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Full text of "Melanges"

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TOME  SIXIEME. 


;L.cù  tui,;:^< 


THÉÂTRE 

E    T 

POESIES  DIVERSES^ 

PAR  J.  J.  ROUSSEAU. 
TOME    SIXIEME. 


A     LONDRES. 

T..  '   vr 

M.    DCC.   LXXXII. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/melanges06rous 


F  R  E  F  A  C  Eo 

J'ai  écrit  cette  Comédie  à  l'âge  de 
dix-huit  ans,  &  je  me  luis  gardé  de 
la  montrer ,  auffi  long-tems  que  j'ai 
tenu  quelque  compte  de  la  réputation 
d'Auteur.  Je  me  fuis  enfin  fenti  le  cou- 
rage de  la  publier,  mais  je  n'aurai 
jamais  celui  d'en  rien  dire.  Ce  n'eft 
donc  pas  de  ma  pièce  ,  mais  de  moi- 
même  qu'il  s'agit  ici. 

Il  faut ,  malgré  ma  répugnance ,  que 
je  parie  de  moi  5  il  faut  que  je  con- 
vienne des  torts  que  l'on  m'attribue  , 
ou  que  je  m'en  juftifie.  Les  armes  ne 
feront  pas  égales ,  je  le  fens  bien  j  car 
on  m'attaquera  avec  des  plaifanteries  • 
&  je  ne  me  défendrai  qu'avec  des  rai- 
fons  j  mais  pourvu  que  je  convainque 
mes  adverfaires ,  je  me  foucié  très-peu 
de  les  perfuader  ;  en  travaillant  à  mé- 
riter ma  propre  eftime ,  j*ai  appris  à 
me  palTjr  de  celle  des  autres  ,  qui 


îj  Préface. 

pour  la  plupart ,  fe  pafTen:  bien  de  la 
mienne.  Mais  s'il  ne  m'importe  gueres 
qu'on  penfc  bien  ou  mal  de  moi ,  il 
m'importe  que  pcrfonne  n'ait  droit  d'en 
mal  penfer,  &  il  importe  a  la  vérité 
que  j'ai  foutenue  ,  que  Ion  défenfeur 
ne  foit  point  accufc  juftement  de  ne 
lui  avoir  prêté  fon  fecours  que  par 
caprice  ou  par  vanité ,  fans  l'aimer 
&  fans  la  connoître. 

Le  parti  que  j'ai  pris  dans  la  qucf- 
tion  que  j'examinois  il  y  a  quelques 
années  ,  n'a  pas  manqué  de  me  fufci- 
ter  une  multitude  d'adverfaircs  (  i  ) 

(  I  )  On  m'affure  que  plufieurs  trouvent 
mauvais  que  j'appelle  mes  adverfaires  mes 
adverfairps  ,  &  cela  me  paroîc  alfcz  croyable 
dans  un  fieclc  où  l'on  n'ofe  plus  rien  appeller 
par  fon  nom.  J'apprends  aulli  que  chacun  de 
mes  adverfaires  fe  plaint  ,  quaRd  je  réponds 
à  d'autres  objeûions  que  les  lîennes  ,  que  je 
perds  mon  cems  à  me  battre  contre  des  chi- 
mères ;  ce  qui  me  prouve  une  chofe  dont  je 
me  doutois  déjà  bien  ,  favoir  qu'ils  ne  per- 
dent point  le  leur  .i  fc  lire  ou  à  s'kouter 
les  uns  les  autres.  Quant  à  moi ,  c'eft  une 


Préface.  ii; 

plus  attentifs  peut-être  à  l'intérêt  des 
gens  de  lettres  qu'a  l'honneur  de  la 
littérature.    Je  l'avois  prévu ,  &    je 

peine  que  j'ai  cru  devoir  prendre  ,  &  j'ai  lu 
les  nombreux  écrits  qu'ils  ont  publiés  contre 
moi  ,  tlej>uis  la  première  réponfe  dont  je 
fus  honoré  ,  jufqu'aux  quatre  fermons  Alle- 
piands  dont  l'un  commetjce  à-pcu-près  de 
cette  manière  :  jj  Mes  frères  ,  fi  Socrate  re- 
»  venoit  parmi  nous  i<  qu'il  vîr  l'état  florif- 
3)  faut  où  les  fcie'ijces  font  en  Europe  ;  que 
»  dis-je  en  Europe  ?  en  Allemagne  j  que 
»  dis-je  en  Allemagne  ?  en  Saxe  ;  que  dis-je 
)>  en  Saxe  ?  à  Lcipfic  ;  que  dis  je  à  Lcipdc  ? 
•  n  dans  cette  Univertité.  Alors  ,  fiifi  d'éton- 
»  nement ,  8f  pénétré  de  re'pecl ,  Socràtc 
«  s'alfieroit  ino-1c(hmcnt  parmi  nos  écoliers  ; 
»  &  recevant  nos  eçons  avec  humilité  ,  il 
vî  perdroic  bientôt  avec  nous  cette  ignorance 
»  dont  il  fe  plaignoit  iî  juftcment  ».  J'ai 
lu  tout  cela  &  n'y  ai  tJit  que  jeu  de  répon- 
fes  j  peut-ê;re  en  ai-je  encore  trop  fait,  mais 
je  fuis  fort  aife  que  ces  Meilleurs  les  aient 
trouvées  allez  agréables  pour  cire  jaloux  de 
la  préférence.  Pour  les  gens  qui  font  choqués 
du  mot  iVadverfuires,]':  coiileus  de  bon  cœur 
à  le  Lur  abanilGi;ner  ,  pourvu  qu'ils  veuil- 
lent biiii  m'en  indiquer  un  autre  par  lequel 
je  puiffc  défigner  ,  iioa  (eul  ment  tous  ceux 
qui  ont  combattu  moif  fenciment ,  foit  par 
a  ij 


iv  Préface, 

m'étois  bien  douté  que  leur  conduite 
en  cette  occalion  prouveioit  en  ma 
faveur  plus  que  tous  mes  difcours.  En 
efFec,  ils  n'ont  déguifé  ni  leur  furprife 
ni  leur  chagrin  ce  ce  qu'une  Acadé- 
mie s'étoir  montrée  intègre  il  mal-à- 
propos.  Ils  n'ont  t'pargné  contre  elle  ni 
Us  invectives  indifcretcs  ,  ni  même  les 
faulîctés  (i)  j  pour  tâcher  d'aifoiblir  le 

écrit  ,  foie  plus  prudemment  &  plus  à  leur 
aife  dans  les  cerc'ci  dis  temmi.s  &:  de  bcaux- 
efpriis ,  où  ils  étoicnt  bien  sûrs  que  je  n'irois 
pas  me  détendre  ,  mais  encore  ceux  qui  t'ei- 
giiniit  aujourd'hui  de  croire  que  je  u'ji  point 
d'adveifaires  ,  trouvoicnt  d'abord  fans  ré- 
plique les  réponCes  de  mes  adverfiires ,  puis 
quand  j'ai  réplique,  m'ont  blâmé  dePax-oir 
fait  ,  parce  que  ,  félon  eux  ,  on  ne  in'avoit 
poii;t  attaqué.  En  atter.dant ,  ils  permet:ront 
que  je  continue  d'appeller  mes  advcrfaircs 
mes  adverfaires  ;  car,  malgré  la  politelFe  de 
mon  liede  ,  je-fuis  grolîîer  comme  les  Macé- 
doniens de  Philippe. 

(i)  On  peut  voir  dans  le  Mercure  d'Août 
lyf  i  ,  le  défaveu  de  l'Académie  de  Uùon 
au  lujct  de  je  ne  fais  quel  écrit  aaribué  faulfc- 
meni  par  l'Auteur  à  l'un  des  membres  de 
cette  Académie.       * 


Préface.  v 

poids  Je  Ton  jugement.  Je  n'ai  pas 
non  plus  été  oublié  dans  leurs  décla- 
mations. Plufieurs  ont  entrepris  de  me 
réfuter  hautement  :  les  fages  ont  pu 
voir  avec  quelle  force  ,  &  le  public 
avec  quel  Aiccès  ils  l'ont  fait.  D'autres 
plus  adroits  ,  connoillant  le  danger 
de  combattre  direâement  des  vérités 
démontrées,  ont  habilement  détourné 
fur  ma  perfonne  une  attention  qu'il  ne 
falloit  donner  qu'à  mes  raifons ,  &: 
l'examen  des  accufations  qu'ils  m'ont 
intentées  a  fait  oublier  les  accufations 
plus  graves  que  je  leur  intentois  moi- 
même.  C'eft  donc  à  ceux-ci  qir'il  faut 
répondre  une  fois. 

Ils  prétendent  que  je  ne  penfe  pas 
un  mordes  vérités  que  j'ai  foutenues , 
&  qj'en  démontrant  une  propofîtion 
je  ne  laiffoispasde  croire  le  contraire. 
C'cft-à-dire  que  j'ai  prouvé  des  chofes 
fi  extravagantes ,  qu'on  peut  affirmer 
que  je  n'ai  pu  les  foutenir  que  par 
jeu.  Voilà  un  bel  honneur  qu'ils  font 
ail} 


vj  Préface. 

en  cela  à  la  fcicnce  qui  fer:  de  fon- 
dement à  toutes  les  autres  ;  &  l'on 
doit  croire  que  l'art  de  raifonner  ferc 
de  beaucoup  a  la  découverte  de  la  vé- 
rité ,  quand  on  le  voit  employer  avec 
fucccs  à  démontrer  des  folies  1 

Ils  prétendent  que  je  ne  penfe  pas 
un  mot  des  vérités  que  j'ai  foutenues  5 
c'eft  fans  doute  de  leur  part  une  ma- 
nière nouvelle  5:  commode  de  répon- 
dre à  des  argumens  fans  réponfc  ,  de 
réfuter  les  démonlirations  mêmes  d'Eu- 
clide  ,  &  tout  ce  qu'il  y  a  de  démontré 
dans  l'Univers.  Il  me  femble  ,  à  moi  , 
que  ceilx  qui  m'accufentiî  téméraire- 
ment de  parler  contre  ma  penfée  ,  ne 
fc  tont  pas  eux-mêmes  un  grand  fcru- 
pule  de  parler  contre  la  leur  :  car  ils 
n'ont  aifiarément  rien  trouvé  dans  mes 
Ecrits  ni  dan?  ma  conduite  qui  ait  du 
leur  infpirer  cette  idée  ;  comme  je  le 
prouverai  bientôt  5  &  il  ne  leur  cft  pas 
permis d'ignorerque dès  qu'un  homme 
parle  férieufemcnt ,  on  doit    penfer 


Préface.  vi; 

qu'il  croit  ce  qu'il  dit ,  à  moins  que 
fes  adions  ou  Tes  difcours  ne  le  dé- 
mentent ,  encore  cela  même  ne  fuffit- 
il  pas  toujours  pour  s'alTurer  qu'il  n'en 
croit  rien. 

Ils  peuvent  donc  crier  autant  qu'il 
leur  plaira  ,  qu'en  me  déclarant  contre 
les  fciences ,  j'ai  parle  contre  monfen- 
timentjà  une  afTertion  aufiï téméraire, 
dénuée  également  de  preuve  &  de 
vraifemblance,  je  ne  fais  qu'une  ré- 
ponfe  5  elle  eft  courte  &  énergique  ,  Se 
je  les  prje  de  fe  la  tenir  pour  faite. 

Ils  prétendent  encore  que  ma  con- 
duite eit  une  contradi(fl:ion  avec  mes 
principes  j  &  il  ne  faut  pas  douter 
qu'ils  n'eînploient  cette  féconde  inf- 
tance  à  établir  la  première  ;  car  il  y  a 
beaucoup  de  gens  qui  favent  trouver 
des  preuves  à  ce  qui  n'eft  pas.  Ils  di- 
ront donc  qu'en  faifant  de  la  mufique 
&  des  vers ,  on  a  mauvaife  grâce  à  dé- 
P'imer  les  beaux- arts ,  &  qu'il  y  a 
dans  les  belles-lettres  que  j'affede  de 


viij  Préface. 

méprifer  mille  occupation?;  plus  loua- 
bles que  d'écrire  des  Comédies.  Il  faut 
répondre  au/li  à  cette  accufation. 

Premiéreracnr,  quand  même  onl'ad- 
mettroit  dans  toute  fa  rigueur  ,  je  dis 
Qu'elle  prouveroit  que  je  me  conduis 
mal,  mais  non  que  je  ne  parle  pas  de 
bonne  foi.  S'il  étoit  permis  de  tirer  des 
aftions  des  hommes  la  preuve  de  leurs 
fentimens,  il  fauJroit  dire  que  l'amour 
de  la  juftice  eft  banni  de  tous  les  coeurs 
&  qu'il  n'y  a  pas  un  fcul  chrétien  fur 
la  terre.  Qu'on  me  montre  des  hommes 
qui  agiilent  toujours  conféqucmmcnt 
à  leurs  maximes,  &i  je  palIe  condam- 
nation fur  les  miennes.  Tel  eft  le  fort 
de  l'humaniré,  la  raifon  nous  montre 
le  but  &  les  pallions  nous  en  écartent. 
Quand  il  feroit  vrai  que  je  n'a.^is  pas 
fclon  mes  principes ,  en  n'auroit  donc 
pas  railon  de  m'accufcr  pour  cela  fcul 
de  parler  contre  mon  fentiment,  ni 
d'accufer  mes  principes  de  faulfeté. 

Mais  fi  je  voulois  palTcr  condamna- 


Préface.  ix 

tion  fur  ce  point ,  il  me  fuffiroit  de 
comparer  les  tems  pour  concilier  les 
chofes.  Je  n'ai  pas  toujours  eu  le  bon- 
heur de  penfer  comme  je  fais.  Long- 
tems  féduit  par  les  préjugés  de  mon 
fiecle  ,  je  prenois  l'étude  pour  la  feule 
occupation  digne  d'un  fage  ^  je  ne 
regardois  les  fciences  qu'avec  refped: 
&  les  favans  qu'avec  admiration  (3). 
Je  ne  comprenois  pas  qu'on  pût  s'é- 
garer en  démontrant  toujours ,  ni  mal 
faire  en  parlant  toujours  de  fagefle. 
Ce  n'eft  qu'après  avoir  vu  les  chofes  de 

(5)  Toutes  les  fois  que  je  fonge  à  mon 
ancienHe  fimplicité,  je  ne  puis  m'eiupècher 
d'en  rire.  Je  ne  lifois  pas  un  livre  de  Morale 
ou  de  Philofophie  ,  que  je  ne  crufTe  y  voir 
l'ame  &  les  principes  de  l'Auteur.  Je  re^ardois 
tous  ces  graves  Ecrivains  comme  des  hommes 
modcftes  ,  fages  ,  vertueux  ,  irréprochables. 
Je  me  fcrmois  de  leur  commerce  des  idées 
angéliques  ,  &  je  n'aurois  approché  de  la 
maifon  de  l'un  d'eux  que  comme  d'un  fanc- 
tuaire.  Enfin  je  les  ai  vus  ;  ce  préjugé  puérile 
s'sft  diffipé  ,  8c  c'eft  la  feule  erreur  dont  ils 
m'aient  guéri. 


X  Préface. 

près  que  j'ai  appris  à  les  cftimer  ce 
qu'elles  vaieiît;  &  quoique  dans  mes 
recherches  j'aie  trouvé  ,  f-itis  loquen- 
ti,  f.tp:ertcU  parum  ,  il  m'a  fallu 
bien  des  réflexions  j  bien  des  obferva- 
tions  Se  bien  du  tems  pour  dérruire  en 
moi  l'illufîon  de  toute  cette  vaine 
pompe  fcicncifiquc.  Il  n'eft  pas  éton- 
nant que  durant  ces  tems  de  préjugés 
&  d'erreurs  où  j'cftimois  tant  la  qua- 
lité d'Auteur  ,  j'aie  quelquefois  afpiré 
à  l'obtenir  moi-même.  C'eft  alors  que 
furent  compofés  les  Vers  &  la  plupart 
des  autres  Ecrits  qui  font  fortis  de  ma 
plume  &  entr'aiitrcs  cette  petite  Co- 
médie. Il  y  auroit  peut-être  de  la  du- 
reté à  me  reprocher  aujourd'hui  ces 
amufemens  de  ma  jeunelTe  ,  &  on 
auroit  tort  au  moins  de  m'accufcr  d'a- 
voir contredit  en  cela  des  principes 
qui  n'étoient  pas  encore  les  miens.  Il 
y  a  long-tems  que  je  ne  mets  phjs  à 
toutes  ces  chofcs  aucune  efpece  de  pré- 
tention i  &c  hafarder  de  les  donner  au 


Préface.  xj 

Public  dans  ces  circonftances,  après 
avoir  eu  la  prudence  de  les  garder  fî 
long-  tems,  c'eft  dire  alFez  que  je  dédai- 
gne également  la  louange  &  le  blâme 
qui  peuvent  leur  être  dûs  5  car  je  ne 
penfe  plus  cohime  l'Auteur  do-nt  ils 
font  l'ouvrage.  Ce  font  desenfans  illé- 
gitimes que  l'on  careife  encore  avec 
plaifir,  en  rougilTant  d'en  être  le  père, 
à  qui  l'on  fait  Tes  derniers  adieux  ,  & 
qu'on  envoie  chercher  fortune  ,  fans 
beaucoup  s'embarralfcr  de  ce  qu'ils 
deviendront. 

Mais  c'eft  trop  raifonner  d'après  des 
fuppofitions  chimériques.  Si  l'onm'ac- 
cufe  fans  raifbn  de  cultiver  les  lef^res 
que  je  méprife  ,  je  m'en  défends  fens 
néce/Iîté  j  car  quand  le  fait  feroit  vrai , 
il  n'y  auroit  en  cela  aucune  inconfé- 
quence  :  c'eft  ce  qui  me  relie  à  prou- 
ver. 

Je  fuivrai  pour  cela  ,  félon  ma  cou- 
tume ,  la  méthode  fimple  &  facile  qui 
convient  à  la  vérité.   J'établirai   de 


xîj         Préface. 

nouveau  l'état  de  la  qaeftion,  j'ex- 
poferai  de  nouveau  mon  fentiment , 
&  j'artendiai  que  fur  cet  expofé  on 
veuille  me  montrer  en  quoi  mes  ac- 
tions démentent  mes  difcours.  Mes 
advcrfaircs de  leur  côte'n'aaronr garde 
de  demeurer  fans  réponfe ,  eux  qui 
polTedent  l'art  merveilleux  de  difputer 
pour  &  contre  fur  toutes  fortes  de  fu- 
jets.  Ils  commenceront  ,  félon  leur 
cou'ume  ,  par  établir  une  autre  qucf- 
îion  à  leur  fantaifie  ;  ils  me  la  feront 
refondre  comme  il  leur  conviendra  : 
pour  m'attaqusr  plus  commodément , 
ils  me  feront  raifonner  ,  non  à  ma 
manière  mais  à  la  leur  :  ils  détourne- 
ront habilement  les  yeux  du  LeAeur 
de  l'objet  elfcntiel  pour  les  fixer  à 
droite  &  à  gauche  ;  ils  combactronr  un 
fantôme  &  prétendront  m'avoir  vain- 
cu :  mais  j'aurai  fait  ce  que  je  dois 
faire  ,  &  je  commence. 

53  La  fcience  n'eft  bonne  à  rien ,  te 
9>  ne  fait  jamais  que  du  ni^I ,  car  elle 


Préface.         xllj 

«  eft  mauvaife  par  fa  nature.  Ellen'efl: 
53  pas  moins  inféparable  du  vice  que 
so  l'ignorance  de  la  vertu.  Tous  les 
3»  peuples  lettrés  ont  toujours  été  cor- 
>3  rompus  j  tous  les  peuples  ignorans 
31  ont  été  vertueux  :  en  un  mot ,  il  n'y 
33  a  de  vices  que  parmi  les  favans ,  ni 
35  d'homme  vertaeux  que  celui  qui  ne 
33  fait  rien.  Il  y  a  donc  un  moyen 
33  pour  nous  de  redevenir  honnêtes- 
33  gcnsj.c'eft  de  nous  hâter  de  prof- 
33  crire  la  fcience  &  les  favans,  de 
33  brûler  nos  bibliothèques ,  fermer 
33  nos  Académies  ,  nos  Collèges  ,  nos 
33  Univerfités  ,  &  de  nous  replonger 
33  dans  toute  la  barbarie  des  premiers 

33    ficelés   33, 

Voilà  ce  que  mes  adverfaires  ont 
très-bien  réfuté  :  aulH  jamais  n'ai- je  dit 
ni  penfé  un  feul  mot  de  tout  cela  ,  & 
l'on  ne  fauroit  rien  imaginer  de  plus 
oppofé  à  mon  fyftême  que  cette  abfurde 
dodrine  qu'ils  ont  la  bonté  de  m'attri- 
Tome  ri.  i 


xiv  Préface. 

buer.  Mais  voici  ce  que  j'ai  dit  & 
qu'on  n'a  poinr  rcfuré. 

Il  s'agifToic  de  favoir  fi  le  rccablilTe- 
ment  des  fciences  &  des  arts  a  contri- 
bué à  épurer  nos  mœurs. 

En  montrant ,  comme  je  l'ai  fait, 
que  nos  mœurs  ne  fe  font  point  épu- 
rées (4) ,  la  queftion  étoit  à-peu-prcs 
réfolue. 


(4''  Quand  j'ai  dit  que  nos  mccurs  s'é- 
tojcnc  corrompues ,  je  n'ai  pas  prétendu  dire 
pour  cela  que  celles  de  nos  aïeux  fuirent 
bonnes,  mais  feulement  que  les  nôtres  étoienc 
encore  pires.  Il  y  a  parmi  les  iiommes  mille 
fourcîs  de  corruption  ;  &  quoique  les  fciences 
foienc  peut-être  la  plus  abondanre  5c  la  plus 
rapide,  il  s'en  faut  bien  qui  ce  foit  la  feule. 
La  ruine  de  l'Empire  Romain  ,  les  invaàons 
d'une  multitude  de  B.i.b.nes  ,  ont  fait  un 
mélange  de  tous  les  peuples  ,  qui  a  du  nccef- 
fairement  détruire  les  mœurs  &  les  coutumes 
de  chacun  d'eux.  Les  croifr.des,  le  commerce 
la  découverte  des  Indes ,  la  navigation  1^1 
voyages  de  long  cours  ,  &  d'autre?  caufes' en- 
core que  je  ne  veux  pas  dire  ,  ont  entretenu  6c 
augmenté  le  défordre.  Tout  ce  qui  facilite  la 


Préface.         xv 

Mais  elle  en  renfermoit  irnplicite- 
tcment;  une  autre  plus  générale  &  plus 
imporrante  fur  l'influence  que  la  cul- 
ture des  fciences  doit  avoir  en  toute 
occa/îon  fiir  les  mœurs  des  peuples. 

communication  enrre  les  diverfes  nations  , 
porre  aux  uaes,non  les  vertus  des  autres, mais 
leurs  crrmes  ,  ôc  altère  chez  toutes ,  les 
mœurs  qui  font  propres  à  leur  climat  &  â 
la  conftitution  de  leur  gouvernement.  Les 
fciences  n'ont  donc  pas  fait  tout  le  mal  ; 
elles  y  ont  feulement  leur  bonne  part  ;  Se 
celui  fur  tout  qui  leur  appartient  en  propre, 
c'eft  d'avoir  donné  à  nos  vices  une  couleur 
agréable  ,  un  certain  air  honnête  qui  nous 
empêche  d'en  avoir  horreur.  Quand  on  joua 
pour  la  première  fois  la  Comédie  du  Mé- 
chant ,  je  me  fouviens  qu'on  ne  trouvoit  pas 
que  le  rôle  principal  répondît  au  titre.  Clcon 
ne  parut  qu'tjn  homme  ordinaire  ;  il  étoit  , 
difoit-on  ,  comme  tout  le  inonde.  Ce  fcélé- 
rat  abominable  ,  dont  le  caraftere  Ci  bien 
expofé  auroit  di^i  faire  frémir  fur  eux-mêmes 
tous  ceux  qui  ont  le  malheur  de  lui  rcircm- 
bler  ,  p.-rur  un  carsdtere  tcurâ-fait  manqué  , 
&:fes  noirceurs  paiFerent  pour  des  gentillelTcs, 
parce  que  ,  tel  qui  fe  crcyoit  un  fort  hon- 
nête homme ,  s'y  reconnoifloit  trait  pour 
traie. 

bij 


xvj  Préface. 

C'cft  celle-ci ,  dont  la  première  n'cft 
qu'une  confcquence ,  que  je  me  pro- 
pofai  d'examiner  avec  foin. 

Je  commençai  par  les  faits  ,  &  ]t 
montrai  que  les  mœurs  ont  dégénéré 
chez  tous  les  peuples  du  monde ,  à  me- 
fure  que  le  goût  de  l'étude  &  des  let- 
tres s'eft  étendu  parmi  eux. 

Ce  n'étoit  pas  alfez  ;  car  fans  pou- 
voir nier  que  ces  chofes  cullent  tou- 
jours marché  cnfemble  ,  on  pouvoic 
nier  que  l'une  eilt  amené  l'autre  :  je 
m'appliquai  donc  à  montrer  cette  liai- 
fon  nccclTaire.  Je  fis  voir  que  la  fource 
de  nos  erreurs  fur  ce  point  vient  de 
ce  que  nous  confondons  nos  vaines  & 
trompeufes  connoiflances  avec  la  fou- 
veraine  intelligence  qui  voit  d'un 
coup-d'œil  la  vérité  de  toutes  chofes. 
La  fcience  prife  d'une  manière  abf- 
traite  mérite  toute  notre  admiration. 
La  folle  fcience  des  hommes  n'cft 
digne  que  de  rifée  &  de  mépris. 

Le  goût  des  Lettres  annonce  tou- 


Préface.  xvij 

jours  chez   un  peuple  un  commence- 
ment de  corruption  qu'il  accélère  très- 
promptemenr.  Car  ce   goiu  ne  peut 
naître  ainfi  dans  toute  une  nation  que 
de  deux  mauvaifcs  fourcesque  l'étude 
entretient  &  groint  a  Ton  tour  ,  favoir 
1  oiriveté  &  le  dcfir  de  fe  diftinguer. 
Dans  un  Etat  bien  conftitué  ,  chaque 
citoyen  a  Ces  devoirs  a  remplir  ;  &  ces 
foins  importans  lui  font  trop  ehers  pour 
lui  lailVcr  le  loifir  de  vaquer  à  de  fri- 
voles fpéculations.  Dans  un  Etat  bien 
conftitaé,  tous  les   citoyens  font    fî 
bien  égaux  ,  que  nul  ne  peut  être  pré- 
féré aux  autres  comme  le  plus   favant 
ni  même  comme  le  plus  habile  ;  mais 
tout  au  plus  comme  le  meilleur  :  en- 
core cette  dernière  diftindion  eft-elle 
fouvent  dangereufc  s    car  elle  fait  des 
fourbes  &  des  hypocrites. 

Le  goût  des  Lettt'es  qui  naît  du  dé- 
fit defe  diftinguer,  produit  néceflai- 
remcnt  des  maux  infiniment  plus  dan- 
gereux que  tout  le  bien  qu'elles  font 
h  Uj 


xviij  Préface. 

n'cft   utile  j  c'eO:  de  rendre  à  la  fin 
ceux  qui  s'y  livrent  très-ptu  fcrupu- 
leux  fur  les  moyens  de  rculTir.  Les 
premiers  Philofopliss  fe    firent    une 
grande  réputation  en  anfcignant  aux 
hommes  la  pratique  de  leurs  devoirs 
&  les  principes  de  la  vertu.  Mais  bien- 
tôt ces  préceptes  étant  devenus  com- 
muns, il  fallut  fediftinguer  en  frayant 
des  routes  contraire^.  Telle  ert  l'ori- 
gine des  fyftémes  abfurdes  des  Leu- 
cippe ,  des  Diogène  ,    des  Pyirhon  , 
des  Protagore,  des  Lucrèce,  Les  Hob- 
bes,   les  Mandeville    &  mille  autres 
ont  aftcdé  de  fc  diftinguer  de  même 
parmi  nous  ;   &  leur  dangereufc  doc- 
trine a  tellement  frudtifié  ,  que  quoi- 
qu'il nous  refte  de  vrais  Philofophes  , 
ardens  à  rappeler  dans  nos  cœurs  les 
Joix  de  l'humanité  &  de  la  vertu  ,  on 
efl:   épouvanté  dd  voir  jufqu  a    quel 
point  notre  fiecle  raifonneur  à  poulie 
dans  fes  maximes  le  mépris  des  devoirs 
de  l'homme  Se  du  citoyen. 


Préface.  xix 

Le  goût  des  Lettres ,  de  la  Philo- 
Tophie  &  des  beaux-arts  anéantit  l'a- 
mour de  nos  premiers  devoirs  &  de  la 
véritable  gloire.  Quand  une  fois  les 
talens  ont  envahi  les  honneurs  dus  à 
Ja  vertu,  chacun  veut  être  un  homme 
agréable,  &  nul  ne  fe  foucie  d'être 
homme  de  bien.  De-là  naît  encore 
cette  autre  inconfequence  qu'on  ne  ré- 
compenfe  dans  les  hommes  que  les 
qualités  qui  ne  dépendent  pas  d'eux  : 
car  nos  talens  nailTent  avec  nous ,  nos 
vertus  feules  nous  appartiennent. 

Les  premiers  &  prcfque  les  uniques 
foins  qu'on  donne  à  notre  éducation, 
font  les  fruits  &  les  femences  de  ces 
ridicules  préjugés.  C'eft  pour  nous 
enfeigner  les  Lettres  qu'on  tourmente 
notre  raiférable  jeunelfe  :  nous  favons 
toutes  les  règles  de  la  grammaire 
avant  d'avoir  oui  parler  des  devoirs 
de  l'homme  :  nous  favons  tout  ce  qui 
s'cft  fait  jufqu'à  préfent ,  avant  qu'on 
nous  ait  die  un  mot  de  ce  que  nous 


XX  Préface. 

devons  faire  ;  &  pourvu  qu'on  exerce 
notre  babil ,  perfonne  ne  Ce  foucie  que 
nous  fâchions  agir  ni  penfcr.  En  un 
mot ,  il  n'eft  prefcrit  d'être  favant  que 
dans  les  choies  qui  ne  peuvent  nous 
fervir  de  rien  ;  &  nos  cnfans  font  pré- 
cifément  élevés  comme  les  anciens 
athlètes  des  je;jx  publics ,  qui,  def- 
tinant  leurs  membres  robuftes  à  un 
exercice  inutile  &  fuperflu  ,  fe  gar- 
doient  de  les  employer  jamais  à  aucun 
travail  proîirablc. 

Le  goût  des  Lettres  ,  de  la  Philo- 
fophic  &  des  beaux-arts  amollit  les 
corps  &  les  âmes.  Le  travail  du  cabi- 
net rend  les  hommes  délicats ,  af- 
foiblit  leur  tempérament ,  Se  l'ame 
garde  difficilement  fa  vigueur  quand 
le  corps  a  perdu  la  lîenne.  L'étude 
ufe  la  machine  ,  épuife  les  efprits , 
détruit  la  force,  énerve  le  courage  , 
&  cela  fcul  montre  allé?  qu'elle  n'eft 
pas  faite  pour  nous  :  c'cft  ainli  qu'on 
devient  lâche   &  puiillanirae  ,  inca- 


Préface.  xxj 

pable  de  réfifter  également  à  la  peine 
&  aux  pa/Iîons.  Chacun  fait  combien 
le?^  habicans  des  villes  font  peu  propres 
à  foutenir  les  travaux  de  la  guerre  ,  8c 
l'on  n'iiîrore  pas  quelle  eft  la  réputa- 
tion des  gevs  de  lettres  en  fait  de  bra- 
voure (  f  )•  Or  rien  n'eftplusjuftcmenc 
fufpeâ:  que  l'honneur  d'un  poltron. 

Tanr  de  réflexions  fur  la  foiblefîe 
de  notre  nature ,  ne  fervent  fou, vent 
qu'à  nous  détourner  des  ertreprifes 
généreufcs.  A  force  de  méditer  fur  les 
miferes  de  l'humanité  ,  notre  imagi- 
nation nous  accable  de  leur  poids  ,  Se 
trop  de  prévoyance  nous  ôce  le  cou- 
rage en  nous  ôtant  la  fécurité.  C'eft 

(  f  )  Voici  un  exemple  moderne  pour 
ceux  qui  nie  reprochent  de  o'en  citer  que 
d'anciens.  La  République  de  Gènes  ,  cher- 
chant à  fubjugucr  plus  aifément  les  Corfes  , 
n'a  pas  trouvé  de  moyeu  plus  sûr  que  d'éta- 
blir chez  eux  une  Académie.  Il  ne  me  feroic 
pas  difficiL-  d'alonger  cette  note  ;  mais  ce 
feroit  faire  tort  à  l'intelligence  des  feuls  Lec- 
teurs dont  je  me  foucie. 


xxij         Préface. 

bien  envain  que  nous  prétendons  nous 
munir  contre  les  accidcns  imprévus  , 
»  Il  la  fciencc  efTayant  de  nous  armer 
M  de  nouvelles  défenfes  contre  les  in- 
«  convéniens  naturels ,  nous  a  plus 
M  imprimé  en  la  fantailîe  leur  gran- 
«  deur  &  poids  qu'elle  n'a  Tes  raifons 
M  &  vaines  fubtilités  à  nous  en  cou- 
33  vrir  ». 

Le  goût  de  la  Philofophie  relâche 
tous  les  liens  d'eltime  &  de  bienveil- 
lance qui  attachent  les  hommes  à  la 
fociété  ,  &  c'eft  le  plus  dangereux  des 
maux  qu'elle  engendie.  Le  charme 
de  l'étude  rend  bientôt  infipide  tout 
autre  attachement.  De  plus  ,  à  force 
de  réfléchir  fur  l'humanité  ,  à  force 
d'obferver  les  hommes  ,  le  Philofophe 
apprend  à  les  apprécier  félon  leur  va- 
leur ,  &  il  eft  difficile  d'avoir  bien 
de  l'affeâiion  pour  ce  qu'on  méprife. 
Bientôt  il  réunit  en  fa  pcrlonne  tout 
l'intérêt  que  les  hommes  vertueux  par- 
tagent   avec  leurs   femblables  :  fon 


Préface.         xxii) 

mépris  pour  les  autres  tourne  au  pro- 
fit de  Ton  orgueil  :  fon  amour-propre 
augmente  en  même  proportion  que 
fon  indifférence  pour  le  refte  de  l'U- 
nivers. La  famille  ,  la  patrie  devien- 
nent pour  lui  des  mots  vuides  de  iens  : 
il  n'efc  ni  parent  ni  citoyen  ,  ni  hom- 
me j  il  eft  Philofophe. 

En  même  tems  que  la  culture  des 
fciences  retire  en  quelque  forte  de  la 
preffe  le  cœur  du  Philofophe,  elle  y 
engage  en  un  autre  fens  celui  de 
l'homme  de  Lettres  &  toujours  avec 
\in  égal  préjudice  pour  la  vertu.  Tout 
homme  qui  s'occupe  des  talens  agréa- 
bles veut  plaire,  être  admiré,  &  il 
veut  être  admiré  plus  qu'un  autre.  Les 
applaudid'emens  publics  appartiennent 
à  lui  feul  :  je  dirois  qu'il  fait  tout  pour 
les  obtenir ,  s'il  ne  fai'oi:  encore  plus 
pour  en  priver  fes  concurrens.  De-là 
naiffcnt  d'un  côté  les  rafinemens  du 
ooùt  8c  de  la  politelfe;  vile  &  balle 
flattetie  ,  foins  féductcurs ,  infidieux  , 


xxiv         Préface. 

puériles  ,  qui  ^  à  la  longue  ,  rappetif- 
fenc  l'ame  &  corronipenc  le  cœur  j  & 
de  l'autre  ,  les  jaloulies  ,  les  rivalités , 
les  haines  d'artiftes  fî  renommées  ,  la 
perfide  calomnie  ,  la  fourberie  ,  la 
trahifon  ,  &  tout  ce  que  le  vice  a  de 
plus  lâche  &  déplus  odieux.  Si  le  Phi- 
lofophe  méprife  les  hommes,  l'artifte 
s'en  fait  bientôt  méprifer ,  &  tous 
deux  concourent  enfin  à  les  rendre 
méprifables. 

Il  y  a  plus  ;  &  de  toutes  les  vérités 
que  j'ai  propofées  à  la  confidératioii 
des  fages  ,  voici  la  plus  étonnante  & 
la  plus  cruelle.  Nos  Ecrivains  regar- 
dent tous  comme  le  chef-d'œuvre  de 
la  politique  de  notre  fiecle  les  fciences, 
les  arts ,  le  luxe  ,  le  commerce  ,  les 
loix  ,  &  les  autres  liens  qui  relferrant 
entre  les  hommes  les  nœuds  de  la  fo- 
ciécé  (6)  par  l'intérêt  pcrfonnel ,  les 

(<;)  Je  me  plains  de  ce  que  la  Philofophie 
rclàclie  les  liens  de  la  fociéré  qui  font  formés 
pat  l'cfUme  Hc  la  bienveillance  mutuelle,  Se 

mettent 


Préface.  xxv 

mettent  tous  dans  une  dépendance 
mutuelle ,  leur  donnent  des  befoins 
réciproques  ,  &  des  intérêts  communs, 
&  obligent  chacun  d'eux  de  concourir 
au  bonheur  des  autres  pour  pouvoir 
faire  le  fîen.  Ces  idées  font  belles  , 
fans  doute  ,  &  préfentéesfous  un  jour 
favorable  :  mais  en  les  examinant  avec 
attention,  &  fans  partialité  ,  on  trouve 
beaucoup  à  rabattre  des  avantages 
qu'elles  lemblent  préfenter  d'abord. 

C'eft  donc  une  chofe  bien  merveil- 
leufe  que  d'avoir  mis  les  hommes  dans 
l'impolTibilité  de  vivre  entre  eux  fans 
fe  prévenir,  fe  fupplanter,  fe  trahir, 
fe  détruire  mutuellement  !  Il  faut  dé- 
formais fe  garder  de  nous  lailfer  ja- 
mais voir  tels  que  nous  (ommes  :  car 

je  me  plains  de  ce  cjue  les  fciences  ,  les  arts 
&  tous  les  autres  objets  de  commerce  reffér- 
rent  les  liens  de  la  fociété  par  l'intérêt  perlbn- 
nel.  C'elt  qti'cn  effet  on  ne  peut  refferrer  ua 
de  ces  liens  que  l'autre  ne  fe  relâche  d'autanc. 
11  n'y  a  donc  point  eu  ceci  de  coutradidion. 

Tome  FI.  « 


xxvj         Préface. 

pour  deux  hoamcs  dont  les  intérêts 
s'accordent,  cent  mille  peut-être  leur 
font  oppofcs ,  &  il  n'y  a  d'autre  moyen 
pour  réulTir  que  de  tromper  oa  perdre 
tous  ces  gens-là.  Voilà  la  fource  £\i~ 
nefte  des  violences ,  des  trahirons, 
<Jes  perfidies,  &  de  routes  les  horreurs 
qu'exige  nccelTaircment  un  état  des 
chofcs  où  chacun  feignant  de  travail- 
ler à  la  fortune  ou  à  la  réputation 
des  autres,  ne  cherche  qu'à  élever  la 
fienne  au-delTus  d'eux  &  à  leurs  dé- 
pens. 

Qu'avons-nous  gagne  à  cela  ?  Beau- 
coup de  babil  ,  des  riches  &  des  rai- 
fonneurs,  c'elt-à-dire,  des  ennemis  de 
la  vertu  &  du  fens  commun.  En  re- 
vanche, nous  avons  perdu  l'innocence 
&  les  mœurs.  La  foule  rampe  dans  la 
miferc  ;  tous  font  les  efclaves  du  vice. 
Les  crimes  non  commis  font  déjà  dans 
le  fond  des  cœurs ,  &  il  ne  manqae  à 
leur  exécution  que  Taffurance  de  l'im- 
punité. 


Préface.         xxvij 

Etrange  &  funeft«  conftitution  où 
les  lichelles  accumulées  facilitent  tou- 
jours les  moyens  d'en  accumuler  de 
plus  grandes ,  &  où  il  eft  impoflïble  à 
celui  qui  n'a  rien,  d'acquérir  quelque 
choie  ;  où  l'iiomme  de  bien  n'a  nul 
moyen  de  forcir  de  la  mifere  ;  où  les 
plus  fripons  font  les  plus  honorés  ,  Se 
où  il  faut  néceflairement  renoncer  à 
la  vertu  pour  devenir  un  honnête- 
homme  1  Je  fais  que  les  déclamateurs 
ont  dit  cent  fois  tout  cela  3  mais  ils  le 
difoicnten  déclamant ,  &  moi  je  le  dis 
fur  des  raifons  ;  ils  ont  ajjperçu  le  mal 
&  moi  j'en  découvre  les  caufes  &  je 
fais  voir  fur-tout  une  chofe  très-confo- 
lance&  très  utile  en  montrant  que  tous 
ces  vices  n'appartiennent  pas  tant  à 
l'homme  ,  qu'à  l'homme  mal  gou- 
verné (7). 

(7)  Je  remarque  qu'il  règne  aduellemenc 
dans  le  monde  une  mulciturie  de  petircs 
maximes  qui  féduifent  les  (Impies  par  un 
faux  air  de  Philofophie  ,  &  qui,  outre  cela  , 
font  txès-commodes  pour  terminer  les  dif- 


XXviij  P  R  É  F  A  C  -. 

Telles  font  les  vérités  que  j'ai  déve- 
loppées &  que  j'ai  tâché  de  prouver 
dans  les  divers  Ecrits  que  j'ai  publiés 

putes  d'un  ton  important  &  décifif,fans  avoir 
befoiu  d'examiner  la  queftioii.  Telle  efï  celle- 
ci  :  53  Les  hommes  ont  par-tout  les  mêmes 
it  paffions  ;  par- tout  l'aniour-propre  &  l'in- 
53  térêt  les  conduifent  ;  donc  ils  font  par- 
53  tout  les  mêmes  35.  Quand  les  Géomètres 
ont  fait  une  fuppofition  qui  de  raifonnenient 
en  rdifonnemen:  les  conduit  à  une  ahfurdité, 
ils  reviennent  fur  leurs  pas  &  démontrent 
ainfi  la  fuppolKion  faulle.  La  même  mé- 
thode appliquée  à  la  maxime  en  qucflion  en 
montreroit  aifémen;  i'abfurdité  :  mais  rai- 
fonnons  autrenteni.  Un  Sauvage  eft  un  hom- 
me ,  &  u:i  Européen  ell  un  homme.  Le  de- 
mi Philofophe  conclut  auiïî-tôt  que  l'un  ne 
vaut  pas  mieux  que  l'autre  ;  mais  le  Philo- 
fophe  dit  :  En  Europe  ,  le  gouvernement  , 
les  loix  ,  les  coutumes ,  l'intérêt  ,  tout  met 
les  particuliers  dans  la  nécedîté  de  Ce  tromper 
mutucUemenc  &  fans  ceiTe  ;  tout  leur  fait  un 
devoir  du  vice  ;  il  faut  qu'ils  foient  méchans 
pour  êcre  fiiges ,  car  il  n'y  a  point  de  p!us 
grande  fo'ie  que  de  faire  le  bonheur  des 
fripons  aux  dépens  du  fieii.  Parmi  les  Sau- 
vages ,  l'intérêt  perfonnel  parle  audi  forte- 
nie'u  que  parmi  nous  ,  mais  il  ne  dit  pas 
les  mêmes  chofcs  :  l'amour  de  la  focicté  & 


Préface.         xxix 

fur  cette  matière.  Voici  maintenant 
les  conclufions  que  j'en  ai  tirées. 

La  fcience    n'efl  point  faite  pour 
l'homme  en  général.  Il  s'égare  fans 

le  foin  de  leur  commune  ■dcfenfe  font  les 
feuls  liens  qui  les  unifient  :  ce  mac  de  propriété 
qui  coûte  tant  de  crimes  à  nos  honnêtes  gens, 
n'a  prefque  aucun  fens  parmi  eux  :  ils  n'ont 
entre  eux  nulle  difcuffion  d'intérêt  qui  les 
divifc  ;  rien  ns  les  porte  à  fe  tromper  l'un 
l'autre  ;  l'c/Iime  pub'ique  eft  le  feu!  bien 
auquel  chacun  afpirc  ,  &  qu'ils  mcjiteiic 
tous.  Il  efl  très  polfil^le  qu'un  Sauvage  taffe 
une  mauvaife  adtion  ,  mais  il  n'eft  pas  pof- 
fible  qu'il  prenne  l'habitude  de  mal  faire  , 
car  cela  ne  lui  feroit  bon  à  rien.  Je  crois 
qu'on  peut  faire  une  très-jufte  eftimation  des 
mœurs  des  hommes  fur  la  multitude  des 
affaires  qu'ils  ont  entre  eux  :  plus  ils  com- 
mercent enfemble,  plus  ils  admirent  leurs 
talens  &  leur  induftrie  ,  plus  ils  fe  fripon- 
nent  décemment  &  adroitement  ,  £<  plus 
ils  font  dignes  de  mépris.  Je  le  dis  4  regret  ; 
l'homme  de  bien  eft  celui  qui  n'a  bcfom  de 
tromper  perfonne  ,  6c  le  Sauv.ige  eft  cet 
homme-là. 

JHum  non  poputi  fafces  ,   non  purpura   Regitm 
flexit ,  e~  infîdos  agit  ans  difccrdia  fratre>  ; 
i'fon  res  S,oman£,  perituraqiie  régna.  Neque  ille 
Ant  dolmt  miferans  inoptrm  uni  ini/idithabenti. 

c  iij 


XXX  Préface. 

ceiTe  dans  fa  recherche  ;  Se  s'il  l'ob- 
tient quelquefois,  ce  n'eft  prefque  ja- 
mais  qu'à  fon  préjudice.  Il  eft  nepour 
agir  &  penfer,  &  non  pour  réfléchir. 
La  réflexion  ne  fertqu'à  le  rendre  mal- 
heureux fans  le  rendre  meilleur  ni  plus 
fage  :  elle  lui  fait  regretter  les  biens 
pafles  &  l'empêche  de  jouir  du  préient  : 
elle  lui  préfente  l'avenir  heureux  pour 
le  fcduire  par  l'imaginarion  &  le  tour- 
menter par  les  defirs ,  &  l'avenir  mal- 
heureux pour  le  faire  fentir  d'avance. 
L'étude  corrompt  fcs  mœurs ,  altère 
fa  fanté  ,  détruit  fon  tempérament  ,  Se 
gâte  fouvcnt  fa  railon  :  fi  elle  lui  ap- 
prenoit  quelque  chofe  ,  je  le  trouve- 
rois  encore  fort  mal  dédommagé. 

J'avoue  qu'il  y  a  quelques  génies 
fublimes  qui  favent  pénétrer  à  travers 
les  voiles  dont  la  vérité  s'enveloppe  , 
quelques  amcs  privilégiées  ,  capables 
de  réfirtcr  a  la  bctife  de  la  vanité  ,  à  la 
bafl'c  jaloulîe  ,  &  aux  autres  pallions 
qu'engendre  le  goût  des  lettres.  Le 


Préface.  xxxj 

petit  nombre  de  ceux  qui  ont  le  bon- 
heur de  réunir  ces  qualités,  eft  la  iu- 
micre  &  l'honneur  du  genre-humain  j 
c'eft  à  eux  feuls  qu'il  convient  pour  le 
bien  de  tous  de  s'exercer  à  l'étude  ,  &: 
cette  exception  même  confirme  la  rè- 
gle ;  car  fi  tous  les  hommes  étoient  des 
Socrates  ^la  fcience  alors  ne  leur  ieroit 
pasnuifible,  mais  ils  n'auroient  aucua 
befoin  d'elle. 

Tout  peuple  qui  a  des  mœurs  ,  & 
qui  par  conféquent  refpede  Tes  loix  8c 
ne  veut  point  rafiner  fur  fes  anciens 
ufages  ,  doit  fc  garantir  avec  foin  des 
fcicnces  ,  &  fur-tout  des  favans ,  dont 
les  maximes  fentencieufes  &  dogma- 
tiques lui  apprendroient  bientôt  à  mé- 
prifer  fes  ufages  &fes  loix  ;  ce  qu'une 
nation  ne  peut  jamais  faire  fans  (e  cor- 
rompre. Le  moindre  changement  dans 
les  coutumes,  fùt-ilmême  avantageux 
à  certains  égards ,  tourne  toujours  au 
préjudice  desmœurs.  Caries  coutumes 
font  la  morale  du  peuple  ;  &  dès  qu'il 


xxxij         Préface. 

ccfTc  de  les  refpedler  ,  il  n'a  plus  de 
rcgle  que  fcs  pa/Tîon";  j  ni  de  frein  que 
les  loix ,  qui  peuvent  quelquefois  con- 
tenir les  médians ,  mais  jamais  les 
rendre  bons.  D'ailleurs  ,  quand  la  Phi- 
lofophie  a  une  fois  appris  au  peuple  à 
méprilerles  coutumes  ,  il  trouve  bien- 
tôt le  fecret  d'éluder  Tes  loix.  Je  dis 
donc  qu'il  en  cftdcs  mœurs  d'un  peu-' 
pie  comme  de  l'honneur  d'un  homme  ; 
c'efl:  un  tréfor  qu'il  faut  conferver  , 
mais  qu'on  ne  recouvre  plus  quand  on 
l'a  perdu  (8). 

(8)  Je  trouve  dans  l'hiftoire  un  exemple 
unique  ,  mais  frappant  ,  qui  ff  mble  con- 
tredire cette  maxime  :  c'clt  celui  de  la  fonda- 
tion de  Rome  faite  par  une  troupe  de  ban- 
dits ,  dont  les  defceiidans  deviurcnt  en  peu 
de  générations  le  plus  vertueux  peuple  qui 
ait  jamais  exillé.  Je  ne  fcrois  pas  en  peine 
d'expliquer  ce  fait  G  c'en  étoit  ici  le  lieu  ; 
mais  je  me  contenterai  de  remarquer  que 
les  fondateurs  de  Rome  étoicnt  nioiiis  des 
hommes  dont  les  moeurs  fuirent  corrom- 
pues ,  que  des  hommes  dont  les  mœurs 
B'écoieut  point  formées  :  ils  ne  méprifoicnt 


P  R  i  F  A  c  î.       xxxiij 

Mais  quand  un  peuple  eft  une  fois 
corrompu  à  un  certain  point ,  foit  que 
les  fcicnces  y  aient  contribué  ou  non  , 
faut-il  les  bannir  ou  l'en  préferver 
pour  le  rendre  meilleur  ou  pour  l'em- 
pêcher de  devenir  pire  i  C'eft  une 
autre  queftion  dans  laquelle  je  me  fuis 
pofitivement  déclaré  pour  la  négative. 
Car  premièrement  j  puifqu'un  peuple 
vicieux  ne  revient  jamais  à  la  vertu  , 
il  ne  s'agit  pas  de  rendre  bous  ceux 
qui  ne  le  font  plus,  mais  de  conferver 
tels  ceux  qui  ont  le  bonheur  de  l'être. 
En  focond  lieu  ,  les  mêmes  caufcs  qui 

pas  la  vertu  ,  mais  ils  ne  la  connoifToient 
pas  encore  ;  car  ces  mots  vertus  &  vices  font 
des  notions  coiie6tives  qui  ne  naiflent  que  lic 
la  fréquentation  des  hommes.  Au  furplus  on 
tircroit  un  mauvais  parti  dj  cette  ob',eaion 
en  faveur  des  fciences  ;  car  des  deux  pre- 
miers Rois  de  Rouie  qui  donnèrent  une 
forme  à  la  Republique  Se  inllituerent  fes 
coutumes  &:  fes  mœurs ,  l'un  ne  s'occupoic 
que  de  g;uertes  ,  l'autre  que  de  rites  facr^s  i 
les  deux'chofes  du  monde  les  plus  éloignées 
de  la  Philofophie. 


xxxiv         Préface. 

ont  corrompu  les  peuples  fervent  quel- 
quefois a  prévenir  une  plus  grande 
corrupcion  ;  c'eft  ainfi  que  celui  qui 
s  elt  gâté  le  Tempérament  par  un  ufaçe 
indiLr^t  de  la  médecine  ,  eft  forcé  de 
recourir  encore  aux  médecins  pour  fe 
confcrvcr  en  vie  5  &  c'eit  ainfi  que  les 
arts  &  les  fciences  après  avoir  fait 
éclore  les  vices  ,  font  né-e/Taires  pour 
les  empêcher  de  fe  tourner  en  crimes  j 
elles  les  couvrent  au  moins  d'un  ver- 
nis qui  ne  permet  pas  au  poifon  de 
s'exhaler  auiîi  librement.  Elles  détrui- 
fent  la  vertu,  maistllesen  laiflent  le 
fîmulacre  public  (9)  qui  cft  toujours 

(?)  Ce  (îmulacre  eft  une  certaine  douceur 
de  nicrur^  ,)ui  fupplée  quelquefois  à  leur  pu- 
reté ,  un  ctruinc  apparence  d'ordre  qui  pré- 
vient !hor';ble  confufion  ,  une  certaine 
admiration  des  belles  chofes  qui  empêchent 
les  bonnes  He  tomber  dans  l'oubli,  C'cft  le 
vice  qui  prend  le  madjuc  de  la  ve>tu  ,  non 
comme  l'hypocriiic  pour  tromper  &  trahir 
mais  pour  s  otcr  lous  cette  aimable  &:  facréê 
effigie  l'horreur  qu'il  a  de  luimcme  quand 
Il  fc  voit  découvert. 


Préface.         xxxv 

une  belle  chofe.  Elles  introduifent  à 
fa  place  la  polire/Ie  &  les  bienféances  , 
&  p.  ia  :rainre  de  paroîcre  méchant  elles 
fubùituent  celle  de  paroître  ridicule. 

Mon  avis  eft  donc  ,  &:  je  l\n  déjà 
dit  p  us  d'une  fois,  de  lailier  fubfifter 
&  même  d  entretenir  avec  foin  les 
Académies  ,  les  Collèges,  les  Univer- 
fités,  les  Bibliothèques,  lc<;  Spcâz- 
cles,  &  tous  les  autres  atrmfcrn.ns 
qui  peuvent  faire  quelque  àiverfioak 
la  méchanceté  des  hommes  ,  &  its 
empêcher  d'occuper  leur  oiliveté  àdes 
chofes  plus  dangercules.  Car  dans  une 
contrée  où  il  ne  feroit  plus  queftiou 
d'honnêtes  gens  ni  de  bonnes  mœurs, 
il  vaudroit  encore  mieux  vivre  avec 
des  fripons  qu'avec  de    brigands. 

Je  demande  maintenant  ou  eft  la 
contradiâion  de  culriver  moi-même 
des  goûts  dont  j'api  ouve  le  progrès? 
Il  ne  s'agit  plus  de  porter  les  peuples* 
à  bien  faire  ,  il  faut  feulement  les  dif- 
traire  de  faire   le  mal  j  il  faut   les 


xxxvj        Préface. 

occuper  à  des  niaifcries  pour  ks  dé- 
tourner des  mauvaifes  adions  ;  il  faut 
les  amufer  au  lieu  de  les  prêcher.  Si 
mes  Ecrits  ont  édifié  le  petit  nombre 
des  bons  ,  je  leur  ai  fait  tout  le  bien 
qui  dépendoit  de  moi  ,  &  c'eft  peut- 
être  les  fervir  utilement  encore  que 
d'offrir  aux  autres  des  objets  de  dif- 
traétion  qui  les  empêchent  de  fonger 
à  eux.  Je  m'cftiraerois  trop  heureux 
d'avoir  tous  les  jours  une  Pièce  à  faire 
fiffler  ,  fi  je  pouvois  à  ce  prix  contenir 
pendant  deux  heures  les  mauvais  def- 
feins  d'un  feul  desSpeûateurs ,  &  fau- 
ver  l'honneur  de  la  fille  ou  de  la  femme 
de  fon  ami,  le  fecretde  Ton  confident, 
ou  la  fortune  de  fon  créancier.  Lorf- 
qu'il  n'y  a  plus  de  mœurs,  il  ne  faut 
fonger  qu'à  la  police  ;  &  l'on  fait  allez 
que  laMufique&lesSpeélacIesenfont 
un  des  plus  importans  objets. 

S'il  rcfte  quelque  difficulté  à  ma  juf- 

tification  ,  j'ofe  le  dire  hardiment ,  ce 

n'cft  vis-à-vis  ni  du  public  ni  de  mes 

adverfaires  i 


Préface.        xxxvij 

advcrfaires  ;  c'cft  vis  -  à  -  vis  de  moi 
Icul  :  car  ce  n'cft  qu'en  m'obrervanc 
moi-même  que  je  puis  juger  fi  je  dois 
me  compter  dans  Je  petit  nombre  , 
&  fî  mon  ame  efl  en  état  de  foutenir 
le  faix  des  exercices  littéraires.  J'en 
ai  fenti  p!us  d'une  fois  le  danger  5  plus 
d'une  fois  je  les  ai  abandonnes  dans 
ie  dc/Tein  de  ne  les  plus  reprendre  ,  &: 
renonçant  a  leur  charme  fédudeur  , 
j'ai  lacrifié  à  la  paix  de  mon  cœur  les 
feuls  plaifirs  qui  pouvoient  encore  le 
flarrcr.  Si  dans  les  langueurs  qui  m'ac- 
cablent,  fi  fur  la  fin  d'une  carrière 
pénible  &  doaloureufe  ,  j'ai  ofé  les 
reprendre  encore  quelques  momens 
pour  charmer  mes  maux  ,  je  crois  au 
moins  n'y  avoir  mis  ni  allez  d'intérêt 
ni  affez  de  prétention,  pour  mériter  à 
cet  égard  les  juftes  reproches  que  j'ai 
faits  aux  gens  de  lettres. 

Il  me  falloir  une  épreuve  pour  ache- 
ver la  connoifTance  de  moi  -  même  , 
&   je  l'ai  faite  fans    balancer.  Après 
Tome  Vl.  j 


xxxvii)        P  R  É  P  A  C  E. 

avoir  reconnu  la  fituation  de  mon 
ame  dans  les  fuccès  lirtéraires ,  il  me 
reftoit  à  l'examiner  dans  les  revers.  Je 
fais  maintenant  qu'en  pcnfer  ,  &  ]C 
puis  mettre  le  public  au  pire.  Ma  Pièce 
a  eu  le  fort  qu'elle  méritoit  &  que  i'a- 
vois  prévu  j  mais ,  à  l'ennui  près  qu'elle 
m'a  caufé  ,  je  fuis  forti  de  la  repréfen- 
tation  bien  plus  content  de  moi  &:  a 
plus  jufte  titre  que  fi  elle  eût  réual. 

Je  confcillc  donc  à  ceux  qui  font  ft 
ardcns  à  chercher  des  reproches  à  me 
faire  ,  de  vouloir  mieux  étudier  mes 
principes  &  mieux  obfcrvcr  ma  con- 
duite ,  avant  que  de  m'y  taxer  de  con- 
tradidion  &  d'inconféqiience.  Sils  s'ap- 
perçoivent  jamais  que  je  commence  à 
briguer  lesfuftrages  du  public,  ou  que 
3e  tire  vanité  d'avoir  fait  de  jolies  chan- 
fons,ouquc  je  rougillc  d'avoir  écrit 
de  mauvaifcs  Comédies  ,  ou  que  je 
cherche  à  nuire  à  la  gloire  de  mes  con- 
currens,  ou  quej'aftcde  de  mal  parler 
des  grands  hommes  de  mon  fiecle  pour 
tâcher  de  m'élçvcr  à  leur  niveau  en  les 


Préface.       xxxix 

rabaiiTant  an  mien,  ou  que  i'afpire  a 
des  places  d'Académie  ,  ou  que  j'aille 
faire  ma  cour  aux  femmes  qui  donnenc 
le  ton  ,  ou  que  j'encenfe  la  fottife  des 
Grands  ,  ou  que  ,  cefiant  de  vouloir 
vivre  du  travail  de  mes  mains  ,  je 
tienne  à  ignominie  le  métier  que  je 
me  fuis  choifi ,  &  fafle  des  pas  vers  la 
fortune  ;  s'ils  remarquent  en  un  moc 
que  l'amour  de  la  réputation  me  fafie 
oublier  celui  de  la  vertu,  je  les  prie 
de  m'en  avertir  &  même  publique- 
ment ,  &  je  leur  promets  de  jetter  à 
l'inilant  au  feu  mes  Ecrits  Se  mes 
Livres  3  &  de  convenir  de  toutes  les  er- 
reurs qu'il  leur  plaira  de  me  reprocher. 
En  attendant,  j'écrirai  des  Livres, 
je  ferai  des  Vers  Se  de  la  Mufique  ,  fi 
j'en  ai  le  talent ,  le  tems  ,  la  force  & 
la  volonté  :  je  continuerai  à  dire  très- 
franchement  tout  le  mal  que  je  penfe 
des  Lettres  &  de  ceux  qui  les  culti- 
vent (ig)  ,  &  croirai  n'en  valoir  pas 

(  10  )  J'admire  combien  la   pljp:^rc   àa 


xl  Préface. 

moins  pour  cela.  Il  cfl  vrai  qu'oa 
pourra  dire  quelque  jour  :  cet  ennemi 
fî  déclaré  des  fcicnces  Si  des  arts ,  fit 
pourtant  &  publia  des  Pièces  de  Théâ- 
tre 5  &  ce  difcours  fera  ,  je  l'avoue  , 
une  fatirc  très  -amerc  ,  non  de  moi  , 
mais  de  mon  fieclc. 

gens  de  Lettres  ont  pris  le  change  dans  cetre 
atfaire  -  ci.    Quand  ils  ont  vu  les  fciences  8c 
les  arts  attaques  ,  ils  ont  cru  qu'on  en  vou- 
loir f.erfonnelleinent  à  eux  ,  tandis  que   fans 
fe   coïKredire   eux-mêmes,  ils    pourroient 
tous  ptafer  comme  moi  ,  que  ,  quoique  ces 
chnfes  aient  fait  beaucoup  de  mal  à  la  fo- 
ciécé  ,   il    eft   très  -  tfïentiel    de    s'en  fervir 
aujourd'hui  comme  d'une  médecine  au  mal 
qu'elles   ont  caufé ,  ou  comnae  de   ces  ani- 
maux mal  -  faifans  qu'il  faut   écrafer  fut  la 
morfure.  En  un  mot  ,  il  n'y  a  pas  un  homme 
de    Lettres    qui  ,   s'il   peut   foutenir  dans    fa 
conduite   l'examen  de  l'article  précédent ,  ne 
puiire  dire  en  f.»  faveur  ce   que   je  dis  en  la 
mienne  ;  &  cette  manicre  de  taifonner  me 
paraît  leur  convenir  d'autant  mieux  ,  qu'en- 
tre nous,  ils  fe  foucient  fort  peu  des  fciences , 
pourvu  qu'elles  continuent  de  mettre  les  fa- 
vans  en  honneur.    C'efl    comme   les  prêtres 
du  pa^anifmf  ,  qui  ne  tenoient  à  la  rcligioa 
qu'autant  qu'elle  les  faifoit  icfpeftcr. 


NARCISSE 

o  u 

L'  A  M  A  N  T 

DE    LU  I-M  É  M  E, 
COMÉDIE. 


Tomt  Fl. 


ACTEURS. 


L  I  s  I  M  O  N 
V ALE  R  E 


Enfans  de  Lifîmon. 


V  A  L  E  R  E.      'j 

L  U  C  I  N  D  E.   ) 

ANGÉLIQUE.  •%r, »,  c  ii 

^  #  Frcrc  &  Sœur  ,  pupilles 

LÉANDRE.     }      dcLifimon. 

M  A  R  T  O  N  ,   Suivante. 

F  R  O  N  T I  N  ,   Valcc  de  Valerc. 


La  Scène  eft  dans  l'Appartement  de 
V  alere. 


L'AMANT 

DE  LUI°MËME5 
COMÉDIE. 

y^—^^™— —■'■—■ ■■  II— a^— ^ 

—  ■      ■■    Il  ■  ■  ■     ■  I        II  .,  ,.,        ..1      ■■      .^      I     I  .      .       ,1      ,  ,       ■■SJ^B^ 

SCENE  PREMIERE. 

LUCINDE,    MARTON. 

L  U  C  1  N  D  E. 

Jl  E  viens  de  voir  mon  frère  fc  promener  dans 
le  jar;lin  ;  hâtons-nous ,  avant  fon  retour  ,  de 
placer  fon  portrait  fur  fa  toilefte. 

M  A  R.  T   o  N. 

Le  voilà  ,  Madcmotfelle  ,  changé  dans  fes 
ajuftemens  de  manière  à  le  rendre  mccon- 
noiiTable.  Quoiqu'il  foit  le  plus  joli  homme 
du  inonde  ,  il  brille  ici  en  femme  encore 
avec  de  nouvelles  grâces. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Valcre  eft  ,  par  fa  délicatelTe  &:  par  l'afFecj 
tation  de  ù\  parure ,  une  efpecc  de  femme 


4  L'  A  M  A  N  T 

cachée  fous  des  habits  d'homme  ,  &  ce  por- 
trait ,  ainfi  travefti  ,  femble  moins  !e  dcgiii-_ 
fer  que  le  içudfc  à  fon  état  naturel. 

M  A  R  T  O   N. 

Eh  bien-,  où  efl  le  mal  ?  Puifjue  les  fem- 
mes aujourd'hui  cherchent  à  fe  rapprocher 
des  hommes,  n'eft-il  pas  convenable  que  ceux- 
ci  fafTent  la  moitié  du  chemin  &  qu'ils  tâ- 
chejit  de  gagner  en  agrémens  autant  qu'elles 
en  folidité  ?  Grâce  à  la  mode ,  tout  s'en  met- 
tra plus  aifémcnt  de  niveau. 
L  ir  C  I  N  D  E. 
Je  ne  puis  me  faire  à  des  modes  audî  ridi- 
cules. Peut-être  notre  fe.xe  aura  t  illc  bon- 
heur de  n'en  plaire  pas  moins  quoi  qu'il  de- 
vieir-!e  plus  eftimabie.  Mais  pour  les  hommes, 
je  plains  hur  av?Ui,!emeni.  Que  prétend  cette 
jeunelfc  étourdie  en  ufurpant  tous  nos  droits  ? 
Efpcrent-ils  de  mioux  plaire  aux  femmes  ca 
s'eiForçant  de  leur  reiTcmblcr  î 

M  A  R.  T  o  N. 

Pour  celui-là  ,  ils  auroient  tort ,  &  les 
femmes  fe  haïirt,nt  trop  mutuellement  pour 
aimer  ce  qui  leur  relîemblc.  Mais  revenons 
au  portrait.  Ne  craignez  vous  point  que  cette 
petite  raillerie  ne  f.iche  M,  le  Chevalier  ? 


D  E   L  U  I  -  M  ê  M  E.  5 

L  U  C  I  N  D  E. 

Non  ,  Marton  ;  mon  frère  fft  naturelle- 
ment bon  :  il  eft  raêmc  raifonnab'e  a  fon 
défaut  près.  Il  fentira  qu'en  lui  fail'nt  par 
ce  portrait  un  reproche  muet  &  badin  ,  je 
n'ai  fongé  qu'à  le  guérir  d'un  travers  qui 
choqua  jufqu'à  cette  tendre  Aiigéliwjue ,  cette 
aimable  pupille  de  mon  père ,  que  Valere 
époufe  aujourd'hui.  C'eft  lui  rendre  fcrvice 
que  Je  corriger  les  déf3uts  de  fon  amant ,  Se 
tu  fais  combien  l'ai  befoin  des  foins  de  cette 
chère  amie  pour  me  délivrer  de  Léandre  fon 
frère  que  mon  père  veut  au(TÎ  me  faire  époufer, 

M   A  R.  T   O    N. 

Si  bien  que  ce  jeune  incon.iu  ,  ce  Cléonte 
que  vous  vîtes  l'été  dernier  à  PaiTy  ,  vous 
tient  toujours  fort  au  cœur  ? 
L  u  c  I  N  D  E. 
Je  ne  m'en  défends  point  ;  je  compte 
même  fur  la  parole  qu'il  m'a  donnée  de  repa- 
roître  bientôt,  &  fur  la  promeffc  que  m'a 
faite  Angélique  d'engager  fon  frète  à  renon- 
cer à  moi. 

Ma  r  t  o  n. 
Bon  ,  renoncer  !  Songez  que  vos  yeux  au- 
tont  plus  de  force  pour  ferrer  cet  engagement, 
A  iij 


6  L'  A  M  A  N  T 

qu'Angélique  n'en  fauroic  avoir  poi/t  le  rom- 
pre. 

L  u  C  I  N  D  E. 
Sans  difpiuer  fur  tes  flaueries ,  je  te  dirai 
que  comme  Léandre  ne  m'a  jamais  vue  ,  il 
fera  aifé  à  fa  fcrur  de  le  prévenir  ,  &  de  lui 
faire  enrendre  que  ne  pouvant  être  heureux 
avec  une  femme  dont  le  cncur  eft  engagé 
ailleurs ,  il  ne  fauroit  mieux  faire  que  de  s'en 
<lcg3ger  par  un  refus  honnête. 

M   A   R  T  o  N. 

Un  refus  honnête  !  Ah  !  Mademoifelle  , 
refufer  une  femme  faite  comme  vous  avec 
quarante  mille  écus  ,  c'eft  une  honnêteté  dont 
jamais  Léandre.  ne  fera  capable.  (  .^  pdrt  }. 
Si  elle  favoit  que  Léandre  &  Cléonte  ne  font 
que  la  même  perfonne  ,  un  tel  refus  charge- 
roit  bien  d'épithete. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Ah  !  Marton  ,  j'entends  du  bruit  ;  cachons 
vîte  ce  potrtait.  C'ell  ,  fans  doute  ,  mon 
frère  qui  revient ,  &  en  nous  amufant  à  jafcr, 
nous  nous  femmes  ôté  le  loifir  d'exécuter 
notre  projet. 

Marton. 

No.T  ,  c'eft  Angélique, 


DE     LUI-AIEME.  7 

MI»  JlMiMMI     III  —  "    tJ»iL.JllMltJU%m-<-l-ilJl»« 

SCENE    î  I. 

ANGELIQUE/,  LUCINDE,  MARTON. 

Ang  élique. 

.^'a.A  chère  Lucinde  ,  vous  favez  avec  quelle 
répugnance  je  me  prêtai  à  votre  projet  quand 
vous  fîtes  changer  la  parure  du  portrait  de 
Valere  en  des  ajufiemens  de  femme.  A  pré- 
fent  que  je  vous  vois  prête  à  l'exécuter  ,  je 
tremble  que  le  déplaifir  de  fe  voir  jouer  ne 
l'indifpofe  contre  nous.  Renonçons,  je  vous 
prie  ,  à  ce  frivole  badinage.  Je  fens  que  je  ne 
puis  trouver  de  goûr  à  m'égayer  au  rifque  du 
repos  de  mon  coeur. 

Lucinde. 
Que  vous  êtes  timide  l  Valere  vous  aime 
trop  pour  prendre  en  mauvaife  part  tout  ce 
qui  viendra  de  la  vôtre  ,  tant  que  vous  ne 
ferez  que  fa  maîtrelTe.  Songez  que  vous  n'a- 
vez plus  qu'un  jour  à  donner  carrière  à  vos 
fantaifics  ,  &:  que  le  tour  des  fiennes  ne  vien- 
dra que  trop  tôt.  D'ailleurs  ,  il  eft  quellioa 
de  le  guérir  d'un  foible  qui  l'expcfe  à  la  rail- 


5  1/  Amant 

lerie  ,  &:  voi'à  proprcm:;nt  l'ouvrage  d'une 
maîcreiïc.  Nous  pouvons  corriger  les  dî/auts 
d'un  amant.  Mais ,  hélas  I  il  faut  fupporter 
c^u.c  d  un  mari. 

ANGÉLIQtJE. 

Que  lui  trouvez-vous  après  tout  de  fi  ridi- 
cule .'  Puifqu'il  efl  aimable  ,  a-t-il  fi  grand 
tort  de  s'aimer  ,  &  ne  lui  en  donnons-nous 
pas  l'exemple  ?  Il  cherche  à  plaire.  Ah  !  (i 
c'eft  un  défaut  ,  quelle  vertu  plus  charmante 
un  homme  pourroit-il  apporter  dans  la  fo- 
cicté  ! 

M  A  R  T  G   N. 

Sur-tout  dans  la  focicté  des  femmes. 

ANGÉLIQ.UE. 

Enfin  ,  Lucinde  ,  Ci  vous  m'en  croyez  , 
nous  fupprimerons ,  &  le  portrait ,  &:  tout 
cet  air  de  raillerie  qui  peut  aufll-bien  paiTer 
pour  une  inlulte  que  pour  une  correftion. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Oh  !  non.  Je  ne  perds  pas  ainfi  les  frais  de 
mon  induftrie.  Mais  je  veux  bien  courir  feule 
les  rifques  du  fuccès  ,  Se  rien  ne  vous  oblige 
d'être  complice  dans  une  afFairs  dont  vous 
pouvez  n'ctrc  que  témoin. 


DE    LUI-MEME.  9 

M    A   R   T    O    N. 

IJelle  diftinûion  ! 

L  U  C  I  N  D  E. 

Je  me  réjouis  de  voir  !a  contenance  de 
Valere.  De  quelque  manière  qu'il  prenne  la 
chofe  ,  cela  fera  toujours  une  fcene  aifez  plai- 
fante. 

M  A  R  T   O    N. 

J'entends.  Le  prétexte  eft  de  corriger  Va- 
lere :  mais  le  vrai  motif  elt  de  rire  à  fes  dé- 
pens. Voilà  le  génie  &  le  bonheur  des  fem- 
mes. Elles  corrigent  fouvent  les  ridicules  en 
nefongeaiit  qu'à  s'en  amufer. 

ANGÉLIQ.UE. 

Enfin  ,  vous  le  voukz  ,  mais  je  vous  avertis 
que  vous  me  répondrez  de  l'événemejit. 
L  u  c  1  N  D  E. 
Soit. 

Angélique. 
Depuis  que  nous  Tommes  enfcmble  ,  vous 
m'avez  fait  cent  pièces  dont  je  vous  dois  la 
punition.  Si  cette  afFaire-ci  me  caufe  la  moin- 
dre tracafTcric  avec  Valere  ,  praiez-garde  à 
vous. 

L  u  c  I  N  D  £. 
Oui /oui. 


10  L'Amant 

Ang^liciue. 
Songez  un  peu  à  Léandre. 

L  u  C  I  N  D  E. 
Ah  !  ma  cherc  Angélique.  .  .  . 

AnG    ÉtIQUE. 

Oh  !  fi  vous  me  brouil'ez  avec  votre  frère, 
je  vous  jure  que   vous    épouferez  le  mien. 
(Bas).  Marton,  vous  m'avez  promis  lefccrec. 
M  A  R  T  G  N  ,  bas. 
Ne  craignez  rien. 

L  u  c  I  N  D  r. 
Enfin,  je ...  . 

M  A   R  T  o  K. 

J'entends  la  voix  du  Chevalier.  Prenez  au 
plutôt  votre  parti ,  à  moins  que  vous  ne  vou- 
liez lui  donner  un  cercle  de  filles  à  fa  toilette. 

L  u  c  I  N  D  F. 
Il  faut  bien  éviter  qu'il  nous  apperçoive. 
(  Elle  met  le  portrait  fur  la  toilette  ).  Voilà 
le  piège  tendu. 

M  A  R  T   o   N. 

Je  veux  un  peu  guetter  mon  homme  pour 
voir .... 

L  u  c  I  N  D  E. 

Paix.  Sauvons-nous. 


DE    LUI-MEME.  II 

AngÉliciue. 
Que  j'ai  de  mauvais  preirentimcns  de  tout 
ceci. 


SCENE     1  l  I. 

VALERE,    FRONTIN. 

V  A  L  E   R.  E. 

OlANGARiDE  ,  cc  jour  eft  un  grand  jour  pour 
vous. 

F  R.  O  N  T  1  N. 

Sangaride  j  c'eft-à-dire  ,  Angélique.  Oui  , 
c'cft  un  grand  jour  que  celui  de  la  noce  ,  Se 
qui  même  alonge  diablement  tous  ceux  qui 
le  fuivent. 

V  A  t   E   R.  E. 

Que  je  vais  goûter  de  plaiiîr  à  rendre  Angé- 
lique heureufe  ! 

F  R  o  N  T  I  N. 

Auriez- vous  envie  de  la  rei;dre  veuve  ? 

V  A  L  E  R.  ï. 

Mauvais  plaifant.  .  .•.  Tu  fais  à  quel  point 
je  l'aime.  Dis  -  moi  ;  que  connois-tu  qui 
puiHe  manque!  k  fa  féliciié  i  Avec  beaucoup 


^^  L'  A  M  A  N  T 

d'amour  ,  quelque  peu  H'efprit  ,  &:  une  fi- 
gure . .  .  comme  eu  vois  ;  on  peut  ,  je  penfe  » 
fe  tenir  toujours  alR-z  sur  de  plaire. 

F_^R  O   N  T   I   N. 

La  chofc  eft  indubicabîe  ,  &  vous  eu  avez 
faic  fur  vous  iiiême  la  première  expérience. 

V  A  L  E  R  E. 

Ce  que  je  plains  en  tout  cela  ,  c'eft  je  ne 
fais  combien  de  petites  perfonnes  (]ue  mon 
mariage  fera  fécher  de  regret  ,  &  qui  vont  ne 
favoir  plus  que  faire  de  leur  cœur. 

f  R.  o   N  T  I  N. 

Oh  !  que  G:  Celles  qui  vous  ont  aimé , 
par  exemple ,  s'occuperont  à  bien  détefter 
votre  chère  moitié.  Les  autres.  . .  .  Mais  où 
diable  les  prendre,  ces  autreslà  ? 

V  A   L   E   R  E. 

La  matinée  s'avance  ;  il  cft  tems  de  m'ha- 
biller  pour  aller  voit  Angélique.  Allons.  (  // 
fi  met  à  fa  toilette  ).  Comment  me  trôuves- 
tu  ce  matin?  Je  n'ai  point  de  feu  dans  les 
yeux  ;  j'ai  lé  teint  battu  j  il  me  femblc  que 
je  ne  fuis  point  à  l'ordinaire. 

F  R.  o  N  T  I  N. 

A  l'ordinaire  1  Non  ,  vous  êtes  ffulemeiK 
à  votre  ordinaire. 

V'ALEKE. 


DE    LUI-MEME.  I  5 

V  A  L  E  R  E. 

C'eft  une  fort  méchante  habitude  que  Tu- 
fage  du  rouge  ;  à  la  fin  je  ne  pourrai  m'en 
paffcr  ,  &c  je  Cerai  ("lu  dernier  mal  fans  cela. 
Où  dl  donc  ma  boîte  à  mouches  ?  Mais  que 

vois-jc  là  ?  un  portrait Ah  !  Frontin  ;  le 

charmant  objet où  as-tu  pris  ce  por- 
trait ? 

F  SL  O  N  T  I  N. 

Moi  ?  Je  veux  être  pendu  fi  je«fais  de  quoi 

vous  me  parlez. 

V  A  L  E  B.  E. 

Quoi  !  ce  n'eft  pas  toi  qui  as  mis  ce  portrait 
fur  ma  toilette  î 

F  B.  o  N  T  1  N. 

Non ,  que  je  meure. 

V  A   L  E  R.  I, 

Qui  feroit-cedonc? 

Frontin. 
Ma  foi  ,  je  n'en  fais  rien.  Ce  ne  peut  être 
que  le  diable  ou  vous. 

V  A  L  E  R  E. 

A  d'autres.  On  t'a  payé  pour  te  taire.  .  .  . 
Sais-tu  bien  que  la  coinparaifon  de  cet  objcr 
nuit  à  Angélique  î  ■ . .  Voilà  d'honneur  U 
Tome  FL  '^ 


14  L'Amant 

plus  jolie  figure  que  j'aie  vue  de  ma  vie. 
Quels  y. ux  ,  Fronda  !  ...  je  crois  qu'ils  rcf- 
femblent  aux  mien. 

F  R.  o  N  T  I  N. 

C'efl  tout  dire. 

V  A  L  I  R.  I, 

Je  lui  trouve  beaucoup  de  mon  air.... 

£l!e  eft  ma  foi  charmante Ah  !  fi  l'efprir 

foutient  tout  cela.  .  .  .  Mais  fon  goût  me  ré- 
pond de  foQ  çfpric.  La  friponne  eft  connoif- 
feufe  en  mérite  ! 

F  R.  G  N  T  I  K. 

Que  Diable  !  Voyons  donc  toutes  ces  mer- 
veilles. 

V  A  L  E  R  E. 

Tiens  ,  tiens.  Penfes-tu  me  duper  avec  ton 
air  niais  ?  me  crois -tu  novice  en  aventures  î 
f  R.  o  N  T  I  N. 

Ne  me  tromjjé  -  je  point  I  C'eft  lui .  . . 
c'eft  lui-  mèine.  Comme  le  voilà  paré  1  Que 
de  fleurs  !  que  de  pompons  !  C'cftfans  doute 
quelque  tour  de  Lucinde  ;  Manon  y  fera  tout 
au  moins  de  moitié.  Ne  troublons  point  ]eut 
badinage.  Mes  indifcrétioHS  l'técédcnte» 
m'ont  coûté  trop  cher* 


DE    tu  I-  MEME.  15 

V  A  L    E   R   E. 

Hé  bien  ?  Monficur  Frontin  reconnoîtioit- 
il  l'original  de  cette  peinture  ? 
Frontin. 

Pouh  1  fi  je  le  connoii  !  Quelques  centai- 
nes Je  coups  de  pied  -  au  -  cul ,  &  autant  de 
/bufflets  que  j'ai  eu  l'iionneur  d'en  rece- 
voir en  détail  ,  ont  bien  cimenté  la  con- 
noiflance. 

V  A  L  E   R.  E. 

Une  fille  ,  des  coups  de  pisds  !  Cela  efl 
un  peu  gaillard. 

Frontin. 

Ce  font  des  petites  impatiences  domefti- 
ques  qui  la  prennent  à  propos  de   rien. 

V  A  L  E  R  E. 

Comment  l'aurois  -  tu  fervie  î 

Frontin. 
Oui,  Monfieur;  &  j'ai  même  l'Jionneur 
d'être  toujours  fon  très  -  humble  ferviteur. 

V  A   L  E  R  E. 

Il  fcroit  affez  plaifant  qu'il  y  eût  dans 
Paris  une  jolie  femme  qui  ne  fût  pas  de 
ma  connoilTance  !  .  .  .  Parle  -  moi  fincére- 
ment.  L'original  el\  ■  il  auffi  aimable  que  le 
portrait  J 

Bij 


l6  L'  A  M  A  N  T 

F  R  O  N  T  I  W. 

Comment ,  aimable  !  favez- vous ,  Mon- 
fieur  ,  que  fi  quelqu'un  pouvoit  approcher 
de  vos  perFctkions ,  je  ne  trouverois  qu'elle 
feule  à  vous  comparer. 

V  A  L  E  B.  E  confidcrant  le  portrait. 
Mon  coeur  n'y  rélîlle  pas  ... .   f  rontin  , 
dis- moi  le  nom  de  cette  belle. 

Frontin,   à  part. 
•  Ah  !  ma  foi ,  me  voilà  pris  fans  verd. 

V  A  L  E   R  E. 

Comment  s'appelle-t- elle  ?   Parle  donc. 

F   K.  G   N  T  I    N. 

Elle  s'appelle  . .  .  elle  s'appelle  .  .  .  elle  ne 
s'appelle  point.  C'eft  une  fîllc  anonyme  , 
comme  tant  d'autres. 

V  A  L  E  R    E. 

Dans  quels  triftes  loupçons  me  jette  ce 
coquin  !  Se  pourroit  -  il  que  des  traits  auîTi 
charmans  ne  fuffent  que  ceux  d'une  grifette  î 
F  R  o  N  T  1  N. 

Pourquoi  non  î  La  beauté  fe  plnî'  à  pa- 
rer des  vifages  qui  ne  tirent  leur  hcrtc  que 
d'elle. 

V  A  L  E  R  E. 

Quoi  ,   c'cft .  .  . 


DE    LUI  -  M  E  M  E.  î? 

F  P.  o  N  T  I  N. 
Une  petite  perfonne  bien  coquette  ,   bien 
minaudiere  ,    bien    vaine   fans    grand   fujct 
de  rêcre;  en  un  mot  ,  un  vrai  petit  -  maître 
femelle. 

V  A  I.  1  R    E. 

Voilà  comment  ces  faquins  de  valets  par- 
lent des  gens  qu'ils  ont  fervis.  îl  faut    voir 
cependant.   Dis- moi  où  elle  demeure? 
F  B.  o  N  T  I  N. 

Bon ,  dfnieurer  ?  Eft  -  ce  que  cela  demeure 
jamais  ? 

V  A  I.  E  R  E. 

Si  tu  m'impatientes  ...  Où  loge  - 1  -  eue  , 
fnaraut  î 

F  R  o  N  T  I  N. 

Ma  foi  ,  Monlîeur ,  À  ne  vous  point 
mentir ,  vous  le  favez  tout  aulTi  bien  que 
moi. 

V  A  L  E  R  E. 

Comment  ? 

F  R  o  N  T   I  N. 

Je  vous  jure  que  je  ne  connois  pas  mieux 
^ue  vous  l'original  de  ce  portrait. 

•  V  A  L  E  R  E. 

Cî  n'eft  pas  c<ji  1"'  ^'as  placé  là  ? 
Biij 


l8  L'A  M  A  NT 

F  R  O  N  T  I  N. 

Non  ,  la  perte  m'ccoulFe. 

V  A  L  E  R  E. 

Ces  idées  que  tu  m'en  as  données.  . . 

F  R  o  N  T  I  N. 

Ne  voyez-vous  pas  que  vous  me  les  four- 
niflîez  vous  -  mèine  ?  Eft  -  ce  qu'il  y  a  quel- 
qu'un dans  le  monde  audî  ridicule  que 
cela  ? 

V  A  t  E  R  É. 

Quoi  1  je  ne  pourrai  découvrir  d'où  vient 
ce  portrait  ?  Le  niyflere  &  la  difficulté  irri- 
tent mon  emprefTement.  Car  ,  je  te  l'avoue, 
j'en  fuis  très  -  réellement  épris. 

F  R  o  N  T  I  N  ,   à  part. 

La  chofe  eft  impayable  !  Le  voilA  amou- 
reux de  lui-même. 

V  A  L  E   R  E. 

Cependant ,  Angélique  ,  la  charmante  An- 
gélique ...  En  vérité  ,  je  ne  comprends  rien 
à  mon  cœur  ,  &  je  veux  voir  cette  nouvelle 
maîtreire  avant  que  de  rien  déterminer  fur 
mon  m.iriage. 

F  R  o  N  T  I  N. 

Conimenr ,  Monsieur  ?  Vouî  ne  ...  Ah  I 
vous  vous  moquez. 


DE     LUI-MEME.  Ip 

V  A  t  E   R  E. 

Non  ,  je  te  dis  tiès-férieufemenc  que  je  ne 
faurois  ofFnr  ma  main  à  Aigili^jui:  ,  taiic 
que  l'incertitude  de  mes  fentimeiis  ftraua 
obîlaclc  à  notre  bonheur  mucuc!.  Je  ne  puis 
r^'pouf>;r  aujourd'hui  ;  c'til  un  poir.t  ré(olu, 

F  R.  o   N   T  I  N. 

Oui ,  chez  vous.    Aiais  MonlîeHr    votre 
père  qui  a  fait  aullî  fes  petites  rïloîutions  à 
part,  eft  l'homme  du  monde  !e  -nou.s  propre 
à  céder  aux  vôtres  ;  vous  Cavtz  que  fou  foi-  • 
ble  n'eft  pas  la  complaifance. 

V  A  L  E   R  E. 

Il  taut  la  trouver  à  quelque  prix  que  ce 
foit.  Allons,  Frortin,  couroiis  ,  cherchons 
par-tout. 

F  R.   o    N   T    I   N. 

Allons,  couroîis  ,  volons;  faifons  l'in- 
ventaire Se  le  Hgnalement  de  toutes  les  jolies 
filles  de  Paris.  Perte,  le  bon  petit  livre  que 
nous  aurions  -  l.i  !  Livre  rare  ,  dont  la  leâure 
n'endormiroit   pas  i 

V  A  L  E  R  E. 

Hâtons-nous.  Viens  achever  de  m'habiller. 

F  R  o  N  T  I  N. 

Attendcr  ,  voici    tout  -  à  -  propos   Mon- 


iO  L'  A  M  A  N  T 

fieur  vorrï  père.  Propofons  lui  il'êcre  de  Is 
partie. 

V  A  L  E  B.  E. 

Tais  -  toi  ,  bourreau.  Le  malheureux  con- 
tre -  tems  ! 

——■—»»■   I  I    iM  ■■  ij    II  m    i^a^M»»  ■ 

SCENE     IV. 

LISIMON,VALERE,    FRON'TIN. 

L  I  s  I  M  o  N  ,    ijui   doit   toujours    avoir    le 
ton  hrufque. 

JrktBEN  ,  mon  fîls  ? 

V  A  t  E  R  E. 

Frontin  ,   un  fiége  à  Moniîeur. 

L  I  s  1  M  o  N. 
Je  veux   refler  debout.  Je  n'ai    que  iiux 
mots  à  te  dire. 

V  A  L  F.  K  E. 

Je  ne  faurois  ,  Mondeur  ,  vous  écouter 
que  vous  ne  foyez  adis. 

L  I  s  I  M  o  N. 

Que  diable  !  il  ne  me  plaît  p.is  ,  moi. 
Vous  verrez  que  l'impertinent  tera  des  corn- 
plimcns  avec  Ion  père. 


DE    LUI-MEME.  It 

V  A  L  E   R  E. 

Le  refpeta  .  . . 

L  I  s  I  M  o  N. 

Oh  !  le  refpeift  conGfte  à  m'obéir  &  à  ne 
me  point  gêner.  Mais,  qu'cfl-ce  ?  encore 
ca  déshabillé  ?  un  jour  Je  noces  ?  Voilà  qui 
cil  joli  ?  Angélique  n'a  donc  point  encore 
reçu  ta  vilîte  ? 

V  A  L  E  R  E. 

J'achcvols  de  me  coëiFer ,  &  j'alloîs 
m'habiller  pour  me  préfenter  décemment 
devant  elle. 

L  L  s  I  M  o  N. 

Faut -il  tant  d'appareil  pour  nouer  de 
cheveux  &  mettre  un  habit.  Parbleu  ,  dans 
ma  jcuncffe ,  nous  ufions  mieux  du  tems  > 
&  fans  perdre  les  trois  quarts  de  la  journée 
à  faire  la  loue  dev.inc  un  miroir,  nous  fa- 
vions  à  plus  fiiftc  titre  avancer  nos  affaires 
auprC-j  dci  h  elles. 

V  A   L  E   R  H. 

Il  fcmble,  cependant ,  que  quand  on  veut 
être  aimé  ,  on  ne  fauroit  prendre  trop  de 
ioin  pour  fe  rendre  aimable ,  fie  qu'une  parure 
a  négligée  ne  devoir  pas  annoncer  des  amans 
bien  occupés  du  foin  de  plaire. 


^2,  L'  A  M  A  N  T 

L  I  s  I  M  O  N. 

Pure  foctife.  Un  peu  de  négligence  fiej 
quelquefois  bien  quand  on  aime.  Lesfemme5 
nous  renoient  plus  de  compte  de  nos  env 
preircmens  que  du  tems  que  nous  aurions 
perdu  â  notre  toileite  ,  Se  fans  affedcr  tant 
de  délicateJTe  dans  la  parure,  nous  en 
avions  davantage  dans  le  cœur.  Mais  hUT^ns 
cela.  J'avois  peui'é  i  différer  ton  mariage 
jufqu'à  l'arrivée  de  Léandre ,  afin  qu'il  eût 
le  plaifir  d'y  aiTîiler  ,  &  que  j-eulTe,  moi  , 
celui  de  faire  te';  noces  &  celles  de  ta  fccur 
en  un  même  jour. 

V  A  ti  KS  ,  bas. 
Frontiii  ,  quel   bonheur  • 

F  R.  o  N  T  I  N. 

Oui ,  un  mari.ige   reculé  ;   c'eft  toujours 
autant  de  gagné  fur  le  repentir 

L  1  s  I  M  o  K. 
Qu'en  dis  -  tu  ,  Valere  ?  Il  fcmble  qu'il  ne 
feroit  pas  féant  de  marier  la  fœ.ir  fans  atten- 
dre le  frers  ;  puifqu'il  ell  en  chemin. 

V  A  L  E  R  E. 

Je  dis ,  mon  perc  ,  qu'on  ne  peut  rien  de 
mieux  pcn.'c. 


DE    LUI-ME  ME.  1^ 

L  I  s  I  M  O  N. 

Ce  délai  ne  te  feroit  donc  pas  de  peine  ? 

V  A  L  E  R  E. 

l'emprefTemenc  de  voi.is  obéir  furmontera 
loujours  touces  mes  répugnances. 

L  f  s  I  M  o  N. 

C'étoit  pourcant  dans  la  crainte  de  te  mé- 
contenter que  je  ne  te  Pavois  pas  propofe. 

V  A  L  E  R  E. 

Votre  volonté  n'eft  pas  moins  la  règle  de 
mes  defirs  que  celle   de   mes  adions.  Bas. 
Frontin  ,  quel  bon  -  homme  de  père  ! 
L  I  s  I  M  o  N. 

Je  fuis  ciiarmé  <le  te  trouver  Ci  docile  ,  tu 
en  auras  le  mérite  à  bon  marché;  car,  par 
une  lettre  que  je  reçois  à  l'inftant ,  Lcandre 
m'apprend  qu'il   arrive  aujourd'hui. 

V  A   L  E  B.  E. 

Hé  bien  ,  mon  père  ? 

L  I  s  I  XI  o  N. 
Hé  bien  ,  mon  fils  ;  par  ce  moyen  rien 
ne  fera  dérangé. 

V  A  L  E  R  E. 

Con-.ment,  vous  voudriez  Iç  marier  en 
arrivant  î 


^4  L'  A  M  A  N  T 

F   R  O   N  T  I  N. 

Marier  un  ho.iuue  tout  botté  ! 
L  I  s  I  M  o  N. 

Non  pas  ceb  ;  puifque  ,  d'ailleurs  ,  Lu- 
cindc  &  lui  i^c  s'éun:  jamais  vus  ,  il  faut 
bien  leur  iaifTcr  !e  loilir  de  taire  connoillan- 
ce  :  mais  il  alliibra  au  mariage  de  fa  foeur  , 
&  je  n'aurai  pas  la  dureté  de  faire  languir 
ua  fiis  auiîî  conij-laifant. 

V  A  L  E  R.  E. 

Moniîeur.  .  . 

L  I  s  I  M  o  N. 

Ne  crains  rien  ;  je  coniiois  &  j'approuve 
trop  ton  empreiïcpient  pour  te  jouer  un  auJI 
mauvais  tour. 

V  A  L  E  R.  E. 

Mon  père.  .  . 

L  I  s  I  M  o  N. 

LaifTons  cela  ,  te  dis  -  je  ,  je  devine  tout 
ce  que  tu  pourrois  me  dire. 

V  A  L  E  H.  E. 

Mais  ,  mon  perc  .  .  .  j'ai  fait .  .  .  des 
réflexions.  .  . 

L  1  s  1  M  o  N. 
Des  rcfljiùons ,  toi  :  Javois  tort  :  je  n'auj 
rois  pas  deviné  celui- I.i.  Sur  quoi  donc, 

i'il 


DELUI-MÊMl.  2.5 

s'il  vous  plaît,  roulent  vos  médications  fu- 
blimes  ? 

V  A  L  E  R  E. 

Sur  les  inconvcnicns  du  mariage. 

F  R  o  N  T  I  N. 

Voilà  un  texte  qui  fournit. 
L  1  s  I  M  o  N. 

Un  fot  peut  réfléchir  quelquefois  ',  mais 
ce  n'eft  jamais  qu'après  la  foctife.  Je  recon- 
nois  -  là  mon  fils. 

V  A  L  E  R  E- 

Comment ,  après  la  fottife  ?  mais  je  ne 
fuis  pas  encore   marié. 

L  I  s  1  M  o  N. 
Apprenez  ,  Monlleur  le  Pliilofophe  ,  qu'il 
n'y  a  nulle  différence  de  ma  volonté  à  l'aûe. 
Vous  pouviez  moralifcr  quand  je  vous  pro- 
pofai  la  chofe ,  èc  que  vous  en  étiez  vous- 
même  fi  emprcflé.  J'aurais  de  bon  cœur 
écouté  vos  raifons.  Car  vous  favez  fi  je  fuis 
complaifant. 

Fr  o  N  T  I  N. 
Oli!  oui,  Monfieur  ,  nous  fomracs  la- 
dclTus  en  état  de  vous  rendre  juftice. 
L  1  s  1  M  o  N. 
M-iis  aujourd'hui  que  tout  eft  arrêté  ,  vous 
Tome  FI.  ^ 


^^  L' A  M  A  N  T 

pouvez  fpéculer  à  votre  aife  ,  ce  fera,  s'il 
vous  plaîc,  fans  préjudice  de  la  noce. 
Val  E  R  E. 
La  contrainte  redouble  ma  répugnance. 
Songez  ,  je  vous  fupplie  ,  à  l'importance 
de  l'affaire.  Daignez  m'accorder  quelques 
jours .  .  . 

L  1   s   I   M  O  N. 

Adieu,  mon  fils;  tu  feras   marié  ce  foir, 

^^ tu  m'entends.    Comme  j'étois    la 

dupe  de  la  faulFe  déférence  du  pendard  ! 


SCENE    V. 

VALERE,     FRONTIN. 

V  A  L  E  R  E. 

V>  I  H  L  !    dans   quelle   peine    me  jette  fou 
inflexibilité  ! 

F  R  o  N  T  I  N. 

Oui  ;  marié  ou  dcsliérité  !  cpoufer  une 
femme  ou  la  mik-re  1  on  balanceroit  à 
moins. 

V  A  L  E  R  E. 

Moi ,  baUnccr  1   Non  ;  won  choix  étoic 


DE    LUI-MEME.  2.7 

encore  incertain  ,  l'opialâtreté  de  mon  perc 
l'a  déterminé. 

F  R.  o  N  T  I  N. 

En  faveur  d'Angélique  ? 

V  A  L  E  R  £. 
Tout  au  contraire. 

F  R  o  N  T  I  N. 
Je  vous  félicite  ,  Monfieur ,  d'une  réfolu- 
tion  aullî  héroïque.  Vous  allez  mourir  de 
faim  en  digne  martyr  de  la  liberté.  Mais 
s'il  étoit  queftion  d'époufer  le  portrait  ?  hem  ! 
le  mariage  ne  vous  paroîtroit  plus  C\  affreux  ? 

V  A  I.  E  R  E. 

Non  ;  mais  fi  mon  père  prétendoit  m'y 
forcer  ,  je  crois  que  j'y  réfiflerois  avec  la 
même  fermeté  ;  ôc  je  fens  que  mon  cœur 
me  rameneroit  vers  Angélique  fitôt' qu'on 
m'en  voudroit  éloigner. 

F  R  o  N  T  I  N. 

Quelle  docilité  !  Si  vous  n'héritez  pas  des 
biens  de  Monfieur  votre  père  ,  vous  hériterez 
au  moins  de  fes  vertus,  regardant  le  portrait. 
Ah  ! 

V  A  L  E  R  E. 

Qu'as  -  tii  î 

Ci) 


iî^  UA 


M  A  N  T 


F  R  O  N  T  I  N. 

Depuis  notre  dirgrace  ,  ce  portrait  me  fcm- 
ble  avoir  pris  une  phyfionomie  famélique  , 
un  certain  air  alongé. 

V  A  L  E  R.  E. 

C'ert  trop  perdre  de  tems  à  des  imperti- 
nences. "Nous  devrions  déjà  avoir  couru  la 
moitié  de  Paris.  Il  fort, 

F  R  o  N  T  1  N. 

Au  train  dont  vous  allez  ,  vous  courrez 
bientôt  les  champs.  Attendons  cepend.'nt  le 
. dénouement  de  tour  ceci  ;  &  pour  feindre 
de  mon  côté  une  recherche  imaginaire  , 
allons  nous  cacher  dans  un  cabaret. 


SCENE     VI. 

ANGÉLIQUE,     MARTON. 

M  A  R  T  o    N. 

Ah  !  ah  ,  ail ,  ah  !  la  plaifante  fccnc  !  qui 
l'eût  ja!ii;iis  prévue  ?  Que  vous  avez  perdu, 
Madcnioirclic  ,  à  n'ctrc  point  icî  cachée  avec 


DE     LUI-MÊME.  ^9 

moi  ,  quand  il  s'eft  G  bien  épris  de  fes  pro- 
pres charmes  ! 

AnG  lÉLIQUE. 

Il   s'eft  vu  par  mes  yeux. 

M  A  R  T  O  N. 

Quoi  !  vous  auriez  la  foibleffe  de  confer- 
ver  des  fentimens  pour  un  homme  capable 
d'un  pareil  travers  î 

ANGÉLiaUE. 

Il  te  paroîc  donc  bien  coupable  I  Qu'a-t-oH 
cependant  à  lui  reprocher  que  le  vice  univer- 
fel  de  fon  âge  î  Ne  crois  pas  pourtant  qu'in- 
fenfible  à  l'outrage  du  Chevalier  ,  je  fouftre 
qu'il  me  préfère   ainfi  le  premier  vifage  qui 
le   frappe  agréablement.  3'ai  trop  d'amour 
pour  n'avoir  pas  de  la  délicateffe  ;  te  Valerc 
me  facrifiera  fes  folies  dès  ce  jour  ,  ou  je 
facrifierai  mon  amour  à  ma  raifon. 
M  A  E.  T  o  N. 
Je  crains  bien  que  l'un  ne  foit  aufll  diffi- 
cile que  l'autre. 

Angélique. 
Voici  Lucinde.    Mon   frère   doit  arriver 
aujourd'hui,  l'rends  bien  garde  qu'elle  ne  le 
foupçonne  d'écre  fon  inconnu  jufqu'à  ce  qu'il 
en  foit  tems. 

Ciij 


50  L' A 


M  A   N   T 


SCENE     VII. 

LUCINDE  ,  ANGÉLIQUE  ,  MARTON. 

M  A  R  T  O  N. 

Je  gage  ,  Mademoifclle  ,  qne  vous  ne  devi- 
neriez jamais  quel  a  été  rcffet  du  portrait  ? 
vous  en  rirez  fùrement. 

L  u  C  I  N  D  E. 
Eh  !  Marton  ,  lailTons-Ià  (e  portr.-,it;  j'ai 
bien  d'autres  chofcs  en  tête.  Ma  chère  Angé- 
lique ,  je  fuis  délolée  ,  je  fuis  mourante. 
Voici  rinrtant  où  j'ai  befoin  de  tout  votre 
fecours.  Mon  père  vient  de  m'annoncer  l'ar- 
rivée de  Léandre.  Il  veut  que  je  nie  difpofc 
à  le  recevoir  aujourd'hui  &  à  lui  donner  la 
main  dans  huit  jours. 

Angélique. 
Que  trouvez  -  vous  donc  là  de  fi  terrible  î 

'Marton. 

Comment,  terrible!    Vouloir  marier  une 

belle  perfoune  de  dix -huit  nns  .ivec  un  homme 

de  vint;t  -  deux  ,  riche  &  bienfait  !  Eu  vérité 

cela  fait  peur ,  &  il  n'y  a  point  de  fille  en 


DE     LUI-MÊME.  3I 

âge  de  raifon  à  qui  l'idée  d'uQ  tel  mariage 
ne  donnât  la  fièvre. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Je  ne  veux  rien  vous  cacher  ;  j'ai  reçu  en 
même  tems  une  lettre  de  Cléonte  ;  il  fera 
incelTamment  à  Paris  -,  il  va  faire  agir  aupiès 
de  mon  perc  ;  il  me  conjure  de  difterer  mon 
mariage  :  enfin  ,  il  m'aime  toujours.  Ah  ! 
ma  chère  ,  ferez  -  vous  infenfibk  aux  alar- 
mes de  mon  cœur ,  6c  cette  amitié  que  vous 

m'avez  jurée 

Angélique. 

Plus  cette  amitié  m'eft  chère ,  ic  plus  je 
dois  fouhaiter  d'en  voir  reilerrcr  les  nœuds 
par  votre  mariage  avec  mon  frerc.  Cepcn- 
<lant ,  Lucindc  ,  votre  repos  cft  le  premier 
de  mes  dcfirs ,  &  mes  vœux  font  encore  plus 
conformes  aux  vôtres  que  vous  ne  penfez. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Daignez  donc  vous  rappellervospromefles. 
Faites  bien  comprendre  à  Léandre  que  mon 
cœur  ne  fauroit  être  à  lui  ;*que  .  .  . 

M  A  R.  T  O  N. 

Mon  Dieu  !  ne  jurons  de  rien.  Les  hom- 
mes ont  tant  de  reflburces  ,  &  les  femmes 
tant  d'inconftancc,  que  û  Léandre  fe  mettoit 


3^  L' Amant 

bien  dans  la  tête  de  vous  plaire  ,  je  parle  qu'il 
en  vienJroit  à  bout  malgré  vous. 

L  u  C  I  N  D  E. 

Marton  1 

M  A  R  T  O   N. 

Je  ne  lui  donne  pas  deux  jours  pour  fup- 
planter  votre  inconnu  fans  vous  lailler  même 
le  moindre  regret.. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Allons ,  continuez. .  .  Chère  Angélique  , 
je  compte  fur  vo^  foins  ;  &  dans  le  trouble 
qui  m'agite ,  je  cours  tout  tenter  auprès  de 
mon  père  pour  différer ,  s'il  eft  poflîble  ,  un 
hymen  que  la  préoccupation  de  mon  coeur 
me  fait  envifager  avec  eiFroi.  Elle  fort. 
Angéiique. 

Je  devrois  l'arrêter.  MaisLifimon  n'eft  pas 
homme  à  céder  aux  foilicitations  de  fa  Hlle  , 
&:  toutes  fes  prières  ne  feront  qu'attcrmir  ce 
mariage  qu'elle  -  même  fouhaite  d'autant 
plus  qu'elle  p.Ttffit  le  craindre.  Si  je  me  plais 
à  jouir  pcnd.mt  quelques  inftans  de  fes  in- 
quiétudes ,  c'cfl  pour  lui  en  rendre  l'événe- 
ment plus  doux.  Quelle  autre  vengeance 
pourrait  être  autorifée  par  l'amitié  i 


DE    LUI-MÊME.  35 

M  A  ».  T  O  N. 

Je  vais  la  fuivre  ;  &  fans  trahir  notre  fe- 
cret  IVaipêther ,  s'il  Te  pêut ,  de  faire  quelque 
folie  -, 


SCENE     VIII. 

A  N  G  É  L  I  Q  l'  E. 

Insensée  que  je  fuis  !  mon  efptit  s'occupe 
àdesbadineries  pendant  que  j'ai  tant  d'affai- 
res avec  mon  cœur.  Hélas  !  peut  être  qu'en 
ce  moment  Valere  confirme  fon  infidélité. 
Peut  être  qu'inftruit  de  tout  Se  lioiittux  de 
s'être  laide  furprendrc  ,  il  offre  par  dépit 
fon  cœuràquelqu'autre  objet.  Car  voUà  les 
hommes  :  ils  ne  fe  vengeni  jamais  avec  plus 
d'emportement  que  quand  ils  ont  le  plus  de 
tort.  Mais  le  voici  ,  bien  occupé  de  fon 
portrait. 


u 


VA 


M  A  N  T 


SCENE    IX. 

ANGÉLIQUE.    VALERE. 

V  A  L  E  R  E  ,  fans  voir  Angélique. 

h  cours  fans  favoir  où  je  .lois  chercher  cet 
ob|et  charmant.  L'amour  ne  guidera -c- il 
point  mes  pas  ? 

ANGÉriQU!,^  part. 
Ingrat  !  ,1  ne  le.,  conduit   que   trop  bien. 

V  A  L  E  R  E. 

Ain/Î  l'amour  a  toujours  Tes  peines.  Il  faut 
que  je  les  ép.ouve  à  chercher  la  beauté  que 
j'aime  ,  ne  pouvant  en  trouver  à  me  faire 
aimer. 

Angélique,  à  part. 
Quelle  in,pertinence  1  Hilas  1    comment 
peut  -  on  être  tl  fat  &  i]  aimable  tout  à  Ja 
lois  ? 

^'  A  L  E    R  E. 

^  Il  faut  .attendre  Frontin  ;  il  ai,n  peut- 
être  mieux  r6ulli.  En  tout  cas ,  Angélique 
tn  adore.  . , 

Ang  lU  1  Q  UE,  ^pjrt. 
Ah,  traître  J  tu  connois  trop  mon  foiMj. 


DE    LUI-ME  ME.  55 

V  A  L   E  R.  E. 

Après  tout ,  je  fcns  toujours  que  je  ne  per- 
«îrairien  auj^rès  d'elle  :  le  cœur  ,  les  appas  , 
tout  s'y  trouve. 

Angélique  ,à  part. 
Il  me  fera  l'honneur  de  m'agréer  pour  fou 
pis  -  aller. 

V  A  L  E  E.  E. 

Que  j'éprouve  de  bizarrerie  dans  mes  fen- 

timens  !  Je  renonce  à  la  poffefllon  d'un  objet 

charmant  &  auquel  ,  dans    le    fond  ,  mon 

penchant  me  ramené   encore.    Je  m'expofc 

à  la  difgrace  de  mon   père    pour  m'cntêter 

d'une  belle ,  peut-être   indigne  de  mes  fou- 

pirs  ,   peut-être  imaginaire  ,  fur   la  feule  foi 

d'un  portrait  tombé  des  nues  &  flatté  à  coup 

sûr.   Quel  caprice  !  quelle  folie  I  Mais  quoi  : 

la  folie  &  les  caprices  ne  font-ils  pas  le  relief 

d'un  homme  aimable?  Regardant  le  ponraic. 

Que  de  grâces  !  .  .  .   Quels  traits  1  .  .  .  Que 

cela  eft  enchante  I  .  .  .   Que  cela  ert  divin  ! 

Ah  !  qu'Angélique  ne  fe  flatte  pas  defoutenit 

la  comparaifon  avec  tant  de  cliarmes. 

Angélique  ,faifij[ant  le  portrait. 

Je  n'ai  garde  alfurément.    Mais  qu'il  me 

foit  permis  de  partager   Votre  admiration. 


^6  L' Amant 

La  connoifTance  des  charmes  de  cette  heu- 
reufc  rivale  adoucira  du  moins  la  honte  de 
ma  défaite. 

V  A  L  E  R  E. 

O  ciel  ! 

Angélique. 
Qu'avez -vous  donc?  vous  parolffez  tout 
interdit.   Je  n'aurois  jamais  cru  qu'un  petit- 
maître  fût  fi  aifé  à  décontenancer. 

V  A  L  E  R.  E. 

Ah  !  cruelle ,  vous  connoiflez  tout  l'af- 
cendanc  que  vous  avez  fur  moi ,  &c  vouJ 
m'outragez  fans  que  je  piiifTe  répondre. 

A  N  G  É  L  I  Q  U  E. 

C'eft  fort  mal  fait ,  en  vérité  ;  &  réguliè- 
rement vous  devriez  me  dire  des  injures. 
Allez,  Chevalier,  j'ai  pitié  de  votre  em- 
barras. Voilà  votre  portrait  ;  Se  je  fuis  d'au- 
tant moins  tâchée  que  vous  en  aimiez  l'ori- 
ginal ,  que  vos  fcntimens  font  fur  ce  point 
tout -à -fait  d'accord  avec  les  miens. 

V   A  L  E  R  E. 

Quoi  î  vous  connoiffcz  la  perfonnc .  . . 

Ang  Élique.  « 
Non  •  feulement  jo  la  connois ,  mais  je  puii 

vous 


DE     LUI-MEME.  37 

vous  dire  qu'elle  cft  ce  que  j'ai  de  plus  cher 
au  monde. 

V  A  L  E  R.  E. 

Vraiment  ,  voici  du  nouveau  ,  &  le  lan- 
gage ed  un  peu  fîjigulier  dans  la  bouche 
d'une  rivale» 

Angélique. 

Je  ne  fais  !  mais  il  eft  iîncere.  A  part. 
S'il  fe  pique  ,  je  triomphe. 

V  A  L  E  B.  E. 

Elle  a  donc  bien  du  mérite  ? 
Angéi.iq,ue. 
Il  ne  tient  qu'à  elle  d'en  avoir  infiniment. 

V  A  I.  E    B.  E. 

Point  de  défaut ,  fans  doute. 
Angiélique. 

Oh  1  beaucoup.  C'eil  une  petite  perfonr.e 
bizarre ,  capricieufe  ,  éventée ,  étourdie  , 
volage ,  &  fur  -  tout  d'une  vanité  infuppor- 
table.  Mais  quoi  1  elle  e(i  aimable  avec  tout 
cela ,  &  je  prédis  d'avance  que  vous  i'ai^ 
merez  jufqu'au  tombeau. 

V  A  L  E  R.  B. 

Vous  y  confenrcz  donc  ? 

Oui. 
Tome  yl.  9 


'5  s  L'  A  M  A  N  T 

V  A  L  E  R  E. 

Cela  ne  vous  fâchera  point  ? 
Ang  élique. 
Non. 

V  A  L  E  B.  E  ,  à  part. 
Son   indifférence    me    défefpere.    Haut. 
Oferai-je  me  flatter  qu'en  ma  faveur  vous 
voudrez  bien  tefferrer  encore  votre  union 
avec  elle  î 

Angélique. 
C'eft  tout  ce  que  je  demande. 
V  A  L  E  R  E  ,  outre. 
Vous  dites  tout  cela  avec  une  tranquillité 
qui  me  charme. 

Angélique. 
Comment  donc  ?  vous  vous  plaigniez 
tout  -  à  -  l'heure  de  mon  enjouement  ,&  à 
préfent  vous  vous  fâchez  de  mon  fang- 
froid.  Je  ne  fais  plus  quel  ton  prendre  avec 
vous. 

V  A  L  E  R.  I. 

Bas.  Je  crevé  de  dépit.  Haut.  Mademoi- 
fellc  m'accordera -t- elle  la  faveur  de   me 
faire  faire  connoifllince  avec  elle  ? 
Angélique. 

Voilà  ,  par  exemple  ,  un  genre  de  fervicc 


DE    LUI-MÊME,  $9 

que  i«  fuis  bien  sûre  que  vous  n'attendez  pas 
de  moi  :  mais  je  veuxpafTer  voue  efpérance, 
&  je  vous   le  promets  encore. 

V  A  L  E  B.  E. 
Ce  fera  bientôt  ,  au  moins  ? 

A  N  G  É  L  I  a  u  E. 
Peut  -  être    dès  aujouKi'hui. 

,  V   A   L  E    H.  E. 

Je  n'y  puis  plus  tenir.  //  veut  s'en  aller» 
ANGiLiQ.UE,a  part. 

Je  commence  à  bien  augurer  de  tout  ceci  ; 
il  a  trop  de  dépit  pour  n'avoir  plus  d'amour. 
Haut.  Où  allez -vous  ,  Valere  ? 

V  A  L  E  R  E. 

Je  vois  que  ma  prcfence  vous  gène  ,  6c  je 
vais  vous  céder  la  place. 

Angélique. 
Ah  !   point.     Je  vais    me    retirar    moi- 
mène  :  il  n'eft  pas  jufte  que  je  vous  chaiTe 
de  chez  vous. 

Valere. 
Allez  ,    allez  j    fouvenez  -  vous   que  qui 
n'aime  rien  ne  mérite  pas  d'être  aimée. 
Angélique. 
Il  vaut   encore  mieux   n'aimer  rien  que 
d'être  amoureux  de  foi  -  même. 

Dij 


40  L'  A  M  A  N  T 

SCENE     X. 

V  A  L  E  R  E. 

Amoureux  de.foi-même  'Eft-ce  un 
crime  de  feiuir  un  peu  ce. qu'on  vaut?  Je 
fuis  cependant  bien  piqué.  Eft-il  pofllble 
qu'on  perde  un  amant  tel  que  moi  fans  dou- 
leur ?  On  diroit  qu'elle  me  regarde  comrae 
un  homme  ordinaire.  Hélas  1  ):  me  déguifî 
en  vain  le  trouble  de  mon  cœur ,  &  je  trem- 
ble de  l'aimer  encore  après  fon  inconftance. 
Mais  non  ;  tout  mon  cœur  n'eft  qu'à  ce  char- 
mant objet.  Courons  tenter  de  nouvelles  re- 
cherches,  &  joignons  au  foin  de  faire  mon 
bonheur ,  celui  d'exciter  la  jaloufie  d'An- 
gélique.  Mais  voici   Frontin. 


DE    LUI-MEME. 


41 


SCENE    XI. 

VALERE,     PRONTIN   ivre. 
F  R  o  N  T  I  N. 

\CU^  diable  !  je  ne  fais  pourquoi  je  ne 
puis  me  tenir  ;  j'ai  pourtant  faic  de  mon 
mieux    pour  prendre  des  torces. 

V  A  L  E  R  E. 

Eh  bien  ,   Frontin  ,  as  -  tu   trouvé.  .  . 

F  R  o  N  T  I  N. 

Oh  !  oui,  Monfieur. 

V  A  L  E  R  F. 

Ah  !  ciel  !  feroit  -  il  pofllble  î 

Frontin. 
AufTi  j'ai  bien  eu   de  la  peine. 

V  A  L  E  R  E. 

Hâte -toi   donc  de  médire,... 

Frontin. 
Il  m'a  fallu  courir  tous  les  cabarets  du 
quartier. 

V  A  L  E  R  E. 

Des  cabarets  I 

Frontin. 
Mais  j'ai  réuffi  au  -  delà  de  mes  efpérances. 
1)  ii| 


4^  L'Amant 

V  A  L  E  R.  E. 

Conte -moi  donc.  . . 

F  R   O    N  T   I  N. 

C'étoir  iiii  fïu  .  .  .  une    moufle  . . . 

V  A  L  E    RE. 

•Qje  diable  barbouille  cet  animal  ? 

F  R  G  N  T  I  N. 

Attendez  ijue  je  reprenne  la  chofe  par 
ordre. 

V  A  L  E  R  £. 

Tais-  toi ,  ivrogne  ,  faquin  ;  ou  réponds- 
moi  fur  les  ordr:s  que  je  t'ai  donnés  au 
fujet  de  l'original   du  portrait. 

F  R   G    N  T   I  N. 

Ah!  oui,  l'original.  Juftement.  Réjouif- 
fez-vous,    réjouilTez- vous  ,    vous  dis -je; 

V  A  L  E  R  E. 

Hé  bien  ? 

F  R  O  N  T  I  N. 

Il  n'efl  déjà  ni  à  la  Croix  blanche,  ni  au 
Lion  d'or  ,    ni  à  la  Pomme  de  pin  ,  ni  . .  , 

V  A  L  E  R  E. 

Bourreau  ,   finiras  -  tn  ? 

F  R.  o  N  T  T  N. 

Pstiencf.  PirTj'i'i!  n'eft  pas  -  là  ,  il  fiât 


DE    LUI-MÊME.  4? 

qu'il  foit  ailleurs  ;  &  ...  oh  ,  je  le  trouve- 
rai ,    je  le  trouverai.  .  . 

V  A  L  E  R  E. 

Il  me  prend  des    démangeaifons  de  l'af- 
fommer  ;  ferrons. 


SCENE     X  I  ï. 

F  R  O  N  T  I  N. 

rVjiE  voilà,  en  effet  ,  affez  joli  garçon..  . 
Ce  plancher  eft  diablement  raboteux.  Où 
en  érois-je?  Ma  foi,  je  n'y  fuis  plus. 
Ah  :  fi -fait.  .  . 


SCENE     XIII. 

LUCINDE,     FRONTIN. 

L  U  C  I  N  D  E, 

jr  R  o  N  T  I  K  ,  où  eft  ton  maître  î 
F  R  o  K  T  I  N. 
Mais ,  je    crois  c^u'il  fc  cherche  aûiicl- 


44  L'  A  M  A  N  T 

L  u  c  I  N  D  E. 
Comment ,  il  fe  cherche  ? 

F  R  O  N  T  I  N. 

Oui,    il  fe  cherche  pour  s'époufer. 

L  u  c  I  N  D  E. 
Qu'eft-cc  que  c'ell  que  ce  galimathias  ? 

F  R  o  N  T  I  N. 

Ce  galimathias]  vous  n'y  comprenez  donc 
rien  i 

L  u  c  J  N  D  E. 
Non ,  en  vérité. 

F  R  o  N  T  I  N. 

Ma  foi ,  ni  moi  non  plus  :  je  vais  pour- 
tant vous  l'expliquer  ,  fi  vous  voulez. 
L  u  c  I  N  D  E. 

Comment  m'expliquer  ce  que  tu  ne  com- 
prends pas  ? 

F  R  o   N  T  I  N. 

Oh  !  dame ,  j'ai  fait  mes  études  ,  moi. 

Lu  c  I  N  D  E. 
Il  eft  ivre  ,  je  crois.  Eh!  Frontin  ,  je  t'en 
prie  ,  rappelle  un  peu  toii  bon  fens  j   tâche 
de  te  faire  entendre. 

Frontin. 
Pardi  rien  n'elt  plusaifc.  Tenez.  C'eft  un 
portrait. .  .  mctamor. . .  non  ,  métaphor. .  • 


DE     LUI-MÊME.  45 

oui ,  mécaphorifé.  C'efl   mon  maître  ,  c'eft 
une   fille.  .  .  vous   avez  fait  un  certain  mé- 
lange. .  .  Car  j'ai  deviné  tout  ça  ,  moi.   Hc 
bien ,  peut-on  parler  plus  clairement  î 
L  u  c  I  N  D  F. 
Non  ,  cela  n'eft  pas  poffible. 

F  B.  O  N  T  I  N. 

Il  n'y  a  que  mon  maître  qui  n'y  com- 
prenne rien.  Car  il  eft  devenu  amoureux  ds 
fa  reffemblance. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Quoi  1   fans  fc  reconnoître  ? 

F  R.  o  N  T  I  N. 

Oui  ,  &  c'eft  bien  ce  qu'il  y  a  d'extradl- 
dinaire. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Ah  !  je  comprends  tout  le  refte.  Et  qui 
pouvoit  prévoir  cela  ?  Cours  vite  ,  mon  pau- 
vre Frontin  ,  vole  chercher  ton  maître,  & 
dis- lui  que  j'ai  les  chofes  les  plus  prefTantes 
à  lui  communiquer.  Prends  garde,  fur- tout, 
de  ne  lui  point  parler  de  tes  devinacions. 
Tiens,  voilà  pour.    . 

F  B.  o  N  T  I  N. 

Pour  boire  ,  n'eft -ce  pas  î 


4^  L'  A  M  A  N  T 

L  U  C  I  N  D  E. 

Oh  non ,  ru  n'en  as  pas  de  befoir 

F  R.  O  N  T  I  N. 

Ce  fera  par  précaution. 


SCENE    XIV. 

L  U  C  I  N  D  E. 

I^E  balançons  pas  un  inftant ,  avouons 
tout;  &  quoiqu'il  m'en  puilTc  arriver,  ne 
foufFroiis  pas  qu'un  frère  Ci  cher  fe  donne  un 
ridicule  par  les  moyens  mêmes  que  j'avois 
employés  pour  l'en  guérir.  Que  je  fuis  ma!- 
heureufc  !  J'ai  défobligé  mon  frère;  mon 
père  irrité  de  ma  réfiftauce  n'en  eft  que  plus 
abfolu  ;  mon  amant  abfeut  ji'eft  point  en 
état  de  me  fecourir  ;  je  crains  les  trahifons 
d'une  amie  ,  &  les  précautions  d'un  homme 
que  je  ne  puis  fouffrir  :  car  je  le  hais  fiire- 
ment  ,  Se  je  fcns  que  je  préférerois  la  mort 
à  Lcandrci 


D  E    L  U  I  -  M  Ê  M  E.  47 

SCENE    XV. 

ANGÉLIQUE  ,  LUCINDE  ,  MARTON. 

ANGÉLIQ.UE. 

(Consolez  -  vous  ,  Lucinde  ,  Léandre  ns 
veut  pas  vous  faire  mourir.  Je  vous  avoue 
cependaïc  qu'il  a  voulu  vous  voir  fans  que 
vous  le  fuffi-z. 

Lucinde. 
Hclas  1  tant  pis. 

ANGÉtlQ.UE. 

Mais  favez  -  vous  bien  que  voilà  un  tant 
pis  qui  n'eft  pas  trop  mcdeftc  ? 

M  A  R.  T  G    N. 

C'eft  une  petite  veine  du  fang  fraternel. 

Lucinde. 
Mon  Dieu  ,   que   vous   êtes  méchantes  l 
Après  cela,  qu'a-t-il  dit  ? 

Angéliciue. 
Il  m'a  dit  qu'il  feroit  au  défefpoir  de  vous 
obtenir  contre  votre  gré. 

M  A  R  T  G  N. 

Il  a  même  ajouté  que  votre  ttfiftancc  lui 


4  s  L'  A  M  A  N  T. 

faifoit  plaifir  en  quelque  manière.  Mais  il  a 
dit  cela  d'un  certain  air  ...  .  Savez -vous 
qu'à  bien  juger  de  vos  fentimens  pour  lui  , 
je  gagerois  qu'il  n'eft  gueres  en  reftc  avec 
vous.  HaïfTez  -  le  toujours  de  même  ,  il  ne 
vous  rendra  pas  mal  le  change. 
L  u  c  I  N  D  E. 
Voilà  une  façon  de  ra'obéir  qui  n'eft  paj 
trop  polie. 

M  A  R  T  o  N. 

Pour  être  poli  avec  bous  autres  femmes  , 
il  ne  faut  pas  toujours  être  fi  obéiiTant. 
Ang  Élique. 

La  feule  condition  qu'il  a  mife  à  fa  renon- 
ciation, eft  que  vous  recevrez  fa  vilîrc  d'a- 
dieu. 

L  UC  1  K  D  E. 

Oh  ,  pour  cela ,  non  ;  je  l'en  quitte. 
Angéliciue. 

Ah  I  vous  ne  fauricz  lui  rcfufer  cela.  C'cft 
d'ailleurs  un  engagement  que  j'ai  pris  avec 
lui.  Je  vous  avertis  même  confidemment 
qu'il  compte  beaucoup  fur  le  fuccès  de  cette 
entrevue  ,  &  qu'il  ofe  efpérer  qu'apiès  avoir 
paru  à  vos  yeux  «  vous  ne  rélifterez  plus  à 
cc!cc  alliance. 

LUCINOE. 


D  E    L  U  I-M  Ê  ME.  49 

L  U  C  I  N  D  E. 

Il  a  donc  bien  de  la  vanicé. 

M  A  R  T  o  N. 

Il  fe  flatte  de  vous  apprivoîfer. 
Angélique. 

Et  ce  n'eft  que  fur  cet  efpoir  qu'il  a  con- 
fcnti  au  traité  que  je  lui  ai  propofé. 
M  A  R.  T  o  N. 

Je  vous  réponds  qu'il  n'accepte  le  marché 
que  parce  qu'il  eft  bien  fur  que  vous  ne  le 
prendrez  pas  au  mot. 

L  u  c  I  N  D  E. 

Il  faut  être  d'une  fatuité  bien  infupporta- 
ble.  Hé  bien ,  il  n'a  qu'à  paroître  :  je  ferai 
curieufe  de  voir  comment  il  s'y  prendra  pour 
étaler  fes  charmes  ;  &  je  vous  donne  ma 
parole  qu'il  fera  reçu  d'un  air  .  . .  faites-  le 
venir.  Il  a  befoin  d'une  leçon  j  comptez 
qu'il  la  recevra  . . .  inflrudive. 
Angélique. 

Voyez  vous ,  ma  chère  Lucinde  ,  on  ne 
tient  pas  tout  ce  qu'on  fe  propofe  ;  je  gage 
que  vous  vous  radoucirez. 

M  A  B.T  o  N. 

Les  hommes  font  furieufement  adroits  5 
vous  verrez  qu'on  vous  appaifera. 

Tomt  VI,  e 


5®  L'  A  M  A   N  T 

L  U  C  I  N  D  E. 

Soyez  en  repos  là  -  deflus. 

Angélique. 
Prenez-7  garde  ,  au  moins  ;  vous  ne  direz 
pas  qu'on  ne  vous  a  point  avertie. 

M  A  R    T   G  N. 

Ce  ne  fera  pas  notre  faute   (î  vous  vout 
lailFez  furprendre. 

L  u  c  I  N  D  E. 

En  vérité  ,    je  crois  que  vous  voulez  me 
faire  devenir  folle. 

Angélique. 
Bas  ,  à  Marton.  La  voilà  au  point.  Haut. 
Puisque  vous   le  voulez  donc  ,  Manon  va 
vous  l'amener. 

L  u  c  I  N  D  E. 
Comment  ? 

Marton, 
Nous  l'avons  laiiTé  dans  l'antichambre  ,  il 
va  être  ici  à  l'inft.int. 

L  u  c  1  N  D  E. 
O  cher  Cléonte  !  que  ne  peur  -  tu  voir  la 
manière  donc  je  reçois  tes  rivaux. 


DE     LUI-MEME.  5I 


SCENE    XVI. 

ANGÉLIQUE  ,     LUCINDE  ,     MARTON  , 
L  É  A  N  D  R  E. 

Angélique. 

A.PPK.OCHEZ,  Léandrc ,  venez  appren* 
dre  à  Lucinde  à  mieux  connoîtrc  fon  propre 
cœur  ;  elle  croit  vous  haïr ,  &  va  faire  tous 
fes  etforts  pour  vous  mal  recevoir  :  mais  je 
vous  réponds  ,  moi ,  que  toutes  ces  marques 
apparentes  de  haine  font  en  eflfet  autant  de 
preuves  réelles  de  fon  amour  pour  vous. 
Lucinde  ,  toujours  fans  regarder  Léandre. 
Sur  ce  pied -là,  il  doit  s'eftimer  bien 
favorife  ,  je  vous  airurc  ;  le  mauvais  petit 
tfprit  ! 

ANGÉtlQU  E. 

Allons ,  Lucinde  ,  faut  -  il  que  la  colère 
vous  empêche  de  regarder  les  gens  ? 

LÉANDRE. 

si  mon  amour  excite  votre  haine,  con- 
noiifcz  combien  je  fuis  criminel.  Il  fe  jette 
aux  genoux  dt  Luànde. 

Eîj 


52.  L'  A  M  A  N  T 

L  U  C  I  N  D  E. 

Ah  !  Cléonte  I  Ah  !  méchante  Angélique  .' 

L  É  A  N  D  R  E. 

Léandre  vous  a  trop  déplu  pour  que  j'ofe 
me  prévaloir  fous  ce  nom  des  grâces  que  j'ai 
reçues  f«us  celui  de  Cléonte.  Mais  (]  le  motif 
de  mon  déguifenient  en  peut  juftifier  l'ciFct , 
vous  le  pardonnerez  à  la  délicatefTe  d'un 
cœur  dont  le  foible  eft  de  vouloir  être  aimé 
pour  lui-  même. 

L  u  c  1  N  D  E. 
Levez'VOUSjLéandre;  un  excès  de  délicate lîc 
n'offenfe  que  les  cœurs  qui  en  manquent , 
&  le  mien  cft  auffi  content  de  l'épreuve, 
que  le  vôtre  doit  l'être  du  fuccès.  Mais  vous  , 
Angélique!  machere  Angélique  a  eu  la  cruauté 
d;  fc  faire  un  amufement  de  mes  peines  ? 

AnG    ÉLIQt;E. 

Vraiment  il  vous  ficroit  bien  de  vous 
plaindre  !  Hclas  I  vous  êtes  heureux  l'un  fie 
l'autre  ,  tandis  que  je  fuis  en  proie  aux' 
alarmes. 

LÉANDRE. 

Quoi  I  ma  cherc  fœur  ,  vous  avez  fongé 
à  mon  bonheur ,  pendant  même  que  vous 


DE     LUI-MÊME.  55 

aviez  des  inquiétudes  fur  le  vôtre  ?  Ah  !  c'eft 
une  bonté  que  je  n'oublierai  jamais.  IL  lui 
baifè  la  main. 


SCENE     XVII. 

LÉANDRE,  VALERE,  ANGÉLIQUE, 
LUCINDE,  MARTON. 

V  A  L  E  R  E. 

OuE  ma  préfence  ne  vous  gêne  point. 
Comment ,  Mademoifelle  ?  je  ne  connoifTois 
pas  toutes  vos  conquêtes  ni  l'heureux  objet 
de  votre  préférence  ,  &  j'aurai  foin  de  me 
fouvenir  par  humilité ,  qu'après  avoir  fou- 
piré  le  plus  conftamment  ,  Valere  a  été  le 
plus  maltraité. 

Angélique. 
Ce  feroit  mieux  fait  que  vous  ne  penfer  , 
&  vous  auriez  bcfoin  en   effet  de  quelques 
leçons  de  modeftic. 

V  ALE  B.  I. 

Quoi  !  vous  ofez  joindre  la  raillerie  à  l'ou 
trage  ,  &:  vous  avez  le  front  de  vous  applau- 
dit ,  quand  vous  dcvriçz.  mourir  de  ho.T.eî 
E  iij 


54  L' A  M  A  N  T 

Angéliquh- 
Ah  !  vous   vous   fâchez  ;  je  vous  laifTe  ;  je 
n'aime  pas  les  injures. 

V  A  L  E  R.  E. 

Non  ,  vous  demeurerez  ;  il  faut  que  je 
jouiirc  de  toute  votre  honte. 

Angélique. 
Hc  bien  ,  jouiiïez. 

V  A  L  E   B.  E. 

Car ,  j'efpere  que  vous  n'aurez  pas  la  har- 
diefle  de  tenter  vo:re  juflification. 

Ang  éliqui. 
N'ayez  pas  peur. 

V  A  L  E  R  E. 

Et  que  vous  ne  vous  flatrez  pas  que  je  con- 
ferve  encore  les  moindres  fentimens  en  votre 
faveur. 

Angélique. 

Mon  opinion  là  dclFus  ne  changera  rien  à 
la  chofe. 

V  A  L  T.  K  ■£. 

Je  vous  déclare  que  je  ne  veux  plus  avoir 
pour  vous  que  de  la  haine. 

Angélique, 
C'eft  fort  bien  fait. 


D  E    L  U  I  -  M  Ê  M  E.  5  5 

V  A  L  E  R  E  ,  tirant  le  portrait. 
Et  voici  déformais  l'unique  objet  de  tout 
mon  amour. 

AngÉt-iQUE. 
Vous  avez   raifon.  Et  moi  je  vous  déclare 
que  j'ai  pour  Monfieur  {montrant  fin  frère] 
un  attachement  qui  n'eft  de  gueres  inférieur 
au  vôtre  pour  l'original  Je  ce  portrait, 

V  A  L  E  H.  E. 

L'ingrate  !  Hélas ,  il  ne  me  refle  plus  qu'à 
mourir. 

AngEi.iQ.ue. 

Valere  ,  écoutez.  J'ai  pitié  de  l'état  où  je 
TOUS  vois.  Vous  devez  convenir  que  vous 
êtes  le  plus  injufle  des  hommes  ,  de  vous 
emporter  fur  une  apparence  d'infidélité  dont 
vous  m'avez  vous-même  donné  l'exemple  ; 
mais  ma  bonté  veut  bien  encore  aujourd'hui 
pafTer  par-deirus  vos  travers. 

Valere.      ^ 

Vous  verrez  qu'on  me  fera  la  grâce  de  ma 
pardonner  ! 

ANGÉt,IQ.UE. 

En  vérité  ,  vous  ne  le  méritez  gucres.  Je 
vais  cependant  vous  apprendre  à  quel  prix  je 
puis  m'y  réfoudre.  Vous  m'avei  ci-devant 


5  <5  L'Amant 

témoigné  des  fentimens  que  j'ai  payés  d'un 
retour  trop  tendre  pour  un  ingrat.  Malgré 
cela  ,  vous  m'avez  indignement  outragée  par 
un  amour  extravagant ,  conçu  fur  un  fimple 
portrait ,  avec  toute  la  légèreté  ,  &  j'ofc  dire, 
toute  l'étourdcric  de  votre  âge  &  de  votre 
ciraiîtere.  Il  n'eft  pas  tems  d'examiner  fi  j'ai 
du  vous  imiter  ,  &c  ce  n'eft  pas  à  vous  ijui 
êtes  coupable  qu'il  conviendroit  de  blâmer 
ma  conduite, 

^'  A  L  E  R  E. 

Ce  n'eft  pas  à  moi ,  grands  dieux  !  Mais 
voyons  où  tendent  ces  beaux  difcours. 
Angélique. 

Le  voici.  Je  vous  ai  dit  que  je  connoifTois 
l'objet  de  votre  nouvel  amour ,  i"\'  cela  eft 
vrai.  J'ai  ajouté  que  je  l'aimois  tendrement , 
&  cela  n'eft  encore  que  trop  vrai.  En  vous 
avouant  fon  mérite  ,  je  ne  vous  ai  point  dé- 
guifé  fes  défauts.  J'ai  tait  plus,  je  vous  ai 
promis  de  vous  le  taire  connoîtrc  ,  &:  je  vous 
engage  à  préfent  ma  parole  de  le  faire  dès. 
aujourd'hui  ;  dès  cette  heure  racme  :  car  je 
vous  avertis  qu'il  d\  plus  près  de  vous  que 
vous  ne  pcnfcz. 


DE    LUI-MEME.  57 

V  A  L  E  R.  E. 

Qu'entends  je  ?  quoi ,  la.  • .  . 
Angélique. 

Ne  m'interrompez  point ,  je  vous  prîe. 
Enfin  ,  la  vérité  me  force  encore  d  vous  ré- 
péter que  cette  perfonne  vous  aime  avec  ar- 
deur ,  6c  je  puis  vous  répondre  de  fon  atta- 
chement comme  du  mien  propre.  C'efl  à 
vous  maintenant  de  choilîr  entr'elle  &  moi , 
celle  à  qui  vous  deflitiez  toure  votre  tendreire: 
choifîircz  ,  Chevalier;  mais  choifiirez  dès  ces 
infiant  Se  fans  retour. 

M  A  R  T  G  N. 
Le  voilà  ,  ma  foi  ,  bien  embarrsflc.  L'al- 
ternative  efl  plaifante.   Croyez  moi  ,   Mon» 
fïeur  ,  choififTcz  le  portrait  ;  c'efl  le  moyen 
d'être  à  l'abri  des  rivaux. 

L  tj  C  I  N  D  E. 

Ah  1  Valere ,  faut-il  balancer  Ci  long-tems 
pour  fuivre  les  impreflions  du  cœur  ? 

Valere,  aux  pieds  d'Angélique  & 
jeuaut  le  portrait. 

C'en  efl  fait  ;  vous  avez  vaincu  ,  belle 
Angélique  ,  Si  je  fens  combien  les  fentimens 
qui  naiircnt  du  caprice  font  inférieurs  à  ceux 
que  vous  infpircz.  (  A/arfon  ramajje  le  par- 


fS  L"  A  M  A  N  T 

trait  ).  Mais  ,  hélas  I  quand  tout  mon  coeur 
revient  à  vous  ,  puis-je  me  flatter  qu'il  me 
ramènera  le  vôire  ? 

Angélique. 
Vous  pourrez  juger  Je  ma  reconnniffance 
par  le  facrifîce  que  vous  venez  de  me  faire. 
Le7ez-vous,  Valere  ,  &  confidérez-bieu  ces 
traits. 

L  É  A  N  D  R  I  ,  regardant  aujfu 
Attendez  donc  !  Mais  je  crois  reconnoître 
cet  objet-là...  c'eft...  oui ,  ma  foi ,  c'cft  lui... 

V  A  L  E  K  E. 

Qui  ,  lui  r  Dites  donc  ,  elle.  C'cfl  une 
femme  à  qui  je  renonce  ,  comme  à  toutes 
les  femmes  de  l'univers ,  fur  qui  Angélique 
l'emportera  toujours. 

AngEi.iq.ue. 

Oui ,  Valerc  ,  c'étoit  une  femme  jufqu'ici  : 
mais  j'efpere  que  ce  fera  déformais  un  hom  - 
me  ,  fupérieur  à  ces  petites  foiblclTes  qui  dc- 
gradoient  fon  fexe  &  fon  caraftere. 

V  A  1.  E  R.  E, 

Dans  quelle  étrange  furprifc  vous  me  jetiez! 

AngÉliqu  e. 
Vous  devriez  d'autant  moins  méconnoître 
cet  objet  que  vous  avez  eu  avec  lui  le  com- 


DE    LUI-MEME.  $  <) 

merce  le  plus  incime  ,  &  qu'aflurémenc  on 
ne  vous  accufera  pas  de  l'avoir  négligé.  Otcs 
à  cette  tête  cette  parure  étrange  4116  votre 
fœur  y  a  fait  ajouter.  . .  . 

V  A  L  E  R  E. 
Ah  !  que  vois-je  ? 

M  A  R  T  O  N. 

La  chofe  n'eft-elle  pas  claire  ?  vous  voyez 
le  portrait ,  &  voilà  l'original. 

V  A  L  E  R  E. 

O  ciel  !  ôc  je  ne  meurs  pas  de  honte  î 

M  A  R  T  o  N. 

Eh  ,  Monfieur  ,  vous  êtes  peut-être  le  feul 
de  votre  ordre  qui  la  connoiflîez. 

ANGÉLIQ.UE. 

Ingrat  !  avois-je  tort  de  vous  dire  que  j'.ii- 
mois  l'orignal  de  ce  portrait  i 

V  A   L  E   R  E. 

It  moi  je  ne  veux  plus  l'aimer  que  parce 
qu'il  vous  adore. 

Angélique. 

Vous  voulez  bien  que  pour  afFcrmir  notre 
réconciliation  je  vous  prélbate  Léandre  mon 
frère. 

LÉANDRE. 

Souffrez  ,  Moniicur. . .  . 


(}0  L*  A  M  A  N  T 

V  A  L  E  R  E. 

Dieu  !  quel  comble  de  félicité  !  Quoi  l 
même  quand  j'ctois  ingrat ,  Angélique  n'e- 
toit  pas  infide'.le  ? 

L  u  c  I  N  D  E. 

Que  je  prinds  de  part  à  votre  bonheur  !  3c 
que  le  mien  même  en  efl  rugmcnté  ! 


SCENE    X  V  1 1  ï. 

L  I  s  I  M  O  N.  Le5  ^Beuri  de  la  Scène 
précédente. 

L  ï  s  1  M  o  N. 

j^  H  !  vous  voiei  tous  raffemblés  fort  à  pro- 
pos. Valere  &  Lucinde  ayant  tous  deux  réfifté 
à  leurs  mariages ,  j'avois  d'aboid  réfolu  de 
les  y  contraindre.  Mais  j'ai  réflkhi  qu'il  faut 
quelquefois  être  bon  père  ,  &  que  la  violence 
ne  fiit  pas  toujours  des  mariages  heureux. 
J'ai  donc  pris  le  parti  de  rompre  des  aujour- 
d'hui tout  ce  qui  avoir  été  arrêté  j  &  voici 
les  nouveaux  arrangemens  que  j'y  fubftituc. 
Angélique  m'époufera  j  Lucinde  iri  dans  un 
Couvent  i  Valcrc  fera  déshérité  ;  &  quant  à 

vous 


DE     LUI-M  ÊM  E.  6l 

vous ,  Léandre  ,  vous  prendrez  patience ,  s'il 
vous  plaît. 

M  A  R  T  O  N. 

Fort  bien  ,  ma  foi  1  voilà  qui  eft  toifé  ,  on 
De  peut  pas  mieux. 

L  I  s  I  M  o  N. 

Qu'eft-ce  donc  ?  vous  voili  tous  interdits  î 
£il-cc  que  ce  projet  ne  vous  accojiimode  pas  ? 

M  A  R  T  o  N. 

Voyez  fi  pas  un  d'eux  defTerrera  les  dents  ! 
La  pelle  des  fots  amans  &:  de  la  fottc  jeuneffe 
dont  l'inutile  babil  ne  tarit  point  ,  &c  qui  ne 
favcnt  trouver  un  mot  dans  une  occafion  ué- 
ceiïaire  I 

Lis  I  m  o  n. 

Allons ,  vous  favez  toutes  mes  intentions  ; 
vous  n'avez  qu'à  vous  y  conformer. 

LÉANDRE. 

Ih  ,  Mon/îeur  !  daignez    fufpendrc  votre 
courroux.   Ne  lifez-vous  pas  le  repentir  des 
coupables  dans  leurs  yeux  &  dans  leur  em- 
barras ,  8c  voulez-vous  confondre  les  inao- 
cens  dans  la  même  punition  ? 
L  I  s  I  M  o  N. 
Ça,  je  veux  bien  avoir  la  foiblelTe  d'éprou- 
ver  leur  obéifTance  encore  une  fois.  Voyons 
Tome  VI.  F 


Cl     L'AiMANT  DE  LUI-MÊME. 

un  peu.  Eh  bien,  Mon(îeur  Valere,  faites-vous 
toujours  des  réflexions  ? 

Valere. 
Oui  mon  père  ;  mais  au  lieu  des  peines  du 
mariage  ,  elles  ne  m'en  oifrent  plus  que  les 
plaiûrs. 

L  1   s   I  M  O  N. 

oh  ,  oh  !  vous  avez  bien  changé  de  lan- 
gage !  Et  toi ,  I.ucinde  ,  aimes-:u  toujours 
bien  ta  liberté  ? 

L  u  c  I  N  D  E. 
Je  fens ,  mon  père  ,  cju'il  peut  être  doux  de 
la  perdre  fous  les  loix  du  devoir. 
L  I  s  I  M  o  N. 
Ah  !  les  voilà  tous  raifonnables.  J'en  fuis 
charmé.  EmbraiTez-nioi ,  mes  enfans ,  &  al- 
lons conclure  ces  heureux  hyménées.  Ce  que 
c'eft  qu'un  coup  d'autorité  frappé  à  propos  ! 
Valere. 
Venez  ,  belle  Angélique  ;  vous  m'avez  guéri 
d'un  ridicule  qui  faifoit  la  honte  de  ma  jeu- 
neire  :  &  je  vais  déformais  éprouver  près  de 
vous  que  quand  on  aime  bien  ,  on  ne  fonge 
plus  à  foi-même. 

F    I    N, 


,ES  MUSES 

GALANTES, 
BALLET, 


F  i) 


^\^^P """ 

AVERTISSEMENT. 

(L,  £  T  Ouvrage  eft  fi  médiocre  en  fort 
genre  ^  &  le  genre  en  eft  fi  mauvais  , 
que  pour  comprendre  comment  il  m'a 
pu  plaire ,  il  faut  fent'ir  toute  la  force 
de  l'habitude  &  des  préjugés.  Nourri 
des  mon  enfance  dans  le  goût  de  la 
Mufique  Françoife  &  de  Vefpece  de 
Voéfie  qui  lui  eft  propre  ,  je  prenais 
le  bruit  pour  de  l'harmonie ,  le  mer- 
veilleux pour  de  l'intérêt  ,  &  des 
chanfons  pour  un  Opéra. 

En  travaillant  ii  celui  -  ci  ^  je  ne 
fongeois  qu'il  me  donner  des  paroles 
propres  a  déployer  les  trois  caraSicres 
de  Mufique  dont  j  étais  occupé  :  dans 


Avertissement.     <j5 

te  dejfeinje  ckoijis  Eéfwde  pour  le 
genre  élevé  &  fort ,  Ovide  pour  le 
tendre,  Anacréon  pour  le  gai.  Ce  plan 
n  était  pas  mauvais  fi  j'avais  mieux 
fu  le  remplir. 

Cependant  ,  quoique  la  Mufîque  de 
cette  Pièce  ne  vaille  gueres  mieux  que 
la  Poéfte  ,  on  ne  laijfe  pas  d"y  trou- 
ver de  tems  en  tems    des  morceaux 
pleins  de  chaleur  &   de  vie.    L'Ou- 
vrage a  été  exécuté  plufieurs  fois  avec 
ajfex  àe  fuccès  ;  favoir ,  en  1745  ^^- 
vant  M.  le  Duc  de  Richelieu  qui  le 
deftinoit  pour  la  Cour,  en  176,7  f^'' 
le  Théâtre   de  l'Opéra,    &  en  1761 
devant  M.  le  Prince  de   Conti.    Ce 
fut  même  fur  l'exécution  de  quelques 

morceaux  que  j'en  avais  fait  répéter 
F  ii) 


<J<î  A  V  B  R  T  I  s  s  E  2vl  E  N  T. 
che:^  M.  de  la  Popeliniere ,  que  Mon- 
fieur  Rameau  ,  qui  les  entendit ,  con- 
nut contre  moi  cette  violente  haine  dont 
il  na  ceffé  de  donner  des  marques 
jufqu'a  fa  mort. 


LES  MUSES 

GALANTES^ 
BALLET. 

PROLOGUE. 

Le  Théâtre  repréfente  le  Mont  Par' 
najfe  ;  Apollon  y  paraît  fur  [on 
Trône  ,  &  les  Mufes  font  ajfifes 
autour  de  lui. 

.11  1  iii«.< 

SCENE  PREMIERE. 

APOr.LON     ET    LES    MUSES. 

Pl  A issEZ, divins  efprits,  naiffcz, fameux  héros; 
Brille?,  par  les  beaux  arts  ,  brillez  par  la  vicloire  ; 
M(Srite7.  d'être  admis  au  temple  de  M<îmoire  : 

Nous  rdfctvons  à  votre  gloire 

Un  prix  digne  de  vos  travaux. 
Apollon. 
Mufes ,  WUs  du  Ciel ,  que  votre  gloire  cft  pure  ! 


IjS  LesMuses 

Que  vos  plaifirs  font  doux  ! 
Les  plus  beaux  dons  de  la  nature 
Sont  moins  brillans  que    ceux  qu'on  tient  de 
vous. 
Sur  ce  paiiïble  mont ,  loin  du  bruit  &  des  armes , 
Des  innocens  plaifirs  vous  goûtez  les  douceurs. 
La  fîere  ambition  ,  l'amour  ni  fes  faux  charmes 
Ne  troublent  point  vos  coeurs. 

Lis    MvsEs. 
Non  ,  non,  l'amour  ni  fes  faux  charmes 
Ne  troubleront  jamais  nos  coeurs. 
On  entend  une  Symphonie  brillante  &  douce  al- 
ternativement. 


SCENE     II. 

ha  Gloire  &  l'Amour  defcendent  du 
même  Char. 

APOLLON,     LES    MUSES. 
Apollon. 

y^UE  vois-je  ?  ô  ciel  \  dois-je  le  croire  ! 

L'Amour  dans  le  char  de  la  gloire! 
La    Gloire. 

Quelle  triftc  erreur  vous  féduit  ! 
Voyei  ce  Dieu  charmant,  fouticn  de  mon  empire, 
Par  lui  r.imant  triomphe  &  le  gueiiicr  foupirc; 
Il  forme  les  héros  ,  &  fa  voix  les  conduit. 


Galantes.         ^^ 

Il  faut  lui  céder  la  victoire 
Quand  on  veut  briller  à  ma  Cour  : 
Rien  n'eft  plus  chéri  de  la  gloire 
Qu'un  grand  coeur  guidé  par  l'amour. 

A  P  O  l  L   G   N. 

Quoi .'  mes  divins  lauriers  ,  d'un  enfant  téméraire 
Ceindroient  le  front  audacieux  i 
L' A  M  o  U  R. 
Tu  méprifes  l'Amour  ,  éprouve  fa  colère. 
Aux  pieds  d'une  beauté  févere 
Va  former  d'inutiles  vccux. 
Qu'un   exemple    éclatant   montre   aux  cauts 
amoureux 
Que  de  moi  feul  dépend  le  don  de  plaire  ; 
Que  les  talcns  ,  l'efprit ,  l'ardeur  fincere , 
Ne  font  point  les  amans  heureux. 
Apollon. 
Ciel  !  quel  objet  charmant  Ce  retrace  i  mon  ameî 
Quelle  foudaine  flamme 
U  infpire  à   mes  fens  ! 
C'eft  ton  pouvoir.  Amour  ,  que  je  reffens; 
Du   moins  à  mes  foupirs  nailTans 
Daigne  rendre  Daphné  fenfîble. 
L'  A  M  o  u  R. 
je  te  rendrois  heureux  ;  je  prétends  te  punir. 

APOLLON. 

Quoi  !  toujours  foupirer  fans  pouvoir  la  fléchir? 
Cruel  1  que  ma  peine  eft  terrible  ! 
Jl  s'en  va. 

L'  A  M  o  u  R. 
C'eft  la  vengeance  de  l'Amour. 


70        Les    Muses 

Les   Muses. 
Fuyons  un  tyran  perfide  , 
eraignons  à  notre  tour. 

La    Gloire. 
Pourquoi  cet  effroi  timide  ? 
Apollon  régnoit   parmi  vous , 
Souffrez  que  l'Amour  y  prdfîde 
Sous  des  aufpiccs  plus  doux. 
L'  A  M  o  u  R. 
Ah  i  qu'il  eftdoux,  qu'il  cft  charmant  déplaire! 
C'tft  l'art   le  plus  niifeffaire. 
Ah  .'  qu'il  cft  doux  ,  qu'il  cft  flatteur 
De  lavoir  pailer  au  coeur. 
Les  Mufes  ,  perfuadées  par  L'Amour,  répètent 
ces  quatre  vers- 

L*  .\  M  o  u  R. 
Accourez  jeux  &  ris.  doux  féducleurs  des  belles; 

Vous  par  nui  tout  cède  à  l'Amour  , 
Confirmez  mon  triomphe  &  parez  ce  féjour 
De  myrrhes  &  de  fleurs  nouvelles; 
Grâces  plus   brillantes  qu'elles , 
Vensi  embellir  ma  Cour. 


A  L  A  N  T  E  s.'  71' 


SCENE     I  r  I. 

L'AMOUR,    LA    GLOIRE,    TES    MUSES ,  LES 
GRACES  ,  troupei  de  Jeux  &  de  K'S- 


Chœur. 


A 


ccouRoNs  ,   accourons  dans  ce  nouveau 
féiour, 
Soupirez  beautés  rebelles. 
Pat  nous  tout  cède  à  l'Amour. 
On  danfe. 

La    Gloiri. 
Les  vents,  les  affreux  orages. 
Font  par  d'horribles  ravages  , 
La  terreur  des  matelots  : 
Amour ,  quand  ta  voix  le  guide , 
On  voit  l'Alcyon  timide 
Btaver  la  fureur  des  flots. 
Tes  divines  flammes 
Pes  plus  foibles  âmes 
l'euvent  faite  des  héros. 
On  danfe. 

Chœur. 
Gloire  ,  Amour  ,  lut  les  coeurs  partagez  la  vic- 
toire , 
Que  le  mirthc  au  laurier  foit  uni  dés  ce  jourl 
Que  les  foins  rendus  à  la  gloire 
Soient  toujoui s  payes  par  l'Amout! 
L'Amour. 
Quittez ,  Mufes ,  quittîi  ce  défère  trop  llétile, 


71  Les  M  USES 

Venez  de  vos  appas  enchanter  l'univers  ; 
Après  avoir  orné  mille  climats  divers. 
Que  l'empire  des  Lys  foit  notre  hcurenx  afyle: 
Au  milieu  des  beaux  arts  puifliet-vous  y  briller 

De  votre  plus  vive  lumière  ! 
Un  règne  glorieux  vous  y  fera  trouver 

Des  Amans  dignes  de  vous  plaire  , 

£(  des  Héros  à  célébrer. 

Fin  du   Prologue. 


PREMIERE 


Galantes.         75 
PREMIERE  ENTRÉE. 

HÉSIODE. 

Le  Théâtre  repréferde  un  Bocage  ,  au 
travers  duquel  on  voit  des  Ha- 
meaux. 


niiii  iiiimimiii  iiniii  un    | 


SCENE   PREMIERE. 

ÉGLÉ,    DORIS. 
D  O  R  I  s. 

JL 'Amour  va  vous  ofFiir  la  plus  charmante 

fcte , 
Déjà  pour  difputcr  chaque  Berger  s'apprête  : 
Le  don  de  votre  main  au  vainqueur  eft  promis. 
Qu'Hdfiode  eft  à  plaindre  I  Hélas  [  il  vous  adore. 
Mais  les  jeux  d'Apollon  font  des  arts  qu'il  ignore, 
De  fes  tendres  foupirs  il  va  perdre  le  prix. 

E  G  L  É. 
Doris ,  j'aime  Héfiodc ,  &  plus  que  l'on  ne  penfe 

Je  m'occupe  de  fon  bonheur  : 
Mais  c'cft  en  éprouvant  fes  feux  &  fa  conftanc» 
Tome  Fl.  G 


74         Les    Muses 

Que  j'ai  dû  m'affurer  qu'il  mëritoit  mon  cœur. 

D  O  R  I  s. 

A  vos  engagemens  pourrez -vous  vous  foufttaireî 

E  G  L  i. 

Je  ne  fais  point,  Dotis,  manquer  de  foi. 

D  o  R  I  s. 

Comment  avec  vos  feux  accorder  votre  loi  ? 

Eg  L  É. 
Tu  verras  des  ce  jour  tout  ce  qu'Églé  peut  faire. 

D  o  R  I  s. 
Églé  dans  nos  hameaux,  inconnue,  (Strangerc , 
Jouit  fur  tous  les  coeurs  d'un  pouvoir  méticé  i 
Rien  ne  lui  doit  être  impoffible 
Avec  le  fccours  invincible 
De  l'efprit  &  de  la  beauté. 
£  G  L  É. 
J'apperçois  Héfîode  i 

D  o  R  I  s. 
Accablé  de  trifteffe. 
Il  plaint  le  malheur  de  fes  feux. 

E  G  L  É. 
Je  faurai  diffiper  la  douleur  qui  le  preflTc  : 
Mais  pour  quelques  inftans  cachons  -  nous  à  fe 
yeux. 


Galantes. 


SCENE     II. 

Hi  s  I  o  D  î. 

Eg  t  É   méprife  ma  tendreffe  , 
SWuitc  par  les  chants  de  mes  heureux  rivaux; 
Son  cœur  en  eft  le  prix;  &  feul  dans  ces  hameaux 
J'ignore  les  fccrets  de  l'art  qu'elle  couronne  ; 
Eglé  le  fait  &  m'abandonne  ! 
Je  vais  la  perdre  fans  retour. 
A  de  frivoles  chants  fe  peut-il  qu'elle  donne 
Un  prix  qui  n'ctoit  dû  qu'au  plus  partait  amour  i 
On  entend  une  jymphonie  douce. 

Quelle  douce  harmonie  ici  fe  fait  entendre  ! 

Elle  invite    au  repos le   ne  puis  m'en 

défendre 

Mes  yeux  appefantis  laiffent  tarir  leurs  pleurs 

Dans  le  fein  du  fommeil  je  ccdc  à  les  douceurs. 


G  ij 


7^  L  E  s    Al  u  s  E  s 


SCENE    III. 


Ce 


ÉGLÉ,    HÉSIOD 
Eg  Li. 


ndormi. 


COMMENCEZ  le  bonheur  de  ce  berger  fidèle. 
Songes  ;  en  ce  fcjour  Eutcpe  vous  appelle  , 
Accourez  à  rr,a  voix ,  parlez  à  mon  amant , 
Parvosima^.-esféduifantcs, 
Par  vos  illufions  charmantes  , 
Annoncez-lui  le  dcftin  qui  l'attend. 
Entrée  des  Songes. 
Un   Songe. 
Songes  flatteurs  , 
Quand  d'un  coeur  mifcrable 
Vos  foins  appaifent  les  douleurs, 
Douces  erreurs , 
Du  fort  impitoyable 
Sufpcndez  long-tems  Iftrigucurs; 

Réveil  ,   éloignez-vous  : 
Ah  .'  que  le  fommcil  eft  doux  .' 
Mais  quand  un  fongc  favorable 
Préfage  un  bonheur  véritable  , 

Sommeil ,  éloignez  -  vous  : 
Ah  !  que  le  i éveil  cft  doux  ! 

Les  Songes  fe  retirent. 
Ec  L  É. 
Toi  pour  qui  j'ai  quitté  mes  fœuts  &  le  Parnade 
Toi  que  le  Ciel  a  fait  digne  de  mon  amour 
Tendre  Berger,  d'une  feinte  d;fgtace     ' 


Galantes.  77 

Ne  crains  point  l'effet  en  ce  jour. 
Reçois  le  don  des  Vers.  Qu'un  nouveau  fou  t'a- 
nime I 
Des  tranfports  d'Apollon  reffens  l'effet  fublime; 
Et  par  tes  chants  divins  t'clevant  jufqu'aux  cieux, 
Ole  en  les  célébrant  te  rendre  égal  .aux  Dieux.^ 
Une  Lyre  fiifpendui    à  un  laurier  s'élève  à  côtî 

d'Hefîode. 
Amour  ,  dont  les  ardeurs  ont  cmbrafé  mon  ame. 
Daigne  animer  mes  dons  de  ta  divine  flame  : 
Nous  pouvons  du  génie  exciter  les  efforts  ; 
Mais  les  fucccshcuvcux  font  dus  à  tes  tranfports. 


SCENE      IV. 

HÉSIODE. 

Ou  fuis  -je  !  Quel  réveil  ?  Quel  nouveau  feu 

m'infpire  ? 
Quel  nouveau  jour  me  luit  ?  Tous  mes  fens  font 
furpris  !  .  .  . 

Il  apperfoit  la  Lyre. 

Mais  quel  prodige  étonne  mes  efprits  ? 

Il  la  touche,  i&  elle  rend  des  fons. 

Dieux  !  quels  fons  éciatans  partent  de  cette  Lyre  ! 

D'un  tranfport  inconnu  j'éprouve  le  délire  ! 

Je  forme  fans  effort  des  chants  harmonieux  j 

O  Lyre  \  ô  cher  préfent  des  Dieux  1 
Dc;apar  ton  fccours  je  parle  leur  langage. 
I.e  plus  puiffant   de  tous   excite  mon  courage  , 
Je  rcconnois  l'amour  à  des  tranfports  fî  beaux  , 
Et  je  vais  triompher  de  mes  jaloox  rivaux. 


7^         LesMuses 


SCENE     V. 

HESIODE,    Troupe  de  Bergers   qui  i'affem- 
blent  pour  la  Fête. 


Q' 


\  C  H  at  u  R. 


■  UE  tout  retenti ffe. 

Que  tout  applaudiffe 

A  nos  chants  divers  ! 

Que  l'dcho  s'unilTe  , 

Qu'Bglc  s'attendriflc 

A  nos  doux  concerts  ! 

Doux  cfpoii  de  plaire  , 

Animez  nos  jeux  , 

Apollon  va  faire 

Un  amant  heureux  : 

Flattcufe  victoire  ! 

Triomphe  enchanteur  ! 

L'amour  &  la  gloire 

Suivront  le  vainqueur. 
On  daiife,  après  quoi  Héjlode  s' approche  pour 
difputer. 

Chœur. 
O  Berger,  dcpofe/,  cette   Lyre  inutile. 
Voulez -vous  dans  nos  jtux  difputer  en  ce  jour. 

H   É   s    IODE. 

Rien  n'cft  imponîble  à  l'amour. 
Je  n'ai  point  fait  de  l'art  une  «itude  fervile, 
Et  ma  voix  indocile  , 
Ne  s'cft  jamais  unie  aux  chalumeaux. 


\ 


à 


Galantes.         79 

Mais  dans  le  fuccès  que  j'efpere. 
J'attends  tout  du  feu  qui  m'cclaire 
Et  rien  de  mes  foibles  travaux. 

Chœur. 
Chantez  ,  Berger  téméraire  ; 
Nous  allons  admirer  vos  prodiges  nouveaux. 
HÉSIODE    commerce. 
Beau  feu  qui  confumex  mon  ame  , 
Infpircz  à  mes  chants  votre  divine  ardeur  : 
Portez  dans  mon  cfprit  cette  brillante  flâme  , 

Dont  vous  brûlez  mon  cœur 

C  H  <E  U  R  ,    qui    interrompt  Héfiode. 
Sa  Lyre  efface  nos  Mufettes. 
Ah  !  nous   fommes  vaincus  I 
Fuyons  dans  nos  retraites. 


SCENE     VI. 

HÉSIODE,      EGLÉ. 

HÉSIODE. 

JBells  Eglé.  .  . .  Mais  ,  ô  ciel  I  quels  charmes 
inconnus  ;  .  .  . 

Vous  êtes  immortelle  ,  &  j'ai  pu  m'y  méprendre  ! 

Vosccleftcs  appas  n'ont-ils  pas  Ai\  m'apprcndrc. 

Qu'il  n'eft  permis  qu'aux  Dieux  de  foupitet  pour 
vous  ? 

Hélas  !  à  chaque  inftanc  fans  pouvoir  m'en  dé- 
fendre , 

Mon  trop  coupable  coeur  accroît  votre  courroux. 


So  L  E  s    M  u 


SES 


E  u  T  £  R  P  E. 

Ta  cvaintGoffenfe  ma  gloire. 
Tu  mérites  le  prix  qu'ont  promis  mes  fetmens  ; 
Je  le  dois  à  ta  vicloiie  , 
Et  le  donne  à  tes  fcntimens, 

HÉSIODE. 

Quoi  ?  vous  feriez  ?  . .  ,  .  O  ciel  !  eft-il  poflîbk  ? 
Mufe  ,  vos  dons  divins  ont  prévenu  mes  va-nx  , 
Dois.je  cfpcrer  encor  que  votre  ame  fenfible 
Daigne  aimer  un  Berger  &  partager  mes  feux  ? 

E  u  T  E  R  p  1. 
La  vertu  des  mortels  fait  leur  rang  chez   les 

Dieux. 
Une  ame  pure  ,  un  coeur  tendre  &  finccrc  , 

Sont    les  biens  les  plus  précieux  ; 

>Et  quand  on  fait  aimer  le  mieux  , 

On  cft  le  plus  digne  de  plaire. 
Aux  Bergers.   Calmez  votre  dépit  jaloux , 

Bergers  raffcmblei  -  vous   : 
Vcnei  former  les  plus  riantes  fêtes  , 
Je  me  plais  dans  vos  bois,  je  chéris  vos  Mufettes, 
Reconnoiffez  Euterpe  &  célébrez  fcs  feux. 


Galantes.         Si 
SCENE     VII. 

EUTERPE,   HÉSIODE,   LES  BERGERS. 


C  H    (E  U   R. 


Mus 


jsE  charmante,  Mufe  aimable. 

Qui  daignez  parmi  nous  fixer  vos  tendres  vœux; 
Soyez -nous  tquiouis  favorable  , 
Préfidez  toujours  à  nos  jeux.  On  danfe. 

D  o  R  I  s. 
Dieux  qui  gouvernez  la  terre  , 
Tout  répond  à  votre  voix. 
Dieux  qui  lancez  le  tonnerre , 
Tout  obéit  à  vos  loix. 
De  votre  gloire  éclatante  , 
De  votre  grandeur  brillante 
Nos  cœurs  ne  font  point  jaloux. 
D'autres   biens  font  faits  pour  nous. 
Unis  d'un  amour  fincerc. 
Un  Berger  ,  une  Bergère  , 
Sont-ils  moins  heureux  que  vous? 


Î5  2-  L  £  s      i  vl  U  s  E  s 

SECONDE   ENTRÉE. 

Le  Théâtre  repréfente  les  Jardins 
d'Ovide  à  Thôme  ,  £"  ^  dans  le 
fond  ,  des  Montagnes  affreufes  par- 
femées  de  précipices ,  &  couvertes 
de  neiges. 

SCENE    PREMIERE. 

OVIDE. 

V>RUEL  amour,  funcfte  flàme  ! 
Faut-il  encor  t'abandonner  mon  ame  î 
Cruel  amour  ,  funefte  flàmc  , 
I.c  fort  d'Ovide  cft-il  d'aimer  toujours  ? 
Dans  ces  climats  glacés  au  fond  de  la  Scythie  , 
Contre  tes  feux  n'cft-il  point  de  fecours  > 
J'y  brîilc  ,  hélas  !  pour  la  jeune  Erithic  : 
Pour  moi,  fans  elle,  il  n'eft  plus  de  beaux  jours. 
Cruel  amour  ,  &c. 
Achevé  du  moins  ton  ouvrage  , 
Soumets  Erithic  à  fon  tour. 
Ici  tout  languit  fans  amour  , 
Et  de  fon  cœur  encot  clic  ignore  l'ufage  ; 


Galantes. 


S3 


Ces  fleurs  dans  mes  jardins  l'attirent  chaque  jour. 
Et  je  vais  par  des  jeux.,..  C'efteljle.ô  doux  pré- 

fagc  ! 
Je  m'dloigne  à  regret  :  mais  bientôt  fur  mes  pas 
Tout  va  lui  parler  le  langage 
Du  Dieu  charmant  qu'elle  n»  connoît  pas. 


SCENE     II. 

E  R  I  T  H  I  E. 

^'EN  cft  donc  fait;  &  dans  quelques  momcns 
Diane  à  fes  autels  recevra  mes  ftrmens. 

Jardins  chéris,  rians  bocages  ; 

Hélas  !  à  mrs  jeux  innoccns 

Vous  n'offrirez  plus  vos  ombrages. 

Oifeaux  ,  vos  fcduifans  ramages 

Ne  charmeront  donc  plus  mes  fcns. 

Vain  éclat ,  grandeur  importune  1 

Heureux  qui  dans  l'obfcurité 

N'a  po'nt  fournis  à  la  fortune 

Son  bonheur  &  fa  liberté  ! 

Mais  ,  quels  concerts  fe  font  entendre  ? 
Quel  fpeclaclc  enchanteur  ici  vient  me  fuipren- 
dre? 


§4         Les    Muses 


SCENE     III. 

La  Statue  de  L'Amour  s'élève  au  fond 
du  Théâtre ,  6"  toute  la  fuite  d'O- 
vide vient  former  des  Danfes  & 
des  Chants  autour  d'Erithie. 


CHŒUR. 


D, 


'lEU  charmant ,  Dieu  des  tendres  coeurs , 
Règne  à  jamais  ,  lance  tes  fiâmes  ; 
Eh  1  quel  bien  flattcioit  nos  âmes 
S'il  n'étoit  de  tendres  ardeurs  ? 
Chantons ,  ne  ccffons  point  de  céldbret  fes  char- 
mes , 
Qu'il  occupe  tous  nos  momens; 
Ce  Dieu  ne  fe  fcrt  de  fes  aimes 
Que  pour  faire  d'heureux  amans. 
Les  foins  ,  les  pleurs  &  les  foupirs  , 
Sont  les  tributs  de  fon  empire  ; 
Mais  tous  les  biens  qu'il  en  retire  , 
11  nous  les  rend  par  les  plaifîrs. 
On  danfe. 
E  R  I  T  H  I  E. 
Quels  doux  concerts  1  qucUe'fctc  agriiablc  ! 
Que  je  trouve  charmant  ce  langage  nouveau  1 
Quel  cft  donc  ce  Dieu  favorable  .' 
Elit  tonjidcre  la  fiatue, 

Hdlas! 


Galantes.  S5 

Hclas  !  c'eft  un  enfant  ;  mais  quel  enfant  aima- 
ble ! 
Pourquoi  cet  arc  &  ce  bandeau. 
Ce  carquois,  ces  traits  ,  ce  flambleau? 
Un    Hommh   de   la    Fêti. 

Ce  foiblc  enfant  eft  le  maître  du  monde  ; 

l.a  nature  s'anime  à  fa  flâme  fe'conde  , 

£t  l'univers  fans  lui  pcriroit  avec  nous. 
Reconnoiffez  ,  belle  Erithie  , 
Un  Dieu  fait  pour  régner  fur  vous  j 
Il  veut  de  votre  aimable  vie 
Vous  rendre  les  inflans  plus  doux. 
Etendez  les  droits  légitimes 
Du  plus  puiffant  des  Immortels  ; 
Tous  les  coeurs  feront  fes  victimes 
Quand  vous  fcrvircz  fes  autels. 
Erithie. 

Ces  aimables  leçons  ont  trop  l'art  de  me  plaire  ; 

Mais  quel   cft  donc  ce  Dieu  dont  on  veut  me 

parler  ? 

Ovide. 

De  fes  plus  doux  fecrets ,  difcret  dépofitaire, 

A  vous  feule  en  ces  lieux  je  dois  les  révéler. 


Tom:  VI. 


8  ^  I.  E  s   ?%!  u 


SES 


SCENE     î  V. 

ERITHIE,    OVIDE. 

O    V    I   D   I. 

r. 

Vv  EST  un  aimable  myftere 
Qui  de  (es  biens  charmans  affaifonnc  le  prix: 
Plus  on  les  a  fcntis. 
Et  mieux  on  fait  les  taire. 

E  R   I  T  H   l   E. 

j  J'ignore  encor  quels  font  des  biens  C  deux 
Mais  je  brûle  do  m'en  infttuire. 
Ovide. 
Vous  l'ignorei,  n'en  accufez  que  vous, 
De'ja  dans  mes  regards  vous:  auriez  dû  le  lire. 

E  R   I  T  H  I  E. 

Vos  regards  !  .  .  .  Dans  fes  yeux  quel  poifon  Cé~ 

ducleur  i 
Dieux  !  quel  trouble  confus  s'clcve  dans  mon 

coeur  1 

Ovide. 
Trouble  charmant,  que  mun  ame  partage  , 
Vous  ères  1j  premier  homm.iîc 
Que  l'aimable  Eritliie  ait  ottcvt  à  l'Amour. 

ERITHIE. 

L'Amour  eft  donc  ce  Dieu  fi  tcJoatable? 
Ovide, 
L'Amour  eft  ce  Dieu  favor.iblc  , 
Que  mon  cccut  enflamme'  vous  r..nr.c::ce  ;n  c; 
jour; 


Galantes.         87 

l'rofitons  des  bienfaits  que  fa  main  nous  prépare  i 
Unis  par  les  liens. .  .  . 

E  R  I  T  H   I  £. 

Hélas  i  on  nous  fépare  ! 
Du  temple  de  Diane  on  me  commet  le  foin  ; 
Tout  ie  peuple  d'Sthome  en  veut  être  témoin, 
Et  je  dois  dès  ce  jour.... 

Ovide. 

Non,  charmante  Erithie, 
tes  peuples  même  de  Scvthie 
Sont  fournis  au  vainqueur  dont  nous  fuivons  les 

loix  : 
I!  faut  lei  attendrir,  il  faut  unir  nos  voix.  • 
Eft-il  des  cœurs  que  notre  amour  ne  touche  , 
S'il  s'explique  à  la  ms 
Par  vos  larmes  &  par  ma  bouche. 
Mais  on  approche...  on  vient.  ..  Amour,   fi 

pour  ta  gloire 
Bans  un  exil  affreux  il  faut  pafTer  mes  jours  ,  î 
De  mon  encens  du  moins  confcrve  la  mémoire, 
A  mes  tendres  accens  accorde  ron  fccours. 


SCENE     V. 

OVIDE,   ÉRITFIIE,  troufe  de  Sarmates. 


C>iLi 


C  H  <E  U  B. 


-ÉBRoNs    la  gloire  éclatante 
De  la  Dccffc  des  forets  : 
Sans  foins  ,  fans  peine  Se  fans  attente. 
Nous  fubfîftcns  par  fes  bienfaits. 

Hij 


S8         L  E  s    M  u  s  E  s 

CéWbrons  la  Beauté  charmante 
Oui  va  I9  fervir  déformais  : 
Que  fa  main  long-tems  lui  préfcntc 
Les  offrandes  de  Us  fujcts.   On  danfc. 
Le  Chef  des  Sarm  ate  s. 
Venei  ,  belle  Etithie 

O  V  1  D  E. 

Ah  !  daignei  m'écoutcr. 
De  deux  tendres  amans  difFdrei  le  fiipplicc  : 
Ou  ,  fi  vous  achevez  ce  cruel  facifice  , 
Voyez  les  pleurs  que  vous  m'allcz  coûter. 
Chœur. 
Non  ,  elle  eft  promifc  à  Diane  : 
Nos  engagemcns  jont  des  loix  : 
Qui  pourroit  être  affez  profane 
Pour  priver  les  Dieux  de  leurs  droits  î 
Ovide    et   Erithie. 
Du  plus  puifîant  des  Dieux  nos  cœurs  font  le 
partage. 
Notre  amour  cft  fon  ouvrage  : 
Eft-il  des  droits  plus  facrcs  i 
Par  une  injuftc  violence 
Les  Dieux  ne  font  point  honorés. 
Ah  !  fi  votre  indifférence 
Méprife  nos  douleurs , 
A  ce  nieu  qui  nous  alfcmble 
Nous  jurons  de  mourir  enfcmblc 
Pour  ne  plus  fcparer  nos  cœurs. 
Chœur. 
Que\  fentiment  fecrct  vient  attendrir  nos  am:s 

t'our  CCS  amans  infortunés  ? 
Pai  l'amour  l'un  à  l'autre  ils  étoient  dcftincs , 


Galantes.         S9 

Que  l'amour  couronne  leurs  fiâmes  ! 

O  V  I   D  £. 

Vous  combleï,  mon  bonheur  ,  peuple  trop  gend- 
re ux. 
Quel  prix  de  ce  bienfait  fera  la  récompenfe? 
Puiflîci- vous  par  mes  foins,  par  ma  reconnoif- 
fancc 
Apprendre  à  devenir  heureux  i 

L'amour  vous  appelle  , 

Ecoutez  l'a  voix  ; 

Que  tout  foit  fidellc 

A  fes  douces  lois. 

Pes  biens  dont  l'ufage 

Tait  le  vrai  bonheur , 

Le  plus  doux  partage 

Eft  un  tendre  cœur. 


Il  iit 


«}o  Les    m  uses 

TROISIEME  ENTRLiE. 

ic  Théâtre  repréfente  le  PeryfiHe  du 
Temple  de  Junon  a  Samos. 


SCENE    PREMIERE. 

P  O  L  Y  C  R  AT  E ,     A  N  A  C  R  L  O  N. 
Anacréon. 

il^  E  s  beautés  de  Samos  aux  pieds  de  la  DcSeïTe 
Par  votre  ordre  aujourd'hui  vont  prcfenter  leurs 

voeux  ; 
Mais,  Seigneur,  fi  j'en  crois  le  foupçon  qui  ni,- 
preffe  , 
Sous  ce  zèle  myftc'ricux 
Un  foin  plus  doux  vous  intc'rcfTe. 

POLYCRATE. 

On  ne  peut  fur  la  tcndrcfTe 
Tromper  les  yeux  d'Anacrdon. 
Oui,  le  plus  doux  penchant  m'entraî::e. 
Mais  j'ignore  à  la  fois  le  fdjour  &  le  nom 
De  l'objet  qui  m'enchaîne. 
Anacréon. 
Je  conçois  le  détour  ; 


Galantes,  C  î 

Parmi  tant  de  beautés  vous  efpérez  connoître 
Cci:e  dont  ies  attraits  ont  fixé  votre  amour.  • 
Mais  cet  amour  enfin 

POLYCRATE. 

Un  inftant  le  fit    naîrre  : 
Ce  fut  dans  ces  fuperbes  jeux 
Où  mes  heureux  fucccT  célébrés  par  ta  Lyre 

ANACRÉON. 

Ce  jour,  il  m'en  fouvient ,  je  devins  amouveux 
De  la  jeune  Thémire. 

POLYCRATE- 

Eh  quoi  !  toujours  de  nouveaux  feux  ? 

ANACRÉON. 

A  de  beaux  yeux  aifément  mon  coeur  cède  : 

11  change  de  même  aifémeijt  ; 

L'amour  à  l'amour  y  fuccede, 
le  goât  feul  du  plaifit  y  vegnc  conftamment. 

POL-XCRATE. 

Bientôt  une  douce  victoire 

T'a  fans  doute  affcrvi  fon  coeur  i 

ANACRÉON.. 

Ce  triomphe  manque  à  ma  gloire, 
Et  ce  plaifu  à  mon  bonheur. 

POLYCRATE. 

Mais  on  vient Qae  d'appas  !  Ah!  les  cceurî 

les  plus  fagcs 
^n  voyant  tant  d'attraits  doivent  ctaindrc  dc3 

fers. 

ANACRÉON. 

Junon  ,  dans  ce  beau  jour ,  les  plus  tendres  hom- 
mages 
^;e  font  pas  ceux  qui  te  feront  offerts. 


ES    Muses 
SCENE     II. 

POLYCRATE,     A  N  A  C  R  É  O  N. 

Tfoupe  de  jeunes  Simiennes  qui  ■L'iennent  offrir 
leurs  hommages  à  la  Déeffe. 

Hymnk    a    Junon.    ''    '" 

JT*.  E  I  N  E  des  Dieux,  Mcrc  de  l'Univers , 
Toi  par  qui  tout  refpire. 
Qui  combles  cet  Empire  , 
De  tes  biens  les  plus  chers, 
Junon,  vois  ces  offrandes: 
Nos  coeurs  que  tu  demandes 
Vont  te  les  préfenter. 
Que  tes  mains  bienfaifantes 
De  nos  mains  innocentes 
Daignent  les  accepter.  Or.  dmfe. 
Thémire  ,  portant  une  corbeille  de  flturs ,  entre 
dans  le  Temple  ,  à  la  tète  det  jeunes  S.imiennes, 
PoLYCRATE,   appercevant  Thémire. 
O  bonheur ] 

Anacréon. 

O  plaifiv  extrême  ! 

Pot.  YCRATE. 

Quels  traits  charmans  !  Quels  regards  enchan- 
teurs ; 

Anacrêon. 
Ah  I  qu'avec  giace  elle  porte  ces  fleurs  ! 


Galantes.  93 

!•■  O    L  Y  C  R  A   T  E. 

Ces  fîcuis  I  Que  dites  vous  I  C'eft  la  beautd  que 

j'aime. 

A  N  A  c  T.  i  o  N. 

C'eft  rhdmire  elle-même. 

POLYCRATE. 

Ami  trop  cher  :  Rival  trop  dangereux. 

Ah  !  que  je  cvainitcs  redouiablci  feux! 
De  mon  cctur  agité  fais  ccffer  le  martyre  ; 
Porte  à  d'autres  appis  tes  volages  dcfirs. 

Laiffe-moi  goûter  les  plaifirs 
De  te  chérir  toujours  &  d'adorer  Thcmire. 

AKACRÉON. 

Si  ma  fl?.me  étoit  volontaire 

Je  l'immoleroii  à  l'inftaut  : 
Mais  l'amour  dans  mon  cœur  n'en  eft  pas  moins 
fîncere 

Pour  n'être  pas  toujours  confiant. 
ta  gloire  Ce  la  grandeur  au  gré  de  votre  envie  , 

Vous  affurtnt  les  plus  beaux  jours  , 

Mais  que  fcrojs-je  de  la  -vie  , 

Sans  les  plaifirs,  (ans  les  amours  i 

l'  o    L  Y  c   R    A   T  E. 

Eh  !    que  te  fcrvira  ta  vaine  rcfiftance  ? 
Ingrat  ,  évite  ma  préfcnce  ! 

ANACRÉON. 

Vous  calmerez  cet  injufte  courroux  , 
Il  eft  trop  peu  digne  de  vous. 


94  LesMuses 

SCENE     III. 

POI.YCRATE. 


-U-  RANSPORTs  ja!oux,tourmcns  que  je  déccfte. 
Ah  ;  faut-il  me  livrer  à  vos  ttiftes  fureurs  ? 

Faut-il  toujours  qu'une  rage  funefte  , 
Infpire  avec  l'amour  la  haine  &  fes  horreurs  ? 
Cruel  amour  ;  ta  fatale  puiffancc 
Défunit  plus  de  cœurs  , 
Qu'elle  n'en  met  d'intelliger.ce  : 
Je  vois  Thémire.    ^'  tranfports  enchanteurs  ! 


SCENE     I  y. 

POLYCRATE,     THiMIRE. 

POLYCRATE. 

il.  HÉMiRï,  «S  VOUS  voyant  la  réfiftancc  cft 
vaine , 
Tout  cède  à  vos  atttaits  vainqueurs. 
Heureux  l'amant  dont  les  tendres  ardeurs 
Vous  feront  partager  la  chaîne 
Que  vous  donnez  à  tous  les  cœurs  I 

T  H  é  M  I  R  ï. 
Je  fuis  les  foupirs  ,  les  langueurs  , 
Les  foins ,  les  tourmcns ,  les  alarmes  : 
Un  plaifir  qui  coûte  des  pleurs 
l'our  moi  n'aura  jamais  de  charmes. 


Galantes.        95 

P    O  L  Y  C  R  A  T  E. 

C'eft  un  tourment  de  n'aimer  rien. 
C'eft  un  tourment  affreux  d'aimer  fans   efpé- 
rance. 
Mais  il  eft  un  fupfcme  bien  , 
C'eft  de  s'aimer  d'intelligence. 

T  H   É  M  1   R  H. 

Non  ,  je  crains    jufqu'aux  noeuds  affortis  par 
l'amour. 

P    OLYCRATE. 

Ah  !  connoilTez  du    moins  les  biens  qu'il  vous 

apprête. 
Vous  devez  à  Junon  le  refte  de  ce  jour, 

Demain  une  illuftre  conquête 

Vous  eft  ptomife  en  ce  féjour. 


«j(7         Les    Muses 


SCENE     V. 

T  H  É  M  I  R  E. 

Al  me  cachoic  fou  rang ,  je  feignois   i  mon 
tour. 
Polycrate  m'offre  un  hommage 
Qui  combicroit  l'ambition  : 
Un  fort  plus  doux  me  flatte  davantage. 
Et  mon  cœur  en  fccict  chérit  An^créon. 
Sut  les  fleurs  d'une  aile  légère  , 
On  voit  voltiger  les  icphirs. 
Comme  eux  d'une  ardeur  paffagetc 
Je  voltige  lur  les  plaifiis. 
D'une  chaîne  r^do  itable  , 
Je  veux  préferver  mon  cœur  5 
L'amour  m'amuferoit  comme  un  enfant  aimable; 
Je  le  crains  comme  un  tisr  vainqueur. 


SCENE  \'I. 


Galantes.  97 


SCENE    VI. 

ANACRÉON,   THÉ  M  IRE. 

A  N   A  C  R  É  O   N. 

JjïLiE  Thémire  ,  enfin  le   Roi  tous  rend  les 

armes  , 
L'aveu  de  tous  les  cœurs  autorife  le  mien: 
Si  l'amour  aninioit  vos  charmes , 
II  ne  leur  manqueroit  plus  rien. 
Thémire. 
Vous  m'annoncez ,  par  cette  indifFérence  , 
Combien  le  choix  vous  paroîtroit  égal. 
Qui  voit  fans  peine  un  rival 
N'eft  pas  loin  de  l'inconftance. 

ANACRÉON. 

Vous  faites  à  ma  flamme  une  cruelle  oflFenfe  , 
Vous  la  faites  fur-tout  à  ma  fincérité. 
En  amour  même 
Je  dis  la  vdritd, 
Et  quand  je  n'aime  plus,  je  nedis  plus  que  j'aime. 
Thémire. 
Quand  on  fent  une  ardeur   extrême  , 
On  a  moins  de  tranquillité. 

ANACRÉON. 

Thémire,  jugez  mieux  de  ma  fidélité. 
Ah  !  qu'un  amant  a  de  folie 
D'aimer,  de  hair  tour-à-tour  : 
Ge  qu'il  donne  à  la  jaloufie  , 
Je  le  donne  tout  à  i'amour. 
Tome  VI,  I 


^S         Les    Muses 

T  H  É    M   I  R  £. 

Je  crains  ce  qu'il  en  coûte  à  devenir  trop  tendre; 
Non  ,  l'amour  dans  les  cœurs  caufe  trop  de 
toutmens. 

Anacréon. 

Si  l'hiver  déparc  nos  champs , 

Eft-ce  à  Flore  de  les  défendre  ? 

S'il  eft  des  maux  pour  les  amans  , 

Eft-ce  à  l'amour  qu'il  faut  s'en  prendre  ? 

Sans  la  neige  &  les  orages , 

Sans  les  vents  &  leurs  ravages  , 

Les  fleurs  naîtroient  en  tous  tcms. 

Sans  la  froide  indifférence  , 

Sans  la  ficre  rdfiftance. 

Tous  les  coeurs  fcroient  contens. 

T  H  É   M  I  R  E. 

Vous  vous  piquez  d'être  volage  , 
Si  je  forme  des  nœuds ,  je  veux  qu'ils  foicnt 
conftans. 

Anacréon. 
L'excès  de  mon  ardeur  eft  un  plus  digne  hom- 
mage 
Que  la  fidélité  des  vulgaires  amans  ; 
Il  vaut  mieux   aimer  davantage  , 
Et  ne  pas   aimer  (î  long-tems. 

T   H   É   M   I  R  E. 

Non  ,  rien  ne  peut  fixer  un  amant  fi  volage. 

anacrêon. 
Non  ,    rien    ne  peut   payer   des   tranfports   fi 
charmans. 

T  H    É   M   I   R  T. 

Vous  féduifez  plutô:  que  de  convaincre; 


Galantes.  99 

Je  vois  l'erreur  &  je  me  laiffc  vaincre. 
Ah   :  trompez-moi  long-tcms  par  ces  tendres 

dilcours  ; 
L'illufion  qui  plaît  devroit  durer  toujours. 

ANACRÉON. 

C'cft  en  palTant  votre  efpérance 
Que  je  prétends  vous  tromper  déformais. 
Vous  attendrez  mon  inconftancc  , 
Et  ne  l'éprouverez  jamais. 

E  N  s  E  M  B  L  I. 

Unis  par  les  mêmes  defirs  , 
Uniffohs  mon  fort  &  le  vôtre  ; 
Toujours  fidelles  aux  plaifirs , 
Kous  devons  l'être  l'un  à  l'autre. 


lij 


loo        Les    Muses 
SCENE    VI. 

POLYCRATE ,   THÉMIRE ,   ANACRÉON. 

POLYCRATE. 

il.  EMEuRB  Anacréon,jefufpensnion  courroux. 
Et  veux  bien  un  inftant  t'cgalet  à  moi-même. 
Je  n'abuferai  point  de  mon  pouvoir  fuprcme  j 
Que  Thémire  décide  &  choififfe  entre  nous. 
A  Thémire.  Dites  quels  font  les  noeuds  que  votri 
ame  préfère , 

N'héfitcx  point  à  les  nommer  : 

Je  jure  de  confirmer 

Le  choix  que  vous  allez  faire. 
Thémire. 
Je   connois  tout  le  prix  du  bonheur  de  vous 

plaire 
Si  j'ofois  m'y  livrer  ;  cependant  en  ce  j'our, 

Seigneur  ,  vous  pourriez  croire 

Q.ic  je  donne  tout  à  la  gloire  , 

Je  veux  tout  donner  à  l'amour. 
Pardonnez  à  mon  coeur  un  penchant  invincible. 

POLYCRATE. 

11  fuffit.  Je  ccdc  en  ce  moment  : 
Allez  ,  foyez  unis  ;  je  puis  erre  fcnfible  ; 
iiais  je  n'oublîrai  point  ma  gloire  &  mon  fer- 
ment. 
Thémire    et   Anacréon. 
Digne  exemple  des  Rois,  dont  le  cœur  équit.ible 
Tiiomphc  de  foi-même  en  couronnant  nos  feux 


Galantes.         ioi 

Puiffe  toujours  le  ciel  pvévenir  tous  vos  vœux  : 

Que  votre  règne  aimable. 
Par  un  bonheur  confiant  à  jamais  m6iiorable  , 
Eternife  vos  jours  heureux. 

POLYCRATE       A      A  N  ^€^R  Ê  O  N. 

Commence  d'accomplir  un  fi  charmant  prcfage  ; 
Rentre  dans  ma  faveur  ,  ne  quitte  point  ma  Cour, 
Que  l'amitid  du  moins  me  dédommage 
Des  dilgraces  de   l'amour. 
Que  tout  célèbre  cette  tête  ; 
L'heureux  Anacréon  voit  combler  fes  defirs. 
Accourez  ,  chantez  fa  conquête 
Comme  il  a  chante  vos  plaifirs. 


lilj 


101   Les  Muses  Galantes. 


SCENE    VII. 

ANACRioN  ,  Thémire  ,   PeupUs  de  Samos. 
Chœur, 

'^l'E  tout  célèbre  cette  fête; 
L'heureux  Anacrdon  voit  combler  fcs  dcGrs. 
Accourons  ,  chantons  fa  conquête 
Comme  il  a  chanté  nos  plaifirs. 
On  danfe- 
Anacréon  ,    alternativement  avec  le  Chœur. 
Jeux  biillez,  fans  ccffc  ; 
Sans  vous  la  tendreffe 
Languiioit  toujours. 
Au  plus  tendre  hommage 
Un  doux  badinagc 
Prête  du   fecours. 

On  dxnfe. 
Quand  peur  plaire  aux  belles 
On  voit  autour  d'elles 
Folâtrer  l'Amour  , 
Dans  leur  cœur ,  le  traître 
Êft  bientôt  le  maître  , 
Et  rie  à  fon  tour. 


F  I  N. 


LEDEVÎM 

DU  VILLAGE, 
INTERMEDE. 


I04 


AVERTISSEMENT. 

Ojoique  j'aie  approuvé  les  changc- 
mtns  que  mes  amis  jugcrcnt  à  propos 
de  faire  à  cet  Intermède  ,  quand  il  fut 
joué  à  la  Cour  ,  &  que  Ton  fuccès  leur 
foit  dû  en  grande  partie  ,  je  n'ai  pas 
iugé  à  propos  de  les  adopter  aujour- 
d'hui ,  &  cela  par  plufieurs  raifoas. 
La  première  cil:  que  ,  puifquc  cet  Ou- 
vrage porte  mon  nom  ,  il  faut  que  ce 
foit  le  mien,  dût-il  en  être  plus  mau- 
vais. La  féconde  ,  que  ces  changemens 
pouvoient  être  fort  bien  en  eux-mê- 
mes ,  &  ôter  pourtant  à  la  Pièce  cette 
unité  fi  peu  connue ,  qui  feroitle  chef- 
d'œuvre  de  l'Art ,  fi  l'on  pouvoir  la 
conferver  fans  répétitions  &  fans  mo- 
notonie. Ma  troideme  raifon  ell  que 
cet  Ouvrage  n'ayant  été  fait  que  pour 
mon  amufemcnt  ,  fon  vrai  fuccès  cft 
de  me  plaire  :  or,  perfonne  ne  fait 
mieux  que  moi  comment  il  doit  être 
pour  me  plaire  le  plus. 


loS 

A    MONSIEUR 

D  U   C   L   O   S  5) 

HISTORIOGRAPHE 

DE     FRANCE, 

L'un  des  Quarante  de  l'Académie 
Françoife ,  o"  de  celle  des  Belles- 
Lettres, 

Souffrez  ,  Monsieur  ,  que  votre 
nom  foie  à  la  tête  de  cet  Ouvrage  ,  qui, 
fans  vous ,  n'eut  point  vu  le  jour.  Ce 
fera  ma  première  &  unique  Dédicace: 
puiiTe-t-elIe  vous  faire  autant  d'hon- 
neur qu'à  moi  1 

Je  fuis  de  tout  mon.  cœur  , 

Monsieur, 

Votre  très- humble  &  trcs- 
obéllfant  Serviteur  , 
J.  J.  Rousseau, 


lO^J 


ACTEURS. 

COLIN. 
COLETTE. 
LE  DEVIN. 

Troupe  de  jeunes  Gens  p\j  Village. 


3LE  DE¥IM 

33 U   VILLAGE, 

INTERMEDE. 


Le  Théâtre  repré fente  d'u.t.  côté  la 
Maifon  du  Devin ,  de  c  autre  des 
Arbres  &  des  Fontaines ,  &  dans 
le  fond  un  Hameau. 


SCENE     PREM'IERE. 

Cotï-nt.,  fonpirant  &  s'e/fuyant  Us  yeux  de 
fon    tablier. 

J'AI  perdu  tout  mon  bonheur; 
J'ai  perdu  mon  fervitcur; 
Colin  me  délaiflc. 
Hélas  ,   il  a  pu  changer  ! 
Je  voudrois  n'y  pkii  longer: 
J'y  fongc  fans  cc/Tc. 
J'ai  perdu   mon  fervitcur  ; 
J'ai  perdu  totit  mon  bonheur  ; 
Colin  me  dclailTe. 


■io8  Le  Devin  DU  Village, 

11  m'a'.moit  autrefois ,  &  ce  fut  mon  malheur. 
Mais  quelle  cft  donc  celle  qu'il  me  préfère  ? 
Elle  eft  donc  bien  charmante  !  imprudente  Bet- 
*  gère , 

Ne  ctains-tu  point  les  maux  que  j'éprouve  en 

ce  jour  ? 
Colin  m'a  pu  changer  ;  tu  peux  avoir  ion  lour. 
Que  me  fcrt  d'y  rêver  fans  ceffe } 
Rien  ne  peut  guérir  mon  amour  , 
Et  tout  augmente  ma  tviftelTe. 
3'ai  perdu  mon  ferviteur  ; 
J'ai  perdu  toift  mon  bonheur  ; 
Colin  me  délaiffe. 

.    Je  veux  le  haïr je  le  dois 

peut-être  il  m'aime  encor....  pourquoi  me  fui. 
fans  celle  '. 
Il  me  chcrchoit  tant  autrefois. 
re  ncvin  du  canton  fait  ici  fa  demeure  ; 
Il  fait  tout ,  iWaara  le  fort  de  mon  amour  : 
Je  le  vois,  &  je  veux  m'éclaircit  en  ce  jour. 


SCENE  ir. 


Intermède.         109 

ir'- —  ..Il    ......-..■  i....i_n  III    mil  I  iMi  I      I  m  lEjipc» 

r  '  '■  '  ■  '  I         -■     Il 

SCENE    II. 

LE    DEVIN,     COLETTE. 

Tandis  que  le  DEVIN  s'avance  gravement  ^ 
Colette  compte  dans  fa  main  de  la  mon- 
noie  ;  puis  elle  la  plie  dans  un  papier  ,  & 
la  préfente  au  Devin,  après  avoir  un 

peu  héfitè  à  l'aborder. 

e  o  L  E  T  T  E  ,  d'un  air  timide. 

JT^ïRDRAi-JE  Colin  fans  retour  ? 
Dites-moi  s'il  faut  que  je  meure. 
Le   Devin,    f^ravsment. 
Je  lis  dans  votre  cœur  ,    &  j'ai  lu  dans  le  (îen. 
Colette. 
O  Dieux  ! 

Le    Devin. 
Modérez-vous. 
Colette. 

Eh.  bien  ? 

Cclin 

Le    Devin 
Vous  eft  infidèle. 

C  o   L  E  T  T  E. 

Je  me  meurs. 

Le  Devin. 
Et  pourtant  il  vous  aime  toujours. 
Tome  ri.  K 


I  lo  Le  Devin  du  Village  j 

Colette,  vivement. 
Que  dites- VOU4Î 

Le  Devin. 
Plus  adroite  &  moins  belle, 
La  Dame  de  ces  lieux.  . .  . 

Colette. 

Il  me  quitte  pour  elle  i 
Le    Devin. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  il  vous   aime  toujours. 

Colette,    triftement. 
Et  toujouis  il  me  fuit. 

Le  Devin. 
Comptez,  fur  mon  fccouis. 
Je  prétends  à  vos  pieds  ramener  le  volage. 
Colin  veut  être  brave  ,  il  aime  à  fe  patcr  : 
Sa  vanité  vous  a  fait  un  outrage 
Que  fon  amour  doit  réparer. 

Colette. 
Si  des  gaUms  de  la  ville 
J'cuffe  écouté  les  difcours , 
Ah  !  qu'il  m'eût  été  facile 
De  former  d'autres  amours  ! 
Mife  en  riche  Dcmoifelle 
Je  brillerois   tous  les  jours  ; 
De  rubans  &  de  dentelle 
Je  chatfcrois    mes  atours. 
Pour   l'amour  de  l'inridcllc 
J'ai  refufc  mon  bonheur  , 
J'aimois  mieux  ctrc  moins  belle 
Et  lui  confcrver  mon  cœur, 
t.  s    Devin. 
Je  vous  tendrai  le  fi.n  ,  ce  fera  moii  ouviapo 


'Intermède.         m 

Vous ,  à  le  mieux  garder  appliquez  tous  vos 
foins  ; 
Pour   vous  faire  aimer  davantage  , 
Feignez  d'aimer  un  peu  moins. 
L'amour  croît  s'il  s'inqiiiette  ; 
Il  s'endort  s'il  eft  content  : 
La  Bergère  un  peu  coquette 
Rend  le  Berger  plus  conftane, 

Colette. 
A  vos  fages  leçons ,  Colette  s'abandontie. 

L  E     D  E   V  I  N. 

.  Avec  Colin  prenez  un  autre  ton. 

C    O    L  E   T   T  E. 

Je  feindrai  d'imiter  l'exemple  qu'il  me  donne. 

Le   Devin. 
Ne  l'imitez  pas  tout  de  bon  ; 
Mais  qu'il  ne  puiffc  le  connoître. 
Mon  art  m'apprend  qu'il  va  paroître  ; 
Je  vous  appellerai  quand  il  en  fera  tcms. 


Kij 


■Î11  Le  DïVin  du  Village  , 
SCENE    III. 

LE    DEVIN. 

J  'AI  tout  fu  de  Co!in  ,  &  ces  pauvres  cnfana 
Admirent  tous  les  deux  la  L-iencc  profonde 
Qui  me  fait  deviner  tout  <e  qu'ils  m'ont  appris» 
Leur  amour  à  propos  en  ce  jour  me  féconde  i 
In  les  rendant  heureux,  il  faut  que  je  confonde 
rje  la  Dame  du  lieu  Its  airs  &  les  mépris. 

Mil  II  iiii  II    !■   iiiWM^Mta— ^^Jw^Bf— »— ^ 

■'  Il   II '        ■  ■  I  II        ^ 

SCENE    IV. 

LE   DEVIN,   COLIN. 

Colin. 

Aj'amour  &  vos    leçons  m'ont  enfin  tendu 

fage  ; 
Je  préfère  Colette  à  des  biens  fupcrflus  : 
Je  fus  lui  plaire  en  habit  de  village  ; 
Sous  un   habit  doré  qu'obtiendrois-je  de  plus  i 

I.  E    Devin. 
Colin  ,  il  n'eft  plus  tems ,   &  Colette  t'oublie. 

Colin. 
Elle  m'oublie,  ô  Ciel  1  Colette  a  pu  changer  J 
Le    Divin. 
Elle  eft   femme,    jeune  &  jolie; 
Manqueioit-cUc  à  fe  venger  i 


Intermède.  113 

Colin. 
Non  ,  Colette  n'cll  point  trompeufe  ; 
Elle  m'a  promis   fa  foi  : 
Veut-elle  être   l'Amourcufe 
D'un  autre  Berger  que  mei  ? 
Le    Devin. 
Ce  n'eft  point    un  Berger  qu'elle  pre'fere  à  toi , 
C'cft.un  beau  Monfieut  de  la  Ville. 
Colin. 
Qui  vous   l'a  dit  î 

Le     Devin,  avec  empha/i. 
Mon  art. 

Colin. 

Je  n'en  faurois  douter. 
Hélas  qu'il  m'en  va  coûter 
Pour  avoir  été  trop  facile 
A  m'en  lailTer  conter  par  les  Dames  de  Cour  ! 
Aurois-je  donc  perdu  Colette  fans  retour  ? 
Le    Devin. 
On   fert  mal  à    la  fois  la  fortune    &  l'Amour. 
D'être  fi  beau   garçon   quelquefois  il  en  coûte. 

Colin. 
De  grâce  ,  apprenez-moi  le  moyen  d'éviter 
Le  coup  affreux  que  je  redoute. 
L  I     Devin. 
laifTc-moi  feul  un  moment  confulter. 

Le   Devin  tire  de  fa  poche  un  Livre  de 
grimoire   &  un  petit  bâton  de  Jacob  ,   avec 
lefquels  il  fait  un  charme.  Déjeunes  Pay" 
Kiij 


114  Le  Devin  du  Village, 

fannes  qui  vcno'unt  le  confulcer  ,  laiffént 
tomber  leurs  préfets  ,  &  fe  fauvenc  toutei 
affrayées  ,  en  voyant  fei  comorfions. 

T.  E     D  E    V    I   N. 

Le   charme  cft  fait.    Colette  en  ce  lieu  va  (9 
rendre  ; 
11  faut  ici  l'attendre. 
Colin. 
A  l'appaifcr  pourrai-je  parvenir  ? 
Hélas  i  voudra-t-elle  in'cntendrc  ? 

Le    Devin. 
Avec  un  cœur   fîdcle    &  tendre 
On  3  droit  de  tout  obtenir. 
'^  part.  Sur  ce  (qu'elle  doit  dite  allons  laprcvcnk. 


Intermède.        iî 


SCENE     V. 

COLIN. 

J  E  vais  revoir  ma  charmante  Maîtrcfle. 
Adieu  châteaux  ,  grandeurs ,  richefle  , 
Votre  éclat  ne  me  tcnre  plus. 
Si  mes  pleurs  ,  mes  Toins   afTdus 
Peuvent  toucher  ce  que  j'adore  , 
Je  vous  verrai   renaître  encore 
Doux  momens  que  j'ai  perdus. 

Quand  on  Tait  aimer  &  plaire 
A-t-on  befoin  d'autre  bien  1 
Rends-moi  ton  cœur ,  ma  Bergère  , 
Colin  t'a  rendu  le  fien. 

Mon  chalumeau  ,  ma    houlette  , 
Soyez  mes  feules  grandeurs  ; 
Ma  parure  cft  ma  Colette  , 
Mes  tr(;fors  font  fes  faveurs. 

Que  de  Seigneurs   d'import.-!ncc 
Voudroient  bien  avoir  fa  foi  ! 
Malgrd  toute  leur  puiflTancc  , 
Ils  font  moins  heureux  que  me'u 


I T  G  Le  Dr  vin  du  Village 


SCENE     VI. 

COLIN,    COLETTE,  ^iréc       ^ 
Colin,  à^art.  t 

J  E   l'appcrçois.  ...  Je  tremble  en  m'ofFrant  à 

fa  vue  .  .  . 
....  Sauvons-nous. ...  Je  la  perds  fi  je  fuis. . . . 
Colette,  à  part. 
Il  me  voit .  .  .  Que  je  fuisïmue  ! 
Le  cœur  me  ba:  .  . . 

C  o  L  I  K. 
Je  ne  fais  où  j'en  fuis. 
Colette. 
Trop  près ,  fans  y  fonger  ,  je  me  fuis  approchée. 

Colin. 
Je  ne  puis  m'en  dédire  ,    il    la  faut  aborder. 

^  Colette  ,  d'an  ton  radouci ,  C~  d':in  air 
moitié  riant  1  moitié    embamaffé. 
Ma  Colette  ....  êtes-vous  fàchce  ? 
Je  fuis  Colin  :  daignez  me  regarder. 
Colette  ,orantif:in^}ittfrUiji'ux  Cur  lui. 
Colin   m'aimoit  :  Colin  m'étoit  fidellc  : 
Je  vous  regarde  ,  &  ne  vois  plus  Colin. 
Colin. 
Mon  coeur  n'a  poir»t  changé  ;  mon  erreur  trop 

cruelle 
Vcnoit  d'un  fort  jette  par  quelque  efprit  malin  ; 
Le  Devin    l'a  détruit  ;  je   fuis  ,  malgré  l'envie. 
Toujours  Colin  ,   toujours  plus  amoureu.x. 


Intermède.  117 

Colette. 
Tar  un  fort  ,  à  mon  toiu  ,  je  me  fcns  poutfuivic. 
Le  Devin  n'y  peut  lien. 

Colin. 
Que  je  fuis  malheureux  ! 
Colette. 
D'un  amant  plus  confiant.  .  . 
Colin. 

Ah  !  de  ma   mort  fuivie 
Votre  infidélité  .... 

C  O   L  E  T  T  E. 

Vos  foins  font  fuperfius  3 
Non  ,  Colin  ,  je  ne  t'aime  plus. 

Colin. 
Ta  foi  ne  m'eft  point  ravie  ; 
Non  ,  conlulte  mieux  ton  cœur  : 
Toi-même  en  m'ôtant  la  vie 
Tu  pcrdrois  tout  ton  bonheur. 
Colette. 
^  fart.  Hélas  !  à  Coltn.   Non,    vous    m'avcî 
trahie  , 

Vos  foins  font  fiipcrflus  : 
Non  ,  Colin  ,  je  ne  t'aime  plus. 
Colin. 
C'en  cft  donc  fait  ;  vous  voulez  que  je  meure  } 
Et  je  vais  pour  jamais  m'éloignct  du  hameau. 
Colette,  vappcllant    Colin   qui  s'éloigne 

lentement. 
Colin  ? 

Colin. 
Cuoi  i 


ii8  Le  Devin  DU  Village  , 

Colette. 
Tu  me  fuis  ? 
Colin. 

Faut-il  que  je  demeure 
Pour  vous  voir  un  amant  nouveau  r 

Colette.    Duo. 
Tant  qu'à  mon  Colin  j'ai  fu  plaire, 
Mon  fort  combloit  mes  defirs. 

Colin. 
Quand  je  plaifois  à  ma  Bergère  , 
Je  vivois  dans  les  plaifîrs. 

Colette. 

Depuis  que  fon  coeur  me  méprife 
Un  autre  a  gagné  le  mien. 

Colin. 
Apres  le  doux  nœud  qu'elle  brife 
Scroitil  un  autre  bien  ? 

D'un   ton  pcnctré. 
Ma  Colette  fe  de'gage  ! 

Colette. 
Je  crains  un  amant  volage  ; 

ENSEMBLE. 

Je  me  dégage  à  mon  tour. 
Mon  coeur  ,  devenu  paifîble  , 
Oubliera  ,  s'il  cft  podîble, 

(  chcrc 
Que  tu  lui  fus  <  un  jour. 


^  chère 
Colin. 
Quelque  bonheur  qu'on  me  promette 
Dans  les  noeuds  qui  me  font  offerts  , 


Intermède.         119 

J'eufTe  encot  préféré  Colette 
A  tous  les  biens  de  l'Univers. 

Colette. 
Quoiqu'un  Seigneur  ,  jeune  ,  aimable, 
Aie  parle  aujourd'hui  d'Amour , 
Colin  m'eût  fcmblé  préférable 
A  tout  l'éclat  de  la  Cour. 

Colin,    tendrement. 
Ah   Colette  ! 

Colette,  avec  an  fonpir. 
Ah  ]  Berger  volage  , 
Faut-il  t'aimer  maigre  moi. 

Co'infe  jette  aux  pieds  de  Colette;  elle  lui 
fait  remarquer  à  fort  chapeau  un  Ruban 
fort  riche  qu'il  a  reçu  de  la  Dame.  Colin 
le  jette  avec  dédain,  Colette  lui  en  donne 
un  plus  fimple  ,  dont  elle  itoit  parée  ,  & 
qu'il  reçoit  aVec  tranfpurt. 
Ensemble, 


A  jamais,  Colin  ■) 

{Mon  ( 

cœur  &< 
Son  (^ 


je  t'engage 
t'ciiînse 


ma 

foi. 
Sa 


Qu'un  doux  mariage 

M'unilTe  avec  toi. 
Aimons  toujouis  fans  partage  i 
Que  l'Amour  foit  notre  loi. 
A  jamais ,  &c. 


l  lO 


Le  Devî?^  du  Vrlage> 


SCENE    VII. 

LE  D  F.  VIN,  COLIN,  COLETTE. 
Le  Devin. 

J  E  vous  ai  délivres  d'un  cruel  maldfice  ; 
Vous  vous  aimci  encor  malgré  les  envieux. 
C  o   L  I  M. 
Ils  ofrent  chacun  un  préfent  au.  Devin. 
Quel  <Jon  pourroic  jamais  payer  un  tel  fervicc  ? 
Le   Devin,  recevant  diS  deux  mains. 
Je  fuis  affei  paye  fi  vous  ctos  heureux. 

Vcnex  jeunes  Garçons ,  venez,  aimables  Filles, 
Raffemblei-vous ,  venei  les  imiter; 
Venez,  galans  Bergers,  venez  beautés  gen- 
tilles. 
En  chantant  leur  bonheur  apprendre  à  le 
goûter. 


SCENE  DERNIERE. 


Intermède.         izi 
SCENE   DERNIERE. 

LE   DEVIN,  COLIN,   COLETTE. 

Garçons  &■  Filles  du  village. 

Chœur. 

^OLIN  revient  à  fa  Bergère  ; 
Célébrons  un  retour  fi  beau. 
Que  leur  amitié  fincere 
Soit  un  charme  toujours  nouveau. 
Du  Devin  de  notre  Village 
Chantons  le  pouvoir  éclatant  : 
Il  ramené  un  Amant  volage  , 
Et  le  rend  heureux  &  confiant. 
On  dxnfe 
Colin. 
Romance. 
Dans  ma  cabane  obfcure 
Toujours  foucis  nouveaux  ; 
Vent ,  Soleil ,  ou  froidure  , 
Toujours  peine  &  travaux. 
Colette  ma  Bergère 
Si  tu  viens  l'habiter. 
Colin  dans  fa  chaumière 
N'a  tien  à  regretter. 

Des  champs  ,  de  la  prairie 
Hetoiirnant  chaque  foit  , 
Chaque  foit  plus  chiirie 
Tome  VI.  L 


122   Le  Devin  DU  Village, 

Je  viendrai  te  revoit  : 
Du  Soleil  dans  nos  plaines 
Devançant  le  retour  , 
Je  charmerai  mes  peines 
En  chantant  notre  Amour. 

fin  danfe  une  P  a  n  t  o  m  i  m  l. 
L  ï    Devin. 
Il  faut  tous  à  l'envi 
Nous  fignalcr  ici  ; 
Si  je  ne  puis  fauter  aiiifi  , 
Je  dirai  pour  ma  part  une  Chanfon  nouvelle. 
Il  tire  une  Chanfon  de  fa  poche. 
I. 
L'art  à  l'Amour  eft  favorable  , 
Et  fans  art  l'Amour  fait  charmer  i 
A  la  Ville  on  eft  plus  aimable  , 
Au  Village  on  fait  mieux  aimer: 
Ah  I  pour  l'ordinaire  , 
L'Amour  ne  fait  guère 
Ce  qu'il  permet ,  ce  qu'il  défend  ; 
C'eft  un  Enfant ,  c'eft  un  Enfant. 
Colin,  avec  le  Chxitr  répète  le  refrain. 
Ah  !  pour  l'ordinaire  , 
L'Amour  ne  fait  guère 
Ce  qu'il  pcrrncr ,  ce  iju'il  défend;  ' 

C'eft  un  Enfant ,  c'eft  un  Enfant. 

Scrardant  la  Chanfon. 
Elle  a  d'autres  Couplets.'  je  la  trouve  aflfcz  belle. 
Colette,  avec  empreffement. 
Voyons,  voyons  ;  nous  chanterons  auili. 


Intermède.        lij  1 

Elle  prend  la  Chanfbn>  ! 

I  I. 
Ici  de  la  fîmple  Nature , 
L'Amour  fuit  la  naivccd. 
En  d'autres  lieux  de  la  paruro 
Il  cherche  l'éclat  tmpruntc'. 

Ah  I  pour  l'ordinaire  ,  a 

L'Amour  ne  fait  guère  | 

Ce  qu'il  permet ,  ce  qu'il  défend  ;  {. 

C'ell  un  Enfant ,  c'cft  un  Enfant.  f 

Chœur.  | 

C'ell  un  Enfant ,  c'eft  un  Enfant.  ; 

I 
Colin.  i 

III.  I 

Souvent  une  fiâmc  chérie  îj 

F.ft  celle  d'un  cœur  ingénu  :  2 

Souvent  par  la  coquetterie 
Un  coeur  volage  eft  retenu. 
Ah  I  pour  l'ordinaire  ,  &c.  ! 

u4  la  fin  de  chaque  Couplet ,  le  ChœuT  l 

rcpete  toujours  ce  vers.  ; 

C'eft  un  Enfant ,  c'eft  un  Enfant. 
Le    Devin. 
I  V. 
L'Amour  félon  fa  fantaiiîe  , 
Ordonne  &  difpofe  deno'js  : 
Ce  Dieu  permet  la  jaloufic  , 
Et  ce  Dieu  punit  les  jaloux. 
Ah  ;  pour  l'ordinaire,  &c. 

Lij 


124  Le  Devin  DU  Village, 

Colin. 
V. 

A  voltiger  de  belle  en  belle  , 
On  perd  fouvcnt  l'heureux  inftant  ; 
Souvent  un  Berger  trop  fidelle 
Eft  moins  aimé  qu'un  inconftaiit. 
Ah  !  pour  l'ordinaire  ,  &c. 
Colette. 
V  I. 
A  fon  caprice  on  eft  en  butte  , 
Il  veut  les  ris  ,  il  veut  les  pleurs  ; 
l'ar  les.  .  .  .  par  les.  .  .  . 

Colin,  lui  aidant  à  lire. 
Par  les  rigueurs  on  le  rebute. 
Colette. 
On  l'afFoiblit  par  les  faveurs. 
Ensemble. 
Ah  I  pour  l'ordinaire  , 
L'Amour  ne  fait  guère 
Ce  qu'il  permet  ,  ce  qu'il  défend  ; 
C'eft  un  Enfant ,  c'eft  un  Enfant. 

Chœur. 
C'eft  un  Enfant  ,  c'eft  un  Enfant. 
On  danfe. 
Colette. 
Avec  l'obiet  de  mes  amours , 
Ukn  ne  m'afflige,  tout  m'enchante  ; 
Sans  cclTc  il  lic ,  toujours  je  chante  : 


Intermède.         12.5 

C'eft  une  cluîne  d'hcvueiix  jcuvs. 
Guand  on   fait  bien  aimer  que  la  vie  cft  char- 
mante !  .         ^ 
Tel ,  au  milieu  des  flcuts  qui  WiUent  fuf  fon 

cours , 
Un  doux  ruiffeau  coule  &  ferpcntc. 
Quand  on  fait  bien  aimer ,  que  la  vie  eft  char- 
mante ! 

Qn  danfe. 

Colette. 

Allons  danfcv  fous  les  ormeaux, 
Animci-vous,  jeunes  fillettes  : 
Allons  danfer  fous  les  ormeaux  , 
Galans  prenez  vos  chalumeaux. 
Lss  Villageoises,    rifetent  ccî  qiwtre  vers. 
Colette. 

Répétons  mille  chanfonncttes, 
it  pour  avoir  le  cœur  joyeux , 
Danfons  avec  nos  amoureux  , 
Mais  n'y  rcftons  jamais  feulcttcs. 
Allons  danfer  fous  les  ormeaux ,  &c. 

Les   Villageoises. 
Allons  danfer   fous  les  ormeiux  ,  &c. 

C   O   L  E  T  T    E. 

A  la  Ville  on  fait   bien  plus  de  fracas; 
Mais  font  ils  auffi  gais  dans  leurs  dbats  î 

Toujours   contens  , 

Toujouis   chantans; 

Liij 


i2.<j     Le    Devin,  &c. 

Beauté  fans  fard  , 
Plaifir  fans  art  ; 
Tous  leurs    Concerts  valent-ils  nos   mufcttcs' 
Allons  danfer  fous  les  ormeaux  ,   &c. 

Les   Villageoises. 
Allons  danfet  fous  les  ormeaux ,  &c. 


F  I  N. 


LETTRE 

A    MONSIEUR 

LE    N  I  E  P  S  9 

Ecrite  de  Montmorenci ,  le  $  Avril 


SL  H  vive  Dieu  !  mon  bon  ami  ,  que  votre 
Lettre  eft  rcjouifTante!  des  cinquante  louis  , 
des  cent  louis  ,  des  deux  cents  louis  ,  des 
4800  livres  !  où  prendrai-je  des  coffres  pour 
mettre  tout  cela  ?  vraiment  je  fuis  tout 
émerveillé  de  la  générofité  de  ces  MM.  de 
rOi>éra  I  Qu'ils  ont  changé  !  O  les  hon- 
nêtes gens  !  il  me  fembleque  je  vois  déjà  les 
monceaux  d'or  étalés  fur  ma  table  !  mal- 
hcureufement  un  pied  cloche  ,  mais  je  le 
ferai  rcclouer ,  de  peur  que  tant  d'or  ne 
vienne  à  rouler  par  les  trous  du  plancher  , 
daiis  la  cave  ,  au  lieu  d'y  entrer  par  la 
porte  ,  en  bons  tonneaux  bien  reliés ,  digne 
Se  vrai  cotFre  fort ,  non  pas  tout-à-fait  d'un 
Cenevois ,  mais  d'un  SuifTe.  Jufqu'ici  Mon- 


iiS  Lettre 

fieur  Duclos  m'a  gardé  le  fecret  fur  ces  bril- 
lantes offres  ,  mais  puifqu'il  efl  chargé  de 
me  les  faire  ,  il  me  les  fera  ;  je  le  connois 
bien,  il  ne  gardera  sûrement  pas  l'argent 
pour  lui.  O  !  quand  je  ferai  riche  ;  venez  , 
VTînez  avec  vos  monftres  de  l'Efcaladc  ,  je 
vous  ferai  manger  un  brochet  long  comme 
ma  chanibre. 

O  ça  ,  notre  ami  ,  c'efl  afTcz  rire  ;  mais 
que  l'argent  vienne.  Revenons  aux  faits.  Vous 
verrez  par  le  Mémoire  ci  -  joint  ,  Se  par  les 
deux  Lettres  qui  l'accompagnent  ,  l'état  de 
la  qucftion.  Ces  Lettres  ont  refcé  toutes  deux 
fans  réponfe.  Vous  me  dites  qu'on  me  blâme 
dans  cette  affaire  ,  je  ferois  bien  curieux  de 
favoir  comment  &  de  quoi  ?  Scroic-ce  d'c.re 
afTez  infolent  pour  demander  juftice  ,  &:  afT;  r 
fou  pour  efpérer  que  l'on  me  la  rendra  ? 
Dans  cette  dernière  affaire,  j'ai  envoyé  un 
double  de  mon  Mémoire  à  M.  Duclos ,  qui  , 
dans  le  tcms  ,  ayant  pris  un  grand  intérêt  à 
l'Ouvrage  ,  fut  le  médiateur.Sc  le  témoin  du 
traité.  Encore  échauffé  d'un  entretien  qui  " 
reffembloit  à  ceux  dont  vous  me  parlez  , 
je  raarquois  un  peu  de  colère  &  d'indigna- 
tion d.ins  ma  Lettre  contre  les  procédés  dcî 


A    M,     LE    NiEPS.        1  i9 

Direi5icurs  de  l'Opéra.  Un  peu  calmé,  je  lui 
écrivis  pour  le  prier   de   Tupprimer  ma  pre- 
mière Lettre.   Il  répondit  à   cette   première 
<]u'il  m'approuvait    fort  de    réclamer   tous 
mes  droits  ;   qu'il   m'étoit  apurement  bien 
permis  d'êtra  jaloux   du  peu  que  je  m'etois 
réllrvé  ,  &  que  je  ne  devois  pas  douter  qu'il 
ne  tit  tout  ce  qui  dépendroit  de  lui  pour  me 
procurer  la  jufiice  qui  m'étoit  due.  Il  répon- 
dit à  la  féconde  ,  qu'il  n'avoit  rien  apperçu 
d.ins  l'autre  que  je  puffe  regretter  d'avoir 
écrit  -,  qu'au  furplus  MM.  Rebel  &  Frsncœur 
ne  faifoient  aucune  difficulté  de  me  rendra 
mes  entrées  ,  &  que  comme  ils  n'étoient  pas 
les  maîtres  de  l'Opéra  ,  lorfquel'on   me  les 
rcFufa  ,  ce  refus  n'étoit  pas  de  leur  fait.  Pen- 
dant CCS  petites  négociations  ,  j'appris  qu'ils 
alloient  toujours    leur  train  ,   fans  s'embar- 
ralTcr  non  plus  de  moi  que  fi  jen'avoispns 
cxifl  j ,  qu'ils  avoient  remis  le  Devin  du  Vil- 
lage     Vous  favez  comment  !   fans  m'é- 

crirc  ,  fans  me  rien  faire  dire  ,  fans  m'en- 
voyer  même  les  billets  qui  m'avoient  été  pro- 
mis en  pareil  cas  ,  qunnd  on  m'ôta  mes  en- 
trées :  de  forte  que  tout  ce  qu'avoient  fait  à 
cet  égard  les  nouveaux  Diretfteurs  avoit  été 


ijo  Lettre 

de  renchérir  fur  la  malhonnêteté  des  autres. 
Outré  de  tant  d'infultes  ,  je  rejettai  dans  ma 
troifieme  Lettre  à  M.  Diiclos ,  l'oitre  tardive 
&  forcée  de  me  redonaer  les  entrées  ,  &  je 
periîllai  à  redemander  la  reftitution  de  ma 
pièce.  M.  Duclos  ne  m'a  pas  répondu  :  voil.i 
exactement  à  quoi  l'affaire  eu  cil  reftée. 

Or  ,  mon  ami ,  voyons  donc  félon  la  ri- 
gueur du  droit  en  quoi  je  fuis  à  blâmer.  Je 
dis  ,  félon  la  rigueur  du  droit,  à  moins  que 
les  Direâ-ciirs  de  l'Opéra  ne  fe  faifent  ,  des 
iafultes  &  des  affronts  qu'ils  m'ont  faits,  un 
titre  pour  exiger  de  ma  part  des  honnêtetés 
fc  des  grâces. 

Du  moment  que  le  tr.iité  efl  rompu  ,  mon 
Ouvrage  m'appartient  de  nouveau.  Les  faits 
font  prouvés  dans  le  Mémoire.  Ai-je  tort  de 
redemander  mon  bien  ? 

Mais  ,  difent  les  nouveaux  Directeurs  » 
TinfraiSlion  n'eft  pas  de  notre  fait.  Je  le  fup- 
pofe  un  moment  5  qu'importe  ?  le  traité  en 
eft-il  nsoins  rompu  ?  Je  n'ai  point  tr.iiié 
avec  les  Diredeats  ,  mais  avec  la  Direction. 
Ne  tiendroic-il  donc  qu'à  des  changemenî 
fimulcs  de  Directeurs  ,  pour  faire  impuné- 
ment banqueroute  tous  les  huit  jours  ?  Je  ne 


A    M.   LE   Nie  P  s.      15Ï 

connois  ni  ne  veux  connoître  les  iîeurs  Rehe» 
&c  Francœur.  Que  Gautier  ou  Garguille  diri- 
gent l'Opéra  ,  que  me  fait  cela  ?  J'ai  cède 
mon  Ouvrage  à  l'Opéra  fous  des  conditions 
qui  ont  été  violées ,  je  l'ai  vendu  pour  un 
prix  qui  n'a  point  été  payé,  mon  Ouvrage^ 
n'eU  donc  pas  à  l'Opéra  ,  mais  à  moi  ;  je  le 
redemande  ;  en  le  retenant  on  le  vole.  Tout 
cela  me  paroît  clair. 

Il  y  a  plus  ,  &n  ne  réparant  pas  le  tort  que 
m'avoient  fait  les  anciens  Direfteurs  ,  les 
nouveaux  l'ont  confirmé  •,  en  cela  d'autant 
plus  inexcufables  ,  qu'ils  ne  pouvoient  pas 
ignorer  les  articles  d'un  traité  fait  avec  eux- 
mêmes  en  perfonnes.  Etois-je  donc  obligé 
de  favoir  que  l'Opéra  ,  où  je  n'allais  plus  , 
changeoit  de  Direfteurs  !  Pouvois-je  deviner 
Cl  les  derniers  étoient  moins  iniques  ?  Pour 
l'apprendre  ,  falloit-il  m'expofer  à  de  nou- 
veaux affronts ,  aller  leur  faire  ma  cour  à 
leur  porte  ,  &  leur  demander  humblement 
en  grâce  ,  de  vouloir  bien  ne  me  plus  voler  ? 
S'ils  vouloient  garder  mon  Ouvrage ,  c'ctoit 
à  eux  de  faire  ce  qu'il  falloit  pour  qu'il  leur 
.Tl  partînt  -,  mais  en  ne  défavouant  pas  l'ini- 
quité de  leurs  prédéceireurs ,  ils  l'ont  parta- 


1^2.  Lettre 

gée,  en  ne  me  rendant  pas  les  entrées  qu'ils 
favoient  m'ètre  dues ,  ils  me  les  ont  ôtées  une 
féconde  fois.  S'ils  difent  qu'ils  ne  favoient 
ou  me  prendre,  ils  mentent;  car  i'.s  étoienc 
environnés  de  gens  de  ma  connoiiïance  donc 
ils  n'ignoroient  pas  qu'ils  {.ouvoient  apprendre 
ou  j'étois.  S'ils  difent  qu'ils  n'y  ont  pas  fongé  , 
ils  mentent  encore;  car  au  moins  en  prépa- 
rant une  reprife  du  D^"vin  du  Village  ,  ils  ne 
pouvoient  ne  pas  penfcr  à  ce  qu'ils  dévoient 
à  l'Auteur.  Mais ,  ils  n'ont  parlé  de  ne  plus 
rae  refufer  les  entrées  ,  que  quand  ils  y  ont 
été  forces  par  le  cri  public.  Il  eft  donc  faux 
que  la  violation  du  traité  ne  foit  pas  de  leur 
fait.  Ils  ont  fait  davantage  ,  ils  ont  renchéri 
fur  la  mal  honnêteté  de  leurs  prédécefTeurs  ; 
car  en  me  refufant  l'entrée  ,  le  heur  Dencu- 
ville  me  déclara  de  la  part  de  ceux-ci  ,  que 
quand  on  joucroit  le  Devin  du  Village  on 
auroit  foin  de  m'envoyerdcs  billets.  Or  nor.- 
feulement  les  nouveaux  ne  m'ont  parlé  ,  ni 
écrit,  ni  fait  écrire,  mais  quand  ils  ont  remis 
le  Devin  du  \'illage  ,  ils  n'ont  pas  même  en- 
voyé les  bHlets  que  les  autres  avoient  promis. 
On  voit  que  ces  gens-là  ,  tout  fiers  de  pou- 
voir être  iniques  impunénient  ,  fe  croiroicnt 
déjhoBorci 


A  M.  L  E  Ni  EP  s.  155 
déshonorés  s'ils  faifoient  un  a<fte  de  juflice. 
En  recommençant  à  ne  me  plus  refufer  les 
entrées,  ils  appellent  cela  me  les  rendre.  Voilà 
qui  eu  plaifanr  !  Qu'ils  me  rendent  donc  les 
cinq  années  écoulées  depuis  qu'ils  me  les  ont 
ôtées  ;  la  jouilTance  de  ces  cinq  années  ne 
m'étoit-elle  pas  due  ,  n'en:roit-elle  pas  dans 
k  traité  ?  Ces  Meffieurs  penferoient-ils  donc 
être  quittes  avec  moi  en  me  donnant  les  en- 
trées le  dernier  jour  de  ma  vie.  Mon  Ouvrage 
ne  fauroit  être  à  eux  ,  qu'ils  ne  m'en  paient 
le  prix  en  entier.  Ils  ne  peuvent  ,  me  dira- 
t-on  ,  me  rendre  le  tems  paiTé  :  pourquoi  me 
l'ont-ils  ôté?  c'eft  leur  faute  ,  me  le  doivent- 
ils  moins  pour  cela  ?  C'étoit  à  eux  ,  par  la 
repréfentation  de  cette  impofiîbilicé  ,  &  pat 
de  bonnes  manières  ,  d'obtenir  que  je  vou- 
lulîe  bien  me  relâcher  en  cela  de  mon  droit, 
DU  en  accepter  une  compenfation.  Mais  , 
bon  !  je  vaux  bien  la  peine  qu'on  daigne  être 
jufte  avec  moi!  foit.  Voyons  donc  enfin  de 
mon  côté  à  quel  titre  je  fuis  obligé  de  leur 
faire  grâce  î  Ma  foi ,  puifqu'ils  font  Ci  rogucs, 
fi  vains  ,  fi  dédaigneux  de  toute  juftice  ,  je 
demande  ,  moi ,  la  juftice  en  toute  rigueur  ; 
je  veux  tout  le  prix  (lipulé  ,  ou  que  le  mar- 
Tome  FI.  -M 


134  Lettre 

ché  foit  nu!.  Que  fi  l'on  me  refufe  la  jufticc 
qui  m'eft  dus  ,  commentée  refus  fait-il  mon 
tort ,  &  qui  eft  ce  qui  iii'ôiera  le  droit  de  me 
plaindre  ?  Qu'y  a  t-il  d'équitable  ,  de  raifon- 
nable  à  répondre  à  cila  ?  Ne  dcvrois  je  point 
peut-crre  un  remerciement  à  ces  M^/ÏÏeurs  , 
lorfqu'à  regret  &  en  rechignant  ,  ils  veulent 
bien  ne  me  voler  qu'une  partie  de  ce  qui 
m'eft  du. 

De  nos  Plaideurs  Manceaux  ,  les  maximes 

m'éconnent  ; 
Ce  qu'ils  ne  prennent  pas  ,  ils  dlfent  qu'ils  le 

donnent. 

PatTons  aux  raifons  de  convenance.  Après 
m'avoir  ôté  les  entrées  ,  tandis  que  j'étois  à 
Paris  ,  me  les  rendre  quand  je  n'y  fuis  plus  , 
n'eft-ce  pas  joindre  la  raillerie  à  l'infulic  ?  Ne 
favent-ils  pas  bien  que  je  n'ai  ni  le  moyen  , 
ni  l'intention  de  profiter  de  leur  offre.  Eh  ! 
pourquoi  diable  irois-je  fi  loin  chercher  leur 
Opéra ,  n'ai-je  pas  tout  à  ma  porte  les  Chouet- 
tes de  la  forêt  de  Montmorenci  î 

Ils  ne  refuferent  pas  ,  dit  M.  Duclos  ,  de 
me  rendre  mes  entrées.  J'entends  bien  :  ils 
me  les  rendront  volontiers  aujourd'hui  pour 


A    M.    L  E    N"  I  ËP  s.        125 

avoir  le  plailîr  de  me  les  ôter  demain  ,  &C  de 
me-  faire  ainfi  un  fécond  affront.  Puifque  ces 
gens-là  n'ont  ni  foi ,  ni  parole  ,  qui  eft-ce  qui 
nie  répondra  d'eux  &c  de  leurs  internions  î  Ne 
me  fera  t  il  pas  bien  agréable  de  ne  me  jamais 
piéfcnter  à  la  porte  ,  que  dans  l'attente  de  me 
la  voir  fermer  une  féconde  fois.  Ils  n'en  au- 
ront plus  ,  direz-vous  ,  le  prétexte.  Eh  !  par- 
donnez-moi ,  Monlîeur ,  ils  l'auront  tou- 
jours -,  car  ,  fitôt  qu'il  faudra  trouver  leur 
Opéra  beau ,  qu'on  me  remene  aux  Carrières  l 
Que  n'ont-i:s  propofé  cette  admirable  con- 
dition dans  leur  marché  !  jamais  ils  n'auroienc 
maffacré  mon  pauvre  Devin.  Quand  ils  vou- 
dront me  chicaner  ,  manqueront-ils  de  pré- 
textes ?  Avec  des  menfonges,  on  n'en  man- 
que jamais.  N'ont-ils  pas  dit  que  je  faif(>is 
du  bruit  au  fpeiflacle  ,  &  que  mon  exclulîon 
étoit  une  afrairc  de  police  ? 

Premièrement ,  ils  mentent  :  j'en  prends  à 
témoin  tout  le  Parterre  5c  l'Amphithéâtre  de 
ce  tcms-li.  De  ma  vie  je  n'ai  crié  ,  ni  battu 
des  mains  aux  Bouffons  ;  &  je  ne  pouvois  ni 
rire  ,  ni  bâiller  à  l'Opéra  François  ,  puifque 
je  n'y  riftois  jamais  ,  gc  qu'aulfi-tôt  que 
i'eutendois  commencer  la  lugubre  pfalmodie, 
M  ij 


1^6  Lettre 

je  me  fauvois  dans  les  corridors.  S'ils  avoient 
pu  me  prendre  en  faute  au  Speâacle  ,  ils  fe 
feroicnc  bien  gardé  de  m'en  éloigner.  Tout 
le  monde  a  lu  avec  quel  foin  j'étois  configné, 
recommandé  aux  fcminelles  ;  par-tout  on 
n'atrendoit  qu'un  mot  ,  qu'un  gefle  pour 
m'arrèter ,  &  fitôt  que  j'al'.ois  au  Parterre , 
j'étois  environné  de  mouches  qui  cherchoicnt 
à  m'exciter.  Imaginez-vous  s'il  fallut  ufer  de 
prudence  pour  ne  donner  aucune  prife  fur 
moi.  Tous  leurs  efforts  furent  vains  ;  car  il 
y  a  long-tems  que  je  me  fuis  dit  :  Jean-Jac- 
ques ,  puifque  tu  prends  le  dangereux  emploi 
de  défenfeur  de  la  vérité  ,  fois  fans  cejfe  atten- 
tif fur  toi-même  ,  fournis  en  tout  aux  loix  0 
aux  regUs ,  afin  que  quand  on  voudra  te  mal- 
traiter on  ait  toujours  ton.  Plaifc  à  Dieu  que 
j'obferve  auiTi  bien  ce  précepte  jufqu'à  la  fin 
de  ma  vie  ,  que  je  crois  l'avoir  obfervé  juf- 
qu'ici.  Audi  ,  mon  bon  ami ,  je  ^urle  terme 
&  n'ai  peur  de  rien.  Je  fens  qu'ils  n'y  a  hom- 
me fur  la  terre  qui  puilFe  me  faire  du  mal 
juftement,  Se  quant  à  l'injuftice  ,  perfonnc 
au  monde  n'en  eft  i  l'abri.  Je  fuis  le  plus 
foible  des  êtres ,  tout  le  monde  peut  me  faire 
du  mal  impunément.  J'épiouve  qu'on  le  faic 


A  M.  L  E  N  I  E  r  3,  î  57 
bien  ,  &  les  infuhcs  des  Diredeurs  de  l'O- 
péra, font  pour  moi  le  coup-de-pied  de  l'ane. 
Rien  de  tout  cela  ne  dépend  de  moi  5  qu'y 
fcrois-je  ?  Mais  c'eftmon  affaire  que  quicon- 
que me  fera  du  mal ,  faïTe  mal ,  Se  voilà  de 
quoi  je  réponds. 

Premièrement  donc  ,  ils   mentent ,  Se  en 
fécond  lieu,  quand  ils  ne  mentiroient  pas  , 
ils  onttorr;  car  quelque  mal    que  j'eulfe  pu 
dire  ,  écrire  ou  faire,  il  ne  falloit  point  m'o- 
ter  les  encrées ,  attendu  que  l'Opéra  n'en  ctanc 
pas  moins  polTeffeiir  de  mon  Ouvrage  ,  n'en 
devoit  pas  moins  payer  le  prix  convenu.  Qus 
falloit-ii  donc  faire?  m'arrêter ,  me  traduire 
devant  les  Tribunaux,  me  faire  mon  procès , 
me  faire  pendre,  ccarteler,  brûler,  jeter  ma 
cendre  au  vent  ,  (1  je  l'avois  mérité  ;  mais  il 
ne  falloit  pas  m'ôter  les  entrées.  Audi  bien, 
commen-t  ,  étant   prifonnier  ou    pendu,  fe- 
rois-je  allé  faire  du  bruit  à  l'Opéra?   Ils  di- 
fenc  encore  :  puifqu'il  fe  déplait  à  notre  théâ- 
tre ,   quel  mal  lui  a-t-on  fait  de  lui  en  ôcer 
l'entrée.  Je  réponds  qu'on  m'a  fait  tort,  vio- 
lence ,  injuftice  ,  atïront  ;  &  c'eft  du  mal  que 
cela.  Ue  ce  que  mon  voifin  ne  veut  pas  em- 
M  iij 


13  8  Lettre 

ployer  fon  argent  ,  eft-cc  à  dire  que  je  foij 
en  droit  d'aller  lui  couper  la  bourfe  ? 

De  quelque  manière  que  je  tourne  la 
chofc,  quoique  règle  de  juftice  que  j'ypuiffe 
appliquer,  je  vois  toujours  qu'en  jugement 
conrradiâoire  par-devant  tous  les  Tribunaux 
de  la  terre,  les  Diredeurs  de  l'Opéra  fcroienc 
à  l'inftant  condamnés  à  la  refliiution  de  ma 
Pièce  ,  à  réparation  ,  à  dommages  &  intérêts. 
Mais  il  eft  clair  que  j'ai  tort ,  parce  que  je  ne 
puis  obtenir  juftice  ,  &:  qu'Us  ont  raifon  parce 
<]u'ils  font  les  plus  forts.  Je  dcHc  qui  qu;  ce 
foie  au  monde  de  pouvoir  alléguer  en  leur 
faveur  autre  chofe  que  cela. 

Il  faut  à  préfcnt  vous  parler  de  mes  Li- 
braires ,  &  je  commencerai  par  M.  Piirot. 
J'ignore  s'il  a  gagné  ou  perdu  avec  moi  j 
toutes  les  fois  que  je  lui  demandois  fi  la 
vente  alloit  bien  ,  il  me  répondoit ,  paffakle- 
ment,  fans  que  jamais  j'en  aie  pu  tirer  autre 
chofe.  Il  ne  m'a  pas  donné  un  fou  de  mon 
premier  Difcours ,  ni  aucune  cfpece  de  pré- 
fent ,  finon  quelques  exemplaires  pour  mes 
amis.  J'ai  traité  avec  lui  pour  la  Gravure  du 
Devin  du  \'Jl!agc  ,  ùu  le  pied  de  cinq  cents 


aM.  leNieps.      139 

francs ,  moitié  en  Livres  &:  moitié  en  argent , 
qu'il  s'obligea  de  me  payer  à  plufieurs  fois  3c 
en  certains  termes ,  il  ne  tint  parole  à  aucun, 
8c  j'ai  été  obligé  de  courir  lung-tetns  après 
mes  deux  cents  cinquante  livres. 

Par  rapport  à  mon  Libraire  de  Hollande  , 
je   l'ai  trouvé  en  toutes  chofes  cxaft ,  atten- 
tif,  honnête;  je  lui  demandai  vingt-cinq 
louis  de  mon  Difcours  fur  l'inégalité  ,  il  me 
les  donna  fur  le  champ  ,  &  il  envoya  de  plus 
une  robe   à   ma  gouvernante.   Je  lui  ai  de- 
mandé trente  louis  de  ma  lettre  à  M.  d'A- 
Icmbert ,  6c  il  me  les  donna  fur  le  champ  ; 
il  n'a  fait  à   cette  occafion  aucun  préfent  nî 
à  moi ,  ni  à  ma  gouvernante  (*) ,  Se  il  ne  les 
devoir  pas  ;  mais  il  m'a  fait  un  plaifir  que  je 
n'ai  jamais  reçu  de  M.   PilTot ,  en  me  décla- 
rant de  bon  cœur  qu'il  faifoic  bienfes  atFaircs 
avec  moi.  Voilà  ,  mon  ami ,   les  faits  dans 
leur  cxaétitude.  Si  quelqu'un  vous  dit  quel- 
que cWofc  de  contraire  à  cela  ,  il  ne  dit  pas 
vrai. 

(*)  Depuis  lors  il  lui  a  fait  une  penfion  via- 
gère de  trois  cents  livres  ,  &  je  me  fais  un  fen- 
lible  plsific  de  rendre  public  un  acte  aufli  rare  de 
icconnoiffance  &  de  scncrofitC. 


140  Lettre 

si  ceux  qui  m'accufent  de  manquer  de  dé« 
fîiuérefTement ,  entendent  par-là  ,  que  je  ne 
me  verrois  pas  ôttr  avec  plaifir  le  peu  que  je 
gat;ne  pour  vivre,  ils  ontrailonjôc  il  clt 
clair ,  qu'il  n'y  a  pour  moi  d'autre  moyen 
de  leur  paroître  délintérefle  que  de  me  laiffer 
mourir  de  faim.  S'ils  entendent  que  toutes 
refTources  me  font  également  bonnes  ,  &:  que 
pourvu  que  l'argent  vienne,  je  m'enibarralle 
peu  comment  il  vient  ,  je  crois  qu'ils  ont 
tort.  Si  j'érois  plus  facile  furies  moyens  d'ac- 
quérir, il  me  fcroit  moins  douloureux  de 
perdre  ,  Se  l'on  fait  bien  qu'il  n'y  a  perfonno 
de  Cl  proJjgue  que  les  voleurs.  Mais  quand 
ou  me  dépouille  injuftement  de  ce  qui  m'ap- 
partient, quand  on  m'ôte  le  modique  pro- 
duit de  mon  travail  ,  on  me  fait  un  tort 
qu'il  ne  m'cft  pas  aifé  de  réparer ,  il  m'eft 
bien  dur  de  n'avoir  pas  même  la  liberté  de 
m'en  plaindre.  Il  y  a  long-tems  que  le  Pu- 
blic de  Paiis  fe  fait  un  Jean-Jacques  à  fa 
mode  ,  &  lui  prodigue  d'une  main  libérale 
des  dons  dont  le  Jean-Jacques  de  Montm»- 
fcnci  ne  voit  jamai?  rien.  Infirme  &  malade 
les  trois  quarts  de  l'année  ,  il  faut  que  je 
trouve  fur  le  travail  de  l'autre  quart  de  quoi 


A  M.  LE  Nie  PS.     141 

pourvoir  à  tour.  Ceux  qui  ne  gagnent  Icut 
pain  que  par  des  voies  honnêtes ,  connoiirent 
le  prix  de  ce  pain  ,  &c  ne  feront  pas  furpris 
que  je  ne  puilTe  faire  du  mien  de  grandes 
largefl"i;s. 

Ne  vous  charger  point ,  croyez- moi  ,  de 
me  défendre  des  difcours  publics  ,  vous  au- 
riez trop  à  faire  ;  il  fuffit  qu'ils  ne  vous  abu- 
fent  pas ,  &  que  votre  eftime  &c  votre  amitié 
me  reflent.  J'ai  à  Paris  &  ailleurs  des  enne- 
mis cachés  qui  n'oublieront  point  les  maux 
qu'ils  m'ont  faits  ;  car  quelquefois  l'ofFenfe 
pardonne  ,  mais  l'ofFenfcur  ne  pardonne 
jamais.  Vous  devez  fentit  combien  la  partie 
el\  inégale  er.tr'eux  èc  moi.  Répandus  dans 
le  monde,  ils  y  font  palfer  tout  ce  qu'il  leur 
plaît  fans  que  je  puiiFe  ni  le  favoir  ,  ni  m'en 
défendre  :  ne  fait- on  pas  que  l'abfent  a  tou- 
jours tort  ?  D'ailleurs  ,  avec  mon  étourdie 
franchife  ,  je  commence  par  rompre  ouver- 
tement avec  les  gens  qui  m'ont  trompé.  En 
déclarant  haut  &:  clair  ,  que  celui  qui  fe  dit 
mon  ami ,  ne  l'eft  point ,  Se  que  je  ne  fuis 
plus  le  iien  ,  j'avertis  le  Public'de  fe  tenir  en 
garde  contre  le  mal  que  j'en  pourrois  dire. 


'14^  Lettre 

Pour  eux,  ils  ne  fonc  pas  fi  mal- adroits  qut 
cela.  C'eftunefi  belle  chofc  que  le  vernis  des 
proce.ie;  &:  le  ménagement  de  la  bienfcancel 
La  haine  en  tire  un  fi  commode  parti  !  On 
fatisfait  fa  vengeance  à  fon  aife  ,  en  faifant 
admirer  fa  générofiré.  On  cache  doucement 
le  poignard  fous  le  manteau  de  l'amitié ,  & 
l'on  Uic  égorger  en  feignant  de  plaindre.  Ce 
pauvre  citoyen  !  dans  le  fond  il  n'eft  pas 
inechant  j  mais  il  a  une  mauvaife  tête  ,  qui 
le  conduit  auffi  mal  que  feroit  un  mauvais 
cœur.  0\\  lâche  myliérieufement  quelque 
iHot  obfcur  ,  qui  bientôt  eft  relevé  ,  com- 
menté ,  répandu  par  les  apprentifs  philo- 
fophes  ;  on  prépare  dans  d'oblcurs  concilia- 
bules le  poifon  qu'ils  fe  chargent  de  répan- 
dre dans  le  Public.  Tel  a  la  grandeur  d'ame 
de  dire  mille  biens  de  moi ,  après  avoir  pris 
fes  me  uris  pour  que  perfonnc  n'en  puiiTe 
rien  croire.  Tel  me  défend  du  mal  dont  on 
m'accufe,  après  avoir  fait  en  forte  qu'on 
n'en  puilfe  .louter.  Voilà  ce  qui  s'appelle  de 
l'habileté  !  Que  voulez  -  vous  que  je  falTe  à 
cela  ?  F.ntends-je  de  ma  retraite  les  difcours 
que  l'on  tient  dans  les  cercles  l  Quand  je  les 


A    M.    LE    N  I  EP  s.        145 

entendrois ,  irois-je  pour  les  démentir  révé- 
ler les  fccrets  de  l'amitié  ,  même  après  qu'elle 
cil  éteinte.  Non,  cher  le  Nieps,  on  peut 
lepouflcr  les  coups  portés  par  des  mains  enne- 
mies i  mais  quand  on  voit  parmi  les  aiTalïins 
fon  ami  le  poignatd  à  la  main ,  il  ne  relia 
qu'à  s'envelopper  la  tête. 


PYGMALION , 


PYGMALION, 

SCENE    LYRIQUE. 


Le  Théâtre  npréfcnu  un  attelUr  de  Sculpteur. 
Sur  Us  côtés  on  voit  des  blocs  de  marbre  , 
des  groupes  ,  des  fiarues  ébauchées.  Dans 
le  fond  ejl  une  autre  flatue  cachée  ,  fous  un 
pavillon  ,  d'une  étoffe  légère  &  brillante  > 
orné  de  crépines  &  de  guirlandes. 

FygmaUon  ,  affis  £■  accoudé  ,  rêve  dans  VaitU 
tude  d'un  homme  inquiet  £•  tri/le  ;  puis  fe 
levant  tout -d- coup  ,  il  prend  fur  une  table 
les  outils  de  fon  art  ,  va  donner  par  inter- 
valles quelques  coups  de  cifeaufur  quelques» 
unes  de  fes  ébauches  ,  fe  recule  &  regarde 
d'un  air  mécontent  &  découragé. 

P  Y  G  M  A  L  I  O  N. 

JIl  n'y  a  point  I.i  d'ame  ni  de  vie  ;  ce  n'eft 
ii]ue  de  la  pierre.  Je  ne  ferai  jamais  rien  de 
tout  cela. 

O  mon  génie  ,   où  es  -  tu  ?   Mon  talent , 
<j'j'es-tu  devenu  ?  Tout  mon  feu  s'eA  éceinc , 
Tome  FI.  N 


14^       Pygmali  on  , 

mon  imagination  s'eft  glacée;  le  marbre  fort 
froid  de  mes  mains. 

Pygmalioa,  ne  fais  plus  des  Dieux,  tu  n'es 
qu'un  vulgaire  Artifte. .  . .  Vils  inflrumens 
qui  n'êtes  plus  ceux  de  ma  gloire  ,  allez,  ue 
déshonorez  point  mes  mains. 

//  jette  avec  dédain  fes  outils,  puis  fe pro- 
mené quelque  tems  en  rêvant ,  Us  bras 
croifés. 

Que  fuis-je  devenu  ?  quelle  étrange  révo- 
lution s'cll  faite  en  moi  ?  .  .  . 

Tyr  ,  ville  opulente  Se  fuperbe ,  les  monu- 
mens  des  arts  dont  tu  brilles  ne  m'attirent 
plus  ;  j'ai  perdu  le  goût  que  je  prenois  à  les 
admirer  :  le  commerce  des  Artiftes  &  des 
Philofophes  me  devient  inlîpide;  l'entretien 
des  Peintres  &  îles  Poètes  efl  fans  attrait  pour 
moi  ;  la  louange  &  la  gloire  n'élèvent  plus 
mon  ame  ;  les  éloges  de  ceux  qui  en  rece- 
vront de  la  poftérité  ne  me  touchent  plus  ; 
l'amitié  même  a  perdu  pour  moi  fes  charmes. 

Et  vous  ,  jeunes  objets  ,  chefs-d'œuvre  de 
la  nature  ,  que  mon  art  ofoit  imiter,  &  fur 
les  pas  defquels  les  plaifirs  m'attiroienr  fans 
cc.T; ,    vous    mts  charmans  modèles  ,    qui 


Scène  Lyrique.     i47 

m'cnibrâliezà  la  fois  des  feux  de  l'amour  & 
du  génie  ,  depuis  que  je  vous  ai  furpaffés , 
vous  m'cces  tous  indifFérens. 
//  s'^^ffïed  &  contemple  tout  autour  de  lui. 
Retenu  dans  cet  aaelier  par  un  charme  in- 
concevable ,  je   n'y  fais  rien  faire  ,  &  je  ne 
puis  m'en  éloigner.  J'erre  de  groupe  en  grou- 
pe ,  de  figure  en  figure  ;  mon  cifeau  foible  , 
incertain  ,  ne  reconnoît  plus  fon  guide  :  ces 
ouvrages  greffiers  reftés  à  leur  timide  ébau- 
che ne  fcntent  plus  la  main  qui  jadis  les  eût 


animes. 


Il  fc  levé  impétueufement. 

C'en  eft  fait ,  c'en  eft  fait  ;  j'ai  perdu  mon 
génie. ...  fi  jeune  encore  !  je  furvis  à  mon 
talent. 

Mais  quelle  eft  donc  cette  ardeur  interne 
qui  me  dévore  ?  Qu'ai-je  en  moi  qui  femb'.e 
m'embrâfer  ?  Quoi  !  dans  la  langueur  d'un 
génie  éteint  fent  -  on  ces  émotions ,  fent  -  on 
ces  élans  des  paffions  irapétueufes  ,  cette 
inquiétude  infurmontable ,  cette  agitation 
fccretequi  me  tourmente,  8c  dont  je. ne  puis 
démêler  la  caufe  ? 

Ni) 


148      Pygmalion, 

J'ai  crains  que  l'adniirarion  de  mon  -ro- 
fre  ouvrage  ne  causât  la  diftraction  que  j'ap- 
portoij  à  mes  travaux  ;  je  l'ai  caché  fous  ce 
voile mes  profanes  mains  ont  ofé  cou- 
vrir ce  monument  de  leur  gloire.  Depuis  qu« 
je^  ne  le  vois  plus ,  je  fuis  plus  trifte  ,  &  ne 
fuis  p-s  plus  attentif. 

Qu'il  va  d'être  clier  .  qu'il  va  m'être  pré- 
cieax  ,  cet  immortel  ouvrage  !  Quand  mon 
efprit  éteint  ne  produira  plus  rien  de  grand  , 
de  heau  ,  de  digne  de  moi  ,  je  montrerai 
niâ  Galathée  ,  &  je  dirai  :  Voilà  rr.on  ouvra- 
ge. O  ma  Galathée  !  quand  j'aurai  tout  perdu, 
tu  me  referas ,  &  je  ferai  confclé. 

//  s'approche  du  pavillon  ,  puis  fi  retire  ;  va  . 
vient  &  s'arrête  quelquefois  à  le  regarder 
enfoupirant. 

^^  Mais  pourquoi  la  cacher  ?  Qu'c/1-ce  que 
iV^g.igne  ?  Réduit  i  l'oi/îveté,  pourquoi 
m'ôtet  le  plai/îr  de  contempler  la  plus  belle 
de  mes  œuvres  ?  .  .  .  Peut-être  y  refte-t-il 
quelque  défaut  que  je  n'ai  pas  remarqué  ; 
peut  être  pourrai- je  encore  ajouter  quelque 
ornement  :1  fa  parure  ;  aucune  grâce  imagi- 
oahle  ne  doit  manquer  à  un  obj^t  \\  chai- 


Scène   Lyrique,      149 

nianc.  .  .  .  peut-être  cet  objet  ranimera- 1  il 
mon  imagination  languifTante.  Il  la  faut 
revoir  ,  l'examiner  de  nouveau.  Que  dis  je  î 
Eh  I  je  ne  l'ai  point  encore  examinée  :  je  n'ai 
fait  jufqu'ici  que  l'admirer. 

Il  va  pour  lever  le  voile  ,  &  le  la'tjfe  retomber 
comme  effrayé. 

.  Je  ne  fais  quelle  émotion  j'éprouve  en 
touchant  ce  voile;  une  frayeur  me  faifîr  ;  je 
crois  toucher  au  fanftuaite  de  quelque  divi- 
nité. Pygmalion  ,  c'efl;  une  pierre  ;   c'efl:  ton 

ouvrage qu'importe?  On  fert  des  Dieux 

dans  nos  temples  qui  ne  font  pas  d'une  autre 
matière,  Se  n'ont  pas  été  faits  d'une  autre 
main. 

Il  levé  le  voile  en  tremblant ,  &  fe  projîerne. 
On  voit  la  Jîatue  de  Galachée  poféefitr  un 
pled-d'efial  fort  petit  ,  mais  exhaujfé  par 
un  gradin  de  marbre  ,  formé  de  quelques 
marches  demi- circulaires, 

O  Galathée  !  recevez  mon  hommage.  Oui 
je   me  fuis  trompé  :  j'ai  voulu   vous  faire 
Nymphe  ,  Se  je  vous  ai  fait  PéeiTe.   Vépus 
uicme  eft  moins  belle  que  vouf. 
M  iij 


150       Pygmalion, 

Vanité,  foiblefTe  humaine  :  je  ne  puis  me 
lalTer  d'admirer  mon  ouvrage;  je  m'enivre 
d'amour- propre  ;  je  m'adore  d^ns  ce  que  j'ai 
fait....  Non  ,  jamais  ri^n  de  Ci  beau  ne  parut 
dans  la  nature  ;  j'ai  palIé  l'ouvrage  des 
Dieux.... 

Quoi  !  rant  de  beautés  fortent  de  mes 
mains  ?  Mes  mains  les  ont  donc  couchées  ?... 
ma  bouche  a  donc  pu....  Je  vois  un  défaut. 
Ce  vêtement  couvre  trop  le  nu  ;  il  faut  l'c- 
chancrer  davantage  ;  les  charmes  qu'il  recelé 
doivent  être  mieux  annoncés. 

Il  prend  fon  maillet  &  fort  cifeau  ;  puis  s'a' 
vançanc  Icntermnt  il  monte  ,  en  héfitant  , 
les  gradins  de  la  ftatue  qu'il  femble  nofer 
toucher.  Enfin  ,  le  cijèau  déjà  levé  ,  il 
s'arrête..,. 
Quel   tremblement  î  que!  trouble  !  ...  Je 

tiens    le   cifeau  d'une  main  mal-aflurée..... 

je  ne  puis....  je  n'ofe....  je  gâterai  tout. 

Il  s'encourage  ,  iS»  enfin préfencant  fon  cijèau  ^ 
il  en  donne  un  feul  coup ,  &  faifi  d'effroi 
il  le  laljfe  tomber  en  pouffant  un  grand  cri. 

Dieux  '.  je  fcns  la  chair  palpitante  repjuiïcr 
le  cifeau  I..., 


Scène  Lyrique.      15Î 

Il  rcdcfccnd  tremblant  &  confus. 
...Vaine  terreur,  fol  aveuglement  !...  Non... 
je  n'y  toucherai  point  ;  les  Dieux  m'épouvan- 
tent. Sans  doute  elleeft  déjà  confacréc  à  leur 

rang. 

Il  la.  confidere  de  nouveau. 

Que  veux-tu  changer  ?  regarde  ;  quels  nou- 
veaux charmes  veux-tu  lui  donner  ? Ah  . 

c'eft  fa  pcrfeaion  qui  fait   fon  défaut  .... 
Divine  Galathée  i    moins  parfaite  ,  il  ne  te 
manqueroit  rien.... 
Tendrement. 
Mais  il  te  manque  une  ame  :  ta  figure  ne 
peut  s'en  pafTer. 

^vec  plus  d'attendrlfement  encore. 
Que  l'ame  faite  pour  animer  un  tel  corps 
doit  être  belle  1 

//  s'arrête  long-  tems  Puis  retournant  s'ajfeoiry 
il  dit  tPunc  voix  lente  &  changée. 
Quels  defirs  ofé-je  former  ?   Quels  vcrux 

infenfés!  qu'cft-ce  que  je  fens  î O  ciel  ! 

le  voile  de  l'illufion  tombe  ,  &  je  n'ofe 
voir  dans  mon  caur  :  j'anroiî  trop  A  m'en 
indigner. 


M  -  P  V  G  M  .\  L  I  O  N  , 

Lonyue  pai:fd  d.-.ns  un  profond  accablement. 

^'«'là  donc  la  noble  paflîon  qui  m'égare  ! 

c'c/l  donc  pour  cet  objec  inanimé  que  je 
n'ofe  forcir  d'ici  I....  un  marbre  '.  une  pierre  ! 
une  maiTc  informe  &  dure  ,  travaillée  avec 
ce  fer!...  Infenfc',  rentre  en  toi-même;  né- 
mis  fur  toi  ;  ... .  vois  ton  erreur ,  vois  ca 
folie  .... 
....  Mais  non.... 

Impétueufcmsnt. 
Non  ,  je  n'ai  point  perdu  le  fens  ;  non  , 
je  n'extr.ivague  point  ;  non  ,  je  ne  ni;  repro- 
clie  rien.  Ce  n'eA  point  de  ce  msrbre  mort 
que  je  fuis  épris ,  c'ell  d'un  être  vivant  qui  lui 
reffemble  ;  c'eft  de  la  figure  qu'il  offre  .i  mes 
yeux.  En  quelque  lieu  que  foit  cette  figure 
■adorable  ,  quelque  corps  qui  la  porte ,  &: 
quelque  main  qui  l'ait  faite  ,  elle  aura  tous 
les  vœux  de  mon  cœur.  Oui ,  ma  feule  folie 
cfl  de  Jifcerner  la  beauté  ,  mon  feu!  crime  elt 
d'y  être  fenlîble.  11  n'y  a  rien  là  dont  je  doive 
rougir. 

Moins  vivement  ,  mais  toujours  avec  pafflon. 

Quels  traits  de   feu  femblent  fortir  de  cet 

objet  pour  cmbîâfcr  mes  fcns,  &  tccouriier 


Scène  Lyrique.      155 

avec  mon  ame  à  leur  fource  !  Hélas  !  il  refis 
immobile  &  froid  ,  tandis  que  mon  cccur 
embràfé  par  fes  charmes  ,   voudroit  quitter 
mon  corps   pour  aller  échauffer  le  fien.  Je 
crois  dans  mon  délire  pouvoirm'élancer  hors 
de  moi  ;  je  crois  pouvoir  lui  donner  ma  vie 
&  r.inimer  de  mon  ame.  Ah  !  que  Pygma- 
lion  meure  pour  vivre  dans  Galathée  !  .  .  .  . 
Que  dis-je  ,  ô   Ciîl  1  Si  j'étois  elle  je  ne  la 
verrois  pas ,  je  ne  ferois  pas  celui  qui  l'aime  i 
Non  ,  que  ma  Galathée  vive  ,  &   que  je  ne 
fois  pas  elle.  Ah  !  que  je  fois  toujours  un  au- 
tre, pour  vouloir  toujours  être  elle  ,  pour  l.i 
voir,  pour  l'aimer,   pour  en  être  aimé.... 
Tranfport. 
Tourmens ,  vœux  ,  defits ,  rage  ,  impuif- 
fance  ,  amour  terrible  ,  amour  funefle...  oh  I 
tout  l'enfer  efl  dans  mon  crcur  agite...  Dieux 
puifîans  ,  Dieux  bienfaifans;  Dieux  du  peu- 
ple ,  qui  connûtes  les  partions  des  hommes  , 
ah  ,  vous  avez  tant  fait  de  prodiges  pour  de 
moindres  caufes  !    voyez   cet  objet  ,  voyez 
mon  cœur  ,  foyez  jufles  5c  méritez  vos  au- 
tels ! 

^vec  un  enthoufiafmt  plus  pathétique. 
Et  toi ,  fublimc  eircncc  qui  te  caches  aux 


154       Pygmalion, 

fens ,  &  te  fais  featir  aux  cœurs  ;  ame  de 
l'univers ,  principe  de  toute  exiftencc  j  toi 
qui  par  l'amour  donnes  rharinonie  aux  élé- 
mens  ,  la  vie  à  la  matière  ,  le  fcncimeut  aux 
corps ,  &  la  forme  à  tous  les  êtres  ;  feu  facré  , 
célefle  Vénus,  par  qui  tout  fe  confcrve  &  fe 
repro:luit  fans  ceiTej  ah  I  où  eft  ton  équi- 
libre ?  où  efl  ta  force  expanfivc  ?  où  eft  la 
loi  de  la  nature  dans  le  fcntiincnt  que  j'é- 
prouve ?  où  eft  ta  chaleur  vivifiante  dans 
l'inanité  de  mes  vains  defirs  ?  Tous  tes  feux 
font  concentrés  dans  mon  cœur  &  le  froid 
de  la  mort  refte  fur  ce  marbre  ;  je  péris  par 
l'excès  de  vie  qui  lui  manque.  Hélas  l  je  n'at- 
tends point  un  prodige;  il  exjfte,il  doit 
ccfler  ;  l'ordre  eft  troub'.é,  la  nature  eft  ou- 
tragée ;  rends  leur  empire  à  fcs  loix,  rétablis 
fon  cours  bienfaifant  &  verfe  également  ta 
divine  influence.  Oui  ,  deux  ccres  manquent 
à  la  plénitude  des  chofes  ,  partage-leur  cette 
ardeur  dévorante  qui  confume  l'un  fans  ani- 
mer l'autre  :  c'eft  toi  qui  formas  par  ma 
main  ces  charmes  3c  ces  traits  qui  n'attendent 
que  le  fentiment  Se  la  vie  ;  donne-lui  la  moi- 
tié de  la  mienne  ,  donne-lui  tout ,  s'il  le 
f.iut ,  il  me  fuffira  de  vivre  en  elle.  O  toi  1 


Scène  Lyrique.      155 

*ui  ilaignes  fourire  aux  hommag;es  des  mor- 
tels ,  ce  qui  ne  fent  rien  ,  ne  t'honore  pas  ; 
étsnds  ta  gloire  avec  tes  œuvres  !  Déeffe  de  la 
beauté  ,  épargne  cet  affront  à  la  nature  ,  qu'un 
Cl  parfait  modèle  foie  l'image  de  ce  qui  n'ell 
pas  ! 

Il  revient  à  lui  par  degrés  avec  un  mouvement 
d'affurance  &  de  Joie, 
Je  reprends  mes  fens.  Quel  calme  inat- 
tendu ?  quel  courage  inefpéré  me  ranime  . 
Une  fièvre  mortelle  embrâlbit  mon  fang  :  un 
baume  de  confiance  &  d'efpoir  court  dans 
mes  veines  ;  je  crois  me  fentir  renaître. 

Ainfi  le  fentiment  de  notre  dépendance 
fert  quelquefois  à  notre  confolation.  Quel- 
que malheureux  que  foient  les  mortels  , 
quand  ils  ont  invoqué  les  Dieux  ,  ils  font 
plus  tranquilles.... 

Mais  cette  injufte  confiance  trompe  aux 
qui  font  des  vœux  infcnfés.  . .  .  Hélas  !  en 
récat  où  je  fuis  on  invoque  tout ,  Se  rien  ne 
nous  écoute  ;  l'efpoir  qui  nous  abufe  ell  plus 
infcnfé  que  le  defir. 

Honteux  de  tant  d'cgaremens  je  n'ofc  plus 
nierai-  en  contempler  la  caufe.  Quand  je  vrcx 


I  5  (J  P  Y  G  M  A  L  I  O  N  j 

lever  les  yeux  fur  cet  objet  fatal ,  je  fens  un 
nouveau  trouble  ,  une  palpitation  me  futFo- 
que,  une  fecrere  frayeur  m'arrête.... 

Ironie  amere. 

....  Eh  I  regnrJe  ,  malheureux;  deviens  intré- 
pide ;  ofe  fixer  une  flatue. 

//  la  voit  s'animer  ,   &  fe  détourne  faifi  d'ef- 
froi &  le  coeur  ferré  de  douleur. 

Qu'ai-je  vu  ?  Dieux  ,  qu'ai-je  cru  voir  ? 
Le  coloris  des  chairs ,  un  feu  dans  les  yeux  , 

des  mouvemens  même ce  n'ctoit  pas  aiïcz 

d'cfpérer  le  prodige  ;  pour  comble  de  miferc, 
enrin  ,  je  l'ai  vu.... 

Excès  d'accablement. 

Infortuné,  c'en  eft  do.ic  fait....  ton  délire 
eft  à  fon  dernier  terme ta  raifon  t'aban- 
donne ainlî  que  ton  génie....  Ne  la  regrette 
point ,  ô  Pygmalion  .'  fa  perte  couvrira  ton 
opprobre.... 

yive  indignation. 

Il  eft  trop  heureux  pour  l'amant  d'une 
pierre  de  dïviait  un  homme  à  vilîonj. 

Il 


\ 


Scène  LyriQUH.      157 

Il  fi  retourne  ,  &  voit  la  ftatue  fi  mouvoir  & 
dcfcendre  elle-même  les  grad'-nspar  lefqueU 
il  a  monté  fur  le  piedd'ejlal.  Il  fi  jette  à 
genoux  &  Uve  Us  mains  &  Us  yeux  au 
Ciel. 
Dieux  immortels  !    Vénus  ,  GaLitliée  !  à 

prcflig3  d'un  amour  forcené. 

GalathÉe,/ê  touche  &  dit. 

Moi. 

Pygmalion,  tranfporté.      , 

Moi. 
GALATHÉEj/e  touchant  encore. 
C'eit  moi. 

Pygmalion. 
RavifTante  illufion  qui  pafTes  jufqu'à  mes 
oreilles ,  ah  !  n'abandonne  jamais  mes  feus. 
GalathÉe    fait  quelques  pas    &  touche 
un  marbre. 
Ce  n'eft  plus  moi. 
Pygmalion    dans  une   agitation    ,   dans  des 
tranfpons  qu'dapdne  à  contenir ,  fuit  tous 
ces   mouvemens  ,   Pécoute  ,  l'obfi'-ve  avec 
une  avide  attention  qui  lui  permet  à  peinc 
de  refpircr. 

J.rr.c  VI.  ^ 


15S    Pygmalion,  &c. 

Calachce  s'avance  vers  lui  &  U  regarde  ;  il 
fi  levé  précipitamment ,  lui  tend  Us  bras  , 
€-•  la  regards  avec  extafe.  Elle  pofe  une 
main  fur  lui  j  il  trejfaillit ,  prend  cette 
main  ,  la  porte  à  fin  cœur  ,  puis  la  couvre 
d'ardens  bai/ers. 

Galathéi,  avec  unfoupir. 
Ah  !  encore  inoi. 

P    y    G    M    A    L    I    O    N. 

Oji  ,  cher  &  charmant  objet  -,  oui ,  digne 
chef-d'œuvre  de  mes  mains  ,  de  mon  cœur 
&  des  Dieux  :  c'eft  toi ,  c'eft  toi  fcu!e  :  je 
t'ai  donné  tout  mon  être  j  je  ne  vivrai  plus 
que  par  toi. 

F  I  N. 


PIECES 

EN    VERS. 

%i  II  « 

É  P  I  T   R  E 
A    M.    DE    L'ÉTANG^ 

Vicaire  de  Marcoujfts. 

JCn  dcpit  du  dcftrn  jaloux  , 

Cher  Abbé  ,  nous  irons  chez  vous* 

l)ans  votre   franche  politcrtc  , 

Dans  votre  gaîté  fans  rudeflTe  , 

Parmi  vos  bois  &  vos  coteaux 

Nous  irons  chercher  le  repos  > 

Mous  irons  chercher  le  remède  , 

Au  trifte  ennui  qui  nous  poffcde  , 

A  ces  affreux  charivaris  , 

A  tout  ce  fracas  de  Paris. 

O  ville  où  règne  l'arrogance  ! 

Où  les  plus  grands  fripons  de  ?rïnee 

R<Sgcntent  les  honnêtes  gens , 

Où  les  vertueux  indigen» 

Sont  des  objets  de  raillerie  , 

Ville  où  la  charlatanetie  , 

I.e  ton  haut ,  les  airs  infolens  , 

Icraftnt  lei  humbles  talens, 

O  ï) 


î<jO  Pièces 

Et  tyrannifent  la  fortune  ; 
Ville  où  l'auteur  de  Rodo^unc 
A  rampi  devant  Chapelain  ; 
Où  d'un  petit  Magot  vilain  , 
I-'amour  fit  le  héros  des  bel'cs  ; 
Où  tous  les  roquets  des  ruelles 
Deviennent  des  hommes  d'Etat  ; 
Où  le  jeune  &    beau  Magiftrac 
Etale  ,  avec  les  airs  d'un  fat , 
Sa  perruque  pour  tout  mérite  ; 
Où  le  favant ,  bas  paralïte  , 
Chcx  Afpafie  ou  chez  Phriné  , 
Vend  de  l'efprit  pour  un  dîne, 
l'aris  !  malheureux  qui  t'habite. 
Mais  plus  malheureux  mille  fois 
Qui  t'habite  de  Ion  pur  choix  , 
Et  dans  un  climat  plus  tranquille. 
Ne  lait  point  fe  faire  un  afyie 
Inabordable  aux  noirs  foucis. 
Tel  qu'à  mes  yeux  cfî  Marcouiîîs  ! 
Marcouffis  qui  fait  tant  nous  plaire  ; 
Marcoudls  dont  pourtant  j'efpcrc 
Vous  voir  partir  un  beau  matin  , 
Sans  vous  en  pendre  de  chagrin. 
Accordez  donc  ,  mon  cher  Vicaire, 
Votre  dcmçure  liofpitalicte  , 
A  gens  dont  le  foin  le  plus  doux   . 
Eft  d'aller  palier  près  de  vous  , 
Les  momcns  dont  ils  font  les  maîtres; 
Nous  connoilTons  déjà  les  êtres 
Du  pays  6;  de  la  maifon  i 
Nous  en  chcriflbas  k  l'acion  , 


EN    Vers.  i<^i 

Itdcfirons,  s'il  e(t  poffible  , 
Qu'à  tous  autres  tnacccffible  , 
11  deftine  en  notre  faveur 
Son  loifir  &  fa  bonne  humeur. 
t)c  plus  ;  prière  des  plus  vives  , 
D'éloigner  tous  fâcheux  convives. 
Taciturnes  ,  mauvais  plaifans  , 
Ou  beaux  parleurs ,  ou  médifans  : 
Point  de  ces  gens ,  que  Dieu  confonde  « 
De  CCS  fots  dont  Paris  abonde. 
Et  qu'on  y  nomme  beaux-cfprits  , 
Vendeurs  de  fumée  à  tout  prix  ; 
Au  riche  faquin  qui  les  gâte  , 
Vils  flatteurs  de  qui  les  cmpAte  , 
Plus  vils  détracleurs  du  bon  fens 
De  qui  méprife  leur  encens. 
Point  de  ces  fades  Petits-Maîtres  , 
Point  de  ces  Houbercaux  Champêtres 
Tout  fiers  de  quelques  viins  aïeux 
Prefque  auflî  friéprifablcs  qu'eux» 
Point  de  grondcufcs  pigriéchcs , 
Voix  aigre  ,  teint  noir  ,  &  mains  fcches; 
Toujours  fyndiquant  les  appas 
Et  les   plaifirs  qu'elles  n'ont  pas  i 
Dénigrant  le  prochain  par  ïcle  , 
Se  donnant  à  tous  pour  modèle  ; 
Médifantes  par  charité , 
Et  fages  par  néccffiré. 
Point  de  Créfus  ,  point  de  canaille  j 
Point  fur-tout  de  cette  racaille 
Que  l'on  appelle  grands  Sci-;ncurs  , 
Fjipons  fans  probité  >  fans  mœurs  j 
Oiij 


I^i  P  i    F.    C  E   s 

Se  raillant  du  pauvre  vulgaire 
Dont  la  vertu  fait  la  chimère  ; 
Mangeant  fictemcnt  notre  bien  ; 
Exigeant  tout  ,  n'accordant  rien  , 
Et  dont  la  fauffe  politeffe 
Ruiant ,  patclinant  fans  ccffc  , 
N'eft  qu'un  piégc  adroit  pour  dupct 
I.c  fot  qui  s'y  laiffe  attraper. 
Point  de  ces  fendans  Militaires  , 
A  l'air  rogue  ,   aux  mines  altiercs , 
Fiers  de  commander  des  goujats , 
Traitant  chacun  du  haut  en  bas. 
Donnant  la  loi ,  ttanchant  du  maître; 
Bretailleurs  ,  fanfarons  pcut-ctre  , 
Toujours  prêts  à  battre  ou  tuer  , 
Toujours  parlant  de  leur  mdticr  , 
Et  cent  fois  plus  pédans,  me  fembl;. 
Que  tous  les  ergoteurs  cnfemble. 
Loin  de  nous  tous  ces  ennuyeux  : 
Mais  fi  ,   par  un  fort  plus  heureux  , 
Il  fe  rencontre  un  honnête  homme  , 
Qui  d'aucun  grand  ne  fc  renomme, 
Qui  foit  aimable  comme  vous  ; 
Qui  fachc  rire  avec  les  foux , 
Et  raifonner  avec  le  fagc  ; 
Qui  n'afFec^e  point  de  langage. 
Qui  ne  difc  point  de  bon  mot , 
Qui  ne  loit  pas  non  plus  un  fot , 
Qui  foit  gai  fans  chercher  à  l'être. 
Qui  foit  inrtruit  fans   le  paroître, 
Qui  ne  rie  que  par  gaîtiS , 
Et  jamais  par  malignité; 


EN    Vers.  ■!  ^ . 

De  moeurs  droites  fans  être  auftcrcs , 
Qui  foie  fimplc  dans  fes  manières , 
Qui  vcurllc  vivre  pour  autrui 
Afin  qu'on  vive  aulîi  pour  lui  ; 
Qui  facile-  affaifonner  la  table 
ivappétic,  d'humeur  agréable; 
Ne  voulant  point  être  admiré. 
Ne  voulant  point  être  ignore  , 
Tenant  fon  coin   comme  les  autres , 
Mêlant  fes  folies  aux  nôtres  ; 
Raillant  fans  jamais  infulter , 
Raille  fans  jamais  s'emporter  ; 
Aimant  le  plaifir  fans  crapule  , 

Ennemi  du  petit  fcrupule  ; 

Bavant  fans  rifquer  fa  raifon  , 

Point  l'hilofophc  hors  de  faifon  ; 

tn  un  mot  d'un  tel  caractère  , 

Qu'avec  lui  nous  puidîons  nous  plaire  , 

Qu'avec  nous  il  fe  plaifeauffi. 

S'il  cft  un  homme  fait  ainfi 

Donnez-le  nous ,  je  vous  fupplic  , 

Mcttcz-le  en  notre  compagnie  ; 

Je  bulle  déjà  de  le  voir  . 

Et  de  l'aimer,  c'cft  mon  devoir; 

Mais  c'eft   le  vôtre  ,   il  faut  le  dire  , 

Avant  que  de  nous  le  produire 

De  le  connoitrc.   C'cCb  aflcz. 

Montrez-le-nous  fi  vous  ofsz. 


1^4  Pièces 

FRAGMENT 

D'  U  N  E     É  P  I  T  R  E 
A   M.    B***. 


^3  PRES  un  c.-icmc  ennuyeux  , 
Grâce  à  Dieu  voici  la  femaine 
Des  divcrtiffcmens  pieux. 
On  va  de  neuvainc  en  ncuvaine  , 
Dans  chaque  F.glife  on  le  promène, 
Ciiaque  autel  v  charme  les  yeux; 
I.e  luxe  ,   &   la  pompe  mondaine 
Y  brillent  à  l'honncuf  des  Cieux. 
Là  ,  maint  ajilc  Energumcnc 
Sert  d'Arlequin  dans  ces  faints  lieux; 
le  moine  ignorant  s'y  dcincne  , 
Recitant,  à  perte  d'haleine  , 
Ses  orcmus  myftcrieux  ; 
Et  criant  d'un  ton  furieux 
Fora  ,  fora  ,  par  faint  Eugène  ! 
Rarement  la  fcmoncc  cft  vainc  , 
Diable  &  frù  s'entendent  bien  mieux  | 
L'un  À  l'autre  obéit  fans  peine. 

Sur  des  objets  plus  gracieux 
La  divcrfité  me   ramené. 
Dini  ce  temple  délicieux. 


EN    Vers.  i ^ > 

Oi  ma  dévotion  m'entraîne, 

Oiiclle  aghation  foudaine 

Me  rend  tous  mes  fcns  pidcieux  i 

illumination  biillante  , 
l'ctntiMcs  d'une  main  favante- , 
l'a:  fums  dcftinds  pour  les  Dieux  i 
Msisdont  la  voluptd  divine 
Délecte  l'humaine  naiine 
Avant  de  fc  porter  aux  cieux  ; 
Et  toi  mufîque  raviiïante  ! 
bu  Carcani  chef-d'œuvre  harmonieux  , 
Que  tu  plais  quand  Cattine  chante  '. 
iUc  charme  à  la  fois  notre  oreille  &  nos  yeux. 

Beaux  fons  ,  que  votre  effet  eft  tend'^e  i 
Heureux  l'amant  qui  peut  s'attendre 
D'occuper  en  d'autres  momens , 
La  bouche  qui  vous  fait  entendre  , 
A  des  foins  encor  plus  charmans  '. 
Mais  ce  qui  plus  ici  m'enchante, 
C'cft  mamtc  dévote  piquante  , 
Au  teint  frais ,  à  l'œi!  tendre  &  doux  r 
Qui ,  pour  éloigner  tout  fcrupule  ,. 
Vient  à  la    Vierge  ,  à  deux  genoux  , 
Offrir  dans  l'ardeur  ,  q^ui  la  brûle  , 
Tous  les  vœux  qu'elle  attend  de  nous^ 

Tek  font  les  familiers  colloques , 
Tels  font  les   ardens  foliloqucs 
Des  gens  dévots  en  ce  laint  lieu  : 
Ma  foi  je  ne  m'étonne  gueres 
Quand  on  fait  ainfi  fes  prières  , 
Qu'on  ai:  du  goût  à  piict  Dieu. 


i6ij  Pièces 


IMITATION    LIBRE 

D'une  Ckanfon  Italienne  de  Mé-. 
tafiafe. 

'ijTKACi  i  tant  de  tromperies, 

Crace  à   tes  coquetteries , 

Nice  ,  je  refpire  enfin. 

Mon  coeur  libre  de  fa  chaîne  , 

I>îe  dcguifc  plus  fa  peine  i 

Ce  n'cft  plus  un  fonge   vain. 

Toute  ma  flàme  eft  éteinte  : 
Sous  une  colère  feinte 
L'Amour  ne  fe  cache  plus. 
Qu'on  te  nomme  en  ton  abfence  , 
Qu'on  t'adore  en  ma  préfcnce  , 
Mes  fens  n'en  font  point  dmus. 

En  paix  ,  fans  toi  je  fommeille  ; 
Tu  n'es  plus  quand  je  m'éveilU 
l.c  premier  de  mes  dcfîrs. 
Rien  de  ta  paît  ne  m'agite  ; 
Je  t'aboide  &  je  te   quitte. 
Sans  regrets  &  fans  plaifirs. 

Le  fouvcnit  de  tes  charmes. 
Le  fouvcnir  de  mes  larmes 
Ne  fait  nul  effet  fut  moi. 


EN    Vers.         "^^1 

Juge  enfin   comme  je  t'aime  : 
Avec  mon  rival  lui-même 
3c  pounois  parler  de  toi. 

Sois  fiere,    fois  inhumaine  , 
Ta  fierté  n'eft  pas  moins  vaine 
Que  le  fcroit  ta  douceur. 
Sans  être  (Smu  ,  je  t'icoiite; 
Et  tes  yeux  n'ont  plus  de  route 
Pour  pénétrer  dans  mon  coeur. 

D'un  mépris ,  d'une  careffe. 
Mes  plaihrs  ou  ma  tiiftelTc 
Ne  reçoivent  plus  la  loi. 
Sans  toi  j'aime  les  bocages  ; 
1,'horreut  des  antres  fauvages 
Peut  me  déplaire  avec  toi. 

Tu   me  parois  encore  belle  ; 
Mais,  Kicc,  tu  n'es  plus  celle 
Donc  mes  fens  font  enchantés. 
Jevois,  devenu  plus  lage  , 
Des  défauts  fur  fon  vifage  , 
Qui  me  fembloient  des  beautés. 

Lorfque  je  bfifai  ma  chaîne  ,  „, 
Dieux  ,  que  j'éprouvai  de  peine  J 
Hélas  !  je  crus  en  mourir  !  • 
Mais  quand  on  a  du  courage. 
Pour    fc  tirer  d'efclavage 
Que  ne  peut-on  point  foufFrir  ? 

Atnfi  du  piège  perfide  , 
Un  oif:au  fmiple  &  timide 


i6î 


f  l  E  C  E  s    - 

Avec  effort  échappe, 
Au  piix  des  plumes  qu'il  laifiTc  , 
Prend  des  leçons  de  ragcfTe, 
Pour  n'être  plus  attrape. 

Tu  crois  que  mon  cœur  t'adore  . 
Voyant  que  je  parle  encore 
Des   foupirs  que  j'ai  poulfcs  ; 
Mais  tel  au  port  qu'il  defirc. 
Le  Nocher  aime  à  redire 
Les  périls  qu'il  a  paffcs. 

Le  guerrier  couvert  de  gloir;, 
Se  plaît  ,  après  la  victoire, 
A  raconter  fcî  exploits  ; 
Et  l'cfclavc,   exempt  de  peine. 
Montre  avec  plaifîr  la  chaîne 
Qu'il  a  traînée  autrefois. 

Je  m'exprime  fans  contrainte  ; 
Je  ne  parle  point  par  feinte  , 
Pour  que  tu  m'ajoutes  foi  ; 
Et  quoi  que  tu  puifTcs  dire  , 
Je  ne  daigne  pas  m'inftruire 
Comment  tu  parles  de  moi. 

Tes'^kppas ,  beauté  trop  vaine  , 
Ne  te  rendront  pas  fans  peine 
Un  au/li  fidèle  amant. 
Ma  perte  eft  moins  dangcreufe; 
Je  fais  qu'une  autre  trompeufe 
Se  trouve  plus  aifémcnt. 


VALltl 


EU    Vers.  i^9 

L'  A  L  L  è  E 
DE     S  I  L  V  I  E. 

Ou'A  m'égarcr  dans  ces  bocages 
L'ion  cocuf  goûte  de  voluptés  '. 
Que  je  nie  plais  foas  ces  ombrages i 
Que  j'aime  ces  flots  argentés  '. 
Douce  &  charmante  rêverie  , 
Solitude  aimable  &  chérie  , 
Puidkxvous  toujours  me  charmer  î 
De  ma  tritte  &  lente  carrière 

Rien  n'adoucirait  la  mifcre 

Si  je  ccffois  de  vous  aimer. 
Fuyez  de  cet  heureux  afyle  , 

Fuyci ,  de  mon  ame  tranquille  , 

Vains  &  tumultueux  piojets; 

Vous  pouvez  promettre  fans  ceffe 

Et  le  bonheur  &  la  fageff:  , 

Mais  vous  ne  les  donnez  lamais. 

Quoi  !  l'homme  ne  pourra-t-il  vivr« 

A  moins  que  fon  cncur  ne  fc  livra 

Aux  foins  d'un  douteux  avenir  i 

Et  fi  le  tcms  coule  fi  vîte  , 

Au  lieu  de  retarder  fa  fuite  , 

Faut-il  cncor  la  prévenir  ? 

Oh  I  qu'avec  n\oins  de  prévoyance, 

La  vertu  ,  la  fimple  innocence  , 

Toiac  FI.  l' 


lyo  Pièces 

Font  des  heureux  à  peu  de  frais  ! 
Si  peu  de  bien  fiiflfît  au  fage  , 
Qu'avec  le  plus  léger  partage  , 
Tous  fes  defîrs  font  fatisfaits. 
Tant  de  foins  ,  tant  de  prévoyance. 
Sont  moins  des  fruits  de  la  prudence 
Que  des  fruits  de  l'ambition. 
L'homme  ,  content  du  ncce/Taire  , 
Craint  peu  la  fortune  contraire  , 
Quand  Ton  coeur  eft  fans  paJlîon. 
Paflîons  ,  fourccs  de  délices  , 
Paflîons ,  fources  de  fupplices  ; 
Cruels  tyrans,   doux  fédiicleurs, 
Sans  vos  fureurs  impétueufes  , 
Sans  vos  amorces  dangeicufcs  , 
La  paix  feroic  dans  rous  les  cœurs. 
Malheur  au  mortel  méprifable  , 
Qui  dans  fon  amc  infatiable  , 
Nourrit  l'ardente  foif  de  l'or  ; 
Que  du  vil  penchant  qui  l'entraîne  , 
Chaque  inllant  il  trouve  la  peine 
Au  fond  même  de  fon  trcfor  I 
Malheur  à  l'ame  ambiticufe  , 
De  qui  l'infolence  odieufe 
Veut  a/Tervir  tous  les  humains  I 
Qu'à  fes  rivaux  toujours  en  bute  , 
L'abîme  apprêté  pour  fa  chiite 
Soit  crcufé  de  fes  propres  mains  ! 
Malheur  à  tout  homme  fAtouchc  , 
A  tout  mortel  que  rien  ne  touche 
Que  fa  propre  fclicité  ! 
Qu'il  éprouve  dans  fa  mifetc  , 


E  N     V    E   R    s.  17 

De  la  part  de  fon  propre  frère , 

La  même  infcnfibilité  ! 

Sans  dourc  un  cœur  né  pour  le  crime  , 

Eft  fait  pour  être  la  victime 

De  ces  afFreufes  paffions  ; 

Mais  jamais  du  Ciel  condamnée. 

On  ne  vit  une  ame  bien  née 

Céder  à  leurs  fédudions. 

Il  en  eft  de  plus  dangereufes , 

De  qui  les  amorces  Hatteufes 

Déguifcn:  bien  mieux  le  poifon  , 

Et  qui  toujours  ,  dans  un  cofur  tendre  , 

Commencent   à   fe  faire  entendre 

En  faifant  taire  la  railon  ; 

Mais  du  moins  leurs  kçonscharmantes 

N'impofcnt  que  d'aimables  loix: 

La  haine  &  fcs  fureurs  fanglantes 

S'endorment  à  leur  douce  voix. 

Des  fcntimens  fi  légitimes 

Scror.t-ils  toujours  combattus  ? 

Nous  les  mettons  au  rang  des  crimes  , 

Us  dcvroicnt  être  des  vertus. 

Pourquoi  de  ces  penchans  aimables 

Le  Ciel  nous  fait-il  un  tourment  ? 

Il  «Il  eft  tant  de  plus  coupables , 

Qu'il  traite  moins  févércmcnt. 

O  difcours  trop  remplis  de  charmes  ! 

Eft-cc  à  moi  de  votis  écouter  ? 

Je  fais  avec  mes  propres  armes 

Les  maux  que  je  veux  éviter. 

Une  langueur  cnchanterefTe 

Me  pouifuit  jufqu'en  ce  féjour  ; 

PiJ 


ïyi  Pièces 

J'y  veux  moralifer  fans  ceffc. 
Et  toujours  j'y  fonge  à  l'amour. 
Je  fcns  qu'une  ame  plus  tranquille  , 
Plus  exempte  de  tendres  loins , 
Plus  libre  en  ce  charmant  afyle  , 
Philofophcroit  beaucoup  moins. 
Ainfi  du  feu  qui  me  dévore 
Tout  fcrt  à  fomenter  l'ardeur  : 
Hélas  ;  n'eft  il  pas  tems  encore 
Oue  la  paix  règne  dans  mon  cccui  ? 
T)é]Z  de  mon  feptieme  luftre 
Je  vois  le  terme  s'avancer; 
Déjà  lajcunelTe&  Ton  luftre 
Chez  moi  commence  à  s'efFacet. 
La  trifte  &  févcre  fagcITe 
Fera  bientôt  fuir  les  amours. 
Bientôt  la  pcfants  vicilleffe 
Va  fucccder  à  mes  beaux  joutt. 
Alors  les  ennuis  de  la  vie 
ChalTant  l'aimable  volupté , 
On  verra  la  philofophic 
Naître  de  la  néceflîté  ; 
On  me  verra  ,  par  jaloufie  , 
Piêchcr  mes  caduques  vertus  , 
Et  fouvcnt  blâmer  par  envie 
Lesplaifiis  que  je  n'aurai  plus. 
Mais  malgré  les  glaces  de  l'âge, 
Raifon ,  malgré  ton  vain  effort , 
le  fagc  a  fouvent  fait  naufrage 
Quand  il  cioyoit  toucher  au  poit. 

O  fagelTe  !   aimable  chimère  J 
l)ouce  illufîon  de  nos  coeurs  < 


EN    Vers.  17? 

C'cft  fous  ton  divin  caraftere 
Que  nous  enccnfons  nos  erreurs. 
Chaque  homme  t'habille  à  fa  mode  , 
Sous  le  mafque  le  plus  commode 
A  leur  propre  félicite  ; 
Ils  déguifenttous  leur  foibleffe. 
Et  donnent  le  nom  de  fagefie 
Au  penchant  qu'ils  ont  adopté. 

Tel,  chez  1-â jeuneffe  e'toiudic. 
Le  vice  inftruit  par  la  folie  , 
Itd'ujn  faux  titre  revêtu  , 
Sous  le  nom  de  philofophie  , 
Tend  des  pièges  à  la  vertu, 
Tel ,  dans  une  route  contraire  , 
Coh  voit  le  fanatique  auftere  , 
En  guerre  avec  tous  fc  .'defirs  , 
l'cignant  Dieu  toujouts  en  colère. 
Et  ne  s'attachant ,  pour  lui  plaire  , 
Qu'à  fuir  la  joie  &  les  plaifirs. 
Ah  1  s'il  cxifloic  un  vrai  fage  , 
Que  ,  différent  en  fon  langage  , 
Et  plus  différent  en  fes  mœurs. 
Ennemi  des  vils  féducleurs  , 
D'une  fagcffe  plus  aimable  , 
D'une  vertu  plus  fociable. 
Il  joindioit  le  jufte  milieu 
A  cet  hommage  pur  &  tendre  , 
Que  tous  les  cœurs  auroient  dû  rendre. 
Aux  grandeurs  ,  aux  bienfaits  de  Dieu  ! 


Piij 


L  E  TTRE 

SUR 

LA   MUSIQUE 

FRANÇOISE. 


Sunt  verba  &  voces  ,  pratereaque  ,  nthil. 


AVERTISSEMENT. 

J  A  querelle  excitée  l'année  dernïere 
a  l'Opéra  y   n'ayant   abouti  qu'à    des 
injures  ,   dite^  d'un  côté  avec   beau- 
coup d'efprit ,  &  de  l'autre  avec  beau- 
coup d'animojlté,  je  n'y  voulus  prendre 
aucune  part  ;  car  cette  efpece  de  guerre 
ne  me  convenait  en  aucun  fens  ,   o"  je 
fentois  bien  que  ce  n  était  pas  le  tems 
de  ne  dire  que  des  raifons.  Maintenant 
que  Us  Bouffons  font  congédiés  ,  oa 
prêts  à  l'être  ,  6'  qu'il  nejl  plus  quef- 
ûon  de  Cabales  ,je  crois  pouvoir  ha- 
farder  mon  fcntiment  ,  £'  je  le  dirai 
avec   ma  franchife    ordinaire ,   fans 
craindre  en  cela  d'of enfer  perfonne  y  // 
me  femble   mçme  ^e  fur  un  pareil 


lyS  Avertissement, 
fujet  toute  précaution  ferait  injurieufi 
pour  les  Lecteurs  ;  car  f  avoue  que 
j  aurais  fort  mauvaife  opinion  d'un 
Peuple  (*)  qui  donnerait  a  des  ckan- 
fons  une  importance  ridicule  ;  qui  fe- 
rait plus  de  cas  de  fes  Mujîciens  que 
de  fes  Philofaphes  ,  &  che^  lequel  il 
faudrait  parler  de  Mufique  avec  plus 
de  circonfpeBion  que  des  plus  graves 
fujets  de  morale, 

C'eji  par  la  rai  fan  que  je  viens  d'ex- 
pofer  ,  que  ,  ^quoique  quelques  -  uns 
m'accufent  ,  h  ce  qu'on   dit  ,   d'avoir 

{*)  De  peur  que  mes  LeiSeurs  ne  prennent 
les  dernières  lignes  de  cet  alinéa  pour  une 
fatyre  ajoutée  après  coup  ,  je  dois  les  avertir 
qu'elles  font  tirées  exatlcment  de  la  pre- 
mière édition  de  cette  lettre  ;  tout  ce  qui  fuû 
fut  ajeucé  dans  la  féconde.  • 


Avertissement.    179 

manqué  de  refpeéi  a  la  Muftque  Fran- 
foife  dans  ma  première  édition ,  le 
refpeét  beaucoup  plus  grand  &  l'eftime 
que  je  dois  k  la  Nation,  m'empêchent 
de  rien  changer  a  cet  égard  dans 
celle-ci. 

Une  chofe  prefque  incroyable,  fi 
elle  regardait  tout  autre  que  mot  j 
cefi  qu'on  ofc  m'accufer  d'avoir  ^arlé 
de  la  langue  avec  mépris  dans  an 
Ouvrage  o.îi  il  n'en  peut  être  quefiion 
que  par  rapport  h  la  Mufique.  h  n'ai 
pas  changé  la  dejfus  unfeulmot  dans 
cette  édition  ,  ainfi  >  en  la  parcourant 
de  fens'froid  ,  le  Lecteur  pourra  voir 
fi  cette  accufation  efi  jujie.  Il  eft  vrai 
que  quoique  nous  ayons  eu.  d'excellens 
Pactes ,  à'  même  quelques  Muficiens 


îSô  Avertissement. 

qui  n  étaient  pas  fans  génie  ,  je  crois 
notre  langue  peu  propre  a  la  PoéJIe , 
&    point  du    tout  à  la  Mufique.  Je 
ne  crains  pas  de  rncn  rapporter  far 
ce  point  aux  Poètes  mêmes  j  car  quant 
aux  Mujîciens  ,  chacun  fait  qu'on  peut 
fe  difpenfcr  de  les  confulter  fur  toute 
ajfaire  de  raifonnement.  En  revanche  , 
la  langue  Franfoife  me  paraît  celle  des 
Philofopkes  &  des   Sages  (  *  )  :  elle 
femhle  faite  pour  être  l'organe  de  la 
vérité  &  de  la  raifort  :  malheur  à  qui- 
conque ojfenfe  l'une  ou  t autre  dans  des 
Ecrits   qui  la  deshonorent.  Quant   a 

(*)  C'eft  le  feutinient  de  l'Auteur  de  la 
Lettre  fur  les  Sourds  Se  les  Muets ,  fentimeiu 
qu'il  foutient  très-bien  dans  l'addition  à  cet 
Ouvrjgc  ,  Se  i|u'il  prouve  encore  niitux  par 
tous  fcs  Ecrits. 

moi  t 


Avertissement.   iBi 

moi  ,  /e  plus  digne  hommage  que  je 
croie  pouvoir  rendre  h.  cette  beUe  CJ 
fage  langue,  dont  j'ai  le  bonheur  de 
faire  ufage ,  efi  de  tâcher  de  ne  la 
point  avilir. 

Quoique  je   ne  veuille  &  ne  doive 
point  changer  de  ton  avec  le  Public  , 
que  je  n'attende  rien  de  lui,   &  que  je 
me  fuucie  tout  aujfi  peudefesf.yres 
que  de  jcs  éioges  ,  je  crois  le  refpec^ 
ter   beaucoup  plus  que  cette  foule  d'E- 
crivains mercenaires  6'  dange  eux  qui 
le  flattent  pour  leur  intérêt.  Ce  refpeBy 
il  efi  vrai  ne  conffte  pas  dans  de  vains 
ménagemens   qui  marquent    l'opinion 
qu'on  a  de  lafoibleff:  de  fes  Le  fleurs; 
mais  à  rendre  hommage  a  leur  juge-': 
ment ,  en  appuyant  par  des  rai'onsjo-. 
Tome  VI,  Q 


iSi    Avertissement. 

lides  le  fentiment  qu'on  leur  propofe  j 
&  c'e/i  ce  que  je  me  fuis  toujours  ef' 

forcé  de  faire.  Ainft  ,  de  quelque  fens 
qiion  veuille  envifager  les  chofes  ,  en. 
appréciant  équicablement  toutes  les 
clameurs  que  cette  Lettre  a  excitées  , 
jai  bien  peur ,  qiid  la  fin ,  mon  plus 
grand  tort  ne  fait  d'avoir  raifon  y  car 
je  fais  trop  que  celui-là  ne  me  fera  ja- 
mais pardonné. 


L  ETT  RE 

SUR 

LA  MUSIQUE 

FRANÇOISE. 


"Vous  fouvenez-vous ,  Monfîeur,  de  l'hif- 
toire  de  cet  eriant  de  Siléfi:  dont  p::rle  M.  de 
FoiuensUe  ,  &:  qui  étoic  né  avec  une  denr 
d'or?  Tous  les  DoûsuradeTAlU-ma^ne  s'é- 
puiferent  d'abord  en  favantes  dilTer'ations  , 
pour  expli^iucr  comment  on  pouvo-t  naître 
avec  une  dent  d'or  :  la  dernière  ciioil-  donc 
on  s'avifa  fut  de  vérifier  le  f..ir ,  &  il  fe  trou- 
va  que  la  dent  n'étoit  pas  d'or,  l'uur  éviter 
un  femblable  inconvénient ,  avant  que  de 
parler  de  l'exce'.lence  de  no;re  Muil-iuc  ,  il 
feroit  peut-être  bon  de  s'aflurer  de  fon  exif- 
tence  ,  &  d'examiner  d'abord  ,  non  pas  Û 
elle  eft  d'or ,  mais  fi  n(-.u5  en  avons  urc. 

Les  Allemands,  les  Espagnols  &  les  An- 
glois ,  ont  long-tems  prétendu  polT^dct  une 
Kiufique  propre  à  leur  langu;  :  en  effet ,  ils 


1^4  Lettre 

avoient  des  Opéra  N.icionaux  qu'ils  admî- 
ïoicnc  de  rrès-bonue  foi ,  &  ils  croient  bien 
perluddés  4u'il  y  alio.t  de  leur  gloire  à  laifTer 
abolir  ces  chcJ^s-d'œuvrcs  inlupport^bles  i 
touies  les  oreilles  ,  excepté  les  leurs.  Enfin 
le  plaifîr  l'a  ernporcé  chez  eux  fur  la  vanité , 
ou  du  moins ,  ils  s'en  font  fait  une  mieux 
entendue  dcfacrifier  au  goût  &  à  la  raifon  , 
des  prrjuoés  qui  rendent  fouvent  les  Na- 
tions ridicules  ,  par  l'honneur  même  qu'elles 
y  attachent. 

Nous  fommes  encore  en  France  à  l'égard 
de  notre  Mu/îque  ,  dans  les  fentimens  oiî  ils 
écoienc  alors  fur  la  Itur  ;  mais  qui  nous  alFu- 
rera  que  pour  av'oir  été  p'us  opiniâtres ,  notre 
entêtement  en  foir  mieux  fondé  ?  Ignorons- 
nous  combien  l'habitude  des  plus  luauvaifes 
chofes  peut  fafciner  nos  fer,s  en  leur  fa- 
veur (*)  ,ûc  combien  le  raifonnemem  &  îa 

(*)  les  curieux  feront  peut-ctrebicn  ailes  de 
trouver  ici  le  rafTagc  Cuivanc ,  tiré  dun  ancien 
partifan  du  coin  de  la  Reine,  &  que  je  m'abftiens 
de  traduire  pour  de  fort  bonnes  railons. 

»  Et  revcrfus  cil  Rex  rii^mus  Carolus ,  & 
»  cclcbravit  Roma  Pafcha  cum  Domno  ^ porto, 
n  lico.  Eccc  orta  cft  ronrcntio  per  dics  feftos 
«  Pafchx  înter  Cantorcs  Romanorum  &  Gallo- 


SUR  LA  Musique.       185 

réflexion  font  néceffaircs  po'jr  redifier  dans 
tous  les  beaux  arts ,  l'approbation  ma!  enten- 
due que  le  Psuple  donne  fouvcnt  aux  j  loduc- 

»  rum  :  Diccbant  fe  Galli  mcU.is  ca  .tare  &  pul- 
»chiius    qaam    Romani.    Diccbant   f;   Komanl 
3^  docliffimè   cantilcnas    hcclefiafticas  proferre  , 
35  ficut  do:ti  fiicraiu  à  finîto  C.rig^iii<->   Papa; 
5>  Gallos  corniptè  cantate,  &  c-intiicnam  fanam 
«  deftruendo    dilacciarc.   Quac   contemio    ante 
M  Domnum    Rcgcm    Carolum    pcrvcnit.    Galli 
,->  verô,  propterfi-cuvitatem  Oomni  RegisÇaroli, 
n  vaWè  cxpiobrabant  cintoribus  R.c:-nams.  Ro- 
jîitianivc  ô  propre  aiictoritatem  magnat  doc- 
»  triHEE  cos  flultos  ,  ruftico'i ,   &  indottos  vclut 
«bruta    anim^lia    affirmabant ,    &    doctrinani 
»  Sanili  G.cgotii  prsforcbanr  riifticitati  eorum; 
«  &  cum  altevca.io  de  ncutrâ  parte  finiret,  aie 
,,  Domnus  piifTimus  Rex  Carolus  ad  fuos  Can- 
«  tores  :  Dicite  palam  quis  purior  eft ,.  &  quis 
«mclior.aut  fins  vivus ,  a-it  riviiU  cjus  longô 
«dccmr.nte,?  RJ;ondcrunt  omncs  una  voce, 
„  fontem  vdiit  ciput  &  ovi  •nem  punorem  efle; 
„  rivulos  au;eai  cjus  q.  an^ô  U  ngiùs  à  fonte  iccef- 
»  ferint ,  taniô  turbulcntos  ,  &  lordibus  ac  im- 
«  miinditii.  cotruptos-,  &  ait  Domnus  Rex  Ca- 
»  relus  i  rcvcrtimini  vos  ad  fontem  iancb  Gre- 
«  gorii  ,  quis   manitatè  corrupiftis   caunlenam 
«Ecdcfiafticam.    Niox  petiit  Domnus   Rex  Ca- 
«  rolus  ab  Adtiano  l'apâ  Canîotcs  ,qui  Franciaul 
>.  cou;60taii  de  caniu.  M   i:!e   JedLc  ei  Thca- 
Q  iij 


iSS  Lettre 

lions  du  plus  mauvais  goût ,  &:  détruire  le 
faux  plailîr  qu'il  y  prend  .'  Ne  feroit-il  donc 
.point  à  propos ,  pour  bien  juger  de  la  Mufi- 
que  Françoife,  indépendamment  de  ce  qu'en 
penfc  la  populace  de  tous  les  Etats  ,  qu'on 
eflayât  une  fois  de  la  foumettre  à  la  coupelle 

51  dorum  &  Bencdiclum  docliflîmos  Cantorcs , 
M  qui  à  Saiiclo  Gregorio  cruditi  fuctant ,  tribuit- 
«  que  Anciphonarios  Sandi  Gicgorii ,  quos  ipfe 
i->  notavciat  nota  Romanâ.  Domnus  vciô  Rcx 
3'  Carolus  rcvertcns  in  Francisai  mifit  unum 
«  Cantortm  in  Mctis  civitate  ,  altcrum  in  Sucf- 
i->  fonis  civitatc,  prarcipiens  de  omnibus  civita- 
»  tibus  Francia:  Magillros  fcholx  Antiphonarios 
5»  tis  ad  corrigendum  tradere  ,  &  ab  cis  difcere 
3>  cantare.  Correcli  funt  crgo  Antiphonarii  Fian- 
5î  corum  ,  quos  unufquii'que  pro  arbitiio  fuo 
55  vitiavcrat  ,  ad^iens  vcl  minuens  ,  &  omncs 
35  Francis  Cantores  didiccrunt  notam  Romanam 
35  quam  nunc  vocant  notam  Francifcam  :  Exccpto 
35  quod  t,r-  nulas  vel  vinnulas  ,  iivc  collifibiles 
35  vcl  fccabiles  voces  in  cantu  non  potcrant  pcr- 
«fectè  expiimetc  Franci ,  natutali  voce  barba- 
»  ricâ  frangcntcs  in  gutturc  voces.  quàm  potiîis 
3»  exprimcntcs.  Majùs  autcm  Magiftcrium  can- 
55  tandi  in  Métis  lenianfit ,  quantumquc  Magif- 
35  tcrium  Romanum  fiipcrat  Metcnfc  in  artccan- 
55  tandi ,  tantô  fupcrat  Nietcnfis  cantilenaca:tcras 
55  fcholas  G;!lIorum.  Similitcr  crudicrunt  Romani 
ï)  Cantores  fupiadîclos  Cantores  Francorum  ia 


SUR  LA  Musique.      iî>7 

ic  la  raifon  ,  £c  de  voir  Ci  elle  en  fouticndra 
l'épreuve  ?  Conctdo  ipfe  hoc  mulûs  ,  difoic 
Platon  ,  vnluptate  Muficam  judicandam  ,  fed. 
illam  ferme  Muficam  ejjc  dico  pulcherrimarn. 
qiix  opiimos  ,  fatifque  eruditos  ddeflet. 

Je  n'ai  pas  dcfTein  d'approfondir  ici  cet 
cx.Mnen  ;  ce  n'eft  pas  l'affaire  d'une  Lettre  , 
ni  peut-être  la  mienne.  Je  voudrois  feulemenc 
tâcher  d'établir  que!.]ues  principes ,  fur  lef- 
quels  ,  en  attendant  qu'on  en  trouve  de 
meilleurs ,  les  Maîtres  de  l'^rt  ,  ou  plutôt  les 
Philofophes  puJTeni  diriger  leurs  recherches  : 
car  ,  difoit  autrefois  un  Sage,  c'eft  au  Poë:e 
à  faire  de  la  Poéfie  ,  &  au  Muficieti  à  faire 
de  la  Mufique  ;  mais  il  n'appartient  qu'au 
rhilofophe  de  bien  parler  de  l'une  5c  de 
l'autre. 

Toute  Mufique  ne  peut  être  corapofée  que 
de  ces  trois  chofcs  ;  mélodie  ou  chant ,  har- 

«arteorganandi;  &  romnusRexCarolus  iterùm 
■y>  i  Romà  artis  grammaticae  &  computatoiia; 
3)  Magiftros  fecum  adduxit  in  Franciam  ,  &  ubi- 
5>  'juc  ftiidium  litterarum  cxpandere  jullît.  Ante 
«  ipfum  cnim  Doninum  Regem  Carolum  in  Gal- 
ij  lia  nulliim  ftudium  fueiat  liberaliura  aniuiiiii. 


j8S  Lettre 

xnonie  ou  accompagnement  ,  mouvement 
ou  msfurc  (  *  ). 

Quf)ii]U=  le  chant  tire  Ton  principal  carac- 
tère de  la  mefure  ;  comme  il  naît  immédia- 
tement He  l'harmonie  ,  &  qu'il  airujeitit 
toujours  l'accompagiiement  à  fa  marche  , 
j'unirai  ces  deux  parties  dans  un  même  ar- 
ticle ,  puis  je  parlerai  de  la  nicfure  féparé- 
menr. 

L'harmonie  ayant  fon  principe  dans  la  na- 
ture ,  eft  la  mc;T!e  pour  toutes  les  Nations  , 
ou  lî  elle  a  quelques  différences  ,  elles  font 
introduites  par  celle  de  la  niclodie  j  ainfi  , 
c'cft  de  la  mélodie  feulcmeut  qu'il  faut  tirer 
le  carsét;re  particulier  d'une  Muiîque  Natio- 
nale ;  d'autant  plus  que  ce  caradere  étant 
principalement  donné  par  la  langue  ,  le  chant 
proprcmciU  dit,  doit  rctreniir  la  plus  grande 
inHuence. 

On  peut  concevoir  des  iani-^ues  plus  pro- 
pres à  la  Mudque  les  unes  que  les  autres  ;  on 

1*1  Quoiqu'on  entende  par  mefure  la  dcter- 
minacion  du  nombre  &  du  lapport  des  tims, 
&  par  motivcmcnt  celle  do  degrij  de  vtttffe  ,  j'ai 
cm  pouvoir  ici  confondre  ces  chofcs  tous  l'idée 
gcnétaU  de  modificaiion  de  la  duicc  ou  du  icms. 


SUR  LA   Musique.     189 

en  peut  concevoir  qui  ne  le  feroient  point  du 
tout.  Telle  en  pourroit  être  une  qui  ne  feroïc 
compofée  que  de  fons  mixtes  ,  de  fyllabes 
muettes ,  fourdes  ou  nazales ,  peu  de  voyelles 
fonotes ,  beaucoup  de  confonnes  &  d'articu- 
lations ,  Si  qui  inanqueroit  encore  d'autres 
conditions  efTentielles  ,  dont  je  parlerai  dans 
l'article  de  la  mefure.  Cherchons  ,  par  cu- 
liofîté  ,  ce  qui  réfulteroit  de  la  Mufi  ^ue 
appliquée  à  une  telle  langue. 

Premièrement ,  le  défaut  d'éclat  dans  !e 
fon  des  voyelles  obligeroit  d'en  donner  beau- 
coup à  celui  des  notes ,  &  parce  que  la  langue 
feroit  fourde  ,  la  Mufique  feroit  criarde.  En 
fécond  lieu  ,  la  dureté  &  la  fréquence  des 
confonnes  forceroit  à  exclure  beaucoup  de 
mots ,  à  ne  procéder  fur  les  autres  que  par 
des  intonations  élémentaires  &  la  Muîique 
feroit  infipide  &  monotone-,  fa  marche  feroit 
encore  lente  &  ennuyeufe  par  la  même  rai- 
fon  ,  &  quand  on  voudroit  prefTer  un  peu  le 
mouvement  ,  fa  vîiefle  rciTembleroit  à  celle 
d'un  corps  dur  5c  anguleux  qui  roule  fur  le 
pavé. 

Comme  une  telle  Mufique  feroit  dénuée  de 
toute   mélodie   agréable  ,  on  tâcheroit  d'y 


190  Lettre 

fuppléer  par  des  beautés  fafticcs  &  peu  natu- 
relles ;  on  la  chargeroit  de  modulations  fré- 
quentes &  régulières  ,  mais  froides ,  fans 
grâces  ôc  fans  exprefllon.  On  inventeroit  des 
fredons  ,  des  cadences  ,  des  ports  de  voix  & 
d'autres  agrémens  pofliches  qu'on  prodigue- 
roit  dans  le  chant ,  &  qui  ne  feroient  que  le 
rendre  p'us  ri  die  j'.e  fans  le  r  endre  moins  plar. 
La  Mu;i  jue  avec  toute  cette  maufTade  parure 
rcfteroit  languilTaiite  Se  fans  cxpreflîon  ,  Si 
fes  images ,  dénuées  de  fore:  &  d'énergie  , 
peindroient  peu  d'objets  en  beaucoup  de 
notes  ,  comme  ces  écritures  gothiques ,  dont 
les  lignes  remplies  de  traits  &  de  lettres 
figurées ,  ne  contiennent  que  deux  ou  trois 
mots  ,  6c  qui  renferment  très-peu  de  feni 
en  un  grand  efpace. 

L'impcfTibilité  d'inventer  des  chants  agréa- 
blcs  ob'igcroic  les  Compoilceurs  à  tourner 
tous  leurs  foins  .lu  côté  de  l'harmonie,  & 
faute  de  beautés  réelles ,  ils  y  imroduiroient 
des  beautés  de  convention  ,  qui  n'auroient 
ptefque  d'autre  mérite  que  la  difficulté  vain- 
cue :  au  lieu  d'une  bonne  Mulî-juc  ,  ils  ima- 
gincroicnt  une  Mulîque  favanre  ;  pour  fup- 
pléer au  chant ,  ils  multiplicroienc  les  accom- 


SUR.  LA  Musique,      i^i 

pagnemcns  ;  il  leur  en  coûteroit  moins  de 
placer  beaucoup  de  niauvaifes  parties  les  unes 
au-defTus  des  autres  ,  que  d'en  faire  une  qui 
fût  bonne.  Pour  ôter  l'inllpiditc ,  ils  aug- 
menteroient  la  ccnfufion  ;  ils  croiroient  faire 
de  la  Mullque  ,  Sc  ils  ne  fetoieiic  que  du 
bruit. 

Un  autre  effet  qui  réfulteroit  du  défaut  de 
mélodie  ,  fcroit  que  les  Muficicns  n'en  ayanc 
qu'une  faufTe  idée  ,  trouveroienc  partout 
une  mélodie  à  leur  manière  :  n'ayant  pas  de 
véritable  chant  ,  les  parties  de  chant  ne  leur 
coùteroient  rien  à  multiplier  ,  parce  qu'ils 
donneroient  hardiment  ce  nom  à  ce  qui  n'en 
feroit  pas  ,  même  jufqu'à  la  Baile-continue  , 
à  l'uniiTon  de  laquelle  ils  feroient  fans  façon 
réciter  les  Baffes- tailles ,  fauf  à  couvrir  le 
tout  d'une  forte  d'accom.agnement ,  dont 
la  prétendue  mélodie  n'auroit  aucun  rapport 
à  celle  de  la  partie  vocale.  Par-tout  où  ils 
verroient  des  notes  il?  trouveroient  du  chant, 
attendu  qu'en  effet  leur  chant  ne  feroit  que 
des  notes.  Voces  ,  pratereàgue  nihil. 

Palfons  maintenant  à  la  mefure  ,  dans  le 
fentiment  de  laquelle  confifle  en  grande  par- 
tic  la  beauté  &  l'exprenTion  du  chunt.  La 


iiji  Lettre 

mefure  eft  à-peu-près  à  la  mélodie  ce  que 
la  fyntaxe  eft  au  difcours  :  c'eft  elle  qui  fait 
l'enchaînement  des  mots ,  qui  diftingue  les 
phrafcs ,  &.  qui  donne  un  fens ,  une  Uaifon 
au  tour.   Toute  Mufique  dont  on    ne   fenc 
point  la  mefure  rclTcmble  ,  fi  la  faute  vient 
de   celui  qui  l'exécute  ,  à    une  écriture  en 
chiffres ,  dont  il  faut  néceffairement  trouver 
la  clef  pour  en  démêler  le  fens  ;    mais  fi  en 
effet  cette  Mufique  n'a  pas  de  mefure  fen- 
fib'.e ,  ce  n'eft  alors  qu'une  coUcûion  confufc 
de  mots  pris  au  hafard  &  écrits  fans  fuite , 
auxquels  le    Leûeur  ne  trouve  aucun  fens, 
parce  que  l'Auteur  n'y  en  a  point  mis. 

J'ai  dit  que  toute  Mufique  Nationale  tire 
fon  principal  caradere  de  la  langue  qui  lui 
ell  propre  ,  &  je  dois  ajouter  que  c'eft  prin- 
cipalement la  profodie  de  la  !a:igue  qui  conf- 
titue  ce  cnracterc.  Comme  la  Mulîque  vocale 
a  précédé  de  beaucoup  l'inftrumcntale,  cclk-- 
ci  a  toujours  reçu  de  l'.iutre  fes  tours  dédiant 
&  fa  mefure,  Se  les  divcrfes  mefurcs  de  la 
Mufique  vocale  n'ont  pu  naître  que  des 
diverfes  manières  dont  on  pouvoit  fcander 
le  difcours,  &  placer  les  brèves  &  les  longues 
les  unes;  à  l'égard  des  autres  :  ce  qui  eft  très- 

évidea; 


SUR  LA  Musique.      193 

évident  dans  la  Mufique  Grecque  ,  dont 
toutes  Us  mefures  n'étoient  que  les  formules 
d'autant  de  rhythmes  Fournis  par  tous  les 
arrangeinens  des  fyllabcs  longues  ou  brèves, 
&  des  pieds  dont  la  langue  &  h  poéfie 
étoient  fufceptibles.  De  force  que ,  quoiqu'on 
puifle  très-bien  diftinguer  dans  le  thythme 
mufical  h  mefurc  de  la  profodie  ,  la  me- 
Ture  du  vers  ,  &  la  rr.efure  du  chant ,  il  ne 
faut  pas  douter  que  la  Mufique  la  plus  agréa- 
ble ,  ou  du  moins  la  mieux  cadencée  ,  ne 
foie  celle  où  ces  trois  uiefutes  concourent 
enfcmbie  le  plus  parfaitement  qu'il  eft  pof- 
fible. 

Après  ces  écIaircifTemens  je  reviens  à  mon 
hypothefe  ,  &  je  fuppofe  que  la  même  lan- 
gue ,  dont  je  viens  de  parler  ,  eût  une  mau- 
vaife  profodie  ,  peu  marquée  ,  fans  exsûi- 
tude  &  fans  précifion  ,  que  les  longues  5c  les 
brèves  n'euffent  pas  enti'elles  ,  en  durées  &Z 
en  nombres ,  dts  rapports  fimples  &  pro- 
pres à  rendre  le  rhytlime  agréable,  exaû  , 
régulier;  qu'elle  eût  des  longues  plus  ou 
moins  longues  les  unes  que  les  autres  ,  des 
brèves  plus  ou  moins  brèves ,  des  fylbbes  ni 
brèves  ni  longues  ,  8c  que  les  différences  des 
Tome  yl.  R. 


i94  Lettre 

unes  &  des  autres  fuflent  indéterminées  Sc 
prefque  incommenfurables  :  il  efi:  clair  cjue 
la  Malîque  Nationale  étant  contrainte  d; 
recevoir  dans  fa  mefure  les  irrégularités 
de  la  profociic ,  n'en  auroit  qu'une  fore 
v.-gue  ,  illégale  &  très-peu  fenfible  ;  que  le 
récitatif  fe  fentiroit  fur-çout  de  cette  irrégu- 
lari;é  ;  qu'on  ne  fauroit  prefque  comment  y 
fsire  accorder  les  valeurs  des  notes  &  celles 
des  fyllabes  ;  qu'on  feroit  contraint  d'y  chan- 
ger de  mefure  à  tout  moment  ,  &  qu'on  ne 
pourroit  jamais  y  rendre  les  vers  dans  un 
riiythme  exact  3c  cadencé  ;  que  même  dans 
les  airs  mefurés  tous  les  mouvemens  feroicKC 
peu  naturels  &  fans  précilîoa  ;  que  pour  peu 
de  lenteur  qu'on  joignît  à  ce  défaut ,  l'idée 
de  l'égalité  des  tcms  fe  perdroit  enticremcr.- 
dans  l'efprit  du  Chanteur  Se  de  l'Auditeur  ; 
,&  qu'enfin  la  mefure  n'étant  plus  fcnlîbîe  , 
pi  fes  retours  égaux  ,  elle  ne  feroit  alfujcttie 
qu'au  caprice  du  Mulkien  ,  qui  pourroit  à 
chaque  infcant  la  preflcr  ou  ralentit  à  fon 
gré  ,  de  forte  qu'il  ne  feroit  pas  poflîble 
d.uis  un  concert  de  fe  paffcr  de  quelqu'un 
qui  la  marquât  à  tous ,  félon  la  fanriilîe  0:1 
la  commodité  d'un  ù,\l. 


SUR  LA  Musique.      15^5 

C'eA  ainfi  que  les  Aûeurs  contrafteroient 
ttllemenc  l'habicude  de  s'aiTcrvir  la  niefure, 
qu'on  les  eiitcndroir  même  l'altérer  à  delfein 
dans  les  morceaux  où  le  Compofiteur  feroit 
venu  à  bout  de  la  rendre  fenfible.  Marq-Jer 
la  msfure  feroit  une  faute  contre  la  corapo- 
fition ,  &:  la  fuivre  en  feroit  une  contre  le 
goût  du  chant  5  les  défauts  pafTeroient  pour 
des  beautés ,  Se  les  beautés  pour  des  défauts  ; 
les  vices  feroient  établis  en  règles  ;  &  pour 
faire  de  la  Mufi^ue  au  goût  de  la  Nation  , 
il  ne  faudroit  que  s'attacher  avec  foin  à  ce 
qui  déplaît  à  tous  les  autres. 

AuCCi  avec  quelque  art  qu'on  cherchât  à 
couvrir  les  défauts  d'une  pareille  Mufique  , 
il  feroit  impodible  qu'elle  plut  jamais  à  d'au- 
tres oreilles  qu'à  celles  des  naturels  du  pays 
où  elle  feroit  en  ufage  :  à  force  d'efTuycr  des 
reproches  fur  leur  mauvais  goût ,  à  force 
d'entendre  dans  une  langue  plus  favorable 
de  la  véritable  Mufique  ,  ils  chercheroicnt 
à  en  rapprocher  la  leur ,  &  ne  feroient  que 
lui  ôierfoncaraûere  &  la  convenance  qu'elle 
avoit  avec  la  langue  pour  laquelle  el!e  avoir 
été  faite.  S'ils  vouloicnt  dénaturer  leur  chanr, 
ils  le  rendroient  dur ,    baroque  &  prefquc 


le)i^  LlTTRE 

inchantable  ;  s'ils  fe  contentoient  de  t'orner 
par  d'aurrcs  accompagnemens  que  ceux  qu* 
lui  font  propres ,  ils  ne  feroicnc  que  marquer 
mieux  fa  pUcitude  par  un  conrrafte  inévita- 
ble ;  ils  ôceroienc  à  leur  Mufique  la  feule 
beauté  dont  elle  étoit  fufceptiblc  ,  en  ôtant 
à  toutes  fcs  parties  l'uniformité  de  c.iradlere 
qui  la  faifoic  être  une  ;  &  en  accoutumant 
les  crtilles  à  dédaigner  le  chant  pour  u'écou- 
ter  que  la  fyniphonie  ,  ils  parviendroienc 
enfin  à  ne  faire  fervir  les  voix  que  d'accoai- 
pagncment  à  l'accompagnetncat. 

Voilà  pat  quel  moyen  la  Mufique  d'une 
telle  Nr-tion  fe  diviferoic  en  Mufique  vocale 
&  Mufique  inftrumeniale  ;  voilà  comment, 
en  donnant  des  caractères  difFérenc  à  ces  deux 
efpeces ,  on  en  feroit  un  tout  nionOrucux. 
La  fymphonie  voudroic  aller  en  mcfure  ,  Se 
le  chant  ne  pouvant  foufirir  aucune  gêne  , 
on  cnrendroit  fouvent  dans  les  mêmes  mor- 
ceaux les  Adeurs  6c  l'Orcheftre  fc  contrarier 
Se  fe  faire  obflacle  mutuellement.  Cette  ia- 
certitude  Se  le  mélange  de  deux  caradcrcs 
introduiroient  dans  la  manière  d'accompa- 
gner, une  froideur  Se  une  lâcheté  qui  fe  tour- 
D;r(3ic  cellcmem  en  habitude,  que  les  S/iic 


SUR  LA  Musique,      i  97 

pl-.oni;1es  ne  pourtoien:  pas  ,  même  en  exc- 
lu-.anc  de  bonne  Mufique  ,  lui  lai  (Ter  de  la 
Jorce&:de  l'énergie.  En  la  jouant  comme 
la  lci;r  ,  ils  l'cnerveroient  entièrement  ; 
ils  feroienc  fort  les  doux  ,  doux  les  fins. 
Se  ne  connoîtroient  pas  une  des  nuan- 
ces de  ces  deux  mots.  Ces  autres  mots , 
fin  forban  Jo  ,  doUe  {*),  rlfoluto ,  con 
ç^u(}o  ,  fpirltofo  ,  fojlenuto  ,  con  brio  ,  n'au- 
roicnt  pas  même  de  fynonymes  dans  leur 
langue,  &c  celui  à'exprejjîon  n'y  auroit  aucun 
feus.  Ils  fubftitueroient  je  ne  fais  combien  de 
p:-tics  raifonnemens  froids  &c  maulfades  à  la 
vigueur  du  coup  d'archet.  Quelque  nombreux 
que  fut  rorcheftre,  il  ne  feroit  aucun  effet, 
ou  n'en  feroit  qu'un  très-défagréable.  Comme 
l'exécution  feroit  toujours  lâche  ,  &c  que  les 
Symphoniftes  aimeroien:  mieux  jouer  pro- 
prement que  d'aller  en  mefure  ,  ils  ne  feroient 
jamais  enfemble  ;  ils  ne  pourroient  venir  à 
bout.de  tirer  un  fon  net  &  jufle,  ni  de  rien 

(*)Il  n'y  a  peut-être  pas  quatre  Symphoniftes 
îiançois  qui  fâchent  la  difFcrcnce  de  piano  & 
l'.ùlce  ,  &  c'cft  fort  inutilement  qu'ils  la  fau- 
roi'.-nf,  car  qui  d'cntr'cux  feroit  en  dtat  de  la 
rendre  J 

Riij 


198  Lettre 

exécuter  dans  fon  caraftere  ;  &  les  Etranger* 
feroienr  tout  furpris  qu'à  quelques-uns  près  , 
un  Orchcftre  vanté  comme  le  premier  du 
monde  ,  fcroic  à  peine  digne  des  tréteaux 
d'une  guinguette  (*).  Il  devroic  naturelle- 
ment arriver  que  de  tels  Mufîciens  prifftnt 
en  haine  la  Mulîque  qui  auroit  mis  leur 
honte  en  évidence,  &  bientôt  joignant  la 
mauvjife  volonté  au  mauvais  goût ,  ils  mec- 
troient  encore  du  deircin  prémédité  ddas  la 
ridicule  exécution  ,  donc  ils  auruicnt  bien 
pu  Ce  fier  à  leur  iiial-adretre. 

D'après  une  auirc  fuppofition  contraire  à 
celle  que  je  viens  de  faire,  jepourrois  déduire 
aifémcut  toutes  les  qualités  d'une  véritable 
Mufique  ,  faite  pour  émouvoir ,  pour  imiter 
pour  plaire  ,  &  pour  porter  au  cccur  les  plus 

(*)  Comme  on  m'a  afTiud  qu'il  y  avoit  parmi 
les  Symphop.iilcs  de  l'Opéia,  non-fculcmcnt  de 
très-bons  violons ,  ce  que  je  confcflc  qu'ils  font 
prcfque  tous  pris  fdparifmcnt ,  msis  de  vérita- 
blement honnêtes  gens  qui  ne  fe  prêtent  point 
aux  cabales  de  Icaii  confrères  pour  mal  fervir  le 
public;  je  me  hâte  d'ajouter  ici  cette  diftmrtion, 
pour  réparer  ,  autant  qu'il  cit  en  moi,  le  tort 
que  je  puis  avoir  vis-à-vis  de  ceux  qui  la  mc- 
ticcnt. 


■"sur  la  Musique.      19Î? 

«Joucesimpreffions  Je  l'harmonie  Se  du  chant; 
mais  comme  ceci  nous  é^arteroic  trop  de  no- 
tre fujet,  &  fur-tout  des  idées  qui  nous  font 
connues,  j'aime  mieux  me  borner  à  quel- 
ques obfcrvations  fur  la  Mudque  Italienne  , 
qui  puiiïeiu  nous  aider  à  mieux  juger  de  la 
nôtre. 

Si  l'on  demandoit  laquelle  de  toutes  les 
langues  doit  avoir  une  meilleure  Grarr.tnaire, 
je  répondrois  qu3  c'efl  celle  du  Peuple  qui 
raifqnne  le  mieux  ;  &  Cl  l'on  demandoit 
lequel  de  tous  les  Peuples  doit  avoir  une 
meilleure  Mufîquc  ,  je  dirois  que  c'efl  celui 
dont  la  langue  y  eft  le  plus  propre.  C'efl  ce 
que  j'ai  déjà  établi  ci-devant ,  &  que  j'r.urai 
cccaflon  de  confirmer  dans  la  fuite  de  cetrc 
Lettre.  Or,  s'il  y  a  en  turope  une  langue 
propre  à  la  Mufique,  c'efl  curainement  l'Ita- 
lienne ;  car  cette  langue  efl  douce  ,  fonore  , 
barmonieufe.  Se  accentuée  plus  qu'aucune 
autre  i  &  ces  quatre  qualités  font  précifé- 
mcnt  les  plus  convenables  au  chant. 

Elle  efl  douce  ,  parce  que  les  articulations 
y  font  peu  compofées ,  que  la  rencontre  des 
c'>nfonnes  y  efl  rare  &  fans  rudelTe  ,  &  qu'un 
it:s-giand  nombre  de  fylUbes  n'y  étant  for- 


200  Lettre 

méïs  que  de  voyelles,  le:  fréquentes  élifions 
eu  rendent  la  prononciation  plus  cou'.antc. 
Elle  eft  fonore  ,  parce  que  la  plupart  des 
voyelles  y  font  éclatantes ,  qu'elle  n'a  pas 
de  diphtongues  compofées ,  qu'elle  a  peu  ou 
point  de  voyelles  nazales  ,&:  que  les  atticula- 
tions  rares  &  faciles  diftinguent  mieux  le 
fon  des  fyllabes  ,  qui  en  devient  plus  net  & 
plus  plein.  A  l'égard  de  l'harmonie  ,  qui  dé- 
pend du  nombre  &  de  la  profodie  autant  que 
des  fons ,  l'avantage  de  la  langue  Italienne 
eft  manifefte  fur  ce  point  :  car  il  faut  remar- 
quer que  ce  qui  rend  une  langue  hrirmonicufc 
&  véritablement  pittorefque  ,  dépend  moins 
de  la  force  réelle  de  fes  termes ,  que  de  la  dif- 
tance  qu'il  y  a  du  doux  au  fort  entre  les  fons 
qu'elle  emploie,  &:  du  choix  qu'on  en  peut 
faire  pour  les  tableaux  qu'on  a  à  peindre. 
Ceci  fuppofé  ,  que  ceux  qui  penfent  que  l'Ita- 
lien n'eft  que  le  langnge  de  la  douceur  &:  de 
la  cendrelTe ,  prennent  la  peine  de  comparer 
entre  elles  ces  deux  ftrophes  dit  TafTe. 

Tcneri  fdcgni  c  placide  e  tranquille 
Rcpulfc  c  cari  rc7.ii  clictepaci, 
Sorrifi  ,  patolctte  ,  c  dolci  ftillc 
Dj  pianto  c  fofpir ,  tronclii  c  molli  bacci  : 


SUR  LA  Musique.      loi 

fufe  tai  cof(î  tutte,  e  pofcia  unille, 
Et  a!  foce  tcrrprô  di  lente  faci  ; 
F  ne  formô  qutl  sî  mirabil  cinto 
Di  ch'  cUa  avcva  il  bel  fianco  fuccinto. 

Cbi.ima  gl'  abitator  de  l'ombre  eterne 
11  rauco  luon  de  la  tattarca  tromba  i 
Trcman  le  fj-aziofe  atre  caverne , 
E  l'aer  cii-co  a  quel  romor  limbomba  i 
Ne  sî  ftr'd:ndo  mai  d.i  le  fupcrno 
Région!  del  Ciclo  il  folgor  picniba. 
Ne  si  fcoffa  giammai  tréma  la  tetra 
Quando  i  vapoti  in  l'en  gravida  ferra. 

Et  s'i's  di-fefperent  de  rendre  en  François 
la  douce  harmonie  de  1  une  ,  qu'ils  elîaient 
d'exprimer  la  rauque  dureté  de  l'autre  :  il 
n'cfi  pas  bcfoin,  pour  juger  de  ceci ,  d'en- 
tendre la  langue  ,  il  ne  faut  qu'avoir  des 
oreilles  &  de  la  benne  foi.  Au  refte,vous 
obftrveiez  que  cette  dureté  de  la  duniere 
ftro phe  n'eft  point  fourde  ,  mais  très-fo:;ore  « 
&  qu'elle  n'eft  que  pour  l'oreille  &:  non  pour 
la  prononciation  :  car  la  langue  n'articule 
p-.s  moir.s  facilement  les  r  multipliées  qui 
font  la  rudeflc  de  cette  flrophe  ,  que  les  / 
qui  rendent  la  première  Ci  coulante.  Au  con- 
traire, toutes  les  fois  que  nous  voulons  don- 
ner de  la  dureté  à  l'harmonie  de  notre  lan» 


loi  Lettre 

gue  ,  nous  fommes  forcés  d'entâfTcr  des  con- 
fonnes  de  toute  efpece  ,  qui  forment  des 
articulations  difficiles  &  rudes, ce  qui  retarde 
la  marche  du  chant ,  &  contraint  fouvent  la 
Mufîque  d'aller  plus  lentement ,  prcciféracnt 
quand  le  fens  des  paroles  cxigeroit  le  plus  de 
vîteiTe. 

Si  je  voulois  m'étendre  fur  cet  article,  je 
pourrois  peut-être  vous  faire  voir  encore  que 
les  invcrfions  de  la  langue  Italienne  font 
beaucoup  plus  favorables  à  la  bonne  mélodie 
que  l'ordre  didactique  de  la  nôtre  ,  &i  qu'une 
Phrafe  Muficale  fc  développe  d'une  manière 
plus  agréable  S:  plus  intéreflante  ,  quand  le 
fcns  du  difcours  long-tems  fufpendu  ,  fe 
rcfout  fur  le  verbe  avec  la  cadence ,  que 
quand  il  fe  développe  à  mefure  ,  £c  lailTe 
a.'foiWir  ,  ou  fatisfaire  ainlî  par  degrés ,  le 
defir  de  l'efprit,  candis  que  celui  «le  l'oreille 
augmente  en  raifon  contraire  jufqu'à  la  fin 
de  la  phrafe.  Je  vous  prouverois  encore  que 
l'arc  des  fufpenlîons  &:  des  mots  entre-coupés, 
que  l'hcureufe  conftitution  de  la  langue  rend 
fi  familier  à  la  Mufique  Italienne ,  efl  entiè- 
rement inconnu  dans  la  nôtre,  Se  que  nous 
n'avons  d'autres  moyens  pour  y  fuppicer  , 


SUR  LA  Musique,      lo^ 

o-jc  des  fiUnces  qui  ne  font  jamais  du  chant , 
&  qui ,  dans  ces  occafions ,  montrent  plutôt 
lapai-.vretéde  la  Mulîque  ,  quclcs  rclTources 
du  Muficien. 

Il  me  refieroic  à  parler  de  l'accent ,  mais 
ce  point  important  demande  une  fi  protonda 
dilcuffion  ,  qu'il  vaut  mieux  la  réferver  à  une 
meilleure  main.  Je  vais  donc  palTet  aux  chofes 
plus  effentielles  à  mon  objet ,  5c  tâcher  d'exa- 
miner notre  Mufique  en  elle-même. 

Les  Italiens  prétendent  que  notre  mélodie 
efl  p'ate  &:  fans  aucun  chant ,  &  toutes  les 
Nations  (  *  )  neutres  confirment  unanime- 
ment leur  jugement  fur  ce  point  ;  de  notre 
cûté  nous  accufons  la  leur  d'être  bizarre  & 
baroque  (**)•  J'aime  mieux  croire  que  les 
uns  ou   les   autres  fe   trompent ,  que  d'être 

{*)  n  a  ctc  un  tcms,  dit  Mylord  Schaftesbury, 
où  l'ufaçc  de  parler  François  avoit  mis ,  parmi 
nous ,  là  iVlufique  Françoife  à  la  mode.  Mais 
bientôt  la  MuSque  Italienne  ,  nous  montrant  la 
Nature  de  plus  près  ,  nous  dégoûta  de  l'autre, 
^,  nous  la  fit  appercevoir  ai.ffi  lourde ,  aufli  plate , 
&  aulTi  maufiadc  qu'elle  l'elt  en  effet. 

(**i  11  mcfcmblc  qu'on  n'ofe  plus  tant  faire 
ce  reproche  à  la  mélodie  Italienne,  depuis 
qu'elle  s'ett  fait  entendre  parmi  nous  :  c'cll  auiû 


1 


104  Lettre    ■ 

rcdiiit  à  dire  qu2  daas  des  contrées  où  !ei 
Sciences  &  cous  les  Arts  font  parvenus  â  un 
fi  haut  degré  ,  b  Mufiqje  fcu'.c  cft  encore  â 
naître. 

Les  moins  prévenus  d'entre  nous  (  *  )  fc 
contentent  de  dire  que  la  Mufique  Italienne 
&  la  Françoife  font  tontes  deux  bonnes , 
chacune  dans  fon  genre,  chacune  pour  la 
langue  qui  lui  eft  propre  ;  m.nis  outre  que  Icj 
autres  Nations  ne  conviennent  pas  de  cette 
parité  ,  il  reftcroic  toujours  à  f.ivoir  laouelle 
des  deux  langues  peut  comporter  !c  meilleur 
genre  de  Malîqu'"  en  foi  :  qneftion  fort  agitée 
en  France ,  mais  qui  ne  le  fera  jamais  ailleurs-; 
queftion  qui  ne  peut  être  décidée  que  par 
une  oreille  parfaitement  neutre ,  &  qui  par 
conféquent  devient  tous  les  jours  plus  dirncilc 
â  refondre  dans   le  fiul  pays  où  elle  foit  ca 

que  cette  mufiquc  admirable  n'a  qu'à  fc  mon- 
trer telle  qu'elle  eft  pour  fe  juftificr  de  tous  les 
torts  dont  oi^  l'accule. 

(*)  Plafieurs  condamnent  l'cxclufion  totale 
que  les  amateurs  de  mufi.jue  donnent  fans  ba- 
lancer à  !a  muîiquc  Françoife  ;  ces  modirdt 
conciliateurs  ne  vouJroiei-.t  pas  de  goûrs  cxclu- 
f\i's ,  comme  fi  l'amour  des  bonnes  chofes  d». 
v»it  fajie  ainact  les  mauvaifes. 

problème. 


SUR  LA  Musique.      205 

problême.  Voici  fur  ce  fujet  quelques  expé- 
riences que  chacun  eft  maîere  de  vérifier  ,  6c 
qui  me  paroiirent  pouvoir  fervir  à  cette  folu- 
tion  ,  du  moins  quant  à  la  mélodie  ,  à  la- 
quelle feule  fe  réduit  prefque  toute  la  difpute. 
J'ai  pris  dans  les  deux  Mufiques  des  airs 
également  eftimés  chacun  dans fon  genre,  ôc 
les  dépouillant  les  uns  de  leurs  ports  de  voix 
&  de  leurs  cadences  éternelles ,  les  autres  des 
notes  fous-entendues  que  le  Compofiteur  na 
fe  donne  point  la  peine  d'écrire  ,  &  dont  il 
fc  remet  à  l'intelligence  du  Chanteur  (*)  , 
je  les  ai  folfiés  exadlement  fur  la  note  ,  fans 
aucun    ornement ,  6c  fans   tien  fournit  do 

(*)  C'cft  donner  toute  la  faveur  à  la  mufique 
Françoife  ,  que  de  s'y  prendre  ainfi  :  car  ces 
notes  fous-cntcnducs  dans  l'Italienne  ,  no  fone 
pas  moins  de  l'cflcncc  de  la  mélodie  que  celles 
qui  font  fur  le  papier.  Il  s'agi,t:  moins  de  ce  quj 
eft  e'cric  que  dç  ce  qui  doit  fe  chanter  ,  &  cette 
manière  de  noter  doit  feulement  paffer  pour  une 
lonc  d'abréviation  ,  au  lieu  que  les  cadences  Se 
les  ports  de  voix  du  chant  François  font  bien  , 
Cl  l'on  veut,  exiges  par  le  goût  ,  mais  ne  conf- 
titucnt  point  la  mélodie,  &  ne  font  pas  de  fon 
cffcncc  ;  c'tft  pour  elle  une  forte  de  fard  qui 
couvre  fa  laideur  fans  la  détruire  ,  &  qui  ne  U 
rend  que  plus  ridicule  aux  oreilles  fcnfiblcs. 
Tome  FI.  S 


io6  L  E 


T  T  R  E 


moi-même  au  fens  ni  à  la  liaifon  de  \û 
phrafe.  Je  ne  vous  dirai  point  quel  a  été  dans 
mon  efprit  !e  réfultat  de  cette  coraparaifon , 
parce  que  j'ai  le  droit  de  vous  propofer  mes 
raifons  Se  non  pas  mon  autorité  :  je  vous 
lends  compte  feulement  des  moyens  que  j'ai 
pris  pour  me  déterminer ,  afin  que  fi  vous  Ui 
trouvez  bons  vous  piiiflîez  les  employer  d 
votre  tour.  Je  dois  vous  avertir  feulement  , 
que  cette  expérience  demande  bien  plus  de 
précautions  qu'il  ne  fcmble.  La  première  & 
la  plus  difficile  déroutes  ,  efl  d'être  de  bonns 
foi ,  &  de  fc  rendre  éga'ement  équitable  dans 
le  choix  &  dans  le  jugement.  La  fccondc  c[\ 
que  pour  tenter  cet  examen  il  faut  nécclfai- 
rement  erre  également  verfé  dans  les  deux 
ftyles  ;  autrement  celui  qui  feroit  le  plus  fa- 
milier fe  préfenreroit  à  cliaquc  inftant  à  l'ef- 
prir  au  préjudice  de  l'autre  5  &c  cette  deuxième 
condition  n'eft  gucres  plus  facile  que  la  pre- 
mière ,  car  de  tous  ceux  qui  connoitFent  bien 
l'une  &  l'autre  Mufique  ,  nul  ne  balance  fur 
le  choix  ,  &  l'on  a  pu  voir  par  les  plaifans 
barbouillages  de  ceux  qui  fe  font  mi-lés  d'at- 
taquer l'Italienne  ,  quelle  connoilTance  ils 
aroicnc  d'elle  &:  de  l'Art  en  général. 


SUR  LA  Musique.      207 

Je  dois  ajouter  qu'il  eR  effentiel  d'aller 
bien  exaa^-'meiit  en  mefure  \  mais  je  pré- 
vois que  cer  avertiflemenc ,  fuperflu  dans  tout 
autre  pays ,  fera  fort  inutile  dans  celui-ci ,  Sc 
cette  feule  omiflîon  entraîne  nécelTairement 
l'incompétence  du  jugement. 

Avec  toutes  ces  précautions  ,  le  caradere 
de  cliaque  genre  ne  tarde  pas  à  fe  déclarer , 
&  alors  il  eft   bien  difScile  de  ne  pas  revêtir 
les  phrafes  des  idées  qui  leur  conviennent ,  85 
de  n'y  pas  ajouter  du  moins  par  l'efprit ,  les 
tours   &    les  ornemens  qu'on  a  la  force  de 
leur  refufcr  par  le  chant.  Il  ne  faut  pas  non 
plus  s'en  tenir  à  une   feule  épreuve;  car  un 
air   peut  plaire  plus  qu'un  autre  ,    fans  que 
cela  décide  de  la  préférence  du  genre  ;   &  ce 
n'efl  qu'apiès  un  grand  nombre  d'elFais  qu'on 
peut  établir  un  jugement  raifonnable:  d'ail- 
leurs ,  en  s'ôtant  la  connoiffance  des  paro- 
les ,  on  s'ôte  celle  de  la  partie   la  plus  im- 
portante de  la  mélodie,  qui  eft  l'expre(Tîon  ; 
fk:  tout  ce  qu'on  peut  décider  par  cette  voie  , 
c'eft  fi  la  modulation  eft  bonne  ,  &  lî  le  chanc 
a  du  naturel  Se  de  la  beauté.   Tout  cela  nous 
montre  combien  il   eft  difficile  de  prendre 
aflcz  de  précautions  contre  les  préjugés ,  Si 
S  ij 


i-S  Lettre 

combien  le  raifoiinement  nous  eft  néceffairc 
pour  nous  mettre  en  état  de  juger  fainemenc 
des  chofes  ds  goût. 

J'ai  fait  une  autre  épreuve  qui  demande 
mœns  de  précautions ,  &  qui  vous  paroîtra 
peut-être  plus  déci.lvc.  J'ai  donné  à  chanter 
a  des  Italiens  les  plus  beaux  airs  de  Lulli,  Se 
a  des  Muficiens  François  des  airs  de  Léo  & 
du  Pcrgoiefe  ,  &  j'ai  remarqua  que  quoique 
ceux-ci  fu/Tent  fort  éloignés  de  faifir  le  vrai 
goût  de  ces  morceaux  ,  ils  en  fcntoient  pour- 
tant la  mélodie  ,  8c  en  tiroient  â  leur 
manière  des  phrafes  de  Mufique  chantantes , 
agréables  &  bien  cadencées.  Mais  les  Italiens 
folfianctrès-exaaementnos  airs  le;  plus  pa- 
chéciques  ,  n'ont  jamais  pu  y  reconnoître  ni 
phrafes ,  ni  chant  ;  ce  n'ctoit  pas  pour  eux  de 
la  Mufique  qui  eût  du  Cens ,  mais  feulement 
des  fuites  de  notes  placées  fans  choix  & 
comme  au  hazard;  ils  les  chantoient  préci- 
fément,  comme  vous  liriez  des  mors  Arabes 
écrits  en  caradcres  François  (*). 

(*)  Nos  Muficiens  prétendent  tirer  un  <rrand 
avantage  de  ccrtc  diftdrcncc  :  Ko;,s  exicuilns  U 
M,ii;^„e  Italienne,  difcnt-i!$ ,  avec  leur  fierté 
accoutumée,  o  /„  itali,„,  ne penv.nt  exhntcr 


SUR  LA  Musique.      109 

Troificme  expérience.  J'ai  vu  à  Venife  un 
Arménien  ,  homme  a'efpric  ,  qui  n'avoit 
jamais  entendu  de  Mufi^ue  ,  &  devani  lequel 
on  exécuta  dans  un  concert  un  monologue 
François  qui  commence  par  ce  vers  : 

Temple  facrd  ,  féjour  tranquille. 
It    un  air  de   Galuppi   qui  commence  par 
celui- ci  -, 

Voi  che  languitc  fenza  fperanza. 

L'un  Se  l'autre  furent  ciiantés  médiocr:ment 
pour  1er  François  ,  &  mal  pour  l'Italien,  par 
un  homme  accoutumé  feulement  à  la  Mu!i- 
que  Frauçoife  ,  &c  alors  très- enthoufiafte  de 
celle  de  M.  Rameau.  Je  remarquai  dans 
l'Arménien  ,  durant  tout  le  chant  François , 
plus  de  furprife  que  de  plaiijr;  mais  tout  le 
monde  obferva  dès  les  premières  mefurcs  de 
l'ait  Italien  ,  que  fon  vifage  &  fcs  yeux  s'a- 
doucilToient  ;  il  étoit  enchanté  ,  il  prêtoit 
fon  ame  aux  impreflTions  de  la  Mu.lque  ,  Se 

fa  nôtre  i  donc  notre  Mufiquo  vaut  mieux  que  la 
leur.  Ils  ne  voient  pas  qu'ils  devroient  tirer  une 
conféquencc  toute  contraire,  &  dire  :  donc  Us 
Jtiiiiens  ont  une  mélodie  ,  &■  nous  n^en  a-i-tns 
point, 

S  ii) 


iio  Lettre 

quoiqu'il  entenciîc  peu  la  langue  ,  les  fimplcs 
fons  lui  caufoient  un  ravilTemenc  fcnfible. 
Dès  ce  moment  on  ne  pue  plus  lui  faire 
écouter  aucun  air  François. 

îvlais  fans  chercher  ailleurs  des  exemples  , 
ii'avons-nous  pas  même  parmi  nous  plufîeurs 
perfonnes  qui  ,  ne  connoilTant  que  notre 
Opéra  ,  croyoientde  bonne  foi  n'avoir  aucun 
goût  pour  le  chant ,  &  n'ont  été  défabnfc-s 
que  par  les  intermèdes  Italiens.  C'eft  préci- 
fément  parce  qu'ils  n'aimoient  que  la  vérita- 
ble Mulîque,  qu'ils  croyoient  ne  pas  aimer 
la  Mulîquc. 

J'avoue  que  tant  de  faits  m'ont  rendu 
doureufe  l'cxiftence  de  notre  mélodie  ,  & 
m'ont  fait  foupçonn>.-r  qu'elle  pourroit  bien 
n'être  qu'une  forte  de  plain-chaiit  modulé, 
qui  n'a  rien  d'.igrcable  en  lui-même  ,  qui  ne 
plaît  qu'à  l'aide  de  quelques  ornemens  arbi- 
traires ,  &  feulement  à  ceux  qui  font  conve- 
JU1S  de  les  trouver  beaux.  Auflî  à  peine  notre 
Mufique  cfl-clle  fiipportable  à  nos  propres 
oroilles,  lorfqu'elîe  eu.  exécutée  par  des  voix 
médiocres  qui  manquent  d'art  pour  la  f.iire 
valoir.  Il  f.iut  des  FjI  5c  des  Jcliotte  pour 
chanter  la  Mufîque  Françoifc  ,   mais  tûu:c 


SUR  LA  Musique.      îi  i 

voix  eft  bonne  pour  l'Italienne  ,  parce  que 
les  beautés  du  chant  Italien  font  dans  la 
Mufique  même  ,  au  lieu  que  celle  du  chant 
François ,  s'il  en  a ,  ne  font  que  dans  l'art  du 
Chanteur  (*). 

Trois  chofes  me  paroiflent  concourir  A 
la  perfeiTcion  de  la  mélodie  Italienne  :  la 
première  eft  la  douceur  de  la  langue  ,  qui  , 
rendant  toutes  les  inflexions  faciles,  laifle 
au  goût  du  Mulîcien  la  liberté  d^en  faire  un 
choix  plus  exquis  ,  de  varier  davantage   les 

(*)  Au  refte  ,  c'eft  une  erreur  de  croire  qu'en 
gcncval  les  Chanteurs  Italiens  aient  moins  de 
voix  que  les  François.  Il  faut  au  contraire  qu'ils 
aient  le  timbre  plus  fort  &  plus  harmonieux 
pour  pouvoir  fe  faire  entendre  fur  les  théâtres 
immcnfes  de  l'Italie  ,  fans  ceflcr  de  me'nager  les 
fons ,  comme  le  veut  la  Mufique  Italienne.  Le 
chant  François  cxii^e  tout  l'effort  des  poumons  , 
toute  l'étendue  de  la  voix  ;  plus  fort,  nous  difenc 
nos  Maîtres  ;  enflez,  les  fons  ,  ouvrez  la  bouche, 
donnei  toute  votre  voix.  Plus  doux,  difent  les 
Maities  Italiens,  ne  forcez,  point  ,  chantez  fans 
gêne  ,  rendez  vos  fons  doux,  flexibles  &  coulans , 
réfcrvcz  les  éclats  pour  ces  momens  rares  & 
palfagers  où  il  faut  furprendre  &  déchirer.  Or  , 
il  me  paroît  que  dans  la  nécciTîtc  de  fc  faire  en- 
tendre ,  celui-là  doit  avoir  plus  de  voix  ,  quipeut 
fe  paffcr  de  crier, 


ii2  Lettre 

combinaifons  ,  5c  de  donnera  chaque  Afteur 
un  tour  de  chant  particulier  ,  de  même  que 
chaque  homme  a  fon  g^fte  fc  fon  ton  qui 
lui  font  propres ,  &  qui  le  difliaguent  d'un 
autre  homme. 

La  deuxième  efï  la  hardiciïc  des  modula- 
tions ,  qui  ,  quoique  moins  fervilemenc  pré- 
parées que  les  nôtres ,  fe  rendent  plus  a^yéa- 
bles ,  en  fe  rendant  plu<  fenlîbles ,  &  f.xr.s 
donner  de  la  dureté  au  chant ,  ajoutent  une 
vive  énergie  à  l'exprellion.  C'eft  par  elle  que 
le  Mudcien  ,  palFant  brufquement  d'un  ton 
ou  d'un  mode  à  un  autre,  &c  fupprimant 
quand  il  le  faut  les  tranfitions  intermédiaires 
&  fcolaftiques ,  fait  exprimer  les  réticences  , 
les  interruptions ,  les  difcours  entre-coupés 
qui  font  le  langage  des  paffions  impétueufcs , 
que  le  bouillant  Métaftafe  a  employé  lî  fou- 
vejit ,  que  les  Porpora,  les  Ga'uppi  ,  les  Coc- 
chi,  les  Jumella  ,  les  Pcrez  ,  les  Tcrradeglias 
ont  fu  rendre  av^c  fuctès  ,  &  que  nos  Pcëtcs 
lyriques  connoiirent  aufli  peu  que  nos  Mufi- 
cicns. 

Le  troifijmc  avantage  &  celui  qui  prête  i 
la  mélodie  fon  plus  grand  effet ,  eft  l'extrême 
précifion  Je  mcfurer  qui  s'y  fait  feaiir  dans 


SUR  LA  Musique.       215 

les  mouvemens  les  plus  lents  ,  ainfi  que  dans 
les  plus  gais  :  précifîon  qui  rend  le  chant 
animé  &:  intérefTant ,  les  accompagnemens 
vifs  6c  cadencés  ,  qui  multiplie  réellement  les 
chants ,  en  faifanc  d'une  même  cnmbinaifon 
des  fons  ,  autant  de  dilFérentes  mélodies 
qu'il  y  a  de  manières  de  les  fcander  ;  qui 
porte  au  cœur  tous  les  fcntimens ,  &  à  l'ef- 
prit  tous  les  tableaux  ;  qui  donne  au  Muiî- 
cien  le  moyen  de  mettre  en  air  tous  les  ca- 
raderes  de  paroles  im.aginables ,  plufieurs 
dont  nous  n'avons  pas  même  l'idée  (*) ,  & 
qui  rend  tous  les  mouvemens  propres  à  ex- 
primer tous  les  caraderes  (**)  ou  un   feul 

(*;Pout  ne  pas  fortir  du  genre  comique,  le 
fciil  connu  à  Paris ,  voyez  les  airs  ,  Quando 
fliotto  avrb  il  contralto,  &c.  lo  à  uni/efpajo  ,  &c. 
0  queflo  0  qitetlo  t'ai  a  rifolvere  •  &c.  j4  un  gujlo 
da  flordire  ,  &C.  StixKofo  mio,  flizKofo  ,  &c.  lo 
fono  una  Don:!ietla  ,  Scc.  Qjtanti  maeftri ,  quanti 
dottori ,  &c.  /  Sbirri  già  lo  afp'.ttano  ,  &c.  Ma 
dnnque  il  teftamento  ,  &C.  Senti  me ,  fe  brami 
flare  ,  o  che  rija  chepiacere  ,  &c.  tous  caractères 
d'Airs  dont  la  Mufiquc  Françoife  n'a  pas  les 
premiers  élémcns,  &  dont  elle  n'cft  pas  en  e'tac 
d'cxpiimci  un  fcul  mot. 

(**)  Je  me  contenterai  d'en  citer  un  fcul 
exemple,  mais  très-frappant;  c'eft  l'air  Se  pur 


1 


114  Lettre 

mouvement  propre  à  cop.traflcr  &  changer 
de  caradere  au  gié  rlu  Compoûteur. 

Voilà ,  ce  me  femble ,  les  fources  d'où  le 
chant  Italien  tire  Ces  charmes  &fon  énergie  « 
à  quoi  l'on  peut  ajouter  une  nouvelle  &:  très- 
forte  preuve  is  l'avauiage  de  fa  mélodie  ,  en 
ce  qu'elle  n'ejigepas  autanr  que  la  nôcr.;  de 
ces  tréquens  renverfêmeiis  d'harmonie,  qui 
donnent  à  !a  fiaffe-  continue  le  véritable  chant 
d'undelfus.  Ceux  qui  trouvent  d;  fi  granucs 
beautés  dans  la  mélodie  Françoife  ,  d>;vroient 
bien  noirs  dire  à  laquelle  de  ces  chofes  e'ils 
en  eft  redevable  ,  ou  nous  montrer  les  avan- 
tages qu'elle  a  pour  y  fuppléer. 

Quand  on  commence  à  connoîtrc  la  mé- 
lodie Italienne  ,  on  ne  lui  trouve  d'abord 
que  des  grâces ,  Se  on  ne  la  croit  propre  qu'i 
exprimer  des  fenti mens  agréables  j  mais  pour 
peu  qu'on  étudie  fon  caradere  pathétique  & 
tragique  ,    ou  eft  bientôt  Turprrs  de  la  force 

d'un  infi-licc  ,  &c.  de  la  Fauff'e  Suivante  ;  Air 
très  -  pathétique  fur  un  mouvement  très-gai, 
auquel  il  n'a  manque  qu'une  voix  pour  le  ch.wter, 
un  orchi-ftie  pour  l'accompagner,  des  oreilles 
pour  l'entendre,  &  la  féconde  partie  qu'il  na 
ftUoit  pas  fupprimcr. 


SUR   LA    MaSIQUE.        il  5 

C'Je  lui  prêce  l'art  des  Composteurs  dans  les 
grands  morceaux  de  Mufique.  C'eH  à  l'aide 
de  ces  modulations  favances,  de  cette  har- 
monie fiiTiple  &  pure  ,  de  ces  accompagne- 
niens  vifs  &  brillans  ,  que  ces  chants  divins 
déchirînt  ou  taviffènt  l'ame  ,  mettent  le 
Specutiiur  hors  de  lui-même  ,  &  lui  arra- 
chent dans  fes  rranfports ,  des  cris  ,  dont 
jamais  nos  tranquilles  Opéra  ne  furent  ho- 
norés. 

Comment  le  Muficien  vient-il  à  bout  de 
prodtiire  ces  grands  effets  ?  Eiî-ce  à  force  de 
contrj/ler  les  mouvemens  ,  de  multiplier  les 
accords ,  les  notes  ,  les  parties  ?  Eft-ce  à  force 
d'encalFcr  dciTciils  fur  defTcins  ,  inftruaicns 
fur  inllrumcns  !  Tout  ce  fatras  qui  n'eft  qu'un 
naiivais  (upplément  où  le  génie  manque, 
éro'jiFeroit  le  chant  loin  de  l'animer,  Se  dé- 
truiroit  l'intctêc  en  partageant  l'attention. 
Quelque  iiarmonie  que  puiircnt  faire  enfem- 
b!e  plulîeurs  parties  toutes  bien  chantâmes  , 
l'elfet  de  ces  beaux  chants  s'éi-anouit  aulÏÏ- 
tôc  qu'ils  fe  font  entendre  à  la  fois  ,  ôc  il  ne 
relie  que  celui  d'une  fuite  d'accords  ,  qui  , 
quoiqu'on  puiiTe  dire  ,  eft  toujours  froide 
qu.ind  la  mélodie  ne  l'auiiae  pas  j  ds  forte 


zitf  Lettre 

que  plus  on  entaflc  des  chants  mal  à  propos  ^ 
&  moins  la  Mufique  eft  agréable  &  chan- 
tante; parce  qu'il  eft  impoflîble  à  l'oreille  de 
fe  prêter  au  même  inftant  à  plufieurs  mélo- 
dies ,  &  que  l'une  effaçant  l'impreflion  de 
l'autre  ,  il  ne  réfulte  du  tout  que  de  la  con- 
fufion  &  du  bruit.  Pour  qu'une  Mufique  de- 
vienne intcreffante  ,  pour  qu'elle  porte  a 
l'ame  les  fentimens  qu'on  y  veut  exciter,  il 
faut  que  toutes  les  parties  coucourent  à  for- 
tifier rexprcfTion  au  fujet  ;  que  l'harmonie  ne 
ferve  qu'à  le  rendre  plus  énergique  ;  que 
l'accompagnement  l'embelliffe  ,  fans  le  cou- 
vrir ni  le  défigurer  ;  que  la  BaiTe  ,  par  ur.e 
marche  uniforme  &  fimple  ,  guide  en  quel- 
que forte  celui  qui  chante  &  celui  qui  écoute , 
fans  que  ni  l'un  ni  l'autre  s'en  apperçoive  ; 
il  faut ,  en  un  mot  ,  que  le  tout  enfemble  ne 
porte  à  la  fois  qu'une  mélodie  à  l'oreille  &: 
qu'une  idée  à  l'efprit. 

Cette  unité  de  mélodie  me  paroît  une  règle 
indifpenfable  &  non  moins  importante  en 
Mufique  ,  que  l'unité  d'aftion  dans  une  Tra- 
gédie ;  car  elle  eft  fondée  fur  le  même  prin- 
cipe ,  &:  dirigée  vers  le  même  objet.  Aurti 
tous  Icj  bons  Compohtcurs  Italiens  s'y  con- 

formeiu 


SUR.  LA  Musique.      117 

forment  -  ils  avec  un  foin  qui  dégénère  quel- 
quefois en  affedatiori  ,  &c  pour  peu  qu'on  y 
réflédiiffe  ,  on  fent  bientôt  que  c'eft  d'elle 
que  lear  Mufiquc  tire  fon  principal  effet. 
C'efl  dans  cette  grande  règle  qu'il  faut  cher- 
cher la  caufe  des  fréquens  accompagnemens 
à  l'uniiron  qu'on  remarque  dans  la  Mufique 
Italienne  ,  &  qui ,  fortifiant  l'idée  du  chant , 
en  rendent  en  même-tems  les  fons  plus 
moelleux  ,  plus  doux  &  moins  fatigans  pour 
la  voix.  Ces  unilTons  ne  font  point  pratica- 
bles dans  notre  Muliijue  ,  Ci  ce  n'eft  fur 
quelques  caraûeres  d'airs  choifis  &  tournés 
exprès  pour  cela  ;  jamais  un  air  pathétique 
Fr<Jnçois  ne  feroit  fupporcable  accompagné 
de  cette  manière  ,  parce  que  la  Mufique 
vocale  8c  l'inftrumentale  .nyant  parmi  nous 
des  caractères  dilFérens,  on  ne  peut,  fans 
pécher  contre  la  mélodie  ÔC  le  goîit  ,  appli- 
quer à  l'une  les  mêmes  tours  qui  conviennent 
à  l'autre  ,  fans  compter  que  la  mefure  étanc 
toujours  vague  Se  indéterminée,  fur  -  tout 
dans  les  airs  lents  ,  les  inftr^mens  &  la  voix 
ne  pourroient  jamais  s'accorder  ,  Se  ne 
marcheroient  point  iffiz  de  concert  pour 
produire  enfcmble  un  effet  agréable.  Une 
Tome  FI.  T 


2i8  Lettre 

beauté  qui  réfulte  encore  de  ces  unifTons  f 
c'eft  de  donner  une  expreffion  plus  fenlible  à 
la  mélodie  ,  tantôt  en  renforçant  tout  d'un, 
coup  les  inftruinens  fur  un  palFage  ,  tantôt 
en  les  radoucifTant  ,  tantôt  en  leur  donnant 
un  trait  de  chant  énergique  6c  faillant  que  la 
voix  n'auroit  pu  faire  •  &  que  l'Auditeur 
adroitement  trompé  ne  lailFc  pas  de  lui  attri- 
buer quand  rOrchcftre  fait  le  faire  fortir  à 
propos.  De-là  nak  encore  cette  parfaite  cor- 
refpoudancc  de  la  fymphonie  oc  du  chant  , 
qui  fait  que  tous  les  traits  qu'on  admire  dans 
l'une  ,  ne  font  que  des  développemens  de 
l'autre ,  de  forte  que  c'el^  toujours  dans  la 
partie  vocale  qu'il  faut  cherclicr  la  fource 
4e  toutes  les  beautés  de  l'accompagnement. 
Cet  accompagnement  efl  (i  bien  un  avec  le 
chant  ,  &  il  exadtement  relatif  aux  paroles  , 
qu'il  fcmble  fouvcut  déterminer  le  jeu  6: 
dider  à  l'Adcur  le  geftc  qu'il  doit  faire  (*)  , 
ic  tel  qui  n'auroit  pu  jouer  le  rô'.c  fur  les 
paroles  feules  ,   le  jouera  très  -  julle  fur  la 

(*)  On  en  trouve  d;s  exemples  frc'qucns  da;is 
l«s  Intermèdes  qui  nous  ont  drc  donnés  ccttu 
anniic ,  entre  autres  dan?  l'air  A  r.»  ri;'':'  di  flor- 
4ii;-t  du  Maîcïc  de  Mufique  >  dans  çslui  fen  Padront 


SUR  LA   Musique.      119 

Mufique  ,  parce  qu'clk  fait  bien  fa  fonftion 
d'interprète. 

Au  refii  ,  il  s'en  faut  beaucoup  que  les 
accompagnemens  Italiens  fuient  toujours  à 
l'unilTon  de  la  voix.  Il  y  a  deux  cas  aflez 
fréquens  où  le  Muficien  les  en  fépare  :  l'ua 
quan.l  la  voix  roulant  avec  légèreté  fur  des 
cord.s  d'harmonie ,  fixe  afTez  l'attention  pour 
que  l'accompngnement  ne  puilTe  la  partager, 
encore  alors  donne-ton  tant  de  fimplicité  à 
cet  accompagnement,  que  l'oreille  ,  afTeftée 
feulement  d'accords  agréables  ,  n'y  fcnt  au- 
cun chant  qui  puiirc  la  diftraire.  L'autre  cas 
di-'mande  un  peu  plus  de  foin  pour  le  faire 
entendre. 

Quand  le  Muficien  faura  fort  art  ,  dit 
l'Auteur  de  la  Lettre  fur  les  Sourds  &  les 
Muets  ,  les  parties  d'accompagnement  con- 
courront ou  à  fortifier  l'exprejfwn  d:  la  partie 
chantante  ,  ou  à  ajouter  de  nouvelles  idées 
que  lefujet  demandoit  ,  &  que  la  partie  chan- 
tante n'aura  pu  rendre.  Ce  palîage  me  parole 

«le  la  femme  orgueillcufc  ,  Hans  celui  vi  p.o  ben 
du  Tiacollo  ,  dans  celui  titnon  pen/i  no  fignora 
de  U  Boh(;micnne  ,  oc  dans  prefquc  tous  ceux 
«jui  demandent  du  jeu. 

Tij 


220  Lettre 

renfermer  un  précepte    très-utile  ,  &   voicî 
comment  je  penfe  qu'on  doit  l'entendre. 

Si  le  chant  eft  de  nature  .à  exiger  quelques 
additions ,  ou  comme  difoient  nos  anciens 
Muficfens ,  quelques  diminutions  (*)  qui 
ajoutent  à  l'expreflîon  ou  à  l'agrément  fans 
détruire  en  cela  l'unité  de  mélodie  ,  de  forte 
que  l'oreille  ,  qui  blâmcroit  peut-être  ces 
additions  faites  par  la  voix  ,  les  approuve 
dans  l'accompagnement ,  &  s'en  laiffe  dou- 
cement afFcûer  ,  fans  celfer  pour  cela  d'être 
attentive  au  chant  :  alors  l'habile  Muficien  , 
en  les  ménageant  à  propos  &:  les  employant 
avec  goût  ,  embellira  fon  fujet  &  le  rendra 
plus  expreflîf  fans  le  rendre  moins  un  ;  & 
quoique  l'accompagnement  n'y  foit  pas  exac-  ' 
tement  femWahle  à  la  partie  chantante  ,  l'uij 
&  l'autre  ne  feront  pourtant  qu'un  chant  & 
qu'une  mélodie.  Que  fi  le  fens  des  paroles 
comporte  une  idée  accefToire  que  le  chant 
n'aura  pas  pu  rendre  ,  le  Muficien  l'enchaf- 
fcra  dans  des  fi'.ences  ou  dans  des  tenues  , 
de  manière  qu'il  puiffe  la  préfentcr  à  l'Au- 
diteur ,  fans  le  détourner  de  celle  du  chant. 

(*)  On    trouvera   le   mot   dlmtniitiûn  dans  le 
quatrième  volume  de  l'Encydopiîdie. 


SUR  LA  Musique.       221 

LV.vantage  feroic  encore  p'us  grand  ,  fi  cette 
i^iée  acceiroirc  pouvoir  être  rendue  par  un 
accompagnement  contraint  &  continu  ,  qui 
fît  plutôt  iin  léger  mur;nure  qu'un  véritable 
chant,  comme  feroit  le  bruit  d'une  rivière 
ou  le  gazouillement  des  oifeaux  :  car  alors 
le  Composteur  pourroit  féparer  tout- à -fait 
le  chant  de  l'accompagnement ,  &  deftinant 
uniquement  ce  dernier  à  rendre  l'idée  accef- 
foire  ,  il  difpofera  fon  chant  de  manière  à 
donner  des  jours  fréquens  à  l'Orcheftre  ,  en 
obfcrvant  avec  foin  que  la  fymphonie  foit 
toujours  domiiiée  par  la  partie  chantante  ; 
ce  qui  dépend  encore  p'us  de  l'art  du  Com- 
poiîteur ,  que  de  l'exécution  des  Inflrumens  : 
mais  ceci  demande  une  expérience  confom- 
méc  pour  éviter  la  duplicité  de  mélodie. 

Voilà  tout  ce  que  la  règle  de  l'unité  peut 
accorder  au  goût  du  Mlifîcien  ,  pour  parer 
le  chant  ou  le  rendre  plus  expreffif ,  foit.ea 
embelliirant  le  fujet  principal ,  (bit  en  y  en 
ajoutant  un  autre  qui  lui  relie  alFujetti.  Mais 
de  faire  chanter  à  part  des  Violons  d'un  côté, 
de  l'autre  des  Flûtes  ,  de  l'autre  des  BalTous  , 
chacun  fur  un  dèlltin  particulier  ,  &  préf- 
ixe faut  rapport  cntr'eux ,  5c  d'ap|icllct 
T  iij 


111  Lettre 

tout  ce  cahos ,  de  la  Mufique  ,  c'eft  inCu'.tcr 
également  l'oreille  &  le  jugement  des  Audi- 
teurs. 

Une  autre  chofc ,   qui   n'eft    pas,  moins 
contraire  que  la  multiplication  des  parties, 
à   la  rcg'e  que  je  viens  d'établir ,   c'eft  l'abus 
ou  plutôt  Tufage   des   fugues  ,  imitations  , 
doubles  de  (Teins,  &  autres  beautés  arbitraires 
&  de  pure  convention  ,  qui  n'ont  prefquc 
de  mérite  que  la  difficulté  vaincue  ,  &   qui 
toutes  ont  été  inventées  dans  la  nailTance  de 
l'Art  ,  pour  faire  briller  le  favoir  ,  en  atten- 
dant  qu'il   fut  queftion  du  génie.   Je  ne  dis 
pas  qu'il  foit  tout-à-fait  impoiïîb'e  de  con- 
ferver  l'unité  de  mélodie  dans  une  fugue  ,  en 
conduifar.t  habilement  l'attention  de  l'Audi- 
teur d'une  partie  â  l'autre,  à   mefure  que  le 
fujet  y  pafTe  ;  mais  ce  travail  eft  fi  pénible  , 
que  prefque  pcrfonne  n'y  réurTît ,  &  Ci  ingrat, 
qu'à  peine  le  fuccès  peut- il  dé«lommager  de 
la  fatigue  d'un  tel  ouvrage.  Tout  cela  n'abcu- 
tlffant  qu'à  faire  du  bruit ,  ainfi  que  la  plu- 
part de  nos  chœurs  fi  admirés  (  *  ),  eft  cgaîe- 

(*)  les  Italiens  ne  font  pas  eux-mêmes  toiit-à- 
fait  revenus  de  ce  préjugé  barbare.  Us  fe  piquent 
encore  d'avoir  dans  ieuis  Egiifcs  de  la  Mufique 


SUR  LA   Musique.      225 

ment  indigne  d'occuper  la  plume  d'un  hom- 
me de  génie  ,  &  l'attention  d'un  homme  de 
goût.  A  l'égard  des  contreftigucs  ,  doubles 
fugucî  ,  fugues  renverfées ,  haffes  contram- 
tes ,  &  autres  fottil'es  difficiles  que  roreiUe 
ne  peut  foufîrir  ,  &  que  la  raifon  ne  peut 
juftifier  ,  ce  font  évidemment  des  reftes  de 
barbarie  &  de  mauvais  goût  ,  qui  ne  fublif- 
tent,  comme  les  portails  de  nos  Eglifes  gothi- 
ques ,  que  pour  la  honte  de  ceux  qui  ont  eu 
la  patience  de  les  f^ire. 

Il  a  été  un  tems  où  l'Italie  étoit  barbare  , 
&  rocme  après  la  renaiflance  des  autres  Ans 
que  l'Europe  lui  doit  tous,  la  Mufique  plus 
tardive  n'y  a  point  pris  aifémen-t  cette  pureté 
de  goût  qu'on  y    voit  briller  aujouid'hui  ; 

bruyante;  ils  ont  fouvcnt  des  Mcffcs  &  des  Mo- 
tets à  quatre  Choeurs  ,  chacun  fur  un  deffein 
diffifrent  ;  mais  les  grands  Maîtres  ne  font  que 
riic  de  tout  ce  fatras.  Je  me  fouviens  que  Tcrra- 
deglias  ,  me  pavlant  de  plufieurs  Motets  de  fa 
coinpofition,  où  il  avoit  mis  des  Chœurs  tra- 
vaillas avec  un  grand  foin,  étoit  hontciix  d'en 
avoir  fait  de  fi  beaux  ,  &  s'en  exciiroit  fur  fa 
jcuncde  i  autrefois ,  di(oit-il ,  j'aimois  à  faire 
du  bruit  ;  à  pvélcnt  je  tâche  de  faire  de  la  Mu- 
li4ue. 


224  Lettre 

&  l'on  ne  peut  guares  donner  une  plus  mau- 
vaife  idée  de  ce  qu'elle  écoic  alors  ,  qu'ea 
remarquaiu  qu'il  n'y  a  eu  pendant  long-teni& 
qu'une  même  Mufique  en  France  5c  en  Ita- 
lie {*),  &que  les  Muficicnsdes  deux  contrées 
communiquoient  familièrement  entr'cux  ,. 
non  pourtant  fans  qu'on  pût  remarquer  déj» 
dans  les  nôtres  le  gcrc-.e  de  cette  j.-.!oufiic , 
qui  efl  inféparable  de  l'infériorité.  LuUi 
même  ,  alarmé  de  l'arrivée  de  CorrcUi ,  Ce 
hâta  de  le  faire  ch.ifTcr  de  France  :  ce  qui  lui 
fut  d'autant  plus  aifé  ,  que  GorcUi  ttoit  plus 
grand  homme  ,  &c  par   conféquenr   moinr 

(*)  t.' Abbé  du  Bos  fc  tourmente  bcaucriup  pour 
faire  honneur  aux  Pays  Bas  du  renouvellement 
de  la  Mufîque  ,  &  cela  pourroit  s'admettre,  (i 
l'an  donnoit  le  nom  de  Mufiqje  à  un  continuel 
rempliffagc  d'nccords;  mais  (î  l'harmonie  n'cft 
que  la  bafe  commune  ,  &  que  la  mélodie  foule 
conftitnc  le  caraclcrc,  non-fculomcnr  la  Mufiouo 
moderne  cft  ndc  en  Italie  ,  mais  il  y  a  quelque 
apparence  que  dans  toutcç  nos  langues  vivantes  , 
la  Mulîquc  Italienne  cft  la  feule  qui  puiffe  rccU 
lemcnt  cxiftcr.  Du  tcms  d'Orlandc  &  dfe  Gou- 
dimel,  on  failbit  de  l'iiarmonic  &  des  fons  , 
Lulli  y  a  ioint  un  peu  de  cadence  ;  Corrclli  , 
Buononcini  ,  Vijici  &  Pcrgolcfe,  font  les  pic- 
niicrs  qui  aient  fait  de  la  Miiiîquc. 


SUR  LA  Musique.       2.2.5 

courtifan  que  lui.  Dans  ces  cems  où  la  Mufi- 
i]ue  naiJToit  à  peine  ,  elle  avoic  en  Italie  cette 
ridicule  empiiafe  de  fcience  harmonique  , 
CCS  pédantefques  prétentions  de  doclrine  , 
qu'elle  a  chèrement  confetvées  parmi  nous  , 
Se  par  lefquelles  on  diftingue  aujourd'hui 
cette  Mufîque  méthodique  ,  compaffee  , 
mais  fans  génie,  fans  invention  6c  fans  goût, 
qu'on  appelle  à  Paris  Mufique  écrite  par  ex- 
cellence ,  &  qui  tout  au  plus  n'eft  bonne  en 
efFet  qu'à  écrire  &  jamais  à  exécuter. 

Depuis  même  que  les  Italiens  ont  rendu 
l'harmonie  plus  pure,  plus  fimple  ,  &;  donné 
tous  leurs  foins  à  la  perfection  de  la  mélo- 
die ,  je  ne  nie  pas  qu'il  ne  foit  encore  de- 
meuré parmi  eux  quelques  légères  traces  des 
fugues  &  deffeins  gothiques  ,  &  quelquefois 
de  doubles  &  triples  mélodies.  C'eft  de  quoi 
je  pourrois  citer  plufieurs  exemples  dans  les 
Intermèdes  qui  nous  font  connus  ,  &  entre 
autre  le  mauvais  quatuor  qui  efl  à  la  fin  de 
la  Feirme  orgue'dlcufe.  Mais  outre  que  ces 
chofcs  fortent  du  caradere  établi  ,  outre 
qu'on  ne  trouve  jamais  rien  de  femblable 
dans  les  Tragédies ,  &  qu'il  n'eft  pas  plus 
jufl*"  de  juger  l'Opéra  Italien  fur  ces  farces. 


îi<j  Lettre 

<iue  de  juger  notre  Théâtre  François  fur 
l'Impromptu  Je  Campagne  ,  ou  le  Baron  de 
la  Crajfe  ,  il  fniic  au(îî  rendre  juftice  à  ['zi% 
nvec  lequel  les  Compofireurs  ont  fouvcnt 
évité  dans  ces  Intermèdes  les  pièges  qui  Icuï 
écoieiit  tendus  par  les  Poètes  ,  &  ont  fait 
tourner  ,  au  profit  de  la  règle  ,  des  ficuations 
qui  fembioient  les  ff)rccr  à  l'enfreindre. 

De  toutes  les  parties  de  !a  Mulîque,  la  plus 
difficile  à  traiter  fans  fortir  de  l'unité  de 
mélodie  ,  e/l  le  Duo  ;  &  cet  article  mérite 
de  nous  arrêter  un  moment.  L'Auteur  de 
la  Lettre  fur  Ompliale  a  déjà  remarqué  que 
les  Duo  font  hors  de  la  na.ure  ;  car  rien 
n'cfl  moins  naturel  que  de  voir  deux  perfon- 
nes  fe  parler  à  la  fois  durant  un  certain  tems , 
foit  pour  dire  la  même  chofe  ,  foit  pour  fe 
contredire,  fans  jamais  s'écouter  ni  fe  répon- 
dre. Et  quand  cette  fuppofition  pourroit  s'ad« 
mettre  en  certains  cas  ,  il  eft  bien  certain 
que  ce  ne  fcroit  jnnais  dans  la  Tragrdie, 
où  cette  indécence  n'eft  convenable  ni  à  la 
dignité  des  perfonnages  qu'on  y  fait  parler, 
ni  à  l'éducation  qu'on  leur  fuppofe.  Or  > 
le  meilleur  mo\x>n  de  fauvcr  cette  abfurdité  , 
c'cft  de  traiter  le  plus  qu'il  eft  potfible  le  Duq 


SUR.   LA  Musique.     117 

en  DialOj^uc,  Se  ce  premier  foin  regarde  le 
Poëce  ;  ce  tjui  r..'garde  !e  Muiïcien  ,  c'eft  de 
trouver  un  chant   convenable  au  fujet  ,  8c 
djTtribué  de  telle  force,  que  chacun  des  Inter- 
locuteurs parlant  alcernacivenient  ,   toute  la 
fuite  du  Dialogue  ne  forme  qu'une  mélodie, 
qui  ,   fans  changer  de  fujet ,   ou  du  moins 
•fans  altérer  le  mouvement ,   pafTe  dans   fon 
progrès   d'une   partie   à    l'autre,  fans  cefler 
d'être  une,  &  fans  enjamber.  Quand  on  joint 
enfcmble  les  deux  parties  ,    ce    qui   fe  doit 
faire   rar:;ment  &  durer  peu  ,  il  faut  trouver 
un  chant  fufceptible  d'une  marche  par  tier- 
ces ou  par   fixies  ,   dans   lequel  la    féconde 
pnnic  faife  fon  effet   fans  diftraire    l'oreille 
de  la  première.    Il  faut  garder  la  (iureté  d:s 
dirtbnances  ,   les  Tons  perçans  &  rer.forcés, 
le  fortidïnio  de  l'Orcheftre  .pour  des  inflans 
de  défordre  &c  de  tranfport,  cù  les  A£leurs 
fcmblant  s'oublier  eux  mêmes  ,  portent  leur 
égarement  dans  l'amc  de  tout  Speûateur  fen- 
fible,  &    lui  font  éprouver  le    pouvoir  ds 
l'harmonie    fobremenc   ménagée.     Mais  ces 
inftans  doivent  êcre  rates  &  amenés  avec  art. 
Il  fn'jt  par  une  Mufique  douce  &  afFeûueufe 
avoir  déjà  difpofé  l'oreille  Ce  le  cœur  à  l'c- 


228  Lettre 

motion  ,  pour  que  l'un  &C  l'autre  fe  prêtent 
à  ces  ébraulcniens  violens,  &  il  faut  qu'ils 
paiïent  avec  la  rapidité  qui  convient  à  notre 
foiblefTe  ;  car  quand  l'agitation  ell  trop  torte, 
elle  ne  fauroit  durer  ,  Se  tout  ce  qui  eii  au- 
delà  de  la  Nature  ne  touche  plus. 

En  difant  ce  que  les  Duo  doivent  être  , 
j'ai  dit  précifément  ce  qu'ils  font  dans  les 
Opéra  Italiens.  Si  quelqu'un  a  pu  entendre  fur 
un  Théâtre  d'Italie  un  Duo  tragique  chante 
par  deux  bons  Aifleurs,  &  accompagné  par 
un  véritable  Orcheftre  ,  fans  en  être  attendri; 
s'il  a  pu  d'un  reil  fcc  aflîfter  aux  Adieux  de 
Mandane  Se  d'Arbace ,  je  le  tiens  digne  de 
pleurer  à  ceux  de  Lybie  Se  d'Epaphus. 

Mais  fans  infifter  fur  les  Duo  tragiques  , 
genre  de  Mulîque  dont  on  n'a  pas  même 
l'idée  à  Paris ,  je  puis  vous  citer  un  Duo 
comique  qui  efï  connu  de  tout  le  monde  , 
&  je  le  citerai  hardiment  comme  un  modelé 
de  chant  ,  d'unité  de  mélodie  ,  de  dialogue 
&  de  goût  ,  auquel  ,  félon  moi  ,  rien  ne 
manquera  ,  quand  il  fera  bien  exécuté  ,  que 
des  Auditeurs  qui  fâchent  l'entendre  :  c'eft 
celui  du  premier  acte  de  la  Serva  Padrona  , 
Lo  conofco  a  que^l'  occhlcttï ,  &c.   J'avoue 


SUR  LA  Musique.       2.^9 

que  peu  de  Muficiens  François  font  en  état 
d'en  fentir  ks  beautés  ,  &:  je  dirois  volontiers 
du  Pc:rgo'.erc,  comme  Cicéron  difoic  d'Ho- 
mère ,  que  c'di  avoir  déjà  fait  beaucoup  de 
progrès  dans  l'Art  ,  que  de  fe  plaire  à  fa 
Icftute. 

J'efpere  ,  Monfieur  ,  que  vous  me  pardon- 
nerez la  longueur  de  cet  article  ,  en  faveur 
de  la  nouveauté,  &  de  l'importance  de  fon 
objet.  J'ai  cru  devoir  m'êcendre  un  peu  fur 
une  règle  aufli  efTenticUe  que  celle  de  l'unité 
de  mélodie  ;  règle  dont  aucun  Théoricien  , 
que  je  fâche  ,  n'a  parlé  jafqu'à  ce  jour  -,  que 
les  Compofiteurs  Italiens  ont  feuls  fentie  & 
pratiquée  ,  fans  fc  douter ,  peut-être  ,  de  fon 
exiftcnce  ;  &:  de- laquelle  dépendent  la  dou- 
ceur du  chant ,  la  force  de  l'cxpreffion  ,  Se 
prefque  tout  le  charaie  de  la  bonne  Mulîque, 
Avant  que  de  quitter  ce  fujet ,  il  me  refte  à 
vous  montrer  qu'il  en  réfulte  de  nouveaux 
avantages  pour  l'harmonie  même,  aux  dé- 
pens de  laquelle  je  fcmblois  accorder  tout 
l'avantage  à  la  mélodie  -,  &  que  l'expreffioa 
.lu  chast  donne  lieu  à  celle  des  accords  en 
forçant  le  Compolîteur  à  les  ménager. 
Vous  r^firouvcnez-vous",  Monfieur  ,  d'a- 
Tomc  VI.  ^ 


^3^  Lettre 

voir  entendu  quelquefois  dans  les  Intermèdes 
qu'on  nous  a  donnés  cette  année  ,  les  fils  de 
l'Entrepreneur  Italien  ,  jeune  enfant  de  dix 
ans  au  plus  ,  accompagner  quelquefois  à 
l'Opéra.  Nous  fûmes  frappés  dés  le  premier 
jour,  de  l'effet  que  produifoit  fous  fes  petits 
doigts  ,  l'accompagnement  du  Clavecin  ;  & 
tout  le  fpedacle  s'apperçut  à  fon  jeu  précis  & 
brillant  que  ce  n'étoit  pas  l'Accompagnateur 
ordinaire.  Je  cIiL-rchai  aulTi-tôt  les  ranbns  de 
cette  différence  ,  car  je  ne  doutois  pas  que  le 
fieur  Noblct  ne  fut  bon  harmonise  &  n'ac- 
compagnât très-exaiaement  :  mais  quelle  fut 
ma  furprifc  en  obfervant  les  mains  du  petit 
bon-homme  ,  de  voir  qu'il  ne  rempli/Toit 
prefque  jamais  les  accords,  qu'il  fuppnmoic 
beaucoup  de  fons ,  &  n'employoit  très-fou- 
vent  que  deux  doigts,dont  l'un  fonnoit  pref- 
que toujours  l'odavc  de  la  Biile  l  Quoi  ! 
difois-je  ,  en  moi-même  ,  l'harmonie  com- 
plette  fait  moins  d'eff^ct ,  que  l'harmonie  mu- 
tilée ,  &  nos  Accompagnateurs  en  rendant 
tous  les  accords  pleins  ,  ne  font  qu'un  bruit 
confus  ,  tandis  que  celui-ci  avec  moins  de 
fons  fait  plus  d'harmonie,  ou  du  moins,  rend 
fon  accompagnement  plus  fenfibîe  &' ph,s 


SUR  LA  Musique.      231 

agréable  1  Ceci  fut  pour  moi  un  problème' 
jnquiéranc  ,  &c  j'en  compris  encore  mieux 
toute  l'importance  ,  quand  après  d'autres  ob- 
fervations  je  vis  que  les  Italiens  accoropa- 
gnoient  tous  de  la  même  manière  que  le 
petit  Bambin  ,  &  que  ,  par  conféquent ,  cette 
épargne  dans  leur  accompagnement  devoit 
tsnir  au  même  principe  que  celle  qu'ils  aftec- 
tent  dans  leurs  partitions. 

3e  comprenois  bien  que  la  Baffe  étant  le 
fondement  de  toute  l'harmonie  ,  doit  tou- 
jours dominer  fur  le  refte  ,  &  que  quand 
les  autres  parties  l'étoufïer.t  ou  la  couvrent , 
il  en  rcfultc  une  confufion  qui  peut  rendre 
l'harmonie  plus  fourde  j  &  js  m'expliquois 
ainlî  pourquoi  les  Italiens  ,  fi  économes  de 
leur  main  droite  dans  l'accompagnement, 
redoublent  ordinairement  à  la^gauche  l'oc- 
tave de  la  BafTe  ;  pourquoi  ils  mettent  tant  de 
Coutre-baflcs  dans  leurs  Ocheftres,  &:  pour- 
quoi ils  font  fi  fouvent  marcher  leurs  quin- 
tes (*)  avec  la  Baffe  ,  au  lieu  de  leur  donner 

(*)  On  peut  remarquer  à  l'Orcheftre  fie  notre 

Opéra,  que  dans  la  Mufique  Italienne  les  quintes 

ne  jouent  prcfquc  jamnis  leur  partie  quand  elle, 

cft  à  l'octave  de  la  Baflc  ;  peut-être  ne  daigne» 

V  ij 


252.  Lettre 

une  autre  partie  ,  comme  les  François  ne 
manquent  jamais  de  f;ire.  Mais  ceci  ,  qui 
pouvoic  rendre  raifon  de  la  netteté  des  ac- 
cords ,  n'en  rcndoit  pas  de  leur  énergie  ,  8c 
je  vis  bientôt  qu'il  devoit  y  avoir  quelque 
principe  plus  caché  &  plus  lin  de  l'expreflion 
que  je  rcmarquois  dans  la  (Implicite  de  l'har- 
monie Italienne  ,  tar.dis  que  je  irouvois  la 
nôtre  fi  compofce  ,  fi  froide  &  fi  languiirante. 
Je  jiic  fouvins  alors  d'avoir  lu  dans  quel- 
que ouvrage  de  M.  Rameau  ,  que  chaque 
confonnance  a  fon  car?£lcrc  particulier ,  c'eft- 
à-difc  ,  une  manière  d'aifeftcr  l'ame  qui  lui 
efl  propre  ;  que  l'eiFet  de  la  tierce  n'eft  point 
le  même  que  celui  de  la  quinte  ,  ni  l'effet  de 
la  quarte  le  même  que  celui  de  la  fixte.  De 
même  les  tierces  &  les  fixies  mineurs  doivent 
produire  des  alFeftions  différentes  de  celles 
que  produilent  les  tierces  &  les  fixtes  ma- 
jeures ;  &  ces  faits  une  fois  accordés  ,  il  s'en- 
fuie alfez  évid^m.nent  que  les  difTouanccs  & 

t-on  pas  même  la  copier  en  pareil  cas.  Ceux 
qui  conduifcnt  l'Orcheftcc  ignoreroicnt-ils  que  ce 
d«fav\t  de  liailon  entre  la  Baflc  &  le  defl'us  rend 
rhatmonic  tiop  feche  i 


SUR  LA   Musique.       233 

rous  les  intervalles  poflîblcs  feront  auffî  dans 
le  même  cas.  Expérience  que  la  raifon  con- 
firme ,  puifquc  toutes  les  fois  que  les  rap- 
ports font  différens ,  l'impreffion  ne  fautoit 
être  In  même. 

Or,  me  difois-je  à  moi-même  en  raifon- 
nant  d'après  cette  fuppofition  ,  je  vois  claire- 
ment que  deux  confonnances  ajourées  l'une 
à   l'autre  ma!-à-propos  ,  quoique  félon  les 
règles  des  accords ,  pourront ,  même  en  aug- 
mentant l'harmonie,  afFoiblir  mutuellement 
leur  eftct  ,  le  combattre  ,  ou   le  partager.  Si 
tout  l'effet  d'une  quinte  m'cft  nécefTaire  poiir 
l'cxpreflîon  dont  j'ai  befoin  ,  je  peux  rifqiisr 
«l'affoiblir  cette  expreffion  par  un  troifieme 
fon  ,  qui  divifant  cette  quinte  en  deux  autres 
intervalles  ,  en  modifiera  néceiTairement  l'ef- 
fet par  celui  des  deux  tierces  dans  IcfqucUes 
je  la  réfous  ;  8c  ces  tierces  mêmes  ,  quoique 
le  tout  enfcmble  fade  une  fort  bonne  harmo- 
nie ,  étant  de  différente  efpece  ,  peuvent  en- 
core nuire  mutuellement  à  l'impreffion  l'une 
de  l'autre.  De  même  ,  (I  l'impreffion  fimul- 
tanée  de  la  quijire  &  des  deux  tierces  m'étoit 
néceffaire,  j'affoiblirois  &  j'altércrois  mal- 
à-propos  cette  imprcffion  ,  en  retrancbauc 
Viij 


^54  Lettp.  E 

un  des  trois  fons  qui  en  forment  l'accord. 
Ce  raifonnement  devient  encore  plus  fcnfi- 
ble ,  appliqué  à  la  diffonancc.  Suppofons  que 
j'aie  befoin  de  toute  la  dureté  du  triton,  ou. 
de  toute  la  fadeur  de  la  fa u (T.-  quinte;  oppo- 
fition  ,  pour  le  dire  en  paifant ,  qui  prouve 
combien  les  divers  reaverfemens  des  accords 
en  peuvent  changer  l'elFct  ;  fî  dans   une  telle 
circon/lancc  ,  au  lieu  dz  porter  à  roreille  les 
deux  uniques  fons  qui  forment  la  dilfonancc, 
je  m'avifc  de  remplir  l'accord  de  tous  ceux 
qui   lui  conviennent ,  alors  j'ajoute  au  tricoa 
la  féconde  &:  la  fixte,  &  à  la  fauffe-quinte  la 
fixte  &  le  tierce ,  c'eft-À-dirs  ,  qu'introduiûnc 
dans  chacuii   de  ces  accords  une  nouvelle 
difTonancc ,  j'y  introduis  en  même-tems  trois 
confonnances ,   qui  doivent   néceffairement 
ea  tempérer  &  affoiblir  l'eifet  ,  en  r;;nd2nc 
ua  de  ces  accords  moins  f.ide  ci:  l'autre  moins 
d^r.  C'efl  donc  un  principe  certain  ic  fondé 
dans  la  nature  ,  que  toute  Mu/îquc  où  l'har- 
monie eft    fcrupulcufcment   renjp'iie  ,    touç 
accompagnement  oi)   tous  les  accords  font 
complets  ,   doit   faire    beaucoup   de   bruit  , 
mais  avoir  très-peu  d'expfcflîon  :  ce  qui  eft 
précifcmsiii  le  caraiftcre  de  la  Muilque  f  ran. 


SUR  LA  Musique.      i?S 

çoife.  Il  cft  vrai  qu'en  ménageant  les  accorrls 
^  les  parties  ,  !c  choix  devient  difficile  8c 
demande  beaucoup  d'expérience  &  de  govit 
pour  !e  faire  toujours  à  propos;  mais  s'il  y  a 
une  règle  pour  aider  au  Couipofiteur  à  Ce 
bien  conduire  en  pareille  occafion  ,  c'eft  cetr 
tainement  celle  de  l'unité  de  mélodie  que 
j'ai  tâché  d'établir  ;  ce  qui  fe/tapporte  au 
caradere  de  la  Mufique  Italienne  ,  &  rend 
raifon  de  la  douceur  du  chant  jointe  à  la 
force  d'expreffion  qui  y  régnent. 

Il  fuit  de  tout  ceci  ,  qu'après  avoir  bien 
étudié  les  règles  élémentaires  de  l'harmonie  , 
le  Muficicn  ne  doit  point  fe  hâter  de  la  pror 
diguer  inconfidérémLUt  ,  ni  fe  croire  en  cC3t 
de  coir.pofer  parce  qu'il  fait  remplir  des  ac- 
cords ,  mais  qu'il  doit ,  avanr  que  de  mettre 
la  mai»  à  l'œuvre ,  s'appliquer  à  l'étude 
beaucoup  plus  lonj^ue  ôc  plus  difficile  des 
inipreffions  diverPes  que  les  confonnances  , 
les  dilToanances  8c  tous  les  accords  font  fur 
les  oreilles  fenfibles  ,  £c  fe  dire  fouvent  à 
1-jiJ-mcinc  ,  que  le  grand  arc  du  Cornpori- 
rcur  ne  coafifte  pas  moins  à  favoir  difcerncr 
Q.1Î3S  l'occafioQ  les  fons  qu'on  doit  fuppri- 
nier  ,  que  ctux  dont  il  faut  faire  ufage.  C'ett 


25^  Lettre 

en  étudiant  (k  feuilletnnt  fans  cefT:  les  chefsr- 
d'œavres  de  l'Italie  qu'il  appartiendra  à  faire 
ce  choix  exquis ,  fi  la  nature  lui  a  donné 
alfez  de  ginie  &  de  goût  pour  en  fentir  la 
néceflîté  ;  car  les  difficultés  de  l'art  ne  fc 
laifTent  appercevoir  q^u'à  ceux  qui  font  faits 
pour  les  vaincre  ,  &  ceux-là  ne  s'aviferonc 
pas  de  compter  avec  mépris  les  portées  vuides 
d'une  partition,  mais  voyant  la  facilité  qu'un 
Ecolier  auroic  eue  à  les  remplir  ,  ils  foup- 
çonneront  &  chercheront  les  raifons  de  cette 
lîmplicité  trompeufe  ,  d'autant  plus  admira- 
ble ,  qu'elle  cache  des  prodiges  fous  une  feinte 
négligence  ,  Se  que  Varie  che  tuuà  fà  ,  tiulla 
fi  fcuopre . 

^'oild  ,  à  ce  qu'il  me  fjiuble  ,  la  caufc  des 
effets  fjrprenans  que  produit  l'harmonie  de  la 
Muhque  Italienne  ,  quoique  beaucoup  moins 
chargée  que  la  nôtre  ,  qui  en  produit  fi  peu. 
Ce  qui  ne  fignific  pas  qu'il  ne  faille  jamais 
remplir  l'harmonie,  mais  qu'il  ne  faut  la 
remplir  qu'avec  choix  &  difcernement  -,  ce 
n'e/l  pas  non  plus  à  dire  que  pour  ce  choix 
le  Muficien  foit  obligé  de  faire  tous  ces  rai- 
fonnemens ,  mais  qu'il  en  doit  fentir  le  ré- 
fukat.    C'efl  à   lui   d'avoir  du   génie  &  du 


SUR.  LA  Musique.      237 

goût  pour  trouver  les  chofes  d'effet  j  c'cft  au 
Thénricien  à  en  chercher  les  caufcs  &  à  dirt 
pourquoi  ce  font  des  chofes  d'ettct. 

Si  vous  jetez  les  yeux  fur  nos  compolîtionj 
modernes ,  fur-tout  fi  vous  les  écoutez  ,  vous 
reconnoîtrez  bientôt  que   nos  Muficiens  ont 
u  mal  compris   tout  ceci ,   que  ,   s'efForçant 
d'arriver  au  même  but ,  ils  ont  direftemenc 
fuivi  la  route   oppoféc  ;  &  s'il  m'efl  permis 
de  vous   dire  naturellement   ma   penfée  ,  je 
trouve  que  plus  notre  Mulîque  fe  perfedionne 
en  apparence  ,  &  plus  elle  Ce  gâte  en  eiFet.  Il 
étoit  peu^  être  néceffaire  qu'elle  vînt  au  point 
où  file  eft  ,  pour  accoutumer  infenfiblenienc 
nos  oreilles  à  rejeter  les  préjugés  de  l'habi- 
tude ,  &  à  goûter  d'autres  airs  que  ceux  dont 
nos  Nourrices  nous  ont  endormis  ;   mais  je 
prévois  que  pour  la  porter  au  très- médiocre 
de!;ré  de   bonté  dont   elle   cft  fufceptible  ,  il 
faudra  tôt  ou  tard  commencer  par  redefcen- 
dre  ou  remonter  au  point  où  Lulli  l'avoit 
Tiiifc.   Convenons  que  l'harmonie  de  ce  célè- 
bre Muficien  "eft  p!;is  pure  &  moins  renver- 
fée  ,    que   fes  BatTes  font  plus   «.tturelles  & 
marchent  plus  rondement  ,  que  fon  chant  cft 
mieux  fuivi ,  «juc  fes  accompagnemens  moins 


25^  Lettre 

chargés  naifleiic  mieux  du  fuje:  &:  en  fortent 
moins  ,  que  fon  récitatif  efl  beaucoup  moins 
maniéréjSc  par  conféquent  beaucoup  meilleur 
qu;  le  nô:re  ;  ce  qui  fe  confirme  par  le  goût 
de  l'exécution  :  car  l'ancien  récitatif  ccoit 
rendu  par  les  Adeurs  de  ce  tems-li  tout  au- 
trement que  nous  ne  faifons  aujourd'hui  ;  il 
ctoirplus  vif  &  moins  traînant  ;  on  le  chan- 
toit  moins,  &  on  le  déclamoit  davantage  (*). 
Les  cadences ,  les  ports  de  voix  fe  font 
multipliés  dans  le  nôtre  ',  il  eft  devenu  cq- 
core  plus  languiflant ,  &  Ton  n'y  trouve 
prefque  plus  rien  qui  le  diftingue  de  ce  qu'il 
nous  plaît  d'appeler  air. 

Puifqu'il  eft  qucftion  d'airs  &:  de  récita- 
tifs ,  vous  voulez  bien ,  Monfieur ,  que  je 
termine  cette  Lettre  pir  quelques  obfcrvations 
fur  l'un  8c  fur  l'autre  ,  qui  deviendront  peut- 
être  deséclairciflemens  utiles  àla  folution  du 
problème  donc  il  s'agit. 

(*;  Cela  fc  prouve  par  la  diiicc  des  Opc'ii  dî 
I.ulli  ,  beaucoup  plus  grande  aujourd'hui  que  de 
fon  tcms ,  fclon  le  rapport  unanime  de  tous  ceux 
<]ui  les  ont  vus  anciennement.  Aullî  toutes  les 
fois  qu'on  redonne  ces  Opéra  ,  cft-on  oblige  d'y 
faite  (les  rctranchcmens  confidérablcs. 


SUR  LA  Musique.      139 

On  peut  juger  de  l'idée  ds  nos  Muficieiiî 
fur  la  conflicution  d'un  Opéra  ,  par  la  finj^u- 
lariié  de  leur  nomenclature.  Ces  grands  mor- 
ceaux de  Mulîque  Italienne  qui  ravilîen:  ;  ces 
chefs- d'oeuvres  de  génie  qui  arrachenc  des 
larmes  ,  qui  ofFrent  les  tableaux  les  plus 
frappans ,  qui  peignent  les  fituations  les  plus 
vives ,  6c  portent  dans  l'ame  toutes  les  paf- 
fions  qu'ils  expriment ,  les  François  les  ap- 
pellent des  Ariettes.  Ils  donnent  le  nom  à' airs 
à  ces  infipides  chanfonnettes ,  dont  ils  entre- 
mêlent les  fcenes  de  leurs  Opéra,  U  réfer- 
vent cc-lui  de  monologues  par  excellence  à 
ces  traînantes  &  ennuyeufes  lamentations ,  à 
qui  il  ne  manque  pour  alToupir  tout  le 
monde  ,  que  d'être    chantées  julle  5c  fans 


cris 


Dans  les  Opéra  Italiens  tous  les  airs  font 
en  fituation  6c  font  partie  des  fcenes.  Tantôt 
c'eft  un  père  défefpéré  qui  croit  veir  l'ombre 
d'un  fils  qu'il  a  f^"  mourir  injuftement ,  lui 
reprocher  fa  cruauté  :  tantôt  c'eft  un  prince 
débonnaire  ,  qui ,  forcé  de  donner  un  exem- 
1^  d"  févérité  ,  demande  aux  Dieux  de  lui 
.  ôtcr  l'empire  ,  ou  de  lui  donner  un  cccur 
moins  fcr.fible.  Ici  c'eft  une  mère  tendre  qui 


-4^  Lettre 

verfe  dis  larmes  en  retrouvant  Coi  fils  qu'elle 
croyoic  mort.  Là  ,  c'cll  le  langage  de  l'a- 
mour,  non  rempli  de  ce  fade  &  puérile 
galimatias  de  flammes  &:  de  chaînes  ,  maii 
tra)>ique  ,  vif,  bouillant  ,  entrecoupé,  &  tel 
qu'il  convient  aux  paffions  impétueufes.  C'eft 
fur  de  telles  paroles  qu'il  fied  bien  de  dé- 
ployer toutes  les  richelTcs  d'une  Mulique 
pleine  de  force  3c  d'cxprelîîon  ,  &  de  ren- 
chérir fur  rénerpie  de  la  Poélîc  par  celle  de 
l'harmonie  &  du  chant.  Au  contraire  ,  ki 
paroles  de  nos  ariettes  ,  toujours  détachée! 
du  fujet,  ne  font  qu'un  mifér.îble  jargon 
emmiellé  ,  qu'on  e(i  trop  heureux  de  ne  p^j 
entendre  :  c'eft  une  colleétion  fane  au  hazarj 
du  très  -  petit  nombre  de  mots  fonorcs  que 
notre  langue  peut  fournir,  tourn.'s  &  retour- 
nés déroutes  les  manières ,  excepté  de  celle 
qui  pourroic  leur  donner  du  fais.  C'eft  fur 
ces  impcrtinsns  amphigouris  que  nos  \fufî- 
cicnsépuifen:  leur  goût  &  leur  fa7oir ,  &  nos 
Aâcurs  leurs  grftes  &  leurs  poumons  ;  c'eft 
à  ces  morceaux  cxtravagans  que  nos  femmît 
fe  pâmint  d'admiration  ;  &  la  preuve  la  plus 
marqué."  que  la  Mulîque  Frinçoife  ne  fait  ri 
peindre  ni  parler,  c'eft  qu'elle  ne  peut  déve- 
lopper 


SUR  LA  Musique.     24^ 

lopper  le  peu  de  beautés  dont  elle  ell  fufcep- 
tible,  que  fur  des  paroles  qui  ne  fignifient 
rien.  Cependant,  à  entendre  les  François 
parler  de  Mulîque  ,  on  croiroit  que  c'eft  dans 
leurs  Opéra  qu'elle  peint  de  grands  tableaux 
&  de  grandes  pniTions ,  5;  «ju'on  ne  trouve 
que  des  ariettes  dans  les  Opéra  Italiens  ,  où 
le  nom  même  d'ariette  &  la  ridicule  chofe 
qu'il  exprime  font  également  inconnus.  Il  ne 
faut  pas  être  furpris  de  la  groffiéreté  de  ces 
préjugés  :  la  Mufique  Italienne  n'a  d'enne- 
mis ,  même  parmi  nous ,  que  ceux  qui  n'y 
connoiflènt  rien  ;  &  tous  les  François  qui 
ont  tenté  de  l'étudier  dans  le  feul  delTeia 
de  la  critiquer  en  connoiirancc  de  caufe  , 
ont  bientôt  été  fcs  plus  zélés  admirateurs  {*]. 
Après  les  ariettes ,  qui  font  à  Paris  le 
triomphe  du  goût  moderne  ,  viennent  les 
fameux  monologues  qu'on  admire  dans  nos 
anciens  Opéra.  Sur  quoi  l'on  doit  remarquer 
que  nos  plus  beaux  airs  font  toujours   dans 

C*-)  C'eft  un  préjugé  peu  favorable  à  la  Mu- 
fîque  Françoifc  ,  que  ceux  qui  la  mépiifcnc  le 
plus  foicnt  piécifcment  ceux  qui  la  connoilTcnt: 
le  mieux;  car  clic  etl  auflî  ridicule  quand  on 
l'examine,  qu'infuppoctablc  quand  on  l'écoute. 
Tome  VI,  X 


14-  Lettre 

les  monologues  &  jamais  dans  les  fcenes  , 
parce  que  nos  Adeurs  n'ayant  aucun  jeu 
muet,  &  la  Muiîqne  n'indiquant  aucun 
g«/îe  &  ne  peignant  aucune  fituacion  ,  celui 
qui  iiarde  le  fiience  ne  fait  que  faire  de  fa 
perfonne  pendant  que  l'autre  chante. 

Le  carjâere  traînant  de  la  langue  ,  le  peu 
de  flexibilité  de  nos  voix,  &  le  ton  lamen- 
table qui  règne  perpétuellement  dans  notre 
Opéra  ,  mettent  prefque  tous  les  monologues 
François  fur  un  mouvement  lent ,  &  comme 
la  mefure  ne  s'y  fait  fentir  ni  dans  le  chant  , 
ni  dans  laBaire  ,  ni  dans  l'accompagnemenr, 
rien  n'eft  (î  traînant ,  fi  lâche  ,  fi  languifTant 
que  ces  beaux  monologuas  que  tout  le  monde 
admire  en  bâillant  ;  ils  voudroient  être  triflcï 
&  ne  font  qu'ennuyeux  ;  iis  voudroient  tou- 
cher le  cœur  &  ne  font  qu'affliger  les  oreilles. 
Les  Italiens  font  plus  adroits  dans  leurs 
Adagio  :  car  lorfquc  le  chant  e(ï  (î  lent  qu'il 
feroit  à  craindre  qu'il  ne  lailfâf  afFoiblir 
l'idée  de  la  mefure  ,  ils  font  marcher  la 
balTe  par  notes  égales  qui  marquent  le  mou- 
vement ,  6:  l'accompagnement  le  marque 
aurti  par  des  fubdivilîcns  de  notes  ,  qui  fou- 
tenant  la  voix  5«:  l'oreille  eu  mefure,  ii« 


SUR  LA  Musique.      243 

rendent  léchant  que  plus  agréable  &  fur- 
tout  plus  énergique  par  cette  précifion.  Mais 
la  nature  du  chant  François  interdit  cette 
reflource  à  nos  Compofiteurs  :  car  dès  quff 
l'Adeur  fcroit  forcé  d'aller  en  mefure  ,  il  ne 

o 

pourroit  plus  développer  fa  voix  ni  fon  jeu  , 
traîner  fon  chant ,  renfler  ,  prolonger  fes 
fons  ,  ni  crier  à  pleine  tète  ,  Se  par  confé- 
quent  il  ne  feroit  plus  applaudi. 

Mais  ce  qui  prévient  encore  plus  efficace- 
ment la  monotonie  8c  l'ennui  dans  les  Tra- 
gédies Italiennes  ,  c'eft  l'avantage  de  pou- 
voir exprimer  tous  les  fentimens  &  peindre 
tous  les  caraûeres  avec  telle  mefure  &  tel- 
mouvement  qu'il  plaît  au  Compofiteur. 
Notre  mélodie  ,  qui  ne  dit  rien  par  elle-^ 
même  ,  tire  toute  fon  exprcffion  du  mouve- 
ment qu'on  lui  donne  ;  elle  eft  frrcénient 
trifte  fur  une  mefure  lente  ,  furieufe  ou  gaie 
fur  un  mouvement  vif ,  grave  fur  un  mou- 
vement modéré  :  le  chant  n'y  fait  prefque 
rirn,  la  mefure  fcu'.e  ,  ou  ,  pour  parler  plus 
iufte  ,  le  feul  degré  de  vîtefTe  détermine  le 
caraftere.  Mais  la  mélodie  Italienne  trouve 
dans  chaque  mouvement  des  expreflfîons 
pourrons  les  caractères ,  des  tableaux  poux* 
Xij 


144  Lettre 

tous  les  objets.  Elle  efl ,  quand  il  plaît  au 
Muficien  ,  trifte  fur  un  mouvement  vif  ,  gnie 
fur  un  mouvement  lent  ,  &  coaime  je  l'ai 
rléja  dit  ,  elle  change  fur  le  même  mouve- 
ment de  caraftere  au  gré  du  Compofireur  ; 
ce  qui  lui  donne  la  facilité  des  contraftes , 
fans  dépendre  en  cela  du  Pofte  6c  fans  s'ex- 
pofer  à  des   couire-fens. 

Voilà  la  fource  de  cette  prodigieufc  variéié 
que  les  grands  M.iîtres  d'Italie  favent  répan- 
dre dans  leurs  0(iéra  ,  fans  jamais  fortir  de 
la  nature  :  variété  qui  prévient  la  monoto- 
nie ,  la  langueur  &  l'ennui ,  &  que  les  Mu- 
ficiens  Français  ne  peuvent  imiter ,  parce 
que  leurs  mouvemens  font  donnés  par  le 
fens  des  paroles ,  fi  qu'ils  font  forcés  de 
s'y  tenir  ,  s'ils  ne  veulent  toir.ber  dans  des 
contre  -  fens  ridicules. 

A  l'égard  du  récitatif  ,  dont  il  me  reftc 
à  parler,  il  me  fcmble  que  pour  en  bien 
juger  il  faudroit  une  fois  favoir  précifément 
ce  que  c'cft  -,  car  jufqu'ici  je  ne  fâche  pas 
que  de  tous  ceux  qui  en  ont  difputé ,  per- 
fonne  fe  foit  avifc  de  le  définir.  .1c  ne  fais  , 
Monfieur  ,  quelle  idée  vous  pouvez  avoir  de 
ce  mot  i  quant   à   moi ,  j'appelle  récitatif 


SUR  LA  Musique.      245 

une  dcclamation  harmonieufe  ,  c'efl-à-dire  , 
une  déclamation  dont  toutes  les  inflexions  fa 
foat  par  intervalles    harmoniques.    D'où  il 
fuie  que  comme  chaque  langue   a  une  décla- 
mation qui   lui  eft  propre ,   chaque  langue 
doit  auffi  avoir  foa  récitatif  particulier  5  ce 
qui   n'empêche   pas    qu'on  ne    puiffe  très-- 
bien  comparer  un  récitatif  à  un  autre  ,  pour 
favoir   lequel  des  deux   eft  le  meilleur  ,  on 
celui  qui  fe  rapporte  le  mieux  à  fon  objet.' 
Le  récitatif  eft  néceffaire  dans   les  drames, 
lyriques  ,   1".  Pour  lier  l'adion  &  rendre  le. 
fpeaacle  un.    1°.  Pour  faire  valoir  les  airs  , 
dont  la  continuité  dcviendroitinfupportable.. 
}0.  Pour  exprimer  une  multitude   de  chofes 
qui  ne  peuvent  ou  ne  doivent  point  être  ex- 
primées par  la  Mufique  chantante  &  caden- 
cée. La  finiple  dcclamation  ne  pouvoit  con- 
venir à  tout  cela  dans  un  ouvrage  lyrique  , 
parce  que  la  tranfition  de  la  parole  au  chant  , 
bi  fur-tout  du  chant  à  la  parole ,  a  une  dureté 
à  laquelle  l'oreille  fe  prête  difficilement ,  & 
forme  un  contrafte  choquant  qui  détruit  toute 
l'illufion  ,  &par  conféquent  l'intérêt  ;  car  il 
y  a  une  forte  de  vraifeinblance  qu'il  faut  con- 
ferver  ,  même  à  l'Opéra,  en  rendant  le  dif* 
Xiij 


2  4^  Lettre 

cours  teHemenr  uniforme  ,  que  le  tout  pdlTc 
ctre  pris  au  moins  pour  une  langue  hypothé- 
tique. Joignez  à  cela  que  le  fecours  «ies  ac- 
cords augmente  l'énergie  de  la  déclamation 
harmonieufe  ,  &  dédommage  avantageufc- 
nient  de  ce  qu'elle  a  de  moins  naturel  dans 
hs  inionations. 

II  eft  évident ,  d'aptes  ces  idées  ,  que  le 
meilleur  récitatif,  dans  quelque  Langue  que 
ce  foit ,  G  elle  a  d'ailleurs  les  conditions 
iiécefTaires  ,  ed  celui  qui  approche  le  plus  de 
la  parole  ;  s'il  y  en  avoit  un  qui  en  approchât 
tellement  ,  en  confervant  l'harmonie  qui  lui 
convient ,  que  l'oreille  ou  refprit  yùt  s'y 
tromper ,  on  devroit  prononcer  bnrdimenr 
que  celui-là  auroit  atteint  toute  la  perfec- 
tion dont  aucun  récitatif  puilFe  être  fufcep- 
tible.  ^ 

Examinons  maintenant  fur  cette  tee,\e  ce 
qu'on  appelle  en  France  ,  récitatif,  &  dites- 
moi,  je  vous  prie,  que!  rapport  vous  pouvez 
trouver  entre  ce  récitatif  &  notre  déclama- 
tion î  Comment  conccvrez-vous  jamais  que 
la  Langue  Françoife  dont  l'accent  eft  G  uni , 
n  fimplc  ,  a  modeftc  ,  fi  peu  chantant ,  foit 
:  bien  rendue  par  les  bruyantes  &  criardes  iu- 


SUR  LA  Musique.      247 

tonations  de  ce  récitatif,  &  qu'il  y  air  quelque 
rapport  entre  les  douces  inflexions  de  la  parole 
&  ces  fons  foutenus  ôc  renflés ,  ou  plutôt  ces 
cris  éternels  qui  font  le  tiffu  de  cette  partie 
de  notre  Mufique  encore  plus  même  que  des 
airs  ?  Faites ,  par  exemple  ,  réciter  à  quel- 
qu'un qui  fâche  lire  ,  les  quatre  premiers  vers 
de  la  fameufe  rcconnoiirance  d'Iphigénie.  . 
A  peine  reconnoitrez-vous  quelques  légères 
inégalités  ,  quelques  foibles  inflexions  de 
voix  dans  un  récit  tranquille  ,  qui  n'a  rien 
de  vif  ni  de  paffîonné  ,  rien  qui  doive  en- 
gager celle  qui  le  fait  à  élever  ou  abaiffer 
la  voix.  Faites  enfuite  réciter  par  une  de 
nos  A<ftrices  ces  mêmes  vers  fur  la  note  du 
Mufîcien  ,  &  tâchez  ,  fi  vous  le  pouvez  , 
de  fupporter  cette  extravagante  criaillerie  , 
qui  pafTe  à  chaque  infiant  de  bas  en  haut 
&  de  liaut  en  bas ,  parcourt  fans  fujet  toute 
l'éiendue  de  la  voix  ,  &  fufpend  le  récit  hors 
de  propos  pour  filir  de  beaux  fons  fur  des 
fyllabes  qui  ne  fignifieiit  rien  ,  Se  qui  ne  for- 
ment aucun  repos  dans  le  fens  î 

Qu'on  joigne  à  cela  les  frédons  ,  les  ca- 
dences ,  les  ports  -  de-  voix  qui  reviennent  à 
chaque  inftant ,  Se  qu'on  me  dife  quelle  ana- 


148  Le  t  t  r  e 

logie  il  peut  y  avoir  entre  la  parole  &  toute 
cette  msullade  pretintaille,  entre  la  déclama- 
tion &  ce  prétendu  récitatif;  qu'on  me  men- 
ue au  moins  quelque  côté  par  lequel  on 
puiiïe  raifonnablement  vanter  ce  merveilleux 
récitatif  François  dont  l'invention  fait  la 
gloire  de  LuUi  î 

C'eft  une  chofe  affez  plaifante  que  d'enten- 
dre les  Partifans  de  la  Mufique  Françoife 
fe  retrancher  dans  le  caraûcre  de  la  L^ng^c  , 
&  rejeiter  fur  elle  des  défauts  dont  ils  n'ofcnt 
accufer  leur  idole,  tandis  qu'il  eft  de  toute 
évidence  que  le  meilleur  récitatif  qui  peut 
convenir  à  la  Lnngue  Fr.înçoife  ,  doit  être 
cppofé  prcfqu'cn  tout  à  celui  qui  y  eft  en 
ufage  :  qu'il  doit  rouler  entre  de  forts  petits 
intervalles  ,  n'élever  ni  n'abaiffer  beaucoup 
la  voix  ,  peu  de  fons  fouicnus ,  jamais  d'c- 
clats  ,  encore  moins  de  cris  ;  rien  fur- tout 
qui  rertemble  au  cbant  ,  peu  d'inégalité  dans 
la  durée  ou  valeur  des  notes,  ainfi  que  dans 
une  route,  direaemcnt  contraire  à  celle  de- 
Lulli  8c  de  Tes  fuccefTeuri  ,  dans  quelque 
toute  nouvelle  qu'atturément  les  Compofi- 
tcurs  François  ,  iî  fiers  de  leur  faux  favoir  9 
&  par  confcqucnt  û   élçii^nés  de  fendr  Se 


SUR  LA  Musique.      ^49 

d'aimer  le  véritable,  ne  s'avifcront  pas  de 
chercher  fitôt ,  &  que  probablement  ils  ne 
trouveront  jamais. 

Ce  feroit  ici  le  lieu  de  vous  montrer  par 
l'exemple  du  récitatif  Italien  ,  que  toutes  les 
conditions  que  j'ai  fuppofées  dans  un   bon 
récitatif,  peuvent  en  effet  s'y  trouver  ;  qu'il 
peut  avoir  à  la  fois  toute  la  vivacité  de  la 
déclamation  ,  &  toute  l'éiscrgie  de  l'harmo- 
nie  ;  qu'il  peut  marcher  auffi  rapidement  que 
la  parole ,   Se   être  aufTi   mélodieux    qu'un 
véritable  chant  -,    qu'il  peut  marquer  toutes 
les  inflexions  dont  les  paaions  les  plus  véhé- 
mentes animent  le  difcours ,  fans  forcer  la 
voix  du  chanteur  ,  ni  étourdir  les  oreilles 
de  ceux  qui  écoutent.  Je  pourrois  vous  mon- 
trer comment,  à  l'aide  d'une  marche  fonda- 
mentale particulière,  on  peut  multiplier  les 
modulations  du  récitatif  d'une  'manière  qui 
lui  foit  propre  ,  &:  qui  contribue  à  le  diftin- 
guer  des  airs ,  où  ,  pour  conferver  les  grâces 
de  la  mélodie  ,  il  faut  changer  de  ton  inoins 
fréquemment  ;   comment  fur-  tout  ,  quand 
on  veut  donner  à  la  paflîon  le  tems  de  dé- 
ployer tous  fes  mouvemens ,  on  peut ,  à 
l'aide  d'une  fymphonie  habilement  mena-. 


^5^^  Lettre 

gïc  ,  faire  exprimer  à  l'Orchelîre  ,  par  de» 
chants  patJ)étiquss  &  variés  ,  ce  que  l'Aûeur 
ne  doit  que  réciter  :  chef-d'œuvre  de  l'art 
du  Mufîcien  ,  par  lequel  il  fait ,  dans  un 
récitatif  obligé  (*) ,  joindre  la  mélodie  la  plus 
louchante  à  route  la  véhémence  de  la  décla- 
mation ,  fans  jamais  confondre  l'une  avec 
l'autre  :  je  pourrois  vous  déployer  les  beautés 
fans  noml'r;  de  cet  admira'o'e  récitatif,  donc 
on  fait  eu  France  tant  de  contes  auffi  abfur- 
des  que  les  jugcmcns  qu'on  s'y  nicle  d'en 
porter  ;  comme  fi  quelqu'un  pouvoir  pro- 
noncer fur  un  récitatif,  fans  connoître  à 
fond  la  langiie  à  kquelle  il  eft  propre.  Maij 
pour  entrer  dans  ces  détails  il  faudroit ,  pour 
ainfi  dire ,  ciéft  un  nouveau  Didionnaire  , 
inventer  i  chaque  inftant  des  termes  pour 
offrir  aux  Lecteurs  François  des  idées  incoa- 

(*)  J'avois  efpérd  qi:e  le  fîeiir  Caffaielli  nous 
donncroit,  au  Concert  Spirituel ,  quclqije  mot- 
ceau  de  grand  rccrtanf  &  de  chint  pathi?tique, 
pour  f.iire  entendre  une  foi';  aux  prétendus  con- 
noiffeuts  ce  qu'ils  jugent  depuis  fi  lon;-tcms;' 
mais  fur  les  raifons  pour  n'en  lien  faire  ,  j'ai 
tcouvd  qu'il  connoinoit  encore  mieux  que  moi 
la  portée  de  fcs  Auditeurs. 


SUR  LA   Musique.      151 

nues  parmi  eux  ,  &i  leur  tenir  des  difcours 
qui  leur  paroîtroienc  du  galimathias.  En  un 
mot,  pour  en  ê:re  compris  il  faudroit  leut 
parler  un  langage  cju'ils  enténdiircnc  ,  &  pai' 
confé.]uenc  de  ftiences  Si  d'arts  de  tout  genre, 
excepte  la  feule  Mufique.  Je  n'entrerai  donc 
point  fur  cette  matière  dans  un  détail  affefté  , 
qui  ne  feryiroit  de;  rien  pour  l'inftruction  des 
Lefteurs  ,  &  fur  lequel  ils  pourroient  préfu* 
mer  que  je  ne  dois  qu'à  leur  ignorance  en 
cette  partie  ,  la  force  apparente  de  mes  preu- 
ves. 

P.ir  la  même  raifon  je  ne  tenterai  pas  non 
plus  le  parallcls  qui  a  été  propofé  cet  hiver  , 
dans  un  écrit  adreiTé  au  Petit  Prophète  èc  à, 
fes  adverfaircs  ,  de  d::ux  morceaux  de  Mufî- 
qite  ,  l'un  Italien  &  l'autre  François  ,  qui 
y  font  indiqués.  La  fctne  Italienne,  confon- 
due en  Italie  avec  raille  autres  chefs -d'œu- 
vres  égaux  ou  fupérieurs  ,  étant  peu  connue  à 
Paris  ,  peu  de  gens  pourroient  fuivre  l#cora- 
^araifon  ,  &  il  fe  trouveroit  que  je  n'aiiVois 
parlé  que  pour  le  petit  nombre  de  ceux  qui 
f.ivoient  déjà  ce  que  j'avois  à  leur  dire.  Mais 
quant  à  la  fcene  Françoife  j'en  crayonnerai 
volouiiers    l'analyfe  avtc   d'autant  plus  de 


i^z  Lettre 

plailîr ,  qu'étant  le  morceau  confacré  dans 
la  Nation  par  les  plus  unanimes  fufFrages, 
je  n'aurai  pas  à  craindre  qu'on  m'accufc 
d'avoir  mis  d,e  la  partialité  dans  le  choix  , 
ni  d'avoir  voulu  foulhaire  mon  jugement 
à  celui  des  Ledeurs  par  un  fujet  peu  connu. 
Au  refte  ,  comme  je  ne  puis  examiner  ce 
morceau  fans  en  adopter  le  genre  ,  au  moins 
par  hypothefe  ,  c'eft  rendre  à  la  Muliquc 
Françoife  tout  l'avantage  que  la  raifon  m'a 
forcé  de  lui  ô:er  dans  le  cours  de  cette  Lettre  ; 
e'eft  la  juger  fur  fes  propres  règles  ;  de  forte 
que  ,  quand  cette  fcene  feroit  auffi  parfaite 
qu'on  le  prétend  ,  on  n'en  pourroit  conclure 
autre  chofe  ûnon  que  c'ell  de  la  Muliquc 
Françoife  bien  faite  ,  ce  qui  n'empècheroic 
pas  que  le  genre  étant  démontré  mauvais , 
ce  ne  fut  abfolument^e  mauvaife  Mufique  j 
il  ne  s'agit  donc  ici  que  de  voir  (î  l'on  peut 
l'admettre  pour  bonne  ,  au  moins  dans  fon 

genre© 

Je  vais  pour  cela  tâcher  d'analyfer  en  peu 
de  mots  ce  célèbre  monologue  d'Armide  , 
enfin  il  ejl  en  ma.  puiffance  ,  qui  pafle  pour 
un  chef  d'oeuvre  de  déclamation  ,  &  que 
les   Mîîtres  donnent  eux  -  mêmes   pour  le 

modèle 


SUR  LA  Musique.     251 

Modèle  le  plus  parfait  du  vrai  récitatif  Fran- 
çois. 

Je  remarque  d'abord  que  M.  Rameau  l'a 
cité  avec  raifon  en  exemple  d'une  modula, 
tion  exaae  &  très-bien  liée  :  mais  cet  éloge 
appliqué  au  morceau  dont  il  s'agit ,  devient 
une  véritable  fatire ,  &  M.  Rameau  lui-même 
fe  feroit  bien  gardé  de  mériter  une  femblablc 
louange  en  pareil  cas  :  car  que  peut-on  penfet 
de  plus  mal  conçu  que  cette  régularité  fcho- 
iaft.que  dans  une  fcene  où  l'emportement  , 
la  teudrelTe  &  1=  contraftc  des  paflîons  oppo- 
fées  mettent  l'Adrice  &  !«  Speûateurs  dan* 
la  plus  vive  agitation.  Armide  furieufe  vient 
poignarder  fon  ennemi.  A  fou  afped  ,  elle 
hé/îte  ,  elle  fe  lailTe  attendrir ,  le  poignard 
lui  tombe  des  mains  ;  elle  oublie  tous  fes 
projets  de  vengeance  ,  &  n'oublie  pas  un  feui 
inilant  fa  modulation.  Les  réticences  ,  les 
interruptions,  les  tranfîtions  iiitelleduelles 
que  le  Poète  ofFroit  au  Mu/îcien  ,  n'ont  pas 
été  une  feule  fois  faifies  par  celui-ci.  L'H-é- 
roïne  finit  par  adorer  celui  qu'elle  vouloit 
égorger  au  commencement  j  le  Mufîcien  finie 
en  E  fi  mi  commt  il  avoir  commencé  ,  fans 
avoir  jamais  quitté  les  corde»  les  plus  ana- 
Tome  n.  Y 


■2-54  Lettre 

logues  au  ton  principal  ,  fans  avoir  mis  une 
feule  fois  dans  la  déclamarion  de  l'Actrice  la 
moindre  inflexion  extraordinaire  qui  fît  foi 
de  l'.3gitation  de  fon  ame  ,  fans  avoir  donne 
la  moindre  expre/Iîon  à  l'iiarmonie  :  &  je 
dcfîe  qui  que  ce  foie  d'aflîguer  par  la  Muliquc 
feule  ,  foit  dans  le  ton ,  foit  dans  la  mélo- 
die ,  foit  dans  la  déclamation  ,  foit  dans 
l'accompagnement  ,  aucune  différence  fcnd- 
blc  entre  le  commencement  &  la  fin  de  cette 
fccne  ,  par  où  le  Spedaceur  puiffe  juger  du 
changement  prodigieux  qui  s'ell  fait  dans  le 
cœur  d'Armide. 

Obfervez  cette  BaiTe-continue  :  que  de 
croches  l  que  de  petites  notes  paiT^geres  pour 
courir  après  la  fucceffion  harmonique  !  E(l-ce 
ainlî  que  marche  la  Baffe  d'un  bon  récitatif, 
où  l'on  ne  doit  entendre  que  de  grolFes  no- 
tes ,  de  loin  en  loin  ,  le  plus  rarement  qu'il 
cft  poflible  ,  &  feulement  pour  empêcher  la 
voix  du  récitant  &  l'oreille  du  Spcdateur  de 
t'cgarcr  ? 

Mais   voyons  comment   font    rendus  les 
beauxvcrs  de  ce  monologue,  qui  peut  pairer 
ta  effi^  pour  un  clief-d'œuvrc  de  Poélic, 
Enfin  il  cft  en  ma  puijfance. 


SUR  LA  Musique.      i$S 

Voilà  un  trille  (*),&,  qu»  pis  eft ,  un 
repos  abfolu  dès  Is  premier  vers  ,  tandis  i^ue 
le  fens  n'eft  achevé  qu'au  fécond.  J'avoue 
que  le  Poëre  eût  peut-être  mieux  fait  d'omet- 
tre ce  fécond  vers ,  &C  de  laiffer  aux  Speûa- 
teurs  le  plaiiîr  d'en  lire  le  fens  dans  l'ame  de 
l'Aarice  5  mais  puifqu'il  l'a  employé  ,  c'étoit 
au  Muficien  de  le  rendre. 

Ce  fatal  ennemi ,  cefuperbe  vainqueur  ( 

Je  pardonnerois  peut  -  être  au  Muficien 
d'c'voir  mis  ce  fécond  vers  dans  un  autre  ton 
que  le  premier  ,  s'il  fe  permettoic  un  peu  plus 
d'en  changer  dans  les  occafions  nécciTaires. 

Le  charme  du  fommcil  le  livre  à  ma  vengeance. 

Les  mots  de  charme  5:  defommeil  ont  été 
pour  le  Muficien  un  piège  inévitable  j  il  a 
oublié  la  fureur  d'Armidc  ,  pour  faire  ici  un 
petit  fomme  ,   dont  il   fe  réveillera  au  mot 

(i)Je  fuis  contraint  de  francifcr  ce  mot  pour 
exprimer  le  battement  de  goficr  que  les  Italiens 
apr>;llent  ainfi  ,  parce  que  me  trouvant  à  chaque 
inftant  dans  la  nccc/lité  de  me  fervir  du  m'^r  de 
cadence  dans  une  autre  acception  ,  il  ne  m'dtoie 
pas  podible  d'évjtet  autrement  des  équivoques 
continuelles. 


2.$^         Lettre 

percer.  Si  vous  croyez  que  c'eft  par  haîarj 
qu'il  a  employé  des  fons  doux  fur  le  premier 
hémiftiche,  vous  n'avez  qu'à  écouter  la  Bairs  : 
LuIIi  n'étoit  pas  homme  à  employer  de  ces 
diefes  pour  rien. 

Je  vais  percer  fon  invincible  coeur. 

Que  cette  cadence  finale  efl  ridicule  dans 
Wn  mouvement  auflî  impétueux  1  Que  ce  trille 
eft  froid  &  de  mauvjifc  grâce  1  Qu'il  eft 
mal  place  fur  une  fyllabe  brève  ,  dans  un 
récitatif  qui  devroit  voler,  OC  au  milieu  d'un 
tranfport  violent  I 

Par  lui  tous  mes  Captifs  fomfortis  d'efclavage. 
Qu'il  éprouve  toute  ma  rage  ! 

On  voit  qu'il  y  a  ici  une  adroite  réticcnca 
du  Poète.  Armide  ,  après  avoir  dit  qu'elle  va 
percer  l'invincible  coeur  de  Renaut ,  fcntdans 
le  fîen  les  premiers  mouvemens  de  la  pitié 
ou  plutôt  de  l'amour;  elle  cherche  des  rai- 
fons  pour  ft-  raffermir,  &  cette  tranfition 
intcllcftuclle  amené  fort  bien  ces  deux  vers 
qui  fans  cela  fc  lieroient  mal  avec  les  précé- 
dens,  &  de  vieil  Jroient  une  rcpétitioa  tout- 


sua  LA  Musique.       257 

d-fait  fuperflue  de  ce  qui  n'eft  ignoré  ni  do 
l'Aftrice  ni  des  Speûareurs. 

Voyons,  maintenant,  comment  le  Mufî- 
cien  a  exprimé  cette  marche  fecrete  du  cœur 
d'Armide.  Il  a  bien  vu  qu'il  falloir  mettre 
un  intervalle  entre  ces  deux  vers  5c  les  pré- 
cédens ,  &  il  a  fait  un  filence  qu'il  n'a  rempli 
de  rien  ,  dans  un  moment  où  Arinide  avoic 
tant  de  chofes  à  fentir  ,  &  par  conféquenc 
l'orcheftre  à  exprimer.  Après  cette  paufe  ,  il 
recommence  exadtement  dans  le  même  ton  » 
fur  le  m«Tie  accord  ,  fur  la  même  note  par 
où  il  vient  de  finir,  palîe  fuccedlvement  par 
tous  les  fons  de  l'accord  durant  une  mefure 
entière,  &  quitte  enfin  avec  peine  &  dans 
un  moment  où  cela  n'efl  plus  nécelTairc  ,  le 
ton  autour  duquel  il  vient  de  tourner  fi  mal- 
à-propos. 

Quel  trouble  mifaifu  ?  Qui  méfait  héjlter? 

Autre  filence  ,  &  puis  c'eft  tout.  Ce  vers 
eft  dans  le  même  ton  ,  prefque  dans  le  même 
accord  que  le  précédent.  Pas  une  altération 
qui  puifTe  indiquer  le  changement  prodigieux 
qui  fc  fait  dans  l'ame  &  dans  les  diCcours 
d'Arruide.  La  tonique  ,  il  eft  vr.ii ,  devient 
Yiij 


2.5S  Lettre 

dominante  par  un  mouvement  de  BalTe.  Eh 
Dieux  !  il  eft  bien  queftion  de  tonique  &  Ae 
dominante  dans  un  in/lant  où  toute  liaifon 
harmonique  doit  être  interrompue  ,  où  tout 
doit  peindre  le  dcfonlre  &  l'agitation  1  D'ail- 
leurs ,  une  légère  altération  ,  qui  n'eft  ov.c 
dans  la  BaiTe  ,  peut  donner  plus  d'énergie 
aux  inflexions  de  la  voix  ,  mais  jamais  y 
fuppléer.  Dans  ce  vers ,  le  cœur,  les  yeux, 
le  vifage  ,  le  gefle  .l'Armidc  ,  tour  eft  change  , 
bormis  fa  voix  :  elle  parle  plus  bas  ,  mais 
elle  garde  le  même  ton. 

Qu^ejî-ce  qu'enfa.  faveur  la.  pit'iè  me  veut  dire  ? 
Friippons. 
Comme  ce  vers  peut  être  pris  en  deux  fcns 
différens  ,    je    ne   veux   pas   chicaner   Lulli 
pour  n'avoir  pas  préféré  celui  que  j'aurois 
choifi.    Cependant  il  eft  incomparablement 
pitis  vif,   plus  animé  ,  &  fait  mieux  valoir 
ce  qui  fuit.    Armide  ,  comme  Lulli  la    fait 
parler ,  continue  à  s'attendrir  en  s'en  deman- 
dant la  caufe  à  elle-même. 
Quejï-ce  qu'en  fa  faveur  la  pitiéme  veut  dire} 
Puis  tout  d'un  coup  elle  revient  à  fa  fureur 
par  ce  feul  mot  ; 


SUR  LA  Musique.     2.59 

Frappons. 
Armide  ,  indii^née  comme  je  la  conçois , 
après  avoir  héfité  ,  rejette  avec  précipitation 
fa  vaine  pitié  ,  8c   prononce    vivement  &: 
tout  d'une  haleine  en  levant  le  poignard. 

Quefl-ce  qu'en  fa  faveur  la  pitié  me  veut  dire  î 
Frappons. 

Peut-être  Lu'.li  même  a-t-il  entendu  ainfi 
ce  vers ,  quoiqu'il  l'ait  rendu  autrement  : 
car  fa  note  décide  fi  peu  la  déclamation  , 
qu'on  lui  peut  donner  fans  rifque  le  fens 
que  l'on  aime  mieux. 

Ciel  !  qui  peut  m'arrêter  ? 

Achevons...  je  frémis  !  vengeons-nous  ...  je 
foupire. 

Voilà  certainement  le  moment  le  plus 
violent  de  toute  la  fcene.  C'efl  ici  que  fe 
fait  le  plus  grand  combat  dans  le  ccrur 
d'Armide.  Qui  ctoiroit  que  le  Muficien  a 
laiiTc  toute  cette  agitation  dans  le  même 
ton  ,  fans  la  moindre  tranfition  intellec- 
tuelle ,  fans  le  moindre  écart  harmonique  , 
d'une  manière  fi  infipide  ,  avec  une  mélodie 


lôo  Lettre 

fi  peu  caraftérifée  Se  une  fi  inconcevable 
mal-adrclTe  ,  qu'au  lieu  du  dernier  vers  que 
dit  le  Poète. 

Achevons  ;  je  frémis.    Vengeons  -  nous  ;  je 
foupire. 

Le  Mufîcien  dit  exadcmenr  celui-ci. 

achevons  ;  achevons.  Fengeons-nous  ;  ven- 
geons-nous. 
Les  trilles  font  fur  -  tout  un  bel  effet  fut 
de  telles  paroles,  &  c'eft  une  chofe  bien 
trouvée  que  la  cadence  parfaite  fur  le  mor 
foupire  ! 

EJl-ce  ainfi  (jucje  dois  me  venger  aujourd'hui^ 
Ma  colère  s^éceint  quand /approche  de  lui. 

Ces  deux  vers  fcroient  bien  déclamés 
s'il  y  avoit  plus  d'intervalle  entre  eux  ,  £c 
que  le  frcond  ne  finît  pas  par  une  cadence 
parfaite.  Ces  cadencés  parfaites  font  tou- 
jours la  mort  de  l'exprefli-n  ,  fur- tout  dans 
le  récitatif  François  oii  elles  tombent  fi 
lourdement. 

Plus  je  le  vois  ,  plus  ma  vengeance  ejl  vaine. 

Toute  fcrfonne    qui  fcntira  la  véritable 


SUR  lA  Musique.      i^i 

déclamation  de  ce  vers  ,  jugera  que  le  fé- 
cond hémiAiche  efl:  à  contre  -  fcns,  la  voix 
doit  s'élever  fur  ma  vengeance  ,  Se  retomber 
doucement  fur  vaine. 

Mon  bras  tremblant  fè  refufe  à  ma  haine. 

Mauvaife  cadence  parfaite  !  d'autant  plus 
qu'elle  ell;  accompagnée  d'un  trille. 
\ 

^h  !  quelle  cruauté  de  lui  ravir  le  jour  ! 

Faites  déclamer  ce  vers  à  Mlle.  Dumefnil , 
&  vous  trouverez  que  le  moï  cruauté  fera  le 
plus  élevé  ,  &  que  la  voix  ira  toujours  en 
baillant  jufqu'à  la  fin  du  vers  :  mais  ,  le 
moyen  de  ne  pas  faire  poindre  le  jour  !  je 
reconnois  là  le  Mulîcicn. 

Je  paiïe,  pour  abréger  ,  le  refte  de  cette 
fcene  ,  qui  n'a  plus  rien  d'intérefTant  ni  de 
rertjarquable,  que  les  contre-fens  ordinaires 
&  des  trilles  continuels  ,  ôc  je  finis  par  le  vcis 
qui  la  termine. 

^ue  ,  s'il  fe  peut  ,je  le  haijfe. 

Cette  parenthcfe  ,  s'il  fe  peut  ,  me  femblc 
une  épreuve  fuftifante  du  taleiK  du  Miificien  : 
quaaid  on  la  trouve  fur  le  même  ton ,  fur 


2-(^i-  Lettre 

les  mêmes  notes  que  je  le  haïffe  ,  il  eft  bien 
difficile  de  ne  pas  fencir  combien  LuUi  écoit 
peu  capable  de  mettre  de  îa  Mufique  fur  les 
paroles  du  grand  homme  qu'il  tenoit  à  fes 
gages- 

A  l'égard  du  petit  air  de  guinguette  qui 
efl  â  la  fin  de  ce  monologue  ,  je  veux  bien 
Cunfentir  à  n'en  rien  dire  ,  &  s'il  y  a  quel- 
ques amateurs  de  la  Mufique  Françoifc  qui 
connoifTeiit  la  fcene  Italienne  qu'on  a  mi!i; 
en  parallèle  avec  celle-  ci  ,  &  fur  -  tout  l'air 
impétueux  ,  pathétique  &  tragique  qui  la 
termine  ,  ils  me  fauront  gré  fans  doute  de  ce 
filence. 

Pour  réfuraer  en  peu  de  mots  mon  fenci- 
menc  fur  le  célèbre  monologue ,  je  dis  que 
fi  on  l'envifage  comme  du  chant,  on  n'y 
trouve  ni  mefure  ,  ni  caraftere  ,  ni  mélodie  : 
fi  l'on  veut  que  ce  foit  du  récitatif,  on  n'y 
trouve  ni  naturel  ni  expreliioii  ,  quelque  nom 
qu'on  veuille  lui  donner  ,  on  le  trouve  rem- 
pli de  fons  filés ,  de  trilles  &  autres  urncmens 
du  chant  bien  plus  ridicules  encore  dans  une 
pareille  fituation  qu'ils  ne  le  font  commu- 
nément dans  la  Mufique  Françoife.  La  mo- 
dulation en  eft  régulière  ,  mais  puérile  pa» 


I 


SUR  LA  Musique.      2(^3 

cela  même  ,  fcholaftique  ,  fans  énergie  ,  fans 
aiïcftion  feiifiblc.  L'accompagnement  s'y 
borne  à  la  Baffe- continue  ,  dans  une  fiiua- 
tion  où  toutes  les  puiiïances  de  la  Miifiquc 
doivent  être  déployées  j  &  cette  Baffe  eft  plu- 
tôt celle  qu'on  feroic  mettre  à  un  Ecolier 
fous  fa  leçon  de  Mufique  ,  que  l'accompa- 
gnement d'une  vive  fcene  d'Opéra  ,  dont 
l'harmonie  doit  être  choifie  &  appliquée  avec 
un  difcernement  exquis  pour  rendre  la  dé- 
clamation plus  fenfible  &  l'cxpreffion  pluf 
vive.  En  un  mot ,  fi  l'on  s'avifoit  d'exécuter 
la  Mufique  de  cette  fcene  fans  y  joindre  les 
paroles  ,  fans  crier  ni  gelliculer  «  il  ne  feroit 
pas  podlble  d'y  rien  démêler  d'analogue  à 
la  fituaiion  qu'elle  veut  peindre  Si  aux  fenti- 
iiiens  qu'elle  veut  exprimer  ,  &  tout  cela  ne 
paroîcroit  qu'une  ennuyeufe  fuite  de  fons 
modulés  au  hazard  &  feulement  pour  la  faire 
durer. 

Cependant  ce  monologue  a  toujours  fait, 
&  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fît  encore  un  grand 
effet  au  théâtre ,  parce  que  les  vers  ea  font 
admirables  8clafi:uation  vive  fc  intéreifante. 
Mais  fans  les  bras  S:  le  jeu  de  l'Aftrice  ,  je 
fijis  perfuadc   que    pçrfpnne  n'en  pourroic 


2(^4  Lettre 

foulfrir  le  récitatif,  &  qu'une  pareille  Man- 
que a  grand  befuin  du  fecours  des  yeux  pour 
être  fupportable  aux  oreilles. 

Je  crois  avoir  fait  voir  qu'il  n'y  a  ni  me- 
fure  ni  mélodie  dans  la  Mulîque  Françoife, 
parce  que  la  langue  n'en  eft  pas  fufceptible  ; 
que  le  chant  François  n'eft  qu'un  aboyement 
continuel ,  infupportable  â  toute  oreille  non 
prévenue;  que  l'harmonie  en  eft  brute,  fans 
expreflîon  &  fentant  uniquement  fon  rem- 
pHlFage  d'Ecolier  ;  que  les  airs  François  ne 
font  point  des  airs  ;  que  le  récitatif  Fran- 
çois n'eft  poinr  du  récitatif.  D'où  je  con- 
clus que  les  François  n'ont  point  de  Mulî- 
<]ue  ôc  n'en  peuvent  avoir  ;   (  *  )   ou  que  i 

(*)  Je  n'appelle  pas  avoir  une  Mufique  que 
d'emprunter  celle  d'une  antre  langue  pour  tâ- 
cher de  l'appliquer  à  la  fienne  ,  &  j'aimerois 
mieux  que  nous  gardaflîons  notre  maairade  & 
ridicule  chant,  que  d'affbcier  encore  plus  ridi- 
culeni:nt  la  mélodie  Italienne  à  la  langue  Fran- 
çoife.  Ce  dégoûtant  afTcmblape  ,  qui  peut-être 
iera  déformais  l'ctude  de  nos  Muficicns  ,  cft 
trop  monllrucux  pour  être  admis ,  &  le  carac- 
tère de  notre  langue  ne  s'y  prêtera  jamais.  Tout 
au  plus  quelques  pièces  comiques  pourtont-ellet 
paflcr  en  faveur  de  la  fymphoiiic  ;  mais  je  prédis 
barJimcn.t  que  le   genre   tragique  ne  fera  pas 

jamais 


SUR  LA  Musique.      2^5 

jamais  ils  en  ont  une  ,  ce  fera  tant  pis 
pour  eux. 

Je  fuis  ,  ?cc. 

même  tente.  On  a  applaudi  cet  été  à  l'Opéra 
comique  ,  l'ouvrage  d'un  homme  de  talent  qui 
paioît  avoir  écouté  la  bonne  Mufiqiie  avec  de 
bonnes  oreilles  ,  &  qui  en  a  traduit  le  genre  en 
François  d'auffi  près  qu'il  étoit  poffible  ,  fes  ac- 
compagncmcns  font  bien  imités  fans  être  copies, 
&  s'il  n'a  point  fait  de  chant,  c'eft  qu'il  n'eft 
pas  poffiblc  d'en  faire.  Jeunes  ^^uficiens  qui  vous 
fcntcz  du  talent,  continuez  de  méprifer  en  pu- 
blic la  Mufique  Italienne,  je  fens  bien  que  votre 
intérêt  préfcnt  l'exige  ;  mais  hâtez-vous  d'étu- 
dier en  particulier  cette  langue  &  cette  Mu- 
fique  Cl  vous  voulez  pouvoir  tourner  un  joue 
contre  vos  camarades  le  dédain  que  vous  affetie» 
aujourd'hui  contre  vos  Maîtres. 


Tom:  ri. 


LETTRE 

D'UN   SYMPHONISTE 

De  l'Académie  Royale  de  Mujîque , 
A  SES  CAMARADES   DE  L'QRCHESTRE. 


JC-NFiN,  mes  chers  Camarades ,  nous  triom- 
phons ;  les  bouffons  font  renvoyés  ;  nout 
allons  briller  de  nouveau  dans  les  fyniphonies 
de  M.  de  LuHi ,  nous  n'aurons  plus  fi  chauJ 
à  l'Opéra  ,  ni  tant  de  fatigue  à  l'Orchcftre. 
Convenei,  Melfieurs ,  que  c'ctoit  un  métier 
pénible  que  celui  de  jouer  cette  chienne  de 
Mufique  ,  où  la  mefure  alloit  fans  miféri- 
corde  ,  &  n'attendoit  jamais  que  nous  puif- 
fions  la  fuivre.  Pour  moi  quand  je  me  fen- 
tois  obfcrvé  par  quelqu'un  de  ces  maudits 
Habitans  du  coin  île  la  Reine  ,  &  qu'un  rcfte 
de  niauvaife  honte  m'obligeoit  de  jouera 
peu  près  ce  qui  ctoit  fur  ma  partie  ,  je  me 
trouvois  le  plus  embarrairé  du  monde  ,  Se 
au  bout  d'une  ligne  ou  deux  ne  fâchant  plus 
où  j'en  étois ,  je   feignois  de  compter  des 


Lettre,  &cc.        i6y 

pîufes  ,  ou  bien  je   me  tirois  d'affaire  ,  en 
fonanc  pour  aller  piffer. 

Vous  ne  fauriez  croire  quel  tort  nous  a  fait 
cette  Mufique  qui  va  fi  vite  ,  ni  jurqu'où  s'e- 
lendoit  déjà  la  réputation  d'ignorance  que 
<]uelques  prétendus  connoifTeurs  ofoient  nous 
donner.  Pour  fes  quarante  fols  ,  le  moindre 
poliçon  Ce  croyoit  en  droit  de  murmurer  , 
lorfque  nous  jouyoHS  faux  ,  ce  qui  troubloit 
très- fréquemment  l'attention  des  Speûatcurs, 
Il  n'y  avoir  pas  jufqu'à  certaines  gens  qu'on 
appelle  ,  je  crois  ,  des  Philofophes  ,  qui  fans 
le  moindre  refped  pour  une  Académie  Royale 
n'cu(rent  l'infolence  de  critiquer  effronté- 
ment des  perlbnncs  de  notre  forte., Enfin  , 
j'ai  vu  le  moment  qu'enfreignant  fans  pudeur 
nos  antiques  &  refpedables  privilèges  ,  on, 
alloit  obliger  les  Officiers  du  Roi  à  favoir  la 
Mufique  ,  iX  À  jouer  tout  de  bon  de  l'inftru- 
aneiit  pour  lequel  ils  font  payés. 

Hélas  !  Qu'cft  devenu  le  tems  heureux  de 
;tiotrc  gloire  î  Que  font  devenus  ces  jours 
ifortunés  ,  où  d'une  voix  unanime  nous  paf- 
lîons  parmi  les  anciens  de  la  Chambre  des 
tjomptes  &  les  meilleurs  Bourgeois  de  la 
rue  Saint-Denis  pour  le  premier  Orcheftre  de 
Zij 


2(j8  Lettre 

l'Europe  ,  où  Ton  fe  pâmoit  à  cette  célèbre 
ouverture  d'Ifis  ,  à  cette  belle  tempête  d'Al- 
cyone,  à  cette  brillante  Logiflillc  de  Roland, 
&c  où  le  bruit  de  notre  premier  coup  d'archet 
s'élevoic  jufqu'au  Ciel  avec  les  acclamations 
du  Parterre.  Maintenant  chacun  fe  mêle  im- 
pudemment de  contrôler  notre    éxecution  , 
6c  parce  que  nous   ne  jouons   pas  trop  jufts 
&  que  nous  n'allons  guercs  bien  cnfeiTible  , 
on   nous  traite   fans    f^^çon   de   racleurs  de 
boyau  ,  &  l'on  nous  challeroit  volontiers  du 
Speftacle  ,  (i  les  fentinelles ,    qui  font  ainfi 
que  nous  au  fervice  du  Roi  ,  &   par  confc- 
quent  d'honnêtes  gens  8c  du  bon  parti  ,  ne 
maintenoient  un  peu  la  fubordination  :  mais, 
mes  chers  Camarades  ,qu'ai-je  befoin  ,  pour 
exciier  votre  jufle  colère ,  de  vous  rappelîer 
notre  antique  fplcndeur ,  &  les  affronts  qui 
nous  en  ont  fait  déchoir  ?  Ils  font  tous  prc- 
fens   à  votre  mémoire  ,  ces  affronts  cruels  , 
8c  vous  avez  montré  par  votre  ardeur  à  en 
éteindre  l'odicufe  caufe  ,  combien  vous  êtes 
peu  difpofés  à  les  endurer.  Oui  ,  Meilleurs  ^ 
c'efl  cette  dangcreufe  Mufii)ue  étrangère  qui> 
fans  autre  fccours  que  fes  propres  charmes  , 
dans  un  pays  où  tout  étoit  contre  elle ,  a  failli 


d'un    SyjMPHONISTE.       2-^9 

rlétruire  la  nôtre  qu'on  joue  fi  à  fon  aife. 
CVcii  elle  qui  nous  perd  d'honneur  ,  &  c'eft 
contre  elle  que  nous  devons  tous  refter  unis 
jiifqii'au  dernier  loupir. 

Je  me  fouviens  qu'avertis  du  danger  par 
lt:s  premiers  fucccs  .le  la  Serva  Padrona  , 
£c  nous  étant  afTcmblés  en  fecret  pour  chcr- 
c  her  les  moyens  d'eftropier  cette  Mufique  en- 
c  hanterefle  ,  le  plus  qu'il  feroit  portible  , 
l'un  de  no-us ,  que  j'ai  reconnu  depuis  pour 
un  faux  frère  (*) ,   s'avila  de  dire   d'un  ton 

{*)  Il  y  a  quelques  jours  que  poliçonnant  avec 
Jiîi  à  l'Opéra  ,  comme  nous  avons  tous  accou- 
tiimé  de  faire  ,  je  fuipris  dans  (a  poche  un  pa- 
piicr  qui  contenoit  cette  fcandalcufc  Epigramme  : 
(TPergoUfe  inimitahle  , 
Sv.and  notre  Orchellre  imptioyahte 
Te  fait  crier  fou!  fon  lourd   Violon, 
Je  crois  -u'au  rebours  de  la  ïable  , 
Marfyas  écorche  Apollon. 
Ils  font  comme  cela  deux  ou  trois  dans  l'Or- 
fheftre  qui  s'avifcnt  de  blâmer  vos  cabales ,  qui 
oient  publiquement   approuver  la  Mufique  Ita- 
lienne ,  &  qui  fans  égards  pour  le  Corps ,  veulent 
fc  mêler  de  faire  leur  devoir    &  d'être  d'hon- 
nêtes gens.  Mais  nou5  comptons  les  faire  bientôt 
dcïucrpir  à  force  d'avanic";  ,  &  nous  ne  voulons 
foùffrir    que  des    camarades   qui   faffcnt   caufe 
commune  avec  nous. 

Ziij 


17^  Lettre 

moitié  goguenard ,  que  nous  n'avions  que 
faire  de  tant  délibérer  ,  &  qu'il  falloit  har- 
diment la  jouer  tout  de  notre  mieux  :  jugez 
de  ce  qu'il  en  feroit  arrivé  fi  nous  eufllons 
eu  la  mal-adroite  modeflie  de  luivre  cet  avis, 
paifque  tous  nos  foins  ,  joints  à  nos  grands 
talens  pour  laifTer  aux  ouvrages  que  nous 
exécutons  tout  le  mérite  du  plaifir  qu'ils  peu- 
vent donner  ,  ont  eu  peine  à  empêcher  le 
Publia  de  fentir  les  beautés  de  la  Mufique  Ita- 
lienne livrée  à  nos  archets.  Nous  avons  donc 
écorché  &  cette  Mufique  ,  &  les  oreilles  des 
Spedlateurs  avec  une  intrépidité  fans  exem- 
ple ,  ëc  capable  de  rebuter  les  plus  déterminés 
Bouftonifles.  Il  eft  vrai  que  l'entreprifc  étoit 
hazardeufe,  &  que  par-tout  ailleurs  la  moitié 
de  notre  bande  fe  i'eroic  fait  mettre  vingt  fois 
au  cachot  ;  mais  nous  connollfons  nos  droits, 
t<  nous  en  ufons.  C'eft  le  Pulic  ,  s'il  fc  plaint, 
qui  fera  mis  au  cachot. 

Non  concens  de  cela  ,  nous  avons  joint 
l'intrigue  d  l'ignorance  &  à  la  mauvaife  vo- 
lonté ;  nous  n'avons  pas  .oublié  de  dire  autant 
de  mal  des  Afteurs  que  nous  en  faifions  à 
leur  Mulîque  ,  &  le  bruit  du  traitement  qu'ils 
ont  reçu  de  nous  a  opéré  un  très-bon  effet , 


d'un  Symphoniste.     271 

en  tlégoûtant  de  venir  à  Paris ,  pour  y  rece- 
voir des  affronts ,  tous  les  bons  fujets  que 
Bambini  a  tâché  d'attirer.  Réunis  p^r  un 
puiffant  intérêt  comtnun  ,  &  par  le  defir  de 
venger  la  gloire  de  notre  archet ,  il  ne  nous 
a  pas  été  difficile  d'écrafer  de  pauvres  Etran- 
gers ,  qui  ignorant  les  myfterss  de  la  bouti- 
que ,  n'avoient  d'autres  protedeurs  que  leurs 
talens ,  d'autres  partifans  que  les  oreilles  fen- 
fibles  &  équitables  ,  ni  d'autre  cabale  que  le 
plaifir  qu'ils  s'efForçoient  de  faire  aux  Spec- 
tateurs. Ils  ne  favoient  pas,  les  bonnes  Gens, 
que  ce  plaiilr  même  aggravoit  leur  crime^  & 
accéléroit  leur  punition.  Il  font  prêts  à  la 
recevoir  enfin ,  fans  même  qu'ils  s'en  dou- 
tent, car  pour  qu'ils  la  fentent  davantage  , 
nous  aurons  la  fatisfaftion  de  les  voir  con- 
gédiés brufqucment ,  fans  être  avertis  ,  ni 
payés ,  &  fans  qu'ils'  aient  eu  le  tems  de 
chercher  quelque  afyle  où  il  leur  foit  permis 
de  plaire  impunément  au  Public. 

Nous  efpérons  aufli  ,  pour  la  confolation 
des  vrais  Citoyens,  &:  fur-tout  des  gens  de 
goût  qui  fréquentent  notre  Théâtre,  que  les 
Comédiens  François  ,  délaidés  de  to.it  le 
monde  ôc  furchargcs  d'affronts ,  faotu  bien- 


^-!^  Lettre 

tôt  obligés  à  fermer  1:  leur  ,  ce  qui  nous 
fera  d'autant  plus  de  plaiiîr  que  le  coni  de  la 
Reine  eli  compofé  de  leurs  plus  ardeiK  par- 
tifans ,  dignes  admirateurs  des  farces  de  Cor- 
neille ,  Racine  6i  Voltaire  ,  ainlî  que  de  celles 
4es  iatcrmcdes.  C'efl ainlî  que  les  Etrangers, 
qui  ont  tous  la  groffiéreté  de  rechercher  la 
Comédie  Françoife  &  l'Opéra  Italien  ,  ne 
trouvant  plus  à  Pjris  que  la  Comédie  Ita- 
lienne &  l'Opéra  François  ,  monumens  pré- 
cieux du  gotit  de  la  Nation  ,  cefleront  dV 
accourir  avec  tant  d'emprcfTement  ;  es  qui 
fera  un  grand  avantage  pour  le  Royaume  , 
attendu  qu'il  y  fera  meilleur  vivre  ,  &  que 
les  loyers  n'y  feront  plus  ii  chers. 

Tout  ce  que  nous  avons  fait  elî  quelque 
cbofe  ,  &.  ce  n'eft  pat  encore  alFez.  J'ai  dé- 
couvert un  fait  ,  fur  lequel  il  ell  bon  que 
vous  foyez  tous  prévenus  ,  afin  de  concerter 
la  conduite  qu'il  faut  tenir  en  cette  occalîon  ; 
c'efl  que  le  (îeur  Bambini  ,  encouragé  p.ir  le 
fuccèj  de  la  Bohémienne  ,  prépare  un  nouvel 
intermède  qui  pourroit  bien  paroître  encore 
avant  fon  départ.  Je  ne  puis  comprendre  où 
diable  il  prend  tant  d'Intermèdes ,  car  nous- 
affurious  tous  qu'il  n'y  en  avoit  que  trois  ou 


d'un  Symphoniste.      275 

qnacre  dans  toute  l'Italie.  Je  crois  ,  pour 
moi ,  que  ces  maudits  Intermèdes  tombent 
du  Ciel  tous  faits  par  les  Aages,  exprès  peut 
nous  faire  damner. 

Il  s'agit  donc  ,  Melîîcurs ,  de   nous  bien 
réunit  dans  ce  moment  pour  empêcher  que 
celui  ci  ne  foit  mis  au  Théâtre  ,  ou  du  moioï 
pour  l'y  faire  tomber  avec  éclat  ,   fur-tout 
s'il  efl  bon  ,  afin  que  les  BoufFons  s'en  aillent 
chargés  de  la  haine  publique  ,  fie   que  tout 
Paris  apprenne  par  cet  exemple  ,   à  craindre 
notre   autorité  6c  à  refpeaer  nos  décifions. 
Dans  cette  vue,  je  iv.e  fuis  adroitement  in- 
finué  chez  le  fieur   Bambini  ,  fous  prétexte 
tl'.iinitiéi  &   comme  le   bon-homme   ne  fe 
dérioit  de  rien  ,  car  il  n'n  pas  feulement  l'ef- 
prit  de  voir  les  tours  que  nous  lui  jouons, 
il  m'a  fans  myftere   montré  fon   Intermède. 
Le  titre  en   efî  ,    VOifdeufe  ^ngloife  ,    & 
l'Auteur  de  la  Mufiquc  efl  un  certain  Jom- 
nielli.   Or  Vous  faurez  que  ce  Jommelli  eft  un 
de  ces  ignorans  d'Italiens  qui  ne  favent  rien  , 
&  qui   font,   on  ne  fait   comment,   delà 
Mufique  raviffante  que  nous  avons  quelque- 
fois beaucoup  de  peine  à  défigurer.    Pour  en 
méditer  à  loifir  les  uioyens  ,  j'ai  examiné  la 


174  Lettre 

partition  avec  autant  de  foin  qu'il  m'a  été 
polfible;  malheureufement ,  je  ne  fuis  pas  , 
non  plus  que  les  autres  ,  fort  habile  à  dé- 
chiffrer, mais  j'en  ai  vu  fudifamment  pour 
connoître  que  cette  fyinphonie  femble  faite 
exprès  pour  favorifer  nos  projets:  elle  eftforc 
coupée  ,  fort  variée  ,  pleine  de  petits  jours  , 
de  petites  réponfes  de  divers  inflruincns  qa» 
entrent  les  uns  après  les  autres;  en  un  mot  , 
elle  demande  une  précifion  lîngulicrc  dans 
l'exécution.  Jugez  de  la  facilité  que  nouj 
aurons  A  brouiller  tout  cela  fans  affedation 
&:  d'un  air  tout-à-fait  naturel  :  pour  peu  que 
nous  voulions  nous  entendre  ,  nous  allons 
faire  un  charivari  de  tous  les  Diables;  cela 
fera  délicieux.  Voici  donc  un  projet  de  règle- 
ment que  nous  avons  médité  avec  nos  illuf- 
tres  Chefs ,  &c  entr'autres  avec  M.  l'Abbé  & 
M.  Cnraffe  ,  qui  en  toute  occalîonoiu  (i  bien 
mérité  du  bon  parti  ,  Se  fait  tant  de  mal  à 
la  bonne  Muâque. 


On  ne  fuivra  point  en  cette  occa/îon  1.» 
méthode  ordinaire  ,  employée  avec  fucccs 
dans  les  autres  Intcrn-iedes  :  mais  avant  que 


d'un  Symphoniste,     2.75 

de  mal  parler  de  celui-ci  ,  on  attendra  de 
le  connoîcre  dans  les  répétitions.  Si  la  Muli- 
qiie  en  eil  médiocre  nous  en  parlerons  avec 
admiration  ;  nous  alFeûerons  tous  unanime- 
ment de  rélever  jufqu'aux  nues ,  afin  qu'on 
attende  des  prodiges  &  qu'on  fe  trouve  plus 
loin  de  compte  à  la  première  repréfcniation. 
Si  malheureufemenc  la  Mulique  fe  trouve 
bonne ,  comme  il  n'y  a  que  trop  lieu  de  le 
craindre  ,  nous  en  parlerons  avec  dédain  , 
avec  un  mépris  outré ,  comme  de  la  plus 
miférable  chofc  qui  ait  été  faite  ;  notre  juge- 
ment réduira  les  fots  qui  ne  fe  rétraûent  ja- 
mais quî  quand  ils  ont  eu  raifon  ,  Se  le  plut 
grand  nombre  fera  pour  nous. 

I  I. 

Il  faudra  jouer  de  notre  mieux  aux  répé- 
titions ,  pour  difculper  les  chefs  à  qui  l'on 
reprocheroit  fans  cela  de  n'avoir  pas  réitéré 
les  répétitions  jufqu"à  ce  que  le  tout  allât 
bien.  Ces  répétitions  ne  feront  pas  pour  cela 
à  pure  perte,  car  c'eft-là  que  nous  concer- 
terons entre  nous  les  moyens  d'être  aux  re- 
préfcntations  le  plus  difcordans  qu'il  fera 
poilible. 


ly^  L  E  T  T  R  1 

I  I  I. 
L'accord   fe  prendra  ,   félon  la  règle  ,  fur 
l'avis  du  premier  Violon  ,  attendu  qu'il  eft 
fourd. 

I  V. 
Les  Violons  fe  diflribueront  en  trois  ban- 
des ,  dont  la  première  jouera  un  quarc-de-ton 
trop  haut  ,  la  deuxième  un  quar:-de-ton  trop 
bas ,  &  la  troilleme  jouera  le  plus  juftc  qu'il 
lui  fera  poiTible.  Cette  cacophonie  fe  prati- 
quera facilement ,  en  hauffan:  ou  baiffant: 
fubtilement  le  ton  de  l'inftrument  durant 
l'exécution.  A  l'égard  des  Kauibois ,  il  n'y  a 
rien  à  leur  dire  Se  d'eux-mêmes  ils  iront  à 
fûuhait. 

V. 
On  en  ufera  pour  la  mcfure  à-p:u-près 
comme  pour  le  ton  ,  un  tiers  la  fuivra  ,  un 
tiers  l'anticipera  ,  &:  un  autre  tiers  ira  après 
tous  les  autres.  Dans  toutes  les  entrées  les 
Violons  fe  garderont  fur-tout  d'être  cnfemb'.e, 
mais  partant  fuccertivcment ,  &;  les  uns  après 
les  autres,  ils  feront  des  manières  de  petites 
fugues  ou  d'imitations  qui  produiront  un 
trcl-grand  effet.  A  l'é-ard  des  Violoncelles  , 

iU 


d'un  Symphoniste.      177 

ils  font  exhortés  d'imiter  l'exemple  édifiant 
de  l'un  d'entr'eux  qui  fe  pique  avec  une  jufte 
hcrte  ,  de  n'avoir  jamais  accompagné  un 
Intermède  Italien  dans  le  ton  ,  &  de  jouer 
toujours  majeur  quand  le  mode  e(i  mineur, 
&  mineur  quand  il  eft  majeur. 


V  I. 


On  aura  grand  foin  d'adoucir  les  foris  ic 
de  renforcer  les  doux  ,  principaltmeat  fous 
le  chant  ;  il  faudra  fur-tout  racler  à  tour  de 
bras  quand  la  Tonelli  chantera  ,  car  il  eft  fur- 
tout  d'une  grande  importance  d'em^ccher 
qu'elle  ne  foie  entendue. 

V  I  I. 

Une  autre  précaution  qu'il  ne  faut  pas 
oublier,  c'eft  de  forcer  les  féconds  autant 
qu'il  fera  podîbîe  ,  &  d'adoucir  les  premiers 
afin  qu'on  n'entende  par-tout  que  la  mélodie 
du  fécond  delfus  ;  il  faudra  auflî  engager 
Durand  à  ne  pas  fe  donner  la  peine  de  copier 
les  parties  de  quintes  toutes  les  fois  qu'elles 
font  à  l'oftave  de  la  BalFe ,  afin  que  ce  défaut 
de  liaifon  entre  les  BalTes  &  les  deiTus  rende 
l'harmonie  plus  feche. 

Tome  FU  Aa 


lyS  Lettre 

VIII. 
Oa  recommande  aux  jeunes  Racleurs  ie 
ne  pas  manquer  de  prendre  l'oiflave ,  de 
miauler  fur  le  chevalet,  &  de  doubler  & 
défigurer  leur  partie  ,  fur-tout  lorfqu'ils  ne 
pourront  pas  jouer  le  fimple,  afin  de  donner 
le  change  fur  leur  nul-adreire  ,  de  barbouil- 
ler toute  la  Mulîque,  &  de  montrer  qu'ils 
font  au-delTus  des  loix  de  tous  les  Orcheftres 
du  inonde. 

I  X. 

Comme  le  Public  pourroit  à  la  fin  s'împ.i' 
tienter  de  tout  ce  charivari,  fi  nous  nous 
appercevons  qu'il  nous  obferve  de  trop  près , 
il  faudra  changer  de  méthode  pour  prévenir 
les  caquets  :  alors ,  tandis  que  trois  ou  quatre 
Violons  ,  joueront  comme  ils  favcnt ,  tous 
les  autres  fc  mettront  à  s'accorder  durant 
les  airs  ,  &  auront  foin  de  racler  de  toute 
leur  force  ,  &:  de  faire  un  bruit  de  diable 
avec  leurs  cordes  à  vuide  ,  précifémcnt  dans 
les  endroits  les  plus  doux.  Par  ce  moyen 
nous  gâterons  la  plus  belle  Mufique  fans 
qu'on  ait  rien  à  nous  dire  ;  car  encore  faut- 
il  bien  s'accorder.  Que  fi  l'on  nous  repte- 


d'un  Symphoniste.     279 

noît  là-de/Tus,  nous  aurions  le  plus  beau- 
prétexte  du  monde  de  jouer  auflî  faux  qu'il 
nous  plairoit.  Ainfi,  foi t  qu'on  nous  per- 
mette d'accorder ,  foit  qu'on  nous  en  empê- 
che ,  nous  trouverons  toujours  le  moyen 
de  n'être  jamais  d'accord. 


Nous  continuerons  de  crier  tous  au  fcan- 
dale  &  à  la  profanation  ;  nous  nous  plain-: 
drons  hautement  qu'on  déshonore  le  féjour 
des  Dieux  par  des  Bateleurs  ;  nous  tâcherons 
de  prouver  que  nos  Afteurs  ne  font  pas  des 
Bateleurs  comme  les  autres  ,  attendu  qu'ils 
chantent  ôc  gefticulent  tout  au  plus  ,  mais 
qu'ils  ne  jouent  point ,  que  la  petite  Tonelli 
fe  fert  de  fcs  "bras  pour  faire  fcvn  rôle  avec 
une  intelligence  &  une  gentillefTe  ignomi- 
nieufe,  au  lieu  que  l'illuftre  Mlle.  Chevalier 
ne  fe  fert  des  (lens  que  pour  aider  à  l'efforc 
de  fes  poumons ,  ce  qui  eft  beaucoup  plus 
décent  ;  qu'au  furplus  il  n'y  a  que  le  talent 
qui  déroge  ,  &  que  nos  Afteurs  n'ont  jamais 
dérogé.  Nous  ferons  voir  auflî  que  la  Mu(i- 
que  Italienne  déshonore  notre  Théâtre  ,  par 
Ja  raifon  qu'une  Académie  Royale  de  Mufi- 
Aaij 


iSo  Lettre 

que  doit  fc  foucenir  avec  la  feule  pompe 
de  fon  titre  &  fon  privilège  ,  &  qu'il  n'eft 
pas  de  fa  diguité  d'avoir  bcfoin  pour  cela 
de  bonne  Mufiquc. 

X   I. 

La  plus  ctTcntielle  précaution  que  nous 
avons  à  prendre  en  cette  occalîon  ,  eft  de 
tenir  nos  délibérations  fecretes.  De  fi  grands 
intérêts  ne  doivent  point  être  expofcs  aux 
yeux  d'un  vulgaire  ftupide,  qui  s'imagine 
follement  que  nous  fommes  payés  pour  le 
fervir.  Les  Speûateurs  font  d'une  telle  arro- 
gance ,  que  fi  cette  Lettre  venoit  à  fe  divul- 
guer par  l'indifcrétion  de  quelqu'un  de  vous, 
ils  fe  croiroicnt  en  droit  d'obfervcr  de  plus 
près  notre  conduite  ,  ce  qui  ne  laifTcroit  pas 
d'avoir  fon  incommodité  ;  car  enfin  ,  quel- 
que fiipéricur  qu'on  puilfe  être  au  Public  , 
il  n'eft  point  agréable  d'en  effuycr  les  clabau- 
deries. 

Voilà  ,  Mcffîeurs ,  quelques  articles  préli- 
minaires ,  fur  Icfqucls  il  nous  paroît  conve- 
nable de  fe  concerter  d'avance;  à  l'égird  des 
difcours  particuliers  que  nous  tiendrons  quand 
l'ouvrage  en  queftion  fera  en  train  ,  comme 


d'un  Symphoniste.     2.S1 

î!s  doivent  être  modifiés  fur  la  manière  dont 
on  le  recevra,  il  efl  à  propos  de  réferver  à  ce 
tems-là  d'en  convenir.  Chacun  de  nous ,  a 
quelques-uns  près,  s'eft  jufqu'ici  comporte 
fi  convenablement  à  l'intérêt  commun  ,  qu'il 
n'y  a  pas  d'apparence  que  nul  fe  démente 
là  defTus  au  moment  de  couronner  l'oeuvre  5 
&  nous  efpérons  que  fi  l'on  nous  reproche 
de  manquer  de  talent ,  ce  ne  fera  pas  au 
moins  d;  celui  de  bien  cabaler. 

C'eft  ainfi  qu'après  avoir  expqlfé  avec  igno- 
i  .^ct^ninie  toute  cette  engeance  Italienne  ,  nous 
♦lions  nous  établir  un  tribunal  redoutable  y 
bientôt  le  fuccès ,  ou  du  moins  la  chute  des 
pièces  dépendra  de  nous  fculs  ;  les  Auteurs 
faifis  d'une  jufle  crainte  viendront  en  trem- 
blant rendre  hommage  à  l'archer  qui  peut  les 
cçorclier  ,  &  d'une  bande  de  miférables 
rjcleurs  pour  laquelle  on^nous  prend  main- 
tenant, nous  deviendrons  un  jour  les  Juges 
fuprêmes  de  l'Opéra  François  ,  &  les  arbi- 
tres fouverains  de  la  chaconne  &  du  rigau- 
don. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  très-profond 
refpeâ  ,   mes  chers  Camarades  ,  Sec. 
F    I    N. 


TABLE 

DES   DIFFÉRENTES   PIECES 

Contenues  dans  ce  Volume. 

Crétacé,  Page  j 

Narcijfe  ou  l'Amant    de  lui-même , 
Comédie ,  I 

X.es  Mufes  Galantes  ,   Ballet,       6» 
JjC  Devin  du    Village  ,  Intermède  y 

105 
Lettre  à  M.  le  Nieps  ,  117 

Pygmalion  ,  Scène  Lyrique,  14$' 
Pièces  en  Vers.  Epître  a  M.  de  l'E- 
tang, Vicaire  de  Marcoujfis  ,  içp 
Fragment  d'une  Epître  a  M.  B.  1 64 
L'allée  de  Silvie  ,  169 

Lettre  fur  la  Mujique  Francoife  ,175" 
Lettre  d'un  Symphonifie  ^  26$ 

Fin  de  la  Table, 


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