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Full text of "Mémoires de madame la duchesse d'Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon, la révolution, le directoire, le consulat, l'empire et la restauration"

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MEMOIRES  CONTEMPORAIIVS. 


MÉMOIRES 

DE  MADAME  LA  DUGHESSE 

DABRANTÈS 


TOME  HUITIEME. 


IMPRIMERIE  DE  FIRMIN  DIDOT  FRÈRES. 

UUE  JACOB,  k"  24. 


MÉMOIRES 


DE  MADAMK  LA  DUCHESSE 


ou 
SOUVENIRS  HISTORIQUES 

SUR 

NAPOLÉON, 

LA  RÉVOLLTIOX, 

LEDIRECTOIRE,  LE  CONSULAT,  L  EMPIRE 
ET  LA  RESTAURATION. 


TOME  HUITIEME. 


A  PARIS, 

CHEZ  LADVOCAT,  LIBRAIRE 

DE  S.  A.   R.   LE   DUC  d'oRLÉANS, 

HUE    DE    CHABANNAIS,    K°    '2. 

MDCCCXXXII. 


NOTE  DE  EEDITEUR 


En  publiant  la  4*^  livraison  tle  ces  Mémoires ,  l'édi- 
teur croit  devoir  démentir  formellement  les  bruits 
absurdes  que  la  baine  s'est  plu  à  répandre  sur  son 
compte,  et  que  la  malveillance  et  l'envie  n'ont  pas 
manqué  de  propager  et  d'exploiter.  Les  circonstances 
désastreuses  qui  ont  frappé  sa  maison ,  ne  lui  ayant 
pas  permis  d'éditer  le  roman  de  VJmirante  de  Cas- 
tille  ,  plusieurs  personnes  ont  osé  induire  de  là  que 
madame  la  duchesse  d'Abrantès  avait  rompu  ses 
relations  avec  lui ,  et  que  tous  les  ouvrages  ulté- 
rieurs de  cette  dame  seraient  désormais  publiés  par 
un  autre  libraire.  De  pareilles  allégations  sont  fausses , 
et  l'éditeur  les  signale  ici  comme  autant  de  calomnies. 
M""^  la  ducbesse  d'Abrantès  n'a  jamais  cessé  del'bonorer 
de  sa  confiance  ;  la  publication  de  V Amirante  par  un 
autre  libraire  n'a  point  eu  et  ne  pouvait  avoir  d'autre 
cause  que  lesmalheurs  éprouvés  par  la  Maison  Ladvocat. 
Aujourd'hui ,  que  la  bienveillante  sympathie  de  toute 
la  littérature  contemporaine  a  replacé  cette  maison  au 
rang  qu'elle  occupait,  son  chef  ne  croit  pas  s'abuser  en 


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H  NOTE    DE    L  EDITEUR. 

se  flattant  que  lui  seul  aura  l'honneur  de  pour- 
suivre la  publication  des  Mémoires  de  M""*  la  du- 
chesse d'Abrantès.  Cette  prétention  est  fondée  sur  les 
assurances  que  l'auteur  même  a  daigné  lui  donner  à 
cet  égard,  assurances  qui  se  trouvent  reproduites  dans 
deux  lettres  écrites  à  des  époques  différentes ,  l'une 
en  mars  et  l'autre  en  juin  derniers.  L'éditeur  demande 
au  public  la  permission  d'en  mettre  sous  ses  yeux 
les  principaux  passages  : 

Mars  i832. 
«  Mon  cher  éditeur, 

«  J'ai  manqué  de  courage  pour  vous  dire,  hier,  que 
'  les  circonstances  m'ont  contrainte  à  traiter  immé- 
«  diatement  pour  V Amirante.  J'aurais  eu  honte  d'ail- 
«  leurs  que  votre  malheur  reçût  un  accroissement  de 
«  moi ,  et  j'en  aurais  souffert  parce  que  je  suis  con- 
«  vaincue  de  votre  attachement  pour  moi.  Vous  me 
«  l'avez  prouvé  dans  vos  Mémoires,  et  je  l'ai  bien 
'<  senti.  Aussi ,  vous  seul  les  terminerez  ;  mais  ici  il 
«  m'était  impossible  d'attendre 

«  Vous  comprendrez  ma  position ,  mon  cher  éditeur, 

«  et  vous  ne  m'en  voudrez  pas.  J'ai  une  sincère  amitié 

«  pour  vous  ,et  vous  le  prouverai.  Je  dirai  et  ferai  tout 

«  ce  que  vous  voudrez  pour  que  tout  le  monde  soit 

-  bien  persuadé  que  ce  ne  sont  nil'humeur ,  ni  la  mé- 

■  fiance  pour  l'avenir,  qui  m'ont  fait  prendre  cette  dé- 

«  termination  ;   c'est  la  seule  force  des  choses.  Que  la 

'  tranquillité  de  nos  rapports  n'en  soit  pas  troublée! 


KOTE    DE    L  EDITEUR.  III 

n  —  Je  VOUS  le  répète  ,  je  vous  montrerai  que  je  vous 

•  porte  le  même  intérêt,  et  cela,  vous  le  verrez  bien- 
«  tôt.  Je  vous  demande  seulement  d'entrer  un  instant 
«  dans  ma  position.  —  Songez  que  nos  rapports  d'au- 
«  leur  et  d'éditeur  n'ont  reçu  aucune  atteinte.  N'en 
«  soyez  donc  pas  moins  pour  V Amirante  de  Castille  , 
«  un  père  adoptif,  car  il  est  le  frère  des  Mémoires.  » 

La  Duchesse  d'Abbantès. 

Juin  i832. 

•  Moucher  éditeur,  j'ai  appris  avec  peine  qu  il  vous 

n  avait  été  fait  un  conte,  qui  me  blesse  d'autant  plus 

«  qu'il  me  donne  une  apparence  de  déloyauté  qui  est 

«  loin  de  ma  pensée.  Comment  vous-même  avez-vous 

«  pu   y    ajouter   foi  un  moment.''    Je   ne  pense  pas 

«  vous  avoir  donné  lieu  de   croire   que  je   ne    tienne 

«  pas  aux  liens  d'équité  et  de  délicatesse,  et  je  n'au- 

•  rais  pas  traité ,  comme  on  vous  l'avait  dit ,  à  votre 
n  însçu  et  sans  avoir  eu  avec  vous  une  explication.  Le 
«  livre  a  été  commencé  par  vous ,  tout  mon  désir  est 
«  que  vous  le  finissiez.  Soyez  toujours  le  père,  le 
«  patron  du  livre;  vous  savez  combien  vous  lui  avez 
«  fait  de  bienj  croyez-vous  que  j'oublie  les  soins  que 
«  vous  avez  donnés  à  sa  publication. 

*  Mille  amitiés.  » 

La  Duchesse  d'Abrantés. 

Outre  que  ces  deux  lettres  sont  conçues  dans  des 
termes  trop  honorables  et  trop  flatteurs  pour  que 
l'éditeur  n'ait  point  à  cœur  de  les  reproduire  ici ,  elles 


IV  jVOTF.    Dlî    L  ÉDITEUR. 

peuvent  réfuter  victorieusement  certaines  assertions 
pleines  de  malveillance  et  de  fausseté ,  consignées 
dernièrement  dans  un  recueil  hebdomadaire.  Certes, 
l'éditeur  n'attache  pas  à  ces  niais  mensonges  plus  d'im- 
portance qu'ils  n'en  méritent  ;  s'il  a  pris  la  peine  de 
les  relever  ici,  c'est  qu'ils  semblaient  faire  planer  sur 
]y[me  la  duchesse  d'Abrantès  un  soupçon  de  déloyauté 
que  toutes  les  personnes  admises  à  l'honneur  de  son 
intimité,  doivent  repousser  avec  indignation  et  mépris. 
Ainsi  donc,  et  quoi  qu'il  en  soit,  l'éditeur  de  ces 
Mémoires  ne  les  verra  point  passer  en  d'autres  mains  ', 
et  il  s'empresse  de  rassurer  à  cet  égard  ses  nombreux 
souscripteurs.  Sans  doute,  l'éditeur,  qui  peut,  heu- 
reusement pour  lui ,  ne  pas  craindre  qu'une  haine 
obscure  vienne  jamais  altérer  d'illustres  amitiés,  aurait 
droit  d'être  surpris  que,  sans  motif,  sans  fondement 
aucun ,  on  eût  trouvé  nuiyen  d'attaquer  sa  per- 
sonne, s'il  ne  savait  que  les  vifs  témoignages  de 
sympathie  qu'il  a  reçus  dans  son  malheur  de  toutes 
les  célébrités  littéraires  et  politiques,  lui  ont  suscité 
plus  d'envieux  que  sa  prospérité. 

Paris,  ce   7  octobre  i832. 

LADVOCA'r. 


'  Les  TOMES  ix  et  x  paraîtront  le    i5  décembrk  i^hochain  ;   ii.s 

SERONT  ORNÉS    d'uN  TRÈS-BF.AU  PORTRAIT    DU  DUC    d'AbHANTÈS  ,    DESSINE 
ET  GRAVÉ  n'APRrS  I.E   TABT.EAtr    OUIGINAT,    DE   M.    T.f   BAP,0^'  CrOS. 


DE   MADAME  L\  DUCHESSE 


Alllf  4  "iW^F'K^* 


CHAPITRE  PREMIER. 


Physionomie  do  l'Espagne  et  du  Poitugal  avant  la  guerre. 

—  L'empereur  attache  une  grande  importance  à  être  l'al- 
lié de  CCS  deux  pays. — Fanatisme  national  des  Espagnols. 

—  Détails  sur  la  famille  royale  et  le  prince  de  la  Paix.  — 
Parallèle  de  ce  dernier  avec  Orloff,  favori  de  Catherine. 

—  Impôt  sur  les  voitures.  —  Beauté  des  routes.  —  Ins- 
criptions. —  Recherches  historiques  et  statistiques  sur 
Madrid,  —  Madame  de  Ecurnonville.  — ■  Son  aimable  ré- 
ception. —  Pourquoi  les  lumières  de  la  civilisation  pé- 
nètrent difficilement  en  Espagne.  —  Dévotion  des  femmes 
espagnoles.  —  Passion  des  Espagnols  pour  les  spectacles, 
les  joiites,  les  tournois.  —  Mot  du  comte  d'Aguilard.  — 
Orgueil  castillan.  —  La  duchesse  d'Ossuna.  —  Les  mar- 
quises de  Santa-Crux  et  de  Camarasa. — La  marquise  d'A- 
riza.  —  Madame  Carrujo.  Sa  fdle  madame  la  comtesse 

Merlin Mes  douze  premières  années. — La  marquise 

de  Santiago.  —  Ses  ridicules.  —  Le  sourcil  postiche. 

Je  vais   donner  un  aperçu  de   ce  qu'étaient 
Vin.  I 


9.  MÉMOIRES 

Madrid  et  l'Espagne  à  l'époque  oîi  je  les  ai  vus 
avant  la  guerre;  avant  même  que  les  intrigues  de 
quelques  hommes  obscurs  eussent  fait  tomber  ce 
royaume  dans  les  pièges  qui  lui  furent  tendus  de 
toutes  parts,  et  qui,  en  irritant  contre  nous  l'es- 
prit du  pays,  en  ont  totalement  changé  l'aspect 
non-seidement  moral^mals  physique.  Le  Portu- 
gal sera  soumis  par  moi  à  la  même  enquête  de 
souvenir.  Je  le  peindrai  comme  je  l'ai  vu.  Les 
notes  et  les  correspondances  que  j'ai  sous  les 
yeux  en  ce  moment,  en  aidant  mes  souvenirs  me 
rendent  cette  tâche  plus  facile  qu'aucune  aulre^. 
A  l'époque  où  je  vis  l'Espagne  en  allant  à  Lis- 
bonne, tout  était  tranquille  et  ne  faisait  présu- 
mer aucune  invasion  daîis  le  pays,  surtout  de 
notre  part.  L'alliance  de  la  France ,  au  con- 
traire, avec  l'Espagne  était  plus  étroite  que  ja- 
mais. On  armait  dans  tous  les  ports  de  l'Andalou- 
sie pour  joindre  la  flotte  espagnole  à  la  notre. 
Junot  était  spécialement  chargé  de  dépécin'S 
secrètes  à  cet  égard.  11  devait  entretenir  le 
prince  de  la  Paix  relativement  à  cette  alliance, 
dont  l'empereur  faisait  alors  un  grand  cas.  La 

'  .le  ne  m'arrùterai  p:is  à  faue  i'.iîc  relai^on  de  mes  vovatres 
ru  Es;  ,ij:;ne  et  en  Portugal.  Mais  chacun  voit  avec  des  yeux 
différents.  Tu  's  impressions  sont  à  moi  ;  je  ne  donne  que 
celles-là. 


Dt:    LA.    DUCHESSF    1>  ABRANTIiS.  3 

marine  espagnole  était  encore  formidable;  elle 
l'était  surtout  moralement:  le  com.bat  de  Trafal- 
gar  n'avait  pas  eu  lieu. 

La  société  de  Madrid  avait  aussi  dans  ce  temps 
un  aspect  et  une  couleur  que  l'on  n'y  retrouve 
plus.  C'est  un  beau  tableau,  toujours  du  même 
maître,  mais  retouché  i:)ar  un  élève  dont  la  ma- 
nière différente  forme  des  taches  dans  l'ouvrage. 
L'Espagne,  avec  sa  couleur  véritablement  lo- 
cale, ses  usages  singuliers  mais  adaptés  au  pays, 
les  coutumes  faites  pour  le  caractère  de  ses  ha- 
bitants, tout,  jusqu'à  ce  costume  que  les  femmes 
étrangères  étaient  obligées  de  prendre  sous  peine 
d'être  insultées  si  elles  étaient  sorties  le  matin 
sans  l'avoir  revêtu,  tout  en  eux  me  plaisait  et 
m'attirait. 

Un  autre  coup  d'œil  observateur  que  je  suis 
aussi  très-heureuse  d'avoir  été  à  portée  de  don- 
ner dans  le  temps  dont  je  parle,  est  celui  qui 
m'a  fait  connaître  la  famille  royale  et  l'homme 
qui  gouvernait  l'Espagne  à  cette  époque  avec 
un  sceptre  de  roseaux  au  bout  desquels  se  trou- 
vaient quelquefois  des  pointes  de  fer  aiguës  qui 
blessaient  vivement  cette  nation  généreuse.  Le 
prince  de  la  Paix  est  une  de  ces  figures  bi- 
zarrement rélèbres  qui  ont  un  renom  fameux 
sans  que  rien  le  légitime.  Nous  avons  vu  la  même 

I. 


4  MÉMOIRES 

chose  en  Russie  :  Orloff  fut  attaché  à  la  renom- 
mée de  Catherine  par  un  Hen  sinistre;  toutefois 
la  renommée  de  cette  femme ,  quelque  injuste 
qu'elle  ait  été,  avait  une  lumière  sanglante  qui 
en  faisait  un  phare  au  milieu  de  ses  déserts.  Or- 
loff était  auprès,  et  quelques  jets  de  cette  lueur 
l'avaient  éclairé.  Mais  l'histoire  du  prince  de  la 
Paix  est  un  des  plus  curieux  résultats  de  l'effet 
que  peut  produire  une  liaison  illégitime.  J'ai  eu 
beaucoup  de  détails  sur  lui  et  sa  vie  en  général 
pendant  mes  différents  séjours  en  Espagne.  Je 
les  donnerai,  ainsi  que  l'opinion  que  Junot  eut  de 
lui  après  une  correspondance  assez  longue  qu'il 
entretint  avec  lui  et  dont  il  m'est  demeuré  des 
lettres  de  la  propre  main  du  prince  de  la  Paix 
et  écrites  en  castillan. 

J'ai  déjà  dit  combien  je  fus  frappée  de  l'espèce 
de  désolation  qui  régnait  alors  autour  de  Ma- 
drid. Depuis  que  j'avais  quitté  le  lion  de  pierre 
qui  désigne  la  séparation  de  la  Nouvelle  et  de  la 
Vieille-Castille,  je  n'avais  vu  qu'un  pays  aussi 
nu,  aussi  aride  qu'un  désert  :  ni  jardins,  ni  châ- 
teaux, ni  culture,  ni  maisons  de  plaisance  ,  rien 
qui  annonçât  une  grande  ville.  Ce  lion  de  pierre, 
portant  une  inscription,  est  à  l'entrée  d'un  che- 
min, le  plus  admirable  que  j'aie  vu.  C'était  la  voie 
romaine  dans  les  beaux  temps  de  Rome,  alors 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  5 

qu'elle  laissait  des  vestiges  de  sa  grandeur  dans  des 
pays  reculés,  où  elle  se  retrouve  encore  après  plus 
de  deux  mille  ans.  Notre  artillerie,  celle  des  Es- 
pagnols, le  passage  continuel  de  nos  troupes, 
ont  fait  un  tort  considérable  à  ces  belles  routes  ; 
et  c'est  encore  là  un  de  ces  souvenirs  qui  ne 
peuvent  plus  être  renouvelés  maintenant.  L'in- 
scription du  lion  est  ainsi  conçue  : 

FERIVAINDUS     VI, 

PATER    PATRIjî:, 

VIAM    UTRIQUE   CASTJLL^ 

superatis  montibus  fecit. 

an.  salut.  m.dccxlix, 

regne  sui  iv. 

Ce  Ferdinand  VI  était  le  fils  de  Pliilippc  V 
et  de  la  princesse  Farnèse.  Il  est  étrange  que  la 
vanité  porte  à  faire  un  monument  aussi  fastueux 
avec  une  inscription  pour  signaler  quelques 
lieues  de  cbemin  fait  au  milieu  d'un  pays  dans 
lequel  on  ne  trouve  pas  une  maison,  pas  une 
trace  de  culture!...  et  puis  de  s'appeler  avec 
cela  le  père  de  la  patrie... 

Mais  si  rien  n'annonce  la  capitale  de  l'Espagne 
en  approchant  d'elle ,  on  est  frappé  en  entrant 
dans  la  ville  et  en  la  traversant.  Ses  rues  sont 


6  MÉMOIRES 

larges ,  droites  ;  la  rue  d'Alcala ,  où  logeait 
l'ambassadeur  de  France,  dans  Thotel  du  comte 
del  Campo  d'Allange,  ambassadeur,  à  l'époque 
dont  je  parle,  d'Espagne  à  la  cour  de  Lis- 
bonne, est  une  des  plus  belles  rues  de  l'Europe; 
c'est  notre  rue  Royale,  mais  pendant  un  espace 
du  triple  de  longueur  au  moins,  et  terminée  d'un 
coté  par  la  magnifique  promenade  du  Prado  et 
le  beau  palais  du  duc  d'Albe  %  et  de  l'autre  par 
la  porte  del  Sol.  La  grande  Rue,  celle  de  Tolède, 
dont  il  est  tant  parlé  dans  Gilblas  et  dans  les 
romans  espagnols ,  la  rue  d'Atocha ,  sont  plus 
belles  qu'aucune  de  celles  de  Londres  et  de 
Paris. 

Madrid  ne  fut  long-temps  qu'un  petit  bourg 
inconnu  appartenant  aux  archevêques  de  Tolède. 
Ce  fut  Philippe  II  qui  en  fit  le  premier  un 
lieu  de  résidence  royale.  11  fut  séduit  dans  le 
choix  qu'il  fit  de  Madrid  par  la  salubrité  de 
l'air  malgré  son  inconstance,  et  celle  de  ses 
eaux.  Elles  sont  abondantes  :  dans  presque  tous 
les  quartiers  de  la  ville  on  voyait  des  fontaines 
qui,  par  exemple,  étaient  toutes  détestables 
comme    exécution    de    sculpture  et  de    dessin, 

'  A  l'époque  oîi  j'érais  ù  Madrid  la  j)remiète  fois,  ce  pa- 
lais immense  était  commencé  depuis  long-tomps,  et  mena- 
çait de  tomber  en  ruine  avant  son  entière  construction. 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  y 

chose  assez  extraordinaire  à  une  époque  qui 
était  celle  de  la  renaissance ,  et  où  l'Espagne 
acquérait  les  plus  beaux  chefs-d'œuvre  de  tous 
les  arts.  Je  me  rappelle  qu'en  voyant  surtout  la 
fontaine  d'une  petite  place  irréguiière  nommée 
Anton  Martin,  je  ne  pus  ra'empécher  de  rire.  C'é- 
tait un  assemblage  du  choses,  car  en  vérité  les  ob- 
jets ne  peuvent  être  définis  ,  qui  ressemblait  à  un 
amas  fantastique  formé  par  un  lutin.  Il  en  était 
de  même  de  la  fontaine  qu'on  voyait  sur  la  place 
appelée,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  Puerta  del 
Sol.  Je  crois  que  sous  le  règne  du  roi  Joseph , 
elles  ont  disparu  toutes  deux.  Je  ne  parle 
pas  ici  des  fontaines  du  Prado,  c'est  une  chose 
à  part.  Du  reste,  en  ma  qualité  de  buveuse 
d'eau  ,  j'ai  parfaitement  apprécié  la  bonté  remar- 
quable de  celle  que  doilnent  ces  fontaines.  Elle 
est  excellente.  Cela  vient,  je  crois,  de  la  grande 
quantité  de  détours  qu'elle  est  obligée  de  par- 
courir. 

Après  quelques  heures  de  repos,  j'allai  à  l'am- 
bassade de  France,  où  je  fus  reçue  par  l'ambassa- 
drice, madame  de  Beurnonville,  dont  j'ai  déjà  fait  le 
portrait.  Je  ne  puis  trop  me  louer  de  ses  préve- 
nances et  de  la  manière  aimable  avec  laquelle 
elle  m'a  accueillie.  Elle  était  fort  bien  vue  à  Ma- 
drid ,  où  sa  naissance      \\  avait  assuré  d'avance 


8  MÉMOIRES 

une  réception  favorable  ;  dans  un  pays  où  la  no- 
blesse est  tout,  il  était  d'une  haute  importance 
que  la  femme  au  moins  de  l'ambassadeur  fût  à 
l'unisson  des  idées  du  pays.  L'impression  cpie  pro- 
duisait l'empereur  par  la  magie  de  sa  gloire,  et 
qui  se  reflétait  sur  ses  généraux,  n'était  pour- 
tant pas  suffisante,  et  cela  je  l'ai  vu  ,  pour  con- 
tenir l'opinion  des  personnages  même  les  plus 
élevés.  Un  préjugé  aussi  profondément  enraciné 
ne  peut  recevoir  en  un  jour  une  nouvelle  greffe 
et  porter  à  l'instant  son  fruit.  La  preuve  en  est 
positive.  Nous  avons  bouleversé  l'Espagne  ,  nous 
l'avons  occupée  six  années;  nous  lui  avons  im- 
posé un  roi,  un  code,  des  opinions.  Qu'a-t-elle 
pris?...  qu'a-t-elle  gardé?...  Des  germes  de  vo- 
lonté libérale?...  Croit-on  donc  en  France  qu'il 
n'y  avait  pas  en  Espagne,  et  depuis  long-temps, 
des  esprits  droits  à  côté  des  esprits  fourchus?... 
des  hommes  qui  tendaient  à  redresser  les  opi- 
nions et  les  pensées  féodales  et  superstitieuses? 
J'aurai  plus  tard  l'occasion  d'en  fournir  des  preu- 
ves; j'ajouterai  même  une  singularité  qui  peut 
faire  l'objet  d'une  profonde  réflexion  :  c'est  que 
plus  tard ,  lorsque  j'y  revins  avec  une  armée  ap- 
portant cette  volonté  tyrannique  que  l'empe- 
reur avait  commandé  à  ses  généraux  en  chef 
d'exercer  sur  l'Espagne  pour  la  dompter,  je  puis 


DE    LA.    DUCHESSE    D  ABRAKTKS.  C) 

affirmer  que  je  trouvai  une  différeuce  totale 
clans  les  esjDrits.  — J'ai  beaucoup  vu  un  chanoine 
nommé  don  Andrès  Macafiaz  ;  cet  homme  avait 
du  romain,  ou  plutôt  du  Spartiate  dans  l'âme. 
Eh  l)ien!  il  avait  arrêté  la  publication  d'un  ou- 
vrage fort  remarquable  sur  la  liberté  des  peuples 
et  sur  les  droits  de  quelques  villes  de  la  Vieille 
et  de  la  Nouvelle-Castille,  tout-à-fait  copié  sur  la 
constitution  de  don  Juan  de  Padilla  et  capable 
de  renouveler  la  Germaiiada.  Cet  ouvrage,  qui 
même  aujourd'hui  pourrait  passer  pour  être 
l'œuvre  d'un  homme  du  mouvement  et  d'un 
homme  passionné,  lui  parut  hors  de  son  lieu 
dans  un  moment  où  les  Espagnols,  loin  de 
chercher  des  défauts  à  leur  souverain  et  à  leur 
forme  de  gouvernement ,  devaient  au  contraire 
les  dissimuler  aux  veux  du  conquérant,  qui 
prendrait  le  prétexte  de  l'expression  de  leur 
malheur  pour  venir  à  leur  aide.  Cette  pensée, 
sans  doute  exagérée  peut-être,  mais  au  fond  juste 
et  positive,  a  été  celle  de  beaucoup  d'Espagnols 
instruits,  et  a  fait  faire  un  pas  rétrograde  im- 
mense à  la  lumière  qui  devait  se  répandre  dans 
la  péninsule,  mais  par  les  soins  de  ses  pro- 
pres enfants.  J'ai  la  plus  haute  admiration  pour 
le  caractère  espagnol.  Je  l'ai  étudié  à  différentes 
époques ,  je  l'ai  vu  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire  grand , 


lO  MEMOIRES 

et  capable  des  plus  généreux  et  des  plus  re- 
marquables efforts.  Lorsque  je  fus  en  Espagne 
en  i8o4,  ainsi  qu'en  Portugal,  voici  l'impression 
que  me  firent  les  deux  peuples.  Cette  impression 
n'est  pas  !e  résultat  de  mes  souvenirs  consultés 
aujourd'hui,  après  avoir  traversé  toute  l'époque 
des  guerres  de  la  péninsule,  elle  est  transcrite 
d'après  mes  lettres  de  ces  deux  années  i8o4  et 
i8o5.  Ces  lettres,  ainsi  que  toutes  les  pièces  ori- 
ginales dont  il  a  été  question  dans  mes  Mémoires, 
seront  déposées  chez  mon  éditeur. 

Voilà  comme  j'ai  vu  l'Espagnol  avant  que 
noire  invasion  ait  altéré  une  partie  de  son  ca- 
ractère et  lorsqu'il  était  encore  dans  son  repos 
et  dans  son  état  naturel. 

J'ai  remarqué  en  lui  de  grandes  vertus  et 
de  grands  défauts;  mais  il  est  rarement  vicieux, 
et  alors  ses  vices  sont  plutôt  un  effet  des  cir- 
constances que  de  sa  propre  nature.  Les  Espa- 
gnols ont  une  discrétion  remarquable,  que  la  pas- 
sion, la  colère  ne  font  pas  enfreindre,  mais  qui 
pourtant  n'a  rien  de  la  dissimulation.  Ils  ont  une 
grande  patience;  et  cette  vertu  est  peut-être  ce 
qui  nous  a  été  le  plus  nuisible  dans  notre  expé- 
dition malheureuse  contre  eux,  parce  qu'il  s'y 
joignait  un  amour  constant  pour  leur  souverain, 
et  une  superstition  que  les  moines  mettaient  à 


DE    LA    DUCHESSE    DABRAiNTÈS.  I  I 

profit,  et  d'autant  plus  facilement  que  les  Espa- 
gnols sont  dévots  de  bonne  foi;  du  moins  l'é- 
taient-ils  h  cette  époque.  Je  sais  que  depuis  il 
s'est  glissé  parmi  eux  un  poison  dangereux  pour 
une  peuple  quand  il  n'est  pas  éclairé:  c'est  une 
instruction  ébauchée,  apprenant  l'incrédulité  et 
Vesprit  fort.  C'est  un  des  dons  heureux  que  nous 
leur  avons  faits.  La  dévotion  des  femmes  avait  un 
caractère  qui  me  frappa  et  me  toucha  en  même 
temps;  elle  était  tout  entière  à  la  Vierge.  Elles 
l'adorent  en  Espagne  sous  mille  noms  différents, 
et  chaque  jour  est  une  fête  nouvelle.  En  tout ,  la 
manière  d'être  des  Espagnols  dans  leur  religion, 
si  je  puis  m'exprimer  ainsi  pour  un  sujet  aussi 
grave,  étonne  d'abord.  Cette  grande  quantité  de 
saints,  qui  arrivent  toujours  en  troupe  dans  leurs 
prières ,  avant  que  les  noms  de  Dieu  ou  de  Jésus- 
Christ  soient  prononcés,  est  assez  bizarre  pour 
étonner  un  Français  surtout,  dont  la  religion  est 
simple  dans  son  rite,  comparée  à  celle  des  Espa- 
gnols. 

Tout  ce  qu'on  raconte  sur  l'Espagne  relative- 
ment à  l'horreur  que  les  habitants  ont  de  l'ivresse 
est  parfaitement  vrai.  Avant  l'invasion,  j'ai  tra- 
versé la  péninsule  dans  sa  plus  grande  longueur, 
et  je  n'ai  vu  que  deux  hommes  ivres  qui  étaient, 
l'un  Français  et  l'autre  Catalan,  matelot,  et  ne 


la  MliMOIRKS 

connaissant  de  son  pays  que  le  nom.  On  voit, 
dans  Strabon,  qu'un  Espagnol  se  jeta  dans  un 
bûcher  de  honte  d'avoir  été  appelé  ivrogne  ^  Je 
ne  sais  si  aujourd'hui  ils  seraient  aussi  suscepti- 
bles. Je  ne  le  crois  pas.  C'est  encore  une  altéra- 
tion qu'ils  nous  doivent. 

Mais  il  est  une  remarque  essentielle  à  faire  en 
parlant  de  l'Espagne;  c'est  qu'elle  fut  conquise 
et  habitée  tour  à  tour  par  tant  de  peuples  diffé- 
rents, qu'elle  a  conservé  une  teinture  de  ces 
peuples  dans  les  provinces  qu'ils  ont  le  plus 
long-temps  occupées.  Ce  n'est  donc  que  dans 
le  caractère  des  habitants  du  cœur  de  l'Es- 
pagne qu'il  faut  étudier  l'Espagnol.  Notre  der- 
nière invasion,  quelque  courte  qu'elle  ait  été, 
leur  a  laissé  pour  adieu  des  traces  ineffaçables. 
Les  vainqueurs  imposent  toujours  avec  leurs 
bras  une  portion  de  leur  caractère.  Cet  amour 
des  tournois ,  ce  goût  pour  les  spectacles,  comme 
las  parejas ,  les  joutes  de  la  niaestranza,  que  j'é- 
crirai plus  tard,  cette  galanterie  respectueuse 
pour  les  femmes,  ce  goût  fastueux  pour  les  ti- 
tres, et  cette  habitude  de  parler  en  métaphores 
eten  hyperboles,  leur  viennent  des  Maures,  tandis 
que  les   Africains 'Bérebères  leur  ont  laissé  la 

'  Quidam  ad  ebrios  vocatus  in  royiim  se  iiijccit. 


DE    LA    DUCHESSE    D'aERANTES.  t3 

gravité  dans  le  maintien  et  dans  le  discours, 
cette  jalousie  qui  les  rend  vindicatifs  et  méfiants. 
LesGoths,  leurs  ancêtres,  et  ceux  qui  sont  vrai- 
ment les  fondateurs  de  l'Espagne,  leur  ont  donné 
la  franchise,  la  probité  et  la  bravoure.  Quant  à 
leur  superstition,  je  crois  que  la  source  en  est 
à  l'époque  de  la  longue  invasion,  ou  plutôt  de 
Y  importation  des  Romains  dans  la  péninsule.  Ils 
étaient  bien  superstitieux.  Que  voyons-nous  au- 
jourd'hui dans  Rome  et  dans  toute  l'Italie?  le 
même  défaut  abrutissant  la  religion.  La  super- 
stition n'a  fait  que  changer  de  but  et  d'objet. 
L'Espagne  a  fait  de  même.  Ceci,  après  tout,  est 
ime  pensée  à  moi.  Je  la  soumets  à  de  plus  habiles. 
De  tout  ce  qiie  je  viens  de  dire  on  pourrait 
conclure  que  l'Espagnol  n'a  j^as  un  caractère  ar- 
rêté. Je  prie  de  remarquer  que  j'ai  mis  dans  mon 
cercle  d'observations  les  trois  quarts  de  l'Espagne 
ayant  le  caractère  tel  qu'il  existe  aujourd'hui,  et 
composé  des  divers  éléments  cjue  lui  ont  légués 
ses  divers  conquérants.  Maintenant  ces  éléments 
se  sont  coordonnés  et  ont  produit,  au  contraire, 
un  caractère  formé  et  plus  solide  qu'aucun  peuple 
de  l'Europe  ne  peut  le  présenter.  Le  Castillan 
surtout,  que  je  connais  mieux  qu'aucun  autre, 
est  fier,  grave;  il  a  du  génie,  de  la  force  dans 
l'âme  et  de  l'élévation  dans  les  sentiments.  Il  a 


l4  HIÉMOIRES 

(le  la  méfiance  et  n'accorde  son  amitié  qu'après 
une  lonsfue  épreuve;  mais  ensuite  il  est  ami,  et 
ami  dévoué.  En  lui  tout  est  solide,  et  peut  don- 
ner confiance.  J'ai  une  liante  estime  pour  tout 
ce  qui  est  dans  cette  portion  de  la  péninsule.  Les 
habitants  de  Madrid  ont  fait  voir,  lors  de  la  fa- 
meuse guerre  de  la  succession,  ce  dont  était  ca- 
pable un  peuple  fidèle  et  dévoué.  Il  est  peu  de 
monarques  qui  entendent  un  langage  comme 
celui  du  comte  d'Aguilar,  lorsque,  courroucé 
comme  tous  les  Espagnols  des  voir  Philippe  V 
former  une  compagnie  de  gardes  du  corps,  il  lui 
dit  avec  cette  franchise  et  celle  rudesse  respec- 
tueuse qui  semblent  aux  grands  d'Espagne  un 
privilège  de  leur  rang  vis-à-vis  de  leur  souverain  : 
«  Si  Votre  Majesté  avait  résolu  de  dormir  sur 
«  la  plaza  Mayor,  elle  y  serait  dans  la  plus  grande 
«  sûreté.  Le  marché  ne  commencerait  qu'à  neuf 
«  heures,  et  tous  les  Castillans  lui  serviraient  de 
ce  garde  pendant  la  nuit,  w 

Oui,  je  persiste  à  dire  que  l'Espagnol  est  un 
grand  et  généreux  peuple.  Quand  on  réfléchit 
à  tous  les  moyens  de  répression  employés  pour 
arrêter  son  intelligence,  combien  ou  est  encore 
étonné  de  ce  qu'on  trouve  parmi  eux!...  Ils  ont 
des  vices?  Et  quelle  est  donc  la  nation  qui  n'en  a 
pas  ?  Quel  est  l'homme  qui  en  est  exempt?  Eh  bien  ! 


DE    L.V    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  i5 

l'homme  est  une  réunion  de  vertus  et  de 
vices  ,  et  une  nation  est  une  réunion  d'hommes. 
Lorsque  les  vertus  l'emportent  sur  les  vices 
qu'une  administration  monstrueuse  a  rendus 
inséparables  de  la  vie  sociale,  et  qu'une  consti- 
tution vicieuse  elle-même  cherche  en  vain  chaque 
jour  à  détruire  ce  que  la  nature  a  donné  à  cette 
nation,  je  trouve  alors  qu'il  faut  non-seulement 
l'estimer  plus  haut  qu'une  autre,  mais  l aimer; 
et  c'est  aussi  ce  que  j'ai  fait.  Je  ne  crains  pas  de 
finir  son  panégyrique  en  disant  que ,  excepté 
une  paresse,  qui  encore  tient  bien  moins  au  cli- 
mat qu'à  des  causes  qui  sont  plus  que  jamais  au 
moment  de  cesser;  excepté  un  orgueil  national 
peut-être  excessif,  mais  qui,  bien  employé  et 
dirigé  par  des  mains  habiles  ,  peut  produire  des 
résultats  gigantesques  pour  la  gloire  du  pays  assez 
heureux  pour  l'inspirer;  excepté  une  profonde 
ignorance,  encore  est-elle  prise  ici  dans  lui  sens 
gcncral,  car  je  connais  des  exceptions  dont  nous 
serions  glorieux,  et  qui  est  encore  elle-même 
un  des  résultats  tenibles  que  l'inquisition  ,  qui 
n  est  plus  heureusement  qu'un  fantôme  sans 
force  et  sans  cc;aleur,  a  long-temps  imprimés  à 
l'Espagne,  comme  suite  de  son  effrayant  pouvoir; 
excepté  ces  inconvénients ,  car  on  ne  peut  leur 
donner  un  autre  nom,  je  n'ai  vu  dans  les  Espa- 


l6  MlÎMOIRF.S 

gnols,  pendant  les  années  que  j'ai  passées  parmi 
eux,  que  des  qualités  et  des  vertus. 

Le  défaut  qu'on  peut  leur  reprocher,  parce  que 
n'étant  pas  mis  a  profit  par  un  gouvernement  qui 
pourrait  en  faire  éclore  des  merveilles,  il  est 
quelquefois  incommode  aux  étrangers,  qu'il  blesse 
et  qu'il  irrite,  c'est  leur  excessif  orgueil  national. 
Il  est  peu  d'Espagnols  qui  ne  croient  leur  nation 
la  première  de  l'univers,  et  qui  ne  vous  le  disent 
avec  toute  la  politesse  convenable.  Ils  vivent  en- 
core dans  le  souvenir  de  la  conquête  du  nou- 
veau monde,  et  du  temps  où  Charles-Quint  rêvait 
la  monarchie  universelle.  Ils  sont,  au  reste, 
comme  nous  au  moment  où  j'écris.  Nous  nous 
croyons  encore  au  temps  de  la  révolution  et  de 
l'empire  pour  nos  conquêtes  et  notre  brillante 
valeur,  comme  au  temps  de  Louis  XIV  pour 
notre  urbanité  et  notre  politesse  ,  et  nous 
sommes  aussi  loin  de  l'un  que  de  l'autre,  non- 
seulement  en  réalité,  mais  par  l'effet  de  la 
marche  rétrograde  que  nous  avons  faite  pour  les 
deux  choses  :  l'une,  de  notre  propre  volonté; 
l'autre,  au  commandement  d'un  gouvernement 
qui  aime  la  paix  au  point  de  faire  la  guerre  pour 
l'avoir  ^  Oh!  le  beau,  le  bon  temps! 

*  En  parlant  du  silence  de  notre  brave  jeunesse,  je  ne 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  I^ 

Aussitôt  après  mon  arrivée  à  Madrid ,  je  fus 
visitée  par  plusieurs  femmes  de  la  cour  delà  plus 
haute  classe.  Quelques-unes  d'elles  m'ont  laissé 
un  souvenir  d'amitié  et  de  reconnaissance  que  je 
suis  heureuse  de  pouvoir  consigner  ici.  L'une  de 
ces  dames  vit  encore,  je  crois;  c'est  la  duchesse 
d'Ossuna.  Elle  avait  habité  long-temps  Paris,  et 
en  avait  les  manières  jointes  à  cette  gracieuse 
façon  des  Espagnoles,  qui  sont  charmantes  quand 
elles  sont  aimables.  Ses  enfants  avaient  été 
élevés  à  Paris,  et  avaient  reçu  des  leçons  des 
meilleurs  maîtres.  Le  marquis  de  Penafiel,  son 
fils,  était  élève  de  Gardel  pour  la  danse,  et  les 
autres  maîtres  étaiejit  tous  de  cette  force.  Les 
deux  sœurs,  la  marquise  de  Santa-Cruz,  char- 
mante et  aimable  feuuTie,  et  la  marquise  de 
Camarasa,  avaient  reçu  la  même  éducation.  La 
maison  de  la  duchesse  était  meublée  avec  des 
bronzes  et  des  meubles  de  France,  et  dans  le 
goût  le  plus  parfait.  La  maison  de  son  fils,  qui 
venait  alors  d'épouser  la  petite-fille  de  la  duchesse 
de  Beaufort,  eut  été  remarquée  à  Paris  pour  sa 

prétends  pas  du  tout  l'attaquer.  J'ai  deux  fils  qui  en  font 
partie;  c'est  répondre  à  tout  ce  qu'on  pourrait  présumer.  Je 
suis  au  contraire  convaincue  que  les  premiers  roulements  du 
tambour  les  réveilleraient  aussitôt.  C'est  précisément  cette 
certitude  qui  me  fait  souffrir  pour  ma  pauvre  patrie. 
VIII.  a 


r8  MIÎMOIRKS 

somptueuse   élégance.   J'en   parlerai  également 
plus  tard  avec  celle  du  duc  de  Tlnfantado. 

Une  autre  femme  de  haut  rang  qui  fut  par- 
faite pour  moi  aussitôt  qu'elle  apprit  mon  arri- 
vée, est  la  marquise  d'Arizza,  remariée  en  secondes 
noces  au  marquis  d'Arizza,  mayordomo,  mayor  de 
la  reine  Maria -Luisa,  et  autrefois  duchesse  de 
Berwick.  Son  portrait,  à  elle-même,  est  inutile 
à  retracer  ici.  Nous  l'avons  possédée  assez  long- 
temps à  Paris  pour  en  conserver  le  souvenir. 
Mais,  ce  qu'on  n'a  peut-être  pas  connu  comme 
moi  et  comme  ceux  qui  ont  été  dans  son  intimité, 
c'est  sa  grâce  charmante,  son  esprit  fin  et  re- 
marquablement vaste  et  orné.  Elle  avait  été 
charmante  dans  sa  jeunesse,  et  il  lui  restait  en- 
core une  si  ravissante  tournure,  une  démarche 
si  légère  et  si  souple,  qu'au  Prado,  le  matin, 
lorscpi'elle  quittait  sa  voiture  et  se  promenait  en 
basquina  élégante  et  en  mantilla  de  dentelle, 
l'ouvrant,  la  fermant  avec  son  éventail, y^o/' /<://;«/• 
los  o/os,  comme  disent  les  Espagnols,  elle  res- 
semblait à  une  charmante  fille  de  l'Andalousie. 
Elle  avait  alors  wii  fils  âgé  de  douze  ans,  que 
nous  avons  vu  dernièrement  à  Paris  sous  le  nom 
de  duc  de  Berwick.  Sa  femme,  qui  est  Napoli- 
taine, est  aussi  gracieuse  et  aimable  que  Tétait 
sa  belle-mère.  C'est ,  à  ce  qu'il  paraît,  une  chose 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  JQ 

héréditaire,  mais  dans  les  femmes  de  cette  fa- 
mille. 

Une  autre  personne,  qui  fut  également  polie 
pour  moi,  était  la  marquise  de  Santiago.  11  ne 
s'est  jamais  vu  de  plus  étrange  figure.  La  mar- 
quise d'Arizza  m'avait  promis  le  palmier  d'or  si 
je  pouvais  la  regarder  sans  rire.  La  pauvre  dame 
se  fardait  que  c'était  une  bénédiction.  Les  femmes 
de  la  cour  de  Charles  II  auraient  pâli  à  côté  du 
rouge,  auraient  bruni  à  côlé  du  blanc  dont  elle 
se  barbouillait  '.  Ensuite  de  sa  séance  de  pein- 
ture, elle  se  faisait  une  paire  de  sourcils  bien 
arqués,  bien  noirs,  plantés  au-dessus  de  deux 
grands  yeux  qui  ne  se  fermaient  jamais,  et  qui 
s'arrêtaient  sur  chacun,  c'est-à-dire  sur  les  beaux 
Castillans  de  préférence,  avec  une  fixité  qui  fai- 
sait douter  si  elle  n'était  pas  par  hasard  une 
de  ces  figures  de  Curtius  qui  se  serait  enfuie  du 
fameux  dîner  royal.  Il  lui  arriva  un  jour  une 
plaisante  histoire  chez  la  marquise  d'Arizza,  alors 

'  Les  lemmes  espagnoles,  même  en  1700,  se  fardaient  à 
un  degré  qui  n'était  égalé  "par  aucune  autre  nation  en  Europe 
à  cette  époque.  C'était  du  tatouage.  La  fureur  en  était  si 
grande  à  Madrid,  que  les  bustes  qu'on  voyait  dans  la  cour 
du  palais  étaient  eux-mêmes  fardés.  Les  femmes  mettaient 
du  rouge  dans  leurs  mains,  sur  leurs  épaules  et  jusqu'au 
menton  et  derrière  l'oreille. 

2. 


aO  MÉMOIRES 

duchesse  de  Berwick ,  à  propos  de  ces  terribles 
sourcils.  On  était  à  Aranjuez  et  parfaitement 
cai  et  en  train  de  danser  et  de  rire.  La  maison 
de  la  duchesse  de  jjcrwick ,  celle  de  la  comtesse 
del  Carpio  ^  et  celle  de  la  duchesse  de  la  Vau- 
gtiyon ,  ambassadrice  de  France,  offraient  des 
réunions  charmantes.  La  marquise  Santiago,  quoi- 
que beaucoup  ])lus  jeune  alors,  se  fardait,  se  pei- 
gnait comme  phis  tard,  et  avait,  tout  autant  qu'à 
soixante  ans ,  le  eroùt  des  cavalier  scrvente  et 
des  cortejos.  Un  soir  elle  arrive  un  peu  tard 
chez  la  duchesse  de  Berwick,  et  s'excuse  en  lui 
disant  que  la  beauté  de  la  soirée  l'a  engagée  à 
descendre  plusieurs  fois  la  calle  de  la  Rejna. 
Tandis  qu'elle  parlait,  un  rire  général,  quoique 
étouffé,  circulait  dans  le  salon.  Sa  figure  déjà 
fort  étrange  l'était  encore  bien  autrement.  Elle 
n'avait  qu'un  sourcil!....  Comme  elle  en  man- 
quait totalement,  et  que  celui  qui  restait  faisait 
une  raie  noire  comme  du  velours,  la  disparate 
^  était  complète.  La  marquise  ne  se  doutait  de 
rien.  Le  cortejo  pas  davantage.  Venant  du  de- 
hors, tous  deux  avaient  les  yeux  éblouis  par 
l'éclat  des  lumières.  — Enfin  le  rire  éclata,  lors- 
cpie  le  sourcil  perdu  fut  retrouvé  en  double  au- 
dessus  de  celui  du  cortejo. 

—  Eh  bien!  après  tout, dit  la  marquise,  en  re- 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  21 

prenant  son  sourcil,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  là- 
dedans  matière  à  tant  rire. 

Elle  avait  un  sang-froid  qui  jamais  ne  se  dé- 
mentait. J'ai  été  témoin  awiculalre  d'une  scène 
froidement  injurieuse  entre  elle  et  une  personne 
remarquable  de  la  cour  de  Madrid,  qui  préten- 
dait avoir  eu  plus  de  conquêtes  à  ses  pieds. 
La  marquise  devint  pâle  ou  rouge,  on  ne  peut 
savoir  lequel  des  deux,  et  s'écria  : 

—  Si  je  le  savais,  vois-tu!...  Si  je  le  savais!... 

Et  Tonne  peut  se  figurer  ce  c[u'elle  dit  qu'elle 
ferait.  Elle  avait  alors  cinquante  et  quelques  an- 
nées, et  comme  les  années  de  campagne  comptent 
double  cela  faisait  un  siècle. 

Il  y  avait  à  Madrid,  à  cette  époque,  une  femme 
parfaitement  belle,  nommée  madame  Garrujo. 
Elle  était  grande  pour  une  Espagnole,  et  pro- 
portionnée comme  le  sont  toutes  les  femmes  de 
ce  pays,  surtout  lorsqu'elles  sont  nées  dans  les 
colonies.  Elles  ont  alors  une  perfection  dans  les 
formes  que  ne  possèdent  même  pas  les  Anda- 
louses  les  mieux  faites.  Madame  Garrujo  était 
jeune,  et  avait  avec  elle  à^w^  jeunes  filles, 
dont  l'une  venait  d'arriver  de  la  Havane  avec  son 
père,  ainsi  qu'elle  nous  l'a  dit  dernièrement  dans 
un  charmant  ouvrage  plein  de  grâce  et  de  sim- 
plicité eu  même  temps  que  d'esprit  et  de  talent, 


11  MÉMOIRES 

car  cette  jeune  enfant  était  madame  Merlin.  Il 
est  fîiciîe  (le  juger  si  elle  devait  être  nne  gracieuse 
jeune  fille.  J'ai  conservé  un  souvenir  charmant 
de  cette  jeune  et  jolie  mère ,  entourée  de  beaux 
enfants  et  vaine  de  leur  beauté.  Elle  les  mena 
avec  elle  à  une  fête  que  me  donna  le  ministre 
de  Hollande,  M.  Maynerss,  et  je  ne  l'ai  jamais 
oublié.  Pépita,  l'autre  fille  de  madame  Carrujo 
et  sœur  de  madame  Merlin,  était  jolie  aussi,  mais 
bien  moins  charmante  que  sa  sœur. 

J'ai  déjà  parlé  de  la  manie,  car  cela  ne  peut 
s'appeler  autrement, qu'avait  l'empereur  de  don- 
ner des  missions  avec  des  doubles  instructions. 
Junot  en  avait  reçu  de  lui-même,  et  avait  l'ordre 
de  ne  correspondre  quavec  lui  pour  tout  ce  qui 
regardait  quelques  articles  qu'il  avait  désignés.  Je 
ne  sais  si  M.  de  Talleyrand  s'en  apercevait;  sans 
doute  que  oui.  Un  esprit  aussi  délié,  aussi  atten- 
tifs saisir  au  passage  ce  qui  pouvait  l'intéresser, 
n'avait  certes  pas  laissé  échapper  cette  preuve, 
sinon  de  défiance  de  l'empereur,  au  moins  de 
grande  prudence.  Il  y  avait  alors  à  Paris  un  Es- 
pagnol à  la  figure  atroce,  à  l'âme  pas  trop  belle, 
qui  était  venu  comme  herboriser  dans  les  bu- 
reaux des  affaires  étrangères,  ou  plutôt  cher- 
cher dans  nos  métaux^  et  qui,  tout  en  faisant 
de  l'histoire   naturelle,    en  préparait  une  terri- 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  0.3 

ble  à  l'Espagne.  Cet  homme,  qui  a  été  funeste 
à  sa  patrie,  soit  qu'il  ait  été  traîlre,  soit  qu'il 
ait  été  stupide,  en  jouant  les  destinées  de  la 
péninsule,  ^OfV  qu'il  l'ait  vendue,  soit  qu'il  l'ait 
livrée,  est  don  Eugenio  Izquierdo.  Son  nom  va 
bien  à  la  marche  tortueuse  qu'il  a  toujrftirs  sui- 
vie, soit  par  bêtise,  soit  par  friponnerie.  Mais  je 
puis  affirmer,  par  exemple,  qu'il  était  fort  spi- 
rituel. Oh!  que  cet  homme  a  fait  de  mal  à  l'Es- 
pagne!... 


a4  MÉMOIRES 


CHAPITRK  ÎI. 


Mon  mari  conçoit  tUi  prince  (!<'  la  P;iix  iwc  opinion  favora- 
ble. —  Portrait  de  la  princesse  des  Astiiries.  —  Curieuse 
origine  de  la  faveur  du  prince  de  la  ]*aix.  —  Titre  de 
prince  conféré  en  Espagne  au\  étrangers  seulement  et 
aux  membres  de  la  famille  /ovale.  —  Appréciation 
impartiale  du  prince  de  la  Paix.  —  Il  tient  tète  à 
l'inquisition.  —  Jnnot  se  rend  près  du  roi  à  Aranjuez.  — ■ 
Ma  présentation.  —  Vieux  testes  des  coutumes  féoda- 
les. ■ —  Pont  du  Mancarariez.  —  Pont  de  Tolède.  — . 
Le  château  de  M.  Aguado  à  Petit-Bourg.  —  Ma  toilette 
de  présentation.  —  Cérémonial.  —  Proscription  des  gants 
blancs.  —  La  camareira  mayor.  —  La  reine  me  fait  le 
plus    gracieux  accueil.  —  Son    portrait.  —  Charles  IV. 

—  Ses  habitudes.  — Détails  intéressants  sur  sa  vie  privée. 

—  La    reine   d'Etruric.  —  Mon  embarras.  —  Questions 
nombreuses  que  m'adressent  le  roi  et  la  reine  d'Espagne. 

La  cour  était  à  Aranjuez  lorsque  nous  arri- 
vâmes à  Madrid.  Jiniot,  qui  était  fort  pressé  de 
parler  au  prince  de  la  Paix ,  le  vit  le  lendemain 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  aS 

(le  son  arrivée.  Le  prince  était  prévenu  qu'il 
avait  à  lui  communiquer  des  choses  importantes 
de  la  part  de  l'empereur  Napoléon;  et  quoique 
le  canon  d'Austerlitz  n'eût  pas  encore  grondé, 
l'Espagne  était  l'alliée  la  plus  fidèle  de  la  France, 
autant  par  son  intérêt  que  par  aifii/ié  pour  nous, 
comme  on  peut  le  croire.  Mais  ce  mobile  de  fi- 
délité est  le  plus  puissantchez  une  nation  comme 
chez  un  particulier;  celui-là  ne  trompe  jamais. 
Le  prince-roi,  voulant  plaire  à  l'empereur,  fut 
dans  cette  entrevue  parfaitement  aimable,  et 
Junot  en  revint  tout-à-fait  captivé. 

—  Berthier  radotait,  quand  il  me  disait  du 
mal  de  cet  homme-là,  me  dit-il  à  son  retour.  On 
prétend  qu'il  est  insolent;  tous  les  grands  s'en 
plaignent,  et  moi  je  n'ai  vu  en  lui  qu'un  cour- 
tisan, tel  que  je  me  représente  les  hommes  de 
la  cotir  de  Philippe  V.  Par  exemple,  il  n'aime 
pas  le  prince  et  la  princesse  des  Asturies,  et  il 
m'a  prévenu  que  nous  en  serions  fort  mal  reçus. 
Il  m'a  averti  que  la  France  n'avait  pas  de  plus 
grand  ennemi  que  le  prince  royal....  Je  suis  fâ- 
ché d'avoir  à  écrire  cela.  .  .  Il  a  ajouté  que  c'é- 
tait sa  femme,  la  fille  du  roi  de  Naples,  qui  l'ai- 
grissait contre  nous,  et  cela  uniquement  parce 
que  la  France  est  l'alliée  de  l'Espagne. 

r— Ah!  monsieur  l'ambassadeur,  m'a-t-il  dit, 


a6  MÉMOIRES 

l'Espagne  aura  tiii  jour  en  lui  un  roi  qui  la 
rendra  bien  malheureuse!.  .  .  .  Cette  double  al- 
liance avec  la  maison  de  Naples  forme  un  lien 
qui  se  rattache  à  l'Autriche  qui,  de  son  côté,  a 
épousé  une  troisième  fille  du  roi  de  Naples..  .  . 
Toutes  ces  femmes  sont  unies  pour  attaquer  la 
France.  Sa  nouvelle  gloire  les  offusque  encore, 
et  vous  ne  croiriez  pas  que  cette  ligue  est  for- 
mée et  dirigée  par  la  reine  de  Naples  elle-même. 
Notre  gracieuse  souveraine,  que  Dieu  tienne  en  sa 
garde ,  combat  cette  mauvaise  influence  de  tou- 
tes les  forces  de  son  esprit  et  de  son  amour  ma- 
ternel, auprès  de  son  fils;  mais  général.  .  .  . 

Et  il  frappait  son  cœur  de  sa  main  droite  en 
secouant  la  tête  d'un  air  négatif  à  plusieurs  re- 
prises. 

— Je  suis  étonnée  de  ce  que  tu  me  dis  là,  dis- 
je  à  Junot.  J'ai  entendu  mon  oncle  Démétrius 
me  parler  souvent  delà  princesse  de  Naples,  qui 
est  maintenant  princesse  des  Asturies  ;  il  l'a 
connue  à  Naples  lorsqu'il  y  fut  envoyé  en  mis- 
sion par  le  comte  de  Piovence.  Elle  est  char- 
mante,  à  ce  qu'il  m'a  dit;  elle  est  belle  et  par- 
faite non  -  seulement  comme  princesse  ,  mais 
comme  le  serait  une  femme  du  monde.  Elle  parle 
sept  à  huit  langues,  est  excellente  musicienne, 
dessine,    brode;   enfin    elle    est   vraiment   une 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  27 

personne  accomplie.  Tu  vois  bien  que  c'est  ton 
prince  de  la  Paix  qui  radote. 

Junot  se  mit  à  rire. 

— Mais  c'est  toi  qui  radotes  à  ton  tour,  ma 
pauvre  Laure.  .  .  .  Pourquoi  donc  une  princesse 
ne  serait-elle  pas  accomplie  dans  le  sens  que  tu 
Tentends  ,  et  la  plus  méchante  personne  du 
monde? 

—  Parce  que  l'on  ne  peut  être  méchant  quand 
on  s'occiipe  aussi  activement  que  le  fait,  dit-on, 
la  princesse  des  Asturies.  Bien  plus,  on  n'en  a 
pas  la  volonté.  Enfin  je  pense  ainsi.  Je  puis  avoir 
tort;  mais  je  crois  qu'une  femme  qui  s'occupe 
depuis  le  moment  de  son  lever  jusqu'à  l'heure 
de  son  sommeil,  de  musique,  de  peinture,  de 
poésie,  qui  aime  les  beaux-arts  enfin,  ne  peut 
avoir  dans  l'âme  que  des  sentiments  élevés.  Je 
"n'en  dirai  pas  autant  de  ton  prince  de  la  Paix  : 
on  prétend  qu'il  sait  à  peine  écrire. 

—  Oh!  pour  celui-là  on  en  a  menti!  s'écria  Ju- 
not qui  était  encore  sous  le  charme.  Tiens , 
vois,  s'il  est  possible  d'avoir  au  contraire  lUie 
plus  charmante  écriture. 

C'était  vrai;  Junot  me  montra  un  billet  qu'il 
avait  reçu  du  prince  de  la  Paix  le  matin  même. 
L'écriture  en  était  espagnole,  c"est-à-direindé- 


a  8  MEMOIRES 

chiffrable  pour  une  étrangère  ;  mais  elle  était 
aussi  belle  qu'il  est  possible  qu'elle  fût. 

—  Elle  n'est  peut-être  pas  de  lui,  dis-je  après 
l'avoir  regardée. 

—  Comme  tu  es  entêtée!  répondit  Junot; 
que  t'a-t-il  donc  fait  cet  liomme?  tu  ne  peux  le 
souflrir.  .  .  .  Tiens,  regarde  donc. 

Et  il  me  montra  une  phrase  du  billet  c|u'il  me 
traduisit  ,  car  je  ne  savais  pas  encore  l'espagnol 
à  cette  époque. 

Po7'  major  secrclo  escrwo  en  castellano  j 
de  mipujio,  etc.,  etc. 

L'origine  de  la  faveur  du  prince  de  la  Paix 
est  assez  curieuse  pour  que  j'en  dise  quelque 
chose.  Cet  homme  a  été  si  malheureusement 
influent  en  Europe  ,  qu'il  est  soumis  à  une  en- 
quête à  laquelle  lui-même  ne  peut  se  soustraire. 

Don  Manuel  Godoï  est  né  à  Badajoz ,  en  Estra- 
madure.  Son  père  était  un  petit  gentilhomme 
de  province,  répondant  pour  sa  qualité  à  ce  que 
nous  nommons  en  France  un  geiUillâtre.  Don 
Manuel  avait  \\n  frère  aîné,  nommé  don  Luis 
Godoï,  qui  entra  par  faveur  spéciale  ,  je  crois, 
du  duc  de  l'Infantado  %dans  les  gardes  du  corps. 

'  Je  n'ose  affirmer  lo  fait;  cependant  je  crois  en  être  cer- 
taine. La  chose  serait  de  peu  d'importance  sans  doute,  si  l'on 


DE    LA.    DECHESSi;    d'aBRA>-T?;S.  29 

Don  Luis  était  un  grand  et  beau  garçon  ayant 
une  belle  tournure,  dans  le  sfenre  de  celle  de  son 
frère.  Il  fut  trouvé  agréable  [)ar  une  personne 
qui,  bien  qu'elle  fût  placée  en  très-haut  lieu, 
savait  cependant  distinguer  ce  qui  lui  conve- 
nait dans  le  plus  bas  étage.  Don  Luis  se  vit 
bientôt  en  faveur,  et  fit  venir  son  frère  dans  la 
même  compagnie  des  gardes  du  corps.  Les  af- 
fections n'étaient  jamais  d'une  durée  bien  lon- 
gue dans  le  cœur  ou  dans  la  tête  de  celle  qui 
l'avait  distingué.  Don  ^lanuel  était  probable- 
ment plus  beau,  plus  agréable;  enfin  il  plut. 
Son  élévation  fut  rapide,  et  bientôt  la  cour 
d'Espagne  apprit  que  le  temps  des  prwados  était 
revenu.  Mais  Valenzuela  et  le  P.  Nittard ,  le 
comte-duc  et  le  cardinal  de  Lerme  étaient  des 
hommes  de  talent;  et  TEspagne  ne  dormit  pas 
sous  leur  règne  d'un  sommeil  léthargique,  dont 
elle  ne  se  réveilla  que  pour  tomber  dans  un 
abîme. 

En  peu  de  temps  il  fut  nommé  ^  d'abord  duc 

ne  se  rappelait  toutes  les  persi'cutions  qu'éprouva  ,  pendant 
la  faveur  du  prince  de  la  Paix,  le  duc  de  l'Infantado,  cet 
homme  dont  l'Espagne  pouvait  être  si  fîère. 

'  Il  fut  nommé  duc  de  la  Alcudia  en  179'^ ,  et  prince  de 
la  PaZf  en  1797. 


3o  MÉMOIRES 

de  la  Alciulia,  puis  prince  de  la  Paz.  Celte  se- 
conde dignité  frappa  d'autant  plus,  non -seule- 
ment en  Espagne,  mais  dans  le  reste  de  l'Europe, 
que  le  titre  de  prince  n'est  jamais  conféré  aux 
nationaux.  Ceux  que  nous  voyons  à  la  cour 
d'Espagne  avec  le  titre  de  prince,  sont  d'origine 
sicilieiuie  ou  napolitaine  et  relèvent  de  cette 
couronne  comme  princes.  C'est  ainsi  que  l'était 
le  prince  de  Masserano,  que  nous  avons  connu  à 
Paris.  C'est  par  une  grandesse  attachée  à  un 
autre  nom  qu'ils  se  sont  maintenus  sujets  du  roi 
d'Espagne  depuis  que  les  deux  royaumes  sont 
séparés. 

C'est  à  l'occasion  du  traité  de  paix  signé  e» 
1797  entre  la  république  française  et  l'Espagne, 
que  le  ànc  delà  Alcudia  reçut  cette  insigne  mar- 
que de  faveur.  Est-ce  l'importance  du  service 
qu'il  a  rendu  à  sa  patrie  qui  lui  a  mérité  cette 
exception?....  Le  fait  serait  curieux.  Sans  doute 
il  rendit  un  grand  service  à  l'Espagne  en  faisant 
la  paix  ;  mais  qui  donc  avait  fait  déclarer  la 
guerre?....  A  cette  dernière  époque,  il  était  mi- 
nistre des  affaires  étrangères.  Toutes  les  autres 
grâces,  toutes  les  faveurs  qu'un  souverain  peut 
donneràun  sujet,  lui  furent  accordées  ;  et  dans  un 
temps  qui  ne  comprend  pas  dix  années,  il  se 
vit  l'homme  le  plus  favorisé  de  ses  maîtres  que 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRA.NTÈS.  3i 

l'Espagne  ait  jamais  vu  autour  du  trône,  et 
cela  clans  un  pays  où  la  faveur  royale  aie  besoin 
de  s'accorder. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire,  d'après  ce 
que  je  viens  de  dire,  que  le  prince  de  la 
Paix  manque  totalement  de  talent.  Il  a  une  con- 
ception prompte  ,  de  la  facilité  pour  le  travail , 
qualité  rare  chez  les  Espagnols,  qui  sont  lents 
dans  leur  manière  d'exécuter.  Il  a  de  plus  des 
idées  saines  et  souvent  un  jugement  droit.  Sans 
doute  ces  qualités  auraient  dû  faire  de  lui  un 
bon  ministre;  mais  Dieu  n'a  pas  jugé  à  propos  que 
cela  fut  ainsi ,  et  les  résultats  de  son  ministère 
coûtent  cncoreaujourd'hui  des  larmes  à  l'Espagne. 

Cependant  il  n'est  pas  méchant.  Ses  inten- 
tions étaient  bonnes  comme  ministre  et  comme 
Espagnol.  Plusieurs  artistes  furent  recherchés 
par  lui  dans  l'obscurité  où  les  plaçait  leur  mal- 
heur, et  encouragés  par  lui.  Des  voyages  ont 
été  entrepris  par  ses  ordres ,  par  des  hommes 
capables  de  rapporter  dans  leur  patrie  des  le- 
çons de  sciences  et  d'industrie.  Il  a  fait  con- 
struire des  ponts,  des  chemins.  Il  a  osé  tenir 
tête  à  l'inquisition  ;  et  dans  ce  combat,  le  plus  sé- 
rieux peut-être  qui  ait  été  livré  par  le  trône  à 
cet  autel  hérissé  de  torches  et  de  glaives,  la 
victoire  est  demeurée  au  pouvoir  temporel. 


Sa  MÉMOIRES 

D'où  vient  donc  ce  malheur  qui  est  résulte* 
de  la  puissance  du  prince  de  la  Paix?  Pourquoi 
cettehainedetoute  une  nation  contre  cet  homme? 
Il  faut  qu'il  y  ait  de  fortes,  de  puissantes  raisons 
pour  cette  attaque  livrée  par  les  masses  à  un 
seul  individu  :  jamais  elles  ne  s'ébranlent  sans 
cause. 

J'ai  dit  que  la  cour  était  à  Aranjuez  lors  de 
notre  arrivée  à  Madrid.  Junot  y  fut  d'abord  sans 
moi,  mais  pour  des  raisons  que  j'ignorais.  Je  crois 
même  que  l'ambassadeur  de  France  ne  le  savait 
pas.  Junot  n'aimait  pas  cette  façon  cachée  d'agir, 
et  me  le  dit  plusieurs  fois.  Enfin,  il  fut  décidé 
que  je  serais  présentée  le  24  de  mars,  en  con- 
Jidencia ,  c'est-à-dire  sans  paniers  et  sans  le 
grand  habit  de  cour. 

Nous  partîmes  de  Madrid  le  23  de  mars  à 
quatre  hesires  du  soir  pour  arriver  ?iU.  sitio  pour 
souper,  y  coucher,  et  me  trouver  toute  reposée 
et  en  disposition  convenable  "pour  faire  ma  toi- 
lette le  lendemain  pour  être  présentée  à  leurs 
majestés,  à  une  heure  après  midi,  c'est-à-dire 
immédiatement  après  leur  dîner,  avant  le  départ 
du  roi  pour  la  chasse.  Je  ne  me  rappelle  pas  pré- 
cisément dans  quelle  maison  nous  fûmes  loger. 
Je  sais  bien  que  le  ministre  de  Hollande,  M.May- 
nerss,  était  pour  quelque  chose  dans  la  bonne 


DE    LA    JJLCHKSSi;    u'aBRANTÈS.  33 

réception  qu'on  me  fit  dans  la  maison  que  j'oc- 
cupais. Je  ne  sais  comment  il  se  faisait  que 
l'ambassadeur  de  France  n'en  avait  pas  encore 
une  convenable.  La  chose  était  pourtant  assez 
d'importance,  puisque  le  corps  diplomatique  est 
obligé  de  suivre  la  cour  d'Espagne  dans  tous  les 
voyages  aux  différents  sitios  dans  lesquels  elle 
passe  l'année.  C'est  encore  une  coutume  du 
temps  féodal,  et  la  plus  absurde  du  monde.  Elle 
n'est  pas,  au  reste,  la  seule.  J'ignore  si  elle  a  été 
conservée. 

En  sortant  de  Madrid  pour  aller  à  Aranjuez, 
on  passe  le  jMançanarez  sur  ce  pont  construit 
sous  Philippe  II,  par  Juan  de  Herrera,  et  qui 
fit  dire  à  un  mauvais  plaisant,  que  maintenant 
que  le  pont  était  fait  pour  la  rivière ,  il  fallait 
faire  une  rivière  pour  le  pont.  C'est  un  monu- 
ment dont  la  renommée  est  fort  usurpée.  Le 
pont  de  Tolède,  plus  moderne  que  le  précédent, 
et  que  l'on  passe  également  pour  aller  à  Aranjuez, 
est  encore  plus  long  et  extravagant  pour  l'im- 
mense quantité  de  niches  dont  il  est  orné.  A 
quelque  dislance,  on  traverse  encore  le  Man- 
çanarez,  mais  à  gué;  après  quoi  l'on  se  re- 
trouve sur  la  magnifique  route  d'Aranjuez, 
bordée  seulement  par  quelques  tristes  bouquets 
d'oliviers.  On  fait  ainsi  six  lieues  sur  un  che- 
VIIT.  3 


34  MÉMOIRES 

min  droit  et  uni  comme  un  ruban,  sur  le- 
quel  vous  ne  rencontrez  pas  un  c«not,  et  que 
vous  parcourez  en  volant.  J'ai  souvent  couru 
la  poste  en  France,  de  la  manière  la  plus  ra- 
pide, et  je  puis  dire  la  plus  folle,  jamais  je  n'ai 
retrouvé  cette  vélocité,  ressemblant  au  trait  d'une 
flèclie ,  avec  laquelle  les  mules  vous  emportent 
sur  la  route  de  Madrid  à  Aranjuez.  C'est  fabu- 
leux. On  descend  ensuite  dans  la  ravissante  val- 
lée où  est  le  sitio  royal  d'Aranjuez;  du  côté  du 
nord,  les  montagnes  qui  la  forment  sont  bordées 
par  la  Xarama^  et  du  côté  du  levant,  le  Tage 
vient  se  marier  à  la  Xarama  et  y  serpente  pen- 
dant près  de  trois  lieues. 

Tout  ce  que  les  poètes  nous  ont  raconté  de 
l'Arcadie,  de  la  vallée  de  Tempe,  des  lieux  les 
plus  favorisés  du  ciel,  ne  peut  approcher  d'Aran- 
juez. A  peine  entré  dans  la  vallée,  on  perd  le 
souvenir  des  plaines  crayeuses  de  la  Nouvelle- 
Castille;  plus  d'aridité,  plus  de  champs  stériles; 
partout  de  beaux  ombrages,  partout  des  fleurs, 
des  prairies,  des  arbres  chargés  à  la  fois  de 
fleurs,  de  fruits  mûrs  et  de  fruits  verts;  on 
respire  Tui  air  embaumé:  c'est  une  autre  vie,  une 
nouvelle  existence. 

Le  château  n'est  pas  beau  ;  c'est  une  maison 
de  plaisance,  simple  même,  et  qui  pourrait  près- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  35 

que  appartenir  à  un  riche  particulier,  comme, 
par  exemple,  M.  Aguado,  qui  certes  à  Petit-Bourg 
a  un  château  plus  beau  que  celui  de  son  maître 
à  Aranjuez.  Mais  ce  que  tout  son  or  ne  peut  lui 
procurer,  c'est  la  riche  fertilité  qui  l'entoure,  et 
cette  nature  si  féconde,  si  odorante,  si  pleine 
de  vie. 

Cependant  Aranjuez  est  l'cewp'/é',  si  l'on  peut 
dire  ainsi,  de  quatre  souverains.  On  lit  sur  la 
façade  : 

Philip  pus  II  ^  inslituit:  Philip- 
pus  F  provexit. 
Ferdinandus  VI ,  pius  felix ,  con- 
suininavit,  an.  i']5'2. 

Charles  III  a  fait  travailler  aux  deux  ailes,  et 
pour  que  ses  soins  ne  soient  pas  oubliés,  on  a 
gravé  pour  lui  cette  courte  inscription  : 

Carolus  II J  adjecit  ^  an.  l'j'jS. 

Le  ïage  entoure  le  palais,  ou  plutôt  la  maison, 
et  forme ,  devant  un  parterre  qui  est  au  bas  des 
fenêtres,  une  cascade  artificielle  très-belle.  Il  est  si 

'  M.  de  Boiiigoing  s'est  tiompé  en  attribuant  à  Cliarles- 
Qiiint  la  fondation  d'Aranjuez.  C'est  son  fils  qui  le  premier 
l'a  habité. 

3. 


36  MÉMOIRES 

près  des  murs,  que  de  sa  terrasse  le  roi  peut  se 
donner  le  plaisir  de  la  pêche. 

Je  tus  ravie  de  l'aspect  de  ce  beau  paradis  ; 
j'aurais  voulu  mettre  une  petite  robe  blanche  , 
un  chapeau  de  paille,  et  m'en  aller  courir  au 
travers  de  ces  belles  prairies ,  sous  ces  belles 
allées  formées  par  des  ormeaux  séculaires  dont 
l'ombrage  forme  à  son  tour  des  voûtes  admira- 
bles de  fraîcheur  mystérieuse,  et  si  doucement 
éclairées,  même  au  plus  fort  du  jour,  qu'on  ne 
peut  s'empêcher  d'être  ému  en  y  posant  le  pied. 
Tout  cela  tentait  ma  jeune  tête;  il  me  déplaisait 
fort  d'aller  me  mettre  en  grande  toilette  à  midi, 
au  milieu  d'un  boi'.qnet  de  verdure  et  de  fleurs; 
mais  il  fallait  faire  madame  l'ambassadrice,  et  je 
m'habillai.  Je  mis  un  habit  de  cour  impérial, 
c'est-à-dire  un  de  nos  habits.  J'étais  coiffée  avec 
des  diamants;  et  j'en  avaiségalement  àmoncouet 
à  mes  oreilles.  J'avais  voulu  mettre  des  perles, 
car  le  jour,  les  diamants  me  paraissaient  bien 
écrasants'^  mais  au  premier  mot  que  j'en  dis  à 
la  marquise  d'Arizza  et  à  ces  dames,  elles  se  ré- 
crièrent comme  si  j'avais  voulu  faire  une  insulte 
à  leur  reine.  Je  mis  donc  des  diamants. 

Mais  elles  m'avaient  prévenue  d'une  chose  à 
laquellejenecrus  pas;  carje  pensai  qu'elles  avaient 
voulu  se  moquer  de  moi  relies  m'avaient  annoncé 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  Sy 

que  la  reine  ne  recevait  jamais  une  femme  avec 
des  gants  blancs. 

A^ous  aurez  donc  grand  soin  de  les  ôter,  me 
dit  la  duchesse  d'Ossuna ,  car  cela  ferait  un  très- 
mauvais  effet. 

Je  ne  fis  que  rire  de  cet  avertissement,  et 
lorsque  "je  fus  habillée,  je  ne  pensai  même  plus 
à  ce  qu'elles  m'avaient  dit,  et  je  mis  une  belle 
paire  de  gants  blancs.  Mais  quel  fut,  en  effet, 
mon  étonnement  ,  lorsque,  arrivée  à  la  porte 
de  l'appartement  où  la  reine  et  le  roi  devaient 
me  recevoir,  la  camarera-mayor  s'arrêta,  et  me 
prit  par  le  bras  en  me  faisant  signe  d'ôter  mes 
gants!  Comme  elle  ne  parlait  pas  du  tout  fran- 
çais, et  qu'alors  je  ne  comprenais  pas  une  pa- 
role d'espagnol,  le  dialogue  n'était  pas  bruyant, 
mais  il  était  animé  par  nos  gestes;  et  si  la  vieille 
dame,  dont  j'ai  oublié  le  nom,  avait  conversé 
dans  sa  jeimesse,  comme  cela  était  encore  usité 
sous  Philippe  V,  en  faisant  jouer  ses  doigts  ainsi 
que  les  sourds-muets  de  l'abbé Sicard  ,  elle  eût  été 
très-éloquente;  car  je  voyais  que  l'humeur  s'en 
mêlait,  et  voici  pourquoi  :  c'est  qu'aussitôt  que 
j'avais  vu  que  l'avertissement  m'avait  été  donné 
à  bon  droit,  je  m'étais  demandé  pourquoi,  moi, 
Française,  étrans^ère,  n'avantaucun  titre  près  de 
la  cour  d'Espagne  ,  je  me  soumettrais  à  cette 


^-^i-ïj'W 


38  MÉMOIRES 

coutume  absurde  et  folle.  Je  l'étais  peut-être 
bieu  un  peu  moi-même  de  penser  et  de  vouloir 
tout  cela,  mais  je  n'ai  jamais  eu  une  tête  facile  à 
conduire,  et  une  volonté  iort  ductile.  Je  me  mis 
donc  en  insurrection  contre  la  camarera-mayor, 
et  retirant  mes  deux  mains  gantées ,  je  me  con- 
tentai de  lui  répéter  : 

—  Nada,  nada,  senora. 

—  Sefiora  ambaxadrice  es  inenester,  es  me- 
n  ester. 

Enfin  ,  voyant  que  je  résistais  vérita- 
blement, elle  sourit  et,  me  prenant  la  main 
avec  un  peu  de  violence,  elle  se  mit  en  devoir 
de  tirer  mes  gants  avec  ses  petites  mains  noires 
et  sèches,  qui  formaient  un  contraste  bizarre 
avec  cette  peau  éclatante  du  gant.  Je  vis  enfin  le 
ridicule  qu'il  y  aurait  à  moi  de  lutter  avec  cette 
vieille  personne,  et  je  me  laissai  déganter  de 
bonne  grâce.  Elle  ploya  très-soigneusement  mes 
gants,  puis  les  plaça  dans  un  rideau  rouge,  qui 
était  près  de  la  porte  de  la  chambre  de  la  reine. 
Puis,  regardant  mes  mains,  elle  fit  une  exclama- 
tion : 

cf  Jésus  ! .  .  .  Jésus  !  muy  bonitas  ! ...  oh  ! ...  » 
Elle  voulait  sans  doute  me  consoler  d'entrer 
ainsi  avec  une  longue  traîne,  des  diamants  et 
des    bras  nus.   J'oubliais   que,   tout   le   monde 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  39 

étant  ainsi,  je  n'étais  pas  extraordinaire;  mais 
j'avoue  que  je  ne  pouvais  supporter  l'idée  d'élre 
ainsi  présentée  à  des  souverains. 

La  camarera-mayor  entra  pour  prendre  les 
ordres  de  leurs  majestés,  et  tout  aussitôt  je  fus 
introduite. 

Le  roi  et  la  reine  étaient  fort  près  de  la  porte 
et  si  près  même  qu'il  me  fut  difficile  de  faire  mes 
trois  révérences.  La  reine  vint  à  moi ,  et  m'ac- 
cueillit avec  une  grâce  parfaite.  Elle  me  parla 
d'abord  de  mon  voyage,  avec  un  intérêt  qui 
pourtant  n'était  certes  pas  vrai,  car  elle  se  sou- 
ciait fort  peu  de  moi;  mais  elle  en  avait  l'appa- 
rence, ce  qui  était  toujours  d'un  grand  prix  alors 
de  la  part  d'un  souverain.  C'était  un  préjugé  sans 
doute,  mais  tout  en  disant,  aujourtl'hui  même, 
cest  un  préjugé,  je  crois  que  nous  ferions  de 
même,  et  que  nous  dirions  comme  madame  de 


Sévigné  : 


«Mon  Dieu,  que  Jiotre  roi  est  un  grand  roi! 
mais  il  faudrait  pour  cela  qu'il  m'engageât  à  dan- 
ser, et  malheureusement  je  ne  danse  plus.» 

La  reine  me  parut  encore  belle;  elle  commen- 
çait à  être  déjà  grasse  ;  son  menton  se  doublait , 
comme  celui  de  Catherine  11 ,  ce  qui  donnait  à 
sa  figure  une  apparence  de  matrone.  Cependant 
elle  était  coiffée  à  la  grecque,  avecdes  perles  et  des 


4o  MÉMOIRES 

diamants  nattés  avec  ses  cheveux,  ou  plutôt  ceux 
de  sa  perruque;  elle  avait  la  gorge  nue,  très- 
découverte,  ainsi  que  les  épaules,  une  robe  de 
taffetas  jaune,  sur  laquelle  en  était  une  autre  de 
point  d'Angleterre  de  la  plus  grande  beauté.  Ses 
bras  étaient  nus,  ornés  de  bracelets  formés  par 
de  magnifiques  perles,  avec  un  cadenas  qui  était 
d'un  seul  rubis,  plus  beau  que  tout  ce  que  j'ai 
vu  en  ce  genre.  Je  ne  pus  m'em pécher  de  son- 
ger à  l'aventure  de  mes  gants  en  voyant  les  bras 
de  la  reine  :  ils  étaient  superbes  ainsi  que  les 
mains.  Son  coup  d'œil  rapide  eut  bientôt  deviné 
le  sujet  d'un  imperceptible  sourire  que  je  ne  pus 
retenir. 

«  Vous  avez  été  étonnée  de  ne  pas  conserver 
vos  gants,  madame  l'ambassadrice,  me  dit-elle; 
c'est  un  usage  dont  vous  ne  devez  pas  vous 
plaindre,  car  vos  mains  sont  faites  pour  être 
vues.  » 

Au  lieu  de  ce  compliment,  j'aurais  préféré 
qu'elle  me  dît  pourquoi  cet  usage  avait  été  ins- 
titué. J'ai  eu  beau  le  demander  à  cent  personnes 
en  Espagne ,  toutes  m'ont  répondu  des  pauvretés: 
comme,  par  exemple,  que  le  digne  Charles  IV 
ne  pouvait  pas  voir  une  femme  avec  des  gants 
blancs  sans  en  devenir  amoureux.  Il  était  un 
vertueux  et  bon  roi;  mais,  en  vérité,  la  personne 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  ^1 

qui  l'aurait  conquis  pouvait  en  sûreté  conserver 
ses  gants  sans  être  dangereuse  pour  la  reine  Ma- 
ria-Luisa.  Elle  aurait  facilement  résisté  à  la  sé- 
duction du  bon  roi  Charles  IV,  et  lui  aurait  ré- 
pondu, comme  cette  dama  de  Palacios  à  Phi- 
lippe IV,  lorsqu'il  fut  frapper  à  sa  porte  : 

Baya ,   Baya  ustcd  con  Dios ,  Jio  quiero  ser 
monja  "^ . 

Charles  IV  avait  une  figure  et  une  tournure 
extrêmement  originales;  il  était  grand,  ses  che- 
veux étaient  blancs  et  assez  peu  fournis  ;  son 
nez,  d'une  extrême  longueur,  n'embelhssait  pas 
un  visage  naturellement  sans  expression ,  mais 
cependant  sur  lequel  il  v  avait  de  la  bonté  et  un 
désir  de  bienveillance.  Sa  toilette  n'était  pas  bril- 
lante lorsque  j'eus  l'honneur  de  le  voir;  il  por- 
tait un  habit  bleu,  fait  en  frac,  d'un  drap  assez 
râpé,  avec  des  boutons  de  métal  jaune,  et  croisé, 
comme  le  portent  aujourd'hui  les  jeunes  répu- 

'  Toutes  les  fois  qu'un  roi  d'Espagne  avait  une  liaison 
intime  avec  une  femme,  elle  devait  se  faire  religieuse  lorsque 
cette  liaison  cessait.  C'était  presque  toujours  ii  las  de  s  col- 
zas reaies  qu'elles  se  retiiaient.  Cette  coutume  tomba  en  dé- 
suétude sous  Charles  II  et  Charles  III,  qui  n'eurent  pas  de 
maîtresses;  mais  elle  était  encore  en  vigueur  sous  Phi- 
lippe IV. 


42  MÉMOIRES 

blicains  ;  une  culotte  de  peau  de  daim  et  des  bas 
bleus  roulés  sur  le  genou,  comme  nos  arrière- 
grands-pères  les  portaient  il  y  a  cent  ans,  avec 
des  guêtres  par  là-dessus.  J'appris  ensuite  que 
c'était  son  costume  de  chasse.  Il  prenait  ce  plai- 
sir, ou  plutôt  cette  fatigue,  tous  les  jours  de  la 
vie,  comme  son  père,  quelque  temps  qu'il  fît. 
«La  pluie  ne  brise  pas  les  os  w,  disait-il  ^ 
Et  chaque  jour,  après  son  dîner,  il  montait 
en  voiture  et  faisait  sept  à  huit  lieues  avant  d'en- 
trer en  chasse.  T^es  ministres  étrangers  étaient 
admis,  d'après  l'ancienne  étiquette,  à  faire  leur 
cour  deux  fois  par  semaine  :  le  jour  où  je  fus 
présentée  était  un  de  ceux  où  avait  lieu  cette 
demi-réception.  Le  roi  n'en  était  pas  plus  paré, 
comme  on  le  voit.  Quant  à  la  reine,  elle  était 
fort  élégante  ,  ainsi  que  je  l'ai  dit.  Après  m'avoir 
parlé  de  mon  voyage,  de  ma  fille,  qu'on  lui  avait 
dit  être  charmante^  elle  aborda  un  singulier  su- 
jet d'entretien ,  et  me  parla  de  l'impératrice  Jo- 
séphine. Elle  ne  m'en  dit  que  peu  de  mots, 
parce  que  je  coupai  court  à  l'entretien;  mais  il 
me  fut  facile  de  voir  qu'elle  avait  été  influencée 

'  Un  de  ses  fils  étant  à  rextrcmité,  il  n'en  fut  pas  moins 
chasser  comme  si  l'enfant  se  portait  bien  :  Qu'y  puis-je/aire? 
dit-il. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  4^ 

par  un  jugement  autre  que  le  sien  daj.is  celui 
qu'elle  avait  porté. 

—  Comment  s'habille-t-elle?  me  rJemanda- 
t-elle. 

—  De  la  manière  la  plus  élégante;  et  avec  le 
meilleur  goût,  répondis-je ;  nous  prenons  mo- 
dèle sur  les  modes  qu'elle  porte,  non  pas  parce 
qu'elle  est  notre  souveraine,  mais  parce  que  son 
bon  goût  nous  indique  ce  qu'il  y  a  de  plus  joli 
et  de  plus  gracieux. 

—  Porte-t-elle  du  rose  ? 

Je  répondis  que  non  ;  et  cela  était  vrai  à  cette 
époque.  Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  l'im- 
pératrice a  porté  du  rose  beaucoup  plus  tard; 
mais  je  ne  me  rappelle  pas  de  lui  en  avoir  vu 
porter  pendant  les  années  du  consulat  et  les  pre- 
mières de  l'empire.  Pourquoi  cela?  Il  me  semble 
que  le  rose  lui  aurait  été  aussi  bien  qu'à  une 
figure  fanée  de  vingt  ans  ou  bien  à  une  femme 
dont  la  tournure  eût  été  absurde  à  vingt-cinq. 

— Et  des  fleurs  en  porle-t-elle?  demanda  la  reine. 

Je  répondis  affirmativement  ;  mais  il  me  fallut 
spécifier,  et  je  fus  obligée  de  raconter  plusieurs 
toilettes  de  l'impératrice  aux  fêtes  qui  furent 
données  pour  les  cérémonies  et  les  somptuosités 
du  sacre.  La  reine  me  dit  ensuite  : 

— Vous  avez  vu  ma  fille,  la  reine  d'Étrurie?  N'est- 


44  MÉMOIRES 

ce  pas  qu'elle  est  aimable?  n'est-ce  pas  qu'elle  me 
ressemble? 

Je  fus  fort  embarrassée  pour  répondre,  parce 
que  je  n'ai  de  ma  vie  pu  imaginer  queUpie  chose 
de  plus  laid  que  la  reine  d'Étrurie,  J'eus  peur 
d'un  piège.  Je  ne  pouvais  croire  que  l'amour  ma- 
ternel pût  aveugler  à  ce  point.  C'est  bien  celui- 
là  qu'on  devrait  peindre  avec  un  bandeau  dou- 
blement plus  épais  que  l'autre,  et  qui  jamais  ne 
se  délie;  car  il  n'v  a  point  de  déception.  Je  ne 
sus  donc  d'abord  que  répondre;  mais  mon  bon 
sens  naturel  me  fit  cependant  voir  que  la  reine 
me  questionnait  de  bonne  foi ,  et  je  lui  dis  qu'en 
effet  la  reine  d'Etrurie  avait  une  ressemblance 
assez  marquée  avec  sa  majesté. 

—  Oh!  me  dit-elle,  ce  n'est  rien,  vous  allez 
voir  ma  Carlo/ta  à  Lisbonne...  Elle  ressemble  à 
son  père  et  à  moi  d'une  manière  frappante.  Re- 
marquez-le bien.  C'est  son  père  dans  le  haut  du 
visage  et  moi  par  le  bas.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  c'est  vrai; 
et  pourtant  la  reine  de  Portugal  était  bien  laide, 
et  la  reine  d'Espagne  avait  dû  être  belle. 
Le  fait  est  qu'à  !'é])oque  où  je  l'ai  vue  (i8o4- 
i8o5),  elle  était  fort  laide.  Elle  n'avait  plus  de 
dents,  et  celles  qu'un  dentiste  lui  avait  replan- 
tées ne  l'avaient  pas  été  assez  bien  pour  faire 


DE    LA    DUCHESSE    D'A.BRANTi<:S.  4^ 

illusion.  Quant  au  roi ,  il  opinait  de  la  tête  à  tout 
ce  que  disait  Liiisa^  en  souriant  et  en  me  re|>ar- 
dant  d'un  air  d'intelligence.  J'ai  vu  peu  de 
physionomie  aussi  parfaitement  bonne.  Toiit-à- 
coup,  s'ennuyant  probablement  d'être  ainsi 
délaissé  ^  il  me  demaniia  comment  j'avais  tr«3uvé 
les  coches  de  colleras  ;  que  j'avais  dû  être  bien 
étonnée  de  voir  des  mules  et  des  muleês ,  car 
c'était  sans  doute  une  nouveauté  pour  mo'i. 

Je  ne  pus  m'empécher  de  rire,  car  alors,  je 
dois  le  dire,  j'étais  une  joyeuse  jeune  femnoe,  et 
je  lui  répondis  que  ses  plus  beaux  mulets  ]lui  ve- 
naient de  l'une  de  nos  provinces  de  France ,  du 
Poitou.  Je  n'oublierai  jamais  Texpressio].!  d'é- 
tonnement  qui  se  peignit  sur  sa  bonne  et  ex- 
cellente figure.  11  me  regarda  avec  stupéfaction, 
comme  si  je  lui  avais  annoncé  que  le  Pérou  était 
à  Madrid. 

—  Savais-tu  cela,  Luisa?demanda-t-il  à  la  reine. 
La  reine  lui  fit  signe  que  oui.  Pendant  qu'il 

parlait,  elle  me  regardait  avec  une  extrême  at- 
tention ,  et  je  trouvai  que  ses  yeux  étaient  en- 
core admirables. 

—  ]N'esl-ce  pas,  dit-elle  au  roi,  que  madame 
Junot  a  la  figure  espagnole?  C'est  la  même  teinte 
de  peau,  la  même  couleur  de  cheveux  et  de 
sourcils...  Les  yeux  aussi  sont  espagnols... 


46  MÉMOIRES 

—  -Oui ,  oui ,  dit  le  roi ,  la  seiïora  es  espagnola. 
Et  il    se  frottait  les  rnains  en  riant. 

—  Cependant,  me  dit  la  reine,  vous  êtes  née 
en  Fi  'ance,  n'est-ce  pas?...  Vous  n'êtes  pas  née 
en  G  rèce?...  Ma  belle-fille,  avec  qui  je  parlais 
de  vc>  us  hier,  m'a  dit  qu'elle  avait  vu  à  Naples 
quel([  ii'uu'de  votre  nom,  un  prince  de  Gomnène... 
Est-ce     votre  père  ou  votre  frère? 

—  C'.  'est  mon  oncle,  madame,  lui  répondis-je. 
Et  je  11  ii  expliquai  en  deux  mots  que  mon  nom 
n'était  pas  Comnène ,  et  que  c'était  seulement 
par  mî  i    mère  que  je  tenais  à  cette  famille. 

La  rev  ine  me  congédia  ,  ainsi  que  le  roi ,  après 
une  aii'd  ience  assez  longue,  comme  on  le  voit, 
et  rempj  lie  de  bonté  et  de  bienveillance  pour 
ma?.  J'ai  conservé  de  cette  première  entrevue  un 
souvenir»  |ue  le  temps  n'a  pas  détruit.  Plus  tard, 
j'ai  été  en  mesure  de  lui  en  témoigner  ma  re- 
connaissai  ice,  ainsi  que  des  marques  de  bonté 
qu'elle  me  ■  donna  dans  une  autre  circonstance. 
Hélas!  le  i  moment  où  mon  assistance  put  être 
utile  à  cett  (  î  malheureuse  famille  n'était  pas  éloi- 
gné !  Ce  fu  l  :  lorsque  les  ordres  de  l'empereur  la 
confinèren  i  :  si  cruellement  à  Marseille.  Mon  frère 
y  était  toi  i  jours.  Il  fut  pour  eux  ce  que  son 
âme  granc  U  î  et  belle,  son  cceur  généreux  lui 
commanda  i<  3nt  d'être  ;  et  certes,  ce  ne  fut  pas  ma 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  4? 

parole  qui  augmenta  son  intérêt  envers  les  no- 
bles proscrits  qui  étaient  confiés  à  sa  garde.  Ce- 
pendant *je  crois  pouvoir  assurer  que,  dans  sa 
tendresse  fraternelle  pour  une  sœur  qu'il  a  tou- 
jours si  bien  aimée, il  fut  heureux  de  témoigner 
plus  de  soins,  plus  d'attentions  à  ceux  qui  m'a- 
vaient accueillie  avec  bonté  et  bienveillance  aux 
jours  de  leur  grandeur. 


48  MEMOIRES 


CHAPITIVE  IIÏ. 


Particularité  importante  de  ma  visite  à  leurs  majestés.  — 
Mon  étonnomenl  à  la  vue;  du  prince  tle  la  Paix  ,  et  sa  sin- 
ijiilière  tenue.  —  Réflexions  (pie  me  suggéra  cette  cir- 
constance. —  L'nion  du  prince  de  la  Paix  avec  une  prin- 
cesse de  la  maison  de  Bourbon.  —  P^tranges  commen- 
taires sur  ce  mariage.  — Haine  de  la  princesse  de  la  Paix 
pour  son  mari.  —  M'"^  Tudo.  —  Anecdote  bizarre.  — 
Faveur  d'un  jeune  garde  du  corps.  — Passion  malheu- 
reuse du  roi   pour  la  musique.  —  Ma  présentation  à  la 

princesse   des  Asiuries Mauvaise   humeur  du  prince 

des  Asturies.  — Hésitation    de  Junot.  —  Le    comte    de 
Campo  d'Allange.  —  Notre  promenade  dans  les  jardins. 

Une  particularité  que  j'ai  passée  sous  silence 
dans  ma  visite  royale  mérite  pourtant  d'être 
rapportée.  En  entrant  dans  la  chambre  où  la 
reine  me  fit  l'honneur  de  me  recevoir,  j'ai  déjà 
dit  que  j'eus  peu  de  pas  à  faire  pour  arriver 
près  d'elle  et  du  roi.  Tous  deux  étaient  debout. 


DE    L\   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  49 

La  chambre  pouvait  avoir  vingt-cinq  pieds  sur 
dix -huit  à  peu  près.  Sa  grandeur  était  donc 
raisonnable,  et  me  permettait  de  voir  très-bien 
à  l'extrémité  de  la  pièce  ce  qui  s'y  passait.  Je 
n'y  fis  pas  d'abord  grande  attention  ;  mais  en- 
suite, quelque  peu  convenable  qu'il  fût  de  re- 
garder par-dessus  l'épaule  de  la  reine,  la  singu- 
larité du  spectacle  qui  s'offrait  à  moi  me  fit  en- 
freindre la  convenance. 

C'était  un  homme  que  je  voyais  à  l'autre  bout 
de  la  chambre.  Cette  particularité  n'aurait  eu  en 
elle-même  rien  d'extraordinaire,  si  son  attitude 
et  sa  manière  d'être  eussent  été  ce  qu'elles  de- 
vaient être  dans  la  chambre  du  roi  et  de  la  reine 
d'Espagne  ;  mais    toutes   deux   avaient    un  air 


étrange  et  inusité. 


Cet  homme  paraissait  avoir  de  trente-quatre 
à  trente-cinq  ans.  Sa  figure  était  belle ,  c'est- 
à-dire  qu'il  était  ce  qu'on  appelle  un  beau  gros 
garçon  bien  portant,  sans  souci,  et  pas  du  tout 
distingué  dans  sa  tournure;  ce  qui  est  rare  en 
Espagne,  où  l'espèce  caballerisca  a  pu  dégéné- 
rer, mais  où  du  moins  elle  n'offre  à  l'œil  rien 
de  commun  dans  son  allure.  Le  personnage  que 
je  voyais  était  chamarré  de  cordons  de  toutes  les 
sortes;  il  avait  le  premier  ordre  de  l'Espagne, 
la  toison  d'or,  celui  de  Saint-Janvier,  le  grand 
VIII.  4 


5ô  MlÎMOIRES 

ordre  de  Charles  III,  de  Saint- Ferdinand,  de 
Malte,  du  Christ;  et  je  dus  comprendre  que  cet 
homme  était  un  important  personnage  ;  et  en  effet 
je  ne  me  trompais  pas,  c'était  le  prince  de  la  Paix. 

Mais  ce  qui  me  paraissait  étrange  n'était  pas 
de  le  voir  dans  la  chamhre  de  la  reine,  où  il  de- 
meurait tout  le  jour;  c'était  sa  tenue.  Appuyé 
contre  une  console  qui  était  au  hout  de  l'appar- 
tement ,  il  y  était  presque  couché,  et  jouait  avec 
un  gland  de  draperie  qui  était  à  sa  portée.  Je  ne 
puis  dire  l'impression  qu'il  produisit  sur  moi  en 
se  présentant  sous  un  jour  aussi  peu  convenable. 
Je  n'ai  jamais  pu  expliquer  comment  devant  une 
transeunte  il  n'avait  pas  été  plus  retenu  dans 
sa  façon  d'être.  Etait-ce ,  au  contraire,  cette  qua- 
lité de  transeuntes^  qui  lui  a  donné  la  pensée  de 
se  faire  voir  à  moi  sous  ce  point  de  vue  familier 
dans  le  plus  intime  intérieur  du  roi  et  de  la 
reine?  Je  l'ai  présumé  et  je  le  crois  encore;  ou 
peut-être  l'habitude  était-elle  si  forte  qu'elle  ne 
lui  a  pas  paru  ni  ridicule  ni  extraordinaire. 

Au  moment  où  je  parle,  sa  faveur  était  im- 
mense, et  n'offrait  aucun  exemple,  même  dans 
ce  pays ,  où  les  rois  depuis  tant  de  règnes  n'ont 
d'autre  prérogative  que  celle  de  s'asseoir  sur  un 
trône  sans  puissance,  et  de  la  déposer  dans  les 

'  Passante,  étrangère. 


DE   LK   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  5i 

mains  d'un /;ma^o.  Le  prince  de  la  Paz  réunis- 
sait sur  sa  tète  les  deux  faveurs  souveraines,  et 
c'est  là  le  bizarre  de  son  étoile,  et  lorsque  Ma- 
nuelilo  ne  se  trouvait  pas  auprès  de  Charles  IV, 
il  fallait  qu'il  se  trouvât^  il  fallait  quil  vînt;  car 
le  roi  surtout  ne  supportait  qu'imparfaitement 
son  absence. 

Il  avait  alors  le  titre  de  prince ,  qu'aucun  sei- 
gneur d'origine  espagnole  n'avait  encore  porté 
sans  en  avoir  précisément  le  titre  ;  il  était  pre- 
mier ministre  %  conseiller  d'état,  chef  et  inspec- 
teur des  quatre  compagnies  de  gardes  du  corps, 
généralissime  des  armées  de  terre  et  de  mer, 
grade  qui  n'avait  jamais  existé  en  Espagne  avant 
lui,  et  qui  fut  créé  tout  exprès  pour  lui  donner 
le  pas  sur  les  capitaines-généraux.  Cette  éton- 
nante faveur  avait  sa  source  dans  la  cause  que 
j'ai  rapportée  au  commencement  de  ce  chapitre. 
Il  faut  ajouter  à  ce  que  je  viens  de  dire,  qu'il 
avait  depuis  peu  de  temps  épousé  une  princesse 
de  la  maison  de  Bourbon,  la  fille  de  l'infant  don 
Luis,  sœur  de  l'archevêque  de  Tolède.  Ce  ma- 
riage, dont  j'ai  entendu  dire  d'étranges  choses 

'  Il  était  aussi  amirauté  de  Castille,  dignité  que  la  cour 
de  Madrid  avait  laissée  dans  l'oubli  depuis  que  don  Juan  de 
Cabrera,  comte  de  Melgar,  après  avoir  trahi  avait  fui  en 
Portugal,  où  il  mourut  à  Estremoz. 


5a  MÉMOIRES 

en  Espagne ,  lorsque  pour  la  première  fois  je 
passai  quelques  semaines  à  Madrid,  a  prouvé 
qu'il  ne  faut  jamais  contraindre  pour  une  al- 
liance éternelle:  tous  deux  se  détestaient;  mais 
rien  n'égalait  la  haine  que  la  princesse  de  la  Paix 
avait  pour  celui  qu'elle  refusait  de  reconnaître 
pour  son  mari. 

— Vous  en  serez  mal  reçu  ,  dit  Beurnonville  à 
Junot,  si  elle  peut  présumer  que  vous  êtes  bien 
avec  le  prince. 

Ce  n'est  pas  ce  que  disait  le  prince  de  la  Paix  ; 
car  Junot  devant  être  présenté  à  la  princesse,  il 
lui  dit  : 

—  Cela  vous  dédommagera  <]es/igU7'es  refro^ 
gnées  que  vous  allez  être  obligé  de  voir,  ainsi 
que  madame  Junot.  Au  moins  ici  vous  aurez  un 
bon  accueil  et  un  visage  gracieux. 

Or,  il  faut  dire  que  cesjigures  ref rognées  dont 
il  parlait,  c'étaient  celles  du  prince  et  de  la  prin- 
cesse des  Asturies. 

La  princesse  de  la  Paix  détestait  tellement  son 
mari,  car  enfin  il  l'était,  quoi  qu'elle  en  dît, 
puisqu'elle  en  avait  ime  fille,  qu'un  jour,  se 
trouvant  à  Madrid  après  les  terribles  affaires 
d'Aranjuez,  avec  un  homme  de  ma  connaissance, 
le  général  Joseph  Lagrange,  et  lui  parlant  de  tout 
ce  que  lui  avait  fait  souffrir  le  prince  de  la  Paix 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS,  53 

avec  ces  humiliations  relativement  à  cette  Tudo  ^ 
disait-elle,  elle  ajouta,  en  lui  montrant  sa  fille,  qui 
courait  dans  la  chambre  : 

«Enfin  je  le  hais  au  point  que  je  n'aime  pas 
cette  enfant  parce  qu'elle  est  sa  fille!...  » 

Je  crois  difficile  de  trouver  ini  exemple  de 
mauvais  cœur  et  d'ame  méchante  qui  puisse  ba- 
lancer celui-ci.  Le  prince  de  la  Paix  peut  avoir 
tenu  une  conduite  peu  honorable  avec  la  femme 
que  ses  souverains  lui  avaient  donnée  comme  ré- 
compense et  comme  faveur  enfin;  mais  ce  mot 
semble  autoriser  tout  ce  qu'il  a  fait  contre  elle. 
On  disait  alors  assez  généralement  à  Madrid  qu'il 
avait  été  marié  avec  cette  madame  ïudo,  que  je 
vis  au  spectacle  de  loin ,  et  qui  me  parut  une  fort 
belle  personne.  Elle  avait  un  hôtel  dans  lequel 
elle  vivait  au  milieu  d'une  famille  assez  nom- 
breuse, qu'on  disait  appartenir  au  prince  de  la 
Paix.  Du  reste,  je  n'affirme  rien;  je  ne  fais  que 
rapporter  les  bruits  de  la  cour  et  de  la  ville, 
qui  avaient  à  cette  époque  cours  dans  le  monde, 
comme  cela  arrive  toujours  dans  une  grande 
ville.  J'ajouterai  même,  pour  être  tout-à-fait 
impartiale,  que  j'ai  long -temps  cru,  comme 
beaucoup  de  monde,  que  le  prince  de  la  Paix 
était  marié  avec  madame  ïudo  avant  d'épouser 
la  princesse  de  Bourbon,  et  que  l'ambition  l'a- 


54  MÉMOIRES 

vait  aveuglé  au  point  de  devenir  bigame.  Mais 
il  y  a  oeu  de  temps,  je  puis  dire  même  peu  de 
jours,  qu'nne  personne  ',  en  la  foi  de  laquelle 
je  puis  me  reposer,  m'a  affirmé  qu'elle  avait  été 
témoin  du  mariage  du  prince  de  la  Paix,  à  Rome, 
avec  madame  Tndo,  après  la  mort  de  madame 
la  comtesse  de  Cliinchon  ^.  Comme  il  est  impos- 
sible de  faire  deux  fois  la  cérémonie  du  mariage 
à  l'église,  il  est  donc  constant  que  M.  le  prince 
de  la  Paix  était  marié  en  très-légitime  mariage 
avec  la  princesse  de  Bourbon  ,  et  que  c'était  elle 
qui,  au  contraire,  avait  tort  d'égratigner  ainsi 
ses  devoirs,  comme  cela  lui  est  arrivé  souvent. 
Puisque  je  parle  du  prince  de  la  Paix,  il  fant 
que  je  raconte  une  anecdote  qui  courait  alors  à 
Madrid,  et  qui  peut  servir  de  suite  aux  sujets  de 
réflexions  sur  la  faveur  étonnante  dont  jouissait 
alors  don  Manuel  Godoï. 


"  Cette  personne  est  madame  Sa....  Elle  est  presque 
Romaine,  car  elle  habite  Rome  depuis  plusieurs  années, 
où  elle  est  aimée  et  considérée.  Elle  m'a  certiCié  la  vérité  du 
mariage  du  prince  de  la  Paix  avec  madame  Tudo  ;  et  je  la 
crois. 

*  La  princesse  de  Rourhon  avait  pris  le  nom  de  com- 
tesse de  Chinchon.  Elle  est  venue  à  Paris  peu  de  temps 
avant  sa  mort.  Elle  est  sœur  de  madame  la  duchesse  de  San- 
Fernando. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  55 

Il  avait  aimé  la  reine,  ou  plutôt  il  en  avait  été 
aimé.  J'adopte  plutôt  cette  version  que  l'autre, 
car  il  était  beau  et  jeune,  et  la  reine,  pour  le 
dire  avec  tout  le  respect  dû  à  une  tête  couron- 
née, était  vieille  et  laide.  Mais  enfin  il  y  avait  dans 
tout  cela  du  Potemkin  S' et  Maria-Luisa  valait 
bien  CatJierine  II,  et  même  davantage;  car  au 
moins  elle  ne  faisait  pas  étrangler  ses  maris.  Le 
prince  de  la  Paix,  qui  avait,  je  crois,  pris  le  Sar- 
mate  pour  modèle,  voulut  le  suivre  en  tout;  et 
lorsque  la  passion  fut  un  peu  calmée,  il  jugea 
convenable  de  diri2:er  les  nouvelles  affections.  Il 
prit  donc  assez  d'humeur  de  l'introduction  d'un 
jeune  homme,  exempt  dans  les  gardes,  qui  s'ap- 
pelait Majo.  Il  était  bien  fait ,  joli  garçon ,  et 
pouvait  aller  loin.  Le  prince  se  fâcha  donc,  et 
inutilement;  car  le  jeune  homme  était  en  pos- 
session, et  le  chasser  de  là  n'était  pas  chose  fa- 
cile. Mais  il  s'en  vengeait  en  lui  lançant,  ainsi 
qu'à  la  reine,  toutes  les  épigrammes  qui  lui  ve- 

'  La  faveur  du  ])rinco  de  la  Paix  a  un  extrême  rapport, 
selon  moi,  avec  celle  de  Potenjkin.  Catherine  le  redoutait  en 
ne  l'aimant  plus,  et  le  pleura  pourtant  beaucoup.  Je  sais,  et 
cela  me  vient  d'une  source  authentique,  que  la  reine  d"Es- 
paij;ne  craignait  le  prince  de  la  Paix  à  un  degré  remarqua- 
ble. Cependant  c'est  en  le  soignant  à  Piôme,  dans  une  grave 
nialadie,  fju'elle  a  pris  cette  fatigue  dont  elle  est  lïjorte. 


56  MÉMOIRES 

naient  à  l'esprit.  Un  jour,  étant  à  la  Granja  (San- 
Ildefonso)  avec  le  roi  et  la  reine,  sur  un  balcon 
donnant  sur  la  cour  d'honneur,  ils  virent  arriver 
un  carrosse  attelé  de  quatre  chevaux,  avec  des 
domestiques  en  livrée,  un  piqueur,  enfin  un  train 
de  prince. 

—  Oh!  oh!  dit  le  roi,  qu'est-ce  donc  qui  nous 
arrive  là?.. —  Eh!  mais,  c'est  Mayo!,.  —  Et,  gran- 
dement étonné,  le  bon  prince  regardait  alter- 
nativement Luisa  et  le  privado....  Puis,  tout- 
à-coup  il  dit:  Depuis  qticlque  temps  je  remarque, 
en  effet,  que  Mayo  fait  une  dépense  extraordi- 
naire. L'autre  jour,  je  1«  vis  au  Prado  dans  un 
équipage  plus  beau  que  le  tien,  Manuelito. .  .  . 
Qu'est-ce  que  cola  signifie? 

—  Oh!  mon  Dieu,  rien  que  de  très-simple, 
répondit  le  prince  de  la  Paix,  en  jetant  un  regard 
de  côté  à  la  reine  qui ,  toute  déterminée  qu'elle 
était,  tremblait  de  peur  que  Manuel  Godoï  ne 
iùx  jaloux;  mais  il  n'y  pensait  pas,  vraiment  :  il 
avait  plus  d'esprit  que  cela. 

—  C'est  une  affaire  toute  naturelle,  dit- il  au 
roi...  C'est  une  vieille  folle  qui  s'est  amourachée 
de  lui,  et  qui  lui  donne  autant  d'argent  qu'il  en 
veut. 

— Voyez-vous!  dit  le  roi Et  quelle  est  cette 

vieille  folle?...  Est-ce  la  Santiago?... 


DE    LA    DITCHESSF    D  AERANTES.  Oy 

Le  prince  jngea  que  la  correction  était  appa- 
remment suffisante,  et  changea  la  conversation. 
Cela  n'était  pas  difficile  avec  le  roi  Charles  IV, 
il  n'y  avait  qu'à  lui  conter  qu'unlapin  passait, et  la 
chose  était  faite.  Il  est  vrai  de  dire  aussi  que  son 
oreille  était  également  ouverte  aux  plaintes  des 
malheureux,  quand  la  triple  enceinte  formée  au- 
tour du  trône  les  laissait  parvenir  jusqu'à  lui.  Il 
était  vraiment  bon. 

En  parlant  de  la  reine,  j'ai  oublié  de  faire  da- 
vantage l'éloge  de  son  esprit  de  conversation. 
Elle  l'avait  très-remarquablement  orné,  aimait  à 
causer,  et  y  était  propre ,  ce  qui  est  rare  chez  les 
princes.  Elle  était  bonne  musicieiuie  et  aimait 
beaucoup  la  musique.  Quant  an  roi,  c'était  aussi 
une  passion,  mais  une  passion  malheureuse.  Tous 
les  jours,  au  retour  de  la  chasse,  il  y  avait  con- 
cert, et  dans  le.  plus  intime  intérieur.  Le  roi 
prenait  son  violon ,  et  faisait  sa  partie  dans  un 
cjuatuor  d'Haydn,  lui  qnintetti  de  Boccherini,  ou 
quelque  belle  pièce  de  Yiotli  ou  de  Jarnowick. 
Qu'on  juge  de  ce  que  devaient  souffrir  de  beaux 
talents  comme  quelques-iuis  de  nos  violons  fa- 
meux qui,  étant  alors  en  Espagne,  étaient  requis 
pour  faire  de  la  musique  avec  le  roi!  Libon,dont 
le  ravissant  talent  nous  est  bien  connu,  a  passé 
quelque  temps  à  Madrid ,  et  fut ,  comme  les  autres, 


58  MÉMOIRES 

de  la  partie  royale.  Je  sais  de  l'un  de  ces  pauvres 
martyrs,  qu'un  jour  on  s'aperçut  qu'il  y  avait  im- 
bwglio  dans  le  tutti.  Ce  n'était  pas  la  faute  des  ar- 
tistes ,  certainement.  Ils  se  consultèrent,  et  Oli- 
vieri ,  que  j'ai  entendu  depuis  à  Lisboime,  où  il 
était  le  premier  violon  du  grand  Opéra,  prit  sur 
lui  de  dire  au  roi  que  la  faute  en  était  à  sa  ma- 
jesté, qui  n'atlendait  pas  trois  mesures  avant  de 
reprendre  sa  partie.  Le  bon  et  excellent  prince 
parut  aussi  surpris  que  s'il  eût  été  question  de 
la  chose  la  plus  inusitée.  Il  regarda  l'artiste  avec 
stupéfaction ,  puis  se  tournant  en  remettant  son 
arme  musicale  sous  son  menton,  il  dit  majestueu- 
sement en  italien  : 

«  I  rei  n'aspettano  mai.  » 
Qu'on  juge  de  la  belle  harmonie  que  cela  devait 
faire  ! 

J'avais  une  grande  envie,  ou  plutôt  un  vif  dé- 
sir de  connaître  la  princesse  des  Asturies.  Ayant 
fait  demander  l'heure  à  laquelle  je  pouvais  lui 
être  présentée ,  on  me  donna  celle  de  trois  heures 
comme  plus  commode  pour  la  princesse  qui , 
toujours  occupée ,  ne  perdait  pas  son  temps  à 
dormir  comme  les  habitants  d'Aranjuez.  J'avais 
des  raisons  à  moi  connues  pour  désirer  de  voir 
la  princesse.  Je  la  connaissais  depuis  long-temps, 
bien  que  je  ne  l'eusse  jamais  vue.  Ses  malheurs 


DE    LA;    DUCHESSE    d'aBRANTKS.  Sg 

intéressaient  pour  elle  ;  sa  renommée  était  eu- 
ropéenne. On  sait  toujours  tant  de  gré  à  une 
princesse  d'être  au-dessus  des  autres  femmes!... 
Et  celle-là  leur  était  vraiment  supérieure.  Sans 
doute  une  belle  -  mère  n'a  pas  le  cœur  d'une 
mère.  Une  mère  est  glorieuse  des  succès  de  sa 
fille;  une  belle-mère  en  est  jalouse;  et  la  jalousie 
de  vanité ,  lorsque  cette  vanité  est  blessée ,  donne 
un  vernis  qui  corrode  et  brûle  tout  ce  qu'elle 
touche.  La  reine  de  Naples  qui,  certes,  était  une 
méchante  femme  '  ,  s'attendrissait  pourtant  à  la 
vue  de  cette  fille  si  docte  et  si  naturelle  dans  son 
savoir.  Mais  la  reine  d'Espagne  fronça  ses  noirs 
sourcils ,  et  prit,  dès  le  premier  jour,  une  anti- 
pathie qui,  plus  tard,  devint  de  la  haine  contre 
cette  charmante  belle-fille,  qui,  au  cercle  de  la 
cour,  parlait  à  chaque  ambassadeur  dans  lalangue 
de  sa  nation...  Oh!  la  haine  produite  par  ['envie 
d'une  femme  a  quelque  chose  d'horrible  dans  ses 
résultats. 

La  princesse  des  Asturies,  à  l'époque  où  je  lui 
fus  présentée  pour  la  première  fois,  était  encore 
ce  qu'on  peut  appeler  ime  jeune  mariée.  Elle 
avait  été  amenée  à  Barcelone,  où  s'était  fait  le 

'  Qu'il  nous  soit  permis  de  le  dire,  à  nous  autres  Français 
qu'elle  a  tant  et  si  cruellement  persécutés.  Ce  n'est  que  justice 
de  se  plaindre. 


6o  WliMOIRES 

double  échange,  ])our  venir  en  Espagne  épou- 
ser le  ]:)rince  des  Astnries  (aujourd'hui  Ferdi- 
nand VII),  et  son  frère,  qui  la  conduisait,  ve- 
nait prendre  l'infante  dona  Maria  pour  la  faire 
monter  sur  le  trône  des  Deux-Siciles  ,  comme  il 
conduisait  sa  sœur  à  celui  des  Espagnes...  Hélas! 
les  deux  projets  furent  également  vains;  aucune 
des  deux  princesses  ne  ceignit  celte  couronne 
qu'elles  allaient  chercher  bien  loin  de  leur  pa- 
trie, tandis  que  la  fdle  du  plus  pauvre  paysan  de 
la  Catalogne,  célébrant  ce  même  jour  ses  noces, 
vit  aujourd'hui  heureuse  et  entourée  d'une  nom- 
breuse famille.  Il  semble  que  les  tètes  couron- 
nées ,  ainsi  i^rillamrnent  coiffées,  assises  sur  des 
sièges  plus  hauts  que  ceux  des  autres  hommes, 
soient  aperçues  de  plus  loin  parla  mort  et  par  le 
malheur.  Quelle  destinéeque  celle  de  la  princesse 
des  Asturies!...  Je  savais,  par  des  personnes  de 
son  intérieur,  à  quel  point  elle  était  malheureuse. 
Le  prince  de  la  Paix,  soit  qu'il  eût  été  véritable- 
ment offensé  par  le  prince  des  Asturies  ou  par 
la  princesse,  tenait  une  conduite  envers  tous 
deux,  qu'il  est  constant  que  l'héritier  du  trône 
ne  pouvait  supporter  sans  prendre  positivement 
la  volonté  de  s'en  venger.  On  prétend  à  juste 
titre  que  les  princes  sont  des  hommes  comme 
tous  les  autres,  et  la  chose  est  incontestable; 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  6i 

mais  )  en  l'accordant,  il  faut  aussi  faire  une  autre 
concession ,  c'est  que ,  puisqu'ils  sont  des  hommes 
comme  nous,  ils  en  doivent  avoir  les  passions; 
et  la  vengeance  peut  s'éveiller  dans  leur  cœur 
tout  comme  dans  celui  du  dernier  homme  de 
leur  royaume.  Après  cela,  le  sublime  du  carac- 
tère d'un  roi  c'est  d'oublier,  et  de  mépriser  les 
attaques  qui  lui  sont  faites,  et  qui  bien  souvent 
n'ont  d'autre  motif  que  le  mécontentement  d'un 
homme  auquel  il  n'a  été  donné  qu'une  sous- 
préfecture  quand  il  demandait  une  préfecture. 
Oh!  que  j'ai  vu  des  patriotes  comme  cela  depuis 
1 83o  ^  !...  Mais  le  prince  des  Asturies ,  qui  ne  sol- 
licitait pas  de  nous  une  préfecture,  quoique  je 
l'aie  connu  dans  un  temps  où  il  demandait  à 
mains  jointes  une  femme  à  l'empereur  ^  ;  mais  en- 
fin, alors,  en  i8o5,  il  ne  voulail:  que  justice;  il 
voulait  qife  l'héritier  du  trône  fût  respecté  ;  que 
sa  femme  retrouvât  un  intérieur  heureux,  ou  du 


'  L'histoire  de  ces  deux  années  est  bien  curieuse.  Je  m'en 
occupe  en  ce  moment  ainsi  que  de  celle  de  la  restauration  , 
mais  d'une  manière  tout-à-fait  spéciale  et  détaillée. 

"  Que  votre  Majesté  me  donne  une  de  ses  nièces,  disait-il 
à  l'empereur.  —  Mais  elles  ne  veulent  pas.  — Lue  des  pa- 
rentes de  sa  Majesté  l'impératrice Elles   lie  veult-nt  pas 

non  plus.  — •  Eh  bien  !  Sire,  une  feinme  rjucùc  qu'elle  noit, 
pourvu  que  je  la  tienne  de  voti  e  main. 


6a  M^MOIRSS 

moins  paisible;  que  elle  et  lui  enfin  ne  reçussent 
pas  d'insultes  de  don  Manuel  Godoï.  Il  ne  vou- 
lait que  justice,  je  le  répète.  Il  aimait  la  prin- 
cesse d'un  amour  vrai  et  profond ,  comme  on  le 
ressent  à  vingt  ans.  Elle  le  lui  rendait  avec  fran- 
chise et  abandon  ;  et  je  savais  par  avance  que 
rattachement  des  malheureux  jeunes  gens  était 
le  seul  adoucissement  qu'ils  trouvaient  à  une  vie 
toute  de  peines  et  de  chagrins  sans  cesse  renou- 
velés. Cette  connaissance  que  j'avais  de  leur  in- 
time intérieur  me  donna  une  vive  émotion  lorsque 
j'entrai  dans  la  chambre.  Elle  était  encore  aug- 
mentée par  ce  qui  m'avait  été  dit  par  Junot,  qui 
croyait  qu'il  était  ordonné  au  prince  des  Astu- 
ries  de  nous  recevoir.  On  lui  avait  dit ,  dans  une 
intention  bonne  et  aimable  sans  doute,  que  la 
veille  même  le  prince  des  Asturies  avait  répondu 
au  mayordomo-mayor  ou  au  lumille»  de  corps 
qui  lui  demandait  son  heure  : 

Veremos...  K>eremos\ 

et  qu'enfin  pressé  de  rapporter  une  réponse 
au  roi,  il  avait  insisté  auprès  de  Ferdinand,  et 
qu'enfin  ,  impatienté  de  l'importunité  du  grand- 
officier  de  la  couronne  ,  il  avait  ajouté  en  frap- 
pant du  pied  : 

Este  embaxador  eso  Cavacho  como  los  otros. 
Junot,  lorsqu'on   lui   rapporta  cette  parole, 


DE   L\   DUCHESSE   u'aBRANTÈS.  63 

fut  au  moment  de  ne  pas  aller  chez  le  prince 
royal.  Il  se  connaissait  ;  il  savait  que  non-seule- 
ment un  mot,  mais  une  inflexion  de  voix,  un 
regard,  qui  pouvaient  attaquer  la  personne  de 
l'empereur,  qu'il  avait  l'honneur  de  représen- 
ter en  ce  moment,  le  trouveraient  sans  raison- 
nement pour  une  telle  offense.  Ce  fut  monsieur 
de.  ..,  personne  attachée  au  grand  Despac/io , 
ainsi  qu'au  petit,  et  qui  servait  les  intérêts  de 
la  France,  qui  lui  remontra  que  la  chose  pou- 
vait être  incertaine,  et  que  bien  sûrement,  le 
prince  l'eùt-il  dite ,  il  ne  ferait  rien  qui  pût 
engager  une  querelle  entre  l'Espagne  et  la 
France;  car  enfin,  il  n'était  question  de  rien 
moins,  s'il  y  avait  eu  de  la  part  de  l'héritier 
de  la  monarchie  une  intention  d'insulte.  Junot 
réfléchit  que  ce  serait  au  contraire  lui  qui  agi- 
rait hostilement  en  n'allant  pas  rendre  ses  de- 
voirs au  prince  royal,  et  il  y  fut.  Mais, quelque 
bien  qu'il  en  eût  été  accueilli,  ainsi  que  de  la 
princesse,  je  n'en  avais  pas  moins  une  grande 
peur  en  entrant  dans  la  chambre  où  elle  était 
debout  contre  une  table  sur  laquelle  elle  s'ap- 
puyait, tandis  qu'elle  avait  un  canapé  derrière 
elle.  Le  prince  était  dans  la  pièce  voisine  ;  il  vint 
aussitôt,  et  s'appuya,  comme  sa  femme,  sur  la 
même  table.  En  tout,  je  remarquai  toujours,  lors- 
qu'ils étaient  ensemble,  que  le  prince  suivait  de 


64  MlÎMOIRES 

l'œil  le  regard  de  la  princesse ,  pour  qu'elle  lui 
indiquât  ce  qu'il  devait  faire. 

La  princesse  n'était  pas  très-grande;  cepen- 
dant, sa  taille  avait  de  la  noblesse  et  de  la  grâce, 
ce  qui  lui  venait  probablement  de  la  manière 
dont  elle  portait  sa  tète.  Ses  yeux  étaient  bleus 
et  d'un  bleu  ravissant;  ses  cheveux  blonds  ac- 
cusaient l'origine  du  Nord,  et  rien  en  elle  ne 
disait  au  contraire  que  Santa  Liicia  et  Ponte 
Mole  'A\ aient  entendu  ses  premiers  accents.  Elle 
avait  la  bouche,  et  surtout  la  lèvre  autrichienne ^ 
le  nez  des  Bourbons,  mais  aquilin  seulement, 
et  non  pas  ami  du  menton  comme  celui  de  son 
beau-père.  Elle  avait  une  grande  fraîcheur  alors, 
et  cette  fraîcheur,  ou  plutôt  cet  excès  de  santé, 
se  faisait  remarquer  d'une  manière  peu  agréable 
dans  l'excessif  embonpoint  de  sa  poitrine.  Ses 
bras  et  ses  mains  n'avaient  pas  de  beauté,  non 
plus  que  ses  pieds  qui,  en  raison  de  sa  taille,  au- 
raient dû  être  petits;  mais  en  tout,  elle  était 
bien;  elle  était  surtout  bien  princesse  ^.  Son  air 
était  majestueux,  et  d'abord  un  peu  sévère;  mais 
aussitôt  que  son  regard  s'accordait  avec  son  sou- 
rire ,  alors  toute  cette  physionomie  s'éclairait 
avec  une  douce  lumière.  Il  y  avait  de  la  poésie 

'  Eli  voyant  ni.ulanic  l;i  chiclicssc  c!'Or]<'\'!ns,  aujourd'iiiii 
l'einc  des  Français,  je  n'ai  trouve  aucun  trait  de  ressem- 
blance avec  sa  sœur  la  princesse  des  Asturies. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aLRANTÈS.  65 

dans  son  expressive  figure;  et  quoique  toujours 
silencieux  et  réservé  ,  son  visage  conversait  avec 
vous...  Elle  a  été  bien  bonne  pour  moi  :  j'en  con- 
serverai un  souvenir  éternel,  ainsi  que  des  preu- 
ves qu'elle  a  bien  voulu  m'en  donner.  Je  par- 
lerai encore  d'elle,  au  moment  où  je  passai  par 
Madrid  pour  revenir  en  France,  peu  après  Aus- 
terlitz.  Hélas  !...  une  année  s'était  à  peine  écou- 
lée, et  la  princesse,  si  charmante  et  si  fraîche, 
n'était  plus  qu'un  cadavre  respirant  encore,  mais 
appelant  à  toute  heure  la  mort  pour  la  délivrer 
des  tortures  les  plus  épouvantables. Le  souvenir 
de  ses  cris,  seulement,  est  une  horrible  pensée  à 
se  rappeler. 

Le  jour  où  je  la  vis  pour  la  première  fois ,  elle 
était  vêtue  de  blanc;  sa  robe,  faite  de  la  manière 
la  plus  simple  ,  était  de  ces  mousselines  anglaises 
brodées ,  si  jolies ,  qu'on  faisait  alors ,  sur  laquelle 
tranchait  seulement  le  ruban  violet  et  blanc  de 
Maria-Luisa,  et  ses  beaux  cheveux  blonds  étaient 
simplement  relevés  avec  un  grand  soin,  et  for- 
maient sur  sa  tête,  en  raison  de  leur  quantité, 
une  coiffure  presque  aussi  volumineuse  que  les 
femmes  la  portaient  il  y  a  un  an.  Le  peigne  qui 
les  retenait  était  en  grosses  et  magnifiques  poires 
de  perles  fines  entremêlées  de  diamants;  cette 
riche  simplicité  me  frappa ,  d'autant  plus  que  je 
VIII.  5 


66  MÉMOIRES 

venais  de  voir  à  l'étage  supérieur  tout  le  luxe 
de  la  toilette  répandu  sur  une  vieille  personne. 
La  robe  jaune  surtout  me  parut  sale,  et  celle  de 
point  d'Angleterre,  bien  qu'elle  valût  vingt  mille 
francs ,  me  sembla  de  mauvais  goût ,  auprès  de 
cette  robe  éblouissante  de  blancheur,  portée 
par  cette  jeune  et  fraîche  princesse ,  aux  blonds 
cheveux ,  aux  yeux  d'azur  et  au  sourire  triste 
et  doux.  Je  lui  ai  voué  dès  ce  moment  un  atta- 
chement qui  ne  s'est  jamais  démenti.  Le  comte 
de  Campo  d'Allange ,  ambassadeur  d'Espagne  à 
la  cour  de  Lisbonne ,  avait  la  plus  belle  âme  et 
la  plus  rigide  probité  qu'il  soit  possible  de  ren- 
contrer parmi  les  humains.  Il  portait  une  pro- 
fonde vénération  à  toute  la  famille  royale ,  et , 
sans  nul  doute,  à  la  princesse  des  Asturies.  Mais 
il  se  mêlait  à  tout  cela  un  grand  dévouement 
pour  le  prince  de  la  Paix.  Cela  mettait  un  peu 
obstacle  à  de  la  confiance  poiii"  demander  même 
im  éventail  de  la  Chine.  Je  raconterai  cela  plus 
tard  et  en  son  lieu. 

Je  sortis  de  mon  audience ,  enchantée  et  con- 
quise. La  princesse  avait  un  art,  ou  plutôt  une 
manière  naturelle,  carie  mot  arl  est  ici  et  avec 
elle  hors  de  propos,  avait,  dis-je,  une  manière 
d'accueillir  et  de  conquérir  que  je  n'ai  vu  après 
elle  qu'à  Napoléon:  c'était  cette  même  figure, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTJ^.S.  67 

d'abord  grave,  puis  s'adoucissant ,  et  alors  de- 
venant toute  charmante.  La  princesse  n'était 
pas  jolie,  et,  plusieurs  personnes  soutiennent 
même  qu'elle  était  laide;  c'est  possible,  je  ne  m'en 
suis  pas  inquiétée:  elle  m'a  paru  jolie ,  gracieuse, 
et  je  l'ai  trouvée  telle,  parce  qu'elle  l'a  voulu. 

Après  avoir  fait  mes  grandes  visites  ,  je  retour- 
nai chez  la  camarera-mayor  de  la  reine  Maria- 
Luisa ,  selon  l'étiquette ,  chose  à  laquelle ,  à 
cette  époque,  on  n'aurait  pas  osé  manquer  en 
Espagne ,  n'importe  pour  quel  motif.  C'était  une 
bonne  petite  vieille  dame,  toute  maigrette,  noire, 
et  fea  como  un  Diablo ,  ainsi  que  le  dit  élégam- 
ment la  religieuse  porte-étendard,  mais  ayant 
l'apparence  d'une  bonne  personne.  J'ai  oublié 
son  nom.  Elle  rit  encore  au  souvenir  des  gants 
blancs,  et,  reprenant  mes  mains,  elle  les  regardait 
et  répétait  : 

Jésus!...  Jésus!...  como  son  bonitas!... 

Après  avoir  quitté  mon  harnois  de  cour  et  mou 
collier  doré,  mais  de  fer,  je  mis  vme  robe  bien 
légère ,  et  je  me  donnai  aussitôt  le  plaisir  de 
parcourir  ces  jardins  enchantés  qui  étaient  de- 
vant moi.  Mais  je  comptais  sur  quelques  heures 
d'un  plaisir  pur  et  tranquille  dans  ces  retraites 
ravissantes,  et  je  m'étais  trompée  :  à  peine  Junot 
et  moi  fûmes-nous  dans  le  jardin  de  Primas>era., 

5. 


68  MIÉMOIRES 

que  nous  fûmes  rejoints  par  un  gentilhomme  du 
roi;  j'ignore  quel  était  son  titre,  mais  il  était 
Caballero ,  et  des  meilleurs  sans  aucun  doute.  Il 
parlait  fort  bien  français,  et  avait  d'excellentes 
manières:  il  nous  dit  que  les  promenades  étaient 
si  variées  et  surtout  si  éloignées  les  unes  des  au- 
tres par  l'heure  brûlante  à  laquelle  je  me  rési- 
gnais à  sortir,  que  leurs  majestés  l'envoyaient 
auprès  de  nous  pour  nous  offrir  tout  ce  qui 
pouvait  nous  être  commode  et  agréable  pour 
parcourir  la  vallée  d'Aranjuez.  Il  me  demanda 
si  je  voulais  être  portée,  et,  sur  mon  refus,  il  m'of 
frit  son  bras ,  et  nous  parcourûmes  avec  lui  la 
belle  retraite  royale. 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  69 


CHAPITRE  IV. 


Souvenirs  d'Aianjuez.  —  Cérémonial.  —  Retour  à  Madrid. 
—  Singulière  aventure.  —  Mes  rapports  d'intimité  avec 
madame  de  Beurnonville. — Heureux  instants  passés  dans 
la  maison  de  l'ambassadeur.  —  Dîner  et  surprise.  — 
Tallien.  —  Conduite'de  Tallien  au  9  thermidor.  —  Con- 
férences de  Junot  avec  le  prince  de  la  Paix.  —  Ports 
d'Espagne.  —  Son  alliance  avec  la  France.  —  Notre 
départ  de  Madrid.  —  M.  le  comte  da  Ega  ,  ambassadeur 
de  Portugal.  —  Portrait  de  la  comtesse  da  Ega. 

Bien  des  années  se  sont  écoulées  depuis  que 
j'ai  vu  Aranjuez;  mais  le  nombre  de  ces  mê- 
mes années  ne  fait  au  contraire  qu'augmenter 
le  charme  attaché  au  souvenir  de  ce  lieu  de  dé- 
lices; car  plus  les  événements  se  sont  succédé 
autour  de  moi ,  plus  j'ai  vu,  et  moins  j'ai  trouvé 
de  comparaisons  qui  puissent  même  établir  un 
parallèle.  Ce  n'est  pas  la  Suisse,  ce  n'est  pas  la 
France ,  ce  n'est  pas  l'Algarve ,  ce  n'est  pas  l'Ita- 


^O  MEMOIRES 

lie,  ce  n'est  pas  une  autre  chose  enfin;  c'est 
Aranjuez;  c'est  un  paradis  enchanté.  Où  trouver 
ces  eaux  jaillissantes  fournies  par  deux  rivières 
qui  enserrent  deleursflots  une  île  où  le  soleil  fé- 
conde les  plus  belles  fleurSj  les  fruits  les  plus  rares 
de  toutes  les  zones  et  de  tous  les  pays,  des  ar- 
bres comme  l'imagination  nous  les  représente 
dans  cette  terre  promise,  dont  une  grappe  de 
raisins  était  portée  par  deux  hommes  '....  Jamais 
je  n'ai  vu  de  si  verts,  de  si  frais,  de  si  beaux 
ombrages. .  .  .  On  veut  décrire  quand  on  a  vu 
Aranjuez,  et  la  chose  est  impossible,  surtout 
lorsque,  comme  moi,  on  l'a  vu  au  moment  où 
la  nature  se  réveille  après  son  sommeil  d'hiver, 
et  où  toutes  ses  pompes,  ses  magnificences  se 
déploient  à  l'envi  même,  dans  ces  lieux,  les  plus 
stériles  et  les  plus  ingrats.  A  Aranjuez,  on  trouve 
le  luxe  le  plus  éblouissant,  la  magnificence  dans 
sa  plus  extrême  splendeur;  mais  cette  magnifi- 
cence, ce  luxe,  c'est  celui  de  la  nature,  non  pas 
en  nous  donnant  des  mines  d'or  et  de  diamants... 
c'est  avec  les  plus  beaux  ombrages  formés  pardes 
arbres  séculaires,  des  prairies  où  l'herbe  courte  et 

'  On  ni'ii  reproché  d'être  un  peu  ivo^  pompeuse  dans  mes 
descriplions  de  l'Espagne,  c'est  que  j'ai  vu  et  quey'i?  me 
rappelle.  Tous  ceux  qui  ont  vu  la  belle  partie  de  l'Espagne 
pensent  comme  moi. 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  -J I 

fleurie  est  tellement  épaisse,  qu'elle  est  élastique, 
sans  parler  par  métaphore ,  comme  un  tapis  de 
la  Savonnerie,  des  eaux  jaillissantes  et  donnant  par 
torrents  une  fraîcheur  salutaire  sous  ces  mêmes 
ombrages,  où  la  chaleur  ne  peut  plus  atteindre. 
Comme  on  jouit  de  ce  luxe  de  la  nature  et  en 
même  temps  d'un  calme  si  voluptueusement  senti 
dans  une  belle  journée,  où  le  soleil  ajoute  en- 
core à  la  pompe  du  spectacle!...  De  grands  arbres 
bien  touffus....  de  l'eau  à  chaque  pas....  de  hautes 
murailles  de  verdure,  mais  sans  aucune  régularité  : 
voilà  quelle  est  la  magnificence  du  jardin  de  l'Ile. 
Je  ne  pense  pas  que  la  main  de  l'homme  put  y  ajou- 
ter sans  le  gâter.  La  calle  de  la  Rejna,  cette 
magnifique  allée,  formée  par  des  ormeaux  qui 
ont,  dit-on,  plus  de  cinq  cents  ans,  et  dont  la 
longueur  est  de  plus  d'une  clemi-lieue  d'Espagne, 
est  cà  elle  seule  un  des  plus  beaux  ornements  d'A- 
ranjuez.  C'est  là  que  je  revis  le  soir  la  reine  et  la 
famille  royale;  les  princesses  se  promenaient  en 
voiture,  chacune  dansla  sienne ,  jamais  ensemble  ; 
et  c'est  ainsi  qu'elles  font,  au  très-petit  pas,  plu- 
sieurs fois  dans  la  même  soirée,  le  chemin  d'un 
bout  de  la  calle  a  l'autre  ;  et  chaque  fois  qu'elles 
se  rencontraient,  elles  se  saluaient  avec  une  po- 
litesse qui  pouvait  être  exacte,  mais  point  du 
tout  affectueuse.  Les  femmes  qui  se  trouvaient 
sur  la  route  de  la  promenade  des  princesses  s'ar- 


72  MEMOIRES 

rêtaient  aussitôt,  ainsi  que  les  hommes;  les 
femmes  saluaient,  et  les  hommes  laissaient  à  l'in- 
stant tomber  Jeiir  capa,  qu'un  moment  avant  ils 
drapaient  de  rnille  manières  élégantes.  Quant  à 
la  reine  et  aux  princesses,  lorsqu'elles  passaient 
devant  une  femme  qu'elles  aimaient,  et  qui,  par 
son  rang  de  grande  d'Espagne  ou  de  titidados 
de  Castdla,  pouvait  recevoir  un  public  témoignage 
de  faveur,  alors  la  princesse,  qui  voulait  le  lui 
donner ,  faisait,  avec  la  main  ou  avec  l'éventail, 
un  signe  amical  comme  pour  l'appeler.  Cette 
marque  de  faveur  est  très-recherchée.  Lorsque 
la  reine  passa  devant  la  place  où  je  m'étais  arrê- 
tée, elle  me  fit,  en  souriant,  une  inclination  de  tête 
fort  gracieuse,  à  laquelle  se  joignit  un  salut  de 
la  main.  La  faveur  était  complète,  comme  on 
voit.  Lorsque  les  infants,  frères  du  roi,  étaient 
revenus  assez  tôt  de  cette  malheureuse  chasse, 
qui  vraiment  ressemble  à  une  monomanie,  alors, 
pour.ye  délasser^  ils  montaient  à  cheval  et  accom- 
pagnaient les  princesses  à  la  promenade. 

Tant  d'auteurs  ont  décrit  Aranjuez,  que  j'en 
ai  peut-être  déjà  trop  dit  sur  ce  sujet.  Mais  les 
souvenirs  se  pressaient  tellemem  en  foule  autour 
de  moi ,  qu'il  m'était  impossible  de  les  repousser; 
je  les  ai  retracés  comme  je  les  sentais;  d'autres 
écriront  aussi  une  relation  de  leur  voyage  à  Aran- 
juez. Car,  quel  est  l'œil  qui  le  voit  et  demeure 


DE    LA    DCCHZSSr    d'aERAMÈS.  ^3 

insensible  ?  quelle  est  la  main  qui ,  devant  un  tel 
tableau,  ne  cherche  pas  à  le  peindre? 

Je  l'ai  revu  depuis. ...  et  voilà  où  les  souve- 
nirs sont  moins  doux. .  .  .  C'est  alors  qu'il  ne  faut 
pas  anticiper  sur  les  temps. 

Nous  retournâmes  à  "Madrid.  Le  moment  de 
notre  départ  pcnir  Lisbonne  approchait ,  et  nous 
avions  plusieurs  choses  à  faire  qui ,  pour  Junot 
surtout,  étaient  de  la  plus  haute  importance. 
Quant  à  moi ,  je  courais  Madrid ,  je  voyais  toutes 
les  beautés  qu'il  renferme ,  et,  certes,  il  est  faux 
de  dire  que  cette  ville  n'est  pas  une  des  plus  ad- 
mirables de  l'Europe.  Cependant  les  Castillans 
ont  une  vanité  un  peu  excessive  lorsqu'ils  disent: 

«  Donde  Madrid?  se  calle  el  moiido  ^!  » 

3Iais  il  est  de  toute  vérité  que  c'est  une  belle 
ville,  renfermant  plus  de  raretés  en  tous  genres 
que  beaucoup  de  villes  du  Nord  dont  on  fait 
grand  bruit ,  et  qui  devraient  se  taire  devant  la 
capitale  de  la  Castille ,  ainsi  que  le  dit  le  proverbe. 

Au  moment  de  quitter  ^Lidrid,  il  m'arriva, 
chez  l'ambassadeur,  une  petite  aventure,  assez 
singulière  pour  trouver  place  dans  des  souvenirs. 

J'allais  tous  les  jours  dîner  chez  l'ambassadrice. 


'  Où  est  Madrid?  que  le  monde  se  taise!  On  reconnaît  ici 
la  vanité  castillane;  mais,  comme  je  l'ai  dit,  cette  vanité  na 
qu'i^  bon  motif. 


^4  MÉMOIRES 

Elle  est  bonne  et  parfaitement  bienveillante;  aussi 
était-ce  avec  plaisir  que  j'obéissais  à  Junot,  qui 
m'avait  recommandé  d'être  bien  pour  elle.  J'al- 
lais donc  chaque  jour  où  nous  n'étions  pas  in- 
vités à  dîner  dans  quelque  grand  gala,  à  l'am- 
bassade, €t,  au  bout  de  plusieurs  jours,  grâce  à 
la  bonté  aimable  de  madame  de  Beurnonville 
et  de  l'ambassadeur,  ainsi  que  de  mademoiselle 
Amélie  de  Durfort  et  de  son  frère,  je  me  trouvai 
dans  cette  famille  comme  dans  la  mienne.  M.  de 
Vandeuil ,  premier  secrétaire  d'ambassade,  dont 
j'ai  déjà  parlé  dans  le  volume  précédent,  se  joi- 
gnait à  eux  pour  nous  rendre  le  séjour  de  Madrid 
agréable;  et  mon  souvenir  le  remercie  également 
de  l'intérêt  qu'il  nous  a  témoigné. 

J'arrivais  ordinairement  un  peu  tard,  parce 
que  mes  courses  de  curieuse  me  conduisaient 
assez  avant  dans  la  matinée,  et  je  n'étais  pas  de 
retour  avant  cinq  heures;  il  me  fallait  le  temps 
de  m'habiller:  aussi  je  n'arrivais  presque  jamais 
qu'après  le  troisième  coup  de  cloche,  mais  on 
était  indulgent  pour  moi,  et  l'on  me  pardonnait. 
Un  jour,  ma  course  de  la  matinée  avait  été  plus 
longue  qu'à  l'ordinaire.  J'arrivai,  selon  mon  ha- 
bitude ,  au  moment  où  l'on  passait  dans  la  salle 
à  manger.  Le  général  Beurnonville  me  donne  la 
main;  je  prends  à  peine  le  temps  de  saluer  ma- 
dame de  Beurnonville,  et  l'on  se  met  à  tafele. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  "jS 

Lorsque  le  premier  moment>du  silence  fut  passé» 
chacun  se  regarda.  J'avais  auprès  de  moi  un  grand 
homme,  à  la  figure  hideuse  et  sinistre,  qui  ne 
disait  pas  une  parole.  Cet  homme  était  grand, 
brun,  d'un  aspect  morose  et  atrabilaire,  l'œil 
assez  sombre  dans  son  regard ,  et  donnant  même 
d'abord  l'idée  qu'il  était  borgne  ;  mais  on  voyait 
bientôt  qu'il  avait  ce  qu'on  appelle  un  dragon 
dans  l'œil;  il  était  taciturne,  parlait  peu,  et,  pour 
dire  la  vérité,  on  ne  lui  adressait  pas  beaucoup 
la  parole.  Cela  me  surprit,  en  raison  de  l'extrême 
politesse  de  l'ambassadrice,  qui  était  vraiment 
charmante  dans  son  accueil.  Lorsque  nous  fûmes 
à  l'entremets,  je  ne  pus  résister  à  ma  curiosité,  et, 
quoique  je  susse  fort  bien  qu'il  n'est  nullement 
poli  de  demander  le  nom  des  gens,  je  me  pen- 
chai vers  le  général  Beurnonville ,  et  je  lui  de- 
mandai celui  de  mon  silencieux  voisin. 

—  Comment,  me  dit-il  avec  un  air  étonné, 
vous  ne  le  connaissez  pas? 

—  Jamais  je  ne  l'ai  vu  de  ma  vie. 

—  C'est  impossible. 

—  Je  vous  le  jure. 

—  Mais  vous  l'avez  cependant  entendu  nom- 
mer bien  souvent,  dans  votre  enfance  surtout. 

—  Vous    commencez  à  piquer   ma  curiosité 
bien  autrement  qu'elle  ne  l'était  avec  l'œil  ex- 


7^  MÉMOIRES 

traordinaire  du  personnage.  Quel  est-il  donc? 

«  Veux-tu  que  je  t'envoie  des  épinards,  Tal- 
LiEN?  dit  une  voix  bien  connue. 

C'était  celle  de  Junot,  qui  était  en  face  de 
moi,  et  qui  avait  deviné  ma  curiosité  et  s'en  était 
amusé. 

Je  fis  presque  un  bond  sur  ma  chaise. . . 
Tallien.  ...  Je  regardais  le  vilain  en-dessous;  il 
s'était  aperçu  de  l'effet  qu'il  produisait  sur  moi, 
et  était  devenu  de  la  nuance  de  ses  épinards. — 
Junot  l'avait  connu  non-seulement  en  France, 
mais  surtout  en  Egypte,  où  il  avait  été,  et  il  le 
tutoyait,  sans  être  pourtant  lié  avec  lui,  car  le 
général  en  chef  avait  presque  frappé  d'anathème 
tous  ceux  qui  avaient  des  relations  avec  Tallien. 
Je  ne  «m'étais  pas  aperçu  qu'ils  s'étaient  appro- 
chés l'un  de  l'autre  à  notre  arrivée. 

J'éprouvais  une  singulière  impression  en  en- 
tendant prononcer  ce  nom  d'une  manière  si 
inattendue..  .  .  Cette  enfance,  dont  le  général 
Beurnonville  me  disait  d'invoquer  le  souvenir, 
avait  été  entourée  de  dangers  et  de  récits  les 
plus  affreux,  auxquels  précisément  se  rattachaient 
et  le  nom  et  la  personne  de  Tallien,  Je  ne  pus 
m'empécher,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  de  faire  un 
mouvement,  dont  sans  doute  il  s'aperçut;  car, 
lorsque  je  jetai  de  nouveau  les  yeux  sur  lui,  il 


13E    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  ''j'J 

me  parujt  encore  plus  sombre  et  plus  retiré  sur 
lui-même..  .  .  Le  malheureux!...  quelle  existence 
il  traînait  alors!...  Je  demandai  au  général  Beur- 
nonville  ce  que  Tallien  pouvait  faire  à  Madrid, 
et  comment  l'un  de  nos  décemvirs  se  trouvait 
dans  le  royaume  d'un  Bourbon. 

—  J'en  suis  autant  étonné  que  vous,  me  ré- 
pondit l'ambassadeur,  et  d'autant  plus  que  l'em- 
pereur n'aime  pas  Tallien,  et  qu'il  le  lui  a  tou- 
jours témoigné  d'une  manière  peu  gracieuse. 
C'est  au  point  qu'en  Egypte  ,  Junot  a  pu  voir  que 
le  général  Bonaparte  était  fort  sévère  pour  les 
officiers  qui  étaient  liés  avec  Tallien.  Les  deux 
Lanusse,  qui  étaient  ses  amis  intimes,  furent 
toujours  peu  bien  venus  du  général  en  chef, 
en  raison  de  cette  liaison. 

Les  deux  Lanusse  étaient  amis  intimes  de  Tal- 
lien. L'aîné  des  deux  frères  fut  tué  en  Egypte  , 
à  l'affaire  du  3o,  où  périt  Abercrombie.  C'était 
un  brave  et  digne  homme;  ce  fut  avec  lui  que 
Junot  se  battit  à  Boulacli.  L'autre  frère,  égale- 
ment ami  de  Tallien  ,  revint  en  Europe.  C'est 
lui  que  nous  avons  vu,  sous  la  restauration,  être 
l'un  des  serviteurs  les  plus  célèbres  de  Charles  X. 
Il  a  épousé  la  fille  du  général  Perignon.  C'est 
une  personne  dont  le  caractère  serait  bien  cu- 
rieux à  tracer.  Elle  est, dit-on,  très-dévote;  c'est 


^8  MÉMOIRES 

une  chose  que  je  n'ai  jamais  pu  comprendre.  Il 
y  a  probablement  dans  notre  admirable  chris- 
tianisme quelques  parties  que  nous  ne  sommes 
pas  dignes  de  connaître,  et  dans  lesquelles  se 
trouvent  une  explication  de  l'Évangile  différente 
de  celle  devant  laquelle  je  me  prosterne  et  une 
autorisation  qui  donne  pouvoir  de  châtier  sans 
pouvoir  jamais  récompenser.  —  Ainsi, par  exem- 
ple, M"""  Lanusse  possède  dans  son  éternel  sou- 
rire quarante  nuances  d'après  lesquelles  elle  clas- 
sait les  personnes  que  sa  position  lui  faisait 
regarder  comme  n'étant  pas  dans  sa  ligne.  Elle 
est  intolérante  comme  le  fanatisme  du  12^  siè- 
cle; dans  ce  temps-là,  la  chose  n'était  que  fâ- 
cheuse ,  parce  que  même  une  manière  de  grande 
dame  pouvait  nuire.  Mais  aujourd'hui  elle  est 
à  la  fois  fâcheuse  et  ridicule,  parce  qu'on  de- 
mandera à  madame  Lanusse  pourquoi  elle  se 
mêle  des  affaires  des  autres.  C'est  une  question 
que ,  pour  ma  part ,  j'ai  été  souvent  au  moment 
de  lui  faire ,  ainsi  que  dix  autres  femmes.  De- 
puis, elle  a  été  à  Besançon  ,  et  comme  elle  vieil- 
lit, la  chose  n'est  plus  tenable.  Heureusement 
qu'une  passion,  mais  une  passion  plus  effrénée 
que  l'amour,  plus  terrible,  et  dont  les  émotions 
sont  hideuses,  car  elles  tiennent  de  l'Euménide, 
la  passion  du  jeu  est  portée  chez  M""'  Lanusse , 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  79 

au  point  de  laisser  peu  de  place  à  la  médisance. 
Maintenant  je  demande  si  une  vraie  chrétienne 
est  joueuse,  médisante  et  intolérante  ? 

Après  le  dîner,  Junot  me  présenta  ïallien  comme 
un  de  leurs  compagnons  de  voyage  d'Egypte.  Il 
ne  me  parut  nullement  se  souvenir  du  mouve- 
ment que  je  n'avais  pu  retenir  en  entendant 
prononcer  son  nom.  Il  nous  apprit  qu'il  avait 
une  place  de  consul  à  Malaga,  je  crois  ;  du  moins 
suis-je  sûre  que  c'était  en  Andalousie. 

Tallien  a  un  nom  très-fameux  dans  notre  ré- 
volution ;  sans  aller  chercher  le  motif  qui  le  fit 
agir,  il  est  hors  de  doute  qu'il  mérite  vme  place 
dans  notre  histoire  pour  le  fait  du  9  thermidor; 
car  je  ne  suis  pas  de  ces  bonnes  âmes  qui ,  tou- 
jours déterminées  à  trouver  du  bien  dans  tout, 
en  trouvent  même  dans  Robespierre,  et  disent 
aujourd'hui  qu'il  avait  de  bonnes  intentions,  que 
le  9  thermidor  est  venu  troubler,  et  que  nous 
aurions  eu  l'âge  d'or  si  on  l'avait  laissé  faire  : 
cela  peut  être;  j'aime  mieux  le  croire  qu'avoir  une 
discussion  avec  de  ces  braves  gens  qui  disent 
encore  aujourd'hui,  bien  que  la  mode  en  soit 
passée  :  Sois  mon  frère  ou  je  te  tue  ^.  Et  pour- 

'  Nous  avons  vu,  l'autre  jour ,  dans  un  jugement,  une  ex- 
plication de  ce  mot  :  La  liberté  ou  la  mort! 

Il  est  de  fait  que,  dans  l'origine,  où  tout  avait  rapport  à 


8o  MÉMOIRES 

tant  je  sus  une  bonne  et  loyale  patriote ...  Et 
la  France.  .  .  ma  patrie.  .  .  ma  patrie  bien-aimée, 
voilà  mes  dieux...  voilà  mes  autels.  Car  j'ai 
élé  nourrie  à  l'aurore  de  cette  belle  révolution; 
j'ai  sucé  ses  principes,  et  mes  jeunes  années 
se  sont  écoulées  à  l'ombre  du  drapeau  tricolore 
et  de  l'arbre  de  la  liberté  ! .  .  . 

Retournons  à  Madrid. 

Junot  avait  eu  les  conférences  qui  lui  avaient 
élé  ordonnées  avec  le  prince  de  la  Paix,  et  il  en< 
était  enchanté.  J'en  ai  entendu  dire  beaucoup 
de  mal  et  quelque  peu  de  bien.  Je  puis  mémo 
dire  que  pendant  mon  second  séjour  à  Madrid , 
ce  moment,  qui  fut  celui  de  la  mort  de  la  prin- 
cesse des  Asturies,  fut  affreux  pour  lui.  Les 
bruits  les  plus  injurieux  et  les  plus  sinistres  se 
répandirent  alors.  J'ai  donc  eu  tout  le  loisir  de 
prendre  alors  de  cet  homme  une  impression  dé- 
favorable. Mais,  avec  cette  même  conscience  que 
je  dois  apporter  à  ce  que  je  raconte  comme 
historienne,  je  dois  dire  que  mon  mari  en  avait 

ccUe  sainte,  cette  belle,  cette  adorable  liberté,  tout  était 
pur,  et  avec  abnégation  do  soi-même.  Voilà  la  liberté  dont 
j'ai  souvenance,  voilà  la  république  que  je  demande...  Mais," 
depuis  cette  époque  ,  la  robe  blanche  de  la  liberté  s'est 
souillée  de  sang...  et  ce  n'était  pas  celui  qui  portait  l'éten- 
dard qui  répandait  le  sien...  Tout  devint  déviation. 


DE    LA    l)LCIli:SSf.    DABIlAM'iiS.  8r 

reçilunc  tout  autre  et  que  depuis  il  influença  beai> 
coup  la  mienne.  Mon  frère,  qui  l'a  vu  long-temps 
à  Marseille,  lors  de  sou  exil  en  1808,  m'a  égale- 
ment raconté  de  lui  des  traits  qui  m'en  ont  donné 
une  opinion  meilleure;  lui  et  Junot  me  querel- 
laient sur  mon  injustice  envers  le  prince  de  la 
Paix.  .  .  et  le  résultat  de  nos  discussions  était,  de 
ma  part,  la  manifestation  d'un  grand  regret  que 
le  prince  de  la  Paix  n'eût  pas  mis  à  profit  toutes 
les  belles  facultés  dhomme  d'état  dont  le  ciel 
l'avait  doué.  Que  pouvais-je  faire  de  plus  chrétien  ? 

Nous  partîmes  de  Madrid  pour  Lisbonne  le  29 
de  mars  i8o5,  après  avoir  acquis  la  certitude 
que  l'Espagne  était  alors  pour  nous  une  fidèle 
alliée.  Soit  intérêt ,  soit  vraiment  loyauté,  l'Espa- 
gne, à  cette  époc|ue  ,  nous  donnait  des  gages  de 
la  plus  parfaite  et  la  plus  entière  alliance  avec 
elle.  Ses  ports  de  l'ouest  et  du  midi  étaient  rem- 
plis de  vaisseaux  prêts  à  appareiller  sous  notre 
pavillon.  La  Santa-Trinidad ,  vaisseau  de  cent 
trente  csLUons, attendait  nos  ordres,  c'est  le  mot, 
dans  le  port  de  Cadix.  J'aurai  bientôt  à  parler 
du  triste  résultat  de  ces  immenses  préparatifs. 

Nous   partîmes,  après   avoir   été   comblés  de 

soins   affectueux  par   l'ambassadeur,  et   surtout 

par  l'ambassadrice  de  France.  Nous  n'avions  pas 

pu  échanger  de  prévenances  avec  l'ambassade  de 

riir.  6 


8'2  MÉMOIRES 

Portugal  à  Madrid,  parce  qu'elle  n'était  pas  en- 
core arrivée;  c'était  M.  le  comte  Da  Ega,  l'un  des 
plus  pauvres  fklalgos  portugais,  qui  venait  à 
Madrid  pour  y  représenter  le  royaume  volé  pen- 
dant le  ministère  du  fameux  comte-duc.  Le 
comte  Da  Ega  menait  avec  lui  sa  jeune  femme, 
mademoiselle  d'Oyenliausen,  la  personne  la  plus 
charmante  de  Lisbonne. 

L'époque  de  notre  départ  de  Madrid  était  la 
plus  convenable  pour  voyager  en  Espagne  ;  c'est 
alors  que  la  température  est  enchanteresse  :  il 
ne  fait  plus  froid,  il  ne  fait  pas  chaud;  ce  n'est 
plus  la  douleur^  et  ce  n'est  pas  la  joie.  Nous  de- 
vions traverser,  me  dit-on,  un  pays  désert  et 
affreux.  Je  partis  effrayée.  Mais  à  peine  eûmes- 
nous  fait  dix  lieues,  que  je  compris  alors  une 
grande  partie  de  ce  qui  est  dit  si  bénévolement 
sur  l'Espagne.  Comme  je  l'ai  observée  avec  un 
soj^  particidier  sous  le  rapport  physique  et 
moral ^  qu'il  me  soit  permis  d'en  dire  ici  mon 
sentiment  comme  voyageuse  et  comme  obser- 
vatrice. 

L'aspect  de  l'Espagne,  lorsqu'on  sort  de  Ma- 
drid pour  aller  h.  Lisbonne,  était  surtout  en 
1806  aussi  rebutant  pour  le  voyageur  qui  entre- 
prend une  longue  route,  qu'il  est  possible  qu'un 
pays  le  soit.  C'étaient  la  pauvreté,  la  malpropreté 


DE    LA.   DUCHESSE    D'ABRANlts.  83 

de  la  Casline-Nouvelle  portées  à  leur  plus  haut 
degré.  La  plaine  de  Madrid  s'étend  sur  une  par- 
tie considérable  de  cette  province  en  descendant 
vers  le  Tage.  Mais  en  allant  le  rejoindre  en  Es- 
tramadure,  ce  n'est  plus  comme  par  la  route 
d'Aranjuez  :  plus  de  ces  belles  prairies,  de  ces 
ombrages  d'Arcadie,  de  ces  vallées  qui  rappellent 
Terapé  et  des  pays  enchantés.  Le  site  est  nu  , 
ouvert,  parsemé  de  quelques  champs  de  blé 
mal  cultivés,  et  partout  l'aspect  de  la  plus  pro- 
fonde misère.  Au  moment  où  nous  traversions 
cette  partie  de  l'Espagne ,  sa  physionomie  était 
cependant  à  cette  époque  de  l'année  où  elle  re- 
vêt son  costume  de  coquetterie.  Tout  était  en 
pleine  floraison;  et  les  buissons  de  genêts,  qui 
plus  tard  ne  présentent  qu'une  masse  sèche  et 
stérile,  offraient  alors,  avec  leurs  fleurs  papil- 
lonnacées  d'un  jaune  d'or  ^  et  leurs  fleurs  blan- 
ches avec  un  calice  rouge,  des  bouquets  d'une 
espèce  singulière  :  car  ce  genêt,  presque  sansfeuil- 
les  et  dépourvu  d'épines ,  vient  quelquefois  à  la 
hauteur  de  six  pieds;  ses  branches  sont  lon- 
gues, flexibles  et  chargées  de  ces  jolies  touffes 


*  Il  y  en  a  deux  espèces  très-distinctes  ,  le  genista  spJiœ- 
rocarpa  et  le  monospermu ,  qui  est  le  blanc.  Cette  dernière 
espèce  fleurit  en  février,  mars  et  avril. 

6. 


l\\  AlJiMOIRKS 

jaunes  ou  blanclios;  puis  le  daphnê  gnidiiim\ 
avec    ses   fleurs    à  odeur  de  fleur  d'orauccr.  A 
moins  de  connaître    cet  arbrisseau  et  le  genêt 
dont  je  viens  do  parler,  il  est  impossible  d'avoir 
une  juste  idée  des  paysages  de  l'Espagne,  mais 
surtout  de  la  Nouvelle-Castille  et  de  l'Estrama- 
dure.  Les  environs  de  Madrid  en  sont  remplis, 
et  le  parc  qui  entoure  le  Pardo  principalement 
en  est  couvert.  La  flore  de  la  péninsule  est  bien 
riche  non-seulement  en  plantes  de  cette  nature, 
mais  en  plantes  exotiques.  Don  Casimir  Ortéga 
désirait  que  l'histoire  naturelle  de  tout  ce  que 
pouvaient  fournir  l'Espagne  et  la  partie  de  l'autre 
hémisphère  qui  est  sous  sa  dépendance,  fût  en- 
tièrement connue  dans  le  monde  savant.  Depuis 
lui,  la  botanique  et  tout  ce  qui  tient  aux  autres 
branches  de  l'histoire  naturelle,  a  été  soigné  et 
dirigé  avec  un  égal  intérêt.  Mais  la  guerre  a  tout 
boulev;ersé;  et  je  crains  bien  que  depuis  \a  paix 
factice  dont  jouit  l'Espagne,  ses  véritables   élé- 
ments de  grandeur  n'aient  été  bien  négligés  par 
ceux  qui  tiennent  le  gouvernail  de  son  vaisseau 
aventureux. 

•  Le  daphne  gnidium  que  l'on  U'ouve  en  Estramadure  a 
les  feuilles  \)\us  lancéolées  que  le  nôtre.  C'est,  dit-on,  la  cns- 
sia  des  anciens. 


PE    Li    DUCHESSE    d'aBRAKTÈS.  85 


CHAPITRE  V 


Mon  mari  est  Iraitc  avec  tous  les  honneurs  dus  à  un  am- 
bassadeur de  France.  —  Mauvaise  humeur  de  Charles 
IV  contre  Louis  XVIII.  —  Le  soldat  usurpateur.  —  Or- 
dre de  la  toison-d'or.  —  Lettre  absurde  de  Louis  XVIII 
au  roi  d'Espagne.  —  Acceptation  de  la  couronne  d'Italie 
par  l'empereur.  —  Discours  de  Napoléon  manquant  de 
franchise.  —  Quel  était  le  vrai  but  de  l'empereur.  —  ÎM. 
le  marquis  de  Buonapartc.  —  Couronne  de  Lombardic. 
—  Mémoires  de  Gohier  empreints  de  fiel  et  de  haine.  — 
Talavcyra  da  Reyna.  —  Des  dragons  nous  donnent  une 
aubade. — Soldats  espagnols  demandant  l'aumône.  —Pro- 
jet de  faciliter  l'écoulement  du  Tage.  —  Le  clergé  s'y  op- 
pose au  nom  de  Dieu  et  en  qualifiant  le  projet  d'attenta- 
toire aux  dogmes  sacrés.  —  Quel  est  en  Espagne  le  sens 
de  l'expression  états.  —  Portrait  de  la  duchesse  d'Albe. 
La  Mes  ta. 

Le  roi  d'Espagne  avait  ordonné  que  nous  fus- 
sions reçus  partout  avec  les  mêmes  honneurs 
qu'un  ambassadeur  de  France  près  la  cour  de 
IMadrid  aurait  pu  recevoir.  Ce  n'est  pas  un  mé- 


8Q  MÉMOIRES 

diocre  sujet  de  reconnaissance  à  conserver  ,  car 
l'Espagne,  bien  que  fort  dévouée  à  la  France, 
avait  néanmoins  ime  sorte  de  dignité  sérieuse, 
un  orgueil  même  qui  lui  faisait  regarder  comme 
inconvenante  toute  prévenance  outre-passant  ce 
qui  devait  être  accordé  à  une  puissance  étran- 
gère dans  la  personne  de  l'un  de  ses  représen- 
tants. On  disait  alors  que  le  roi  Charles  lY  avait 
éprouvé  beaucoup  tl'humeur  de  la  singulière  dé- 
marche de  Louis  XVIII,  qui  lui  renvoya  la  toi- 
son-d'or qu'il  avait,  aussitôt  qu'il  apprit  que  le 
roi  d'Espagne  l'avait  donnée  à  Fenipereur  en 
retour  de  l'ordre  de  la  légion-d'honneur  que 
Napoléon  avait  envoyé  à  Charles  IV. 

«  Ne  voulant  rieîi  avoir  de  commun  ,  dit 
'(  Louis  XVIII ,  avec  le  soldat  usurpaleur  qui  est 
«cassis  sur  le  trône  de  mes  pères.» 

Louis  XVIII  faisait  comme  tous  les  hommes 
d'esprit,  il  abusait  des  mots.  I/empereur  pou- 
vait bien  être  assis  dans  la  même  chambre  où 
avait  été  le  trône  des  pères  de  Louis  XVIII  ; 
mais,  pour  y  être  en  usiu'pateur,  c'est  une 
autre  affaire.  C'est  merveille,  en  vérité,  de  voir 
comme  depuis  quelques  années  on  écrit  sur  des 
faits  que  la  PYance,  que  l'Europe  ont  vus.  Ve- 
nir aujourd'hui  nous  parler  de  l'usurpation  de 
l'empereur!.  .  . 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA.NTÈS.  87 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  roi  d'Espagne  eut  beau- 
coup d'humeur  de  la  lettre  de  Louis  XVllI, 
ou,  pour  parler  plus  juste,  du  prétendant, 
comme  on  l'appelait  dans  ce  temps-là.  C'était, 
au  fait,  une  sorte  de  forfanterie  sans  but  réel  et 
sans  résultat.  J'ai  parlé  ici  de  ce  fait,  parce  que 
nos  journaux  n'en  ont  pas  parlé  à  cette  époque, 
et  qu'il  est  peu  connu.  Je  vais  même  transcrire 
la  lettre  de  Louis  XVIII  telle  qu'elle  fut  écrite. 

«Monsieur  et  cher  cousin, 

«Il  ne  peut  y  avoir  rien  de  commun  entre 
«moi  et  le  grand  criminel  que  \ audace  et  la 
a  fortune  ont  placé  sur  un  trône  qu'il  a  eu  la 
«  barbarie  de  souiller  du  sang  d'un  Bourbon,  le 
«  duc  d'Enghien.  La  religion  peut  m'engager  à 
«  pardonner  à  un  assassin;  mais  le  tvran  de  mon 
«  peuple  doit  toujours  être  mon  ennemi...  La 
«Providence,  par  des  motifs  inexplicables,  peut 
«me  condamnera  finir  mes  jours  dans  l'exil; 
«  mais  jamais  ni  mes  contemporains  ni  la  posté- 
«rité  ne  pourront  dire  que  dans  le.  temos  de 
«  l'adversité  je  me  suis  montre  indigne  d'occuper 
«jusqu'au  dernier  soupir  le  trône  de  mes  an- 
«  ce  très.  » 

En  vérité,  cette  lettre,  si  elle  n'était  pas  au- 


88  MÉMoiriKS 

thentiqiiement  reconnue  pour  avoir  été  écrite 
en  effet  par  Louis  XVIII,  pourrait  passer  pour 
une  pièce  faite  à  plaisir  pour  servir  de  texte  à 
des  épigrammes.  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  pa- 
thos semblable?  Que  veut  dire  cette  phrase  : 

Je  puis  pardonner  a  un  assassin^  mais  le  tjran 
de  mon  peuple  doit  être  mon  ennemi. 

C'est  absurde  et  faux.  Que  Napoléon,  liéros  et 
conquérant,  ait  été  appelé  tyran  par  des  stu- 
pides  ou  des  jaloux  qui  ne  comprenaient  pas 
ou  feignaient  de  ne  pas  comprendre  ses  vastes 
et  savantes  combinaisons,  il  y  a  mauvaise  foi  ou 
sottise,  toutefois  il  y  a  encore  une  apparence  de 
raison.  Mais,  au  nom  de  tous  les  saints,  com- 
ment qualifier  de  tyran  l'homme  qui,  après 
avoir  donné  la  paix  à  la  France  %  lui  rendait 
ses  lois,  son  commerce,  sa  tranquillité  intérieure, 
et  rouvrait  surtout  les  portes  à  trente  mille 
proscrits,  qui  ne  lui  en  ont  pas  gardé  plus  de 
reconnaissance  pour  cela,  mais  qui  néanmoins 
ne  peuvent  empêcher  que  la  liste  des  émigrés 
n'ait  été  close  par  cet  homme  que  leur  pré- 
tendu   roi  alors    appelait  si  bénévolement  lui 

'  Il  n'avait  pas  inètno  fait  sonpronncr  la  guerre  avec  le 
Nord  à  ecttc  cjjoquc.  On  ne  parlait  (pie  de  la  descente  en 
Ant^leterre.  On  n'avait  jamais  été  plus  heureux  en  France  Re- 
pais la  révolution  et  même  avant. 


DE   LA    PUCHESSK    DABRANïÈS.  89 

tyran  ,    et    qui    leur    rendait     leurs  biens.  Et 
puis  cet  usurpateur  était  sur  le  trône  de  France, 

appelé  à  ce  trône  par  3,'yOO.,ooo  votants En 

vérité,  il  faut  lever  les  épaules  tn  lisant  aujour- 
d'hui de  pareilles  sottises,  et  surtout  en  s'arré- 
tant  à  la  dernière  phrase  :  Je  ne  ferai  jamais  rien 
d'indigne  de  mon  nom  et  de  mon  sang...  Et  ]")uis 
la  guerre  de  la  Vendée  a  fait  couler  le  sang  fran- 
çais pendant  huit  ainnées,  sans  que  le  préten- 
dant se  soit  seulement  montré  une  fois  au  milieu 
des  phalanges  vendéennes ,  pour  remercier  au 
moins  par  sa  présence  ce  peuple,  c]\ù  était  h^sien, 
de  son  généreux  dévouement.  Il  est  vrai  qu'avec 
ses  épaulettes  sur  un  habit  bourgeois ,  ses  bottes  y 
et  de   velours    encore  ' ,  il  aurait   eu    mauvaise 
grâce   à  la  tète  d'un    régiment,  d'autant  mieux 
qu'il  ne  montait  qu'à  la  fenêtre,  et  nas  du  tout 
à  cheval;  et,  comme  dit   Pacot,  le  gros  Poudré 
eût  été   ridicule  avec  ses  grosses  bottes  de  ve- 
lours ,  en  calèche  à  l'arrière-garde  ;  mais  il  avait 
des  représentants   qui  pouvaient  marcher  pour 
lui.   Pauvre    Vendée!   elle    est    toujouis    bonne 
pour  être  lancée  en  enfant  perdu!...  Mais,  pour 
être  une  noble  retraite  pour  un  roi  malheureux, 
il  n'en  est  rien...  Et  de  nos  jours  encore  elle  n'a 

'  Voyez  la  spirituelle  caricaUiro  n"  i  [le  deux  Sergent). 


0^  MÉMOIRES 

été  jugée  bonne  que  pour  former  un  escadron 
de  femmes,  servant  d'armée  à  un  général  fémi- 
nin comme  son  état-lnajor.  Oh!  honte  sur  notre 
patrie!...  honte!  mille  fois  lionte!... 

Je  suis  bien  amère,  me  dira-t-on  ?....  Mais 
a-t-on  eu  quelques  ménagements  pour  une  mé- 
moire auguste  que  l'orgueil  national  devait  au 
moins  faire  respecter?...  Que  de  diatribes  indé- 
centes, de  pamphlets,  de  libelles,  nous  avons  été 
obligés  de  dévorer  en  silence  pendant  quinze 
ans!...  Que  d'injures,  que  d'humiliations  ont 
abreuvé  dans  leur  empereur  ceux  qui  tenaient 
de  lui  leur  sort  et  leiu'  bien-être!.  .  .  Le  jour  des 
représailles  est  enfin  arrivé,  et  nous  sommes  en- 
core bien  bons  et  bien  tolérants  en  ne  faisant 
que  rappeler  pour  toute  vengeance  les  fautes 
d'autrni. 

Nous  apprîmes  par  un  courrier  des  affaires 
étrangères,  qui  nous  rejoignit  à  Talaveyra  da 
Rejnay  capitale  de  l'Estram-adure  espagnole,  que 
l'empereur  s'était  rendu,  en  grande  pompe,  au 
sénat,  le  i  8  mars,  et  avait  annoncé  officiellement 
qu'il  acceptait  la  couronne  d'Italie  d'après  le  vœu 
manifesté  par  là  république  cisalpine.  Le  dis- 
cours de  Napoléon ,  en  cette  circonstance ,  a  le 
défaut  de  manquer  de  franchise.  Un  grand  homme 
comme  lui  ne  devait  prendre  aucun  prétexte  pour 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  QI 

donner  plus  de  grandeur  à  sa  patrie...  Pourquoi 
dire: 

«  IVous  aurons  toujours  la  modération  de  ne 
rien  ajouter  à  la  couronne  que  nous  portons.  » 

L'empereur  était  déjà  à  cette  époque  assez  fort 
pour  accuser  tout  haut  ses  projets  de  conquêtes, 
dont  le  vrai  but  était  la  chute  de  l'Angleterre. 
Ce  but  était  le  point  de  mire  de  tous  les  coups 
qu'il  portait.  C'était  la  qu'il  visait,  et  visait  juste. 
Tous  ses  généraux ,  maintenant  ses  élèves ,  étaient 
imbus  des  mêmes  principes,  et  avec  justice.  L'An- 
gleterre est  une  rivale  avec  laquelle  nous  ne 
pouvions  pas  nous  allier  avec  sûreté  pour  une 
seule  année  à  cette  époque,  et  le  traité  d'Amiens 
en  est  une  preuve  ;  car  c'est  aujourd'hui  une  his- 
toire comme  celle  de  Croquemitaine  que  de  par- 
ler des  torts  de  l'empereur  dans  cette  affaire  d'A- 
miens. L'Angleterre  fit  tout  ce  qu'il  fallait  faire 
alors  pour  mériter  un  blâme  que  la  postérité, 
qui  ne  lira  pas  l'histoire  de  France  dans  celle  ^  du 
P.  Loriquet,  qui  l'apprenait  au  duc  de  Bordeaux , 
et  dans  laquelle  il  voyait  que  le  plus  grand  rè- 
gne qu'eussent  jamais  vu  les  Français  était  celui 
de  son  oncle ,  parce  que  le  marquis  de  Buona- 

'  Etrange  effet  de  la  haine  et  de  l'envie!...  pour  ne  pas 
parler  de  sa  gloire  ,  on  passait  sous  silence  les  reproches 
qu'on  prétendait  avoir  à  lui  faire! 


g<|  3IEM0IRF.S 

parle  avait  alors  r!'mporté/?/«j'/^w/'i' grandes  vic- 
toires; il  faut,  (lis-je,  espérer  que  la  postérité 
saura  juger  la  conduite  de  chacun  et  rendre  im- 
partialement In  justice. 

Le  même  courrier  qui  nous  apj)orlait  la  nou- 
velle de  l'acceptation  de  la  couronne  d'Italie, 
annonçait  également  le  prochain  départ  de  l'em- 
pereur pour  Milan.  Il  allait  se  faire  couronner 
roi  de  Lomi)nrdie,  et  ceindre  un  nouveau  dia- 
dème portant  la  devise  qu'il  aurait  bien  plutôt 
dû  faire  graver  sur  celle  de  France  pour  notre 
bonheur  à  tous  ; 

«  Dio  me  la   diede.  Guaja  chi  ta  tocca!....  y» 

Elle  était  d'or  et  non  de  fer,  cette  couronne 
des  Lombards  que  Ton  conservait  religieusement 
à  Monza.  Elle  faisait  partie  des  antiquités  qui 
furent  volées  à  la  Bibliothèque  impériale  lors- 
que mon  ami, ce  pauvre  Millin,  éprouva  le  désa- 
grément que  nous  venons  de  voir  se  renouve- 
ler, de  l'enlèvement  de  plusieurs  objets  d'art,  dont 
une  estimation  numérique  ne  pouvait  baser  la 
valeur.  Elle  fut  retrouvée  en  Hollande,  ainsi  que 
tous  les  autres  objets,  quand  l'ancien  directeur 
Gohier  y  exerçait  les  foiictions  de  consul-général 
à  Amsterdam,  C'est  nue  obligation  qu'on  lui  au- 
rait, si  elle  n'était  rappelée  par  lui  au  milieu  d'un 


Di:    LA    DUCIIESSi'     o'aBîI ANTÎS.  qS 

torrent  d'invectives  contre  l'empereur,  comme 
cela  était  sa  coutume.  Et  l'on  doit  perîscr  qu'ayant  à 
parler  d'une,  couronne^  et  d'une  couronne  que  la 
tête  de  Napoléon  avait  portée,  ce  qu'il  avait  à  dire 
fut  un  beau  texte  pour  sa  malignité.  Je.  n'ai  rien 
lu  contre  l'empereur  qui  m'ait  plus  révoltée  que 
ces  i\c\\x  ennuyeux  volumes  des  Mémoires  de 
Collier.  C'est  un  venin  continuellement  distillant 
son  âcreté  dans  l'écritoire  de  l'auteur,  et  dans  le- 
quel il  trempe  une  plume  qui,  à  chaque  phrase, 
a  bonne  envie  de  devenir  un  poignard.  C'est  la 
haine  la  plus  gauche,  cette  haine  qui  attaque 
tout  et  ne  fait  aucune  concession.  L'empereur, 
avec  lui,  est  presqu'un  sot.  C'est  à  jeter  le  livre, 
d'abord  parce   qu'il  est   ennuyeux    comme   les 
mouches  qui  vous  piquent  à  chaque  instant  et 
vous  occupent  sans  résultat.  Sa  haine  est  si  en- 
ragée, si  diabolique,  qu'elle  prend  dans  le  même 
réseau  de  vengeance  la  France  entière.  C'est  sur- 
tout à  1  occasion  de  ce  couronnement  d'Italie  et 
de  l'institution  de  la  couronne  de  fer  qu'il  se 
donne  carrière  pour  nous  traiter  comme  la  der- 
nière des  nations.  Selon  lui,  nous  n'avons  jamais 
rien  vainque  sousle  directoire.  Pour  se  donner  rai- 
son, il  demande  l'assentiment  de  quelques  per- 
sonnages qui,  par  leur  haute  position,  peuvent 
lui  donner  de  la  force,  quelque  bonne  envie 


94  MÉMOIRES 

qu'il  ait  d'en  dire  du  mal.  Mais  il  sent  qu'il  a 
affaire  à  plus  forte  partie  que  lui ,  et  il  fait  alors 
patte  de  velours.  C'est  ainsi  qu'il  approche  dou- 
cement du  duc  de  B;issauo  qui,  en  sa  qualité  de 
ministre  sous  l'empire  et  sous  le  consulat,  et  de 
fidèle  serviteur  de  TSapoléon  qui  lui  montrait  une 
grande  confiance  et  de  l'amitié,  pouvait  le  réfuter 
avec  un  succès  qui  aurait  écrasé  l'ex-président 
du  directoire,  désespéré  de  n'être  pas  consul  ;  car 
voilà  tout  le  secret  de  sa  haine  ,  le  pauvre  hom- 
me!... Il  a  été  le  président  d'un  gouvernement 
pourri,  et  en  voilà  assez  pour  faire  ouvrir  les 
yeux  et  les  oreilles  à  une  grande  foule  ébahie 
devant  ce  titre  pompeux  de  président  du  direc- 
toire. On  ouvre ,  et  que  trouve-t-on  ?  Des  relations 
que  le  Moniteur  donne  encore  plus  en  détail  que 
lui,  et  des  pages  haineuses  et  sottement,  lour- 
dement méchantes, contre  un  homme  qui  n'eut 
d'autres  torts  envers  lui  que  de  ne  pas  le  prendre 
à  la  place  de  Sieyès. 

Talavejra  da  Reyna^  que  les  couronnements 
m'ont  fait  laisser,  mais  que  nous  allons  retrou- 
ver, est  une  jolie  petite  ville;  son  aspect  est  riant. 
Elle  est  bâtie  au  bord  du  Tage.  Nous  y  eûmes  une 
aubade ,  donnée  par  des  dragons  du  régiment 
de  la  reine.  Il  y  avait  beaucoup  de  cavalerie  eu 
garnison.  Celle  que  nous  vîmes  était  belle   et 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  gS 

bien  tenue,  et  Junot,  qui  ne  laissait  échapper 
aucune  occasion  de  relever  son  prince,  me  dit 
que  c'était  lui  qui,  étant  généralissime  de  tou- 
tes les  armes  et  affectionnant  particuiièremeilt 
la  cavalerie,  lui  donnait  des  soins  plus  attentifs 
qu'aux  autres  parties  de  l'armée.  Et ,  pour  dire 
la  vérité,  il  y  avait  des  soldats  d'infanterie  qui 
demandaient  souvent  l'aumône,  et  même  des  of- 
ficiers qui  l'auraient  bien  reçue, si  on  avait  voulu 
la  leur  faire. 

Depuis  Santa  -  Clara  ^  jusqu'à  Talaveyra  da 
Reyna,  le  pays  est  charmant;  nous  traversions 
des  prairies  immenses  couvertes  de  plantes  bul- 
beuses, alors  en  fleurs,  entre  autres  l'asphodèle^ 
qui,  avec  son  beau  panache  blanc-verdâtre,  rap- 
pelait cette  riante  fiction  de  l'antiquité,  qui  fai- 
sait errer  les  morts  au  milieu  de  ces  fleurs.  Il  n'y 
a  ni  forêts,  ni  bois  dans  la  Nouvelle- Castille; 
on  aperçoit  seulement  çà  et  là  quelques  bouquets 
de  chênes  verts.  Ensuite  on  trouve  des  vignes 
qui  rappellent  le  voisinage  delà  Manche,  et  des 
oliviers  :  tout  cela  bien  planta  et  soigné  dans  sa 

'  Tout  ce  qui  a  rapport  à  mon  ^oyage  en  Espagne  et  en 
Portugal  est  pris  maintenant  dans  mon  journal  et  textuel- 
lement copié  sur  lui.  Il  n'y  a  point  de  \  ovage  de  Madrid  à 
Lisbonne.  Cette  circonstance  m'a  déterminé  à  le  donner  ici. 

^  A.sphodelus  ramosus. 


gC  MEMOIRES 

culture.  A  droiîe,  on  distingue  el Puerto del  Pico^ 
qui  est  une  suite  de  la  chaîne  du  Guadarraraa. 
Talaveyra  da  Reyna  est,  comme  je  l'ai  dit,  une 
jolie  ville.  IN ous  y  demeurâmes  un  jour.  Elle  avait 
alors  plusieurs  manufactr.res  assez  remarqua- 
bles. On  y  fabrique  des  étoffes  d'or  et  d'argent  bro- 
chées de  soie,  et  dans  le  goût  français.  Il  y  avait  des 
ouvriers  de  Lyon.  L'un  d'eux  me  parla  français, 
et  me  dit  qu'étant  au  moment  d'être  poursuivi 
sérieusement  pour  dettes  dans  son  pays,  il  s'était 
décidé  à  venir  en  Espagne,  où  l'avaient  appelé  les 
plus  riantes  espérances  et  les  plus  flatteuses  pro- 
messes; mais  les  unes  et  les  autres  avaient  été 
déçues^  le  pauvre  malheureux  avait  le  regret  d'a- 
voir quitté  la  France  et  de  ne  pas  trouver  dans 
l'Espagne  tout  ce  qu'il  en  attendait;  il  était  évi- 
demment attaqué  de  la  poitrine,  et  ne  cessait 
de  pleurer  sur  la  patrie  absente.  Il  s'appelait 
llaimond  Pvlaryllaud ,  et  était  de  Grenoble.  Il  me 
fît  de  la  peine.  Il  est  probable  que  son  talent 
le  mettait  au-dessus  des  hommes  qui  le  com- 
mandaient et  qui  4'humiliaient  sans  cesse  en  sa 
qualité  d'étranger. 

Il  y  avait  une  promenade  charmante  derrière 
la  ville,  à  Talaveyra  da  Reyna;  elle  était  sur  le  Tage. 

Sur  la  gauche  était  le  fleuve  roulant  ses  eaux 
écumeuses    dans    un   vallon    dont   les   collines 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  Q-y 

étaient  couvertes  de  pignons;  ses  rives  encais- 
sées étaient  bordées  des   plus  belles  fleurs   du 
printemps.  Partout,  à  l'horizon,  la  vue  était  ter- 
minée au  loin  par  les  sommets  découpés  de  hau- 
tes montagnes ,  telles  que  la  monlana  de  Grie- 
gos.  On  pouvait  presque  deviner  sur  le  ciel  si 
pur  leurs  escarpements  brisés;  tandis  que  tou- 
jours à  gauche,  on  découvre  la  Sierra  de  7b- 
lèdeet  celle  de  Guada/upe^dàus  les  vallées  des- 
quelles se  cache  le  Tage  qui  roule  ses  eaux  parmi 
les  rochers,  sans  être  nulle  part  navigable  en  Es- 
pagne. Sous  le  règne  de  Charles  II,  un  homme, 
probablement  plus  habile  que  ses  concitoyens 
alors,    se  mit  à  penser  que  ce  serait  une  belle 
chose  si,  créateur  à  son  tour,  le  roi  d'Espagne 
ordonnait  à  ces  eaux  emprisonnées  dans  des  en- 
caissements de  rochers  à  pic ,  de  couler  plus  libre- 
ment, ce  que  lamagie  de  quelques  milliers  de  pou- 
dre, et  un  travail  qui  donnerait  du  pain  à  des  mil- 
liers de  sujets  mourant  de  faim,produiraient  à  mer- 
veille. Le  projet  conçu, l'homme,  qu'on  appelait 
don  Baithazar  Sarmiento,  le  remit  au  grand  con- 
seil du  roi  d'Espagne;  le  conseil  le  lut,  le  relut; 
on  en  parla  beaucoup,  on  en  parla  trop  même; 

'  C'est  dans  celte  montagne  .de  Guadaloupe  qu'est  situé  le 
monastère  où  est  mort  Charles-Quint. 

yiii.  7 


98  MÉMOIRES 

cai*  la  Suprême  s'en  voulut  mêler  à  son  tour , 
elle  qui  ne  s'occupait  habituellement  que  de  feu. 
Comme  on  le  lui  avait  éteint,  elle  voulut  s'en 
venger  sur  l'eau  apparemment,  et  défendit  au 
roi,  au  nom  de  Dieu ^  de  délivrer  les  flots  du  Tage. 
Il  fut  pris  un  arrêté  dans  le  conseil,  qui  parlait 
de  ce  projet  comme  attentatoire  aux  dogmes  de 
notre  sainte  croyance. 

«  Si  Dieu  avait  voulu  que  le  Tage  coulât  li- 
brement^ dit  le  rapport^  il  aurait  fait  de  lui  ce 
qu'il  a  fait  de  toutes  les  rivières  navigables  ;  il 
n'aurait  mis  aucun  empêchement  à  son  courant.  » 
Ceci  n'est  pas  un  conte  fait  à  plaisir;  la  chose 
est  notoire. 

On  rencontre  au  milieu  de  ce  pays,  dont  l'as- 
pect est  tout-à-fait  étrange  par  sa  couleur  sau- 
vage à  la  fois,  et  pourtant  cultivé,  une  venta  bien 
isolée,  dans  une  charmante  position,  sur  un 
fond  de  pignons  et  de  chênes  toujours  vorts  ; 
c'est  la  venta  de  Pelavenagas.  Tout  auprès,  est 
la  monlana  de  Griegos,  qui  présente  un  aspect 
majestueux,  mais  bizarre,  en  s'élevant  du  milieu 
de  la  plaine.  Dans  ceîîe  partie  de  l'Espagne,  les 
montagnes  sont  désertes  et  sauvages,  et  les  lynx 
et  les  ours  s'y  trouvent  en  grand  nombre  et  fort 
dangereux  à  rencontrer. 

La  duchesse  d'Ossuna  m'avait  beaucoup  parlé 


DE    LA.    DUCHESSE    D  ABRAiNTÈS.  gg 

à  Madrid  des  états  des  ducs  d'Albe,que  je  devais 
traverser  en  allant:  à  Lisbonne.  J'étais  encore  peu 
faite  aux  expressions  du  pays;  je  sus  plus  tard 
que  ce  mot  états  se  disait  pour  toutes  les  pos- 
sessions des  grands  seigneurs  espagnols.  Elle 
aurait  pn  elle-même,  à  bon  droit,  dire  mes  états ^ 
car  les  siens  étaient  assez  étendus  pour  cela.  Elle 
était  héritière  de  Benavente,  et  ses  biens  étaient 
immenses  ;  elle  avait  été  très-liée  avec  la  fameuse 
duchesse  d'Albe ,  qui  mourut  en  1795.  Tout  ce 
qu'on  raconte  du  caractère  espagnol,  réuni  à 
celui  d'une  Italienne  exaltée ,  pouvait  hii  convenir, 
en  y  joignant  l'âme  et  le  cœur  d'un  homme  pour 
la  force.  La  duchesse  d'Ossuna,  qui  l'aimait  avec 
une  grande  tendresse,  m'en  parla  dans  des 
termes  qui  me  firent  regretter  de  ne  l'avoir  pas 
connue.  Elle  en  avait  un  portrait  qui  me  domia 
l'idée  de  ce  qu'elle  devait  être,  et  qui  justifiait 
ce  qu'on  en  disait  relativement  à  son  caractère 
décidé.  Son  air  était  sévère,  dur  même,  ses  yeux 
et  ses  cheveux  très-noirs ,  et  tout  autour  de  sa 
bouche  on  voyait  luie  teinte  bleuâtre  comme  si 
elle  avait  fait  sa  barbe.  La  duchesse  d'Albe  ne  me 
rappelait  même  pas  dona  Ximena;  c'était  plutôt 
dona  Maria  de  Padiila  faisant  peindre  la  tête  de 
son  mari  sur  son  étendard ,  et  proclamant  la  li- 
berté au  son  de  ses  cris  de  vengeance. 


100  MÉMOIRES 

Quant  aux  étatsàe  la  duchesse  cl'Albe,ils  méri- 
taient vraiment  ce  nom.  On  arrivait  à  une  suite  de 
villes  qui  relevaient  des  ducs  d'Albe;puis  on 
trouvait  Torre-Alba,  d'Oropesa  avec  un  château 
appartenant  au  duc  d'Albe ,  ainsi  qu'une  foule 
de  monastères  précédant  la  Gartera  et  Calsada 
de  Oropesa.  Ces  villages  et  ces  monastères  sont 
construits  sur  une  suite  de  coUines  bien  cultivées, 
qui  forment  un  contraste  frappant  avec  les  mon- 
tagnes agrestes  qui  sont  en  face  d'elles.  Sur  les 
montagnes  étaient  une  foule  de  troupeaux  de  mé- 
rinos. L'Estramadure  et  la  Nouvelle-Castille  en 
sont  remplies  àcette  époque  del'année,  parce  qu'ils 
retournent  chercher  de  l'ombre  et  une  nourri- 
ture plus  abondante  dans  les  montagnes  de  Soria 
et  de  Ségovie.  Plus  d'un  million  de  moutons 
voyagent  ainsi  deux  fois  par  an,  et  privent  l'Es- 
pagne de  toute  agriculture  possible.  Comment 
en  espérer  avec  ce  fléau  ?  C'est  ce  qu'on  appelle 
la  mesla.  La  mesta  est  un  des  objets  les  plus  ex- 
traordinaires et  les  moins  connus  de  l'Espagne. 
Je  vais  ici  en  donner  une  idée  ;  c'est  une  chose  qui 
tient  à  l'Espagne  d'une  manière  trop  inhérente 
pour  qu'une  personne  qui  a  habité  ce  pays  aussi 
long-temps  que  moi  n'en  fasse  pas  la  description. 

On  appelle  mesta  le  corps  des  propriétaires 
des  troupeaux  à  laine,  qui  ont  le  privilège  ex- 


DE    LA.   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  10  f 

clusif  de  traverser  les  deux  Castilles  et  deux  ou 
trois  autres  provinces  d'Espagne,  telle  que  l'Es- 
tramadure,  pour  aller  chercher  une  température 
qui  leur  convienne  selon  la  saison ,  et  une  nour- 
riture plus  abondante  quand  ils  ont  épuisé  celle 
des  prairies  où  ils  ont  stationné  Cette  corpora- 
tion a  quatre  chefs-lieux  :  Siguenza ,  Cuença , 
Ségovie  et  Soria.  Elle  a  également  un  code  par- 
ticulier. Ce  code  bizarre,  qui  est  un  supplé- 
ment arbitraire  aux  lois  du  pays ,  sert  à  fixer 
les  droits  de  la  mesta.  Chose  fort  inutile,  car  elle 
les  enfreint  toujours  ,  attendu  qu'elle  est  com- 
posée des  abbayes  les  plus  riches,  des  hommes 
les  plus  puissants,  soit  en  fortune, soit  en  dignités, 
dans  la  noblesse  comme  dans  le  commerce.  Ja- 
dis les  montagnes  escarpées  de  Soria  et  de  Sé- 
govie étaient  pendant  la  chaude  saison  la  re- 
traite des  moutons  du  voisinage.  Lorsque  les 
jours  froids  arrivaient,  les  pauvres  bétes  allaient 
demander  un  plus  doux  climat  à  des  régions 
moins  élevées  ;  leurs  possesseurs  n'avaient  pas 
d'abord  pensé  que  cela  pût  être;  mais  comme 
ils  étaient  puissants ,  ceux  que  cet  usage  bles- 
sait n'osèrent  pas  se  plaindre.  Alors  les  maî- 
tres des  troupeaux  firent  convertir  Xusage  en 
droit ^  et  des  millions  de  tras-humantes  se  mi- 
rent à  parcourir  l'Espagne  et  à  la  ravager,  rui- 


I02  MEMOIRES 

liant  ainsi  la  prospérité  générale  pour  l'intérêt 
de  quelques-uns  :  car  il  ne  faut  pas  douter  un 
moment  que  la  mesta  soit  une  des  causes  de  la 
raisère  du  paysan  espagnol  dans  les  deux  Cas- 
tilles,  dans  l'Estramadure  et  dans  tout  le  pays 
tolédan  soumis  à  la  loi  de  cette  affreuse  insti- 
tution. Le  gouvernement  a  été  plusieurs  fois 
alarmé  des  ravages  épouvantables  que  com- 
mettent ces  millions  de  ganados  ;  mais  lorsque 
l'abus  devint  intolérable  poin-  les  malheureux 
estremeîios  ^  surtout,  il  avait  jeté  de  trop  pro- 
fondes racines  pour  le  détruire  sans  soulever 
tout  ce  que  le  royaume  possède  de  plus  puis- 
sant et  de  plus  riche.  Il  en  est  résulté  une  guerre 
continuelle  entre  les  propriétaires  de  la  mesta 
et  les  estremeFws  ^  qui  voient  avec  douleur  que 
leurs  gras  pâturages  deviennent  la  proie  d'a- 
vides étrangers  qui  chassent  le  mouton  de  son 
lieu  de  pâture  pour  la  dévorer  et  la  prendre, 
sans  laisser  aucune  rétribution  ou  aucun  dé- 
dommagement au  propriétaire.  La  première  fois 
que  je  me  fis  expliquer   cette  coutume  barbare 

'  On  appelle  ainsi  les  habitants  de  l'Estramadure.  Ces 
malheureux  sont  désolés  des  dégâts  que  commettent  les  tras- 
humantes.  Il  y  «i  eu  un  temps  où  la  mesta  prenait  le  pâtu- 
rage et  le  louait,  que  le  propriétaii'e  le  voulût  ou  non.  Ce 
droit  venait  d'être  aboli  à  l'époque  de  mon  voyage. 


DE    LA    DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  J  o3 

par  un  estremenos ,  je  crus  rêver.  On  comptait, 
en  1670,  jusqu'à  sept  millions  de  moutons  vo;ya- 
geurs  ou  tras-humantes.  Sous  Philippe  III,  un  tie 
ses  confesseurs  vit  la  chose  sous  le  point  de 
vue  consciencieux,  et  fit  si  bien  auprès  de  son 
pénitent,  que  ce  nombre  tomba  tout-à-coup  à 
trois  millions.  Ustariz,  qui  a  écrit  sur  Técono- 
mie  rurale  et  politique  de  l'Espagne,  a  porté  le 
nombre  à  quatre  millions.  A  l'époque  où  j'étais  en 
Espagne,  mais  la  première  fois,  avant  la  guerre,  car 
on  doit  penser  que  les  malheurs  de  plusieurs  an- 
nées ont  dû  grandement  moissonner  les  pauvres 
ganados-merinos ,  à  l'époque  de  i8o5  et  de  1806, 
on  comptait  cinq  millions  démontons  voyageurs 
et  huit  miUions  de  moutons  permanents.  Voilà 
donc  treize  millions  de  bétes  qui  sont  conjurées, 
sans  y  songer,  mais  par  le  moyen  des  hommes, 
pour  la  ruine  de  ces  mêmes  hommes  ;  tandis 
que  si  nous  laissions  les  bêtes  à  elles-mêmes, 
elles  ne  nous  feraient  aucun  préjudice,  demeu- 
reraient dans  leurs  pâturages  ,  et  ne  viendraient 
pas  troubler  les  habitants  d'un  autre  lieu.  Qu'en 
résultait-il  déjà  à  cette  époque?  C'est  que  l'Estra- 
madure,  une  des  plus  belles  provinces  de  l'Espa- 
gne, ayant  cloquante  lieues  de  long  sur  quarante 
de  large,  et  qui  pourrait  nourrir  plus  de  deux  mil- 
lions d'habitants,  ne  contenait    pas   cent    mille 


I04  MÉMOIRES 

feux  en  i8o5.  La  preuve  que  la  mesta  est  la 
cause  spéciale  de  cette  dépopulation ,  c'est  que 
des  provinces  moins  susceptibles  d'être  peuplées, 
le  sont  avec  profusion ,  et  cela  tout  près  de  l'Es- 
tramadure.  La  Galice ,  les  montagnes  de  Burgos 
en  sont  un  exemple.  Je  me  suis  étendue  sur  ce 
sujet,  parce  qu'il  est  non-seulement  intéressant, 
mais  d'une  haute  importance  lorsqu'on  veut  con- 
naître l'Espagne. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  Io5 


CHAPITRE  VI. 


Province  de  l'Estramadure.  —  Le  coche  de  Colleras.  Aven- 
ture qui  m'arrive  dans  ce  pays.  —  Ma  manière  de  voyager. 

—  Visite  inattendue  de  Jcrùme  Bonaparte.  —  Détails 
sur  Jérôme.  —  Colère  de  l'empereur  en  apprenant  son 
mariage.  —  M.  Alexandre  I.e  Camus,  depuis  comte  de 
Fursteinstein.  — M*  Paterson.  —  Sa  ressemblance  avec 
la  princesse  Borghèse. — Ma   conversation  avec  Junot. 

—  Mes  présages  se  réalisèrent. —  Pont  d'Almaraz.  —  En- 
têtement de  nos  muletiers.  —  Le  fameux  Gonzalès  de 
San-Sébastien.  —  Le  Puerto.  —  Chêne  vert  de  la  pénin- 
sule. Le  village  de  Joray  Cego.  —  Bonne  réception  que 
nous  font  les  autorités  de  Truxillo. 

Lorsque  nous  entrâmes  dans  la  province  d'Es- 
tramadure,  la  contrée  changea  tout-à-fait  d'as- 
pect; elle  devint  agreste,  sauvage,  et  tout-à-fait 
pittoresque.  Je  prenais  souvent  plaisir  à  partir 
le  matin,  tandis  qu'on  attelait  les  sept  mules  de 


I06  MÉMOIRES 

mon  coche  de  Colleras  2i\ec  de  longues  cordes  qui 
ne  tenaient  à  aucun  palonnier,  et  qui  toutes  se 
rattachaient  à  la  cheville  ouvrière  de  la  voiture. 
Le  majorai  et  le  zagal  n'avaient  hesoin  que  de 
les  appeler  par  leur  nom  pour  qu'elles  vinssent 
se  ranger  par  l'ordre  qu'elles  occupaient  la  veille. 
La  seule  voix  du  majorai  disant  :  Eh  !  Colo- 
nel la  ! . . .  Eh  !  Carbonera  !  Eh  !  Peregrina  ! .  .  . 
suffisait  pour  que  la  mule,  avec  sa  peau  rasée, 
excepté  la  queue, ce  qui  en  fait  un  horrible  ani- 
mal-, vînt  se  ranger  à  côté  de  la  première ,  et 
que  la  première  vînt  toute  seule  au  commande- 
ment du  maître.  Leur  éducation  se  fait  d'une 
manière  cruelle  :  elles  sont  fouettées  jusqu'au 
sang,  et  le  mot  est  littéral,  jusqu'à  ce  qu'elles 
répondent  au  nom  que  leur  parrain  a  bien  voulu 
leur  choisir.  Je  ne  m'étonnai  plus  autant  de  leur 
docilité,  les  pauvres  bétes! 

Nous  avions  quitté  Truxillo  depuis  deux  jours, 
et  nous  approchions  de  JMérida,  lorsqu'un  ma- 
tin je  me  trouvai  assez  endormie  pour  ne  pas 
quitter  ma  voiture  lorsque  le  majorai  y  attela 
les  mules  :  car,  pour  le  dire  en  passant,  je  cou- 
chais dans  ma  voiture  lorsque  la  venta  ou  la 
possada  me  paraissaient  inlogeables;  ce  qui  ar- 
rivait assez  ordinairement  une  fois  sur  trois  de- 
puis  que  nous  étions  en  Estramadure.  Je  trou- 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  IO7 

vais  alors  une  bien  plus  grande  commodité 
à  demeurer  dans  ma  dormeuse,  dans  un  lit 
bien  bon ,  bien  chaud ,  bien  propre ,  au  lieu  d'al- 
ler me  mettre  dans  ces  affreuses  chambres  de 
possadas  espagnoles ,  dont  les  greniers  les  plus 
dépouillés,  les  cabarets  de  grandes  routes  réser- 
vés aux  rouliers  les  moins  difficiles,  ne  peuvent 
donner  une  idée.  Et  puis  je  trouvais  aussi  fort 
commode  de  rester  couchée  jusqu'à  l'heure  du 
déjeuner,  et  de  rouler  parmi  les  bruyères  par- 
fumées de  l'Estramadure  tout  en  sommeillant 
ou  bien  en  lisant.  Lorsqu'on  fait  un  voyage 
de  trente  jours  de  marche,  on  a  le  temps  de  re- 
garder fuir  le  terrain  sous  les  roues  de  la  voi- 
ture. 

Nous  devions  déjeuner  à  Nabalmoral.  Je  finis- 
sais de  m'habiller  pour  être  en  état  de  descendre 
quand  la  voiture  s'arrêterait,  lorsque  Junot  vint 
auprès  de  la  portière  et  me  dit  : 

—  Laure,  es-tu  prête?  dépêche-toi  de  descendre. 

—  Oui,  mais  tout  à  l'heure;  pourquoi  donc 
es-tu  si  pressé?  Ta  course  matinale  a  bien  ou- 
vert ton  appétit  ! 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  suis  pressé,  c'est  un 
ami  d'enfance  qui  est  venu  te  demander  à  dé- 
jeuner de  Baltimore;  ainsi  tu  vois  bien  qu'il  faut 
te  dépécher. 


tp8  MÉMOIRES 

Je  crus  qu'il  plaisantait  et  ne  fis  aucune  atten- 
tion à  ce  qu'il  me  disait.  Je  n'allai  pas  un  instant 
plus  vite,  et  ce  ne  fut  qu'après  avoir  attaché  le 
dernier  cordon  et  placé  la  dernière  épingle  que 
je  levai  le  store  et  que  je  pus  voir  quelle  était 
la  personne  qui  m'attendait.  Je  jetai  un  cri  de 
surprise  et  je  puis  dire  aussi  de  contentement: 
c'était  Jérôme  Bonaparte. 

C'est  une  longue  et  intéressante  histoire  que 
celle  de  Jérôme.  Tout  le  monde  sait  qu'il  s'est 
marié  en  Amérique  avec  la  fille  d'un  banquier 
de  Baltimore,  appelée  mademoiselle  Paterson, 
et  qui  était  jolie  et  riche  ;  mais  ce  qu'on  ne 
sait  pas  aussi  bien,  c'est  que  Jérôme  eut  beau- 
coup moins  de  torts  qu'on  ne  l'a  cru  et  qu'on 
ne  l'a  dit  dans  le  monde.  Jj'empereur,  n'étant  en- 
core que  consul,  n'avait  aucun  droit  sur  les  siens 
comme  chef  de  famille.  Joseph  Bonaparte,  ma- 
dame Bonaparte  la  mère,  étaient,  au  fait,  les 
maîtres  d'accorder  ou  de  refuser  un  consente- 
ment. Il  est  certain  que  la  mère  de  Jérôme  lui 
avait  permis  d'épouser  mademoiselle  Paterson, 
et  que  Joseph  aussi  avait  donné  son  consente- 
ment. La  colère  de  l'empereur,  en  apprenant  la 
nouvelle  du  mariage  de  son  jeune  frère,  fut 
extrême,  et  au  momet  dont  je  parle  elle  ve- 
nait de  se  manifester  d'une  façon  peu  fraternelle 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  lOQ 

même  dans  la  correction.  Un  ordre  avait  été  en- 
voyé en  Hollande,  en  Espagne,  en   Portugal^ 
portant    défense   de    recevoir  madame   Jérôme 
Bonaparte,  ou   toute  personne  se   disant  telle. 
La  malheureuse  jeune  femme  étant   grosse  de 
sept   à  huit  mois,  avait    d'abord   tenté  de  dé- 
barquer  en    Hollande,    en    Belgique,  en    Ita- 
lie, en  Espagne,  puis,  maintenant  en  Portugal, 
où  M.  Serrurier,  frère  du  maréchal  invalide,  et 
qui  alors  était  notre  consul  général  à  Lisbonne, 
lui  avait  aussi  fait  éprouver  un  refus.  Jérôme , 
au  désespoir  de  cette  rigueur,  fit  aller  sa  femme 
en  Angleterre  ;  et  n'éprouvant  pour  lui-même  au- 
cun empêchement  à  débarquer,  il  se  décida  à 
aller  trouver  son  frère,  espérant  qu'en  le  voyant, 
en  l'entendant ,  l'empereur  se  laisserait  fléchir. 
La  chose   devenait   instante,   car,  maintenant, 
quel  était  le  lieu  où  l'on  pouvait  fuir  sa  colère? 
Je  ne  puis  dire  à  quel  point  je  fus  contente  de 
revoir  Jérôme;  il  avait  toujours  été  bon  enfant, 
ainsi  qu'on  appelle  dans  le  monde  ceux  qui  ne 
font  pas  de  mal ,  s'ils  ne  font  pas  de  bien.  Sa  tête 
avait  bien  été  un  peu  légère ,  mais  cela  ne  me 
regardait  pas,  et  j'avais  reçu  de  ma  mère  une  im- 
pression de  bienveillante  amitié  pour  Jérôme, 
que  même,  plus  tard,  sa  conduite  assez  peu  ami- 
cale envers  moi  n'a  pas  altérée.  Aussi ,  je  le  répète, 


TIO  MI?MOIRES 

je  fus  toiit-à-fait  heureuse  de  le  rencontrer  au 
milieu  des  déserts  jfleuris  de  l'Estramadure,  sur- 
tout en  songeant  qu'il  était  malheureux  ,  et 
malheureux  par  le  cœur...  J'étais  bien  jeune  alors, 
et  j'avais  encore  des  idées  bien  romanesques, 
ii'est-il  pas  vrai? 

Junot  fut  également  satisfait,  quoiqu'il  connût 
assez  peu  Jérôme:  c'était  celui  de  la  famille  qu'il 
avait  le  moins  vu.  Il  était  tout-à-fait  enfant  à 
l'époque  où  Junot  faisait  presque  partie  de  la 
famille  Bonaparte  à  Marseille  et  à  Toulon;  et 
plus  tard,  lors  du  consulat,  Junot  n'était  revenu 
d'Egypte  et  n'avait  quitté  la  prison  anglaise  que 
vers  la  fin  de  1800.  Jérôme  partit  alors  pour  ses 
caravanes  maritimes  aussitôt  après  le  retour  de 
Marengo.  Junot  le  connaissait  donc  seulement 
comme  un  jeune  homme  qu'il  avait  vu  enfant; 
ce  qui  motivait  avec  lui  une  grande  familiarité , 
sans  cependant  lui  donner  une  connaissance 
exacte  de  son  caractère. 

Nous  lui  offrîmes  de  partager  notre  déjeuner; 
ce  qu'il  accepta.  Je  fus  frappée  d'un  grand  chan- 
gement dans  ses  manières;  il  était  posé  ,  presque 
sérieux;  l'expression  de  sa  physionomie,  ordi- 
nairement gaie  et  mobile,  avait  pris  un  caractère 
de  tristesse  rêveuse,  qui  le  changeait  à  un  tel 
point,   que  je  ne  le  reconnaissais  presque  plus. 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  Ilï 

Il  nous  parla  admirablement  des  États-Unis ,  de 
leurs  coutumes ,  de  leurs  mœurs ,  de  leurs  habi- 
tants. Enfin ,  je  pris  de  lui ,  dans  l'heure  que  nous 
passâmes  à  table ,  une  opinion  tout  à  son  avan- 
tage. Il  est  vrai  de  dire  qu'il  avait  avec  lui  un 
homme  qui  l'accompagnait ,  et  dont  les  façons 
et  la  tournure  annonçaient  un  homme  d'une 
distinction  supérieure.  C'était  M.  Alexandre  le 
Camus,  que  depuis  Jérôme  ,  lorsqu'il  fut  roi  de 
Westphalie ,  créa  comte  de  Fursteinstein.  Il  était 
grave  dans  son  abord,  parlait  avec  une  extrême 
justesse ,  et  me  prévint  en  sa  faveur  dès  que  je 
le  vis  et  que  je  l'entendis.  La  jalousie  de  plu- 
sieurs courtisans  a  pu  porter  de  lui  à  Cassel 
un  autre  jugement;  mais,  dans  mon  équité,  je 
dois  dire  mes  impressions  telles  que  je  les  ai  re- 
çues, et  je  dois  ajouter  que  ce  n'est  pas  sur  ce 
seul  instant  passé  dans  une  venta  de  l'Espagne 
que  j'ai  jugé  M.  le  comte  de  Fursteinstein. 

Nous  nous  promenâmes  avec  Jérôme  dans  le 
jardin  de  la  possada.  Avant  de  nous  séparer,  Junot, 
qui  avait  avec  lui  une  sorte  de  familiarité ,  pro- 
venant, comme  je  l'ai  dit,  de  ce  qu'il  l'avait  connu 
enfant,  lui  parla  avec  une  autorité  presque  pa- 
ternelle, en  l'engageant  à  ne  pas  résister  à  l'em- 
pereur. Mais  Jérôme  répondit  avec  une  noble 
assurance  que,  se  croyant  engagé  par  l'honneur, 


1  1  2  MÉMOIRES 

il  ne  pensait  pas  qu'ayant  eu  l'autorisation  de  sa 
mère  et  de  son  frère  aîné,  il  y  eût  pour  lui  inie 
autre  route  que  celle  qu'il  était  décidé  à  suivre. 

Mon  frère  m'entendra,  nous  dit-il...  Il  est  bon, 
il  est  juste...  En  admettant  que  j'aie  commis  une 
faute  en  me  mariant  avec  mademoiselle  Pater- 
son  sans  son  consentement,  est-ce  donc  à  pré- 
sent qu'il  faut  que  la  punition  frappe  ?...  Et  sur 
quelle  tète  tombera-t-elle?  Sur  celle  de  ma  pau- 
vre femme  innocente*!...  Non,  non,  mon  frère  ne 
peut  vouloir  stigmatiser  ainsi  d'un  cachet  outra- 
geant une  des  familles  les  plus  respectables  des 
Etats-Unis...  donner  en  même  temps  un  coup 
mortel  à  une  créature  aussi  bonne  qu'elle  est 
belle. 

Et  il  tira  de  son  sein  une  grande  miniature 
renfermée  dans  un  médaillon  en  or,  qu'il  nous 
montra  :  c'était  le  portrait  de  madame  Jérôme 
Bonaparte.  Je  vis  un  ravissant  visage...;  et  une 
particularité  qui  me  frappa  tout  aussitôt ,  ainsi 
que  Junot,  c'était  la  ressemblance  qu'il  y  avait 
entre  mademoiselle  Paterson  et  la  princesse 
Borghèse.  Je  le  dis  à  Jérôme,  qui  me  répondit 
que  je  n'étais  pas  la  seule  personne  qui  eût  fait 
cette  remarque;  que  lui-même  l'avait  trouvé; 
et  que  plusieurs  Français  qui  étaient  à  Baltimore, 


DE    LA    DUCHESSK    D  AERANTES.  \  l?> 

l'avaient  remarqué  comme  moi.  Je  trouvais 
même  que  l'expression  de  madame  Jérôme  Bo- 
naparte avait  bien  plus  de  feu  et  d'animation 
que  n'en  avait  la  princesse  Borglièse.  Je  le  dis 
tout  bas  à  Junot  ;  mais  il  se  récria.  Il  se  rappe- 
lait encore  ses  anciennes  impressions. 

«Jugez  donc,  dit  Jérôme,  en  refermant  son 
charmant  portrait,  s'il  est  possible  d'abandon- 
ner une  personne  comme  celle  que  vous  venez 
de  voir  ,  lorsqu'à  une  figure  aussi  ravissante  on 
joint  toutes  les  qualités  qui  font  aimer  une 
femme...  Je  voudrais  que  mon  frère  consentît  à 
la  voir...  à  l'entendre  un  seul  instant...  Je  suis 
sur  que  son  triomphe  serait  assuré  comme  celui 
de  celte  bonne  Christine  que  l'empereur  avait 
aussi  repoussée  d'abord  ,  et  qu'il  a  fini  par  aimer 
comme  ses  autres  belles-sœurs.  Quant  à  moi, 
je  suis  bien  déterminé  à  ne  pas  céder...  Fort  de 
mon  bon  droit,  je  ne  ferai  aucune  action  dont 
plus  tard  je  pourrais  me  repentir.  » 

En  l'écoutant,  Junot  ne  disait  rien.  Il  l'avait 
d'abord  invité  à  céder  aux  volontés  de  l'empe- 
reur; puis,  en  examinant  la  position  du  jeune 
couple,  il  la  trouva  tellement  intéressante,  qu'il 
se  demanda,  comme  il  me  le  dit  ensuite,  s'il  ne 
serait  pas  répréhensible  à  lui  d'exhorter  Jérôme 
à  commettre  une  action  qui,  au  fait,  pouvait 
VIII.  8 


Il  4  MÉMOIRES 

être  plus  que  blâmable.  Il  se  promenait  à  côté 
de  Jérôme  dans  le  petit  jardin  de  la  venta  ,  et  ne 
répondait  plus  que  des  monosyllabes  à  tout  ce 
que  nous  disions  près  de  lui.  Lorsque  nous  fû- 
mes remontés  dans  notre  coche ,  il  m'avoua  qu'il 
avait  vraiment  souffert  pendant  cette  dernière 
partie  de  la  conversation. 

Après  avoir  causé  avec  intimité  pendant  deux 
heures,  nous  nous  séparâmes  de  Jérôme,  qui 
continua  sa  route  vers  la  France ,  et  nous  reprî- 
mes la  nôtre  vers  Lisbonne. 

Cette  rencontre  m'avait  émue...  Jérôme  me 
rappelait  ma  mère,  dont  il  était  si  tendrement 
aimé...  Les  souvenirs  de  cette  nature  sont  tou- 
jours amers...  Et  lorsque  nous  fûmes  seuls,  Ju- 
not  et  moi ,  je  lui  laissai  voir  combien  cette  ren- 
contre m'avait  attristée.  Je  pensais  combien  ma 
mère  eût  été  affectée  en  voyant  ce  jeune  homme 
qu'elle  aimait  comme  une  mère,  revenir  au  mi- 
lieu de  cette  famille  de  rois,  do  princes...  retrou- 
vant tous  les  siens  couverts  de  la  pourpre,  et 
lui  seul,  comme  ini  proscrit,  comme  un  paria. 
Et  pourquoi?...  parce  qu'il  voulait  garder  la  foi 
jurée...  Cependan'i,  anrèsie  premier  moment  de 
cette  impression  impossible  à  éviter,  je  me  livrai 
à  des  pensées  plus  è^  l'unisson  de  ce  que  sont 
les  hommes...  Je  réfléchis  particuhèrement  sur  le 


DE  L\  duchessp:  d  abrantfs.  ii5 

caractère  de  celui  qui  m'occupait...  La  trempe  de 
son  caractère  était  loin  d'être  celle  de  Lucien.  Lu- 
cien est  un  homme  à  part,  même  dans  la  famille 
Bonaparte.  Il  a  une  tète  et  un  cœur, une  âme, 
un  esprit,  tout  cela  de  fer  et  de  feu,  et  pourtant 
aussibons,  aussi  susceptibles  de  tendres  affections 
qu'homme  puisse  les  avoir  au  monde...  En  compa- 
rant les  deux  frères ,  je  me  dis  que  jamais  Lucien 
n'aurait  cédé  à  la  tentation.  Mais,  pour  Jérôme, 
je  n'en  répondais  pas...  Et  lorsque  Junot  me 
demanda  de  quoi  je  souriais ,  je  lui  dis  : 

«Mon  Dieu,  ce  jeune  homme  va  joindre  l'em- 
pereur à  Milan...  il  va  se  trouver  au  milieu  des 
solennités  du  couronnement...  il  va  entendre 
ces  mots  magiques  de  majesté^  d'altesses  impé- 
riales... et  j'ai  bien  peur  que  la  magie  d'amour 
ne  soit  bien  faible  auprès  de  celle-là...  Je  ne  sais, 
mais  je  crains  pour  cette  pauvre  jeune  femme, 
si  belle ,  si  bonne  et  si  noblement  confiante...  Je 
crains  pour  elle  que  sa  vois  ne  soit  bien  lointaine 
pour  se  faire  entendre;  et  jusqu'au  vagissement 
d'un  enfant  nouveau-né ,  tout  cela  retentit  bien 
peu,  lorsqu'il  faut  franchir,  non  pas  cinq  cents 
lieues,  mais  des  panaches  impériaux,  de  beaux 
costumes  de  prince  et  des  titres  d'altesse.  » 

Junot  se  mit  à  rire.  —  Eh  bien,  je  suis  sûr 
que  tu  te  trompes,  me  dit-il. 

8. 


Ii6  m:émoiri:s 

C'était  lui  qui  se  trompait. 

Notre  voyage  prenait  à  chaque  journée  un 
caractère  plus  opposé  à  nos  usages.  Je  ne  parle 
pas  ici  des  auberges.  Je  ne  parle  pas  non  plus 
de  la*rareté  des  villes  et  des  villages.  Tout  cela, 
bien  qu'jl  me  parut  étrangement  nouveau ,  n'était 
rien  en  comparaison  de  l'aspect  du  pays.  J'avais 
vu  les  landes  de  Bordeaux,  celles  d'une  partie 
du  Poitou  ;  mais  rien  dans  mes  souvenirs  ne  se 
plaçait  à  côté  de  ces  landes  immenses  se  dérou- 
lant devant  moi  avec  leurs  tapis  diaprés.  Et  puis, 
cette  route  seulement  frayée  par  le  caprice  du 
mayoral ,  ou  plutôt  de  ses  mules  qui  s'en  vont 
roulant  doucement  à  travers  les  solitudes  fleuries 
où  le  voyageur  peut  se  croire  dans  la  partie  la 
plus  déserte  du  nouveau  Monde ... 

Il  existait  alors  un  lieu  dans  l'Estramadure 
qui  n'est  plus  aujourd'hui  que  dans  le  souvenir. 
La  guerre  et  ses  fléaux  ont  eu  l'art  de  pénétrer 
dans  ces  sauvages  solitudes  et  d'y  laisser  des  tra- 
ces terribles  de  leur  passage  ;  je  veux  parler  de 
la  venta  et  du  pont  d'Almaraz.  Almaraz  est  une 
petite  bourgade  assez  bien  bâtie.  Derrière  elle, 
la  route  tournait  quelques  collines  dont  les  flancs 
se  rapprochaient  toujours  davantage,  se  serrant 
au  point  de  former  un  étroit  défilé.  On  entendait 
un  bruit  sourd,  et  comme  aurait  pu  faire  uue 


DE    LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  I  I  ^ 

artillerie  éloignée;  puis,  tout  à  coup ,  on  se  trou- 
vait sur  un  pont  magnifique  construit  par  les 
Arabes,  formé  seulement  de  deux  arches,  et  jeté 
sur  le  Tage ,  qui  bouillonnait  au  -  dessous  de 
vous  à  une  profondeur  de  plus  de  quatre-vingts 
pieds.  Je  ne  puis  jamais  oublier  l'impression  que 
je  reçus  à  l'aspect  superbe  de  cette  œuvre  des 
hommes,  au  milieu  d'un  désert  rempli  des  mer- 
veilles de  la  création  divine. .  .  .  Peut-être  trop 
de  sentiments  d'orgueil  ont-ils  provoqué  la  colère 
de  Dieu  contre  ce  bel  ouvrage.  .  .?  Son  souffle 
l'a  frappé;.  .  .  et  dans  la  guerre  de  1809  les  Es- 
pagnols l'ont  fait  sauter. 

J'arrivai  sur  le  pont  d'Almaraz  le  soir,  au 
coucher  du  soleil,  au  moment  où  les  bergers 
voyageurs  rappellent  dans  leurs  parcs  les  gana- 
dos  mérinos,  les  tras-humantes  qui  leur  sont 
confiés.  Ce  moment  est  d'un  extrême  intérêt  dans 
quelque  contrée  qu'on  se  trouve;  mais,  en  Es- 
pagne ,  c'est  une  chose  admirablement  spéciale. 
Autour  de  moi  tout  était  pittoresque ,  mais  avec 
des  couleurs  si  neuves,  des  tons  si  tranchants, 
si  chaleureux,  que  je  puis  dire,  encore  aujour- 
d'hui ,  que  je  demeurai  en  extase  devant  le  beau 
panorama  qui  s'offrait  à  moi. 

Le  pont  d'Almaraz  avait  deux  arches  en  ogives 
unissant  deux  rivages  escarpés,  bordés  de  rochers 


i  l  8  MÉMOIRES 

mousseux,  et  couverts,  en  même  temps,  d'une 
profusion  de  cet  arbuste  qui,  depuis  mon  en- 
trée en  Estramadure,  n'avait  cessé  d'être  mon 
compagnon  de  route  :  c'est  le  ciste  odorant  (  cis- 
tus  ladaniferus).  Le  soir,  cet  arbuste  exhaie  la 
jiîùs  suave  odeur,  composée  du  parfum  de  la 
fleur  d'oranger  et  de  celui  de  la  myrrhe.  Cette 
odeur  balsamique  est  produite  par  une  sorte  de 
résine  dont  son  feuillage  est  totalement  enduit, 
j'ai  déjà  dit  qu'on  ne  peut  avoir  une  juste  idée 
des  paysages  espagnols,  si  l'on  ne  connaît  pas 
cette  plante.  Ses  belles  fleurs,  aux  pétales  d'un 
blanc  éblouissant,  tachés  d'une  goutte  de  pour- 
pre, leur  pistil  d'or,  le  port  de  l'arbuste, et  cette 
charmante  odeur  qu'elle  exhale,  lui  donnent,  ce 
me  semble,  droit  d'entrée  dans  nos  jatdins,  où 
l'on  cultive  si  souvent  des  plantes  qui  certes  lui 
sont  bien  inférieures. 

Au  bas  du  pont  d'Almaraz  est  une  venta  bâ- 
tie tout  au  bord  du  Tage,  qui,  en  cet  endroit, 
roule  ses  eaux  avec  une  telle  violence ,  que  les 
rochers  contre  lesquels  elles  se  brisent  en  sont 
quelquefois  ébranlés,  et  roulent  avec  elles  vers 
la  mer.  Quelques  ruisseaux ,  descendant  des  mon- 
taenes ,  coulent  derrière  la  venta.  Nous  man- 
geâmes,  à  souper,  d'excellentes  truites  pêchées 
dans  ces  ruisseaux ,  du  cresson  alénois ,  qui  croît 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  I  ig 

en  abondance  sur  leurs  bords,  au  milieu  d'une 
foule  de  fleurs  charmantes.  De  l'autre  côté  du 
Tage  on  découvre  el  puerlo  del  iMiriavete  ,  mon- 
tagne escarpée,  que  nous  devions  gravir  le  lende 
main.  Cette  contrée  sauvage,  mais  si  riche  de 
beautés  naturelles,  ce  beau  pont, cette  montagne, 
cette  venta  isolée,  qui  est  là  comme  pour  rap- 
peler que  ce  désert  est  pourtant  connu  de  l'homme; 
tout  frappe  à  grands  coups  sur  l'imagination ,  et 
laisse  un  souvenir  que  les  années  ne  peuvent 
trouver  effacé. 

Le  lendemain,  nous  nous  mîmes  en  marche  de 
très-bonne  heure  pour  passer  la  montagne.  Nous 
devions  coucher  à  Truxillo,  et  la  journée  était 
forte.  Junot,  voyant  mon  désir  d'aller  plus  len- 
tement (quoique,  en  vériré,  la  chose  fût  diffi- 
cile), dit  aux  muletiers  qu'il  fallait  s'arranger 
pour  coucher  autre  part ,  et  qu'il  voulait  que  nous 
partissions  plus  tard  de  la  venta  le  lendemain , 
L'interprète  leur  traduisit  la  chose,  afin  qu'ils 
comprissent  bien  ;  mais,  lorsqu'ils  surent  de  quoi 
il  était  question  ,  ils  s'y  refusèrent  positivement, 
disant  qu'il  n'y  avait  pas  d'endroits  convenables 
pour  leurs  mules  (de  nous  la  chose  ne  valait  seu- 
lement pas  la  peine  de  s'en  inquiéter)  d'Almaraz 
à  ïruxillo,  ajoutant,  que  si  j'avais  véritable- 
ment le  goût  de  cueillir  de  l'herbe,  je  pouvais 


I20  MÉMOIRES 

demeurer  à  la  venta  tout  le  jour  suivant,  et  que 
nous  repartirions  le  surlendemain.  On  eut  beau 
les  arraisonner,  en  leur  disant  d'ailleurs,  en  défi- 
nitive ,  que  nous  étions  les  maîtres  d'aller  cou- 
cher où  cela  nous  plaisait,  le  muletier  en  chef, 
qui  était  le  fameux  Gonzalès  de  San-Sebastian, 
sourit,    et    dit    tout   tranquillement   que    nous 
nous  trompions,  que  les  journées  étaient  indi- 
quées; que  nous  avions  fait  prix  avec  lui  pour 
être  transportés  en  Portugal  n'importe  comment, 
puisque  nous  n'avions  rien  spécifié,  et  que,  les 
choses  ayant  été  d'abord  réglées  ainsi ,  nous  n'a- 
vions rien  à  dire.  Nous  aurions  discuté  pendant 
tout  un  jour  qu'il  n'en  eût  pas  été  autrement; 
il  fallut  faire  ce  qu'il  voulait. 

Nous  partîmes  donc  de  fort  grand  matin. 
Immédiatement  eu  sortant  de  la  venta ,  nous 
commençâmes  à  gravir  le  puerto  ^  sur  lequel  la 
route  serpente  en  montant  assez  doucement; 
nous  le  passâmes  presque  entièrement  à  pied. 
Les  plus  charmantes  bruyères  nous  arrêtaient  à 
chaque  pas;  mais  ce  qui  attira  le  plus  mon  at- 
tention fut  le  fraisier  -  arbre  {^arbutus  uaedo) 
que  je  n'avais  jamais  vu,  et  qu'on  appelle  aussi, 
je  crois,  /W^ow^/e/- M^a montagne  en  était  cou- 

'  Nous  trouvâmes  aussi  du  safran  ,  le  doroniam  plantagi- 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  12  1 

verte.  Nous  trouvâmes  sur  la  cime  de  la  mon- 
tagne une  misérable  bicoque  renfermant  quel- 
ques soldats.  Plus  bas,  sur  la  pente  qui  regarde 
Truxillo,  dont  on  aperçoit  le  château  dans  l'éloi- 
gnement,  %n  s'arrête  à  un  village  qui  offre,  plus 
que  tout  ce  que  j'ai  vu  en  Espagne,  l'image  de 
la  misère  la  plus  profonde.  Cet  aspect  n'était 
plus  celui  de  la  veille.  D'un  côté  des  pitons  cou- 
verts de  neige,  de  l'autre  des  montagnes  nnes  et 
stériles;  partout  une  contrée  misérable  et  soli- 
taire. Voilà,  lorsqu'on  les  rencontre,  les  sites  qui 
font  médire  de  l'Espagne;  mais  ils  sont  rares.  De- 
puis mon  entrée  en  Espagne,  c'était  le  premier 
lieu  tristement  sauvage  que  je  rencontrais. 

J'ai  souvent  parlé  du  chêne  vert;  je  dois  en 
faire  une  courte  description  ,  pour  donner  en 
même  temps  uue  idée  des  campagnes  de  la  pé- 
ninsule, auxquelles  il  prête  une  physionomie 
toute  particulière.  Jamais  cet  arbre  ne  devient 
grand;  il  n'est  pas  plus  haut  qu'un  poirier; 
l'écorce  en  est  fine,  serrée  et  crevassée  ;  il  porte 
ses  branches  en  forme  de  couronne  ;  ses  feuil- 

neum,  labellis  sjlvestris ,  et  des  cistes  en  abondance.  En  Es- 
pagne ,  cette  famille  est  en  nombre  excédant  les  autres  à 
tous  les  degrés  de  hauteur,  particulièrement  sur  les  mon- 
tagnes granitiques ,  excepté  dans  Sierra  ncvada ,  lorsqu'on 
approche  de  la  région  glacée. 


1 22  MÉMOIRES 

les  sont  persistantes ,  et  leur  grandeur  est  aussi 
celle  de  la  feuille  du  poirier;  leur  couleur  exté- 
rieure est  d'un  vert  assez  foncé  pour  être  sou- 
vent presque  noir,  tandis  que  le  dessus  est  d'un 
gris  blanc.  Il  ne  faut  pas  chercher,  suf'ces  arbres 
disgracieux,  les  branches  longues  et  flexibles  de 
nos  hêtres  et  de  nos  chênes.  Le  chêne  vert  est  un 
arbre  dont  la  spécialité  appartient  à  l'Espagne. 
Au  milieu  de  nos  forêts  on  ne  voit  pas  même 
un  buisson  qui  le  rappelle.  Cet  arbre  est  la  seule 
chose  que  je  reproche  à  mes  souvenirs  d'Espa- 
gne; lorsqu'il  s'y  trouve  mêlé,  ils  sont  tristes  et 
austères.  Dans  nos  bois,  un  vent,  même  léger, 
cause  toujours  un  peu  de  bruit,  et  ce  bruit  a 
une  sorte  de  mélodie.  Dans  les  forêts  d'Espagne, 
si  l'on  peut  donner  ce  nom  aux  plantations 
éparses  de  chênes  verts ,  la  solitude  silencieuse 
qui  y  règne  inspire  une  mélancolie  presque  si- 
nistre. 

La  forêt  que  nous  trouvâmes  après  el  puerto 
del  Miriavete  nous  conduisit  jusqu'à  Jaraycego", 
pauvre  village  où  l'on  voit  les  ruines  d'un  château 
du  moyen  âge.  Puis  nous  rentrâmes  dans  une  forêt 

'  Avant  Jaraycego  nous  trouvâmes  une  immense  lande 
ou  plutôt  une  bruyère  composée  de  romarin  et  d'crica  austra- 
lis  ,  et  d'une  grande  abondance  de  thym. 


DE   LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  123 

dont  nous  ne  sortîmes  qu'à  une  lieue  de  Truxillo. 
Je  n'étais  pas  fort  rassurée,  parce  qu'à  Madrid 
on  avait  raconté  devant  moi  une  foule  d'histoires 
toutes  plus  effrayantes  les  unes  que  les  autres, 
et  bien  faites  pour  donner  de  la  terreur  sous  ces 
voûtes  basses  et  sombres  formées  par  les  cou- 
ronnes épaisses  des  chênes  verts ,  où  l'on  che- 
mine entre  deux  rangées  de  croix  funèbres  et 
de  monceaux  de  pierres ,  annonçant  qu'en  ce 
lieu  s'est  commis  un  assassinat. 

En  arrivant  à  Truxillo  nous  fûmes  reçus  par 
le  commandant;  le  corrégidor  et  les  autorités 
furent  parfaitement  polis ,  et  avec  d'autant  plus 
de  droits  à  notre  reconnaissance ,  que  nous  n'é- 
tions en  Espagne  que  des  transeuntes ,  sans  au- 
cune prérogative  qui  pût  nous  faire  demander 
une  hospitalité  offerte  avec  une  bienveillance 
dont  je  fus  touchée.  Junot ,  qui  avait  toujours 
en  tête  son  prince  de  la  Paix,  me  disait  que 
c'était  lui  qui  avait  ordonné  ces  belles  poli- 
tesses pour  faire  quelque  chose  qui  plût  à  la 
France.  Truxillo  est  une  ville  misérable  quoique 
assez  grande,  mais  presque  déserte,  comme  une 
grande  partie  des  villes  de  cette  partie  de  l'Es- 
pagne. J'ai  surtout  conservé  de  son  pavé  en  pe- 
tites pierres  pointues  un  souvenir  qui  me  fait 
encore  mal  aux  pieds. 


1  ^4  MÉMOIRES 

Nousquittames  TruxiUo  charmés  delà  politesse 
des  habitants, mais  très-peu  édifiés  de  ses  agré- 
ments.Cette  ville  a  laissé  dans  ma  pensée  une  teinte 
particulière  de  tristesse  et  d'ennui.  Je  crois  qu'il 
faut  l'attribuer  à  des  nouvelles  pénibles  que  je 
reçus  de  France ,  et  qui  me  furent  apportées  par 
un  des  fréquents  courriers  qui  avaient  ordre  de 
nous  rejoindre  sur  la  route.  J'étais  triste  de  cette 
tristesse  amère  que  cause ,  loin  de  la  patrie,  le 
doute  d'être  au  souvenir  de  ses  amis.  Dans  ce 
moment,  le  départ  de  l'empereur  pour  l'Italie 
avait  dispersé  toute  la  haute  société,  dont  une 
partie  l'avait  suivi,  et  l'autre  avait  profité  de  son 
absence  pour  aller  dans  ses  terres  jouir  de  ce 
moment  de  liberté.  Tout  cela  était  naturel,  mais 
ce  raisonnement  n'arrivait  pas  jusqu'à  moi.  Je 
ne  comprenais  qu'une  chose,  c'est  que  je  n'avais 
pas  de  nouvelles,  et  j'accusais  mes  amis...  C'est 
une  des  douleurs  les  plus  vives  de  l'âme  que 
cette  crainte  de  l'oubli.  Cette  pauvre  ville  de 
TruxiUo  s'est  ressentie  de  l'impression  que  j'en 
reçus,  et  pourtant  elle  n'y  pouvait  rien.  Mais  si; 
elle  pouvait  me  distraire,  et  c'est  ce  qu'elle  ne  fit 
pas. 


t)E    LA    DUCHESSE    d'aBRAWTÈS.  laS 


CHAPITRE  VII. 


La  Guadiana.  —  Les  montagnes  de  Santa-Crux.  —  Dangers 
courus  sur  la  route  de  Madrid  à  Badajoz.  —  Ijaventa  del 
Despoblado. —  Ma  crainte  des  brigands.  —  Mon  adresse 
au  pistolet.  —  3Iadame  Thomières.  —  Les  assassins  de  la 
route  du  Confessionnal.  —  L'impunité.  —  Les  pauvres 
matelots  français.  —  La  possada  de  San-Pedro.  —  Ter- 
reur et  dégoût.  —  L'homme  assassiné.  —  L'instrument 
de  torture. —  Frayeur  de  mes  femmes. —  Colère  de  Junot. 
—  Départ  de  San-Pedro.  —  L'entêté  muletier. —  Voiture 
versée.  —  La  ville  aux  trois  noms.  —  Le  prince  de  la 
Paix.  —  Badajoz.  —  Les  coups  de  canon. 

Nous  avancions  vers  la  Guadiana.  Ce  pays 
touche  à  celui  que  parcourut  don  Quichotte; 
plus  tard,  j'ai  vu  le  terrain  témoin  de  ses  courses 
aventureuses;  et  Gilblas  et  Cervantes  m'ont  fait 
passer  de  douces  heiu'es  en  m'occupant  à  suivre 
dans  leurs  voyages  les  héros  qu'ils  ont  mis  en 
scène.  Cervantes  surtout!...  Immortel  auteur!... 


I  a6  MKMOIRES 

Son  génie  méritait  des  autels!...  Et  pourtant  cet 
homme  mourait  de  sa  misère  au  milieu  de  l'Es- 
pagne, alors  qu'elle  était  la  plus  opulente  des 
nations! 

Les  montagnes  de  Santa-Cruz  nous  offrirent 
de  nouveau  des  sites  pittoresques  et  quelquefois 
riants.  Deux  villages  bien  bâtis,  se  touchant 
presque ,  s'étendent  sur  la  montagne.  Parmi  les 
rochers  brisés  de  granit,  et  souvent  de  basalte, 
nous  trouvâmes  des  amandiers  en  fleurs.  Il  sem- 
blait que  la  culture  et  la  végétation  avaient  fui 
l'invasion  moiitoimière  ^  et  s'étaient  réfugiées  au 
milieu  de  ces  rochers.  La  partie  du  sud  était  nue 
et  brûlée. 

De  Santa-Cruz  à  Meajadas  nous  quittâmes 
les  montagnes  pour  entrer  dans  une  plaine  qui 
présentait  assez  de  fertilité.  Mais  derrière  la 
bourgade,  la  contrée  change  subitement,  elle 
redevient  plus  sauvage  et  plus  solitaire.  De 
Meajadas  nous  fûmes  coucher  à  la  venta  ciel  Des- 
poblado^.  Ce  nom  n'est  pas  usurpé,  car  on  se 
croit,  en  y  arrivant,  dans  un  lieu  que  Dieu  a 
frappé  de  sa  colère.  Cette  maison  isolée  est  si- 
tuée au  milieu  d'une  forêt  extrêmement  éten- 


'  Maison  de  la  Dépopulation.  Jamais  il  no  fut  un   nom 
plus  juste. 


DE  L\  DUCHKSSE  D  AERANTES.       127 

due,  et  qui,  clans  plusieurs  endroits,  est  telle- 
ment resserrée  qu'on  ne  peut  passer  entre  les 
troncs  noueux  des  chênes  verts.  Cette  foret  est, 
maintenant  que  la  Sierra-Morena  est  devenue, 
grâce  aux  soins  de  don  Pablo  d'Olavidé, une  route 
sûre,  le  lieu  le  plus  dangereux  de  l'Espagn  e.  On  m'a- 
vait beaucoup  parlé  à  Madrid,  ainsi  que  je  l'aidéjà 
dit,  du  péril  qu'on  courait  sur  cette  route  de 
Badajoz,  et  nous  avions  pardevers  nous  l'exemple 
assez  peu  rassurant  de^Nî.  d'Araujo...  Je  sais  bien 
qu'avec  une  escorte  comme  celle  qui  m'entou- 
rait je  ne  devais  rien  craindre.  Junot  et  M.  de 
Laborde  auraient  suffi  à  eux  seuls  pour  mettre 
en  déroute  une  troupe  ordinaire  de  brigands; 
mais  ceux  qui  parcourent  cette  partie  de  l'Es- 
pagne sont  des  hommes  à  craindre.  Ils  sont  ro- 
bustes, déterminés,  toujours  armés  jusqu'aux 
dents,  parce  qu'ils  font  en  même  temps  le  mé- 
tier périlleux  pour  eux-mêmes  d  j  contrebandiers, 
et  qu'ils  doivent  être  continuellement  sur  la  dé- 
fensive. Notre  passage  était  annoncé  depuis  long- 
temps. Il  était  connu  que  nous  avions  avec  nous 
deux  fourgons  contenant  notre  bagage,  dans  le- 
quel était  une  argenterie  d'une  grande  valeur, 
ainsi  que  mon  écrin.  Tout  cela  se  savait ,  tout  cela 
me  revenait  en  tète  à  mesure  que  nous  avan- 
cions sous  les  voûtes  sombres  de  la  foret  de  la 


ISi8  MÉMOIRES 

venta  del  Despoblado  ;  et   j'avoue  que  lorsque 
nous  arrivâmes  à  un  endroit  nommé  le  Conjes- 
sionnal,  par  les  habitants  eux-mêmes,  parce  qu'il 
est   rare   qu'iui    homme    seul   y    passe    sans    y 
être    assassiné;  quand   je   vis    de    chaque    côté 
de  la  route  de   petits  monceaux  de  pierres  en- 
tourant des   croix    plantées  sur   le   lieu   même 
du    crime,  et   lancées  par  des  mains   chrétien- 
nes pour  appeler  la  vengeance  de  Dieu  sur  la 
léte  du   meurtrier;  lorsque,  à  l'entrée  de  cette 
seconde  partie  de  la  foret,  je  vis  une  image  de  la 
Vierge  clouée  contre  \u\  arbre  ,  et  placée  là  pour 
recevoir  les  dernières  prières  du  pèlerin  solitaire 
qui  va  peut-être  trouver  la  mort  sous  ces  voûtes 
sombres  et  silencieuses  où  il  s'engage,  j'avoue 
que  mes  joues,  fort  vermeilles  alors,  prirent  une 
teinte  plus  pâle,  et  ([ue  le  cœur  me  battit  invo- 
lontairement. Junot  sifflait  et  ne  tenait  compte 
de  ma   terreur.   Mais  je   remarquai   néanmoins 
qu'après  avoir  dépassé  la  madone,  il  fit  arrêter, 
omlon^ia  aux  muletiers  de  faire  marcher  les  cinq 
voitures  et  les  fourgons  de  manière  à  ce  qu'ils 
ne  se  quittassent  pas  de  vue,  et  qu'il  inspecta 
hii-même  les  armes  de  notre  escorte  (car  nous 
en  avions  pris  une  composée  de  quatre  Astu- 
riens ,  d'un  Catalan  et  d'un  Aragonais ,  qui  était 
leur  chef).  Dans  notre  voiture  étaient  des  pisto- 


DE    LA.    DUCUFSSF.    d'aK» AKTJ  î^.  I  2r) 

lets,et  une  petite  espingoie  que  Junot  affection- 
nait beaucoup  depuis  qu'elle   lui  avait  sauvé  la 
vie  en  Italie.  Mais  cette  beauté  d'arsenal  ne  me 
rassurait  pas  du  tout,  attendu  que  si  nous  en  ar- 
rivions au  point  d'être  contraints  de  nous  en  ser- 
vir, la  chose  devenait  assez  sérieuse  pour  n'avoir 
que  de  l'inquiétude  et  pas  du  tout  de  tranquil- 
lité. Je  me  promettais  bien,  cependant,  de  tirer 
mon  coup  si  l'occasion  amenait  un  engagement. 
Je  ne  savais  pas  alors,  comme  je  le  sais  aujour- 
d'hui, tirer  à  vingt-cinq  pas  un  coup  de  pistolet, 
et  rarement  manquer,  en  digne  élève  de  Junot, 
de  mettre  dans  le  but;  mais,  enfin,  une  tète  de 
voleur  s'ajuste  mieux  qu'une  autre,  quand  il  y  a 
dans  cette  tète  deux  yeux  qui  eux-mêmes  vous 
mirent  et  vous  ajustent...  Je  suis  presque  fâchée 
de  ne  pas  m'ètre  trouvée  en   mesure  de  savoir 
comment  je  m'en  serais  tirée.  Je  raconterai, dans 
les  volumes  suivants,  quelques  dangers  auxquels 
j'ai  eu  le  bonheur  d'échapper ,  et  où  ma  tète  et 
mon  sang-froid  ne  m'ont  pas  abandonnée.  jMa- 
dame  Thomières  fut  témoin  de  l'un  d'eux, et  l'a 
même  partagé.  Elle  et  moi  fûmes  heureuses  d'a- 
voir de  bons  chevaux  et  d'être  de  bonnes  cava- 
lières... Mais  ce  n'est  pas   maintenant  qu'il  faut 
parler  de  mes  aventures  6?e  g^w^r/e;  en  ce   mo- 
VlII.  9 


1 3o  MÉMOIRES 

ment  je  suis  au  contraire  ambassadrice  et  toute 
paisible  personne. 

Je  ne  puis  ici  m'empécher  de  faire  remarquer, 
à  propos  de  la  forêt  de  Meajadas,  une  particula- 
rité qui  servira  à  donner  une  idée  de  la  mollesse 
du  gouvernement ,  pour  ne  pas  lui  donner  un 
autre  nom.  A.  Meajadas,  on  nous  prévint  de  ne 
pas  laisser  éloigner  notre  escorte  de  nous ,  en 
ajoutant  que  les  voleurs  qui  arrêtaient  sur  cette 
terrible  route  du  Confessionnal,  étaient  eux- 
mêmes  dans  le  pays.  Et  tout  en  parlant,  le  vi- 
caire qui  nous  racontait  plusieurs  histoires  arri- 
vées récemment,  et  dans  lesquelles  celle  de 
M.d'Araujo  tenait  le  premier  rang,  nous  montra 
deux  hommes  qui  traversaient  la  place  de  Mea- 
jadas. lis  étaient  vêtus  comme  les  Asturiens 
voyageurs  (  mais  ils  n'en  étaient  pas,  iiou5  di- 
rent nos  Asturieii.s  de  l'escorte  )  ;  ils  portaient 
la  montera  de  velours  noir,  une  longue  veste 
de  cuir,  sans  manches  ,  et  serrée  autour  de  leur 
taille  par  une  ceinturo  de  cuir  fermée  avec  une 
grandeboucle  de  cuivre.  Dans  cette  ceinture,  on 
voyait  tout  un  arsenal  de  poignards,  de  pistolets,  et 
le  long  et  tranchant  couteau,  arme  terrible  dont 
les  Espagnols  se  servent  avec  tant  d'avantage. 
Ces  hommes  ,  nous  dit  le  vicaire  ,  sont  con- 
nus pour  deux  assassins....  Les  meurtres  qu'ils 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBUANïÈS.  i3i 

ont  commis  dans  la  foret  voisine  ont  amoncelé 
bien  des  pierres  accusatrices  autour  des  croix 
de  leurs  victimes....  Eli  bien!  ils  se  promènent 
tranquillement  parmi  nous,  lorsque  le  cri  d'ap- 
pel de  leur  chef  ne  les  réunit  pas  autour  de  lui. 
Nous  sommes  pauvres  ,  nons  ne  pouvons  les 
attirer  par  l'appât  de  la  cupidité  ;  mais  lorsqu'il 
passe  des  voyageurs  de  distinction  ,  des  person- 
nes qui,  comme  vous,  ont  un  grand  train,  alors 
ils  viennent  rôder  pour  -prendre  langue. 

Lorsque  Junot  rentra ,  il  me  trouva  toute  pâle 
de  ce  discours.  Je  lui  parlai  de  ce  que  m'avait 
dit  le  vicaire;  il  n'en  fit  que  rire.  Mais  cepen- 
dant, je  le  répète,  lui-même  n'était  pas  tran- 
quille, et  prit  des  précautions  que  je  ne  lui  avais 
vu  prendre  dans  aucun  de  nos  nombreux  voyages. 

Nous  traversâmes  néamnoins  cette  dangereuse 
partie  de  notre  roule  sans  qu'il  nous  soit  rien 
arrivé  de  fâcheux.  La  forêt  était  toujours  de 
plus  en  plus  déserte  et  sauvage.  Une  foret  pri- 
mitive de  l'Amérique  présente  peut-être  un 
aspect  moins  tristement  solitaire.  J'ai  déjà  parlé 
du  feuillage  silencieux  des  chênes  verts  ;  cette 
circonstance  est  importante  à  remarquer,  pour 
donner  une  couleur  spéciale  à  la  contrée  dont 
je  parle,  ainsi  que  de  l'absence  totale  d'oiseaux, 
quelle  que  soit  leur  espèce. 

9- 


iSa  MÉMOIRES 

Quelquefois,  nous   rencontrions  de  pauvres 
matelots  français  qui,  après  avoir  été  pris  par  des 
corsaires  anglais,  étaient  renvoyés  par  eux ,  mais 
sans  argent,  dans  la  plus  affreuse  misère.  La  pre- 
mière fois  que  nous  trouvâmes  nn  de  ces  misé- 
rables, je  vis  aussitôt  le  sang  se  porter  à  la  figure 
deJunot,  et  ses  yeux,  naturellement  si  expressifs, 
lancèrent  des  éclairs  de  colère.  Lui  qui  se  serait 
dépouillé  pour  qu'un  soldat  n'eût  pas  froid  ,  lui 
qui  aurait  partagé  son  pain  avec  lui,  ou  plutôt 
qui  le  lui  aurait  donné  en  entier,  voir  ainsi  un 
Français  n'ayant  qu'un  lambeau  pour  chemise... 
et  contraint  souvent  de   fouiller  dans  la   terre 
avec  un  mauvais  couteau  cassé  pour  y  chercher 
quelques  racines.  .  .  quelque  chose  qu'il  pût  man- 
ger  pour  calmer   sa   faim!....  Un  jour    nous 
en  rencontrâmes  sept.  Junot  leur  parla  à  tous. 
Jamais  je  n'ai  vu  une  expression   de  bonheur 
plus  vive  que  celle  qui  se  répandit  sur  ces  vi- 
sages rudes  et  basanés,  aux  traits  farouches,  à 
la  peau  cicatrisée  par  vingt  blessures,  lorsqu'ils 
entendirent  parler  français.  L'un  d'eux  pleura... 
Nous    étions  Français  !....    nous    venions    de   la 
France!...  Je  ne  sais  si  l'argent  que  Junot  leur 
donna  pour  qu'ils  pussent  gagner  Bayonne  sans 
mendier^  leur  fît  éprouver  une  joie  plus  douce 
que  le  premier  son  d'une  parole y/Y^/^ça/i^e.  Celui 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i33 

qui  paraissait  guider  les  autres,  et  qui,  en  effet, 
était  un  contre-maître ,  avait  assisté  à  dix-sept 
engagements  avec  les  Anglais,  et  pourtant  il  ne 
paraissait  pas  vieux. 

«  J'espère  bien  encore  leur  envoyer  de  la 
poudre  aux  oreilles ,  disait-il  en  retournant  sa 
chique  dans  sa  bouche  et  en  accompagnant  son 
espoir  de  deux  ou  trois  jurons  bien  énergiques. 

«  Mon  général ,  je  ferai  fondre  une  de  ces  belles 
pièces  d'argent-là,  et  j'en  ferai  une  balle  que  je 
leur  enverrai  en  votre  honneur,  à  la  première 
occasion.  » 

Cette  idée  de  cet  homme ,  qui  déjà  songeait  à 
la  vengeance ,  étant  à  peine  délivré  de  l'horrible 
torture  que  lui  faisait  éprouver  sa  position  de 
inaiiii  mendiaiit^  me  parut  une  belle  chose.  Je 
suis  toujours  attendrie  lorsque  je  vois  le  coeur 
humain  échapper  aux  ignobles  entraves  que 
V instruction  donne  à  cette  classe  d'hommes  qui, 
ne  pouvant  la  recevoir  entière ,  ne  prennent 
d'elle  que  ses  mauvaises  lumières,  et  toujours 
celles  qui  l'égarent. 

Après  la  venta  del  Despoblado,  nous  fûmes 
coucher  à  San-Pedro,  lieu  encore  plus  horrible 
que  ce  que  j'avais  vu  jusque-là  depuis  plusieurs 
jours.  Nous  y  arrivâmes  tard  ;  le  temps  était 
sombre;  et  il  faisait  presque  nuit,  lorsque  la 


J 'M^  MÉMOIRES 

voiture  s'arrêta  devant  la  porte  ^  de  la  maison 
où  je  devais  passer  la  nuit.  J'étais  presque  en- 
dormie par  la  suite  de  la-fatigue  de  la  journée, 
et  surtout  par  l'attention  avec  laquelle  mes 
pauvres  yeux  regardaient  dans  l'épaisseur  de  la 
foret,  poiu-  signaler  dans  les  haies  et  les  buissons 
fourrés  si  je  n'apercevais  pas  quelque  tête  sinis- 
tre nous  guettant  au  passage.  Junot  qui,  pour 
plus  de  sûreté,  avait  voulu  marcher  à  côté  de 
ma  voiture,  était  arrivé  bien  long-temps  avant 
moi. 

—  Ne  t'effraie  pas  de  ta  possada,  me  dit-il 
en  fiant;  ta  chambre  à  coucher  n'est  pas  bien 
élégante;  mais  pourvu  que  nous  n'y  trouvions 
pas  de  crapauds'^ ,  ce  dont  je  doute ,  la  chose  ira 
toujours  bien. 

Tandis  qu'il  parlait,  je  me  réveillais,  j'étais 
descendue  de  voiture,  et  j'entrais  dans  la  mai- 
son... La  maison  !...  —  Qu'on  se  figure  une  cahutte 
en  terre  battue  ,  divisée  en  trois  ou  quatre  trous, 
un  peu  phis  hauts  de  cinq  pieds,  qu'on  appelait 
des  chambres;  et  dans  ces  trous,  une  odeur!... 

'  Nous  avions  la  permission  ou  plutôt  l'autorisation  de 
loger  dans  une  maison  particulière  lorsque  la  passada  était 
par  trop  mauvaise.  C'était  une  galanterie  de  la  cour  d'Espa- 
gne. 

-  Il  se  trouvait  mal  en  en  vovant  un. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  t35 

En  vérité,lorsque  mes  femmes  dirent  le  lendemain 
qu'elles  avaient  trouvé  un  cadavre  assassiné ,  je 
puis  tout  croire  de   cette   affreuse   demeure. 

—  Ah  !  m'écriai-je  en  reculant  vivement,  quel 
cloaque  !  jamais  je  ne  coucherai  ici!...  Quelle 
horrible  maison!... 

—  C'est  pourtant  moi  qui  l'ai  bâtie,  me  dit 
d'une  voix  caverneuse  un  homme  qui  tenait  une 
lampe  près  de  moi. 

On  me  parlait  ainsi  en  français;  je  me  retourne, 
et  je  vois  la  plus  atroce  physionomie  à  qui  Dieu 
ait  permis  d'habiter  sur  un  visage  chrétien.  Je 
fus  stupéfaite. 

—  Mon  Dieu,  lui  dis-je,  comment  se  peut-il 
faire  que  vous  ayez  quitté  notre  patrie  pour  ve- 
nir habiter  dans  ce  désert  sauvage...  dans  cette 
maison  ? 

Et  dans  ma  pensée  j'achevais  ma  phrase,  et  je 
me  disais  à  moi-même  : 

Cet  homme  est  le  plus  infâme  des  scélérats; 
il  a  fui  le  bagne  et  peut-être  la  potence  !... 

Et  dans  le  fait  tout  cela  se'trouvait  dans  cette 
figure  au  regard  sinistre,  à  l'expression  meur- 
trière. 

Je  ne  voulus  pas  coucher  dans  cette  maison; 
mais  craignant  pour  ma  fille,  pour  mon  trésor, 
l'air   renfermé   d'une  voiture ,  je   parcourus   la 


1 36  MÉMOIRES 

maison  afin  de  trouver  une  seule  chambre  qui 
fut  habitable.  II  y  en  avait  une;  je  fis  ouvrir  la 
fenêtre,  brûler  du  genièvre,  placer  un  brasero 
dont  la  braise  était  bien  éteinie;  puis,  ayant  éta- 
bli mon  enflmt  et  sa  bonne  dans  ce  lieu ,  le  meil- 
leur de  la  masure  ,  je  me  retirai  dans  ma  voiture 
avec  Junot,  et  nous  y  passâmes  la  nuit. 

J'avais  alors  avec  moi  parmi  mes  femmes  une 
Italienne,  femme  du  premier  valet  de  chambre 
de  mon  mari,  et  qui  était  à  la  t^te  de  ma  linge- 
rie en  qualité  de  femme  de  charge;  elle  était 
fort  jolie,  fort  dévouée  à  moi  et  à  tout  ce  qui 
m'appartenait,  et  je  l'aimais  fort.  C'était  encore 
de  cette  graine  de  bons  serviteurs  qui  aujour- 
d'hui est  totalement  perdue.  Elle  ne  voulut  pas 
demeurer  dans  la  voiture  de  ma  fille,  dans  la- 
quelle elle  voyageait,  et  préféra  dormir,  si  elle 
le  pouvait,  dans  l'une  des  chambres  de  cette 
horrible  casa.  Elle  se  détermina  donc  à  laisser 
son  mari  veiller  aux  bagages  et  maintenir  l'ordre 
parmi  l'escorte,  qui  paraissait  être  cette  nuit 
plus  que  jamais  d'une  absolue  nécessité,  et  vint 
se  coucher  dans  la  pièce  voisine  de  celle  de  ma 
fille. 

L'enfant  était  endormie  depuis  long-temps 
lorsque  madame  Heldt  entra  dans  sa  chambre, 
et   parut  devant   Fanchette,   pale    comme    un 


DE    L\    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  l3'J 

spectre.  Fanchette,  cpii  n'était  pas  un  Bayard 
de  son  naturel,  trébucha  sur  ses  petites  jambes 
en  voyant  la  figure  de  sa  compagne.  Ma  femme 
de  chambre  avait  préféré  rester  dans  la  voiture, 
et  celles-ci  étaient  seules. 

—  Madame  Bergerot,  dit  à  Fanchette  ma  femme 
de  charge,  devenue  éloquente  en  français  par 
l'excès  de  la  terreur  :  Madame  Bergerot...,  il  y  a 
un  homme  assassiné  sous  mon  lit. 

Fanchette  poussa  un  grand  cri. 

—  Taisez-vous,  mon  Dieu  !  taisez-vous...  Ils 
vont  venir  nous  égoroer  aussi...  Il  v  a  là  un 
grand  instrument  de  torture... 

Fanchette  aurait  cru  bien  autre  chose...  Ce- 
pendant elle  voulut  s'assurer  du  fait...  Elle  prit 
la  lampe  d'une  rnain  assez  peu  sûre,  et  elle  la 
porta  dans  la  chambre  de  madame  Heldt,  car 
celle-ci  avait  renversé  la  sienne  dans  son  pre- 
mier effroi...  Elle  regarde  sous  le  lit;  elle  ne  voit 
d'abord  que  de  la  paille  fraîche  et  coupée, 
comme  celle  dont  on  sert  en  Espagne...  Mais  en 
baissant  la  lampe,  elle  aperçoit  deux  pieds 
d'homme,  mais  nus,  et  deux  jambes  qui  de- 
vaient appartenir  à  un  corps. 

Les  deux  femmes  tremblèrent,  et  furent  au 
moment  de  tomber  à  coté  du  cadavre.  Fanchette, 
plus  hardie  que  sa  compagne ,  peut-être  parce 


l38  MÉMOIRES 

qu'elle  avait  une  responsabilité  précieuse,  décida 
qu'il  fallait  sortir  de  cette  chambre  et  appeler 
du  secours.  Madame  Heldt  ^  lui  fit  alors  remar- 
quer Xinstrwnent  de  torture,  qu'on  sut  le  lende- 
main être  une  machine  pour  battre  le  grain... 
Mais  Fanchette  et  la  femme  de  charge  n'y  voyaient 
que  ce  que  leur  terreur  lui  prêtait,  et  tout  était 
horrible. 

—  Mon  Dieu ,  mon  Dieu  !  disait  Fanchette... 
comment  sortir  d'ici  ?...  Ce  n'est  peut-être  pas 
un  cadavre,  au  reste,  ajoutait-elle  comme  pour 
se  donner  du  cœur. 

—  Eh!  que  voulez-vous  que  ce  soit  alors?  ré- 
pondait l'autre... —  C'est  bien  pis  encore,  c'est 
un  corps  coupé  par  morceaux  alors...  car  enfin 
ce  sont  bien  deux  pieds  et  deux  jambes... 

Et  les  à^\\y>.  femmes  regardant  de  nouveau 
tressaillirent  et  devinrent  encore  plus  blêmes, 
car  c'était  bien  en  effet  deux  pieds  et  deux 
jambes.  Elles  ouvrirent  la  fenêtre,  tout  était 
calme,  tout  dormait  dans  la  maison;  on  n'en- 
tendait que  le  bruit  monotone  des  mules  dans 
leur  appartement,  beaucoup  plus  beau  que  celui 

I  -[yjme  jjj,i.j|.  (>^;  toujours  à  Paris  ,  où  elle  est  en  ce  mo- 
ment même.  Elle  me  racontait  l'autre  jour  de  nouveau  les 
détails  de  cette  nuit  qui  fut  pour  elle  si  cruelle,  et  ce  sou- 
venir la  glace  encore  depuis. 


DE    LA.   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  189 

qu'on  donnait  aux  chrétiens  qu'elles  traînaient, 
et  dans  lequel  au  moins  il  n'y  avait  pas  de  corps 
mort. 

—  Mon  Dieu!  disait  Fancliette,  madame  avait 
bien  raison,  cet  homme  est  un   assassineuxl... 

—  Un  assassineuxl  c'est  bien  plutôt  le  bour- 
reau du  village!  regardez  donc!... 

Et  madame  Heldt   montrait  toujours  le  fatal 
instrument. 

Enfin  des  pas  se  firent  entendre  au  bas  de  la 
fenêtre  :  c'était  le  colonel  Laborde  qui  faisait  la 
ronde  autour  de  la  maison.  La  nuit  était  belle, 
et,  dans  son  inquiétude,  car  tout  le  monde  en 
avait  dans  cet  endroit  sinistre,  il  avait  préféré  ne 
se  pas  coucher;  il  s'était  jeté  tout  habillé  sur 
deux  bottes  de  paille  fraîche,  et  de  temps  à 
autre  il  quittait  son  lit  de  bivouac  pour  voir  si 
tout  était  en  ordre.  Lorsque  Fancliette  entendit 
les  talons  de  ses  bottes  à  la  hussarde  résonner 
sur  les  petites  pierres  qui  pavaient  la  cour,  elle 
se  sentit  sauvée;  elle  l'appela.  Le  brave  et  excel- 
lent jeune  homme  fut  en  deux  sauts  dans  la 
chambre  de  madame  Heldt,  lorsqu'il  entendit 
le  premier  mot  de  cadavre  et  ôihomme  assassiné. 
H  aperçut  aussitôt  les  deux  pieds  accusateurs; 
et ,  ne  craignant  pas  autant  que  les  deux  femmes 
la  vue    d'une   face  de  mort,  il   tira  celui-ci  de 


l4o  HVIÉMOIRES 

dessous  le  lit  où  il  était  enveloppé  dans  de  la 
paille.  C'était  bien  en  effet  un  cadavre;  mais 
rien  ne  paraissait  sur  son  corps  pour  déceler  un 
acte  de  violence...  Cependant,  sans  se  donner  le 
temps  de  raisonner  sur  cet  événement ,  il  dit  à 
l'une  des  femmes  d'appeler  le  maître  de  la  mai- 
son. Mais  à  peine  avait-il  saisi  le  talon  du  mort, 
que  toutes  deux  s'étaient  sauvées  auprès  du  ber- 
ceau de  ma  fille,  comme  pour  demander  assi- 
stance à  la  chère  créature  qui,  pendant  ce  temps, 
sa  belle  et  ravissante  tète  blonde  appuyée  sur 
l'une  de  ses  mains,  dormait  du  sommeil  des 
anges.  M.  de  Laborde  ne  voulut  pas  donner  l'a- 
larme, il  appela  seulement,  par  la  fenêtre  qui 
donnait  sur  la  foret,  un  soldat  de  l'escorte  ;  et,  pre- 
nant la  lampe,  il  descendit  dans  la  cuisine  où 
était  le  maître  de  la  maison,  dormant  tranquil- 
lement sur  le  pavé  auprès  des  restes  du  feu  au- 
tour duquel  avaient  soupe  les  muletiers. 

Cet  homme  n'est  pourtant  pas  un  meurtrier, 
au  moins  ce  soir,  pensa  M.  de  Laborde...  Mais, 
n'importe,  il  faut  savoir  ce  que  peut  être  cette 
histoire  de  corps  mort. 

Et  poussant  l'homme  de  son  pied  assez  rude- 
ment, il  l'éveilla,  en  lui  présentant  un  pistolet. 
L'autre  crut  qu'on  allait  le  tuer,  et  poussa  des 
cris  inhumains, 


DE    LA    DUCHr:SSE    OMBRANTES.  t/jl 

—  Tais-toi,  lui  dit  M.  de  Laborde,  ou  je  te  casse 
la  tète...  Qu'est-ce  que  veut  dire  ce  qu'on  vient 
de  découvrir  dans  l'une  des  chambres  d'en-haut? 
infâme  assassin  ! 

—  Mon  Dieu!  mon  officier,  je  ne  suis  pas  un 
assassin,  dit  le  malheureux  en  se  jetant  à  genoux 
et  joignant  les  mains...  Je  vais  tout  vous  dire. 
Ne  le  découvrez  pas  au  seigneur  ambassadeur... 
vous  allez  voir  que  je  n'ai  pas  fait  de  mal... 

M.  de  Laborde  le  regardait  toujours  d'un  air 
furieux.  Et  le  pauvre  homme ,  qui  tout  en  ayant  la 
tournure  et  la  figure  d'un  déterminé  scélérat, ne 
l'était  pas  au  fait  ce  soir-là  du  moins,  n'avait  pas  la 
force  de  parler  pour  raconter  son  histoire.  Enfin 
on  sut  de  lui  que  l'un  des  garçons  de  sa  mau- 
vaise ferme  était  mort  de  je  ne  sais  plus  quelle 
maladie,  le  matin  même.  On  devait  l'enterrer 
le  lendemain;  mais  notre  arrivée  avait  dérangé 
le  mort,  parce  que  la  chambre  qu'il  occupait 
était  l'une  des  deux  capables  de  loger.  «  Si  l'am- 
bassadeur ou  madame  l'ambassadrice  m'avaient 
fait  l'honneur  de  loger  dans  ma  pauvre  maison , 
disait  le  transfuge ,  j'aurais  fait  enlever  le  corps 
dans  un  drap  sans  qu'on  le  vît;  mais,  comme 
ce  n'était  que  l'une  des  personnes  de  leur  suite, 
j'ai  pensé  que  Garcia  pouvait  demeurer  dans  la 
paille  sans  la  gêner;  et,  comme  elle  paraissait 


1 4^  MEMOIRES 

très-fatiguée ,  j'ai  présumé  ,  à  tort  à  ce  qu'il  pa- 
raît ,  qu'elle  ne  s'en  apercevrait  pas.  Je  lui  en  de- 
mande pardon.  JMais,  mon  officier,  si  j'avais  fait 
un  crime,  je  n'aurais  pas  laissé  quelqu'un  cou- 
cher dans  cette  chambre,  ou  j'en  aurais  enlevé 
toutes  les  traces.  •» 

Il  avait  raison.  M.  de  Laborde  lui  demanda 
qui  pouvait  répondre  pour  lui.  L'homme  nomma 
le  curé  et  le  sangrado  du  village. 

«Enfermez-moi  jusqu'au  jour,  monsieur  l'offi- 
cier, si  vous  croyez  que  je  ne  dis  pas  la  vérité, 
et  demain  vous  jugerez  de  mon  innocence.  » 

M.  de  Laborde  ne  se  le  fit  pas  répéter  deux 
fois  :  il  mit  Thomme  au  corps  mort  dans  un 
de  ses  petits  trous,  qui  pourtant  avait  une  porte,  et 
l'y  enferma  à  clef.  Puis  il  fit  monter  deux  soldats 
pour  remettre  le  cadavre  du  pauvre  paysan 
dans  sa  couche  mortuaire;  ensuite  il  conseiUa 
aux  deux  femmes  d'emporter  ma  fille  et  de  lui 
faire  passer  le  reste  de  la  nuit  dans  la  voiture. 
Le  voisinage  d'une  chambre  dans  laquelle  était  un 
cadavre,  peut-être  portant  avec  lui  ime  vapeur 
pestilentielle  %  pouvait  être  dangereux,  et  je  l'en 
remerciai  le  lendemain  lorsque  je  sus  l'aventure. 
Mais  Junot  ne  remerciait  pas  l'homme  de  la  pos- 

*  La  fièvre  jaune  était  ù  Cadix  en  ce  moment-même. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRA.NTÈS.  t43 

sada;  il  voulait  ïéchiner,  disait-il.  Le  pauvre 
malheureux  s'était  caché,  et  redoutait  la  colère 
du  grand  seigneur,  comme  il  l'appelait, 

— Je  ne  suis  pas  un  grand  seigneur,  misérable 
que  tu  es....  mais  je  suis  père....  je  suis  un  maî- 
tre- humain....  Comment,  malheureux  , tu  as  pu 
avoir  la  pensée  de  faire  coucher  deux  femmes  et 
un  enfant,  et  mon  enfant  encore,  dans  une 
chambre,  non-seulement  empestée  d'un  air  fétide 
et  malsain  d'une  maladie  dangereuse;  mais  tu 
y  laisses  la  victime  de  cette  même  maladie!... 

Alors  la  colère  le  dominait ,  et  il  voulait  étran- 
gler l'homme  ;  enfin  ,  le  curé  et  le  frater  du  vil- 
lage arrivèrent.  Ils  certifièrent  que  le  corps  mort 
était  de  bon  aloi,  ayant  succombé  sous  une 
pleurésie  ,  et  qu'il  était  mort,  et  bien  mort.  Le 
curé  l'avait  administré;  et  qisant  au  frater,  s'il 
y  avait  un  assassin  dans  l'affaire,  cela  le  regar- 
dait probablement  pkis  que  personne.  Quant 
à  madame  Heldt  et  à  madame  Bergerot,  la 
bonne  de  ma  fille,  elles  ne  voulurent  ni  l'une 
ni  l'autre  convenir  que  le  corps  mort  était  un 
corps  mort  comme  tous  les  autres  ;  et  cette  impres- 
sion fut  si  forte,  que  madame  Heldt,  me  par- 
lant de  cette  affaire  il  n'y  a  pas  quinze  jours, 
prétendait  toujours  quec'était  celui  d'un  homme 
assassiné,  et  que,  sans  M.  de  Laborde,  elles  y 


ï44  MÉMOIRES 

auraient  passé  toutes  deux,  ainsi  que  mademoiselle 
Joséphine.  Pauvre  petite  innocente  !  ajoutait 
madame  Heldt. 

A  peine  avions-nous  quitte  San -Pedro,  que 
nous  eûmes  de  nouveaux  ennuis  relativement  à 
ma  fille.  Elle  était  dans  une  voiture  avec  sa  bonne, 
madame  Heldt  et  mes  deux  femmes;  la  route 
était  mauvaise.  Junot  descend,  et  m'engage  à 
en  faire  autant,  pour  gravir  une  petite  colline. 
Ma  fille  étnit  assoupie ,  et  Junot  dit  au  muletier 
qui  conduisait  sa  voiture  : 

—  Ne  passe  pas  de  ce  côté;  et  il  lui  désignait 
une  partie  de  la  route  qui  était  en  effet  détes^ 
table.  Je  te  défends  de  passer  en  cet  endroit , 
parce  que  je  suis  sûr  qu'il  t'arrivera  mal- 
heur. 

Le  muletier  secoua  la  tête  :  il  était  évident 
qu'il  ne  voulait  pas  obéir.  Junot  s'approcha  de 
lui,  et  lui  répéta  son  injonction  d'une  manière 
encore  plus  formelle. 

—  J'y  ai  passé  plus  de  vingt  fois,  dit  le  mu- 
letier, espèce,  comme  on  le  sait,  bien  autre- 
ment entêtée  que  les  mules;  j'y  ai  passé  plus 
de  vingt  fois  ,  et  jamais  il  ne  m'est  rien  arrivé. 
Les  bétes  connaissent  le  sentier;  elles  feront 
plutôt  quelque  malice,  si  je  les  dérange. 

—  Et  moi ,  je  te  casse  un  bon  bâton  sur  les 


m.    LA.    DUCHrSSE    d'aBRANTKS.  î /|5 

épaules,  si  tu  raisonnes  encore,  dit  Junot  en  co- 
lère- Fais  ce  que  je  t'ordonne. 

Nous  prenons  les  devants  ,  et  nous  gravissons 
la  montagne.  Nous  étions  à  moitié,  lorsqu'un 
bruit  violent  nous  fit  tourner  la  tête.  C'était  la  voi- 
ture de  ma  fille,  que  le  mayoral  avait  voulu  faire 
passer  dans  le  chemin  tout -à -fait  défoncé  que 
Junot  lui  avait  commandé  d'éviter,  et  qui  avait 
versé  de  la  manière  la  plus  complète.  Je  tombai  sur 
la  terre  du  premier  mouvement  de  terreur  que 
je  ressentis;  puis  le  second  me  fit  relever  aussi 
promptement  pour  aller  au  secours  de  mon  en- 
fant; car  j'entendais  ses  cris,  et  ils  étaient  dé- 
chirants. Quant  à  Junot,  en  deux  sauts  il  avait 
fondu  sur  le  muletier,  et  le  tenant  à  la  gorge  , 
il  le  voulait  tuer.  M.  de  Laborde  et  M.  de  Rayneval 
eurent  grand'peine  à  le  lui  ôter  des  mains. En  ar- 
rivarit,jeprisma  pauvre  enfant  dans  mesbras;  elle 
n'avait  rien.  Ses  cris  venaient  de  l'état  dans  lequel 
elle  voyait  sa  bonne;  et  pourtant  la  chère  petite 
créature  avait  évité  la  mort  de  bien  peu  de  chose. 
Au  moment  où  la  voiture  versa ,  elle  venait  de 
s'éveiller,  et  avait  passé  sur  les  genoux  de  ma- 
dame Heldt, qu'elle  aimait  beaucoup.  Si  elle  était 
demeurée  sur  ceux  de  sa  bonne  ,  elle  était  per- 
due. Tout  ce  qui  était  dans  la  voiture  était 
VIII.  lo 


l46  MÉMOIRES 

tombé  sur  cette  pauvre  madame  Bergerot,  et 
l'avait  tellement  étouffée  ,  qu'elle  fut  une  grande 
demi -heure  sans  connaissance.  Elle  était  éten- 
due sur  l'herbe ,  lorsque  j'arrivai ,  et  ma  José- 
phine pleurait  en  appelant  sa  bonne  avec  une 
voix  si  triste,  un  accent  si  plaintif,  que  je  la 
dévorai  de  caresses.  L'aimable  enfant  promettait 
alors  tout  ce  qu'elle  a  tenu  depuis.  Sa  bonne 
donna  au  même  instant  une  preuve  de  l'attache- 
ment qu'elle  avait  également  pour  son  élève.  Au 
moment  oùla  connaissance  lui  revint, avant  que 
ses  yeux  fussent  ouverts,  elle  étendit  ses  deux 
mains  autour  d'elle....  elle  cherchait....  et  sa  voix 
encore  faible  murmurait  : 

—  Mon  enfant! mon  enfant!.  . .  . 

Parmi  les  souvenirs  de  reconnaissance  que 
j'ai  conservés  à  cette  excellente  femme,  celui  de 
cet  instant  est  un  de  ceux  qui,  bien  ce; l;;;;!e- 
ment,  est  le  plus  cher. 

De  San-Pc.lro  nous  suivîmes  la  grande  route 
jusqu'à  Mérida.  On  a  tant  parlé  de  ses  belles  an- 
tiquités romaines,  que  je  ne  prendrai  pas  le  soin 
d'en  ennuyer  le  lecteur.  Crj)end;uit,  je  dois  dire 
combien  son  pont  sur  la  Guadiana,  les  restes 
de  son  aqueduc,  de  son  arène,  ou  plutôt  de  sa 
longue  muraille  ,  m'ont  causé  d'admiration  ; 
surtout  le  pont,  qui  est  entièrement  conservé  et 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA2^TJ=:S.  i47 

qui  ne  serait  pas  meilleur ,  fait  il  y  a  cinquante 
ans. 

Jusqu'à  Badajoz  nous  suivîmes  toujours  la 
fameuse  Guadiana,  après  l'avoir  passée,  hors  de 
Mérida  ,  sur  le  beau  pont  dont  j'ai  parlé.  Nous 
traversâmes  des  plaines  fertiles,  mais  incultes. 
La  mesta  ravage  tout.  L'amant  de  la  fée  aux 
miettes  eût  été  plus  heureux  que  moi ,  malgré 
toute  ma  joie  de  botaniste,  de  trouver  sur  les 
rives  de  la  Guadiana  sa  fleur  chérie,  la  man- 
dragore '.  Elle  était  en  pleine  fleur  sur  le  bord 
du  chemin. 

Dans  les  environs  de  Badajoz ,  nous  trouvâ- 
mes une  ville  qui  nous  offrit  un  spectacle  curieux. 
Toutes  les  maisons  tombaient  en  ruine.  Cela 
était  il  a  vingt -sept  ans,  et  je  ne  présume  pas 
que  depuis  cette  époque  ces  maisons  se  soient 
relevées.  Le  nom  de  cette  ville  était  également 
singulier.  Sur  la  carte,  c'est  Talaveyra  la  Real; 
dans  le  Guide  du  voj^ageur  ,  on  l'appelle  Tala- 
veyra  ciel  Arroyo ,  et  ses  habitants  et  ceux  de  Ba- 
dajoz la  nomment  Talaveruella.  Je  l'ai  nommée 
la  ville  aux  trois  noms. 

Enfin,  nous  arrivâmes  à  Badajoz,  ville  fron- 
tière de  l'Espagne   pour  le  Portugal.   C'est   une 

'  Atropa  mandragora. 

lo. 


l48  MÉMOIRES 

belle  ville,  ayant  des  rues  propres,  tirées  au 
cordeau,  bien  pavées,  chose  fort  rare  dans  cette 
partie  de  l'Espagne.  On  sait  que  c'est  la  patrie 
du  prince  de  la  Paix.  Cependant,  quelque  belle 
que  soit  cette  garnison,  les  militaires  espagnols 
ne  l'aiment  pas,  et  la  regardent  comme  un  lieu 
d'exil.  Le  commandant  nous  donna  un  excellent 
déjeuner,  fit  tirer  le  canon  lorsque  nous  sortî- 
mes de  la  place,  suivant  l'ordre  qu'il  en  avait 
reçu,  et  nous  quittâmes  Badajoz  charmés  de  sa 
bonne  réception.  En  descendant  la  pente  douce 
qui  est  au  pied  des  remparts,  nous  aperçûmes 
Elvas ,  place  forte  de  la  frontière  portugaise, 
située  seulement  à  une  lieue  de  Badajoz.  Elle 
est,  comme  cette  dernière  ville,  assise  sur  une 
hauteur.  Une  rivière,  ou  plutôt  un  ruisseau 
nommé  le  CayOj  est  la  limite  des  deux  royaumes. 
Nous  le  franchîmes  facilement,  car  il  était  à  sec, 
et  nous  entrâmes  dans  Elvas  au  bruit  du  canon 
qu'on  tirait  pour  notre  arrivée.  Badajoz  répon- 
dit par  courtoisie.  Cela  me  frappa  ,  et  je  le  fis 
remarquer  à  Junot,  car  il  n'aimait  pas  l'Espagne 
autant  que  moi;  cependant  il  l'aimait.  Quant 
au  jugement  que  j'en  ai  porté  et  qui  est,  ainsi 
qu'on  a  pu  le  voir,  tout  favorable  à  cette  belle 
et  bonne  nation ,  il  n'a  fait  depuis  que  prendre 
plus  de  consistance,  parce  que  mon  long  séjour 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  T  49 

dans  cette  tenre  aimée  du  ciel,  rn'a  fourni  la 
preuve  que  j'avais  été  seulement  équitable  en- 
vers ses  habitants  ^ 

'  Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  que  ces  idées  et  ces  ju- 
gements sont  portés  en  i.SoS.  Depuis  cette  époque  rien  ne 
m'a  fait  au  reste  changer  d'opinion  :  au  contraire. 


MEMOIRES 


CHAPÎTRK  VIÏI. 


Singulière  différence  entre  le  Portugal  et  l'Espagne.—  Tri- 
nité portugaise.  —  Le  Juif,  le  Nègre  et  le  Portugais  en 
une  seule  personne,  —  Réception  à  Estremoz.  —  Junot 
premier  aitlc-de-cam])  de  l'empcreui'.  —  Venda  do  Du- 
(|ue. —  Montenior-o-Novo.  —  Coup  d'œil  sur  l'Alemtejo. 
—  JuC  forai ,  les  pmvedors  et  les  juiz  de  fora.  —  Bé- 
ranger,  ou  le  diable  m'emporte. 

Une  particularité  qui  me  frappa,  ce  fut  la  dif- 
férence qui  existe  entre  l'Espagne  et  le  Portugal. 
Cette  différence  se  laissa  voir  d'une  manière 
sensible  aussitôt  que  le  Cayo  fut  franchi.  Des 
yeux,  des  cheveux  noirs,  une  peau  basanée,  sont 
les  seuls  traits  semblables  entre  les  Portugais  et 
les  Espagnols.  Les  premiers  ont  les  lèvres  gros- 
ses,  le  nez    mi  peu   nègre .^  les  cheveux   noirs, 


DE  LA  DUCHESSE  D  AERANTES.       131 

mais  souvent  crépus;  et,  en  tout,  dans  leur 
tournure,  leurs  mains,  surtout  leurs  oncles, 
on  reconnaît  le  sang  métis.  Gela  est  surtout 
remarquable  en  quittant  l'Espagne,  dont  les 
habitants  ont  bien  aussi  le  teint  brun  et  les 
yeux  noirs,  mais  au  moins  l'aspect  européen. 
Toutefois,  en  entrant  en  Portugal,  on  est  d'aboid 
agréablement  frappé  par  le  spectacle  d'une 
nature  plus  cultivée.  En  sortant  de  ces  grandes 
landes,  de  ces  pâturages  dévastés  par  la  niesla , 
on  trouve  un  pays  couvert  d'habitations  rusti- 
ques, mais  bien  bâties  et  toujours  d'une  blan- 
cheur éblouissante,  par  les  soins  que  les  paysans 
apportent  à  les  recrépir  tous  les  ans  au  prin- 
temps. Le  peuple  portugais  est  lui-même  plus 
soigné  sur  sa  personne.  Une  camisole  de  drap 
l)run  remplace  le  manteau  et  la  veste  de  cuir,  un 
chapeau  tient  lieu  de  la  montera.  Les  femmes 
ont  les  cheveux  simplement  attachés  avec  un 
ruban,  ou  bien  recouverts  d'un  mouchoir  noué 
sous  le  menton.  Leur  abord  est  gracieux,  ce  qui 
n'est  pas  commun  en  Espagne.  Du  reste,  ce  n'est 
pas  par  le  peuple  qu'il  faut  juger  la  nation  portu- 
gaise, elle  a  deux  caractères  bien  distincts  :  je  le 
ferai  voir  tout  à  l'heure,  en  parlant  de  Lisbonne 
et  d'Oporto. 

Nous  trouvâmes,  avant  d'arriver  à  Elvas,  le 


1  Sa  MÉMOIRES 

premier  jardin  d'orangers  que  nous  eussions  en- 
core vu  depuis  notre  entrée  en  Espagne.  Tout  ce 
qui  entoure  en  général  celte  frontière  du  Por- 
tugal est  d'une  opposition  frappante  avec  ce 
qu'on  laisse  derrière  soi,  comme  aspect  du  pays. 
Elvas  tient  de  don  Sanclie  II  son  forai  :  c'est 
une  espèce  de  charte,  et  d'après  même  la  défi- 
nition d'un  savant  jurisconsulte  portugais  : 

u4s  leis  ou  tilulos  da  creacao  e  das  condiçoes 
corn  que  os  povoadores  acceitarao  as  terras. 

J'ai  écrit  cette  ligne  en  portugais  pour  donner 
une  idée  de  la  totale  différence  des  deux  langues, 
Tune  tout  harmonieusement  sonore,  avec  ses 
sons  gutturaux,  à  côté  de  cette  indigne  pronon- 
ciation sourde  et  brisée. 

Elvas  est  la  résidence  d'un  corregidor ^  d'un 
provedor^  et  d'unyWz  de /ora^ ,  cou]me  chef-lieu 
d'un  corregimiento.  Nous  y  admirâmes  un  bel 
aqueduc, de  la  longueur  d'une  lieue;  il  est  formé 
d'arcades  fort  élevées,  et  traverse  lui  vallon  d'une 
fertilité  admirable,  tout  couvert  de  jardins  par- 

'  Juge  indc'pendant  du  corrc(/idor ,  résidant  dans  le  co- 
marcal  ou  district. 

*  Juge  du  dehors.  Il  est  différent  du  juiz  da  terra  ou  juge 
de  l'endroit. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  I  53 

faitement  cultivés  et  de  petits  bosquets  d'orau- 
gers.  Cet  aqueduc  s'appelle  6>^rt/co5  de  amore'ua. 
C'est  un  mûrier (<2/«o/e//v2),  près  duquel  il  com- 
mence, qui  lui  a  donné  son  nom. 

Mais  cette  culture,  ce  bel  aspect,  n'est  qu'une 
parure  de  coquette  que  prend  le  Portugal  pour 
pouvoir  humilier  sa  rivale;  tout  disparut  bientôt 
après  avoir  quitté  Elvas;  nous  ne  vîmes  plus 
que  des  montagnes  nues  et  stériles.  Autour  de 
la  vendu  Seuh-Jurado  ^  nous  retrouvâmes  le  la- 
danum  avec  ses  belles  fleurs  blanches  au  pistil 
d'or;  et  son  odeur  balsamique  vint  de  nouveau 
embaumer  l'air  du  soir  autour  de  notre  voiture. 
Cet  arbuste  est  encore  plus  remarquable  en  Por- 
tugal, ses  boutons  et  ses  branches  sont  encore 
plus  chargés  de  résine  que  dans  l'Estramadure 
espagnole. 

Estremoz ,  petite  place  de  guerre  dans  laquelle 
est  une  garnison,  fut  le  second  lieu  où  nous 
fûmes  salués  par  des  coups  de  canon.  Le  com- 
mandant de  la  place  était  un  vieux  brave  homme 
qui  croyait  voir  im  ange  de  lumière  en  regar- 
dant le  premier  aide -de-camp  de  l'empereur 
Napoléon;  car  il  est  bon  de  faire  observer  en 
passant  que  Junot  mettait  en  tête  de  tout  ce  qui 
demandait  une  liste  de  ses  titres,  celui  qu'il 
chérissait  autant  pour  le  moins  qu'il  le  vénérait, 


^. 


1 54  MÉMOIRES 

c'était  celui  de  premier  aide-de-camp  de  l'em- 
PEiîEUR  ;  il  paraît  au  reste  que  ce  prestige  (car 
enfin  c'en  était  un)  agissait  de  même  sur  le  vieux 
vétéran  ;  et  il  témoignait  son  admiration  pour  la 
France  et  pour  son  héros  avec  un  accent  qui  ne 
trompe  jamais,  parce  qu'il  venait  de  l'âme.  Je 
le  fis  remarquer  à  Junot  lorsque  nous  quittâmes 
Estremoz.  Je  suis  sûre  que  ce  brave  homme 
n'aurait  pas  commandé /ë^w  sur  nous  comme  je 
suis  sûre  que  l'aurait  fait  le  commandant  d'Elvas. 
Il  nous  fit  promener  dans  sa  villa  et  praça  de 
armas ,  avec  une  confiance  toute  loyale.  Junot 
y  fut  sensible.  11  avait  inie  âme  faite  pour  sen- 
tir tout  ce  qui  était  noble  et  généreux.  A  trois 
lieues  d'Estrenioz  nous  trouvâmes  une  horrible 
7;e//<^^, appelée  venda  do  Duque,  et  certes  bien 
peu  faite  pour  recevoir  un  duc.  Mais  il  est  vrai 
dédire  que  le  maître  ne  s'est  pas  aventuré  en  la 
nommant  ainsi,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  duc  ^  en 
Portugal.  IjCS  environs  sont  couverts  de  genêts 

'  Il  n'y  a  point  de  ducs  dans  la  noblesse  porUjgaise  depuis 
la  mort  du  duc  d'Aveyi'O.  Les  seuls  ducs  qui  s'y  trouvent 
maintenant  sor.t  de  la  famille  royale,  le  duc  de  Cadaval  et 
le  ducd'Alafoëns.  Depuis  que  ce  journal  est  écrit,  le  due  d'A- 
lafoèns  est  mort  ne  laissant  (pie  deux  liiles.  Si  don  Pedio  a 
créé  des  «lues  au  Brésil  ,  ce  n'est  pas  selon  l'ancienne  cou- 
tume portugaise.  Il  en  est  des  ducs  en  Portugal,  comme  des 
princes  en  Espagne. 


DE    LA    DUCHESSE    d' ABR ANTÈS.  l55 

et  de  ladanum  qui ,  malgré  ses  belles  fleurs  et 
son  odeur  suave,  finit  par  fatiguer  par  son  ex- 
trême abondance.  A  Arrayolos  nous  n'eûmes 
pas  de  coups  de  canon ,  parce  qu'il  n'y  en  avait 
pas,  mais  des  escopettes,  des  salves,  des  compli- 
ments, une  réception  qui  voulait  être  cordiale. 
On  voyait  que  le  gouvernement  portugais,  s'il 
n'aimait  pas  la  France,  du  moins  la  redoutait. 
Il  est  à  remarquer  que  d'Estremoz  à  Arrayolos 
il  y  a  six  lieues,  et  que  nous  ne  trouvâmes  pas 
un  village.  De  là ,  nous  gagnâmes  Montemor-o- 
Novo^  \o\\Q  petite  ville,  dont  les  environs  sont 
bien  cultivés,  la  position  riante.  Nous  y  fûmes* 
reçus  à  merveille,  selon  la  coutume  qui  parais- 
sait avoir  été  adoptée  pour  nous;  et  nous  quit- 
tâmes Montemor-o-Novo  pour  entrer  dans  l'Alem- 
tejo. 

La  province  d'Alemtejo,  dans  laquelle  est  si- 
tuée Lisbonne,  si  l'on  veut  parler  juste  comme 
position  topographique  et  géographique,  tire 
son  nom  àHalem  {^aleng ^  en-deçà)  et  de  tejo 
{techo  ^  T^&g).  On  la  confond  souvent  avec  la 
province  d'Estramadure,  et  même  avec  la  portion 
des  Algarves  qui  touche  aux  montagnes  qui  les 
séparent. 

Je  ne  saib  si  j'ai  donné  une  idée  de  ce  pays  si 
particulièrement    marqué    d'un    sceau    spécial , 


l56  MÉMOIRES 

lorsque  j'ai   parlé  de  l'Espagne....  Je   le   désire, 
parce  que  la  chose  est  tout-à-falt  inhérente  à  la 
contrée  nriéme,  et  cpie  parler  de  sa  physionomie, 
c'est  la  faire  connaître.  Maintenant,  tout  ce  que 
je  puis  invoquer  de  mes  souvenirs  ne  peut  don- 
ner nne  idée  précise  du  charme  que  présentent 
les  landes  de  l'Alemtejo  au  moment  de  la  florai- 
son des  admirables  plantes  qui  les  couvrent  en 
entier.  Il  est  vrai  de  dire  qu'aimant  la  botanique 
avec   passion,  je  trouvais   im  grand  charme  à 
rencontrer  sous  mes  pas  les  plus  rares,  les  plus 
belles  plantes  bulbeuses ,  les  bruyères  les  plus 
remarquables  que  nous  cullivons  dans  les  oran- 
geries, des  géraniums  de  toutes  les  espèces,  ainsi 
que    tous    les    cistes    de  l'Europe    méridionale. 
C'est  surtout  la  variété  des  arbustes  et  des  plantes 
qui  est  infinie,  et  réjouit  non-seulement  la  vue 
du  botaniste,    mais   l'œil   du  voyageur  qui  tra- 
verse ce  désert  enchanté  :  Xejica  australis ,  avec 
ses  grandes  fleurs  pourprées;  W'rica  umbellata^ 
plus   petite,    mais    plus  vive  dans  sa  couleur; 
et   les  cistes  ^  aux  pétales   jaune- citron,   avec 
les    gouttes    sanguines    au    fond    de    leur    co- 
rolle; puis  cet  autre  encore  aux  fleurs  rouges, 


Helimifolius,  Lasianthus,  Libanotis,  SambucifoliuSi 


DE    L.V    DUCHESSE    D^AIîUANTIS.  1^7 

de  la  forme  et  de  la  grandeur  d'une  rose^  Une 
plus  rare  encore  et  que  nous  fûmes  étonnés  de 
trouver  avec  les  autres,  est  le  ciste  à  grandes 
fleurs^,  d'un  blanc  éblouissant,  au  port  si  gra- 
cieux; et  puis  le  joli  petit  arbuste  aux  fleurs 
violettes  ^,  la  lavande  odorante"^...  et  des  buissons 
entiers  de  myrte  bordant  les  ruisseaux,  et  alors 
couverts  de  leurs  jolies  fleurs  blanches,  tandis 
qu'à  leur  pied  sont  des  touffes  de  romarin  ca- 
chées par  le  chêne  rampant.  Je  ne  puis  conti- 
nuer ma  description  fleurie^  car  je  m'aperçois 
que  je  suis  bien  faible  à  me  laisser  entraîner  au 
souvenir  du  charme  de  ces  belles  journées  de 
jeunesse,  où,  sans  inquiétude  sur  l'avenir,  sans 
soins  du  présent,  je  foulais  des  fleurs  sous  mes 
pieds  de  jeune  femme,  oublieuse  que  j'étais  alors 
de  toute  peine  un  peu  vive....  Pourquoi  donc  le 
sort  est-il  un  créancier  si  dur?  pourquoi  vient-il 
nous  demander  du  malheur  pour  payer  ce  que 
vous  lui  avez  volé  dans  votre  destinée?...  Il 
semble  que  ce  peu  de  moments  que  la  jeunesse 
insouciante  passe  à  rire  de  la  douleur,  lui  soit 
compté  plus  tard  par  elle  avec  une  barbarie  qui 

'    Cistns  cils|)iis. 

-  Cistus  verticillatiiS. 

^  Lithospermum  fruticosuni. 

4  Lavandula  stœchas. 


l58  MÉMOIRES 

tient  de  la   von"eance  et    surtout   de   Vusure... 
Qui  mieux  que  moi  peut  en  répondre? 

Peut-être  me  fera-t-on  le  reproche  de  m'arrê- 
ter  un  peu  trop  au  milieu  de  ces  landes  si  fleu- 
ries, mais  j'ai  pensé  qu'il  peut  être  permis  à 
celle  qui  a  bien  souvent  retourné  de  tristes  pa- 
ges de  sa  vie,  de  demeurer  quelque  temps  sur 
celles  qui  ne  parlent  que  de  paisibles  et  de 
douces  heures.  Et  puis  ces  champs  de  l'Estrama- 
dure,  où  ces  mêmes  plantes  fleurissent,  sont  un 
théâtre  où  le  nom  de  l'empereur  a  bien  long- 
temps retenti,  où  son  génie,  malheureusement 
conduit  par  l'erreur,  a  fait  représenter  des  scènes 
dont  la  France  donnait  toujours  le  dénouement, 
et  le  dénouement  souvent  glorieux, ..L'Espagne  est 
un  nom  magique,  non-seulement  pour  réveiller 
des  souvenirs  dans  une  âme  capable  d'en  avoir; 
mais  aujourd'hui ,  ce  nom  est  attaché  à  une  partie 
de  ce  que  nous  avons  conservé  dans  notre  mé- 
moire de  bonheur  et  de  malheurs.  C'est  une  se- 
conde patrie  pour  une  foule  de  Français,  je  dirai 
plus,  pour  leurs  parents.  Dans  ces  mêmes  landes 
couvertes  de  fleurs,  sur  ces  mêmes  montagnes 
arides...  au  bord  du  Xenil...  au  bord  du  Tage, 
au  ])ord  de  l'Êbre,  partout  en  Espagne,  autour 
des  cités,  dans  les  déserts,  il  n'est  pas  une  fa- 
mille en  France  qui  ne  sache  qu'une  tête  aimée 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  I  Sq 

est  ensevelie  parmi  ses  rochers  et  sous  ses  fleurs... 
Rien  n'est  invoqué  vainement  clans  les  souvenirs 
de  l'Espagne  et  du  Portugal;  tout  prend  une  voix 
et  répond... 

Une  cause  d'humeur  très-prononcée  me  vint 
bientôt  contre  le  Portugal ,  c'est  le  malaise  que 
j'éprouvais  chaque  jour  en  me  cognant  le  front, 
l'épaule,  le  bras,  aux  panneaux  de  ma  voiture. 
On  sait  tout  le  tourment  que  cause  une  longue 
route  par  ce  seul  motif  d'être  renfermé  dans 
une  boîte  roulante  pendant  une  longue  suite  de 
jours.  Qu'on  y  ajoute  celui  d'être  cahoté  sur  un 
chemin  des  plus  affreux.  J'ai  quelquefois  pensé 
que  c'était  un  calcul  de  la  faiblesse  portugaise 
pour  s'isoler  ainsi  de  l'Espagne.  Ce  qui  est  po- 
sitif, et  Junot  en  fit  la  remarque,  c'est  que  dans 
une  grande  partie  de  rAlemtejo,  les  routes  sont 
mauvaises,  avec  une  sorte  de  régularité,  et  que 
Tarlillerie  ne  pourrait  franchir  les  ravins  ,  les  fos- 
sés dans  lesquels  des  voitures  légères  s'embour- 
bent. Du  côté  de  Campo-de-Ourique,  on  ne  sait 
ce  que  c'est  qu'une  grande  route.  Je  me  deman- 
dais comment ,  quatre  ans  avant,  le  prince  du 
Brésil  avait  pu  se  laisser  ainsi  volontairement 
briser  les  os,  lorsqu'il  fut  à  Badajoz  pour  avoir 
une  entrevue  avec  son  auguste  beau-père  le  roi 
d'Espagne.    I^a  chose   était  tout  autre  pour  ce 


iGo  Ml' MOIRES 

dernier.  Tout  ce  qui  est  chausée,  depuis  Madrid 
jusqu'à  Bndajoz,  est  d'une  beauté  à  être  louée 
avec  justice.  J'en  parlai  au  commandant  de  Ba- 
dajoz  ,  qui  me  dit  que  le  prince  de  la  Paix  avait 
donné  d'avance  des  ordres  pour  que  la  route 
fût  réparée  partout  où  elle  devait  l'être  pour  le 
voyage  de  LL.  JNÏM. 

Tu  vois  bien!  me  disait  Junot... 

Pour  le  prince  du  Brésil,  comme  il  n'avait 
pas  de  prh>ado\  à  moins  que  ce  ne  fût  Lobato  , 
lequel,  en  bonne  conscience, ne  pouvait  se  mêler 
des  grandes  routes  que  pour  y  jouer  un  autre 
rôle  que  celui  de  ministre  dirigeant,  il  allait  sur 
cet  abominable  chemin  en  se  faisant  des  bosses 
au  front  comme  le  marquis  de  B...  Mais  il  y  était 
si  bien  habitué,  et  les  autres  aussi,  que  ni  lui, 
ni  personne  n'y  fit  attention.  Pauvre  royaume!... 
c'est  bien  de  lui  qu'on  pouvait  dire  avec  notre 
Anacréon  : 

Y'  •**'  j^  ^■'i-  '  '^•'^  '^'"'  t'onimcnt  on  s'y  comporte,. 
Je  veux,  mes  amis,  (lue  le  diable  m'emporte! 

'  Valet  de  chambre  favori  du  ])rince  du  Brésil.  Au  mo- 
ment du  départ  du  prince,  à  l'arrivée  de  l'armée  française,  on 
aflicha  une  caricature  dont  je  donnerai  la  ^'ravure,  où  Lobato 
joue  un  grand  rôle.  Celte  gravure  est  faite  àla  plume  et  donne 
une  idée  de  ce  que  pensait  la  nciçdo*, 

•  ^'ation, 


DK    LA     DUCHESSE    d'aBRANTKS,  l6l 

Oui,  pour  le  dire  eu  passant,  c'était  un  pays 
burlesquement  gouverné  ;  et  il  prouvait  malheu- 
reusement que  quelquefois  un  état  peut  marcher 
sans  tête,  sans  bras  et  sans  jambes.  Il  s'en  va 
alors  comme  une  boule  roulant  de  par  le  monde, 
recevant  un  coup  de  pied  de  l'un,  un  coup  de 
poing  de  l'autre,  et  en  définitive,  assez  mal  venu 
de  tous.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'on  voit 
des  choses  comme  cela. 


VIII. 


IX 


162  MÉMOIRKS 


CHAPITRE   IX. 


Arrivée  à  Lisbonne. -l- Aspect  de  la  ville  et  des  environs 

Adage  portngais.  —  Le  frère   du  niarcclïal  Serrurier 

Calenibourg  de  l'empereur.  —  Le  banquier  français.  — 
Bizarrerie  du  cérémonial.  —  L'ambassadeur  de  Louis  XVI 
et  celui  de  Napoléon.  —  Ordres  donnés  par  le  ministre 
des  affaires  étrangères  pour  la  réception  de  Junot.  — 
Le  vendredi  saint.  —  La  fièvre  jaune  en  Andalousie. — 
Visite  de  la  santé.  —  Gouvernement  du  Portugal.  —  Le 
yacht  du  prince  du  Brésil.  —  Notre  débarquemer,?.  —Le 
comte  de  Castro  ûLirino Usage  absurde  relatif  à  l'in- 
stallation des  ambassadeurs  en  Poi  Uigal La  voiture  du 

comte  de  Castro  Marino La  collation  diplomatique. — 

Procès-verbal  de  la  réception  de  M.  le  comte  de  Chàlous, 
ambassadeur  de  Louis  XVL  — M.  le  d^;  de  Coigny  et  sa 
pctite-flllc  madame  Sébastiani. 

Ce  fut  !c  jeudi  saint  de  l'année  i8o5,  à  quatre 
heures  (\w  soir,  que  j'arrivai  enfin  devant  Lis- 
bonne. Je  fus  frappée  d'admiration  ;  et  sans  me 
rappeler  aucune  des  louanges  qui  m'avaient  été 


DE    LA    DUCHKSSE    DABRANTÈS.  1 63 

répétées  mille  fois  de  Paris  à  Madrid,  je  me  laissai 
charmer  par  cette  magnifique  et  splendide  dé- 
coration qui  s'offrit  à  moi.  Il  if existe  aucune 
ville  qui  présente,  je  crois,  le  coup  d'œil  de 
Lisbonne,  vue  en  arrivant  d'Espagne  ;  cette  plaine 
d'eau,  formée  par  le  Tage,  qui  est  dans  quel- 
ques endroits  d'une  lieue  et  demie  de  largeur, 
bordée  à  l'autre  rive  par  une  ville  immense 
bâtie  en  amphithéâtre  sur  les  collines  qui  bor- 
dent le  fleuve  ,  tandis  que  sa  rade ,  remplie  dune 
foule  innombrable  de  vaisseaux,  présente  une 
foret  de  mâts  portant  les  couleurs  de  cent  na- 
tions différentes  :  car  le  Portugal ,  à  l'époque  dont 
je  parle ,  était  en  paix  avec  l'univers.  On  peut 
écrire,  on  peut  dire  que  Lisbonne  est  une 
grande  et  belle  ville,  bâtie  sur  un  fleuve  magnifi- 
que, ayant  de  ravissants  alentours ,  un  beau  ciel, 
des  parfums;  on  peut  parler  de  tout  cela;  mais 
peindre  avec  des  paroles  ou  avec  une  plume ,  quel- 
que éloquent  qu'on  soit  ou  du  moins  qu'on  veuille 
l'être ,  l'aspect  de  Lisbonne ,  lorsqu'on  y  arrive 
par  Aldéa  '  Galega^  par  Casilhas  ou  par  Moutaj\ 

^  Aldéa  signifie  village,  qiioiqu'en  portugais  le  mot  ordi- 
nairement employé  est  lugar;  et  dans  le  nord  dii  PorSugal, 
on  dit  aussi  poi'o.  L'expression  générale  pour  designer  une 
peuplade^  c'est-à-dire  la  population  d'un  village,  est  povoa- 
çào  (  prononcez  povoaçàoug  }. 

II. 


lG4  MÉMOIRES 

c'est  impossible.  L'admiration  que  j'ai  ressentie  a 
laissé  en  moi  des  souvenirs  tellement  ineffaçables, 
que  les  années  se  sont  écoulées,  et  que  jamais 
l'impression  n'en  a  été  altérée.  Je  crois  voir  en- 
core cette  magnifique  cité,  son  fleuve,  ses  jar- 
dins, ses  dômes,  ses  monastères,  ses  palais,  ce 
tableau,  unique  peut-être,  dont  un  soleil  de 
Portugal,  un  soleil  radieux  et  chaleureux,  sans 
être  importun  à  l'époque  où  j'arrivai  à  Lisbonne, 
éclairait  et  colorait  les  beautés. 

A  quelque  distance  dWldea  Galega ,  la  vue  de 
Lisbonne  est  tout-à-fait  étrange,  et  néanmoins 
toujours  pittoresque.  Toutes  les  rives  rentrantes 
du  Tage  ne  forment,  pour  ainsi  dire,  qu'une 
seule  ville.  Le  fond  du  tableau  présente  les 
beaux  rochers  à  pic  de  Cintra  ,  qui  s'élèvent  au- 
dessus  des  collines  sur  lesquelles  la  ville  de  Lis- 
bonne est  bâtie.  A  droite,  du  milieu  des  landes, 
on  voit  encore  la  haute  Serra  de  Arrabida  ;  et 
puis,  à  mesure  qu'on  approche,  la  ville  semble 
sortir  des  flots.  Vous  distinguez  l'arsenal ,  la 
place  du  commerce,  la  halle  aux^  blés;  sur  la 
gauche,  on  aperçoit  les  collines  de  Belem  et 
d'Ajuda,  avec  la  belle  église  et  le  parc  royal, 
ainsi  que  la  ménagerie.  Et  lorsque ,  par  une  belle 
soirée  de  printemps ,  on  navigue  sur  ce  fleuve 
du  Tage  si  poétiquement  célébré,  ce  fleuve  aux 


DE    LS.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i65 

ondes  d'or;  lorsqu'à  toutes  les  beautés  de  Lis- 
bonne et  de  ses  environs,  après  avoir  côtoyé  les 
collines  de  Saccavin ,  vous  repassez  devant  Be- 
lem,  devant  Ajuda,  et  que  vous  allez  à  Pedrosa 
en  admirant  les  beautés  toujours  nouvelles 
^Almada ,  avec  sa  pittoresque  église ,  on  com- 
prend l'adage  des  Portugais  lorsqu'ils  disent  avec 
orgueil  : 

Que  nao  tern  visto  Lisboa  nào  tem  visto  cousa 
boa. 

•y 

Nous  avions  pour  banquier  un  négociant 
français  qui  nous  fut  présenté,  à  la  descente  de 
notre  coclie  de  Colleras,  par  M.  Serrurier,  frère 
du  maréchal  Serrurier,  ce  maréchal  qui  fut  la 
cause  du  seul  calembourg  qu'ait  jamais  fait  l'em- 
pereur^M. Serrurier  était  alors  consul  de  France 
à  Lisbonne;  il  nous  reçut  en  cette  qualité,  et 
nous  fit  les  honneurs  du  territoire  de  Lisbonne. 
Comme  nous  devions  séjourner  quelques  heures 
à  Alclêa  Galega  pour  obéir  au  ridicule  cérémo- 
nial portugais ,  notre  banquier  nous  avait  fait 
préparer  une  charmante  maison  de  campagne , 

*  En  i8i5.  L'empereur  avait  le  cœur  déchiré  en  ce  mo- 
ment, et  M,  Serrurier  était  bien  petit  devant  lui.  Je  n'ou- 
blierai pas  celte  histoire  en  son  lieu. 


l66  MÉMOIRES 

dans  laquelle  nous  oubliâmes  les  désagréments 
des  x»e/2toj-  espagnoles  et  des  vendas  portugaises, 
La  soirée  était  ravissante.  Les  orangers  étaient 
couverts  (le  fleurs,  et  leurs  pommes  d'or  étaient  au 
degré  de  maturité  convenable  poin-  présenter  à 
la  fois  le  plus  excellent  et  le  plus  beau  des  fruits; 
les  grenadiers,  couverts  de  leurs  bouquets  pour- 
pres, étincelaient  dans  les  haies,  à  côté  des  gé- 
raniums et  desaloès;  puis  des  palmiers,  des  ma- 
gnolias, des  daturas...  Tout  est  parfum,  tout  est 
lumière ,  tout  est  vie  et  vie  heureuse  dans  mes 
souvenirs  de  cette  soirée... 

M.  Serrurier  prévint  Junot  de  tout  ce  qu'il 
avait  à  faire  pour  son  premier  cérémonial.  En 
vérité,  il  m'aurait  parlé  de  la  cour  du  roi  Jean, 
que  je  l'aurais  trouvé  plus  raisonnable.  Il  n'a- 
vait pourtant  pas  l'air  du  tout  plaisant  :  c'était  un 
homme  qu'on  avait  besoin  de  connaître,  bon  et 
honnête,  pour  qu'il  ne  vous  déplut  pas  aussitôt 
qu'il  vous  faisaitlarévérence,  non  pas  qu'il  fût  im- 
poli, il  était  au  contraire  fort  cérémonieux  ;etvoilà 
pourquoi  il  me  donna  tant  d'impatience,  lors- 
qu'il vint  nous  raconter  que  M.  cW^raujo  n'avait 
pas  voulu  remettre  un  macaron  de  la  fameuse 
collation  que  Junot  et  le  comte  de  Castro  Marino 
devaient  manger  à  eux  deux  tous  seuls;  et  vous 
remarquerez,  s'il  vous  plaît,  qu'elle  devait  être 


DE    LA.    DUCHESSE   d' AERANTES.  167 

pour  vingt-cinq  personnes.  Ce  cérémonial ,  que 
je  vais  vous  raconter,  avait  été  observé  pour  M.  le 
comte  (le  Châloiis,  ambassadeur  de  Louis  XVI, 
et  conséquemment  il  fallait  que  le  général  Junot, 
ambassadeur  de  Napoléon ,  empereur  des  Fran- 
çais, remplit  les  mêmes  formalités.  Cela  est  consé- 
quent, n'est-ce  pas? Du  reste,  ce  cérémonial  nous 
était  connu ,  car  M.  de  Talleyrand  l'avait  donné  à 
Junot  en  partant  de  Paris.  J'avais  eu  le  temps  de  le 
lire  et  de  m'en  moquer  en  route;  j'espérais  qu'une 
fois  arrivée  à  Lisbonne,  l'esprit  éclairé  du  vi- 
comte d'Araujo  saurait  supprimer  des  usages 
absurdes.  Je  comptais  que  mes  paniers  ne  me 
serviraient  pas.  Je  comptais...  Que  ne  croyais-je 
pas?...  £h  bien!  je  me  trompais,  parce  que  le 
Portugal  était  le  pays  de  l'Europe ,  à  cette  époque 
de  i8o5,  où  les  gens  d'esprit  comme  M.  d'A- 
raujo étaient  le  moins  compris. 

]\L  Serrurier  partit  après  diner  pour  aller  don- 
ner communication  au  ministre  des  affaires 
étrangères  de  l'arrivée  du  général  Junot,  ambas- 
sadeur de  S.  M.  Napoléon ,  et  le  prier  de  donner 
des  ordres  pour  sa  réception;  ce  que  fit  M.  d'A- 
raujo à  l'instant  même.  C'était,  comme  je  l'ai 
dit,  le  jeudi  saint.  Lorsque  M.  Serrurier  revint, 
il  était  déjà  nuit.  La  réception,  c'est-à-dire  l'en- 
trée ,  ne  devait  avoir  lieu  que  le  lendemain  dans 


lG8  MÉMOIRES 

la  journée.  Nous  passâmes  la  soirée  fort  agréa- 
blement dans   cette  maison   de  campagne.    Le 
lendemain  matin  ,  après  avoir  très-bien  déjeuné 
et  pris  notre  dessert  dans  le  jardin,  où  nous  fû- 
mes cueillir  des  oranges  et  des  limes  douces  sur  les 
branches  également  chargées  de  flenrs  et  de  frnits, 
nous  fîmes  une  sorte  de  toilette,   pour  ne  pas 
monter  dans  les  voitures  royales  avec  la  pous- 
sière de  la  route  sur  nos  vêtements.  Nous  nous 
promenâmes  sur  les  bords  du  Tage,  en  atten- 
dant les  escaleres  de  la  reine.  M.  d'Araujo  avait 
envoyé  une  longue  note  pour  expliquer  comment 
il  était  impossible  de  faire  tirer  le  canon  de  la  tour 
de  Belem  pour  la  réception  de  l'ambassadeiir  de 
France,  attendu  que    ce  jour  était  le  vendredi 
saint.    Les   trois  journées  saintes  ne  pouvaient 
être  profanées  par  ce  signe.  La  reine,  le  prince 
et  la  princesse  du  Brésil   eux-mêmes  ne  rece- 
vaient pas    cette  démonstration    de  respect  et 
d'honneur  lorsqu'ils  passaient  devant  la  tour  de 
Belem  l'un  de  ces  trois  jours.  Après  avoir  bien 
pris  tous   les  renseignements  nécessaires   pour 
acquérir    la    preuve   qu'il   n'y  avait  dans  cette 
mesure   aucune  influence  exercée  par  l'Angle- 
terre, Junot  répondit  que  rempereur,'son  maître, 
ne  verrait  dans  le  respect  qui  était  gardé  envers 
le  roi  des  rois  qu'une  action  qu'il  s'empresserait 
lui-même  d'ordonner. 


DE   LA   DUCHESSE    d' AERANTES.  169 

J'ai  déjà  dit,  je  crois,  que  l'Espagne  était  en- 
core la  proie  d'un  épouvantable  fléau.  La  fièvre 
jaune  avait  décimé  la  belle  Andalousie.  Cadix 
était  encore  en  deuil  d'une  immense  partie  de 
sa  population.  jNIalaga ,  Murcie,  toute  cette  por- 
tion du  littoral  de  la  péninsule  avait  été  frappée 
avec  une  rigueur  épouvantable.  Je  crois  que  c'est 
à  la  terreur  qu'inspirait  son  horrible  influence, 
que  nous  dûmes  la  visite  de  la  santé  ^cérémonie 
qui  ne  s'observe  jamais  que  lorsqu'on  arrive 
par  mer;  mais  le  danger  était  égal  par  les 
deux  côtés  pour  le  Portugal.  Aussitôt  qu'elle  fut 
terminée,  nous  descendîmes  au  rivage,  et  là,  nous 
trouvâmes  les  escalères  de  la  reine  qui  nous  atten- 
daient. Je  fus  frappée  de  la  bonne  tenue  des  ra- 
meurs; ils  étaient  au  nombre  de  vingt-cinq,  tous 
habillés  de  blanc,  avec  un  bonnet  de  velours  noir 
siir  la  tête,  ayant  par-devant  les  armes  de  Portu- 
gal, en  argent.  En  général,  tout  ce  qui  fait  partie 
de  l'armée  de  terre  et  de  l'armée  navale  est 
tenu  dans  une  sorte  de  régularité  qui  était 
inconnue  en  Espagne.  L'influence  exercée  par 
l'Angleterre  sur  le  Portugal  a  produit  du  moins 
ce  bon  effet  sur  l'armée  de  mer.  Quant  à  celle  de 
terre,  elle  doit  cette  amélioration  également  aux 
soins  d'un  étranger,  au  comte  de  la  Lippe ^  cet 
homme  qu'on  n'appelle  dans  le  pays  que  o  gran 


1 70  MÉMOIRES 

cojideî  Ce  fat  lui  qui  réforma  l'horrible  usage 
de  faire  servir  les  officiers  à  table.  Après  lui, 
vinrent  le  prince  de  Waldeck  et  le  comte  de 
INovion.  L'un  venait  de  l'Allemagne,  l'autre  était 
lui  émii^ré  français.  Tous  deux  furent  utiles  au 
Portugal ,  et  tous  i\euyi  en  furent  peu  appréciés. 
Le  prince  de  Waldeck,  dont  la  santé  était  mau- 
vaise par  suite  de  blessures  reçues  devant Thion- 
ville,  mourut  à  Cintra,  au  milieu  d'une  nature 
enchantée,  dans  un  paradis,  qu'il  dut  croire  ha- 
bité par  des  démons. 

Je  ferai  connaître  tout  à  l'heure  comment  se 
gouvernait  le  Portugal  à  l'époque  dont  je  parle. 
Tous  les  yeux  sont  aujourd'hui  fixés  sur  cette 
partie  de  l'Europe;  et  il  ne  peut  être  qu'agréa- 
ble de  trouver  des  notions,  que  j'assure  être,  non- 
seulement  véridiques,  mais  justes  dans  leurs 
aperçus.  Je  ferai  remarquer  les  exceptions,  caf  il 
y  en  a.  Il  existe  en  Portugal  des  personnes 
dont  je  suis  fîère  de  posséder  l'amitié;  mais  en- 
suite la  nation, en  général,  c'est-à-dire  la  nation 
noble,  la  haute  et  la  moyenne  classe,  méritent 
bien  peu  d'intérêt;  et  quant  au  bas  peuple, 
celui  des  grasn'es  villes  est  hideux  d'e  corrup- 
tion. Il  faut  remarquer  que  tous  ceux  qui  sont 
dans  unQ  ligne  d'exception ,  sont  élevés  loin  du 
Portugal,  comme  M.  de   Brancamp  de  Sobral, 


DE   LA.    DUCHESSE    d'aBRANTES.  I7I 

M.  de  Sampayo,  M.  crAraujo,et  quelques  fidal- 
gos  qui,  vivant  beaucoup  avec  les  étrangers, 
en  prirent  les  manières.  Tout  à  l'heure  nous  en 
parlerons. 

Je  montai  dans  le  yacht  du  prince-régent^  de 
Portugal,  avec  Junot,  IM.  de  Rayneval,  premier 
secrétaire  d'ambassade,  M.  de  Lageard  de  Cher- 
val  et  le  colonel  de  Laborde,  premier  aide-de- 
camp  de  Junot.  Ma  fille  et  sa  gouvernante, 
M.  I^egov  et  quelques  personnes  de  l'ambassade 
montèrent  dans  une  escalère  de  suite.  Il  y  en 
avait  quatre,  avec  le  yacht  de  la  reine.  Nous  tra- 
versâmes ainsi  la  plaine  immense  formée  par  le 
Tasre  entre  Aldea  Gales^a  et  Lisbonne.  A  mesure 
que  nous  avancions,  la  scène  se  développait;  il 
surgissait,  à  chaque  coup  de  rame  de  nos  mate- 
lots ,  une  nouvelle  beauté.  Notre  traversée  fut 
longue;  je  pense  que  nous  mîmes  deux  heures  à 
la  faire,  parce  que  l'ordre  était  donné  de  nous 
montrer  la  ville  sous  différents  aspects.  C'est  un 
amour-propre  national  bien  permis.  Enfin  nous 
abordâmes  entre  Belem  et  le  quai  de  Sodré.  Là, 
nous  trouvâmes  le  comte  de  Castro  Marina,  grand 
de  Portugal,  le  plus  nouvellement  admis  àlagran- 

•  La  reine  vivait  toujours,  mais  elle  était  folle;  et  leprince 
du  Brésil,  son  Gis,  était  régent.  On  ne  voyait  mérae  pas  la 
reine. 


1']'!  MÉMOIRES 

desse  selon  l'usage,  qui  reçut  Jiinot  à  son  dé- 
barquement. Ils  montèrent  tous  deux  seuls 
dans  une  voiture  de  la  cour,  attelée  de  six  che- 
vaux ,  l'ambassadeur  ayant  la  droite  sur  le  comte 
de  Castro  Marina.  M.  de  Rayneval  et  M.  de  La- 
borde  montèrent  dans  une  troisième  voiture; 
et,  par  un  de  ces  usages  contre  lesquels  je  m'é- 
levais tout  à  l'heure ,  le  carrosse  du  milieu  de- 
meura vide.  Des  voitures  de  suite  conduisi- 
rent M.  Legoy  et  les  autres  personnes  de 
l'ambassade.  Quant  à  moi ,  je  descendis  cinq  mi- 
nutes après  Junot,  le  cérémonial  le  voulant  ainsi, 
et  je  montai  dans  une  voiture  de  la  cour,  attelée  de 
six  chevaux,  avec  M.  de  Chervalqui,  n'ayant  pas 
un  caractère  reconnu  dans  l'ambassade,  ne  pou- 
vait être  du  grand  cortège.  Ma  fille  et  sa  gou- 
vernante occupaient  seules  la  seconde  voiture, 
et  la  troisième  était  remplie  par  mes  femmes. 
Ces  trois  voitures  étaient  également  attelées  de 
six  chevaux.  Nous  prîmes  une  autre  route  que 
le  grand  cortège ,  en  suivant  cependant  toujours 
le  bord  du  Tage  ;  mais  nous  arrivâmes  bien  avant 
l'ambassadeur  et  son  introducteur,  et  c'était  ce 
que  je  voulais.  J'avais  parié  avec  Junot  qu'il  ne  se 
séparerait  pas  du  comte  Castro  Marino  sans  rire. 
Je  voulais  donc  l'observer  à  la  descente  de  voi- 
ture, car  j'avais  parié  cinquante  napoléons,  ou 


DE    LA    DUCHESSK    d'aBRANTÈS.  1^3 

bien  une  bourse  et  une  dragonne  en  filet,et  voici 
pourquoi. 

Il  est  d'usage  lorsqu'un  ambassadeur  est  reçu 
à  la  cour  de  Portugal  (mais  un  ambassadeur, 
et  non  pas  un  ministre  plénipotentiaire),  il  est 
d'usage,  qu'en  entrant  dans  son  hôtel,  il  donne 
une  collation  ,  c'est-à-dire  un  immense  dîner  *  ; 
puis  il  faut  qu'il  y  ait  vingt-cinq  couverts  autour 
de  la  table,  mais  l'ambassadeur  et  son  intro- 
ducteur s'y  doivent  asseoir  seuls ,  en  face  l'un 
de  l'autre,  et  là,  déplier  ou  ne  pas  déplier  leur 
serviette  ,  et  demeurer  comme  deux  magots 
chinois,  pendant  cinq  ou  six  minutes.  Cette 
absurde  coutume,  qui  ne  peut  avoir  une  ori- 
gine ayant  le  simple  sens  commun,  est  d'au- 
tant plus  ridicule  que,  pour  ceux  qui  arrivent 
par  mer,  par  exemple,  il  y  a  impossibilité  qu'ils 
aient  le  temps  de  déballer  et  mettre  en  ordre  ce 
qui  est  nécessaire  à  ce  beau  cérémonial.  Il  suit 
de  là,  comme  on  n'a  pu  encore  détruire  ce  vieil 
et  sot  usage, que  l'ambassadeur  emprunte  d'une 
puissance  amie  ce  qu'il  faut  pour  la  collation. Ce 
fut  l'Espagne  qui  voulut  bien  nous  prêter  de 
(\no\Jaire  les  beaux ,  à  la  descente  de  notre  car- 
rosse de  voyage. 

•  On  appelle  toujours  ce  repas  la  collation. 


1^4  Ml^MOIRES 

J'avais  donc  parié  avec  Junot  qu'il  ne  pour- 
rait jamais  tenir  son  sérieux  pendant  qu'il  fe- 
rait le  magot  d'un  coté,  en  pendant  du  comte 
de  Castro  Marino.  Ce  comte  de  Castro  Marino 
m'inquiétait  bien  un  peu.  Je  me  figurais  que 
ce  devait  être  un  de  ces  vieux  fidalgos ,  ayant 
une  canne  à  pomme  d'or  et  toussant  son  âme  à 
chaque  parole.  Le  moyen  de  rire  avec  un  pareil 
homme?.  . .  Mais  je  fus  agréablement  surprise , 
envoyant  un  tout  jeune  homme ,  laid  comme 
une  chenille,  par  exemple,  mais  jeune,  et  con- 
séquemment  devant  aimer  à  rire.  Mon  raisonne- 
ment était  conséquent;  mais,  en  Portugal,  on 
n'a  pas  toujours  raison  avec  de  la  raison. 

—  J'ai  gain  de  cause,  dis -je  au  colonel  La- 
borde,car  je  suis  sûre  que  ces  deux  honnêtes 
gens-là  ne  seront  pas  face  à  face  vingt  secondes, 
qu'ils  ne  s'éclatent  de  rire  au  nez  Tun  de  l'autre, 
le  tout  pour  la  plus  grande  joie  des  deux  pays. 

Mais  pas  du  tout;  et  c'est  bien  le  cas  de  dire 
que  j'avais  compté  sans  mon  hôte.  Je  fus  me 
placer  près  d'une  porte  qui  donnait  dans  la  salle 
à  manger,  et  delà,  je  regardai  mes  deux  person- 
nages, qui  montèrent  gravement  le  grand  esca- 
lier de  l'hôtel  de  l'ambassade,  puis  se  saluant  à 
chaque  porte,  le  comte  de  Castro  Marino  don- 
nant toujours  la  droite  avec  un  soin  scrupuleux 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  17$ 

à  l'ambassadeur.  Ils  arrivèrent  ainsi,  d'escalier 
en   escalier,  et  de   révérences    en  révérences, 
jusqu'au  salon  de  réception.  Là  ils  se  firent  en- 
core  une  profonde  révérence;  en  vérité,  il  y 
avait  du  mandarin  dans  toute  cette  affaire.  Le 
maître  -  d'hôtel  ayant  averti  que  leurs  excellen- 
ces étaient  servies,  les  deux  pauvres  victimes  , 
livrées  au  supplice  des  révérences ,  en  firent  en- 
core trois  ou   quatre ,   puis   passèrent   dans   la 
salle  à  manger.  C'était   là    où  je  les  attendais; 
mais  le  bourreau  de  Portugais ,  bien  loin  d'être 
victime  ,  comme  je  le  croyais ,  parut  se  plaire  à 
cette  cérémonie  maudite.   Il  garda   vni  sérieux 
X.e\\emeu\. sérieux,  que  Junot  se  crut  obligé  de lelui 
rendre  au  double,  et  ils  se  regardèrent  comme 
pour   se  défier  à  qui   ne  rirait  pas.   Enfin ,  au 
bout  de  six  minutes  que  je  comptai  à  la  pendule, 
le   comte  de   Castro  Marino  se  leva  ainsi   que 
Junot.  Ils  se  firent  encore  une  douzaine  de  ré- 
vérences, etlegrand  de  Portugal,  quiétaituntout 
petit,    tout  petit  homme,  s'en    alla,   non    pas 
comme  il  était   venu  ,  mais  tout  seul  dans   sa 
grande  voiture,  qui  ressemblait,  à  propos,  car 
j'ai  oublié   de  vous  le    dire  ,  aux    voitures   du 
temps    de  Louis   XIV.   Le  modèle  en  avait  été 
conservé   dans  les   reiiiises  du  palais,  où    l'on 
gardait  avec  soin  des  carrosses  tout  dorés ,  bien 


J  76  MÉMOIRKS 

peints,  bien  lourds,  bien  massifs,  mais  donnés 
en  présent  par  Philippe  V,  lorsqu'il  se  raccom- 
moda avec  son  frère  de  Portugal.  Junot  redescen- 
dit comme  il  était  monté,  en  faisant  une  révé- 
rence à  chaque  marche,  et  gardant  toujours  le 
même  sérieux;  il  remit  son  introducteur  dans 
sa  lourde  machine  roulante,  et  en  deux  sauts  il 
remonta  au  salon,  où  il  me  trouva  furieuse  con- 
tre ce  jeune  homme  qui  ne  savait  pas  même 
sourire;  car  je  ne  lui  demandais  qu'un  sourire, 
au  malheureux. 

Mais  tu  ne  sais  donc  pas ,  me  dit  Junot,  que 
ce  n'est  pas  mon  début  diplomatique  que  tu 
viens  de  me  voir  faire;  j'ai  rempli  en  ma  vie  plu- 
sieurs missions.  Mais  il  en  est  une  surtout  dont 
le  souvenir  est  bien  étonnant,  même  dans  ma 
pensée.  Je  ne  puis  encore  aujourd'hui  me  repré- 
senter et  le  lieu  de  la  scène  et  les  personnages 
sans  qu'une  vive  émotion  me  saisisse  le  cœur..  . 
C'est  moi  qui  ai  dédogé  le  doge  de  Venise.  Il 
ne  fallait  pas  rire  là,  et  certes  je  puis  dire  que 
je  n'en  avais  pas  envie. .  .  Mais  allons  manger  la 
collation^  et  je  vous  conterai  cela  à  table.  Quant 
à  toi,  fais  ton  filet,  et,  pour  être  un  mari  bien 


*  Ce  fut  Junot  qui  fut  envoyé  à  Venise  lors  des  massaci'es 
des  Français  dans  la  terre-ferme  vénitienne. 


DE  LA  DUCHESSE  D  AERANTES.       ï  77 

appris,  je  te  donnerai  cinquante  napoléons  ponr 
acheter  la  soie. 

—  A  oilà  qui  est  parlé,  lui  dis-je,  mais  il  au- 
rait encore  mieux  valu  que  tu  eusses  souri. .  . 
Quant  au  comte  de  Castro-Marino ,  il  avait  une 
paire  de  sourcils  noirs  qui  sont  sûrement  posti- 
ches, car  Dieu  n'en  fait  pas  de  pareils,  et  c'est 
peut-être  eux  qui  t'auront  fait  peur? 

—  Eh!  eh!  dit  Junot,  je  n'y  avais  pas  songé; 
en  effet..  .  • 

Et,  se  mettant  en  joie  au  souvenir  de  cette  figure 
sérieuse  qu'il  avait  eue  en  face  de  lui  pendant 
qu'ils  étaient  à  table,  voilà  Junot  riant  avec 
moi ,  de  ces  bons  rires  qui  révélaient  et  révéle- 
ront toujours  une  Ame  franche,  un  bon  cœur,.  . 
Alors  il  n'était  plus  qu'un  enfant  riant  aux  lar- 
mes, et  de  cette  gaîté  toujours  de  bon  goût ,  dont 
jamais  je  ne  l'ai  vu  sortir..  .  Je  dois  le  dire  pour 
dire  la  vérité,  quelque  peine  que  cela  puisse 
faire  à  ceux  qui  prétendent  qu'il  ne  riait,  pleu- 
rait et  parlait  qu'à  coups  de  sabre. 

Nous  mangeâmes  donc  la  collation^  qui  était 
excellente  :  c'était  le  cuisinier  de  l'ambassa- 
deur d'Espagne  qui  l'avait  f[\ite.  Nous  pûmes 
d'avance  présumer  bien  du  comte  de  Campo 
d'Alange,  parce  qu'il  avait  un  bon  cuisinier. 
C'est  un  fait  plus  positif  qu'on  ne  croit,  que 
VIII.  ,i 


1^8  MjiivroinEs 

l'homme  qui  ne  sait  pas  ordonner  un  repas  n'est 
capable  de  rien  de  bon.  C'est  un  aphorisme  bien 
rigoureux ,  mais  qui  peut  avoir  son  côté  de  vé- 
rité. Quoi  qu'il  en  soit,  je  connais  d'honnêtes 
gens  qui  dînent  fort  mal ,  et  de  grands  coquins 
qui  dinent  comme  des  Lucullus,  au  plat  des  trente 
mille  sesterces  près  cependant.  Quant  à  nous  , 
nous  dînâmes  bien,  et  comme  des  affamés  dont 
l'appétit  avait    été  aiguisé  par  une  promenade 
marine  et  une  longue^  abstinence;  car  toutes  les 
révérences   diplomatiques   avaient   conduit  l'af- 
faire à  sept  heures  du  soir.  Avant  de  quitter  la 
table  de  la  collation  et  de  terminer  notre  pre^ 
mière  journée  de  réception,  je  vais  transcrire 
ici   le  procès -verbal   de  celle  de  M.   le  comte 
de   Châloii^   ambassadeur   de    Louis   XVI   près 
la  cour  de  Lisbonne,  en  1789.  Ce  fut  d'après  ce 
cérémonial  que  nous  fûmes  reçus  nous-mêmes: 
il  n'y  avait  pas  eu  d'ambassadeur  de  France  dans 
l'intervalle.  T.'adauu;  la  comUsse  de  Châlon  est, 
depuis  cette  époque,  revenue  à  Paris  ,  ayant  sur- 
vécu au  malheur  et  à  l'exil.  C'est  elle  que  nous 
avons  vue  eu  i8iZ(  sous  le  nom  de  duchesse  de 
Coigny.  Elle  a^  ait  épousé  M.  le  duc  de  Coiguy 
après  la  mort  de  M.  le  comte  de  Chàlon.  Sa  fille 
était  femme  de  M.   le  comte  d'Angosse,  cham- 
bellan de  l'empereur,  à  qui  fut  joué  ce  tour  si 


DE   LA    DUCHESSE    D'ABRA?rTl\s.  I79 

plaisant  du  page  habillé   en   femme   à  un   bal 
masqué,  par  M.  le  comte  de  Termes,  qui  était, 
à  cette  époque,  un  page  bien  page,  dans  toute 
l'acception  du  mot.  Du  reste ,  M.  d'Angosse  était 
un  homme  parfaitement  spirituel.  Mais  quelle 
est  la  femme ,  la  plus  fine  même ,  qui  n'y  eût  pas 
été  prise?  On  verra,  lorsque  nous  en  serons  là, 
combien  M.  d'Angosse  fut  excusable.  Quant  au 
comte  de  Châlon,  il  mourut  à  Lisbonne;  et  plu- 
sieurs personnes  de  ses  amis  m'ont  affirmé  que 
le  chagrin  qu'il  avait  éprouvé  des   malheurs  de 
la  famille  royale  de  France,  mais  surtout  de  la 
mort4,de  Louis  XVI,  lui  avait  donné  la  mort  à 
lui-même.   M.  le  duc  de  Coionv  était  re'fusfié  à 
Lisbonne  ,  comme  beaucoup  d'émigrés,  et  ce  fut 
là  qu'il  épousa  madame  la  comtesse  de  Châlon. 
Il  avait   le  cordon  bleu,  et    le  portait;    s'il  ne 
l'eût  pas  fait,  il  eût  été  un  homme  dont  le  géné- 
ral Lannes  eût  lui-même  blâmé  la  conduite.  PJais 
ce  cordon  bleu  lui  offusqua  la  vue;  il  fit  deman- 
der qu'on  lui  défendit  de  ie  porter.   Le  duc  de 
Coigny  en  reçut.  Dieu  me  pardonne,  l'ordre  de 
la  cour  de  Portugal.  Sa  réponse  fut  celle  d'un 
gentilhomme  français  du  bon  temps.  Plus  il  était 
malheureux,  plus  l'exil,  le  malhein^  le  frappaient 
de  leurs  fouets  à  pointes  de  fer,  plus  il  releva 
sa  tête  proscrite.  La  suite  de  cette  sorte  de  lutto 

12. 


l8o  MKMOIRI-S 

avec  un  pouvoir  qui  dès  lors  commençait  à  être 
universel,  fut  son  départ  forcé  de  Lisbonne.  Je 
suis  fâchée  pour  deux  causes  de  cette  affaire  ; 
d'abord  pour  le  général  Launes,  que  j'aime  et 
que  je  respecte  comme  on  doit  aimer  et  respec- 
ter celui  qui  fut  l'honneur  de  nos  drapeaux  et 
de  nos  aigles ,  et  puis  ensuite  parce  que  l'empe- 
reur, qui  n'a  jamais  bien  connu  celle  histoire, 
a  été  gratuitement  chargé  d'une  injustice....  Le 
duc  de  Coigny  est  l'arrière-grand-père  de  ma- 
demoiselle Sébastiani  (madame  de  Praslin). 

Détail  du  cérémonial  observé  a  l'arrivée  de 

M.  LE  COMTE  DE  ChALON  EN  PORTUGAL  EN 
1^89,  ET  DONNÉ  AU  GÉNÉRAL  JUNOT  PAR  LE 
MINISTÈRE  DES  AFFAIRES  ÉTRANGiiRES   EN    l8o5^ 

A  joindre  à  la  dépêche  n°  2. 

«Ayant  mouillé,  le  23  septembre  1789,  à 
«  l'embouchure  du  Tage,  dans  la  baie  de  Cascaès, 
«  j'envoyai  prévenir  M.  d'Uitiibise,  chargé  des 
<■<  affaires  du  roi,  de  mon  arrivée.  H  se  rendit  aus- 
"  sitôt  chez  M.  Pinto,  ministre  des  affaires  étran- 

'  Je  transcris  ici  le  procès-verbal  sur  l'original  éciit  de  la 
propre  main  de  M.  le  comte  de  Chalon.  Le  style  est  le  sien 
ainsi  que  les  erreurs  qui  peuvent  s'y  trouver.  C'est  une  co- 
pie littérale. 


DE    LX    DUCHESSE    d' AERANTES.  iBl 

«gères,  pour  lui  en  faire  part,   et  le  prier  de 
«  vouloir  bien  donner  les  ordres  pour  ma  récep- 
«  tion  ;  ce  que  le  ministre  effectua  sur-le-champ, 
ce  Ayant  remonté  la  rivière,  le  bâtiment  jeta 
«  Vancre  en-decà  de  la  tour  de  Belem.  Un  moment 
«  après, arriva  la  visite  de  la  santé.  Dès  qu'elle  se 
«fat  acquittée  de  son  devoir,  MM.  d'Urtubise, 
a  de  Saint-Didier,  consul-général,  et  M.  RoUin, 
«  vice-consul,  qui  tous  étaient  venus  sur  la  même 
«  escalère,  montèrent  à  mon  bord. 

«  Comme  les  ordres  que  le  ministre  des  affaires 
«  étrangères  avait  envoyés,  tant  pour  les  voitures 
«  de  Sa  Majesté  que  pour  les  escalères  de  la  reine, 
«  n'avaient  pu  s'effectuer  aussi  promptement,  vu 
«  la  distance  des  lieux  ,  le  j^atron  Mor  ne    vint 
«  me  chercher  avec  le  yacht  de  Sa  Majesté  que 
«sur  les  neuf  heures  du  soir;  il  était  suivi  de 
«  quatre  autres  escalères.  Je  m'embarquai  avec 
«  madame  l'ambassadrice  et  les  personnes  de  ma 
«  suite.  En  passant  devant  la  tour  de  Belem,  elle 
«  me  salua  de  douze  coups  de  canon  ' ,  quoique 
«  le  soleil  fut  déjà  couché  et  la  retraite  battue. 
«  Arrivés  au  quai  de  Belem ,  madame  l'ambassa- 
«drice  monta  dans  un  carrosse  de  Sa  Majesté, 

■  Comme  nous  arrivâmes  à  Lisbonne  le  vendredi  saint  ,  la 
tour  de  Belem  ne  put  tirer  le  e;mon. 


t82  mémoires 

(c  attelé  de  six  chevaux ,  qui  avait  été  envoyé  pour 
«  hi  conduire  à  son  hôtel;  un  autre,  également  à 
«six  chevaux,  servit  à  conduire  les  femmes  de 
«  sa  suite. 

«Mon  conducteur,  M.  le  comte  de  Villaflor, 
«grand  de  Portugal,  n'était  pas  encore  arrivé; 
«  je  l'attendis  dans  mon  yacht;  il  arriva  un  quart 
«  d'heure  ensuite.  Après  m'avoir  reçu  à  mon 
«  déharquement  ;  je  montai  avec  lui  dans  la  voi- 
«  ture  de  la  cour  qui  l'avait  amené,  où  je  pris 
«la  droite;  deux  autres  carrosses  de  Sa  Majesté 
«  me  suivirent;  dans  le  troisième  étaient  M.  d'Ur- 
«  înhiseet  deux  personnes  qui  m'accompagnaient. 
«Celui  du  milieu,  selon  l'étiquette,  demeura 
vide. 

«  Arrivés  à  mon  hôtel,  M.  le  comte  de  Villaflor 
«  me  conduisit  jusque  dans  mon  appartement, 
«  où,  après  lui  avoir  donné  la  collation  d'usage, 
«je  l'accompagnai,  à  son  départ,  jusqu'au  bas 
«  de  l'escaher. 

«  Le  lendemain  matin  j'écrivis  à  M.  Pintopour 
«  lui  annoncer  mon  arrivée  à  Lisbonne;  quelques 
«  jours  après  je  lui  envoyai  une  autre  lettre  pour 
«  lui  demander  le  jour  où  je  pourrais  le  voir.  Je  lui 
«  remis  alors  la  copie  de  mes  lettres  de  créance, 
«  et  il  m'annonça  que  Sa  Majesté  avait  jugé  à 
«  propos  de  me  recevoir  à  Quélus,  sa  maison  de 
«  campagne,   quoique  cela  ne  lût  pas   la   cou- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i83 

«  tunie  en  Portugal,  mais  qu'elle  était  empressée 
«  de  me  donner  audience. 

<f  Je  me  rendis  en  conséquence ,  le  i  octo- 
«  bre  suivant,  à  Quélus  ,  en  grand  cortège.  Mon 
«  équipage  consistait  en  trois  voitures  à  six  mu- 
«  les,  précédé  d'un  écuyer  en  bas  de  soie  blancs, 
«  monté  sur  vm  cheval  richement  harnaché. 

«  M.  d'Urtubise,  premier  secrétaire  d'ambas- 
cc  sade ,  se  trouvait  dans  la  même  voiture  que 
«  moi.  M.  d'Almada  ,  le  comte  de  Pombero ,  fai- 
te sant  tous  deux  les  fonctions  d'introducteurs  des 
(i  ambassadeurs,  me  reçurent  à  la  descente  de 
«  ma  voiture.  Je  me  couvris  ainsi  qu'eux.  Arrivé 
«à  la  porte  de  la  chambre  de  la  reine,  j'ôtai 
«  mon  chapeau,  je  fis  les  trois  révérences  d'u- 
«  sage,  et  après  avoir  présenté  à  Sa  Majesté  mes 
«lettres  de  créance,  je  lui  adressai  mon  compli- 
«  ment.  ^  La  reine  me  répondit  en  portugais, 
«  ensuite  de  quoi,  me  demanda  en  français  des 
i<  nouvelles  du  roi.  Je  continuai  après  mes  autres 
«  compliments  au   prince  et  à  la   princesse  du 

'  La  reine  n'était  pas  encore  folle,  c'est-à-dire  qu'elle  ne 
faisait  pas  de  scènes  publiques;  mais  sa  tête  était  déjà  forte- 
ment déranj^éo  à  l'époque  dont  parle  M.  de  Chàlon.  Son 
confesseur,  qui  était  le  grand-inquisiteur,  acheva  de  décider 
la  démence  en  lui  donnant  une  grande  peur  de  l'enfer.  Elle 
croyait  voir  ses  petits  enfants  continuellement  dans  le  {iixx. 


1 84  MÉMOIRES 

«  Brésil,  à  la  princesse  veuve,  et  à  l'Infante  dona 
ii  M  aria- Anna.  Je  me  retirai  ensuite  à  reculons 
«  en  faisant  trois  révérences,  étant  toujours  ac- 
«  compagne  de  mes  deux  introducteurs. 

«  Au  sortir  de  l'audience  de  la  reine ,  je  me 
«  couvris,  ainsi  que  les  deux  grands  qui  m'ac- 
«  compagnaient,  lesquels  me  conduisirent  jus- 
«  qu'à  mon  carrosse.  I.orsque  je  partis,  la  garde 
«  prit  les  armes  comme  à  mon  arrivée  ,  le  tam- 
«  hour  battit  aux  champs,  et  l'on  me  rendit  tous 
«  les  honneurs  militaires. 

«En  m'en  retournant,  je  fus  faire  ma  visite 
«  chez  tous  les  secrétaires  d'état  et  mes  deux 
((  introducteurs.  Mais  je  n'allai  ni  chez  M.  le 
«duc  d'Alafoès,  ni  chez  le  patriarche,  vu  que 
«  l'ambassadeur  d'Espagne  nouvellement  arrivé 
«  ne  les  a  point  visités. 

«  Je  me  rendis  aussi  chez  la  caniareira  mor^ , 
«  ou  la  grande-maîtresse,  à  laquelle  je  fis  la  visite 
«d'usage.  Elle  me  dit  que  la  reine  l'avait  chargée 
«de  prévenir  madame  l'ambassadrice,  que  si 
«  elle  pouvait  lui  être  présentée  le  7  de  ce 
«  mois.  Sa  Majesté  la  recevrait  avec  grand  plaisir. 

«  Madame    l'ambassadrice     ayant   accepté    le 

■  Mor ,  est  la  même  chose  que  major  en  Espai^nol;  ainsi , 
citniavcira  ninr  est  justement  caniareira  mayor,  ou  grande- 
maîtrcsso  de  la  maison  ,  ou  de  la  reine. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBR.VJNTÈS.  i85 

«jour  que  Sa  Majesté  avait  fixé,  écrivit  en  con- 
«  séquence  à  la  camareira  moi\  pour  la  prévenir 
«  qu'elle  se  rendrait  à  Quélus  au  jour  indiqué. 

«  Madame  l'ambassadrice  fut  reçue  dans  les 
«  petits  appartements  de  Sa  jMajesté  où  se  trou- 
«  vaient  réunies  toutes  les  princesses  de  la  famille 
«royale.  Elle  adressa  à  toutes  le  compliment 
«  d'usage,  et  se  retira  en  faisaiîtles  trois  révérences 
«de  la  même  manière  qu'en  entrant.  La  cama- 
«  Teira  mor  a  rempli  près  de  madame  l'ambassa- 
«  drice  les  mêmes  fonctions  que  les  introduc- 
«  leurs  près  de  nioi. 

«Au  sortir  de  Taudiencc  de  la  reine,  madame 
«l'ambassadrice  fut  faire  sa  visite  à  madame  la 
«  camareira  mor^  ue  l'ayant  pu  faire  auparavant, 
«  vu  le  peu  de  temps  c|u'elle  avait  pour  faire  le 
«  voyage  de  Quélus.  » 

Je  ne  ferai  qu'une  observation  en  terminant 
cette  pièce  fort  extraordinaire  dans  son  espèce, 
c'est  qu'elle  était  écrite  au  mois  de  septembre 
qui  suivit  ce  mois  de  juillet  qui  n'a  ni  premier^ 
ni  trente  ,  ni  quinze,  mais  un  quatorze  juillet.  La 
France  alors  était  pour  tous  les  partis  dans  un 
accès  de  frisson  qui  annonçait  un  terrible  pa- 
roxisme  de  fièvre,  si  ce  n'est  même  une  maladie 
sérieuse.  M.  de  Chàlon  était  l'un  des  serviteurs 
les  plus  dévoués  au  roi  et  à  sa  cause.  Mais,  com- 


I  86  M^MOIHES 

ment  la  servait-il  ?  Quelle  futilité  dans  ses  occu- 
pations près  d'une  cour  entièrement  dominée 
par  l'Angleterre ,  et  dont  l'alliance  était  l'affaire 
peut-être  la  plus  importante  à  traiter  à  cette 
époque  difficile.  Sans  doute,  une  autre  note  était 
jointe  à  celle-là.  Je  n'en  doute  pas,  je  n'en  veux 
pas  douter  ;  mais  le  style  de  celle-ci ,  cette  rela- 
tion de  la  plus  petite  révérence,  cette  rigueur 
dans  le  plus  léger  rapport  de  l'ambassadeur  à 
ceux  qui  sont  chargés  de  l'escorter,  de  le  con- 
duire, non,  je  n'en  doute  pas,  la  dépêche  qui  ac- 
compagnait cette  note  ne  devait  pas  contenir 
de  détails  intéressants;  et  pourtant  dès  celte  épo- 
que, chaque  jour  en  voyait  éclore  de  nouveaux. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1 87 


CHAPITRE  X. 


Physionomie  politique  du  Portugal.  —  Don  Miguel  et  don 
Pedro.  —  Maison  du  général  Lannes.  —  L'ermitage 
d'Araujo.  —  Projets  du  grand  Pombal.  —  Costumes.  — 
Invasion  des  modes  françaises.  —  Présentation  à  la  cour. 
Le  palais  de  Quélus.  —  Le  prince  régent.  —  Cortège 
magnifique  de  Junot.  —  Question  de  l'empereur.  —  La 
princesse  du  Brésil.  —  Les  yeux  doux.  —  Manie  de  Na- 
poléon.—  Junot  marquis.  ■ —  Le  prince  et  la  princesse 
du  Brésil.  —  Stupéfaction  du  prince  du  Brésil.  —  Le 
schako  de  hussard.  —  Le  prince  et  l'uniforme Mes  pa- 
niers et  ma  peur.  —  Junot  se  fâche Mon  enhnrnache- 

meiit.  —  Mon  entrée  en  voiture.  —  Ma  présentation.  — 
Entretien  avec  la  princesse  du  Brésil.  —  Sa  curiosité.  — 
L'impératrice  Joséphine.  —  Portraits  de  la  princesse  Isa- 
belle et  de  la  princesse  veuve. 

Le  Portugal  est  aujourd'hui  une  partie  de 
l'Europe  sar  laquelle  les  rayons  du  soleil  poli- 
tique dardent  en  plein.  Comment  ce  petit  coin 


]88  MÉMOIRES 

de  notre  monde  siipportera-t-il  leur  chaleur? 
Voilà  ce  qui  est  encore  en  suspens  devant  les 
yeux  observateurs  qui  dévorent  tous  les  jours 
vingt  journaux  au  moins,  pour  savoir  si  don  Mi- 
guel sera  pendu  ,  si  don  Pedro  sera  vainqueur, 
si  la  nation  auia  la  force  d'être  nation. 

«Dites  donc/«  volonté,  disais-je  encore  hier  à 
quelqu'un  qui  me  parlait  des  affaires  du  Portu- 
gal. Les  Portugais  ont  de  la  valeur;  c'est  une 
chose  reconnu(\  Les  Alhuquerque,  les  d'Acu- 
nha,  les  Pacheco,  et,  de  nos  jours,  les  d'Alorna, 
les  Gomez  Freire,  les  Valence,  prouvent  glo- 
rieusement que  les  Portugais  savent  et  veulent 
sacar  la  espada  e  el pttgiial,  lorsqu'il  leur  plaît 
de  le  faire.  C'est  aussi  jDour  cela  que  je  vous  dis 
qu'il  faut  que  le  nation  ait  la  volonté  de  faire; 
et  je  ne  crois  pas  qu'elle  l'ait  du  tout.  Don  Pedro 
arrive  avec  des  idées  libérales  fà  ce  qu'on  dit: 
moi,  je  n'en  crois  rien);  et  tout  de  suite,  voilà 
contre  lui  tout  le  clergé  :  ce  qui  compose  plus 
du  cjrand  tiers  de  la  nation.  Ensuite,  vous  trou- 
vez  dans  la  route  libérale  tous  les  senhorios 
(posseiros)  qui  ne  veulent  pas  plus  aujourd'hui 
que  du  temps  du  grand  Pondrai  qu'on  leur  ôte 
leurs  droits  iniques  et  révoltants  de  pouvoir 
louer  à  lem-  gré  et  ce  qu'ils  veulent  leurs  biens 


r)E    LA    DUCHESSE    Il'AnRANTÈS.  I SC) 

et  leurs  terres,  tandis  que  les  pauvres  quinhe- 
ros  n'ont  pour  eux  que  le  silence.  Don  Miguel 
est  entouré  de  toute  cette  milice  enragée  ,  qui 
sonnera  toujours  le  îoscin  pour  empêcher  le 
peuple  d'accueillir  ses  libérateurs  ^  ou  du  moins 
ceux  qui  prennent  ce  titre.  Nous  savons  tous 
qu'en  Portugal  comme  ailleurs,  les  pauvres  mou- 
tons sont  et  seront,  comme  ils  furent;  toujours 
tondus^  tandis  que  les  bonnes  pièces  de  bergers, 
se  retranchant  derrière  de  belles  utopies,  crient 
anathème  sur  tous  ceux  qui  veulent  être  tran- 
quilles. Eh!  mon  Dieu,  nous  avons  ici  des  exem- 
ples de  cela,  à  en  fournir  à  l'Europe  entière. 
Quoi  qu'il  en  soit,  parlons  de  Lisbonne  lorsque 
j'y  fus  pour  la  première  fois.  Déjà  elle  annon- 
çait qu'elle  serait  un  jour  un  terrible  volcan,  si 
de  nouveau  la  terre  venait  à  trembler... 

Le  général  Lanues  avait  occupé  à  Lisbonne 
une  belle  et  grande  maison  située  près  de  l'Opéra 
et  du  Tage,  au^  diafariz  de  Loretto. 

Cette  maison  était  une  des  mieux  arrangées  de 
Lisbonne,  excepté  celles  de  M.  d'Araujo  et  de  la 
duchesse  de  Cadaval ,  surtout  pour  l'occupation 
habituelle,  chose  que  les  Portugais  n'entendent 


^  ^  Fontaine. 


190  MEMOIRES 

pas  du  tout  :  et  pourtant  ils  ne  sortent  jamais  ;  ar- 
rangez ces  deux  points  si  peu  d'accord.  Du  reste 
les  maisons  de  Lisbonne  sont  toutes  comme  celles 
que  je  viens  de  décrire.  Il  n'y  a  pas  de  palais  à  Lis- 
bonne: ils  n'aiment  pas  cela.  Lorsque  le  tremble- 
ment de  terre  eut  détruit  la  ville,  le  marquis  de 
Pombal,  O  grau  marqués^  voulut  profiter  de 
cet  affreux  malheur;  et  comme  Néron  rebâtit 
Rome  après  son  incendie,  le  grand  marquis  vou- 
lut reconstruire  Lisbonne  sur  un  nouveau  plan. 
Il  donna  toutes  les  facilités  aux  propriétaires 
riches,  de  l'argent  aux  plus  pauvres,  sous  la  con- 
dition de  construire  des  palais  et  des  maisons 
avec  de  belles  façades  et  de  beaux  portiques. 
Que  résidta-t-il  de  cette  sollicitude  pour  la 
gloire  du  pays  et  pour  son  bien-être?  Que  les 
riches  ne  l'écoutèrent  pas  et  que  les  pauvres 
mangèrent  son  argent.  Comme  le  marquis  de 
Pombal  était  un  homme  de  génie,  il  ne  se  re- 
buta pas.  Le  génie  est  essentiellement  créateur 
et  actif,  mais  patient  pour  produire.  Quand  le 
marquis  vit  qu'il  ne  pouvait  venir  à  bout  de 
faire  exécuter  ses  volontés,  il  fit  bâtir  des  fa- 
çades, de  beaux  portiques,  des  colonnades;  il  fit 
construire  pour  le  gouvernement  des  édifices 
d'une  grande  utilité   et   en   même   temps  d'un 


DE  LA   DlTCHIîSSR   d'aHRANT^S,  19I 

goût  tout-à-fait  bon.  Que  résulta-t-il  encore?  Que 
ces  édifices  furent  les  seuls  achevés,  et  que  J'ai 
vu,  de  mes  yeux  vu,  en  i8o5,  c'est-à-dire  cin- 
quante ans  aj3rès  le  tremblement  de  terre,  les 
rues  encore  encombrées  de  ruines  venant  de  ce 
désastre,  et,  le  plus  curieux,  ces  mêmes  façades, 
commencées  par  le  marquis  de  Pombal,  tom- 
bant en  ruine,  et  derrière  de  riches  arcades, 
contre  une  colonne  corinthienne,  une  pauvre 
chaumière,  un  toit  de  joncs  couvert  de  tresses 
de  sapin.  Que  voulez-vous?  c'est  un  peuple  qui 
possède  éminemment  la  haine  du  beau. 

Ce  quartier  du  chafariz  de  Loretto  était  celui 
de  toute  la  banque,  et  conséquemment  le  plus 
vivant.  Des  fenêtres  d'un  petit  salon,  dans  lequel 
je  me  tenais  habituellement,  je  dominais  une 
petite  place  sur  laquelle  passaient  des  milliers  de 
personnes  dans  une  journée.  Le  costimie  du 
peuple,  à  Lisbonne,  n'a  rien  de  particulier 
comme  à  Madrid;  mais  il  est  beaucoup  plus  gai. 
Cette  conformité  d'habits,  et  surtout  de  cette 
couleur  noire,  donnait  à  Madrid  une  tristesse 
qui  ne  me  déplaisait  pas,  mais  que  beaucoup  de 
voyageurs  lui  reprochaient,  surtout  à  l'époque 
dont  je  parle.  Depuis  lors ,  nos  coutumes  ont  un 
peu  influé  sur  les  coutumes  espagnoles.  Aujour- 


d'hui,  une  femme,  quelle  qu'elle  soit,  peut  au 
moins  sortir  en  plein  jour  avec  un  schall  et  un 
chapeau,  tanclifs  qu'en  i8o5,  elle  eût  été  gros- 
sièrement insultée.  A  Lisbonne,  les  femmes  du 
peuple  allaient  seules  dans  les  rues.  Pour  peu 
qu'une  femme  appartînt  à  une  classe  aisée,  elle 
allait  en  chaise.  C'est  une  sorte  de  cabriolet  at- 
telé de  deux  mules,  dont  l'une  est  montée  â  la 
d'Aumont^àv  un  homme  assez  mal  vêtu,  sans  li- 
vrée lorsque  c'est  une  personne  commune,  et  avec 
un  mauvais  galon  à  son  habit  pour  peu  qu'il  y 
ait  une  prétention  à  la  noblesse.  Les  personnes 
riches  et  nobles  parcourent  Lisbonne  dans  ces 
petites  chaises;  mais,  alors,  elles  sont  soignées, 
et  les  deux  mules  sont  belles.  Il  y  a  un  écuyer 
à  côté  de  la  voilure  pour  indiquer  que  la  femme 
qu'elle  renferme  est  d'un  rang  élevé.  Néanmoins 
elles  vont  rarement  dans  ces  petites  chaises.  Pour 
peu  qu'une  femme  soit  de  haute  qualité,  elle  ne  se 
montre  dans  la  ville  que  dans  une  voiture  attelée 
de  quatre  mules,  ayant  son  écuyer  à  la  portière. 
J'ai  moi-même  été  assujettie  à  cette  cérémonieuse 
coutume,  qui,  du  reste,  est  obligée.  Il  est  impos- 
sible de  faire  plusieurs  visites  dans  une  voiture  à 
deux  mules,  en  raison  de  l'immensité  des  distances. 
La  ville,  qui  contenait  alors  près  de  trois  cent 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  igS 

quarante  mille  âmes,  sans  compter  les  troupes, 
avait  deux  lieues  et  demie  de  nos  lieues  de  France 
de  longueur,  et  souvent  dans  la  largeur  elle  n'a 
pas  plus  de  deux  ou  trois  rues  de  profondeur. 
Et  puis,  la  ville  étant  bâtie  sur  sept  collines, 
comme  Rome ,  il  suit  de  tout  cela  et  de  la  dif- 
ficulté de  circuler  au  milieu  des  décombres  du 
tremblement  de  terre ,  de  monter  et  descendre 
des  rues  à  pic,  pavées  avec  des  clous  de  pierre  ; 
il  suit,  dis-je,  de  tout  cela  que  les  quatre  mules 
sont  très-nécessaires  à  la  voiture  qui  vous  con- 
duit. Mais,  au  reste,  personne  de  ce  monde, 
non-seulement  du  monde  noble  et  riche,  mais 
de  ce  monde  qui  mange  à  table,  personne  ne 
va  à  pied.  Les  femmes  du  peuple, qui  sont  presque 
toutes  jolies,  ont  lui  costume  assez  gracieux: 
c'est  une  cape  rouge,  bordée  de  velours  noir,  et 
sur  la  tète  un  mouchoir  de  linon  mis  en  mar- 
motte. Cet  habillement  a  de  la  grâce  et  rend  jo- 
lie celle  qui  ne  l'est  pas,  en  ne  laissant  voir  que 
ses  yeux  ;  et  presque  toutes  les  femmes  ont  de 
beaux  yeux,  en  Portugal  et  en  Espagne.  C'est  un 
abus,  c'est  du  bien  perdu  que  de  porter  de 
beaux  yeux  dans  ce  pays-là. 

Nous  fûmes  quelque  temps  à  nous  bien  éta- 
blir, et  puis  .Tunot   fit  demander  son  audience 
de  présentation.  M.  d'Araujo,  que  nous  avions 
TIII.  i3 


iq4  MÉMOIRES 

retrouvé  avec  un  plaisir  que  doublait  le  pays 
clans  lequel  nous  nous  rencontrions, et  qui,comme 
je  l'ai  dit,  était  ministre  des  affaires  étrangères, 
fit  prévenir  Junot,  lorsque  toutes  les  fêtes  dé 
Pâques,  toiites  les  cérémonies  de  procession 
furent  terminées.  Cette  présentation  eut  lieu  à 
Quélus.  Junot  avait  eu  des  ordres  donnés  par 
l'empereur  lui-même  et  qui  devaient  le  guider. 
On  savait  à  Paris  que  le  prince  régent  était  non- 
seulement  soumis,  mais  qu'il  était  l'esclave  de 
l'Angleterre.  Il  ne  nous  recevait  qu'en  tremblant. 
Les  plus  grands  honneurs  étaient  sans  cesse  pro- 
digués à  l'ambassade  ;  et  en  même  temps  que  la 
noblesse  venait  pour  rendre  les  visites  que  l'éti- 
quette exigeait,  elle  faisait,  par  ordre  de  la  cour, 
des  démarches  blessantes  qui  devaient  irriter, 
mais  dont,  cependant,  on  ne  pouvait  demander 
satisfaction.  C'était  un  comte  de  San-Miguel  qui 
avait  besoin,  disait-on,  d'un  ordre  dii  piiiice 
régent  pour  venir  à  l'ambassade  de  France ,  tan- 
dis que  d'autres  y  venaient  en  deuil.  Et  puis,  les 
soupirs,  les  œillades,  les  lamentations  étouffées... 
C'était  une  pitié,  et  d';:utant  plus  pitié,  que  ces 
mêmes  hommes  furent  plus  tard  et  bien  pl;its 
et  bien  lâches.  Mais  nous  ferons  justice, et  justice 
preuve  écrite  ci  preuve  en  main.  Je  possède  plus 
d'une  pièce  rare  à  ce  sujet,  qui  servira  de  réponse 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  I  q5 

à  des  attaques  aussi  fausses  que  de  mauvais  goût 
et  de  mauvais  ton. 

La  cour  était  à  Quekis;  la  reine  folle  comme 
toujours.  Junot  voulut  que  son  cortège  fût  aussi 
beau  qu'il  était  possible  qu'il  le  fût  à  Lisbonne. 
Quant  à  lui,  sa  tenue  était  superbe  et  lui  allait 
à  ravir.  Il  est  singulier  que  je  me  serve  de  cette 
expression  pour  un  homme;  mais  je  ne  puis  en 
trouver  une  autre.  Il  était  vraiment  beau.  Il  por- 
tait ce  jour -là  son  grand  costume  de  colonel- 
général  des  hussards,  cet  habit  tout  éclatant 
d'or,  et  qu'il  avait  fait  faire  pour  que  tout  y 
rappelât  l'habit  d'officier  général.  Le  dolman 
était  blanc  et  les  parements  rouges;  le  pantalon 
bleu,  et  la  pelisse  bleue  également,  rappelant 
ainsi  le  gilet,  le  pantalon  et  l'habit  au  collet  rouge 
et  à  la  broderie  d'or.  Les  manches  du  dolman  , 
de  la  pelisse,  portaient  neufs  chevrons  en  galons 
et  en  broderies  de  feuilles  de  chêne.  La  pelisse 
était  bordée  d'une  fourrure  de  renard  bleue  ma- 
gnifique. C'était  l'habit  qu'il  portait  au  sacre.  Il 
avait  coûté  quinze  mille  francs ,  sans  le  héron, 
qui  était  un  présent  de  l'impératrice  Joséphine, 
et  qui  était  estimé  au-delà  de  cent  cinquante 
louis. 

Junot  était  fort  remarquable  dans  ce  costume 
vraiment  militaire.  Sa  taille  noble  et  élevée,  des 

1:3. 


1  g6  MIÎMOIJIES 

cheveux  blonds  couronnant  une  tète  décorée  de 
cinq  nobles  cicatrices,  dont  l'une  parfaitement 
visible  et  reçue  à  la  bataille  de  Lonato,  semblaient 
demander  du  resjDect  pour  ce  jeune  homme,  déjà 
vieux  de  glcjire.  Et,  en  parlant  de  cela,  je  dois 
dire  que  l'empereur  ne  fixait  jamais  Junot  sans 
que  son  œil  ne  fût  éloquent  lorsqu'il  rencontrait 
cette  longue  balafre  qui,  partant  de  la  tempe , 
ne  s'arrêtait  qu'au  bas  de  la  joue.  Celle-là,  sans 
doute,  lui  rappelait  celle  du  sommet  de  la  tète, 
lorsque,  voulant  tirer  les  cheveux  de  Junot  à 
Milan,  il  retira  à  lui  sa  main  pleine  de  sang.  Il 
m'a  dit  souvent  que  cette  image  ne  s'était  ja- 
mais effacée  dans  ses  souvenirs;  et  pourtant 
que  d'événements,  que  de  jours,  que  d'années 
avaient  dû  étendre  leur  voile  sur  cet  incident,  si 
marquant  pour  tout  autre,  mais,  au  fait,  si  simple 
pour  lui  !  11  m'en  parla  lors  de  mon  retour  de 
Portugal,  dans  une  conversation  assez  singulière 
que  nous  eûmes  ensemble,  et  dans  laquelle  il 
me  demanda  si  la  princesse  du  Brésil  avait  Jait 
les  jeux  doux  à  Junot?  Ce  furent  ses  propres 
expressions. 

«  Ma  foi,  ajoutait-il,  Junot  est  beau  garçon, 
«  et  sa  cicatrice  lui  donne  un  air  tout  martial 
«  qui  me  tournerait  la  tête  si  j'étais  femme.  Ah  ! 
«monsieur  le  marquis!   monsieur  le  marquis... 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  IQ^ 

«  VOUS  avez  bien  fait  des  vôtres ,  à  Milan  et 
«pendant  les  campagnes  d'Italie... 

Lorsque  l'empereur  était  de  bonne  humeur, 
il  n'y  avait  pas  de  raison  humaine  qui  l'arrêtât 
dans  ses  mauvaises  plaisanteries  avec  ses  officiers 
favoris.  Pour  les  femmes,  la  chose  était  diffé- 
rente; il  ne  plaisantait  jamais;  ou  il  ne  disait 
rien,  ou  c'était  un  coup  de  tonnerre.  Mais  cette 
manie  qu'il  avait  de  dire  aux  femmes  les  infidé- 
lités de  leurs  maris,  avait  un  coté  quelquefois 
douloureux  et  toujours  déplaisant.  Je  ne  com- 
prends pas  comment,  lui  qui  avait  l'esprit  aussi 
juste,  ne  voyait  pas  le  défectueux  de  cette  po- 
sition qu'il  provoquait  lui-même. 

Junot  fut  donc  à  Quéîus  en  grande  pompe. 
Non-seulement  le  cérémonial  de  M.  le  comte  de 
Châlon  avait  été  suivi  dans  toutes  ses  parties, 
mais  on  l'avait  augmenté  de  tout  le  luxe  et  de 
tout  le  bon  goût  qui  étaient  d'étiquette  obligée 
à  la  cour  impériale.  L'écuyer  en  bas  de  soie 
blancs  n'avait  pas  été  oublié,  la  voiture  était 
une  des  plus  belles  qui  fussent  sorties  des  ate- 
liers de  Leduc,  la  livrée  était  riche  et  nombreuse. 
L'ambassade,  composée  de  rambassadeur,de  M.  de 
Rayneval,  du  colonel  Laborde,  de  M.  de  Cher- 
val,  de  M.  Legoy,  de  M.  Magnien,  avait  fort 
bon   air  et   représentait   très -convenablement. 


1 98  MÉMOIRES 

Jiinot  s'acquitta  fort  bien  de  son  rôle  diploma- 
tique, etfutreçu  avec  une  distinction  particulière, 
inspirée,  je  crois,  bien  un  peu  par  nos  huit  cent 
inille  baïoiuiettcs  %  et  surtout  par  la  crainte  immé- 
diate que  pouvait  donner  un  ministre  de  paix 
comme  Junot,  qui  était  tout  disposé  à  leur  dire 
comme  ce  Romain  : 

«Je  porte  la  paix  ou  la  guerre  dans  le  pli  de  mon 
manteau.» 

Le  prince  du  lîrésil  ne  fit  pas  sur  Junot  l'im- 
pression qu'il  avait  reçue  de  lui. 

Mon  Dieu,  qu'il  est  laid!  me  dit-il...  mon  Dieu, 
que  la  princesse  est  laide!  mon  Dieu,  qu'ils  sont 
tous  laids!...  Il  n'y  a  là  qu'un  seul  joli  visage: 
c'est  le  priijce  royal,  le  prince  de  Beira,  l'Infant 
don  Pedro^...  Il  est  charmant  ;  il  ressemble  à  une 
colombe  au  milieu  de  chouettes.  Mais  je  ne 
puis  deviner,  ajoutait  Jtuiot,  ce  que  le  prince 
du  Brésil  avait  à  me  regarder  avec  cette  atten- 
tion... Ma  figure  n'a  pointant  rien  ce  me  semble 
d'extraordinaire...  Il  ne  me  quittait  pas  un  mo- 
ment des  yeux. 

Nous  sûmes  le  soir  même  ce  qui  avait  causé 

'  A  cette  époque,  avec  l'Italie,  la  Suisse,  les  i44  dépar- 
tements (le  la  France  et  tonte  la  Confédération  rhénane , 
l'empereur  disposait  bien  de  cela. 

'  C'est  aujourd'hui  l'empcieur  du  Brésil. 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  I99 

cette  curiosité  singulière,  car  c'était  vraimeut 
de  la  curiosité.  M.  rl'Araujo  vint  dîner  le  jour 
même  à  l'ambassade,  et  me  dit  : 

—  Savez-vous  que  notre  prince  est  fort  tour- 
menté de  savoir  pourquoi  l'ambassadeur  n'a  pas 
ôté  son  bonnet ,  comme  il  l'appelle. 

—  Comment  son  bonnet  ? 

—  Oui,  son  bonnet.  11  appelle  son  scha/io  un 
bonnet.  Que  voulez-vous  ?  nous  n'allons  pas  à 
pas  de  géant,  en  Portugal,  pour  nommer  les 
choses  par  leurs  noms.  Moi  qui,  en  ma  qualité 
d'habitant  de  Berlin  ^ ,  suis  un  peu  militaire.,  au 
moins  pour  distinguer  un  schako  d'une  capote, 
n'est-ce  pas  comme  cela  que  vous  nommez  vos 
chapeaux, 'madame  l'ambassadrice  ?  j'ai  dit  que 
le  schako  ne  s'enlevait  même  pas  devant  Dieu; 
et  l'ambassadeur  vient  de  me  confirmer  dans 
cette  pensée,  qu'il  me  semblait  bien  avoir  re- 
cueillie au  travers  de  cette  vie  toute  guerrière  de 
Berlin.  Au  reste,  sans  moi  cela  faisait  l'objet 
d'une  note.  Mais  vous  allez  voir  bien  d'autres 
résultats  de  l'effet  qu'a  produit  M.  le  général 
Junot. 

Je  voulus  savoir  ce  qu'il  entendait  par  ce  der- 
nier effet:  il  sourit  et  ne  dit  rien;  mais  l'expli- 
cation ne  fut  pas  longue  à  se  donner.   Le  sur- 

'  Il  y  avait  été  fort  lonj^-fcmps  ministre  de  Portugal. 


200  MEMOIRES 

lendemain  de  la  présentation,  le  premier  valet 
de  chambre  du  prince  régent  vint  demander 
si  l'ambassadeur  de  France  voulait  bien  prêter 
son  habit  de  hussard,  afin  que  le  tailleur  de  son 
altesse  royale  lui  en  fît  un  pareil,  ainsi  qu'au 
jeune  Infant  don  Pedro. 

Je  ne  connaissais  pas  le  prince  du  Brésil,  je 
ne  pouvais  pas  rire,  comme  je  l'ai  fait  depuis,  en 
le  voyant  ainsi  affublé  d'un  habit  de  hussard , 
avec  son  gros  ventre,  ses  grosses  jambes,  son 
énorme  tête  surmontée  d'une  chevelure  de 
nègre,  qui,  au  reste,  était  bien  en  harmonie  avec 
ses  lèvres  épaisses  ,  son  nez  africain  et  la  cou- 
leur de  sa  peau.  Qu'on  se  figure  cette  personne 
ainsi  bâtie,  coiffée  de  plus  avec  des  cheveux  cou- 
pés en  vergette ,  ayant  une  queue  grosse  comme 
le  bras  ,  bien  pommadée  ,  bien  poudrée,  et  tout 
cela  surmonté  d'un  schako  couvert  de  diamants, 
avec  une  aigrette  de  grand  prix ,  et  placé  comme 
il  plaisait  à  Dieu  de  le  conserver  sur  sa  grosse 
tête.  Oh!  ce  souvenir  est  de  ceux  que  je  garde 
pour  les  moments  nébuleux  où  il  faut  évoquer 
quelques  gaies  pensées. 

—  Je  parie  qu'il  ne  le  porte  pas,  disait  le  co- 
lonel Laborde  à  M.  Magnien... 

—  Il  est  capable  (\q\q  porter,  répondait  l'au- 
tre... il  est  capable  de  tout,  en  fait  de  ridicule... 


DE    LA    DUCHESSE    d'aIîRANTÈS.  20I 

je  parie  qu'il  le  porte.  —  Et  le  colonel  perdit. 

Lorsque  Jiinot  eut  f;ut  toutes  ses  évolutions 
diplomatiques,  ce  fut  mon  tour.  Mais,  c'était  ici 
le  moment  tragique.  Les  paniers  n'avaient  été 
qu'une  terreur  éloignée  lorsque  j'étais  à  Paris 
et  pendant  la  route.  Mais  ,  à  mesure  que  le  mo- 
ment approchait,  je  perdais  non-seulement  mon 
courage  comme  ambassadrice^  mais  aussi  comme 
femme.  J'avais  essayé  les  maudits  instruments 
trois  fois,  et  deux  fois  je  m'étais  laissé  tomber, 
mais  tout  à  plat.  Cela  allait  encore  quand  j'étais 
dans  ma  chambre,  faisant  le  joli  cœur  devant 
ma  psyché,  quoique  cependant,  l'une  des  deux 
fois,  je  me  fusse  donné  une  telle  tape,  que  la 
place  en  était  du  plus  beau  noir.  Et  puis,  quelle 
figure!...  En  vérité,  je  crois  encore  à  présent 
que  c'était  cette  tournure  à  la  comtesse  d'Escar- 
ba£[nas  qui  me   donnait  de  telles  craintes. 

Mon  Dieu,  disais-je  presque  en  pleurant,  et 
même  en  pleurant  tout- à -fait,  combien  c'est 
une  chose  sotte  et  ridicule  défaire  porter  d'hor- 
ribles instruments  de  torture  comme  ceux-là  !... 
Mon  ami,  disais-je  à  Junot  en  lui  faisant  toutes 
mes  grâces,  je  t'en  supplie...  arrange  cela...  Mon 
Dieu,  la  France  est  si  puissante! 

Mais,  dans  les  premiers  quinze  jours  de  son 
ambassade,  c'est-à-dire  lorsqu'il  entra  en  exer^ 


202  MÉMOIRES 

cice,  Junot  prit  la  chose  au  sérieux;  il  ne  par- 
lait que  de  notes,  de  ce  que  les  nations  se  doi- 
vent l'une  à  l'autre...  Il  ne  riait  plus...  et,  lorsque 
je  parlai  de  déposer  les  paniers,  il  se  récria 
comme  si  j'eusse  voulu  faire  une  déclaration  de 
guerre. 

— Tes  paniers , bon  Dieu  !...  tes  paniers!... Mais, 
Laure,  songe  donc  que  c'est  spécialement  parce 
que  tu  es  am/jassac/rice  que  tu  portes  ces  paniers... 
Parler  de  ne  pas  mettre  de  paniers!...  Non  vrai- 
ment... Mets  tes  paniers...  mets  tes  paniers... 

Et  me  voilà  marchant  comme  un  âne  qu'on 
dresse  pour  le  cacolet,  penchant  à  droite,  pen- 
chant à  gauche,  et  tombant  une  troisième  fois 
sur  le  nez...  Pour  le  coup,  je  m'insurgeai,  et  je 
déclarai  que  je  ne  voulais  pas  servir  ainsi  d'é 
poque  dans  les  annales  des  présentations  diplo- 
matiques, et  qu'il  ne  me  plairait  pas  du  tout 
qu'on  dit  : 

«Ah! oui,  c'est  l'année  où  cette  ambassadrice 
de  France  s'est  laissé  tomber. .  .  .  Vous  vous 
rappelez  quelle  drôle  de  figure  elle  avait?.  .  . 

Nous  avions  dans  notre  corps  diplomatique 
une  famille  dont  le  nom  est  européen  aujour- 
d'hui, et  qui  alors  était  la  réunion  des  vertus, 
de  la  bonté  et  de  toutes  les  quaUtés  aimables; 
c'était  le  ministre  d'Autriche,  M.  le  comte  de 


DE    LA    PUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2o3 

Lebzeltern.  Je  parlerai  d'elle  tout  à  l'heure.  Main- 
tenant il  me  faut  dire  tout  ce  que  je  lui  dois 
d'obligation.  Je  parlais  devant  madame  de  Leb- 
zeltern de  mes  douleurs  et  de  la  cruauté  de  Junot. 
Elle  me  dit  : 

«Mais,  ma  chère  ambassadrice,  je  ne  com- 
prends pas  comment  vous  vous  laissez  choir 
comme  vous  le  dites..  .  .  Vous  êtes  légère,  bien 
faite,  vous  dansez  comme  une  fée  au  clair  de  \s\. 
lune,  vous  ne  me  semblez  pas  maladroite,  il  y 
a  quelque  chose  là-dessous.  Envoyez-moi  vos  pa- 
niers, le  mal  vient  d'eux,  j'en  suis  sûre.» 

Elle  avait  deviné  juste  :  les  paniers  n'avaient 
pas  au  bas  du  cerceau  un  cercle  de  fer  très- 
léger  ,  ou  de  fil  de  laiton,  je  ne  sais  comment, 
qui  devait  faire  contre-poids  à  tout  le  haut  qui  est 
horriblement  lourd.  Je  l'essayai  aussitôt  qu'il 
me  revint,  et  je  marchai  comme  tout  le  monde, 
n'ayant  plus  que  la  peur,  chose  dont  on  ne  se 
défait  pas  à  commandement. 

Je  mis  par-dessus  cette  monstrueuse  montagne 
dont  j'étais  flanquée  de  chaque  côté,  une  belle 
robe  de  moire  blanche ,  brodée  en  lames  d'or, 
et  rattachée  sur  les  côtés  avec  de  gros  glands 
d'or ,  absolument  comme  aurait  pu  l'être  une 
draperie  de  croisée.  Je  mis  sur  ma  tète  une  toque 
avec  six  grandes  plumes  blanches  retenues  par 


204  MlÎMOmilS 

une  agrafe  de  diamants  ,  et  le  fond  de  la  loque 
était  brodé  avec  des  épis  de  diamants  :  j'en  avais 
au  cou,  aux  oreilles;  et  ainsi  harnachée,  mais 
cette  fois  avec  des  gants,  car  la  fiilc  n'était  pas 
comme  la  mère,  je  partis  pour  Ouélus.  Mais 
ce  n'était  pas  le  tout  de  s'habiller,  de  se  résoudre 
à  ressembler  à  l'âne  porteur  de  reliques  ou  bien 
au  cheval  porter.r  de  choux,  il  failait  pouvoir 
entrer  dans  la  voiture.  Je  le  voulais  bien,  moi, 
d'autant  que  le  cha/arize  était  couvert  de  gale- 
gos  '  ,  qui  commençaient  à  rire  en  voyant  celte 
extraordinaire  figure  présenter  le  front,  le  pied  , 
le  côté,  et  reculer  sans  pouvoir  entrer  dans 
cette  voiture  de  malheur  qui  était  trop  basse 
pour  mon  panache  ,  trop  étroite  pour  les  mau- 
dits paniers. .  .  .  Jîmot ,  qui  ne  venait  pas  à  Que- 
luz,  et  qui  me  voulait  voir  partir,  était  là  enrobe 
de  ôhambre  et  en  pantoufles,  et  se  mêlait  aussi 
sérieusement  de  raemballer  dans  la  voiture  que 
s'il  eût  été  question  d'y  faire  entrer  une  statue 
d'un  million;  et  moi,  qui  priais  Dieu  que  les 
maudits  paniers  cassassent,  je  n'y  faisais  pas  tant 
de   façons.    Enfin,    je   trouvai  probablement  le 


'  Ce  sont  les  Auvergnats  de  Lisbonne.  Ils  sont  aussi  fidè- 
les et  aussi  laborieux  que  les  nôtres;  ils  sont  Espagnols  et 
viennent  de  Galice. 


DE    LA.    DUCTIF-SSE    d'aBRANTÈS.  2o5 

joint  de  la  difficuUé,  et  j'entrai  avec  mon  entou- 
rage dans  ma  voiture,  où  je  m'établis  en  travers 
encore,  et  le  corps  penché,  po.ur  ne  pas  casser 
mes  plumes  et  froisser  mes  belles  draperies  de 
moires.  C'est  ainsi  que  je  fis  les  deux  lieues  qui 
séparent  Lisbonne  de  Queluz. 

Je  fns  introduite  par  la  camareira  mor  dans 
les  petits  appartements  de  la  princesse  du  BrésiL 
L'étiquette  défendant  ai|  prince  ou  au  roi  de  re- 
cevoir les  ambassadrices,  cette  visite  était  la  seule 
que  j'eusse  à  faire,  car  toutes  les  princesses  étaient 
réunies  dans  le  saKjri  de  la  princesse  du  Brésil.  Je 
f]s  mes  trois  révérences. ...  Je  ne  fus  pas  trop 
béte  en  faisant  un  conqjliment,  qui  toujours 
est  lui-même  une  bêtise  ,  et  j'attendis  que  la 
princesse  me  parlât,  parce  qu'on  m'avait  pré- 
venue qu'elle  devait  me  parler  de  la  France,  et 
qu'elle  désirait  être  agréable  pour  moi,  non  pas 
que  j'y  fusse,  wo/,  pour  la  plus  légère  raison, 
mais  la  France  féin'uiiiie  était  représentée  par 
moi.  La  princesse  me  dit,  en  effet,  qu'elle  vou- 
drait bien  connaître  l'impératrice  Joséphine;  s'il 
était  vrai  qu'elle  fut  aussi  jolie  qu'on  ledit.  Je  lui 
répondis  que  sa  majesté  L'impératrice  était  encore 
charmante;  que  sa  taille  surtout,  sa  taille  était 
ravissante,  ainsi  que  sa  tournure;  au  surplus, 
ajoutai-je,  si  Votre  Altesse  Royale  désire  voir  un 


ao6  1V1ÉMCMRES 

portrait  de  l'impératrice  parfaitement  ressem- 
blant, je  puis  avoir  l'honneur  de  lui  en  montrer 
un  que  j'ai  le  bonheur  de  posséder  ici. 

C'était  une  miniature  d'isabey,  faite  comme 
tout  ce  qu'il  fait,  c'est-à-dire  une  œuvre  char- 
mante de  grâce  et  de  vérité. 

La  princesse  me  parla  de  sa  mère,  rit  beau- 
coup des  gants  ôtés  par  la  camareira  mayor,  et 
finit  par  me  demandev  si  je  trouvais  qu'elle 
ressemblât  à  sa  mère. 

Je  répondis  hardiment  que  oui,  et  j'étais  une 
indigne,  car  l'une  était  ou  avait  été  une  belle 
femme,  et  l'autre  n'avait  jamais  ressemblé  qu'à 
une  créature  effrayante  de  laideur. 

Figurez-vous  être  devant  une  femme  de  quatre 
pieds  dix  pouces  tout  au  plus ,  et  encore  d'un 
côté,  parce  que  les  deux  n'étaient  pas  égaux. 
Avec  un  corps  ainsi  déjeté,  vous  pouvez  imaginer 
facilement  quel  buste,  quels  bras,  quelles  jambes 
et  quelle  personne  enfin  c'était  qu'une  femme 
ainsi  bâtie  :  encore  si  la  tête  avait  été  regardable; 
mais,  mon  Dieu  ,  quelle  figure! .  .  .  quelle  épou- 
vantable figure!.  .  .  Des  yeux  éraillés  et  de  mé- 
chante humeur,  n'allant  jamais  ensemble  sans 
qu'on  pût  leur  reprocher  de  loucher.  Vous  con- 
naissez de  ces  yeux-là. ...  et  moi  aussi.  Et  puis 
une  peau  qui  n'avait  rien  d'humain ,  dans  laquelle 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  207 

on  pouvait  tout  voir,  une  peau  végétante. .  .  Son 
nez,  je  ne  me  le  rappelle  plus,  si  ce  n'est  pour 
me  le  représenter  descendant  sur  des  lèvres 
bleuâtres  qui,  en  s'ouvrant,  laissaient  voir  la  plus 
singulière  denture  que  Dieu  ait  créée;  c'étaient 
bien  des  dents ,  si  vous  voulez  ,  et  elle  aussi  l'aurait 
bien  voulu;  mais  Dieu  avait  été  d'un  autre  avis, 
et  lui  avait  planté  dans  la  bouche  de  gros  os  qui 
montaient  et  descendaient  comme  le  pourrait 
faire  une  flûte  de  Pan;  et  puis,  couronnant  tout 
cela ,  une  sorte  de  crinière  formée  avec  des  che- 
veux secs,  crépus ,  de  ces  cheveux  qui  n'ont  pas  de 
couleur;cependant  ils  étaientnoirs, oui,  ils  étaient 
noirs;  car,  en  me  regardant,  la  princesse  dit  à  la 
princesse  veuve  : 

ce  Elle  est  comme  nous. .  .  .  elle  est  brune. .  .  . 
elle  a  les  cheveux  et  les  yeux  comme  Pépita.  » 

Ah,  mon  Dieu!  Je  jetai  les  yeux  dont  on  par- 
lait sur  une  glace  pour  me  ras.surer.  Cette  Pe 
pita,  c'était  la  reine  d'Etrurie!.  .  . 

La  toilette  de  la  princesse  du  Brésil  était  tout- 
à-fait  en  harmonie  de  dissemblance,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi ,  avec  sa  personne  :  il  le  fallait. 
Elle  eût  été  naturelle  avec  une  robe  de  couleur 
obscure  ou  bien  une  robe  de  soie  parfaitement 
simple.   Elle  portait  une  mousseline  de  l'Inde, 


2o8  IMlÎMOlUES 

brodée  en  lames  d'or  et  en  lames  d'argent,  la- 
quelle robe  était  faite  à  la  grâce  du  Seigneur,  et 
ne  couvrait  que  très-imparfaitement  une  énorme 
gorge  et  une  poitrine  toute  de  travers,  tandis 
que  des  agrafes  de  diamants  rattachaient  cette 
robe  sur  les  épaules,  et  les  poignets  de  deux 
manches  très-courtes  qui  laissaient  voir  des  bras 
qui  eussent  été  mieux  cachés.  Les  cheveux  bouf- 
fants et  sales  ^  puisqu'il  faut  le  dire,  étaient  nattés 
avec  des  perles  et  des  diamants  d'une  admirable 
beauté.  Le  tour  du  corsage  de  sa  robe  était  éga- 
lement bordé  avec  un  rang  de  perles  d'un  prix 
inestimable.  Elle  avait  aux  oreilles  des  boucles 
et  des  girandoles  que  je  n'ai  vues  qu'à  elle  :  c'est 
nfie  paire  de  poires  en  diamants,  mais  parfaite- 
ment rondes  et  de  la  longueur  du  pouce:  l'eau 
en  était  aussi  limpide  que  i\n  cristal.  C'était  une 
superbe  et  admirable  chose  également  que  les 
deux  boutons  qui  surmontaient  les  poires;  mais, 
en  vérité ,  la  figtu'e  qu'elle  accompagnait  était  si 
épouvantable  que  sa  beauté  n'était  plus  celle  cpie 
j'aurais  voulu  lui  voir  ;  il  me  semblait  contem- 
pler quelque  être  étrange  cjui  n'était  pas  de  notre 
espèce.  Il  y  avait  près  d'elle  deux  des  jeunes  prin- 
cesses, dont  l'une  avait  dix  ans,  et  qui  étaient 
charmantes  toutes  deux ,  mais  principalement 


f>E    LA.    DUdnESSK    d'aBRAWTF.S.  QOf) 

dona  Isabelle  ,  je  crois  que  c'est  ainsi  qu'elle 
s'appelait,  mais  enfin  celle  qui  depuis  a  épousé 
son  oncle  Ferdinand  VII.  Quant  aux  autres  prin- 
cesses ,  dona  Maria-Anna  et  la  princesse  veuve^ 
qu'on  appelait  ainsi  parce  qu'elle  était  veuve  du 
])rince  aîné,  homme  d'un  rare  mérite,  à  ce  que 
disaient  tous  les  Portugais,  toutes  ces  princesses 
étaient  laides.  Mais  cependant  c'était  une  vraie  co- 
quetterie pour  elles  de  se  trouver  à  coté  de  la 
princesse  du  Brésil;  l'ombre  portée  par  elle  deve- 
nait ini  coloris  de  beauté  pour  les  autres.  ?Jais  pour 
cela,'  qu'on  prenne  la  peine  de  se  la  représenter, 
ayant  la  figure  que  je  viens  de  décrire,  avec  une 
veste  de  chasse,  faite  à  peu  près  comme  une  veste 
d'homme,  en  drap  vert  et  bordée  de  galons  d'or, 
avec  une  jupe  également  en  drap  vert,  etfendue 
devant  et  derrière,  comme  nous  pouvons  nous 
raj)peler  d'en  avoir  vu,  étant  enfant,  porter  à 
nos  grand'mères  lorsqu'elles  montaient  à  cheval 
dans  leur  province;  et  puis  ces  beaux  cheveux^ 
dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure ,  noués  en  ca- 
dogan  et  surmontés  d'un  chapeau  d'homme  mis 
le  plus  souvent  à  la  crâne  :  voilà  quel  était  le 
costume  de  campagne  de  la  princesse  du  Brésil 
lorsqu'elle  allait  à  la  chasse;  car  il  est  bon  de 
dire  qu'elle  chassait  comme  jadis  Nemrod,  au- 
quel elle  était  parfiùtement  semblable,  puisqu'elle 
VIII.  ,4 


aïO  MÉMOIRES 

chassait  aussi  la  même  espèce  de  gibier.  Mon 
Dieu,  quelle  personne!  Je  me  trouvais  un  jour 
à  Quélus,  au  moment  de  son  départ  pour  la 
chasse,  lorsque  je  vis  cette  figure,  déjà  si  étrange, 
dans  ce  costume  vraiment  bizarre  à  son  tour  : 
je  crus  avoir  une  vision  fantastique.  Elle  en- 
fourcha un  cheval  noir  très-petit,  comme  tous 
les  chevaux  portugais,  mais  assez  méchant  pour 
faire  presque  peur  à  un  bon  écuyer;  la  prin- 
cesse le  monta,  msàs  jambe  de  ci ^  jambe  de  /«, 
et  lui  donnant  plusieurs  coups  de  cravache  bien 
appliqués  sur  le  cou  et  sur  l'épaule  pour  corriger 
en  lui  quelques  mouvements  qui  lui  déplaisaient, 
elle  le  fit  manœuvrer  autour  de  la  cour,  c'est- 
à-dire  de  l'esplanade  qui  est  devant  le  château  ; 
puis  elle  partit  au  grand  galop,  comme  un  vrai 
tapageur  de  quinze  ans  échappé  du  collège. 
D'abord  elle  m'avait  paru  si  ridicule,  que  j'eus 
grand  besoin  de  me  rappeler  que  mon  caractère 
diplomatique  exigeait  une  sorte  de  tenue  iL'  ri- 
gueur; mais  ensiiile  ce  ser.liment  de  gaîté  fit 
place  à  un  autre  tout-à-fait  opposé.  Je  ne  pus 
long-temps  regarder  cet  être  frappé  de  disgrâce 
par  la  nature  dans  la  moindre  partie  de  sa  pei- 
ftonne,  sans  é|)rouver  un  dégoût  assez  fort  pour 
détruire  même  la  plus  légère  impression  de  gaîté , 
et  je  détournai  la  tète.  Cette  femme  nétait  plus 


DE  LA  DUCHESSE  D  AERANTES.       111 

une  femme  pour  moi;  et  cependant  je  connais- 
sais alors  des  détails  qui  révélaient  grandement 
sa  vocation  féminine. .  .  .  Mon  Dieu ,  avec  une 
pareille  figure!.  .  . 


i4. 


aia  MEMOIRES 


CHAPITRE  Xï. 


Réception  et  ct-rémonial.  • —  La  camarcira-môr.  —  Les  cla- 
mes du  palais  par  terie.  —  Ma   position  à  Lisbonne.  — 

Parallèle  de  lord  Fitz-Geiald  et  de  sa  femme LordStrank- 

ford.  —  M.  d'Araujo  et  son  mannequin.  —  Lord  Strank- 
ford  et  les  révérences.  —  Le  comte  dcl  Campo  Alange. — 
M.  de  Castro.  Sa  figure  de  conspirateur.  —  M.  Camille  de 
les  Rios.  —  L'ambassade  d'Autriche  à  liisbonne.  —  Les 
trois  sœurs.  —  L'oreille  tiiée.  —  Le  comte  de  Villaverde. 
Le  gros  ventre.  —  Le  gis^ot.  —  Tes  douze  verres  d'eau. 
Le  vicomte  d'Anadia.  —  Le  nonce  du  pape.  —  L'amou- 
reux de  75  ans.  —  Les  lunettes  vertes.  —  Les  bonbons. 
—  Conversation  avec  l'enipci-eiu-. 

Après  mon  audience  de  réception,  je  fus  voir 
la  camareira-niôr.  J'avais  bien  en  le  temps  d'y 
aller  avant  ;  mais  ce  qui  avait  été  observé  au  cé- 
rémonial de  M.  et  de  madame  de  Châlon ,  le  fut 
strictement  par  nous  et  pour  nous.  La  camareira 
mor  était  une  petite  femme  maigre  et  noire, 
comme  beaucoup  de  femmes  âgées  en  Portugal, 
et  son  costume  était ,  comme  celui  de  toutes  les 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2i3 

dames  du  palais  de  la  cour  de  Lisbonne ,  la  plus 
étrange  mascarade  qu'on  puisse  imaginer  de 
faire  revêtir  à  des  femmes  chrétiennes.  C'était 
une  jupe  de  taffetas  bien  fort,  bien  épais, 
d'une  couleur  bleu  foncé,  avec  une  large  bro- 
derie en  or  au  bas ,  et  puis  ensuite  une  queue , 
une  robe,  je  ne  sais  quel  morceau  d'étoffe  d'im 
rouge  éclatant  qui  leur  pendait  en  manière  de 
traîne  derrière  elles.  Les  plus  âgées,  comme  la 
camareira-môr,  portaient  un  petit  loquet^  une 
façon  de  bonnet  assez  serré  à  la  tète  (c'étaient, 
je  crois  ,  les  veuves)  ,  et  sur  ce  bonnet  était  une 
fleur  gros  bleu  ,  comme  la  jupe.  Lorsque  j'entrai 
pour  la  première  fois  dans  le  salon  de  la  prin- 
cesse du  Brésil,  toutes  les  damas  de  honor  étaient 
assises,  devinez  où?.  .  .  par  terre. —  Comment, 
par  terre  ?  —  Oui,  par  terre ,  les  jambes  croisées 
sous  elles  comme  nos  tailleurs,  ou  plutôt  comme 
les  Arabes,  dont  au  reste  il  est  demeuré  tant  de 
coutumes  et  tant  d'usages  dans  toute  la  pénin- 
sule. Aussitôt  que  j'entrai,  elles  se  levèrent  toutes, 
et  je  crus  voir  s'envoler  une  troupe  d'oiseaux 
du  Brésil,  de  ces  cataquois  rouges  et  bleus  aux 
vives  couleurs  ;  car  il  faut  rendre  justice  à  leurs 
étoffes,  ou  plutôt  aux  nôtres,  puisque  le  Portugal 
serait  bien  fâché  d'avoir  des  manufactures,  il 
est  trop  grand  seigneur  pour  cela.  Elles  étaient 


2JZ4  MKMOIRKS 

de  la  plus  vive  et  de  la  plus  franche  couleur, 
ce  qui  rendait  la  chose  encore  plus  ridicule.  La 
princesse,  quelque  aveuglée  qu'elle  fût  sur  son 
horrible  figure,  sentait  probablement  l'inconvé- 
nienl  d'être  habillée  avec  ces  étincelanles  étoffes, 
elle  ne  portait  jamais  l'habit  de  cour.  Pour  le 
coup,  il  aurait  fallu  fuir,  et  fuir  bien  loin,  car 
l'effroi  s'en  serait  mêlé. 

Lorsque  je  fus  présentée,  ma  position  devint 
fort  belle  à  Lisbonne.  J'étais  la  seule  femme 
considérable  du  corps  diplomatique.  Il  y  avait 
bien  la  femme  du  ministre  d'Angleterre ,  milady 
Robert  Fitz  Gerald ,  tante  par  son  mari  de  la 
belle  Paméla,  l'élève  de  madame  de  Genlis;  mais 
je  ne  sais  comment  elle  avait  pris  son  attitude; 
elle  n'en  avait  pas  même  une  supportable;  et  ce- 
pendant nous  n'étions  pas  aimés,  et  l'Angleterre 
avait  bien  plus  de  sympathie  avec  la  nation.  Cela 
venait, je  crois,  de  la  froideur,  et  surtout  du  bon 
jugement  de  sir  Robert  Fitz  Gerald,  dont  la 
bonne  tenue,  les  excellentes  manières  étaient  op- 
posées en  tout  à  celles  de  sa  femme,  qui  était 
vraiment  une  sorte  de  virago,  aux  grands  bras, 
aux  grandes  jambes,  aux  grands  traits,  et  sur- 
tout aux  grandes  dents,  ce  qui  faisait  toujours 
craindre  qu'elle  ne  voulût  vous  mordre;  et  cela, 
sans  être  trop  craintive,  car  elle  avait  toujours 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  21 5 

un  air  si  furibond  en  regardant  même  un  chapeau 
ou  un  bonnet  français,  qu'on  craignait  qu'elle 
ne  sautât  comme  une  chatte  en  colère  après  le 
visage  qui  était  dessous.  Je  disais  donc  que  cette 
sorte  de  retraite  sur  lui-même  que  lord  Fitz 
Gerald  avait  sagement  opérée  avant  que  nous 
fussions  arrivés  à  Lisbonne,  est  une  preuve  d'ha- 
bileté; il  voyait  clairement  l'influence  de  fait 
que  la  France,  appuyée  sur  l'Espagne,  allait 
exercer  sur  le  Portugal.  Cette  influence  n'était 
pas  accueillie  par  la  nation  peut-être  avec  la 
même  ardeur  que  l'Angleterre  pouvait  en  at- 
tendre, mais  elle  n'en  était  pas  moins  positive; 
et  lord  Fitz  Gerald,  qui  con/iaissait  le  gouverne- 
ment craintif  du  Portugal ,  ne  voulut  pas  s'en- 
gager dans  une  lutte  qui  n'eût  pas  été  à  l'avan- 
tage de  l'Angleterre  dans  ce  moment.  La  prin- 
cesse du  Brésil  était  Espagnole;  il  y  avait  des 
ménagements  à  garder;  et  tous  les  raisonnements 
amenaient  à  ce  résultat  évident,  que,  dans  l'in- 
stant où  l'on  se  trouvait,  la  France  était  la  do- 
minatrice de  l'Europe.  Lord  Fitz  Gerald  était 
convenablement,  mais  faisant  peu  de  fracas, 
ne  donnant  pas  de  fêtes,  ne  recevant  que  pour 
donner  quelques-uns  de  ces  dîners  diplomati- 
ques obligés,  qui  vous  fournissent  de  l'ennui 
pour  plusieurs  semaines.  Je  crois  aussi  que  sa 


2l6  MÉMOlllKS 

fortune  ne  lui  permettait  pas  une  grande  repré- 
sentation. Lord  Robert  Fitz  Gera)d  avait  dû 
être  extrêmement  beau  dans  sa  jeunesse;  il 
avait  des  manières  de  grand  seigneur,  et  de 
grand  seigneur  bien  appris ,  car  il  y  en  a  de 
toutes  les  sortes.  Le  premier  secrétaire  d'am- 
bassade était  un  homme  déjà  connu  à  cette 
éooque  dans  le  monde  littéraire  et  politique, 
mais  qui,  depuis,  a  eu  une  renommée  dont  son 
pays  doit  être  fier:  c'est  lord  Strankford.  11  tra- 
duisait alors  le  Camoéns  en  anglais.  Lord  Strank- 
ford  était  aimable  et  poli  lorsqu'il  arrivait  sur- 
tout qu'on  le  rencontrât  avant  dîner.  Il  avait 
la  vue  fort  basse,  ejt  était  de  plus  fort  distrait, 
ce  qui  lui  occasionait  des  aventures  étranges. 
Un  jour,  allant  voir  Pellegrini,  peintre  italien, 
qui  était  établi  à  Lisbonne  et  faisait  d'assez  bons 
tableaux,  il  aperçut  M.  d'Araujo  assis  dans  un 
fauteuil  et  posant  pour  son  portrait.  Pellegrini 
fit  signe  à  lord  Strankford  de  ne  pas  avancer,  et 
d'attendre,  pour  parler,  qu'il  eût  terminé  la  séance. 

«  C'est  fini  dans  l'instant,  «  lui  dit-il. 

Lord  Strankford  comprit  qu'il  ne  devait  pas 
déranger  l'artiste,  et  encore  moins  troubler  la 
physionomie  du  ministre  des  affaires  étrangères. 
Il  n'était  pas  secrétaire  d'ambassade  pour  igno- 
rer cela.  Il  attendit  donc  à  peu  près   un   quart 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRA.NTES.  21-7 

d'heure  clans  une  attitude  respectueuse,  comme 
il  appartenait  à  un  jeune  diplomate.  Au  bout  de 
ce  temps,  Pellegrini  lui  fit  signe  d'approcher; 
il  commença  par  une  belle  révérence  à  M.  d'A- 
raujo,  que  celui-ci  ne  lui  rendit  pas,  malgré 
son  extrême  politesse;  il  en  fit  une  seconde, 
même  immobilité;  ime  troisième,  toujours  la 
même  roideur. 

Ah  ça!  dit  en  lui-même  lord  Strankford,  est- 
ce  que  cette  diable  de  France  a  fait  des  siennes? 
Est-ce  que  le  bon  exemple  de  la  Russie  ne  leur 
donne  pas  goût  à  l'alliance?... 

Tout  en  se  parlantainsi  diplomatiquement  à  lui- 
même,  lord  Strankford  était  arrivé  près  du  ministre 
des  affaires  étrangères;  il  salua  pour  la  quatrième 
fois,  mais  son  pied  dtffneura  en  l'air,  et  il  dit  : 

Oh!...  oh!... 

C'était  le  mannequin  de  M.  d'Araujo  avec  son 
habit  de  cérémonie. 

L'ambassade  d'Espagne  nous  aurait  été  d'un 
grand  secours  si  l'ambassadeur  eût  été  marié. 
Il  était  veuf,  âgé,  dévot  au-delà  des  besoins  de 
l'âme  la  plus  chrétienne,  et  conséquemment  en- 
foncé dans  toutes  les  superstitions  de  l'Espagnol 
le  moins  éclairé.  C'était,  du  reste,  l'homme  le 
plus  excellent,  le  plus  vertueux  qu'on  pût  mettre 
dans  les  relations  diplomatiques.  C'était  la  bonté, 


215  MEMOIRES 

la  bienveillance  même.  Sa  figure  peignait  son 
âme;  elle  invitait  à  Taimer  et  à  l'aimer  comme 
un  père.  C'était  le  comte  de  Campo  Alan^e.  Il 
avait  été  ministre  à  Vienne,  il  y  avait  perdu  sa 
femme;  et  malgré  son  âge,  et  cette  dévotion  ex- 
cessive qui  devait  l'envahir  tout  entier,  il  tou- 
chait au  cœur  lorsqu'il  parlait  de  celte  mort  qui 
le  laissait  isolé  dans  la  vie.  Le  comte  de  Campo 
Alange  n'était  pas  éloquent,  mais  ce  qu'il  disait 
venait  du  cœur,  et  je  le  comprenais.  Il  avait  une 
grande  fortcine,  et  en  usait  honorablement.  Sa 
maison  était  richement  ordonnée;  mais  tout  y 
était  austère.  Il  possédait  les  plus  beaux  mérinos 
de  l'Espagne;  son  troupeau  (sa  cavana),  qui 
portait  le  nom  du  marquis  de  Negretti ,  son  fils, 
était  le  plus  renommé  d«ns  le  commerce,  avec 
celui  du  duc  de  l'Infantado.  Il  est  demeuré  fidèle- 
ment attaché  au  roi  Joseph,  et  le  lui  a  prouvé 
par  le  sacrifice  de  presque  toute  sa  fortune. 

Le  secrétaire  d'ambassade  était  un  nommé 
Castro,  homme  fort  remarquable  d'esprit  et  par 
sa  physionomie  sombre  et  même  farouche.  Ses 
yeux  noirs ,  surmontés  de  deux  sourcils  épais  et 
presque  toujours  croisés  l'un  sur  l'autre ,  lui 
donnaient  une  expression  toute  particulière. 

—  Mon  Dieu  !  disais-je  souvent  en  regardant 
M.  de  Castro ,  comme  cet  homme  ressemble  à 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  2I9 

un  chef  de  conjurés  réfléchissant  à  sa  conspira- 
tion. 

Je  ne  savais  pas  que  je  hii  tirais  les  cartes  en 
parlant  ainsi.  A  peine  les  troubles  d'Espap^ne 
éclatèrent-ils,  que  M.  de  Castro  prit  parti;  il  s'est 
fait  un  nom  célèbre  parmi  les  insurgés  espa- 
gnols et  parmi  les  Anglais.  Il  avait  l'esprit  de  sa 
figure.  .  .  sombre;  entier  dans  ses  décisions,  et 
avant  presque  toujours  l'œil  inquiet  ou  bien  le 
regard  absorbé,  comme  l'homme  dont  l'âme  est 
envahie  par  une  pensée  unique  qui  réclame  une 
active  surveillance  sur  ce  qui  l'entoure.  Mais, 
quelque  fût  son  esprit,  il  est  certain  qu'il  en 
avait  beaucoup. 

Une  homme,  spirituel  comme  le  Français  le 
plus  aimable ,  parlant  notre  langue  avec  la  même 
élégance  qu'un  de  nos  jeunes  gens  les  plus 
agréables,  dont  les  manières,  le  ton,  la  tournure, 
étaient  à- la -fois  parisiens  et  castillans,  faisait 
partie  de  l'ambassade  d'Espagne.  C'est  don  Ca- 
mille de  los  Rios.  C'est  un  homme  aimable  et 
de  bon  ton,  autant  que  peut  le  désirer  une  mai- 
tresse  de  maison.  Je  l'ai  apprécié  et  apprécié 
tout-à-fait  à  sa  valeur.  Il  appartient  à  la  noble 
maison  de  Fernand  Nunez,  et  avait  été  élevé  en 
France,  au  collège  de  Sorrèze.  Il  aimait  la  France 
comme  un  étranger  doit  l'aimer,  sans  fol  enthou- 


'2'20  MEMOIRI-S 

siasme,  et  conservant  pour  sa  belle  patrie  l'amour 
que  doivent  toujours  lui  porter  ses  fils.  Le  reste  de 
l'ambassade  était  bien  composé,  et  presque  tous 
les  attachés  et  les  secrétaires  étaient  jeunes. 
Mais  les  deux  hommes  que  je  viens  de  citer  sont 
les  seuls  dont  le  souvenir  me  soit  demeuré  au 
point  de  pouvoir  les  rappeler  dans  tous  leurs 
détails. 

Le  ministre  de  Russie  était  le  plus  ennuyeux 
des  hommes;  nous  le  vîmes  peti.  L'Angleterre, 
qui  déjà  commençait  à  craindre  rcnvahissenient 
européen  par  la  main  puissante  do  Napoléon, 
voulut  tenter  de  bâtir  urie  digtio  pour  s'opposer 
à  ce  torrent  qui  menaçait  d'emporter  dans  son 
cours  tout  ce  qui  était  sur  ses  rivages  et  qui  re- 
fusait de  jeter  l'ancre  dans  ses  eaux.  On  parlait 
d'un  traité  qui  avait  été  signé  à  Pétersbourg  entre 
la  Grande-Bretagne  et  la  Russie;  ce  bruit  n'était 
pas  encore  officiel,  et  le  ministre  de  Russie  % 
étant  invité  à  une  grande  fête  chez  moi,  où  il  y 
avait  plus  de  deux  cents  personnes,  s'y  montra 
avec  un  visage  de  circonstance  tellement  ridicule , 

"  8  avril  i8o5.  L'empereur  Alexandre  s'en  ira  geait  à  four- 
nir une  armée  de  180,000  hommes,  et  ilc  former  une  coali- 
tion continentale  à  l'effet  do  soustraire  à  l'influence  de  la 
France,  la  Hollande,  la  Suisse  et  le  Hanovre.  Ce  fut  la  cause 
de  la  campagne  d'Austerlitz. 


Î)E    LA     DUCHESSE    DABKANTKS.  22  1 

que  même  les  plus  dévoués  à  l'Angleterre  coii- 
viurent  qu'il  auniit  mieux  fait  de  mettre  uu  bon- 
net de  coton  et  de  rester  dans  son  lit.  Un  di- 
plomate dans  le  cœur  se  démet  véritablement 
un  bras  dans  une  semblable  occasion.  Mais  le 
Russe  que  nous  avions  là-bas  ne  faisait  que  bou- 
der; ce  qui  le  rendait  un  peu  plus  laid,  et  voilà 
tout.  • 

La  Hollande  n'avait  qu'un  consul-général,  fai- 
sant les  fonctions  de  ministre.  C'était  un  nommé 
M.  Dormann,  bon  et  excellent  homme.  Safemme 
était,  comme  lui,  une  personne  dont  l'amitié  et 
l'estime  honorent  toujours  ceux  qui  les  obtien- 
nent. 

J'ai  gardé  l'ambassade  d'Autriche  pour  la  der- 
nière description  diplomatique,  parce  que  j'ai 
beaucoup  à  dire  sur  cette  si  intéressante  famille. 
Je  l'aimais  bien,  je  l'aime  toujours;  et  je  serai 
heureuse  si  ce  livre  tombe  dans  les  mains  de 
quelques-unes  des  charmantes  sœurs,  qu'il 
leur  dise  que  leur  souvenir  m'est  toujours  pré- 
sent. 

Il  y  avait,  je  crois,  en  j8o5,  à  peu  près  cin- 
qualité  ans  que  M.  de  Lebzeltern  le  père  était 
établi  en  Portugal;  il  s'y  était  marié  avec  une 
Espagnole,  et  le  Portugal  était  devenu  sa  se- 
conde patrie.  îl  avait  trois  filles   et  un  fils.   Ce 


222  MÉMOIRES 

fils,  l'un  des  hommes  aujourd'hui  les  plus  distin- 
gués de  la  diplomatie  du  cabinet  de  Vienne, 
est  en  ce  moment  ambassadeur  d'Autriche  à 
ISaples.  Il  est  ce  que  doit  être  le  tils  de  pareils 
parents, le  frère  de  pareilles  sœurs;  et  tous  ceux 
qui  connaissent  la  Jamille  de  l'ajuda,  comme 
nousl'appellions  à  Lisbonne,  ne  me  contrediront 
pas ,  j'en  ^lis  certaine. 

La  comtesse  deLebzeltern  était  fort  âgée.  Mais 
son  esprit  gai,  ses  manières  d'un  temps  éloigné, 
et  qui  me  rappelait  des  traditions  d'enfance, 
tout  m'attira  vers  elle  et  vers  ses  filles,  dont  l'aî- 
née surtout,  donaTheresa-Maria,  était  une  char- 
mante personne Ah!  que  de  douces  heures 

j'ai  passées  à  Lisbonne  et  à  Cintra,  au  milieu  de 
cette  respectable  famille!...  Junot .  comprit  à 
l'heure  même  combien  il  y  avait  et  de  vertus 
et  de  bons  sentimeijts  dans  toutes  ces  âmes  qui 
reflétaient  l'une  à  l'autre  de  pures  pensées 
et  des  sensations  toujours  généreuses.  Il  s'attacha 
à  cette  famille,  et  me  dit  combien  il  serait  heureux 
de  me  voir  fréquenter  mesdemoiselles  de  Leb- 
zeltern.  Il  n'eut  pas  besoin  de  me  le  répéter,  car 
mon  désir  était  semblable  au  sien.  C'était  plaisir  de 
voir  arriver  dans  un  bal  ces  sœurs  entourant  leurs 
vieux  parents,  les  soutenant,  et  s'arrangeant  tou- 
jours pour  que  l'une  demeurât  près  de  M.  et  ma- 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  2^3 

dame  de  Lebzeltern  :  et  cependant  elles  aimaient 
toutes  la  danse.  Une  particularité  qui  ne  fait  pas 
honneur  au  discernement  portugais,  c'est  que  les 
demoiselles  de  Lebzeltern  n'étaient  pas  mariées... 
—  En  vérité,  disais-je  un  jouràM.  d'Araujo,  vos 
compatriotes  ont  la  vue  bien  basse,  et  l'oreille 
bien  dure,  pour  ne  pas  voir,  pour  ne  pas  en- 
tendre ces  femmes  vraiment  faites  pour  le  bon- 
heur intérieur  de  la  vie. 

M.  d'Araujo  me  regarda  un  moment  avec  son 
petit-ceil  ^m-/zo/r,  malin  et  spirituel: 

—  Permettez-moi  de  vous  dire,  madame  l'am- 
bassadrice, que  vous  êtes  un  peu  rabâcheuse.  J'ai 
déjà  eu  l'honneur  de  vous  faire  observer  que, 
dans  cet  honorable  pays,  nous  ne  voyons  et  nous 
n'entendons  que  ce  qui  est  précisément  à  côté 
de   notre  intérêt.  Un  noble    portugais,  comme 

par  exemple  le  comte   de  Pe l,  bien  qu'il 

parle  très-bien   français,  anglais,  italien,  dirait 
comme  Wa][)ole  : 

cf  Que  foit-on  de  cela  à  la  maison?...  Et  le 
comte  de  Villaverde  dirait,  lui  : 

«  Que  fait-on  de  cela  en  ce  monde?...  » 

Puisque  j'ai  prononcé  ce  nom  de  comte 
de  Villaverde,  il  me  faut  parler  du  ministère 
de  Portugal  à  l'époque  où  j'étais  à  Lisbonne. 

J'ai  déjà  fait  connaître ,  je  pense ,  M.  d'Araujo; 


'Xil^  Mi:ivtoiRr:S 

plus  tard  je  placerai  dans  cet  ouvrage  une  oïl 
deux  lettres  de  lui,  (jui  donneront  une  idée  pré- 
cise de  son  charmant  esprit  dans  le  genre  de 
celui  de  M.  le  comte  Louis  de  Narbonne.  Quant 
à  ses  talents  comme  iiomme  d'état,  je  ne  puis 
donner  mon  opinion,  cela  aurait  l'air  d'une 
mauvaise  plaisanterie.  Les  femmes  sont,  toute- 
fois, aussi  habiles  que  tout  homme  pour  classer 
des  qualités,  et  même  asseoir  un  jugement  sur 
ceux  qui  les  gouverr.(int.  Leur  regard  est  plus 
subtil.  Elles  plongent  dans  les  profondeurs  du 
cœur,  sondent  ses  replis,  et  définissent  quelque- 
fois un  lionime  lorscjue  la  multitude  n'en  est 
encore  qu'à  la  première  écorce.  Cependant  nous 
pouvoiis  nous  tromper  quelquefois,  car  je  me 
rappelle  fort  bien  d'un  jugement  porté  dernière- 
ment sur  une  tète  élevée  qui,  à  cette  distance, 
pouvait  être  vue  comme  elle  voulait  l'être  par 
ceux  qui  ont  la  vue  basse.  La  mienne  l'est  pro- 
digieusement; et  j'avais  en  outre  de  la  préven- 
tion poiu'  cette  tète.  Mais  j'ai  pris  d'autres  lunet- 
tes, parce  que  la  tète  a  cassé  les  miennes,  et,  ma 
foi,  avec  mes  nouveaux  verres,  j'ai  vu  ce  que  je 
ne  voulais  pas  voir...  J'ai  été  prophète, et  comme 
Jérémie,  prophète  de  malheur. 

Enfin,   toujours  est-il  que  M.  d'Araujo    était 
un  aimable  homme.  Je  regrette  infiniment  de 


DE    LA    DUCHESSK    D  ABRA.IVTKS.  îi2D 

lie  plus  avoir  un  jdoi  trait  de  lui  que  j'avais  écrit 
dans  un  album.  Parlant  un  jour  du  Portugal, 
avec  l'empereur,  peu  de  temps  après  mon  re- 
tour ,  il  me  demanda  plusieurs  renseignements 
sur  M.  d'Araujo ,  M.  de  Villaverde  et  M.  d'A- 
nadia,  ministre  de  la  marine.  Je  lui  dis  que  j'a- 
vais le  portrait  de  M.  d'Araujo ,  écrit  dans  un 
album ,  et  que  si  sa  majesté  ne  craignait  pas  de 
s'ennuyer  en  lisant  vingt  lignes  de  moi,  elles 
pourraient  peut-être  lui,  donner  une  juste  idée 
de  l'homme  du  monde;  car  pour  l'homme  d'état, 
je  ne  puis  me  flatter  de  l'avoir  bien  rappelé. 

«  Oh!  oh  !  madame  l'ambassadrice,  meditl'em- 
pereur  en  me  tirant  l'oreille  tellement  fort  que , 
cette  fois,  la  boucle  d'oreille  lui  lesta  dans  la 
main,  oh!  oh!  vous  faites  l'auteur!...  Je  n'aime 
pas  cela...  mais, c'est  égal...  Envoyez-moi  votre 
grimoire...  Nous  verrons  comment  vous  vous  en 
tirez.  » 

Je  le  lui  fis  parvenir  le  matin,  je  ne  l'ai 
jamais  revu,  je  l'ai  regretté,  non  pas  pour  le 
portrait  de  iM.  d'Araujo  et  celui  du  comte  Vil- 
laverde ,  mais  pour  plusieurs  autres  petites  choses 
que  je  n'avais  pas  en  double  comme  ces  deux 
portraits. 

J^e  comte  de  Villaverde  était  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  en  France  président  du  conseil.  Il 
YIII.  i5 


^l6  MÉMOIRES 

avait,  à  ce  qu'on  disait ,  une  sorte  d'habileté, 
c'est-à-dire  de  la  ruse,  de  la  finesse,  ou  plutôt 
de  la  fausseté;  un  état  perpétuellement  craintif, 
et  tous  les  résultats  delà  crainte;  ce  qui,  dans  un 
gouvernement,  comme  dans  un  homme,  le  styg- 
matise  de  honte  et  d'humiliations,  et  bien  sou- 
vent de  déshonneur.  M.  le  comte  de  Villaverde 
avait  bien  assez  de  talent  pour  connaître ,  à  la 
lueur  des  éclairs  qui  précédaient  l'orage,  qu'il 
s'avançait  sur  son  pays;  mais  là  s'arrêtait  toute 
sa  science.  Il  n'avait  pas  de  force  pour  com- 
battre le  danger  ;  et  après  l'avoir  signalé,  il  ne 
pouvait  que  trembler  et  craindre.  Il  était  d'une 
obésité  peu  commune  ,  son  ventre  surtout  faisait 
oublier  celui  du  roi  de  Wurtemberg.  Celui  de 
M.  de  Villaverde  pouvait  prétendre  à  plus  d'un 
pied  d'envergure,  en  surplus, sur  le  ventre  royal , 
bien  que  les  choses  royales  passent  avant  toutes 
lesautres.  Il  sortaitde  ceventre,  ou  plutôt  de  ce!  le 
caverne  de  chair  humaine,  un  souffle  qui  gron- 
dait comme  un  tonnerre ,  surtout  après  avoir 
monté  quelques  marches.  .  .  Jugez  de  la  repré- 
sentation qu'il  me  donnait  à  moi,  dont  l'appar- 
tement était  au  second!...  Liais  le  plus  curieux, 
c'était  la  presque  fabuleuse  quantité  d'aliments 
qui  allaient  s'engloutir  dans  cette  caverne.... 
J'avais  bien  entendu   parler  de  gens  ayant  un 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  l'i'J 

appétit  glouton,  vorace...  mais  à  ce  point,  la 
chose  était  au-delà  du  vraisemblable.  C'était  bien 
le  comte  Villaverde  qui  pouvait  dire  : 

«  Je  mangerai  ce  gigot -là,  lorsque  je  n'aurai 
plus  faim.» 

Après  avoir  dîné  comme  devait  dîner  un  pareil 
homme,  il  s'établissait  dans  un  fauteuil,  et  au- 
tant que  cela  lui  était  possible,  dans  une  pièce 
voisine  de  celle  où  tout  le  monde  se  tenait.  Là, 
il  se  faisait  apporter  de  l'eau  à  la  glace,  et  en 
avalait  ordinairement  dix  et  douze  verres,  sans 
sucre,  sans  rien ,  l'eau  frappée  de  glace  toute 
pure.  C'est  alors  que  la  forge  commençait  son 
tintamare!...  Quel  être!...  On  me  disait  sou- 
vent : 

«Mais  il  est  fort  aimable...  très  spirituel.» 

Sovezdoncaimable...  ayez  donc  de  l'esprit  entre 
deux  hoquets  et  deux  soupirs  d'allégement,  par- 
ce que  le  glouton  expire  sous  le  poids  d'un 
foie  gras,  ou  d'un  macaroni...  Allons,  allons,  il 
n'y  a  pas  moyen  de  croire  à  des  choses  comme 
cela. 

Le  vicomte  d'Anadia,  ministre  de  la  marine, 
était  un  de  ces  hommes  qu'on  est  heureux  de 
rencontrer;  mais  pour  cela  il  faut  qu'on  puisse 
les  trouver  en  son  chemin,  et  M.  d'Anadia  était 
un  ermite  reconnu.  Il  n'aimait  pas  les  hommes, 

10. 


228  MEMOIRES 

voyait  sa  |)atrie  ce  qu'elle  était  vraiment  :  un 
paradis  habité  par  des  démons  et  des  bétes,  la 
minorité  seulement  était  bonne  ;  il  voyait  et  ju- 
geait ce  malheur  avec  un  cœur  ulcéré,  et  des 
yeux  qui  peut-être  allaient  trop  avant  dans  la 
plaie.  M.d'Araujo,  lui  aussi  ,  voyait  le  mal,  mais 
il  disait  : 

—  «Remédions-y,»  parce  qu'il  ne  le  jugeait 
pas  incurable.  Mais  M.  d'Anadia  pleurait  comme 
Jérémie  sur  sa  pauvre  patrie,  et  n'admettait 
aucune  consolation  comme  espérance.  Il  était 
excellent  musicien, et  embellissait  sa  retraite  par 
tout  ce  que  les  arts  peuvent  accorder  de  res- 
sources délicieuses  ;  et  lui-même  était  ime  de 
ces  ressources  parfaitement  agréables.  J'avais,  au 
reste,  trouvé  un  peu  grâce  devant  lui,  et  il  ve- 
nait chez  moi  beaucoup  plus  souvent  qu'il  n'al- 
lait ailleurs.  Me  voici  arrivée  au  portrait  prin- 
cipal, c'est  celui  du  nonce  apostolique. 

Monseigneur  Galeppi,  archevêque  de  Nisibi, 
est  un  homme  fameux  dans  la  diplomatie  du 
Vatican.  Son  esprit  souple  et  fin,  et  son  instruc- 
tion vaste  et  profondément  nourrie,  non-seule- 
ment des  souvenirs  de  souffrance  de  l'église , 
mais  bien  aussi  de  ceux  des  jours  de  son  pou- 
voir, en  faisaient  un  être  d'un  haut  intérêt  à  exa- 
miner. H  avait    senti   que   son   attitude  devait 


DE    L\    DUCHESSE    D  AERANTES.  2aQ 

être  tout  humble  envers  cette  France  que  son 
souverain  venait  de  déclarer  n'être  plus  orphe- 
line ,  et  la  grandeur  de  cette  nation  relevée  par 
les  hommages,  les  accents  de  louange  dominant 
tous  les  autres,  semblait  être  une  excuse  vis-à- 
vis  ceux  qui  pouvaient  accuser  le  saint-père  de 
trop  de  faiblesse.  Je  ne  sais  si  le  nonce  avait 
des  ordres,  ou  s'il  les  prévint,  mais  aussitôt 
notre  arrivée  à  Lisbonne,  il  se  constitua  Vami 
plutôt  que  le  collègue  diplomatique  de  l'ambas- 
sadeur de  l'empereur  des  Français.  Quanta  moi, 
il  se  déclara  mon  cavalière  serpente;  et  comme 
ses  soixante-quinze  ou  soixante- dix  ans  nous 
mettaient  tous  deux  hors  de  la  critique ,  il  se 
nomma  lui-même  mon  adorateur^  et  me  contait 
tous  les  jours  les  plus  douces  et  les  plus  spiri- 
tuelles paroles  ;  tout  cela  entremêlé  de  caresses 
à  moJi  trésor^  de  bombons  exquis  faits  par  un 
officier  italien  qu'il  avait  amené  de  Rome  avec 
lui ,  et  qui  avait  le  plus  admirable  talent  pour 
employer  le  sucre  que  j'aie  jamais  rencontré , 
même  en  Italie.  Tout  cela  était  fait  avec  bon  goût, 
sans  aucune  servilité,  et  d'une  façon  même  à 
gagner  le  cœur  si  l'on  pouvait  marcher  avec  lui 
sans  savoir  où  l'on  va.  Mais,  ce  qui  venait  pré- 
cisément d'avoir  lieu ,  devait  nous  tenir  sur  nos 


l3o  MÉMOIRES 

gardes,   et  le  moment  n'était  pas  heureusement 
choisi. 

L'empereur,  avant  de  se  faire  couronner  roi 
d'Italie ,  dont  il  avait  déjà  accepté  la  cou- 
ronne -,  avait  vu  partir  de  Paris  le  saint-père  et 
la  cour  ecclésiastique.  Le  pape  et  son  conseil 
avaient  bien  été  déterminés  par  leur  conviction, 
parce  qvi'elle  devait  les  convaincre ,  surtout 
Gonsalvi  et  quelques  autres  qui  avaient,  ainsi 
que  lui,  la  portée  longue  et  juste;  mais  les  in- 
térêts humains  entraient  pour  beaucoup  dans 
cette  grande  et  singulière  détermination,  qui 
non-seulement  étonna  l'Europe,  mais  la  frappa 
de  mort  dans  ses  accents  de  révolte.  I-ie  conseil 
du  saint-père  avait,  ainsi  que  lui,  compté  sur  le 
rétablissement  de  ses  anciens  domaines.  Le  traité 
de  Tolentino  lui  avait  enlevé  les  trois  Légations, 
et  le  cardinal  Gonsalvi,  comme  les  autres,  espé- 
rait que  l'empereur  reconnaîtrait  la  déférence 
qu'avait  eue  le  pape  en  se  déplaçant  pour  venir 
de  Monte  Cavallo  au  pavillon  de  Flore,  et  qu'il 
rendrait  au  moins  quelques  débris   de  ces  trois 

'  Il  fut  au  sénat  le  iSmars  pourannoncer  qu'il  acceptait  la 
couronne  d'Italie.  Ce  fut  dans  ce  discours  qu'il  parla  de  sa 
volonté  de  ne  pas  agrandir  la  France. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  23 1 

Légations.  Je  ne  sais  si  Napoléon  fit  bien ,  je  ne 
sais  s'il  fit  mal,  mais  il  ne  rendit  rien.  Le  pape 
demeura  quatre  mois  entiers  à  Paris,  et  repassa 
les  Alpes  sans  avoir  eu  satisfaction.  Peut-être  de 
la  part  de  l'empereur  la  chose  fut-elle  maladroite. 
Je  le  crains.  Au  surplus,  je  n'aurais  aucun  bon 
sens  moi-même  si  je  me  refusais  avoir  ses  fautes. 
Sans  doute  il  en  a  commis.  .  .  et  malheureuse- 
ment pour  lui ,  ces  fautes  eurent  une  influence 
directe  et  terrible  sur  lui.  On  ne  peut  se  figurer 
à  quel  point  cette  bulle  d'excommunication  lui 
fut  préjudiciable  en  Espagne  et  en  Italie,  et  dans 
l'Allemagne  catholique. 

Il  devait  donc  y  avoir  déjà  à  cette  époque  un 
levain  de  haine  et  de  vengeance  dans  les  âmes 
ecclésiastiques  et  italiennes.  Monseigneur  Ga- 
leppi  n'en  témoignait  rien,  mais  il  devait,  comme 
les  autres ,  regretter  vivement  ce  fleuron  de  la 
triple  couronne.  Je  le  voyais  tous  les  jours  ainsi 
que  son  auditeur,  qui  est  aujourd'hui  cardi- 
nal ,  et  qui  était  également  un  homme  fort 
agréable  à  avoir  dans  un  salon.  Lors  du  cou- 
ronnement d'Italie,  le  nonce,  qui  avait  proba- 
blement écrit  pour  qu'on  lui  répondit  dans  ce 
sens,  m'apporta  une  grande  quantité  de  lettres 
de  Milan,  dans  lesquelles  on  lui  rendait  compte 
tje  la  cérémonie  dans  de?  termes  qui  révélaient 


2^2  MÉMOIRES 

un  attachement  profond,  et  qui  semblaient  dic- 
tés par  l'enthousiasme.  Je  veux,  précisément 
à  propos  de  cela,  rapporter  un  mot  de  l'empe- 
reur, qui  sert  à  donner  l'idée  du  degré  de  rapi- 
dité que  met,  non  pas  la  vanité,  car  un  homme 
comme  lui  ne  pouvait  la  connaître,  mais  cette  con- 
fiance en  lui-même,  et  surtout  cette  confiance 
en  l'amour  des  peuples.  C'était  également  comme 
pour  M.  d'Araujo,  à  mon  retour  de  Portugal. 
L'empereur  se  plaisait  à. me  faire  causer  sur  ces 
deux  cours  de  Lisbonne  et  de  Madrid.  Il  me 
parla ,  comme  cela  devait  être ,  de  monseigneur 
Galeppi  ,et  me  fit  beaucoup  de  questions  surlui. 
Il  l'avait  connu,  je  ne  me  rappelle  plus  dans  quel 
lieu,  je  crois  que  c'est  en  Italie;  et  il  disait  que 
toute  la  finesse  du  cheik  turc  le  plus  délié  n'était 
que  de  la  niaiserie  auprès  de  monseignenr  Galeppi. 
C'était  pour  lui  un  point  de  comparaison  très- 
souvent  employé  ;  et  il  me  souvient  que  lorsqu'il 
en  parlait  à  la  Malraaison,  il  désignait  du  doigt 
particulièrement  un  petit  vieillard  enveloppé 
dans  une  énorme  pelisse  verte  bordée  de  martre 
blonde,  coiffé  d'un  turban  fait  avec  un  schall 
de  cachemire  rouge  à  fleurs,  et  tenant  à  la  main 
un  long  tuyau  de  jasmin,  au  bout  duquel  était 
sa  pipe  d'ambre  '.  Ce  petit  vieillard  me  rappelait 

'  Les  cheiks  du  Caire  ctisient  tous  dans  la  salle  de  billard 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBR\NTÈS.  a33 

le  Mail graby,  dans  les  ravissants  contes  arabes, 
lorsqu'il  fait  le  rôle  du  médecin  africain. 

«C'est  un  madré  compère,  disait  l'empereur, 
que  ce  Galeppi.  » 

Et  il  ajoutait  que ,  faisant  un  traité  une  fois 
avec  Murât,  autant  que  je  puis  me  le  rappeler, 
il  mit  des  lunettes  vertes  pour  n'être  pas  deviné 
dans  le  regard. 

Voilà  une  chose  qui  peint  l'homme. 

à  la  Malmaison.  Il  y  avait  parmi  eux  des  figures  bien  remar- 
quables, comme  beauté  et  comme  expression.  Aucune  n'clait 
muette. 


234  MÉMOIRES 


CHAPITRE  XII. 


Influence  des  femmes  en  Portugal. — Noblesse  de  Lisbonne. 
Le  duc  de  Cadaval.  —  Le  grand  seigneur  et  le  cuisinier. 

—  Le  mémoire    de    5o,o()o  fr.  —  La  partie  de  pharaon. 

—  Le  peuple  et  les  grands.  —  Les  compliments.  —  Le 
marquis  de  Loulé  et  Henri  IV.  —  Les  trois  Grâces.  —  So- 
ciété de  Lisbonne.  —  Le  comte  de  Lima. —  La  comtesse 
da  Ega,  —  Ratification  de  traifé.  —  Le  maréchal  et  le 
prince-régent.  —  Le  piince  du  Brésil  en  mascarade.  — 
L'ordre  du  Christ.  —  Le  valet  de  chambre  chevalier.  — 
Cérémonie  de  la  Ste-Chapelle.  —  Les  mantelets  de  crêpe 
blanc. 

J'\i  pî'.rlé  cl.s  hommes  d'état  purement  poli- 
tiques, je  vais  maintenant  essayer  de  retracer 
quelques  souvenirs  concernant  des  personnages 
très- remarquables  qui,  bien  qu'ils  fussent  dans 
le  monde,  ont  été  également  attelés  au  char  de 
1h  pauvre  nation  portugaise,  et  l'ont  tiré  comii:)^ 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  2  35 

ils  ont  pu  tant  à  droite  qu'à  gauche,  mais  par 
exemple  jamais  en  ligne  directe.  Ces  hommes-là, 
et  même  ces  femmes ,  car  les  femmes  s'en  sont 
mêlées,  existent  encore  aujourd'hui.  Ce  sont  les 
mêmes  personnes,  encore  disposées  à  agir  comme 
par  le  passé,  et,  comme  par  le  passé,  toutes  dis- 
posées à  mal  faire ,  et  toujours  avec  les  meil- 
leures intentions  du  monde,  cela  va  sans  dire. 
Tous  ceux  qui  gouvernent,  et  surtout  ceux  qui 
gouvernent  mal ,  disent  tous  les  mêmes  paroles. 
Ceux  qui  gouvernent  bien  ne  disent  rien,  ils  se 
contentent  de  faire.  Je  n'aime  pas  les  hâbleurs. 
11  en  est  de  ces  gens-là  comme  de  beaucoup  de 
voleurs  in  partibus.,  qui  ne  parlent  que  de  leur 
honneur  et  de  leur  vertu.  Oh!  que  je  me  méfie 
de  ces  gens-là!.  . 

Dans  la  haute  société  noble  de  Lisbonne,  il 
y  avait,  lorsque  j'y  étais,  en  i8o5,  un  mélange 
très-remarquable;  il  n'y  avait  pas  de  degré;  c'é- 
tait détestable  ou  bien  parfait.  Dans  cette  der- 
nière nomenclature,  qui  malheureusement  n'é- 
tait pas  la  plus  nombreuse,  j'ai  déjà  placé  la  fa- 
mille du  ministre  d'Autriche.  Je  suis  glorieuse 
d'avoir  à  dire  que  les  deux  personnes  de  Lis- 
bonne que  j'estime  le  plus,  sont  deux  Françaises 
mariées  à  deux  Portugais,  L'une  est  madame  la 
duchesse  de  Cadaval,  cousine  du  roi,  sœur  de 


236  MÉMOIRES 

M.  le  duc  de  Luxembotirg  ;  et  l'autre  est  madame 
de  Braamcamp  de  Sobral,  fille  de  M.  le  comte 
Louis  de  Narboune. 

La  duchesse  de  Cadaval  s'est  mariée  à  Lis- 
bonne lors  de  l'émigration.  C'est  une  personne 
parfaite  de  bouté,  de  grâces,  de  politesse,  de 
cœur;  elle  est  ce  qu'on  voudrait  que  fût  une 
sœur  qu'on  aimerait.  Les  premières  familles  de 
Portugal  furent  irritées  en  voyant  conclure  ce 
mariage ,  qui  détruisait  beaucoup  d'espérances 
formées  par  l'ambition  :  car  M.  le  duc  de  Cada- 
val est  en  Portugal  ce  que  M.  le  duc  d'Orléans 
était  en  France  avant  les  journées  des  27,  28 
et  29.  Il  touche  le  trône,  La  naissance  de  M.  le 
duc  de  Luxembourg  n'était  pas  inférieure  à 
celle  du  duc  de  Cadaval;  aussi  n'était-ce  pas  de 
ce  coté  que  se  tournait  l'envie  pour  lancer  son 
dard  et  même  son  venin.  J'ai  entendu  des  choses 
purement  méchantes  et  fausses  sur  un  être  qui 
est  un  ange  ;  mais  l'opinion  générale  est  pour 
elle,  et  madame  la  duchesse  de  Cadaval  est  uni- 
versellement aimée  et  estimée  en  Portu£;al. 

Lorsqu'elle  épousa  M.  le  duc  de  Cadaval,  il 
était  jeune  et  beau  même,  ce  qui  est  rare  en 
Portugal.  Mais,  comme  je  ne  suis  ni  la  parente, 
ni  l'amie  de  M.  le  duc  de  Cadaval,  je  puis  dire 
ici   à  quel   point  cette  union   était  discordante 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTFS.  àS? 

entre  les  deux  parties.  Mademoiselle  de  Luxem- 
bourg était  alors  âgée  de  dix-huit  à  dix-neuf  ans; 
elle  était  grande,  très-bien  faite;  elle  avait  des 
yeux  doux  et  spirituels,  une  démarche  souple 
et  lente  qui  lui  donnait  un  grand  charme.  Son 
sourire  était  encore  gai,  mais  on  y  voyait  du 
malheur,  et  de  ce  malheur  qne  le  cœur  est  con- 
traint de  renfermer  en  lui.  Comme  je  n'ai  ja- 
mais été  honorée  de  sa  confiance,  je  puis  parler 
sans  crainte  des  observations  que  j'ai  pu  faire 
sur  elle  et  sur  son  mari.  Madame  la  duchesse  de 
Cadaval,  dont  enfin  le  fils  peut  un  jour  s'asseoir 
sur  le  trône  de  Portugal,  est  une  femme  res- 
pectable sous  tous  les  rapports  exigés  dans  le 
monde  :  elle  est  bonne  mère,  bonne  amie, 
épouse  exemplaire,...  et  Dieu  sait  quel  mérite 
elle  avait  à  l'être.  Lorsqu'elle  se  maria,  M.  le 
duc  de  Cadaval  avait  une  fortune  entièrement 
délabrée  par  des  dettes  de  tous  les  genres,  et 
surtout  des  dettes  presque  honteuses.  Madame 
la  duchesse  de  Cadaval  eut  le  courage  d'ordon- 
ner, de  supporter  elle-même  une  réforme  géné- 
rale dans  sa  maison.  Il  y  avait,  je  crois,  un  cui- 
suinier  auquel  il  était  dû  5o,ooo  francs.  Elle  le 
paya.  Leduc,  furieux  de  cet  acquittement  envers 
un  homme  qu'il  prétendait  être  un  voleur,  fit 
une  scène  très-violente  à  sa  femme,  et  ne  s'a- 


a38  MÉMOIRES 

paisa  que  le  lendemain,  parce  que  l'argent  lui 
rentra.  .  .  savez-vous  comment?  en  jouant  la 
somme  entière  au  pharaon  avec  le  cuisinier. 
C'est  un  fait.  De  pareilles  choses  faisaient  ver- 
ser de  cruelles  larmes  à  la  duchesse  de  Cadaval. 
Mais  jamais  le  inonde  ne  connut  ses  douleurs. 
Ces  détails  me  sont  parvenus  par  des  amis  in- 
times de  la  duchesse,  qui  souffraient  autant 
qu'elle  de  ses  maux  intérieurs. 

J'ai  déjà  parlé  de  la  noblesse  portugaise,  mais 
trop  légèrement  pour  que  l'attention  ait  été  for- 
tement aUirée  sur  elle.  Le  Portugal,  ainsi  que  je 
l'ai  dit  plus  haut,  est  trop  important  aujourd'hui 
pour  ne  pas  revenir  sur  ce  sujet  avec  le  soin 
qu'il  comporte. 

La  noblesse  portugaise  ne  ressemble  à  au- 
cune autre.  Il  n'est  en  elle  aucun  élément  dont 
on  puisse  tirer  parti  dans  des  temps  orageux 
et  lorsque  la  patrie  (si  ce  mot  peut  être  em- 
ployé, ce  dont  je  doute  fort)  est  en  péril.  Le 
temps  des  Juan  de  Castro  ,  des  Albuquerque 
et  des  Pombal,est  bien  loin  d'eux,  et  le  souvenir 
en  est  même  éteint.  Il  ne  faut  pas  même  partir 
de  l'époque  récente  dans  la  vie  d'une  nation  où 
les  semaines  doivent  être  comme  celles  de  Da- 
niel,  d'années  et  non  pas  de  jours.  Il  ne  faut  pas 
parler  de  la  conspiration  de  Pinto.  Il  y  avait  en- 


DE   LA    DUCHF.SSÉ    D* AERANTES.  li3q 

core  de  l'élan  dans  la  nation;  et  pourtant,  dans 
cette  importante  affaire,  ce  tut  un  homme  ob- 
scur ,  ce  Pinto ,  qui  fit  toute  la  besogne.  Le  duc 
deBragance  avait  peur  ^  pour  dire  le  mot.  Il  avait 

de  la  prudence^  disent  les  Portugais Cela 

s'appelle  autrement  dans  un  chef  de  parti,  sur- 
tout en  laissant  mettre  les  autres  en  avant.  Nous 
connaissons  des  exemples  de  pareille  conduite. 
Dans  tous  les  pays,  la  haute  classe  diffère  du 
bas  peuple;  mais  je  ne  crois  pas  que  cette  diffé- 
rence soit  nulle  part  aussi  frappante  qu'en  Por- 
tugal. Le  seul  point  de  jonction  qui  se  trouve 
entre  les  deux  est  un  besoin  de  faire  des  com- 
pliments, porté  à  un  degré  ridicule  d'exagéra- 
tion, bien  éloigné  en  cela  de  la  politesse  peut- 
être  un  peu  cérémonieuse  des  Espagnols,  mais 
à  laquelle  au  moins  vous  pouvez  croire  et  être 
sensible  lorsqu'ils  vous  la  témoignent.  Un  paysan 
portugais  qui  en  rencontre  un  autre,  ne  man- 
que pas  d'ôter  son  chapeau  et  de  le  tenir  à  la 
main  quelque  temps  qu'il  fasse,  tandis  qu'il  s'in- 
forme de  la  santé  des  petits,  des  grands  enfants 
et  du  chien  de  la  maison;  puis  il  termine  son 
compliment  par  la  phrase  obligée  : 

«  Estoy  a  sens  ordens ,  seu  criado  ;  » 
et  ce   sont  surtout   les   âniers  qui  manquent  le 


24o  MÉMOIRES 

moins  à  cette  régulière  manière  d'être.  Depuis 
la  guerre, je  sais  qu'ils  sont  un  peu  moins  polis, 
parce  que  les  Français  et  les  Anglais  ont  dé- 
rangé cette  symétrique  habitude  de  révérence, 
signe  caractéristique  de  fausseté ,  chez  les  fidal- 
gos  surtout.  Du  reste ,  chez  eux  comme  dans  le 
peuple,  jamais  on  n'entend  une  expression  indé- 
cente ni  un  jurement.  Celte  particularité  est 
si  remarquable,  qu'il  n'existe  aucune  parole , 
dans  la  langue  portugaise ,  qui  soit  l'équivalent 
même.. du  caramha  espagnol,  sans  parler  de 
quelques  autres  expressions  très-ordurières,  ni 
le  goddain  anglais,  ni  le  jurement  ordinaire  en 
Allemagne,  ni  les  nôtres,  qui  pourtant  offrent 
une  grande  variété  dans  ce  genre.  Et  bien!  au- 
cun ne  trouve,  comme  je  l'ai  dit,  son  équiva- 
lent. Un  étranger,  bien  en  colère  ,  doit  se  priver 
de  la  douceur  de  jurer  en  portugais.  Les  gens 
du  peuple,  seulement,  jurent  quelquefois  par  le 
diable^  Je  fais  remarquer  cette  singularité  comme 
devant    donner   une   idée   de  la  stagnation    de 

'  Quant  an  bas  peuple  portugais,  il  jure  seulement, 
comme  je  le  dis  ,  par  le  diable,  et  encore  très-rarement ,  et 
puis  par  un  mot  fort  énergique  ,  ainsi  que  dans  tous  les  pays 
méridionaux. 


Dr:    LA    DTICHFSSE    d'aBRANTKS.  2/j  f 

pensée  de  ce   peuple   qui    chemine    ainsi  dans 
la  vie  tout  mécaniquement. 

Les  Portugais  sont  fort  bavards;  ils  sont  ca- 
quêteurs  même;  s'occuperont  de  choses  futiles 
dans  ce  qui  concernera  l'intérieur  de  la  famille 
de  l'un  de  leurs  amis;  et  l'habitude  et  le  goût 
qu'ils  ont  de  vivre  beaucoup  plus  avec  leurs 
domestiques  qu'entre  eux, a,je crois  bien,  amené 
cet  inconvénient  tout-à-fait  antisocial.  Ils  ne 
sont  pas  francs,  et  cherchent  à  cacher  ce  qu'ils 
veulent  vous  dérober  sous  des  dehors  préve- 
nants et  polis.  Nous  en  eûmes  des  preuves,  et 
des  preuves  terribles ^  lorsque  plus  tard  Junot, 
toujours  loyal  et  chevaleresque  dans  ses  senti- 
ments et  sa  conduite,  voulut  réclamer  les  ser- 
vices d'une  foide  d'hommes  qui  étaient  venus 
offrir  leurs  bras,  leurs  fortunes  et  leurs  vies,  et 
qui,  quelques  mois  plus  lard,  ne  donnèrent  au 
premier  appel  qu'une  lâche  trahison. 

.Toujours  en  parlant  en  général,  car  il  y  a, 
je  le  répète,  d'honorables  exceptions.  Je  crois 
expliquer  la  décadence  de  la  société  portugaise 
par  plusieurs  raisons,  dont  son  gouvernement  est 
le  premier  auteur.  Jamais  il  n'a  su  tirer  parti 
d'un  mouvement,  d'un  sentiment  généreux.  Tout 
était  étouffé  sous  des  lois  bizarres,  plus  bizar- 
rement encore  appliquées ,  et  la  ruine  de  la  lit- 
YIII,  iQ 


l[^'l  MÉMOIRKS 

térature  était  si  complète,  que  le  Camoens  était 
presque  inconnu  parmi  eux.  Venait  ensuite  la 
domination  de  la  nation  anglaise  ;  véritable 
motif  de  la  maladie  qui  rongeait  le  Portugal 
lorsque  je  le  vis  pour  la  première  fois,  en 
i8o5.  Les  Anglais  étaient  alors  tout-puissants 
à  Lisbonne,  et  faisaient  sentir  leur  domination 
avec  cette  dureté  de  despotisme  qui  abrutit  et 
rend  esclave  ' .  Comment  cela  eùt-il  été  autrement, 
lorsque  le  prince  du  Brésil  donnait  lui-même 
l'exemple? 

Après  ma  présentation,  j'ouvris  ma  maison. 
Tous  les  jours  je  recevais,  et  trois  fois  par  se- 
maine j'avais  un  grand  dîner.  Je  donnais  sou- 
vent des  bals,  mais  je  ne  les  donnais  pas  pour 
les  Portugais  qui,  en  général,  n'aiment  pas  la 
danse,  et  dansent  fort  mal  lorsqu'ils  s'en  mêlent. 
Il  n'y  avait  à  cette  époque  qu'un  homme  qui 
dansait  à  merveille,  et  qui  aurait  été  remarqué 
à  Paris,  non-seulement  pour  sa  danse,  mais  p^ir 

'  Sans  doute  don  Miv;;;cl  mérite  du  vifs  reproches  de 
la  part  des  gens  qui  veulent  aujourd'hui,  et  avec  raison,  la 
liberté  des  peuples  ;  mais  la  question  se  trouve  ici  étr.'uige- 
mcnt  compliquée.  Le  Portugal  est-il  non -seulement  digne, 
mais  en  état  de  recevoir  ce  brij)tènK!  politique?  je  ne  le  crois 
pas.  Mais  don  Mig-.iel  \eut  ie  soustraire  au  despotisme  do 
l'Angleterre  :  c'est  une  grande  et  belle  idée;  tandis  que  don 
Pedro  parle  constitution  et  revient  chez  lui  par  la  force  étran- 
gère, comme  les  Bourbons. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA.NTÈS.  243 

ses  bonnes  manières,  sa  politesse  de  bon  ton. 
C'était  l'infortuné  marquis  de  Louïé  ,  le  père  du 
beau  marquis  de  Loulé ,  que  nous  voyons  à 
Paris.  Son  fils  ne  lui  ressemble  pas  du  tout , 
quoique  le  père  fût  très-bien.  Il  avait  une  grande 
ressemblance  avec  notre  bon  Henri  IV,  et  la 
même  finesse  dans  le  sourire.  Il  avait  épousé 
l'une  des  trois  Grâces.  C'était  ainsi  que  nous 
nommions  les  trois  sœurs  du  marquis  de  Ma- 
rialva ,  qui  a  été  ambassadeur  de  Portugal  en 
France,  et  l'un  des  hommes,  en  petit  nombre, 
dont  le  Poftugal  doit  s'honorer.  Ses  sœurs  étaient 
toutes  trois  charmantes.  La  marquise  de  Loulé , 
la  marquise  de  Lourical  et  la  duchesse  d'Ala- 
foës  étaient,  à  peu  d'années  près,  toutes  trois  du 
même  âge,  c'est-à-dire  qu'elles  se  suivaient:  la 
duchesse  d'Alafoës,  qu'on  avait  eu  la  barbarie 
de  marier  à  l'âge  de  vingt -deux  ans  avec  un 
vieillard  de  soixante-quinze,  était  de  très-peu 
d'années, je  crois,  plus  âgée  que  ses  sœurs. Elle 
avait  une  beauté  étrange  dont  la  vue  nous 
frappe  rarement. 

La    duchesse  d'Alafoës  '  est  d'une   taille  au- 
dessus   de  la   moyenne ,  et   fort   agréable  dans 

'  Après  la  mort  du  duc  d'Alafoës,  elle  entra  dans  un  cou- 
vent, et  depuis  elle  est  morte. 

i6. 


2  44  IMÉMOIRES 

toutes  ses  proportions.  Sa  tournure  est  simple; 
mais  on  voit  qu'elle  est  grande  dame,  et  pour 
cela  il  n'est  nullement  besoin  qu'elle  porte  le 
cordon  blanc  et  rose  de  Sainte-Elisabetli,  ni  celui 
de  Maria-Louisa.  Ses  cheveux  sont  d'un  noir  de 
jais,  abondants  et  soyeux,  ce  qui  s'apercevait  à 
la  souplesse  de  leurs  anneaux  et  à  leur  reflet 
lustré.  Sa  peau  est  brune,  et  tellement  brune, 
qu'on  ne  sait  d'abord  si  elle  est  Européenne  ; 
mais  cette  peau  recouvre  des  traits  si  parfaitement 
réguliers,  qu'on  ne  peut  que  les  admirer  sans 
soîiger  au  plus  ou  moins  de  blancheur  de  leur 
enveloppe.  Ses  dents  sont  charmantes,  ainsi  que 
cela  se  voit  au  reste  assez  communément  en  Por- 
tugal, où  les  naturels  du  pays  ne  fumant  presque 
pas,  et  l'usage  du  chocolat  étant  moins  journalier, 
les  dents  se  conservent  davantage, chez  les  hommes 
comme  chez  les  femmes.  Mais  les  yeux  de  la 
duchesse  d'Alafoës  sont  tellement  extraordinaires 
qu'ils  méritent  une  attention  particulière.  Ils 
sont  parfaitement  beaux  et  noirs-,  et  d'un  noir 
de  feu  ,  qui  fait  étinceler  sa  prunelle  placée  dans 
un  globe  d'un  blanc  pur  et  d'une  forme  admi- 
rable. Cet  oeil  est  bordé  d'une  longue  fourrure 
épaisse ,  soyeuse ,  formant  une  des  plus  belles 
paupières  que  j'aie  vues.  Et  puis,  tout  autour  de 
cet  œil,  en  haut,  de  côté,  au-dessous,  se  voit 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  245 

une  trace  charbonnée  faite  par  la  nature  ,  qui 
encadre  cet  œil,  comme  on  encadre  un  tableau 
précieux  en  lui  mettant  une  bordure  qui  forme 
comme  une  perspective  au  fond  de  laquelle  re- 
pose cet  œil  étrange  dont  le  regard  est  la  chose 
la  plus  ravissante  que  la  nature  puisse  donner 
à  un  visage  de  femme.  La  figure  de  la  duchesse 
d'Alafoës  était  tellement  pudique  et  pieuse,  que 
ce  regard ,  dont  les  étincelles  étaient  échauffées 
sous  la  paupière  épaisse  qui  le  voilait  en  partie, 
n'avait  que  la  moitié  de  son  charme.  La  physio- 
nomie de  la  duchesse  était  calme  et  digne.  Mais 
ce  regard-!à,  animé  par  un  sentiment  violent, 
doit  donner  du  feu  et  brûler  une  autre  âme. 
C'est  bien  la  duchesse  d'Alafoës  qui  peut  dire  : 

Je  suis  brune ^  mais  je  suis  belle,  6  filles  de 
Sion  ! 

La  duchesse  d'Alafoës ,  qui  avait  alors ,  je  pense , 
vingt-huit  à  vingt-neuf  ans,  était  tante  de  la  prin- 
cesse et  du  prince  régent;  je  crois  ménie,  Dieu  me 
pardonne,  qu'elle  l'était  de  la  vieille  reine  folle. 
Le  duc  d'Alafoës  avait  quatre-vingt  et  quelques 
années.  Il  était  spirituel,  avait  beaucoup  voyagé, 
beaucoup  vu  et  beaucoup  retenu.  Il  avait  long- 
temps habité  la  France,  et  le  souvenir  qui  lui  en 
était  resté  suffisait  pour  qu'il  reçut  avec  politesse 


246  MÉMOIRES 

les  Français  qui  allaient  le  voir.  Il  y  eut  une  grande 
discussion  pour  savoir  qui  ferait  la  première  visite. 
On  a  pu  voir,  par  la  copie  du  cérémonial  de 
M.  le  comte  de  Châlon,que  déjà,  à  celte  époque, 
le  duc  d'Alafoës  faisait  des  difficidtés,  ainsi  que 
le  patriarche.  Junot  était  en  position  d'être  plus 
sévère  que  M.  de  Châlon,  et  cette  fois  la  France 
eut  le  dessus.  M.  le  duc  d'Alafoës  n'était  pas  Irès- 
bien  en  cour  à  cette  époque.  Il  vivait  très  retiré 
dans  sa  maison  du  Grillo^  à  l'exlrémité  de  Lis- 
bonne, dans  la  partie  de  t'Est;  demeurant,  selon 
l'usage  des  fidalgos  d'un  rang  élevé,  au  milieu 
d'une  troupe  d'inférieurs  qui  leur  forment  une 
petite  cour. 

La  marquise  de  Louriçal  et  la  marquise  de  Loulé 
étaient  plus  élégantes  que  leur  sœur.  Elles  ai- 
maient assez  le  plaisir,  et  venaient  au  bal  chez 
moi,  regardaient  ma  toilette  avec  des  yeux  d'en- 
vie, et,  tout  en  s'amusaut,  disaient  du  mc^l  delà 
France  et  de  son  ambassadeur  ,  et  même  de  son 
ambassadrice.  Quant  au  marquis  de  Louriçal,  il  y 
en  a  bien  sûrement  un  dans  ce  monde,  mais  je 
n'en  ai  pas  même  une  idée.  Il  est  sûrement  de  ces 
hommes  dont  on  connaît  lafemme  depuis  dix  ans, 
et  chez  laquelle ,  rencontrant  son  mari  pour  la 
première  fois,  on  demande  :  Quel  est  celui-là? 
Une  famille  influente  à  l'époque  de  i8o5  était 


DE    L\    DUCHESSE    d'aBR\NTÈS.  i[\'J 

la  famille  de  Bellas,  Ils  étaient  tous  dévoués  à 
l'Angleterre  corps  et  âme.  Il  y  avait  dans  cette 
famille  un  petit  père  ,  une  grosse  mère,  des  filles 
qui  n'étaient  ni  grosses  ni  petites,  ce  qui  veut 
dire  rien  du  tout,  et  qui  mouraient  pourtant 
d'envie  d'être  quelque  chose.  Pour  y  parvenir, 
elles  faisaient  les  Anglaises  et  les  singulières,  ne 
dansaient  que  des  colonnes,  ce  qui  était,  par 
exemple,  une  preuve  de  bon  sens,  car  les  pauvres 
personnes,  en  fait  de  grâces,  n'entendaient  pas 
grand'chose,  et  s'acquittaient  de  leur  place  dans 
un  quadrille  à  peu  près  comme  ces  crabes^  qui 
pirouettent  si  gracieusement  en  faisant  un  ba- 
lancé, dans  la  danse  fantastique.  Elles  n'étaient  pas 
jolies  ces  demoiselles,  elles  n'étaient  pas  agréa- 
bles; mais  cela  était  égal ,  elles  n'en  faisaient  pas 
moins  les  impertinentes,  ignorant  que  rien  n'est 
moins  élégant  que  l'insolence,  et  que  c'est  le  fait 
des  femmes  de  chaftibre  parvenues,  ou  bien  des 
demoiselles  nobles  parfaitement  mal  élevées. 

Il  V  avait  toute  la  famille  de  M.  le  comte  de 
Lima,  qui  était  pour  Junot  et  moi  une  sorte 
d'exception   pouv  les  soins  que  nous  leur  ren- 

'  Journal  de  la  Caricature;  dessin  misa  l'index — ^"  4 — 
i83o.  Ce  charmant  et  original  dessin  est  d'Henri  l\Ionnier. 
L'esprit ,  la  malice  et  le  bon  go:U  d'une  caricature  s'y  trou- 
vent gracieusement  réunis. 


248  MÉMOIRES 

dions.  Il  y  avail;  parmi  ses  nombreux  parents 
deux  sœurs  et  un  neveu  que  nous  vîmes  aussitôt 
après  notre  arrivée.  L'une  des  sœurs  était  com- 
tesse d'Obidos,  mère  du  comte  de  Sabugal,  qui 
est  en  ce  moment  à  Paris;  l'autre  était  la  mar- 
quise d'Abrantès.  La  comtesse  d'Obidos  était  une 
femme  tout  en  Dieu,  disant  son  chapelet  du 
matin  au  soir,  et  du  soir  au  matin,  ayant  ses 
cheveux  blancs  relevés  sur  le  bout  de  sa  tète 
avec  un  ruban,  comme  on  le  voit  encore  dans  quel- 
ques tableaux  '  ;  du  reste,  polie,  calme,  ne  se  mêlant 
ni  du  Portugal,  ni  de  l'Espagne,  ni  du  Brésil,  et 
laissant  tout  cela  à  la  grâce  de  Dieu.  La  sœur, 
la  marquise  d'Abrantès,  était  plus  sociable,  mais 
roide,  compassée,  et  toujours  arrangée  de  ma- 
nière à  faire  croire  qu'elle  venait  d'avaler  une 
broche.  Son  mari  était  plus  aimable.  Quant  au 
neveu  de  M.  de  Lima,  le  r?i^rqiiis  de  Ponte  de 
Lima^  chef  de  la  maison  de  Lima,  il  était  fort 
bien  dans  ses  manières,  parlait  français,  ce  qui  ne 
laissait  pas  d'avoir  son  prix; et  s'il  ne  dansait  pas 
aussi  bien  que  le  marquis  de  Loulé,  il  allait  tou- 

'  Il  V  a  encore  beaucoup  de  Portugaises  de  haut  rang  qui 
restent  ainsi  coifft'es  chez  elles.  Dès  qu'elles  sortent ,  elles 
se  mettent  à  la  française;  mais,  par  exemple,  dans  l'intérieur 
des  provinces,  j'en  ai  vu  qui  ne  portent  janiais  d'autre  coif- 
fure. 


DE    LA.    DUCHESSK    d'aBRANTÈS.  2^g 

jours.  Il  avait  épousé  sa  cousine,  la  fille  delà 
comtesse  d'Obidos.  Elle  avait  une  jolie  tête, 
mais  à  vingt  ans  elle  pesait,  comme  la  baronne 
de  Tondertintrunck,  près  de  trois  cents.  Allez 
donc  chercher  une  jolie  femme  au  milieu  d'un 
déluge  de  graisse  comme  celui-là.  C'était  le  ré- 
sultat des  poules  au  riz  (caklo  de  galina)  et  d'un 
appétit  satisfait  outre  mesure.  Car  les  Portugais 
sont  loin  d'être  aussi  sobres  que  les  Espa- 
gnols. 

Les  hommes  ne  sont  pas  beaux  en  Portugal  : 
il  existe  un  sang  mêlé  qui  donne  une  couleur 
cValb/nos,  excepté  les  cheveux  et  le  teint  blanc, 
à  tous  les  Portugais,  particulièrement  de  Lis- 
bonne et  d'Oporto.  Je  crois  en  trouver  la  raison 
dans  la  fréquentation  habituelle  que  les  INègres 
et  les  hommes  de  toutes  les  nations  font  dans 
les  deux  villes.  Les  Portugais  sont  petits,  trapus, 
gros  et  carrés.  Leur  visage  n'offre  aucune  régu- 
larité, il  présente  au  contraire  ce  type  négrier^ 
avec  les  lèvres  épaisses ,  le  nez  épaté  ou  tout  au 
moins  retroussé ,  et  les  cheveux  crépus.  Mais  ce 
sont  les  mains  surtout  et  les  ongles  qui  portent 
ce  caractère  distinctif  d'un  sans:  mêlé. 

Le  comte  Sabugal,  fils  aîné  du  comte  d'Obi- 
dos,  allié  de  la  famille  royale,  dont  sa  naissance 
lui  donnait  le  droit  de /?o;te/-  la  livrée  vertes 


25o  MÉMOIRES 

était  un  des  liommes  de  la  société  de  Lisbonne 
le  plus  de  mise  dans  un  salon  français;  et 
lorsqu'il  est  venu  à  Paris,  on  a  su  l'apprécier. 
Il  faisait  de  jolis  vers  italiens,  il  parlait  bien 
français,  avait  une  jolie  tournure,  une  figure 
spirituelle  et  agréable  ,  et  tout  le  désir  d'être 
un  homme  distingué  dans  sa  patrie.  Il  aimait 
la  littérature  avec  passion;  goût  non-seule- 
ment.très-rare  en  Portugal ,  mais  dont  les  nbbles 
portugais  se  moquent.  Le  comte  Sabugal  eût 
fait  un  homme  remarquable  dans  son  pays  s'il 
eût  été  employé  comme  il  devait  l'être;  mais  ja- 
mais je  n'ai  vu  en  Portugal  une  chose  faite  en 
son  lieu. 

Une  famille  dont  il  faut  parler,  parce  que  plus 
tard  il  sera  nécessaire  de  s'en  occuper  comme 
ressort  politique,  mais  dont  en  attendant  il  faut 
parler  comme  agrément  et  comme  ornement  de 
Lisbonne,  c'est  la  comtesse  Da  Ega. 

Madame  la  comtesse  Da  Ega, Portugaise, mais 
fille  d'un  Allemand,  le  comte  à' Oejnhausen ^ 
et  d'une  Porlugaise  ,  mademoiselle  à^Alojma, 
est*  une  aimable  femme;  elle  est  jolie,  spiri- 
tuelle, remarquablement  instruite  sans  pédan- 
terie, parlant  et  écrivant  fort  bien  cinq  langues 
étrangères.  Elle  a  des  talents,  sinon  de  premier 
ordre,  tout-à-fait  sufhsants    pour   faire   plaisir, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  aSi 

être  utile  et  s'amuser  elle-même.  Au  moment 
où  j'arrivais  à  Lisbonne,  elle  quittait  elle-même 
le  Portugal  pour  aller  à  Madrid,  où  son  mari 
était  ambassadeur.  Comme  elle  avait  déjà  pris 
congé,  je  ne  la  vis  pas,  toujours  à  cause  de 
ce  monstre  qu'on  appelle  étiquette  ^  et  qui  est 
si  désagréablement  dans  la  route  de  ce  monde; 
mais  je  la  revis  ensuite  à  Madrid  lors  de  mon 
retour  en  France,  et  je  la  vis  avec  un  vrai 
plaisir.  Elle  est  botine,  inoffensive;  et  quoique 
supérieure  à  beaucoup  d'autres  femmes,  on  l'ai- 
mait. Sa  maison  était  toujours  agréable  :  elle 
comprend  la  vie  intérieure  aussi  bien  que  la 
Française  la  mieux  nourrie  des  bonnes  tradi- 
tions. Son  salon  renferme  des  brochures,  des 
dessins  ,  des  instruments,  des  livres  nouveaux, 
des  journaux,  tout  ce  fouillis  qui  constitue 
un  salon  de  femme  qui  sait  vivre.  Sa  physio- 
nomie, tout -à -fait  anglaise,  ne  rappelait  en 
rien  l'expression  portugaise;  elle  est  blonde, 
blanche  et  rose,  d'une  taille  élégante  et  d'une 
tournure  charmante.  Elle  avait  épousé  le  comte 
Da  Ega,  homme  désagréable  de  figure,  mais 
ayant,  di;  on,  du  talent  comme  bomme  d'état. 
Il  aurait  pu  être  son  père.  Depuis  son  veuvage, 
elle  a  épousé  le  frère  de  ma  meilleure  amie ,  de 
ma  chère  Elisabeth,  le  frère  de  madame  Demi- 


aSa  MÉMOIRKS 

doff,  le  baron  de  StrogoiiofF.  lÀ  où  elle  est,  je 
désire  que  ces  pages  lui  portent  luie  marque  de 
mon  souvenir. 

Le  comte  Da  Ega  avait  deux  filles  de  son 
premier  mariage.  La  comtesse,  qui  aurait  été 
leur  sœur,  était  pour  elles  comme  la  plus  tendre 
mère,  n'allant  jamais  dans  une  fèîe  sans  en  être 
entourée,  et  les  regardant  comme  ses  enfimts. 
L'une  de  ces  dames  est  mariée  en  France,  c'est 
madame  de  Clioiseuil.  Elles  étaient  aimables, 
douces,  et  parfaitement  élevées.  Quelle  diffé- 
rence d'elles  aux  demoiselies  de  lîellas!.... 
Elles  avaient  les  mêmes  droits  pour  faire  de 
l'insolence  si  la  besogne  leur  plaisait,  et  jamais 
on  ne  trouvait  en  elles  que  de  la  bonne  manière 
et  des  façons  de  femmes  comme  il  faut. 

Il  y  avait  aussi,  parmi  les  femmes  portu- 
gaises grossières  et  mal  apprises,  une  marquise 
d'Anjeja,  dont  beureusement  je  possède  plu- 
sieurs faits  historiques  de  trop  bon  aloi  pour 
n'en  pas  parler  en  leur  lieu.  C'est  aux  suivants 
volumes,  lors  de  l'entrée  des  Français  àLisbonne, 
lorsque  la  peur  a  placé  tous  les  caractères  dans 
leur  vrai  jour,  qu'on  les  verra  briller  d'inie  lueur 
vraiment  glorieuse.  Nous  en  parlerons.  Assez  , 
et  trop  long-temps,  j'ai  gardé  le  silence  à  des 
attaques  faites  par  de  vils  et  bonteux  personna- 


Dr    LA    DIICIIESSF,    d'aBRANTKS.  2^3 

ges;  je  parlerai,  mais  les  preuves  à  la  main.  Les 
écrits  originaux  seront  ici  enfacsimile;  chacun 
reconnaîtra  sa  sis^nature,  et,  peut-être  alors,  si 
la  rougeur  de  la  honte  ne  suit  pas  la  lecture, 
obtieiidrai-je  du  moins  le  silence.  Au  reste,  le 
caractère  portugais  est  si  hâbleur,  si  bavard,  que 
je  pourrais  encore  me  tromper.  Quel  pays! .... 
Je  crois  que  don  Miguel,  au  travers  de  ses  torts, 
n'a  pas  celui  de  le  méconnaître. 

Le  traité  conclu  par  le  général  Lannes  avait 
été  signé  %mais  les  l'atifications  n'étaient  pas  ar- 
rivées en  leur  temps,  et  l'empereur  avait  chargé 
Junot  de  le  remettre  au  prince  régent.  Junot  le 
lui  porta  à  Quélus,  où  le  prince  se  tenait  habi- 
tuellement. Lorsque  le  régent  reçut  le  rouleau 
de  papier,  il  se  mit  à  rire,  en  disant,  comme 
im  autre  prince  de  notre  temps,  qui  rit  toujours, 
même  quand  le  canon  gronde  sur  Paris  : 

«Ah! .  .  oui. .  .  oui..  .  Ah! .  .  ah! .  .  c'est  un  beau 
traité..  .  c'est  un  beau  traité!.  .  Ah!. .  c'est  que 
le  Portugal  est  une  nation. . .  c'est  un  beau  pays. . . 
un  très-beau  pays!..» 

Vous  remarquerez  qu'ils  étaient  tous  deux, 
en  ce  moment,  sur  une  petite  terrasse  au-dessus 

*  Traité  de  neutralité  entre  la  France,  le  Portugal  et  l'Es 
pagne,  passé  en  i8o3 — 3o  novembre, 


254  MÉMOIRES 

d'un  belvédère  qui  dominait  la  campagne,  et 
qu'en  disant  : 

«  C'est  une  nation ,  c'est  un  beau  pays  !  »  il  par- 
lait des  champs  d'oliviers  et  de  maïs  qu'il  aper- 
cevait autour  de  lui.  Puis  il  reprit  : 

.  «  Oui. . .  oui. ..  c'est  ici,  à  cette  même  place.. . 
quej'ai  donné  ma  parole  royaleau  général  Lannes... 
C'est  un  homme  qui  est  un  peu. . .  » 

Junot  fit  ses  gros  yeux;  le  pauvre  prince  ren- 
tra dans  sa  coquille,  et  dit  aussitôt,  c'est-à-dire 
aussitôt  qu'il  put  parler  : 

«C'est  un  brave  homme. . .  oh!.,  un  bien  brave 
homme. , .  Il  avait  un  grand  sabre. . .  qui  faisait 
un  bruit  dans  l'escalier  quand  il  venait! . .» 

J'ai  su  depuis  que  ce  malheureux  sabre  avait 
donné  plus  d'une  fois  la  colique  au  prince  du 
Brésil.  J'ai  toujours  pensé  qu'une' fois  que  le  plé- 
nipotentiaire s'était  aperçu  que  ce  moyen  avan- 
çait les  conclusions, il  l'employait  comme  argu- 
ment très-innocent  d'ailleurs.  Mais,  ce  grand  sa- 
bre!.  .  il  était  demeuré  en  souvenir  frappant  à  ce 
pauvre  souverain...  mais  d'une  telle  force  qu'il 
l'entendait  encore. 

Qui  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  voir  son  altesse 
royale  revêtue,  pour  la  première  fois,  de  l'uni- 
forme de  hussard ,  qu'elle  avait  fait  faire  sur  le 
modèle  de  Junot,  n'a  rien  vu  de  burlesque.  J'ai 


DE    LA    DUCHESSE    D* AERANTES.  2  55 

eu  ce  bonheur-là,  moi ,  et  c'est  un  de  ces  sou- 
venirs qui  demeurent  dans  la  mémoire  pour  ces 
jours  où  il  fait  sombre,  et  où  il  est  besoin  de 
sourire  à  la  vie.  Mais  il  serait  nécessaire ,  pour 
bien  comprendre  cette  étrange  figure,  de  con- 
naître le  prince  du  Brésil, sa  tournure  surtout, 
sa  tournure  avec  sa  pelisse  sur  F  épaule  droite  y 
comme  les  marchands  de  vieux  habits  la  porte- 
raient ici,  en  criant  :  Vieux  habits  à  vendre! .. 
et  puis,  ce  gros  ventre,  contenu  tant  bien  qift 
mal  dans  le  pantalon  collant  ;  les  jambes  allant 
comme  elles  pouvaient  dans  les  bottes  rouges. . . 
Mais  le  schako.  . .  oh  le  schako  ! . .  planté  tout: 
droit..  ..en  arrière. . .  avec  la  visière  reposant  sur 
une  tète  poudrée,  dont  les  cheveux  étaient  taillés 
en  vergette ,  et  dont  la  grosse  queue ,  bien  en 
cadogafij  retenait  à  elle  seule  le  pauvre  schako, 
qui,  sans  elle,  aurait  roulé  à  l'aventure.  Cette 
toilette  était  comique,  surtout  si  l'on  veut  se 
procurer  le  [:ortrait  du  prince  du  Brésil.  Son 
fils  ne  lui  ressemble  nullement.  Dès  lors  même, 
quoiqu'il  ne  fût  qu'un  enfant,  il  ne  lui  ressem- 
blait pas  plus  que  s'ils  n  eussent  pas  élé  parents. 
Don  Pedro  étr.it  un  charmant  enfant,  et  il  est 
devenu  bel  homme  ;  sa  tournure  surtout  est  très- 
bien,  et  présente  une  totale  disparate  avec  celle 
de  son  père.  Le  prince  du  Brésil  lui  avait  fait 


aSG  MÉMOIRES 

faire  un  iinirorme  de  hussard  que  le  jeune 
prince  portait  fort  bien,  quoique  si  jeuneV  Cette 
relation  de  toilette  me  rappelle  une  aventure 
qui  m'arriva  lorsque  j'étais  à  Lisbonne,  lors  de 
l'ambassade  de  Junot. 

En  reconnaissance  de  la  bonne  grâce  que 
Junot  apportait  dans  ses  relations  avec  lui,  le 
prince  du  Brésil  lui  offrit  le  grand  cordon  de 
l'ordre  du  Christ.  Junot  n'osa  pas  refuser,  bien 
4ju'il  en  eut  bonne  envie;  mais  il  répondit  qu'il 
ne  pouvait  rien  faire  à  cet  égard  sans  prendre 
les  ordres  de  l'empereur,  et  qu'il  allait  écrire 
^our  en  obtenir  la  permission. 

Or,  il  faut  savoir  que  cet  ordre  du  Christ  est, 
de  tous  ces  brinjborions  de  rubans  et  de  déco- 
rations, le  plus  rebuté  qui  existe  aujourd'hui. 
Le  grand  cordon  est  toujours  une  belle  distinc- 
tion à  accorder  par  la  cour  très-fidèle^  en  raison 
de  son  nom;  mais  les  chevaliers  simples  sont 
tellement  peu  estimés,  que  j'ai  vu,  de  mes  pro- 
pres yeux,  le  valet  de  chambre  de  M.  le  duc  de 
Cadaval  le  servir  a  table,  chez  moi,  ayant  à 
la  boutonnière  de  son  habit  le  ruban  rouge  de 

»  Il  n'avait  que  sept  ans.  Quant  ù  don  Miguel,  iln 'était,  je 
crois,  pas  nù  en  i8o5,  ou  il  était  trop  jeune  pour  cjue  je  Iç 
visse, 


DF    L\    DUCHESSI-    d'aTîR ANTÈS.  9.57 

l'ordre  du  Christ.  On  pense  bien  qu'avec  les 
idées  encore  très-peii  impériales  et  royales  que 
l'empereur  avait  pu  inculquer  à  ses  anciens  frè- 
res d'armes,  il  lui  était  encore  plus  difficile  de 
leur  faire  adopter  une  décorationdontils  voyaient 
Te  côté  assez  repoussant.  Je  le  vis  au  moment  où 
Junot  reçut  lalettrede  M.  d'Araujo;  son  humeur 
était  extrême  :  il  aurait  préféré  toute  autre  mar- 
que d'intérêt,  dit-il  avec  franchise  au  ministre, 
la  première  fois  qu'il  le  vit;  ensuite...  il  ne  lui 
cacha  pas  la  cause  de  sa  répugnance. 

M.  d'Araujo  avait  trop  d'esprit  et  trop  de  cœur, 
car  l'un  ne  va  pas  sans  l'autre,  pour  ne  pas  sym- 
pathiser avec  Junot  dans  ce  qu'il  disait;  mais  il 
était  Portugais  avant  tout,  et  ce  n'était  pas  de- 
vant ï ambassadeur  de  France  qu'il  pouvait  offi- 
ciellement convenir  de  tout  ce  que  son  gouver- 
nement avait  de  défectueux.  Avec  moi  il  était 
plus  ouvert:,  et,  lors  de  mon  retour  en  France, 
il  m'écrivit,  pendant  plus  de  trois  ans,  les  plus 
aimables  lettres,  et  conune  confiance  et  comme 
esprit.  Je  transcrirai,  dans  le  volume  suivant,  celle 
où  il  m'annonça  la  mort  si  tragique  ou  plutôt  /'aj^- 
5«^5//2rtfdu  jeune  d'Alorna;  elle  le  fera  juger.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  ne  pouvait  alors  parler  dans  ce 
sens  à  Juiiot.  I!  lui  dit  seulement,  que  dans  notre 
belle  France,  il  se  rappelait  très-bien  que  le  cor- 
Vil  I.  17 


2^8  MÉMOIRES 

don  rouge  était  un  grand  honneur,  et  que,  cepen- 
dant, en  1789,61  déjà  en  1786,  les  simples 
croix  de  Saint-Louis  éla'ie.nt  plus  que  repoussées, 
et  que  plusieurs  gentilshommes  fort  honorahles 
avaient,  devant  lui-même,  ôté  de  leur  hahit  leur 
croix  de  Saint-Louis  pour  n'être  pas  confondus, 
surtout  en  1787,  avec  des  hommes  qui  l'avaient, 
à  cette  époque,  comme  moyen  de  pénétrer  par- 
tout. 

Junot  ne  répondit  rien  ,  mais  il  écrivit  à  l'em- 
pereur ,  et  témoignait  son  antipathie  ,  en  expli- 
quant surtout  l'histoire  du  valet  de  chambre  du 
duc  de  Cadaval  :  la  serviette  sous  le  bras  lui 
tenait  au  cœur.  Néanmoins  il  n'y  avait  de  place 
pour  un  Jion,  bien  qu'on  y  mît  un  oui,  qui, 
comme  lui,  n'a  que  trois  lettres.  Il  fallut  se  ré- 
soudre. Junot  reçoit  précisément  la  permission 
d'accepter  l'ordre  du  Christ  la  veille  d^jne 
grande  cérémonie  qui  se  faisait  à  un  couvent 
nouvellemenlfondépar  la  reine  folle.  Ce  couvent, 
auquel  tient  une  petite  église  admirable,  est  situé 
sur  la  colline  de  Lisbonne,  où  l'on  respire  l'air 
le  plus  pur,  et  que,  pour  cet  te  raison,  les  étrangers 
choisissent  pour  leur  demeure  (buenos  ayres). 
L'église  et  le  couvent,  dédiés  au  Cœur  de  Jésus, 
s'appellent  o  Coniçaon,  ou  plus  vulgairement,  o 
Convento   Novo.    L'église    est   charmante ,  mais 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  2 5g 

petite,  et  peut-être ,  par  cette  raison ,  trop  sur- 
chargée d'oruements.  C'était  dans  cette  grande 
chapelle  que  devait  avoir  lieu  la  cérémonie.  Junot 
s'informe  du  costume  des  chevaliers  à  cette  occa- 
sion ;  il  apprend  qu'ils  portent  un  grand  manteau 
de  crêpe  blanc  sans  doublure  et  tramant  jus- 
qua  terre. 

«Pour  le  coup,  dit-il  en  faisant  entendre  une 
énergique  expression,  il  ne  me  manque  plus  que  de 
me  mettre  e/z//z«/Y//gr<7jpour  compléter  la  fête  !...» 

Le  ministre  des  affaires  étrangères  avait  en- 
voyé une  lettre  de  convocation  à  Junot  pour  le 
prévenir  que  le  prince  du  Brésil  tenait  chapelle 
à  Convento  o  Novo,  et  l'engageait  à  s'y  rendre 
comme  grand'croix  du  saint  ordre  du  Christ, 
s'il  avait  obtenu  de  son  souverain  la  permission 
de  l'accepter.  Junot  répondit  qu'à  son  grand  re- 
gret le  courrier  qui  devait ,  comme  il  n'en  doutait 
pas,  lui  rapporter  la  permission  gracieuse  de 
porter  la  grande  décoration  de  l'ordre,  n'était  pas 
encore  de  retour;  mais  il  ajoutait  que  madame 
l'ambassadrice,  désirant  vivement  voir  cette  im- 
portante cérémonie,  faisait  demander  s'il  n'y 
aurait  pas  moyen  de  voir  sans  que  la  chose  fût 
contre  l'étiquette  d'une  pareilleyb/26f/o«  ^  M.  le 

'  On  appelle  ainsi  toutes  les  cérémonies  de  coi-.r.  Je  ne 
sais  si  dans  le  Nord  on  leur  donne  le  même  nom. 


l6o  MÉMOIRES 

comte  d'Araujo  répondit  à  l'heure  même,  que 
madame  Tambassadrice  aurait  une  place  réservée 
pour  elle  et  pour  les  personnes  qui  l'accompa- 
gneraient, et  qu'elle  n'avait  qu'à  se  présenter  à  la 
porte  du  monastère,  le  lendemain  matin  à  onze 
heures  et  demie. 

En  faisant  cette  demande,  j'avais  pensé  que 
l'église  du  couvent  du  Cœur-de-Jésus  était  comme 
toutes  les  nôtres ,  et  qu'il  y  aurait  sans  doute  des 
travées,  d'autant  plus  que  c'était  une  église  appar- 
tenant à  un  couvent  de  femmes.  Je  croyais  qu'on 
pouvait  me  placer  îrès-inapeiruc  dans  l'une  de  ces 
tracées  y  et  que,  de  là,  je  verrais  la  cérémonie 
tout  entière,  ou  bien  au  quart,  si  cela  m'en- 
nuyait, et  qu'enfin  je  laisserais  là  les  choses 
si  elles  ne  me  convenaient  pas...  Mais  Dieu  et  le 
prince  régent  en  ordonnèrent  autrement. 


DE    LA    DUCHESSE    u'aBRANTKS.  261 


CHAPITRE   XIII. 


Cérémoiiie  des  chevaliers  du  Christ  au  cœur  de  Jésus.  — 
On  m'accueille  avec  les  honneurs  militaii-es.  —  Un  ser- 
^tion  portugais.  —  L'omelette  royale.  —  Le  Coracaon 
fie  Jesa.  —  Sommes  exorbitantes  qu'il  a  coûté.  —  Le 
Portugal  placé  entre  deux  craintes,  celle  de  l'Angleterre 
et  celle  de  la  France.  —  Mes  reproches  à  M.  d'Araujo. 
—  Succès  de  la  flotte  du  vice-amiral  Missiessi.  —  Le 
maître  de  chant  Ts^aldi.  —  Montre  volée.  —  Singulière 
manière  de  punir  un  voleur.  —  Mademoiselle  JNaldi  en- 
fant.—  Madame  la  comtesse  de  Spaare. —  Bienfaisance  de 
Naldi.  —  Opéra  de  Lisbonne.  —  Crescentius. —  Les  so- 
pranos. 

Jtii\OT  ne  pouvait  pas  décemment  m'acconipa- 
gner  à  cette  cérémonie.  Ce  fut  M.  de  Rayneval 
qui  me  donna  le  bras.  M.  de  Cherval  et  M.  Ma- 
gnien  voidiH'cnt  aussi  jnger  de  la  beauté  d'une 
céiémonie  reliirieuse  comme  celle  qu'on  annon- 
çait,  et  nous  partîmes  du  chafarize  clé  Loretta  à 
dix  heures  et  demie,  pour  nous  rendre  sur  Buenos- 


'2G-2  MÉMOIRES 

Ayres,  à  Com>ento  o  Novo.  J'étais  mise  comme 
une  femme  élégante  se  serait  mise  à  Paris  pour 
une  semblable  occasion.  J'avais  une  robe  de 
mousseline  de  l'Inde  brodée  au  plumetis  tout 
autour  et  dont  le  lé  de  devant  formait  une  ma- 
thilde.  Ma  robe  était  montante,  à  demi-queue 
comme  alors  toutes  les  robes  demi-toilette,  et 
mes  manches  étaient  amadis.  .l'avais  un  chapeau 
de  paille  d'Italie  avec  im  bouquet  de  fleurs  des 
champs,  un  très-long  voile  d'Angleterre,  des 
gants  de  couleur  et  des  souliers  noirs.  Quant  à 
ces  messieurs,  ils  étaient  tous  en  bottes  avec  cle^ 
chapeaux  ronds,  et  tout-à-fait  en  négligé. 

En  arrivant  au  Coraçaon^  nous  fûmes  reçus 
avec  des  honneurs  militaires  qui  commencèrent 
à  me  donner  de  l'émoi.  La  garde  prit  les  armes, 
on  battit  aux  champs,  et  un  officier,  parlant 
très-bien  français,  et  si  bien  français  que  je 
le  reconnus  pour  un  émigré,  vint  m'offrir  la 
main  à  la  descente  de  mon  carrosse  pour  me  con- 
duire à  la  place  qui  m'était  réservée.  C'était,  me 
dit-il,  d'après  les  ordres  du  prince.  Nous  le  sui- 
vîmes par  une  foule  de  petits  passages,  déportes; 
enfin,  nous  arrivâmes  dans  un  corridor  assez 
obscur,  et  là  j'entendis  un  chant  mélodieux,  ra- 
vissant, comme  celui  des  anges.  Je  croyais  être 
dans  l'église,  tant  les  sons  arrivaient  à  nioi  pins 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  263 

ec  sans  obstacle.  En  effet,  nous  touchions  une 
tapisserie  qui  seule  masquait  une  arcade. 

«Faites  attention,  Votre  Excellence',  me  dit 
l'officier,  il  y  a  trois  marches  à  monter.» 

Je  les  monte;  il  lève  la  tapisserie.  Je  n'ai  pas  le 
temps  ou  plutôt  la  possibilité  de  reculer,  et  je 
me  trouve  à  rextrémité  d'une  immense  estrade 
sur  laquelle  est  le  prince  régent,  le  prince  de 
Beira^,  l'infant  don  Pedro,  que  sais-je,  moi, 
enfin  toute  la  famille  royale  de  Portngal,  et,  le 
plus  tragique  de  l'aventure,  toute  la  famille //za/e, 
et  pas  une  seule  âme  de  la  partie  féminine.  Heu- 
reusement qu'on  avait  préparé  des  chaises ,  car  je 
fus  au  moment  de  trépasser,  d'émoi  d'abord,  et 
puis  ensuite  de  colère.  Qu'on  se  figure  ce  que  je 
dus  souffrir  en  me  voyant  l'objet  de  l'attention 
de  sept  ou  huit  cents  perso; mes  qui  regardaient 
une  ambassadrice  de  France  comme  une  béte 
rare.  Nous  tenions  encore  à  l'époque  où  les 
hommes  de  la  révolution  passaient,  chez  les  étran- 

*  Cette  lociuion  est  fort  ordinaire  en  Espagne  et  en  Por- 
tugal. On  mêle  la  troisième  et  la  seconde  personne  en  par- 
lant, mais  jamais  en  écrivant. 

=*  Il  s'appelait  ainsi  pour  ne  le  pas  confondre  avec  l'infant 
don  Pedro,  fils  d'im  Espagnol  et  d'une  Portugaise,  qui  était 
demeuré  à  la  cour  de  Portugal.  Le  prince  de  Beira  est  au- 
jourd'hui l'empereur  du  Brésil. 


264  MKMOIUKS 

gers,  pour  des  hommes  valeureux,  à  la  bonne 
heure,  mais  pour  devrais  ant/iropop/iages, on  tout 
au  moins  pour  des  sans-cnloltes  et  des  mal  ap- 
pris. Que  devaient  donc  être  leurs  femmes?  Voilà 
ce  que  disait  une  grande  portion  de  la  ville  de 
Lisboruie;et  lorsque  M.  le  comte  de  Novion,que 
j'y  retrouvai  avec  un  vrai  plaisir,  et  qui,  ainsi  que 
sa  femme,  était  ami  de  ma  famille  depuis  trente  ans, 
eut  assuré  les  Portugais  que  mes  parents  étaient 
tous  vieux  chrétiens  ^  j'^^'"*  ^^  bonheur  de  trou- 
ver grâce  devant  luie  portion  de  ce  peuple  qui , 
lui-même,  est  aux  trois  quarts  israélite,  et  qui 
faisait  le  difficile  pour  admettre  près  de  lui  des 
personnes  qui  ne  ï^\?,^\er\X  pas  leurs  preuves.  Au 
surplus,  j'étais  là  comme  sur  la  sellette,  et  fai- 
sant probablement  la  plus  sotte  figure  qu'une 
femme  puisse  faire  dans  inie  circonstance  sem- 
blable. M.  de  Rayneval  et  M.  de  Chcrval  avaient 
été  aussi  surpris  que  moi,  et  leur  premier  mou- 
vement fut  d'abord  de  reculer  comme  je  l'avais 
fait;  mais  la  chose  devenait  impossible,  et  plus 
le  moment  d'étonnement  avait  été  violent,  plus 
il  importait  de  le  dérober  à  des  yeux  moqueurs, 
sans  aucune  charité. 

Pour  mieux  juger  de  l'effet  de  la  cérémonie 
et  du  coup  d'oeil,  j'avais  levé  mon  voile  en 
entrant.  J'aurais  vraiment  bien  voulu  le  baisser 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aLRANTÈS.  9.65 

pour  cacher  mes  pauvres  joues  qui  étaient  comme 
deux  grenades.  Le  prince  régent,  qui  n'avait 
probablement  jamais  vu  une  ambassadrice  dans 
la  position  où  je  me  trouvais,  me  regardait  avec 
deux  gros  yeux  étonnés,  qui  d'abord  me  firent 
peur,  et  puis  ensuite  me  firent  rire,  mais  en  de- 
dans, comme  on  doit  le  croire.  Heureusement 
que,  pour  me  distraire,  j'avais  à  observer  les 
chevaliers  du  Christ  rangés  sur  deux  files,  et 
tous  revêtus  du  chaitnant  manteau  de  crêpe 
blanc.  Il  faut  avoir  coî]nu  M.  le  comte  de  Vil- 
laverde,  alors  président  du  coiîsed,  M.  le  prince 
du  Brésil,  tout  prince  régent  qu'il  élait,  et  plu- 
sieurs autres  chevaliers  de  la  même  tournure, 
pour  se  faire  une  idée  de  la  joie  moqueuse 
qui  me  servit  de  compensation  pour  mon  mér 
compte.  Mais  on  se  lasse  de  tout,  même  de  voir 
des  chevaliers  du  Christ ,  en  mantelet  'de  crêpe 
blanc,  se  promener  dans  un  espace  de  vingt-cinq 
pieds  carrés,  s'arrêter,  se  rasseoir,  se  baiser  fra- 
ternellement leur  vilain  visage;  et  je  commen- 
çais à  bâiller  d'une  manière  étouffée  qui  me  fai- 
sait enfler  les  narines  comme  un  cheval  de 
course,  quand  M.  deCherval,  qui  s'ennuyait  à  la 
mort  ainsi  que  moi,  me  dit  : 

«  Rien  n'est  encore  désespéré,  s'ils  nous  sau- 
vent du  sermon.  » 


266  MÉMOIRES 

Dans  le  même  instant  nons  entendons  une 
voix  nazillardc  qui  cric: 

«  In  nomine  Patris  ^  et  Filii,  etc.,  etc.,  etc.  » 

INous  nous  regardâmes  avec  un  tel  désespoir 
que  l'envie  de  rire  devait  naturellement  s'en 
suivre.  Mais  ce  qui  la  réprima  bientôt,  ce  fut 
un  sermon  en  portugais,  langue  horrible  et 
sauvage  pour  ceux  qui  ne  la  comprennent  pas, 
avec  ses  terminaisons  en  don,  ces  sons  venant 
du  nez,  et  cette  harmonie  infernale  pendant  une 
grande  heure  et  demie,  car  le  bourreau  ne  nous 
fit  pas  grâce  i\ un  point  dans  ses  trois  points,  et 
nous  fûmes  contraints  do  tout  entendre  si  nous 
n'avons  pas  tout  écouté. 

J'examinai  pendant  nja  longue  question  toute 
cette  famille  royale,  pour  la  partie  qui  devait  un 
jour  régM'  comme  rois  cette  belle  Lusitanie  :  du 
moins  alors  cette  pensée  était-elle  celle  que  nous 
devions  avoir.  Quant  au  prince  du  Brésil,  j'ai 
déjà  esquissé  son  portrait ,  mais  je  n'ai  pas  assez 
parlé  de  sa  figure  spécialement.  On  a  fait  une 
caricature  qu'on  afiicha  dans  Lisbonne  le  lende- 
main de  sa  fuite ,  et  dans  laquelle  il  avait  une 
tête  de  taureau  avec  une  légère  tendance  au 
sangliérisine y  si  je  puis  m'exprimer  ainsi  en  par- 
lant d'une  tête  royale.   Le  fait  réel,  c'est  qu'il 


DE    LA.    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  267 

était  non-seulement  laid ,  mais  d'une  de  ces  lai- 
deurs sans  ressource  pour  la  bienveillance ,  de 
ces  laideurs  bien  entières ,  dans  lesquelles  on 
voit  que  la  nature  était  de  mauvaise  humeur  le 
jour  où  elle  tailla  l'étoffe  de  cet  homme-là.  Il  im- 
patientait enfin  avec  sa  grosse  tète  hébétée,  ses 
gros  mollets,  ses  épaules  comme  celles  d'un  Ga- 
lego.  Le  prince  de  Beira  était  un  charmant  jeune 
prince,  un  joli  et  gracieux  enfant.  Quant  à  l'in- 
fant don  Pedro,  qui  était,  comme  je  l'ai  dit, 
fils  d'un  infant  d'Espagne  dont  j'ai  oublié  le 
nom,  il  avait  une  drôle  de  tournure,  et,  dans 
ma  mémoire,  elle  est  d'autant  plus  comique,  que 
je  ne  puis  me  le  rappeler  que  comme  je  le  vis 
un  jour  où  je  revenais  de  Cintra,  avec  une  ser- 
viette en  bandoulière,  son  cordon  bleu  très- 
apparent  sur  les  côtés,  et  traversant  le  perron 
qui  conduisait  des  cuisines  chez  madame  Mos- 
coso,  son  ancienne  gouvernante,  tenant  à  la 
main  une  omelette  qu'il  venait  de  faire.  Heureu- 
sement pour  ma  dignité,  que,  le  jour  de  la  cérémo- 
nie, j'ignorais  ce  goût  de  faire  des  omelettes  qu'a- 
vait le  sérénissime  infant,  car  j'ai  bien  peur  que 
la  sainteté  du  lieu  ne  m'eût  pas  garantie  d'un  de 
ces  bons  rires  que  jamais  je  n'aurais  pu  retenir. 
Enfin,  au  bout  de  trois  heures  et  demie,  près 
de  quatre  heures  de  véritable  question ,  il  nous 


268  MÉMÛIRliS 

fut  permis  de  nous  retirer,  parce  que  le  prince 
et  sa  cour  crêpée  s'en  allèrent  aussi  après  s'être 
baisés  et  rebaisés  en  toute  paix  et  charité,  quoi- 
qu'ils se  détestassent  le  plus  cordialement  du 
monde  ;  mais  il  n'y  paraissait  pas.  Je  ne  sortis 
de  ma  place  que  lorsque  je  pus  juger  que  le 
princeétaitbieu  parti;  alors  acceptant  de  nouveau 
la  main  de  l'officier  c[ui  m'avait  amenée,  je  regagnai 
ma  voiture  avec  ces  messieurs,  qui  étaient  tous 
dans  un  état  violent,  surtout  M.  de  Rayneval , 
qui,  tout  habitué  qu'il  était  à  l'ennui  delà  vie  de 
cour,  n'avait  jamais  avalé  pareille  potion  sopo- 
rifique. 11  luttait  depuis  une  heure  contre  l'envie 
de  dormir,  et  baillait  à  se  démettre  les  mandi- 
bules. J'avais  beau  lui  rappeler  le  gracienx  salut 
qu'avait  voulu  nous  faire  son  altesse  royale,  il 
n'en  soutenait  j)as  moins  qu'il  y  avait  de  l'inhu- 
manilé  à  faire  subir  une  sorte  de  martyre  à  de 
pauvres  gens,  sans  savoir  si  la  chose  leur  con- 
venait. La  troiq)e  nous  fil  ses  adieux  comme  elle 
nous  avait  reçus,  en  battant  aux  champs  et  pre- 
nant les  armes;  je  saluai  de  la  glace,  et  nous 
partîmes  bien  résolus,  du  moins  pour  ma  part, 
à  prendre  de  rigoureuses  informations  lorsque 
une  autrç  fois  j'aurais  le  désir  d'aller  voir  quel- 
que cérémonie  de  cour  à  Lisbonne. 

Ce  Convento  o  Novo,  autrement  le  Coraçaon 


Î)E    LA    DUCHESSE    B* AERANTES.  269 

de  Jésu,  a  coûté  des  sommes  fabuleusement  ex- 
orbitantes, et  je  ne  puis  trouver  cet  édifice  ni 
bien  exécuté,  ni  de  bon  goût.  Les  ornements 
dont  il  est  surchargé,  et  c|ui  sont  pour  beau- 
coup dans  le  prix  élevé  de  sa  construction  ,  nui- 
sent à  la  fois  à  ce  qu'il  soit  une  belle  église  et 
un  monastère  convenable  ;  j'y  suis  retournée  , 
j'ai  pénétré  dans  l'intérieur,  et  partout  le  mau- 
vais goût  d'un  luxe  déplacé  nuit  à  l'effet. 

Il  y  eut  à  cette  époque,  à  Lisbonne,  une  de 
ces  choses  qui  se  voient  rarement  en  Portugal, 
ce  fut  une  grande  hésitation  dans  le  gouverne- 
ment portugais  pour  obéir  aux  volontés  impé- 
rieuses de  l'Angleterre.  Jusque-là  la  cour  de  Lis- 
bonne ,  immédiatement  sous  le  joug  de  la 
Grande-Bretagne,  ne  pouvait  qu'obéir  et  trem- 
bler. Maintenant  une  voix  tonnante  donnait 
aussi  ses  ordres,  et  cette  voix  voulait  être  en- 
tendue, voulait  être  obéie.  Le  Portugal,  jus- 
que-là tranquille,  parce  que  la  France  ne  pou- 
vant l'attaquer  que  par  mer,  et  avec  une  flotte 
qu'elle  n'avait  pas,  le  Portugal  était  sans  crain- 
tes vives  du  côté  de  la  république.  Mais  l'Espa- 
gne paraissait  maintenant  soumise  à  cet  homme 
qui  montrait  que  les  montagnes  couvertes  de 
neige,  les  torrents  débordés,  les  chemins  non 
frayés,  les  mers  couvertes  de  flottes  ennemies, 


270  MÉMOIRES 

rien  ne  lui  était  obstacle,  rien  ne  lui  était  en- 
trave ,  et  une  sorte  de  terreur  instinctive  disaitt 
au  Portugal  : 

«  Cet  homme  fera  ta  ruine  si  tu  ne  lui  obéis 
pas.  » 

Etcet  homme  fiten  effet  sa  ruine,  carilne  luia 
pas  o^e/.J'ai,  je  pense,  assez  fait  connaître  le  ca- 
ractère portugais  pour  que  le  jeu  double  du 
cabinet  de  Lisbonne  soit  compris.  M.  d'Araujo, 
dont  ce  n'était  pas  le  sentiment,,  et  qui  aurait 
voulu  qu'on  agît  avec  droiture  et  qu'on  fût  ami 
ou  ennemi  déclaré,  fut  contraint  de  faire  comme 
les  autres,  et  c'est  un  vif  reproche  que  lui  fait 
mon  amitié'.  L'Angleterre  elle-même  commen- 
çait à  craindre  ;  l'escadre  de  Rochefort ,  sous  les 
ordres  du  vice-amiral  jUissiessi ,  partie  du  mouil- 
lage de  l'île  d'Aix  le  1 1  janvier  i8o5,  venait  de 
rentrer  dans  la  Charente  après  une  course  de 
six  mois  ^,  ayant  complètement  réussi  dans  ses 

■  M.  d'Araujo  devait  se  retirer  du  ministère,  ou  bien 
faire  déclarer  bien  plutôt  la  guerre.  On  verra  dans  le  volume 
suivant  une  lettre  de  lui,  où  ses  sentiments  ne  sont  pas 
douteux. 

^  Partie  de  l'île  d'Aix  le  11  janvier  1804.  J'ai  déjà  parlé 
du  brave  homme  qui  commandait  les  troupes  de  terre,  le 
général  Joseph  Lagrange. 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  l'J  l 

desseins,  et  sans  avoir  été  rencontrée  par  l'en- 
nemi. Elle  avait  été  ravager  les  îles  anfi-laises  de 
Mont-Serrat ,  de  Saint-Christophe;  elle  avait  fait 
de  riches  et  nombreuses  prises ,  débloqué  la 
place  de  Santo-Domingo,  cernée  par  les  noirs 
de  la  partie  française  ;  et  cette  expédition  était 
comme  une  nouvelle  preuve  de  ce  pacte  que 
Napoléon  semblait  avoir  fait  avec  le  ciel  pour 
la  gloire  et  le  bonheur  de  la  France.  Cette 
nouvelle,  que  nous  reçûmes  un  soir  au  milieu 
d'une  fête  donnée  à  l'ambassade,  ne  parut  pas 
faire  le  même  plaisir  à  tous  ceux  qui  étaient 
chez  moi.  Je  le  fis  remarquer  à  un  homme  que 
j'estimais  beaucoup  ainsi  que  Junot,  et  dont 
l'esprit,  parfaitement  juste  ,  connaissait  le  Portu- 
gal et  l'Angleterre  dans  toutes  les  nuances  qu'of- 
fraient les  deux  nations,  et  qui  m'était  fort  utile 
pour  mes  propres  observations.  Cet  homme  était 
un  artiste  distingué  du  théâtre  de  Lisbonne;  il 
vint  à  Paris  terminer  une  vie  qui  était  employée 
à  faire  du  bien  et  à  prouver  que  dans  sa  profes- 
sion on  trouve  des  êtres  bien  estimables.  C'é- 
tait Naldi.  Je  l'avais  pris  pour  maître  de  chant 
aussitôt  a[:rès  que  je  l'eus  entendu  dans  la  Ca- 
milla  de  Fioraventi^  et  bientôt  après  nous  pûmes 
l'apprécier  tout  ce  qu'il  valait.  Avant  d'aller  plus 
loin ,  je  vais  rapporter   un   trait  de   lui  qui  ser- 


O.'^l  MKMOIRES 

vira  mieux  que  toutes  mes  paroles  à   le   faire 
connaître. 

Naldi  était  sur  toutes  clioses  parfaitement  bon 
et  surtout  charitable.  Une  assez  forte  portion  de 
son  revenu  et  de  son  gain  était  employée  à  se- 
courir ses  malheureux  compatriotes  à  qui  leur 
médiocrité  ne  faisait  pas  trouver  à  Lisbonne 
cet  eldorado  que  le  talent  de  Naldi,  de  la  Cata- 
lani,  de  Crescentini,  de  Mombelli,  leur  assu- 
rait positivement  même  avant  de  paraître  sur 
la  scène.  Les  talents  à  moitié  savants  ne  trou- 
vaieFit  que  huées  et  malheur  dans  cette  ville 
vraiment  connaisseuse  en  bonne  musique.  Naldi 
alors  devenait  une  providence  pour  les  infortu- 
nés qui  avaient  quitté  quelques  bonnes  petites 
villes  d'Italie,  où  du  moins  ils  avaient  un  abri. 
Il  payait  leurs  dettes,  les  renvoyait,  et  jamais 
sans  quelque  tentative  qui  assurât  leur  sort  à 
venir.  Mais  il  y  en  avait  qui  étaient  tout-à-fait 
malheureux  et  que  Naldi  ne  pouvait  toujours 
alimenter.  De  ce  nombre  était  un  maître  coquin, 
mouchant  les  chandelles ,  ayant  cinq  enfants 
aussi  filous  que  lui ,  et  une  femme  qui  ne  valait 
pas  mieux;  toute  cette  race  de  vauriens  connais- 
sait le  cœur  de  Naldi;  et,  quoique  M.  d'Araujo 
lui  eût  dit  souvent  que  c^  gens  le  trompaient, 
il  leur  donnait.  Malgré  sa  bonté,  cependant,  il 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTKS,  'in^ 

fut  obligé  de  voir  clair  dans  leur  affaire,  et  les 
aumônes  cessèrent  d'être  aussi  aboiidautes.  Un 
jour,  pendant  la  répétition,  Naldi  se  trouve  un 
peu  souffrant,  et  quitte  le  théâtre  avant  l'heure. 
Il  rentre  chez  lui;  sa  femme  était  à  la  prome- 
nade avec  sa  jolie  petite  Caroline,  que  j'ai  fait 
si  souvent  sauter  sur  mes  genoux,  et  qui  fait 
aujourd'hui  le  bonheur  d'un  honnête  homme 
qui  a  su  l'apprécier.  ISaldi  ne  remarque  pas  que 
ses  portes  sont  ouvertes,  il  entre  dans  son  ca- 
binet, et  trouve  le  moucheur  de  chandelles  qui 
emportait  une  montre  anglaise  de  la  valeur  de 
cent  guinées,  et  à  laquelle  Naldi  tenait  particu- 
lièrement. Le  voleur,  pris  en  flagrant  délit, 
tombe  à  genoux  et  ne  peut  que  demander  par- 
don. Naldi,  dans  le  premier  mouvement  de  co- 
lère ,  voulut  le  jeter  par  la  fenêtre. 

—  Gomment,  coquin,  tu  viens  me  voler  ma 
montre  î 

—  Pardon,  pardon!  M.  Naldi...  mais  je 
meurs  de  faim.  .  .  Si  vous  saviez  dans  quel  état 
nous  sommes  depuis  deux  jours!.  .  . 

Naldi  avait  pris  un  bâton  pour  en  donner  une 
volée  au  moucheur  de  chandelles;  en  l'entendant 
parler  de  sa  faim  ,  le  bâton  fut  jeté  de  côté. 

—  Comment,  misérable,  tu  meurs  de  faim  !... 
VIII.  i8 


^^4  MlÎMOIRfiS 

ce  n'est  pas  une  raison  pour   venir  me    voler. 

—  Sans  doute,  sans  cloute.  Je  suis  un  mal- 
heureux !.  .  .  Mais  si  vous  saviez,  M.  Nalcli!. . . 
ma  pauvre  femme!.  .  .  elle  nourrit  notre  pauvre 
petit  dernier.  .  .  et  quand  j'ai  vu  que  nous  n'a- 
vions plus  de  pain. .  . 

Tu  n'avais  plus  de  pain!  comment,  tu  n'a- 
vais plus  de  pain!.  .  .  Est-ce  qu'un  Italien  doit 
mourir  de  faim  dans  une  ville  étrangère  lorsqu'il 
y  a  de  ses  compatriotes  qui  sont  plus  riches  que 
lui?...  Tu  n'as  donc  pas  été  chez  Catalani 
(elle  était  aussi  fort  aumonière ,  mais  bien  moins 
que  Naldi)?chez  Matucci?.-.  chez  Mombelli?.-.. 
Mourir  de  faim!.  .  . 

Et  le  digne  homme  étouffait,  les  larmes  le 
suffoquaient.  L'autre  ,  qui  d'abord  était  resté  tout 
pantois,  voyant  la  route  que  prenait  l'affaire, 
se  mit  à  pérorer  en  conséquence ,  et  peu  s'en 
fallut  que  les  enfants,  la  femme  et  lui  n'eussent 
pas  mangé  depuis  huit  jours. 

—  Enfin,  dit  Naldi ,  que  voulais-tu  faire  ? 

—  Ehmon  Dieu,  M.  Naldi,  je  voulaisme  jeter 
à  l'eau...  et  puis,  en  passant  devant  votre  mai- 
son, je  me  suis  rappelé  toutes  vos  bontés...  je 
suis  monté...  il  n'y  avait  personne,  je  suis  tou- 
jours entré...  j'ai  vu  la  montre...  et  le  diable 
m'a  tenté. 


DE    lA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  •>.'j(Î 

—  Coquin...  se  jeter  à  l'eau!...  joindre  l'im- 
piété à  tous  ses  malheurs...  Mais  tu  aurais  été 
damné  comme  un  chien...  Te  jeter  à  l'eau  !... 

Remarquez  que  pendant  tout  ce  colloque,  le 
voleur  était  à  genoux  devant  Naldi  comme  de- 
vant son  juge,  tenant  toujours  la  montre  à  sa 
main...  Naldi  s'approcha  de  lui ,  prit  la  pièce  de 
conviction,  et  la  regardant  avec  complaisance... 

—  Et  me  prendre  celle-là  encore!...  Ladrone!... 
Qu'en  aurais-tu  fait,  voyons!...  l'aurais-tu  ven- 
due p£^r  hasard  ?... 

Le  madré  compère  sentit  au  ton  que  mettait 
Naldi  à  cette  question  qu'il  ne  devait  pas  dire 
la  vérité. 

—  Non,  non,  M.  Naldi!...  non...  je  n'aurais  ja- 
mais vendu  une  si  belle  chose...  j'aurais  emprunté 
quelques  cruzades^  dessus...  Car  voyez-vous,  nous 
devons  aussi  notre  loyer,  et  le  propriétaire 
nous  mettra  sur  le  pavé,  où  nous  n'aurons  que 
de  la  paille  comme  les  chiens  qui  courent  la  nuit 
dans  les  rues,  et  je  voulais... 

'  La  cruzade  vaut  trois  francs.  On  parle  beaucoup  du 
système  monctaire  du  Portugal;  je  ne  connais  rien  de  plus 
ennuyeux.  Cette  monnaie  fictive,  telle  que  le  rèes,  embrouil- 
le les  comptes  au  lieu  de  les  simplifier.  Il  y  a  deux  sortes 
de  cruzades,  la  cruzade  neuve,  et  la  cruzade  vieille. 

18. 


ÇtnQ  MLiMOIRKS 

—  Mais,  pourquoi  ne  pas  venir  parler  de  cela  à 
tes  compatriotes?  dit  Naldi ,  tout  ému  à  la  seule 
image  de  cette  mère  nourrissant  son  enfant,  et 
couchant  avec  quatre  autres  sur  la  paille  à  l'in- 
jure de  l'air...  Combien  aurais-tu  demandé  sur 
la  montre?... 

—  Cent  cruzades,  M.  Naldi,  répondit  l'autre, 
en  levant  sur  l'excellent  homme  un  œil  de  faucon 
pour  juger  s'il  avait  porté  juste. 

—  Pardieu!  on  te  les  aurait  bien  données... 
la  montre  en  vaut  six  cents...  Cent  cruzydes!... 
Combien  dois-tu  à  ton  propriétaire? 

—  Soixante  cruzades,  M.  Naldi...  I.e  reste  aurait 
servi  à  habiller  mes  deux  aînés  qui  sont  tout 
nus...  Ma  fille  n'ose  pas  sortir...  et  moi...  tenez... 
voyez  !... 

Et  le  coquin  montrait  une  vieille  redingote 
toute  percée,  mais  dont  les  trous  avaient  l'Ié 
faits  en  escaladant  quelque  muraille. 

Pendant  qu'il  retournait  ses  bras  pour  mon- 
trer ses  haillons,  Naldi  se  promenait  en  ré- 
fléchissant :  le  résidtat  de  son  colloque  avec 
lui-même  fut  cette  conclusion: 

—  Ecoute-nioi...  tu  voulais  aller  mettre  ma 
montre  en  g^gf^---  et  l'y  mettre  pour  cent  cruza- 
des... Je  vais  te  les  donner...  Comme  la  somme 
est  forte,  je  ferai  une  quête  parmi  mes  camarades, 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  277 

et  je  n'y  serai  que  pour  la  première  mise.  Mais 
c'est  à  une  condition  positivetnent  de  rigueur... 
tu  vas  me  jurer  au  nom  dé  Dieu  que  tu  ne  vo- 
leras jamais. 

—  Ah!  M.  Naldi,  il  faudrait  que  je  fusse  un 
grand  misérable  !... 

Ce  n'était  pas  cela  qui  l'aurait  arrêté  dans  sa 
course  de  Bicétre. 

—  Non  ,  non,  jamais  je  ne  volerai. 

—  Eh  bien,  voilà  les  cent  cruzades...  Kends- 
moima  montre,  à  présent...  C'est  bien...  et  puis 
va -t'en,  parce  que  si  ma  femme  savait  que  j  ai 
fait  une  pareille  affaire,  elle  me  gronderait. 

Ce  n'est  pas  que  madame  Naldi  ne  fût  aussi 
bonne  que  son  mari  :  elle  était  la  meilleure  des 
femmes;  ce  qu'elle  est  au  reste  toujours  :  elle 
vit  à  Paris,  où  elle  est  près  de  sa  fille  ^ 

A'oilà  quel  était  Naldi.  Maintenant,  je  dois 
ajouter  que-  cet  homme,  si  remarquablement 
bon,  était  un  savant  distingué  dans  tout  ce  qui 
avait  non  -  seulement  rapport   aux    arts,   mais 


I  C'est  la  (iile  de  ce  IS'aldi  dont  je  viens  de  tracer  le  por- 
trait, qui  a  épousé  M.  le  comte  de  Spaar.  Elle  doit  être  glo- 
rieuse d'uii  tel  ])ère,  et  Nakli  eût  été  bien  heureux  en  voyant 
la  charmante  enfant  qu'il  adorait  faire  le  bonheur  d'un 
galant  homme  ,  comme  il  doit  faire  le  sien. 


S^B  MÉMOIRES 

aux  sciences  abstraites  et  mécaniques.  C'est  son 
amour  pour  ces  dernières  choses  qui  lui  a  coûté 
la  vie.  On  sait  que  c'est  en  essayant  un  auto- 
clave., que  la  machine  encore  nouvelle,  et  ne  lui 
étant  pas  bien  connue ,  éclata  et  lui  brisa  le 
crâne. 

Il  avait  un  talent  distingué.  Quelles  char- 
mantes heures  il  m'a  fait  passer  en  écoutant  la 
Camilla  de  Fioraventi,  chantée  par  lui  et  par  la 
Guaforinil  II  jouait  dans  la  perfection  le  rôle 
du  duc,  et  le  beau  duo  de  Barbara  Gelosia  était 
admirablement  chanté  par  ces  deux  voix  bizar- 
rement assemblées,  puisque  la  Guaforini  avait 
elle-même  une  basse-taille  plutôt  qu'un  contral- 
to ;  et  puis  ensuite,  Il  Fanatico  per  la  musica^ 
dans  lequel  il  excellait.  Cette  pièce,  qui  fut  faite 
pendant  mon  séjour  à  Lisbonne  pour  la  Guafo- 
rini et  Naldi,  a  été  tout-à-fait  gâtée  à  Paris,  lors- 
que madame  Catalani  a  voulu  l'arranger  pour 
sa  voix.  Le  joli  duo  de  la  leçon  de  chant  n'est 
plus  le  même. 

L'opéra  de  Lisbonne  étak  à  cette  époque  le 
plus  fameux  de  l'Europe.  La  Catalani,  alors  dans 
son  beau  temps,  était  prima  dona.  Le  soprano 
était  Matiicchi,  venant  après  Crescentini,  qiw  ne 
recommença  paslaïuiée  théâtrale,  et  partit  pour 
Madrid  après  notre  arrivée  à  Lisbonne.  Le  père 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS,  S'y  g 

noble  était  Monbelli ,  excellent  acteur  et  bon 
ténore;  puis,  Olivieri,  bonne  basse-taille.  Voilà 
pour  l'opéra  séria.  La  Guaforini,  Naldi,  un  bon 
téiiore  dont  j'ai  oublié  le  nom,  voilà  pour  l'o- 
péra buffa.  Mettez  ensuite  dans  cette  liste  les 
noms  de  Fioraventi,  compositeur  de  l'opéra 
buffa,  et  Marco  Portogallo,  compositeur  pour 
l'opéra  séria,  en  y  ajoutant  Caravita  pour  le  li- 
bretto ,  et  vous  aurez  l'idée  de  ce  qu'était  le 
théâtre  de  Lisbonne  en  i8o5  et  1806. 

Quant  au  théâtre  portugais  qu'on  appelle 
Teatro  do  Salilre ,  il  était  affreux.  La  salle  est 
sombre  et  sale.  Les  acteurs  détestables.  Je  fus 
voir  un  jour  Gabrielle  de  Vorgy,  traduite  en 
portugais  ;  je  commençais  à  comprendre  un 
peu  la  langue,  mais  j'aurais  autant  compris  du 
chinois  que  les  aon  des  acteurs  :  ils  avaient  l'air 
de  braire.  Quant  aux  costumes ,  ils  étaient  à  la 
grâce  de  Dieu,  qui  ordinairement  ne  s'en  mêle 
pas.  Lorsque  Fayel  arrive  blessé  dans  la  prison 
de  Gabrielle,  l'acteur  voulant  avoir  un  air  en- 
sanglanté, à  défaut  d'un  autre,  s'était  fait  une 
immense  tache  rouge  sur  un  linge  blanc...:  c'é- 
tait hideux  à  voir.  Tout  à  coup  je  m'aperçois 
que  la  blessure  s'enlève...  Eh  mon  Dieu,  dis-je 
à  Junot ,  regarde  donc,  il  me  semble  que  la 
blessure  de  Fayel  est  à  son  menton... 


a8o  MÉMOIRES 

C'était  vrai.  Il  était  venu  dans  l'idée  du  Ros- 
dus  lusitanien  de  coudre  une  grande  loque  de 
oaze  rouge  après  une  autre  loque  blanche  qui 
singeait  l'appareil.  Tout  cela  avait  été  mal  atta- 
ché, et  le  crêpe  rouge  voltigeait  au  gré  du  vent 
de  la  coulisse,  ce  qui  était  fort  pathétique.  On 
peut  juger  du  reste  par  ce  que  je  dis  là.  Les  Por- 
tugais eux-mêmes  n'allaient  pas  à  leur  théâtre 
national.  Ils  n'ont  pas  d'auteurs  dramatiques.  Les 
acteurs  ne  se  forment  pas,  parce  qu'il  n'y  a  pas 
de  public,  et  il  n'y  a  pas  de  public  ,  parce  qu'il 
n'y  a  pas  de  bons  acteurs.  Ce  cercle  vicieux 
existe  pour  beaucoup  de  choses  ,  surtout  en 
Portugal. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  28  I 


CHAPITRE  XV. 


Situation  géographique  et  statistique  de  Lisbonne.  —  Com- 
bats de  taureaux. —  Le  fameux  Pépé.  — La  salle  de  spec- 
tacle du  marquis  de  Pombal.  —  Résidence  de  Belem. — 
Les  jardins  de  Qidnta  cla  Raynha.  —  Le  bouquet  du  jar- 
dinier d'Abi-antès.  — Je  suis  asphyxiée.  —  Départ  de  Ju- 
not  pour  la  campagne  d'Austerlitz. — La  flottille  anglaise. 
—  Le  feu  éclate  dans  l'appartement  de  M.  de  Rayneval. 
— Cause  bizarre  deftncendie. 

Lisbonne  est  située  sous  le  SS*"  degré  l\i  mi- 
nutes 58  secondes  et  5  dixièmes  de  latitude  du 
nord,  et  sous  le  1 1*^  degré  29  minutes  i5  secondes 
de  longitude,  à  l'ouest  de  Paris.  — Je  dorme  ce 
détail,  parce  que  la  chose  avait  été  souvent  dis- 
cutée. Cette  observation  venait  d'être  faite  par 
l'académie  des   sciences  de  Lisbonne  ^  Sa  lati- 

^  Mernorii  :  da  Academia  de  Lisboa.  (Lisboa  — 1797-) 
Tome  I — page  3o5.  Cet  ouvrage,  inconnu  pour  tous  ceux 
qui  n'ont  pas  habité  le 'Portugal,  est  remarquable  par  la 


'JlSa  MÉMOIRES 

tude  est  celle  de  Messine,  et  non  pas  celle  de 
Naples,  comme  on  Ta  souvent  répété.  Je  ferai 
remarquer  aussi,  ce  qui  est  essentiel,  que  le 
point  de  détermination  esf  pris,  pour  la  longitude 
et  la  latitude,  de  la  place  du  Commerce,  au  centre 
de  la  ville  même. 

La  population  de  I>isbonne  est  difficile  à  dé- 
terminer, parce  que  le  nombie  des  maisons  est 
le  seul  indice  d'après  lequel  on  peut  calculer  la 
quantité  criiabilants.  Le  nombre  des  commu- 
niants (pessoas  de  communhao)  est  lui-même  fort 
incertain  ,  parce  qu'il  y  a  j)lus  de  fraude  dans  les 
listes  de  confession  que  dans  aucun  des  pays 
catboliques  de  l'Europe.  J'ai  entre  les  mains  le 
dénombrement  qui  fut  fait  en  1790,  et  celui  qui 
eut  lieu  lors  de  la  possession  IR'anraise.  Le  pre- 
mier donne,  pour  les  quarante  j)aroisses  de  Lis- 
bonne,  non  compris  Belem  et  Campo-Grande, 
38,122  feux  (fogos);  le  dernier  porte  la  popu- 
lation de  Lisbonne  à  36o,ooo  âmes,  et  je  le  crois 
plus  juste  qucle  premier,  et  je  suis  sûre  qu'en  y 
comprenant  Campo-Grande,  Belemet  Junquiera, 
quiau  faitsontde  la  juridiction  de  Lisbonne  %  on 
peut  avancer  que  Lisbonne  a  45o,ooo  âmes  de 

foule  de  notions  justfjs  qu'il  donne  à  ceux  qui  veulent  connaî- 
tre. Combien  de  naturels  du  pays  ignorent  jusqu'à  son  nom! 
'  Tcrrno. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  283 

population.  Je  ne  comprends  pas  ici  la  garnison 
ni  la  rivière. 

La  ville  est  ouverte  de  tous  cotés  et  totalement, 
impossible  à  défendre.  Sa  longueur,  en  i8o5, 
était  de  plus  de  deux  lieues  portugaises',  tandis 
que  sa  largeur,  ainsi  que  je  l'ai  fait  observer, 
n'a  pas  quelquefois  cinquante  toises.  La  seule 
fortification  qui  existait  alors,  était  un  méchant 
petit  château  de  cartes,  au  milieu  de  la  ville; 
mais  en  revanche,  les  bords  du  fleuve,  l'entrée 
de  la  barre,  étaient  hérissés  de  recloutes  et  de 
batteries;  et  c'est  avec  raison,  puisque  jusqu'à 
cette  époque  tout  le  péril  ne  menaçait  que  du 
côté  de  la  mer.  Les  frontières  qui  regardent 
l'Espagne,  comme  Elvas,  Alcantara,  Ciudad-Ro- 
drigo,  présentaient  assez  de  défense  pour  l'atta- 
que, il  fallait  être  nous,  pour  aller  à  Lisbonne 
par  Abrantès.  De  ce  côlé  le  pays  est  découvert; 
aussi  lorsque  l'armée  française  entra  en  Portugal 
pour  la  première  fois ,  elle  avança  sans  trouver 
aucune  résistance  matérielle  jusque  sous  les  murs 
de  Lisbonne. 

Lisbonne  renferme ,  dit-on ,  sept  collines.  Cette 

•  La  lieue  portugaise  est  plus  longue  que  la  lieue  espa- 
gnole, qui  est  déjà  de  3,ooo  toises.  Je  crois  que  la  lieue 
portugaise  est  presque  le  double  de  notre  lieue  de  poste. 


284  MIÉMOIRES 

prétention  de  ressembler  à  Tancienne  Rome  est 
illusoire.  Il  n'existe  vraiment  que  trois  collines. 
La  première,  qui  est  même  à  bien  dire  la  seule, 
commence  au  pont  d'Alcantara  ,  au  couchant, 
et  continue  jusqu'à  la  rua  San  Bento.  C'est 
ce  qui  forme  la  partie  de  Lisbonne  appelée 
Buenos- yijres^.  Cette  colline  est  couverte  de 
maisons  du  côté  de  l'est.  On  peut  en  avoir  ici  une 
idée  assez  juste,  en  regardant,  de  la  rivière,  la 
partie  d'Auteuil  la  plus  élevée.  Il  y  a  dans  Buenos- 
Ayres  de  tels  escarpements  que,  dans  le  temps 
de  ces  grandes  pluies  que  je  n'ai  vues  qu'à  Lis- 
bonne, les  petites  chaises  à  deux  mules  ne  peu- 
vent affronter  le  torrent  qui  s'écoule  par  ces  rues 
étroites  et  presque  perpendiculaires;  il  y  a  des 
exemples  d'hommes  et  de  chevaux  entraînés 
par  la  violence  des  eaux  de  la  pluie,  jusque 
dans  le  Tage,  qui  coule  immédiatement  au  pied 
de  la  colline.  Ces  torrents  ont  au  moins  l'avan- 
tage d'entraîner  les  immondices,  qui ,  sans  eux 
et  sans  la  salubrité  de  l'air  ,  donneraient  inévi- 
tablement la  peste,  car  jamais  rien  n'est  enlevé; 
et  lorsque  l'àm^,  la  vache,  la  chèvre  du  paysan 
viennent  à  mourir  au  milieu  des  rues  de  Lis- 
bonne, le  paysan  laisse   sa  béte  sur  le  pavé  et 

'  En  Portugais  bons-arcs.  Je  ne  sais  pourquoi  le  nom  est 
espagnol. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTKS.  ^85 

s'en  va;  la  béte  reste  là,  étendue,  et  trente-six 
heures  après,  la  vivacité  de  l'air  l'a  desséchée  et 
neutralisé  les  miasmes  malfaisants.  C'estàEstrella 
et  à  Buenos-Ayres  qu'on  voit  le  plus  de  ces  pe- 
tites maisons  dans  le  genre  anglais  et  hollandais 
surtout.  Les  commerçants  des  deux  nations  pré- 
fèrent ce  séjour,  non-seulement  à  cause  de  la 
bonté  de  l'air,  mais  parce  que,  à  l'époque  du 
tremblement  de  terre,  cette  partie  de  la  ville 
souffrit  moins  que  le  reste.  Lorsque,  pour  la 
première  fois,  je  vis  cette  colline,  elle  me  fit  l'effet 
d'une  ville  d'Orient.  Ces  maisons,  irrégulière- 
ment placées,  ces  rues  mal  ou  point  pavées, 
ces  champs  de  blé,  ces  jardins,  ces  siliquastres^ 
surtout,  ces  cyprès,  que  les  Turcs  placent  dans 
leurs  jardins  comme  dans  leurs  cimetières,  et 
qu'on  voit  s'élancer  en  flèches  verdâtres  autour 
des  maisons,  !e  pin  parasol,  toiile  celte  réunion 
remarquable,  jusqu'aux  palmiers,  aux  aloès  en 
fleurs,  me  faisaient  une  illusion  qui  avait  assez  de 

'  Cercis  siliquastrum.  Ce  fut  dans  le  cimetière  des  protes- 
tants ,  parmi  plusiLurs  touffes  de  belles  fleurs  cultivées  au- 
tour de  la  tombe  d'une  miss  Anna  Wilson*,  que  je  trouvai  la 
plus  naagnifique  mangolie  que  j'aie  rencontrée  dans  aucune 
serre. 

*  Jeune  Améiicainc,  poêle,  pelr.lre  et  musicienne.  Elle  mourut  à  19  ans  de  la  poi- 
trine et  pleurant  la  Virginie  où  elle  était  née.  Sa  mère  était  une  sauvage. 


a86  MÉMOIRKS 

charme.  J'allais  souvent  me  promener  dans  cette 
partie  presque  sauvage  d'une  ville  si  peuplée, 
j'allais  y  chercher  un  heu  que  j'affectionnais, 
c'était  le  cimetière  des  protestants.  Ce  cimetière 
contient  plusieurs  monuments  assez  remarqua- 
bles ,  entre  autres  celui  de  Fielding^  qui  mou- 
rut à  Lisbonne.  Ce  champ  mortuaire  est  tenu 
avec  un  soin  extrême. 

La  seconde  colline  n'est,  à  bien  dire,  que  la 
suite  de  la  première.  C'est  au  pied  de  cette  se- 
conde colline  que  le  tremhlement  de  terre  a 
causé  les  plus  grands  ravages,  et  on  y  voit  encore 
leurs  déhris  autour  de  jolies  maisons  nouvelle- 
ment bâties.  C'est  sur  cette  pente,  du  coté  de 
l'est,  qu'est  construite  la  salle  de  fOpéra,  le  théâ- 
tre San  Carlos  ^  c'était  là  que  je  demeurais.  Sur 
la  place  de  Rocio^ ,  on  voit  le  bâtiment  de  l'in- 
quisition ,  sombre  et  lugubre  demeure  qui  n'a 
pas  besoin  de  son  nom  pour  donne'r  de  l'effroi. 
La  place  de  Rocio  servait  jadis  pour  les  auto- 
da-fé;  car  les  traditions  de  Torquemada  avaient 
pénétré  en  Portugal,  malgré  les  intentions  pater- 
nelles et  la  volonté  du  roi  Jean.  —  Derrière  la 
place  de  Rocio  est  le  jardin  public,  lieu   triste 


'  Et  non  pas  du  Rosclo  ou  Recco,  comme  je  l'ai  vu  dans 
les  mauvais  indicateurs  de  Lisbonne. 


DR    L\    DUCHESSE    d'a.RRANTÈS.  iS'J 

et  solitaire,  car  jamais  les  Portugais  ne  se  pro- 
mènent. Les  Espagnols  ont   au  moins  une  ala- 
meida  dans  la  plus  petite  de  leurs  villes,  comme 
point  de  réunion,  comme  besoin  social.  Les  Por- 
tugais l'évitent,  au  contraire,  ce  point  de  réu- 
nion, et  jamais  ils  ne  sortent.  Les  femmes  pas- 
sent leur  journée  à  leur  fenêtre.  Derrière  le  jar- 
din public  on  traverse  une  petite  rue  étroite  et 
fangeuse,  et  l'on  trouve  le    théâtre  du  combat 
des  taureaux.  On  sait  qu'à  Lisbonne  les  taureaux 
étaient  bouletés  lorsqu'ils  combattaient;  on  vou- 
lait éviter  des  malheurs,  et  cela  ne  faisait  rien. 
En  1779,  le  fils  du  comte  dos  Arcos  fut  tué  par 
ini  taureau ,   tandis  qu'il  parlait  au  roi  qui  était 
dans  sa  loge,  et  en   i8o5,  j'ai   vu   également 
tuer  un  homme    par  le  taureau,  à  un  combat 
qui  se  donnait  à  Almada;  l'animal  lui  donna  un 
coup  de  son  museau,   si  je  puis   dire   ce   mot; 
l'homme  eut  la  poitrine  brisée,  et  rendit  l'âme 
avec  des  flots  de  sang.  Il   est  à  remarquer   que 
le  taureau  ne  se  servit  de  ses  cornes  qu'une  seule 
fois.  Aussitôt  qu'il  s'aperçut  que  sou  arme  natu- 
relle  lui  était  ôtée,  parce  que  la  boule  d'ivoire 
qui  termine  les  deux  cornes  l'empêchait  d'enle- 
ver un  corps  un  peu  lourd ,  il  réunit   sa  force 
sur  un  autre   point,  et  se   défendit   comme   je 
viens  de  le  dire.  L'homme  expira  sur-le-champ. 


S).  8  8  MÉMOIRES 

Je  ferai  plus  loin  la  description  d'un  com- 
bat de  taureaux  que  Junot  me  donna  pour  le 
jour  de  ma  léte,  à  Ledesma,  en  j8io.  Ce  fut  la 
seconda  Espada  d'Espagne  du  vivant  de  Pépè 
HUlo^  et  la  première  depuis  sa  mort  qui  fut  le 
matador.  On  vint  de  tous  les  points  de  la  pro- 
vince pour  jouir  de  ce  spectacle  vraiment  cu- 
rieux ,  et  dont  j'avais  été  privée  lors  de  mon 
premier  voyage  en  Espagne,  parce  que  le  prince 
de  la  Paix  avait  supprimé  les  combats  de  taureaux. 
C'est  peut-être  une  des  causes  de  la  haine  du 
peuple  contre  lui. 

Toujours  en  avançant  sur  la  penle  de  cette 
colline  on  trouve  les  restes  amoncelés  du  trem- 
blement de  terre  de  1755.  Les  effets  de  ce  fléau 
furent  très-étonnants.  Dans  la  plaine  tout  s'é- 
croula; sur  la  montagne,  tout  demeura  intact. 

On  sait  que  le  marquis  de  Pombal  (o  gran 
marques  )  était  en  guerre  ouverte  avec  le  clergé 
et  la  noblesse,  et  cela  devait  être.  Il  avait  fait 
construire  une  très-belle  salle  de  spectacle  qui 
s'écroula.  Les  prêtres  crièrent  que  la  main  de 
Dieu  avait  frappé  juste;  Pombal  leur  demanda 
pourquoi  le  quartier  dans  lequel  demeuraient 
toutes  les  femmes  publiques  avait  été  respecté.  — 
Cela  était  vrai. 

La  place  du  Gom  nierce  est  l'ouvrage  de  Pombal. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBUANTÈS.  289 

Les  quais  qui  la  bordent,  les  bâtiments  qui  l'en- 
tourent, toutgst  magnifique  et  au-dessus  de  tout 
ce  que  Londres  et  Paris  peuvent  offrir  en  ce 
genre.  Tout  est  fait  par  Pombal.  Le  ministre 
qui  produisit  de  telles  merveilles  méritait  la  re- 
connaissance nationale.  Savez-vous  comment  il 
fut  récompensé  d'avoir  voulu  apprendre  à  lire 
à  la  noblesse ,  d'avoir  voulu  détruire  ce  chancre, 
dévorant  les  plus  belles  parties  de  cette  floris- 
sante Lusitanie,  qui  est  devenue  le  stérile  Por- 
tugal, en  la  personne  de  cent  mille  moines  men- 
diants ,  quoique  les  plus  riches  du  royaume? 
Il  ne  fut  pas  brûlé,  parce  qu'il  était  mort,  et 
que  de  son  vivant  tout  cela  se  contentait  de  lancer 
son  venin  contre  lui  sans  oser  l'approcher;  mais 
lorsqu'il  fut  couché  dans  sa  bière,  ils  s'en  furent 
à  la  statue  équestre,  coulée  en  bronze,  du  roi 
don  José ,  et  sur  le  piédestal  de  laquelle  le  mar- 
quis avait  souffert  que  son  maître  reconnais- 
sant fît  mettre  son  buste ,  puis  ils  l'otèrent  en 
lui  disant  des  injures,  lui  crachant  au  visage.... 
Oh  !  je  vous  montrerai  les  suites  de  ce  commen- 
cement !....  Jamais  rien  en  face  de  celui  qu'ils 
n'aiment  pas,  mais  qu'ils  craignent;  en  revanche, 
des  saturnales  d'injures  et  de  cruautés,  si  leur 
ennemi  est  abattu  et  surtout  sans  défense.  C'est 
YIII.  J^ 


9.()0  TWÉAIOIRES 

là  une  véritable  grandeur  de  caractère,  n'est-il 
pas  vrai? 

Celte  place  du  Commerce  *  est  la  plus  belle 
chose  de  Lisbonne  avec  les  rues  qui  l'avoisinent. 
Ce  sont  les  trois  rues  bâties  depuis  le  tremblement 
de  terre.  Ces  rues  ont  le  défaut  d'être  trop  étroites. 
Celle  du  milieu  s'appelle  la  rue  Auguste.  C'est 
là  que  demeurent  les  joailliers,  les  ouvriers  en 
or  et  en  argent.  Les  deux  autres  s'appellent, 
l'une  des  Orfèvres  en  or,  l'autre  des  Orfèvres  en 
argent;  mais  il  y  a  des  ouvriers  pour  tous  les 
métaux;  et  comme  leur  atelier  est  au  rez-de- 
chaussée,  c'est  un  sabbat  digne  de  l'enfer.  Les 
étages  sont  trop  bas  et  les  fenêtres  trop  étroites; 
mais,  en  résumé,  malgré  ces  défauts ,  ce  sont 
trois  belles  rues.  Elles  ont  des  trottoirs,  chose 
qui,  en  i8o5,  me  parut  une  merveille  dans  Lis- 
bonne. 

Le  roi  n'a  pas  de  palais  à  Lisbonne.  Autre- 
fois il  faisait  sa  résidence  à  Belem  ;  mais  de- 
puis que  le  château  a  été  brûlé,  la  famille  royale 

'  L'artiste  qui  fit  la  statue  Je  <h,n  JosJ-  s'appelle  Joachlm 
Mac.h::do  de  Castro;  le  fondeur  al  Bartolomeo  de  Costa.  La 
statue  et  le  cheval,  tout  est  mauvais.  La  place  du  Commerce 
(  praça  do  Commercio)  est  Ionique  de  Gio  pieds,  et  large  de 
'55o.  On  l'appelait  jadis  terrasse  du  château  royal  (  terrcii'O 
do  paco  ). 


DE    LA.    DUCUKSSE    DABRANTKS.  2QI 

demeure  àQuélus,  d'où  elle  ne  sort  que  pour  aller 
à  Maffra ,  couvent  royal ,  mauvaise  copie  de 
l'Escurial.  On  rebâtissait  un  nouveau  château  à 
Belem  lorsque  j'étais  à  Lisbonne,  et  je  disais 
un  jour  que  le  prince  aurait  unebelle  résidence; 
mais  la  personne  qui  me  montrait  les  travaux 
commencés  diminua  mon  admiration  en  me  di- 
sant que  les  fondations  que  je  voyais  étaient 
dans  ce  même  état  depuis  douze  ans ,  et  qu'elles 
y  resteraient  encore  un  siècle  sans  s'élever  d'un 
pouce.  Je  crois  qu'elle  a  eu  raison.  Et  les  ou- 
vriers mouraient  de  faim  ! .  .  .  .  et  le  prince  du 
Brésil  avait  dans  son  trésor  des  caisses  entières 
de  diamants  bruts!.  .  .  . 

Belem  est  un  faubourg  de  Lisbonne;  mais  je 
le  regarde  comme  faisant  partie  de  la  ville, 
ainsi  que  Junqueira,  Ajuda  et  Alcantara.  Il  en  est 
de  ces  trois  faubourgs  comme  de  Chaillot  et  du 
faubourg  Saint-Antoine.  Cela  était  ainsi  en  i8o5, 
et  depuis  il  en  aura  été  de  Lisbonne  coinme 
de  toutes  les  capitales  ,  qui  s'agrandissent  aux 
dépens  des  provinces.  Le  cordoli  d'enceiilte  se 
resserre  chaque  jour,  et  le  point  central  appelle 
toùtàlui.llyaàBelem  un  couvent  d'iiyéronimites 
fondé  par  don  Manuel ,  dont  rarchitecture  est 
tellement  bizarre  que  je  ne  crois  pas  avoir  vu 
ja^mais  pareille  ordonnance.   Tous  les  piliers  de 

19- 


ii92  MÉMOIRES 

l'église  et  du  cloître  sont  d'une  forme  différente. 
On  se  croit  d'abord  dans  nne  église  vue  en 
songe  :  c'est  l'effet  qu'elle  a  produit  sur  moi  la 
première  fois  que  j'y  entrai.  Près  de  là  est  une 
église  gothique  fort  belle.  C'est  à  Belem  que  les 
rois  de  Portugal  avaient  leur  sépulture;  c'est  à 
Belem  que  l'amirante  de  Castille  fut  enterré  ^ 
Près  de  ISossa  senhora  de  Âjuda  est  le  jardin 
botanique ,  et  un  cabinet  d'histoire  naturelle  qui 

'  Il  mourut  à  Estremoz  du  saisissement  que  lui  causa  la 
manière  froide  dont  le  reçut  l'archiduc,  le  payant  ainsi  des 
sacrifices  immenses  qu'il  avait  faits  pour  sa  cause.  Le 
P.  Cicnfuegos  fut  son  exécuteur  testamentaire;  et  malgré  la 
manière  dont  il  avait  agi  avec  lui,  don  Juan  fit  l'archiduc 
son  héritier.  Lorsqu'il  eut  trahi  sa  patrie  et  qu'il  passa  en 
Portugal,  on  lui  fit  son  procès  à  Madrid, et  il  fut  condamné 
à  mort.  Trois  grands  événements  marquèi-ent  l'année  i7o5, 
écrit  Louville  au  marquis  de  Torcy*  :  la  prise  des  galions,  la 
descente  des  Anglais,  et  la  fuite  de  r Amirauté. 

«  Sire,  écrit  à  Louis  XIV"  la  reine  Gabrielle  de  Savoie, 
je  me  jette  dans  les  bras  de  votre  Majesté,  pour  lui  deman- 
der assistance  dans  le  malheur  qui  nous  arrive  :  l'amirante 
de  Castille  a  pris  la  fuite  cette  nuit.» 

(  Mémoires  de  Noailles.  ) 

L'amirante  de  Castille  était  alors  l'homme  le  plus  impor- 
tant de  l'Espagne. 

«Faites-lui  couper  le  cou  ,  là  où  il  est  n'importe  «,  écri- 
vait Louville, 

*  Mémoires  do  Louville,  loin,  l'',  feliic  tle  Louville  au  m!r<juis  de  Torcy, 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  293 

fut  bien  souvent  le  but  de  mes  promenades.  Tout 
à  côté  est  un  jardin  royal  appelé  Quinta  da  Ray- 
nha,o\x  se  trouvent  les  oiseaux  les  plus  beaux  et 
les  plus  rares,  et  quelques  grosses  bétes,  quelques 
vieux  serpents  bien  vilains,  bien  gros  et  gras,  qui 
dorment  là  du  sommeil  de  la  paresse.  Derrière 
Belem  est  le  parc  du  prince.  Ce  n'est  qu'une  im- 
mense étendue  de  terrain  planté  d'oliviers,  de 
quelques  chênes  verts  et  surtout  de  genêt  %  qui 
empêchent  de  s'y  promener  avec  le  moindre  agré- 
ment. C'est  là  que  le  prince  allait  autrefois  chas- 
ser. Il  y  a  également  dans  cette  partie  une  autre 
quinta  appartenant  à  l'une  des  princesses ,  je 
crois,  l'infante  dona  Maria,  qui  est  assez  agréa- 
ble. Il  y  a  de  beaux  lauriers ,  des  orangers  et  des 
myrtes.  Cela ,  avec  de  l'eau,  compose  les  quin- 
tas  portugaises  :  ne  leur  en  demandez  pas  plus. 
Il  existe  aux  environs  de  Lisbonne  un  seul 
jardin  qui  mérite  qu'on  en  parle  :  encore  à  Paris 
on  n'y  ferait  attention  que  pour  le  jeter  à  bas. 
Mais  c'est  une  vraie  beauté  au  milieu  de  ces  in- 
cultes ten-ains  enclos  de  grandes  et  grosses  pita 
(aloès),  qu'on  appelle  des  jardins.  C'est  une  pro- 
priété qui  appartient  au  marquis  d'Abrantès,  à 

*   C'est  la  même   espèce  que  nous  avions  trouvée  dans 
les  montagnes  de  la  Biscaye,  surtout  le  sphoerocarpa. 


2()4  MÉ3fOIRliS 

Demfîca^  bourgade  tenant  pour  ainsi  dire  à  Lis- 
bonne. Tout  ce  que  nous  avons  grande  peine  à 
cultiver  dans  des  orangeries  était  là  en  pleine 
terre  et  presque  sans  culture.  Je  ne  parle  pas  de 
lauriers  de  la  hauteur  de  vingt-cinq  pieds,  d'o- 
rangers, de  citronniers,  mais  de  palmiers,  de 
bananiers,  auxquels  pendaient  des  régiments  de 
dattes  et  de  belles  figues  bananes^  £t  puis  le 
pisang ,  la  mangolie ,  les  géraniums  les  plus 
rares  chez  nous,  croissent  là  au  pied  de  ces  ar- 
bres déjà  si  beaux,  et  viennent  presque  seuls, 
ainsi  que  les  magnolias  et  les  daturas.  Un  jour  je 
fus  me  promener  à  Bemfica,  et  je  me  laissai  aller 
au  charme  de  respirer  un  air  embaumé  sous  une 
allée  entière  de  siq:)erbes  magnolia  glauca  ^  alors 
en  pleine  fleur.  Le  jardinier  du  marquis  d'A- 
brantès ,  qui  était  fort  soigneux  pour  moi,  me 
fit  un  énorme  boucpiet  de  toutes  ces  admi- 
rables fleurs  ,  dans  lequel  il  plaça  quatre  ou  cinq 
roses  de  magnolia  et  luie  branche  de  fleur  de 
citronnier,  dont  les  fleurs  violettes  sont  encore 
plus  charmantes  à  l'œil  que  celles  de  l'oranger. 
Je  partis  de  Bemfica  avec  mon  trésor,  et  mon 
retour  fut  une  heure  de  délices.  C'était  pendant 
une  de  ces  soirées  admirables  du  mois  de  juin; 
la  lune  était  dans  son  plein,  et  sa  lumière  est  en- 
core plus  vaporeusement  argentée  que  dans  no- 


I)E    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  295 

tre  grise  et  froide  France.  J'éjDrouvai  une  eni- 
vrante sensation;  c'était  si  parfaitement  doux, 
que  je  ne  sais  comment  on  n'y  recourt  pas  pour 
le  suicide. 

J'arrivai  à  Lisbonne,  toujours  dans  ce  même 
état;  je  ne  quittais  pas  mon  bouquet  :  il  y  avait 
entre  lui  et  moi,  comme  on  va  le  voir,  un  rap- 
port magique.  . 

Junol  me  trouva  l'air  un  peu  endormie;  je 
sentais  moi-même  le  besoin  du  repos;  je  ne 
m'en  étonnai  pas,  ayant  beaucoup  marché.  Je  fus 
me  coucher,  mais  en  ayant  ie  soin  de  faire 
mettre  le  beau  bouquet  dans  un  vase  de  por- 
celaine ,  et  placé  sur  une  commode  en  face  de 
moi,  afin  qjie  je  pusse  jouir  à  la  fois  de  sa  vue 
et  de  son  parfum.  J'ai  toujours  aimé  les  fleurs 
avec  passion,  et  j'étais  en  ce  moment  servie  à 
souhait  dans  mes  goûts. 

Lorsque  je  fus  couchée,  ce  sommeil  cjui  m'ac- 
cablait parut  un  moment  s'éloigner,  mon  sang 
circula  avec  une  extrême  violence,  mon  pouls 
battait  comme  dans  la  lièvre  ;  j'ouvrais  les  yeux 
plus  qu'il  ne  me  le  fallait  faire  pour  voir  mon 
bouquet.  Je  l'aimais  ce  bouquet ,  j'aurais  voulu 
l'avoir  près  de  moi...  je  le  regardais  comme  on 
regarde  un  objet  aimé;  son  parfum  surtout  était 
pour  moi  une  sorte   de  philtre...  Enfin,  je  me 


2g6  MÉMOIRES 

relevai;  je  pris  le  bouquet  et  le  vase,  et  les  posai 
sur  ma  table  de  nuit,  auprès  de  ma  lampe,  qui 
me  faisait  voir  les  nuances  vives  et  suaves  de  ces 
belles  fleurs  dont  la  croissance  est  si  vigoureuse 
dans  ces  régions  brûlantes  aimées  du  soleil... 
Je  les  regardais,  et  une  foule  de  pensées  vaga- 
bondes, mais  douces  et  joyeuses,  passaient  de- 
vant mes  yeux,  entre  moi  et  les  fleurs,  comme 
un  songe  évoqué  par  la  sœur  des  planètes  dans 
le  ravissant  conte  du  Maugraby.  Souvent ,  mes 
paupières  pesantes  se  fermaient;  puis,  je  tres- 
saillais en  me  réveillant  de  mon  demi-sommeil; 
j'étendais  les  bras  en  souriant  à  mes  fleurs, 
puis  je  me  rendormais.  Cette  sorte  de  lutte,  qui 
n'avait  en  elle-même  que  du  charme  dans  sa 
vague  rêverie  ,  dura  une  ou  deux  heures.  Enfin , 
je  m'endormis  tout-à-fait,  et  je  me  rappelle  que 
ce  fut  sur  luie  pensée  riante. 

J'avais  pour  habitude,  à  cette  époque,  de  me 
lever  de  fort  bonne  heure.  Ma  femme  de  cham- 
bre vint  à  ma  porte  à  neuf  heures;  mais,  n'en- 
tendant aucun  bruit,  elle  n'osa  pas  entrer.  Junot 
vint  également  avec  ma  Joséphine ,  qui ,  de  sa 
douce  voix,  disait  tout  bas  : 

«  Maman,  c'est  le  petit  trésor!  maman,  c'est 
papa!...» 

Comme  je  m'étais  couchée  très-fatiguée,  Junot 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  29-7 

fléfendit  que  l'on  entrât  chez  moi.  Cependant, 
à  onze  heures,  voyant  que  je  n'appelais  pas, 
il  entra  lui-même  dans  ma  chambre,  et  alla 
ouvrir  les  volets,  tandis  que  Joséphine  grimpait 
sur  mon  lit  pour  m'embrasser.  Mais  à  peine  le 
jour  eut-il  éclairé  la  chambre,  que  la  pauvre 
enfant  en  m'apercevant  poussa  un  cri  terrible 
qui  attira  aussitôt  mes  femmes  autour  de  mon 
lit.  Quant  à  Junot ,  il  avait  déjà  vu  la  cause  du 
mal,  et  avait  été  à  l'instant  ouvrir  les  deux  fe- 
nêtres. J'étais  asphyxiée. 

Mais  je  l'étais  si  complètement,  que  d'abord 
on  me  crut  morte.  Du  reste,  aucune  crispation 
dans  les  traits;  aucune  chose  qui  annonçât  de 
la  douleur.  J'étais  seidement  très-pâle,  et  mes 
dents  étaient  tellement  contractées,  qu'en  reve- 
nant à  moi  je  ne  pouvais  pas  les  desserrer.  Mes 
paupières  étaient  aussi  fort  gonflées;  je  n'enten- 
dais rien,  et  je  demeurais  dans  lui  état  d'insen- 
sibilité complet. 

Junot  m'avait  prise  dans  ses  bras  et  transportée 
près  du  balcon  qui  était  tout  ouvert.  L'air  me  fit 
faire  un  mouvement;  mais  ce  ne  fut  que  lorsque 
M.  Magnien  m'eut  frotté  la  tête  et  surtout  le 
front  avec  du  vinaigre,  et  je  crois  de  l'éther 
ascétique  et  de  l'alcali,  que  je  pus  ouvrir  les 
yeux.  Je  me  réveillai   comme  si  j'eusse  dormi 


agS  MÉMOIRES 

d'un  long  et  lourd  sommeil.  Mes  yeux  ne  pou- 
vaient soutenir  le  jour,  et  plusieurs  fois  je 
voulais  de  moi-même  rentrer  dans  mon  engour- 
dissement; mais  alors  on  me  mettait  sous  le  nez 
un  flacon  d'alcali ,  et  je  me  réveillais.  Cette  po- 
sition, qui  du  reste  n'avait  rien  de  pénible,  dura 
deux  heures.  Je  ne  souffrais  pas  alors  ,  ce  ne  fut 
qu'après  être  parfaitement  réveillée  que  je  sen- 
tis entre  les  deux  yeux  une  douleur  excessive- 
ment violente,  qui  ne  céda  qu'à  un  exercice  très- 
actif.  Junot  me  prit  par  le  bras,  et  nous  fûmes  à 
pied  chez  nos  amies  de  l'Ajuda.  Je  souffris  tout  le 
soir  de  cette  étrange  migraine,  et  puis,  ayant 
encore  remis  des  compresses  de  vinaigre  sur  mon 
front,  cela  se  dissipa. 

Il  est  évident  que  je  pouvais  mourir  si  Junot 
n'était  pas  entré  dans  ma  chambre.  Ce  fut  du 
moins  ce  que  me  dit  le  docteur  Piquanzzo  [  ou 
Piccanzzo,  je  ne  sais  comment  s'écrit  son  r.om  j. 
Il  est  vrai  de  dire  aussi  que  tous  les  Portugais 
avaient  en  horreur  le  peu  de  bonne  odeur  qui 
était  après  moi. 

«  Voyez-vou..?  disaient-ils,  voyez-vous  ce  qui 
vous  arrivait ,  si  l'ambassadeur  ne  fût  pas  entré 
chez  vous?.. .La  mort  !...  et  cela  pour  vos  fleurs!... 

J'ai  rapporté  cette  histoire  comme  pouvant 
donner  quelques  notions  sur  ce  que  produisent 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  299 

les  parfums  aussi  violents  que  le  sont  en  effet  dans 
ce  pays  le  magnolia,  le  datura  surtout,  dont  il 
y  avait  une  superbe  branche,  ainsi  que  des 
daphnés  de  toutes  les  espèces. 

Puisque  nous  sommes  en  train  de  parler  des 
phénomènes ,  en  voici  un ,  tout  petit  par  exem- 
ple, mais  assez  singulier. 

Nous  étions  alors  au  mois  d'octobre,  et  le  Si8 
du  mois.  A  cette  époque,  le  soleil  a  partout 
moins  de  chaleur,  ce  qui  esta  remarquer  pour 
ce  que  je  vais  dire. 

Junot  était  parti  pour  la  campagne  d'Auster- 
litz,  et  M.  de  Rayneval  demeurait  chargé  d'affai- 
res. J'étais  moi-même  au  moment  de  revenir 
en  France;  en  attendant  le  jour  de  mon  départ, 
nous  déjeunions  tous  ensemble,  car  je  ne  vou- 
lais rien  perdre  des  moments  qui  me  restaient 
à  passer  avec  ce  bon  jeune  homme. 

Nous  prenions  le  café,  lorsqu'une  forte  odeur 
de  brûlé  se  fit  sentir.  D'où  venait-elle?...  Il  n'y 
avait  pas  de  cheminée  dans  la  maison,  excepté 
une  petite  que  la  duchesse  de  Montebello  avait 
fait  faire  dans  le  petit  salon  où  je  me  tenais  or- 
dinairement; mais  il  n'y  avait  pas  de  feu. 

—  L'odeur  vient  d'en -bas,  dis-je  à  M.  de 
Rayneval  ;   c'est  de  chez  vous. 

—  Oh!  par  exemple,  s'écria-t-il,  voilà  une  bi- 


3oO  MÉMOIRES 

zarre  accusation...  Je  n'ai  ni  lumière,  ni  bra- 
sero ,  ^  cheminée. 

—  Si  ce  n'est  pas  de  chez  vous,  dis-je,  c'est 
toujours  de  l'étage  inférieur,  et  il  faut  y  *aller 
voir. 

Nous  sortîmes  tous  de  table  assez  inquiets, 
car  l'odeur  devenait  plus  forte  de  moment  en 
moment.  Lorsque  nous  entrâmes  dans  le  corridor 
où  était  la  chambre  de  M.  de  Rayneval,  nous 
sentîmes  surtout  l'odeur  du  papier  brûlé;  nous 
entrâmes  chez  M.  Magnien,  chez  M.  de  Cherval, 
chez  M.  Legoy,  il  n'y  avait  rien  du  tout;  enfin 
nous  entendîmes  M.  de  Rayneval,  qui,  tout  le 
premier,  criait:  Au  feu!  Sa  table  était  tout  en- 
flammée. La  cause  de  cet  incendie  est  tellement 
extraordinaire  que,  si  M.  de  Rayneval  et  M.  de 
Cherval  n'étaient  pas  tous  deux  vivants,  je  ne 
la  citerais  pas  pour  n'être  point  accusée  de  vou- 
loir dire  des  choses  extraordinaires. 

Il  y  avait  sur  la  table  où  travaillait  M.  de  Ray- 
neval une  carafe  de  cristal  remplie  d'eau.  Cette 
carafe  ,  parfaitement  nette,  pleine  d'une  eau  très- 
limpide,  avait  produit  l'effet  d'une  étincelle,  c'est- 
à-dire  d'une  lentille.  Le  fait  est  positif,  parce  que 
je  l'ai  vu,  que  deux  personnes  dignes  de  foi  l'ont 
vu  comme  moi.  La  lentille  a  trouvé  son  centre, 
son  foyer  lumineux  dans  la  carafe,  et  le  rayon  a  in- 


DE    L\    DECnESSK    D^ABRANTÈS.  .3oi 

cendié  les  papiers  sur  lesquels  il  est  tombé.  Vous 
(lire  comment  cela  est  possible,  la  cbose  n'est  pas 
en  mon  pouvoir.  Je  ne  sais  pas  davantage  que 
vous  ce  qui  a  produit  l'effet  bizarre  que  je  viens 
de  rapporter.  Je  le  dis  tel  qu'il  est,  c'est  aux 
savants  qui  liront  cet  article  à  trouver  son  ori- 
gine. 


âd»  MÉMOIRES 


CHAPITRE  XV. 


Montagnes  de  Cintra.  —  Erreur  de  lord  Byron.  —  Childe- 

Harold.  —  Torrc  cli  Bugio.  —  Fort  San-Jaô Lisbonne 

ville  de  guerre.  —  Ressemblance  avec  Autcuil.  —  Les 
garnisons  d'émigrés.  —  Le  régiment  de  Mortcmart.  — 
Celui  de  Castries.  —  Mes  promenades.  —  La  reine  folle. 
Le  soufflet.  —  Les  tètes  couronnées.  —  La  roche  d'éme- 

raude.  —  Le  cœur  d'un  preux La  moustache  en  gage. 

—  Le  couvent  de  Liège.  —  Bonne  nouvelle.  —  Madame 
Mère.  —  Le  brevet.  —  L'amiral  Villeneuve.  —  Combat 
du  Finistère  — Défaite  honteuse.  —  Compensation. — 
Le  capitaine  Baudin.  —  La  Topaze  et  la  Blanche Vic- 
toire et  honneur. 

Apjrès  avoir  parlé  de  Lisbonne,  il  faut  parler 
de  Cintra;  c'est  mie  dette  que  je  dois  payer. 
Lord  Byron  disait  avec  raison  que  Cintra  était 
un  paradis  habité  par  des  démons,  et,  à  propos 
de  cela,  il  fait  une  faute  historique,  que  son 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3o3 

Childe-Harold  consacre  et  que  je  dois  rectifier. 
Mais,  avant  de  quitter  Lisbonne,  je  veux  dire 
deux  mots  de  son  existence  militaire. 

J'ai  déjà  représenté  Lisbonne ,  en  venant  du 
côté  de  l'Espagne,  comme  retranchée  derrière 
le  Tage ,  qui  a  deux  lieues  de  largeur  en  cet  en- 
droit ,  et  n'est  guéable  qu'à  plus  de  vingt  lieues 
de  là  ;  il  faut  descendre  le  fleuve  pendant  une 
demi-lieue  pour  trouver  l'embouchure.  Pendant 
ce  trajet,  on  trouve  des  collines  très-faciles  à  dé- 
fendre, et  qui  ne  dominent  pas  la  ville.  Sur  l'une 
d'elles  est  une  tour  qui  correspond  à  la  tour  de 
Be/em;e\\e  est  garnie  de  pièces  d'artillerie,  et 
contient  une  garnison  :  on  l'appelle  Torre  Felha. 
Tout  près  de  l'embouchure  sont  deux  villages, 
Trcifferia  et  A-Costa ,  dont  les  habitants  sont 
aussi  sauvages  que  des  naturels  de  la  côte 
d'Angola;  leurs  maisons  sont  e!î  bois,  et  il  est 
peu  sûr  de  parcourir  ces  deux  villages  sans  être 
accompagné.  Au  reste,  ils  sont  regardés,  à  Lis- 
bonne même  ,  comme  renfermant  le  rebut  de  la 
nation.  De  la  pointe  sur  laquelle  est  A-Costa, 
s'avance  un  banc  de  sable  jusqu'à  une  grande 
tour  fortiilée,  laquelle,  ainsi  qu'un  fort  con- 
struit en  face  d'elle ,  défend  l'entrée  du  port. 
Son  véritable  nom  est  Fort  de  San-Lourenço , 
mais  on  l'appelle  vulgairement  Torre  di  Bugio. 


3o4  WIÎMOIRFS 

La  rive  septentrionale  s'étend  ensuite  beaucoup 
plus  loin  dans  la  mer,  et  va  former  le  fameux  pro- 
montoire de  Caho  di  Rocca.  Au-dessous  de  Be- 
lem,  en  remontant  vers  la  ville,  un  peu  au-des-. 
sous  deBelem,  on  trouve  une  tour  carrée,  Torre. 
di  Belem  ^  toute  hérissée  de  canons,  et  qui  dé- 
fend véritablement  l'entrée  du  port.  Aussi  nul 
vaisseau  ne  peut  passer  devant  ces  bouches  de 
yèz/ sans  être  rigoureusement  visité.  Outre  la  dé- 
fense de  la  tour  de  Belem,  on  avait  construit, 
peu  de  temps  avant  que  j'arrivasse  à  Lis- 
bonne, plusieurs  batteries  à  coté  de  cette  tour, 
quelques-unes  immédiatement  sur  le  bord  de 
la  rivière  jusqu'au  fort  Saint-Julien  (fort  San- 
Jaô).  Il  est  bâti  sur  la  pointe  d'un  rocher, 
et  sert  également  à  défendre  l'entrée  du  port; 
défense  dont  la  nature  s'est  chargée.  L'accès 
en  est  fort  difficile;  son  chenal  est  très-étroit, 
et  l'entrée  en  est  barrée  par  un  banc  de  pierre, 
qu'on  appelle  dans  le  pays  os  cachopos.  A  vingt 
minutes  de  chemin,  on  trouve  la  petite  ville 
d^Oejras,  et  deux  lieues  plus  bas,  toujours  en 
descendant  le  fleuve,  on  rencontre Cascaès, ville 
assez  importante,  avec  un  fort ,  et  sous  lequel  les 
vaisseaux  peuvent  ancrer.  A  côté  est  le  fort  San- 
Antonio.  Ensuite,  de  là  assez  loin,  vers  le 
perd,  la  côte  ne  présente  qu'une  chaîne  dç 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERAWTÈS.  SoT) 

rochers  brisés,  tandis  que  la  rive  méridionale 
est  entourée  d'une  immense  quantité  de  bancs 
de  sable  dont  la  carte  est  encore  inconnue^.  Si 
l'on  veut  rassembler  maintenant  tout  ce  que  j'ai 
dit  sur  la  position  de  Lisbonne,  on  verra  com- 
bien il  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossi- 
ble, de  la  prendre  en  y  arrivant  par  l'Espagne 
ou  par  la  mer.  Il  faudrait,  pour  qu'il  y  eût  un 
résultat  dangereux  pour  la  ville ,  que  l'armée 
attaquante  débarquât  à  une  grande  distance,  et 
alors  Lisbonne  peut  se  couvrir  par  une  armée 
et  par  ses  positions  naturelles.  C'est  ainsi  que 
Junot  se  défendit  en  1808.  Mais  une  fois  cette 
barrière  franchie,  nulle  défense  n'est  possible. 
C'est  comme  si  l'on  voulait  défendre  Auteuil, 
Chaillot,  Passy,  et  toute  cette  longue  suite  de 
maisons  et  de  jardins.  J'ai  déjà  observé,  je  crois, 
que  cette  partie  de  Paris  offre  une  grande  res- 
semblance avec  Lisbonne.  Par  exemple,  il  existe 
une  sorte  de  manière  de  se  faire  respecter,  c'est 
que  celui  chargé  de  la  défendre,  dise  à  l'atta- 
quant : 

'  Il  n'existe  aucune  carte  du  Poi-tugal  ayant  le  sens  com- 
mun. Celle  do  Lopez,  qui  est  la  meilleure,  est  horriblement 
fautive;  c'est  au  point  d'omettre  les  rivières  et  d'en  créer. 
C'est  une  chose  qui  nous  fut  bien  fatale  dans  la  guerre  d'Es- 
pagne. 

VIII.  ao 


3oC) 


MKMOIRF.S 


Accordez-moi  '  les  conditions  que  je  vous 
impose ^  ou  je  fais  sauter  la  ville  de  Lisbonne; 
ce  n'est  jDas  pour  qu'elles  fussent  déshonorées 
par  une  capitulation^  que  l'empereur  m'a  confié 
ses  aigles. 

Et  c'est  qu'il  l'aurait  fait!  entendez-vous  bien? 
Il  l'aurait  fait  comme  il  le  disait!  Il  va  sans  dire 
qu'il  aurait  sauté  le  premier,  mais  l'armée  an- 
glaise aussi.  C'est  encore  plus  beau  que  Moscou, 
car  Rostopchin  s'en  est  allé. 

Il  existait  une  chose  assez  particulière  en 
1798  et  97  en  Portugal,  et  qui  jette  une  cer- 
taine lumière  sur  les  événements  politiques  de 
cette  époque  importante  :  c'est  que  les  garni- 
sons des  forts  San-Jaô ,  San-Antonio,  Cascaès  et 
Oeyras'^,  étaient  composées  de  troupes  anglai- 

'  On  sait  que  ce  fut  la  réponse  de  Junot  à  sir  Arthur 
Welesley,  depuis  duc  de  Wellington,  lorsqu'à  près  la  balaiik' de 
Vimiero  il  se  trouva  avec  12,000  hommes  devant  35, 000 
Anglais,  autant  de  Portugais  et  toute  une  population  infer- 
nale et  révoltée  qui  ne  respirait  que  le  massacre  et  le  pillage 
surtout  des  Français. 

'  Oeyras  et  Carcaveio.  Ce..;  entre  ces  deux  endroits  qu'on 
récolte  le  vin  quia  tant  de  icnom!;:cedan5  l'étranger.  Onl'ap- 
pelle  en  Angleterre  Lishonwine^  en  Allemagne  vin  portugais, 
et  en  France  coniine  dans  le  pays  même  ,  vin  de  Carcaveio. 
Il  appartient  au  fils  du  grand  Pombal.  ' 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES,  ÔO'J 

ses  et  d'émigrés  à  la  solde  de  l'Angleterre  ^  Le 
régiment  de  Dilion  éVd'it  k  Ccucaès ;  nn  régiment 
anglaisa  Oefras;  à  Belem,  Royal- Emigré  ;  et  à 
Lisbonne  les  régiments  de  Caslnes  et  de  Morte- 
mart.  On  tronve,  dans  ce  fait,  l'explication  de 
l'impossibilité  où  se  vit  le  Portugal  de  conclure 
une  paix  avantageuse  avec  la  France,  malgré  le 
désir  qu'il  en  avait  alors.  Car  Lisbonne  et  son 
port  étaient  aux  mains  des  Anglais,  ou  de  leurs 
pensionnaires ,  qui,  en  leur  qualité  de  transfuges, 
étaient  plus  à  redouter  pour  nous  que  les  An- 
glais eux-mêmes. 

C'est  après  avoir  quitté  Belem  et  ses  fortifica- 
tions, et  avoir  franchi  deux  lieues  d'un  pays 
fertile  et  cultivé,  qu'on  trouve  dans  une  vallée 
solitaire  la  résidence  de  la  famille  roj^ale.  C'était 
là  que  vivait  dans  sa  folie,  quelquefois  furieuse, 
la  reine  dona  Maria ^  ayant  peur  de  l'enfer, 
criant  qu'elle  voyait  le  diable  toutes  les  fois 
que  son  confesseur,  qui  était  le  grand-inquisi- 
teur, entrait  dans  sa  chambre;  ou  bien  encore, 
lorsqu'elle  apercevait  sa  belle-fille:  et  pour  cela 

'  Le  Portugal  n'avait  à  cette  époque  qu'un  régiriient  d'é- 
raigrésà  sa  solde.  C'était  un  régiment  d'artillerie  dont  le  co- 
lonel s'appelait  Roquelet.  Depuis,  il  y  eut  la  légion  de  police 
commandée  par  le  comte  de  Noviou,  émigré  français  et 
l'un  des  meilleurs  amis  de  mon  père. 

20. 


3o8  MÉMOIRES 

il  y  avait  de  quoi  se  tromper.  Cette  reine  folle 
était  la  mère  des  deux  princes  du  Brésil  qui  ont 
été  donnés  au  Portugal  pour  la  dernière  fois. 
L'un,  qui  mourut  de  la  petite  vérole,  était  un 
homme  d'une  rare  capacité  ;  il  mourut  avant  de 
porter  la  couronne.  C'est  toujours  comme  cela, 
les  bons  meurent,  les  mauvais  restent  toute  une 
vie  d'homme,  et  encore  par-delà.  Celui  qui  de- 
meura en  Portugal  régna  depuis  aussi  glorieuse- 
ment au  Brésil  qu'à  Lisbonne,  et  Dieu  sait 
comme  c'était  glorieusement!...  (^ette  brave  reine 
folle  était  donc  l'aïeule  et  la  bisaïeule  de  l'em- 
pereur don  Pedro  et  de  la  reine  dona  Maria. 
Elle  sortait  de  sa  cage  royale  pour  entrer  dans  une 
autre  qui  était  une  de  ces  petites  voitures  portu- 
gaises, mais  hermétiquement  fermée,  et  que  l'on 
n'ouvrait  que  dans  la  campagne  et  loin  de  tous  les 
regards.  Un  jour,  dans  l'une  de  mes  courses  aven- 
tureuses de  Cintra,  je  me  trouvai  au  milieu  d'une 
petite  vallée  solitaire  où  j'aimais  à  herboriser;  j'a- 
perçus, avec  deux  autres  femmes,  une  personne 
dont  la  figure  paraissait  bizarre  et  le  regard  incer- 
tain ;  il  faisait  du  vent,  et  ses  cheveux,  d'un  blanc 
d'argent,  couvraient  tantôt  son  visage,  tantôt  ses 
épaules,  et  paraissaient  fort  l'importuner.  L'une 
de  ses  femmes  voulut  les  relever,  et  reçut  un 
soufflet  dont  j'entendis  le  bruit,  quoique  je  fusse 
à  cent  pas  d'elle.  Il  y  avait  trois  hommes  à  quel- 


DE    LA.    DUCHESSE    d'a^BRANTÈS.  3og 

que  distance  pour  donner  de  l'aide  en  cas  de 
besoin.  Aussitôt  qu'on  m'aperçut,  l'un  de  ces 
hommes  vint  à  moi ,  et  me  dit  en  portugais  que 
l'on  me  priait  de  me  retirer.  ]Mais  il  ne  prononça 
pas  le  nom  de  la  reine;  je  ne  le  sus  que  par 
M.  d'Araujo.  Probablement  qu'on  avait  dit  à  sa 
Majesté  folle  qui  j'étais,  car  je  la  vis,  en  m'éloi- 
gnant,  qui  me  montrait  ses  deux  poings  fermés, 
et  qui  me  poursuivait  d'un  regard  non-seulement 
fou,  mais  démoniaque.  Cette  rencontre  me  fit 
mal:  cette  vieille  reine,  cette  souveraine  maîtresse 
d'un  grand  empire,  là  dans  cette  vallée  solitaire, 
livrée  aux  soins  de  quelques  valets  dont  l'humeur 
de  soigner  une  vieille  insensée  devait  ajouter  à 
sa  souffrance  ;  cette  tète  couverte  de  cheveux 
blancs  qui  semblaient ,  dans  leur  desenvoltura , 
venir  de  rejeter  la  couronne  qu'ils  ne  pouvaient 
porter;  cette  scène  m'avait  tellement  frappée, 
que  j'ai  eu  long-temps  la  pensée  d'en  faire  faire 
un  tableau. 

Lorsque  je  parlai  de  cela  à  Junot,  nous  fîmes 
la  remarque  qu'à  cette  époque,  en  Europe,  les 
trônes  étaient  occupés  par  des  insensés,  ou  par 
des  princes  inhabiles  ou  ineptes.  Dans  l'ouvrage 
dont  je  m'occupe  maintenant,  cette  sorte  de  ca- 
talogue de  rois  se  verra  avec  grands  détails  et  par 
ordre  et  classement.  ?.Iais  demeurons  en  Por- 
tugal. 


.-)  I  O  MÉMOIRES 

A  une  demi-lieiie  de  Qnélus  est  le  bourg  de 
Bellas,  avec  une  jolie  quinta  appartenant  au 
comte  de  Pombeiro.  A  peu  de  distance  de  Bel- 
las,  il  se  trouve  plusieurs  sources  minérales'.  Le 
gouvernement  a  fait  bâtir  une  maison  pour  les 
malades,  mais  ils  n'en  profitent  pas. 

Au  nord-ouest  de  Lisbonne,  s'élève  une  longue 
cbaîne  de  hautes  montagnes  qui  terminent  son 
beau  paysage.  Ce  sont  les  monlagnes  de  Cintra. 
Dès  qu'on  est  entré  dans  leurs  belles  vallées,  on 
retrouve  la  vega  de  Grenade.  Plus  de  ces  arbres 
verts,  de  ces  [)Iantes  propres  au  sol  de  la  pénin- 
sule; ce  sont  des  forêts  de  chênes,  de  hêtres, 
de  peupliers,  de  pignons,  d'orangers  et  de  ci- 
tronniers; puis  des  bois  entiers  an  fraisier-arbre^ 
et  (\c'r, phjlirrées j  des  mjrica  faya^  arbre  trans- 
planté de  l'île  de  Madère,  ainsi  qu'une  foule  de 
végétaux  exotiques  donnant  leurs  fleurs  et  leurs 
fruits  comine  dans  leur  terre  natale.  Du  haut 
des  rochers  tombent  des  sources  d'eau  vive  qui 
serpentent  dans  la  vallée  et  font  toujours  verdir 
ses  prairies.  Sur    la  pente  de  la  montagne  sont 

•  On  a  été  force  de  former  ces  sources.  Elles  contiennent 
une  substance  vitri()li(|ue  et  peu  de  gaz  oxigène,  ce  qui  les 
rend  propres  ù  faciliter  un  crime  que  les  femmes  commet- 
taient. Le  docteur  Piqiianzzo  qui  s'en  aperçut  fil  fermer 
les  sources.  La  clef  en  est  confiée  à  un  gardien. 


DE    L4    DUCHESSE   D* AERANTES.  3l  I 

toutes  les  maisons  de  plaisance  des  Portugais. 
Vers  le  sommet,  les  rochers  s'amoncèlent  et 
présentent  une  vue  plus  sauvage.  A  l'extrémité 
de  l'un  d'eux  est  suspendu  presque  dans  les 
airs  un  couvent  d'hyéronimites;  sur  un  autre 
sont  les  ruines  d'un  château  maure;  à  l'extrémité 
est  le  ravissant  vallon  de  Colarès.  La  vue  du 
royal  monastère  de  Maffia  et  celle  de  la  mer 
terminent  ce  bel  ensemble. 

Nous  louâmes  une  quinta  à  Cintra.  Elle  appar- 
tenait à  une  madame  La  Roche,  veuve  d'un  né- 
gociant français.  Le  jardui  de  la  quinta  n'était 
pas  grand,  mais  il  n'était  composé  que  de  citron- 
niers et  d'orangers,  et  rapportait,  nous  dit-on, 
plus  de  deux  mille  écus.  En  parlant  de  rapport, 
je  dois  dire  une  particularité  qui  me  surprit  dans 
la  fameuse  quinta  de  Pencivude .^  où  se  trouve  le 
cœ!;r  de  don  Juan  de  Castro  ,  cet  homme  dont  la 
moustache  servit  de  caution  pour  plusieurs  mil- 
lions,tandisquelasignaturede  son  gouvernement 
n'était  pas  acceptée.  Peiïaverde  était  à  lui.  Son 
cœur  est  dans  un  petit  mausolée  sur  le  plus 
haut  sommet  de  la  pena^  qui  mérite  bien  le 
nom  de  roche  verte  ^  car  c'est  un  pignon  d'é- 
meraudes.  JSÎais  par  une  clause  expresse  du  tes- 
tament de  don  Juan  de  Castro  lui-même,  il  ne 
peut  y  avoir  dans  toute  la  quinta,  qui  est  im- 


3l2  MÉMOIRES 

mense',  un  seul  arbre  qui  produise.  Si,  par 
aventure,  un  pépin  d'orange,  une  graine  portée 
par  lèvent,  produisaient  un  rejeton,  il  y  a  ordre 
exprès  de  l'arracher  aussitôt.  On  ignore  le  motif 
de  cette  défense  à  la  nature  d'être  féconde  dans 
un  lieu  où  sa  fertilité  est  sï  abondante.  Cela 
n'empêche  pas  que  Penaverde  soit  l'endroit  le 
plus  charmant  de  la  vallée.  Que  de  ravissantes 
promenades  j'ai  faites  sous  ces  beaux  ombrages 
formés  par  des  lauriers  sécidaires,  digne  entou- 
rage du  tombeau  d'un  héros. 

Nous  retrouvâmes  à  Cintra  le  duc  et  la  du- 
chesse deCadaval.  Ils  avaient  trois  quintas,  dont 
pas  une  n'était  logeable.  La  duchesse  en  riait, 
mais  on  voyait  que  cela  lui  était  déplaisant. 
Quant  au  duc,  pourvu  qu'il  ne  se  mêlât  de  rien 
et  qu'il  jouât,  qu'il  fit,  par  derrière,  la  grimace 
aux  Français,  car  il  en  avait  peur  et  ne  l'aurait 
pas  osé  en  face ,  il  laissait  son  ange  de  femme  agir 
à  sa  volonté,  et  faisait  bien ,  car  elle  ne  l'employa 
jamais  que  pour  l'honneur  de  leur  maison  et  le 
bonheur  d'un  homme  qui  était  loin  de  le  lui 
rendre. 

Nous  avions  aussi  nos  amis  de  l'Ajuda,  la  fa- 
mille du  ministre  d'Autriche.  Elle  logeait  au  vieux 

'  Elle  a  certainement  plus  de  cent  arpents. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3i3 

château  royal  de  Cintra,  où  la  cour  leur  accor- 
dait un  appartement.  C'était  un  but  de  prome- 
nade, parce  que  notre  maison  était  presque  à 
Colarès,  à  l'autre  extrémité  de  la  vallée.  Que 
de  charmantes  soirées  nous  avons  passées  dans 
l'intimité  de  cette  bonne  famille!  Puis,  après 
avoir  pris  du  thé,  à  onze  heures,  nous  remon- 
tions sur  nos  ânes  et  nous  retournions  à  notre 
quinta,  au  travers  des  bois  parfumés  qu'éclai- 
raient des  torches  portées  par  plusieurs  de  nos 
gens.  Quel  souvenir  que  celui  de  ces  heureux 
jours!  Et  lorsque  je  me  le  rappelle,  et  que  je 
lève  les  yeux  vers  un  ciel  toujours  grisâtre,  que 
je  les  abaisse  sur  cette  terre  désolée  que  je  suis 
forcée  d'appeler  ma  patrie ,  mon  cœur  se  serre, 
et  je  n'éprouve  qu'un  désir,  celui  de  les  quitter 
tous  deux. 

Dans  la  direction  de  l'ouest,  vers  Colarès,  on 
voit  un  couvent  de  capucins;  c'est  celui  qu'on 
appelle  le  Couvent  de  liège.  Il  est  presque  en 
entier  taillé  dans  le  roc  vif,  surtout  une  par- 
tie de  l'église,  dont  deux  parois  sont  le  rocher 
même.  Plusieurs  cellules  sont  tapissées  avec  de 
ces  grands  morceaux  de  liège  qui  sont  tout  sim- 
plement l'écorce  du  chêne  vert  qui  donne  le 
liège.  Ce  couvent,  situé  sur  un  pic  élevé,  dans 
une  contrée  solitaire,  près  de  Cabo  di  Rocca, 


3i4  MÉaroiRES 

dominant  au  loin  sur  la  mer,  est  un  des  lieux 
qui  attirent  le  plus  les  voyageurs  qui  visitent 
Cintra  et  Golarès.  Un  peu  plus  loin,  les  monta- 
gnes s'abaissent  et  se  terminent  par  une  plate- 
forme unie,  déserte,  qui  est  le  promontoire.  La 
pente  est  de  quatre-vingts  pieds.  Près  de  là  sont 
un  fanal  et  une  chapelle.  Les  orages  sont  terri- 
bles dans  cette  partie  de  la  montagne  :  on  croit 
être  dans  les  parages  de  la  Norwège.  La  mer,  qui 
est  très-profonde  au-dessous  de  Cabo  di  Boccci^ 
se  brise  avec  une  furie  constante  contre  les  ro- 
chers de  la  côte.  Vis-à-vis  est  le  Cabo  d'Espi- 
chel.  Les  anciens  le  nommaient  PromonLorium 
Magnum.  Il  y  avait  à  son  sommet  un  superbe 
temple  dédié  à  Isis.  Millin  m'écrivit  plus  de  dix 
lettres  dans  lesquelles  il  me  donnait  tous  les  ren- 
seignements possil)les  pour  découvrir  ce  temple. 
Je  m'en  occupais  sérieusement,  et  M.  d'Araujo 
m'avait  autorisée  à  y  faire  faire  des  fouilles,  lors- 
que je  tombai  malade  de  cette  terrible  maladie 
qui  commença  par  une  fausse  couche,  et  faillit 
me  coûter  la  vie. 

Nous  rf çùm.j:i  à  Cintra  plusieurs  nouvelles 
fort  importantes.  La  première,  dont  Junot  ne 
parla  pas  d'abord,  lui  annonçait  d'une  manière 
positive  qu'une  troisième  coalition  continentale 
se  formait  contre  la  France.  Il  devint  soucieux; 


DE    LA    UUCHrSSE    d' AERANTES.  3l5 

il  craignit  que  l'empereur  ne  l'oubliât.  Il  écrivit, 
envoya  sa  lettre  par  un  courrier  extraordinaire, 
et  lit  bien.  Nous  étions  alors  au  mois  de  juillet. 
Les  bruits  de  guerre  n'étaient  que  sourds;  TAu- 
triche  n'avait  pas  accédé  formellement  au  traité 
de  Pétersbourg  avec  l'Angleterre. 

Ce  fut  alors  que  j'appris  un  événement  qui  me 
rendit  vraiment  heureuse.  Madame  Loetitia  Bo- 
naparte avait  enfui  le  rang  qui  convenait  à  celle 
qui  avait  donné  le  jour  au  souverain  de  l'Europe, 
et  je  reçus  mon  brevet  de  dame  pour  accom- 
pagner Madame-Mère.  Je  n'eus  jamais  qu'à  me 
louer  des  bontés  de  la  princesse  pour  moi.  Je 
retrouvai  en  elle  la  femme  bonne  et  excellente, 
l'amie  toujours  amie,  et  un  cœur  vraiment  cœur 
de  reine.  Je  sais  bien  qu'on  a  dit  le  contraire  ; 
mais  il  ne  suffit  pas  de  dire,  il  faut  prouver. 

A  cette  époque  l'empereur  fit  plusieurs  actes 
qui  éveillèrent  les  petites  haines  européennes. 
On  ne  cherchait  qu'un  prétexte  pour  s'élever 
contre  le  colosse  qui  étendait  son  bras  régé- 
nérateur sur  toutes  les  vieilles  tètes  couronnées 
tombant  de  vétusté  sous  des  institutions  non- 
seulement  caduques,  mais  pourries.  Un  décret 
impérial  réunit  les  états  de  Parme  et  de  Plai- 
sance à  la  France,  Lucques  fut  doiméà  la  prin- 
cesse  Élisa.    L'Angleterre,  dont   la   partie  était 


3l6  MÉMOIRES 

cette  fois  une  guerre  à  mort,  saisit  avec  joie 
l'occasion  de  signaler  l'ambition  d'envahisse- 
ment, plutôt  que  l'ambition  de  gloire  que  déce- 
lait Napoléon.  Ses  flottes  se  mirent  en  mer. 
L'empereur,  averti  de  la  bonne  volonté  et  de 
la  loyale  disposition  de  l'Espagne,  et  se  confiant 
à  l'amiral  Villeneuve,  cet  homme  qu'il  employa 
pour  son  malheur  et  la  houle  de  nos  armes,  donna 
l'ordre  de  chercher  l'ennemi  et  de  ne  le  chercher 
qu'avec  des  forces  supérieures;  ce  qui  était  fa- 
cile, puisque  nous  puisions^  si  l'on  peut  parler 
ainsi,  dans  les  chantiers  et  les  arsenaux  de  la  ma- 
rine espagnole.  L'amiral  Villeneuve  sort  avec 
une  flotte  combinée  de  quatorze  vaisseaux  de 
guerre  français  et  six  vaisseaux  espagnols;  il  ren- 
contre la  flotte  anglaise  aux  ordres  de  Robert 
Calder,  à  la  hauteur  du  cap  Finistère  (Espagne). 
Le  malheureux  Villeneuve  est  battu  avec  des 
forces  supérieures,  et  deux  vaisseaux  espagnols 
tombent  au  pouvoir  de  l'ciHiemi.... 

Il  faut  avoir  habité  un  pays  où  nos  malheurs 
causent  de  la  joie,  où  notre  gloire  fait  pleurer, 
pour  bien  apprécier  ce  que  nous  éprouvâmes 
à  cette  nouvelle,  que  nous  eûmes  d'abord  avant 
même  que  l'empereur  ne  l'appril.  Junot  était  fu- 
rieux. Mais  le  ciel  nous  devait  une  compensa- 
tion. Combien  je  suis  heureuse  d'avoir  à  écrire 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA.NT£S.  Si^ 

le  nom  d'un  ami  pour  celui  de  l'homme  dont 
notre  marine  doit  être  fière,  et  qui  nous  fit  alors 
verser  des  larmes  d'orgueil  sur  ses  lauriers. 

Nous  ressentions  encore  l'impression  pénible 
de  la  nouvelle  de  la  rencontre  de  Villeneuve  et 
de  Calder,  lorsque  nous  apprîmes  qu'une  fré- 
gate française  venait  d'entrer  dans  le  port  de 
Lisbonne ,  après  de  glorieux  combats.  Nous  étions 
à  Cintra.  Junot  fit  aussitôt  monter  le  colonel 
Laborde  à  cheval ,  et  lui  ordonna  d'aller  chercher 
le  commandant  de  cette  frégate,  et  de  le  lui  ra- 
mener à  l'instant.  Il  était  trop  tard  pour  songer 
néanmoins  à  revenir  le  soir  même  ;  mais  le  len- 
demain matin,  le  colonel  nous  amena  le  brave 
marin  qui  avait  fait  triompher  nos  couleurs  na- 
tionales, et  Junot  l'embrassa  d'abord  comme 
un  vieil  ami. 

Le  capitaine  Baudin  était  encore,  à  cette  épo- 
que, un  très-jeune  homme.  Sa  figure  était  char- 
mante, sa  tournure  distinguée;  et  ses  manières, 
d'une  extrême  douceur,  d'une  grande  réserve , 
lui  donnaient  certainement  l'air  de  tout  autre 
profession  que  celle  qu'il  exerçait  si  brillamment. 
Junot  l'interrogea;  mais  il  était  visible  que  sa 
modestie  souffrait  de  ce  qu'il  avait  à  dire. 

«Eh  bien!  le  colonel  va  vous  faire  parcourir 
notre  belle  vallée,  mon  cher  capitaine,  lui  dit 
Junot.  Laissez-nous  vos  rapports.  » 


!îl8  MÉMOIRES 

Lorsqu'il  fut  parti ,  nous  lûmes  avec  un  inté- 
rêt bien  vif  les  détails  donnés  par  le  brave  jeune 
homme.  Capitaine  de  la  frégate  la  Topaze^  de 
quarante-quatre  canons,  il  avait  rencontré  la 
frégate  anglaise  la  Blanche,  du  même  nombre 
de  pièces,  au  débouquement  des  Antilles,  l'avait 
battue  et  prise.  Revenant  en  Europe  pour  se 
refaire  ,  car  il  avait  été  maltraité  dans  le  com- 
bat, il  rencontra,  près  des  côtes  d'Espagne,  le 
vaisseau  anglais ,  de  soixante-quatre  canons ,  le 
Raisonnable. 

—  Mes  enfants,  dit-il  à  son  équipage,  laisse- 
rons-nous passer  cette  belle  proie-là  devant 
nous?. . . 

—  Non,  non!  s'écrièrent  les  matelots  et  les 
officiers.  .  .  Houra  pour  la  belle  France!  Com- 
mandez ,  mon  capitaine! .  .  .  Houra  ,  houra!.  .  . 

Et  voilà  le  canon  de  la  Topaze  qui  gronde,  et, 
avec  ses  mâts  brisés,  ses  voiles  déchirées,  une 
partie  de  son  équipage  blessée  et  hors  de  ser- 
vice, le  jeune  capitaine  qui  veut  encore  prendre 
le  gros  vaisseau  avec  sa  frégate  toute  lacérée 
d'honorables  blessures.  Mais  le  Raisonnable  s'en 
tira  avec  une  immense  perle  de  monde;  et  la 
frégate  la  Topaze ,  brillante  comme  un  vrai 
joyau,  entra  dans  le  port  de  Lisbonne  aux  ac- 
clamations même  de  nos  ennemis. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  SlQ 

Jamais  je  n'ai  rien  lu  de  plus  naturel  que  cette 
relation .  Il  était  Impossible  de  douter,  après  l'avoir 
entendue,  de  la  vérité  de  ce  qu'elle  contenait;  elle 
était  comme  celui  qui  l'avait  faite,  simple,  éner- 
gique, et  reuiarquable  par  l'esprit  vraiment  pa- 
triotique qui  l'avait  dictée. 

«Oh!  disait  Junot  en  frappant  la  table  de  son 
poing  fermé,  oli!  si  ce  bon  jeune  homme  avait 
été  au  Finistère  à  la  place  de  ce Villeneuve!...» 

Lorsque  le  capitaine  Baudin  rentra  dans  le 
salon,  Junot  fut  à  lui,  l'embrassa  une  seconde 
fois  avec  émotion. 

«Vous  êtes  un  brave  et  un  loyal  jeune  homme, 
lui  dit-il  d'une  voix  émue;  je  vous  demande  votre 
amitié  et  vous  offre  la  mienne.» 

Cette  phrase  n'était  pas  dite  communément 
par  Junot;  c'était  la  seconde  fois  que  je  la  lui  en- 
tendtds  adresser  depuis  mon  r.iariage.  La  pre- 
liiiijre  ,  c'était  au  général    Pùcliepanse. 

La  Topaze  avait  tellement  souffert,  qu'il  fal- 
lait qu'elle  se  radoubât  du  fond  de  cale  au  som- 
met de  ses  huniers.  Le  port  de  Lisbonne  étant  un 
port  neutre,  convenait  à  merveille  pour  cette 
opération.  Croira- 1- on  cependant  qu'il  fallut 
presque  use  r  de  violence  pour  y  demeurer;  tan- 
dis qu'une  flottille,  composée  de  six  vaisseaux 
et  de  plusieurs  embarcations,  demeura  à  l'ancre 


SaÔ  MÉMOIRES 

devant  la  place  du  Commerce  tout  autant  que 
cela  lui  convint  :  mais  aussi  cette  flottille  était 
anglaise. 

Et  l'on  s'étonne  que  nous  ayons  tiré  vengeance 
de  cette  conduite  envers  nous  ?  et  l'on  s'étonne 
que  nous  usions  maintenant  de  représailles,  lors- 
que nous  avons  dans  les  mains  des  preuves  ac- 
cablantes contre  ceux  qui  furent  ingrats  envers 
l'homme  qui  s'occupait  du  soin  de  leur  vie  et  de 
leui"  honneur,  quand  sa  sûreté  à  lui-même  était 
compromise  et  comme  homme  privé  et  comme 
celui  qui  était  chargé  d'une  immense  responsa- 
bilité ?  Et  pourtant  Lisbonne  n'aurait  pas  dii  éle- 
ver si  haut  sa  voix  ingrate.  Il  faut  avoir  de  la 
mémoire  quand  on  est  résolu  à  tout  braver,  car 
enfin  celui  qu'on  offense  n'a  de  patience  que  la 
somme  nécessaire  à  chaque  être  humain.  Les 
malheureux!...  comme  iîs  ont  été  méchants 
dans  leur  ingratitude!.  .  .  vils,  bas,  menteurs... 
comme  si  je  n'étais  pas  là,  moi,  à  côté  du  cer- 
cueil' du  père  de  mes  enfants ,  pour  veiller  à  sa 
mémoire ,  empêcher  qu'il  ne  lui  soit  fait  insulte; 
comme  si  je  n'avais  pas  dans  mon  portefeuille 
de  quoi  faire  pâlir  plus  d'un  visage,  lorsque  pa- 
raîtront une  foule  de  signatiues  mises  au  bas  de 
deux  pièces  bien  importantes,  non  pas  en  rai- 
son de  ces  noms,  mais  de  leur  contenu,  à  ces 


DE    LA    DUCHESSI-     DABRANTKS.  3?.  f 

morceaux  d'une  éloquence  si  flatteuse  quelle 
en  est  révoltante.  Je  les  aurais  brûlés,  déchirés; 
mais  quand  j'ai  va  rhyj30CEisie  prendi-e  la  place 
de  la  loyauté ,  mou  parti  a  été  de  suivre  la  mar- 
che que  je  me  suis  tracée.  Ce  que  je  ferai  con- 
naître donnera  la  mesure  au  souverain  du  Por- 
tugal de  la  foi  de  ceux  qui  s'intitulent  les  sujets 
du  premier  qui  les  prend. 

Toutefois,  pourquoi  donc  m'étonner  de  la 
conduite  des  Portugais?  n'ai -je  pas  vu  ici  ^  en 
France^  un  des  frères  d'armes  de  Junot  souffrir 
qu'on  imprimât,  dans  un  ouvrage  traduit  de  l'an- 
glais, des  choses  révoltantes  de  fausseté  sur  lui 
et  sur  le  maréchal  Ney  ?..  •  Cet  ouvrage,  fait 
par  un  colonel  Napier,  et  qui  a  trouvé  grâce  de- 
vant le  ministère  de  la  guerre  parce  qu'il  dit  du 
bien  du  ministre,  m'a  été  donnée  moi,  à  moi  la 
veuve  de  Junot ,  comme  renfermant  des  docu- 
ments authentiques.  J'ai  dû  y  lire  ime  indécente 
attaque  contre  la  vie  privée  d'un  homme  dont 
on  ne  pouvait  dire  aucun  mal  comme  militaire 
dans  cette  admirable  affaire  de  la  convention  de 
Cintra,  puisque  les  Anglais  ont  fait  passer  à  une 
commission  militaire  ceux  qui  l'avaient  signée 
pour  lAngleterre;  et  les  beaux  vers  de  Childe- 
Harold  suffisent  seuls  à  la  gloire  de  Junot,  quand 
l'original  de  cette  convention    ne  serait  pas  là 

VIII.  21 


^■21  MÉMOIRKS 

pour  la  prouver.  Heureusement  cjne  je  le  pos- 
sède, moi,  cet  original,  et  même  dans  les  deux 
langues.  Il  n'est  pas  dans  M.  Napier;  et  au  mi- 
nistère de  la  guerre,  si  j'allais  l'y  chercher,  on 
médirait  qu'il  est  perdu,  et  le  lendemain  j'aurais 
un  nouveau  quartier  de  ma  pension  de  veuve 
retranché,  ainsi  qu'on  le  fait  depuis  deux  ans. 

Quand  j'ai  /«  que  les  moeurs,  la  vie  privée 
d'un  liomme  n'étaient  pas  à  l'abri  de  la  censure, 
je  me  suis  rappelé  que  j'ai  habité  l'Espagne  pen- 
dant un  bien  longtemps...  que  j'avais  aussi, 
moi,  bien  des  histoires  à  explorer  et  à  exploiter. 
Le  scandale  ici  sera  d'autant  plus  amusant,  que 
le  nom  de  Lovelace  et  celui  d'un  vaillant  Dieu 
ne  vont  guère  côte  à  cote  qu'on  disparate  com- 
plète; et  puis  la  séduction  en  bonnet  de  coton, 
cela  ne  va  pas  ^  Junot  était  au  moins  excusable: 
il  avait  bonne  grâce,  était  beau  garçon.  î.Trtis 
ici.  .  .  oh!  il  y  a  doublement  faute.  EMo  est  bien 
jolie,  au  reste,  mon  histoire  i  mais  il  n'est  pas 
encore  temps  de  vous  la  dire;  patience,  vous  l'au- 
rez bientôt. 

Ijorsque  l'empereur  apprii  ce  beau  fait  d'armes 

'  Yoii  le  iii'.ni 'rt)  do  la  Caricature  ilo  la  dernière  semaine 
de  septembre  i8''.>.,  œuvre  de  i^énie  autant  que  d'esprit. 
C'est  bien  plus  effrayant  que  la  satire  Sîénippée.  C'est  un 
chef-d'œuvre  accompli. 


DE  L\   DUCHESSE  d'ahrantî-s.  SaS 

du  jeune  capitaine  de  frégate,  il  le  nomma  tout 
aussitôt  capitaine  de  vaisseau.  Dans  le  rapport 
que  Junot  lui  avait  fait  parvenir  directement  à 
lui-même,  sans  qu'il  passât  dans  les  mains  de 
M.  Decrès,  l'empereur  avait  remarqué  une  par- 
ticularité qui  l'avait  frappé,  c'est  que  le  jeune 
marin  avait  sur  mer  la  même  méthode  que  lui 
Napoléon  avait  sur  terre  pour  livrer  bataille  :  il 
prenait  des  positions  où  il  pouvait  employer  plus 
de  canons  que  rennemi,  et  l'on  sait  que  ce  fut 
une  des  manœuvres  de  prédilection  de  l'empe- 
reur. M.  Baudin,  dont  l'âge  était  alors  celui  d'un 
très-jeune  homme,  fut  heureux  de  sa  nomina- 
tion, comme  s'il  ne  l'eût  pas  gagnée  avec  son 
sang.  11  demeura  plusieurs  mois  encore  dans  le 
port  de  Lisbonne,  parce  qu'une  croisière  anglaise 
était  à  l'entrée,  et  qu'il  voulait  l'éviter.  Il  le  fit; 
et  par  l'habileté  de  ses  manœuvres,  que  les  An- 
glais admirèrent,  il  sortit  du  port  de  Lisboiuie, 
après  le  combat  si  malheureux  de  Trafalgar,dont 
je  vais  parler,  car  nous  touchons  à  cette  terrible 
époque.  Mon  mari  le  prit  en  grande  affection, 
et  j'éprouve  un  vrai  bonheur  à  pouvoir  affirmer 
quil  est  du  nombre  de  ceux  qui  me  sont  de- 
meurés fidèlement  attachés.  ]Mais  mon  amitié 
me  fait  éprouver  un  sentiment  d'indignation  en 
voyant  à  son  égard  une  révoltante  injustice.  Cet 

21. 


324  MÉMOIRF.S 

homme,  dont  le  beau  talent  avait  été  apprécié 
par  celui  qui  ne  posait  son  index  que  sur  le 
front  qui  recelait  une  vraie  capacité,  cet  homme, 
nommé  contre-amiral  par  Napoléon  à  un  âge  où 
ceux  de  sa  profession  sont  à  peine  capitaines  de 
frégate,  eh  bien  !  il  est  demeuré  ce  que  l'a  fait 
Napoléon il  est  contre-amiral  depuis  vingt- 
trois  ans!  Et  dans  cet  intervalle,  que  de  vieil- 
les perruques  ont  passé  devant  lui  et  ont  été 
porter  la  mort  sur  le  tillac  où  elles  allaient  com- 
mander. .  .  Hélas!  la  Méduse  en  est  à  elle  seule 
une  triste  preuve. 

J'ai  déjà  dit  que  nous  nous  attendions  à  une 
nouvelle  coalition  continentale.  Junot  avait  reçu 
un  jour,  tandis  que  nous  étions  à  Cintra,  une 
lettre  de  la  main  même  de  l'empereur  qui  lui  di- 
sait des  choses  fort  importantes.  L'horizon  de 
l'Europe  devenait  bien  noir  vers  le  Nord,  et  cette 
époque  mérite  un  court  examen. 

L'Autriche  était,  de  toutes  les  puissances  fai- 
sant partie  de  la  coalition,  celle  dont  les  intérêts 
étaient  le  plus  en  péril.  Ses  états,  réduits  à  la 
moitié  de  ce  qu'ils  étaient,  demeuraient  ouverts  de 
toutes  parts; sa  puissance  fédérative  anéantie  en 
Allemagne,  et  sans  espoir  de  retour;  cette  même 
puissance  fortement  menacée  en  Italie,  et  même 
en  partie  détruite  :  cette  position   lui  fit  enfin 


DE  LA  DUCHESSE  d' AERANTES.       SaS 

prendre  l'alarme  sur  son  avenir;  car  la  question 
pour  elle  était  ici  de  vie  ou  de  mort,  si  elle  avait 
eu  affaire  à  un  autre  homme  que  Napoléon,  à 
Frédéric  par  exemple.  Le  couronnement  d'Italie 
donna  à  l'Autriche  la  dernière  conviction  que 
son  pouvoir,  comme  force,  était  détruit  pour 
toujours  eu  Italie,  et  que  jamais  elle  n'y  avait 
étéaimée;  chose,  au  reste,  assez  inexplicable  pour 
une  puissance  qui  est  adorée  dans  ses  états  hé- 
réditaires. Quoiqu'il  en  soit,  l'Autriche  eut  vrai- 
ment peur  :  elle  était  encore  toute  palpitante 
du  canon  de  Marengo  et  de  celui  A'Hohenlinden. 
Elle  se  voyait  comme  pressée  entre  les  sources  du 
Meia  et  les  bouches  du  Pô;  elle  sentit  qu'il  fal- 
lait prendre  une  attitude  imposante,  ou  bien 
qu'elle  était  perdue.  II  est  probable  que  M.  de 
Meiternich  dont  le  génie,  quoique  jeune  encore, 
se  développait  déjà  à  cette  époque  fatale  pour 
son  pays,  eut  assez  d'influence  pour  décider  la 
troisième  coalition  continentale.  M.  de  Metter- 
nich  était  Autrichien,  et  sauver  son  pays  était 
son  premier  devoir  ^ 

On  prit  pour  prétexte  la  violation  du  traité 
de  Lunéville:  on  prétendit  que  par  ce  traité,  la 
Hollande,  la  Suisse,  la  Lombardie,  Gènes  et 
Lucques,  ainsi  que  Parme,   avaient  le  droit  de 

■  Cependant  à  ceUe  époque  je  ne  crois  pas  qu'il  fût  aux  af- 
faires, c'était  M.  de  Stadion. 


SaÔ  MÉMOIRES 

se  choisir  une  constitution,  et  que  c'était  un 
envahissement  que  de  leur  imjDoser  des  lois.  En 
parhmt  ainsi,  l'Autriche  accédait  enfin  au  traité 
de  Pétérsbom'g,  (hi  8  avril  précédent,  avec  l'An- 
gleterre. Elle  entre  aussitôt  en  campagne,  le 
géiiéral  Rlénaii  passe  l'Iufi  et  envahit  la  Bavière. 
L'armée  autrichienne,  forte  de  80,000  hommes, 
est  commandée  par  l'archiduc  Ferdinand,  sous 
la  tutelle  du  général  Mack\  tandis  que  35,ooo 
lujmmes  prennent  position  dans  le  Tyrol  sous 
les  ordres  de  l'archiduc  Jean  ,  appuyant  ainsi  la 
gauche  de  l'armée  du  général  Rlénau,  ainsi  que 
la  droite  de  celle  d'Italie,  qui  se  forme  sous  le 
commandement  immédiat  du  prince  Charles. 
Cette  dernière  armée  est  peut-être  la  plus  im- 
portante de  toutes,  et  compte  cent  dix  mille 
hommes  de  boiuies  troupes.  Elle  s'avance  en 
bon  ordre  sur  l'Adige.  ^ 

La  France  se  voyait  de  nouveau  menacée  de 
toutes  parts.  Le  midi  de  l'Europe  lui  restait  seul 
lidèle,  il  était  donc  de  la  plus  haute  importance 
de  conserver  les  relations  d'amitié  entre  les 
cours  de  France  et  de  Lisbonne  surtout.  L'An- 
gleterre faisait  des  efforts  surhumains  pour  en- 

'  Je  ne  mets  ici  que  des  reuseignenicnts  positifs.  Les  jour- 
naux furent  peu  vt;ritli(iues  alors  ,  pour  le  nombre  des  trou- 
pes tant  à  nous  qu'à  l'ennemi.  Je  puis  répondre  de  moncomptc; 
est  exact. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3^7 

gager  une  querelle,  et  un  bien  léger  niotif  fail- 
lit l'amener. 

Junot  fut  visiter  le    capitaine   Baudin  à  son 
bord;  aussitôt   qu'il  mit   le  pied  sur  le  pont,  il 
fut  tiré  vingt-et-un  coups  de  canon  pour  le  sa- 
luer.  Conune  il  est  défendu   de  tirer   le   canon 
dans  un  port    neutre,  les  Anglais  se   fâchèrent 
plus  que  le  régent  du  Portugal,  et  voyant  qu'ils 
n'obtenaient  pas  ce  qu'ils  voulaient  et  ce  qu'ils 
appelaient yV/^/ice,  ils  s'appuyèrent  de  nos  vingt- 
ot-un  coups  de  canon  pour  en  tirer  deux  mille 
en  signe  de  deuil    d'une    part,    et  de  réjouis- 
sance   de   l'autre ,    à    l'occasion   du   combat    de 
Trafalgar.   Cette    mitraillade  à   la  poudre    était 
encore  plus  insultante  pour  la  princesse  du  Brésil 
que  pour  nous,  puisqu'elle  était  Espagnole.  Mais 
on  voulait  faire  fâcher  Li  France,  ce  qui  serait 
certainement  arrivé  si  Junot  eût  été  à  Lisbonne: 
heureusement    qu'il   galopait    vers    la  TJoravie. 
Son  premier  mouvement,  qui  était  toujours  terri- 
ble lorsqu'il  était  question  de  la  France,  aurait 
été  sans  doute  injurieux  pour  le  faible  Portugal. 
M.  de  Rayneval,  tout  aussi  susceptible,  mais  plus 
calme,  parce  qu'il  fallait  l'être  ,  se  maintint  sans 
rupture,  au  grand  mécontentement  des  x\nglais. 
J'étais  mourante  depuis  six  semaines,  lorsque 
les  médecins  de  Lisbonne ,  ne  voulant  pas   me 


^28  MÉMOIRES 

voir   expirer  dans   leurs  mains,  m'envoyèrent  , 
malgré  la  saison,  qui  était  presque  passée,  clans 
un  misérable  village  appelé  Caldas  da  Raynha, 
où  étaient  des  eaux  thermales  qui  avaient,  di- 
saient-ils,   une    vertu  merveilleuse.  Il  ne  res- 
tait que  bien  peu  d'espoir;  je  partis  cependant; 
on  me  coucha  dans  une  sorte  de  litière  ,  et  j'arri- 
vai à  Caldas  da  Rayiiha^  n'ayant  que  le  souffle, 
et  tellement  faible,  que  je  ne  pus  prendre  d'a- 
bord  les    eaux  que    par    cuillerées.    Elles    sont 
chaudes,  sulfureuses  et  en  même  temps  toniques. 
Ma  maladie  étaitune  affection  nerveuse  au  pilore, 
mais  tellement  violente  que  je  ne  pouvais  pas 
supporter  un  verre  d'eau  sucrée.  L'effet  des  eaux 
fut  miraculeux;  au  bout   de  huit  jours,  je  me 
promenais  dans  la  quinta  royale  ,  appuyée  sur 
le  bras  de  M.  de  Cherval,  et  quinze  jours  n'étaient 
pas  écoulés  ,  que  je  mangeais  une  perdrix  à  mon 
dîner. 

Cependant,  ma  convalescence  fut  encore  assez 
longue.  Un  jour,  je  vois  arriver  Junot  qui  venait 
me  dire  adieu.  L'empereur  avait  tenu  sa  parole, 
il  l'avait  mandé  près  de  lui  au  bruit  du  premier 
coup  de  canon. 

«Mais  hâte-toi,  écrivait  Duroc,  car  j'ai  le 
pressentiment  que  cette  campagne  ne  sera  pas 
longue,  w 


DE    LA    DUCHESSE    d'a.BRANTÈS.  S^Q 

Et  Junot,  dont  certes  la  bonne  volonté  n'avait 
pas  besoin   d'être  excitée,  allait  partir  kfraiic- 
étrier  pour  joindre  l'empereur ,  n'importe  où  il 
serait.  M.  de  Talleyrand ,  qui  lui  avait  écrit  en 
même    temps    pour  donner   à    M.  de  Rayneval 
les  pouvoirs  de  charge  d'affaires  de  France ,  di- 
sait dans   sa  lettre  que  je   pourrais   revenir  à 
petites  journées,  car  on  savait  en  France  à  quel 
point    j'étais    malade.    Junot    ne  demeura  que 
quelques   heures  à   Caklas,  puis   repartit  pour 
Lisbonne,  où  il  enfourcha  un  bidet  de  poste  qu'il 
ne  quitta   qu'à  Bayonne,   où  il    prit   alors  une 
calèche  qui  le  conduisit  à  Paris.  Là,  il  demeura 
vingt-quatre  heures  pour  assister  aux  désastres 
de  l'honnête   et    bon    M.  Récamier;  ensuite   il 
repartit   ponr  l'Allemagne  dans   une  chaise  de 
poste,  donnant  six  francs  de  guide  aux  postillons 
et   faisant  voler  les    chevaux.   jMais    l'empereur 
allait  encore  plus  vite.  L'armée  semblait  courir 
avec  la  vélocité  d'une  jeune  fille;  enfin,  il  rejoi- 
gnit l'empereur  à  Brunn  en  Moravie,  le  i^*^  dé- 
cembre. L'empereur    était   avec   Berthier  dans 
une  maison  dont  les  fenêtres  doiniaient  sur  la 
route.  Il  était  à  peine  neuf  heures  du  matin,  le 
temps  était  brumeux  ,  et  le  jour  n'était  pas  écla- 
tant. 

«  Que  vois-je  arriver  là-bas?  demanda  l'empe- 


33o  MlÎMOIRES 

reiir C'est  une  chaise  de  poste....  cependant, 

nous  n'attendons  pas  de  nouvelles  ce  matin,  il 
me  semble...  Est-ce  que  le  mouvement  du  trésor 
aurait  eu  des  suites  ?...)> 

Et  à  mesure  qu'il  distingnait  mieux-  avec  sa 
longue  vue,  il  paraissait  non  pas  inquiet,  mais 
plus  occupé  de  deviner  qui  ce  pouvait  être. 

«C'est  un  officier  général,  dit-il  enfin...  Eh  mais 
en  vérité,  si  la  chose  était  possible...  je  croirais 
que  c'est  Junot...  Quel  jour  avez-vous  écrit, 
Berthier  ?...»  Berthier  le  lui  dit. 

«Alors  ce-ne  peutétre  lui,  dit  l'empereur...  Il 
a  douze  cents  lieues  à  faire  pour  nous  joindre, 
et,  avec  la  meilleure  volonté  du  monde... 

L'aide-de-camp  de  service  annonça  le  général 
Junot... 

—  Pardieu,  dit  Napoléon  en  allant  à  lui,  il  n'y 
a  que  toi  pour  des  choses  comme  cela!...  arriver 
la  veille  d'une  grande  bataille,  et  faire  pour  cela 
douze  cents  lieues,  et  surtout  quitter  une  am- 
bassade pour  le  canon...  11  ne  te  manque  plus 
que  d'être  blessé  dans  la  bataille  de  demain. 

—  J'v  con-nte  bien  ,  Sire,  mais  par  la  dernière 
balle,  répondit  Junot  en  riant.  Il  fant  que  les 
Russes  me  laissent  faire  mon  service  auprès  de 
Votre  Majesté. 

—  Ma  foi ,  mon  ami ,  il  ne  te  reste  plus  que 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  33 1 

cette  place-là.  Tu  es  arrivé  trop  tard,  et  tons  les 
corps  d'armée  sont  donnés,  même,  comme  tu  le 
sais,  tes  beaux  grenadiers  d'Arras...  Ce  sont  de 
vigoureux  garçons...  mais  ils  ont  un  bon  chef. 

— Oui,  oui,  dit  Junot,  je  ne  regrette  pas  de  les 
lui  laisser;  il  les  mènera  vaillamment...  Mais, 
Sire,  je  suis  comblé  de  me  retrouver  auprès  de 
votre  personne,  comme  à  l'armée  d'Italie.  C'est 
d'un  heureux  augure. 

L'empereur  remua  la  tète;  mais  son  air  de 
doute  n'avait  rien  d'inquiétant.  Il  souriait  au 
contraire ,  et  son  sourire  donnait  de  la  confiance. 
Il  se  promenait  dans  la  chambre  qui  lui  servait 
de  cabinet,  avec  un  calme  qui  rassurait  les  plus 
timides.  Il  demanda  à  Junot  comment  il  m'avait 
laissée...  si  ma  maladie  venait  de  la  jalousie  que 
m'avait  inspirée  la  princesse  du  Brésil... 

Junot  se  prit  à  rire. 

—  Est-elle  vraiment  aussi  laide  qu'on  le  dit, 
demanda  l'empereur;  plus  laide  que  sa  sœur 
d'Etrurie?...  Cela  serait  difficile  pourtant... 

—  Elle  est  plus  laide  que  tout  ce  qui  est  laid, 
répondit  Junot... 

—  Et  cepeisdant,  dit  Napoléon... 

—  Ah  mon  Dieu  oui,  répliqua  l'ambassadeur, 
oubliant  que  la  réserve  diplomatique  empêche 
toujours  de  convenii;  qu'on  sait  ces  choses-là. 


332  MÉMOIRES 

—  En  vérité,  disait  l'empereur....  Voyez-vous 
cela!...  Et  plus  laide  que  la  reine  d'Étrurie!... 

—  Bien  plus  laide... 

—  Et  le   prince  régent?... 

—  Stupide  d'abord  ;  et  quant  à  la  laideur, 
Votre  Majesté  pourra  peut-être  en  juger  par  le 
portrait  que  ma  femme  en  a  fait  en  deux  mots, 
et  qui  sont  du  reste  fort  justes.  Elle  dit  que  le 
prince  du  Brésil  ressemble  à  un  taureau  dont 
la  mère  aurait  eu  un  regard  d'iui  orang-outang. 

—  A-t-elle  dit  cela,  dit  l'empereur,  en  se  met- 
tant à  rire...  Petite pcsle'  !...  Et  cela  est  vrai? 

—  Parfaitement  vrai,  Sire. 

L'empereur  lit  une  foule  de  questions  sur  le 
Portugal  et  sur  l'Espagne ,  et  cela  dans  un  mo- 
ment où  sa  tête  cependant  devait  avoir  un  foyer 
d'idées  ardemment  alimenté.  Tout  est  prodige 
dans  cet  homme. 

'  C'était  le  nom  que  l'empereur  ir.e  donnait  dans  ses  mo- 
ments de  ^aîté.  Je  l'ai  rapporté  connue  vcr/fc  historique, 
mais  je  ne  l'ai  jamais  fait  pour  en  lirvr  vanité ,  comme  on 
l'a  voulu  croire  dernièrement  dans  un  article  de  journal. 


DE    LA.    DUCttKSSK    d'aBRANTKS.  333 


CHAPITRE  XVI. 


Transformation.  —  Affi  euse  tempête.  —  Dangers.  —  Com- 
bat de  Trafalgar.  —  Mort  de  Nelson.  —  Mot  de  l'empe- 
reur. —  Le  capitaine  Baiidin.  —  L'amiral  Villeneuve.  — 
Conseils  de  Decrès.  — L'amiral  Gravina.  —  Sa  querelle 
avec  Villeneuve.  —  La  flotte  anglaise  et  la  flotte  combi- 
née. —  Mort  glorieuse  du  contre-amiral  Magon.  —  Ville- 
neuve fait  prisonnier.  —  Mort  de  l'amiral  Gravina.  — • 
Victoire  d'Ulm.  —  Oudinot  vainqueur  à  Wertingcn.  — • 
Occupation  d'Augsbourg.  —  Combat  d'Elchingen.  — 
Occupation  de  Vcissembourg.  —  Entrevue  de  l'empereur 
de  Russie  et  du  roi  de  Prusse.  —  L'empereur  entre  dans 
Vienne. 

Tandis  que  Junot  quitte  la  toge  diplomatique 
pour  reprendre  les  éperons  et  le  sabre  du  hus- 
sard, afin  de  servir  cette  patrie  bien  aimée  aux 
jours  d'un  nouveau  triomphe ,  il  se  passait  au- 
près de  nous  d'étranges   et   de  sinistres  événe- 


334  MÉMOIRES 

ments.  Le  combat  de  Trafalgai',  ce  malheureux 
combat  qui  vit  le  dernier  espoir  de  notre  gloire 
maritime  s'engloutir  dans  les  flots  du  détroit, 
ce  malheur  venait  de  se  consommer.  J'étais  alors  à 
Lisbonne,  et  j'ai  vu  de  bien  près  ses  conséquences, 
sans  l'illusion  dont  la  flatterie  a  cherché  à  enve- 
lopper l'infortune  de  nos  armes  si  tristement 
en  opposition  avec  les  lauriers  d'Austerlitz. 

Je  revenais  à  Lisbonne ,  après  avoir  retrouvé 
à  Caldas-da-Raynha  ma  santé  et  même  ma  vie, 
que  je  croyais  bien  sérieusement  attaquée.  Après 
être  sortie  des  sables  ù'Obidos^  je  gagnai  le  Tagc, 
de  loin  ,  et  je  m'y  embarquai  dans  une  escalère 
de  la  cour  qu'on  avait  fait  préparer  pour  moi. 

C'était  le  21  octobre.  Le  temps  ,  d'abord  d'une 
assez  belle  apparence,  devint  tout-à-coup  som- 
bre, et  tourna  au  calme  plat.  Comme  nous  avions 
vingt  rameurs  ,  la  chose  importait  assez  peu , 
d'autant  que  nous  descendions  le  fleuve;  mais 
la  plus  affreuse  tempête  fondit  bientôt  sur  nous, 
et  nous  enveloppa  avec  ime  telle  furie,  que  nous 
fumes  enfin  en  danger.  M.  de  Cherval  était  fort 
malade  du  mouvement  de  l'escalère ,  car  nous 
étions  déjà  dans  les  eaux  du  ïage  qui  subissent 
la  loi  de  la  mer;  et  les  vagues  étant  plus  courtes 
en  raison  du  resserrement  des  rives,  il  y  a  tout 


DR    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  335 

à  la  fois  plus  de  danger  et  plus  de  souffrance 
pour  ceux  qui  ne  peuvent  supporter  la  mer.  Le 
roulis  ne  me  faisait  rien;  mais  notre  barque  tan- 
guait horriblement,  et  le  tangage  me  tuait. 

Il  y  avait  deux  heures  que  le  vent  s'était  élevé 
avec  une  furie  qui  enlevait  notre  embarcation 
au  sommet  des  vagues,  et  puis  la  repoussait 
contre  la  terre,  où  souvent  elle  menaçait  de  se 
briser.  Ma  fille  n'était  heureusement  pas  avec 
moi;  je  ne  craignais  donc  que  pour  ma  personne, 
et  jamais  cette  crainte  n'a  troublé  mon  sang- 
froid.  Cependant  j'avais  été  si  près  de  la  mort, 
que  la  vie  me  paraissait  bien  belle  à  ressaisir.  Je 
n'avais  que  vingt  ans.  .  .  il  est  dur  de  voir  une 
mort  violente  à  cet  âge.  Cependant  je  me  rap- 
pelle que  j'étais  assez  résignée;  et  lorsque  j'en- 
tendis une  querelle  sérieuse  s'élever  entre  M.  de 
Cherval  et  M.  Magnien  ,  je  songeai  plutôt  à  les 
apaiser  qu'à  me  joindre  à  M.  de  Cherval. 

C'est  que  M.  Magnien,  malgré  l'avis  du  pa- 
tron de  la  barque,  qui  prévoyait  une  tempête, 
avait  voulu  revenir  par  eau;  et,  pour  ne  pas 
nous  effrayer,  ne  m'avait  pas  parlé  de  l'avis  donné 
par  le  chef  des  rameurs.  jNous  venions  de  le  dé- 
couvrir. J'ai  toujours  eu  pour  maxime  de  ne  pas 
augmenter  le  mal,  quand  il  est  ftiit,  par  des  re- 
proches qui  ne  servent  qu'à  redoubler  le  trouble. 


336  Mi':Moiiu:s 

Je  parlai  au  patron,  il  me  parut  inquiet,  d'au- 
tant plus  que  clans  l'endroit  où  nous  étions  il 
était  impossible  d'aborder. 

—  Si  la  tempête  augmenle,  me  dit  cet  homme, 
je  crains  que  les  efforts  de  mes  hommes  ne 
puissent  nous  empêcher  d'entrer  dans  la  rade. 

—  Eh  bien!  tant  mieux,  lui  dis-je,  nous  se- 
rions arrivés;  et  une  fois  à  Maravilhas ^  ou  bien 
au  Grillo yiious  débarquerons. 

—  Nous  serions  perdus  si  nous  entrions  dans 
la  rade,  répondit  le  marin  avec  la  rude  franchise 
des  hommes  de  son  état,  les  gros  câbles  sont 
tous  tendus...  un  chavirement  est  bientôt  fait;... 
et  puis  le  vent  est  si  fort,  que  nous  ne  pouvons 
lutter  contre  lui;  il  peut  nous  envoyer  contre  un 
des  gros  bâtiments  à  l'ancre,  et  nous  serions 
brisés  comme  des  coquilles  de  noix. 

Tandis  qu'il  me  parlait,  les  nuages  s'abaissaient 
sur  nous  avec  une  telle  rapidité,  que  le  rivage 
disparut  en  un  instant.  Le  patron  me  laissa,  et 
courut  à  ses  hommes  : 

—  Dépliez  la  voile!  leur  cria-t-il,  dépliez  la 
voile!... ne  voyez-vous  pas  les  eaux  de  la  rade?... 

On  déplia  la  voile;  mais  à  peine  fut-elle  ten- 
due, qu'un  coup  de  vent  terrible  la  déchira  en 
deux.  La  secousse  que  reçut  le  yacht  fut  si  vio- 
lente, que  celte  fois  nous  failhmes  chavirer. 


DE    LA    DUCHKSSE    b'aBRANTKS.  33^ 

M.  (le  Cherval  était  fort  calme;  il  n'avait  peur 
que  pour  moi ,  et  sa  sollicitude  pour  le  soin  de 
ma  .vie,  dans  cette  circonstance,  est  une  preuve 
de  son  amitié  que  je  n'ai  jamais  oubliée.  Quant 
à  IMagnien  ,  il  était  là  ce  qu'il  était  partout  ail- 
leurs; seulement  il  avait  de  plus  perdu  la  tète; il 
parcourait  le  petit  salon  du  yacht,  dans  lequel 
les  vagues  venaient  nous  chercher  au  travers 
des  petites  fenêtres  et  des  rideaux,  et  disait  en 
se  tordant  les  mains  : 

—  Mon  Dieu!  j'ai  eu  tort,  c'est  vrai...  Nous  al- 
lons tous  mourir!...  et  si  madame  Junot  se 
noie,  c'est  à  moi  que  le  général  s'en  prendra.  .  . 
Que  lui  dirai-je,  mon  Dieu? 

—  Si  madame  Junot  périt,  nous  périrons  tous, 
lui  disait  M.  de  Cherval,ainsi  Junot  ne  vous  dira 
rien.  .  .  Yous  n'êtes  pas  malade,  vous,  allez  voir 
sur  le  pont  s'il  y  a  quelque  chose  à  faire. 

Dans  ce  moment,  le  patron  vint  nous  trou- 
ver; il  paraissait  troublé,  et  était  fort  pâle. 

—  J^es  rames  se  cassent ,  la  voile  est  déchirée , 
nous  dit-il,  je  ne  puis  répondre  de  rien;  nous 
voilà  devant  Saccavin,  voulez-vous  que  je  tente 
d'y  aborder? 

—  Sans  aucun  doute!  m'écriai-je,  car  si  nous 
demeurons  plus  long-temps ,  ce  tangage  va  me 
tuer. 

VIII.  22 


338  MÉMOIRES 

—  Oh!  le  tangage,  dit-il  en  s'en  allant,.  .  .  ce 
n'est  pas  là  où  est  la  mort. 

Tous  les  efforts  des  vingt  rameurs  furent  d'a- 
bord impuissants;  le  vent  soufflait  avec  une  telle 
violence ,  que  nous  étions  repoussés  au  milieu 
des  vagues,  et  que  de  nouveau  des  tourbillons 
d'eau  nous  couvraient  en  entier.  Enfin ,  les  pro- 
messes d'une  riche  récompense ,  le  soin  de  leur 
propre  vie,  encouragèrent  les  matelots,  et  leur 
fit  faire  des  efforts  inouïs  qui  obtinrent  enfin 
le  succès.  Nous  fîimes  jetés  sur  la  côte ,  mais  à 
deux  cents  pas  du  rivage.  Quatre  matelots  me 
prirent  sur  leurs  bras  pour  que  je  pusse  traver- 
ser les  basses  eaux.  Ce  n'était  pas  pour  éviter 
de  me  mouiller,  car  mes  vêtements  étaient  im- 
bibés d'eau  comme  si  je  sortais  du  Tage.  On  me 
conduisit  dans  une  maison  de  Sacccwin,  où  l'on 
me  donna  du  feu,  du  linge  un  peu  grossier,  m.iis 
parfaitement  blanc;  j'envoyai  un  exprès  à  Lis- 
bonne pour  avoir  ma  voitiu^e;  et  le  soir  même 
j'étais  dans  mon  petit  salon  jaune ,  à  l'ambas- 
sade de  France,  ayant  ma  fille  sur  mes  genoux, 
entourée  de  quelques  amis,  tranquille,  presque 
heureuse ,  en  entendant  les  vents  déchaînés 
souffler  avec  furie,  tandis  que  j'étais  à  fabri.  .  . 
Oh  !  que  depuis  je  me  suis  reproché  cette  soi- 
rée!  C'était  le  jour  du  combat  de  Trafal- 

gar!... 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTKS.  339 

J'étais  de  retour  depuis  cinq  jours.  La  tem- 
pête, après  avoir  épuisé  sa  violence,  s'était  cal- 
mée, et  le  ciel  d'azur  de  Lisbonne  resplendissait 
de  nouveau.  Un  soleil  d'automne,  mais  plus  beau 
que  celui  de  nos  plus  beaux  jours  d'été,  luisait 
pur  et  sans  nuages;  nous  faisions  des  projets  de 
campagne  avec  la  famille  Lebzeltern,  lorsqu'un 
matin  je  fus  réveillée  par  des  coups  de  canon 
qui  faisaient  trembler  notre  frêle  '  demeure.  Us 
se  répétaient  avec  une  telle  rapidité  que  je  ne 
savais  que  penser.  J'envoyai  chez  M.  de  Rayne- 
val,  il  était  sorti.  Tout  le  monde  était  allé  aux 
informations  ;  lui  seul  savait  la  chose ,  et  s'était 
aussitôt  rendu  chez  M,  d'Aratijo. 

C'était  la  nouvelle  du  combat  de  Trafaigar  ^ 
qui  était  arrivée  dans  la  nuit  à  Lisbonne.  Le  port 
était  renjpli  de  vaisseaux  anglais;  et,  sans  égard 
pour  la  neutralité ,  sans  égard  pour  la  princesse 
du  Brésil,  qui,  étant  infante  d'Espagne,  perdait 
à  ce  malheur  plus  encore  que  la  France,  les 
vaisseaux  anglais  tirèrent  aussitôt  le  canon  pour 

'  Dcjjuis  le  tremblement  de  terre,  les  Portugais,  redoutant 
toujours  un  semblable  malheur,  construisent  avec  une  ex- 
trême légèreté.  Les  murs  sont  à  peine  recrépis  ,  ce  qui  fait 
que  l'humidité  et  la  chaleur  ont  un  égal  accès  dans  leurs 
maisons. 

*  Dix  lieues  sud-^est  de  Cadix. 

aa. 


34o  MÉMOIRES 

célébrer  leur  victoire.  Mais  aux  accents  joyeux 
se  mêlaient  aussi  des  bruits  funèbres.  .  .  Ln 
victoire  avait  fait  payer  cher  son  laurier  :  Nel- 
son était  mort!. .  . 

M.  (le  Rayneval  rentra  et  me  communiqua 
toutes  ces  nouvelles.  C'est  à  cette  époque  que 
mon  estime  pour  lui  prit  le  caractère  d'une  pro- 
fonde amitié.  Il  était  bouleversé  de  ce  malheur, 
arrivé  dans  le  moment  où  nos  armes  promet- 
taient tant  de  succès,  et  un  malheur  suivi  de  ce 
massacre,  de  cette  destruction  exercée  tout  à  la 
fois  par  l'ennemi  et  les  éléments! .  .  .  Le  cœur  du 
brave  jeune  homme  est  aussi  bon  que  son  es- 
prit est  éclairé.  Il  a  dans  l'âme  une  phiiatitro- 
pie  qui  le  porte  au   désir  du  bonheur  de  tous 

les  hommes Il  me  donna   la  relation  de  cet 

affreux  combat;  il  ne  pouvait  la  lire.    . 

C'était  horrible  !  Cet  amiral  devait  être  un 
grand  misérable!.  .  .  c'est  lui  qui  fut  cause  de 
cette  catastrophe  ,  de  cette  sanglante  affaire,  se- 
cond acte  et  conclusion  de  la  tragédie  de  Qui- 
beron,  dont  le  sujet  était  la  ruine  et  la  destruc- 
tion de  notre  marine. 

L'empereur,  ayant  appris  l'affaire  de  Ville- 
neuve et  de  Calder,  s'écriait  aussi  dans  son  som- 
meil : 

«  Varus ,  rends-moi  mes  légions .'...» 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  34 1 

Ce  fut  vainement  que  le  brillant  combat  du 
capitaine  Baudin  lui  rendit  cette  nouvelle  moins 
amère,  il  ordonna  que  l'amiral  Villeneuve  serait 
remplacé  par  l'amiral  Rosilly.  Villeneuve  était 
déjà  coupable  d'im  ancien  grief  :  c'était  lui  qui , 
à  la  bataille  d'Aboukir,  était  demeuré  tranquil- 
lement sur  ses  ancres.  Il  était  protégé  par  Décrès, 
qui  protégeait  toujours  les  mauvais  et  jamais  les 
bons.  Dès  qu'il  apprit  la  résolution  de  l'empe- 
reur, il  l'écrivit  à  Villeneuve  en  lui  disant  ^  : 

«  Je  retarde  la  Jiouvelle  officielle  de  ton  rem- 
«  placement.  Fais  en  sorte  de  sortir  avant  qu'elle 
«te  parvienne.  Cherche  l'ennemi,  et  si  tu  as 
«  une  belle  affaire ,  le  maître  te  pardonnera.  // 
V.  faut  jouer  le  tout  pour  le  tout.  » 

En  recevant  cette  nouvelle,  qui  lui  annonçait 
une  punition  méritée,  Villeneuve  n'y  vit  qu'un 
déshonneur  qu'il  devait  évifer  à  tout  prix.  Il 
manda  à  son  bord,  comme  commandant  en  chef 
la  flotte  combinée ,  tous  les  chefs  espagnols.  A 
leur  tête  était  le  brave  Gravina,  Thonneur  de 
la  marine  espagnole.  Villeneuve  annonça  qu'il 
allait  sortir.  Gravina  lui  objecta  que   la   chose 

'  Je  connais  rofficier  qui  fut  porteur  de  cette  dépèche. 
Il  n'en  connut  le  contenu  que  plusieurs  mois  après,  et  par 
un  hasard  singulier.  Il  voulait  quitter  Décrès,  et  je  le  con- 
çois. 


34^  MÉMOIRES 

était  impossible ,  Villeneuve  lui  répondit  inju- 
rieusement. 

—  Je  vous  demanderai  raison  de  cet  outrage 
après  le  combat,  lui  dit  Gravina;  maintenant 
nous  allons  appareiller.  Mais  que  Dieu  nons  pro- 
tège, car  nous  allons  à  notre  perte. 

Villeneuve  était  poussé  par  son  mauvais  gé- 
nie ;  il  n'écouta  pas  davantage  les  remontrances 
des  officiers  de  la  flotte  française.  Le  contre- 
amiral  Magon,  ce  vieil  ami  de  tous  les  miens, 
lui  parla  vainement  dans  le  sens  de  Gravina, 
et  pourtant  sa  bravoure  et  son  talent  étaient 
bien  reconnus. 

La  flotte  anglaise  %  commandée  par  l'amiral 
Nelson,  cet  ennemi  des  Français,  qu'il  détestait 
comme  Annibal  détestait  les  Romains,  était  forte 
d|î  vingt-huit  vaisseaux,  dont  neuf  à  trois  ponts. 
La  flotte  combinée  se  composait  de  dix-huit  vais- 
seaux français  et  de  quinze  vaisseaux  espagnols. 
Cette  dernière  partie  était  admirable,  il  y  avait: 

Un  vaisseau  de  cent  trente  canons  (/a  Santa- 
lyiniclad),  deux  de  cent,  deux  de  quatre-vingt- 

'  Les  journaux  de  l'époque  n'ont  pas  donné  la  vérité  sur 
cette  bataille  de  Trafalgar.  Les  journaux  anglais  mentirent 
aussi.  Les  détails  que  je  donne  ici  sont  ceux  que  j'ai  re- 
cueillis à  Lisbonne  et  à  Madrid,  sur  les  lieux  mêmes,  et  ils 
sont  impartiaux. 


DE    LA.    DUCHFSSK    d'aBRANTÈS.  343 

quatre,  trois  de  quatre-vingts,  un  de  soixante- 
quatre,  les  vingt-deux  autres  étaient  tous  de 
soixante-quatorze  canons  ! .  .  .  Quelle  flotte!.  .  . 
Il  y  avait  dans  ces  forces  réunies  de  quoi  écra- 
ser la  flotte  anglaise. ..Mais  loin  d'être  victorieuse, 
la  nôtre  est  abîmée,  les  plus  mauvaises  manœu- 
vres nous  livrent  à  l'eimemi;  le  courage  et  l'ha- 
bileté de  quelques-uns  de  nos  marins  présentent 
partiellement  des  exemples  de  bravoure  et  de 
dévouement,  comme  ceux  qu'on  admire  dans 
Plutarque  lorsqu'il  vous  parle  de  ces  fabuleuses 
actions  des  héros  de  l'antiquité.  Une  tempête, 
aussi  affreuse  que  la  mémoire  des  plus  vieux 
marins  peut  se  la  rappeler,  vient  ajouter  son 
horreur  à  celle  du  carnage  de  la  bataille.  Le  ton- 
nerre brise  aussi  souvent  les  mâts  que  le  canon 
de  l'ennemi,  et  la  lueur  des  éclairs  donne  au 
moins  cette  consolation  à  l'équipage  qui  coule 
bas,  en  lui  permettant  de  voir  que  le  ciel  frappe 
indifféremment  tous  les  pavillons.  Mais  c'est 
notre  drapeau  tricolore  surtout  qui  est  abîmé 
dans  ces  deux  fatales  journées,  car  cet  horrible 
combat  dura  deux  jours  et  une  nuit  ! .  .  .  Cinq 
vaisseaux  pris!...  trois  coulés  bas  pendant  l'ac- 
tion, trois  brûlés!...  l'un,  et  c'était  celui  que 
montait  le  contre-amiral  Magon  %  pressé  par 
'  L'Achille,  Le  contre-amiral  Magon  ne  se  serait  jamais 


344  MÉMOIRES 

l'ennemi,  ayant  son  pont  couvert  do  cadavres, 
sauta  en  l'air  pour  ne  pas  se  rendre  ! .  .  .  C'est 
ainsi  que  j'ai  perdu  cet  ami  qui  m'avait  si  sou- 
vent bercée  dans  ses  bras...  Dix  autres  vaisseaux 
furent  échouer  le  long  de  la  cote.  Il  en  vint  un 
qui  naufragea  à  trente-deux  lieues  de  Trafalgar, 
assez  près  de  Lagos ^  au  cap  Saint-Vincent;  ce 
n'était  plus  qu'une  carcasse  de  vaisseau  remplie 
de  cadavres  et  de  gens  expirants.  .  .  Neuf  ren- 
trèrent à  Cadix.  .  .  Quant  à  l'amiral,  vous  croyez 
peut-être  qu'il  se  fit  tuer,  ou  qu'un  coup  de  ce 
tonnerre  qui  frappait  toutes  les  tètes  était  au 
moins  tombé  sur  la  sienne?  —  Non,  il  fut  pris!... 
il  fut  fait  prisonnier...  il  rendit  son  épée  au  bruit 
des  cris  des  mourants,  des  noyés,  qui  le  mau- 
dissaient en  périssant  par  la  faute  de  sa  double 
sottise...  Ah!  je  ne  suis  qu'une  femme  !...  mais 
comme  je  conçois  bien  que  dans  un  pareil 
instant  un  coup  de  pistolet  solde  le  compte 
qu'on  peut  vous  demander!.. 

L'amiral  Gravina  a  la  jambe  emportée  et  meurt 
de  sa  blessure;  le  contre-amiral  ^//«(^fz  est  dange- 
reusement blessé;  le  contre-amiral  Magon  tombe 
mort.  .  .;  le  contre-amiral  Cisneros  est  fait  pri- 


rendu.  «  Il  m'ont  pris  une  fois,  me  cUsail-il  un  jour  ,   main- 
tenant c'est  iini.  « 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  345» 

sonnier.  .  .  Quatorze  vaisseaux  anglais  sont  abî- 
més par  suite  du  combat  et  de  la  tempête.  Au 
milieu  de  ce  désastre  l'amiral  Nelson  est  tué,  et 
tué  par  hasard.  On  sait  qu'un  jour  d'affaire  il 
était  toujours  chamarré  d'une  foule  de  cordons 
et  de  plaques,  d'ordres  étrangers  et  nationaux. 
Un  de  nos  soldats,  qui  était  dans  le  haut  des 
huniers  d'un  de  nos  vaisseaux  qui  voulait  abor- 
der le  vaisseau  amiral ,  vit  de  son  poste  cet 
homme  tout  couvert  d'or  et  de  diamants,  qui 
n'avait  que  la  moitié  de  ses  membres,  et  qui 
paraissait  commander  tout  le  mal  qu'on  nous 
faisait.  11  lui  tira  un  coup  de  fusil  qui  l'atteignit 
dans  la  poitrine.  Le  coup  était  mortel,  on  l'em- 
porta dans  sa  chambre  ;  et  la  il  mourut  en  dic- 
tant son  rapport  à  l'amirauté;  il  laissait  le  com- 
mandement à  l'amiral  Colingwood. 

«Du  moins,  dit-il  à  lui  officier  qui  était  près 
de  lui,  je  puis,  comme  un  de  leurs  poètes,  dire 
en  mourant  : 

Et  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  Romains  !  » 

En  effet,  il  venait  de  voir  couler  bas,  de  la  fe- 
nêtre de  sa  chambre,  le  fameux  vaisseau  espa- 
gnol la  Santa-Triiiidad,  fort  de  cent  trente  ca- 
nons :  on  a  dit  qu'il  était  de  cent  quarante-deux, 
et  même  de  cent  quarante-quatre  ;  mais  la  vérité 


346  MÉMOIRES 

est  qu'il  portait  cent  trente  canons  :  c'est  bien 
assez;  c'est  même  trop. 

Le  désastre  de  ces  malheureuses  journées  est 
affreux  dans  ses  résultats.  Je  voyais  chaque  jour 
alors  des  hommes  qui  étaient  bien  en  état  de 
juger  ce  malheur,  et  qui  ne  le  regardaient  pas 
comme  balancé  par  les  victoires  de  l'empereur. 
Aussitôt  que  les  vaisseaux  anglais  qui  étaient 
dans  le  port  de  Lisbonne  apprirent  cette  nou- 
velle, ils  firent,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  tout  ce 
qu'ils  auraient  tait  dans  la  rade  de  Portsmouth 
pour  la  mort  de  Nelson  et  pour  leur  victoire 
maudite.  Et  c'est  ici  le  lieu  d'observer  que,  de- 
puis le  commencement  de  la  coalition  continen- 
tale ,  l'Angleterre  est  l'unique  puissance  dont  les 
combinaisons  politiques  et  militaires ,  tant  en 
Europe  qu'au-delà  des  mers,  offrirent  toujours 
une  combinaison  compensative  pour  établir  une 
sorte  de  nivellement  qui  empêchait  qu'elle  no 
sentît  la  secousse  d'un  échec.  Napoléon  fut , 
non  pas  irrité,  non  pas  furieux ,  mais  profondé- 
ment malheureux  de  cette  bataille  de  Trafalgar; 
et  certes  ,  lorsqu'en  ouvrant  le  corps  législatif, 
le  i'"  mais  i8ou,  il  dit,  avec  une  sorte  d'indif- 
férence :  (i  La  tempête  nous  a  fait  perdre  quel- 
ques vaisseaux,  après  un  combat  qui  fut  impru- 
demment engagé,  etc.,  etc.,»  il  ne  dévoile  pas 


DE   LA.    DUCHESSE    d'A-BRANTÈS.  347 

le  fond  de  son  cœur,  car,  alors,  il  était  vivement 
blessé,  et  la  plaie  saignait  encore. 

Pendant  que  les  ondes  du  détroit  de  Gibraltar 
se  rougissaient  de  notre  sang,  Napoléon  faisait 
triompher  les  aigles  et  notre  beau  drapeau  dans 
les  champs  d'ULM.  La  grande  armée  française, 
composée  de  sept  corps  différents  ^  et  d'une 
immense  réserve  d'artillerie  et  de  cavalerie,  s'a- 
vançait à  pas  de  géant  sur  l'Autriche.  Tout  avait 
été  préparé  avec  une  telle  habileté  que  rien  ne 
faillit  au  jour  du  besoin.  Partout  on  signait  des 
traités  contre  la  France;  mais  elle,  toujours  belle, 
toujours  grande,  forte,  parce  qu'alors  elle  était 
libre    de  montrer  ses  sentiments  de  vaillance, 

'  i^""  corps,  Bernadette. 

2®  corps,    Marmont. 

3^  corps ,  Davout. 

4^  corps,  Soiilt. 

5^  corps,  Lannes. 

6*  corps ,  Ney. 

7^  corps  ,  Augereau. 

Cavalerie,  Murât,  ayant  sous  ses  ordres,  Nansouty.  Beau- 
mont  (  le  beau  -frère  de  Davout,  et  non  pas  un  autre  Beau- 
mont)  ,  W  alther ,  Klein  (  beau-frère  de  Lobau  ),  le  général 
D'Hautpoul  (celui  de  Poule  d'eau).  L'armée  d'Italie,  com- 
mandée par  Masséna;  —  puis,  trois  grands  corps  d'armée, 
formés  à  Stx\'isbourg ,  Boulogne  et  Mayence; —  puis,  trois 
camps  vo!  uits  de  grenadiers  en  Italie  et  dans  la  Vendée  : 
voilà  une  France  militaire. 


348  MÉMOlllliS 

résistait,  en  souriant,  à  tous  ces  projets  comme 
un  géant  aux  efforts  de  p)  gmées.  Cependant  le 
roi  de  Napies  nous  était  seul  fidèle ,  ainsi  que 
l'Espagne  et  quelques  parties  de  l'Allemagne. 

Mais  tout  à  coup,  comme  par  une  secousse 
imprimée  par  la  main  divine,  l'armée  française 
s'ébranle;  elle  fait  ini  pas ,  et  son  pied  écrase  des 
royaumes.  Sa  course  est  marquée  par  le  ravage 
de  tout  ce  qui  s'élève  devant  elle.  Dans  l'es- 
pace d'un  mois  %  depuis  l'occupation  de  ÏFeis- 
sembourg^  c'est-à-dire  même  du  '^  octobre  au  20 
du  même  mois,  voilà  ce  que  nous  avons  fait,  et 
ce  que  nos  ennemis  n'osent  pas  nous  disputer. 

Tandis  que  Napoléon  avait  stupéfié  l'Autriche 
par  la  rapidité  de  sa  marche  et  l'habileté  de  ses 
manœuvres,  qui  lui  assuraient  la  tranquillité  des 
débouchés  du  ïyrol ,  nous  remportions  chaque 
jour  une  victoire.  Je  ne  parlerai  donc  que  des 
combats,  sans  ajouter  le  mot  victoire  :  cela  était 
toujours.  Cependant,  pour  le  premier,  celui  de 
Wertingen  ,  mon  amour  maternel  me  porte  à 
la  justice,  pour  donner  la  gloire  à  qui  elle  ap- 
partient. On  a  mis  cette  victoire  sur  le  compte 
du  général  Murât  :  c'est  une  erreur,  la  gloire  en 

'  Le  3  octobie  i8o5.  Ce  fut  Bcinadotte  et  les  Bavarois 
qui  occupèrent  Weisseniboing. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTKS.  349 

appartient   au   général  Oudinot  ainsi  qu'à  nos 
beaux  grenadiers  d'Arras.  Après  Wertinghen  vint 
le  combat  de  Gun(burg\yar  le  maréchal  Ney,  qui 
culbute  l'archiduc  Ferdinand ,  —  puis  l'occupa- 
tion d'Augsbourg  par  le  maréchal  Soult,  —  l'oc- 
cupation de  Munich  par  Bernadotte  ,  —  la  prise 
de  Memingen  par  Soult,  avec  quatre  mille  pri- 
sonniers ;  le  fameux  combat  d'Elchingen  où  le  ma- 
réchal Ney  fait  trois  mille  prisonniers  ,  et  assure, 
par  la  prise  du  pont  d'Elchingen  ,  une  grande 
part  (tu  succès  de  la  campagne  et  surtout  la  prise 
de  la  garnison  d'ULM.  Ensuite  venait  le  combat 
de  Langenau  par  Murât,  dans  lequel  il  fait  trois 
mille  prisonniers.  Enfin,  le  20  d'octobre  (et  l'oc- 
cupation de  Weissembourg  n'est  que  du  3  du 
même  mois),  en  dix-sept  jours  on  avait  fait  tout  ce 
que  je  viens  de  rapporter,  et  le  20  Llm  capitulait, 
ayant  dans  ses  murs  Macky  quartier-maître  géné- 
ral. L'archiduc  Ferdinand  s'est  échappé  avec  un 
parti  de  cavalerie.  On  trouve  dans  Ulm  des  ma- 
gasins immenses,  trente  mille  hommes  de  garni- 
son ,  soixante-dix  pièces  de  canon  attelées ,  trois 
mille  chevaux,  vingt  généraux,  qui  sont  renvoyés 
sur  parole.  En  dix-sept  jours,  l'Autriche  a  perdu 
cinquante-cinq  mille- prisonniers,  presque  tout 
son  matériel,  et  ce  qui  reste  de  l'armée  est  con- 
traint de  se  retirer  derrière  l'Inn ,  où  l'empereur 


35o  MÉMOIRES 

Napoléon  la  rejoint  aussitôt.  L'empereur  de  Rus- 
sie a  une  entrevue,  à  Berlin,  avec  le  roi  de  Prusse. 
On  a  été  bien  peu  au  niveau  de  la  position  glo- 
rieuse de  nos  armes,  en  parlant,  à  propos  de  cette 
entrevue,  de  la  reine  de  Prusse  et  de  l'empereur 
Alexandre  :  c'est  de  mauvais  goût;  et,  quoique 
Française ,  ou  plutôt  parce  que  je  suis  Française, 
je  voudrais  que  cela  n'eût  pas  été  mis  dans  le 
Moniteur.  L'article  de  l'année  suivante  est  en- 
core plus  mauvais.  Pour  que  leur  union  fût  plus 
solennelle,  les  deux  jeunes  souverains  sejuil?rent 
une  alliance  de  frères,  pour  exterminer  la  France, 
sur  le  tombeau  du  grand  Frédéric  :  voilà  ce  qu'il 
eût  été  mieux  de  rapporter. 

Après  cette  immense  affaire  de  la  prise  d'Ulm , 
l'armée  française  passe  Tlnn  ;  le  maréchal  Lannes 
prend  Branau;  ce  même  lieu  où,  cinq  ans  plus 
tard ,  l'archiduchesse  Marie-Louise  devait  venir 
se  remettre  aux  mains  blanches  de  la  reine  de 
Naples  pour  prendre  en  France  le  nom  d'impé- 
ratrice et  celui  de  femme  de  Napoléon!...  Et  puis 
Salsbourg  était  pris  par  Lannes.  En  Italie,  Mas- 
séna  était,  ce  qu'il  fut  toujours,  l'honneur  de 
nos  armes.  Vicence ,  Vérone  tombent  devant 
nous.  I^'archiduc  Charles,  un  moment  vainqueur 
à  Caldiero^  paie  ce  léger  triomphe  par  une  retraite 
immédiate  sur  Palma-Nova.  Marraont  arrive  à 


DE    LA    DUCHESSi;    d'aERANTÈS.  35 1 

Léoben ,  en  Styrie.  On  passe  le  Tagliamento, 
et,  pendant  ce  temps,  l'empereur  Napoléon  en- 
tre à  Vienne.  Les  Russes,  étonnés  de  cette  rapi- 
dité de  victoires,  proposent  un  armistice;  Mu- 
rat  l'accepte,  mais,  soumis  à  la  sanction  de  Napo- 
léon, il  est  rejeté,  et  l'empereur  ordonne  que 
l'armée  française  poursuive  sa  marche.  Presbourg 
est  occupé  par  le  corps  de  Davout.  Ici  a  lieu 
une  de  ces  choses  qu'il  faut  remarquer ,  c'est 
que  des  parlementaires  hongrois  réclament  la 
neutralité  au  royaume  de  Hongrie,  et  s'engagent 
à  fournir  les  approvisionnements  de  Vienne^.  En 
même  temps,  l'armée  d'Italie  passe  rizonzo;on 
prend  Gradisca ,  Udine ,  Palma-Nova  et  d'im- 
menses magasins.  Le  maréchal  Augereau  traverse 
la  Forét-Noire,  prend  Lindau  ^  Bregentz,  fait 
capituler  le  général  Jellachich  avec  six  mille 
hommes,  et  les  Français  sont  maîtres  de  |out  le 
Voralberg.  Il  semble  qu'au  son  d'une  trompette 
exterminatrice  les  villes  ouvrent  leurs  portes, 
les  remparts  s'écroulent,  les  troupes  mettent  bas 
les  armes. 

>  On  voit  que  cet  attachement  des  états  héréditaires 
(j'entends  par  l;i  la  Bohème  ,  la  Hongrie  et  l'Autriche  )  n'est 
pas  à  l'abri  d'un  intérêt  personnel  froissé.  Il  faut  remarquer 
que  les  Hongrois  s'engagèrent,  par  la  même  convention  ,  à 
retirer  leurs  troupes  ,  et  à  ne  plus  faire  de  levées. 


352  MÉMOIRES 

Tandis  que  ses  lieutenants  le  secondent  avec 
cette   ardeur,    qui   alors   était  dans    toutes   les 
âmes,  Napoléon  s'avançait  en  Moravie.  L'armée 
de  Buxhowden  avait  fait  sa  jonction  avec  celle 
de  Kutusow,  et  celui-ci  avait  pris  le  comman- 
dement en   chef  de  toute   l'armée  alliée  ;  mais 
l'empereur  Napoléon  ne  lui  donne  pas  le  temps 
de   faire   de   nouvelles  dispositions.  Brunn   est 
pris  :  c'est  la  capitale  de  la  Moravie ,  et  le  lieu 
de  réunion  de  tous  les  maçjasins  de  l'armée  com- 
binée  !...  Trieste  est  pris.  Un  corps  de  huit  mille 
hommes,  sous  les  ordres  du  prince  de  Rohan, 
chassé  du  ïyrol  par  Ney,  essaie  de  gagner  Venise  ; 
il  est  battu  parle  général  Régnier,  battu  par  Ney, 
battu  parGouvion-Saint-Cyr,  et  toujours  roulant 
de  défaite  en  défaite,  en   se  battant   contre  ses 
compatriotes,  il  finit  par  une  capitulation.  Enfin, 
le  2  décembre,  les  trois  empereurs  sont  à  la  télé 
de  leurs  troupes.  Les  Russes  ont  soixante-quinze 
mille  hommes  effectifs,   les  Autrichiens  trente- 
cinq  mille;  leur  cavalerie  est  bien  supérieure  à 
la  nôtre,  et  nous  n'avons  en  tout  que  cpjatre- 
vingt-cinq  mille  hommes.  Cette  bataille  d'Auster- 
litz  est  un  des  beaux  monuments  de  gloire  de 
Napoléon.  Là,  comme  en  Italie,  il  a  battu  l'en- 
nemi avec  l'infériorité  du  nombre  et  la  supério- 
rité du  génie.  Mais  aussi  là,  comme  toujours,  a 


DE    LA.    DUCHliSSE    d'aBRANTÈS.  353 

pris  naissance   cette  envie,  cette  haine  jalouse, 
qui  ont  forgé  la  chaîne  de  Sainte-Hélène. 

Lannes  commandait  la  gauche  de  l'armée  , 
ayant  sous  ses  ordres  le  général  Suchet;Soult 
commandait  la  droite  ;  Bernadotte  était  au  centre  ; 
Davoiit  était  en  ohservation.  La  cavalerie  obéis- 
sait à  Murât,  tandis  que  vingt-quatre  pièces  d'ar- 
tillerie légère  appuyaient  la  droite  de  Lannes. 
Oudinot  iormait  la  réserve  avec  les  grenadiers 
d'Arras,  et  Junot  devait  soutenir  cette  réserve 
avec  dix  bataillons  de  la  garde,  réunissant  aussi 
la  réserve  sous  ses  ordres. 

Lorsque  Napoléon  regarda,  le  matin  même 
de  la  bataille ,  quelle  direction  prenaient  les 
troupes  ennemies ,  il  était  alors  sur  une  hau- 
teur. Il  y  avait  près  de  lui  un  jeune  page,  qui 
est  aujourd'hui  colonel  d'un  de  nos  régiments, 
M.  de  Galtz  de  Malvirade;  Napoléon  appuya  sur 
son  épaule  la  longue  vue  dont  il  se  servait ,  et 
regarda  ainsi  pendant  sept  à  huit  minutes  com- 
ment Rutusow  disposait  ses  troupes.  Probable- 
ment que  ce  qu'il  vit  lui  donna  une  entière 
satisfaction,  car  il  sourit,  et  son  front  était  par- 
faitement calme.  Il  referma  sa  longue  vue,  et  dit 
à  Junot,  qui  était  alors  auprès  de  lui  : 

«C'est  bon,  ils  font  ce  que  je  voulais.  » 

L'action,  commencée  au  lever  du  soleil  et  ter- 
VIIT,  23 


354  3rÉMOIIlF.S 

minée  à  l'entrée  de  la  nuit,  est  une  mémorable 
preuve  de  l'habileté  de  Napoléon  et  du  courage 
de  nos  troupes.  Si  l'on  veut  y  joindre  la  sottise 
des  ennemis,  je  ne  m'y  oppose  pas.  Si,  à  la  ba- 
taille de  Cannes,  Annibal  avait  eu  en  tête  un 
homme  comme  hii ,  il  n'aurait  pas  mesuré  les 
anneaux  d'or  au  boisseau  ;  quant  à  la  bataille 
d'Aûsterlitz,  elle  fut  toute  humiliation  pour  les 
Russes  et  les  Autrichiens.  Junot,  qui  ne  quitta 
pas  l'empereur  pendant  toute  cette  journée,  m'a 
souvent  parlé  de  l'admirable  conduite  de  cet 
homme  extraordinaire  pendant  ces  heures  où  sa 
destinée  dépendait  d'un  revers  ou  d'un  suc- 
cès ^  Il  est  vrai  de  dire,  pour  rendre  justice  à 
chacun,  que  dans  cette  mémorable  journée  le 
maréchal  Soult  fit  preuve  cïun  rare  et  beau  talent. 
Pendant  sept  heures  il  soutint  un  mouvement 
rapidement  conçu  et  aussi  vigoureusement  cri', re- 
pris qui,  selon  Junot,  a  dû  décider  le  succès  de 
la  bataille.  Je  ne  sais  si  le  Moniteur  en  a  parlé  spé- 
cialement dans  le  temps,  mais  il  se  trouve  con- 
signé dans  mes  notes,  parce  que  Junot  m'en  a 
parlé  très-souvent,  conane  ayaiiî  influé  sur  le 
succès  de  la  journée.  La  perte^des  alliés  fut  im- 

'  L'armée  française  était  engagée  bien  avant  dans  la  Mo- 
ravie, et  la  ligne  de  nos  troupes  était  bien  allongée  et  peu 
forte  eu  raison  de  sa  longueur. 


DE    LA.    BUCriESSE    d'aBRANTKS.  355 

mense  :  cent  cinquante-cinq  canons ,  des  dra- 
peaux, des  parcs  entiers  d'artillerie,  quarante 
mille  hommes  pris^  blessés  ou  tués.  Ce  fut  à 
Austerlitz  que  l'on  vit,  pour  la  première  fois, 
des  cuirassiers  charger  sur  des  batteries.... 

La  veille  de  la  bataille,  l'empereur  dit  à  Junot, 
à  Duroc  et  à  Berthier,  de  mettre  une  redingote 
sur  leur  uniforme  et  de  le  suivre  pour  inspecter 
avec  l'œil  du  maître  si  tout  était  en  ordre.  Il  était 
onze  heures  du  soir....  Les  feux  de  bivouac  étaient 
entourés  de  ces  braves  soldats  de  la  garde,  qu'on 
appela  quelque  temps  après  les  Grognards ^  et 
par  tous  ceux  de  cette  armée,  la  première  du 
monde.  C'était  le  i*^^  décembre;  il  faisait  bien 
froid,  mais  nul  n'y  songeait;  ils  chantaient,  cau- 
saient; plusieurs  racontaient  les  belles  victoires 
d'Italie,  les  victoires  de  l'Egypte....  On  parlait  de 
IMarengo....  puis  du  couronnement....  L'empereur, 
enveloppé  dans  sa  redingote  grise,  passait  ina- 
perçu derrière  ces  groupes  où  il  voyait  tant  de 
cœurs  dévoués  ,  non-seidement  à  lui ,  à  sa  gloire, 
mais  à  celle  de  nos  armes.  Il  écoutait,  et  souriait 
d'un  air  attendri....  Tout  à  coup,  en  passant  près 
d'un  bivo\iac ,  dont  la  flamme  plus  ardente  éclaira 
son  visage,  il  fut  recotmu.  «L'empereur!  s'écrie 
tout  le  groupe!...  Vive  l'empereur!...  Vive  l'em- 

23. 


356  MÉMOIRES 

pereiir  !  répond  un  autre  bivouac...  vive  l'em- 
pereur!... 

Et  sur  toute  la  ligne,  dans  les  bivouacs,  sous 
les  tentes  ,  partout  ce  cri  de  Fi^^e  V empereur  s'é- 
lance et  frappe  le  ciel!....  Les  feux  sont  désertés; 
mais  les  soldats  veulent  voir  leur  chef  bien-aimé. 
lis  prennent  la  paille  de  leur  lit ^  tout  ce  qu'ils 
rencontrent,  en  font  des  torches  dont  ils  éclairent 
la  nuit  sombre,  criant  toujours  Vive  l'empereur!... 
mais  avec  cet  accent  qui  vient  du  cœur,  et  que 
le  commandement,  la  séduction,  la  corruption 
même  ne  font  jamais  pousser.  Napoléon  fut  ému.... 
«Assez,  mes  amis,  assez,)deur  dit-il....  Mais  on  voyait 
que  ces  preuves  d'amour  lui  étaient  douces  ,  et 
que  son  âme  les  comprenait.  Quant  à  Junot, 
il  pleurait  encore  en  me  racontant  cette  histoire, 
lorsque  je  le  revis  l'année  suivante,  et  me  fit 
pleurer  moi-même.  C'est  qu'il  faut  avoir  non- 
seulement  entendu  et  vu  ce  qu'on  décrit,  mais 
l'avoir  senti  pour  le  bien  rendre. 

«  Ah!  tu  veux  de  la  gloire!  disait  une  vieille 
moustache  qui  n'avait  peut-être  pas  été  cou- 
pée depuis  le  premier  passage  des  Alpes....  ah! 
tu  veux  de  la  gloire  !...  eh  bien,  denlain,  tes 
bons  enfants  de  la  garde  t'en  donneront  pour 
ton  anniversaire....  Oui....  ils  t'en donne- 
ront ,  va.» 


])E    LA    DUCHESSE    d'aBRANïÈS.  '65'] 

■ — Qu'est-ce  que  tu  as  à  grogner  clans  ta  vieille 
moustache?  lui  dit  l'empereur  en  s'approchant 
du  vieux  grenadier,  et  lui  souriant  avec  ce  sou- 
rire d'ineffable  bonté  qui  était  si  charmant  en 
lui.... 

Le  grenadier  tenait,  comme  ses  camarades, 
une  torche  de  paille  dont  les  reflets  éclairaient 
une  grosse  figure,  bien  brune,  bien  cicatrisée, 
mais  dont  la  bonne  physionomie  était  encore 
plus  remarquable  en  ce  moment.  Ses  yeux  étaient 
pleins  de  larmes,  et  cet  attendrissement,  mêlé  à 
l'expression  habituelle  de  cette  figure,  en  faisait 
alors  une  spécialité,  d'autant  qu'à  la  question  de 
l'empereur  il  se  mit  à  rire  aussi  ^  —  Napoléon 
la  lui  répéta. 

—  Ma  foi ,  mon  général...  c'est-à-dire...  Sire... 
je  disais  comme  ça  que  nous  frotterions  d'im- 
portance ces  s .  .  .  c. .  .  .  de  Russes  ;  si  ça  vous 
fait  plaisir,  cependant,  car  la  discipline  avant 
tout.  .  .  jMais  c'est  égal.  Vive  l'empereur!.  .  . 

Et  voilà  de  nouveaux  cris  s'élevant  dans  l'air, 
et  portant  aux  Russes  un  arrêt  de  mort,  car  des 
troupes  ainsi  animées  ne  peuvent  élre  battues. 

'  J'ai  toujours  pensé  que  ce  pouvait  èlre  le  sujet  d'un 
charmant  tableau  de  genre.  Horace  Vernet ,  \e pocle  de  noire 
école  de  peinture,  lui,  également  l'historien  de  cette  époque 
de  notre  gloire,  devrait  bien  retracer  ce  moment-lù  avec 
son  ravissant  pinceau. 


358  MÉMOIRES 

On  fut  obligé  de  faire  éteindre  aux  soldais  les 
torches  de  paille  qu'ils  continuaient  à  alimenter, 
car  les  gibernes  étaient  remplies  de  cartouches, 
et  il  pouvait  arriver  un  malheur. 

L'empereur  d'Autriche  fut  trouver,  ainsi  qu'on 
le  sait ,  Napoléon  à  son  hixowdc ,  pour  lui  deman- 
der la  paix.  Il  est  le  grand-père  de  celui  qui  vient 
de  mourir  à  vingt-un  ans,  dans  l'exil  et  la  souf- 
france; mais  il  l'aimait.  Je  m'arrête  devant  son 
affliction;  car  s'il  souffre,  il  doit  beaucoup  souf- 
frir, 

M.  d'Haugwitz,  ministre  du  roi  de  Prusse,  fut 
envoyé  à  notre  empereur.  Il  avait,  dit-on,  deux 
lettres  dans  sa  poche.  Junot ,  qui  le  vit  peut- 
être  avec  des  yeux  prévenus,  prétendait  que  la 
chose  n'élait  pas  douteuse,  parce  qu'il  chercha 
long-temps  le  paquet  que  la  bataille  avait  rendu 
bon  ,  ou  plutôt  mauvais.  Il  faisait  la  grimace,  et 
en  tout  disait  Junot,  je  n'aimais  pas  sa  figure. 
Il  est  de  fait  qu'en  recevant  la  lettre  de  son  frère 
de  Prusse  ,  Napoléon  sourit ,  et  dit  ce  mot  fort 
spirituel  : 

«  Voilà  un  compliment  dont  la  fortune  a 
changé  l'adresse.  )> 

T.a  bataille  d'Austerlitz  termina  non-seulement 
la  campagne  '  de  i8o5,  mais  la  troisième  coali- 

'  On  ne  lit  d'abord  (ju'iin   anuisticc.  La  première  chose 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  oSq 

tion  continentale.  Maintenant  il  faut  voir  l'empe- 
reur ISapoléon  au  milieu  de  sa  cour  si  fabuleu- 
sement somptueuse  ,  dirigeant  lui-même  les  fêtes, 
les  spectacles  de  la  cour,  les  quadrilles,  les  bals 
masqués,  enfin  cette  foule  de  plaisirs,  mais  de 
plaisirs  de  bon  goût,  qui  rendirent  pendant  sept 
ans  la  cour  de  France  la  cour  la  plus  merveil- 
leusement belle  du  monde  entier.  Voilà  ce  que 
je  vais  raconter;  mais  comme  la  vie  de  Napoléon 
se  compose  d'époques  très-distinctes,  il  faut 
s'arrêter  lorsque  le  jalon  se  rencontre.  Nous 
sommes  arrivés  à  celui  de  l'empire.  Jetons  un 
regard  rapide  sur  l'antécédent,  voyons-le  douze 
ans  plus  tôt  devant  Toulon  comme  commandant 
d'artillerie. 

En  1796,  le  général  Bonaparte  partit  pour 
prendre  le  commandemei.t  de  l'armée  d'Italie. 
Des  Alpes  Juliennes  il  s'élance  aux  montagnes 
de  la  LigtH'ie.  Montenotte,  Millesimo  '  sont  ses 

exigée,  fut  l'évacuation  des  états  de  l'Autriclie  par  les  trou- 
pes russes.  Elles  durent  se  retirer  par  les  monts  Krapack,  à 
journtcs  d'étapes ,  en  trois  colonnes,  et  d'après  un  ordre  dé- 
terminé par  l'empereur  Napoléon. 

Apropos  de  ce  mvt\  armistice ,\e  ferai  remarquer  que  l'em- 
pereur, en  parlant,  ne  pouvait  jamais  faire  la  différence  des 
mots  armistice  avec  celui  iXamnistie.  Cela  est  bizarre. 

'  Avril  1796. 


ûbO  MÉMOIRI.S 

premières  victoires,  et  ces  deux  affaires  révèlent 
en  même  temps  le  grand  capitaine  et  le  grand 
politique  ,  parce  que  leur  résultat  était  de  désu- 
nir l'armée  sarde  et  l'armée  autrichienne.  Bona- 
parte n'avait  alors  que  vingt-six  ans. 

Wurmser  était  sur  les  bords  du  Rhin.  Il  quitte 
l'Alsace,  et  accourt  au  secours  du  Tyrol.  Il  est 
battu  à  la  fameuse  affaire  de  Castiglione  ^  Il  se 
retire  dans  les  montagnes,  et  revient  pour  es- 
suyer une  défaite  complète  à  Bassano  '.  Il  se 
renferme  dans  Mantoue.  Arrive  ensuite  la  glo- 
rieuse journée  d'Arcole^,  Alvinzy  est  rejeté  par- 
delà  la  Brenta  avec  les  débris  informes  de  la 
troisième  armée  impériale  ,  et  Bonaparte  n'a  re- 
gardé en  face  l'aigle  à  double  tète  qu'au  mois 
d'avril  de  la  même  année!  Les  affaires  de  Rivoli  et 
de  la  Favorite  4  amènent  la  destruction  de  la 
cinquième  armée  autrichienne  et  la  reddition  de 
Mantoue.  Vient  ensuite  le  traité  de  Tolentino-^. 
Entre  cette  époque  et  celle  de  Gampo-Formio 

'  7  août  1796. 

'  8  septembre  1796. 

^  i5  novembre  1796. 

''•  1*'  janvier  1797. 

'11  février  1797. 

J'ai  placé  toutes  ces  dates  pour  faire  remarquer  le  peu  de 
temps  qui  existait  d'une  bataille  à  l'autre;  et  tout  cela  sans 
nrgent,  sans  pain,  sans  habits,  et  en  nombre  inférieur. 


DE    L\    DUCHESSE    u'aBRANTÈS.  36 1 

se  relève  une  nouvelle  armée  autrichienne  com- 
mandée par  le  prince  Charles,  dernier  et  seul 
espoir  de  sa  maison.  Mais  cette  armée  est  culbu- 
tée, renversée  ,  comme  une  jeune  fille  à  la  course; 
Bonaparte  lui  fait  franchir,  comme  par  un  songe 
fantastique,  le  TagHamento,  les  Alpes  Juliennes, 
la  Save,  la  Drave,  la  Muehr,  Tlzonzo;  et  l'Au- 
triche, stupéfaite  de  voir  la  France  planter  son 
drapeau  tricolore  à  vingt-cinq  lieues  de  Vienne, 
est contrainted'acceplerlapaix comme  une  grâce. 

La  guerre  d'Egypte  suit  immédiatement.  I.à  se 
développe  un  nouveau  génie  militaire  dans  cet 
homme  qui  les  possédait  tous.  On  lui  reproche 
d'avoir  perdu  du  monde  devantSaint-Jean-d'Acre, 
comme  si  César  n'en  avait  pas  perdu  plus  long- 
temps devant  Alisel  comme  s'il  n'avait  pas  été 
battu  à  Dyrrachium,  et  Turenne  à  Marienthal. 

Napoléon  repasse  les  mers.  Une  nouvelle  coa- 
lition se  forme.  Malgré  l'hiver  et  les  obstacles, 
Bonaparte  fait  franchir  de  nouveau  les  Alpes  à 
l'armée  française.  C'est  sa  huitième  campagne  à 
Bonaparte  ,  et  toutes  sont  une  suite  de  victoires. 
Celle-ci  est  une  fable  de  merveilles,  et  pourtant 
tout  est  réalité.  Son  génie  a  rendu  tout  possible. 
Les  torrents  qui  se  précipitent  du  haut  des  Alpes 
ont  été  moins  rapides  que  lui  dans  leur  course. 
Mêlas  est  battu  à  Marengo,  et  l'Italie  est  recon- 


362  MÉMOIRES 

quise,  sans  que  la  Belgique,  ni  aucun  des  dépar- 
tements réunis  aient  été  menacés.  On  nous  res- 
pectait alors ,  si  Ton  ne  nous  aimait  pas. 

La  neuvième  campagne  de  Bonaparte  com- 
mence à  la  rupture  du  traité  de  Lunéville.  En 
soixante  jours,  i5o,ooo  liommes  vont  de  la  Seine 
aux  sources  de  la  Vistule,  de  la  Forét-Noire  aux 
monts  Krapack,  et  se  promènent  en  conqué- 
rants, animés  par  le  génie  de  leur  chef,  dans  le 
Tyj'ol,  dans  la  Styrie,  la  Carniole,  et  jusqu'aux 
confins  de  TAntriche- Antérieure.  On  croit  rêver. 

Et  comment  tout  cela  s'est-i!  opéré?.  .  .  par  le 
génie  d'ini  seul  homme.  Cet  homme  a  tout  maî- 
trisé, tout  envahi,  me  dira-t-on.  Eh  bien!  pour- 
quoi ne  l'aurait-il  pas  fait? Combien  elles  étaient 
belles  les  routes  dans  lesquelles  il  menait  les 
Français!...  nous  n'y  marchions  qu'à  l'ombre 
des  lauriers.  .  .  au  bruit  d'accents  de  triomphe.  .  . 
Oh!  que  de  larmes  de  sang  il  faut  verser  main- 
tenant sur  le  souvenir  de  cette  époque!.  .  . 

Enfin  il  se  reposait  dans  sa  gloire;  le  tambour 
ne  battait  plus  ,  l'aigie  avait  replié  ses  ailes ,  et 
tout  étair  au  repos;  nous  jouissions  pleinement 
de  notre  triomphe  en  contemplant  Napoléon 
assis  sur  ce  trône  qui,  alors,  n'était  qu'un  pa- 
vois sur  lequel  l'avait  exhaussé  la  nation.  Après 
avoir  signé  le  traité  de  paix  qui  rendait  à  l'em- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  363 

{3ereur  d'Autriche  ses  états  et  ses  peuples,  qu'il 
avait  perclus  parce  qu'il  avait  mal  joué,  Napo- 
léon fut  à  Munich,  et  maria  le  prince  Eugène 
avec  la  fille  d\i  roi  de  Bavière.  Le  prince  Eugène 
était  le  meilleur  comme  le  plus  charmant  jeune 
homme  de  notre  temps,  ime  tournure  élégante 
comme  celle  de  sa  sœur,  et  une  parfaite  bonté  de 
cœur.  Junot ,  qui  l'aimait  avec  tendresse,  m'écri- 
vit à  Lisbonne  tous  les  détails  du  mariage.  Il  y 
avait,  je  ne  sais  pourquoi,  une  assez  grande  op- 
position dans  la  reine  de  Bavière,  qui  n'était  que 
belle-mère  ^  du  prince  royal  et  de  la  princesse 
Amélie.  Cependant  le  mariage  se  fit,  et  fut  l'oc- 
casion de  fêtes  fort  belles  ,  mais  que  je  ne  vis 
pas,  parce  que  j'étais  alors  en  route  pour  revenir 
en  France, 

Le  résultat  de  ma  longue  et  terrible  maladie 
avait  été  une  grossesse.  Lorsqu'elle  fut  déclarée, 
je  me  décidai  à  partir  de  Lisborme.  Je  devais 
voyager  lentement  et  m'arrêter  à  Madrid.  Je  de- 
mandai une  audience  à  la  princesse  du  Brésil, 
qui  me  l'accorda  aussitôt.  Je  sollicitai  également 

'  Junot,  qui  n'aimait  pas  du  tout  les  femmes  gnu?~mtcs, 
surtout  lorsqu'elles  s'appuyaient  sur  un  droit,  trouvait  j  our- 
tant  que  l;i  rtine  de  Bavière  était  fort  belle;  personne.  Je  ne 
prétends  pas  faire  entendre  par  là  néanmoins  que,  semblable 
à  Wimimnte  de  Castille ,  il  avait  le  vol  des  relues. 


364  MÉMOIRES 

de  ne  pas  mettre  mes  odieux  paniers  ,  et  je  pense 
que  les  nouvelles  de  nos  premiers  succès  en  Al- 
lemagne furent  plus  efficaces  pour  me  faire  ob- 
tenir cette  faveur,  que  mon  état  de  femme 
grosse^  raison  qui  avait  été  donnée. 

La  princesse  me  reçut  dans  ini  cabinet  où 
n'étaient  admises  que  les  personnes  favorisées. 
Elle  était  entourée  de  sa  jeune  famille,  et  ce 
cercle  lui  donnait  presque  un  air  de  beauté. 
L'une  des  infantes  était  vraiment  jolie  ;  c'était 
dona  Isabelle,  celle  qui  depuis  a  épousé  son 
oncle  Ferdinand  VIL  Elle  était  enfant  alors,  mais 
charmante.  La  princesse  me  traita  avec  une 
grande  bonté;  elle  me  parla  de  ma  grossesse, 
et,  ainsi  que  j'en  étais  prévenue,  elle  ma  pro- 
posa d'être  marraine  de  mon  enfant.  Elle  l'avait 
déjà  dit  à  Junot ,  lorsqu'il  avait  été  prendre 
congé  d'elle  et  du  prince,  à  Maffra.  Je  répondis 
comme  je  le  devais  à  cette  marque  de  faveur 
royale.  Mais  je  fus  plus  embarrassée  pour  la  se- 
conde; il  était' question  de  la  croix  de  Sainte- 
Elisabeth;  je  répondis  comme  Junot  l'avait  éga- 
lement fait,  que  l'impératrice  n'ayant  aucun  or- 
dre, les  femmes  de  sa  cour  n'en  pouvaient 
porter.  J'ajoutai  que  c'était  un  antique  usage, 
car,  avant  la  révolution,  les  femmes  n'avaient 
en  France  aucun  signe  distinctif,   excepté  les 


DE    TA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  365 

chailoincsses  et  quelques  femmes  de  la  maison 
d'un  grand-maître  de  Malte ,  connue  les  Noailles 
et  plusieurs  autres. 

La  princesse  du  Brésil  était  fort  spirituelle , 
mais  je  crois  très-ignorante.  Elle  me  regardait 
d'une  drôle  de  manière  tandis  que  je  lui  parlais, 
et  semblait  courir  après  mes  mots  comme  pour 
en  saisir  le  sens. 

«  Cependant,  me  dit-elle  avec  un  ton  de  voix 
qui  sentait  î'aigre-doux,  je  né  pense  pas  que 
l'impératrice  refuse  l'offre  que  je  lui  fais  de  l'ordre 
de  Sainte-Elisabeth.  Le  général  Junot  a  du  lui 
remettre  une  lettre  du  prince  et  une  lettre  de 
moi,  dans  lesquelles  nous  la  prions  de  l'accepter. 
Si  elle  l'accepte,  vous  n'aurez  pas  de  raison  pour 
ne  le  pas  porter.  » 

Je  répondis,  ce  qui  était  vrai,  que  j'avais  un 
désir  ardent  de  porter  cet  ordre.  Et  en  effet,  je 
crois  n'avoir  jamais  eu  une  plus  vive  volonté 
que  celle  de  posséder  une  dècoralion.  L'ordre 
de  Sainte-Élisabetli  est  charmant  ;  il  est  blanc  et 
rose,  et  terminé  par  une  figure  émaillée  de  la 
sainte  tante  de  notre  Seigneur.  Celui  de  Maria- 
Luisa,  blanc  et  violet,  est  moins  gracieux,  sur- 
tout pour  une  femme.  Une  chose  singulière,  en 
effet,  étîîit  cette  sorte  de  difficulté  que  Junot  et 
moi  semblions   apporter  à  l'acceptation  de  ces 


'i66  MÉMOIRES 

faveurs ,  qui,  en  général ,  sont  Tobjet  de  tant  de 
soins  et  de  tant  de  démarches.  Quant  à  moi ,  je 
désirais  de  tout  mon  cœur  pouvoir  le  porter; 
mais  poiu"  Junot,  la  chose  était  différente,  et 
l'ordre  du  Christ^  ne  lui  plaisait  guère. 

Ma  conversation  avec  la  princesse  fut  longue, 
et  très-bienveillante  de  sa  part.  Elle  me  parla 
avec  une  sorte  de  grâce  qui  rappelait  la  reine  sa 
mère;  l'impératrice  Joséphine  surtout  paraissait 
être  l'objet  de  la  curiosité  de  toutes  ces  princesses. 
Elles  auraient  bien  voulu  me  mettre  dans  la 
nécessité  d'achever  une  phrase  commencée , 
mais  l'entretien  ne  me  plaisait  pas  assez  pour 
me  conduire  à  de  l'entraînement,  et  je  me  tenais 
dans  une  sorte  de  réserve,  attitude  qui,  du  reste, 
était  celle  qui  me  convenait.  Je  parlai  de  la  Mal- 

'  II  y  en  a  deux  autres  en  Poi'tugal ,  l'ordre  (ï^évis  et  l'or- 
dre de  SantiaL;o.  Le  premier  est  vert,  l'autre  est  violet.  Le 
prince  régent  les  portait  tous  trois  dans  lui  seul,  c'est-à-dire 
qu'une  même  plaque  renfermait  les  3  ordres,  et  que  le  ruban 
était  rayé  des  trois  couleurs,  rouge,  verte  et  violette.  Quant 
à  l'ordre  du  Christ,  le  Portugal  a  d'autant  plus  de  tort  de 
le  laisser  dans  cette  position,  que  c'est  l'ordre  du  temple. 
Lors  de  l'abolition  des  templiers,  ils  se  maintinrent  en  Por- 
tugal, et  changèrent  seulement  de  nom.  Ceci  est  un  fait 
certain.  Lorsqu'un  chevalier  du  Christ  se  présente  aujour- 
d'hui au  grand-maître  du  temple,  à  Paris,  il  est  d'abord 
admis  comme  novice.  L'ordre  existe  toujours. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'âBRANÏKS.  867 

maison  ,  de  Saiiît-CIoud,  de  la  vie  toute  sociable 
que  menaient  l'empereur  et  l'impératrice,  et  puis 
la  princesse  Louis;  son  frère,  le  prince  Eugène. 
Tandis  que  je  parlais  ,  la  princesse  du  Brésil  avait 
une  physionomie  encore  plus  repoussante:  il  y 
avait  de  la  méchanceté  dans  son  visage  si  ex- 
traordinairement  laid.  Elle  avait  alors  cette  sorte 
de  sentiment  qui  est  bien  terrible  dans  ses 
résultats  chez  quelqu'un  dont  les  idées  sont 
étroites  et  l'âme  sèche  :  c'est  du  malheur  dont 
on  ne  sait  qui  accuser;  il  en  est  alors  de  ce  qu'on 
souffre  comme  d'une  douleur  aiguë  dont  au  fait 
vous  ne  pouvez  rendre  personne  responsable; 
alors  cette  douleur  se  change  en  humeur  et  rend 
morose  et  insociable.  Voilà  quel  était  l'état  de 
la  princesse  du  Brésil  depuis  le  combat  de  ïra- 
falgar.  Elle  était  humiliée  dans  sa  propre  cour, 
blessée  dans  ses  affections ,  et  pourtant  elle  ne 
pouvait  rien  dire,  elle  n'osait  accuser  personne, 
bien  qu'elle  en  eût  bonne  envie.  Je  m'anercevais 
de  son  humeur  à  chacune  de  ses  phrases,  bien 
qu'elle  crût  au  contraire  me  dire  des  choses  ai- 
mables... Comme  elle  détestait  l'empereur  !... 

L'entretien  tomba  sur  les  modes  de  France. 
Je  lui  dis  que,  si  elle  voulait  me  le  permettre, 
j'aurais  l'honneur  de  lui  envoyer  un  échantillon 
de  chaque  chose  agréable  que  je  trouverais  en 


360  AiÉMomts 

circulation  parmi  les  femmes  élégantes  de  Paris 

à  mon  ari'ivée. 

«Et  à  moi,  ne  m'enverrez-vous  rien?»  dit  la 
jenne  princesse  lorsque  je  m'approchai  d'elle 
pour  lui  faire  mon  compliment  d'adieu. 

J'entendais  assez  le  portugais  pour  comprendre 
cette  petite  phrase,  et  je  répondis  que  j'aurais 
l'honneiu'  d'envoyer  à  S.  A.  R.  une  poupée 
comme  jamais  le  prince  Lu  lin  n'en  avait  évoqué 
avec  sa  belle  rose  magique. 

Mon  audience  fut  longue.  Il  faisait  mauvais 
temps,  la  princesse  n'allait  pas  à  la  chasse,  et 
alors  il  fallait  bien  tuer  le  temps:  \ ennemi, 
comme  l'appelle  spirituellement  madame  de 
Souza  dans  l'un  de  ses  charmants  romans  ^  Je 
demeurai  lUie  grande  demi-heure.  J'eus  une  se- 
conde  audience  quinze  jours  plus  tard,  au  mo- 
ment de  partir:  celle-là  fut  très- brève,  mais 
toujours  très-bienveillante. 

Je  recevais  des  nouvelles  fréquentes  de  Paris 
et  de  l'Allemagne,  elles  m'annonçaient  les  évé- 
nements que  j'ai  relatés  tout  à  l'heure.  On  doit 
penser  si  j'étais  heureuse  de  lire  ces  nouvelles 
dans  mon  salon ,  surtout  au  moment  où  il  s'y 
trouvait  le  plus  d'ennemis  de  la  France.  11  était 

'  Eutiènc  de  Rothelin. 


DE    LA    DUCflESSE    d'aERANTÈS.  369 

assez  plaisant  dans  ce  moment  de  voir  comment 
ces  bonnes  âmes  s'efforçaient  de  me  faire  leur 
compliment  sur  nos  succès.  Un  jour,  le  duc  de 
Cadaval  dînant  chez  moi,  me  dit  avec  un  air  de 
demi  confiance  : 

—  Ah  rà  voyons,  dites-moi  ce  que  vous  en 
pensez...  là,  franchement...  voyons...  Bona- 
parte a  acheté  Mack,  n'est-ce  pas? 

Je  le  regardai  et  pris  mon  air  bète. 

—  De  qui  voulez-vous  parler  ,  iTionsieur  le 
duc? 

II  fut  embarrassé. 

—  Je  vous  disais  que  je  croyais  que  l'empereur 
Napoléon  avait  acheté  le  général  Mack. 

La  supposition  était  si  stupide,  en  même  temps 
que  méchante ,  que  je  ne  pus  retenir  un  éclat 
(le  rire  qui  déconcerta  le  politique.  II  n'était  rien 
moins  que  fort  en  fait  de  suppositions  ayant  le 
sens  commun,  et  ce  n'était  que  les  jours  où  il 
calculait  assez  bien  pour  faire  rentrer  les  comptes 
de-rées  (i\^\ç^  la  délicatesse  de  la  duchesse  payait 
à  son  cuisinier  ,  qu'il  avait  son  entrée  parmi  les 
gens  d'esprit. 

Et  voilà  comment  les  choses  grandes,  les  œu- 
vres de  génie  étaient  jugées  en  Portugal,  en  l'an 
de  grâce  1806!... 

VIII,  a4 


370  MKMOillES 


CHAPITRE  XVII. 


Fête  à  bord  de  In  Topaze T.c  nonce  en  habit  de  taffetas 

lilas.  —  L'ambassade  d'Espagne.  —  Le  comte  Sabugal. 
—  Don  Camille  de  los  Rios.  —  La  frégate  élégante.  —  Les 
santés  ù  coups  de  canon. —  Un  nonce  ivrogne. —  Un 
combat  sur  mer. —  Les  hoiiras.  —  Le  soldat  et  la  sor- 
cière. —  L'inquisition.  —  Le  porteur  de  reliquaire.  —  Le 
soldat  converti.  —  Départ  de  Lisbonne.  —  La  grossesse 
orageuse.  —  Arrivée  à  Madrid.  —  La  princesse  des  As- 
turies.  —  Agonie.  —  Mort — Mou  retour  à  Paris. 

J'allais  partir;  j'allais  quitter  LL-^bonne  pour 
revenir  à  Paris.  Le  capitaine  Baïuiiii,  qui  était 
toujours  clans  le  Tage,  et  qui  avait  fait  réparer 
sa  frégate,  voulut  me  donner  une  fête  à  sou 
bord,  avant  mou  dcpar;.  Toi;t  ce  qui  faisait 
partie  du  corps  diplomatique  étant  en  bon  rap- 
port avec  nous ,  fut  invité  par  le  capitaine 
Baudin  :  le  nonce  apostolique,  son  auditeur  qui 
est  maintenant  cardinal,  l'ambassadeur  d'Espa- 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRA.XTÈS.  3'J  l 

gne  ,  le  comte  ciel  Campo  Alange,  M.  de  Castro, 
don  Camille  de  los  Rios,  et  tous  les  attachés  à 
l'ambassade  catholique,  le  ministre  de  Hollande, 
M.  Dormann ,  le  comte  de  Sabugal,  aujourd'hui 
premier  gentilhomme  d'honneur  de  la  reine 
dona  Maria  ,  madame  Négrier^  et  sa  fille  ,  sa  jo- 
lie et  bonne  petite  Virginie ,  et  plusieurs  Por- 
tugais. Voilà  quels  étaient  les  convives  du  capi- 
taine. 11  avait  voulu  avoir  M,  d'Araujo,  mais , 
en  sa  qualité  de  ministre  des  affaires  étran- 
gères, il  ne  pouvait  venir  à  une  fête  donnée  au 
milieu  du  port  de  Lisbonne ,  et  dans  laquelle 
on  devait  porter  bruyamment  la  santé  de  l'em- 
pereur Napoléon.  Du  moins  cette  raison  fut-elle 
la  véritable.  Celle  qu'il  donna  fut  l'arrivée  de 
plusieurs  courriers. 

Rien  n'était  comparable  ce  jour-là  au  nonce,  à 
monseigneur  Galeppi.  Il  avait  ce  qu'on  appelle 
en  Italie  un  costume  de  campagne,  c'est-à-dire 
une  redingote  de  taffetas  violet  ,  bordée  d'un 
galon  d'or;  et,  comme  nous  n'étions  pas  en  terre 
ferme,  il  se  croyait  tout  permis ,  et  disait  des 
choses  de  l'autre  njonde.  Mais  ce  fut  vraiment 

'  Madame  Négrier  était  portugaise.  Elle  avait  épousé 
M.  Négrier  pendant  l'émigratiou.  lille  était  veuve  alors,  et 
n'avait  qu'une  fille,  qui  était  charmaute.  La  mère  et  la  fille 
venaient  beaucoup  chez  moi. 

2/,. 


372  MÉMOIRES 

bien  une  autre  affaire  au  dîner,  ainsi  qu'on  va 
le  voir. 

J'arrivai  au  quai  de  la  place  du  Commerce  à 
onze  heures.  Je  trouvai  là  le  canot  du  capitaine 
avec  douze  rameurs  habillés  de  blanc  et  de  bleu, 
et  défiant  pour  la  bonne  tenue  les  meilleurs  ma- 
telots de  la  vieille  Angleterre.  Je  m'y  embarquai 
avec  M.  deRayneval,  ma  fille,  sa  gouvernante, et 
M.  Magnien;  M.  de  Cherval  était  souffrant  et  ne 
put  venir.  En  arrivant  à  la  frégate  la  Topaze, 
qui  était  moLiillée  au-delà  du  quai  de  Soudrès,  je 
fus  reçue  par  le  capitaine  à  la  tête  de  son  état- 
major.  L'ambassadeur  d'Espagne  et  le  nonce 
étaient  déjà  arrivés,  et  nous  parcourûmes,  avec 
le  brave  commandant,  toutes  les  parties  de  sou 
bâtiment.  C'était  pour  moi  une  chose  curieuse 
et  nouvelle.  Ma  fille,  ma  Josépiiine  %  qui  aimait 
tendrement  le  capitaine  Baudin,  parce  qu'il  s'oc- 
cupait toujours  d'elle,  était  fort  amusée  de  se 
trouver  dans  une  maison  allant  sur  l'eau.  Nous 
nous  reposâmes  ensuite  dans  la  chambre  de 
M.  Baudin,  qu'une  élégante  de  Paris  voudrait 
bien,  je  crois,  transporter  dans  son  appartement. 
Tout  était  lambrissé  en  bois  du  Brésil  et  en  bois 
les  plus    remarquables  par  leur  rareté  et  leur 

'  Elle  avait  alors  à  peine  quatre  ans,  et  était  bien  la  plus 
jolie  enfant  que  l'on  pût  voir. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  SyH 

bonne  odeur;  tout  dans  cette  chambre  était  d'un 
goût  parfait.  Il  y  avait  des  tapis,  des  tables, 
des  porcelaines,  tout  ce  qui  peut  meubler  élé- 
gamment un  appartement.  Nous  passâmes  en- 
suite dans  la  chambre  du  conseil,  où  était  servi 
un  magnifique  déjeuner-dinatoire.  Le  capitaine 
Baudin  avait  fait  les  choses  avec  cette  bonne 
grâce  qui  double  le  prix  de  la  réception  qu'on 
vous  fait.  J'ai  remarqué  que  les  marins,  ainsi  que 
les  officiers  de  l'armée  de  terre,  étaient  toujours 
plus  soigneux  que  les  autres  hommes  quand  ils 
recevaient  des  femmes  chez  eux.  Il  semble  qu'ils 
redoutent  que  leur  profession  ne  les  fasse  soup- 
çonner de  peu  de  courtoisie,  et  ils  mettent  tous 
leurs  soins  à  un  excès  de  recherche.  Ce  fut  ce 
qui  arriva  cette  journée  à  bord  de  la  Topaze  : 
rien  ne  fut  oublié  pour  que  la  fête  fût  en- 
tière. Nous  eûmes  une  musique  parfaite  pendant 
le  déjeuner;  mais  bientôt  nous  en*  entendîmes 
une  à  laquelle  j'avoue  que  je  n'étais  pas  habi- 
tuée. On  porta  plusieurs  santés  :  d'abord  celle 
du  pape,  celle  de  l'empereur,  celle  du  roi  d'Es- 
pagne, de  la  reine  de  Portugal,  du  prince  et  de 
la  princesse  du  Brésil ,  et  enfin  celle  de  la  Hol- 
lande. Mais  ce  ne  furent  pas  les  houras  des  santés 
qui  m'étourdirent,  ce  furent  les  vingt-cinq 
coups  de  canon  par  santé  dont  on  salua  le  nom 


374  MÉMOIRES 

qu'on  fêtait.  Je  crus  d'abord  être  en  enfer.  Et 
puis  ce  bruit  ine  devint  plus  familier.  .  .  enfin 
j'en  arrivai  à  le  trouver  presque  électrisant.  Mais 
mon  trésor  ne  pensait  pas  comme  moi;  elle  se 
mit  à  pousser  des  cris  aigus;  le  capitaine  la  prit 
dans  ses  bras,  et  lui  parla  pour  lui  expliquer 
ce  qui  causait  ce  tonnerre^  comme  elle  l'appelait. 

«Encore,  disait  la  chère  créature  au  capitaine, 
si  c'était  toi  qui  mis  le  feu ,  je  n'aurais  pas  si 
peur.  » 

Mais  ce  vacarme  n'était  rien  à  côté  de  celui 
qui  suivit.  J'avais  souvent  témoigné  le  désir  d'a- 
voir une  idée  d'un  combat  sur  mer.  M.  Baudin 
eut  l'extrême  bonté  de  m'en  donner  un  simula- 
cre, niais  si  parfaitement  exécuté,  que  l'illusion 
fut  un  moment  terrible.  Cependant  il  n'y  avait 
que  demi-charge,  car  le  capitaine  nous  dit 
après  que  nos  oreilles  n'auraient  pu  supporter  la 
charge  entière  sans  qu'elles  rendissent  beaucoup 
de  sang.  On  tira  dix  coups  par  pièce,  sans  comp- 
ter la  mousqueterie.  Mais  une  chose  fort  remar- 
quable fut  cette  particularité  que  pouvait  du 
reste  seule  offrir  la  Topaze  en  ce  moment. 

La  Topaze  avait  été  obligée  de  changer  sa  mâ- 
ture, excepté  trois  bas  mâts,  par  suite  de  ses 
combats.  Les  mâts  de  hune  et  vergues  avaient 
été  rerais  en  place,  mais  ne  tenaient  que  légère- 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  87 5 

ment.  A  des  intervalles  marqués  ils  tombaient 
comme  brisés  par  les  boulets  ennemis,  et  res- 
taient suspendus  à  des  cordages.  Ce  fut  certaine- 
ment un  beau  spectacle  que  l'ordre  remarquable 
qui  eut  lieu  dans  ce  simulacre  de  bataille.  Lors- 
que tout  fut  fini,  nous  vîmes  avec  un  étonne- 
ment  bien  justifié,  qu'il  n'y  avait  pas  eu  le  pkis 
léger  accident,  pas  une  contusion,  pas  une  brû- 
lure. Nous  comprîmes  alors  comment  on  obtient 
des  succès  sur  mer. 

Presque  toute  la  population  de  Lisbonne  était 
accourue  sur  le  rivage  pour  voir  ce  beau  spec- 
tacle. Je  suis  sûre  que  même  encore  aujourd'hui 
le  souvenir  en  est  toujours  présent  à  ses  habitants. 
Nous  prîmes  notre  revanche  ce  jour-là;  et  les 
cris  de  f^ii^e  l'empereur!  (\ue  poussait  notre  équi- 
page répondaient  aux  houras  qu'avait  excités  la 
bataille  de  Trafalgar.  Nos  matelots  étaient  vrai- 
ment heureux. 

Mais  une  des  pièces  intéressantes  de  la  jour- 
née, c'était  Je  nonce.  Il  avait  d'abord  été  un  peu 
étonné  du  tapage  que  le  canon  avait  fait  en  por- 
tant les  santés.  Toutefois,  comme  celle  du  Saint- 
Père  avait  ouvert  les  loas/s,  il  avait  bien  pris  la 
chose;  ensuite,  pour  se  donner  du  cœur,  il  but 
un ,  deux  y  trois  verres  de  vin  de  Madère;  puis 
du  vin  de  Porto  pour  la    santé   de  l'empereur. 


3^6  MEMOIRES 

du  vin  de  Carcavello  pour  celle  du  roi  d'Espa- 
gne, du  vin  (\'Ojeras  pour  celle  du  prince  du 
Brésil.  Enfin,  de  santé  en  santé,  on  en  vint  à  la 
mienne:  ce  fut  le  coup  de  grâce.  Le  terrain  de- 
venait fuyant  sous  les  pas  du  nonce,  ce  qui  n'é- 
tait pas  apostolique.  Mais  le  vaisseau,  quoique 
sokdement  assis  sur  les  ancres',  avait  pourtant 
cette  vacillation  qu'un  bâtiment  a  toujours  dans 
les  eaux  d'un  fleuve  comme  le  Tage  ^  C'était  à 
en  garder  un  éternel  souvenir  que  de  voir  mon- 
seigneur Galeppi,  cette  fleur  de  finesse  et  de 
ruse,  ce  chef  de  la  science  machiavélique  mise 
en  œuvre  par  le  Vatican,  être  là  au  milieu  de 
nous  comme  un  homme  ordinaire.  11  me  faisait 
l'effet  de  Dominique,  le  fameux  arlequin,  ayant 
ôté  son  masque  et  paraissant  avec  nn  autre  vi- 
sage que  celui  qu'il  portait  habituellement,  mais 
conservant  sur  le  nouveau  des  traces  des  senti- 
ments toujours  exercés  par  l'acteur  habile.  Mon' 
seigneur  Galeppi  était  complètement  ^m,  enfin, 
si  je  puis  écrire  ce  mot  ignoble;  il  riait,  nous 
regardait  avec  ses  petits  yeux  émérillonnés,  et 
bavardait  que   c'était  une  bénédiction ,  ce  qui 

'  On  sait  que  dans  «ne  rade,  comme  celle  de  Lisbonne 
par  exemple,  les  rives  étant  plus  resserrées,  les  vagues  ont 
un  mouvement  plus  saccadé  qu'en  pleine  mer. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  877 

alarmait  beaucoup  l'auditeur,  qui  était,  lui, fort 
convenablement  dans  son  bon  sens.  Mais,  pour 
le  nonce,  il  avait  la  parlotte',  et  de  plus  il  s'at- 
tendrissait. 

«Bliumm.  .  .  bhumm!.  .  .  Allons,  tuez  ces  co- 
quins d'Anglais.  ,  .  ce  sont  des  mécréants 

Vive  sa  majesté  impériale  et  royale  Napoléon, 
empereur  de  France,  roi  d'Italie'..  . .» 

Et  il  avançait  son  verre  de  vin  de  Madère  pour 
que  je  lui  fisse  raison;  mais  comme  je  ne  buvais 
que  de  l'eau  alors  comme  aujourd'hui,  la  chose 
n'était  pas  facile.  Je  le  lui  disais;  mais  il  n'en 
avançait  pas  moins  son  bras  de  taffetas  violet  en 
répétant  : 

Vive  sa  majesté  l'empereur  Napoléon  1 .  .  . 

Et  puis  il  disait  en  chantonnant  d'une  voix 
chevrotante  : 

Jîevianio,  o  Dori,  bcviam  ;  ch'il  giorno 
Presto  è  al  ritorno,  etc.,  etc. 

C'était  un  drôle  de  prêtre  ,  pour  dire  la  chose; 
du  reste,  parfaitement  spirituel  et  comprenant 
très-bien  la  raison  lorsque  son  entendement  fai- 

'  Ce  mot  estde  M.  le  comte  de  Forbin,  en  parlant  de  quel- 
qu'un qui  parlait  beaucoup  sans  rien  dire.  Je  le  trouve  char- 
mant. Au  reste,  M.  le  comte  de  Forbin  nous  a  habitués  à 
entendre,  et  cette  habitude  rend  difficile  à  écouter  ceux  qui 
be  disent  aujourd'hui  par  le  temps  qui  court. 


S^S  MÉMOIRES 

sait  seul  son  devoir.  Voici  un  fait  qui  s'est  passé 
à  Lisbonne  lorsque  j'y  étais,  et  qui,  grâce  à  moi 
et  à  lui,  n'eut  aucune  suite. 

Il  y  avait  alors  à  Lisbonne  un  régiment  com- 
mandé par  M.  le  comte  de  Novion,  émigré.  A 
part  le  tort  qu'il  eut  de  quitter  la  France  ,  on  ne 
peut  rien  reprocher  à  cet  excellent  homme ,  qui 
plus  tard  rendit  de  vrais  services  à  la  France , 
et  qui,  en  attendant,  avait  formé  le  plus  beau 
régiment  que  l'on  pût  voir.  Junot  disait  qu'il 
était  plus  beau  que  la  garde.  C'était  grâce  à  lui 
que  l'on  pouvait  aller  à  minuit  dans  les  rues  de 
Lisbonne  sans  être  arrêté  dans  sa  voiture.  Comme 
il  avait  été  très-lié  avec  mon  père ,  je  le  voyais 
souvent,  et  Junot  l'avait  accueilli  comme  il  mé- 
ritait de  l'être.  Un  jour  il  vint  me  raconter  un 
fait  qui  était  tout  simple,  mais  que  X inquisition 
voulait  rendre  important. 

—  L'inquisition!  Comment...  en  i8o5! 

—  Mon  Dieu  oui...  C'est  une  de  ces  per- 
sonnes à  la  vie  dure,  qui  ne  meurent  qu'après 
avoir  été  assommées.  Voici  le  fait. 

Il  y  avait,  au  quai  de  Soudrès,  une  vieille 
femme  qui  vendait  des  oranges  pendant  une  par- 
tie de  l'année,  et  des  sardines  pendant  l'autre. 
Les  soldats  étaient  surtout  ses  chalands;  mais 
elle  leur  vendait  aussi  une  singulière  marchan- 


UE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  879 

dise,  c'était  la  bonne  aventure.  Cette  vieille  si- 
bylle, soit  qu'elle  s'abusât  elle -même,  soit  qu'elle 
abusât  les  autres,  était  regardée  parmi  cette 
foule  qui  barbolte  au  quai  de  Soudrès,  et  par 
tout  ce  qui  était  soldat  étranger  dans  la  légion 
de  police  et  la  légion  d'Alorna,  comme  une 
sorcière.  Ses  compagnes  même  la  craignaient. 
Un  soir,  il  faisait  un  temps  lourd  et  orageux, 
et  les  soldats  étaient  déjà  rentrés  dans  leur  ca- 
serne,  lorscju'un  allemand,  nommé  Fritz  Klump^ 
se  présenta  devant  la  vieille,  qui  se  disposait 
aussi  à  rentrer  dans  son  taudis.  Fritz  était  com- 
plètement ivre. 

—  Je  veux  que  tu  me  dises  ce  qui  va  m'arriver, 
3uana,  dit-il  à  la  vieille;  ma  maîtresse  m'a  fait 
une  infidélité...  là,  devant  moi...  ellea  pris  tout 
à  l'heure  un  soldat  de  Ray  '...  un  morveux...  un 
porteur  de  reliquaire...  ça  ne  lui  a  pas  servi  à 
grand'chose...  je  l'ai  tué...  tout  de  suite...  mais, 
c'est  que  le  colonel  n'aime  pas  ces  affaires- 
là.  .  .  Allons.  .  .  voyons...  qu'en  résultera-t-il 
pour  moi?... 

■  Il  n'y  avait  pas  de  gardes  du  corps  à  Lisbonne,  c'étaient 
le  régiment  de  Kay  et  celui  de  la  Lippe  (pii  faisaient  le  ser- 
vice près  de  la  famille  royale.  Je  ne  sais  pas  si  en  i8o5  ce 
n'était  pas  la  légion  d'Alorna  qui  remplissait  cette  fonctiou  , 
je  n'en  suis  pas  sûre. 


380  MÉMOIRES 

Je  n'ai  pas  le  temps  ce  soir,  répondit  la  vieille, 

qui  probablement  n'avait  pas  envie  de  se  mêler 
d'une  pareille  affaire...  Reviens  demain. 

—  Je  veux  que  tu  parles  tout  de  suite...  Il  faut 
que  je  sache,  avant  de  rentrer  à  la  caserne,  ce 
qui  peut  ni'arriver...  Si  le  colonel  est  méchant... 
j'ai  de  bonnes  jambes.  .  .   Allons,  Juana.  .  . 

Pendant  ce  colloque,  il  s'était  attroupé  plu- 
sieurs matelots  et  des  soldats  de  Kay;  quelques- 
uns  de  ces  derniers  dirent  qu'il  faudrait  jeter 
dans  le  Tage  l'Allemand  et  la  sorcière;  l'orage 
approchait;  il  tombait  déjà  de  larges  gouttes  de 
pluie;  Fritz  subissait  la  loi  imposée  par  l'orage, 
et  son  ivresse  devint  à  la  fois  complète  et  ter- 
rible. En  entendant  menacer  la  vieille ,  il  regarda 
de  travers  ceux  qui  l'eritouraient. 

«  Si  quelqu'un  de  vous  la  touche,  dit-il  en  mon- 
trant la  vieille,  il  aura  affaire  à  moi...  et,  pour 
ce  qui  me  regarde...  sacramentsherV. ...  prenez 
garde  à  vous.  .  .  Allons,  dépéche-toi ,  Juana.. .  » 

Et  il  s'avançait  en  chancelant  vers  elle. 

—  Je  l'ai  déjà  dit  que  je  ne  voulais  te  rien 
dire  ce  soir.  .  .  Laisse-moi  tranquille,  ou  tu  t'en 
repentiras. 

—  Et  moi,  je  te  dis  que  tu  parleras,  s'écria  Fritz 
toiit-à-fait  hors  de  lui;  et  quand  le  diable  serait 
avec  toi ,  j'aurai  raison  de  vous  deux. 


DE    LA    DUCHESSE    D^ARRANTKS.  38 1 

En  entendant  le  nom  du  diable ,  tout  ce  qui 
était  Portugais  dans  la  foule,  qui  s'était  fort  aug- 
mentée depuis  le  commencement  de  cette  scène, 
se  signa  trois  fois  au  moins.  La  peur  fut  plus 
forte  que  la  curiosité ,  et  le  cercle  s'étendit  au- 
tour des  deux  interlocuteurs.  Fritz  s'avança  vers 
Juana  pour  la  saisir  et  la  faire  rentrer  dans  un 
méchant  taudis  où  elle  faisait  cuire  les  sardines 
qu'elle  leur  vendait ,  et  où  elle  rendait  ses  ora- 
cles. 

«Ne  me  touche  pas,  s'écria-t-elle...  ne  me  tou- 
che pas...  ou,  je  te  le  répète,  tu  t'en  repentiras. ^^ 

Fritz  ne  lui  répond  que  par  une  imprécation 
et  s'avance  en  chancelant.  Mais ,  à  peine  a-t-il  fait 
un  pas  que  Juana  le  touche  seulement  avec  sa 
main,  et  tout  aussitôt  le  soldat  tombe  à  ses 
pieds  comme  frappé  de  la  foudre. 

Ce  fut  d'abord  un  effroi  qui  ne  permit  au- 
cune parole.  Juana  fut  elle-même  stupéfaite  de 
sa  besogne.  On  releva  Fritz ,  il  ne  donnait  au- 
cun signe  d'existence ,  et  ce  ne  fut  que  deux 
heures  après,  lorsque  l'on  put  le  saigner,  qu'il 
rouvrit  les  yeux.  Mais  il  aurait  mieux  valu  pour 
Juana  qu'il  les  tînt  fermés  plus  long-temps;  il 
déclara  qu'au  moment  où  il  allait  la  saisir ,  il 
avait  vu  auprès  d'elle  un  grand  homme  noir 
ayant  deS  yeux  de  feu ,   que  c'était  cet  homme 


38a  MÉMOIRES 

noir  qui  l'avait  frappé  avec  une  massue  qu'il  te- 
nait à  la  main.  Le  singulier  de  la  chose,  c'est  que 
Fritz  n'était  plus  ivre ,  et  qu'il  ne  se  coupa  ja- 
mais dans  les  différents  interrogatoires  qu'on  lui 
fit  subir,  et  cela,  malgré  tout  l'ennui  qu'il  en 
éprouvait.  Le  résultat  de  cette  belle  enquête 
fut  que  la  pauvre  Juana  fut  enfermée  dans  le 
plus  noir,  le  plus  profond  des  cachots  de  l'in- 
quisition, et  l'on  se  disposait  à  faire  le  second 
acte  de  la  ridicule  affaire  du  mendiant  de  Madrid 
avec  sa  poudre  sympathique,  lorsque  la  pauvre 
vieille  fut  sauvée  par  l'inspiration  qu'eut  une 
nièce  à  elle  de  venir  trouver  Junot,  qu'elle  atten- 
dit un  jour  à  sa  porte  au-  moment  où  il  allait 
monter  à  cheval.  Mais  il  était  temps  :  le  soldat , 
dont  les  moines  s'étaient  emparés  et  dont  la  télé 
était  tout-à-fait  tournée  à  la  folie,  continuait  à 
vouloir  soutenir  son  premier  dire  ;  le  soldat  de- 
venait de  bonne  foi ,  par  une  aberration  d'es- 
prit, le  bourreau  de  cette  malheureuse  qui  de- 
mandait pardon,  mais  trop  tard,  à  tous  les  saints 
du  paradis  d'avoir  voulu  jouer  avec  les  démons 
d'enfer.  Le  fait  réel  de  la  chose,  c'est  que  Fritz, 
qui  n'était  pas  d'aplomb  sur  ses  jambes,  et  mar- 
chant sur  un  terrain  fangeux  et  glissant,  avait 
perdu  l'équilibre  en  étant  touché  par  Juana.  Sa 
tète  avait  porté  sur  une  pierre,  et,  de  ce^incident 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  !^83 

tout  naturel,  était  résulté  ce  qui  était  arrivé. 
M.  Magiiien,  qui  vit  Fritz  et  examina  sa  tète, 
trouva  l'endroit  encore  meurtri  où  la  contusion 
avait  été  donnée ,  et  me  dit  que  la  mort  s'en  se- 
rait suivie  à  une  ligne  de  différence.  Mais  jamais 
cet  homme  ne  voulut  comprendre  que  Juana 
n'était  qu'une  imbécile  qui  vendait  des  oranges 
et  des  sardines. 

a  C'est  une  grande  magicienne ,  disait-il...  J'ai 
eu  tort  de  l'offenser;  mais  elle  m'en  a  bien  puni. 

Le  résultat  de  cette  affaire,  qu'on  ne  peut 
croire  appartenir  au  dix -neuvième  siècle,  fut, 
grâce  à  nous,  réduite  à  peu  de  chose  en  compa^ 
raison  du  san-benito  et  de  la  chemise  soufrée. 
Le  nonce  s'intéressa  à  la  vieille  Juana,  et  la  pau- 
vre femme  fut  envoyée  dans  un  couvent  de  Viseu 
ou  de  Ciudad  Rodrigo;  il  fut  très -bien  dans 
cette  affaire,  si  ce  n'est  pouilant  qu'il  craignait 
que  l'on  sût  à  Rome  qu'il  s'en  était  mêlé. 

—  Mais  vous  avez  trop  d'esprit  pour  croire 
que  cette  femme  a  le  diable  à  son  commander» 
ment,  ou  bien  qu'elle  est  au  sien,  lui  dis-je  ? 

—  Madame  l'ambassadrice,  les  voies  dans  les- 
quelles Dieu  permet  à  Satan  d'errer  en  ce  monde 
sont  infinies,  et  je  pourrais  croire  que.  .  . 

•  —  Allons,  allons,  accordez-moi  la  faveur  de 
ne  pas  achever. 


384  MÉMOIRES 

Quant  au  soldat,  M.  de  Novion  le  perdit;  on 
en  fit  une  merveille  de  conversion.  Comme  il 
était  catholique,  il  y  eut  moins  à  faire  que  pour 
un  infidèle;  mais  il  prit  Thabit  dans  l'un  des 
couvents  les  plus  austères  de  Lisbonne,  toujours 
convaincu  qu'il  avait  vu  le  diable  lui  toucher  le 
front  avec  sa  massue.  Cet  effet  d'imagination  est- 
il  réel?  oubienles  moines,  qui  voulaient  un  exem- 
ple marquant,  et  que  le  hasard  servait  à  souhait, 
ont-ils  maintenu  ensuite  la  première  assertion 
de  Fritz  faite  dans  le  moment  d'une  première 
frayeur.  M.  de  Novion,  qui  était  l'homme  le  plus 
naturel  et  le  plus  probe  dans  toutes  les  choses 
de  cette  nature,  avait  la  conviction  que  son 
soldat  avait  été  séduit  pour  continuer  à  déclarer 
qu'il  avait  reçu  un  soufflet  du  diable.  Voilà  ce 
qui  se  passait  en  i8o5  dans  la  belle  Lusi- 
tanie. 

J'attendais  toujours  que  mon  enfant  m'averlît 
par  un  mouvement  que  je  pouvais  enfin  me 
mettre  en  route.  J'étais  enceinte  de  plus  de  cinq 
mois  et  je  ne  sentais  pas  encore  remuer.  Enfin  , 
je  me  décidai  à  partir.  Je  me  portais  bien,  le 
temps  était  beau  et  j'avais  un  grand  désir  de  re- 
voir ma  patrie.  Nous  quittâmes  Lisbonne  le 
a5  novembre  i8o5.  Je  repassai  le  Tage  et  re-» 
montai  à  Aldéa  Galega  dans  mon  coche  de  coi- 


])F.    L\    DUCHESSF.    1)  ABRA^'TKS.  385 

leras  pour  traverser  de  nouveau  les  landes  de 
l'Est  ram  ad  ure. 

Je  voyageais  lentement,  mais  avec  un  grand 
agrément.  jM.  de  Cherval  était  pour  moi  une 
ressource  que  l'esprit  et  le  cœur  ne  pouvaient 
trop  apprécier.  J'avais  ma  fille,  ma  Joséphine; 
j'avançais  vers  la  France....  je  me  promenais.... 
j'herborisais ,  et  le  temps  s'écoulait  d'une  ma- 
nière douce  et  charmante;  mais  un  épisode  sin- 
gulier se  préparait. 

Le  sixième  jour  de  ma  route,  ma  femme  de 
chambre  me  dit  : 

ce  Madame  a-t-elle  remarqué  que  sa  taille  est 
plus  mince?  » 

Je  me  regardai,  je  ne  vis  aucune  diminution; 
j'étais  même  fort  grosse  pour  une  femme  en- 
ceinte de  cinq  mois. 

Le  lendemain,  ma  femme  de  chambre,  dont 
il  faut  que  je  vous  dise  le  nom,  dussiez-vous 
en  rire  (elle  s'appelait  Chapatte),  me  redit  en- 
core : 

«  Madame  ne  s'aperçoit  pas  que  sa  taille  est 
plus  mince  ?  « 

A  la  répétition  de  celte  phrase  je  me  fâchai.... 
Ma  îailie  était  alors  de  celles  qu'on  trouve  bien 
faites.  J'étais  svelte.  mince,  surtout  de  cette  partie 
VTTT.  afj 


386  MÉMOIRES 

où  se  logent  ordinairement  les  enfants,  et  je  me 
voyais  immense. 

«  Chaj3atte,  dis -je  fort  sérieusement,  l'amour 
vous  tourne  la  tête  et  vous  radotez.  » 

Le  huitième  jour,  comme  je  m'habillais,  voilà 
qu'un  corset  à  la  paresseuse  que  je  mettais  de- 
puis ma  grossesse,  croise  tellement  que  je  ne 
puis  l'agrafer.  Je  regardai  Chapalte  : 

—  Chapatte,  mon  enfant,  qu'est-ce  que  cela 
veut  dire? 

—  Mais,  voilà  quatre  jours  que  j'ai  l'honneur 
de  dire  à  madame  que  sa  taille  devenait.... 

—  Oh!  mon  Dieu!  vas-tu  encore  me  répéter 
tes  sottises?... 

Le  fait  est  que  je  ne  savais  comment  expliquer 
ce  singulier  incident  :  je  mangeais  comme  on 
mange  à  vingt  ans  lorsqu'on  se  porte  bien;  je 
dormais  de  même,  je  riais,  j'étais  heure:::.  •..., 
je  l'étais  surtout  de  la  pensée  d'avoir  enfin  un 
fifarçon  ^...  et  puis  toute  la  sollicitude  attachée 
à  ce  bienheureux  garçon! 


«  Madame  l'ambassadrice,  m'avait  dit  la  prin- 
cesse du  Brésil,  soignez  bi;:ii  mon  petit  filleul; 

'  J'avais  déjà  deux  filles,  et  j'avais  fait  deux  fausses  cou- 
ches de  deux  filles.  Cette  giossesse  devait  faire  espérer  un 
garçon. 


DE    LA    DUCHKSSE    D\BRA^'Ti:S.  38n 

c'est  un  petit  don  Juan  on  une  dorïa  Carlotta , 
je  vous  le  recommande.  » 

«  Madame  Junot  pourra  revenir  à  petites  jour- 
nées, écrivait  M.  Talleyrand  %  si  le  soin  de  sa 
santé  l'exige.  » 

«  As-tu  des  nouvelles  de  ta  femme?  demandait 
l'empereur  à  Junot....  Ecris-lui  qu'elle  vienne  len- 
tement ;  il  faut  que  les  femmes  grosses  soient 
raisonnables.  « 

«Écoutez,  me  dit  l'ambassadeur  d'Espagne, 
le  bon  et  excellent  comte  del  Campo  d'Alange , 
prenez  ce  reliquaire  ,  il  contient  une  précieuse 
relique  de  la  mère  du  Sauveur;  ma  femme  la 
portait  toujours;  je  vous  la  donne  pour  qu'elle 
vous  soit  favorable.  » 

— Eli  bien,  disaient  à  Junot  tous  ses  camarades, 
comment  va  ta  femme?  As-tu  de  ses  nouvelles? 

—  Eh!  mon  Dieu  non!  disait  mon  mari....  Je 
suis  inquiet.  Pauvre  femme!  entreprendre  une 
si  longue  route  étant  grosse  de  cinq  mois.... 

Et  les  doléances  allaient  leur  train  ,  que  c'était 
une  bénédiction.  Moi-mémo,  je  me  regardais 
comme  une  arche  sainte,  et  n'osais  mettre  un 
pied  devant  l'autre.  On  peut  penser,  d'après  tout 
ce  que  je  viens  de  dire,  combien  la  remarque 

'  En  date  du  24  septembre  i8o5. 

25 


388  MIÎAIOIRES 

tlo  Chapatte  m'avait  d'abord  scandalisée  ;  mais  ce 
que  je  voyais  éVAxt  positif  :  cependant  je  ne  dis 
encore  rien.  Le  lendemain,  neuvième  jour  de 
ma  route ,  Chapatte  et  moi  nous  nous  regardons,... 
Nous  nous  regardons  long-temps  mérne,  croyant 
rêver  :  enfin ,  nous  éclatons  de  rire....  Je  n'avais 
plus  de  ventre. 

— Ah  rà,dis-je  enfin, qu'est-il  donc  devenu?  Va 
chercher  M.  Magnien ,  (  il  n'était  pas  fort  en  ma- 
tière cVesculaperie ,  mais  il  en  savait  assez  pour 
comprendre  mon  histoire).  Je  la  lui  racontai;  il 
ouvrit  ses  deux  gros  yeux  ronds,  se  moucha  trois 
fois,  prit  deux  prises  de  tabac,  et  me  dit: 

—  Vous  avez  une  tjmpanite.... 

—  Qu'est-ce  qu'une  tympanite?  Est-ce  que  je 
n'étais  pas  enceinte  d'un  enfant? 

—  Non  vraiment. 

—  Et  de  quoi  donc  ? 

—  D'un  vent. 

—  Comment  d'un  vent?  Je  crus  qu'il  se  mo- 
quait de  moi. 

—  Oui ,  d'un  vent. 

—  Alors,  voilà  le  baptême  fait....  Alors  ,  nous 
pourrons  aller  grand  train  ,  et  je  pourrai  danser 
à  Madrid,  où  l'on  me  promet  tant  de  bals!... 

Et  me  voilà  à  sauter  comme  une  biche  en  li- 
berté, puisque  je  n'avais  plus  besoin  de  soigner 
mon  faon. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  38g 

Arrivée  à  Madrid ,  je  fus  loger  dans  ma  char- 
mante  petite  maison  d'Alphonse   Pignatelli. 

Ce  fut  alors  que  je  connus  la  comtesse  Da  Ega  ; 
elle  était  ambassadrice  de  Portugal  à  la  cour  de 
Madrid.  Sa  position  d ambassadrice  de  famille 
lui  donnait  de  grandes  prérogatives;  mais  son 
esprit  les  lui  faisait  plutôt  éviter  que  rechercher. 
Elle  aimait  bien  mieux  être  souveraine  comme 
elle  l'était  dans  son  salon  de  Madrid  que  d'aller 
se  morfondre  dans  une  maison  mal  meublée , 
incommode,  du  village  de  Guadarrama,  à  l'Escu- 
rial ,  où  était  alors  la  cour. 

Les  événements  quise  passaient  en  ce  moment 
dans  l'enceinte  du  palais  des  rois  de  Castille  étaient 
affreux  et  sinistres.  On  a  beaucoup  parlé  de  la 
haine  du  prince  des  Asturies  contre  Manuel  Go- 
doï....  Cette  haine,  si  elle  a  pour  base  les  mauvais 
traitements  que  le  prince  de  la  Paix  a  eu  l'audace, 
je  ne  crains  pas  d'écrire  le  mot,  de  faire  subir 
au  fils  de  son  roi ,  à  une  princesse  aussi  respec- 
table qu'elle  était  admirée  et  chérie,  ce  motif 
seul  rendrait  suffisant  pour  tout  légitimer;  car 
enfin,  je  répète  ce  que  j'ai  déjà  dit  plusieurs  fois, 
les  rois  et  les  princes  sont  des  hommes  comme 
nous,  mais,  par  cette  même  raison,  ils  en  ont 
aussi  les  passions.  Ils  sentent  les  injures;  pour- 
quoi exiger  d'eux  ce  que  nous  ne  sommes  pas 


3()0  MÉMOIRES 

assez  forts  pour  leur  accorder  ?  La  parabole  de 
la  paille  et  de  la  poutre  se  retrouve  partout. 

La  princesse  des  Asturies  était  mourante;  elle 
expirait  au  milieu  de  tortures  épouvantables.  Je 
ne  pus  soutenir  ses  cris,  un  jour  que  je  fus  au 
sitio.  Je  lui  portais  un  grand  attachement,  et 
j'aurais  voulu  approcher  de  son  lit  mortuaire  ; 
mais  tous  mes  efforts  pour  y  parvenir  furent 
ijnpuissants  :  je  le  tentai  plusieurs  fois,  et  tou- 
jours en  vain  ,  pendant  le  long  séjour  «que  je  fis 
à  Madrid,  Cependant  je  tenais  fortement  à  la 
voir,  non-seulement  pour  elle,  mais  parce  que 
je  voulais  voir  également  le  prince  des  Asturies,  et 
j'étais  certaine  de  le  rencontrer  auprès  du  lit  de 
souffrances  de  sa  malheureuse  femme,  qu'il  ne 
quittait  ni  le  jour  ni  la  nuit.  J'avais  reçu  de 
PVance  des  ordres  en  manière  de  conseils  ^  afin 
de  faire  une  chose  qui  m'était  indiquée  et  que 
je  ne  pouvais  accomplir.  De  là  çst  venu  mon  long 
séjour  à  Madrid,  que  tant  de  gens  ont  expliqué 
en  disant  ç\\\tf  aimais  la  danse.  Si  je  n'avais  aimé 
que  la  danse,  et  que  ce  ne  fût  que  de  ma  pro- 
pre volonté  que  je  fusse  restée  à  Madrid,  j'au- 
rais d'abord  dansé  davantage,  et  puis  j'aurais  en 
bien  d'autres  bals  à  Paris.  Non,  des  raisons  que 
je  ne  puis  dire,  mais  d'une  haute  importance, 
dans  la  position  où  se  trouvait  la  famille  royale 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  'dgi 

d'Espagne,  m'imjDosaieiit  l'obligation  de  demen- 
rer  à  Madrid. 

Il  courait  d'étranges  bruits  sur  la  maladie  de 
la  princesse  des  Asturies  :  on  n'en  parlait  qu'en 
tremblant  ;  mais ,  dans  les  conversations  intimes  , 
le  terrible  mot  de  poison  était  dit  par  les  per- 
sonnes les  plus  attachées  à  la  reine.  On  rapportait 
qu'un  jour  un   courrier,  partant  pour  Naples, 
fut  arrêté  et  ses  dépèches  visitées:  elles  conte- 
naient des  lettres  de  la  princesse  des  Asturies  à 
sa  mère.  La  malheureuse  princesse  se  plaignait 
des  traitements  plus  qu'humiliants  qu'elle  et  le 
prince  des  Asturies  recevaient  de  la  reine  et  du 
prince  de  la  Paix;  et  la  lettre  était  terminée  par 
des  plaintes   touchantes  sur    son  sort ,  des   re- 
grets sur  son  éloignemeut  de  sa  patrie,  et  enfin 
par   des  craintes  très-vives   manifestées  sur  son 
sort  à  venir.  La  reine  sourit,  d'un  sourire  d'en- 
fer, en  lisant  ces  plaintes  touchantes  d'un  cœur 
blessé. 

—  Que  faut -il  faire?  demanda-t-elle  à  un 
homme  qui  était  son  conseil;  car  Charles  IV 
n'était  là  que  pour  trôner. 

—  Il  faut  envoyer  cette  lettre,  lui  répondit 
cet  homme .,  et  puis  nous  verrons  la  réponse;  elle 
tracera  notre  conduite  ultérieure. 

f     La  réponse  n'arriva  que  trop  tôt.  Les  bruits 


392  MÉMOIRES 

qui  circulaient  alors,  et  d'après  lesquels  j'ai  re- 
cueilli tout  ce  que  je  rapporte,  disaient  qu'elle 
était  arrivée  le  20  août  de  l'année  i8o5,et  que 
le  jour  de  la  Saint-Louis,  c'est-à-dire  cinq  jours 
après  ,  le  parti  qui  avait  été  adopté  avait  reçu 
son  exécution.  Ces  bruits,  du  reste,  étaient  ceux 
de  la  plus  haute  classe  et  des  familles  les  plus 
élevées.  On  disait  enfin,  et  en  frémissant,  que 
la  princesse  des  Asturies  avait  été  empoisonnée, 
et  que  cette  résolution  avait  été  prise  d'après 
une  ligne  de  la  réponse  de  la  reine  de  IVaples. 

«Ma  fdle,  lui  disait-elle,  je  ne  conçois  pas  que 
«  vous  supportiez  ce  que  vous  me  racontez.  .  . 
«  Il  n'est  pas  de  trône  qui  vaille  la  peine  d'être 
«acheté  aussi  cher.  .  .  Laissez  plutôt  celui  d'Es- 
«  pagne,  et  venez  auprès  de  moi.  Mais  si  vous  ne 
«  pouvez  vous  résoudre  à  quitter  Ferdinand,  qui 
«  vous  donne  le  peu  de  bonheur  que  vous  trou- 
«  vez  dans  ce  malheureux  pays,  alors,  ma  fille, 
«sachez  être  non  pas  une  faible  femme,  mais 
«  une  grande  et  courageuse  princesse;  songez  à 
«  ce  que  disait  la  grande  Catherine  11  :  //  vaut 
«  mieux  tuer  le  diable  que  le  diable  vous  tue.  » 

Ce  fut ,  dit-on  ,  d'après  cette  phrase  que  le 
meurtre  eut  lieu.  Du  moins,  je  le  répète,  était- 
ce  le  bruit  général.  Depuis  l'avènement  de  Fer- 
dinand VII,  j'ai  appris  que  l'apothicaire  qui  avait 


DE    LA    DUCHESSK    d'aBRA.KTÈS.  SgS 

(]onné  le  poison  était  veiui  s'accuser  lui-même; 
mais  je  n'étais  pas  eu  Espagne  alors ,  et  ne  puis 
l'aftirmer.  Ce  que  je  puis  certifier,  c'est  le  con- 
cours entier  qui  alors  formait  cette  opinion. 
Voilà  ce  que  j'écrivis  en  France^  voilà  ce  que 
j'ai  dit  lorsque  je  fus  interrogée  sur  cette  mysté- 
rieuse et  tragique  histoire.  Le  prince  desAsturies 
était  dans  \\w  si  violent  désespoir,  qu'il  voulait 
attenter  à  sa  vie.  Il  passait  toutes  les  nuits  au- 
près du  lit  de  la  princesse,  dont  les  souffrances 
auraient  attendri  un  ennemi. 

J'ai  conservé  de  la  princesse  des  Asturies  un 
souvenir  d'attachement  et  de  respect  que  je  lui 
porte  non-seulement  pour  ses  bontés,  mais  pour 
tant  de  remarquables  qualités,  tant  de  vertus 
qui  auraient  brillé  d'un  si  vif  éclat  sur  le  trône 
dEspagne.  C'est  un  grand  malheur  pour  nous 
qu'elle  soit  morte.  C'est  \\n  grand  malheur  sur- 
tout pour  l'Espagne.  Je  suis  certaine,  et  je  suis 
autorisée  à  le  dire ,  que  les  affaires  de  la  pénin- 
sule auraient  été  traitées  bien  différemment  à 
Bayonne  si   la  princesse  y  eût  été. 

Je  demeurai  à  Madrid  jusqu'aux  premiers 
jours  de  février.  Je  voyais,  comme  je  l'ai  dit  très- 
souvent,  l'aimable  comtesse  Da  Ega.  Nous  nous 
réunissions  chez  elle;  nous  faisions  de  la  musi- 
que, car  toutes  ses  sœurs,  ainsi  quelle,  étaient 


394  MÉMOIRES 

musiciennes.  La  duchesse  d'Ossiina,  qui  était  ce 
qu'elle  est  toujours, une  excellente  et  bonne  per- 
sonne, et  qui  faisait  noblement  les  honneurs  de 
rEsp.'igne,  me  donna  une  charmante  fête  à  sa 
campagne  près  de  Madrid,  à  Wélaineda.  Nous 
y  passâmes  une  délicieuse  journée;  nous  y  dé- 
jeunâmes, et  ne  revînmes  à  Madrid  que  le  soir. 
La  maison  était  charmante.  Lorsque  le  roi  Jo- 
seph était  en  Espagne,  je  ne  sais  pourquoi  il 
ne  prit  pas  l'Alameda  pour  lui  au  lieu  de  la  don- 
ner au  général  Belliard.  J'aurais  mieux  aimé 
l'Alameda  que  TEscurial. 

Madrid  me  reverra.  Je  parlerai  plus  loin  de 
ses  beautés  et  de  ses  inconvénients.  Je  parlerai 
de  Burgos,  de  Valladolid  ,  de  Salamanque  et  de 
cette  foule  de  villes  en  Espagne  que  j'ai  si  long- 
temps habitées.  Maintenant  je  reviens  en  France. 

J'avais  reçu  de  Vienne  une  lettre  de  Junot, 
dans  laquelle  il  m'annonçait  que  l'empereur  lui 
donnerait  une  mission  pour  l'Italie,  mais  que  je 
devais  me  rendre  à  Paris  pour  y  faire  mon  ser- 
vice auprès  de  madame  mère;  que  je  devais 
néanmoiîis  m;;rcheravec  prudence,  pour  ne  pas 
hasarder  mon  précieux  fardeau  :  on  sait  ce  que 
c'était. 

Mon  voyage  fut  heureux,  et  plus  prompt  que 
ne  l'avaitété  l'autre.  Je  rentrai  dans  Paris  le  mardi- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA.NT£S.  3g5 

£[ras  fie  1806.  Une  particularité  à  remarquer, 
c'est  que  j'eu  étais  partie  également  un  mardi- 
gras.  Mais  quelle  différence  de  sensations!... 
Comme  le  bonheur  en  espérances  est  doux, 
lumineux  à  vinçjt  et  un  ans!...  Comme  on  est 
heureux!...  Je  ne  regrette  ma  jeunesse  ni  pour 
ma  figure,  ni  pour  mes  agréments,  mais  pour 
ce  beau  temps  d'illusion. 

J'ai  parlé  du  général  Lallemand,  en  disant  com- 
bien il  nous  était  cher  à  mon  mari  et  à  moi.  Il 
partit  pour  l'Amérique  en  1802,  et  s'y  conduisit 
vaillamment;  mais  il  déplut  au  général  en  chef, 
qui  n'aimait  pas  les  hommes  tels  que  Lallemand, 
et  il  revint  en  Europe,  presque  en  disgrâce. 

Un  jour,  je  le  vois  entrer  dans  ma  chambre 
avec  une  jeune  persorme  ravissante  de  grâce; 
elle  était  grande,  sa  taille  avait  cette  souplesse 
du  palmier,  cette  mollesse  gracieuse  qui  n'ap- 
partient qu'aux  créoles.  Sa  figure  était  celle 
d'une  charmante  jeune  fille,  d'une  enfant;  et  en 
effet,  elle  n'était  encore  qu'une  enfant.  Ses  che- 
veux étaient  blonds,  cendrés;  ses  yeux  bleus  et 
doux  don  liaient  un  charmant  regard.  Et  puis  son 
pied  était  si  petit ,  sa  main  si  mignonne,  son  nez 
retroussé  donnait  tant  de  finesse  à  sa  physiono- 
mie, qu'ii  était  impossible  de  ne  pas  éprouver 
un  attrait  positif  en  voyant  madame  Lallemand 


396  MÉMOIRKS 

pour  la  première  fois.  Elle  avait  ensuite,  en  ma- 
nière de  dents,  trente-deux  perles  bien  orientées 
qui  brillaient  dans  une  bouche  de  rose.  Ce  serait 
une  mode  à  faire  venir  que  cette  façon  de 
mettre  comme  cela  son  collier  dans  sa  bouche. 
Mais,  par  sainte  Marie!  comme  le  dit  M.  Barbier  % 
n'a  pas  un  tel  collier  qui  veut. 

Son  esprit  est  d'une  originalité  non  copiée, 
que  je  n'ai  vue  qu'à  elle.  Madame  Lallemand  a 
été  pour  moi,  à  l'époque  dont  je  parle,  l'objet 
d'un  attrait  très-vif,  parceque  je  l'ai  jugée  spiri- 
tuelle avec  une  enveloppe  naïve;  plus  tard,  cet 
esprit  s'est  développé  et  a  montré  qu'il  pouvait 
être  d'une  trempe  plus  élevé.  J'étais  heureuse  en 
pensant  à  mon  retour  et  aux  femmes  que  j'allais 
retrouver,  de  classer  ma  jeune  créole  dans  un 
rang  tout  particulier  pour  mon  propre  agrément, 
et  bien  aussi,  je  le  croyais,  pour  le  sien  propre. 
Elle  était  revenue  en  France  avec  sa  mère,  la 
belle  madame  de  Larligues;  cette  jolie  femme 
que  tout  Paris  a  vue  rivaliser  de  luxe  avec  les 
plus  immenses  fortunes.  Elle  avait  cinq  cent  mille 
livres  de  rentes  à  Saint-Domingue.  Un  seul  jour 
avait  tout  anéanti!...  Elle  avait  tenté  vainement 


'  Délicieuse  chanson  clc  M.  Bail)icr,  dans  le  Talisman  de 
i8'i2(vovez  chanson  villouittine^ 


DE    LV    DIJCFTF.SSF.    l>VvERANTKS.  397 

fie  reti'oiiver  quelques  débris  lorsque  l'armée 
française  avait  été  au,.cap;  mais  rien  ne  lui  fut 
rendu.  Elle  se  conduisit  en  héroïne,  et  donna 
dès  lors  à  sa  jeune  fille  des  leçons  de  ce  courage 
admirable  dont  tout  récemment  encore  elle 
nous  a  donné  des  preuves  qui  ont  ajouté  le  res- 
pect à  l'amitié  de  ses  amis.  Madame  Lallemand 
a  fait  si  long-temps  partie  de  ma  famille,  surtout 
par  cette  amitié  de  sœur  que  j'ai  toujours  eue 
pour  elle,  qu'elle  est  une  portion  intégrante  de 
tout  ce  qui  me  touche  pendant  bien  des  années. 
J'ai  donc  été  obligée  de  donner  ces  détails  qui, 
d'ailleurs,  ne  peuvent  qu'être  agréables  à  ceux 
qui  l'aiment. 

Aussitôt  après  mon  retour,  j'écrivis  à  madame 
la  baronne  de  Fontanges,  dame  d'honneur  de 
MADAME  MÈRE,  pour  lui  anuonccr  mon  arrivée  et 
lui  demander  quel  était  le  jour  que  désignait 
S.  A.  I.  pour  que  je  lui  fusse  présentée.  Madame 
de  Fontanges  me  répondit  immédiatement  que 
le  dimanche  suivant  je  serais  présentée  à  madame 
avant  l'heure  de  la  messe.  C'était  une  grande 
affaire  pour  ma  jeune  tête  que  de  me  voir  pré- 
sentée à  une  personne  que  j'étais  habituée  à 
aimer  et  à  respecter  depuis  mon  enfance,  et  cela 
avec  cette  vieille  manière  qui  portait  à  vénérer 
les  personnes  âgées  et  à  leur  montrer  une  dé- 


398  MÉMOIRES 

férence  qui  ne  venait  pas  de  la  flatterie,  ni  d'une 
pensée  obséquieuse;  c'était  un  bonheur  pour 
moi  devoir  madame  Bonaparte,  la  mère  de  l'em- 
pereur, traitée  enfin  comme  elle  devait  l'être, 
et  cela,  par  son  fils.  Aussi  attendais- je  cette 
journée  avec  une  impatience  presque  joyeuse. 
Si  je  ne  m'étais  pas  trouvée  au  moment  de 
faire  paraître  la  quatrième  livraison  de  mes  mé- 
moires, j'aurais  répondu  plus  tôt  aux  journaux 
qui  parlaient  de  madame  mère  d'une  manière  si 
peu  vraie.  Madame  mère,  à  qui  l'on  donne  si  gé- 
néreusement tant  de  millions ,  ne  possède  pas 
80,000  livres  de  rentes.  L'empereur  ne  donnait 
qu'à  ceux  qui  dépensaient;  il  n'aimait  pas  les 
économies.  Madame  mère  n'eut  un  mil!i(jn  par 
an  que  lorsque  le  roi  de  Westphalie  fut  à  Cassel  ^ 
Ce  qu'elle  possède  ne  peut  être  que  le  fruit  de 
ses  économies  sur  ce  million,  et  cela  pendant 
cinq  ans.  Depuis  les  mailieurs  de  la  famille  Bo- 
naparte, si  elle  se  refuse  tontes  ces  jouissances 
de  la  vie  qui  sont  si  douces  à  son  âge,  si  elle  a 
un  extrême  amour  de  l'ordre,  c'est  pour  avoir 
la  possibilité  de  venir  à  l'aide  de  ses  enfants. 
Elle  a  fait  pour  eux  de  très-grands  sacrifices, 
c'est  une  honorable  et  respectable  personne  que 

'  En  1807. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aERANTÈS.  3c)C) 

MADAME  mère;  son  nom  aurait  dû  être  respecté 
par  des  journaux  qui,  ne  la  connaissant  pas,  ont 
été  à  la  fois  injustes  et  mensongers ,  peut-être 
sans  le  vouloir.  Mais  que  des  journaux  légitimistes 
donnent  des  biens  illusoires  à  la  famille  Bona- 
parte pour  excuser  les  Bourbons  d'avoir  manqué 
à  leur  parole ,  et  de  n'avoir  tenu  aucun  des  trai- 
tés qu'ils  ont  faits  avec  elle;  d'avoir  retenu  tous 
leurs  biens,  les  diamants  de  la  couronne,  ra- 
chetés presque  en  entier  des  deniers  de  l'empe- 
reur; d'avoir  pris  leurs  rentes,  de  les  avoir 
repoussés,  exilés  :  tout  cela  se  conçoit,  parce 
qu'en  cela  les  journaux  légitimistes  suivent  leur 
route.  Mais,  que  d'autres  journaux  qui  font  état 
de  rentrer  dans  une  voie  de  justice ,  qui  ne  ma- 
nifestent plus  de  haine,  racontent  des  faits  in- 
ventés à  plaisir,  voilà  ce  qui  ne  peut  se  tolérer. 
On  est  tellement  léger  sur  les  Jiistoîres  que  l'on 
rapporte  et  que  l'on  recueille  en  courant  sur  la 
famille  de  Napoléon ,  que  nous  avons  vu  l'autre 
jour  annoncer,  comme  arrivée  la  semaine  précé- 
dente, la  mort  tragique  de  l'un  des  fils  de  Lucien 
Bonaparte;  il  s'était  brûlé,  disait-on,  la  cervelle 
à  bord  d'un  bâtiment,  en  allant  en  Afrique.  Et 
Dieu  sait  les  commentaires  sans  fin  que  faisaient 
les  habiles  politiques,  vrais  polichinelles  de  notre 
époque.  Eh  bien!  il  y  a  cinq   ans,  qu'en  allant 


|00  MKMOIRF.S 

aux  États-Unis,  l'un  des  fils  de  Lucien  fut  tué 
en  nettoyant  un  de  ses  pistolets;  mais  cela  tout 
naturellement,  et  puis,  il  y  a  cinq  ans. 

Mais  ce  qui  est  plus  sérieux  que  des  erreurs, 
ce  sont  les  déviations  de  l'honorable  chemin 
qu'aurait  dû  suivre  la  nation. Comme  Française, 
et  comme  Française  aimant  ma  patrie,  je  rougis 
pour  elle  qu'ellen'ait  eudepuis  i83od'autre  sou- 
venir à  envoyer  à  la  famille  de  Napoléon  qu'ini 
nouvel  exil;  je  rougis  aussi  pour  elle  qu'un  frèi'e 
de  l'empereur,  que  Jérôme,  blessé  à  la  bataille  de 
Waterloo,  n'ait  de  moyen  d'existence  que  la 
pension  que  fait  à  sa  femme  l'empereur  de  Rus- 
sie!... Et  cette  famille  infortunée,  veut-on  savoir 
comment  elle  pense?...  comment  s'expriment 
ceux  qui  la  composent?...  voilà  ce  que  m'écri- 
vait dernièrement  l'nn  de  ses  membres  : 

«  Ma  consolation  est  de  penser  qu'élevés  dans 
la  médiocrité,  tous  les  enfants  de  cette  famille 
vaudront  mieux  que  s'ils  l'eussent  été  au  milieu 
des  grandeurs  de   la  fortune  et  de  la  flatterie.» 


FIN    DU    TOMT,    HUITn-:ME. 


TABLE 

DU   HUITIÈME  VOLUME. 


Chap.  I^"".  Physionomie  de  l'Espagne  et  du  PortU!j;al 
avant  la  guen-e.  • —  L'empereur  attache  une  grande 
importance. à  être  l'allié  de  ces  deux  pays.  —  Fana- 
tisme national  des  Espagnols. — Détails  sur  la  famille 
royale  et  le  prince  de  la  Paix.  — Parallèle  de  ce  der- 
nier avec  Orloff,  favori  de  Catherine.  —  Impôt  sur 
les  voitures.  —  Beauté  des  routes.  —  Inscriptions. 

—  Recherches  historiques  et  statistiques  sur  Madrid. 

—  Madame  de  Beurnonville.  —  Son  aimable  récep- 
tion. —  Pourquoi  les  lumières  de  la  civHisation  pé- 
nètrent difficilement  en  Espagne.  —  Dévotion  des 
femmes  espagnoles.  —  Passion  des  Espagnols  pour 
les  spectacles,  les  joutes,  les  tournois.  —  Mot  du 
comte  d'Aguilard.  —  Orgueil  castillan.  —  La  du- 
chesse d'Ossuna.  —  Les  marquises  de  Santa-Crux  et 
de  Camarasa.  —  La  marquise  d'Ariza.  —  IMadame 
Carrujo.  Sa  fdle  madame  la  comtesse  Mcrlui.  — 
Mes  douze  premières  années.  —  La  marquise  ilc 
Santiago.  —  Ses  ridicules.  —  Le  sourcil  postiche.  . 

VIII.  J-G 


4o2  TABLE. 

Chap.  II.  Mon  mari  conçoit  du  prince  de  la  Paix  une 
opinion  favorable.  —  Portrait  de  la  princesse  des  As- 
turies.  —  Curieuse  origine  de  la  faveur  du  prince 
de  la  Paix.  —  Titre  de  prince  conféré  en  Espagne 
aux  étrangers  seulement  et  aux  membres  de  la  fa- 
mille royale.  —  Appréciation  impartiale  du  prince 
de  la  Paix.  —  Il  tient  tète  à  l'inquisition.  —  Junot 
se  rend  près  du  roi  à  Aranjuez,  —  Ma  présentation. 

—  Vieux  restes  des  coutumes  féodales.  —  Pont  du 
Mançarauez.  —  Pont  de  Tolède.  —  Le  château  de 
M.  Aguado  à  Petit-Bourg.  —  Ma  toilette  de  présen- 
tation. —  Cérémonial.  —  Proscription  des  gants 
blancs.  —  La  camareira  mayor.  —  La  reine  me  fait 
le  plus  gracieux  accueil.  —  Son  portrait.  —  Char- 
les IV Ses  habitudes. — Détails  intéressants  sur  sa 

vie  privée.  —  La  reine  d'Etrurie.  —  Mon  embarras. 

—  Questions  nombreuses  que  m'adressent  le  roi  et 

la  reine  d'Espagne 24 

CuAP.  III.  Particularité  importante  de  ma  visite  à  leurs 
majestés.  —  Mon  étonneraent  à  la  vue  du  prince  de 
la  Paix  ,  et  sa  singulière  tenue.  —  Réflexions  que  me 
suggéra  cette  circonstance.  —  L'nion  du  prince  de  la 
Paix  avec  une  princesse  de  la  maison  de  Bourbon. 

—  Étranges  commentaires  sur  ce  mariage.  —  Haine 
de  la  princesse  de  la  Paix  pour  son  mari.  —  Madame 
Tudo.  —  Anecdote  bizarre.  —  Faveur  d'un  jeune 
garde  du  corps.  —  Passion  malheureuse  du  roi  pour 
la  musique.  —  Ma  présentation  à  la  princesse  des 

Asturies Mauvaise  humeur  du  prince  des  Asturies. 

Hésitation  de  Junot.  —  Le  comte  de  Campo  d'Al- 

lange.  —  Notre  promenade  dans  les  jardins 4^ 


TABLE. 


4o3 


Chap.  IV.  Souvenirs  d'Aranjiiez.  —  Cérémonial.  —  Re- 
tour à  Madrid.  —  Singulière  aventure.  —  Mes  rap- 
ports d'intimité  avec  madame  de  Beurnonville.  — 
Heureux  instants  passés  dans  la  maison  de  l'ambas- 
sadeur.—  Dîner  et  surprise.  —  Tallien.  —  Conduite 
de  Tallien  au  9  thermidor.  —  Conférences  de  Junot 
avec  le  prince  de  la  Paix.  —  Ports  d'Espagne.  —  Son 
alliance  avec  la  France.  —  Notre  départ  de  Madrid. 

—  M.  le  comte  da  Ega,  ambassadeur  de  Portugal. 

—  Portrait  de  la  comtesse  da  Ega 69 

Chap.  V. Mon  mari  est  traité  avec  tous  les  honneurs  dus 

à  un  ambassadeur  de  France.  —  Mauvaise  humeur 
de  Charles  IV  contre  Louis  XVIII Le  soldat  usur- 
pateur  Ordre  de  la  toison-d'or.  —  Lettre  absurde 

de  Louis  XVIII  au  roi  d'Espagne.  —  Acceptation  de 
la  couronne  d'Italie  par  l'empereur.  —  Discours  de 
Napoléon  manquant  de  franchise.  —  Quel  était  le 
vrai  but  de  l'empereur. —  M.  le  marquis  de  Buona- 
parte.  —  Couronne  de  Lombardie.  —  Mémoires  de 
Gohier  empreints  de  fiel  et  de  haine.  —  Talaveyrada 
Reyna. — Des  dragons  nous  donnent  une  aubade. — 
Soldats  espagnols  demandant  l'aumône.  —  Projet  de 
faciliter  l'écoulement  du  Tage.  —  Le  clergé  s'y  op- 
pose au  nom  de  Dieu  et  en  qualifiant  le  projet  d'at- 
tentatoire aux  dogmes  sacrés Quel  est  en  Espagne 

le  sens  de  l'expression  états.  —  Portrait  de  la  du- 
chesse d'Albe.  La  Mesta 85 

Chap.  VI.  Province  de  l'Estramadure.  —  Le  coche  de 
Colleras.  Aventure  qui  m'arrive  dans  ce  pavs.  — Ma 
manière  de  voyager.  —  Visite  inattendue  de  Jérôme 
Bonaparte. —  Détails  sur  Jérô|/ne.  —  Colère  de  l'em- 


4o4  TABLE. 

pereur  en  appieiiant  son  mariage.  —  M.  Alexandre 
Le  Camus,  depuis  comte  <lc  i'ursteinstoin.  —  M*''® 
Patcrson.  —  Sa  ressemblance  avec  la  princesse  Bori;- 
hèse. — Ma  conversation  avec  Junot.  —  Mes  présages 
se  réalisèrent.  —  Pont  d'Almaraz.  —  Entêtement  de 
nos  muletiers.  —  Le  fameux  Gonzalès  de  San-Sé- 
bastien.  —  Le  Puerto.  —  Chêne  vert  de  la  pénin- 
sule. Le  village  de  Joray  Cego.  —  Bonne  réception 
que  nous  font  les  autorités  de  Truxillo luS 

CuAP.  VIL  La  Guadiana.  —  Les  montagnes  de  Santa- 
Crux.  —  Dangers  courus  sur  la  route  de  Madrid  à 
lîadajoz.  —  La  venta  del  Despohlado.  —  Ma  crainte 
des  brigands.  — •  Mon  adresse  au  pistolet. —  Madame 
Thomières.  —  Les  assassins  de  la  route  du  Confes- 
sionnal. —  L'impunité.  —  Les  pauvres  matelots 
français.  —  La  pnssada  de  San-Pedro.  —  Terreur  et 
dégoût.  —  L'homme  assassiné.  —  L'instrument  de 
torture.  — Frayeur  de  mes  femmes.  —  Colère  de  Ju- 
not. —  Départ  de  San-Pedro.  —  L'entêté  muletier. — 
Voilure  versée.  —  La  ville  aux  trois  noms.  —  Le 
prince  de  la  Paix. — Badajoz.  —  Les  coups  de  canon.    i25 

Chap.  VIH.  Singulière  différence  entre  le  Portug.d  et 
l'Espagne.—  Trinité  portugaise.  —  Le  Juif,  le  Nègre 
et  le  Portugais  en  une  seule  personne. —  Réception 
à  Estremoz.  — Junot  premier  aide-de-camp  de  l'em- 
pereur. —  Venda  do  Duque.  —  Monteraor-o-Novo. 

—  Coup  d'œil  sur  l'Alemtejo 'Le/oral,  lespiowe- 

dors  et  les  juiz  de  fora.  —  Béranger,  ou  le  diable 
m'emporte 1 5(> 

CiiAP.  IX.  Arrivée  à  Lisbonne.  — Aspect  de  la  ville  et 
des  environs.  —  Adage  portugais.  —  Le  frère  du 


TABLE.  4^*5 

maréchal  Serrurier.  —  Calembourg  de  l'empereur. 
— Le  banquier  français.  —  Bizarrerie  du  cérémonial. 

—  L'ambassadeur  de  Louis  XV  et  celui  de  Napoléon. 

—  Ordres  donnés  par  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères pour  la  réception  de  Jimot.  —  Le  vendredi 
saint.  —  La  fièvre  jaune  en  Andalousie.  —  Visite  de 

la  santé.  —  Gouvernement  du  Portugal Le  yacht 

du  prince  du  Brésil.  —  Notre  débarquement.  —  Le 
comte  de  Castro  Marino.  —  Usage  absurde  relatif  à 
l'installation  des  ambassadeurs  en  Portugal.  —  La 
voiture  du  comte  de  Castro  Marino.  — .  La  collation 
diplomatique.  —  Procès-verbal  de  la  réception  de 
M.  le  comte  de  Châlons,  ambassadeur  de  Louis  XVI. 

—  M.  le  duc  de  Coigny  et  sa  petite-fille  madame 
Sébastiani iG% 

Chap.  X.  Physionomie  politique  du  Portugal.  —  Don 
Miguel  et  don  Pedro.  —  Maison  du  général  Lannes. 

—  L'ei-mitage  d'Araujo.  —  Projets  du  grand  Pom- 
bal.  —  Costumes.  —  Invasion  des  modes  françaises. 

—  Présentation  à  la  cour.  Le  palais  de  Quélus.  —  Le 
prince  régent.  —  Cortège  magnifique  de  Junot.  — 
Question  de  l'empereur.  —  La  princesse  du  Brésil. 

—  Les  yeux  doux.  —  Manie  de  Napoléon.  —  Junot 
marquis.  ■ —  Le  prince  et  la  princesse  du  Brésil.  — 
Stupéfaction  du  prince  du  Brésil.  —  Le  schako  de 
hussard.  —  Le  prince  et  l'uniforme.  —  Mes  paniers 
et  ma  peur.  —  Junot  se  fâche.  —  Mon  enharnache- 
ment Mon  entrée  en  voiture Ma  présentation. 

—  Entretien  avec  la  princesse  du  Brésil.  —  Sa  cu- 
riosité. —  L'impératrice  Joséphine.  —  Portraits  de 

la  piincesse  Isabelle  et  de  la  princesse  veuve i  '>7 


4o6  TABLE. 

Chap.  XI.  Ri'coiMion  et  ct-n'-monial.  —  La  camareira^ 
mûr.  —  I.cs  dames  du  palais  par  terre.  —  Ma  posi- 
tion à  Lisbonne.  —  Parallèle  de  lord  Fitz-Gerald  et 

de  sa  femme Lord  Strankford.  —  M.  d'Araujo  et 

son  mannequin — Lord  Strankford  et  les  révérences^ 

—  Le  comte  del  Campo  Alange.  . —  M.  de  Castro.  Sa 
figure  de  conspirateur.  —  M.  Camille  de  los  Rios.  — 
L'ambassade  d'Autriche  à  Lisbonne.  —  Les  trois 
sœurs.  —  L'oreille  tirée.  —  Le  comte  de  Villaverde. 
Le  gros  ventre.  —  Le  gigot.  —  Les  douze  verres 
d'eau.  Le  vicomte  d'Anadia.  —  Le  nonce  du  pape. 

—  L'amoureux  de  75  ans.  —  Les  lunettes  vertes.  — 
Les  bonbons.  —  Conversation  avec  l'empereur.  ...    212 

Chap,  XII.  Influence  des  femmes  en  Portugal.  — No- 
blesse de  Lisbonne.  Le  duc  de  Cadaval.  —  Le  grand 
seigneur  et  le  cuisinier.  —  Le  mémoire  de  5o,ooo  fr, 

—  La  partie  de  pharaon.  —  Le  peuple  et-  les  grands. 
— Les  compliments. —  Le  marquis  de  Loulé  et  Henri 
IV.  —  Les  trois  Grâces.  —  Société  de  Lisbonne.  — 
Le  comte  de  Lima. —  La  comtesse  daEga.-^-  Ratifi- 
cation de  traité.  —  Le  maréchal  et  le  prince-régent. 

—  Le  prince  du  Brésil  en  mascarade.  —  L'ordre  du 
Christ.  —  Le  valet  de  chambre  chevalier.  —  Céré- 
monie de  la  Ste-Chapelle.  —  Les  mantelets  de  crêpe 
blanc 234 

Chap.  XIII.  Cérémonie  des  chevaliers  du  Christ  au 
cœur  de  Jésus.  —  On  m'accueille  avec  les  honneurs 
militaires.  —  Un  sermon  portugais.  —  L'omelette 
royale.  —  Le  Coracaon  de  Jesu.  —  Sommes  exor- 
bitantes qu'il  a  coûté.  —  Le  Portugal  placé  entre 
deux  craintes,  celle  de  l'Angleterre  et  celle  de  la 


TABLE.  407 

France.  —  Mes  reproches  à  M.  d'Araujo.  —  Saecès  de 
la  flotte  du  vice-amiral  Missiessi.  —  Le  maître  de 
chant  Naldi.  —  Montre  volée.  —  Singulière  manière 
(le  punir  un  voleur.  —  Mademoiselle  Naldi  enfant. 

—  Madame  la  comtesse  de  Spaare. — Bienfaisance  de 

Naldi Opéra  de  Lisbonne.  —  Crescentius.  — -Les 

sopranos a(j  i 

Chap.XIV.  Situation  géographique  et  statistique  de  Lis- 
bonne. —  Combats  de  taureaux. —  Le  fameux  Pépé. 

—  La  salle  de  spectacle  du  marquis  de  Pombal.  — 
Résidence  de  Belem.  —  Les  jardins  de  Quinta  da 
Raynha.  —  Le  bouquet  du  jardinier  d'Abrantès.  — 
Je  suis  asphyxiée.  —  Départ  de  Junot  pour  la  cam- 
pagne d'Austerlitz.  —  La  flottille  anglaise.  —  Le  feu 
éclate  dans  l'appartement  de  M.  deRayneval. — Cause 
bizarre  de  l'incendie ^ îS  i 

Chap.  XV.  Montagnes  de  Cintra. — Erreur  de  Lord  By- 

ron. — Child-Harold Torre  di  Bugio Fort  San- 

Jaô. — Lisbonne,  ville  de  guerre Ressemblance  avec 

Auteuil.  —  Les  garnisons  d'émigrés.  —  Le  régiment 
de  Mortemart.  —  Celui  de  Castries.  —  Mes  prome- 
nades. —  La  reine  folle.  —  Le  soufflet.  —  Les  têtes 
couronnées.  —  La  roche  d'émeraudes.  —  Le  cœur 
d'un  preux.  —  La  moustache  en  gage. —  Le  couvent 
de  liège.  —  Une  bonne  nouvelle.  —  Madame  mère. 

—  Le  brevet.  —  L'amiral  Villeneuve.  —  Combat  du 
Finistère.  —  Défaite  honteuse.  —  Compensation.  — 
Le  capitaine  Baudin.  —  La  Topaze  et  la  Blanche.  — 
Victoire  et  honneur '3o2 

Chap.  XVL  Transformation.  —  Affreuse    tempête.  — 
Dangers.  —  Combat  de  Trafalgar. — Mort  de  Nelson. 


/|08  TABLE. 

Mot  de  l'empereur.  —  Le  capitaine  Baudiii. — L'ami- 
ral Villeneuve.  —  Conseils  de  Decrès.  —  L'amiral 
Gravina. — vSa  querelle  avec  Villeneuve. —  La  flotte 
anglaise  et  la  flotte  combinée.  —  Mort  glorieuse  du 
contre-amiral  Magon.  —  Villeneuve  fait  prisonnier. 

—  Mort  du  général  Gravina.  —  Victoire  d'Ulm.  — 
Oudinot  vainqueur  à  Wertingen.  —  Occupation 
d'Augsbourg.  — •  Combat  d'Elchingen.  • —  Occupation 
de  W^eissembourg.  —  Entrevue  de  l'empereur  de 
Russie  et  du  roi  de  Prusse. — L'empereur  entre  dans 
Vienne 33!^ 

Chap.  XVII.  Fête  à  bord  de  la  Topaze.  — Le  nonce  en 
habit  de  taffetas  lilas.  —  L'ambassade  d'Espagne.  — 
Le  comte  Sabugal.  —  Don  Camille  de  los  Rios.  —  La 
frégate  élégante.  —  Les  santés  à  coups  de  canon.  — 
Un  nonce  ivrogne.  —  Un  combat  sur  mer.  —  Les 
houras.  —  Le  soldat  et  la  sorcière.  —  L'inquisition. 

—  Le  porteur  de  reliquaire.  —  Le  soldat  converti. 

—  Départ   de  Lisbonne.  —  La  grossesse    orageuse. 

—  Arrivée  à  Madrid.  —  La  princesse  des  Asturies. — 
Agonie.  —  Mort 37» 


TIN    IJE    I.A    TABLK    DU     HUITIEME    VOLUME. 


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Ane  Hiinard  Avenue,  Los  Angeles,  CA  wu^«»  i»«~ 

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