un projet de loi qui n'était autre chose qu'une reproduction de la
législation précédente sur la matière, me rappelant tout ce que cette
dernière avait laissé se produire dans le passé d'agitations, de scan-
dales et de violences, tout ce qu'un tel régime d'ofl'enses, de diffama-
tions, d'injures, de calomnies contre les personnes et d'attaques à la
vie privée, avait engendré de démoralisation et causé de mécontente-
ment dans le pays, je n'avais pas besoin de l'étudier beaucoup pour
SECOND EMPIRE 293
être convaincu qu'elle était mauvaise. Et comme alors j'ignorais, aussi
bien que d'autres plus versés que moi dans Tétude du droit, quel en
était le vice caché, il me paraissait nécessaire, en attendant qu'on pût
trouver une loi plus intelligente, de soustraire par un remède hé-
roïque les premiers temps de l'installation du nouveau gouvernement
à la maladie qui avait été si funeste aux gouvernements précédents.
La législation de février, longtemps immuable, ci, à
diverses reprises, proclamée telle, a fini cependant par
subir de profondes modifications, que nous allons succes-
sivement rencontrer.
La presse, durant les premières années du nouveau
régime fit peu parler d'elle. Le décret du 17 février
l'avait frappée d'une sorte de paralysie : exposée à être
punie pour des délits qui lui étaient inconnus, elle avait
dû prendre à tâche de circonscrire ses franchises dans
des limites bien plus étroites que celles qu'avait pu pré-
voir le législateur, et, si Ton pouvait ainsi parler, s'in-
terdire la vie morale pour conserver la vie matérielle.
Le public, de son côté, paraissait assez peu se soucier
du sort fait aux journaux, et il est facile de s'expliquer
cette indifférence : les saturnales des dernières années
avaient eu pour effet inévitable de dégoûter la plus grande
partie de la population, au moins momentanément, de
l'exercice de la vie politique, et ceux qui s'étaient jusque-
là mêlés activement aux affaires publiques cédaient à
une fatigue qu'il est aisé de concevoir après tant d'agita-
tions. L'établissement du régime nouveau avait d'ailleurs
ouvert d'autres et vastes champs d'activité qui attiraient
les masses.
Cependant les esprits et les choses marchaient, à petit
bruit, si l'on veut, mais enfin le progrès devenait chaque
année plus sensible. A mesure que le souvenir du danger
294 HISTOIRE
couru s'éloignait, ce sentiment naturel qui porte un grand
pays à s'intéresser à ses affaires, à s'en préoccuper, pre-
nait plus de force. La guerre d'Italie, avec les événements
qui rayaient précédée et les nombreux problèmes qu'elle
souleva, acheva de réveiller Tesprit public, en excitant
cet appétit de vie politique qui commençait à se réveiller,
ce désir instinctif qu'éprouvent les intelligences actives
de participer plus facilement et plus directement à la
discussion et, par conséquent, dans une certaine mesure,
à la direction des affaires politiques.
Les journaux, encouragés par Tindulgence du gouver-
nement, s'étaient enhardis jusqu'à discuter la question de
l'amélioration du régime sous lequel ils étaient placés,
régime qui leur semblait n'avoir sa raison d'^re que dans
des circonstances depuis longtemps disparues. Après la
guerre surtout, cette question avait pris une grande place
dans l'opinion. La préoccupation, en se généralisant,
n'avait pas lardé à se transformer en espérance, et cette
espérance s'était crue encouragée par des faits significatifs.
L'éclat des fêtes qui avaient célébré la rentrée de l'armée
d'Italie et la paix avait été rehaussé par une amnistie
accordée à tous ceux qui avaient été condamnés pour
.crimes et délits politiques, ou qui avaient été l'objet de
mesures de sûreté générale.
Cette mesure généreuse avait été bientôt suivie d'un
décret qui effaçait les avertissements infligés jusque-là.
Ce décret avait semblé le symptôme de dispositions plus
bienveillantes envers la presse, l'avant-coureur de la
nouvelle loi qui lui rouvrirait le terrain du droit commun.
Ces espérances avaient trouvé une sorte de confirma-
tion dans des paroles prononcées devant leurs conseils
généraux par des personnages que le public croyait très
au courant des vues du gouvernement, par MM. de Momy
et de la Guéronnière, dont les discours étaient empreints
SECOND EMPIRE 295
d'un certain air libéral. On avait remarqué que M. de
Morny avait parlé « des libertés que Ton conquiert », et
qu'il avait présenté l'amnistie comme « le prélude d'une
ère nouvelle. » Un généreux optimisme s'était hâté de
lire dans ces favorables indices la promesse d'une réforme
prochaine. Le bruit allait donc s'accréditant qu'un décret
devait modifier avant peu la législation de 1852 sur la
presse, lorsque le gouvernement crut devoir couper court
à ces espérances prématurées.
Le 18 septembre paraissait dans le Moniteur cette note
inattendue :
Plusieurs journaux ont annoncé la prochaine publication d^un décret
modifiant la législation de 1852 sur la presse.
Cette nouvelle est complètement inexacte.
La presse, en France, est libre de discuter tous les actes du gou-
vernement et d'éclairer ainsi l'opinion publique. Certains journaux, se
faisant, à leur insu, les organes des partis hostiles, réclament une plus
grande liberté, qui n*aurâit d'autre but que de leur faciliter les atta-
ques contre la Constitution et les lois fondamentales de Tordre social.
Le gouvernement de l'Empereur ne se départira pas d*un système qui,
laissant un diamp assez vaste à Tespritde discussion, de controverse
et d'analyse, prévient les effets désastreux du mensonge, de la calomnie
ou de Terreur.
Et le lendemain, la feuille officielle publiait le document
suivant :
Le ministre de Tintérieur vient d'adresser aux préfets la circulaire
suivante :
Paris, 18 septembre 1859.
Monsieur le préfet, un acte récent, inspiré par un sentiment de noble
conciliation, a remis à tous les journaux de Paris et des départements
les avertissements dont ils avaient été frappés.
L'Empereur, en donnant ce témoignagne de bienveillance à la presse
française, a prouvé une fois de plus que la modération de sa politique
égalait la force de son autorité ; sa haute et généreuse prérogative a
elfacé des rigueurs que Tintérét de la société avait rendues nécessaires.
296 HISTOIRE
Tous les journaux actuellement existants et qui avaient été atteints
par l'application de Tailicle 32 du décret du 17 février 1852 échappent
ainsi aux conséquences des mesures qu'ils avaient encourues, et ils
se trouvent en face de ce décret comme s'il était une loi nouvelle.
Il me paraît donc nécessaire d'en rappeler les principes et de vous
exposer dans quel esprit j'en comprends Tapplication, en ce qui con-
cerne les devoirs imposés à Tadministration.
Le décret du 17 février 1852 n'est point, comme on l'a dit trop sou-
vent, une loi de circonstance, née d*une crise de la société et qui ne
saurait convenir à des temps réguliers. Sans doute, comme toutes les
lois politiques, celle-ci est susceptible des améliorations dont l'expé-
rience aurait démontré l'utilité ; mais les principes sur lesquels repose
le décret de 1852 sont intimement liés à la restauration de Tautorité
en France et à la constitution de l'unité du pouvoir "- ar la base du
suffrage universel.
Le gouvernement de TËmpereur ne redouta pas la discussion loyale
de ses actes; il est assez fort pour ne craindre aucune attaque. Sa base
est trop large, sa politique trop nationale, son administration trop pure
pour que le mensonge et la calomnie lui enlèvent quelque chose de sa
puissance morale. Mais si sa force incontestée le protège, même contre
les abus de la liberté, des considérations indépendantes de toute crainte
et tirées seulement de l'intérêt général lui créent l'obligation de ne
pas renoncer à des armes légales qui, dans un grand pays comme la
France et sous un régime qui est l'expression la plus complète de la
volonté nationale, sont des garanties et non des entraves.
Le droit d'exposer et de publier ses opinions, qui appartient à tous
les Français, est une conquête de 1789 qui ne saurait être ravie à un
peuple aussi éclairé que la France ; mais ce droit ne doit pas être con-
fondu avec l'exercice de la liberté de la presse parla voie des journaux
périodiques.
Les journaux sont des forces collectives organisées dans l'État, et,
sous tous les régimes, ils ont été soumis à des règles particulières.
L'État a donc des droits et des devoirs de précaution et de surveillance
exceptionnelle sur les journaux, et quand il se réserve de réprimer
directement leurs excès par la voie administrative, il n'entrave pas la
liberté de la pensée, il exerce seulement un mode de protection de
l'intérêt social. L'exercice de ce mode de protection, qui lui appartient
incontestablement, implique un grand esprit de justice, de modération
et de fermeté.
J'ajoute que c'est en matière de juridiction administrative sur la
presse que la mesure est surtout nécessaire ; je ne saurais donc trop,
SECOND EMPIRE 2^7
monsieur le préfet, insister sur ce point. C'est parce que le gouverne-
ment a la volonté et le devoir de ne pas laisser affaiblir en ses mains Je
principe de son autorité, qu'il peut n'apporter à la liberté de discus-
sion que les restrictions commandées par le respect de la Constitution,
par la légitimité de la dynastie impériale, par l'intérêt de Tordre, de
la morale publique et de la religion.
Ainsi donc, le gouvernement, loin d'imposer l'approbation servile
de ses actes, tolérera toujours les contradictions sérieuses ; il ne con-
fondra pas le droit de contrôle avec l'opposition systématique et la
malveillance calculée. Le gouvernement ne demande pas mieux que de
voir son autorité éclairée par la discussion, mais il ne permettra jamais
que la société soit troublée par des excitations coupables ou par ^s
passions hostiles.
En résumé, je compte, monsieur le préfet, sur tout votre zèle pour
remplir cette partie de vos attributions. Dans le concours que vous
aurez à me donner, vous vous tiendrez aussi loin de la faiblesse qui
autoriserait la licence que de Texagération qui entraverait la liberté.
De cette façon, vous entrerez dans les vues de Tempereur et vous mé-
riterez son approbation.
Enfin le Moniteur du 25 septembre contenait les deux
communiqués suivants, adressés l'un à VOpinion nationalej
et Tautre au Journal des Villes et Campagnes.
Vu l'article 19 du décret organique du 17 février 1852, le commu-
niqué suivant a été adressé au journal rOpinion nationale:
VOjpinixm nationale, dans son numéro du 21 septembre, publie un
article qui contient le paragraphe suivant :
i Je suppose que demain, en mon âme et conscience, et dans Tinté-
« rêt du pays, je crusse devoir mettre en discussion non la forme ou le
« principe du gouvernement, ni les lois étemelles de la morale et de
« la société, mais simplement un acie de M. le ministre de l'intérieur,
■ moins que cela encore, un détail de l'organisation de la presse, par
« exemple, ou une simple mesure prise à tort, par un sous-chef de
« bureau de cette toute-puissante administration qui tient dans ses
« mains la vie et la mort des journaux : ou il faudra que je sois un
« héros de courage, ou il faudra que je sois bien sûr que le fonction-
« naire que je vais critiquer est lui-même un héros de justice et d'ab-
« négation, un Caton, un Bnitus, un Aristide. S'il n est qu'un simple
« mortel, accessible aux conseils de l'humaine faiblesse, il est clair
398 HISTOIRE
« que je ne suis qu'un fou, et que mon journal a perdu , par mon
« imprudence, 50 p. 100 de sa valeur. »
Il est regrettable que des écrivains sérieux se laissent entraîner à
des interprétations qui dénaturent complètement la législation qu'ils
attaquent, en méconnaissant le respect dû à la loi.
L* Opinion nationale sait très-bien que les journaux ont le droit de
discuter les actes du gouvernement, et qu'ils en usent tous les jours
sans aucun péril. Elle sait également que la haute responsabilité de
M. le ministre de Tintérieur est directement engagée dans toutes
les décisions qui se rattachent à l'application du décret du 1 7 fé-
vrier 1852, et que pour les moindres détails, aussi bien que pour
Topsemble, sa sollicitude est partout présente, comme une garantie de
tous les intérêts.
Vu Tarticle 19 du décret organique du 17 février 1852, le commu-
niqué suivant a été adressé au Journal des Villes et des Campagnes:
Le Journal des Villes et des Campagnes^ dans son numéro du 20 sep-
tembre, s'exprime ainsi, à propos des derniers actes du gouvernement
sur la législation de la presse :
« Nous demandions une loi, qu'elle qu'elle fût, parce qu'une loi,
(( c'est la liberté. >
Si étrange que soit cette déclamation, le gouvernement croit devoir
y répondre, en rappelant que le décret du 17 février 1852 est une loi
organique, qui a eu précisément pour objet de réglementer la liberté
de la presse.
La même feuille ajoute :
« Qu'il suffit souvent d'une distraction ou d'une erreur d'un em-
« ployé subalterne pour, sinon compromettre, du moins inquiéter
« l'existence des journaux. »
A cette allégation de mauvaise foi, il suffira d'opposer l'article 32 du
décret précité, qui porte qu'un journal né pourra être averti que par
décision ministérielle, et supprimé, dans certains cas déterminés par
la loi, que par un décret impérial.
Si ces actes répétés n'étaient pas faits pour encourager
les aspirations libérales, ils se distinguaient au moins
par une grande franchise. Deux choses en ressortaient
SECOND EMPIRE 290
surtout : d'abord l'intérêt que la question de la réforme
de la presse excitait depuis quelque temps, puisque le
gouvernement- s'était cru obligé de parler , et ensuite,
dans le gouvernement, la résolution de maintenir la lé-
gislation .de 1852.
Ces documents offraient encore cet avantage, que l'on
y pouvait rechercher des indications sur lesprit qui devait
présider à Tapplication du décret organique de la presse,
et ces indications, si Ton se plaçait au point de vue re-
latif d'un état de liberté tolérée, devaient paraître rassu-
rantes.
La note du Moniteur déclarait que a la presse en France
est libre de discuter tous les actes du gouvernement » ;
la circulaire ministérielle, comme le communiqué adressé
à P Opinion nationale j confirme et précise celte déclaration,
et elle proclame l'imprescriptibilité du « droit qui appar-
tient à tous les Français d'exposer et de publier leurs
opinions. x> Seulement elle fait une restriction au sujet
des journaux. Je me suis expliqué ailleurs sur la valeur
de cette restriction ; je ferai seulement remarquer ici que,
si la circulaire puise dans cette restriction la justification
du décret de 1852, elle admet implicitement la liberté
entière pour les publications qui ne sont pas périodiques.
Le gouvernement « se réservait donc de réprimer direc-
tement les excès des journaux par la voie administrative. »
Mais quds sont ces excès qui doivent être punis admini-
strativement ? Un passage important de la circulaire nous
semble les définir ; c*est celui où il est dit que le gouver-
nement « peut n apporter à la liberté de discussion que
les restrictions commandées par le respect de la Consti-
tution, par la légitimité de la dynastie impériale, par
rintérét de l'ordre, de la morale publique et de la reli-
gion, n Or, si les pouvoirs donnés à l'administration en
matière de presse ne sont destinés, comme la circulaire
500 HISTOIRE
ministérielle autorise à le croire, qu'à réprimer « les
excès, les excitations, la licence, les passions hostiles »,
qui s'attaqueraient aux intérêts et aux principes énumérés
dans le passage que nous venons de citer, un vaste champ
était laissé encore aux discussions des journaux.
Il n'y avait donc pas lieu de se décourager. La logique,
d'ailleurs, ne disait-elle pas qu'il était impossible que le
gouvernement impérial portât longtemps la liberté chez
l'étranger sans la ramener enfin en France, et qu'il ne
mit pas quelque jour la politique intérieure en plein
accord avec les principes qu'il défendait au dehors? Et
les faits, aussi bien, ne tardèrent pas à lui donner raison.
Le 24 novembre de 1 année suivante, par un acte tout
spontané qui demeurera l'un des plus mémorables de
son règne, TEmpereur, « voulant donner aux grands corps
de l'État une participation plus directe à la politique gé-
nérale du gouvernement et un témoignage éclatant de sa
confiance », décrétait que le Sénat et le Corps législatif
voteraient tous les ans une adresse en réponse au discours
du trône, et qu'il serait présenté au Sénat un projet de
séna tus-consul te ayant pour but de rendre plus pronipte
et plus complète la reproduction des débats des deux
chambres.
Pour quelques esprits trop impatients peut-être, cette
réforme hardie et salutaire semblait appeler comme con-
séquence logique la révision du décret du 17 février. Tout
du moins l'extension des droits du Sénat et du Corps légis-
latif devait-elle avoir pour conséquenc/e une liberté plus
grande laissée à la presse , lorsque dans ces deux assem-
blées la discussion allait prendre tant de franchise et d'é-,
clat, il était juste — suivant que le disait M. Baroche au
Corps législatif, en 1865 — il était juste que les limites
SECOND EMPIRE 301
de la [libre discussion fussent aussi élargies dans une
certaine mesure.
Aussi un des premiers actes de M. de Persigny, arrivé
au pouvoir par suite d'un remaniement ministériel qui
coïncida avec les amendements essentiels introduits dans
la pratique de nos institutions, fut-il — c*est lui-même
qui le dit — « d'inviter la presse à user d'une large li-
berté de discussion. »
Le 7 décembre, pour «faire connaître nettement aux
préfets dans quel esprit il comptait user du pouvoir dis-
crétionnaire que la loi sur la presse donnait au ministre
de l'intérieur » , il leur adressait une circulaire dans
laquelle se retrouvent, mais plus fortement, plus libérale-
ment accentuées, les déclarations de celle du 18 sep-
tembre 1859, sur la latitude de discussion laissée aux
journaux.
Si tous les partis, tous les écrivains, y était-il dit, se soumettant
réellement aux lois constitutives de notre société, au suffrage univer-
sel qui a fondé le trône des Napoléon, pour en faire la base de nos
institutions, si ces partis, ces écrivains, respectant la volonté du peu-
ple français, ne veulent la liberté de la presse que pour le maintien
et la prospérité de TËtat, alors ils ont, de fait et de droit, la liberté de
la presse comme en Angleterre, et la loi des avertissements devient
une lettre morte. Que les abus dans la société ou dans le gouverne-
ment soient mis au jour, que les actes de l'administration soient dis-
cutés, que les injustices soient révélées, que le mouvement des idées,
des sentiments et des opinions contraires, vienne éveiller patlout la
vie sociale, politique, commerciale et industrielle, qui pourrait raison-
nablement s'en plaindre?... Quant à l'instrument que la loi actuelle
met dans nos mains par le système des avertissements, ajoutait le mi-
nistre, je n'ai point à le discuter ; cependant, s'il m*est pennis d'en
dire mon sentiment franchement et sans détour, ce système, comme
mesure exceptionnelle subordonnée aux exigences imposées par réta-
blissement d*un nouvel ordre de choses, ce système est, en principe,
dictatorial...
Un mois après, le 10 décembre, une amnistie était ac-
302 HISTOIRE
cordée, sur la proposition du ministre de l'inlérieur, aux
journaux de Paris, dont quelques-uns avaient reçu deux
avertissements et se trouvaient ainsi sous le coup de la
suspension. « En les dégageant de ce péril, disait M. de
Persigny dans son rapport à l'Empereur, le gouvernement
replacera ces journaux dans les conditions d'indépen-
dance qu'ils ont compromises, et cet oubli du passé sera
un nouveau gage donné à cette généreuse politique qui
tend à la réconciliation et à Funion de toutes les intelli-
gences du pays. »
Il résonnait dans ce langage et dans tous ces actes un
accent libéral bien fait pour ranimer les espérances des
amis de la liberté.
Le projet de sénaltis-consulte annoncé par le décret
du 24 novembre fut présenté au Sénat, convoqué ad fcoc,
le 22 janvier 1861, et, le 29, M. Troplong présenta, aunom
de la commission chargée de l'examiner, un rapport qui
fut très-remarque, et qui, à défaut des débats, demeurés
secrets, nous initiera à l'esprit qui inspira dans cettecir-
constance la noble assemblée.
Ce projet ne touchait à la presse que par un côté. 11
s'agissait uniquement, en effet, du mode de réglementa-
tion de la publicité que les journaux pourraient ou de-
vraient donner au compte rendu des séances des assem-
blées. Jusque-là les débals du Sénat ne paraissaient au
Moniteur que dans de rares circonstances et sous VatUori-
Mtton du gouvernement (article 16 du décret du 17 fé-
vrier) ; mais quand ils paraissaient, ils se produisaient
avec une exactitude littérale et avec tous les mouvements
qui avaient fait le caractère de la séance» Un régime in*
verse existait pour la reproduction des débats du Corps
législatif. La publication de ces débats n'était pas faculta-
tive pour le gouvernement ) elle était de droit pour l'As-
SECOND EMPIRE 303
semblée. Mais le procès -verbal n'était pas une copie
textuelle des discours prononcés ; il ne donnait pas l'ex-
pression vivante de ce qui s'était dit et ressenti, il n'en
donnait qu'un calque refroidi par un résumé analytique.
Telle était l'économie de l'article 42 de la Constitution.
D'après le projet de sénatus-consulte modificatif de cet
article, tel que l'avait amendé la commission du Sénat,
les débats des séances du Sénat et du Corps législatif
devaient être [reproduits par la sténographie et insérés
in extenso dans le journal officiel du lendemain. En outre,
les comptes rendus de ces séances, rédigés par des secré-
taires-rédacteurs placés sous l'autorité du président de
chaque assemblée, seraient mis chaque soir à la disposi-
tion de tous les journaux. Le compte rendu des séances
du Sénat et du Corps législatif par les journaux ou tout
autre moyen de publication ne pouvait consister que dans
la reproduction des débats insérés in extenso dan^ le jour-
nal officiel, ou du compte-rendu rédigé sous l'autorité du
président.
Ainsi, disait l'honorable rapporteur, « désormais le
Sénat et le Corps législatif parleront au public comme ils
• se parlent à eux-mêmes, et le public jugera. Dans Tune
et l'autre assemblée, la sténographie sera la peinture
vraie, complète, de la séance. » Et il ajoutait, en commen-
taire au texte de la loi :
Le compte rendu sténographié devra paraître dans le Moniteur du
lendemain, car les impressions se succèdent avec tant de rapidité sur
notre scène politique, qu'il faut les recueillir jour par jour pour tenir
Tespril public au courant. La France, d'ailleurs, a le droit d'être im-
patiente dans des choses qui tiennent à tant d'intérêts de premier
ordre. Puisque la publicité devient un nouveau principe de notre Con*
stitution, elle doit avoir pour double conséquence l'exactitude et la
célérité.
Ajoutons que l'insertion de cette sténographie dans les colonnes du
journal officiel est obligatoire pour le gouvernement. Il ne lui serait
304 HISTOIRE
pas permis de la refuser, en tout ou en partie, ni d'en corriger ou d'en
tronquer le texte. Les deux grands corps veillent seuls à leur procès-
verbal sténographié, par Tentremise de leurs présidents. C'est ce qui
résulte avec évidence de l'article unique du projet.
Quant aux journaux autres que le Moniteur , rien ne les oblige à
insérer dans leurs colonnes la sténographie du journal officiel. Ils seront
libres de consulter à cet égard le désir ou Tintérèt de leurs abonnés.
Mats s'ils se décident à l'insertion, le projet établit (conformément à la
législation précédente) que celte insertion se fera in extenso, La raison
en est palpable. Le but du projet est de présenter au public un miroir
fidèle de la politique délibérante. 11 veut se placer dans le vrai. Or, il
ne s'y placerait un instant que pour en sortir aussitôt, si Ton autorisait
des retranchements arbitraires qui tronqueraient la discussion. Le
gouvernement n'en a pas le droit. Il serait étrange que les journaux
en eussent le privilège ; à moins que vous ne vouliez voir reparaître
ces discussions agencées dont l'esprit de parti avait jadis introduit
l'usage. Un journal, par des coupures adroites et un arrangement ar-
bitraire, referait pour ainsi dire la séance et plierait toutes les dis-
cussions au point de vue de son parti. On aurait beaucoup de place
pour ses amis ; on en aurait toujours trop peu pour ses adversaires. On
laisserait le journal officiel planer dans les froides régions de l'impar-
tialité ; on se donnerait le plaisir d'amuser, d'intéresser, de passionner
ses lecteurs par des fragments choisis avec art, et dont on ferait un
tableau de fantaisie, où les uns seraient sacrifiés sans justice et les
autres exaltés avec exagération. Ces abus ont été vus ; vous n'en ad-
mettrez pas le retour.
Une question plus délicate était celle de savoir si les
journaux pourraient publier des articles sur les séances
des assemblées. Des articles sous forme de compte rendu,
non évidemment : il ne pouvait être permis aux journaux
de traiter les séances parlementaires comme des repré-
sentations théâtrales, et d'en tracer de légers, frivoles,
fantastiques récits, à la façon des feuilletons drama-
tiques.
Si, disait le rapport à ce sujet, s'il ne peut être permis aux jour-
naux de tronquer les débats des assemblées, à plus forte raison, le
projet de sénatus-cousulte condamne-t-il ces comptes rendus indi-
^
SEGOISD EMPIRE 505
rects et dissimulés , qui, jadis, sous prétexte de faire apprécier la
séance, n'étaient qu'une caricature insultante et la satire des per-
sonnes. Les actes de la politique sont Faccomplissement souvent
pénible d'un devoir social ; ils ne sont pas faits pour être tournés
chaque matin en parodie, comme s'il s'agissait des scènes imaginaires
du théâtre. Un pays ne gagne rien à voir ses représentants livrés au
ridicule et ses bons citoyens avilis et travestis. Ces hommes ont leur
considération, leur honneur^ leur liberté ; or, tous ces biens précieux»
qui sont le droit commun, n'appartiennent pas au caprice des élèves
frivoles d'Aristophane et de Pétrone. Si les partis se réjouissent à ce
jeu, la patrie s'en afflige; et un journal qui a la prétention d'être l'or-
gane ou la lumière d'une opinion ne ferait pas une œuvre civique en
dépouillant à ce point la politique de sa gravité et de sa dignité.
Puis à côté de 1 abus du dénigrement, le rapport signa-
lait c( Tabus des apothéoses, qui n'est pas une moindre
surprise faite à Topinion publique. »
Tout cela était on ne peut plus juste ; mais entre ces
comptes rendus capricieux et stériles et la discussion des
opinions soutenues par les sénateurs ou les députés, il y
a loin. La dislance avait été saisie par l'honorable M. Bon-
jean, qui avait même proposé, au sein de la commission,
un amendement pour l'établir dans la loi. Cet amende*
ment avait été repoussé par des motifs qu'explique ainsi
le rapport :
Il nous reste à vous dire notre opinion sur un amendement pro-
posé par M. le sénateur Bonjean et tendant à faire décider que tout
discours reproduit intégralement dans un journal, conformément à
l'édition officielle du Moniteur, pourra être de la part de ce journal un
objet de critique, de discussion ou de réflexions.
Cet amendement semble supposer d'abord qu'un discours pourra
être choisi dans le procès-verbal et reproduit isolément, pourvu que
ce soit in extenso. Nous n'avons pas besoin de vous faire remarquer
que cette proposition s'écarte d'une manière fondamentale du projet
proposé à voire adoption par la commission. Ce projet repousse les
reproductions fragmentées. Il exclut tout ce qui n'est pas un compte
rendu complet. Il n'admet pas une tactique insidieuse qui sépare
20
506 . HISTOIRE
l'orateur du milieu qui le soutient, et lui livre à Técart un combat
singulier.
En second lieu, Famendement tend à vous faire dédder législatif
vement une question dont la solution dépend uniquement des faits et
des circonstances. Nous nous expliquons.
Le sénatus-consulte qui vous est proposé et qui devra r^nplacer
Tarlicle 42 de la Constitution, n'a d'autre objet que de tracer les règles
du compte rendu. Il^e liera par conséquent aux articles 14, 16, 18, du
décret organique du 17 février 1852 sur la presse, qui ne s'occupent
que des contraventions aux prescriptions relatives à ce même compte
rendu, et ne prononcent de peines que sur ce point unique. Quant au
droit de discussion, la loi sur la presse garde le silence comme latk)n-
stitution ; et M. Bonjean voudrait qu'il soit suppléé à ce silence par une
disposition expresse.
Mais comment donner a priori une défmition l^le assez lai^é et
assez exacte pour marquer la limite qui sépare le compte rendu de la
discussion? Il n'y a rien de si facile que de faire dégénérer la discussion
en compte rendu ; il suffit de quelques artifices de rédaction et de
quelques couleurs habiles. L'esprit comprend la différence ; mais la
formule légale ne pourra jamais arriver à prévoir, à caractériser, à
embrasser les nuances si diverses de la pensée, qui ici veut se borner à
une simple controverse, là cacher sous un déguisement un compte
rendu frauduleux ou contenant des attaques interdites. Tout reste donc
subordonné aux circonstances. Ce sont des appréciations de fait du
dontaine du juge ou de l'administration.
Nous avons donc repoussé, à ce second point de vue, l'amendement
de M. Boi^ean. Nous avons craint qu'il ne devienne une source de dif-
ficultés, de malentendus, et même d'embarras, pour la presse quoli-
dienne. La raison et la bonne foi disent ce qui est permis beaucoup
mieux que des définitions ordinairement périlleuses.
La commission concluait donc, avec le projet, que la
sténographie du Moniteur devrait rester intacte en passant
dans les colonnes des journaux politiques. A robjection
que cette obligation serait parfois onéreuse^ elle répondait
que cet inconvénient, qu'elle ne méconnaissait pas, lui
paraissait moins grand que celui des demi-vérités et des
dessins arbitraires faits par Tami»
£t néanmoins le projet» voulant à tout événement allier autant
SECOND EMPIRE 307
que possible les ieuilles quotidiennes, tout en maintenant les droits
d'une scrupuleuse exactitude, vous propose d'ordonner que chaque
soir un compte rendu des séancçs rédigé par des secrétaires placés
sous Tautorité des présidents sera mis à la disposition de ces mêmes
joumaut. Ce compte rendu, plus restreint que la sténographie et moins
enomabrant pour les feuilles quotidiennes, pourra dans bien des cas
remplacer la sténographie et dispenser de la reproduire. C'est là un
terme moyen qui nous'a paru raisonnable et que nous vous proposons
d'adopter. Mais il est bien entendu que ce compte rendu, toigours fa-
cultatif pour les journaux qui ne jugeront pas à propos de commu-
niquer à leurs lecteurs les débats des deux assemblées, devient obli-
gatoire dés rinstant que, sans adopter la sténographie (^fidelle ,
ils veulent que ces débats aient une place dans leurs colonnes. Alors
c^est œ compte rendu seul, et non un autre, qu'ils doivent insérer; il
ne leur serait pas permis de donner la préférence à un compte rendu
différent, ouvrage de leur rédaction ; en un mot, tout compte rendu qui
ne sera pas la sténographie ou le compte rendu officiel sera considéré
comme une atteinte à la loi et un empiétement sur Tune ou l'autre as-
semblée. Seules ces assemblées sont appelées à donner au public le ta-
bleau de leurs séances, soit en totalité, soit en raccourci ; et ce dessin,
la loi le présume de plein droit fidèle. En pareil cas, le mensonge est
impossible à une assemblée.
Cependant une exception était faite à cette loi : lorsque
plusieurs projets ou pétitions auraient été discutés dans
une séance, il serait permis de ne reproduire que les
débats relatifs à un seul de ces projets ou à une seule de
ces pétitions, sans que la discussion pût en aucun cas être
scindée.
Ce n'est pas seulement en procurant aux journaux le compte rendu
analytique des séances que le projet de sénatus*consulte désire leur
offrir un allégement. Un amendement adopté par votre commission, et
qui s'était également présenté à la pensée des bureaux, a pour but de
les autoriser à choisir dans la sténographie officielle un siget de déli-
bération entre plusieurs autres qui y seraient contenus, à ne repro-
duire que celui-là et à passer les autres sous silence. Par exemple, une
séance du Sénat a été consacrée à l'examen de nombreuses pétitions , la
plupart roulent sur des objets sans intérêt; mais il en est une qui tou-
che à de graves questions et qui a soulevé de sérieusesTcontroverses.
508 HISTOIRE
D'après rainendement de la commission, les journaux auront If
d'omettre toute la partie du procès-verbal sténographinup ^ #
à ces pétitions d'un ordre secondaire, et ils seront maîtres d^ ^"^^
dre que la pétition importante. Mais c'est à une condition ^'"^ ^^
qu'ils ne retrancheront rien de la discussion dont elle a 'té l^^h^'
jusqu'au vote, et y compris le vote. Le principe de la rennwli^'
complète est pleinement applicable à un sujet particulier • F^^r*^
à lui seul un tout qui ne peut être divisé. ' ^^^ ^
A défaut de règle écrite, ces loyales explications Ira
calent aux journalistes d une façon aussi claire que possible
leurs droits et leurs devoirs vis à vis des représentants
du pays. Je n'oserais affirmer qu'ils aient toujours apporté
dans la pratique la mesure convenable ; ce qui est certain
c'est que les membres des assemblées se sont, dans tous
les temps, montrés fort impatients de la critique 11 v
eut donc des tiraillemenU, des plaintes, et un moment
vint où le gouvernement crut devoir rappeler les journa-
listes à la rigoureuse observation de la loi.
Le 8 février 1863, le Moniteur publiait en tête de sa
partie officielle une note ainsi conçue :
L'administration a été déjà plusieurs fois dans l'obligation de rap-
peler aux journaux les dispositions de Tarticle 42 de la Constitution
et des articles 1 4, 16 et 18 du décret organique du 17 février 1852*
lesquels sont ainsi conçus...
Malgré ces avertissements, certains journaux, dans les comptes ren-
dus des débats du Sénat et du Corps législatif, sont sortis des limites
tracées par la loi.
L'administration croit devoir les prévenir que, si ces contraventions
se renouvelaient, elles pourraient être l'objet de poursuites judi-
ciaires.
Cette note, qui remeftait en question le droit incontesté
jusque-là, pour les journaux, de discuter et d apprécier
à leur point de vue les débats des Chambres, produisit
une telle émotion, que l'adminislralion se crut dans
l'obligation de l'expliquer, de prolester contre le sens
SECOND EMPIRE 509
qui lui avait été généralement donné, et, le 12, elle
adressait aux journaux le communiqué suivant :
Certains journaux , et notamment le Journal des Débats, ont élevé
contre la note publiée par le Moniteur le 8 février des réclamations
que rien ne justifie.
L'administration a rappelé des dispositions légales existant depuis
plusieurs années, et il est impossible de présenter avec bonne foi
comme une innovation Tinvitation adressée aux journaux de respecter
la loi.
Cest dans la séance du 29 janvier 186i que le rapport sur le projet
de sénatus-consulte modifiant Tarticle 42 de la Constitution a été fait
par S. Exe. M. Troplong.
Après avoir rappelé que la Constitution de 1852 reposait sur les ba-
ses essentielles d'une libei'té raisonnable, sincère, fructueuse, et qu'elle
avait mieux aimé élre perfectible qu'invariable et immobile, le savant
rapporteur a examiné dans ses détails le système de publicité des séan-
ces du Sénat et du Corps législatif, n a établi la distinction entre la
publicité du Moniteur, qui ne doit être que la sténographie, représen-
tation vraie, complète, de la séance, et celle des autres journaux, qui
peuvent choisir entre la reproduction du Moniteur et celle des comptes
rendus rédigés sous la surveillance des présidents des deux assemblées.
11 énumère toutes les précautions prises pour éviter les abus dont la
conséquence serait d'induire le public en erreur sur la véritable phy-
f ionomie des débats. Il constate combien il est important de ne pas
voir reparaître c ces discussions agencées dont Vesprit de parti avait
fl jadis introduit Vusage,
• Et combien, à plus forte raison, le projet de sénatus-consulte con-
« damne ces comptes rendus indirects et dissimulés qui jadis, sous
« prétexte de faire apprécier la séance, n'étaient qtCune caricature
« insultante et la satire des personnes,
« Les actes de la politique sont Taccomplissement souvent pénible
fl d'un devoir social ; ils ne sont pas faits pour être tournés chaque
« matin en parodie, comme s'il s'agissait des scènes imaginaires du
« théâtre. Un pays ne gagne rien à voir ses représentants livrés au
c ridicule, et ses bons citoyens avilis et travestis. »
« Et enfin il signale... « à côté de l'abus du dénigrement, l'abus des
« apothéoses, qui n'est pas une moindre surprise faite à l'opinion pu-
« blique. »
Telle est la loi, tels sont ses motifs ; tout le monde sait comment
depuis le 2 février 1861 jusqu'à ce jour elle ^été mise à exécution.
310 HISTOIRE
La discussion et Tappréciation des discoui;^ prononcés dans les deux
assemblées ont toojours été permises, et si quelques journaux ont été
l'objet de communiqués, d'avertissements ou de poursuites judiciaires,
c*est que, sous forme de discussion, ils étaient sortis des limites per-
mises.
C'est ce que constatent notamment :
i* Le communiqué adressé le 8 mars 1862 à VAmi de la Beligion,
dans lequel on lisait : « Le ministre de l'intérieur rappelle à ce journal
« le rapport de S.Ex.M.Troplong sur le décret du 24 novembre 1860,
tt rapport qui condamne de la manière la plus formelle ces comptes
« rendus indirects et dissimulés qui, sous prétexte de faire apprécier la
« séance, ne sont qu'une caricature insultante et la satire des per-
« sonnes. »
2" V avertissement donné à la Presse le 10 mars 1862, dont un
des considérants est ainsi conçu :
« Considérant que, si le scnatus-consulte du 2 février n'a pas formel-
« lement interdit les comptes rendus résumés des séances, il n'a nnlle-
« ment permis les comptes rendus infidèles et injurieux comme celui
« que renferme F article précité. »
5* Le jugement du tribunal de Rennes du 4 juillet 1861, confirmé
par arrêt de la cour de Rennes du 14 août suivant, et qui est ainsi
motivé :
<c Attendu que l'article précité, dans l'un de ses passages, renferme,
« non une discussion, mais une analyse, un exposé partiel des débats
« d'une séance du Sénat, un véritable compte rendu qui n'est qu'une
« reproduction incomplète et fragmentée des débats et du compte
« rendu ofliciel ; qu'ainsi la publication par la voie de la presse de
« l'article incriminé est une infraction au texte comme à l'esprit du
% sénatus-consulte du 2 février 1861, et constitue une contravention
« aux articles 16 et 18 du décret du 17 février 1852. »
La Note du Moniteur n'apporte donc aucun changement à l'état de
choses établi depuis le 2 février 1861. Elle ne s'adresse qu'à ceux des
journaux qui se seraient écartés d'une appréciation loyale et modérée.
L'administration, au lieu de les déférer aux tribunaux, a voulu leur
donner un avis bienveillant, que l'esprit de parti s est efforcé de déna-'
turer.
Dans l'intervalle de ces deux notes, un député, M. Da-
rimon, avait adressé au Sénat une pétition dont le but
était de provoquer rassemblée gardienne de la Constitu-
SECOND EMPIRE 3H
tion à décider la question constitutionnelle soulevée par
la note du 8 février, en fixant par une interprétation
spéciale et définitive le sens de l'arlicle 42 de la Consti-
tution, concernant la reproduction des débats législatifs.
La pétition touchait encore à une question fort délicate,
celle des avis officieux adressés par le gouvernement aux
journaux. Le communiqué que nous venons de transcrire
enlevait à cette pétition beaucoup de son intérêt, et sim-
plifiait singulièrement la tâche de la commission chargée
de l'examiner. Elle n'en fut pas moins prise en très-
sérieuse considération, et le rapport présenté par M. de
la Guéronnière, rapport souvent invoqué depuis, m'a paru
avoir, pour les questions en litige, et qui reviennent pé-
riodiquement sur le tapis, une telle importance, que j'ai
cru devoir le remettre presque dans son entier sous les
yeux du lecteur.
La qiieslion que soulève la pétilion de Thonorable M. Darimon, dé-
puté de la Seine au Corps législatif, intéresse au plus haut degré le
droit de discussion. 11 s'agit de savoir si les débats des deux Chambres,
reproduits par les journaux dans la forme réglée par Tarticle 42 de la
Constitution et modifiée par le sénatus-consulte du 5 février 1861,
sont soumis, comme tous les documents officiels et comme tous les
actes de la puissance publique, aux appréciations de la presse, dans
les limites que les lois leur tracent.
Avant d'établir Fétat constitutionnel de la question, il convient d a-
bord de rappeler les faits qui ont motivé la pétilion sur laquelle le Sénat
est appelé à délibérer, et d'en préciser le but.
L'honorable M. Darimon expose d'abord que, pendant le cours de la
discussion de l'adresse au Corps législatif, une communication ver-
bale faite aux journaux par un agent du ministère de l'intérieur les
invita à se renfermer dans les limites de l'article 42 de la Constitution,
et que cette communication fut interprétée par la plupart des journaux
comme une interdiction de discuter les débats des Chambres.
C'est cette démarche verbale, confirmée par une note insérée au
Moniteur du 8 février, que l'honorable M. Darimon dénonce comme
inconstitutionnelle.
312 HISTOIRE
Subsidiairement, il provoque, de la part du Sénat, une interpréta-
lion qui fixe le sens de Tarticle 42 de la Constitution.
 cette occasion, la pétition rappelle que, dans la séance du Corps
législatif du 9 février, Thonorable M. Picard, prenant la parole sur le
procès-verbal, demandait une explication au gouvernement, et que
M. le ministre président du Conseil d'État déclinait en ces termes Tin-
terpellation qui lui était adressée : « La note insérée au Moniteur ne
peut devenir en aucune manière, de ma part, Tobjet d'une explication
dans cette Chambre ; elle soulève une question de droit, une question
de légalité, une question d'interprétation de la Constitution. »
Cette interprétation de la Constitution, que M. le ministre président
du conseil d'État déclinait comme ne pouvant être ni examinée ni
débattue au sein du Corps législatif, la pétition le réclame de votre
haute prérogative.
Dès le lendemain de cette séance, c'est-à-dire le 10 février, M. Da-
rimon s'adressait au Sénat. Â ce moment, une certaine émotion se
manifestait dans la presse, qui, surprise par la note du Moniteur, in-
certame sur sa véritable portée, résolut de s'abstenir de tout commen-
taire sur les débats législatifs.
L'administration adressa alors à plusieurs journaux un communiqué
qui, en protestant contre le sens, donné à la note du 8 février, établis-
sait la distinction entre le compte rendu des séances et les apprécia-
tions auxquelles il pouvait donner lieu.
Dans ce communiqué, la doctrine du droit de discussion s'appli-
quant aux débats législatifs était formellement reconnue en ces termes :
« La discussion et l'appréciation des discours prononcés dans les deux
assemblées ont toiyours été permises, et, si quelques journaux ont été
Tobjet de communiqués, d'avertissements et de poursuites judiciaires,
c'est que, sous forme de discussion, ils étaient sortis des limites per-
mises. »
Ainsi, par cette déclaration faite sous une forme qui en relevait
encore l'autorité, l'administration reconnaissait formellement le droit
que M. Darimon lui avait attribué la pensée de contester; c'est le 10
février que l'honorable député envoyait sa pétition au Sénat, et c'est
le 12 février, deux jours après, que le ministère de l'intérieur, tenant
compte des justes réclamations de la plupart des organes de la publi-
cité, donnait satisfaction aux préoccupations qui avaient dicté cet appel
à votre haute juridiction constitutionnelle.
La note du 12 février est d'ailleurs complètement d'accord avec
toutes le.: interprétations qui doivent être considérées comme le com-
mentain di$ l'article 42 de la Constitution.
SECOND EMPIRE 515
Avant même le décret du 24 novembre 1 860, qui, en introduisant
l'élément de la publicité dans les assemblées du régime actuel, les a
mises en communication directe avec la presse, le droit d'apprécia-
tion avait été justement distingué du compte rendu, qui à cette époque
ne consistait que dans une simple analyse des débats du Corps légis-
latif. Un des plus éminents ministres de FEmpereur , un homme dont
l'esprit modéré, le tact politique et le loyal dévouement savaient rame-
ner l'application des lois de circonstance à cette sage mesure qui en
tempère la rigueur et qui en prépare les réfonnes salutaires, le chef
respecté de la magistrature à cette époque, M. Âbbatucci, s'exprimait
ainsi dans une circulaire en date du 27 mars 1852 sur cet important
sujet :
« La discussion loyale des actes du pouvoir, l'examen consciencieux
des matières soumises à l'élaboration publique du Corps législatif seront
toujours acceptés par le gouvernement, qui doit vouloir et qui veut
en effet être éclairé. Mais ni les passions politiques ni la haine ou
l'affection envers les personnes qui participent à l'action du pouvoir
et à la confection des lois ne peuvent se produire sous un prétexte
plus ou moins spécieux. Si le compte rendu était remplacé ou com-
menté par des discussions, des appréciations qui enlèveraient en tout
ou en partie à une séance du Corps législatif sa véritable physionomie,
si la force des raisons données était exagérée ou amoindrie, si l'impres-
sion produite était dénaturée , si on attribuait aux délégués du
pouvoir ou à quelques membres de l'assemblée un langage, une
attitude, des intentions témérairement supposées ou interprétées, et
à plus forte raison si le mensonge et l'injure, instruments de mauvaises
passions qui nuisent à la presse elle-même, lorsqu'elle s'en sert, exploi-
taient le terrain des séances, alors les sévérités de la justice seraient
encourues. »
A cette époque, les séances du Sénat n'étaient pas publiées, et le
Corps législatif comme le Sénat ne discutaient pas l'adresse. L'initia-
tive libérale et prévoyante de l'Empereur n'avait pas encore rendu aux
assemblées les larges et nobles prérogatives qui les associent à l'action
politique du gouvernement du pays; et cependant, si restreintes que
fussent alors, sous Tempirede circonstances graves et d'intérêts d'ordre
supérieur, les attributions représentatives, le chef de la justice, traçant
aux parquets de l'Empire les régies qu'ils devaient suivre? dans l'inter-
prétation d'un des articles de la Constitution nouvelle, n'hésitait pas à
les Oxer dans le sens d'une sage liberté de discussion, limitée par l'im-
partialité et dégagée de ces apothéoses de parti ou de ces dénigrements
systématiques qui n'étaient pas l'exercice régulier ô% la liberté, qui
514 HISTOIRE
n'étaient le plus souvent que les manœuvres de la mauvaise foi et la
fantaisie frivole et souvent odieuse des pamphlétaires.
Cependant il est nécessaire de constater qu'en présence de c^te
interprétation libérale du dief de la justice, il s'en produisait une autre
absolument contraire ; Fadministration, qui, alors comme aujourd'hui,
tenait du décret du 17 février 1852 son droit de juridiction sur la
presse, ne se trouva pas d'accord avec la circulaire du 17 mars, et
un avertissement donné par le ministre de la police à un journal qui
avait apprécié dans les termes les plus équitables une séance du Corps
législatif vint mettre la doctrine de la restriction en oppo^tion avec
l'interprétation libérale adoptée par le garde des sceaux. En présence
de ces divergences, les journaux jugèrent prudent de s'abstenir. Jusqu'à
l'application du décret du 24 noveIpbr^ 1860, ils se bornèrent à insérer,
sans les discuter, les comptes rendus analytiques du Corps légis-
latif.
La presse ne pouvait être exclue du bénéfice des réforme apportées
par ce mémorable décret. Son état légal restait le même ; mais elle
allait se sentir plus libre dans cette situation nouvelle créée par la
liberté de la parole. Une circulaire émanée du ministre de l'intérieur
ouvrait devant elle un espace qu'elle n'osait plus mesurer depuis long-
temps. Celui qui avait la redoutable mission de la surveiller l'engageait
lui-même à discuter librement tous les actes du gouvernement, sans
autre limite que le respect de la Constitution et la bonne foi.
Telle était la situation, lorsque le Sénat fut appelé à mettre en con-
formité l'articte 42 de la Constitution et la réforme constitutionnelle
décrétée par l'Empereur. L'illustre rapporteur du sénatus-<x)nsulte du
5 février 1861 avait une autorité exceptionnelle pour apprécier le point
important que devait soulever la nature même du projet, et qui d'ail-
leurs avait été soumis à Tatlention particulière de la commission par
notre savant collègue l'honorable M. fionjean.
Dans cet éloquent et lumineux rapport du sénatus-consulte du 3 fé-
vrier 1861, la question qui nous occupe est résolue ; elle est résolue
par ce ([u'il y a de plus simple et de plus décisif, c'est-à-dire par le
droit commun. Voici comment s'exprime M. Troplong :
MM. les ministres sans portefeuille ont bien voulu nous faire
connaître la pensée du gouvernement sur cette grave question. Cette
pensée est celle que le communiqué du 12 février dernier a consacrée;
c'est celle, par conséquent, qui se rapporte à tous les précédents
rappelés dans ce rapport et qui admet au profit de la presse le droit
de loyale appréciation des débats législatifs.
11 n'y a donc pas lieu, messieurs, d'interpréter la Constitution. L'in-
SECOND EMPIRE S15
terprétation que Thonorable M. Darimon provoque est consacrée par
tous l^s précédents» par le rapport de notre illustre président, par les
déclarations de M. de Royer parlant au nom de la commission de 1861;
elle est consacrée par la pratique constante du droit de discussion,
depuis deux ans, et enfin par la déclaration officielle du 12 février
dernier.
Votre deuxième commission des pétitions n'a eu qu'à constater un
état de choses qui, en - montrant T accord du fait avec le droit, rend
inutile toute interprétation dans le sens de Tarticle 27 de la Con-
stitution.
Par ces ibotifs, sur ce premier point la commission a Thonneur de
vous proposer Tordre du jour.
Sur Fautre point, relatif à Tinconstitutionnalité de la communica-
tion faite aux journaux, la commission a pensé qu'elle ne devait pas
s'y arrêter. La démarche qui vous est dénoncée n'a rien d'officiel,
rien d'authentique. Elle constitue des rapports purement officieux
entre Tadministration et les journaux, et elle n'engage pas plus
celle-ci qu'elle n'oblige ceux-là. En un mot, il n'y a rien dans ce fait
que votre haute juridiction puisse saisir et apprécier. Nous avons
l'honneur de vous proposer la question préalable.
Mais il importait que l'ordre du jour et la question préalable,
adoptés par la commission dans 'les conditions qui viennent d'être
exposées, ne pussent laisser aucun doute sur l'exercice du droit de
discussion dans ses rapports avec la publicité que la constitution mo-
difiée a accordée aux Chambres ; ce droit, exercé avec équité, réglé et
contenu par les lois, fait partie désormais de nos prérogatives législa-
tives, et la commission le reconnaît avec d'autant plus de confiance,
qu'elle est d'accord sur ce point avec la pensée toujours si équitable et
si libérale du gouvernement de l'Empereur.
Le sénat adopta purement et simplement les conclu-
sions de la commission, et consacra ainsi définitivement
rinterprétation libérale donnée à l'article 42 de la Con-
stitution.
Définitivement ! On pouvait Tespérer ; mais au moment
même où nous écrivons ces lignes, la question est de
nouveau soulevée, avec une sorte d'appareil, par un
procès monstre, dont nous rendrons compte en son
lieu. *
M6 HISTOIRE
Mais revenons au sénatus-consulte du 2 février. Il fut
adopté par le Sénai, dans les termes proposés par la com-
mission, après deux jours de discussion, dont nous ne
pouvons rien dire, les débats de la noble assemblée
n'étant pas alors publics.
Cette réforme, d'une si liante importance d'ailleurs,
n'intéressait les journaux, je l'ai déjà dit, que d'une
façon fort indirecte. « Le régime de la presse reste ce
qu'il était, avait eu le soin de dire M. le rapporteur, et
votre commission pense que le pays, loin de le désapprou-
ver, en désire le maintien, MM. les ministres-commissaire
ont partagé cette opinion, et le gouvernement n'a pas
hésité à dire, par leur organe, qu'il la prenait pour sa
règle.» Et faisant allusion à ce courant libéral dont nous
avons parlé, Thonorable M. Troplong ajoutait : «On
avait cru dernièrement, à la suite de fausses interpréta-
tions, que nous étions à la veille de changer de régime
politique et de passer à des institutions dont le pays a
connu à ses dépens la faiblesse et les dangers. C'étaient,
messieurs, de vains fantômes et d'oublieuses illusions. Le
gouvernement l'a formellement déclaré à votre commis-
sion par l'organe de ses représentants. »
Cependant, à peine quatre mois après, le gouverne-
ment envoyait au Corps législatif un projet de loi destiné
à adoucir quelque peu les rigueurs de l'article 32 du
décret du 17 février. Le rapport de la commission chargée
d'examiner ce projet, en expose clairement l'effet et la
portée :
Le paragraphe 1'' de Tarticle 52 prononce la suppression de plein
droit d'un journal dans les deux cas suivants : i* lorsque le gérant
aura été condamné pour crime commis par la voie de la presse ; 2*
lorsque dans l'espace de deux ans le journal a subi deux condamnations
pour délits et contraventions.
La suppression de plein droit est maintenue pour le premier cas,
SECOND EyPIRE 317
elle est abrogée pour le second. 11 y a là une double modification qui
n'est et ne sera pas sans profit pour la presse périodique.
Le deuxième paragraphe de l'article 32 donnait au gouvernement la
faculté de suspendre ou de supprimer un journal après une condamna-
tion prononcée pour contravention ou délit de la presse. Cette faculté
pouvait s'exercer dans les deux mois, après la condamnation. Ce para-
graphe est radicalement abrogé.
Il reste la faculté de suspendre par décision ministérielle, pour un
temps qui ne peut excéder deux mois, un journal qui aura reçu deux
avertissements motivés (§5).
Mais ici le projet a introduit une innovation heureuse et favorable.
Tout avertissement administratif sera périmé deux ans après sa date.:
Ainsi le bénéfice du temps est accordé au journal ; il dépendra de lui
d'effacer, par une modération toujours désirable pour la bonne et sé-
rieuse discussion, le préjudice et le péril résultant d'un avertissement.
Le paragraphe 4 subsiste en entier.
Ainsi p/us de suppression de plein droit si ce n'est pour un crime ;
plus de suspension ni de suppression facultative après une condamna-
tion ; péremption, c'est-à-dire anéantissement d'un avertissement admi-
nistratif après deux ans. Tels sont l'effet, le caractère et la portée du
projet. Cet effet est sérieux, ce caractère et cette portée sont favoraJbles
^ àla presse périodique.
L'exposé des motifs avait fait ressortir plus vivement
encore le caractère libéral de la mesure proposée :
Le gouvernement de l'Empereur, en agrandissant, par le décret
du 24 novembre 1860, la sphère de la discussion dans les assemblées
législatives de la France, a donné une vie nouvelle à toutes les bran-
ches du gouvernement représentatif dans notre pays.
Non-seulement la liberté de parole s'est accrue, mais la sphère de la
publicité s'est étendue. La presse périodique a profité de tous les pro-
grès de la délibération sur les intérêts publics. Elle s'est animée des
échos de la parole des Chambres, et la discussion des affaires, sans
cesser d'être réservée et convenable, a grandi, dégagée des inexacti-
tudes et des violences d'autres temps.
Le gouvernement de l'Empereur n'a pas jugé que la presse périodique
dût être associée, par cette seule participation indirecte, au mouvement
nouveau qui marquera dans nos annales la fin de l'année 1860. Il a
pensé que, sans changer les bases de la loi organique sur la presse, i^
M^ HISTOIRE
lui appartenait de vous demander d'en adoucir certaines dispositions.
Le projet de loi que nous avons Thonneur de soumettre à vos délibé-
rations concerne exclusivement le drmt de suppression des journaux
réglé par l'article 32 du décret-loi du 17 février 1853.
Si la suppression d'un journal à la suite d'une condamnation pour
crime peut être considérée comme la rqnression légitime de la viokn-
tion des plus impérieux devoirs de la presse périodique, il est difficile
de ne pas trouver aujourd'hui bien sévère la même conséquence atta-
chée de plein droit à deux condamnations pour simples délits ou con-
traventions.
La répétition des contraventions ou des délits en aggrave certaine-
ment la portée, mais il semble ïAen rigoureux de motiver par cette
simple répétition une mesure aussi grave que la suppressien de plein
droit du journal deux fois condamné. Aussi cette dispositioa n'a-t-elle
été presque jamais appliquée; le gouvernement, dans la plupart des
cas, a fait remise de cette partie de la peine.
D'après une autre disposition de l'article 32 du décret-loi de 1852, la
moindre condamnation encourue par un journal permet au gouverne-
ment de le suspendre ou de le supprimer. Ce paragraphe confond,
dans ses conséquences, des circonstatices et des droits que le reste de
Tarticle distingue avec un soin nécessaire. Le gouvernement vous en
propose donc l'abrogation pure et simple. '
L'administration a spontanément compris que les deux avertisse-
ments prévus par le paragraphe 3 de l'article 32 ne doivrat pas être
séparés par un laps de temps trop considérable, pour que )a suspension
du journal atteint par ces mesures en devienne un résultat suffisam-
ment motivé. Les conséquences de toute sorte de contraventions sont
assigetties à certaines prescriptions, et dans la partie de son premier
paragraphe que le gouvernement désire aujourd'hui modifier, Tarr
ticle 32 de la loi de 1852 n'avait atUché de résultats à la répétition des
condamnations que si les délits avaient été. commis dans Tespace de
deux années* Les conséquences de l'avertissement donné à un journal
doivent donc s'atténuer et même disparaître par une continuation de
publication à l'abri de tout reproche.
Pourquoi, dès lors, la loi ne sanctionnerait-elle pas pour Tavenir ce
que la modération de l'administration a elle-même introduit dans sa
conduite passée? Tel est le motif du principe de la péremption des
avertissements, introduite dans le projet soumis à vos délibérations.
Disons que déjà longtemps auparavant, le 15 fé^
SECOND EMPIBE 319
vrîer 1857, le gouvernemenl avait déclaré, par l'organe
du Moniteur ;
Que, à la différence de la suppression, mesure extrême, qu^une
seconde condamnation dans le laps de temps Indiqué entraînait de
plein droit, la suppression temporaire n^était que facultatiTe ; que, même
après deux avertissements, si les faits ne commandaient pas une déci-
sion plus sévère, un nouvel avertissement pouvait encore être donné ;
que l'administration, qui usait avec une grande modération des droits
qui lui étaient conférés en matière de presse dans l'intérêt de Tordre
et de la paix publique, prenait toujours en considération très-sérieuse
la date aussi bien que la gravité des faits qui avaient motivé les avertis-
sements antérieurs.
La nouvelle concession faite par le gouvernement était
peu de chose, si l'on se place au large point de vue des
droits de la liberté politique ; c'était beaucoup , si l'on
considère d'où l'on partait, si on l'envisageait çn elle-
même plutôt que dans ses effets. Quelque minime que fût
le progrès, c'était toujours un progrès.
Le projet ne pouvait doncqu'être favorablement accueilli
par l'assemblée, et il fut adopté à l'unanimité. Ce n'est
pas que le parti libéral n*eût désiré davantage. Par un
amendement que M. Jules Favre développa avec son élo-
quence habituelle, il réclama pour la presse des immu-
nités plus larges. M. Billault répondit avec non moins
d'éloquence qu'il ne lui en serait pas accordé davantage;
posant en quelque sorte un nec plus idtra aux concessions
du 24 novembre, il déclara que les réformes n'iraient
pas au delà, que la presse, notamment, n'avait à espérer
rien de semblable à ce que les Chambres avaient obtenu.
Ce n'est pas là pourtant ce que laissait à eniendre Pex^
posé des motifs.
Vous accueillerez avec satisfaction^ disait-il en terminant, un projet
de loi qui, en maintenant le décret-loi du 17 février 1852, en modifie
certaines dispositions sévères^ et dans lequel vous reconnaîtrez aisé-
320 HISTOIRE
ment, même en des termes soigneusement réservés, une nouvelle
manifestation de cette tendance politique qui accueille avec empresse-
ment les mesures de modération dépourvues de danger pour les ins-
titutions fondamentales du pays.
Et le rapport de la commission, dans un langage en-
core plus accentué, comme nous venons de le voir, présen-
tait formellement l'adoucissement apporté aux sévérités
de la législation de la presse comme la continuation du
mouvement libéral inauguré par le décret du 24 novembre.
Ces dispositions sévères que la nouvelle loi abrogeait,
n'étaient pas les seules que Ton reprochât au décret de
i852. Pourquoi donc la généreuse initiative qui avait
effacé les unes ne ferait-elle pas, lorsqu'elle jugerait le
moment \enu, disparaître les autres?
Depuis lors, depuis que la tribune a été relevée, chaque
année vit se renouveler ces luttes brillantes entre les
champions et les adversaires de la liberté de la presse ;
ceux-là s'appuyant, pour réclamer de plus grandes fran-
chises, sur la logique, sur l'histoire, sur les principes les
plus justes et les mieux avérés de la Révolution française,
sur les nécessités pratiques les plus évidentes de Técono-
mie des sociétés modernes ; ceux-ci persistant à répon-
dre tantôt que les plaintes sur l'exercice incomplet ou
entravé des libertés constitutionnelles étaient mal fondées,
tantôt que Textension réclamée pour les libertés était
inadmissible, momentanément ou d'une façon absolue, et
finalement se retranchant derrière la raison d'État.
Ces débats, en apparence stériles, dit un publiciste sur
les pas duquel j'aime à marcher, M. Forcade, étaient ce-
pendant, au point de vue de la politique pratique, un
fait considérable, dont on pouvait facilement calculer les
conséquences naturelles et prochaines. Indépendamment
de l'éclatant réveil de la vie publique qu'ils avaient dé-
SECOND EMPIRE 321
terminé dans le pays, où l'on s'était repris à s'intéressci'
à la pratique et au progrès de nos institutions, les dis-
cours et les votes d'une seclion notable du Corps législatif
montraient, chaque année plus évidemment, que la cause
de la liberté y faisait peu à peu son chemin, et que nom-
bre d'esprits, dont les intentions ne pouvaient être accu-
sées d'hostilité par les amis les plus dévoués du gou-
vernement, en étaient venus à penser que de nouvelles
et promptes modifications devaient, notamment, être ap-
portées au régime de la presse.
Ces tendances libérales se manifestèrent avec un éclat
tout particulier lors de la discussion de l'adresse de 1866-
Le discours de la couronne avait semblé affirmer Tim-
muabilité des institutions et l'inopportunité des discus-
sions. Une quarantaine de députés, appartenant au parti
conservateur, proposèrent un amendement ainsi conçu :
Cette stabilité n*a rien d'incompatible avec le sage progrés de nos
institutions. La France, fermement attachée à la dynasti^^ qui lui ga-
rantit l'ordre, ne Test pas moins à la liberté, qu'elle considère comme
nécessaire à Taccomplissement de ses destinées. Aussi le Corps légis-
lalif croit-il être Tinterprète du sentiment public en apportant aux
pieds du trône le voeu que Votre Majesté donne au grand acte de 18GU
les développements qu'il com|)orte. Une expérience de cinq aimées
nous parait en avoir démontré la convenance et l'opportunité. La nation,
plus intimement associée par votre libérale initiative à la conduite de
ses affaires, envisagera Fa venir avec une entière confiance.
M. BufTet, à qui revint l'honneur de soutenir le pre-
mier cette manifestation libérale, en développa, avec une
grande franchise, la portée. Les réformes appelées par
ses auteurs devaient porter sur le régime de la presse,
sur le droit de réunion, sur les droits de la Chambre,
dont le contrôle devait être exercé dans les conditions
les plus propres à le rendre plus profitable au pays.
21
522 HISTOIRE
Nous nous bornerons à reproduire, de son discours, le
passage relatif à la presse.
Cette Chambre, à proprement parler, n*a aucun droit : elle ne fait
qu'exercer les droits du pays. Seulement, parmi les droits du pays, il
y a une distinction à faire : les uns peuvent être exercés directement
par les citoyens; les autres ne peuvent Fêtre que par délégation. Mais
il y a entre ces différents droits un lien étroit ; ils se complètent les uns
les autres, et se servent réciproquement d'appui et de support.
Pour que cette Chambre ait l'autorité morale et constitutionnelle
qu'elle doit avoir, il faut en effet nécessairement qu'elle soit en rap-
port intime avec le pays. Or, comment le sera-t-elle, comment Test-elle
en vertu du décret du 24 novembre?
Ce décret du 24 novembre a parfaitement pourvu à la publicité sin-
cère, complète, de nos débats. Sur ce point, je n'ai que des éloges ?
faire; seulement, je dois, à ce propos, exprimer le regret qu'une inter-
prétation, à mon sens inexacte, de l'article 42 de la Constitution, puisse
avoir pour effet de priver les journaux du droit d'apprécier en toute
liberté, dans les bornes, bien entendu, de la convenance et de la mo-
dération, les discussions parlementaires.
En effet, messieurs, on dit aux journaux : « Vous aurez le droit d'ap-
précier, mais prenez garde que votre appréciation, que votre critique
ne dégénère en compte rendu. » Eh bien, je ne crois pas, pour ma
part, qu'il soit possible d'apprécier une séance parlementaire sans eu
rendre plus ou moins compte... On a dit : En pareille matière la limite
du droit des journaux ne peut être nettement posée par la loi. Cela me
paraît, au contraire, très-facile ; car il suffirait de poser en principe que
tout journal qui aura publié le compte rendu officiel .ne sera pas ex-
posé à voir son article de critique considéré comme un compte rendu
déguisé, à moins qu'il ne suppose des incidents et des paroles dont le
compte rendu officiel ne ferait pas mention.
Mais il ne suffit pas que nos débats puissent être discutés ; il faut
encore que les questions sur lesquelles ces débats doivent porter soient
préalablement et librement discutées par la presse.
Je considère la presse comme l'auxiliaire nécessaire de la tribune*
J'avoue que les considérations présentées hier ne m'ont pas convaincu,
que, dans la situation actuelle, après quinze ans de calme et d'un gou"
vernement régulier, nous ne puissions pas espérer pour la presse un
régime meilleur que celui qui la soumet purement et simplement à
l'arbitraire administratif, à l'autorité discrétionnaire du ministre de
l'intérieur ayant sur elle droit de vie et de mort; je ne puis -pas, pour
SECOND EMPIRE 325
ma part, trouver que le régime soit bon. Je ne me dissimule, assuré-
ment, aucun des abus, et, à un certain égard, des dangers de la presse;,
mais, tout en désirant une législation qui réprime ces abus autant qu'il
est possible, je ne crois pas que Ton puisse laisser la presse danà la
situation où elle est : car, malgré ces abus, pour tout honune qui ré-
fléchit, elle est véritablement la garantie des autres garanties
A M. de Cassagnac, qui avait opposé aux reproches
adressées au régime de la presse le grand nombre de
feuilles littéraires créées en 1865, et le chiffre très-élevé
du tirage auquel elles étaient parvenues, un autre signa-
taire de l'amendement, M. Martel, répondait qu'au lieu
de s'en féliciter, lui, il en était affligé, et que là où
M. de Cassagnac voyait une cause de contentement, il
voyait une cause de danger considérable et la nécessité
d'une réforme.
Que sont, en effet, ces petits journaux qui paraissent sans subir le
timbre, le cautionnement, les droits de poste; qui n'ont besoin, pour
paraître, que d'une simple déclaration faite au ministère de l'intérieur ;
quels sont-ils, pour la plupart? Des journaux qui vivent de niaiseries
littéraires et de scandale. De quoi s'occupent-ils? De désordres de
mœurs. Pour eux, rien n'est sacré ; par eux, rien n'est respecté, et,
pourvu qu'ils ne s'occupent pas de matières politiques ou d'économie
politique ou sociale, tout leur est permis... Et d'où vient la faveur dont
jouissent ces journaux, qui pullulent? Elle vient de ce que les journaux
politiques ou les journaux qui s'occupent d'économie sociale sont à des
prix exagérés pour les petites bourses. A cet égard, il y a des réformes
à fabe; il y a àrevoir les lois de timbre, les lois qui permettraient, si
elles étaient plus généreuses, de publier des livres, des brochures et
des journaux dans lesquels on répandrait une large et bienfaisante
instruction.
M. Martel, du reste, et quelques-uns de ses amis, avaient
cru devoir faire , de ces réformes désirables dans le
régime de la presse, l'objet d*un amendement spécial,
lequel était conçu en ces termes :
Nous émettons le vœu que, dans la législation sur la presse, la juri*-
32i lIlSTOIUt:
diction des tribunaux ordinaires soit substituée au régime adrninis
tratif.
Et M. Martel caractérisait ainsi la portée de cet amen-
dement :
Nous ne demandons pas la liberté illimitée de la presse ; nous n^en
voulons à aucun prix. Ce que nous voulonSi ce que nous aspirons à
obtenir I c'est un régime légal pour la presse. Que Ton fasse les lois les
plus sévères, qu'on établisse les pénalités les plus dures, mais qu'on
nous délivre de l'arbitraire. L'arbitraire a été inauguré en 1852, dans
un moment de trouble ; il pouvait avoir alors sa raison d'être, il ne
Ta plus aujourd'hui. Nous ne comprenons pas qu'il puisse y avoir main-
tenant des condamnations, des peines prononcées, sans que les per-
sonnes contre lesquelles ces peines, ces condamnations sont pronon-
cées, aient pu produire une défense. Nous demandons au gouvernement
qu'il veuille bien étudier la législation sur la presse et en proposer une
nouvelle... Nous croyons qu'il est utile pour le gouvernement lui-même
qu'il modifie sa législation, et que non-seulement cette législation soit
modifiée en ce qui concerne les avertissements, en ce qui concerne les
autorisations préalables, mais qu'elle le soit aussi pour tout ce qui re-
garde le timbre, le cautionnement, tout ce qui rend la presse politique
si coûteuse aujourd'hui, et malheureusement si facile la presse dite
littéraire.
Mais revenons à l'amendement des quarante-six. La
commission de l'adresse admettait avec les signataires
que la stabilité préconisée par le discours de la couronne
n'avait rien d'incompatible avec le sage progrès de nos
institutions ; mais le temps ne lui semblait pas venu. Or
c'était précisément pour attester l'opportunité des réfor-
mes réclamées par Topinion publique que l'amendement
avait été rédigé.
Nous croyons, disait M. le marquis de Talhouet, que le gouverne-
ment ne devait pas accorder les décrets du 24 novembre, s'il n'était pas
décidé à entrer franchement dans la voie des concessions libérales. S'il
agit autrement, nous pensons qu'au lieu d'être une force pour lui, ils
deviendront aussi pour ses adversaires un moyen de l'attaquer. Nous
SECOND EMPIRE 325
insistons pour qu*on les complète, parce que, si on ne le fait pas, nous
craignons qu'on ne puisse avoir la pensée de les retirer; ce qui serait,
à nos yeux, une faute irréparable. — Ce qui nous distingue essentiel-
lement de notre commission, c'est que nous déclarons qu*il y a oppor-
tunité: ce que notre commission fait espérer pour Tavenir, nous pen-
sons qu'il est de l'intérêt du gouvernement de ne pas l'ajourner.
Ce fut M. Rouher qui combattit à la fois et Tamende-
ment des quarante-six et celui par lequel les députés
de la gauche avaient, selon leur habitude de chaque
année, demandé la restitution des libertés politiques.
Pour l'honorable ministre d'État, toutes ces réclamations
étaient mal fondées, intempestives, factieuses presque.
Quant à la presse, notamment, il se prononçait haute-
ment pour le maintien de l'arbitraire administratif. A
quel titre réclamait-on TafTranchissement des journaux?
S'imaginerait-on que le journalisme fait partie de ces
droits naturels proclamés par nos pères comme inalié-
nables et imprescriptibles?
Ce n'était pas la première fois, nos lecteurs se le rappel-
leront, qu'on essayait de faire passer cette distinction
entre les journaux et les autres modes de publication.
Déjà nous avions entendu plus d'une fois soutenir dans
les Chambres de la Restauration que la liberté des jour-
naux n'était pas comprise dans l'article 8 de la Charte.
Pour nous en tenir au régime actuel, on se souvient de la
circulaire du 18 septembre 1859 (supra^ p. 295), disant
que « le droit d'exposer et de publier ses opinions, qui
appartient à tous les Français, ne doit pas être confondu
avec l'exercice de la liberté de la presse par la voie des
journaux périodiques. »
M. Baroche, dans la discussion de Padresse de 1864,
avait soutenu la même thèse :
On a reproché, disait-il, à la loi de 1852 d'être contraire aux prin-
cipes de 1789. U y a longtemps que j'entends parler des principes de
52Ô HISTOIRE
1789 relativement à la presse périodique. Voyons la vérité. Il a été pro-
clamé en 1 789 que tout citoyen avait le droit d'imprimer librement ses
opinions, sauf à en répondre dans les cas déterminés par la loi. Ainsi,
il y avait des limites ; mais, de plus, je demande de quoi on parlait.
S'agissait-ii de la presse périodique ? Vous savez très-bien qu'alors elle
existait à peine. Ce n'est pas d'elle que se préoccupait Tillustre légis-
lateur de 1789 : il s'agissait des livres, des écrits... Je le répète, en
1789 il ne s'agissait pas de presse périodique ; il s'agissait alors de la
publication ; il s'agissait alors de la pensée exprimée dans la forme qui
était alors usitée.
— Qu'est-ce donc que cette liberté d'écrire, d'écrire dans un journal ?
disait M. Rouher lui-même en 1864^ Est-ce une liberté ayant le carac-
tère de toutes les libertés légitimes, la réciprocité, le respect de la li-
berté d'autrui? Est* ce que cette liberté n'a pas quelque chose non-
seulement d'aigu, mais d'oppressif et de violent?... Â la fois monopole
et moyen d'agression quotidienne, elle constitue une liberté sans res-
ponsabilité sérieuse, qui émeut et qui trouble toutes les libertés in-
dividuelles.
Je l'ai vue, la liberté absolue de la presse, je l'ai vue en 1848 et en
1849. Savez-vous ce qu'elle produisait ? Elle donnait aux citoyens hon-
nêtes et laborieux la liberté de fermer leurs boutiques.
Ah ! cette liberté de la presse, je ne la nie pas, je la considère comme
utile dans un pays; mais je la veux avec ses contre-poids, je ne dirai
pas seulement répressifs, mais préventifs , car je conserve le souvenir
de ces deux trônes renversés surtout parce que la législation de la presse
était impuissante et vaine.
En reprenant cette vieille thèse, M. Rouher, nous nous
empressons de le reconnaître, se montra beaucoup moins
affirma tif:
Le droit d'imprimer et de publier ses opinions, dit-il, existe pour
tous les citoyens en France, et il ne relève que de la loi répressive et
de l'autorité judiciaire. Il en est autrement pour le journalisme. Nos
pères, en 1789, en proclamant les grands principes que je rappelais,
avaient-ils bien en vue le journalisme avec son caractère collectif, avec
sa puissance développée, avec ses dangers; avec son action universelle?
Je ne veux pas le rechercher. Je sais que quelques journaux naissaient
à cette époque ; mais je sais aussi que, deux ans après, Camille Des-
moulins croyait faire une découverte en s'écriant : « J'ai rencontré une
SECOND EMPIRE 527
industrie qui pourra m'enrichir rapidement. » Elle le conduisit à Té-
chafaud.
En 1789, l'existence du journalisme comme être collectif, affranchi
de toute espèce de règle, de tous moyens préventifs, n'était pas sciem-
ment et volontairement affirmée dans les principes de la déclaration du
Î26 août.
Je reviendrai bientôt sur cette question historique ; je
me bornerai pour le moment à émettre un doute sur la
valeur de l'argument tiré de Camille Desmoulins, lequel
me semble porter complètement à faux.
Mais je me hâte, continuait M. Rouher, car je veux marcher vite.
Qu'est-ce donc que le journalisme, ce monologue quotidien, cette tri-
bune toujours ouverte, sans contradicteur, sans personne pour réfuter
ses doctrines, allant trouver des lecteurs curieux ou indifférents, les
pénétrant chaque jour profondément et à leur insu, leur servant cha-
que jour des passions toutes faites, des impressions toutes produites
contre les hommes et contre les choses ? Est-ce que ce n'est pas là une
puissance redoutable ? Est-ce là une puissance que l'on puisse assimi-
ler à cette faculté que l'écrivain a aujourd'hui de produire son opinion
sous sa responsabilité personnelle? Je ne le crois pas, et j'en ai la
preuve dans ces efforts incessants faits par tous les gouvernements
qui se sont succédé : car c'est aujourd'hui un aphorisme politique, que
les moyens répressifs employés contre la presse par Tautorité judiciaire
et le jury sont des moyens souverainement impuissants pour sauvegar-
der le principe du gouvernement, le principe de la dynastie et les in-
stitutions du pays.
Si cela est vrai, il faut choisir entre deux thèses : ou la liberté com-
plète, ou le pouvoir discrétionnaire placé entre les mains du pouvoir
exécutif.
Le pouvoir discrétionnaire entre les mains du pouvoir exécutif est-il
donc un grand danger ?
Vous nous dites que nous sommes juge et partie. Mais un gouverne-
ment n'est pas une individualité passionnée et ardente, qui lutte avec
telle ou telle feuille publique ; c'est, après tout^ le représentant des
intérêts généraux, Torgane des besoins d'une société, la représentation
de sa vie, de son action, son administration ; le placer étroitement
comme une partie intéressée et passionnée, c'est méconnaître et rava-
ler son rôle.
328 HISTOIRE
Est-ce que d^ailieursce gouvernement n'est pas placé, dans Texercice
de ses pouvoirs, sous le contrôle de Topinion publique? Est-ce que ce
gouvernement — car il faut aller plus loin — n'est pas placé sous vo-
tre contrôle ? Est-ce que vous n'avez pas le droit de nous dire : « Vous
usez trop ardemment, trop sévèrement des pouvoirs que la législation
vous confère. Le pensez-vous, messieurs?... »
Voulez-vous vous demander ce que deviendrait cette presse sans con-
tre-poids? Eh bien, les éleclions arriveront, le scrutin va s'ouvrir; les
partis que vainement on voudrait nier, que je connais, que je signale,
qui, quoique sans m'effrayer, ne me laissent pas d'illusion et ne me
laissent pas indifférent, est-ce qu'au jour de l'ouverture de la lutte,
ils n'exploiteront pas les ressources de la presse? Est-ce que dans cha-
que arrondissement, dans chaque canton , lorsque Tautorisation aura
disparu, lorsque le droit d'avertissement aura été balayé, lorsqu'enfin
la presse sera libre, lorsqu'elle ne relèvera que d'elle-même, est-ce que
dans chaque ville, dans chaque canton, on ne soufflera pas une publi-
cité ardente, passionnée, hostile, cherchant à bouleverser le pays dans
un intérêt électoral?
Et que fera la justice, messieurs? Eller arrivera d'un pas daudi-
cant, après l'élection, pour obtenir la répression ; mais, à ce moment,
les passions et les diffamations auront fait leurs ravages ; la majorité
aura été détruite ; la minorité sera devenue triomphante, et cette presse
que vous voulez laisser entièrement libre aura commis son troisième
attentat contre les pouvoirs publics et contre les droits de la nation.
S'expliquant sur les plaintes de MM. Martel, Jules Si-
mon et autres, contre la presse dite littéraire, cette presse
« sans frein et sans modération, qui se laisse entraîner à
tous les scandales, à toutes les diffamations, » M. le mi-
nistre d'État disait :
Le gouvernement n'a aucune action préalable et préventive sur la
naissance) la publication, le développement des journaux littéraires ;
il n'y peut absolument rien ; ils sont complètement affranchis de toute
mesure préventive, non-seulement par les décrets de février et de
mars 1852, mais par toute la législation antérieure, depuis 1819...
Il est vrai aussi que ces journaux ne payent pas de timbre, et qu'ils
publient des annonces, ce qui pour l'organisation des journaux poli-
tiques peut être une cause considérable de préjudice. Eh bien, je dois
Je confesser, il ne m'est pas démontré que les journaux littéraires aient
SEGO.ND EMPIRE 529
le droit de publier des annonces commerciales; cette question est étu-
diée par le gouvernement.
Quant à la question d'opportunité, voici comment s'ex-
primait, en terminant, l'éminent orateur :
On a dit que la liberté de la presse ne pouvait être réglée que par
les mœurs. Permettez-moi de vous le dire, tant que les progrés des
mœurs publiques n'auront pas élevé leurs digues et leurs remparts, 11
faut qu'elle soit contenue par des lois efficaces. Ah ! que les mœurs
«grandissent, que les mœurs se développent, qu'elles rendent inutile,
comme en Angleterre, ce pouvoir discrétionnaire dont Tautorité exe-
cutive est armée! Je le désire comme vous, autant que vous. Je ne dis
ni jamais ni toujours ; mais je dénie cette opportunité qu*on invoque
et cette actualité qu'on revendique. Non, ne parlez pas ainsi ; ne dites
pas que Theure est venue où la liberté illimitée de la presse peut de-
venir impunément conquérante et triomphante dans ce pays !
A quoi M. Olivier répondait :
...Quant aux libertés qu'on réclame, ou elles ne sont pas comprises
dans les principes de 1789, ou, si elles y sont comprises, on a depuis
découvert qu'elles étaient dangereuses.
Avant de les obtenir, il faut donc attendre. Attendre quoi ? Le mys-
térieux et insondable avenir ! Il faut attendre que, dans celte nation,
je ne sais comment, je ne sais grâce à quel miracle, à quelle inspira-
tion surnaturelle, tout à coup, Thabitude de la liberté et les mœurs de
la liberté aient été acquises sans avoir été pratiquées '
Et M. Thiers :
Oui, je reconnais les inconvénients de la liberté de la presse, je les
reconnais dans toute leur gravité. Je sais que la répression légale, elle-
même, qui est indispensable pour donner quelquefois aux honnêtes
gens indignés une juste satisfaction, je sais que la répression légale
n'est pas suffisante pour prévenir les abus de la presse. Quel est le véri-
table. Tunique moyen que révèle Pexpérience ? C'est celui-ci : Fusage.
Oui, lorsqu'on rend la liberté à la presse, elle en abuse, cela est vrai.
Moi qui parie ici pour elle, je ne serais pas mieux traité que ceux qui
la refusent, mais cela importe peu. La presse abuse ; mais, quand elle
530 HISTOIRE
abuse, elle encourt bientôt la réprobation publique, et avec le temps...
(Exclamations ironiques sur quelques bancs.)
Oui, toujours la presse commence par abuser ; mais elle sent bien
vite la réprobation publique naître autour d'elle, et alors elle reconnaît
sa faute...
On pourra écrire des volumes sur ce sujet, mais la vérité se réduit à
ces quelques mots : C'est qu'on ne peut arriver à la véritable répres-
sion autrement que par l'usage. C'est une épreuve à traverser ; mais
tant que l'épreuve n*est pas faite, elle reste à faire.
•
L'amendement de M. Martel fut combattu par les mêmes
arguments. M. de Forcade la Roquette luij opposa éga-
lement les dangers de la liberté de la presse et Tinoppor-
lunilé de toute réforme.
Cependant, et malgré les éloquentes adjurations de
M. le ministre d'État, plus de soixante députés se pronon-
cèrent pour l'adoption de Tun et de l'autre amendement.
C'était là un fait insolite et des plus considérables.
L'émotion* qu'il produisit fut encore augmentée par la
réponse que fit l'Empereur à la députation chargée de lui
présenter l'adresse.
Sans vous laisser entraîner, dit Sa Majesté, par de vaines théories,
qui, sous de séduisantes apparences, s'annoncent comme pouvant
seules favoriser l'émancipation de la pensée et de l'activité humaine,
vous vous êtes dit que nous aussi nous voulions atteindre ce même
but en réglant notre marche sur l'apaisement des passions et sur les
besoins de la société...
La France veut ce que nous voulons tous : la stabilité, le progrès et
la liberté, mais la liberté qui développe Tintelligence, les instincts gé-
néreux, les nobles efforts du travail, et non la liberté qui, voisine de la
licence, excite les mauvaises passions, détruit toutes les croyances,
raninâe les haines et enfante le trouble. Nous voulons cette liberté qui
éclaire, qui contrôle, qui discute les actes du gouvernement, et non
celle qui devient une arme pour le miner sourdement et le renverser.
Il n'y avait dans cette réponse, où il est parlé en si
excellents termes du rôle salutaire de la liberté, rien as-
SECOND EMPIRE 331
sûrement qui pût décourager les aspirations libérales ;
mais il faut dire aussi qu'elle ne permettait guère d'en-
trevoir comme prochain le jour où l'édifice serait enfin
couronné.
A quelques mois de là se produisit inopinément un fait
dans lequel il n'était non plus guère possible de voir un
symptôme favorable. Cédant à des nécessités que nous
n'avons point à rechercher, le gouvernement se crut
obligé de demander au Sénat de nouvelles armes, desti-
nées à protéger, plus efficacement que ne le faisaient les
législations précédentes, la Constitution contre « l'esprit
de controverse, qui, timide d'abord, mais chaque jour
moins réservé, attaquait hardiment les principes sur les-
quels reposent les pouvoirs publics. » En conséquence,
intervint, le 6 juillet, un sénatus-consulte, dont l'arti-
cle 1*' proclame que la Constitution ne peut être discutée
par aucun pouvoir public autre que le Sénat. Par l'arti-
cle 2 « est interdite toute discussion ayant pour objet de
modifier la Constitution, et publiée soit par la presse
périodique, soit par des écrits non périodiques assujettis
au droit de timbre. » Il est également interdit de rendre
publique, autrement que par la publication du compte
rendu ofQciel de la séance dans laquelle elle a été rap-
portée, une pétition ayant pour objet une modification de
la Constitution.
Voici en quels termes l'exposé des motifs expliquait et
justifiait ces dernières dispositions :
L*articie 2 est uiie conséquence nécessaire des dispositions que nous
venons d'analyser. U interdit^ sous des peines purement pécuniaires, à
la presse militante toute discusssion ayant pour objet la modification de
la Constitution, et défend toute publication anticipée d'une pétition rela-
tive à la réforme du pacte fondamental.
Les lois promulguées depuis 1819 punissaient la provocation à la dés-
332 HISTOIRE
obéissance , V attaque. Sous ces termes, elles voulaient certainement
atteindre la discussion et avait^nt la pensée de l'interdire ou de la rendre
impossible par Ténormité des peines.
Nous poursuivons le même dessein par une formule plus nette, phis
précise, moins élastique et plus franche. Sans la confçndre ni avec
Texplication ni avec le simple commentaire, l'article ^ défend toute
discussion qui met en controverse ce qui ne saurait être un sujet de
débats, toute discussion qui est au moins une provocation implicite au
changement, car au fond d'une semblable polémique il y a toujours une
attaque. L'une est la conséquence, la conclusion de Fautre, conclusion
inévitable, que tout le monde entend lors même qu'elle n'est pas ex-
primée.
La violation de cette inlerdiction constitue, selon le projet, non un
délit, mais une contravention. Cette qualification nouvelle n'a d'ail-
leurs ni pour but ni pour résultat de répudier les armes que contient
la législation actuelle et d'abroger les dispositions pénales édictées
pour la répression de délits caractérisés contre la Constitution, le chef
de l'État et les pouvoirs publics. 11 est inutile d'ajouter que le terme
générique de Constitution, employé par le projet, comprend sous la
même sauvegarde la Constitution du 14 janvier 1852, les sénatus-
consultes qui l'ont interprétée et modifiée, et ceux qui pourront la
modiûer ultérieurement.
Si les pétitions ayant pour objet la modification de la Constitution
pouvaient être publiées avant ou après leur envoi par les signataires
au Sénat, il serait bien facile d'éluder et de rendre vaine l'interdiction
prononcée contre la presse périodique et les écrits non périodiques qui
en sont l'accessoire et le complément. On pourrait, en effet , donner à
chaque controverse, à chaque attaque déguisée, la forme et le carac-
tère d'une pétition au Sénat. La disposition qui ne donne à ces péti-
tions, comme moyen de publicité, que la publication officielle de la
séance du Sénat, conjure tout danger de fraude, et assure à l'article 2
son entière exécution.
Ce sénatu3-consulle, que nous n'avons point à exami-
ner autrement, a tout au moins le mérite, en ce qui con-
cerne la presse, de définir nettement les limites dans
lesquelles peut s'exercer son droit d'examen. C'est la
sanction de la circulaire ministérielle du 18 septem-
bre 1859 et des déclarations si souvent répétées des ora-
SECOISD EMPIUE 333
leurs du gouvernement. La Constitution réservée, tous
les actes du pouvoir peuvent être loyalement discutés.
Les amis d*une sage liberté ne sauraient, sur ce point, de-
mander davantage, et il ne reste, de ce chef, qu'un vœu
à former, c'est que l'esprit de la loi soit respecté dans la
pratique administrative.
Car, il faut bien le dire, les acies n'étaient pas toujours
en harmonie avec les paroles, tant s'en faut. «Je défie,
avait pu dire M. Emile Ollivier dans la dissussion de l'a-
dresse de 1865, je défie que l'on indique un journal, une
publication quelconque où le principe du gouvernement
ait été attaqué, et cependant les avertissements sont
prodigués. Lorsqu'il s*agit des grandes questions relevant
particulièrement du chef de l'État, une certaine liberté de
discussion est accordée, j'en conviens ; mais quand il
s'agit du moindre acte administratif du ministre de l'in-
térieur ou des préfets, toute discussion est interdite ; en
sorte que le contraire de ce qu'on voulait faire a été fait :
on s'est appliqué à empêcher des discussions, auxquelles
personne n'avait l'intention de se livrer, mais on nous*
interdit de ne pas trouver parfaits tous les actes de l'ad-
ministration. D
Et H. Plichon expliquait celte contradiction par l'exis-
tence dans le gouvernement de deux courants d'opinions
agissant dans le sens contraire, et qui donnaient aux ac-
tes du gouvernement une physionomie contradictoire : un
courant libéral et un courant antilibéral, a D'une part,
disait dans les mêmes circonstances Thonorable dépuléi
je vois une marche vers une politique large, qui cherche
à appuyer l'empire sur les forces vives du pays et à lui
donner les libertés publiques pour fondement ; d'autre
part, une politique étroite, exclusive, défiante, qui tend
à s'isoler du pays et à résoudre par des expédients les
difficultés si compliquées de la vie sociale d'un grand
354 HISTOIRE
,pcuplc. La première de ces deux politiques est celle de
TEmpereur ; la seconde, celle de Tadininistration. »
Laquelle de ces politiques l'emporterait en fin de
compte? Pour concevoir à cet égard le moindre doute, il
aurait fallu fermer les yeux à révidence.
Mais si les sentiments libéraux de l'Empereur étaient
incontestables et incontestés, on pouvait redouter de les
voir indéfiniment paralysés par les peureux, parles irem-
bleurs, par les rêveurs de complots et de révolutions.
Pour tous ceux-là, la législation de 1852 était Tarche
sainte ; on n'y pouvait loucher sans se suicider.
La presse elle-même ne pouvait que perdre à un chan-
gement. C'est ce que disait encore ces jours derniers
M. dePersigny, dans une sorte de manifeste que nous
avons déjà cité.
« Dès que la suppression de l'autorisation préalable et
du droit d'avertissement aura été prononcée par la loi,
une foule de journaux vont se créer sur tous les points du
territoire et se mettre en concurrence avec la presse ac-
tuelle. Pour la dépouiller de sa légitime influence et pour
chercher à s'emparer de sa clientèle, ces feuille^ naissan-
tes, sans crédit, sans autorité, n'auront pour la plupart
d'autre procédé industriel que d'exploiter par des scan-
dales de tous genres la curiosité des lecteurs, et, grâce
aux facilités de la législation, elles pourront le faire pres-
que impunément. La malignité publique se laissera d'a-
bord séduire par la nouveauté du spectacle ; mais, avec le
temps, le dégoût se faisant sentir et la réaction se produi-
sant dans les esprits, l'opinion ne manquera pas de pren-
dre en horreur les abus de la presse. Puis, comme nous
passons toujours en France d'un extrême à Tau Ire, il
arrivera fatalement que, confondant bientôt dans sa ré-
probation la presse sérieuse et utile avec] la presse scan-
daleuse et nuisible, le pays demandera et imposera, en-
SECOND EMPIUE 335
core une fois, aux pouvoirs publics, des mesures violentes
contre la presse tout entière ; et qu'ainsi, en dépit des
généreuses inspirations du 19 janvier, la vérilable liberté
sera, de nouveau, étouffée dans son germe. »
Et pourtant M. de Persigny est « aussi franchement
dévoué à la liberté qu'à l'autorité ; autant il désire de
fermeté dans les dépositaires du pouvoir, autant il sou-
haite d'indépendance dans les organes de l'opinion pu-
blique.
« Pour moi, qui connais les ressources de l'Empire, qui
sais où se trouvent ses forces et qui ne redoute rien pour
l'Étal, si j'étais un ennemi de la liberté de la presse je
pourrais calculer presque à jour fixe le moihent de cette
réaction inévitable, et je l'attendrais, avec la quiétude la
plus complète. Mais je veux, comme tout homme de bien,
pouvoir être fier en toutes choses du gouvernement que
je sers ; je le veux grand, puissant, libre, complet, c'çst-
à-dire résumant en lui les deux principes indispensables
à sa grandeur, l'autorité et la liberté. Voilà Ja raison de
ma préoccupation d'aujourd'hui .
« C'est qu'en effet un pouvoir fort, national, n'a rien à
craindre, et, au contraire, a tout à gagner à la liberté de
discussioif. Au temps où nous vivons, où, quelles que
soient la forme et la nature du gouvernement, c'est en
réalité l'opinion qui règne et gouverne, l'État a avantage
à laisser se produire toutes les manifestations de l'esprit
public. La liberté de la presse, c'est le frein des abus de
pouvoir , des ambitions déréglées , des intrigues con-
traires au bien public. C'est le mouvement des idées im-
primé à tout l'organisme social et politique ; c'est, en un
mot, pour la liberté moderne ce que la vie ardente, pas*
sionnée, mais féconde du Forum était pour la liberté
antique.
« Je sais que des esprits prudents redoutent la liberté de
356 HISTOIRE
!a presse à cause des circonslances parlicuHères de notre
époque, où nous avons non-seulement à accomplir Pœu-
vre, difficile dans tous les temps, dans tous les pays, de
fonder une dynastie, mais encore à réconcilier entre eux
les éléments contraires de cette longue guerre sociale
appelée la Révolution française.
« Pour moi, je ne partage pas ces craintes. De même,
comme je le disais naguère, qu*à ravénementd'Uenrî IV,
après soixante-dix ans de guerres de religion, il n'était
plus possible de passionner les esprits et d armer les
citoyens les uns contre les aulres pour ou contre la trans-
substantiation; et que le chefde la maison de Bourbon pou-
vait dire, sans faire frémir les huguenots : « Paris vaut
bien une messe, » de même aujourd'hui, après soixante-
dix ans de luttes politiques pour ou contre les mêmes
idées, il n'y a plus rien à redouter du choc de ces idées.
« Je vais plus loin. Quel que soit Télat des partis qui
survivent aux passions de la Révolution ; quelles que
soient les causes qui les maintiennent dans des camps si
hostiles, en apparence, l'idée mère de la Révolution a lel-
lement pénétré toutes les âmes, façonné toutes les con-
sciences, que les hommes des partis les plus opposés en
sont arrivés à n'avoir, pour ainsi dire, que le même lan-
gage. Écoutez les plus éloquents d'entre eux : M. Berryer,
M. Thiers, M. J. Favre, M. Rouher, sous des drapeaux si
différents, et quelle que soit leur pensée secrète, ils sem-
blent combattre pour les mêmes intérêts, professer les
mêmes doctrines, réclamer les mêmes choses, et ne diffé-
rer que quant à la réalisation plus ou moins exacte, plus
ou moins complète, des mêmes principes. Jadis ces
hommes éminents, en prononçant de belles harangues au
milieu des fureurs de leur époque, n'auraient pensé qu'à
s'égorger. Aujourd'hui, comme ces avocats qui épousent
les intérêts sans les passions de leurs clients, ils se
SECOND EMPIRE 337
donnent la main au bas de la tribune et se font, tour à
tour, compliment de leur talent. Quand un pays en est là,
il est mûr pour la liberté. »
Mais c'est là une opinion individuelle, isolée, l'opinion
d'un esprit libre, original et sincère, et Ton était loin, à
l'époque dont nous parlons, de penser ainsi dans les
sphères gouvernementales. L'opinion officielle, nous la
connaissons déjà par les déclarations solennelles faites à
la tribune par les orateurs du gouvernement. Elle nous a
élé surabondamment révélée par un homme parfaitement
placé pour connaître les pensées qui dominent dans ces
sphères élevées. Dans une suite de lettres adressées à TÉ^en-
dardy durant les derniers mois del866, M. Fernand Girau-
deau, alors attaché au cabinet de M. Rouher, et aujour-
d'hui chef de bureau de la presse au ministère de l'inté-
rieur, a résumé, groupé, mis en relief, avec autant
d'esprit que de talent, les arguments sur lesquels on y
appuyait le maintien du régime discrétionnaire, dont
personnellement, néanmoins, il ne fait pas difficulté
d'avouer les vices.
Je ne crois donc pouvoir mieux faire, voulant donner
une idée de l'état de la question à la fin de 1866, que de
résumer à mon tour le très-habile plaidoyer de M. Girau-
deau.
« Le décret de 1852 sur la presse est vivement com-
battu ; il l'est de divers côtés : les ennemis du gouverne-
ment ne demandent pas seuls que ce régime discrétion-
naire prenne fin ; beaucoup de conservateurs le désirent
comme eux.
« J'en suis peu surpris : les critiques qu'on adresse
à notre loi de presse sont la plupart fondées; je conçois
qu'on rêve un système moins arbitraire et plus net.
« Mais il faudrait s'entendre.
22
338 HISTOIRE
« La législation de 1852 a fait son temps. — Je Tad-
mets.
« Il faut une réforme.'— Soit.
« Mais laquelle?
« J'entends chaque jour des gens fort sensés, de solides
conservateurs, s'écrier : ce II faut faire quelque chose! »
a Quelque chose est bientôt dit ; mais après ? C'est là ce
qu'il faudrait indiquer.
« M. Prévost-Paradol dit que ce entre le décret de 1852
« et celle incompréhensible liberté illimitée dont on nous
« fatigue, il y a place pour un nombre infini de lois équi-
pe tables et particulières sur la presse. »
« C'est possible, mais je serais fort heureux de les
connaître; jusqu'à ce que M. Prévost-Paradol m'ait énu-
méré ces innombrables systèmes, je n'en connaîtrai que
trois :
ce La censure,
«c Les tribunaux,
« Le jury. »
On ne peut prendre au sérieux cette assertion que la
censure valait mieux que loi qui nous régit, que sous son
règne on pouvait écrire plus librement qu'aujourd'hui.
La juridiction des tribunaux est impossible. « Quel
est loffice du magistrat? D'exprimer, non si l'acte qui
lui est soumis est, à son propre sens, délictueux, mais
seulement s'il est de ceux que la loi déclare tels. C'est
presque une opération matérielle. Pour les faits de presse,
le magistrat peut-il procéder ainsi, c'est-à-dire remplir
l'office pour lequel il est institué? Non. On l'a dit et redit
mille fois, les délits de presse sont impalpables, indéfinis-
sables ; on ne peut les faire rentrer dans le cadre précis
d'un texte de loi; si vagues qu'on fasse les définitions,
si larges qu'on fasse les catégories, on n'y parviendra
point. »
SECOND EMPIRE 559
Reste donc le jury. «Oui, le jury est la seule juridiction
qu'indiquent les principes, qu'indique la logique. La
théorie me parait solidement établie ; mais les faits, les
faits brutaux, qui seuls, pour moi, font autorité, sont
loin d'être d'accord avec elle... »
« En matière politique, et spécialement en matière de
presse, le jury à toujours acquitté, il acquittera tou-
jours.,.
« Le jury, c'est la liberté absolue avec ses inconvé-
nients, sans ses avantages....
« Le jury ordinaire, même en face des plus ignobles
injures, même en face de l'appel aux armes, s'est montré
impuissant.
« Un jury spécial, difficile à composer, ne serait pas plus
énergique.
« Donc le jury, dans Tétat de nos mœurs, est impos-
sible.
« Faut-il conclure à la liberté absolue? Peut-on donc
s'arrêter sérieusement à celte idée? Dans l'état de nos
mœurs, non. »
Quoi donc, alors !
« Tous les gouvernements, tous les hommes d'Etat qui
se sont succédé chez nous, ont juré d'affrancliir la presse;
tous, en présence de ses excès, ont tenté de la contenir.
On sait si leur tentative fut heiireusé, et, à ne considérer
que leur histoire, on approuve cette déclaration dé
M. Ollivier :
u Aucune loi sur la presse, quelque sévère qu'elle
« soit, ne peut avoir d'actjon sur la presse.... Quelle qpe
« soit la juridiction, que ce soit le jury ou le tribunal de
i( police correctionnelle, dans tous les cas les premières
« ont un effet favorable à la presse et nuisible au gouvet-
« nemcnt qui les intente. »
« Mais la législation présente^ en peut-on dire autant?
3i0 HISTOIRE
Est-elle impuissante? Est- elle inefticace? L'ordre est
complet, il n'a été troublé ni menacé un seul jour ; pas
une émeute, pas un coup de fusil... »
Cette législation, après tout, est-elle donc si dracon-
nienne?
« Quelles peines contient notre loi sur la presse?
« Une seule, la suppression.
« L'avertissement, dont on parle sans cesse, par lui-
même n'est rien; c'est une menace de suppression, pas
davantage...
« Ce régime, qu'au congrès de Bruxelles on nomniait
la terreur, est tellement doux, il nous a tellement déshabi-
tués des rigueurs, que, si l'on recommençait à appliquer
les pénalités autrefois en usage, on en serait stupéfié.... »
Quelques-uns des représentants de la presse eux-mêmes
en conviennent ; ils concèdent que leur situation n'a rien
de trop rigoureux, qu'une assez grande liberté de fait
leur est accordée, qu'ils peuvent dire en pleine sécurité
tout ce qu'ils ont à dire. Le décret de 1852 leur assure,
avec une liberté d'ailleurs suffisante, une sécurité com-
plète : pourvu qu'ils parlent un langage modéré, ils peu-
vent tout dire. Si leur imprudence a provoqué la foudre,
elle gronde sur leur tête, elle tombe à leurs pieds ; elle
ne les atteint pas. Nulle législation ne pèse moins lour-
dement sur eux ^
*■ On verra bien lot l'usage qui a été fait de cette législation ; le résumé
que nous donnons des principaux actes par lesquels elle s'est traduite :
avçrtissements, suspensions, suppressions, permettra de juger de l'esprit
qui a présidé à son application.
Disons aussi, puisque l'occasion s'en présente, que la presse avait encore
à compter avec la loi de sûreté générale du 27 février 1858, dont un juge-
ment célèbre a fait l'application aux écrivains. — Et encore, que le pou-
(]voir administratif garde un dernier mode d'action sur la presse départe-
' mentale par les annonces judiciaires, une manne que les préfets peuvent
stribuer ù leur gré.
SECOND EMPIRE 34i
Écoutez M. de Girardin :
« Toute modification apportée au régime actuel de la
« presse ne pourrait être qu'un retour à la législation
(( émanant soit de la Restauration de 1815, soit de la
« monarchie de 1830. Mieux vaut ne pas le changer que d'y
« toucher pour le modifier. ...
« Le régime actuel de la presse n'est pas bon, mais le
« régime revendiqué par M. Jules Simon — le droit com-
« mun, même avec des peines sévères — ne serait pas
« meilleur.
« L'administration a envers lesjournauxetles écrivains
« des ménagements que n'aurait pas la justice.
a Le méconnaître, ce serait manquer d'équité.
c( Les avertissements administratifs ne sont pas bons,
« mais ils valent encore mieux que les condamnations
« judiciaires.
c( En matière de presse, la liberté de droit n'existe pas,
« cela est vrai; mais la liberté de fait existe dans une
« assez grande mesure, cela est incontestable. »
Et M. Havin :
a La substitution au régime administratif de la compé-
« tence exclusive des tribunaux correctionnels gérait une
« nouvelle aggravation des dispositions du décret de 1852.
« Nous avons maintes fois exprimé notre opinion : nous
« préférons encore aux tribunaux statuant sans l'assis-
« lance du jury la juridiction administrative, qui, du
« moins, offre à la presse une garantie dans la responsa-
« bilité morale de ceux qui la frappent. »
Et M. Anselme Petelin :
(( Je déclare que jamais la France n'eut pour la presse
K( un régime plus libéral dans le vrai sens du mot, plus
5(3 HISTOIRE
« respectueux pour la pensée et la personne de l'écrivain,
« plus modéré dans ses procédés, moins dur dans ses pé-
« nalités. Et f en parle comme un homme qui a subi d' autres
« régimes... L'époque qu'on regrette comme le règne de
« la liberté de la presse, c'est le régime sous lequel Lamen-
« nais était en prison, Cauchois-Lcmaire en prison, Gha-
« teaubriand en prison, Armand Carrel en prison, Arnold
« Scheffer en prison, etc., etc.. Quoi! ce n'est pas un
« progrès que le système combiné pour prévenir, autant
« que possible, ces brutalités personnelles contre ceux
« qui ont l'honneur de représenter les lettres politiques,
« qui se borne à menacer l'instrument matériel du délit
« (ou du danger), les intérêts d'argent engagés dansl'en-
« treprise commerciale, et qui menace deux fois avant de
« frapper?» (La Liberté j p. 16.)
« Le décret de 1852 est imparfait, — j'en conviens ;
— mais je doute qu'on m'indique sur cette matière uiie
loi parfaite. Toute aura ses défauts ; toute sera impuis-
sante ou irrégulière ; aucune ne sera à la fois efficace et
strictement conforme au principes du droit.
« Ce que je veux seulement établir, — c'est qu'auprès
des immenses avantages de fait que nous assure le régime
actuel, les vices de forme qu'on lui reproche doivent pa-
raître bien légers. J'ajouterai que ces vices de forme eux-
mêmes pourraient être aisément atténués sans que Téco-
nomiedu système en fût troublée.
« Je crois donc qu'il est de l'intérêt de tous que ce
régime vive, tant que notre éducation politique, — qui se
fait quoi qu'on dise ! — ne sera pas achevée, tant que nous
n'aurons pas acquis ces fortes mœurs sans lesquelles
M. Guizot déclare la liberté de la presse impossible, tant
que ceux qui font les journaux et ceux qui les lisent n'au-
ront pas acquis quelques qualités et perdu quelques dé- •
fauts. »
SECOND EMPIRE 343
Telle était enfin la conclusion de cette ingénieuse apo-
logie :
« Les délits de presse ne peuvent se définir : l'ar-
bitraire en semblable matière est donc inévitable.
« L'arbitraire ne peut être exercé par la magistrature,
dont Tunique mission est d'appliquer à des faits précis
des lois positives.
c( Il ne peut être confié qu'à la société elle-même.
« Le jury, expression de la société, est le pouvoir le plus*
naturellement désigné pour exercer cette autorité arbi-
traire en son nom.
« Mais le jury français a toujours failli à ses devoirs.
Même en présence des outrages les plus grossiers, des
provocations les plus manifestes au meurtre et à la rébel-
lion, il a fait preuve d'une impuissance absolue.
a Si l'on écarte les tribunaux et le jury, il ne reste
plus à choisir que deux systèmes : la censure; — la
liberté absolue.
« La censure? On en peut parler par tactique d'opposi-
tion ; nul n'en demande sérieusement le retour.
« La liberté absolue est une pure utopie. Tous ceux
qui, loin des affaires, en conseillaient l'application, arri-
vés au pouvoir ont compris et confessé leur erreur.
« Ces points étant acquis au débat, je dis à monteur :
a Pour les peines, — celles qu'on applique aujourd'hui
étant seules efficaces, l'on doit souhaiter qu'elles subsis-
tent toujours.
« Pour la juridiction, — puisque la liberté absolue, la
censure, les tribunaux, ne sont pas et ne doivent jamais
(Xrc possibles; puisque le jury, dans l'état actuel de nos
mœurs, ne l'est pas encore, le système de la juridiction
administrative reste seul debout.
«Quel est-il?
344 HISTOIRE
, c< Enpr'meipey il peut se justifier :
« A défaut du jury, le gouvernement, qui est, lui
aussi, le représentant, le mandataire de la société (s'il ne
l'était pas, d'où tirerait-il son autorité?) le gouverne-
ment peut seul recueillir de ses mains et exercer en son
nom ce pouvoir arbitraire, auquel il est reconnu que la
presse est nécessairement soumise.
« En fait y — il est à la fois efficace et doux ; tandis que
les régimes précédents sévissaient contre les écrivains
sans arrêter la licence des écrits, il empêche au contraire
les excès sans frapper trop durement les personnes : dis-
tinction que nous avons reconnue nécessaire par cette
considération que le fait peut être répréhensible et dan-
gereux sans que l'auteur soit sciemment, volontairement
coupable.
c( Ce régime n'est pas parfait ; j'en conviens volontiers,
mais on ne saurait écrire, on ne saurait rêver sur cette
matière une loi parfaite.
« Tel qu il est, on conçoit que le gouvernement ne
veuille pas encore l'abroger. Nous avons oublié les maux
que produisaient les autres systèmes ; mais le gouverne-
ment n'a pas le droit d'oublier : il se souvient. II. sait
qu'une réforme livrerait, trop faible encore, aux exci-
tations de la presse cette société à laquelle il a promis
le repos et la paix. Il doit être peu soucieux de l'ac-
corder.
« Si pourtant il s*y décidait, nous saurions qu'il va
tenter une périlleuse aventure. Faudrait-il louer, fau-
drait-il blâmer sa hardiesse?... On ne saurait du moins
la nier.
« Hardiesse d'autant plus grande qu'en présence des
excès dont une réforme amènerait infailliblement le re-
tour, ceux qui blâment aujourd'hui le gouvernement de
ne pas avancer ne tarderaient pas à se repentir de leurs
SECOND EMPIRE 345
conseils, je veux dire à blâmer le gouvernement de les
avoir suivis. Nous ne pouvons en douter : M. de Girardin
nous l'a déclaré d'avance :
« Il y a tout à gagner à donner à une nation telle que
« la France la liberté qui lui appartient. Si peu qu'il lui
« manque, elle dira toujours : Ce n'est pas assez ! Mais
« dès qu'elle Vaura tout entière , elle ne tardera pas à
c< s^ écrier : Cest trop ! Ne vaut-il pas mieux qu'elle dise ;
« C'est trop, que de dire : Ce n'est pas assez? »
a Paroles à méditer !
« Dès qu'elle l'aura tout enlière, elle ne lardera pas à
dire : « C'est trop I » — C'est cela même. Je ne veux pas
prouver autre chose.
« Mais raisonnons un peu. Quand elle aura dit : « Cest
« trop ! » que faudra-t-il faire, je vous prie, pour la con-
tenter ? — Reculer ?
« Sera-ce possible ? N est-ce pas un axiome de la science
politique qu'il faut se garder de donner à la légère, qu'il
faut encore plus se garder de reprendre? Mais soit! on
pourra reculer sans péril , admettons-le. Dans ce cas ,
puisqu'il faudrait revenir où nous sommes, pourquoi n'y
pas rester?
« Hélas I nous sommes ainsi faits : tremblants comme
la feuille en présence du danger, le défiant, le narguant
dès qu'il est éloigné ; impatients surtout et amoureux du
nouveau. Nous ne comprenons pas que les grandes choses
ne peuvent se fonder en un jour, que dix ans, vingt ans,
comptent peu dans l'histoire d'un pays ; que la liberté
ne saurait tenir tôte à l'orage, si on ne lui a laissé le
temps de pousser profondément ses racines. Volontiers,
comme les enfants, nous arracherions la plante que nous
venons de mettre en terre pour nous assurer qu'elle a
346 HISTOIRE
bien pris. Soyons plus palients. Songeons avant tout à
nous réformer. Rappelons-nous ce mot que (précisément
à l'occasion de la presse) disait le comte Jaubert : « Ce ne
« sont pas les lois qui manquent, ce sont les hommes qui
« manquent aux lois. » Faisons que les hommes ne man-
quent plus. Le reste viendra de lui-même. Lorsqu'elle ne
sera plus nécessaire, la loi se transformera naturellement.
La liberté se prend, elle ne se donne pas : les Anglais le
savent bien. C'est ainsi, par la désuétude j qu'ils ont ré-
formé leurs lois les plus dures^. L'arsenal est encore bien
garni, le gouvernement pourrait, s'il le voulait, y puiser
des armes assez puissantes pour écraser la presse; mais,
la nécessité de sévir ayant disparu, il en a perdu l'habi-
tude. ,
« Le gouvernement impérial fera de même. Déjà il se
montre beaucoup plus tolérant qu'il ne l'était au début.
La répression diminue, pendant que les limites delà dis-
cussion s'étendent. Pour peu qu'il soit encouragé par
l'attitude de la presse et le progrès des mœurs publiques,
il persévérera , soyons-en sûrs, dans cette voie, où
le pousse l'intérêt public, c'est-à-dire son propre inté-
rêt.
. << Mais à de tels progrès, à cet affranchissement de fait,
sachons, pour l'heure présente, borner nos vœux : « Ac-
« complissons notre mission et laissons à nos succes-
« seurs le soin de chercher ce qui conviendra plus tard
« à l'état de la société et au progrès de la civilisation »,
comme le disait, le 22 mars 1835, M. Duvergier de Hau-
ranne.
« Ne rêvons pas de réforme chimériques. Les demi-
mesures qu'on réclame sont irréalisables, comprenons -le.
En pareille matière, faire un pas est impossible; on ne
peut s'arrêter à moitié chemin, il faut aller jusqu'au bout.
Avant de partir, on doit donc mesurer ses forces.
SECOND EMPIRE 347
« Entre le régime actuel et le jury il n'y a pas une
seule station possible.
« Et le jury, dans l'état présent de nos mœurs, serait-
ce autre chose que Timpunilé, avec les inconvénients
sans les avantages de la répression ? Sommes-nous dispo-
sés à aller jusque-là ? Avec M. Martel et les seize membres
du Corps législatif qui ont signé son amendement, tous
vos lecteurs répondront, j'en suis sûr : Non, nous ne
sommes pas prêts ^ »
A peine ces lignes avaient-elles eu le temps de sécher
qu'éclatait Je manifeste du 19 janvier 1867, par lequel
l'Empereur annonçait solennellement à la France que
l'heure de la liberté avait enfin sonné pour elle.
Dans une lettre adressée au ministre d'État, l'Empereur
proclamait que le moment lui semblait venu d'opérer ces
réformes précisément dont le même ministre s'était si
éloquemment efforcé, l'année précédente, de démontrer
l'impossibilité pratique.
Voici ce motu proprio^ qu'en raison de son importance
nous croyons devoir reproduire en entier, bien qu'il ne
touche que par un point à notre sujet :
Monsieur le ministre,
« Depuis quelques années on se demande si nos insti-
« tutions ont atteint leur limite de perfectionnement, ou
« si de nouvelles améliorations doivent être réalisées ;
« de là une regrettable incertitude, qu'il importe de faire
« cesser.
« Jusqu'ici vous avez dû lutter avec courage, en mon
* l^s Lettres de M. Giraudeau, a recueil de matériaux, de documents pour
servir à l'étude de la question de la presse », œuvre, à son point de vue,
fort remarquable, ont été réunies en un beau volume in-8, sous ce titre : la
Presse périodique de 1789 à 1867. Dentu, 1807.
3i8 HISTOIRE
a nom, pour repousser des demandes inopportunes et pour
« me laisser l'initiative de réformes utiles, lorsque Theure
« en serait venue. Aujourd'hui, je crois qu'il est possible
« de donner aux institutions de l'empire tout le dévelop-
« pement dont elles sont susceptibles, et aux libertés pu-
te bliques une extension nouvelle, sans compromettre le
« pouvoir que la nation m'a confié.
« Le plan que je me suis tracé consiste à corriger les
c( imperfections que le temps a révélées et à admettre les
« progrès compatibles avec nos mœurs : car gouverner,
et c'est profiter de l'expérience acquise et prévoir les be-
« soins de Tavenir.
<( Le décret du 24 novembre 4860 a eu pour but d'as-
« socier plus directement le Sénat et le Corps législatif à
« la politique du gouvernement; mais la discussion de
« l'adresse n'a pas amené les résultats qu'on devait en
« attendre; elle a, parfois, passionné inutilement l'opi-
« nion, donné lieu à des débals stériles et fait perdre un
« temps précieux pour les affaires ; je crois qu'on peut,
« sans amoindrir les prérogatives des pouvoirs délibé-
« rants, remplacer l'adresse par le droit d'interpellation
« sagement réglementé.
« Une autre modification m'a paru nécessaire dans les
« rapports du gouvernement avec les grands corps de
« l'État: j'ai pensé que, en envoyant les ministres au
« Sénat et au Corps législatif, en vertu d'une délégation
« spéciale, pour y participer à certaines discussions,
« j'utiliserais mieux les forces de mon gouvernement,
« sans sortir des termes de la Constitution, qui n'admet
« aucune solidarité entre les ministres, et les fait dépendre
« uniquement du chef de l'État.
« Mais là ne doivent pas s'arrêter les réformes qu'il
« convient d'adopter. Une loi sera proposée pour attribuer
« exclusivement aux tribunaux correctionnels l'apprécia-
SECOND EMPIRE 549
c< tion des délits de presse, et supprimer ainsi le pouvoir
« discrétionnaire du gouvernement. Il esl également né-
« cessaire de régler législativement le droit 'de réunion,
« en le contenant dans les limites qu'exige la sûreté pu-
ce blique.
« J'ai dit, l'année dernière, que mon gouvernement
« voulait marcher sur un sol affermi, capable de suppor-
<c ter le pouvoir et la liberté. Par les mesures que je viens
« d'indiquer, mes paroles se réalisent: je n'ébranle pas le
« sol, que quinze années de calme et de prospérité ont
« consolidé ; je l'affermis davantage, en rendant plus in-
« times mes rapports avec les grands pouvoirs publics, en
c< assurant par la loi aux citoyens des garanties nouvelles,
« en achevant enfin le couronnement de l'édifice élevé par
« la volonté nationale. »
Cette lettre élait suivie, au Mojnteur^ d un commen-
taire dans lequel on lisait :
« Le décret du 24 novembre 4860, en introduisant
dans le jeu de nos institutions le vote annuel d'une adresse,
a eu pour but d'associer plus directement les grands corps
de l'Étal à la politique du gouvernement. Cette mesure,
qui devançait l'opinion, fut accueillie comme un nouveau
et éclatant témoignage de l'initiative libérale du souverain
et de sa volonté de fonder sur des bases solides le gouver-
nement représentatif.
« Il ne saurait être question d'affaiblir le rôle important
dont les Chambres se trouvent investies, mais au contraire
de le rendre plus pratique et plus efficace, en le dégageant
des imperfections que six années d'expérience ont permis
de constater.
« Les débats des Chambres sont incontestablement de
nature à exercer une influence légitime et salutaire sur
la marche des choses, lorsqu'ils ont pour résultat de
350 HISTOIUE
mettre en lumière le sentiment public sur un intérêt réel
et présent.
« Mais tout le monde a été frappé de ce fait que les
discussions de Tadresse tendent de plus en plus à s'écarter
du cadre tracé par le discours de la Couronne auquel il
s'agit de répondre. Manquant alors de base précise et de
sujet bien déterminé, elles courent le risque, quelque-
fois de s'égarer dans la région vague des théories et des
idées abstraites, d'autres fois de se perdre dans les plus
infimes détails de l'administration. Dans ces conditions,
elles sont exposées à s'étendre indéfiniment et à devenir
plus propres à passionner les esprits qu'à élucider les
questions et à favoriser beaucoup plus la parole que les
affaires, qu'elles privent d'un temps précieux.
« Péjà leur durée prend des proportions qui ne pou-
vaient être dans les prévisions de personne et que l'expé-
rience du passé et celle des autres pays ne pouvaient pas
faire pressentir.
« Cet état de choses a provoqué des plaintes dont le
gouvernement a dû se préoccuper.
« Le décret se propose d'écarter ces inconvénients, tout
en maintenant intacte la participation des Chambres et
de la fortifier même en la précisant.
« Ce que les discussions peuvent gagner en sincérité,
en utilité publique, lorsqu'elles reposent sur une question
circonscrite, posée et connue d'avance, portant sur un
intérêt sérieux et précis, est tellement évident, qu'il se-
rait oiseux de s'y appesantir. Tel est l'avantage des inter-
pellations.
« Fidèle à l'esprit qui Ta inspiré, le décret décide que
la majorité des bureaux n'est pas nécessaire pour autoriser
les demandes d'interpellations. L'avis favorable de deux
bureaux sur cinq au Sénat et de quatre sur neuf au Corps
législatif suffit pour qu'il y soit donné suite. C'est une
SECOND EMPIRE 554
garantie que la tribune sera ouverte à toute cause vérita-
blement digne d'un débat exceptionnel.
« La Chambre peut formuler son opinion de deux ma^
nières : par l'ordre du jour pur et simple, si elle trouve
les interpellations mal fondées ; par le renvoi au gouver-
nement, si la question qui en fait l'objet mérite, à ses
yeux, une attention particulière.
« Le gouvernement est ainsi mis à môme de connaître
le sentiment de la Chambre et d'en tenir le compte qu'exi-
gent l'intérêt public et sa propre responsabilité.
« Aller plus loin serait s'exposer à altérer l'harmonie
des pouvoirs, tels qu'ils sont réglés par la constitution
et dépasser les bornes d'un simple décret. Lescasoiile
Corps législatif et le Sénat peuvent exprimer un jugement
direct et absolu, aboutissant à un vote d'adoption ou de
refus, sont rigoureusement définis par le pacte fonda-
mental. Indépendamment des lois spéciales, celles du
contingent de l'armée, celles des crédits supplémentaires,
et le budget fournissent, chaque année, aux députés de
nombreuses occasions d'exercer régulièrement leur con-
trôle sur les affaires publiques.
« La substitution des interpellations à l'adresse devait
avoir pour conséquence la disposition qui concerne les
ministres et qui donne au souverain une plus grande
latitude pour la désignation des organes chargés de parler
en son nom, et plus d'autorité, en certains cas, aux ex-
plications fournies. Mais il fallait se renfermer dans les
termes de la Constitution portant que les ministres ne
dépendent que du chef de l'Etat, qu'ils ne sont respon*
sables que, chacun en ce qui le concerne, des actes du
gouvernement ; qu'il n'y a pas de solidarité entre eux et
qu'ils ne peuvent être membres du Corps législatif.
« Le décret n'apporte et ne pouvait apporter aucun
changement à ces prescriptions*
352 HISTOIRE
« Aussi les ministres ne se présenteront devant les
chambres que comme délégués du chef de l*État, dans les
cas dont il restera unique juge, le conseil d'État con-
servant d'ailleurs son rôle constitutionnel.
« Ce que le pays demande avant tout, c'est que la vérité,
la justice, l'intérêt général sortent triomphanls des dis-
cussions publiques. Sous ce rapport, le décret de ce jour
sera considéré par tous les bons esprits comme réalisant
un notable progrès. »
Le progrès était incontestable ; c'étaient d'autres hori-
zons, c'était comme une nouvelle ère qui s'ouvrait.
SOMMAIRE
• - , •
DES PRINCIPALES MATIÈRES DU TOME PREMIEU
(Voir la Table analytique à la fin du deuxième volume.)
THÉORIE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 1
HISTOIRE 9
Première Époque : Avant 1 789. — Régime du privilège et du
bon plaisir 9
Règlement de 1723 14
Deuxième Époque: 1789-1800. — Reconnaissance du principe. . ^5
Première République .• • : 25
Constitution de 1791 55,49
Premier projet de loi sur la presse 54
Constitutions de 1795 et de l'an 111 50
Loi du 28 germinal an IV ,. . . . 54
Le 18 fructidor et ses suites 55
23
554 SOMMAIRE
Premier Empire 59
Constitution de l'an VIII 61
Décret du 5 février 1810 65
Première Restauration 85
Charte de 1814 87
Loi du 21 octobre 1814 89
Cent'Jours 112
Acte additionnel 114
Troisième Éioqub : 1815-1830. — Démonstration philosophique
et politique 119
Seconde Restauration 119
Loi de 1817 124
Loi de 1818 128
Lois de 1819. ' 161
Loi de 1820 181
Loi de 1821 191
Loi du 18 mars 1822, dite Un de tendance 198
Loi du 25 mars 1822 203
Loi de justice et d'amour. . 210
Loi de 1828 216
Coup d'état de 1830 224
QuATRiÈM£ Époque : 1830-1868. — Mise en pratique 235
Monarchie de juillet 235
Lois de septembre 242
Seconde République 262
Constitution de 1848 270
Loi de 1849 -. 274
Loi de 1850 276
Second Empire 287
Décret du 17 février 1852 288
Décret du 24 novembre 1860. 500
DES PRINCIPALES MATIERES 355
Sénatus-consulte du 5 février 186i, relatif au compte rendu
des séances des Chambres 302
Incidents relatifs à Téxécution de ce sénatns-consulte. Péti-
tion Darimon 308
Loi modifîcative du décret du 17 février 316
Adresse de 1866. — Amendement Martel et autres. ... 321
Sénatus-consulte interdisant toute discussion de la Constitution. 331
Mo/u proprio du 19 janvier 1867 347
^Anl^. — IMP. itIMOX RAÇUN Cr COMI'., KUE d'ëRPL'RTII, 1.
I.
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be returned i
the Library on or before the
stamped below.
A fine is incurred by ret
beyond ihe specified time,
Please returrL.promptly.