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Full text of "Mellusine: poème relatif á cette fée poetevine, composé dans le quatorzième siècle par Couldrette"

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MELLUSEVE 

POÉNE RELATIF A CETTE FÉE POITEVINE 

COIPOSÉ DAIS LE tUATORZlân SltOE 

Ml COTIJMDIETTE 

PUBLIÉ POUR lA PREMIÈRE FOI» 

D'après les Manuscrits de la Bibliothèque impériale 
Par FRANdSQCB BnCHEL , 



Docteur en Philosophie , Profeesenr de LiUéraUire étrangère h la Faeulté dea Lettrée 
de Bordeaux , Membre du Comité dea Monomeina éerita de i'Hiat<^ra de Franee 
près le Ministère de l'Instruction publiée. Correspondant de l'Académie royale des 
Sciences de Turin et des Soâétés des Antiquaires de Londres et d'Ecosse , kft. 



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NIORT, 

ROBIN ET L. FAVRE , 

ïditears du Vw CaUia chriitiana et de la BthttothéqMt poitevbu, 

MDCCCLIV. 



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LE LIVRE DE LUSlflNm 



<Sg cmmtnct It ptotogite 

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Le philosophe fu moult s?ge , , ; ; , 
Qui dist en la preipjere pfige , j 
De sa noble Metfipjjj^up . ^ ^ 
Que l'umaîa e!iitepi4Êflïe9f,s'iipliq\i^, 
Naturelmeut k coacevoir 
Et k apprendre et à savoir. 
Ce fu bien dit et sagement , 
Car tout l'mnain entendement 



2 LE LIVRE DE LUSiGNAN. 

Deâre Tenir a ce point 
10 De saToir ee qu'il ne scet poînl , 
On soit d'amour ou de reprouche; 
Et mesmement quant je lui touche 
Les choses de long-temps passées , 
IPlaisent quant lit sont lecoidées ' , 
Mais qullz soient bonnes et belles 
Trop plus que ne font les nouTelles. 
Ne parlon tant du tqj Artus, 
Qui Yoult ' esprouver les vertus 
Des ndiiles chevalie» et gens. 
90 Encor en parient moult de fj&oB ; 
Et si font-il de Lancelot , 
Où il ot tant de si bons los ^ , 
De Pereheyal et de Gauvain , 
Qui n'orent onques le cuer vain 
Pour acquérir honneur et pris: 
Hz firent comme bien apris , 
Qui Youldrent * saroir et enquerre 
Et par la mer et par la terre 
Les merveilleuses aventures 
30 Qui aviemient aux créatures. 

> Beearder , nppeler. 
s Fouir y Toolot. 

> LoÊ , mérite 9 gloire , laus, 
i Vokidrent ,Yùa\ureiii, 



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• I • I 



LE UVKB DE LlHfGNAN. 8 

Savoir est excetlente chose; < 

Car tout aussi comine la rose 

Sur toutes^ fleurs est la plus fine , 

Aussi est science plus digue. 

Qui riens ne scet, il ne yault rien. 

S'affiert' k tout homme de-^bien 

S'enquérir mouk foit des In^ires i 

Qui sont de loingtaînes mémoires ; 

Et tant plus est de hault degré» 
40 Doit-il de degré en degré 

Savoir dont il est descendus^, . 

Soit barosis > contes ou ducs « 

Si que mémoire longlie en soit^^ 

Tout grand. seigneur faire le doit- 

Et en faire escrippefisteire^ 

Afin qu'adez * en soit memaire. 

Pour tant le dy, q'un gralit seS^eils 

De Poitou (que Dieu doiat hoAnewr !) >'^ 

Nommé seigneur de Partheriay , «^ ' 

50 Auquel tout droit je asserray, 

Me commanda nV pas igcammeot : 

De son propre sentemeult 

Commandement avoit-il bien ; 



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« Saffiert » il convient. 
Adez , toujours. 



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4 LE UVBK DE LUSH2MAN. 

Ne Fescondiroie ' de rien. 

Car chascon scet et paet yeir 

Qu'on doit aax seîgnevn obéir : 

Qui ne le fait il n'est pas sage. 

iSi me dist en son doux langaige 

Que je prenissè rezemplaire 
60 D'un »en Mvret , qu'avoît fait faire; 

n de lok le me bailla. 

Pour saYOÎr aion * qui ^tailla 

Luzignen, le duBtel nobiUe\ 

Et aussi qui fist £siûre la viUe ; 

Car c'est ung très nerveiUeux fort. 

Lors respondy : « Je m'y acoort^ 

Monseigneur, li rostre [Raisin )i 

— « Faites, dist^I, tout k loisir. 

Car Tostre est toute la journée» 

Le ohastel hi fait d'une faée. 

Si (ioame il est partout retrait^. 

De laquele je sai extrait , 
♦ Et moy et tonte ma liguie. 

De Partaïay , n'en doubtez mîe, 

Mellusigne fu appellée 

> Eucndire , écondoire , refuser. 

• Mcn , particiile explétive qu*on peut traduire par en vérité. 

^ Hobilley noble. 

i Af iraire, rapporter, raconter. 



LK U¥R£ DE LUBIGNAN.* 

La fée que vous ay nommée , 
De quoy les armes nous porloos. 
En quoy souvent nou& déportons '• 
Et afin qu'il en soit mémoire, 

so Vous mettrez en rime Tistoire ; . 
Je Yueil qu'elle smt rimoye : ' 
Elle en sent plus test oye. )> 
Lors dy : « Monsetgoieur , je Totti^oie»^ 
Tousjours vostre plaisir feroie. 
Je le feray à mon povoir; 
Mais n'en vieil pas le los avoir » 
Se los y a , cur autrefois 
Elle a esté mise an frimçois 
Et rimée, si comme on compte:. 

90 Pourquoy ce nie seroit honte 
De me vanter de cestui fait , 
Puis qu'autrefois a esté £âit ; 
Mais à mon povoir je feray , 
Se Dieu plaist, tatttque le mettray 
D'aiUre foime, se j*ay loisir , 
Qui mieulx vous vanra à pkùsir » 
Quant l'autre pas ne vous bette' 
Et qu'il vous plaist que je lui metle 



* Se déporter , se réjouir , se récréer , prendre du plabir. 
> Htite^ plaît. 



6 LE IIVRE DE LIJSIGNAN. 

Selon les livres qae on tronya , 

100 Dont l'istoîre on appronya. 
Et afin qne nous Fabregon , 
Dedens la tour de Mabregon 
Deux beaux Kvres furent trouvez 
En latin et tous approuvez , 
Qu'on fist translater en firançois. 
Et puis après cinq ou six mois. 
Forment celle histoire autry 
Le conte de Salz et de Berry , 
D'un livre qu'avoit du chaste^, 

110 Qui tant par est fort et bel ; 
Mais il parloit en tous ses dis 
Comme les livres dessus dis. 
Des trois fu vostre livre extrait , 
Ainsi le dist-on et retrait. 
Et ce pourquoy je Faj sceu , 
Cest qu'autrefois je Tay veu; 
Sy mettray toute ma puissance 
De le mettre en bonne ordonnance. » 
Lors prins con^é de monseigneur, 

120 A qui Dieu doint ' joie et honneur! 
Et m'en vins 4ont droit au chasteau 
De Lesignen , qui tant est beau , 

> Dotni , donne. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Dont vous orrez brîefvement Fistoire , 

Mais qu'il plaise au doulz Roy de gloire 

De m'en donner le sentement , 

Sans lequel on ne &it ntaiK: 

Soit en françois ou en ebrieu , 

Toute science vient de Dieu ; 

C'est la clere fontaine où puise 
«30 Tout faiseur * le fait qu'il avise , 

De lui vient tout le bien qu'il pense ; 

Nul n'a , se non de Dieu , science : 

Si lui requier de cuer entier 

Qu'à ce besoing me vueille aidier, 

Et sa glorieuse mère 

Vueille conduire ma matere , 

Afin que je puisse achever 

Ceste euvre, que vueil revekr 
140 Au plaisir de mon bon seigneur^ 

Qui Dieu doiut joie et boim^ittr, 

Et en la fin joie fiae ' ! 

Ainsi nostre prologue fiœ [. 

m 

> Faiseur , poêle. En grec , le moi noojTvv; correspond par((iiifB- 
ment ^faiseur, 
* Fin , complet , parfait. ......> 

3 Fine y fiait. j 



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QUABT CHAPltRE 




€;; parU î^u iromtr IHinurs ^^ |)ûitra* 



Il est vray que OU temps ancien , 
Après le teiiops Octovieii , 
Ot en Poitou ung noble conte , 
De (juo;^ <m lenoit monlt grant conte l 
Âmez de tous et moult chem, 
Et Tappelloît-o^Ë Ayméris. 
Il' savoit bien d'astronomie 
iM Et de mainte antre clergie. 
Le droit canon et le civil , 
Prezque tout par cuer savoit-il , 
Et si estoit assez mondains : 
Dont son fait ne valoit pas mains ; 



LEy LIVRE DB LVSlGSANi 

Mais laeilleur astrooomiai 
Né* InmiireMik hooame chrislîe& : 
n congnoissoit tro^ jSm que homme f 
Hors cilz qai Us est<Nlles nomme^ 
Toutes ensemble par leur nom. 

160 Ce fu ung tvèâ grant riches hom 
Et assouvy de mondains bien ; 
Moult amoit le déduit dés chiew. 
Souvent chassoit cerfis et 6eagUer& 
Ce noble conte de Poitiers 
Ung beau filz ot de sa mouiUièr ' , 
Qu'il avoit et tenoit moult chîer; 
Et ot une fille moult douche^ 
Beau nez ot et belle bouche ; 
Elle h moult belle et doneheltet 

i 70 Laquele on i^fqpelkMl .Bfamcl^tte , 
Et le filz ot.ikom Bertratts» 
Le conte ama moult oes «oiSins. ^ 
Encores n'estoit pas fondée 
La Rochelle ne maehoiioée. 
Par Poitou ot foison de bois» 
Grans forestz , et grans arbres drois 
En la forest de Colombiers t . 
Qui n'estoit pas trop loing At Pditiers. 

1 Otdesa mouillier , eut de sa femme. 



10 LE LIVRE DE LUSWNAN. 

Pour lors ot en Forest ung conte , 
180 Qui d'enfans avoit ntonlt grant compte ; 

Moult riches n'esioit-il mie , 

Mais moult estoit de bonne yie. 

Et sagement se gouvernoit 

Selon ce qu'à despendre' avoit; 

Et pour son bon gouvernement 

Estoit amé de toute gent. 

Cousin fu au conte Aimery» 

Qui bien les nouvelles oy 

Qu'il avoit d'enfans grant plenté ' , 
190 Dont lui vint en voulenté 

De tel chai^ le desehargier: 

Pour ce fist-il sans targier ' 

A Poitiers faire une grant leste; 

On ne vit onques {^s bwneste. 

Le quens ^ du Forest fu mandé y 

Car le conte l'ot commandé ; 

Et les barons semblablement 

Qui tenoient leur tenement ^ 

Du noble coiite de Poitiers 



» Despendre, dépenser» ' * ^'î f ' 

* Plenté, a\fOpd^w:B,pleniUis, , ' : • 

3 Targier, tarder, 
i Quens , comte. 
s Tenement, fief. 



LE LIVRE DE LUBI6NAN. i i 

200 Forent mandez » qui youlentiers 
Yindrent trestous ' à la journée 
Que le GODté avoit commandée. 
Li quens de Forest amena 
Trois de ses filz k ce jour-là 
Pour faire & sob cousin plaisance , 
Et vint en moult belle ordonnance. 
Li quens de Poitiers k ' grant joie 
Reçut son cousin et festoie , 
Au mieulx qu'il pot il le chery. 

210 Adont ' le bon conte Aimery 
Les enfans forment ^ regarda. 
Dont Tun des trois depuis garda ; 
Car le mainsaé ' lui pilent forment. 
A son cousin dist doulcement : 
« Entendez-moy ^ beau cbier cousios. 
Tay entendu par yoz voiûns 
Que d'en&ns estes moult chaînez : 
Bon est que vous en deschargez : 
Si vous requis c^un m^en donnez» 

220 Et il sera bien assignez ^; 



> Trestouê , tous. 

* A , avec. 

> Adont , alors. 

4 Forment , fortement , avec aUentièB. 

* Mahuné, pulaé, ca^(. 

* Assigner , doter , faire un sort. 



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121 LE LIVRE DE LUSItiNAN. 

Car telement l'assigneray 
Qu'à tousjours riche le feray. » 

— c( Sire, dist li qnens de FoFez, 
Des trois vostre plaisir fereis. 

Et humblemeut vous en mercîe : 
N'est pas drmt que vous en escowiîc. 
Yeez-en cy trois en votre présente : 
Faites-en à vostre ordenance , 
Prenez lequel qu'il vous plaira , 
250 Homme ne vous en desdirâ. » 

— « Dont me donnez le mainsnc , 
Car je lui ay m'amour donné, » 
Ce dist le conte de Poitiers. 

« Et je le vueil très voulentiers, 
Respont le conte de Forez , 
Puis, qu'il vous plaist » et vous Tarez. 
Or le prenez , car veez-le cy. » 

— « Beau cousin , la vostre mercy. 
Dictes-moi son nom , beau cousîp. » 

î240 — « Sire 9 on l'appelle Raymqndia* 
Le bel , le doulz et le eoustoîs. 
Le mieulx enseignié de tous trois* » 
Quant celle feste Ai finée , 
Ainsi com la tierce journée , 
Et qu'ilz orent l^^u et mei^éif .. 
Li quens de Forest print congié. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 15 

Lors les trois frères se baisierent 

Et à Dieu s'entre-commanderent , 

Au départir înainent douleur. 
2rK) Remest Raymon à son seigneur. 

Bien le servi à son povoir 

Et biea le savoitril avoir. 

Le noble conte Aimery 

L'ama bien et moult le cbery , i 

Pour ce que si bien le servoit : 

Moult bien Êtisoit ce qu'il de voit; - " 

Sans lui a'alast ne çà ne là , 

Onques serviteur tant n'ama : 

Aussi estait-il son cousin. 
260 Mais mal lui en pnst ai la fin ; 

Car Raymondin si le taa 

Et mort à terre le rua ', 

Par Fortune, la faulse gloute S 

Qui riens ne craint ne nul ne double ^ , 

Mais fait merveilles avenir , 

Ainsi com vous pourrez oïr. 

A Poitiers le quens Âimeris, 

Qui tant fut amez et cfaeris 

> Buer, précipiter. 

.■ * ■ ■ . . . i ■ . . . 1 

,« La faulse gloute^ injure que les mois/amse gloutonne ne ren- 
draient qu'imparraiteinent, 
* /)oii^r^,redoulpr. 



14 



LE LIVRE DE LU^GNAN. 



De ses hommes et chier tenus 
270 Et des riches et des menus , 
Souvent au bois aloit chassier 
En la forest de Goulomhier. 
Cinq ou six ans ainsi régna, 
S'avint ^ qu'un jour chassier ala , 
' lui foison de chevaliers ; 
De ceulx qu'il avoit les plus chiers 
Mena avec lui pour esbatre ; 
En la forest s'en vint embatre \ 
Jouste ^ lui Raymont chevauçoit ' 
2S0 Sur ung coursier , et si portoit , 
Comme Tistoire nous raconte , 
Uespée de ce noble conte. 
Lors commença la chasse forte : 



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1 5*at;in<,ilaviDt. 

» O , avec. ; ^ t 

3 Embaire , entrer , pénétrer. 

^ Jouste , près de, juxtà. 

Contre le doiii Uni novel , 

Qu^erbe point noTele, . 

Jouâte le mont de Cifiel 

TroTai paJtooreUe. •< * 

(Chanton de Jean Bodel,) 

De ce mot vient jouxter , toucher , être contigu à ; d'où , par 
analogie , on a fait;oâfer , en venir aux mains , lutter , combattre. 
« Une pièce de terre contenant o septiers , qui jouxte d^une part le 
chemin , etc. » 

(Acte ie ta familU dt Bûitard, de i5o6./ 



> Meschiefj malfaenr. 

s Huy mais y mah huy , d'aujourd'hui. 



« ••<< 



LE UVRE DE LUSIGNAN. 15? 

La treste la huée emporte » 

Devant les chiens s'en va courant. 

Et les chiens la vont fort saivant. 

Li quens le suit à Fesporon , 

De quoy tantost vous parleron : 

Dont meschief * lui avint , / 

290 Car onques il n'en revint* 

Raymon le suit tant com il puet ^ 

Car laissier pas il ne veult. 

D'eulz deux fu tant, bien sachiés» 

En la forest le porc ehaciés 

Qui de Coulombiers est nommée , 

Que la lune h jà levée. 

Le porc moult de leurs chiens tua 

Et mort h terre les rua. 

Ses gens ne sceurent qu'il devint, 
soc Et s'en y avoit plus de vint , 

Car trop fortement il cbevauça. 

Lors dist k Raymon : « Venez çà. 

Noz chiens, noz gens perdu avons, 

Quel part ilz sont nous ne savons; 

Huy mais ' n'est riens de retourner. 

Nous ne les pourrions trouver : 



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i 6 LB UVfkE DE LUSIGMN. 

Que dictes-YOus que nous ferons? » 
Raymon dist : « Sire, nous yroiis 
Gy près en aueun des retrais '; ' 

310 Où nous serons mais huy retrais ^ » 
Li quens respont : « C'est très bien i}it« 
Ainsi soit fait comme axez dit. » 
Puis que la lune est jà leyée. 
Belle et cleie est la vesprée ^; 
Les estoilles si der loîsoient 
Que tous les bois enlunûnoient. 
Lors se prindrent à chaniner. 
Car la lune kiisoit moult cler ; 
Parmy les bois vont en travers , 

5^ Où treuv^t dés lieux moult divers. . 
Lors ung trop beau chemin trouvèrent, 
Parmy lequel s'adueminerent. . * : y.- 
Li quens dist: k Raynum^ ce sentiers 
S'en va , ce cuid&Je , à Poitiers : 
Qu'en dictes-vous? >? — « Il est ain»^ 
Respondy Baymon saas detry K 
Or chevançoiis , Dieux y ait parti , . 
Jk ne sarons irenir i^ tart 

^ Reirais y retraites, fourrés. 
« Retraire , retirer. 

3 Vesprée, soirée. 

4 De/ry , contradiction. 



/ 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 17 

Que bien en la ville n'entrons. 

530 Par aveniure trouverons 

De voz gens qui saront la voie. » 

— a Âlons, dist li quens, je Tottroie. » 

Lors se prindrent k cheminer. 
Li quens commence à regarder 
Les estoilies qui cler luisoient. 
Qui tout le ciel enluminoient ; 
Moult fu sage ' d'astrononue » 
Tout en congnoissoit la maistrie * ; 
Et ainsi comme ou ciel regarde, 

340 D'une estoille là se prent garde : 
Lk voit merveilleuse aventure , 
Qui depuis lui h aspre et dure. 
Le preu ' dWrui bien y conçoit , 
Mais son mal point n'y apparçoit ; 
Forment commence k souspirer , 
Les poings deteurdre ^ et detirer : 
« Dieu y dist«il , qui as fait les angles % 
Que tes merveilles sont estranges ! 
Fortune est moult fort k congnoistre. 



> Sage , savant. 
• Maistrie, science. 

3 Preu , profit , bien , avantage. 

4 Deteurdre , tordre. 

5 Angles (prononcez an}les) , anges, angeU, 



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18 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

350 Vray Dieu , pourquoy fait-elle eroistre 
Ung homme seulement pour mal faire? 
Elle est bien de mauvais affaire. 
Or est ainsi , je le voy bien , 
Que pour mal faire vient grant bien : 
En ces estoilles bien le voy. 
Raymon» dist-il, entens à moy. 
Car j'apparçoy grant aventure. » 
L'enfant fu doulce créature, 
Sy respondy : « Et qu'est-ce , sire ? » 

560 Li quens dist : « Je le te vueil dire. 
Saches de vray sans point de doubte, 
Pour certain et n'en doubtez goûte , 
S'uns homs occioit son seigneur 
En ceste heure , il seroit greigneur 
Et plus puissant et trop plus grans 
Que nul de ses appartenans ; * 

En tous lieux fiructifieroit, 
Tant que de tous amez seroit 
Et plus grant que tous ses voisins : 

570 Sachiés qu'il est vray» beau cousins. » 
Raymon ung mot ne respondy , 
Tout pensif à pié descendy ; 
Lors il amoncelle du bois. 
Que Ik trouva a celle fois , 
Que pastoureaux avoient laissié. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 19 

Assez de gros et de dongié ' ; 

Et ung pou de feu y trouva. 

Le bois prist, le feu aluma; 

Car il ne faisoit pas trop chaut. 
MO Lors le conte k la terre sault % 

Pour ung petit soy eschauffer. 

Lors oyrent, à brièf parler. 

Le bois desrompre durement* 

Adont Raymon son espié ' prent, 

Et li quens le sien d'autre part ; 

Laissent le feu , qui moult cler art *. 

Lors voient auprès d*eulx venir 

Ung porc de merveilleux aïr * ; 

Des dens vient moult fort martellant , 
5590 Et de fin aïr escumant. 

Raymon le voit , le conte escrie : 

« Monseigneur, sauvez vostre vie; 

Montez sur ung arbre errament. » 



> Dongié f menu , delicatus; espagnol, delgado. 

* Sault , saule. 

^ Espié y épieu, 

^ Art , brûle , ardet, 

^ Air, rapidité , furie , rage. 



€$ parle î^e la mort î^u ban coxAi "Slmn^. 



imi 



Le conte respont hauUement : 
« Oncques ne me fu réprouvé ' 
Ne si ne sera jà trouvé » 
S'il plaist à Dieu , que je m'en fuye 
Par devant le filz d'une truye. » 
Raymon l'entent , moult lui ennoie ; 
400 Vers le porc va , Tespieu paumoie \ 
Li quens va vers le porc lancier ; 
Et quant vient k l'espié baissier , 
Le porc vers le conte a couru : 
Dont li quens par meschief mouru. 
Li quens ne se pot plus tenir , 
Le porc va par meschief ferir ' ; 
Mais l'espié n'entra point dedens : 



> Réprouver^ reprocher. 

> Paumoier , tenir dans la main ; de palma. 
5 Ferir , frapper. 



Lers le coQvmt cheoir adeos \ 
Raymon acourt coatire le porc , 

410 Ferir cuide i^my le Cdsps 
Le porc; mais 9on espié gUça, 
Car dessus le dos Tasseaa * ; 
Le conte fiert p^my le ventre * 
Tout le fer de Tespié y entre. 
Le fer fu bon et bien trencha , 
Tous les boyaux lui detrencha. 
L'espié retrait, le porc fery , 
Tout mort k terre Tabaly. 
À son sire s'-eo est venus , 

4âo Car jamais ne s'en feust tenug; 
Mort le trouve et jà Famé alée : 
 Dieu SQit-dJe coppunaudée ^1 
Car c'estoit UQg va^lsuait preudopim^» 
N'en a ^ul tel d^ cy à Romiue. 

Raymondin se pirent k plourer» 
 soy batre et tormenter : 
« Hahay , dû^t^l ^ faulse Fortiupe^ 
Tu m'as esté feUe * et dure ! 
Bien ez mauvaise et malostrue. 



1 Adens , sur la fa^cc. 

> Assener , atteindre . 

3 Commander , rccominander , commendare. 

^ Pelle , félonne. 



22 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

430 II est plas fol qne beste mue ' , 
Qai point se fie k son affaire. 
Tu n'as compère ne commère ; 
 Fan iez douice , et à Tautre amere ; 
Nal ne se doit fier en toy; 
Tu fais d'un petit homme roy , 
Et d'un très riche povres homs ; 
En toy n'a rive ne fons ; 
Tu aides Tun , l'autre destruis : 
Helas , dolent * ! en moy le truis *. 

440 Tu m'as destruit entièrement 
Et dampné pardurafolement ^ , 
Se Jhesù-Grist le charitable, 
Le vray , le doulz , le piteable , 
N'a pitié -de ma lasse * ame. » 
Âdont Raymondin se pausme , 
Et bien une heure ainsi se tint 
Sans parler , et puis revint ; 
Si recommença sa douleur, 
Quand il regarde son seigneur , 

450 Qui mort gisoit illec tous frois. 



* Mue , muette. 

* Dolent , malbeareux , dans la douleur , dolens, 
3 Truis , trouve. 

^ P ar durablement , éternellement. 
5 Lasse, malheureuse. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 23 

Adont dist-il k baulte vois : 

« Mort, vieil avant , et plus n'alens; 

Or me viens prendre , il en est temps ; 

Or ay perdu et ame et corps : 

Mon chier seigneur, qui là gist mors, 

Ay occis par grant mesprison '. 

Mort , viens avant , il est saison ; 

Viens avant , ou je m'occieray. 

Occiray ! Dieu ! je non feray : 
460 Ne vueille Dieu , mon très chier père 

Que chrestien se dese^ere ! 

Mais l'eure maudy que nasqui 

Ne qu'en ma vie tant vesqui. 

Mieulx me vaulsist estre mort nez , 

Mais que n'eusse esté dampnez. 

Helas ! monseigneur mon cousin , 

Je vaulx trop pis que Zarrasin 

Qui croit en la loy de Mahon. » 

A tant ' remonta en Tarçon , 
470 Ulecques ^ plus ne reposa , 

Le cor sus son seigneur posa ; 

Dolens s'en va parmy le bois , 

Moult courouciés et moult destrois; 



I }lesprison , faulc , tort. 

3 A tant , alors. 

3 Ulecques , là , illic. 



i4 LE LIVRE DE LC8KWAN. 

Lasche la resne, laisse aler 

Le cheval où vouloit aler; 

H se tourmente et se maudit , 

Tant qu'a bien pou qu'il ne s*occit ; 

Souvent lui change sa couleur, 

Point n'a de fin en sa douleur, 
480 En cel estât chevauça tant 

Que forment ala approchant 

La fontaine de Soif-Jolie ' , 

Qu'on dist qui vient de faerie * : 

Tristes et las, droit là s'adresce; 

Son cheval parmy une sente ' adresce , 

Car le cheval partout aloîl 

Et çk et là ou il vouloit, 

Pour ce qu'avoit laaché la raine. 

A celle fontaine Tamaine, 
490 Par devant passe appertement * , 

Onques ne fist arestement: 

Son cheval vistement l'emporte; 

Mais adez il se desconforte. 
Or est-il dessus la fontaine , 

Qui tant estoit clere et saine, 

* Soif, haie, 

* Faerie , pays des fées. 
3 Sente , sentier. 

A Appertement, ouvertement, tout droit. 



j 



LE LIVBK DE LUSUNAN. âS 

Trois dames île grant seîgneniÂe ; 

Mais au passenr ne lei nt mie , 

Tant ot la penaée dolente. 

Adont parla la plus gettte , 
500 La plus coiate * , la phs jolie , 

Disant : « Ains ne yj en Hia vie, 

Et fust au soir on au watn ' , 

Gentil hoogoue passer à fdain 

Devant dames sans saluer ; 

Je Yueil aW k lui parler. » 

A lui s'en y'mU la resne fiirist. 

Et puis appertement hû dist : 

c( Par Dieu ! vassanix , ne monstres mie 

Que soyés de noble lignie , 
sio Quant devaot nous trois trespassez ^ 

Et sans mot dire oultre passez: 

Ce n'est pas fait de gentilesce. » 

Gellui , qui douleur forment blesee , 

Tressault et la dame apparçoit: 

Lors cuide que fantosme soit. 

Ne scet s'il veille ou s'il dort , 

n a la couleur d'omme mort ; 

A celle riens ne respondy , 

* Coinie , graiciense , sage , bien instraile , compta. 

* Main , malin , mane, 
5 Trespasser , passer. 



2tf LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Pour sa douleur riens n^entendy. 

5^ La dame à parler reprist 
Tantost , et haultement lui dist : 
« Et comment , Raymon , ce dist-elle 
Qui vous a apris qu'à pucelle , 
Ou k dame, quant la yeez, 
Vostre parole vous veez * ? 
Ce vous vient de grand vilenie. 
En vous doulceur et courtoisie 
Déust manoir et toute honneur ; 
Ce vous est très grant deshonneur , 

550 Qui estes de noble nature^ 
Que vostre cuer se desnature. » 
Raymon Tentend , si la regarde ; 
Esbahis fut quant se prent garde 
Qu'il se vit tenu par le frain. 
Mais quant il vit Te corps humain 
De la dame qui le tenoit , 
Où si grant beauté avoit, 
Il entr'oublia ses ennuis 
Et ne scet s'il est mors ou vis; 

540 Du cheval sault jus * sur Terbage , 
Puis lui dist : ce Gracieux ymage , 



» Yeer , rcruser , velare. 
3 Sault jus, saule à bas. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 27 

Dame de grant beauté paréo 

 qui nulle n'est comparée , 

Pardonnez-moy pour Dieu mercy : 

J'ay de douleur le cuer noircy 

Par trop merveilleuse aventure. 

Par ma foy ! dame, je vous jure , 

En tel estât là où j'estoie 

Ne me souvient que je faisoie : 
550 Tant avoie grant dueil et ire , 

Voire ' plus qu'on ne pourroit dire ; 

Ne je ne vous appercevoie mîe. 

Mais, noble dame , je vous prie 

Que le me vueiiliés pardonner: 

Dame, je le vueil amender 

Tout ainsi qu'il vous plaira. » 

Âdonques la dame parla 

Et respondy : « Raymon , je suy 

Moult dolente de vostre ennuy. » 
560 Quant Raymon ainsi s'ot * nommer , 

Ung pou commença à penser. 

« Dame, dist-il, vous congnoissiés 

Mon nom , dont suy esmerveilliés. 

Par ma foy ! je ne congnois mie 



» Voire , vraiaicnl , vere. 
» S'oi , s'ouïi , s'eiUcndil. 



âS L$: LIVRE m LUStfaiA^. 

Vo nom ; mais vo philoKomie ' , 

Où j'apparçoy si gra»t beauté , 

Si me bit croire en vérité 

Que je me doy asséurer 

Et qu'encor pourray recouvrer 
570 Par vous aucun bon reconfort 

De mon dueil, de mon desconfort; 

Car de si belle créature 

Ne puet fors bonne aventure 

Venir, éur * et trestous biens. 

Je ne croy que corps terriens 

Puisse si grant beauté avoir , 

Tant de doulceur, tant de savoir. 

Gomme a en vostre gent corps. » 

— <x Raymon, bien sçày comment il va lors , 
580 Dist-elle , de tout vostre affaire. » 

Adont lui prist tout à retraire, 

Gomme dessus avez oy : 

Dont Raymon forment s'ei^oy , 

Combien que moult esbaby fu 

Comment elle Favoit scéu. 

Lors dist la dame au corps gentilz : 

« Raymondin , entens, mon beau filz : 



> Philozome , physionomie. 

> £ttr, hcor, boniieur. 



LE LIVRE m LtJSmNAN. 29 

Tout tant que tes »re te di^ 

Sera acomply par mon dit, 
590 Mais que tu vueiiles ai»» foire 

Gomme tu le m'orras retraire , 

Au plaisir de bien le père 

Et de sa ^orieuse mère. » 

Quant Raymon Tôt de Dieu parier , 

Forment se prist k assearer 

En disant: « Doulce dame gente, 

Je mettray mon cuer et m'entente ' 

 tout le vostre plaisir faire ; 

Mais je ne me pourroie taire 
600 Que ne vous demandasse voir * 

Gomment povez mon nom savoir, 

Et comment povez savoir le fait 
• Qui par meschief a esté fait , 

Dont j'ai trop bien mort deservie \ » 

— « Raymon , or ne t'eafcahis mie , 

Dist la dame ; IMeux te aidera. 

Se tu veulz , et plus le donra 

De bien que ton seigneur ne dist. 

Qui mort froid en la forest gist. 
610 Ne te vueilles desconforter , 



> Entente , aUention , application. 

> Voir y vraiment. 

' Deservir , mériter ; anglais , to deierve. 



30 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Je t'aideray k conforter : 
Je sui après Dieu tes confors. 
Tu aras du bieo assez fors ' , 
Se tu me croies vraiement ; 
Et ne te doubtes aucunement . 
Que pas de par Dieu je ne soie 
Et qu'en ses vertus je ne croie : 
Je te promès bien que je croy 
En sainte catholique foy ; 
620 Je tieng et croy chascun article 

De la sainte foy catholique : 

Que Dieu nasqui, pour nous sauver, 

De la Vierge sans Tentamer, 

Et pour nous mort endura , . 

Et au tiers jour resuscita , 

Et puis après monta es cieulx , 

Où il est vrays homs et vrais Dieux , 

Et siet k la destre du Père. 

Raymon , entens-moy , mon chier frère : 
630 Je les croy toutes fermement , 

Sans y faillir aucunement. 

Or me croy , que sage feras 

Et k tel honneur monteras 

Que plus seras de hault parage 

» Fors , dehors , foras. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 31 

Qne ne fu pié ' de ton lignage. >> 

Lors prist Raymon à muser, 

Et se commence à aviser 

Aux paroles que dire oy ; 

A son cuer lors se resjoy 
640 Ung pou , et lui revint couleur 

Et moult amenry * sa douleur. 
Lors respondy sans nulle delay : 

« Ma chiere dame , je feray 

De très bon cuer , san&iretarder, 

Tout ce que vouldras commander. » 

— « Raymon , dist-elle , c'est bien dit ; 

Or entendez sans contredit. 

Vous me jurerez Dieu et s'image 

Que me prendrez en mariage , 
650 Et que jamais jour de vo vie , 

Pour parole que nul vous die , 

Le samedy n'enquerrerez 

N'enquestez aussi ne ferez 

Quel part le mien corps tirera 

N'où il yra ne qu'il fera ; 

Et aussi je vous jurcray 

Qu'en nul mauvais lieu je n'iray , 



> Pié , individu. 

> Amenrirf amoindrir, dinoinuer. 



3Ô LE L1V8E DE LUSIGNAN. 

Mais tousjours à celle jour&ée 

Mettray cuer, force et passée, 
660 A votre honneur essaucier * 

Et acroistre et avancier ; 

Jà * ne m'en verrez parjurer. » 

Raymondin le voult jurer ; 

Ainsi fu-il , il le jura ; 
* Mais en la fin se parjura : 

Dont grant meschief lui avint , 

Pour ce que son couvent ' ne tint. 

« Raymon, dist-elle, or ^ entendez. 

Se ce point vous ne me tenez , 
670 Vous me perdrez certainement. 

Sans plus me veoir aucunement. 

Après ce , vous et vostre hoir 

Commenceront k decheoir 

De terres, donneurs, d'eritages. 

Dont dolens seront en leurs courages. » 

Raymon secondement jura 

Que jk ne s'en paijur^a. 

Helas , dolent ! il en inenty , 

Dont depuis grant douleur sotiffiy , 

» Essaucier, exhausser, élever. 
' Jà , jamais. 

3 Couvent, convention, promesse. 

4 Or , maintenant. 



LE LIVRE DE LUSDGNAN. SS 

680 Et s'en perdy sa dame chiere. 

Que tant aimoit et tenoit chiere. 

Au présent plus n'en parleray , 

 mon propos retourneray. 

a Raymon , dist^elle » vous yres 

(Et pas ne m'en escondirez) 

A Poitiers tout hardiement ; 

Alez-y bien et pleinement. 

S'on vous fait demande ne compte 

De Totre sire , n'en faites conte ; 
690 Dictes qu'au bois l'ayez perdu 

Et que moult l'avez attendu , 

Cerchié et guis ou bois ramage ' , 

 la chasse du porc sauvage : 

Moult des autres venus seront, 

Qui tout l'équipement diront ; 

Puis sera vo sires trouvez » 

Et k Poitiers mors apportez. 

Adont la douleur lievera * , 

Ghascun grant dueil démènera ; 
700 Grant dueil démènera la dame , 

Et pour elle mainte autre famé; 

Ses enfans mèneront dueil ier: 



1 Ramage , saavage. 

* Lievera , lèvera , se lèvera. 



84 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Âidiés-les à reconseillier. 
Et de Tobseque aussi qa'il fault , 
Gonseilliés-les et bas et hault ; 
Car on doit faire k grant seigneur 
~ Son obseque par grant honneur. 
Yestez le noir eomme ilz feront; 
Et quant le dueil passé auront ^ 

710 Et que sera li héritiers 

Receu en conte de Poitiers , 
Et aura ses hommages pris 
Des hommes de son pays. 
Demandez au seigneur Ydon , 
Pour tout le vostre^erredon ' 
Du service que fait aurez 
Au conte derrain * trespassez , 
En ceste place proprement 
Où nous sommes cy à présent, 

790 Tant q'un cuir de buef pourra clorre 
Et de bois et de pays enclorre ; 
Et il le TOUS accordera , 
Ne point ne vous escondira. 
Faites que vous en aies lettre. 
Et y faites la cause mettre 



> Guenedùn , récompense. 

> l>errat*n> dernier. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 35 

Du don et par quele achoison * 

On le donne et par quele raison ; 

Et puis mettez jour qu'on vous livre 

Le don et qu'on le vous délivre. 
730 Et quant les lettres vous arez, 

D'ilecques vous départirez; 

Ung pou vous yrez déporter. . 

Se vous voyés ung homme porter 

Ung cuir de cerf grant et large , 

Achetez-le , je vous Fencharge , 

Voire, quoy qu'il doie * couster ; 

Et puis si ferez découper 

Ung corion ' à celle pièce. 

Ne soit pas fait à large pièce; 
740 Ains soit fait le plus déliée 

Tout entour du cuir , et coupée 

Gonmie couper on le pourra , 

Voire , tant que le cuir durera. 

Puis faites ung fardeau faire , 

Après vous mettez au repaire S 

Et faites que cecy à bandon ' 



1 Achoison , occasion. 

> Doie, doive. 

' Corion , courroie. 

^ Repaire fTetonr. 

* A bandon j enlièrement , sans retour. 



36 LE LIVRE D£ LUSIGNAN. 

On vous délivre voslre don 
Dessus ceste clere fontaine. 
Or ne plaingniés point vostre paine : 

750 Vous trouverez la place faite 

Par tous les lieux où il me baite ' 
Que vostre terre se comporte. 
Se le corion plus loîng porte 
Que le ront que fiait trouverez, 
Contreval * vous le ramenrez. 
Le courant de ceste fontaine 
Vous demonstrera clere et saine 
Où vous prendrez le remenant ' 
Ou corion et le tenant. 

760 Hardiement faites sans peur ; 
Et quant tout aurez asseur 
Et qu'à Poitiers serez tournez , 
Prendrez congié et retournez, 
Qu'en ^ ceste place proprement 
Me trouverez certainement. 
Or me tenez le convenant * 
Que vous m'avez enconvenant, » 

> H me haiie , il me plait. 

> Contreval , en bas. 

s Remenant , reste , remanens. 

4 QWen , car en. 

^ Convenant , convenUoo ; anglais , covenaus. 



LE LIVRE DE LUSIGNAl^. 37 

— K Dame, dist Rajtton sans delay, 

Vostre commaDdement feray , 
770 Quoy qu'il me couste à l'achever, 

Puis qu'il vous plaist k commander. » 

De là se part et congié prent , 

Joyeusement la chose emprent , 

 Poitiers vient au malinet ; 

Maintz lui demandent : « Raymonnet , 

Où est vo sire demourez? 

Gomment n'est-il pas retournez? » 

Si leur respondy Raymondin : 

« Hier le perdy sur son ronchin ' , 
7^0 Qui l'emportoit sy ardemment 

Que c'estoit esbabissement ; 

N'onques ne le pos * aconsuir * , 

Tant de près le sceusse suir *. 

Ou bois s'en va, je le perdy ; 

Oncques depuis je ne le vy . )> 

Âinsy Raymondin s'excusa. 

Âme du fait ne f accusa, 

Gar jamais homme n'eust créu : 

Que le fait lui feust avenu , ' 

1 iioncArtn y. roussin , cheval. 

* Pos , pas. 

* Aconsuir , alteindrc. 
^ Suir , suivre. 



3S LE LIVBB DE LUSI6NAN. 

790 Combien que moult destrains ' estoil 
Et que do fait moult soospiroit; 
Hais il iailloit au bacheler 
Le fait secrètement celer 
Qui lai avint eo celle chasse. 
Pluseurs arrivent en la place. 
Qui de la chasse sont venus , 
Autant les j^ans que les menus. 
Près de Raymon se trairent * tuit; 
N'y a cellni à qui n'ennuit 

800 Qu'ilz ne peveot savoir le voir ^ 
Où le seigneur remaint ^ au soir. 
Moult dolente en fu sa mouillier^ 
De lennes va son vis ' mouilUer, 
Et tous ses enTans enseînent " 
Estes-Tous ' venoz en présent 
Deux vassaulx qui le coq» aportoieol 
Que mort oa bois trouvé avoient 
(Cestoit du conte de hault nom) , 
Et le porc. Lors leva le ton ; 

> DeWraini , affligé , pressé pu la donlenr , (tiurjcuf. 

> Sa traire , se tirer. 
» Falr,irai. 

* Reiwbu , lesu. 

• yt* , visage. 

< EoMmeni , pareillemeolt 



LE UYRE DE LUSIGNAN. 39 

810 Pleurent bourgois et escuiers» 

Pleurent dames et cheyaliers. 

Pleurent vieulx et joennes gens , 

Pleurent la mort du conte gent. 

Quant la contesse en sçot le voir, 

De dueil ot le corps taint et noir; 

Ses cheveux descire et desront ' , 

En pleurs et en lermes se font. 

Heure sa fille et ses beaux filz, 

IHeure Raymondin le gentilz , 
820 Pleurent prestres , pleurent chanoine « 

Par Poitiers chascun dueil demaine , 

Pleurent li grant et li petit. 

Huy mais ne vous aroie dit 

Le dueil qu*en la cité menoient 

Ceulz qui le conte mort veoient: 

Chascun plouroit la mort de lui. 

Le conte fu ensevely , 

Noblement font l'anniversaire ; 

Moult y ot noble luminaire. 
830 Mais li bouj^ois de la cité 

Ont le porc en ung feu getté. 

Les barons du pays y forent, 

Et bien y firent ce qu'ilz durent. 

« 

> Desront , brise , arrache , dUrumpii, 



^ 



40 LE LITRE DE LUSI6NAN. 

On voit le dnàl en brief ' passer , 
Quant on ne le pnet amender. 
Raymon si bien s*en acquitta 
Que mainte personne dicte a : 
« Cestui sent an cuer grant douleur 
Pour la pitié de son seigneur. » 

840 Si faisoit-il en vérité , 

De le yeoir estoit grant pité. 

Après quant l'obseque fu fait 9. 
Les barons alerent de bait ' 
Au nouvel conte faire hommage* 
Selon le temps et Tusage. 
Adont Raymon ayant se trait , 
Sa requeste (sût bien k trait , 
Si comme lui avoit anondé 
La dame dont ot prins coogié : 

850 « Chier sire , dist-il » donnez-mojf: 
Près de la fontaine de Soy » 
De bois ou roche ou en valée , 
Soit en prez ou en arée * , 
Tant q'un cuir de cerf estendray r 
En cela pas demandé n'ay 
Chose qui vous couste grammement 

^ En brief jhieniài , m brevî, 

» De hait , avec joie , avec empressement. 

^ Arée ,. terre arable. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. U 

Je ne quier autre paiement 

Pour tout ce qu*ay servi , par m'ame , 

Yostre père, dont Dieux ait l'amet » 

S60 Le joenne quens dit : « Je l'ottrie , 
Mais qu'il plaise k ma baronie. » 
Lors dirent les barons : « Pour voir» 
Raymon puet bien ce don avoir ; 
Car il Ta moult bien deservi : 
Monseigneur a loyaument s^rvi. » 
— « Or Tait , ce dit le conte , dont. » 
Ses lettrés faire lui en font. 
Subtilement furent devisées * , 
Puis escriptes , après sellées 

S70 Du grant seel au nouveau conte , 
Qui bel estoit et de grant conte; 
Les hauls barons firent tous mettre 
Leurs grans seaulx k celle lettre. 
La lettre fu bien devisée , 
Bien faite et moult bien ordonnée. 
Le jour fu mis de lui livrer 
Son don et de lui délivrer. 
Lendemain uug homme trouva 
Qui ung cuir de cerf apporta ; 

880 Gellui fu courtois et lui baille 

^ Devisé, conçu , rédigé. 



42 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Moult délié et cuir de taille ; 
Son don requiert qu'on lui délivre. 
Et le conte dist qu'on lui livre» 
De Poitiers partent de randon ' , 
* Pour livrer à Raymon son don , 
Gens que le conte y ot tramis * 
Pour acomplir ce qu'ol promis. 
Lors sont venus k la fontaine. 
Tout droit où Raymondin les maine. 

890 Raymondin a son cuir dessachié * ; 
Mais moult se sont esmecveillié. 
Quant si délié taillié le voient: 
Ilz ne scevent que faire doient. 
Deux hommes sont Ik survenu , 
Prennent le cuir taillié menu, 
Tantost Font mis en ung luisel * 
Et en firent ung grant troussel ; 
Le bout k ung pel ' ont noué , 
Le rochier ont environné, 

900 Mais du cuir grantment demoura. 
Au pal li ung fort Tatacha , 



> De randon , en toute hâte. 

* Trameiire , transmettre , envoyer. 

3 Dessachier, tirer da sac, déballer. 

4 Luisel y ou mieux liusel , petit lieu , petite place. 

* Pel y pal f pieu. 



l£ LVfVR DE LUSIGNAN. 4a 

Le bout emporte contreval^ 

Car il teooit trop bien aa pal ; 

Et du long un missel sourdy : 

Dont chascun forment s'esbahy^ 

Car ains n'y ot-on eaue veue. 

Quant ilz ont la place véue 

Que le cuir de cerf enseignoit ' ^ 

Et le pays qu'il comprenoit , 
9to Chascun d'eubc n'éust pas cuidié 

Qu'enclorre en péust la moitié : 

Si se merveillent durement 

Du pays que le cuir comprent ; 

Mais Tençainte lui ont baillié. 

Ainsi qu'il leur fu enchargié 

En la tsartre , puis sy s'en vont 

A Poitiers vindrent, compté ont 

Au conte toute la merveille 

(Onques ne virent la pareille) » 
990 Et que le cuir de cerf tenoit 

Deux lieues de tour et comprenoit , 

Et des deux hommes qui le cloirent ' , 

Et aussi du ruissel qu'ilz virent 

Sourdre contreval la valée. 



^ Eiiseignoit , imparfait du verbe enceindre. 
^ Cloireta y parfait du verbe cîoh. 



1 



44 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

« Je croy qua c'est chose faée ' , 
Dist li quens (que Diea me pourvoie!), 
Que Raymon a trouvé en voie; 
Car on dit qu'k celle fontaine 
Mainte autre merveille soudaine 

930 A-on Ik véu avenir. 

A Raymon en puist bien venir! 

Car vraiement je le vouldroie. » 

Raymon parla , qui ot grant joie ;; 

Car venu Testoit mercier 

De son don et regracier * , 

Et respondy: « Grant mercis, sire r 

De vostre bien vous plaist à dire. 

Je ne sçay qu*il m*en avenra ; 

Mais, se Dieu plaist, bien m'en veiira \ » 

40 Ce là passa jusqu'au matin , 
Raymon monta sur son roncin, 
A la fontaine de Soif va ; 
lUecques sa dame trouva, 
Qui lui dist: « Amy, bien viengnez; 
Vous estes sage et enseignez 
Et avez très bien labouré *. » 



> Faée , fée , produite par une fée. 
» Regracier , rendre gr&ces. 
* Venra, viendra. 
4 Labourer , travailler , laborare. 



LE UVRE HE LUSIGNAN. 45 

À tant ' à la cfaappdle entrèrent , 
Qu'assez près d'iliec trouvèrent; 
Dames y treuvent et chevaliers , 

950 Glers , prelas » prestres , escuiers , 
Vestuz et parez noblement. 
Raymon s'en merveille forment 
Du peuple qu'il a là véu : 
Pour ce , tenir ne s'est peu 
Qu'il n'ait demandé au corps gent 
La dame dont tant de gent. 
Comme il voit, pevMt venir. 
« Jà ne vous ea Ëiult esbahir , 
Dist la dame , ilz s<mt tous à vous. » 

960 Âdont leur commanda à tous 

Que comme seigneur le reçoivent , 
Et si font-ii ainsi qu'ilz doivent : 
Ilz lui firent grant révérence ; 
Mais Raymondin en son cuer pense , 
Et dist tout bas bien quoianent ' : 
« Veez cy noble commandement , 
Dieu doint que la fin en soit bonne ! » 
Âdont la dame l'araisonne * , 
Disant: « Raymon, vous que ferez? 

1 A tata , alors. 

> Quoiement^ doucement. 

5 Araisonner , parler à. 



46 LE LIVRE DE LUSIGNÂN. 

970 Tant qu'espousée vous mVez » 

Ne pourrez Testât veoir 

Dont je vous pense à pounreoir. » 

Raymondin dist : « Je sui prest sans faille '. » 

La dame dist : « Il fault qu'il aille , 

Raymon , mon frère , autrement; 

Nous le ferons honnestement. 

Traveillier vous fault et pener ' » 

Tant que gens puissiés amener 

Qui aient du fait congnoissance ; 
980 Et si n'ayés point de doubtançe ' : 

Tous les gens qui y venront 

Assez de biens y trouveront ; 

Mais gardez que soyés lundy 

En ceste propre place cy. » 

Raymon respondy: m Yraiement, 

Je feray vo commandement. » 

De là se party Raymondin 

Et retourna sur son roncin ; 

À Poitiers vint, là descendy. 
990 Tantost ala, plus n'attendy. 

Devers le conte de Poitiers , 

Qui le reçut très voulentiers. 



1 Sans faille^ sans faute. 

3 Pener , prendre de la peine. 

3 nMihinnr^ ««rninlo. 



Doiibiance , crainte* 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 47 

Bien le sçot Raymon saluer ; 
Sans couleur changer ne muer , 
Vers lui forment s'umelia. 
Âdont son fait compté lui a : 
« Monseigneur, dist le bacheler, 
Je ne vous doy mon fait celer ; 
Mais tout le vous compteray » 
1000 De riens ne vous menteray : 
Je me doy lundy marier 
Et jine grant dame affier 
Droit k la fontaine de Soy ; 
Je n'aime riens tant comme soy. 
Je vous pry que vous y venez , 
Et de voz gens y amenez , 
Monseigneur , pour vous honneur faire 

Et vostre mère débonnaire , 
Ma chiere dame redoubtée , 
1100 Qui tant est noble dame clamée '. » 
Le conte dist : « Raymon , g'iray ; 
Mais avant vous demanderay 
Qui est la dame que prenez , 
Gardez que vous ne mesprenez , 
Dont elle est et de quel lignage. 
Est-elle de moult hault parage? 

1 Clamer, appeler. 



«8 LE LIVRE DE LUSI6NAN. 

Dictes-moi, cousin, qui elle ^t; 
Car d*y aler je sui tout {urest. » 

— « Sire , dist-il, ce ne puet estre; 
1020 Plus ne m'enquerez de son estre , 

Car vous n'en povez plus savoir. 
Bien vous souffira k veoir. » 
Le conte dist: « C'est grant merveille; 
De vostre fait moult m'eçmerveilie » 
Qui prenez femme et ne savez 
Qui elle est, et que vous n'avez 
Congnoissance de ses parais. » 

— « Sire , dist-il , par saint Lorens i 
Je la voy de si noble arroy ' 

1030 Com s'elle estoit fille de roy ; 
Plus belle ne fii veue d ueil : 
Celle me plaist et je la vueil. 
De son lignage n'ay enquis , 
S'elle est de duc ou de marquis; 
Mais je la vueil , elle me plaist. » 
A tant le bon conte se taist, 
Si dist k RaymoQ qu'il y ira 
Et sa mère o lui amenra , 
Et de sa noble baronie 

1040 Grant foispn. Rayoïon le oier<ie. 

> Arroy , train , étiiiipage. 



LE WVRE m IV^Gtjm-: w 

Le lundy vint , od s'appareille ; 

Le conte au matia s'esv/eille^ 

Sa mère maipe avec ^oy^ 

Qui moult estçÂt ^ea gi'^nt arrpy , 

Mainte dame et maint cbevaliçr; 

Mais moult s^ prciat k werveilJUyer 

CommenI; et où il? se logero9t , 

Quant a la fontaine ilz seront; 

Mais de €e ne se £ault doubter , 
1050 On y fait beaux lieu .^^ester. 

Raymon et 6ulz tant d;ievaucienenl; 

Que du coulombier approchiei'^nt , 

La villette , et oultre s'en vont ; 

Hz chevaucierent contremoni;, 

Le bois passent > la roche voienjt, , ; 

Les tentes qui tendues estaient , : . i 

Soubz la falise en my la plaine , 

Et le rieu ' jouxiLe h fontaine 

Qui sours * y fu xiouFeUemeat. 
1060 Chascun se merveiUe foiunent , 

Ken dient c'est faerie; 

Regardent en la prae^ip 

Trefs ' , tentes et pavillons , 

■ • • • 

> fiieu , ruisseau. 

* Sottr« , éclos , éclosc. \ 

* Tre/*, espèce de lente. 



1 



50 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et le doulz chant des oysillons 
Qui retentist ou vert boscage, 
Dessus le rieu , ou bois ramage " ; 
Grant peuple voient fourmoier ' 
Et ces cuisines fumoier , 
Et leur semble moult grant ost. 

i070 Es-vous * venir vers eulz tantost 
Jusqu'à soixante chevaliers, 
Joennes, fors, appers * et legiers. 
Montez et armez ncAlement , 
Jk ne fault demander comment. 
Le noble conte demandèrent 
De Poitiers , et cilz lui monstrerent 
A qui ilz Forent demandé. 
Raymon ont tantost regardé 
En la compaignie du conte , 

1080 Qui de lui tenoit grant compte ; 
Au conte viennent humblement , 
Moult le saluent doulcement. 
Le conte le salut rendy 
A chascun, pas n'y attendy, 
Selon qu'à lui appartenoit 

> Aama^fe, touffu. 

» Fourmoier , s'agiter comme des fourmis. 

3 Es-vous, voici. 

À iippcw, ouverts. 



ï 



UE LIVRE DE LU8I6NAN. 51 

Et du lieu de quoy il venoit , 

Aux grans , aux petis et au mendre ^ » 

Bien sçot ' à chascun salut rendre; 

Et ceulz où il n'ot point de blâmé , î 
1090 Lui Tont dire comment leur da^ie , 

Mellusigne , le mercioit 

De ce qu'à leur feste v^ioit 

Et que leur a voulu chargiér 

Que bien le vonlsissent * logier. 

Le conte dist à sa plaisance : 

« Cy Yoy jk moult belle ordenance. « 

Le conte noblement logierent. 

Moult belle tente lui baillierent; 

Bien logiés furent li destrier 
1100 A mengouere et k rastelier, 

Qu'on ot fait en ses tentes faire : 

Grant chose estoit de leur affaire, 

La contesse fu recéue 

En une chambre à or batue ^, 

Qu'on ot tendue sur la fontaine. 

Mainte dame de beauté plaine 

Vont la contesse aconpaignant , 

> Mendre , moindre. 

* Sçot , sut. 

' FoiiIttMen/ , voulussent. 

^ Aor baiue j ornée de lames d or. 



(19 us htmn m iusushjol 

Chascan lui bit le bien viea^aDt ' v 
Tre^toii$ lonnest se menneîttoîent 
4110 De la BoUeBse qù'ilz wwM; 
Jamais iftnt VeAîr n'en temdiesent , 
En qqelqttè place qa'ilz akasent. 
Raymon avec le conte loga. . 
La chappelle > u^em èmù^iet jb ^ 
Fu richement ai^paiveiUîa « 
De riches ijoyatix Inen garnie. 

1 lui f ah de Mm PimfM^ * Ai! «>ia«toe la iùe}à^ ^mtî 






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IDtô t0pou$aiUrd t^ir Kagtnon n îre JH^Uu^t^nr, 



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» î ' » 

Que voulc^toits que je voils eêÊÊjpfét 

La conteissj» et l^ncMe come ' 

Si ont deii\apdé TespOwée» 
li^ On leur a tapt^Nrt «nMode 

Mellusi|g[)6 6nmy ' te obftffp^k. 

La dfiDMidctte fo tant bettç 

Et si .ri€^99)ei»4 ^tpQro^e 

Que trestoç^ ce^li: qui Isi J^uniée' . 

La virent , ^w»i p^ift Q^^in 

Que ce n'estoit |}«»iii( mff^ hmmu • ' î 

Mais sen»M9rt'W«»bi C9rp$ angplî^ ' 

Âdont le coAt($|4^'fq^iqu« 

De MellusigftQi^eoQVW» 
1150 De ce fist moult bien son devoir; 

> jEfimi/ , ao milieu de. - 1 • - 



I. *• 



54 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Aussi fist la noble confesse. 
Tous deux furent à la messe. 
Grant y fa le tabouremens ' 
De hauls et de bas instrumens ^ 
Tant que jusqu'en Constantinoble 
Ne fa mais faite feste si noble; 
Tout le bois en retentissoit. 
N'y a personne qui là soit 
Qui ne die : « Veez cy merveille , 

«140 One ne vit homme la pareille. » 
ËqpMBez fanent à grattf joie; 
Après la messe ont piij^ la voie: 
Le conte enmaine r^spoaÀée, 
Et ung prince de la eonfrée; ' 
En la maistm salle sVju vindrént» 
Que toutes gen^ sans noMe tîndrent. 
Les mes sont pris, ilz vont laveir % 
Puis s'ass^trent sans arrester. 
Le conte siet lez ^ Tespousée. 

«150 La contette est après alée. 

Puis <4» pajss ujig grant seigneur , 
Qui là fu assis par honneur. 
Raymon sert et W chevaliers» 

* Tabouremens , concert. 

* Laver , se laver les mains. 
» I^ï,àcôtéde. 



' I 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. «5 

Les mes portent les escuiers. 

Biens orent à si grant plenté 

Que ce fu grant infinité : 

Vins d'Amiens et de Rochelle , 

Qui fait eschauffer la cervelle; 

Vin de Thouars et de Beaime , 
1160 Qui n'avoit point la couleur jaune ; 

Glaré, ronmienie, ypocras 

Y couroit et par hault et par bas ; 

Vin de Toumus, vin de Digon, 

Vin d'Aucerre et de Saint-Jangon , 

Vin de Saint-Jehan-d'Ângely 

(On tenoit grant compte de ly) , 

Vin d'Ëstaples et de Yiart » 

Vindrent après le vin bastart ; 

Yin de Saint-Poursain , vin de Ris » 
1170 Orent des vins clarez le pris; 

Losaye nouveau du Duyenon 

Orent des meilleurs vins le nom ; 

Et s'orent vin de Previlege , 

Chascun en avoit en sa lege ' ; 

Si a chascun ce qu'il demande , 

Tant de vin comme de viande. '^ 

Après le disner fist-on , jouste 

* t«^, coupe, verre. > 



K LE hvfm m tcsmuATH. 

Li foDlaioe , modl belle - j4MCe ; 
Mais RaymiMidfa tant fort joust» 

iiso Cerlainement que bien jiraste «. 
Les joustes jasques iM etàt dtntHnt , 
Et pnis apvt» soupet ilereot. 
Vespres diètes, assis âe sont 
Et à grut plaisir soopé (mt. 
Quant soupe ant i) leur devi»' , 
Lors daitâevent , ce m'est avf». 
Moult loagnesleBt «ass-tang aUns') 
Et qottlt OB vit qu'il fii bkn temps 
D'aler couclseT et de parUr , 

1190 On fist l'espoôsée p*rUr 
Et en uRg pavillon retire. 
Moult avMË ccWlé fa potirtraire ' , 
Pourtvilt ^stoit il oysiUons ; 
Moult esUÀt riclids pïTiUons. 
Taotost iu sffoslez le lîz , 
Qui comert fû «le tleors de liz. 
Là vint Raymon , qui ae OBOcha; 
Mais uDg evesqtie qui estoit là, 
Le lit seigtaa et bebér^ ' 

fsoo Àdont m tiamàte Bmmm, 



> Bail', soubaii. 

■ Pourfroire, peindre. 



Puî» d'iUec eiteiacflm se p&ft , 
Pour ce qu'il estoit jà mouU taii. 
Le conte se trait ' m gd tente ; 
Et sa ïxmef sans longue df tente , 
En sa dhambre s'm Ta CMetrieii. 
Ghasonn sj s'en' ^a hôrbergier. 
Aucuns veillierent tonte nuit 
En menant' soalas ' et deétth '; 
Chantent , dansent et esbament ^ ^ 

isio Maintes belles cbànçoas dient. 
De celle fesie vous lairay ^ « 
Et de Raymondin parleray , 
Qui Mellusigne gisoît , 
Auquel nundt doulcement disoit ; 
« Or entetadéz , btaux demis amis ; 
Aventure nous a soubsnûs 
A ce qu'ensemble venait sdunnes- 
Ainsi que femiBes et hommes. 
Je suis en vo dcmmandement, 

1220 Mais que tenez le .serettent - 
Que le preunér jour vo«» iéistes. 



> Se trait , se Hré , S'en Va*. 
* Soûlas, joie. 
' Déduit, dîTerlissemeuU 
4 E^bameTf s*amuser. 
^ Lairay, laisserai. 



58 LEUVfifi DB lil^GNAN. 

Je sçay mouk bien, quant YOiisirëBtsIéè 
* Pour prier lé conte de Poitîere 
Qu'il venist et ses chevaliers 
Vous faire honneur à la journée 
Et que je dévoie estre espousée , 
Qu'il vous enquist moult que j'estoie. ^ 
Et de quel lignage venoie;. 
Vous respondistes bien à point. 

i230 Amis 9 or ne vous doubtez point ; • 
Car se le convenant ' tenez , 
Vous serez le mieùlx fortunez 
Qui oncq en vo lignage fosU 
Quelque fortune qu'il éusl; 
Et se vous Élites le contraire > 
Vous en aurez granunent * à faire 
Paines» ennuis, adversitez. 
Et en serez déshéritez 
Du mieulx de vostre tenemoit : 

«i40 II est ainsi, certainanent > 

— « Dame, distril, je vous plevis ' 
Que tant cMune je soie vis. 
Ne £ralsaray le convenant 
Que vous ay promis au devant 

> C&mmmm^ oomxtmtkM^ pioaiesss* 
^ MM«kr»8»nflMlr,piwieUre. 



. I 



LE UVREt DE LUSI6NAN. «9 

Et qu'éncores je vous promet » 

Sa main en la sienne adont met 

Et lui fait monlt grant seremailt 

Qu'il le tendra entièrement. 

Mellusigne lui respondy-: 
1250 « Mon très doulz ami , je vous dy , 

Se vos convenant me tenez , 

Vous estes de bonne heure * nez. 

Or le tenez, je vous en prie; 

Car de ma part né fauldra mie. » 

Que vous iroie plus comptant ? 

Qu'ilz deux celle nuit firent tant 

Q'un moult beau filz fu engendrez , 

Qui Uriai fa appeliez. 

Moult fist de beaux fais en son temps , 
iS60 Ainsi que vous orrez par temps. 
La feste dura quinze jours; 

Puis en la fin aux seignours 

Melluzigné grans dons donna. 

Et aux dames qu'on amena 

Avec la noble contesse. 

Gbascun dist: « Beau sire Dieuï ^ qu'esse ' 

Que nous voions cy à présent ? 

Mariez est moult haultement 



tl ; 1 • « 



> Jh b<mne heure , soas one heoreoBe léttile. 



I' 



W LE LIVRE Iffi. LUHUtiN. 

Raymondia, ktaet a soit DttHil ' 
1^0 On ne pAwrra^ Ou zBontle DlieDX..N 
Et puis tfastnt nat an depaitif , 
Lors MeltusigMala omrir ' ' 
Ung escrin d'ivoire, où estJoit 
Uag lerinàllet ' qui moslt valait, 
■ Garnj de pienw précieuses 
Et de pertes monlt vintiieasés '; 
A la contesse le doom, 
Qui grant jbie de ce don a. 
Lors se part le coate et ses geos, 
1380 Ou puet bien savoir se je ambb. 
Mellu^gne bî devigoit' 
L'ouvrage , ainsi qn'on le faisott. 
Desnifl la viveroebe assirent 
Les premières piètres et loirent. 
En pou de temps ont maçonnet 
Grosses tours et bie» façonnez 
Et murs hasls ctaune elle devise, 
Bien fondez duMBla faUse; 
Deux, fors y fîst et le donjoii 
1390 Ët'hffultes bêaies* environ.; :,^ 



> Fermeillet, fermoir;, tff^B. > 

■ Mouli ttriKtuMs, qui pas^£«laieD( du graudis vcrius. 

' Deviter, Iraccr , distribuer. 

( BriiiM, espèce de hastins. > 



LE LIVRE M LUSÏGNAÏI. «I 

Le pays s'e^nerveille fort 

Comment si tost on fait le fort; 

Et quant basti fo le château , 

Mellosigne , qui le mi beau , 

De son droit * nom le baptisa : 

Partie de son noin pris a, 

Luzignen lui donna en nom ; 

Encore en est grant le nom 

Dont maiift portent du foit le cry. 
1300 n est anisi que je l'escry. 

Encor le bon roy ciprien ' 

Si crie en ëon nom Luzignen , 

Ainsi com orret ' en f îstoire 

De quoy après feray metnoîre. 

Melliisigiiie aulftnt dire vanlt 

Gon nierreille qui jà ne fauh. 

Ainsi com fors et merveilleux 

V\us qu'autres et aventureux. 

Bien fu le chastel achevez, 
1310 Et hauls »furs tout «ntour levez. 

Ghascun disoit: « Cesi ung grant fait 

Com on ^ cd fort si tost fait. y> 
Mielki»gne son temps p<Hna, 

> Droite TériUble. 

• Ciprien , de Chypre. 

* Orrez , ouïrez , entendrez. 



:, 62 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

AU bout de neuf mois enfaola. 

Brien le filz ot à nom , 

Qui depuis fu de granl renom ;' 

Mais le visage ot moult divers , 

Car il Tôt large , court en travers. 

L'un œil ot rouge et l'autre v^t, • 

i5âo Chascun le voit en appert * , 

Grant bouche et grandes oreilles. 
On ne vit onques les pareilles ; 
Mais de corps fu moUlt bien taillies , 
De jambes , de bras et de pies : 
Il n'y failloit riens par nature ; 
Moult estoit bien fait à droiture '• 
Après ce temps elle fist faire 
Le bourc ou mont de BeaurRepaire. ' 
Les murs sont hauls et les tours drues ; 

i530 Les alées et les venues . • ' 

Sont toutes faites k couvert ; 
Archieres yak l'ouvert , : 
Pour lanchier % traire et défendre: ' 
Il n'est homme qui le peust prendre , 
Tant feust acompaîgnié de gent 
Le fort est m^ult bel et moult gent ; 

» En appert , ouvertement. 
* À droiture , vét'iiMettïeùU 
^ Lanchierf lancer. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 63 

Les fossez sont pàrfoos et lez * , 

Gouvers de pierres de tous lez * ; 

Les portes du bourc sont jumelles; 
1340 Â dire voir % ilz sont moult belles; 

Et entre le bourc et le fort 

Ung lieu a merveilleux et fort : 

La Tour trompée l'appelle l'en 

En la ville de Luzignen, 

Car trompeurs zarrasinois 

Furent là mis a celle fois 

Pour le fort et le bourc garder 

Et pour tout entour regarder. 

Que gens approchier ne péussent 
1350 Que ceulx du fort ne le scéussent. 
En cel an ot ung autre enfant, 

Oedes ot nom; mais semblant 

Ot son vis comme feu luisoit , 

De rougeur tout resplendissoit. 

De tous membres fu bien taillez , 

Beau corps et bien droit alignez. 

En cel an fist la dame belle 

Le bourc et le chasteau de Melle , 

Après fist Vauvent et Mervant 

* Les, larges, 
s Lez , côlés. 

* Voir, rrai. 



64 LE UYfiE DE LUMCiSiAN. 

1560 Et puis la touf de Sfiiiot«^Mftxant ; 
Le bourc &»t, commenfa l'alibaure 
Où Nûstre-Dame est bien servie « 
Puis h vile de Parteuay 
Et le chastel jolis ei gay. 
Raymon est par iont redoublé , 
 grant homieur est tost monté. 
Après cela ot img beau fieulx , 
On vit oncq plus bel des yevk ; 
.De beauté ot, saos contredire, 

1570 Tant qu'on n'y savoit que redire » 
Fors que Fun œil pbis bas aToit 
Que l'autre ung peu , ce semUoil:. 
Oa TappeUa par nom Ouiot , 
N'ot-il pas ainsi nom si ot. 
En cel an fmda la Rocbelle 
Mellu8igne,.la dame belle; 
Et puis ne deamura q'im pou 
Que la dmne en Poitou 
A Saintes fist ung moult bd poot , 

1580 Ainsi com la cnmiquae espont ' , 
Et en Talmondois ouvra 
De quoy moult grant los reeouvim* 
Tantost après , c'est chose certaine , 

• Espoiu , expose. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 65 

Ot ung filz appelle Anthoine ; 

Mais eo une joue apporta 

Ung grif de lyoQ , qu'il porta 

Toute sa ne yraiement : 

Ce fu grant esbahissement. 

Velu fu et Fongle ot trenehaut, 
1390 Dont il fu moins avenant; 

N'y ot cellui, tant feust hardy. 

Qui n'en ot paour, ce vous dy: 

Tout est vray, n'en fault doubter. 

Ainsi corn vous m'orrez compter. 

En Luchembourc maint z beaux fais fist. 

La dame les enfans nourist. 

Tant qu'ilz furent tout parcréu*; 

Et quant il ot k Dieu plén^ 

Ung autre enfant ot de rechief, 
1400 Qui ung œil apporta en son cbief, 

Ou chief assis tout au plus hault. 

Cest enfant ot k nom Regnault; 

Mais il veoit plus cler que ceulx 

Assez qui avoient deux yeulx. 

Depuis fist moult de grans merveilles , 

Qu'après orras, mais * que tu vueilles 



> Pareréu , devenus grands. 
• Mais , pourvu. 



66 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Bien escouter soingneusement. 

Puis porta Gieuffroy au GrosrDent, 

Une dent en la bouche avoit , 
1410 Qui grandement dehors yssoit \ 

Il fu moult fort et hideux 

Et en tous ses fais meryelUeux ; 

Cil occist les moines noirs 

De Tabbaye de Mailleres : 

Dont son père se courrouça 

Et à Mellusignc toucha * ^ 

Et lui dist tant de vilenie 

Qu'il en perdy sa compaignie. 

Âdonc son estât déchut moult. 
1420 Le VU® filz fu Fromont. 

Cil fu hault, gros, droit et longs. 

Moult bien fourme et moult beaux homs. 

Sage , soubtil et bien senez '; 

Mais une tache ot sur le nez , 

Yeluz aussi que peau de lou. 

Et puis ne demoura q'un pou 

Que le YIIP enfant nasqui 

Tantost de Mellusigne , qui 

Trois yeulx ^t, dont l'un h au front, 

s Yssiff sortir. 

• Età Mellusigne toucha (Usez iencha)^ et se disputa avec Méhisîne* 

^ Scnez y sensé. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 67 

1450 De qui Ten se ménreille moult 

Gel enfant fu nommé Orrible , 

Car au veoir estoit terrible ; 

Tant fu de mauvais affaire 

Qu'il ne pensoit que k mal faire. 
Or revenray k Urien , 

Qui d'eulx fu le plus ancien; 

Et puis prendray chascun par ordre » 

Que l'en n'y sache que remordre '• : 

Urien f u beaux escuiers , 
1440 Parcreus» fors» appers et legiers. 

Âler voult savoir de la guerre, 

Et par la mer et par la terre ; 

Une nef prist k la Rochelle, 

Moult grant, moult large et moult belle; 
. Et pour ce qu elle estoit si lai^e 

(Je treuve que c'estoit une barge) , 

Dist qu il veult terre acquérir , 

Mais que Dieu le gart de périr. 
- Grans gens avec lui amaine, 
1450 Tant que la barge fu plaine ; 

Guiot avec lui s'en va. 

En maint lieu hardy s'esprouva 

Guion son frère , vraiement ; 

» RanordrCy bl&mcr. 




68 LE LIVRE D£ LUSI6NAN. 

Et pour bien soudoier leur gent^ 
MeUasigne d'argent et d*or 
Leur fist baîUier moidt grant trésor. 
En mer s'empaint ' voille levée , 
Tantost descent en la contrée 
De Cypre droit: là s'arresterent, 

i4€0 Où belle ayentnre trouvèrent. 
Le roy de Cypre asiûs estoit 
En une ville qu'il avoit^ 
Qui Famagouste êstoit nommée. 
A pou que n'estoit affamée , 
Car devant estoit li soudans 
A cent mille combatans. 
Uriens sceut la vérité 
De Famagouste la cité , 
Terre prent et se rafreschy ; 

4470 Assez tosl dist: « Partons de cy. )» 
Vers la cité s'acbemina , 
Là endroit beau chemin a , 
Roidement chemine sa voie; 
Lors sa baniere au vent desploie , 
Qui moult estoit délié filée, 
De fine soye bien brodée. 
Sarrasins sceurent sa venue, 

i S'empaint , se ïnet , s'engage. 



LE LIVRB D£ LUSIGNAM. 69 

Et en la cité Font scéue : 

Lors veissiéa Test baubergier ' 
i4ot Et les geas d'armes deslogier» 

Près du Soudan rengiés se sont 

Aux Gypriens lors sembla dont 

Que le Soudan s^en Toult fmrt 

Si distrent: <c H te fault suir *• » 

Le roy urina la bdle Hermine , 

Sa fille , la belle meschîne *• 

Lors fil la trompette sonnée ; 

Le roy issy , baniere levée; 

La véisâés moult grant efiiroy. 
1490 Païens yoient venir le roy. 

Vers Ini viennent à grant randon ^ , 

Hz s'entr'assamUatt à bandon ^ 

Là ot maint Creslien tué » 

Et maint ZaffraÉîn mort rué. 

Les Sanaûtts furent trop fors , 

Gypriens monstrent leurs effors. 

Le roy d*un dart envenimé % 

Qui bien fil fi^^é et Iknér 



* Stiir y saivre , poursu'vre. "^ 

* Metekine , Jeuoe fille. 

( Bandon , vitesse , împéluosilê. 

* A bmdfm , en foule» 



70 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Fu telement fera à point 
1500 Qa'en lui de guerison n'a point. 
Les medieins si le rapportent , 
Dont maintes gens se desconfortest* 
Cypriens s'en Tont chassant , 
Pour Sarrasdns s'en vont faia&t ; 
Dedens la ville les rabatent , 
Moult en tuent , moult en abatent» 
En la ville fii grant li cris 
Pour les blechiés , pour les ocàs^r 
Et du roy qui estoit blechiés , 
i5io Dont le dueil se r'est enforchiés* 
Hermine forment se démente * , 
Moult se débat, moult se tormente^ 
Tous ses cheveux ronc et descîre , 
Pour le roy son père et son sire. 
Qu'elle apparçoit fera ' à mort 
Et qu'on n'y scet donner confort. 

Du roy cyprien on laira. 
Et de Uriea on parlera, 
Qui tant estoit preux et vaillant, 
1520 Appert , legier et bien saillant , 
Et de GttioD , son gentil frère ^ 



» Dementer , plaindre , lamenter. 
* Fera ,. frappé. 



/ • . • ■ r. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 71 

Voire tout de père et de mère. 

La baniere fa desploîe , 

Lors s'embatent en paiennie \ 

La véissiés 'estoar * moult fier. 

Quant ce vînt aus lances baisster. 

Moult bien se portent Poitevins; 

Pour ce qu'ilz sont nourris de vins » 

Plus fors sont et plus appers. 
W30 Hz leur livrent assauk divers. 

Lk monstre Urien sa proesce , 

Maint en occist et maint en blesce; 

Aussi fait son frère Guion , 

On le doubte comme ung lion. 

Paiens reculent , perdent place : 

Lors ne scet le Soudan qu'il face , 

Des espérons point ' le destrier 

Et empoingne le brant ^ d'acier, 

Ung Poitevin va ferir ; 
f uo Oncques homs ne le pot garir 

Qu'en ung pou d'eure mort né feusl. 

Ou corps lui mis! et fer et fust ^ 



» En pûiermie , aa milien des payens. 

* Eêtouff oombai, mêlée. 

* Point , piqae, 

4 Brant y lame, sabre. 

* Fust, hoïs^ 



■ 1 



72 UB LIVaE DE LUSIGNAN. 

Quant Urien Tapparçoit, 

n semble que forsené soit ; 

A deux mains Tespée empoiogna^ 

Au Soudan tel coup en donna 

Qu'il le fendy ju$ques aux deus , 

Tant entra Tespée dedens. 

Le Soudan chiet ' tout rdde mon», 

11(50 Moult s'esbabissent païens ](m. 
Tant fist d'armes cil Uriens 
Que paiens, Turcs et Sarieas^ 
Lui fuient comme à Tesprevier 
L'aloe % le lièvre au lévrier. 
Tous s'en fuient vers leur navie *; 
' Et Uriens , qui ot envie 
De destruire les Zarrasins, 
Fiert sur euh comme sur mastins. 
Par Guion et par Uriens 

1560 Furent tous occis les païens» 
Uriens es trefz se loga 
Et d'illecques ^ ne se bouga » 
Que sur paicois ont copquesté. 
N'y ont pas granmeni arreslé, 



s CA/er, tombe. 

* Ahe y aloaelte. 

* Navie , flotte ; angl. navy. 
^ JlUcqTnu^ là. 



LE LIVRE DE LUSIGNÂN. 73 

Que les Cypriens sont venus 

Et de par le roy sont ys^ifs , 

Et lui prioient qu'en la cité 

Yiengne au roy par grant amislé ; 

Car & lui ne'povoit aler : 
1570 Â pou qu'il ne povoit parler ,' 

Tant estoit estraint ' et mal nus 

Et bleciés de ses raneoiis. 
Et quant Urien l'entendy ^ 

Courtoisement leur respondy 

Que Youlentîers yroit au roy. 

Lors montèrent en noble arroy 

Urien , son frère et tout l'osl ; 

Devers le roy vindrent tantost» 

Moult vont Gypriëns regardant 
1580 Urien y. moult le voient gtant ; 

E^ » ot visage eslrange, 

DWible manière et estrange. 

Gbascna se seigne et chascun dit , 

Oncques mais tel homme ne vit ; 

Par raison il devroit conquerre » 

 son semblant , toute la terre ; 

Nulz ne Foseroit attendre, 

Qui se pourroit de lui défendre ^ 

» Eaifomi , harassé. 



74 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Qui Dieux, qui non pas un géant: 
1530 ^Merveilleux esVfje vous créant *. 

Au grant palais descenduz sont; . 

Lors montent les degrez amont ' , 

Le roy trouvent sur une couche > 

Enflé le nez et la bouche , 

Car de venin estoit tout plains; 

Moult estoit regraitié et plaints* 

Urien le salue lors. 

Le roy , qui fu blecië ou corps , 

Tantost le sien salut lui rent : 
1600 « Vous m'avez servy noblement 

Et m*avez fait grant courtoisie , 

Oncq mais n*eaz tel en ma vie , » 

Ce dist le roy des Cypriens ; 

Et puis si dist k Uriens : 

« Qui estes-vous? Gomment avez nrâi? » 



s Oeanier , assàrer» 
* Amont y en haiiU 



Comment U bon tog îre €t)ipre imna à Urim 
6on vo^mme d termine ^ m filU^ à femme» 






— « Grant roy , Urîen m'appeDe-on 
De Luzignen , sachîés de voir ^ ; 
Bien vneil mon nom faire assaToir» 
Poar homme ne le celeroie. » 
1610 — « Par foy ! dist le roy , j*ay grant joîe 
Que vous estes cy adrechiés, 
Mais que mon Tueil ' faire Tueilliés» ' 
Amis très doulz, je sens la mort 
Jamais ne puis avoir confort 
Demire'nedemedicin, 
Car je suis tout plein de venin ^ 
De quoy jamais ne gariray , 



• De voir , en Térilé. 
» Vueilf vouloir , volonté. 
' JVIre, médecin. 



76 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Âins mes jours brjefment fineray ; 
Mais je vous prie que m'accordez 

1620 Uug don où riens tous ne perdez , 
Honneur y aurez et prouffit. » 
Uriens dist sans contredit 
Que Toulentiers il le fera 
Et le don lui accordera. 
Le roy lui a dit humblement: 
» C'est bien dit , et plus liement 
En mourray. » Lors va commander 
Qu'on feist tous les barons mander 
Et sa fitte , la belle Hermine ; 

1630 Et ilz vindrent en brief termine. 
Lors dist, « Barons, or entendez* 
Plus de vie en moy n'attendez ; 
Je ne puis vivre loii^uement. 
Gypre , mon noble tenemeat, 
Qua j*ay à mon povoir gardée 
Des paiens à pointe d'espée» 
Vueîl laissiar à joan fiDe Hèarmbe 
(En moy n'a poiol de mèdkâïiê),. 
Car elle en esA droite beiritieré. p 

1640 Et ceuk dient k bdHe «bkf^ "" 
Que moult voulentiers le feront. 

1 À belle ckiere, avec bonne ûgwe , sans Aiûre la grimacr. 



LE UVRE DE LUSIGNAN. 77 

Âdoat hommage feit lui ont 

Et repris d'elle leurs terroirs. 

Lors reprent à parler li roys : 

a BaroDs , iistrii , or m'entendez. 

Yo pays seroit mal gardez 

Par femme contre Zarrasins, 

Qui trop près sont noz voisins : 

Femme ne pnet les fiers estours 
1650 D'armes porter ne les dors coups. 

Sy ayoie ainsi avisé 

Sur ce fait-<^y et devisé 

Que moult est Uriens puissant 

De Luzignen et moult vaillant , 

Qui le Soudan a desconfis 

De Damas et ses gens occis 

Par la prouesce de son corps. 

Or m'a-il , j'en sui bien recors * , 

Ung don bien voulu accorder» 
1660 Lequel je vouldray demander : 

Or lui priez , je vous en prie , 

Qu'il ne m'en escondise mie. » 

Lors lui prièrent moult doulcement, 

Et il leur accorde humblement. 

Au roy rapportent qu'il fera 

> Recors , souvenant. 



78 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Tout ce qu'il lui demandera , 
S*en fu le roy joyeux et liez * ; 
A Urien a dit: « Or oyez, 
Urien , et si me pardonnez. 

1670 Ne vueil que riens vous me donnez , 
Du vostre ne demande rien ; 
Mais je vous vueil donner du mien , 
Mon royaume et mon héritage 
Avec ma fille en mariage , 
Car je n'ay point d'autre lignie. 
Or la prenez , je vous en prie. » 
Et quant les barons l'entendirent , 
De ce touç forment s'esjoïrent ; 
Car Urien forment amoient 

1680 Pour le grant bien qu'en lui veoient. 
Urien le roy entendy, 
Ung pou pensa » puis respondy : 
« Je vous mercie, monseigneur. 
De quoy n^e faites si grant honneur; 
Mais se respit en vous véisse 
De mort , le don pas ne préisse ; 
Mais , monseigneur , puis qu'ainsy est , 
Quant vous le voulez , il me plest. » 
Que feroie delaiement ? 

> Liez , joyeux , en llosse , Icctus. 



LE LIVRE DE LU»6NAN. 79 

1690 Les Dopces furent ^raiement. 

Ainsi comme on levoit Dieu . 

De la messe > en ce propre lien 

Où gisoit ly roys maladis» 

L'ame rendy : en paradis 

La reçoive Dieu par sa grâce 

Et de tout mal. pardon lui face I 

Car je vous tesmoing et dy que 

Ce fu uDg très yray catholique. 

Or fu grant joie en dueil muée ; 
1700 Moult dolente fu Tespousée , 

De dueil fîi son cuer enserrez. 

Le roy après fu. enterrez. 

Ne demoura pas grantment. 

L'obseque fu fait noblement ; 

Ce f u bien fait , k dire voir : 

Roy doit moult noble obseque avoir. 

Il n'y ot jouste ne tournoy 
« Pour la douleur du noble roy. 

Qui mort estoit présentement; 
1710 Mais on fist bien honnestement 

Et hautement le fait des nopces. 

Blâme n'y orent ne reproches 

Ceutz qui se meslerent du fait , 

Tant fu la chose bien k point fait, 
n y ot moult très noble arroy , 



80 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Bien appartenant à fait de roy. 
Les nopces forent monlt nobilles ; 
Lk ot boar gois de maintes villes » 
Chevaliers , dames , damoiselles , 

1720 Joennes escuiers et pncelles , 
Qui dansèrent en la journée , 
Dont la feste fu honnoréç. 
Ainsi le peuple s'esjoy 
De ce que chascun d'eulx oy , 
Car adont prist Tespousée 
De lenr seigneur y la renommée ; 
Tantost la fist-on coochier. 
Urien ne veult atai^er * , 
Avec elle couchier s'en ala , 

1730 Ou lit despottillié s'en ala. 

En celle nuit fu engendrez 
Griffon, de quoy parler m'orrez. 
Qui puis conquist en paiennie 
Grant pays et grant seignourie ; 
De Colcos acquitta le pas \ 
Ou k plain on ne passoit pas. 
Maintes merveilles y avint , 
^ Yoire , cbascun mois plus de vint. 



s Àttrghrj larder. 
> Pas , passage. 



LE LIVRE DE LUSI6MAN. 8i 

Une isie estoît belle à devise, 
1740 Où le Toison fu conquise/ 

Qae Medée fist conquester 

A Jason et l'en apporter. 

n la conquist par la prudence 

De Medée et par. sa science. 

Ce seroit trop long k retraire. 

Qui Youldroit en ce livre extraire 

Les grans merveilles de ceste isle. 

Il en y est avenu mille , 

Mille» Yoire;, par mille fois 
1750 Tant a plain. comme k destrois: 

Aussi se de Tide parloie , 

Tout hors de ma matière ystroie. 

De risle à tant me tairay 

Et k Griffon retoumeray. 

Griffon k force de Tespée 

Si fu prince de la Morée , 

Puis le port de Jaffe conquist, 

Et tant ala et tant conquist 

Que Triple ' , la cité vaillant, 
1760 Ala par force assaillant, 

Yoire , par si bonne manière 

Que son panon et sa baniere 

> TWp^e, Tripoli. 



811 LK nm:È m tmiGHAH. 

Mist dedens et la conquesta ; 
Oncques uDg jettr ne s'arrestd 
Qu'il n'alast paf mèf et ^ terre 
Honneur et loengis eenqueltei 

A tant de Gdff^n noift iamm 
Et au propos tm^mfetùïA 
De Urien , le Wf bien «enèz ^ 
1770 De Cypre fieigtie«tr ^tsoweke^. 
Le roy d'Aïâiéiiîe» par m^ame f 
Si estoit oncle de sa ÊAnè \ 
Tant que son perè èeldit ^ v)e> 
Frère estèk ik roy d'Arménie. 
Ce noble roy ann^sien 
Fu UDg h<Mïime de moult p^t bien ; 
Mais ne povoit pas tousjours i^vre : 
La mort , qui foible et fort delÎTrè , 
Le prist , dont ses gens dol^s fiHrent. 



.iLFjwiv' I ir'i i« •iiiKii'i "irM ji'Mi 



Comment ti^uton di^ Citti^nm tu rog Vl^tmtnit 



im^ 



1780 Et de dueil pluseiurs m iMcutent, 
Pour ce que moult bien gpuvenia 
Son pays tan|; c^mm û rc^na» 
Une iiUe «t g0nte ^i m^iAt beUe , 
Plus gQDte n!eB estok point d'elle -* ; 
Autre hoir n'estojt éd hi yeiius. 
Des Hennins ' /u Qonseil tenus 
Que devers Chîpre wvoieroieBt 
Et au roy requorre feroieiU 
Que son iHible frcare Qmou 

1790 Tramist en le^r r^Wt 
Et il ara la damoiselle 
 femme , Fleurie h b«jye : 
Ainsi Tordonnent et Je tieiineol. 



> D>Wc, qu'elle. 

* Hermins, ArméDiens. 



L 



84 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Les messagiers en Cypre viennent » 
Au roy ont conté leur message ; 
Car chascun d'ealx estoit moult sage* 
Le roy les reçut k grant joie 
Et moult noblement les festoie. 
Quant Urien sçot la nouvelle 

isoo De Fleurie la gente et belle , 
 ses barons conseil en prist. 
Chascun s'y accorda et lui dist 
Que son frère la envoiast 
Et du faire il se hastast. 
Guy fil mandé , il l'accorda 
Ce que Urien lui commanda ; 
En mer s'escuippe ' à moult de gens 
D'armes môult nobles et moult gens ; 
Arrivez est en Arménie , 

1810 Où estoit la belle Fleurie; 
A terre vint et s'en va oultre. 
Les seigneurs vindrent k rencontre. 
Moult le couronnent noblement 
Et Teumainent joyeusement ; 
De sa venue joie ont , 
Tous les estas feste lui font. 
Fleurie a tantost espousée i 

'1 S^^wtippe^ s^embarqoe. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 85 

Ro) fu de toute la contrée. 

Les deux royaumes vindrent à droit, 
1820 Ainsi que pardevant estoit ; 

Car ceulx qui les royaumes tenoieat 

Au devant d'euh y frères estoient 

Aussi sont ces deux-cy frère » 

Tant par père comme de mère. 

Ces deux roys si grandement régnèrent 

Et en leur temps forment aidèrent , 

Et ceulx qui d'eulz sont descendu , 

Ainsi comme j'ay entendu, 

A ceulz de Rodes, ce «achiés , 
1830 Et visitez en leurs meschîefs. ] 

Les deux frères oreiA des enfans ; 

Tant vesquirent qu'ilz furent grans. 

Moult de beaux fais en leur temps firent 

Et moult de paiens desconfirent , 

Et après la mort de leurs pères , 

Qui estoient ambedeux * frères, 

Les royaumes bien gouvernèrent 

Et leurs nuisans suppediterent '. 



Ambedeux , tous deux. 

leurs nuisons suppediiereni , foulèreot ans pieds leurs cancmis. 



lE^ tint U «ermtïe panit U tt livte, tt tom~ 

mtnct \a titrst tiarlie^ lnquelr parle it 

3lntl)otnr tt iRrBnanlt \n Cff^gnm, 

frrrfs. 



Hais d'eulx ï présent me taira; ; 
1840 A leur père retounwray, 

À Rajmondin et k Mellusigne, 
Lear mère , de tont honneur digne. 



Cg s'ensuit le 113' rl)apHre it et liwt , com- 
mmi ^rlluetgnr fonH l'tçUst n«tw-!llomf. 



Quant ils oiraot les nouvelles 
De leur deux fib, bQoneB et belles. 
Qui ont conquis deux graos royaumes, 
Hz en distrent les XV pseaunies 
En louant Dim. le toy de glotKi 
Par qui ilz ont eu la victoire 
El cosquesté leurs ennemis , 
1S50 Et qu'eo si graut honneur sont lois 
Que chascun d'eulx est ïOj clamez 
El de tous lâurs subgez amez. 
Àdonques voult édifier. 
Pour Dieu loer et gracier, 
Mellusignc, la noble damé. 
Et pour le salut de son ame, 



88 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Mellusigne, sans atargier, 

De Nostre-Dame ung beau moustier \ 

n est moult bel , g*y ay esté 

1860 Et en yyer et en esté ; 
Mellusigne rèdifià . 

Et moult richement le fonda; 
Par tout Poitou à sa devise 
Fonda pour lors mainte autre église , 
En chascun lieu dpnnoit grant don. 
Puis maria son filz Odon 
A la fille du noble conte 
De la Marche , ce dist le compte. 
Regnault, lequel q'un œil n'a voit, 

1870 Grant et gros et fier devenoit ; 
Ânthoine et lui se partirent 
De Luzignen et gens susmirent , 
Si tost comme ilz orent disné , 
Car Anthoine estoit le maisné ' ; 
Et vers Behaigne ^ s'acheminèrent, 
Tant qu'k Luchembourc approchierent, 
Une ville de grant renom , 
Devant laquele ot maint panon. 



> Moutsitr, monastère. 
• Mttistté f CAùeU 
' Bthaigney Bohême* 



LE LIVRE DÉ LUSIGNÀN. SO 

Le roy d^Aussoy * Tavoît assise " r 
1880 Et si Téust par forée prise , 

Quant les deux frères sont yenus; 

A paine s*en feussent tenus , 

Car chascun d'eux oy avbit 

Pourquoy le roy les guérrioit , 

Et cWoit pour une pucelle, 

Qui dedens estoit , gente et belle » 

Fille du duc; mais orpheline 

Estoit la courtoise meschine. 

Le roy la veult par force avoir 
i890 A femme , si ne yeult mouvoir 

De devant celle noble ville 

Jusqu'à tant qu'il ait la fille; 

Mais les frères vindrent tantost , 

Qui amenoient moult grant ost. 

Au roy deffianee mandèrent 

Par ung herault qu'ilz amenèrent , 

De quoy le roy fii moult joieux ; 

Car il estoit fier et crueux *. 

Les deux frères chevaucent fort , 
1900 De loings apparçoivent le fort ; 



^ AuMwii , Alsace, 
s <iMeotr, assiéger. 
' Gncetix, cruel. 



90 LE LIVRE DE LUSJGNAK. 

Voient les banieires au veot. 
Qui Tenteloient moult soaveat , 
Voient grand foison de gens d'armes 
 grans couteaux et guîsarmes. 
Lors se mettent en ordonnance. 
Et arrengier sans detriance ' 
Vont ferir sur leurs enneoiis, 
A TassembLer fu grant U cris , 
luzignm vont bault eecriaot, 

1910 Ensemble s'en viennent bruiant; 
Et quant ce vint à rassenibler, 
La terre faisoient trenU>ler> 
Tant s'entr'assemblerent fièrement', 
Cestoit grant esbahissement. 
Les Aussois ' Poitevins assaillMit, 
Et Poitevins sur Aussois maillent ' ; 
Moult en tuent, moult en occient» 
De rechief Lusignm escrient : 
« Aussois larons, ic; mourez, 

19S0 Car esebapper vous n'en ponrez. »i 
Les Poitevins font là moult d'annes. 
De maintz corps font j^rtir Us âmes *. 

> Detriance , Telarô. 

' ÂuMoia , Alsideos. 

» Heiller , frap[ier comme stcc des maillets. 

* Armt,ime. 



C^et ridtotr^ ^e la bataille Ire Cucl)rmb0urc. 



iM9t 



Et les deux frères, chascon par soj^ 
En font tant que dire ne sçay. 
D'un lez et cTautres gens perdirent; 
Mais Poitevins Âussois conquirent 
Et les mistrent en grant effroy. 
Ânthoine prist aux mains le roy» 
Tuer le voult ; mais il se rendy 
4930 Et tost Tespée lui tendy. 

Quant Anthoine vit qu'il se rent , 
n le reçoit et Tespée prent. 
Les Aussois adonques s'en fuient ; 
Mais de près les Poitevins les suivent ^ 
Et Regnault forment se combat : 
Moult en tue » moult en abat , 
Tant que tous furent mors ou pris.. 
Regnault fu sage et bien apris ^ 



^ 



92 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et si fu son frère Anthoine ; 

1940 Douleur feust s'il eust esté moine. 
Les frères en la ville envoient , 
A la belle qu'il secouroient^ 
Le roy k la belle au corps gent. 
Six chevaliers font le présent, 
D'illec partent et plus n'attendent , 
Le roy k la belle présentent 
Pour en faire à sa plaisance \ 
Adont la pucelle franche , 
Qui estoit moult gente et belle» 

1950 Dist k ceuk qui ont garde d'elle : 

« Dont viennent ces nobles seigneurs . . 
Qui m'ont fait si très grans honneurs ? » 
— « Dame , dist ung vieil chevaliers , 
Vous les congnoistrez voulentiers : 
Ce sont les filz de Luzignen , 
^ Par leur cry ainsi les nomme-fen *- 
L'un est Anthoine appeliez , 
Et Regnault est l'autre nommez* » 
La belle dist : <c La Dieu mercy ! 

i960 De leur secours Dieu regracy ' , 



> plaisance, plaisir. 

» Les nomme- Cen , les Domtne-l-oo. 

* Begracy, remercie. 



\ 



LE LIVBE DE LUSIGNAN. 93 

Car ik m'ont fait moult grant vaillance. 

Quanqae j'ay est en leur plaisance. 

Par leur bon conseil ouvreray 

Et k eulx me conseilleraj 

De tout ce que auray k faire , 

Puis quMlz sont gens de tel affaire. » 

Âdonc elle leur demanda 

Son conseil, et puis commanda 

Qu'on face les frères venir 
1970 (Elle ne s'en pot plus tenir) 

Et que tout Fost viengne logier 

En la ville et herbergier , 

Au moins tous les plus baulx barom». 

Ses gens dient : a Nous le ferons. » 

Vers les frères tantost s'en vont ; 

Dedens les trefs trouvez les ont , 

Ou lieu où lé rôy se logoit 

Pour lors que le siège tenoit. 

Lk trouverent-ilz moult de biens; 
1980 Mais n'en vouldrent oncq prendre riens, 

Car tout aux gens d'armes donnoient 

Quanque Ik gaingnié avoient , 

Puis aux granst puis aux menus; 

Et sont de Luxembourc venifô 
Les messages appertement. 
Leur message font sagement 



94 UE UKRE DE LUSIGNAS. 

Aux deux frères de gant prmsce , 
De par leur dame et leur Hiaknesse. 
Les frères homMeaBDent les receurait , 
1990 'Ainsi que bien Éaire le soesrratt; 
Et quant les messages entendent, 
Tost respondeat, plus n'y attendent. 
Que cinq cens de lewîs die? aliers 
Yront là logier vcmlentiers. 
Leurs mareschaux en Tost bnssiereiït, 
Leurs fouriers devant ennroierent 
Pour leurs liostdLz faire ordonner. 
Lors qui veist instrum^s sonner 
A l'entrée de Luchembonrc; 
2000 Lieu n'y av^t ne carrefour 

Dont ne véisaés Yenir gens 

Au son de ces do^ instrumens. 

Les nobles à l'encontre vindrent ; 

Deux des grans les frères prindrent, 

Ou chastel les mainent easemfale. 

Adonc le peuple ittec s'assemUe 

Où fu la beUe jcresiienne 

Qui à nom awit Ghrisline, 

Mal ne fu pas acompaignie ; 
2010 De dames ot ^nt Gûmpaigme 

Et de moult uobles damioiseiles. 

Tant mariées f ne pneelles. 



LE LIVRE DE LUSiGNAN. 95 

Noblement les frères receur^t 

Et sagement) ainsi qu^ilz denrent. 

La viande ' fu tx^ute presle , 

Laver ' alerent sans arreste ^ » 

Puis s'en alerent asseoir ; 

n les faisait moult beaa veoir. 

Le roy d'Aussay sist au plus kank ; 
2020 Puis Anthoine, frère k RegnauU y 

Après trois grans barons du lieu» 

Assis fu Regnault ou mylieu. 

Lk ot moult excellente fesfte; 

On ne vit onques plus honeste , 

Tant de viandes que de vins. 

Aises furent les PoiteFvms. 

Quant mengié ont » falut laver; 

Après font les tables lever. 

Grâces dictes , paria ly roys 
20S0 D'Aussoy au deux frères courlis, 

Disant : « Yos^ prisonnier suy , 

Car piis m'avez au jour 4'uy. 

Si vous pry , faites ordenance 

Que je soie mis k finance \ » 

' Fioncfe, nourri lure, repas. 
• Laver , se laver les roaios. 
s î^D'e^, retard. 
4 Finance , rançon. 



96 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Anthoine dist: « Beau sire chier, 
Point n'estes nostre prisonnier. 
Se nous avons fait courtoisie , 

Ou vous féistes vilenie 

< 

A ceste noble damoiselle , 
20 io Nous mettons vostre fait sur elle. 
Vostre corps lui avons donné : 
Or en soit par elle ordonné 
Ainsi comme il lui plaira. 
Car autrement il ne sera. 
En elle est de vo délivrance * 
Ou de vo mort sans doubtance. » 
Adont le roy , quant Tescouta, 
Qui la dame moult redoubta , 
Ot à son cuer moult grant ennoy 
2050 Pour ce que fait lui ot desroy ' ; 
Mais la dame tantost parla : 
Onques homs ne la conseilla, 
Car sage estoit et enseignie. 
Lors dist : <x Seigneurs , je vous mercie 
Du service que m'avez fait; 
Mais, par ma foy! quant est du fait. 
Du roy d'Aussay n'ordonneray : 



> En elle est de vo délivrance , votre délivrance dépcod d'elle. 
• Desroy , lorl , dommage. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 97 

Il est Yostre, je vous le lay \ 

Se plus riche mille fois estoie , 
2060 Guerredonuer ' ue vous pourroie, 

Et eusse d'argent ung muy , 

Ce que m'avez fait au jour d'uy 

Par vo noble chevalerie. 

En vous gist sa mort ou sa vie. 

Nulle autre chose n'en feray; 

Mais moult tenue à vous seray. » 

Anthoine et Regnault ce oîrent , 

Âppertement lui respondirent : 

« Puis qu'ainsi faire le voulez , 
S070 II est de nous quitte clamez ' , 

Par ce qu'il vous amendera 

Le fait , et s'agenouillera 

Devant vous en criant mercy 

Du meffait qu'il vous a fait cy, 

Et sur sa foy vous jurera 

Que jamais mal ne vous fera , 

Ennoy, destourbier ^ ne dommage» 

Et vous en baillera hostage. » 

La belle dist sans contredit : 



1 Lay , laisse. 

» Cuerrediofnner , récompenser. 
9 CUmir , déclarer , proclamer. 
4 Dettourbier , trouble , embarras* 



aa LE LIVRE DE LUSIfiNAN. 

2080 c Or soit ains\ comme avez dit , 
Je le vous accorde à tous deux; 
Quant vous le voulez, je le veiilx« » 
Le roy adonques fa moult Ljez \ 
Car bien cuidoit estre exilliés ; 
A la belle mercy cria. 
Si comme Ânthoine dit lui a; 
Et la belle Ta recéu , 
Ainsi qu'aïuL frères. Fa pléu* 
Quant le roy ot ùàt le serament , 

2090 Adonques pada haultement 

Et dist: « Barons, moult lyez seroie 
Se ung tel voisin avoir povoie 
Comme seroit L'un de vous deux. 
Qui tant estes chevalereux ; 
Et si est chose bonne k faire. 
Yeez cy la plaisant *. débonnaire 
Christine , duchesse gente , 
Qui tient grant pays et grant rente. 
AnthoiQe , oyés , je vous en prie. 

2100 Fait lui avez grant courtoisie : 
C'est raison que vous satiffiice. 
Et cela dy-je afin qu'à ce 



» Lies , Joyeux , lœnu. 

» Phisani , agréable , qoi platt ; aiigl. pkMmt. 



LE LIVRE m LUSI6NAN. 99 

Venons de ce qu'ay empensé. 

Barons, grant bien y ay pensé. 

Christine soit mariée 

Et k Antkoine sçil âonnée : 

On ne la pvet mieulx employer, 

Car c'est ung vaillent chevalier. » 

Ldrs les barons luchembourcoya 
2110 Dient : « Moult a bien dit K roys. » 
Âdont se sont tous accordé 

Au fait qu'a le roy recordé '. 

Les nopces fislK)n erramment; 

Huit jours durèrent eg^ent. 

Là ot-il joustes et tournois , 

Et jousta noUement li roys. 

Au bout de huit jours failly ^ la feste : 

Adont ung chascun s'apreste 

De s'en aler et congié prendre. 
2120 Estes-vous Tenuz , sans attendre 9 

Ung message^ ' îllee endroit , 

Qui au roy de Qehaigne ^ estoit ; 

Au roy d'Aussoy lettres apporte. 

Tantost on lui ouvre la porte. 

> Recorder , exposer. 

> Faillir^ finir. 

3 Ménage f messager. 

4 Behaigne , Bohème. 



100 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Lors le roy les lettres brisa ; 

Si tost comme leu il les a , 

Si commença k soupirer 

Et moult tendrement k plourer. 

Les deux frères pourquoy il plouroit 

2130 Lui demandèrent et qu'il avoit. 

Lors leur dist : a Je ne le vueil taire. 

Trop mal me va de mon affaire : 

Les Zarrasins ont assegié 

En Prague (dont j'ay grand pitié) 

Mon frère le roi de Behaiogne, 

Dont Dieux mercy ' avoir daigne ! 

Plaise vous k le, secourir. 

Pour la foy catholique souslenir. » 

Quant Ânthoine le mot entent , 

2140 Au roy a dit haultement : 

m Sire, ne vous descoofortez: * 

Vo frère sera confortez; 

Car R^auU. mon frère, yra. 

Maints bons/chevaliers y menra % 

Qui vostre frère secouroot. 

Dont Ik maintz Zarrasins mouront. » 

Lors dist le roy : t Très grant mercis ; 



1 Mercy , miséricorde. 
• Menra , mènera. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 101 

Et je vous afferme et plevis ^9 

La fille mon frère à momllier ' 
2150 Aura Regnault, car emploîer ' 

Ne la poarrolt mon frère mieulx ; 

Et il Fam^, se m'aïst 'Dieux. 

Après mon frère roy sera 

Et Behaigne gouvernera, 

Car mon frère n'a point d'autre hoir ; 

Fors que celle n'a peu avoir. » 

Quant Anthoine entend la nouvelle,. 

Qui lui fn gracieuse et belle , 

Au roy a dit baultement : 
«160 «c Délivrez-vous * appertement , 

Alez-vous-en ^ noble roy, tost 

Et feistes assembler vostre ost; 

Toutes voz gens cy m'amenez , 

Dedens quinzaine retournez : 

Vous trouverez mes gens tous prestz , 

Non pas loing , mais de cy bien prez. 

Regnault mon frère y menray , 

Et moy propre en personne iray. » 

Le roy le mercie forment » 

> Bievir , promeUre , garmlir. 

• MouiUier f femme p mnlier, 

s ifaSit , m*aide. 

♦- Délivrez-vous , dépêchez- vous. •- « * "• 



i«â lis uma j>E LVSLGum. 

2170 De là se part ^nèllement ': 

Lors s'en ala^ £â corn me semble; 
Grans gens en i^on pays assanble ; 
Et quant assemblez les ot , 
Adont le plus tost qu'il pot 
Devers Luchemboure s'en retourne. 
En son pays plus ne séjourne^ 
A Luchemboure est retournez ; 
Moult a grans gens bien atournez % 
Et moult avoit ooble bems^ '. 

sise Adonc va venir mig message 
A Anthoine de par le rùj 
D'Aussay , qui vient en noble arroy * ; 
An duc Anthoine ait tout hault : 
« Sire , je j)ry Dieu qu'il ^ous saak *. 
Le roy d'Aussay et sa compaigne 
Si vient pour aler en Bebaigne y 
Là-jus ^ est en la praerie 
Avec moult noble compaignie; i 
Le duc dist : « Bien soît-*il veiuis! » 



> KmeUemcRiy promptodêut. 

• il/oiinter, équiper. 

» Bemoffe^ assemblée de barons, aoUessa 

4 iliTOff, équipage ; angl. arra^, 

s Soiiii y sauve. 

« Là-^Wy là-bas. 



m LIVBE SB ÏJBSlGtim. 1«8 

2190 Regnault maiula; a'afleBdy plus ; 

Regnault vieikt plus tobt que le pas; 

A venir granmeûl • he «i« p«. 

Ânthoine lui dist; « Frère, iflez 

En ces prei^ Ik foas jdeyaleî ''^ 

Car le roj d'Àus^y: est vesiuL 

Faites logier ^aos et meoMs: 

Les trefs sont teadiis daufsâiitagèr. 

De ce îaire tetes assez ràge. 

Et les fiâtes aises iem ; 
2200 Puis faites le roy Tenir. » 

Regnault fist Irai ce «qtTîl commaddè;. 

Mais s'il le fisit biea> c'ért detoaftde. 

Les Atts&oys Curent bien lofflé. 

Le roy farit d'eulz. et pto&t con^é, 

A Luchembaure vers le duc va, 

En la ville entre et le lixmvaf. 

Moult grant feste s'eniUre-font,. 

Et puis k table im se SM>t. 

Du disner vous laiiray ester '. 
2210 Anthoine fist tosl apvester 

Ses gens «cm 'd'ileoqtte fiwt pmtii 

> Gnm»i«fi<^gnindemeiii,loogtsai|p8. 

• Zid vot» dévalez , descendez' là-bas. 

* Du (fisner vous laîray ester , je VOUS laisserai en repos relallTC-» 
aaent au dtner. 



104 LE LIVRE DE LUSI6NAN. 

Et en pon d'eure furent prestz. 
Moult y avoit noble compaigne , 
Pour aidier au roy de Behaigne; 
Trente mille furent esmez. 
Au duc sont venus tous armez. 
Lors les deux ostz si s'assemblèrent 
Et grant honneur s'entre-porterent. 
Lk véissiés noble conroy ' » 

sâao Tant des gens du duc que du roy. 
Quant assemblez furent ensemble , 
De toutes pars la terre tremble. 

Mais ains qu'ilz partissent de là , 
Christine Ânthoine appella 
Et dist : « Je vous prie , monseigneur ^ 
Que vous me fachiés tel honneur 
Que les armes vueilliés porter 
De Luchemboure , sans adjouster 
Autre blason, je vous en prie. i> 

i230 Anthoine respont : « Belle amie , 
Ce pas ne vous accorderay; 
Mais autre chose vous feray : 
En quelque lien que nous soions. 
L'ombre porteray d'un lyon 
Sur mes armes plaines, pour voir : 

« 

> Conroy f troupe. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 105 

Teles armes vueil-je avoir ; 

Et pour ce que , quant je nasqui , 

Grif de lyon apportay , qui 

Sur la joe me parissoit, 
2240 Dont le peuple s^esbahissoit, 

Ainsi \ostre plaisir feray 

Et vostre vueil ' acompliray 

Pour l'amour de tous , chiere amie. » 

Elle dist : « Je vous en mercie ; 

Car se Fasur en ert ostez , 

Mes plaines armes vous portez. 

Les Yostres portez et les mennes , 

Qui sont armes moult anciennes. » 

Ces armes prist et les porta, 
2250 Et les deux ainsi assorta '. 

De sa femme lors prent congié. 

Adonques se sont deslogié , 

Vers Behaingne s'en vont bruiant » 

Ghascun va devant eulx fuiant; 

« 

Passent Bavière et Alemaigne , 
Tant qu'ilz s'approchent de Behaigne. 

> Vueil y vouloir , volonté, 
s Âssùrur j joindre , réunir. 



€V0t ridtoire dcd armi^e ;2lnti)otne ie tu}ifintn ^ 
Hmnt il fu Irrprnu ^uc Ire Cttcl)rmbottrc* 



MU 



Or dmi des païens felciis 
Qui goerrioient les Belnignois; 
Le roi de Traqpio ' fh moult foi» 
8230 Et guerroioit Bdiaigne kirs. 
lui avQÎt moult d'Escla vous 9 
Ainsi comme trouté l'avons^ 
Car seigneur estoit de cdle tecr^. 
Aux Behaîgnoûs &i8ok igratet guerre^ 
Sy ala ung jour escabrmuehiér 
Devant Prague sans soy miieh)e)r ' r 
Car Ik Toult desploier s'enseigne. 
Lors le voit le roy de Behaigne ^ 



> Il faut saDS doute lire Craqua, CraeoTie. 
• Muchier , cacher. 



LE LIVRE DE LUSiGNAN. 107 

Fedric 9 qui lors tint le royaume : 
2270 Âdont s'arme et prent son heaume , 

De ses armes se veult couvrir; 

Âdont la porte fait ouvrir, 

De la ville yst » lui et ses gens » 

Dont moult avoit de nobles et gens. 

Dessus les Zarrasins s'embatont, 

Moult en tuent i; moult en abatent ; 

Mais il y ot tant d'Esclavons 

Qu'en escript mettre ne V savons, 

Dont Behaignons forment se doubtent \ 
2280 Esclavons Behaignons reboutent ' 

Et les chassent jusques ou bourc ; 

Mais le bon duc de Luchembourc 

Tantost ostera le débat. 

Le roy behaignon se combat 

 ces Sarraaâns de tous lez ' , 

Qui ses gens ont mouk reculez ; 

Mais le roy ne recula mie» 

Âins tant qu'il puet defent sa vie. 

Ces Esclavons abat et tue , 
2290 L'un detrenche, l'autre mort rue ^, 

> Se ékmbter , 8*effrayer. 
s Bebouter , repousser, 
s Le3,c6té8. 
A Rueff terrasser , Jeter. 



108 LE LIVRE DE LUSI6NAN. 

Et se defent com le senglier 

A Tabbay * de bon chevalier ; 

Mais d'un giet * d'archegaie * lors 

Fu-il fera parm j le corps , 

Voire , si très craeusement 

Qu il chéy * mort soudainement. 

L'ame du corps s^en est alée , 

 Dieu soit-etle commandée ! 

Car c'estoit ung très bon preudomme » 
2300 Meilleur n'avoit de cv k Rome. 

Adonc se leva hault ly cris. 

Ainsi que dient ly escrips. 

Les Bebaignons qui la estoient, 

De dueil et de pitié plouroient. 

Geuli qui peurent si s'en fuirent; 

Mais Sarrazins si les suivirent 

De si près qu'ilz les ont attains : 

Lors prennent les brands * en leurs mains, 

Moult en tuent , moult en occient , 
S5I0 Dont Behaingnons braient et crient; 

Et ceulx qui peurent eschapper , 

> Â Cabbay , aux abois. 
* Giei , jet , traU. 

> Archegaie , arbalète. 
4 Chéy , chut , tomba. 

< fronif, épéc, glaive. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 109 

En la ville se vont frapper ; 

Comptent la nouvelle du roy , 

Dont au cuer out moult grant ennoy 

La fille du roy , Esglantine » 

Qui toute beauté enlumine. 
Esglantine , la fille france , 

Ot des paiens moult grant doubtance '. 

En la ville fort se doubterent 
9320 Et Zarrasius moult redoubterent. 

Sarrazins orent grant joie lors, 

Quant voient que le roy est mors : 

Lors alumer ung grant feu font. 

Et de bussche y mettent grant mont ; 

Près de la porte le feu firent , 

Devant ses gens le roy ardirent. 

Marris en sont ceulx de dedens, 

Crient et estraignent leurs dens; 

Mais remède n'y pevent mettre , 
S330 Car autrement il ne puet estre; 

Mais Anthoine vient et Regnault » 

Qui aux paiens feront assault , 

Et d'Aussay li nobles roys. 

A Prague s'en viennent ces trois. 

Leurs bachinez resplendissoient 

> ÏHiuhiance^ frayeur. 



116 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Contre le soleil et luisoient : 
Noble chose estoit k véir. 
A Prague s'en viennent d'aïr * , 
Qui forment sont embesoigniés 

^40 Et par paiens moult ensommiés * ; 
Car forment]^Ies vont, empressant. 
Behaignons]sont lors descroissant , 
Dont k Prague moult s'esbahirent 
Et foiblement se défendirent 
Ësglantine se desconforte , 
Elle voulsist bien estre morte : 
<x Las ! dist-elle , mors est mon père 
Or n'ay-je plus ne père ne mère , 
Demeurée sui orpheline. 

2350 Et que feras-tu, Ësglantine? 
Or Yoy-je la destruction 
De trestoute ma région. 
Las 9 chetive ! que feras 
Ne comment te gouverneras ? 
Tu vois ton pays exillier ' , 
Destruire, rober et pillier 
Par Zarrasins que Dieu maudie ! 



> D'ar, en toute bâte. 
• Emommiéê , harcelés. 
' £an7l/er,rayager. 



LE LIVRE m LUSIGNAN. 111 

Ne sçay que faç^ ne qae die. 

Or n'y puis-je remédier* 
8360 Me fauldra-il Dieu renier 

Et croire en la loi zarrasine ? » 

Ainsi se complaint Esglantine» 

Car Zarrasins fors assailloient 

La ville, et forment se penoient 

De TaToir et prendre d'assault ; 

Mais tel cuide adreeier ' qu'il fault 
Car en pou d'eure Dieu labeure \ 

Ainsi que païens courent seure 

Aux Behaignons , ung messagiçr 
^370 Entre en Prague sans atargier ; 

Dedens entre moult quoiement ' ; 

Adonc s'escrie haultement : 

« Or avant I il j app^ra ^ 

Qui la ville bien défendra. 

Defendez-vous , veez cy secours 

Qui vient à ypus plus quç le cours; 

Veez cy le roy d'Aussay venant , 

Anthoine et Regnault s^ejaant 

A bel ost pour vous secourir. 

« Adrtcief^ arriTer droit au bot, réussir. 

• Lofreure , travaille. 

^ QuBUmeni^ tranquillement. 

A Appara , paraîtra. 



112 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

2380 Vous n'avez garde de mourir; 
Car Ânthoine , le duc Dobille , 
Et Regnault , son frère habille , 
Âmalnent moult de Poitevins, 
Qui sont nourris de moult bons vins. 
Paiens tantost desconfiront , 
Encontre point ne dureront. 
Le roy d'Âussay les acompaigne , 
Pour secourir ceulx de Behaigne. » 
Quant les barons l'ont entendu , 

2390 Â Dieu en ont grâces rendu; 
Gbascun se defent asprement, 
Âdonc chascun bon cuer reprent. 
Zarrasins moult bien appareeurent 
Que nouvelles ou confort eurent, 
Quant si les voient contenir. 
Veez-vous ung messagier venir i 
Qui à haulte voix crie et huche ': 
<{ Seigneurs , or laissiés t'escarmuche , 
Aux loges tost vous retournez 

2400 Appertement et vous mouvez ; 
Car veez çà venir cresiiens 
Pour conforter ceulz de leans : 
Ce sont gens d'armes moult divers, 

^ Hucher , crier , proclamer. 



LE LIVRE DE LCSiGNÂN. 118 

Les champs en sont trestous couvers , 
Sur nous viennent par grant haïr \i> 
Lors paiens s'en fuient d'aïr, 
L'estour * laissierent maiiltenant , 
Aux loges s'en vont retournant ; 
Non pourquant ' font trompes sonner 
â4io Et leurs batailles \ ordonner. 
Et Ânthoine, d'autre partie » 
Yenoit en bataille rengie. 
Quant les deux ost:^ s'entre^approchierent , 

Zarrasins forment se doubterent, 

Et crestiens leur courent sus^ 

La fu partiz maintz bons escus. 

Crestiens l^s vont pourfendant » 

Zarrasins se vont défendant. 

La véissiés estour moult fier , 
2420 Heaumes faulser et perchier ^ 

Requit les abat deux et deux , 

Car il fiert coups moult merveilleux ;^ 

Et Anthoine les vous reboute : 

Ghascun le craint , chasçun le double. 



> Haîr^ impétuosité. 

• Esiour , batjiille. 

* Non pourquant , Déanmoins. 
A Bataille , bataillon. 

' Perchier , percer. 

8 



^14 LE LITRB JM LWSIGNAN. 

Ung paien Ta tantost ferir ; 
Heaume m le pot garantir » 
Car Tespée enlra dedeai^ 
Qu'il le fendy jusques aux dens. 
 terre ebiet gueule baée * ; 

2430 Grestiras en fout grast buée,. 
Cbascun s'eJi va du coup m»t. 
Lors vont Luzignmt eseriant : 
« Avant ferez , seigneurs barons , 
Sur ces païens; nous les arons. » 
Le roy de Traco fu eooroueiës , 
Quant ses geos voit akisi blediés ; 
De les secourir lors s'efforce , 
LWu embracbe k moult grant force, 
L'espée brandist par grant vertu ; 

2440 Ung crestien a abat» , 
Mort à terre l'abat et rue , 
Puis Traquo! moult hàult crie et lirtie: 
« Crestiens , vous tous y mourrez , 
Car eschapper vous ne pourrez ; 
Mais par moy mourir vous fault. » 
Lors ennuia moult a Regnault ; 
Des espérons fiert le destrier. 
Ou poing estraint le brant d'acier, 

> Baé , béant. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 118 

De Traquo va ferir le roy 
«450 Par tel force et par tel destoy ' 
Que jusqu'aux dens le pourfendy : 
lloidement le coup desceody, 
Regnault Fabat, le roy chiet mort. 
Dont ses gens eurent grant desconfort. 
Lors Zarrasins plus ne séjournent , 
De leurs chevaux les resnes tournent , 
Quant ilz voient leur roy occis. 

« Desroy , nge. 



•-4^4«fk-ri««.^ 



C'ret ridtotr^ it la batatlU bruant firljaingnr» 



Dz se tiennent pour desconfis , 
Âppertement tournent en fiiite^ 

S460 Mais Poitevins leur font poursuite , 
Sur Zarrasins fièrent et maillent ' ; 
Dz les fièrent , ilz les détaillent , 
Comme on fait la chair sur TestaL 
Ànthoine» le noble vassal, 
A là des paiens occis maint , 
n pourfent tout ce qu'il attaint ; 
Et le roy d'Âussay ensement ' 
Se porta là moult noblement. 
Tous les paiens là occis furent, 

2470 Là demourerent et moururent. 
Quant le roy d^Aussay apparçoit 



> MaiUery frapper comme a?ec un maillelr 
■* EmtmeiUf pareillement* 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 117 

Le roy de Traquo mort tout froit 
Et si graDt foisoo de paiens , 
Lors a commandé à ses gens 
Qu'ilz soient tous mis en ung mont. 
Ainsi qu'il Ta dit ilz le font. 
Les paiens sont amoncelez , 
Le feu fu bouté de tous lez ; 
La sont paiens bruis ' et ars : 
^2480 Ainsi se voult vengier des gars; 
Car le roy de Traquo,. pour voîr,^ 
Si avoit fait son frère ardoir. 
Anthoine et Regnault se logierent 
Es trefz que là levez trouvèrent* 
Là furent Poitevins logiés,. 
Dont Zarrasins ont deslogiés. 
Le roy d'Aussay laissa l'ost 
Et en la ville s'en va tost , 
Lui centiesme de chevaliers, 
^«90 Des plus vaillans et plus legiers. 
Esglentine encontre lui vint» 
Quanqu'elle fait bien lui avint. 
Le roy salue moult doulcement , 
Car son oncle estoit proprement; 
Et le roy tantost Tembrace , 

» Bruis ^ grilldfi. 






ftS LE UWm DE LIMeNAN. 

Pais la baisa enmy la faoer 
a Niepce, dist le ï^y, je faflBe * 
Que la mort Um pefe eat vengie i- 
Si ne t'en vaâl eourtoueier ; 

S500 Tu as véu sa tncNrt vengier. 

Se le roy de Tva^tto^ «it là mort ^ 
De ce n'ayes jmtit dig Pèmors* 
Ârdoir Tay fait, loi et 460 geMx; 
Gonforte-t(^ i ce sera $eni». 
S'ilz ont ee pays dommagië , 
Hz sont de leurs- gaig^s paie ; 
Plus ne vous m oonTient doubten. 
Ilz cuidoient suppediter * 
Le pays , or ont<-ilz failly. 

9510 Si n'ayés point le yk paly r 

Vous n'y avez point de yergoingoe r 
Vous avez gaingnié là besoingne, 
Ce vous est ung très grant ho&neiir. »* 
-— (c Haa tte disl^elle, ïnonseigneunt 
Mon oncle et mon très doula amy ^ 
Adez pleure le euer de my , 
Quant il me souvient de mon pore. »> 
Le roy fist s * Nfestoit-ce mon tte^T 



'- Àffier^ assurer, garantir. 

«- Suppediier , mettre sons les pieds , mattriser ^ dompter.- 



UB ISVm m UJSIGNAN. 119 

n convient ^e U dueil i^'w pass^ . 
2530 Prions Dieu que mercy Ini face. 

Son obseqoe d^aia ferons 
' Et pour lui Dieu prierons. » 

Ainsi fa 4it , ainsi le font ; 

Mille livres de cire en font 

Lendemain pour Fobseque faire. 

Il y ot modt beau luminaire. 

Ânthoine et RegnauU y furent « 

Moult bien y fireat ce quHU dourenV 

Moult regardèrent B^aingnens 
2530 Ces deux habiles ccmpaignonS) . 

Ces deux frères » ces deux va^saulx : 

Hz ne poveîeftt e&tre saouls 

De les veoii* « ^ur ilz estoient 

Grans et drois et l»en saçboEioient '; 

Mais pluseurs lUQïdt ébahis furent 

Du grif du lyop iju'îk eonpureot» 

Assis en la joue , au plus hault» 

De Ânthoine « le fi«re Regnsmlt ; 

Car le grif y ^ppaxissoit , 
40 Dont chascun aiioult s'es)^;^isBoit 

Du grant ' ^ lui eut g);wt merveille , 



» Sachemoieni^ 
• Grani , grandeur. 



1^0 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Onques ne virent la pareille. 
Puis client ceulx de la ville 
Que Regnauh est ung homme habille 
Et qu'est taillié de desconfire 
Ung grant royaume ou nng empire. 
De ce q'un œil n'ot se plaingnioient , 
Mais tout le reinanant * priaient. 
Qui vouldroit de long raconter, * 

2550 L'obseque fu fait , sans doubter , 
Moult bien et honnorablement. 
Lors tint le rôj son parlement 
Aux nobles hommes de Bebaigne, 
Dont moult y ot noble compaigne, 
Disant: « Barons, or entendez. 
n convient que vous regardez 
Qui cest pays gouvernera 
Et qui le vostre roy sera , 
Car à présent estes sans roys. » 

S560 Lors respondirent : « C'est bien drois; 
Mais le fait vous en appartient, 
Toute la besoingne en vous tient ; 
Car s'Esglentine estoit finée * , 
A vous escfaerroit la contrée: 



» RemanaïUf reste. 
* Finer , mourir.. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. i21 

Si devez snr ce pourvéoir. 

Or vous en avanchiés d'oir , 

Que le pays soit pourvéu 

D'un homme par vous esléu 

Qui Esglantine espousera 
Et le pays gouvernera. » 

Âdonques le roy respondy : 

« Quant de ma part, je vous en dy 

Qu'il fault ma niepce marier : 
• Pour ce vous vueil-je supplier 

Que vous m'en dictes vostre avis. » 

— « Sire , tout à vostre devis * , 
Ce respondirent les barons ; 
Ainsi que vouldrez nous ferons , 
Ne ne recevrons chevalier 

Fors cil que vous vouldrez baillier ; 
Nous en mettons sur vous l'affaire. » 

— « Or , de par Dieu ! laissiés-moy faire , 
Ce respondy le noble roys; 

Ung en arez doulz et courtois , 
Homme de bien et homme d'onneur ^ 
Que vous recevrez k seigneur. 
Hardy est et preux chevalier , 
Autre ne vous vueil baillier. 

Detfis j volonté. 



îit ^ us UVBE DS lusignam; 

Deux roys.a k frères» pour Ym\ 
2390 Et un hault diAC de gréant poYôir. 
Uz vous ont eu bon Jbesoîiig 
Et si sont veouB de aioalt lowg» 
Vostre cité ont délivrée 
Des paiens et vostre ooBtrée* » 
Regnault appe^ maintNieiit: 
a Je vous Yudil tenir conY^eaût ' « 
Ce dist donques le roy tout baiik ; 
Venez avast, ve&ez, Regoautl» 
Âpprocbiée-vous , mon doulz amie* 
S600 Je vous avoie bien promie 
Que de ce paye ¥oqs fmie 
Roy, mentir ne vous en vottldroie: 
A ce me vueil-îe'coneentir , 
Car roy A ne doit point mentir 
Je vous donne ma niepee Eeglaatine 
Et le royamaoe k bonùe «etrîne ' : 
Or la vueilli^ à femme prendre 
Et la noble teire défendre^ 
Car d'dle seigneur Je voua fais 
2610 Et vous en iaieee tous le fais* » 
Et quant Ânâmae Tentendy , 



^ Convenanif parole, conyention , promossc. 
* EUrtne^ étrennc. 



LE UVHB DE LUSIGNAN. 123 

Tantost respond , plus n'attendy : 

« Sire roy , et je vous mercie 

De vostre grant courtoisie. 

Ësglantine Regnault prendra 

Et bien le pays défendra ; 

Moult bien gouvernera la terre r 

Car il scet assez de guerre. » 

Et quant les barons l'entendirent^ 
2620 A Dieu tous grâces en rendirent , 

Et à la dame aussi moult fort; 

Car moult le voient grant et fort 

Pour bien la terre gouverner. 

Le roy fait donques ordonner 

Sa niepce, la belle Ësglantine ^ 

Ainsi qu'appartient a royne ; 

Et Regnault fu mis en arroy 

Ainsi qu'il appartient à roy. 

Adont fu fait le mariage 
9650 Devant tout le noble bemage. 

La feste fu faite sagement, 

Quinse jours dura largement; 

Moult nobles dons y donna*<m , 

Oncques plus beaux ne donna hom: 

Robes , coursiers et beauz joyaux » 

Ainsi que donnent les royaux. 

Joustes y ot moult excdlentes 



124 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Devant les nobles clames ^nCes , 

Dont il y avoit plos de mille 
2640 Du pays , sans eenk de la ville ; 

Mais Regnault emporta Tonneur. 

Behaignons prisent leur seigneur 

JSt dient tous k une voix : 

« Or vive nostre nouveau roys l 

Car nous avons bien assené '. 

Beneiz soit qui Ta amené ! j> 

Au bout de quinze jours faillirent 

Les nopees : adont congié prirent 

Les dames et les.damoisellesy 
2650 Dont il y avoit de moult belles. 

Le duc Anthoine congié prent ; 

Son chemin adonque reprent 

Vers Luchembourc, lui et ses gensr 

Qui estoient moult' nobles et gens; 

Et en Behaigne demeura 

Le roy Regoault , qu'on honnoura 

Par le pays moolt grandement 

Pour son noble gonvernement. 

Ghascun son fait grandement prise. 
2660 Regnault fist moult grant guerre en Frise , 

Northeblege de là conquist , 

« ilffenef , rencontrer , réussir. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 125 

Denemarche par sa force acquist; 
En son temps puissemment régna 
Et moult bonne vie mena. 
Et disoit-on que plus preudomme 
N'ayoit de là jusques à Romme» 
A tant de lui je me tairay , 
Du duc Ânthoine parleray. 
Ânthoine et d'Âussay li roys» 

2670 Qui furent sages et courtois , 

De Behaigne ens^oible s'en vindrent j 
 Luchembourc , puis congié prindrent 
L'un de l'autre; cbascun sfen va. 
Le roy d'Âussay s'achemina , 
 Luchembourc plus ne séjourne » 
Tout droit en son pays retourne ; 
Et Ânthoine à s'espousée 
Remest ' , que hrief ' ot espousée , 
Qui moult Famoit de cuer p^irfait 

2680 Et de voulenté et de fait ; 
Et il faisoit bien à. amer, 
Autant que homme de ^ la mer» 
Sa femme ot de lui deux enfan$: 
Li ung si ot à nom Bertrans » 



> KemMt , resta* 
• BriV) depuis peu. 



126 LE LITRE DE LtSIÔNAN. 

Qui fu forment bons chevaliers; 
Li maisnë * ot nom Lohiers. 
Cil délivra tons les destroîs * 
D'Ardenne , où il a moult de bois:; 
Maint bon cbastel y fbrtefia , 

«690 Imoy premiers y édifia^ 

Sur Meuse le noble pont fist 
De Maiziere , et puis si conqoist 
Maintz autres Keux par sa proesce*: 
Cestoit ung homme de grant noblesce. 
Anthoine guerroia moult fort 
Le conte de Priboui^ le fort ; 
Quant Tôt conquis, passa Austridie, 
Où il fist maint poure ' homme ri<5hé ; 
Tout lûisi en sa subgeefiofl 

^700 Et conquist maiiile région. 
Après, son ainsné fAt Bertiians 
Devint en peu <i*etti>e grans^ 
Du roy d'Aussay prist k tnùniUiet 
La fille ; moult boa chmsi&et 
Fu , empneiiant ^ et bien harèy , 
Et moûU phw q«e je ne wmêyt ' 

« Maisnê , puîné , cadet, 

a Destroîs^ défilés. 

^ PoMre, pauvre; anglais /70or. 

4 Emprenant , entreprenant. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 127 

Roy fu d'Âussay après la mort 
Du roy : on ne lui fist pas tort , 
Car sa fille avoit espousée, 
2710 Qui daine estoit de la contrée, 
Bertrain moult grandement régna 
Et son pays bien gouverna. 
Ces deux frères si fort régnèrent 
Que par force suppediterent 
Tous ceulz qui leur furent nuisans. 
D'eulz me tairay t il en est temps. 



Cg firnsuit La <\mnt pavttr. 



À Mellusigae je reyenray 
Et ma matière repreodray , 
Gommeot Raymon se gouverna. 

27Ï0 Moult escellentemcnt régna. 

Maint pays et mainte bonne contrée 
Conquist par force de l'espée. 
Tout le pays jusqu'en Bretaigne 
Conquist et Ik porta s'enseigne ; 
Tous les barons lui font bommage , 
Par son noble et hault vasselage '. 
Gieufroy au Grant-Dent devint grant. 
Fort et fier, justes et puissant; 
En tous estas bien se porta , 

ST30 En Guerrande fort guerroia , 
Le géant Guedoo y conquist 

> Yaittlage , bravoure. 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 129 

Et par force le desconfist. 

Ce géant le pays gastoit , 

Cbascun forment le redoubtoit ; 

Jusqu'en la Rochelle prenoient 

Sauvegarde , tant le craingnoieat. 

Il prenoit ses patis par tout , 

Autant ou mylieu comme au bout. 

Quant Geuffroy la nouvelle entent 
2740 Que l'en appelle à la Grant4)ent , 

Jura qu'encontre lui yroit 

Et que bien le desconfiroit, 

Au plaisir du doulz Roy de gloire 

Qui donne à ceulz qu'il veult victoire. 

Dolent en fu son père Raymont , 

Car le géant redoubtoit moult ; 

Pour ce qu'il estoit si très grant , 

S'aloit moult de Geuffroy doubtant. 

Geuffroy a la Grant^Dent s'arma , 
2750 Lui dixième s'en part de là 

Et s'en va sans plus arrester. 

Cy vous lairay de lui ester, 

Et revenray à Mellusigne, 

La doulce , courtoise et bénigne , 

Qui deux enfans porta depuis , 

Ainsi qu'en escript je le truis, 

Li ung fu appelle Froymons, 

9 



130 LE LIVRE DE LUSIGNAN 

L'autre Thierry; mais moult preudoms 
Fu Fromont , moult sceut de clergie , 

2760 Souvent hantoit en Tabbaïe 
De Maillezès et moult Tama , 
Moult souvent Dieu la reclama. 
Tant ama la religion ' 
Qu'il lui vint en dévotion 
D'en l'abbaye moyne se rendre. 
De là se party sans attendre , 
A son père s'en vint errant ' , 
Requeste lui fait maintenant 
Qu'à Maillezez le vestesist 

2770 Et que là moine le fesist. 

Quant l'oy, Raymop fu esperdu; 
Adonques se merveilla du 
Parler Froimondin son fieulx : 
(( Gomment, dist-il, beau sire Dieux! 
Voulez^vous dont devenir moine ? 
Regardez vostre frère Anthoine 
Et tous voz autres frères chevaliers , 
Qui sont si nobles chevaliers. 
Moine serez ! il ne puet estre ; 

2780 Jà, se Dieu plaist, ne serez prestre. 



> Religion, vie religieuse, monastique, 
s Errant , sans s*arrè(er, tout de suite. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 131 

Ung autre ordre vous donray: 

Chevalier faire vous vouldray , 

Ainsi que voz frères le sont. » 

Fromont k son père respont : 

« Jamais chevalier ne seray , 

Ne les armes ne porteray; 

Car je vueil Dieu prier pour vous , 

Pour ma mère et mes frères tous. 

Moine soie , je vous requier , 
2790 (Il n'est riens que tant aie chier) 

De Maillezès en Tabbaye : 

La place n'ay pas enhaye * , 

Car là vueil-je ma vie user. 

Ne le me vueilliés refuser, 

Mon très chier père , en vous en tient. » 

Raymon voit bien qu'il le convient , 

Âdonc un message s'a voie '; 

A Mellusigne tost l'envoie , 

Qui pour lors faisoit le beau fort 
2800 Des deux jumelles de Nyort. 

Lors le message lui compta 

Ce que Raymon lui racompta : 

Comment Fromont moine veult estre 



1 Enhaye y haïe. 

» S'avoieTy se meUre en roule. 



132 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

De Mailiezès et estre prestre y 
Et que hastivemeot l'envoie 
Raymon vers elle , toutesvoie ' , 
Afin que de Fromont ordonne 
S'el veult qu'il porte grant couronne • 
Et qu'il soit fait moine cloistrier 

S810 De Mailiezès au beau monstier. 
Mellusigne lui respondy : 
« Va-t'en et de par moy lui dy 
Que tout en face à sa plaisance : 
Je me soubzmet en s'ordonnance. 
Tout k son plaisir faire en pu et , 
Car tout me plaist bien quanqu'il veult. » 
Le message s'en retourna , 
lUecques plus ne séjourna ; 
A Raymon s'en va retournant, 

2820 Au matin le trouve à Tournant , 
Son message bien lui compta. 
Dont moult grant joie lui compta. 
Raimon huche son filz Fromont; 
Bien vestus fu , n'ot pas froit dont. 
(( Fromont , dist-il , entens ton perc. 
J'ay envoie devers ta mère , 



> ToutesvoU, (oulefois. 
» Couronne -*o««ure. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN, 133 

S'il lui plairoit assavoir mon 

Se tu seras moine ou non : 

De quoy elle me laisse la charge 
28âo De tout le fait et le m'en charge. 

Et pour ce, Fromondin, vois-tu , 

Se tu veulz, tu seras vestu. 

De Maillezès sont testus 

Les gens où veulz estre vestus : 

Si regarde ung autre moustier , 

Comme seroit Mere-Monstier ' ; 

Car il y a moult très hel lieu ; 

Ou , se tu veulx , au Bourc-de-Dieu. 

Quant désir a de estre moine , 
2840 S'il te plaist à estre chanoine , 

Si le soyes en bonne estraine ; 

Car tu aras Tours en Touraine , 

De Saint-Martin la grant église : 

J'en feray tout k ma devise 

Et en feray passer les chartres, 

Et de Nostre-Dame de Chartres , 

Voire, se tu veulz, de Paris. 

Ne soyes de riens esmaris * , 

Car bien suis accointe ^ du pape; 

> Mere-Monstier ^ Marmoulier, Majus-Mirnaslcrium, 
» Esmaris , inquiet. 
* Accointe , ami. 



134 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

28S0 II ne sera riens qui m'eschape. 
Et puis après seras evesque. 
Ne demoura gueres après que 
Ung autre eveschié auras , 
Soit Paris, Beauvès ou Arras. 
Dy , Fromont , seras ehanoine ? » 
— « Nennil , car je vueil estre moine 
De Maillezès , je vous dy bien ; 
Je ne vueil avoir autre bien 
Jamais k nul jour de ma vie , 

2860 Car j'ay celle place choisie. >> 
Ce dit k son père Fromont. 
« Or de par Dieu ! ce dist Raymont , 
Puisqu'il te plaist , tu y seras 
Et pour nous Ik Dieu prieras. » 
Adonques respondy Fromon : 
« S'il plaist k Dieu , ce feray mon. y> 
Que vous tenroie * longuement? 
Il fu vestu appertement , 
Il fu vestu k grant noblesce ; 

2870 Moult y avoit de gentillesce 
Pour Raymon , son bon père , 
Et de Mellusigne , sa mère. 
Tous les moines grant joie orent 

^ Tenroie , tiendrais. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

El lui Jirent du mieulx qu'ils porenl: 

Dont mal leur avint depuis, 

Car tous en furent destruis 

Par Geoffroy a la Granl-Dent, 

Qui en fu cuer tant dolent 

Qu'il en ot si grant despit 
ï Qu'à Maillezès vint sans respit 

Et ardy par grant desverie ' 

Moines , abbé et l'abbaye. 

Là dedens cent moines ardy: 

Ce fu à ung jour de mardy , 

Car Mars est le dieu de bataille. 

Hz furent ars , vaille que vaille. 

Illecques plus ne séjourna. 

Dont il venoit s'en retourna , 

Si comme vous orrez ' sans doubler , 
t Mais que me vueilliés escoufer ; 

Mais de ce fait je vous lairay , 

De Mellusigne parleray. 
Mellusigne fu à Vauvent 

Et mettoit ses robes au vent. 

Où nouvellement fu venue; 

Jamais ne s'en féusl tenue , 



, rage, ruri'iir. 
Duircï, eiiLciiitri'/. 



136 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Car Raymondin Ik venus estoit , 
Moult voulentiers s'y esbatoit. 
Es- vous venir deux messagiers , 

S900 Qui apportèrent lettres et briefs 
De par Anthoine le puissant 
Et Regnault , le roy souffisant. 
Les lettres baillent à Raymont , 
Il les prent et la cire ront ; 
De mot à mot les lettres list , 
Dont de joie le cuer lui rist. 
Mellusigne tost appella , 
Et celle point ne se cela : 
« Or regardez ces lettres-cy. » 

2910 — « Raymondin, la vostre mercy,. 
Ce dist Mellusigne à Raymont ; 
Car les besoingnes moult bien vont. 
Je sçay bien toutes les nouvelles : 
Elles nous sont bonnes et belles ; 
S'en gracie nostre Seigneur , 
Qui noz filz a mis à honneur. 
Trois de noz beaux filz roy s avons 
Et ung duc , moult bien le savons ; 
Et encores , la Dieu mercy ! 

2920 Avons-nous assez près de cy 
Ung de noz filz moine d'abbaye , 
Qui tousjours pour nous Dieu prie. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 137 

A Maillezès est sa demeure , 

Où Dieu prie qu'il nous sequeure. 

Plaise Dieu que tant puist prier 

Que ja ne nous vueille oublier! 

Bien sont noz cinq filz assenez ' , 

Et si sont sages et bien senez '. 

Quatre en y a de demourant ^ , 
S030 Qui par cest hostel vont courant : ' 

Dieu les vueille si assener 

Que haultement puissent régner ! 

A cela ne fauldront-il mie : 

Dieu le vueille et sainte Marie! » 
La nouvelle fu espandue 

Des lettres et par tout scéue , 

Dont k chascun mouh abellit ^ . 

Bien quinze jours en tel délit , 

Faisans grant joie diemourerent 
2940 Et que leurs amis festoierent. 

Or avint k ung samedy, 

Raymon Mellusigne perdy , 

Ainsi qu'avoit autrefois fait ; 

Mais riens n'avoit enquis du fait 

' Assenez , établis. 

* Senez , sensés. 

^ Demowant , reste. 

^ Abellir , être agréable , plaire. 



138 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Où elle aloit ne que faisoit^ 
Car riens fors que bien n'y pensoit. 
Or a vint en celle journée 
Que son frère , qui la contrée 
Du pays de Forest tint lors , 

^50 Pour leur père qui estoit mors , 
Arriva ce jour à Vauvent. 
Le tems fu doulz sans point de vent , 
La journée fu belle et clere. 
Raymondin voit venir son frère , 
Moult grandement il le reçut; 
Mais après lui en meschut '• 
Les barons vindrent a la feste , 
Qui fu moult noble et honneste, 
Et de dames très grant foison 

2960 Y vindrent pour celle achoison *. 
Lors dist le conte de Forez : 
« Raymon, beau frère, or entendez. 
Par amour vous prie et requier , 
Faites venir vostre mouillier. » 
Raymon respont : « Or entendez. 
Chier frère , demain la verrez. » 
Tantost se sont assis a table. 



1 Meschut , arriva mallietir. 
> Achoison ^ occ'èS\on, 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 139 

La feste Ai moult dell table ; 

Et si tost comme disné ont , 
2970 De la table levez se sont. 

Lors li quens de Forestz a plain 

A prins Raymondin par la main 

Et ung petit k part le tire ; 

Adont lui commença k dire : 

« Raymon, beau frère, en bonne foy, 

Vous estes enchantez, ce croy: 

Chascun le dist publiquement, 

Ne je ne sçay mie comment 

Povez ceste honte porter ; 
2980 Bien vous en deussiés déporter '. 

On dist partout , je le vous dy , 

Que ne sériés sy hardy 

D'enquérir riens de vostre femme 

(Ce vous est ung très grant diffame) 

Ne où elle va , ne où elle tourne , 

N'en quele manière se atourne. 

Et que savez-vous qu'elle fait? 

On dit partout, se Dieux m'ait. 

Qu'elle est toute desordonnée 
2990 Et qu'à ung autre s'est donnée 

Ce jour et vous fait tricherie. 

ï Déporter , débarrasser. 



140 LE LIVRE DE LUSIGNAN 

Autres dient qu'en faerie 

Va cellui jour , sachiés pour voir. 

Frère, mettez paine k savoir 

Que va querant: si ferez bien. 

Celer ne vous devroie rien , 

Je le vous dy comme k mon frère : 

Or en faites tant qu'il y père \ 

Je croy qu'elle vous fait hontage '. » 

3000 Raymondin mue son courage; 
Tant est yrez, ne scet que dire; 
Il tressue ' de deuil et d'ire. 
Tantost s'en va quérir s'espée , 
Bien scet où sa femme est entrée : 
La se bouta, où n'ot esté 
Ne en y ver ne en esté. 
Lors a ung huis apparcéu 
De fer devant lui et yéu , 
A moult de choses moult pensa; 

ooio Fuis après se pourpensa 

Que sa femme fait mesprison * 
Et vers lui tort et traïson. 
Lors tire du fourreau l'espée , 



> Pere, paraisse. 

> Hontage j honte. 
3 Tressuer , suer. 

i Mesprison, mérail, action coupable. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 141 

La pointe a contre l'uis posée, 

Tant boute par cy et par là 

Que luis de fer oultre perça. 

Las! que mal laboura ' ce jour! 

Il en perdy joie et honnour. 

Au trou mist Tueil , dedens regarde , 
3020 De savoir que c'est moult lui tarde : 

Certes , trop tost il le saura , 

Dont au cuer grant douleur aura. 

La regarde, s'y apparçoit 

Mellusigne qui se baignoit ; 

Jusqu'au nombril la voit si blanche • 

Gomme la nesge est sur la branche , 

Le corps bien fait , frique • et joly , 

Le visage frès et poly , 

Et , à proprement parler d'elle , 
3030 Onques ne fu point de plus belle; 

Mais queue ot desoubz de serpent , 

Grant et horrible vraiement. 

D'argent et d'azur fu hurlée ' ; 

Fort s'en débat , l'eaue a troublée. 



> Labourer y travailler. 

* Frique y svelle. 

5 Burléy bariolé. Bureléy en blason , se dil de Técu rempli de 
longues listes de flanc à flanc , jusqu'au nombre de dix , douze ou 
plus, à nombre égal , el de deux émaux différens. 



Ii2 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Quant Raymon l'a apparcéue , 
Qui oncques ne Tavoit véue 
En tel estât ainsi baingnier, 
Âdont se prist-il à seignier 
Et se doubla moult grandement. 

3040 Dieu reclama dévotement ; 

Mais non pour tant ' tel paour ot, 
Pour pou ne povoit dire mot ; 
Mais afin que le trou estoupe ' , 
Ung petit drappelet découpe 
Et de la cire avec mesle : 
Le trou estoupe et bien le selle , 
Qu'omme ne pot véoir par là. 
Âdonques se party de là , 
Vers son frère voult repairier , 

3o:io Dolent de cuer et en souspir : 
Bien congnoit le conte son frère 
Qu*il ot au cuer douleur amcre, 
Guida que sa femme eust trouvée 
En aucun lieu deshonnourée ; 
Si lui dist : « Frère , bien pensoie 
Que n'aloit pas la droite voie 
Vostre femme , et qu'elle faloit ' 

* Non pour tant , néau moins. 
3 Esiovper, boucher. 
3 Faloîr, manquer. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. i\% 

Envers vous » dont cbascun parloit. » 

Lors Ray mon hauUemeut parla, 
3060 Et dist : « Vous y mentez par là y 

Faulse gueule , et parmy les dens ; 

De maie heure ' entrastes dedens 

Mon hostel : or vous en alez ; 

De la dame plus ne parlez , 

Car elle est nette , sans diffame ' ; 

Il n'est point de plus preude ^ famé* 

Vous m'avez fait tel chose faire 

Qui me tournera k contraire ^ 

Partez de cy tantost , ribault ; 
5070 Car, par ma foy! bien pou s'en fault 

Qu'en présent je ne vous occy. 

Alez-vous-en , partez de cy. 

Mal vy l'eure que vous venistes 

Et que les paroles déistes. 

Jamais vers moy ne retournez. » 

Raymon sembloit bien forsenez. 

Tout le peuple s'esmerveilloit 

Qu'ainsi à son frère parloit. 

Le conte part tous esbahys 



1 De maie heure y malheureuse fut rheurc où. 
« Diffame, reproche. 

2 Preude , honnôle , digne. 
A Contraire , malheur. 



144 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

5080 Et s'en retourne en son pays , 
Souvent Teure et le jour maudit 
Quil avait onques le mot dit, 
Bien voit qu'k son frère n'aura 
Jamais paix ne ne l'amera ; 
Plus dolent ne fut onques hom 
De ce qu'il ot couroucié Raymon , 
Et droit avoit d'estre courouciés : 
Destruit en fu et exilliés ; 
Car quant Geoffroy au Grand-Dent sçot 

50.10 L'affaire , le plus tost qu'il pot 
En son pays arrivez fu 
Et mist en flambe ' et en fu. 
De Forestz fist morir le conte 
Vilainement et a grant honte. 
Et puis donna celle contrée 
De Forestz , qu'il ot conquestée , 
Entièrement à ung sien frère ; 
Conte de Forestz le voult faire. 
De Geoffroy au Grant-Dent lairay 

3100 Et à Raymon relourneray, 

Qui de dueil forment se tourmente ; 
Il pleure, gemist et lamente, 
Souvent palist et pert couleur, 

» Flambe , flamme. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 145 

Point n'a de fin en sa douleur. 
« Helas, helas! ce dist Raymons , 

Ou monde n'a plus povres homs, 

En vérité , comme je suy. 

Helas ! Mdlusigne , au jour d'uy 

Par ma faulte vous ai perdue , 
5H0 De dueil en frémis et tressue. 

Helas ! vous perdray-je , m'amie , 

Mon cuer, mon bien, m'amour, ma vie? 

Par toy, Fortune doulereuse, 

Perdray ma pensée joyeuse , 

Qui m'avoit fait tel comme je suis. 

M'iray-je gett^ en ung puis? 

Que feray-je , beau sire Dieux ? 

Jamais n auray ne ris ne jeux 

De la belle que tant amoie ; 
3120 C'estoit mon solas ' et ma joie, 

Ma plaisance et tout mon délit. » 

Lors se despouille et entre ou lit , 

Mais endormis ne s'est-il mie ; 

Il souspire, pleure et lermîe: 

« Ha Dieu ! dist-il , et que feray 
, Ne comment me gouvemeray, 

Mellusigne , se je vous pers ? 



» ^.^ 



Solas , consolation. 

10 



146 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Je m'en iray par ces desers 
Devenir reclus ou Wmite 

3130 En lieu forain * où nul n'abite. 
Ha Mellusigne ^ dame franche ! 
Mon cuer , m'amour et ma plaisance l 
Vous perdray-]e par lel meschief ? » 
Les cheveux tire de son chief , 
Du poing se fiert en k poitrine , 
Souvent regrete MeUusigne ; 
En son lit tourne et retourne , 
En ung estât point ne séjourne. 
Puis sur le dos , puis sur le ventre. 

3140 Lors Mellusigne en la chandt^re entre » 
Et si tost qu'elle y fu venue ^ 
Elle se despouiile toute nue ; 
Âppertement sault '' sur la couche , 
Avecques Ray mondin se couche » 
Elle Tembrace et si Tacola : 
Lors treuve que froit le col a , 
Le col voire, aussi tout le corps. 
Car il estoit descouvert lors 
Et debatu ^ et destourné ; 

3150 II estoit trop mal atourné. 

> Forain , écarlé. 

> Sautt, saule. 

i Debaiu ^ agile. 



LE LIVRE DE LU8I6NAN. 147 

Si lui dist Mellnsigae en bas : 

Monseigneur , et qu'avez-vous , las ? 

Sentez vous ne mal ne douleur ? 

Vous avez trop pale couleur. 

Dictes-moi , je vous en prie , 

Helas ! ne suis-je vostre amie ? 

Vous ne me devez celer rien. 

Sire , je vous gueriray bien 

De chose dont vous démentez. 
5160 Dictes-moy se mal vous sentez, 

Délivrez-vous ' appertement, 

Garis serez présentement » 

Quant Raymon ce mot dire oy , 

Àdonques forment s'esjoy , 

Et pense que riens ne savoit 

De tout le fait que fait avoit 

(Mais elle savoit moult bien , 

Combien qu'elle ne lui en dist rien) , 

Pour ce qu'il n'avoit descottvert 
3170 Le fait à personne ne ouvert^ 

Et qu'il en fu vray repentans 

Trop plus que ne dy cent tans '. 

Raymondin dist : « J'ay chaleur eue 



1 Délivrez-vous , débarrassez- vous. 
» Tans , rois. 



148 LE LIVRE DE LUSÏGNAN 

En manière de continue ; 
Or est maintenant celle ardure 
Tournée et muée en froidure. » 
Celle dist : « Tost serez guéris^ 
De riens ne soyez esmaris. » 
Elle Fembrace et si le baise , 

3180 De quoy Raymon fu bien aise. 
En tel estât longtemps régnèrent 
Et bonne vie démenèrent; 
Mais vueil d'eulz laissier ester , 
De dire me vueil aprester 
Comment se gouverna Geuflfrois 
A la Grant-Dent à ceste fois. 

Geuffroy s'en va devers Guerrande, 
Chevauce et la voie demande 
Où le géant trouver pourra : 

3190 A lui combatre se vouldra. 
Tantost la roche va veant, 
Ou quel repairoit le géant 
Guedon , qui tant fu orguilleux , 
Grant , gros et moult merveilleux ; 
Du cheval sault et descendy, 
Tantost se arma, plus n'attendy. 
Quant armez fu , si remonta ; 
Le géant point ne redoubta , 
Une massue prent d'achier , 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 149 

3200 A rarchon la va alachier ; 

Et puis après saisy Tesçu ^ 

Qui cousté avoit maint escu ; 

Puis la lanche ^u fer agu preut : 

Sauve le Dieu ! grant fait empreot '. 

Toutes ses gens commande ' à Dieu ; 

Mais chascun plouroit en ce lieu 

Pour leur maistre , car ils creoient 

Que jamais ne le reverroient. 

Geuffroy leur dist : « Or vous taisiés 
5^10 Et de rien ne vous esmayés : 

Sachiés de voir, je vous créant % 

Je desconfiray le géant 

A Tayde de Dieu le père 

Et de sa glorieuse mère. » 

Adont Geuffroy se party d eulz , 

Adieu leur dist , s'en va tout seulz ; 

Le rochier. passa, va amont 

Au chasteau assis sur le mont , 

Au pont vint , point ne detria ^ ; 
5220 A haulte voix lors s'escria : 

« Où es-tu , faulx traitre ? où ez ? 



> Empreni, enire^^renù. 
» Commander, recommander. 
3 Creanter , assurer. 
* Deirier, s'arrêter. 



150 LE LIVKE DE LUSIGNAN. 

Par moy seras-tu mort ruez * , 

Qui en mon pays et ma terre 

As mené si longuement guerre ; 

Jamais de cy ne partiray 

Tant que mort ou vaincu t'auray. i» 

Ou dongon estoit li geans 

Es galeries de leans , 

La voix oit du noble vassaulx, 

3230 Âppertement a fait deux saulx ; 
Mist la teste hors le créneau ^ 
Qui grosse estoit comme ung thoneau ; 
Geuffroy à la Grant-Dent avise , 
Compte n'en fait, riens ne le prise ; 
C'estoit-il grant et parcréu * , 
Oncques mais tel n'avoit véu. 
Ses dieux jure que mal y vint ; 
Forment avillenez * se tint 
Quand ung seul homme lui fait guerre 

3240 Et devant sa porte le vient querre; 
Errant s'arma , descent aval , 
De quoy il lui en prendra mal ; 
Une faulx d'acier ala prendre 



> Huer , jelcr , renverser. 
» Parcréu , énorme. 
' Avillenez , vilipendé. 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 151 

Bien trempée, pas n'estoit tendre; 

Puis prent de fer trois grand fléaux 

Et en son sain trois gros marteaux , 

Le pont avale et yst * dehors ; 

Moult f u grant et fourny de corps , 

Car quant il estoit en estant * , 
oâ50 Quinse pies avoit le géant. 

Et quant Geuffroy de lui s'apresse ', 

Merveille soy de sa grandesse ; 

Mais oncques n'ot de lui paour 

Pour sa grandeur ne au cuer freour , 

Âins le deffie fièrement; 

Vers lui se trait ^ legîerement. 

« Qui ez-tu , ce dist Ouedon , dy ? » 

Et Geuffroy vers lui respondy : 

« Geuffroy au Grant-Dent on m'appelle , 
5260 Â nul homme mon nom ne celé. 

Deffens-toy , le cbief me lairas. » 

— « Chetif, dist Guedon, que feras? 

A ung seul coup t'auray occis : 

Si t'en retourne , beau filz , 

Car il me prent pitié de toy 



» Avaler , baisser. — Ysi , sort. 
> En estant , debout. 
5 S'apresse, s'approche. 
* 5c traire y^sc lirer , aller. 



1 



152 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Pour ce que juennes homs te voy ; 
Ënfès ' de grant habilité , 
Geuffroy, va-t'en par amisté. » 

Lors respont Geuffroy : « C'est folie, 

3270 N'ayes pitié que de ta vie ; 
Car tost elle sera finée , 
Sans faulte , au trenchant de m'espée. 
Defens-toy , car tu y mouras , 
Ëschapper de moy ne pourras. » 
Mais li géant conte n'en tint. 
Geuffroy contre le géant vint 
Tant comme cheval puet courir : 
Or le vueille Dieu secourir ! 
En la poitrine l'assenna * » 

3âSo Au géant grant coup donna 
Et par si grant vassellage 
Qu'il le mist en très grant rage ; 
Tout estourdy Ta abattu. 
IjC géant se lieve : « Et m'as-tu « 
Ce dist-il , baillié tel offrande ? 
C'est bien raison que la te rende. » 
En pies sailly , bien fu yriés ^ 
Qu'à la terre fu trebuchiés 

> En/ès y enfant. 
» Àssenner , viser. 
» Yriés , chagrin. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 1S3 

Par uDg seul coup de chevalier. 
3S90 Lors empoiogne le brant d'achier 

Ainsi que Geoffroy retourna , 

Lequel gueres ne séjourna. 

Le géant le brant d'acier hauche ' , 

Car il feroit à la main gauche ; 

Les deux jambes trenche au cheval 

De Geuffroy : adont chiet aval ; 

Mais Geuffroy tost du destrier sault ' 

Âppertement que riens n'y fault. 

Lors a trait du foureau l'espée , 
5300 Au géant va de randonnée ^ , 

Sur le senestre bras le fiert 

Comme à bon chevalier affiert ^ , 

La fauk lui fait saillir du poing, 

Oncques puis ne lui ot besoing; 

Car Geuffroy d'un coup d'escremie ^ 

 l'assemier ne failly mie. 

En la hanche moult le blecha ; 

Mais de lui Guedon s'approcha , 

Qui mortel guerre lui pourchace. 



> Hauchefy hausser. 

s SauU , saute. 

3 De randonnée , avec force. 

^ Affiert , convient. 

* Eêcremie, escrime. 



i56 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

 lui viennent, plus n'attendirent; 

Hz le treuvent emmy le pré, 

Où le géant avait oultré ; 

Et quant le géant si grant virent , 

De la façon * moult s'esbahirent. 

Lors prindrent à dire à Geuffroy : 
5560 a D'oultrage et de grant desroy * 

D'envahir cet homme s'est meu : 

Comment vaincre l'avez peu , 

Gest ennemy , ne desconfire ? 

Vous avez fait ung beau fait , sire. » 

— « Beaux seigneurs , respont Geuflrois , 

Il le failloit , feust tort » feust drois ; 

Car reculer je ne povoie , 

Ma vie défendre dévoie : 

Si ay-je fait , Dieux soit louez ! 
5570 Je l'ai conquis , vous le voyés. » 

Âdont entrèrent ou chastel , 

Qui estoit moult hault et bel. 
On le scèt par la région , 

De quoy plus ne parleron. 

Grant joie et grant solas en font 

Petis et grans , moult joieux sont 



> Façon, figure. 

* OultragCy hardiesse. — Desroy , folie. 



■n 



LE LIVRE DE LUSiGNAN. 157 

Que le géant est par Geuffrois 

Desconfis et mors tous frois ; 

Sire le font de celle terre , 
5580 Dont il avoit fine la guerre. 

A Vauvent s'en va ung message , 

Qui estoit moult courtois et sage ; 

 Raymon dist le messagier 

Que par Geuffroy le géant fier 

Est desconfis et rois k mort , 

Dont Raimon rit de joie fort. 

Mellusigne sans atargier ^ 

Fist bonne chiere au messagier , 

Et quant lui ot fait chiere bonne , 
3590 Ung moult grant riche don lui donne ; 

Et Raimondin , qui voult escripre , 

Prent du pappier et de la cire : 

Âdont k ung sien secrétaire 

Tantost unes lettres fait faire. 

Rien sont les lettres devisées * , 

Et Raimondin les a seellées. 

Raimondin si escript et mande 

A Geuffroy , qu'estoit en Guerrande , 

Gomment Fromont estoit vestus * 

> Àtwgier, tarder. 

s Deviser , dicter. 

I Estoit pestus , avait pris Thabit. 



iS8 LE LIVRE DE LUSIGNAN, 

5400 A Maillezès et recéus , 

Et que moine estoit d'aU>aye 
Où il vouloit user sa vie 
Et prier pour ses amis Dieu , 
Car c'estoit ung moult dévot lieu. 
Helas ! mal fist les lettres faire : 
Hz lui tournèrent à contraire ; 
Car il en perdra Mellusigne , 
Qu'il amoit de bonne amour fine. 
Ôr vous lairons ' à ceste fois 

3410 De Ray mon le douh et courtois, 
Et de Mellusigne sa femme , 
Qui tant par estoit preade femme ; 
De Geuffroy a la Grant-Dent dirons 
Et doresnavant parlerons. 
En Guerrande Geuffroy estoit, 
Tout le pays le festioit 
Pour le géant qu'avoit destruit : 
Moult grant joie en eurent tuit. 
E&-VOUS venir ung messagier , 

5420 A Geuffroy vint sans atargier : 
n venoit de Northombrelande ; 
Geuffroy à la Grant-Dent demande , 
Et on lui enseigne sans attente. 

> Lairons , laisserons. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

A Geiiffroy les lettres présente : 
u Sire, dist-îl, poor IMeu mercy ', 
Qu'il vous [daise h eotendre cy. 
En Northombrelant est veeus 
Ungs borna asse2 fdos grant que nnh : 
C'est uDg géant moult merveilleiix , 
5*30 Moult cruel et moult perilleui ; 
Il maine à tout le pays guerre, 
Gaste et destruit loate la terre : 
Si vous requifflrenl par amours 
Que leur vueilliés donner secoars 
Les seigneurs qtû du pays sont , 
Car en vous moult grant fiance ont. 
Et que d'y venir voue basiez. 
Car de ce sont lùen deKberez 
Que trestous k tous se rendront 
SMO Et leurs terras de vous tendront. 
Mais que voz lettres vous ouvrez : 
Ainsi trouver vous le pourrez. 
Hz ont getté sur vous leur sort 
Que destruirez le géant fort. » 
Geulfroy ront les lettres ' et les list 
De mot à mot, et puis lui dist : 



I Pour Dieu mtrcy , pour U miséricorde de DieD. 
• Rmi iei hiira, brise le cachel des lellres. 



160 LE LIVIΠDE LUSIGNAN. 

« Il est vérité, messagier, 

Pas ne vous treuve mençongier , 

Et je vous jure par sainte Crois 

3450 Qu'on m'appelle au Grant-Dent Geuffrois ; 
Mais pour terre ne pour avoir 
Ne me quîer jk de cy mouvoir ; 
Mais le pays je seconrray 
Tout au plus tost que je pourray , 
Car j'ay du peuple grant pitié 
Pour amour de la crestienté 
Et aussi pour honneur conquerre. 
Le géant k moy a la guerre : 
Je iray tantost appertement. » 

S460 Geuffroy fait son aprestement , 
Quant le message se deseendy 
De par son père, et lui tendy 
La lettre qu'il lui envoioit. 
Geuffroy les list; et quant il voit 
Que son frère est moine rendus, 
Il amast mieuk qu'il fust pendus. 
Encores les list de rechief , 
Dont au cuer ot dueil et mesehief ' , 
Combien que joie ot de son père 
3470 Et de Mellusigne sa mère , 

> Mesehief f peine. 



LE LlVfiS SE LUSBOKAS. 161 

Qai estoient sains et baitiés ' t 

De cela oUil le eoer liez; 

Mais quant de son frero Fromont 

Qui moines ert , se deult^il ' moak. 

De despit a. pet du le sens ; 

Vermeil fu d'air * compie sangs. 

De fin haïr qu^il ol au corps , 

Que ot escuoie comme ungs porcs. 

Jà homme ne le regardasi 
3480 Qui de grant paour ne tremblast 

En hault a dit : « Ces lescbéurs ^ , 

Ces faulx ' moines » ces boi$dénrs , 

Ont 9 par la sainte Trinité ! 

Mon frère Fromont enchanté , 

Si Font fait moine devenir : 

II leur puisse mesavenir ! 

Moine Pont fait k cour^mne ^ , 

Dont la nouvelle ne m'est point bonne. 

Se la besoingne ainsi demeure , 
3490 Je les verray ains que je muire. 



> Haitié, en parfaite santé, 
s Se deuU'il , H s*affligea. 

3 Atr^ ftaïr, colère. 

4 Lescheurs , vauriens. 

s Faulx , fourbes , imposteurs. 

6 /^/iM«/iMM« tAnenro 



<* Couronne , tonsure. 

11 



16â LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Je n'y mettray pas longuement , 
Je y vueil aler présentement , 
Si les ardray tous en nng feu: » 
Le message qui là fu , 
Qui venoit de Northombrelande : 
<x Amis, dist-il, je vous commande 
Que cy endroit vous m'attendez ' 
Et de riens ne tous démentez ; 
Sachiés , briefment retourneray 

5500 Et avecques vous m'en iray 
Pour desconfire le géant : 
Ainsi sera, je vous créant*. » 
Cellui qui ne Tosa desdire 
Lui respondy : « Je le vueil , sire ; 
Quant il vous plaist , c'est bien raison. 
Je garderay ceste maison 
Sans me partir ne mettre à voie , 
Jusques à tout que vous revoie. » 
Geuffroy respondy : « C'est bien dit. 

3510 — Avant ! dist-il , sans contredit , 
À ses gens , montez à cheval. 
Je n'espargneray mont ne val 
Jusqu'à tant qu'à Maillezès soie. « 



> Cy endroit y ici même. 
* Cnanter , assarer. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. taS 

Adont Geoffroy se met à voie, 

Le fier, le cruel, le hardy; 

Tant chemina qu'à ung mardy 

Est arrivez à Fabbaye. 

Les moines forent en chapitre 

A ung des moines de leens, 
3590 Et Geuffroy entre lànledens. 

Adont quant les moines le sceurenl , 

Encontre lui tous acoururent; 

Hz sont contre lui tous venus. 

Autant les grans que les menus. 

Tout le couvent si le salue , 

Car grant joie ont de sa venue. 

A Tabbé lors qui fot pdé , 

A Geuffroy rudement parlé ; 

Gomme eschauffé et plein d'iro, 
3530 A dans ' abbés à prins à dire : 

« Abbé , pourquoy fistes-vous faire , 

En ce monstier , moine mon frère , 

Et delaissier chevalerie 

Pour prendre Tordre d*abbaïe ? 

En bonne foy , mal le pensastes , 

Car vostre mort vous pourchassastes : 

Vous en mourrez mauvaisement , 

< Dans y seigneur. 



164 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et vous et tout vosive eouveitt. » 
Lor» fremist et estraiîit les dens. 

3540 Tous ceulz qui ftirent là dedens 
Eurent paour , quaoït ilz le vivait ; 
Les moines pleurent et soaspirent 
De la très grant paour qu'ils o»l. 
Adonques dans abbez refont : 
« Sire, ce ne fu point par noj; 
Ce fu par lui , et je l'en eroy. 
Il fu menz en dévotion 
D*entrer en la rdigioç : 
Il est ainsi. Veez cy Fromont : 

^50 S^il vous plaist » deniandez-4ui mont '• » 
Froment lui dist : « Frère , vraiement 
Et par le mien vray seremadt , 
Il n'est qae par moy venu 
Que moine estre m'a convenu. 
Moine sut et moyne seray » 
Céans poitf vous Dieu prieray ; 
Du fait ne me suis attendu 
Fors à Dieu , à qui suis rend». 
Il a bien pléu k mon père 

S560 Et à Mellusigne ma mère ; 
Bien veulent que je use ma vie 

* Mont j CB vérité. 



LE LIVRE DE LUSiKtlfAN. t6d 

Céans moine , et que Dieu prie , 

Beau frère 9 pour eulp: et pour vou». 

Qu'en paradî$ nous mette tous. » 

Geuflfroy Teiitèiit , par peu n'enrage ; 

Ëspris de merveilleux courage » 

Moult fu espris de dueil et d'ire ; 

D'illec se part, tous les huië tire, 

Tous les enolost dedéins et serre ; 
3570 Puis envoie qtierir g^i erre 

Estrain ' et bois à grant plëntë. 

De tout mal faire enialenté , 

Et tant en fait mettre en uog moni ' 

Que chascun s'en Hierveille mlSnlt« 

Le feu a prins , dedens le boute : 

En pou de temps ne vit«on goule , 

Pour la f umiere ^ qui là fu ; 

Et quant espris fu fort le fo, 

Dedens Tabbaye se prent* 
55S0 Le feu , dedens Teglise esprmt : 

Là tous les moinesi aUappa , 

Oncques ung seul n'en eôchappa; 

L'abbé et cent moines ardy ^ 



> E9train , paille , stramài. 

> Mmt , monceau. 
' Fumierej famée. 
* Ardy, brûla. 



166 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Tons k ce jour de mardy, 
Tant en ardy leans par compte 
A grant douleur et à grant honte , 
Et la plus grant part de Tabbaye 
Fu par lui destruite et bruie ; 
N'en demeura ung moine seul , 

5590 Ars farent à honte et à dueil ; 
Et quant il apparçoit sa faulte , 
Lors s'escria à voix moult haulte : 
« Helas f chetif ! et qu'as-tu fait , 
Qui as ce beau monstier deffait? » 
Son frère il regreta souvent 
Et Tabbé et tout le couvent : 
Folie est, ne les puet ravoir 
Jamais pour or ne pour avoir, 
n se complainte il se démente % 

seoo De pitié souspire et lamente ; 
De là se part , monte à cheval » 
n n'espargne ne mont ne val : 
En paine est et grant soussy 
De son firere qu'a ars ainsy , 
Et tant de bons religieux. 
Adont dist-il : « Beau sire Dieux , 
Que pourra ma vie devenir , 

s Se demexfer, se plaindre. 



LE LIVRE DE LUSieNAM. 157: 

N'a quel fin poorray-je venir? 

Onques {loms qui hal d'Adam nez 
3610 Ne fu si bien qu'à moy dampnez; 

Bien sui mau?iâs, faulx et tricUerres ' ; 

Je sui plus que Judas pechteres , 

Jamais ne verray vis à vis * 

DieijL le père , ee m'est avis. 

Mort , vieng à moy et si m'emporte. » 

Ainsi Genffiroy se deseonforte ; 

Mais tant chevauce à pas menus 

Qu'il est en Guerrande venus , 

Tout couroucié du grsoit dommage 
5620 Qu'il avoit fait. Lors le message 

Vint contre lui , qu'avoil laissié. 

Quant Geuffroy voit , moult fu lié. 

GeufTroy ne fist point de demeure , 

De là se party k celle heure » 

À nuUui congié ne demande ; 

Il s'en va vers Northombrelande 

Avec le messagier de la terre 

Qui Geuffroy estoit venu querre , 

Et de ses hommes jusqu'à dix. 
3630 II ne yoult ' point estre tardis 



> Trkhierres , trickeur , traUre« 

« F/s à vi» y face à face^ 
ï «» 1^ 1— « 



' Voult , voulut 



168 LE LIVRE DB LIJSI6NAN. 

Si tost qu'il aurÎTe, an port entre. 
On lui fist grant chiere à Teatre, 
Et du pajf» li méssagicni 
Qui eoBiki^it ses ehcfvatierB. 
La voiUe Sa levez amont » 
Ëramment ' dtôsaiiciez se sont. 
Les mariniers eh mer s'empaignent % 
Et au partir trèstous se seigikeat. 
Le yent fu boo^ iwrak bien «^ierèlity 
3640 En pou d'einre moult Idiag ^relit. 
A tant de Geufifroy me tairay, 
Et de RaÛMD je parieray. 

* Erammeni , toot dé suite. 

* S^enqHùgnent , se meUent. 



iifai>iihè«Md«^É* 



€^ (iA U (\mvant\tmt €l)apitre tte ce fRt^ve. 



M»K 



Raymondin esloit à Yaovtot » 
Car là se tenait moult isouvent , 
Et Mellnsigne sa mouillier , 
Raymon le noUe chevalier; 
À Yaoyent furent embeduy * , 
Tantost orent dueil et enDéy, 
Assis estœent aiu mea^er : 
3650 Éi^Yous veair un messagier. 
Qui hiuablement les salua ; 
Mais la couleur si lui mua 
Pour ce qu'il redoubtmt T^ire 
Du message qu'il faloit faire ; 
Et Raimondin dist maintenant : 

> Embeduy , tous deux. 



170 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

<c Gentil messagier, bien viengnant'. » 
Des nouvelles lui Toult enquerre » 
Dont il venoit ne de quel terre : 
Helas ! nouvelles il dira , 

3660 Mais de les dire grant ire a ; 
Car telz nouvelles vouldra dire 
Qui sont mauvaises et plein d'ire , 
Et en perdra la compaignie 
De Mellusigne Tenseignie 
A ceste fois pour toujours mais ; 
Servi sera du derzain ' mes 
Que jamais ait avec sa femme, 
Où n'ot onques point de diflbrae ^. 
Le messagier adont parole : 

5670 (( Sire , entendez ma parole : 
Dire le fault, dont suis dolent. 
Mort est Tun de voz enfans. » 
-^^ (( Lequel est-ce ? dist Raimont 
« Par ma foy ! sire , c'est Fromont. » 
— « Or me dy comment il est mors. 
Est point ensevely son corps ? 
Dieu vueille avoir mercy de s'aixie i 
Enterrez est k Nostre-Dame 

^ Bien viengnant^ sois le bienvenu., 
s Derzain , dernier. 
^ Diffame y honte. 



LE LITRE DE LUSIGNÂN. 171 

De Luzignen solennelment ? » 
3680 Le messagiér dist haultement : 

<x Jamais n'ara sépulture , 

Très chîer sire, je le vous jure. » 

Adoût devant tout lui conte 

Comment Gienffiroy a mis à honte 

Et ars et brays ' Tabbaye* 

De Maillezès par desverie ' , 

Fromont , les moines et Fabbé : 

Ung tout seul n'en est eschappé 

Qui n'ait esté ars et bruis ; 
3690 Et comment il ferma les huis , 

De peur que nulz ne s'en foîst , 

Et qu'ensemble tous les bruist 

Pour le grant despit qu'il avoit 

De Fromont qui moines estoit. 

Quant Raimon l'ot , si se sei^a ; 

En grant douleur son cuer baigna. 

Encor autre fois lui demande 

Et estroitement lui commande 

Que il lui die la vérité : 
3700 « Yeez-cy » dist-il , grant cruaulté. 

Est-il ainsi ? garde-toy bien 



> Bruyt y brûlé , grillé. 
« Desverie y folie. 



17â LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Que tu ne me mentes de rien. » 
Cilz respont: u 11 est amn, are; 
Cela vous ose h\&a dire. 
Il est aÎDsi , se Di'aïst Dieux ' , 
Car je l'ay veu de oms deux jwnx. > 
Quant Raimen l'ot , mae couleur , 
Point n'a de fin ea sa donknr ; 
Honte à cheval saoB atai^ier , 

STio II ne fina de chevauder, 
Si est à Maillelès vw» : 
Tant chevauça- fort et merai. 
n treuve en la viUe Teffray : 
Chascun se plii(^t de Geu&oy. 
Raimon apparçait la ^nt perte , 
L'abbaye voit aree et descirte. 
Il regarde de toutes pars , 
Voit que k» noines sont tous ard , 
Voit la mtfrâïHeuse aventulie : 

37io Raimon don^ues moult fort jtiro 
Par le Dieu qui mern en crois , 
Qu'il en fera mourir Geuffreia 
Et de cMeitse ' mort fetoir; 
Hais qu'il le pHÎese an ^ing Iwir, 



> Se m'oJsi DUax , si Dieu m'aide. 
• Craeiiit, cruelle. 



LE LIVRE DE LUMGNAN. 173 

Il le fera mourir h faoDte. 

Âdont sur son ebeval remonte ^ 

Tant couroucié et plein dire 

Que je ne le pourroîe dire ; 

 Maillezès plus ne séjourne , 
3750 D'illec se part et s'en retourne. 

Ce jour-là ehevauça moult fort , 

Yoire tant qn^il arriva au fort 

Du noble cliaaieau de Yauvent : 

Son cheval aloît eomme vent* 

Dedens entra, jpais descmdy 

Âppertement , plus n'altendy ; 

En une chambne entre tantost , 

 soy tire rois et le clost. 
Là se conanenca à dementer , 
S740 Plaindre, geotir et lamenter: 

« Ha ! dist'il , Fortune denrée , 

Tu ne m'as pas e^ ipnvée ; 

Par-dessus tous m'as enhay. 

Las! pourqqoy m'ashtu envahy? 

Au premier me fuz bien contrdre » 

Quant ta me f^s le murtre faire 

Du noble conte de Poitiers, 

Aimery, le bon chevaliers. 

Je le mis à mort au cler de lune : 
5750 Ce fu par toy, dame Fortune. 



1 



174 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Helas ! il estoit tant preudomme 
Que per ' n'avoit jusques à Romme. 
Et puis m'as fait à la Tolée 
Prendre celle femme faée , 
Celle diffamée serpente : 
N'ay pas tort se je me démente* 
Or en ay eu dix beaux enfans ; 
Mais l'un est mort , dont suis dolans , 
Lequel pour mener sainte vie 

3760 Âvoie fait moine d'abbaie ; 
Or Ta son frère mis a mort. 
Je cuide que fruit qu'elle port 
Ne fera jour du monde bien. 
Le commencement n'en vault rien , 
Et 9 par la lerme de Vendosme ! 
Je croy que ce n'est que fantosme. 
Ne la vy-je pas en son baing ? 
Je n'en estoie pas moult loing. 
Par le pertuis de l'uis » oyl ' , 

3770 De la teste jusqu'au nombril. 

Femme estoit moult belle et gente , 
Mais au-dessoubz estoit serpente ; 
Serpente , voire , vraiement : 



1 Per , pareil. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 17$ 

Qaeue avoit burlée d'ai^ent 

Et d*asur, dont se debatoit 

Tant que Teaue toute tronbloit. 

Moult grant hideur ' au cuer me fist. 

Ne fust horos qui la véist 

En Testât comme je la vy, 
3780 Qu'il ne s*en feust tantost fuy ; 

Car c'estoit chose eapoentable. 

Dieu me gart d'euvre de diable , 

Mais me tiengne en foy catholique ! » 

Mellusigne adont Fuis desclique , 

Car bien deffermer * le savoit ; 

Aussi la clef de Tuis avoit. 

Chevaliers , dames et damoiselles , 

Escuiers et juennes pucelles , 

Avec Mellusigne entrèrent 
5790 En la chambre , où Raimon trouvèrent. 
En la chambre entrent maintenant. 

Raimon voit sa femme venant , 

Marris fu , n*ot point de couleur. 

Or commence la grant douleur 

De Raimondin et de s'amie ; 

Or vient la dure départie *, 

> Hideur, horreur. 
* Deffermer , ouvrir. 
3 Départie , Si*paration. 



176 LE LIVRE DE LUMGNAN. 

Ainsi que vous orrez briefaient. 
Âdont Mellusigne errammenl 
 dit à Haimon son mary : 

3800 (( Or Q ayés point le cuer marry 
De ce qu'amender ne povez. 
Amis , Dieu soit de tout loez ! 
Car il puet £iire ce qu'il veult. 
Gellui est bien fol qui se deult ' 
De ce qu'il ne puet amender ; 
On doit tel dueil laissier aW. 
Se Geufiroy a mespris vers Dieu 
Et qu'il ait destruit le beau lieu 
De Maillezès par so& affaire , 

3810 Ëncor pourra-il sa paix foire 

Envers Dieu par grant repentaoce , 
Et en puet avoir penitance 
Et ea souffrir paine du corps , 
Car Dieu est tout misericors % 
S'il a bonne oontriction 
Et puis vraie confession. 
En vérité , je le croy ainsi , 
Que Dieu aura de lui merci : 
Du pécheur Dieu ne veult mie 



» SedeuU^ se plainl. 

• Misericors , miséricordieux. 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 177 

3820 La mort , mais aime mieulx la vie , 

 celle fin qu'il se repente 

Et qu'à tout bien faire s'assente \.» 

La dame sagement parloit; 

Mais Rairaondin courouciés estoit, 

Au cuer avoit moult grant ennuy : 

Raison adont se part de lui ; 

Tel mot dira dont repentir 

Ne se pourra jusqu'au morir. 

D'un regart fier et orguilleux 
3830 La regarda de ses deux yeux ; 

Et quant il ot ung pou pensé , 

De folie s'est pourpensé. 

Lors parla despiteusement ' 

Et dist devant tous haultement : 

« Ha y serpente ! ta lignie 

Ne fera jk bien en sa vie. 

Yeez-cy noble commencement , 

Que ton fils Geuffroy au Grant-Dent 

 cent et ung moine bruis , 
5840 Et puis de là s'en est partis , 

Dont fu l'un ton filz Fromont , 

Voire , lequel j'amoie moult. 



X S'assente , consente. 

» Despiteusement , avec dépU. 

12 



178 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Tous les a mors ton filz Geuffrois ; 
Mais ilz ne sont pas mors tous frois : 
Chascun d^euk a grant chaut éa , 
Je y ay esté et Tay véu ; 
Tous les a ars ton filz Geuffroy. » 
Helas , dolent ! et quel desroy * 
De ce mot qu'il a prononcié ! 

^50 Car il a fait mal et pechié : 
Mellusigne tantost perdra , 
Ne jamais ne la reverra. 
Quant Mellusigne oy le mot , 
En pies soustenir ne se pot , 
Toute pausmée chiet à terre ; 
Douleur si fort le cuer lui serre 
Que bien demie-heure passée 
Fut k terre toute pasmée. 
Les barons la vont redrecier 

^860 Tout bellement , sans la blecier. 
Tantost ung chevalier s'apreste , 
Le vis lui mouille d^eaue fresche , 
Voire , bien xv fois ou vint : 
Âdont le cuer lui revint. 
 Raymon dist mollement , 
Mais moult parla piteusement : 

> Desroy , folie. 



LE LIVRE DE LUSIGNÂN. 

M Helas. helas, helas. Raimon! 
Mal te vy oncques, ce fiz mon; 
Mal v; la grant beauté de loy , 

r>8T0 Mal vj ton gracieux arroy ', 
Mal te vy dessus la fontaine , 
Mal vy toD gracieux demaine ', 
Mal vy ton atour amoureux , 
Mal vy ton gent corps précieux , 
Mat vy la dolente ' journée 
Que de loy fus énamourée, 
Mat vy ton beau contenement S 
Mal vy ton gracieux corps gcnt , 
Mal vy l'eure et le moment 

5880 Que je te vy premièrement. 
Ta traison , la faulselé , 
Ton faulx parler , ta cruauté 
Et ta langue desraisoauable , 
M'ont mise en paine pardurable '. 
D'illec jamais ne partiray , 
Mais adez ° paine souffreray ; 



> Jrroy , lourniiri', équipage. 
■ Demaine , nianiëro. 

> Dolente , (rUle , doulourcDsr. 

( Conienenimi , eonlenancc, dan'ère tl'fllre. 
' Pardurable , dnralilc , ûternelle. 
' Ada, loujoors. 



180 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Paine array jusqu'au derrain jour , 
Qu'il plaira à nostre Seignour 
A venir jugier mors et vifz. 

5890 Jamais ne verras mon cler viz '. 
Faulx trichierres et fank parjures. 
Plains de tous vices et murmures , 
Fauk amoureux , faulx mençongier, 
Faulx traître y faulx chevalier , 
Mal m'as tenu le convenant ' 
Que m'a voies enconvenant '; 
Tu as icy fait moult grant perte. 
Encore m'estoie soufferte 
De ce qu'en mon baing me véis, 

3900 Pour ce qu'à nul ne le déis. 
L'ennemy ne le savoit pas; 
Mais si tost que révélé l'as , 
L'a scéu; si te mescherroitS 
Se mon corps k toy demouroit , 
Et tu t'appercevras briefvement 
De ton très-faulx parjurement. 
Se vérité eusses tenue , 
Jusqu'à la mort m'eusses tenue 

> Viz , \isagc. 

* Convenant , conveulion. 

* Enconvenant y promis. 

4 Meschoir , arriver malheur. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Aiusi que femme naturele , 
3910 Femeniae, femme mortele; 
Josques en la fm de mes jours 
Par moy eusses eu secours; 
El après le souverain Roy 
Eust emporté l'ame de moy. 
Quant elle feust du corps partie 
Et eusse esté ensevelie , 
Puis !t grant honneur enterrée. 
Helas ! or m'as fort reboutée ' 
.En paine, en douleur et tonnent, 
3930 Jusques au jour du Jugement. 

« Par toy-meanes t'ez decéu , 
Tu ez de hault en bas chéu : 
Sachiés qu'il te mesaveora. 
Ne jamais bien ne le prendra ; 
Tondis déclineront tes fais , 
Ne jamais ne seront refais , 
Et sera ta terre après toy 
Partie ' par pars; or le croy , 
Jamais n'ert ensemble tenue 
3930 Par homme seul ne maintenue. 
Plusieurs de tes hoirs decherront 



' Reboaier, remettre. 
• l'anir , i«rtagpr. 



182 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et jamais pays n'acquerreroot ^ 
Aucuns de ceulx perdront leur lerre 
Par fine force de guerre, 
De leur pays s'en fuiront 
Ne jamais n'y recouvreront '. 
Pense de toy , filz , je t'en prie ; 
Plus ne te tenray compaignie , 
Dont j'ay le cuer piteux et tendre. 

3940 Je ne pourroie plus attendre. » 
Trois des barons a k part trait , 
Des plus grans ; si leur dist à trait , 
Comme femme sage et sensible : 
« Entens , Raimon : ton filz Orrible 
Fay mourir et en exil mettre , 
De ce te fault-il entremettre, 
n apporta trois yeulx sur terre ; 
S'il vit y jamais ne fauldra guerre 
En tout le pays poitevin 

3950 Et n'y croistra ne pain ne vin , 
Car tout le pays gasterott 
Tant que riens croistre n'y pourroit , 
Et tous les lieux que j'ay fait faire 
Feroit-il destruîre et deflaire, 
Et ses frères à poureté 

> Becouvrer , reTeoir. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. i83 

Mettroit-il tous en vérité , 

Voire , et tous ceulz de sa lignie. 

Fay-le tost mourir , je t'en prie* 

De dueil que tu as que Geuffroy 
3960 A ars les moines par desroy , 

Sachiés que c'est pugnition 

Prinse sur la religion 

De par Dieu , pour ce qu'ils faisoien^. 

Moult de choses qu'ilz ne dévoient 

Ne de droit ne de raison faire ; 

S'en a Dieu monstre l'exemplaire '. 

C'est de par Dieu qu'ilz sont bruis ^ 

Tous mors y exilliés et destruis ; 

Moult y avoit de leschéurs ' 
3970 Et de £suilx moines pécheurs » 

Qui ne tenoient point la vie 

Ne Tordre de leur abbaïe. 

Se ton filz est mort avec eulx , 

N'en ayes marrison ' ne deulx. 

Tu scez qu'on dit communément : 

« Pour ung pécheur périssent cent. »> 

Cent en a ars 9 et c'est le nombre 

Sans l'abbaye , que point ne nombre , 

> Exemplaire f exemple. 
* Lescheurs , vaoricnSr^ 
3 JUarrison , chagrin. 



184 LE LIVRE DE LUSIGNÀN. 

Qui de eulx tous fa le maistre ; 

3980 Cil en fu cause , bien puet estre. 
Se Geuffroy les a tous destruis , 
Par lui-même seront restruis ' ; 
Plus beau monstier il fera faire 
Que cellui qu'il a fait deffaire , 
Et Tabbaye restorera ; 
Pluseurs moines y fondera , 
Yoire 9 trop plus qu'il n'y ot onques , 
Qui seront bonnes gens adonques 
Et prieront pour la lignée 

3990 Qui l'église ara redifiée. 

Le lieu sera trop plus plaisant * 
Assez qu'il n'estoit au-devant » 
Et fera Geuffroy moult de biens 
Quant il devenra anciens ; 
Mais une chose vueil-ge dire 
Âinçois que je me parte , sire, 
 la fin qu'en aient mémoire 
Geuk qui après cent ans encore 
Naistront, bien en oront parler : 

4000 Voire , qu'on me verra parler 
Entour le cfaastel de Luzignen 



> Resimire , relever. 

* Plaisant , qui plaît , agréable. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 185 

Tousjours devant en cellui ao 

Que le chastel chaDgera maistre. 

S'en Tair on ne me puet congnoistre , 

Si m'apparay ' en terre plaine 

Ou au moins dessus la fontaine. 

Sachiés , Raimon , qu'ainsi sera 

Tant que le chastel durera ; 

Car de mon nom le baptisay 
4010 Et tel qu'il est le devisay : 

Âppeller le puis mon fillueil , 

Devant tous bien dire le vueil. 

Mellusigne m'appelle l'en : 

Pour ce le aommay Luzignen. 

Ëntour venray sans atargier % 

Quant il vouldra seigneur changier ; 

Trois jours devant , conmie dit ay , 

Certainement je m'apparay. 

Mais je pers soûlas ' et leesce * 
4020 Puisqu'il convient que je le laisse , 
Or ne puet*il estre autrement. 
Raimondin , au commencement 
Quant vous et moy nous entr'amasmes , 

> Apparay , apparatlrai. 
* Atargier , tarder. 
s Soûlas, consolation. 
i Leesce , liesse , joie. 



186 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Toute plaisance nous trouvasmes , 
Joie 9 soûlas et druerie ' , 
Comme ont amant et amie : 
Helas ! le contraire je voy ; 
No soûlas se tourne en anoy ' , 
Et en trestour ' nostre leesce , 

4030 Nostre grant vigueur en foiblesse, 
Nostre plaisir en desplaisance , 
Nostre bon eur en mescheance , 
Nostre bien en maléurté ^» 
En doubte ^ nostre séurté , 
Et nostre très-noble franchise 
Si est transmuée ^ en servise : 
C'est par Fortune la parverse > 
Qui Tun monte et Tautre renverse ; 
C'est pour vostre grant jonglerie ^ 

4040 Que vous perdez la vostre amie. 
Or ne puis-je plus demourer ; 
Amis 9 il m'en convient aler , 
Et Dieu te pardoin les méfiais 

^ Druerie t amitié, amour. 

» Anoy , ennui , chagrin . 

> Treaiaur^ tristesse. 

4 MaleÊorté , malheur. 

* Double f crainte. 

< Transmuer , changer , transmulare. 

7 Jenglerie , faurberie. ' 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. iSl 

Dont tu as envers moy tant fais ! 

Car par toy souffreray tourment 

Jusques au jour du Jugement. 

J'estoie par toy exemptée 

De tristour et en joie entrée : 

Las • dolente ! or suis rembatue ' 
4050 En douleur dont estoie yssue *. » 

Mellusigne tel dueil domaine 

Que corps de créature humaine 

Qui Toyst plaindre et souspirer 

Ne se peust tenir de pleurer. 

Raimon adont ses mains deteurt ^ , 

Tel dueil a qu'a peines qu'il ne meurt , 

Tant est espris de dueil et d*ire 

Qu'il ne puet ung seul mot dire ; 

D'elle s'approche et si l'embrace , 
4060 Les yeulx lui baisoit et la face. 

Lk furent les deux amoureux 

Eu ung torment si doulereux , 

Car grief douleur si leurs cuers serre 

Que ambedeux cheent à terre. 

Pasmez furent moult longuement 

Sans getter alaine ne vent, 

> Bembatu , renfoncé. 

> Yssu, sorti. 

3 Deieurt, tord. 



188 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

£t coidoient les barons lors 

Que ces deux amans fussent mors , 

Car longuement ainsi se tiadrent ; 

4070 Et quant de paumoison revindrent 
Et qu'ilz se porent respirer , 
Si commencent a souspirer , 
A gémir , plorer et plaindre , 
Et leurs poings à tordre et estraindre. 
Nul ne scet le dueil qu'ilz menoient , 
De quoy tous ceulz d'entour fdeuroient; 
Et Mellusigne , à qui moult grieve , 
Moult piteusement se relieve , 
Et Raimondin lui prie adont ' 

4080 A genoulx qu'elle lui pardoint 
Par courtoisie le meffait 
Que par meschief • vers elle a fait. 
La dame dist : <c Ce ne puet estre , 
Il ne plaist pas au Roy celeslre ; 
Mais , bel ami , je vous supplie , 
Souviengne«yous de vôstre amie. 
Oublyés Yostre filz Fromont 
Et pensez toujours de Raimon , 
Pensez-en bien et bien ferez. 



" Adont , alors. 

« Meschief f malheur. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 189 

4090 II sera conte de Forest , 

Ce ne demoura pas granment ' , 

Après le mien département '. 

Pensez de Thierry aussi bien ; 

Encore fera-il moult de bien , 

S'est-il encore h la mamelle. 

De Partenay à la Rochelle 

Âurra la terre k justicier 

Et sera moult bon chevalier ; 

Et tous ceulx qui de lui ystront * , 
4100 Aussi bons chevaliers seront, 

Preux et hardis , plains de courage , 

Et durera moult le lignage. 

Amis , sachiés bien que Thierris 

Sera moult preux et hardis. 

« Très-doulz amy, priez pour moy, 

Car il me souvenra de toy ; 

A tous les jours que tu vivras , 

De moy aide et confort auras 

En toutes tes neccessitez. 
4110 Prens en gré tes adversitez; 

Car mais en forme femenine 

Ne pourras veoir Mellusigne , 

« Granment , grandement. 
> Département , départ. 
5 Ystront y sorlifonl. 



190 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Mellusigne , ta doulce amie , 
Qui tant t'a tenu compaignie. » 
Sur la fenestre sailli ' lors 
Pies joings , et regarda de hors 
Dessus les vergiers florissaus ; 
Mais ne s'en voult pas aler sans 
Prendre congié Ik des barons , 

4120 De quoy après nous parlerons , 
Des dames et des damoiselles , 
- Des escuiers et* des pucelles. 
De tous ensemble prent congié , 
Dont chascun pleure de pitié ; 
Puis a dit : <x Adieu, Raimondin , 
Que j'ay tant amé de cùer fin * ; 
Jamais ne vous verray nul jour. 
Adieu mon cuer , adieu m'amour , 
Adieu ma joie souveraine , 

4130 Adieu ma plaisance mondaine, 
Adieu mon ami gracieux , 
Adieu mon joyau précieux , 
Adieu ma doulce nourreture , 
Adieu très-doulce créature , 
Adieu m'amour , adieu ma joie , 



» Saillir, sauter. 
» Fin , (larfait. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. i9t 

Adieu quanqu'en ce monde amoie , 

Adieu le bon , adieu le bel , 

Adieu le noble jouvencel , 

Adieu le bon , adieu le doulx , 
4i40 Adieu mon gracieux espoux; 

Adieu te dy, mon doulz amy. 

Adieu soyés, adieu mon mary, 

Adieu 9 adieu mon doulx seigneur , 

Adieu commans joie et baudeur ^ , 

Adieu commans ' la doulce vie » 

Adieu soûlas et druerie , 

Adieu commande toute gent , 

Adieu Luzignen bel et gent; 

Adieu cbasteau , je te fis faire ; 
4150 Adieu quanqu'à dame pluet plaire. 

Adieu le son des instrumens , 

Adieu dy tous esbatemens , 

Adieu pris de toute honneur. 

Adieu mon amy de mon cuer : 

Dieux t'ait et Dieux te consault * ! » 
Sans plus parler a fait ung sault; 

Yeans tous les barons par là , 

De la fenestre s'en ala. 

> Boudeur , allégresse. 

» Commans , je recommande. 

3 Consault , conseille. 



n 



192 LE LIVRE DE LUSIGNAN, 

Quant elle ot fine sa parole , 
4160 ' Par celle feoestre s'en vole 
Mellusigne sans demourée ' 
Et s*est en serpente muée. 
Grande et longue estoit vraiement , 
Dont tous s'esbahissent forment ; 
D'argent et d'asur fut burlée 
La queue de celle faée , 
Qui devenue estoit serpente , 
Dont Raimondin moult se démente. 
Trois fois le fort environna , 
4170 Â cbascun tour ung son donna 
Et getta ung cry merveilleux ; 
Moult estrange et moult doulereux 
Et moult piteux estoit le cry : 
Il est voir tout ce que j'escry , 
Je n'en daigneroie mentir. 
Âdont s'en va sans alehtir. 
Le vent a pris , par l'air s'en vole , 
Perdue l'ont. Raimond parole " , 
En bault dist : « Las ! que feray ? 
4180 Jamais au cuer joie tt'aray. » 

Moult se deteurt , moult se démente , 



> Demourée y retard. 
» Paroler, parler. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 193 

Maudit l'eure qu'onques fu nez. 

Raimondin est tout forsenez % 

En hault dist devant les barons: 

« Adieu madame aux beaux crins blons, 

Adieu toute benéurté * , 

Adieu mon bien et ma seurté ; 

Adieu vous dy , doulce maistresse ; 
4190 Adieu ma joie et ma richesse, 

Adieu commans tous mes esbas, 

Adieu druerie , adieu solas ; 

Adieu vous dy , dame de pris ; 

Adieu la belle que tant pris ^ , 

Adieu ma femme , adieu m'espouse , 

Adieu ma dame gracieuse ; 

Adieu vous dy , très-doulce fieur ; 

Adieu ma dame de valeur , 

Adieu ma très doulce gorgette , 
4200 Adieu rose , adieu violette , 

Adieu l'arbre d'amour et l'ente ; 

Adieu vous dy , ma dame gente ; 

Adieu ma gloire , adieu ma joie , 



* ForteneZf hors du sens. 

* Benéurté, bonheur. 

* Pris, (je) prise. 

13 



194 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Âdicu ]a belle qae tant amoie. 

Or sont passé tous mes beaux fais » 

Car je ne vous verray jamais. » 

Ainsi Raimondin regraitoit 

Sa femme» doat douleur seDtoit» 

Qui parmy l'air s'en va Yohnt , 

4210 Dont il a le cuer moult dolant. 
a Las ! que feray-je ? àk RaknoAt. 
Certes j'ay douleur au cuer iMult, 
Onques homme n'en & tant pbtns ; 
Si n'en doy de nidlui estre {dain^ 
De ce qu'au cuer saas grant anoy : 
C'est bien raison , car c'est par moy ; 
Moy-mesmes me suis decéu , 
J'ay fait la fosse où suis dbm. 
Or suy-je bien maléureux , 

4220 Or sui-je le plus doulereux 
Qui douleur sentist en sa vie. )> 
Mais là ot doulee compaignie 
Qui noblemeiii le réconfortent. 
Moult lui moostrent et enhorjtent ' 
Qu'il se vneîHe réconforter 
Et doulcement le dueil porter , 
Moult de beaux exemples lui dient , 

^ Enhorler , exhorter. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 195 

Son dueil ung petit amolient \ 
Si lui dist ung baron sensible ' : 
4230 (( n fault de vostre filz Orrible 

Ordonner ainsi que détermina 

Mellusigne, quant nous donna 

Conseil qu'on le fist mourir , 

Ou le pays feroit périr. » 

— « Seigneurs , ce leur a dit Raimont, 

Je prie , n'attendez pas moult ; 

Faites-en son commandement : 

Mort soit 9 il ne me cbault comment ; 

Faites-en comme il vous plaira. » 
4240 niecques plus ne demoura 

Raimon , qui moult fu courchiés ^ 

Four le dueil et pour le meschief 

Qui lors lui estoit avenu ; 

Âppertement s'en est venu 

En une chambre de retrait * : 

Lk s'enferme et Fuis à lui trait , 

Lk se commence k dementer 

De rechief et à lamenter 

En celle chambre lk tout seul. 



I Amolier , amollir , tempérer, 
a Sensible , sensé ; angl. sensible, 
i Courchiés , courroucé , affligé, 
4 De retrait , retirée. 



196 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

4250 Mais de lui plus parler ne veuil ; 
A présent de luy me tairay, 
Des barons du pays diray. 
Sages estoient et sensibles ; 
Tous d'un accort prîndrent Orribles, 
En une cave Tenclouirent ' , 
Du foing mouillié apporter firent , 
Le feu y boutent de randonnée * 
Dedens : adonques de fumée 
Fu la cave incontinent plaine. 

4260 Orrible adont perdy Talaine , 
Estouffé fu en la fumiere. 
Puis le mettent en une bière 
Et noblement Tensevelissent , 
L'exeque' font et accomplissent , 
Selon le dit et la doctrine 
Que leur avoit dit Mellusigne ; 
En une église l'enterrèrent , 
Et puis à Dieu le commandèrent. 
De là partent sans séjourner. 

4270 Or vueil à Raimon retourner. 

Qui grant douleur au cuer sentoit ; 



> Enclouirent , enfermèrent. 
* De randonnée , sar-le-champ. 
3 Exeque , obsèques. 



LE UVRE DE LUSIGNAN. 197 

Piteusement se dementoit , 

Pleure des yeulx, du cuer souspire, 

On ne pourrolt son dueil descripre. 

Souvent disoit: « Ma doulce amie, 

Je l'ay decéue et traïe , 

El par l'ennort * de put afaire * 

Tout ce m'a fait mon cousin faire ; 

Je sui par lui faulx et parjures , 
4280 Plein de vices et plein d'injures. 

Bien me meschut fortunéement ^ 

 mon premier commencement , 

Quant ou bois occis mon seigneur : 

Onques meschief n'avint greigneur ^ ; 

Et puis quant me suis parjuré 

De ce que avoie juré 

A la belle que tant amoie , 

Dont tout bien et honneur avoie , 

Par qui j'estoie soustenu , 
4290 Par qui tout bien m'estoit venu , 

Par qui soubz Dieu avoie vie. 

Faulse fortune , par envie 

M'as amené k ce dur port , 



1 Ennori, exhortation , conseil, 
s De put afaire y bas, vil. 
' Fortunéement y fortune, bonheur. 
4 Greigneur y plus grand. 



198 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Où j'ay perdu tout mon déport ', 
Où j'ay perdu toute leesce , 
Où j*ay perdu toute richesse : 
G'estoit la belle Mellusigne , 
Où j*ay perdu joie entérine * , 
Que bien amoie autant que moy ; 

4300 Et moy corn elle , par ma foy ! 
Amoit-elle du cuer parfait : 
Elle Ta bien monstre par fait 
Ou temps qu'avons esté ensemble , 
Dont de pitié le cuer ne tremble 
Quant m'en souvient , en vérité ; 
Et j*en doy bien avoir pité , 
Si auray-je toute ma vie. 
A quoy tient-il que ne dévie? 
J'amasse mieulx à defenir ' 

4310 Que si griefs paines soustenir ; 
Jusqu'à tant que defineray , 
De paine avoir ne fineray , 
Ne jh n'iert mon mal fenîs 
Tant que je soie defenis ; 
Car mais ne puis fructifier 
En ce monde ne édifier 

» Déport , plaisir. 
• Entérine , complète. 
^ Dévier , defenir , mourir. 



.j 



LE HVftE DE LUSéGNAN. in 

Chose qui m voist * k deelio y 

Et pour ce fn/st mou cuei? enclîa 

De finer plus tost que pli^ tart ; 
4320 Car Melhisigne , que Dieux gî^t ! 

Le me dist biea au départir * : 

Ce fait mon cuer en dete partir *, 

Et ensement * comme la cire 

Le fait en lerwes fondre et frire. » 
Ainsi se toarmeate Ray^nont , 

En pleurs et eu lermes se fout 

Pour Mellusigae la kée , 

Qui depuis viçt mainte vesprée ^ 

En la chambre secrètement 
4330 Où l'en nourrissoit doulcement 

Thierry, qui estoit son m^isné ^ filz; 

De le visiter estoit enteutifz ' 

Coyement % mais mot ne sounoit; 

Levoit, alaitoit et recouçhoit. 

Les nourrices b^en le veoîent 



» Foi5/, aille. 

* Départir , départ. 

* Partir, partager. 

A Ensement , de même. 
5 Vesprée, soir. 
^ Maisnéf puîné , cadet. 
7 £nfeRi(^z, soigneux. 
' Coyemen/ y doucement. 



âOO LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Aucune fois , mais ilz n'osoient 
Ëulz lever ne ung seul mot dire ; 
Mais ilz le distrent k leur sire , 
Raimondin , qui en ot grant joie. 

4340 En son cuer dist et de voix quoie ' 
Qu'encor Mellusigne r'ara ; 
Mais mal à ce pensée a » 
Car jamais ne la puet ravoir 
Pour or pour argent ne pour avoir. 
Thierry amenda moult forment , 
Dont Ton se merveilloit durement " ; 
Il lamendoit plus en ung mois 
Qu'un autre ne féist en trois > 
Pour sa mère qui en pensoit 

4350 Et de son lait le nourrissoit 

Souvent en la chambre son père : 
n n'est mamelle que de mère , 
Ainsi comme j'ay devant dit. 
Or vueîl-je laissier le dit 
De Raimondin et de son fieuk, 
Qui tant est beaux : sauve le Dieux ! 



* Quoie , doace , basse. 
» Durement , beaucoup. 



tf j! rommrnce lu quinte |)arttc. 



fr»^} 



De Geuffroy au Grant-Dent diray. 
Dieu scet bien se j'en mentiray ; 
Nennil , je ne Tay pas aprins : 
4360 Honte est d'estre h mençonge prins. 
Geuffroy ne va point atargant ' , 
I] s'en va par la mer nagant ' ; 
Par force de gens tant naga 
Qu'il arrive , point n'atarga , 
En Northombrelant , et prist terre 
Où le géant faisoit la guerre ; 
Et quant Geuffroy fu descendu , 
Les barons n'ont point attendu : 
Tous les plus grans de la contrée 

1 Ataryantf (ardanl. 
* Nager, naviguer. 



202 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

4570 Viennent à lui sans demoarée ; 

Tant grans , moyens comme chetifz , 
Yindrent a lui, grans et petis. 
Lors d'un baron de grant affaire 
Lui fu recordé ^ tout l'affaire 
Du géant fier et merveilleux , 
Horrible, fort et orguilleux, 
Et comment en une journée 
Cent chevaliers de la contrée 
Âvoit occis et mis k mort : 

4380 Tant estoit oultrageux et fort ; 
Et si avoit-il du commun 
Aussi bien occis mil que un , 
Et sembloit fort que homme mortel 
Péust achever ung fait tel. 
Geuffroy respont : « C'est ung deable , 
Ung ennemy espoentable ; 
Mais non pourquant ' se je le truis , 
Par moy seul sera-il destruis. 
Monstrez-moi où il repose : 

4390 Venu ne suis pour autre chose 
Que pour trouver ce soudoiant ' 
Qui ainsi vous va destruisant. 

I Recorder f rapporter. 

s Non pourquant ^ Déanmoins. 

9 Soudoiant , scélérat. 



LE LIVRE DE LU8IGNAN. 

Sachiés qu'il ara mal estraine, 
Ainçois que passe la sefanaioe. 
Faites-mo; bailUer une guide 
Qui JQsques audit lieu me guide 
Où le géant prent son repaire. 
Et ne doubtez que je repaire ' 
Jusque que l'aray descouGt. » 

MOO On list ainsi qu'il avoit dit : 
Une guide lui fu livrée, 
Qui savoit toute la contrée 
Et tous les lieux où demeuroit 
Le géant et où repairoit. 
Sa mansion ' et sa demeure ; 
On lui bailla la guide en l'eure, 
Puis le commandèrent k Dieu. 
Geuffiro; but, lors se part du lieu ; 
Lui et sa guide cfaemiaerent, 

4410 Tant qu'un bault mont avisèrent. 
Ghascun a le cheval brochié ', 
Tant que le mont sont approchié ; 
Et quant ce vint à l'aprochier , 
La guide voit soubz ung rocbier 
Le géant séant soubz ung arbre, 

■ Adirer , revenir. 

■ Mansion , babilaliOD , de inanere, 
' Broelder, piquer de rdperon. 



^ 



20i LE LIVRE DE LUSIGNAIN. 

Ëmprès * une pierre de marbre : 
Il s'esbahist , couleur lui mue , 
De grant paour tremble et tressue. 
Geuffroy le voit , si s'en soubzrist , 

4420 Et puis en soubzriant lui dist 
Que pour néant paour avoit , 
Car soussier ne se devoit. 
(( Doubter Dieu ! ce dist la guide ; 
Or paix ! il convient que je vuide '. 
Pour tout l'or de tout le mont 
N'aprocheroie de ce mont , 
N'avecques vous ne demouroie; 
Plus cy demourer ne pourroie, 
Puisque je voy , je vous créant ^ , 

4450 Grimault , le merveilleux tirant. 
Geufifroy , il n*y a point de jeu ; 
Amis 9 je vous commans k Dieu. » 
Geuffroy s'en rist , puis dit lui a 
Et par amour lui supplia 
Qu'un bien petit Ik demourast 
Et que la bataille esgardast , 
Et qu'en bien pou d'eure sauroit 



» Emprès , près de. 
« VuUUr , vider la place. 
3 Creanter j assurer. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 205 

Qui du fait le meilleur auroit. 

La guide respoudy sans faille : 
4440 « Ne me chault de.vostre bataille. 

Avec vous ne demourray point ; 

Je vous ay guidé bien k point. 

Se vous gaingniés , n'y quier partir ' ; 

Je m'en vueil de vous départir. » 

Moult doulcement s'en rist Geuffroy , 

Et a dist : « Guide , entens à moy. 

En ceste place demourras 

Jusqu'à tant que veoir pouiTas 

Gomment le fait se portera 
4450 Et qui le meilleur en aura ; 

Et quant cela véu auras, 

A mes gens t'en retourneras 

Tantost et sans demeure faire. 

Et leur compteras tout l'affaire , 

Gomment gouverné seray. » 

La guide dist : « Et je feray , 

Monseigneur , vo commandement. 

Delivrez-vous appertement , 

Gar je ne suis mie asséur : 
.460 En vérité je ay tel peur 

De ce vil diable Grimant, 

ï N'y quier partir , je ne cherclie point 5 y avoir par!. 



'O" 



206 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Qu'a pou que le cuer ne me faut ' ; 
Et se bien le congnéussiés , 
À lui pas ne vous pressiés. » 
Geuffroy respont : « Or ne te doubte , 
Tantost le mettray mort sans doubte ; 
Grimant vers moy ne durera. » 
Mais autre chose trouvera 
Geuffroy , car Grimant est trop fort : 

4470 Dieu lui veuille donner confort ! * 
Car moult ara k besoingnier , 
Plus que n'ot oncques chevalier 
Qui porlast ne çainsist ' espée. 
Plus d'un millier de la contrée 
Avoil Grimant occis tout seul , 
Dont les gens menoient tel dueil 
Qu'en pièce ' ne seroit retrait : 
C'estoit merveilles de son fait. 
Àdont Geuffroy monte k cheval , 

4480 Le mont empaint ^ , laisse le val , 
Où estoit sur la fontaine ; 
Laisse le pré, laisse la plaine, 
Laisse la guide, laisse la place : 

> Faut , manque. 

> Çaîmist , ceignit. 

3 En pièce , avec beaucoup de temps. 

4 Empaint, aborde 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 207 

Ne vueille Dieu que mal lui face 

Grimault , qui taut fait a doubter ' ! 

Geuffroy prent le mont à monter. 

Grimault le voit , moult se merveille 

Q'un homme seul si s'appareille 

De le venir illecques envahir , 
4490 Et dist qu'il se doit bien haïr ; 

Mais quant il ot pensé uog poy , 

Il dist : a Ce vassault vient à moy , 

Je croy, pour la paix traittier; 

Roidement monte le sentier : 

Il est force qu'à lui je parle , 

Car tel monte qui puis dévale. » 

Ung grant levier prent en sa main. 

Ne sembloit pas que corps humain 

Se péust du levier aidier; 
4500 Mais il paulmoioit * ce levier 

Tout aussi que ung bastonnet 

Seult faire ung petit garçonnet 

De l'eage de vj ou de vij ans , 

Et mieuk que je ne dy sept tans. 
' Afin que point ne nous haston , 

Ce lui feust ung propre baston 



> Fait à doubler , est à redouter. 
« Paiilmoier , manier.- 



208 LE LIVRE DE LUSIGNAN 

Pour les quilles » selon la force. 
Rien n'y voy à dire fors ce 
Que le baston fu de nefflier ; 

4$io Si n'estoit pas doulz k ploier, 
Et il fault que le baston plie 
Aux jeux de quilles à la fie '. 
Quant en sa main le baston tint 
Et vit Geuffroy qui vers lui vint , 
En hault se prist k escrier : 
« Comment me viens-tu defiSer? 
Qui es-tu? que vas -tu querant? 
Jamais n'aras de mort garant ^ » 
Geuffroy tantost lui respondy : 

4520 « Hibaut , je vous en escondy ^ , 
Car moy seul te desconfiray 
Et la teste te couperay. 
Deffens-toy, car jk y mourras, 
Ne garantir ne t'en pourras. » 
Quant Grimault l'ot , si prist k rire : 
« Sauvez-moy la vie , beau sire , 
Ce dist Grimault , je vous supplie ; 
Beau sire, sauvez-moy la vie; 
Prenez les gens k raençon. » 

1 À la fie j quelquefois. 
> Garant , qui garantit. 
3 Escondire , contredire. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 209 

4530 Geuffroy Tentent , si dist : « Garçon , 

M'escharnis-tu ' ? Tu demourras 

En ceste place et y mourras ; 

Ja à raencon ne te prendray, 

Mais jusques aux dens te pourfendray. » 

Lk ot place moult grant et large. 

Geuffroy lors embrace sa targe , 

Par haïr * la lance paulmie , 

Le cheval point \ ne se faint mie 

Pour los et prouesce acquérir , 
4540 De plain eslais * le va ferir 

Emmy le pis soubz la mamelle ; 

Il lui donna tele hocquemelle % 

Ne fust Taubert lacié menu 

Et la pièce d'acier, venu 

Feust Grimault k maie aventure. 

Non pourquant sur la terre dure 

Tumba Grimault emmy ^ le mont , 

Jambes levées contremont ^; 

Et Grimault, k qui forment grieve, 

> Esckamir, railler; 
« Par haïr y avec force. 

5 Point, pique. 

^ Eslais , impétuosité. 
'^ Hocquemelle j coup. 

6 Emmy , au milieu de. 

7 Contremont , en l'air. 

14 



210 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

4550 Moult appertemeDt se relieve^ 
Car grant douleur à son cuer sent. 
Geuffroy le voit, si se descent. 
Que son cheyal ne lui tuast 
Et soubz lui mort ne le ruast. 
Grimault le géant plus n'atarde , 
11 se lieve , Geuffroy regarde , 
Trop plus petit de loi le voit. 
Si s*esmerveille qu'il avoit 
En si petit corps tel vertu ; 

4560 Si lui demande : « Qui es^tu , 

Qui m'as baillié tele hocquemelle? 
Onques mais je ne receus tele , 
Car getté m'as jambes enverses. 
Je ne sçay pas où tu converses ' 
Ne dont tu es ne qui tu ez ; 
Mais je doy bien estre huez , 
. Se je ne me venge de toy : 
Si feray-je ; mais dy-moy 
Qui tu es, je le te requier, 

4570 Ou tu n'es pas bon chevalier. » 
Geuffroy responl au bacheler : 
« Je ne vueil pas mon nom celer; 
Geuffroy au Grant Dent sui nommez 

> Converser , habiter. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 211 

El en maints pays renommez, 

Je sui Geuffrojr, filz Mellusigne 

De Lusignen la dame fine. 

Oyl , je suis de Luzignen , 

Et je le te monstreray bien. » 

Quant ainsi ot parlé Geuffrois , 
4580 Le géant disl ; « Bien te congnois. 

Moult ay oy parler de cy 

Et de ta grant proesce aussi. 

Tu occis mon cousin Guedon 

En Guerrandè ; le guerredon 

En es cj endroit venu querre : 

Or Taras par force de guerre, 

Car j'en prendra^ le vengement. » 

— « Tel cuide dire voir ' qu'il ment , 

Ce dist Geuffroy, à mon cuîdier; 
4590 Tel cuide sa Lonte vengier 

Qui la croist, on l'a bien véu 

En mains lieux et apparcéu. » 

Le géant ne se pot tenir 

Quant ainsi se voit escharnir , 

Encontremont * le levier hanche , 

Car il fiert à ^ la main gauche ; 

» Voir, vrai. 

* Encontremont , en Tair. 

' Fiert a, frappe avec. 



I 



212 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Geuffroy bien ferir en cuida. 
Mais Geuffroy ung petit vuida y 
Ung pou guenchi * , le coup fuy , 

4G00 II ne fu point aconsuy '. 
Le levier k terre descoche , 
Ung grant trou fist dedens la roche ; 
Car rué fu si roidement 
Que c^estoit esbahissement , 
Et de tel roideur descendy 
Que plain pié la roche fendy. 
Lors Geuffroy trait l'espée toute , 
Le géant fiert dessus le coûte ' , 
Si-très merveilleux coup lui baille 

4610 Que du haubert ront mainte maille; 
A bien pou qu*il ne Taffola. 
Le sang vermeil aval coula , 
Herbe d'entour rouge en devint. 
Le géant lors a Geuffroy vint , 
Le gros levier contremont lieve ; 
Pesant fu , mais pas ne lui grievc ^ 
Geuffroy sur le chief ferir cuide ; 
Mais Geuffroy de la place vuide. 

> Guenchi , alla à gauche. 

> Aconsuy, atteint. 
* Couie , coude. 

^ Ne lui grieve i ne le fatigue , ne lui donne de la peine. 



LE LIVRE BE LUSIGNAN. 213 

Le coup avale de grant serre ' , 
46âo Bien trois pies Fembatty en terre , 

Si fery sur uug rochier. 

Ou géant n*ot que courouchier , 

Du coup ot le bras estourdy , 

Et le levier parmi fendy 

El rompy parmy le mylieu : 

Dont Geuffroy rent grâces à Dieu. 

Lors Geuffroy le Sert de Fespée, 

Toute sa force y a monstrée , 

En hault le fiert en la cervelle. 
4650 Le fier géant du coup chancelle , 

Mais du coup point navré ne Ta ; 

Toutesvoies * fort chancela. 

Le géant , à qui fort il grieye , 

De dueil le point contremont lievc ; 

Geuffroy fiert sur le chief amont , 

Du coup estonna Geuffroy moult. 

Le point au géant enfla fort , 

Car il avoit féru moult fort. 

Geuffroy de Tespée le fiert , 
4640 À qui combattre bien affiert ; 

Sur l'espaulle tel coup lui baille , 



> Serre f force. 

* TouieivoieSy toutefois. 



1 



214 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Le haubert desront et desmaille. 
Plaine paume Fespée y entre ; 
Le sang lui coule aval le ventre , 
Tout en rougist jusqu'auz talons. 
Le géant de qui nous parlons 
Ses dieux maudist , ses dieux renie » 
Se Ik ne lui donnent aïe ' ; 
Mahoni, Apolin, Tervogant 

4650 Et Jupiter va moult regretant : 
Pour néant les regretera , 
Car Geuffroy en la fin Taura , 
Non pas si tost ; mais ains qu'il cesse , 
Encore en aura grant destresse. 
Le géant voit venir Geuffroy , 
Si ot de lui moult grant effroy ; 
Mais h lui sault et si Tembrache , 
Moult le detire et le desache * , 
Gomme cellni qui maltalent esprent ; 

4660 Et Geuffroy par les flans le prent. 
Lk souffre chascun d'eulx grant paine , 
 pou qu'ib; ne perdent Talaine ; 
Tant s'en vont hurtebillant ' 
Qu'ilz s'entrevont mal babillant. 

a Àîe , aide. 

* Desacher^ tirer, secouer. 

3 Hurtebiller , houspiller , tirailler. 



lïE LIVRE DE LUSIGNAN, 

Ainsi comme ilz hiirtebilloient 

Et qu'ilz boutoient et tiroieot , 

L'un l'autre s'entre-eschappereiit; 

Mais moult grans coups s'eatredonnerent. 

GeufTroj le fiert dessus la liaoche 
4670 D'uD couteau qui bien tint on mancbe , 

Le jaseran ' lui a faussé , 

Le fer est tout oultre passti; 

Moult roidemcDt le sang en sault '. 

Le géant arrière resault 

En reculant parmy le mont , 

Geuffroy le liaste et le seniont; 

Cil s'en fuit sans prendre congié , 

En poo d'eore l'a esloingié ' ; 

En ung creux du rocbier se boule, 
46S0 Car il a de Geuffroy grand doubte. 
Geuffroy, ce voiant, dolent fu 

Du géant qu'ainsi avoit perdu ; 

Au cheval vint et sus remonte , 

A la guide vint et lui coûte 

De mot à mot trestout le fait 

Ainsi comme ilz avoieot fait. 

Et comment il s'en esloit fuis 

■ Jaseran, colte de mailles. 
' Saufi, saute, jalllll. 
1 Etlo'mgitr, éloigner. 



2i6 LE LIVRE BE LUSIGNAN. 

Ledit geaQt en ung pertuis 
Et bouté dedens la vive roche. 

4690 La guide lors de lui s'approche , 
Qui moult se merveille forment 
Comme GeufTroy a tel hardement ' ; 
Son heaume voit tout essillié ' 
Et son haubert tout desmaillié 
Et despechié ' en pluseurs lieux. 
La guide dîst : « Si m'ait Dieux , 
J'apparçoy bien certainement 
Qu'en Geuffroy a grand hardement. » 
Es-vous venus foison de gens 

4700 Du pays , moult nobles et gens ; 
Si tost comme le fait entendent , 
Erramment ^ k Geuffroy demandent 
Se son nom lui a demandé ; 
Et il leur a tout recordé , 
Que Grimault lui demanda son nom , 
Dont il est et de quel renom , 
Et qu'il lui en dîst le voir , 
Ainsi qu'il le vouloit savoir. 
Ung des barons alors dit : « Sire, 

» Hardement , hardiesse , valeur. 

» iEMl/Zier, gâter. 

5 Despechier , dépecer. 

4 Erramment, sur-Ie-champ , tout de soile. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

4710 Or entendez que je vuell dire. 
Certes , pour tout l'or du monde 
Le fel geàut, que Dieu confonde! 
Envers vous ne retourner<Ht; 
Bien scet que point n'eschapperoil 
De Toz mains, se le leniés, 
Et qu'à mort vous le mettriés : 
Ainsi lui est prédestiné. » 
Geuttroy dist , par la Trinité ! 
Que du pays ne partira 

4TS0 Jusqu'à tant que trouvé l'aura. 

<t Sire, dist ung, ne vous doublez; 
Ce mont oili Grimaalt s'est boulez. 
Est trestout plain de feerie. 
Le TOy Elimas d'Albanie ' 
Fu ht par trois filles qu'il ot, 
Enclos (depuis yssir n'en pot) , 
Pour ce que leur mère Presine 
Âvoit vén en sa gesine 
Sur la defence que loi ot fait, 

4T30 Et il l'ala veoir de fait ; 
Si lui avoit enconvenaut ' 
Qu'il n'iroit alant ne venant 



> Albanie , tcoife. 

: , promis. 



218 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Vers elle tant qu'elle gerroit ' , 
Ou enfin lui en mescherroit. 
De trois filles fu acouchie 
Presine , la dame jolie ; 
Trois filles ot, en enfanta, 
En chascune bel enfant a. 
Mais Helimas avoit juré 

4740 Et bien promis et conjuré 

Que bien tenroit le convenant * 
Qu'à Presine avoit convenant ; 
Mais il failli , si en perdy 
Presine , comme je vous dy , 
Ainsi qu'après oyr pourrez 
Et comme compter vous m'orrez : 
Car ses trois filles Tenclouirent 
Pour ce que leur mère perdirent , 
En ce haut mont l'enfermèrent. 

4750 On ne scet quel part qu'ilz alerent ; 
Mais Helimas depuis n'issy , 
Là fu-il enfermé ainsy. 
Mais en ce mont, je vous créant \ 
A depuis esté ung géant 



> Gerroit , serait en gésine , en couches. 
» Convenant, promesse. 
5 Creanter , assurer. 



LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Garde du merveilleuK celier, 

Qu'omme n'en osast approcbier; 

Jusqaes à vostre venue 

Ne fu 1^ personne véne 

Que le géant ne misl à mort : 

4760 Tant estoit merveilleux et fort ! 
Et le pays a mis à meschief. 
Le roy que nous tenons à chief 
Ne nons a peu de lui défendre, 
A Grimault nous a falu rendre. 
Depuis qn'Elimas nostre roy 
Fu \k mis en te! conroy ' , 
Grimault est le géant cinquiesme. 
Ou le cinquiesme ou le sixiesme , 
Dès ce qu'il là ot esté . 

*7lo Et en yver et en esté 

Gastanl le pays et la terre 
Et faisant à tout homme guerre , 
Jusqnes k la vostre venue , 
Laquelle soit très-bien venue ! » 

Quant Geuffroy oy les nouvelles , 
Diat qu'elles sont bonnes et belles. 
Et fist uDg moult grant serement 
Devant eulx tous publiquement 

■ Conroy, lilat, dqDlpage. 



220 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Qu'il demourra mort recréant ' , 

4780 Ou il clesconfira le géant. 

La nuit passa , le beau jour vint. 
Devant des barons plus de vint 
Geuffroy sur le destrier monta ; 
Le géant point ne redoubta , 
Congié prent, puis monte le mont, 
Grant paine ot à monter amont ; 
Tant prist le cheval k brochier ' 
Qu'il est arrivez au rochier; 
Tant a féru de l'esperon 

4790 Et tourné illec environ , 
Qu'il a le treu apparcéu 
Et avisé et congnéu 
Ouquel estoit entré Grin^ault. 
Âppertement du cheval sault , 
A pié descent, dedens regarde ; 
Mais du veoir dedens n'a garde , 
Goûte n'y voit ne qu'en ung puis. 
Dist Geuffroy : « Merveillier me puis 
Par où cei^t géant est passez , 

4800 Car il est gros et amassez , 
Bien sçay qu'il entra cy ou là , 



> Recréant f vaincu. 

a Brochier, piquer de l*épcroD. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

De là non point par cy coula. 

Veez cy le treu , sans point de double , 

Oîi le cruel géant se boule , 

C'est-il !a chose toute apperte ; 

Car entour n'a point d'erbe verle. 

Elle est batue de tous lez : 

Comment y puet-il estre coulez ? 

Car plus est gros que je ne soy. 
4810 Se Jhesu-Crist me gart d'ennuy. 

Ne quoy qu'il me doie avenir , 

Je ne me pourroie tenir 

Que dedens ne l'alasse querre. 

Il est entrez là dessoubz terre ; 

Mais là-dedens quérir l'iray : 

S'il y est , je le trouveray. » 

La lance laisse aval couler. 

Le fer devant la laisse aler; 

Mais il la suivra de près. 
4830 Les pies devant se boute après , 

Sans paour s'avale ' dedens. 

Et serre la bouche et les dens ; 

Aval la lance dévala 

Tant que jusques au fons ala. 

Quant fu au fons , la lance a prise ; 

' S'avaler , dévaler , àesanàK. 



222 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

D*un dur bois fu , qui poiot ne brise 
On ne vit onques meilleur fust '; 
Car brisié fust, se bon ne fust; 
Mais moult fu bon , point ne brisa. 

4830 Par le fer la lance pris a , 
Devant va, plus n'a arresté, 
Devant lui voit moult grant clarté. 
Quant ung pou fu aie avant, 
Toudis ' met la lance devant. 
En tastant adez jusques a ce 
Qu'il arrive en une place 
Où treuve une chambre moult belle ; 
Se faite fust toute nouvelle , 
Elle ne péust plus belle estre : 

4840 Ouvrée à désire et à senestre , 
En la roche fut entaillie; 
Mais n'y avoit q'une saillie \ 
Belle fu et gente à devise \ 
Les richesces durement prise 
Que dedens la chambre a véue : 
Elle fu toute a or batue , 



> Fust phois. 

* Toudis , toujours. 
5 Saillie , sortie. 

* A devise f à souhait. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 223 

Plaine de riche pierrerie ; 

Compassée ert par granl maislrie \ 
Une tombe ou milieu avoit 
4850 De la chambre , qui noble estoil ; 

Et seoit la tombe sur six 

Pilers de fin or , tous massis. 

De fines pierres y ot moult, 

Car aussi croissent-ilz ou mont ; 

On ne puet trouver plus fines , 

Hz portent moult grans medicines '. 

Ung roy ot par dessus armé 

De Cassidoine , bien fourme ; 

Dessus la tombe estoit gisant 
4860 En celle chambre reluisant ; 

 ses pies une dame avoit 

En estant % qui le regardoit. 

D'albastre fu la dame noble ; 

De là jusqu'en Consfantinoble 

Ne peust-on trouver la pareille. 

Geuffroy le voit, si s'en merveille. 

La dame tint ung grant tablel 

En ses mains , qui esloit moult bel 

> Maistrie , habileté. 

• Hz portent moult grans medicines, ils onl de Irès-grandcs ver- 
tus médicales. 
5 En estant f debout. 



224 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et sembloit estre tout nouveau ; 

4870 Escript y ot en ce tableau : 

« Cy gist Helmas le noble roys, 
Qui me perdy par ses desroys * , 
De quoy fu puis moult esmarris. 
Ce noble roy fu mes maris ; 
Couvent m'ot ' ains qu'il m'espousast. 
Que jamais jour tant qu'il durast. 
Tant que de gesine gerroie , 
N'enquerroit par quelque voie 
De mon fait, ne ne me verroit, 

4880 Ne devers moy point ne venroit, 
Tant que seroie relevée. 
Or avint que d'une ventrée 
En eel an enfantay trois filles 
Gracieuses et moult habilles. 
Tant fist Helimas qu'il me vit 
Ainsi que gisoie en mon lit : 
Âdont de lui m'esvanouy 
Et me partis et m'enfuy , 
Onques ne sçot quel part j'alay ; 

4890 Et mes trois filles enmenay , 

Si les nourris tant que grandes furent. 



a Dearoys , erreurs , fautes. 

s Convent m'oty il convint avec moi , il me promit. 



LE LIVRE DE LCSIONAN. 225 

Moult amendèrent et moi^t crnrenl; 
De mon lait je les alaitay 
Toutes trois, et puis leur comptay. 
Quant quinxe ans oreot , la matere 
Comment m'avoit perdu leur père 
En ÂvaloQ ra faerie '. 
La maisnée en fu moûlt couroueiée^ 
Qui fu Mellusigne appellée ; 

4900 Ainsi ealoit-ieUe nommée. 
Ses deux seurs a mis k raison 
En comptant toute Tachoison ' , 
Et dis que moy , qui suis leor mère , 
Me vauldroit yengier de leur père. 
Les trois suers furent d'aecort 
De getter sur leur père ung sort , 
Pour me ?engier du grant meSik 
Que par folie ot vers moy fait. 
A ce toutes se consentirent ; 

4910 Cy dedeos leur père encloirent , 
Helimas, qui leur père estoit 
Et qui menty sa foy m^avoit. 
Quant il fu mort, je l'eqlerray 
Soubz ceste tombe et enserray , 

> Faerie f pays des fées. 
» Aihoison , affaire. 



226 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et fis ceste tombe ainsi faire y 
Ainsi figurer et pourtraire ; 
Dessus fis mettre ma semblance. 
Afin qu'il feust en remembrance 
A cil qui le tableau linût ; 

49i0 Car céans homme n'entreroît » 
Se yssus n'estoit de la ligiûe 
En Avalon en faerie. 
De mes trois filles , dont pourrez 
Oyr parler quand vous vouldrez» 
« Les geans k garder commis 
Dè& celle heure que cy le mis^ 
Que nulz n'entrast en ee passage , 
S*il n'estoit yssus du lignage. 
Or donnay-je dons k mes filles ^ 

49S0 Qui gentes furent et habilles; 
A Mellusigne la maisnée» 
Qui moult estoit sage et senée \ 
Ung don lui donnay a sa \ie 
De par Tordre de faerie : 
Tant que le siècle dureroit » 
Le samedy serpent seroit ; 
Et qui la vovldroit espouser » 
D'elle ne devroit adeser ■ 

> Senéf sensé. 

* Àdeseff approcher. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Ce joar, mais so garder moalt bien, 
to Quel part qu'il fust, sar tonte rien, 
Qu'en tel estât oe la véiat 
Et qu'à DuUui ne le déist; 
Et qui celle mille ' tenroit, 
Hellasîgne toudis vivroît 
Ainsi comme femme mortele 
Et pure femme natnrele , 
Puis mourroit natnrelment, 
Comme les antres proprement. 
Que, quant ilz ont vescn le cours 
so Dénature, fineot leurs jonrs. 
Mellior, la tàle moyenne *, 
Qni tant esloit belle crestiraine, 
Uog don donnay de faerie, 
Qne c'est raison qae je tous die : 
En nng chastel fort et mas»s * 
Qai en Arménie est assis , 
Voire emmy la grant Arménie, 
Je lui ordonnay qu'à sa vie 
Teoroy leans * nng esprevier, 
60 Ob il fauldroit trois nuis ?eiilier 

> RkUU, rËfile. 

• Mogame, enlre les dcDi , soconde. 

> Staii'a , massif. 
'• Ltam, \ï. 



22S LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Qui lui vouldroîl demander dcm , 
Et il raeroôt à son baodoA ' ; 
Le premier que ^enaiEideroit 
Demandast-Ie , et il Vauroit , 
Mais que le corps ne deioandaBSt 
De Mellior ne desirast , 
Que chevaliers n'y Teilleroient 
Qui de bault lieu Tenus seroient ; 
Et qui les trois nais dormiroit , 

4970 Ou pou ou graBt sommeilleroit , 
La demourroit à toujours mais 
Avec Mellior oo palais 
Comme prisonnier emprisonné. 
Tel don lui avoie donné. 
Palatine leur suer ainsnée 
Ëstoit, ainsi ta appellée, 
À laquelle je destinay 
Un don tel que. je vous diray : 
Qu'en Coings y le mont très^bault » 

4980 Ou à maint homme le cuer fault * 
Et seuffrent souYcnt grant misère » 
Garderoit le trésor son père 
Et là seroit toute sa vie , 



> Bandon, volonté, gré, disposilioo. 
s Fauli, manque. 



LE UVKE m UJ8IGNAN. ^9 

Tant qu'aven de noitre ligne 

Par force "wa^ok m h»«It BMHit 

Et moBlerok tout bault MMat 

Et le tmsor im getteDMi^ 

Puis de celbi cMqiMslemt 

La terre de promiaion. 
4990 Or est le mont que éimm 

En Arragm :as9ÎB |Mrar mnt : 

C'est chose que Foi puet savoir. 

Presiae sias » mère jwl tfoîs filles^ 

Qui beUes Smteûi id faohîiies , 

Desquels skm me vengay 

Far la nmnere (fst âài aj> 

Pour leur fme flcttoias le loyt 

Qu'ils etidoireirt psir desroy 

Cy , dedeos Avalon on vasmU 
5000 Car , par foy ! je l'amoie mouk ; 

Combien qu^eust BMspris ivers moy^ 

Je l'amoie de boufte foy. » 
Aissi akît k brief disaiU ; 

Et quant CleBffiioy le va lisant^ 

Il s'en merveîHe duienent ; 

Mais il ne scet pas^wcaîesieat 

Encor qull soit de ce lignage. 

Adont Geuffroy au fier courage 

Si serche par bas et par hault 



330 LE UVRE DE LUSI6NAN. 

5010 Où il poarra trooTer Grimaolt; 

Dlllec se part et oahre passe 

Et tout ce pourpris-lk ' trespasse , 

Qu'il trouvast Grimault moult lui tarde ; 

Devant lui moult bel champ regarde , 

Si apparçoit une tour quarrée , 

Grande et grosse et fort i>arrée ; 

La porte voit ouverte arrière » 

Et deflTermée ' la barrière. 

Parmi les huis Geuffroy se lance , 
5030 Moult hardiement tenoit sa lance. 

En une grant traille ' regarde , 

Mains prisonniers voit qu'on y garde ; 

De lui se merveîllent forment. 

Uog d'eulz lui a dit erramment 

Que tost d'illec se partisist , 

Que le géant ne le véist ; . 

Ou se boutast en ung pertnis , 

Ou du géant seroit destruis. 

Geuffroy sousrist , puis lui deouinde , 
5030 Qui et au col la lance grande , 

Où le géant trouver pourra : 

 lui combatre se vouldra. 



> Pmrprk , enclos , enceinte. 
» Defferméy oavert. 

» Traillm. Iroillis. 



TrtiUh^ treillis. 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 231 

Li ung dist : « Tantost le verrez. 
Ken croy que vous le comparez \ 
S'il TOUS voit; car il est trop fort. 
Tantost vous aura mis k mort. » 
Geuffroy lui dist : « Amy très-doulz. 
Or n'ayés paour que de vous* 
Je porteray tout seul le fait » 

S040 Car tout seul Fay erapris * et fait. » 
Le géant vint en ce moment , 
S'apparçoit Geuflroy au Grant-Dent , 
Bien scet qu'il est jugiés k mort ; 
II s'en fust fuy bien et Ibrt , 
S*il éttst bonnement peu. 
Une chambre a apparcéu , 
Dedens se lance , puis Tuis * tire. 
Geuffroy le voit , moult fu plain d'ire » 
Hurte k Tuis de cours escueillie ^, 

50M) La coulombe a descfaevillie \ 
Du pié fiert k tout le soler ^ , 
En la chambre fait l'uis voler ; 



> Comparez , payerez. 

s Empris , eolrepris. 

' l/ï«, huis, porte, osiium. 

4 De cours etcueillie F 

< La coulombe a descheviliie , U a déchevillé la colonne. 

^ A toui U soUr , avec le soulier. 



238 LE UmB DE LUSIGMAH. 

Si estoit rats imAiIt fort i>arné. 

Le geaot tint uog n^il quarré > 

Sur la tei^e GeulTroy en donne > 

De ce cowp-ià «feBlont restooiie. 

Ne fufil Teaif me qui fu fort , 

Il éusl Geufiroy tué tout moort; 

Et non pourqoàtit Géuffroj dianceNe^ 
5060 Lors Genfffoy dîsl : « Je l'ay motrlt beHe; 

Mais tantost îe k te rendray. 

De m'espée te poorfondray. » 

Lors Geuffiroy a trait Ye^e , 

Qui dure fu et bieto trempée.; 

D'estoc Ya ferir baùdement ' 

Le géant , voire telement 

Sur le pis * que jusqo'en ia croix 

Lui empaint l'espée Geufihn« 

Et de part en part le perça. 
5070 Le géant à terre versa , 

Qui trestant avek fart demauh; 

Rien ne lui vadt de fer li mafok *> 

Duquel mail tant de maulx fait a, 

Ung moult merveilleux cry getta , 

Toute la tour en retenty ; 



» Baùdement , résolument. 
* Maulx , mail , maillet. 



LB UVSS DS LUâEGNAN. . 333 

Mort à la terre Tatolty* 

Lors chiét h g^ât mort tout frois 

Du coup que kii donna Geuffrofs* 

Geuffroy lors ressuie s'espée 
5080 Et Ta ou fourpeaa reboutéè ; 

Ulec endroit plus ne se tint, 

Aux prisonniers tantost s*eQ vint 

Et moult douleenfient leur demande 

S*ilz sont nez ée Nortbombrelafide 

Et quel chose meffiiit avoietit , 

Pourquoy illec prison fenoient. 

L*un àisi «que ^c'^stoit par tréu * 

Qu'ilz eureM a^ géant déu , 

Qui pas ae lai estoit paies. 
5090 Geuffroy respont : « Joyem sdiéd» 

Joyeusement vous démenez , 

De son papier estes planez *: 

Je Tay occis et nîs h mort , 

Jamais ne vous puet faire tort ; 

Mort Tay-je mis en vérité , 

Le tréu vous ay-je acqaiué. » 

Quant ceuli Toireiit , joieux en sont ; 

 Geuffroy prièrent adonl 



> Tréu , tribu 1. 

> Planez , effacés 



23i LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Qu'il les Youlsist mettre dehors. 

5100 GeufTroy dist : « Si feray-je lors. » 
Cerche , quiert et partout va 
Et fait tant que les cleis trouva. 
Quant les ot , k eulx revint 
Ok ilz estoient plus de vint. 
De vint? voire,fpIus de deux cens; 
La treille defferme par sens 
Où ilz estoient emprisonné , 
 tous leur a congié donné. 
De Ik yssent sans demeurée ; 

5110 Moult leur plaist et moult leur agrée 
Estre délivré de si grant paine. 
Geuffroy en la chambre les maine , 
Voient le géant mort tout frois : 
Cbascun se seigne de Geuffrois 
Et se merveillent durement 
Comme en lui a tel hardement 
D'assaillir tele créature 
De si merveilleuse estature , 
Le fier monstre , grant et crueux ' , 

5190 Qui tant par estoit merveilleux. 
Ghascun se seigne, chascun dit 
Oncques mais tel homme ne vit. 

> Cnteux, cruel. 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 235 

Geuffroy leur dÎBt : « Or escootez. 

BaroDs , je vous ay acqoitez , 

Au géant ne devez plus riens. 

En ce donjon a moult de biens : 

Barons , je les vous abandonne 

Et franchement tous les vous donne , 

Tout vous donne Tor et l'avoir : 
5130 Prenez-le, riens ne vueil avoir» 

Prenez quanqu'il a en ce lieu ; 

Je vous vueil commander k Dieu , 

Car cy ne vueil plus demourer : 

Ailleurs vueil aler labourer * » 

Je ne vueil plus demourer cy. » 

Geulz distrent : a La vostre mercy ; 

Mais dictes-nous par courtoisie , 

Cbascun de nous vous en supplie , 

Par où vous estes cy venus. 
5140 Par cy dedens oncques mais nulz 

N*osa entrer, pour le géant 

Que mort voions et recréant '. » 

Lors Geuffroy leur va tout compter 

Ce qu'avez oy racompter ; 

Et quant tout a le fait comptez, 



• Labourer, tratalUer. 
> Recréant , vaincu. 



S36 LE LIVftE BU UJSIGNAN. 

Li nng àkt : « MervéUles eoiopleK. 
Homs mais de h roebe n'issy , 
Fors le géant qm mort ^t ey 
Et ses âoeesseurs easameot, 
5150 Qui nous ont mis à grief tormeol 
El ont gasté tont le pays , 
En grans et peds enbays '; 
Destruis ont quanqu*ilz ont trouvé , 
Quatre œns^ bien ert prouvé. 
Or as nofi^Êre douleur £née 
Et mis ii fin r^Buvre £aée. 
Âvecques vous fetonmerons , 
Tant que voz gens trouvé aron& » 

» Enhatjt^ bais. 



€r$te IJtdtmre contient comment ceulr in pag9 
de nortl)ombrelant menèrent le i^eant svlv ung 
rl)ûr pour le monôlrer a\xx fiens î^e la contrée, 
et eôt le loj* €l)apitre î)e ce présent fîore. 



peair a de veoir son p<»re 
5160 Et Mellu&igne aussi» sa mère ; 
Il ne va là plus atargant , 
Car treffort s'en va nagant. 
Tant a siglé ' » tant a nagié f 
Qu'il est de Guerrande approcliié. 
Le vent fu bon , il sigla fort , 
En bien peu d'eure vint à port ; 
Et quant Geuffroy au port se sent , 
Tantost à la terre dcscent. 
Geuffroy à ung soir arriva ; 

> Siffler^ cingler, faire voile. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 239 

ÂdoDt du tablel lui souvint 

Qu^ou mont d^Âvalon avoit veu 

Et de mot à mot léu 

Sur la tombe au roy Helimas « 

Qui toute estoit faite k compas ' : 

Or sçot que Mellusigoe estoit 

Fille du roy qui là gisoit. 

Et qu*Elimas, le bon roy, père 
Fu de Mellusigne sa mère. 

Sur ce fait pensa longuement; 

Et quant il congnoist clerement 

Comment Raimondin , le sien père , 

Pour le quens de Forestz , son frère. 

Vers Mellusigne avoit fait faulte, 

Geufiroy parla de voix moult hauhe 

Et ung grant serement jura 

Que briefment il le destruira. 

 tant d'illec Geufiroy se part , 
10 Son frère emmaine celle part 

Âvecques ses dix chevaliers 

Fors et habilles et legiers ; 

Les dix en valoient bien vint. 

Or vous diray-je qu'il avint. 

Geufiroy tant forment chevaucé, 

1 Â compas y avec coin(>as , artislement. 



240 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Tant chemin^ 01 exploité , 
Tant avalé et laat mmXé , 
Qu'il est Tenu en la conté 
De Forest où le conte estoit , 

5220 Qui en uog chastel se (eooit. 
Geuffroy celle part s'aeheoiiiie ; 
Le conte ara tost maie eairioe '. 
Il entre ou fort apperlement , 
Dedens se mist soudaiaQooaot , 
De nul ne fu apparcéu ; 
De ire fu Geuffroy esmeu , 
Il ne sonne mot m ne parle. 
Lors desc^nt devaqt la grant sale» 
Les degrez monte contreinout ; 

5230 Son oncle, le conte Froment^ 
Trouva ou mjlieu de ses gens f 
Qui estoient nobles et gens 
Et moult sages et moult senez. 
Mais aussi comme ung forseoes 
Trait Tespée, si lui esçrie : 
« Traître , cy lairez la vie, 
Par vous ay ma mère perdue, » 
Le conte Tôt , le san^ lui mue t 
Sa mort voit, s'en fu en effroy 

> Estrine, étrenn?. 



n 



LE LIVRE DE LU8IGNAN. 241 

5240 El forment redoubte Geuffroy , 

£t si scet bien que c'est par lui 

Que Geuffroy a au cuer ennuy ; 

De la s'en fuy en grant freour * , 

Onques mais n'ot si grant paour; 

En la tour entre de randon ' , 

Ouvert treuve Fuis k bandon ' » 

Les degrez monte quanqu'il puet. 

Mais il ne fait pas ce qu'il veult ; 

Car Geufifroy est monté après , 
3250 Qui le suit et chasse de près. 

Il le suit fort et asprement , 

Ghascun s'en fuit appertement. 

l n*ot le conte de sa gent 

Homme , tant fust ne bel ne gent , 

Qui d'illec ne s'en alast 

Et les degrez ne devalast. 

Chascun au mieux qu'il puet se sauve ^ 

Crient Geuffroy la vie sauve 

Et s'en fuient par le pourpris , 
5260 Moult doulteux qu'ilz ne soient pris ; 

Et Geuffroy suit de près le conte, 

Jure qu'il mourra k girant honte. 

1 Freour , frayeur. 

a De randon , impétueusement. 

3 Ouvert à bandon , tout grand ouYert. 

16 



242 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Le conte monte vistement 
Tant que plus puet isnellement y 
Monte jusques au plus hault estage. 
Geuffroy jure que pour lignage 
Ne le laira qu'il ne Foccie 
Et qu'il ne lui tôle la vie , 
Quant sa mère a par lui perdue. 

5270 Le conte de paour tressûe ; 
Et quant il voit , à brief parler , 
Qu'il ne puet plus avant aler , 
Par une fenestre sailli 
Sur le toit : le pié lui failli , 
II glissa de dessus le toit; 
Voire de si hault qu'il estoit. 
Sur le rochier aval chéy : 
Tout ensement lui meschéy *. 
Mort fu k douleur et k honte 

5280 Âdonques de Forest le conte : 
Helas ! ce fu par sa foleur *. 
Ses gens en mainent grant doleur. 
Geuffroy fait enterrer le corps , 
Puis fist crier à cry et à cors 
Que trestous ceulx de la contrée 

> JlfeicAeV, arriva malheur. 
» Foleur f folie. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 243 

Tantost feissent de la contée 

 Raimon , son frère » hommage , 

Du pays et de Ferîtage ; 

Et tout ainsi que Geuffiroy dist , 
5290 Chascun l'accorda et le fist. 

Geufifroy ne veult plus séjourner , 

Vers Luzignen veult retourner, 

Et se part en brief termine '; 

Envers Luzignen s'achemine y 

Où son père dolent estoit. 

Qui moult forment se dementoit 

Pour ce qu'il avoit jk scéu , 

Dont mottit avoit douleur eu , 

Comment son firere fu destruis. 
5300 Raimon dist : « Grant dueO avoir puis , 

Quant j'ay perdu ma mouillier * : 

Or voy mon lignage exillier 

Par mon pechié et par mon vice. 

Se Jhesucriât m'ame garisse ', 

De ce monde me vueil oster ; 

Jamais n'y quier riens conquester. 

Mes pechiés confesser iray, 



> Termine , terme. 

* Mouillier , femme , mulier, 

* Garir, garantir, saaver. 



â44 LE LIVRE DE LUSIGNÂN. 

De bon cuer les regehiray ' 
Au saint apostole ' de Romme , 

«510 Que Lion on appelle et nomme ; 
Puis après , se Dieu me sequeure, 
Youldray eslire ma demeure 
En reclusage % en recelée^, 
En aucune estrange contrée 
Où congnéus ne seray mie, 
Et là vouldray user ma vie 
En oroison dévotement 
Pour acquérir mon sauvement \ «> 
Ensement Raimon se plaingnoit , 

5320 En pleurs et en plaings ^ se baingnoii. 
Estes-vous Geuffroy descendu ; 
n n'ot pas gramment attendu » 
Au perron descent tout à point, 
niecques ne demoura point , 
Ou chastel vint, trouva son père; 
Mais il ne trouva pas sa mère. 
Lors crie à son père merçy % 

^ Regefâr^ afouer, déclarer. 

* Apostole f apôtre, pape. 

' Reclusage , réclusion. 

4 Recelée f cacheUe, lien caché. 

B Sauvement , salat. 

« Plaing , plainte. 

7 Merey, miséricorde. 



LE LIVRE DE LUSIGNÂN. â45 

Qui moult avait le cuer noire; » 

De cuer contrict et repentant 
5330 De ce qu'avoit fait de maulx tant ;: 

À genoulx.mercy leur crioit. 

Raimon de ^s yeulx lennioit,. 

Si dist-il : ce Jk penser n'y fault 

Bien sçay que par bas ne par hault. 

Ne puis .votre mère recouvrer. 

Je ne saroie tant ouvrer , 

Aux morts ne puis rendre la vie. 

Faites refaire Tabbaïe 

Et le beau lieu qu'avez destruis , 
5340 Et cent moines dedens bruis 

Par vostre merveilleux ouvrage 

Et par foleur et par oultrage \ » 

Jeuffroy respont : a Je le feray 

Et Fabbaye refaire feray , 

S'il plaist à Dieu ^ dedens brief temps , 

Dont il se tenra pour contons. 

Plus belle sera , je me vaut , 

Qu'elle n'estoit par devant. » , 

Ce dist Raimon : « Or y parra , 
5350 Ce que fait arez on verra ; 

Je vous en lairay convenir : 

X Oultrage , excès. 



346 LE LIVRE DE LUSIGNAI^. 

À bon chief * ea pnissiés venir ! 
Aler m'en vueil en ung voiage, 
En ung loingtain pèlerinage » 
Qne j*ay pieça * à Dieu promis ; 
Je y ay cuer et cwrage mis. 
Je vous lais mon pays en garde , 
Je ne Toeil qu'autre en ait la garde. 
Gardez vostre frère le maisné ^ 

5560 Partenay lui ay ordonné ; 

Le noble chasteau de Yauvent, 
Chastel-Âiglon avec Mervent 
Tenra en sa snbgection , 
En paix , sans contradiction , 
Jusques par dedens la Rocbelle : 
Ainsi le vouU ma mouillier belle , 
Mellusigne , quant s'en ala ; 
Car de lui graQdement parla* 
Le pays ait k justicier ^ : 

5370 Je l'en fais mon propre héritier. 
Encor sera grant terrien \ » 
Geuffroy respont : « Je le vueîl bien, 



> Chief 9 fin. 

• Pieça , il y a longtenip9* 
' Maisné^ pnlné , cadet. 

4 Justicier, gOQTerner. 

* Temen, , propriétaire foncier. 



LB LIVRE DE LUSIGNAN. 247 

Vostre plaisir toudis feray. 

Thierry mon frère garderay; 

De ce ne fault point demander , 

Puisqu'il vous plaist à commander. » 
Raimon son voiage apresta ; 

Quant il fu prest » ne s'arresta , 

Du vin prent et de la viande , 
5380 Toute sa gent k Dieu commande. 

Chascun au départir souspire 9 

Car ilz ont pitié de leur sire. 

Congié prent par amour fine. 

Raimon se part et s^achemine , 

Geuffroy et Thierry ensement 

Le convoient ' longuement. 

En alant, leur compta Geuffrois 

Gomment Helm^s le bon roys 

Fu trouvé dedens le rochier , 
5390 Dont nul ne povoit approcbi.er , 

Tant éust forcç pu vasselage \ 

S*il ne fust yssu du lignage , 

Et comment en tombe fu encpr 

Dessus les grans colombes ' 4'or. 



> Convoier , accompagner. 
* Vasselage , f aleur. 
' Colombe, colonne. 



n 



248 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

De Presine dist autretant ' 
Comment fa pourtraîte en estant * 
Aux pies de la tombe Helmas , 
D'alebastre faite à compas , 
Et du tablel qu'elle tenoit 

5400 Et dont trestout cela venoit. 
Comme dessus avez oy : 
Dont Raimon moult se resjoy ; 
Et que sa mère fille fu 
Du roy que Ik avoit véu , 
Et de Presine la courtoise , 
Qui deux pies ot oultre une toise 
Et plus encores en son estant '. 
Et puis si leur ala comptant 
Tous les dons que donna Presine 

5410 A Mellior , à Mellusigne , 
A Palestine la senée ^ , 
Qui des trois filles fu Taisnée ; 
Et aussi comment on enferma 
Helmas y que trestant ama 
Presine cy-dessus escripte. 
Quant Jeuffroy ot la chose dicte , 

> Autretant, aussi, également. 

* En estant , debout. 

I En son estant , quand elle était debout. 

i Senéf sensé. 



LE UVRE DE LUSI6NAN. 2*9 

Raimon moult s'en esjoy 

Et voulentiers Geuflfroy oy. 

Ses deax fils le convoierent , 
5420 Avec lui moult cheminèrent. 

Quant assez orent cheminé 

Et Raimon fu acheminé , 

Au soir, quant ilz furent logié. 

Ses filz prennent de lui congié. 

De Maillezès qu'avoit briyé 

Maçons de toute parts y Tiennent ; 

Bien sont payés , contens s'en tiennent. 

Refaite fu en ung esté 

Plus belle qu'onques n'ot esté. 
5430 Ceuk qui de lui parler ouoient , 

En eulx moquant de lui disoient : 

ce Dont est ce preudomme venus ? 

Renart est moine devenus. 

Jamais ne cuidasse ce tour : 

Le loup est devenu pastour. xr 
Je diray de Raimon le père, 

Qui à Romme vint au saint père ; 

Dit lui a sa confession 

Jusques en la conclusion , 
5440 Onques riens ne lui cela. 

Le saint père se merveQla 

Des merveilles que lui raconte. 



S^ LE UVm DE LUSUiNAN. 

Pourquoy feray-je long conte ? 
Du fait lui donna penilaoce. 
Raimon la prist k grant plaisance , 
Dist qu'il la fera Toulentiers 
Âins que jamais entre en Poitiers; 
Au saint père dist en appert 
Qu'aler s'en veult en upg désert 

5450 Et là endroit user sa vie 
Pour Mellusigne, qui s'amie , 
Femme et espouse avoit esté 
Et maint y ver et maint esté » 
Que par son fait avoit perdue 
Et serpente estoit devenue ; 
Dist que jamais ne l'oubliera , 
Ne qu'où pays ne entrera 
Ne n'entrera jour de sa vie 
Où il perdy sa doulce amie : 

5460 II ne la pourroit oublier ; 
Mais k Dieu vouldra suppKer 
Que ses nmuk lui vueiHe alegier 
Et sa penitancQ abregier. 
Le pape , qui ot pom Lipa » 
Dist : « Où est yostre devptifl» 
D'aler vostre peiiit^WB f^ir^a ? ;> 
Raimon respont le débonnaire : 
« Â Monsareth vueil demourer 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 251 

Et Dieu servir et honnorer ; 
5470 Hermite vueil là devenir : 

Je ne me pourray ailleurs tenir , 

Car il y a moult beau séjour. 

Si comme on m'a dît en ce jour ; 

n y a moult dévote place. » 

— «c Âlez-y dont^ et à Dieu place ' 

Que faciès vostre sauvement! » 

Hz se baisent au congié prendre , 

Au matin partent sans attendre. 

Raimon leur père va sa voie » 
54S0 n n'y a nul qui ne lermoie : 

Pleurent les filz , pleurent le père , 

Cbascun est en grant misère. 

Raimon s'en va^ Geuffroy retourne , 

Et Thierry là plus ne séjourne ; 

Dz s'en retournent, c'est la somme. 

Et leur père s'en va à Romme. 
Ainsi se départent les trms. 

ALurigneas'enTaGeaffrois, 

Et Thierry va k Partenay ; 
5490 Jeune fu et jolis et gay , 

Hardy fa, fier et «mprenanf. 



* Place , plaise , placeat. 

* Emprenant , entreprenant. 






252 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Aux dames doulz et àyenaDt , 
Grant fa et moalt fourny de corps , 
Point n'en estoit de phis beau lors; 
C'estoit ung moult beau chevalier ,. 
Fort et appert, preux et legier, 
Et de toutes geus fu redoubtez ; 
Il ne fu onques reboutez ' 
En son vivant, ce dist-on, d'omme; 

6500 De lui parloit-on jusqu'à Romme. 
Ce fu ungs homs de grant courage , 
Moult fort guerrieur , soubtil et sage ; 
Redoubté fu de moult de gens ; 
Et , feust par force ou par sens , 
Chascun k lui obeissoit 
En ses marches, fust tort, fust droit. 
En Bretaigne se maria 
Et une grant dame affia * ' 
Qui estoit de moult hault lignage , 

5510 En elle prist grant héritage. 
Thierry tenoit moult grant pays 
Et si n'esloit d'ame hays. 
De cellui est yssu pour vray 
La lignie de Partenay , 



1 Reboutez , vaincu, 
s Àffier f fiancer. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 253 

Ainsi que raconte Tistoire , 

Qui règne haultement encore : 

Dieu Yueille que tel hoir en saille 

Que la lignie jk ne faille 

Tant que ce monde cy define ! 
55âo Aussi avoit dit Mellusigne 

Que la lignie moult dureroit 

Et que de moult beaux fais seroit : 

Aussi ont-ilz fait de beaux fais 

En plusieurs lieux , dont je me tais : 

À raconter seroit trop long. 

Et Geufi&oy fait mander adont 

Maçons de tous lez sans attendre , 

Ne lui chault qu'il doie despendre ' ; 

Car restorer veult Tabbaye... 
5550 Ce dist le pape doulcement. 

Raimon se part en brief termine ^ 

Tant fort chevauce et chemine 

Que dedens Thoulouse arriva. 

Moult grant peuple contre lui va. 

Congié donna k sa mesgnie ' , 

Chascun grandement satiffie ' ; 

Ung chapellain o lui amaine 

1 Despendre , dépenser. 

» ttesgnie , maison , suite. 

* Satiffier, satisfaire , contenter. 



254 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et ung varlet pour son demaine S 
Plus n'en amaine , plus n'en prent : 

5540 Lors k Dieu commande sa gent ; 
Robes d'ermites leur fist faire , 
En Arragon prent son repaire , 
 Montsaret , plus n'àttendy ; 
Hermite leans se rendy 
Proprement ou tiers hermitage 
De la grant montaigne sauvage » 
Avec lui son clerc et son prestre ; 
En l'ermitage prist son estre« 
Lk fu en grant affliction 

5550 Longtemps et en dévotion , 
Le monde du tout relenqui * 
Et moult dévotement vesqui 
Raimon jusqu'k ce qu'il moru ; 
Mais trois jours avant s'apparu 
Entour Luzignen la serpente , 
Où avoit reaoncié sa rente : 
De quoy k plusieurs gens souvint , 
Voire , ce croy-je , k plus de vint , 
Qu'k Mellusigne dire oïrent , 

5560 Le jour que d'eulx partir la virent , 



> Demaine , service. 

* Relinquir , laisser , alyandoDoer , relinquere. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 255 

Que quant le chasteau changeroit 

Seigneur 9 devant s'apparoistroit 

Trois jours devant le fort chasteau 

De Luzigneo , qui tant est beau : 

Dont pluseurs dient par revel * 

Que tost aront seigneur nouvel. 
Geuffroy fu seigneur du chastel , 

Où avoit moult de chatel ' ; 

Ou pays fu conte et seigneur , 
5570 Et la seignorie et Tonneur ^ 

Paisiblement et en paix tint. 

Es-vous * de Thoulouse revînt 

Le bornage * qu'avec lui mena 

Raimondin , quant h Romme ala , 

Et qui avec lui orent esté. 

À Geuffroy ont le fait compté 

Et toute la venté dicte , 

Comment son père estoit henni te 

Et comment d'eulx se departy 
5580 Et comme du sten leur ot party ^. 



> Beve/ , joie. 

* Ckatel y richesses. Âne. prov. captai , capdal ; esp. caudal, 

> Onneufy domaine. 
^ Es-vous , voici que. 
B BemagCf baroQS. 

6 Partir y partager, départir. 



2^6 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Geuffroy Tenteat , son frère mande 
Et le pays lui recommande. 
De là se part k pou ' de gens 
Geuffroy li courtois et li gens , 
Plus ne demeure là endroit , 
Haste d'accomplir son fiait avoit 
N'est mestier que plus en racompte » 
Car je feroie trop long compte* 
Au pape vint et se confesse, 

5590 Après qu'il ot oy la messe ; 
DcYotement il se confessa 9 
De ses pechiés riens ne laissa , 
Moult fu dolens et repentans 
Des maulx dont il fu consentans 
Et qu'avoit fait en sa-juennesce. 
De cuer contrict tous les confesse ; 
Et au plus proprement qu il pot , 
Le pape doulcement l'absolt , 
Quant lui ot compté son affîdre ; 

5600 L'abbaye lui charge k refaire 
De Maillezès sans atargier : 
Tels penance * lui voult chargier; 
Des moines jusques k six vins , 



1 A pou, a?ecpea. 
> Penance, pénileDce. 



LE LIVRE DE LU8IGNAN. éS7 

Et si reniez que pain ne vins 

Ne leur faille y ver ne esté 

Par quelconque neccessité , 

Et que Fabbaye soit refaite 

Qu'il avoit détruite et défaite. 

Geuffroy respont : « Je le feray 
S6I0 Et l'église appareiileray 

Mieulx c'onqu^ ne fu certainement : 

Elle en a bon commencement ; 

Car Teglise que fis destruire , 

Ains que partisse fis restruire 

Et charpenter et maçonner. 

Ha ! Youldray-je beaux dons donner 

Et remettre en estât dea. 

Plus bel c'onques ne fu yen. » 

— « C'est très-bien dit, dist le* saint père, 
5620 Et pour Tame de vostre frère. 

Que vous ardistes et bruistes 

Quant Teglise tous destruisistes ; 

Mais se de vostre père enquerez , 

 Montsareth le trouverez , 

Qui jk est devers nous venus : 

La est hermite devenus , 

Où il maine moult sainte vie. d 

Geufiroy Tentent, des yeulx lermie. 

Âdont du pape congié prent, 

17 



958 l» WVRE DK LUSÏGNAN, 

5630 Vers Montsareth sa voi^ emprent» 
Fort chevauça e\ chemina » 
Car jusques Ik grant chemia a ; 
Mais tant fist qu'il arrivô au mont. 
Âmont monta » trouva Raimont , 
Son père, qui l'a tost oy. 
Quant vit son filz, s'en resjoy. 
Faire le voult * de là partir, 
GeuflTroy ne s'en voult départir, 
Âins dist qu'il y demourroit 

5640 Tant qu'en ce siècle dnreroit. 
Et qu'il lui quittoit * l'eritage 
£t de tous ses barons l'ommage, 
Geuffroy fu Ik iiij. ou v, jours. 
Son père ne pot par quIz tours 
Tourner que Ik ne demourasC 
Et que Ik sa vie ne usast ; 
Et quant Geuffroy entent l'affaire , 
 Lusignen il s'en repaire. 
Quant de son père ot prins congié^ 

5650 lUecques n'a plus atargîé ; 
Les barons mande appertement , 
Qui vindrent k son mandement 



1 Voult , voulut. 

» Quitter, tenir quitte de quelque obose. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 259 

Si tost comme ses mos oïrent; 

A Geuffroy tous hommage firent 

Et le retindreot pour seigneur 

A grant joie et k grant honneur. 
Adoncques Maillezès refist, 

L'abbaie que au devant deffist ; 

Six vins moines y restably 
5660 Et le lieu forment ennobly. 

Là deprient Dieu nuit et jour 

Les moines pour lui sans séjour ', 

Pour Mellusîgne et pour Raimont 

Et pour le lignage tout , 

Et ilz ont moult grant achoison ". 

Puis y fist Geuffroy des biens foison ; 

Son père depuis visita 

Et grandement s*en acquita. 

Raimon vesqui longuement ; 
5670 Et quant vint au definement ' , 

Ainsi qu'il convient Tame rendre 

Autant le grant comme le mendre , 

Raimon Tame k Dieu rendy. 

Adont Geuffroy plus n'attendy ; 



1 Se/our, repos, interruption. 
* Achoison, motif, occasion. 
' Definement , fin , mort. 



260 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Quant sçot que son père fu mors, 
 Montsareth il s'en va lors; 
Son père fait ensevelir 
Et de bonnes herbes cueillir 
Et enterrer en Tabbaye 

$680 De Montsareth , je n'en doubt mie. 
Celle place moult augmenta 
Et moult grandement la renta; 
Et fu cellui , je vous dy bien , 
Qui oncques y fist plus de bien : 
C'est chose que on puet bien savoir. 
Oeuffroy en fist bien son devoir. 
Quant ce fu fait , il s'en retourne ; 
 Montsareth plus ne séjourne, 
Illecques plus ne séjourna , 

5690 Â Luzignen s'en retourna. 

Thierry fu moult bon chevalier , 
Preudomme et mouU grant justicier , 
Et régna depuis puissemment 
 Partenay et longuement. 
Moult fist en son temps de beaux fais 
Et tint tout son pays en paix. 
Oedes , son frère , régna 
 la Marche , que bien gouverna , 
Et fist en son temps moult de biens. 

5700 En Cipre régna Urieus 



LE LIVRE DE LUSIGNÂN. 261 

Et guerroia les Zarrasins , 

Qui estoient près ses voisins ; 

Moult en mist k destruction 

Et en fist grant occision ^ 

A ceulz de Rodes moult valu. 

Guy , qui roy d'Ânnenie fa , 

Moult noblement maintint sa terre. 

Ses hoirs- firent puis mainte guerre 

Sur les Zarrasins mescreans , 
5710 Tant que les firent recreans; 

Kiett Zarrasin qui ne les craigne. 

Et Regnault, le roy de Behaigne \ 

Son viTant régna puissemment; 

Et puis ses hoirs semblablement 

Après lui puissemment régnèrent 

Et bien leur pays gouvernèrent 

Anthoine , duc de Luchembourt , 

Mainte ville prist et maint bourc ; 

Et ceuk qui de lui descendirent 
5720 En leurs temps de beaux fais firent , 

Tant les grans comme les menus. 

Et Raimon fu moult chier tenus 

En Forest > le conte nobille ' ; 



1 Behaigne , Bohème. 
> Nobille, ooble. 



263 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Car il estoit gent et habille. 
Moult conqoistrent de régions 
Et de moult grans possessions 
Les frères , et puis tout leur hoir 
Se firent en maint lieu valoir ; 
Et tous les frères bien se portèrent . 

5730 Et moult de pays conquesterent , 
Fors Orribles , qui fu destruis , 
Et Froimondin » qui fu bruis, 
Combien que bien se feust porté , 
S'onques destruit n'éust esté. 
Tous ces desstti^dis d'eulz yssirent» 
Et leur cry et leurs armes prirent ; 
Et encores les Ciprien 
Ont toudis crié Ltaignm « 
Et adez ce cry crieront 

5740 Tant qu'en ce siècle dureront. 
Moult furent cbevaliers vaiUans ^ 
Entreprenans et assaillans. 
D'eulx descendy le noble conte , 
Dont on tient encores grant conte ^ 
De Pavehoure. en Engleterre » 
Qui tient grant pa^s et grant terre. 
En Ârragon ceuk de Cabriere 
Furent de la lignie première 
Et de ses frères descendirent^ 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 263 

5150 Car d*eulx vindrent et d'eulx yssireoU 

Des hoirs de Helmas d'Albanie 

Est yssue celle lignie » 

Car Mellusigne les porta 

Et fous ea bien les enhorta ^ » 

Et Fromont qui leur frère fn y 

Qui k Maillezès bruis Al 

Encores y est ensevelis 

Geuffroy^ le chevalier gentils ; 

Là gist Geujffroy et là repose : 
5760 Je l'ay véu , bien dire Tose , 

Pourtrait en une tombe en pierre ; 

Dessoubz celle fu mis en terre. 

De Geuffroy à tant me tairay , 

Du roy d'Arménie diray^ 

t Enhorter^ exhorter. 



1 



Cg ctmmtntt la v'Y" paxlu l>r i( livre ^ IrquH 
parU î^e0 î^eux suere iSlelludigne, et ^vernit- 
vtmtnt Vnn t\\a^td l>e (aexit tn :2lniume ; et 
est le Imi'' (Ijapitrr l>e ce predmt Iture. 



llDg chastel ot en Arménie » 
Qui jadis fa fait par faerie » 
En la grant Arménie voire , 
Si comme racompte Tistoire , 
Nommé chasteau de FËsprevier » 
5770 Où il convient trois nuis veillier 
Sans sommeillier et sans dormir ; 
Et qui ce pourra acomplir 
Demande ung don, et il Taura 
Tel comme il le demandera , 
Se le corps ne demande point 
De la dame qui leans maiût ' ; 
Mais s'il sommeille aucunement » 

> JfatKi , demeure , maneu 



LE LIVRE DE LUSI6NAN. 265 

Là demonrra finablement 

Avec la dame du pourpris % 
5780 Où tant a de los et de pris » 

Qui Melior fu appdlée , 

FiUe de Presine la faée* 
En Arménie et lors uDg roys » 

Bel chevalier , longs et dnns ; 

Be jnennesce fa en chaleur 

Et estoit de moult grani valeur. 

Lors dist qu'il voult aler veillier 

Au fort chastel de l'Esprevier» 

Car on lui avoit de nouvel 
5790 Compté le fait de ce chastel » 

Et comment veillier y failloit 

Qui le don conquester vouldroit. 

Lors dist que bien y veillera 

Et puis ung don demandera : 

Si fera-il; mais en la fin 

S'en repentira de cuer fin. 

Errant fist son erre ' aprester , 

De Ik se part sans arrester , 

Et dist que Ik veillier yroit 
5800 Et le hault don conquesteroit ; 

Et s'il veoit la dame belle > 

> Pourpru, enceiale, endroit. 
• Erre , foyage. 



266 LE LIVUE DE LOSÏGNAN: 

D ne Youloit autre don qu^elle. 

Mais pour néant à co pensa , 

De folie se pourpensa * ; 

Car la dame n'ara*-il mie 

Pour espouse ne pour amie. 

Que vous feroie plus long compte? 

Le chevalier au ciirre * monte ; 

Tant se haste de cbei^ucief 
5810 Qu'au chastel tint de rlEspfeyief 
Une nuit de la Saifit4ehân i 
Au corps en aura grant hahan \ 
Son pavillon n^ooblift mié , 
Tendre le fait en la praerié. 
Tout armé sie part de ses geM 
Le chevalier nobles et gens , 
A la porte vint du chasteau ; 
En sa main tint nng poledtiean ^ , 
Dont Tesprevier vôulâ#a i<e^afeti<é. 
5820 Adont voit du cbastel naistre 
Ung homme toiït de blanc wslu ^ 
Qui moult sembloit estre teâtn ; 

Ou visage avoit pou de sang 

< 

> Se pourpenser , simagîaer, pôuser. 

» Curre (?) 

* Hahan , peine. 

4 Polestieau , petit poulet. 



LE Umi DE LtâiGMAN. 267 

Et si estoit tout veeta de blanc , 

Mais bien paroit k son yisage 

Qu'il estoit d'assez grant eage. 

Lors lui demande qu'il queroit. 

Le roj responl qu'il demandoit 

La coustume du neUe lieu. 
5830 Gilz respont : « Venez » de par Dieu ! 

Je vous menray grant aléure 

Où vous trouverez raventure. » 

Il va devant le roy , après 

Hz montent amont les degréz i ' 

De la sale viennent atnont ; 

Mais le roy se merveille moult 

De la noblesce que là treuve. 

Grandement la loe et preuve. 
L'esprevier \ la perôhe voit, 
5840 Qui bel et gent et grant estoit 

Le preudomme errant foi a dit : 

» Roy , or m'entendez ung petit. 

Yeillier vous fault sans somnieillier , 

Trois jours, trois nuis, cel espreviei^; 

Et se ce faire ne povéz , 

 tousjours mais cy demourez ; 

Et se le terme vous veilliés 

Et que point vous ne sommeilliés, 

La chose que vous demanderez 



268 LE LIVRE DE LUSI6NAN. 

5850 Sacfaiés de voir que vous Tarez » 
Yoire des choses tenienDes 
Et non pas des celestiennes , 
Excepté le corps seulement 
De la dame certainement : 
Cela ne pourriés-voos avoir 
Ne pour aident ne pour avoir. » 
Le roj dist que bien veillera 
Et que point ne sommeillera 
Et si paistra Fesprevier. 

5SG0 Âdont le roy prist k veillier 
En disant qu'il s'avisera 
Savoir quel don demandera 
Quant les trois nuis aura veillié ; 
Mais il sera mal conseillié , 
Car il demandera tel don 
Dont il "aura mal guerredon \ 
 ce mot le preudoms se part. 
Le roy remest * » qui son regart 
Moult ententivement mettoit 

5870 A la noblesce qu'il veoit ; 
Le jour veilla-il et toute nuit 
En plaisance et en grant déduit ^ 

* Guerredon ^ récompense. 

» Remette resta. 

' DeduU I plaisir , divertissement. 



LE UVRE DE LUSIGNAN. 269 

Il ne dorm y ne sommeilla , 

Moult carieusement ' veilla 

Et resprevier sagement put, 

Il le repaist au mieulx qu'il peut. 

Vins , viandes voit k foison , 

Qui là furent en garnison ' ; 

Sa réfection en a prise 
5880 Et hault et bas à sa devise '. 

Lendemain veilla toute jour 

Et toute la nuit sans séjour ; 

Au matin Tesprevier repaist , 

Car moult lui haite ^ et lui plaist. 

Ung huis voit tout arrière ouvert , 

Il entra dedens en appert. 

Là treuve si grant noblesce 

Qu'onques mais ne vit tel richesce : 

Là avoit-il maint oysillon 
5890 Paint à couleur de vermeillon , 

Et si estoit celle chambre encor 

Painte et pourtraite de fin or » 

Et là tout entour les parois 

Furent chevaliers figurez , 

1 Cunetuemeni, soigneaseoaeDt. 

> Garnison , provision. 

' Devise , volonté , gré. 

4 Haiter , êlre agréable. 



270 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Et trestous leurs armed portoient 

Ceux qui là figures^ estoieat. 

Par dessus furent leurs noms escrips» 

Et disoit ainsi li escrips : 

« En tel an tel icy teilla i 

5900 Mais il dormj et sommeilla : 
Leans Fa falu demeurer 
Pour nous servir et bonnourer, . 
Dont ne partira yraiement 
De cy jusques au Jugement. » 
Trois autres lieux en la chambre ot ; 
En cbascun petceioir on pot 
Ung blason et ung eseript tel 
Dessoubz, et disoit Tescript tel : 
« En ce cbastel*cy fu véu 

^10 En tele année , qui son déu 
Fist bien de pleinement veillier 
Nostre esprevier sans sommeillier; 
Son don emporta par prudence 
Et par sa bonne diligence. » 

Ainsi la chambre paihte estoît 
Du pié du mur jusques au toit , 
Qui devisoit " les nations 
Et les estranges régions 

^ Demer, représenter. 



U; LIVRE DE LUSIGlfAN. 371 

Dont furent les hommes vaillans 
5950 Qui point n*alerent sommeillant , 

Mais puissemment leans veillierent. 

Et les dons qu'ilz emportèrent. 

Le roy se musa ' tant fort 

Es noblesces de ce beau fort , 

Qu'a bien pou qu'il ne sommeilla ; 

Mais non fist, car tousjours veilla. 

Tantost se prent à aviser 

Qu'il pourroit bien là trop muser. 

De la chambre yst * appertement, 
5920 Celle nuit veilla vaillemment. 

A lui au matinet s'appert * 

La dame vestue de vert ; 

De vert gay fu , c'estoit raison : 

Aussi le devoit la saison » 

Car c'esloit au plus fort d'esté 

Que là ot veillié et esté. 

Le roy doulcement la salue , 

Qui moult liez fu de sa venue. 

Celle lui dist moult doulcement : 
5940 <c Acquittez estes vaillemment. 

Regardez quel don vous vouldrez , 

> Se muser , s'amaser. 

» Yst , sort. 

3 S'appert f apparaît. 



n 



272 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Jà desdire ne le m'orrez, 
Ung don seulement excepté , 
Qui jk vous a esté compté. 
Demandez à vostre plaisance. » 
— « Grant mercj, doulce dame france, 
Dist le roj. Certes, fin cuer doulz, 
Je ne vueil que le corps de vous. » 
Quant elle Toit, moult lui anoie ' ; 

5950 Son don appertement lui noie ' , 
Et dist : « Musart, point ne Tarez; 
Ung autre don demanderez. 
Mon corps ne povez-yous avoir 
Ne pour argent ne pour avoir. » 
Cil dist : « Je ne vueil autre don 
Que vostre corps en guerredon ; 
Je vous promet» si je ne Tay, 
Autre don ne demanderaj. x> 
La dame fu moult aîrée ' 

5960 Et respondj sans demourée : 
« Certes , se plus le demandez , 
Mon corps et vostre don perdrez, 
Et vous en venra tel meschief 



1 AnoUfy fâcher, ennuyer. 
* Hoitr, refuser. 
^ Airée, fôchée. 



LE UVBE DB LUSIONAIf. 273 

Dont ne venrez jamais k chief ' ; 

Car du royaume que teoe^ 

Et qu'à pèsent vous gôsTeraez , 

Déshéritez yoz hoirs seront. 

Et desconfis le laâss^ont. » 

Cil respont , soit sens ou folie : 
5970 « Je TOUS Tueil avoir k amie ; 

Car puis que tous me devez ung don , 

Je ne vueil autre guerredon. » 
— ^ « Musarty tu y fauldras^ dislrelle; 

Tu as perdue ta querele ; 

Autre don tu ne porteras , 

Fors que adez ' meschance ' auras. 

Ta cautelle ^ t'a deeéu , 

Qui t'a de fol^r ' esméu. 

Ton devancier par sa folie 
5980 En perdy sa dame et amie , 

Par sa foleur , par son oultrage ^ , 

Pour ce qu'il crut son courage , 

Mellusigne y qu'il espousa 



> A chief ^ à bout. 

* Adez^ toujoorp. 

* Meschance , malheur. 

4 CautelU , précaaliOD , rase. 
« Foleur, folie. 

* Oultrage j témérité. 

18 



274 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Et Tannel ou doj lui posa. 
Qui Tavoit fait si grand seigneur 
Qu'il n'estoit point de greignear '. 
Le roy Guy , dont es descendu , 
Fu mes nieps ' : Fas-tu entendu ? 
Trois suers sommes , je ne mens pas, 

5990 Qui pour le pechié du roy Helmas , 
Nostre père , que nous encloismes 
Ou rochier et Ik le méismes > 
Pour le serement qu'ot faulsé 
 nostre mère et trespassé ' , 
Qui appelle estoit Presioe : 
Point ne devoit en sa gesine 
Aucunement la regarder , 
£t il ne s'en voult pas garder ; 
Il la vit , ainsi que je dy , 

6000 Et pour ce elle et nous trois perdy ; 
Et quant enclos dedens Téusmes 
Au rochier le mieulx que péusmes , 
Nostre n^ere fu moult yrée , 
Si me fist par envie faée 
Pour garder icy Fesprevier 
Et sans jamais de cy bougier ; 

> Greigneur, plus grand. 

« Nieps f nesefà. 

^ TrcspasscTj enfreindre. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 275 

Mais le pourpris m'abandonna : 

Ce fu le don que me donna ; 

Et puis donna à MeUusigne , 
«010 Ma suer, qui fu belle meschine % 

Ung don , qui tousjours mais seroit 

Tant qu'en ce siècle dureroit , 

Serpente le jour de samedy : 

n est ainsi que je le dy ; 

Mais Raimon lui menty sa foy , 

Si la perdy par son desroy , 

Car veoir ne la devoit point 

Le samedy en cellui point. 
Il la vit : dont il fist folie ; 
flOfio II en perdy sa compaignie , 
Dont il estoit plus escréu ' 
Qu'omme qu'onques fust véu. 
Lui et sa lignie decheurent , 
N'onques depuis ce jour n'acreurent» 
Âdonques prist k decheoir, 
Encor le puet-on bien veoir. 
Palestine» ma suer ainsnée> 
A Encoings est enterrée 
En Ârragon , en ung hault mont ; 



> tfescAîfiey Jeone fille. 
« Escréu , accru , élevé. 



276 LIE LIVRE DE LUSIGNAN. 

6050 Tant coMttid doi'era lî moiri, 
De ce hauh nïotrt ne bougera , 
Mais le trésor gardera 
Du rOy ttélmas Hostrë père : 
Ainsi rordortua uostre mère ; 
Mais honime bô lé conqucsteroit, 
Qui du lignage ne veiiroit. 

<c Or scez-tû dont tu e^ descfendu , 
Se tu as mes mos entendu; 
Ne te déusse* esfflôuvoir 

6040 De mon corps k moûîHîef avoir. 
Pour ce que ne t'en venk tenir , 
Te pourra grant m\ avemV , 
Et toy et toute ta lignié 
Decherrez, je n'en doubi mie; 
Car ceulx qui âprèé toy yenront 
Et ton royaume mainténdront , 
Perdront le régne et la terre 
En la fin par force de guerre ; 
Et cil qui dérraîn * le ïairâ, 

6050 D'une besle le nom aura , 
Qui des autres sera dît le rôy : 
Il sera ainsi , de ce me croy ; 
En la fin on le saura bien ^ 



». » • 



i' 



> Derrain , dernier. 



LE WVRE DE I|USIGNAN. 277 

Car de ce je ne mens de rien. 

Se ce ne fust ton fol courage , 

Ta grant foleur et ton oultrage > 

Ta eusses eue beneiçoa ' ; 

Or en auras-tu maleîçon '. 

Pars*toy de cy » ou tu auras 
6060 Tel chose que bien sentiras. )» 

Le roj Tentent , happer la cuide ; 

Mais elle de devant lui vuide, 

De sa veue se esvanuy : 

Assez aura honte et ennuy. 

Tantost fu happé par les manches ; 

On fiert sur costez et sur handies > 

Sur jambes , sur bras et sur teste , 

Arrivez est k dure feste , 

Car point ne voit qui le loppine ' ; 
6070 Mais bien sent les coups sur reschioe ; 

Tant que je cuir est tout noircy : 

« Helas! dist-il^ pour Dieu mercy ! 

Or me laissiés , ou je sui mors. ^> 

Adonques le boutèrent hors. 

' Le roy s'en fuit , n'arreste point , 



1 Beneiçon , bénédiction . 
* Maletçon^ malédiciioD. 
3 Lopiner , houspiller. 



1 



278 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Qui avoit esté si bien oingt 
Qu'il n'y failloit ne pan ne manche. 
Le roy de cheminer s'avance , 
De s'en partir fu diligent , 

6080 En la prée trouva sa gent. 

Lors lui demandent qu'il a fait , 

Car ilz ne savoient riens du fait , 

Et com il avoit exploitié * , 

Et s'il avoit leans veiilié 

Sans dormir et sans sommeillier 

Devant le gentil esprevier. 

Le roy respont sans mesprenture ' : 

« Oyl , à ma maie aventure. » 

Deslogier les fait erramment , 

6090 Yistement et appertement ; 
A la mer sont erramment venu 
En chevauçant fort et menu. 
Le roy si monte en une barge ^ , 
Lui et ses gens, et plus n'atai^e ; 
Le roy si se fist desarmer. 
Grant fortune orent en la mer; 
Non obstant si fort nagierent * 

> Exploitier, réussir. 

* M€$prauwe^ mensonge. 

> Bor^e 9 barque* 

4 Nagier^ naviguer. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN; 279 

Qu'en brief temps au port arrivèrent » 

Au port de Ërus en Arménie. 
6tob Le roy issy de sa navie ' , 

Longuement voult depuis régner ; 

Mais adez * prist à décliner. 

Maintes fois maudit depuis le jour 

Quant en Mellior ot mis s'amonr. 

Bien sçot que c'estoit par sa desserte ' 

Que tout son pays se déserte , 

Ëxilliés le voit et diminuez ; 

Et quant du siècle fu finez , 

Ung roy après lui régna 
6110 Qui pis la moitié gouverna. 

Ensement jusques au ix^ hoir 

Ont perdu pays et av<Hr, 

Et leur est venu mescheance. 

Je' vis le roy venir en France 

Que d'Ermenie Ten chassa , 

En France vint et trespassa ; 

Le roy le soustint longuement y 

Et puis moru finablement 

A Paris, et fu , ce me semble » 



> Navie, flotte ; angl. navy, 

• Àdez , toujours. 

1 Desserte j ce qa*on mérite, pQnition. 



380 LE LIVRE DE LUSIGNÂN. 

6ito Oil moult de gens je vy ensemble , 
Aux Celestins mis en la terre. 
De son fait ne vneil enquerre ; 
Mais les gens du chevalier franc 
Furent adont vestns de blanc , 
Qu'en France on seult ' vestir le noir 
Ce n'est pas bourde , il est tout voir ; 
C'est une chose si commune 
Qu'aussi c. personnes comme une 
Gela clerement apparceurent , 

6130 Se à l'enterrement de lui furent : 
De quoy moult de gens s'esbahirent , 
Pour ce qu'oqques mais ce ne virent. 
Pourquoy le fist , je ne le sçay. 
À tant la matierp lairay 
De ce chastel de FËsprevier ; 
Orendroit vouldray commencier 
A parler de la damoiselle 
Palestine , qui tant est belle. 

> Seuil y acoQlume. 



JDe |)ûUdttne^ la snev MtUmxQnt. 
Ixïf. t\)apitve. 



MB» 



Je vueil parler de Palestine, 
6140 La dealce» courtoise meschine, 
Qu'en Coings est enserrée 
Dedens Ârragon la contrée , 
Où garde le trésor son père 
Au commandement de sa mère ; 
Et qui conquester le pourroit , 
La Terre sainte en conquerroit ; 
Mais jamais ne la conquerra , 
Qui de la lignie ne venra. 
De Palestine ung pou diray ; 
6150 Mais en brief je m'en passeray , 
Car la cronique en brief passe. 
Plus déisse » se plus trouvasse. 
J'en dy que selon que je treuve , 
De nouvel riens n'en contreuve. 
Je revenray k Palestine , 



n 



282 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Que la voult destiner Presine 
En la montaigne dessus dicte , 
Où maint cruel serpent habite* 
Ou ne pourroit ou mont aler 

«160 Qu'on ne trouvast à qui parler. 
Maints chevaliers y ont esté 
Et en yver et en esté ; 
Mais onques homs n'en retourna » 
S'en ce mont gueres séjourna , 
Qui ne f ust mort et destruis , 
Ainsi comme en escript je truis. 
Moult y a eu de chevaliers , 
Fors , appers et moult legiers , 
Pour le grant trésor conquérir; 

6170 Mais riens n'y porent acquérir, 
Âins de poure heure y alerent ' , 
Car onques puis ne retournèrent. 
Ung en y ala d'Engleterre » 
Qui savoit assez de la guerre , 
Bon chevalier, preux et vaillant. 
Qui onques ne (u défaillant 
Qu'il ne féist quanque * doit faire 



• Ains de poure heun y alenni^ mais ils furent mal iospirés en j 
allant. 

* Quanque , loat ce qae. 



LE UYRE DE LUSIGNAN. 283 

Chevalier doulz et débonnaire ; 

Car d^enfance Tavoit apris , 
61 ao Avecques chevaliers de pris , . 

En la court du bon roy Artus , 

Où chevaliers ot de grans vertus ; 

Car il estoit de la lignie 

Tristran , qui tant ot seignorie , 

Et s*avoit environ trente ans , 

De ce je ne sui point mentans. 

Si oy du grant trésor parler : 

Lors dist qu'il y vouloit aler 

Et que par force tant feroit 
6190 Qae le trésor conquesteroit , 

Puis yroit en la région 

De la Terre de Promission 

Et conquesteroit la contrée , 

Ce dist-il , à force de l'espée. 
Bon chevalier fu et hardy. 

n se part ung jour de mardy» 

Vers Arragon s'achemina , 

Q'un petit page ne mena. 

Tant chemine » à pou de jargon ' , 
6i0o Qu'arrivez est en Arragon. 

Le mont demande , et on lui monstre ; 

^ À pou dejatgun , en pen de mets. 



284 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Mais il avoit dedens uDg monstre. 
Merveilleux , fier et orguilleux , 
Et sur tous autres périlleux : 
Comme uog tonael ot la pance grosse 
Et ne se mouvoit d'une fosse ; 
Tant fu grant , que c'estoit merveille , 
Ce monstre ^ et n'avoit q'une oreille. 
Point de narilles ' n*ot en teste 

C210 Celle très merveilleuse beste , 
Et si n'avoit q'un œil ou fronc , 
Qui bien avoit trois pies de Iquc. 
S'alaine * par Torâlle yssoit , 
Dont tout le mont retentisspit » . 
Touteffois qu'estoit endormy 
Ce mauffé et cel ennemy ' , 
Quant il ronfloit ne pou ne grant. 
En la fosse ert , je vous créant , 
Où la droite demeure estoit 

€ââo De Palestine » qui gardoit 

Le trésor de Helmas , son père , 
Par le commandement de sa mère. 
En celle fosse avoit ung huis 



3 NariHes , narines. 

3 S'alaine , son haleine. 

3 Mauffé, cnnemv , noms qu'on donnait aux démons. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 285 

De fer, à Feutrée d'un pertuis. 

Où le trésor est enfermé, 

Qai onques ne ta deffermé ; 

Car le monstre ot de Tûis la garde. 

D'entrer par Ik nulz homs n'a garde , 

S'il n'est yssus de ce lignage 
Gâ3o Qu'ay devant dit en mon langaige ; 

Car Presine ainsi Tordonna , 

Quant aux filles les dons donna. 

La fosse estoit emmy le mont , 

Où de gens avoit pery moult ; 

Mais au dessoubz avoit assez 

Et de caves et de fossez 

Pleins de serpens mouh périlleux , 

Et d'autres lieux moult merveilleux , 

Dont il failloit passer par Ih ; 
C240 Mais onques homme n'y ala, 

Qui point y voulsist séjourner , 

Qu'on en véist jà retourner. 

Il n'y ot q'une sentelette * , 

Qui estoit petite et estroite; 

S'avoît trois lieues de montée , 

Qu'il convenoit sans reposée 

Monter, car on ne péust veoir 

* Senieîeite , petit sentier. 



286 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Ung lieu où Ten se péust seoir. 
De tous coslez ne le véisl , 
6250 Qui sur serpens ne se séist : 
Il en y ot si grant plenté ' 
Que c'estoit une infinité ; 
Car le lieu fu inhabitable 
Pour la paour de ce deable , 
De ce monstre que vous ay dit : 
Ainsi le treuvé-je en escript. 
Or revenray au chevalier 
Qui vient monté sur ung destrier. 
Toul seul chevauce son voiage , 
6260 Fors seulement que de son page. 
Le bon chevalier sans reproche 
De Cencoings forment s'approche; 
Ung homme trouva en la voie , 
Qui jusques au mont le convoie ■ 
Ainsi qu'à demie-lieue près. 
Lors dist : « Je ne iray plus près , 
Sire : veez cy la montaigne. 
Je n'en vueil perte ne gaigne. 
Alez-vous^n, franc chevaher. » 
6270 Adont lui monstra le ^entier 



> Plenié , abondance. 
» Convoier, accompagner. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 287 

Par où monter le convenra , 

Duqael jamais ne reirenra ; 

Car onqaes homme n'en revint » 

S'en y a éa plus de vint. 

Le bon homme plos ne séjourne , 

De là se part et s'en retourne. 

Le chevalier s'avance moult » 

Tant chevauce qu'il vient au mont. 

Quant au mont vient» le coursier baille 
6SS0 Au varlet et descent sans &ille ' , 

Et lui commande qu'il l'attende 

Et du cheval point ne descende 

Jusques à tant qu'il revenra; 

Mais pour néant il l'attendra : 

Bien puet laissier son cheval paistre , 

Jamais ne revenra son maistre. 

Le chevalier part de ce lieu » 

Si se saigne ' et commande à Dieu ; 

Il entre dedens la sentelle , 
6290 Onques mais ne trouva tele. 

Bien armé fu le chevalier, 

En sa main tint le brant d'acier ; 

Sur le mont va roide et menu. 



s Fai72e y faute. 
* Saigner j signer. 



288 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

£s-yous ung grant serpent venu , 
Au chevalier vient courir seure , 
Devourér le cuida en Feure , 
Gueule bée * vers lui s'avance. 
Le coutel qui bien tint ou manclie 
Brandist le chevalier vaillant 

6300 Et le serpent va assaillant , 
Vistement de lui s'approucha , 
D^un seul coup le col lui trenchâ. 
Le serpent chéy mort adont, 
Si avoit bien x. pies de lont. 

Quant vit que le serpent fu mors , 
Le mont emprent à monter lors 
Vistement aussi que le cours '. 
Es-vous à lui venu ung ours , 
Qui le vient tantost assaillir ; 

6510 Mais il ne lui voult point faillir. 
Vers lui s'en vient de randonnée * 
Et a du fourrel traite l'espée , 
Comme bon chevalier et hardis , 
Et ne fu point acouardis ^ ; 
Mais Tours sur Tescu Tagrippa 

> Bée , béante. 

> Cours , course. 

^ De randonnée , avec rapidité. 
^ Acouardis, devenu coaard. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 289 

Et sur Tespaulle le happa » 

La maille desront et descire 

Et Tesca jus & terre tire t 

Bien lui ot Tespée besoing \ 
6320 L^ours va ferir dessus le groiog > 

Qui sî fort Tavoit agrippé , 

Que tout le groiog lui a coupé 

Plus de plain pié , je le recorde \ 

Or n'a plus garde qu*il le morde > 

Car trenchié Ta jusques aux yeuh ; 

Et si estoit li ours moult vieulx. 

L'ours a dont la chiere mate *; 

Mais non pourquant bauloe la pâte. 

Happer cuida le chevalier ; 
6530 Mais il fu apper et legier , 

S'a fait un sault à estravers * 

A l'ours, qui fu vieulx et divers *; 

Arriere-main ® a de s'espée 

A l'ours une pâte coupée. 

L'ours se lieve sur les deux pics 



s Lui 01 besoing j lai fut nécessaire , utile. 

* ii#cofd^r, rapporter. 

' Jfaie, triste. 

A A estravers^ en travers. 

^ Divers , méchant , féroce. 

^ Arriere-main j terme d*cscrime. 

19 



290 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Derrière , qui ne furent pas liez , 
El du chevalier tant s*approche 
Que de Tautre pâte raccroche ; 
Toutes ses armes lui desront \ 

6540 Eulx deux chéirent en ung mont ' ; 
Mais Tours si ne le povoit mordre. 
Le chevalier prend à s'eslordre ; 
Une dague ot de bonne forge, 
 l'ours en donne parmy la gorge 
Si que grandement le bleça. 
Uours adonques sa prise laissa ; 
Et quant ot sa prise laissiée » 
Le chevalier , par grant hachiée * , 
D'aventure d'un coup d'espée 

6550 Lui a l'autre pâte coupée. 

Lors gelta ung merveilleux cry , 
Et le chevalier sans detry * 
Le va ferir parmy le ventre; 
Jusqu'en la croix l'espëe y entre- 
L'ours adonques chiet mort a terre. 
Le bon chevalier d'Engleterre 



> Desront^ rompt, brise. 

* Montf tas , monceau ; chéirent en ung mont, tombèrent Pan sur 
Fautre. 
s Hachiée , souffrance. 
^ Deiry, relard. 



UE LIVRE DE LUSIGNAN. 29i 

S'espëe adonques ressuia, 
' Et puis le moDt amont puia \ 
Là fist moult grant destruction 
6560 De serpens et d'occision , 

Et des bestes que là occist ; 

Quanqu'en vint il les desconiist^ 

Combien qu'il souffrj paine mpult, 

Tant ala qu'il monta amont 

Par force et qu'il passa tout oullre 

Et vint à la fosse où le monstre 

Estoit , qui Fuis de fer gardoit 

Où le trésor qu'avoir cui doit 

Estoit enclos par faerie > 
6370 Qu'il cuide avoir ; mais c'est folie » 

Car il vint en Teure maie. 

En la fosse tantost dévale , 

Et au plus tost qu'il a peu. 

Lors l'a le monstre apparcéu 

De son œil , qui trois pies avoit 

De tour : adonques quant il le voit, 

Espris de merveilleux courage, * 

Comme beste plaine de rage , 

Vers le bon chevalier s'avance 
6380 Le monstre à tout ' sa grosse pance. 

> Puier , monter , gravir. 
» A tout , avec. 



292 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Le clievalier le voit venir : 
Adonques ne se pot tenir 
Qu'il n'atast vers lui tontesvote ' , . 
Quelque chose qu'avenir dcûe. 
S'espée a du fourrel tirée , 
Au monstre donne grant colée ' » 
Car Fespée estoit belle et bonne; 
Mais riens ne vault le coup qu'il donne, 
Car le monstre ne puet bleschier 
6590 De fer ne de fust ne d'acier. 

Le monstre aux dens a pris Te^ée , 
En deux moitiés Ta tronchonnée; 
S'estoit celle toi^te d'achier. 
Onques ne lui pot esracbier \ 
Bien trempée estoit et moult dure , 
Riens ne vault la trempéure^ : 
Du chevalier à gueule baée 
Ne fait que une seule goulée ^ ; 
Tout h ung mors Ta traosglouty ^ , 



a Toiuesvoie , toujours ; csp. todavh, 

• Coite , coup. 

* Esrachier , arracber. ^ 
4 Trempéun , UOB)f»e. 

^ Coulée t boucbéa. 

« Tout à ung mors fa transglouly , il Ta avali lOUl cnlier d'un 
seul morL*eau. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 293 

6400 De cela n'ay-je point meoty. 

Le chevalier tantost engoulle ; 

Mais il n*y parot en sa goule 

Ne q'an ' pasté fait en uog fo«r. 

Ainsi moru à grast dolonr. 

Ce fa dommage vraiement : 

En lui avoit grant hardement , 

Moult avoit fait de beaui fais; 

Mais il n'en fera plus jamais. 

Le bon chevalier d^Elngleterre , 
6410 Qui le trésor cuidoit conquerre , 

Le chevalier tant bonnouré 

Fu du monstre ain» devouré : 

Ce fu douleur et grant dommage , 

Car en lui ot grant vassellage'. 

Ainsi le chevalier moru, 

Que homme ne le secouru; 

Ne si hault que Im ne monta 

Homme : dont en hi mouit pris a ; 

Si doit eslre ramçntéos 
64^ Et ne doit point estre téus , 

Car homme, si comme dit l'istoirc , 

Ne monta , dont il fist mémoire , 

> Mais,,, ne q'un , pas plus qQ*im. 

> Vassellage^ valeur. 

' Rameniius , rappelé. 



294 LE LIVRE DE LDSIGNAN. 

Si faauh ou merveilleux rocbier ^ 
Comme fist ce bon cheYsdier. 
Deux jours son page séjourna 
Au pié du mont, puis retourna 
En Engleterre,^ oit l'aventuré 
Conta à mainte créature^ 
Qui escripre en firent Tistoire 

6430 Afin qu'adez ' en fust mémoire. 
En ce sçot-il par ung devin , 
Qui fu jadis clerc de Merlin. 
Et près d'ilecques demouroit. 
Tout le monde k lui côuroit ; 
De quelconque nécessité 
Il en disoit la vérité^ 
Et savoit tout entièrement. 
Comme s'il y fust proprement • , 
Ce qu'avenoit en la montaigne. 

6140 Ce devin estoit nez d'Espaigne 
Et fu k l'escole de Tholette ' , 
Si comme tesmoingne la lettre ^ 
Voire des ans plus de vint. 
Onques homme vers lui ne vint 
A qui la vérité ne comptast ' 

> Adez , tovjoars. 

> Proprement^ en personne. 
* ThoUtie, Tolède. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 295 

De tout ce que on lui demandast; 

Et pour ce ala vers lui le page , 

Qui moult estoit subtil et sage , 

£t sçot par lui la vérité 
6450 De ce que je vous ay compté. 
Or en fu-il ung de Hongrie , 

Qui estoit de noble lignie, 

Lequel voult le trésor conquérir ; 

Mais onques n*y pot avenir. 

Jusques en la montaigne vint , 

Le mont puia dix pas ou vint ; 

Mais là n'ot gueres demeuré 

Que de serpens fu devouré , 

Et ne monta gueres amont. 
6460 D^autres en y a eu moult 

Qui devourez y ont esté 

Et en yver et en esté. 

Homme le trésor ne conquerra , 

Qui du lignage ne venra 

De Helmas , le roy d'Albanie , 

Et proprement de sa lignie. 

Douleur fu que le chevalier 

D'Engleterre , preux et legier , 

N'avoit esté de son lignage. 
6470 Si estoit-il de haull parage > 

De la lignie Tristran estrait , 



396 LE LIVRE DE LUSIGNAN, 

Ainsi que risloîre retrait ' ; 
Mais le trésor eust conquesté » 
Se du lignage éust esté ; 
Car il fu moult cbevalereux y 
Autant ou presque les ix Preux. 

Or avint-il en ce temps-là 
Qu'un messagier passa par là 
Où estoit Geuffroy au Grant-Dent 

6480 En moult Joieux esbatement , 
En son chastel de Lusignen , 
Dont pareil ne verrez de Tan., 
Âvecques dames et damoiselies » 
Gentes , gracieuses et belles » 
Où s'esbatoit en ung vergier. 
Es-Yous venu ung messagier ; 
A Geuffroy vint^ si le salue. 
Geuffroy lui fait la bienvenue. 
Car gentil est le message 

6490 Et si avoit mouh bel langaige. 
Geuffroy demande d^ nouvelles. 
Devant dames et damoiselies^ 
Et cil le fait lui a compté 
Ainsi que je Tay racompté ; 
Tout le fait lui voulut retraîre 

hetraire, rapporter. 



L£ LIVRE HR LUSIONAN. 

£t oft le fier monstre repaire. 
Qui (an. par a destruit de gens. 
Fors et appers , noblei et gens, 
Et comment le trésor gardoit 

6500 D'Elmas, qai tant ricbe estoit 
Une trésor st riche ne iu. 
Geoffroy moult se merreilla du 
Monstre de qaoy il ot parler, 
Et dist qu'il y vooldra aler 
Et le DH>n^re destraira 
El le trésor conqnestera. 
Adonques fist sans axresler 
Ses gens vistement approcher , 
Et Thierry son frère manda, 

«s]o Et pais loi dist et commanda 
Que tout le pays gouvernast 
Jusques h tant qu'il retoornasl; 
Car Geufiroy au hardy courte 
Onqnes n'entia en mariage, 
N'onques ne se vonlt marier, 
Poor certain, ne femme aSier '• 
A son frère la terre baille, 
Dist qu'il ira, comment qa'U aille, 
Appertemenl, sans anetter, 



298 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

6520 Ce riche trésor conquester ; 

Mais quant le cbemin deust aprendre » 

Maladie Tala prendre , 

Car il estoit jk ancians , 

Trop plus que nulz qui fust leans. 

Au lit se est couchié malade 

Le bon cheyalier fort et rade ', 

Qui tant avoit fait de beaux fais , 

Dont il ne lievera jamais. 

Helas ! il éust le trésor 

6530 Conquis 9 s'il eust vescu encor y 
Et la Terre de Promission , 
Qui tant est sainte région ; 
Mais mort, qui fort et foîble enserre, 
A Geuffroy au Grant-Dent print guerre; 
Guerre lui fist , voire mortele , 
Ob desconfis fu, car contre elle 
N'a homme force ne puissance. 
Tant soit fort ne de grant puissance. 
Autant du foible que du fort, 

6540 Nul n'a povoir contre la mort , 

Soit prince > duc, conte ou roy. * 
De son dart va ferir Geuffroy , 
Tout droit le va ferir au cuer , 

> Rade, roide, vigoureux. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 299 

De quoy ce fu moult grant douleur ; 

Car en Poitou eust fait assez 

De biens, ains que Fan fust passez ^ 

Eglises faites et fondées , 

Qui jk estoient devisées » 

Et les rentes toutes assises 
6550 Pour fonder ces nobles églises. 

Helas , dolent ! or remaindront ' 

Ne jamais faites ne seront : 

Dont c*est pitié et grant douleur » 

S*il pleust à nostre Créateur. 
Geuffroy s'est malade acouchiés 

Et fort se sent de mal techiés ' , 

Prendre ne puet vin ne viande» 

Âprestement le prestre mande. 

Le prestre vint , il se confesse » 
6560 Devant lui fist dire une messe ; 

Puis ordonna son testament , 

Ouquel il voult especialment. 

Quant il ot devisé tous ses lès ,. 

Qu'enterré fust à Malllezè^ ^ 

Où il avoit moult beau repaire , 

Car de nouvel Tôt fait refaire. 



> Memaindroni^ resteiODt. 

> Têchiés^f eotaché. 



300 LE UVRE DE LUSIGNAN. 

Aussi comme il Tavoit destruite , 

Fu par lui refaite et restruite ' 

De Maillezès la noble église : 
6570 Là gist , là est sa tombe mise , 

Je Tay véue de mes yeulK. 

Son testament fist tout au mieulx 

Qu'il pot ; mais tout quanqu'il laissa 

Fist paier, et puis trespassa. 

Tout fu paie eu sa présence. 

Saint Pierre, saint Pol, saint Andrieu, 

Tous apostres amis de Dieu , 

Par courtoisie 

N'oubliez mie celle lignie , 
65S0 Dont grant noblesce est saillie 

Et en mainte terre espartie '; 

Car en maint lieu 

Ont-iiz conquis maint noble fieu * 

Par leur noble chevalerie. 
Saint Eslienne et saint Vincent, 

Saint Lorens et saint Clément 

£t saint Denis, 

Qui tous estes de Dieu amis. 



> Restruii, reconstruit. 
• Smllir, gorlîr. 
» Espartir , répandre. 
4 Fieu , nef. 



LE LIVRE DE LUSIGNAN. 301 

Vos corps avez offers et mis 
6590 À grief tonnent ; 

Et tons martirs semblablement. 

Qui régnez pardurablement * 

En paradis * 

Pour vos beani fois et beaux dis * , 

Faites que nous soions compris 

Finablement 

Où règne le Père et le Fîfe , 

Ou ciel , et le Sains-Esperis , 

Et sera pardurablement. 
6600 Saint Sevestre , saint Augustin , 

Saint Martin , 

Saint Mor et saint Severin , 

Saint Nicolas , 

Et tous confesseurs par compas ' , 

Je vous supplie , n'oubliez pas 

Ceux dont j'ay traitié » et moi las ^ ; 

Mes hors des las ' 

Nous geltez du fel * ennemy 



> Pardurablement , étcrnelicmenl. 
s Dis y paroles , discours. 
^ Par compas, régulièrement. 
4 Las, malheureux. 
* LaSf lacs, filets. 
« Fclf félon. 



9 



302 LE LIVRE DE LUSIGNAN. 

Qui vient à tierce * et midy 
6610 £t plus souvent que je ne dy, 
Pour nous mettre du hault au bas. 
Faites-nous avoir le soûlas * 
Du ciel après ce monde-cy. 
Sainte Marie Magdaléine , 
Je vous requier k baulte aleine 
De pensée pure et fine , 
Sainte Agnès , sainte Katerine , 
Qu'il vous plaise prendre la paine 
De prier Dieu qu'il nous maine 
6620 Là sus en la joie divine. 

Vous , amis de Dieu , sains et saintes , 
Humblement vous pry à mains jointes 
Que vous faciès 
Tant que noz pechiés effaciés 
Et que de Dieu soions acointes , 
Tant que d'enfer n'aions les pointes , 
Mais berbergiés 
Avec vous soions et logiés 
Ou ciel , où n'a nulles complaintes. 

> Tierce^ neuf heures du matin. 
• Soûlas, bonheur.