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MEMOIRES CONTEMPORAIIVS.
MÉMOIRES
DE MADAME LA DUGHESSE
DABRANTÈS
TOME HUITIEME.
IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES.
UUE JACOB, k" 24.
MÉMOIRES
DE MADAMK LA DUCHESSE
ou
SOUVENIRS HISTORIQUES
SUR
NAPOLÉON,
LA RÉVOLLTIOX,
LEDIRECTOIRE, LE CONSULAT, L EMPIRE
ET LA RESTAURATION.
TOME HUITIEME.
A PARIS,
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. LE DUC d'oRLÉANS,
HUE DE CHABANNAIS, K° '2.
MDCCCXXXII.
NOTE DE EEDITEUR
En publiant la 4*^ livraison tle ces Mémoires , l'édi-
teur croit devoir démentir formellement les bruits
absurdes que la baine s'est plu à répandre sur son
compte, et que la malveillance et l'envie n'ont pas
manqué de propager et d'exploiter. Les circonstances
désastreuses qui ont frappé sa maison , ne lui ayant
pas permis d'éditer le roman de VJmirante de Cas-
tille , plusieurs personnes ont osé induire de là que
madame la duchesse d'Abrantès avait rompu ses
relations avec lui , et que tous les ouvrages ulté-
rieurs de cette dame seraient désormais publiés par
un autre libraire. De pareilles allégations sont fausses ,
et l'éditeur les signale ici comme autant de calomnies.
M""^ la ducbesse d'Abrantès n'a jamais cessé del'bonorer
de sa confiance ; la publication de V Amirante par un
autre libraire n'a point eu et ne pouvait avoir d'autre
cause que lesmalheurs éprouvés par la Maison Ladvocat.
Aujourd'hui , que la bienveillante sympathie de toute
la littérature contemporaine a replacé cette maison au
rang qu'elle occupait, son chef ne croit pas s'abuser en
û'?3ûa2
■-> ^-ï/'w'
H NOTE DE L EDITEUR.
se flattant que lui seul aura l'honneur de pour-
suivre la publication des Mémoires de M""* la du-
chesse d'Abrantès. Cette prétention est fondée sur les
assurances que l'auteur même a daigné lui donner à
cet égard, assurances qui se trouvent reproduites dans
deux lettres écrites à des époques différentes , l'une
en mars et l'autre en juin derniers. L'éditeur demande
au public la permission d'en mettre sous ses yeux
les principaux passages :
Mars i832.
« Mon cher éditeur,
« J'ai manqué de courage pour vous dire, hier, que
' les circonstances m'ont contrainte à traiter immé-
« diatement pour V Amirante. J'aurais eu honte d'ail-
« leurs que votre malheur reçût un accroissement de
« moi , et j'en aurais souffert parce que je suis con-
« vaincue de votre attachement pour moi. Vous me
« l'avez prouvé dans vos Mémoires, et je l'ai bien
'< senti. Aussi , vous seul les terminerez ; mais ici il
« m'était impossible d'attendre
« Vous comprendrez ma position , mon cher éditeur,
« et vous ne m'en voudrez pas. J'ai une sincère amitié
« pour vous ,et vous le prouverai. Je dirai et ferai tout
« ce que vous voudrez pour que tout le monde soit
- bien persuadé que ce ne sont nil'humeur , ni la mé-
■ fiance pour l'avenir, qui m'ont fait prendre cette dé-
« termination ; c'est la seule force des choses. Que la
' tranquillité de nos rapports n'en soit pas troublée!
KOTE DE L EDITEUR. III
n — Je VOUS le répète , je vous montrerai que je vous
• porte le même intérêt, et cela, vous le verrez bien-
« tôt. Je vous demande seulement d'entrer un instant
« dans ma position. — Songez que nos rapports d'au-
« leur et d'éditeur n'ont reçu aucune atteinte. N'en
« soyez donc pas moins pour V Amirante de Castille ,
« un père adoptif, car il est le frère des Mémoires. »
La Duchesse d'Abbantès.
Juin i832.
• Moucher éditeur, j'ai appris avec peine qu il vous
n avait été fait un conte, qui me blesse d'autant plus
« qu'il me donne une apparence de déloyauté qui est
« loin de ma pensée. Comment vous-même avez-vous
« pu y ajouter foi un moment.'' Je ne pense pas
« vous avoir donné lieu de croire que je ne tienne
« pas aux liens d'équité et de délicatesse, et je n'au-
• rais pas traité , comme on vous l'avait dit , à votre
n însçu et sans avoir eu avec vous une explication. Le
« livre a été commencé par vous , tout mon désir est
« que vous le finissiez. Soyez toujours le père, le
« patron du livre; vous savez combien vous lui avez
« fait de bienj croyez-vous que j'oublie les soins que
« vous avez donnés à sa publication.
* Mille amitiés. »
La Duchesse d'Abrantés.
Outre que ces deux lettres sont conçues dans des
termes trop honorables et trop flatteurs pour que
l'éditeur n'ait point à cœur de les reproduire ici , elles
IV jVOTF. Dlî L ÉDITEUR.
peuvent réfuter victorieusement certaines assertions
pleines de malveillance et de fausseté , consignées
dernièrement dans un recueil hebdomadaire. Certes,
l'éditeur n'attache pas à ces niais mensonges plus d'im-
portance qu'ils n'en méritent ; s'il a pris la peine de
les relever ici, c'est qu'ils semblaient faire planer sur
]y[me la duchesse d'Abrantès un soupçon de déloyauté
que toutes les personnes admises à l'honneur de son
intimité, doivent repousser avec indignation et mépris.
Ainsi donc, et quoi qu'il en soit, l'éditeur de ces
Mémoires ne les verra point passer en d'autres mains ',
et il s'empresse de rassurer à cet égard ses nombreux
souscripteurs. Sans doute, l'éditeur, qui peut, heu-
reusement pour lui , ne pas craindre qu'une haine
obscure vienne jamais altérer d'illustres amitiés, aurait
droit d'être surpris que, sans motif, sans fondement
aucun , on eût trouvé nuiyen d'attaquer sa per-
sonne, s'il ne savait que les vifs témoignages de
sympathie qu'il a reçus dans son malheur de toutes
les célébrités littéraires et politiques, lui ont suscité
plus d'envieux que sa prospérité.
Paris, ce 7 octobre i832.
LADVOCA'r.
' Les TOMES ix et x paraîtront le i5 décembrk i^hochain ; ii.s
SERONT ORNÉS d'uN TRÈS-BF.AU PORTRAIT DU DUC d'AbHANTÈS , DESSINE
ET GRAVÉ n'APRrS I.E TABT.EAtr OUIGINAT, DE M. T.f BAP,0^' CrOS.
DE MADAME L\ DUCHESSE
Alllf 4 "iW^F'K^*
CHAPITRE PREMIER.
Physionomie do l'Espagne et du Poitugal avant la guerre.
— L'empereur attache une grande importance à être l'al-
lié de CCS deux pays. — Fanatisme national des Espagnols.
— Détails sur la famille royale et le prince de la Paix. —
Parallèle de ce dernier avec Orloff, favori de Catherine.
— Impôt sur les voitures. — Beauté des routes. — Ins-
criptions. — Recherches historiques et statistiques sur
Madrid, — Madame de Ecurnonville. — ■ Son aimable ré-
ception. — Pourquoi les lumières de la civilisation pé-
nètrent difficilement en Espagne. — Dévotion des femmes
espagnoles. — Passion des Espagnols pour les spectacles,
les joiites, les tournois. — Mot du comte d'Aguilard. —
Orgueil castillan. — La duchesse d'Ossuna. — Les mar-
quises de Santa-Crux et de Camarasa. — La marquise d'A-
riza. — Madame Carrujo. Sa fdle madame la comtesse
Merlin Mes douze premières années. — La marquise
de Santiago. — Ses ridicules. — Le sourcil postiche.
Je vais donner un aperçu de ce qu'étaient
Vin. I
9. MÉMOIRES
Madrid et l'Espagne à l'époque oîi je les ai vus
avant la guerre; avant même que les intrigues de
quelques hommes obscurs eussent fait tomber ce
royaume dans les pièges qui lui furent tendus de
toutes parts, et qui, en irritant contre nous l'es-
prit du pays, en ont totalement changé l'aspect
non-seidement moral^mals physique. Le Portu-
gal sera soumis par moi à la même enquête de
souvenir. Je le peindrai comme je l'ai vu. Les
notes et les correspondances que j'ai sous les
yeux en ce moment, en aidant mes souvenirs me
rendent cette tâche plus facile qu'aucune aulre^.
A l'époque où je vis l'Espagne en allant à Lis-
bonne, tout était tranquille et ne faisait présu-
mer aucune invasion daîis le pays, surtout de
notre part. L'alliance de la France , au con-
traire, avec l'Espagne était plus étroite que ja-
mais. On armait dans tous les ports de l'Andalou-
sie pour joindre la flotte espagnole à la notre.
Junot était spécialement chargé de dépécin'S
secrètes à cet égard. 11 devait entretenir le
prince de la Paix relativement à cette alliance,
dont l'empereur faisait alors un grand cas. La
' .le ne m'arrùterai p:is à faue i'.iîc relai^on de mes vovatres
ru Es; ,ij:;ne et en Portugal. Mais chacun voit avec des yeux
différents. Tu 's impressions sont à moi ; je ne donne que
celles-là.
Dt: LA. DUCHESSF 1> ABRANTIiS. 3
marine espagnole était encore formidable; elle
l'était surtout moralement: le com.bat de Trafal-
gar n'avait pas eu lieu.
La société de Madrid avait aussi dans ce temps
un aspect et une couleur que l'on n'y retrouve
plus. C'est un beau tableau, toujours du même
maître, mais retouché i:)ar un élève dont la ma-
nière différente forme des taches dans l'ouvrage.
L'Espagne, avec sa couleur véritablement lo-
cale, ses usages singuliers mais adaptés au pays,
les coutumes faites pour le caractère de ses ha-
bitants, tout, jusqu'à ce costume que les femmes
étrangères étaient obligées de prendre sous peine
d'être insultées si elles étaient sorties le matin
sans l'avoir revêtu, tout en eux me plaisait et
m'attirait.
Un autre coup d'œil observateur que je suis
aussi très-heureuse d'avoir été à portée de don-
ner dans le temps dont je parle, est celui qui
m'a fait connaître la famille royale et l'homme
qui gouvernait l'Espagne à cette époque avec
un sceptre de roseaux au bout desquels se trou-
vaient quelquefois des pointes de fer aiguës qui
blessaient vivement cette nation généreuse. Le
prince de la Paix est une de ces figures bi-
zarrement rélèbres qui ont un renom fameux
sans que rien le légitime. Nous avons vu la même
I.
4 MÉMOIRES
chose en Russie : Orloff fut attaché à la renom-
mée de Catherine par un Hen sinistre; toutefois
la renommée de cette femme , quelque injuste
qu'elle ait été, avait une lumière sanglante qui
en faisait un phare au milieu de ses déserts. Or-
loff était auprès, et quelques jets de cette lueur
l'avaient éclairé. Mais l'histoire du prince de la
Paix est un des plus curieux résultats de l'effet
que peut produire une liaison illégitime. J'ai eu
beaucoup de détails sur lui et sa vie en général
pendant mes différents séjours en Espagne. Je
les donnerai, ainsi que l'opinion que Junot eut de
lui après une correspondance assez longue qu'il
entretint avec lui et dont il m'est demeuré des
lettres de la propre main du prince de la Paix
et écrites en castillan.
J'ai déjà dit combien je fus frappée de l'espèce
de désolation qui régnait alors autour de Ma-
drid. Depuis que j'avais quitté le lion de pierre
qui désigne la séparation de la Nouvelle et de la
Vieille-Castille, je n'avais vu qu'un pays aussi
nu, aussi aride qu'un désert : ni jardins, ni châ-
teaux, ni culture, ni maisons de plaisance , rien
qui annonçât une grande ville. Ce lion de pierre,
portant une inscription, est à l'entrée d'un che-
min, le plus admirable que j'aie vu. C'était la voie
romaine dans les beaux temps de Rome, alors
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 5
qu'elle laissait des vestiges de sa grandeur dans des
pays reculés, où elle se retrouve encore après plus
de deux mille ans. Notre artillerie, celle des Es-
pagnols, le passage continuel de nos troupes,
ont fait un tort considérable à ces belles routes ;
et c'est encore là un de ces souvenirs qui ne
peuvent plus être renouvelés maintenant. L'in-
scription du lion est ainsi conçue :
FERIVAINDUS VI,
PATER PATRIjî:,
VIAM UTRIQUE CASTJLL^
superatis montibus fecit.
an. salut. m.dccxlix,
regne sui iv.
Ce Ferdinand VI était le fils de Pliilippc V
et de la princesse Farnèse. Il est étrange que la
vanité porte à faire un monument aussi fastueux
avec une inscription pour signaler quelques
lieues de cbemin fait au milieu d'un pays dans
lequel on ne trouve pas une maison, pas une
trace de culture!... et puis de s'appeler avec
cela le père de la patrie...
Mais si rien n'annonce la capitale de l'Espagne
en approchant d'elle , on est frappé en entrant
dans la ville et en la traversant. Ses rues sont
6 MÉMOIRES
larges , droites ; la rue d'Alcala , où logeait
l'ambassadeur de France, dans Thotel du comte
del Campo d'Allange, ambassadeur, à l'époque
dont je parle, d'Espagne à la cour de Lis-
bonne, est une des plus belles rues de l'Europe;
c'est notre rue Royale, mais pendant un espace
du triple de longueur au moins, et terminée d'un
coté par la magnifique promenade du Prado et
le beau palais du duc d'Albe % et de l'autre par
la porte del Sol. La grande Rue, celle de Tolède,
dont il est tant parlé dans Gilblas et dans les
romans espagnols , la rue d'Atocha , sont plus
belles qu'aucune de celles de Londres et de
Paris.
Madrid ne fut long-temps qu'un petit bourg
inconnu appartenant aux archevêques de Tolède.
Ce fut Philippe II qui en fit le premier un
lieu de résidence royale. 11 fut séduit dans le
choix qu'il fit de Madrid par la salubrité de
l'air malgré son inconstance, et celle de ses
eaux. Elles sont abondantes : dans presque tous
les quartiers de la ville on voyait des fontaines
qui, par exemple, étaient toutes détestables
comme exécution de sculpture et de dessin,
' A l'époque oîi j'érais ù Madrid la j)remiète fois, ce pa-
lais immense était commencé depuis long-tomps, et mena-
çait de tomber en ruine avant son entière construction.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. y
chose assez extraordinaire à une époque qui
était celle de la renaissance , et où l'Espagne
acquérait les plus beaux chefs-d'œuvre de tous
les arts. Je me rappelle qu'en voyant surtout la
fontaine d'une petite place irréguiière nommée
Anton Martin, je ne pus ra'empécher de rire. C'é-
tait un assemblage du choses, car en vérité les ob-
jets ne peuvent être définis , qui ressemblait à un
amas fantastique formé par un lutin. Il en était
de même de la fontaine qu'on voyait sur la place
appelée, je ne sais trop pourquoi, Puerta del
Sol. Je crois que sous le règne du roi Joseph ,
elles ont disparu toutes deux. Je ne parle
pas ici des fontaines du Prado, c'est une chose
à part. Du reste, en ma qualité de buveuse
d'eau , j'ai parfaitement apprécié la bonté remar-
quable de celle que doilnent ces fontaines. Elle
est excellente. Cela vient, je crois, de la grande
quantité de détours qu'elle est obligée de par-
courir.
Après quelques heures de repos, j'allai à l'am-
bassade de France, où je fus reçue par l'ambassa-
drice, madame de Beurnonville, dont j'ai déjà fait le
portrait. Je ne puis trop me louer de ses préve-
nances et de la manière aimable avec laquelle
elle m'a accueillie. Elle était fort bien vue à Ma-
drid , où sa naissance \\ avait assuré d'avance
8 MÉMOIRES
une réception favorable ; dans un pays où la no-
blesse est tout, il était d'une haute importance
que la femme au moins de l'ambassadeur fût à
l'unisson des idées du pays. L'impression cpie pro-
duisait l'empereur par la magie de sa gloire, et
qui se reflétait sur ses généraux, n'était pour-
tant pas suffisante, et cela je l'ai vu , pour con-
tenir l'opinion des personnages même les plus
élevés. Un préjugé aussi profondément enraciné
ne peut recevoir en un jour une nouvelle greffe
et porter à l'instant son fruit. La preuve en est
positive. Nous avons bouleversé l'Espagne , nous
l'avons occupée six années; nous lui avons im-
posé un roi, un code, des opinions. Qu'a-t-elle
pris?... qu'a-t-elle gardé?... Des germes de vo-
lonté libérale?... Croit-on donc en France qu'il
n'y avait pas en Espagne, et depuis long-temps,
des esprits droits à côté des esprits fourchus?...
des hommes qui tendaient à redresser les opi-
nions et les pensées féodales et superstitieuses?
J'aurai plus tard l'occasion d'en fournir des preu-
ves; j'ajouterai même une singularité qui peut
faire l'objet d'une profonde réflexion : c'est que
plus tard , lorsque j'y revins avec une armée ap-
portant cette volonté tyrannique que l'empe-
reur avait commandé à ses généraux en chef
d'exercer sur l'Espagne pour la dompter, je puis
DE LA. DUCHESSE D ABRAKTKS. C)
affirmer que je trouvai une différeuce totale
clans les esjDrits. — J'ai beaucoup vu un chanoine
nommé don Andrès Macafiaz ; cet homme avait
du romain, ou plutôt du Spartiate dans l'âme.
Eh l)ien! il avait arrêté la publication d'un ou-
vrage fort remarquable sur la liberté des peuples
et sur les droits de quelques villes de la Vieille
et de la Nouvelle-Castille, tout-à-fait copié sur la
constitution de don Juan de Padilla et capable
de renouveler la Germaiiada. Cet ouvrage, qui
même aujourd'hui pourrait passer pour être
l'œuvre d'un homme du mouvement et d'un
homme passionné, lui parut hors de son lieu
dans un moment où les Espagnols, loin de
chercher des défauts à leur souverain et à leur
forme de gouvernement , devaient au contraire
les dissimuler aux veux du conquérant, qui
prendrait le prétexte de l'expression de leur
malheur pour venir à leur aide. Cette pensée,
sans doute exagérée peut-être, mais au fond juste
et positive, a été celle de beaucoup d'Espagnols
instruits, et a fait faire un pas rétrograde im-
mense à la lumière qui devait se répandre dans
la péninsule, mais par les soins de ses pro-
pres enfants. J'ai la plus haute admiration pour
le caractère espagnol. Je l'ai étudié à différentes
époques , je l'ai vu ce qu'il est, c'est-à-dire grand ,
lO MEMOIRES
et capable des plus généreux et des plus re-
marquables efforts. Lorsque je fus en Espagne
en i8o4, ainsi qu'en Portugal, voici l'impression
que me firent les deux peuples. Cette impression
n'est pas !e résultat de mes souvenirs consultés
aujourd'hui, après avoir traversé toute l'époque
des guerres de la péninsule, elle est transcrite
d'après mes lettres de ces deux années i8o4 et
i8o5. Ces lettres, ainsi que toutes les pièces ori-
ginales dont il a été question dans mes Mémoires,
seront déposées chez mon éditeur.
Voilà comme j'ai vu l'Espagnol avant que
noire invasion ait altéré une partie de son ca-
ractère et lorsqu'il était encore dans son repos
et dans son état naturel.
J'ai remarqué en lui de grandes vertus et
de grands défauts; mais il est rarement vicieux,
et alors ses vices sont plutôt un effet des cir-
constances que de sa propre nature. Les Espa-
gnols ont une discrétion remarquable, que la pas-
sion, la colère ne font pas enfreindre, mais qui
pourtant n'a rien de la dissimulation. Ils ont une
grande patience; et cette vertu est peut-être ce
qui nous a été le plus nuisible dans notre expé-
dition malheureuse contre eux, parce qu'il s'y
joignait un amour constant pour leur souverain,
et une superstition que les moines mettaient à
DE LA DUCHESSE DABRAiNTÈS. I I
profit, et d'autant plus facilement que les Espa-
gnols sont dévots de bonne foi; du moins l'é-
taient-ils h cette époque. Je sais que depuis il
s'est glissé parmi eux un poison dangereux pour
une peuple quand il n'est pas éclairé: c'est une
instruction ébauchée, apprenant l'incrédulité et
Vesprit fort. C'est un des dons heureux que nous
leur avons faits. La dévotion des femmes avait un
caractère qui me frappa et me toucha en même
temps; elle était tout entière à la Vierge. Elles
l'adorent en Espagne sous mille noms différents,
et chaque jour est une fête nouvelle. En tout , la
manière d'être des Espagnols dans leur religion,
si je puis m'exprimer ainsi pour un sujet aussi
grave, étonne d'abord. Cette grande quantité de
saints, qui arrivent toujours en troupe dans leurs
prières , avant que les noms de Dieu ou de Jésus-
Christ soient prononcés, est assez bizarre pour
étonner un Français surtout, dont la religion est
simple dans son rite, comparée à celle des Espa-
gnols.
Tout ce qu'on raconte sur l'Espagne relative-
ment à l'horreur que les habitants ont de l'ivresse
est parfaitement vrai. Avant l'invasion, j'ai tra-
versé la péninsule dans sa plus grande longueur,
et je n'ai vu que deux hommes ivres qui étaient,
l'un Français et l'autre Catalan, matelot, et ne
la MliMOIRKS
connaissant de son pays que le nom. On voit,
dans Strabon, qu'un Espagnol se jeta dans un
bûcher de honte d'avoir été appelé ivrogne ^ Je
ne sais si aujourd'hui ils seraient aussi suscepti-
bles. Je ne le crois pas. C'est encore une altéra-
tion qu'ils nous doivent.
Mais il est une remarque essentielle à faire en
parlant de l'Espagne; c'est qu'elle fut conquise
et habitée tour à tour par tant de peuples diffé-
rents, qu'elle a conservé une teinture de ces
peuples dans les provinces qu'ils ont le plus
long-temps occupées. Ce n'est donc que dans
le caractère des habitants du cœur de l'Es-
pagne qu'il faut étudier l'Espagnol. Notre der-
nière invasion, quelque courte qu'elle ait été,
leur a laissé pour adieu des traces ineffaçables.
Les vainqueurs imposent toujours avec leurs
bras une portion de leur caractère. Cet amour
des tournois , ce goût pour les spectacles, comme
las parejas , les joutes de la niaestranza, que j'é-
crirai plus tard, cette galanterie respectueuse
pour les femmes, ce goût fastueux pour les ti-
tres, et cette habitude de parler en métaphores
eten hyperboles, leur viennent des Maures, tandis
que les Africains 'Bérebères leur ont laissé la
' Quidam ad ebrios vocatus in royiim se iiijccit.
DE LA DUCHESSE D'aERANTES. t3
gravité dans le maintien et dans le discours,
cette jalousie qui les rend vindicatifs et méfiants.
LesGoths, leurs ancêtres, et ceux qui sont vrai-
ment les fondateurs de l'Espagne, leur ont donné
la franchise, la probité et la bravoure. Quant à
leur superstition, je crois que la source en est
à l'époque de la longue invasion, ou plutôt de
Y importation des Romains dans la péninsule. Ils
étaient bien superstitieux. Que voyons-nous au-
jourd'hui dans Rome et dans toute l'Italie? le
même défaut abrutissant la religion. La super-
stition n'a fait que changer de but et d'objet.
L'Espagne a fait de même. Ceci, après tout, est
ime pensée à moi. Je la soumets à de plus habiles.
De tout ce qiie je viens de dire on pourrait
conclure que l'Espagnol n'a j^as un caractère ar-
rêté. Je prie de remarquer que j'ai mis dans mon
cercle d'observations les trois quarts de l'Espagne
ayant le caractère tel qu'il existe aujourd'hui, et
composé des divers éléments cjue lui ont légués
ses divers conquérants. Maintenant ces éléments
se sont coordonnés et ont produit, au contraire,
un caractère formé et plus solide qu'aucun peuple
de l'Europe ne peut le présenter. Le Castillan
surtout, que je connais mieux qu'aucun autre,
est fier, grave; il a du génie, de la force dans
l'âme et de l'élévation dans les sentiments. Il a
l4 HIÉMOIRES
(le la méfiance et n'accorde son amitié qu'après
une lonsfue épreuve; mais ensuite il est ami, et
ami dévoué. En lui tout est solide, et peut don-
ner confiance. J'ai une liante estime pour tout
ce qui est dans cette portion de la péninsule. Les
habitants de Madrid ont fait voir, lors de la fa-
meuse guerre de la succession, ce dont était ca-
pable un peuple fidèle et dévoué. Il est peu de
monarques qui entendent un langage comme
celui du comte d'Aguilar, lorsque, courroucé
comme tous les Espagnols des voir Philippe V
former une compagnie de gardes du corps, il lui
dit avec cette franchise et celle rudesse respec-
tueuse qui semblent aux grands d'Espagne un
privilège de leur rang vis-à-vis de leur souverain :
« Si Votre Majesté avait résolu de dormir sur
« la plaza Mayor, elle y serait dans la plus grande
« sûreté. Le marché ne commencerait qu'à neuf
« heures, et tous les Castillans lui serviraient de
ce garde pendant la nuit, w
Oui, je persiste à dire que l'Espagnol est un
grand et généreux peuple. Quand on réfléchit
à tous les moyens de répression employés pour
arrêter son intelligence, combien ou est encore
étonné de ce qu'on trouve parmi eux!... Ils ont
des vices? Et quelle est donc la nation qui n'en a
pas ? Quel est l'homme qui en est exempt? Eh bien !
DE L.V DUCHESSE d'abRANTÈS. i5
l'homme est une réunion de vertus et de
vices , et une nation est une réunion d'hommes.
Lorsque les vertus l'emportent sur les vices
qu'une administration monstrueuse a rendus
inséparables de la vie sociale, et qu'une consti-
tution vicieuse elle-même cherche en vain chaque
jour à détruire ce que la nature a donné à cette
nation, je trouve alors qu'il faut non-seulement
l'estimer plus haut qu'une autre, mais l aimer;
et c'est aussi ce que j'ai fait. Je ne crains pas de
finir son panégyrique en disant que , excepté
une paresse, qui encore tient bien moins au cli-
mat qu'à des causes qui sont plus que jamais au
moment de cesser; excepté un orgueil national
peut-être excessif, mais qui, bien employé et
dirigé par des mains habiles , peut produire des
résultats gigantesques pour la gloire du pays assez
heureux pour l'inspirer; excepté une profonde
ignorance, encore est-elle prise ici dans lui sens
gcncral, car je connais des exceptions dont nous
serions glorieux, et qui est encore elle-même
un des résultats tenibles que l'inquisition , qui
n est plus heureusement qu'un fantôme sans
force et sans cc;aleur, a long-temps imprimés à
l'Espagne, comme suite de son effrayant pouvoir;
excepté ces inconvénients , car on ne peut leur
donner un autre nom, je n'ai vu dans les Espa-
l6 MlÎMOIRF.S
gnols, pendant les années que j'ai passées parmi
eux, que des qualités et des vertus.
Le défaut qu'on peut leur reprocher, parce que
n'étant pas mis a profit par un gouvernement qui
pourrait en faire éclore des merveilles, il est
quelquefois incommode aux étrangers, qu'il blesse
et qu'il irrite, c'est leur excessif orgueil national.
Il est peu d'Espagnols qui ne croient leur nation
la première de l'univers, et qui ne vous le disent
avec toute la politesse convenable. Ils vivent en-
core dans le souvenir de la conquête du nou-
veau monde, et du temps où Charles-Quint rêvait
la monarchie universelle. Ils sont, au reste,
comme nous au moment où j'écris. Nous nous
croyons encore au temps de la révolution et de
l'empire pour nos conquêtes et notre brillante
valeur, comme au temps de Louis XIV pour
notre urbanité et notre politesse , et nous
sommes aussi loin de l'un que de l'autre, non-
seulement en réalité, mais par l'effet de la
marche rétrograde que nous avons faite pour les
deux choses : l'une, de notre propre volonté;
l'autre, au commandement d'un gouvernement
qui aime la paix au point de faire la guerre pour
l'avoir ^ Oh! le beau, le bon temps!
* En parlant du silence de notre brave jeunesse, je ne
DE LA DUCHESSE D AERANTES. I^
Aussitôt après mon arrivée à Madrid , je fus
visitée par plusieurs femmes de la cour delà plus
haute classe. Quelques-unes d'elles m'ont laissé
un souvenir d'amitié et de reconnaissance que je
suis heureuse de pouvoir consigner ici. L'une de
ces dames vit encore, je crois; c'est la duchesse
d'Ossuna. Elle avait habité long-temps Paris, et
en avait les manières jointes à cette gracieuse
façon des Espagnoles, qui sont charmantes quand
elles sont aimables. Ses enfants avaient été
élevés à Paris, et avaient reçu des leçons des
meilleurs maîtres. Le marquis de Penafiel, son
fils, était élève de Gardel pour la danse, et les
autres maîtres étaiejit tous de cette force. Les
deux sœurs, la marquise de Santa-Cruz, char-
mante et aimable feuuTie, et la marquise de
Camarasa, avaient reçu la même éducation. La
maison de la duchesse était meublée avec des
bronzes et des meubles de France, et dans le
goût le plus parfait. La maison de son fils, qui
venait alors d'épouser la petite-fille de la duchesse
de Beaufort, eut été remarquée à Paris pour sa
prétends pas du tout l'attaquer. J'ai deux fils qui en font
partie; c'est répondre à tout ce qu'on pourrait présumer. Je
suis au contraire convaincue que les premiers roulements du
tambour les réveilleraient aussitôt. C'est précisément cette
certitude qui me fait souffrir pour ma pauvre patrie.
VIII. a
r8 MIÎMOIRKS
somptueuse élégance. J'en parlerai également
plus tard avec celle du duc de Tlnfantado.
Une autre femme de haut rang qui fut par-
faite pour moi aussitôt qu'elle apprit mon arri-
vée, est la marquise d'Arizza, remariée en secondes
noces au marquis d'Arizza, mayordomo, mayor de
la reine Maria -Luisa, et autrefois duchesse de
Berwick. Son portrait, à elle-même, est inutile
à retracer ici. Nous l'avons possédée assez long-
temps à Paris pour en conserver le souvenir.
Mais, ce qu'on n'a peut-être pas connu comme
moi et comme ceux qui ont été dans son intimité,
c'est sa grâce charmante, son esprit fin et re-
marquablement vaste et orné. Elle avait été
charmante dans sa jeunesse, et il lui restait en-
core une si ravissante tournure, une démarche
si légère et si souple, qu'au Prado, le matin,
lorscpi'elle quittait sa voiture et se promenait en
basquina élégante et en mantilla de dentelle,
l'ouvrant, la fermant avec son éventail, y^o/' /<://;«/•
los o/os, comme disent les Espagnols, elle res-
semblait à une charmante fille de l'Andalousie.
Elle avait alors wii fils âgé de douze ans, que
nous avons vu dernièrement à Paris sous le nom
de duc de Berwick. Sa femme, qui est Napoli-
taine, est aussi gracieuse et aimable que Tétait
sa belle-mère. C'est , à ce qu'il paraît, une chose
DE LA DUCHESSE D AERANTES. JQ
héréditaire, mais dans les femmes de cette fa-
mille.
Une autre personne, qui fut également polie
pour moi, était la marquise de Santiago. 11 ne
s'est jamais vu de plus étrange figure. La mar-
quise d'Arizza m'avait promis le palmier d'or si
je pouvais la regarder sans rire. La pauvre dame
se fardait que c'était une bénédiction. Les femmes
de la cour de Charles II auraient pâli à côté du
rouge, auraient bruni à côlé du blanc dont elle
se barbouillait '. Ensuite de sa séance de pein-
ture, elle se faisait une paire de sourcils bien
arqués, bien noirs, plantés au-dessus de deux
grands yeux qui ne se fermaient jamais, et qui
s'arrêtaient sur chacun, c'est-à-dire sur les beaux
Castillans de préférence, avec une fixité qui fai-
sait douter si elle n'était pas par hasard une
de ces figures de Curtius qui se serait enfuie du
fameux dîner royal. Il lui arriva un jour une
plaisante histoire chez la marquise d'Arizza, alors
' Les lemmes espagnoles, même en 1700, se fardaient à
un degré qui n'était égalé "par aucune autre nation en Europe
à cette époque. C'était du tatouage. La fureur en était si
grande à Madrid, que les bustes qu'on voyait dans la cour
du palais étaient eux-mêmes fardés. Les femmes mettaient
du rouge dans leurs mains, sur leurs épaules et jusqu'au
menton et derrière l'oreille.
2.
aO MÉMOIRES
duchesse de Berwick , à propos de ces terribles
sourcils. On était à Aranjuez et parfaitement
cai et en train de danser et de rire. La maison
de la duchesse de jjcrwick , celle de la comtesse
del Carpio ^ et celle de la duchesse de la Vau-
gtiyon , ambassadrice de France, offraient des
réunions charmantes. La marquise Santiago, quoi-
que beaucoup ])lus jeune alors, se fardait, se pei-
gnait comme phis tard, et avait, tout autant qu'à
soixante ans , le eroùt des cavalier scrvente et
des cortejos. Un soir elle arrive un peu tard
chez la duchesse de Berwick, et s'excuse en lui
disant que la beauté de la soirée l'a engagée à
descendre plusieurs fois la calle de la Rejna.
Tandis qu'elle parlait, un rire général, quoique
étouffé, circulait dans le salon. Sa figure déjà
fort étrange l'était encore bien autrement. Elle
n'avait qu'un sourcil!.... Comme elle en man-
quait totalement, et que celui qui restait faisait
une raie noire comme du velours, la disparate
^ était complète. La marquise ne se doutait de
rien. Le cortejo pas davantage. Venant du de-
hors, tous deux avaient les yeux éblouis par
l'éclat des lumières. — Enfin le rire éclata, lors-
cpie le sourcil perdu fut retrouvé en double au-
dessus de celui du cortejo.
— Eh bien! après tout, dit la marquise, en re-
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 21
prenant son sourcil, je ne vois pas qu'il y ait là-
dedans matière à tant rire.
Elle avait un sang-froid qui jamais ne se dé-
mentait. J'ai été témoin awiculalre d'une scène
froidement injurieuse entre elle et une personne
remarquable de la cour de Madrid, qui préten-
dait avoir eu plus de conquêtes à ses pieds.
La marquise devint pâle ou rouge, on ne peut
savoir lequel des deux, et s'écria :
— Si je le savais, vois-tu!... Si je le savais!...
Et Tonne peut se figurer ce c[u'elle dit qu'elle
ferait. Elle avait alors cinquante et quelques an-
nées, et comme les années de campagne comptent
double cela faisait un siècle.
Il y avait à Madrid, à cette époque, une femme
parfaitement belle, nommée madame Garrujo.
Elle était grande pour une Espagnole, et pro-
portionnée comme le sont toutes les femmes de
ce pays, surtout lorsqu'elles sont nées dans les
colonies. Elles ont alors une perfection dans les
formes que ne possèdent même pas les Anda-
louses les mieux faites. Madame Garrujo était
jeune, et avait avec elle à^w^ jeunes filles,
dont l'une venait d'arriver de la Havane avec son
père, ainsi qu'elle nous l'a dit dernièrement dans
un charmant ouvrage plein de grâce et de sim-
plicité eu même temps que d'esprit et de talent,
11 MÉMOIRES
car cette jeune enfant était madame Merlin. Il
est fîiciîe (le juger si elle devait être nne gracieuse
jeune fille. J'ai conservé un souvenir charmant
de cette jeune et jolie mère , entourée de beaux
enfants et vaine de leur beauté. Elle les mena
avec elle à une fête que me donna le ministre
de Hollande, M. Maynerss, et je ne l'ai jamais
oublié. Pépita, l'autre fille de madame Carrujo
et sœur de madame Merlin, était jolie aussi, mais
bien moins charmante que sa sœur.
J'ai déjà parlé de la manie, car cela ne peut
s'appeler autrement, qu'avait l'empereur de don-
ner des missions avec des doubles instructions.
Junot en avait reçu de lui-même, et avait l'ordre
de ne correspondre quavec lui pour tout ce qui
regardait quelques articles qu'il avait désignés. Je
ne sais si M. de Talleyrand s'en apercevait; sans
doute que oui. Un esprit aussi délié, aussi atten-
tifs saisir au passage ce qui pouvait l'intéresser,
n'avait certes pas laissé échapper cette preuve,
sinon de défiance de l'empereur, au moins de
grande prudence. Il y avait alors à Paris un Es-
pagnol à la figure atroce, à l'âme pas trop belle,
qui était venu comme herboriser dans les bu-
reaux des affaires étrangères, ou plutôt cher-
cher dans nos métaux^ et qui, tout en faisant
de l'histoire naturelle, en préparait une terri-
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 0.3
ble à l'Espagne. Cet homme, qui a été funeste
à sa patrie, soit qu'il ait été traîlre, soit qu'il
ait été stupide, en jouant les destinées de la
péninsule, ^OfV qu'il l'ait vendue, soit qu'il l'ait
livrée, est don Eugenio Izquierdo. Son nom va
bien à la marche tortueuse qu'il a toujrftirs sui-
vie, soit par bêtise, soit par friponnerie. Mais je
puis affirmer, par exemple, qu'il était fort spi-
rituel. Oh! que cet homme a fait de mal à l'Es-
pagne!...
a4 MÉMOIRES
CHAPITRK ÎI.
Mon mari conçoit tUi prince (!<' la P;iix iwc opinion favora-
ble. — Portrait de la princesse des Astiiries. — Curieuse
origine de la faveur du prince de la ]*aix. — Titre de
prince conféré en Espagne au\ étrangers seulement et
aux membres de la famille /ovale. — Appréciation
impartiale du prince de la Paix. — Il tient tète à
l'inquisition. — Jnnot se rend près du roi à Aranjuez. — ■
Ma présentation. — Vieux testes des coutumes féoda-
les. ■ — Pont du Mancarariez. — Pont de Tolède. — .
Le château de M. Aguado à Petit-Bourg. — Ma toilette
de présentation. — Cérémonial. — Proscription des gants
blancs. — La camareira mayor. — La reine me fait le
plus gracieux accueil. — Son portrait. — Charles IV.
— Ses habitudes. — Détails intéressants sur sa vie privée.
— La reine d'Etruric. — Mon embarras. — Questions
nombreuses que m'adressent le roi et la reine d'Espagne.
La cour était à Aranjuez lorsque nous arri-
vâmes à Madrid. Jiniot, qui était fort pressé de
parler au prince de la Paix , le vit le lendemain
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. aS
(le son arrivée. Le prince était prévenu qu'il
avait à lui communiquer des choses importantes
de la part de l'empereur Napoléon; et quoique
le canon d'Austerlitz n'eût pas encore grondé,
l'Espagne était l'alliée la plus fidèle de la France,
autant par son intérêt que par aifii/ié pour nous,
comme on peut le croire. Mais ce mobile de fi-
délité est le plus puissantchez une nation comme
chez un particulier; celui-là ne trompe jamais.
Le prince-roi, voulant plaire à l'empereur, fut
dans cette entrevue parfaitement aimable, et
Junot en revint tout-à-fait captivé.
— Berthier radotait, quand il me disait du
mal de cet homme-là, me dit-il à son retour. On
prétend qu'il est insolent; tous les grands s'en
plaignent, et moi je n'ai vu en lui qu'un cour-
tisan, tel que je me représente les hommes de
la cotir de Philippe V. Par exemple, il n'aime
pas le prince et la princesse des Asturies, et il
m'a prévenu que nous en serions fort mal reçus.
Il m'a averti que la France n'avait pas de plus
grand ennemi que le prince royal.... Je suis fâ-
ché d'avoir à écrire cela. . . Il a ajouté que c'é-
tait sa femme, la fille du roi de Naples, qui l'ai-
grissait contre nous, et cela uniquement parce
que la France est l'alliée de l'Espagne.
r— Ah! monsieur l'ambassadeur, m'a-t-il dit,
a6 MÉMOIRES
l'Espagne aura tiii jour en lui un roi qui la
rendra bien malheureuse!. . . . Cette double al-
liance avec la maison de Naples forme un lien
qui se rattache à l'Autriche qui, de son côté, a
épousé une troisième fille du roi de Naples.. . .
Toutes ces femmes sont unies pour attaquer la
France. Sa nouvelle gloire les offusque encore,
et vous ne croiriez pas que cette ligue est for-
mée et dirigée par la reine de Naples elle-même.
Notre gracieuse souveraine, que Dieu tienne en sa
garde , combat cette mauvaise influence de tou-
tes les forces de son esprit et de son amour ma-
ternel, auprès de son fils; mais général. . . .
Et il frappait son cœur de sa main droite en
secouant la tête d'un air négatif à plusieurs re-
prises.
— Je suis étonnée de ce que tu me dis là, dis-
je à Junot. J'ai entendu mon oncle Démétrius
me parler souvent delà princesse de Naples, qui
est maintenant princesse des Asturies ; il l'a
connue à Naples lorsqu'il y fut envoyé en mis-
sion par le comte de Piovence. Elle est char-
mante, à ce qu'il m'a dit; elle est belle et par-
faite non - seulement comme princesse , mais
comme le serait une femme du monde. Elle parle
sept à huit langues, est excellente musicienne,
dessine, brode; enfin elle est vraiment une
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 27
personne accomplie. Tu vois bien que c'est ton
prince de la Paix qui radote.
Junot se mit à rire.
— Mais c'est toi qui radotes à ton tour, ma
pauvre Laure. . . . Pourquoi donc une princesse
ne serait-elle pas accomplie dans le sens que tu
Tentends , et la plus méchante personne du
monde?
— Parce que l'on ne peut être méchant quand
on s'occiipe aussi activement que le fait, dit-on,
la princesse des Asturies. Bien plus, on n'en a
pas la volonté. Enfin je pense ainsi. Je puis avoir
tort; mais je crois qu'une femme qui s'occupe
depuis le moment de son lever jusqu'à l'heure
de son sommeil, de musique, de peinture, de
poésie, qui aime les beaux-arts enfin, ne peut
avoir dans l'âme que des sentiments élevés. Je
"n'en dirai pas autant de ton prince de la Paix :
on prétend qu'il sait à peine écrire.
— Oh! pour celui-là on en a menti! s'écria Ju-
not qui était encore sous le charme. Tiens ,
vois, s'il est possible d'avoir au contraire lUie
plus charmante écriture.
C'était vrai; Junot me montra un billet qu'il
avait reçu du prince de la Paix le matin même.
L'écriture en était espagnole, c"est-à-direindé-
a 8 MEMOIRES
chiffrable pour une étrangère ; mais elle était
aussi belle qu'il est possible qu'elle fût.
— Elle n'est peut-être pas de lui, dis-je après
l'avoir regardée.
— Comme tu es entêtée! répondit Junot;
que t'a-t-il donc fait cet liomme? tu ne peux le
souflrir. . . . Tiens, regarde donc.
Et il me montra une phrase du billet c|u'il me
traduisit , car je ne savais pas encore l'espagnol
à cette époque.
Po7' major secrclo escrwo en castellano j
de mipujio, etc., etc.
L'origine de la faveur du prince de la Paix
est assez curieuse pour que j'en dise quelque
chose. Cet homme a été si malheureusement
influent en Europe , qu'il est soumis à une en-
quête à laquelle lui-même ne peut se soustraire.
Don Manuel Godoï est né à Badajoz , en Estra-
madure. Son père était un petit gentilhomme
de province, répondant pour sa qualité à ce que
nous nommons en France un geiUillâtre. Don
Manuel avait \\n frère aîné, nommé don Luis
Godoï, qui entra par faveur spéciale , je crois,
du duc de l'Infantado %dans les gardes du corps.
' Je n'ose affirmer lo fait; cependant je crois en être cer-
taine. La chose serait de peu d'importance sans doute, si l'on
DE LA. DECHESSi; d'aBRA>-T?;S. 29
Don Luis était un grand et beau garçon ayant
une belle tournure, dans le sfenre de celle de son
frère. Il fut trouvé agréable [)ar une personne
qui, bien qu'elle fût placée en très-haut lieu,
savait cependant distinguer ce qui lui conve-
nait dans le plus bas étage. Don Luis se vit
bientôt en faveur, et fit venir son frère dans la
même compagnie des gardes du corps. Les af-
fections n'étaient jamais d'une durée bien lon-
gue dans le cœur ou dans la tête de celle qui
l'avait distingué. Don ^lanuel était probable-
ment plus beau, plus agréable; enfin il plut.
Son élévation fut rapide, et bientôt la cour
d'Espagne apprit que le temps des prwados était
revenu. Mais Valenzuela et le P. Nittard , le
comte-duc et le cardinal de Lerme étaient des
hommes de talent; et TEspagne ne dormit pas
sous leur règne d'un sommeil léthargique, dont
elle ne se réveilla que pour tomber dans un
abîme.
En peu de temps il fut nommé ^ d'abord duc
ne se rappelait toutes les persi'cutions qu'éprouva , pendant
la faveur du prince de la Paix, le duc de l'Infantado, cet
homme dont l'Espagne pouvait être si fîère.
' Il fut nommé duc de la Alcudia en 179'^ , et prince de
la PaZf en 1797.
3o MÉMOIRES
de la Alciulia, puis prince de la Paz. Celte se-
conde dignité frappa d'autant plus, non -seule-
ment en Espagne, mais dans le reste de l'Europe,
que le titre de prince n'est jamais conféré aux
nationaux. Ceux que nous voyons à la cour
d'Espagne avec le titre de prince, sont d'origine
sicilieiuie ou napolitaine et relèvent de cette
couronne comme princes. C'est ainsi que l'était
le prince de Masserano, que nous avons connu à
Paris. C'est par une grandesse attachée à un
autre nom qu'ils se sont maintenus sujets du roi
d'Espagne depuis que les deux royaumes sont
séparés.
C'est à l'occasion du traité de paix signé e»
1797 entre la république française et l'Espagne,
que le ànc delà Alcudia reçut cette insigne mar-
que de faveur. Est-ce l'importance du service
qu'il a rendu à sa patrie qui lui a mérité cette
exception?.... Le fait serait curieux. Sans doute
il rendit un grand service à l'Espagne en faisant
la paix ; mais qui donc avait fait déclarer la
guerre?.... A cette dernière époque, il était mi-
nistre des affaires étrangères. Toutes les autres
grâces, toutes les faveurs qu'un souverain peut
donneràun sujet, lui furent accordées ; et dans un
temps qui ne comprend pas dix années, il se
vit l'homme le plus favorisé de ses maîtres que
DE LA. DUCHESSE d'aBRA.NTÈS. 3i
l'Espagne ait jamais vu autour du trône, et
cela clans un pays où la faveur royale aie besoin
de s'accorder.
Ce serait une erreur de croire, d'après ce
que je viens de dire, que le prince de la
Paix manque totalement de talent. Il a une con-
ception prompte , de la facilité pour le travail ,
qualité rare chez les Espagnols, qui sont lents
dans leur manière d'exécuter. Il a de plus des
idées saines et souvent un jugement droit. Sans
doute ces qualités auraient dû faire de lui un
bon ministre; mais Dieu n'a pas jugé à propos que
cela fut ainsi , et les résultats de son ministère
coûtent cncoreaujourd'hui des larmes à l'Espagne.
Cependant il n'est pas méchant. Ses inten-
tions étaient bonnes comme ministre et comme
Espagnol. Plusieurs artistes furent recherchés
par lui dans l'obscurité où les plaçait leur mal-
heur, et encouragés par lui. Des voyages ont
été entrepris par ses ordres , par des hommes
capables de rapporter dans leur patrie des le-
çons de sciences et d'industrie. Il a fait con-
struire des ponts, des chemins. Il a osé tenir
tête à l'inquisition ; et dans ce combat, le plus sé-
rieux peut-être qui ait été livré par le trône à
cet autel hérissé de torches et de glaives, la
victoire est demeurée au pouvoir temporel.
Sa MÉMOIRES
D'où vient donc ce malheur qui est résulte*
de la puissance du prince de la Paix? Pourquoi
cettehainedetoute une nation contre cet homme?
Il faut qu'il y ait de fortes, de puissantes raisons
pour cette attaque livrée par les masses à un
seul individu : jamais elles ne s'ébranlent sans
cause.
J'ai dit que la cour était à Aranjuez lors de
notre arrivée à Madrid. Junot y fut d'abord sans
moi, mais pour des raisons que j'ignorais. Je crois
même que l'ambassadeur de France ne le savait
pas. Junot n'aimait pas cette façon cachée d'agir,
et me le dit plusieurs fois. Enfin, il fut décidé
que je serais présentée le 24 de mars, en con-
Jidencia , c'est-à-dire sans paniers et sans le
grand habit de cour.
Nous partîmes de Madrid le 23 de mars à
quatre hesires du soir pour arriver ?iU. sitio pour
souper, y coucher, et me trouver toute reposée
et en disposition convenable "pour faire ma toi-
lette le lendemain pour être présentée à leurs
majestés, à une heure après midi, c'est-à-dire
immédiatement après leur dîner, avant le départ
du roi pour la chasse. Je ne me rappelle pas pré-
cisément dans quelle maison nous fûmes loger.
Je sais bien que le ministre de Hollande, M.May-
nerss, était pour quelque chose dans la bonne
DE LA JJLCHKSSi; u'aBRANTÈS. 33
réception qu'on me fit dans la maison que j'oc-
cupais. Je ne sais comment il se faisait que
l'ambassadeur de France n'en avait pas encore
une convenable. La chose était pourtant assez
d'importance, puisque le corps diplomatique est
obligé de suivre la cour d'Espagne dans tous les
voyages aux différents sitios dans lesquels elle
passe l'année. C'est encore une coutume du
temps féodal, et la plus absurde du monde. Elle
n'est pas, au reste, la seule. J'ignore si elle a été
conservée.
En sortant de Madrid pour aller à Aranjuez,
on passe le jMançanarez sur ce pont construit
sous Philippe II, par Juan de Herrera, et qui
fit dire à un mauvais plaisant, que maintenant
que le pont était fait pour la rivière , il fallait
faire une rivière pour le pont. C'est un monu-
ment dont la renommée est fort usurpée. Le
pont de Tolède, plus moderne que le précédent,
et que l'on passe également pour aller à Aranjuez,
est encore plus long et extravagant pour l'im-
mense quantité de niches dont il est orné. A
quelque dislance, on traverse encore le Man-
çanarez, mais à gué; après quoi l'on se re-
trouve sur la magnifique route d'Aranjuez,
bordée seulement par quelques tristes bouquets
d'oliviers. On fait ainsi six lieues sur un che-
VIIT. 3
34 MÉMOIRES
min droit et uni comme un ruban, sur le-
quel vous ne rencontrez pas un c«not, et que
vous parcourez en volant. J'ai souvent couru
la poste en France, de la manière la plus ra-
pide, et je puis dire la plus folle, jamais je n'ai
retrouvé cette vélocité, ressemblant au trait d'une
flèclie , avec laquelle les mules vous emportent
sur la route de Madrid à Aranjuez. C'est fabu-
leux. On descend ensuite dans la ravissante val-
lée où est le sitio royal d'Aranjuez; du côté du
nord, les montagnes qui la forment sont bordées
par la Xarama^ et du côté du levant, le Tage
vient se marier à la Xarama et y serpente pen-
dant près de trois lieues.
Tout ce que les poètes nous ont raconté de
l'Arcadie, de la vallée de Tempe, des lieux les
plus favorisés du ciel, ne peut approcher d'Aran-
juez. A peine entré dans la vallée, on perd le
souvenir des plaines crayeuses de la Nouvelle-
Castille; plus d'aridité, plus de champs stériles;
partout de beaux ombrages, partout des fleurs,
des prairies, des arbres chargés à la fois de
fleurs, de fruits mûrs et de fruits verts; on
respire Tui air embaumé: c'est une autre vie, une
nouvelle existence.
Le château n'est pas beau ; c'est une maison
de plaisance, simple même, et qui pourrait près-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 35
que appartenir à un riche particulier, comme,
par exemple, M. Aguado, qui certes à Petit-Bourg
a un château plus beau que celui de son maître
à Aranjuez. Mais ce que tout son or ne peut lui
procurer, c'est la riche fertilité qui l'entoure, et
cette nature si féconde, si odorante, si pleine
de vie.
Cependant Aranjuez est l'cewp'/é', si l'on peut
dire ainsi, de quatre souverains. On lit sur la
façade :
Philip pus II ^ inslituit: Philip-
pus F provexit.
Ferdinandus VI , pius felix , con-
suininavit, an. i']5'2.
Charles III a fait travailler aux deux ailes, et
pour que ses soins ne soient pas oubliés, on a
gravé pour lui cette courte inscription :
Carolus II J adjecit ^ an. l'j'jS.
Le ïage entoure le palais, ou plutôt la maison,
et forme , devant un parterre qui est au bas des
fenêtres, une cascade artificielle très-belle. Il est si
' M. de Boiiigoing s'est tiompé en attribuant à Cliarles-
Qiiint la fondation d'Aranjuez. C'est son fils qui le premier
l'a habité.
3.
36 MÉMOIRES
près des murs, que de sa terrasse le roi peut se
donner le plaisir de la pêche.
Je tus ravie de l'aspect de ce beau paradis ;
j'aurais voulu mettre une petite robe blanche ,
un chapeau de paille, et m'en aller courir au
travers de ces belles prairies , sous ces belles
allées formées par des ormeaux séculaires dont
l'ombrage forme à son tour des voûtes admira-
bles de fraîcheur mystérieuse, et si doucement
éclairées, même au plus fort du jour, qu'on ne
peut s'empêcher d'être ému en y posant le pied.
Tout cela tentait ma jeune tête; il me déplaisait
fort d'aller me mettre en grande toilette à midi,
au milieu d'un boi'.qnet de verdure et de fleurs;
mais il fallait faire madame l'ambassadrice, et je
m'habillai. Je mis un habit de cour impérial,
c'est-à-dire un de nos habits. J'étais coiffée avec
des diamants; et j'en avaiségalement àmoncouet
à mes oreilles. J'avais voulu mettre des perles,
car le jour, les diamants me paraissaient bien
écrasants'^ mais au premier mot que j'en dis à
la marquise d'Arizza et à ces dames, elles se ré-
crièrent comme si j'avais voulu faire une insulte
à leur reine. Je mis donc des diamants.
Mais elles m'avaient prévenue d'une chose à
laquellejenecrus pas; carje pensai qu'elles avaient
voulu se moquer de moi relies m'avaient annoncé
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. Sy
que la reine ne recevait jamais une femme avec
des gants blancs.
A^ous aurez donc grand soin de les ôter, me
dit la duchesse d'Ossuna , car cela ferait un très-
mauvais effet.
Je ne fis que rire de cet avertissement, et
lorsque "je fus habillée, je ne pensai même plus
à ce qu'elles m'avaient dit, et je mis une belle
paire de gants blancs. Mais quel fut, en effet,
mon étonnement , lorsque, arrivée à la porte
de l'appartement où la reine et le roi devaient
me recevoir, la camarera-mayor s'arrêta, et me
prit par le bras en me faisant signe d'ôter mes
gants! Comme elle ne parlait pas du tout fran-
çais, et qu'alors je ne comprenais pas une pa-
role d'espagnol, le dialogue n'était pas bruyant,
mais il était animé par nos gestes; et si la vieille
dame, dont j'ai oublié le nom, avait conversé
dans sa jeimesse, comme cela était encore usité
sous Philippe V, en faisant jouer ses doigts ainsi
que les sourds-muets de l'abbé Sicard , elle eût été
très-éloquente; car je voyais que l'humeur s'en
mêlait, et voici pourquoi : c'est qu'aussitôt que
j'avais vu que l'avertissement m'avait été donné
à bon droit, je m'étais demandé pourquoi, moi,
Française, étrans^ère, n'avantaucun titre près de
la cour d'Espagne , je me soumettrais à cette
^-^i-ïj'W
38 MÉMOIRES
coutume absurde et folle. Je l'étais peut-être
bieu un peu moi-même de penser et de vouloir
tout cela, mais je n'ai jamais eu une tête facile à
conduire, et une volonté iort ductile. Je me mis
donc en insurrection contre la camarera-mayor,
et retirant mes deux mains gantées , je me con-
tentai de lui répéter :
— Nada, nada, senora.
— Sefiora ambaxadrice es inenester, es me-
n ester.
Enfin , voyant que je résistais vérita-
blement, elle sourit et, me prenant la main
avec un peu de violence, elle se mit en devoir
de tirer mes gants avec ses petites mains noires
et sèches, qui formaient un contraste bizarre
avec cette peau éclatante du gant. Je vis enfin le
ridicule qu'il y aurait à moi de lutter avec cette
vieille personne, et je me laissai déganter de
bonne grâce. Elle ploya très-soigneusement mes
gants, puis les plaça dans un rideau rouge, qui
était près de la porte de la chambre de la reine.
Puis, regardant mes mains, elle fit une exclama-
tion :
cf Jésus ! . . . Jésus ! muy bonitas ! ... oh ! ... »
Elle voulait sans doute me consoler d'entrer
ainsi avec une longue traîne, des diamants et
des bras nus. J'oubliais que, tout le monde
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 39
étant ainsi, je n'étais pas extraordinaire; mais
j'avoue que je ne pouvais supporter l'idée d'élre
ainsi présentée à des souverains.
La camarera-mayor entra pour prendre les
ordres de leurs majestés, et tout aussitôt je fus
introduite.
Le roi et la reine étaient fort près de la porte
et si près même qu'il me fut difficile de faire mes
trois révérences. La reine vint à moi , et m'ac-
cueillit avec une grâce parfaite. Elle me parla
d'abord de mon voyage, avec un intérêt qui
pourtant n'était certes pas vrai, car elle se sou-
ciait fort peu de moi; mais elle en avait l'appa-
rence, ce qui était toujours d'un grand prix alors
de la part d'un souverain. C'était un préjugé sans
doute, mais tout en disant, aujourtl'hui même,
cest un préjugé, je crois que nous ferions de
même, et que nous dirions comme madame de
Sévigné :
«Mon Dieu, que Jiotre roi est un grand roi!
mais il faudrait pour cela qu'il m'engageât à dan-
ser, et malheureusement je ne danse plus.»
La reine me parut encore belle; elle commen-
çait à être déjà grasse ; son menton se doublait ,
comme celui de Catherine 11 , ce qui donnait à
sa figure une apparence de matrone. Cependant
elle était coiffée à la grecque, avecdes perles et des
4o MÉMOIRES
diamants nattés avec ses cheveux, ou plutôt ceux
de sa perruque; elle avait la gorge nue, très-
découverte, ainsi que les épaules, une robe de
taffetas jaune, sur laquelle en était une autre de
point d'Angleterre de la plus grande beauté. Ses
bras étaient nus, ornés de bracelets formés par
de magnifiques perles, avec un cadenas qui était
d'un seul rubis, plus beau que tout ce que j'ai
vu en ce genre. Je ne pus m'em pécher de son-
ger à l'aventure de mes gants en voyant les bras
de la reine : ils étaient superbes ainsi que les
mains. Son coup d'œil rapide eut bientôt deviné
le sujet d'un imperceptible sourire que je ne pus
retenir.
« Vous avez été étonnée de ne pas conserver
vos gants, madame l'ambassadrice, me dit-elle;
c'est un usage dont vous ne devez pas vous
plaindre, car vos mains sont faites pour être
vues. »
Au lieu de ce compliment, j'aurais préféré
qu'elle me dît pourquoi cet usage avait été ins-
titué. J'ai eu beau le demander à cent personnes
en Espagne , toutes m'ont répondu des pauvretés:
comme, par exemple, que le digne Charles IV
ne pouvait pas voir une femme avec des gants
blancs sans en devenir amoureux. Il était un
vertueux et bon roi; mais, en vérité, la personne
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. ^1
qui l'aurait conquis pouvait en sûreté conserver
ses gants sans être dangereuse pour la reine Ma-
ria-Luisa. Elle aurait facilement résisté à la sé-
duction du bon roi Charles IV, et lui aurait ré-
pondu, comme cette dama de Palacios à Phi-
lippe IV, lorsqu'il fut frapper à sa porte :
Baya , Baya ustcd con Dios , Jio quiero ser
monja "^ .
Charles IV avait une figure et une tournure
extrêmement originales; il était grand, ses che-
veux étaient blancs et assez peu fournis ; son
nez, d'une extrême longueur, n'embelhssait pas
un visage naturellement sans expression , mais
cependant sur lequel il v avait de la bonté et un
désir de bienveillance. Sa toilette n'était pas bril-
lante lorsque j'eus l'honneur de le voir; il por-
tait un habit bleu, fait en frac, d'un drap assez
râpé, avec des boutons de métal jaune, et croisé,
comme le portent aujourd'hui les jeunes répu-
' Toutes les fois qu'un roi d'Espagne avait une liaison
intime avec une femme, elle devait se faire religieuse lorsque
cette liaison cessait. C'était presque toujours ii las de s col-
zas reaies qu'elles se retiiaient. Cette coutume tomba en dé-
suétude sous Charles II et Charles III, qui n'eurent pas de
maîtresses; mais elle était encore en vigueur sous Phi-
lippe IV.
42 MÉMOIRES
blicains ; une culotte de peau de daim et des bas
bleus roulés sur le genou, comme nos arrière-
grands-pères les portaient il y a cent ans, avec
des guêtres par là-dessus. J'appris ensuite que
c'était son costume de chasse. Il prenait ce plai-
sir, ou plutôt cette fatigue, tous les jours de la
vie, comme son père, quelque temps qu'il fît.
«La pluie ne brise pas les os w, disait-il ^
Et chaque jour, après son dîner, il montait
en voiture et faisait sept à huit lieues avant d'en-
trer en chasse. T^es ministres étrangers étaient
admis, d'après l'ancienne étiquette, à faire leur
cour deux fois par semaine : le jour où je fus
présentée était un de ceux où avait lieu cette
demi-réception. Le roi n'en était pas plus paré,
comme on le voit. Quant à la reine, elle était
fort élégante , ainsi que je l'ai dit. Après m'avoir
parlé de mon voyage, de ma fille, qu'on lui avait
dit être charmante^ elle aborda un singulier su-
jet d'entretien , et me parla de l'impératrice Jo-
séphine. Elle ne m'en dit que peu de mots,
parce que je coupai court à l'entretien; mais il
me fut facile de voir qu'elle avait été influencée
' Un de ses fils étant à rextrcmité, il n'en fut pas moins
chasser comme si l'enfant se portait bien : Qu'y puis-je/aire?
dit-il.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 4^
par un jugement autre que le sien daj.is celui
qu'elle avait porté.
— Comment s'habille-t-elle? me rJemanda-
t-elle.
— De la manière la plus élégante; et avec le
meilleur goût, répondis-je ; nous prenons mo-
dèle sur les modes qu'elle porte, non pas parce
qu'elle est notre souveraine, mais parce que son
bon goût nous indique ce qu'il y a de plus joli
et de plus gracieux.
— Porte-t-elle du rose ?
Je répondis que non ; et cela était vrai à cette
époque. Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'im-
pératrice a porté du rose beaucoup plus tard;
mais je ne me rappelle pas de lui en avoir vu
porter pendant les années du consulat et les pre-
mières de l'empire. Pourquoi cela? Il me semble
que le rose lui aurait été aussi bien qu'à une
figure fanée de vingt ans ou bien à une femme
dont la tournure eût été absurde à vingt-cinq.
— Et des fleurs en porle-t-elle? demanda la reine.
Je répondis affirmativement ; mais il me fallut
spécifier, et je fus obligée de raconter plusieurs
toilettes de l'impératrice aux fêtes qui furent
données pour les cérémonies et les somptuosités
du sacre. La reine me dit ensuite :
— Vous avez vu ma fille, la reine d'Étrurie? N'est-
44 MÉMOIRES
ce pas qu'elle est aimable? n'est-ce pas qu'elle me
ressemble?
Je fus fort embarrassée pour répondre, parce
que je n'ai de ma vie pu imaginer queUpie chose
de plus laid que la reine d'Étrurie, J'eus peur
d'un piège. Je ne pouvais croire que l'amour ma-
ternel pût aveugler à ce point. C'est bien celui-
là qu'on devrait peindre avec un bandeau dou-
blement plus épais que l'autre, et qui jamais ne
se délie; car il n'v a point de déception. Je ne
sus donc d'abord que répondre; mais mon bon
sens naturel me fit cependant voir que la reine
me questionnait de bonne foi , et je lui dis qu'en
effet la reine d'Etrurie avait une ressemblance
assez marquée avec sa majesté.
— Oh! me dit-elle, ce n'est rien, vous allez
voir ma Carlo/ta à Lisbonne... Elle ressemble à
son père et à moi d'une manière frappante. Re-
marquez-le bien. C'est son père dans le haut du
visage et moi par le bas. »
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que c'est vrai;
et pourtant la reine de Portugal était bien laide,
et la reine d'Espagne avait dû être belle.
Le fait est qu'à !'é])oque où je l'ai vue (i8o4-
i8o5), elle était fort laide. Elle n'avait plus de
dents, et celles qu'un dentiste lui avait replan-
tées ne l'avaient pas été assez bien pour faire
DE LA DUCHESSE D'A.BRANTi<:S. 4^
illusion. Quant au roi , il opinait de la tête à tout
ce que disait Liiisa^ en souriant et en me re|>ar-
dant d'un air d'intelligence. J'ai vu peu de
physionomie aussi parfaitement bonne. Toiit-à-
coup, s'ennuyant probablement d'être ainsi
délaissé ^ il me demaniia comment j'avais tr«3uvé
les coches de colleras ; que j'avais dû être bien
étonnée de voir des mules et des muleês , car
c'était sans doute une nouveauté pour mo'i.
Je ne pus m'empécher de rire, car alors, je
dois le dire, j'étais une joyeuse jeune femnoe, et
je lui répondis que ses plus beaux mulets ]lui ve-
naient de l'une de nos provinces de France , du
Poitou. Je n'oublierai jamais Texpressio].! d'é-
tonnement qui se peignit sur sa bonne et ex-
cellente figure. 11 me regarda avec stupéfaction,
comme si je lui avais annoncé que le Pérou était
à Madrid.
— Savais-tu cela, Luisa?demanda-t-il à la reine.
La reine lui fit signe que oui. Pendant qu'il
parlait, elle me regardait avec une extrême at-
tention , et je trouvai que ses yeux étaient en-
core admirables.
— ]N'esl-ce pas, dit-elle au roi, que madame
Junot a la figure espagnole? C'est la même teinte
de peau, la même couleur de cheveux et de
sourcils... Les yeux aussi sont espagnols...
46 MÉMOIRES
— -Oui , oui , dit le roi , la seiïora es espagnola.
Et il se frottait les rnains en riant.
— Cependant, me dit la reine, vous êtes née
en Fi 'ance, n'est-ce pas?... Vous n'êtes pas née
en G rèce?... Ma belle-fille, avec qui je parlais
de vc> us hier, m'a dit qu'elle avait vu à Naples
quel([ ii'uu'de votre nom, un prince de Gomnène...
Est-ce votre père ou votre frère?
— C'. 'est mon oncle, madame, lui répondis-je.
Et je 11 ii expliquai en deux mots que mon nom
n'était pas Comnène , et que c'était seulement
par mî i mère que je tenais à cette famille.
La rev ine me congédia , ainsi que le roi , après
une aii'd ience assez longue, comme on le voit,
et rempj lie de bonté et de bienveillance pour
ma?. J'ai conservé de cette première entrevue un
souvenir» |ue le temps n'a pas détruit. Plus tard,
j'ai été en mesure de lui en témoigner ma re-
connaissai ice, ainsi que des marques de bonté
qu'elle me ■ donna dans une autre circonstance.
Hélas! le i moment où mon assistance put être
utile à cett ( î malheureuse famille n'était pas éloi-
gné ! Ce fu l : lorsque les ordres de l'empereur la
confinèren i : si cruellement à Marseille. Mon frère
y était toi i jours. Il fut pour eux ce que son
âme granc U î et belle, son cceur généreux lui
commanda i< 3nt d'être ; et certes, ce ne fut pas ma
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 4?
parole qui augmenta son intérêt envers les no-
bles proscrits qui étaient confiés à sa garde. Ce-
pendant *je crois pouvoir assurer que, dans sa
tendresse fraternelle pour une sœur qu'il a tou-
jours si bien aimée, il fut heureux de témoigner
plus de soins, plus d'attentions à ceux qui m'a-
vaient accueillie avec bonté et bienveillance aux
jours de leur grandeur.
48 MEMOIRES
CHAPITIVE IIÏ.
Particularité importante de ma visite à leurs majestés. —
Mon étonnomenl à la vue; du prince tle la Paix , et sa sin-
ijiilière tenue. — Réflexions (pie me suggéra cette cir-
constance. — L'nion du prince de la Paix avec une prin-
cesse de la maison de Bourbon. — P^tranges commen-
taires sur ce mariage. — Haine de la princesse de la Paix
pour son mari. — M'"^ Tudo. — Anecdote bizarre. —
Faveur d'un jeune garde du corps. — Passion malheu-
reuse du roi pour la musique. — Ma présentation à la
princesse des Asiuries Mauvaise humeur du prince
des Asturies. — Hésitation de Junot. — Le comte de
Campo d'Allange. — Notre promenade dans les jardins.
Une particularité que j'ai passée sous silence
dans ma visite royale mérite pourtant d'être
rapportée. En entrant dans la chambre où la
reine me fit l'honneur de me recevoir, j'ai déjà
dit que j'eus peu de pas à faire pour arriver
près d'elle et du roi. Tous deux étaient debout.
DE L\ DUCHESSE d'aBRANTÈS. 49
La chambre pouvait avoir vingt-cinq pieds sur
dix -huit à peu près. Sa grandeur était donc
raisonnable, et me permettait de voir très-bien
à l'extrémité de la pièce ce qui s'y passait. Je
n'y fis pas d'abord grande attention ; mais en-
suite, quelque peu convenable qu'il fût de re-
garder par-dessus l'épaule de la reine, la singu-
larité du spectacle qui s'offrait à moi me fit en-
freindre la convenance.
C'était un homme que je voyais à l'autre bout
de la chambre. Cette particularité n'aurait eu en
elle-même rien d'extraordinaire, si son attitude
et sa manière d'être eussent été ce qu'elles de-
vaient être dans la chambre du roi et de la reine
d'Espagne ; mais toutes deux avaient un air
étrange et inusité.
Cet homme paraissait avoir de trente-quatre
à trente-cinq ans. Sa figure était belle , c'est-
à-dire qu'il était ce qu'on appelle un beau gros
garçon bien portant, sans souci, et pas du tout
distingué dans sa tournure; ce qui est rare en
Espagne, où l'espèce caballerisca a pu dégéné-
rer, mais où du moins elle n'offre à l'œil rien
de commun dans son allure. Le personnage que
je voyais était chamarré de cordons de toutes les
sortes; il avait le premier ordre de l'Espagne,
la toison d'or, celui de Saint-Janvier, le grand
VIII. 4
5ô MlÎMOIRES
ordre de Charles III, de Saint- Ferdinand, de
Malte, du Christ; et je dus comprendre que cet
homme était un important personnage ; et en effet
je ne me trompais pas, c'était le prince de la Paix.
Mais ce qui me paraissait étrange n'était pas
de le voir dans la chamhre de la reine, où il de-
meurait tout le jour; c'était sa tenue. Appuyé
contre une console qui était au hout de l'appar-
tement , il y était presque couché, et jouait avec
un gland de draperie qui était à sa portée. Je ne
puis dire l'impression qu'il produisit sur moi en
se présentant sous un jour aussi peu convenable.
Je n'ai jamais pu expliquer comment devant une
transeunte il n'avait pas été plus retenu dans
sa façon d'être. Etait-ce , au contraire, cette qua-
lité de transeuntes^ qui lui a donné la pensée de
se faire voir à moi sous ce point de vue familier
dans le plus intime intérieur du roi et de la
reine? Je l'ai présumé et je le crois encore; ou
peut-être l'habitude était-elle si forte qu'elle ne
lui a pas paru ni ridicule ni extraordinaire.
Au moment où je parle, sa faveur était im-
mense, et n'offrait aucun exemple, même dans
ce pays , où les rois depuis tant de règnes n'ont
d'autre prérogative que celle de s'asseoir sur un
trône sans puissance, et de la déposer dans les
' Passante, étrangère.
DE LK DUCHESSE d'aBRANTÈS. 5i
mains d'un /;ma^o. Le prince de la Paz réunis-
sait sur sa tète les deux faveurs souveraines, et
c'est là le bizarre de son étoile, et lorsque Ma-
nuelilo ne se trouvait pas auprès de Charles IV,
il fallait qu'il se trouvât^ il fallait quil vînt; car
le roi surtout ne supportait qu'imparfaitement
son absence.
Il avait alors le titre de prince , qu'aucun sei-
gneur d'origine espagnole n'avait encore porté
sans en avoir précisément le titre ; il était pre-
mier ministre % conseiller d'état, chef et inspec-
teur des quatre compagnies de gardes du corps,
généralissime des armées de terre et de mer,
grade qui n'avait jamais existé en Espagne avant
lui, et qui fut créé tout exprès pour lui donner
le pas sur les capitaines-généraux. Cette éton-
nante faveur avait sa source dans la cause que
j'ai rapportée au commencement de ce chapitre.
Il faut ajouter à ce que je viens de dire, qu'il
avait depuis peu de temps épousé une princesse
de la maison de Bourbon, la fille de l'infant don
Luis, sœur de l'archevêque de Tolède. Ce ma-
riage, dont j'ai entendu dire d'étranges choses
' Il était aussi amirauté de Castille, dignité que la cour
de Madrid avait laissée dans l'oubli depuis que don Juan de
Cabrera, comte de Melgar, après avoir trahi avait fui en
Portugal, où il mourut à Estremoz.
5a MÉMOIRES
en Espagne , lorsque pour la première fois je
passai quelques semaines à Madrid, a prouvé
qu'il ne faut jamais contraindre pour une al-
liance éternelle: tous deux se détestaient; mais
rien n'égalait la haine que la princesse de la Paix
avait pour celui qu'elle refusait de reconnaître
pour son mari.
— Vous en serez mal reçu , dit Beurnonville à
Junot, si elle peut présumer que vous êtes bien
avec le prince.
Ce n'est pas ce que disait le prince de la Paix ;
car Junot devant être présenté à la princesse, il
lui dit :
— Cela vous dédommagera <]es/igU7'es refro^
gnées que vous allez être obligé de voir, ainsi
que madame Junot. Au moins ici vous aurez un
bon accueil et un visage gracieux.
Or, il faut dire que cesjigures ref rognées dont
il parlait, c'étaient celles du prince et de la prin-
cesse des Asturies.
La princesse de la Paix détestait tellement son
mari, car enfin il l'était, quoi qu'elle en dît,
puisqu'elle en avait ime fille, qu'un jour, se
trouvant à Madrid après les terribles affaires
d'Aranjuez, avec un homme de ma connaissance,
le général Joseph Lagrange, et lui parlant de tout
ce que lui avait fait souffrir le prince de la Paix
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS, 53
avec ces humiliations relativement à cette Tudo ^
disait-elle, elle ajouta, en lui montrant sa fille, qui
courait dans la chambre :
«Enfin je le hais au point que je n'aime pas
cette enfant parce qu'elle est sa fille!... »
Je crois difficile de trouver ini exemple de
mauvais cœur et d'ame méchante qui puisse ba-
lancer celui-ci. Le prince de la Paix peut avoir
tenu une conduite peu honorable avec la femme
que ses souverains lui avaient donnée comme ré-
compense et comme faveur enfin; mais ce mot
semble autoriser tout ce qu'il a fait contre elle.
On disait alors assez généralement à Madrid qu'il
avait été marié avec cette madame ïudo, que je
vis au spectacle de loin , et qui me parut une fort
belle personne. Elle avait un hôtel dans lequel
elle vivait au milieu d'une famille assez nom-
breuse, qu'on disait appartenir au prince de la
Paix. Du reste, je n'affirme rien; je ne fais que
rapporter les bruits de la cour et de la ville,
qui avaient à cette époque cours dans le monde,
comme cela arrive toujours dans une grande
ville. J'ajouterai même, pour être tout-à-fait
impartiale, que j'ai long -temps cru, comme
beaucoup de monde, que le prince de la Paix
était marié avec madame ïudo avant d'épouser
la princesse de Bourbon, et que l'ambition l'a-
54 MÉMOIRES
vait aveuglé au point de devenir bigame. Mais
il y a oeu de temps, je puis dire même peu de
jours, qu'nne personne ', en la foi de laquelle
je puis me reposer, m'a affirmé qu'elle avait été
témoin du mariage du prince de la Paix, à Rome,
avec madame Tndo, après la mort de madame
la comtesse de Cliinchon ^. Comme il est impos-
sible de faire deux fois la cérémonie du mariage
à l'église, il est donc constant que M. le prince
de la Paix était marié en très-légitime mariage
avec la princesse de Bourbon , et que c'était elle
qui, au contraire, avait tort d'égratigner ainsi
ses devoirs, comme cela lui est arrivé souvent.
Puisque je parle du prince de la Paix, il fant
que je raconte une anecdote qui courait alors à
Madrid, et qui peut servir de suite aux sujets de
réflexions sur la faveur étonnante dont jouissait
alors don Manuel Godoï.
" Cette personne est madame Sa.... Elle est presque
Romaine, car elle habite Rome depuis plusieurs années,
où elle est aimée et considérée. Elle m'a certiCié la vérité du
mariage du prince de la Paix avec madame Tudo ; et je la
crois.
* La princesse de Rourhon avait pris le nom de com-
tesse de Chinchon. Elle est venue à Paris peu de temps
avant sa mort. Elle est sœur de madame la duchesse de San-
Fernando.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 55
Il avait aimé la reine, ou plutôt il en avait été
aimé. J'adopte plutôt cette version que l'autre,
car il était beau et jeune, et la reine, pour le
dire avec tout le respect dû à une tête couron-
née, était vieille et laide. Mais enfin il y avait dans
tout cela du Potemkin S' et Maria-Luisa valait
bien CatJierine II, et même davantage; car au
moins elle ne faisait pas étrangler ses maris. Le
prince de la Paix, qui avait, je crois, pris le Sar-
mate pour modèle, voulut le suivre en tout; et
lorsque la passion fut un peu calmée, il jugea
convenable de diri2:er les nouvelles affections. Il
prit donc assez d'humeur de l'introduction d'un
jeune homme, exempt dans les gardes, qui s'ap-
pelait Majo. Il était bien fait , joli garçon , et
pouvait aller loin. Le prince se fâcha donc, et
inutilement; car le jeune homme était en pos-
session, et le chasser de là n'était pas chose fa-
cile. Mais il s'en vengeait en lui lançant, ainsi
qu'à la reine, toutes les épigrammes qui lui ve-
' La faveur du ])rinco de la Paix a un extrême rapport,
selon moi, avec celle de Potenjkin. Catherine le redoutait en
ne l'aimant plus, et le pleura pourtant beaucoup. Je sais, et
cela me vient d'une source authentique, que la reine d"Es-
paij;ne craignait le prince de la Paix à un degré remarqua-
ble. Cependant c'est en le soignant à Piôme, dans une grave
nialadie, fju'elle a pris cette fatigue dont elle est lïjorte.
56 MÉMOIRES
naient à l'esprit. Un jour, étant à la Granja (San-
Ildefonso) avec le roi et la reine, sur un balcon
donnant sur la cour d'honneur, ils virent arriver
un carrosse attelé de quatre chevaux, avec des
domestiques en livrée, un piqueur, enfin un train
de prince.
— Oh! oh! dit le roi, qu'est-ce donc qui nous
arrive là?.. — Eh! mais, c'est Mayo!,. — Et, gran-
dement étonné, le bon prince regardait alter-
nativement Luisa et le privado.... Puis, tout-
à-coup il dit: Depuis qticlque temps je remarque,
en effet, que Mayo fait une dépense extraordi-
naire. L'autre jour, je 1« vis au Prado dans un
équipage plus beau que le tien, Manuelito. . . .
Qu'est-ce que cola signifie?
— Oh! mon Dieu, rien que de très-simple,
répondit le prince de la Paix, en jetant un regard
de côté à la reine qui , toute déterminée qu'elle
était, tremblait de peur que Manuel Godoï ne
iùx jaloux; mais il n'y pensait pas, vraiment : il
avait plus d'esprit que cela.
— C'est une affaire toute naturelle, dit- il au
roi... C'est une vieille folle qui s'est amourachée
de lui, et qui lui donne autant d'argent qu'il en
veut.
— Voyez-vous! dit le roi Et quelle est cette
vieille folle?... Est-ce la Santiago?...
DE LA DITCHESSF D AERANTES. Oy
Le prince jngea que la correction était appa-
remment suffisante, et changea la conversation.
Cela n'était pas difficile avec le roi Charles IV,
il n'y avait qu'à lui conter qu'unlapin passait, et la
chose était faite. Il est vrai de dire aussi que son
oreille était également ouverte aux plaintes des
malheureux, quand la triple enceinte formée au-
tour du trône les laissait parvenir jusqu'à lui. Il
était vraiment bon.
En parlant de la reine, j'ai oublié de faire da-
vantage l'éloge de son esprit de conversation.
Elle l'avait très-remarquablement orné, aimait à
causer, et y était propre , ce qui est rare chez les
princes. Elle était bonne musicieiuie et aimait
beaucoup la musique. Quant an roi, c'était aussi
une passion, mais une passion malheureuse. Tous
les jours, au retour de la chasse, il y avait con-
cert, et dans le. plus intime intérieur. Le roi
prenait son violon , et faisait sa partie dans un
cjuatuor d'Haydn, lui qnintetti de Boccherini, ou
quelque belle pièce de Yiotli ou de Jarnowick.
Qu'on juge de ce que devaient souffrir de beaux
talents comme quelques-iuis de nos violons fa-
meux qui, étant alors en Espagne, étaient requis
pour faire de la musique avec le roi! Libon,dont
le ravissant talent nous est bien connu, a passé
quelque temps à Madrid , et fut , comme les autres,
58 MÉMOIRES
de la partie royale. Je sais de l'un de ces pauvres
martyrs, qu'un jour on s'aperçut qu'il y avait im-
bwglio dans le tutti. Ce n'était pas la faute des ar-
tistes , certainement. Ils se consultèrent, et Oli-
vieri , que j'ai entendu depuis à Lisboime, où il
était le premier violon du grand Opéra, prit sur
lui de dire au roi que la faute en était à sa ma-
jesté, qui n'atlendait pas trois mesures avant de
reprendre sa partie. Le bon et excellent prince
parut aussi surpris que s'il eût été question de
la chose la plus inusitée. Il regarda l'artiste avec
stupéfaction , puis se tournant en remettant son
arme musicale sous son menton, il dit majestueu-
sement en italien :
« I rei n'aspettano mai. »
Qu'on juge de la belle harmonie que cela devait
faire !
J'avais une grande envie, ou plutôt un vif dé-
sir de connaître la princesse des Asturies. Ayant
fait demander l'heure à laquelle je pouvais lui
être présentée , on me donna celle de trois heures
comme plus commode pour la princesse qui ,
toujours occupée , ne perdait pas son temps à
dormir comme les habitants d'Aranjuez. J'avais
des raisons à moi connues pour désirer de voir
la princesse. Je la connaissais depuis long-temps,
bien que je ne l'eusse jamais vue. Ses malheurs
DE LA; DUCHESSE d'aBRANTKS. Sg
intéressaient pour elle ; sa renommée était eu-
ropéenne. On sait toujours tant de gré à une
princesse d'être au-dessus des autres femmes!...
Et celle-là leur était vraiment supérieure. Sans
doute une belle - mère n'a pas le cœur d'une
mère. Une mère est glorieuse des succès de sa
fille; une belle-mère en est jalouse; et la jalousie
de vanité , lorsque cette vanité est blessée , donne
un vernis qui corrode et brûle tout ce qu'elle
touche. La reine de Naples qui, certes, était une
méchante femme ' , s'attendrissait pourtant à la
vue de cette fille si docte et si naturelle dans son
savoir. Mais la reine d'Espagne fronça ses noirs
sourcils , et prit, dès le premier jour, une anti-
pathie qui, plus tard, devint de la haine contre
cette charmante belle-fille, qui, au cercle de la
cour, parlait à chaque ambassadeur dans lalangue
de sa nation... Oh! la haine produite par ['envie
d'une femme a quelque chose d'horrible dans ses
résultats.
La princesse des Asturies, à l'époque où je lui
fus présentée pour la première fois, était encore
ce qu'on peut appeler ime jeune mariée. Elle
avait été amenée à Barcelone, où s'était fait le
' Qu'il nous soit permis de le dire, à nous autres Français
qu'elle a tant et si cruellement persécutés. Ce n'est que justice
de se plaindre.
6o WliMOIRES
double échange, ])our venir en Espagne épou-
ser le ]:)rince des Astnries (aujourd'hui Ferdi-
nand VII), et son frère, qui la conduisait, ve-
nait prendre l'infante dona Maria pour la faire
monter sur le trône des Deux-Siciles , comme il
conduisait sa sœur à celui des Espagnes... Hélas!
les deux projets furent également vains; aucune
des deux princesses ne ceignit celte couronne
qu'elles allaient chercher bien loin de leur pa-
trie, tandis que la fdle du plus pauvre paysan de
la Catalogne, célébrant ce même jour ses noces,
vit aujourd'hui heureuse et entourée d'une nom-
breuse famille. Il semble que les tètes couron-
nées , ainsi i^rillamrnent coiffées, assises sur des
sièges plus hauts que ceux des autres hommes,
soient aperçues de plus loin parla mort et par le
malheur. Quelle destinéeque celle de la princesse
des Asturies!... Je savais, par des personnes de
son intérieur, à quel point elle était malheureuse.
Le prince de la Paix, soit qu'il eût été véritable-
ment offensé par le prince des Asturies ou par
la princesse, tenait une conduite envers tous
deux, qu'il est constant que l'héritier du trône
ne pouvait supporter sans prendre positivement
la volonté de s'en venger. On prétend à juste
titre que les princes sont des hommes comme
tous les autres, et la chose est incontestable;
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 6i
mais ) en l'accordant, il faut aussi faire une autre
concession , c'est que , puisqu'ils sont des hommes
comme nous, ils en doivent avoir les passions;
et la vengeance peut s'éveiller dans leur cœur
tout comme dans celui du dernier homme de
leur royaume. Après cela, le sublime du carac-
tère d'un roi c'est d'oublier, et de mépriser les
attaques qui lui sont faites, et qui bien souvent
n'ont d'autre motif que le mécontentement d'un
homme auquel il n'a été donné qu'une sous-
préfecture quand il demandait une préfecture.
Oh! que j'ai vu des patriotes comme cela depuis
1 83o ^ !... Mais le prince des Asturies , qui ne sol-
licitait pas de nous une préfecture, quoique je
l'aie connu dans un temps où il demandait à
mains jointes une femme à l'empereur ^ ; mais en-
fin, alors, en i8o5, il ne voulail: que justice; il
voulait qife l'héritier du trône fût respecté ; que
sa femme retrouvât un intérieur heureux, ou du
' L'histoire de ces deux années est bien curieuse. Je m'en
occupe en ce moment ainsi que de celle de la restauration ,
mais d'une manière tout-à-fait spéciale et détaillée.
" Que votre Majesté me donne une de ses nièces, disait-il
à l'empereur. — Mais elles ne veulent pas. — Lue des pa-
rentes de sa Majesté l'impératrice Elles lie veult-nt pas
non plus. — • Eh bien ! Sire, une feinme rjucùc qu'elle noit,
pourvu que je la tienne de voti e main.
6a M^MOIRSS
moins paisible; que elle et lui enfin ne reçussent
pas d'insultes de don Manuel Godoï. Il ne vou-
lait que justice, je le répète. Il aimait la prin-
cesse d'un amour vrai et profond , comme on le
ressent à vingt ans. Elle le lui rendait avec fran-
chise et abandon ; et je savais par avance que
rattachement des malheureux jeunes gens était
le seul adoucissement qu'ils trouvaient à une vie
toute de peines et de chagrins sans cesse renou-
velés. Cette connaissance que j'avais de leur in-
time intérieur me donna une vive émotion lorsque
j'entrai dans la chambre. Elle était encore aug-
mentée par ce qui m'avait été dit par Junot, qui
croyait qu'il était ordonné au prince des Astu-
ries de nous recevoir. On lui avait dit , dans une
intention bonne et aimable sans doute, que la
veille même le prince des Asturies avait répondu
au mayordomo-mayor ou au lumille» de corps
qui lui demandait son heure :
Veremos... K>eremos\
et qu'enfin pressé de rapporter une réponse
au roi, il avait insisté auprès de Ferdinand, et
qu'enfin , impatienté de l'importunité du grand-
officier de la couronne , il avait ajouté en frap-
pant du pied :
Este embaxador eso Cavacho como los otros.
Junot, lorsqu'on lui rapporta cette parole,
DE L\ DUCHESSE u'aBRANTÈS. 63
fut au moment de ne pas aller chez le prince
royal. Il se connaissait ; il savait que non-seule-
ment un mot, mais une inflexion de voix, un
regard, qui pouvaient attaquer la personne de
l'empereur, qu'il avait l'honneur de représen-
ter en ce moment, le trouveraient sans raison-
nement pour une telle offense. Ce fut monsieur
de. .., personne attachée au grand Despac/io ,
ainsi qu'au petit, et qui servait les intérêts de
la France, qui lui remontra que la chose pou-
vait être incertaine, et que bien sûrement, le
prince l'eùt-il dite , il ne ferait rien qui pût
engager une querelle entre l'Espagne et la
France; car enfin, il n'était question de rien
moins, s'il y avait eu de la part de l'héritier
de la monarchie une intention d'insulte. Junot
réfléchit que ce serait au contraire lui qui agi-
rait hostilement en n'allant pas rendre ses de-
voirs au prince royal, et il y fut. Mais, quelque
bien qu'il en eût été accueilli, ainsi que de la
princesse, je n'en avais pas moins une grande
peur en entrant dans la chambre où elle était
debout contre une table sur laquelle elle s'ap-
puyait, tandis qu'elle avait un canapé derrière
elle. Le prince était dans la pièce voisine ; il vint
aussitôt, et s'appuya, comme sa femme, sur la
même table. En tout, je remarquai toujours, lors-
qu'ils étaient ensemble, que le prince suivait de
64 MlÎMOIRES
l'œil le regard de la princesse , pour qu'elle lui
indiquât ce qu'il devait faire.
La princesse n'était pas très-grande; cepen-
dant, sa taille avait de la noblesse et de la grâce,
ce qui lui venait probablement de la manière
dont elle portait sa tète. Ses yeux étaient bleus
et d'un bleu ravissant; ses cheveux blonds ac-
cusaient l'origine du Nord, et rien en elle ne
disait au contraire que Santa Liicia et Ponte
Mole 'A\ aient entendu ses premiers accents. Elle
avait la bouche, et surtout la lèvre autrichienne ^
le nez des Bourbons, mais aquilin seulement,
et non pas ami du menton comme celui de son
beau-père. Elle avait une grande fraîcheur alors,
et cette fraîcheur, ou plutôt cet excès de santé,
se faisait remarquer d'une manière peu agréable
dans l'excessif embonpoint de sa poitrine. Ses
bras et ses mains n'avaient pas de beauté, non
plus que ses pieds qui, en raison de sa taille, au-
raient dû être petits; mais en tout, elle était
bien; elle était surtout bien princesse ^. Son air
était majestueux, et d'abord un peu sévère; mais
aussitôt que son regard s'accordait avec son sou-
rire , alors toute cette physionomie s'éclairait
avec une douce lumière. Il y avait de la poésie
' Eli voyant ni.ulanic l;i chiclicssc c!'Or]<'\'!ns, aujourd'iiiii
l'einc des Français, je n'ai trouve aucun trait de ressem-
blance avec sa sœur la princesse des Asturies.
DE LA DUCHESSE d'aLRANTÈS. 65
dans son expressive figure; et quoique toujours
silencieux et réservé , son visage conversait avec
vous... Elle a été bien bonne pour moi : j'en con-
serverai un souvenir éternel, ainsi que des preu-
ves qu'elle a bien voulu m'en donner. Je par-
lerai encore d'elle, au moment où je passai par
Madrid pour revenir en France, peu après Aus-
terlitz. Hélas !... une année s'était à peine écou-
lée, et la princesse, si charmante et si fraîche,
n'était plus qu'un cadavre respirant encore, mais
appelant à toute heure la mort pour la délivrer
des tortures les plus épouvantables. Le souvenir
de ses cris, seulement, est une horrible pensée à
se rappeler.
Le jour où je la vis pour la première fois , elle
était vêtue de blanc; sa robe, faite de la manière
la plus simple , était de ces mousselines anglaises
brodées , si jolies , qu'on faisait alors , sur laquelle
tranchait seulement le ruban violet et blanc de
Maria-Luisa, et ses beaux cheveux blonds étaient
simplement relevés avec un grand soin, et for-
maient sur sa tête, en raison de leur quantité,
une coiffure presque aussi volumineuse que les
femmes la portaient il y a un an. Le peigne qui
les retenait était en grosses et magnifiques poires
de perles fines entremêlées de diamants; cette
riche simplicité me frappa , d'autant plus que je
VIII. 5
66 MÉMOIRES
venais de voir à l'étage supérieur tout le luxe
de la toilette répandu sur une vieille personne.
La robe jaune surtout me parut sale, et celle de
point d'Angleterre, bien qu'elle valût vingt mille
francs , me sembla de mauvais goût , auprès de
cette robe éblouissante de blancheur, portée
par cette jeune et fraîche princesse , aux blonds
cheveux , aux yeux d'azur et au sourire triste
et doux. Je lui ai voué dès ce moment un atta-
chement qui ne s'est jamais démenti. Le comte
de Campo d'Allange , ambassadeur d'Espagne à
la cour de Lisbonne , avait la plus belle âme et
la plus rigide probité qu'il soit possible de ren-
contrer parmi les humains. Il portait une pro-
fonde vénération à toute la famille royale , et ,
sans nul doute, à la princesse des Asturies. Mais
il se mêlait à tout cela un grand dévouement
pour le prince de la Paix. Cela mettait un peu
obstacle à de la confiance poiii" demander même
im éventail de la Chine. Je raconterai cela plus
tard et en son lieu.
Je sortis de mon audience , enchantée et con-
quise. La princesse avait un art, ou plutôt une
manière naturelle, carie mot arl est ici et avec
elle hors de propos, avait, dis-je, une manière
d'accueillir et de conquérir que je n'ai vu après
elle qu'à Napoléon: c'était cette même figure,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTJ^.S. 67
d'abord grave, puis s'adoucissant , et alors de-
venant toute charmante. La princesse n'était
pas jolie, et, plusieurs personnes soutiennent
même qu'elle était laide; c'est possible, je ne m'en
suis pas inquiétée: elle m'a paru jolie , gracieuse,
et je l'ai trouvée telle, parce qu'elle l'a voulu.
Après avoir fait mes grandes visites , je retour-
nai chez la camarera-mayor de la reine Maria-
Luisa , selon l'étiquette , chose à laquelle , à
cette époque, on n'aurait pas osé manquer en
Espagne , n'importe pour quel motif. C'était une
bonne petite vieille dame, toute maigrette, noire,
et fea como un Diablo , ainsi que le dit élégam-
ment la religieuse porte-étendard, mais ayant
l'apparence d'une bonne personne. J'ai oublié
son nom. Elle rit encore au souvenir des gants
blancs, et, reprenant mes mains, elle les regardait
et répétait :
Jésus!... Jésus!... como son bonitas!...
Après avoir quitté mon harnois de cour et mou
collier doré, mais de fer, je mis vme robe bien
légère , et je me donnai aussitôt le plaisir de
parcourir ces jardins enchantés qui étaient de-
vant moi. Mais je comptais sur quelques heures
d'un plaisir pur et tranquille dans ces retraites
ravissantes, et je m'étais trompée : à peine Junot
et moi fûmes-nous dans le jardin de Primas>era.,
5.
68 MIÉMOIRES
que nous fûmes rejoints par un gentilhomme du
roi; j'ignore quel était son titre, mais il était
Caballero , et des meilleurs sans aucun doute. Il
parlait fort bien français, et avait d'excellentes
manières: il nous dit que les promenades étaient
si variées et surtout si éloignées les unes des au-
tres par l'heure brûlante à laquelle je me rési-
gnais à sortir, que leurs majestés l'envoyaient
auprès de nous pour nous offrir tout ce qui
pouvait nous être commode et agréable pour
parcourir la vallée d'Aranjuez. Il me demanda
si je voulais être portée, et, sur mon refus, il m'of
frit son bras , et nous parcourûmes avec lui la
belle retraite royale.
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 69
CHAPITRE IV.
Souvenirs d'Aianjuez. — Cérémonial. — Retour à Madrid.
— Singulière aventure. — Mes rapports d'intimité avec
madame de Beurnonville. — Heureux instants passés dans
la maison de l'ambassadeur. — Dîner et surprise. —
Tallien. — Conduite'de Tallien au 9 thermidor. — Con-
férences de Junot avec le prince de la Paix. — Ports
d'Espagne. — Son alliance avec la France. — Notre
départ de Madrid. — M. le comte da Ega , ambassadeur
de Portugal. — Portrait de la comtesse da Ega.
Bien des années se sont écoulées depuis que
j'ai vu Aranjuez; mais le nombre de ces mê-
mes années ne fait au contraire qu'augmenter
le charme attaché au souvenir de ce lieu de dé-
lices; car plus les événements se sont succédé
autour de moi , plus j'ai vu, et moins j'ai trouvé
de comparaisons qui puissent même établir un
parallèle. Ce n'est pas la Suisse, ce n'est pas la
France , ce n'est pas l'Algarve , ce n'est pas l'Ita-
^O MEMOIRES
lie, ce n'est pas une autre chose enfin; c'est
Aranjuez; c'est un paradis enchanté. Où trouver
ces eaux jaillissantes fournies par deux rivières
qui enserrent deleursflots une île où le soleil fé-
conde les plus belles fleurSj les fruits les plus rares
de toutes les zones et de tous les pays, des ar-
bres comme l'imagination nous les représente
dans cette terre promise, dont une grappe de
raisins était portée par deux hommes '.... Jamais
je n'ai vu de si verts, de si frais, de si beaux
ombrages. . . . On veut décrire quand on a vu
Aranjuez, et la chose est impossible, surtout
lorsque, comme moi, on l'a vu au moment où
la nature se réveille après son sommeil d'hiver,
et où toutes ses pompes, ses magnificences se
déploient à l'envi même, dans ces lieux, les plus
stériles et les plus ingrats. A Aranjuez, on trouve
le luxe le plus éblouissant, la magnificence dans
sa plus extrême splendeur; mais cette magnifi-
cence, ce luxe, c'est celui de la nature, non pas
en nous donnant des mines d'or et de diamants...
c'est avec les plus beaux ombrages formés pardes
arbres séculaires, des prairies où l'herbe courte et
' On ni'ii reproché d'être un peu ivo^ pompeuse dans mes
descriplions de l'Espagne, c'est que j'ai vu et quey'i? me
rappelle. Tous ceux qui ont vu la belle partie de l'Espagne
pensent comme moi.
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. -J I
fleurie est tellement épaisse, qu'elle est élastique,
sans parler par métaphore , comme un tapis de
la Savonnerie, des eaux jaillissantes et donnant par
torrents une fraîcheur salutaire sous ces mêmes
ombrages, où la chaleur ne peut plus atteindre.
Comme on jouit de ce luxe de la nature et en
même temps d'un calme si voluptueusement senti
dans une belle journée, où le soleil ajoute en-
core à la pompe du spectacle!... De grands arbres
bien touffus.... de l'eau à chaque pas.... de hautes
murailles de verdure, mais sans aucune régularité :
voilà quelle est la magnificence du jardin de l'Ile.
Je ne pense pas que la main de l'homme put y ajou-
ter sans le gâter. La calle de la Rejna, cette
magnifique allée, formée par des ormeaux qui
ont, dit-on, plus de cinq cents ans, et dont la
longueur est de plus d'une clemi-lieue d'Espagne,
est cà elle seule un des plus beaux ornements d'A-
ranjuez. C'est là que je revis le soir la reine et la
famille royale; les princesses se promenaient en
voiture, chacune dansla sienne , jamais ensemble ;
et c'est ainsi qu'elles font, au très-petit pas, plu-
sieurs fois dans la même soirée, le chemin d'un
bout de la calle a l'autre ; et chaque fois qu'elles
se rencontraient, elles se saluaient avec une po-
litesse qui pouvait être exacte, mais point du
tout affectueuse. Les femmes qui se trouvaient
sur la route de la promenade des princesses s'ar-
72 MEMOIRES
rêtaient aussitôt, ainsi que les hommes; les
femmes saluaient, et les hommes laissaient à l'in-
stant tomber Jeiir capa, qu'un moment avant ils
drapaient de rnille manières élégantes. Quant à
la reine et aux princesses, lorsqu'elles passaient
devant une femme qu'elles aimaient, et qui, par
son rang de grande d'Espagne ou de titidados
de Castdla, pouvait recevoir un public témoignage
de faveur, alors la princesse, qui voulait le lui
donner , faisait, avec la main ou avec l'éventail,
un signe amical comme pour l'appeler. Cette
marque de faveur est très-recherchée. Lorsque
la reine passa devant la place où je m'étais arrê-
tée, elle me fit, en souriant, une inclination de tête
fort gracieuse, à laquelle se joignit un salut de
la main. La faveur était complète, comme on
voit. Lorsque les infants, frères du roi, étaient
revenus assez tôt de cette malheureuse chasse,
qui vraiment ressemble à une monomanie, alors,
pour.ye délasser^ ils montaient à cheval et accom-
pagnaient les princesses à la promenade.
Tant d'auteurs ont décrit Aranjuez, que j'en
ai peut-être déjà trop dit sur ce sujet. Mais les
souvenirs se pressaient tellemem en foule autour
de moi , qu'il m'était impossible de les repousser;
je les ai retracés comme je les sentais; d'autres
écriront aussi une relation de leur voyage à Aran-
juez. Car, quel est l'œil qui le voit et demeure
DE LA DCCHZSSr d'aERAMÈS. ^3
insensible ? quelle est la main qui , devant un tel
tableau, ne cherche pas à le peindre?
Je l'ai revu depuis. ... et voilà où les souve-
nirs sont moins doux. . . . C'est alors qu'il ne faut
pas anticiper sur les temps.
Nous retournâmes à "Madrid. Le moment de
notre départ pcnir Lisbonne approchait , et nous
avions plusieurs choses à faire qui , pour Junot
surtout, étaient de la plus haute importance.
Quant à moi , je courais Madrid , je voyais toutes
les beautés qu'il renferme , et, certes, il est faux
de dire que cette ville n'est pas une des plus ad-
mirables de l'Europe. Cependant les Castillans
ont une vanité un peu excessive lorsqu'ils disent:
« Donde Madrid? se calle el moiido ^! »
3Iais il est de toute vérité que c'est une belle
ville, renfermant plus de raretés en tous genres
que beaucoup de villes du Nord dont on fait
grand bruit , et qui devraient se taire devant la
capitale de la Castille , ainsi que le dit le proverbe.
Au moment de quitter ^Lidrid, il m'arriva,
chez l'ambassadeur, une petite aventure, assez
singulière pour trouver place dans des souvenirs.
J'allais tous les jours dîner chez l'ambassadrice.
' Où est Madrid? que le monde se taise! On reconnaît ici
la vanité castillane; mais, comme je l'ai dit, cette vanité na
qu'i^ bon motif.
^4 MÉMOIRES
Elle est bonne et parfaitement bienveillante; aussi
était-ce avec plaisir que j'obéissais à Junot, qui
m'avait recommandé d'être bien pour elle. J'al-
lais donc chaque jour où nous n'étions pas in-
vités à dîner dans quelque grand gala, à l'am-
bassade, €t, au bout de plusieurs jours, grâce à
la bonté aimable de madame de Beurnonville
et de l'ambassadeur, ainsi que de mademoiselle
Amélie de Durfort et de son frère, je me trouvai
dans cette famille comme dans la mienne. M. de
Vandeuil , premier secrétaire d'ambassade, dont
j'ai déjà parlé dans le volume précédent, se joi-
gnait à eux pour nous rendre le séjour de Madrid
agréable; et mon souvenir le remercie également
de l'intérêt qu'il nous a témoigné.
J'arrivais ordinairement un peu tard, parce
que mes courses de curieuse me conduisaient
assez avant dans la matinée, et je n'étais pas de
retour avant cinq heures; il me fallait le temps
de m'habiller: aussi je n'arrivais presque jamais
qu'après le troisième coup de cloche, mais on
était indulgent pour moi, et l'on me pardonnait.
Un jour, ma course de la matinée avait été plus
longue qu'à l'ordinaire. J'arrivai, selon mon ha-
bitude , au moment où l'on passait dans la salle
à manger. Le général Beurnonville me donne la
main; je prends à peine le temps de saluer ma-
dame de Beurnonville, et l'on se met à tafele.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. "jS
Lorsque le premier moment>du silence fut passé»
chacun se regarda. J'avais auprès de moi un grand
homme, à la figure hideuse et sinistre, qui ne
disait pas une parole. Cet homme était grand,
brun, d'un aspect morose et atrabilaire, l'œil
assez sombre dans son regard , et donnant même
d'abord l'idée qu'il était borgne ; mais on voyait
bientôt qu'il avait ce qu'on appelle un dragon
dans l'œil; il était taciturne, parlait peu, et, pour
dire la vérité, on ne lui adressait pas beaucoup
la parole. Cela me surprit, en raison de l'extrême
politesse de l'ambassadrice, qui était vraiment
charmante dans son accueil. Lorsque nous fûmes
à l'entremets, je ne pus résister à ma curiosité, et,
quoique je susse fort bien qu'il n'est nullement
poli de demander le nom des gens, je me pen-
chai vers le général Beurnonville , et je lui de-
mandai celui de mon silencieux voisin.
— Comment, me dit-il avec un air étonné,
vous ne le connaissez pas?
— Jamais je ne l'ai vu de ma vie.
— C'est impossible.
— Je vous le jure.
— Mais vous l'avez cependant entendu nom-
mer bien souvent, dans votre enfance surtout.
— Vous commencez à piquer ma curiosité
bien autrement qu'elle ne l'était avec l'œil ex-
7^ MÉMOIRES
traordinaire du personnage. Quel est-il donc?
« Veux-tu que je t'envoie des épinards, Tal-
LiEN? dit une voix bien connue.
C'était celle de Junot, qui était en face de
moi, et qui avait deviné ma curiosité et s'en était
amusé.
Je fis presque un bond sur ma chaise. . .
Tallien. ... Je regardais le vilain en-dessous; il
s'était aperçu de l'effet qu'il produisait sur moi,
et était devenu de la nuance de ses épinards. —
Junot l'avait connu non-seulement en France,
mais surtout en Egypte, où il avait été, et il le
tutoyait, sans être pourtant lié avec lui, car le
général en chef avait presque frappé d'anathème
tous ceux qui avaient des relations avec Tallien.
Je ne «m'étais pas aperçu qu'ils s'étaient appro-
chés l'un de l'autre à notre arrivée.
J'éprouvais une singulière impression en en-
tendant prononcer ce nom d'une manière si
inattendue.. . . Cette enfance, dont le général
Beurnonville me disait d'invoquer le souvenir,
avait été entourée de dangers et de récits les
plus affreux, auxquels précisément se rattachaient
et le nom et la personne de Tallien, Je ne pus
m'empécher, ainsi que je l'ai dit, de faire un
mouvement, dont sans doute il s'aperçut; car,
lorsque je jetai de nouveau les yeux sur lui, il
13E LA DUCHESSE D ABRANTÈS. ''j'J
me parujt encore plus sombre et plus retiré sur
lui-même.. . . Le malheureux!... quelle existence
il traînait alors!... Je demandai au général Beur-
nonville ce que Tallien pouvait faire à Madrid,
et comment l'un de nos décemvirs se trouvait
dans le royaume d'un Bourbon.
— J'en suis autant étonné que vous, me ré-
pondit l'ambassadeur, et d'autant plus que l'em-
pereur n'aime pas Tallien, et qu'il le lui a tou-
jours témoigné d'une manière peu gracieuse.
C'est au point qu'en Egypte , Junot a pu voir que
le général Bonaparte était fort sévère pour les
officiers qui étaient liés avec Tallien. Les deux
Lanusse, qui étaient ses amis intimes, furent
toujours peu bien venus du général en chef,
en raison de cette liaison.
Les deux Lanusse étaient amis intimes de Tal-
lien. L'aîné des deux frères fut tué en Egypte ,
à l'affaire du 3o, où périt Abercrombie. C'était
un brave et digne homme; ce fut avec lui que
Junot se battit à Boulacli. L'autre frère, égale-
ment ami de Tallien , revint en Europe. C'est
lui que nous avons vu, sous la restauration, être
l'un des serviteurs les plus célèbres de Charles X.
Il a épousé la fille du général Perignon. C'est
une personne dont le caractère serait bien cu-
rieux à tracer. Elle est, dit-on, très-dévote; c'est
^8 MÉMOIRES
une chose que je n'ai jamais pu comprendre. Il
y a probablement dans notre admirable chris-
tianisme quelques parties que nous ne sommes
pas dignes de connaître, et dans lesquelles se
trouvent une explication de l'Évangile différente
de celle devant laquelle je me prosterne et une
autorisation qui donne pouvoir de châtier sans
pouvoir jamais récompenser. — Ainsi, par exem-
ple, M""" Lanusse possède dans son éternel sou-
rire quarante nuances d'après lesquelles elle clas-
sait les personnes que sa position lui faisait
regarder comme n'étant pas dans sa ligne. Elle
est intolérante comme le fanatisme du 12^ siè-
cle; dans ce temps-là, la chose n'était que fâ-
cheuse , parce que même une manière de grande
dame pouvait nuire. Mais aujourd'hui elle est
à la fois fâcheuse et ridicule, parce qu'on de-
mandera à madame Lanusse pourquoi elle se
mêle des affaires des autres. C'est une question
que , pour ma part , j'ai été souvent au moment
de lui faire , ainsi que dix autres femmes. De-
puis, elle a été à Besançon , et comme elle vieil-
lit, la chose n'est plus tenable. Heureusement
qu'une passion, mais une passion plus effrénée
que l'amour, plus terrible, et dont les émotions
sont hideuses, car elles tiennent de l'Euménide,
la passion du jeu est portée chez M""' Lanusse ,
DE LA DUCHESSE D ABRANTÈS. 79
au point de laisser peu de place à la médisance.
Maintenant je demande si une vraie chrétienne
est joueuse, médisante et intolérante ?
Après le dîner, Junot me présenta ïallien comme
un de leurs compagnons de voyage d'Egypte. Il
ne me parut nullement se souvenir du mouve-
ment que je n'avais pu retenir en entendant
prononcer son nom. Il nous apprit qu'il avait
une place de consul à Malaga, je crois ; du moins
suis-je sûre que c'était en Andalousie.
Tallien a un nom très-fameux dans notre ré-
volution ; sans aller chercher le motif qui le fit
agir, il est hors de doute qu'il mérite vme place
dans notre histoire pour le fait du 9 thermidor;
car je ne suis pas de ces bonnes âmes qui , tou-
jours déterminées à trouver du bien dans tout,
en trouvent même dans Robespierre, et disent
aujourd'hui qu'il avait de bonnes intentions, que
le 9 thermidor est venu troubler, et que nous
aurions eu l'âge d'or si on l'avait laissé faire :
cela peut être; j'aime mieux le croire qu'avoir une
discussion avec de ces braves gens qui disent
encore aujourd'hui, bien que la mode en soit
passée : Sois mon frère ou je te tue ^. Et pour-
' Nous avons vu, l'autre jour , dans un jugement, une ex-
plication de ce mot : La liberté ou la mort!
Il est de fait que, dans l'origine, où tout avait rapport à
8o MÉMOIRES
tant je sus une bonne et loyale patriote ... Et
la France. . . ma patrie. . . ma patrie bien-aimée,
voilà mes dieux... voilà mes autels. Car j'ai
élé nourrie à l'aurore de cette belle révolution;
j'ai sucé ses principes, et mes jeunes années
se sont écoulées à l'ombre du drapeau tricolore
et de l'arbre de la liberté ! . . .
Retournons à Madrid.
Junot avait eu les conférences qui lui avaient
élé ordonnées avec le prince de la Paix, et il en<
était enchanté. J'en ai entendu dire beaucoup
de mal et quelque peu de bien. Je puis mémo
dire que pendant mon second séjour à Madrid ,
ce moment, qui fut celui de la mort de la prin-
cesse des Asturies, fut affreux pour lui. Les
bruits les plus injurieux et les plus sinistres se
répandirent alors. J'ai donc eu tout le loisir de
prendre alors de cet homme une impression dé-
favorable. Mais, avec cette même conscience que
je dois apporter à ce que je raconte comme
historienne, je dois dire que mon mari en avait
ccUe sainte, cette belle, cette adorable liberté, tout était
pur, et avec abnégation do soi-même. Voilà la liberté dont
j'ai souvenance, voilà la république que je demande... Mais,"
depuis cette époque , la robe blanche de la liberté s'est
souillée de sang... et ce n'était pas celui qui portait l'éten-
dard qui répandait le sien... Tout devint déviation.
DE LA l)LCIli:SSf. DABIlAM'iiS. 8r
reçilunc tout autre et que depuis il influença beai>
coup la mienne. Mon frère, qui l'a vu long-temps
à Marseille, lors de sou exil en 1808, m'a égale-
ment raconté de lui des traits qui m'en ont donné
une opinion meilleure; lui et Junot me querel-
laient sur mon injustice envers le prince de la
Paix. . . et le résultat de nos discussions était, de
ma part, la manifestation d'un grand regret que
le prince de la Paix n'eût pas mis à profit toutes
les belles facultés dhomme d'état dont le ciel
l'avait doué. Que pouvais-je faire de plus chrétien ?
Nous partîmes de Madrid pour Lisbonne le 29
de mars i8o5, après avoir acquis la certitude
que l'Espagne était alors pour nous une fidèle
alliée. Soit intérêt , soit vraiment loyauté, l'Espa-
gne, à cette époc|ue , nous donnait des gages de
la plus parfaite et la plus entière alliance avec
elle. Ses ports de l'ouest et du midi étaient rem-
plis de vaisseaux prêts à appareiller sous notre
pavillon. La Santa-Trinidad , vaisseau de cent
trente csLUons, attendait nos ordres, c'est le mot,
dans le port de Cadix. J'aurai bientôt à parler
du triste résultat de ces immenses préparatifs.
Nous partîmes, après avoir été comblés de
soins affectueux par l'ambassadeur, et surtout
par l'ambassadrice de France. Nous n'avions pas
pu échanger de prévenances avec l'ambassade de
riir. 6
8'2 MÉMOIRES
Portugal à Madrid, parce qu'elle n'était pas en-
core arrivée; c'était M. le comte Da Ega, l'un des
plus pauvres fklalgos portugais, qui venait à
Madrid pour y représenter le royaume volé pen-
dant le ministère du fameux comte-duc. Le
comte Da Ega menait avec lui sa jeune femme,
mademoiselle d'Oyenliausen, la personne la plus
charmante de Lisbonne.
L'époque de notre départ de Madrid était la
plus convenable pour voyager en Espagne ; c'est
alors que la température est enchanteresse : il
ne fait plus froid, il ne fait pas chaud; ce n'est
plus la douleur^ et ce n'est pas la joie. Nous de-
vions traverser, me dit-on, un pays désert et
affreux. Je partis effrayée. Mais à peine eûmes-
nous fait dix lieues, que je compris alors une
grande partie de ce qui est dit si bénévolement
sur l'Espagne. Comme je l'ai observée avec un
soj^ particidier sous le rapport physique et
moral ^ qu'il me soit permis d'en dire ici mon
sentiment comme voyageuse et comme obser-
vatrice.
L'aspect de l'Espagne, lorsqu'on sort de Ma-
drid pour aller h. Lisbonne, était surtout en
1806 aussi rebutant pour le voyageur qui entre-
prend une longue route, qu'il est possible qu'un
pays le soit. C'étaient la pauvreté, la malpropreté
DE LA. DUCHESSE D'ABRANlts. 83
de la Casline-Nouvelle portées à leur plus haut
degré. La plaine de Madrid s'étend sur une par-
tie considérable de cette province en descendant
vers le Tage. Mais en allant le rejoindre en Es-
tramadure, ce n'est plus comme par la route
d'Aranjuez : plus de ces belles prairies, de ces
ombrages d'Arcadie, de ces vallées qui rappellent
Terapé et des pays enchantés. Le site est nu ,
ouvert, parsemé de quelques champs de blé
mal cultivés, et partout l'aspect de la plus pro-
fonde misère. Au moment où nous traversions
cette partie de l'Espagne , sa physionomie était
cependant à cette époque de l'année où elle re-
vêt son costume de coquetterie. Tout était en
pleine floraison; et les buissons de genêts, qui
plus tard ne présentent qu'une masse sèche et
stérile, offraient alors, avec leurs fleurs papil-
lonnacées d'un jaune d'or ^ et leurs fleurs blan-
ches avec un calice rouge, des bouquets d'une
espèce singulière : car ce genêt, presque sansfeuil-
les et dépourvu d'épines , vient quelquefois à la
hauteur de six pieds; ses branches sont lon-
gues, flexibles et chargées de ces jolies touffes
* Il y en a deux espèces très-distinctes , le genista spJiœ-
rocarpa et le monospermu , qui est le blanc. Cette dernière
espèce fleurit en février, mars et avril.
6.
l\\ AlJiMOIRKS
jaunes ou blanclios; puis le daphnê gnidiiim\
avec ses fleurs à odeur de fleur d'orauccr. A
moins de connaître cet arbrisseau et le genêt
dont je viens do parler, il est impossible d'avoir
une juste idée des paysages de l'Espagne, mais
surtout de la Nouvelle-Castille et de l'Estrama-
dure. Les environs de Madrid en sont remplis,
et le parc qui entoure le Pardo principalement
en est couvert. La flore de la péninsule est bien
riche non-seulement en plantes de cette nature,
mais en plantes exotiques. Don Casimir Ortéga
désirait que l'histoire naturelle de tout ce que
pouvaient fournir l'Espagne et la partie de l'autre
hémisphère qui est sous sa dépendance, fût en-
tièrement connue dans le monde savant. Depuis
lui, la botanique et tout ce qui tient aux autres
branches de l'histoire naturelle, a été soigné et
dirigé avec un égal intérêt. Mais la guerre a tout
boulev;ersé; et je crains bien que depuis \a paix
factice dont jouit l'Espagne, ses véritables élé-
ments de grandeur n'aient été bien négligés par
ceux qui tiennent le gouvernail de son vaisseau
aventureux.
• Le daphne gnidium que l'on U'ouve en Estramadure a
les feuilles \)\us lancéolées que le nôtre. C'est, dit-on, la cns-
sia des anciens.
PE Li DUCHESSE d'aBRAKTÈS. 85
CHAPITRE V
Mon mari est Iraitc avec tous les honneurs dus à un am-
bassadeur de France. — Mauvaise humeur de Charles
IV contre Louis XVIII. — Le soldat usurpateur. — Or-
dre de la toison-d'or. — Lettre absurde de Louis XVIII
au roi d'Espagne. — Acceptation de la couronne d'Italie
par l'empereur. — Discours de Napoléon manquant de
franchise. — Quel était le vrai but de l'empereur. — ÎM.
le marquis de Buonapartc. — Couronne de Lombardic.
— Mémoires de Gohier empreints de fiel et de haine. —
Talavcyra da Reyna. — Des dragons nous donnent une
aubade. — Soldats espagnols demandant l'aumône. —Pro-
jet de faciliter l'écoulement du Tage. — Le clergé s'y op-
pose au nom de Dieu et en qualifiant le projet d'attenta-
toire aux dogmes sacrés. — Quel est en Espagne le sens
de l'expression états. — Portrait de la duchesse d'Albe.
La Mes ta.
Le roi d'Espagne avait ordonné que nous fus-
sions reçus partout avec les mêmes honneurs
qu'un ambassadeur de France près la cour de
IMadrid aurait pu recevoir. Ce n'est pas un mé-
8Q MÉMOIRES
diocre sujet de reconnaissance à conserver , car
l'Espagne, bien que fort dévouée à la France,
avait néanmoins ime sorte de dignité sérieuse,
un orgueil même qui lui faisait regarder comme
inconvenante toute prévenance outre-passant ce
qui devait être accordé à une puissance étran-
gère dans la personne de l'un de ses représen-
tants. On disait alors que le roi Charles lY avait
éprouvé beaucoup tl'humeur de la singulière dé-
marche de Louis XVIII, qui lui renvoya la toi-
son-d'or qu'il avait, aussitôt qu'il apprit que le
roi d'Espagne l'avait donnée à Fenipereur en
retour de l'ordre de la légion-d'honneur que
Napoléon avait envoyé à Charles IV.
« Ne voulant rieîi avoir de commun , dit
'( Louis XVIII , avec le soldat usurpaleur qui est
«cassis sur le trône de mes pères.»
Louis XVIII faisait comme tous les hommes
d'esprit, il abusait des mots. I/empereur pou-
vait bien être assis dans la même chambre où
avait été le trône des pères de Louis XVIII ;
mais, pour y être en usiu'pateur, c'est une
autre affaire. C'est merveille, en vérité, de voir
comme depuis quelques années on écrit sur des
faits que la PYance, que l'Europe ont vus. Ve-
nir aujourd'hui nous parler de l'usurpation de
l'empereur!. . .
DE LA DUCHESSE d'aBRA.NTÈS. 87
Quoi qu'il en soit, le roi d'Espagne eut beau-
coup d'humeur de la lettre de Louis XVllI,
ou, pour parler plus juste, du prétendant,
comme on l'appelait dans ce temps-là. C'était,
au fait, une sorte de forfanterie sans but réel et
sans résultat. J'ai parlé ici de ce fait, parce que
nos journaux n'en ont pas parlé à cette époque,
et qu'il est peu connu. Je vais même transcrire
la lettre de Louis XVIII telle qu'elle fut écrite.
«Monsieur et cher cousin,
«Il ne peut y avoir rien de commun entre
«moi et le grand criminel que \ audace et la
a fortune ont placé sur un trône qu'il a eu la
« barbarie de souiller du sang d'un Bourbon, le
« duc d'Enghien. La religion peut m'engager à
« pardonner à un assassin; mais le tvran de mon
« peuple doit toujours être mon ennemi... La
«Providence, par des motifs inexplicables, peut
«me condamnera finir mes jours dans l'exil;
« mais jamais ni mes contemporains ni la posté-
«rité ne pourront dire que dans le. temos de
« l'adversité je me suis montre indigne d'occuper
«jusqu'au dernier soupir le trône de mes an-
« ce très. »
En vérité, cette lettre, si elle n'était pas au-
88 MÉMoiriKS
thentiqiiement reconnue pour avoir été écrite
en effet par Louis XVIII, pourrait passer pour
une pièce faite à plaisir pour servir de texte à
des épigrammes. Qu'est-ce que c'est qu'un pa-
thos semblable? Que veut dire cette phrase :
Je puis pardonner a un assassin^ mais le tjran
de mon peuple doit être mon ennemi.
C'est absurde et faux. Que Napoléon, liéros et
conquérant, ait été appelé tyran par des stu-
pides ou des jaloux qui ne comprenaient pas
ou feignaient de ne pas comprendre ses vastes
et savantes combinaisons, il y a mauvaise foi ou
sottise, toutefois il y a encore une apparence de
raison. Mais, au nom de tous les saints, com-
ment qualifier de tyran l'homme qui, après
avoir donné la paix à la France % lui rendait
ses lois, son commerce, sa tranquillité intérieure,
et rouvrait surtout les portes à trente mille
proscrits, qui ne lui en ont pas gardé plus de
reconnaissance pour cela, mais qui néanmoins
ne peuvent empêcher que la liste des émigrés
n'ait été close par cet homme que leur pré-
tendu roi alors appelait si bénévolement lui
' Il n'avait pas inètno fait sonpronncr la guerre avec le
Nord à ecttc cjjoquc. On ne parlait (pie de la descente en
Ant^leterre. On n'avait jamais été plus heureux en France Re-
pais la révolution et même avant.
DE LA PUCHESSK DABRANïÈS. 89
tyran , et qui leur rendait leurs biens. Et
puis cet usurpateur était sur le trône de France,
appelé à ce trône par 3,'yOO.,ooo votants En
vérité, il faut lever les épaules tn lisant aujour-
d'hui de pareilles sottises, et surtout en s'arré-
tant à la dernière phrase : Je ne ferai jamais rien
d'indigne de mon nom et de mon sang... Et ]")uis
la guerre de la Vendée a fait couler le sang fran-
çais pendant huit ainnées, sans que le préten-
dant se soit seulement montré une fois au milieu
des phalanges vendéennes , pour remercier au
moins par sa présence ce peuple, c]\ù était h^sien,
de son généreux dévouement. Il est vrai qu'avec
ses épaulettes sur un habit bourgeois , ses bottes y
et de velours encore ' , il aurait eu mauvaise
grâce à la tète d'un régiment, d'autant mieux
qu'il ne montait qu'à la fenêtre, et nas du tout
à cheval; et, comme dit Pacot, le gros Poudré
eût été ridicule avec ses grosses bottes de ve-
lours , en calèche à l'arrière-garde ; mais il avait
des représentants qui pouvaient marcher pour
lui. Pauvre Vendée! elle est toujouis bonne
pour être lancée en enfant perdu!... Mais, pour
être une noble retraite pour un roi malheureux,
il n'en est rien... Et de nos jours encore elle n'a
' Voyez la spirituelle caricaUiro n" i [le deux Sergent).
0^ MÉMOIRES
été jugée bonne que pour former un escadron
de femmes, servant d'armée à un général fémi-
nin comme son état-lnajor. Oh! honte sur notre
patrie!... honte! mille fois lionte!...
Je suis bien amère, me dira-t-on ?.... Mais
a-t-on eu quelques ménagements pour une mé-
moire auguste que l'orgueil national devait au
moins faire respecter?... Que de diatribes indé-
centes, de pamphlets, de libelles, nous avons été
obligés de dévorer en silence pendant quinze
ans!... Que d'injures, que d'humiliations ont
abreuvé dans leur empereur ceux qui tenaient
de lui leur sort et leiu' bien-être!. . . Le jour des
représailles est enfin arrivé, et nous sommes en-
core bien bons et bien tolérants en ne faisant
que rappeler pour toute vengeance les fautes
d'autrni.
Nous apprîmes par un courrier des affaires
étrangères, qui nous rejoignit à Talaveyra da
Rejnay capitale de l'Estram-adure espagnole, que
l'empereur s'était rendu, en grande pompe, au
sénat, le i 8 mars, et avait annoncé officiellement
qu'il acceptait la couronne d'Italie d'après le vœu
manifesté par là république cisalpine. Le dis-
cours de Napoléon , en cette circonstance , a le
défaut de manquer de franchise. Un grand homme
comme lui ne devait prendre aucun prétexte pour
DE LA DUCHESSE D AERANTES. QI
donner plus de grandeur à sa patrie... Pourquoi
dire:
« IVous aurons toujours la modération de ne
rien ajouter à la couronne que nous portons. »
L'empereur était déjà à cette époque assez fort
pour accuser tout haut ses projets de conquêtes,
dont le vrai but était la chute de l'Angleterre.
Ce but était le point de mire de tous les coups
qu'il portait. C'était la qu'il visait, et visait juste.
Tous ses généraux , maintenant ses élèves , étaient
imbus des mêmes principes, et avec justice. L'An-
gleterre est une rivale avec laquelle nous ne
pouvions pas nous allier avec sûreté pour une
seule année à cette époque, et le traité d'Amiens
en est une preuve ; car c'est aujourd'hui une his-
toire comme celle de Croquemitaine que de par-
ler des torts de l'empereur dans cette affaire d'A-
miens. L'Angleterre fit tout ce qu'il fallait faire
alors pour mériter un blâme que la postérité,
qui ne lira pas l'histoire de France dans celle ^ du
P. Loriquet, qui l'apprenait au duc de Bordeaux ,
et dans laquelle il voyait que le plus grand rè-
gne qu'eussent jamais vu les Français était celui
de son oncle , parce que le marquis de Buona-
' Etrange effet de la haine et de l'envie!... pour ne pas
parler de sa gloire , on passait sous silence les reproches
qu'on prétendait avoir à lui faire!
g<| 3IEM0IRF.S
parle avait alors r!'mporté/?/«j'/^w/'i' grandes vic-
toires; il faut, (lis-je, espérer que la postérité
saura juger la conduite de chacun et rendre im-
partialement In justice.
Le même courrier qui nous apj)orlait la nou-
velle de l'acceptation de la couronne d'Italie,
annonçait également le prochain départ de l'em-
pereur pour Milan. Il allait se faire couronner
roi de Lomi)nrdie, et ceindre un nouveau dia-
dème portant la devise qu'il aurait bien plutôt
dû faire graver sur celle de France pour notre
bonheur à tous ;
« Dio me la diede. Guaja chi ta tocca!.... y»
Elle était d'or et non de fer, cette couronne
des Lombards que Ton conservait religieusement
à Monza. Elle faisait partie des antiquités qui
furent volées à la Bibliothèque impériale lors-
que mon ami, ce pauvre Millin, éprouva le désa-
grément que nous venons de voir se renouve-
ler, de l'enlèvement de plusieurs objets d'art, dont
une estimation numérique ne pouvait baser la
valeur. Elle fut retrouvée en Hollande, ainsi que
tous les autres objets, quand l'ancien directeur
Gohier y exerçait les foiictions de consul-général
à Amsterdam, C'est nue obligation qu'on lui au-
rait, si elle n'était rappelée par lui au milieu d'un
Di: LA DUCIIESSi' o'aBîI ANTÎS. qS
torrent d'invectives contre l'empereur, comme
cela était sa coutume. Et l'on doit perîscr qu'ayant à
parler d'une, couronne^ et d'une couronne que la
tête de Napoléon avait portée, ce qu'il avait à dire
fut un beau texte pour sa malignité. Je. n'ai rien
lu contre l'empereur qui m'ait plus révoltée que
ces i\c\\x ennuyeux volumes des Mémoires de
Collier. C'est un venin continuellement distillant
son âcreté dans l'écritoire de l'auteur, et dans le-
quel il trempe une plume qui, à chaque phrase,
a bonne envie de devenir un poignard. C'est la
haine la plus gauche, cette haine qui attaque
tout et ne fait aucune concession. L'empereur,
avec lui, est presqu'un sot. C'est à jeter le livre,
d'abord parce qu'il est ennuyeux comme les
mouches qui vous piquent à chaque instant et
vous occupent sans résultat. Sa haine est si en-
ragée, si diabolique, qu'elle prend dans le même
réseau de vengeance la France entière. C'est sur-
tout à 1 occasion de ce couronnement d'Italie et
de l'institution de la couronne de fer qu'il se
donne carrière pour nous traiter comme la der-
nière des nations. Selon lui, nous n'avons jamais
rien vainque sousle directoire. Pour se donner rai-
son, il demande l'assentiment de quelques per-
sonnages qui, par leur haute position, peuvent
lui donner de la force, quelque bonne envie
94 MÉMOIRES
qu'il ait d'en dire du mal. Mais il sent qu'il a
affaire à plus forte partie que lui , et il fait alors
patte de velours. C'est ainsi qu'il approche dou-
cement du duc de B;issauo qui, en sa qualité de
ministre sous l'empire et sous le consulat, et de
fidèle serviteur de TSapoléon qui lui montrait une
grande confiance et de l'amitié, pouvait le réfuter
avec un succès qui aurait écrasé l'ex-président
du directoire, désespéré de n'être pas consul ; car
voilà tout le secret de sa haine , le pauvre hom-
me!... Il a été le président d'un gouvernement
pourri, et en voilà assez pour faire ouvrir les
yeux et les oreilles à une grande foule ébahie
devant ce titre pompeux de président du direc-
toire. On ouvre , et que trouve-t-on ? Des relations
que le Moniteur donne encore plus en détail que
lui, et des pages haineuses et sottement, lour-
dement méchantes, contre un homme qui n'eut
d'autres torts envers lui que de ne pas le prendre
à la place de Sieyès.
Talavejra da Reyna^ que les couronnements
m'ont fait laisser, mais que nous allons retrou-
ver, est une jolie petite ville; son aspect est riant.
Elle est bâtie au bord du Tage. Nous y eûmes une
aubade , donnée par des dragons du régiment
de la reine. Il y avait beaucoup de cavalerie eu
garnison. Celle que nous vîmes était belle et
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. gS
bien tenue, et Junot, qui ne laissait échapper
aucune occasion de relever son prince, me dit
que c'était lui qui, étant généralissime de tou-
tes les armes et affectionnant particuiièremeilt
la cavalerie, lui donnait des soins plus attentifs
qu'aux autres parties de l'armée. Et , pour dire
la vérité, il y avait des soldats d'infanterie qui
demandaient souvent l'aumône, et même des of-
ficiers qui l'auraient bien reçue, si on avait voulu
la leur faire.
Depuis Santa - Clara ^ jusqu'à Talaveyra da
Reyna, le pays est charmant; nous traversions
des prairies immenses couvertes de plantes bul-
beuses, alors en fleurs, entre autres l'asphodèle^
qui, avec son beau panache blanc-verdâtre, rap-
pelait cette riante fiction de l'antiquité, qui fai-
sait errer les morts au milieu de ces fleurs. Il n'y
a ni forêts, ni bois dans la Nouvelle- Castille;
on aperçoit seulement çà et là quelques bouquets
de chênes verts. Ensuite on trouve des vignes
qui rappellent le voisinage delà Manche, et des
oliviers : tout cela bien planta et soigné dans sa
' Tout ce qui a rapport à mon ^oyage en Espagne et en
Portugal est pris maintenant dans mon journal et textuel-
lement copié sur lui. Il n'y a point de \ ovage de Madrid à
Lisbonne. Cette circonstance m'a déterminé à le donner ici.
^ A.sphodelus ramosus.
gC MEMOIRES
culture. A droiîe, on distingue el Puerto del Pico^
qui est une suite de la chaîne du Guadarraraa.
Talaveyra da Reyna est, comme je l'ai dit, une
jolie ville. IN ous y demeurâmes un jour. Elle avait
alors plusieurs manufactr.res assez remarqua-
bles. On y fabrique des étoffes d'or et d'argent bro-
chées de soie, et dans le goût français. Il y avait des
ouvriers de Lyon. L'un d'eux me parla français,
et me dit qu'étant au moment d'être poursuivi
sérieusement pour dettes dans son pays, il s'était
décidé à venir en Espagne, où l'avaient appelé les
plus riantes espérances et les plus flatteuses pro-
messes; mais les unes et les autres avaient été
déçues^ le pauvre malheureux avait le regret d'a-
voir quitté la France et de ne pas trouver dans
l'Espagne tout ce qu'il en attendait; il était évi-
demment attaqué de la poitrine, et ne cessait
de pleurer sur la patrie absente. Il s'appelait
llaimond Pvlaryllaud , et était de Grenoble. Il me
fît de la peine. Il est probable que son talent
le mettait au-dessus des hommes qui le com-
mandaient et qui 4'humiliaient sans cesse en sa
qualité d'étranger.
Il y avait une promenade charmante derrière
la ville, à Talaveyra da Reyna; elle était sur le Tage.
Sur la gauche était le fleuve roulant ses eaux
écumeuses dans un vallon dont les collines
DE LA DUCHESSE D AERANTES. Q-y
étaient couvertes de pignons; ses rives encais-
sées étaient bordées des plus belles fleurs du
printemps. Partout, à l'horizon, la vue était ter-
minée au loin par les sommets découpés de hau-
tes montagnes , telles que la monlana de Grie-
gos. On pouvait presque deviner sur le ciel si
pur leurs escarpements brisés; tandis que tou-
jours à gauche, on découvre la Sierra de 7b-
lèdeet celle de Guada/upe^dàus les vallées des-
quelles se cache le Tage qui roule ses eaux parmi
les rochers, sans être nulle part navigable en Es-
pagne. Sous le règne de Charles II, un homme,
probablement plus habile que ses concitoyens
alors, se mit à penser que ce serait une belle
chose si, créateur à son tour, le roi d'Espagne
ordonnait à ces eaux emprisonnées dans des en-
caissements de rochers à pic , de couler plus libre-
ment, ce que lamagie de quelques milliers de pou-
dre, et un travail qui donnerait du pain à des mil-
liers de sujets mourant de faim,produiraient à mer-
veille. Le projet conçu, l'homme, qu'on appelait
don Baithazar Sarmiento, le remit au grand con-
seil du roi d'Espagne; le conseil le lut, le relut;
on en parla beaucoup, on en parla trop même;
' C'est dans celte montagne .de Guadaloupe qu'est situé le
monastère où est mort Charles-Quint.
yiii. 7
98 MÉMOIRES
cai* la Suprême s'en voulut mêler à son tour ,
elle qui ne s'occupait habituellement que de feu.
Comme on le lui avait éteint, elle voulut s'en
venger sur l'eau apparemment, et défendit au
roi, au nom de Dieu ^ de délivrer les flots du Tage.
Il fut pris un arrêté dans le conseil, qui parlait
de ce projet comme attentatoire aux dogmes de
notre sainte croyance.
« Si Dieu avait voulu que le Tage coulât li-
brement^ dit le rapport^ il aurait fait de lui ce
qu'il a fait de toutes les rivières navigables ; il
n'aurait mis aucun empêchement à son courant. »
Ceci n'est pas un conte fait à plaisir; la chose
est notoire.
On rencontre au milieu de ce pays, dont l'as-
pect est tout-à-fait étrange par sa couleur sau-
vage à la fois, et pourtant cultivé, une venta bien
isolée, dans une charmante position, sur un
fond de pignons et de chênes toujours vorts ;
c'est la venta de Pelavenagas. Tout auprès, est
la monlana de Griegos, qui présente un aspect
majestueux, mais bizarre, en s'élevant du milieu
de la plaine. Dans ceîîe partie de l'Espagne, les
montagnes sont désertes et sauvages, et les lynx
et les ours s'y trouvent en grand nombre et fort
dangereux à rencontrer.
La duchesse d'Ossuna m'avait beaucoup parlé
DE LA. DUCHESSE D ABRAiNTÈS. gg
à Madrid des états des ducs d'Albe,que je devais
traverser en allant: à Lisbonne. J'étais encore peu
faite aux expressions du pays; je sus plus tard
que ce mot états se disait pour toutes les pos-
sessions des grands seigneurs espagnols. Elle
aurait pn elle-même, à bon droit, dire mes états ^
car les siens étaient assez étendus pour cela. Elle
était héritière de Benavente, et ses biens étaient
immenses ; elle avait été très-liée avec la fameuse
duchesse d'Albe , qui mourut en 1795. Tout ce
qu'on raconte du caractère espagnol, réuni à
celui d'une Italienne exaltée , pouvait hii convenir,
en y joignant l'âme et le cœur d'un homme pour
la force. La duchesse d'Ossuna, qui l'aimait avec
une grande tendresse, m'en parla dans des
termes qui me firent regretter de ne l'avoir pas
connue. Elle en avait un portrait qui me domia
l'idée de ce qu'elle devait être, et qui justifiait
ce qu'on en disait relativement à son caractère
décidé. Son air était sévère, dur même, ses yeux
et ses cheveux très-noirs , et tout autour de sa
bouche on voyait luie teinte bleuâtre comme si
elle avait fait sa barbe. La duchesse d'Albe ne me
rappelait même pas dona Ximena; c'était plutôt
dona Maria de Padiila faisant peindre la tête de
son mari sur son étendard , et proclamant la li-
berté au son de ses cris de vengeance.
100 MÉMOIRES
Quant aux étatsàe la duchesse cl'Albe,ils méri-
taient vraiment ce nom. On arrivait à une suite de
villes qui relevaient des ducs d'Albe;puis on
trouvait Torre-Alba, d'Oropesa avec un château
appartenant au duc d'Albe , ainsi qu'une foule
de monastères précédant la Gartera et Calsada
de Oropesa. Ces villages et ces monastères sont
construits sur une suite de coUines bien cultivées,
qui forment un contraste frappant avec les mon-
tagnes agrestes qui sont en face d'elles. Sur les
montagnes étaient une foule de troupeaux de mé-
rinos. L'Estramadure et la Nouvelle-Castille en
sont remplies àcette époque del'année, parce qu'ils
retournent chercher de l'ombre et une nourri-
ture plus abondante dans les montagnes de Soria
et de Ségovie. Plus d'un million de moutons
voyagent ainsi deux fois par an, et privent l'Es-
pagne de toute agriculture possible. Comment
en espérer avec ce fléau ? C'est ce qu'on appelle
la mesla. La mesta est un des objets les plus ex-
traordinaires et les moins connus de l'Espagne.
Je vais ici en donner une idée ; c'est une chose qui
tient à l'Espagne d'une manière trop inhérente
pour qu'une personne qui a habité ce pays aussi
long-temps que moi n'en fasse pas la description.
On appelle mesta le corps des propriétaires
des troupeaux à laine, qui ont le privilège ex-
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 10 f
clusif de traverser les deux Castilles et deux ou
trois autres provinces d'Espagne, telle que l'Es-
tramadure, pour aller chercher une température
qui leur convienne selon la saison , et une nour-
riture plus abondante quand ils ont épuisé celle
des prairies où ils ont stationné Cette corpora-
tion a quatre chefs-lieux : Siguenza , Cuença ,
Ségovie et Soria. Elle a également un code par-
ticulier. Ce code bizarre, qui est un supplé-
ment arbitraire aux lois du pays , sert à fixer
les droits de la mesta. Chose fort inutile, car elle
les enfreint toujours , attendu qu'elle est com-
posée des abbayes les plus riches, des hommes
les plus puissants, soit en fortune, soit en dignités,
dans la noblesse comme dans le commerce. Ja-
dis les montagnes escarpées de Soria et de Sé-
govie étaient pendant la chaude saison la re-
traite des moutons du voisinage. Lorsque les
jours froids arrivaient, les pauvres bétes allaient
demander un plus doux climat à des régions
moins élevées ; leurs possesseurs n'avaient pas
d'abord pensé que cela pût être; mais comme
ils étaient puissants , ceux que cet usage bles-
sait n'osèrent pas se plaindre. Alors les maî-
tres des troupeaux firent convertir Xusage en
droit ^ et des millions de tras-humantes se mi-
rent à parcourir l'Espagne et à la ravager, rui-
I02 MEMOIRES
liant ainsi la prospérité générale pour l'intérêt
de quelques-uns : car il ne faut pas douter un
moment que la mesta soit une des causes de la
raisère du paysan espagnol dans les deux Cas-
tilles, dans l'Estramadure et dans tout le pays
tolédan soumis à la loi de cette affreuse insti-
tution. Le gouvernement a été plusieurs fois
alarmé des ravages épouvantables que com-
mettent ces millions de ganados ; mais lorsque
l'abus devint intolérable poin- les malheureux
estremeîios ^ surtout, il avait jeté de trop pro-
fondes racines pour le détruire sans soulever
tout ce que le royaume possède de plus puis-
sant et de plus riche. Il en est résulté une guerre
continuelle entre les propriétaires de la mesta
et les estremeFws ^ qui voient avec douleur que
leurs gras pâturages deviennent la proie d'a-
vides étrangers qui chassent le mouton de son
lieu de pâture pour la dévorer et la prendre,
sans laisser aucune rétribution ou aucun dé-
dommagement au propriétaire. La première fois
que je me fis expliquer cette coutume barbare
' On appelle ainsi les habitants de l'Estramadure. Ces
malheureux sont désolés des dégâts que commettent les tras-
humantes. Il y «i eu un temps où la mesta prenait le pâtu-
rage et le louait, que le propriétaii'e le voulût ou non. Ce
droit venait d'être aboli à l'époque de mon voyage.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. J o3
par un estremenos , je crus rêver. On comptait,
en 1670, jusqu'à sept millions de moutons vo;ya-
geurs ou tras-humantes. Sous Philippe III, un tie
ses confesseurs vit la chose sous le point de
vue consciencieux, et fit si bien auprès de son
pénitent, que ce nombre tomba tout-à-coup à
trois millions. Ustariz, qui a écrit sur Técono-
mie rurale et politique de l'Espagne, a porté le
nombre à quatre millions. A l'époque où j'étais en
Espagne, mais la première fois, avant la guerre, car
on doit penser que les malheurs de plusieurs an-
nées ont dû grandement moissonner les pauvres
ganados-merinos , à l'époque de i8o5 et de 1806,
on comptait cinq millions démontons voyageurs
et huit miUions de moutons permanents. Voilà
donc treize millions de bétes qui sont conjurées,
sans y songer, mais par le moyen des hommes,
pour la ruine de ces mêmes hommes ; tandis
que si nous laissions les bêtes à elles-mêmes,
elles ne nous feraient aucun préjudice, demeu-
reraient dans leurs pâturages , et ne viendraient
pas troubler les habitants d'un autre lieu. Qu'en
résultait-il déjà à cette époque? C'est que l'Estra-
madure, une des plus belles provinces de l'Espa-
gne, ayant cloquante lieues de long sur quarante
de large, et qui pourrait nourrir plus de deux mil-
lions d'habitants, ne contenait pas cent mille
I04 MÉMOIRES
feux en i8o5. La preuve que la mesta est la
cause spéciale de cette dépopulation , c'est que
des provinces moins susceptibles d'être peuplées,
le sont avec profusion , et cela tout près de l'Es-
tramadure. La Galice , les montagnes de Burgos
en sont un exemple. Je me suis étendue sur ce
sujet, parce qu'il est non-seulement intéressant,
mais d'une haute importance lorsqu'on veut con-
naître l'Espagne.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. Io5
CHAPITRE VI.
Province de l'Estramadure. — Le coche de Colleras. Aven-
ture qui m'arrive dans ce pays. — Ma manière de voyager.
— Visite inattendue de Jcrùme Bonaparte. — Détails
sur Jérôme. — Colère de l'empereur en apprenant son
mariage. — M. Alexandre I.e Camus, depuis comte de
Fursteinstein. — M* Paterson. — Sa ressemblance avec
la princesse Borghèse. — Ma conversation avec Junot.
— Mes présages se réalisèrent. — Pont d'Almaraz. — En-
têtement de nos muletiers. — Le fameux Gonzalès de
San-Sébastien. — Le Puerto. — Chêne vert de la pénin-
sule. Le village de Joray Cego. — Bonne réception que
nous font les autorités de Truxillo.
Lorsque nous entrâmes dans la province d'Es-
tramadure, la contrée changea tout-à-fait d'as-
pect; elle devint agreste, sauvage, et tout-à-fait
pittoresque. Je prenais souvent plaisir à partir
le matin, tandis qu'on attelait les sept mules de
I06 MÉMOIRES
mon coche de Colleras 2i\ec de longues cordes qui
ne tenaient à aucun palonnier, et qui toutes se
rattachaient à la cheville ouvrière de la voiture.
Le majorai et le zagal n'avaient hesoin que de
les appeler par leur nom pour qu'elles vinssent
se ranger par l'ordre qu'elles occupaient la veille.
La seule voix du majorai disant : Eh ! Colo-
nel la ! . . . Eh ! Carbonera ! Eh ! Peregrina ! . . .
suffisait pour que la mule, avec sa peau rasée,
excepté la queue, ce qui en fait un horrible ani-
mal-, vînt se ranger à côté de la première , et
que la première vînt toute seule au commande-
ment du maître. Leur éducation se fait d'une
manière cruelle : elles sont fouettées jusqu'au
sang, et le mot est littéral, jusqu'à ce qu'elles
répondent au nom que leur parrain a bien voulu
leur choisir. Je ne m'étonnai plus autant de leur
docilité, les pauvres bétes!
Nous avions quitté Truxillo depuis deux jours,
et nous approchions de JMérida, lorsqu'un ma-
tin je me trouvai assez endormie pour ne pas
quitter ma voiture lorsque le majorai y attela
les mules : car, pour le dire en passant, je cou-
chais dans ma voiture lorsque la venta ou la
possada me paraissaient inlogeables; ce qui ar-
rivait assez ordinairement une fois sur trois de-
puis que nous étions en Estramadure. Je trou-
DE LA DUCHESSE D AERANTES. IO7
vais alors une bien plus grande commodité
à demeurer dans ma dormeuse, dans un lit
bien bon , bien chaud , bien propre , au lieu d'al-
ler me mettre dans ces affreuses chambres de
possadas espagnoles , dont les greniers les plus
dépouillés, les cabarets de grandes routes réser-
vés aux rouliers les moins difficiles, ne peuvent
donner une idée. Et puis je trouvais aussi fort
commode de rester couchée jusqu'à l'heure du
déjeuner, et de rouler parmi les bruyères par-
fumées de l'Estramadure tout en sommeillant
ou bien en lisant. Lorsqu'on fait un voyage
de trente jours de marche, on a le temps de re-
garder fuir le terrain sous les roues de la voi-
ture.
Nous devions déjeuner à Nabalmoral. Je finis-
sais de m'habiller pour être en état de descendre
quand la voiture s'arrêterait, lorsque Junot vint
auprès de la portière et me dit :
— Laure, es-tu prête? dépêche-toi de descendre.
— Oui, mais tout à l'heure; pourquoi donc
es-tu si pressé? Ta course matinale a bien ou-
vert ton appétit !
— Ce n'est pas moi qui suis pressé, c'est un
ami d'enfance qui est venu te demander à dé-
jeuner de Baltimore; ainsi tu vois bien qu'il faut
te dépécher.
tp8 MÉMOIRES
Je crus qu'il plaisantait et ne fis aucune atten-
tion à ce qu'il me disait. Je n'allai pas un instant
plus vite, et ce ne fut qu'après avoir attaché le
dernier cordon et placé la dernière épingle que
je levai le store et que je pus voir quelle était
la personne qui m'attendait. Je jetai un cri de
surprise et je puis dire aussi de contentement:
c'était Jérôme Bonaparte.
C'est une longue et intéressante histoire que
celle de Jérôme. Tout le monde sait qu'il s'est
marié en Amérique avec la fille d'un banquier
de Baltimore, appelée mademoiselle Paterson,
et qui était jolie et riche ; mais ce qu'on ne
sait pas aussi bien, c'est que Jérôme eut beau-
coup moins de torts qu'on ne l'a cru et qu'on
ne l'a dit dans le monde. Jj'empereur, n'étant en-
core que consul, n'avait aucun droit sur les siens
comme chef de famille. Joseph Bonaparte, ma-
dame Bonaparte la mère, étaient, au fait, les
maîtres d'accorder ou de refuser un consente-
ment. Il est certain que la mère de Jérôme lui
avait permis d'épouser mademoiselle Paterson,
et que Joseph aussi avait donné son consente-
ment. La colère de l'empereur, en apprenant la
nouvelle du mariage de son jeune frère, fut
extrême, et au momet dont je parle elle ve-
nait de se manifester d'une façon peu fraternelle
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. lOQ
même dans la correction. Un ordre avait été en-
voyé en Hollande, en Espagne, en Portugal^
portant défense de recevoir madame Jérôme
Bonaparte, ou toute personne se disant telle.
La malheureuse jeune femme étant grosse de
sept à huit mois, avait d'abord tenté de dé-
barquer en Hollande, en Belgique, en Ita-
lie, en Espagne, puis, maintenant en Portugal,
où M. Serrurier, frère du maréchal invalide, et
qui alors était notre consul général à Lisbonne,
lui avait aussi fait éprouver un refus. Jérôme ,
au désespoir de cette rigueur, fit aller sa femme
en Angleterre ; et n'éprouvant pour lui-même au-
cun empêchement à débarquer, il se décida à
aller trouver son frère, espérant qu'en le voyant,
en l'entendant , l'empereur se laisserait fléchir.
La chose devenait instante, car, maintenant,
quel était le lieu où l'on pouvait fuir sa colère?
Je ne puis dire à quel point je fus contente de
revoir Jérôme; il avait toujours été bon enfant,
ainsi qu'on appelle dans le monde ceux qui ne
font pas de mal , s'ils ne font pas de bien. Sa tête
avait bien été un peu légère , mais cela ne me
regardait pas, et j'avais reçu de ma mère une im-
pression de bienveillante amitié pour Jérôme,
que même, plus tard, sa conduite assez peu ami-
cale envers moi n'a pas altérée. Aussi , je le répète,
TIO MI?MOIRES
je fus toiit-à-fait heureuse de le rencontrer au
milieu des déserts jfleuris de l'Estramadure, sur-
tout en songeant qu'il était malheureux , et
malheureux par le cœur... J'étais bien jeune alors,
et j'avais encore des idées bien romanesques,
ii'est-il pas vrai?
Junot fut également satisfait, quoiqu'il connût
assez peu Jérôme: c'était celui de la famille qu'il
avait le moins vu. Il était tout-à-fait enfant à
l'époque où Junot faisait presque partie de la
famille Bonaparte à Marseille et à Toulon; et
plus tard, lors du consulat, Junot n'était revenu
d'Egypte et n'avait quitté la prison anglaise que
vers la fin de 1800. Jérôme partit alors pour ses
caravanes maritimes aussitôt après le retour de
Marengo. Junot le connaissait donc seulement
comme un jeune homme qu'il avait vu enfant;
ce qui motivait avec lui une grande familiarité ,
sans cependant lui donner une connaissance
exacte de son caractère.
Nous lui offrîmes de partager notre déjeuner;
ce qu'il accepta. Je fus frappée d'un grand chan-
gement dans ses manières; il était posé , presque
sérieux; l'expression de sa physionomie, ordi-
nairement gaie et mobile, avait pris un caractère
de tristesse rêveuse, qui le changeait à un tel
point, que je ne le reconnaissais presque plus.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. Ilï
Il nous parla admirablement des États-Unis , de
leurs coutumes , de leurs mœurs , de leurs habi-
tants. Enfin , je pris de lui , dans l'heure que nous
passâmes à table , une opinion tout à son avan-
tage. Il est vrai de dire qu'il avait avec lui un
homme qui l'accompagnait , et dont les façons
et la tournure annonçaient un homme d'une
distinction supérieure. C'était M. Alexandre le
Camus, que depuis Jérôme , lorsqu'il fut roi de
Westphalie , créa comte de Fursteinstein. Il était
grave dans son abord, parlait avec une extrême
justesse , et me prévint en sa faveur dès que je
le vis et que je l'entendis. La jalousie de plu-
sieurs courtisans a pu porter de lui à Cassel
un autre jugement; mais, dans mon équité, je
dois dire mes impressions telles que je les ai re-
çues, et je dois ajouter que ce n'est pas sur ce
seul instant passé dans une venta de l'Espagne
que j'ai jugé M. le comte de Fursteinstein.
Nous nous promenâmes avec Jérôme dans le
jardin de la possada. Avant de nous séparer, Junot,
qui avait avec lui une sorte de familiarité , pro-
venant, comme je l'ai dit, de ce qu'il l'avait connu
enfant, lui parla avec une autorité presque pa-
ternelle, en l'engageant à ne pas résister à l'em-
pereur. Mais Jérôme répondit avec une noble
assurance que, se croyant engagé par l'honneur,
1 1 2 MÉMOIRES
il ne pensait pas qu'ayant eu l'autorisation de sa
mère et de son frère aîné, il y eût pour lui inie
autre route que celle qu'il était décidé à suivre.
Mon frère m'entendra, nous dit-il... Il est bon,
il est juste... En admettant que j'aie commis une
faute en me mariant avec mademoiselle Pater-
son sans son consentement, est-ce donc à pré-
sent qu'il faut que la punition frappe ?... Et sur
quelle tète tombera-t-elle? Sur celle de ma pau-
vre femme innocente*!... Non, non, mon frère ne
peut vouloir stigmatiser ainsi d'un cachet outra-
geant une des familles les plus respectables des
Etats-Unis... donner en même temps un coup
mortel à une créature aussi bonne qu'elle est
belle.
Et il tira de son sein une grande miniature
renfermée dans un médaillon en or, qu'il nous
montra : c'était le portrait de madame Jérôme
Bonaparte. Je vis un ravissant visage...; et une
particularité qui me frappa tout aussitôt , ainsi
que Junot, c'était la ressemblance qu'il y avait
entre mademoiselle Paterson et la princesse
Borghèse. Je le dis à Jérôme, qui me répondit
que je n'étais pas la seule personne qui eût fait
cette remarque; que lui-même l'avait trouvé;
et que plusieurs Français qui étaient à Baltimore,
DE LA DUCHESSK D AERANTES. \ l?>
l'avaient remarqué comme moi. Je trouvais
même que l'expression de madame Jérôme Bo-
naparte avait bien plus de feu et d'animation
que n'en avait la princesse Borglièse. Je le dis
tout bas à Junot ; mais il se récria. Il se rappe-
lait encore ses anciennes impressions.
«Jugez donc, dit Jérôme, en refermant son
charmant portrait, s'il est possible d'abandon-
ner une personne comme celle que vous venez
de voir , lorsqu'à une figure aussi ravissante on
joint toutes les qualités qui font aimer une
femme... Je voudrais que mon frère consentît à
la voir... à l'entendre un seul instant... Je suis
sur que son triomphe serait assuré comme celui
de celte bonne Christine que l'empereur avait
aussi repoussée d'abord , et qu'il a fini par aimer
comme ses autres belles-sœurs. Quant à moi,
je suis bien déterminé à ne pas céder... Fort de
mon bon droit, je ne ferai aucune action dont
plus tard je pourrais me repentir. »
En l'écoutant, Junot ne disait rien. Il l'avait
d'abord invité à céder aux volontés de l'empe-
reur; puis, en examinant la position du jeune
couple, il la trouva tellement intéressante, qu'il
se demanda, comme il me le dit ensuite, s'il ne
serait pas répréhensible à lui d'exhorter Jérôme
à commettre une action qui, au fait, pouvait
VIII. 8
Il 4 MÉMOIRES
être plus que blâmable. Il se promenait à côté
de Jérôme dans le petit jardin de la venta , et ne
répondait plus que des monosyllabes à tout ce
que nous disions près de lui. Lorsque nous fû-
mes remontés dans notre coche , il m'avoua qu'il
avait vraiment souffert pendant cette dernière
partie de la conversation.
Après avoir causé avec intimité pendant deux
heures, nous nous séparâmes de Jérôme, qui
continua sa route vers la France , et nous reprî-
mes la nôtre vers Lisbonne.
Cette rencontre m'avait émue... Jérôme me
rappelait ma mère, dont il était si tendrement
aimé... Les souvenirs de cette nature sont tou-
jours amers... Et lorsque nous fûmes seuls, Ju-
not et moi , je lui laissai voir combien cette ren-
contre m'avait attristée. Je pensais combien ma
mère eût été affectée en voyant ce jeune homme
qu'elle aimait comme une mère, revenir au mi-
lieu de cette famille de rois, do princes... retrou-
vant tous les siens couverts de la pourpre, et
lui seul, comme ini proscrit, comme un paria.
Et pourquoi?... parce qu'il voulait garder la foi
jurée... Cependan'i, anrèsie premier moment de
cette impression impossible à éviter, je me livrai
à des pensées plus è^ l'unisson de ce que sont
les hommes... Je réfléchis particuhèrement sur le
DE L\ duchessp: d abrantfs. ii5
caractère de celui qui m'occupait... La trempe de
son caractère était loin d'être celle de Lucien. Lu-
cien est un homme à part, même dans la famille
Bonaparte. Il a une tète et un cœur, une âme,
un esprit, tout cela de fer et de feu, et pourtant
aussibons, aussi susceptibles de tendres affections
qu'homme puisse les avoir au monde... En compa-
rant les deux frères , je me dis que jamais Lucien
n'aurait cédé à la tentation. Mais, pour Jérôme,
je n'en répondais pas... Et lorsque Junot me
demanda de quoi je souriais , je lui dis :
«Mon Dieu, ce jeune homme va joindre l'em-
pereur à Milan... il va se trouver au milieu des
solennités du couronnement... il va entendre
ces mots magiques de majesté^ d'altesses impé-
riales... et j'ai bien peur que la magie d'amour
ne soit bien faible auprès de celle-là... Je ne sais,
mais je crains pour cette pauvre jeune femme,
si belle , si bonne et si noblement confiante... Je
crains pour elle que sa vois ne soit bien lointaine
pour se faire entendre; et jusqu'au vagissement
d'un enfant nouveau-né , tout cela retentit bien
peu, lorsqu'il faut franchir, non pas cinq cents
lieues, mais des panaches impériaux, de beaux
costumes de prince et des titres d'altesse. »
Junot se mit à rire. — Eh bien, je suis sûr
que tu te trompes, me dit-il.
8.
Ii6 m:émoiri:s
C'était lui qui se trompait.
Notre voyage prenait à chaque journée un
caractère plus opposé à nos usages. Je ne parle
pas ici des auberges. Je ne parle pas non plus
de la*rareté des villes et des villages. Tout cela,
bien qu'jl me parut étrangement nouveau , n'était
rien en comparaison de l'aspect du pays. J'avais
vu les landes de Bordeaux, celles d'une partie
du Poitou ; mais rien dans mes souvenirs ne se
plaçait à côté de ces landes immenses se dérou-
lant devant moi avec leurs tapis diaprés. Et puis,
cette route seulement frayée par le caprice du
mayoral , ou plutôt de ses mules qui s'en vont
roulant doucement à travers les solitudes fleuries
où le voyageur peut se croire dans la partie la
plus déserte du nouveau Monde ...
Il existait alors un lieu dans l'Estramadure
qui n'est plus aujourd'hui que dans le souvenir.
La guerre et ses fléaux ont eu l'art de pénétrer
dans ces sauvages solitudes et d'y laisser des tra-
ces terribles de leur passage ; je veux parler de
la venta et du pont d'Almaraz. Almaraz est une
petite bourgade assez bien bâtie. Derrière elle,
la route tournait quelques collines dont les flancs
se rapprochaient toujours davantage, se serrant
au point de former un étroit défilé. On entendait
un bruit sourd, et comme aurait pu faire uue
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. I I ^
artillerie éloignée; puis, tout à coup , on se trou-
vait sur un pont magnifique construit par les
Arabes, formé seulement de deux arches, et jeté
sur le Tage , qui bouillonnait au - dessous de
vous à une profondeur de plus de quatre-vingts
pieds. Je ne puis jamais oublier l'impression que
je reçus à l'aspect superbe de cette œuvre des
hommes, au milieu d'un désert rempli des mer-
veilles de la création divine. . . . Peut-être trop
de sentiments d'orgueil ont-ils provoqué la colère
de Dieu contre ce bel ouvrage. . .? Son souffle
l'a frappé;. . . et dans la guerre de 1809 les Es-
pagnols l'ont fait sauter.
J'arrivai sur le pont d'Almaraz le soir, au
coucher du soleil, au moment où les bergers
voyageurs rappellent dans leurs parcs les gana-
dos mérinos, les tras-humantes qui leur sont
confiés. Ce moment est d'un extrême intérêt dans
quelque contrée qu'on se trouve; mais, en Es-
pagne , c'est une chose admirablement spéciale.
Autour de moi tout était pittoresque , mais avec
des couleurs si neuves, des tons si tranchants,
si chaleureux, que je puis dire, encore aujour-
d'hui , que je demeurai en extase devant le beau
panorama qui s'offrait à moi.
Le pont d'Almaraz avait deux arches en ogives
unissant deux rivages escarpés, bordés de rochers
i l 8 MÉMOIRES
mousseux, et couverts, en même temps, d'une
profusion de cet arbuste qui, depuis mon en-
trée en Estramadure, n'avait cessé d'être mon
compagnon de route : c'est le ciste odorant ( cis-
tus ladaniferus). Le soir, cet arbuste exhaie la
jiîùs suave odeur, composée du parfum de la
fleur d'oranger et de celui de la myrrhe. Cette
odeur balsamique est produite par une sorte de
résine dont son feuillage est totalement enduit,
j'ai déjà dit qu'on ne peut avoir une juste idée
des paysages espagnols, si l'on ne connaît pas
cette plante. Ses belles fleurs, aux pétales d'un
blanc éblouissant, tachés d'une goutte de pour-
pre, leur pistil d'or, le port de l'arbuste, et cette
charmante odeur qu'elle exhale, lui donnent, ce
me semble, droit d'entrée dans nos jatdins, où
l'on cultive si souvent des plantes qui certes lui
sont bien inférieures.
Au bas du pont d'Almaraz est une venta bâ-
tie tout au bord du Tage, qui, en cet endroit,
roule ses eaux avec une telle violence , que les
rochers contre lesquels elles se brisent en sont
quelquefois ébranlés, et roulent avec elles vers
la mer. Quelques ruisseaux , descendant des mon-
taenes , coulent derrière la venta. Nous man-
geâmes, à souper, d'excellentes truites pêchées
dans ces ruisseaux , du cresson alénois , qui croît
DE LA DUCHESSE D AERANTES. I ig
en abondance sur leurs bords, au milieu d'une
foule de fleurs charmantes. De l'autre côté du
Tage on découvre el puerlo del iMiriavete , mon-
tagne escarpée, que nous devions gravir le lende
main. Cette contrée sauvage, mais si riche de
beautés naturelles, ce beau pont, cette montagne,
cette venta isolée, qui est là comme pour rap-
peler que ce désert est pourtant connu de l'homme;
tout frappe à grands coups sur l'imagination , et
laisse un souvenir que les années ne peuvent
trouver effacé.
Le lendemain, nous nous mîmes en marche de
très-bonne heure pour passer la montagne. Nous
devions coucher à Truxillo, et la journée était
forte. Junot, voyant mon désir d'aller plus len-
tement (quoique, en vériré, la chose fût diffi-
cile), dit aux muletiers qu'il fallait s'arranger
pour coucher autre part , et qu'il voulait que nous
partissions plus tard de la venta le lendemain ,
L'interprète leur traduisit la chose, afin qu'ils
comprissent bien ; mais, lorsqu'ils surent de quoi
il était question , ils s'y refusèrent positivement,
disant qu'il n'y avait pas d'endroits convenables
pour leurs mules (de nous la chose ne valait seu-
lement pas la peine de s'en inquiéter) d'Almaraz
à ïruxillo, ajoutant, que si j'avais véritable-
ment le goût de cueillir de l'herbe, je pouvais
I20 MÉMOIRES
demeurer à la venta tout le jour suivant, et que
nous repartirions le surlendemain. On eut beau
les arraisonner, en leur disant d'ailleurs, en défi-
nitive , que nous étions les maîtres d'aller cou-
cher où cela nous plaisait, le muletier en chef,
qui était le fameux Gonzalès de San-Sebastian,
sourit, et dit tout tranquillement que nous
nous trompions, que les journées étaient indi-
quées; que nous avions fait prix avec lui pour
être transportés en Portugal n'importe comment,
puisque nous n'avions rien spécifié, et que, les
choses ayant été d'abord réglées ainsi , nous n'a-
vions rien à dire. Nous aurions discuté pendant
tout un jour qu'il n'en eût pas été autrement;
il fallut faire ce qu'il voulait.
Nous partîmes donc de fort grand matin.
Immédiatement eu sortant de la venta , nous
commençâmes à gravir le puerto ^ sur lequel la
route serpente en montant assez doucement;
nous le passâmes presque entièrement à pied.
Les plus charmantes bruyères nous arrêtaient à
chaque pas; mais ce qui attira le plus mon at-
tention fut le fraisier - arbre {^arbutus uaedo)
que je n'avais jamais vu, et qu'on appelle aussi,
je crois, /W^ow^/e/- M^a montagne en était cou-
' Nous trouvâmes aussi du safran , le doroniam plantagi-
DE LA DUCHESSE D ABRANTÈS. 12 1
verte. Nous trouvâmes sur la cime de la mon-
tagne une misérable bicoque renfermant quel-
ques soldats. Plus bas, sur la pente qui regarde
Truxillo, dont on aperçoit le château dans l'éloi-
gnement, %n s'arrête à un village qui offre, plus
que tout ce que j'ai vu en Espagne, l'image de
la misère la plus profonde. Cet aspect n'était
plus celui de la veille. D'un côté des pitons cou-
verts de neige, de l'autre des montagnes nnes et
stériles; partout une contrée misérable et soli-
taire. Voilà, lorsqu'on les rencontre, les sites qui
font médire de l'Espagne; mais ils sont rares. De-
puis mon entrée en Espagne, c'était le premier
lieu tristement sauvage que je rencontrais.
J'ai souvent parlé du chêne vert; je dois en
faire une courte description , pour donner en
même temps uue idée des campagnes de la pé-
ninsule, auxquelles il prête une physionomie
toute particulière. Jamais cet arbre ne devient
grand; il n'est pas plus haut qu'un poirier;
l'écorce en est fine, serrée et crevassée ; il porte
ses branches en forme de couronne ; ses feuil-
neum, labellis sjlvestris , et des cistes en abondance. En Es-
pagne , cette famille est en nombre excédant les autres à
tous les degrés de hauteur, particulièrement sur les mon-
tagnes granitiques , excepté dans Sierra ncvada , lorsqu'on
approche de la région glacée.
1 22 MÉMOIRES
les sont persistantes , et leur grandeur est aussi
celle de la feuille du poirier; leur couleur exté-
rieure est d'un vert assez foncé pour être sou-
vent presque noir, tandis que le dessus est d'un
gris blanc. Il ne faut pas chercher, suf'ces arbres
disgracieux, les branches longues et flexibles de
nos hêtres et de nos chênes. Le chêne vert est un
arbre dont la spécialité appartient à l'Espagne.
Au milieu de nos forêts on ne voit pas même
un buisson qui le rappelle. Cet arbre est la seule
chose que je reproche à mes souvenirs d'Espa-
gne; lorsqu'il s'y trouve mêlé, ils sont tristes et
austères. Dans nos bois, un vent, même léger,
cause toujours un peu de bruit, et ce bruit a
une sorte de mélodie. Dans les forêts d'Espagne,
si l'on peut donner ce nom aux plantations
éparses de chênes verts , la solitude silencieuse
qui y règne inspire une mélancolie presque si-
nistre.
La forêt que nous trouvâmes après el puerto
del Miriavete nous conduisit jusqu'à Jaraycego",
pauvre village où l'on voit les ruines d'un château
du moyen âge. Puis nous rentrâmes dans une forêt
' Avant Jaraycego nous trouvâmes une immense lande
ou plutôt une bruyère composée de romarin et d'crica austra-
lis , et d'une grande abondance de thym.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 123
dont nous ne sortîmes qu'à une lieue de Truxillo.
Je n'étais pas fort rassurée, parce qu'à Madrid
on avait raconté devant moi une foule d'histoires
toutes plus effrayantes les unes que les autres,
et bien faites pour donner de la terreur sous ces
voûtes basses et sombres formées par les cou-
ronnes épaisses des chênes verts , où l'on che-
mine entre deux rangées de croix funèbres et
de monceaux de pierres , annonçant qu'en ce
lieu s'est commis un assassinat.
En arrivant à Truxillo nous fûmes reçus par
le commandant; le corrégidor et les autorités
furent parfaitement polis , et avec d'autant plus
de droits à notre reconnaissance , que nous n'é-
tions en Espagne que des transeuntes , sans au-
cune prérogative qui pût nous faire demander
une hospitalité offerte avec une bienveillance
dont je fus touchée. Junot , qui avait toujours
en tête son prince de la Paix, me disait que
c'était lui qui avait ordonné ces belles poli-
tesses pour faire quelque chose qui plût à la
France. Truxillo est une ville misérable quoique
assez grande, mais presque déserte, comme une
grande partie des villes de cette partie de l'Es-
pagne. J'ai surtout conservé de son pavé en pe-
tites pierres pointues un souvenir qui me fait
encore mal aux pieds.
1 ^4 MÉMOIRES
Nousquittames TruxiUo charmés delà politesse
des habitants, mais très-peu édifiés de ses agré-
ments.Cette ville a laissé dans ma pensée une teinte
particulière de tristesse et d'ennui. Je crois qu'il
faut l'attribuer à des nouvelles pénibles que je
reçus de France , et qui me furent apportées par
un des fréquents courriers qui avaient ordre de
nous rejoindre sur la route. J'étais triste de cette
tristesse amère que cause , loin de la patrie, le
doute d'être au souvenir de ses amis. Dans ce
moment, le départ de l'empereur pour l'Italie
avait dispersé toute la haute société, dont une
partie l'avait suivi, et l'autre avait profité de son
absence pour aller dans ses terres jouir de ce
moment de liberté. Tout cela était naturel, mais
ce raisonnement n'arrivait pas jusqu'à moi. Je
ne comprenais qu'une chose, c'est que je n'avais
pas de nouvelles, et j'accusais mes amis... C'est
une des douleurs les plus vives de l'âme que
cette crainte de l'oubli. Cette pauvre ville de
TruxiUo s'est ressentie de l'impression que j'en
reçus, et pourtant elle n'y pouvait rien. Mais si;
elle pouvait me distraire, et c'est ce qu'elle ne fit
pas.
t)E LA DUCHESSE d'aBRAWTÈS. laS
CHAPITRE VII.
La Guadiana. — Les montagnes de Santa-Crux. — Dangers
courus sur la route de Madrid à Badajoz. — Ijaventa del
Despoblado. — Ma crainte des brigands. — Mon adresse
au pistolet. — 3Iadame Thomières. — Les assassins de la
route du Confessionnal. — L'impunité. — Les pauvres
matelots français. — La possada de San-Pedro. — Ter-
reur et dégoût. — L'homme assassiné. — L'instrument
de torture. — Frayeur de mes femmes. — Colère de Junot.
— Départ de San-Pedro. — L'entêté muletier. — Voiture
versée. — La ville aux trois noms. — Le prince de la
Paix. — Badajoz. — Les coups de canon.
Nous avancions vers la Guadiana. Ce pays
touche à celui que parcourut don Quichotte;
plus tard, j'ai vu le terrain témoin de ses courses
aventureuses; et Gilblas et Cervantes m'ont fait
passer de douces heiu'es en m'occupant à suivre
dans leurs voyages les héros qu'ils ont mis en
scène. Cervantes surtout!... Immortel auteur!...
I a6 MKMOIRES
Son génie méritait des autels!... Et pourtant cet
homme mourait de sa misère au milieu de l'Es-
pagne, alors qu'elle était la plus opulente des
nations!
Les montagnes de Santa-Cruz nous offrirent
de nouveau des sites pittoresques et quelquefois
riants. Deux villages bien bâtis, se touchant
presque , s'étendent sur la montagne. Parmi les
rochers brisés de granit, et souvent de basalte,
nous trouvâmes des amandiers en fleurs. Il sem-
blait que la culture et la végétation avaient fui
l'invasion moiitoimière ^ et s'étaient réfugiées au
milieu de ces rochers. La partie du sud était nue
et brûlée.
De Santa-Cruz à Meajadas nous quittâmes
les montagnes pour entrer dans une plaine qui
présentait assez de fertilité. Mais derrière la
bourgade, la contrée change subitement, elle
redevient plus sauvage et plus solitaire. De
Meajadas nous fûmes coucher à la venta ciel Des-
poblado^. Ce nom n'est pas usurpé, car on se
croit, en y arrivant, dans un lieu que Dieu a
frappé de sa colère. Cette maison isolée est si-
tuée au milieu d'une forêt extrêmement éten-
' Maison de la Dépopulation. Jamais il no fut un nom
plus juste.
DE L\ DUCHKSSE D AERANTES. 127
due, et qui, clans plusieurs endroits, est telle-
ment resserrée qu'on ne peut passer entre les
troncs noueux des chênes verts. Cette foret est,
maintenant que la Sierra-Morena est devenue,
grâce aux soins de don Pablo d'Olavidé, une route
sûre, le lieu le plus dangereux de l'Espagn e. On m'a-
vait beaucoup parlé à Madrid, ainsi que je l'aidéjà
dit, du péril qu'on courait sur cette route de
Badajoz, et nous avions pardevers nous l'exemple
assez peu rassurant de^Nî. d'Araujo... Je sais bien
qu'avec une escorte comme celle qui m'entou-
rait je ne devais rien craindre. Junot et M. de
Laborde auraient suffi à eux seuls pour mettre
en déroute une troupe ordinaire de brigands;
mais ceux qui parcourent cette partie de l'Es-
pagne sont des hommes à craindre. Ils sont ro-
bustes, déterminés, toujours armés jusqu'aux
dents, parce qu'ils font en même temps le mé-
tier périlleux pour eux-mêmes d j contrebandiers,
et qu'ils doivent être continuellement sur la dé-
fensive. Notre passage était annoncé depuis long-
temps. Il était connu que nous avions avec nous
deux fourgons contenant notre bagage, dans le-
quel était une argenterie d'une grande valeur,
ainsi que mon écrin. Tout cela se savait , tout cela
me revenait en tète à mesure que nous avan-
cions sous les voûtes sombres de la foret de la
ISi8 MÉMOIRES
venta del Despoblado ; et j'avoue que lorsque
nous arrivâmes à un endroit nommé le Conjes-
sionnal, par les habitants eux-mêmes, parce qu'il
est rare qu'iui homme seul y passe sans y
être assassiné; quand je vis de chaque côté
de la route de petits monceaux de pierres en-
tourant des croix plantées sur le lieu même
du crime, et lancées par des mains chrétien-
nes pour appeler la vengeance de Dieu sur la
léte du meurtrier; lorsque, à l'entrée de cette
seconde partie de la foret, je vis une image de la
Vierge clouée contre \u\ arbre , et placée là pour
recevoir les dernières prières du pèlerin solitaire
qui va peut-être trouver la mort sous ces voûtes
sombres et silencieuses où il s'engage, j'avoue
que mes joues, fort vermeilles alors, prirent une
teinte plus pâle, et ([ue le cœur me battit invo-
lontairement. Junot sifflait et ne tenait compte
de ma terreur. Mais je remarquai néanmoins
qu'après avoir dépassé la madone, il fit arrêter,
omlon^ia aux muletiers de faire marcher les cinq
voitures et les fourgons de manière à ce qu'ils
ne se quittassent pas de vue, et qu'il inspecta
hii-même les armes de notre escorte (car nous
en avions pris une composée de quatre Astu-
riens , d'un Catalan et d'un Aragonais , qui était
leur chef). Dans notre voiture étaient des pisto-
DE LA. DUCUFSSF. d'aK» AKTJ î^. I 2r)
lets,et une petite espingoie que Junot affection-
nait beaucoup depuis qu'elle lui avait sauvé la
vie en Italie. Mais cette beauté d'arsenal ne me
rassurait pas du tout, attendu que si nous en ar-
rivions au point d'être contraints de nous en ser-
vir, la chose devenait assez sérieuse pour n'avoir
que de l'inquiétude et pas du tout de tranquil-
lité. Je me promettais bien, cependant, de tirer
mon coup si l'occasion amenait un engagement.
Je ne savais pas alors, comme je le sais aujour-
d'hui, tirer à vingt-cinq pas un coup de pistolet,
et rarement manquer, en digne élève de Junot,
de mettre dans le but; mais, enfin, une tète de
voleur s'ajuste mieux qu'une autre, quand il y a
dans cette tète deux yeux qui eux-mêmes vous
mirent et vous ajustent... Je suis presque fâchée
de ne pas m'ètre trouvée en mesure de savoir
comment je m'en serais tirée. Je raconterai, dans
les volumes suivants, quelques dangers auxquels
j'ai eu le bonheur d'échapper , et où ma tète et
mon sang-froid ne m'ont pas abandonnée. jMa-
dame Thomières fut témoin de l'un d'eux, et l'a
même partagé. Elle et moi fûmes heureuses d'a-
voir de bons chevaux et d'être de bonnes cava-
lières... Mais ce n'est pas maintenant qu'il faut
parler de mes aventures 6?e g^w^r/e; en ce mo-
VlII. 9
1 3o MÉMOIRES
ment je suis au contraire ambassadrice et toute
paisible personne.
Je ne puis ici m'empécher de faire remarquer,
à propos de la forêt de Meajadas, une particula-
rité qui servira à donner une idée de la mollesse
du gouvernement , pour ne pas lui donner un
autre nom. A. Meajadas, on nous prévint de ne
pas laisser éloigner notre escorte de nous , en
ajoutant que les voleurs qui arrêtaient sur cette
terrible route du Confessionnal, étaient eux-
mêmes dans le pays. Et tout en parlant, le vi-
caire qui nous racontait plusieurs histoires arri-
vées récemment, et dans lesquelles celle de
M.d'Araujo tenait le premier rang, nous montra
deux hommes qui traversaient la place de Mea-
jadas. lis étaient vêtus comme les Asturiens
voyageurs ( mais ils n'en étaient pas, iiou5 di-
rent nos Asturieii.s de l'escorte ) ; ils portaient
la montera de velours noir, une longue veste
de cuir, sans manches , et serrée autour de leur
taille par une ceinturo de cuir fermée avec une
grandeboucle de cuivre. Dans cette ceinture, on
voyait tout un arsenal de poignards, de pistolets, et
le long et tranchant couteau, arme terrible dont
les Espagnols se servent avec tant d'avantage.
Ces hommes , nous dit le vicaire , sont con-
nus pour deux assassins.... Les meurtres qu'ils
DE LA. DUCHESSE d'aBUANïÈS. i3i
ont commis dans la foret voisine ont amoncelé
bien des pierres accusatrices autour des croix
de leurs victimes.... Eli bien! ils se promènent
tranquillement parmi nous, lorsque le cri d'ap-
pel de leur chef ne les réunit pas autour de lui.
Nous sommes pauvres , nons ne pouvons les
attirer par l'appât de la cupidité ; mais lorsqu'il
passe des voyageurs de distinction , des person-
nes qui, comme vous, ont un grand train, alors
ils viennent rôder pour -prendre langue.
Lorsque Junot rentra , il me trouva toute pâle
de ce discours. Je lui parlai de ce que m'avait
dit le vicaire; il n'en fit que rire. Mais cepen-
dant, je le répète, lui-même n'était pas tran-
quille, et prit des précautions que je ne lui avais
vu prendre dans aucun de nos nombreux voyages.
Nous traversâmes néamnoins cette dangereuse
partie de notre roule sans qu'il nous soit rien
arrivé de fâcheux. La forêt était toujours de
plus en plus déserte et sauvage. Une foret pri-
mitive de l'Amérique présente peut-être un
aspect moins tristement solitaire. J'ai déjà parlé
du feuillage silencieux des chênes verts ; cette
circonstance est importante à remarquer, pour
donner une couleur spéciale à la contrée dont
je parle, ainsi que de l'absence totale d'oiseaux,
quelle que soit leur espèce.
9-
iSa MÉMOIRES
Quelquefois, nous rencontrions de pauvres
matelots français qui, après avoir été pris par des
corsaires anglais, étaient renvoyés par eux , mais
sans argent, dans la plus affreuse misère. La pre-
mière fois que nous trouvâmes nn de ces misé-
rables, je vis aussitôt le sang se porter à la figure
deJunot, et ses yeux, naturellement si expressifs,
lancèrent des éclairs de colère. Lui qui se serait
dépouillé pour qu'un soldat n'eût pas froid , lui
qui aurait partagé son pain avec lui, ou plutôt
qui le lui aurait donné en entier, voir ainsi un
Français n'ayant qu'un lambeau pour chemise...
et contraint souvent de fouiller dans la terre
avec un mauvais couteau cassé pour y chercher
quelques racines. . . quelque chose qu'il pût man-
ger pour calmer sa faim!.... Un jour nous
en rencontrâmes sept. Junot leur parla à tous.
Jamais je n'ai vu une expression de bonheur
plus vive que celle qui se répandit sur ces vi-
sages rudes et basanés, aux traits farouches, à
la peau cicatrisée par vingt blessures, lorsqu'ils
entendirent parler français. L'un d'eux pleura...
Nous étions Français !.... nous venions de la
France!... Je ne sais si l'argent que Junot leur
donna pour qu'ils pussent gagner Bayonne sans
mendier^ leur fît éprouver une joie plus douce
que le premier son d'une parole y/Y^/^ça/i^e. Celui
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i33
qui paraissait guider les autres, et qui, en effet,
était un contre-maître , avait assisté à dix-sept
engagements avec les Anglais, et pourtant il ne
paraissait pas vieux.
« J'espère bien encore leur envoyer de la
poudre aux oreilles , disait-il en retournant sa
chique dans sa bouche et en accompagnant son
espoir de deux ou trois jurons bien énergiques.
« Mon général , je ferai fondre une de ces belles
pièces d'argent-là, et j'en ferai une balle que je
leur enverrai en votre honneur, à la première
occasion. »
Cette idée de cet homme , qui déjà songeait à
la vengeance , étant à peine délivré de l'horrible
torture que lui faisait éprouver sa position de
inaiiii mendiaiit^ me parut une belle chose. Je
suis toujours attendrie lorsque je vois le coeur
humain échapper aux ignobles entraves que
V instruction donne à cette classe d'hommes qui,
ne pouvant la recevoir entière , ne prennent
d'elle que ses mauvaises lumières, et toujours
celles qui l'égarent.
Après la venta del Despoblado, nous fûmes
coucher à San-Pedro, lieu encore plus horrible
que ce que j'avais vu jusque-là depuis plusieurs
jours. Nous y arrivâmes tard ; le temps était
sombre; et il faisait presque nuit, lorsque la
J 'M^ MÉMOIRES
voiture s'arrêta devant la porte ^ de la maison
où je devais passer la nuit. J'étais presque en-
dormie par la suite de la-fatigue de la journée,
et surtout par l'attention avec laquelle mes
pauvres yeux regardaient dans l'épaisseur de la
foret, poiu- signaler dans les haies et les buissons
fourrés si je n'apercevais pas quelque tête sinis-
tre nous guettant au passage. Junot qui, pour
plus de sûreté, avait voulu marcher à côté de
ma voiture, était arrivé bien long-temps avant
moi.
— Ne t'effraie pas de ta possada, me dit-il
en fiant; ta chambre à coucher n'est pas bien
élégante; mais pourvu que nous n'y trouvions
pas de crapauds'^ , ce dont je doute , la chose ira
toujours bien.
Tandis qu'il parlait, je me réveillais, j'étais
descendue de voiture, et j'entrais dans la mai-
son... La maison !... — Qu'on se figure une cahutte
en terre battue , divisée en trois ou quatre trous,
un peu phis hauts de cinq pieds, qu'on appelait
des chambres; et dans ces trous, une odeur!...
' Nous avions la permission ou plutôt l'autorisation de
loger dans une maison particulière lorsque la passada était
par trop mauvaise. C'était une galanterie de la cour d'Espa-
gne.
- Il se trouvait mal en en vovant un.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. t35
En vérité,lorsque mes femmes dirent le lendemain
qu'elles avaient trouvé un cadavre assassiné , je
puis tout croire de cette affreuse demeure.
— Ah ! m'écriai-je en reculant vivement, quel
cloaque ! jamais je ne coucherai ici!... Quelle
horrible maison!...
— C'est pourtant moi qui l'ai bâtie, me dit
d'une voix caverneuse un homme qui tenait une
lampe près de moi.
On me parlait ainsi en français; je me retourne,
et je vois la plus atroce physionomie à qui Dieu
ait permis d'habiter sur un visage chrétien. Je
fus stupéfaite.
— Mon Dieu, lui dis-je, comment se peut-il
faire que vous ayez quitté notre patrie pour ve-
nir habiter dans ce désert sauvage... dans cette
maison ?
Et dans ma pensée j'achevais ma phrase, et je
me disais à moi-même :
Cet homme est le plus infâme des scélérats;
il a fui le bagne et peut-être la potence !...
Et dans le fait tout cela se'trouvait dans cette
figure au regard sinistre, à l'expression meur-
trière.
Je ne voulus pas coucher dans cette maison;
mais craignant pour ma fille, pour mon trésor,
l'air renfermé d'une voiture , je parcourus la
1 36 MÉMOIRES
maison afin de trouver une seule chambre qui
fut habitable. II y en avait une; je fis ouvrir la
fenêtre, brûler du genièvre, placer un brasero
dont la braise était bien éteinie; puis, ayant éta-
bli mon enflmt et sa bonne dans ce lieu , le meil-
leur de la masure , je me retirai dans ma voiture
avec Junot, et nous y passâmes la nuit.
J'avais alors avec moi parmi mes femmes une
Italienne, femme du premier valet de chambre
de mon mari, et qui était à la t^te de ma linge-
rie en qualité de femme de charge; elle était
fort jolie, fort dévouée à moi et à tout ce qui
m'appartenait, et je l'aimais fort. C'était encore
de cette graine de bons serviteurs qui aujour-
d'hui est totalement perdue. Elle ne voulut pas
demeurer dans la voiture de ma fille, dans la-
quelle elle voyageait, et préféra dormir, si elle
le pouvait, dans l'une des chambres de cette
horrible casa. Elle se détermina donc à laisser
son mari veiller aux bagages et maintenir l'ordre
parmi l'escorte, qui paraissait être cette nuit
plus que jamais d'une absolue nécessité, et vint
se coucher dans la pièce voisine de celle de ma
fille.
L'enfant était endormie depuis long-temps
lorsque madame Heldt entra dans sa chambre,
et parut devant Fanchette, pale comme un
DE L\ DUCHESSE d'aBRANTÈS. l3'J
spectre. Fanchette, cpii n'était pas un Bayard
de son naturel, trébucha sur ses petites jambes
en voyant la figure de sa compagne. Ma femme
de chambre avait préféré rester dans la voiture,
et celles-ci étaient seules.
— Madame Bergerot, dit à Fanchette ma femme
de charge, devenue éloquente en français par
l'excès de la terreur : Madame Bergerot..., il y a
un homme assassiné sous mon lit.
Fanchette poussa un grand cri.
— Taisez-vous, mon Dieu ! taisez-vous... Ils
vont venir nous égoroer aussi... Il v a là un
grand instrument de torture...
Fanchette aurait cru bien autre chose... Ce-
pendant elle voulut s'assurer du fait... Elle prit
la lampe d'une rnain assez peu sûre, et elle la
porta dans la chambre de madame Heldt, car
celle-ci avait renversé la sienne dans son pre-
mier effroi... Elle regarde sous le lit; elle ne voit
d'abord que de la paille fraîche et coupée,
comme celle dont on sert en Espagne... Mais en
baissant la lampe, elle aperçoit deux pieds
d'homme, mais nus, et deux jambes qui de-
vaient appartenir à un corps.
Les deux femmes tremblèrent, et furent au
moment de tomber à coté du cadavre. Fanchette,
plus hardie que sa compagne , peut-être parce
l38 MÉMOIRES
qu'elle avait une responsabilité précieuse, décida
qu'il fallait sortir de cette chambre et appeler
du secours. Madame Heldt ^ lui fit alors remar-
quer Xinstrwnent de torture, qu'on sut le lende-
main être une machine pour battre le grain...
Mais Fanchette et la femme de charge n'y voyaient
que ce que leur terreur lui prêtait, et tout était
horrible.
— Mon Dieu , mon Dieu ! disait Fanchette...
comment sortir d'ici ?... Ce n'est peut-être pas
un cadavre, au reste, ajoutait-elle comme pour
se donner du cœur.
— Eh! que voulez-vous que ce soit alors? ré-
pondait l'autre... — C'est bien pis encore, c'est
un corps coupé par morceaux alors... car enfin
ce sont bien deux pieds et deux jambes...
Et les à^\\y>. femmes regardant de nouveau
tressaillirent et devinrent encore plus blêmes,
car c'était bien en effet deux pieds et deux
jambes. Elles ouvrirent la fenêtre, tout était
calme, tout dormait dans la maison; on n'en-
tendait que le bruit monotone des mules dans
leur appartement, beaucoup plus beau que celui
I -[yjme jjj,i.j|. (>^; toujours à Paris , où elle est en ce mo-
ment même. Elle me racontait l'autre jour de nouveau les
détails de cette nuit qui fut pour elle si cruelle, et ce sou-
venir la glace encore depuis.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 189
qu'on donnait aux chrétiens qu'elles traînaient,
et dans lequel au moins il n'y avait pas de corps
mort.
— Mon Dieu! disait Fancliette, madame avait
bien raison, cet homme est un assassineuxl...
— Un assassineuxl c'est bien plutôt le bour-
reau du village! regardez donc!...
Et madame Heldt montrait toujours le fatal
instrument.
Enfin des pas se firent entendre au bas de la
fenêtre : c'était le colonel Laborde qui faisait la
ronde autour de la maison. La nuit était belle,
et, dans son inquiétude, car tout le monde en
avait dans cet endroit sinistre, il avait préféré ne
se pas coucher; il s'était jeté tout habillé sur
deux bottes de paille fraîche, et de temps à
autre il quittait son lit de bivouac pour voir si
tout était en ordre. Lorsque Fancliette entendit
les talons de ses bottes à la hussarde résonner
sur les petites pierres qui pavaient la cour, elle
se sentit sauvée; elle l'appela. Le brave et excel-
lent jeune homme fut en deux sauts dans la
chambre de madame Heldt, lorsqu'il entendit
le premier mot de cadavre et ôihomme assassiné.
H aperçut aussitôt les deux pieds accusateurs;
et , ne craignant pas autant que les deux femmes
la vue d'une face de mort, il tira celui-ci de
l4o HVIÉMOIRES
dessous le lit où il était enveloppé dans de la
paille. C'était bien en effet un cadavre; mais
rien ne paraissait sur son corps pour déceler un
acte de violence... Cependant, sans se donner le
temps de raisonner sur cet événement , il dit à
l'une des femmes d'appeler le maître de la mai-
son. Mais à peine avait-il saisi le talon du mort,
que toutes deux s'étaient sauvées auprès du ber-
ceau de ma fille, comme pour demander assi-
stance à la chère créature qui, pendant ce temps,
sa belle et ravissante tète blonde appuyée sur
l'une de ses mains, dormait du sommeil des
anges. M. de Laborde ne voulut pas donner l'a-
larme, il appela seulement, par la fenêtre qui
donnait sur la foret, un soldat de l'escorte ; et, pre-
nant la lampe, il descendit dans la cuisine où
était le maître de la maison, dormant tranquil-
lement sur le pavé auprès des restes du feu au-
tour duquel avaient soupe les muletiers.
Cet homme n'est pourtant pas un meurtrier,
au moins ce soir, pensa M. de Laborde... Mais,
n'importe, il faut savoir ce que peut être cette
histoire de corps mort.
Et poussant l'homme de son pied assez rude-
ment, il l'éveilla, en lui présentant un pistolet.
L'autre crut qu'on allait le tuer, et poussa des
cris inhumains,
DE LA DUCHr:SSE OMBRANTES. t/jl
— Tais-toi, lui dit M. de Laborde, ou je te casse
la tète... Qu'est-ce que veut dire ce qu'on vient
de découvrir dans l'une des chambres d'en-haut?
infâme assassin !
— Mon Dieu! mon officier, je ne suis pas un
assassin, dit le malheureux en se jetant à genoux
et joignant les mains... Je vais tout vous dire.
Ne le découvrez pas au seigneur ambassadeur...
vous allez voir que je n'ai pas fait de mal...
M. de Laborde le regardait toujours d'un air
furieux. Et le pauvre homme , qui tout en ayant la
tournure et la figure d'un déterminé scélérat, ne
l'était pas au fait ce soir-là du moins, n'avait pas la
force de parler pour raconter son histoire. Enfin
on sut de lui que l'un des garçons de sa mau-
vaise ferme était mort de je ne sais plus quelle
maladie, le matin même. On devait l'enterrer
le lendemain; mais notre arrivée avait dérangé
le mort, parce que la chambre qu'il occupait
était l'une des deux capables de loger. « Si l'am-
bassadeur ou madame l'ambassadrice m'avaient
fait l'honneur de loger dans ma pauvre maison ,
disait le transfuge , j'aurais fait enlever le corps
dans un drap sans qu'on le vît; mais, comme
ce n'était que l'une des personnes de leur suite,
j'ai pensé que Garcia pouvait demeurer dans la
paille sans la gêner; et, comme elle paraissait
1 4^ MEMOIRES
très-fatiguée , j'ai présumé , à tort à ce qu'il pa-
raît , qu'elle ne s'en apercevrait pas. Je lui en de-
mande pardon. JMais, mon officier, si j'avais fait
un crime, je n'aurais pas laissé quelqu'un cou-
cher dans cette chambre, ou j'en aurais enlevé
toutes les traces. •»
Il avait raison. M. de Laborde lui demanda
qui pouvait répondre pour lui. L'homme nomma
le curé et le sangrado du village.
«Enfermez-moi jusqu'au jour, monsieur l'offi-
cier, si vous croyez que je ne dis pas la vérité,
et demain vous jugerez de mon innocence. »
M. de Laborde ne se le fit pas répéter deux
fois : il mit Thomme au corps mort dans un
de ses petits trous, qui pourtant avait une porte, et
l'y enferma à clef. Puis il fit monter deux soldats
pour remettre le cadavre du pauvre paysan
dans sa couche mortuaire; ensuite il conseiUa
aux deux femmes d'emporter ma fille et de lui
faire passer le reste de la nuit dans la voiture.
Le voisinage d'une chambre dans laquelle était un
cadavre, peut-être portant avec lui ime vapeur
pestilentielle % pouvait être dangereux, et je l'en
remerciai le lendemain lorsque je sus l'aventure.
Mais Junot ne remerciait pas l'homme de la pos-
* La fièvre jaune était ù Cadix en ce moment-même.
DE LA. DUCHESSE d'aBRA.NTÈS. t43
sada; il voulait ïéchiner, disait-il. Le pauvre
malheureux s'était caché, et redoutait la colère
du grand seigneur, comme il l'appelait,
— Je ne suis pas un grand seigneur, misérable
que tu es.... mais je suis père.... je suis un maî-
tre- humain.... Comment, malheureux , tu as pu
avoir la pensée de faire coucher deux femmes et
un enfant, et mon enfant encore, dans une
chambre, non-seulement empestée d'un air fétide
et malsain d'une maladie dangereuse; mais tu
y laisses la victime de cette même maladie!...
Alors la colère le dominait , et il voulait étran-
gler l'homme ; enfin , le curé et le frater du vil-
lage arrivèrent. Ils certifièrent que le corps mort
était de bon aloi, ayant succombé sous une
pleurésie , et qu'il était mort, et bien mort. Le
curé l'avait administré; et qisant au frater, s'il
y avait un assassin dans l'affaire, cela le regar-
dait probablement pkis que personne. Quant
à madame Heldt et à madame Bergerot, la
bonne de ma fille, elles ne voulurent ni l'une
ni l'autre convenir que le corps mort était un
corps mort comme tous les autres ; et cette impres-
sion fut si forte, que madame Heldt, me par-
lant de cette affaire il n'y a pas quinze jours,
prétendait toujours quec'était celui d'un homme
assassiné, et que, sans M. de Laborde, elles y
ï44 MÉMOIRES
auraient passé toutes deux, ainsi que mademoiselle
Joséphine. Pauvre petite innocente ! ajoutait
madame Heldt.
A peine avions-nous quitte San -Pedro, que
nous eûmes de nouveaux ennuis relativement à
ma fille. Elle était dans une voiture avec sa bonne,
madame Heldt et mes deux femmes; la route
était mauvaise. Junot descend, et m'engage à
en faire autant, pour gravir une petite colline.
Ma fille étnit assoupie , et Junot dit au muletier
qui conduisait sa voiture :
— Ne passe pas de ce côté; et il lui désignait
une partie de la route qui était en effet détes^
table. Je te défends de passer en cet endroit ,
parce que je suis sûr qu'il t'arrivera mal-
heur.
Le muletier secoua la tête : il était évident
qu'il ne voulait pas obéir. Junot s'approcha de
lui, et lui répéta son injonction d'une manière
encore plus formelle.
— J'y ai passé plus de vingt fois, dit le mu-
letier, espèce, comme on le sait, bien autre-
ment entêtée que les mules; j'y ai passé plus
de vingt fois , et jamais il ne m'est rien arrivé.
Les bétes connaissent le sentier; elles feront
plutôt quelque malice, si je les dérange.
— Et moi , je te casse un bon bâton sur les
m. LA. DUCHrSSE d'aBRANTKS. î /|5
épaules, si tu raisonnes encore, dit Junot en co-
lère- Fais ce que je t'ordonne.
Nous prenons les devants , et nous gravissons
la montagne. Nous étions à moitié, lorsqu'un
bruit violent nous fit tourner la tête. C'était la voi-
ture de ma fille, que le mayoral avait voulu faire
passer dans le chemin tout -à -fait défoncé que
Junot lui avait commandé d'éviter, et qui avait
versé de la manière la plus complète. Je tombai sur
la terre du premier mouvement de terreur que
je ressentis; puis le second me fit relever aussi
promptement pour aller au secours de mon en-
fant; car j'entendais ses cris, et ils étaient dé-
chirants. Quant à Junot, en deux sauts il avait
fondu sur le muletier, et le tenant à la gorge ,
il le voulait tuer. M. de Laborde et M. de Rayneval
eurent grand'peine à le lui ôter des mains. En ar-
rivarit,jeprisma pauvre enfant dans mesbras; elle
n'avait rien. Ses cris venaient de l'état dans lequel
elle voyait sa bonne; et pourtant la chère petite
créature avait évité la mort de bien peu de chose.
Au moment où la voiture versa , elle venait de
s'éveiller, et avait passé sur les genoux de ma-
dame Heldt, qu'elle aimait beaucoup. Si elle était
demeurée sur ceux de sa bonne , elle était per-
due. Tout ce qui était dans la voiture était
VIII. lo
l46 MÉMOIRES
tombé sur cette pauvre madame Bergerot, et
l'avait tellement étouffée , qu'elle fut une grande
demi -heure sans connaissance. Elle était éten-
due sur l'herbe , lorsque j'arrivai , et ma José-
phine pleurait en appelant sa bonne avec une
voix si triste, un accent si plaintif, que je la
dévorai de caresses. L'aimable enfant promettait
alors tout ce qu'elle a tenu depuis. Sa bonne
donna au même instant une preuve de l'attache-
ment qu'elle avait également pour son élève. Au
moment oùla connaissance lui revint, avant que
ses yeux fussent ouverts, elle étendit ses deux
mains autour d'elle.... elle cherchait.... et sa voix
encore faible murmurait :
— Mon enfant! mon enfant!. . . .
Parmi les souvenirs de reconnaissance que
j'ai conservés à cette excellente femme, celui de
cet instant est un de ceux qui, bien ce; l;;;;!e-
ment, est le plus cher.
De San-Pc.lro nous suivîmes la grande route
jusqu'à Mérida. On a tant parlé de ses belles an-
tiquités romaines, que je ne prendrai pas le soin
d'en ennuyer le lecteur. Crj)end;uit, je dois dire
combien son pont sur la Guadiana, les restes
de son aqueduc, de son arène, ou plutôt de sa
longue muraille , m'ont causé d'admiration ;
surtout le pont, qui est entièrement conservé et
DE LA DUCHESSE d'aBRA2^TJ=:S. i47
qui ne serait pas meilleur , fait il y a cinquante
ans.
Jusqu'à Badajoz nous suivîmes toujours la
fameuse Guadiana, après l'avoir passée, hors de
Mérida , sur le beau pont dont j'ai parlé. Nous
traversâmes des plaines fertiles, mais incultes.
La mesta ravage tout. L'amant de la fée aux
miettes eût été plus heureux que moi , malgré
toute ma joie de botaniste, de trouver sur les
rives de la Guadiana sa fleur chérie, la man-
dragore '. Elle était en pleine fleur sur le bord
du chemin.
Dans les environs de Badajoz , nous trouvâ-
mes une ville qui nous offrit un spectacle curieux.
Toutes les maisons tombaient en ruine. Cela
était il a vingt -sept ans, et je ne présume pas
que depuis cette époque ces maisons se soient
relevées. Le nom de cette ville était également
singulier. Sur la carte, c'est Talaveyra la Real;
dans le Guide du voj^ageur , on l'appelle Tala-
veyra ciel Arroyo , et ses habitants et ceux de Ba-
dajoz la nomment Talaveruella. Je l'ai nommée
la ville aux trois noms.
Enfin, nous arrivâmes à Badajoz, ville fron-
tière de l'Espagne pour le Portugal. C'est une
' Atropa mandragora.
lo.
l48 MÉMOIRES
belle ville, ayant des rues propres, tirées au
cordeau, bien pavées, chose fort rare dans cette
partie de l'Espagne. On sait que c'est la patrie
du prince de la Paix. Cependant, quelque belle
que soit cette garnison, les militaires espagnols
ne l'aiment pas, et la regardent comme un lieu
d'exil. Le commandant nous donna un excellent
déjeuner, fit tirer le canon lorsque nous sortî-
mes de la place, suivant l'ordre qu'il en avait
reçu, et nous quittâmes Badajoz charmés de sa
bonne réception. En descendant la pente douce
qui est au pied des remparts, nous aperçûmes
Elvas , place forte de la frontière portugaise,
située seulement à une lieue de Badajoz. Elle
est, comme cette dernière ville, assise sur une
hauteur. Une rivière, ou plutôt un ruisseau
nommé le CayOj est la limite des deux royaumes.
Nous le franchîmes facilement, car il était à sec,
et nous entrâmes dans Elvas au bruit du canon
qu'on tirait pour notre arrivée. Badajoz répon-
dit par courtoisie. Cela me frappa , et je le fis
remarquer à Junot, car il n'aimait pas l'Espagne
autant que moi; cependant il l'aimait. Quant
au jugement que j'en ai porté et qui est, ainsi
qu'on a pu le voir, tout favorable à cette belle
et bonne nation , il n'a fait depuis que prendre
plus de consistance, parce que mon long séjour
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. T 49
dans cette tenre aimée du ciel, rn'a fourni la
preuve que j'avais été seulement équitable en-
vers ses habitants ^
' Je n'ai pas besoin de rappeler que ces idées et ces ju-
gements sont portés en i.SoS. Depuis cette époque rien ne
m'a fait au reste changer d'opinion : au contraire.
MEMOIRES
CHAPÎTRK VIÏI.
Singulière différence entre le Portugal et l'Espagne.— Tri-
nité portugaise. — Le Juif, le Nègre et le Portugais en
une seule personne, — Réception à Estremoz. — Junot
premier aitlc-de-cam]) de l'empcreui'. — Venda do Du-
(|ue. — Montenior-o-Novo. — Coup d'œil sur l'Alemtejo.
— JuC forai , les pmvedors et les juiz de fora. — Bé-
ranger, ou le diable m'emporte.
Une particularité qui me frappa, ce fut la dif-
férence qui existe entre l'Espagne et le Portugal.
Cette différence se laissa voir d'une manière
sensible aussitôt que le Cayo fut franchi. Des
yeux, des cheveux noirs, une peau basanée, sont
les seuls traits semblables entre les Portugais et
les Espagnols. Les premiers ont les lèvres gros-
ses, le nez mi peu nègre .^ les cheveux noirs,
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 131
mais souvent crépus; et, en tout, dans leur
tournure, leurs mains, surtout leurs oncles,
on reconnaît le sang métis. Gela est surtout
remarquable en quittant l'Espagne, dont les
habitants ont bien aussi le teint brun et les
yeux noirs, mais au moins l'aspect européen.
Toutefois, en entrant en Portugal, on est d'aboid
agréablement frappé par le spectacle d'une
nature plus cultivée. En sortant de ces grandes
landes, de ces pâturages dévastés par la niesla ,
on trouve un pays couvert d'habitations rusti-
ques, mais bien bâties et toujours d'une blan-
cheur éblouissante, par les soins que les paysans
apportent à les recrépir tous les ans au prin-
temps. Le peuple portugais est lui-même plus
soigné sur sa personne. Une camisole de drap
l)run remplace le manteau et la veste de cuir, un
chapeau tient lieu de la montera. Les femmes
ont les cheveux simplement attachés avec un
ruban, ou bien recouverts d'un mouchoir noué
sous le menton. Leur abord est gracieux, ce qui
n'est pas commun en Espagne. Du reste, ce n'est
pas par le peuple qu'il faut juger la nation portu-
gaise, elle a deux caractères bien distincts : je le
ferai voir tout à l'heure, en parlant de Lisbonne
et d'Oporto.
Nous trouvâmes, avant d'arriver à Elvas, le
1 Sa MÉMOIRES
premier jardin d'orangers que nous eussions en-
core vu depuis notre entrée en Espagne. Tout ce
qui entoure en général celte frontière du Por-
tugal est d'une opposition frappante avec ce
qu'on laisse derrière soi, comme aspect du pays.
Elvas tient de don Sanclie II son forai : c'est
une espèce de charte, et d'après même la défi-
nition d'un savant jurisconsulte portugais :
u4s leis ou tilulos da creacao e das condiçoes
corn que os povoadores acceitarao as terras.
J'ai écrit cette ligne en portugais pour donner
une idée de la totale différence des deux langues,
Tune tout harmonieusement sonore, avec ses
sons gutturaux, à côté de cette indigne pronon-
ciation sourde et brisée.
Elvas est la résidence d'un corregidor ^ d'un
provedor^ et d'unyWz de /ora^ , cou]me chef-lieu
d'un corregimiento. Nous y admirâmes un bel
aqueduc, de la longueur d'une lieue; il est formé
d'arcades fort élevées, et traverse lui vallon d'une
fertilité admirable, tout couvert de jardins par-
' Juge indc'pendant du corrc(/idor , résidant dans le co-
marcal ou district.
* Juge du dehors. Il est différent du juiz da terra ou juge
de l'endroit.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. I 53
faitement cultivés et de petits bosquets d'orau-
gers. Cet aqueduc s'appelle 6>^rt/co5 de amore'ua.
C'est un mûrier (<2/«o/e//v2), près duquel il com-
mence, qui lui a donné son nom.
Mais cette culture, ce bel aspect, n'est qu'une
parure de coquette que prend le Portugal pour
pouvoir humilier sa rivale; tout disparut bientôt
après avoir quitté Elvas; nous ne vîmes plus
que des montagnes nues et stériles. Autour de
la vendu Seuh-Jurado ^ nous retrouvâmes le la-
danum avec ses belles fleurs blanches au pistil
d'or; et son odeur balsamique vint de nouveau
embaumer l'air du soir autour de notre voiture.
Cet arbuste est encore plus remarquable en Por-
tugal, ses boutons et ses branches sont encore
plus chargés de résine que dans l'Estramadure
espagnole.
Estremoz , petite place de guerre dans laquelle
est une garnison, fut le second lieu où nous
fûmes salués par des coups de canon. Le com-
mandant de la place était un vieux brave homme
qui croyait voir im ange de lumière en regar-
dant le premier aide -de-camp de l'empereur
Napoléon; car il est bon de faire observer en
passant que Junot mettait en tête de tout ce qui
demandait une liste de ses titres, celui qu'il
chérissait autant pour le moins qu'il le vénérait,
^.
1 54 MÉMOIRES
c'était celui de premier aide-de-camp de l'em-
PEiîEUR ; il paraît au reste que ce prestige (car
enfin c'en était un) agissait de même sur le vieux
vétéran ; et il témoignait son admiration pour la
France et pour son héros avec un accent qui ne
trompe jamais, parce qu'il venait de l'âme. Je
le fis remarquer à Junot lorsque nous quittâmes
Estremoz. Je suis sûre que ce brave homme
n'aurait pas commandé /ë^w sur nous comme je
suis sûre que l'aurait fait le commandant d'Elvas.
Il nous fit promener dans sa villa et praça de
armas , avec une confiance toute loyale. Junot
y fut sensible. 11 avait inie âme faite pour sen-
tir tout ce qui était noble et généreux. A trois
lieues d'Estrenioz nous trouvâmes une horrible
7;e//<^^, appelée venda do Duque, et certes bien
peu faite pour recevoir un duc. Mais il est vrai
dédire que le maître ne s'est pas aventuré en la
nommant ainsi, puisqu'il n'y a pas de duc ^ en
Portugal. IjCS environs sont couverts de genêts
' Il n'y a point de ducs dans la noblesse porUjgaise depuis
la mort du duc d'Aveyi'O. Les seuls ducs qui s'y trouvent
maintenant sor.t de la famille royale, le duc de Cadaval et
le ducd'Alafoëns. Depuis que ce journal est écrit, le due d'A-
lafoèns est mort ne laissant (pie deux liiles. Si don Pedio a
créé des «lues au Brésil , ce n'est pas selon l'ancienne cou-
tume portugaise. Il en est des ducs en Portugal, comme des
princes en Espagne.
DE LA DUCHESSE d' ABR ANTÈS. l55
et de ladanum qui , malgré ses belles fleurs et
son odeur suave, finit par fatiguer par son ex-
trême abondance. A Arrayolos nous n'eûmes
pas de coups de canon , parce qu'il n'y en avait
pas, mais des escopettes, des salves, des compli-
ments, une réception qui voulait être cordiale.
On voyait que le gouvernement portugais, s'il
n'aimait pas la France, du moins la redoutait.
Il est à remarquer que d'Estremoz à Arrayolos
il y a six lieues, et que nous ne trouvâmes pas
un village. De là , nous gagnâmes Montemor-o-
Novo^ \o\\Q petite ville, dont les environs sont
bien cultivés, la position riante. Nous y fûmes*
reçus à merveille, selon la coutume qui parais-
sait avoir été adoptée pour nous; et nous quit-
tâmes Montemor-o-Novo pour entrer dans l'Alem-
tejo.
La province d'Alemtejo, dans laquelle est si-
tuée Lisbonne, si l'on veut parler juste comme
position topographique et géographique, tire
son nom àHalem {^aleng ^ en-deçà) et de tejo
{techo ^ T^&g). On la confond souvent avec la
province d'Estramadure, et même avec la portion
des Algarves qui touche aux montagnes qui les
séparent.
Je ne saib si j'ai donné une idée de ce pays si
particulièrement marqué d'un sceau spécial ,
l56 MÉMOIRES
lorsque j'ai parlé de l'Espagne.... Je le désire,
parce que la chose est tout-à-falt inhérente à la
contrée nriéme, et cpie parler de sa physionomie,
c'est la faire connaître. Maintenant, tout ce que
je puis invoquer de mes souvenirs ne peut don-
ner nne idée précise du charme que présentent
les landes de l'Alemtejo au moment de la florai-
son des admirables plantes qui les couvrent en
entier. Il est vrai de dire qu'aimant la botanique
avec passion, je trouvais im grand charme à
rencontrer sous mes pas les plus rares, les plus
belles plantes bulbeuses , les bruyères les plus
remarquables que nous cullivons dans les oran-
geries, des géraniums de toutes les espèces, ainsi
que tous les cistes de l'Europe méridionale.
C'est surtout la variété des arbustes et des plantes
qui est infinie, et réjouit non-seulement la vue
du botaniste, mais l'œil du voyageur qui tra-
verse ce désert enchanté : Xejica australis , avec
ses grandes fleurs pourprées; W'rica umbellata^
plus petite, mais plus vive dans sa couleur;
et les cistes ^ aux pétales jaune- citron, avec
les gouttes sanguines au fond de leur co-
rolle; puis cet autre encore aux fleurs rouges,
Helimifolius, Lasianthus, Libanotis, SambucifoliuSi
DE L.V DUCHESSE D^AIîUANTIS. 1^7
de la forme et de la grandeur d'une rose^ Une
plus rare encore et que nous fûmes étonnés de
trouver avec les autres, est le ciste à grandes
fleurs^, d'un blanc éblouissant, au port si gra-
cieux; et puis le joli petit arbuste aux fleurs
violettes ^, la lavande odorante"^... et des buissons
entiers de myrte bordant les ruisseaux, et alors
couverts de leurs jolies fleurs blanches, tandis
qu'à leur pied sont des touffes de romarin ca-
chées par le chêne rampant. Je ne puis conti-
nuer ma description fleurie^ car je m'aperçois
que je suis bien faible à me laisser entraîner au
souvenir du charme de ces belles journées de
jeunesse, où, sans inquiétude sur l'avenir, sans
soins du présent, je foulais des fleurs sous mes
pieds de jeune femme, oublieuse que j'étais alors
de toute peine un peu vive.... Pourquoi donc le
sort est-il un créancier si dur? pourquoi vient-il
nous demander du malheur pour payer ce que
vous lui avez volé dans votre destinée?... Il
semble que ce peu de moments que la jeunesse
insouciante passe à rire de la douleur, lui soit
compté plus tard par elle avec une barbarie qui
' Cistns cils|)iis.
- Cistus verticillatiiS.
^ Lithospermum fruticosuni.
4 Lavandula stœchas.
l58 MÉMOIRES
tient de la von"eance et surtout de Vusure...
Qui mieux que moi peut en répondre?
Peut-être me fera-t-on le reproche de m'arrê-
ter un peu trop au milieu de ces landes si fleu-
ries, mais j'ai pensé qu'il peut être permis à
celle qui a bien souvent retourné de tristes pa-
ges de sa vie, de demeurer quelque temps sur
celles qui ne parlent que de paisibles et de
douces heures. Et puis ces champs de l'Estrama-
dure, où ces mêmes plantes fleurissent, sont un
théâtre où le nom de l'empereur a bien long-
temps retenti, où son génie, malheureusement
conduit par l'erreur, a fait représenter des scènes
dont la France donnait toujours le dénouement,
et le dénouement souvent glorieux, ..L'Espagne est
un nom magique, non-seulement pour réveiller
des souvenirs dans une âme capable d'en avoir;
mais aujourd'hui , ce nom est attaché à une partie
de ce que nous avons conservé dans notre mé-
moire de bonheur et de malheurs. C'est une se-
conde patrie pour une foule de Français, je dirai
plus, pour leurs parents. Dans ces mêmes landes
couvertes de fleurs, sur ces mêmes montagnes
arides... au bord du Xenil... au bord du Tage,
au ])ord de l'Êbre, partout en Espagne, autour
des cités, dans les déserts, il n'est pas une fa-
mille en France qui ne sache qu'une tête aimée
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. I Sq
est ensevelie parmi ses rochers et sous ses fleurs...
Rien n'est invoqué vainement clans les souvenirs
de l'Espagne et du Portugal; tout prend une voix
et répond...
Une cause d'humeur très-prononcée me vint
bientôt contre le Portugal , c'est le malaise que
j'éprouvais chaque jour en me cognant le front,
l'épaule, le bras, aux panneaux de ma voiture.
On sait tout le tourment que cause une longue
route par ce seul motif d'être renfermé dans
une boîte roulante pendant une longue suite de
jours. Qu'on y ajoute celui d'être cahoté sur un
chemin des plus affreux. J'ai quelquefois pensé
que c'était un calcul de la faiblesse portugaise
pour s'isoler ainsi de l'Espagne. Ce qui est po-
sitif, et Junot en fit la remarque, c'est que dans
une grande partie de rAlemtejo, les routes sont
mauvaises, avec une sorte de régularité, et que
Tarlillerie ne pourrait franchir les ravins , les fos-
sés dans lesquels des voitures légères s'embour-
bent. Du côté de Campo-de-Ourique, on ne sait
ce que c'est qu'une grande route. Je me deman-
dais comment , quatre ans avant, le prince du
Brésil avait pu se laisser ainsi volontairement
briser les os, lorsqu'il fut à Badajoz pour avoir
une entrevue avec son auguste beau-père le roi
d'Espagne. I^a chose était tout autre pour ce
iGo Ml' MOIRES
dernier. Tout ce qui est chausée, depuis Madrid
jusqu'à Bndajoz, est d'une beauté à être louée
avec justice. J'en parlai au commandant de Ba-
dajoz , qui me dit que le prince de la Paix avait
donné d'avance des ordres pour que la route
fût réparée partout où elle devait l'être pour le
voyage de LL. JNÏM.
Tu vois bien! me disait Junot...
Pour le prince du Brésil, comme il n'avait
pas de prh>ado\ à moins que ce ne fût Lobato ,
lequel, en bonne conscience, ne pouvait se mêler
des grandes routes que pour y jouer un autre
rôle que celui de ministre dirigeant, il allait sur
cet abominable chemin en se faisant des bosses
au front comme le marquis de B... Mais il y était
si bien habitué, et les autres aussi, que ni lui,
ni personne n'y fit attention. Pauvre royaume!...
c'est bien de lui qu'on pouvait dire avec notre
Anacréon :
Y' •**' j^ ^■'i- ' '^•'^ '^'"' t'onimcnt on s'y comporte,.
Je veux, mes amis, (lue le diable m'emporte!
' Valet de chambre favori du ])rince du Brésil. Au mo-
ment du départ du prince, à l'arrivée de l'armée française, on
aflicha une caricature dont je donnerai la ^'ravure, où Lobato
joue un grand rôle. Celte gravure est faite àla plume et donne
une idée de ce que pensait la nciçdo*,
• ^'ation,
DK LA DUCHESSE d'aBRANTKS, l6l
Oui, pour le dire eu passant, c'était un pays
burlesquement gouverné ; et il prouvait malheu-
reusement que quelquefois un état peut marcher
sans tête, sans bras et sans jambes. Il s'en va
alors comme une boule roulant de par le monde,
recevant un coup de pied de l'un, un coup de
poing de l'autre, et en définitive, assez mal venu
de tous. Ce n'est pas la première fois qu'on voit
des choses comme cela.
VIII.
IX
162 MÉMOIRKS
CHAPITRE IX.
Arrivée à Lisbonne. -l- Aspect de la ville et des environs
Adage portngais. — Le frère du niarcclïal Serrurier
Calenibourg de l'empereur. — Le banquier français. —
Bizarrerie du cérémonial. — L'ambassadeur de Louis XVI
et celui de Napoléon. — Ordres donnés par le ministre
des affaires étrangères pour la réception de Junot. —
Le vendredi saint. — La fièvre jaune en Andalousie. —
Visite de la santé. — Gouvernement du Portugal. — Le
yacht du prince du Brésil. — Notre débarquemer,?. —Le
comte de Castro ûLirino Usage absurde relatif à l'in-
stallation des ambassadeurs en Poi Uigal La voiture du
comte de Castro Marino La collation diplomatique. —
Procès-verbal de la réception de M. le comte de Chàlous,
ambassadeur de Louis XVL — M. le d^; de Coigny et sa
pctite-flllc madame Sébastiani.
Ce fut !c jeudi saint de l'année i8o5, à quatre
heures (\w soir, que j'arrivai enfin devant Lis-
bonne. Je fus frappée d'admiration ; et sans me
rappeler aucune des louanges qui m'avaient été
DE LA DUCHKSSE DABRANTÈS. 1 63
répétées mille fois de Paris à Madrid, je me laissai
charmer par cette magnifique et splendide dé-
coration qui s'offrit à moi. Il if existe aucune
ville qui présente, je crois, le coup d'œil de
Lisbonne, vue en arrivant d'Espagne ; cette plaine
d'eau, formée par le Tage, qui est dans quel-
ques endroits d'une lieue et demie de largeur,
bordée à l'autre rive par une ville immense
bâtie en amphithéâtre sur les collines qui bor-
dent le fleuve , tandis que sa rade , remplie dune
foule innombrable de vaisseaux, présente une
foret de mâts portant les couleurs de cent na-
tions différentes : car le Portugal , à l'époque dont
je parle , était en paix avec l'univers. On peut
écrire, on peut dire que Lisbonne est une
grande et belle ville, bâtie sur un fleuve magnifi-
que, ayant de ravissants alentours , un beau ciel,
des parfums; on peut parler de tout cela; mais
peindre avec des paroles ou avec une plume , quel-
que éloquent qu'on soit ou du moins qu'on veuille
l'être , l'aspect de Lisbonne , lorsqu'on y arrive
par Aldéa ' Galega^ par Casilhas ou par Moutaj\
^ Aldéa signifie village, qiioiqu'en portugais le mot ordi-
nairement employé est lugar; et dans le nord dii PorSugal,
on dit aussi poi'o. L'expression générale pour designer une
peuplade^ c'est-à-dire la population d'un village, est povoa-
çào ( prononcez povoaçàoug }.
II.
lG4 MÉMOIRES
c'est impossible. L'admiration que j'ai ressentie a
laissé en moi des souvenirs tellement ineffaçables,
que les années se sont écoulées, et que jamais
l'impression n'en a été altérée. Je crois voir en-
core cette magnifique cité, son fleuve, ses jar-
dins, ses dômes, ses monastères, ses palais, ce
tableau, unique peut-être, dont un soleil de
Portugal, un soleil radieux et chaleureux, sans
être importun à l'époque où j'arrivai à Lisbonne,
éclairait et colorait les beautés.
A quelque distance dWldea Galega , la vue de
Lisbonne est tout-à-fait étrange, et néanmoins
toujours pittoresque. Toutes les rives rentrantes
du Tage ne forment, pour ainsi dire, qu'une
seule ville. Le fond du tableau présente les
beaux rochers à pic de Cintra , qui s'élèvent au-
dessus des collines sur lesquelles la ville de Lis-
bonne est bâtie. A droite, du milieu des landes,
on voit encore la haute Serra de Arrabida ; et
puis, à mesure qu'on approche, la ville semble
sortir des flots. Vous distinguez l'arsenal , la
place du commerce, la halle aux^ blés; sur la
gauche, on aperçoit les collines de Belem et
d'Ajuda, avec la belle église et le parc royal,
ainsi que la ménagerie. Et lorsque , par une belle
soirée de printemps , on navigue sur ce fleuve
du Tage si poétiquement célébré, ce fleuve aux
DE LS. DUCHESSE d'aBRANTÈS. i65
ondes d'or; lorsqu'à toutes les beautés de Lis-
bonne et de ses environs, après avoir côtoyé les
collines de Saccavin , vous repassez devant Be-
lem, devant Ajuda, et que vous allez à Pedrosa
en admirant les beautés toujours nouvelles
^Almada , avec sa pittoresque église , on com-
prend l'adage des Portugais lorsqu'ils disent avec
orgueil :
Que nao tern visto Lisboa nào tem visto cousa
boa.
•y
Nous avions pour banquier un négociant
français qui nous fut présenté, à la descente de
notre coclie de Colleras, par M. Serrurier, frère
du maréchal Serrurier, ce maréchal qui fut la
cause du seul calembourg qu'ait jamais fait l'em-
pereur^M. Serrurier était alors consul de France
à Lisbonne; il nous reçut en cette qualité, et
nous fit les honneurs du territoire de Lisbonne.
Comme nous devions séjourner quelques heures
à Alclêa Galega pour obéir au ridicule cérémo-
nial portugais , notre banquier nous avait fait
préparer une charmante maison de campagne ,
* En i8i5. L'empereur avait le cœur déchiré en ce mo-
ment, et M, Serrurier était bien petit devant lui. Je n'ou-
blierai pas celte histoire en son lieu.
l66 MÉMOIRES
dans laquelle nous oubliâmes les désagréments
des x»e/2toj- espagnoles et des vendas portugaises,
La soirée était ravissante. Les orangers étaient
couverts (le fleurs, et leurs pommes d'or étaient au
degré de maturité convenable poin- présenter à
la fois le plus excellent et le plus beau des fruits;
les grenadiers, couverts de leurs bouquets pour-
pres, étincelaient dans les haies, à côté des gé-
raniums et desaloès; puis des palmiers, des ma-
gnolias, des daturas... Tout est parfum, tout est
lumière , tout est vie et vie heureuse dans mes
souvenirs de cette soirée...
M. Serrurier prévint Junot de tout ce qu'il
avait à faire pour son premier cérémonial. En
vérité, il m'aurait parlé de la cour du roi Jean,
que je l'aurais trouvé plus raisonnable. Il n'a-
vait pourtant pas l'air du tout plaisant : c'était un
homme qu'on avait besoin de connaître, bon et
honnête, pour qu'il ne vous déplut pas aussitôt
qu'il vous faisaitlarévérence, non pas qu'il fût im-
poli, il était au contraire fort cérémonieux ;etvoilà
pourquoi il me donna tant d'impatience, lors-
qu'il vint nous raconter que M. cW^raujo n'avait
pas voulu remettre un macaron de la fameuse
collation que Junot et le comte de Castro Marino
devaient manger à eux deux tous seuls; et vous
remarquerez, s'il vous plaît, qu'elle devait être
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 167
pour vingt-cinq personnes. Ce cérémonial , que
je vais vous raconter, avait été observé pour M. le
comte (le Châloiis, ambassadeur de Louis XVI,
et conséquemment il fallait que le général Junot,
ambassadeur de Napoléon , empereur des Fran-
çais, remplit les mêmes formalités. Cela est consé-
quent, n'est-ce pas? Du reste, ce cérémonial nous
était connu , car M. de Talleyrand l'avait donné à
Junot en partant de Paris. J'avais eu le temps de le
lire et de m'en moquer en route; j'espérais qu'une
fois arrivée à Lisbonne, l'esprit éclairé du vi-
comte d'Araujo saurait supprimer des usages
absurdes. Je comptais que mes paniers ne me
serviraient pas. Je comptais... Que ne croyais-je
pas?... £h bien! je me trompais, parce que le
Portugal était le pays de l'Europe , à cette époque
de i8o5, où les gens d'esprit comme M. d'A-
raujo étaient le moins compris.
]\L Serrurier partit après diner pour aller don-
ner communication au ministre des affaires
étrangères de l'arrivée du général Junot, ambas-
sadeur de S. M. Napoléon , et le prier de donner
des ordres pour sa réception; ce que fit M. d'A-
raujo à l'instant même. C'était, comme je l'ai
dit, le jeudi saint. Lorsque M. Serrurier revint,
il était déjà nuit. La réception, c'est-à-dire l'en-
trée , ne devait avoir lieu que le lendemain dans
lG8 MÉMOIRES
la journée. Nous passâmes la soirée fort agréa-
blement dans cette maison de campagne. Le
lendemain matin , après avoir très-bien déjeuné
et pris notre dessert dans le jardin, où nous fû-
mes cueillir des oranges et des limes douces sur les
branches également chargées de flenrs et de frnits,
nous fîmes une sorte de toilette, pour ne pas
monter dans les voitures royales avec la pous-
sière de la route sur nos vêtements. Nous nous
promenâmes sur les bords du Tage, en atten-
dant les escaleres de la reine. M. d'Araujo avait
envoyé une longue note pour expliquer comment
il était impossible de faire tirer le canon de la tour
de Belem pour la réception de l'ambassadeiir de
France, attendu que ce jour était le vendredi
saint. Les trois journées saintes ne pouvaient
être profanées par ce signe. La reine, le prince
et la princesse du Brésil eux-mêmes ne rece-
vaient pas cette démonstration de respect et
d'honneur lorsqu'ils passaient devant la tour de
Belem l'un de ces trois jours. Après avoir bien
pris tous les renseignements nécessaires pour
acquérir la preuve qu'il n'y avait dans cette
mesure aucune influence exercée par l'Angle-
terre, Junot répondit que rempereur,'son maître,
ne verrait dans le respect qui était gardé envers
le roi des rois qu'une action qu'il s'empresserait
lui-même d'ordonner.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 169
J'ai déjà dit, je crois, que l'Espagne était en-
core la proie d'un épouvantable fléau. La fièvre
jaune avait décimé la belle Andalousie. Cadix
était encore en deuil d'une immense partie de
sa population. jNIalaga , Murcie, toute cette por-
tion du littoral de la péninsule avait été frappée
avec une rigueur épouvantable. Je crois que c'est
à la terreur qu'inspirait son horrible influence,
que nous dûmes la visite de la santé ^cérémonie
qui ne s'observe jamais que lorsqu'on arrive
par mer; mais le danger était égal par les
deux côtés pour le Portugal. Aussitôt qu'elle fut
terminée, nous descendîmes au rivage, et là, nous
trouvâmes les escalères de la reine qui nous atten-
daient. Je fus frappée de la bonne tenue des ra-
meurs; ils étaient au nombre de vingt-cinq, tous
habillés de blanc, avec un bonnet de velours noir
siir la tête, ayant par-devant les armes de Portu-
gal, en argent. En général, tout ce qui fait partie
de l'armée de terre et de l'armée navale est
tenu dans une sorte de régularité qui était
inconnue en Espagne. L'influence exercée par
l'Angleterre sur le Portugal a produit du moins
ce bon effet sur l'armée de mer. Quant à celle de
terre, elle doit cette amélioration également aux
soins d'un étranger, au comte de la Lippe ^ cet
homme qu'on n'appelle dans le pays que o gran
1 70 MÉMOIRES
cojideî Ce fat lui qui réforma l'horrible usage
de faire servir les officiers à table. Après lui,
vinrent le prince de Waldeck et le comte de
INovion. L'un venait de l'Allemagne, l'autre était
lui émii^ré français. Tous deux furent utiles au
Portugal , et tous i\euyi en furent peu appréciés.
Le prince de Waldeck, dont la santé était mau-
vaise par suite de blessures reçues devant Thion-
ville, mourut à Cintra, au milieu d'une nature
enchantée, dans un paradis, qu'il dut croire ha-
bité par des démons.
Je ferai connaître tout à l'heure comment se
gouvernait le Portugal à l'époque dont je parle.
Tous les yeux sont aujourd'hui fixés sur cette
partie de l'Europe; et il ne peut être qu'agréa-
ble de trouver des notions, que j'assure être, non-
seulement véridiques, mais justes dans leurs
aperçus. Je ferai remarquer les exceptions, caf il
y en a. Il existe en Portugal des personnes
dont je suis fîère de posséder l'amitié; mais en-
suite la nation, en général, c'est-à-dire la nation
noble, la haute et la moyenne classe, méritent
bien peu d'intérêt; et quant au bas peuple,
celui des grasn'es villes est hideux d'e corrup-
tion. Il faut remarquer que tous ceux qui sont
dans unQ ligne d'exception , sont élevés loin du
Portugal, comme M. de Brancamp de Sobral,
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTES. I7I
M. de Sampayo, M. crAraujo,et quelques fidal-
gos qui, vivant beaucoup avec les étrangers,
en prirent les manières. Tout à l'heure nous en
parlerons.
Je montai dans le yacht du prince-régent^ de
Portugal, avec Junot, IM. de Rayneval, premier
secrétaire d'ambassade, M. de Lageard de Cher-
val et le colonel de Laborde, premier aide-de-
camp de Junot. Ma fille et sa gouvernante,
M. I^egov et quelques personnes de l'ambassade
montèrent dans une escalère de suite. Il y en
avait quatre, avec le yacht de la reine. Nous tra-
versâmes ainsi la plaine immense formée par le
Tasre entre Aldea Gales^a et Lisbonne. A mesure
que nous avancions, la scène se développait; il
surgissait, à chaque coup de rame de nos mate-
lots , une nouvelle beauté. Notre traversée fut
longue; je pense que nous mîmes deux heures à
la faire, parce que l'ordre était donné de nous
montrer la ville sous différents aspects. C'est un
amour-propre national bien permis. Enfin nous
abordâmes entre Belem et le quai de Sodré. Là,
nous trouvâmes le comte de Castro Marina, grand
de Portugal, le plus nouvellement admis àlagran-
• La reine vivait toujours, mais elle était folle; et leprince
du Brésil, son Gis, était régent. On ne voyait mérae pas la
reine.
1']'! MÉMOIRES
desse selon l'usage, qui reçut Jiinot à son dé-
barquement. Ils montèrent tous deux seuls
dans une voiture de la cour, attelée de six che-
vaux , l'ambassadeur ayant la droite sur le comte
de Castro Marina. M. de Rayneval et M. de La-
borde montèrent dans une troisième voiture;
et, par un de ces usages contre lesquels je m'é-
levais tout à l'heure , le carrosse du milieu de-
meura vide. Des voitures de suite conduisi-
rent M. Legoy et les autres personnes de
l'ambassade. Quant à moi , je descendis cinq mi-
nutes après Junot, le cérémonial le voulant ainsi,
et je montai dans une voiture de la cour, attelée de
six chevaux, avec M. de Chervalqui, n'ayant pas
un caractère reconnu dans l'ambassade, ne pou-
vait être du grand cortège. Ma fille et sa gou-
vernante occupaient seules la seconde voiture,
et la troisième était remplie par mes femmes.
Ces trois voitures étaient également attelées de
six chevaux. Nous prîmes une autre route que
le grand cortège , en suivant cependant toujours
le bord du Tage ; mais nous arrivâmes bien avant
l'ambassadeur et son introducteur, et c'était ce
que je voulais. J'avais parié avec Junot qu'il ne se
séparerait pas du comte Castro Marino sans rire.
Je voulais donc l'observer à la descente de voi-
ture, car j'avais parié cinquante napoléons, ou
DE LA DUCHESSK d'aBRANTÈS. 1^3
bien une bourse et une dragonne en filet,et voici
pourquoi.
Il est d'usage lorsqu'un ambassadeur est reçu
à la cour de Portugal (mais un ambassadeur,
et non pas un ministre plénipotentiaire), il est
d'usage, qu'en entrant dans son hôtel, il donne
une collation , c'est-à-dire un immense dîner * ;
puis il faut qu'il y ait vingt-cinq couverts autour
de la table, mais l'ambassadeur et son intro-
ducteur s'y doivent asseoir seuls , en face l'un
de l'autre, et là, déplier ou ne pas déplier leur
serviette , et demeurer comme deux magots
chinois, pendant cinq ou six minutes. Cette
absurde coutume, qui ne peut avoir une ori-
gine ayant le simple sens commun, est d'au-
tant plus ridicule que, pour ceux qui arrivent
par mer, par exemple, il y a impossibilité qu'ils
aient le temps de déballer et mettre en ordre ce
qui est nécessaire à ce beau cérémonial. Il suit
de là, comme on n'a pu encore détruire ce vieil
et sot usage, que l'ambassadeur emprunte d'une
puissance amie ce qu'il faut pour la collation. Ce
fut l'Espagne qui voulut bien nous prêter de
(\no\Jaire les beaux , à la descente de notre car-
rosse de voyage.
• On appelle toujours ce repas la collation.
1^4 Ml^MOIRES
J'avais donc parié avec Junot qu'il ne pour-
rait jamais tenir son sérieux pendant qu'il fe-
rait le magot d'un coté, en pendant du comte
de Castro Marino. Ce comte de Castro Marino
m'inquiétait bien un peu. Je me figurais que
ce devait être un de ces vieux fidalgos , ayant
une canne à pomme d'or et toussant son âme à
chaque parole. Le moyen de rire avec un pareil
homme?. . . Mais je fus agréablement surprise ,
envoyant un tout jeune homme , laid comme
une chenille, par exemple, mais jeune, et con-
séquemment devant aimer à rire. Mon raisonne-
ment était conséquent; mais, en Portugal, on
n'a pas toujours raison avec de la raison.
— J'ai gain de cause, dis -je au colonel La-
borde,car je suis sûre que ces deux honnêtes
gens-là ne seront pas face à face vingt secondes,
qu'ils ne s'éclatent de rire au nez Tun de l'autre,
le tout pour la plus grande joie des deux pays.
Mais pas du tout; et c'est bien le cas de dire
que j'avais compté sans mon hôte. Je fus me
placer près d'une porte qui donnait dans la salle
à manger, et delà, je regardai mes deux person-
nages, qui montèrent gravement le grand esca-
lier de l'hôtel de l'ambassade, puis se saluant à
chaque porte, le comte de Castro Marino don-
nant toujours la droite avec un soin scrupuleux
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 17$
à l'ambassadeur. Ils arrivèrent ainsi, d'escalier
en escalier, et de révérences en révérences,
jusqu'au salon de réception. Là ils se firent en-
core une profonde révérence; en vérité, il y
avait du mandarin dans toute cette affaire. Le
maître - d'hôtel ayant averti que leurs excellen-
ces étaient servies, les deux pauvres victimes ,
livrées au supplice des révérences , en firent en-
core trois ou quatre , puis passèrent dans la
salle à manger. C'était là où je les attendais;
mais le bourreau de Portugais , bien loin d'être
victime , comme je le croyais , parut se plaire à
cette cérémonie maudite. Il garda vni sérieux
X.e\\emeu\. sérieux, que Junot se crut obligé de lelui
rendre au double, et ils se regardèrent comme
pour se défier à qui ne rirait pas. Enfin , au
bout de six minutes que je comptai à la pendule,
le comte de Castro Marino se leva ainsi que
Junot. Ils se firent encore une douzaine de ré-
vérences, etlegrand de Portugal, quiétaituntout
petit, tout petit homme, s'en alla, non pas
comme il était venu , mais tout seul dans sa
grande voiture, qui ressemblait, à propos, car
j'ai oublié de vous le dire , aux voitures du
temps de Louis XIV. Le modèle en avait été
conservé dans les reiiiises du palais, où l'on
gardait avec soin des carrosses tout dorés , bien
J 76 MÉMOIRKS
peints, bien lourds, bien massifs, mais donnés
en présent par Philippe V, lorsqu'il se raccom-
moda avec son frère de Portugal. Junot redescen-
dit comme il était monté, en faisant une révé-
rence à chaque marche, et gardant toujours le
même sérieux; il remit son introducteur dans
sa lourde machine roulante, et en deux sauts il
remonta au salon, où il me trouva furieuse con-
tre ce jeune homme qui ne savait pas même
sourire; car je ne lui demandais qu'un sourire,
au malheureux.
Mais tu ne sais donc pas , me dit Junot, que
ce n'est pas mon début diplomatique que tu
viens de me voir faire; j'ai rempli en ma vie plu-
sieurs missions. Mais il en est une surtout dont
le souvenir est bien étonnant, même dans ma
pensée. Je ne puis encore aujourd'hui me repré-
senter et le lieu de la scène et les personnages
sans qu'une vive émotion me saisisse le cœur.. .
C'est moi qui ai dédogé le doge de Venise. Il
ne fallait pas rire là, et certes je puis dire que
je n'en avais pas envie. . . Mais allons manger la
collation^ et je vous conterai cela à table. Quant
à toi, fais ton filet, et, pour être un mari bien
* Ce fut Junot qui fut envoyé à Venise lors des massaci'es
des Français dans la terre-ferme vénitienne.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. ï 77
appris, je te donnerai cinquante napoléons ponr
acheter la soie.
— A oilà qui est parlé, lui dis-je, mais il au-
rait encore mieux valu que tu eusses souri. . .
Quant au comte de Castro-Marino , il avait une
paire de sourcils noirs qui sont sûrement posti-
ches, car Dieu n'en fait pas de pareils, et c'est
peut-être eux qui t'auront fait peur?
— Eh! eh! dit Junot, je n'y avais pas songé;
en effet.. . •
Et, se mettant en joie au souvenir de cette figure
sérieuse qu'il avait eue en face de lui pendant
qu'ils étaient à table, voilà Junot riant avec
moi , de ces bons rires qui révélaient et révéle-
ront toujours une Ame franche, un bon cœur,. .
Alors il n'était plus qu'un enfant riant aux lar-
mes, et de cette gaîté toujours de bon goût , dont
jamais je ne l'ai vu sortir.. . Je dois le dire pour
dire la vérité, quelque peine que cela puisse
faire à ceux qui prétendent qu'il ne riait, pleu-
rait et parlait qu'à coups de sabre.
Nous mangeâmes donc la collation^ qui était
excellente : c'était le cuisinier de l'ambassa-
deur d'Espagne qui l'avait f[\ite. Nous pûmes
d'avance présumer bien du comte de Campo
d'Alange, parce qu'il avait un bon cuisinier.
C'est un fait plus positif qu'on ne croit, que
VIII. ,i
1^8 MjiivroinEs
l'homme qui ne sait pas ordonner un repas n'est
capable de rien de bon. C'est un aphorisme bien
rigoureux , mais qui peut avoir son côté de vé-
rité. Quoi qu'il en soit, je connais d'honnêtes
gens qui dînent fort mal , et de grands coquins
qui dinent comme des Lucullus, au plat des trente
mille sesterces près cependant. Quant à nous ,
nous dînâmes bien, et comme des affamés dont
l'appétit avait été aiguisé par une promenade
marine et une longue^ abstinence; car toutes les
révérences diplomatiques avaient conduit l'af-
faire à sept heures du soir. Avant de quitter la
table de la collation et de terminer notre pre^
mière journée de réception, je vais transcrire
ici le procès -verbal de celle de M. le comte
de Châloii^ ambassadeur de Louis XVI près
la cour de Lisbonne, en 1789. Ce fut d'après ce
cérémonial que nous fûmes reçus nous-mêmes:
il n'y avait pas eu d'ambassadeur de France dans
l'intervalle. T.'adauu; la comUsse de Châlon est,
depuis cette époque, revenue à Paris , ayant sur-
vécu au malheur et à l'exil. C'est elle que nous
avons vue eu i8iZ( sous le nom de duchesse de
Coigny. Elle a^ ait épousé M. le duc de Coiguy
après la mort de M. le comte de Chàlon. Sa fille
était femme de M. le comte d'Angosse, cham-
bellan de l'empereur, à qui fut joué ce tour si
DE LA DUCHESSE D'ABRA?rTl\s. I79
plaisant du page habillé en femme à un bal
masqué, par M. le comte de Termes, qui était,
à cette époque, un page bien page, dans toute
l'acception du mot. Du reste , M. d'Angosse était
un homme parfaitement spirituel. Mais quelle
est la femme , la plus fine même , qui n'y eût pas
été prise? On verra, lorsque nous en serons là,
combien M. d'Angosse fut excusable. Quant au
comte de Châlon, il mourut à Lisbonne; et plu-
sieurs personnes de ses amis m'ont affirmé que
le chagrin qu'il avait éprouvé des malheurs de
la famille royale de France, mais surtout de la
mort4,de Louis XVI, lui avait donné la mort à
lui-même. M. le duc de Coionv était re'fusfié à
Lisbonne , comme beaucoup d'émigrés, et ce fut
là qu'il épousa madame la comtesse de Châlon.
Il avait le cordon bleu, et le portait; s'il ne
l'eût pas fait, il eût été un homme dont le géné-
ral Lannes eût lui-même blâmé la conduite. PJais
ce cordon bleu lui offusqua la vue; il fit deman-
der qu'on lui défendit de ie porter. Le duc de
Coigny en reçut. Dieu me pardonne, l'ordre de
la cour de Portugal. Sa réponse fut celle d'un
gentilhomme français du bon temps. Plus il était
malheureux, plus l'exil, le malhein^ le frappaient
de leurs fouets à pointes de fer, plus il releva
sa tête proscrite. La suite de cette sorte de lutto
12.
l8o MKMOIRI-S
avec un pouvoir qui dès lors commençait à être
universel, fut son départ forcé de Lisbonne. Je
suis fâchée pour deux causes de cette affaire ;
d'abord pour le général Launes, que j'aime et
que je respecte comme on doit aimer et respec-
ter celui qui fut l'honneur de nos drapeaux et
de nos aigles , et puis ensuite parce que l'empe-
reur, qui n'a jamais bien connu celle histoire,
a été gratuitement chargé d'une injustice.... Le
duc de Coigny est l'arrière-grand-père de ma-
demoiselle Sébastiani (madame de Praslin).
Détail du cérémonial observé a l'arrivée de
M. LE COMTE DE ChALON EN PORTUGAL EN
1^89, ET DONNÉ AU GÉNÉRAL JUNOT PAR LE
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGiiRES EN l8o5^
A joindre à la dépêche n° 2.
«Ayant mouillé, le 23 septembre 1789, à
« l'embouchure du Tage, dans la baie de Cascaès,
« j'envoyai prévenir M. d'Uitiibise, chargé des
<■< affaires du roi, de mon arrivée. H se rendit aus-
" sitôt chez M. Pinto, ministre des affaires étran-
' Je transcris ici le procès-verbal sur l'original éciit de la
propre main de M. le comte de Chalon. Le style est le sien
ainsi que les erreurs qui peuvent s'y trouver. C'est une co-
pie littérale.
DE LX DUCHESSE d' AERANTES. iBl
«gères, pour lui en faire part, et le prier de
« vouloir bien donner les ordres pour ma récep-
« tion ; ce que le ministre effectua sur-le-champ,
ce Ayant remonté la rivière, le bâtiment jeta
« Vancre en-decà de la tour de Belem. Un moment
« après, arriva la visite de la santé. Dès qu'elle se
«fat acquittée de son devoir, MM. d'Urtubise,
a de Saint-Didier, consul-général, et M. RoUin,
« vice-consul, qui tous étaient venus sur la même
« escalère, montèrent à mon bord.
« Comme les ordres que le ministre des affaires
« étrangères avait envoyés, tant pour les voitures
« de Sa Majesté que pour les escalères de la reine,
« n'avaient pu s'effectuer aussi promptement, vu
« la distance des lieux , le j^atron Mor ne vint
« me chercher avec le yacht de Sa Majesté que
«sur les neuf heures du soir; il était suivi de
« quatre autres escalères. Je m'embarquai avec
« madame l'ambassadrice et les personnes de ma
« suite. En passant devant la tour de Belem, elle
« me salua de douze coups de canon ' , quoique
« le soleil fut déjà couché et la retraite battue.
« Arrivés au quai de Belem , madame l'ambassa-
«drice monta dans un carrosse de Sa Majesté,
■ Comme nous arrivâmes à Lisbonne le vendredi saint , la
tour de Belem ne put tirer le e;mon.
t82 mémoires
(c attelé de six chevaux , qui avait été envoyé pour
« hi conduire à son hôtel; un autre, également à
«six chevaux, servit à conduire les femmes de
« sa suite.
«Mon conducteur, M. le comte de Villaflor,
«grand de Portugal, n'était pas encore arrivé;
« je l'attendis dans mon yacht; il arriva un quart
« d'heure ensuite. Après m'avoir reçu à mon
« déharquement ; je montai avec lui dans la voi-
« ture de la cour qui l'avait amené, où je pris
«la droite; deux autres carrosses de Sa Majesté
« me suivirent; dans le troisième étaient M. d'Ur-
« înhiseet deux personnes qui m'accompagnaient.
«Celui du milieu, selon l'étiquette, demeura
vide.
« Arrivés à mon hôtel, M. le comte de Villaflor
« me conduisit jusque dans mon appartement,
« où, après lui avoir donné la collation d'usage,
«je l'accompagnai, à son départ, jusqu'au bas
« de l'escaher.
« Le lendemain matin j'écrivis à M. Pintopour
« lui annoncer mon arrivée à Lisbonne; quelques
« jours après je lui envoyai une autre lettre pour
« lui demander le jour où je pourrais le voir. Je lui
« remis alors la copie de mes lettres de créance,
« et il m'annonça que Sa Majesté avait jugé à
« propos de me recevoir à Quélus, sa maison de
« campagne, quoique cela ne lût pas la cou-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i83
« tunie en Portugal, mais qu'elle était empressée
« de me donner audience.
<f Je me rendis en conséquence , le i octo-
« bre suivant, à Quélus , en grand cortège. Mon
« équipage consistait en trois voitures à six mu-
« les, précédé d'un écuyer en bas de soie blancs,
« monté sur vm cheval richement harnaché.
« M. d'Urtubise, premier secrétaire d'ambas-
cc sade , se trouvait dans la même voiture que
« moi. M. d'Almada , le comte de Pombero , fai-
te sant tous deux les fonctions d'introducteurs des
(i ambassadeurs, me reçurent à la descente de
« ma voiture. Je me couvris ainsi qu'eux. Arrivé
«à la porte de la chambre de la reine, j'ôtai
« mon chapeau, je fis les trois révérences d'u-
« sage, et après avoir présenté à Sa Majesté mes
«lettres de créance, je lui adressai mon compli-
« ment. ^ La reine me répondit en portugais,
« ensuite de quoi, me demanda en français des
i< nouvelles du roi. Je continuai après mes autres
« compliments au prince et à la princesse du
' La reine n'était pas encore folle, c'est-à-dire qu'elle ne
faisait pas de scènes publiques; mais sa tête était déjà forte-
ment déranj^éo à l'époque dont parle M. de Chàlon. Son
confesseur, qui était le grand-inquisiteur, acheva de décider
la démence en lui donnant une grande peur de l'enfer. Elle
croyait voir ses petits enfants continuellement dans le {iixx.
1 84 MÉMOIRES
« Brésil, à la princesse veuve, et à l'Infante dona
ii M aria- Anna. Je me retirai ensuite à reculons
« en faisant trois révérences, étant toujours ac-
« compagne de mes deux introducteurs.
« Au sortir de l'audience de la reine , je me
« couvris, ainsi que les deux grands qui m'ac-
« compagnaient, lesquels me conduisirent jus-
« qu'à mon carrosse. I.orsque je partis, la garde
« prit les armes comme à mon arrivée , le tam-
« hour battit aux champs, et l'on me rendit tous
« les honneurs militaires.
«En m'en retournant, je fus faire ma visite
« chez tous les secrétaires d'état et mes deux
(( introducteurs. Mais je n'allai ni chez M. le
«duc d'Alafoès, ni chez le patriarche, vu que
« l'ambassadeur d'Espagne nouvellement arrivé
« ne les a point visités.
« Je me rendis aussi chez la caniareira mor^ ,
« ou la grande-maîtresse, à laquelle je fis la visite
«d'usage. Elle me dit que la reine l'avait chargée
«de prévenir madame l'ambassadrice, que si
« elle pouvait lui être présentée le 7 de ce
« mois. Sa Majesté la recevrait avec grand plaisir.
« Madame l'ambassadrice ayant accepté le
■ Mor , est la même chose que major en Espai^nol; ainsi ,
citniavcira ninr est justement caniareira mayor, ou grande-
maîtrcsso de la maison , ou de la reine.
DE LA DUCHESSE d'aBR.VJNTÈS. i85
«jour que Sa Majesté avait fixé, écrivit en con-
« séquence à la camareira moi\ pour la prévenir
« qu'elle se rendrait à Quélus au jour indiqué.
« Madame l'ambassadrice fut reçue dans les
« petits appartements de Sa jMajesté où se trou-
« vaient réunies toutes les princesses de la famille
«royale. Elle adressa à toutes le compliment
« d'usage, et se retira en faisaiîtles trois révérences
«de la même manière qu'en entrant. La cama-
« Teira mor a rempli près de madame l'ambassa-
« drice les mêmes fonctions que les introduc-
« leurs près de nioi.
«Au sortir de Taudiencc de la reine, madame
«l'ambassadrice fut faire sa visite à madame la
« camareira mor^ ue l'ayant pu faire auparavant,
« vu le peu de temps c|u'elle avait pour faire le
« voyage de Quélus. »
Je ne ferai qu'une observation en terminant
cette pièce fort extraordinaire dans son espèce,
c'est qu'elle était écrite au mois de septembre
qui suivit ce mois de juillet qui n'a ni premier^
ni trente , ni quinze, mais un quatorze juillet. La
France alors était pour tous les partis dans un
accès de frisson qui annonçait un terrible pa-
roxisme de fièvre, si ce n'est même une maladie
sérieuse. M. de Chàlon était l'un des serviteurs
les plus dévoués au roi et à sa cause. Mais, com-
I 86 M^MOIHES
ment la servait-il ? Quelle futilité dans ses occu-
pations près d'une cour entièrement dominée
par l'Angleterre , et dont l'alliance était l'affaire
peut-être la plus importante à traiter à cette
époque difficile. Sans doute, une autre note était
jointe à celle-là. Je n'en doute pas, je n'en veux
pas douter ; mais le style de celle-ci , cette rela-
tion de la plus petite révérence, cette rigueur
dans le plus léger rapport de l'ambassadeur à
ceux qui sont chargés de l'escorter, de le con-
duire, non, je n'en doute pas, la dépêche qui ac-
compagnait cette note ne devait pas contenir
de détails intéressants; et pourtant dès celte épo-
que, chaque jour en voyait éclore de nouveaux.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1 87
CHAPITRE X.
Physionomie politique du Portugal. — Don Miguel et don
Pedro. — Maison du général Lannes. — L'ermitage
d'Araujo. — Projets du grand Pombal. — Costumes. —
Invasion des modes françaises. — Présentation à la cour.
Le palais de Quélus. — Le prince régent. — Cortège
magnifique de Junot. — Question de l'empereur. — La
princesse du Brésil. — Les yeux doux. — Manie de Na-
poléon.— Junot marquis. ■ — Le prince et la princesse
du Brésil. — Stupéfaction du prince du Brésil. — Le
schako de hussard. — Le prince et l'uniforme Mes pa-
niers et ma peur. — Junot se fâche Mon enhnrnache-
meiit. — Mon entrée en voiture. — Ma présentation. —
Entretien avec la princesse du Brésil. — Sa curiosité. —
L'impératrice Joséphine. — Portraits de la princesse Isa-
belle et de la princesse veuve.
Le Portugal est aujourd'hui une partie de
l'Europe sar laquelle les rayons du soleil poli-
tique dardent en plein. Comment ce petit coin
]88 MÉMOIRES
de notre monde siipportera-t-il leur chaleur?
Voilà ce qui est encore en suspens devant les
yeux observateurs qui dévorent tous les jours
vingt journaux au moins, pour savoir si don Mi-
guel sera pendu , si don Pedro sera vainqueur,
si la nation auia la force d'être nation.
«Dites donc/« volonté, disais-je encore hier à
quelqu'un qui me parlait des affaires du Portu-
gal. Les Portugais ont de la valeur; c'est une
chose reconnu(\ Les Alhuquerque, les d'Acu-
nha, les Pacheco, et, de nos jours, les d'Alorna,
les Gomez Freire, les Valence, prouvent glo-
rieusement que les Portugais savent et veulent
sacar la espada e el pttgiial, lorsqu'il leur plaît
de le faire. C'est aussi jDour cela que je vous dis
qu'il faut que le nation ait la volonté de faire;
et je ne crois pas qu'elle l'ait du tout. Don Pedro
arrive avec des idées libérales fà ce qu'on dit:
moi, je n'en crois rien); et tout de suite, voilà
contre lui tout le clergé : ce qui compose plus
du cjrand tiers de la nation. Ensuite, vous trou-
vez dans la route libérale tous les senhorios
(posseiros) qui ne veulent pas plus aujourd'hui
que du temps du grand Pondrai qu'on leur ôte
leurs droits iniques et révoltants de pouvoir
louer à lem- gré et ce qu'ils veulent leurs biens
r)E LA DUCHESSE Il'AnRANTÈS. I SC)
et leurs terres, tandis que les pauvres quinhe-
ros n'ont pour eux que le silence. Don Miguel
est entouré de toute cette milice enragée , qui
sonnera toujours le îoscin pour empêcher le
peuple d'accueillir ses libérateurs ^ ou du moins
ceux qui prennent ce titre. Nous savons tous
qu'en Portugal comme ailleurs, les pauvres mou-
tons sont et seront, comme ils furent; toujours
tondus^ tandis que les bonnes pièces de bergers,
se retranchant derrière de belles utopies, crient
anathème sur tous ceux qui veulent être tran-
quilles. Eh! mon Dieu, nous avons ici des exem-
ples de cela, à en fournir à l'Europe entière.
Quoi qu'il en soit, parlons de Lisbonne lorsque
j'y fus pour la première fois. Déjà elle annon-
çait qu'elle serait un jour un terrible volcan, si
de nouveau la terre venait à trembler...
Le général Lanues avait occupé à Lisbonne
une belle et grande maison située près de l'Opéra
et du Tage, au^ diafariz de Loretto.
Cette maison était une des mieux arrangées de
Lisbonne, excepté celles de M. d'Araujo et de la
duchesse de Cadaval , surtout pour l'occupation
habituelle, chose que les Portugais n'entendent
^ ^ Fontaine.
190 MEMOIRES
pas du tout : et pourtant ils ne sortent jamais ; ar-
rangez ces deux points si peu d'accord. Du reste
les maisons de Lisbonne sont toutes comme celles
que je viens de décrire. Il n'y a pas de palais à Lis-
bonne: ils n'aiment pas cela. Lorsque le tremble-
ment de terre eut détruit la ville, le marquis de
Pombal, O grau marqués^ voulut profiter de
cet affreux malheur; et comme Néron rebâtit
Rome après son incendie, le grand marquis vou-
lut reconstruire Lisbonne sur un nouveau plan.
Il donna toutes les facilités aux propriétaires
riches, de l'argent aux plus pauvres, sous la con-
dition de construire des palais et des maisons
avec de belles façades et de beaux portiques.
Que résidta-t-il de cette sollicitude pour la
gloire du pays et pour son bien-être? Que les
riches ne l'écoutèrent pas et que les pauvres
mangèrent son argent. Comme le marquis de
Pombal était un homme de génie, il ne se re-
buta pas. Le génie est essentiellement créateur
et actif, mais patient pour produire. Quand le
marquis vit qu'il ne pouvait venir à bout de
faire exécuter ses volontés, il fit bâtir des fa-
çades, de beaux portiques, des colonnades; il fit
construire pour le gouvernement des édifices
d'une grande utilité et en même temps d'un
DE LA DlTCHIîSSR d'aHRANT^S, 19I
goût tout-à-fait bon. Que résulta-t-il encore? Que
ces édifices furent les seuls achevés, et que J'ai
vu, de mes yeux vu, en i8o5, c'est-à-dire cin-
quante ans aj3rès le tremblement de terre, les
rues encore encombrées de ruines venant de ce
désastre, et, le plus curieux, ces mêmes façades,
commencées par le marquis de Pombal, tom-
bant en ruine, et derrière de riches arcades,
contre une colonne corinthienne, une pauvre
chaumière, un toit de joncs couvert de tresses
de sapin. Que voulez-vous? c'est un peuple qui
possède éminemment la haine du beau.
Ce quartier du chafariz de Loretto était celui
de toute la banque, et conséquemment le plus
vivant. Des fenêtres d'un petit salon, dans lequel
je me tenais habituellement, je dominais une
petite place sur laquelle passaient des milliers de
personnes dans une journée. Le costimie du
peuple, à Lisbonne, n'a rien de particulier
comme à Madrid; mais il est beaucoup plus gai.
Cette conformité d'habits, et surtout de cette
couleur noire, donnait à Madrid une tristesse
qui ne me déplaisait pas, mais que beaucoup de
voyageurs lui reprochaient, surtout à l'époque
dont je parle. Depuis lors , nos coutumes ont un
peu influé sur les coutumes espagnoles. Aujour-
d'hui, une femme, quelle qu'elle soit, peut au
moins sortir en plein jour avec un schall et un
chapeau, tanclifs qu'en i8o5, elle eût été gros-
sièrement insultée. A Lisbonne, les femmes du
peuple allaient seules dans les rues. Pour peu
qu'une femme appartînt à une classe aisée, elle
allait en chaise. C'est une sorte de cabriolet at-
telé de deux mules, dont l'une est montée â la
d'Aumont^àv un homme assez mal vêtu, sans li-
vrée lorsque c'est une personne commune, et avec
un mauvais galon à son habit pour peu qu'il y
ait une prétention à la noblesse. Les personnes
riches et nobles parcourent Lisbonne dans ces
petites chaises; mais, alors, elles sont soignées,
et les deux mules sont belles. Il y a un écuyer
à côté de la voilure pour indiquer que la femme
qu'elle renferme est d'un rang élevé. Néanmoins
elles vont rarement dans ces petites chaises. Pour
peu qu'une femme soit de haute qualité, elle ne se
montre dans la ville que dans une voiture attelée
de quatre mules, ayant son écuyer à la portière.
J'ai moi-même été assujettie à cette cérémonieuse
coutume, qui, du reste, est obligée. Il est impos-
sible de faire plusieurs visites dans une voiture à
deux mules, en raison de l'immensité des distances.
La ville, qui contenait alors près de trois cent
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. igS
quarante mille âmes, sans compter les troupes,
avait deux lieues et demie de nos lieues de France
de longueur, et souvent dans la largeur elle n'a
pas plus de deux ou trois rues de profondeur.
Et puis, la ville étant bâtie sur sept collines,
comme Rome , il suit de tout cela et de la dif-
ficulté de circuler au milieu des décombres du
tremblement de terre , de monter et descendre
des rues à pic, pavées avec des clous de pierre ;
il suit, dis-je, de tout cela que les quatre mules
sont très-nécessaires à la voiture qui vous con-
duit. Mais, au reste, personne de ce monde,
non-seulement du monde noble et riche, mais
de ce monde qui mange à table, personne ne
va à pied. Les femmes du peuple, qui sont presque
toutes jolies, ont lui costume assez gracieux:
c'est une cape rouge, bordée de velours noir, et
sur la tète un mouchoir de linon mis en mar-
motte. Cet habillement a de la grâce et rend jo-
lie celle qui ne l'est pas, en ne laissant voir que
ses yeux ; et presque toutes les femmes ont de
beaux yeux, en Portugal et en Espagne. C'est un
abus, c'est du bien perdu que de porter de
beaux yeux dans ce pays-là.
Nous fûmes quelque temps à nous bien éta-
blir, et puis .Tunot fit demander son audience
de présentation. M. d'Araujo, que nous avions
TIII. i3
iq4 MÉMOIRES
retrouvé avec un plaisir que doublait le pays
clans lequel nous nous rencontrions, et qui,comme
je l'ai dit, était ministre des affaires étrangères,
fit prévenir Junot, lorsque toutes les fêtes dé
Pâques, toiites les cérémonies de procession
furent terminées. Cette présentation eut lieu à
Quélus. Junot avait eu des ordres donnés par
l'empereur lui-même et qui devaient le guider.
On savait à Paris que le prince régent était non-
seulement soumis, mais qu'il était l'esclave de
l'Angleterre. Il ne nous recevait qu'en tremblant.
Les plus grands honneurs étaient sans cesse pro-
digués à l'ambassade ; et en même temps que la
noblesse venait pour rendre les visites que l'éti-
quette exigeait, elle faisait, par ordre de la cour,
des démarches blessantes qui devaient irriter,
mais dont, cependant, on ne pouvait demander
satisfaction. C'était un comte de San-Miguel qui
avait besoin, disait-on, d'un ordre dii piiiice
régent pour venir à l'ambassade de France , tan-
dis que d'autres y venaient en deuil. Et puis, les
soupirs, les œillades, les lamentations étouffées...
C'était une pitié, et d';:utant plus pitié, que ces
mêmes hommes furent plus tard et bien pl;its
et bien lâches. Mais nous ferons justice, et justice
preuve écrite ci preuve en main. Je possède plus
d'une pièce rare à ce sujet, qui servira de réponse
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. I q5
à des attaques aussi fausses que de mauvais goût
et de mauvais ton.
La cour était à Quekis; la reine folle comme
toujours. Junot voulut que son cortège fût aussi
beau qu'il était possible qu'il le fût à Lisbonne.
Quant à lui, sa tenue était superbe et lui allait
à ravir. Il est singulier que je me serve de cette
expression pour un homme; mais je ne puis en
trouver une autre. Il était vraiment beau. Il por-
tait ce jour -là son grand costume de colonel-
général des hussards, cet habit tout éclatant
d'or, et qu'il avait fait faire pour que tout y
rappelât l'habit d'officier général. Le dolman
était blanc et les parements rouges; le pantalon
bleu, et la pelisse bleue également, rappelant
ainsi le gilet, le pantalon et l'habit au collet rouge
et à la broderie d'or. Les manches du dolman ,
de la pelisse, portaient neufs chevrons en galons
et en broderies de feuilles de chêne. La pelisse
était bordée d'une fourrure de renard bleue ma-
gnifique. C'était l'habit qu'il portait au sacre. Il
avait coûté quinze mille francs , sans le héron,
qui était un présent de l'impératrice Joséphine,
et qui était estimé au-delà de cent cinquante
louis.
Junot était fort remarquable dans ce costume
vraiment militaire. Sa taille noble et élevée, des
1:3.
1 g6 MIÎMOIJIES
cheveux blonds couronnant une tète décorée de
cinq nobles cicatrices, dont l'une parfaitement
visible et reçue à la bataille de Lonato, semblaient
demander du resjDect pour ce jeune homme, déjà
vieux de glcjire. Et, en parlant de cela, je dois
dire que l'empereur ne fixait jamais Junot sans
que son œil ne fût éloquent lorsqu'il rencontrait
cette longue balafre qui, partant de la tempe ,
ne s'arrêtait qu'au bas de la joue. Celle-là, sans
doute, lui rappelait celle du sommet de la tète,
lorsque, voulant tirer les cheveux de Junot à
Milan, il retira à lui sa main pleine de sang. Il
m'a dit souvent que cette image ne s'était ja-
mais effacée dans ses souvenirs; et pourtant
que d'événements, que de jours, que d'années
avaient dû étendre leur voile sur cet incident, si
marquant pour tout autre, mais, au fait, si simple
pour lui ! 11 m'en parla lors de mon retour de
Portugal, dans une conversation assez singulière
que nous eûmes ensemble, et dans laquelle il
me demanda si la princesse du Brésil avait Jait
les jeux doux à Junot? Ce furent ses propres
expressions.
« Ma foi, ajoutait-il, Junot est beau garçon,
« et sa cicatrice lui donne un air tout martial
« qui me tournerait la tête si j'étais femme. Ah !
«monsieur le marquis! monsieur le marquis...
DE LA DUCHESSE D AERANTES. IQ^
« VOUS avez bien fait des vôtres , à Milan et
«pendant les campagnes d'Italie...
Lorsque l'empereur était de bonne humeur,
il n'y avait pas de raison humaine qui l'arrêtât
dans ses mauvaises plaisanteries avec ses officiers
favoris. Pour les femmes, la chose était diffé-
rente; il ne plaisantait jamais; ou il ne disait
rien, ou c'était un coup de tonnerre. Mais cette
manie qu'il avait de dire aux femmes les infidé-
lités de leurs maris, avait un coté quelquefois
douloureux et toujours déplaisant. Je ne com-
prends pas comment, lui qui avait l'esprit aussi
juste, ne voyait pas le défectueux de cette po-
sition qu'il provoquait lui-même.
Junot fut donc à Quéîus en grande pompe.
Non-seulement le cérémonial de M. le comte de
Châlon avait été suivi dans toutes ses parties,
mais on l'avait augmenté de tout le luxe et de
tout le bon goût qui étaient d'étiquette obligée
à la cour impériale. L'écuyer en bas de soie
blancs n'avait pas été oublié, la voiture était
une des plus belles qui fussent sorties des ate-
liers de Leduc, la livrée était riche et nombreuse.
L'ambassade, composée de rambassadeur,de M. de
Rayneval, du colonel Laborde, de M. de Cher-
val, de M. Legoy, de M. Magnien, avait fort
bon air et représentait très -convenablement.
1 98 MÉMOIRES
Jiinot s'acquitta fort bien de son rôle diploma-
tique, etfutreçu avec une distinction particulière,
inspirée, je crois, bien un peu par nos huit cent
inille baïoiuiettcs % et surtout par la crainte immé-
diate que pouvait donner un ministre de paix
comme Junot, qui était tout disposé à leur dire
comme ce Romain :
«Je porte la paix ou la guerre dans le pli de mon
manteau.»
Le prince du lîrésil ne fit pas sur Junot l'im-
pression qu'il avait reçue de lui.
Mon Dieu, qu'il est laid! me dit-il... mon Dieu,
que la princesse est laide! mon Dieu, qu'ils sont
tous laids!... Il n'y a là qu'un seul joli visage:
c'est le priijce royal, le prince de Beira, l'Infant
don Pedro^... Il est charmant ; il ressemble à une
colombe au milieu de chouettes. Mais je ne
puis deviner, ajoutait Jtuiot, ce que le prince
du Brésil avait à me regarder avec cette atten-
tion... Ma figure n'a pointant rien ce me semble
d'extraordinaire... Il ne me quittait pas un mo-
ment des yeux.
Nous sûmes le soir même ce qui avait causé
' A cette époque, avec l'Italie, la Suisse, les i44 dépar-
tements (le la France et tonte la Confédération rhénane ,
l'empereur disposait bien de cela.
' C'est aujourd'hui l'empcieur du Brésil.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. I99
cette curiosité singulière, car c'était vraimeut
de la curiosité. M. rl'Araujo vint dîner le jour
même à l'ambassade, et me dit :
— Savez-vous que notre prince est fort tour-
menté de savoir pourquoi l'ambassadeur n'a pas
ôté son bonnet , comme il l'appelle.
— Comment son bonnet ?
— Oui, son bonnet. 11 appelle son scha/io un
bonnet. Que voulez-vous ? nous n'allons pas à
pas de géant, en Portugal, pour nommer les
choses par leurs noms. Moi qui, en ma qualité
d'habitant de Berlin ^ , suis un peu militaire., au
moins pour distinguer un schako d'une capote,
n'est-ce pas comme cela que vous nommez vos
chapeaux, 'madame l'ambassadrice ? j'ai dit que
le schako ne s'enlevait même pas devant Dieu;
et l'ambassadeur vient de me confirmer dans
cette pensée, qu'il me semblait bien avoir re-
cueillie au travers de cette vie toute guerrière de
Berlin. Au reste, sans moi cela faisait l'objet
d'une note. Mais vous allez voir bien d'autres
résultats de l'effet qu'a produit M. le général
Junot.
Je voulus savoir ce qu'il entendait par ce der-
nier effet: il sourit et ne dit rien; mais l'expli-
cation ne fut pas longue à se donner. Le sur-
' Il y avait été fort lonj^-fcmps ministre de Portugal.
200 MEMOIRES
lendemain de la présentation, le premier valet
de chambre du prince régent vint demander
si l'ambassadeur de France voulait bien prêter
son habit de hussard, afin que le tailleur de son
altesse royale lui en fît un pareil, ainsi qu'au
jeune Infant don Pedro.
Je ne connaissais pas le prince du Brésil, je
ne pouvais pas rire, comme je l'ai fait depuis, en
le voyant ainsi affublé d'un habit de hussard ,
avec son gros ventre, ses grosses jambes, son
énorme tête surmontée d'une chevelure de
nègre, qui, au reste, était bien en harmonie avec
ses lèvres épaisses , son nez africain et la cou-
leur de sa peau. Qu'on se figure cette personne
ainsi bâtie, coiffée de plus avec des cheveux cou-
pés en vergette , ayant une queue grosse comme
le bras , bien pommadée , bien poudrée, et tout
cela surmonté d'un schako couvert de diamants,
avec une aigrette de grand prix , et placé comme
il plaisait à Dieu de le conserver sur sa grosse
tête. Oh! ce souvenir est de ceux que je garde
pour les moments nébuleux où il faut évoquer
quelques gaies pensées.
— Je parie qu'il ne le porte pas, disait le co-
lonel Laborde à M. Magnien...
— Il est capable (\q\q porter, répondait l'au-
tre... il est capable de tout, en fait de ridicule...
DE LA DUCHESSE d'aIîRANTÈS. 20I
je parie qu'il le porte. — Et le colonel perdit.
Lorsque Jiinot eut f;ut toutes ses évolutions
diplomatiques, ce fut mon tour. Mais, c'était ici
le moment tragique. Les paniers n'avaient été
qu'une terreur éloignée lorsque j'étais à Paris
et pendant la route. Mais , à mesure que le mo-
ment approchait, je perdais non-seulement mon
courage comme ambassadrice^ mais aussi comme
femme. J'avais essayé les maudits instruments
trois fois, et deux fois je m'étais laissé tomber,
mais tout à plat. Cela allait encore quand j'étais
dans ma chambre, faisant le joli cœur devant
ma psyché, quoique cependant, l'une des deux
fois, je me fusse donné une telle tape, que la
place en était du plus beau noir. Et puis, quelle
figure!... En vérité, je crois encore à présent
que c'était cette tournure à la comtesse d'Escar-
ba£[nas qui me donnait de telles craintes.
Mon Dieu, disais-je presque en pleurant, et
même en pleurant tout- à -fait, combien c'est
une chose sotte et ridicule défaire porter d'hor-
ribles instruments de torture comme ceux-là !...
Mon ami, disais-je à Junot en lui faisant toutes
mes grâces, je t'en supplie... arrange cela... Mon
Dieu, la France est si puissante!
Mais, dans les premiers quinze jours de son
ambassade, c'est-à-dire lorsqu'il entra en exer^
202 MÉMOIRES
cice, Junot prit la chose au sérieux; il ne par-
lait que de notes, de ce que les nations se doi-
vent l'une à l'autre... Il ne riait plus... et, lorsque
je parlai de déposer les paniers, il se récria
comme si j'eusse voulu faire une déclaration de
guerre.
— Tes paniers , bon Dieu !... tes paniers!... Mais,
Laure, songe donc que c'est spécialement parce
que tu es am/jassac/rice que tu portes ces paniers...
Parler de ne pas mettre de paniers!... Non vrai-
ment... Mets tes paniers... mets tes paniers...
Et me voilà marchant comme un âne qu'on
dresse pour le cacolet, penchant à droite, pen-
chant à gauche, et tombant une troisième fois
sur le nez... Pour le coup, je m'insurgeai, et je
déclarai que je ne voulais pas servir ainsi d'é
poque dans les annales des présentations diplo-
matiques, et qu'il ne me plairait pas du tout
qu'on dit :
«Ah! oui, c'est l'année où cette ambassadrice
de France s'est laissé tomber. . . . Vous vous
rappelez quelle drôle de figure elle avait?. . .
Nous avions dans notre corps diplomatique
une famille dont le nom est européen aujour-
d'hui, et qui alors était la réunion des vertus,
de la bonté et de toutes les quaUtés aimables;
c'était le ministre d'Autriche, M. le comte de
DE LA PUCHESSE d'aBRANTÈS. 2o3
Lebzeltern. Je parlerai d'elle tout à l'heure. Main-
tenant il me faut dire tout ce que je lui dois
d'obligation. Je parlais devant madame de Leb-
zeltern de mes douleurs et de la cruauté de Junot.
Elle me dit :
«Mais, ma chère ambassadrice, je ne com-
prends pas comment vous vous laissez choir
comme vous le dites.. . . Vous êtes légère, bien
faite, vous dansez comme une fée au clair de \s\.
lune, vous ne me semblez pas maladroite, il y
a quelque chose là-dessous. Envoyez-moi vos pa-
niers, le mal vient d'eux, j'en suis sûre.»
Elle avait deviné juste : les paniers n'avaient
pas au bas du cerceau un cercle de fer très-
léger , ou de fil de laiton, je ne sais comment,
qui devait faire contre-poids à tout le haut qui est
horriblement lourd. Je l'essayai aussitôt qu'il
me revint, et je marchai comme tout le monde,
n'ayant plus que la peur, chose dont on ne se
défait pas à commandement.
Je mis par-dessus cette monstrueuse montagne
dont j'étais flanquée de chaque côté, une belle
robe de moire blanche , brodée en lames d'or,
et rattachée sur les côtés avec de gros glands
d'or , absolument comme aurait pu l'être une
draperie de croisée. Je mis sur ma tète une toque
avec six grandes plumes blanches retenues par
204 MlÎMOmilS
une agrafe de diamants , et le fond de la loque
était brodé avec des épis de diamants : j'en avais
au cou, aux oreilles; et ainsi harnachée, mais
cette fois avec des gants, car la fiilc n'était pas
comme la mère, je partis pour Ouélus. Mais
ce n'était pas le tout de s'habiller, de se résoudre
à ressembler à l'âne porteur de reliques ou bien
au cheval porter.r de choux, il failait pouvoir
entrer dans la voiture. Je le voulais bien, moi,
d'autant que le cha/arize était couvert de gale-
gos ' , qui commençaient à rire en voyant celte
extraordinaire figure présenter le front, le pied ,
le côté, et reculer sans pouvoir entrer dans
cette voiture de malheur qui était trop basse
pour mon panache , trop étroite pour les mau-
dits paniers. . . . Jîmot , qui ne venait pas à Que-
luz, et qui me voulait voir partir, était là enrobe
de ôhambre et en pantoufles, et se mêlait aussi
sérieusement de raemballer dans la voiture que
s'il eût été question d'y faire entrer une statue
d'un million; et moi, qui priais Dieu que les
maudits paniers cassassent, je n'y faisais pas tant
de façons. Enfin, je trouvai probablement le
' Ce sont les Auvergnats de Lisbonne. Ils sont aussi fidè-
les et aussi laborieux que les nôtres; ils sont Espagnols et
viennent de Galice.
DE LA. DUCTIF-SSE d'aBRANTÈS. 2o5
joint de la difficuUé, et j'entrai avec mon entou-
rage dans ma voiture, où je m'établis en travers
encore, et le corps penché, po.ur ne pas casser
mes plumes et froisser mes belles draperies de
moires. C'est ainsi que je fis les deux lieues qui
séparent Lisbonne de Queluz.
Je fns introduite par la camareira mor dans
les petits appartements de la princesse du BrésiL
L'étiquette défendant ai| prince ou au roi de re-
cevoir les ambassadrices, cette visite était la seule
que j'eusse à faire, car toutes les princesses étaient
réunies dans le saKjri de la princesse du Brésil. Je
f]s mes trois révérences. ... Je ne fus pas trop
béte en faisant un conqjliment, qui toujours
est lui-même une bêtise , et j'attendis que la
princesse me parlât, parce qu'on m'avait pré-
venue qu'elle devait me parler de la France, et
qu'elle désirait être agréable pour moi, non pas
que j'y fusse, wo/, pour la plus légère raison,
mais la France féin'uiiiie était représentée par
moi. La princesse me dit, en effet, qu'elle vou-
drait bien connaître l'impératrice Joséphine; s'il
était vrai qu'elle fut aussi jolie qu'on ledit. Je lui
répondis que sa majesté L'impératrice était encore
charmante; que sa taille surtout, sa taille était
ravissante, ainsi que sa tournure; au surplus,
ajoutai-je, si Votre Altesse Royale désire voir un
ao6 1V1ÉMCMRES
portrait de l'impératrice parfaitement ressem-
blant, je puis avoir l'honneur de lui en montrer
un que j'ai le bonheur de posséder ici.
C'était une miniature d'isabey, faite comme
tout ce qu'il fait, c'est-à-dire une œuvre char-
mante de grâce et de vérité.
La princesse me parla de sa mère, rit beau-
coup des gants ôtés par la camareira mayor, et
finit par me demandev si je trouvais qu'elle
ressemblât à sa mère.
Je répondis hardiment que oui, et j'étais une
indigne, car l'une était ou avait été une belle
femme, et l'autre n'avait jamais ressemblé qu'à
une créature effrayante de laideur.
Figurez-vous être devant une femme de quatre
pieds dix pouces tout au plus , et encore d'un
côté, parce que les deux n'étaient pas égaux.
Avec un corps ainsi déjeté, vous pouvez imaginer
facilement quel buste, quels bras, quelles jambes
et quelle personne enfin c'était qu'une femme
ainsi bâtie : encore si la tête avait été regardable;
mais, mon Dieu , quelle figure! . . . quelle épou-
vantable figure!. . . Des yeux éraillés et de mé-
chante humeur, n'allant jamais ensemble sans
qu'on pût leur reprocher de loucher. Vous con-
naissez de ces yeux-là. ... et moi aussi. Et puis
une peau qui n'avait rien d'humain , dans laquelle
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 207
on pouvait tout voir, une peau végétante. . . Son
nez, je ne me le rappelle plus, si ce n'est pour
me le représenter descendant sur des lèvres
bleuâtres qui, en s'ouvrant, laissaient voir la plus
singulière denture que Dieu ait créée; c'étaient
bien des dents , si vous voulez , et elle aussi l'aurait
bien voulu; mais Dieu avait été d'un autre avis,
et lui avait planté dans la bouche de gros os qui
montaient et descendaient comme le pourrait
faire une flûte de Pan; et puis, couronnant tout
cela , une sorte de crinière formée avec des che-
veux secs, crépus , de ces cheveux qui n'ont pas de
couleur;cependant ils étaientnoirs, oui, ils étaient
noirs; car, en me regardant, la princesse dit à la
princesse veuve :
ce Elle est comme nous. . . . elle est brune. . . .
elle a les cheveux et les yeux comme Pépita. »
Ah, mon Dieu! Je jetai les yeux dont on par-
lait sur une glace pour me ras.surer. Cette Pe
pita, c'était la reine d'Etrurie!. . .
La toilette de la princesse du Brésil était tout-
à-fait en harmonie de dissemblance, si je puis
m'exprimer ainsi , avec sa personne : il le fallait.
Elle eût été naturelle avec une robe de couleur
obscure ou bien une robe de soie parfaitement
simple. Elle portait une mousseline de l'Inde,
2o8 IMlÎMOlUES
brodée en lames d'or et en lames d'argent, la-
quelle robe était faite à la grâce du Seigneur, et
ne couvrait que très-imparfaitement une énorme
gorge et une poitrine toute de travers, tandis
que des agrafes de diamants rattachaient cette
robe sur les épaules, et les poignets de deux
manches très-courtes qui laissaient voir des bras
qui eussent été mieux cachés. Les cheveux bouf-
fants et sales ^ puisqu'il faut le dire, étaient nattés
avec des perles et des diamants d'une admirable
beauté. Le tour du corsage de sa robe était éga-
lement bordé avec un rang de perles d'un prix
inestimable. Elle avait aux oreilles des boucles
et des girandoles que je n'ai vues qu'à elle : c'est
nfie paire de poires en diamants, mais parfaite-
ment rondes et de la longueur du pouce: l'eau
en était aussi limpide que i\n cristal. C'était une
superbe et admirable chose également que les
deux boutons qui surmontaient les poires; mais,
en vérité , la figtu'e qu'elle accompagnait était si
épouvantable que sa beauté n'était plus celle cpie
j'aurais voulu lui voir ; il me semblait contem-
pler quelque être étrange cjui n'était pas de notre
espèce. Il y avait près d'elle deux des jeunes prin-
cesses, dont l'une avait dix ans, et qui étaient
charmantes toutes deux , mais principalement
f>E LA. DUdnESSK d'aBRAWTF.S. QOf)
dona Isabelle , je crois que c'est ainsi qu'elle
s'appelait, mais enfin celle qui depuis a épousé
son oncle Ferdinand VII. Quant aux autres prin-
cesses , dona Maria-Anna et la princesse veuve^
qu'on appelait ainsi parce qu'elle était veuve du
])rince aîné, homme d'un rare mérite, à ce que
disaient tous les Portugais, toutes ces princesses
étaient laides. Mais cependant c'était une vraie co-
quetterie pour elles de se trouver à coté de la
princesse du Brésil; l'ombre portée par elle deve-
nait ini coloris de beauté pour les autres. ?Jais pour
cela,' qu'on prenne la peine de se la représenter,
ayant la figure que je viens de décrire, avec une
veste de chasse, faite à peu près comme une veste
d'homme, en drap vert et bordée de galons d'or,
avec une jupe également en drap vert, etfendue
devant et derrière, comme nous pouvons nous
raj)peler d'en avoir vu, étant enfant, porter à
nos grand'mères lorsqu'elles montaient à cheval
dans leur province; et puis ces beaux cheveux^
dont j'ai parlé tout à l'heure , noués en ca-
dogan et surmontés d'un chapeau d'homme mis
le plus souvent à la crâne : voilà quel était le
costume de campagne de la princesse du Brésil
lorsqu'elle allait à la chasse; car il est bon de
dire qu'elle chassait comme jadis Nemrod, au-
quel elle était parfiùtement semblable, puisqu'elle
VIII. ,4
aïO MÉMOIRES
chassait aussi la même espèce de gibier. Mon
Dieu, quelle personne! Je me trouvais un jour
à Quélus, au moment de son départ pour la
chasse, lorsque je vis cette figure, déjà si étrange,
dans ce costume vraiment bizarre à son tour :
je crus avoir une vision fantastique. Elle en-
fourcha un cheval noir très-petit, comme tous
les chevaux portugais, mais assez méchant pour
faire presque peur à un bon écuyer; la prin-
cesse le monta, msàs jambe de ci ^ jambe de /«,
et lui donnant plusieurs coups de cravache bien
appliqués sur le cou et sur l'épaule pour corriger
en lui quelques mouvements qui lui déplaisaient,
elle le fit manœuvrer autour de la cour, c'est-
à-dire de l'esplanade qui est devant le château ;
puis elle partit au grand galop, comme un vrai
tapageur de quinze ans échappé du collège.
D'abord elle m'avait paru si ridicule, que j'eus
grand besoin de me rappeler que mon caractère
diplomatique exigeait une sorte de tenue iL' ri-
gueur; mais ensiiile ce ser.liment de gaîté fit
place à un autre tout-à-fait opposé. Je ne pus
long-temps regarder cet être frappé de disgrâce
par la nature dans la moindre partie de sa pei-
ftonne, sans é|)rouver un dégoût assez fort pour
détruire même la plus légère impression de gaîté ,
et je détournai la tète. Cette femme nétait plus
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 111
une femme pour moi; et cependant je connais-
sais alors des détails qui révélaient grandement
sa vocation féminine. . . . Mon Dieu , avec une
pareille figure!. . .
i4.
aia MEMOIRES
CHAPITRE Xï.
Réception et ct-rémonial. • — La camarcira-môr. — Les cla-
mes du palais par terie. — Ma position à Lisbonne. —
Parallèle de lord Fitz-Geiald et de sa femme LordStrank-
ford. — M. d'Araujo et son mannequin. — Lord Strank-
ford et les révérences. — Le comte dcl Campo Alange. —
M. de Castro. Sa figure de conspirateur. — M. Camille de
les Rios. — L'ambassade d'Autriche à liisbonne. — Les
trois sœurs. — L'oreille tiiée. — Le comte de Villaverde.
Le gros ventre. — Le gis^ot. — Tes douze verres d'eau.
Le vicomte d'Anadia. — Le nonce du pape. — L'amou-
reux de 75 ans. — Les lunettes vertes. — Les bonbons.
— Conversation avec l'enipci-eiu-.
Après mon audience de réception, je fus voir
la camareira-niôr. J'avais bien en le temps d'y
aller avant ; mais ce qui avait été observé au cé-
rémonial de M. et de madame de Châlon , le fut
strictement par nous et pour nous. La camareira
mor était une petite femme maigre et noire,
comme beaucoup de femmes âgées en Portugal,
et son costume était , comme celui de toutes les
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2i3
dames du palais de la cour de Lisbonne , la plus
étrange mascarade qu'on puisse imaginer de
faire revêtir à des femmes chrétiennes. C'était
une jupe de taffetas bien fort, bien épais,
d'une couleur bleu foncé, avec une large bro-
derie en or au bas , et puis ensuite une queue ,
une robe, je ne sais quel morceau d'étoffe d'im
rouge éclatant qui leur pendait en manière de
traîne derrière elles. Les plus âgées, comme la
camareira-môr, portaient un petit loquet^ une
façon de bonnet assez serré à la tète (c'étaient,
je crois , les veuves) , et sur ce bonnet était une
fleur gros bleu , comme la jupe. Lorsque j'entrai
pour la première fois dans le salon de la prin-
cesse du Brésil, toutes les damas de honor étaient
assises, devinez où?. . . par terre. — Comment,
par terre ? — Oui, par terre , les jambes croisées
sous elles comme nos tailleurs, ou plutôt comme
les Arabes, dont au reste il est demeuré tant de
coutumes et tant d'usages dans toute la pénin-
sule. Aussitôt que j'entrai, elles se levèrent toutes,
et je crus voir s'envoler une troupe d'oiseaux
du Brésil, de ces cataquois rouges et bleus aux
vives couleurs ; car il faut rendre justice à leurs
étoffes, ou plutôt aux nôtres, puisque le Portugal
serait bien fâché d'avoir des manufactures, il
est trop grand seigneur pour cela. Elles étaient
2JZ4 MKMOIRKS
de la plus vive et de la plus franche couleur,
ce qui rendait la chose encore plus ridicule. La
princesse, quelque aveuglée qu'elle fût sur son
horrible figure, sentait probablement l'inconvé-
nienl d'être habillée avec ces étincelanles étoffes,
elle ne portait jamais l'habit de cour. Pour le
coup, il aurait fallu fuir, et fuir bien loin, car
l'effroi s'en serait mêlé.
Lorsque je fus présentée, ma position devint
fort belle à Lisbonne. J'étais la seule femme
considérable du corps diplomatique. Il y avait
bien la femme du ministre d'Angleterre , milady
Robert Fitz Gerald , tante par son mari de la
belle Paméla, l'élève de madame de Genlis; mais
je ne sais comment elle avait pris son attitude;
elle n'en avait pas même une supportable; et ce-
pendant nous n'étions pas aimés, et l'Angleterre
avait bien plus de sympathie avec la nation. Cela
venait, je crois, de la froideur, et surtout du bon
jugement de sir Robert Fitz Gerald, dont la
bonne tenue, les excellentes manières étaient op-
posées en tout à celles de sa femme, qui était
vraiment une sorte de virago, aux grands bras,
aux grandes jambes, aux grands traits, et sur-
tout aux grandes dents, ce qui faisait toujours
craindre qu'elle ne voulût vous mordre; et cela,
sans être trop craintive, car elle avait toujours
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 21 5
un air si furibond en regardant même un chapeau
ou un bonnet français, qu'on craignait qu'elle
ne sautât comme une chatte en colère après le
visage qui était dessous. Je disais donc que cette
sorte de retraite sur lui-même que lord Fitz
Gerald avait sagement opérée avant que nous
fussions arrivés à Lisbonne, est une preuve d'ha-
bileté; il voyait clairement l'influence de fait
que la France, appuyée sur l'Espagne, allait
exercer sur le Portugal. Cette influence n'était
pas accueillie par la nation peut-être avec la
même ardeur que l'Angleterre pouvait en at-
tendre, mais elle n'en était pas moins positive;
et lord Fitz Gerald, qui con/iaissait le gouverne-
ment craintif du Portugal , ne voulut pas s'en-
gager dans une lutte qui n'eût pas été à l'avan-
tage de l'Angleterre dans ce moment. La prin-
cesse du Brésil était Espagnole; il y avait des
ménagements à garder; et tous les raisonnements
amenaient à ce résultat évident, que, dans l'in-
stant où l'on se trouvait, la France était la do-
minatrice de l'Europe. Lord Fitz Gerald était
convenablement, mais faisant peu de fracas,
ne donnant pas de fêtes, ne recevant que pour
donner quelques-uns de ces dîners diplomati-
ques obligés, qui vous fournissent de l'ennui
pour plusieurs semaines. Je crois aussi que sa
2l6 MÉMOlllKS
fortune ne lui permettait pas une grande repré-
sentation. Lord Robert Fitz Gera)d avait dû
être extrêmement beau dans sa jeunesse; il
avait des manières de grand seigneur, et de
grand seigneur bien appris , car il y en a de
toutes les sortes. Le premier secrétaire d'am-
bassade était un homme déjà connu à cette
éooque dans le monde littéraire et politique,
mais qui, depuis, a eu une renommée dont son
pays doit être fier: c'est lord Strankford. 11 tra-
duisait alors le Camoéns en anglais. Lord Strank-
ford était aimable et poli lorsqu'il arrivait sur-
tout qu'on le rencontrât avant dîner. Il avait
la vue fort basse, ejt était de plus fort distrait,
ce qui lui occasionait des aventures étranges.
Un jour, allant voir Pellegrini, peintre italien,
qui était établi à Lisbonne et faisait d'assez bons
tableaux, il aperçut M. d'Araujo assis dans un
fauteuil et posant pour son portrait. Pellegrini
fit signe à lord Strankford de ne pas avancer, et
d'attendre, pour parler, qu'il eût terminé la séance.
« C'est fini dans l'instant, « lui dit-il.
Lord Strankford comprit qu'il ne devait pas
déranger l'artiste, et encore moins troubler la
physionomie du ministre des affaires étrangères.
Il n'était pas secrétaire d'ambassade pour igno-
rer cela. Il attendit donc à peu près un quart
DE LA DUCHESSE D ABRA.NTES. 21-7
d'heure clans une attitude respectueuse, comme
il appartenait à un jeune diplomate. Au bout de
ce temps, Pellegrini lui fit signe d'approcher;
il commença par une belle révérence à M. d'A-
raujo, que celui-ci ne lui rendit pas, malgré
son extrême politesse; il en fit une seconde,
même immobilité; ime troisième, toujours la
même roideur.
Ah ça! dit en lui-même lord Strankford, est-
ce que cette diable de France a fait des siennes?
Est-ce que le bon exemple de la Russie ne leur
donne pas goût à l'alliance?...
Tout en se parlantainsi diplomatiquement à lui-
même, lord Strankford était arrivé près du ministre
des affaires étrangères; il salua pour la quatrième
fois, mais son pied dtffneura en l'air, et il dit :
Oh!... oh!...
C'était le mannequin de M. d'Araujo avec son
habit de cérémonie.
L'ambassade d'Espagne nous aurait été d'un
grand secours si l'ambassadeur eût été marié.
Il était veuf, âgé, dévot au-delà des besoins de
l'âme la plus chrétienne, et conséquemment en-
foncé dans toutes les superstitions de l'Espagnol
le moins éclairé. C'était, du reste, l'homme le
plus excellent, le plus vertueux qu'on pût mettre
dans les relations diplomatiques. C'était la bonté,
215 MEMOIRES
la bienveillance même. Sa figure peignait son
âme; elle invitait à Taimer et à l'aimer comme
un père. C'était le comte de Campo Alan^e. Il
avait été ministre à Vienne, il y avait perdu sa
femme; et malgré son âge, et cette dévotion ex-
cessive qui devait l'envahir tout entier, il tou-
chait au cœur lorsqu'il parlait de celte mort qui
le laissait isolé dans la vie. Le comte de Campo
Alange n'était pas éloquent, mais ce qu'il disait
venait du cœur, et je le comprenais. Il avait une
grande fortcine, et en usait honorablement. Sa
maison était richement ordonnée; mais tout y
était austère. Il possédait les plus beaux mérinos
de l'Espagne; son troupeau (sa cavana), qui
portait le nom du marquis de Negretti , son fils,
était le plus renommé d«ns le commerce, avec
celui du duc de l'Infantado. Il est demeuré fidèle-
ment attaché au roi Joseph, et le lui a prouvé
par le sacrifice de presque toute sa fortune.
Le secrétaire d'ambassade était un nommé
Castro, homme fort remarquable d'esprit et par
sa physionomie sombre et même farouche. Ses
yeux noirs , surmontés de deux sourcils épais et
presque toujours croisés l'un sur l'autre , lui
donnaient une expression toute particulière.
— Mon Dieu ! disais-je souvent en regardant
M. de Castro , comme cet homme ressemble à
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 2I9
un chef de conjurés réfléchissant à sa conspira-
tion.
Je ne savais pas que je hii tirais les cartes en
parlant ainsi. A peine les troubles d'Espap^ne
éclatèrent-ils, que M. de Castro prit parti; il s'est
fait un nom célèbre parmi les insurgés espa-
gnols et parmi les Anglais. Il avait l'esprit de sa
figure. . . sombre; entier dans ses décisions, et
avant presque toujours l'œil inquiet ou bien le
regard absorbé, comme l'homme dont l'âme est
envahie par une pensée unique qui réclame une
active surveillance sur ce qui l'entoure. Mais,
quelque fût son esprit, il est certain qu'il en
avait beaucoup.
Une homme, spirituel comme le Français le
plus aimable , parlant notre langue avec la même
élégance qu'un de nos jeunes gens les plus
agréables, dont les manières, le ton, la tournure,
étaient à- la -fois parisiens et castillans, faisait
partie de l'ambassade d'Espagne. C'est don Ca-
mille de los Rios. C'est un homme aimable et
de bon ton, autant que peut le désirer une mai-
tresse de maison. Je l'ai apprécié et apprécié
tout-à-fait à sa valeur. Il appartient à la noble
maison de Fernand Nunez, et avait été élevé en
France, au collège de Sorrèze. Il aimait la France
comme un étranger doit l'aimer, sans fol enthou-
'2'20 MEMOIRI-S
siasme, et conservant pour sa belle patrie l'amour
que doivent toujours lui porter ses fils. Le reste de
l'ambassade était bien composé, et presque tous
les attachés et les secrétaires étaient jeunes.
Mais les deux hommes que je viens de citer sont
les seuls dont le souvenir me soit demeuré au
point de pouvoir les rappeler dans tous leurs
détails.
Le ministre de Russie était le plus ennuyeux
des hommes; nous le vîmes peti. L'Angleterre,
qui déjà commençait à craindre rcnvahissenient
européen par la main puissante do Napoléon,
voulut tenter de bâtir urie digtio pour s'opposer
à ce torrent qui menaçait d'emporter dans son
cours tout ce qui était sur ses rivages et qui re-
fusait de jeter l'ancre dans ses eaux. On parlait
d'un traité qui avait été signé à Pétersbourg entre
la Grande-Bretagne et la Russie; ce bruit n'était
pas encore officiel, et le ministre de Russie %
étant invité à une grande fête chez moi, où il y
avait plus de deux cents personnes, s'y montra
avec un visage de circonstance tellement ridicule ,
" 8 avril i8o5. L'empereur Alexandre s'en ira geait à four-
nir une armée de 180,000 hommes, et ilc former une coali-
tion continentale à l'effet do soustraire à l'influence de la
France, la Hollande, la Suisse et le Hanovre. Ce fut la cause
de la campagne d'Austerlitz.
Î)E LA DUCHESSE DABKANTKS. 22 1
que même les plus dévoués à l'Angleterre coii-
viurent qu'il auniit mieux fait de mettre uu bon-
net de coton et de rester dans son lit. Un di-
plomate dans le cœur se démet véritablement
un bras dans une semblable occasion. Mais le
Russe que nous avions là-bas ne faisait que bou-
der; ce qui le rendait un peu plus laid, et voilà
tout. •
La Hollande n'avait qu'un consul-général, fai-
sant les fonctions de ministre. C'était un nommé
M. Dormann, bon et excellent homme. Safemme
était, comme lui, une personne dont l'amitié et
l'estime honorent toujours ceux qui les obtien-
nent.
J'ai gardé l'ambassade d'Autriche pour la der-
nière description diplomatique, parce que j'ai
beaucoup à dire sur cette si intéressante famille.
Je l'aimais bien, je l'aime toujours; et je serai
heureuse si ce livre tombe dans les mains de
quelques-unes des charmantes sœurs, qu'il
leur dise que leur souvenir m'est toujours pré-
sent.
Il y avait, je crois, en j8o5, à peu près cin-
qualité ans que M. de Lebzeltern le père était
établi en Portugal; il s'y était marié avec une
Espagnole, et le Portugal était devenu sa se-
conde patrie. îl avait trois filles et un fils. Ce
222 MÉMOIRES
fils, l'un des hommes aujourd'hui les plus distin-
gués de la diplomatie du cabinet de Vienne,
est en ce moment ambassadeur d'Autriche à
ISaples. Il est ce que doit être le tils de pareils
parents, le frère de pareilles sœurs; et tous ceux
qui connaissent la Jamille de l'ajuda, comme
nousl'appellions à Lisbonne, ne me contrediront
pas , j'en ^lis certaine.
La comtesse deLebzeltern était fort âgée. Mais
son esprit gai, ses manières d'un temps éloigné,
et qui me rappelait des traditions d'enfance,
tout m'attira vers elle et vers ses filles, dont l'aî-
née surtout, donaTheresa-Maria, était une char-
mante personne Ah! que de douces heures
j'ai passées à Lisbonne et à Cintra, au milieu de
cette respectable famille!... Junot . comprit à
l'heure même combien il y avait et de vertus
et de bons sentimeijts dans toutes ces âmes qui
reflétaient l'une à l'autre de pures pensées
et des sensations toujours généreuses. Il s'attacha
à cette famille, et me dit combien il serait heureux
de me voir fréquenter mesdemoiselles de Leb-
zeltern. Il n'eut pas besoin de me le répéter, car
mon désir était semblable au sien. C'était plaisir de
voir arriver dans un bal ces sœurs entourant leurs
vieux parents, les soutenant, et s'arrangeant tou-
jours pour que l'une demeurât près de M. et ma-
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 2^3
dame de Lebzeltern : et cependant elles aimaient
toutes la danse. Une particularité qui ne fait pas
honneur au discernement portugais, c'est que les
demoiselles de Lebzeltern n'étaient pas mariées...
— En vérité, disais-je un jouràM. d'Araujo, vos
compatriotes ont la vue bien basse, et l'oreille
bien dure, pour ne pas voir, pour ne pas en-
tendre ces femmes vraiment faites pour le bon-
heur intérieur de la vie.
M. d'Araujo me regarda un moment avec son
petit-ceil ^m-/zo/r, malin et spirituel:
— Permettez-moi de vous dire, madame l'am-
bassadrice, que vous êtes un peu rabâcheuse. J'ai
déjà eu l'honneur de vous faire observer que,
dans cet honorable pays, nous ne voyons et nous
n'entendons que ce qui est précisément à côté
de notre intérêt. Un noble portugais, comme
par exemple le comte de Pe l, bien qu'il
parle très-bien français, anglais, italien, dirait
comme Wa][)ole :
cf Que foit-on de cela à la maison?... Et le
comte de Villaverde dirait, lui :
« Que fait-on de cela en ce monde?... »
Puisque j'ai prononcé ce nom de comte
de Villaverde, il me faut parler du ministère
de Portugal à l'époque où j'étais à Lisbonne.
J'ai déjà fait connaître , je pense , M. d'Araujo;
'Xil^ Mi:ivtoiRr:S
plus tard je placerai dans cet ouvrage une oïl
deux lettres de lui, (jui donneront une idée pré-
cise de son charmant esprit dans le genre de
celui de M. le comte Louis de Narbonne. Quant
à ses talents comme iiomme d'état, je ne puis
donner mon opinion, cela aurait l'air d'une
mauvaise plaisanterie. Les femmes sont, toute-
fois, aussi habiles que tout homme pour classer
des qualités, et même asseoir un jugement sur
ceux qui les gouverr.(int. Leur regard est plus
subtil. Elles plongent dans les profondeurs du
cœur, sondent ses replis, et définissent quelque-
fois un lionime lorscjue la multitude n'en est
encore qu'à la première écorce. Cependant nous
pouvoiis nous tromper quelquefois, car je me
rappelle fort bien d'un jugement porté dernière-
ment sur une tète élevée qui, à cette distance,
pouvait être vue comme elle voulait l'être par
ceux qui ont la vue basse. La mienne l'est pro-
digieusement; et j'avais en outre de la préven-
tion poiu' cette tète. Mais j'ai pris d'autres lunet-
tes, parce que la tète a cassé les miennes, et, ma
foi, avec mes nouveaux verres, j'ai vu ce que je
ne voulais pas voir... J'ai été prophète, et comme
Jérémie, prophète de malheur.
Enfin, toujours est-il que M. d'Araujo était
un aimable homme. Je regrette infiniment de
DE LA DUCHESSK D ABRA.IVTKS. îi2D
lie plus avoir un jdoi trait de lui que j'avais écrit
dans un album. Parlant un jour du Portugal,
avec l'empereur, peu de temps après mon re-
tour , il me demanda plusieurs renseignements
sur M. d'Araujo , M. de Villaverde et M. d'A-
nadia, ministre de la marine. Je lui dis que j'a-
vais le portrait de M. d'Araujo , écrit dans un
album , et que si sa majesté ne craignait pas de
s'ennuyer en lisant vingt lignes de moi, elles
pourraient peut-être lui, donner une juste idée
de l'homme du monde; car pour l'homme d'état,
je ne puis me flatter de l'avoir bien rappelé.
« Oh! oh ! madame l'ambassadrice, meditl'em-
pereur en me tirant l'oreille tellement fort que ,
cette fois, la boucle d'oreille lui lesta dans la
main, oh! oh! vous faites l'auteur!... Je n'aime
pas cela... mais, c'est égal... Envoyez-moi votre
grimoire... Nous verrons comment vous vous en
tirez. »
Je le lui fis parvenir le matin, je ne l'ai
jamais revu, je l'ai regretté, non pas pour le
portrait de iM. d'Araujo et celui du comte Vil-
laverde , mais pour plusieurs autres petites choses
que je n'avais pas en double comme ces deux
portraits.
J^e comte de Villaverde était ce qu'on appelle
aujourd'hui en France président du conseil. Il
YIII. i5
^l6 MÉMOIRES
avait, à ce qu'on disait , une sorte d'habileté,
c'est-à-dire de la ruse, de la finesse, ou plutôt
de la fausseté; un état perpétuellement craintif,
et tous les résultats delà crainte; ce qui, dans un
gouvernement, comme dans un homme, le styg-
matise de honte et d'humiliations, et bien sou-
vent de déshonneur. M. le comte de Villaverde
avait bien assez de talent pour connaître , à la
lueur des éclairs qui précédaient l'orage, qu'il
s'avançait sur son pays; mais là s'arrêtait toute
sa science. Il n'avait pas de force pour com-
battre le danger ; et après l'avoir signalé, il ne
pouvait que trembler et craindre. Il était d'une
obésité peu commune , son ventre surtout faisait
oublier celui du roi de Wurtemberg. Celui de
M. de Villaverde pouvait prétendre à plus d'un
pied d'envergure, en surplus, sur le ventre royal ,
bien que les choses royales passent avant toutes
lesautres. Il sortaitde ceventre, ou plutôt de ce! le
caverne de chair humaine, un souffle qui gron-
dait comme un tonnerre , surtout après avoir
monté quelques marches. . . Jugez de la repré-
sentation qu'il me donnait à moi, dont l'appar-
tement était au second!... Liais le plus curieux,
c'était la presque fabuleuse quantité d'aliments
qui allaient s'engloutir dans cette caverne....
J'avais bien entendu parler de gens ayant un
DE LA DUCHESSE D AERANTES. l'i'J
appétit glouton, vorace... mais à ce point, la
chose était au-delà du vraisemblable. C'était bien
le comte Villaverde qui pouvait dire :
« Je mangerai ce gigot -là, lorsque je n'aurai
plus faim.»
Après avoir dîné comme devait dîner un pareil
homme, il s'établissait dans un fauteuil, et au-
tant que cela lui était possible, dans une pièce
voisine de celle où tout le monde se tenait. Là,
il se faisait apporter de l'eau à la glace, et en
avalait ordinairement dix et douze verres, sans
sucre, sans rien , l'eau frappée de glace toute
pure. C'est alors que la forge commençait son
tintamare!... Quel être!... On me disait sou-
vent :
«Mais il est fort aimable... très spirituel.»
Sovezdoncaimable... ayez donc de l'esprit entre
deux hoquets et deux soupirs d'allégement, par-
ce que le glouton expire sous le poids d'un
foie gras, ou d'un macaroni... Allons, allons, il
n'y a pas moyen de croire à des choses comme
cela.
Le vicomte d'Anadia, ministre de la marine,
était un de ces hommes qu'on est heureux de
rencontrer; mais pour cela il faut qu'on puisse
les trouver en son chemin, et M. d'Anadia était
un ermite reconnu. Il n'aimait pas les hommes,
10.
228 MEMOIRES
voyait sa |)atrie ce qu'elle était vraiment : un
paradis habité par des démons et des bétes, la
minorité seulement était bonne ; il voyait et ju-
geait ce malheur avec un cœur ulcéré, et des
yeux qui peut-être allaient trop avant dans la
plaie. M.d'Araujo, lui aussi , voyait le mal, mais
il disait :
— «Remédions-y,» parce qu'il ne le jugeait
pas incurable. Mais M. d'Anadia pleurait comme
Jérémie sur sa pauvre patrie, et n'admettait
aucune consolation comme espérance. Il était
excellent musicien, et embellissait sa retraite par
tout ce que les arts peuvent accorder de res-
sources délicieuses ; et lui-même était ime de
ces ressources parfaitement agréables. J'avais, au
reste, trouvé un peu grâce devant lui, et il ve-
nait chez moi beaucoup plus souvent qu'il n'al-
lait ailleurs. Me voici arrivée au portrait prin-
cipal, c'est celui du nonce apostolique.
Monseigneur Galeppi, archevêque de Nisibi,
est un homme fameux dans la diplomatie du
Vatican. Son esprit souple et fin, et son instruc-
tion vaste et profondément nourrie, non-seule-
ment des souvenirs de souffrance de l'église ,
mais bien aussi de ceux des jours de son pou-
voir, en faisaient un être d'un haut intérêt à exa-
miner. H avait senti que son attitude devait
DE L\ DUCHESSE D AERANTES. 2aQ
être tout humble envers cette France que son
souverain venait de déclarer n'être plus orphe-
line , et la grandeur de cette nation relevée par
les hommages, les accents de louange dominant
tous les autres, semblait être une excuse vis-à-
vis ceux qui pouvaient accuser le saint-père de
trop de faiblesse. Je ne sais si le nonce avait
des ordres, ou s'il les prévint, mais aussitôt
notre arrivée à Lisbonne, il se constitua Vami
plutôt que le collègue diplomatique de l'ambas-
sadeur de l'empereur des Français. Quanta moi,
il se déclara mon cavalière serpente; et comme
ses soixante-quinze ou soixante- dix ans nous
mettaient tous deux hors de la critique , il se
nomma lui-même mon adorateur^ et me contait
tous les jours les plus douces et les plus spiri-
tuelles paroles ; tout cela entremêlé de caresses
à moJi trésor^ de bombons exquis faits par un
officier italien qu'il avait amené de Rome avec
lui , et qui avait le plus admirable talent pour
employer le sucre que j'aie jamais rencontré ,
même en Italie. Tout cela était fait avec bon goût,
sans aucune servilité, et d'une façon même à
gagner le cœur si l'on pouvait marcher avec lui
sans savoir où l'on va. Mais, ce qui venait pré-
cisément d'avoir lieu , devait nous tenir sur nos
l3o MÉMOIRES
gardes, et le moment n'était pas heureusement
choisi.
L'empereur, avant de se faire couronner roi
d'Italie , dont il avait déjà accepté la cou-
ronne -, avait vu partir de Paris le saint-père et
la cour ecclésiastique. Le pape et son conseil
avaient bien été déterminés par leur conviction,
parce qvi'elle devait les convaincre , surtout
Gonsalvi et quelques autres qui avaient, ainsi
que lui, la portée longue et juste; mais les in-
térêts humains entraient pour beaucoup dans
cette grande et singulière détermination, qui
non-seulement étonna l'Europe, mais la frappa
de mort dans ses accents de révolte. I-ie conseil
du saint-père avait, ainsi que lui, compté sur le
rétablissement de ses anciens domaines. Le traité
de Tolentino lui avait enlevé les trois Légations,
et le cardinal Gonsalvi, comme les autres, espé-
rait que l'empereur reconnaîtrait la déférence
qu'avait eue le pape en se déplaçant pour venir
de Monte Cavallo au pavillon de Flore, et qu'il
rendrait au moins quelques débris de ces trois
' Il fut au sénat le iSmars pourannoncer qu'il acceptait la
couronne d'Italie. Ce fut dans ce discours qu'il parla de sa
volonté de ne pas agrandir la France.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 23 1
Légations. Je ne sais si Napoléon fit bien , je ne
sais s'il fit mal, mais il ne rendit rien. Le pape
demeura quatre mois entiers à Paris, et repassa
les Alpes sans avoir eu satisfaction. Peut-être de
la part de l'empereur la chose fut-elle maladroite.
Je le crains. Au surplus, je n'aurais aucun bon
sens moi-même si je me refusais avoir ses fautes.
Sans doute il en a commis. . . et malheureuse-
ment pour lui , ces fautes eurent une influence
directe et terrible sur lui. On ne peut se figurer
à quel point cette bulle d'excommunication lui
fut préjudiciable en Espagne et en Italie, et dans
l'Allemagne catholique.
Il devait donc y avoir déjà à cette époque un
levain de haine et de vengeance dans les âmes
ecclésiastiques et italiennes. Monseigneur Ga-
leppi n'en témoignait rien, mais il devait, comme
les autres , regretter vivement ce fleuron de la
triple couronne. Je le voyais tous les jours ainsi
que son auditeur, qui est aujourd'hui cardi-
nal , et qui était également un homme fort
agréable à avoir dans un salon. Lors du cou-
ronnement d'Italie, le nonce, qui avait proba-
blement écrit pour qu'on lui répondit dans ce
sens, m'apporta une grande quantité de lettres
de Milan, dans lesquelles on lui rendait compte
tje la cérémonie dans de? termes qui révélaient
2^2 MÉMOIRES
un attachement profond, et qui semblaient dic-
tés par l'enthousiasme. Je veux, précisément
à propos de cela, rapporter un mot de l'empe-
reur, qui sert à donner l'idée du degré de rapi-
dité que met, non pas la vanité, car un homme
comme lui ne pouvait la connaître, mais cette con-
fiance en lui-même, et surtout cette confiance
en l'amour des peuples. C'était également comme
pour M. d'Araujo, à mon retour de Portugal.
L'empereur se plaisait à. me faire causer sur ces
deux cours de Lisbonne et de Madrid. Il me
parla , comme cela devait être , de monseigneur
Galeppi ,et me fit beaucoup de questions surlui.
Il l'avait connu, je ne me rappelle plus dans quel
lieu, je crois que c'est en Italie; et il disait que
toute la finesse du cheik turc le plus délié n'était
que de la niaiserie auprès de monseignenr Galeppi.
C'était pour lui un point de comparaison très-
souvent employé ; et il me souvient que lorsqu'il
en parlait à la Malraaison, il désignait du doigt
particulièrement un petit vieillard enveloppé
dans une énorme pelisse verte bordée de martre
blonde, coiffé d'un turban fait avec un schall
de cachemire rouge à fleurs, et tenant à la main
un long tuyau de jasmin, au bout duquel était
sa pipe d'ambre '. Ce petit vieillard me rappelait
' Les cheiks du Caire ctisient tous dans la salle de billard
DE LA DUCHESSE d'aBR\NTÈS. a33
le Mail graby, dans les ravissants contes arabes,
lorsqu'il fait le rôle du médecin africain.
«C'est un madré compère, disait l'empereur,
que ce Galeppi. »
Et il ajoutait que , faisant un traité une fois
avec Murât, autant que je puis me le rappeler,
il mit des lunettes vertes pour n'être pas deviné
dans le regard.
Voilà une chose qui peint l'homme.
à la Malmaison. Il y avait parmi eux des figures bien remar-
quables, comme beauté et comme expression. Aucune n'clait
muette.
234 MÉMOIRES
CHAPITRE XII.
Influence des femmes en Portugal. — Noblesse de Lisbonne.
Le duc de Cadaval. — Le grand seigneur et le cuisinier.
— Le mémoire de 5o,o()o fr. — La partie de pharaon.
— Le peuple et les grands. — Les compliments. — Le
marquis de Loulé et Henri IV. — Les trois Grâces. — So-
ciété de Lisbonne. — Le comte de Lima. — La comtesse
da Ega, — Ratification de traifé. — Le maréchal et le
prince-régent. — Le piince du Brésil en mascarade. —
L'ordre du Christ. — Le valet de chambre chevalier. —
Cérémonie de la Ste-Chapelle. — Les mantelets de crêpe
blanc.
J'\i pî'.rlé cl.s hommes d'état purement poli-
tiques, je vais maintenant essayer de retracer
quelques souvenirs concernant des personnages
très- remarquables qui, bien qu'ils fussent dans
le monde, ont été également attelés au char de
1h pauvre nation portugaise, et l'ont tiré comii:)^
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 2 35
ils ont pu tant à droite qu'à gauche, mais par
exemple jamais en ligne directe. Ces hommes-là,
et même ces femmes , car les femmes s'en sont
mêlées, existent encore aujourd'hui. Ce sont les
mêmes personnes, encore disposées à agir comme
par le passé, et, comme par le passé, toutes dis-
posées à mal faire , et toujours avec les meil-
leures intentions du monde, cela va sans dire.
Tous ceux qui gouvernent, et surtout ceux qui
gouvernent mal , disent tous les mêmes paroles.
Ceux qui gouvernent bien ne disent rien, ils se
contentent de faire. Je n'aime pas les hâbleurs.
11 en est de ces gens-là comme de beaucoup de
voleurs in partibus., qui ne parlent que de leur
honneur et de leur vertu. Oh! que je me méfie
de ces gens-là!. .
Dans la haute société noble de Lisbonne, il
y avait, lorsque j'y étais, en i8o5, un mélange
très-remarquable; il n'y avait pas de degré; c'é-
tait détestable ou bien parfait. Dans cette der-
nière nomenclature, qui malheureusement n'é-
tait pas la plus nombreuse, j'ai déjà placé la fa-
mille du ministre d'Autriche. Je suis glorieuse
d'avoir à dire que les deux personnes de Lis-
bonne que j'estime le plus, sont deux Françaises
mariées à deux Portugais, L'une est madame la
duchesse de Cadaval, cousine du roi, sœur de
236 MÉMOIRES
M. le duc de Luxembotirg ; et l'autre est madame
de Braamcamp de Sobral, fille de M. le comte
Louis de Narboune.
La duchesse de Cadaval s'est mariée à Lis-
bonne lors de l'émigration. C'est une personne
parfaite de bouté, de grâces, de politesse, de
cœur; elle est ce qu'on voudrait que fût une
sœur qu'on aimerait. Les premières familles de
Portugal furent irritées en voyant conclure ce
mariage , qui détruisait beaucoup d'espérances
formées par l'ambition : car M. le duc de Cada-
val est en Portugal ce que M. le duc d'Orléans
était en France avant les journées des 27, 28
et 29. Il touche le trône, La naissance de M. le
duc de Luxembourg n'était pas inférieure à
celle du duc de Cadaval; aussi n'était-ce pas de
ce coté que se tournait l'envie pour lancer son
dard et même son venin. J'ai entendu des choses
purement méchantes et fausses sur un être qui
est un ange ; mais l'opinion générale est pour
elle, et madame la duchesse de Cadaval est uni-
versellement aimée et estimée en Portu£;al.
Lorsqu'elle épousa M. le duc de Cadaval, il
était jeune et beau même, ce qui est rare en
Portugal. Mais, comme je ne suis ni la parente,
ni l'amie de M. le duc de Cadaval, je puis dire
ici à quel point cette union était discordante
DE LA DUCHESSE d'aBRANTFS. àS?
entre les deux parties. Mademoiselle de Luxem-
bourg était alors âgée de dix-huit à dix-neuf ans;
elle était grande, très-bien faite; elle avait des
yeux doux et spirituels, une démarche souple
et lente qui lui donnait un grand charme. Son
sourire était encore gai, mais on y voyait du
malheur, et de ce malheur qne le cœur est con-
traint de renfermer en lui. Comme je n'ai ja-
mais été honorée de sa confiance, je puis parler
sans crainte des observations que j'ai pu faire
sur elle et sur son mari. Madame la duchesse de
Cadaval, dont enfin le fils peut un jour s'asseoir
sur le trône de Portugal, est une femme res-
pectable sous tous les rapports exigés dans le
monde : elle est bonne mère, bonne amie,
épouse exemplaire,... et Dieu sait quel mérite
elle avait à l'être. Lorsqu'elle se maria, M. le
duc de Cadaval avait une fortune entièrement
délabrée par des dettes de tous les genres, et
surtout des dettes presque honteuses. Madame
la duchesse de Cadaval eut le courage d'ordon-
ner, de supporter elle-même une réforme géné-
rale dans sa maison. Il y avait, je crois, un cui-
suinier auquel il était dû 5o,ooo francs. Elle le
paya. Leduc, furieux de cet acquittement envers
un homme qu'il prétendait être un voleur, fit
une scène très-violente à sa femme, et ne s'a-
a38 MÉMOIRES
paisa que le lendemain, parce que l'argent lui
rentra. . . savez-vous comment? en jouant la
somme entière au pharaon avec le cuisinier.
C'est un fait. De pareilles choses faisaient ver-
ser de cruelles larmes à la duchesse de Cadaval.
Mais jamais le inonde ne connut ses douleurs.
Ces détails me sont parvenus par des amis in-
times de la duchesse, qui souffraient autant
qu'elle de ses maux intérieurs.
J'ai déjà parlé de la noblesse portugaise, mais
trop légèrement pour que l'attention ait été for-
tement aUirée sur elle. Le Portugal, ainsi que je
l'ai dit plus haut, est trop important aujourd'hui
pour ne pas revenir sur ce sujet avec le soin
qu'il comporte.
La noblesse portugaise ne ressemble à au-
cune autre. Il n'est en elle aucun élément dont
on puisse tirer parti dans des temps orageux
et lorsque la patrie (si ce mot peut être em-
ployé, ce dont je doute fort) est en péril. Le
temps des Juan de Castro , des Albuquerque
et des Pombal,est bien loin d'eux, et le souvenir
en est même éteint. Il ne faut pas même partir
de l'époque récente dans la vie d'une nation où
les semaines doivent être comme celles de Da-
niel, d'années et non pas de jours. Il ne faut pas
parler de la conspiration de Pinto. Il y avait en-
DE LA DUCHF.SSÉ D* AERANTES. li3q
core de l'élan dans la nation; et pourtant, dans
cette importante affaire, ce tut un homme ob-
scur , ce Pinto , qui fit toute la besogne. Le duc
deBragance avait peur ^ pour dire le mot. Il avait
de la prudence^ disent les Portugais Cela
s'appelle autrement dans un chef de parti, sur-
tout en laissant mettre les autres en avant. Nous
connaissons des exemples de pareille conduite.
Dans tous les pays, la haute classe diffère du
bas peuple; mais je ne crois pas que cette diffé-
rence soit nulle part aussi frappante qu'en Por-
tugal. Le seul point de jonction qui se trouve
entre les deux est un besoin de faire des com-
pliments, porté à un degré ridicule d'exagéra-
tion, bien éloigné en cela de la politesse peut-
être un peu cérémonieuse des Espagnols, mais
à laquelle au moins vous pouvez croire et être
sensible lorsqu'ils vous la témoignent. Un paysan
portugais qui en rencontre un autre, ne man-
que pas d'ôter son chapeau et de le tenir à la
main quelque temps qu'il fasse, tandis qu'il s'in-
forme de la santé des petits, des grands enfants
et du chien de la maison; puis il termine son
compliment par la phrase obligée :
« Estoy a sens ordens , seu criado ; »
et ce sont surtout les âniers qui manquent le
24o MÉMOIRES
moins à cette régulière manière d'être. Depuis
la guerre, je sais qu'ils sont un peu moins polis,
parce que les Français et les Anglais ont dé-
rangé cette symétrique habitude de révérence,
signe caractéristique de fausseté , chez les fidal-
gos surtout. Du reste , chez eux comme dans le
peuple, jamais on n'entend une expression indé-
cente ni un jurement. Celte particularité est
si remarquable, qu'il n'existe aucune parole ,
dans la langue portugaise , qui soit l'équivalent
même.. du caramha espagnol, sans parler de
quelques autres expressions très-ordurières, ni
le goddain anglais, ni le jurement ordinaire en
Allemagne, ni les nôtres, qui pourtant offrent
une grande variété dans ce genre. Et bien! au-
cun ne trouve, comme je l'ai dit, son équiva-
lent. Un étranger, bien en colère , doit se priver
de la douceur de jurer en portugais. Les gens
du peuple, seulement, jurent quelquefois par le
diable^ Je fais remarquer cette singularité comme
devant donner une idée de la stagnation de
' Quant an bas peuple portugais, il jure seulement,
comme je le dis , par le diable, et encore très-rarement , et
puis par un mot fort énergique , ainsi que dans tous les pays
méridionaux.
Dr: LA DTICHFSSE d'aBRANTKS. 2/j f
pensée de ce peuple qui chemine ainsi dans
la vie tout mécaniquement.
Les Portugais sont fort bavards; ils sont ca-
quêteurs même; s'occuperont de choses futiles
dans ce qui concernera l'intérieur de la famille
de l'un de leurs amis; et l'habitude et le goût
qu'ils ont de vivre beaucoup plus avec leurs
domestiques qu'entre eux, a,je crois bien, amené
cet inconvénient tout-à-fait antisocial. Ils ne
sont pas francs, et cherchent à cacher ce qu'ils
veulent vous dérober sous des dehors préve-
nants et polis. Nous en eûmes des preuves, et
des preuves terribles ^ lorsque plus tard Junot,
toujours loyal et chevaleresque dans ses senti-
ments et sa conduite, voulut réclamer les ser-
vices d'une foide d'hommes qui étaient venus
offrir leurs bras, leurs fortunes et leurs vies, et
qui, quelques mois plus lard, ne donnèrent au
premier appel qu'une lâche trahison.
.Toujours en parlant en général, car il y a,
je le répète, d'honorables exceptions. Je crois
expliquer la décadence de la société portugaise
par plusieurs raisons, dont son gouvernement est
le premier auteur. Jamais il n'a su tirer parti
d'un mouvement, d'un sentiment généreux. Tout
était étouffé sous des lois bizarres, plus bizar-
rement encore appliquées , et la ruine de la lit-
YIII, iQ
l[^'l MÉMOIRKS
térature était si complète, que le Camoens était
presque inconnu parmi eux. Venait ensuite la
domination de la nation anglaise ; véritable
motif de la maladie qui rongeait le Portugal
lorsque je le vis pour la première fois, en
i8o5. Les Anglais étaient alors tout-puissants
à Lisbonne, et faisaient sentir leur domination
avec cette dureté de despotisme qui abrutit et
rend esclave ' . Comment cela eùt-il été autrement,
lorsque le prince du Brésil donnait lui-même
l'exemple?
Après ma présentation, j'ouvris ma maison.
Tous les jours je recevais, et trois fois par se-
maine j'avais un grand dîner. Je donnais sou-
vent des bals, mais je ne les donnais pas pour
les Portugais qui, en général, n'aiment pas la
danse, et dansent fort mal lorsqu'ils s'en mêlent.
Il n'y avait à cette époque qu'un homme qui
dansait à merveille, et qui aurait été remarqué
à Paris, non-seulement pour sa danse, mais p^ir
' Sans doute don Miv;;;cl mérite du vifs reproches de
la part des gens qui veulent aujourd'hui, et avec raison, la
liberté des peuples ; mais la question se trouve ici étr.'uige-
mcnt compliquée. Le Portugal est-il non -seulement digne,
mais en état de recevoir ce brij)tènK! politique? je ne le crois
pas. Mais don Mig-.iel \eut ie soustraire au despotisme do
l'Angleterre : c'est une grande et belle idée; tandis que don
Pedro parle constitution et revient chez lui par la force étran-
gère, comme les Bourbons.
DE LA DUCHESSE d'aBRA.NTÈS. 243
ses bonnes manières, sa politesse de bon ton.
C'était l'infortuné marquis de Louïé , le père du
beau marquis de Loulé , que nous voyons à
Paris. Son fils ne lui ressemble pas du tout ,
quoique le père fût très-bien. Il avait une grande
ressemblance avec notre bon Henri IV, et la
même finesse dans le sourire. Il avait épousé
l'une des trois Grâces. C'était ainsi que nous
nommions les trois sœurs du marquis de Ma-
rialva , qui a été ambassadeur de Portugal en
France, et l'un des hommes, en petit nombre,
dont le Poftugal doit s'honorer. Ses sœurs étaient
toutes trois charmantes. La marquise de Loulé ,
la marquise de Lourical et la duchesse d'Ala-
foës étaient, à peu d'années près, toutes trois du
même âge, c'est-à-dire qu'elles se suivaient: la
duchesse d'Alafoës, qu'on avait eu la barbarie
de marier à l'âge de vingt -deux ans avec un
vieillard de soixante-quinze, était de très-peu
d'années, je crois, plus âgée que ses sœurs. Elle
avait une beauté étrange dont la vue nous
frappe rarement.
La duchesse d'Alafoës ' est d'une taille au-
dessus de la moyenne , et fort agréable dans
' Après la mort du duc d'Alafoës, elle entra dans un cou-
vent, et depuis elle est morte.
i6.
2 44 IMÉMOIRES
toutes ses proportions. Sa tournure est simple;
mais on voit qu'elle est grande dame, et pour
cela il n'est nullement besoin qu'elle porte le
cordon blanc et rose de Sainte-Elisabetli, ni celui
de Maria-Louisa. Ses cheveux sont d'un noir de
jais, abondants et soyeux, ce qui s'apercevait à
la souplesse de leurs anneaux et à leur reflet
lustré. Sa peau est brune, et tellement brune,
qu'on ne sait d'abord si elle est Européenne ;
mais cette peau recouvre des traits si parfaitement
réguliers, qu'on ne peut que les admirer sans
soîiger au plus ou moins de blancheur de leur
enveloppe. Ses dents sont charmantes, ainsi que
cela se voit au reste assez communément en Por-
tugal, où les naturels du pays ne fumant presque
pas, et l'usage du chocolat étant moins journalier,
les dents se conservent davantage, chez les hommes
comme chez les femmes. Mais les yeux de la
duchesse d'Alafoës sont tellement extraordinaires
qu'ils méritent une attention particulière. Ils
sont parfaitement beaux et noirs-, et d'un noir
de feu , qui fait étinceler sa prunelle placée dans
un globe d'un blanc pur et d'une forme admi-
rable. Cet oeil est bordé d'une longue fourrure
épaisse , soyeuse , formant une des plus belles
paupières que j'aie vues. Et puis, tout autour de
cet œil, en haut, de côté, au-dessous, se voit
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 245
une trace charbonnée faite par la nature , qui
encadre cet œil, comme on encadre un tableau
précieux en lui mettant une bordure qui forme
comme une perspective au fond de laquelle re-
pose cet œil étrange dont le regard est la chose
la plus ravissante que la nature puisse donner
à un visage de femme. La figure de la duchesse
d'Alafoës était tellement pudique et pieuse, que
ce regard , dont les étincelles étaient échauffées
sous la paupière épaisse qui le voilait en partie,
n'avait que la moitié de son charme. La physio-
nomie de la duchesse était calme et digne. Mais
ce regard-!à, animé par un sentiment violent,
doit donner du feu et brûler une autre âme.
C'est bien la duchesse d'Alafoës qui peut dire :
Je suis brune ^ mais je suis belle, 6 filles de
Sion !
La duchesse d'Alafoës , qui avait alors , je pense ,
vingt-huit à vingt-neuf ans, était tante de la prin-
cesse et du prince régent; je crois ménie, Dieu me
pardonne, qu'elle l'était de la vieille reine folle.
Le duc d'Alafoës avait quatre-vingt et quelques
années. Il était spirituel, avait beaucoup voyagé,
beaucoup vu et beaucoup retenu. Il avait long-
temps habité la France, et le souvenir qui lui en
était resté suffisait pour qu'il reçut avec politesse
246 MÉMOIRES
les Français qui allaient le voir. Il y eut une grande
discussion pour savoir qui ferait la première visite.
On a pu voir, par la copie du cérémonial de
M. le comte de Châlon,que déjà, à celte époque,
le duc d'Alafoës faisait des difficidtés, ainsi que
le patriarche. Junot était en position d'être plus
sévère que M. de Châlon, et cette fois la France
eut le dessus. M. le duc d'Alafoës n'était pas Irès-
bien en cour à cette époque. Il vivait très retiré
dans sa maison du Grillo^ à l'exlrémité de Lis-
bonne, dans la partie de t'Est; demeurant, selon
l'usage des fidalgos d'un rang élevé, au milieu
d'une troupe d'inférieurs qui leur forment une
petite cour.
La marquise de Louriçal et la marquise de Loulé
étaient plus élégantes que leur sœur. Elles ai-
maient assez le plaisir, et venaient au bal chez
moi, regardaient ma toilette avec des yeux d'en-
vie, et, tout en s'amusaut, disaient du mc^l delà
France et de son ambassadeur , et même de son
ambassadrice. Quant au marquis de Louriçal, il y
en a bien sûrement un dans ce monde, mais je
n'en ai pas même une idée. Il est sûrement de ces
hommes dont on connaît lafemme depuis dix ans,
et chez laquelle , rencontrant son mari pour la
première fois, on demande : Quel est celui-là?
Une famille influente à l'époque de i8o5 était
DE L\ DUCHESSE d'aBR\NTÈS. i[\'J
la famille de Bellas, Ils étaient tous dévoués à
l'Angleterre corps et âme. Il y avait dans cette
famille un petit père , une grosse mère, des filles
qui n'étaient ni grosses ni petites, ce qui veut
dire rien du tout, et qui mouraient pourtant
d'envie d'être quelque chose. Pour y parvenir,
elles faisaient les Anglaises et les singulières, ne
dansaient que des colonnes, ce qui était, par
exemple, une preuve de bon sens, car les pauvres
personnes, en fait de grâces, n'entendaient pas
grand'chose, et s'acquittaient de leur place dans
un quadrille à peu près comme ces crabes^ qui
pirouettent si gracieusement en faisant un ba-
lancé, dans la danse fantastique. Elles n'étaient pas
jolies ces demoiselles, elles n'étaient pas agréa-
bles; mais cela était égal , elles n'en faisaient pas
moins les impertinentes, ignorant que rien n'est
moins élégant que l'insolence, et que c'est le fait
des femmes de chaftibre parvenues, ou bien des
demoiselles nobles parfaitement mal élevées.
Il V avait toute la famille de M. le comte de
Lima, qui était pour Junot et moi une sorte
d'exception pouv les soins que nous leur ren-
' Journal de la Caricature; dessin misa l'index — ^" 4 —
i83o. Ce charmant et original dessin est d'Henri l\Ionnier.
L'esprit , la malice et le bon go:U d'une caricature s'y trou-
vent gracieusement réunis.
248 MÉMOIRES
dions. Il y avail; parmi ses nombreux parents
deux sœurs et un neveu que nous vîmes aussitôt
après notre arrivée. L'une des sœurs était com-
tesse d'Obidos, mère du comte de Sabugal, qui
est en ce moment à Paris; l'autre était la mar-
quise d'Abrantès. La comtesse d'Obidos était une
femme tout en Dieu, disant son chapelet du
matin au soir, et du soir au matin, ayant ses
cheveux blancs relevés sur le bout de sa tète
avec un ruban, comme on le voit encore dans quel-
ques tableaux ' ; du reste, polie, calme, ne se mêlant
ni du Portugal, ni de l'Espagne, ni du Brésil, et
laissant tout cela à la grâce de Dieu. La sœur,
la marquise d'Abrantès, était plus sociable, mais
roide, compassée, et toujours arrangée de ma-
nière à faire croire qu'elle venait d'avaler une
broche. Son mari était plus aimable. Quant au
neveu de M. de Lima, le r?i^rqiiis de Ponte de
Lima^ chef de la maison de Lima, il était fort
bien dans ses manières, parlait français, ce qui ne
laissait pas d'avoir son prix; et s'il ne dansait pas
aussi bien que le marquis de Loulé, il allait tou-
' Il V a encore beaucoup de Portugaises de haut rang qui
restent ainsi coifft'es chez elles. Dès qu'elles sortent , elles
se mettent à la française; mais, par exemple, dans l'intérieur
des provinces, j'en ai vu qui ne portent janiais d'autre coif-
fure.
DE LA. DUCHESSK d'aBRANTÈS. 2^g
jours. Il avait épousé sa cousine, la fille delà
comtesse d'Obidos. Elle avait une jolie tête,
mais à vingt ans elle pesait, comme la baronne
de Tondertintrunck, près de trois cents. Allez
donc chercher une jolie femme au milieu d'un
déluge de graisse comme celui-là. C'était le ré-
sultat des poules au riz (caklo de galina) et d'un
appétit satisfait outre mesure. Car les Portugais
sont loin d'être aussi sobres que les Espa-
gnols.
Les hommes ne sont pas beaux en Portugal :
il existe un sang mêlé qui donne une couleur
cValb/nos, excepté les cheveux et le teint blanc,
à tous les Portugais, particulièrement de Lis-
bonne et d'Oporto. Je crois en trouver la raison
dans la fréquentation habituelle que les INègres
et les hommes de toutes les nations font dans
les deux villes. Les Portugais sont petits, trapus,
gros et carrés. Leur visage n'offre aucune régu-
larité, il présente au contraire ce type négrier^
avec les lèvres épaisses , le nez épaté ou tout au
moins retroussé , et les cheveux crépus. Mais ce
sont les mains surtout et les ongles qui portent
ce caractère distinctif d'un sans: mêlé.
Le comte Sabugal, fils aîné du comte d'Obi-
dos, allié de la famille royale, dont sa naissance
lui donnait le droit de /?o;te/- la livrée vertes
25o MÉMOIRES
était un des liommes de la société de Lisbonne
le plus de mise dans un salon français; et
lorsqu'il est venu à Paris, on a su l'apprécier.
Il faisait de jolis vers italiens, il parlait bien
français, avait une jolie tournure, une figure
spirituelle et agréable , et tout le désir d'être
un homme distingué dans sa patrie. Il aimait
la littérature avec passion; goût non-seule-
ment.très-rare en Portugal , mais dont les nbbles
portugais se moquent. Le comte Sabugal eût
fait un homme remarquable dans son pays s'il
eût été employé comme il devait l'être; mais ja-
mais je n'ai vu en Portugal une chose faite en
son lieu.
Une famille dont il faut parler, parce que plus
tard il sera nécessaire de s'en occuper comme
ressort politique, mais dont en attendant il faut
parler comme agrément et comme ornement de
Lisbonne, c'est la comtesse Da Ega.
Madame la comtesse Da Ega, Portugaise, mais
fille d'un Allemand, le comte à' Oejnhausen ^
et d'une Porlugaise , mademoiselle à^Alojma,
est* une aimable femme; elle est jolie, spiri-
tuelle, remarquablement instruite sans pédan-
terie, parlant et écrivant fort bien cinq langues
étrangères. Elle a des talents, sinon de premier
ordre, tout-à-fait sufhsants pour faire plaisir,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. aSi
être utile et s'amuser elle-même. Au moment
où j'arrivais à Lisbonne, elle quittait elle-même
le Portugal pour aller à Madrid, où son mari
était ambassadeur. Comme elle avait déjà pris
congé, je ne la vis pas, toujours à cause de
ce monstre qu'on appelle étiquette ^ et qui est
si désagréablement dans la route de ce monde;
mais je la revis ensuite à Madrid lors de mon
retour en France, et je la vis avec un vrai
plaisir. Elle est botine, inoffensive; et quoique
supérieure à beaucoup d'autres femmes, on l'ai-
mait. Sa maison était toujours agréable : elle
comprend la vie intérieure aussi bien que la
Française la mieux nourrie des bonnes tradi-
tions. Son salon renferme des brochures, des
dessins , des instruments, des livres nouveaux,
des journaux, tout ce fouillis qui constitue
un salon de femme qui sait vivre. Sa physio-
nomie, tout -à -fait anglaise, ne rappelait en
rien l'expression portugaise; elle est blonde,
blanche et rose, d'une taille élégante et d'une
tournure charmante. Elle avait épousé le comte
Da Ega, homme désagréable de figure, mais
ayant, di; on, du talent comme bomme d'état.
Il aurait pu être son père. Depuis son veuvage,
elle a épousé le frère de ma meilleure amie , de
ma chère Elisabeth, le frère de madame Demi-
aSa MÉMOIRKS
doff, le baron de StrogoiiofF. lÀ où elle est, je
désire que ces pages lui portent luie marque de
mon souvenir.
Le comte Da Ega avait deux filles de son
premier mariage. La comtesse, qui aurait été
leur sœur, était pour elles comme la plus tendre
mère, n'allant jamais dans une fèîe sans en être
entourée, et les regardant comme ses enfimts.
L'une de ces dames est mariée en France, c'est
madame de Clioiseuil. Elles étaient aimables,
douces, et parfaitement élevées. Quelle diffé-
rence d'elles aux demoiselies de lîellas!....
Elles avaient les mêmes droits pour faire de
l'insolence si la besogne leur plaisait, et jamais
on ne trouvait en elles que de la bonne manière
et des façons de femmes comme il faut.
Il y avait aussi, parmi les femmes portu-
gaises grossières et mal apprises, une marquise
d'Anjeja, dont beureusement je possède plu-
sieurs faits historiques de trop bon aloi pour
n'en pas parler en leur lieu. C'est aux suivants
volumes, lors de l'entrée des Français àLisbonne,
lorsque la peur a placé tous les caractères dans
leur vrai jour, qu'on les verra briller d'inie lueur
vraiment glorieuse. Nous en parlerons. Assez ,
et trop long-temps, j'ai gardé le silence à des
attaques faites par de vils et bonteux personna-
Dr LA DIICIIESSF, d'aBRANTKS. 2^3
ges; je parlerai, mais les preuves à la main. Les
écrits originaux seront ici enfacsimile; chacun
reconnaîtra sa sis^nature, et, peut-être alors, si
la rougeur de la honte ne suit pas la lecture,
obtieiidrai-je du moins le silence. Au reste, le
caractère portugais est si hâbleur, si bavard, que
je pourrais encore me tromper. Quel pays! ....
Je crois que don Miguel, au travers de ses torts,
n'a pas celui de le méconnaître.
Le traité conclu par le général Lannes avait
été signé %mais les l'atifications n'étaient pas ar-
rivées en leur temps, et l'empereur avait chargé
Junot de le remettre au prince régent. Junot le
lui porta à Quélus, où le prince se tenait habi-
tuellement. Lorsque le régent reçut le rouleau
de papier, il se mit à rire, en disant, comme
im autre prince de notre temps, qui rit toujours,
même quand le canon gronde sur Paris :
«Ah! . . oui. . . oui.. . Ah! . . ah! . . c'est un beau
traité.. . c'est un beau traité!. . Ah!. . c'est que
le Portugal est une nation. . . c'est un beau pays. . .
un très-beau pays!..»
Vous remarquerez qu'ils étaient tous deux,
en ce moment, sur une petite terrasse au-dessus
* Traité de neutralité entre la France, le Portugal et l'Es
pagne, passé en i8o3 — 3o novembre,
254 MÉMOIRES
d'un belvédère qui dominait la campagne, et
qu'en disant :
« C'est une nation , c'est un beau pays ! » il par-
lait des champs d'oliviers et de maïs qu'il aper-
cevait autour de lui. Puis il reprit :
. « Oui. . . oui. .. c'est ici, à cette même place.. .
quej'ai donné ma parole royaleau général Lannes...
C'est un homme qui est un peu. . . »
Junot fit ses gros yeux; le pauvre prince ren-
tra dans sa coquille, et dit aussitôt, c'est-à-dire
aussitôt qu'il put parler :
«C'est un brave homme. . . oh!., un bien brave
homme. , . Il avait un grand sabre. . . qui faisait
un bruit dans l'escalier quand il venait! . .»
J'ai su depuis que ce malheureux sabre avait
donné plus d'une fois la colique au prince du
Brésil. J'ai toujours pensé qu'une' fois que le plé-
nipotentiaire s'était aperçu que ce moyen avan-
çait les conclusions, il l'employait comme argu-
ment très-innocent d'ailleurs. Mais, ce grand sa-
bre!. . il était demeuré en souvenir frappant à ce
pauvre souverain... mais d'une telle force qu'il
l'entendait encore.
Qui n'a pas eu le bonheur de voir son altesse
royale revêtue, pour la première fois, de l'uni-
forme de hussard , qu'elle avait fait faire sur le
modèle de Junot, n'a rien vu de burlesque. J'ai
DE LA DUCHESSE D* AERANTES. 2 55
eu ce bonheur-là, moi , et c'est un de ces sou-
venirs qui demeurent dans la mémoire pour ces
jours où il fait sombre, et où il est besoin de
sourire à la vie. Mais il serait nécessaire , pour
bien comprendre cette étrange figure, de con-
naître le prince du Brésil, sa tournure surtout,
sa tournure avec sa pelisse sur F épaule droite y
comme les marchands de vieux habits la porte-
raient ici, en criant : Vieux habits à vendre! ..
et puis, ce gros ventre, contenu tant bien qift
mal dans le pantalon collant ; les jambes allant
comme elles pouvaient dans les bottes rouges. . .
Mais le schako. . . oh le schako ! . . planté tout:
droit.. ..en arrière. . . avec la visière reposant sur
une tète poudrée, dont les cheveux étaient taillés
en vergette , et dont la grosse queue , bien en
cadogafij retenait à elle seule le pauvre schako,
qui, sans elle, aurait roulé à l'aventure. Cette
toilette était comique, surtout si l'on veut se
procurer le [:ortrait du prince du Brésil. Son
fils ne lui ressemble nullement. Dès lors même,
quoiqu'il ne fût qu'un enfant, il ne lui ressem-
blait pas plus que s'ils n eussent pas élé parents.
Don Pedro étr.it un charmant enfant, et il est
devenu bel homme ; sa tournure surtout est très-
bien, et présente une totale disparate avec celle
de son père. Le prince du Brésil lui avait fait
aSG MÉMOIRES
faire un iinirorme de hussard que le jeune
prince portait fort bien, quoique si jeuneV Cette
relation de toilette me rappelle une aventure
qui m'arriva lorsque j'étais à Lisbonne, lors de
l'ambassade de Junot.
En reconnaissance de la bonne grâce que
Junot apportait dans ses relations avec lui, le
prince du Brésil lui offrit le grand cordon de
l'ordre du Christ. Junot n'osa pas refuser, bien
4ju'il en eut bonne envie; mais il répondit qu'il
ne pouvait rien faire à cet égard sans prendre
les ordres de l'empereur, et qu'il allait écrire
^our en obtenir la permission.
Or, il faut savoir que cet ordre du Christ est,
de tous ces brinjborions de rubans et de déco-
rations, le plus rebuté qui existe aujourd'hui.
Le grand cordon est toujours une belle distinc-
tion à accorder par la cour très-fidèle^ en raison
de son nom; mais les chevaliers simples sont
tellement peu estimés, que j'ai vu, de mes pro-
pres yeux, le valet de chambre de M. le duc de
Cadaval le servir a table, chez moi, ayant à
la boutonnière de son habit le ruban rouge de
» Il n'avait que sept ans. Quant ù don Miguel, iln 'était, je
crois, pas nù en i8o5, ou il était trop jeune pour cjue je Iç
visse,
DF L\ DUCHESSI- d'aTîR ANTÈS. 9.57
l'ordre du Christ. On pense bien qu'avec les
idées encore très-peii impériales et royales que
l'empereur avait pu inculquer à ses anciens frè-
res d'armes, il lui était encore plus difficile de
leur faire adopter une décorationdontils voyaient
Te côté assez repoussant. Je le vis au moment où
Junot reçut lalettrede M. d'Araujo; son humeur
était extrême : il aurait préféré toute autre mar-
que d'intérêt, dit-il avec franchise au ministre,
la première fois qu'il le vit; ensuite... il ne lui
cacha pas la cause de sa répugnance.
M. d'Araujo avait trop d'esprit et trop de cœur,
car l'un ne va pas sans l'autre, pour ne pas sym-
pathiser avec Junot dans ce qu'il disait; mais il
était Portugais avant tout, et ce n'était pas de-
vant ï ambassadeur de France qu'il pouvait offi-
ciellement convenir de tout ce que son gouver-
nement avait de défectueux. Avec moi il était
plus ouvert:, et, lors de mon retour en France,
il m'écrivit, pendant plus de trois ans, les plus
aimables lettres, et conune confiance et comme
esprit. Je transcrirai, dans le volume suivant, celle
où il m'annonça la mort si tragique ou plutôt /'aj^-
5«^5//2rtfdu jeune d'Alorna; elle le fera juger. Quoi
qu'il en soit, il ne pouvait alors parler dans ce
sens à Juiiot. I! lui dit seulement, que dans notre
belle France, il se rappelait très-bien que le cor-
Vil I. 17
2^8 MÉMOIRES
don rouge était un grand honneur, et que, cepen-
dant, en 1789,61 déjà en 1786, les simples
croix de Saint-Louis éla'ie.nt plus que repoussées,
et que plusieurs gentilshommes fort honorahles
avaient, devant lui-même, ôté de leur hahit leur
croix de Saint-Louis pour n'être pas confondus,
surtout en 1787, avec des hommes qui l'avaient,
à cette époque, comme moyen de pénétrer par-
tout.
Junot ne répondit rien , mais il écrivit à l'em-
pereur , et témoignait son antipathie , en expli-
quant surtout l'histoire du valet de chambre du
duc de Cadaval : la serviette sous le bras lui
tenait au cœur. Néanmoins il n'y avait de place
pour un Jion, bien qu'on y mît un oui, qui,
comme lui, n'a que trois lettres. Il fallut se ré-
soudre. Junot reçoit précisément la permission
d'accepter l'ordre du Christ la veille d^jne
grande cérémonie qui se faisait à un couvent
nouvellemenlfondépar la reine folle. Ce couvent,
auquel tient une petite église admirable, est situé
sur la colline de Lisbonne, où l'on respire l'air
le plus pur, et que, pour cet te raison, les étrangers
choisissent pour leur demeure (buenos ayres).
L'église et le couvent, dédiés au Cœur de Jésus,
s'appellent o Coniçaon, ou plus vulgairement, o
Convento Novo. L'église est charmante , mais
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 2 5g
petite, et peut-être , par cette raison , trop sur-
chargée d'oruements. C'était dans cette grande
chapelle que devait avoir lieu la cérémonie. Junot
s'informe du costume des chevaliers à cette occa-
sion ; il apprend qu'ils portent un grand manteau
de crêpe blanc sans doublure et tramant jus-
qua terre.
«Pour le coup, dit-il en faisant entendre une
énergique expression, il ne me manque plus que de
me mettre e/z//z«/Y//gr<7jpour compléter la fête !...»
Le ministre des affaires étrangères avait en-
voyé une lettre de convocation à Junot pour le
prévenir que le prince du Brésil tenait chapelle
à Convento o Novo, et l'engageait à s'y rendre
comme grand'croix du saint ordre du Christ,
s'il avait obtenu de son souverain la permission
de l'accepter. Junot répondit qu'à son grand re-
gret le courrier qui devait , comme il n'en doutait
pas, lui rapporter la permission gracieuse de
porter la grande décoration de l'ordre, n'était pas
encore de retour; mais il ajoutait que madame
l'ambassadrice, désirant vivement voir cette im-
portante cérémonie, faisait demander s'il n'y
aurait pas moyen de voir sans que la chose fût
contre l'étiquette d'une pareilleyb/26f/o« ^ M. le
' On appelle ainsi toutes les cérémonies de coi-.r. Je ne
sais si dans le Nord on leur donne le même nom.
l6o MÉMOIRES
comte d'Araujo répondit à l'heure même, que
madame Tambassadrice aurait une place réservée
pour elle et pour les personnes qui l'accompa-
gneraient, et qu'elle n'avait qu'à se présenter à la
porte du monastère, le lendemain matin à onze
heures et demie.
En faisant cette demande, j'avais pensé que
l'église du couvent du Cœur-de-Jésus était comme
toutes les nôtres , et qu'il y aurait sans doute des
travées, d'autant plus que c'était une église appar-
tenant à un couvent de femmes. Je croyais qu'on
pouvait me placer îrès-inapeiruc dans l'une de ces
tracées y et que, de là, je verrais la cérémonie
tout entière, ou bien au quart, si cela m'en-
nuyait, et qu'enfin je laisserais là les choses
si elles ne me convenaient pas... Mais Dieu et le
prince régent en ordonnèrent autrement.
DE LA DUCHESSE u'aBRANTKS. 261
CHAPITRE XIII.
Cérémoiiie des chevaliers du Christ au cœur de Jésus. —
On m'accueille avec les honneurs militaii-es. — Un ser-
^tion portugais. — L'omelette royale. — Le Coracaon
fie Jesa. — Sommes exorbitantes qu'il a coûté. — Le
Portugal placé entre deux craintes, celle de l'Angleterre
et celle de la France. — Mes reproches à M. d'Araujo.
— Succès de la flotte du vice-amiral Missiessi. — Le
maître de chant Ts^aldi. — Montre volée. — Singulière
manière de punir un voleur. — Mademoiselle JNaldi en-
fant.— Madame la comtesse de Spaare. — Bienfaisance de
Naldi. — Opéra de Lisbonne. — Crescentius. — Les so-
pranos.
Jtii\OT ne pouvait pas décemment m'acconipa-
gner à cette cérémonie. Ce fut M. de Rayneval
qui me donna le bras. M. de Cherval et M. Ma-
gnien voidiH'cnt aussi jnger de la beauté d'une
céiémonie reliirieuse comme celle qu'on annon-
çait, et nous partîmes du chafarize clé Loretta à
dix heures et demie, pour nous rendre sur Buenos-
'2G-2 MÉMOIRES
Ayres, à Com>ento o Novo. J'étais mise comme
une femme élégante se serait mise à Paris pour
une semblable occasion. J'avais une robe de
mousseline de l'Inde brodée au plumetis tout
autour et dont le lé de devant formait une ma-
thilde. Ma robe était montante, à demi-queue
comme alors toutes les robes demi-toilette, et
mes manches étaient amadis. .l'avais un chapeau
de paille d'Italie avec im bouquet de fleurs des
champs, un très-long voile d'Angleterre, des
gants de couleur et des souliers noirs. Quant à
ces messieurs, ils étaient tous en bottes avec cle^
chapeaux ronds, et tout-à-fait en négligé.
En arrivant au Coraçaon^ nous fûmes reçus
avec des honneurs militaires qui commencèrent
à me donner de l'émoi. La garde prit les armes,
on battit aux champs, et un officier, parlant
très-bien français, et si bien français que je
le reconnus pour un émigré, vint m'offrir la
main à la descente de mon carrosse pour me con-
duire à la place qui m'était réservée. C'était, me
dit-il, d'après les ordres du prince. Nous le sui-
vîmes par une foule de petits passages, déportes;
enfin, nous arrivâmes dans un corridor assez
obscur, et là j'entendis un chant mélodieux, ra-
vissant, comme celui des anges. Je croyais être
dans l'église, tant les sons arrivaient à nioi pins
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 263
ec sans obstacle. En effet, nous touchions une
tapisserie qui seule masquait une arcade.
«Faites attention, Votre Excellence', me dit
l'officier, il y a trois marches à monter.»
Je les monte; il lève la tapisserie. Je n'ai pas le
temps ou plutôt la possibilité de reculer, et je
me trouve à rextrémité d'une immense estrade
sur laquelle est le prince régent, le prince de
Beira^, l'infant don Pedro, que sais-je, moi,
enfin toute la famille royale de Portngal, et, le
plus tragique de l'aventure, toute la famille //za/e,
et pas une seule âme de la partie féminine. Heu-
reusement qu'on avait préparé des chaises , car je
fus au moment de trépasser, d'émoi d'abord, et
puis ensuite de colère. Qu'on se figure ce que je
dus souffrir en me voyant l'objet de l'attention
de sept ou huit cents perso; mes qui regardaient
une ambassadrice de France comme une béte
rare. Nous tenions encore à l'époque où les
hommes de la révolution passaient, chez les étran-
* Cette lociuion est fort ordinaire en Espagne et en Por-
tugal. On mêle la troisième et la seconde personne en par-
lant, mais jamais en écrivant.
=* Il s'appelait ainsi pour ne le pas confondre avec l'infant
don Pedro, fils d'im Espagnol et d'une Portugaise, qui était
demeuré à la cour de Portugal. Le prince de Beira est au-
jourd'hui l'empereur du Brésil.
264 MKMOIUKS
gers, pour des hommes valeureux, à la bonne
heure, mais pour devrais ant/iropop/iages, on tout
au moins pour des sans-cnloltes et des mal ap-
pris. Que devaient donc être leurs femmes? Voilà
ce que disait une grande portion de la ville de
Lisboruie;et lorsque M. le comte de Novion,que
j'y retrouvai avec un vrai plaisir, et qui, ainsi que
sa femme, était ami de ma famille depuis trente ans,
eut assuré les Portugais que mes parents étaient
tous vieux chrétiens ^ j'^^'"* ^^ bonheur de trou-
ver grâce devant luie portion de ce peuple qui ,
lui-même, est aux trois quarts israélite, et qui
faisait le difficile pour admettre près de lui des
personnes qui ne ï^\?,^\er\X pas leurs preuves. Au
surplus, j'étais là comme sur la sellette, et fai-
sant probablement la plus sotte figure qu'une
femme puisse faire dans inie circonstance sem-
blable. M. de Rayneval et M. de Chcrval avaient
été aussi surpris que moi, et leur premier mou-
vement fut d'abord de reculer comme je l'avais
fait; mais la chose devenait impossible, et plus
le moment d'étonnement avait été violent, plus
il importait de le dérober à des yeux moqueurs,
sans aucune charité.
Pour mieux juger de l'effet de la cérémonie
et du coup d'oeil, j'avais levé mon voile en
entrant. J'aurais vraiment bien voulu le baisser
DE LA. DUCHESSE d'aLRANTÈS. 9.65
pour cacher mes pauvres joues qui étaient comme
deux grenades. Le prince régent, qui n'avait
probablement jamais vu une ambassadrice dans
la position où je me trouvais, me regardait avec
deux gros yeux étonnés, qui d'abord me firent
peur, et puis ensuite me firent rire, mais en de-
dans, comme on doit le croire. Heureusement
que, pour me distraire, j'avais à observer les
chevaliers du Christ rangés sur deux files, et
tous revêtus du chaitnant manteau de crêpe
blanc. Il faut avoir coî]nu M. le comte de Vil-
laverde, alors président du coiîsed, M. le prince
du Brésil, tout prince régent qu'il élait, et plu-
sieurs autres chevaliers de la même tournure,
pour se faire une idée de la joie moqueuse
qui me servit de compensation pour mon mér
compte. Mais on se lasse de tout, même de voir
des chevaliers du Christ , en mantelet 'de crêpe
blanc, se promener dans un espace de vingt-cinq
pieds carrés, s'arrêter, se rasseoir, se baiser fra-
ternellement leur vilain visage; et je commen-
çais à bâiller d'une manière étouffée qui me fai-
sait enfler les narines comme un cheval de
course, quand M. deCherval, qui s'ennuyait à la
mort ainsi que moi, me dit :
« Rien n'est encore désespéré, s'ils nous sau-
vent du sermon. »
266 MÉMOIRES
Dans le même instant nons entendons une
voix nazillardc qui cric:
« In nomine Patris ^ et Filii, etc., etc., etc. »
INous nous regardâmes avec un tel désespoir
que l'envie de rire devait naturellement s'en
suivre. Mais ce qui la réprima bientôt, ce fut
un sermon en portugais, langue horrible et
sauvage pour ceux qui ne la comprennent pas,
avec ses terminaisons en don, ces sons venant
du nez, et cette harmonie infernale pendant une
grande heure et demie, car le bourreau ne nous
fit pas grâce i\ un point dans ses trois points, et
nous fûmes contraints do tout entendre si nous
n'avons pas tout écouté.
J'examinai pendant nja longue question toute
cette famille royale, pour la partie qui devait un
jour régM' comme rois cette belle Lusitanie : du
moins alors cette pensée était-elle celle que nous
devions avoir. Quant au prince du Brésil, j'ai
déjà esquissé son portrait , mais je n'ai pas assez
parlé de sa figure spécialement. On a fait une
caricature qu'on afiicha dans Lisbonne le lende-
main de sa fuite , et dans laquelle il avait une
tête de taureau avec une légère tendance au
sangliérisine y si je puis m'exprimer ainsi en par-
lant d'une tête royale. Le fait réel, c'est qu'il
DE LA. DUCHESSE d'abRANTÈS. 267
était non-seulement laid , mais d'une de ces lai-
deurs sans ressource pour la bienveillance , de
ces laideurs bien entières , dans lesquelles on
voit que la nature était de mauvaise humeur le
jour où elle tailla l'étoffe de cet homme-là. Il im-
patientait enfin avec sa grosse tète hébétée, ses
gros mollets, ses épaules comme celles d'un Ga-
lego. Le prince de Beira était un charmant jeune
prince, un joli et gracieux enfant. Quant à l'in-
fant don Pedro, qui était, comme je l'ai dit,
fils d'un infant d'Espagne dont j'ai oublié le
nom, il avait une drôle de tournure, et, dans
ma mémoire, elle est d'autant plus comique, que
je ne puis me le rappeler que comme je le vis
un jour où je revenais de Cintra, avec une ser-
viette en bandoulière, son cordon bleu très-
apparent sur les côtés, et traversant le perron
qui conduisait des cuisines chez madame Mos-
coso, son ancienne gouvernante, tenant à la
main une omelette qu'il venait de faire. Heureu-
sement pour ma dignité, que, le jour de la cérémo-
nie, j'ignorais ce goût de faire des omelettes qu'a-
vait le sérénissime infant, car j'ai bien peur que
la sainteté du lieu ne m'eût pas garantie d'un de
ces bons rires que jamais je n'aurais pu retenir.
Enfin, au bout de trois heures et demie, près
de quatre heures de véritable question , il nous
268 MÉMÛIRliS
fut permis de nous retirer, parce que le prince
et sa cour crêpée s'en allèrent aussi après s'être
baisés et rebaisés en toute paix et charité, quoi-
qu'ils se détestassent le plus cordialement du
monde ; mais il n'y paraissait pas. Je ne sortis
de ma place que lorsque je pus juger que le
princeétaitbieu parti; alors acceptant de nouveau
la main de l'officier c[ui m'avait amenée, je regagnai
ma voiture avec ces messieurs, qui étaient tous
dans un état violent, surtout M. de Rayneval ,
qui, tout habitué qu'il était à l'ennui delà vie de
cour, n'avait jamais avalé pareille potion sopo-
rifique. 11 luttait depuis une heure contre l'envie
de dormir, et baillait à se démettre les mandi-
bules. J'avais beau lui rappeler le gracienx salut
qu'avait voulu nous faire son altesse royale, il
n'en soutenait j)as moins qu'il y avait de l'inhu-
manilé à faire subir une sorte de martyre à de
pauvres gens, sans savoir si la chose leur con-
venait. La troiq)e nous fil ses adieux comme elle
nous avait reçus, en battant aux champs et pre-
nant les armes; je saluai de la glace, et nous
partîmes bien résolus, du moins pour ma part,
à prendre de rigoureuses informations lorsque
une autrç fois j'aurais le désir d'aller voir quel-
que cérémonie de cour à Lisbonne.
Ce Convento o Novo, autrement le Coraçaon
Î)E LA DUCHESSE B* AERANTES. 269
de Jésu, a coûté des sommes fabuleusement ex-
orbitantes, et je ne puis trouver cet édifice ni
bien exécuté, ni de bon goût. Les ornements
dont il est surchargé, et c|ui sont pour beau-
coup dans le prix élevé de sa construction , nui-
sent à la fois à ce qu'il soit une belle église et
un monastère convenable ; j'y suis retournée ,
j'ai pénétré dans l'intérieur, et partout le mau-
vais goût d'un luxe déplacé nuit à l'effet.
Il y eut à cette époque, à Lisbonne, une de
ces choses qui se voient rarement en Portugal,
ce fut une grande hésitation dans le gouverne-
ment portugais pour obéir aux volontés impé-
rieuses de l'Angleterre. Jusque-là la cour de Lis-
bonne , immédiatement sous le joug de la
Grande-Bretagne, ne pouvait qu'obéir et trem-
bler. Maintenant une voix tonnante donnait
aussi ses ordres, et cette voix voulait être en-
tendue, voulait être obéie. Le Portugal, jus-
que-là tranquille, parce que la France ne pou-
vant l'attaquer que par mer, et avec une flotte
qu'elle n'avait pas, le Portugal était sans crain-
tes vives du côté de la république. Mais l'Espa-
gne paraissait maintenant soumise à cet homme
qui montrait que les montagnes couvertes de
neige, les torrents débordés, les chemins non
frayés, les mers couvertes de flottes ennemies,
270 MÉMOIRES
rien ne lui était obstacle, rien ne lui était en-
trave , et une sorte de terreur instinctive disaitt
au Portugal :
« Cet homme fera ta ruine si tu ne lui obéis
pas. »
Etcet homme fiten effet sa ruine, carilne luia
pas o^e/.J'ai, je pense, assez fait connaître le ca-
ractère portugais pour que le jeu double du
cabinet de Lisbonne soit compris. M. d'Araujo,
dont ce n'était pas le sentiment,, et qui aurait
voulu qu'on agît avec droiture et qu'on fût ami
ou ennemi déclaré, fut contraint de faire comme
les autres, et c'est un vif reproche que lui fait
mon amitié'. L'Angleterre elle-même commen-
çait à craindre ; l'escadre de Rochefort , sous les
ordres du vice-amiral jUissiessi , partie du mouil-
lage de l'île d'Aix le 1 1 janvier i8o5, venait de
rentrer dans la Charente après une course de
six mois ^, ayant complètement réussi dans ses
■ M. d'Araujo devait se retirer du ministère, ou bien
faire déclarer bien plutôt la guerre. On verra dans le volume
suivant une lettre de lui, où ses sentiments ne sont pas
douteux.
^ Partie de l'île d'Aix le 11 janvier 1804. J'ai déjà parlé
du brave homme qui commandait les troupes de terre, le
général Joseph Lagrange.
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. l'J l
desseins, et sans avoir été rencontrée par l'en-
nemi. Elle avait été ravager les îles anfi-laises de
Mont-Serrat , de Saint-Christophe; elle avait fait
de riches et nombreuses prises , débloqué la
place de Santo-Domingo, cernée par les noirs
de la partie française ; et cette expédition était
comme une nouvelle preuve de ce pacte que
Napoléon semblait avoir fait avec le ciel pour
la gloire et le bonheur de la France. Cette
nouvelle, que nous reçûmes un soir au milieu
d'une fête donnée à l'ambassade, ne parut pas
faire le même plaisir à tous ceux qui étaient
chez moi. Je le fis remarquer à un homme que
j'estimais beaucoup ainsi que Junot, et dont
l'esprit, parfaitement juste , connaissait le Portu-
gal et l'Angleterre dans toutes les nuances qu'of-
fraient les deux nations, et qui m'était fort utile
pour mes propres observations. Cet homme était
un artiste distingué du théâtre de Lisbonne; il
vint à Paris terminer une vie qui était employée
à faire du bien et à prouver que dans sa profes-
sion on trouve des êtres bien estimables. C'é-
tait Naldi. Je l'avais pris pour maître de chant
aussitôt a[:rès que je l'eus entendu dans la Ca-
milla de Fioraventi^ et bientôt après nous pûmes
l'apprécier tout ce qu'il valait. Avant d'aller plus
loin , je vais rapporter un trait de lui qui ser-
O.'^l MKMOIRES
vira mieux que toutes mes paroles à le faire
connaître.
Naldi était sur toutes clioses parfaitement bon
et surtout charitable. Une assez forte portion de
son revenu et de son gain était employée à se-
courir ses malheureux compatriotes à qui leur
médiocrité ne faisait pas trouver à Lisbonne
cet eldorado que le talent de Naldi, de la Cata-
lani, de Crescentini, de Mombelli, leur assu-
rait positivement même avant de paraître sur
la scène. Les talents à moitié savants ne trou-
vaieFit que huées et malheur dans cette ville
vraiment connaisseuse en bonne musique. Naldi
alors devenait une providence pour les infortu-
nés qui avaient quitté quelques bonnes petites
villes d'Italie, où du moins ils avaient un abri.
Il payait leurs dettes, les renvoyait, et jamais
sans quelque tentative qui assurât leur sort à
venir. Mais il y en avait qui étaient tout-à-fait
malheureux et que Naldi ne pouvait toujours
alimenter. De ce nombre était un maître coquin,
mouchant les chandelles , ayant cinq enfants
aussi filous que lui , et une femme qui ne valait
pas mieux; toute cette race de vauriens connais-
sait le cœur de Naldi; et, quoique M. d'Araujo
lui eût dit souvent que c^ gens le trompaient,
il leur donnait. Malgré sa bonté, cependant, il
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTKS, 'in^
fut obligé de voir clair dans leur affaire, et les
aumônes cessèrent d'être aussi aboiidautes. Un
jour, pendant la répétition, Naldi se trouve un
peu souffrant, et quitte le théâtre avant l'heure.
Il rentre chez lui; sa femme était à la prome-
nade avec sa jolie petite Caroline, que j'ai fait
si souvent sauter sur mes genoux, et qui fait
aujourd'hui le bonheur d'un honnête homme
qui a su l'apprécier. ISaldi ne remarque pas que
ses portes sont ouvertes, il entre dans son ca-
binet, et trouve le moucheur de chandelles qui
emportait une montre anglaise de la valeur de
cent guinées, et à laquelle Naldi tenait particu-
lièrement. Le voleur, pris en flagrant délit,
tombe à genoux et ne peut que demander par-
don. Naldi, dans le premier mouvement de co-
lère , voulut le jeter par la fenêtre.
— Gomment, coquin, tu viens me voler ma
montre î
— Pardon, pardon! M. Naldi... mais je
meurs de faim. . . Si vous saviez dans quel état
nous sommes depuis deux jours!. . .
Naldi avait pris un bâton pour en donner une
volée au moucheur de chandelles; en l'entendant
parler de sa faim , le bâton fut jeté de côté.
— Comment, misérable, tu meurs de faim !...
VIII. i8
^^4 MlÎMOIRfiS
ce n'est pas une raison pour venir me voler.
— Sans doute, sans cloute. Je suis un mal-
heureux !. . . Mais si vous saviez, M. Nalcli!. . .
ma pauvre femme!. . . elle nourrit notre pauvre
petit dernier. . . et quand j'ai vu que nous n'a-
vions plus de pain. . .
Tu n'avais plus de pain! comment, tu n'a-
vais plus de pain!. . . Est-ce qu'un Italien doit
mourir de faim dans une ville étrangère lorsqu'il
y a de ses compatriotes qui sont plus riches que
lui?... Tu n'as donc pas été chez Catalani
(elle était aussi fort aumonière , mais bien moins
que Naldi)?chez Matucci?.-. chez Mombelli?.-..
Mourir de faim!. . .
Et le digne homme étouffait, les larmes le
suffoquaient. L'autre , qui d'abord était resté tout
pantois, voyant la route que prenait l'affaire,
se mit à pérorer en conséquence , et peu s'en
fallut que les enfants, la femme et lui n'eussent
pas mangé depuis huit jours.
— Enfin, dit Naldi , que voulais-tu faire ?
— Ehmon Dieu, M. Naldi, je voulaisme jeter
à l'eau... et puis, en passant devant votre mai-
son, je me suis rappelé toutes vos bontés... je
suis monté... il n'y avait personne, je suis tou-
jours entré... j'ai vu la montre... et le diable
m'a tenté.
DE lA DUCHESSE d'aBRANTÈS. •>.'j(Î
— Coquin... se jeter à l'eau!... joindre l'im-
piété à tous ses malheurs... Mais tu aurais été
damné comme un chien... Te jeter à l'eau !...
Remarquez que pendant tout ce colloque, le
voleur était à genoux devant Naldi comme de-
vant son juge, tenant toujours la montre à sa
main... Naldi s'approcha de lui , prit la pièce de
conviction, et la regardant avec complaisance...
— Et me prendre celle-là encore!... Ladrone!...
Qu'en aurais-tu fait, voyons!... l'aurais-tu ven-
due p£^r hasard ?...
Le madré compère sentit au ton que mettait
Naldi à cette question qu'il ne devait pas dire
la vérité.
— Non, non, M. Naldi!... non... je n'aurais ja-
mais vendu une si belle chose... j'aurais emprunté
quelques cruzades^ dessus... Car voyez-vous, nous
devons aussi notre loyer, et le propriétaire
nous mettra sur le pavé, où nous n'aurons que
de la paille comme les chiens qui courent la nuit
dans les rues, et je voulais...
' La cruzade vaut trois francs. On parle beaucoup du
système monctaire du Portugal; je ne connais rien de plus
ennuyeux. Cette monnaie fictive, telle que le rèes, embrouil-
le les comptes au lieu de les simplifier. Il y a deux sortes
de cruzades, la cruzade neuve, et la cruzade vieille.
18.
ÇtnQ MLiMOIRKS
— Mais, pourquoi ne pas venir parler de cela à
tes compatriotes? dit Naldi , tout ému à la seule
image de cette mère nourrissant son enfant, et
couchant avec quatre autres sur la paille à l'in-
jure de l'air... Combien aurais-tu demandé sur
la montre?...
— Cent cruzades, M. Naldi, répondit l'autre,
en levant sur l'excellent homme un œil de faucon
pour juger s'il avait porté juste.
— Pardieu! on te les aurait bien données...
la montre en vaut six cents... Cent cruzydes!...
Combien dois-tu à ton propriétaire?
— Soixante cruzades, M. Naldi... I.e reste aurait
servi à habiller mes deux aînés qui sont tout
nus... Ma fille n'ose pas sortir... et moi... tenez...
voyez !...
Et le coquin montrait une vieille redingote
toute percée, mais dont les trous avaient l'Ié
faits en escaladant quelque muraille.
Pendant qu'il retournait ses bras pour mon-
trer ses haillons, Naldi se promenait en ré-
fléchissant : le résidtat de son colloque avec
lui-même fut cette conclusion:
— Ecoute-nioi... tu voulais aller mettre ma
montre en g^gf^--- et l'y mettre pour cent cruza-
des... Je vais te les donner... Comme la somme
est forte, je ferai une quête parmi mes camarades,
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 277
et je n'y serai que pour la première mise. Mais
c'est à une condition positivetnent de rigueur...
tu vas me jurer au nom dé Dieu que tu ne vo-
leras jamais.
— Ah! M. Naldi, il faudrait que je fusse un
grand misérable !...
Ce n'était pas cela qui l'aurait arrêté dans sa
course de Bicétre.
— Non , non, jamais je ne volerai.
— Eh bien, voilà les cent cruzades... Kends-
moima montre, à présent... C'est bien... et puis
va -t'en, parce que si ma femme savait que j ai
fait une pareille affaire, elle me gronderait.
Ce n'est pas que madame Naldi ne fût aussi
bonne que son mari : elle était la meilleure des
femmes; ce qu'elle est au reste toujours : elle
vit à Paris, où elle est près de sa fille ^
A'oilà quel était Naldi. Maintenant, je dois
ajouter que- cet homme, si remarquablement
bon, était un savant distingué dans tout ce qui
avait non - seulement rapport aux arts, mais
I C'est la (iile de ce IS'aldi dont je viens de tracer le por-
trait, qui a épousé M. le comte de Spaar. Elle doit être glo-
rieuse d'uii tel ])ère, et Nakli eût été bien heureux en voyant
la charmante enfant qu'il adorait faire le bonheur d'un
galant homme , comme il doit faire le sien.
S^B MÉMOIRES
aux sciences abstraites et mécaniques. C'est son
amour pour ces dernières choses qui lui a coûté
la vie. On sait que c'est en essayant un auto-
clave., que la machine encore nouvelle, et ne lui
étant pas bien connue , éclata et lui brisa le
crâne.
Il avait un talent distingué. Quelles char-
mantes heures il m'a fait passer en écoutant la
Camilla de Fioraventi, chantée par lui et par la
Guaforinil II jouait dans la perfection le rôle
du duc, et le beau duo de Barbara Gelosia était
admirablement chanté par ces deux voix bizar-
rement assemblées, puisque la Guaforini avait
elle-même une basse-taille plutôt qu'un contral-
to ; et puis ensuite, Il Fanatico per la musica^
dans lequel il excellait. Cette pièce, qui fut faite
pendant mon séjour à Lisbonne pour la Guafo-
rini et Naldi, a été tout-à-fait gâtée à Paris, lors-
que madame Catalani a voulu l'arranger pour
sa voix. Le joli duo de la leçon de chant n'est
plus le même.
L'opéra de Lisbonne étak à cette époque le
plus fameux de l'Europe. La Catalani, alors dans
son beau temps, était prima dona. Le soprano
était Matiicchi, venant après Crescentini, qiw ne
recommença paslaïuiée théâtrale, et partit pour
Madrid après notre arrivée à Lisbonne. Le père
DE LA DUCHESSE D ABRANTÈS, S'y g
noble était Monbelli , excellent acteur et bon
ténore; puis, Olivieri, bonne basse-taille. Voilà
pour l'opéra séria. La Guaforini, Naldi, un bon
téiiore dont j'ai oublié le nom, voilà pour l'o-
péra buffa. Mettez ensuite dans cette liste les
noms de Fioraventi, compositeur de l'opéra
buffa, et Marco Portogallo, compositeur pour
l'opéra séria, en y ajoutant Caravita pour le li-
bretto , et vous aurez l'idée de ce qu'était le
théâtre de Lisbonne en i8o5 et 1806.
Quant au théâtre portugais qu'on appelle
Teatro do Salilre , il était affreux. La salle est
sombre et sale. Les acteurs détestables. Je fus
voir un jour Gabrielle de Vorgy, traduite en
portugais ; je commençais à comprendre un
peu la langue, mais j'aurais autant compris du
chinois que les aon des acteurs : ils avaient l'air
de braire. Quant aux costumes , ils étaient à la
grâce de Dieu, qui ordinairement ne s'en mêle
pas. Lorsque Fayel arrive blessé dans la prison
de Gabrielle, l'acteur voulant avoir un air en-
sanglanté, à défaut d'un autre, s'était fait une
immense tache rouge sur un linge blanc...: c'é-
tait hideux à voir. Tout à coup je m'aperçois
que la blessure s'enlève... Eh mon Dieu, dis-je
à Junot , regarde donc, il me semble que la
blessure de Fayel est à son menton...
a8o MÉMOIRES
C'était vrai. Il était venu dans l'idée du Ros-
dus lusitanien de coudre une grande loque de
oaze rouge après une autre loque blanche qui
singeait l'appareil. Tout cela avait été mal atta-
ché, et le crêpe rouge voltigeait au gré du vent
de la coulisse, ce qui était fort pathétique. On
peut juger du reste par ce que je dis là. Les Por-
tugais eux-mêmes n'allaient pas à leur théâtre
national. Ils n'ont pas d'auteurs dramatiques. Les
acteurs ne se forment pas, parce qu'il n'y a pas
de public, et il n'y a pas de public , parce qu'il
n'y a pas de bons acteurs. Ce cercle vicieux
existe pour beaucoup de choses , surtout en
Portugal.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 28 I
CHAPITRE XV.
Situation géographique et statistique de Lisbonne. — Com-
bats de taureaux. — Le fameux Pépé. — La salle de spec-
tacle du marquis de Pombal. — Résidence de Belem. —
Les jardins de Qidnta cla Raynha. — Le bouquet du jar-
dinier d'Abi-antès. — Je suis asphyxiée. — Départ de Ju-
not pour la campagne d'Austerlitz. — La flottille anglaise.
— Le feu éclate dans l'appartement de M. de Rayneval.
— Cause bizarre deftncendie.
Lisbonne est située sous le SS*" degré l\i mi-
nutes 58 secondes et 5 dixièmes de latitude du
nord, et sous le 1 1*^ degré 29 minutes i5 secondes
de longitude, à l'ouest de Paris. — Je dorme ce
détail, parce que la chose avait été souvent dis-
cutée. Cette observation venait d'être faite par
l'académie des sciences de Lisbonne ^ Sa lati-
^ Mernorii : da Academia de Lisboa. (Lisboa — 1797-)
Tome I — page 3o5. Cet ouvrage, inconnu pour tous ceux
qui n'ont pas habité le 'Portugal, est remarquable par la
'JlSa MÉMOIRES
tude est celle de Messine, et non pas celle de
Naples, comme on Ta souvent répété. Je ferai
remarquer aussi, ce qui est essentiel, que le
point de détermination esf pris, pour la longitude
et la latitude, de la place du Commerce, au centre
de la ville même.
La population de I>isbonne est difficile à dé-
terminer, parce que le nombie des maisons est
le seul indice d'après lequel on peut calculer la
quantité criiabilants. Le nombre des commu-
niants (pessoas de communhao) est lui-même fort
incertain , parce qu'il y a j)lus de fraude dans les
listes de confession que dans aucun des pays
catboliques de l'Europe. J'ai entre les mains le
dénombrement qui fut fait en 1790, et celui qui
eut lieu lors de la possession IR'anraise. Le pre-
mier donne, pour les quarante j)aroisses de Lis-
bonne, non compris Belem et Campo-Grande,
38,122 feux (fogos); le dernier porte la popu-
lation de Lisbonne à 36o,ooo âmes, et je le crois
plus juste qucle premier, et je suis sûre qu'en y
comprenant Campo-Grande, Belemet Junquiera,
quiau faitsontde la juridiction de Lisbonne % on
peut avancer que Lisbonne a 45o,ooo âmes de
foule de notions justfjs qu'il donne à ceux qui veulent connaî-
tre. Combien de naturels du pays ignorent jusqu'à son nom!
' Tcrrno.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 283
population. Je ne comprends pas ici la garnison
ni la rivière.
La ville est ouverte de tous cotés et totalement,
impossible à défendre. Sa longueur, en i8o5,
était de plus de deux lieues portugaises', tandis
que sa largeur, ainsi que je l'ai fait observer,
n'a pas quelquefois cinquante toises. La seule
fortification qui existait alors, était un méchant
petit château de cartes, au milieu de la ville;
mais en revanche, les bords du fleuve, l'entrée
de la barre, étaient hérissés de recloutes et de
batteries; et c'est avec raison, puisque jusqu'à
cette époque tout le péril ne menaçait que du
côté de la mer. Les frontières qui regardent
l'Espagne, comme Elvas, Alcantara, Ciudad-Ro-
drigo, présentaient assez de défense pour l'atta-
que, il fallait être nous, pour aller à Lisbonne
par Abrantès. De ce côlé le pays est découvert;
aussi lorsque l'armée française entra en Portugal
pour la première fois , elle avança sans trouver
aucune résistance matérielle jusque sous les murs
de Lisbonne.
Lisbonne renferme , dit-on , sept collines. Cette
• La lieue portugaise est plus longue que la lieue espa-
gnole, qui est déjà de 3,ooo toises. Je crois que la lieue
portugaise est presque le double de notre lieue de poste.
284 MIÉMOIRES
prétention de ressembler à Tancienne Rome est
illusoire. Il n'existe vraiment que trois collines.
La première, qui est même à bien dire la seule,
commence au pont d'Alcantara , au couchant,
et continue jusqu'à la rua San Bento. C'est
ce qui forme la partie de Lisbonne appelée
Buenos- yijres^. Cette colline est couverte de
maisons du côté de l'est. On peut en avoir ici une
idée assez juste, en regardant, de la rivière, la
partie d'Auteuil la plus élevée. Il y a dans Buenos-
Ayres de tels escarpements que, dans le temps
de ces grandes pluies que je n'ai vues qu'à Lis-
bonne, les petites chaises à deux mules ne peu-
vent affronter le torrent qui s'écoule par ces rues
étroites et presque perpendiculaires; il y a des
exemples d'hommes et de chevaux entraînés
par la violence des eaux de la pluie, jusque
dans le Tage, qui coule immédiatement au pied
de la colline. Ces torrents ont au moins l'avan-
tage d'entraîner les immondices, qui , sans eux
et sans la salubrité de l'air , donneraient inévi-
tablement la peste, car jamais rien n'est enlevé;
et lorsque l'àm^, la vache, la chèvre du paysan
viennent à mourir au milieu des rues de Lis-
bonne, le paysan laisse sa béte sur le pavé et
' En Portugais bons-arcs. Je ne sais pourquoi le nom est
espagnol.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTKS. ^85
s'en va; la béte reste là, étendue, et trente-six
heures après, la vivacité de l'air l'a desséchée et
neutralisé les miasmes malfaisants. C'estàEstrella
et à Buenos-Ayres qu'on voit le plus de ces pe-
tites maisons dans le genre anglais et hollandais
surtout. Les commerçants des deux nations pré-
fèrent ce séjour, non-seulement à cause de la
bonté de l'air, mais parce que, à l'époque du
tremblement de terre, cette partie de la ville
souffrit moins que le reste. Lorsque, pour la
première fois, je vis cette colline, elle me fit l'effet
d'une ville d'Orient. Ces maisons, irrégulière-
ment placées, ces rues mal ou point pavées,
ces champs de blé, ces jardins, ces siliquastres^
surtout, ces cyprès, que les Turcs placent dans
leurs jardins comme dans leurs cimetières, et
qu'on voit s'élancer en flèches verdâtres autour
des maisons, !e pin parasol, toiile celte réunion
remarquable, jusqu'aux palmiers, aux aloès en
fleurs, me faisaient une illusion qui avait assez de
' Cercis siliquastrum. Ce fut dans le cimetière des protes-
tants , parmi plusiLurs touffes de belles fleurs cultivées au-
tour de la tombe d'une miss Anna Wilson*, que je trouvai la
plus naagnifique mangolie que j'aie rencontrée dans aucune
serre.
* Jeune Améiicainc, poêle, pelr.lre et musicienne. Elle mourut à 19 ans de la poi-
trine et pleurant la Virginie où elle était née. Sa mère était une sauvage.
a86 MÉMOIRKS
charme. J'allais souvent me promener dans cette
partie presque sauvage d'une ville si peuplée,
j'allais y chercher un heu que j'affectionnais,
c'était le cimetière des protestants. Ce cimetière
contient plusieurs monuments assez remarqua-
bles , entre autres celui de Fielding^ qui mou-
rut à Lisbonne. Ce champ mortuaire est tenu
avec un soin extrême.
La seconde colline n'est, à bien dire, que la
suite de la première. C'est au pied de cette se-
conde colline que le tremhlement de terre a
causé les plus grands ravages, et on y voit encore
leurs déhris autour de jolies maisons nouvelle-
ment bâties. C'est sur cette pente, du coté de
l'est, qu'est construite la salle de fOpéra, le théâ-
tre San Carlos ^ c'était là que je demeurais. Sur
la place de Rocio^ , on voit le bâtiment de l'in-
quisition , sombre et lugubre demeure qui n'a
pas besoin de son nom pour donne'r de l'effroi.
La place de Rocio servait jadis pour les auto-
da-fé; car les traditions de Torquemada avaient
pénétré en Portugal, malgré les intentions pater-
nelles et la volonté du roi Jean. — Derrière la
place de Rocio est le jardin public, lieu triste
' Et non pas du Rosclo ou Recco, comme je l'ai vu dans
les mauvais indicateurs de Lisbonne.
DR L\ DUCHESSE d'a.RRANTÈS. iS'J
et solitaire, car jamais les Portugais ne se pro-
mènent. Les Espagnols ont au moins une ala-
meida dans la plus petite de leurs villes, comme
point de réunion, comme besoin social. Les Por-
tugais l'évitent, au contraire, ce point de réu-
nion, et jamais ils ne sortent. Les femmes pas-
sent leur journée à leur fenêtre. Derrière le jar-
din public on traverse une petite rue étroite et
fangeuse, et l'on trouve le théâtre du combat
des taureaux. On sait qu'à Lisbonne les taureaux
étaient bouletés lorsqu'ils combattaient; on vou-
lait éviter des malheurs, et cela ne faisait rien.
En 1779, le fils du comte dos Arcos fut tué par
ini taureau , tandis qu'il parlait au roi qui était
dans sa loge, et en i8o5, j'ai vu également
tuer un homme par le taureau, à un combat
qui se donnait à Almada; l'animal lui donna un
coup de son museau, si je puis dire ce mot;
l'homme eut la poitrine brisée, et rendit l'âme
avec des flots de sang. Il est à remarquer que
le taureau ne se servit de ses cornes qu'une seule
fois. Aussitôt qu'il s'aperçut que sou arme natu-
relle lui était ôtée, parce que la boule d'ivoire
qui termine les deux cornes l'empêchait d'enle-
ver un corps un peu lourd , il réunit sa force
sur un autre point, et se défendit comme je
viens de le dire. L'homme expira sur-le-champ.
S). 8 8 MÉMOIRES
Je ferai plus loin la description d'un com-
bat de taureaux que Junot me donna pour le
jour de ma léte, à Ledesma, en j8io. Ce fut la
seconda Espada d'Espagne du vivant de Pépè
HUlo^ et la première depuis sa mort qui fut le
matador. On vint de tous les points de la pro-
vince pour jouir de ce spectacle vraiment cu-
rieux , et dont j'avais été privée lors de mon
premier voyage en Espagne, parce que le prince
de la Paix avait supprimé les combats de taureaux.
C'est peut-être une des causes de la haine du
peuple contre lui.
Toujours en avançant sur la penle de cette
colline on trouve les restes amoncelés du trem-
blement de terre de 1755. Les effets de ce fléau
furent très-étonnants. Dans la plaine tout s'é-
croula; sur la montagne, tout demeura intact.
On sait que le marquis de Pombal (o gran
marques ) était en guerre ouverte avec le clergé
et la noblesse, et cela devait être. Il avait fait
construire une très-belle salle de spectacle qui
s'écroula. Les prêtres crièrent que la main de
Dieu avait frappé juste; Pombal leur demanda
pourquoi le quartier dans lequel demeuraient
toutes les femmes publiques avait été respecté. —
Cela était vrai.
La place du Gom nierce est l'ouvrage de Pombal.
DE LA DUCHESSE d'aBUANTÈS. 289
Les quais qui la bordent, les bâtiments qui l'en-
tourent, toutgst magnifique et au-dessus de tout
ce que Londres et Paris peuvent offrir en ce
genre. Tout est fait par Pombal. Le ministre
qui produisit de telles merveilles méritait la re-
connaissance nationale. Savez-vous comment il
fut récompensé d'avoir voulu apprendre à lire
à la noblesse , d'avoir voulu détruire ce chancre,
dévorant les plus belles parties de cette floris-
sante Lusitanie, qui est devenue le stérile Por-
tugal, en la personne de cent mille moines men-
diants , quoique les plus riches du royaume?
Il ne fut pas brûlé, parce qu'il était mort, et
que de son vivant tout cela se contentait de lancer
son venin contre lui sans oser l'approcher; mais
lorsqu'il fut couché dans sa bière, ils s'en furent
à la statue équestre, coulée en bronze, du roi
don José , et sur le piédestal de laquelle le mar-
quis avait souffert que son maître reconnais-
sant fît mettre son buste , puis ils l'otèrent en
lui disant des injures, lui crachant au visage....
Oh ! je vous montrerai les suites de ce commen-
cement !.... Jamais rien en face de celui qu'ils
n'aiment pas, mais qu'ils craignent; en revanche,
des saturnales d'injures et de cruautés, si leur
ennemi est abattu et surtout sans défense. C'est
YIII. J^
9.()0 TWÉAIOIRES
là une véritable grandeur de caractère, n'est-il
pas vrai?
Celte place du Commerce * est la plus belle
chose de Lisbonne avec les rues qui l'avoisinent.
Ce sont les trois rues bâties depuis le tremblement
de terre. Ces rues ont le défaut d'être trop étroites.
Celle du milieu s'appelle la rue Auguste. C'est
là que demeurent les joailliers, les ouvriers en
or et en argent. Les deux autres s'appellent,
l'une des Orfèvres en or, l'autre des Orfèvres en
argent; mais il y a des ouvriers pour tous les
métaux; et comme leur atelier est au rez-de-
chaussée, c'est un sabbat digne de l'enfer. Les
étages sont trop bas et les fenêtres trop étroites;
mais, en résumé, malgré ces défauts , ce sont
trois belles rues. Elles ont des trottoirs, chose
qui, en i8o5, me parut une merveille dans Lis-
bonne.
Le roi n'a pas de palais à Lisbonne. Autre-
fois il faisait sa résidence à Belem ; mais de-
puis que le château a été brûlé, la famille royale
' L'artiste qui fit la statue Je <h,n JosJ- s'appelle Joachlm
Mac.h::do de Castro; le fondeur al Bartolomeo de Costa. La
statue et le cheval, tout est mauvais. La place du Commerce
( praça do Commercio) est Ionique de Gio pieds, et large de
'55o. On l'appelait jadis terrasse du château royal ( terrcii'O
do paco ).
DE LA. DUCUKSSE DABRANTKS. 2QI
demeure àQuélus, d'où elle ne sort que pour aller
à Maffra , couvent royal , mauvaise copie de
l'Escurial. On rebâtissait un nouveau château à
Belem lorsque j'étais à Lisbonne, et je disais
un jour que le prince aurait unebelle résidence;
mais la personne qui me montrait les travaux
commencés diminua mon admiration en me di-
sant que les fondations que je voyais étaient
dans ce même état depuis douze ans , et qu'elles
y resteraient encore un siècle sans s'élever d'un
pouce. Je crois qu'elle a eu raison. Et les ou-
vriers mouraient de faim ! . . . . et le prince du
Brésil avait dans son trésor des caisses entières
de diamants bruts!. . . .
Belem est un faubourg de Lisbonne; mais je
le regarde comme faisant partie de la ville,
ainsi que Junqueira, Ajuda et Alcantara. Il en est
de ces trois faubourgs comme de Chaillot et du
faubourg Saint-Antoine. Cela était ainsi en i8o5,
et depuis il en aura été de Lisbonne coinme
de toutes les capitales , qui s'agrandissent aux
dépens des provinces. Le cordoli d'enceiilte se
resserre chaque jour, et le point central appelle
toùtàlui.llyaàBelem un couvent d'iiyéronimites
fondé par don Manuel , dont rarchitecture est
tellement bizarre que je ne crois pas avoir vu
ja^mais pareille ordonnance. Tous les piliers de
19-
ii92 MÉMOIRES
l'église et du cloître sont d'une forme différente.
On se croit d'abord dans nne église vue en
songe : c'est l'effet qu'elle a produit sur moi la
première fois que j'y entrai. Près de là est une
église gothique fort belle. C'est à Belem que les
rois de Portugal avaient leur sépulture; c'est à
Belem que l'amirante de Castille fut enterré ^
Près de ISossa senhora de Âjuda est le jardin
botanique , et un cabinet d'histoire naturelle qui
' Il mourut à Estremoz du saisissement que lui causa la
manière froide dont le reçut l'archiduc, le payant ainsi des
sacrifices immenses qu'il avait faits pour sa cause. Le
P. Cicnfuegos fut son exécuteur testamentaire; et malgré la
manière dont il avait agi avec lui, don Juan fit l'archiduc
son héritier. Lorsqu'il eut trahi sa patrie et qu'il passa en
Portugal, on lui fit son procès à Madrid, et il fut condamné
à mort. Trois grands événements marquèi-ent l'année i7o5,
écrit Louville au marquis de Torcy* : la prise des galions, la
descente des Anglais, et la fuite de r Amirauté.
« Sire, écrit à Louis XIV" la reine Gabrielle de Savoie,
je me jette dans les bras de votre Majesté, pour lui deman-
der assistance dans le malheur qui nous arrive : l'amirante
de Castille a pris la fuite cette nuit.»
( Mémoires de Noailles. )
L'amirante de Castille était alors l'homme le plus impor-
tant de l'Espagne.
«Faites-lui couper le cou , là où il est n'importe «, écri-
vait Louville,
* Mémoires do Louville, loin, l'', feliic tle Louville au m!r<juis de Torcy,
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 293
fut bien souvent le but de mes promenades. Tout
à côté est un jardin royal appelé Quinta da Ray-
nha,o\x se trouvent les oiseaux les plus beaux et
les plus rares, et quelques grosses bétes, quelques
vieux serpents bien vilains, bien gros et gras, qui
dorment là du sommeil de la paresse. Derrière
Belem est le parc du prince. Ce n'est qu'une im-
mense étendue de terrain planté d'oliviers, de
quelques chênes verts et surtout de genêt % qui
empêchent de s'y promener avec le moindre agré-
ment. C'est là que le prince allait autrefois chas-
ser. Il y a également dans cette partie une autre
quinta appartenant à l'une des princesses , je
crois, l'infante dona Maria, qui est assez agréa-
ble. Il y a de beaux lauriers , des orangers et des
myrtes. Cela , avec de l'eau, compose les quin-
tas portugaises : ne leur en demandez pas plus.
Il existe aux environs de Lisbonne un seul
jardin qui mérite qu'on en parle : encore à Paris
on n'y ferait attention que pour le jeter à bas.
Mais c'est une vraie beauté au milieu de ces in-
cultes ten-ains enclos de grandes et grosses pita
(aloès), qu'on appelle des jardins. C'est une pro-
priété qui appartient au marquis d'Abrantès, à
* C'est la même espèce que nous avions trouvée dans
les montagnes de la Biscaye, surtout le sphoerocarpa.
2()4 MÉ3fOIRliS
Demfîca^ bourgade tenant pour ainsi dire à Lis-
bonne. Tout ce que nous avons grande peine à
cultiver dans des orangeries était là en pleine
terre et presque sans culture. Je ne parle pas de
lauriers de la hauteur de vingt-cinq pieds, d'o-
rangers, de citronniers, mais de palmiers, de
bananiers, auxquels pendaient des régiments de
dattes et de belles figues bananes^ £t puis le
pisang , la mangolie , les géraniums les plus
rares chez nous, croissent là au pied de ces ar-
bres déjà si beaux, et viennent presque seuls,
ainsi que les magnolias et les daturas. Un jour je
fus me promener à Bemfica, et je me laissai aller
au charme de respirer un air embaumé sous une
allée entière de siq:)erbes magnolia glauca ^ alors
en pleine fleur. Le jardinier du marquis d'A-
brantès , qui était fort soigneux pour moi, me
fit un énorme boucpiet de toutes ces admi-
rables fleurs , dans lequel il plaça quatre ou cinq
roses de magnolia et luie branche de fleur de
citronnier, dont les fleurs violettes sont encore
plus charmantes à l'œil que celles de l'oranger.
Je partis de Bemfica avec mon trésor, et mon
retour fut une heure de délices. C'était pendant
une de ces soirées admirables du mois de juin;
la lune était dans son plein, et sa lumière est en-
core plus vaporeusement argentée que dans no-
I)E LA. DUCHESSE d' AERANTES. 295
tre grise et froide France. J'éjDrouvai une eni-
vrante sensation; c'était si parfaitement doux,
que je ne sais comment on n'y recourt pas pour
le suicide.
J'arrivai à Lisbonne, toujours dans ce même
état; je ne quittais pas mon bouquet : il y avait
entre lui et moi, comme on va le voir, un rap-
port magique. .
Junol me trouva l'air un peu endormie; je
sentais moi-même le besoin du repos; je ne
m'en étonnai pas, ayant beaucoup marché. Je fus
me coucher, mais en ayant ie soin de faire
mettre le beau bouquet dans un vase de por-
celaine , et placé sur une commode en face de
moi, afin qjie je pusse jouir à la fois de sa vue
et de son parfum. J'ai toujours aimé les fleurs
avec passion, et j'étais en ce moment servie à
souhait dans mes goûts.
Lorsque je fus couchée, ce sommeil cjui m'ac-
cablait parut un moment s'éloigner, mon sang
circula avec une extrême violence, mon pouls
battait comme dans la lièvre ; j'ouvrais les yeux
plus qu'il ne me le fallait faire pour voir mon
bouquet. Je l'aimais ce bouquet , j'aurais voulu
l'avoir près de moi... je le regardais comme on
regarde un objet aimé; son parfum surtout était
pour moi une sorte de philtre... Enfin, je me
2g6 MÉMOIRES
relevai; je pris le bouquet et le vase, et les posai
sur ma table de nuit, auprès de ma lampe, qui
me faisait voir les nuances vives et suaves de ces
belles fleurs dont la croissance est si vigoureuse
dans ces régions brûlantes aimées du soleil...
Je les regardais, et une foule de pensées vaga-
bondes, mais douces et joyeuses, passaient de-
vant mes yeux, entre moi et les fleurs, comme
un songe évoqué par la sœur des planètes dans
le ravissant conte du Maugraby. Souvent , mes
paupières pesantes se fermaient; puis, je tres-
saillais en me réveillant de mon demi-sommeil;
j'étendais les bras en souriant à mes fleurs,
puis je me rendormais. Cette sorte de lutte, qui
n'avait en elle-même que du charme dans sa
vague rêverie , dura une ou deux heures. Enfin ,
je m'endormis tout-à-fait, et je me rappelle que
ce fut sur luie pensée riante.
J'avais pour habitude, à cette époque, de me
lever de fort bonne heure. Ma femme de cham-
bre vint à ma porte à neuf heures; mais, n'en-
tendant aucun bruit, elle n'osa pas entrer. Junot
vint également avec ma Joséphine , qui , de sa
douce voix, disait tout bas :
« Maman, c'est le petit trésor! maman, c'est
papa!...»
Comme je m'étais couchée très-fatiguée, Junot
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 29-7
fléfendit que l'on entrât chez moi. Cependant,
à onze heures, voyant que je n'appelais pas,
il entra lui-même dans ma chambre, et alla
ouvrir les volets, tandis que Joséphine grimpait
sur mon lit pour m'embrasser. Mais à peine le
jour eut-il éclairé la chambre, que la pauvre
enfant en m'apercevant poussa un cri terrible
qui attira aussitôt mes femmes autour de mon
lit. Quant à Junot , il avait déjà vu la cause du
mal, et avait été à l'instant ouvrir les deux fe-
nêtres. J'étais asphyxiée.
Mais je l'étais si complètement, que d'abord
on me crut morte. Du reste, aucune crispation
dans les traits; aucune chose qui annonçât de
la douleur. J'étais seidement très-pâle, et mes
dents étaient tellement contractées, qu'en reve-
nant à moi je ne pouvais pas les desserrer. Mes
paupières étaient aussi fort gonflées; je n'enten-
dais rien, et je demeurais dans lui état d'insen-
sibilité complet.
Junot m'avait prise dans ses bras et transportée
près du balcon qui était tout ouvert. L'air me fit
faire un mouvement; mais ce ne fut que lorsque
M. Magnien m'eut frotté la tête et surtout le
front avec du vinaigre, et je crois de l'éther
ascétique et de l'alcali, que je pus ouvrir les
yeux. Je me réveillai comme si j'eusse dormi
agS MÉMOIRES
d'un long et lourd sommeil. Mes yeux ne pou-
vaient soutenir le jour, et plusieurs fois je
voulais de moi-même rentrer dans mon engour-
dissement; mais alors on me mettait sous le nez
un flacon d'alcali , et je me réveillais. Cette po-
sition, qui du reste n'avait rien de pénible, dura
deux heures. Je ne souffrais pas alors , ce ne fut
qu'après être parfaitement réveillée que je sen-
tis entre les deux yeux une douleur excessive-
ment violente, qui ne céda qu'à un exercice très-
actif. Junot me prit par le bras, et nous fûmes à
pied chez nos amies de l'Ajuda. Je souffris tout le
soir de cette étrange migraine, et puis, ayant
encore remis des compresses de vinaigre sur mon
front, cela se dissipa.
Il est évident que je pouvais mourir si Junot
n'était pas entré dans ma chambre. Ce fut du
moins ce que me dit le docteur Piquanzzo [ ou
Piccanzzo, je ne sais comment s'écrit son r.om j.
Il est vrai de dire aussi que tous les Portugais
avaient en horreur le peu de bonne odeur qui
était après moi.
« Voyez-vou..? disaient-ils, voyez-vous ce qui
vous arrivait , si l'ambassadeur ne fût pas entré
chez vous?.. .La mort !... et cela pour vos fleurs!...
J'ai rapporté cette histoire comme pouvant
donner quelques notions sur ce que produisent
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 299
les parfums aussi violents que le sont en effet dans
ce pays le magnolia, le datura surtout, dont il
y avait une superbe branche, ainsi que des
daphnés de toutes les espèces.
Puisque nous sommes en train de parler des
phénomènes , en voici un , tout petit par exem-
ple, mais assez singulier.
Nous étions alors au mois d'octobre, et le Si8
du mois. A cette époque, le soleil a partout
moins de chaleur, ce qui esta remarquer pour
ce que je vais dire.
Junot était parti pour la campagne d'Auster-
litz, et M. de Rayneval demeurait chargé d'affai-
res. J'étais moi-même au moment de revenir
en France; en attendant le jour de mon départ,
nous déjeunions tous ensemble, car je ne vou-
lais rien perdre des moments qui me restaient
à passer avec ce bon jeune homme.
Nous prenions le café, lorsqu'une forte odeur
de brûlé se fit sentir. D'où venait-elle?... Il n'y
avait pas de cheminée dans la maison, excepté
une petite que la duchesse de Montebello avait
fait faire dans le petit salon où je me tenais or-
dinairement; mais il n'y avait pas de feu.
— L'odeur vient d'en -bas, dis-je à M. de
Rayneval ; c'est de chez vous.
— Oh! par exemple, s'écria-t-il, voilà une bi-
3oO MÉMOIRES
zarre accusation... Je n'ai ni lumière, ni bra-
sero , ^ cheminée.
— Si ce n'est pas de chez vous, dis-je, c'est
toujours de l'étage inférieur, et il faut y *aller
voir.
Nous sortîmes tous de table assez inquiets,
car l'odeur devenait plus forte de moment en
moment. Lorsque nous entrâmes dans le corridor
où était la chambre de M. de Rayneval, nous
sentîmes surtout l'odeur du papier brûlé; nous
entrâmes chez M. Magnien, chez M. de Cherval,
chez M. Legoy, il n'y avait rien du tout; enfin
nous entendîmes M. de Rayneval, qui, tout le
premier, criait: Au feu! Sa table était tout en-
flammée. La cause de cet incendie est tellement
extraordinaire que, si M. de Rayneval et M. de
Cherval n'étaient pas tous deux vivants, je ne
la citerais pas pour n'être point accusée de vou-
loir dire des choses extraordinaires.
Il y avait sur la table où travaillait M. de Ray-
neval une carafe de cristal remplie d'eau. Cette
carafe , parfaitement nette, pleine d'une eau très-
limpide, avait produit l'effet d'une étincelle, c'est-
à-dire d'une lentille. Le fait est positif, parce que
je l'ai vu, que deux personnes dignes de foi l'ont
vu comme moi. La lentille a trouvé son centre,
son foyer lumineux dans la carafe, et le rayon a in-
DE L\ DECnESSK D^ABRANTÈS. .3oi
cendié les papiers sur lesquels il est tombé. Vous
(lire comment cela est possible, la cbose n'est pas
en mon pouvoir. Je ne sais pas davantage que
vous ce qui a produit l'effet bizarre que je viens
de rapporter. Je le dis tel qu'il est, c'est aux
savants qui liront cet article à trouver son ori-
gine.
âd» MÉMOIRES
CHAPITRE XV.
Montagnes de Cintra. — Erreur de lord Byron. — Childe-
Harold. — Torrc cli Bugio. — Fort San-Jaô Lisbonne
ville de guerre. — Ressemblance avec Autcuil. — Les
garnisons d'émigrés. — Le régiment de Mortcmart. —
Celui de Castries. — Mes promenades. — La reine folle.
Le soufflet. — Les tètes couronnées. — La roche d'éme-
raude. — Le cœur d'un preux La moustache en gage.
— Le couvent de Liège. — Bonne nouvelle. — Madame
Mère. — Le brevet. — L'amiral Villeneuve. — Combat
du Finistère — Défaite honteuse. — Compensation. —
Le capitaine Baudin. — La Topaze et la Blanche Vic-
toire et honneur.
Apjrès avoir parlé de Lisbonne, il faut parler
de Cintra; c'est mie dette que je dois payer.
Lord Byron disait avec raison que Cintra était
un paradis habité par des démons, et, à propos
de cela, il fait une faute historique, que son
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3o3
Childe-Harold consacre et que je dois rectifier.
Mais, avant de quitter Lisbonne, je veux dire
deux mots de son existence militaire.
J'ai déjà représenté Lisbonne , en venant du
côté de l'Espagne, comme retranchée derrière
le Tage , qui a deux lieues de largeur en cet en-
droit , et n'est guéable qu'à plus de vingt lieues
de là ; il faut descendre le fleuve pendant une
demi-lieue pour trouver l'embouchure. Pendant
ce trajet, on trouve des collines très-faciles à dé-
fendre, et qui ne dominent pas la ville. Sur l'une
d'elles est une tour qui correspond à la tour de
Be/em;e\\e est garnie de pièces d'artillerie, et
contient une garnison : on l'appelle Torre Felha.
Tout près de l'embouchure sont deux villages,
Trcifferia et A-Costa , dont les habitants sont
aussi sauvages que des naturels de la côte
d'Angola; leurs maisons sont e!î bois, et il est
peu sûr de parcourir ces deux villages sans être
accompagné. Au reste, ils sont regardés, à Lis-
bonne même , comme renfermant le rebut de la
nation. De la pointe sur laquelle est A-Costa,
s'avance un banc de sable jusqu'à une grande
tour fortiilée, laquelle, ainsi qu'un fort con-
struit en face d'elle , défend l'entrée du port.
Son véritable nom est Fort de San-Lourenço ,
mais on l'appelle vulgairement Torre di Bugio.
3o4 WIÎMOIRFS
La rive septentrionale s'étend ensuite beaucoup
plus loin dans la mer, et va former le fameux pro-
montoire de Caho di Rocca. Au-dessous de Be-
lem, en remontant vers la ville, un peu au-des-.
sous deBelem, on trouve une tour carrée, Torre.
di Belem ^ toute hérissée de canons, et qui dé-
fend véritablement l'entrée du port. Aussi nul
vaisseau ne peut passer devant ces bouches de
yèz/ sans être rigoureusement visité. Outre la dé-
fense de la tour de Belem, on avait construit,
peu de temps avant que j'arrivasse à Lis-
bonne, plusieurs batteries à coté de cette tour,
quelques-unes immédiatement sur le bord de
la rivière jusqu'au fort Saint-Julien (fort San-
Jaô). Il est bâti sur la pointe d'un rocher,
et sert également à défendre l'entrée du port;
défense dont la nature s'est chargée. L'accès
en est fort difficile; son chenal est très-étroit,
et l'entrée en est barrée par un banc de pierre,
qu'on appelle dans le pays os cachopos. A vingt
minutes de chemin, on trouve la petite ville
d^Oejras, et deux lieues plus bas, toujours en
descendant le fleuve, on rencontre Cascaès, ville
assez importante, avec un fort , et sous lequel les
vaisseaux peuvent ancrer. A côté est le fort San-
Antonio. Ensuite, de là assez loin, vers le
perd, la côte ne présente qu'une chaîne dç
DE LA DUCHESSE D AERAWTÈS. SoT)
rochers brisés, tandis que la rive méridionale
est entourée d'une immense quantité de bancs
de sable dont la carte est encore inconnue^. Si
l'on veut rassembler maintenant tout ce que j'ai
dit sur la position de Lisbonne, on verra com-
bien il est difficile, pour ne pas dire impossi-
ble, de la prendre en y arrivant par l'Espagne
ou par la mer. Il faudrait, pour qu'il y eût un
résultat dangereux pour la ville , que l'armée
attaquante débarquât à une grande distance, et
alors Lisbonne peut se couvrir par une armée
et par ses positions naturelles. C'est ainsi que
Junot se défendit en 1808. Mais une fois cette
barrière franchie, nulle défense n'est possible.
C'est comme si l'on voulait défendre Auteuil,
Chaillot, Passy, et toute cette longue suite de
maisons et de jardins. J'ai déjà observé, je crois,
que cette partie de Paris offre une grande res-
semblance avec Lisbonne. Par exemple, il existe
une sorte de manière de se faire respecter, c'est
que celui chargé de la défendre, dise à l'atta-
quant :
' Il n'existe aucune carte du Poi-tugal ayant le sens com-
mun. Celle do Lopez, qui est la meilleure, est horriblement
fautive; c'est au point d'omettre les rivières et d'en créer.
C'est une chose qui nous fut bien fatale dans la guerre d'Es-
pagne.
VIII. ao
3oC)
MKMOIRF.S
Accordez-moi ' les conditions que je vous
impose ^ ou je fais sauter la ville de Lisbonne;
ce n'est jDas pour qu'elles fussent déshonorées
par une capitulation^ que l'empereur m'a confié
ses aigles.
Et c'est qu'il l'aurait fait! entendez-vous bien?
Il l'aurait fait comme il le disait! Il va sans dire
qu'il aurait sauté le premier, mais l'armée an-
glaise aussi. C'est encore plus beau que Moscou,
car Rostopchin s'en est allé.
Il existait une chose assez particulière en
1798 et 97 en Portugal, et qui jette une cer-
taine lumière sur les événements politiques de
cette époque importante : c'est que les garni-
sons des forts San-Jaô , San-Antonio, Cascaès et
Oeyras'^, étaient composées de troupes anglai-
' On sait que ce fut la réponse de Junot à sir Arthur
Welesley, depuis duc de Wellington, lorsqu'à près la balaiik' de
Vimiero il se trouva avec 12,000 hommes devant 35, 000
Anglais, autant de Portugais et toute une population infer-
nale et révoltée qui ne respirait que le massacre et le pillage
surtout des Français.
' Oeyras et Carcaveio. Ce..; entre ces deux endroits qu'on
récolte le vin quia tant de icnom!;:cedan5 l'étranger. Onl'ap-
pelle en Angleterre Lishonwine^ en Allemagne vin portugais,
et en France coniine dans le pays même , vin de Carcaveio.
Il appartient au fils du grand Pombal. '
DE LA DUCHESSE D AERANTES, ÔO'J
ses et d'émigrés à la solde de l'Angleterre ^ Le
régiment de Dilion éVd'it k Ccucaès ; nn régiment
anglaisa Oefras; à Belem, Royal- Emigré ; et à
Lisbonne les régiments de Caslnes et de Morte-
mart. On tronve, dans ce fait, l'explication de
l'impossibilité où se vit le Portugal de conclure
une paix avantageuse avec la France, malgré le
désir qu'il en avait alors. Car Lisbonne et son
port étaient aux mains des Anglais, ou de leurs
pensionnaires , qui, en leur qualité de transfuges,
étaient plus à redouter pour nous que les An-
glais eux-mêmes.
C'est après avoir quitté Belem et ses fortifica-
tions, et avoir franchi deux lieues d'un pays
fertile et cultivé, qu'on trouve dans une vallée
solitaire la résidence de la famille roj^ale. C'était
là que vivait dans sa folie, quelquefois furieuse,
la reine dona Maria ^ ayant peur de l'enfer,
criant qu'elle voyait le diable toutes les fois
que son confesseur, qui était le grand-inquisi-
teur, entrait dans sa chambre; ou bien encore,
lorsqu'elle apercevait sa belle-fille: et pour cela
' Le Portugal n'avait à cette époque qu'un régiriient d'é-
raigrésà sa solde. C'était un régiment d'artillerie dont le co-
lonel s'appelait Roquelet. Depuis, il y eut la légion de police
commandée par le comte de Noviou, émigré français et
l'un des meilleurs amis de mon père.
20.
3o8 MÉMOIRES
il y avait de quoi se tromper. Cette reine folle
était la mère des deux princes du Brésil qui ont
été donnés au Portugal pour la dernière fois.
L'un, qui mourut de la petite vérole, était un
homme d'une rare capacité ; il mourut avant de
porter la couronne. C'est toujours comme cela,
les bons meurent, les mauvais restent toute une
vie d'homme, et encore par-delà. Celui qui de-
meura en Portugal régna depuis aussi glorieuse-
ment au Brésil qu'à Lisbonne, et Dieu sait
comme c'était glorieusement!... (^ette brave reine
folle était donc l'aïeule et la bisaïeule de l'em-
pereur don Pedro et de la reine dona Maria.
Elle sortait de sa cage royale pour entrer dans une
autre qui était une de ces petites voitures portu-
gaises, mais hermétiquement fermée, et que l'on
n'ouvrait que dans la campagne et loin de tous les
regards. Un jour, dans l'une de mes courses aven-
tureuses de Cintra, je me trouvai au milieu d'une
petite vallée solitaire où j'aimais à herboriser; j'a-
perçus, avec deux autres femmes, une personne
dont la figure paraissait bizarre et le regard incer-
tain ; il faisait du vent, et ses cheveux, d'un blanc
d'argent, couvraient tantôt son visage, tantôt ses
épaules, et paraissaient fort l'importuner. L'une
de ses femmes voulut les relever, et reçut un
soufflet dont j'entendis le bruit, quoique je fusse
à cent pas d'elle. Il y avait trois hommes à quel-
DE LA. DUCHESSE d'a^BRANTÈS. 3og
que distance pour donner de l'aide en cas de
besoin. Aussitôt qu'on m'aperçut, l'un de ces
hommes vint à moi , et me dit en portugais que
l'on me priait de me retirer. ]Mais il ne prononça
pas le nom de la reine; je ne le sus que par
M. d'Araujo. Probablement qu'on avait dit à sa
Majesté folle qui j'étais, car je la vis, en m'éloi-
gnant, qui me montrait ses deux poings fermés,
et qui me poursuivait d'un regard non-seulement
fou, mais démoniaque. Cette rencontre me fit
mal: cette vieille reine, cette souveraine maîtresse
d'un grand empire, là dans cette vallée solitaire,
livrée aux soins de quelques valets dont l'humeur
de soigner une vieille insensée devait ajouter à
sa souffrance ; cette tète couverte de cheveux
blancs qui semblaient , dans leur desenvoltura ,
venir de rejeter la couronne qu'ils ne pouvaient
porter; cette scène m'avait tellement frappée,
que j'ai eu long-temps la pensée d'en faire faire
un tableau.
Lorsque je parlai de cela à Junot, nous fîmes
la remarque qu'à cette époque, en Europe, les
trônes étaient occupés par des insensés, ou par
des princes inhabiles ou ineptes. Dans l'ouvrage
dont je m'occupe maintenant, cette sorte de ca-
talogue de rois se verra avec grands détails et par
ordre et classement. ?.Iais demeurons en Por-
tugal.
.-) I O MÉMOIRES
A une demi-lieiie de Qnélus est le bourg de
Bellas, avec une jolie quinta appartenant au
comte de Pombeiro. A peu de distance de Bel-
las, il se trouve plusieurs sources minérales'. Le
gouvernement a fait bâtir une maison pour les
malades, mais ils n'en profitent pas.
Au nord-ouest de Lisbonne, s'élève une longue
cbaîne de hautes montagnes qui terminent son
beau paysage. Ce sont les monlagnes de Cintra.
Dès qu'on est entré dans leurs belles vallées, on
retrouve la vega de Grenade. Plus de ces arbres
verts, de ces [)Iantes propres au sol de la pénin-
sule; ce sont des forêts de chênes, de hêtres,
de peupliers, de pignons, d'orangers et de ci-
tronniers; puis des bois entiers an fraisier-arbre^
et (\c'r, phjlirrées j des mjrica faya^ arbre trans-
planté de l'île de Madère, ainsi qu'une foule de
végétaux exotiques donnant leurs fleurs et leurs
fruits comine dans leur terre natale. Du haut
des rochers tombent des sources d'eau vive qui
serpentent dans la vallée et font toujours verdir
ses prairies. Sur la pente de la montagne sont
• On a été force de former ces sources. Elles contiennent
une substance vitri()li(|ue et peu de gaz oxigène, ce qui les
rend propres ù faciliter un crime que les femmes commet-
taient. Le docteur Piqiianzzo qui s'en aperçut fil fermer
les sources. La clef en est confiée à un gardien.
DE L4 DUCHESSE D* AERANTES. 3l I
toutes les maisons de plaisance des Portugais.
Vers le sommet, les rochers s'amoncèlent et
présentent une vue plus sauvage. A l'extrémité
de l'un d'eux est suspendu presque dans les
airs un couvent d'hyéronimites; sur un autre
sont les ruines d'un château maure; à l'extrémité
est le ravissant vallon de Colarès. La vue du
royal monastère de Maffia et celle de la mer
terminent ce bel ensemble.
Nous louâmes une quinta à Cintra. Elle appar-
tenait à une madame La Roche, veuve d'un né-
gociant français. Le jardui de la quinta n'était
pas grand, mais il n'était composé que de citron-
niers et d'orangers, et rapportait, nous dit-on,
plus de deux mille écus. En parlant de rapport,
je dois dire une particularité qui me surprit dans
la fameuse quinta de Pencivude .^ où se trouve le
cœ!;r de don Juan de Castro , cet homme dont la
moustache servit de caution pour plusieurs mil-
lions,tandisquelasignaturede son gouvernement
n'était pas acceptée. Peiïaverde était à lui. Son
cœur est dans un petit mausolée sur le plus
haut sommet de la pena^ qui mérite bien le
nom de roche verte ^ car c'est un pignon d'é-
meraudes. JSÎais par une clause expresse du tes-
tament de don Juan de Castro lui-même, il ne
peut y avoir dans toute la quinta, qui est im-
3l2 MÉMOIRES
mense', un seul arbre qui produise. Si, par
aventure, un pépin d'orange, une graine portée
par lèvent, produisaient un rejeton, il y a ordre
exprès de l'arracher aussitôt. On ignore le motif
de cette défense à la nature d'être féconde dans
un lieu où sa fertilité est sï abondante. Cela
n'empêche pas que Penaverde soit l'endroit le
plus charmant de la vallée. Que de ravissantes
promenades j'ai faites sous ces beaux ombrages
formés par des lauriers sécidaires, digne entou-
rage du tombeau d'un héros.
Nous retrouvâmes à Cintra le duc et la du-
chesse deCadaval. Ils avaient trois quintas, dont
pas une n'était logeable. La duchesse en riait,
mais on voyait que cela lui était déplaisant.
Quant au duc, pourvu qu'il ne se mêlât de rien
et qu'il jouât, qu'il fit, par derrière, la grimace
aux Français, car il en avait peur et ne l'aurait
pas osé en face , il laissait son ange de femme agir
à sa volonté, et faisait bien , car elle ne l'employa
jamais que pour l'honneur de leur maison et le
bonheur d'un homme qui était loin de le lui
rendre.
Nous avions aussi nos amis de l'Ajuda, la fa-
mille du ministre d'Autriche. Elle logeait au vieux
' Elle a certainement plus de cent arpents.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3i3
château royal de Cintra, où la cour leur accor-
dait un appartement. C'était un but de prome-
nade, parce que notre maison était presque à
Colarès, à l'autre extrémité de la vallée. Que
de charmantes soirées nous avons passées dans
l'intimité de cette bonne famille! Puis, après
avoir pris du thé, à onze heures, nous remon-
tions sur nos ânes et nous retournions à notre
quinta, au travers des bois parfumés qu'éclai-
raient des torches portées par plusieurs de nos
gens. Quel souvenir que celui de ces heureux
jours! Et lorsque je me le rappelle, et que je
lève les yeux vers un ciel toujours grisâtre, que
je les abaisse sur cette terre désolée que je suis
forcée d'appeler ma patrie , mon cœur se serre,
et je n'éprouve qu'un désir, celui de les quitter
tous deux.
Dans la direction de l'ouest, vers Colarès, on
voit un couvent de capucins; c'est celui qu'on
appelle le Couvent de liège. Il est presque en
entier taillé dans le roc vif, surtout une par-
tie de l'église, dont deux parois sont le rocher
même. Plusieurs cellules sont tapissées avec de
ces grands morceaux de liège qui sont tout sim-
plement l'écorce du chêne vert qui donne le
liège. Ce couvent, situé sur un pic élevé, dans
une contrée solitaire, près de Cabo di Rocca,
3i4 MÉaroiRES
dominant au loin sur la mer, est un des lieux
qui attirent le plus les voyageurs qui visitent
Cintra et Golarès. Un peu plus loin, les monta-
gnes s'abaissent et se terminent par une plate-
forme unie, déserte, qui est le promontoire. La
pente est de quatre-vingts pieds. Près de là sont
un fanal et une chapelle. Les orages sont terri-
bles dans cette partie de la montagne : on croit
être dans les parages de la Norwège. La mer, qui
est très-profonde au-dessous de Cabo di Boccci^
se brise avec une furie constante contre les ro-
chers de la côte. Vis-à-vis est le Cabo d'Espi-
chel. Les anciens le nommaient PromonLorium
Magnum. Il y avait à son sommet un superbe
temple dédié à Isis. Millin m'écrivit plus de dix
lettres dans lesquelles il me donnait tous les ren-
seignements possil)les pour découvrir ce temple.
Je m'en occupais sérieusement, et M. d'Araujo
m'avait autorisée à y faire faire des fouilles, lors-
que je tombai malade de cette terrible maladie
qui commença par une fausse couche, et faillit
me coûter la vie.
Nous rf çùm.j:i à Cintra plusieurs nouvelles
fort importantes. La première, dont Junot ne
parla pas d'abord, lui annonçait d'une manière
positive qu'une troisième coalition continentale
se formait contre la France. Il devint soucieux;
DE LA UUCHrSSE d' AERANTES. 3l5
il craignit que l'empereur ne l'oubliât. Il écrivit,
envoya sa lettre par un courrier extraordinaire,
et lit bien. Nous étions alors au mois de juillet.
Les bruits de guerre n'étaient que sourds; TAu-
triche n'avait pas accédé formellement au traité
de Pétersbourg avec l'Angleterre.
Ce fut alors que j'appris un événement qui me
rendit vraiment heureuse. Madame Loetitia Bo-
naparte avait enfui le rang qui convenait à celle
qui avait donné le jour au souverain de l'Europe,
et je reçus mon brevet de dame pour accom-
pagner Madame-Mère. Je n'eus jamais qu'à me
louer des bontés de la princesse pour moi. Je
retrouvai en elle la femme bonne et excellente,
l'amie toujours amie, et un cœur vraiment cœur
de reine. Je sais bien qu'on a dit le contraire ;
mais il ne suffit pas de dire, il faut prouver.
A cette époque l'empereur fit plusieurs actes
qui éveillèrent les petites haines européennes.
On ne cherchait qu'un prétexte pour s'élever
contre le colosse qui étendait son bras régé-
nérateur sur toutes les vieilles tètes couronnées
tombant de vétusté sous des institutions non-
seulement caduques, mais pourries. Un décret
impérial réunit les états de Parme et de Plai-
sance à la France, Lucques fut doiméà la prin-
cesse Élisa. L'Angleterre, dont la partie était
3l6 MÉMOIRES
cette fois une guerre à mort, saisit avec joie
l'occasion de signaler l'ambition d'envahisse-
ment, plutôt que l'ambition de gloire que déce-
lait Napoléon. Ses flottes se mirent en mer.
L'empereur, averti de la bonne volonté et de
la loyale disposition de l'Espagne, et se confiant
à l'amiral Villeneuve, cet homme qu'il employa
pour son malheur et la houle de nos armes, donna
l'ordre de chercher l'ennemi et de ne le chercher
qu'avec des forces supérieures; ce qui était fa-
cile, puisque nous puisions^ si l'on peut parler
ainsi, dans les chantiers et les arsenaux de la ma-
rine espagnole. L'amiral Villeneuve sort avec
une flotte combinée de quatorze vaisseaux de
guerre français et six vaisseaux espagnols; il ren-
contre la flotte anglaise aux ordres de Robert
Calder, à la hauteur du cap Finistère (Espagne).
Le malheureux Villeneuve est battu avec des
forces supérieures, et deux vaisseaux espagnols
tombent au pouvoir de l'ciHiemi....
Il faut avoir habité un pays où nos malheurs
causent de la joie, où notre gloire fait pleurer,
pour bien apprécier ce que nous éprouvâmes
à cette nouvelle, que nous eûmes d'abord avant
même que l'empereur ne l'appril. Junot était fu-
rieux. Mais le ciel nous devait une compensa-
tion. Combien je suis heureuse d'avoir à écrire
DE LA DUCHESSE d'aBRA.NT£S. Si^
le nom d'un ami pour celui de l'homme dont
notre marine doit être fière, et qui nous fit alors
verser des larmes d'orgueil sur ses lauriers.
Nous ressentions encore l'impression pénible
de la nouvelle de la rencontre de Villeneuve et
de Calder, lorsque nous apprîmes qu'une fré-
gate française venait d'entrer dans le port de
Lisbonne , après de glorieux combats. Nous étions
à Cintra. Junot fit aussitôt monter le colonel
Laborde à cheval , et lui ordonna d'aller chercher
le commandant de cette frégate, et de le lui ra-
mener à l'instant. Il était trop tard pour songer
néanmoins à revenir le soir même ; mais le len-
demain matin, le colonel nous amena le brave
marin qui avait fait triompher nos couleurs na-
tionales, et Junot l'embrassa d'abord comme
un vieil ami.
Le capitaine Baudin était encore, à cette épo-
que, un très-jeune homme. Sa figure était char-
mante, sa tournure distinguée; et ses manières,
d'une extrême douceur, d'une grande réserve ,
lui donnaient certainement l'air de tout autre
profession que celle qu'il exerçait si brillamment.
Junot l'interrogea; mais il était visible que sa
modestie souffrait de ce qu'il avait à dire.
«Eh bien! le colonel va vous faire parcourir
notre belle vallée, mon cher capitaine, lui dit
Junot. Laissez-nous vos rapports. »
!îl8 MÉMOIRES
Lorsqu'il fut parti , nous lûmes avec un inté-
rêt bien vif les détails donnés par le brave jeune
homme. Capitaine de la frégate la Topaze^ de
quarante-quatre canons, il avait rencontré la
frégate anglaise la Blanche, du même nombre
de pièces, au débouquement des Antilles, l'avait
battue et prise. Revenant en Europe pour se
refaire , car il avait été maltraité dans le com-
bat, il rencontra, près des côtes d'Espagne, le
vaisseau anglais , de soixante-quatre canons , le
Raisonnable.
— Mes enfants, dit-il à son équipage, laisse-
rons-nous passer cette belle proie-là devant
nous?. . .
— Non, non! s'écrièrent les matelots et les
officiers. . . Houra pour la belle France! Com-
mandez , mon capitaine! . . . Houra , houra!. . .
Et voilà le canon de la Topaze qui gronde, et,
avec ses mâts brisés, ses voiles déchirées, une
partie de son équipage blessée et hors de ser-
vice, le jeune capitaine qui veut encore prendre
le gros vaisseau avec sa frégate toute lacérée
d'honorables blessures. Mais le Raisonnable s'en
tira avec une immense perle de monde; et la
frégate la Topaze , brillante comme un vrai
joyau, entra dans le port de Lisbonne aux ac-
clamations même de nos ennemis.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. SlQ
Jamais je n'ai rien lu de plus naturel que cette
relation . Il était Impossible de douter, après l'avoir
entendue, de la vérité de ce qu'elle contenait; elle
était comme celui qui l'avait faite, simple, éner-
gique, et reuiarquable par l'esprit vraiment pa-
triotique qui l'avait dictée.
«Oh! disait Junot en frappant la table de son
poing fermé, oli! si ce bon jeune homme avait
été au Finistère à la place de ce Villeneuve!...»
Lorsque le capitaine Baudin rentra dans le
salon, Junot fut à lui, l'embrassa une seconde
fois avec émotion.
«Vous êtes un brave et un loyal jeune homme,
lui dit-il d'une voix émue; je vous demande votre
amitié et vous offre la mienne.»
Cette phrase n'était pas dite communément
par Junot; c'était la seconde fois que je la lui en-
tendtds adresser depuis mon r.iariage. La pre-
liiiijre , c'était au général Pùcliepanse.
La Topaze avait tellement souffert, qu'il fal-
lait qu'elle se radoubât du fond de cale au som-
met de ses huniers. Le port de Lisbonne étant un
port neutre, convenait à merveille pour cette
opération. Croira- 1- on cependant qu'il fallut
presque use r de violence pour y demeurer; tan-
dis qu'une flottille, composée de six vaisseaux
et de plusieurs embarcations, demeura à l'ancre
SaÔ MÉMOIRES
devant la place du Commerce tout autant que
cela lui convint : mais aussi cette flottille était
anglaise.
Et l'on s'étonne que nous ayons tiré vengeance
de cette conduite envers nous ? et l'on s'étonne
que nous usions maintenant de représailles, lors-
que nous avons dans les mains des preuves ac-
cablantes contre ceux qui furent ingrats envers
l'homme qui s'occupait du soin de leur vie et de
leui" honneur, quand sa sûreté à lui-même était
compromise et comme homme privé et comme
celui qui était chargé d'une immense responsa-
bilité ? Et pourtant Lisbonne n'aurait pas dii éle-
ver si haut sa voix ingrate. Il faut avoir de la
mémoire quand on est résolu à tout braver, car
enfin celui qu'on offense n'a de patience que la
somme nécessaire à chaque être humain. Les
malheureux!... comme iîs ont été méchants
dans leur ingratitude!. . . vils, bas, menteurs...
comme si je n'étais pas là, moi, à côté du cer-
cueil' du père de mes enfants , pour veiller à sa
mémoire , empêcher qu'il ne lui soit fait insulte;
comme si je n'avais pas dans mon portefeuille
de quoi faire pâlir plus d'un visage, lorsque pa-
raîtront une foule de signatiues mises au bas de
deux pièces bien importantes, non pas en rai-
son de ces noms, mais de leur contenu, à ces
DE LA DUCHESSI- DABRANTKS. 3?. f
morceaux d'une éloquence si flatteuse quelle
en est révoltante. Je les aurais brûlés, déchirés;
mais quand j'ai va rhyj30CEisie prendi-e la place
de la loyauté , mou parti a été de suivre la mar-
che que je me suis tracée. Ce que je ferai con-
naître donnera la mesure au souverain du Por-
tugal de la foi de ceux qui s'intitulent les sujets
du premier qui les prend.
Toutefois, pourquoi donc m'étonner de la
conduite des Portugais? n'ai -je pas vu ici ^ en
France^ un des frères d'armes de Junot souffrir
qu'on imprimât, dans un ouvrage traduit de l'an-
glais, des choses révoltantes de fausseté sur lui
et sur le maréchal Ney ?.. • Cet ouvrage, fait
par un colonel Napier, et qui a trouvé grâce de-
vant le ministère de la guerre parce qu'il dit du
bien du ministre, m'a été donnée moi, à moi la
veuve de Junot , comme renfermant des docu-
ments authentiques. J'ai dû y lire ime indécente
attaque contre la vie privée d'un homme dont
on ne pouvait dire aucun mal comme militaire
dans cette admirable affaire de la convention de
Cintra, puisque les Anglais ont fait passer à une
commission militaire ceux qui l'avaient signée
pour lAngleterre; et les beaux vers de Childe-
Harold suffisent seuls à la gloire de Junot, quand
l'original de cette convention ne serait pas là
VIII. 21
^■21 MÉMOIRKS
pour la prouver. Heureusement cjne je le pos-
sède, moi, cet original, et même dans les deux
langues. Il n'est pas dans M. Napier; et au mi-
nistère de la guerre, si j'allais l'y chercher, on
médirait qu'il est perdu, et le lendemain j'aurais
un nouveau quartier de ma pension de veuve
retranché, ainsi qu'on le fait depuis deux ans.
Quand j'ai /« que les moeurs, la vie privée
d'un liomme n'étaient pas à l'abri de la censure,
je me suis rappelé que j'ai habité l'Espagne pen-
dant un bien longtemps... que j'avais aussi,
moi, bien des histoires à explorer et à exploiter.
Le scandale ici sera d'autant plus amusant, que
le nom de Lovelace et celui d'un vaillant Dieu
ne vont guère côte à cote qu'on disparate com-
plète; et puis la séduction en bonnet de coton,
cela ne va pas ^ Junot était au moins excusable:
il avait bonne grâce, était beau garçon. î.Trtis
ici. . . oh! il y a doublement faute. EMo est bien
jolie, au reste, mon histoire i mais il n'est pas
encore temps de vous la dire; patience, vous l'au-
rez bientôt.
Ijorsque l'empereur apprii ce beau fait d'armes
' Yoii le iii'.ni 'rt) do la Caricature ilo la dernière semaine
de septembre i8''.>., œuvre de i^énie autant que d'esprit.
C'est bien plus effrayant que la satire Sîénippée. C'est un
chef-d'œuvre accompli.
DE L\ DUCHESSE d'ahrantî-s. SaS
du jeune capitaine de frégate, il le nomma tout
aussitôt capitaine de vaisseau. Dans le rapport
que Junot lui avait fait parvenir directement à
lui-même, sans qu'il passât dans les mains de
M. Decrès, l'empereur avait remarqué une par-
ticularité qui l'avait frappé, c'est que le jeune
marin avait sur mer la même méthode que lui
Napoléon avait sur terre pour livrer bataille : il
prenait des positions où il pouvait employer plus
de canons que rennemi, et l'on sait que ce fut
une des manœuvres de prédilection de l'empe-
reur. M. Baudin, dont l'âge était alors celui d'un
très-jeune homme, fut heureux de sa nomina-
tion, comme s'il ne l'eût pas gagnée avec son
sang. 11 demeura plusieurs mois encore dans le
port de Lisbonne, parce qu'une croisière anglaise
était à l'entrée, et qu'il voulait l'éviter. Il le fit;
et par l'habileté de ses manœuvres, que les An-
glais admirèrent, il sortit du port de Lisboiuie,
après le combat si malheureux de Trafalgar,dont
je vais parler, car nous touchons à cette terrible
époque. Mon mari le prit en grande affection,
et j'éprouve un vrai bonheur à pouvoir affirmer
quil est du nombre de ceux qui me sont de-
meurés fidèlement attachés. ]Mais mon amitié
me fait éprouver un sentiment d'indignation en
voyant à son égard une révoltante injustice. Cet
21.
324 MÉMOIRF.S
homme, dont le beau talent avait été apprécié
par celui qui ne posait son index que sur le
front qui recelait une vraie capacité, cet homme,
nommé contre-amiral par Napoléon à un âge où
ceux de sa profession sont à peine capitaines de
frégate, eh bien ! il est demeuré ce que l'a fait
Napoléon il est contre-amiral depuis vingt-
trois ans! Et dans cet intervalle, que de vieil-
les perruques ont passé devant lui et ont été
porter la mort sur le tillac où elles allaient com-
mander. . . Hélas! la Méduse en est à elle seule
une triste preuve.
J'ai déjà dit que nous nous attendions à une
nouvelle coalition continentale. Junot avait reçu
un jour, tandis que nous étions à Cintra, une
lettre de la main même de l'empereur qui lui di-
sait des choses fort importantes. L'horizon de
l'Europe devenait bien noir vers le Nord, et cette
époque mérite un court examen.
L'Autriche était, de toutes les puissances fai-
sant partie de la coalition, celle dont les intérêts
étaient le plus en péril. Ses états, réduits à la
moitié de ce qu'ils étaient, demeuraient ouverts de
toutes parts; sa puissance fédérative anéantie en
Allemagne, et sans espoir de retour; cette même
puissance fortement menacée en Italie, et même
en partie détruite : cette position lui fit enfin
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. SaS
prendre l'alarme sur son avenir; car la question
pour elle était ici de vie ou de mort, si elle avait
eu affaire à un autre homme que Napoléon, à
Frédéric par exemple. Le couronnement d'Italie
donna à l'Autriche la dernière conviction que
son pouvoir, comme force, était détruit pour
toujours eu Italie, et que jamais elle n'y avait
étéaimée; chose, au reste, assez inexplicable pour
une puissance qui est adorée dans ses états hé-
réditaires. Quoiqu'il en soit, l'Autriche eut vrai-
ment peur : elle était encore toute palpitante
du canon de Marengo et de celui A'Hohenlinden.
Elle se voyait comme pressée entre les sources du
Meia et les bouches du Pô; elle sentit qu'il fal-
lait prendre une attitude imposante, ou bien
qu'elle était perdue. II est probable que M. de
Meiternich dont le génie, quoique jeune encore,
se développait déjà à cette époque fatale pour
son pays, eut assez d'influence pour décider la
troisième coalition continentale. M. de Metter-
nich était Autrichien, et sauver son pays était
son premier devoir ^
On prit pour prétexte la violation du traité
de Lunéville: on prétendit que par ce traité, la
Hollande, la Suisse, la Lombardie, Gènes et
Lucques, ainsi que Parme, avaient le droit de
■ Cependant à ceUe époque je ne crois pas qu'il fût aux af-
faires, c'était M. de Stadion.
SaÔ MÉMOIRES
se choisir une constitution, et que c'était un
envahissement que de leur imjDoser des lois. En
parhmt ainsi, l'Autriche accédait enfin au traité
de Pétérsbom'g, (hi 8 avril précédent, avec l'An-
gleterre. Elle entre aussitôt en campagne, le
géiiéral Rlénaii passe l'Iufi et envahit la Bavière.
L'armée autrichienne, forte de 80,000 hommes,
est commandée par l'archiduc Ferdinand, sous
la tutelle du général Mack\ tandis que 35,ooo
lujmmes prennent position dans le Tyrol sous
les ordres de l'archiduc Jean , appuyant ainsi la
gauche de l'armée du général Rlénau, ainsi que
la droite de celle d'Italie, qui se forme sous le
commandement immédiat du prince Charles.
Cette dernière armée est peut-être la plus im-
portante de toutes, et compte cent dix mille
hommes de boiuies troupes. Elle s'avance en
bon ordre sur l'Adige. ^
La France se voyait de nouveau menacée de
toutes parts. Le midi de l'Europe lui restait seul
lidèle, il était donc de la plus haute importance
de conserver les relations d'amitié entre les
cours de France et de Lisbonne surtout. L'An-
gleterre faisait des efforts surhumains pour en-
' Je ne mets ici que des reuseignenicnts positifs. Les jour-
naux furent peu vt;ritli(iues alors , pour le nombre des trou-
pes tant à nous qu'à l'ennemi. Je puis répondre de moncomptc;
est exact.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3^7
gager une querelle, et un bien léger niotif fail-
lit l'amener.
Junot fut visiter le capitaine Baudin à son
bord; aussitôt qu'il mit le pied sur le pont, il
fut tiré vingt-et-un coups de canon pour le sa-
luer. Conune il est défendu de tirer le canon
dans un port neutre, les Anglais se fâchèrent
plus que le régent du Portugal, et voyant qu'ils
n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient et ce qu'ils
appelaient yV/^/ice, ils s'appuyèrent de nos vingt-
ot-un coups de canon pour en tirer deux mille
en signe de deuil d'une part, et de réjouis-
sance de l'autre , à l'occasion du combat de
Trafalgar. Cette mitraillade à la poudre était
encore plus insultante pour la princesse du Brésil
que pour nous, puisqu'elle était Espagnole. Mais
on voulait faire fâcher Li France, ce qui serait
certainement arrivé si Junot eût été à Lisbonne:
heureusement qu'il galopait vers la TJoravie.
Son premier mouvement, qui était toujours terri-
ble lorsqu'il était question de la France, aurait
été sans doute injurieux pour le faible Portugal.
M. de Rayneval, tout aussi susceptible, mais plus
calme, parce qu'il fallait l'être , se maintint sans
rupture, au grand mécontentement des x\nglais.
J'étais mourante depuis six semaines, lorsque
les médecins de Lisbonne , ne voulant pas me
^28 MÉMOIRES
voir expirer dans leurs mains, m'envoyèrent ,
malgré la saison, qui était presque passée, clans
un misérable village appelé Caldas da Raynha,
où étaient des eaux thermales qui avaient, di-
saient-ils, une vertu merveilleuse. Il ne res-
tait que bien peu d'espoir; je partis cependant;
on me coucha dans une sorte de litière , et j'arri-
vai à Caldas da Rayiiha^ n'ayant que le souffle,
et tellement faible, que je ne pus prendre d'a-
bord les eaux que par cuillerées. Elles sont
chaudes, sulfureuses et en même temps toniques.
Ma maladie étaitune affection nerveuse au pilore,
mais tellement violente que je ne pouvais pas
supporter un verre d'eau sucrée. L'effet des eaux
fut miraculeux; au bout de huit jours, je me
promenais dans la quinta royale , appuyée sur
le bras de M. de Cherval, et quinze jours n'étaient
pas écoulés , que je mangeais une perdrix à mon
dîner.
Cependant, ma convalescence fut encore assez
longue. Un jour, je vois arriver Junot qui venait
me dire adieu. L'empereur avait tenu sa parole,
il l'avait mandé près de lui au bruit du premier
coup de canon.
«Mais hâte-toi, écrivait Duroc, car j'ai le
pressentiment que cette campagne ne sera pas
longue, w
DE LA DUCHESSE d'a.BRANTÈS. S^Q
Et Junot, dont certes la bonne volonté n'avait
pas besoin d'être excitée, allait partir kfraiic-
étrier pour joindre l'empereur , n'importe où il
serait. M. de Talleyrand , qui lui avait écrit en
même temps pour donner à M. de Rayneval
les pouvoirs de charge d'affaires de France , di-
sait dans sa lettre que je pourrais revenir à
petites journées, car on savait en France à quel
point j'étais malade. Junot ne demeura que
quelques heures à Caklas, puis repartit pour
Lisbonne, où il enfourcha un bidet de poste qu'il
ne quitta qu'à Bayonne, où il prit alors une
calèche qui le conduisit à Paris. Là, il demeura
vingt-quatre heures pour assister aux désastres
de l'honnête et bon M. Récamier; ensuite il
repartit ponr l'Allemagne dans une chaise de
poste, donnant six francs de guide aux postillons
et faisant voler les chevaux. jMais l'empereur
allait encore plus vite. L'armée semblait courir
avec la vélocité d'une jeune fille; enfin, il rejoi-
gnit l'empereur à Brunn en Moravie, le i^*^ dé-
cembre. L'empereur était avec Berthier dans
une maison dont les fenêtres doiniaient sur la
route. Il était à peine neuf heures du matin, le
temps était brumeux , et le jour n'était pas écla-
tant.
« Que vois-je arriver là-bas? demanda l'empe-
33o MlÎMOIRES
reiir C'est une chaise de poste.... cependant,
nous n'attendons pas de nouvelles ce matin, il
me semble... Est-ce que le mouvement du trésor
aurait eu des suites ?...)>
Et à mesure qu'il distingnait mieux- avec sa
longue vue, il paraissait non pas inquiet, mais
plus occupé de deviner qui ce pouvait être.
«C'est un officier général, dit-il enfin... Eh mais
en vérité, si la chose était possible... je croirais
que c'est Junot... Quel jour avez-vous écrit,
Berthier ?...» Berthier le lui dit.
«Alors ce-ne peutétre lui, dit l'empereur... Il
a douze cents lieues à faire pour nous joindre,
et, avec la meilleure volonté du monde...
L'aide-de-camp de service annonça le général
Junot...
— Pardieu, dit Napoléon en allant à lui, il n'y
a que toi pour des choses comme cela!... arriver
la veille d'une grande bataille, et faire pour cela
douze cents lieues, et surtout quitter une am-
bassade pour le canon... 11 ne te manque plus
que d'être blessé dans la bataille de demain.
— J'v con-nte bien , Sire, mais par la dernière
balle, répondit Junot en riant. Il fant que les
Russes me laissent faire mon service auprès de
Votre Majesté.
— Ma foi , mon ami , il ne te reste plus que
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 33 1
cette place-là. Tu es arrivé trop tard, et tons les
corps d'armée sont donnés, même, comme tu le
sais, tes beaux grenadiers d'Arras... Ce sont de
vigoureux garçons... mais ils ont un bon chef.
— Oui, oui, dit Junot, je ne regrette pas de les
lui laisser; il les mènera vaillamment... Mais,
Sire, je suis comblé de me retrouver auprès de
votre personne, comme à l'armée d'Italie. C'est
d'un heureux augure.
L'empereur remua la tète; mais son air de
doute n'avait rien d'inquiétant. Il souriait au
contraire , et son sourire donnait de la confiance.
Il se promenait dans la chambre qui lui servait
de cabinet, avec un calme qui rassurait les plus
timides. Il demanda à Junot comment il m'avait
laissée... si ma maladie venait de la jalousie que
m'avait inspirée la princesse du Brésil...
Junot se prit à rire.
— Est-elle vraiment aussi laide qu'on le dit,
demanda l'empereur; plus laide que sa sœur
d'Etrurie?... Cela serait difficile pourtant...
— Elle est plus laide que tout ce qui est laid,
répondit Junot...
— Et cepeisdant, dit Napoléon...
— Ah mon Dieu oui, répliqua l'ambassadeur,
oubliant que la réserve diplomatique empêche
toujours de convenii; qu'on sait ces choses-là.
332 MÉMOIRES
— En vérité, disait l'empereur.... Voyez-vous
cela!... Et plus laide que la reine d'Étrurie!...
— Bien plus laide...
— Et le prince régent?...
— Stupide d'abord ; et quant à la laideur,
Votre Majesté pourra peut-être en juger par le
portrait que ma femme en a fait en deux mots,
et qui sont du reste fort justes. Elle dit que le
prince du Brésil ressemble à un taureau dont
la mère aurait eu un regard d'iui orang-outang.
— A-t-elle dit cela, dit l'empereur, en se met-
tant à rire... Petite pcsle' !... Et cela est vrai?
— Parfaitement vrai, Sire.
L'empereur lit une foule de questions sur le
Portugal et sur l'Espagne , et cela dans un mo-
ment où sa tête cependant devait avoir un foyer
d'idées ardemment alimenté. Tout est prodige
dans cet homme.
' C'était le nom que l'empereur ir.e donnait dans ses mo-
ments de ^aîté. Je l'ai rapporté connue vcr/fc historique,
mais je ne l'ai jamais fait pour en lirvr vanité , comme on
l'a voulu croire dernièrement dans un article de journal.
DE LA. DUCttKSSK d'aBRANTKS. 333
CHAPITRE XVI.
Transformation. — Affi euse tempête. — Dangers. — Com-
bat de Trafalgar. — Mort de Nelson. — Mot de l'empe-
reur. — Le capitaine Baiidin. — L'amiral Villeneuve. —
Conseils de Decrès. — L'amiral Gravina. — Sa querelle
avec Villeneuve. — La flotte anglaise et la flotte combi-
née. — Mort glorieuse du contre-amiral Magon. — Ville-
neuve fait prisonnier. — Mort de l'amiral Gravina. — •
Victoire d'Ulm. — Oudinot vainqueur à Wertingcn. — •
Occupation d'Augsbourg. — Combat d'Elchingen. —
Occupation de Vcissembourg. — Entrevue de l'empereur
de Russie et du roi de Prusse. — L'empereur entre dans
Vienne.
Tandis que Junot quitte la toge diplomatique
pour reprendre les éperons et le sabre du hus-
sard, afin de servir cette patrie bien aimée aux
jours d'un nouveau triomphe , il se passait au-
près de nous d'étranges et de sinistres événe-
334 MÉMOIRES
ments. Le combat de Trafalgai', ce malheureux
combat qui vit le dernier espoir de notre gloire
maritime s'engloutir dans les flots du détroit,
ce malheur venait de se consommer. J'étais alors à
Lisbonne, et j'ai vu de bien près ses conséquences,
sans l'illusion dont la flatterie a cherché à enve-
lopper l'infortune de nos armes si tristement
en opposition avec les lauriers d'Austerlitz.
Je revenais à Lisbonne , après avoir retrouvé
à Caldas-da-Raynha ma santé et même ma vie,
que je croyais bien sérieusement attaquée. Après
être sortie des sables ù'Obidos^ je gagnai le Tagc,
de loin , et je m'y embarquai dans une escalère
de la cour qu'on avait fait préparer pour moi.
C'était le 21 octobre. Le temps , d'abord d'une
assez belle apparence, devint tout-à-coup som-
bre, et tourna au calme plat. Comme nous avions
vingt rameurs , la chose importait assez peu ,
d'autant que nous descendions le fleuve; mais
la plus affreuse tempête fondit bientôt sur nous,
et nous enveloppa avec ime telle furie, que nous
fumes enfin en danger. M. de Cherval était fort
malade du mouvement de l'escalère , car nous
étions déjà dans les eaux du ïage qui subissent
la loi de la mer; et les vagues étant plus courtes
en raison du resserrement des rives, il y a tout
DR LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 335
à la fois plus de danger et plus de souffrance
pour ceux qui ne peuvent supporter la mer. Le
roulis ne me faisait rien; mais notre barque tan-
guait horriblement, et le tangage me tuait.
Il y avait deux heures que le vent s'était élevé
avec une furie qui enlevait notre embarcation
au sommet des vagues, et puis la repoussait
contre la terre, où souvent elle menaçait de se
briser. Ma fille n'était heureusement pas avec
moi; je ne craignais donc que pour ma personne,
et jamais cette crainte n'a troublé mon sang-
froid. Cependant j'avais été si près de la mort,
que la vie me paraissait bien belle à ressaisir. Je
n'avais que vingt ans. . . il est dur de voir une
mort violente à cet âge. Cependant je me rap-
pelle que j'étais assez résignée; et lorsque j'en-
tendis une querelle sérieuse s'élever entre M. de
Cherval et M. Magnien , je songeai plutôt à les
apaiser qu'à me joindre à M. de Cherval.
C'est que M. Magnien, malgré l'avis du pa-
tron de la barque, qui prévoyait une tempête,
avait voulu revenir par eau; et, pour ne pas
nous effrayer, ne m'avait pas parlé de l'avis donné
par le chef des rameurs. jNous venions de le dé-
couvrir. J'ai toujours eu pour maxime de ne pas
augmenter le mal, quand il est ftiit, par des re-
proches qui ne servent qu'à redoubler le trouble.
336 Mi':Moiiu:s
Je parlai au patron, il me parut inquiet, d'au-
tant plus que clans l'endroit où nous étions il
était impossible d'aborder.
— Si la tempête augmenle, me dit cet homme,
je crains que les efforts de mes hommes ne
puissent nous empêcher d'entrer dans la rade.
— Eh bien! tant mieux, lui dis-je, nous se-
rions arrivés; et une fois à Maravilhas ^ ou bien
au Grillo yiious débarquerons.
— Nous serions perdus si nous entrions dans
la rade, répondit le marin avec la rude franchise
des hommes de son état, les gros câbles sont
tous tendus... un chavirement est bientôt fait;...
et puis le vent est si fort, que nous ne pouvons
lutter contre lui; il peut nous envoyer contre un
des gros bâtiments à l'ancre, et nous serions
brisés comme des coquilles de noix.
Tandis qu'il me parlait, les nuages s'abaissaient
sur nous avec une telle rapidité, que le rivage
disparut en un instant. Le patron me laissa, et
courut à ses hommes :
— Dépliez la voile! leur cria-t-il, dépliez la
voile!... ne voyez-vous pas les eaux de la rade?...
On déplia la voile; mais à peine fut-elle ten-
due, qu'un coup de vent terrible la déchira en
deux. La secousse que reçut le yacht fut si vio-
lente, que celte fois nous failhmes chavirer.
DE LA DUCHKSSE b'aBRANTKS. 33^
M. (le Cherval était fort calme; il n'avait peur
que pour moi , et sa sollicitude pour le soin de
ma .vie, dans cette circonstance, est une preuve
de son amitié que je n'ai jamais oubliée. Quant
à IMagnien , il était là ce qu'il était partout ail-
leurs; seulement il avait de plus perdu la tète; il
parcourait le petit salon du yacht, dans lequel
les vagues venaient nous chercher au travers
des petites fenêtres et des rideaux, et disait en
se tordant les mains :
— Mon Dieu! j'ai eu tort, c'est vrai... Nous al-
lons tous mourir!... et si madame Junot se
noie, c'est à moi que le général s'en prendra. . .
Que lui dirai-je, mon Dieu?
— Si madame Junot périt, nous périrons tous,
lui disait M. de Cherval,ainsi Junot ne vous dira
rien. . . Yous n'êtes pas malade, vous, allez voir
sur le pont s'il y a quelque chose à faire.
Dans ce moment, le patron vint nous trou-
ver; il paraissait troublé, et était fort pâle.
— J^es rames se cassent , la voile est déchirée ,
nous dit-il, je ne puis répondre de rien; nous
voilà devant Saccavin, voulez-vous que je tente
d'y aborder?
— Sans aucun doute! m'écriai-je, car si nous
demeurons plus long-temps , ce tangage va me
tuer.
VIII. 22
338 MÉMOIRES
— Oh! le tangage, dit-il en s'en allant,. . . ce
n'est pas là où est la mort.
Tous les efforts des vingt rameurs furent d'a-
bord impuissants; le vent soufflait avec une telle
violence , que nous étions repoussés au milieu
des vagues, et que de nouveau des tourbillons
d'eau nous couvraient en entier. Enfin , les pro-
messes d'une riche récompense , le soin de leur
propre vie, encouragèrent les matelots, et leur
fit faire des efforts inouïs qui obtinrent enfin
le succès. Nous fîimes jetés sur la côte , mais à
deux cents pas du rivage. Quatre matelots me
prirent sur leurs bras pour que je pusse traver-
ser les basses eaux. Ce n'était pas pour éviter
de me mouiller, car mes vêtements étaient im-
bibés d'eau comme si je sortais du Tage. On me
conduisit dans une maison de Sacccwin, où l'on
me donna du feu, du linge un peu grossier, m.iis
parfaitement blanc; j'envoyai un exprès à Lis-
bonne pour avoir ma voitiu^e; et le soir même
j'étais dans mon petit salon jaune , à l'ambas-
sade de France, ayant ma fille sur mes genoux,
entourée de quelques amis, tranquille, presque
heureuse , en entendant les vents déchaînés
souffler avec furie, tandis que j'étais à fabri. . .
Oh ! que depuis je me suis reproché cette soi-
rée! C'était le jour du combat de Trafal-
gar!...
DE LA DUCHESSE d'aBRANTKS. 339
J'étais de retour depuis cinq jours. La tem-
pête, après avoir épuisé sa violence, s'était cal-
mée, et le ciel d'azur de Lisbonne resplendissait
de nouveau. Un soleil d'automne, mais plus beau
que celui de nos plus beaux jours d'été, luisait
pur et sans nuages; nous faisions des projets de
campagne avec la famille Lebzeltern, lorsqu'un
matin je fus réveillée par des coups de canon
qui faisaient trembler notre frêle ' demeure. Us
se répétaient avec une telle rapidité que je ne
savais que penser. J'envoyai chez M. de Rayne-
val, il était sorti. Tout le monde était allé aux
informations ; lui seul savait la chose , et s'était
aussitôt rendu chez M, d'Aratijo.
C'était la nouvelle du combat de Trafaigar ^
qui était arrivée dans la nuit à Lisbonne. Le port
était renjpli de vaisseaux anglais; et, sans égard
pour la neutralité , sans égard pour la princesse
du Brésil, qui, étant infante d'Espagne, perdait
à ce malheur plus encore que la France, les
vaisseaux anglais tirèrent aussitôt le canon pour
' Dcjjuis le tremblement de terre, les Portugais, redoutant
toujours un semblable malheur, construisent avec une ex-
trême légèreté. Les murs sont à peine recrépis , ce qui fait
que l'humidité et la chaleur ont un égal accès dans leurs
maisons.
* Dix lieues sud-^est de Cadix.
aa.
34o MÉMOIRES
célébrer leur victoire. Mais aux accents joyeux
se mêlaient aussi des bruits funèbres. . . Ln
victoire avait fait payer cher son laurier : Nel-
son était mort!. . .
M. (le Rayneval rentra et me communiqua
toutes ces nouvelles. C'est à cette époque que
mon estime pour lui prit le caractère d'une pro-
fonde amitié. Il était bouleversé de ce malheur,
arrivé dans le moment où nos armes promet-
taient tant de succès, et un malheur suivi de ce
massacre, de cette destruction exercée tout à la
fois par l'ennemi et les éléments! . . . Le cœur du
brave jeune homme est aussi bon que son es-
prit est éclairé. Il a dans l'âme une phiiatitro-
pie qui le porte au désir du bonheur de tous
les hommes Il me donna la relation de cet
affreux combat; il ne pouvait la lire. .
C'était horrible ! Cet amiral devait être un
grand misérable!. . . c'est lui qui fut cause de
cette catastrophe , de cette sanglante affaire, se-
cond acte et conclusion de la tragédie de Qui-
beron, dont le sujet était la ruine et la destruc-
tion de notre marine.
L'empereur, ayant appris l'affaire de Ville-
neuve et de Calder, s'écriait aussi dans son som-
meil :
« Varus , rends-moi mes légions .'...»
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 34 1
Ce fut vainement que le brillant combat du
capitaine Baudin lui rendit cette nouvelle moins
amère, il ordonna que l'amiral Villeneuve serait
remplacé par l'amiral Rosilly. Villeneuve était
déjà coupable d'im ancien grief : c'était lui qui ,
à la bataille d'Aboukir, était demeuré tranquil-
lement sur ses ancres. Il était protégé par Décrès,
qui protégeait toujours les mauvais et jamais les
bons. Dès qu'il apprit la résolution de l'empe-
reur, il l'écrivit à Villeneuve en lui disant ^ :
« Je retarde la Jiouvelle officielle de ton rem-
« placement. Fais en sorte de sortir avant qu'elle
«te parvienne. Cherche l'ennemi, et si tu as
« une belle affaire , le maître te pardonnera. //
V. faut jouer le tout pour le tout. »
En recevant cette nouvelle, qui lui annonçait
une punition méritée, Villeneuve n'y vit qu'un
déshonneur qu'il devait évifer à tout prix. Il
manda à son bord, comme commandant en chef
la flotte combinée , tous les chefs espagnols. A
leur tête était le brave Gravina, Thonneur de
la marine espagnole. Villeneuve annonça qu'il
allait sortir. Gravina lui objecta que la chose
' Je connais rofficier qui fut porteur de cette dépèche.
Il n'en connut le contenu que plusieurs mois après, et par
un hasard singulier. Il voulait quitter Décrès, et je le con-
çois.
34^ MÉMOIRES
était impossible , Villeneuve lui répondit inju-
rieusement.
— Je vous demanderai raison de cet outrage
après le combat, lui dit Gravina; maintenant
nous allons appareiller. Mais que Dieu nons pro-
tège, car nous allons à notre perte.
Villeneuve était poussé par son mauvais gé-
nie ; il n'écouta pas davantage les remontrances
des officiers de la flotte française. Le contre-
amiral Magon, ce vieil ami de tous les miens,
lui parla vainement dans le sens de Gravina,
et pourtant sa bravoure et son talent étaient
bien reconnus.
La flotte anglaise % commandée par l'amiral
Nelson, cet ennemi des Français, qu'il détestait
comme Annibal détestait les Romains, était forte
d|î vingt-huit vaisseaux, dont neuf à trois ponts.
La flotte combinée se composait de dix-huit vais-
seaux français et de quinze vaisseaux espagnols.
Cette dernière partie était admirable, il y avait:
Un vaisseau de cent trente canons (/a Santa-
lyiniclad), deux de cent, deux de quatre-vingt-
' Les journaux de l'époque n'ont pas donné la vérité sur
cette bataille de Trafalgar. Les journaux anglais mentirent
aussi. Les détails que je donne ici sont ceux que j'ai re-
cueillis à Lisbonne et à Madrid, sur les lieux mêmes, et ils
sont impartiaux.
DE LA. DUCHFSSK d'aBRANTÈS. 343
quatre, trois de quatre-vingts, un de soixante-
quatre, les vingt-deux autres étaient tous de
soixante-quatorze canons ! . . . Quelle flotte!. . .
Il y avait dans ces forces réunies de quoi écra-
ser la flotte anglaise. ..Mais loin d'être victorieuse,
la nôtre est abîmée, les plus mauvaises manœu-
vres nous livrent à l'eimemi; le courage et l'ha-
bileté de quelques-uns de nos marins présentent
partiellement des exemples de bravoure et de
dévouement, comme ceux qu'on admire dans
Plutarque lorsqu'il vous parle de ces fabuleuses
actions des héros de l'antiquité. Une tempête,
aussi affreuse que la mémoire des plus vieux
marins peut se la rappeler, vient ajouter son
horreur à celle du carnage de la bataille. Le ton-
nerre brise aussi souvent les mâts que le canon
de l'ennemi, et la lueur des éclairs donne au
moins cette consolation à l'équipage qui coule
bas, en lui permettant de voir que le ciel frappe
indifféremment tous les pavillons. Mais c'est
notre drapeau tricolore surtout qui est abîmé
dans ces deux fatales journées, car cet horrible
combat dura deux jours et une nuit ! . . . Cinq
vaisseaux pris!... trois coulés bas pendant l'ac-
tion, trois brûlés!... l'un, et c'était celui que
montait le contre-amiral Magon % pressé par
' L'Achille, Le contre-amiral Magon ne se serait jamais
344 MÉMOIRES
l'ennemi, ayant son pont couvert do cadavres,
sauta en l'air pour ne pas se rendre ! . . . C'est
ainsi que j'ai perdu cet ami qui m'avait si sou-
vent bercée dans ses bras... Dix autres vaisseaux
furent échouer le long de la cote. Il en vint un
qui naufragea à trente-deux lieues de Trafalgar,
assez près de Lagos ^ au cap Saint-Vincent; ce
n'était plus qu'une carcasse de vaisseau remplie
de cadavres et de gens expirants. . . Neuf ren-
trèrent à Cadix. . . Quant à l'amiral, vous croyez
peut-être qu'il se fit tuer, ou qu'un coup de ce
tonnerre qui frappait toutes les tètes était au
moins tombé sur la sienne? — Non, il fut pris!...
il fut fait prisonnier... il rendit son épée au bruit
des cris des mourants, des noyés, qui le mau-
dissaient en périssant par la faute de sa double
sottise... Ah! je ne suis qu'une femme !... mais
comme je conçois bien que dans un pareil
instant un coup de pistolet solde le compte
qu'on peut vous demander!..
L'amiral Gravina a la jambe emportée et meurt
de sa blessure; le contre-amiral ^//«(^fz est dange-
reusement blessé; le contre-amiral Magon tombe
mort. . .; le contre-amiral Cisneros est fait pri-
rendu. « Il m'ont pris une fois, me cUsail-il un jour , main-
tenant c'est iini. «
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 345»
sonnier. . . Quatorze vaisseaux anglais sont abî-
més par suite du combat et de la tempête. Au
milieu de ce désastre l'amiral Nelson est tué, et
tué par hasard. On sait qu'un jour d'affaire il
était toujours chamarré d'une foule de cordons
et de plaques, d'ordres étrangers et nationaux.
Un de nos soldats, qui était dans le haut des
huniers d'un de nos vaisseaux qui voulait abor-
der le vaisseau amiral , vit de son poste cet
homme tout couvert d'or et de diamants, qui
n'avait que la moitié de ses membres, et qui
paraissait commander tout le mal qu'on nous
faisait. 11 lui tira un coup de fusil qui l'atteignit
dans la poitrine. Le coup était mortel, on l'em-
porta dans sa chambre ; et la il mourut en dic-
tant son rapport à l'amirauté; il laissait le com-
mandement à l'amiral Colingwood.
«Du moins, dit-il à lui officier qui était près
de lui, je puis, comme un de leurs poètes, dire
en mourant :
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains ! »
En effet, il venait de voir couler bas, de la fe-
nêtre de sa chambre, le fameux vaisseau espa-
gnol la Santa-Triiiidad, fort de cent trente ca-
nons : on a dit qu'il était de cent quarante-deux,
et même de cent quarante-quatre ; mais la vérité
346 MÉMOIRES
est qu'il portait cent trente canons : c'est bien
assez; c'est même trop.
Le désastre de ces malheureuses journées est
affreux dans ses résultats. Je voyais chaque jour
alors des hommes qui étaient bien en état de
juger ce malheur, et qui ne le regardaient pas
comme balancé par les victoires de l'empereur.
Aussitôt que les vaisseaux anglais qui étaient
dans le port de Lisbonne apprirent cette nou-
velle, ils firent, ainsi que je l'ai dit, tout ce
qu'ils auraient tait dans la rade de Portsmouth
pour la mort de Nelson et pour leur victoire
maudite. Et c'est ici le lieu d'observer que, de-
puis le commencement de la coalition continen-
tale , l'Angleterre est l'unique puissance dont les
combinaisons politiques et militaires , tant en
Europe qu'au-delà des mers, offrirent toujours
une combinaison compensative pour établir une
sorte de nivellement qui empêchait qu'elle no
sentît la secousse d'un échec. Napoléon fut ,
non pas irrité, non pas furieux , mais profondé-
ment malheureux de cette bataille de Trafalgar;
et certes , lorsqu'en ouvrant le corps législatif,
le i'" mais i8ou, il dit, avec une sorte d'indif-
férence : (i La tempête nous a fait perdre quel-
ques vaisseaux, après un combat qui fut impru-
demment engagé, etc., etc.,» il ne dévoile pas
DE LA. DUCHESSE d'A-BRANTÈS. 347
le fond de son cœur, car, alors, il était vivement
blessé, et la plaie saignait encore.
Pendant que les ondes du détroit de Gibraltar
se rougissaient de notre sang, Napoléon faisait
triompher les aigles et notre beau drapeau dans
les champs d'ULM. La grande armée française,
composée de sept corps différents ^ et d'une
immense réserve d'artillerie et de cavalerie, s'a-
vançait à pas de géant sur l'Autriche. Tout avait
été préparé avec une telle habileté que rien ne
faillit au jour du besoin. Partout on signait des
traités contre la France; mais elle, toujours belle,
toujours grande, forte, parce qu'alors elle était
libre de montrer ses sentiments de vaillance,
' i^"" corps, Bernadette.
2® corps, Marmont.
3^ corps , Davout.
4^ corps, Soiilt.
5^ corps, Lannes.
6* corps , Ney.
7^ corps , Augereau.
Cavalerie, Murât, ayant sous ses ordres, Nansouty. Beau-
mont ( le beau -frère de Davout, et non pas un autre Beau-
mont) , W alther , Klein ( beau-frère de Lobau ), le général
D'Hautpoul (celui de Poule d'eau). L'armée d'Italie, com-
mandée par Masséna; — puis, trois grands corps d'armée,
formés à Stx\'isbourg , Boulogne et Mayence; — puis, trois
camps vo! uits de grenadiers en Italie et dans la Vendée :
voilà une France militaire.
348 MÉMOlllliS
résistait, en souriant, à tous ces projets comme
un géant aux efforts de p) gmées. Cependant le
roi de Napies nous était seul fidèle , ainsi que
l'Espagne et quelques parties de l'Allemagne.
Mais tout à coup, comme par une secousse
imprimée par la main divine, l'armée française
s'ébranle; elle fait ini pas , et son pied écrase des
royaumes. Sa course est marquée par le ravage
de tout ce qui s'élève devant elle. Dans l'es-
pace d'un mois % depuis l'occupation de ÏFeis-
sembourg^ c'est-à-dire même du '^ octobre au 20
du même mois, voilà ce que nous avons fait, et
ce que nos ennemis n'osent pas nous disputer.
Tandis que Napoléon avait stupéfié l'Autriche
par la rapidité de sa marche et l'habileté de ses
manœuvres, qui lui assuraient la tranquillité des
débouchés du ïyrol , nous remportions chaque
jour une victoire. Je ne parlerai donc que des
combats, sans ajouter le mot victoire : cela était
toujours. Cependant, pour le premier, celui de
Wertingen , mon amour maternel me porte à
la justice, pour donner la gloire à qui elle ap-
partient. On a mis cette victoire sur le compte
du général Murât : c'est une erreur, la gloire en
' Le 3 octobie i8o5. Ce fut Bcinadotte et les Bavarois
qui occupèrent Weisseniboing.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTKS. 349
appartient au général Oudinot ainsi qu'à nos
beaux grenadiers d'Arras. Après Wertinghen vint
le combat de Gun(burg\yar le maréchal Ney, qui
culbute l'archiduc Ferdinand , — puis l'occupa-
tion d'Augsbourg par le maréchal Soult, — l'oc-
cupation de Munich par Bernadotte , — la prise
de Memingen par Soult, avec quatre mille pri-
sonniers ; le fameux combat d'Elchingen où le ma-
réchal Ney fait trois mille prisonniers , et assure,
par la prise du pont d'Elchingen , une grande
part (tu succès de la campagne et surtout la prise
de la garnison d'ULM. Ensuite venait le combat
de Langenau par Murât, dans lequel il fait trois
mille prisonniers. Enfin, le 20 d'octobre (et l'oc-
cupation de Weissembourg n'est que du 3 du
même mois), en dix-sept jours on avait fait tout ce
que je viens de rapporter, et le 20 Llm capitulait,
ayant dans ses murs Macky quartier-maître géné-
ral. L'archiduc Ferdinand s'est échappé avec un
parti de cavalerie. On trouve dans Ulm des ma-
gasins immenses, trente mille hommes de garni-
son , soixante-dix pièces de canon attelées , trois
mille chevaux, vingt généraux, qui sont renvoyés
sur parole. En dix-sept jours, l'Autriche a perdu
cinquante-cinq mille- prisonniers, presque tout
son matériel, et ce qui reste de l'armée est con-
traint de se retirer derrière l'Inn , où l'empereur
35o MÉMOIRES
Napoléon la rejoint aussitôt. L'empereur de Rus-
sie a une entrevue, à Berlin, avec le roi de Prusse.
On a été bien peu au niveau de la position glo-
rieuse de nos armes, en parlant, à propos de cette
entrevue, de la reine de Prusse et de l'empereur
Alexandre : c'est de mauvais goût; et, quoique
Française , ou plutôt parce que je suis Française,
je voudrais que cela n'eût pas été mis dans le
Moniteur. L'article de l'année suivante est en-
core plus mauvais. Pour que leur union fût plus
solennelle, les deux jeunes souverains sejuil?rent
une alliance de frères, pour exterminer la France,
sur le tombeau du grand Frédéric : voilà ce qu'il
eût été mieux de rapporter.
Après cette immense affaire de la prise d'Ulm ,
l'armée française passe Tlnn ; le maréchal Lannes
prend Branau; ce même lieu où, cinq ans plus
tard , l'archiduchesse Marie-Louise devait venir
se remettre aux mains blanches de la reine de
Naples pour prendre en France le nom d'impé-
ratrice et celui de femme de Napoléon!... Et puis
Salsbourg était pris par Lannes. En Italie, Mas-
séna était, ce qu'il fut toujours, l'honneur de
nos armes. Vicence , Vérone tombent devant
nous. I^'archiduc Charles, un moment vainqueur
à Caldiero^ paie ce léger triomphe par une retraite
immédiate sur Palma-Nova. Marraont arrive à
DE LA DUCHESSi; d'aERANTÈS. 35 1
Léoben , en Styrie. On passe le Tagliamento,
et, pendant ce temps, l'empereur Napoléon en-
tre à Vienne. Les Russes, étonnés de cette rapi-
dité de victoires, proposent un armistice; Mu-
rat l'accepte, mais, soumis à la sanction de Napo-
léon, il est rejeté, et l'empereur ordonne que
l'armée française poursuive sa marche. Presbourg
est occupé par le corps de Davout. Ici a lieu
une de ces choses qu'il faut remarquer , c'est
que des parlementaires hongrois réclament la
neutralité au royaume de Hongrie, et s'engagent
à fournir les approvisionnements de Vienne^. En
même temps, l'armée d'Italie passe rizonzo;on
prend Gradisca , Udine , Palma-Nova et d'im-
menses magasins. Le maréchal Augereau traverse
la Forét-Noire, prend Lindau ^ Bregentz, fait
capituler le général Jellachich avec six mille
hommes, et les Français sont maîtres de |out le
Voralberg. Il semble qu'au son d'une trompette
exterminatrice les villes ouvrent leurs portes,
les remparts s'écroulent, les troupes mettent bas
les armes.
> On voit que cet attachement des états héréditaires
(j'entends par l;i la Bohème , la Hongrie et l'Autriche ) n'est
pas à l'abri d'un intérêt personnel froissé. Il faut remarquer
que les Hongrois s'engagèrent, par la même convention , à
retirer leurs troupes , et à ne plus faire de levées.
352 MÉMOIRES
Tandis que ses lieutenants le secondent avec
cette ardeur, qui alors était dans toutes les
âmes, Napoléon s'avançait en Moravie. L'armée
de Buxhowden avait fait sa jonction avec celle
de Kutusow, et celui-ci avait pris le comman-
dement en chef de toute l'armée alliée ; mais
l'empereur Napoléon ne lui donne pas le temps
de faire de nouvelles dispositions. Brunn est
pris : c'est la capitale de la Moravie , et le lieu
de réunion de tous les maçjasins de l'armée com-
binée !... Trieste est pris. Un corps de huit mille
hommes, sous les ordres du prince de Rohan,
chassé du ïyrol par Ney, essaie de gagner Venise ;
il est battu parle général Régnier, battu par Ney,
battu parGouvion-Saint-Cyr, et toujours roulant
de défaite en défaite, en se battant contre ses
compatriotes, il finit par une capitulation. Enfin,
le 2 décembre, les trois empereurs sont à la télé
de leurs troupes. Les Russes ont soixante-quinze
mille hommes effectifs, les Autrichiens trente-
cinq mille; leur cavalerie est bien supérieure à
la nôtre, et nous n'avons en tout que cpjatre-
vingt-cinq mille hommes. Cette bataille d'Auster-
litz est un des beaux monuments de gloire de
Napoléon. Là, comme en Italie, il a battu l'en-
nemi avec l'infériorité du nombre et la supério-
rité du génie. Mais aussi là, comme toujours, a
DE LA. DUCHliSSE d'aBRANTÈS. 353
pris naissance cette envie, cette haine jalouse,
qui ont forgé la chaîne de Sainte-Hélène.
Lannes commandait la gauche de l'armée ,
ayant sous ses ordres le général Suchet;Soult
commandait la droite ; Bernadotte était au centre ;
Davoiit était en ohservation. La cavalerie obéis-
sait à Murât, tandis que vingt-quatre pièces d'ar-
tillerie légère appuyaient la droite de Lannes.
Oudinot iormait la réserve avec les grenadiers
d'Arras, et Junot devait soutenir cette réserve
avec dix bataillons de la garde, réunissant aussi
la réserve sous ses ordres.
Lorsque Napoléon regarda, le matin même
de la bataille , quelle direction prenaient les
troupes ennemies , il était alors sur une hau-
teur. Il y avait près de lui un jeune page, qui
est aujourd'hui colonel d'un de nos régiments,
M. de Galtz de Malvirade; Napoléon appuya sur
son épaule la longue vue dont il se servait , et
regarda ainsi pendant sept à huit minutes com-
ment Rutusow disposait ses troupes. Probable-
ment que ce qu'il vit lui donna une entière
satisfaction, car il sourit, et son front était par-
faitement calme. Il referma sa longue vue, et dit
à Junot, qui était alors auprès de lui :
«C'est bon, ils font ce que je voulais. »
L'action, commencée au lever du soleil et ter-
VIIT, 23
354 3rÉMOIIlF.S
minée à l'entrée de la nuit, est une mémorable
preuve de l'habileté de Napoléon et du courage
de nos troupes. Si l'on veut y joindre la sottise
des ennemis, je ne m'y oppose pas. Si, à la ba-
taille de Cannes, Annibal avait eu en tête un
homme comme hii , il n'aurait pas mesuré les
anneaux d'or au boisseau ; quant à la bataille
d'Aûsterlitz, elle fut toute humiliation pour les
Russes et les Autrichiens. Junot, qui ne quitta
pas l'empereur pendant toute cette journée, m'a
souvent parlé de l'admirable conduite de cet
homme extraordinaire pendant ces heures où sa
destinée dépendait d'un revers ou d'un suc-
cès ^ Il est vrai de dire, pour rendre justice à
chacun, que dans cette mémorable journée le
maréchal Soult fit preuve cïun rare et beau talent.
Pendant sept heures il soutint un mouvement
rapidement conçu et aussi vigoureusement cri', re-
pris qui, selon Junot, a dû décider le succès de
la bataille. Je ne sais si le Moniteur en a parlé spé-
cialement dans le temps, mais il se trouve con-
signé dans mes notes, parce que Junot m'en a
parlé très-souvent, conane ayaiiî influé sur le
succès de la journée. La perte^des alliés fut im-
' L'armée française était engagée bien avant dans la Mo-
ravie, et la ligne de nos troupes était bien allongée et peu
forte eu raison de sa longueur.
DE LA. BUCriESSE d'aBRANTKS. 355
mense : cent cinquante-cinq canons , des dra-
peaux, des parcs entiers d'artillerie, quarante
mille hommes pris^ blessés ou tués. Ce fut à
Austerlitz que l'on vit, pour la première fois,
des cuirassiers charger sur des batteries....
La veille de la bataille, l'empereur dit à Junot,
à Duroc et à Berthier, de mettre une redingote
sur leur uniforme et de le suivre pour inspecter
avec l'œil du maître si tout était en ordre. Il était
onze heures du soir.... Les feux de bivouac étaient
entourés de ces braves soldats de la garde, qu'on
appela quelque temps après les Grognards ^ et
par tous ceux de cette armée, la première du
monde. C'était le i*^^ décembre; il faisait bien
froid, mais nul n'y songeait; ils chantaient, cau-
saient; plusieurs racontaient les belles victoires
d'Italie, les victoires de l'Egypte.... On parlait de
IMarengo.... puis du couronnement.... L'empereur,
enveloppé dans sa redingote grise, passait ina-
perçu derrière ces groupes où il voyait tant de
cœurs dévoués , non-seidement à lui , à sa gloire,
mais à celle de nos armes. Il écoutait, et souriait
d'un air attendri.... Tout à coup, en passant près
d'un bivo\iac , dont la flamme plus ardente éclaira
son visage, il fut recotmu. «L'empereur! s'écrie
tout le groupe!... Vive l'empereur!... Vive l'em-
23.
356 MÉMOIRES
pereiir ! répond un autre bivouac... vive l'em-
pereur!...
Et sur toute la ligne, dans les bivouacs, sous
les tentes , partout ce cri de Fi^^e V empereur s'é-
lance et frappe le ciel!.... Les feux sont désertés;
mais les soldats veulent voir leur chef bien-aimé.
lis prennent la paille de leur lit ^ tout ce qu'ils
rencontrent, en font des torches dont ils éclairent
la nuit sombre, criant toujours Vive l'empereur!...
mais avec cet accent qui vient du cœur, et que
le commandement, la séduction, la corruption
même ne font jamais pousser. Napoléon fut ému....
«Assez, mes amis, assez,)deur dit-il.... Mais on voyait
que ces preuves d'amour lui étaient douces , et
que son âme les comprenait. Quant à Junot,
il pleurait encore en me racontant cette histoire,
lorsque je le revis l'année suivante, et me fit
pleurer moi-même. C'est qu'il faut avoir non-
seulement entendu et vu ce qu'on décrit, mais
l'avoir senti pour le bien rendre.
« Ah! tu veux de la gloire! disait une vieille
moustache qui n'avait peut-être pas été cou-
pée depuis le premier passage des Alpes.... ah!
tu veux de la gloire !... eh bien, denlain, tes
bons enfants de la garde t'en donneront pour
ton anniversaire.... Oui.... ils t'en donne-
ront , va.»
])E LA DUCHESSE d'aBRANïÈS. '65']
■ — Qu'est-ce que tu as à grogner clans ta vieille
moustache? lui dit l'empereur en s'approchant
du vieux grenadier, et lui souriant avec ce sou-
rire d'ineffable bonté qui était si charmant en
lui....
Le grenadier tenait, comme ses camarades,
une torche de paille dont les reflets éclairaient
une grosse figure, bien brune, bien cicatrisée,
mais dont la bonne physionomie était encore
plus remarquable en ce moment. Ses yeux étaient
pleins de larmes, et cet attendrissement, mêlé à
l'expression habituelle de cette figure, en faisait
alors une spécialité, d'autant qu'à la question de
l'empereur il se mit à rire aussi ^ — Napoléon
la lui répéta.
— Ma foi , mon général... c'est-à-dire... Sire...
je disais comme ça que nous frotterions d'im-
portance ces s . . . c. . . . de Russes ; si ça vous
fait plaisir, cependant, car la discipline avant
tout. . . jMais c'est égal. Vive l'empereur!. . .
Et voilà de nouveaux cris s'élevant dans l'air,
et portant aux Russes un arrêt de mort, car des
troupes ainsi animées ne peuvent élre battues.
' J'ai toujours pensé que ce pouvait èlre le sujet d'un
charmant tableau de genre. Horace Vernet , \e pocle de noire
école de peinture, lui, également l'historien de cette époque
de notre gloire, devrait bien retracer ce moment-lù avec
son ravissant pinceau.
358 MÉMOIRES
On fut obligé de faire éteindre aux soldais les
torches de paille qu'ils continuaient à alimenter,
car les gibernes étaient remplies de cartouches,
et il pouvait arriver un malheur.
L'empereur d'Autriche fut trouver, ainsi qu'on
le sait , Napoléon à son hixowdc , pour lui deman-
der la paix. Il est le grand-père de celui qui vient
de mourir à vingt-un ans, dans l'exil et la souf-
france; mais il l'aimait. Je m'arrête devant son
affliction; car s'il souffre, il doit beaucoup souf-
frir,
M. d'Haugwitz, ministre du roi de Prusse, fut
envoyé à notre empereur. Il avait, dit-on, deux
lettres dans sa poche. Junot , qui le vit peut-
être avec des yeux prévenus, prétendait que la
chose n'élait pas douteuse, parce qu'il chercha
long-temps le paquet que la bataille avait rendu
bon , ou plutôt mauvais. Il faisait la grimace, et
en tout disait Junot, je n'aimais pas sa figure.
Il est de fait qu'en recevant la lettre de son frère
de Prusse , Napoléon sourit , et dit ce mot fort
spirituel :
« Voilà un compliment dont la fortune a
changé l'adresse. )>
T.a bataille d'Austerlitz termina non-seulement
la campagne ' de i8o5, mais la troisième coali-
' On ne lit d'abord (ju'iin anuisticc. La première chose
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. oSq
tion continentale. Maintenant il faut voir l'empe-
reur ISapoléon au milieu de sa cour si fabuleu-
sement somptueuse , dirigeant lui-même les fêtes,
les spectacles de la cour, les quadrilles, les bals
masqués, enfin cette foule de plaisirs, mais de
plaisirs de bon goût, qui rendirent pendant sept
ans la cour de France la cour la plus merveil-
leusement belle du monde entier. Voilà ce que
je vais raconter; mais comme la vie de Napoléon
se compose d'époques très-distinctes, il faut
s'arrêter lorsque le jalon se rencontre. Nous
sommes arrivés à celui de l'empire. Jetons un
regard rapide sur l'antécédent, voyons-le douze
ans plus tôt devant Toulon comme commandant
d'artillerie.
En 1796, le général Bonaparte partit pour
prendre le commandemei.t de l'armée d'Italie.
Des Alpes Juliennes il s'élance aux montagnes
de la LigtH'ie. Montenotte, Millesimo ' sont ses
exigée, fut l'évacuation des états de l'Autriclie par les trou-
pes russes. Elles durent se retirer par les monts Krapack, à
journtcs d'étapes , en trois colonnes, et d'après un ordre dé-
terminé par l'empereur Napoléon.
Apropos de ce mvt\ armistice ,\e ferai remarquer que l'em-
pereur, en parlant, ne pouvait jamais faire la différence des
mots armistice avec celui iXamnistie. Cela est bizarre.
' Avril 1796.
ûbO MÉMOIRI.S
premières victoires, et ces deux affaires révèlent
en même temps le grand capitaine et le grand
politique , parce que leur résultat était de désu-
nir l'armée sarde et l'armée autrichienne. Bona-
parte n'avait alors que vingt-six ans.
Wurmser était sur les bords du Rhin. Il quitte
l'Alsace, et accourt au secours du Tyrol. Il est
battu à la fameuse affaire de Castiglione ^ Il se
retire dans les montagnes, et revient pour es-
suyer une défaite complète à Bassano '. Il se
renferme dans Mantoue. Arrive ensuite la glo-
rieuse journée d'Arcole^, Alvinzy est rejeté par-
delà la Brenta avec les débris informes de la
troisième armée impériale , et Bonaparte n'a re-
gardé en face l'aigle à double tète qu'au mois
d'avril de la même année! Les affaires de Rivoli et
de la Favorite 4 amènent la destruction de la
cinquième armée autrichienne et la reddition de
Mantoue. Vient ensuite le traité de Tolentino-^.
Entre cette époque et celle de Gampo-Formio
' 7 août 1796.
' 8 septembre 1796.
^ i5 novembre 1796.
''• 1*' janvier 1797.
'11 février 1797.
J'ai placé toutes ces dates pour faire remarquer le peu de
temps qui existait d'une bataille à l'autre; et tout cela sans
nrgent, sans pain, sans habits, et en nombre inférieur.
DE L\ DUCHESSE u'aBRANTÈS. 36 1
se relève une nouvelle armée autrichienne com-
mandée par le prince Charles, dernier et seul
espoir de sa maison. Mais cette armée est culbu-
tée, renversée , comme une jeune fille à la course;
Bonaparte lui fait franchir, comme par un songe
fantastique, le TagHamento, les Alpes Juliennes,
la Save, la Drave, la Muehr, Tlzonzo; et l'Au-
triche, stupéfaite de voir la France planter son
drapeau tricolore à vingt-cinq lieues de Vienne,
est contrainted'acceplerlapaix comme une grâce.
La guerre d'Egypte suit immédiatement. I.à se
développe un nouveau génie militaire dans cet
homme qui les possédait tous. On lui reproche
d'avoir perdu du monde devantSaint-Jean-d'Acre,
comme si César n'en avait pas perdu plus long-
temps devant Alisel comme s'il n'avait pas été
battu à Dyrrachium, et Turenne à Marienthal.
Napoléon repasse les mers. Une nouvelle coa-
lition se forme. Malgré l'hiver et les obstacles,
Bonaparte fait franchir de nouveau les Alpes à
l'armée française. C'est sa huitième campagne à
Bonaparte , et toutes sont une suite de victoires.
Celle-ci est une fable de merveilles, et pourtant
tout est réalité. Son génie a rendu tout possible.
Les torrents qui se précipitent du haut des Alpes
ont été moins rapides que lui dans leur course.
Mêlas est battu à Marengo, et l'Italie est recon-
362 MÉMOIRES
quise, sans que la Belgique, ni aucun des dépar-
tements réunis aient été menacés. On nous res-
pectait alors , si Ton ne nous aimait pas.
La neuvième campagne de Bonaparte com-
mence à la rupture du traité de Lunéville. En
soixante jours, i5o,ooo liommes vont de la Seine
aux sources de la Vistule, de la Forét-Noire aux
monts Krapack, et se promènent en conqué-
rants, animés par le génie de leur chef, dans le
Tyj'ol, dans la Styrie, la Carniole, et jusqu'aux
confins de TAntriche- Antérieure. On croit rêver.
Et comment tout cela s'est-i! opéré?. . . par le
génie d'ini seul homme. Cet homme a tout maî-
trisé, tout envahi, me dira-t-on. Eh bien! pour-
quoi ne l'aurait-il pas fait? Combien elles étaient
belles les routes dans lesquelles il menait les
Français!... nous n'y marchions qu'à l'ombre
des lauriers. . . au bruit d'accents de triomphe. . .
Oh! que de larmes de sang il faut verser main-
tenant sur le souvenir de cette époque!. . .
Enfin il se reposait dans sa gloire; le tambour
ne battait plus , l'aigie avait replié ses ailes , et
tout étair au repos; nous jouissions pleinement
de notre triomphe en contemplant Napoléon
assis sur ce trône qui, alors, n'était qu'un pa-
vois sur lequel l'avait exhaussé la nation. Après
avoir signé le traité de paix qui rendait à l'em-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 363
{3ereur d'Autriche ses états et ses peuples, qu'il
avait perclus parce qu'il avait mal joué, Napo-
léon fut à Munich, et maria le prince Eugène
avec la fille d\i roi de Bavière. Le prince Eugène
était le meilleur comme le plus charmant jeune
homme de notre temps, ime tournure élégante
comme celle de sa sœur, et une parfaite bonté de
cœur. Junot , qui l'aimait avec tendresse, m'écri-
vit à Lisbonne tous les détails du mariage. Il y
avait, je ne sais pourquoi, une assez grande op-
position dans la reine de Bavière, qui n'était que
belle-mère ^ du prince royal et de la princesse
Amélie. Cependant le mariage se fit, et fut l'oc-
casion de fêtes fort belles , mais que je ne vis
pas, parce que j'étais alors en route pour revenir
en France,
Le résultat de ma longue et terrible maladie
avait été une grossesse. Lorsqu'elle fut déclarée,
je me décidai à partir de Lisborme. Je devais
voyager lentement et m'arrêter à Madrid. Je de-
mandai une audience à la princesse du Brésil,
qui me l'accorda aussitôt. Je sollicitai également
' Junot, qui n'aimait pas du tout les femmes gnu?~mtcs,
surtout lorsqu'elles s'appuyaient sur un droit, trouvait j our-
tant que l;i rtine de Bavière était fort belle; personne. Je ne
prétends pas faire entendre par là néanmoins que, semblable
à Wimimnte de Castille , il avait le vol des relues.
364 MÉMOIRES
de ne pas mettre mes odieux paniers , et je pense
que les nouvelles de nos premiers succès en Al-
lemagne furent plus efficaces pour me faire ob-
tenir cette faveur, que mon état de femme
grosse^ raison qui avait été donnée.
La princesse me reçut dans ini cabinet où
n'étaient admises que les personnes favorisées.
Elle était entourée de sa jeune famille, et ce
cercle lui donnait presque un air de beauté.
L'une des infantes était vraiment jolie ; c'était
dona Isabelle, celle qui depuis a épousé son
oncle Ferdinand VIL Elle était enfant alors, mais
charmante. La princesse me traita avec une
grande bonté; elle me parla de ma grossesse,
et, ainsi que j'en étais prévenue, elle ma pro-
posa d'être marraine de mon enfant. Elle l'avait
déjà dit à Junot , lorsqu'il avait été prendre
congé d'elle et du prince, à Maffra. Je répondis
comme je le devais à cette marque de faveur
royale. Mais je fus plus embarrassée pour la se-
conde; il était' question de la croix de Sainte-
Elisabeth; je répondis comme Junot l'avait éga-
lement fait, que l'impératrice n'ayant aucun or-
dre, les femmes de sa cour n'en pouvaient
porter. J'ajoutai que c'était un antique usage,
car, avant la révolution, les femmes n'avaient
en France aucun signe distinctif, excepté les
DE TA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 365
chailoincsses et quelques femmes de la maison
d'un grand-maître de Malte , connue les Noailles
et plusieurs autres.
La princesse du Brésil était fort spirituelle ,
mais je crois très-ignorante. Elle me regardait
d'une drôle de manière tandis que je lui parlais,
et semblait courir après mes mots comme pour
en saisir le sens.
« Cependant, me dit-elle avec un ton de voix
qui sentait î'aigre-doux, je né pense pas que
l'impératrice refuse l'offre que je lui fais de l'ordre
de Sainte-Elisabeth. Le général Junot a du lui
remettre une lettre du prince et une lettre de
moi, dans lesquelles nous la prions de l'accepter.
Si elle l'accepte, vous n'aurez pas de raison pour
ne le pas porter. »
Je répondis, ce qui était vrai, que j'avais un
désir ardent de porter cet ordre. Et en effet, je
crois n'avoir jamais eu une plus vive volonté
que celle de posséder une dècoralion. L'ordre
de Sainte-Élisabetli est charmant ; il est blanc et
rose, et terminé par une figure émaillée de la
sainte tante de notre Seigneur. Celui de Maria-
Luisa, blanc et violet, est moins gracieux, sur-
tout pour une femme. Une chose singulière, en
effet, étîîit cette sorte de difficulté que Junot et
moi semblions apporter à l'acceptation de ces
'i66 MÉMOIRES
faveurs , qui, en général , sont Tobjet de tant de
soins et de tant de démarches. Quant à moi , je
désirais de tout mon cœur pouvoir le porter;
mais poiu" Junot, la chose était différente, et
l'ordre du Christ^ ne lui plaisait guère.
Ma conversation avec la princesse fut longue,
et très-bienveillante de sa part. Elle me parla
avec une sorte de grâce qui rappelait la reine sa
mère; l'impératrice Joséphine surtout paraissait
être l'objet de la curiosité de toutes ces princesses.
Elles auraient bien voulu me mettre dans la
nécessité d'achever une phrase commencée ,
mais l'entretien ne me plaisait pas assez pour
me conduire à de l'entraînement, et je me tenais
dans une sorte de réserve, attitude qui, du reste,
était celle qui me convenait. Je parlai de la Mal-
' II y en a deux autres en Poi'tugal , l'ordre (ï^évis et l'or-
dre de SantiaL;o. Le premier est vert, l'autre est violet. Le
prince régent les portait tous trois dans lui seul, c'est-à-dire
qu'une même plaque renfermait les 3 ordres, et que le ruban
était rayé des trois couleurs, rouge, verte et violette. Quant
à l'ordre du Christ, le Portugal a d'autant plus de tort de
le laisser dans cette position, que c'est l'ordre du temple.
Lors de l'abolition des templiers, ils se maintinrent en Por-
tugal, et changèrent seulement de nom. Ceci est un fait
certain. Lorsqu'un chevalier du Christ se présente aujour-
d'hui au grand-maître du temple, à Paris, il est d'abord
admis comme novice. L'ordre existe toujours.
DE LA. DUCHESSE d'âBRANÏKS. 867
maison , de Saiiît-CIoud, de la vie toute sociable
que menaient l'empereur et l'impératrice, et puis
la princesse Louis; son frère, le prince Eugène.
Tandis que je parlais , la princesse du Brésil avait
une physionomie encore plus repoussante: il y
avait de la méchanceté dans son visage si ex-
traordinairement laid. Elle avait alors cette sorte
de sentiment qui est bien terrible dans ses
résultats chez quelqu'un dont les idées sont
étroites et l'âme sèche : c'est du malheur dont
on ne sait qui accuser; il en est alors de ce qu'on
souffre comme d'une douleur aiguë dont au fait
vous ne pouvez rendre personne responsable;
alors cette douleur se change en humeur et rend
morose et insociable. Voilà quel était l'état de
la princesse du Brésil depuis le combat de ïra-
falgar. Elle était humiliée dans sa propre cour,
blessée dans ses affections , et pourtant elle ne
pouvait rien dire, elle n'osait accuser personne,
bien qu'elle en eût bonne envie. Je m'anercevais
de son humeur à chacune de ses phrases, bien
qu'elle crût au contraire me dire des choses ai-
mables... Comme elle détestait l'empereur !...
L'entretien tomba sur les modes de France.
Je lui dis que, si elle voulait me le permettre,
j'aurais l'honneur de lui envoyer un échantillon
de chaque chose agréable que je trouverais en
360 AiÉMomts
circulation parmi les femmes élégantes de Paris
à mon ari'ivée.
«Et à moi, ne m'enverrez-vous rien?» dit la
jenne princesse lorsque je m'approchai d'elle
pour lui faire mon compliment d'adieu.
J'entendais assez le portugais pour comprendre
cette petite phrase, et je répondis que j'aurais
l'honneiu' d'envoyer à S. A. R. une poupée
comme jamais le prince Lu lin n'en avait évoqué
avec sa belle rose magique.
Mon audience fut longue. Il faisait mauvais
temps, la princesse n'allait pas à la chasse, et
alors il fallait bien tuer le temps: \ ennemi,
comme l'appelle spirituellement madame de
Souza dans l'un de ses charmants romans ^ Je
demeurai lUie grande demi-heure. J'eus une se-
conde audience quinze jours plus tard, au mo-
ment de partir: celle-là fut très- brève, mais
toujours très-bienveillante.
Je recevais des nouvelles fréquentes de Paris
et de l'Allemagne, elles m'annonçaient les évé-
nements que j'ai relatés tout à l'heure. On doit
penser si j'étais heureuse de lire ces nouvelles
dans mon salon , surtout au moment où il s'y
trouvait le plus d'ennemis de la France. 11 était
' Eutiènc de Rothelin.
DE LA DUCflESSE d'aERANTÈS. 369
assez plaisant dans ce moment de voir comment
ces bonnes âmes s'efforçaient de me faire leur
compliment sur nos succès. Un jour, le duc de
Cadaval dînant chez moi, me dit avec un air de
demi confiance :
— Ah rà voyons, dites-moi ce que vous en
pensez... là, franchement... voyons... Bona-
parte a acheté Mack, n'est-ce pas?
Je le regardai et pris mon air bète.
— De qui voulez-vous parler , iTionsieur le
duc?
II fut embarrassé.
— Je vous disais que je croyais que l'empereur
Napoléon avait acheté le général Mack.
La supposition était si stupide, en même temps
que méchante , que je ne pus retenir un éclat
(le rire qui déconcerta le politique. II n'était rien
moins que fort en fait de suppositions ayant le
sens commun, et ce n'était que les jours où il
calculait assez bien pour faire rentrer les comptes
de-rées (i\^\ç^ la délicatesse de la duchesse payait
à son cuisinier , qu'il avait son entrée parmi les
gens d'esprit.
Et voilà comment les choses grandes, les œu-
vres de génie étaient jugées en Portugal, en l'an
de grâce 1806!...
VIII, a4
370 MKMOillES
CHAPITRE XVII.
Fête à bord de In Topaze T.c nonce en habit de taffetas
lilas. — L'ambassade d'Espagne. — Le comte Sabugal.
— Don Camille de los Rios. — La frégate élégante. — Les
santés ù coups de canon. — Un nonce ivrogne. — Un
combat sur mer. — Les hoiiras. — Le soldat et la sor-
cière. — L'inquisition. — Le porteur de reliquaire. — Le
soldat converti. — Départ de Lisbonne. — La grossesse
orageuse. — Arrivée à Madrid. — La princesse des As-
turies. — Agonie. — Mort — Mou retour à Paris.
J'allais partir; j'allais quitter LL-^bonne pour
revenir à Paris. Le capitaine Baïuiiii, qui était
toujours clans le Tage, et qui avait fait réparer
sa frégate, voulut me donner une fête à sou
bord, avant mou dcpar;. Toi;t ce qui faisait
partie du corps diplomatique étant en bon rap-
port avec nous , fut invité par le capitaine
Baudin : le nonce apostolique, son auditeur qui
est maintenant cardinal, l'ambassadeur d'Espa-
DE LA. DUCHESSE d'aBRA.XTÈS. 3'J l
gne , le comte ciel Campo Alange, M. de Castro,
don Camille de los Rios, et tous les attachés à
l'ambassade catholique, le ministre de Hollande,
M. Dormann , le comte de Sabugal, aujourd'hui
premier gentilhomme d'honneur de la reine
dona Maria , madame Négrier^ et sa fille , sa jo-
lie et bonne petite Virginie , et plusieurs Por-
tugais. Voilà quels étaient les convives du capi-
taine. 11 avait voulu avoir M, d'Araujo, mais ,
en sa qualité de ministre des affaires étran-
gères, il ne pouvait venir à une fête donnée au
milieu du port de Lisbonne , et dans laquelle
on devait porter bruyamment la santé de l'em-
pereur Napoléon. Du moins cette raison fut-elle
la véritable. Celle qu'il donna fut l'arrivée de
plusieurs courriers.
Rien n'était comparable ce jour-là au nonce, à
monseigneur Galeppi. Il avait ce qu'on appelle
en Italie un costume de campagne, c'est-à-dire
une redingote de taffetas violet , bordée d'un
galon d'or; et, comme nous n'étions pas en terre
ferme, il se croyait tout permis , et disait des
choses de l'autre njonde. Mais ce fut vraiment
' Madame Négrier était portugaise. Elle avait épousé
M. Négrier pendant l'émigratiou. lille était veuve alors, et
n'avait qu'une fille, qui était charmaute. La mère et la fille
venaient beaucoup chez moi.
2/,.
372 MÉMOIRES
bien une autre affaire au dîner, ainsi qu'on va
le voir.
J'arrivai au quai de la place du Commerce à
onze heures. Je trouvai là le canot du capitaine
avec douze rameurs habillés de blanc et de bleu,
et défiant pour la bonne tenue les meilleurs ma-
telots de la vieille Angleterre. Je m'y embarquai
avec M. deRayneval, ma fille, sa gouvernante, et
M. Magnien; M. de Cherval était souffrant et ne
put venir. En arrivant à la frégate la Topaze,
qui était moLiillée au-delà du quai de Soudrès, je
fus reçue par le capitaine à la tête de son état-
major. L'ambassadeur d'Espagne et le nonce
étaient déjà arrivés, et nous parcourûmes, avec
le brave commandant, toutes les parties de sou
bâtiment. C'était pour moi une chose curieuse
et nouvelle. Ma fille, ma Josépiiine % qui aimait
tendrement le capitaine Baudin, parce qu'il s'oc-
cupait toujours d'elle, était fort amusée de se
trouver dans une maison allant sur l'eau. Nous
nous reposâmes ensuite dans la chambre de
M. Baudin, qu'une élégante de Paris voudrait
bien, je crois, transporter dans son appartement.
Tout était lambrissé en bois du Brésil et en bois
les plus remarquables par leur rareté et leur
' Elle avait alors à peine quatre ans, et était bien la plus
jolie enfant que l'on pût voir.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. SyH
bonne odeur; tout dans cette chambre était d'un
goût parfait. Il y avait des tapis, des tables,
des porcelaines, tout ce qui peut meubler élé-
gamment un appartement. Nous passâmes en-
suite dans la chambre du conseil, où était servi
un magnifique déjeuner-dinatoire. Le capitaine
Baudin avait fait les choses avec cette bonne
grâce qui double le prix de la réception qu'on
vous fait. J'ai remarqué que les marins, ainsi que
les officiers de l'armée de terre, étaient toujours
plus soigneux que les autres hommes quand ils
recevaient des femmes chez eux. Il semble qu'ils
redoutent que leur profession ne les fasse soup-
çonner de peu de courtoisie, et ils mettent tous
leurs soins à un excès de recherche. Ce fut ce
qui arriva cette journée à bord de la Topaze :
rien ne fut oublié pour que la fête fût en-
tière. Nous eûmes une musique parfaite pendant
le déjeuner; mais bientôt nous en* entendîmes
une à laquelle j'avoue que je n'étais pas habi-
tuée. On porta plusieurs santés : d'abord celle
du pape, celle de l'empereur, celle du roi d'Es-
pagne, de la reine de Portugal, du prince et de
la princesse du Brésil , et enfin celle de la Hol-
lande. Mais ce ne furent pas les houras des santés
qui m'étourdirent, ce furent les vingt-cinq
coups de canon par santé dont on salua le nom
374 MÉMOIRES
qu'on fêtait. Je crus d'abord être en enfer. Et
puis ce bruit ine devint plus familier. . . enfin
j'en arrivai à le trouver presque électrisant. Mais
mon trésor ne pensait pas comme moi; elle se
mit à pousser des cris aigus; le capitaine la prit
dans ses bras, et lui parla pour lui expliquer
ce qui causait ce tonnerre^ comme elle l'appelait.
«Encore, disait la chère créature au capitaine,
si c'était toi qui mis le feu , je n'aurais pas si
peur. »
Mais ce vacarme n'était rien à côté de celui
qui suivit. J'avais souvent témoigné le désir d'a-
voir une idée d'un combat sur mer. M. Baudin
eut l'extrême bonté de m'en donner un simula-
cre, niais si parfaitement exécuté, que l'illusion
fut un moment terrible. Cependant il n'y avait
que demi-charge, car le capitaine nous dit
après que nos oreilles n'auraient pu supporter la
charge entière sans qu'elles rendissent beaucoup
de sang. On tira dix coups par pièce, sans comp-
ter la mousqueterie. Mais une chose fort remar-
quable fut cette particularité que pouvait du
reste seule offrir la Topaze en ce moment.
La Topaze avait été obligée de changer sa mâ-
ture, excepté trois bas mâts, par suite de ses
combats. Les mâts de hune et vergues avaient
été rerais en place, mais ne tenaient que légère-
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 87 5
ment. A des intervalles marqués ils tombaient
comme brisés par les boulets ennemis, et res-
taient suspendus à des cordages. Ce fut certaine-
ment un beau spectacle que l'ordre remarquable
qui eut lieu dans ce simulacre de bataille. Lors-
que tout fut fini, nous vîmes avec un étonne-
ment bien justifié, qu'il n'y avait pas eu le pkis
léger accident, pas une contusion, pas une brû-
lure. Nous comprîmes alors comment on obtient
des succès sur mer.
Presque toute la population de Lisbonne était
accourue sur le rivage pour voir ce beau spec-
tacle. Je suis sûre que même encore aujourd'hui
le souvenir en est toujours présent à ses habitants.
Nous prîmes notre revanche ce jour-là; et les
cris de f^ii^e l'empereur! (\ue poussait notre équi-
page répondaient aux houras qu'avait excités la
bataille de Trafalgar. Nos matelots étaient vrai-
ment heureux.
Mais une des pièces intéressantes de la jour-
née, c'était Je nonce. Il avait d'abord été un peu
étonné du tapage que le canon avait fait en por-
tant les santés. Toutefois, comme celle du Saint-
Père avait ouvert les loas/s, il avait bien pris la
chose; ensuite, pour se donner du cœur, il but
un , deux y trois verres de vin de Madère; puis
du vin de Porto pour la santé de l'empereur.
3^6 MEMOIRES
du vin de Carcavello pour celle du roi d'Espa-
gne, du vin (\'Ojeras pour celle du prince du
Brésil. Enfin, de santé en santé, on en vint à la
mienne: ce fut le coup de grâce. Le terrain de-
venait fuyant sous les pas du nonce, ce qui n'é-
tait pas apostolique. Mais le vaisseau, quoique
sokdement assis sur les ancres', avait pourtant
cette vacillation qu'un bâtiment a toujours dans
les eaux d'un fleuve comme le Tage ^ C'était à
en garder un éternel souvenir que de voir mon-
seigneur Galeppi, cette fleur de finesse et de
ruse, ce chef de la science machiavélique mise
en œuvre par le Vatican, être là au milieu de
nous comme un homme ordinaire. 11 me faisait
l'effet de Dominique, le fameux arlequin, ayant
ôté son masque et paraissant avec nn autre vi-
sage que celui qu'il portait habituellement, mais
conservant sur le nouveau des traces des senti-
ments toujours exercés par l'acteur habile. Mon'
seigneur Galeppi était complètement ^m, enfin,
si je puis écrire ce mot ignoble; il riait, nous
regardait avec ses petits yeux émérillonnés, et
bavardait que c'était une bénédiction , ce qui
' On sait que dans «ne rade, comme celle de Lisbonne
par exemple, les rives étant plus resserrées, les vagues ont
un mouvement plus saccadé qu'en pleine mer.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 877
alarmait beaucoup l'auditeur, qui était, lui, fort
convenablement dans son bon sens. Mais, pour
le nonce, il avait la parlotte', et de plus il s'at-
tendrissait.
«Bliumm. . . bhumm!. . . Allons, tuez ces co-
quins d'Anglais. , . ce sont des mécréants
Vive sa majesté impériale et royale Napoléon,
empereur de France, roi d'Italie'.. . .»
Et il avançait son verre de vin de Madère pour
que je lui fisse raison; mais comme je ne buvais
que de l'eau alors comme aujourd'hui, la chose
n'était pas facile. Je le lui disais; mais il n'en
avançait pas moins son bras de taffetas violet en
répétant :
Vive sa majesté l'empereur Napoléon 1 . . .
Et puis il disait en chantonnant d'une voix
chevrotante :
Jîevianio, o Dori, bcviam ; ch'il giorno
Presto è al ritorno, etc., etc.
C'était un drôle de prêtre , pour dire la chose;
du reste, parfaitement spirituel et comprenant
très-bien la raison lorsque son entendement fai-
' Ce mot estde M. le comte de Forbin, en parlant de quel-
qu'un qui parlait beaucoup sans rien dire. Je le trouve char-
mant. Au reste, M. le comte de Forbin nous a habitués à
entendre, et cette habitude rend difficile à écouter ceux qui
be disent aujourd'hui par le temps qui court.
S^S MÉMOIRES
sait seul son devoir. Voici un fait qui s'est passé
à Lisbonne lorsque j'y étais, et qui, grâce à moi
et à lui, n'eut aucune suite.
Il y avait alors à Lisbonne un régiment com-
mandé par M. le comte de Novion, émigré. A
part le tort qu'il eut de quitter la France , on ne
peut rien reprocher à cet excellent homme , qui
plus tard rendit de vrais services à la France ,
et qui, en attendant, avait formé le plus beau
régiment que l'on pût voir. Junot disait qu'il
était plus beau que la garde. C'était grâce à lui
que l'on pouvait aller à minuit dans les rues de
Lisbonne sans être arrêté dans sa voiture. Comme
il avait été très-lié avec mon père , je le voyais
souvent, et Junot l'avait accueilli comme il mé-
ritait de l'être. Un jour il vint me raconter un
fait qui était tout simple, mais que X inquisition
voulait rendre important.
— L'inquisition! Comment... en i8o5!
— Mon Dieu oui... C'est une de ces per-
sonnes à la vie dure, qui ne meurent qu'après
avoir été assommées. Voici le fait.
Il y avait, au quai de Soudrès, une vieille
femme qui vendait des oranges pendant une par-
tie de l'année, et des sardines pendant l'autre.
Les soldats étaient surtout ses chalands; mais
elle leur vendait aussi une singulière marchan-
UE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 879
dise, c'était la bonne aventure. Cette vieille si-
bylle, soit qu'elle s'abusât elle -même, soit qu'elle
abusât les autres, était regardée parmi cette
foule qui barbolte au quai de Soudrès, et par
tout ce qui était soldat étranger dans la légion
de police et la légion d'Alorna, comme une
sorcière. Ses compagnes même la craignaient.
Un soir, il faisait un temps lourd et orageux,
et les soldats étaient déjà rentrés dans leur ca-
serne, lorscju'un allemand, nommé Fritz Klump^
se présenta devant la vieille, qui se disposait
aussi à rentrer dans son taudis. Fritz était com-
plètement ivre.
— Je veux que tu me dises ce qui va m'arriver,
3uana, dit-il à la vieille; ma maîtresse m'a fait
une infidélité... là, devant moi... ellea pris tout
à l'heure un soldat de Ray '... un morveux... un
porteur de reliquaire... ça ne lui a pas servi à
grand'chose... je l'ai tué... tout de suite... mais,
c'est que le colonel n'aime pas ces affaires-
là. . . Allons. . . voyons... qu'en résultera-t-il
pour moi?...
■ Il n'y avait pas de gardes du corps à Lisbonne, c'étaient
le régiment de Kay et celui de la Lippe (pii faisaient le ser-
vice près de la famille royale. Je ne sais pas si en i8o5 ce
n'était pas la légion d'Alorna qui remplissait cette fonctiou ,
je n'en suis pas sûre.
380 MÉMOIRES
Je n'ai pas le temps ce soir, répondit la vieille,
qui probablement n'avait pas envie de se mêler
d'une pareille affaire... Reviens demain.
— Je veux que tu parles tout de suite... Il faut
que je sache, avant de rentrer à la caserne, ce
qui peut ni'arriver... Si le colonel est méchant...
j'ai de bonnes jambes. . . Allons, Juana. . .
Pendant ce colloque, il s'était attroupé plu-
sieurs matelots et des soldats de Kay; quelques-
uns de ces derniers dirent qu'il faudrait jeter
dans le Tage l'Allemand et la sorcière; l'orage
approchait; il tombait déjà de larges gouttes de
pluie; Fritz subissait la loi imposée par l'orage,
et son ivresse devint à la fois complète et ter-
rible. En entendant menacer la vieille , il regarda
de travers ceux qui l'eritouraient.
« Si quelqu'un de vous la touche, dit-il en mon-
trant la vieille, il aura affaire à moi... et, pour
ce qui me regarde... sacramentsherV. ... prenez
garde à vous. . . Allons, dépéche-toi , Juana.. . »
Et il s'avançait en chancelant vers elle.
— Je l'ai déjà dit que je ne voulais te rien
dire ce soir. . . Laisse-moi tranquille, ou tu t'en
repentiras.
— Et moi, je te dis que tu parleras, s'écria Fritz
toiit-à-fait hors de lui; et quand le diable serait
avec toi , j'aurai raison de vous deux.
DE LA DUCHESSE D^ARRANTKS. 38 1
En entendant le nom du diable , tout ce qui
était Portugais dans la foule, qui s'était fort aug-
mentée depuis le commencement de cette scène,
se signa trois fois au moins. La peur fut plus
forte que la curiosité , et le cercle s'étendit au-
tour des deux interlocuteurs. Fritz s'avança vers
Juana pour la saisir et la faire rentrer dans un
méchant taudis où elle faisait cuire les sardines
qu'elle leur vendait , et où elle rendait ses ora-
cles.
«Ne me touche pas, s'écria-t-elle... ne me tou-
che pas... ou, je te le répète, tu t'en repentiras. ^^
Fritz ne lui répond que par une imprécation
et s'avance en chancelant. Mais , à peine a-t-il fait
un pas que Juana le touche seulement avec sa
main, et tout aussitôt le soldat tombe à ses
pieds comme frappé de la foudre.
Ce fut d'abord un effroi qui ne permit au-
cune parole. Juana fut elle-même stupéfaite de
sa besogne. On releva Fritz , il ne donnait au-
cun signe d'existence , et ce ne fut que deux
heures après, lorsque l'on put le saigner, qu'il
rouvrit les yeux. Mais il aurait mieux valu pour
Juana qu'il les tînt fermés plus long-temps; il
déclara qu'au moment où il allait la saisir , il
avait vu auprès d'elle un grand homme noir
ayant deS yeux de feu , que c'était cet homme
38a MÉMOIRES
noir qui l'avait frappé avec une massue qu'il te-
nait à la main. Le singulier de la chose, c'est que
Fritz n'était plus ivre , et qu'il ne se coupa ja-
mais dans les différents interrogatoires qu'on lui
fit subir, et cela, malgré tout l'ennui qu'il en
éprouvait. Le résultat de cette belle enquête
fut que la pauvre Juana fut enfermée dans le
plus noir, le plus profond des cachots de l'in-
quisition, et l'on se disposait à faire le second
acte de la ridicule affaire du mendiant de Madrid
avec sa poudre sympathique, lorsque la pauvre
vieille fut sauvée par l'inspiration qu'eut une
nièce à elle de venir trouver Junot, qu'elle atten-
dit un jour à sa porte au- moment où il allait
monter à cheval. Mais il était temps : le soldat ,
dont les moines s'étaient emparés et dont la télé
était tout-à-fait tournée à la folie, continuait à
vouloir soutenir son premier dire ; le soldat de-
venait de bonne foi , par une aberration d'es-
prit, le bourreau de cette malheureuse qui de-
mandait pardon, mais trop tard, à tous les saints
du paradis d'avoir voulu jouer avec les démons
d'enfer. Le fait réel de la chose, c'est que Fritz,
qui n'était pas d'aplomb sur ses jambes, et mar-
chant sur un terrain fangeux et glissant, avait
perdu l'équilibre en étant touché par Juana. Sa
tète avait porté sur une pierre, et, de ce^incident
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. !^83
tout naturel, était résulté ce qui était arrivé.
M. Magiiien, qui vit Fritz et examina sa tète,
trouva l'endroit encore meurtri où la contusion
avait été donnée , et me dit que la mort s'en se-
rait suivie à une ligne de différence. Mais jamais
cet homme ne voulut comprendre que Juana
n'était qu'une imbécile qui vendait des oranges
et des sardines.
a C'est une grande magicienne , disait-il... J'ai
eu tort de l'offenser; mais elle m'en a bien puni.
Le résultat de cette affaire, qu'on ne peut
croire appartenir au dix -neuvième siècle, fut,
grâce à nous, réduite à peu de chose en compa^
raison du san-benito et de la chemise soufrée.
Le nonce s'intéressa à la vieille Juana, et la pau-
vre femme fut envoyée dans un couvent de Viseu
ou de Ciudad Rodrigo; il fut très -bien dans
cette affaire, si ce n'est pouilant qu'il craignait
que l'on sût à Rome qu'il s'en était mêlé.
— Mais vous avez trop d'esprit pour croire
que cette femme a le diable à son commander»
ment, ou bien qu'elle est au sien, lui dis-je ?
— Madame l'ambassadrice, les voies dans les-
quelles Dieu permet à Satan d'errer en ce monde
sont infinies, et je pourrais croire que. . .
• — Allons, allons, accordez-moi la faveur de
ne pas achever.
384 MÉMOIRES
Quant au soldat, M. de Novion le perdit; on
en fit une merveille de conversion. Comme il
était catholique, il y eut moins à faire que pour
un infidèle; mais il prit Thabit dans l'un des
couvents les plus austères de Lisbonne, toujours
convaincu qu'il avait vu le diable lui toucher le
front avec sa massue. Cet effet d'imagination est-
il réel? oubienles moines, qui voulaient un exem-
ple marquant, et que le hasard servait à souhait,
ont-ils maintenu ensuite la première assertion
de Fritz faite dans le moment d'une première
frayeur. M. de Novion, qui était l'homme le plus
naturel et le plus probe dans toutes les choses
de cette nature, avait la conviction que son
soldat avait été séduit pour continuer à déclarer
qu'il avait reçu un soufflet du diable. Voilà ce
qui se passait en i8o5 dans la belle Lusi-
tanie.
J'attendais toujours que mon enfant m'averlît
par un mouvement que je pouvais enfin me
mettre en route. J'étais enceinte de plus de cinq
mois et je ne sentais pas encore remuer. Enfin ,
je me décidai à partir. Je me portais bien, le
temps était beau et j'avais un grand désir de re-
voir ma patrie. Nous quittâmes Lisbonne le
a5 novembre i8o5. Je repassai le Tage et re-»
montai à Aldéa Galega dans mon coche de coi-
])F. L\ DUCHESSF. 1) ABRA^'TKS. 385
leras pour traverser de nouveau les landes de
l'Est ram ad ure.
Je voyageais lentement, mais avec un grand
agrément. jM. de Cherval était pour moi une
ressource que l'esprit et le cœur ne pouvaient
trop apprécier. J'avais ma fille, ma Joséphine;
j'avançais vers la France.... je me promenais....
j'herborisais , et le temps s'écoulait d'une ma-
nière douce et charmante; mais un épisode sin-
gulier se préparait.
Le sixième jour de ma route, ma femme de
chambre me dit :
ce Madame a-t-elle remarqué que sa taille est
plus mince? »
Je me regardai, je ne vis aucune diminution;
j'étais même fort grosse pour une femme en-
ceinte de cinq mois.
Le lendemain, ma femme de chambre, dont
il faut que je vous dise le nom, dussiez-vous
en rire (elle s'appelait Chapatte), me redit en-
core :
« Madame ne s'aperçoit pas que sa taille est
plus mince ? «
A la répétition de celte phrase je me fâchai....
Ma îailie était alors de celles qu'on trouve bien
faites. J'étais svelte. mince, surtout de cette partie
VTTT. afj
386 MÉMOIRES
où se logent ordinairement les enfants, et je me
voyais immense.
« Chaj3atte, dis -je fort sérieusement, l'amour
vous tourne la tête et vous radotez. »
Le huitième jour, comme je m'habillais, voilà
qu'un corset à la paresseuse que je mettais de-
puis ma grossesse, croise tellement que je ne
puis l'agrafer. Je regardai Chapalte :
— Chapatte, mon enfant, qu'est-ce que cela
veut dire?
— Mais, voilà quatre jours que j'ai l'honneur
de dire à madame que sa taille devenait....
— Oh! mon Dieu! vas-tu encore me répéter
tes sottises?...
Le fait est que je ne savais comment expliquer
ce singulier incident : je mangeais comme on
mange à vingt ans lorsqu'on se porte bien; je
dormais de même, je riais, j'étais heure:::. •...,
je l'étais surtout de la pensée d'avoir enfin un
fifarçon ^... et puis toute la sollicitude attachée
à ce bienheureux garçon!
« Madame l'ambassadrice, m'avait dit la prin-
cesse du Brésil, soignez bi;:ii mon petit filleul;
' J'avais déjà deux filles, et j'avais fait deux fausses cou-
ches de deux filles. Cette giossesse devait faire espérer un
garçon.
DE LA DUCHKSSE D\BRA^'Ti:S. 38n
c'est un petit don Juan on une dorïa Carlotta ,
je vous le recommande. »
« Madame Junot pourra revenir à petites jour-
nées, écrivait M. Talleyrand % si le soin de sa
santé l'exige. »
« As-tu des nouvelles de ta femme? demandait
l'empereur à Junot.... Ecris-lui qu'elle vienne len-
tement ; il faut que les femmes grosses soient
raisonnables. «
«Écoutez, me dit l'ambassadeur d'Espagne,
le bon et excellent comte del Campo d'Alange ,
prenez ce reliquaire , il contient une précieuse
relique de la mère du Sauveur; ma femme la
portait toujours; je vous la donne pour qu'elle
vous soit favorable. »
— Eli bien, disaient à Junot tous ses camarades,
comment va ta femme? As-tu de ses nouvelles?
— Eh! mon Dieu non! disait mon mari.... Je
suis inquiet. Pauvre femme! entreprendre une
si longue route étant grosse de cinq mois....
Et les doléances allaient leur train , que c'était
une bénédiction. Moi-mémo, je me regardais
comme une arche sainte, et n'osais mettre un
pied devant l'autre. On peut penser, d'après tout
ce que je viens de dire, combien la remarque
' En date du 24 septembre i8o5.
25
388 MIÎAIOIRES
tlo Chapatte m'avait d'abord scandalisée ; mais ce
que je voyais éVAxt positif : cependant je ne dis
encore rien. Le lendemain, neuvième jour de
ma route , Chapatte et moi nous nous regardons,...
Nous nous regardons long-temps mérne, croyant
rêver : enfin , nous éclatons de rire.... Je n'avais
plus de ventre.
— Ah rà,dis-je enfin, qu'est-il donc devenu? Va
chercher M. Magnien , ( il n'était pas fort en ma-
tière cVesculaperie , mais il en savait assez pour
comprendre mon histoire). Je la lui racontai; il
ouvrit ses deux gros yeux ronds, se moucha trois
fois, prit deux prises de tabac, et me dit:
— Vous avez une tjmpanite....
— Qu'est-ce qu'une tympanite? Est-ce que je
n'étais pas enceinte d'un enfant?
— Non vraiment.
— Et de quoi donc ?
— D'un vent.
— Comment d'un vent? Je crus qu'il se mo-
quait de moi.
— Oui , d'un vent.
— Alors, voilà le baptême fait.... Alors , nous
pourrons aller grand train , et je pourrai danser
à Madrid, où l'on me promet tant de bals!...
Et me voilà à sauter comme une biche en li-
berté, puisque je n'avais plus besoin de soigner
mon faon.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 38g
Arrivée à Madrid , je fus loger dans ma char-
mante petite maison d'Alphonse Pignatelli.
Ce fut alors que je connus la comtesse Da Ega ;
elle était ambassadrice de Portugal à la cour de
Madrid. Sa position d ambassadrice de famille
lui donnait de grandes prérogatives; mais son
esprit les lui faisait plutôt éviter que rechercher.
Elle aimait bien mieux être souveraine comme
elle l'était dans son salon de Madrid que d'aller
se morfondre dans une maison mal meublée ,
incommode, du village de Guadarrama, à l'Escu-
rial , où était alors la cour.
Les événements quise passaient en ce moment
dans l'enceinte du palais des rois de Castille étaient
affreux et sinistres. On a beaucoup parlé de la
haine du prince des Asturies contre Manuel Go-
doï.... Cette haine, si elle a pour base les mauvais
traitements que le prince de la Paix a eu l'audace,
je ne crains pas d'écrire le mot, de faire subir
au fils de son roi , à une princesse aussi respec-
table qu'elle était admirée et chérie, ce motif
seul rendrait suffisant pour tout légitimer; car
enfin, je répète ce que j'ai déjà dit plusieurs fois,
les rois et les princes sont des hommes comme
nous, mais, par cette même raison, ils en ont
aussi les passions. Ils sentent les injures; pour-
quoi exiger d'eux ce que nous ne sommes pas
3()0 MÉMOIRES
assez forts pour leur accorder ? La parabole de
la paille et de la poutre se retrouve partout.
La princesse des Asturies était mourante; elle
expirait au milieu de tortures épouvantables. Je
ne pus soutenir ses cris, un jour que je fus au
sitio. Je lui portais un grand attachement, et
j'aurais voulu approcher de son lit mortuaire ;
mais tous mes efforts pour y parvenir furent
ijnpuissants : je le tentai plusieurs fois, et tou-
jours en vain , pendant le long séjour «que je fis
à Madrid, Cependant je tenais fortement à la
voir, non-seulement pour elle, mais parce que
je voulais voir également le prince des Asturies, et
j'étais certaine de le rencontrer auprès du lit de
souffrances de sa malheureuse femme, qu'il ne
quittait ni le jour ni la nuit. J'avais reçu de
PVance des ordres en manière de conseils ^ afin
de faire une chose qui m'était indiquée et que
je ne pouvais accomplir. De là çst venu mon long
séjour à Madrid, que tant de gens ont expliqué
en disant ç\\\tf aimais la danse. Si je n'avais aimé
que la danse, et que ce ne fût que de ma pro-
pre volonté que je fusse restée à Madrid, j'au-
rais d'abord dansé davantage, et puis j'aurais en
bien d'autres bals à Paris. Non, des raisons que
je ne puis dire, mais d'une haute importance,
dans la position où se trouvait la famille royale
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 'dgi
d'Espagne, m'imjDosaieiit l'obligation de demen-
rer à Madrid.
Il courait d'étranges bruits sur la maladie de
la princesse des Asturies : on n'en parlait qu'en
tremblant ; mais , dans les conversations intimes ,
le terrible mot de poison était dit par les per-
sonnes les plus attachées à la reine. On rapportait
qu'un jour un courrier, partant pour Naples,
fut arrêté et ses dépèches visitées: elles conte-
naient des lettres de la princesse des Asturies à
sa mère. La malheureuse princesse se plaignait
des traitements plus qu'humiliants qu'elle et le
prince des Asturies recevaient de la reine et du
prince de la Paix; et la lettre était terminée par
des plaintes touchantes sur son sort , des re-
grets sur son éloignemeut de sa patrie, et enfin
par des craintes très-vives manifestées sur son
sort à venir. La reine sourit, d'un sourire d'en-
fer, en lisant ces plaintes touchantes d'un cœur
blessé.
— Que faut -il faire? demanda-t-elle à un
homme qui était son conseil; car Charles IV
n'était là que pour trôner.
— Il faut envoyer cette lettre, lui répondit
cet homme ., et puis nous verrons la réponse; elle
tracera notre conduite ultérieure.
f La réponse n'arriva que trop tôt. Les bruits
392 MÉMOIRES
qui circulaient alors, et d'après lesquels j'ai re-
cueilli tout ce que je rapporte, disaient qu'elle
était arrivée le 20 août de l'année i8o5,et que
le jour de la Saint-Louis, c'est-à-dire cinq jours
après , le parti qui avait été adopté avait reçu
son exécution. Ces bruits, du reste, étaient ceux
de la plus haute classe et des familles les plus
élevées. On disait enfin, et en frémissant, que
la princesse des Asturies avait été empoisonnée,
et que cette résolution avait été prise d'après
une ligne de la réponse de la reine de IVaples.
«Ma fdle, lui disait-elle, je ne conçois pas que
« vous supportiez ce que vous me racontez. . .
« Il n'est pas de trône qui vaille la peine d'être
«acheté aussi cher. . . Laissez plutôt celui d'Es-
« pagne, et venez auprès de moi. Mais si vous ne
« pouvez vous résoudre à quitter Ferdinand, qui
« vous donne le peu de bonheur que vous trou-
« vez dans ce malheureux pays, alors, ma fille,
«sachez être non pas une faible femme, mais
« une grande et courageuse princesse; songez à
« ce que disait la grande Catherine 11 : // vaut
« mieux tuer le diable que le diable vous tue. »
Ce fut , dit-on , d'après cette phrase que le
meurtre eut lieu. Du moins, je le répète, était-
ce le bruit général. Depuis l'avènement de Fer-
dinand VII, j'ai appris que l'apothicaire qui avait
DE LA DUCHESSK d'aBRA.KTÈS. SgS
(]onné le poison était veiui s'accuser lui-même;
mais je n'étais pas eu Espagne alors , et ne puis
l'aftirmer. Ce que je puis certifier, c'est le con-
cours entier qui alors formait cette opinion.
Voilà ce que j'écrivis en France^ voilà ce que
j'ai dit lorsque je fus interrogée sur cette mysté-
rieuse et tragique histoire. Le prince desAsturies
était dans \\w si violent désespoir, qu'il voulait
attenter à sa vie. Il passait toutes les nuits au-
près du lit de la princesse, dont les souffrances
auraient attendri un ennemi.
J'ai conservé de la princesse des Asturies un
souvenir d'attachement et de respect que je lui
porte non-seulement pour ses bontés, mais pour
tant de remarquables qualités, tant de vertus
qui auraient brillé d'un si vif éclat sur le trône
dEspagne. C'est un grand malheur pour nous
qu'elle soit morte. C'est \\n grand malheur sur-
tout pour l'Espagne. Je suis certaine, et je suis
autorisée à le dire , que les affaires de la pénin-
sule auraient été traitées bien différemment à
Bayonne si la princesse y eût été.
Je demeurai à Madrid jusqu'aux premiers
jours de février. Je voyais, comme je l'ai dit très-
souvent, l'aimable comtesse Da Ega. Nous nous
réunissions chez elle; nous faisions de la musi-
que, car toutes ses sœurs, ainsi quelle, étaient
394 MÉMOIRES
musiciennes. La duchesse d'Ossiina, qui était ce
qu'elle est toujours, une excellente et bonne per-
sonne, et qui faisait noblement les honneurs de
rEsp.'igne, me donna une charmante fête à sa
campagne près de Madrid, à Wélaineda. Nous
y passâmes une délicieuse journée; nous y dé-
jeunâmes, et ne revînmes à Madrid que le soir.
La maison était charmante. Lorsque le roi Jo-
seph était en Espagne, je ne sais pourquoi il
ne prit pas l'Alameda pour lui au lieu de la don-
ner au général Belliard. J'aurais mieux aimé
l'Alameda que TEscurial.
Madrid me reverra. Je parlerai plus loin de
ses beautés et de ses inconvénients. Je parlerai
de Burgos, de Valladolid , de Salamanque et de
cette foule de villes en Espagne que j'ai si long-
temps habitées. Maintenant je reviens en France.
J'avais reçu de Vienne une lettre de Junot,
dans laquelle il m'annonçait que l'empereur lui
donnerait une mission pour l'Italie, mais que je
devais me rendre à Paris pour y faire mon ser-
vice auprès de madame mère; que je devais
néanmoiîis m;;rcheravec prudence, pour ne pas
hasarder mon précieux fardeau : on sait ce que
c'était.
Mon voyage fut heureux, et plus prompt que
ne l'avaitété l'autre. Je rentrai dans Paris le mardi-
DE LA DUCHESSE d'aBRA.NT£S. 3g5
£[ras fie 1806. Une particularité à remarquer,
c'est que j'eu étais partie également un mardi-
gras. Mais quelle différence de sensations!...
Comme le bonheur en espérances est doux,
lumineux à vinçjt et un ans!... Comme on est
heureux!... Je ne regrette ma jeunesse ni pour
ma figure, ni pour mes agréments, mais pour
ce beau temps d'illusion.
J'ai parlé du général Lallemand, en disant com-
bien il nous était cher à mon mari et à moi. Il
partit pour l'Amérique en 1802, et s'y conduisit
vaillamment; mais il déplut au général en chef,
qui n'aimait pas les hommes tels que Lallemand,
et il revint en Europe, presque en disgrâce.
Un jour, je le vois entrer dans ma chambre
avec une jeune persorme ravissante de grâce;
elle était grande, sa taille avait cette souplesse
du palmier, cette mollesse gracieuse qui n'ap-
partient qu'aux créoles. Sa figure était celle
d'une charmante jeune fille, d'une enfant; et en
effet, elle n'était encore qu'une enfant. Ses che-
veux étaient blonds, cendrés; ses yeux bleus et
doux don liaient un charmant regard. Et puis son
pied était si petit , sa main si mignonne, son nez
retroussé donnait tant de finesse à sa physiono-
mie, qu'ii était impossible de ne pas éprouver
un attrait positif en voyant madame Lallemand
396 MÉMOIRKS
pour la première fois. Elle avait ensuite, en ma-
nière de dents, trente-deux perles bien orientées
qui brillaient dans une bouche de rose. Ce serait
une mode à faire venir que cette façon de
mettre comme cela son collier dans sa bouche.
Mais, par sainte Marie! comme le dit M. Barbier %
n'a pas un tel collier qui veut.
Son esprit est d'une originalité non copiée,
que je n'ai vue qu'à elle. Madame Lallemand a
été pour moi, à l'époque dont je parle, l'objet
d'un attrait très-vif, parceque je l'ai jugée spiri-
tuelle avec une enveloppe naïve; plus tard, cet
esprit s'est développé et a montré qu'il pouvait
être d'une trempe plus élevé. J'étais heureuse en
pensant à mon retour et aux femmes que j'allais
retrouver, de classer ma jeune créole dans un
rang tout particulier pour mon propre agrément,
et bien aussi, je le croyais, pour le sien propre.
Elle était revenue en France avec sa mère, la
belle madame de Larligues; cette jolie femme
que tout Paris a vue rivaliser de luxe avec les
plus immenses fortunes. Elle avait cinq cent mille
livres de rentes à Saint-Domingue. Un seul jour
avait tout anéanti!... Elle avait tenté vainement
' Délicieuse chanson clc M. Bail)icr, dans le Talisman de
i8'i2(vovez chanson villouittine^
DE LV DIJCFTF.SSF. l>VvERANTKS. 397
fie reti'oiiver quelques débris lorsque l'armée
française avait été au,.cap; mais rien ne lui fut
rendu. Elle se conduisit en héroïne, et donna
dès lors à sa jeune fille des leçons de ce courage
admirable dont tout récemment encore elle
nous a donné des preuves qui ont ajouté le res-
pect à l'amitié de ses amis. Madame Lallemand
a fait si long-temps partie de ma famille, surtout
par cette amitié de sœur que j'ai toujours eue
pour elle, qu'elle est une portion intégrante de
tout ce qui me touche pendant bien des années.
J'ai donc été obligée de donner ces détails qui,
d'ailleurs, ne peuvent qu'être agréables à ceux
qui l'aiment.
Aussitôt après mon retour, j'écrivis à madame
la baronne de Fontanges, dame d'honneur de
MADAME MÈRE, pour lui anuonccr mon arrivée et
lui demander quel était le jour que désignait
S. A. I. pour que je lui fusse présentée. Madame
de Fontanges me répondit immédiatement que
le dimanche suivant je serais présentée à madame
avant l'heure de la messe. C'était une grande
affaire pour ma jeune tête que de me voir pré-
sentée à une personne que j'étais habituée à
aimer et à respecter depuis mon enfance, et cela
avec cette vieille manière qui portait à vénérer
les personnes âgées et à leur montrer une dé-
398 MÉMOIRES
férence qui ne venait pas de la flatterie, ni d'une
pensée obséquieuse; c'était un bonheur pour
moi devoir madame Bonaparte, la mère de l'em-
pereur, traitée enfin comme elle devait l'être,
et cela, par son fils. Aussi attendais- je cette
journée avec une impatience presque joyeuse.
Si je ne m'étais pas trouvée au moment de
faire paraître la quatrième livraison de mes mé-
moires, j'aurais répondu plus tôt aux journaux
qui parlaient de madame mère d'une manière si
peu vraie. Madame mère, à qui l'on donne si gé-
néreusement tant de millions , ne possède pas
80,000 livres de rentes. L'empereur ne donnait
qu'à ceux qui dépensaient; il n'aimait pas les
économies. Madame mère n'eut un mil!i(jn par
an que lorsque le roi de Westphalie fut à Cassel ^
Ce qu'elle possède ne peut être que le fruit de
ses économies sur ce million, et cela pendant
cinq ans. Depuis les mailieurs de la famille Bo-
naparte, si elle se refuse tontes ces jouissances
de la vie qui sont si douces à son âge, si elle a
un extrême amour de l'ordre, c'est pour avoir
la possibilité de venir à l'aide de ses enfants.
Elle a fait pour eux de très-grands sacrifices,
c'est une honorable et respectable personne que
' En 1807.
DE LA DUCHESSE d'aERANTÈS. 3c)C)
MADAME mère; son nom aurait dû être respecté
par des journaux qui, ne la connaissant pas, ont
été à la fois injustes et mensongers , peut-être
sans le vouloir. Mais que des journaux légitimistes
donnent des biens illusoires à la famille Bona-
parte pour excuser les Bourbons d'avoir manqué
à leur parole , et de n'avoir tenu aucun des trai-
tés qu'ils ont faits avec elle; d'avoir retenu tous
leurs biens, les diamants de la couronne, ra-
chetés presque en entier des deniers de l'empe-
reur; d'avoir pris leurs rentes, de les avoir
repoussés, exilés : tout cela se conçoit, parce
qu'en cela les journaux légitimistes suivent leur
route. Mais, que d'autres journaux qui font état
de rentrer dans une voie de justice , qui ne ma-
nifestent plus de haine, racontent des faits in-
ventés à plaisir, voilà ce qui ne peut se tolérer.
On est tellement léger sur les Jiistoîres que l'on
rapporte et que l'on recueille en courant sur la
famille de Napoléon , que nous avons vu l'autre
jour annoncer, comme arrivée la semaine précé-
dente, la mort tragique de l'un des fils de Lucien
Bonaparte; il s'était brûlé, disait-on, la cervelle
à bord d'un bâtiment, en allant en Afrique. Et
Dieu sait les commentaires sans fin que faisaient
les habiles politiques, vrais polichinelles de notre
époque. Eh bien! il y a cinq ans, qu'en allant
|00 MKMOIRF.S
aux États-Unis, l'un des fils de Lucien fut tué
en nettoyant un de ses pistolets; mais cela tout
naturellement, et puis, il y a cinq ans.
Mais ce qui est plus sérieux que des erreurs,
ce sont les déviations de l'honorable chemin
qu'aurait dû suivre la nation. Comme Française,
et comme Française aimant ma patrie, je rougis
pour elle qu'ellen'ait eudepuis i83od'autre sou-
venir à envoyer à la famille de Napoléon qu'ini
nouvel exil; je rougis aussi pour elle qu'un frèi'e
de l'empereur, que Jérôme, blessé à la bataille de
Waterloo, n'ait de moyen d'existence que la
pension que fait à sa femme l'empereur de Rus-
sie!... Et cette famille infortunée, veut-on savoir
comment elle pense?... comment s'expriment
ceux qui la composent?... voilà ce que m'écri-
vait dernièrement l'nn de ses membres :
« Ma consolation est de penser qu'élevés dans
la médiocrité, tous les enfants de cette famille
vaudront mieux que s'ils l'eussent été au milieu
des grandeurs de la fortune et de la flatterie.»
FIN DU TOMT, HUITn-:ME.
TABLE
DU HUITIÈME VOLUME.
Chap. I^"". Physionomie de l'Espagne et du PortU!j;al
avant la guen-e. • — L'empereur attache une grande
importance. à être l'allié de ces deux pays. — Fana-
tisme national des Espagnols. — Détails sur la famille
royale et le prince de la Paix. — Parallèle de ce der-
nier avec Orloff, favori de Catherine. — Impôt sur
les voitures. — Beauté des routes. — Inscriptions.
— Recherches historiques et statistiques sur Madrid.
— Madame de Beurnonville. — Son aimable récep-
tion. — Pourquoi les lumières de la civHisation pé-
nètrent difficilement en Espagne. — Dévotion des
femmes espagnoles. — Passion des Espagnols pour
les spectacles, les joutes, les tournois. — Mot du
comte d'Aguilard. — Orgueil castillan. — La du-
chesse d'Ossuna. — Les marquises de Santa-Crux et
de Camarasa. — La marquise d'Ariza. — IMadame
Carrujo. Sa fdle madame la comtesse Mcrlui. —
Mes douze premières années. — La marquise ilc
Santiago. — Ses ridicules. — Le sourcil postiche. .
VIII. J-G
4o2 TABLE.
Chap. II. Mon mari conçoit du prince de la Paix une
opinion favorable. — Portrait de la princesse des As-
turies. — Curieuse origine de la faveur du prince
de la Paix. — Titre de prince conféré en Espagne
aux étrangers seulement et aux membres de la fa-
mille royale. — Appréciation impartiale du prince
de la Paix. — Il tient tète à l'inquisition. — Junot
se rend près du roi à Aranjuez, — Ma présentation.
— Vieux restes des coutumes féodales. — Pont du
Mançarauez. — Pont de Tolède. — Le château de
M. Aguado à Petit-Bourg. — Ma toilette de présen-
tation. — Cérémonial. — Proscription des gants
blancs. — La camareira mayor. — La reine me fait
le plus gracieux accueil. — Son portrait. — Char-
les IV Ses habitudes. — Détails intéressants sur sa
vie privée. — La reine d'Etrurie. — Mon embarras.
— Questions nombreuses que m'adressent le roi et
la reine d'Espagne 24
CuAP. III. Particularité importante de ma visite à leurs
majestés. — Mon étonneraent à la vue du prince de
la Paix , et sa singulière tenue. — Réflexions que me
suggéra cette circonstance. — L'nion du prince de la
Paix avec une princesse de la maison de Bourbon.
— Étranges commentaires sur ce mariage. — Haine
de la princesse de la Paix pour son mari. — Madame
Tudo. — Anecdote bizarre. — Faveur d'un jeune
garde du corps. — Passion malheureuse du roi pour
la musique. — Ma présentation à la princesse des
Asturies Mauvaise humeur du prince des Asturies.
Hésitation de Junot. — Le comte de Campo d'Al-
lange. — Notre promenade dans les jardins 4^
TABLE.
4o3
Chap. IV. Souvenirs d'Aranjiiez. — Cérémonial. — Re-
tour à Madrid. — Singulière aventure. — Mes rap-
ports d'intimité avec madame de Beurnonville. —
Heureux instants passés dans la maison de l'ambas-
sadeur.— Dîner et surprise. — Tallien. — Conduite
de Tallien au 9 thermidor. — Conférences de Junot
avec le prince de la Paix. — Ports d'Espagne. — Son
alliance avec la France. — Notre départ de Madrid.
— M. le comte da Ega, ambassadeur de Portugal.
— Portrait de la comtesse da Ega 69
Chap. V. Mon mari est traité avec tous les honneurs dus
à un ambassadeur de France. — Mauvaise humeur
de Charles IV contre Louis XVIII Le soldat usur-
pateur Ordre de la toison-d'or. — Lettre absurde
de Louis XVIII au roi d'Espagne. — Acceptation de
la couronne d'Italie par l'empereur. — Discours de
Napoléon manquant de franchise. — Quel était le
vrai but de l'empereur. — M. le marquis de Buona-
parte. — Couronne de Lombardie. — Mémoires de
Gohier empreints de fiel et de haine. — Talaveyrada
Reyna. — Des dragons nous donnent une aubade. —
Soldats espagnols demandant l'aumône. — Projet de
faciliter l'écoulement du Tage. — Le clergé s'y op-
pose au nom de Dieu et en qualifiant le projet d'at-
tentatoire aux dogmes sacrés Quel est en Espagne
le sens de l'expression états. — Portrait de la du-
chesse d'Albe. La Mesta 85
Chap. VI. Province de l'Estramadure. — Le coche de
Colleras. Aventure qui m'arrive dans ce pavs. — Ma
manière de voyager. — Visite inattendue de Jérôme
Bonaparte. — Détails sur Jérô|/ne. — Colère de l'em-
4o4 TABLE.
pereur en appieiiant son mariage. — M. Alexandre
Le Camus, depuis comte <lc i'ursteinstoin. — M*''®
Patcrson. — Sa ressemblance avec la princesse Bori;-
hèse. — Ma conversation avec Junot. — Mes présages
se réalisèrent. — Pont d'Almaraz. — Entêtement de
nos muletiers. — Le fameux Gonzalès de San-Sé-
bastien. — Le Puerto. — Chêne vert de la pénin-
sule. Le village de Joray Cego. — Bonne réception
que nous font les autorités de Truxillo luS
CuAP. VIL La Guadiana. — Les montagnes de Santa-
Crux. — Dangers courus sur la route de Madrid à
lîadajoz. — La venta del Despohlado. — Ma crainte
des brigands. — • Mon adresse au pistolet. — Madame
Thomières. — Les assassins de la route du Confes-
sionnal. — L'impunité. — Les pauvres matelots
français. — La pnssada de San-Pedro. — Terreur et
dégoût. — L'homme assassiné. — L'instrument de
torture. — Frayeur de mes femmes. — Colère de Ju-
not. — Départ de San-Pedro. — L'entêté muletier. —
Voilure versée. — La ville aux trois noms. — Le
prince de la Paix. — Badajoz. — Les coups de canon. i25
Chap. VIH. Singulière différence entre le Portug.d et
l'Espagne.— Trinité portugaise. — Le Juif, le Nègre
et le Portugais en une seule personne. — Réception
à Estremoz. — Junot premier aide-de-camp de l'em-
pereur. — Venda do Duque. — Monteraor-o-Novo.
— Coup d'œil sur l'Alemtejo 'Le/oral, lespiowe-
dors et les juiz de fora. — Béranger, ou le diable
m'emporte 1 5(>
CiiAP. IX. Arrivée à Lisbonne. — Aspect de la ville et
des environs. — Adage portugais. — Le frère du
TABLE. 4^*5
maréchal Serrurier. — Calembourg de l'empereur.
— Le banquier français. — Bizarrerie du cérémonial.
— L'ambassadeur de Louis XV et celui de Napoléon.
— Ordres donnés par le ministre des affaires étran-
gères pour la réception de Jimot. — Le vendredi
saint. — La fièvre jaune en Andalousie. — Visite de
la santé. — Gouvernement du Portugal Le yacht
du prince du Brésil. — Notre débarquement. — Le
comte de Castro Marino. — Usage absurde relatif à
l'installation des ambassadeurs en Portugal. — La
voiture du comte de Castro Marino. — . La collation
diplomatique. — Procès-verbal de la réception de
M. le comte de Châlons, ambassadeur de Louis XVI.
— M. le duc de Coigny et sa petite-fille madame
Sébastiani iG%
Chap. X. Physionomie politique du Portugal. — Don
Miguel et don Pedro. — Maison du général Lannes.
— L'ei-mitage d'Araujo. — Projets du grand Pom-
bal. — Costumes. — Invasion des modes françaises.
— Présentation à la cour. Le palais de Quélus. — Le
prince régent. — Cortège magnifique de Junot. —
Question de l'empereur. — La princesse du Brésil.
— Les yeux doux. — Manie de Napoléon. — Junot
marquis. ■ — Le prince et la princesse du Brésil. —
Stupéfaction du prince du Brésil. — Le schako de
hussard. — Le prince et l'uniforme. — Mes paniers
et ma peur. — Junot se fâche. — Mon enharnache-
ment Mon entrée en voiture Ma présentation.
— Entretien avec la princesse du Brésil. — Sa cu-
riosité. — L'impératrice Joséphine. — Portraits de
la piincesse Isabelle et de la princesse veuve i '>7
4o6 TABLE.
Chap. XI. Ri'coiMion et ct-n'-monial. — La camareira^
mûr. — I.cs dames du palais par terre. — Ma posi-
tion à Lisbonne. — Parallèle de lord Fitz-Gerald et
de sa femme Lord Strankford. — M. d'Araujo et
son mannequin — Lord Strankford et les révérences^
— Le comte del Campo Alange. . — M. de Castro. Sa
figure de conspirateur. — M. Camille de los Rios. —
L'ambassade d'Autriche à Lisbonne. — Les trois
sœurs. — L'oreille tirée. — Le comte de Villaverde.
Le gros ventre. — Le gigot. — Les douze verres
d'eau. Le vicomte d'Anadia. — Le nonce du pape.
— L'amoureux de 75 ans. — Les lunettes vertes. —
Les bonbons. — Conversation avec l'empereur. ... 212
Chap, XII. Influence des femmes en Portugal. — No-
blesse de Lisbonne. Le duc de Cadaval. — Le grand
seigneur et le cuisinier. — Le mémoire de 5o,ooo fr,
— La partie de pharaon. — Le peuple et- les grands.
— Les compliments. — Le marquis de Loulé et Henri
IV. — Les trois Grâces. — Société de Lisbonne. —
Le comte de Lima. — La comtesse daEga.-^- Ratifi-
cation de traité. — Le maréchal et le prince-régent.
— Le prince du Brésil en mascarade. — L'ordre du
Christ. — Le valet de chambre chevalier. — Céré-
monie de la Ste-Chapelle. — Les mantelets de crêpe
blanc 234
Chap. XIII. Cérémonie des chevaliers du Christ au
cœur de Jésus. — On m'accueille avec les honneurs
militaires. — Un sermon portugais. — L'omelette
royale. — Le Coracaon de Jesu. — Sommes exor-
bitantes qu'il a coûté. — Le Portugal placé entre
deux craintes, celle de l'Angleterre et celle de la
TABLE. 407
France. — Mes reproches à M. d'Araujo. — Saecès de
la flotte du vice-amiral Missiessi. — Le maître de
chant Naldi. — Montre volée. — Singulière manière
(le punir un voleur. — Mademoiselle Naldi enfant.
— Madame la comtesse de Spaare. — Bienfaisance de
Naldi Opéra de Lisbonne. — Crescentius. — -Les
sopranos a(j i
Chap.XIV. Situation géographique et statistique de Lis-
bonne. — Combats de taureaux. — Le fameux Pépé.
— La salle de spectacle du marquis de Pombal. —
Résidence de Belem. — Les jardins de Quinta da
Raynha. — Le bouquet du jardinier d'Abrantès. —
Je suis asphyxiée. — Départ de Junot pour la cam-
pagne d'Austerlitz. — La flottille anglaise. — Le feu
éclate dans l'appartement de M. deRayneval. — Cause
bizarre de l'incendie ^ îS i
Chap. XV. Montagnes de Cintra. — Erreur de Lord By-
ron. — Child-Harold Torre di Bugio Fort San-
Jaô. — Lisbonne, ville de guerre Ressemblance avec
Auteuil. — Les garnisons d'émigrés. — Le régiment
de Mortemart. — Celui de Castries. — Mes prome-
nades. — La reine folle. — Le soufflet. — Les têtes
couronnées. — La roche d'émeraudes. — Le cœur
d'un preux. — La moustache en gage. — Le couvent
de liège. — Une bonne nouvelle. — Madame mère.
— Le brevet. — L'amiral Villeneuve. — Combat du
Finistère. — Défaite honteuse. — Compensation. —
Le capitaine Baudin. — La Topaze et la Blanche. —
Victoire et honneur '3o2
Chap. XVL Transformation. — Affreuse tempête. —
Dangers. — Combat de Trafalgar. — Mort de Nelson.
/|08 TABLE.
Mot de l'empereur. — Le capitaine Baudiii. — L'ami-
ral Villeneuve. — Conseils de Decrès. — L'amiral
Gravina. — vSa querelle avec Villeneuve. — La flotte
anglaise et la flotte combinée. — Mort glorieuse du
contre-amiral Magon. — Villeneuve fait prisonnier.
— Mort du général Gravina. — Victoire d'Ulm. —
Oudinot vainqueur à Wertingen. — Occupation
d'Augsbourg. — • Combat d'Elchingen. • — Occupation
de W^eissembourg. — Entrevue de l'empereur de
Russie et du roi de Prusse. — L'empereur entre dans
Vienne 33!^
Chap. XVII. Fête à bord de la Topaze. — Le nonce en
habit de taffetas lilas. — L'ambassade d'Espagne. —
Le comte Sabugal. — Don Camille de los Rios. — La
frégate élégante. — Les santés à coups de canon. —
Un nonce ivrogne. — Un combat sur mer. — Les
houras. — Le soldat et la sorcière. — L'inquisition.
— Le porteur de reliquaire. — Le soldat converti.
— Départ de Lisbonne. — La grossesse orageuse.
— Arrivée à Madrid. — La princesse des Asturies. —
Agonie. — Mort 37»
TIN IJE I.A TABLK DU HUITIEME VOLUME.
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