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TOME SIXIEME.
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THÉÂTRE
E T
POESIES DIVERSES^
PAR J. J. ROUSSEAU.
TOME SIXIEME.
A LONDRES.
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M. DCC. LXXXII.
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F R E F A C Eo
J'ai écrit cette Comédie à l'âge de
dix-huit ans, & je me luis gardé de
la montrer , auffi long-tems que j'ai
tenu quelque compte de la réputation
d'Auteur. Je me fuis enfin fenti le cou-
rage de la publier, mais je n'aurai
jamais celui d'en rien dire. Ce n'eft
donc pas de ma pièce , mais de moi-
même qu'il s'agit ici.
Il faut , malgré ma répugnance , que
je parie de moi 5 il faut que je con-
vienne des torts que l'on m'attribue ,
ou que je m'en juftifie. Les armes ne
feront pas égales , je le fens bien j car
on m'attaquera avec des plaifanteries •
& je ne me défendrai qu'avec des rai-
fons j mais pourvu que je convainque
mes adverfaires , je me foucié très-peu
de les perfuader ; en travaillant à mé-
riter ma propre eftime , j*ai appris à
me palTjr de celle des autres , qui
îj Préface.
pour la plupart , fe pafTen: bien de la
mienne. Mais s'il ne m'importe gueres
qu'on penfc bien ou mal de moi , il
m'importe que pcrfonne n'ait droit d'en
mal penfer, & il importe a la vérité
que j'ai foutenue , que Ion défenfeur
ne foit point accufc juftement de ne
lui avoir prêté fon fecours que par
caprice ou par vanité , fans l'aimer
& fans la connoître.
Le parti que j'ai pris dans la qucf-
tion que j'examinois il y a quelques
années , n'a pas manqué de me fufci-
ter une multitude d'adverfaircs ( i )
( I ) On m'affure que plufieurs trouvent
mauvais que j'appelle mes adverfaires mes
adverfairps , & cela me paroîc alfcz croyable
dans un fieclc où l'on n'ofe plus rien appeller
par fon nom. J'apprends aulli que chacun de
mes adverfaires fe plaint , quaRd je réponds
à d'autres objeûions que les lîennes , que je
perds mon cems à me battre contre des chi-
mères ; ce qui me prouve une chofe dont je
me doutois déjà bien , favoir qu'ils ne per-
dent point le leur .i fc lire ou à s'kouter
les uns les autres. Quant à moi , c'eft une
Préface. ii;
plus attentifs peut-être à l'intérêt des
gens de lettres qu'a l'honneur de la
littérature. Je l'avois prévu , & je
peine que j'ai cru devoir prendre , & j'ai lu
les nombreux écrits qu'ils ont publiés contre
moi , tlej>uis la première réponfe dont je
fus honoré , jufqu'aux quatre fermons Alle-
piands dont l'un commetjce à-pcu-près de
cette manière : jj Mes frères , fi Socrate re-
» venoit parmi nous i< qu'il vîr l'état florif-
3) faut où les fcie'ijces font en Europe ; que
» dis-je en Europe ? en Allemagne j que
» dis-je en Allemagne ? en Saxe ; que dis-je
)> en Saxe ? à Lcipfic ; que dis je à Lcipdc ?
• n dans cette Univertité. Alors , fiifi d'éton-
» nement , 8f pénétré de re'pecl , Socràtc
« s'alfieroit ino-1c(hmcnt parmi nos écoliers ;
» & recevant nos eçons avec humilité , il
vî perdroic bientôt avec nous cette ignorance
» dont il fe plaignoit iî juftcment ». J'ai
lu tout cela & n'y ai tJit que jeu de répon-
fes j peut-ê;re en ai-je encore trop fait, mais
je fuis fort aife que ces Meilleurs les aient
trouvées allez agréables pour cire jaloux de
la préférence. Pour les gens qui font choqués
du mot iVadverfuires,]': coiileus de bon cœur
à le Lur abanilGi;ner , pourvu qu'ils veuil-
lent biiii m'en indiquer un autre par lequel
je puiffc défigner , iioa (eul ment tous ceux
qui ont combattu moif fenciment , foit par
a ij
iv Préface,
m'étois bien douté que leur conduite
en cette occalion prouveioit en ma
faveur plus que tous mes difcours. En
efFec, ils n'ont déguifé ni leur furprife
ni leur chagrin ce ce qu'une Acadé-
mie s'étoir montrée intègre il mal-à-
propos. Ils n'ont t'pargné contre elle ni
Us invectives indifcretcs , ni même les
faulîctés (i) j pour tâcher d'aifoiblir le
écrit , foie plus prudemment & plus à leur
aife dans les cerc'ci dis temmi.s &: de bcaux-
efpriis , où ils étoicnt bien sûrs que je n'irois
pas me détendre , mais encore ceux qui t'ei-
giiniit aujourd'hui de croire que je u'ji point
d'adveifaires , trouvoicnt d'abord fans ré-
plique les réponCes de mes adverfiires , puis
quand j'ai réplique, m'ont blâmé dePax-oir
fait , parce que , félon eux , on ne in'avoit
poii;t attaqué. En atter.dant , ils permet:ront
que je continue d'appeller mes advcrfaircs
mes adverfaires ; car, malgré la politelFe de
mon liede , je-fuis grolîîer comme les Macé-
doniens de Philippe.
(i) On peut voir dans le Mercure d'Août
lyf i , le défaveu de l'Académie de Uùon
au lujct de je ne fais quel écrit aaribué faulfc-
meni par l'Auteur à l'un des membres de
cette Académie. *
Préface. v
poids Je Ton jugement. Je n'ai pas
non plus été oublié dans leurs décla-
mations. Plufieurs ont entrepris de me
réfuter hautement : les fages ont pu
voir avec quelle force , & le public
avec quel Aiccès ils l'ont fait. D'autres
plus adroits , connoillant le danger
de combattre direâement des vérités
démontrées, ont habilement détourné
fur ma perfonne une attention qu'il ne
falloit donner qu'à mes raifons , &:
l'examen des accufations qu'ils m'ont
intentées a fait oublier les accufations
plus graves que je leur intentois moi-
même. C'eft donc à ceux-ci qir'il faut
répondre une fois.
Ils prétendent que je ne penfe pas
un mordes vérités que j'ai foutenues ,
& qj'en démontrant une propofîtion
je ne laiffoispasde croire le contraire.
C'cft-à-dire que j'ai prouvé des chofes
fi extravagantes , qu'on peut affirmer
que je n'ai pu les foutenir que par
jeu. Voilà un bel honneur qu'ils font
ail}
vj Préface.
en cela à la fcicnce qui fer: de fon-
dement à toutes les autres ; & l'on
doit croire que l'art de raifonner ferc
de beaucoup a la découverte de la vé-
rité , quand on le voit employer avec
fucccs à démontrer des folies 1
Ils prétendent que je ne penfe pas
un mot des vérités que j'ai foutenues 5
c'eft fans doute de leur part une ma-
nière nouvelle 5: commode de répon-
dre à des argumens fans réponfc , de
réfuter les démonlirations mêmes d'Eu-
clide , & tout ce qu'il y a de démontré
dans l'Univers. Il me femble , à moi ,
que ceilx qui m'accufentiî téméraire-
ment de parler contre ma penfée , ne
fc tont pas eux-mêmes un grand fcru-
pule de parler contre la leur : car ils
n'ont aifiarément rien trouvé dans mes
Ecrits ni dan? ma conduite qui ait du
leur infpirer cette idée ; comme je le
prouverai bientôt 5 & il ne leur cft pas
permis d'ignorerque dès qu'un homme
parle férieufemcnt , on doit penfer
Préface. vi;
qu'il croit ce qu'il dit , à moins que
fes adions ou Tes difcours ne le dé-
mentent , encore cela même ne fuffit-
il pas toujours pour s'alTurer qu'il n'en
croit rien.
Ils peuvent donc crier autant qu'il
leur plaira , qu'en me déclarant contre
les fciences , j'ai parle contre monfen-
timentjà une afTertion aufiï téméraire,
dénuée également de preuve & de
vraifemblance, je ne fais qu'une ré-
ponfe 5 elle eft courte & énergique , Se
je les prje de fe la tenir pour faite.
Ils prétendent encore que ma con-
duite eit une contradi(fl:ion avec mes
principes j & il ne faut pas douter
qu'ils n'eînploient cette féconde inf-
tance à établir la première ; car il y a
beaucoup de gens qui favent trouver
des preuves à ce qui n'eft pas. Ils di-
ront donc qu'en faifant de la mufique
& des vers , on a mauvaife grâce à dé-
P'imer les beaux- arts , & qu'il y a
dans les belles-lettres que j'affede de
viij Préface.
méprifer mille occupation?; plus loua-
bles que d'écrire des Comédies. Il faut
répondre au/li à cette accufation.
Premiéreracnr, quand même onl'ad-
mettroit dans toute fa rigueur , je dis
Qu'elle prouveroit que je me conduis
mal, mais non que je ne parle pas de
bonne foi. S'il étoit permis de tirer des
aftions des hommes la preuve de leurs
fentimens, il fauJroit dire que l'amour
de la juftice eft banni de tous les coeurs
& qu'il n'y a pas un fcul chrétien fur
la terre. Qu'on me montre des hommes
qui agiilent toujours conféqucmmcnt
à leurs maximes, &i je palIe condam-
nation fur les miennes. Tel eft le fort
de l'humaniré, la raifon nous montre
le but & les pallions nous en écartent.
Quand il feroit vrai que je n'a.^is pas
fclon mes principes , en n'auroit donc
pas railon de m'accufcr pour cela fcul
de parler contre mon fentiment, ni
d'accufer mes principes de faulfeté.
Mais fi je voulois palTcr condamna-
Préface. ix
tion fur ce point , il me fuffiroit de
comparer les tems pour concilier les
chofes. Je n'ai pas toujours eu le bon-
heur de penfer comme je fais. Long-
tems féduit par les préjugés de mon
fiecle , je prenois l'étude pour la feule
occupation digne d'un fage ^ je ne
regardois les fciences qu'avec refped:
& les favans qu'avec admiration (3).
Je ne comprenois pas qu'on pût s'é-
garer en démontrant toujours , ni mal
faire en parlant toujours de fagefle.
Ce n'eft qu'après avoir vu les chofes de
(5) Toutes les fois que je fonge à mon
ancienHe fimplicité, je ne puis m'eiupècher
d'en rire. Je ne lifois pas un livre de Morale
ou de Philofophie , que je ne crufTe y voir
l'ame & les principes de l'Auteur. Je re^ardois
tous ces graves Ecrivains comme des hommes
modcftes , fages , vertueux , irréprochables.
Je me fcrmois de leur commerce des idées
angéliques , & je n'aurois approché de la
maifon de l'un d'eux que comme d'un fanc-
tuaire. Enfin je les ai vus ; ce préjugé puérile
s'sft diffipé , 8c c'eft la feule erreur dont ils
m'aient guéri.
X Préface.
près que j'ai appris à les cftimer ce
qu'elles vaieiît; & quoique dans mes
recherches j'aie trouvé , f-itis loquen-
ti, f.tp:ertcU parum , il m'a fallu
bien des réflexions j bien des obferva-
tions Se bien du tems pour dérruire en
moi l'illufîon de toute cette vaine
pompe fcicncifiquc. Il n'eft pas éton-
nant que durant ces tems de préjugés
& d'erreurs où j'cftimois tant la qua-
lité d'Auteur , j'aie quelquefois afpiré
à l'obtenir moi-même. C'eft alors que
furent compofés les Vers & la plupart
des autres Ecrits qui font fortis de ma
plume & entr'aiitrcs cette petite Co-
médie. Il y auroit peut-être de la du-
reté à me reprocher aujourd'hui ces
amufemens de ma jeunelTe , & on
auroit tort au moins de m'accufcr d'a-
voir contredit en cela des principes
qui n'étoient pas encore les miens. Il
y a long-tems que je ne mets phjs à
toutes ces chofcs aucune efpece de pré-
tention i &c hafarder de les donner au
Préface. xj
Public dans ces circonftances, après
avoir eu la prudence de les garder fî
long- tems, c'eft dire alFez que je dédai-
gne également la louange & le blâme
qui peuvent leur être dûs 5 car je ne
penfe plus cohime l'Auteur do-nt ils
font l'ouvrage. Ce font desenfans illé-
gitimes que l'on careife encore avec
plaifir, en rougilTant d'en être le père,
à qui l'on fait Tes derniers adieux , &
qu'on envoie chercher fortune , fans
beaucoup s'embarralfcr de ce qu'ils
deviendront.
Mais c'eft trop raifonner d'après des
fuppofitions chimériques. Si l'onm'ac-
cufe fans raifbn de cultiver les lef^res
que je méprife , je m'en défends fens
néce/Iîté j car quand le fait feroit vrai ,
il n'y auroit en cela aucune inconfé-
quence : c'eft ce qui me relie à prou-
ver.
Je fuivrai pour cela , félon ma cou-
tume , la méthode fimple & facile qui
convient à la vérité. J'établirai de
xîj Préface.
nouveau l'état de la qaeftion, j'ex-
poferai de nouveau mon fentiment ,
& j'artendiai que fur cet expofé on
veuille me montrer en quoi mes ac-
tions démentent mes difcours. Mes
advcrfaircs de leur côte'n'aaronr garde
de demeurer fans réponfe , eux qui
polTedent l'art merveilleux de difputer
pour & contre fur toutes fortes de fu-
jets. Ils commenceront , félon leur
cou'ume , par établir une autre qucf-
îion à leur fantaifie ; ils me la feront
refondre comme il leur conviendra :
pour m'attaqusr plus commodément ,
ils me feront raifonner , non à ma
manière mais à la leur : ils détourne-
ront habilement les yeux du LeAeur
de l'objet elfcntiel pour les fixer à
droite & à gauche ; ils combactronr un
fantôme & prétendront m'avoir vain-
cu : mais j'aurai fait ce que je dois
faire , & je commence.
53 La fcience n'eft bonne à rien , te
9> ne fait jamais que du ni^I , car elle
Préface. xllj
« eft mauvaife par fa nature. Ellen'efl:
53 pas moins inféparable du vice que
so l'ignorance de la vertu. Tous les
3» peuples lettrés ont toujours été cor-
>3 rompus j tous les peuples ignorans
31 ont été vertueux : en un mot , il n'y
33 a de vices que parmi les favans , ni
35 d'homme vertaeux que celui qui ne
33 fait rien. Il y a donc un moyen
33 pour nous de redevenir honnêtes-
33 gcnsj.c'eft de nous hâter de prof-
33 crire la fcience & les favans, de
33 brûler nos bibliothèques , fermer
33 nos Académies , nos Collèges , nos
33 Univerfités , & de nous replonger
33 dans toute la barbarie des premiers
33 ficelés 33,
Voilà ce que mes adverfaires ont
très-bien réfuté : aulH jamais n'ai- je dit
ni penfé un feul mot de tout cela , &
l'on ne fauroit rien imaginer de plus
oppofé à mon fyftême que cette abfurde
dodrine qu'ils ont la bonté de m'attri-
Tome ri. i
xiv Préface.
buer. Mais voici ce que j'ai dit &
qu'on n'a poinr rcfuré.
Il s'agifToic de favoir fi le rccablilTe-
ment des fciences & des arts a contri-
bué à épurer nos mœurs.
En montrant , comme je l'ai fait,
que nos mœurs ne fe font point épu-
rées (4) , la queftion étoit à-peu-prcs
réfolue.
(4'' Quand j'ai dit que nos mccurs s'é-
tojcnc corrompues , je n'ai pas prétendu dire
pour cela que celles de nos aïeux fuirent
bonnes, mais feulement que les nôtres étoienc
encore pires. Il y a parmi les iiommes mille
fourcîs de corruption ; & quoique les fciences
foienc peut-être la plus abondanre 5c la plus
rapide, il s'en faut bien qui ce foit la feule.
La ruine de l'Empire Romain , les invaàons
d'une multitude de B.i.b.nes , ont fait un
mélange de tous les peuples , qui a du nccef-
fairement détruire les mœurs & les coutumes
de chacun d'eux. Les croifr.des, le commerce
la découverte des Indes , la navigation 1^1
voyages de long cours , & d'autre? caufes' en-
core que je ne veux pas dire , ont entretenu 6c
augmenté le défordre. Tout ce qui facilite la
Préface. xv
Mais elle en renfermoit irnplicite-
tcment; une autre plus générale & plus
imporrante fur l'influence que la cul-
ture des fciences doit avoir en toute
occa/îon fiir les mœurs des peuples.
communication enrre les diverfes nations ,
porre aux uaes,non les vertus des autres, mais
leurs crrmes , ôc altère chez toutes , les
mœurs qui font propres à leur climat & â
la conftitution de leur gouvernement. Les
fciences n'ont donc pas fait tout le mal ;
elles y ont feulement leur bonne part ; Se
celui fur tout qui leur appartient en propre,
c'eft d'avoir donné à nos vices une couleur
agréable , un certain air honnête qui nous
empêche d'en avoir horreur. Quand on joua
pour la première fois la Comédie du Mé-
chant , je me fouviens qu'on ne trouvoit pas
que le rôle principal répondît au titre. Clcon
ne parut qu'tjn homme ordinaire ; il étoit ,
difoit-on , comme tout le inonde. Ce fcélé-
rat abominable , dont le caraftere Ci bien
expofé auroit di^i faire frémir fur eux-mêmes
tous ceux qui ont le malheur de lui rcircm-
bler , p.-rur un carsdtere tcurâ-fait manqué ,
&:fes noirceurs paiFerent pour des gentillelTcs,
parce que , tel qui fe crcyoit un fort hon-
nête homme , s'y reconnoifloit trait pour
traie.
bij
xvj Préface.
C'cft celle-ci , dont la première n'cft
qu'une confcquence , que je me pro-
pofai d'examiner avec foin.
Je commençai par les faits , & ]t
montrai que les mœurs ont dégénéré
chez tous les peuples du monde , à me-
fure que le goût de l'étude & des let-
tres s'eft étendu parmi eux.
Ce n'étoit pas alfez ; car fans pou-
voir nier que ces chofes cullent tou-
jours marché cnfemble , on pouvoic
nier que l'une eilt amené l'autre : je
m'appliquai donc à montrer cette liai-
fon nccclTaire. Je fis voir que la fource
de nos erreurs fur ce point vient de
ce que nous confondons nos vaines &
trompeufes connoiflances avec la fou-
veraine intelligence qui voit d'un
coup-d'œil la vérité de toutes chofes.
La fcience prife d'une manière abf-
traite mérite toute notre admiration.
La folle fcience des hommes n'cft
digne que de rifée & de mépris.
Le goût des Lettres annonce tou-
Préface. xvij
jours chez un peuple un commence-
ment de corruption qu'il accélère très-
promptemenr. Car ce goiu ne peut
naître ainfi dans toute une nation que
de deux mauvaifcs fourcesque l'étude
entretient & groint a Ton tour , favoir
1 oiriveté & le dcfir de fe diftinguer.
Dans un Etat bien conftitué , chaque
citoyen a Ces devoirs a remplir ; & ces
foins importans lui font trop ehers pour
lui lailVcr le loifir de vaquer à de fri-
voles fpéculations. Dans un Etat bien
conftitaé, tous les citoyens font fî
bien égaux , que nul ne peut être pré-
féré aux autres comme le plus favant
ni même comme le plus habile ; mais
tout au plus comme le meilleur : en-
core cette dernière diftindion eft-elle
fouvent dangereufc s car elle fait des
fourbes & des hypocrites.
Le goût des Lettt'es qui naît du dé-
fit defe diftinguer, produit néceflai-
remcnt des maux infiniment plus dan-
gereux que tout le bien qu'elles font
h Uj
xviij Préface.
n'cft utile j c'eO: de rendre à la fin
ceux qui s'y livrent très-ptu fcrupu-
leux fur les moyens de rculTir. Les
premiers Philofopliss fe firent une
grande réputation en anfcignant aux
hommes la pratique de leurs devoirs
& les principes de la vertu. Mais bien-
tôt ces préceptes étant devenus com-
muns, il fallut fediftinguer en frayant
des routes contraire^. Telle ert l'ori-
gine des fyftémes abfurdes des Leu-
cippe , des Diogène , des Pyirhon ,
des Protagore, des Lucrèce, Les Hob-
bes, les Mandeville & mille autres
ont aftcdé de fc diftinguer de même
parmi nous ; & leur dangereufc doc-
trine a tellement frudtifié , que quoi-
qu'il nous refte de vrais Philofophes ,
ardens à rappeler dans nos cœurs les
Joix de l'humanité & de la vertu , on
efl: épouvanté dd voir jufqu a quel
point notre fiecle raifonneur à poulie
dans fes maximes le mépris des devoirs
de l'homme Se du citoyen.
Préface. xix
Le goût des Lettres , de la Philo-
Tophie & des beaux-arts anéantit l'a-
mour de nos premiers devoirs & de la
véritable gloire. Quand une fois les
talens ont envahi les honneurs dus à
Ja vertu, chacun veut être un homme
agréable, & nul ne fe foucie d'être
homme de bien. De-là naît encore
cette autre inconfequence qu'on ne ré-
compenfe dans les hommes que les
qualités qui ne dépendent pas d'eux :
car nos talens nailTent avec nous , nos
vertus feules nous appartiennent.
Les premiers & prcfque les uniques
foins qu'on donne à notre éducation,
font les fruits & les femences de ces
ridicules préjugés. C'eft pour nous
enfeigner les Lettres qu'on tourmente
notre raiférable jeunelfe : nous favons
toutes les règles de la grammaire
avant d'avoir oui parler des devoirs
de l'homme : nous favons tout ce qui
s'cft fait jufqu'à préfent , avant qu'on
nous ait die un mot de ce que nous
XX Préface.
devons faire ; & pourvu qu'on exerce
notre babil , perfonne ne Ce foucie que
nous fâchions agir ni penfcr. En un
mot , il n'eft prefcrit d'être favant que
dans les choies qui ne peuvent nous
fervir de rien ; & nos cnfans font pré-
cifément élevés comme les anciens
athlètes des je;jx publics , qui, def-
tinant leurs membres robuftes à un
exercice inutile & fuperflu , fe gar-
doient de les employer jamais à aucun
travail proîirablc.
Le goût des Lettres , de la Philo-
fophic & des beaux-arts amollit les
corps & les âmes. Le travail du cabi-
net rend les hommes délicats , af-
foiblit leur tempérament , Se l'ame
garde difficilement fa vigueur quand
le corps a perdu la lîenne. L'étude
ufe la machine , épuife les efprits ,
détruit la force, énerve le courage ,
& cela fcul montre allé? qu'elle n'eft
pas faite pour nous : c'cft ainli qu'on
devient lâche & puiillanirae , inca-
Préface. xxj
pable de réfifter également à la peine
& aux pa/Iîons. Chacun fait combien
le?^ habicans des villes font peu propres
à foutenir les travaux de la guerre , 8c
l'on n'iiîrore pas quelle eft la réputa-
tion des gevs de lettres en fait de bra-
voure ( f )• Or rien n'eftplusjuftcmenc
fufpeâ: que l'honneur d'un poltron.
Tanr de réflexions fur la foiblefîe
de notre nature , ne fervent fou, vent
qu'à nous détourner des ertreprifes
généreufcs. A force de méditer fur les
miferes de l'humanité , notre imagi-
nation nous accable de leur poids , Se
trop de prévoyance nous ôce le cou-
rage en nous ôtant la fécurité. C'eft
( f ) Voici un exemple moderne pour
ceux qui nie reprochent de o'en citer que
d'anciens. La République de Gènes , cher-
chant à fubjugucr plus aifément les Corfes ,
n'a pas trouvé de moyeu plus sûr que d'éta-
blir chez eux une Académie. Il ne me feroic
pas difficiL- d'alonger cette note ; mais ce
feroit faire tort à l'intelligence des feuls Lec-
teurs dont je me foucie.
xxij Préface.
bien envain que nous prétendons nous
munir contre les accidcns imprévus ,
» Il la fciencc efTayant de nous armer
M de nouvelles défenfes contre les in-
« convéniens naturels , nous a plus
M imprimé en la fantailîe leur gran-
« deur & poids qu'elle n'a Tes raifons
M & vaines fubtilités à nous en cou-
33 vrir ».
Le goût de la Philofophie relâche
tous les liens d'eltime & de bienveil-
lance qui attachent les hommes à la
fociété , & c'eft le plus dangereux des
maux qu'elle engendie. Le charme
de l'étude rend bientôt infipide tout
autre attachement. De plus , à force
de réfléchir fur l'humanité , à force
d'obferver les hommes , le Philofophe
apprend à les apprécier félon leur va-
leur , & il eft difficile d'avoir bien
de l'affeâiion pour ce qu'on méprife.
Bientôt il réunit en fa pcrlonne tout
l'intérêt que les hommes vertueux par-
tagent avec leurs femblables : fon
Préface. xxii)
mépris pour les autres tourne au pro-
fit de Ton orgueil : fon amour-propre
augmente en même proportion que
fon indifférence pour le refte de l'U-
nivers. La famille , la patrie devien-
nent pour lui des mots vuides de iens :
il n'efc ni parent ni citoyen , ni hom-
me j il eft Philofophe.
En même tems que la culture des
fciences retire en quelque forte de la
preffe le cœur du Philofophe, elle y
engage en un autre fens celui de
l'homme de Lettres & toujours avec
\in égal préjudice pour la vertu. Tout
homme qui s'occupe des talens agréa-
bles veut plaire, être admiré, & il
veut être admiré plus qu'un autre. Les
applaudid'emens publics appartiennent
à lui feul : je dirois qu'il fait tout pour
les obtenir , s'il ne fai'oi: encore plus
pour en priver fes concurrens. De-là
naiffcnt d'un côté les rafinemens du
ooùt 8c de la politelfe; vile & balle
flattetie , foins féductcurs , infidieux ,
xxiv Préface.
puériles , qui ^ à la longue , rappetif-
fenc l'ame & corronipenc le cœur j &
de l'autre , les jaloulies , les rivalités ,
les haines d'artiftes fî renommées , la
perfide calomnie , la fourberie , la
trahifon , & tout ce que le vice a de
plus lâche & déplus odieux. Si le Phi-
lofophe méprife les hommes, l'artifte
s'en fait bientôt méprifer , & tous
deux concourent enfin à les rendre
méprifables.
Il y a plus ; & de toutes les vérités
que j'ai propofées à la confidératioii
des fages , voici la plus étonnante &
la plus cruelle. Nos Ecrivains regar-
dent tous comme le chef-d'œuvre de
la politique de notre fiecle les fciences,
les arts , le luxe , le commerce , les
loix , & les autres liens qui relferrant
entre les hommes les nœuds de la fo-
ciécé (6) par l'intérêt pcrfonnel , les
(<;) Je me plains de ce que la Philofophie
rclàclie les liens de la fociéré qui font formés
pat l'cfUme Hc la bienveillance mutuelle, Se
mettent
Préface. xxv
mettent tous dans une dépendance
mutuelle , leur donnent des befoins
réciproques , & des intérêts communs,
& obligent chacun d'eux de concourir
au bonheur des autres pour pouvoir
faire le fîen. Ces idées font belles ,
fans doute , & préfentéesfous un jour
favorable : mais en les examinant avec
attention, & fans partialité , on trouve
beaucoup à rabattre des avantages
qu'elles lemblent préfenter d'abord.
C'eft donc une chofe bien merveil-
leufe que d'avoir mis les hommes dans
l'impolTibilité de vivre entre eux fans
fe prévenir, fe fupplanter, fe trahir,
fe détruire mutuellement ! Il faut dé-
formais fe garder de nous lailfer ja-
mais voir tels que nous (ommes : car
je me plains de ce cjue les fciences , les arts
& tous les autres objets de commerce reffér-
rent les liens de la fociété par l'intérêt perlbn-
nel. C'elt qti'cn effet on ne peut refferrer ua
de ces liens que l'autre ne fe relâche d'autanc.
11 n'y a donc point eu ceci de coutradidion.
Tome FI. «
xxvj Préface.
pour deux hoamcs dont les intérêts
s'accordent, cent mille peut-être leur
font oppofcs , & il n'y a d'autre moyen
pour réulTir que de tromper oa perdre
tous ces gens-là. Voilà la fource £\i~
nefte des violences , des trahirons,
<Jes perfidies, & de routes les horreurs
qu'exige nccelTaircment un état des
chofcs où chacun feignant de travail-
ler à la fortune ou à la réputation
des autres, ne cherche qu'à élever la
fienne au-delTus d'eux & à leurs dé-
pens.
Qu'avons-nous gagne à cela ? Beau-
coup de babil , des riches & des rai-
fonneurs, c'elt-à-dire, des ennemis de
la vertu & du fens commun. En re-
vanche, nous avons perdu l'innocence
& les mœurs. La foule rampe dans la
miferc ; tous font les efclaves du vice.
Les crimes non commis font déjà dans
le fond des cœurs , & il ne manqae à
leur exécution que Taffurance de l'im-
punité.
Préface. xxvij
Etrange & funeft« conftitution où
les lichelles accumulées facilitent tou-
jours les moyens d'en accumuler de
plus grandes , & où il eft impoflïble à
celui qui n'a rien, d'acquérir quelque
choie ; où l'iiomme de bien n'a nul
moyen de forcir de la mifere ; où les
plus fripons font les plus honorés , Se
où il faut néceflairement renoncer à
la vertu pour devenir un honnête-
homme 1 Je fais que les déclamateurs
ont dit cent fois tout cela 3 mais ils le
difoicnten déclamant , & moi je le dis
fur des raifons ; ils ont ajjperçu le mal
& moi j'en découvre les caufes & je
fais voir fur-tout une chofe très-confo-
lance& très utile en montrant que tous
ces vices n'appartiennent pas tant à
l'homme , qu'à l'homme mal gou-
verné (7).
(7) Je remarque qu'il règne aduellemenc
dans le monde une mulciturie de petircs
maximes qui féduifent les (Impies par un
faux air de Philofophie , & qui, outre cela ,
font txès-commodes pour terminer les dif-
XXviij P R É F A C -.
Telles font les vérités que j'ai déve-
loppées & que j'ai tâché de prouver
dans les divers Ecrits que j'ai publiés
putes d'un ton important & décifif,fans avoir
befoiu d'examiner la queftioii. Telle efï celle-
ci : 53 Les hommes ont par-tout les mêmes
it paffions ; par- tout l'aniour-propre & l'in-
53 térêt les conduifent ; donc ils font par-
53 tout les mêmes 35. Quand les Géomètres
ont fait une fuppofition qui de raifonnenient
en rdifonnemen: les conduit à une ahfurdité,
ils reviennent fur leurs pas & démontrent
ainfi la fuppolKion faulle. La même mé-
thode appliquée à la maxime en qucflion en
montreroit aifémen; i'abfurdité : mais rai-
fonnons autrenteni. Un Sauvage eft un hom-
me , & u:i Européen ell un homme. Le de-
mi Philofophe conclut auiïî-tôt que l'un ne
vaut pas mieux que l'autre ; mais le Philo-
fophe dit : En Europe , le gouvernement ,
les loix , les coutumes , l'intérêt , tout met
les particuliers dans la nécedîté de Ce tromper
mutucUemenc & fans ceiTe ; tout leur fait un
devoir du vice ; il faut qu'ils foient méchans
pour êcre fiiges , car il n'y a point de p!us
grande fo'ie que de faire le bonheur des
fripons aux dépens du fieii. Parmi les Sau-
vages , l'intérêt perfonnel parle audi forte-
nie'u que parmi nous , mais il ne dit pas
les mêmes chofcs : l'amour de la focicté &
Préface. xxix
fur cette matière. Voici maintenant
les conclufions que j'en ai tirées.
La fcience n'efl point faite pour
l'homme en général. Il s'égare fans
le foin de leur commune ■dcfenfe font les
feuls liens qui les unifient : ce mac de propriété
qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens,
n'a prefque aucun fens parmi eux : ils n'ont
entre eux nulle difcuffion d'intérêt qui les
divifc ; rien ns les porte à fe tromper l'un
l'autre ; l'c/Iime pub'ique eft le feu! bien
auquel chacun afpirc , & qu'ils mcjiteiic
tous. Il efl très polfil^le qu'un Sauvage taffe
une mauvaife adtion , mais il n'eft pas pof-
fible qu'il prenne l'habitude de mal faire ,
car cela ne lui feroit bon à rien. Je crois
qu'on peut faire une très-jufte eftimation des
mœurs des hommes fur la multitude des
affaires qu'ils ont entre eux : plus ils com-
mercent enfemble, plus ils admirent leurs
talens & leur induftrie , plus ils fe fripon-
nent décemment & adroitement , £< plus
ils font dignes de mépris. Je le dis 4 regret ;
l'homme de bien eft celui qui n'a bcfom de
tromper perfonne , 6c le Sauv.ige eft cet
homme-là.
JHum non poputi fafces , non purpura Regitm
flexit , e~ infîdos agit ans difccrdia fratre> ;
i'fon res S,oman£, perituraqiie régna. Neque ille
Ant dolmt miferans inoptrm uni ini/idithabenti.
c iij
XXX Préface.
ceiTe dans fa recherche ; Se s'il l'ob-
tient quelquefois, ce n'eft prefque ja-
mais qu'à fon préjudice. Il eft nepour
agir & penfer, & non pour réfléchir.
La réflexion ne fertqu'à le rendre mal-
heureux fans le rendre meilleur ni plus
fage : elle lui fait regretter les biens
pafles & l'empêche de jouir du préient :
elle lui préfente l'avenir heureux pour
le fcduire par l'imaginarion & le tour-
menter par les defirs , & l'avenir mal-
heureux pour le faire fentir d'avance.
L'étude corrompt fcs mœurs , altère
fa fanté , détruit fon tempérament , Se
gâte fouvcnt fa railon : fi elle lui ap-
prenoit quelque chofe , je le trouve-
rois encore fort mal dédommagé.
J'avoue qu'il y a quelques génies
fublimes qui favent pénétrer à travers
les voiles dont la vérité s'enveloppe ,
quelques amcs privilégiées , capables
de réfirtcr a la bctife de la vanité , à la
bafl'c jaloulîe , & aux autres pallions
qu'engendre le goût des lettres. Le
Préface. xxxj
petit nombre de ceux qui ont le bon-
heur de réunir ces qualités, eft la iu-
micre & l'honneur du genre-humain j
c'eft à eux feuls qu'il convient pour le
bien de tous de s'exercer à l'étude , &:
cette exception même confirme la rè-
gle ; car fi tous les hommes étoient des
Socrates ^la fcience alors ne leur ieroit
pasnuifible, mais ils n'auroient aucua
befoin d'elle.
Tout peuple qui a des mœurs , &
qui par conféquent refpede Tes loix 8c
ne veut point rafiner fur fes anciens
ufages , doit fc garantir avec foin des
fcicnces , & fur-tout des favans , dont
les maximes fentencieufes & dogma-
tiques lui apprendroient bientôt à mé-
prifer fes ufages &fes loix ; ce qu'une
nation ne peut jamais faire fans (e cor-
rompre. Le moindre changement dans
les coutumes, fùt-ilmême avantageux
à certains égards , tourne toujours au
préjudice desmœurs. Caries coutumes
font la morale du peuple ; & dès qu'il
xxxij Préface.
ccfTc de les refpedler , il n'a plus de
rcgle que fcs pa/Tîon"; j ni de frein que
les loix , qui peuvent quelquefois con-
tenir les médians , mais jamais les
rendre bons. D'ailleurs , quand la Phi-
lofophie a une fois appris au peuple à
méprilerles coutumes , il trouve bien-
tôt le fecret d'éluder Tes loix. Je dis
donc qu'il en cftdcs mœurs d'un peu-'
pie comme de l'honneur d'un homme ;
c'efl: un tréfor qu'il faut conferver ,
mais qu'on ne recouvre plus quand on
l'a perdu (8).
(8) Je trouve dans l'hiftoire un exemple
unique , mais frappant , qui ff mble con-
tredire cette maxime : c'clt celui de la fonda-
tion de Rome faite par une troupe de ban-
dits , dont les defceiidans deviurcnt en peu
de générations le plus vertueux peuple qui
ait jamais exillé. Je ne fcrois pas en peine
d'expliquer ce fait G c'en étoit ici le lieu ;
mais je me contenterai de remarquer que
les fondateurs de Rome étoicnt nioiiis des
hommes dont les moeurs fuirent corrom-
pues , que des hommes dont les mœurs
B'écoieut point formées : ils ne méprifoicnt
P R i F A c î. xxxiij
Mais quand un peuple eft une fois
corrompu à un certain point , foit que
les fcicnces y aient contribué ou non ,
faut-il les bannir ou l'en préferver
pour le rendre meilleur ou pour l'em-
pêcher de devenir pire i C'eft une
autre queftion dans laquelle je me fuis
pofitivement déclaré pour la négative.
Car premièrement j puifqu'un peuple
vicieux ne revient jamais à la vertu ,
il ne s'agit pas de rendre bous ceux
qui ne le font plus, mais de conferver
tels ceux qui ont le bonheur de l'être.
En focond lieu , les mêmes caufcs qui
pas la vertu , mais ils ne la connoifToient
pas encore ; car ces mots vertus & vices font
des notions coiie6tives qui ne naiflent que lic
la fréquentation des hommes. Au furplus on
tircroit un mauvais parti dj cette ob',eaion
en faveur des fciences ; car des deux pre-
miers Rois de Rouie qui donnèrent une
forme à la Republique Se inllituerent fes
coutumes &: fes mœurs , l'un ne s'occupoic
que de g;uertes , l'autre que de rites facr^s i
les deux'chofes du monde les plus éloignées
de la Philofophie.
xxxiv Préface.
ont corrompu les peuples fervent quel-
quefois a prévenir une plus grande
corrupcion ; c'eft ainfi que celui qui
s elt gâté le Tempérament par un ufaçe
indiLr^t de la médecine , eft forcé de
recourir encore aux médecins pour fe
confcrvcr en vie 5 & c'eit ainfi que les
arts & les fciences après avoir fait
éclore les vices , font né-e/Taires pour
les empêcher de fe tourner en crimes j
elles les couvrent au moins d'un ver-
nis qui ne permet pas au poifon de
s'exhaler auiîi librement. Elles détrui-
fent la vertu, maistllesen laiflent le
fîmulacre public (9) qui cft toujours
(?) Ce (îmulacre eft une certaine douceur
de nicrur^ ,)ui fupplée quelquefois à leur pu-
reté , un ctruinc apparence d'ordre qui pré-
vient !hor';ble confufion , une certaine
admiration des belles chofes qui empêchent
les bonnes He tomber dans l'oubli, C'cft le
vice qui prend le madjuc de la ve>tu , non
comme l'hypocriiic pour tromper & trahir
mais pour s otcr lous cette aimable &: facréê
effigie l'horreur qu'il a de luimcme quand
Il fc voit découvert.
Préface. xxxv
une belle chofe. Elles introduifent à
fa place la polire/Ie & les bienféances ,
& p. ia :rainre de paroîcre méchant elles
fubùituent celle de paroître ridicule.
Mon avis eft donc , &: je l\n déjà
dit p us d'une fois, de lailier fubfifter
& même d entretenir avec foin les
Académies , les Collèges, les Univer-
fités, les Bibliothèques, lc<; Spcâz-
cles, & tous les autres atrmfcrn.ns
qui peuvent faire quelque àiverfioak
la méchanceté des hommes , & its
empêcher d'occuper leur oiliveté àdes
chofes plus dangercules. Car dans une
contrée où il ne feroit plus queftiou
d'honnêtes gens ni de bonnes mœurs,
il vaudroit encore mieux vivre avec
des fripons qu'avec de brigands.
Je demande maintenant ou eft la
contradiâion de culriver moi-même
des goûts dont j'api ouve le progrès?
Il ne s'agit plus de porter les peuples*
à bien faire , il faut feulement les dif-
traire de faire le mal j il faut les
xxxvj Préface.
occuper à des niaifcries pour ks dé-
tourner des mauvaifes adions ; il faut
les amufer au lieu de les prêcher. Si
mes Ecrits ont édifié le petit nombre
des bons , je leur ai fait tout le bien
qui dépendoit de moi , & c'eft peut-
être les fervir utilement encore que
d'offrir aux autres des objets de dif-
traétion qui les empêchent de fonger
à eux. Je m'cftiraerois trop heureux
d'avoir tous les jours une Pièce à faire
fiffler , fi je pouvois à ce prix contenir
pendant deux heures les mauvais def-
feins d'un feul desSpeûateurs , & fau-
ver l'honneur de la fille ou de la femme
de fon ami, le fecretde Ton confident,
ou la fortune de fon créancier. Lorf-
qu'il n'y a plus de mœurs, il ne faut
fonger qu'à la police ; & l'on fait allez
que laMufique&lesSpeélacIesenfont
un des plus importans objets.
S'il rcfte quelque difficulté à ma juf-
tification , j'ofe le dire hardiment , ce
n'cft vis-à-vis ni du public ni de mes
adverfaires i
Préface. xxxvij
advcrfaires ; c'cft vis - à - vis de moi
Icul : car ce n'cft qu'en m'obrervanc
moi-même que je puis juger fi je dois
me compter dans Je petit nombre ,
& fî mon ame efl en état de foutenir
le faix des exercices littéraires. J'en
ai fenti p!us d'une fois le danger 5 plus
d'une fois je les ai abandonnes dans
ie dc/Tein de ne les plus reprendre , &:
renonçant a leur charme fédudeur ,
j'ai lacrifié à la paix de mon cœur les
feuls plaifirs qui pouvoient encore le
flarrcr. Si dans les langueurs qui m'ac-
cablent, fi fur la fin d'une carrière
pénible & doaloureufe , j'ai ofé les
reprendre encore quelques momens
pour charmer mes maux , je crois au
moins n'y avoir mis ni allez d'intérêt
ni affez de prétention, pour mériter à
cet égard les juftes reproches que j'ai
faits aux gens de lettres.
Il me falloir une épreuve pour ache-
ver la connoifTance de moi - même ,
& je l'ai faite fans balancer. Après
Tome Vl. j
xxxvii) P R É P A C E.
avoir reconnu la fituation de mon
ame dans les fuccès lirtéraires , il me
reftoit à l'examiner dans les revers. Je
fais maintenant qu'en pcnfer , & ]C
puis mettre le public au pire. Ma Pièce
a eu le fort qu'elle méritoit & que i'a-
vois prévu j mais , à l'ennui près qu'elle
m'a caufé , je fuis forti de la repréfen-
tation bien plus content de moi &: a
plus jufte titre que fi elle eût réual.
Je confcillc donc à ceux qui font ft
ardcns à chercher des reproches à me
faire , de vouloir mieux étudier mes
principes & mieux obfcrvcr ma con-
duite , avant que de m'y taxer de con-
tradidion & d'inconféqiience. Sils s'ap-
perçoivent jamais que je commence à
briguer lesfuftrages du public, ou que
3e tire vanité d'avoir fait de jolies chan-
fons,ouquc je rougillc d'avoir écrit
de mauvaifcs Comédies , ou que je
cherche à nuire à la gloire de mes con-
currens, ou quej'aftcde de mal parler
des grands hommes de mon fiecle pour
tâcher de m'élçvcr à leur niveau en les
Préface. xxxix
rabaiiTant an mien, ou que i'afpire a
des places d'Académie , ou que j'aille
faire ma cour aux femmes qui donnenc
le ton , ou que j'encenfe la fottife des
Grands , ou que , cefiant de vouloir
vivre du travail de mes mains , je
tienne à ignominie le métier que je
me fuis choifi , & fafle des pas vers la
fortune ; s'ils remarquent en un moc
que l'amour de la réputation me fafie
oublier celui de la vertu, je les prie
de m'en avertir & même publique-
ment , & je leur promets de jetter à
l'inilant au feu mes Ecrits Se mes
Livres 3 & de convenir de toutes les er-
reurs qu'il leur plaira de me reprocher.
En attendant, j'écrirai des Livres,
je ferai des Vers Se de la Mufique , fi
j'en ai le talent , le tems , la force &
la volonté : je continuerai à dire très-
franchement tout le mal que je penfe
des Lettres & de ceux qui les culti-
vent (ig) , & croirai n'en valoir pas
( 10 ) J'admire combien la pljp:^rc àa
xl Préface.
moins pour cela. Il cfl vrai qu'oa
pourra dire quelque jour : cet ennemi
fî déclaré des fcicnces Si des arts , fit
pourtant & publia des Pièces de Théâ-
tre 5 & ce difcours fera , je l'avoue ,
une fatirc très -amerc , non de moi ,
mais de mon fieclc.
gens de Lettres ont pris le change dans cetre
atfaire - ci. Quand ils ont vu les fciences 8c
les arts attaques , ils ont cru qu'on en vou-
loir f.erfonnelleinent à eux , tandis que fans
fe coïKredire eux-mêmes, ils pourroient
tous ptafer comme moi , que , quoique ces
chnfes aient fait beaucoup de mal à la fo-
ciécé , il eft très - tfïentiel de s'en fervir
aujourd'hui comme d'une médecine au mal
qu'elles ont caufé , ou comnae de ces ani-
maux mal - faifans qu'il faut écrafer fut la
morfure. En un mot , il n'y a pas un homme
de Lettres qui , s'il peut foutenir dans fa
conduite l'examen de l'article précédent , ne
puiire dire en f.» faveur ce que je dis en la
mienne ; & cette manicre de taifonner me
paraît leur convenir d'autant mieux , qu'en-
tre nous, ils fe foucient fort peu des fciences ,
pourvu qu'elles continuent de mettre les fa-
vans en honneur. C'efl comme les prêtres
du pa^anifmf , qui ne tenoient à la rcligioa
qu'autant qu'elle les faifoit icfpeftcr.
NARCISSE
o u
L' A M A N T
DE LU I-M É M E,
COMÉDIE.
Tomt Fl.
ACTEURS.
L I s I M O N
V ALE R E
Enfans de Lifîmon.
V A L E R E. 'j
L U C I N D E. )
ANGÉLIQUE. •%r, », c ii
^ # Frcrc & Sœur , pupilles
LÉANDRE. } dcLifimon.
M A R T O N , Suivante.
F R O N T I N , Valcc de Valerc.
La Scène eft dans l'Appartement de
V alere.
L'AMANT
DE LUI°MËME5
COMÉDIE.
y^—^^™— —■'■—■ ■■ II— a^— ^
— ■ ■■ Il ■ ■ ■ ■ I II ., ,., ..1 ■■ .^ I I . . ,1 , , ■■SJ^B^
SCENE PREMIERE.
LUCINDE, MARTON.
L U C 1 N D E.
Jl E viens de voir mon frère fc promener dans
le jar;lin ; hâtons-nous , avant fon retour , de
placer fon portrait fur fa toilefte.
M A R. T o N.
Le voilà , Madcmotfelle , changé dans fes
ajuftemens de manière à le rendre mccon-
noiiTable. Quoiqu'il foit le plus joli homme
du inonde , il brille ici en femme encore
avec de nouvelles grâces.
L u c I N D E.
Valcre eft , par fa délicatelTe &: par l'afFecj
tation de ù\ parure , une efpecc de femme
4 L' A M A N T
cachée fous des habits d'homme , & ce por-
trait , ainfi travefti , femble moins !e dcgiii-_
fer que le içudfc à fon état naturel.
M A R T O N.
Eh bien-, où efl le mal ? Puifjue les fem-
mes aujourd'hui cherchent à fe rapprocher
des hommes, n'eft-il pas convenable que ceux-
ci fafTent la moitié du chemin & qu'ils tâ-
chejit de gagner en agrémens autant qu'elles
en folidité ? Grâce à la mode , tout s'en met-
tra plus aifémcnt de niveau.
L ir C I N D E.
Je ne puis me faire à des modes audî ridi-
cules. Peut-être notre fe.xe aura t illc bon-
heur de n'en plaire pas moins quoi qu'il de-
vieir-!e plus eftimabie. Mais pour les hommes,
je plains hur av?Ui,!emeni. Que prétend cette
jeunelfc étourdie en ufurpant tous nos droits ?
Efpcrent-ils de mioux plaire aux femmes ca
s'eiForçant de leur reiTcmblcr î
M A R. T o N.
Pour celui-là , ils auroient tort , & les
femmes fe haïirt,nt trop mutuellement pour
aimer ce qui leur relîemblc. Mais revenons
au portrait. Ne craignez vous point que cette
petite raillerie ne f.iche M, le Chevalier ?
D E L U I - M ê M E. 5
L U C I N D E.
Non , Marton ; mon frère fft naturelle-
ment bon : il eft raêmc raifonnab'e a fon
défaut près. Il fentira qu'en lui fail'nt par
ce portrait un reproche muet & badin , je
n'ai fongé qu'à le guérir d'un travers qui
choqua jufqu'à cette tendre Aiigéliwjue , cette
aimable pupille de mon père , que Valere
époufe aujourd'hui. C'eft lui rendre fcrvice
que Je corriger les déf3uts de fon amant , Se
tu fais combien l'ai befoin des foins de cette
chère amie pour me délivrer de Léandre fon
frère que mon père veut au(TÎ me faire époufer,
M A R. T O N.
Si bien que ce jeune incon.iu , ce Cléonte
que vous vîtes l'été dernier à PaiTy , vous
tient toujours fort au cœur ?
L u c I N D E.
Je ne m'en défends point ; je compte
même fur la parole qu'il m'a donnée de repa-
roître bientôt, & fur la promeffc que m'a
faite Angélique d'engager fon frète à renon-
cer à moi.
Ma r t o n.
Bon , renoncer ! Songez que vos yeux au-
tont plus de force pour ferrer cet engagement,
A iij
6 L' A M A N T
qu'Angélique n'en fauroic avoir poi/t le rom-
pre.
L u C I N D E.
Sans difpiuer fur tes flaueries , je te dirai
que comme Léandre ne m'a jamais vue , il
fera aifé à fa fcrur de le prévenir , & de lui
faire enrendre que ne pouvant être heureux
avec une femme dont le cncur eft engagé
ailleurs , il ne fauroit mieux faire que de s'en
<lcg3ger par un refus honnête.
M A R T o N.
Un refus honnête ! Ah ! Mademoifelle ,
refufer une femme faite comme vous avec
quarante mille écus , c'eft une honnêteté dont
jamais Léandre. ne fera capable. ( .^ pdrt }.
Si elle favoit que Léandre & Cléonte ne font
que la même perfonne , un tel refus charge-
roit bien d'épithete.
L u c I N D E.
Ah ! Marton , j'entends du bruit ; cachons
vîte ce potrtait. C'ell , fans doute , mon
frère qui revient , & en nous amufant à jafcr,
nous nous femmes ôté le loifir d'exécuter
notre projet.
Marton.
No.T , c'eft Angélique,
DE LUI-AIEME. 7
MI» JlMiMMI III — " tJ»iL.JllMltJU%m-<-l-ilJl»«
SCENE î I.
ANGELIQUE/, LUCINDE, MARTON.
Ang élique.
.^'a.A chère Lucinde , vous favez avec quelle
répugnance je me prêtai à votre projet quand
vous fîtes changer la parure du portrait de
Valere en des ajufiemens de femme. A pré-
fent que je vous vois prête à l'exécuter , je
tremble que le déplaifir de fe voir jouer ne
l'indifpofe contre nous. Renonçons, je vous
prie , à ce frivole badinage. Je fens que je ne
puis trouver de goûr à m'égayer au rifque du
repos de mon coeur.
Lucinde.
Que vous êtes timide l Valere vous aime
trop pour prendre en mauvaife part tout ce
qui viendra de la vôtre , tant que vous ne
ferez que fa maîtrelTe. Songez que vous n'a-
vez plus qu'un jour à donner carrière à vos
fantaifics , &: que le tour des fiennes ne vien-
dra que trop tôt. D'ailleurs , il eft quellioa
de le guérir d'un foible qui l'expcfe à la rail-
5 1/ Amant
lerie , &: voi'à proprcm:;nt l'ouvrage d'une
maîcreiïc. Nous pouvons corriger les dî/auts
d'un amant. Mais , hélas I il faut fupporter
c^u.c d un mari.
ANGÉLIQtJE.
Que lui trouvez-vous après tout de fi ridi-
cule .' Puifqu'il efl aimable , a-t-il fi grand
tort de s'aimer , & ne lui en donnons-nous
pas l'exemple ? Il cherche à plaire. Ah ! (i
c'eft un défaut , quelle vertu plus charmante
un homme pourroit-il apporter dans la fo-
cicté !
M A R T G N.
Sur-tout dans la focicté des femmes.
ANGÉLIQ.UE.
Enfin , Lucinde , Ci vous m'en croyez ,
nous fupprimerons , & le portrait , &: tout
cet air de raillerie qui peut aufll-bien paiTer
pour une inlulte que pour une correftion.
L u c I N D E.
Oh ! non. Je ne perds pas ainfi les frais de
mon induftrie. Mais je veux bien courir feule
les rifques du fuccès , Se rien ne vous oblige
d'être complice dans une afFairs dont vous
pouvez n'ctrc que témoin.
DE LUI-MEME. 9
M A R T O N.
IJelle diftinûion !
L U C I N D E.
Je me réjouis de voir !a contenance de
Valere. De quelque manière qu'il prenne la
chofe , cela fera toujours une fcene aifez plai-
fante.
M A R T O N.
J'entends. Le prétexte eft de corriger Va-
lere : mais le vrai motif elt de rire à fes dé-
pens. Voilà le génie & le bonheur des fem-
mes. Elles corrigent fouvent les ridicules en
nefongeaiit qu'à s'en amufer.
ANGÉLIQ.UE.
Enfin , vous le voukz , mais je vous avertis
que vous me répondrez de l'événemejit.
L u c 1 N D E.
Soit.
Angélique.
Depuis que nous Tommes enfcmble , vous
m'avez fait cent pièces dont je vous dois la
punition. Si cette afFaire-ci me caufe la moin-
dre tracafTcric avec Valere , praiez-garde à
vous.
L u c I N D £.
Oui /oui.
10 L'Amant
Ang^liciue.
Songez un peu à Léandre.
L u C I N D E.
Ah ! ma cherc Angélique. . . .
AnG ÉtIQUE.
Oh ! fi vous me brouil'ez avec votre frère,
je vous jure que vous épouferez le mien.
(Bas). Marton, vous m'avez promis lefccrec.
M A R T G N , bas.
Ne craignez rien.
L u c I N D r.
Enfin, je ... .
M A R T o K.
J'entends la voix du Chevalier. Prenez au
plutôt votre parti , à moins que vous ne vou-
liez lui donner un cercle de filles à fa toilette.
L u c I N D F.
Il faut bien éviter qu'il nous apperçoive.
( Elle met le portrait fur la toilette ). Voilà
le piège tendu.
M A R T o N.
Je veux un peu guetter mon homme pour
voir ....
L u c I N D E.
Paix. Sauvons-nous.
DE LUI-MEME. II
AngÉliciue.
Que j'ai de mauvais preirentimcns de tout
ceci.
SCENE 1 l I.
VALERE, FRONTIN.
V A L E R. E.
OlANGARiDE , cc jour eft un grand jour pour
vous.
F R. O N T 1 N.
Sangaride j c'eft-à-dire , Angélique. Oui ,
c'cft un grand jour que celui de la noce , Se
qui même alonge diablement tous ceux qui
le fuivent.
V A t E R. E.
Que je vais goûter de plaiiîr à rendre Angé-
lique heureufe !
F R o N T I N.
Auriez- vous envie de la rei;dre veuve ?
V A L E R. ï.
Mauvais plaifant. . .•. Tu fais à quel point
je l'aime. Dis - moi ; que connois-tu qui
puiHe manque! k fa féliciié i Avec beaucoup
^^ L' A M A N T
d'amour , quelque peu H'efprit , &: une fi-
gure . . . comme eu vois ; on peut , je penfe »
fe tenir toujours alR-z sur de plaire.
F_^R O N T I N.
La chofc eft indubicabîe , & vous eu avez
faic fur vous iiiême la première expérience.
V A L E R E.
Ce que je plains en tout cela , c'eft je ne
fais combien de petites perfonnes (]ue mon
mariage fera fécher de regret , & qui vont ne
favoir plus que faire de leur cœur.
f R. o N T I N.
Oh ! que G: Celles qui vous ont aimé ,
par exemple , s'occuperont à bien détefter
votre chère moitié. Les autres. . . . Mais où
diable les prendre, ces autreslà ?
V A L E R E.
La matinée s'avance ; il cft tems de m'ha-
biller pour aller voit Angélique. Allons. ( //
fi met à fa toilette ). Comment me trôuves-
tu ce matin? Je n'ai point de feu dans les
yeux ; j'ai lé teint battu j il me femblc que
je ne fuis point à l'ordinaire.
F R. o N T I N.
A l'ordinaire 1 Non , vous êtes ffulemeiK
à votre ordinaire.
V'ALEKE.
DE LUI-MEME. I 5
V A L E R E.
C'eft une fort méchante habitude que Tu-
fage du rouge ; à la fin je ne pourrai m'en
paffcr , &c je Cerai ("lu dernier mal fans cela.
Où dl donc ma boîte à mouches ? Mais que
vois-jc là ? un portrait Ah ! Frontin ; le
charmant objet où as-tu pris ce por-
trait ?
F SL O N T I N.
Moi ? Je veux être pendu fi je«fais de quoi
vous me parlez.
V A L E B. E.
Quoi ! ce n'eft pas toi qui as mis ce portrait
fur ma toilette î
F B. o N T 1 N.
Non , que je meure.
V A L E R. I,
Qui feroit-cedonc?
Frontin.
Ma foi , je n'en fais rien. Ce ne peut être
que le diable ou vous.
V A L E R E.
A d'autres. On t'a payé pour te taire. . . .
Sais-tu bien que la coinparaifon de cet objcr
nuit à Angélique î ■ . . Voilà d'honneur U
Tome FL '^
14 L'Amant
plus jolie figure que j'aie vue de ma vie.
Quels y. ux , Fronda ! ... je crois qu'ils rcf-
femblent aux mien.
F R. o N T I N.
C'efl tout dire.
V A L I R. I,
Je lui trouve beaucoup de mon air....
£l!e eft ma foi charmante Ah ! fi l'efprir
foutient tout cela. . . . Mais fon goût me ré-
pond de foQ çfpric. La friponne eft connoif-
feufe en mérite !
F R. G N T I K.
Que Diable ! Voyons donc toutes ces mer-
veilles.
V A L E R E.
Tiens , tiens. Penfes-tu me duper avec ton
air niais ? me crois -tu novice en aventures î
f R. o N T I N.
Ne me tromjjé - je point I C'eft lui . . .
c'eft lui- mèine. Comme le voilà paré 1 Que
de fleurs ! que de pompons ! C'cftfans doute
quelque tour de Lucinde ; Manon y fera tout
au moins de moitié. Ne troublons point ]eut
badinage. Mes indifcrétioHS l'técédcnte»
m'ont coûté trop cher*
DE tu I- MEME. 15
V A L E R E.
Hé bien ? Monficur Frontin reconnoîtioit-
il l'original de cette peinture ?
Frontin.
Pouh 1 fi je le connoii ! Quelques centai-
nes Je coups de pied - au - cul , & autant de
/bufflets que j'ai eu l'iionneur d'en rece-
voir en détail , ont bien cimenté la con-
noiflance.
V A L E R. E.
Une fille , des coups de pisds ! Cela efl
un peu gaillard.
Frontin.
Ce font des petites impatiences domefti-
ques qui la prennent à propos de rien.
V A L E R E.
Comment l'aurois - tu fervie î
Frontin.
Oui, Monfieur; & j'ai même l'Jionneur
d'être toujours fon très - humble ferviteur.
V A L E R E.
Il fcroit affez plaifant qu'il y eût dans
Paris une jolie femme qui ne fût pas de
ma connoilTance ! . . . Parle - moi fincére-
ment. L'original el\ ■ il auffi aimable que le
portrait J
Bij
l6 L' A M A N T
F R O N T I W.
Comment , aimable ! favez- vous , Mon-
fieur , que fi quelqu'un pouvoit approcher
de vos perFctkions , je ne trouverois qu'elle
feule à vous comparer.
V A L E B. E confidcrant le portrait.
Mon coeur n'y rélîlle pas ... . f rontin ,
dis- moi le nom de cette belle.
Frontin, à part.
• Ah ! ma foi , me voilà pris fans verd.
V A L E R E.
Comment s'appelle-t- elle ? Parle donc.
F K. G N T I N.
Elle s'appelle . . . elle s'appelle . . . elle ne
s'appelle point. C'eft une fîllc anonyme ,
comme tant d'autres.
V A L E R E.
Dans quels triftes loupçons me jette ce
coquin ! Se pourroit - il que des traits auîTi
charmans ne fuffent que ceux d'une grifette î
F R o N T 1 N.
Pourquoi non î La beauté fe plnî' à pa-
rer des vifages qui ne tirent leur hcrtc que
d'elle.
V A L E R E.
Quoi , c'cft . . .
DE LUI - M E M E. î?
F P. o N T I N.
Une petite perfonne bien coquette , bien
minaudiere , bien vaine fans grand fujct
de rêcre; en un mot , un vrai petit - maître
femelle.
V A I. 1 R E.
Voilà comment ces faquins de valets par-
lent des gens qu'ils ont fervis. îl faut voir
cependant. Dis- moi où elle demeure?
F B. o N T I N.
Bon , dfnieurer ? Eft - ce que cela demeure
jamais ?
V A I. E R E.
Si tu m'impatientes ... Où loge - 1 - eue ,
fnaraut î
F R o N T I N.
Ma foi , Monlîeur , À ne vous point
mentir , vous le favez tout aulTi bien que
moi.
V A L E R E.
Comment ?
F R o N T I N.
Je vous jure que je ne connois pas mieux
^ue vous l'original de ce portrait.
• V A L E R E.
Cî n'eft pas c<ji 1"' ^'as placé là ?
Biij
l8 L'A M A NT
F R O N T I N.
Non , la perte m'ccoulFe.
V A L E R E.
Ces idées que tu m'en as données. . .
F R o N T I N.
Ne voyez-vous pas que vous me les four-
niflîez vous - mèine ? Eft - ce qu'il y a quel-
qu'un dans le monde audî ridicule que
cela ?
V A t E R É.
Quoi 1 je ne pourrai découvrir d'où vient
ce portrait ? Le niyflere & la difficulté irri-
tent mon emprefTement. Car , je te l'avoue,
j'en fuis très - réellement épris.
F R o N T I N , à part.
La chofe eft impayable ! Le voilA amou-
reux de lui-même.
V A L E R E.
Cependant , Angélique , la charmante An-
gélique ... En vérité , je ne comprends rien
à mon cœur , & je veux voir cette nouvelle
maîtreire avant que de rien déterminer fur
mon m.iriage.
F R o N T I N.
Conimenr , Monsieur ? Vouî ne ... Ah I
vous vous moquez.
DE LUI-MEME. Ip
V A t E R E.
Non , je te dis tiès-férieufemenc que je ne
faurois ofFnr ma main à Aigili^jui: , taiic
que l'incertitude de mes fentimeiis ftraua
obîlaclc à notre bonheur mucuc!. Je ne puis
r^'pouf>;r aujourd'hui ; c'til un poir.t ré(olu,
F R. o N T I N.
Oui , chez vous. Aiais MonlîeHr votre
père qui a fait aullî fes petites rïloîutions à
part, eft l'homme du monde !e -nou.s propre
à céder aux vôtres ; vous Cavtz que fou foi- •
ble n'eft pas la complaifance.
V A L E R E.
Il taut la trouver à quelque prix que ce
foit. Allons, Frortin, couroiis , cherchons
par-tout.
F R. o N T I N.
Allons, couroîis , volons; faifons l'in-
ventaire Se le Hgnalement de toutes les jolies
filles de Paris. Perte, le bon petit livre que
nous aurions - l.i ! Livre rare , dont la leâure
n'endormiroit pas i
V A L E R E.
Hâtons-nous. Viens achever de m'habiller.
F R o N T I N.
Attendcr , voici tout - à - propos Mon-
iO L' A M A N T
fieur vorrï père. Propofons lui il'êcre de Is
partie.
V A L E B. E.
Tais - toi , bourreau. Le malheureux con-
tre - tems !
——■—»»■ I I iM ■■ ij II m i^a^M»» ■
SCENE IV.
LISIMON,VALERE, FRON'TIN.
L I s I M o N , ijui doit toujours avoir le
ton hrufque.
JrktBEN , mon fîls ?
V A t E R E.
Frontin , un fiége à Moniîeur.
L I s 1 M o N.
Je veux refler debout. Je n'ai que iiux
mots à te dire.
V A L F. K E.
Je ne faurois , Mondeur , vous écouter
que vous ne foyez adis.
L I s I M o N.
Que diable ! il ne me plaît p.is , moi.
Vous verrez que l'impertinent tera des corn-
plimcns avec Ion père.
DE LUI-MEME. It
V A L E R E.
Le refpeta . . .
L I s I M o N.
Oh ! le refpeift conGfte à m'obéir & à ne
me point gêner. Mais, qu'cfl-ce ? encore
ca déshabillé ? un jour Je noces ? Voilà qui
cil joli ? Angélique n'a donc point encore
reçu ta vilîte ?
V A L E R E.
J'achcvols de me coëiFer , & j'alloîs
m'habiller pour me préfenter décemment
devant elle.
L L s I M o N.
Faut -il tant d'appareil pour nouer de
cheveux & mettre un habit. Parbleu , dans
ma jcuncffe , nous ufions mieux du tems >
& fans perdre les trois quarts de la journée
à faire la loue dev.inc un miroir, nous fa-
vions à plus fiiftc titre avancer nos affaires
auprC-j dci h elles.
V A L E R H.
Il fcmble, cependant , que quand on veut
être aimé , on ne fauroit prendre trop de
ioin pour fe rendre aimable , fie qu'une parure
a négligée ne devoir pas annoncer des amans
bien occupés du foin de plaire.
^2, L' A M A N T
L I s I M O N.
Pure foctife. Un peu de négligence fiej
quelquefois bien quand on aime. Lesfemme5
nous renoient plus de compte de nos env
preircmens que du tems que nous aurions
perdu â notre toileite , Se fans affedcr tant
de délicateJTe dans la parure, nous en
avions davantage dans le cœur. Mais hUT^ns
cela. J'avois peui'é i différer ton mariage
jufqu'à l'arrivée de Léandre , afin qu'il eût
le plaifir d'y aiTîiler , & que j-eulTe, moi ,
celui de faire te'; noces & celles de ta fccur
en un même jour.
V A ti KS , bas.
Frontiii , quel bonheur •
F R. o N T I N.
Oui , un mari.ige reculé ; c'eft toujours
autant de gagné fur le repentir
L 1 s I M o K.
Qu'en dis - tu , Valere ? Il fcmble qu'il ne
feroit pas féant de marier la fœ.ir fans atten-
dre le frers ; puifqu'il ell en chemin.
V A L E R E.
Je dis , mon perc , qu'on ne peut rien de
mieux pcn.'c.
DE LUI-ME ME. 1^
L I s I M O N.
Ce délai ne te feroit donc pas de peine ?
V A L E R E.
l'emprefTemenc de voi.is obéir furmontera
loujours touces mes répugnances.
L f s I M o N.
C'étoit pourcant dans la crainte de te mé-
contenter que je ne te Pavois pas propofe.
V A L E R E.
Votre volonté n'eft pas moins la règle de
mes defirs que celle de mes adions. Bas.
Frontin , quel bon - homme de père !
L I s I M o N.
Je fuis ciiarmé <le te trouver Ci docile , tu
en auras le mérite à bon marché; car, par
une lettre que je reçois à l'inftant , Lcandre
m'apprend qu'il arrive aujourd'hui.
V A L E B. E.
Hé bien , mon père ?
L I s I XI o N.
Hé bien , mon fils ; par ce moyen rien
ne fera dérangé.
V A L E R E.
Con-.ment, vous voudriez Iç marier en
arrivant î
^4 L' A M A N T
F R O N T I N.
Marier un ho.iuue tout botté !
L I s I M o N.
Non pas ceb ; puifque , d'ailleurs , Lu-
cindc & lui i^c s'éun: jamais vus , il faut
bien leur iaifTcr !e loilir de taire connoillan-
ce : mais il alliibra au mariage de fa foeur ,
& je n'aurai pas la dureté de faire languir
ua fiis auiîî conij-laifant.
V A L E R. E.
Moniîeur. . .
L I s I M o N.
Ne crains rien ; je coniiois & j'approuve
trop ton empreiïcpient pour te jouer un auJI
mauvais tour.
V A L E R. E.
Mon père. . .
L I s I M o N.
LaifTons cela , te dis - je , je devine tout
ce que tu pourrois me dire.
V A L E H. E.
Mais , mon perc . . . j'ai fait . . . des
réflexions. . .
L 1 s 1 M o N.
Des rcfljiùons , toi : Javois tort : je n'auj
rois pas deviné celui- I.i. Sur quoi donc,
i'il
DELUI-MÊMl. 2.5
s'il vous plaît, roulent vos médications fu-
blimes ?
V A L E R E.
Sur les inconvcnicns du mariage.
F R o N T I N.
Voilà un texte qui fournit.
L 1 s I M o N.
Un fot peut réfléchir quelquefois ', mais
ce n'eft jamais qu'après la foctife. Je recon-
nois - là mon fils.
V A L E R E-
Comment , après la fottife ? mais je ne
fuis pas encore marié.
L I s 1 M o N.
Apprenez , Monlleur le Pliilofophe , qu'il
n'y a nulle différence de ma volonté à l'aûe.
Vous pouviez moralifcr quand je vous pro-
pofai la chofe , èc que vous en étiez vous-
même fi emprcflé. J'aurais de bon cœur
écouté vos raifons. Car vous favez fi je fuis
complaifant.
Fr o N T I N.
Oli! oui, Monfieur , nous fomracs la-
dclTus en état de vous rendre juftice.
L 1 s 1 M o N.
M-iis aujourd'hui que tout eft arrêté , vous
Tome FI. ^
^^ L' A M A N T
pouvez fpéculer à votre aife , ce fera, s'il
vous plaîc, fans préjudice de la noce.
Val E R E.
La contrainte redouble ma répugnance.
Songez , je vous fupplie , à l'importance
de l'affaire. Daignez m'accorder quelques
jours . . .
L 1 s I M O N.
Adieu, mon fils; tu feras marié ce foir,
^^ tu m'entends. Comme j'étois la
dupe de la faulFe déférence du pendard !
SCENE V.
VALERE, FRONTIN.
V A L E R E.
V> I H L ! dans quelle peine me jette fou
inflexibilité !
F R o N T I N.
Oui ; marié ou dcsliérité ! cpoufer une
femme ou la mik-re 1 on balanceroit à
moins.
V A L E R E.
Moi , baUnccr 1 Non ; won choix étoic
DE LUI-MEME. 2.7
encore incertain , l'opialâtreté de mon perc
l'a déterminé.
F R. o N T I N.
En faveur d'Angélique ?
V A L E R £.
Tout au contraire.
F R o N T I N.
Je vous félicite , Monfieur , d'une réfolu-
tion aullî héroïque. Vous allez mourir de
faim en digne martyr de la liberté. Mais
s'il étoit queftion d'époufer le portrait ? hem !
le mariage ne vous paroîtroit plus C\ affreux ?
V A I. E R E.
Non ; mais fi mon père prétendoit m'y
forcer , je crois que j'y réfiflerois avec la
même fermeté ; ôc je fens que mon cœur
me rameneroit vers Angélique fitôt' qu'on
m'en voudroit éloigner.
F R o N T I N.
Quelle docilité ! Si vous n'héritez pas des
biens de Monfieur votre père , vous hériterez
au moins de fes vertus, regardant le portrait.
Ah !
V A L E R E.
Qu'as - tii î
Ci)
iî^ UA
M A N T
F R O N T I N.
Depuis notre dirgrace , ce portrait me fcm-
ble avoir pris une phyfionomie famélique ,
un certain air alongé.
V A L E R. E.
C'ert trop perdre de tems à des imperti-
nences. "Nous devrions déjà avoir couru la
moitié de Paris. Il fort,
F R o N T 1 N.
Au train dont vous allez , vous courrez
bientôt les champs. Attendons cepend.'nt le
. dénouement de tour ceci ; & pour feindre
de mon côté une recherche imaginaire ,
allons nous cacher dans un cabaret.
SCENE VI.
ANGÉLIQUE, MARTON.
M A R T o N.
Ah ! ah , ail , ah ! la plaifante fccnc ! qui
l'eût ja!ii;iis prévue ? Que vous avez perdu,
Madcnioirclic , à n'ctrc point icî cachée avec
DE LUI-MÊME. ^9
moi , quand il s'eft G bien épris de fes pro-
pres charmes !
AnG lÉLIQUE.
Il s'eft vu par mes yeux.
M A R T O N.
Quoi ! vous auriez la foibleffe de confer-
ver des fentimens pour un homme capable
d'un pareil travers î
ANGÉLiaUE.
Il te paroîc donc bien coupable I Qu'a-t-oH
cependant à lui reprocher que le vice univer-
fel de fon âge î Ne crois pas pourtant qu'in-
fenfible à l'outrage du Chevalier , je fouftre
qu'il me préfère ainfi le premier vifage qui
le frappe agréablement. 3'ai trop d'amour
pour n'avoir pas de la délicateffe ; te Valerc
me facrifiera fes folies dès ce jour , ou je
facrifierai mon amour à ma raifon.
M A E. T o N.
Je crains bien que l'un ne foit aufll diffi-
cile que l'autre.
Angélique.
Voici Lucinde. Mon frère doit arriver
aujourd'hui, l'rends bien garde qu'elle ne le
foupçonne d'écre fon inconnu jufqu'à ce qu'il
en foit tems.
Ciij
50 L' A
M A N T
SCENE VII.
LUCINDE , ANGÉLIQUE , MARTON.
M A R T O N.
Je gage , Mademoifclle , qne vous ne devi-
neriez jamais quel a été rcffet du portrait ?
vous en rirez fùrement.
L u C I N D E.
Eh ! Marton , lailTons-Ià (e portr.-,it; j'ai
bien d'autres chofcs en tête. Ma chère Angé-
lique , je fuis délolée , je fuis mourante.
Voici rinrtant où j'ai befoin de tout votre
fecours. Mon père vient de m'annoncer l'ar-
rivée de Léandre. Il veut que je nie difpofc
à le recevoir aujourd'hui & à lui donner la
main dans huit jours.
Angélique.
Que trouvez - vous donc là de fi terrible î
'Marton.
Comment, terrible! Vouloir marier une
belle perfoune de dix -huit nns .ivec un homme
de vint;t - deux , riche & bienfait ! Eu vérité
cela fait peur , & il n'y a point de fille en
DE LUI-MÊME. 3I
âge de raifon à qui l'idée d'uQ tel mariage
ne donnât la fièvre.
L u c I N D E.
Je ne veux rien vous cacher ; j'ai reçu en
même tems une lettre de Cléonte ; il fera
incelTamment à Paris -, il va faire agir aupiès
de mon perc ; il me conjure de difterer mon
mariage : enfin , il m'aime toujours. Ah !
ma chère , ferez - vous infenfibk aux alar-
mes de mon cœur , 6c cette amitié que vous
m'avez jurée
Angélique.
Plus cette amitié m'eft chère , ic plus je
dois fouhaiter d'en voir reilerrcr les nœuds
par votre mariage avec mon frerc. Cepcn-
<lant , Lucindc , votre repos cft le premier
de mes dcfirs , & mes vœux font encore plus
conformes aux vôtres que vous ne penfez.
L u c I N D E.
Daignez donc vous rappellervospromefles.
Faites bien comprendre à Léandre que mon
cœur ne fauroit être à lui ;*que . . .
M A R. T O N.
Mon Dieu ! ne jurons de rien. Les hom-
mes ont tant de reflburces , & les femmes
tant d'inconftancc, que û Léandre fe mettoit
3^ L' Amant
bien dans la tête de vous plaire , je parle qu'il
en vienJroit à bout malgré vous.
L u C I N D E.
Marton 1
M A R T O N.
Je ne lui donne pas deux jours pour fup-
planter votre inconnu fans vous lailler même
le moindre regret..
L u c I N D E.
Allons , continuez. . . Chère Angélique ,
je compte fur vo^ foins ; & dans le trouble
qui m'agite , je cours tout tenter auprès de
mon père pour différer , s'il eft poflîble , un
hymen que la préoccupation de mon coeur
me fait envifager avec eiFroi. Elle fort.
Angéiique.
Je devrois l'arrêter. MaisLifimon n'eft pas
homme à céder aux foilicitations de fa Hlle ,
&: toutes fes prières ne feront qu'attcrmir ce
mariage qu'elle - même fouhaite d'autant
plus qu'elle p.Ttffit le craindre. Si je me plais
à jouir pcnd.mt quelques inftans de fes in-
quiétudes , c'cfl pour lui en rendre l'événe-
ment plus doux. Quelle autre vengeance
pourrait être autorifée par l'amitié i
DE LUI-MÊME. 35
M A ». T O N.
Je vais la fuivre ; & fans trahir notre fe-
cret IVaipêther , s'il Te pêut , de faire quelque
folie -,
SCENE VIII.
A N G É L I Q l' E.
Insensée que je fuis ! mon efptit s'occupe
àdesbadineries pendant que j'ai tant d'affai-
res avec mon cœur. Hélas ! peut être qu'en
ce moment Valere confirme fon infidélité.
Peut être qu'inftruit de tout Se lioiittux de
s'être laide furprendrc , il offre par dépit
fon cœuràquelqu'autre objet. Car voUà les
hommes : ils ne fe vengeni jamais avec plus
d'emportement que quand ils ont le plus de
tort. Mais le voici , bien occupé de fon
portrait.
u
VA
M A N T
SCENE IX.
ANGÉLIQUE. VALERE.
V A L E R E , fans voir Angélique.
h cours fans favoir où je .lois chercher cet
ob|et charmant. L'amour ne guidera -c- il
point mes pas ?
ANGÉriQU!,^ part.
Ingrat ! ,1 ne le., conduit que trop bien.
V A L E R E.
Ain/Î l'amour a toujours Tes peines. Il faut
que je les ép.ouve à chercher la beauté que
j'aime , ne pouvant en trouver à me faire
aimer.
Angélique, à part.
Quelle in,pertinence 1 Hilas 1 comment
peut - on être tl fat & i] aimable tout à Ja
lois ?
^' A L E R E.
^ Il faut .attendre Frontin ; il ai,n peut-
être mieux r6ulli. En tout cas , Angélique
tn adore. . ,
Ang lU 1 Q UE, ^pjrt.
Ah, traître J tu connois trop mon foiMj.
DE LUI-ME ME. 55
V A L E R. E.
Après tout , je fcns toujours que je ne per-
«îrairien auj^rès d'elle : le cœur , les appas ,
tout s'y trouve.
Angélique ,à part.
Il me fera l'honneur de m'agréer pour fou
pis - aller.
V A L E E. E.
Que j'éprouve de bizarrerie dans mes fen-
timens ! Je renonce à la poffefllon d'un objet
charmant & auquel , dans le fond , mon
penchant me ramené encore. Je m'expofc
à la difgrace de mon père pour m'cntêter
d'une belle , peut-être indigne de mes fou-
pirs , peut-être imaginaire , fur la feule foi
d'un portrait tombé des nues & flatté à coup
sûr. Quel caprice ! quelle folie I Mais quoi :
la folie & les caprices ne font-ils pas le relief
d'un homme aimable? Regardant le ponraic.
Que de grâces ! . . . Quels traits 1 . . . Que
cela eft enchante I . . . Que cela ert divin !
Ah ! qu'Angélique ne fe flatte pas defoutenit
la comparaifon avec tant de cliarmes.
Angélique ,faifij[ant le portrait.
Je n'ai garde alfurément. Mais qu'il me
foit permis de partager Votre admiration.
^6 L' Amant
La connoifTance des charmes de cette heu-
reufc rivale adoucira du moins la honte de
ma défaite.
V A L E R E.
O ciel !
Angélique.
Qu'avez -vous donc? vous parolffez tout
interdit. Je n'aurois jamais cru qu'un petit-
maître fût fi aifé à décontenancer.
V A L E R. E.
Ah ! cruelle , vous connoiflez tout l'af-
cendanc que vous avez fur moi , &c vouJ
m'outragez fans que je piiifTe répondre.
A N G É L I Q U E.
C'eft fort mal fait , en vérité ; & réguliè-
rement vous devriez me dire des injures.
Allez, Chevalier, j'ai pitié de votre em-
barras. Voilà votre portrait ; Se je fuis d'au-
tant moins tâchée que vous en aimiez l'ori-
ginal , que vos fcntimens font fur ce point
tout -à -fait d'accord avec les miens.
V A L E R E.
Quoi î vous connoiffcz la perfonnc . . .
Ang Élique. «
Non • feulement jo la connois , mais je puii
vous
DE LUI-MEME. 37
vous dire qu'elle cft ce que j'ai de plus cher
au monde.
V A L E R. E.
Vraiment , voici du nouveau , & le lan-
gage ed un peu fîjigulier dans la bouche
d'une rivale»
Angélique.
Je ne fais ! mais il eft iîncere. A part.
S'il fe pique , je triomphe.
V A L E B. E.
Elle a donc bien du mérite ?
Angéi.iq,ue.
Il ne tient qu'à elle d'en avoir infiniment.
V A I. E B. E.
Point de défaut , fans doute.
Angiélique.
Oh 1 beaucoup. C'eil une petite perfonr.e
bizarre , capricieufe , éventée , étourdie ,
volage , & fur - tout d'une vanité infuppor-
table. Mais quoi 1 elle e(i aimable avec tout
cela , & je prédis d'avance que vous i'ai^
merez jufqu'au tombeau.
V A L E R. B.
Vous y confenrcz donc ?
Oui.
Tome yl. 9
'5 s L' A M A N T
V A L E R E.
Cela ne vous fâchera point ?
Ang élique.
Non.
V A L E B. E , à part.
Son indifférence me défefpere. Haut.
Oferai-je me flatter qu'en ma faveur vous
voudrez bien tefferrer encore votre union
avec elle î
Angélique.
C'eft tout ce que je demande.
V A L E R E , outre.
Vous dites tout cela avec une tranquillité
qui me charme.
Angélique.
Comment donc ? vous vous plaigniez
tout - à - l'heure de mon enjouement ,& à
préfent vous vous fâchez de mon fang-
froid. Je ne fais plus quel ton prendre avec
vous.
V A L E R. I.
Bas. Je crevé de dépit. Haut. Mademoi-
fellc m'accordera -t- elle la faveur de me
faire faire connoifllince avec elle ?
Angélique.
Voilà , par exemple , un genre de fervicc
DE LUI-MÊME, $9
que i« fuis bien sûre que vous n'attendez pas
de moi : mais je veuxpafTer voue efpérance,
& je vous le promets encore.
V A L E B. E.
Ce fera bientôt , au moins ?
A N G É L I a u E.
Peut - être dès aujouKi'hui.
, V A L E H. E.
Je n'y puis plus tenir. // veut s'en aller»
ANGiLiQ.UE,a part.
Je commence à bien augurer de tout ceci ;
il a trop de dépit pour n'avoir plus d'amour.
Haut. Où allez -vous , Valere ?
V A L E R E.
Je vois que ma prcfence vous gène , 6c je
vais vous céder la place.
Angélique.
Ah ! point. Je vais me retirar moi-
mène : il n'eft pas jufte que je vous chaiTe
de chez vous.
Valere.
Allez , allez j fouvenez - vous que qui
n'aime rien ne mérite pas d'être aimée.
Angélique.
Il vaut encore mieux n'aimer rien que
d'être amoureux de foi - même.
Dij
40 L' A M A N T
SCENE X.
V A L E R E.
Amoureux de.foi-même 'Eft-ce un
crime de feiuir un peu ce. qu'on vaut? Je
fuis cependant bien piqué. Eft-il pofllble
qu'on perde un amant tel que moi fans dou-
leur ? On diroit qu'elle me regarde comrae
un homme ordinaire. Hélas 1 ): me déguifî
en vain le trouble de mon cœur , & je trem-
ble de l'aimer encore après fon inconftance.
Mais non ; tout mon cœur n'eft qu'à ce char-
mant objet. Courons tenter de nouvelles re-
cherches, & joignons au foin de faire mon
bonheur , celui d'exciter la jaloufie d'An-
gélique. Mais voici Frontin.
DE LUI-MEME.
41
SCENE XI.
VALERE, PRONTIN ivre.
F R o N T I N.
\CU^ diable ! je ne fais pourquoi je ne
puis me tenir ; j'ai pourtant faic de mon
mieux pour prendre des torces.
V A L E R E.
Eh bien , Frontin , as - tu trouvé. . .
F R o N T I N.
Oh ! oui, Monfieur.
V A L E R F.
Ah ! ciel ! feroit - il pofllble î
Frontin.
AufTi j'ai bien eu de la peine.
V A L E R E.
Hâte -toi donc de médire,...
Frontin.
Il m'a fallu courir tous les cabarets du
quartier.
V A L E R E.
Des cabarets I
Frontin.
Mais j'ai réuffi au - delà de mes efpérances.
1) ii|
4^ L'Amant
V A L E R. E.
Conte -moi donc. . .
F R O N T I N.
C'étoir iiii fïu . . . une moufle . . .
V A L E RE.
•Qje diable barbouille cet animal ?
F R G N T I N.
Attendez ijue je reprenne la chofe par
ordre.
V A L E R £.
Tais- toi , ivrogne , faquin ; ou réponds-
moi fur les ordr:s que je t'ai donnés au
fujet de l'original du portrait.
F R G N T I N.
Ah! oui, l'original. Juftement. Réjouif-
fez-vous, réjouilTez- vous , vous dis -je;
V A L E R E.
Hé bien ?
F R O N T I N.
Il n'efl déjà ni à la Croix blanche, ni au
Lion d'or , ni à la Pomme de pin , ni . . ,
V A L E R E.
Bourreau , finiras - tn ?
F R. o N T T N.
Pstiencf. PirTj'i'i! n'eft pas - là , il fiât
DE LUI-MÊME. 4?
qu'il foit ailleurs ; & ... oh , je le trouve-
rai , je le trouverai. . .
V A L E R E.
Il me prend des démangeaifons de l'af-
fommer ; ferrons.
SCENE X I ï.
F R O N T I N.
rVjiE voilà, en effet , affez joli garçon.. .
Ce plancher eft diablement raboteux. Où
en érois-je? Ma foi, je n'y fuis plus.
Ah : fi -fait. . .
SCENE XIII.
LUCINDE, FRONTIN.
L U C I N D E,
jr R o N T I K , où eft ton maître î
F R o K T I N.
Mais , je crois c^u'il fc cherche aûiicl-
44 L' A M A N T
L u c I N D E.
Comment , il fe cherche ?
F R O N T I N.
Oui, il fe cherche pour s'époufer.
L u c I N D E.
Qu'eft-cc que c'ell que ce galimathias ?
F R o N T I N.
Ce galimathias] vous n'y comprenez donc
rien i
L u c J N D E.
Non , en vérité.
F R o N T I N.
Ma foi , ni moi non plus : je vais pour-
tant vous l'expliquer , fi vous voulez.
L u c I N D E.
Comment m'expliquer ce que tu ne com-
prends pas ?
F R o N T I N.
Oh ! dame , j'ai fait mes études , moi.
Lu c I N D E.
Il eft ivre , je crois. Eh! Frontin , je t'en
prie , rappelle un peu toii bon fens j tâche
de te faire entendre.
Frontin.
Pardi rien n'elt plusaifc. Tenez. C'eft un
portrait. . . mctamor. . . non , métaphor. . •
DE LUI-MÊME. 45
oui , mécaphorifé. C'efl mon maître , c'eft
une fille. . . vous avez fait un certain mé-
lange. . . Car j'ai deviné tout ça , moi. Hc
bien , peut-on parler plus clairement î
L u c I N D F.
Non , cela n'eft pas poffible.
F B. O N T I N.
Il n'y a que mon maître qui n'y com-
prenne rien. Car il eft devenu amoureux ds
fa reffemblance.
L u c I N D E.
Quoi 1 fans fc reconnoître ?
F R. o N T I N.
Oui , & c'eft bien ce qu'il y a d'extradl-
dinaire.
L u c I N D E.
Ah ! je comprends tout le refte. Et qui
pouvoit prévoir cela ? Cours vite , mon pau-
vre Frontin , vole chercher ton maître, &
dis- lui que j'ai les chofes les plus prefTantes
à lui communiquer. Prends garde, fur- tout,
de ne lui point parler de tes devinacions.
Tiens, voilà pour. .
F B. o N T I N.
Pour boire , n'eft -ce pas î
4^ L' A M A N T
L U C I N D E.
Oh non , ru n'en as pas de befoir
F R. O N T I N.
Ce fera par précaution.
SCENE XIV.
L U C I N D E.
I^E balançons pas un inftant , avouons
tout; & quoiqu'il m'en puilTc arriver, ne
foufFroiis pas qu'un frère Ci cher fe donne un
ridicule par les moyens mêmes que j'avois
employés pour l'en guérir. Que je fuis ma!-
heureufc ! J'ai défobligé mon frère; mon
père irrité de ma réfiftauce n'en eft que plus
abfolu ; mon amant abfeut ji'eft point en
état de me fecourir ; je crains les trahifons
d'une amie , & les précautions d'un homme
que je ne puis fouffrir : car je le hais fiire-
ment , Se je fcns que je préférerois la mort
à Lcandrci
D E L U I - M Ê M E. 47
SCENE XV.
ANGÉLIQUE , LUCINDE , MARTON.
ANGÉLIQ.UE.
(Consolez - vous , Lucinde , Léandre ns
veut pas vous faire mourir. Je vous avoue
cependaïc qu'il a voulu vous voir fans que
vous le fuffi-z.
Lucinde.
Hclas 1 tant pis.
ANGÉtlQ.UE.
Mais favez - vous bien que voilà un tant
pis qui n'eft pas trop mcdeftc ?
M A R. T G N.
C'eft une petite veine du fang fraternel.
Lucinde.
Mon Dieu , que vous êtes méchantes l
Après cela, qu'a-t-il dit ?
Angéliciue.
Il m'a dit qu'il feroit au défefpoir de vous
obtenir contre votre gré.
M A R T G N.
Il a même ajouté que votre ttfiftancc lui
4 s L' A M A N T.
faifoit plaifir en quelque manière. Mais il a
dit cela d'un certain air ... . Savez -vous
qu'à bien juger de vos fentimens pour lui ,
je gagerois qu'il n'eft gueres en reftc avec
vous. HaïfTez - le toujours de même , il ne
vous rendra pas mal le change.
L u c I N D E.
Voilà une façon de ra'obéir qui n'eft paj
trop polie.
M A R T o N.
Pour être poli avec bous autres femmes ,
il ne faut pas toujours être fi obéiiTant.
Ang Élique.
La feule condition qu'il a mife à fa renon-
ciation, eft que vous recevrez fa vilîrc d'a-
dieu.
L UC 1 K D E.
Oh , pour cela , non ; je l'en quitte.
Angéliciue.
Ah I vous ne fauricz lui rcfufer cela. C'cft
d'ailleurs un engagement que j'ai pris avec
lui. Je vous avertis même confidemment
qu'il compte beaucoup fur le fuccès de cette
entrevue , & qu'il ofe efpérer qu'apiès avoir
paru à vos yeux « vous ne rélifterez plus à
cc!cc alliance.
LUCINOE.
D E L U I-M Ê ME. 49
L U C I N D E.
Il a donc bien de la vanicé.
M A R T o N.
Il fe flatte de vous apprivoîfer.
Angélique.
Et ce n'eft que fur cet efpoir qu'il a con-
fcnti au traité que je lui ai propofé.
M A R. T o N.
Je vous réponds qu'il n'accepte le marché
que parce qu'il eft bien fur que vous ne le
prendrez pas au mot.
L u c I N D E.
Il faut être d'une fatuité bien infupporta-
ble. Hé bien , il n'a qu'à paroître : je ferai
curieufe de voir comment il s'y prendra pour
étaler fes charmes ; & je vous donne ma
parole qu'il fera reçu d'un air . . . faites- le
venir. Il a befoin d'une leçon j comptez
qu'il la recevra . . . inflrudive.
Angélique.
Voyez vous , ma chère Lucinde , on ne
tient pas tout ce qu'on fe propofe ; je gage
que vous vous radoucirez.
M A B.T o N.
Les hommes font furieufement adroits 5
vous verrez qu'on vous appaifera.
Tomt VI, e
5® L' A M A N T
L U C I N D E.
Soyez en repos là - deflus.
Angélique.
Prenez-7 garde , au moins ; vous ne direz
pas qu'on ne vous a point avertie.
M A R T G N.
Ce ne fera pas notre faute (î vous vout
lailFez furprendre.
L u c I N D E.
En vérité , je crois que vous voulez me
faire devenir folle.
Angélique.
Bas , à Marton. La voilà au point. Haut.
Puisque vous le voulez donc , Manon va
vous l'amener.
L u c I N D E.
Comment ?
Marton,
Nous l'avons laiiTé dans l'antichambre , il
va être ici à l'inft.int.
L u c 1 N D E.
O cher Cléonte ! que ne peur - tu voir la
manière donc je reçois tes rivaux.
DE LUI-MEME. 5I
SCENE XVI.
ANGÉLIQUE , LUCINDE , MARTON ,
L É A N D R E.
Angélique.
A.PPK.OCHEZ, Léandrc , venez appren*
dre à Lucinde à mieux connoîtrc fon propre
cœur ; elle croit vous haïr , & va faire tous
fes etforts pour vous mal recevoir : mais je
vous réponds , moi , que toutes ces marques
apparentes de haine font en eflfet autant de
preuves réelles de fon amour pour vous.
Lucinde , toujours fans regarder Léandre.
Sur ce pied -là, il doit s'eftimer bien
favorife , je vous airurc ; le mauvais petit
tfprit !
ANGÉtlQU E.
Allons , Lucinde , faut - il que la colère
vous empêche de regarder les gens ?
LÉANDRE.
si mon amour excite votre haine, con-
noiifcz combien je fuis criminel. Il fe jette
aux genoux dt Luànde.
Eîj
52. L' A M A N T
L U C I N D E.
Ah ! Cléonte I Ah ! méchante Angélique .'
L É A N D R E.
Léandre vous a trop déplu pour que j'ofe
me prévaloir fous ce nom des grâces que j'ai
reçues f«us celui de Cléonte. Mais (] le motif
de mon déguifenient en peut juftifier l'ciFct ,
vous le pardonnerez à la délicatefTe d'un
cœur dont le foible eft de vouloir être aimé
pour lui- même.
L u c 1 N D E.
Levez'VOUSjLéandre; un excès de délicate lîc
n'offenfe que les cœurs qui en manquent ,
& le mien cft auffi content de l'épreuve,
que le vôtre doit l'être du fuccès. Mais vous ,
Angélique! machere Angélique a eu la cruauté
d; fc faire un amufement de mes peines ?
AnG ÉLIQt;E.
Vraiment il vous ficroit bien de vous
plaindre ! Hclas I vous êtes heureux l'un fie
l'autre , tandis que je fuis en proie aux'
alarmes.
LÉANDRE.
Quoi I ma cherc fœur , vous avez fongé
à mon bonheur , pendant même que vous
DE LUI-MÊME. 55
aviez des inquiétudes fur le vôtre ? Ah ! c'eft
une bonté que je n'oublierai jamais. IL lui
baifè la main.
SCENE XVII.
LÉANDRE, VALERE, ANGÉLIQUE,
LUCINDE, MARTON.
V A L E R E.
OuE ma préfence ne vous gêne point.
Comment , Mademoifelle ? je ne connoifTois
pas toutes vos conquêtes ni l'heureux objet
de votre préférence , & j'aurai foin de me
fouvenir par humilité , qu'après avoir fou-
piré le plus conftamment , Valere a été le
plus maltraité.
Angélique.
Ce feroit mieux fait que vous ne penfer ,
& vous auriez bcfoin en effet de quelques
leçons de modeftic.
V ALE B. I.
Quoi ! vous ofez joindre la raillerie à l'ou
trage , &: vous avez le front de vous applau-
dit , quand vous dcvriçz. mourir de ho.T.eî
E iij
54 L' A M A N T
Angéliquh-
Ah ! vous vous fâchez ; je vous laifTe ; je
n'aime pas les injures.
V A L E R. E.
Non , vous demeurerez ; il faut que je
jouiirc de toute votre honte.
Angélique.
Hc bien , jouiiïez.
V A L E B. E.
Car , j'efpere que vous n'aurez pas la har-
diefle de tenter vo:re juflification.
Ang éliqui.
N'ayez pas peur.
V A L E R E.
Et que vous ne vous flatrez pas que je con-
ferve encore les moindres fentimens en votre
faveur.
Angélique.
Mon opinion là dclFus ne changera rien à
la chofe.
V A L T. K ■£.
Je vous déclare que je ne veux plus avoir
pour vous que de la haine.
Angélique,
C'eft fort bien fait.
D E L U I - M Ê M E. 5 5
V A L E R E , tirant le portrait.
Et voici déformais l'unique objet de tout
mon amour.
AngÉt-iQUE.
Vous avez raifon. Et moi je vous déclare
que j'ai pour Monfieur {montrant fin frère]
un attachement qui n'eft de gueres inférieur
au vôtre pour l'original Je ce portrait,
V A L E H. E.
L'ingrate ! Hélas , il ne me refle plus qu'à
mourir.
AngEi.iQ.ue.
Valere , écoutez. J'ai pitié de l'état où je
TOUS vois. Vous devez convenir que vous
êtes le plus injufle des hommes , de vous
emporter fur une apparence d'infidélité dont
vous m'avez vous-même donné l'exemple ;
mais ma bonté veut bien encore aujourd'hui
pafTer par-deirus vos travers.
Valere. ^
Vous verrez qu'on me fera la grâce de ma
pardonner !
ANGÉt,IQ.UE.
En vérité , vous ne le méritez gucres. Je
vais cependant vous apprendre à quel prix je
puis m'y réfoudre. Vous m'avei ci-devant
5 <5 L'Amant
témoigné des fentimens que j'ai payés d'un
retour trop tendre pour un ingrat. Malgré
cela , vous m'avez indignement outragée par
un amour extravagant , conçu fur un fimple
portrait , avec toute la légèreté , & j'ofc dire,
toute l'étourdcric de votre âge & de votre
ciraiîtere. Il n'eft pas tems d'examiner fi j'ai
du vous imiter , &c ce n'eft pas à vous ijui
êtes coupable qu'il conviendroit de blâmer
ma conduite,
^' A L E R E.
Ce n'eft pas à moi , grands dieux ! Mais
voyons où tendent ces beaux difcours.
Angélique.
Le voici. Je vous ai dit que je connoifTois
l'objet de votre nouvel amour , i"\' cela eft
vrai. J'ai ajouté que je l'aimois tendrement ,
& cela n'eft encore que trop vrai. En vous
avouant fon mérite , je ne vous ai point dé-
guifé fes défauts. J'ai tait plus, je vous ai
promis de vous le taire connoîtrc , &: je vous
engage à préfent ma parole de le faire dès.
aujourd'hui ; dès cette heure racme : car je
vous avertis qu'il d\ plus près de vous que
vous ne pcnfcz.
DE LUI-MEME. 57
V A L E R. E.
Qu'entends je ? quoi , la. • . .
Angélique.
Ne m'interrompez point , je vous prîe.
Enfin , la vérité me force encore d vous ré-
péter que cette perfonne vous aime avec ar-
deur , 6c je puis vous répondre de fon atta-
chement comme du mien propre. C'efl à
vous maintenant de choilîr entr'elle & moi ,
celle à qui vous deflitiez toure votre tendreire:
choifîircz , Chevalier; mais choifiirez dès ces
infiant Se fans retour.
M A R T G N.
Le voilà , ma foi , bien embarrsflc. L'al-
ternative efl plaifante. Croyez moi , Mon»
fïeur , choififTcz le portrait ; c'efl le moyen
d'être à l'abri des rivaux.
L tj C I N D E.
Ah 1 Valere , faut-il balancer Ci long-tems
pour fuivre les impreflions du cœur ?
Valere, aux pieds d'Angélique &
jeuaut le portrait.
C'en efl fait ; vous avez vaincu , belle
Angélique , Si je fens combien les fentimens
qui naiircnt du caprice font inférieurs à ceux
que vous infpircz. ( A/arfon ramajje le par-
fS L" A M A N T
trait ). Mais , hélas I quand tout mon coeur
revient à vous , puis-je me flatter qu'il me
ramènera le vôire ?
Angélique.
Vous pourrez juger Je ma reconnniffance
par le facrifîce que vous venez de me faire.
Le7ez-vous, Valere , & confidérez-bieu ces
traits.
L É A N D R I , regardant aujfu
Attendez donc ! Mais je crois reconnoître
cet objet-là... c'eft... oui , ma foi , c'cft lui...
V A L E K E.
Qui , lui r Dites donc , elle. C'cfl une
femme à qui je renonce , comme à toutes
les femmes de l'univers , fur qui Angélique
l'emportera toujours.
AngEi.iq.ue.
Oui , Valerc , c'étoit une femme jufqu'ici :
mais j'efpere que ce fera déformais un hom -
me , fupérieur à ces petites foiblclTes qui dc-
gradoient fon fexe & fon caraftere.
V A 1. E R. E,
Dans quelle étrange furprifc vous me jetiez!
AngÉliqu e.
Vous devriez d'autant moins méconnoître
cet objet que vous avez eu avec lui le com-
DE LUI-MEME. $ <)
merce le plus incime , & qu'aflurémenc on
ne vous accufera pas de l'avoir négligé. Otcs
à cette tête cette parure étrange 4116 votre
fœur y a fait ajouter. . . .
V A L E R E.
Ah ! que vois-je ?
M A R T O N.
La chofe n'eft-elle pas claire ? vous voyez
le portrait , & voilà l'original.
V A L E R E.
O ciel ! ôc je ne meurs pas de honte î
M A R T o N.
Eh , Monfieur , vous êtes peut-être le feul
de votre ordre qui la connoiflîez.
ANGÉLIQ.UE.
Ingrat ! avois-je tort de vous dire que j'.ii-
mois l'orignal de ce portrait i
V A L E R E.
It moi je ne veux plus l'aimer que parce
qu'il vous adore.
Angélique.
Vous voulez bien que pour afFcrmir notre
réconciliation je vous prélbate Léandre mon
frère.
LÉANDRE.
Souffrez , Moniicur. . . .
(}0 L* A M A N T
V A L E R E.
Dieu ! quel comble de félicité ! Quoi l
même quand j'ctois ingrat , Angélique n'e-
toit pas infide'.le ?
L u c I N D E.
Que je prinds de part à votre bonheur ! 3c
que le mien même en efl rugmcnté !
SCENE X V 1 1 ï.
L I s I M O N. Le5 ^Beuri de la Scène
précédente.
L ï s 1 M o N.
j^ H ! vous voiei tous raffemblés fort à pro-
pos. Valere & Lucinde ayant tous deux réfifté
à leurs mariages , j'avois d'aboid réfolu de
les y contraindre. Mais j'ai réflkhi qu'il faut
quelquefois être bon père , & que la violence
ne fiit pas toujours des mariages heureux.
J'ai donc pris le parti de rompre des aujour-
d'hui tout ce qui avoir été arrêté j & voici
les nouveaux arrangemens que j'y fubftituc.
Angélique m'époufera j Lucinde iri dans un
Couvent i Valcrc fera déshérité ; & quant à
vous
DE LUI-M ÊM E. 6l
vous , Léandre , vous prendrez patience , s'il
vous plaît.
M A R T O N.
Fort bien , ma foi 1 voilà qui eft toifé , on
De peut pas mieux.
L I s I M o N.
Qu'eft-ce donc ? vous voili tous interdits î
£il-cc que ce projet ne vous accojiimode pas ?
M A R T o N.
Voyez fi pas un d'eux defTerrera les dents !
La pelle des fots amans &: de la fottc jeuneffe
dont l'inutile babil ne tarit point , &c qui ne
favcnt trouver un mot dans une occafion ué-
ceiïaire I
Lis I m o n.
Allons , vous favez toutes mes intentions ;
vous n'avez qu'à vous y conformer.
LÉANDRE.
Ih , Mon/îeur ! daignez fufpendrc votre
courroux. Ne lifez-vous pas le repentir des
coupables dans leurs yeux & dans leur em-
barras , 8c voulez-vous confondre les inao-
cens dans la même punition ?
L I s I M o N.
Ça, je veux bien avoir la foiblelTe d'éprou-
ver leur obéifTance encore une fois. Voyons
Tome VI. F
Cl L'AiMANT DE LUI-MÊME.
un peu. Eh bien, Mon(îeur Valere, faites-vous
toujours des réflexions ?
Valere.
Oui mon père ; mais au lieu des peines du
mariage , elles ne m'en oifrent plus que les
plaiûrs.
L 1 s I M O N.
oh , oh ! vous avez bien changé de lan-
gage ! Et toi , I.ucinde , aimes-:u toujours
bien ta liberté ?
L u c I N D E.
Je fens , mon père , cju'il peut être doux de
la perdre fous les loix du devoir.
L I s I M o N.
Ah ! les voilà tous raifonnables. J'en fuis
charmé. EmbraiTez-nioi , mes enfans , & al-
lons conclure ces heureux hyménées. Ce que
c'eft qu'un coup d'autorité frappé à propos !
Valere.
Venez , belle Angélique ; vous m'avez guéri
d'un ridicule qui faifoit la honte de ma jeu-
neire : & je vais déformais éprouver près de
vous que quand on aime bien , on ne fonge
plus à foi-même.
F I N,
,ES MUSES
GALANTES,
BALLET,
F i)
^\^^P """
AVERTISSEMENT.
(L, £ T Ouvrage eft fi médiocre en fort
genre ^ & le genre en eft fi mauvais ,
que pour comprendre comment il m'a
pu plaire , il faut fent'ir toute la force
de l'habitude & des préjugés. Nourri
des mon enfance dans le goût de la
Mufique Françoife & de Vefpece de
Voéfie qui lui eft propre , je prenais
le bruit pour de l'harmonie , le mer-
veilleux pour de l'intérêt , & des
chanfons pour un Opéra.
En travaillant ii celui - ci ^ je ne
fongeois qu'il me donner des paroles
propres a déployer les trois caraSicres
de Mufique dont j étais occupé : dans
Avertissement. <j5
te dejfeinje ckoijis Eéfwde pour le
genre élevé & fort , Ovide pour le
tendre, Anacréon pour le gai. Ce plan
n était pas mauvais fi j'avais mieux
fu le remplir.
Cependant , quoique la Mufîque de
cette Pièce ne vaille gueres mieux que
la Poéfte , on ne laijfe pas d"y trou-
ver de tems en tems des morceaux
pleins de chaleur & de vie. L'Ou-
vrage a été exécuté plufieurs fois avec
ajfex àe fuccès ; favoir , en 1745 ^^-
vant M. le Duc de Richelieu qui le
deftinoit pour la Cour, en 176,7 f^''
le Théâtre de l'Opéra, & en 1761
devant M. le Prince de Conti. Ce
fut même fur l'exécution de quelques
morceaux que j'en avais fait répéter
F ii)
<J<î A V B R T I s s E 2vl E N T.
che:^ M. de la Popeliniere , que Mon-
fieur Rameau , qui les entendit , con-
nut contre moi cette violente haine dont
il na ceffé de donner des marques
jufqu'a fa mort.
LES MUSES
GALANTES^
BALLET.
PROLOGUE.
Le Théâtre repréfente le Mont Par'
najfe ; Apollon y paraît fur [on
Trône , & les Mufes font ajfifes
autour de lui.
.11 1 iii«.<
SCENE PREMIERE.
APOr.LON ET LES MUSES.
Pl A issEZ, divins efprits, naiffcz, fameux héros;
Brille?, par les beaux arts , brillez par la vicloire ;
M(Srite7. d'être admis au temple de M<îmoire :
Nous rdfctvons à votre gloire
Un prix digne de vos travaux.
Apollon.
Mufes , WUs du Ciel , que votre gloire cft pure !
IjS LesMuses
Que vos plaifirs font doux !
Les plus beaux dons de la nature
Sont moins brillans que ceux qu'on tient de
vous.
Sur ce paiiïble mont , loin du bruit & des armes ,
Des innocens plaifirs vous goûtez les douceurs.
La fîere ambition , l'amour ni fes faux charmes
Ne troublent point vos coeurs.
Lis MvsEs.
Non , non, l'amour ni fes faux charmes
Ne troubleront jamais nos coeurs.
On entend une Symphonie brillante & douce al-
ternativement.
SCENE II.
ha Gloire & l'Amour defcendent du
même Char.
APOLLON, LES MUSES.
Apollon.
y^UE vois-je ? ô ciel \ dois-je le croire !
L'Amour dans le char de la gloire!
La Gloire.
Quelle triftc erreur vous féduit !
Voyei ce Dieu charmant, fouticn de mon empire,
Par lui r.imant triomphe & le gueiiicr foupirc;
Il forme les héros , & fa voix les conduit.
Galantes. ^^
Il faut lui céder la victoire
Quand on veut briller à ma Cour :
Rien n'eft plus chéri de la gloire
Qu'un grand coeur guidé par l'amour.
A P O l L G N.
Quoi .' mes divins lauriers , d'un enfant téméraire
Ceindroient le front audacieux i
L' A M o U R.
Tu méprifes l'Amour , éprouve fa colère.
Aux pieds d'une beauté févere
Va former d'inutiles vccux.
Qu'un exemple éclatant montre aux cauts
amoureux
Que de moi feul dépend le don de plaire ;
Que les talcns , l'efprit , l'ardeur fincere ,
Ne font point les amans heureux.
Apollon.
Ciel ! quel objet charmant Ce retrace i mon ameî
Quelle foudaine flamme
U infpire à mes fens !
C'eft ton pouvoir. Amour , que je reffens;
Du moins à mes foupirs nailTans
Daigne rendre Daphné fenfîble.
L' A M o u R.
je te rendrois heureux ; je prétends te punir.
APOLLON.
Quoi ! toujours foupirer fans pouvoir la fléchir?
Cruel 1 que ma peine eft terrible !
Jl s'en va.
L' A M o u R.
C'eft la vengeance de l'Amour.
70 Les Muses
Les Muses.
Fuyons un tyran perfide ,
eraignons à notre tour.
La Gloire.
Pourquoi cet effroi timide ?
Apollon régnoit parmi vous ,
Souffrez que l'Amour y prdfîde
Sous des aufpiccs plus doux.
L' A M o u R.
Ah i qu'il eftdoux, qu'il cft charmant déplaire!
C'tft l'art le plus niifeffaire.
Ah .' qu'il cft doux , qu'il cft flatteur
De lavoir pailer au coeur.
Les Mufes , perfuadées par L'Amour, répètent
ces quatre vers-
L* .\ M o u R.
Accourez jeux & ris. doux féducleurs des belles;
Vous par nui tout cède à l'Amour ,
Confirmez mon triomphe & parez ce féjour
De myrrhes & de fleurs nouvelles;
Grâces plus brillantes qu'elles ,
Vensi embellir ma Cour.
A L A N T E s.' 71'
SCENE I r I.
L'AMOUR, LA GLOIRE, TES MUSES , LES
GRACES , troupei de Jeux & de K'S-
Chœur.
A
ccouRoNs , accourons dans ce nouveau
féiour,
Soupirez beautés rebelles.
Pat nous tout cède à l'Amour.
On danfe.
La Gloiri.
Les vents, les affreux orages.
Font par d'horribles ravages ,
La terreur des matelots :
Amour , quand ta voix le guide ,
On voit l'Alcyon timide
Btaver la fureur des flots.
Tes divines flammes
Pes plus foibles âmes
l'euvent faite des héros.
On danfe.
Chœur.
Gloire , Amour , lut les coeurs partagez la vic-
toire ,
Que le mirthc au laurier foit uni dés ce jourl
Que les foins rendus à la gloire
Soient toujoui s payes par l'Amout!
L'Amour.
Quittez , Mufes , quittîi ce défère trop llétile,
71 Les M USES
Venez de vos appas enchanter l'univers ;
Après avoir orné mille climats divers.
Que l'empire des Lys foit notre hcurenx afyle:
Au milieu des beaux arts puifliet-vous y briller
De votre plus vive lumière !
Un règne glorieux vous y fera trouver
Des Amans dignes de vous plaire ,
£( des Héros à célébrer.
Fin du Prologue.
PREMIERE
Galantes. 75
PREMIERE ENTRÉE.
HÉSIODE.
Le Théâtre repréferde un Bocage , au
travers duquel on voit des Ha-
meaux.
niiii iiiimimiii iiniii un |
SCENE PREMIERE.
ÉGLÉ, DORIS.
D O R I s.
JL 'Amour va vous ofFiir la plus charmante
fcte ,
Déjà pour difputcr chaque Berger s'apprête :
Le don de votre main au vainqueur eft promis.
Qu'Hdfiode eft à plaindre I Hélas [ il vous adore.
Mais les jeux d'Apollon font des arts qu'il ignore,
De fes tendres foupirs il va perdre le prix.
E G L É.
Doris , j'aime Héfiodc , & plus que l'on ne penfe
Je m'occupe de fon bonheur :
Mais c'cft en éprouvant fes feux & fa conftanc»
Tome Fl. G
74 Les Muses
Que j'ai dû m'affurer qu'il mëritoit mon cœur.
D O R I s.
A vos engagemens pourrez -vous vous foufttaireî
E G L i.
Je ne fais point, Dotis, manquer de foi.
D o R I s.
Comment avec vos feux accorder votre loi ?
Eg L É.
Tu verras des ce jour tout ce qu'Églé peut faire.
D o R I s.
Églé dans nos hameaux, inconnue, (Strangerc ,
Jouit fur tous les coeurs d'un pouvoir méticé i
Rien ne lui doit être impoffible
Avec le fccours invincible
De l'efprit & de la beauté.
£ G L É.
J'apperçois Héfîode i
D o R I s.
Accablé de trifteffe.
Il plaint le malheur de fes feux.
E G L É.
Je faurai diffiper la douleur qui le preflTc :
Mais pour quelques inftans cachons - nous à fe
yeux.
Galantes.
SCENE II.
Hi s I o D î.
Eg t É méprife ma tendreffe ,
SWuitc par les chants de mes heureux rivaux;
Son cœur en eft le prix; & feul dans ces hameaux
J'ignore les fccrets de l'art qu'elle couronne ;
Eglé le fait & m'abandonne !
Je vais la perdre fans retour.
A de frivoles chants fe peut-il qu'elle donne
Un prix qui n'ctoit dû qu'au plus partait amour i
On entend une jymphonie douce.
Quelle douce harmonie ici fe fait entendre !
Elle invite au repos le ne puis m'en
défendre
Mes yeux appefantis laiffent tarir leurs pleurs
Dans le fein du fommeil je ccdc à les douceurs.
G ij
7^ L E s Al u s E s
SCENE III.
Ce
ÉGLÉ, HÉSIOD
Eg Li.
ndormi.
COMMENCEZ le bonheur de ce berger fidèle.
Songes ; en ce fcjour Eutcpe vous appelle ,
Accourez à rr,a voix , parlez à mon amant ,
Parvosima^.-esféduifantcs,
Par vos illufions charmantes ,
Annoncez-lui le dcftin qui l'attend.
Entrée des Songes.
Un Songe.
Songes flatteurs ,
Quand d'un coeur mifcrable
Vos foins appaifent les douleurs,
Douces erreurs ,
Du fort impitoyable
Sufpcndez long-tems Iftrigucurs;
Réveil , éloignez-vous :
Ah .' que le fommcil eft doux .'
Mais quand un fongc favorable
Préfage un bonheur véritable ,
Sommeil , éloignez - vous :
Ah ! que le i éveil cft doux !
Les Songes fe retirent.
Ec L É.
Toi pour qui j'ai quitté mes fœuts & le Parnade
Toi que le Ciel a fait digne de mon amour
Tendre Berger, d'une feinte d;fgtace '
Galantes. 77
Ne crains point l'effet en ce jour.
Reçois le don des Vers. Qu'un nouveau fou t'a-
nime I
Des tranfports d'Apollon reffens l'effet fublime;
Et par tes chants divins t'clevant jufqu'aux cieux,
Ole en les célébrant te rendre égal .aux Dieux.^
Une Lyre fiifpendui à un laurier s'élève à côtî
d'Hefîode.
Amour , dont les ardeurs ont cmbrafé mon ame.
Daigne animer mes dons de ta divine flame :
Nous pouvons du génie exciter les efforts ;
Mais les fucccshcuvcux font dus à tes tranfports.
SCENE IV.
HÉSIODE.
Ou fuis -je ! Quel réveil ? Quel nouveau feu
m'infpire ?
Quel nouveau jour me luit ? Tous mes fens font
furpris ! . . .
Il apperfoit la Lyre.
Mais quel prodige étonne mes efprits ?
Il la touche, i& elle rend des fons.
Dieux ! quels fons éciatans partent de cette Lyre !
D'un tranfport inconnu j'éprouve le délire !
Je forme fans effort des chants harmonieux j
O Lyre \ ô cher préfent des Dieux 1
Dc;apar ton fccours je parle leur langage.
I.e plus puiffant de tous excite mon courage ,
Je rcconnois l'amour à des tranfports fî beaux ,
Et je vais triompher de mes jaloox rivaux.
7^ LesMuses
SCENE V.
HESIODE, Troupe de Bergers qui i'affem-
blent pour la Fête.
Q'
\ C H at u R.
■ UE tout retenti ffe.
Que tout applaudiffe
A nos chants divers !
Que l'dcho s'unilTe ,
Qu'Bglc s'attendriflc
A nos doux concerts !
Doux cfpoii de plaire ,
Animez nos jeux ,
Apollon va faire
Un amant heureux :
Flattcufe victoire !
Triomphe enchanteur !
L'amour & la gloire
Suivront le vainqueur.
On daiife, après quoi Héjlode s' approche pour
difputer.
Chœur.
O Berger, dcpofe/, cette Lyre inutile.
Voulez -vous dans nos jtux difputer en ce jour.
H É s IODE.
Rien n'cft imponîble à l'amour.
Je n'ai point fait de l'art une «itude fervile,
Et ma voix indocile ,
Ne s'cft jamais unie aux chalumeaux.
\
à
Galantes. 79
Mais dans le fuccès que j'efpere.
J'attends tout du feu qui m'cclaire
Et rien de mes foibles travaux.
Chœur.
Chantez , Berger téméraire ;
Nous allons admirer vos prodiges nouveaux.
HÉSIODE commerce.
Beau feu qui confumex mon ame ,
Infpircz à mes chants votre divine ardeur :
Portez dans mon cfprit cette brillante flâme ,
Dont vous brûlez mon cœur
C H <E U R , qui interrompt Héfiode.
Sa Lyre efface nos Mufettes.
Ah ! nous fommes vaincus I
Fuyons dans nos retraites.
SCENE VI.
HÉSIODE, EGLÉ.
HÉSIODE.
JBells Eglé. . . . Mais , ô ciel I quels charmes
inconnus ; . . .
Vous êtes immortelle , & j'ai pu m'y méprendre !
Vosccleftcs appas n'ont-ils pas Ai\ m'apprcndrc.
Qu'il n'eft permis qu'aux Dieux de foupitet pour
vous ?
Hélas ! à chaque inftanc fans pouvoir m'en dé-
fendre ,
Mon trop coupable coeur accroît votre courroux.
So L E s M u
SES
E u T £ R P E.
Ta cvaintGoffenfe ma gloire.
Tu mérites le prix qu'ont promis mes fetmens ;
Je le dois à ta vicloiie ,
Et le donne à tes fcntimens,
HÉSIODE.
Quoi ? vous feriez ? . . , . O ciel ! eft-il poflîbk ?
Mufe , vos dons divins ont prévenu mes va-nx ,
Dois.je cfpcrer encor que votre ame fenfible
Daigne aimer un Berger & partager mes feux ?
E u T E R p 1.
La vertu des mortels fait leur rang chez les
Dieux.
Une ame pure , un coeur tendre & finccrc ,
Sont les biens les plus précieux ;
>Et quand on fait aimer le mieux ,
On cft le plus digne de plaire.
Aux Bergers. Calmez votre dépit jaloux ,
Bergers raffcmblei - vous :
Vcnei former les plus riantes fêtes ,
Je me plais dans vos bois, je chéris vos Mufettes,
Reconnoiffez Euterpe & célébrez fcs feux.
Galantes. Si
SCENE VII.
EUTERPE, HÉSIODE, LES BERGERS.
C H (E U R.
Mus
jsE charmante, Mufe aimable.
Qui daignez parmi nous fixer vos tendres vœux;
Soyez -nous tquiouis favorable ,
Préfidez toujours à nos jeux. On danfe.
D o R I s.
Dieux qui gouvernez la terre ,
Tout répond à votre voix.
Dieux qui lancez le tonnerre ,
Tout obéit à vos loix.
De votre gloire éclatante ,
De votre grandeur brillante
Nos cœurs ne font point jaloux.
D'autres biens font faits pour nous.
Unis d'un amour fincerc.
Un Berger , une Bergère ,
Sont-ils moins heureux que vous?
Î5 2- L £ s i vl U s E s
SECONDE ENTRÉE.
Le Théâtre repréfente les Jardins
d'Ovide à Thôme , £" ^ dans le
fond , des Montagnes affreufes par-
femées de précipices , & couvertes
de neiges.
SCENE PREMIERE.
OVIDE.
V>RUEL amour, funcfte flàme !
Faut-il encor t'abandonner mon ame î
Cruel amour , funefte flàmc ,
I.c fort d'Ovide cft-il d'aimer toujours ?
Dans ces climats glacés au fond de la Scythie ,
Contre tes feux n'cft-il point de fecours >
J'y brîilc , hélas ! pour la jeune Erithic :
Pour moi, fans elle, il n'eft plus de beaux jours.
Cruel amour , &c.
Achevé du moins ton ouvrage ,
Soumets Erithic à fon tour.
Ici tout languit fans amour ,
Et de fon cœur encot clic ignore l'ufage ;
Galantes.
S3
Ces fleurs dans mes jardins l'attirent chaque jour.
Et je vais par des jeux.,.. C'efteljle.ô doux pré-
fagc !
Je m'dloigne à regret : mais bientôt fur mes pas
Tout va lui parler le langage
Du Dieu charmant qu'elle n» connoît pas.
SCENE II.
E R I T H I E.
^'EN cft donc fait; & dans quelques momcns
Diane à fes autels recevra mes ftrmens.
Jardins chéris, rians bocages ;
Hélas ! à mrs jeux innoccns
Vous n'offrirez plus vos ombrages.
Oifeaux , vos fcduifans ramages
Ne charmeront donc plus mes fcns.
Vain éclat , grandeur importune 1
Heureux qui dans l'obfcurité
N'a po'nt fournis à la fortune
Son bonheur & fa liberté !
Mais , quels concerts fe font entendre ?
Quel fpeclaclc enchanteur ici vient me fuipren-
dre?
§4 Les Muses
SCENE III.
La Statue de L'Amour s'élève au fond
du Théâtre , 6" toute la fuite d'O-
vide vient former des Danfes &
des Chants autour d'Erithie.
CHŒUR.
D,
'lEU charmant , Dieu des tendres coeurs ,
Règne à jamais , lance tes fiâmes ;
Eh 1 quel bien flattcioit nos âmes
S'il n'étoit de tendres ardeurs ?
Chantons , ne ccffons point de céldbret fes char-
mes ,
Qu'il occupe tous nos momens;
Ce Dieu ne fe fcrt de fes aimes
Que pour faire d'heureux amans.
Les foins , les pleurs & les foupirs ,
Sont les tributs de fon empire ;
Mais tous les biens qu'il en retire ,
11 nous les rend par les plaifîrs.
On danfe.
E R I T H I E.
Quels doux concerts 1 qucUe'fctc agriiablc !
Que je trouve charmant ce langage nouveau 1
Quel cft donc ce Dieu favorable .'
Elit tonjidcre la fiatue,
Hdlas!
Galantes. S5
Hclas ! c'eft un enfant ; mais quel enfant aima-
ble !
Pourquoi cet arc & ce bandeau.
Ce carquois, ces traits , ce flambleau?
Un Hommh de la Fêti.
Ce foiblc enfant eft le maître du monde ;
l.a nature s'anime à fa flâme fe'conde ,
£t l'univers fans lui pcriroit avec nous.
Reconnoiffez , belle Erithie ,
Un Dieu fait pour régner fur vous j
Il veut de votre aimable vie
Vous rendre les inflans plus doux.
Etendez les droits légitimes
Du plus puiffant des Immortels ;
Tous les coeurs feront fes victimes
Quand vous fcrvircz fes autels.
Erithie.
Ces aimables leçons ont trop l'art de me plaire ;
Mais quel cft donc ce Dieu dont on veut me
parler ?
Ovide.
De fes plus doux fecrets , difcret dépofitaire,
A vous feule en ces lieux je dois les révéler.
Tom: VI.
8 ^ I. E s ?%! u
SES
SCENE î V.
ERITHIE, OVIDE.
O V I D I.
r.
Vv EST un aimable myftere
Qui de (es biens charmans affaifonnc le prix:
Plus on les a fcntis.
Et mieux on fait les taire.
E R I T H l E.
j J'ignore encor quels font des biens C deux
Mais je brûle do m'en infttuire.
Ovide.
Vous l'ignorei, n'en accufez que vous,
De'ja dans mes regards vous: auriez dû le lire.
E R I T H I E.
Vos regards ! . . . Dans fes yeux quel poifon Cé~
ducleur i
Dieux ! quel trouble confus s'clcve dans mon
coeur 1
Ovide.
Trouble charmant, que mun ame partage ,
Vous ères 1j premier homm.iîc
Que l'aimable Eritliie ait ottcvt à l'Amour.
ERITHIE.
L'Amour eft donc ce Dieu fi tcJoatable?
Ovide,
L'Amour eft ce Dieu favor.iblc ,
Que mon cccut enflamme' vous r..nr.c::ce ;n c;
jour;
Galantes. 87
l'rofitons des bienfaits que fa main nous prépare i
Unis par les liens. . . .
E R I T H I £.
Hélas i on nous fépare !
Du temple de Diane on me commet le foin ;
Tout ie peuple d'Sthome en veut être témoin,
Et je dois dès ce jour....
Ovide.
Non, charmante Erithie,
tes peuples même de Scvthie
Sont fournis au vainqueur dont nous fuivons les
loix :
I! faut lei attendrir, il faut unir nos voix. •
Eft-il des cœurs que notre amour ne touche ,
S'il s'explique à la ms
Par vos larmes & par ma bouche.
Mais on approche... on vient. .. Amour, fi
pour ta gloire
Bans un exil affreux il faut pafTer mes jours , î
De mon encens du moins confcrve la mémoire,
A mes tendres accens accorde ron fccours.
SCENE V.
OVIDE, ÉRITFIIE, troufe de Sarmates.
C>iLi
C H <E U B.
-ÉBRoNs la gloire éclatante
De la Dccffc des forets :
Sans foins , fans peine Se fans attente.
Nous fubfîftcns par fes bienfaits.
Hij
S8 L E s M u s E s
CéWbrons la Beauté charmante
Oui va I9 fervir déformais :
Que fa main long-tems lui préfcntc
Les offrandes de Us fujcts. On danfc.
Le Chef des Sarm ate s.
Venei , belle Etithie
O V 1 D E.
Ah ! daignei m'écoutcr.
De deux tendres amans difFdrei le fiipplicc :
Ou , fi vous achevez ce cruel facifice ,
Voyez les pleurs que vous m'allcz coûter.
Chœur.
Non , elle eft promifc à Diane :
Nos engagemcns jont des loix :
Qui pourroit être affez profane
Pour priver les Dieux de leurs droits î
Ovide et Erithie.
Du plus puifîant des Dieux nos cœurs font le
partage.
Notre amour cft fon ouvrage :
Eft-il des droits plus facrcs i
Par une injuftc violence
Les Dieux ne font point honorés.
Ah ! fi votre indifférence
Méprife nos douleurs ,
A ce nieu qui nous alfcmble
Nous jurons de mourir enfcmblc
Pour ne plus fcparer nos cœurs.
Chœur.
Que\ fentiment fecrct vient attendrir nos am:s
t'our CCS amans infortunés ?
Pai l'amour l'un à l'autre ils étoient dcftincs ,
Galantes. S9
Que l'amour couronne leurs fiâmes !
O V I D £.
Vous combleï, mon bonheur , peuple trop gend-
re ux.
Quel prix de ce bienfait fera la récompenfe?
Puiflîci- vous par mes foins, par ma reconnoif-
fancc
Apprendre à devenir heureux i
L'amour vous appelle ,
Ecoutez l'a voix ;
Que tout foit fidellc
A fes douces lois.
Pes biens dont l'ufage
Tait le vrai bonheur ,
Le plus doux partage
Eft un tendre cœur.
Il iit
«}o Les m uses
TROISIEME ENTRLiE.
ic Théâtre repréfente le PeryfiHe du
Temple de Junon a Samos.
SCENE PREMIERE.
P O L Y C R AT E , A N A C R L O N.
Anacréon.
il^ E s beautés de Samos aux pieds de la DcSeïTe
Par votre ordre aujourd'hui vont prcfenter leurs
voeux ;
Mais, Seigneur, fi j'en crois le foupçon qui ni,-
preffe ,
Sous ce zèle myftc'ricux
Un foin plus doux vous intc'rcfTe.
POLYCRATE.
On ne peut fur la tcndrcfTe
Tromper les yeux d'Anacrdon.
Oui, le plus doux penchant m'entraî::e.
Mais j'ignore à la fois le fdjour & le nom
De l'objet qui m'enchaîne.
Anacréon.
Je conçois le détour ;
Galantes, C î
Parmi tant de beautés vous efpérez connoître
Cci:e dont ies attraits ont fixé votre amour. •
Mais cet amour enfin
POLYCRATE.
Un inftant le fit naîrre :
Ce fut dans ces fuperbes jeux
Où mes heureux fucccT célébrés par ta Lyre
ANACRÉON.
Ce jour, il m'en fouvient , je devins amouveux
De la jeune Thémire.
POLYCRATE-
Eh quoi ! toujours de nouveaux feux ?
ANACRÉON.
A de beaux yeux aifément mon coeur cède :
11 change de même aifémeijt ;
L'amour à l'amour y fuccede,
le goât feul du plaifit y vegnc conftamment.
POL-XCRATE.
Bientôt une douce victoire
T'a fans doute affcrvi fon coeur i
ANACRÉON..
Ce triomphe manque à ma gloire,
Et ce plaifu à mon bonheur.
POLYCRATE.
Mais on vient Qae d'appas ! Ah! les cceurî
les plus fagcs
^n voyant tant d'attraits doivent ctaindrc dc3
fers.
ANACRÉON.
Junon , dans ce beau jour , les plus tendres hom-
mages
^;e font pas ceux qui te feront offerts.
ES Muses
SCENE II.
POLYCRATE, A N A C R É O N.
Tfoupe de jeunes Simiennes qui ■L'iennent offrir
leurs hommages à la Déeffe.
Hymnk a Junon. '' '"
JT*. E I N E des Dieux, Mcrc de l'Univers ,
Toi par qui tout refpire.
Qui combles cet Empire ,
De tes biens les plus chers,
Junon, vois ces offrandes:
Nos coeurs que tu demandes
Vont te les préfenter.
Que tes mains bienfaifantes
De nos mains innocentes
Daignent les accepter. Or. dmfe.
Thémire , portant une corbeille de flturs , entre
dans le Temple , à la tète det jeunes S.imiennes,
PoLYCRATE, appercevant Thémire.
O bonheur ]
Anacréon.
O plaifiv extrême !
Pot. YCRATE.
Quels traits charmans ! Quels regards enchan-
teurs ;
Anacrêon.
Ah I qu'avec giace elle porte ces fleurs !
Galantes. 93
!•■ O L Y C R A T E.
Ces fîcuis I Que dites vous I C'eft la beautd que
j'aime.
A N A c T. i o N.
C'eft rhdmire elle-même.
POLYCRATE.
Ami trop cher : Rival trop dangereux.
Ah ! que je cvainitcs redouiablci feux!
De mon cctur agité fais ccffer le martyre ;
Porte à d'autres appis tes volages dcfirs.
Laiffe-moi goûter les plaifirs
De te chérir toujours & d'adorer Thcmire.
AKACRÉON.
Si ma fl?.me étoit volontaire
Je l'immoleroii à l'inftaut :
Mais l'amour dans mon cœur n'en eft pas moins
fîncere
Pour n'être pas toujours confiant.
ta gloire Ce la grandeur au gré de votre envie ,
Vous affurtnt les plus beaux jours ,
Mais que fcrojs-je de la -vie ,
Sans les plaifirs, (ans les amours i
l' o L Y c R A T E.
Eh ! que te fcrvira ta vaine rcfiftance ?
Ingrat , évite ma préfcnce !
ANACRÉON.
Vous calmerez cet injufte courroux ,
Il eft trop peu digne de vous.
94 LesMuses
SCENE III.
POI.YCRATE.
-U- RANSPORTs ja!oux,tourmcns que je déccfte.
Ah ; faut-il me livrer à vos ttiftes fureurs ?
Faut-il toujours qu'une rage funefte ,
Infpire avec l'amour la haine & fes horreurs ?
Cruel amour ; ta fatale puiffancc
Défunit plus de cœurs ,
Qu'elle n'en met d'intelliger.ce :
Je vois Thémire. ^' tranfports enchanteurs !
SCENE I y.
POLYCRATE, THiMIRE.
POLYCRATE.
il. HÉMiRï, «S VOUS voyant la réfiftancc cft
vaine ,
Tout cède à vos atttaits vainqueurs.
Heureux l'amant dont les tendres ardeurs
Vous feront partager la chaîne
Que vous donnez à tous les cœurs I
T H é M I R ï.
Je fuis les foupirs , les langueurs ,
Les foins , les tourmcns , les alarmes :
Un plaifir qui coûte des pleurs
l'our moi n'aura jamais de charmes.
Galantes. 95
P O L Y C R A T E.
C'eft un tourment de n'aimer rien.
C'eft un tourment affreux d'aimer fans efpé-
rance.
Mais il eft un fupfcme bien ,
C'eft de s'aimer d'intelligence.
T H É M 1 R H.
Non , je crains jufqu'aux noeuds affortis par
l'amour.
P OLYCRATE.
Ah ! connoilTez du moins les biens qu'il vous
apprête.
Vous devez à Junon le refte de ce jour,
Demain une illuftre conquête
Vous eft ptomife en ce féjour.
«j(7 Les Muses
SCENE V.
T H É M I R E.
Al me cachoic fou rang , je feignois i mon
tour.
Polycrate m'offre un hommage
Qui combicroit l'ambition :
Un fort plus doux me flatte davantage.
Et mon cœur en fccict chérit An^créon.
Sut les fleurs d'une aile légère ,
On voit voltiger les icphirs.
Comme eux d'une ardeur paffagetc
Je voltige lur les plaifiis.
D'une chaîne r^do itable ,
Je veux préferver mon cœur 5
L'amour m'amuferoit comme un enfant aimable;
Je le crains comme un tisr vainqueur.
SCENE \'I.
Galantes. 97
SCENE VI.
ANACRÉON, THÉ M IRE.
A N A C R É O N.
JjïLiE Thémire , enfin le Roi tous rend les
armes ,
L'aveu de tous les cœurs autorife le mien:
Si l'amour aninioit vos charmes ,
II ne leur manqueroit plus rien.
Thémire.
Vous m'annoncez , par cette indifFérence ,
Combien le choix vous paroîtroit égal.
Qui voit fans peine un rival
N'eft pas loin de l'inconftance.
ANACRÉON.
Vous faites à ma flamme une cruelle oflFenfe ,
Vous la faites fur-tout à ma fincérité.
En amour même
Je dis la vdritd,
Et quand je n'aime plus, je nedis plus que j'aime.
Thémire.
Quand on fent une ardeur extrême ,
On a moins de tranquillité.
ANACRÉON.
Thémire, jugez mieux de ma fidélité.
Ah ! qu'un amant a de folie
D'aimer, de hair tour-à-tour :
Ge qu'il donne à la jaloufie ,
Je le donne tout à i'amour.
Tome VI, I
^S Les Muses
T H É M I R £.
Je crains ce qu'il en coûte à devenir trop tendre;
Non , l'amour dans les cœurs caufe trop de
toutmens.
Anacréon.
Si l'hiver déparc nos champs ,
Eft-ce à Flore de les défendre ?
S'il eft des maux pour les amans ,
Eft-ce à l'amour qu'il faut s'en prendre ?
Sans la neige & les orages ,
Sans les vents & leurs ravages ,
Les fleurs naîtroient en tous tcms.
Sans la froide indifférence ,
Sans la ficre rdfiftance.
Tous les coeurs fcroient contens.
T H É M I R E.
Vous vous piquez d'être volage ,
Si je forme des nœuds , je veux qu'ils foicnt
conftans.
Anacréon.
L'excès de mon ardeur eft un plus digne hom-
mage
Que la fidélité des vulgaires amans ;
Il vaut mieux aimer davantage ,
Et ne pas aimer (î long-tems.
T H É M I R E.
Non , rien ne peut fixer un amant fi volage.
anacrêon.
Non , rien ne peut payer des tranfports fi
charmans.
T H É M I R T.
Vous féduifez plutô: que de convaincre;
Galantes. 99
Je vois l'erreur & je me laiffc vaincre.
Ah : trompez-moi long-tcms par ces tendres
dilcours ;
L'illufion qui plaît devroit durer toujours.
ANACRÉON.
C'cft en palTant votre efpérance
Que je prétends vous tromper déformais.
Vous attendrez mon inconftancc ,
Et ne l'éprouverez jamais.
E N s E M B L I.
Unis par les mêmes defirs ,
Uniffohs mon fort & le vôtre ;
Toujours fidelles aux plaifirs ,
Kous devons l'être l'un à l'autre.
lij
loo Les Muses
SCENE VI.
POLYCRATE , THÉMIRE , ANACRÉON.
POLYCRATE.
il. EMEuRB Anacréon,jefufpensnion courroux.
Et veux bien un inftant t'cgalet à moi-même.
Je n'abuferai point de mon pouvoir fuprcme j
Que Thémire décide & choififfe entre nous.
A Thémire. Dites quels font les noeuds que votri
ame préfère ,
N'héfitcx point à les nommer :
Je jure de confirmer
Le choix que vous allez faire.
Thémire.
Je connois tout le prix du bonheur de vous
plaire
Si j'ofois m'y livrer ; cependant en ce j'our,
Seigneur , vous pourriez croire
Q.ic je donne tout à la gloire ,
Je veux tout donner à l'amour.
Pardonnez à mon coeur un penchant invincible.
POLYCRATE.
11 fuffit. Je ccdc en ce moment :
Allez , foyez unis ; je puis erre fcnfible ;
iiais je n'oublîrai point ma gloire & mon fer-
ment.
Thémire et Anacréon.
Digne exemple des Rois, dont le cœur équit.ible
Tiiomphc de foi-même en couronnant nos feux
Galantes. ioi
Puiffe toujours le ciel pvévenir tous vos vœux :
Que votre règne aimable.
Par un bonheur confiant à jamais m6iiorable ,
Eternife vos jours heureux.
POLYCRATE A A N ^€^R Ê O N.
Commence d'accomplir un fi charmant prcfage ;
Rentre dans ma faveur , ne quitte point ma Cour,
Que l'amitid du moins me dédommage
Des dilgraces de l'amour.
Que tout célèbre cette tête ;
L'heureux Anacréon voit combler fes defirs.
Accourez , chantez fa conquête
Comme il a chante vos plaifirs.
lilj
101 Les Muses Galantes.
SCENE VII.
ANACRioN , Thémire , PeupUs de Samos.
Chœur,
'^l'E tout célèbre cette fête;
L'heureux Anacrdon voit combler fcs dcGrs.
Accourons , chantons fa conquête
Comme il a chanté nos plaifirs.
On danfe-
Anacréon , alternativement avec le Chœur.
Jeux biillez, fans ccffc ;
Sans vous la tendreffe
Languiioit toujours.
Au plus tendre hommage
Un doux badinagc
Prête du fecours.
On dxnfe.
Quand peur plaire aux belles
On voit autour d'elles
Folâtrer l'Amour ,
Dans leur cœur , le traître
Êft bientôt le maître ,
Et rie à fon tour.
F I N.
LEDEVÎM
DU VILLAGE,
INTERMEDE.
I04
AVERTISSEMENT.
Ojoique j'aie approuvé les changc-
mtns que mes amis jugcrcnt à propos
de faire à cet Intermède , quand il fut
joué à la Cour , & que Ton fuccès leur
foit dû en grande partie , je n'ai pas
iugé à propos de les adopter aujour-
d'hui , & cela par plufieurs raifoas.
La première cil: que , puifquc cet Ou-
vrage porte mon nom , il faut que ce
foit le mien, dût-il en être plus mau-
vais. La féconde , que ces changemens
pouvoient être fort bien en eux-mê-
mes , & ôter pourtant à la Pièce cette
unité fi peu connue , qui feroitle chef-
d'œuvre de l'Art , fi l'on pouvoir la
conferver fans répétitions & fans mo-
notonie. Ma troideme raifon ell que
cet Ouvrage n'ayant été fait que pour
mon amufemcnt , fon vrai fuccès cft
de me plaire : or, perfonne ne fait
mieux que moi comment il doit être
pour me plaire le plus.
loS
A MONSIEUR
D U C L O S 5)
HISTORIOGRAPHE
DE FRANCE,
L'un des Quarante de l'Académie
Françoife , o" de celle des Belles-
Lettres,
Souffrez , Monsieur , que votre
nom foie à la tête de cet Ouvrage , qui,
fans vous , n'eut point vu le jour. Ce
fera ma première & unique Dédicace:
puiiTe-t-elIe vous faire autant d'hon-
neur qu'à moi 1
Je fuis de tout mon. cœur ,
Monsieur,
Votre très- humble & trcs-
obéllfant Serviteur ,
J. J. Rousseau,
lO^J
ACTEURS.
COLIN.
COLETTE.
LE DEVIN.
Troupe de jeunes Gens p\j Village.
3LE DE¥IM
33 U VILLAGE,
INTERMEDE.
Le Théâtre repré fente d'u.t. côté la
Maifon du Devin , de c autre des
Arbres & des Fontaines , & dans
le fond un Hameau.
SCENE PREM'IERE.
Cotï-nt., fonpirant & s'e/fuyant Us yeux de
fon tablier.
J'AI perdu tout mon bonheur;
J'ai perdu mon fervitcur;
Colin me délaiflc.
Hélas , il a pu changer !
Je voudrois n'y pkii longer:
J'y fongc fans cc/Tc.
J'ai perdu mon fervitcur ;
J'ai perdu totit mon bonheur ;
Colin me dclailTe.
■io8 Le Devin DU Village,
11 m'a'.moit autrefois , & ce fut mon malheur.
Mais quelle cft donc celle qu'il me préfère ?
Elle eft donc bien charmante ! imprudente Bet-
* gère ,
Ne ctains-tu point les maux que j'éprouve en
ce jour ?
Colin m'a pu changer ; tu peux avoir ion lour.
Que me fcrt d'y rêver fans ceffe }
Rien ne peut guérir mon amour ,
Et tout augmente ma tviftelTe.
3'ai perdu mon ferviteur ;
J'ai perdu toift mon bonheur ;
Colin me délaiffe.
. Je veux le haïr je le dois
peut-être il m'aime encor.... pourquoi me fui.
fans celle '.
Il me chcrchoit tant autrefois.
re ncvin du canton fait ici fa demeure ;
Il fait tout , iWaara le fort de mon amour :
Je le vois, & je veux m'éclaircit en ce jour.
SCENE ir.
Intermède. 109
ir'- — ..Il ......-..■ i....i_n III mil I iMi I I m lEjipc»
r ' '■ ' ■ ' I -■ Il
SCENE II.
LE DEVIN, COLETTE.
Tandis que le DEVIN s'avance gravement ^
Colette compte dans fa main de la mon-
noie ; puis elle la plie dans un papier , &
la préfente au Devin, après avoir un
peu héfitè à l'aborder.
e o L E T T E , d'un air timide.
JT^ïRDRAi-JE Colin fans retour ?
Dites-moi s'il faut que je meure.
Le Devin, f^ravsment.
Je lis dans votre cœur , & j'ai lu dans le (îen.
Colette.
O Dieux !
Le Devin.
Modérez-vous.
Colette.
Eh. bien ?
Cclin
Le Devin
Vous eft infidèle.
C o L E T T E.
Je me meurs.
Le Devin.
Et pourtant il vous aime toujours.
Tome ri. K
I lo Le Devin du Village j
Colette, vivement.
Que dites- VOU4Î
Le Devin.
Plus adroite & moins belle,
La Dame de ces lieux. . . .
Colette.
Il me quitte pour elle i
Le Devin.
Je vous l'ai déjà dit, il vous aime toujours.
Colette, triftement.
Et toujouis il me fuit.
Le Devin.
Comptez, fur mon fccouis.
Je prétends à vos pieds ramener le volage.
Colin veut être brave , il aime à fe patcr :
Sa vanité vous a fait un outrage
Que fon amour doit réparer.
Colette.
Si des gaUms de la ville
J'cuffe écouté les difcours ,
Ah ! qu'il m'eût été facile
De former d'autres amours !
Mife en riche Dcmoifelle
Je brillerois tous les jours ;
De rubans & de dentelle
Je chatfcrois mes atours.
Pour l'amour de l'inridcllc
J'ai refufc mon bonheur ,
J'aimois mieux ctrc moins belle
Et lui confcrver mon cœur,
t. s Devin.
Je vous tendrai le fi.n , ce fera moii ouviapo
'Intermède. m
Vous , à le mieux garder appliquez tous vos
foins ;
Pour vous faire aimer davantage ,
Feignez d'aimer un peu moins.
L'amour croît s'il s'inqiiiette ;
Il s'endort s'il eft content :
La Bergère un peu coquette
Rend le Berger plus conftane,
Colette.
A vos fages leçons , Colette s'abandontie.
L E D E V I N.
. Avec Colin prenez un autre ton.
C O L E T T E.
Je feindrai d'imiter l'exemple qu'il me donne.
Le Devin.
Ne l'imitez pas tout de bon ;
Mais qu'il ne puiffc le connoître.
Mon art m'apprend qu'il va paroître ;
Je vous appellerai quand il en fera tcms.
Kij
■Î11 Le DïVin du Village ,
SCENE III.
LE DEVIN.
J 'AI tout fu de Co!in , & ces pauvres cnfana
Admirent tous les deux la L-iencc profonde
Qui me fait deviner tout <e qu'ils m'ont appris»
Leur amour à propos en ce jour me féconde i
In les rendant heureux, il faut que je confonde
rje la Dame du lieu Its airs & les mépris.
Mil II iiii II !■ iiiWM^Mta— ^^Jw^Bf— »— ^
■' Il II ' ■ ■ I II ^
SCENE IV.
LE DEVIN, COLIN.
Colin.
Aj'amour & vos leçons m'ont enfin tendu
fage ;
Je préfère Colette à des biens fupcrflus :
Je fus lui plaire en habit de village ;
Sous un habit doré qu'obtiendrois-je de plus i
I. E Devin.
Colin , il n'eft plus tems , & Colette t'oublie.
Colin.
Elle m'oublie, ô Ciel 1 Colette a pu changer J
Le Divin.
Elle eft femme, jeune & jolie;
Manqueioit-cUc à fe venger i
Intermède. 113
Colin.
Non , Colette n'cll point trompeufe ;
Elle m'a promis fa foi :
Veut-elle être l'Amourcufe
D'un autre Berger que mei ?
Le Devin.
Ce n'eft point un Berger qu'elle pre'fere à toi ,
C'cft.un beau Monfieut de la Ville.
Colin.
Qui vous l'a dit î
Le Devin, avec empha/i.
Mon art.
Colin.
Je n'en faurois douter.
Hélas qu'il m'en va coûter
Pour avoir été trop facile
A m'en lailTer conter par les Dames de Cour !
Aurois-je donc perdu Colette fans retour ?
Le Devin.
On fert mal à la fois la fortune & l'Amour.
D'être fi beau garçon quelquefois il en coûte.
Colin.
De grâce , apprenez-moi le moyen d'éviter
Le coup affreux que je redoute.
L I Devin.
laifTc-moi feul un moment confulter.
Le Devin tire de fa poche un Livre de
grimoire & un petit bâton de Jacob , avec
lefquels il fait un charme. Déjeunes Pay"
Kiij
114 Le Devin du Village,
fannes qui vcno'unt le confulcer , laiffént
tomber leurs préfets , & fe fauvenc toutei
affrayées , en voyant fei comorfions.
T. E D E V I N.
Le charme cft fait. Colette en ce lieu va (9
rendre ;
11 faut ici l'attendre.
Colin.
A l'appaifcr pourrai-je parvenir ?
Hélas i voudra-t-elle in'cntendrc ?
Le Devin.
Avec un cœur fîdcle & tendre
On 3 droit de tout obtenir.
'^ part. Sur ce (qu'elle doit dite allons laprcvcnk.
Intermède. iî
SCENE V.
COLIN.
J E vais revoir ma charmante Maîtrcfle.
Adieu châteaux , grandeurs , richefle ,
Votre éclat ne me tcnre plus.
Si mes pleurs , mes Toins afTdus
Peuvent toucher ce que j'adore ,
Je vous verrai renaître encore
Doux momens que j'ai perdus.
Quand on Tait aimer & plaire
A-t-on befoin d'autre bien 1
Rends-moi ton cœur , ma Bergère ,
Colin t'a rendu le fien.
Mon chalumeau , ma houlette ,
Soyez mes feules grandeurs ;
Ma parure cft ma Colette ,
Mes tr(;fors font fes faveurs.
Que de Seigneurs d'import.-!ncc
Voudroient bien avoir fa foi !
Malgrd toute leur puiflTancc ,
Ils font moins heureux que me'u
I T G Le Dr vin du Village
SCENE VI.
COLIN, COLETTE, ^iréc ^
Colin, à^art. t
J E l'appcrçois. ... Je tremble en m'ofFrant à
fa vue . . .
.... Sauvons-nous. ... Je la perds fi je fuis. . . .
Colette, à part.
Il me voit . . . Que je fuisïmue !
Le cœur me ba: . . .
C o L I K.
Je ne fais où j'en fuis.
Colette.
Trop près , fans y fonger , je me fuis approchée.
Colin.
Je ne puis m'en dédire , il la faut aborder.
^ Colette , d'an ton radouci , C~ d':in air
moitié riant 1 moitié embamaffé.
Ma Colette .... êtes-vous fàchce ?
Je fuis Colin : daignez me regarder.
Colette ,orantif:in^}ittfrUiji'ux Cur lui.
Colin m'aimoit : Colin m'étoit fidellc :
Je vous regarde , & ne vois plus Colin.
Colin.
Mon coeur n'a poir»t changé ; mon erreur trop
cruelle
Vcnoit d'un fort jette par quelque efprit malin ;
Le Devin l'a détruit ; je fuis , malgré l'envie.
Toujours Colin , toujours plus amoureu.x.
Intermède. 117
Colette.
Tar un fort , à mon toiu , je me fcns poutfuivic.
Le Devin n'y peut lien.
Colin.
Que je fuis malheureux !
Colette.
D'un amant plus confiant. . .
Colin.
Ah ! de ma mort fuivie
Votre infidélité ....
C O L E T T E.
Vos foins font fuperfius 3
Non , Colin , je ne t'aime plus.
Colin.
Ta foi ne m'eft point ravie ;
Non , conlulte mieux ton cœur :
Toi-même en m'ôtant la vie
Tu pcrdrois tout ton bonheur.
Colette.
^ fart. Hélas ! à Coltn. Non, vous m'avcî
trahie ,
Vos foins font fiipcrflus :
Non , Colin , je ne t'aime plus.
Colin.
C'en cft donc fait ; vous voulez que je meure }
Et je vais pour jamais m'éloignct du hameau.
Colette, vappcllant Colin qui s'éloigne
lentement.
Colin ?
Colin.
Cuoi i
ii8 Le Devin DU Village ,
Colette.
Tu me fuis ?
Colin.
Faut-il que je demeure
Pour vous voir un amant nouveau r
Colette. Duo.
Tant qu'à mon Colin j'ai fu plaire,
Mon fort combloit mes defirs.
Colin.
Quand je plaifois à ma Bergère ,
Je vivois dans les plaifîrs.
Colette.
Depuis que fon coeur me méprife
Un autre a gagné le mien.
Colin.
Apres le doux nœud qu'elle brife
Scroitil un autre bien ?
D'un ton pcnctré.
Ma Colette fe de'gage !
Colette.
Je crains un amant volage ;
ENSEMBLE.
Je me dégage à mon tour.
Mon coeur , devenu paifîble ,
Oubliera , s'il cft podîble,
( chcrc
Que tu lui fus < un jour.
^ chère
Colin.
Quelque bonheur qu'on me promette
Dans les noeuds qui me font offerts ,
Intermède. 119
J'eufTe encot préféré Colette
A tous les biens de l'Univers.
Colette.
Quoiqu'un Seigneur , jeune , aimable,
Aie parle aujourd'hui d'Amour ,
Colin m'eût fcmblé préférable
A tout l'éclat de la Cour.
Colin, tendrement.
Ah Colette !
Colette, avec an fonpir.
Ah ] Berger volage ,
Faut-il t'aimer maigre moi.
Co'infe jette aux pieds de Colette; elle lui
fait remarquer à fort chapeau un Ruban
fort riche qu'il a reçu de la Dame. Colin
le jette avec dédain, Colette lui en donne
un plus fimple , dont elle itoit parée , &
qu'il reçoit aVec tranfpurt.
Ensemble,
A jamais, Colin ■)
{Mon (
cœur &<
Son (^
je t'engage
t'ciiînse
ma
foi.
Sa
Qu'un doux mariage
M'unilTe avec toi.
Aimons toujouis fans partage i
Que l'Amour foit notre loi.
A jamais , &c.
l lO
Le Devî?^ du Vrlage>
SCENE VII.
LE D F. VIN, COLIN, COLETTE.
Le Devin.
J E vous ai délivres d'un cruel maldfice ;
Vous vous aimci encor malgré les envieux.
C o L I M.
Ils ofrent chacun un préfent au. Devin.
Quel <Jon pourroic jamais payer un tel fervicc ?
Le Devin, recevant diS deux mains.
Je fuis affei paye fi vous ctos heureux.
Vcnex jeunes Garçons , venez, aimables Filles,
Raffemblei-vous , venei les imiter;
Venez, galans Bergers, venez beautés gen-
tilles.
En chantant leur bonheur apprendre à le
goûter.
SCENE DERNIERE.
Intermède. izi
SCENE DERNIERE.
LE DEVIN, COLIN, COLETTE.
Garçons &■ Filles du village.
Chœur.
^OLIN revient à fa Bergère ;
Célébrons un retour fi beau.
Que leur amitié fincere
Soit un charme toujours nouveau.
Du Devin de notre Village
Chantons le pouvoir éclatant :
Il ramené un Amant volage ,
Et le rend heureux & confiant.
On dxnfe
Colin.
Romance.
Dans ma cabane obfcure
Toujours foucis nouveaux ;
Vent , Soleil , ou froidure ,
Toujours peine & travaux.
Colette ma Bergère
Si tu viens l'habiter.
Colin dans fa chaumière
N'a tien à regretter.
Des champs , de la prairie
Hetoiirnant chaque foit ,
Chaque foit plus chiirie
Tome VI. L
122 Le Devin DU Village,
Je viendrai te revoit :
Du Soleil dans nos plaines
Devançant le retour ,
Je charmerai mes peines
En chantant notre Amour.
fin danfe une P a n t o m i m l.
L ï Devin.
Il faut tous à l'envi
Nous fignalcr ici ;
Si je ne puis fauter aiiifi ,
Je dirai pour ma part une Chanfon nouvelle.
Il tire une Chanfon de fa poche.
I.
L'art à l'Amour eft favorable ,
Et fans art l'Amour fait charmer i
A la Ville on eft plus aimable ,
Au Village on fait mieux aimer:
Ah I pour l'ordinaire ,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet , ce qu'il défend ;
C'eft un Enfant , c'eft un Enfant.
Colin, avec le Chxitr répète le refrain.
Ah ! pour l'ordinaire ,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il pcrrncr , ce iju'il défend; '
C'eft un Enfant , c'eft un Enfant.
Scrardant la Chanfon.
Elle a d'autres Couplets.' je la trouve aflfcz belle.
Colette, avec empreffement.
Voyons, voyons ; nous chanterons auili.
Intermède. lij 1
Elle prend la Chanfbn> !
I I.
Ici de la fîmple Nature ,
L'Amour fuit la naivccd.
En d'autres lieux de la paruro
Il cherche l'éclat tmpruntc'.
Ah I pour l'ordinaire , a
L'Amour ne fait guère |
Ce qu'il permet , ce qu'il défend ; {.
C'ell un Enfant , c'cft un Enfant. f
Chœur. |
C'ell un Enfant , c'eft un Enfant. ;
I
Colin. i
III. I
Souvent une fiâmc chérie îj
F.ft celle d'un cœur ingénu : 2
Souvent par la coquetterie
Un coeur volage eft retenu.
Ah I pour l'ordinaire , &c. !
u4 la fin de chaque Couplet , le ChœuT l
rcpete toujours ce vers. ;
C'eft un Enfant , c'eft un Enfant.
Le Devin.
I V.
L'Amour félon fa fantaiiîe ,
Ordonne & difpofe deno'js :
Ce Dieu permet la jaloufic ,
Et ce Dieu punit les jaloux.
Ah ; pour l'ordinaire, &c.
Lij
124 Le Devin DU Village,
Colin.
V.
A voltiger de belle en belle ,
On perd fouvcnt l'heureux inftant ;
Souvent un Berger trop fidelle
Eft moins aimé qu'un inconftaiit.
Ah ! pour l'ordinaire , &c.
Colette.
V I.
A fon caprice on eft en butte ,
Il veut les ris , il veut les pleurs ;
l'ar les. . . . par les. . . .
Colin, lui aidant à lire.
Par les rigueurs on le rebute.
Colette.
On l'afFoiblit par les faveurs.
Ensemble.
Ah I pour l'ordinaire ,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet , ce qu'il défend ;
C'eft un Enfant , c'eft un Enfant.
Chœur.
C'eft un Enfant , c'eft un Enfant.
On danfe.
Colette.
Avec l'obiet de mes amours ,
Ukn ne m'afflige, tout m'enchante ;
Sans cclTc il lic , toujours je chante :
Intermède. 12.5
C'eft une cluîne d'hcvueiix jcuvs.
Guand on fait bien aimer que la vie cft char-
mante ! . ^
Tel , au milieu des flcuts qui WiUent fuf fon
cours ,
Un doux ruiffeau coule & ferpcntc.
Quand on fait bien aimer , que la vie eft char-
mante !
Qn danfe.
Colette.
Allons danfcv fous les ormeaux,
Animci-vous, jeunes fillettes :
Allons danfer fous les ormeaux ,
Galans prenez vos chalumeaux.
Lss Villageoises, rifetent ccî qiwtre vers.
Colette.
Répétons mille chanfonncttes,
it pour avoir le cœur joyeux ,
Danfons avec nos amoureux ,
Mais n'y rcftons jamais feulcttcs.
Allons danfer fous les ormeaux , &c.
Les Villageoises.
Allons danfer fous les ormeiux , &c.
C O L E T T E.
A la Ville on fait bien plus de fracas;
Mais font ils auffi gais dans leurs dbats î
Toujours contens ,
Toujouis chantans;
Liij
i2.<j Le Devin, &c.
Beauté fans fard ,
Plaifir fans art ;
Tous leurs Concerts valent-ils nos mufcttcs'
Allons danfer fous les ormeaux , &c.
Les Villageoises.
Allons danfet fous les ormeaux , &c.
F I N.
LETTRE
A MONSIEUR
LE N I E P S 9
Ecrite de Montmorenci , le $ Avril
SL H vive Dieu ! mon bon ami , que votre
Lettre eft rcjouifTante! des cinquante louis ,
des cent louis , des deux cents louis , des
4800 livres ! où prendrai-je des coffres pour
mettre tout cela ? vraiment je fuis tout
émerveillé de la générofité de ces MM. de
rOi>éra I Qu'ils ont changé ! O les hon-
nêtes gens ! il me fembleque je vois déjà les
monceaux d'or étalés fur ma table ! mal-
hcureufement un pied cloche , mais je le
ferai rcclouer , de peur que tant d'or ne
vienne à rouler par les trous du plancher ,
daiis la cave , au lieu d'y entrer par la
porte , en bons tonneaux bien reliés , digne
Se vrai cotFre fort , non pas tout-à-fait d'un
Cenevois , mais d'un SuifTe. Jufqu'ici Mon-
iiS Lettre
fieur Duclos m'a gardé le fecret fur ces bril-
lantes offres , mais puifqu'il efl chargé de
me les faire , il me les fera ; je le connois
bien, il ne gardera sûrement pas l'argent
pour lui. O ! quand je ferai riche ; venez ,
VTînez avec vos monftres de l'Efcaladc , je
vous ferai manger un brochet long comme
ma chanibre.
O ça , notre ami , c'efl afTcz rire ; mais
que l'argent vienne. Revenons aux faits. Vous
verrez par le Mémoire ci - joint , Se par les
deux Lettres qui l'accompagnent , l'état de
la qucftion. Ces Lettres ont refcé toutes deux
fans réponfe. Vous me dites qu'on me blâme
dans cette affaire , je ferois bien curieux de
favoir comment & de quoi ? Scroic-ce d'c.re
afTez infolent pour demander juftice , &: afT; r
fou pour efpérer que l'on me la rendra ?
Dans cette dernière affaire, j'ai envoyé un
double de mon Mémoire à M. Duclos , qui ,
dans le tcms , ayant pris un grand intérêt à
l'Ouvrage , fut le médiateur.Sc le témoin du
traité. Encore échauffé d'un entretien qui "
reffembloit à ceux dont vous me parlez ,
je raarquois un peu de colère & d'indigna-
tion d.ins ma Lettre contre les procédés dcî
A M, LE NiEPS. 1 i9
Direi5icurs de l'Opéra. Un peu calmé, je lui
écrivis pour le prier de Tupprimer ma pre-
mière Lettre. Il répondit à cette première
<]u'il m'approuvait fort de réclamer tous
mes droits ; qu'il m'étoit apurement bien
permis d'êtra jaloux du peu que je m'etois
réllrvé , & que je ne devois pas douter qu'il
ne tit tout ce qui dépendroit de lui pour me
procurer la jufiice qui m'étoit due. Il répon-
dit à la féconde , qu'il n'avoit rien apperçu
d.ins l'autre que je puffe regretter d'avoir
écrit -, qu'au furplus MM. Rebel & Frsncœur
ne faifoient aucune difficulté de me rendra
mes entrées , & que comme ils n'étoient pas
les maîtres de l'Opéra , lorfquel'on me les
rcFufa , ce refus n'étoit pas de leur fait. Pen-
dant CCS petites négociations , j'appris qu'ils
alloient toujours leur train , fans s'embar-
ralTcr non plus de moi que fi jen'avoispns
cxifl j , qu'ils avoient remis le Devin du Vil-
lage Vous favez comment ! fans m'é-
crirc , fans me rien faire dire , fans m'en-
voyer même les billets qui m'avoient été pro-
mis en pareil cas , qunnd on m'ôta mes en-
trées : de forte que tout ce qu'avoient fait à
cet égard les nouveaux Diretfteurs avoit été
ijo Lettre
de renchérir fur la malhonnêteté des autres.
Outré de tant d'infultes , je rejettai dans ma
troifieme Lettre à M. Diiclos , l'oitre tardive
& forcée de me redonaer les entrées , & je
periîllai à redemander la reftitution de ma
pièce. M. Duclos ne m'a pas répondu : voil.i
exactement à quoi l'affaire eu cil reftée.
Or , mon ami , voyons donc félon la ri-
gueur du droit en quoi je fuis à blâmer. Je
dis , félon la rigueur du droit, à moins que
les Direâ-ciirs de l'Opéra ne fe faifent , des
iafultes & des affronts qu'ils m'ont faits, un
titre pour exiger de ma part des honnêtetés
fc des grâces.
Du moment que le tr.iité efl rompu , mon
Ouvrage m'appartient de nouveau. Les faits
font prouvés dans le Mémoire. Ai-je tort de
redemander mon bien ?
Mais , difent les nouveaux Directeurs »
TinfraiSlion n'eft pas de notre fait. Je le fup-
pofe un moment 5 qu'importe ? le traité en
eft-il nsoins rompu ? Je n'ai point tr.iiié
avec les Diredeats , mais avec la Direction.
Ne tiendroic-il donc qu'à des changemenî
fimulcs de Directeurs , pour faire impuné-
ment banqueroute tous les huit jours ? Je ne
A M. LE Nie P s. 15Ï
connois ni ne veux connoître les iîeurs Rehe»
&c Francœur. Que Gautier ou Garguille diri-
gent l'Opéra , que me fait cela ? J'ai cède
mon Ouvrage à l'Opéra fous des conditions
qui ont été violées , je l'ai vendu pour un
prix qui n'a point été payé, mon Ouvrage^
n'eU donc pas à l'Opéra , mais à moi ; je le
redemande ; en le retenant on le vole. Tout
cela me paroît clair.
Il y a plus , &n ne réparant pas le tort que
m'avoient fait les anciens Direfteurs , les
nouveaux l'ont confirmé •, en cela d'autant
plus inexcufables , qu'ils ne pouvoient pas
ignorer les articles d'un traité fait avec eux-
mêmes en perfonnes. Etois-je donc obligé
de favoir que l'Opéra , où je n'allais plus ,
changeoit de Direfteurs ! Pouvois-je deviner
Cl les derniers étoient moins iniques ? Pour
l'apprendre , falloit-il m'expofer à de nou-
veaux affronts , aller leur faire ma cour à
leur porte , & leur demander humblement
en grâce , de vouloir bien ne me plus voler ?
S'ils vouloient garder mon Ouvrage , c'ctoit
à eux de faire ce qu'il falloit pour qu'il leur
.Tl partînt -, mais en ne défavouant pas l'ini-
quité de leurs prédéceireurs , ils l'ont parta-
1^2. Lettre
gée, en ne me rendant pas les entrées qu'ils
favoient m'ètre dues , ils me les ont ôtées une
féconde fois. S'ils difent qu'ils ne favoient
ou me prendre, ils mentent; car i'.s étoienc
environnés de gens de ma connoiiïance donc
ils n'ignoroient pas qu'ils {.ouvoient apprendre
ou j'étois. S'ils difent qu'ils n'y ont pas fongé ,
ils mentent encore; car au moins en prépa-
rant une reprife du D^"vin du Village , ils ne
pouvoient ne pas penfcr à ce qu'ils dévoient
à l'Auteur. Mais , ils n'ont parlé de ne plus
rae refufer les entrées , que quand ils y ont
été forces par le cri public. Il eft donc faux
que la violation du traité ne foit pas de leur
fait. Ils ont fait davantage , ils ont renchéri
fur la mal honnêteté de leurs prédécefTeurs ;
car en me refufant l'entrée , le heur Dencu-
ville me déclara de la part de ceux-ci , que
quand on joucroit le Devin du Village on
auroit foin de m'envoyerdcs billets. Or nor.-
feulement les nouveaux ne m'ont parlé , ni
écrit, ni fait écrire, mais quand ils ont remis
le Devin du \'illage , ils n'ont pas même en-
voyé les bHlets que les autres avoient promis.
On voit que ces gens-là , tout fiers de pou-
voir être iniques impunénient , fe croiroicnt
déjhoBorci
A M. L E Ni EP s. 155
déshonorés s'ils faifoient un a<fte de juflice.
En recommençant à ne me plus refufer les
entrées, ils appellent cela me les rendre. Voilà
qui eu plaifanr ! Qu'ils me rendent donc les
cinq années écoulées depuis qu'ils me les ont
ôtées ; la jouilTance de ces cinq années ne
m'étoit-elle pas due , n'en:roit-elle pas dans
k traité ? Ces Meffieurs penferoient-ils donc
être quittes avec moi en me donnant les en-
trées le dernier jour de ma vie. Mon Ouvrage
ne fauroit être à eux , qu'ils ne m'en paient
le prix en entier. Ils ne peuvent , me dira-
t-on , me rendre le tems paiTé : pourquoi me
l'ont-ils ôté? c'eft leur faute , me le doivent-
ils moins pour cela ? C'étoit à eux , par la
repréfentation de cette impofiîbilicé , & pat
de bonnes manières , d'obtenir que je vou-
lulîe bien me relâcher en cela de mon droit,
DU en accepter une compenfation. Mais ,
bon ! je vaux bien la peine qu'on daigne être
jufte avec moi! foit. Voyons donc enfin de
mon côté à quel titre je fuis obligé de leur
faire grâce î Ma foi , puifqu'ils font Ci rogucs,
fi vains , fi dédaigneux de toute juftice , je
demande , moi , la juftice en toute rigueur ;
je veux tout le prix (lipulé , ou que le mar-
Tome FI. -M
134 Lettre
ché foit nu!. Que fi l'on me refufe la jufticc
qui m'eft dus , commentée refus fait-il mon
tort , & qui eft ce qui iii'ôiera le droit de me
plaindre ? Qu'y a t-il d'équitable , de raifon-
nable à répondre à cila ? Ne dcvrois je point
peut-crre un remerciement à ces M^/ÏÏeurs ,
lorfqu'à regret & en rechignant , ils veulent
bien ne me voler qu'une partie de ce qui
m'eft du.
De nos Plaideurs Manceaux , les maximes
m'éconnent ;
Ce qu'ils ne prennent pas , ils dlfent qu'ils le
donnent.
PatTons aux raifons de convenance. Après
m'avoir ôté les entrées , tandis que j'étois à
Paris , me les rendre quand je n'y fuis plus ,
n'eft-ce pas joindre la raillerie à l'infulic ? Ne
favent-ils pas bien que je n'ai ni le moyen ,
ni l'intention de profiter de leur offre. Eh !
pourquoi diable irois-je fi loin chercher leur
Opéra , n'ai-je pas tout à ma porte les Chouet-
tes de la forêt de Montmorenci î
Ils ne refuferent pas , dit M. Duclos , de
me rendre mes entrées. J'entends bien : ils
me les rendront volontiers aujourd'hui pour
A M. L E N" I ËP s. 125
avoir le plailîr de me les ôter demain , &C de
me- faire ainfi un fécond affront. Puifque ces
gens-là n'ont ni foi , ni parole , qui eft-ce qui
nie répondra d'eux &c de leurs internions î Ne
me fera t il pas bien agréable de ne me jamais
piéfcnter à la porte , que dans l'attente de me
la voir fermer une féconde fois. Ils n'en au-
ront plus , direz-vous , le prétexte. Eh ! par-
donnez-moi , Monlîeur , ils l'auront tou-
jours -, car , fitôt qu'il faudra trouver leur
Opéra beau , qu'on me remene aux Carrières l
Que n'ont-i:s propofé cette admirable con-
dition dans leur marché ! jamais ils n'auroienc
maffacré mon pauvre Devin. Quand ils vou-
dront me chicaner , manqueront-ils de pré-
textes ? Avec des menfonges, on n'en man-
que jamais. N'ont-ils pas dit que je faif(>is
du bruit au fpeiflacle , & que mon exclulîon
étoit une afrairc de police ?
Premièrement , ils mentent : j'en prends à
témoin tout le Parterre 5c l'Amphithéâtre de
ce tcms-li. De ma vie je n'ai crié , ni battu
des mains aux Bouffons ; & je ne pouvois ni
rire , ni bâiller à l'Opéra François , puifque
je n'y riftois jamais , gc qu'aulfi-tôt que
i'eutendois commencer la lugubre pfalmodie,
M ij
1^6 Lettre
je me fauvois dans les corridors. S'ils avoient
pu me prendre en faute au Speâacle , ils fe
feroicnc bien gardé de m'en éloigner. Tout
le monde a lu avec quel foin j'étois configné,
recommandé aux fcminelles ; par-tout on
n'atrendoit qu'un mot , qu'un gefle pour
m'arrèter , & fitôt que j'al'.ois au Parterre ,
j'étois environné de mouches qui cherchoicnt
à m'exciter. Imaginez-vous s'il fallut ufer de
prudence pour ne donner aucune prife fur
moi. Tous leurs efforts furent vains ; car il
y a long-tems que je me fuis dit : Jean-Jac-
ques , puifque tu prends le dangereux emploi
de défenfeur de la vérité , fois fans cejfe atten-
tif fur toi-même , fournis en tout aux loix 0
aux regUs , afin que quand on voudra te mal-
traiter on ait toujours ton. Plaifc à Dieu que
j'obferve auiTi bien ce précepte jufqu'à la fin
de ma vie , que je crois l'avoir obfervé juf-
qu'ici. Audi , mon bon ami , je ^urle terme
& n'ai peur de rien. Je fens qu'ils n'y a hom-
me fur la terre qui puilFe me faire du mal
juftement, Se quant à l'injuftice , perfonnc
au monde n'en eft i l'abri. Je fuis le plus
foible des êtres , tout le monde peut me faire
du mal impunément. J'épiouve qu'on le faic
A M. L E N I E r 3, î 57
bien , & les infuhcs des Diredeurs de l'O-
péra, font pour moi le coup-de-pied de l'ane.
Rien de tout cela ne dépend de moi 5 qu'y
fcrois-je ? Mais c'eftmon affaire que quicon-
que me fera du mal , faïTe mal , Se voilà de
quoi je réponds.
Premièrement donc , ils mentent , Se en
fécond lieu, quand ils ne mentiroient pas ,
ils onttorr; car quelque mal que j'eulfe pu
dire , écrire ou faire, il ne falloit point m'o-
ter les encrées , attendu que l'Opéra n'en ctanc
pas moins polTeffeiir de mon Ouvrage , n'en
devoit pas moins payer le prix convenu. Qus
falloit-ii donc faire? m'arrêter , me traduire
devant les Tribunaux, me faire mon procès ,
me faire pendre, ccarteler, brûler, jeter ma
cendre au vent , (1 je l'avois mérité ; mais il
ne falloit pas m'ôter les entrées. Audi bien,
commen-t , étant prifonnier ou pendu, fe-
rois-je allé faire du bruit à l'Opéra? Ils di-
fenc encore : puifqu'il fe déplait à notre théâ-
tre , quel mal lui a-t-on fait de lui en ôcer
l'entrée. Je réponds qu'on m'a fait tort, vio-
lence , injuftice , atïront ; & c'eft du mal que
cela. Ue ce que mon voifin ne veut pas em-
M iij
13 8 Lettre
ployer fon argent , eft-cc à dire que je foij
en droit d'aller lui couper la bourfe ?
De quelque manière que je tourne la
chofc, quoique règle de juftice que j'ypuiffe
appliquer, je vois toujours qu'en jugement
conrradiâoire par-devant tous les Tribunaux
de la terre, les Diredeurs de l'Opéra fcroienc
à l'inftant condamnés à la refliiution de ma
Pièce , à réparation , à dommages & intérêts.
Mais il eft clair que j'ai tort , parce que je ne
puis obtenir juftice , &: qu'Us ont raifon parce
<]u'ils font les plus forts. Je dcHc qui qu; ce
foie au monde de pouvoir alléguer en leur
faveur autre chofe que cela.
Il faut à préfcnt vous parler de mes Li-
braires , & je commencerai par M. Piirot.
J'ignore s'il a gagné ou perdu avec moi j
toutes les fois que je lui demandois fi la
vente alloit bien , il me répondoit , paffakle-
ment, fans que jamais j'en aie pu tirer autre
chofe. Il ne m'a pas donné un fou de mon
premier Difcours , ni aucune cfpece de pré-
fent , finon quelques exemplaires pour mes
amis. J'ai traité avec lui pour la Gravure du
Devin du \'Jl!agc , ùu le pied de cinq cents
aM. leNieps. 139
francs , moitié en Livres &: moitié en argent ,
qu'il s'obligea de me payer à plufieurs fois 3c
en certains termes , il ne tint parole à aucun,
8c j'ai été obligé de courir lung-tetns après
mes deux cents cinquante livres.
Par rapport à mon Libraire de Hollande ,
je l'ai trouvé en toutes chofes cxaft , atten-
tif, honnête; je lui demandai vingt-cinq
louis de mon Difcours fur l'inégalité , il me
les donna fur le champ , & il envoya de plus
une robe à ma gouvernante. Je lui ai de-
mandé trente louis de ma lettre à M. d'A-
Icmbert , 6c il me les donna fur le champ ;
il n'a fait à cette occafion aucun préfent nî
à moi , ni à ma gouvernante (*) , Se il ne les
devoir pas ; mais il m'a fait un plaifir que je
n'ai jamais reçu de M. PilTot , en me décla-
rant de bon cœur qu'il faifoic bienfes atFaircs
avec moi. Voilà , mon ami , les faits dans
leur cxaétitude. Si quelqu'un vous dit quel-
que cWofc de contraire à cela , il ne dit pas
vrai.
(*) Depuis lors il lui a fait une penfion via-
gère de trois cents livres , & je me fais un fen-
lible plsific de rendre public un acte aufli rare de
icconnoiffance & de scncrofitC.
140 Lettre
si ceux qui m'accufent de manquer de dé«
fîiuérefTement , entendent par-là , que je ne
me verrois pas ôttr avec plaifir le peu que je
gat;ne pour vivre, ils ontrailonjôc il clt
clair , qu'il n'y a pour moi d'autre moyen
de leur paroître délintérefle que de me laiffer
mourir de faim. S'ils entendent que toutes
refTources me font également bonnes , &: que
pourvu que l'argent vienne, je m'enibarralle
peu comment il vient , je crois qu'ils ont
tort. Si j'érois plus facile furies moyens d'ac-
quérir, il me fcroit moins douloureux de
perdre , Se l'on fait bien qu'il n'y a perfonno
de Cl proJjgue que les voleurs. Mais quand
ou me dépouille injuftement de ce qui m'ap-
partient, quand on m'ôte le modique pro-
duit de mon travail , on me fait un tort
qu'il ne m'cft pas aifé de réparer , il m'eft
bien dur de n'avoir pas même la liberté de
m'en plaindre. Il y a long-tems que le Pu-
blic de Paiis fe fait un Jean-Jacques à fa
mode , & lui prodigue d'une main libérale
des dons dont le Jean-Jacques de Montm»-
fcnci ne voit jamai? rien. Infirme & malade
les trois quarts de l'année , il faut que je
trouve fur le travail de l'autre quart de quoi
A M. LE Nie PS. 141
pourvoir à tour. Ceux qui ne gagnent Icut
pain que par des voies honnêtes , connoiirent
le prix de ce pain , &c ne feront pas furpris
que je ne puilTe faire du mien de grandes
largefl"i;s.
Ne vous charger point , croyez- moi , de
me défendre des difcours publics , vous au-
riez trop à faire ; il fuffit qu'ils ne vous abu-
fent pas , & que votre eftime &c votre amitié
me reflent. J'ai à Paris & ailleurs des enne-
mis cachés qui n'oublieront point les maux
qu'ils m'ont faits ; car quelquefois l'ofFenfe
pardonne , mais l'ofFenfcur ne pardonne
jamais. Vous devez fentit combien la partie
el\ inégale er.tr'eux èc moi. Répandus dans
le monde, ils y font palfer tout ce qu'il leur
plaît fans que je puiiFe ni le favoir , ni m'en
défendre : ne fait- on pas que l'abfent a tou-
jours tort ? D'ailleurs , avec mon étourdie
franchife , je commence par rompre ouver-
tement avec les gens qui m'ont trompé. En
déclarant haut &: clair , que celui qui fe dit
mon ami , ne l'eft point , Se que je ne fuis
plus le iien , j'avertis le Public'de fe tenir en
garde contre le mal que j'en pourrois dire.
'14^ Lettre
Pour eux, ils ne fonc pas fi mal- adroits qut
cela. C'eftunefi belle chofc que le vernis des
proce.ie; &: le ménagement de la bienfcancel
La haine en tire un fi commode parti ! On
fatisfait fa vengeance à fon aife , en faifant
admirer fa générofiré. On cache doucement
le poignard fous le manteau de l'amitié , &
l'on Uic égorger en feignant de plaindre. Ce
pauvre citoyen ! dans le fond il n'eft pas
inechant j mais il a une mauvaife tête , qui
le conduit auffi mal que feroit un mauvais
cœur. 0\\ lâche myliérieufement quelque
iHot obfcur , qui bientôt eft relevé , com-
menté , répandu par les apprentifs philo-
fophes ; on prépare dans d'oblcurs concilia-
bules le poifon qu'ils fe chargent de répan-
dre dans le Public. Tel a la grandeur d'ame
de dire mille biens de moi , après avoir pris
fes me uris pour que perfonnc n'en puiiTe
rien croire. Tel me défend du mal dont on
m'accufe, après avoir fait en forte qu'on
n'en puilfe .louter. Voilà ce qui s'appelle de
l'habileté ! Que voulez - vous que je falTe à
cela ? F.ntends-je de ma retraite les difcours
que l'on tient dans les cercles l Quand je les
A M. LE N I EP s. 145
entendrois , irois-je pour les démentir révé-
ler les fccrets de l'amitié , même après qu'elle
cil éteinte. Non, cher le Nieps, on peut
lepouflcr les coups portés par des mains enne-
mies i mais quand on voit parmi les aiTalïins
fon ami le poignatd à la main , il ne relia
qu'à s'envelopper la tête.
PYGMALION ,
PYGMALION,
SCENE LYRIQUE.
Le Théâtre npréfcnu un attelUr de Sculpteur.
Sur Us côtés on voit des blocs de marbre ,
des groupes , des fiarues ébauchées. Dans
le fond ejl une autre flatue cachée , fous un
pavillon , d'une étoffe légère & brillante >
orné de crépines & de guirlandes.
FygmaUon , affis £■ accoudé , rêve dans VaitU
tude d'un homme inquiet £• tri/le ; puis fe
levant tout -d- coup , il prend fur une table
les outils de fon art , va donner par inter-
valles quelques coups de cifeaufur quelques»
unes de fes ébauches , fe recule & regarde
d'un air mécontent & découragé.
P Y G M A L I O N.
JIl n'y a point I.i d'ame ni de vie ; ce n'eft
ii]ue de la pierre. Je ne ferai jamais rien de
tout cela.
O mon génie , où es - tu ? Mon talent ,
<j'j'es-tu devenu ? Tout mon feu s'eA éceinc ,
Tome FI. N
14^ Pygmali on ,
mon imagination s'eft glacée; le marbre fort
froid de mes mains.
Pygmalioa, ne fais plus des Dieux, tu n'es
qu'un vulgaire Artifte. . . . Vils inflrumens
qui n'êtes plus ceux de ma gloire , allez, ue
déshonorez point mes mains.
// jette avec dédain fes outils, puis fe pro-
mené quelque tems en rêvant , Us bras
croifés.
Que fuis-je devenu ? quelle étrange révo-
lution s'cll faite en moi ? . . .
Tyr , ville opulente Se fuperbe , les monu-
mens des arts dont tu brilles ne m'attirent
plus ; j'ai perdu le goût que je prenois à les
admirer : le commerce des Artiftes & des
Philofophes me devient inlîpide; l'entretien
des Peintres & îles Poètes efl fans attrait pour
moi ; la louange & la gloire n'élèvent plus
mon ame ; les éloges de ceux qui en rece-
vront de la poftérité ne me touchent plus ;
l'amitié même a perdu pour moi fes charmes.
Et vous , jeunes objets , chefs-d'œuvre de
la nature , que mon art ofoit imiter, & fur
les pas defquels les plaifirs m'attiroienr fans
cc.T; , vous mts charmans modèles , qui
Scène Lyrique. i47
m'cnibrâliezà la fois des feux de l'amour &
du génie , depuis que je vous ai furpaffés ,
vous m'cces tous indifFérens.
// s'^^ffïed & contemple tout autour de lui.
Retenu dans cet aaelier par un charme in-
concevable , je n'y fais rien faire , & je ne
puis m'en éloigner. J'erre de groupe en grou-
pe , de figure en figure ; mon cifeau foible ,
incertain , ne reconnoît plus fon guide : ces
ouvrages greffiers reftés à leur timide ébau-
che ne fcntent plus la main qui jadis les eût
animes.
Il fc levé impétueufement.
C'en eft fait , c'en eft fait ; j'ai perdu mon
génie. ... fi jeune encore ! je furvis à mon
talent.
Mais quelle eft donc cette ardeur interne
qui me dévore ? Qu'ai-je en moi qui femb'.e
m'embrâfer ? Quoi ! dans la langueur d'un
génie éteint fent - on ces émotions , fent - on
ces élans des paffions irapétueufes , cette
inquiétude infurmontable , cette agitation
fccretequi me tourmente, 8c dont je. ne puis
démêler la caufe ?
Ni)
148 Pygmalion,
J'ai crains que l'adniirarion de mon -ro-
fre ouvrage ne causât la diftraction que j'ap-
portoij à mes travaux ; je l'ai caché fous ce
voile mes profanes mains ont ofé cou-
vrir ce monument de leur gloire. Depuis qu«
je^ ne le vois plus , je fuis plus trifte , & ne
fuis p-s plus attentif.
Qu'il va d'être clier . qu'il va m'être pré-
cieax , cet immortel ouvrage ! Quand mon
efprit éteint ne produira plus rien de grand ,
de heau , de digne de moi , je montrerai
niâ Galathée , & je dirai : Voilà rr.on ouvra-
ge. O ma Galathée ! quand j'aurai tout perdu,
tu me referas , & je ferai confclé.
// s'approche du pavillon , puis fi retire ; va .
vient & s'arrête quelquefois à le regarder
enfoupirant.
^^ Mais pourquoi la cacher ? Qu'c/1-ce que
iV^g.igne ? Réduit i l'oi/îveté, pourquoi
m'ôtet le plai/îr de contempler la plus belle
de mes œuvres ? . . . Peut-être y refte-t-il
quelque défaut que je n'ai pas remarqué ;
peut être pourrai- je encore ajouter quelque
ornement :1 fa parure ; aucune grâce imagi-
oahle ne doit manquer à un obj^t \\ chai-
Scène Lyrique, 149
nianc. . . . peut-être cet objet ranimera- 1 il
mon imagination languifTante. Il la faut
revoir , l'examiner de nouveau. Que dis je î
Eh I je ne l'ai point encore examinée : je n'ai
fait jufqu'ici que l'admirer.
Il va pour lever le voile , & le la'tjfe retomber
comme effrayé.
. Je ne fais quelle émotion j'éprouve en
touchant ce voile; une frayeur me faifîr ; je
crois toucher au fanftuaite de quelque divi-
nité. Pygmalion , c'efl; une pierre ; c'efl: ton
ouvrage qu'importe? On fert des Dieux
dans nos temples qui ne font pas d'une autre
matière, Se n'ont pas été faits d'une autre
main.
Il levé le voile en tremblant , & fe projîerne.
On voit la Jîatue de Galachée poféefitr un
pled-d'efial fort petit , mais exhaujfé par
un gradin de marbre , formé de quelques
marches demi- circulaires,
O Galathée ! recevez mon hommage. Oui
je me fuis trompé : j'ai voulu vous faire
Nymphe , Se je vous ai fait PéeiTe. Vépus
uicme eft moins belle que vouf.
M iij
150 Pygmalion,
Vanité, foiblefTe humaine : je ne puis me
lalTer d'admirer mon ouvrage; je m'enivre
d'amour- propre ; je m'adore d^ns ce que j'ai
fait.... Non , jamais ri^n de Ci beau ne parut
dans la nature ; j'ai palIé l'ouvrage des
Dieux....
Quoi ! rant de beautés fortent de mes
mains ? Mes mains les ont donc couchées ?...
ma bouche a donc pu.... Je vois un défaut.
Ce vêtement couvre trop le nu ; il faut l'c-
chancrer davantage ; les charmes qu'il recelé
doivent être mieux annoncés.
Il prend fon maillet & fort cifeau ; puis s'a'
vançanc Icntermnt il monte , en héfitant ,
les gradins de la ftatue qu'il femble nofer
toucher. Enfin , le cijèau déjà levé , il
s'arrête..,.
Quel tremblement î que! trouble ! ... Je
tiens le cifeau d'une main mal-aflurée.....
je ne puis.... je n'ofe.... je gâterai tout.
Il s'encourage , iS» enfin préfencant fon cijèau ^
il en donne un feul coup , & faifi d'effroi
il le laljfe tomber en pouffant un grand cri.
Dieux '. je fcns la chair palpitante repjuiïcr
le cifeau I...,
Scène Lyrique. 15Î
Il rcdcfccnd tremblant & confus.
...Vaine terreur, fol aveuglement !... Non...
je n'y toucherai point ; les Dieux m'épouvan-
tent. Sans doute elleeft déjà confacréc à leur
rang.
Il la. confidere de nouveau.
Que veux-tu changer ? regarde ; quels nou-
veaux charmes veux-tu lui donner ? Ah .
c'eft fa pcrfeaion qui fait fon défaut ....
Divine Galathée i moins parfaite , il ne te
manqueroit rien....
Tendrement.
Mais il te manque une ame : ta figure ne
peut s'en pafTer.
^vec plus d'attendrlfement encore.
Que l'ame faite pour animer un tel corps
doit être belle 1
// s'arrête long- tems Puis retournant s'ajfeoiry
il dit tPunc voix lente & changée.
Quels defirs ofé-je former ? Quels vcrux
infenfés! qu'cft-ce que je fens î O ciel !
le voile de l'illufion tombe , & je n'ofe
voir dans mon caur : j'anroiî trop A m'en
indigner.
M - P V G M .\ L I O N ,
Lonyue pai:fd d.-.ns un profond accablement.
^'«'là donc la noble paflîon qui m'égare !
c'c/l donc pour cet objec inanimé que je
n'ofe forcir d'ici I.... un marbre '. une pierre !
une maiTc informe & dure , travaillée avec
ce fer!... Infenfc', rentre en toi-même; né-
mis fur toi ; ... . vois ton erreur , vois ca
folie ....
.... Mais non....
Impétueufcmsnt.
Non , je n'ai point perdu le fens ; non ,
je n'extr.ivague point ; non , je ne ni; repro-
clie rien. Ce n'eA point de ce msrbre mort
que je fuis épris , c'ell d'un être vivant qui lui
reffemble ; c'eft de la figure qu'il offre .i mes
yeux. En quelque lieu que foit cette figure
■adorable , quelque corps qui la porte , &:
quelque main qui l'ait faite , elle aura tous
les vœux de mon cœur. Oui , ma feule folie
cfl de Jifcerner la beauté , mon feu! crime elt
d'y être fenlîble. 11 n'y a rien là dont je doive
rougir.
Moins vivement , mais toujours avec pafflon.
Quels traits de feu femblent fortir de cet
objet pour cmbîâfcr mes fcns, & tccouriier
Scène Lyrique. 155
avec mon ame à leur fource ! Hélas ! il refis
immobile & froid , tandis que mon cccur
embràfé par fes charmes , voudroit quitter
mon corps pour aller échauffer le fien. Je
crois dans mon délire pouvoirm'élancer hors
de moi ; je crois pouvoir lui donner ma vie
& r.inimer de mon ame. Ah ! que Pygma-
lion meure pour vivre dans Galathée ! . . . .
Que dis-je , ô Ciîl 1 Si j'étois elle je ne la
verrois pas , je ne ferois pas celui qui l'aime i
Non , que ma Galathée vive , & que je ne
fois pas elle. Ah ! que je fois toujours un au-
tre, pour vouloir toujours être elle , pour l.i
voir, pour l'aimer, pour en être aimé....
Tranfport.
Tourmens , vœux , defits , rage , impuif-
fance , amour terrible , amour funefle... oh I
tout l'enfer efl dans mon crcur agite... Dieux
puifîans , Dieux bienfaifans; Dieux du peu-
ple , qui connûtes les partions des hommes ,
ah , vous avez tant fait de prodiges pour de
moindres caufes ! voyez cet objet , voyez
mon cœur , foyez jufles 5c méritez vos au-
tels !
^vec un enthoufiafmt plus pathétique.
Et toi , fublimc eircncc qui te caches aux
154 Pygmalion,
fens , & te fais featir aux cœurs ; ame de
l'univers , principe de toute exiftencc j toi
qui par l'amour donnes rharinonie aux élé-
mens , la vie à la matière , le fcncimeut aux
corps , & la forme à tous les êtres ; feu facré ,
célefle Vénus, par qui tout fe confcrve & fe
repro:luit fans ceiTej ah I où eft ton équi-
libre ? où efl ta force expanfivc ? où eft la
loi de la nature dans le fcntiincnt que j'é-
prouve ? où eft ta chaleur vivifiante dans
l'inanité de mes vains defirs ? Tous tes feux
font concentrés dans mon cœur & le froid
de la mort refte fur ce marbre ; je péris par
l'excès de vie qui lui manque. Hélas l je n'at-
tends point un prodige; il exjfte,il doit
ccfler ; l'ordre eft troub'.é, la nature eft ou-
tragée ; rends leur empire à fcs loix, rétablis
fon cours bienfaifant & verfe également ta
divine influence. Oui , deux ccres manquent
à la plénitude des chofes , partage-leur cette
ardeur dévorante qui confume l'un fans ani-
mer l'autre : c'eft toi qui formas par ma
main ces charmes 3c ces traits qui n'attendent
que le fentiment Se la vie ; donne-lui la moi-
tié de la mienne , donne-lui tout , s'il le
f.iut , il me fuffira de vivre en elle. O toi 1
Scène Lyrique. 155
*ui ilaignes fourire aux hommag;es des mor-
tels , ce qui ne fent rien , ne t'honore pas ;
étsnds ta gloire avec tes œuvres ! Déeffe de la
beauté , épargne cet affront à la nature , qu'un
Cl parfait modèle foie l'image de ce qui n'ell
pas !
Il revient à lui par degrés avec un mouvement
d'affurance & de Joie,
Je reprends mes fens. Quel calme inat-
tendu ? quel courage inefpéré me ranime .
Une fièvre mortelle embrâlbit mon fang : un
baume de confiance & d'efpoir court dans
mes veines ; je crois me fentir renaître.
Ainfi le fentiment de notre dépendance
fert quelquefois à notre confolation. Quel-
que malheureux que foient les mortels ,
quand ils ont invoqué les Dieux , ils font
plus tranquilles....
Mais cette injufte confiance trompe aux
qui font des vœux infcnfés. . . . Hélas ! en
récat où je fuis on invoque tout , Se rien ne
nous écoute ; l'efpoir qui nous abufe ell plus
infcnfé que le defir.
Honteux de tant d'cgaremens je n'ofc plus
nierai- en contempler la caufe. Quand je vrcx
I 5 (J P Y G M A L I O N j
lever les yeux fur cet objet fatal , je fens un
nouveau trouble , une palpitation me futFo-
que, une fecrere frayeur m'arrête....
Ironie amere.
.... Eh I regnrJe , malheureux; deviens intré-
pide ; ofe fixer une flatue.
// la voit s'animer , & fe détourne faifi d'ef-
froi & le coeur ferré de douleur.
Qu'ai-je vu ? Dieux , qu'ai-je cru voir ?
Le coloris des chairs , un feu dans les yeux ,
des mouvemens même ce n'ctoit pas aiïcz
d'cfpérer le prodige ; pour comble de miferc,
enrin , je l'ai vu....
Excès d'accablement.
Infortuné, c'en eft do.ic fait.... ton délire
eft à fon dernier terme ta raifon t'aban-
donne ainlî que ton génie.... Ne la regrette
point , ô Pygmalion .' fa perte couvrira ton
opprobre....
yive indignation.
Il eft trop heureux pour l'amant d'une
pierre de dïviait un homme à vilîonj.
Il
\
Scène LyriQUH. 157
Il fi retourne , & voit la ftatue fi mouvoir &
dcfcendre elle-même les grad'-nspar lefqueU
il a monté fur le piedd'ejlal. Il fi jette à
genoux & Uve Us mains & Us yeux au
Ciel.
Dieux immortels ! Vénus , GaLitliée ! à
prcflig3 d'un amour forcené.
GalathÉe,/ê touche & dit.
Moi.
Pygmalion, tranfporté. ,
Moi.
GALATHÉEj/e touchant encore.
C'eit moi.
Pygmalion.
RavifTante illufion qui pafTes jufqu'à mes
oreilles , ah ! n'abandonne jamais mes feus.
GalathÉe fait quelques pas & touche
un marbre.
Ce n'eft plus moi.
Pygmalion dans une agitation , dans des
tranfpons qu'dapdne à contenir , fuit tous
ces mouvemens , Pécoute , l'obfi'-ve avec
une avide attention qui lui permet à peinc
de refpircr.
J.rr.c VI. ^
15S Pygmalion, &c.
Calachce s'avance vers lui & U regarde ; il
fi levé précipitamment , lui tend Us bras ,
€-• la regards avec extafe. Elle pofe une
main fur lui j il trejfaillit , prend cette
main , la porte à fin cœur , puis la couvre
d'ardens bai/ers.
Galathéi, avec unfoupir.
Ah ! encore inoi.
P y G M A L I O N.
Oji , cher & charmant objet -, oui , digne
chef-d'œuvre de mes mains , de mon cœur
& des Dieux : c'eft toi , c'eft toi fcu!e : je
t'ai donné tout mon être j je ne vivrai plus
que par toi.
F I N.
PIECES
EN VERS.
%i II «
É P I T R E
A M. DE L'ÉTANG^
Vicaire de Marcoujfts.
JCn dcpit du dcftrn jaloux ,
Cher Abbé , nous irons chez vous*
l)ans votre franche politcrtc ,
Dans votre gaîté fans rudeflTe ,
Parmi vos bois & vos coteaux
Nous irons chercher le repos >
Mous irons chercher le remède ,
Au trifte ennui qui nous poffcde ,
A ces affreux charivaris ,
A tout ce fracas de Paris.
O ville où règne l'arrogance !
Où les plus grands fripons de ?rïnee
R<Sgcntent les honnêtes gens ,
Où les vertueux indigen»
Sont des objets de raillerie ,
Ville où la charlatanetie ,
I.e ton haut , les airs infolens ,
Icraftnt lei humbles talens,
O ï)
î<jO Pièces
Et tyrannifent la fortune ;
Ville où l'auteur de Rodo^unc
A rampi devant Chapelain ;
Où d'un petit Magot vilain ,
I-'amour fit le héros des bel'cs ;
Où tous les roquets des ruelles
Deviennent des hommes d'Etat ;
Où le jeune & beau Magiftrac
Etale , avec les airs d'un fat ,
Sa perruque pour tout mérite ;
Où le favant , bas paralïte ,
Chcx Afpafie ou chez Phriné ,
Vend de l'efprit pour un dîne,
l'aris ! malheureux qui t'habite.
Mais plus malheureux mille fois
Qui t'habite de Ion pur choix ,
Et dans un climat plus tranquille.
Ne lait point fe faire un afyie
Inabordable aux noirs foucis.
Tel qu'à mes yeux cfî Marcouiîîs !
Marcouffis qui fait tant nous plaire ;
Marcoudls dont pourtant j'efpcrc
Vous voir partir un beau matin ,
Sans vous en pendre de chagrin.
Accordez donc , mon cher Vicaire,
Votre dcmçure liofpitalicte ,
A gens dont le foin le plus doux .
Eft d'aller palier près de vous ,
Les momcns dont ils font les maîtres;
Nous connoilTons déjà les êtres
Du pays 6; de la maifon i
Nous en chcriflbas k l'acion ,
EN Vers. i<^i
Itdcfirons, s'il e(t poffible ,
Qu'à tous autres tnacccffible ,
11 deftine en notre faveur
Son loifir & fa bonne humeur.
t)c plus ; prière des plus vives ,
D'éloigner tous fâcheux convives.
Taciturnes , mauvais plaifans ,
Ou beaux parleurs , ou médifans :
Point de ces gens , que Dieu confonde «
De CCS fots dont Paris abonde.
Et qu'on y nomme beaux-cfprits ,
Vendeurs de fumée à tout prix ;
Au riche faquin qui les gâte ,
Vils flatteurs de qui les cmpAte ,
Plus vils détracleurs du bon fens
De qui méprife leur encens.
Point de ces fades Petits-Maîtres ,
Point de ces Houbercaux Champêtres
Tout fiers de quelques viins aïeux
Prefque auflî friéprifablcs qu'eux»
Point de grondcufcs pigriéchcs ,
Voix aigre , teint noir , & mains fcches;
Toujours fyndiquant les appas
Et les plaifirs qu'elles n'ont pas i
Dénigrant le prochain par ïcle ,
Se donnant à tous pour modèle ;
Médifantes par charité ,
Et fages par néccffiré.
Point de Créfus , point de canaille j
Point fur-tout de cette racaille
Que l'on appelle grands Sci-;ncurs ,
Fjipons fans probité > fans mœurs j
Oiij
I^i P i F. C E s
Se raillant du pauvre vulgaire
Dont la vertu fait la chimère ;
Mangeant fictemcnt notre bien ;
Exigeant tout , n'accordant rien ,
Et dont la fauffe politeffe
Ruiant , patclinant fans ccffc ,
N'eft qu'un piégc adroit pour dupct
I.c fot qui s'y laiffe attraper.
Point de ces fendans Militaires ,
A l'air rogue , aux mines altiercs ,
Fiers de commander des goujats ,
Traitant chacun du haut en bas.
Donnant la loi , ttanchant du maître;
Bretailleurs , fanfarons pcut-ctre ,
Toujours prêts à battre ou tuer ,
Toujours parlant de leur mdticr ,
Et cent fois plus pédans, me fembl;.
Que tous les ergoteurs cnfemble.
Loin de nous tous ces ennuyeux :
Mais fi , par un fort plus heureux ,
Il fe rencontre un honnête homme ,
Qui d'aucun grand ne fc renomme,
Qui foit aimable comme vous ;
Qui fachc rire avec les foux ,
Et raifonner avec le fagc ;
Qui n'afFec^e point de langage.
Qui ne difc point de bon mot ,
Qui ne loit pas non plus un fot ,
Qui foit gai fans chercher à l'être.
Qui foit inrtruit fans le paroître,
Qui ne rie que par gaîtiS ,
Et jamais par malignité;
EN Vers. ■! ^ .
De moeurs droites fans être auftcrcs ,
Qui foie fimplc dans fes manières ,
Qui vcurllc vivre pour autrui
Afin qu'on vive aulîi pour lui ;
Qui facile- affaifonner la table
ivappétic, d'humeur agréable;
Ne voulant point être admiré.
Ne voulant point être ignore ,
Tenant fon coin comme les autres ,
Mêlant fes folies aux nôtres ;
Raillant fans jamais infulter ,
Raille fans jamais s'emporter ;
Aimant le plaifir fans crapule ,
Ennemi du petit fcrupule ;
Bavant fans rifquer fa raifon ,
Point l'hilofophc hors de faifon ;
tn un mot d'un tel caractère ,
Qu'avec lui nous puidîons nous plaire ,
Qu'avec nous il fe plaifeauffi.
S'il cft un homme fait ainfi
Donnez-le nous , je vous fupplic ,
Mcttcz-le en notre compagnie ;
Je bulle déjà de le voir .
Et de l'aimer, c'cft mon devoir;
Mais c'eft le vôtre , il faut le dire ,
Avant que de nous le produire
De le connoitrc. C'cCb aflcz.
Montrez-le-nous fi vous ofsz.
1^4 Pièces
FRAGMENT
D' U N E É P I T R E
A M. B***.
^3 PRES un c.-icmc ennuyeux ,
Grâce à Dieu voici la femaine
Des divcrtiffcmens pieux.
On va de neuvainc en ncuvaine ,
Dans chaque F.glife on le promène,
Ciiaque autel v charme les yeux;
I.e luxe , & la pompe mondaine
Y brillent à l'honncuf des Cieux.
Là , maint ajilc Energumcnc
Sert d'Arlequin dans ces faints lieux;
le moine ignorant s'y dcincne ,
Recitant, à perte d'haleine ,
Ses orcmus myftcrieux ;
Et criant d'un ton furieux
Fora , fora , par faint Eugène !
Rarement la fcmoncc cft vainc ,
Diable & frù s'entendent bien mieux |
L'un À l'autre obéit fans peine.
Sur des objets plus gracieux
La divcrfité me ramené.
Dini ce temple délicieux.
EN Vers. i ^ >
Oi ma dévotion m'entraîne,
Oiiclle aghation foudaine
Me rend tous mes fcns pidcieux i
illumination biillante ,
l'ctntiMcs d'une main favante- ,
l'a: fums dcftinds pour les Dieux i
Msisdont la voluptd divine
Délecte l'humaine naiine
Avant de fc porter aux cieux ;
Et toi mufîque raviiïante !
bu Carcani chef-d'œuvre harmonieux ,
Que tu plais quand Cattine chante '.
iUc charme à la fois notre oreille & nos yeux.
Beaux fons , que votre effet eft tend'^e i
Heureux l'amant qui peut s'attendre
D'occuper en d'autres momens ,
La bouche qui vous fait entendre ,
A des foins encor plus charmans '.
Mais ce qui plus ici m'enchante,
C'cft mamtc dévote piquante ,
Au teint frais , à l'œi! tendre & doux r
Qui , pour éloigner tout fcrupule ,.
Vient à la Vierge , à deux genoux ,
Offrir dans l'ardeur , q^ui la brûle ,
Tous les vœux qu'elle attend de nous^
Tek font les familiers colloques ,
Tels font les ardens foliloqucs
Des gens dévots en ce laint lieu :
Ma foi je ne m'étonne gueres
Quand on fait ainfi fes prières ,
Qu'on ai: du goût à piict Dieu.
i6ij Pièces
IMITATION LIBRE
D'une Ckanfon Italienne de Mé-.
tafiafe.
'ijTKACi i tant de tromperies,
Crace à tes coquetteries ,
Nice , je refpire enfin.
Mon coeur libre de fa chaîne ,
I>îe dcguifc plus fa peine i
Ce n'cft plus un fonge vain.
Toute ma flàme eft éteinte :
Sous une colère feinte
L'Amour ne fe cache plus.
Qu'on te nomme en ton abfence ,
Qu'on t'adore en ma préfcnce ,
Mes fens n'en font point dmus.
En paix , fans toi je fommeille ;
Tu n'es plus quand je m'éveilU
l.c premier de mes dcfîrs.
Rien de ta paît ne m'agite ;
Je t'aboide & je te quitte.
Sans regrets & fans plaifirs.
Le fouvcnit de tes charmes.
Le fouvcnir de mes larmes
Ne fait nul effet fut moi.
EN Vers. "^^1
Juge enfin comme je t'aime :
Avec mon rival lui-même
3c pounois parler de toi.
Sois fiere, fois inhumaine ,
Ta fierté n'eft pas moins vaine
Que le fcroit ta douceur.
Sans être (Smu , je t'icoiite;
Et tes yeux n'ont plus de route
Pour pénétrer dans mon coeur.
D'un mépris , d'une careffe.
Mes plaihrs ou ma tiiftelTc
Ne reçoivent plus la loi.
Sans toi j'aime les bocages ;
1,'horreut des antres fauvages
Peut me déplaire avec toi.
Tu me parois encore belle ;
Mais, Kicc, tu n'es plus celle
Donc mes fens font enchantés.
Jevois, devenu plus lage ,
Des défauts fur fon vifage ,
Qui me fembloient des beautés.
Lorfque je bfifai ma chaîne , „,
Dieux , que j'éprouvai de peine J
Hélas ! je crus en mourir ! •
Mais quand on a du courage.
Pour fc tirer d'efclavage
Que ne peut-on point foufFrir ?
Atnfi du piège perfide ,
Un oif:au fmiple & timide
i6î
f l E C E s -
Avec effort échappe,
Au piix des plumes qu'il laifiTc ,
Prend des leçons de ragcfTe,
Pour n'être plus attrape.
Tu crois que mon cœur t'adore .
Voyant que je parle encore
Des foupirs que j'ai poulfcs ;
Mais tel au port qu'il defirc.
Le Nocher aime à redire
Les périls qu'il a paffcs.
Le guerrier couvert de gloir;,
Se plaît , après la victoire,
A raconter fcî exploits ;
Et l'cfclavc, exempt de peine.
Montre avec plaifîr la chaîne
Qu'il a traînée autrefois.
Je m'exprime fans contrainte ;
Je ne parle point par feinte ,
Pour que tu m'ajoutes foi ;
Et quoi que tu puifTcs dire ,
Je ne daigne pas m'inftruire
Comment tu parles de moi.
Tes'^kppas , beauté trop vaine ,
Ne te rendront pas fans peine
Un au/li fidèle amant.
Ma perte eft moins dangcreufe;
Je fais qu'une autre trompeufe
Se trouve plus aifémcnt.
VALltl
EU Vers. i^9
L' A L L è E
DE S I L V I E.
Ou'A m'égarcr dans ces bocages
L'ion cocuf goûte de voluptés '.
Que je nie plais foas ces ombrages i
Que j'aime ces flots argentés '.
Douce & charmante rêverie ,
Solitude aimable & chérie ,
Puidkxvous toujours me charmer î
De ma tritte & lente carrière
Rien n'adoucirait la mifcre
Si je ccffois de vous aimer.
Fuyez de cet heureux afyle ,
Fuyci , de mon ame tranquille ,
Vains & tumultueux piojets;
Vous pouvez promettre fans ceffe
Et le bonheur & la fageff: ,
Mais vous ne les donnez lamais.
Quoi ! l'homme ne pourra-t-il vivr«
A moins que fon cncur ne fc livra
Aux foins d'un douteux avenir i
Et fi le tcms coule fi vîte ,
Au lieu de retarder fa fuite ,
Faut-il cncor la prévenir ?
Oh I qu'avec n\oins de prévoyance,
La vertu , la fimple innocence ,
Toiac FI. l'
lyo Pièces
Font des heureux à peu de frais !
Si peu de bien fiiflfît au fage ,
Qu'avec le plus léger partage ,
Tous fes defîrs font fatisfaits.
Tant de foins , tant de prévoyance.
Sont moins des fruits de la prudence
Que des fruits de l'ambition.
L'homme , content du ncce/Taire ,
Craint peu la fortune contraire ,
Quand Ton coeur eft fans paJlîon.
Paflîons , fourccs de délices ,
Paflîons , fources de fupplices ;
Cruels tyrans, doux fédiicleurs,
Sans vos fureurs impétueufes ,
Sans vos amorces dangeicufcs ,
La paix feroic dans rous les cœurs.
Malheur au mortel méprifable ,
Qui dans fon amc infatiable ,
Nourrit l'ardente foif de l'or ;
Que du vil penchant qui l'entraîne ,
Chaque inllant il trouve la peine
Au fond même de fon trcfor I
Malheur à l'ame ambiticufe ,
De qui l'infolence odieufe
Veut a/Tervir tous les humains I
Qu'à fes rivaux toujours en bute ,
L'abîme apprêté pour fa chiite
Soit crcufé de fes propres mains !
Malheur à tout homme fAtouchc ,
A tout mortel que rien ne touche
Que fa propre fclicité !
Qu'il éprouve dans fa mifetc ,
E N V E R s. 17
De la part de fon propre frère ,
La même infcnfibilité !
Sans dourc un cœur né pour le crime ,
Eft fait pour être la victime
De ces afFreufes paffions ;
Mais jamais du Ciel condamnée.
On ne vit une ame bien née
Céder à leurs fédudions.
Il en eft de plus dangereufes ,
De qui les amorces Hatteufes
Déguifcn: bien mieux le poifon ,
Et qui toujours , dans un cofur tendre ,
Commencent à fe faire entendre
En faifant taire la railon ;
Mais du moins leurs kçonscharmantes
N'impofcnt que d'aimables loix:
La haine & fcs fureurs fanglantes
S'endorment à leur douce voix.
Des fcntimens fi légitimes
Scror.t-ils toujours combattus ?
Nous les mettons au rang des crimes ,
Us dcvroicnt être des vertus.
Pourquoi de ces penchans aimables
Le Ciel nous fait-il un tourment ?
Il «Il eft tant de plus coupables ,
Qu'il traite moins févércmcnt.
O difcours trop remplis de charmes !
Eft-cc à moi de votis écouter ?
Je fais avec mes propres armes
Les maux que je veux éviter.
Une langueur cnchanterefTe
Me pouifuit jufqu'en ce féjour ;
PiJ
ïyi Pièces
J'y veux moralifer fans ceffc.
Et toujours j'y fonge à l'amour.
Je fcns qu'une ame plus tranquille ,
Plus exempte de tendres loins ,
Plus libre en ce charmant afyle ,
Philofophcroit beaucoup moins.
Ainfi du feu qui me dévore
Tout fcrt à fomenter l'ardeur :
Hélas ; n'eft il pas tems encore
Oue la paix règne dans mon cccui ?
T)é]Z de mon feptieme luftre
Je vois le terme s'avancer;
Déjà lajcunelTe& Ton luftre
Chez moi commence à s'efFacet.
La trifte & févcre fagcITe
Fera bientôt fuir les amours.
Bientôt la pcfants vicilleffe
Va fucccder à mes beaux joutt.
Alors les ennuis de la vie
ChalTant l'aimable volupté ,
On verra la philofophic
Naître de la néceflîté ;
On me verra , par jaloufie ,
Piêchcr mes caduques vertus ,
Et fouvcnt blâmer par envie
Lesplaifiis que je n'aurai plus.
Mais malgré les glaces de l'âge,
Raifon , malgré ton vain effort ,
le fagc a fouvent fait naufrage
Quand il cioyoit toucher au poit.
O fagelTe ! aimable chimère J
l)ouce illufîon de nos coeurs <
EN Vers. 17?
C'cft fous ton divin caraftere
Que nous enccnfons nos erreurs.
Chaque homme t'habille à fa mode ,
Sous le mafque le plus commode
A leur propre félicite ;
Ils déguifenttous leur foibleffe.
Et donnent le nom de fagefie
Au penchant qu'ils ont adopté.
Tel, chez 1-â jeuneffe e'toiudic.
Le vice inftruit par la folie ,
Itd'ujn faux titre revêtu ,
Sous le nom de philofophie ,
Tend des pièges à la vertu,
Tel , dans une route contraire ,
Coh voit le fanatique auftere ,
En guerre avec tous fc .'defirs ,
l'cignant Dieu toujouts en colère.
Et ne s'attachant , pour lui plaire ,
Qu'à fuir la joie & les plaifirs.
Ah 1 s'il cxifloic un vrai fage ,
Que , différent en fon langage ,
Et plus différent en fes mœurs.
Ennemi des vils féducleurs ,
D'une fagcffe plus aimable ,
D'une vertu plus fociable.
Il joindioit le jufte milieu
A cet hommage pur & tendre ,
Que tous les cœurs auroient dû rendre.
Aux grandeurs , aux bienfaits de Dieu !
Piij
L E TTRE
SUR
LA MUSIQUE
FRANÇOISE.
Sunt verba & voces , pratereaque , nthil.
AVERTISSEMENT.
J A querelle excitée l'année dernïere
a l'Opéra y n'ayant abouti qu'à des
injures , dite^ d'un côté avec beau-
coup d'efprit , & de l'autre avec beau-
coup d'animojlté, je n'y voulus prendre
aucune part ; car cette efpece de guerre
ne me convenait en aucun fens , o" je
fentois bien que ce n était pas le tems
de ne dire que des raifons. Maintenant
que Us Bouffons font congédiés , oa
prêts à l'être , 6' qu'il nejl plus quef-
ûon de Cabales ,je crois pouvoir ha-
farder mon fcntiment , £' je le dirai
avec ma franchife ordinaire , fans
craindre en cela d'of enfer perfonne y //
me femble mçme ^e fur un pareil
lyS Avertissement,
fujet toute précaution ferait injurieufi
pour les Lecteurs ; car f avoue que
j aurais fort mauvaife opinion d'un
Peuple (*) qui donnerait a des ckan-
fons une importance ridicule ; qui fe-
rait plus de cas de fes Mujîciens que
de fes Philofaphes , & che^ lequel il
faudrait parler de Mufique avec plus
de circonfpeBion que des plus graves
fujets de morale,
C'eji par la rai fan que je viens d'ex-
pofer , que , ^quoique quelques - uns
m'accufent , h ce qu'on dit , d'avoir
{*) De peur que mes LeiSeurs ne prennent
les dernières lignes de cet alinéa pour une
fatyre ajoutée après coup , je dois les avertir
qu'elles font tirées exatlcment de la pre-
mière édition de cette lettre ; tout ce qui fuû
fut ajeucé dans la féconde. •
Avertissement. 179
manqué de refpeéi a la Muftque Fran-
foife dans ma première édition , le
refpeét beaucoup plus grand & l'eftime
que je dois k la Nation, m'empêchent
de rien changer a cet égard dans
celle-ci.
Une chofe prefque incroyable, fi
elle regardait tout autre que mot j
cefi qu'on ofc m'accufer d'avoir ^arlé
de la langue avec mépris dans an
Ouvrage o.îi il n'en peut être quefiion
que par rapport h la Mufique. h n'ai
pas changé la dejfus unfeulmot dans
cette édition , ainfi > en la parcourant
de fens'froid , le Lecteur pourra voir
fi cette accufation efi jujie. Il eft vrai
que quoique nous ayons eu. d'excellens
Pactes , à' même quelques Muficiens
îSô Avertissement.
qui n étaient pas fans génie , je crois
notre langue peu propre a la PoéJIe ,
& point du tout à la Mufique. Je
ne crains pas de rncn rapporter far
ce point aux Poètes mêmes j car quant
aux Mujîciens , chacun fait qu'on peut
fe difpenfcr de les confulter fur toute
ajfaire de raifonnement. En revanche ,
la langue Franfoife me paraît celle des
Philofopkes & des Sages ( * ) : elle
femhle faite pour être l'organe de la
vérité & de la raifort : malheur à qui-
conque ojfenfe l'une ou t autre dans des
Ecrits qui la deshonorent. Quant a
(*) C'eft le feutinient de l'Auteur de la
Lettre fur les Sourds Se les Muets , fentimeiu
qu'il foutient très-bien dans l'addition à cet
Ouvrjgc , Se i|u'il prouve encore niitux par
tous fcs Ecrits.
moi t
Avertissement. iBi
moi , /e plus digne hommage que je
croie pouvoir rendre h. cette beUe CJ
fage langue, dont j'ai le bonheur de
faire ufage , efi de tâcher de ne la
point avilir.
Quoique je ne veuille & ne doive
point changer de ton avec le Public ,
que je n'attende rien de lui, & que je
me fuucie tout aujfi peudefesf.yres
que de jcs éioges , je crois le refpec^
ter beaucoup plus que cette foule d'E-
crivains mercenaires 6' dange eux qui
le flattent pour leur intérêt. Ce refpeBy
il efi vrai ne conffte pas dans de vains
ménagemens qui marquent l'opinion
qu'on a de lafoibleff: de fes Le fleurs;
mais à rendre hommage a leur juge-':
ment , en appuyant par des rai'onsjo-.
Tome VI, Q
iSi Avertissement.
lides le fentiment qu'on leur propofe j
& c'e/i ce que je me fuis toujours ef'
forcé de faire. Ainft , de quelque fens
qiion veuille envifager les chofes , en.
appréciant équicablement toutes les
clameurs que cette Lettre a excitées ,
jai bien peur , qiid la fin , mon plus
grand tort ne fait d'avoir raifon y car
je fais trop que celui-là ne me fera ja-
mais pardonné.
L ETT RE
SUR
LA MUSIQUE
FRANÇOISE.
"Vous fouvenez-vous , Monfîeur, de l'hif-
toire de cet eriant de Siléfi: dont p::rle M. de
FoiuensUe , &: qui étoic né avec une denr
d'or? Tous les DoûsuradeTAlU-ma^ne s'é-
puiferent d'abord en favantes dilTer'ations ,
pour expli^iucr comment on pouvo-t naître
avec une dent d'or : la dernière ciioil- donc
on s'avifa fut de vérifier le f..ir , & il fe trou-
va que la dent n'étoit pas d'or, l'uur éviter
un femblable inconvénient , avant que de
parler de l'exce'.lence de no;re Muil-iuc , il
feroit peut-être bon de s'aflurer de fon exif-
tence , & d'examiner d'abord , non pas Û
elle eft d'or , mais fi n(-.u5 en avons urc.
Les Allemands, les Espagnols & les An-
glois , ont long-tems prétendu polT^dct une
Kiufique propre à leur langu; : en effet , ils
1^4 Lettre
avoient des Opéra N.icionaux qu'ils admî-
ïoicnc de rrès-bonue foi , & ils croient bien
perluddés 4u'il y alio.t de leur gloire à laifTer
abolir ces chcJ^s-d'œuvrcs inlupport^bles i
touies les oreilles , excepté les leurs. Enfin
le plaifîr l'a ernporcé chez eux fur la vanité ,
ou du moins , ils s'en font fait une mieux
entendue dcfacrifier au goût & à la raifon ,
des prrjuoés qui rendent fouvent les Na-
tions ridicules , par l'honneur même qu'elles
y attachent.
Nous fommes encore en France à l'égard
de notre Mu/îque , dans les fentimens oiî ils
écoienc alors fur la Itur ; mais qui nous alFu-
rera que pour av'oir été p'us opiniâtres , notre
entêtement en foir mieux fondé ? Ignorons-
nous combien l'habitude des plus luauvaifes
chofes peut fafciner nos fer,s en leur fa-
veur (*) ,ûc combien le raifonnemem & îa
(*) les curieux feront peut-ctrebicn ailes de
trouver ici le rafTagc Cuivanc , tiré dun ancien
partifan du coin de la Reine, & que je m'abftiens
de traduire pour de fort bonnes railons.
» Et revcrfus cil Rex rii^mus Carolus , &
» cclcbravit Roma Pafcha cum Domno ^ porto,
n lico. Eccc orta cft ronrcntio per dics feftos
« Pafchx înter Cantorcs Romanorum & Gallo-
SUR LA Musique. 185
réflexion font néceffaircs po'jr redifier dans
tous les beaux arts , l'approbation ma! enten-
due que le Psuple donne fouvcnt aux j loduc-
» rum : Diccbant fe Galli mcU.is ca .tare & pul-
»chiius qaam Romani. Diccbant f; Komanl
3^ docliffimè cantilcnas hcclefiafticas proferre ,
35 ficut do:ti fiicraiu à finîto C.rig^iii<-> Papa;
5> Gallos corniptè cantate, & c-intiicnam fanam
« deftruendo dilacciarc. Quac contemio ante
M Domnum Rcgcm Carolum pcrvcnit. Galli
,-> verô, propterfi-cuvitatem Oomni RegisÇaroli,
n vaWè cxpiobrabant cintoribus R.c:-nams. Ro-
jîitianivc ô propre aiictoritatem magnat doc-
» triHEE cos flultos , ruftico'i , & indottos vclut
«bruta anim^lia affirmabant , & doctrinani
» Sanili G.cgotii prsforcbanr riifticitati eorum;
« & cum altevca.io de ncutrâ parte finiret, aie
,, Domnus piifTimus Rex Carolus ad fuos Can-
« tores : Dicite palam quis purior eft ,. & quis
«mclior.aut fins vivus , a-it riviiU cjus longô
«dccmr.nte,? RJ;ondcrunt omncs una voce,
„ fontem vdiit ciput & ovi •nem punorem efle;
„ rivulos au;eai cjus q. an^ô U ngiùs à fonte iccef-
» ferint , taniô turbulcntos , & lordibus ac im-
« miinditii. cotruptos-, & ait Domnus Rex Ca-
» relus i rcvcrtimini vos ad fontem iancb Gre-
« gorii , quis manitatè corrupiftis caunlenam
«Ecdcfiafticam. Niox petiit Domnus Rex Ca-
« rolus ab Adtiano l'apâ Canîotcs ,qui Franciaul
>. cou;60taii de caniu. M i:!e JedLc ei Thca-
Q iij
iSS Lettre
lions du plus mauvais goût , &: détruire le
faux plailîr qu'il y prend .' Ne feroit-il donc
.point à propos , pour bien juger de la Mufi-
que Françoife, indépendamment de ce qu'en
penfc la populace de tous les Etats , qu'on
eflayât une fois de la foumettre à la coupelle
51 dorum & Bencdiclum docliflîmos Cantorcs ,
M qui à Saiiclo Gregorio cruditi fuctant , tribuit-
« que Anciphonarios Sandi Gicgorii , quos ipfe
i-> notavciat nota Romanâ. Domnus vciô Rcx
3' Carolus rcvertcns in Francisai mifit unum
« Cantortm in Mctis civitate , altcrum in Sucf-
i-> fonis civitatc, prarcipiens de omnibus civita-
» tibus Francia: Magillros fcholx Antiphonarios
5» tis ad corrigendum tradere , & ab cis difcere
3> cantare. Correcli funt crgo Antiphonarii Fian-
5î corum , quos unufquii'que pro arbitiio fuo
55 vitiavcrat , ad^iens vcl minuens , & omncs
35 Francis Cantores didiccrunt notam Romanam
35 quam nunc vocant notam Francifcam : Exccpto
35 quod t,r- nulas vel vinnulas , iivc collifibiles
35 vcl fccabiles voces in cantu non potcrant pcr-
«fectè expiimetc Franci , natutali voce barba-
» ricâ frangcntcs in gutturc voces. quàm potiîis
3» exprimcntcs. Majùs autcm Magiftcrium can-
55 tandi in Métis lenianfit , quantumquc Magif-
35 tcrium Romanum fiipcrat Metcnfc in artccan-
55 tandi , tantô fupcrat Nietcnfis cantilenaca:tcras
55 fcholas G;!lIorum. Similitcr crudicrunt Romani
ï) Cantores fupiadîclos Cantores Francorum ia
SUR LA Musique. iî>7
ic la raifon , £c de voir Ci elle en fouticndra
l'épreuve ? Conctdo ipfe hoc mulûs , difoic
Platon , vnluptate Muficam judicandam , fed.
illam ferme Muficam ejjc dico pulcherrimarn.
qiix opiimos , fatifque eruditos ddeflet.
Je n'ai pas dcfTein d'approfondir ici cet
cx.Mnen ; ce n'eft pas l'affaire d'une Lettre ,
ni peut-être la mienne. Je voudrois feulemenc
tâcher d'établir que!.]ues principes , fur lef-
quels , en attendant qu'on en trouve de
meilleurs , les Maîtres de l'^rt , ou plutôt les
Philofophes puJTeni diriger leurs recherches :
car , difoit autrefois un Sage, c'eft au Poë:e
à faire de la Poéfie , & au Muficieti à faire
de la Mufique ; mais il n'appartient qu'au
rhilofophe de bien parler de l'une 5c de
l'autre.
Toute Mufique ne peut être corapofée que
de ces trois chofcs ; mélodie ou chant , har-
«arteorganandi; & romnusRexCarolus iterùm
■y> i Romà artis grammaticae & computatoiia;
3) Magiftros fecum adduxit in Franciam , & ubi-
5> 'juc ftiidium litterarum cxpandere jullît. Ante
« ipfum cnim Doninum Regem Carolum in Gal-
ij lia nulliim ftudium fueiat liberaliura aniuiiiii.
j8S Lettre
xnonie ou accompagnement , mouvement
ou msfurc ( * ).
Quf)ii]U= le chant tire Ton principal carac-
tère de la mefure ; comme il naît immédia-
tement He l'harmonie , & qu'il airujeitit
toujours l'accompagiiement à fa marche ,
j'unirai ces deux parties dans un même ar-
ticle , puis je parlerai de la nicfure féparé-
menr.
L'harmonie ayant fon principe dans la na-
ture , eft la mc;T!e pour toutes les Nations ,
ou lî elle a quelques différences , elles font
introduites par celle de la niclodie j ainfi ,
c'cft de la mélodie feulcmeut qu'il faut tirer
le carsét;re particulier d'une Muiîque Natio-
nale ; d'autant plus que ce caradere étant
principalement donné par la langue , le chant
proprcmciU dit, doit rctreniir la plus grande
inHuence.
On peut concevoir des iani-^ues plus pro-
pres à la Mudque les unes que les autres ; on
1*1 Quoiqu'on entende par mefure la dcter-
minacion du nombre & du lapport des tims,
& par motivcmcnt celle do degrij de vtttffe , j'ai
cm pouvoir ici confondre ces chofcs tous l'idée
gcnétaU de modificaiion de la duicc ou du icms.
SUR LA Musique. 189
en peut concevoir qui ne le feroient point du
tout. Telle en pourroit être une qui ne feroïc
compofée que de fons mixtes , de fyllabes
muettes , fourdes ou nazales , peu de voyelles
fonotes , beaucoup de confonnes & d'articu-
lations , Si qui inanqueroit encore d'autres
conditions efTentielles , dont je parlerai dans
l'article de la mefure. Cherchons , par cu-
liofîté , ce qui réfulteroit de la Mufi ^ue
appliquée à une telle langue.
Premièrement , le défaut d'éclat dans !e
fon des voyelles obligeroit d'en donner beau-
coup à celui des notes , & parce que la langue
feroit fourde , la Mufique feroit criarde. En
fécond lieu , la dureté & la fréquence des
confonnes forceroit à exclure beaucoup de
mots , à ne procéder fur les autres que par
des intonations élémentaires & la Muîique
feroit infipide & monotone-, fa marche feroit
encore lente & ennuyeufe par la même rai-
fon , & quand on voudroit prefTer un peu le
mouvement , fa vîiefle rciTembleroit à celle
d'un corps dur 5c anguleux qui roule fur le
pavé.
Comme une telle Mufique feroit dénuée de
toute mélodie agréable , on tâcheroit d'y
190 Lettre
fuppléer par des beautés fafticcs & peu natu-
relles ; on la chargeroit de modulations fré-
quentes & régulières , mais froides , fans
grâces ôc fans exprefllon. On inventeroit des
fredons , des cadences , des ports de voix &
d'autres agrémens pofliches qu'on prodigue-
roit dans le chant , & qui ne feroient que le
rendre p'us ri die j'.e fans le r endre moins plar.
La Mu;i jue avec toute cette maufTade parure
rcfteroit languilTaiite Se fans cxpreflîon , Si
fes images , dénuées de fore: & d'énergie ,
peindroient peu d'objets en beaucoup de
notes , comme ces écritures gothiques , dont
les lignes remplies de traits & de lettres
figurées , ne contiennent que deux ou trois
mots , 6c qui renferment très-peu de feni
en un grand efpace.
L'impcfTibilité d'inventer des chants agréa-
blcs ob'igcroic les Compoilceurs à tourner
tous leurs foins .lu côté de l'harmonie, &
faute de beautés réelles , ils y imroduiroient
des beautés de convention , qui n'auroient
ptefque d'autre mérite que la difficulté vain-
cue : au lieu d'une bonne Mulî-juc , ils ima-
gincroicnt une Mulîque favanre ; pour fup-
pléer au chant , ils multiplicroienc les accom-
SUR. LA Musique, i^i
pagnemcns ; il leur en coûteroit moins de
placer beaucoup de niauvaifes parties les unes
au-defTus des autres , que d'en faire une qui
fût bonne. Pour ôter l'inllpiditc , ils aug-
menteroient la ccnfufion ; ils croiroient faire
de la Mullque , Sc ils ne fetoieiic que du
bruit.
Un autre effet qui réfulteroit du défaut de
mélodie , fcroit que les Muficicns n'en ayanc
qu'une faufTe idée , trouveroienc partout
une mélodie à leur manière : n'ayant pas de
véritable chant , les parties de chant ne leur
coùteroient rien à multiplier , parce qu'ils
donneroient hardiment ce nom à ce qui n'en
feroit pas , même jufqu'à la Baile-continue ,
à l'uniiTon de laquelle ils feroient fans façon
réciter les Baffes- tailles , fauf à couvrir le
tout d'une forte d'accom.agnement , dont
la prétendue mélodie n'auroit aucun rapport
à celle de la partie vocale. Par-tout où ils
verroient des notes il? trouveroient du chant,
attendu qu'en effet leur chant ne feroit que
des notes. Voces , pratereàgue nihil.
Palfons maintenant à la mefure , dans le
fentiment de laquelle confifle en grande par-
tic la beauté & l'exprenTion du chunt. La
iiji Lettre
mefure eft à-peu-près à la mélodie ce que
la fyntaxe eft au difcours : c'eft elle qui fait
l'enchaînement des mots , qui diftingue les
phrafcs , &. qui donne un fens , une Uaifon
au tour. Toute Mufique dont on ne fenc
point la mefure rclTcmble , fi la faute vient
de celui qui l'exécute , à une écriture en
chiffres , dont il faut néceffairement trouver
la clef pour en démêler le fens ; mais fi en
effet cette Mufique n'a pas de mefure fen-
fib'.e , ce n'eft alors qu'une coUcûion confufc
de mots pris au hafard & écrits fans fuite ,
auxquels le Leûeur ne trouve aucun fens,
parce que l'Auteur n'y en a point mis.
J'ai dit que toute Mufique Nationale tire
fon principal caradere de la langue qui lui
ell propre , & je dois ajouter que c'eft prin-
cipalement la profodie de la !a:igue qui conf-
titue ce cnracterc. Comme la Mulîque vocale
a précédé de beaucoup l'inftrumcntale, cclk--
ci a toujours reçu de l'.iutre fes tours dédiant
& fa mefure, Se les divcrfes mefurcs de la
Mufique vocale n'ont pu naître que des
diverfes manières dont on pouvoit fcander
le difcours, & placer les brèves & les longues
les unes; à l'égard des autres : ce qui eft très-
évidea;
SUR LA Musique. 193
évident dans la Mufique Grecque , dont
toutes Us mefures n'étoient que les formules
d'autant de rhythmes Fournis par tous les
arrangeinens des fyllabcs longues ou brèves,
& des pieds dont la langue & h poéfie
étoient fufceptibles. De force que , quoiqu'on
puifle très-bien diftinguer dans le thythme
mufical h mefurc de la profodie , la me-
Ture du vers , & la rr.efure du chant , il ne
faut pas douter que la Mufique la plus agréa-
ble , ou du moins la mieux cadencée , ne
foie celle où ces trois uiefutes concourent
enfcmbie le plus parfaitement qu'il eft pof-
fible.
Après ces écIaircifTemens je reviens à mon
hypothefe , & je fuppofe que la même lan-
gue , dont je viens de parler , eût une mau-
vaife profodie , peu marquée , fans exsûi-
tude & fans précifion , que les longues 5c les
brèves n'euffent pas enti'elles , en durées &Z
en nombres , dts rapports fimples & pro-
pres à rendre le rhytlime agréable, exaû ,
régulier; qu'elle eût des longues plus ou
moins longues les unes que les autres , des
brèves plus ou moins brèves , des fylbbes ni
brèves ni longues , 8c que les différences des
Tome yl. R.
i94 Lettre
unes & des autres fuflent indéterminées Sc
prefque incommenfurables : il efi: clair cjue
la Malîque Nationale étant contrainte d;
recevoir dans fa mefure les irrégularités
de la profociic , n'en auroit qu'une fore
v.-gue , illégale & très-peu fenfible ; que le
récitatif fe fentiroit fur-çout de cette irrégu-
lari;é ; qu'on ne fauroit prefque comment y
fsire accorder les valeurs des notes & celles
des fyllabes ; qu'on feroit contraint d'y chan-
ger de mefure à tout moment , & qu'on ne
pourroit jamais y rendre les vers dans un
riiythme exact 3c cadencé ; que même dans
les airs mefurés tous les mouvemens feroicKC
peu naturels & fans précilîoa ; que pour peu
de lenteur qu'on joignît à ce défaut , l'idée
de l'égalité des tcms fe perdroit enticremcr.-
dans l'efprit du Chanteur Se de l'Auditeur ;
,& qu'enfin la mefure n'étant plus fcnlîbîe ,
pi fes retours égaux , elle ne feroit alfujcttie
qu'au caprice du Mulkien , qui pourroit à
chaque infcant la preflcr ou ralentit à fon
gré , de forte qu'il ne feroit pas poflîble
d.uis un concert de fe paffcr de quelqu'un
qui la marquât à tous , félon la fanriilîe 0:1
la commodité d'un ù,\l.
SUR LA Musique. 15^5
C'eA ainfi que les Aûeurs contrafteroient
ttllemenc l'habicude de s'aiTcrvir la niefure,
qu'on les eiitcndroir même l'altérer à delfein
dans les morceaux où le Compofiteur feroit
venu à bout de la rendre fenfible. Marq-Jer
la msfure feroit une faute contre la corapo-
fition , &: la fuivre en feroit une contre le
goût du chant 5 les défauts pafTeroient pour
des beautés , Se les beautés pour des défauts ;
les vices feroient établis en règles ; & pour
faire de la Mufi^ue au goût de la Nation ,
il ne faudroit que s'attacher avec foin à ce
qui déplaît à tous les autres.
AuCCi avec quelque art qu'on cherchât à
couvrir les défauts d'une pareille Mufique ,
il feroit impodible qu'elle plut jamais à d'au-
tres oreilles qu'à celles des naturels du pays
où elle feroit en ufage : à force d'efTuycr des
reproches fur leur mauvais goût , à force
d'entendre dans une langue plus favorable
de la véritable Mufique , ils chercheroicnt
à en rapprocher la leur , & ne feroient que
lui ôierfoncaraûere & la convenance qu'elle
avoit avec la langue pour laquelle el!e avoir
été faite. S'ils vouloicnt dénaturer leur chanr,
ils le rendroient dur , baroque & prefquc
le)i^ LlTTRE
inchantable ; s'ils fe contentoient de t'orner
par d'aurrcs accompagnemens que ceux qu*
lui font propres , ils ne feroicnc que marquer
mieux fa pUcitude par un conrrafte inévita-
ble ; ils ôceroienc à leur Mufique la feule
beauté dont elle étoit fufceptiblc , en ôtant
à toutes fcs parties l'uniformité de c.iradlere
qui la faifoic être une ; & en accoutumant
les crtilles à dédaigner le chant pour u'écou-
ter que la fyniphonie , ils parviendroienc
enfin à ne faire fervir les voix que d'accoai-
pagncment à l'accompagnetncat.
Voilà pat quel moyen la Mufique d'une
telle Nr-tion fe diviferoic en Mufique vocale
& Mufique inftrumeniale ; voilà comment,
en donnant des caractères difFérenc à ces deux
efpeces , on en feroit un tout nionOrucux.
La fymphonie voudroic aller en mcfure , Se
le chant ne pouvant foufirir aucune gêne ,
on cnrendroit fouvent dans les mêmes mor-
ceaux les Adeurs 6c l'Orcheftre fc contrarier
Se fe faire obflacle mutuellement. Cette ia-
certitude Se le mélange de deux caradcrcs
introduiroient dans la manière d'accompa-
gner, une froideur Se une lâcheté qui fe tour-
D;r(3ic cellcmem en habitude, que les S/iic
SUR LA Musique, i 97
pl-.oni;1es ne pourtoien: pas , même en exc-
lu-.anc de bonne Mufique , lui lai (Ter de la
Jorce&:de l'énergie. En la jouant comme
la lci;r , ils l'cnerveroient entièrement ;
ils feroienc fort les doux , doux les fins.
Se ne connoîtroient pas une des nuan-
ces de ces deux mots. Ces autres mots ,
fin forban Jo , doUe {*), rlfoluto , con
ç^u(}o , fpirltofo , fojlenuto , con brio , n'au-
roicnt pas même de fynonymes dans leur
langue, &c celui à'exprejjîon n'y auroit aucun
feus. Ils fubftitueroient je ne fais combien de
p:-tics raifonnemens froids &c maulfades à la
vigueur du coup d'archet. Quelque nombreux
que fut rorcheftre, il ne feroit aucun effet,
ou n'en feroit qu'un très-défagréable. Comme
l'exécution feroit toujours lâche , &c que les
Symphoniftes aimeroien: mieux jouer pro-
prement que d'aller en mefure , ils ne feroient
jamais enfemble ; ils ne pourroient venir à
bout.de tirer un fon net & jufle, ni de rien
(*)Il n'y a peut-être pas quatre Symphoniftes
îiançois qui fâchent la difFcrcnce de piano &
l'.ùlce , & c'cft fort inutilement qu'ils la fau-
roi'.-nf, car qui d'cntr'cux feroit en dtat de la
rendre J
Riij
198 Lettre
exécuter dans fon caraftere ; & les Etranger*
feroienr tout furpris qu'à quelques-uns près ,
un Orchcftre vanté comme le premier du
monde , fcroic à peine digne des tréteaux
d'une guinguette (*). Il devroic naturelle-
ment arriver que de tels Mufîciens prifftnt
en haine la Mulîque qui auroit mis leur
honte en évidence, & bientôt joignant la
mauvjife volonté au mauvais goût , ils mec-
troient encore du deircin prémédité ddas la
ridicule exécution , donc ils auruicnt bien
pu Ce fier à leur iiial-adretre.
D'après une auirc fuppofition contraire à
celle que je viens de faire, jepourrois déduire
aifémcut toutes les qualités d'une véritable
Mufique , faite pour émouvoir , pour imiter
pour plaire , & pour porter au cccur les plus
(*) Comme on m'a afTiud qu'il y avoit parmi
les Symphop.iilcs de l'Opéia, non-fculcmcnt de
très-bons violons , ce que je confcflc qu'ils font
prcfque tous pris fdparifmcnt , msis de vérita-
blement honnêtes gens qui ne fe prêtent point
aux cabales de Icaii confrères pour mal fervir le
public; je me hâte d'ajouter ici cette diftmrtion,
pour réparer , autant qu'il cit en moi, le tort
que je puis avoir vis-à-vis de ceux qui la mc-
ticcnt.
■"sur la Musique. 19Î?
«Joucesimpreffions Je l'harmonie Se du chant;
mais comme ceci nous é^arteroic trop de no-
tre fujet, & fur-tout des idées qui nous font
connues, j'aime mieux me borner à quel-
ques obfcrvations fur la Mudque Italienne ,
qui puiiïeiu nous aider à mieux juger de la
nôtre.
Si l'on demandoit laquelle de toutes les
langues doit avoir une meilleure Grarr.tnaire,
je répondrois qu3 c'efl celle du Peuple qui
raifqnne le mieux ; & Cl l'on demandoit
lequel de tous les Peuples doit avoir une
meilleure Mufîquc , je dirois que c'efl celui
dont la langue y eft le plus propre. C'efl ce
que j'ai déjà établi ci-devant , & que j'r.urai
cccaflon de confirmer dans la fuite de cetrc
Lettre. Or, s'il y a en turope une langue
propre à la Mufique, c'efl curainement l'Ita-
lienne ; car cette langue efl douce , fonore ,
barmonieufe. Se accentuée plus qu'aucune
autre i & ces quatre qualités font précifé-
mcnt les plus convenables au chant.
Elle efl douce , parce que les articulations
y font peu compofées , que la rencontre des
c'>nfonnes y efl rare & fans rudelTe , & qu'un
it:s-giand nombre de fylUbes n'y étant for-
200 Lettre
méïs que de voyelles, le: fréquentes élifions
eu rendent la prononciation plus cou'.antc.
Elle eft fonore , parce que la plupart des
voyelles y font éclatantes , qu'elle n'a pas
de diphtongues compofées , qu'elle a peu ou
point de voyelles nazales ,&: que les atticula-
tions rares & faciles diftinguent mieux le
fon des fyllabes , qui en devient plus net &
plus plein. A l'égard de l'harmonie , qui dé-
pend du nombre & de la profodie autant que
des fons , l'avantage de la langue Italienne
eft manifefte fur ce point : car il faut remar-
quer que ce qui rend une langue hrirmonicufc
& véritablement pittorefque , dépend moins
de la force réelle de fes termes , que de la dif-
tance qu'il y a du doux au fort entre les fons
qu'elle emploie, &: du choix qu'on en peut
faire pour les tableaux qu'on a à peindre.
Ceci fuppofé , que ceux qui penfent que l'Ita-
lien n'eft que le langnge de la douceur &: de
la cendrelTe , prennent la peine de comparer
entre elles ces deux ftrophes dit TafTe.
Tcneri fdcgni c placide e tranquille
Rcpulfc c cari rc7.ii clictepaci,
Sorrifi , patolctte , c dolci ftillc
Dj pianto c fofpir , tronclii c molli bacci :
SUR LA Musique. loi
fufe tai cof(î tutte, e pofcia unille,
Et a! foce tcrrprô di lente faci ;
F ne formô qutl sî mirabil cinto
Di ch' cUa avcva il bel fianco fuccinto.
Cbi.ima gl' abitator de l'ombre eterne
11 rauco luon de la tattarca tromba i
Trcman le fj-aziofe atre caverne ,
E l'aer cii-co a quel romor limbomba i
Ne sî ftr'd:ndo mai d.i le fupcrno
Région! del Ciclo il folgor picniba.
Ne si fcoffa giammai tréma la tetra
Quando i vapoti in l'en gravida ferra.
Et s'i's di-fefperent de rendre en François
la douce harmonie de 1 une , qu'ils elîaient
d'exprimer la rauque dureté de l'autre : il
n'cfi pas bcfoin, pour juger de ceci , d'en-
tendre la langue , il ne faut qu'avoir des
oreilles & de la benne foi. Au refte,vous
obftrveiez que cette dureté de la duniere
ftro phe n'eft point fourde , mais très-fo:;ore «
& qu'elle n'eft que pour l'oreille &: non pour
la prononciation : car la langue n'articule
p-.s moir.s facilement les r multipliées qui
font la rudeflc de cette flrophe , que les /
qui rendent la première Ci coulante. Au con-
traire, toutes les fois que nous voulons don-
ner de la dureté à l'harmonie de notre lan»
loi Lettre
gue , nous fommes forcés d'entâfTcr des con-
fonnes de toute efpece , qui forment des
articulations difficiles & rudes, ce qui retarde
la marche du chant , & contraint fouvent la
Mufîque d'aller plus lentement , prcciféracnt
quand le fens des paroles cxigeroit le plus de
vîteiTe.
Si je voulois m'étendre fur cet article, je
pourrois peut-être vous faire voir encore que
les invcrfions de la langue Italienne font
beaucoup plus favorables à la bonne mélodie
que l'ordre didactique de la nôtre , &i qu'une
Phrafe Muficale fc développe d'une manière
plus agréable S: plus intéreflante , quand le
fcns du difcours long-tems fufpendu , fe
rcfout fur le verbe avec la cadence , que
quand il fe développe à mefure , £c lailTe
a.'foiWir , ou fatisfaire ainlî par degrés , le
defir de l'efprit, candis que celui «le l'oreille
augmente en raifon contraire jufqu'à la fin
de la phrafe. Je vous prouverois encore que
l'arc des fufpenlîons &: des mots entre-coupés,
que l'hcureufe conftitution de la langue rend
fi familier à la Mufique Italienne , efl entiè-
rement inconnu dans la nôtre, Se que nous
n'avons d'autres moyens pour y fuppicer ,
SUR LA Musique, lo^
o-jc des fiUnces qui ne font jamais du chant ,
& qui , dans ces occafions , montrent plutôt
lapai-.vretéde la Mulîque , quclcs rclTources
du Muficien.
Il me refieroic à parler de l'accent , mais
ce point important demande une fi protonda
dilcuffion , qu'il vaut mieux la réferver à une
meilleure main. Je vais donc palTet aux chofes
plus effentielles à mon objet , 5c tâcher d'exa-
miner notre Mufique en elle-même.
Les Italiens prétendent que notre mélodie
efl p'ate &: fans aucun chant , & toutes les
Nations ( * ) neutres confirment unanime-
ment leur jugement fur ce point ; de notre
cûté nous accufons la leur d'être bizarre &
baroque (**)• J'aime mieux croire que les
uns ou les autres fe trompent , que d'être
{*) n a ctc un tcms, dit Mylord Schaftesbury,
où l'ufaçc de parler François avoit mis , parmi
nous , là iVlufique Françoife à la mode. Mais
bientôt la MuSque Italienne , nous montrant la
Nature de plus près , nous dégoûta de l'autre,
^, nous la fit appercevoir ai.ffi lourde , aufli plate ,
& aulTi maufiadc qu'elle l'elt en effet.
(**i 11 mcfcmblc qu'on n'ofe plus tant faire
ce reproche à la mélodie Italienne, depuis
qu'elle s'ett fait entendre parmi nous : c'cll auiû
1
104 Lettre ■
rcdiiit à dire qu2 daas des contrées où !ei
Sciences & cous les Arts font parvenus â un
fi haut degré , b Mufiqje fcu'.c cft encore â
naître.
Les moins prévenus d'entre nous ( * ) fc
contentent de dire que la Mufique Italienne
& la Françoife font tontes deux bonnes ,
chacune dans fon genre, chacune pour la
langue qui lui eft propre ; m.nis outre que Icj
autres Nations ne conviennent pas de cette
parité , il reftcroic toujours à f.ivoir laouelle
des deux langues peut comporter !c meilleur
genre de Malîqu'" en foi : qneftion fort agitée
en France , mais qui ne le fera jamais ailleurs-;
queftion qui ne peut être décidée que par
une oreille parfaitement neutre , & qui par
conféquent devient tous les jours plus dirncilc
â refondre dans le fiul pays où elle foit ca
que cette mufiquc admirable n'a qu'à fc mon-
trer telle qu'elle eft pour fe juftificr de tous les
torts dont oi^ l'accule.
(*) Plafieurs condamnent l'cxclufion totale
que les amateurs de mufi.jue donnent fans ba-
lancer à !a muîiquc Françoife ; ces modirdt
conciliateurs ne vouJroiei-.t pas de goûrs cxclu-
f\i's , comme fi l'amour des bonnes chofes d».
v»it fajie ainact les mauvaifes.
problème.
SUR LA Musique. 205
problême. Voici fur ce fujet quelques expé-
riences que chacun eft maîere de vérifier , 6c
qui me paroiirent pouvoir fervir à cette folu-
tion , du moins quant à la mélodie , à la-
quelle feule fe réduit prefque toute la difpute.
J'ai pris dans les deux Mufiques des airs
également eftimés chacun dans fon genre, ôc
les dépouillant les uns de leurs ports de voix
& de leurs cadences éternelles , les autres des
notes fous-entendues que le Compofiteur na
fe donne point la peine d'écrire , & dont il
fc remet à l'intelligence du Chanteur (*) ,
je les ai folfiés exadlement fur la note , fans
aucun ornement , 6c fans tien fournit do
(*) C'cft donner toute la faveur à la mufique
Françoife , que de s'y prendre ainfi : car ces
notes fous-cntcnducs dans l'Italienne , no fone
pas moins de l'cflcncc de la mélodie que celles
qui font fur le papier. Il s'agi,t: moins de ce quj
eft e'cric que dç ce qui doit fe chanter , & cette
manière de noter doit feulement paffer pour une
lonc d'abréviation , au lieu que les cadences Se
les ports de voix du chant François font bien ,
Cl l'on veut, exiges par le goût , mais ne conf-
titucnt point la mélodie, & ne font pas de fon
cffcncc ; c'tft pour elle une forte de fard qui
couvre fa laideur fans la détruire , & qui ne U
rend que plus ridicule aux oreilles fcnfiblcs.
Tome FI. S
io6 L E
T T R E
moi-même au fens ni à la liaifon de \û
phrafe. Je ne vous dirai point quel a été dans
mon efprit !e réfultat de cette coraparaifon ,
parce que j'ai le droit de vous propofer mes
raifons Se non pas mon autorité : je vous
lends compte feulement des moyens que j'ai
pris pour me déterminer , afin que fi vous Ui
trouvez bons vous piiiflîez les employer d
votre tour. Je dois vous avertir feulement ,
que cette expérience demande bien plus de
précautions qu'il ne fcmble. La première &
la plus difficile déroutes , efl d'être de bonns
foi , & de fc rendre éga'ement équitable dans
le choix & dans le jugement. La fccondc c[\
que pour tenter cet examen il faut nécclfai-
rement erre également verfé dans les deux
ftyles ; autrement celui qui feroit le plus fa-
milier fe préfenreroit à cliaquc inftant à l'ef-
prir au préjudice de l'autre 5 &c cette deuxième
condition n'eft gucres plus facile que la pre-
mière , car de tous ceux qui connoitFent bien
l'une & l'autre Mufique , nul ne balance fur
le choix , & l'on a pu voir par les plaifans
barbouillages de ceux qui fe font mi-lés d'at-
taquer l'Italienne , quelle connoilTance ils
aroicnc d'elle &: de l'Art en général.
SUR LA Musique. 207
Je dois ajouter qu'il eR effentiel d'aller
bien exaa^-'meiit en mefure \ mais je pré-
vois que cer avertiflemenc , fuperflu dans tout
autre pays , fera fort inutile dans celui-ci , Sc
cette feule omiflîon entraîne nécelTairement
l'incompétence du jugement.
Avec toutes ces précautions , le caradere
de cliaque genre ne tarde pas à fe déclarer ,
& alors il eft bien difScile de ne pas revêtir
les phrafes des idées qui leur conviennent , 85
de n'y pas ajouter du moins par l'efprit , les
tours & les ornemens qu'on a la force de
leur refufcr par le chant. Il ne faut pas non
plus s'en tenir à une feule épreuve; car un
air peut plaire plus qu'un autre , fans que
cela décide de la préférence du genre ; & ce
n'efl qu'apiès un grand nombre d'elFais qu'on
peut établir un jugement raifonnable: d'ail-
leurs , en s'ôtant la connoiffance des paro-
les , on s'ôte celle de la partie la plus im-
portante de la mélodie, qui eft l'expre(Tîon ;
fk: tout ce qu'on peut décider par cette voie ,
c'eft fi la modulation eft bonne , & lî le chanc
a du naturel Se de la beauté. Tout cela nous
montre combien il eft difficile de prendre
aflcz de précautions contre les préjugés , Si
S ij
i-S Lettre
combien le raifoiinement nous eft néceffairc
pour nous mettre en état de juger fainemenc
des chofes ds goût.
J'ai fait une autre épreuve qui demande
mœns de précautions , & qui vous paroîtra
peut-être plus déci.lvc. J'ai donné à chanter
a des Italiens les plus beaux airs de Lulli, Se
a des Muficiens François des airs de Léo &
du Pcrgoiefe , & j'ai remarqua que quoique
ceux-ci fu/Tent fort éloignés de faifir le vrai
goût de ces morceaux , ils en fcntoient pour-
tant la mélodie , 8c en tiroient â leur
manière des phrafes de Mufique chantantes ,
agréables & bien cadencées. Mais les Italiens
folfianctrès-exaaementnos airs le; plus pa-
chéciques , n'ont jamais pu y reconnoître ni
phrafes , ni chant ; ce n'ctoit pas pour eux de
la Mufique qui eût du Cens , mais feulement
des fuites de notes placées fans choix &
comme au hazard; ils les chantoient préci-
fément, comme vous liriez des mors Arabes
écrits en caradcres François (*).
(*) Nos Muficiens prétendent tirer un <rrand
avantage de ccrtc diftdrcncc : Ko;,s exicuilns U
M,ii;^„e Italienne, difcnt-i!$ , avec leur fierté
accoutumée, o /„ itali,„, ne penv.nt exhntcr
SUR LA Musique. 109
Troificme expérience. J'ai vu à Venife un
Arménien , homme a'efpric , qui n'avoit
jamais entendu de Mufi^ue , & devani lequel
on exécuta dans un concert un monologue
François qui commence par ce vers :
Temple facrd , féjour tranquille.
It un air de Galuppi qui commence par
celui- ci -,
Voi che languitc fenza fperanza.
L'un Se l'autre furent ciiantés médiocr:ment
pour 1er François , & mal pour l'Italien, par
un homme accoutumé feulement à la Mu!i-
que Frauçoife , &c alors très- enthoufiafte de
celle de M. Rameau. Je remarquai dans
l'Arménien , durant tout le chant François ,
plus de furprife que de plaiijr; mais tout le
monde obferva dès les premières mefurcs de
l'ait Italien , que fon vifage & fcs yeux s'a-
doucilToient ; il étoit enchanté , il prêtoit
fon ame aux impreflTions de la Mu.lque , Se
fa nôtre i donc notre Mufiquo vaut mieux que la
leur. Ils ne voient pas qu'ils devroient tirer une
conféquencc toute contraire, & dire : donc Us
Jtiiiiens ont une mélodie , &■ nous n^en a-i-tns
point,
S ii)
iio Lettre
quoiqu'il entenciîc peu la langue , les fimplcs
fons lui caufoient un ravilTemenc fcnfible.
Dès ce moment on ne pue plus lui faire
écouter aucun air François.
îvlais fans chercher ailleurs des exemples ,
ii'avons-nous pas même parmi nous plufîeurs
perfonnes qui , ne connoilTant que notre
Opéra , croyoientde bonne foi n'avoir aucun
goût pour le chant , & n'ont été défabnfc-s
que par les intermèdes Italiens. C'eft préci-
fément parce qu'ils n'aimoient que la vérita-
ble Mulîque, qu'ils croyoient ne pas aimer
la Mulîquc.
J'avoue que tant de faits m'ont rendu
doureufe l'cxiftence de notre mélodie , &
m'ont fait foupçonn>.-r qu'elle pourroit bien
n'être qu'une forte de plain-chaiit modulé,
qui n'a rien d'.igrcable en lui-même , qui ne
plaît qu'à l'aide de quelques ornemens arbi-
traires , & feulement à ceux qui font conve-
JU1S de les trouver beaux. Auflî à peine notre
Mufique cfl-clle fiipportable à nos propres
oroilles, lorfqu'elîe eu. exécutée par des voix
médiocres qui manquent d'art pour la f.iire
valoir. Il f.iut des FjI 5c des Jcliotte pour
chanter la Mufîque Françoifc , mais tûu:c
SUR LA Musique. îi i
voix eft bonne pour l'Italienne , parce que
les beautés du chant Italien font dans la
Mufique même , au lieu que celle du chant
François , s'il en a , ne font que dans l'art du
Chanteur (*).
Trois chofes me paroiflent concourir A
la perfeiTcion de la mélodie Italienne : la
première eft la douceur de la langue , qui ,
rendant toutes les inflexions faciles, laifle
au goût du Mulîcien la liberté d^en faire un
choix plus exquis , de varier davantage les
(*) Au refte , c'eft une erreur de croire qu'en
gcncval les Chanteurs Italiens aient moins de
voix que les François. Il faut au contraire qu'ils
aient le timbre plus fort & plus harmonieux
pour pouvoir fe faire entendre fur les théâtres
immcnfes de l'Italie , fans ceflcr de me'nager les
fons , comme le veut la Mufique Italienne. Le
chant François cxii^e tout l'effort des poumons ,
toute l'étendue de la voix ; plus fort, nous difenc
nos Maîtres ; enflez, les fons , ouvrez la bouche,
donnei toute votre voix. Plus doux, difent les
Maities Italiens, ne forcez, point , chantez fans
gêne , rendez vos fons doux, flexibles & coulans ,
réfcrvcz les éclats pour ces momens rares &
palfagers où il faut furprendre & déchirer. Or ,
il me paroît que dans la nécciTîtc de fc faire en-
tendre , celui-là doit avoir plus de voix , quipeut
fe paffcr de crier,
ii2 Lettre
combinaifons , 5c de donnera chaque Afteur
un tour de chant particulier , de même que
chaque homme a fon g^fte fc fon ton qui
lui font propres , & qui le difliaguent d'un
autre homme.
La deuxième efï la hardiciïc des modula-
tions , qui , quoique moins fervilemenc pré-
parées que les nôtres , fe rendent plus a^yéa-
bles , en fe rendant plu< fenlîbles , & f.xr.s
donner de la dureté au chant , ajoutent une
vive énergie à l'exprellion. C'eft par elle que
le Mudcien , palFant brufquement d'un ton
ou d'un mode à un autre, &c fupprimant
quand il le faut les tranfitions intermédiaires
& fcolaftiques , fait exprimer les réticences ,
les interruptions , les difcours entre-coupés
qui font le langage des paffions impétueufcs ,
que le bouillant Métaftafe a employé lî fou-
vejit , que les Porpora, les Ga'uppi , les Coc-
chi, les Jumella , les Pcrez , les Tcrradeglias
ont fu rendre av^c fuctès , & que nos Pcëtcs
lyriques connoiirent aufli peu que nos Mufi-
cicns.
Le troifijmc avantage & celui qui prête i
la mélodie fon plus grand effet , eft l'extrême
précifion Je mcfurer qui s'y fait feaiir dans
SUR LA Musique. 215
les mouvemens les plus lents , ainfi que dans
les plus gais : précifîon qui rend le chant
animé &: intérefTant , les accompagnemens
vifs 6c cadencés , qui multiplie réellement les
chants , en faifanc d'une même cnmbinaifon
des fons , autant de dilFérentes mélodies
qu'il y a de manières de les fcander ; qui
porte au cœur tous les fcntimens , & à l'ef-
prit tous les tableaux ; qui donne au Muiî-
cien le moyen de mettre en air tous les ca-
raderes de paroles im.aginables , plufieurs
dont nous n'avons pas même l'idée (*) , &
qui rend tous les mouvemens propres à ex-
primer tous les caraderes (**) ou un feul
(*;Pout ne pas fortir du genre comique, le
fciil connu à Paris , voyez les airs , Quando
fliotto avrb il contralto, &c. lo à uni/efpajo , &c.
0 queflo 0 qitetlo t'ai a rifolvere • &c. j4 un gujlo
da flordire , &C. StixKofo mio, flizKofo , &c. lo
fono una Don:!ietla , Scc. Qjtanti maeftri , quanti
dottori , &c. / Sbirri già lo afp'.ttano , &c. Ma
dnnque il teftamento , &C. Senti me , fe brami
flare , o che rija chepiacere , &c. tous caractères
d'Airs dont la Mufiquc Françoife n'a pas les
premiers élémcns, & dont elle n'cft pas en e'tac
d'cxpiimci un fcul mot.
(**) Je me contenterai d'en citer un fcul
exemple, mais très-frappant; c'eft l'air Se pur
1
114 Lettre
mouvement propre à cop.traflcr & changer
de caradere au gié rlu Compoûteur.
Voilà , ce me femble , les fources d'où le
chant Italien tire Ces charmes &fon énergie «
à quoi l'on peut ajouter une nouvelle &: très-
forte preuve is l'avauiage de fa mélodie , en
ce qu'elle n'ejigepas autanr que la nôcr.; de
ces tréquens renverfêmeiis d'harmonie, qui
donnent à !a fiaffe- continue le véritable chant
d'undelfus. Ceux qui trouvent d; fi granucs
beautés dans la mélodie Françoife , d>;vroient
bien noirs dire à laquelle de ces chofes e'ils
en eft redevable , ou nous montrer les avan-
tages qu'elle a pour y fuppléer.
Quand on commence à connoîtrc la mé-
lodie Italienne , on ne lui trouve d'abord
que des grâces , Se on ne la croit propre qu'i
exprimer des fenti mens agréables j mais pour
peu qu'on étudie fon caradere pathétique &
tragique , ou eft bientôt Turprrs de la force
d'un infi-licc , &c. de la Fauff'e Suivante ; Air
très - pathétique fur un mouvement très-gai,
auquel il n'a manque qu'une voix pour le ch.wter,
un orchi-ftie pour l'accompagner, des oreilles
pour l'entendre, & la féconde partie qu'il na
ftUoit pas fupprimcr.
SUR LA MaSIQUE. il 5
C'Je lui prêce l'art des Composteurs dans les
grands morceaux de Mufique. C'eH à l'aide
de ces modulations favances, de cette har-
monie fiiTiple & pure , de ces accompagne-
niens vifs & brillans , que ces chants divins
déchirînt ou taviffènt l'ame , mettent le
Specutiiur hors de lui-même , & lui arra-
chent dans fes rranfports , des cris , dont
jamais nos tranquilles Opéra ne furent ho-
norés.
Comment le Muficien vient-il à bout de
prodtiire ces grands effets ? Eiî-ce à force de
contrj/ler les mouvemens , de multiplier les
accords , les notes , les parties ? Eft-ce à force
d'encalFcr dciTciils fur defTcins , inftruaicns
fur inllrumcns ! Tout ce fatras qui n'eft qu'un
naiivais (upplément où le génie manque,
éro'jiFeroit le chant loin de l'animer, Se dé-
truiroit l'intctêc en partageant l'attention.
Quelque iiarmonie que puiircnt faire enfem-
b!e plulîeurs parties toutes bien chantâmes ,
l'elfet de ces beaux chants s'éi-anouit aulÏÏ-
tôc qu'ils fe font entendre à la fois , ôc il ne
relie que celui d'une fuite d'accords , qui ,
quoiqu'on puiiTe dire , eft toujours froide
qu.ind la mélodie ne l'auiiae pas j ds forte
zitf Lettre
que plus on entaflc des chants mal à propos ^
& moins la Mufique eft agréable & chan-
tante; parce qu'il eft impoflîble à l'oreille de
fe prêter au même inftant à plufieurs mélo-
dies , & que l'une effaçant l'impreflion de
l'autre , il ne réfulte du tout que de la con-
fufion & du bruit. Pour qu'une Mufique de-
vienne intcreffante , pour qu'elle porte a
l'ame les fentimens qu'on y veut exciter, il
faut que toutes les parties coucourent à for-
tifier rexprcfTion au fujet ; que l'harmonie ne
ferve qu'à le rendre plus énergique ; que
l'accompagnement l'embelliffe , fans le cou-
vrir ni le défigurer ; que la BaiTe , par ur.e
marche uniforme & fimple , guide en quel-
que forte celui qui chante & celui qui écoute ,
fans que ni l'un ni l'autre s'en apperçoive ;
il faut , en un mot , que le tout enfemble ne
porte à la fois qu'une mélodie à l'oreille &:
qu'une idée à l'efprit.
Cette unité de mélodie me paroît une règle
indifpenfable & non moins importante en
Mufique , que l'unité d'aftion dans une Tra-
gédie ; car elle eft fondée fur le même prin-
cipe , &: dirigée vers le même objet. Aurti
tous Icj bons Compohtcurs Italiens s'y con-
formeiu
SUR. LA Musique. 117
forment - ils avec un foin qui dégénère quel-
quefois en affedatiori , &c pour peu qu'on y
réflédiiffe , on fent bientôt que c'eft d'elle
que lear Mufiquc tire fon principal effet.
C'efl dans cette grande règle qu'il faut cher-
cher la caufe des fréquens accompagnemens
à l'uniiron qu'on remarque dans la Mufique
Italienne , & qui , fortifiant l'idée du chant ,
en rendent en même-tems les fons plus
moelleux , plus doux & moins fatigans pour
la voix. Ces unilTons ne font point pratica-
bles dans notre Muliijue , Ci ce n'eft fur
quelques caraûeres d'airs choifis & tournés
exprès pour cela ; jamais un air pathétique
Fr<Jnçois ne feroit fupporcable accompagné
de cette manière , parce que la Mufique
vocale 8c l'inftrumentale .nyant parmi nous
des caractères dilFérens, on ne peut, fans
pécher contre la mélodie ÔC le goîit , appli-
quer à l'une les mêmes tours qui conviennent
à l'autre , fans compter que la mefure étanc
toujours vague Se indéterminée, fur - tout
dans les airs lents , les inftr^mens & la voix
ne pourroient jamais s'accorder , Se ne
marcheroient point iffiz de concert pour
produire enfcmble un effet agréable. Une
Tome FI. T
2i8 Lettre
beauté qui réfulte encore de ces unifTons f
c'eft de donner une expreffion plus fenlible à
la mélodie , tantôt en renforçant tout d'un,
coup les inftruinens fur un palFage , tantôt
en les radoucifTant , tantôt en leur donnant
un trait de chant énergique 6c faillant que la
voix n'auroit pu faire • & que l'Auditeur
adroitement trompé ne lailFc pas de lui attri-
buer quand rOrchcftre fait le faire fortir à
propos. De-là nak encore cette parfaite cor-
refpoudancc de la fymphonie oc du chant ,
qui fait que tous les traits qu'on admire dans
l'une , ne font que des développemens de
l'autre , de forte que c'el^ toujours dans la
partie vocale qu'il faut cherclicr la fource
4e toutes les beautés de l'accompagnement.
Cet accompagnement efl (i bien un avec le
chant , & il exadtement relatif aux paroles ,
qu'il fcmble fouvcut déterminer le jeu 6:
dider à l'Adcur le geftc qu'il doit faire (*) ,
ic tel qui n'auroit pu jouer le rô'.c fur les
paroles feules , le jouera très - julle fur la
(*) On en trouve d;s exemples frc'qucns da;is
l«s Intermèdes qui nous ont drc donnés ccttu
anniic , entre autres dan? l'air A r.» ri;'':' di flor-
4ii;-t du Maîcïc de Mufique > dans çslui fen Padront
SUR LA Musique. 119
Mufique , parce qu'clk fait bien fa fonftion
d'interprète.
Au refii , il s'en faut beaucoup que les
accompagnemens Italiens fuient toujours à
l'unilTon de la voix. Il y a deux cas aflez
fréquens où le Muficien les en fépare : l'ua
quan.l la voix roulant avec légèreté fur des
cord.s d'harmonie , fixe afTez l'attention pour
que l'accompngnement ne puilTe la partager,
encore alors donne-ton tant de fimplicité à
cet accompagnement, que l'oreille , afTeftée
feulement d'accords agréables , n'y fcnt au-
cun chant qui puiirc la diftraire. L'autre cas
di-'mande un peu plus de foin pour le faire
entendre.
Quand le Muficien faura fort art , dit
l'Auteur de la Lettre fur les Sourds & les
Muets , les parties d'accompagnement con-
courront ou à fortifier l'exprejfwn d: la partie
chantante , ou à ajouter de nouvelles idées
que lefujet demandoit , & que la partie chan-
tante n'aura pu rendre. Ce palîage me parole
«le la femme orgueillcufc , Hans celui vi p.o ben
du Tiacollo , dans celui titnon pen/i no fignora
de U Boh(;micnne , oc dans prefquc tous ceux
«jui demandent du jeu.
Tij
220 Lettre
renfermer un précepte très-utile , & voicî
comment je penfe qu'on doit l'entendre.
Si le chant eft de nature .à exiger quelques
additions , ou comme difoient nos anciens
Muficfens , quelques diminutions (*) qui
ajoutent à l'expreflîon ou à l'agrément fans
détruire en cela l'unité de mélodie , de forte
que l'oreille , qui blâmcroit peut-être ces
additions faites par la voix , les approuve
dans l'accompagnement , & s'en laiffe dou-
cement afFcûer , fans celfer pour cela d'être
attentive au chant : alors l'habile Muficien ,
en les ménageant à propos &: les employant
avec goût , embellira fon fujet & le rendra
plus expreflîf fans le rendre moins un ; &
quoique l'accompagnement n'y foit pas exac- '
tement femWahle à la partie chantante , l'uij
& l'autre ne feront pourtant qu'un chant &
qu'une mélodie. Que fi le fens des paroles
comporte une idée accefToire que le chant
n'aura pas pu rendre , le Muficien l'enchaf-
fcra dans des fi'.ences ou dans des tenues ,
de manière qu'il puiffe la préfentcr à l'Au-
diteur , fans le détourner de celle du chant.
(*) On trouvera le mot dlmtniitiûn dans le
quatrième volume de l'Encydopiîdie.
SUR LA Musique. 221
LV.vantage feroic encore p'us grand , fi cette
i^iée acceiroirc pouvoir être rendue par un
accompagnement contraint & continu , qui
fît plutôt iin léger mur;nure qu'un véritable
chant, comme feroit le bruit d'une rivière
ou le gazouillement des oifeaux : car alors
le Composteur pourroit féparer tout- à -fait
le chant de l'accompagnement , & deftinant
uniquement ce dernier à rendre l'idée accef-
foire , il difpofera fon chant de manière à
donner des jours fréquens à l'Orcheftre , en
obfcrvant avec foin que la fymphonie foit
toujours domiiiée par la partie chantante ;
ce qui dépend encore p'us de l'art du Com-
poiîteur , que de l'exécution des Inflrumens :
mais ceci demande une expérience confom-
méc pour éviter la duplicité de mélodie.
Voilà tout ce que la règle de l'unité peut
accorder au goût du Mlifîcien , pour parer
le chant ou le rendre plus expreffif , foit.ea
embelliirant le fujet principal , (bit en y en
ajoutant un autre qui lui relie alFujetti. Mais
de faire chanter à part des Violons d'un côté,
de l'autre des Flûtes , de l'autre des BalTous ,
chacun fur un dèlltin particulier , & préf-
ixe faut rapport cntr'eux , 5c d'ap|icllct
T iij
111 Lettre
tout ce cahos , de la Mufique , c'eft inCu'.tcr
également l'oreille & le jugement des Audi-
teurs.
Une autre chofc , qui n'eft pas, moins
contraire que la multiplication des parties,
à la rcg'e que je viens d'établir , c'eft l'abus
ou plutôt Tufage des fugues , imitations ,
doubles de (Teins, & autres beautés arbitraires
& de pure convention , qui n'ont prefquc
de mérite que la difficulté vaincue , & qui
toutes ont été inventées dans la nailTance de
l'Art , pour faire briller le favoir , en atten-
dant qu'il fut queftion du génie. Je ne dis
pas qu'il foit tout-à-fait impoiïîb'e de con-
ferver l'unité de mélodie dans une fugue , en
conduifar.t habilement l'attention de l'Audi-
teur d'une partie â l'autre, à mefure que le
fujet y pafTe ; mais ce travail eft fi pénible ,
que prefque pcrfonne n'y réurTît , & Ci ingrat,
qu'à peine le fuccès peut- il dé«lommager de
la fatigue d'un tel ouvrage. Tout cela n'abcu-
tlffant qu'à faire du bruit , ainfi que la plu-
part de nos chœurs fi admirés ( * ), eft cgaîe-
(*) les Italiens ne font pas eux-mêmes toiit-à-
fait revenus de ce préjugé barbare. Us fe piquent
encore d'avoir dans ieuis Egiifcs de la Mufique
SUR LA Musique. 225
ment indigne d'occuper la plume d'un hom-
me de génie , & l'attention d'un homme de
goût. A l'égard des contreftigucs , doubles
fugucî , fugues renverfées , haffes contram-
tes , & autres fottil'es difficiles que roreiUe
ne peut foufîrir , & que la raifon ne peut
juftifier , ce font évidemment des reftes de
barbarie & de mauvais goût , qui ne fublif-
tent, comme les portails de nos Eglifes gothi-
ques , que pour la honte de ceux qui ont eu
la patience de les f^ire.
Il a été un tems où l'Italie étoit barbare ,
& rocme après la renaiflance des autres Ans
que l'Europe lui doit tous, la Mufique plus
tardive n'y a point pris aifémen-t cette pureté
de goût qu'on y voit briller aujouid'hui ;
bruyante; ils ont fouvcnt des Mcffcs & des Mo-
tets à quatre Choeurs , chacun fur un deffein
diffifrent ; mais les grands Maîtres ne font que
riic de tout ce fatras. Je me fouviens que Tcrra-
deglias , me pavlant de plufieurs Motets de fa
coinpofition, où il avoit mis des Chœurs tra-
vaillas avec un grand foin, étoit hontciix d'en
avoir fait de fi beaux , & s'en exciiroit fur fa
jcuncde i autrefois , di(oit-il , j'aimois à faire
du bruit ; à pvélcnt je tâche de faire de la Mu-
li4ue.
224 Lettre
& l'on ne peut guares donner une plus mau-
vaife idée de ce qu'elle écoic alors , qu'ea
remarquaiu qu'il n'y a eu pendant long-teni&
qu'une même Mufique en France 5c en Ita-
lie {*), &que les Muficicnsdes deux contrées
communiquoient familièrement entr'cux ,.
non pourtant fans qu'on pût remarquer déj»
dans les nôtres le gcrc-.e de cette j.-.!oufiic ,
qui efl inféparable de l'infériorité. LuUi
même , alarmé de l'arrivée de CorrcUi , Ce
hâta de le faire ch.ifTcr de France : ce qui lui
fut d'autant plus aifé , que GorcUi ttoit plus
grand homme , &c par conféquenr moinr
(*) t.' Abbé du Bos fc tourmente bcaucriup pour
faire honneur aux Pays Bas du renouvellement
de la Mufîque , & cela pourroit s'admettre, (i
l'an donnoit le nom de Mufiqje à un continuel
rempliffagc d'nccords; mais (î l'harmonie n'cft
que la bafe commune , & que la mélodie foule
conftitnc le caraclcrc, non-fculomcnr la Mufiouo
moderne cft ndc en Italie , mais il y a quelque
apparence que dans toutcç nos langues vivantes ,
la Mulîquc Italienne cft la feule qui puiffe rccU
lemcnt cxiftcr. Du tcms d'Orlandc & dfe Gou-
dimel, on failbit de l'iiarmonic & des fons ,
Lulli y a ioint un peu de cadence ; Corrclli ,
Buononcini , Vijici & Pcrgolcfe, font les pic-
niicrs qui aient fait de la Miiiîquc.
SUR LA Musique. 2.2.5
courtifan que lui. Dans ces cems où la Mufi-
i]ue naiJToit à peine , elle avoic en Italie cette
ridicule empiiafe de fcience harmonique ,
CCS pédantefques prétentions de doclrine ,
qu'elle a chèrement confetvées parmi nous ,
Se par lefquelles on diftingue aujourd'hui
cette Mufîque méthodique , compaffee ,
mais fans génie, fans invention 6c fans goût,
qu'on appelle à Paris Mufique écrite par ex-
cellence , & qui tout au plus n'eft bonne en
efFet qu'à écrire & jamais à exécuter.
Depuis même que les Italiens ont rendu
l'harmonie plus pure, plus fimple , &; donné
tous leurs foins à la perfection de la mélo-
die , je ne nie pas qu'il ne foit encore de-
meuré parmi eux quelques légères traces des
fugues & deffeins gothiques , & quelquefois
de doubles & triples mélodies. C'eft de quoi
je pourrois citer plufieurs exemples dans les
Intermèdes qui nous font connus , & entre
autre le mauvais quatuor qui efl à la fin de
la Feirme orgue'dlcufe. Mais outre que ces
chofcs fortent du caradere établi , outre
qu'on ne trouve jamais rien de femblable
dans les Tragédies , & qu'il n'eft pas plus
jufl*" de juger l'Opéra Italien fur ces farces.
îi<j Lettre
<iue de juger notre Théâtre François fur
l'Impromptu Je Campagne , ou le Baron de
la Crajfe , il fniic au(îî rendre juftice à ['zi%
nvec lequel les Compofireurs ont fouvcnt
évité dans ces Intermèdes les pièges qui Icuï
écoieiit tendus par les Poètes , & ont fait
tourner , au profit de la règle , des ficuations
qui fembioient les ff)rccr à l'enfreindre.
De toutes les parties de !a Mulîque, la plus
difficile à traiter fans fortir de l'unité de
mélodie , e/l le Duo ; & cet article mérite
de nous arrêter un moment. L'Auteur de
la Lettre fur Ompliale a déjà remarqué que
les Duo font hors de la na.ure ; car rien
n'cfl moins naturel que de voir deux perfon-
nes fe parler à la fois durant un certain tems ,
foit pour dire la même chofe , foit pour fe
contredire, fans jamais s'écouter ni fe répon-
dre. Et quand cette fuppofition pourroit s'ad«
mettre en certains cas , il eft bien certain
que ce ne fcroit jnnais dans la Tragrdie,
où cette indécence n'eft convenable ni à la
dignité des perfonnages qu'on y fait parler,
ni à l'éducation qu'on leur fuppofe. Or >
le meilleur mo\x>n de fauvcr cette abfurdité ,
c'cft de traiter le plus qu'il eft potfible le Duq
SUR. LA Musique. 117
en DialOj^uc, Se ce premier foin regarde le
Poëce ; ce tjui r..'garde !e Muiïcien , c'eft de
trouver un chant convenable au fujet , 8c
djTtribué de telle force, que chacun des Inter-
locuteurs parlant alcernacivenient , toute la
fuite du Dialogue ne forme qu'une mélodie,
qui , fans changer de fujet , ou du moins
•fans altérer le mouvement , pafTe dans fon
progrès d'une partie à l'autre, fans cefler
d'être une, & fans enjamber. Quand on joint
enfcmble les deux parties , ce qui fe doit
faire rar:;ment & durer peu , il faut trouver
un chant fufceptible d'une marche par tier-
ces ou par fixies , dans lequel la féconde
pnnic faife fon effet fans diftraire l'oreille
de la première. Il faut garder la (iureté d:s
dirtbnances , les Tons perçans & rer.forcés,
le fortidïnio de l'Orcheftre .pour des inflans
de défordre &c de tranfport, cù les A£leurs
fcmblant s'oublier eux mêmes , portent leur
égarement dans l'amc de tout Speûateur fen-
fible, & lui font éprouver le pouvoir ds
l'harmonie fobremenc ménagée. Mais ces
inftans doivent êcre rates & amenés avec art.
Il fn'jt par une Mufique douce & afFeûueufe
avoir déjà difpofé l'oreille Ce le cœur à l'c-
228 Lettre
motion , pour que l'un &C l'autre fe prêtent
à ces ébraulcniens violens, & il faut qu'ils
paiïent avec la rapidité qui convient à notre
foiblefTe ; car quand l'agitation ell trop torte,
elle ne fauroit durer , Se tout ce qui eii au-
delà de la Nature ne touche plus.
En difant ce que les Duo doivent être ,
j'ai dit précifément ce qu'ils font dans les
Opéra Italiens. Si quelqu'un a pu entendre fur
un Théâtre d'Italie un Duo tragique chante
par deux bons Aifleurs, & accompagné par
un véritable Orcheftre , fans en être attendri;
s'il a pu d'un reil fcc aflîfter aux Adieux de
Mandane Se d'Arbace , je le tiens digne de
pleurer à ceux de Lybie Se d'Epaphus.
Mais fans infifter fur les Duo tragiques ,
genre de Mulîque dont on n'a pas même
l'idée à Paris , je puis vous citer un Duo
comique qui efï connu de tout le monde ,
& je le citerai hardiment comme un modelé
de chant , d'unité de mélodie , de dialogue
& de goût , auquel , félon moi , rien ne
manquera , quand il fera bien exécuté , que
des Auditeurs qui fâchent l'entendre : c'eft
celui du premier acte de la Serva Padrona ,
Lo conofco a que^l' occhlcttï , &c. J'avoue
SUR LA Musique. 2.^9
que peu de Muficiens François font en état
d'en fentir ks beautés , &: je dirois volontiers
du Pc:rgo'.erc, comme Cicéron difoic d'Ho-
mère , que c'di avoir déjà fait beaucoup de
progrès dans l'Art , que de fe plaire à fa
Icftute.
J'efpere , Monfieur , que vous me pardon-
nerez la longueur de cet article , en faveur
de la nouveauté, & de l'importance de fon
objet. J'ai cru devoir m'êcendre un peu fur
une règle aufli efTenticUe que celle de l'unité
de mélodie ; règle dont aucun Théoricien ,
que je fâche , n'a parlé jafqu'à ce jour -, que
les Compofiteurs Italiens ont feuls fentie &
pratiquée , fans fc douter , peut-être , de fon
exiftcnce ; &: de- laquelle dépendent la dou-
ceur du chant , la force de l'cxpreffion , Se
prefque tout le charaie de la bonne Mulîque,
Avant que de quitter ce fujet , il me refte à
vous montrer qu'il en réfulte de nouveaux
avantages pour l'harmonie même, aux dé-
pens de laquelle je fcmblois accorder tout
l'avantage à la mélodie -, & que l'expreffioa
.lu chast donne lieu à celle des accords en
forçant le Compolîteur à les ménager.
Vous r^firouvcnez-vous", Monfieur , d'a-
Tomc VI. ^
^3^ Lettre
voir entendu quelquefois dans les Intermèdes
qu'on nous a donnés cette année , les fils de
l'Entrepreneur Italien , jeune enfant de dix
ans au plus , accompagner quelquefois à
l'Opéra. Nous fûmes frappés dés le premier
jour, de l'effet que produifoit fous fes petits
doigts , l'accompagnement du Clavecin ; &
tout le fpedacle s'apperçut à fon jeu précis &
brillant que ce n'étoit pas l'Accompagnateur
ordinaire. Je cIiL-rchai aulTi-tôt les ranbns de
cette différence , car je ne doutois pas que le
fieur Noblct ne fut bon harmonise & n'ac-
compagnât très-exaiaement : mais quelle fut
ma furprifc en obfervant les mains du petit
bon-homme , de voir qu'il ne rempli/Toit
prefque jamais les accords, qu'il fuppnmoic
beaucoup de fons , & n'employoit très-fou-
vent que deux doigts,dont l'un fonnoit pref-
que toujours l'odavc de la Biile l Quoi !
difois-je , en moi-même , l'harmonie com-
plette fait moins d'eff^ct , que l'harmonie mu-
tilée , & nos Accompagnateurs en rendant
tous les accords pleins , ne font qu'un bruit
confus , tandis que celui-ci avec moins de
fons fait plus d'harmonie, ou du moins, rend
fon accompagnement plus fenfibîe &' ph,s
SUR LA Musique. 231
agréable 1 Ceci fut pour moi un problème'
jnquiéranc , &c j'en compris encore mieux
toute l'importance , quand après d'autres ob-
fervations je vis que les Italiens accoropa-
gnoient tous de la même manière que le
petit Bambin , & que , par conféquent , cette
épargne dans leur accompagnement devoit
tsnir au même principe que celle qu'ils aftec-
tent dans leurs partitions.
3e comprenois bien que la Baffe étant le
fondement de toute l'harmonie , doit tou-
jours dominer fur le refte , & que quand
les autres parties l'étoufïer.t ou la couvrent ,
il en rcfultc une confufion qui peut rendre
l'harmonie plus fourde j & js m'expliquois
ainlî pourquoi les Italiens , fi économes de
leur main droite dans l'accompagnement,
redoublent ordinairement à la^gauche l'oc-
tave de la BafTe ; pourquoi ils mettent tant de
Coutre-baflcs dans leurs Ocheftres, &: pour-
quoi ils font fi fouvent marcher leurs quin-
tes (*) avec la Baffe , au lieu de leur donner
(*) On peut remarquer à l'Orcheftre fie notre
Opéra, que dans la Mufique Italienne les quintes
ne jouent prcfquc jamnis leur partie quand elle,
cft à l'octave de la Baflc ; peut-être ne daigne»
V ij
252. Lettre
une autre partie , comme les François ne
manquent jamais de f;ire. Mais ceci , qui
pouvoic rendre raifon de la netteté des ac-
cords , n'en rcndoit pas de leur énergie , 8c
je vis bientôt qu'il devoit y avoir quelque
principe plus caché & plus lin de l'expreflion
que je rcmarquois dans la (Implicite de l'har-
monie Italienne , tar.dis que je irouvois la
nôtre fi compofce , fi froide & fi languiirante.
Je jiic fouvins alors d'avoir lu dans quel-
que ouvrage de M. Rameau , que chaque
confonnance a fon car?£lcrc particulier , c'eft-
à-difc , une manière d'aifeftcr l'ame qui lui
efl propre ; que l'eiFet de la tierce n'eft point
le même que celui de la quinte , ni l'effet de
la quarte le même que celui de la fixte. De
même les tierces & les fixies mineurs doivent
produire des alFeftions différentes de celles
que produilent les tierces & les fixtes ma-
jeures ; & ces faits une fois accordés , il s'en-
fuie alfez évid^m.nent que les difTouanccs &
t-on pas même la copier en pareil cas. Ceux
qui conduifcnt l'Orcheftcc ignoreroicnt-ils que ce
d«fav\t de liailon entre la Baflc & le defl'us rend
rhatmonic tiop feche i
SUR LA Musique. 233
rous les intervalles poflîblcs feront auffî dans
le même cas. Expérience que la raifon con-
firme , puifquc toutes les fois que les rap-
ports font différens , l'impreffion ne fautoit
être In même.
Or, me difois-je à moi-même en raifon-
nant d'après cette fuppofition , je vois claire-
ment que deux confonnances ajourées l'une
à l'autre ma!-à-propos , quoique félon les
règles des accords , pourront , même en aug-
mentant l'harmonie, afFoiblir mutuellement
leur eftct , le combattre , ou le partager. Si
tout l'effet d'une quinte m'cft nécefTaire poiir
l'cxpreflîon dont j'ai befoin , je peux rifqiisr
«l'affoiblir cette expreffion par un troifieme
fon , qui divifant cette quinte en deux autres
intervalles , en modifiera néceiTairement l'ef-
fet par celui des deux tierces dans IcfqucUes
je la réfous ; 8c ces tierces mêmes , quoique
le tout enfcmble fade une fort bonne harmo-
nie , étant de différente efpece , peuvent en-
core nuire mutuellement à l'impreffion l'une
de l'autre. De même , (I l'impreffion fimul-
tanée de la quijire & des deux tierces m'étoit
néceffaire, j'affoiblirois & j'altércrois mal-
à-propos cette imprcffion , en retrancbauc
Viij
^54 Lettp. E
un des trois fons qui en forment l'accord.
Ce raifonnement devient encore plus fcnfi-
ble , appliqué à la diffonancc. Suppofons que
j'aie befoin de toute la dureté du triton, ou.
de toute la fadeur de la fa u (T.- quinte; oppo-
fition , pour le dire en paifant , qui prouve
combien les divers reaverfemens des accords
en peuvent changer l'elFct ; fî dans une telle
circon/lancc , au lieu dz porter à roreille les
deux uniques fons qui forment la dilfonancc,
je m'avifc de remplir l'accord de tous ceux
qui lui conviennent , alors j'ajoute au tricoa
la féconde &: la fixte, & à la fauffe-quinte la
fixte & le tierce , c'eft-À-dirs , qu'introduiûnc
dans chacuii de ces accords une nouvelle
difTonancc , j'y introduis en même-tems trois
confonnances , qui doivent néceffairement
ea tempérer & affoiblir l'eifet , en r;;nd2nc
ua de ces accords moins f.ide ci: l'autre moins
d^r. C'efl donc un principe certain ic fondé
dans la nature , que toute Mu/îquc où l'har-
monie eft fcrupulcufcment renjp'iie , touç
accompagnement oi) tous les accords font
complets , doit faire beaucoup de bruit ,
mais avoir très-peu d'expfcflîon : ce qui eft
précifcmsiii le caraiftcre de la Muilque f ran.
SUR LA Musique. i?S
çoife. Il cft vrai qu'en ménageant les accorrls
^ les parties , !c choix devient difficile 8c
demande beaucoup d'expérience & de govit
pour !e faire toujours à propos; mais s'il y a
une règle pour aider au Couipofiteur à Ce
bien conduire en pareille occafion , c'eft cetr
tainement celle de l'unité de mélodie que
j'ai tâché d'établir ; ce qui fe/tapporte au
caradere de la Mufique Italienne , & rend
raifon de la douceur du chant jointe à la
force d'expreffion qui y régnent.
Il fuit de tout ceci , qu'après avoir bien
étudié les règles élémentaires de l'harmonie ,
le Muficicn ne doit point fe hâter de la pror
diguer inconfidérémLUt , ni fe croire en cC3t
de coir.pofer parce qu'il fait remplir des ac-
cords , mais qu'il doit , avanr que de mettre
la mai» à l'œuvre , s'appliquer à l'étude
beaucoup plus lonj^ue ôc plus difficile des
inipreffions diverPes que les confonnances ,
les dilToanances 8c tous les accords font fur
les oreilles fenfibles , £c fe dire fouvent à
1-jiJ-mcinc , que le grand arc du Cornpori-
rcur ne coafifte pas moins à favoir difcerncr
Q.1Î3S l'occafioQ les fons qu'on doit fuppri-
nier , que ctux dont il faut faire ufage. C'ett
25^ Lettre
en étudiant (k feuilletnnt fans cefT: les chefsr-
d'œavres de l'Italie qu'il appartiendra à faire
ce choix exquis , fi la nature lui a donné
alfez de ginie & de goût pour en fentir la
néceflîté ; car les difficultés de l'art ne fc
laifTent appercevoir q^u'à ceux qui font faits
pour les vaincre , & ceux-là ne s'aviferonc
pas de compter avec mépris les portées vuides
d'une partition, mais voyant la facilité qu'un
Ecolier auroic eue à les remplir , ils foup-
çonneront & chercheront les raifons de cette
lîmplicité trompeufe , d'autant plus admira-
ble , qu'elle cache des prodiges fous une feinte
négligence , Se que Varie che tuuà fà , tiulla
fi fcuopre .
^'oild , à ce qu'il me fjiuble , la caufc des
effets fjrprenans que produit l'harmonie de la
Muhque Italienne , quoique beaucoup moins
chargée que la nôtre , qui en produit fi peu.
Ce qui ne fignific pas qu'il ne faille jamais
remplir l'harmonie, mais qu'il ne faut la
remplir qu'avec choix & difcernement -, ce
n'e/l pas non plus à dire que pour ce choix
le Muficien foit obligé de faire tous ces rai-
fonnemens , mais qu'il en doit fentir le ré-
fukat. C'efl à lui d'avoir du génie & du
SUR. LA Musique. 237
goût pour trouver les chofes d'effet j c'cft au
Thénricien à en chercher les caufcs & à dirt
pourquoi ce font des chofes d'ettct.
Si vous jetez les yeux fur nos compolîtionj
modernes , fur-tout fi vous les écoutez , vous
reconnoîtrez bientôt que nos Muficiens ont
u mal compris tout ceci , que , s'efForçant
d'arriver au même but , ils ont direftemenc
fuivi la route oppoféc ; & s'il m'efl permis
de vous dire naturellement ma penfée , je
trouve que plus notre Mulîque fe perfedionne
en apparence , & plus elle Ce gâte en eiFet. Il
étoit peu^ être néceffaire qu'elle vînt au point
où file eft , pour accoutumer infenfiblenienc
nos oreilles à rejeter les préjugés de l'habi-
tude , & à goûter d'autres airs que ceux dont
nos Nourrices nous ont endormis ; mais je
prévois que pour la porter au très- médiocre
de!;ré de bonté dont elle cft fufceptible , il
faudra tôt ou tard commencer par redefcen-
dre ou remonter au point où Lulli l'avoit
Tiiifc. Convenons que l'harmonie de ce célè-
bre Muficien "eft p!;is pure & moins renver-
fée , que fes BatTes font plus «.tturelles &
marchent plus rondement , que fon chant cft
mieux fuivi , «juc fes accompagnemens moins
25^ Lettre
chargés naifleiic mieux du fuje: &: en fortent
moins , que fon récitatif efl beaucoup moins
maniéréjSc par conféquent beaucoup meilleur
qu; le nô:re ; ce qui fe confirme par le goût
de l'exécution : car l'ancien récitatif ccoit
rendu par les Adeurs de ce tems-li tout au-
trement que nous ne faifons aujourd'hui ; il
ctoirplus vif & moins traînant ; on le chan-
toit moins, & on le déclamoit davantage (*).
Les cadences , les ports de voix fe font
multipliés dans le nôtre ', il eft devenu cq-
core plus languiflant , & Ton n'y trouve
prefque plus rien qui le diftingue de ce qu'il
nous plaît d'appeler air.
Puifqu'il eft qucftion d'airs &: de récita-
tifs , vous voulez bien , Monfieur , que je
termine cette Lettre pir quelques obfcrvations
fur l'un 8c fur l'autre , qui deviendront peut-
être deséclairciflemens utiles àla folution du
problème donc il s'agit.
(*; Cela fc prouve par la diiicc des Opc'ii dî
I.ulli , beaucoup plus grande aujourd'hui que de
fon tcms , fclon le rapport unanime de tous ceux
<]ui les ont vus anciennement. Aullî toutes les
fois qu'on redonne ces Opéra , cft-on oblige d'y
faite (les rctranchcmens confidérablcs.
SUR LA Musique. 139
On peut juger de l'idée ds nos Muficieiiî
fur la conflicution d'un Opéra , par la finj^u-
lariié de leur nomenclature. Ces grands mor-
ceaux de Mulîque Italienne qui ravilîen: ; ces
chefs- d'oeuvres de génie qui arrachenc des
larmes , qui ofFrent les tableaux les plus
frappans , qui peignent les fituations les plus
vives , 6c portent dans l'ame toutes les paf-
fions qu'ils expriment , les François les ap-
pellent des Ariettes. Ils donnent le nom à' airs
à ces infipides chanfonnettes , dont ils entre-
mêlent les fcenes de leurs Opéra, U réfer-
vent cc-lui de monologues par excellence à
ces traînantes & ennuyeufes lamentations , à
qui il ne manque pour alToupir tout le
monde , que d'être chantées julle 5c fans
cris
Dans les Opéra Italiens tous les airs font
en fituation 6c font partie des fcenes. Tantôt
c'eft un père défefpéré qui croit veir l'ombre
d'un fils qu'il a f^" mourir injuftement , lui
reprocher fa cruauté : tantôt c'eft un prince
débonnaire , qui , forcé de donner un exem-
1^ d" févérité , demande aux Dieux de lui
. ôtcr l'empire , ou de lui donner un cccur
moins fcr.fible. Ici c'eft une mère tendre qui
-4^ Lettre
verfe dis larmes en retrouvant Coi fils qu'elle
croyoic mort. Là , c'cll le langage de l'a-
mour, non rempli de ce fade & puérile
galimatias de flammes &: de chaînes , maii
tra)>ique , vif, bouillant , entrecoupé, & tel
qu'il convient aux paffions impétueufes. C'eft
fur de telles paroles qu'il fied bien de dé-
ployer toutes les richelTcs d'une Mulique
pleine de force 3c d'cxprelîîon , & de ren-
chérir fur rénerpie de la Poélîc par celle de
l'harmonie & du chant. Au contraire , ki
paroles de nos ariettes , toujours détachée!
du fujet, ne font qu'un mifér.îble jargon
emmiellé , qu'on e(i trop heureux de ne p^j
entendre : c'eft une colleétion fane au hazarj
du très - petit nombre de mots fonorcs que
notre langue peut fournir, tourn.'s & retour-
nés déroutes les manières , excepté de celle
qui pourroic leur donner du fais. C'eft fur
ces impcrtinsns amphigouris que nos \fufî-
cicnsépuifen: leur goût & leur fa7oir , & nos
Aâcurs leurs grftes & leurs poumons ; c'eft
à ces morceaux cxtravagans que nos femmît
fe pâmint d'admiration ; & la preuve la plus
marqué." que la Mulîque Frinçoife ne fait ri
peindre ni parler, c'eft qu'elle ne peut déve-
lopper
SUR LA Musique. 24^
lopper le peu de beautés dont elle ell fufcep-
tible, que fur des paroles qui ne fignifient
rien. Cependant, à entendre les François
parler de Mulîque , on croiroit que c'eft dans
leurs Opéra qu'elle peint de grands tableaux
& de grandes pniTions , 5; «ju'on ne trouve
que des ariettes dans les Opéra Italiens , où
le nom même d'ariette & la ridicule chofe
qu'il exprime font également inconnus. Il ne
faut pas être furpris de la groffiéreté de ces
préjugés : la Mufique Italienne n'a d'enne-
mis , même parmi nous , que ceux qui n'y
connoiflènt rien ; & tous les François qui
ont tenté de l'étudier dans le feul delTeia
de la critiquer en connoiirancc de caufe ,
ont bientôt été fcs plus zélés admirateurs {*].
Après les ariettes , qui font à Paris le
triomphe du goût moderne , viennent les
fameux monologues qu'on admire dans nos
anciens Opéra. Sur quoi l'on doit remarquer
que nos plus beaux airs font toujours dans
C*-) C'eft un préjugé peu favorable à la Mu-
fîque Françoifc , que ceux qui la mépiifcnc le
plus foicnt piécifcment ceux qui la connoilTcnt:
le mieux; car clic etl auflî ridicule quand on
l'examine, qu'infuppoctablc quand on l'écoute.
Tome VI, X
14- Lettre
les monologues & jamais dans les fcenes ,
parce que nos Adeurs n'ayant aucun jeu
muet, & la Muiîqne n'indiquant aucun
g«/îe & ne peignant aucune fituacion , celui
qui iiarde le fiience ne fait que faire de fa
perfonne pendant que l'autre chante.
Le carjâere traînant de la langue , le peu
de flexibilité de nos voix, & le ton lamen-
table qui règne perpétuellement dans notre
Opéra , mettent prefque tous les monologues
François fur un mouvement lent , & comme
la mefure ne s'y fait fentir ni dans le chant ,
ni dans laBaire , ni dans l'accompagnemenr,
rien n'eft (î traînant , fi lâche , fi languifTant
que ces beaux monologuas que tout le monde
admire en bâillant ; ils voudroient être triflcï
& ne font qu'ennuyeux ; iis voudroient tou-
cher le cœur & ne font qu'affliger les oreilles.
Les Italiens font plus adroits dans leurs
Adagio : car lorfquc le chant e(ï (î lent qu'il
feroit à craindre qu'il ne lailfâf afFoiblir
l'idée de la mefure , ils font marcher la
balTe par notes égales qui marquent le mou-
vement , 6: l'accompagnement le marque
aurti par des fubdivilîcns de notes , qui fou-
tenant la voix 5«: l'oreille eu mefure, ii«
SUR LA Musique. 243
rendent léchant que plus agréable & fur-
tout plus énergique par cette précifion. Mais
la nature du chant François interdit cette
reflource à nos Compofiteurs : car dès quff
l'Adeur fcroit forcé d'aller en mefure , il ne
o
pourroit plus développer fa voix ni fon jeu ,
traîner fon chant , renfler , prolonger fes
fons , ni crier à pleine tète , Se par confé-
quent il ne feroit plus applaudi.
Mais ce qui prévient encore plus efficace-
ment la monotonie 8c l'ennui dans les Tra-
gédies Italiennes , c'eft l'avantage de pou-
voir exprimer tous les fentimens & peindre
tous les caraûeres avec telle mefure & tel-
mouvement qu'il plaît au Compofiteur.
Notre mélodie , qui ne dit rien par elle-^
même , tire toute fon exprcffion du mouve-
ment qu'on lui donne ; elle eft frrcénient
trifte fur une mefure lente , furieufe ou gaie
fur un mouvement vif , grave fur un mou-
vement modéré : le chant n'y fait prefque
rirn, la mefure fcu'.e , ou , pour parler plus
iufte , le feul degré de vîtefTe détermine le
caraftere. Mais la mélodie Italienne trouve
dans chaque mouvement des expreflfîons
pourrons les caractères , des tableaux poux*
Xij
144 Lettre
tous les objets. Elle efl , quand il plaît au
Muficien , trifte fur un mouvement vif , gnie
fur un mouvement lent , & coaime je l'ai
rléja dit , elle change fur le même mouve-
ment de caraftere au gré du Compofireur ;
ce qui lui donne la facilité des contraftes ,
fans dépendre en cela du Pofte 6c fans s'ex-
pofer à des couire-fens.
Voilà la fource de cette prodigieufc variéié
que les grands M.iîtres d'Italie favent répan-
dre dans leurs 0(iéra , fans jamais fortir de
la nature : variété qui prévient la monoto-
nie , la langueur & l'ennui , & que les Mu-
ficiens Français ne peuvent imiter , parce
que leurs mouvemens font donnés par le
fens des paroles , fi qu'ils font forcés de
s'y tenir , s'ils ne veulent toir.ber dans des
contre - fens ridicules.
A l'égard du récitatif , dont il me reftc
à parler, il me fcmble que pour en bien
juger il faudroit une fois favoir précifément
ce que c'cft -, car jufqu'ici je ne fâche pas
que de tous ceux qui en ont difputé , per-
fonne fe foit avifc de le définir. .1c ne fais ,
Monfieur , quelle idée vous pouvez avoir de
ce mot i quant à moi , j'appelle récitatif
SUR LA Musique. 245
une dcclamation harmonieufe , c'efl-à-dire ,
une déclamation dont toutes les inflexions fa
foat par intervalles harmoniques. D'où il
fuie que comme chaque langue a une décla-
mation qui lui eft propre , chaque langue
doit auffi avoir foa récitatif particulier 5 ce
qui n'empêche pas qu'on ne puiffe très--
bien comparer un récitatif à un autre , pour
favoir lequel des deux eft le meilleur , on
celui qui fe rapporte le mieux à fon objet.'
Le récitatif eft néceffaire dans les drames,
lyriques , 1". Pour lier l'adion & rendre le.
fpeaacle un. 1°. Pour faire valoir les airs ,
dont la continuité dcviendroitinfupportable..
}0. Pour exprimer une multitude de chofes
qui ne peuvent ou ne doivent point être ex-
primées par la Mufique chantante & caden-
cée. La finiple dcclamation ne pouvoit con-
venir à tout cela dans un ouvrage lyrique ,
parce que la tranfition de la parole au chant ,
bi fur-tout du chant à la parole , a une dureté
à laquelle l'oreille fe prête difficilement , &
forme un contrafte choquant qui détruit toute
l'illufion , &par conféquent l'intérêt ; car il
y a une forte de vraifeinblance qu'il faut con-
ferver , même à l'Opéra, en rendant le dif*
Xiij
2 4^ Lettre
cours teHemenr uniforme , que le tout pdlTc
ctre pris au moins pour une langue hypothé-
tique. Joignez à cela que le fecours «ies ac-
cords augmente l'énergie de la déclamation
harmonieufe , & dédommage avantageufc-
nient de ce qu'elle a de moins naturel dans
hs inionations.
II eft évident , d'aptes ces idées , que le
meilleur récitatif, dans quelque Langue que
ce foit , G elle a d'ailleurs les conditions
iiécefTaires , ed celui qui approche le plus de
la parole ; s'il y en avoit un qui en approchât
tellement , en confervant l'harmonie qui lui
convient , que l'oreille ou refprit yùt s'y
tromper , on devroit prononcer bnrdimenr
que celui-là auroit atteint toute la perfec-
tion dont aucun récitatif puilFe être fufcep-
tible. ^
Examinons maintenant fur cette tee,\e ce
qu'on appelle en France , récitatif, & dites-
moi, je vous prie, que! rapport vous pouvez
trouver entre ce récitatif & notre déclama-
tion î Comment conccvrez-vous jamais que
la Langue Françoife dont l'accent eft G uni ,
n fimplc , a modeftc , fi peu chantant , foit
: bien rendue par les bruyantes & criardes iu-
SUR LA Musique. 247
tonations de ce récitatif, & qu'il y air quelque
rapport entre les douces inflexions de la parole
& ces fons foutenus ôc renflés , ou plutôt ces
cris éternels qui font le tiffu de cette partie
de notre Mufique encore plus même que des
airs ? Faites , par exemple , réciter à quel-
qu'un qui fâche lire , les quatre premiers vers
de la fameufe rcconnoiirance d'Iphigénie. .
A peine reconnoitrez-vous quelques légères
inégalités , quelques foibles inflexions de
voix dans un récit tranquille , qui n'a rien
de vif ni de paffîonné , rien qui doive en-
gager celle qui le fait à élever ou abaiffer
la voix. Faites enfuite réciter par une de
nos A<ftrices ces mêmes vers fur la note du
Mufîcien , & tâchez , fi vous le pouvez ,
de fupporter cette extravagante criaillerie ,
qui pafTe à chaque infiant de bas en haut
& de liaut en bas , parcourt fans fujet toute
l'éiendue de la voix , & fufpend le récit hors
de propos pour filir de beaux fons fur des
fyllabes qui ne fignifieiit rien , Se qui ne for-
ment aucun repos dans le fens î
Qu'on joigne à cela les frédons , les ca-
dences , les ports - de- voix qui reviennent à
chaque inftant , Se qu'on me dife quelle ana-
148 Le t t r e
logie il peut y avoir entre la parole & toute
cette msullade pretintaille, entre la déclama-
tion & ce prétendu récitatif; qu'on me men-
ue au moins quelque côté par lequel on
puiiïe raifonnablement vanter ce merveilleux
récitatif François dont l'invention fait la
gloire de LuUi î
C'eft une chofe affez plaifante que d'enten-
dre les Partifans de la Mufique Françoife
fe retrancher dans le caraûcre de la L^ng^c ,
& rejeiter fur elle des défauts dont ils n'ofcnt
accufer leur idole, tandis qu'il eft de toute
évidence que le meilleur récitatif qui peut
convenir à la Lnngue Fr.înçoife , doit être
cppofé prcfqu'cn tout à celui qui y eft en
ufage : qu'il doit rouler entre de forts petits
intervalles , n'élever ni n'abaiffer beaucoup
la voix , peu de fons fouicnus , jamais d'c-
clats , encore moins de cris ; rien fur- tout
qui rertemble au cbant , peu d'inégalité dans
la durée ou valeur des notes, ainfi que dans
une route, direaemcnt contraire à celle de-
Lulli 8c de Tes fuccefTeuri , dans quelque
toute nouvelle qu'atturément les Compofi-
tcurs François , iî fiers de leur faux favoir 9
& par confcqucnt û élçii^nés de fendr Se
SUR LA Musique. ^49
d'aimer le véritable, ne s'avifcront pas de
chercher fitôt , & que probablement ils ne
trouveront jamais.
Ce feroit ici le lieu de vous montrer par
l'exemple du récitatif Italien , que toutes les
conditions que j'ai fuppofées dans un bon
récitatif, peuvent en effet s'y trouver ; qu'il
peut avoir à la fois toute la vivacité de la
déclamation , & toute l'éiscrgie de l'harmo-
nie ; qu'il peut marcher auffi rapidement que
la parole , Se être aufTi mélodieux qu'un
véritable chant -, qu'il peut marquer toutes
les inflexions dont les paaions les plus véhé-
mentes animent le difcours , fans forcer la
voix du chanteur , ni étourdir les oreilles
de ceux qui écoutent. Je pourrois vous mon-
trer comment, à l'aide d'une marche fonda-
mentale particulière, on peut multiplier les
modulations du récitatif d'une 'manière qui
lui foit propre , &: qui contribue à le diftin-
guer des airs , où , pour conferver les grâces
de la mélodie , il faut changer de ton inoins
fréquemment ; comment fur- tout , quand
on veut donner à la paflîon le tems de dé-
ployer tous fes mouvemens , on peut , à
l'aide d'une fymphonie habilement mena-.
^5^^ Lettre
gïc , faire exprimer à l'Orchelîre , par de»
chants patJ)étiquss & variés , ce que l'Aûeur
ne doit que réciter : chef-d'œuvre de l'art
du Mufîcien , par lequel il fait , dans un
récitatif obligé (*) , joindre la mélodie la plus
louchante à route la véhémence de la décla-
mation , fans jamais confondre l'une avec
l'autre : je pourrois vous déployer les beautés
fans noml'r; de cet admira'o'e récitatif, donc
on fait eu France tant de contes auffi abfur-
des que les jugcmcns qu'on s'y nicle d'en
porter ; comme fi quelqu'un pouvoir pro-
noncer fur un récitatif, fans connoître à
fond la langiie à kquelle il eft propre. Maij
pour entrer dans ces détails il faudroit , pour
ainfi dire , ciéft un nouveau Didionnaire ,
inventer i chaque inftant des termes pour
offrir aux Lecteurs François des idées incoa-
(*) J'avois efpérd qi:e le fîeiir Caffaielli nous
donncroit, au Concert Spirituel , quclqije mot-
ceau de grand rccrtanf & de chint pathi?tique,
pour f.iire entendre une foi'; aux prétendus con-
noiffeuts ce qu'ils jugent depuis fi lon;-tcms;'
mais fur les raifons pour n'en lien faire , j'ai
tcouvd qu'il connoinoit encore mieux que moi
la portée de fcs Auditeurs.
SUR LA Musique. 151
nues parmi eux , &i leur tenir des difcours
qui leur paroîtroienc du galimathias. En un
mot, pour en ê:re compris il faudroit leut
parler un langage cju'ils enténdiircnc , & pai'
confé.]uenc de ftiences Si d'arts de tout genre,
excepte la feule Mufique. Je n'entrerai donc
point fur cette matière dans un détail affefté ,
qui ne feryiroit de; rien pour l'inftruction des
Lefteurs , & fur lequel ils pourroient préfu*
mer que je ne dois qu'à leur ignorance en
cette partie , la force apparente de mes preu-
ves.
P.ir la même raifon je ne tenterai pas non
plus le parallcls qui a été propofé cet hiver ,
dans un écrit adreiTé au Petit Prophète èc à,
fes adverfaircs , de d::ux morceaux de Mufî-
qite , l'un Italien & l'autre François , qui
y font indiqués. La fctne Italienne, confon-
due en Italie avec raille autres chefs -d'œu-
vres égaux ou fupérieurs , étant peu connue à
Paris , peu de gens pourroient fuivre l#cora-
^araifon , & il fe trouveroit que je n'aiiVois
parlé que pour le petit nombre de ceux qui
f.ivoient déjà ce que j'avois à leur dire. Mais
quant à la fcene Françoife j'en crayonnerai
volouiiers l'analyfe avtc d'autant plus de
i^z Lettre
plailîr , qu'étant le morceau confacré dans
la Nation par les plus unanimes fufFrages,
je n'aurai pas à craindre qu'on m'accufc
d'avoir mis d,e la partialité dans le choix ,
ni d'avoir voulu foulhaire mon jugement
à celui des Ledeurs par un fujet peu connu.
Au refte , comme je ne puis examiner ce
morceau fans en adopter le genre , au moins
par hypothefe , c'eft rendre à la Muliquc
Françoife tout l'avantage que la raifon m'a
forcé de lui ô:er dans le cours de cette Lettre ;
e'eft la juger fur fes propres règles ; de forte
que , quand cette fcene feroit auffi parfaite
qu'on le prétend , on n'en pourroit conclure
autre chofe ûnon que c'ell de la Muliquc
Françoife bien faite , ce qui n'empècheroic
pas que le genre étant démontré mauvais ,
ce ne fut abfolument^e mauvaife Mufique j
il ne s'agit donc ici que de voir (î l'on peut
l'admettre pour bonne , au moins dans fon
genre©
Je vais pour cela tâcher d'analyfer en peu
de mots ce célèbre monologue d'Armide ,
enfin il ejl en ma. puiffance , qui pafle pour
un chef d'oeuvre de déclamation , & que
les Mîîtres donnent eux - mêmes pour le
modèle
SUR LA Musique. 251
Modèle le plus parfait du vrai récitatif Fran-
çois.
Je remarque d'abord que M. Rameau l'a
cité avec raifon en exemple d'une modula,
tion exaae & très-bien liée : mais cet éloge
appliqué au morceau dont il s'agit , devient
une véritable fatire , & M. Rameau lui-même
fe feroit bien gardé de mériter une femblablc
louange en pareil cas : car que peut-on penfet
de plus mal conçu que cette régularité fcho-
iaft.que dans une fcene où l'emportement ,
la teudrelTe & 1= contraftc des paflîons oppo-
fées mettent l'Adrice & !« Speûateurs dan*
la plus vive agitation. Armide furieufe vient
poignarder fon ennemi. A fou afped , elle
hé/îte , elle fe lailTe attendrir , le poignard
lui tombe des mains ; elle oublie tous fes
projets de vengeance , & n'oublie pas un feui
inilant fa modulation. Les réticences , les
interruptions, les tranfîtions iiitelleduelles
que le Poète ofFroit au Mu/îcien , n'ont pas
été une feule fois faifies par celui-ci. L'H-é-
roïne finit par adorer celui qu'elle vouloit
égorger au commencement j le Mufîcien finie
en E fi mi commt il avoir commencé , fans
avoir jamais quitté les corde» les plus ana-
Tome n. Y
■2-54 Lettre
logues au ton principal , fans avoir mis une
feule fois dans la déclamarion de l'Actrice la
moindre inflexion extraordinaire qui fît foi
de l'.3gitation de fon ame , fans avoir donne
la moindre expre/Iîon à l'iiarmonie : & je
dcfîe qui que ce foie d'aflîguer par la Muliquc
feule , foit dans le ton , foit dans la mélo-
die , foit dans la déclamation , foit dans
l'accompagnement , aucune différence fcnd-
blc entre le commencement & la fin de cette
fccne , par où le Spedaceur puiffe juger du
changement prodigieux qui s'ell fait dans le
cœur d'Armide.
Obfervez cette BaiTe-continue : que de
croches l que de petites notes paiT^geres pour
courir après la fucceffion harmonique ! E(l-ce
ainlî que marche la Baffe d'un bon récitatif,
où l'on ne doit entendre que de grolFes no-
tes , de loin en loin , le plus rarement qu'il
cft poflible , & feulement pour empêcher la
voix du récitant & l'oreille du Spcdateur de
t'cgarcr ?
Mais voyons comment font rendus les
beauxvcrs de ce monologue, qui peut pairer
ta effi^ pour un clief-d'œuvrc de Poélic,
Enfin il cft en ma puijfance.
SUR LA Musique. i$S
Voilà un trille (*),&, qu» pis eft , un
repos abfolu dès Is premier vers , tandis i^ue
le fens n'eft achevé qu'au fécond. J'avoue
que le Poëre eût peut-être mieux fait d'omet-
tre ce fécond vers , &C de laiffer aux Speûa-
teurs le plaiiîr d'en lire le fens dans l'ame de
l'Aarice 5 mais puifqu'il l'a employé , c'étoit
au Muficien de le rendre.
Ce fatal ennemi , cefuperbe vainqueur (
Je pardonnerois peut - être au Muficien
d'c'voir mis ce fécond vers dans un autre ton
que le premier , s'il fe permettoic un peu plus
d'en changer dans les occafions nécciTaires.
Le charme du fommcil le livre à ma vengeance.
Les mots de charme 5: defommeil ont été
pour le Muficien un piège inévitable j il a
oublié la fureur d'Armidc , pour faire ici un
petit fomme , dont il fe réveillera au mot
(i)Je fuis contraint de francifcr ce mot pour
exprimer le battement de goficr que les Italiens
apr>;llent ainfi , parce que me trouvant à chaque
inftant dans la nccc/lité de me fervir du m'^r de
cadence dans une autre acception , il ne m'dtoie
pas podible d'évjtet autrement des équivoques
continuelles.
2.$^ Lettre
percer. Si vous croyez que c'eft par haîarj
qu'il a employé des fons doux fur le premier
hémiftiche, vous n'avez qu'à écouter la Bairs :
LuIIi n'étoit pas homme à employer de ces
diefes pour rien.
Je vais percer fon invincible coeur.
Que cette cadence finale efl ridicule dans
Wn mouvement auflî impétueux 1 Que ce trille
eft froid & de mauvjifc grâce 1 Qu'il eft
mal place fur une fyllabe brève , dans un
récitatif qui devroit voler, OC au milieu d'un
tranfport violent I
Par lui tous mes Captifs fomfortis d'efclavage.
Qu'il éprouve toute ma rage !
On voit qu'il y a ici une adroite réticcnca
du Poète. Armide , après avoir dit qu'elle va
percer l'invincible coeur de Renaut , fcntdans
le fîen les premiers mouvemens de la pitié
ou plutôt de l'amour; elle cherche des rai-
fons pour ft- raffermir, & cette tranfition
intcllcftuclle amené fort bien ces deux vers
qui fans cela fc lieroient mal avec les précé-
dens, & de vieil Jroient une rcpétitioa tout-
sua LA Musique. 257
d-fait fuperflue de ce qui n'eft ignoré ni do
l'Aftrice ni des Speûareurs.
Voyons, maintenant, comment le Mufî-
cien a exprimé cette marche fecrete du cœur
d'Armide. Il a bien vu qu'il falloir mettre
un intervalle entre ces deux vers 5c les pré-
cédens , & il a fait un filence qu'il n'a rempli
de rien , dans un moment où Arinide avoic
tant de chofes à fentir , & par conféquenc
l'orcheftre à exprimer. Après cette paufe , il
recommence exadtement dans le même ton »
fur le m«Tie accord , fur la même note par
où il vient de finir, palîe fuccedlvement par
tous les fons de l'accord durant une mefure
entière, & quitte enfin avec peine & dans
un moment où cela n'efl plus nécelTairc , le
ton autour duquel il vient de tourner fi mal-
à-propos.
Quel trouble mifaifu ? Qui méfait héjlter?
Autre filence , & puis c'eft tout. Ce vers
eft dans le même ton , prefque dans le même
accord que le précédent. Pas une altération
qui puifTe indiquer le changement prodigieux
qui fc fait dans l'ame & dans les diCcours
d'Arruide. La tonique , il eft vr.ii , devient
Yiij
2.5S Lettre
dominante par un mouvement de BalTe. Eh
Dieux ! il eft bien queftion de tonique & Ae
dominante dans un in/lant où toute liaifon
harmonique doit être interrompue , où tout
doit peindre le dcfonlre & l'agitation 1 D'ail-
leurs , une légère altération , qui n'eft ov.c
dans la BaiTe , peut donner plus d'énergie
aux inflexions de la voix , mais jamais y
fuppléer. Dans ce vers , le cœur, les yeux,
le vifage , le gefle .l'Armidc , tour eft change ,
bormis fa voix : elle parle plus bas , mais
elle garde le même ton.
Qu^ejî-ce qu'enfa. faveur la. pit'iè me veut dire ?
Friippons.
Comme ce vers peut être pris en deux fcns
différens , je ne veux pas chicaner Lulli
pour n'avoir pas préféré celui que j'aurois
choifi. Cependant il eft incomparablement
pitis vif, plus animé , & fait mieux valoir
ce qui fuit. Armide , comme Lulli la fait
parler , continue à s'attendrir en s'en deman-
dant la caufe à elle-même.
Quejï-ce qu'en fa faveur la pitiéme veut dire}
Puis tout d'un coup elle revient à fa fureur
par ce feul mot ;
SUR LA Musique. 2.59
Frappons.
Armide , indii^née comme je la conçois ,
après avoir héfité , rejette avec précipitation
fa vaine pitié , 8c prononce vivement &:
tout d'une haleine en levant le poignard.
Quefl-ce qu'en fa faveur la pitié me veut dire î
Frappons.
Peut-être Lu'.li même a-t-il entendu ainfi
ce vers , quoiqu'il l'ait rendu autrement :
car fa note décide fi peu la déclamation ,
qu'on lui peut donner fans rifque le fens
que l'on aime mieux.
Ciel ! qui peut m'arrêter ?
Achevons... je frémis ! vengeons-nous ... je
foupire.
Voilà certainement le moment le plus
violent de toute la fcene. C'efl ici que fe
fait le plus grand combat dans le ccrur
d'Armide. Qui ctoiroit que le Muficien a
laiiTc toute cette agitation dans le même
ton , fans la moindre tranfition intellec-
tuelle , fans le moindre écart harmonique ,
d'une manière fi infipide , avec une mélodie
lôo Lettre
fi peu caraftérifée Se une fi inconcevable
mal-adrclTe , qu'au lieu du dernier vers que
dit le Poète.
Achevons ; je frémis. Vengeons - nous ; je
foupire.
Le Mufîcien dit exadcmenr celui-ci.
achevons ; achevons. Fengeons-nous ; ven-
geons-nous.
Les trilles font fur - tout un bel effet fut
de telles paroles, & c'eft une chofe bien
trouvée que la cadence parfaite fur le mor
foupire !
EJl-ce ainfi (jucje dois me venger aujourd'hui^
Ma colère s^éceint quand /approche de lui.
Ces deux vers fcroient bien déclamés
s'il y avoit plus d'intervalle entre eux , £c
que le frcond ne finît pas par une cadence
parfaite. Ces cadencés parfaites font tou-
jours la mort de l'exprefli-n , fur- tout dans
le récitatif François oii elles tombent fi
lourdement.
Plus je le vois , plus ma vengeance ejl vaine.
Toute fcrfonne qui fcntira la véritable
SUR lA Musique. i^i
déclamation de ce vers , jugera que le fé-
cond hémiAiche efl: à contre - fcns, la voix
doit s'élever fur ma vengeance , Se retomber
doucement fur vaine.
Mon bras tremblant fè refufe à ma haine.
Mauvaife cadence parfaite ! d'autant plus
qu'elle ell; accompagnée d'un trille.
\
^h ! quelle cruauté de lui ravir le jour !
Faites déclamer ce vers à Mlle. Dumefnil ,
& vous trouverez que le moï cruauté fera le
plus élevé , & que la voix ira toujours en
baillant jufqu'à la fin du vers : mais , le
moyen de ne pas faire poindre le jour ! je
reconnois là le Mulîcicn.
Je paiïe, pour abréger , le refte de cette
fcene , qui n'a plus rien d'intérefTant ni de
rertjarquable, que les contre-fens ordinaires
& des trilles continuels , ôc je finis par le vcis
qui la termine.
^ue , s'il fe peut ,je le haijfe.
Cette parenthcfe , s'il fe peut , me femblc
une épreuve fuftifante du taleiK du Miificien :
quaaid on la trouve fur le même ton , fur
2-(^i- Lettre
les mêmes notes que je le haïffe , il eft bien
difficile de ne pas fencir combien LuUi écoit
peu capable de mettre de îa Mufique fur les
paroles du grand homme qu'il tenoit à fes
gages-
A l'égard du petit air de guinguette qui
efl â la fin de ce monologue , je veux bien
Cunfentir à n'en rien dire , & s'il y a quel-
ques amateurs de la Mufique Françoifc qui
connoifTeiit la fcene Italienne qu'on a mi!i;
en parallèle avec celle- ci , & fur - tout l'air
impétueux , pathétique & tragique qui la
termine , ils me fauront gré fans doute de ce
filence.
Pour réfuraer en peu de mots mon fenci-
menc fur le célèbre monologue , je dis que
fi on l'envifage comme du chant, on n'y
trouve ni mefure , ni caraftere , ni mélodie :
fi l'on veut que ce foit du récitatif, on n'y
trouve ni naturel ni expreliioii , quelque nom
qu'on veuille lui donner , on le trouve rem-
pli de fons filés , de trilles & autres urncmens
du chant bien plus ridicules encore dans une
pareille fituation qu'ils ne le font commu-
nément dans la Mufique Françoife. La mo-
dulation en eft régulière , mais puérile pa»
I
SUR LA Musique. 2(^3
cela même , fcholaftique , fans énergie , fans
aiïcftion feiifiblc. L'accompagnement s'y
borne à la Baffe- continue , dans une fiiua-
tion où toutes les puiiïances de la Miifiquc
doivent être déployées j & cette Baffe eft plu-
tôt celle qu'on feroic mettre à un Ecolier
fous fa leçon de Mufique , que l'accompa-
gnement d'une vive fcene d'Opéra , dont
l'harmonie doit être choifie & appliquée avec
un difcernement exquis pour rendre la dé-
clamation plus fenfible & l'cxpreffion pluf
vive. En un mot , fi l'on s'avifoit d'exécuter
la Mufique de cette fcene fans y joindre les
paroles , fans crier ni gelliculer « il ne feroit
pas podlble d'y rien démêler d'analogue à
la fituaiion qu'elle veut peindre Si aux fenti-
iiiens qu'elle veut exprimer , & tout cela ne
paroîcroit qu'une ennuyeufe fuite de fons
modulés au hazard & feulement pour la faire
durer.
Cependant ce monologue a toujours fait,
& je ne doute pas qu'il ne fît encore un grand
effet au théâtre , parce que les vers ea font
admirables 8clafi:uation vive fc intéreifante.
Mais fans les bras S: le jeu de l'Aftrice , je
fijis perfuadc que pçrfpnne n'en pourroic
2(^4 Lettre
foulfrir le récitatif, & qu'une pareille Man-
que a grand befuin du fecours des yeux pour
être fupportable aux oreilles.
Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni me-
fure ni mélodie dans la Mulîque Françoife,
parce que la langue n'en eft pas fufceptible ;
que le chant François n'eft qu'un aboyement
continuel , infupportable â toute oreille non
prévenue; que l'harmonie en eft brute, fans
expreflîon & fentant uniquement fon rem-
pHlFage d'Ecolier ; que les airs François ne
font point des airs ; que le récitatif Fran-
çois n'eft poinr du récitatif. D'où je con-
clus que les François n'ont point de Mulî-
<]ue ôc n'en peuvent avoir ; ( * ) ou que i
(*) Je n'appelle pas avoir une Mufique que
d'emprunter celle d'une antre langue pour tâ-
cher de l'appliquer à la fienne , & j'aimerois
mieux que nous gardaflîons notre maairade &
ridicule chant, que d'affbcier encore plus ridi-
culeni:nt la mélodie Italienne à la langue Fran-
çoife. Ce dégoûtant afTcmblape , qui peut-être
iera déformais l'ctude de nos Muficicns , cft
trop monllrucux pour être admis , & le carac-
tère de notre langue ne s'y prêtera jamais. Tout
au plus quelques pièces comiques pourtont-ellet
paflcr en faveur de la fymphoiiic ; mais je prédis
barJimcn.t que le genre tragique ne fera pas
jamais
SUR LA Musique. 2^5
jamais ils en ont une , ce fera tant pis
pour eux.
Je fuis , ?cc.
même tente. On a applaudi cet été à l'Opéra
comique , l'ouvrage d'un homme de talent qui
paioît avoir écouté la bonne Mufiqiie avec de
bonnes oreilles , & qui en a traduit le genre en
François d'auffi près qu'il étoit poffible , fes ac-
compagncmcns font bien imités fans être copies,
& s'il n'a point fait de chant, c'eft qu'il n'eft
pas poffiblc d'en faire. Jeunes ^^uficiens qui vous
fcntcz du talent, continuez de méprifer en pu-
blic la Mufique Italienne, je fens bien que votre
intérêt préfcnt l'exige ; mais hâtez-vous d'étu-
dier en particulier cette langue & cette Mu-
fique Cl vous voulez pouvoir tourner un joue
contre vos camarades le dédain que vous affetie»
aujourd'hui contre vos Maîtres.
Tom: ri.
LETTRE
D'UN SYMPHONISTE
De l'Académie Royale de Mujîque ,
A SES CAMARADES DE L'QRCHESTRE.
JC-NFiN, mes chers Camarades , nous triom-
phons ; les bouffons font renvoyés ; nout
allons briller de nouveau dans les fyniphonies
de M. de LuHi , nous n'aurons plus fi chauJ
à l'Opéra , ni tant de fatigue à l'Orchcftre.
Convenei, Melfieurs , que c'ctoit un métier
pénible que celui de jouer cette chienne de
Mufique , où la mefure alloit fans miféri-
corde , & n'attendoit jamais que nous puif-
fions la fuivre. Pour moi quand je me fen-
tois obfcrvé par quelqu'un de ces maudits
Habitans du coin île la Reine , & qu'un rcfte
de niauvaife honte m'obligeoit de jouera
peu près ce qui ctoit fur ma partie , je me
trouvois le plus embarrairé du monde , Se
au bout d'une ligne ou deux ne fâchant plus
où j'en étois , je feignois de compter des
Lettre, &cc. i6y
pîufes , ou bien je me tirois d'affaire , en
fonanc pour aller piffer.
Vous ne fauriez croire quel tort nous a fait
cette Mufique qui va fi vite , ni jurqu'où s'e-
lendoit déjà la réputation d'ignorance que
<]uelques prétendus connoifTeurs ofoient nous
donner. Pour fes quarante fols , le moindre
poliçon Ce croyoit en droit de murmurer ,
lorfque nous jouyoHS faux , ce qui troubloit
très- fréquemment l'attention des Speûatcurs,
Il n'y avoir pas jufqu'à certaines gens qu'on
appelle , je crois , des Philofophes , qui fans
le moindre refped pour une Académie Royale
n'cu(rent l'infolence de critiquer effronté-
ment des perlbnncs de notre forte., Enfin ,
j'ai vu le moment qu'enfreignant fans pudeur
nos antiques & refpedables privilèges , on,
alloit obliger les Officiers du Roi à favoir la
Mufique , iX À jouer tout de bon de l'inftru-
aneiit pour lequel ils font payés.
Hélas ! Qu'cft devenu le tems heureux de
;tiotrc gloire î Que font devenus ces jours
ifortunés , où d'une voix unanime nous paf-
lîons parmi les anciens de la Chambre des
tjomptes & les meilleurs Bourgeois de la
rue Saint-Denis pour le premier Orcheftre de
Zij
2(j8 Lettre
l'Europe , où Ton fe pâmoit à cette célèbre
ouverture d'Ifis , à cette belle tempête d'Al-
cyone, à cette brillante Logiflillc de Roland,
&c où le bruit de notre premier coup d'archet
s'élevoic jufqu'au Ciel avec les acclamations
du Parterre. Maintenant chacun fe mêle im-
pudemment de contrôler notre éxecution ,
6c parce que nous ne jouons pas trop jufts
& que nous n'allons guercs bien cnfeiTible ,
on nous traite fans f^^çon de racleurs de
boyau , & l'on nous challeroit volontiers du
Speftacle , (i les fentinelles , qui font ainfi
que nous au fervice du Roi , & par confc-
quent d'honnêtes gens 8c du bon parti , ne
maintenoient un peu la fubordination : mais,
mes chers Camarades ,qu'ai-je befoin , pour
exciier votre jufle colère , de vous rappelîer
notre antique fplcndeur , & les affronts qui
nous en ont fait déchoir ? Ils font tous prc-
fens à votre mémoire , ces affronts cruels ,
8c vous avez montré par votre ardeur à en
éteindre l'odicufe caufe , combien vous êtes
peu difpofés à les endurer. Oui , Meilleurs ^
c'efl cette dangcreufe Mufii)ue étrangère qui>
fans autre fccours que fes propres charmes ,
dans un pays où tout étoit contre elle , a failli
d'un SyjMPHONISTE. 2-^9
rlétruire la nôtre qu'on joue fi à fon aife.
CVcii elle qui nous perd d'honneur , & c'eft
contre elle que nous devons tous refter unis
jiifqii'au dernier loupir.
Je me fouviens qu'avertis du danger par
lt:s premiers fucccs .le la Serva Padrona ,
£c nous étant afTcmblés en fecret pour chcr-
c her les moyens d'eftropier cette Mufique en-
c hanterefle , le plus qu'il feroit portible ,
l'un de no-us , que j'ai reconnu depuis pour
un faux frère (*) , s'avila de dire d'un ton
{*) Il y a quelques jours que poliçonnant avec
Jiîi à l'Opéra , comme nous avons tous accou-
tiimé de faire , je fuipris dans (a poche un pa-
piicr qui contenoit cette fcandalcufc Epigramme :
(TPergoUfe inimitahle ,
Sv.and notre Orchellre imptioyahte
Te fait crier fou! fon lourd Violon,
Je crois -u'au rebours de la ïable ,
Marfyas écorche Apollon.
Ils font comme cela deux ou trois dans l'Or-
fheftre qui s'avifcnt de blâmer vos cabales , qui
oient publiquement approuver la Mufique Ita-
lienne , & qui fans égards pour le Corps , veulent
fc mêler de faire leur devoir & d'être d'hon-
nêtes gens. Mais nou5 comptons les faire bientôt
dcïucrpir à force d'avanic"; , & nous ne voulons
foùffrir que des camarades qui faffcnt caufe
commune avec nous.
Ziij
17^ Lettre
moitié goguenard , que nous n'avions que
faire de tant délibérer , & qu'il falloit har-
diment la jouer tout de notre mieux : jugez
de ce qu'il en feroit arrivé fi nous eufllons
eu la mal-adroite modeflie de luivre cet avis,
paifque tous nos foins , joints à nos grands
talens pour laifTer aux ouvrages que nous
exécutons tout le mérite du plaifir qu'ils peu-
vent donner , ont eu peine à empêcher le
Publia de fentir les beautés de la Mufique Ita-
lienne livrée à nos archets. Nous avons donc
écorché & cette Mufique , & les oreilles des
Spedlateurs avec une intrépidité fans exem-
ple , ëc capable de rebuter les plus déterminés
Bouftonifles. Il eft vrai que l'entreprifc étoit
hazardeufe, & que par-tout ailleurs la moitié
de notre bande fe i'eroic fait mettre vingt fois
au cachot ; mais nous connollfons nos droits,
t< nous en ufons. C'eft le Pulic , s'il fc plaint,
qui fera mis au cachot.
Non concens de cela , nous avons joint
l'intrigue d l'ignorance & à la mauvaife vo-
lonté ; nous n'avons pas .oublié de dire autant
de mal des Afteurs que nous en faifions à
leur Mulîque , & le bruit du traitement qu'ils
ont reçu de nous a opéré un très-bon effet ,
d'un Symphoniste. 271
en tlégoûtant de venir à Paris , pour y rece-
voir des affronts , tous les bons fujets que
Bambini a tâché d'attirer. Réunis p^r un
puiffant intérêt comtnun , & par le defir de
venger la gloire de notre archet , il ne nous
a pas été difficile d'écrafer de pauvres Etran-
gers , qui ignorant les myfterss de la bouti-
que , n'avoient d'autres protedeurs que leurs
talens , d'autres partifans que les oreilles fen-
fibles & équitables , ni d'autre cabale que le
plaifir qu'ils s'efForçoient de faire aux Spec-
tateurs. Ils ne favoient pas, les bonnes Gens,
que ce plaiilr même aggravoit leur crime^ &
accéléroit leur punition. Il font prêts à la
recevoir enfin , fans même qu'ils s'en dou-
tent, car pour qu'ils la fentent davantage ,
nous aurons la fatisfaftion de les voir con-
gédiés brufqucment , fans être avertis , ni
payés , & fans qu'ils' aient eu le tems de
chercher quelque afyle où il leur foit permis
de plaire impunément au Public.
Nous efpérons aufli , pour la confolation
des vrais Citoyens, &: fur-tout des gens de
goût qui fréquentent notre Théâtre, que les
Comédiens François , délaidés de to.it le
monde ôc furchargcs d'affronts , faotu bien-
^-!^ Lettre
tôt obligés à fermer 1: leur , ce qui nous
fera d'autant plus de plaiiîr que le coni de la
Reine eli compofé de leurs plus ardeiK par-
tifans , dignes admirateurs des farces de Cor-
neille , Racine 6i Voltaire , ainlî que de celles
4es iatcrmcdes. C'efl ainlî que les Etrangers,
qui ont tous la groffiéreté de rechercher la
Comédie Françoife & l'Opéra Italien , ne
trouvant plus à Pjris que la Comédie Ita-
lienne & l'Opéra François , monumens pré-
cieux du gotit de la Nation , cefleront dV
accourir avec tant d'emprcfTement ; es qui
fera un grand avantage pour le Royaume ,
attendu qu'il y fera meilleur vivre , & que
les loyers n'y feront plus ii chers.
Tout ce que nous avons fait elî quelque
cbofe , &. ce n'eft pat encore alFez. J'ai dé-
couvert un fait , fur lequel il ell bon que
vous foyez tous prévenus , afin de concerter
la conduite qu'il faut tenir en cette occalîon ;
c'efl que le (îeur Bambini , encouragé p.ir le
fuccèj de la Bohémienne , prépare un nouvel
intermède qui pourroit bien paroître encore
avant fon départ. Je ne puis comprendre où
diable il prend tant d'Intermèdes , car nous-
affurious tous qu'il n'y en avoit que trois ou
d'un Symphoniste. 275
qnacre dans toute l'Italie. Je crois , pour
moi , que ces maudits Intermèdes tombent
du Ciel tous faits par les Aages, exprès peut
nous faire damner.
Il s'agit donc , Melîîcurs , de nous bien
réunit dans ce moment pour empêcher que
celui ci ne foit mis au Théâtre , ou du moioï
pour l'y faire tomber avec éclat , fur-tout
s'il efl bon , afin que les BoufFons s'en aillent
chargés de la haine publique , fie que tout
Paris apprenne par cet exemple , à craindre
notre autorité 6c à refpeaer nos décifions.
Dans cette vue, je iv.e fuis adroitement in-
finué chez le fieur Bambini , fous prétexte
tl'.iinitiéi & comme le bon-homme ne fe
dérioit de rien , car il n'n pas feulement l'ef-
prit de voir les tours que nous lui jouons,
il m'a fans myftere montré fon Intermède.
Le titre en efî , VOifdeufe ^ngloife , &
l'Auteur de la Mufiquc efl un certain Jom-
nielli. Or Vous faurez que ce Jommelli eft un
de ces ignorans d'Italiens qui ne favent rien ,
& qui font, on ne fait comment, delà
Mufique raviffante que nous avons quelque-
fois beaucoup de peine à défigurer. Pour en
méditer à loifir les uioyens , j'ai examiné la
174 Lettre
partition avec autant de foin qu'il m'a été
polfible; malheureufement , je ne fuis pas ,
non plus que les autres , fort habile à dé-
chiffrer, mais j'en ai vu fudifamment pour
connoître que cette fyinphonie femble faite
exprès pour favorifer nos projets: elle eftforc
coupée , fort variée , pleine de petits jours ,
de petites réponfes de divers inflruincns qa»
entrent les uns après les autres; en un mot ,
elle demande une précifion lîngulicrc dans
l'exécution. Jugez de la facilité que nouj
aurons A brouiller tout cela fans affedation
&: d'un air tout-à-fait naturel : pour peu que
nous voulions nous entendre , nous allons
faire un charivari de tous les Diables; cela
fera délicieux. Voici donc un projet de règle-
ment que nous avons médité avec nos illuf-
tres Chefs , &c entr'autres avec M. l'Abbé &
M. Cnraffe , qui en toute occalîonoiu (i bien
mérité du bon parti , Se fait tant de mal à
la bonne Muâque.
On ne fuivra point en cette occa/îon 1.»
méthode ordinaire , employée avec fucccs
dans les autres Intcrn-iedes : mais avant que
d'un Symphoniste, 2.75
de mal parler de celui-ci , on attendra de
le connoîcre dans les répétitions. Si la Muli-
qiie en eil médiocre nous en parlerons avec
admiration ; nous alFeûerons tous unanime-
ment de rélever jufqu'aux nues , afin qu'on
attende des prodiges & qu'on fe trouve plus
loin de compte à la première repréfcniation.
Si malheureufemenc la Mulique fe trouve
bonne , comme il n'y a que trop lieu de le
craindre , nous en parlerons avec dédain ,
avec un mépris outré , comme de la plus
miférable chofc qui ait été faite ; notre juge-
ment réduira les fots qui ne fe rétraûent ja-
mais quî quand ils ont eu raifon , Se le plut
grand nombre fera pour nous.
I I.
Il faudra jouer de notre mieux aux répé-
titions , pour difculper les chefs à qui l'on
reprocheroit fans cela de n'avoir pas réitéré
les répétitions jufqu"à ce que le tout allât
bien. Ces répétitions ne feront pas pour cela
à pure perte, car c'eft-là que nous concer-
terons entre nous les moyens d'être aux re-
préfcntations le plus difcordans qu'il fera
poilible.
ly^ L E T T R 1
I I I.
L'accord fe prendra , félon la règle , fur
l'avis du premier Violon , attendu qu'il eft
fourd.
I V.
Les Violons fe diflribueront en trois ban-
des , dont la première jouera un quarc-de-ton
trop haut , la deuxième un quar:-de-ton trop
bas , & la troilleme jouera le plus juftc qu'il
lui fera poiTible. Cette cacophonie fe prati-
quera facilement , en hauffan: ou baiffant:
fubtilement le ton de l'inftrument durant
l'exécution. A l'égard des Kauibois , il n'y a
rien à leur dire Se d'eux-mêmes ils iront à
fûuhait.
V.
On en ufera pour la mcfure à-p:u-près
comme pour le ton , un tiers la fuivra , un
tiers l'anticipera , &: un autre tiers ira après
tous les autres. Dans toutes les entrées les
Violons fe garderont fur-tout d'être cnfemb'.e,
mais partant fuccertivcment , &; les uns après
les autres, ils feront des manières de petites
fugues ou d'imitations qui produiront un
trcl-grand effet. A l'é-ard des Violoncelles ,
iU
d'un Symphoniste. 177
ils font exhortés d'imiter l'exemple édifiant
de l'un d'entr'eux qui fe pique avec une jufte
hcrte , de n'avoir jamais accompagné un
Intermède Italien dans le ton , & de jouer
toujours majeur quand le mode e(i mineur,
& mineur quand il eft majeur.
V I.
On aura grand foin d'adoucir les foris ic
de renforcer les doux , principaltmeat fous
le chant ; il faudra fur-tout racler à tour de
bras quand la Tonelli chantera , car il eft fur-
tout d'une grande importance d'em^ccher
qu'elle ne foie entendue.
V I I.
Une autre précaution qu'il ne faut pas
oublier, c'eft de forcer les féconds autant
qu'il fera podîbîe , & d'adoucir les premiers
afin qu'on n'entende par-tout que la mélodie
du fécond delfus ; il faudra auflî engager
Durand à ne pas fe donner la peine de copier
les parties de quintes toutes les fois qu'elles
font à l'oftave de la BalFe , afin que ce défaut
de liaifon entre les BalTes & les deiTus rende
l'harmonie plus feche.
Tome FU Aa
lyS Lettre
VIII.
Oa recommande aux jeunes Racleurs ie
ne pas manquer de prendre l'oiflave , de
miauler fur le chevalet, & de doubler &
défigurer leur partie , fur-tout lorfqu'ils ne
pourront pas jouer le fimple, afin de donner
le change fur leur nul-adreire , de barbouil-
ler toute la Mulîque, & de montrer qu'ils
font au-delTus des loix de tous les Orcheftres
du inonde.
I X.
Comme le Public pourroit à la fin s'împ.i'
tienter de tout ce charivari, fi nous nous
appercevons qu'il nous obferve de trop près ,
il faudra changer de méthode pour prévenir
les caquets : alors , tandis que trois ou quatre
Violons , joueront comme ils favcnt , tous
les autres fc mettront à s'accorder durant
les airs , & auront foin de racler de toute
leur force , &: de faire un bruit de diable
avec leurs cordes à vuide , précifémcnt dans
les endroits les plus doux. Par ce moyen
nous gâterons la plus belle Mufique fans
qu'on ait rien à nous dire ; car encore faut-
il bien s'accorder. Que fi l'on nous repte-
d'un Symphoniste. 279
noît là-de/Tus, nous aurions le plus beau-
prétexte du monde de jouer auflî faux qu'il
nous plairoit. Ainfi, foi t qu'on nous per-
mette d'accorder , foit qu'on nous en empê-
che , nous trouverons toujours le moyen
de n'être jamais d'accord.
Nous continuerons de crier tous au fcan-
dale & à la profanation ; nous nous plain-:
drons hautement qu'on déshonore le féjour
des Dieux par des Bateleurs ; nous tâcherons
de prouver que nos Afteurs ne font pas des
Bateleurs comme les autres , attendu qu'ils
chantent ôc gefticulent tout au plus , mais
qu'ils ne jouent point , que la petite Tonelli
fe fert de fcs "bras pour faire fcvn rôle avec
une intelligence & une gentillefTe ignomi-
nieufe, au lieu que l'illuftre Mlle. Chevalier
ne fe fert des (lens que pour aider à l'efforc
de fes poumons , ce qui eft beaucoup plus
décent ; qu'au furplus il n'y a que le talent
qui déroge , & que nos Afteurs n'ont jamais
dérogé. Nous ferons voir auflî que la Mu(i-
que Italienne déshonore notre Théâtre , par
Ja raifon qu'une Académie Royale de Mufi-
Aaij
iSo Lettre
que doit fc foucenir avec la feule pompe
de fon titre & fon privilège , & qu'il n'eft
pas de fa diguité d'avoir bcfoin pour cela
de bonne Mufiquc.
X I.
La plus ctTcntielle précaution que nous
avons à prendre en cette occalîon , eft de
tenir nos délibérations fecretes. De fi grands
intérêts ne doivent point être expofcs aux
yeux d'un vulgaire ftupide, qui s'imagine
follement que nous fommes payés pour le
fervir. Les Speûateurs font d'une telle arro-
gance , que fi cette Lettre venoit à fe divul-
guer par l'indifcrétion de quelqu'un de vous,
ils fe croiroicnt en droit d'obfervcr de plus
près notre conduite , ce qui ne laifTcroit pas
d'avoir fon incommodité ; car enfin , quel-
que fiipéricur qu'on puilfe être au Public ,
il n'eft point agréable d'en effuycr les clabau-
deries.
Voilà , Mcffîeurs , quelques articles préli-
minaires , fur Icfqucls il nous paroît conve-
nable de fe concerter d'avance; à l'égird des
difcours particuliers que nous tiendrons quand
l'ouvrage en queftion fera en train , comme
d'un Symphoniste. 2.S1
î!s doivent être modifiés fur la manière dont
on le recevra, il efl à propos de réferver à ce
tems-là d'en convenir. Chacun de nous , a
quelques-uns près, s'eft jufqu'ici comporte
fi convenablement à l'intérêt commun , qu'il
n'y a pas d'apparence que nul fe démente
là defTus au moment de couronner l'oeuvre 5
& nous efpérons que fi l'on nous reproche
de manquer de talent , ce ne fera pas au
moins d; celui de bien cabaler.
C'eft ainfi qu'après avoir expqlfé avec igno-
i .^ct^ninie toute cette engeance Italienne , nous
♦lions nous établir un tribunal redoutable y
bientôt le fuccès , ou du moins la chute des
pièces dépendra de nous fculs ; les Auteurs
faifis d'une jufle crainte viendront en trem-
blant rendre hommage à l'archer qui peut les
cçorclier , & d'une bande de miférables
rjcleurs pour laquelle on^nous prend main-
tenant, nous deviendrons un jour les Juges
fuprêmes de l'Opéra François , & les arbi-
tres fouverains de la chaconne & du rigau-
don.
J'ai l'honneur d'être avec un très-profond
refpeâ , mes chers Camarades , Sec.
F I N.
TABLE
DES DIFFÉRENTES PIECES
Contenues dans ce Volume.
Crétacé, Page j
Narcijfe ou l'Amant de lui-même ,
Comédie , I
X.es Mufes Galantes , Ballet, 6»
JjC Devin du Village , Intermède y
105
Lettre à M. le Nieps , 117
Pygmalion , Scène Lyrique, 14$'
Pièces en Vers. Epître a M. de l'E-
tang, Vicaire de Marcoujfis , içp
Fragment d'une Epître a M. B. 1 64
L'allée de Silvie , 169
Lettre fur la Mujique Francoife ,175"
Lettre d'un Symphonifie ^ 26$
Fin de la Table,
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