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Full text of "Mémoires de madame la duchesse d'Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon, la révolution, le directoire, le consulat, l'empire et la restauration"

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MEMOIRES     CONTEMPORAINS. 


MÉMOIRES 

DE  MADAME  LA  DUCHESSE 

D'ABRANTÈS. 


TOME  SEIZIEME. 


VARIS.  —  IBXPRiniERTE:   UE   X.ACB&VAIISISRB  , 

RCE     nu     COLOMBIER,     n"     ,1u. 


MEMOIRES 


DE  MADiMli  LA  IJDCUKSSK 


ife 


B'AllAMM 


SOUVENIRS  HISTORIQUES 

SiJR 

NAPOLÉON, 

LA  RÉVOLUTION  , 

LE  DIRECTOIRE^  LE  CONSULAT,  L'EMPIRE 
ET  LA  RESTAURATION. 

TOME  SEIZIÈME. 


^^xi^^ 


A  PARIS, 

LIBRAIRIE  DE  L.  MAME, 

RLE    GUENÉgAUD,     IN°    'iS. 


MDCCCXXXIV 


DE  MABAME  LA   DUCHESSE 


ITABRANTES. 


CHAPITRE   PREMÎSR- 


Le  locsia  européen.  — Proclamation  de  l'empereur  Alexan- 
dre.—  Discours  de  l'empereur  Napoléon. — Alexandre 
pacificateur  de  l'Europe.  —  La  Prusse  et  son  système.  —  Le 
duc  de  Brunswick.  — .Jaupe  qui  peut  !~Yenle  de  la  Suède. 

—  25  millions.  — C'est  le  prix  du  sang.— Plus  il  vaut,  plus 
il  est  paye .  — L'Espagne  perdue .  — Belle  conduite  de  Soult. 

—  Lettre  de  Bernadotte  à  Napoléon.— Le  transfuge.— Ma 
petite  Bonnette!  —  L'empereur  trop  bien  servi  .—Les  gar- 
des d'honneur.  — Mort  de  31.  de  Lagrange.— Le  pressen- 
timent.—  Promenade  en  calèche. — Leduc  de  Frioul  et 
Junot.  — Amitié  fraternelle.  — Ce  qu'était  Duroc  — Com- 
bien il  était  bon.  — Pressentimens  de  Junot.— Amour  pour 
l'empereur.  —  La  consécration  et  le  serment.  — L'enfant 
du  brave  dévoue'  avant  sa  naissance.  —  Le  bulletin.  —  La 
partie  de  billard.  — M.  de  Flahaut  et  M.  de  Valence — Les 
cent  bouteilles  devin  de  Sillery.— La  bouteille  d'eau  de 
Portugal  et  la  bouteille  d'ëther. 

Maintenant  nous  sommes  à  un  moment  qui 
est  d'une  haute  et  terrible  importance  dans  la 
XYL  » 


■H^.'o. 


a-  MÉMOIRES 

vie  privée  des  familles  comme  dans  le  corps  po- 
litique des  nations...  L'immense  colosse  de  la 
France,  naguère  revêtu  de  pourpre  et  d'or, 
commençait  à  dépouiller  sa  riche  parure ,  et 
n'était  plus  qu'un  grand  squelette  dont  les  os 
déjà  ébranlés  s'entrechoquaient  entre  eux. 

Averti  enfin  de  son  danger  et  du  nôtre  ,  au 
bruitdu  tocsin  queles  puissances  européennes  fai- 
saient tinter  de  toutes  parts,  Napoléon  rassembla 
autour  de  lui  les  forces  de  cette  France  qui  ja- 
mais n'est  épuisée  de  son  sang  et  de  ses  richesses, 
quand  il  faut  donner  l'un  et  l'autre  pour  la  dé- 
fense de  sa  gloire  et  de  son  honneur.  A  l'occupa- 
tion de  Varsovie  par  les  Russes  *,  l'empereur  ré- 
pondit par  un  senatus-consulte' qui  déterminait 
la  régence  pendant  la  minorité  du  roi  de  Rome. 
Au  premier  pas  fait  vers  lui  pour  l'attaquer... 
lui  qui  jamais  ne  le  fut!...  il  oppose  l'assurance 
de  la  réversion  de  son  pouvoir!...  A  la  procla- 
mation d'Alexandre^  qui  invite  les  Allemands  à 
secouer  le  joug  de  la  France  ,  il  répond  par  son 
discours  au  corps  législatif... 

«  Le  8  février  i8i3  :  reddition  de  Varsovie. 

•  Le  5  février  18 15.  —  Voyez  le  Moniteur. 

3   10  février  i8i3,   en  date  de  Varsovie;  elle  est  adressée 
aux  Allemands  et  à  l'alliance  rhénane. 


DE    LA    DUCHESSE    ù'aBRANTÈS.  5 

«  Je  désire  la  paix,  dit  Napoléon.. ^  elle  est 
nécessaire  au  monde...  Quatre  fois  d-epuis  la 
rupture  du  traité  d'Amiens ,  je  l'ai  proposée  par 
des  démarches  solennelles...  mais  je  ne  ferai  ja- 
mais qu'une  paix  honorable  et  conforme  à  la 
grandeur  de  mon  empire.  » 

Et  l'on  a  pu  critiquer  de  semblables  paroles  ! 
Que  devait-il  dire,  cet  homme  qui,  quelques 
mois  avant  ,  possédait  l'Europe  entière!...  Oh  1 
combien  sa  grande  âme  devait  souffrir ,  lors- 
qu'elle était  si  peu  comprise!... 

Bientôt  Alexandre  prit  le  rôle  du  pacifica- 
teur de  l'Europe...  Un  manifeste  de  Varsovie 
en  date  du  22  février,  suivit  la  proclamation  du 
I  o,  de  la  même  ville. ..  Il  appelait  tous  les  peuples 
de  l'Allemagne  à  l'indépendance,  comme  si  pour 
eux  il  était  moins  honorable  de  répondre  à  l'ap- 
pel de  Napoléon  ,  que  d'obéir  à  la  lance  d'un 
Cosaque!..  Enfin  le  1"  mars,  la  sixième  coalition 
continentale  contre  la  France  est  proclamée  en 
Europe.  Et  seule,  pour  la  sixième  fois  aussi ,  elle 
regarde  ses  ennemis  avec  fierté  ,  et  les  défie  de 
l'abattre...  Ce  n'eût  pas  été  une  vaine  jactance 
certes,  si,  dans  ceux  qui  l'ont  Hvrée,  il  n'y  avait 
pas  eu  de  ses  enfans...  Le  même  jour,  la  Prusse 
toujours  fidèle  à  son  système  de  défection  * , 
»  C'est  une  chose  curieuse  à  suivre  que  la  conduite  de  la 


4  MÉMOIRES 

abandonne  l'ami  chancelant ,  et  va  faire  alliance 

Prusse  depuis  92.  Toujours  versatile,  dissimulée  comme 
une  iemme  faible,  nous  l'avons  vue  en  92  prendre  l'initiative 
et  nous  faire  la  guerre  parceque  nous  étions  si  malheureux  que 
nous  allions  succomber;  et  pourtant  elle  n'était  pas  parente 
des  Bourbons,  et  n'avait  reçu  ni  insultesni  dommages. — A  la 
troisième  campagne,  la  Prusse  retira  son  arme'e  de  celles  coa- 
lisées, parce  que  la  France  triomphait  partout;  elle  poussa  le 
cri  de  saui>e  qui  peut ,  après  le  traité  de  Baie  qui  détruisait 
celui  de  Pilnitz,  et  renversa  et  rendit  dérisoire  l'impertinent 
Manifeste  duduc  de  Brunswick. — La  Prusse  alors  fut  un  peu 
moquée  chez  les  républicains,  qu'elle  avait  tant  maudits...  ils 
la  bafouèrent  même...  Pourquoi  s'y  exposait-elle  ? — En  1799 
la  fortune  changea  pour  nous  ,  la  Prusse  changea  aussi,  et 
M.  de  Sandoz  vint  en  son  nom  flatterie  directoire.  Eu  i8o5 
l'Autricheaima:  la  Prusse  regarda  de  droite  et  de  gauche,  et  se 
dît  que  la  France  devait  être  battue;  elle  signa  un  traité  avec 
la  Russie,  sur  le  tombeau  de  celui  qui  conduisait  bien  autre- 
ment les  affaires  de  la  Prusse.  M.  d'Haugw^itz  fut  témoin 
d'Austerlitz,  et  un  courrier  expédié  à  Berlin ,  arriva  à  temps 
pour  faire  déchirer  le  traité  de  Posldam;  la  Prusse  vira  de 
bord,  hissa  le  pavillon  de  la  France,  et  abattit  celui  de  l'An- 
gleterre, qui  allait  être  le  sien. — C'estainsi  qu'elle  se  condui- 
silpendant  uaans.  EniSialapeur  avait  faitsignerun  traitéaux 
conseillers  de  Berlin,  la  déroute  de  Moscow  leur  rendit  cou- 
rage :  et  ils  entonnèrent  un  chant  de  triomphe  en  réponse 
aux  cris  d'agonie  de  nos  soldais  mourant  dans  les  fleuves 
glacés,  dans  les  boues  et  les  neiges  de  la  Russie...  Enfin  la 
Prusse  jeta  le  le  masque;  mais,  toujours  perfide  par  le  be- 
soin de  l'être ,  elle  emprisonna  le  général  York  en  même 
temps  qu'elle  lui  dit  de  trahir...  Tant  de  turpitudes  et  si 
peu   de  grandeur  !..,  celafaitmal! 


D£    LÀ    DOCHESSE    d'àBRANTÈS,  5 

avec  celui  dont  le  bonheur  se  lève...  Le  traité 
d'alliance  entre  la  Prusse  et  la  Russie  se  signe 
à  Kalisch.  Dans  le  même  temps,  l'Angleterre  et 
la  Suède  signent  aussi  un  traité  pour  abattre 
l'ennemi  commun*-.  Ils  sont  tous  altérés  de  son 
sang...  C'est  une  curée...  C'est  une  frénésie  qui 
les  pousse  contre  cet  homme  qu'ils  devraient 
tous  aimer  et  vénérer  ,  parce  que  l'humanité  en- 
tière doit  être  vaine  de  lui...  et  c'est  un  homme 
qui  est  presque  son  allié...  qui  est  le  beau-frère 
de  son  frère,  qui  signe  le  traité  qui  doit  donner 
un  ennemi  de  plus  à  la  France  et  à  Napoléon... 
car  le  prince  royal  de  Suède  faisait  tout,  el 
Charles  XIIT  n'était  plus  qu'une  ombre  de  roi. 
Au  reste  ,  ce  nouveau  traité  de  iSi5  (  5  mars  ) 
n'est  qu'une  confirmation  des  traités  précédens 
(  24  mars  et  5  mai  1812  ) ,  seulement  cette  fois 
la  Suède  est  achetée.  C'est  le  prix  du  sang  main- 
tenant, et  comme  il  est  précieux,  on  le  vend 
cher...  La  Suède  recevra  vingt-cinq  millions  de 
francs,  et  la  cession  de  la  Guadeloupe  aban- 
donnée aux  Anglais  par  le  général  Ernouf...  Il 
y  a  dans  tous  ces  traités  ,  dans  ces  capitulations, 
une  lueur  de  honte  et  de  bassesse  qui  fait  mal  à 
l'a  me... 

Chaque  jour  les  plus  désastreuses  nouvelles 
pous  arrivaient,  tantôt  elles  venaient  de  l'Es- 


6  MJÉMOIRES 

pagne  et  apportaient  la  perte  de  quelque  ami , 
ou  d'une  bataille,  ou  d'une  province.  Le  ma- 
réchal Soult,  qui  avait  fait  des  efforts  surhumains 
pour  lutler  contre  le  malheur  de  sa  position,  de- 
venue terrible  par  le  départ  de  la  meilleure  par- 
tie de  ses  troupes  pour  le  Nord  ,  fut  enfin  con- 
traint à  se  porter  de  Valladolid  au  nord  de 
l'Espagne.  Cette  mesure,  qui  était  indispensable  , 
et  que  même  il  n'avait  retardée  que  trop  long- 
temps ,  fît  un  effet  malheureux  sur  le  moral  de 
l'ennemi  et  de  nos  soldats,  elle  découragea  ceux- 
ci  en  proportion  de  l'orgueil  qu'elle  donna  à 
l'autre;  dès  lors  notre  séjour  en  Espagne  ne  fut 
plus  regardé  que  comme  précaire. 

C'est,  je  pense,  vers  ce  temps  que  Bernadotte 
écrivit  à  l'empereur  pour  lui  demander  en  ami 
«de  n'être  plus  ambitieux...  de  inoAérQY  celte  soif 
de  conquêtes  qui  est  funeste  à  l'Europe,  ajoute-t-il. 
Je  suis  désintéressé  dans  la  question ,  et  vous 
pouvez  croire  que  mon  profond  attachement 
pour  mon  pays  et  pour  vous  me  dicte  seul  cette 
démarche...  » 

On  croit  rêver  en  lisant  de  pareilles  choses!... 
Lui  ,  Bernadotte!...  Lui,  jean  ,  prince  royal  de 
Suède  ,  venir  dire  à  Napoléon ,  empereur  des 
Français ,  qu'il  doit  remettre  l'épée  dans  le 
fourreau  ,  lorsque,  lai,  tire  la  sienne!...  Et  cela 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABllANTÈS.  7 

au  moment  où  son  beau-frère,  le  mari  de  la  sœur 
de  sa  femme  '  ,  était  menacé  dans  sa  vie!.,  dans 
tout  ce  que  l'homme  a  de  précieux  et  de  cher... 
Bernadotte  s'allie  à  toutes  ces  vieilles  puissances 
que  sa  fierté  républicaine  repoussa  si  long-temps 
loin  de  lui...  Mais  parmi  elles,  il  n'en  est  pas 
une  seule  dont  le  talent  puisse  effaroucher  le 
sien...  Ils  sont  tous  nuls,  et  lui  le  premier  parmi 
eux.  Un  autre  transfuge,  un  traître,  un  Français 
indigne  du  nom  de  français  ,  va  bientôt  paraître 
sur  cette  scène  de  guerre  et  de  désolation... 
Celui-là  fut  jadis  son  maître,  et  Jean  ,  prince 
royal  de  Suède  ,  sera  heureux  de  lui  serrer  la 
main ,  et  de  lui  donner  même  la  droite  pour 
lui  faire  sentir  sa  supériorité... 

Pendant  ces  préparatifs  au  dénouement  du 
grand  drame  qui  allait  se  représenter ,  Na- 
poléon organisait  de  toutes  parts  ses  moyens 
de  défense...  Les  gardes  d'honneur  lui  fournis- 
saient à  la  fois  ces  mêmes  moyens,  et  deve- 
naient entre  ses  mains  des  otages  sûrs  pour  se 
rassurer  sur  les  provinces  intérieures.  La  France , 
sans  cesse  insultée  par  la  Prusse,  prit  enfin  l'ini- 

'  On  sait  que  la  sœur  de  la  reine  Julie  est  reine  de  Suède 
Je  n'ai  rien  entendu   de  plus  plaisant  que  le  roi  de  Suède  , 
avec  son  accent  béarnais  ,   appelant  sa  femme  d'un   petit 
nom  d'amitié,  qui  était  Bonnette.  Je  ne  sais  pas  si  les  ha- 
bitudes royales  ont  supprimé  la  caresse  bourgeoise. 


Ç  MEMOIRES 

tiative,  non  pas  traîtreusement  et  dans  l'ombre, 
mais  dans  le  sénat  de  l'empire...  On  y  pro- 
clama hautement  la  déclar?.lion  de  guerre  que 
l'empire  faisait  à  la  Prusse.  Ce  moment  fut  ter- 
rible pour  tous  ceux  qui  ,  comme  Junot  et 
ses  frères  d'armes,  connaissaient  les  ressources 
de  la  France.  Ils  savaient  par  exemple  que  l'ar- 
mée française ,  au  moment  où  elle  déclara  la 
guerre  à  la  Prusse,  ne  se  composait  que  de 
trente  mille  anciens  soldats  !,..  Elle  avait  son  quar- 
tier-général à  Slatsfurts,  près  de  Halberstadl. 
C'était  le  prince  Eugène  qui  la  commandait  ;  il 
avait  pris  position  sur  l'Elbe  et  la  Saale  ,  ancien 
théâtre  de  notre  gloire...  mais  quelle  était  la 
partie  de  l'Allemagne  qui  ne  l'était  pas?...  Nous 
occupions  Magdebourg,  Wittemberg  etTorgau. 
C'était  dans  cette  dernière  ville  que  je  devais  , 
dans  cette  même  année  _,  recevoir  un  coup  en- 
core bien  douloureux  même  après  mes  malheurs. 
Le  sénat,  qui  ne  voyaitdansla  guerre  intentée 
contre  la  France  qu'iuie  tentative  répétée  et 
six  fois  essayée  sur  notre  beau  pays  ,  accorda  à 
l'empereur  ce  qu'il  lui  demanda  pour  repousser 
l'agression...  Cent  quatre-vingt  mille  hommes 
furent  ordonnés  i^2Lv\e sénalus-consulle  du  5  avril 
181 5.  C'est  dans  ces  cent  quatre-vingt  mille 
liommes  que  se  trouvent  ces  dix  mijie  garder 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  9 

d'honneur  qui  firent  tant  crier  après  l'empereur. 
Eh  bien  !  il  en  fut  de  cela  comme  de  bien  des 
choses  dont  j'ai  déjà  parlé,  c'est-à-dire  que  l'em- 
pereur fut  trop  bien  servi.  Il  avait  demandé 
au  ministre  de  l'intérieur  deux  mille  gardes 
d'hoivneur,  on  crut  lui  faire  la  plus  agréable 
des  flatteries  en  lui  en  envoyant  dix  mille... 
C'étaient  donc  huit  mille  familles  qui  étaient 
aigries  contre  l'empereur  ,  et  le  maudissaient 
au  lieu  de  le  bénir...  L'empereur,  pendant  ce 
temps  ,  créait  trente  -  sept  cohortes  urbaines 
pour  la  défense  des  places  maritimes....  Cet 
homme  était  universel...  il  n'oubliait  rien...  Il 
eut  un  chagrin  qu'il  ressentit  vivement  même  à 
cette  époque...  ce  fut  la  mort  de  M.  de  Lagrange. 
C'était ,  comme  on  le  sait ,  le  mathématicien  le 
plus  habile  que  les  sciences  et  l'Europe  avaient 
eu  '  depuis  Euler...  L'empereur  l'aimait  beau- 
coup ,  et  sa  mort  l'affecta.  M.  de  Lagrange 
avait  alors  78  ans.  L'empereur  s'occupa  de  ce 
malheur  avec  une  sollicitude  qui  semblait  an- 
noncer un  pressentiment. 

— Je  ne  puis  vaincre  ce  que  j'éprouve  ,  dit-il  à 
Duroc...  j'ignore  ce  que  peut  signifier  l'effet  pro- 
duit par  cette  mort  de  Lagrange  ,  mais  il  y  a  du 
presseiitiment  dans  mon  affliction. 

Duroc  essayait  de  dissiper  ces  pensées  som-f 


|0  MEMOIRES 

bres,  et  lui-même  quelquefois  s'y  laissait  aller... 
Un  jour  il  vint  me  voir.  C'était  le  matin;  il  était 
deux  heures.  Le  temps  était  beau,  et  Junot,  mal- 
gré que  le  froid  fût  encore  piquant ,  avait  fait 
mettre  les  chevaux  à  une  calèche ,  et  voulait 
m'emmener  promener...  Duroc  vint  avec  nous. 
Il  avait  une  heure  à  lui,  et  il  voulait  causer  de 
plusieurs  choses  intéressantes  avec  Junot  et  avec 
moi...  Il  voulait  surtout  parler  avec  le  duc  de 
la  mort  de  Fuentès  ,  que  Junot  avait  reçu  dans 
ses  bras  ,  et  dont  il  avait  été  l'exécuteur  testa- 
mentaire    On  sait    que    le   comte    Armand 

de  Fuentès  avait  une  fille  de  mademoiselle  Bigo- 
tini ,  et  que  Duroc  était  dans  la  même  position. 
La  conversation  fut  tout  à  la  fois  triste  et  ami- 
cale... Duroc  était  si  bon!...  si  affectueux!...  Il 
était  si  bon  père!...  Il  parlait  avec  une  parole 
qui  venait  du  cœur...  Oui,  il  était  bon,  et  ceux 
qui  peuvent  dire  que  ce  n'était  pas  ,  doivent 
faire  croire  que  si  le  doute  existe  ,  c'est  qu'ils 
ont  eux-même  provoqué  ce  qu'il  pouvait  avoir  de 
mauvais...  Il  fut  toujours  pour  moi  le  meilleur 
des  amis  ,  comme  il  fut  pour  l'empereur  l'un  de 
ses  plus  fidèles  sujets  et  de  ses  plus  dévoués  ser- 
viteurs. Hélas!  le  moment  approchait  où  lui  aussi 
devait  me  montrer  le  chemin  de  délivrance  de 
nos  misères...  Il  le  sentait,  je  crois...  et  cette 


DE    LA.    DUCHESSE   D  ABRANTES.  I  I 

agitation  ,  cette  sorte  de  souffrance  qui  ne  lui 
était  pas  naturelle,  et  qui  révélait  une  peine  in- 
térieure de  l'âme,  me  fit  une  forte  impression... 
Je  lui  donnai  la  main,  et  je  lui  dis: 

— Mon  ami ,  j'espère  que  vous  n'oublierez  pas 
en  partant  que  je  suis  ici ,  et  que  vous  pouvez 
tout  demander  à  mon  amitié... 

L'excellent  homme  me  regarda  d'un  air  atten- 
dri... Il  me  comprenait,  mais  une  particularité 
que  je  connaissais  l'empêchait  en  ce  moment 
de  me  répondre  comme  il  l'aurait  voulu.  Je  le 
compris  parfaitement  ,  et  pendant  toute  la  pro- 
menade, je  parlai  de  manière  à  le  rassurer  sur 
le  sort  de  sa  filie  ,  et  surtout  à  diminuerl'impres- 
sion  presque  lugubre  qu'il  ne  pouvait  rejeter 
par-derrière  lui. 

—  C'est  un  pressentiment ,  répétait-il  toujours 
pendant  la  promenade...  je  ne  reviendrai  plus 
au  bois  de  Boulogne. 

Il  paraissait  frappé...  Bon  et  excellent  Duroc! 
j'aurais  bien  sûrement  donné  de  plus  douces 
consolations  à  son  âme  souffrante  ,  si  je  n'avais 
été  aussi  chargée  de  la  sainte  mission  de  soigner 
ime  âme  souffrante. 

Junot  était  retombé  dans  un  état  de  sombre 
inquiétude  dont  mes  soins  et  mon  affection 
l'avaient  tiré...  Il  avait  d'étranges  momens  d'in- 


I Î8  MÉMOIRES 

quiète  souffrance...  il  pleurait  '....lui ,  si  fort  et 
si  maître  de  lui!...  Il  pleurait  comme  un  en- 
fant. Les  mouvemens  joyeux  n'arrivaient  plus 
à  lui  que  par  des  intervalles  qu'il  fallait  encore 
saisir. 

Un  jour,  en  lui  annonçant  que  j'étais  en- 
ceinte ,  il  fut  d'abord  heureux;  puis  il  s'attrista 
par  la  crainte  d'un  surcroît  de  souffrances  pour 
mon  état  si  peu  fait  pour  supporter  une  si  longue 
fatigue.  Mais  tout-à-coup  il  vint  à  moi ,  et  me 
prenant  dans  ses  bras  ,  il  me  dit  avec  une  ex- 
pression qu'on  ne  peut  oublier  quand  une  fois 
elle  vous  a  frappé  l'œil  et  l'oreille  : 

—  Laure  ,  si  c'est  un  garçon  ,  promets-moi  , 
jure-moi  de  l'élever  uniquement  dans  l'amour, 
dans  la  crainte  de  l'empereur...  J'entends  dans 
la  crainte  de  l'affliger...  Promets-moi  de  faire 
tous  tes  efforts  pour  qu'il  l'aime  comme  je  l'ai 
aimé...  comme  je  l'aime  toujours...  Et  sa  voix 
tremblait  d'émotion... 

—  Pourquoi  ne  me  réponds-tu  pas?  dit-il  en 
me  voyant  seulement  pleurer;  car  en  ce  moment, 
je  l'avoue,  la  puissance  de  Dieu  même  ne  m'au- 
rait certes  pas  fait  promettre  ce  qu'il  me  deman- 
dait ,  en  voyant  cet  homme  dont  le  loyal  amour 
était  si  mal  reconnu  par  celui  qui  aurait  dû  payer 
ces  trésors  de  l'âme  par  une  parole  venue  de 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRÂKTÈS.'  13 

lame  aussi...  Hélas!  c'était  tout  ce  que  l'infor- 
tuné lui  demandait. 

—  Laure  ,  tu  me  fais  plus  de  mal  que  tu  ne 
penses  en  ne  me  répondant  pas ,  comme  j'ai 
peut-être  le  droit  de  te  demander  de  le  faire... 
N'est-ce  pas,  mon  amie  ,  que  mon  fils  ,  si  c'est 
un  fils,  ne  recevra  de  toi  que  des  leçons  comme 
celles  que  je  lui  aurais  données?... 

—  Mais  tu  les  lui  donneras  toi-même  ,  mon 
ami... 

—  Moi!...  non,  non  !...  lime  faudrait  encore 
des  années  de  vie  ,  et  je  n'ai  plus  que  des  jours... 

—  Et  tu  veux  que  je  réponde  à  de  semblables 
paroles?...  Mon  ami ,  tu  ne  réfléchis  pas  non  plus 
que  pour  cet  homme  tu  blesses  le  cœur  de  tout 
ce  qui  t'aime.  Que  tai-je  fait ,  moi ,  pour  me 
parler  comme  tu  le  viens  de  faire? 

Je  pleurais  et  je  souffrais  ,  car  en  ce  moment 
il  était  d'un  si  grand  changement ,  que  je 
ne  pouvais  fixer  sa  noble  figure  sans  me  sentir 
une  telle  douleur  au  cœur,  qu'il  me  semblait  que 
j'allais  mourir...  Je  fus  à  lui ,  et  l'entourant  de 
mes  bras,  je  lui  dis  avec  la  volonté  de  le  calmer: 

— Eh  bien!  je  te  jure, mon  ami,  que  l'enfant  que 
je  porte  sera,  quel  qu'il  soit,  élevé  dans  l'amour 
de  celui  que  tu  aimes  tant...  Quant  aux  autres  , 
c'était  déjà  un  devoir  pour  moi  de  le  faire.  Et  si 


l4  MEMOIRES 

je  prends  cet  engagement ,  tu  sais  que  je  le 
tiendrai...  Mais  à  présent, mon  ami,  l'état  actuel 
de  ta  santé  demande  des  soins...  Ne  pense  plus  à 
repartir  pour  l'armée...  Je  ne  suis  pas  juge  en 
pareille  matière,  mais  il  me  paraît  que  mainte- 
nant lu  te  dois  à  ta  famille...  Ainsi  donc,  tu 
pourras  lui  inculquer  toi-même  ces  sentimens 
d'attachement  que  tu  sais  si  bien  éprouver  pour 
l'empereur...  ne  me  quitte  plus...  Ne  quitte 
plus  tes  enfans...  nos  amis...  Ici,  tu  seras  en- 
touré de  soins  ,  d'amour,  tu  seras  aimé. 

Je  pourrai  vivre  encore  de  longues  années., 
d'autres  souvenirs  pourront  s'effacer...  mais  ja- 
mais... jamais ,  je  n'oublierai  la  rapidité  avec 
laquelle  il  s'élança  sur  moi!...  Il  me  saisit  avec 
cette  force  terrible  qu'il  avait  naturellement  en 
lui  et  qui  doublait  à  la  venue  d'une  émotion 
profonde  : 

— Mais  tu  ne  m'entends  pas  ,  ou  tu  ne  me 
comprends  donc  plus  !...  Comment ,  à  présent 
que  tu  sais  ce  que  m'a  fait  cet  homme  aux  mille 
panaches ,  à  présent  que  tu  sais  ce  que  sa  ven- 
geance a  imaginé  pour  me  perdre  auprès  de 
l'empereur ,  tu  ne  veux  pas  voir  que  je  n'ai 
qu'une  réponse  à  lui  faire  !.,. 

Et  ses  yeux  flamboyaient...  Il  était  admirable, 
mais  terrible... 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i5 

—  Que  veux-tu?  Laisse  tout  cela  ,  répondis-je 
en  tremblant ,   car  il  me  faisait  peur. 

—  Ceque  je  veux!  s'écria-t-il...  ce  que  je  veux! 
c'est  de  me  faire  tuer...  Alors,  quand  je  tom- 
berai sous  un  boulet  russe  ou  autrichien ,  quand 
une  balle  prussienne  ou  anglaise  me  renversera 
Sous  les  pieds  de  mon  cheval ,  alors  je  leur  de- 
manderai avant  de  mourir  si  J'ai  manqué  de  ré- 
solution... 

Cette  malheureuse  phrase  du  bulletin  lui  re- 
venait sans  cesse  à  l'esprit...  Je  le  regardais  avec 
cette  pitié  du  cœur  qui  va  trouver  la  souffrance 
dans  l'âme  affligée,  et  qu'une  femme  aimée  peut 
seule  ressentir  et  donner...  Le  duc  la  comprit, 
ou  plutôt  la  sentit...  Il  vint  à  moi  ,  et  posant  sa 
tète  sur  ma  poitrine,  il  pleura  encore...  C'étaient 
des  gouttes  d'eau-forte  que  ces  larmes-là...  Elles 
retombaient  sur  son  pauvre  cœur  brisé  ,  et  le 
détruisaient  en  le  brûlant. 

Le  soir  de  cette  cruelle  matinée,  il  était  assez 
calme.  C'était  toujours  après  de  tels  orages  qu'il 
avait  comme  un  armistice  avec  la  souffrance.  La 
lutte  commençait  alors...  l'homme  ne  voulait 
pas  fléchir...  mais  la  peine  rongeante,  cette  vi- 
père qui  de  son  dard  brûlant  fouille  sans  cesse 
au  cœur  et  le  pique,  l'empoisonne  de  son  venin, 
la  peine  était  la  plus  forte,  et  fut  en  effet  triom- 
phante. 


1 6  MÉMOIRES 

M.  de  Flahaut  et  le  général  Valence  étaient 
venus  nous  demander  à  dîner.  Après  être  sortis 
de  table,  nous  passâmes  dans  le  billard.  Junot  se 
trouvant  plus  disposé  à  faire  quelque  chose  qui 
le  pût  distraire,  proposa  une  partie  de  billard  à 
quatre. 

—  Je  me  mettrai  contre  Valence,  dit-il,  et 
ma  femme  contre  M.  de  Flahaut...  Valence, 
s'écria-t-il  en  riant  et  s'élançant  avec  une  viva- 
cité de  jeune  homme  pour  prendre  sa  queue  de 
billard...  jeté  joue  cent  bouteilles  de  ton  meil- 
leur vin  de  Sillery  contre  vingt-cinq  louis... 
veux-tu  du  marché  ? 

—  Oui ,  pardieu ,  répondit  le  général ,  sur- 
tout si  la  duchesse  se  met  de  la  partie...  mais 
elle  n'a  pas  accepté. 

—  Bath  !  ma  femme  veut  toujours  ce  que  je 
veux...  n'est-ce  pas  ,  ma  Laure  ? 

Et  venant  à  moi,  il  m'entoura  la  taille  de  l'un 
de  ses  bras ,  m'enleva  comme  une  plume  à  la 
hauteur  de  son  visage,  m'embrassa,  et  me  re- 
posant à  terre ,  courut  arranger  les  billes. 

—  Elle  a  dit  oui,  Valence  !...  as-tu  vu  com- 
ment elle  a  dit  oui?...  sans  parler...  mais  elle 
a  dit  OUI... 

—  Cela  ne  m'est  pas  prouvé ,  dit  le  général 
Valence,  qui,  voyant  son  front  s'éclaicir  et  sa 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  in 

bouche  nous  sourire,  avait  l'aimable  esprit  de 
prolonger  ce  moment  de  distraction. 

—  Comment  cela?  dit  le  duc  en  posant  fort  sé- 
rieusement sa  bille  sur  le  billard  et  me  re<^ar- 
dant  avec  une  sorte  d'inquiétude...  Puis  il  vint 
à  moi  rapidement,  me  prit  dans  ses  bras,  et  me 
dit  à  demi-voix  : 

—  ïu  dois  me  détester  !..  je  suis  sur  que  je 
t'ai  fait  mal  tout  à  l'heure...  en  t'enlevant  ainsi 
comme  si  tu  étais  seule... 

Il  se  frappa  le  front...  ses  yeux  s'assombrirent, 
et  en  une  minute  tout  ce  qu'il  y  avait  de  joyeux 
en  eux  avait  disparu. 

—  Non  ,  non  !  m'écriai-je...  non  ,  non  ,  je  ne 
souffre  pas  le  moins  du  monde...  Jamais  depuis 
un  an  je  ne  me  suis  mieux  portée,  et  je  suis 
fière  et  joyeuse  d'être  ton  second  dans  un  duel 
où  le  seul  sang  qui  doit  couler  est  dans  une 
bouteille  de  vin  de  Champagne...  en  vérité  il 
faudrait  qu'il  n'y  en  eût  jamais  d'autre. 

A  mesure  que  je  parlais,  le  duc  me  suivait  des 
yeux;  il  me  regardait  parler,  si  je  puis  dire 
ainsi...  Lorsque  j'eus  fini,  il  me  rapprocha  encore 
de  lui ,  prit  ma  tète  dans  ses  mains  ,  me  décoiffa 
en  baisant  mes  cheveux ,  et  puis  me  regardant 
avec  une  expression  indéfinissable ,  il  me  dit 
bien  bas  : 

XYI.  a 


l8  MîtMOIRES 

—  Tu  es  mon  ange  consolateur,  toi!...  que  je 
t'aime!...  Écoute,  tu  joues  bien...  joue  encore 
mieux  que  de  coutume...  j'attache  une  pensée... 
bizarre  peut-être.. .mais  enfin  c'est  mon  idée...  Si 
je  gagne!...  Il  leva  ses  yeux,  ils  étaient  brilians 
et  radieux.  Si  je  gagne!...  eh  bien  ,  c'est  une  ré- 
ponse de  Dieu  à  tout  ce  que  je  souffre  depuis 
si  long-temps...  Vois-tu  ce  brave  et  loyal  gar- 
çon ,  poursuivit-il  en  me  montrant  le  général 
Valence,  celui-là  me  connaît...  il  était  à  côté  de 
moi  quand  l'homme  aux  panaches  voulut  me 
donner  des  ordres  quand  il  n'avait  aucun  droit  de 
le  faire...  et  parce  que  je  n'ai  fait  que  mon 
devoir,  cet  homme!... 

—  Oui,  oui,  il  eut  mille  fois  tort;  mais  viens 
jouer,  et  surtout  rappelle  tout  ton  talent  ;  quant 
à  moi,  je  vais  faire  de  mon  mieux. 

Et  je  l'embrassai...  il  se  mit  à  sourire,  et  nous 
nous  disposâmes  au  combat. 

—  Ah  ça  ,  tout  cela  est  fort  bien,  dit  M.  de 
Flahaut,  mais  que  jouons-nous,  madame  d'A- 
brantès  et  moi? 

Dans  le  fiiit  il  fallait  régler  l'enjeu.  La  chose 
n'était  pas  facile ,  parce  que  je  n'ai  jamais  joué 
d'argent  dema  vie,  et  que  ne,  buvant  que  de  l'eau, 
l'enjeu  du  général  Valence  me  tentait  peu  à 
gagner. 


DE    L.V    DUCHESSE    d'abRA.NTÈS.  I9 

—  Eh  bien  ,  si  vous  voulez ,  tiis-je  à  M.  de  Fia- 
haut,  je  vous  jouerai  une  bouteille  de  la  gran- 
deur de  celle  de  ces  messieurs...  seulement,  au 
lieu  d't^tre  remplie  de  vin  de  CbanijDagne,  elle  le 
seia  d'eau  de  Portugal...  voulez-vous  ainsi  ? 

— A  merveille  !...  mais  moi,  si  je  perds,  qu'au- 
rez-vous  ?  voulez-vous  aussi  de  l'eau  de  Por- 
tugal ? 

Je  dis  que  oui. 

—  Eh  bien  !  comme  vous  êtes  malade,  et  que 
vous  avez  surtout  mal  aux  nerfs ,  j'y  joindrai 
une  bouteille  d'éther... 

Tout  le  monde  se  mit  à  rire...  Nous  commen- 
çâmes... Junot  et  moi  gagnâmes  les  trois  parties. 
Il  eut  ses  cent  bouteilles  de  vin  de  Sillery,  et 
moi  probablement  ma  bouteille  d'éther. 

Lorsque  nous  eûmes  fini,  Junot  s'approcha  de 
moi,  et  me  dit  avec  un  front  tout  radieux  : 

—  Eh  bien  !  nous  avons  gngné ,  ma  bonne 
Laurel... 

Et  il  me  prenait  la  taille  pour  me  faire  sau- 
ter, puis  il  se  rappelait  qu'il  ne  le  fallait  pas,  et 
il  s'arrêtait... 

—  Nous  avons  gagné!... 

Je  le  regardai  d'un  air  surpris,  car  ordinaire- 
mentilluiétaitbien  égal  de  gagnerou  deperdre... 

—  Imagiue-toi,  me  dit -il  bien  bas,  que  j'a- 


20  MÉMOIRES 

vais  attaché  à  cette  partie  une  pensée  qui  me 
tient  au  cœur...  et  cette  pensée  ,  tu  la  devines, 
n'est-ce  pas?... 

Je  ne  devinais  pas  du  tout  au  contraire...  et  je 
le  regardai  en  souriant  en  lui  disant  que  je  ne 
m'en  doutais  pas. 

—  Comment  1  reprit-il ,  tu  ne  comprends  pas 
que  c'est  pour  savoir  s'î7  m'aime  toujours!... 

En  entendant  cette  paroie  du  cœur  sortir  de 
sa  bouche,  en  entendant  cet  homme  qui  souffrait 
depuis  des  mois  entiers  du  supplice  de  douter 
que  le  sentiment  d'affection  pour  lequel  il  vi- 
vait ,  pour  lequel  il  mourrait ,  fût  bien  reconnu, 
en  l'entendant  m'avouer  une  faiblesse  dont  il 
aurait  ri  dans  un  autre  ,  je  me  sentis  émue  aux 
larmes..  Je  l'embrassai  avec  un  sentiment  de 
profonde  affection,  car  un  être  aussi  aimant  de- 
vait être  à  son  tour  aimé  et  adoré  de  tout  ce  qui 
l'entourait... 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je  en  riant  ,  tu  vois  qu'il 
t'aime  toujours  comme  il  t'aimait...  sois  donc 
joyeux,  et  que  je  te  revoie  enfin  comme  tu  étais 
il  y  a  deux  ans. 

Et  dans  le  fait  il  fut  toute  cette  soirée  comme 
je  ne  l'avais  pas  vu  depuis  bien  long-temps...  il 
causait  avec  tous  ceux  qui  arrivaient...  Il  de- 
meura pour  le  thé,  ce  qu'il  ne  faisait  jamais...  il 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBUANTÈS.  21 

fut  causant,  aimable...  et  lorsqu'il  le  voulait, 
j'ai  connu  peu  d'hommes  aussi  agréables  que  lui 
dans  les  manières. 

Ainsi  donc  cette  idée,  ou  plutôt  cette  pensée, 
d'être  plus  ou  moins  aimé  de  Napoléon ,  ne  le 
quittait  plus...  C'était  une  obsession...  Ce  n'était 
plus  seulement  pendant  le  sommeil...  c'était  tou- 
jours... Cette  nuit  il  dormit  paisiblement...  le 
lendemain,  la  journée  fut  comme  celle  de  la 
veille...  Le  jour  d'après  il  entra  dans  ma  cham- 
bre avant  neuf  heures...  Il  était  pâle...  ses  yeux 
fort  rouges,  et  sa  physionomie étaitbouleversée... 

—  Laure,  me  dit-il,  je  vais  te  quitter...  Je 
pars...  l'empereur  vient  de  me  faire  une  grande 
iirâce  ! !... 

Et  il  jeta  sur  mon  lit  deux  brevets,  dont  l'un 
le  nommait  gouverneur  de  Venise,  et  l'autre 
gouverneur-général  des  provinces  Illyriennes... 

—  Et  voilà  la  réponse  qu'il  a  faite  à  la  de- 
mande que  je  lui  ai  adressée  il  y  a  huit  jours... 
Je  lui  ai  écrit  pour  lui  demander  de  faire  cetle 
cnipagne  '...  pour  lui  demander  de  me  faire 
tuer.. .car.. .voilà  tout  ce  que  je  veux  aujourd'hui... 

—  Et  moi...  et  les  enfans!.. 

— Ali!  oui...  vous  tous  '...Vous!.,  rien  que  vous... 

'  La  campagne  de  Dresde  qui  allait  se  rouvrir,  et  pourla» 
(j'iclle  l'empereur  partit  au  mois  de  ra^i  avec  l'impératrice. 


^àl  MÉMOIRES 

Et  il  pleurait  sur  mes  inains,  qu'il  serrait  con- 
vulsivement... Sou  état  me  brisait  le  cœur...  Je 
lui  parlai  avec  celte  voix  de  l'âme  qui  charme 
toujours  les  douleurs  de  celui  qui  souffre,  quand 
il  aime...  Je  parvins  à  lui  faire  voir  cette  nomi- 
nation ce  qu'elle  était  véritablement:  un  poste 
de  haute  confiance  et  d'une  excessive  impor- 
tance... Les  provinces  Illyriennes  étaient  un 
objet  de  convoitise  pour  l'Autriche,  qui  voulait 
les  ravoir,  et  ce  motif,  qui  est  même  peut-être  le 
plus  positif  dans  tous  ceux  qui  ont  été  déduits 
pour  l'abandon  du  beau-père  dans  la  cause  du 
gendre,  était  alors  moins  à  jour  qu'il  ne  s'y  est 
mis  depuis...  Junot  se  calma  et  put  raisonner 
sur  ce  que  je  lui  disais  ;  dans  ce  moment  on  vint 
lui  dire  que  Duroc  le  demandait  chez  lui.  L'ex- 
cellent ami,  prévoyant  que  le  premier  moment 
serait  orageux,  était  venu  pour  le  calmer.  Je  le 
fis  prier  de  passer  chez  moi,  quoique  je  fusse  au 
lit.  Il  était  en  habit  bourgeois,  et  venait  de  faire 
avec  l'empereur  une  course  du  matin,  comme  il 
en  faisait  si  souvent  depuis  son  retour  de  Russie... 

—  S'il  cherche  l'esprit  public,  nous  dit  le  duc 
de  Frioul,  il  a  dû  être  content...  Nous  sommes 
allés  ce  matin  dans  le  faubourg  Saint- Antoine... 
Je  ne  croyais  pas,  moi-même,  qu'il  y  fût  aimé 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2  3 

comme  il  l'est...  Tu  ne  peux  pas  le  faire  une  idée, 
Jiinot,-  à  quel  point  l'entliousiasme  est  porté 
pour  lui...  Il  a  voulu  s'arrêter  devant  une  im- 
mense maison  que  l'on  bâtit  rue  Charonne... 
Son  chapeau  était  bien  rr-battu  sur  ses  yeux, 
cependant  il  est  si  reconnaissable  ,  que  je  crains 
toujours  quelc[ue  malheur  dans  ces  expéditions 
où  je  fais  le  Giaflar.  Ce  matin  nous  étions  là  au 
milieu  de  deux  cents  ouvriers  qui  maçonnaient 
et  qui  piochaient  en  même  temps ,  parce  qu'il 
y  a  des  marais  que  l'on  défric/ie,  pour  ainsi  dire, 
pour  en  faire  un  jardin  à  cette  manufacture  :  eh 
bien  !  l'empereur  était  tout  aussi  calme  que  s'il 
eût  été  entouré  de  soldats  de  la  vieille  ^arde. .. 
Il  regardait  les  maçons  travailler,  et  particuliè- 
rement l'un  d'eux,  qui  remuait  son  bras  avec 
peine  et  paraissait  moins  agile  que  ses  camara- 
des... 

—  C'est  singulier,  dit  l'empereur...  on  dirait 
que  je  connais  ce  visage-là... 

Et  il  continuait  à  fixer  le  maçon  ,  qui,  à  son 
tour,  ayant  avisé  le  petit  homme,  dont  l'œil 
ne  le  quittait  pas,  s'en  fut  chercher  sous  son 
chapeau  presque  rabattu  qui  ce  pouvait  être... 
L'enquête  ne  fut  pas  longue,  et  l'ouvrier,  ancien 
soldat,  reconnut  son  général.  La  bâche  qu'il 
venait  de  remphr,    tout  auprès  de  nous,  lui 


24  MÉMOIRES 

tomba  des  mains  et  les  genoux  lui  tremblèrent... 

—  Mon  général!  s'écria-t-il  d'une  voix  étouf- 
fée... 

—  Eh  bien!  eh  bien!  qu'as-tu  donc,  mon 
vieux  brave?  lui  dit  l'empereur  en  allant  à  lui... 
tu  m'as  donc  reconnu  ?...  Eh  !  pardieu  ,  moi  aussi 
je  l'ai  reconnu!...  Tiens,  demande  à  Duroc...  je 
lui  ai  dit:  Voilà  un  visage  que  je  connais...  et  à 
présent  je  te  remets  tout-à-fait.  Tu  étais  dans  la 
32*.. .tu  étais  caporal,  et  tu  as  été  blessé  au  pont 
d'Arcole,  pardieu  !... 

Le  maçon  répondait  en  inclinant  la  tête  à 
chaque  mot  de  l'empereur,  en  ne  disant  jamais 
un  autre  mot  que  :  Oui ,  mon  général... 

—  Ahçà!  pourquoi  t'es  -  lu  fait  gâclieux  de 
plâtre? puisque  tu  peux  lever  une  bâche,  tu  peux 
bien  porter  un  fusil!... 

—  Non  j  mon  général ,  reprit  le  gâclieux  en  ju- 
rant énergiquement...  non...  je  ne  puis  pas  lever 
un  fusil  !. .. 

Et  il  fit  voir  qu'en  effet  son  bras  se  levait  à 
peine  à  la  hauteur  de  l'épaule.. 

—  Mais  tu  étais  dans  la  garde  à  Austerlitz, 
poursuivit  l'empereur,  car  c'est  bien  toi  qu'on 
appelle  Bernard...  et  tu  es  enfant  de  Paris?... 

-—  Oui,  mon  général...  c'est  vrai  tout  ça... 
-^  lïït  pourquoi  n'as'tu  pa^  les  Invalides...  ? 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  23 

—  Je  les  ai  eus,  mon  général...  mais... 

—  Ah!  ah!...  oui...  je  me  rappelle  très  bien 
à  présent.. . 

Et  je  vis  le  front  de  l'empereur  se  rembrunir... 

—  Le  maréchal  Serrurrier  ne  m'a  pas  donné 
de  bonnes  notes  sur  ton  compte...  qu'est-ce  que 
cela  veut  dire?...  Si  ton  opinion  n'est  pas  celle 
qui  convient  au  gouvernement,  il  faut  alors 
quitter  la  France  et  t'en  aller  bâtir  des  maisons 
en  Amérique.. . 

—  Mais,  mon  général,  il  faudrait  pour  cela 
quitter  non  seulement  mon  pays...  mais  vous, 
que  j'aime  encore  plus  que  lui... 

—  Moi!  dit  l'empereur  en  riant...  Pardieu , 
voilà  qui  est  curieux...  Comment  donc  arranges- 
tu  ton  attachement  pour  moi  avec  ta  haine  pour 
l'empire?... 

—  Parce  que,  mon  général...  parce  que...  c'est 
que...  voyez-vous...  c'est  que...  c'est  vous... 

Je  suis  sur,  poursuivit  le  duc  de  Frioul,  que 
cet  homme  n'a  pas  du  tout  songé  à  la  valeur  im- 
mense du  mot  qu'il  venait  de  dire...  Ce  n'est  pas 
qu'il  n'en  eût  la  pensée  intime...  mais  il  ne  l'au- 
rait pas  traduite  alors  par  la  sublime  simplicité 
de  ces  seuls  mots  : 

1 —  C'f.st  vous  ! 


aO  MEMOIRES 

L'empereur  en  a  été  frappé...  Il  comprit  alors, 
et  cet  homme,  et  son  âme,  qui  est,  j'en  suis 
sûr,  grande  et  belle...  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  cette 
continuité  dans  sa  conduite  à  vouioir  toujours 
appeler  l'empereur:  mon  général!...  qui  n'eut 
son  côlé  lumineux  dans  cette  petite  histoire... 
d'autant  que  jamais  il  n'eut  l'air  insolent  et  ne 
manifesta  la  volonté  de  braver.  Cela  est  si  vrai^ 
que  je  n'en  fus  pas  frappé  d'abord ,  et  que  je  ne 
vis  dans  cette  innovation  qu'une  habitude  du 
vieux  soldat...  L'empereur  le  reijardait  avec  des 
yeux  où  se  peignait  bien  im  peu  de  mécontente- 
ment, mais  où  cependant  se  voyait  encore  plus 
de  bienveillance.. .  Le  vieux  soldat  était  là ,  devant 
nous,  le  bonnet  à  la  main,  et  tout  aussi  respec- 
tueux que  sous  les  armes,  à  une  parade  des 
Tuileries... 

— ^  Ah  çà  !  est-ce  que  tu  n'as  pas  la  croix  ? 

Le  maçon  enlr'ouvrit  sa  veste,  et  sa  croix 
brilla  sur  sa  poitrine... 

' — Elle  est  à  sa  place,  dit  Bernard...  vous 
me  l'avez  donnée  à  la  bataille  de  Wagram  , 
mon  i^énéral ,  pour  une  balle  que  ces  damnés 
Autrichiens  m'avaient  envoyée  dans  la  poi- 
trine... Vous  passiez  là  comme  on  me  relevait, 
et  quand  vous  avez  su  que  j'avais  attrapé  ma 
taloche  en  brave  homme,  vous  m'avez  donné 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  2^ 

la  croix...  Oh  !  c'était  un  fameux  emplâtre  que 
vous  m'avez  appliqué  là,  allez...  aussi  je  dors 
avec. ..elle  ne  nie  quitte  jamais...  par  exemple, 
quand  je  travaille,  je  la  mets  dans  ma  veste. 

—  Pourquoi  cela?  dit  l'empereur;  crois-tu 
donc  que  ton  métier  fasse  du  tort  à  ta  croix?... 
ton  état  est  honorable,  entends-tu...  et  tu  ne 
dois  pas  rougir  de  lui...  Que  penseront  de  toi  les 
camarades?...  et  tous  ceux  à  qui  tu  prêches  la 
république?...  Ils  doivent  bien  rire  de  toi,  mon 
pauvre  Bernard...  car  enfin  c'est  par  fierté  ce 
que  tu  fais  là. 

Le  pauvre  Bernard  ne  savait  où  il  en  était... 
il  se  rappelait  en  ce  moment  que  ses  camarades 
s'étaient  d'abord  moqués  de  lui,  et  puis  ensuite 
qu'ils  s'étaient  fâchés.  Il  baissa  les  yeux...  L'em- 
pereur lui  dit  après  un  moment  de  silence  : 

—  Tu  as  la  pension  de  ta  croix...  Je  suis  fâché 
que  le  maréchal  ne  m'ait  pas  demandé  ce  qu'il 
fallait  faire  de  toi  avant  de  te  mettre  ainsi  à  la 
porte  delà  retraite  des  braves  gens...  Y  avait-il 
quelque  autre  raison  pour  te  renvoyer  comme  ou 
l'a  fait  ?,.,  Allons,  dis-moi  la  vérité... 

—  Mon  général ,  il  y  en  avait  une  autre,  pour 
dire  tout...  je  me  laissais  un  peu  aller  les  décadis, 
voyez-vous...  je  veux  dire  les  dimanches*.,  j'ai 
été  puni  plusieurs  fois...  et  puis  est  arrivée  celte 


•28  MÉMOFllES 

histoire  ',  vous  savez,  mon  général...  et  ma  foi!., 
alors  je  me  suis  dit  :  Puisqu'on  t'a  mis  à  la  porte, 
il  faut  aller  manger  la  soupe  ailleurs...  et  je  me 
suis  mis  à  gâcher  du  plâtre...  mais  tout  de 
même  ça  me  fait  de  la  peine  d'être  hors  de  la 
maison...  et  si  c'était  un  effet  de  votre  bonté... 
mon  général  !.,.  reprenez  votre  vieux  soldat... 

Il  releva  tout- à-fait  sa  tête  pour  mieux  voir 
l'empereur,  et  sa  figure  paraissant  alors  entière- 
ment éclairée ,  montra  une  physionomie  ex- 
pressive, et  d'autant  plus  persuasive  en  ce  mo- 
ment, que  de  grosses  larmes  lui  coulaient  des 
yeiix  et  tombaient,  comme  dans  une  rigole,  dans 
une  large  et  longue  cicatrice  qu'il  avait  au  rai- 
lieu  de  la  joue  gauche...  L'empereur  ne  lui  ré- 
pondit rien ,  mais  le  fixa  long-temps.  Il  me  de- 
manda ensuite  ma  bourse,  en  tira  trois  napo- 
léons ,  et  les  donnant  à  Bernard  : 

—  Voilà  pour  boire  à  ma  santé  avec  tes  com- 
pagnons ,  Bernard  . . .  Allez  déjeûner  ,  voilà 
l'heure  ,  et  surtout  ne  vous  grisez  pas  ;  car  alors 
je  serais  obligé  de  payer  votre  journée  à  votre 
maître...  Adieu  ,  mes  enfans  ! 

— Yive  l'empereur!...  vive  l'empereur  !...  s'é- 
crièrent tous  les  maçons...  et,  l'entourant  aussi- 

I  ïJhistoire,  comme  i!  l'nppelait ,  c'est  qu'un  jour  étant 
ivre  il  avait  crié  ;  p^ive  la  rêpuLlifjue  ! 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  29 

tôt,  ils  Jetèrent  leurs  outils,  leurs  bâches,  et 
voulaient  lui  baiser  les  mains.  Bernard  se  tenait 
à  l'écart  et  était  le  seul  qui  ne  dit  rien  ;  mais  il 
pler.rait,  et  dans  ces  larmes  du  vieux  brave  il  y 
avait  plus  d'amour  que  dans  tous  ces  cris  répon- 
dant à  un  don  d'argent.  L'empereur  s'approcha 
de  Bernard  et  lui  dit  : 

—  Bernard  ,  il  faut  aller  voir  de  ma  part  le  gé- 
néral Songis  '  ou  le  maréchal  Bessières...  oubien, 
si  tu  laimes  mieux  ,  il  faut  venir  au  château  ,  et 
tu  demanderas  ce  jeune  homme-là,  vois-tu...  Et 
il  frappa  sur  l'épaule  de  Dnroc.  Tu  lui  parleras, 
et  il  aura  quelque  chose  à  te  dire  de  ma  part.... 
11  s'en  fut  après  avoir  oté  son  chapeau  à  tous  les 
ouvriers,  qui,  ravis  de  sa  visite,  de  son  aubaine^ 
répétaie.Rt  tous  le  cri  de  vive  l'empereur,  même 
long-temps  après  qu'ils  ne  le  voyaient  plus. 

Cette  histoire  me  frappa  vivement  lorsque 
Duroc  me  la  raconta.  Quant  à  lui  ,  il  y  faisait 
moins  d'attention  ,  parce  que  cela  se  rencontrait 
sous  différens  aspects  presque  tous  les  jours... 
Cependant  il  convint  avec  moi  que  celle-ci  était 
d'une  tout  autre  nature,  il  y  avait  du  beau  ro- 
main dans  ce  Bernard...  L'empereur  le  comprit, 
cet  homme...  Il  le   comprit  avec  son  génie  ,  et 

'  Parce  qu'etanl  infirme,  ou  pouvait  l'employer  dans  le 
Iraiu  d'artillerie  de  la  "ardc. 


3a  MEMOIRES 

cela  parce qu  il  ne  l'avait  pas  écouté  en  roi...  Le 
souverain  se  serait  fâché...  le  héros  non  seule- 
ment pardonna,  mais  devina  la  grandeur  d'âme 
du  soldat.  Bernard  ne  fut  plus  maçon,  il  eut  une 
place  dans  l'administration  du  palais...  Il  s'ha- 
bitua enfin  à  dire  Sire  et  Votre  Majesté,  quand 
il  parlait  de  l'empereur...  mais  le  curieux  de 
la  chose  ,  c'est  que  surtout  depuis  la  chute 
de  l'empire  il  est  devenu  tellement  impéria- 
liste, qu'il  fendrait  la  tête  au  premier  qui  man- 
querait de  dire  en  parlant  de  l'empereur,  Sa 
majestÉ'l'empereuret  roi. 

Il  était  fort  républicain  avant  d'entrer  dans  la 
garde,  mais,  avant  tout,  dévoué  à  l'empereur. 
Ce  Bernard  qui  avait  fait  le  siège  de  Toulon ,  les 
campagnes  d'Italie  ,  celles  d'Egypte  ,  avait  con- 
servé pour  le  général  Bonaparte  une  sorte  de 
culte.  Il  ne  voyait  rien  au-delà  de  ce  titre  de  gé- 
néral immortalisé  par  les  plus  admirables  victoi- 
res... aussi  ne  le  lui  ôta-t-il  pas  dans  son  esprit. 
Mais  lorsque  l'empire  fut  établi ,  et  au  moment 
des  signatures  ,  il  s'en  fut  chez  le  maréchal  Da- 
vout,  et  lui  dit  qu'il  ne  voulait  pas  signer  pour. 
Le  maréchal  ou  celui  qui  tenait  sa  place,  en  parla 
à  l'empereur;  l'empereur,  qui  voulait  que  tous 
les  votes  fussent  libres,  ordonna  que  Bernard 
signerait  comme  il  le  voudrait ,  ce  qu'il  fit  au 


DE    L\    DUCHESSK    O  ABIIANTÈS.  .3l 

bas  d'un  non  ,  mais  avec  des  vœux  pour  son  gé- 
nérai y  et  l'offre  de  son  sang  et  de  sa  vie.  Lors- 
qu'il fut  blessé  à  Wagrara,  Tempereui',  qui  voulait 
avant  tout  conserver  de  bons  soldats  et  de  bons 
Français  ,  lui  donna  la  croix  ,  après  l'avoir  fait 
soigner  comme  s'il  eut  été  attaché  à  son  élat- 
major.  Ce  caractère  lui  paraissait  original  ,  et  il 
est  même  étonnant  que  cet  homme  n'ait  jamais 
été  plus  loin  que  le  galon  de  caporal.  11  écri- 
vait assez  bien...  L'empereur  l'oublia  pendant 
deux  ou  trois  ans...  Puis  vint  cette  affaire  des 
Invalides  ,  où  Bernard  avait  non  seulement  parié 
avec  peu  de  retenue,  mais  crié  plusieurs  fois  : 
Vive  la  république!...  Il  pérorait .  parlait  ,  enfin 
il  fit  si  bien,  que  le  maréchal  le  mit  a  la  porte , 
comme  il  le  dit  lui-même. 

En  racontant  à  Duroc  comment  il  avait  suivi 
cet  liomme  ,  l'empereur  était  sublime  de  simpli- 
cité et  de  bonté. 

—  Ce  même  jour-là  ,  dit  le  duc  de  Frioul  à 
Junot  ,  je  t'affirme  cpi'ilm'a  parlé  de  toi  en  rap- 
pelant le  siège  de  Toulon  ,  et  c^u'il  m'en  a  parlé 
comme  de  l'ami  qu'il  aime  le  mieux,  avec  Alar- 
mont  et  moi...  Je  te  l'affirme  sur  1  honneur  d'un 
frère  d'armes ,  Junot... 

Junot  s'approcba  du  duc  de  Frioul-.,.  et  lui 
prit  la  main  : 


02  MEMOIRES 

—  Ta  me  le  jures  ?    lui  dit-il... 

—  Sur  l'honneur...  sur  mon  enfant!... 

—  11  n'en  était  pas  besoin  ,  Duroc  ,  ta  parole 
suffisait....  Oui  ,  il  est  toujours  le  même,  n'est- 
ce  pasi*...  Eh  bien  î  je  partirai  !...  .T'irai  le  servir 
là  où  il  me  dira  d'aller,..  Et  au  fait,  qu'importe 
que  mon  sang  coule  au  nord  ou  au  midi  ?. ..  Seu- 
lement je  voudrais  que  l'empereur  me  donnât, 
comme  en  Portugal,  la  possibilité  de  correspon- 
dre avec  lui  directement...  Crois-tu  qu'il  le 
veuille?... 

—  J'en  suis  sûr... 

—  Comment  cela? 

—  Parce  qu'il  me  l'a  dit... 

—  Duroc,  dit  Junot  tout  joyeux  ,  demande- 
lui  pour  moi  une  audience  pour  demain  matin. 

Le  lendemain  il  vit  l'empereur...  Napoléon 
fut  aussi  bon,  aussi  aimable  pour  lui  qu'ill'était 
quand  il  voulait  l'être.  Junot  partit  pour  l'IUyrie, 
où  je  devais  aller  le  joindre^  quand  l'état  de  souf- 
france où  me  mettait  ma  grossesse  me  le  permet- 
trait... Junot  devait  d'abord  s'établir  à  Trieste  , 
et  puis  préparer  mon  habitation  à  Venise'. 

«  Leybacli  était  le  cher-lieu  du  gcuveniement  de  l'IUyrle; 
mais  coimnc  Junot  était  en  luême  temps  gouverneur  de  Ve- 
nise ,  cl  que'celle  dernière  résidence  e'taitplus  agréable,  je 
l'avais  choisie. 


ni".  LA  DTJcnr.ssE   d  aérantes.  ôô 


CHAPITRE   îï. 


Enthousiasme  de  la  Fiance  pour  la  cause  nationale.  —  La 
pairie  en  danger.  —  Aux  armes  !.'.'  —  Le  niarëchal  Mac- 
donald  abandonné.  — Trahison.  —  Le  gé;iérat  York. — 
Taurogen.  —  Réponse  à  3L  de  Chateaubriand.  —  La  bro- 
chiite.  —  Le  roi  de  Naples.  —  Le  prince  Eugène.  — 
Brouille  de  I\Iurat  et  de  Napoléon.  —  Cause  de  celte 
brouille.  —  Le  général  Cavaignac.  —  M.  Godefroy  de 
Cavaignac.  —  Son  éloge.  —  Querelles  du  roi  de  JNaples  et 
de  sa  femme.  —  Il  ne  veut  pas  être  mené.  —  Le  second 
Bacciochi. —  Le  comte  Daure.  —  Le  duc  de  La  Vauguyon. 

—  Demande  de  Murât.  —  Décret  de  l'empereur.  —  Les 
Fiançais  napolitains.  —Bouderie  de  Murât.  —  Le  couloir 
secret.  —  M  Mazois.  —  Son  éloge.  —  L'fnLremur.  —  Le 
beau  jeune  homme  et  le  gros  petit  homme.  —  Lettre  de 
jN'apoléon  à  sa  sœur  et  à  Murât.  —  Il  n'a  du  courage 
que  comme    vn    moine  ou  une    femme.  —  Marie-Louise. 

—  On  ne  l'aime  pas. —  Pourquoi  cela?  — Ses   galopades. 

—  La  jeune  bourgeoise  de  Paris  et  le  capitaine  de  l'arme'e 
d'Espa-ne.  —  Infidélité.  —  Folie  et  mort  de  Claire. 


On  a  reproché  à  la  France  d'avoir  abandonné 
la  cause  de  ISlapoiéon  en  1814...  Peut-être  à 
celle  époque  y  eut-il  vraiment  un  décoiirage- 
iiient  qui  influa  sur  la  conduite  des  Français  ; 
mais  ce  que  je  puis  îiffîrnier,  c'est  qu'en  iSi5  , 
l'élan  ualional  était  admirablement  beau,  et  me 
XVI.  3 


54  M  li  MOIRES 

raj3pe!ait  à  moi  ,  jeune  femme,  ce  que  j'avais  vu 
toute  petite  enfant  au  commencement  de  la 
révolution,  c'est-à-dire  en  1794  et  1793...  La 
patrie  était  de  nouveau  en  danger;  ISapoléon  le 
disait  avec  sa  voix  forte  et  puissante, et  la  France 
l'entendait,  elle  comprenait...  Les  revers  de  la 
retraite  de  Russie  étaient  affreux  ,  sans  doute  ; 
mais  tel  était  l'amour  qu'on  portait  à  cet  homme, 
que  nul  reproche  ne  sortait  de  la  foule  du  peuple. 
Quelques  voix  s'élevaient,  et  disaient  parfois  quel- 
ques sottes  ou  même  quelques  spirituelles  paroles, 
mais  qu'est-ce  que  cela  faisait?  La  France  entière 
marchait  après  la  gloire  et  la  suivait  fiilèlement; 
car  le  souvenir  de  vingt  ans  de  victoires  ne  pou- 
vait être  effacé  par  une  défaite  qu'on  pouvait 
justifier  encore  en  montrant  la  confiance  que 
Napoléon  devait  avoir  dans  ses  alliés...  Il  ne 
chercha  pas  cependant  cette  justification  aux 
dépens  de  l'honneur  d'im  autre...  il  se  contenta 
d'appeler  aux  armes  !  et ,  comme  au  temps  où  la 
défense  de  la  liberté  armait  la  France  entière,  on 
vit  ^5o,ooo  hommes  '  courir  aux  drapeaux  au 
seul  mot  DE  l'invasion  étrangère...  Ce  mot  fut 
électrique...  La  Prusse,  qui  fut  la  première, 
comme  toujours,  à  sonner  la  cloche  de  la  défec- 

'  Le  sénat  ordonna,  le   11    janvier  iSi3,  une  levée  de 
a5o,ooo  hommes. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  55 

tion,  fil:  alors  Tindigne  âï(n\re  (\eTaurogen:  le  gé- 
iiéiai  York  ab^n(lo^n^  le  niaréchal  Macdonalcl  ' 
qui  avait  pénétré  viclorieiisement  dans  laSamogi- 
/tV;,  attaqué  et  entamé  la  Livonieet  menacé  Riga; 
il  fut  contraint  d'abandonner  ses  succès,  et  non 
seulement  de  recaler,  mais  de  voir  son  indigne 
allié  signer  ime  convention  avec  les  Russes!... 
Macdoiuild  fut  donc  obligé  de  rétrograder  jus- 
cju'à  Lawartz  et  l'Oder,  au  lieu  de  vaincre  et  de 
s'établir  chez  l'ennemi. 

Mais  à  la  vue  d'une  trahison  si  lâche  ,  une 
traiiison  qui  formait  le  digne  complément  d'une 
conduite  toujours  cauteleuse  depuis  vingt-cinq 
ans,  de  ce  même  abandon  qui  avait  toujours  été 
tenu  en  réserve  pour  une  défaite  ,  comme  à 
Austerlitz,  lorsque  M.  d'Haugwitz  portait  les 
deux  lettres  dans  sa  poche  ;  à  la  vue  de  cette 
perfidie,  notre  jeunesse,  et  même  les  pères,  criè- 
rent aux  armes  encore  plus  haut...  La  France  de- 
vint un  camp...  les  villes  un  arsenal  particulier 
où  se  forgeaient  les  armes...  L'empereur,  infa- 
tigable au  milieu  de  cette  tourmente  intérieure 
qui  lui  annonçait  des  évènemens  différens  en- 
fin de  ceux  qui  formaient  sa  carrière  depuis  tant 
d'années,  activait  tout  par  cet  esprit  créateur  et 
vivifiant  qui  nous  avait  redonné  l'existence  de- 

'  Il  faisait  Ttixlrcme  gauche  de  la  grande  armée. 


36  MÉMOIRES 

puis  qiio  nous  nous  étions  donnés  à  lui... Mais 
au  premier  cri  d'nlarnie  ,  tout  un  parti  se  leva 
contre  lui ,  contre  lui!...  son  bienfaiteur  !...  et 
répudia  nos  conquêtes  ,  notre  gloire,  nos  lau- 
riers... Ils  étaient  sanglans  ces  lauriers!  disaient- 
ils.  Eh!  quels  lauriers  ne  le  sont  pas  ?...  Ils  ont, 
dit-on,  coûté  des  milliers  d'hommes  à  la  France! 
Mais  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes  a  frappé 
d'expatriation  plus  de  trois  cent  mille  familles  ; 
parmi  ces  malheureux  ,  coinnien  n'y  avait-il  pas 
de  vieillards  abandonnant  le  toit ,  le  champ  pa- 
ternel, pour  aller  mourir  sur  une  terre  étran- 
gère!... Croit-on  qu'à  l'agonie  de  ces  infortunés 
leur  cri  de  désespoir  ne  résonna  pas  avec  un  éclat 
plus  retentissant  '  au  pied    du    tronc  de    Dieu 

«Voyez  unebrocliure  de  moi  qui  parut  en  iSôi  inliluléc  : 
De  la  JilKilé  ,  ai'ant ,  pendanl  et  après  la  reslauration  ,  r6- 
jionse  à  M.  de  Clialenubriand  ,  avec  ccUe  épigraphe  : 

o  France  ,  écoute  ce  qui  retentit  à  tes  oreilles.  Les  servi- 
tudes et  les  humiliations  du  passe  ,  voilà  ce  qu'on  redemande 
comme  î.icGiTiMK...  Les  préjuges  de  l'ignorance  ,  et  le  culte  du 
despotisme  ,  voilà  ce  qu'on  préconise  comme  fondement  de 

l'ordre  social. 

(  Faits  civils  de  la  France ,  TrssoT  ,  t...  i.) 

Cette  brochure  sans  nom  d'auteur,  fut  faite  et  publiée  par  moi 
enréponscà  la  première  que  fit  p.r.iftreM.  de  Clialcaubriand 
en  avril  i83i.  i\lalgrc  ma  profonde  admiration  pour  son  beau 
talent  et  son  noI>le  caractère,  je  ne  me  trouvai  pas  être  de 
sou  oj>inion...  à  celle  époque  i  mai  i85r  ),  Comme  mes  Me'- 


Dlî    LA    DUCHESSE    d'aBRANTKS.  3j 

pour  demander  vengeance  contre  Louis  XIV , 
que  le  boulet  frappant  le  soldat  de  Napoléon 
au  milieu  des  batailles?  Et  quant  aux  autres re- 
procbes  qu'on  avait  à  lui  faire,  fdssent-ils  réels 
aussi  bien  que  futiles  ,  ils  ne  vaudraient  pas  en- 
core les  cages  de  (er  du  château  de  Loches ,  l'édit 
sur  les  chasses  du  bon  roi  Henri  IV  ,  et  les 
passe -temps  de  la  peur  de  chevalerie,  qui  me- 
nait joyeusement  sa  cour  et  ses  maltresses  voir 
brûler  les  sectaires  à  petit  feu  pour  distraire  et 
réjouir  un  chacun...  Allons,  il  ne  faut  pas  non 
plus  crier  ainsi  toile  après  Napoléon...  il  n'en  a 
pas  tant  fait...  Il  me  faut  maintenant  parler  d'un 
des  plus  grands  et  des  plus  graves  motifs  de  ses 
malheurs  et  de  sa  chute. 

J'ai  raconté  dans  le  précédent  chapitre  le  d> 
part  du  roi  de  Naples  pour  son  royaume  ,  lais- 
sant au  prince  Eugène  le  commandement  de 
l'armée  qui  lui  avait  été  confiée  par  Napoléon. 
C'était  un  dépôt  sacré  que  l'em^pereur  lui  met- 
tait aux  mains...  et  il  ne  le  vit  pas!...  Il  aban- 
donna ces  restes  précieux  d'une  troupe  de  bra- 

moires  n'avaient  pas  encore  paru  ,  je  ne  voulus  pas  nietlre 
mon  nom  à  un  ouvrage  politique,  surtout  pour  mon  entrée 
dans  le  monde  littéraire...  Des  motifs  personnels  me  firent 
ensuite  retirer  cette  l)rocIiure  ,  au  moment  ot»  p;iruront  mes 
Me'moires;  elle  aura  sa  place  dans  un  recueil  de  Mélanges 
lit  éraires,  que  je  dois  publier  celte  année. 


33  JIÉMOFRES 

ves  ,  rejetant  sur  le  vice-roi  d'Italie  le  poids  im- 
mense de  celle  responsabilité  que  ]Sa|ioléon  lui 
avait  remise  comme  une  préférence  donnée  au 
plus  brave  et  an  pins  digne..  Il  quitta  liï  nAWGiR 
enfin,  caril  faut  le  dire...  il  abandonna  l'armée 
à  Posen  et  retourna  à  Naples...  Il  est  à  propos  de  ' 
faire  ici  une  remarque  qui  peut  jeter  du  jour 
sur  l'obscurilé  de  cette  épocjue  de  sa  vie. 

Depuis  long-temps  une  aigreur  presque  hai- 
ripuseavail  remplacé  lessenlimens  qui  unissaient 
les  deux  bea ux- frères  ,  sentimens  (jui,  du  reste  , 
n'avaient  jamais  été  ceux  de  l'amitié.   Napoléon 
n'ainiait  Mural  qu'en  raison  de  sa  bravoure  et 
du  grand  parti  qu'il  en  pouvait  tirer.  Je  prie  de 
croire  (|ue  je  ne  parle  ici  d'après  aucune  impres- 
sion personnelle.  Ce  sont  des  renseignemens  po- 
sitifs et  dégagés  au  contraire  de  toute  partialité... 
L'rmpereur  n'avait  pas  pour  Mural  ce  sentiment 
de  profonde  amitié  qu'il  avait  pour  tousses  an- 
ciens officiers  de  l'armée  d'Italie  ;  il  se  moquait 
ouvertem.ent  de  lui   lorsqu'il  n'était  pas  à  l'ar- 
mée,   et  certes   beaucoup    d'enli-e    nous    l'ont 
entendu  rire  du  roi  de'Naples,et  l'appeler  le 
ROI  FRANCONi.  Ccttc  inimitié,  ou  plutôt,  pour 
parler  plus  juste,  cette  répiilsion,  datait  de  plus 
loin,  et  la  cause  en  était  bien  connue  à  ses  amis 
les  plus  intimes.  Je  retrouvais  encore  hier,  en 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  S^ 

cherchant  parmi  des  notes,  une  lettre  de  Junot 
qui  est  bien  exj3licative  à  ce  Fujet  ;  mais  lais- 
sons cela... 

Le  motif  qni  rendait  le  roi  Joachim  presque 
l'ennemi  de  son  beau-Oère  avait  pris  sa  source 
dans  tout  ce  qui  se  passa  lors  de  son  expédition 
contre  la  Sicile  (  1809).  Murât  sévit  braver  par 
la  flotte  anglo-sicilienne,  qui  vint  même  pren- 
dre Procida  etischia;  il  eut  cet  élan  de  bravoure 
qui  lui  était  propre  et  lui  faisait  crier  en  avant! 
sans  savoir  même  s'il  était  suivi  ...  Il  prépara 
une  descente  en  Sicile...  Le  passage  fut  ordonné, 
et  une  division,  celle  du  lieutenant-général  Ca- 
vaigt^ac  ',  passa  de  l'autre  côté  du  phare  ;  les  au- 
tres divisions  ne  le  suivirent  pas:  pourquoi?  voilà 
ce  (|ue  je  ne  sais  ni  ne  puis  expliquer.  Mais  le 
roi  de  Naples  le  traduisait  de  la  manière  la  plus 
injurieuse  pour  son  beau  frère.  Son  expédition 
'  était  manquée...  Il  attribua  le  non-succès  à 
l'empereur,  crut  qu'il  avait  donné  des  ordres 
secrets,  et  il  revint  a  N.ipies ,  honteux  comme 
\\i\  vaincu  et  la  vengeance  au  cœtir...  Ce  fut  dès 
cet  instant  que  l'aigreur  se  mit  entre  eux... 
La  [>lus  amère  correspondance  s'établit  entre  la 

'Oncle  (le  M.  GoiJefroy  de  Civaigmc,  de  ce  brave  et 
digne  jeune  liommc...  aussi  loyul  daus  son  opinion  ,  qu'ha- 
l>ile  el  capable  de  la  conduire. 


/fO  MÉMOIRES 

cour  (les  Tuileries  et  celle  c:e  Naples...  La  més- 
intelli.gence  suivit  bientùt,  et  nefut  pasce  qu'elle 
aurait  été    si  Ferdinand  eût    été  à  Naples  ;  car 
les   rapports  de  famille  une   fois  troublés,   ne 
sont    remplacés    que  par   la  haine...    IMurat   se 
plaignit   hautement;  la  reine, qui  depuis  long- 
temps vivait  dans  une  sorte  d'opposition  tacite 
avec  lui  pour  des  détails   d'intérieur  tout-à-fait 
privés,  voyant  un  prétexte  pour  la  guerre,  prit 
j^arti  contre  le  roi  ,  et  le  palais   de  Naples  vit 
le   scandaleux   spectacle    d'une    lutte    maritale 
entre  le  roi  Joachim  et  la  reine  Caroline...  Ces 
dissensions  atteignirent    des  personnes  de  leur 
cour...  tout  devint  prétexte  pour  le  roi...    tout 
devint  prétexte  pour  la  reine.  Un  médecin  ,  un 
chirurgien  ,  je  ne  sais  lequel  des  deux  ,  mais  je 
sais  qu'il  s'appelait  Pébordc ,  était  très  aimé  du 
roi ,  et  par  conséquent  détesté  de  la  reine.   Pé- 
borde  voulait  épouser  inie  jeune  et  charmante 
personne,  Elise  de  Saint-Méme  (  fille  de  madame 
de  Saint-Méme,   amie  de  ma  mère,  et  dont  j'ai 
beaucoup   parlé  dans  mes  premiers  volumes  \ 
Cette  affaire,  qui  eût  été  toute  simple  si  le  roi  et 
la  reine  avaient  bien  voulu  ne  pas  s'en  mêler,  fut 
une  véritable  guerre  à  mort...  Joachim,  comme 
ousleshom  iTies  qu'on  mf«^,  criait  du  haut  de  sa 
t^le  qu'il  no  voulait  pas  être  vwné  par  sa  femme.,, 


DE    LA    DL'CnESSÉ    d'aBRANTÈS.  /|  l 

qu'il  ne  voulait  pas  être  im  second  Baccioclii... 
Il  vit  clans  l'armée  française  une  sorte  d'auxi- 
liaire pour  seconder  la  reine...  Les  emplois  prin- 
cipaux  de  sa  cour  étaient  en  grande  et  majeure 
partie  occupés  par  des  Français.  C'était  M.  Paul 
de  La  Vauguyon  qui  était  colonel-général  de  sa 
garde,  et  qui,  en  sa  qualité  de  Français,  devait  lui 
porler  ombrage...  c'était  M.  le  coroîeDaure,  qui, 
sous  le  même  titre  exactement  que  M.  le  duc 
de  La  Vauguyon,  devait  l'inquiéter,  étant  mi- 
nistre de  la  guerre...  c'était...  ma  foi  ,  la  place 
me  manque  pour  en  faire  la  liste...  Le  fait 
important  est  de  dire  que  Murât   demanda   le 

rappel   des    troupes    françaises L'empereur 

fronça  le  sourcil,  et  répondit  par  un  non  très 
sec...  Alors  Murât  tomba  dans  des  méfiances 
absurdes,  même  par  leur  excès...  La  reine  et 
lui  devinrent  presque  ennemis,  et  l'intérieur  du 
palais  de  Naples  fut  un  enfer...  Une  nouvelle 
demande,  tout  aussi  maladroite  et  surtout  intem- 
pestive, acheva  de  mettre  la  mésintelligence  en- 
tre les  deux  couronnes  :  Murât  demanda  que  tous 
les  Français  qui  étaient  à  son  service  fussent  na- 
turalisés comme  Napolitains...  La  chose  était 
maladroite  de  toute  manière, 

—  Ah  !  ah  !  dit  l'empereur,  il  ne  se  regarde  donc 
plus  comme  Français  lui-même,  notre  frère,.. 


4$  MÉMOfRES 

Et  dans  la  colère  que  lui  fit  éprouver  cette  clé- 
marche  de  Murât,  Napoléon,  pour  toute  ré- 
ponse, fit  aussitôt  paraître  le  décret  suivant,  dont 
jamais  Joacliim  n'oublia  les  paroles: 

«  ...  Considérant  que  le  royaume  de  Naples  fait 
«partie  du  grand  empire  j  que  le  prince  qui  règne 
9  dans  ce  pays  est  sorti  des  rangs  de  l'année  fran^ 
»  çaise  ;  qu'il  a  été  élevé  sur  le  trône  par  les  ef- 
»  forts  et  le  sang  des  Français ,  Napoléon  déclare 
•  que  les  citoyens  français  sont,  de  DRorr,  ci- 
»  toyens  du  royaume  des  Deux-Siciles.  » 

J'avais  alors  un  grand  nombre  d'amis  à  Na- 
ples.  J'en  avais,  non  seulement  dans  l'intérieur 
intime  du  roi  et  de  la  reine,  mais  dans  toutes  les 
positions  ,  et,  pour  dire  la  vérité,  j'ai  même  été 
mieux  instruite  par  ceux  qui  n'étaient  rien,  que 
par  ceux  qui  avaient,  par  honneur,  l'obligation  de 
se  taire...  Eh  bien  !  tous  n'ont  eu  qu'iine  voix 
.  pour  me  rapporter  combien  la  conduite  de  Murât 
fut  absurde  et  ridicule  dans  cette  circonstance. 
Il  bouda  comme  un  enfant,  ôta  '  sa  croix  de  la  Lc- 
gion-d' Honneur...  et  même  le  grand-cordon  de 
l'urdre.  lls'en  fut  à  Capodimonle,  et  là,  pei'pétuel- 
leraent  en  querelles  avec  la  reine,  ils  donnèrent 
tous  deux  le  scandaleux  spectacle  d'une  dissen- 

•  Pendant  nn  jour   seulement.  Mais    il  l'ôln  pendant  a4 
heures,  et  pnr  huntrtir. 


DE    LA    DOCHESSE    D'ASHANThs.  4^ 

sion  qiîi  recevait  un  jour  honteux  de  ses  motifs. 
Des  intrigues  basses  et  privées  l'envahirent  tout 
entier.  Il  passait  quelquefois  une  p:\rtie  des  nuits 
à  lire  de  nombreux  rapports  de  police  ,  tous  plus 
alarmans  les  uns  que  les  autres  ,  et  d'autant  plus 
inqiiiftans  pour  lui,  que  ceux  qui  les  rédigeaient 
connaissaient  le  côté  vulnérable  de  l'homme  '... 

■  J'ai  eu  lin  ami  qui  était  à  Naples  à  peu  près  vers  cette 
e'poque.  Ce  ail  le  bon  ,  l'ainiable  et  le  savant  Mazoïs.,,  Il  a 
VII  celte  cour  de  ]N;ipIes  avrc  les  yeux  d'un  liomme  d'espril  et 
J'âino  d'un  loyal  et  honnête  liomnie...  11  était  bien  curieux 
à  entendre  sur  le  théâtre  de  In  cour  ,  et  ses  acteurs. 

11  e'iail  architecte  ,  comme  chacun  sait.  11  lut  employé  ,  je 
ne  veux  pas  dire  par  lequel  des  deux  époux,  à  faire  diffé- 
rcns  travaux  au  palais  de  Naples  et  à  celui  de  Casente.  .. 
Dans  des  temps  aussi  orageux,  qui  rappellent  les  troubles 
Guelfes  et  Gibelins,  et  les  querelles  de  Jeanne,  il  était  à 
propos  de  prendre  ses  pre'cautions  contre  un  danger.  .  .  En 
conséquence,  Mazois  fît  faire  un  couloir  secret  ,  protique 
entre  deux  mursetsusceptible  de  1  lisscr  passer  un  homme. .  . 
Ce  couloir  servit  long-temps  à  uiw  personne.  Puis,  les  inté- 
rêts changèrent  :  je  ne  sais  pas  s'ils  étaient  politiques  ou  non, 
cela  ne  me  regarde  pas. .  .  je  suis  historienne  ,  et  voilà  tout. 
Le  fait  est  que  le  voyageur  du  couloir  changea  ,  et  que  1'j«- 
iremur  fut  parcouru  par  un  autre  homme.  Les  rendez-vous 
sont  toujours  à  heure  fi^e  ,  qu'ils  soient  pour  df'cidor  du  sort 
d'un  empire  ou  de  la  vie  d'une  femme.  .  .  Or,  l'heure  de  ce 
prenuer  rendcz-vous  était  passée  depuis  long-temps,  et  p'  r- 
sonne  ne  paraissait.  Celui  ou  celle  qui  attendait,  impatienté 
de  celte  attente,  prit  une  Jampe  et  entra  dans  le  pai;sage,  oii 
e'tait  l'explication  du  retard.  .  ,  Le  premier  voyageur  était  un 


44  MÉMOIRES 

Il  oubliait,  pour  satisfaire  ce  c;oiit  de  délation  et 
d'espionnage,  ce  qu'il  se  devait  à  lui-même...  Il 
voyait  de  vils  espions...  il  leur  parlait...  il  les  ac- 
cueillait... C'était  en  même  temps  une  honte  et 
une  pitié...  Mais  ilavait  </a /'on  dans  Tâme...  Aus- 
sitôt que  le  tambour  battit  en  1812,  il  redressa 
sa  tête,  et  parut  écouter  si  l'empereur  l'appelait... 
Quand  il  entendit  sa  voix,  il  parut  hésiter, 
cependant  il  était  résolu...  Il  partit  pour  la 
Russie,  mais  son  cœur  était  ulcéré ,  et  ce  fut 
alors  qu'il  en  donna  des  marques...  Le  moment 
était  mal  choisi.  Du  reste,  toujours  aussi  brave 
sur  te  champ  de  bataille  j  comme  le  disait  l'empe- 
reur, il  fit  dans  cette  campagne  de  Russie  tout 
ce  qu'un  homme  peut  faire  de  plus  vaillant  et  de 
plus  déterminé.  Il  gagna  des  batailles  ,  fut  vain- 
queur des  Russes ,  et  ajouta  à  la  gloire  de  nos 
aigles.  Voilà  pour  la  vérité;  quelque  tort  qu'on  ait 

grand  et  beau  garçon,  svelte,  élégant  de  tournure,  et  toul- 
à-fiit  destiné  à  voyager  dans  un  cntremur.  .  .  Mais  laulre, 
quoiqu'il  fût  un  liomnie  des  meilleurs  et  des  plus  spirituels, 
et  même  des  plus  supérieurs  ,  n'en  était  pas  moins  un  peu 
trop  spherique  pour  le  passage ,  qui  certes  n'avait  pas  été 
fait  pour  lui.  De  manière  que,  s'y  e'iatit  engage',  il  ne  pou- 
vait ni  avancer  ni  reculer,  et  se  trouvait  pris  com^ne  dans 
une  souricière.  Il  en  sortit  cependant ,  et  le  lendemain  ,  le 
piuvre  Mazois  fut  loul  pantois  d'avoir  fait  un  passage  secret 
dans  un  palais  de  rois  et  de  reines ,  où  toutes  les  tailles  ne 
pouvaient  pas  passer, 


DE    LA    DCCHESSE    D'ABRA:yTàs.  4^ 

à  reprocher  à  un  homme,  la  vérité  avant  tout. 
Dans  celte  horrible  retraite  de  Moscow, Tempe» 
reur  était  entouré  d'un  bataillon  qui  pouvait  à 
bon  droit  être  nommé  le  bataillon  sacré.  Là  ,  des 
colonels  et  des  maréchaux-de-camp  faisaient  le 
service  de  sous-officiers  ;  des  lieutenans-géné- 
ratix,  celui  de  capitaines  et  de  lieutenans  :  Murât 
en  était  le  colonel.  Il  y  a  une  sorte  de  souvenir 
de  la  chevalerie  dans  cette  troupe  d'hommes  à 
épaulettes  d'or  se  faisant  gardiens  de  leur  chef 
bien-aimé...  Et  Napoléon  Tétait  encore  pour  eux  à 
cette  époque,  bien  qu'il  crût  ne  voir  autour  de 
lui  que  des  ingrats,  comme  il  me  le  disait  dans 
Taudience  que  j'eus  de  lui  au  retour  de  Russie... 
On  a  prétendu,  dans  je  ne  sais  plus  quelle  bio- 
graphie ou  quel  ouvrage,  que  lorsque  IMurat 
reçut  le  commandement  des  mains  de  Tempe- 
reur,  il  lui  dit  qu'il  consentait  seulement  à  con- 
duire l'armée  sur  le  territoire  prussien ,  et  qu'aus- 
sitôt arrivé  à  Kœnisberg,  il  s'en  irait  à  Naples.  Il 
ne  faut  que  connaître  l'empereur  pour  douter 
complètement  de  cette  version.  C'était  bien  lui 
qui,  au  moment  où  Murât  lui  avait  donné  des 
sujets  de  mécontentement  graves,  aurait  été  en 
recevoir  la  loi,  lui  qui  ne  la  voulut  jamais  rece- 
voir d'aucune  autre  puissance  en  Europe.  C'est 
absurde  à  prétendre.  J'ajouterai  que  le  Moniteur 


46  MI^MOIKES 

du  8  février,  lorsqu'il  apprit  que  Murât  avait 
abandonné  le  cornm;iiidement  laissé  par  la  con- 
fiance, prouve  tout  le  contraire.  Voici  l'extrait 
du  Moniteur: 

«  Le  roi  de  Naples  étant  indisposé,  a  dùquit- 

•  ter  le  commandement  de  l'armée,  qu'il  a  remis 

•  au  prince  vice-roi.  Ce  dernier  a  pins  l'habitude 

•  d'une  grande  adminislralion;  il  a  la  confiance 

•  entière  de  l'empereur...  » 

Le  26  ou  le  24  janvier  précédent,  Napoléon 
avait  déjà  écrit  à  sa  sœur  Caroline  : 

•  Le  roi  de  Naples  a  quitté  l'armée.  Votre  mari 
*est  très  brave  sur  le  champ  de  balaille;  mais  il 

•  est  plus  faible  qu'une  femme  ou  qu'un  moine 

•  quand  il  ne  voit  pas  l'ennemi...  Il  n'a  aucun  cou- 

•  rage  moral.  » 


Phis  tard  dans  le  mois  de  février  ou  de  mars, 
il  écrivit  à  Mural  lui-même: 

• ...  Je  ne  vous  parlerai  pas  ici  de  mon  mécon- 

•  lentement...  sur  votre  conduite  depuis  mon  dé- 

•  part  de  l'armée,  car  cela  provient  de  la  faiblesse 

•  de  votre  caractère...  Vous  êtes  un  bon  soldat... 


DK    L.l     DUCHESSE    DABUAlXTÈS.  47 

•  VOUS  VOUS  battez  bravement  stir  le  champ  tle 

•  bataille...  hors  de  là  vous  n'avez  ni  caractère  ni 

•  vigueur...  Au  reste,  je  présume  que  vous  n'êtes 
»  pas  de  ceux  qui  croient  que  le  lion  est  mort... 

•  et  qu'on  peut!!...  Si  vous  faisiez  ce  calcul,  il  se- 

•  rait  complètement  taux...  f^ous  ni' avez  fait  tout 
tle  mal  que  vous  pouviez  me  faire  depuis  mon  dé- 
tp  irl  de  JVHiui...  3Iaisje  ne  veux  plus  parler  de 
»ceta...  Le  titre  de  roi  vous  a  tourné  la  têlej  sivoua 

•  désirez  le  conserver,  conduisez-vous  bien...  » 

Cette  lettre  écrite  à  iMurat,  en  i8i5,  acheva 
l'ouvrage  de  l'article  du  Moniteur,  et  il  devint 
l'ennemi  de  Napoléon. 

C'est  ici  le  lieu  d'observer  que  l'empereur  a 
toujours  eu  une  pensée  singulièrement  fausse 
dans  cette  coutume  de  faire  insérer  dans  le  Mo- 
niteur des  personnalités  offensantes...  11  s'est 
peut-être  fait  plus  d'ennemis  avec  ce  malheureux 
journal  qu'avec  son  canon.  L'article  de  la  reine 
de  Prusse,  article  injuste,  au  reste,  autant  que 
faux,  celui  du  prince-royal  de  Suède,  de  M.  de 
Sîadion  ,  celui  de  M.  de  Metternich,  et  puis  lord 
Casteireagh,  et  mille  autres,  tout  ce  qui  fut  in- 
séré, depuis  180.1  jusqu'en  i8i4  ,  contre  le  prince 
de  Galles,  depuis  Georges  IV,  fut  peut-être  un 
plus  sûr  moyen  de  haine  que  tout  ce  qu'avait 


48  MEMOIRES 

légué  M.  Pitt  et  nos  longues  guerres.  Je  ne  par- 
lerai pas  des  particuliers,  dont  Napoléon  blessait 
les  réputations  au  cœur;  mais  j'ajouterai  seule- 
ment qu'il  est  hors  de  sens  pour  moi  que  cet 
homme,  le  plus  grand  des  hommes  ,  eût  recours 
à  de  si  petits  moyens,  qui  donnaient  la  mort 
comme  des  vipères,  lorsque  souvent  il  ne  vou- 
lait infliger  qu'une  punition. 

Pendant  ce  temps ,  les  nuages  s'épaississaient 
de  plus  en  plus,  et  l'orage  approchait  chaejue 
jour.  Pendant  ce  temps,  que  croyez-vous  que  fai- 
sait celle  qui  aurait  dû  trembler  et  s'inquiéter  que 
le  canon  autrichien  vînt  gronder  sur  les  hauteiu's 
de  Montmartre  ?  Que  liiisait  Marie-Louise  enfin  ?... 
De  la  tapisserie...  Elle  jouait  du  piano...  s'en  al- 
lait voir  son  fils,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  à 
ime  heure  fixe...  se  le  faisait  apporter  de  même; 
et  l'enfant,  qui  connaissait  mieux  sa  berceuse 
que  sa  mère,  voulait  à  peine  lui  donner  sa  petite 
joue  rosée  pour  que  l'autre  y  posât  ses  lèvres... 
Et  pourtant,  comme  l'empereur  l'aimait,  mon 
Dieu!...  Il  l'aimait  plus  que  jamais  il  n'aima  une 
femme,  et  Dieu  l'a  puni  par  celle-là  même  qu'il 
préféra  à  l'autre... 

Marie-Louise  n'était  aimée  d'aucune  de  nous, 
et  cela  était  fort  naturel.  Constamment  retirée 
dans  son  intérieur  le  plus  intime,  el'e  ne  voyait. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANïÈS.  /]g 

en  familiarité  que  la  duchesse  de  ]\Iontebello. 
Sans  doute  le  choix  était  bon  ,  mais  cependant 
elle  aurait  pu  avoir  plus  de  laisser-aller  dans  ces 
petites  soirées  que  l'empereur  lui  avait  organisées 
en  y  admettant  seulement  quarante  à  cinquante 
femmes  qui,  se  relayant ^  c'était  le  mot,  faisaient 
que,  chaque  jour,  elles  étaient  douze  ou  quinze... 
Cela  comprenait  les  dames  du  palais  et  les  mai- 
sons des  princesses  de  la  famille  impériale... 
C'était  peu  amusant.  J'en  ai  rendu  compte,  et  si 
ce  n'eût  été  l'oreille  de  l'impératrice ,  qui  faisait 
son  devoir  de  tourner  pour  le  bon  plaisir  de 
chacun,  on  s'y  serait  bien  impérialement  en- 
nuyé... Quant  à  Marie-Louise,  elle  passait  sou 
temps  comme  je  viens  de  le  dire...  montant  à 
cheval...  non  pas  du  tout  comme  Catherine  I", 
pour  accompagner  l'empereur  à  la  guerre,  mais 
pour  galoper...  Je  crois  que  le  mot  est  littérale- 
ment juste...  Elle  galopait  pour  galoper...  Et 
cependant,  l'Europe  entière  armait  contre 
l'homme  qui  était  son  mari  devant  Dieu...  devant 
les  hommes...  la  moitié  de  sa  vie...  le  père  de 
son  enfant  !...  Et  dans  cette  Europe  dont  les  flots 
allaient  peut-être  nous  submerger,  étaient  son 
père...  ses  oncles...  son  frère!...  N'avait-elle  donc 
pas  une  parole  à  leur  dire?...  ne  pouvait-elle  se 
présenter  à  eux  en  s'écriant  : 

XYI.  4 


5ô  MÉMOIRKS 

—  Cette  terre  de  France,  c'est  le  patrimoine 
de  mon  fils!...  c'est  ma  nouvelle  patrie  !...  ne  la 
ravagez  pas!... 

Mais  non,  elle  fut  muette...  toujours!...  tou- 
jours muette!... 

Il  arriva  à  cette  époque  une  histoire  bien 
tragique,  que  l'on  fit  disparaître,  à  cause  de 
l'homme,  et  à  force  d'efforts,  du  journal  cau- 
seur du  monde;  ce  qui  fut  d'autant  plus  facile, 
que  les  intôrêls  privés  se  rattachant  alors  aux 
intérêts  généraux,  il  était  impossible  de  dis- 
traire son  attention  de  la  commune  tragédie  qui 
se  représentait  sur  le  grand  théâtre...  Depuis, 
il  s'est  écoulé  tant  d'évènemens  et  de  jours, 
qu'on  peut  parler  du  fait  dont  je  fais  mention, 
sans  craindre  d'ailleurs  d'être  indiscret.  Cette 
histoire  offre  une  réunion  d'incidens  plus  ex- 
traordinaires qu'aucun  roman  ne  peut,  certes, 
en  présenter. 

Dans  une  honnête  famille  bourgeoise  de  Paris, 
il  y  avait  une  jeune  fille  que  je  nommerai  par 
son  nom  de  baptême  seulement  ;  elle  s'appelait 
Claire.  Cette  jeune  fille  avait  un  fiancé  qu'elle 
aimait  avec  une  de  ces  passions  que  les  cœurs 
de  femmes  seulement  peuvent  connaître,  parce 
que  ayant,  plus  que  les  hommes,  la  faculté  de 
souffrir,  le  ciel,  dans  sa  justice,  nous  a  donné 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS,  5| 

aussi  la  faculté  d'aimer  plus  qu'eux.  Claire  avait 
été  accordée  à  son  prétendu  lorsqu'elle  n'avait 
encore  que  treize  ans ,  et  qu'il  n'érait  que  sous- 
lieutenant.  Depuis,  il  avait  agi  comme  un  brave 
jeune  homme,  et,  en  181 3,  ilétait  capitaine  dans 
l'armée  d  Espagne...  dans  le  corps  du  général 
Foy '.  Pendant  long-temps  il  donna  de  vives  in- 
quiétudes, non  seulement  à  sa  famille,  mais  à 
celle  de  sa  fiancée;  il  faisait  partie  de  l'armée  de 
Portugal ,  et  j'ai  déjà  dit  combien  les  lettres 
avaient  eu  de  peine  à  passer.  Cependant  on 
avait  été  rassuré  sur  son  compte,  lorsque  tout- 
à-coiip  on  cessa  de  recevoir  de  ses  lettres;  et 
cependant  l'armée  était  rentrée  en  Espagne; 
mais  Eugène  n'y  élait  pas  revenu  avec  elle. 

Sa  famille  et  celle  de  Claire  écrivirent  au  ma- 
réchal Bessières,  qui  alorsetaitaValladolid.il 
fit  prendre  des  informations,  mais  elles  furent 
très  long-temps  infructueuses.  Eugène  de  S...  n'é- 
tait pourtant  pas  mort,  à  ce  que  disaient  ses 
chefs...  qu'élait-il  devenu?...  Claire  pleurait ,  et 
son  amour  de  jeune  fille  ,  si  tendre,  si  dévoué, 
donnait  alors  des  larmes  à  plus  d'une  douleur... 


«Eugène  de  S...  e'iail  capitaine  dans  !e  corps  que  comman- 
dait le  gênerai  Foy  le  jour  du  combat  de  Tolosa.  Je  ne  sais 
cl  je  a  aQIrine  pas  qu'il  fût  sous  ses  ordres  avant  ce  jour>lJi. 


53  MÉMOIRES 

Elle  craignait  pour  la  vie  de  son  amant...    elle 
craignait  pour  son  amour... 

—  Mon  Dieu  ,  disait-elle  un  jour  en  priant 
devant  son  crucifix,  failes-moi  la  grâce  de  me 
rendre  assez  forte  pour  supporter  ce  que  je 
crains  !... 

Enfin,  le  maréchal  écrivit  lui-même  à  la  fa- 
mille que  le  capitaine  Eugène  de  S...  était  re- 
trouvé. Il  avait  été  malade,  disait  le  maréchal, 
et  une  famille  portugaise  des  environs  de  Viseu 
l'avait  humainement  recueilli  ;  ce  qui  était  rare  , 
ajoutait  le  maréchal ,  car  l'assassinat  suivait  pres- 
que toujours  une  rencontre  isolée... 

Quelques  jours  après  une  lettre  d'Eugène 
confirma  celle  du  maréchal.  Il  avait  été  re- 
cueilli par  une  famille  portugaise  ,  dont  les  soins 
lui  avaient  sauvé  la  vie.  Il  était  fort  éloquent 
dans  la  peinture  de  sa  reconnaissance,  mais  ne 
disait  pas  un  mot  de  son  retour,  ni  de  son  ma- 
riage... En  lisant  cette  lettre,  Claire  devint 
froide  et  pâle  : 

—  Il  ne  m'aime  plus!  se  dit-elle... 

Un  an  se  passa  ainsi...  à  recevoir  des  lettres 
contraintes  ,  et  bien  évidemment  écrites  sous 
l'impression  de  la  seule  pitié,  et  à  cacher  une 
peine  qui  amenait  la  mort  dans  le  sein  de  la 
jeujie   fille  aimante  et  fidèle.    Elle    lutta    con- 


DE    L\    DUCHESSE    D  AERANTES.  53 

tre  la  souffrance  tant  que  son   âme  eut  de  la 
force;  mais  le  jour  vint  où  elle  fut  anéantie  par 
une  nouvelle  qui  parvint  d'une  manière  confuse 
à  ses  parens...  On  disait  qu'Eugène  avait  enlevé 
une  jeune  fille  en  Portugal,  et  qu'il  allait  l'é- 
pouser...   les   parens  n'y  crurent  pas,  et  voulu- 
rent lui  cacher  cette  nouvelle;  mais  Claire  com- 
prit  même  ce   qu'on  lui  taisait,  et  devina  un 
malheur  qu'elle  avait  prévu...  Le  lendemain  elle 
avait  disparu.  Une  lettre  qu'elle  laissa,  deman- 
dait à  son  père  et  à  sa  mère  de  lui  pardonner 
d'avoir  ainsi  disposé  d'elle.. .On  la  crut  morte... 
C'était  tandis  que  Tannée  de  ^îasséna  était  en 
retraite  que,  plusieurs  corps  s'élant  un  peu  écar- 
tés  de  l'armée   principale...    celui   d'Eugène   se 
trouva  séparé  des  autres...  Lui-même  allant  un 
jour  en  reconnaissance,  ou  plutôt  en  maraude ^ 
comme  on  le  disait  alors ,  et  ne  revenant  pas  ,  ses 
camarades  le  crurent  assassiné,  et  ils  retournè- 
rent au  quartier-général  dans  cette  persuasion.  11 
avait,   en   effet,    été    rencontré    par    quelques 
hommes  armés,  contre  lesquels  il  avait  voulu  se 
défendre,  et  qui  l'avaient  blessé!.,.  Ils  l'avaient 
ensuite   emporté...  Pendant  plusieurs  semaines 
sa  prison  fut  supportable  et  même  douce  ,  car 
une  jeune  fille  devint  sa  geôlière  ,  et  il  l'aima  de 
cet  amour  passionné  qui  porte  avec  lui  et  eq 


54  MÉMOIRES 

lui  bonheur  et  malheur.  La  jeune  Portugaise 
raimi  bientôt  aussi ,  plus  peut  être  qu'elle-même 
ne  l'était  :  ce  n'était  pas  de  l'amour,  c'était  de 
cette  passion  délirante  qui  est  du  feu  ,  de  la  lave 
dans  ces  cœurs  de  la  Péninsule...  Eugène  ne  ré- 
sista pas...  il  oublia  Claire...  ses  eugagemens... 
son  devoir...  la  France...  tout  pour  celte  enchan- 
teresse aux  yeux  de  velours,  qui  le  menait  eu  en- 
fer en  lui  montrant  le  paradis. 

—  Partons,  lui  dit-elle  un  jour...  je  sais  le 
moyen  de  rejoindre  l'aimée  française  sans  ren- 
cotjtrer  les  nôtres...  Mais,  Eugène,  tu  me  pro- 
mets que  je  n'aurai  pas  à  me  repentir  de  mnn 
sacrifice...  car  pour  toi,  vois-tu,  je  quitte  ma 
mère...  ma  funille...  el  ma  patrie!... 

Eugène  la  pressa  sur  son  cœur,  et  la  regarda 
sans  lui  répondre...  Son  regard  s'appuva  sur  ce- 
lui de  la  jeune  fille  et  lui  disait  tout  ce  qu'elle 
demandait...  elle  pencha  sa  tête  sur  la  poitrine 
du  jeutie  Français  ,  et  lui  dit  seulement  : 

—  Partons!... 

La  nuit  stiivante,  ils  quittèrent  la  maison  ma- 
ternelle de  Dolores;  ils  suivirent  des  chemins 
inconnus  au  jeune  homme,  mais  que  Dolores 
paraissait  connaître  parfaitement.  Trois  jours 
après,  ils  étaient  à  Ciudad-Kodrigo ,  et  une  se- 
maine n'était  pas  écoulée,  que  le  jeune  capitaine 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  55 

était  à  la  tète  de  sa  compagnie,  et  que  Dolores 
était  madame  de  S... 

Quelquefois  Eugène  se  réveillait  de  son  rêve 
d'amour,  et  sa  pensée  rebelle  se  reportait  mal- 
gré lui  dans  celte  maison  de  la  rue  Saint-Denis, 
où  l'attendait  une  jeune  fille,  qui  était  sa  fian- 
cée!... 

Mais  elle  n'est  plus  à  moi,  se  disait  il...  je  suis 
sûr  qu'elle  est  mariée  même...  Au  surplus,  il 
faudra  bien  que  les  choses  s'arrangent. 

Et  dans  sa  dureté,  il  ne  pensait  même  pas  que 
la  pativre  Claire  pouvait  pleu.'^er... 

L'Espagne  avait  reçu  le  contre-coup  des  dé- 
sastres du  Nord...  Le    roi   Joseph  ,  après  avoir 
fait  tous  les  efforts  qu'un  élre  humain  peut  faire, 
fut  obligé  de  se  retirer  sur  la  France...  Le  mal- 
heur  de   notre   destinée  mditaire  a  voulu  c]ue 
dansée  moment,  où  il  était  nécessaire  surtout 
d'avoir  à   la   tête   de  nos   troupes    un    homme 
comme   le   maréchal    Suchet    ou   le    maréchal 
Soult,  l'un  fût  encore  en  Saxe,  et  l'autre   oc- 
cupé à  faire  fuir  de   Tarragone,  Georges  INIur- 
rny,  qui  s'en  fut  en  nous  laissant  son  artillerie... 
Mais   qu'importait   ce    succès!...    Jourdan ,    qui 
commandait  l'armée  royale,  était  malheureuse- 
ment sou   chef  le  jour  de   la  funeste  affaire  de 
Vittoria...  il  était  major-général,  et  tout  était 


â6  MÉMOIRES 

perdu...  bagages,  artillerie...  tout  enfin  était 
tombé  au  pouvoir  de  l'ennemi...  La  route  de 
France  était  impraticable;  il  fallut  y  rentrer  par 
Pampelune,  et  celte  route  était  elle-même  cou- 
verte de  guérillas...  Ce  fut  là  que  le  général  Foy 
arrêta  avec  vingt  raille  hommes  presque  toute 
l'aile  droite  de  l'armée  anglaise  dans  cette  re- 
traite, au  combat  de  Tolosa  (  en  Biscaye). 

A  la  nouvelle  du  désastre  de  Vittoria,  l'empe- 
reur manda  le  maréchal  Soult  auprès  de  lui. 

—  Il  faut  partir  pour  l'Espagne  dans  uisr. 
HEURE,  lui  dit-il...  Tout  y  est  perdu  par  une 
impérilie  inconcevable...  Allez  ,  servez-moi ,  et 
servez  votre  pays  comme  vous  savez  le  faire  , 
et  ma  reconnaissance  iiaura  pas  de  lwrnes\.. 

»  J'ai  dit  que  dans  les  leUres  que  je  recevais  de  l'arme'eily 
avait  souvent  des  dcil.Tils  curieux  sur  des  faits  inte'ressanirem- 
jiereur  étions  ceux  qui  l'entouraient;  en  voici  un  extrait  :  il 
Cdncerne  précisément  le  fait  du  départ   du  mare'chal  Soult. 

«...  Nous  avons  e'ie  bien  étonnes  l'autre  jour  de  voir  ar- 
river ici  la  duchesse  de  D. .  . .  elle  est  venue  y  cliercher  le 
duc  pour  des  hisloires  d'inle'ricur  pour  lesquelles  elle  est 
sans  pitié  :  parce  qu'elle  est  d'une  conduite  parfaitement 
exemplaire  et  que  nul  reproche  ne  peut  lui  êlre  fait,  elle 
n  entend  à  aucune  concession,  et  il  y  a  eu  des  explications 
o. ageuses. . .  » 

Et  cette  niûiue  lettre,  commencée  un  jour,  comme  loufes 
les  lettres  écrites  en  campagne,  n'était  finie  que  huit  ou  d[x 
jpiU'S  plus  lard;  eq  voici  la  Wi\  ; 


DE    LA    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  67 

Le  maréchal  Soult  partit  de  Dresde  en  ayant 
pour  tout  renseignement  la  nouvelle  de  l'entière 

«...  Le  maréchal  Soult  est  parti  pour  l'Espagne  ;  c'était  le 
seul  homme  capable  de  sauver  les  malheureux  débris  que 
Jourdan  a  si  imprudemment  sacrifies  ! .  .  .  Quel  malheur  af- 
freux que  cette  bataille  de  Vittoria!.  .et  vous  croyez  en  con- 
naître les  détails  ! . .  .  eh  bien  !  vous  ne  save?,  rien.  . .  L'em- 
pereur a  empêché  la  publication  des  épouvantables  vérités 
du  bulletin.  ..  il  y  a  de  bien  graves  aacusaîions  ! .  ..  mais  il 
est  des  fautes  pour  lesquelles  il  faut  un  tribunal  tout  exprès 
pour  le  coupable,  et  un  accusé  tout  fait  pour  le  tribunal!.  . 
Enfin  hahia  bahia.  .  .  usted  con  Dios  !  Tout  ce  que  je  puis 
vous  dire,  c'est  que  l'empereur  est  comme  Auguste,  redeman- 
dant ses  légions  à  Varus. 

•  Mais  le  départ  du  maréchal  eut  un  antécédent  bizarre  ; 
lorsque  l'empereur  l'envoya  chercher  pour  lui  dire  sa  vo- 
lonté et  qu'il  l'eut  transmise  à  la  maréchale ,  elle  lui  dit  très 
impérativement  ;  Vous  ne  retournerez  pas  en  Espagne! .  .  . 
Le  maréchal  fat  un  peu  étourdi  de  cette  volonté  contradic- 
toire. .  .  lui  si  ferme  dans  ce  qu'il  entend  exécuter.  .  .  aussi 
répondit  il  par  un  haussement  d'épaules  à  cette  parole  :  Je 
ne  veux  pas  que  vous  retourniez  en  Espagne  ! .  .  . 

«J'arrivais  chez  le  maréchal  au  moment  où  la  conversation 
était  le  plus  animée...  Comme  j'apportais  de  nouveaux 
ordres  qui  tendaient  à  accélérer  son  départ  ,  nous  passâ- 
mes dans  son  cabinet...  il  avait  l'air  soucieux  ;  je  lui  de- 
mandai ce  qu'il  avait?  il  me  dit  :  Il  faut  bien  que  je 
parte  et  je  vais  partir.  .  .  Mais  la  maréchale!. . .  elle  a  ,  je 
crois,  le  diable  au  corps. .  .  on  a  été  lui  faire  cinquante  contes 
sur  moi  et  sur  Mortier ,  et  ce  sera  une  dent  difficile  à  arra- 
cher que  son  consentement. 

»  Comme  je  le  connaissais  ferme  et  décidé,  et  syrlQUl 


58  MEMOIRES 

tlestruction  de  l'armée,  arriva  sur  la  frontière  au 
moment  où  les  débris  de  cette  belle  armée  d'Es- 

homme  de  résolution,  je  le  quittai,  bien  persuadé  que  l'o- 
rage finirait  par  nn  coup  de  tonnerre  qui  serait  l'expression 
de  sa  volonté  Mais  la  chose  m'avait  paru  gaie;  l'empereur 
en  vit  les  traces  sur  mou  visage  en  rentrant  au  palais  Maroo- 
lini  ,  et  je  lui  en  dis  la  raison.  Il  ne  vit  pas  comme  moi  : 
tout  au  contraire,  il  frappa  du  pied  et  commanda  qu'on  fût 
cliercher  la  maréchale.  .  .  elle  arriva  presque  aussitôt.  .  .  le 
maréchal  logeait  en  face  de  nous. .  .  La  scène  fut  vive  .  et  en 
disant  la  scène  je  dis  le  mol  propre  :  la  maréchale  répondit 
admiral/lemenl  à  l'empereur  ,  parce  que  jamais  elle  ne  sortit 
des  bornes  du  respect..  .  mais  elle  ini sévère  et  dit  très  posi- 
tivement à  lempercur  :  «  Sire,  le  maréchal  vous  doit  sa  vie 
et  ses  services  ;  mais  en  vous  les  donnant  ne  doit- il  rien  non 
plus  à  ses  eni'ans  et  à  sa  veuve?.  .  Voilà  six  ans  que  le  maré- 
ch;il  use  sa  santé  dans  les  sables  brùians  de  l'Andalousie  et 
dans  \cs  parties  les  plus  difficiles  de  la  Péninsule...  Son 
dévouement  a  été  reconnu  par  Votre  Majesté,  sire,  et  pour- 
tant eli^:  n'a  jamais  rien  fait  pour  lui.. . 

>>  —  Co^nment!  s'écria  l'empereur.. . 

»  —  Non  ,  sire,  poursuivit  la  marc^chale  avec  beaucoup  de 
sang- froid..  .  elle  a  moins  fait  pour  mon  mari  que  pour  le 
maréchal  Suchet,  par  exemple...  et  surlout,  ajoula-t-elle 
avec  une  juste  émolion,  car  elle  avait  raison,  que  pour  le 
maréchal  Ni^y. . .  Pourquoi  Votre  Majesté  ne  le  récompense- 
rait-elle pas  de  même  ?  le  titre  de  prince ,  sire,  serait  digne- 
ment porté  par  lui..  .  la  po  nte  de  son  épée  en  soutiendrait 
la  couronne,  comme  la  lame  a  défendu  vos  frontières..  .  » 

. . .  L'empereur  fut  un  mo\nen\. accablé ,  c'est  le  mot,  sous 
celle  éloquence  d'une  femme  plaidant  une  cause  honorable 
et  juste,  Il  avait  voulu  lui   parler  avec  sévérité  et  il  ne  sut 


DE    LA    DUCHESSE    D*ABRANTES.  69 

pagne  venaient  tomber  presque  expirans  sur  le 
solde  la  patrie...  Il  les  rallie...  leur  parle  de 
celte  voix  puissante  toujours  comprise  par  des 
soldats  français  quand  elle  rappelle  à  la  sjloire, 
attaque  l'ennemi  à  Roncevaux  au  milieu  de 
ces  mêmes  rocs  qui  virent  tomber  Roland... 
L'affaire  fut  terrible;  malgré  toiit  le  talent  de 
Soult,  il  ne  put  redonner  Ja  vie  à  ce  qui  était 
mort. 

..  .  L'armée  n'existait  plus  depuis  Viltoria... 
Rppoussés,  écrasés  par  tons  les  malheurs,  ces 
misérables  restes  se  retirèrent  en  France  ,  après 
avoir  laissé  plus  de  huit  mille  hommes  sur  les 
rochers  de  Ronceveaux. 

Depuis  bien  des  jours ,  on  voyait  au  milieu  de 
cette  horrible  déroute  une  jeune  fille  pâle  et 
malade,  et   visiblement  aliénée,   demandant  à 

que  continuer  une  conversation  commencée  avec  une  aussi 
noble  fermeté. . .  Néanmoins ,  le  résultat  de  celte  conférence 
fut  que  le  maréchal  est  parti  pour  l'Espagne  pour  aller  ré- 
tablir des  affaires  désespérées  ,  etc..  . 

Celte  relation  n'était  pas  aussi  longue  dans  la  lettre  que  je 
reçus  alors...  elle  contenait  en  revanche  des  fiélails  sur 
d'autres  questions..  .  Ce  que  j'ai  dit  de  la  suite  de  celle  ci, 
m'est  parvenu  d'un  autre  côté,  et  comme  lecommencement 
et  la  fin  sont  tout  aussi  bien  à  la  louange  d'une  femme  que  j'es- 
time comme  épouse  ,  comme  mère  ,  et  comme  femme  enfin  , 
je  l'ai  mise  ici  comme  je  l'ai  su. . . 


6o  MÉMOIRES 

tous  ceux  qu'elle  rencontrait,  le  régiment  du  ca- 
pitaine de  S...  Les  soldats  l'accueillaient  selon 
l'humeur  où  ils  étaient. ..Tantôt  repoussée,  tan- 
tôt bien  reçue,  la  pauvre  enfant  ne  pouvait  par- 
venir à  rejoindre  celui  qu'elle  cherchait...  Une 
vivandière'  en  eut  pitié,  et  la  sauva  des  désas- 
tres qui  l'auraient  enveloppée...  Mais  il  lui  res- 
tait à  peine  la  force  de  marcher  lorsqu'elles  ar- 
rivèrent au  premier  village  de  France...  Dans 
ce  village,  elle  trouva  au  moins  une  partie  du 
repos  qu'elle  était  venue  chercher  :  elle  mourut 
dans  la  nuit  qui  suivit  son  arrivée!...  mais  sans 
dire  un  seul  mot  qui  pût  faire  soupçonner  qui 
elle  était...  Dans  la  matinée  du  même  jour  le  ré- 
giment d'Eugène  arriva. 

—  Capitaine,  lui  dit  Rosalie,  il  y  a  ici  une 
jeune  fille  qui  demande  après  vous  depuis  Vitto- 
ria,  que  c'est  une  pitié...  Je  l'ai  protégée  tant  que 
je  l'ai  pu,  et  heureusement  pour  elle,  la  pauvre 
enfant;  mais  enfin... 

—  Une  jeune  fille!  s'écria  Eugène...  où  est- 
elle?... 

t  Cette  femme,  aussi  bonne,  aussi  humaine  qu'elle  e'iait 
alors  jolie,  s'appelle  Rosalie  Berger.  Elle  a  long-temps  ap- 
partenu au  huitième  corps  ,  et  faisait  partie  de  la  division  du 
général  Clausel  (aujourd'hui  maréchal).  Je  l'ai  vue  souvent 
à  Toro,  ou  elle  vendait  des  (Vuils  pour  ro«  table  à  mes  dq» 
wiesiifjuei. 


DE    LA    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  6i 

—  Dans  cette  maison...  mais  ne  vous  pressez 
pas  tant...  ce  n'est  plus  la  peine,  car  la  pauvre 
créature  est  retournée  cette  nuit  au  bon  Dieu. 

En  ce  moment,  ils  entraient  dans  la  cabane 
où  le  corps  était  étendu  sur  de  la  fougère,  et  en- 
touré de  fleurs  des  montagnes,  que  les  enfans  de 
la  maison  avaient  mises  sur  la  tête  et  aux  pieds 
de  la  morte,  selon  l'usage  du  pays...  Eugène 
poussa  un  gémissement  sourd,  et  tomba  sur  ses 
genoux  devant  le  cadavre...  C'était  celui  de  la 
pauvre  Claire!... 


02  MÉMOIRES 


CHAPITRE  III. 


Premiers  mois  de  i8i3.  — Conliiion  contlnenlale.  —  Union 
de  la  vertu.  —  Disposilions  de  la  Prusse.  —  Piéjtij^cs  de 
l'empereur  à  son  cgard.  —  Politique  de  l'Aiigh-'ltirc. — 
M.  de  ScliwarzembtTg — Aneciiole. —  Le  valet  piii  pour 
roi. — Les  Boui  bons  en  i8i3.  — L'ucled'auloritc.  — La  Icllre 
caclielée,  —  Le  duc  de  Rovigo.  —  noyalisuie,  —  IlarlwelL 
—  Pioclamalion.  —  Improssloii  qu'elle  produit  sur  l'em- 
pereur. —  Publique.  —  Ëvènemeas. 


Pour  suivrema  pauvre  jeune  fille,  j'ai  anticijîé 
sur  les  temps  ;  il  nous  faut  retourner  aux  pre- 
miers mois  de  181 5  pour  marcher  avec  les  évè- 
nemens. 

La  sixième  coalition  continentale  était  formée 
contre  la  France  ;  l'empereur  avait  peut-être 
provoqué  la  défection  totale  de  la  Prusse  par  le 
refus  qu'il  eut  le  tort  de  faire  aux  propositions 


DE    LA    DDCOESSE    d'aBRANTÈS.  63 

de  ]\I.  de  ITardemberg  ,  adressées  le  6  février  au 
comte  de  Saint-Marsan  ,  notre  ministre  à  Berlin. 
Cette  démarche  avait  pour  but  de  placer  le  roi 
de  Prusse  entre  les  deux  empereurs  comme  in- 
termédiaire pacificateur.  Ce  n'est  pas  que  je 
croie  que  le  roi  de  Prusse  eût  alors  plus  d'affec- 
tion pour  nous  que  par  le  passé;  mais  depuis 
nos  guerres  avec  la  Russie  ,  il  avait  été  si  com- 
plètement écrasé  par  les  éclats  et  les  ricochets 
des  deux  artilleries  combattantes  ,  qu'il  voulait, 
je  pense  par  intérêt  pour  lui-même  et  pour  son 
peuple  ,  empêcher  de  seconde  victoire  comme 
celle  de  Friedland  ,  et  de  seconde  défaite  comme 
la  dernière  campagne  de  Moscow...  Je  pense 
donc  cjue  la  cour  de  Berlin, surtout  le  roi,  qui  est 
un  honnête  honime,  était  de  bonne  foi  lorsque, 
en  1  8i5,  au  mois  de  février,  elle  offrit  sa  média- 
tion '  par  cette  note  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 
Deux  incidens  de  peu  d'importance  empêchèrent 
non  seulement  qu'elle  fût   acceptée,  mais  que 

'  La  Prusse  proposait  sa  rnc'diation  conciliatrice,  et,  pour 
prix  de  son  entremise,  on  devait  évacuer  la  Prusse.  Les  Fran- 
çais se  seraient  relires  sur  l'Elbe,  les  Russes  sur  la  Vistule, 
et  la  neutralile  aurait  été  accordée  aux  provinces  prussiennes 
et  saxonnes  situées  entre  ces  deux  fleuves. ..Les  places  fi-rles 
sur  l'Oder,  ainsi  que  Danlzig  et  Pilavir,  devaient  être   re- 


64  MIÉMOIRES 

Napoléon  donnât  quelque  créance  à  cet  acte 
tout  amical,  qui  toutefois,  par  son  apparence 
protectrice,  ne  pouvait  aussi  que  lai  déplaire. 
Maintenant  examinons  toutes  les  causes  du  mou- 
vement qui  s'opérait  alors. 

Tout  le  monde  ne  sait  pas  qu'après  la  bataille 
d'Iéna,  l'empereurNapoléon  reçut  des  ouvertures 
qui  lui  furent  faites  par  la  fameuse  association  ap- 
pelée YUnion  de  la  Vertu.  (Ïiigend-Bund  ).  Celte 
association  ,  déjà  formidable  à  cette  époque  ,  de- 
mandait à   Napoléon   d'affranchir    l'Allemagne 
et  de  lui  donner  des  institutions  représentatives 
et   libérales  ;  elle  voulait  reconnaître  un  grand 
chef,  et  se  mettait  à  sa  disposition;  ceci  est  posi- 
tif... L'empereur  fit  la  faute  bien  impolitique  de 
la  refuser...   Son  refus  eut   deux    résultats  fu- 
nestes pour  lui  et  pour  la  France.  Le   premier 
fut  de  changer  en  une  ennemie  implacable  et 
terrible  une  force  qui  pouvait  dans   ses  mains 
devenir  le  levier  du  nord  de  l'Europe,  en  mettant 
à  sa  disposition  toute  la  jeunesse  decetle  époque, 
non   seulement  en  Prusse  ,  mais  dans  les  villes 
d'Allemagne  où  il  pensait  être  le  plus  maître,  et 

Diisesà  la  Prusse  pour  qu'elle  les  occiipât  jusqu'à  conclusion 
de  la  paix...  La  première  chose  dcniandée  pnr  la  Prusse 
était  un  urniislice. 


DE    L\    DUCHESSE    d'aBRANtLs.  65 

qui  étaient  toujours  au  moment  de  lui  échapper... 
Et  puis  la  Tugend-Bund  avait  grandi  depuis 
léna...  Le  cabinet  du  roi  de  Prusse  lui  était 
non  seulement  ouvert,  mais  soumis;  et  ce  ca- 
binet était  son  organe  dans  les  cu'constances 
importantes.  Ce  fut  lui  qui  détermina  le  roi 
Guillaume  à  partir  pour  Breslaw,  où  l'on  de- 
vait discuter  d'autres  intérêts.  La  Tugend-Band 
était  donc  devenue  l'ennemi  de  Napoléon ,  et 
son  refus  d'être  à  eux  Favait  raise  contre  lui.... 
En  apprenant  que  le  roi  de  Prusse  était  à 
Breslaw,  Napoléon  sourit  avec  cette  expression 
que  nous  lui  connaissions,  et  qui  faisait  présu- 
mer à  ceux  de  son  intérieur  tout  ce  qui  se 
passait  en  lui...  La  note  communiquée  à  M.  de 
Saint-Marsan  fut  refusée  avec  des  paroles  même 
assez  offensantes...  Ij'empereur  avait  en  ce  mo- 
ment deux  motifs  qui  le  portaient  à  une  sorte  de 
violence  à  demi  révélée  envers  la  Prusse  :  la 
connaissance  qu'il  croyait  avoir  de  la  trahison 
du  cabinet  de  Berlin  ,  et  l'extrême  confiance 
qu'il  avait  d'une  autre  part  dans  celui  de 
Vienne. 

—  Je  n'aime  pas  la  Prusse  ;  elle  a  été  pour  moi 

"personnellement  déloyale  et  sans  foi...  elle  a  été 

pour  ma  patrie  une   alliée  toujours  perfide...  Je 

lie  l'aime  pas  enfin...  Mais  je  dois  à  la  vérité  de 

X\I.  5 


66  MEMOIRES 

dire  ici  que  l'empereur  Napoléon  fut  non  seule- 
ment injuste  pour  elle  ,  mais  impolitiquement  ; 
car  elle  ne  voulait  pas  trahir  alors.  Ce  ne  fut 
que  le  27  février  que  le  baron  de  Hardenberg 
signa  dans  cette  même  ville  de  Breslaw  ,  où  le 
cabinet  de  Berlin,  tout  dévoué  à  la  Tugend-Bund, 
avait  entraîné  le  roi,  un  traité  à' aXWdince,  offensive 
et  défensive  euire  la  Prusse  et  la  Russie.  Il  n'était 
que  l'ampliation,  a-t-on  dit,  d'un  premier  traité 
stipulé  à  Kalisch  et  à  Wilna  trois  semaines  avant. 
Cela  est  vrai  ;  mais  je  puis  certifier,  car  J'en  ai  vu 
la  preuve, que  la  Prusse  ne  l'aurait  pas  ratifié  si  la 
noleremiseà  M.  deSiint-Marsan  avait  été  accep- 
tée par  la  France.  C'est  un  fait  que  je  puis  affir- 
mer avec  assurance...  Jusque  là  ,  la  Prusse  avait 
conservé  avec  nous  des  formes  non  seulement 
amicales,  mais  d'une  nature  qui  devait  nous 
être  de  quelque  prix  par  l'altitude  qu'elles  don- 
naient à  la  Prusse  au  milieu  des  désastres  du 
retour  de  Russie...  Napoléon  ne  sut  ou  ne  vou- 
lut pas  non  plus  distinguer  l'effet  qu  avait  dû 
produire  en  Prusse  et  dans  toute  l'Allemagne  son 
refus  d'accepter  la  direction  du  mouvement  qui 
introduisait  dans  toutes  les  principautés  et  sou- 
verainetés germaniques  un  nouvel  ordre  de  cho- 
ses et  de  volontés...  Parce  refus,  il  s'attira  toute 
une  vengeance  nationale  :  cependant,  et  même 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  67 

eu  entendant  gronder  l'orage  ,  il  s'obstina  à  ne 
pas  vouloir  se  mettre  à  l'abri...  et  ce  fut  de  Bres- 
law  que  partirent  ces  édits  qui  appelèrent  sous 
les  armes  toute  la  jeunesse  combattante  de  la 
Prusse...  trente  jours  n'étaient  pas  écoulés,  que 
140,000  scldats,  brûlant  de  celte  même  ardeur 
militaire  que  nous  avions  vue  à  nos  frères  et  à 
nos  pères  en  1792,  étaient  disposés  à  résister  à 
Kapoléon  ;  non  plus  cc-lte  fois  comme  à  léna  , 
mais  le  sabre  aux  dents,  le  pistolet  au  poing  et  la 
rage  au  cœur;  iU  raltendaient  sur  leur  frontière, 
résolus  déjà  à  la  quitter  pour  venir  attaquer  la 
nôtre.  C'est  ainsi  que  tout  se  préparait  pour  l'ac- 
cabicr  et  nous  avec  lui...  ■Mais  tous  ces  arme- 
mens  se  faisaient  dans  le  silence  et  l'ombre... 
Le  grand  coup  d'état  euiopéen  se  préparait  mys* 
térieusement...  Le  cabinet  de  Saint-James,  avec 
cette  même  politique  qui,  en  j  -82, lui  fit  accueil- 
lir les  exilés  de  Genève'  pour  nous  les  renvoyei 
ensuite  comme  moyen  de  discorde  et  d'agitation, 
lui  fit  encore  adopter  cette  fois  le  même  parti. 
13eriiailotte  et  la  Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche,  fu- 
rent soumis  à  l'Angleteire;  et  cependant  le  talent 
de  l'xVuliiche  était  bien  de  force  à  lutter  contre 
toutes  lesautres  pu  ssances,  étant  surtout  assisté 
(le  Napoléon...  Pourquoi  donc  cette  défection!*.. 

>  Dumont,  Clavières,  Koiiand,  Marat,  etc.,  etc. 


6S  MÉMOIRrS 

Ce  n'est  pas  aujourd'hui,  en  iS54,  maintenant 
que  le  livre  de  la  politique  européenne  est  ou- 
vert à  tout  venant,  et  cela  pour  le  bonheur  de 
chacun  ,  qu'il  faut  nous  venir  conter  une  ver- 
sion métap/iysir/ne  ;  nous  nous  mettrions  à  rire  , 
n'est-ce  pas,  si  l'on  nous  disait  :  que  c'était  pour 
la  morale  de  cette  même  pauvre  Europe  que  les 
puissances  s'étaient  levées  ponr  arrêler  Napoléon 
dans  sa  course  dèvaslatrice...  Tout  cela  res- 
semblerait à  des  contes  bleus...  L'Autriche, 
elle-même  ,  si  l'empereur  Napoléon  lui  avait 
rendu  ,  mon  Dieu  !  ses  méchantes  provinces  iliy- 
riennes,  auxquelles  elle  tenait  comme...  à  tout  ce 
qu'on  n'a  pas...  s'il  avait  rendu  les  provinces 
illyriennes,  je  sais  et  je  puis  l'affirmer  aussi, 
que  le  prince  de  Schwarzenberg  aurait  coopéré 
au  grand  mouvement  au  milieu  duquel  il  de- 
meura passif,  et  que  la  neutralisation  subite  du 
contingent  autrichien  n'aurait  pas  eu  lieu... 
C'est  merveille  ,  en  vérité  ,  de  se  rappeler  toutes 
les  belles  paroles  de  ces  puissances,  lorsqu'elles 
virent  le  lion  malade  et  déjà  languissant  !..  Oh, 
que  de  beaux  sentimens  !..  que  de  volontés  géné- 
reuses!..Tout  était  vusous  un  jourradieux  alors, 
et  Napoléon  n'était  plus  qu'un  homme,  même 
ordinaire,  aux  yeux  qui,  si  long-temps,  s'étaient 
abaissés  devant  le  soleil  de  sa  gloire...  Tandis 


DE    L\    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  69 

que  tout  se  disposait  dans  l'extrême  nord  , 
JM.  deStakelberg  '  et  sir  Horace  Walpole  se  ren- 
daient à  Vienne  sans  aucun  caractère  diploma- 

'  Je  sais  une  histoire  sur  un  M.  de  Slakelberg  ,  grand-père 
ou  grand-oncle  de  celui-ci,  qui  est  assez  jolie  pour  trouver 
place  dans   des  mémoires  contemporains...  Stanislas  Ponia- 
towsky  était  alors  roi  de  Pologne.  3Iais  on  sait  jusqu'à   quel 
degré  de  serviLude,  si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mot  ,  la  cour 
deRussie  tenait  le  jeune  souverain.  La  cour  d'Autriche  y  en- 
voya   un  agent  diplomatique,  mais  sans  un  caractère  oslen« 
siblement  accrédité.  Cet  agent  était  le  fameux  baron  de  Thu- 
gut,  l'un  des  hommes  les  plus  subtilement  fins  et  habiles  que 
l'AIlemogna  ait  jamais  eus  dans  ses  cours.  Arrivé  à  Varsovie  , 
il  apprit  des  choses  qui  lui  parurent  de  nature  à  être  non  seu- 
lement dénoncées  à  sa  cour,  mais  réprimées  dès  le  même 
instant  autant  que  cela  serait  en  sa  possibilité  agissante  à  lui 
baron  deThugut..  .  Quelques  jours  après  son  arrivée  ,   il  fat 
invité  à  aller  voir  le  roi  à  une  maison  de  campagne  qu'il  ha- 
bitait en  ce  moment  près  deVarsovie..  .Comme  le  bai  on  n'était 
pas  encore  du  corps  diplomatique,   il  ne   pouvait  s'attendre 
à  une  autre  réception. .  .  II  partit  de  bonne  heure  de  Varso- 
vie, et  arriva  à  une  heure  après  midi  à  la  campagne  où  était 
le  roi. ..  Il  trouva  un  aide-de-camp  qui  le  reçut  avec  de  grands 
égards  ,  et  qui  ,  après  avoir  été  prendre  les  ordres  du  roi  , 
l'introduisit  dans  iin  appartement   intérieur  ,   en  lui   disant 
qu'ily  trouverait  S.  M.  Cet  appartement  parfaitement  arrangé 
et  ressemblant  aux  appartemens   de  Ti  ianon  pour  la  distri- 
bution ,   ouvrait  sur  un   jardin  dans  lequel  se  promenaient 
quelquespersonnes.  Le  baron  de  Thugut  parcourut  plusieurs 
pièces  toutes  solitaires  ,  et  se  disposait  à  prsser  dans  le  jar- 
din ,    lorsqu'il  entendit  tousser  légèrement  dans  \\n  cabinet 
voisin...    li  avança,  et  vit  un  homn:e  décoré  de   plusieurs 


^O  ME3rOIRES 

tique   apparent ,  mais  avec  une  mission   toute 
secrète    et  de  la  plus  haute  importance,  l'un 

grnnds  cordons  ,  et  dont  la  pliyslonomie  rappelait  ce  qu'il 
proyail  savoir  de  Stanislas  Poni.Jknvski...  Comme  il  ii\st 
guère  d'usage  de  Hxcr  les  yeux  sur  un  roi ,  IM.  de  Tliiigiil,  ne 
doutant  p;is(]ucce  fùl  le  sien  ,  s'iiiclipa  par  trois  l'ois,  selon 
la  coutume  levercncièrc  cl  slupidc  du  p.iys  f!c  co;:r  ,  ce  à 
quoi  le  personnage  plaque  ,  cordoniid,  clianiairu  ,  rej>ondit 
comme  Jes  rois  ,  par  une  seule  iuciiualioti  de  têlc  toute  pro- 
eclricccl  silencieuse...  ComuicSlanisIasclail  bavard  coiume 
pn  roi  parv^enu  ,  le  liaion  de  Tliujjut  fut  tout  clouuc  de  sa 
reserve:  —  Allons,  d!l-il  en  hii-mcine,  je  n'ai  qu'à  me 
bien  tenir,  car  voilà  déjà  de  la  besogne  russe...  IVlais  la 
Russie  y  c'iail  pour  bien  nulrcmeut  fjU'il  ne  le  ci  oyait  vrai- 
ment.. .  Une  porte  s'ouvrit,  et  un  beau  roi ,  un  vrai  roi  bien 
parlant ,  bien  causant  ,  comme  il  y  en  a  culin  ,  vint  à  lui  les 
bras  ouverts  ,  cl  lui  fil  un  de  ces  accueils  qui  font  adorer  les 
rois  ,  quand  ils  ont  assez  de  bon  sens  pour  êlrc  toujours  de 
même...  L'autre  personnage  plaque  ,  cordounc  ,  chamarre, 
c'était  M.  de  Slakelberg  ,  minisire  de  Russie. 

TT-Ali!  ahise  dit  à  partie  vieux  icnard  diplomatique  tout 
houleux  d'avoir  été'  prévenu  dans  une  impertinence  ai'ouce 
rians  les  relations  communes  et  privées  de  l'Aulriclie  et  de 
la  Russie  ,  qui  alors  n'élaient  pas  ce  qu'elles  devinrent  sous 
l'empereur  Joseph  II.,.  Ahl  JI.  de  Stakelbcrg  ,  vous  vous 
donne?  des  airs  de  roi  !...  Et  puis  il  riait...  Mais  il  avait  de 
la  çpièfe  au  cœur,  et  ce  fut  tout  en  sacrifiant  celle  colère 
au  respect  diplomatique  qu'il  accepta  l'invitation  du  roi  de 
dîner  avec  lui  et  de  passer  la  journée  à  la  campagne.  Il  re- 
prit bientôt  son  équilibre  4'esprit  ,  et  tout  en  charmant  le 
roi  par  sa  manière  spirituelle  de  conter,  il  songeait  cepcn- 
danlà  ses  trois  saluts  du  malin  ,  el  ne  ressemblait  pas  mal  à 
l'homme  qui  aurait  reçu  un  souflet ,  et  ruminerait  au  moyeu 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  7I 

pour  la  Russie ,  l'autre  pour  l'Angleterre;... 
M.  de  Stadion  étaitensuite  au  bnreau  pour  tenir 
la  plume  et  rappeler  les  griefs  contre  JNapoléon, 
si  ron  en  mettait  en  oubli...  On  sait  qu'il 
ne  l'aimait  pas,  et  l'empereur  avait  eu  soin  d'en- 
tretenir cet  te  haine  par  ses  articles  du  Moniteur... 
Oh,  ce  AJoniienrl...  Pendant  ce  temps,  M.  de 
Lebzeltern,  le  fils  de  nos  amis  de  Lisbonne,  l'un 
des  hommes  les  plus  habiles  et  les  plus  excel- 
lens  que  possède  l'Autriche  aujourd'hui,  fut 
envoyé  àWilna  pour  y  conférer  avec  le  comte 
de  Nesseirode,  et  M.  de  lïnmboldt  agissait  à 
Vienne  conjointement  avec  JNI.  de  Stakelberg 
et  sir  Horace  Walpolè...  FouchéetM.  de  Taliey- 
rand  ,  mais  surtout  M.  de  Talleyrand ,  n'étaient 
pas  étrangers  à  toutes  ces  affaires.  C'est  à  la 
France  à  formuler  le  degré  de  reconnaissance 
qu'elle  leur  en  doit. 

L'empereur  avait  depuis  quelque  temps   des 

de  le  rendre  avant  de  tuer  son  homme  en  duel. , .  Enfin  ,  le 
soir,  le  roi  fît  un  wistli,  et  mil  le  baron  de  sa  partie;  dans  le 
courant  de  la  soirée  ,  il  se  trouva  êlre  le  partner  de  Stanislas  ; 
alorsil  joua  une  fois  un  valet  de  carreau  pour  un  roi  de  cœur... 
Stanislas  l'averlit...  M.  de  Thugut  s'inclina  en  demandant 
pardon..  Quelques  momens  après,  il  joua  de  même  un  va- 
let pour  un  roi...  Je  demande  ma  grâce  à  Votre  3Iajesté, 
s'ëciia-t-il ,  mais  je  ne  sais,  en  ve'rilé,  cequej'ai  aujourd'hui; 
voilà  la  T&oisiÈME  fois  que  je  prends  un  valet  pour  un  roi  ! 


'J2  MÉMOIRES 

soupçons  très  violens  contre  M.  de  Talleyrand; 
il  lui  revenait  de  cent  côlés  que  l'ancien 
évéque  d'Autun  se  déchargeait  entièrement  de 
l'affaire  d'Espagne,  conseillée,  dirigée  par  lui 
dès  l'origine,  et  cette  justification  était  tout-à-fait 
injurieuse  pour  l'empereur.  M.  de  Talleyrand, 
ainsi  placé  vis-à-vis  de  Napoléon,  ne  pouvait 
produire  que  deux  résultats...  l'un  funeste  pour 
lui,  l'autre  pour  l'empereur. ..  Rien  n'est  plus 
dangereux  que  le  voisinage  des  hommes  qui 
sont  dans  l'ohli galion  de  vous  perdre  pour  se 
sauver. 

Cependant,  pour  qui  a  vu  de  près  les  hommes 
et  les  choses  à  cette  époque ,  il  est  positif  que 
l'Europe  était  dans  un  désintéressement  profond 
de  la  maison  de  Bourbon.  J'avais  autour  de  moi 
des  gens  de  tous  les  partis;  j'avais  dans  ma  pro- 
pre famille ,  dans  mes  oncles  qui  habitaient  mon 
hôtel ,  des  hommes,  je  ne  dirai  pas  partisans  des 
Bourbons,  mais  serviteurs  dévoués,  et  portant  à 
la  famille  exilée  tout  l'amour  que  moi  et  mes  fils 
nous  portons  aujourd'hui  à  la  famille  Bonaparte, 
exilée  également  et  comme  l'autre  aussi  proscrite 
parce  qu'elle  fut  maliieureuse.  Notre  coutume  à 
nous  c'est  toujours  de  donner  du  malheur  à  ceux 
qui  en  ont  déjà...  il  en  est  de  même  du  bonheur... 
np'.is  accablons  toujours...  Oh!  que  nous  sommes 


DE   LA.  DUCHESSE  d'aBRANTÈS.  ^3 

un  singulier  peuple!...  non  pas  plaisant  au 
moins,  qu'on  n'aille  pas  le  croire...  Déjà  au 
temps  de  Voltaire ,  il  nous  appelait  le  peuple 
singe-tigre  ,  et  nous  n'avons  pas  menti  à  l'épi- 
thète. 

Je  disais  donc  qu'en  181 5  et  même  1814,  il 
n'y  avait  pas  de  retentissement  en  Europe  pour 
rétablir  les  Bourbons  sur  le  trône  de  saint  Louis. 
J'entendais  tonsles  jours  des  conversations  dans 
lesquelles  on  parlait  des  périls  de  la  France,  et 
jamais  on  ne  s'appuyait  pour  son  salut  sur  le  re- 
tour des  Bourbons  ramenés  par  les  alliés.  C'est 
alors  que  parut  cette  fameuse  proclamation  de 
Louis  XVIII  ,  qui  fut  jetée  sur  les  côtes  de  Nor- 
mandie et  de  Bretagne  par  les  croiseurs  anglais... 
Cette  proclamation  était  faite  avec  art,  et  comme 
tout  ce  que  pouvait  faire  Louis  XVIII,  qui  était 
un  roi  d'esprit...  Je  ne  puis  exprimer  l'étonne- 
ment  où  fut  la  France...  Paris  surtout  !...  On 
cacha  la  chose  le  plus  qu'il  fut  possible ,  mais 
elle  fut  toujours  connue.  Le  duc  de  Rovigo  se 
donnait  un  mal  à  faire  pitié  ;*un  jour  il  arrive 
chez  moi  tout  en  nage ,  et  tout  en  entrant  dans 
ma  chambre  il  me  dit  : 

—  Savez-vous  que  j'ai  failli  faire  un  acte  d'au- 
torité dans  votre  escalier  !... 

—  Et  contre  qui,  mou  Dieu  ?... 


74  MÉMOIRES 

—  Contre  vous-même...  c'est-à-dire  une  de 
vos  lettres... 

Jf3  le  regardai  d'un  air  si  étrangement  insolent, 
qu'il  ne  sut  comment  poursuivre... 

—  Une  de  mes  lettres,  lui  dis-je  en  avançant 
sur  lui...  une  de  mes  lettres!...  Mais  vous  êtes 
devenu  fou  ,  monsieur  le  duc  !... 

—  Non  pas  du  tout...  mais  écoutez  donc  !... 
ma  foi...  que  voulez-vous...  Que  diable  aussi, 
tous  vos  amis  sont  royalistes  !... 

Je  le  regardai  avec  un  sourire  ainer  et  dédai- 
gneux, et  répétai... 

—  Tous  MLS  Ai\iis  SONT  ROYALISTES  !...  Et  quaud 
cela  serait!...  mais  cela  n'est  pas  vrai...  et  je  re- 
connais, dans  celte  j)arole  haineuse,  le  texte  des 
rapports  qui  sont  faits  sur  moi  et  sur  Junot  à 
l'empereur...  Vous  savez  que  ce  n'est  pas  vrai., 
et  ce  que  vous  venez  de  dire  est  d'un  méchant 
homme. 

Il  chercha  à  m'apaiser...  Au  moment  où  je 
parlais  le  phis  vivement,  car  j'étais  fort  en  co- 
lère ,  M.  de  Lavalettc  eiitra  d.ujs  mon  cabinet... 
Je  parlais  si  haut  que  je  n'avais  pas  entendu  la 
voix  du  valet  de  chambre  qui  l'avait  annoncé... 

—  Tenez,  mon  ami,  lui  dis  je  les  jones  encore 
empourprées  de  colère...  jugez  cette  affaire... 

Et  je  lui  racontai  ce  qui  venait  de  se  passer  et 


DE    LA    DUCHÏISSE    d' AERANTES.  'jS 

de  se  dire...  Le  bon  et  digne  homme  haussa  les 

épaules... 

—  Et  qu'est-ce  que  c'est  donc  qtie  cette  lettre 
que  tu  voulais  ouvrir?...  demanda  Lavalette  au 
duc  de  Rovigo. .. 

A  cette  parole,  toutema  colère  s'évanouit, et  je 
ne  pus  m'empécher  de  rire  avec  cet  abandon  et 
cette  bonne  joie  qui  rendent  heureux  pendant 
quelle  dure,  autant  que  bonheur  en  ce  montle... 
Lavalette  me  regarda  avec  un  grand  sérieux  d'a- 
bord,  et  puis,  à  mesure  qu'il  me  comprenait,  sa 
bonne  et  excellente  physionomie  se  dilatait  aussi, 
et  enfin  il  se  mit  à  rire  aussi  haut  que  moi...  Le 
duc  de  Rovigo,  qui  ne  nous  avait  pas  compris, 
devenait  d'autant  plus  sérieux  que  nous  étions 
gais...  Enhn  il  en  arriva  au  point  d'être  sombre 
et  menaçant  dans  son  regard... 

—  Eh!  pardieu,  lui  dit  Lavalette  en  allant  à 
lui ,  j'aurais  voulu  t'y  prendre  !...  Comment,  ne 
sais-tu  pas  que  ce  n'est  pas  ton  affaire,  de  déca- 
cheter les  lettres  ?...  Cela  me  regarde  ,  moi  '... 

Et,  de  nouveau,  le  voilà  ,  ainsi  que  moi ,  à  rire 
an  ni-z  de  ce  pauvre  duc...  Mais  ce  fut  bien  ime 

Ou  sait  que  le  comte  de  Lavalelle,  aussi  loyal  et  bon 
qu'il  était  licvoiie'  à  Napoléon  ,  ne  lui  aurait  pas  sacrifié  sox\ 
honneur  ,  et  qu'il  exerçait  sa  charge  avec  toute  la  de'licatesse 
voulue  parla  plus  stricte  exigence. 


^6  MÉMOIRES 

autre  chose  lorsque  Savary ,  comprenant  enfin 
ce  qui  nous  mettait  ainsi  en  joie,  s'avança  à  son 
tour  vers  Lavalette,  et  lui  prenant  la  main  ,  il  lui 
dit,  avec  un  ton  sérieux  et  en  même  temps  bien 
comique ,  mais  sans  qu'il  s'en  cloutât  : 

—  Mon  cher  Lavalette ,  si  la  lettre  avait  con- 
tenu des  choses  qui  eussent  del'importance,  je  t'en 
aurais  fait  part...  Je  ne  suis  pas  un  mauvais  ami,.. 

Olî  !  pour  le  coup  c'était  trop  fort!,..  Je  riais 
toujours,  mais  l'indignation  commençait  à 
s'en  mêler...  Cette  manière  de  dire  à  Lavalette 
que  si  le  secret  en  avait  valu  la  peine,  on  aurait 
été  lui  dire  :  Veux-tu  la  moitié  du  prix  du  sang  ? ... 
c'était  vraiment  odieux...  Lavalette  le  sentit  en- 
core avant  moi ,  l'excellent  homme ,  et  cessant 
tout-à-coup  de  rire,  il  s'avança  sur  le  duc  de  Ro- 
vigo,  et  lui  dit  en  jurant... 

—  Ah  çà  !  finiras- tu  bientôt  cette  ridicule 
scène?..; 

Le  duc  ne  répondit  pas ,  et ,  prenant  son  cha- 
peau, il  s'en  fut  en  murmurant  presque  des 
menaces... 

C'était  véritablement  une  chose  assez  sérieuse 
pour  amener  un  duel  entre  lui  et  Junot  si  je 
'eusse  racontée  telle  qu'elle  était  et  que  je  viens 
de  la  dire... 

Cette  lettre,  au  reste,  était  adressée  à  un  de 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABR4NTÈS.  'J'J 

mes  plus  intimes  amis,  à  Millin',  et  ne  conte- 
nait que  des  choses  relatives  aux  sciences,  aux 
arts,  dont  je  m'occupais  beaucoup  avec  lui...  Il 
venait  de  publier  un  ouvrage  sur  les  médailles, 
et  je  lui  demandais  souvent,  le  matin,  des  expli- 
cations qu'il  me  donnait  ensuite  le  soir...  Mais 
Millin  avait  une  opinion  très  connue  pour  être 
royaliste,  et  c'en  était  assez  pour  faire  dire  en- 
core à  l'empereur:  Vous  nêtes  liée  qu'avec  mes 
ennemis!... 

Comme  si  tous  nos  autres  amis,  tels  queDuroc, 
IMarmont,  Lavalette,  Bessières,  et  une  foule 
d'autres  que  je  n'ai  pas  ici  la  place  de  nommer, 
ne  balançaient  pas  cet  inconvénient,  si  cela  en 
était  un. 

J'eus  alors  un  fort  grand  chagrin.  Ce  fut  le 
départ  de  M.  de  Narbonne ,  que  l'empereur 
nomma  à  l'ambassade  de  Vienne.  Il  en  était  lui- 
même  attéré.  L'empereur  avait  certainement  les 
dons  les  plus  étendus  du  génie,  et  d'un  génie 
même  inconnu ,  mais  on  ne  peut  disconvenir 
que  dans  les  deux  années  1812  et  181 5,  il  n'ait 
eu  une  étrange  aberration  d'esprit  dans  cette 
obstination  de  faire  la  guerre;  car  il  ne  faut  pas 
ici  employer  de  sophismes  pour  tenter  de  per- 
suader ce  que  personne  ne  croirait.  Napoléon  lui- 

•  Directeur-conservateur  du  cabinet  des  médailles. 


7  8  MÉsrOIRES 

même  en  est  convenu  sur  le  rocher  de  Sainte- 
Hélène...  Toutes  ces  négociations,  ces  ambas- 
sades n'avaient  donc  aucun  but,  si  ce  n'est  de 
gagner  du  temps,  pour  avoir  celui  de  reformer 
une  armée  et  £e  présenter  à  l'Europe  avec  les 
moyens  de  lui  dicter  des  lois  nouvelles  et  plus 
dures  que  les  premières,  surtout  relativement  à 
la  Grande-Bret?gue.  Car  ce  n'était  pas  ici  la  Rus- 
sie, la  Prusse,  l'Autriche,  que  Napoléon  venait 
combattre,  c'était  l'Angleterre...  L'Angleterre, 
toujours  l'Angleterre...  celte  ennemie  acharnée, 
et  devenue  elle-même  implacable  par  celte  haine 
de  Napoléon  ,  qu'au  reste  elle  lui  rendait  bien, 
et  qui  faisait  de  nouveau  couler  des  flots  de  sang 
humain.  La  lutte  en  était  venue  à  ce  point,  que  la 
mort  de  l'un  ou  la  destruction  de  l'autre  devait 
en  être  le  résultat.  Depuis  sou  avènement  au 
pouvoir  ,  qui  date  du  siège  de  Toulon,  car  alors 
il  prit  ses  premiers  degrés  dans  la  gloire,  et 
c'était  un  temps  où  la  gloire  donnait  rang  au- 
dessus  des  autres;depuis  ce  moment-là,  Napoléon 
voua  à  l'Angleterre  une  haine  persécutante  , 
qu'elle  lui  rendit  avec  les  intérêts  du  placement. 
Plus  tard  cette  animadversion  devint  plus  in- 
tense, lorsque  Napoléon  fut  au  sommet  du  pou- 
voir. Elle  fut  toute  personnelle,  et  le  cri  de  ruine  à 
l'Angleterre  fut  le  seul  que  proféra  sa  politique. 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRAXTES.  ^g 

L'Angleterre  était  aux  abois.  Le  système  conti- 
nental était  en  effet  le  moyen  le  plus  spécial  pour 
l'atteindre  au  cœur.  Dans  sa  rage  désespérée,  le 
léopard,  presque  blessé  à  mort ,  se  retourna,  dans 
un  dernier  effort,  pour  s'élancer  snr  le  chasseur 
qui  le  poursuivait  sans  relâche  et  ne  devait  lui 
donner  aucune  merci.  Ce  fut  alors  que  parut  la 
proclamation  de  Louis  XVIII.  L'Angleterre  en 
voyant  se  reformer  une  armée  de  200,000  hom- 
mes, comme  par  enchantement,  et  cela  à  la  seule 
voix  de  cet  homme,  reconnut  en  frémissant  qu'il 
aurait  des  ressources  éterneilesdans  l'amour  de  la 
nation.  Il  ne  fallait  do:)c  j)lus  lui  susciter  des  en- 
nemis dans  les  souverains  de  l'Europe;  cette 
ligue  n'éljit  pas  suffisante,  et  la  preuve,  c'est 
qiie  cette  coalition  continentale  était  la  sixième 
depuis  vingt-trois  ans...  Alors  le  cabinet  de 
Saint-James  songea  à  une  vieille  cause  oubliée, 
abandonnée  par  lui  depuis  trois  ans ,  et  le 
comte  de  Lille,  retiré  à  Hartwell,  fut  invité  de 
nouveau  h  user  de  tous  les  moyens  qui  pour- 
raient lui  rouvrir  les  portes  de  France,  avec 
l'assurance  d'être  soutenu  par  l'Angleterre. 

Alors  parut  cette  proclamation  d'Hartwell... 
Les  habitans  de  cette  demeure  étaient  délaissés 
et  même  oubliés  des  ministres  d'Angleterre  de- 
puis  1811...  Les  efforts  du  cabinet  de  Saiut- 


80  MEMOIRES 

James  s'étaient  portés  d'un  autre  côté  avec  leur 
or...  Les  exilés  d'Hartwell  y  gémissaient  dans  le 
malheur,  sans  que  l'Angleterre  s'occupât  d'es- 
suyer leurs  pleurs...  i\Tais  en  voyant  tout  le  parti 
qu'on  pouvait  tirer  de  cette  nouvelle  diversion  , 
lord  Liverpool  s'en  empara  avec  une  sorte  de 
joie  délirante!...  et  en  effet,  grand  Dieu'....  elle 
frappa   Napoléon  directement  au   cœur...    Les 
revers  de  Russie  pouvaient  se  réparer.  L'amour 
d'une    grande    nation    lui     l'ait    trouver    d'im- 
menses ressources  dans  elle-même,  et  la  nôtre 
avait  cet  amoHr  et  les  moyens  de  le  faire  con- 
naître...  mais  avant  d'en  demander  des  preu- 
ves.   Napoléon   voyait    tout-à-coup   se   dresser 
devant  lui  un  ennemi   inconnu,  mais  dont  le 
droit    ne    l'était    pas.    C'était    un    homme   cru 
mort,  enterré,  et  sortant  de  sa  bière,  relative- 
ment à  une  foule  de  personnes  qui  avaient  aban- 
donné la  bannière  fleurdelisée  ,  et  l'avaient  fait 
de  bonne  foi ,  croyant  sa  cause  perdue...  Napo- 
léon, qui  depuis  quinze  ans  était  assis  sur  le 
trône  de  France ,  bien  légitimement  acquis  par 
ses  services  et  le  vœu  des  Français ,  entendait 
une  voix  lui  crier  :  usdrpatioiv...  et  légitimité... 
Ainsi  donc  ,  ce  qu'il  regardait  à  bon  droit  comme 
l'héritage  de  son  fils,  il  se  le  voyait  enlever  au 
nom  de  la  vieille  cause ,  qu'il  devait  croire  ou- 


DE    LA.   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  8i 

bliée  et  perdue!...  C'était  un  nouvel  adversaire 
plus  terrible  qu'aucun  autre...  Tous  ses  amis 
furent  attérés  à  la  vue  de  cette  pièce.  Junot  et 
mon  frère  en  parlaient  un  jour  chez  moi,  et 
Albert  dit  ces  paroles  remarquables  : 

Je  connais  assez  îi[apoléon  pour  être  cer- 
tain que  cette  arme  est  celle  qu'il  craignait  sur 
toute  autre...  l'empereur  est  routinier  dans  beau- 
coup de  choses;  tout  ce  qui  a  rapport  à  son  en- 
fance doit  être  gravé  chez  lui  en  traits  profonds. 
Ainsi  donc,  comme  nous  jugeons  par  ce  que  nous 
éprouvons  nous-mêmes  ,  l'empereur  doit  ressen- 
tir une  impression  très  vive  d'entendre  un  appel 
fait  par  V/iéritier  de  saint  Louis  et  de  Henri  IT. 
Il  y  a  dans  ces  noms  de   magiques  accens   qui 
résonnent   fortement,  qui    vibrent   aux  cœurs 
français...  C'est  la  LÉGiTnriTÉ   enfin   qui  vient 
l'accuser  d'usiiRPATioîv...  et  cela  devant  le  monde 
entier...  Je  suis  certain  qu'il  en  est  profondément 
blessé!... 

Albert  ne  se  trompait  pas.  J'ai  su  par  tout  ce 
qui  entourait  alors  intimement  Napoléon  que 
cette  proclamation  d'Hartwell  fut  plus  capable 
d'émouvoir  son  grand  coeur  que  les  revers  de 
Russie...  Junot  le  retrouva  comme  dans  les 
beaux  jours  de  leur  antique  amitié,  et  il  lui 
parla  de  ce  fait  avec  une  grande  restriction, 
X\I.  6 


8d  MÉMOIRES 

toutefois,  mais  de  manière  à  lui  faire  voir  que 
l'âme  était  atteinte  par  lui...  Le  secret  fut  reli- 
gieusement gardé,  et  je  puis  dire,  à  ma  louange^ 
que  dans  ma  propre  maison ,  je  n'en  parlai  pas 
même  à  mes  amis  les  plus  intimes;  et  pourtant 
je  connaissais,  non  seulement  l'existence  de  la 
proclamation,  mais  je  l'avais  lue.  Néanmoins 
comme  Jiniot'  tenait  en  grande  partie  le  secret 
de  la  bouche  de  l'empereur,  et  qu'il  attachait 
une  haute  importance  à  ce  qu'il  ne  fût  pas  ré- 
vélé, je  fus  silencieuse;  mais  ce  que  je  savais 
était  bien  f.iit  pour  m'inquiéter ,  et  la  haute  ca- 
pacité d'Albert  était  à  peine  suffisante  pour  me 
cahner,  en  me  présentant  toutes  ces  chances  que 
lions  avions  pour  être  rassurés. 

Cette  déclaration  d'Ilartwell  est  entièrement 
l'ouvrage  de  Louis  XVIIL  On  sait  qu'il  aimait 
fort  à  parler  et  à  écrire,  ce  qu'au  reste  il  faisait 
bien.  Quand  il  fut  question  de  la  publier,  il  fut 
d'abord  embarrassé,  et  puis  il  fit  parler  aux  mi- 
nistres les  plus  portés  contre  l'empereur  Napo- 
léon. L'idée  n'en  vint  pas  de  Castelreagh,  elle 
lut  de  lord  Liverpool.  Lord  Castelreagh,  au 
contraire,  était  porté  à  traiter  avec  la  France; 
mais  lord  Liverpool,  particulièrement  blessé  par 

I  Duioc  m'ayant  recommandé,  sur  ma  vie,  de  n'en  pas 
parler. ..  Junot ,  lui-même  ,  fut  quelques  jours  sans  le  savoir. 


DE    LA    DUCHESSE    D*ABRANTÈS.  83 

des  articles  du  Monileur,  apportait  à  l'heure  du 
danger  de  son  ennemi  toute  la  petitesse  de  la 
verigeance,  et  dans  le  fait,  il  faut  le  dire,  cette 
publication  di;  Manifeste  d'Hartwell  était  d'une 
impoi-lance  troj^  première  j^our  l'Angleterre  pour 
qu'elle  la  négli|^eâl  ;  elle  leur  valait  cent  mille 
hotnmcs  de  plus  dans  la  coalition.  Cependant 
lorstjiie  les  ministres  fiiient  interpellés  dans  le 
parlement  pour  dire  si  cette  pièce  devait  être 
regardée  comme  officielle,  tous  déclinèrent  la 
responsabilité. 

C'est  en  ce  lieu  qu'il  est  nécessaire  de  parler 
de  plusieurs  faits  importans,  et  peu  ou  même 
pas  du  tout  connus,  qui  se  sont  passés  en 
France  relativeuient  à  la  restauration.  On  a 
beaucoup  parlé  des  fautes  de  l'empereur;  il  est 
dinic  nécessaire  de  lever  un  rideau  que  sa  po- 
litique a  long-temps  jeté  sur  ces  mêmes  faits, 
qui  ne  sont  autre  chose  qu'une  attaque  conti- 
nuelle dirigée  contre  lui  par  l'Angleterre,  et 
toujours  par  l'emp'oi  des  plus  viles  manœuvres. 
Napoléon  ne  voulait  pas  qu'on  connût  le  dan- 
ger que  lui  faisait  courir  l'Angleterre,  et  par 
cette  raison  il  tenait  dans  l'ombre  toutes  les 
tentatives  qu'elle  dirigeait  contre  lui.  11  me 
faut  encore  remonter  dans  le  passé,  mais  la 
chose  est   indispensable.  Je  vais  lui  consacrer 


84  MÉMOIRES 

un  chapitre...  On  sait  encore  aujourd'hui  que, 
pendant  toute  l'époque  de  l'empire,  la  plus  sé- 
vère surveillance  élait  exercée  principalement 
sur  les  cotes ,  et  particulièrement  sur  celles  de  la 
Bretagne  et  de  la  Normandie.  Il  n'est  donc  pas 
étonnant  que  les  choses  que  je  vais  raconter 
soient  demeurées  cachées  dans  une  sorte  d'obs- 
curité; la  dissiper,  c'est  ajouter  aux  matériaux 
pour  l'histoire.  Je  le  fais  donc,  quelque  peine 
qu'il  me  coûte  d'avoir  à  signaler  des  noms 
apj)artenant  à  des  familles  honorables  ;  mais  la 
vérité  est  une,  et  ce  serait  la  trahir,  ainsi  que  la 
cause  que  j'ai  toujours  servie,  que  de  ne  pas  dé- 
clarer tout  ce  que  je  sais  relativement  à  cette 
époque,  où,  sans  cesse  en  butte  à  tous  les  moyens 
et  toutes  les  armes  que  l'Angleterre  pouvait  em- 
ployer, Napoléon  se  débattait  contre  elle  en  lui 
rendant  attaque  pour  attaque.  C'est  une  partie 
même  intéressante,  sur  laquelle  on  ne  saurait 
jeter  un  trop  grand  jour.  Il  ne  peut  servir  qu'à 
montrer  datis  un  plus  vif  intérêt  le  prisonnier 
deSainte-Hélène-..Caril  ne  fut  jamais  l'agresseur; 
et  à  l'époque  du  traité  d'Amiens ,  si  l'Angleterre 
avait  été  de  bonne  foi,  Napoléon  eût  été  aussi 
pour  elle  un  allié  et  même  un  ami.  Mais  le 
moyen  de  pardonner  une  conduite  semblable  à 
celle  que  je  vais  dévoiler?...  Cette  conduite ,  au 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  85 

reste,  ne  doit  pas  être  imputée  au  peuple  anglais; 
il  fut  toujours  à  part  dans  la  grande  querelle 
entre  les  deux  empires.  Il  voulait  la  paix  lors  du 
traité  d'Amiens  ;  on  en  voit  la  preuve  dans  la 
relation  que  me  fit  le  général  Lauriston  à  son 
retour  de  Londres,  lorsqu'il  y  fut  envoyé,  en 
1801,  pour  y  porter  la  ratification  des  prélimi- 
naires de  la  paix  d'Amiens.  Le  cabinet  de  Saint- 
James  pouvait  avoir  dès  lors  la  pensée  de  rom- 
pre ses  engagemens,  mais,  certes,  le  peuple  de 
Londres  ne  pensait  pas  de  même.  M.  de  Lauris- 
ton me  racontait  que  la  foule  qui  se  pressait  au- 
tour de  sa  voiture  était  si  grande,  qu'il  craignit 
un  moment  pour  lui.  Ses  chevaux  furent  déte- 
lés par  le  peuple,  et  il  fut  conduit  presque 
sur  les  bras  de  cette  foule,  ivre  de  joie  de 
voir  enfin  cesser  une  guerre  qui,  pour  n'avoir 
pas  encore  toutes  les  angoisses  du  système  con- 
tinental, n'en  était  pas  moins  terrible  dans  ses 
conséquences  pour  son  bonheur  commercial; 
et  celui-là  est  le  premier  en  Angleterre ,  parce 
qu'il  mène  à  la  considération  d'argent,  une  de 
celles  le  plus  en  permanence  chez  les  Anglais, 
excepté  cependant  pour  quelques  cas  très  rares. 


90  MÉMOIRES 


CHAPITRE  IV. 


Conrhiile  de  l'Anîjlelcrrc  îiprc's  I.i  riiplure  du  traite  de  paix 
d'Amiens.  —  Pilt.  —  Le^lliiiii'é.  —  Conp-d'œil  siii-  la 
cotispiral/i  n  de  Georges  C^adoiidal.  —  Où  clail  son  qiiar- 
lier-^f'iici'.'d  ?  —  Causes  de  la    pacificiilioi)  <Ip  la  Vendée. 

—  iMe>«lafiies  de  Coinl>i-;iy  et  Acqnet.  —  Vols  scnipnlenx. 

—  Le  viciinte  d  Aclie  (  on  Asriier  ).  —  LesUir/rrcs.  —  Ca- 
racU'-ic  de  niarliiine  de  Ci)rr,bray.  —  Conmc  et  Fiollé.  — 
Ti  ailé  de  Pixv><l)ourg. —  Plans  d'allaqiie. —  M.  La  Chapelle. 

—  Duple>.visPa.scoii  el  Cliailrs  le  N' ir.  — Allociilinn. — 
Vol  de  la  recette  d'Alençon  par  les  Chouan-;.  —  Arresla- 
linns    — Oraison  ('im<'l)re  du  <lnc  d'Enj^li.'en. —  Echafaud. 

—  Trahison.  —  La  inaivpiise  de  V n.  —  Le  qendarnie. 

—  Ass:is^iiiat.  —  Ce  que  les  niiuislres  aiiylais  espéraient 
en  renveisanlN:iptdeon. 

Nous  voici  maintenant  arrivés  à  une  époque 
bien  importante,  non  seulement  clatis  notre  his- 
toire, mais  dans  celle  du  monde  enlier.  Le  retour 
de  l'ancienne  dynastie  et  récrouletnent  de  l'em- 
pire sont  de  ces  révolutions  qui  obtiennent  l'at- 
tention des  peuples,  et  un  sujet  d'étude  pour 
eux,  comme  les  peuples  pour  les  rois,  sans  que 
pour  cela  les  uns  et  les  autres  en  soient  meil- 
leurs et  plus  sages... 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  S^ 

Il  est  important  de  dévoiler  les  intrigues  mul- 
tipliées et  soutenues  que  l'Angleterre  fit  mouvoir 
pour  abattre  l'empereur.  Ces  intrigues  commen- 
cèrent à  la  rupture  de  la  paix  d'Amiens,  et  ne 
s'arrêtèrent  qu'en  i8i5,  lorsque  l'infortuné  fut 
en  leur  pouvoir...  Mais  invariable  dans  ses  pro- 
jets et  dans  leur  but,  l'Angleterre  ne  le  fut  pas 
toujours  dans  ses  moyens.  Il  est  curiei;x  de  la 
suivre  dans  tout  ce  qu'elle  tenta  dans  l'intérieur 
de  la  France,  après  la  pacification  delà  Vendée. 
Je  possède  ,  relativement  à  cette  partie  de  nos 
affaires,  des  documens  otiginaux  du  plus  haut 
intérêt.  Ce  n'était  pas  au  moment  de  l'exécution 
de  ces  intrigues  ténébreuses  que  je  voulais  en 
parler;  cela  aurait  interverti  l'ordre  des  faits; 
j'ai  préféré  suivre  les  évènemens.  Mais  mainte- 
nant que  nous  sommes  arrivés  à  la  terrible  con- 
clusion de  ce  drame  qui  frappa  sur  tant  de  tètes, 
il  est  de  mon  devoir  dliistorfetuie  de  montrer 
les  fils  qui  firent  mouvoir  cette  étrange  conspi- 
ration, dont  la  France  ne  se  doutait  pas  dans 
la  masse  de  ses  habitans,  et  qui,  exécutée  par 
quelques  individus,  changea  les  destinées  de  tout 
un  empire  sans  sa  volonté. ..  Ceci ,  (juoique  an- 
tétieur,  couicide  parfaitement  avec  1814  •  parce 
qu'il  donne  la  clef  de  celte  résolution  si  détermi- 
liée  de  Napoléoti  d'abattre  l'Aiigleierre. 


88  MÉMOIRES 

A  l'époque  de  la  rupture  du  traité  d'Amiens, 
l'Angleterre  comprit  que  la  guerre  qu'elle  rallu- 
mait était  une  guerre  à  mort.  La  comparaison  de 
Rome  et  de  Carthage  était  ici  dans  toute  sa  force, 
et  rien  n'y  pouvait  manquer,  puisque  M.  Pitt 
était  toujours  aussi  influent  sur  le  ministère, 
qu'il  en  fît  ou  non  partie.  Il  n'a  pas  fait  grand 
bien  à  l'Angleterre,  mais  il  nous  a  fait  bien  du 
mal... 

Une  de  ses  combinaisons  favorites,  c'était  de 
troubler  la  paix  intérieure  de  la  France.  Il  lui 
semblait  concluant  que  l'empereur  ne  pourrait 
pas  résister  long-temps  à  ce  mal  intérieur,  sans 
cesse  entretenu  par  une  puissance  occulte  et 
malfaisante.  Sans  doute  la  police  était  active, 
mais  elle  ne  l'était  pas  encore  assez  pour  prévenir... 
et  lorsqu'elle  découvrait ,  le  mal  avait  déjà  fait 
des  progrès  terribles. 

Celait  dans  les  restes  du  parti  chouan  que 
l'on  devait  chercher  les  instrumens  meurtriers, 
selon  M.  Pitt.  Ce  fut  aussi  dans  cette  partie  de 
la  France  qui  borde  le  Calvados  et  la  Seine-Infé- 
rieure, que  se  montrèrent  les  agens  dont  l'Angle- 
terre se  servit  avec  une  bien  pins  grande  utilité 
que  la  police  de  l'empire  ne  le  crut.  Je  demande 
donc  d'être  lue  avec  quelque  attention  ;  car  je 
vais  prouver  deux  vérités ,  l'une  que  l'Augle- 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRA.NTÈS.  89 

terre  a  long -temps  bouleversé  notre  intérieur 
par  les  intrigues  de  ses  agens,  Vautre  qu'après 
avoir  été  rebutée  par  des  échecs  répétés,  elle 
avait  abandonné  la  partie  en  i8i  i  ,  et  ne  releva 
le  dé  inespéré  que  la  fortune  lui  jeta  en  Russie, 
que  par  l'apparition  de  cette  légitimité  venant 
combattre  Napoléon,  comme  l'ennemi  le  plus 
dangereux  qui  put  se  dresser  contre  lui...  Alors 
l'Angleterre  vit  qu'elle  ne  serait  pas  la  seule  à 
soutenir  l'exilé  d'Hartwell,  parce  qu'en  personne 
habile,  elle  prévit  aussi  que  l'empereur  augmen- 
terait la  force  du  charme  employé  contre  lui  par 
la  plus  impoliriqiie  obstination.  Mais  avant  ce 
moment  Hartwell  était  abandonné ,  et  même  le 
parti  délaissé  et  sacrifié,  ainsi  que  je  vais  le 
prouver. 

On  sait  qu'en  1802  ,  lors  de  l'affaire  de  Geor- 
ges, il  y  avait  en  Angleterre  un  comité  pour 
les  affaires  de  France.  La  Grande-Bretagne  avait 
toujours  eu  pour  nous  une  extrême  sollicitude... 
Elle  se  montrait  jusque  dans  le  soin  de  conduire 
ta  chouannerie...  Elle  dirigeait  tout  dans  l'Ouest 
par  la  voix  d'un  comité  qui  lui  était  spécial. 
C'était  lui  qui  payait  et  qui  nommait  les  diffé- 
rons chefs  du  parti.  Il  y  en  avait  de  deux  sortes , 
d'invisibles  et  de  permanens...  Ceux-ci  avaient  le 
titre  de  chefs  de  divisions,  parce  que  les  provinces 


9d  Ml^MOIRES 

étaient  partagées  en  divisions  militaires.  Le  quar- 
tier-général était  à  Londres.  Les  chefs  les  plus 
importons  étaient  les  invisibles.  Ils  obéissaient 
à  la  fois  cependant  eux-mêmes,  d'abord  à  un 
(Jes  princes,  et  puis  au  comité  secret.  C'était  par 
les  invisibles  que  les  chefs  de  division  recevaient 
les  ordres  du  comité  de  Londres.  Les  invisibles 
ne  se  communiquaient  qu'à  eux...  Voilà  ce  qui 
survécut  à  la  pacification  ostensible  de  la  Vendée. 
On  ne  le  croirait  pas  si  les  preuves  n'en  étaient 
sous  nos  yeux... 

Les  femmes  étaient  surtout  employées  dans 
ces  intrigues.  L'une  d'elles  ,  madame  la  mar- 
quise de  Conibray  et  madame  Acquêt,  sa  fille, 
furent  d'une  haute  influence  dans  ces  affaires 
dangereuses  ;  madame  Acquêt  y  perdit  la  vie,  et 
mourut  sur  l  echafaud  pour  le  vol  de  la  recette 
d'Alençon. 

Dans  les  moyens  employés  par  l'Angleterre, 
un  surtout,  qu'elle  regardait  comme  puissant, 
était  le  vol  des  deniers  du  gouvernement.  Les 
recettes,  les  remboursemens  au  Trésor,  rien  ne 
lui  échappait.  Des  bandes  étaient  organisées  et 
avaient  succédé  aux  chouans  ;  elles  étaient  pour- 
suivies, traquées  par  la  gendarmerie,  mais,  au 
moment  d'étré"  prise-^,  ces  bandes  disparaissaient 
commepar  enchantement  et  tout  devenait  calme... 


DE    LA    DUCHKSSE    d'aBRANTÈS.  9I 

Madame  la  marquise  de  Combray  était  dé- 
vouée à  la  cause  royale; son  fils  Je  comte  de  Bon- 
nœii,  et  sa  fille,  madame  Acquêt,  mariée  à  un 
des  hommes  du  parti  le  plus  intrigant  et  le  plus 
déterminé,  l'étaient  pour lemoins  autant  qu'elle. 
Madame  Acquêt,  dominée  par  des  affections  qui 
voulaient  mettre  tout  à  profit,  fut  la  première 
de  la  famille  qui  prit  part  au  vol  des  recettes^. 
Maintenant  je  dois  dire  que  ces  vols  étaient  faits 
avec  une  scrupuleuse  exactitude.  On  ne  pren;iit 
rien  que   ce   qui  était  nécessaire  pour  le  ser- 
vice ,    et  les  hommes   chargés   de  la  garde  du 
ircsor  n'ont  jamais  été  pris  en  faute  de  soustrac- 
tion. 

C'est  alors  que  parut  sur  la  scène  orageuse 
de  celte  représentation    politique   un    homme 
dont  l'existence  vraiment  extraordinaire  mérite 
d'être    au    moins   aussi   connue    que    celle   cje 
Georges.  La  restauration  fut  ingrate  pour  sa  mé- 
moire, et  il  avait  peut-être  préparé  la  route  par 
laquelle  Louis  XVIII  est  rentré  dans  Paris!..  C'est 
lui  qui  a  maintenu  le  souvenir  des  Bourbons  au 
cœur  de   la    Normandie  et  d'une  partie   de  la 
Bretagne.  C'est  lui  qui  parcourait  les  côtes  de 
la  basse  Normandie  sur  une  frêle  barque,  où  la 
mort  le  menaçait  à  toute  heure;  mais  il  ne  la 
redoutait  pas,  parce  qu'il  était  homme  de  cœur 


99  MEMOIRES 

avant  tout,  et  que  son  honneur  une  fois  engagé 
par  sa  parole  à  la  cause  royale,  il  devait  mourir 
pour  la  servir... 

C'était  un  ami  de  Georges;  il  avait  couru 
les  mêmes  hasards ,  les  mêmes  dangers ,  mais  il 
avait  échappé  à  la  mort  qui  avait  frappé  son  ami , 
et  s'élait  sauvé  en  Angleterre ,  où  le  comité  l'avait 
accueilli  avec  distinction  parce  qu'on  l'avait 
apprécié. 

Cet  homme  était  le  vicomte  d'Aché'...  Il  était 
d'une  famille  noble  et  honorable  de  Bretagne. 
Avant  la  révolution  il  servait  dans  la  marine 
royale,  où  il  était  capitaine  de  vaisseau.  Il  avait 
des  talens,  un  grand  courage,  une  connaissance 
profonde  des  hommes  et  des  choses,  une  force 
de  corps  peu  commune,  et  une  stature  colossale. 
Tous  ces  avantages  sont  nécessaires  dans  un  chef 
de  parti,  et  M.  le  vicomte  d'Aché  joignant  à  ceux 
qu'il  possédait,  non  seulement  beaucoup  d'am- 
bition et  un  attachement  et  un  dévouement  entier 
à  la  cause  royale,  le  comité  de  Londres  l'avait 
enrôlé  comme  successeur  de  Georges.  En  effet  il 
prit  le  nom  que  celui-ci  avait  long-temps  porté 
et  sous  lequel  il  avait  échappé  aux  recherches 

'  Je  ne  suis  pas  bien  sûie  que  ce  soit  ainsi  que  «'écrive  soa 
»omi  C'est  pçui-êire  de  celte  msnièie  j  (  D'Ajcher,  J 


DE    LA    DUCHESSE    D*ABRANTÈS.  QÎ 

de  la  police:  celui  de  Lestorières.  Le  vicomte 
voulait-il  indiquer,  en  prenant  ce  nom,  que 
Georges  laissait  un  homme  digne  de  le  rempla- 
cer ?...  11  le  prouva  bientôt. 

Ce  fut  lui  qui  se  rapprocha  de  la  marquise  de 
Combray  et  en  fit  un  des  chefs  les  plus  importans 
de  la  cause  royale.  La  marquise  avait  une  grande 
fortune  ,  consistant  principalement  dans  de  fort 
belles  propriétés  sur  la  frontière  du  Calvados. 
Dans  le  nombre  était  une  terre  qui  lui  venait  de 
sa  famille,  et  dont  le  vaste  château,  situé  au 
milieu  des  forets,  loin  de  toute  habitation  ,  con- 
venait admirablement  à  des  entreprises  du  genre 
de  celles  des  chouans.  Le  château  de  Tournebut 
était  immense.   Les  souterrains  surtout  étaient 
une  sorte  de  labyrinthe  dont  il  fallait,  pour  ainsi 
dire,  la  carte  pour  ne  pas  s'y  perdre.  Madame  de 
Combray  les  fit  nettoyer,  ajouta  encore  à  leurs 
détours,   et  bientôt  elle   put  offrir  à  cent  cin- 
quante hommes  armés  de  se  cacher  dans  son 
château,  avec  la  certitude  de  n'être  pas  trouvés. 
Une  particularité  assez  remarquable,  c'est  que  ce 
château   avait   appartenu,  dans  l'origine  de  sa 
construction  ,  au    maréchal  de  Marillac,   con- 
damné ,  en  1600,  pour  crime  de  péculat;  le  rap- 
prochement est  bizarre. 

La  marquise  de  Combray  était  un  vrai  chef  de 


^4  MÉi-NfOIRïS 

parti.  Son  esprit,  tôut-à-fait  supérieur,  lui  faisait 
regarder  une  foule  de  lois  qui  régissent  l'exis- 
tence des  femmes  comme  autant  de  préjugés 
qu'il  lui  fallait  rejeter,  dans  la  route  qu  elle  sui- 
vait. Naturellement  séiieuse,  ses  études  avaient 
été  dirigées  vers  un  but  différent  de  celui  qu'on 
donnait  autrefois  à  l'étlucaliou  des  femmes.  . 
Royaliste  par  principes,  elle  l'était  encore  deve- 
nue par  l'odieux  que  répandait  sur  sa  vie  d'alors 
le  gouvernement  directorial  ;  et  lorsque  le  pre- 
mier consul  vint  eiifiii  donner  de  plus  beaux 
jours  à  la  France  ,  son  parti  était  pris,  et  àéyà 
elle  avait  donné  trop  de  gages  pour  pouvoir  se 
retirer.  Les  chefs  les  plus  féroces  du  parti 
choua!!  avaient  trouvé  chez  elle  un  refuge,  non 
seulement  à  Touniebut ,  mais  dans  le  château  de 
Donveyy  qu'elle  avait  acquis  à  cause  de  sa  posi- 
tion sauvage  et  retirée...  Elle  quittait  quelque- 
fois son  habitation  ordinaire  de  Tournebut  pour 
Venir  à  Donney^  dont  elle  avait  également  acheté 
une  partie  du  presbytère.  C'est  là  qu'elle  ca- 
cha le  baron  de  Cuinac,  lieutenant  de  Fruité. 
Frotté  lui-même  y  reçut  asile,  ainsi  que  vingt- 
quatre  des  siens,  qui  furent  placés  dans  une 
ferme  de  Donney,  située  au  milieu  des  bois. 
C'est  ainsi  que  la  marquise  de  Combray  ca- 
cha les  hommes  les  plus  redoutés  et  les  plus 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  qS 

cruels  du  parti   chouan;   car,    alors,    la  belle 
Vendée    n'existait    plus.    Hinguan    de    Saivte- 
Maure,  Tamerlan  ,  Gaillard,  Tilleau ,  tous  ces 
chefs  de  bandes  se  dérobèrent  long-temps  à  la 
reclierche  de  la  justice  par  les  soins  de  madame 
deCombray;elce  qui  assurait  le  secret,  c'est  que 
jamais  aucune  imprudence  de  cette  témme,  vrai- 
ment remarquable ,  ne  la  fit  soupçonner  dans  un 
temps  où   la  surveillance  la  plus  stricte  entou- 
rait la   moindre    action    douteuse.    Comme    la 
Seine-Inférieure  était  désignée  pour  une  parfaite 
neutralité  par  le  comité  de  Londres,  ainsi  que 
le  département  de  TEure,  la  marquise  avait  loué 
une  vaste  maison  isolée  dans  le  faubourg  Bou- 
vreuil, rue  de  la  Yalasse ,  à  Rouen  ,  pour  y  ca- 
cher ses  protégés  au  moment  du  péril;  par  ce 
moyen  toute  trace  était  perdue.  Cette  maison 
n'avait  pas  de  numéro  ,  et  avait  une  sortie  sur  la 
campagne. 

La  marquise  de  Combray  était  parente  du  vi- 
comte d'Aché  ;  il  était  lui-même  un  homme  trop 
supérieur  pour  ne  pas  apprécier  ce  que  valait  une 
telle  temme  dans  des  affaires  cou)me  celles  de  la 
causeroyale.il  fut  donc  à  Tournebul,  se  lia  intime- 
ment avec  elle ,  et  ce  fut  dans  ce  château  et 
dans  celui  de  Donney  '  qu'il  passait  tout  le  temps 

»  L'autre  partie  du  presbytère  avait  éiéachetée  par  un  cur^ 


gO  MÉMOIRES 

qu'il  n'employait  pas  à  parcourir  la  côte,  ou 
bien  à  faire  le  voyage  de  Londres,  où  il  allait 
fréquemment  pour  y  chercher  de  l'argent  pour 
la  solde  des  bandes  ou  pour  la  séduction.  Ce  que 
je  rapporte  est  positif ,  et  en  l'écrivant  ici  je  livre 
ees  matériaux  au  domaine  de  l'histoire...  II  est 
utile  de  parcourir  ces  temps  en  rétrogradant 
pour  expHquer  la  position  de  la  famille  royale 
au  moment  de  sa  rentrée  en  France. 

Madame  de  Combray  connaissait  également 
la  capacité  du  vicomte.  Elle  savait  qu'avec  cet 
homme,  elle  était  à  la  fois  en  Angleterre  et 
en  France...  L'activité  infatigable  qu'il  mettait 
dans  sa  vie  entière  avait  en  effet  quelque  chose 
de  surnaturel.  Aucun  temps  ne  l'effrayait.  Il 
avait  fait  construire  un  canot  qui  n'avait  que 
dix-sept  pieds  de  long.  C'était  dans  cette  barque 
qu'il  allait  chercher  les  ordres  des  princes,  qu'il 

nomme  Clairisse.  Cet  homme  était  prêtre  ,  mais  il  n'npproii- 
yail  aucunement  les  mesures  arbitraires  et  sanglantes,  les 
affreuses  représailles  exercées  par  les  chefs  de  bandes  , 
surtout  depuis  la  destruction  de  la  chouannerie.  Il  regardait 
avec  raison  une  pareille  conduitecommecellc  que  pourraient 
tenir  des  chefs  de  brigands.  Peut-être  le  malheureux  a-t  il 
laissé  voir  trop  clairement  ses  impressions  et  ses  sentiniens. 
Il  mourut  subitement  ,  et  l'on  accusa  de  sa  mort,  dans  Is 
pays  même  y  les  Combray,  et ,  je  le  dis  à  regret ,  le  vicomte 
d'Aché.  Cet  homme  a  uu  caractère  auquel  je  ne  voudrais  pas 
d'ombre. 


DE     Ll    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  97 

rapportait  leurs  plans...   et  ces  courses,  il  les 
faisait  malgré  le  vent ,  les  orages;  rien  ne  l'ef- 
frayait, rien  ne  l'arrêtait.  Accompagné  d'un  an- 
cien matelot  de  son  bord,  nommé  David,  qu'il 
avait  connu  et  pris  aux  iles  Marcouff ,  il  se  ha- 
sardait souvent  par  le  temps  le  plus  affreux,  et 
qui  aurait  arrêté  le  plus  déterminé  des  contre- 
bandiers... Il  bravait  tout  ,  et  réalisait  le  mot  de 
M.  Pitt  :  «  Il  se  met  sous  la  protection  des  iem- 

y  êtes...  » 

Lorsqu'après  le  traité  de  Presbourg,  l'Europe 
dut  se  résigner  à  plier  devant  Napoléon,  l'An- 
«leterre,  réduite  au  silence,  ne  le  fut  pas  à  l'inac- 
tion.  Désespérée  d'avoir  vu  échouer  la  cinquième 
coalition  continentale  ,  elle  se  résolut  à  faire  du 
moins  à  la  France  un  mal  quelle  ne  pût  parer 
qu'avec  de  grands  efforts.  Il  s'agissait  de  rallu- 
mer les  fetix  mal  éteints  delà  chouannerie;  mais 
de  les  cacher  dans  l'ombre  jusqu'au  moment  où 
les  nombreux  agens  payés  et  entretenus  par  elle 
avertiraient  que  ces  feux  pouvaient  commencer 
l'incendie  qui  devait  embraser  la  France.  Le  vi- 
comte fut  mandé  à  Londres...  et  il  est  bon  de  re- 
marquer que   c'est  au  même   moment  que   le 
ministère  déclarait  en  plein  parlement  que  le  ca- 
binet de  Saint-James  allait  ouvrir  des  communi- 
cations avec  celui  des  Tuileries. 


98  MÉMOIRES 

Arrivé  à  Londres,  le  vicomte  d'Aché  fut  reçu 
cette  fois  d'une  façon  toute  singulière.  On  com- 
mença par  le  mettre  en  prison. Cela  peut  étonner 
d'abord  ;  mais  en  le  voyant  ensuite  réclamer  par 
M.  de  La  Chapelle,  minisire  de  Louis  Xf^ III , 
et  tout  aussitôt  élargi,  tout  s'explique. Voilà  quel 
fut  le  plan  'arrêté  par  le  comité  de  Londres  et  le 
ministère  anglais.  Je  puis  répondre  de  son  au- 
thenticité, ayant  sous  les  yeux  et  dans  les  mains 
le  rapport  '  original  où  tout  est  relaté. 

•  Voiciquel  ëtaitce  plan.  On  devaitdcbarquer  leprintemps 
suivant  sur  les  côtes  du  Calvados,  à  Port  en  Bessin.  Ce  n'e'tait 
qu'une  fausse  attaque  pour  attirer  nos  troupes.  L'attaque 
reelledevait  avoir  lieu  à  Cherbourg,  diU  Port-Bail  et  à  l'île 
Fatihou,  puis  sur  Carentan  ,  au  fort  du  pont  de  Douvres.  Ou 
devait  rompre  des  digues  et  des  chausse'es,  et  inonder  toute 
cette  partie,  de  manière  à  se  renfermer  d^ns  Port- Bail;  alors 
la  villede  Cherbourg  dtait  facile  à  prendre  par  d'autres  trou- 
pes débarque'es  au  Port-Bail  c'galement ,  parce  que  montant 
sur  la  montagne  du  Roule  ,  les  forts  étaient  pris  à  revers. 
Les  troupes  qui  devaient  être  mises  à  la  disposition  du 
vicomte  pour  l'exécution  de  ce  plan,  étaient  anglaises , 
russes  et  suédoises.  Lorsque  l'empereur  en  eut  connaissance, 
il  fut  étrangement  surpris  et  agile.  Les  ordres  les  plus  rigou- 
reux furent  donne's  sur  toutes  les  côtes.  Et  telle  était  la  stricte 
surveillance  de  la  police  à  celte  époque  ,  et  le  silence  des 
journaux,  que  personne  ne  se  douta  de  ce  fait,  qui  pourtant 
fut  au  moment  de  s'accomplir ,  tandis  que  l'empereur  était 
en  Russie  pour  sa  première  campagne. 

«  Il  eslencore  dans  mes  papiers...   Ce  rapport  fut  fait  par 
M,  de  Savoye-Rollin  ,  préfet  de  la  Seine-Inférieure. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  99 

Le  vicomte  dAché  tut  reçu  à  Londres  par 
M.  de  La  Chapelle,  comme  un  plénipolentiaire 
vivement  attendu  par  les  princes,  et  venant  leur 
porter  les  sermens  et  la  soumission  des  chefs  de 
la  chouannerie.  Il  le  mit  en  rapport  avec  les  mi- 
nistres. Le  vicomte  les  vit  souvent,  et,  dans  leurs 
nombreuses  conférences,  il  les  convainquit  que 
le  comilé  de  Londres  avait  eu  raison  de  hii  don- 
ner sa  confiance...  Le  résultat  de  ces  conféren- 
ces fut  d'arrêter  le  plan  que  le  vicomte  pré- 
senta, et  qui  fut  entièrement  approuvé  parles 
ministres  Ce  projet  était  très  bien  raisonné.  Le 
vicomte  était  de  bonne  foi;  mais  le  cabinet  bri- 
tannique ne  l'était  pas,  et  il  était  alors  odieux 
de  précipiter  dans  le  crime  et  la  rébellion  les 
restes  d'un  parti  qu'on  faisait  écraser.  Le  vicomte 
repassa  en  France  avec  des  instructions  de 
Hartwell  et  des  ministres,  qu'il  ne  devait  ouvrir 
qu'en  France.  Ces  instructions  contenaient  un 
crédit  très  étendu  sur  un  banquier  de  Rouen, 
ainsi  que  Tordre  de  se  procurer  de  l'argent, 
et  BEAUCODP,  par  le  moyen  du  vol  des  recettes 
publiques. 

Le  vicomte  d'Aché  et  la  marquise  de  Com- 
bray  n'approuvaient  pas  ces  vols  de  diligences, 
mais  ils  avaient  de  grands  projets  à  mettre  à  exé- 
cution, et  ils  n'avaient  pas  assez  d'argent  quel- 


1 00  JMÉMOIRl-S 

qnefois  pour  les  accomplir.  Il  fallait  donc  re- 
courir à  tous  les  moyens  pour  en  avoir.  Je  ré- 
pète néanmoins  qu'ils  répugnaient  à  l'âme  noble 
de  M.  d'Aché,  et  plus  d'une  fois  il  refusa  de 
faire  partie  de  lexpédition  qui  les  procurait. 

La  plus  importante  de  toutes  celles  qui  furent 
alors  exécutées  fut  celle  de  l'enlèvement  de  la 
recette  d'Alençon;  elle  avait  été  organisée  avant 
le  retour  de  d'Aché;  il  était  revenu  de  Londres 
sur  une  frégate  anglaise  avec  son  fidèle  patron 
Jean  David.  La  frégate  les  avait  conduits  à  la 
station  de  l'amiral  Saumarez,  qui  les  expédia  sur 
un  brick  de  quatorze  canons  vers  les  côtes  du 
Calvados  près  de  Sainte-Honorine.  Le  débarque- 
ment fut  dangereux;  il  était  nuit,  la  mer  était 
houleuse,  et  le  vicomte  fut  obligé  d'aborder  à  la 
nage. 

A  peine  fut-il  arrivé  en  France,  que  les  affai- 
res royalistes  se  ranimèrent.  La  séduction  fit 
des  progrès  effrayans.  L'argent  du  gouverne- 
ment qu'on  prenait  à  ses  agens  servait  à  payer 
des  traîtres.  Un  commissaire  de  police  de  Caen  , 
nommé  ^'û?certf,  fut  gagné.  Un  autre  fonction- 
naire public,  nomm.é  Guérin  Brulard,  fut  égale- 
ment acheté.  Les  progrès  étaient  rapides...  L'ar- 
gent de  l'Angleterre  était  déposé  à  Rouen  chez 
un  banquier  nommé  Nourri.. .  Quant  à  c^^lui  des 


DE   LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  lOI 

recettes,  on  l'enterrait  dans  les  bois,  et  on  al- 
lait y  puiser  selon  les  besoins  du  parti...  Il  est  à 
remarquer  que  jamais  aucune  infidélité  ne  fut 
faite '....C'est  une  particularité  digne  d'attention. 

Ce  fut  alors  que  les  victoires  de  l'empereur, 
dans  le  Nord  ,  firent  une  puissante  diversion 
aux  projets  déjà  arrêtés;  mais  le  parti  roya- 
liste s'était  trop  avancé  pour  demeurer  mainte- 
nant exposé  à  la  vengeance  de  Napoléon. 

—  Il  faut  débarquer,  s'écriait  le  vicomte  d'A- 
ché  en  brandissant  une  carabine  anglaise  qui  ne 
le  quittait  jamais!...  il  faut  exécuter  notre  plan 
à  présent  ou  jamais!... 

L'Angleterre  souriait  en  voyant  cet  élan  de 
courage  et  cette  détermination...  Le  vicomte 
reçut  ordre  de  se  tenir  prêt;  des  troupes  se 
rassemblèrent  à  Jersey  et  à  Guernesey.  Deux 
hommes  se  chargèrent  de  porter  les  nouvelles 
fréquentes  que  réclamaient  de  semblables  évène- 
mens.  L'un  était  un  émigré  au  service  de  l'An- 
gleterre nommé  Duplessis  Pascou  ,  l'autre  Char- 
les le  Noir.  Ils  guidèrent  même  les  hommes  qui 
devaient  augmenter  les  bandes  du  comte  de 
Bonœil  et  de  Placide  d'Aché ,  frère  t!u  vicomte. 
Ces  descentes  s'opéraient  sous  les  yeux  de  sen- 
tinelles gagnées  et  de  douaniers  déjà  séduits  par 
l'or  de   l'Angieterre.  Dans  ce  même  moment , 


102  MÉMOIRES 

l'ordre  arriva  du  comité  de  Londres  de  faire 
imprimer  un  manifeste  de  Louis  XVIII,  que  l'em- 
pereur n'appelait  alors  que  le  comte  de  Lille^.  Le 
vicomte  essaya  de  le  faire  imprimer  à  Caen  ,  la 
presse  que  le  parti  avait  à  Tourneljut  il'abord  , 
puis  ensuite  dans  la  retraite  solitaire  du  prieuré 
de  Dotiney,  étant  en  mauvais  état  et  ne  pou- 
vant servir;  mais  les  ouvriers  imprimeurs  de 
Caen  ne  voulurent  pas  s'en  charger,  quoique 
deux  d'entre  eux  fussent  chouans  '...Un  libraire, 
nommé  Manoury,  rue  Froide,  à  Caen,  non  seu- 
lement le  refusa,  mais  faillit  le  trahir...  Il  est  à 
remarquer  que  pendant  que  l'Angleterre  oppo- 
sait de  tels  moyens  à  la  fortime  de  Napoléon  , 
celte  fortune  leur  répondait  par  des  victoires  et 
des  conquêtes.  Aussi  les  hommes  du  parti  roya- 
liste commençaient  à  craindre  que  la  tentative 
ne  pût  léussir,  et  le  vicomte  d'Aché  ,  dont  l'âme 
courageuse  ne  faiblissait  jamais,  voyait  avec  rage 
seseffortsdevenir  impuissans  devant  les  nouvelles 
du  Nord. 

Un  autre  chef  d'insurrection  s'unit  alors  au 
vicomte.    11  s'appelait   Chevalier,  et   était  fort 

•  II  ne  lui  a  jamais  donné  d'aulre  nom ,  même  en  i8i5. 

»  Un  des  hommes  employés  par  d'Aclié,  s'appelait  Lanoé, 
garde-ctiasse  de  la  marquise  deCombray...  Cet  homme  e'tail 
fort  remarquable  pour  soa  intelligence. 


Dt;    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  I  o3 

intimement  en  rapport  avec  madame  Acquêt , 
fille  de  la  marquise.  C'était  une  petite  femme  de 
vingt-deux  ans,  fort  jolie,  déterminée  à  tout  sa- 
crifier pour  sa  cause,  et  portant  le  dévouement 
très  loin;  elle  avait  des  opinions  encore  plus 
exagérées  que  son  frère  et  sa  mère;  aussi  l'in- 
fortunée les  a-t-elle  payées  de  sa  tète. 

A  cette  époque  eut  lieu  le  vol  de  la  recette 
d'Alençon  ;  il  y  avait  68,000  francs  dans  la  voi- 
ture... elle  fut  attaquée  par  neuf  hommes  dé- 
terminés, et  armés  d'une  manière  redoutable. 
Rien  n'est  curieux  comme  de  les  suivre  dans 
leur  marche  mystérieuse  jusqu'au  moment  où 
ils  se  réunissent  dans  le  château  solitaire  et  in- 
habité de  i?o«^2£^\  C'est  là,  au  milieu  de  la  nuit, 
que  le  dernier  rendez-vous  est  assigné  aux  bri- 
gands. Chevalier,  qui  les  conduit  comme  chef, 
leur  rappelle  leur  devoir  comme  sujets  fidèles 
du  roi;  il  leur  parle  d'honneur  même  ,  tant 
il  est  vrai  que  les  partis  donnent  une  couleur 
différente  même  aux  crimes...  Après  son  dis- 
cours, il  se  mit  à  genoux  ,  et  prenant  un  cru- 

■  Le  presbytère  de  Donney  et  son  château  appartenaient 
à  madame  la  marquise  de  Combray. .,  Depuis  la  mort  mys- 
térieuse et  tragique  du  cure,  Je  presbytère  lui  appartenait 
en  enlier.  Mais  elle  avait  tout  donné  à  sa  fille  j  madame 
Acquêt. 


1 04  MEMOIRES 

cifix,  il  fit  jurer  de  nouveau  ses  complices  d'être 
fidèles  à  leur  cause.  Il  y  a  quelque  chose  de  bien 
étrange  dans  cette  religion  évoquée  au  moment 
où   des  hommes  vont  commettre   un    attentat 
contre  les  lois  et  le  pacte  social'.  Mais  Cheva- 
lier connaissait  les  esprits  qu'il  avait  à  diriger, 
et  savait  que  les  moyens  qu'il  employait  étaient 
tout-puissans  sur  eux.  Après  avoir  reçu  le  ser- 
aient de  ces  hommes,  il  les  quitta  ,  et  fut  se  ca- 
cher chez  un  aubergiste  à'Aubigny  près  de  Fa- 
liiise,  en  donnant  un  dernier  rendez-vous  à  ses 
îigensdans  une  maison  abandonnée  du  foubourg 
Saint-Laurent  à  Falaise.  Là,  ils  se  rejoignent,  en 
repartent  à  minuit,  et  le  7  juin,  ils  attaquent  la 
recette  d'Alençon  dans  le  bois  de  Quesney. 

Madame  Acquêt  avait  non  seulement  connais- 
sance du  vol ,  mais  elle  l'avait  presque  orga- 
nisé... C'était  elle-même  qui,  de  ses  petites 
mains,  avait  coupé  et  cousu  la  grosse  toile  qui 
devait  faire  les  sacs   pour   renfermer    l'argent 

•  Ce  qui  devait  effrayer,  c'était  cette  confiance  desconjure's. 
Ces  marches  ,  ces  contremarches  dans  deux  provinces...  ces 
dcharqueinens. ..  ces  vols  à  main  arme'e...  cet  état  de  sie'ge 
pourainsi  dire  dans  lequel  ils  tenaient  le  Calvados  et  l'Eure , 
ainsi  que  la  Normandie...  Et  partout  le  secret...  partout  la 
certitude  de  trouver  un  asile  et  une  retraite.  Aussi  l'empereur 
av.iit  raison  de  voir  dans  celle  manière  dont  l'Angleterre  le 
combattait,  la  plus  terrible  des  attaques. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRAÎNTÈS.  1  o5 

volé...  elle  avait  recueilli  trois  fois  les  brigands 
dans  son  château  de  Donney,  où  elle-même  leur 
portait  à  manger,  avec  une  mademoiselle  Du- 
pont, son  amie  et  sa  confidente...  Singulière 
époque!...  étrange  folie,  qui  donnait  ainsi  des 
vertiges  de  politique  et  d'ambition  aux  tètes  qui 
devaient  moins  les  ressentir!... 

Le  vol  fut  conduit  à  Donney,  chez  madame 
Acquêt ,  et  déposé  dans  un  trou  très  profond. 
11  y  demeura  sous  la  garde  d'un  des  conjurés  , 
seulement  connu  dans  le  parti  sous  le  nom  de 
Joseph  Buquet.  Cet  homme  était  dominé  par 
madame  Acquêt,  comme  elle-même  l'était  par 
Chevalier.  Celui-ci  était  donc  bien  sur  que  le 
trésor  ne  lui  échapperait  pas...  Après  le  vol  ,ils 
se  dispersèrent,  abandonnant  les  cadavres  et  les 
blessés  sur  la  route '.Chevalier  paya  les  brigands 
en  leur  donnant  seulement  5o  francs /?flr  homme. 
Mais  un  vol  de  cette  importance  réveilla 
les  autorités;  les  soupçons  se  portèrent  sur 
madame  de  Combray,  qui  pourtant  était  inno- 
cente. Le  vicomte  d'Aché  ,  dont  l'esprit  entre- 
prenant était  jugé  capable  des  actes  les  plus  vio- 
lens,  fut  poursuivi  avec  l'acharnement  de  la 
meute  après  la  béte  fauve.  Mais  en  cherchant  à 

•  Je  connais  une  personne  qui  était  ce  jour-là  dans  la  di- 
ligence... Il  a  péri  plus  de  sept  viclinics. 


lo6  MÉMOIRES 

découvrir  les  auteurs  de  ce  fait  du  vol  de  la  dili- 
gence d'Alençon ,  la  |3olice  recula  presque  d'é- 
pouvante à  la  vue  de  tout  ce  qui  s'offrit  à  elle... 
Si  l'empereur  n'avait  pas  été  alors  victorieux  en 
Allemagne,  il  était  perdu...  La  plaie  était  pro- 
fonde, et  ne  put  alors  se  guérir  que  par  ce  sen- 
timent de  gloire  et  de  bonheur  que  les  Français 
lui  devaient,  et  dont,  à  cette  époque  ,  ils  étaient 
reconnaissans.  Chevalier  fut  arrêté...  madame 
Acquêt  le  fut  aussi...  La  police  avait  bien  pu 
être  abusée  un  moment,  mais  son  œil  une  fois 
ouvert,  il  ne  se  ferma  plus,  et  l'on  sait  qu'a- 
lors ses  bras  sont  longs.  L'empereiu- ,  insti  uit 
de  toute  l'affaire,  envoya  d'Allemagne  les 
ordres  les  plus  rigoureux  pour  détruire  jus- 
qu'aux moindres  racines  du  parti  chouan ,  qu'on 
avait  si  bien  cru  anéanti ,  et  qui  vivait  encore 
plein  de  force  et  d'audace  à  trente  lieues  de  Pa- 
ris; c'est-à-dire  que  ce  qu'on  avait  gîlgné  à  la 
mort  des  anciens  chefs  avait  été  de  ramener  le 
foyer  plus  près  du  centre. 

Madame  de  Combrai,  en  apprenant  l'arresta- 
tion de  sa  fille,  fut  au  désespoir.  Elle  n'avait  pas 
vu  d'Aché  depuis  long-temps;  leur  premier  en- 
tretien éclaira  la  marquise  sur  l'innocence  du 
vicomte;  il  blâmait,  comme  elle,  le  vol  de  la 
recette  et  des  diligences ,  surtout  dans  un  moment 


DE    LA    DUCHESSE    n  AERANTES.  IÔ7 

où,  S'^lon  lui,  il  fallait  n'opposer  aux  victoires 
de  Napoléon  qu'un  dévouement  à  la  cause  royale 
pur  et  sans  aucune  apparence  même  de  crime... 

Mais  les  chouans  ne  pensaient  pas  tous  ainsi, 
etq!ioiquele  vicomte  d'Aché  fût  alors  le  premier 
de  tous  par  son  talent  comme  par  son  influence 
sur  les  princes  et  dans  les  lieux  insurgés,  il  en 
était  d'autres  qui  avaient  aussi  leur  degré  d'im- 
portance,  et  dont  la  morale  était  celle  que  les 
chouans  pratiquaient  sous  Frotté.  La  morale  ad- 
mise parmi  eux  était,  au  reste,  celle  de  toutes 
les  guerres  civiles...  Prendre  les  caisses  publi- 
ques n'était  pas  voler...  mais  on  sait  où  mène  un 
pareil  raisonnement.  C'est  un  sophisme  qui  de 
lui-même  démontre  sa  fausseté,  et  à  l'aide  duquel 
on  détruit  un  pays. 

Bientôt  des  gendarmes  parcourent  tous  les 
bois  de  la  Bijude  et  de  Donney...  Tournebut  est 
entouré...  La  marquise  se  sauva  dans  les  bois, 
dont  elle  connaissait  les  détours,  et  gagna  Fa- 
laise. Madame  Acquêt,  déguisée  en  paysanne, 
s'en  fut  à  Donney  pour  s'emparer  du  reste  de 
l'argent...  La  malheureuse  femme  arriva  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  mourante  de  fatigue,  et  par  une 
tempête  des  plus  horribles...  A  peine  était-elle 
dans  la  maison  de  Joseph,  située  à  l'entrée  delà 
forêt,  qu'elle  apprit  que  des  gendarmes  étaient  k, 


I08  MÉMOIRES 

sa  poursuite  !...  Excédée  de  besoin,  succombant 
sous  des  inquiétudes  et  une  fatigue  au-dessus  de 
ses  forces,  l'infortunée  fut  contrainte  de  remon- 
ter achevai  et  de  prendre  la  fuite...  Elle  voulait 
rejoindre  sa  mère,  quVlle  savait  être  à  Falaise, 
mais  la  marquise  de  Combrjjy,  avertie  que  Injus- 
tice la  cherchait,  se  sauvait  à  pied  dans  le  même 
temps ,  et  faisait  quatre  lieues  sans  s'arrêter,  pour 
gagner  Tournebut  ;  arrivée  dans  son  château,  elle 
apprit  que  les  dangers  les  plus  sérieux  la  mena- 
çaient... elle  quitta  alors  les  appartemens  supé- 
rieurs, et  descendit  dans  les  souterrains,  où  elle 
s'enferma  avec  Bonœil  ,  son  fils  ;  un  nommé 
Lefebvre  '  qui  était  avec  elle,  reçut  pendant  huit 
jours  qu'ils  demeurèrent  dans  ces  souterrains ,  les 
plus  singulières  communications  sur  le  château 
de  Tournebut.  La  marquise  lui  montra  les  appar- 
temens' qu'elle  avait  préparés  pour  un  prince  de 
la  famille  et  toute  sa  suite,  si  le  débarquement 
avait  eu  lieu.  Des  fourneaux  avaient  été  con- 
struits pour  que  la  cuisine  se  fit  sans  bois,  afin  , 

»  Il  avait  un  autre  nom...  Mais  c'était  celui  qu'on  liu'  con- 
naissait dans  le  parti.  Us  avaient  tous  des  noms  de  guerre, 
ce  qui  coutribuaità  leur  donner  une  sorte  de  sécurité,  sans 
qu'il  y  eût  pour  cela  plus  de  sûreté  pour  eux. 

»  Ces  appartemens  souterrains,  éclairés  par  des  lampes 
d'un  volume  extraordinaire,  étaient  d'une  grande  magnifi- 
cence, et  remarqual)lcs  pour  leur  distribution. 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  1  09 

d'éviler  la  fumée.  M.  de  Bonœil  copiait  pen- 
dant ce  temps-là  le  manifeste  de  Louis  XVIIT, 
et  une  oraison  funèbre  du  duc  d'Enghien  ,  qu'on 
avait  jugé  à  propos  de  faire  pour  réveiller  l'in- 
dignation contre  l'empereur...  malgré  le  nombre 
d'années  écoulées  depuis  l'événement. 

Pendant  ce  temps  madame  Acquêt  échappait  à 
le  justice^  parce  que  le  mal  avait  tellement  jeté 
de  profondes  racines  ,  que  la  corruption  s'était 
introduite  jusque  dans  les  agens  de  l'autorité. 
jMadame  Acquêt  vivait  à  Caen  avec  un  ofHcier  de 
gendarmerie  qui  la  protégeait  de  son  épée  et  la  ser- 
vait de  son  crédit...  Enfin  elle  fut  arrêtée,  ainsi 
que  Chevalier... 

L'instruction  faite  à  Rouen  par  le  préfet , 
M  Savoye-Rollin  ,  établit  qu'au  moment  du  vol 
de  la  recette  d'Alençon,  il  existait  deux  insurrec- 
tions prêtes  à  éclater  dans  le  Calvados,  et  dans 
le  département  de  l'Eure  et  de  la  Seine-Infé- 
rieure. Ces  deux  insurrections,  tendant  au  même 
but,  avaient  deux  chefs  séparés  que  faisait  ai^ir 
le  comité  de  Londres  et  les  ordres  d'Hartwell. 
Ces  deux  chefs  étaient  Chevalier  et  le  vicomte 
d'Aché;  mais  leurraanière  devoir  était  bien  dif- 
férente. Le  vicomte  ne  voulait  aucun  trouble 
intérieur;  Chevalier,  au  contraire,  prétendait 
que  c'était  le  seul  moyen  de  parvenir  à  insur- 


no  MEMOIRES 

rectionner  la  France...  Chevalier  avait  de  nom- 
breuses et  de  hautes  relations  dans  Paris  ;  il  y 
correspondait  journellement  et  souvent  par  l'en- 
tremise de  madame  Acquêt  ' ,  dont  le  nom  de 
fille  de  madame  la  marquise  de  Combray  lui 
donnait  la  facilité  d'être  dans  l'intimité  de  gens 
qui  ne  rêvaient  alors  que  le  retour  des  Bour- 
bons. C'était  une  partie  du  faubourg  Saint-Ger- 
main, même  de  celle  qui  faisait  partie  des  mai- 
sons des  princes  de  la  famille  impériale  ,  et  qui 
l'avaient  sollicite.  Ceci  soit  dit  sans  reproche. 

Le  vicomte  d'Aché,  tout  au  contraire,  étranger 
aux  intrigues ,  mais  fortement  déterminé  à  faire 
triompher  son  parti,  ne  voyait  et  ne  voulait 
d'autres  ressources  que  celles  des  armes  et  de  la 
coalition.  Les  vols  de  diligences  surtout  lui 
étaient  odieux.  Sa  morale  était  sans  doute 
étrange  ,  car  il  n'est  certes  pas  plus  honorable 
d'introduire  un  étranger  dans  sa  patrie  que  de  la 
ravager  soi-même  ;  cependant  on  comprend  ce 
raisonnement  d'honneur  d'un  homme  bien  élevé 
et  bien  né,  comme  l'était  en  effet  le  vicomte. 

•Mademoiselle  de  Combray,  jeune  et  jolie  comme  uu 
ange,  avait  fait  un  très  mauvais  mariage  à  l'ëpoque  de  la  re'- 
volution.  Elle  ("ultrès  long-temps  brouillée  avec  sa  mère  pour 
ce  mariage,  et  ne  la  revit  que  pour  les  affaires  delà  cause 
royale  ,  lorsqu'elles  se  renouèrent  en  1807  et  1S08. 


DE    LA    DUCHESSE    d'A-BRANTÈS.  tll 

Madame  Acquêt  ayant  été  mise  en  jugement, 
déclara  qu'elle  était  enceinte...  elle  accoucha... 
et  puis  la  malheureuse  jeune  fernme  périt  à  25 
ans  sur  un  échafaud  !...  La  marquise  de  Com- 
bray  ',  qui  n'avait  été  que  receleuse  d'une  partie 
de  l'argent  d'Alençon,  fut  condamnée  à  une  ré- 
clusion de  a4  ans  !...  Chevalier  fut  guillotiné  , 
ainsi  que  Lanoé  et  un  autre  dont  j'ai  oublié  le 
nom...  Quant  au  vicomte  d'Arhé,  quoique  très 
poursuivi,  il  ne  fut  pas  pris;  mais  l'infortuné 
ne  pouvait  approcher  des  côtes  pour  s'embar- 
quer, car  elles  étaient  maintenant  gardées  avec 
une  rigidité  qui  lui  enlevait  tout  espoir  de  re- 
traite... Il  errait  dans  les  bois,  manquant  sou- 
vent de  nourriture  ,  et  n'osant  se  fier  à  personne, 
lorsqu'il  n'était  pas  certain  que  ce  fût  un  ami. 
Une  fois  il  passa  deux  jours  et  deux  nuits,  sans  un 
morceau  de  pain,  sans  une  goutte  d'eau,  dans 
le  mémeboisde  Quesney  où  le  vol  d'Alençon  avait 
été  fait....  Le  malheureux  était  poursuivi  pour 
ce  vol  dont  il  était  innocent!... 

Les  hostilités  du  parti  chouan  et  du  comité 

•  La  marquise  ne  sut  le  vol  que  lorsqu'il  fut  commis.  Alors 
sa  fille  lui  demanda,  pour  la  sauver,  de  cacher  10,000  fr.  en 
écus  qu'elle  avait  encore  à  Chevalier  ,  et  qui  venaient  du  vol 
d'Alençon...  La  marquise  était  mère. ..Elle  fit  ce  que  feraient 
toutes  les  mères  1...  elle  se  sacrifia. 


1  1  2  MÉMOIRES 

de  Londres  cessèrent  alors,  n'ayant  plus  de  mo- 
bile qui  les  fit  agir.  Mais  le  gouvernement  con- 
naissait les  principaux  chefs  du  parti  royaliste, 
et  particulièrement  le  vicomte  d'Aclié.  On  en 
parla  à  l'empereur,  dont  l'attention  était  parti- 
culièrement dirigée  sur  le  Calvados  ,  la  Seine- 
Inférieure  et  le  département  de  l'Eure  ;  il  n'en 
parlait  pas  ,  mais  il  s'en  occupait  avec  une  ex- 
trême sollicitude.  Les  détails  qui  itii  fiuent 
donnés  sur  le  vicomte  d'Aché  le  frappèrent. 

—  Il  faut  acquérir  cet  homme,  dit-il  ;  il  est 
visible  que  le  comité  de  Londres,  dégoûté  de  la 
mauvaise  réussite  de  ses  plans,  veut  en  ce  mo- 
ment abandonner  la  partie,  et  qu'il  délaissera 
ses  agens,  comme  il  l'a  déjà  fait  deux  fois,  même 
depuis  Ouiberon...  Il  faut  profiler  de  l'effet  que 
produira  une  telle  conduite  sur  ce  monsieur 
d'Aché...  qu'on  le  prenne....  à  tout  prix...  Cet 
homme  vaut  à  lui  seul  une  armée...  Je  veux 
l'avoir.... 

Mais  le  vicomte  était  invisible.  Il  semblait  se 
jouer  des  recherches  les  plus  suivies;  traversant 
tous  les  écueils  sans  en  toucher  aucun;  il  allait 
même  sortir  de  France  lorsqu'une  trahison  in- 
fâme le  livra...  Ce  fait  est  important  à  rapporter, 
si  ce  n'est  exclusivement  pour  l'histoire  de  l'é- 
poque,  au  moins  pour  celle  du  cœur  humain. 


DE    LA    DUCHESSl;    d' AERANTES.  Il3 

Le  vicomte  d'Aché  était  enfin  parvenu  à  se 
rapprocher  des  bords  de  la  mer;  changeant  de 
costume  dix  fois  dans  un  mois,  il  bravait  les 
gendarmes  et  la  police,  et  se  ri.iit  de  leurs  re- 
cherches en  les  voyant  passer  au-dessous  de  lui 
tandis  qu'il  était  caché  dans  Tarbre  le  plus  touffu 
d'une  foret,  dans  laquelle  il  errait  sans  nourri-^ 
ture  depuis  plusieurs  jours.  Mais  en  approchant 
de  la  mer  il  trouvait  encore  plus  de  périls  et 
d'obstacles  à  surmonter —  enfin  il  était  parvenu 
dans  les  environs  de  Caen  ,  lorsqu'il  se  rappela 
que  la  marquise  deVau...n  avait  une  maison  dans 
le  voisinage  de  Caen ,  et  à  peu  de  distance  de  la 
mer....  T,e  vicomte  avait  été  lié  avec  madame  de 
Vau...n  assez  intimement  pour  qu'il  se  crût  auto- 
risé à  lui  demander  un  asile....  Il  y  fut  en  effet 
avec  la  même  confiance  qu'il  se  sentait  au 
cœur,  et  qui  lui  disait  que  si  la  marquise  de 
A'au....n  était  proscrite,  il  la  sauverait. 

Aussitôt  qu'elle  le  vit,  elle  courut  en  effet  à 
hii  avec  une  apparence  de  dévouement  joveux  , 
qui  pouvait  ,  c|ui  devait  même  tromper  un 
homme  loyal  et  i)on. 

—  Que  je  vous  remercie,  lui  dit-elle  en  lui 
donnant  la  main  eî  le  regardant  avec  des  yeux 
humides....  que  je  vous  remercie  de  m'avoir 
XVI.  8 


I  1/1  MÉMOIRES 

choisie  pour  être  votre  ange  sauveur —  car  je  le 
serai,  mon  ami  !...  oh  merci!... 

Malgré  la  rudesse  d'un  marin  et  d'un  homme 
dont  l'existence  politique  avait  absorhé  la  plus 
grande  partie  de  ce  que  son  âme  avait  de  ten- 
dre,  le  vicomte  avait  conservé  dans  cette  âme 
une  grande  puissance  d'affection....  Il  se  sentit 
vaincu  par  cette  adorable  indulgence  qui  lui  ap- 
paraissait dans  une  femme  qui  devait  au  moins 
ne  plus  l'aimer,  si  elle  ne  le  haïssait  pas...  car  la 
marquise  avait  été  abandonnée  par  le  vicomte 
pour  Henriette  de  Montfjquet.... 

—  Que  vous  êtes  bonne!  lui  dit  le  malheu- 
reux proscrit ,  en  ployant  devant  elle  son  genou 
raidi  par  la  fatigue....  que  vous  êtes  bonne!... 
oui,  je  ne  dois  vous  remercier  qu'à  genoux... 

Et  cet  homme  si  sévère,  si  dur  envers  la 
souffrance,  pleurait  doucement  sur  les  mains 
d'une  femme  qu'il  croyait  généreuse.... 

—  Prenez  pitié  de  moi ,  lui  dit-il  enfin,  il  y 
a  six  jours  que  je  ne  vis  que  de  fruits  sauvages, 
et  d'un  peu  de  lait  qu'un  pâtre  m'a  donné  par 
charité...  il  y  en  a  quarante  que  je  n'ai  dormi 
sous  un  toit... 

La  marquise  de  Vau...n  ne  put  retenir  un  cri, 
et  se  levant  aussitôt,  elle  fut  chercher  ce  que  sa 
maison  pouvait  offrir  de  plus  excellent,  servit 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÊS.  Ii5 

elle-même  M.  d'Aché,  ne  mit  dans  le  secret 
qu'une  seule  femme  de  chambre  de  confiance, 
et  dès  le  lendemain  le  vicomte  se  vit  enfin  en 
sûreté  sous  un  toit  hospitalier. .. .  Bientôt  il  en 
vint  au  point  de  souifrir  de  ses  remords. . .  il 
avait  beaucoup  aimé  madame  de  Vau...n  ,  ce 
sentiment  revint  dans  toute  sa  force  alors ,  et 
il  fut...  doublement  heureux  de  lui  devoir  la  vie. 

Mon  ami,  lui  disait-elle,  il  faudra  partir 

pour  Londres ,  mais  au  printemps  prochain.  Je 
veux  y  aller  avec  vous...  maintenant  je  partage- 
rai votre  bonne  ou  mauvaise  fortune...  Laissez- 
moi  vous   prouver  que  je  vous   ai   pardonné, 
ajoutait-elle  en  souriant,  lorsque  le  vicomte  lui 
disait  en  lui  baisant  les  mains,  que  jamais  il  ne 
l'exposerait  aux  dangers  que  le  proscrit  coui>- 
rait  en  traversant  de  nouveau  la  mer  dans  une 
frêle  pirogue  qu'une  vague  pouvait  engloutir... 
Et  puis  elle  le  consolait  de  la  mort  et  de  la  cap- 
tivité de  ses  amis...  elle  évoquait  de  brillantes 
chimères,  relevait  ses  espérances  abattues,  lui 
donnant  ainsi  une  vie  nouvelle,  et  devenait  pour 
cet  homme ,  que  des  années  de  malheur  avait 
rendu  l'être  le  plus  à  plaindre ,  un  ange  conso- 
lant et  bon...  bon  comme  Dieu  pour  tous  ceux 
qui  souffrent. 

Madame  deVau n  avait  un  grand  nom,  une 


I  1 6  MEMOIRES 

belle  fortune  j  et  conséquemment  une  grande 
existence  dans  la  province  qu'elle  habitait,  et 
mêiiie  à  Paris.  Elle  y  faisait  ordinairement  de 
fréquens  voyages  ,  et  lorsque  le  vicomte  fut  chez 
elle  depuis  quelques  semaines,  elle  vint  à  Paris 
pour  recueillir  les  ouï-dire  et  juger  de  la  posi- 
tion de  son  ami.  Son  absence  fut  courte  :  elle  ne 
fut  que  huit  jours  dans  son  voyage.  Elle  rassura 
le  vicomte  sur  le  secret  de  son  séjour;  mais  elle 
lui  dit  en  même  temps  que  le  gouvernement 
voulait  l'avoir  à  tout  prix ,  et  qu'il  devait  se  ce- 
ler plus  que  jamais... 

—  Restez  toujours  ici,  lui  dit-elle...  que  pou- 
vez-vous  désirer  ailleurs? 

—  Oh!  rien,  sans  doute,  répondait  le  pros- 
crit en  se  mettant  à  ses  pieds,  et  perdant  auprès 
d'elle  le  souvenir  même  de  son  devoir...  Car  en 
hi  regardant  il  oubliait  tout,  excepté  le  bonheur 
qu'elle  lui  avait  rendu  !... 

N  est-il  donc  aucune  marque  qui  puisse  aver- 
tir une  âme  noble  et  pure  qu'elle  aspire  un  air 
empoisonné  auprès  d'un  monstre  à  face  hu- 
maine?... Cette  femme,  qui  avait  des  sourires 
d'amour,  des  paroles  passionnées  pour  l'homme 
qu'elle  trahissait ,  comment  n'apparaissait -elle 
pas  à  cet  homme  hideuse  et  repoussante!... 
Gomment,  en  la  serrant  sur  sou  cœur,  ns  sen- 


DE    LA    DUCHKSSE    DABRANTÈS,  IIT 

tait- il  pas  une  force  répulsive  qui  le  séparait 
d'elle!...  Oh!  !a  divine  justice  devrait  atîacher 
un  signe  terrible  sur  un  front  coupable  !...  Elle 
devrait  par  avance  y  graver  un  remords  a;  ticipé, 
qui  fît  au  moins  rêver  la  victime ,  et  l'empèchâl 
de  tendre  la  gorge  au  couteau! 

Oui ,  cette  femme  tant  aimée  ,  cette  femme 
qui  usurpait  une  reconnaissance  généreuse,  qui 
réclamait,  au  nom  de  son  dévouement,  les  pen- 
sées d'une  belle  âme  ;  cette  femme  n'était  qu'un 
monstre  affreux  qui  faisait  un  traité  pour  livrer 
la  victime  endormie  à  ses  bourreaux  î...  qui  ven- 
dait le  sang  du  proscrit  pour  de  l'or  !...  Car  elle 
ignorait,  la  misérable,  qu'on  voulait  offrir  une 
amnistie  entière  au  vicomte  ;  et  elle  devait 
croire  qu'il  subirait  le  même  sort  que  Gharelte 
et  Georges!... 

—  Monsieur,  dit-elle  au  ministre  de  la  police, 
je  sais  où  l'on  peut  trouver  jNL  d'Aché.  Je  l'indi- 
querai... mais  je  veux  cf.jvt  mille  francs!... 

Le  ministre  (  que  je  ne  veux  pas  nommer  ;  on 
petit  trouver  son  nom  facilement,  sans  que  j'aie 
à  l'écrire  pour  un  tel  fl\it  )  regarda  la  marquise 
avec  un  œil  qui  semblait  s'étonner  qu'une  femme 
put  revêtir  volontairement  une  forme  aussi  lii- 
deuse...  Cependant  il  souriait  !...  Ces  deux  âmes 
étaient  sœurs... 


liÔ  M]é3I0IRES 

—  Cent  mille  francs,  madame  !  lui  répondit  le 
ministre...  savez-vous  que  c'est  une  énorme 
somme  que  vous  me  demandez-ià...  Cent  mille 
francs  !...que  fliable...on  ne  peut  pas  donner  cent 
mille  francs  d'un  chef  de  chouans...  s'il  avait  été 
vendéen...  je  ne  dis  pas...  mais  chouan  !...  et  puis 
un  chouan  qui  se  cache  encore...  une  chouanne- 
rie qui  a  peur...  cela  n'est  pas  bien  effrayant. 

—  Eh  bien!  monsieur  le  duc,  je  vais  retour- 
ner d'où  je  viens ,  et  M.  d'Aché  partira  pour  l'An- 
gleterre: puisqu'il  est  si  peu  redoutable,  cela 
doit  vous  être  égal... 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela,  madame,  et  la  preuve 
que  la  chose  ne  m'est  pas  égale ,  c'est  que  je  vous 
offre  soixante  mille  francs  pour  nous  livrer 
M.  d'Aché...  maintenant,  voilà  mon  dernier  mot. 
Voyez  à  conclure...  autrement  je  ne  vous  cache 
pas  que  nous  saurons  bientôt  le  trouver...  et  le 
trouver  sans  vous... 

Madame  de  Vau..  .n  trouva  le  raisonnement 
Spécieux ,  sans  doute,  et  le  marché  fut  conclu!... 
La  misérable  s'engagea,  et  revint  auprès  de  la 
victime  avec  un  front  serein  et  la  bouche  sou- 
riante. 

Elle  était  cependant  fort  préoccupée.  Pour 
toucher  les  soixante  mille  francs  il  fallait  livrer 
le  vicomte!. ..et  comment  déterminer  cet  homme 


DE    LA    DUCHESSi:    I)  AERANTES.  II9 

à  quitter  un  asile  que  l'attachement  sur  lequel 
il  avait  le  droit  de  compter  devait  lui  faire  regar- 
der comme  un  lieu  de  salut...  mais  son  âme  était 
si  noble...  si  généreusement  élevée,  que  la  mar- 
quise fonda  sur  cette  même  noblesse  de  cœur 
son  infernale  espérance.  . .  Bientôt  le  vicomte 
put  remarquer  en  elle  une  préoccupation  qui 
l'absorbait...  ses  yeux  demeuraient  fixés  sur  lui. . 
souvent  même  il  la  surprit  pleurant...  Un  jour 
enfin  il  la  supplia  de  lui  confier  ses  peines,  car 
son  œil  d'ami  les  avait,  disait-il,  devinées... 
Elle  résista  long-temps;  enfin  elle  lui  dit  que, 
depuis  plusieurs  jours,  sa  maison  était  obser- 
vée.. .  elle  avait  remarqué  des  hommes  qui 
rôdaient  autour  du  parc  aussitôt  que  le  jour 
baissait,  et  parmi  ces  hommes  il  lui  avait  été  fa- 
cile de  reconnaître  le  secrétaire  du  premier  com- 
missaire de  police  de  Caen...  Deux  de  ses  domes- 
tiques, ajouta-t-elle ,  avaient  été  interrogés  sur 
les  personnes  qui  étaient  chez  la  marquise... 

—  Enfin,  lui  dit-elle  en  pleurant,  ma  maison 
est  soupçonnée...  Je  ne  parle  pas  du  danger  que 
je  puis  personnellement  courir. ..  si  vous  succom- 
biez dans  votre  lutte  avec  le  gouvernement  usur- 
pateur, je  mourrais  avec  vous... 

Le  vicomte  fut  attéré  en  entendant  cette  con- 
firmation de  ses  propres  craintes.  De  Ja  chambre 


1 20  MEMOIRES 

secrète  qu'il  occupait,  i!  avait  aiis^i  apeiç  i  ces 
hommes  dont  piriait  la  marquise...  Il  se  voyait 
pris  par  eux...  garotté  comme  un  vil  criminel... 
traîné  à  la  suite  de  quatre  gendarmes...  pour  aller 
finir  obscurément  sa  vie ,  sans  fruit  pour  la  cause 
à  laquelle  i!  l'avait  consacrée!..  Mais  bientôt  le 
danger  de  cette  femme  qu'il  aime...  de  cette 
femme  qui  peut-être  aura  le  sort  de  madame 
Acquêt!...  A  cette  pensée  de  mort  il  pousse  un 
gémissement  profond ,  et  tombant  à  genoux  de- 
vant la  marquise  ; 

—  Je  veux  partir,  dit -il...  ce  soir  même  je 
m'éloignerai  d'ici...  Lorsque  je  ne  serai  plus 
dans  cette  maison ,  quelles  preuves  pourront 
vous  accuser?...  Oh  !  que  je  parte  !...  que  je  m'é- 
loigne de  vous!...  de  vous,  mon  Dieu!...  qui 
m'avez  sauvé!...  vous,  mon  ange...  ma  vie... 
tout  ce  que  je  puis  aimer  en  ce  monde...  Et  vous 
cjuitterl...  vous  abandonner  sans  défense  à  ces 
liommes  qui  ne  respectent  rien!...  Je  neveux 
pas  partiî- !...  s'écriait-il  à  celte  pensée  d'aban- 
don... et  le  malheureux  retombait  épuisé  aux 
pieds  de  la  femme  perfide  qui  suivait  d'un  œil 
infern;)!  les  progrès  du  désespoir  dans  ce  cœur 
où  sa  main  allait  bientôt  arrêter  la  vie. 

—  Mon  ami,  lui  dit-elle  enfin  ,  calmez-vous.  . 
Ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  vous  laisse  sortir 


DE  LA  DUCHESSE  D  AERANTES.       121 

de  celte  maison...  mais  dès  qu'elle  est  soupçon- 
née, elle  n'est  plus  sûre  pour  vous. ..voilà  ce  que 
je  vais  faire.  David  doit  croiser  sur  la  côte, 
devant  la  Z)e7furrtnf/e%  je  connais  trop  son  dévoue- 
ment pour  vous,  pour  n'être  pas  sûre  de  le  trou- 
ver attendant  un  signal...  J'irai  moi-même,  cette 
nuit,  à  la  cliapeile...  j'y  attendrai  le  point  du 
jour...  Quel  est  le  signal  qui  vous  fait  recon- 
naître de  lui  ?... 

En  entendant  ces  paroles,  le  vicomte  n'eut 
plus  qu'une  pensée,  ce  fut  de  mourir  pour  cette 
femme  qui  lui  paraissait  si  sublime  dans  son 
amour...  Mais  sa  vie  pouvait  être  encore  utile  à 
la  cause  royale;  la  voix  de  cette  cause  le  rappela 
à  lui-même;  il  voulut  sauver  sa  vie...  pour  cette 
cause  et  pour  cette  femme  aimée  qui  la  lui  faisait 
chérir...  Il  lui  disait  cela  en  pleurant  comme 
un  faible  enfant... 

— Qu'est-ce  donc  que  je  fais  de  si  extraordi- 
naire? disait  la  marquise...  Mon  Dieu,  il  est  si 
doux  de  sauver  une  noble  vie,  quand  elle  est  celle 
d'un  autre  nous-même...  Mon  ami ,  dites-moi  le 
signal...   carie  jour  baisse...  je  partirai  à  minuit, 

»  La  Dclivrande  es'  une  cliapeile  Jsolc'e  surles  bords  delà 
mer  ,  à  peu  de  distance  de  Caen.  Rien  n'est  sauvage  et 
trisle  comme  ses  alentours.  Les  contrebandiers  connaissent 
parfaitement  Notre-Dame  de  Délivrande. 


laa  MEMOIRES 

et  je  serai  à  la  Délivrande  an  point  du  jour... 

—  C'est  un  mouchoir  noir,  répondit  le 
vicomte...  je  dépliais  ma  cravate  ,  et  elle  me  ser- 
vait de  drapeau. 

—  Mon  Dieu,  dit  la  marquise  en  pâlissant 
malgré  elle ,  c'est  un  drapeau  bien  lugubre  !... 

—  Etes-vous  donc  superstitieuse?  dit  M.  d'A- 
ché...  JNe  le  soyez  pas,  mon  amie...  im  ange 
comme  vous  doit  dissiper  toutes  les  chances  de 
danger  et  de  mort. 

La  marquise  baissa  les  yeux  devant  ce  regard 
étincelant  du  feu  d'une  noble  pensée...  elle  com- 
mençait à  faiblir  sous  le  poids  de  son  infamie!... 

Mais  le  lendemain  matin  elle  aborda  le  vi- 
comte avec  11  ne  physionomie  heureuse  et  riante. 
La  nuit  lui  avait  rendu  sa  perversité  tout  en- 
tière. 

—  David  est  à  la  côte,  s'empressa-telle  de 
dire  à  M.  d'Aché...  Il  vous  enverra  ce  soir  uli  de 
ses  plus  courageux  matelots  pour  vous  servir  de 
guide  jusqu'à  la  Délivrande,  Là  «  il  se  trouvera 
lui-même  pour  vous  recevoir...  Je  vous  ai  fait 
préparer  un  cheval...  et  ce  soir,  mon  ami...  nous 
nous  séparons...  mais  c'est  pour  votre  sûreté... 
votre  vie!... 

La  journée  s'écoula  dans  des  sentimens  bien 
différens...  Le  vicomte  voyait  avec  une  sorte  de 


DE    LA    DDCHESSE    d' AERANTES.  123 

terreur,  inconnue  à  son  beau  courage,  s'appro- 
cher l'heure  qui  devait  le  séparer  de  cette 
femme  qui ,  pour  lui,  réalisait  les  plus  sublimes 
et  les  plus  douces  pensées...  Quant  à  elle ,  c'était 
avec  une  lenteur  de  mort  que  l'aiguille  se  traî- 
nait sur  le  cadran  de  la  pendule...  Enfin  onze 
heures  sonnèrent  à  toutes  les  horloges  de  la  ville 
de  Caen...  Le  vent  apporta  leur  vibration  jus- 
que dans  la  chambre  retirée  où  la  marquise,  fa- 
tiguée de  Sun  rôle  sensible,  n'avait  plus  la  force 
decacher  le  iTieurtre  sous  l'enveloppe  d'un  ange... 
Dans  ce  moment,  le  son  prolongé  d'un  cor  de 
chasse  se  fit  entendre... 

—  C'est  le  signal,  s'écria-t-elle  en  se  précipi- 
tarit  hors  de  la  chambre  pour  aller  au-devant 
du  matelot,  qu'elle  y  ramena  bientôt,  en  le  pré- 
sentant à  M.  d'Âché  comme  venant  de  la  part  du 
patron  David. 

Cet  homme,  interrogé  par  le  vicomte,  parais- 
sait connaître  le  pavs  comme  lui-même  ,  et  lui 
promit  de  le  faire  arriver  à  la  Délivrande  avant 
le  point  du  jour;  mais  il  fallait  partir...  Après 
avoir  embrassé  Tamie  qu'il  quittait  avec  déses- 
poir, le  vicomte  monta  à  cheval  et  sortit  de  sa 
maison  au  moment  où  minuit  sonnait. 

On  était  alors  dans  le  mois  d'octobre...  la 
nuit  était  froide  et  sombre...  Il  venait  de  la  rner 


124  MÉMOIUES 

un  vent  glacé  qni  portait  nn  frisson  sinistre  au 
cœur  du  brave  partisan..,  11  marchait  en  silence, 
elle  matelot  le  suivait  en  ayant  soin  de  tenir  son 
cheval  tellement  près  du  sien ,  que  le  vicomte 
finit  par  en  prendre  de  l'humeur. 

—  Mon  ami ,  lui  dit-il ,  éloignez  un  peu  votre 
cheval ,  vous  empêchez  presque  le  mien  de  mar- 
cher... Et  se  penchant  sur  le  cou  de  son  cheval, 
il  le  flatta  de  la  main  ;  mais  l'animal  ne  releva 
même  pas  la  tête...  c'était  un  cheval  vieux,  ma- 
lade, épuisé...  et  hors  d'état  de  fournir  un  seul 
temps  de  galop  ^  si  le  vicomte  avait  voulu  fuir... 
La  malheureuse  avait  tout  prévu  '. 

Le  vicomte  avait  une  carabine  anglaise ,  du 
travail  le  plus  précieux ,  qui  jamais  ne  le  quit- 
tait. Avant  de  partir,  il  l'avait  chargée  dans  la 
chambre  même  de  la  marquise;  mais,  au  mo- 
ment du  départ,  elle  lui  avait  donné  elle-mémf; 
le  conseil  de  la  faire  porter  au  matelot;  car,  lui 
dit-elle,  vous  aurez  bien  assez  à  faire  à  conduire 
votre  cheval  dans  celle  obscurité...  Le  matelot 
portait  donc  la  carabine,  et  tous  deux  chemi- 
naient en  silence.  C'est  ainsi  qu'ils  firent  à  peu 
prés  la  moitié  du  chemin  ;  le  trajet  était  périlleux , 

I  Elle  s'est  elle-même  vanlc'o  à  quelqu'un,  qui  me  l'a  redit, 
de  celle  Jinesse  de  Jemmeï  C'est  ainsi  qu'elle  appelait  son 
infernale  prévoyance. 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  125 

car  ils  tournaient  la  ville  de  Caen  pour  gagner 
ensuite  la  Délivrande,  où  les  attendait  David. 

Tout-à-coup  Toreille  exercée  du  vicomte  re- 
cueille des  bruits  étranges...  il  lui  semble  enten- 
dre des  voix  confuses...  Dans  ce  moment ,  le 
matelot  se  mit  à  tousser  d'une  façon  si  singu- 
lière ,  qu'un  soupçon  terrible  s'empara  de 
M.  dAché... 

—  jNIa  carabine,  dit-il  à  cet  homme. 
Pas  de  réponse. 

—  Ma  carabine ,  répéta-t-il  d'une  voix  plus 
impérative. 

Même  silence... 

Le  vicomte  vit  alors  probablement  qu'il  étart 
trahi ,  et  iit  un  mouvement  pour  descendre  de 
cheval...  Il  avait  six  pieds  ,  et  sa  force  musculaire 
était  terrible...  Le  matelot,  jugeant  qu'il  ne  pour- 
rait pas  lutîer  avec  lui ,  le  mit  en  joue  avec  sa 
propre  carabine,  et  lui  cria  d'une  voix  tonnante  : 

—  Alte-là!...  Je  ne  suis  plus  matelot...  je  ne 
suis  plus  ami...  je  suis  gendarme  *  î...  et  je  vous 
arrête  au  nom  de  la  loi. 

Une  imprécation  terrible  fut  la  seule  réponse 
du  vicomte.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie  il 
voulut  fuir!...   mais  le  cheval  qu'il  montait  fut 

•  Ce  gendarme  s'appelle  Loison. 


126  MÉMOIRES 

également  rétif  à  la  voix  et  à  l'éperon...  Ce  fut 
en  ce  moment  que  le  gendarme ,  craignant 
que  sa  victime  lui  échappât  avant  l'arrivée  de 
ses  camarades,  bien  qu'il  eût  reçu  seiilement 
ordre  de  prendre  le  vicomte  ,  et  non  pas  de  le 
TUER,  déchargea  sa  carabine  presque  à  bout  por- 
tant sur  lui  !.,.  Le  malheureux  était  sans  armes... 
Il  voulut ,  par  tm  mouvement  machinal  et  in- 
spiré par  sa  bravoure  naturelle,  saisir  son  cou- 
teau de  chasse...  mais  son  bras  ne  put  même  se 
soulever...  il  avait  été  brisé  par  le  coup  de  sa 
propre  carabine...  La  nuit  était  sombre,  et  la 
main  du  meurtrier  tremblante...  La  victime  ne 
fut  que  frappée,  et  ne  tomba  pas  sous  le  pre- 
mier coup... 

Au  bruit  qu'il  fit,  une  troupe  de  douze  gen- 
darmes ,  embusquée  derrière  un  buisson  j)our 
y  attendre  sa  proie,  accourut  sur  le  lieu  de  la 
scène...  Croyant  que  le  vicomte  se  défendait ,  et 
redoutant  sa  force,  dont  la  renommée  racontait 
des  choses  presque  fabuleuses,  la  troupe  en- 
tière lira  sur  lui,  et  le  malheureux  tomba  per- 
cé de  balles  '  et  assassiné  aussi  lâchement  qu'il 
aurait  pu  l'être  par  une  bande  de  brigands...  En 
le  voyant  étendu  sans  vie  au  milieu  du  chemin 

»  Le  cheval  fut  également  percé  de  balles   et  mourut  au 
même  instant. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  11*7 

solitaire  qu'il  inondait  de  son  sang,  les  assas- 
sins se  regardèrent...  mais  pas  une  main  n'osa 
s'avancer  pour  relever  le  cadavre...  Il  sem- 
ble qu'ils  redoutaient  encore  cet  homme,  tout 
massacré  qu'il  était...  Us  s'éloignèrent  silencieu- 
sement, et  rentrèrent  à  Caen  dans  leur  caserne, 
sans  parler  de  leur  expédition  ;  car  l'autorité , 
qui  voulait  M.  d'Aché,  et  non  pas  son  cadavre, 
leur  aurait  demandé  un  compte  sévère  du  sang 
versé. 

Mais  la  catastrophe  ne  pouvait  demeurer  long- 
temps inconnue...  Le  vicomte  avait  été  payé 
trop  cher  au  Judas,  pour  qu'on  ne  s'informât  pas 
de  lui-même  ce  qu'il  était  devenu...  La  marquise 
voulut  au  moins  avoir  la  loyauté  du  crime... 
Elle  raconta  comment  un  gendarme  était  venu 
prendre  le  prisonnier  le  8  octobre ,  à  minuit. .. 
Depuis,  elle  n'avait  revu  aucun  d'eux... 

Pendant  ce  temps,  le  cadavre  mutilé  de  la  vic- 
time gisait  abandonné  sur  le  chemin  où  elle 
avait  été  égorgée...  Quelques  paysans  le  rele- 
vèrent ,  et  crurent  reconnaître  en  lui  un  horlo- 
ger voyageur,  qui  tous  les  ans  passait  dans  cet  en- 
droit. Il  fut  enterré  dans  cette  croyance ,  qui  était 
celle  du  pays...  Cette  erreur  épaississait  le  voile 
au  lieu  de  l'enl  ever...  Enfin  le  gouvernement,  vou- 
lant sortir  de  l'inquiétude  où  le  mettait  la  dispa- 


128  MÔrOIRE3 

rition  du  vicomte  d'Aché,  ordonna  l'exhumation 
du  corps  en  présence  d'nne  commission  formée 
de  personnes  qui  l'auraient  connu. 

I.a  chose  fut  exécutée,  et  l'enquête  prouva 
que  le  corps'  était  bien  celui  du  vicomte  d'Aclié, 
agent  accrédité  depuis  long-temps  de  Louis 
XVIII  et  de  l'Angleterre,  et  dont  le  zèle  infati- 
gable n'avait  jamais  cessé  d'entretenir  un  foyer 
de  discordes  civiles  dans  l'intérieur  de  la  France 
et  sur  cette  partie  de  nos  cotes  principalement 
qui  borde  le  Calvados  et  le  département  de  la 
Seine-Inférieure... 

?ilais  cet  éclat,  que  les  gendarmes  forcèrent 
de  donner  à  la  chose,  jeta  une  odieuse  lumière 
sur  toute  l'affaire.  La  marquise  de  Vau....n  en 
fut  entièrement  éclairée...  A  la  vue  d'un  tel 
monstre  ,  un  cri  d'horieur  retentit  autour 
d'elle!...  Elle  fut  obligée  de  fuir...  elle  emporta 
son  or,  ses  remords  et  sa  honte,  et  fut  se  cacher 
dans  un  lieu  où  l'infjiraie  de  son  action  ne  lût 
pas  parvenue. 

'  La  slaluie  ilii  viconiic  d'Aché  ainsi  que  toute  sa  per- 
sonue  étalent  assez  particulières  pour  ne  laisser  subsister 
une  méprise  ;  il  avait  près  de  six  pieds;  mais  une  chose  re- 
marquable surtout  eu  lui,  était  ses  jambes  et  ses  pieds  : 
leur  conformatioQ  était  particulière  et  fut  reconnue  sur  le 
cadavre  déterré. 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABJUMKS.  I  Ug 

Après  la  mort  de  M.  d'Aché,  l'Angleterre  dé- 
couragée ne  fit  plus  de  tentatives  pour  allumer 
la  guerre  civile  dans  le  Calvados.  Plusieurs  par- 
tisans furent  toujours  prêts  néanmoins  à  lever 
i'étendard  et  à  marcher  pour  la  cause...  Toute- 
fois les  provinces  du  Calvados  et  de  lEure  étaient 
presque  paisibles  lorsque  la  proclamation  de 
LouisXVIlly  parut...  Sa  venue  ralluma  les  feux 
mal  éteints.,  et  l'empereur,  qui  connaissait  l'es- 
prit du  pays,  eut  des  craintes  qui,  je  l'ai  dit  plus 
haut,  furent  de  nature  à  éveiller  toute  sa  sollici- 
tude. Celle  légitimité,  qui  lui  apparaissait  comme 
un  nouvel  ennemi  grand  et  formidable,  appelai 
usurpation  ce  que  lui  voyait  comme  le  commen- 
cement d'une  dynastie,  dont  le  jeune  héritier 
devait  inspirer  la  terreur  du  nom  de  son  père. .. 
C'était  une  déception  terrible!...  Napoléon  re- 
connut, en  revoyant  tous  les  rapports  des  préfets 
de  la  Seine-Inférieure,  du  Calvados  et  de  l'Eure, 
que  les  brigandages  de  ces  provinces  avaient  été 
TOUJOURS  protégés  ,  excités  même  par  l'Angle- 
terre... Il  reconnut  son  ennemie  partout  !...  Il  la 
découvrit  même  dans  les  traces  anciennes  qui 
étaient  demeurées  sur  les  plages  désertes  du  Cal- 
■vados...  Il  la  reconnut  dans  ces  retraites  mysté- 
rieuses des  châteaux  des  nobles  de  cette  partie  de 
la  France.  11  la  reconnut  encore  dans  la  nouvelle 
xyi  9 


l3o  MEMOIRES 

insurrection  de  TOiiest,  que  l'on  avait  découverte 
par  le  moyen  de  madame  la  marquise  deVau.  ..n, 
qui,  servant  de  secrétaire  au  vicomte,  avait 
pu  facilement  en  livrer  une  copie...  Partout  enfin 
l'empereur  reconnaissait  l'Angleterre  aux  coups 
perfides  qui  lui  étaient  secrètement  portés.  Pour 
nous  elle  avait  long-temps  sommeillé,  mais  ja- 
mais cependant  elle  n'avait  été  iiiactive;et  main- 
tenant, que  le  malheur  commençait  à  régir  la 
destinée  de  son  adversaire,  elle  pouvait  faire 
jouer  les  ressorts  qu'elle  n'avait  jamais  laissé 
rouiller...  J'ai  rapporté  toute  cette  histoire  pour 
faire  voir  que  l'Angleterre  avait  non  seulement 
un  œil  toujours  ouvert  sur  nos  affaires  intérieu- 
res, mais  qu'elle  y  portait  aussi  une  main  active. 
Ainsi  donc.  Jamais  elle  n'abandonna  la  partie, 
quoique  pendant  trois  ans  les  habitans  d'Hartwell 
fussent  dans  une  sorte  d'oubli  de  la  part  du  ca- 
binet de  Saint-James.  Le  ministère  anglais  voulait 
peut-être  agir  pour  lui-même,  et  partager  la 
France  en  reprenant  Calais,  Dunkerque,et  réali- 
sant en  i8i5  les  vœux  toujours  trompés  des  rois 
delà  maison  de  ïudors,comme  des  Plantagenets, 
comme  des  Stuarts ,  comme  de  tous  ceux  qui  ont 
régné  sur  l'Angleterre...  C'est  une  pensée...  et  je 
suis  persuadée  que  l'Angleterre  n'a  protégé  le  re- 
tour des  Bourbons  que  parce  qu'ils  étaient  pour 
elle  un  moyen  plus  certain  de  se  venger  de  nous. 


Dr    LA    DUCHESSE    d'aBIIANTÈS.  l3| 


CHAPITRE  V. 


Sermon  d'ini  c'icve  à  son  maître. —  Carrière  r03'ale  de  Bcrna- 
dolte.  —  Déclaration  de  j^iierre  de  la  Prusse. —  Armée  du 
prince  Eugène.  —  Situation  militaire.  —  Sitn'stres  prcssen 
tioiensde  M.  de  Narbonne.—  !-e  boulon  de  rose  et  le  duel. 

—  M'Tnorial  de  Suiiile-Helèiie . —  M.  T.  . .  ,n  et  le  congrès» 

—  Lettres  sans  réponse. —  Mort  de  l'abbé  Delille.  —  Re- 
vue critique. —  Départ  de  l'empereur. —  Nécessité. — 
Haine  implacable  contre  l'Anglelene.  —  Passage  à  Er- 
fuil.  —  Combat  de  Weisseinfeld.—  Bravoure  de  notre  in- 
fanterie.—  Défilés  de  Poserna. —  Bessières  y  est  tué.  — 
Epopée  à  faire.  —  Scène  burlesque.  —  Le  manteau  de 
coui"  ensanglanté. —  Reconnaissance. 

On  parla  beaucoup  à  cette  époque  (  mars 
i8iv3)  d'une  lettre  écrite  à  l'empereur  par  ic 
prince  royal  de  Suède;  j'entends  ici  la  véritable 
leître  du  prince  royal,  et  non  pas  ce  qu'on  pu- 
bliait. J'en  j^atlai  à  Duroc  et  à  mes  autres  amis; 
mais  soit  que  Napoléon  eût  eardé  pour  Itii  cettt 
lellre,  qu'il  regardait  comme  une  sorte  d'îwsz///e, 
je  ne  pus  savoir  d'eux  la  vérité,  que  peut-être 
ils  ignoraient  eux-mêmes. 

Cependant  on  racontait  que  cette  lettre  était 
une  sorte  de  sermon  fait  par  l'élève  à  son  maUre. 


l3a  MÉMOIRES 

Or,  on  sait  que  le  muttre  n'avait  aucune  disposi- 
tion à  écouter  les  avis  même  de  ceux  qu'il  ai- 
mait. Ainsi  donc,  il  devait  considérer  la  de- 
mande à  main  armée  que  lui  faisait  Bernadolte  de 
donner  la  paix  à  l'Europe,  comme  une  offense 
même  des  plus  graves.  Bernadette  cherchait 
sans  doute  un  prétexte  pour  rompre  entièrement 
avec  la  France.  11  devait  assez  connaître  Napo- 
léon pour  savoir  l'effet  que  produirait  sur  lui 
un  avis  en  manière  de  remontrance. 

Peut-être  cependant  n'a-t-on  pas  assez  suivi 
Bernadotte  dans  sa  carrière  royale  depuis  le  mo- 
ment où  il  quitta  la  France  pour  avoir  une  au- 
tre patrie.  Les  intérêts  de  cette  nouvelle  patrie 
devenaient  pour  lui  des  devoirs;  peut-être  l'a- 
vons-nous  trop  oublié.  Il  fut  profondément  blessé 
en  iSii,  lorsque  la  France  refusa  d'intervenir 
auprès  du  Danemarck  pour  la  Norwège.  Vint 
ensuite  l'invasion  de  la  Poméranie';  alors  se 
firent  les  premières  propositions  de  la  Prusse  et 
de  la  Russie. 

On  assure  que  le  prince  royal  empêcha 
Charles  Xlll  d'y  accéder  dès  cette  première 
époque...  je  le  souhaite  pour  lui...  il  m'est  tou- 
jours pénible  d'accuser  un  nom  de  notre  ancienne 

«  a6  janvier  1812. 

>  Voyez  les  traités  prélimiDaires  des  !24rQars  et  3  mai  180. 


DE    Là    DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  1 33 

phalange  sacrée.  Un  tort  peut-être  positif  de 
Napoléon ,  c'est  qu'il  traita  Bernadette  comme 
Murât,  et  la  chose  était  toute  différente.  Murât 
était  la  création  de  l'empereur.. .  c'était  un  nuage 
que  la  volonté  et  le  pouvoir  du  magicien  avait 
rendu  compacte,  et  que  sa  baguette  avait  coloré 
de  l'apparence  royale...  tandis  que  le  prince  royal 
de  Suède  était  souverain  par  l'élection  d'une  na- 
tion libre  et  généreuse.  Il  se  devait  à  celte  nation  , 
et  ne  devait  avoir  de  reconnaissance  que  pour 
elle.  Mais  cependant  la  patrie  qui  l'avait  vu  naître 
ne  pouvait  être  oubliée  de  lui,  et  voilà  son  tort, 
comme  celui  de  Moreau...Bernadotte  devait  res- 
ter né?M/r^.  La  postérité,  comme  l'époque  contem- 
poraine, en  doit  juger  ainsi. 

Cependant  la  Prusse  avait  enfin  déclaré  la 
guerre  à  la  France ,  et  proclamé  son  accession 
au  traité  d'alliance  continentale...  Nous  et  ons 
alors  dans  une  terrible  position  !.  . .  L'armée 
que  commandait  le  prince  Eugène,  et  qui  était 
tout  ce  qui  faisait  notre  force,  ne  comptait  que 
trente-deux  mille  hommes,  anciens  soldats!... 
Le  vice-roi  fit  des  prodiges  pendant  le  temps 
qu'il  demeura  sans  secours,  presque  sans  espé- 
rance... ne  voyant  autour  de  lui  que  des  alliés 
prêts  à  déserter  notre  cause,  et  des  soldats  dé- 
couragés... ^'ous  occupions  encore  Magdebourg; 


lS4  MÉMOIRES 

le  vice-roi  avait  son  quartier- grnéral  à  Stassfiirlh, 
près  de  Halbersfadt  ;  Rapp,  enfermé  dans  Dant- 
zick,  s'y  maintenait  comme  un  héros...  mais  ces 
dernières  lueurs  n'éclairaient  plus  que  des  volon- 
tés mourantes.  Jnnot  était  parti  pour  les  provinces 
Illyriennes  et  pour  Venise  ;  car  les  Anglais  mena- 
çaient le  littoral  de  toute  cette  partie  du  Midi ,  el: 
l'empereur  avait  compris  ,  à  l'heure  du  danger, 
qu'il  lui  fallait  là  un  homme  dévoué  connue  son 
ancien  ami...  Hélas!  le  moment  approchait  où 
tous  ses  meilleurs  amis,  ses  pi  us  fidèles  servi  leurs, 
devaient  tomher  autour  de  lui,  comme  pour  l'a- 
vertir que  la  roue  de  fortune  allait  cesser-  de 
tourner  sous  sa  inain... Berlin  était  occupé  par  les 
Cosaques.  La  ville  neuve  de  Dresde  était  prise 
par  les  Prussiens...  Hambourg  était  évacué,  et 
les  forées  de  l'armée  française ,  quoique  formi- 
dables en  apparence,  n'étaient  pas  faites,  par 
leur  nature  ,  a  rassurer  les  hommes  habitués  h 
)nger  les  choses.  Voilà  quelles  étaient  lestrotq3fS 
qui  étaient  alors  en  Allemagne,  en  avril  i  8  i  5... 
Il  y  avait  huit  corps  d'armée  et  la  garde  impé- 
riale. Ces  troupes  étaient  ainsi  divisées  : 

i"  corps, sur  l'Elbe  Inférieure,  commandé  par 
le  général  Vandamme  ,  homme  intri'pide  et  l'un 
des  plus  capables,  sans  doute,  pour  défendre  la 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  l55 

patrieau  jour  du  danger...  Il  avait     2^,000  hom. 

2'  corps ,  commandé  par  le  ma- 
réchal Victor,    duc  de  Bellune , 
que  les  soldats  avaient  surnommé 
Beau-Soleil.  Il  était  près  de  Mag- 
deboure,  et  avait   avec  lui  une 
force  plutôt  dérisoire  qu'elle  n'é- 
tait utile.  Victor  avait  du  cœur, 
du  talent ,  mais  il  était  malheu- 
reux. 6,000 
5'  corps.  Le  maréchal  Ney.           00,000 
4*  corps.  Génc'ral  Bertrand.          20,000 
5*  corps.  Général  Lauriston.          20,000 
G*  corps.  Maréchal  Marmont.         i4,ooo 
1  r  corps.  Maréchal  Macdonald.      i8,oco 
12'  corps.  Maréchal  Oudinot.          18,000 
Garde  impériale.                                17,000 
Cavalerie  impériale  et  séparée.         t',000 

169,000  hom. 

Les  forces  alliées  étaient  en  face  de  nous, 
toutes  prêtes  à  l'offensive,  et  se  composaient, 
sans  les  Suédois ,  de  226,000  hommes.  Bientôt 
le  prince  de  Suède  vint  les  augmenter  de  son 
contingent,  que  lui  avait  acheté  l'Angleterre ,  et 
que  Napoléon  pouvait  aussi  lui  acheter  avec  la 
Finlande  ou  la  Norwège. ..  Il  fit,  à  cette  époque. 


1 36  MEMOIRES 

bien  des  fautes  du  même  genre...  J'ai  déjà  parlé 
de  cette  ténacité  qui  l'empêchait  de  voir  clair 
dans  ses  propres  intérêts  même,  et  qui  l'aveu- 
glait au  point  de  se  nuire  par  des  coups  mortels 
dans  une  circonstance  où  les  moindres  blessures 
ne  se  pouvaient  guérir...  Il  en  est  une  fouie 
d'autres  que  des  difficultés  personnelles  (  non 
pour  moi  )  empêchent  de  faire  connaître  en- 
tièrement. C'est  d'autant  plus  à  regretter  qu'il 
en  est  dans  le  nombre  dont  le  sort  de  l'Europe 
a  peut-être  dépendu...  Je  vais  en  donner  une  idée. 
C'était  dans  les  premiers  mois  de  iSiô.  Le 
comte  TiOuis  de  Narbonne  dont  je  tiens  ces  dé- 
tails était  alors  notre  ambassadeur  à  Vienne.  Jt? 
recevais  souvent  de  ses  nouvelles,  et  chaque  jour 
je  voyais  un  ton  de  tristesse  plus  amère  se  ré- 
pandre dans  lesépanchemens  de  son  amitié,  tou- 
jours si  bonne  et  si  aimable  avec  moi  qu'il  aimait 
commesa  fille.  Je  lui  demandais  la  cause  de  cette 
tristesse  sans  pouvoir  obtenir  une  explication... 
mais  lui-même  me  l'avaitdonncele  jour  où  il  vint 
me  dire  adieu  lorsqu'il  quitta  Paris: 

—  Je  ne  sais  où  je  vais,  me  dit-il  en  m'em- 
brassant  ;  je  m'embarque  sur  une  mer  sans  ri- 
vage qui  ne  me  présente  que  des  écueils... 

—  Pourquoi  ne  pas  reiuser  cette  dangereuse 
mission?  lui   dis-je.   presque  en  larmes  ,  car  je 


DE   LA    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  lù^j 

l'aimais  si  tendrement!...  hélas!  je  ne  l'ai  plus 


revu  1 


^-  Cela  m'est  impossible  !.. .  Comment  voulez- 
vous  que  je  puisse  dire  à  l'empereur  que  je  ne 
puis  accepter  un  poste,  parce  que  j'y  vois  du 
danger?... 

—  Cependant,  mon  ami,  s'il  est  vrai  que 
vous  alliez  à  Vienne,  cette  ambassade  est  ho- 
norable; M.  de  Metternich  vous  aime,  et  je 
suis  sûre  qu'à  vous  deux  vous  ferez  de  bonne 
besogne...  Je  puis  me  tromper,  mais  je  crois  que 
M.  de  Metternich  veut  la  paix...  Il  est  un  des 
hommes  dont  le  cœur  est  le  plus  honnête  et  ie 
plus  droit  en  politique  comme  en  toute  chose... 
Que  de  fois  je  lui  ai  entendu  dire  dans  la  con- 
fiance de  l'amitié,  et  n'ayant  aucune  fausseté  di- 
plomatique dans  la  pensée  ,  que  les  affaires  po- 
litiques iraient  bien  mieux  si  les  hommes  ne  se 
faisaient  pas  des  difficultés  toujours  renaissantes 
dans  ces  codes  de  diplomatie  inventés  par  la 
fraude  et  la  faiblesse  surtout!  Je  suis  convaincue 
qu'il  sera  bien  heureux  de  voir  arriver  un  am- 
bassadeur comme  vous...  comme  vous  qu'il 
aime  d'une  tendre  amitié.  Je  vous  ai  dit  souvent, 
mon  ami ,  que  le  prince  de  Metternich  était  Jeux 
hommes  y  l'homme  privé  (  t  Ihomnie  public,  et 
que  tous  deux  était  nté;:alement bons,  vertueux, 


1 5S  iixmoihes 

et  de  ces  êtres  que  la  nature  donne  rarement.., 

—  Je  sais  tout  cela,  me  répondit  M.  de  Nar- 
bonne. ..  et  pourtant  je  suis  certain  de  ne  rien 
faire  de  bien...  ma  chère  enfant...  je  suis  bien 
malheureux  ,  je  vous  le  répète. 

Il  appuya  sa  tète  sur  le  marbre  de  la  chemi- 
née, et  se  mit  à  rêver  profondément...  Que  de 
fois,  depuis  nos  malheurs  publicset  personnels, 
je  me  suis  rappelé  cette  matinée  !!... 

—  Oui,  reprit  enfin  M.  de  Naibonne,  vous 
Terrez  d'ici  à  quelques  semaines,  quelques  mois, 
que  je  n'aurai  pas  bien  compris  mes  instructions  , 
et  ûue  c'est  moi  qui  n'aurai  pas  su  faire  la  paix!... 

Je  le  regardais  en  ouvrant  de  grands  yeux... 
Albert  entra  au  même  moment...  M.  de  Nar- 
bonne  continua  : 

—  Oui,  je  vous  le  dis,  et  retenez  bien  mes 
paroles.. .  ma  pauvre  amie  ;  elles  sont  presque 
testamentaires... 

—  Au  nom  de  Dieu  î  m'écriai-je,  n'allez  pas  mé 
déchirer  ainsi  le  cœur  au  moment  de  notre  sépa- 
ration!... je  ne  vois  autour  de  moi  que  des  es- 
prits frappés!...  Mon  Dieu!  mon  Dieu!...  Oh! 
que  nous  sommes  malheureux!... 

M.  de  Narbonne  me  prit  les  deux  mains  qu'il 
serra  dans  les  siennes,  et  me  regardant  avec  cet 
aimable   sourire  que  je  n'ai  vu  qu'à  lui,  mais 


DE   LA    DUCHESSE    d'abRA.NTT'S.  iS^ 

(^Tii,  en  ce  moment,  était  bien  loin  de  celui  qui 
était  sur  ses  lèvres  en  croisant  le  1er  pour  un 
bouton  de  rose'  : 

—  Mon  excellente  amie,  je  vous  fais  de  la 
peine  à  mon  tour...  Pauvre  enfant!...  vous  êtes 
destiuée  à  souffrir  dans  tout  ce  que  vous  ai- 
mez!... mais  ici  je  n'exagère  aucune  inquié- 
tude... Il  est  des  lieux  ,  même  dans  ma  propre 
famille,  où  je  Its  dissimule. ..mais  ici  je  puis  par- 
ler, parce  que  Jiuiot  vous  a  déjà  fait  entendre 
un  pareil  langage...  seulement ,  il  est  une  chose 
que  peut-être  il  ne  sait  pas  comme  moi,  parce  que 
son  attacliement  pour  l'empereur  lui  épaissit  1© 
voile  jeté  sur  ses  yeux... mais,  moi,  raachère  en- 
faut.  je  sais  très  bien...  (ici  il  baissa  lavoix),  je  sais 
trop  bien  que  l'empereur  Napoléon,  notre  empe* 
reur,  enfin...  eh  bien  !  il  ne  veut  pas  faire  la  paix... 

Je  poussai  un  cri  !... 

—  Silence!...  silence  et  oubli,  mon  Dieu!... 
Voulez-vous  donc  me  perdre  avec  vous!...  Junot 
ne  le  voit  donc  pas  comme  moi?...  cela  est  pour- 


'  M.  le  comte  de  Nnil)OTine  e'iant  au  bal  de  l'Ope'ra  ,  rérut 
un  boulon  de  rose  d'un  mnsque  fort  spirituel  et  très  pour- 
suivi; on  Jtii  dispi'la  Je  bomoa  de  rose.  H  fut  se  battre  « 
ri'.-.slaiU  derrière  lOpéra.  En  se  ballant,  le  boulon  de  rose 
qu'il  tenait  entre  ses  lèvres  tomba  de  sa  bouche...  Sans  reti- 
rer son  ier  il  se  pencha  ,  et  ramassa  le  bouton  de  rosé. 


l40  MÉMOIRES 

tant  bien  visible  pour  ceux  qui  vivent  auprès  de 
lui...  Tenez,  demandez  à  cet  excellent  duc  de 
Bassano...  il  conseille  la  paix,  quoique  bien  des 
gens  disent  que  pour  faire  sa  cour  à  l'empereur 
il  flatte  son  idée  favorite...  niais  je  crois  être  sûr 
du  contraire...  Le  duc  de  Vicence  voudrait  aussi 
déterminer  l'empereur  à  faire  la  paix. ..  mais...  je 
ne  crois  pas  que  la  paix  se  fasse,  parce  que,  dans 
mon  opinion,  il  ne  la  veut  pas.  C'est  une  guerre 
toute  politique  contre  l'Angleterre,  et  tant  que 
l'Angleterre  sera  debout  et  même  chancelante,  on 
lui  tirera  des  coups  de  canon...  Ce  n'est  pas  à  la 
Russie,  ce  n'est  pas  à  la  Prusse,  ce  n'est  pas  à 
l'Autriche  qu'en  veut  noire  matlre  :  c'est  à  cette 
ennemie,  qui  lui  saule  au  cœur  comme  une 
vipère,  et  le  blesse  de  son  dard  toutes  les  fois 
qu'elle  a  le  temps  et  la  possibilité  de  se  lever  ^our 
se  lancer  à  lui...  Il  faut  qu'elle  meure,  voyez- 
vous,  pour  qu'il  dorme  en  repos,  même  sur  sa 
couche  de  lauriers  et  de  drapeaux  conquis... 

Je  l'écoutais  avec  une  triste  attention  ,  car  il 
y  avait  bien  de  la  vérité  dans  ce  qu'il  me  disait.... 
Albert  ne  parlait  pas,  mais  il  était  évident  qu'il 
était  de  son  avis,  et  lui,  mieux  que  tout  autre  , 
pouvait  affirmer  ou  infirmer  une  assertion  con- 
cernant la  politique  de  Napoléon.  Il  le  connais- 
sait depuis  sa  plus  jeune  enfance;  il  le  connaissait 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRAKTÊS.  i4i 

bien...  et  pendant  vingt  ans  la  politique  la  plus 
intérieure  du  cabinet  de  l'empereur  lui  avait  été 
révélée...  Le  point  qu'il  administrait  était  fort 
important,  et  le  littoral  de  la  haute  et  basse  Pro- 
vence avait  été  souvent  le  but  de  tentatives  tou- 
jours déjouées  par  son  talent  et  son  activilé...Il 
me  dit  qu'il  était  de  l'avis  du  comte  Louis  de 
Narbonne  :  —  Mais  il  faut  que  ces  pensées  ne  sor- 
tent pas  de  celte  chambre,  ajouta-t-il...  Il  ne 
pourrait  être  que  nuisible  à  Junot,  au  comte, 
ainsi  qu'à  moi  ,  que  cette  lucidité  fut  aussi  libre 
dans  l'exercice  de  notre  jugement...  Il  faut  quel- 
quefois faire  l'aveugle...  Surtout,  ma  sœur, 
garde-toi  bien  de  rien  écrire  de  cette  conversa- 
tion à  ton  mari...  il  ne  faut  pas  l'entraîner  à  faire 
une  réponse  qui  pourrait  lui  nuire  à  lui-même... 
Je  sais  ce  qu'il  pense... 

—  Est-ce  donc  comme  vous  deux?  deman- 
dai-je  toute  surprise... 

Albert  inclina  la  tête... 

— Oui,  oui,  me  dit  M.  de  Narbonne,  et  il  en  est 
bien  malheureux...  Oh!  que  l'empereur  devrait 
écouter  davantage  la  voix  du  dévouement  coura- 
geux!... 

Ce  que  me  dirent  en  ce  moment  le  comte 
Louis  et  mon  frère  me  donna  beaucoup  à  pen- 
ser... Je  n'ai  jamais  pu  vérifier  mon  doute...  mais 


|4a  MEMOIRES 

tout  me  porte  à  croire  que  dans  une  audience 
que  Junot  eut  de  l'empereur,  quelque  temps 
avant  son  départ,  il  lui  parla  dans  le  sens  de 
M.  de  Narbonne  et  de  mon  frère...  3'ai  les  plus 
fortes  raisons  de  le  penser  du  moins.  Je  sais 
qu'à  cette  époque  la  volonté  d'une  paix  géné- 
rale était  son  idée  dominante...  et  plus  tard  lin- 
fortuné  écrivit  à  l'empereur  une  lettre  bien 
étrange,  mais  bien  touchante,  toujours  dans  ce 
même  but. 

Quant  à  M.  de  Narbonne,  il  partit  donc  pour 
"Vienne  avec  cette  convictio!)  intime  qu'il  ne  fe- 
rait pas  la  paix,  parce  que  l'empereur  ne  la 
voulait  pas'...  INos  adieux  furent  bien  tristes...  Il 
semblait  qu'une  révélation  de  l'avenir  se  plaçât 
entre  nous...  Ah!  (juelle  perte  cruelle...  quel 
ami!...  Mon  Dieu!  qu'ai-je  donc  fait  pour  être 
ainsi  éprouvée  par  votre  colère!!... 

La  première  conférence  qu'eut  M.  de  Nar- 
bonne à  son  arrivée  fut  non  seulement  très 
longue,  mais  très  importante.  Ce  ftit  dans  la 
visite  que  le  prince  de  Metternich  lui  rendit 
que  celte  première  conférence  eut  lieu;  en  ren- 

»  Le  Mémorial  de  Sainle-IIc'Icne  en  pnrie  d'ailleurs  assez 
clairement.  L'empereur  dit  et  repcle  ph:sieurs  l'ois  qu'il  n'a 
pas  voulii  faire  la  paix  à  Prague.  C'est  nicjue  Ja  seule  cho.se 
dont  il  s'accuse. 


DE  LA.  DUCHESSE  d' AERANTES.  l45 

trant  dans  son  appartement,  il  était  fort  ému» 
et  marchait  rapidement...  Il  jeta  son  chapeau  vio* 
lemment  sur  un  fauteuil ,  et  s'écria  : 

—  Voilà  encore  un  homme  sacrifié!... 
Et  c'était  vrai. 

Quelque  temps  après  son  arrivée  à  Vienne, 
M.  (le  Narbonne  reçut  la  visite  d'un  homme 
qu'il  connaissait  depuis  long-temps,  et  qu'à 
Paris  il  rencontrait  souvent  dans  presque  toutes 
les  maisons  où  il  allait  -.c'était  M.  T n,  ban- 
quier, dont     la    fortune    égalait  presque   celle 

d'O avec  des  exceptions  honorables  toutefois, 

qui  du  reste  élaientfort  connues.  M.  T n  ap- 
portait au  comte  Louis  une  foule  de  lettres  de  re- 
commandation qu'il  ne  voulut  même  pas  ouvrir  : 

—  A  moins  que  les  personnes  qtii  m'écrivent 
ne  me  donnent  des  nouvelles  de  leur  santé  plus 
récentes  que  celles  que  j'ai  eues  par  le  courrier 

des  affaires  étrangères,    dit-il   à  M.    T n,  je 

vous  demanderai  la  permission  de  n'ouvrir  leurs 
lettres  qu'après  votre  départ,  parce  qu'elles  ne 
peuvent  vous  être  d'aucune  utilité  auprès  de 
moi,  ainsi  que  toutes  les  autres...  votre  nom 
suffisait...  et  je  vous  en  veux  de  votre  méfiance 
en  vous-même. 

— Je  vous  suis  mille  fois  reconnaissant('e  votre 
bon  accueil,  monsieur  le  comte,  lui  répondit 


l44  MÉMOIRES 

M.  T n,  et  je  suis  en  même  temps  heureux 

de  pouvoir  le  reconnaître.  On  dit  qu'un  congrès 
va  s'ouvrir...  Je  vous  donne,  si  vous  le  voulez, 
le  moyen  d'y  être  tout-puissant. 

—  Comment,  comment!  s'écria  M.  de  Nar- 
bonne  ,  redites  vos  paroles. ..Comment,  diable  ! 
mon  cher  T n,savez-vous  qu'elles  valent  pres- 
que une  année  de  votre  clos  !...  Dites  prompte- 
ment  comment  je  dirigerai  ce  congrès  ,  qui ,  par 
avance,  me  fait  presque  frissonner. 

—  C'est  fort  simple,  dit  M.  T n...  voici  le 

fait...  Des  relations  d'affaires  m'ont  mis  en  rap- 
port avec  M.  de  Mullens ,  banquier  de  Franc- 
fort. Il  me  demanda  si  je  voulais  faire  route 
avec  lui  jusqu'à  Vienne,  où  il  se  rendait 
pour  une  affaire  d'une  haute  importance...  Il 
s'agissait,  me  dit-il,  d'une  créance  de  dix-sept 
cent  mille  francs  dont  il  voulait  exiger  les 
remboursemens  d'un  débiteur,  qui  depuis  long- 
temps lui  devait  cette  somme,  qui,  jointe  aux  in- 
térêts, formait  maintenant  un  capital  immense... 
Le  débiteur  est  très  influent  dans  le  congrès,  et 

même   dans  l'Europe,   ajouta  M.   T n;  il  ne 

peut  payer  cette  somme  en  ce  moment...  Je  le 
crois  incapable  d'être  gagné  par  de  l'argent;  mais 
comme  M.  de  Mullens  veut  le  faire  exproprier, 
je  crois  que  l'ami  qui  prêterait  à  M.  de  **"****  Ja 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTKS.  1 45 

somme  nécessaire  pour  l'acquitter  lui  rendrait 
lin  service  d'autant  plus  émiuent  aujourd'hui , 
qu'il  ya  une  vraie  disette  d'argent  dans  le  trésor 
de  son  souverain  ,  et  qu'il  ne  peut  lui  prêter 
celte  somme  pour  se  libérer. ..Pourquoi  la  France 
ne  serait -elle  pas  cet  ami,  monsieur  le  comte? 
M,  de  Narbonne  fit  un  saut  de  joie...  Il  saisit 
la  main  de  M.  T n  ,  et  lui  dit  : 

—  C'est  une  des  plus  heureuses  pensées  que 

l'on   puisse  avoir,  mon  cher  T n  !...   Je   vais 

écrire  dans  le  moment  même,  et  pour  que 
ma  lettre  ait  plus  de  poids  et  paraisse  encore 
plus  importante,  je  l'enverrai  par  un  de  mes 
jeunes  secrétaires... 

La  dépèche  fut  écrite  et  envoyée...  La  ré- 
ponse n'arriva  pas.  Cependant  le  temps  pres- 
sait... Un  jour,  M.  T n,  en    regardant  dans  la 

cour  de  son  hôtel,  vit  arriver  une  chaise  de 
poste  d'où  descendit  un  homme  qu'il  crut  re- 
connaître... cet  homme  était  Anglais. 

—  Ah!  ah!  se  dit  M.  T n,  M.  de  xMullens 

sait,  à  ce  qu'il  paraît,parleranglaisaussi  bien  que 
français  !... 

Et  il  se  rendit  aussitôt  à  l'ambassade  de  France 
poiu'  faire  part  de  ce  qu'il  venait  de  \  oir. 

—  Que  diable  voulez-vous  que  je  fasse?  s'é- 
cria le   comte   Louis   en  écoutant  M,   T n... 

XVI.  ,0 


l46  MEMOIRES 

J'ai  écrit  une  première  fois...  une  seconde,  une 
troisième!...  jamais  de  réponse...  il  semble  que 
ce  soient  mes  intérêts  que  je  défende  ici  !...  Je  vais 
écrire  une  dernière  lettre... 

La  dépêche  fut  écrite...  elle  partit  comme  les 
autres,  et  comme  les  autres  elle  n'eut  aucune 
réponse...  Le  résultat  de  toutes  ces  lenteurs,  c'est 
qu'un  beau  jour  M.  de  Mullens  se  trouva  dés- 
intéressé, et  qu'un  tiers  fut  possesseur  de  sa 
créance,  avec  ordre  de  ne  pas  pousser  les  choses... 
Que  faire  à  cela?  c'est  ainsi  que  va  la  vie...  Nous 
verrons  tout  à  l'heure  qu'à  Prague  et  à  Dresde 
l'empereur  commit  encore  de  nouvelles  fautes... 
Hélas!  nous  en  avons  souffert  plus  que  lui!... 
car  il  est  maintenant  au  lieu  du  repos,  et  nous... 
nous  l'avons  perdu  pour  le  pleurer  toujours, 
car  comment  le  remplacer  !  1... 

Je  n'oublierai  jamais  une  scène  bien  curieuse 
qui  eut  lieu  chez  moi  dans  ce  même  temps...  à 
l'occasion  de  la  mort  de  l'abbé  Deiille,  qui ,  je 
crois,  arriva  vers  cette  époque'.  Le  cardinal 
Maury,  après  en  avoir  été  grand  admirateur,  ne 
l'aimait  plus  du  tout.  C'étaient  des  remarques  plus 
que  mordantes  sur  les  manières  de  Vabbé  marié. 
11  est  vrai  que  l'abbé  Deiille  avait  une  façon  de 
jouer  son  rôle  en  ce  monde  qui  pouvait  le  faire 

*  Umourutle  i*rmai  i8i5. 


DE    LA    DLCHtSSE    d'aERA^^TÈS.  ll^fj 

siffler  d  une  partie  des  spectateurs,  et  rarement 
applaudir  des  autres.  Il  avait  renié  sa  profes- 
sion et  l'avait  fait  de  mauvaise  grâce,  si  tant  est 
que  l'apostasie  puisse  jamais  en  avoir  une  bonne. 
î\Iais  enfin ,  il  faut  montrer  que  le  parti  qu'on 
prend  en  toutes  choses  est  motivé  par  ime  raison 
tellement  puissante  ,  qu'elle  vous  a  donné  une 
profonde  conviction  à  vous-même ,  et  cette  con- 
viction, vous  avez  alors  le  besoin  de  la  faire 
partager  aux  autres ,  à  ce  monde ,  tribunal  im- 
pitoyable dont  les  jugemens  sont  sans  appel ,  et 
qui  prononcent  sur  la  mort  et  la  vie  morale 
d'un  homme  avec  une  froide  cruau:é  ,  que  nous 
trouvons  toujours  injuste  quand  nous  sommes 
la  victime  ,  et  que  nous  partageons  quand  nous 
sommes  les  juges. 

Et  puis  l'abbé  Dehlle  n'avait  plus  ce  qui  fait 
pardonner  des  fautes  par  ce  même  monde  si  peu 
généreux,  et  pourtant  aussi  prêt  à  faillir  lui- 
même  qu'à  punir...  Il  ne  savait  plus  l'amuser... 
Le  siècle  avait  marché,  et  lui  était  demeuré  sta- 
tionnaire...  L'école  romantique  avait  établi  sa 
domination,  et  le  poème  des  Jardins  était  relégué 
sur  quelques  rayons  bien  élevés  de  la  bibliothè- 
que de  chacun  ;  les  dernières  oeuvres  qu'il  avait 
données  à  la  littérature  n'étaient  pas  lisibles, 
excepté  le  poème  de  l'Imagination.  Celui  des 


l48  MÉMOIRES 

Trois  Règnes  ne  peut  même  être  critiqué...  Il  y  au- 
rait vraiment  pitié  à  blâmer  pareille  misère  de 
l'esprit  d'un  homme  qui  avait  fait  quelquefois 
des  choses  qui  annonçaient  mieux  que  de  Cextrê- 
viemenl  mauvais...  Eu  résumé,  la  réputation  de 
M.  Delille  est  une  de  ces  réputations  qui  tien- 
nent à  l'époque  et  aux  coteries.  Sans  doute  notre 
monde  littéraire  n'est  qu'une  vaste  intrigue  di- 
visée en  coteries  particulières;  toutefois  il  existe 
aujourd'hui  une  immense  différence  dans  la  dis- 
tribution de  la  louansje  et  du  blâme...  Rien  ne  se 
fait  par  manège...  On  dira  peut-être  que  les  jour- 
naux sont  une  voie  pour  arriver  au  même  but. 
Cela  n'est  pas.  Les  plus  beaux  talens  de  notre 
épocjue  sont  livrés  à  la  presse,  et  son  scalpel  les 
travaille  avec  une  hardiesse  dont  nos  souvenirs 
ne  nous  donnent  pas  d'exemples...  S'ils  surgis- 
sent, c'est  par  leur  propre  force.  Voyez  Victor 
Hu2;o.-. .  sou  renom  est  plus  qu'européen  ,  il  est 
universel.  Un  de  mes  amis  m'écrivait  de  New- 
"lork  d«'rnièrement  que  les  OEuvres  de  Victor 
Hugo  sont,  en  français  et  en  anglais,  dans  toutes 
les  parties  de  l'Amérique.  Ses  Ballades,  ses  Orien- 
tales, sont  traduites  dans  toutes  les  langues,  et 
pourquoi?...  parce  que  c'est  vraiment  beau  et 
que  le  beau  Test  ioiijours  et  partout.  Allez  donc 
traduire  l'abbé  Dciille...  allez  doue  donner  aux 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  l49 

Natcbezles  Trois  Règnes,  aussi  bien  traduits  que 
vous  pourrez  le  faire;  ils  n'y  comp.entlrf.nt  rien, 
à  moins  que  vous  ne  composiez  dans  leur  lan- 
gue, et  que  les  idées  ne  leur  soient  données  d'a- 
près eux-mêmes.  Autrement  rien  ue  se  fera.  Au 
lieu  de  cela,  prenez  le  Feu   du  ciel...  le  Timba- 
lier et  sa  fiancée...  prenez  Claude  Gupux...  chef- 
d'œuvre  admirable  que  l'auteur  cont<^  connm  il 
l'écrit,  qu'il  écrit  comme  il  le  conte...  traduisez 
cela  en  quelque  langue  que  vous  vouliez,  par- 
tout vous  y  trouverez  le  génie,  parce  que  le  gé- 
nie est  une  flamme  qui  ne  s'altère  par  aucun  al- 
liage. 

Je  prends  toujours  Victor  Hugo  pour  mon 
point  de  comparaison,  parce  que  le  voyant  égale- 
ment toujours  éclairé  au  premier  rang,  je  serais 
injuste  à  moi-même  en  gardant  le  silence'. 

Pour  en  revenir  au  cardinal  Maury  et  à  Milim, 
le  cardinal  en  était  au  tioisième  point  de  l'orai- 
son funèbre  de  M.  Delille,  lorsque  Millin  entra 

.  Outre  mon  admiration  pour  Viclor  Hugo  ,  j'a!  pour  lui 
l'allachcmenlque  j'aurais  pour  un  de  mes  fils...  Le  monde 
le  connaît  pour  noire  plus  grand  liomme  liltéraire  ,  moi  je 
le  reconnais  aiissi  pour  tel,  mais  en  ouUe  comme  un  excel- 
lent l)omme,  possédant  à  un  degré  ëmincnt  'es  plus  !  cilcs 
qualités  de  l'ame...  Je  suis  vaine  de  mon  amilic  pour  lui, 
parce  que  rien  a'est  rare  comme  la  uaïvelé  el  la  bonlé  umes 
au  ge'nie. 


î56  MÉMOIRES 

avec  Une  figure  de  circonstance  :  il  venait  du 
convoi,  autant  que  je  puis  me  le  rappeler.  En 
entendant  le  cardinal  Maury  se  déchaîner  ainsi 
contre  le  défunt,  et  surtout  applaudir  à  la  fa- 
meuse satire  du  chou  et  du  navet,  de  Rivarol, 
pièce  éminemment  spirituelle,  et  que  le  cardinal 
ne  trouvait  ainsi  que  depuis  qu'il  était,  je  ne  sais 
porirquoi,  l'ennemi  de  M.  Delille,  Miliin  se  mit 
à  faire  une  telle  querelle  au  cardinal,  que  je  fus 
obligée  de  me  mettre  à  la  traverse;  car  avec  le 
cardinal  il  fallait  craindre  les  suites  d'une  dis- 
cussion. Je  mis  la  conversation  sur  la  politique. 
Celle  du  moment  était  assez  importante  pour 
occuper  et  occuper  d'une  manière  intéressante; 
et  sur  une  pareille  matière,  le  cardinal  avait  le 
droit  de  réclamer  la  piemière  place  dans  la  dis- 
cussion. Là,  il  n'y  avait  aucune  personnalité ^  et 
il  n'était  pas  offensant  parce  qu'on  le  laissait  à 
son  rang. 

L'empereur  était  parti  depuis  le  i.'i  avril.  Son 
départ  avait  fait  une  profonde  impression  sur  la 
ville  de  Paris.  Jusqu'à  ce  moment ,  toutes  les  fois 
qu'il  s'éloignait  on  n'avait  aucune  inquiétude. 
I^a  victoire  lui  était  si  fidèle!...  Mais  le  sort  avait 
changé,  et  maintenant  les  alarmes  étaient  aussi 
vives  que  la  confiance  avait  été  profonde...  On 
attendait  les  nouvelles  avec  une  impatience  mé- 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  l5l 

lée  de  crainte...  On  savait  que  des  négociations 
étaient  ouvertes  ,  mais  quelle  issue  devaient- 
elles  avoir?...  La  famille  impériale  se  réunit  à 
Dresde.  L'empereur  d'Autriche,  le  meilleur  et  le 
plus  excellent  des  hommes,  fut  heureux  de  re- 
voir sa  fille,  et  surtout  de  la  revoir  heureuse,  car 
elle  l'était  heureuse.  Qu'elle  ne  profère  pas  une 
autre  parole...  ou  tout  un  peuple  entier  se  lè- 
verait pour  lui  dire  qu'elle  ne  dit  pas  la  vérité. 
L'empereur  d'Autriche  ne  voulait  pas  la  guerre 
à  cette  époque,  j'en  ai  l'assurance.  Depuis  long- 
temps, sans  doute,  l'Autriche  avait  le  désir  de 
réparer  ses  pertes,  de  réparer  surtout  les  im- 
menses malheurs  qui  l'avaient  accahlée  depuis 
i8o5.  C'est  ainsi  qu'en  1808,  le  cabinet  de 
"Vienne  proposa  à  la  Russie  la  triple  alliance  de 
la  Prusse  et  d'elle-même,  proposition  que  la 
Russie  refusa...  Mais  à  l'époque  de  181 5,  l'Au- 
triche, si  l'empereur  Napoléon  avait  consenti  à 
lui  rendre  les  provinces  dlyriennes  et  quelque 
autre  conquête  inutile  à  la  France  et  nécessaire 
à  l'Autriche,  elle  eût  été  pour  nous  ce  que  les 
lois  naturelles  et  politiques  lui  commandaient 
d'être,  notre  fidèle  alliée...  Le  malheur  de  notre 
destinée  voulut  que  l'empereur  Napoléon  ne  fît 
aucune  concession  à  ce  qu'il  appelait  probable- 
ment d'un  nom  inconnu,  car  jamais  il  n'en  vou- 


102  MEMOIRES 

lait  avouer  l'existence  :  c'(  tait  L4  NECESSITE... 
cette  souveraine  au  sceptre  de  fer  qui  fait  plier 
tous  les  potentats  les  pins  superbes  et  les  force 
à  courber  la  tête  devant  elle...  S'ils  résistent,  elle 
les  brise  ,quelle  que  soit  leur  force...  Nous  l'a- 
vons vu  !  !... 

Msrcbant  toujours  d'après  ce  principe, Napo- 
léon ne  voulut  entendre,  à  ce  qu'il  parut  à  cha- 
cun,aucune  parolede  paix  tant  qu'il  vitqu'il  pou- 
vait y  avoir  une  chance  de  crainte  pour  lui...  Mais 
une  plus  trisle  vérité  peut-être,  c'est  qu'il  ne  vou- 
lait pas  la  faire,  celte  paix  désirée,  attendue,  vou- 
LiE  par  ses  amis  comme  par  ses  ennemis...  Lui- 
même  en  convenait  hautement  du  reste,  car  dans 
son  discours  d'ouverture  au  corps  législatif,  le 
14  février  i8i3:  a  La  guerre  que  je  soutiens 
contre  la  Russie,  disait-il,  est  toute  politique...'» 
Et  pourtant  il  disait  qu'«7  voulait  /a /jfl/a:.  «Elle 
est  nécessaire  ati  monde,  dit-il  dans  le  même 
discours  d'ouverture,  mais  je  ne  ferai  qu'une 
paix  honorable  et  conforme  aux  intérêts  et  à  la 
grandeur  de  mon  empire...  Tant  que  durera 
celle  guerre  maritime,  mes  peuples  doivent  se 
t^nir  prèls  à  toute  espèce  de  sacrifice.  » 

Ainsi  donc  l'empereur  nous  avouait  que  c'était 
l'Angleterre  qu'il  allait  combattre  de  nouveau 
sur  l'Oder  et  sur  l'Elbe,  comine  il  avait  été  le 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1 53 

faire  à  Moscow!  La  chose  est  évidente.  J'ai,  je 
crois,  démontré   dans   le    chapitre   précédent, 
quelle  élait  la  raison  qni   motivait   nne  volonté 
aussi   ferme  et    aussi  constante   de  la   part  de 
Napoléon.    Sans     doute     cette     résohition     si 
violemment  soutenue  nous   fut  bien    funeste, 
mais  commrnl  co'idamner  l'empereur?...  com- 
ment lui  demander  compte  à  hii-méme  de  tout 
ce  qu'il  a  sacrifié  à  cette  résolution  d'exterminer 
une  ennemie  qui  voulait  elle-même  sa  mort  et  la 
nôtre  en   même  temps?  Car  dans  cette  lutte  de 
l'Angleterre  et  de  Napoléon,  voyez-vous,  c'était 
non   seidement  une  guerre  à  mort  qu'il  fallait 
voir;  mais  à  cette  auimosité  d'homme  à  gouverne^ 
menl    il   se  joignait  encore  la  vieille  haine  de 
nation  à  nation;  il  nous  fallait  payer  tôt  ou  tard 
les  intérêts  de  la  rancune  de  la  guerre  améri- 
caine...  Nous    avons    payé...    oui,  nous   avons 
payé;...    et  comme  nous  sommes  gens  d'hon- 
neur, nous  avons  donné  plus  cpie  nous  ne  de- 
vions... Maintenant,   c'est   l'Angleterre  qui   est 
notre   débitrice!...  Nous  sommes   créanciers  à 
notre  tour...    et  l'Iieure   du    paiement  sonnera 
pour  elle,  comme  elle  a  sonné  pour  nous... 

L'empereur,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  était 
parti  de  Paris  le  i5  avril.  Il  arriva  le  i";  à 
Mayence,  le  25  à  Erfurt,  lieu  tout  de  souvenir 


i54  MÉMoiRr.s 

et  qui  devait  par  sa  vue  redoubler  sa  funeste  sé- 
curité en  lui  rappelant  qu'il  y  avait  habité  avec 
uti  homme  qui  lui  donnait  le  nom  de  frère,  et  sur 
l'alliance  duquel  il  avait  cru  devoir  compter  Ml 
demeura  quelques  jours  à  Erfurt ,  d'où  il  re- 
joignit son  quartier-général,  en  parlant  partout 
sur  sa  route  à  ces  jeunes  soldats  tous  fiers  de 
remplacer  de  vieux  braves,  et  tellement  élec- 
trisés  par  les  paroles  de  Napoléon, que, bien  qu'ils 
fussent  presque  des  enfans,  ils  étaient  décidés  à 
se  faire  tuer  pour  l'empereur  et  la  patrie...  Le 
génie  tout  entier  de  Napoléon  fut  évoqué  par  lui 
dans  ces  momens  qui  allaient  voir  décider  de  sou 
sort  et  de  celui  du  monde. 

Cette  belle  jeunesse,  ardente  et  déterminée, 
fut  digne  des  espérances  qu'on  mit  en  elle.  Ce 
fut  le  29  avril,  au  combat  de  "Weissenfeld,  qu'elle 
apprit  à  connaître  le  sifflement  des  balles,  le 
grondement  du  catîon  et  l'odeur  de  la  poudre. 
Et  cependant  notre  avaùl-garde,  toute  d'infan- 

•  Quoique  j'aie  signale'  dans  les  pre'cédens  volumes  la  vé- 
ritable conduite  de  la  Russie  ,  je  ne  puis  donner  tort  à 
l'empereur  Alexandre.  Il  n'est  pas  ici  question  de  mon 
attachement  personnel  pour  lui  cl  de  ma  reconnaissance , 
c'est  tout-à-fait  étranger  à  mon  opinion  ;  mais  j'expliquerai 
plus  tard  comment  ilne  pouvaitagir  autrement...  La  question 
pour  lui  e'tait  de  vie  ou  de  mofl. 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  1  55 

terie,  car  nous  n'avions  plus  de  cavalerie  depuis 
les  désastres  de  ]Moscow ,  renversa  par  son  im- 
pétuosité l'avant- garde  russe,  presque  toute  de 
cavalerie*...  Hélas,  ce  demi-triomphe  précédait 
un  malheur  général  qui  devait  être  senti  bien 
douloureusement,  comme  malheur  privé... 
Maintenant  les  voiles  de  deuil  enveloppent  tous 
les  noms  amis  qu'on  prononce...  tout  est  dou- 
leur... tout  est  désespoir  dans  les  souvenirs... 

C'était  le  maréchal  Ney  qui  avait  conduit 
au  feu  cette  belhqueuse  jeunesse ,  au  combat 
de  Weissenfeld.  L'ennemi  avait  évacué  la  rive 
gauche  de  la  Saale,  et  c'était  un  prélude,  à  l'issue 
de  la  campagne,  tout-à-fait  à  notre  avantage. 
On  avait i  à  Paris,  des  cartes  avec  de  petits 
fichets  à  têtes  de  diverses  couleurs  désignant 
les  puissances,  et  l'on  suivait  la  marche  de  l'ar- 
mée avec  un  intérêt  que  je  n'avais  jamais  vu  aux 
jeunes  femmes.  Il  semblait  que  notre  danger 
nous  fut  révélé  par  instinct;  car  l'empereur  avait 
accordé   bien   peu   de   congés...  il  craignait  les 

•  C'était  M.  de  Lanskoï  qui  commandait  la  cavalerie  russe... 
ia  nôtre  était  a'élrulte,  et  malheureusement  elle  n'avait  pas 
pu  se  remplacer,  comme  l'infanieric,  par  un^a^ /u.r...  Un 
homme  tire  un  coup  de  fusil  et  se  laisse  tuer  presque  aussitôt 
qu'on  le  liii  dit;  mais  un  cavalier...  il  faut  presque  une 
année  pour  qu'il  puisse  marcher. 


l56  MÉMOIRES 

jasertes  de  famille...  ]\Iais  quelque  soin  qu'il  y 
eut  apporté,  letat  véritable  de  la  nation  était 
connu  de  tous. 

Le  terrain  se  disputait  pted  à  pied.  Napoléon 
comprenait  que  de  son  ouvertute  de  campa- 
gne dépendait  le  sort  de  celte  même  cam- 
pagne.. .  Les  autres  comprenaient  également 
q«ie  de  reculer  sur  la  Vistule,  après  l'avoir  pas- 
sée, les  y  ferait  cull>uter  pour  n'en  plus  jamais 
sorlir.  Il  y  avait  dune  acharnement  des  deux 
côtés,  et  la  moindre  escarmouche  était  sanglante. 

Le  général  NVitsgenstein  avait  sous  ses  ordres 
une  troupe  nombreuse  d'infanterie  et  de  cava- 
lerie, avec  laquelle  il  était  chargé  de  défendre 
le  défilé  ou  plutôt  les  dédiés  âe  Posern a  ;  une 
artillerie  formidable  ajoutait  à  la  force  de  cette 
position,  que  Napoléon  voulut  cependant  em- 
porter ;  c'était  la  veille  de  la  bataille  de  Lulzen... 
Ce  fui  Bessières  que  Napoléon  choisit  pour  cette 
mission  dangereuse...  Ce  fut  aussi  lui  que  la  for- 
tune prit  pour  donner  son  premier  avis  de  mal- 
heur à  celui   qui  toujours   avait  été  son  élu... 

Bessières,  ce  bon  et  excellent  ami ,  qui  devait 
remplacer  Lannes,  peut-être,  dans  la  faveur 
militaire  de  l'empereur,  était  un  des  hommes, 
en  petit  nombre  au  reste,  sur  lesquels  l'empe- 
reur pouvait  compter  ;  et,  d'après  ma  façon  de 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  iS'J 

penser,  il  était  même  une  colonne  encore  plus 
solide  par  l'affection  que  ne  pouvait  l'être  le 
maréchal  Lannes,  qni  ,  je  le  répète,  tout  en  ai- 
mant l'empereur,  était  bien  loin  d'avoir  pour  lui 
le  dévouement  de  Jiinot,  deBessières,  deDuroc, 
de  q  lelques  autres,  qui  étaient  ses  en  fans,  si  je 
puis  le  dire  ainsi...  Je  crois  que  Napoléon  le 
savait... 

En  ouvrant  la  campaiîne  de  181 3,  il  avait 
donné  une  jurande  peuve  de  confiance  et  de  fa- 
veur à  Bessières  :  il  l'avait  nommé  commandant 
général  de  toute  la  cavalerie  de  l'armée,  comme 
l'était  ordinairement  le  roi  de  N;iples...  Le  1" 
mai,  le  njaréchal,  en  voyant  ces  défilés  de  Po- 
serna  si  terriblement  défendus,  et  sachant  de 
quelle  importance  il  était  pour  l'armée  française 
d'et)  être  maîtresse,  mit  pied  à  terre  à  l'entrée 
du  défilé  de  Rippach,  plus  sérieusement  occupé 
encore  que  les  autres;  et ,  mettant  l'épée  à  la 
main,  il  entraîna  les  tirailleurs  ,  les  encourageant 
de  la  parole  en  même  temps  que  de  l'exemple... 
Ces  jeunes  soldats,  dont  l'expérience  n'avait 
qu'un  combat  pour  souvenir,  mais  dont  les 
pères  avaient  proclamé  depuis  long-temps  le  nom 
de  Bessières  dans  la  chaumière  paternelle,  sui- 
virent le  héros  dont  ils  connaissaient  déjà  l'his- 
toire. Les  hauteurs  furent  emportées,  l'ennemi 


|58  MÉMOIRES 

fut  enfoncé  et  le  défilé  en  notre  pouvoir...  Ce  fut 
en  ce  monnent  que  Bessières ,  qui  toujours  re- 
gardait le  danger  en  face,  reçut  un  boulet  dans 
la  poitrine,  qui  le  renversa  sans  qu'il  eût  le 
temps  de  sentir  le  charme  glorieux  d'une  si  belle 
mort!... 

...  Ses  aides-de-camp,  et  tous  ceux  qui  l'entou- 
raient, cachèrent  d'abord  sa  mort  à  l'armée... 
On  couvrit  son  corps  d'un  manteau,  et  l'empe- 
reur fut  le  seul  instruit  de  ce  malheur...  il  en 
fut  accablé!...  Il  le  fut  comme  souverain,  il  le 
fut  comme  ami...  C'était  une  perte  immense  pour 
Napoléon  que  celle  de  Bessières...  Bessières  à 
Waterloo,  au  lieu  de...  mais  silence. 

Sa  mort  fut  cachée  à  l'armée  jusqu'au  surlen- 
demain. Il  fallait  une  victoire  pour  compenser 
un  tel  malheur...  Napoléon  écrivit  le  soir  même 
à  madame  la  duchesse  d'Istrie  :  «  ...  Votre  mari 
vient  de  mourir  pour  la  France...  et  il  a  terminé 
sans  douleur  la  plus  belle  vie...  » 

Si  jamais  notre  patrie  a  un  Plutarque  digne 
décrire  la  vie  des  hommes  illustres  de  l'époque 
révolutionnaire',  Bessières  tiendra,  certes,  un 

»  J'ai  dëjà  dit  que  ce  mot  révolutionnaire  était  pris  dans 
cet  ouvrage  dans  sa  véritable  accei>tion,  c'est  d'ailleurs  même 
le  seul  à  employer.  Bessières  était  si  peu  révolutionnaire , 
^u^e'tant  aux  Tuileries   comme  faisant    partie  de  la    garde 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  iBq 

rang  distingué  dans  cette  galerie  de  héros.  Ce 
n'est  pas  seulement  comme  soldat ,  comme  exis- 
tence militaire,  que  la  sienne  est  remarquable 
et  digne  de  donner  un  double  orgueil  à  son  fils, 
c'est  comme  citoyen  vertueux,  comme  ami  fidèle, 
comme  sujet  dévoué...  Oh!  Bessières  était  ce 
qu'on  appelle,  sans  aucune  fiction  ,  un  honwêt^ 
HOMME...  Ce  mot  comprend  tous  les  éloges. 

Il  était  notre  ami,  à  Junot  et  à  moi...  Junot 
eut  avec  lui  quelques  démêlés  insignifians ,  que 
je  fus  assez  heureuse  pour  leur  faire  regarder, 
à  tous  deux,  ce  qu'ils  étaient,  c'est-à-dire  rien 
du  tout.  Depuis  cette  époque ,  la  plus  parfaite 
intelligence  avait  existé  entre  les  deux  amis...  Je 
crois  que  si  toutes  les  femmes  avaient ,  à  cet 
égard,  agi  comme  moi,  il  en  serait  résulté  une 
harmonie  dans  les  intérêts  privés  dont  l'intérêt 
général  se  serait  ressenti...  Je  dois  donc  à  la 
mémoire  de  Bessières  de  lui  consacrer  ici 
quelques  pages...  J'ai  survécu  à  Junot...  je  dois 
faire  ce  que  lui  aurait  fait  pour  un  frère  d'armes 
qu'il  aimait  autant  qu'il  l'estimait... 

Bessières  était  bien  jeune  encore  pour  mourir 
lorsque  ce  boulet  vint  nous  l'enlever  !. ..  Il  n'avait 

conslitulionnelle  de  Louis  XVI,  il  eut  le  bonheur,  un  jour 
d'émeute,  de  sauver  plusieurs  personnes  de  la  maison  de  la 
reine. 


1 60  MÉMOIRES 

que  quarante-cinq  ans'  !...  Sa  figure  était  agréa- 
ble... son  sourire  avait  delà  finesse,  mais  surtout 
une  extrême  douceur...  Sa  taille  était  haute, 
élancée,  éléirante,  surtout  sous  Tuniforme  de 
colonel  des  guides  de  la  garde,  qu'il  a  long- 
tém|is  commandés...  Il  avait  les  yeux  à  la  Mont- 
morency', ce  qui  donnait  une  grande  douceur 
à  son  regard...  Il  ne  voidiit  jamais  quitter  la 
poudre  ni  couper  ses  cheveux.  Il  fut  même  ,  à  cet 
égard,  phis  entêté  que  Larmes  et  qu'Augereau. 

Quant  aux  qualités  de  son  cœur,  à  sa  belle 
âme,  il  existe  de  Bessières  une  (ouïe  de  traits 
dont  j'ai  gardé  note,  et  cela  depuis  les  guerres 
d'iispagne,  où  nous  nous  sommes  trouvés  en- 
semble... depuis  celles  d'Allemagne,  où  Jiuiot 
était  avec  lui...  Tuus  ces  traits  le  placent  dans 
un  jour  qui  en  font  un  homme  dont  la  France 
doit  être  Hère. 

Je  ne  m'occuperai  pas  de  le  faire  connaître 
comme  homme  de  guerre  ;  assez  de  biographies 
se  sont  chargées  de  ce  soin,  mais  j'en  veux 
parler  comme  homme  privé...  Je  veux  le  montrer 

•  Jean-Raplis'e  Bessières,  ué  à  Prcssac,  département  du 
Lot ,  le  6  août  1768,  et  lue  le  1"  mai  18 15. 

a  On  a  dit  qu'il  tombait,  ce  n\sl  pas  vrai...  les  veuxcomme 
il  les  avait  ont  un  nom...  lU  s'appellent  à  la  Motilmorencjr. 
Bessicres  ue  louchait  pas. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  î6i 

bon,  humain,  charitable...  probe,  jusqu'à  laisser 
la  femme  vertueuse  qui  porte  son  nom  toujours 
avec  la  même  pureté,  dans  un  profond  malheur... 
11  savait,  comme  Junot,  que  sa  veuve  et  ses  enfans 
ne  murmureraient  pas  d'être  dans  l'infortune, 
puisqu'elle  n'avait  qiLune  noble  origine...  l'hon- 
neur. 

Bessières  avait  quelque  chose  d'antique ,  a 
dit  M.  de  Norvins  dans  la  biographie  qu'il  a 
donnée  de  lui,  et  il  a  parfaitement  raison.  Au 
milieu  de  cette  époque  merveilleuse  des  gran- 
deurs de  l'empire,  époque  dont  lui-même  était 
un  acteur  si  important...  eh  bien!  jamais  une 
sotte  fierté,  des  airs  qui  provoquaient  la  raillerie 
d'adversaires  trop  heureux  de  se  moquer  avec 
raison,  n'ont  été  reprochés  au  duc  d'Istrie...  Il 
me  faisait  bien  l'effet  d'un  vrai  républicain  par 
sa  franchise,  son  extrême  naturel  dans  ses  ma- 
nières ,  son  inépuisable  bonté.  .  Voilà  ce  qui  lui 
donnait  cette  couleur  antique  à  la  Pluiarque 
dont  je  viens  de  parler...  iMais  c'était  surtout 
dans  la  garde  qu'il  était  adoré  et  qu'il  le  fallait 
voir...  Il  était  comme  le  frère  adoptif  de  chaque 
soldat.  Jamais  sa  porte  n'était  fermée  pour  eux... 
«  Je  suis  sorti  de  leurs  rangs ,  et  ne  dois  pas  l'ou- 
blier, «disait-il  souvent...  Les  provinces  qu'il  a 
gouvernées  en  Espagne  ont  prononcé  certaine- 
XYI.  II 


102  MÉMOIRES 

ment  la  plus  admirable  oraison  funèbre  sur  lui... 
La  partie  des  provincesdu  Nord  du  septième  gou- 
vernementqu'ilavaiteu  long-temps, en  apprenant 
sa  mort,  fit  célébrer  des  services  en  son  honneur... 
L'envie  doit  se  taire  devant  ce  fait  ;  il  est  con- 
cluant; car  les  villes  et  les  villages  qui  firent  dire 
des  messes  h'élaient  pan  occupés  par  nos  troupes... 
En  Pologne ,  en  Autriche ,  en  Prusse ,  partout  où 
Bessières  avait  planté  sa  tente,  il  était  en  renom 
d'homme  d'honneur  et  de  bonté...  A  Moskow,  il 
allait  un  jour  se  mettre  à  table;  c'était  dans  le 
moment  le  plus  affreux  des  horreurs  de  l'incen- 
die et  de  cette  famine  partielle  qui  frappa  de  son 
fléau  les  malheureux  habitans  de  la  ville...  Une 
foule  de  ces  infortunés,  connaissant  la  bonté  du 
maréchal,  se  précipita  dans  son  palais  en  criant  : 
«  Par  grâce!... un  peu  de  pain!...»  En  voyant  ces 
visages  livides  presque  défigurés  par  la  faim ,  le 
maréchal  fut  pris  au  coeur  de  cette  pitié  qui  fait 
tant  de  mal  quand  on  ne  peut  pas  réparer  le  mal- 
heur qu'on  voit...  Mais  il  vit  qu'une  partie,  du 
moins, pouvait  l'être: 

—  Messieurs  ,  dit-il  aux  officiers  d'état  -  major 
qui  l'entouraient  et  allaient  se  mettre  à  table 
avec  lui,  allons  ailleurs  chercher  à  dîner...  et 
laissons  le  nôtre  à  ces  malheureux...  Et  faisant 
asseoir  les  habitans  moscovites  affamés  et  près- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  l65 

que  moiirans  à  sa  table ,  il  les  force  à  manger  son 
propre  dîner  !...  Au  passage  de  la  Bérésina,  une 
femme  périt  et  laisse  un  enfant  tout  petit  et  or- 
phelin :  —  Je  m'en  charge,  dit  le  maréchal...  et 
l'enfant  eut  un  père  et  un  protecteur...  En  Es- 
pagne, il  arrive  un  jour  dans  un  village  dont 
sortait  un  de  ses  frères  d'armes  qui  ne  lui  res- 
semble sous  aucun  rapport.  Le  village  était  dé- 
vasté... les  maisons  étaient  inhabitables...  le 
pillage  était  complet.  Le  maréchal  fit  réunir  le 
peu  d'habitans  qui  étaient  demeurés  sur  la  place, 
et  leur  fît  distribuer  une  somme  d'argent  de  ses 
propres  deniers,  comme  indemnité  de  ce  qu'ils 
venaient  de  souffrir  \  Il  y  aurait  une  foule  de 
traits  semblables  à  raconter,  et  que  la  pudeur  de 
Bessières  se  refusait  à  raconter.  Il  fallait  que  ses 
amis  les  devinassent... 

Mais  en  parlant  de  Bessières,  est-il  possible  de 
ne  pas  parler  de  sa  femme  ,  de  ce  modèle  parfait 
de  toutes  les  vertus  de  la  femme  et  de  la  mère , 
de  la  fille  et  de  la  sœur!  Lorsqu'elle  se  maria,  nous 
étions  presque  toutes  mariées.  Elle  était  si  mo- 
deste, qu'elle  semblait  craindre  de  venir  dans  le 

«  Ce  village  s'appellela  Puebla  de  San-Antonio,  etse  trouve 
dans  l'intérieur  des  terres  ,  je  crois  ,  entre  Burgos  et  Sora- 
mos  Sierra  ;  le  général  était  ie  général  N,...  mais  il  est  mort, 
pardonnons-lui. 


l64  MÉMOIRES 

cercle  decesjeunes  femmessi  élégantes  et  si  Pari- 
siennes. Ce  n'est  pas  que  nous  fussions  impo- 
lies pour  la  jeune  femme  provinciale,  mais  il 
en  était  une  parmi  nous  dont  l'impertinenco 
valait  dix  insolentes  à  elle  seule,  et  son  influence, 
dont  nous  souffrions  toutes,  se  faisait  sentir  à 
cette  charmante  et  douce  jeune  femme  qui ,  avec 
sa  figure  de  vierge  de  Raphaël  toute  belle  et 
toute  modeste,  n'osait  lever  les  yeux  qu'en  rou- 
gissant et  tremblant,  et  recevait  comme  un 
oracle  des  paroles  très  dures  et  souvent  nnpo- 
lies  de  la  bouche  de  la  demi-grande  dame  dont 
j'ai  parlé.  Elle  avait  pourtant  mauvaise  grâce 
à  dire  des  mots  désagréables  ,  quant  à  l'être;  ce 
n'était  pas  sa  faute ,  elle  était  faite  comme  cela  ! 
Elle  était  désagréable,  avait  la  parole  désagréa- 
ble, la  tournure,  le  regard,  la  voix,  tout  était 

désagréable  enfin....  Pour  son  humeur elle 

EA.TTArr  ses  femmes  de  chambre  !...  c'est  tout 
dire  '.  Quant  à  la    maréchale    Bessières ,     qui 

>  Yoici  une  assez  drôle  d'histoire  rclstive  à  ceUe  même 
porsoiiuc.  Son  mari  était  un  soir  à  côté  de  sa  toilette,  revêtu 
du  grand  costume  de  cour  et  l'attendant  pour  aller  au  cercle. 
Celait  un  grand  jour  ;  la  petite  femme  se  dépécliait  et  frappait 
des  pieds,  ce  qui  reculait  la  besogne  au  lieu  de  l'acce'Ie'rer  ;  la 
pauvre  femme  de  chambre,  tout  ébouriffée  du  torreutd'in- 
vectives  qui  lui  arrivait ,  pleurait  et  y  voyait  à  peine  ;  enfin 
la  toilette   était    finie  ,    le   manteau   e'iait  attaché  ,  la  che- 


DE    LA    DUCHESSE    DABRAA'TES.  1 65 

certes  ne  battait  personne,  elle  était  donc, 
comme  je  l'ai  dit,  im  ange  possédant  tontes  les 
vertus.  A  celte  époque  elle  était  belle,  mais  non 
pas  comme  elle  l'est  devenue  depuis.  Sa  physio- 
nomie a  pris  un  caractère  tout  particulier,  elle 
a  le  type  des  vierges  du  Titien  ,  du  ("orrège. 
Elle  est  si  belle,  et  si  purement  belle  !. .  et  puis 
on  la  sait  si  bonne  !...  C'est  une  belle  enveloppe 
à  une  plus  belle  âme  encore  que  l'est  sa  figure. 

ruslie  mise  ,  même  les  boucles  d'oreilles  ,  il  ne  restait 
plus  que  le  collier  ;  il  était  très  lourd  ,  en  cames  et  en- 
louré  de  diamans.  La  femme  de  chambre  ,  en  se  de'pê- 
chant  ,  n'y  vit  pas  assez  clair,  et  prit  quelques  uns  des  petits 
cheveux  que  la  jeune  femme  avait  en  assez  grand  nombre 
à  la  naissance  du  cou...  la  douleur  lui  fit  pousser  un  cri 
terrible...  eile  se  retourne  ,  et  donne  ie  plus  furieux  soufflet 
sur  le  visage  de  la  pauvre  Fatime,  toute  repentante  de  sa 
faute  involontaire... Le  coup,  mal  dirigé,  se  transforme  en  un 
coup  de  poing  sur  le  nez...  aussitôt  un  ruisseau  des^ng 
coule  non  seulement  sur  le  tapis  ,  mais  encore  ,  où  croyez- 
vous  qu'il  s'avise  de  tomber  tout  en  plein  ?..  sur  le  manteau 
de  cour,  qu'il  inonde,  et  rend  incapable  d'être  porte',  non 
seulement  ce  même  soir^  mais  jamais...  Comme  la  jupe  e'ia  * 
toute  pareille  au  manteau,  il  fallait  donc  se  déshabiller... 
voyant  ce  desastre  ,  la  jeune  femme  se  mit  d'abord  à  pieu  -  t, 
puis  à  gronder,  enfin  à  rugir,  c'est  ie  mot  ;et  rencontrpnl  le 
regard  de  son  mari,  qui  ,  avec  son  calme  habituel,  n(?»ece- 
vait  plus  d'émotions  de  pareilles  scènes,  elle  tourna  s-*  furie 
contre  elle-même,  et  arrachant  ses  diamans,  sesfleurS;  elle  se 
mit  hors  d'état  d'aller  au  cercle,  où  le  mari  fut  sans  elle. 


1)6^  MÉMOIRES 

J'aime  beaucoup  madame  la  maréchale  Bessières, 
et  maintenant  que  je  sais  qu'eu  aimant  il  faut 
estimer  pour  aimer  bien  ,  je  lui  suis  bien  plus 
attachée  qu'à  l'époque  où  nous  nous  retrouvions 
dans  l'un  des  quartiers  de  la  cilfî  des  fous. 

Bessières  laissa  son  fils  et  sa  veuve  sans  aucune 
espèce  de  fortune,  excepté  ses  majorais,  qu'ils 
perdirentcommebeaucoupdenous,  Mids  l'empe- 
reur eut  le  temps  avant  de  tomber  de  ce  trône 
dont  le  sang  de  Bessièies,  comme  celui  de  tous  les 
amis  de  Napoléon,  avait  cimenté  les  fondations, 
d'assurerunsortàmadamelamaréchaleBessières, 
qui  était  ta  la  charge  de  son  frère,  M.  de  la  Per- 
rière, ancien  receveur-général  (je  Paris. 

Cette  nouvelle  me  parvint  de  plusieurs  ma- 
nières. Duroc  me  l'écrivit  dans  une  lettre  que  je 
n'ose  pas  rouvrir,  parce  qu'elle  est  elle-même 
une  annonce  de  mort  !.,.  celle  de  Bessières  m'ac- 
cabla. Je  l'écrivis  à  Junot,  il  en  fut  au  désespoir. 
Il  l'aimait  comme  un  frère  d'armes  loyal  et 
brave,  et  son  âme  savait  comprendre  la  sienne... 

Quant  à  l'empereur,  il  en  ftjt,  dit-on,  très  affecté. 
Je  le  croisavecd'autant  plus  de  raison,  que  c'était 
un  pilier  de  moins  à  son  édifice.  J.e  lendemain 
de  la  bataille  de  Lutzen,  il  traversait  les  rangs 
d'un  régiment  de  sa  garde,  la  tète  baissée,  les 
mains  croisées  derrière  le  dos  et  l'attitude  abat- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1 6^ 

tue;  nn  grenadier  voulut  lui  donner  une  péti- 
tion... —  Laisse-le  pour  aujourd'hui,  lui  dit  un 
desvieuxgrognards;regarde  comme  il  est  triste... 
//  a  perdu  un  de  ses  en  fans  !... 

La  France  a  payé  les  funérailles  du  duc  d'Is- 
trie  ;  ce  fait  est  bien  glorieux  pour  lui  après 
les  positions  brillantes  dans  lesquelles  il  s'est 
trouvé. 


|68  MÉ3I01RES 


CHAPITRE    VI. 


Bataille  de  Lutzen.  —  Napoléon  au  tombeau  de  Gustave- 
Adolphe.  —  Méditation.  —  4o>ooo  coups  de  canon.  —  Ba- 
taille d'Egypte.  —  Dernier  soupir.  —  Le  roi  de  Saxe  et  le 
prince  Eugène.  —  Méditation  armée.  —  Scène  entre  l'em- 
pereur et  le  comte  de  Melternich.  —  Le  chapeau  tombé  !  — 
Qui  le  ramassa.  —  Sort  de  l'Autriche.  —  M.  de  Bubna.  — 
Bautren.  —  Histoire  de  Paris,  par  Dulaure.  —  Griefs.  — 
Supplément  à  VAlmanach  national  de  France  ,  pour 
l'an  vni.  —  Nous  .ivons  un  maître.  —  Constitution  du  gou- 
vernement consulaire.  —  Madame  la  comtesse   Bertrand. 

—  Jonction  du  prince  royal  de  Suède  aux  alliés  de  la 
coalition.  —  Trahison  de  Bernadotte.  —  Marie-Louise  et 
Joséphine.  —  Votre  père  est  une  ganache.  —  Synonyme. 

—  Bon  et  brai'C  homme.  —  L'archichancelier  brave  ga- 
nache. 

Tandis  qii*iin  premier  deuil  était  pris  par  l'ar- 
mée française,  un  triomphe  dont  les  lauriers 
avaient  été  biensanglans  était  annoncé  avec  une 
grande  emphase  par  nos  journaux...  C'était  la 
bataille  de  Lutzen.  Cette  bataille  est  appelée  au- 
trement par  les  Russes,  qui  la  nomment  Gross- 


I)E    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i6ç) 

Gœrschein.  Je  pense  que  Napoléon  a  voulu  ré- 
veiller le  souvenir  de  Gustave-Adolphe,  qui  est 
mort  à  Lutzen,  où  il  est  enterré.  Napoléon  y  ar- 
riva dans  la  nuit  du  i"  au  2  mai.  La  situation 
de  son  esprit  était  profondément  triste;  la  mort 
de  Bessières,  arrivée  depuis  quelques  heures,  et 
qu'il  était  contraint  de  cacher,  de  refouler  en  lui- 
même,  pour  ainsi  dire,  la  gravité  de  sa  position  , 
tout  autour  de  lui  donnait  une  teinte  solennelle 
aux  objets,  ainsi  qu'une  forme  presque  fantas- 
tique. Napoléon  n'était  pas  ordinairement  do- 
miné par  les  choses  extérieures,  mais  ici  l'effet 
moral  avait  ime  réaction...  Il  se  fit  conduire  au 
tombeau  de  Gustave-Adolphe  ;  et  là  ,  dans  le  si- 
lence de  la  nuit,  pendant  les  heures  qui  s'é- 
coulèrent entre  la  perte  d'un  ami  et  le  gain  d'une 
bataille,  Napoléon  éprouva  des  impressions  qui, 
de  son  propre  aveu  ,  étaient  bien  étranges  et  lui 
parurent  à  lui-même  une  sorte  de  révélation. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  bataille  de  Lutzen  fut  gagnée 
par  une  sorte  de  phénomène  ou  d'inspiration 
du  génie  de  l'empereur ,  qu'en  effet  un  esprit 
comme  le  sien  pouvait  attribuer  à  une  cause 
comme  celle  que  je  viens  de  faire  remarquer'... 
une  sorte  de  prédestination. 

•  Jamais  il  ne  s'est  expliqué  plus  cla  rcment...  Aoii!a;t-iI 


I  70  MEMOIRFS 

...  Cette  bataille  de  Liitzen'  ,  au  rapport  de 
gens  qui  s'y  entendent  mieux  que  moi,  est  un 
des  plus  beaux  faits  militaires  de  Napoléon. 

—  C'est  une  bataille d'Égypte,avait-ilditen  ar- 
rivant sur  le  terrain...  Infanterie  et  artillerie... 
point  de  cavalerie'!...  Messieurs, il  faudra  payer 
de  nos  personnes  ici!... 

faire  entendre  que  le  génie  de  Gustave-Adolphe  évoqué  par 
lui,  ne  lui  avait  répondu  que  par  un  assentiment  à  sa  propre 
volonté,  qui  était  de  faire  la  guerre? 

'  On  sait  comment  la  bataille  fut  gagnée.  Le  maréchal 
Ney  occupait  Gross-Gœrshein;  l'empereur  était  parti  et  était 
en  marche  pour  Lepsig  ,  lorsqu'il  apprit  que  le  maréchal 
Ney  avait  en  tête  toute  l'armée  ennemie  .'..  A  cette  nouvelle 
Napoléon  revient  au  galop  suivi  de  sa  garde,  et  changeant 
subitement  les  ordres  donnés  ,  il  en  envoie  d'autres  ,  ac- 
cepte le  champ  de  bataille  de  l'ennemi...  puis  se  frottant  les 
mains,  il  dit  eu  riant  :  —  A  trois  heures  la  bataille  sera  ga- 
gnée !..  •   A  trois  heures  nous  étions  vainqueurs... 

•  Il  y  eut  quarante  mille  coups  de  canon  de  tirés  dans 
l'armée  française.  Une  particularité  bien  extraordinaire  qui 
m'éiait  encore  rappelée  hier  au  soir  par  un  officier-général  qui 
s'y  trouvait ,  c'est  que  l'empereur  ne  put  pas  poursuivre  sa 
victoire  faute  de  cavalerie  !..  Le  soir  rien  n'était  magnifique- 
ment horrible,  me  disait-il,  comme  l'illumination  du  champ 
de  bataille  couvert  lui-même  de  morts,  de  blessés  et  de  mou- 
rans,  dont  les  gémissemens  servaient  comme  de  sinistre 
accompagnemeut  à  la  lueur  infernale  de  l'incendie  de  trois 
villages  oli  le  coiul)at  avait  été  livré  corps  à  corps,  et  où  le 
feu  promenait  son  ravage  destructeur....  c'était  horrible  à 
voir  !... 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  1^1 

Et  plus  tard  il  a  dit  lui-même  : 

—  J'ai  gagné  la  bataille  de  Lutzen  comme  gé- 
néral en  chef  de  l'armée  d'Italie  et  de  l'armée 
d'Egypte!... 

Au  plus  fort  de  l'action,  on  vit  ISapoléon 
mettre  pied  à  terre  ce  jour-là,  et,  comme  il  l'a- 
vait dit,  payer  de  sa  personne...  Et  c'est  au  cri  de 
Five  l'empereur!  que  des  batteries  entières  étaient 
enlevées  à  la  baïonnette!...  Oh!  que  notre  der- 
nier soupir  fut  beau  '  !... 

Pendant  ce  temps,  le  prince  Eugène,  par  une 
marche  aussi  savante  que  belle,  ouvrait  les 
portes  de  Dresde  au  bon  roi  de  Saxe...  La  fidé- 
lité saxonne,  sans  doute  toujours  fort  remar- 
quable, se  remit  encore  plus  en  attitude  après 
la  victoire  de  Lutzen.  Quant  au  vice-roi, ce  fut 
le  dernier  exploit  de  sa  belle  campagne.  Napo- 
léon avait  malheureusement  besoin  de  lui  en 
Italie,  il  dut  y  retourner,  et  partit  le  12  mai,  le 


»  Il  est  entendu  une  fois  pour  toutes  que  je  ne  veux  en 
aucune  manière  attaquer  l'époque  actuelle  ;  je  connais  trop 
bien  le  sang  français  pour  n'être  pas  certaine  que  la  jeune 
geneVation  dans  laquelle  se  trouvent  deux  gages  de  mon  sang 
n'est  pas  aussi  bonne  et  aussi  vaillante  que  toute  celle  dont 
je  parle...  Maisla  gloire  de  l'empire,  voilà  ce  que  je  pleure! 
voilà  ce  qui  était  unique...  et  ce  que  la  valeur  française  doit 
également  regrel  ter  comme  moi. . . 


1J2  MEMOIRES 

même  jour  de  la  rentrée  du  roi  de  Saxe  dans  sa 
capitale...  Le  j  8  mai,  Eugène  était  à  Milan...  Une 
nouvelle  année  se  recréait  par  ses  soins,  et  cette 
armée  se  battait  en  Allemagne  au  mois  d'août 
de  cette  même  année.. .  et  elle  était  de  quarante- 
cinq  mille  hommes  d'infanterie  et  de  deux  mille 
hommes  de  cavalerie...  Tout  cela  tient  au  mi- 
racle!... Et  pourtant  l'armée  d'Italie  avait,  dans 
l'espace  de  onze  mois,  fourni  quatre-vingt-dix 
mille  soldats!...  Quarante  mille  au  commence- 
ment de  1812...  vingt  mille  à  l'automne...  et 
vingt-huit  mille  à  la  fin  de  mars  181 3...  Ces 
derniers,  conduits  par  le  général  Bertrand,  ar- 
rivèrent à  l'armée  d'Allemagne  pour  ce  même 
jour  de  la  bataille  de  Lutzen.  Ceci  est  un  fait 
que  je  crois  pouvoir  affirmer...  Ce  départ  du 
prince  Eugène  fit,  je  le  sais  aussi, une  vive  impres- 
sion sur  l'Autriche...  Elle  y  vit  une  méfiance 
que  peut-être  on  n'avait  pas...  Et  dans  ce  mo- 
ment, où  elle  prenait  ouvertement  le  caractère  de 
médiatrice  armée,  elle  se  sentit  blessée...  Pour- 
quoi cela?... 

11  arriva  dans  ce  temps  un  fait  qui  n'a  de  va- 
leur qu'autant  que  les  deux  personnages  mis  en 
scène  sont  nommés ,  car  le  fait  en  lui-même 
n'est  rien  y  et  pourtant  il  est  beaucoup,.. 

Napoléon  avait  une  conférence  avec  le  comie 


DE    LA.    DUCHESSE    o'ABRANrtlS.  1^5 

de  Metternich'...  Elle  était  violente,  et  l'entretien 
prenait  souvent  une  direction  qui  pouvait  faire 
craindre  à  ceux  qui  auraient  entendu  qu'il  ne 
finît  par  une  scène,  et  une  scène  fâcheuse.  L'em- 
pereur était  peu  maître  de  lui  dans  de  pareils 
instans;  M.  de  Metternich,  toujours  parfailement 
en  mesure,  conservait  un  immense  avantage  sur 
son  adversaire,  et  cet  avantage  doublait  et  tri- 
plait de  force,  en  ce  que  tous  deux  voyaient  ce 
que  la  colère  et  le  sang-froid  de  l'nn  et  de  l'autre 
leur  faisaientgagner  et  perdre.  Enfin  lepa?'oxisme 
parvint  à  son  point  d'intensité...   Napoléon  se 
promenait  rapidement  dans  son   cabinet,  con- 
traignant M.  de  Metternich  à  le  suivre,  mais  ne 
pouvant  cependant  lui  faire  accélérer  son  nas. 
Ce  sang-froid  qui  semblait  le  braver  accrut  en- 
core sa  colère.  Il  s'avança  vers  M.  de  Metternich 
avec  une  grande  violence,  et  lui  parla  d'une  voix 
encore  plus  élevée...  Dans  le  même  moment,  sa 
petite  main  retomba  sur  le  chapeau  que  M.  de 
Metternich  tenait  ;  et  comme  celui-ci  était  loin  de 
prévoir  la  secousse,  le  chapeau  tomba  à  terre... 
Napoléon  le  vit  à  l'instant,  et  je  suis  sûre  qu'il 
regretta  vivement  que  sa  main   eût  touché   le 
malheureux  chapeau,  soit  que  le  mouvement  ait 
été  volontaire,  soit  qu'il  ne  l'ait  pas  été,  chose 

'  Il  n'était  que  comte  à  cette  e'poqtie. 


1^4  MÈBIOIRES 

que  nous  ne  pouvons  savoir  et  que  nous  ne 
saurons  jamais!...  Quoi  qu'il  en  soit,  son  regard 
rapide  suivit  le  chapeau  dans  sa  chute...  M.  de 
Metternich  continua  sa  promenade,  avecleméme 
calme  ,  ne  parut  pas  s'occuper  de  son  cha- 
peau... Son  intention  était  non  seulement  vi- 
sible, mais  il  était  facile  de  voir  ce  qu'il  pensait 
de  la  chute  du  chapeau. 

Cette  circonstance,si  futile  en  elle-même,  avait 
évidemment  influé  sur  l'humeur  et  sur  l'esprit 
de  Napoléon...  Il  était  préoccupé...  regardait  le 
malencontreux  chapeau  toutes  les  fois  qu'il  re- 
passait auprès,  et  montrait  visiblement  que  ce 
fait  avait  action  sur  lui... 

Que  va-t-il  faire?  se  demandait  M.  de  Met- 
ternich... car  dans  sa  pensée  il  était  déterminé 
à  sortir  sans  chapeau ,  mais  à  ne  le  pas  relever... 
Enfin,  à  la  troisième  tournée^  l'empereur  s'ar- 
rangea de  manière  à  passer  tout  près  du  cha- 
peau, de  manière  qu'il  pût  gêner  sa  marche.. .  Il 
le  poussa  alors  légèrement  du  pied,  le  ramassa^ 
et  le  jeta  négligemment  sur  une  chaise  qui  était 
près  de  lui.  Il  se  conduisit,  à  ce  qu'il  paraît,  dans 
cette  circonstance,  puérile  en  elle-même,  mais 
dont  il  avait  fait  une  affaire  sérieuse,  avec  toute 
l'adresse  et  l'esprit  qu'il  savait  mettre  à  ce  qu'il 
voulait  bien  faire...  Quant  au  prince  de  Metter- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1  ^5 

nich,  son  attitude  fut  noble  et  belle  dans  toute 
cette  petite  scène,  comme  elle  l'est  toujours,  au 
reste,  dans  les  diverses  positions  où  le  sort  lui 
fait  jouer  un  rôle...  C'est  une  généreuse  et  noble 
créature  ayant  une  excellente  bonté... 

Tandis  que  l'armée  d'Allemagne  était  ainsi  oc- 
cupée à  tenir  télé  aux  Russes,  les  communica- 
tions les  plus  actives  avaient  lieu  entre  la  France 
et  l'Autriche.  Le  comte  Louis  de  Narbonne, 
connu  pour  sa  volonté  de  faire  la  paix,  le  grand- 
écuyer  de  France;  M.  de  Caulaincourt,  qui  vou- 
lait d'autant  plus  la  paix,  qu'il  était  intimement 
convaincu  que  la  Russie  la  voulait  aussi,  étaient 
tous  deux  chargés  des  intérêts  de  la  France.  Il  y 
eut  à  cette  époque  un  fait  assez  singulier  qui 
mérite  de  trouver  place  dans  la  vie  de  Napoléon. 

Je  n'ai  jamais  beaucoup  compris  pourquoi 
Napoléon  avait  épousé  Marie-Louise...  Il  n'ai- 
mait pas  l'Autriche,  et  connaissait  sa  force,  puis- 
qu'il l'avait  détruite  trois  fois  en  neuf  ans'...  Il 
ne  se  iiait  pas  à  sa  politique...  Pourquoi  donc 
alors  s'unir  à  elle  par  un  lien  qui,  de  son  côté  à 
lui ,  semblait  devoir  le  lier?. . .  C'est  une  sorte  d'é- 
nigme, comme  celte  énigme  chinoise  où  il  se 
trouve  une  pièce  qui  n'a  jamais  sa  place ,  que  la 

•  Marengo  en  1800...  Austerlitz  en  iSo5,  et  Wagram  et  ses 
suites  eu  180g. 


176  MEMOIRES 

politique  de  Napoléon  ,  quelquefois  pour  moi... 
et  celte  affaire  de  son  mariage  autrichien  est 
dans  ce  cas-là...  Le  fait  est  que,  dans  cette  même 
année  i8i3,  ce  même  mois  de  mai  on  il  livrait 
des  batailles  ,  tout  en  conduisant  j)olitiquement 
et  diplomatiquement  les  affaires,  il  avait  bien 
accepté  la  médiation  armée  de  l'Autriche,  mais 
il  n'y  croyait  pas,  et  avait  contre  l'Autriche  et  sa 
politique  un  ressentiment  d'une  violence  qu'il 
hii  était  difficile  de  cacher...  En  voici  une  preuve 
assez  remarquable...  M.  de  Bubna  lui  avait  été 
expédié  à  Dresde... ,11  le  renvoya  à  son  beau-père 
avec  des  instructions  et  des  propositions  nou- 
velles, tandis  </«'««  même  fem/)s  il  faisait  deman- 
der aux  avant-posles  russes  l'admission  du  duc  de 
Vicence  auprès  de  l'empereur  Alexandre...  Mais 
celui  ci,  qui  dans  ce  même  moment  se  voyait  à  la 
tête  d'une  armée  de  cent  quatre-vingt  mille  hom- 
mes, et  dans  une  superbe  position,  fit  de  manière 
que  sa  réponse  fut  retardée  jusqu'après  la  bataille 
qui  £e  préparait  :  cette  bataille  était  celle  de 
Bautzen... 

C'était  le  21  mai,  et  la  bataille  de  Lutzen  avait 
été  livrée  le  2  mai!... —  Nous  serons  vainqueurs 
ce  soir  à  trois  heures,  avait  dit  l'empereur  le 
2  mai!...  La  même  prédiction  précéda  aussi  la 
victoire  de  Bautzen...  Mais  que  de  flots  de  sang 


HF    L\     DlICnFSSK    u'aBRANTÈS.  1  77 

firent  disparaître  cette  fois  la  teinte  brillante  des 
lauriers  de  nos  soldats.  Notre  perte  fut  im- 
mense, quoique  bien  inférieure  encore  à  celle 
des  Russes  et  des  Prussiens...  Mais  un  homme 
qui  tombait  dans  nos  rangs  faisait  une  brèche  qui 
ne  pouvait  se  remplir...  //  faut  serrer  tes  rangs!.,. 
L'ennemi  a  avoué  vingt  mille  hommes  de  perdus 
pour  lui...  toutefois  l'avantage  de  cette  victoire 
fut  immense...  Il  nous  rendit  maîtres  de  toutes 
les  routes  qui  condîiisenten  Silésie,  nous  ouvrant 
ainsi  le  cœur  de  la  Prusse...  Un  autre  avantage 
fantastique  par  son  importance,  fut  de  redonner 
à  Napoléon  un  nouveau  baptême  de  gloire  qui  le 
représentait  au  monde  com.me  le  premier  capi- 
taine de  tous  les  âges.  La  supériorité  de  son  génie 
militaire  reçut  par  cette  victoire  et  par  celle  de 
Lutzen  une  sanclion  que  rien  maintenant  ne 
peut  plus  lui  enlever...  Avec  quels  moyens  avait- 
il  vaincu  dans  cette  campagne?  Etait-ce  donc  à 
force  d  hommes ,  comme  on  le  lui  a  reproché  si 
souvent!...  ou,  pour  parler  plus  juste,  comme 
l'ont  prétendu  des  gens  qui  présument  tout  de 
lui  sans  savoir  ce  qu'ils  disent...  Il  y  a  vraiment 
pitié  '  !... 

•  Sansparlerdesguerresd'Italie  et  d'ÉgypIe,  ilfautcommen- 
cer  par  IMarengo,  puis  Austerlitz  ,  lena  ,Wagram  ,  une  foule 
de  campagnes  et  de  batailles  où  le  nombre  des  ennemis  fut 

XVI.  17 


17^  MÉi^IOlRES 

Des  Mémoires,  et  §iirtout  les  Mémoires  4'n^c 
femme ,  c'est  une  mosaïque  variée,  toujours  fijjte 
sur  ie  même  fond,  à  la  vérité  ,  mais  avec  d,es 
pierres  dillérentes.  Je  crois  donc  pouvoir  faire 
ici  ce  que  j'ai  fait  souvent,  je  veux  dire  revenir 
sur  des  souvenirs  oubliés,  mais  non  pas  effacés... 
Ce  que  j'ai  dit  plus  haut  de  la  légèreté  de  quel- 
ques personnes,  en  parlant  surtout  de  Napoléon, 
me  rappelle  une  rectification  que  j'ai  déj:*  voulu 
faire  relativement  à  lui,  et  puis  un  autre  fait  ve- 
nait à  m'entraîner,  et  je  laissais  l'autre  en  ar- 
rière. Il  s'agit  cependant  d'une  chose  qui  peut- 
être  a  été  reçue  comme  vraie  dans  nos  provinces, 
et  surtout  dans  les  pays  étrangers...  Il  existe  une 
Histoire  de  Paris  pur  Dulaure.  C'est  un  ouvrage 
d'un  mérite  achevé,  et  qui  est  aujourd'hui  à  sa  six 


toujours  supérieur  au  nôtre.  Il  y  a  dans  ce  que  j'avance  une 
vérilë  chiffrée  e\.  loute  numérique  facile  à  prouver;  mais  iJen 
est  de  cela  comme  de  bien  d'autres  choses,  c'est  une  ignorance 
des  temps  et  des  faits  qui  est  toute  pitoyable.  Ainsi,  dans  un 
ouvrage  que  j'ai  lu  l'autre  jour  ,  je  voyais  que  ie  Directoire 
fm'oynildes  messages  à  la  Con\,'enlion,  et  qu'il  existait  en  1794 
une  administration  volant  sur  les  centimes  additionnels., 
tandis  qu'en  prenant  le  Monileur  tout  simplement,  on  y  voit 
que  le  Directoire  remplaça  la  Convention  en  1796  (i5  vendé- 
miaire), et  que  les  centimes  additionnels  furent  l'œuvre , 
Ijpbilemeul  conçue  du  reste,  du  génie  de  l'empereur,  alof^ 
premier  consul. 


D1-    LA.    DUCHF.SSE    D  AEr.ANTi-S.  1  79 

oji  seqtièspe  pdition,  et  dont  le  succès  «^st  entiï?rer 
ment  iiiérité...  C'pst  jDrécisément  ce  mérite  qiii 
me  fait  être  sévère  pour  ce  qu'il  rapporte  reiati-» 
vem^iità  Tempererir  INapoléofi. 

PuKlure  n'aime  pasXapoIéon.  Il  était  fort  ré^ 
piil)iica'"i^t  •'^^"  opinion  était  d'une  telle  nature, 
qij'il  n'a  jamais  parclonné  à  l'empereur  d'avoir 
rouvert  les  églises,  de  s'élre  fait  sacrer  par  un 
pape,  et  d'avoir  p'is  îe  titre  d'empereur..  .Ce  n'est 
j);is  son  despotisme  qu'il  blâme  au  fond ,  quoiqu'il 
s'en  prenne  à  lui,  ne  pouvant  mieux  faire,  non  ; 
cap  le  comité  do  salut  public  en  faisait  biea 
au-<]tià,  et  Dalaure  trouvait  cela  à  merveille. 
Robespierre  n'est  un  mauvais  homme,  selon 
lui,  que  le  Jour  où  il  brûîa  le  fanatisme  et  l'a» 
théisme,  lî  y  a  dans  cette  manière  de  voir  un  côté 
burlesque  bien  curieux  à  approfondir  et  bien 
])ropre  à  la  moquerie...  Le  jour  en  viendra. 

Donc  M.  Dulaure,  dans  son  Ilialoire  de  Paris 
.<;67/.s  JXapoléon  ,  tout  en  hii  rendant  la  justicp 
qu'il  ne  lui  peut  refuser,  justice  bien  éclatante 
et  qu'il  est  de  notre  devoir,  à  nous  autres  napo.- 
i<';onistes,  de  rnetlre  au  jour,  parce  qu'elle  montre 
le  grand  homme  sans  tous  les  rayons  de  son  au- 
réole. M.  Dulaure  dit  de  lui  tout  le  mal  que  lui  in« 
spire  sa  vieille  haine  républicaine  contre  l'homiTiç 
qui  a  ramenélanojjlesseetlaniesse...  Et  n'ayant 


l8o  MÉMO! RI  s 

pas  beaucoup  de  choix  dans  les  reproches  et  les 
mots  de  dédain  qu'il  veut  adresser  à  Napoléon,  il 
dit  qu'il  fut  seulement  troisième  consul  le  19  bru- 
maire après  la  fameuse  révolution  qui  détruisit 
ce  même  Directoire,  que  lui-même  avait  établi,  le 
1 5  vendémiaire,  en  dépit  des  efforts  des  sections 
de  Paris  qui  étaient  soulevées  par  un  mouve- 
ment royaliste'.  11  s'est  trompé,  ou  bien  il  a  fait 
un  reproche  qui  n'était  pas  réellement  de  bonne 
foi.  Voici  le  fait  tel  qu'il  est.  Je  le  rectifie,  parce 
qu'il  me  semble  qu'il  est  peu  convenable  pour 
Napoléon  de  se  voir  dans  une  position  infé- 
rieure tandis  qu'il  était  le  maître.  Voici  la  vérité. 

L'Almanach  de  l'an  vni  était  déjà,  non  seule- 
ment composé,  mais  imprimé,  lorsque  la  révo- 
lution de  brumaire  fut  accomplie.  On  fit  mettre 
dans  le  même  volume  ce  supplément  invoqué 
par  M.  Dulaure  à  l'appui  de  ce  qu'il  dit.  C'est 
avec  ce  supplément  lui-mèaie  que  je  vais  lui  ré- 
pondre. 

0  Bonaparte  %  dit  il ,  fut  troisième  consul provi- 
4oire,  »  et  il  met  troisième  consul  provisoire  en 
italique,  pour  montrer  que  cela  lui  paraît  extraor- 

•  Et  conduites  par  le  gcne'ral  Danicamp. 

»  "Voyez  dans  le  9*  volume  de  V Histoire  de  Paris  ,  4e  e'di- 
tion,  période xvnie,  Paris  sous  Napoléon  Bonaparte,  p-  l'bg. 
Voyez  aussi  la  note  mise  au  bas  de  la  même  page, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i8i 

dinaire  et  presque  ridicule...  Voici  comment  est 
imprimé,  et  cet  article,  et  l'arrêté  des  conseils, 
dans  l'Almanach  national  de  France  de  l'an  viii  de 
la  république. 

SCPPLÉMENl" 

à  l'jélmanacli  national  de  France  ,  pour  l'an  viii. 

«Par  décret  du  conseil  des  Anciens  du  18  bru- 
maire an  vin,  rendu  en  vertu  des  articles  102, 
I  o5  et  1 04  de  la  constitution  ,  les  deux  conseils  ' 
ont  été  transférés  à  Saint-Cloud  pour  y  siéger 
le  lendemain  19. 

B  Le  général  Bonaparte  a  été  chargé  de  l'exécu- 
tion de  ce  décret,  et  de  prendre  les  mesures  né- 
cessaires pour  la  sûreté  de  la  représentation 
nationale. 

»  Le  général  commandant  la  l 'j'  division  '  mi- 
litaire, la  garde  du  corps-iégislatif,  les  gardes  na- 
tionales sédentaires,  les  troupes  de  ligne  qui 
sont  dans  la  commune  de  Paris  ,  dans  l'arron- 
dissement constitutionnel  et  dans  toute  leten- 

'  Celui  des  Anciens  ,  compose  de  deux  cent  cinquante 
membres,  etcelui  des  Cinq- Cents.  C'est  du  premier,  où  étaient 
lesplus  vieux  députes,  que  iut  forme  eu  grande  partie  le  sénat. 

2  La  première  division  s  appelait  alors  la  dix-septième} 
c'est  le  premier  consul  qui  remit  les  choses  en  ordrCj 


lS2  MÉMOIKF.S 

due  de  la  iy°  division  ont  élé  mis  immédiate^ 
inent  sous  ses  ordres, 

»  Le  19  brumaire,  le  corps  législatif*  réuni  à 
Saiiit-Cioud  a  rendu  une  loi  qui  porte  : 

p  Article  1"  :  //  ny  a  plus  de  Directoire  y  et  ne 
sont  plus  membres  de  la  représentation  nationale 
lesindividusci-aj3rès  nommés,  etc.,  etc. 

I)  Un  article  spécial  porte  que  ciiaque  conseil 
nommam  y  séance  tenante  y  une  commission  de 
vingt-cinq  membres  clioisie  dans  son  sein. 

COMMISSlorH    CO^'SL'L.URi;  l'XIXUTÏVE  , 

Créée  provisoirement  par  l'article  2  du  1 9  braniaire 
rt/ivni,  et  installée  le  20  du  même  moi^  au 
palais  du  Luxembourg. 

C.  SlEYKS,  Lr.  .i:^«^t^..^.l  Consuls 

,,    T)  Vv  .  ex-directeurs  J   ,    ,       ,,>,    , 

C.  RoYFR  Drcos  ,  '>  de  la  rcpdDliqde 

C.\Soi!is.¥i^\\TE,  général,  j        Iritnçai.o. 

C.   HuGuus-B.  ^Iary-t  ,  secrétaire- i^é/iérciL 
C.  Ij AGAv.DE,  secrc'laire  adjoint. 

•  Cette  commission  est  investie  dé  la  plénitiidè 
du  pouvoir  directorial,  et  spécialement  chargée 
d'organiser   l'ordre  dans   toutes  les   parties   de 

'  Il  se  composait  des  deux  conseils  rc'uiiis...  des  Aiicieris 
et  des  GiDcj-Cenls, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i83 

l'administration...  de  rétablir  la  tranquillité  inté 
rieure,  et  de  donner  une  paix  honorable  et  so- 
lide. 

•  Elle  est  autorisée  à  employer  des  délégués, 
mais  avec  un  pouvoir  déterminé ,  et  dans  les  li- 
mites du  sien...» 

Voilà  comment  est  imprimée  la  position  mo- 
rale de  ]N^apoléon  le  19  brumaire  an  viii.  Ainsi 
qu'on  peut  le  voir,  il  nVst  question  ni  de  premier ^ 
ni  de  second^  ni  de  troisième  consul...  Les  deu± 
ex-directeurs  sont,  à  la  vérité,  sous  une  même 
accolade;  mais  c'est  pour  montrer  bien  plutôt 
leur  situation  passée  que  la  présente...  Le  géné- 
ral Bonaparte  vient  ensuite  comme  le  plus  jeune, 
non  seulement  en  effet,  mais  dans  l'apparence 
du  monde  politique,  et  une  même  accolade  réu- 
nit les  trois  noms  sotjs  la  dénomination  de  :  Co?»^- 
SULS  DE  LA  RÉPUBLIQUE...  Mais  cc  qui  pcut  être 
ajouté  à  ce  que  je  viens  de  rapporter,  c'est  le  fait 
que  voici  : 

Le  lendemain  de  ce  même  jour,  c'est-à-dire 
le  20  brumaire,  les  trois  consuls  se  réunirent 
dans  la  salle  des  conférences  au  palais  du  Luxem- 
bourg... Il  y  avait  trois  fauteuils  parfaitement 
pareils;  mais  quelque  égalité  que  les  autres 
consuls  voulussent  apporter  dans  leurs  relations 


l84  MÉMOIRES 

avec  Bonaparte,  sa  volonté  dominait  déjà  la  leur... 
En  entrant  dans  la  salle,  il  marcha  de  ce  pas  ra- 
pide que  nous  lui  avons  tous  connu  vers  le 
fauteuil  du  milieu,  s'y  plaça  avant  que  ses 
collègues  fussent  arrivés  au  tiers  de  la  salle,  et  leur 
faisant  signe  d'approcher  et  de  s'asseoir j  il  entra 
d'abord  en  matière  avec  cette  force  de  logique  et 
cette  clarté,  cette  concision  qui  établissaient  sa 
supériorité  en  si  haut  lieu  qu'aucun  autre  ne  l'y 
pouvait  atteindre...  La  conférence  terminée, 
Sieyès  sortit  de  la  salie ,  mais  bien  différent  de 
ce  qu'il  y  était  entré...  Il  s'approcha  du  duc  de 
Bassano  ;  alors  j\l.  Maret  ,  secrétaire -général 
de  la  commission  consulaire,  lui  frappant  sur 
l'épaule,  comme  son  Age  lui  en  donnait  le  droit: 

—  Mon  ami,  lui  dit-il  avec  ime  voix  profon- 
dément pénétrée,  nous  avons  un  maître!... 

Et  plus  tard ,  dans  une  autre  conversation  , 
il  ajouta  :  -  Il  raisonne  sur  tout,  de  tout,  avec  une 
connaissance  profonde  des  hommes  et  des  cho- 
ses ,  et  paraît  tout  savoir  mieux  que  personne.  » 

Et  puis,  un  mois  après  parut  la  constitu- 
tion de  l'an  viii ,  promulguée  le  24  frimaire,  et 
qui  nommait  le  nouveau  gouvernement.  Celui- 
là,  par  exemple,  était,  comme  le  dit  M.  Dulaure, 
Si\ec  des  premier  et  des  troisième  consuls....  mais 
Bonaparte  n'était  pas  au  troisième  rang... 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBUAIVTÈS.  1 85 

GOUVERNEMENT. 

C.  'BoNAPXViT-E, premier  consul,  } 

,,      ,,  ,    .   '  ,  ,  f       Au  palais  des 

C.    Cxnii A.CERES,  s'econd  C07isnl,>        Tuileries. 

C.  hE  BR\:y ,  troisième  consul,     ) 

C.  HuGL'ES-B.  Map.et  ,  secrétaire  d'Etat. 
C.  Lagarde,  secre'taire-ge'ne'ral  des  consuls. 

J'ai  rectifié  cette  erreur,  an  reste,  constatée  dans 
tontes  les  éditions  deM.Dulaure,  parce  qu'il  me 
déplaisait  de  voir  l'emperenr  placé  dans  une  posi- 
tion toute  inférieure,  lorsqu'il  esta  cette  époque 
du  18  brumaire  plus  grand  que  dans  aucune  occa- 
sion de  sa  vie.  H  paraîtrait,  d'après Dulaure,  pren- 
dre craintivement  et  par  une  sorte  deruseXe  pou- 
voir qu'il  a  conquis  sur  les  mains  souillées  qui  le 
prostituaient  au  mépris  de  l'Europe  et  du  monde. 
Je  ne  connaissais  pas  cette  portion  de  l'ouvrage 
d'ailleurs  si  estimable  de  M.  Dulaure,  autrement 
je  l'aurais  réfutée  à  son  lieu  ,  comme  je  viens  de 
le  faire.  Mais  dans  ma  mosaïque  toutes  les  places 
sont  bonnes  pour  y  mettre  une  vérité...  J'ai  même 
une  obligation  à  cette  digression  tout  en  dehors 
des  sujets  qui  nous  occupent,  de  ces  sujets  si 
lugubres  et  si  profondément  malheureux!...  Hé- 
las !  il  faut  y  revenir!...  il  faut  encore  ouvrir  des 
tombes  et  s'entretenir  avec  les  morts... 


lèè  îttléMOlKES 

J'ai  déjà  dit  le  terrible  effet  que  fit  sur  nous  la 
nouvelle  de  la  fin  terrible  de  cet  excellent  duc 
d'Istrie!...  elle  nous  donna  une  terreur  qui  ne 
devait  être  que  trop  tôt  justifiée...  Chaque  esta- 
fette était  attendue  avec  impatience,  et  cepen- 
dant on  craignait  son  arrivée...  La  position  de 
Junot  en  Illyrie  et  à  Venise  me  rassurait  com- 
plètement. Il  n'avait  à  craindre  que  le  débarque- 
ment des  Anglais,  et  comme  il  ne  pouvait  s'exé- 
cuter qu'en  troupes  partielles  et  très  peu  nom- 
breuses, je  n'étais  pas  du  tout  alarmée.  Le  général 
Bertrand  ,  qu'il  avait  été  remplacer  en  Illyrie  , 
vint  me  voir  à  son  retour  avec  la  comtesse,  et  ce 
qu'ils  me  dirent  du  pays ,  s'il  me  donna  de  Tinquié- 
tude  pour  l'amusement  de  Junot,  ine  rassura  sur 
ce  qui  pouvait  m'inquiéter;  d'ailleurs  madame 
Bertrand  fut  parfaitement  bonne  et  aimable  dans 
cette  entrevue,  qui  était,  pour  ainsi  dire,  la  pre- 
mière que  nous  avions  ensemble;  elle  me  parut 
ce  qu'elle  est,  une  femme  spirituelle,  ayant  une 
grâce  infinie  quand  elle  veut  plaire,  et  toute  as- 
surée d'être  aiimée  aussitôt  qu'elle  le  voudra.  I^e 
géné^al,  que  je  connaissais  depuis  long-temps,  me 
parla  avec  un  grand  intérêt  de  la  position  dé 
Juriôt.  Il  avait  jtigé  de  la  profondeur  de  la  plaie 
pat  qtielques  paroles  que  la  douleur  avait  ren- 
dues plus  persuasives  encore  ^  et  il  niie  dit  c\u'i\ 


DE    LA    DLCilESSE    d'AbRANTÈS.  1  O^ 

espérait  beaucoup  du  séjour  de  Junot  dans  son 
gouvernement  des  provinces  illyriennes. 

—  Il  a  un  itnmeilse  bien  à  y  faire,  me  dit  le 
comte  Berirand.  Ce  bien,  pour  être  effectné,  abe-* 
S'Sm  d'un  i)omme  qui  pos.sède  l'eritière  coiifiancë 
de  l'empereur,  parce  qu'il  faut  a  chaque  instant 
des   sccoîU's  qde  les  mitiistres  n'accordent  que 
lentement  et  avec  une  extrême  diiïicuité;  tantlis 
qî;e    îorscui'on    correspond    iivec    î'fmpereur, 
connue  Ju.'iot,  les  affaires  sont  améliorées  avec 
liîie  rapidité  difficile  à  croire.,.  Juriot  jugera  dô 
celle  position  en  homme  h;j!nîe  et  accoiitumé  à 
de  pareilles  besognes..  I.e  bien  cjU'il  peut  faire 
à  ri'ivrieeot  utie  création  pou.r  le  pays.  Dites-le- 
lui  bien  ch.tque  fois  que    vous  lui    écrivez.   En 
présenî;u3t  ainsi  un  but  à  sa  vie,  vous  lui  rendrez 
sa  confiance  en  lui-même...  Vous  lui  montrerez 
l'emploi  de   ses  facultés,  et  il  aimera  une  exis- 
teîice  dont  le  prix"  lui  sera  révélé  paf  Uiie  voix 
aussi  aimée  que  la  vôtre  l'est  par  lui. 

Une  nolivelle  qui  se  répandit  alorâ  dôiiria  line 
sorte  d'agitation  plus  péiiibîe  encore  à  totites  les 
iîîquiétudes  qfic  nous  éprouvions.,  ce  fut  'a  cer- 
titude de  la  jonction  du  prince  foyal  de  Suède 
aux  alliés  de  la  coalition.  On  apptitque^  le  i  8  maîj 
il  était  débarqué  à  Stralsund  avec  trente  mille 
SltêdoiS.  Il  y  a  dans  cette  démarche  de  Berfiâ- 


lS&  MEMOIRES 

dotte  une  vérité  de   trahison  envers  sa  patrie, 
que  rien  n'effacera   jamais.    La   postérité,  loin 
d'accueillir    les    raisons    qu'il  a   voulu   donner 
pour  avoir  marché  contre  la  France,  et  que  ses 
partisans  continuent  encore  aujourd'hui  à  pré- 
senter comme  bonnes  ,  ne  verra  qu'un  homme 
envieux  d'une  immense  renommée  qui  toujours 
lui  fut  importune,  et  qui  a  saisi  le  moyen  de  ven- 
geance aussitôt  qu'il  s'est  présenté.  Non  ,  non  , 
Bernadotte  ne  fut  ni  grand,  ni  généreux,  le  jour 
où  la  bannièresuédoise  vint  augmenter  le  nombre 
de  celles  qui  marchaient  contre  nous.   Qu'il  ne 
vienne  pas  iious  répéter  ici  ces  belles  phrases  de 
despotisme  châtié.,  de  soif  de  conquêtes  réprimée... 
tout  cela  est  pitoyable.  M.  le  général  Bernadotte, 
tout  républicain  qu'il  le  voulait  paraître,  a  trouvé 
très  bon  que  les  conquêtes  de  Bonaparte  le  mis- 
sent à  même  de  donner  de  grandes  récompenses 
à  ses  généraux,  et  le  prince  de  Ponte-Corvo  ac- 
ceptait gracieusement  les  dotations  et  les  titres 
d'altesse  sérénissime  que  Napoléon  lui  donnait. 
Mais  j'ai  déjà  signalé  une  profonde  vérité:  c'est 
que  dans  tous  les  généraux  qui  avaient  fait  leurs 
premières  armes,    soit  à  l'armée  des  Pyrénées- 
Orientales,  soit  à  celle  de  Moreau ,  l'empereur 
n'avait  trouvé   qu'une  reconnaissance  sèche  et 
stérila  qu'il  pouvait  même  au  besoin  présenter 


HE    L\    DUCHESSF.    D'aBRANTÈS.  1 89 

comme  de  l'ingratitude  ;  ce  qu'ils  ont  fait,  et  Ber- 
nadette leur  en  a  donné  l'exemple.  Du  reste,  nous 
avons  vu  en  i8i4  comment  le  prince  royal  de 
Suède  traitait  son  ancienne  patrie.  Tout  cela 
paraîtra  en  son  lieu.  J'ai,  pour  ma  part ,  un  bon 
souvenir  à  rappeler. 

Après   avoir   débarqué  à  Stralsund ,   Berna- 
dolte   avait  réuni  sous    ses   ordres  une   armée 
forte  de  cent  quarante  mille  bommes  ,  composée 
de  Russes,   de   Prussiens  et  de  Suédois.  Ce  fut 
cette  armée  qui ,  après  avoir  battu  le  maréchal 
Ney  à  De nneiv i tz ,  ainsi  que  le  brave  Oudinot, 
sauva  Berlin  en  empêchant  Napoléon  de  profiter 
des  avantages  de   Dresde...   Lui,  Bernadotte  !... 
être  un  obstacle  à  la  gloire  des  armes  françaises!.. 
et  il  se  dit  Français!...  Mais  en  effet'il  ne  l'est 
plus ,  il  nous  a  reniés!.,  il  a  renié  la  France  le 
jour  où  Napoléon  eut  en  lui ,  non  pas  un  en- 
nemi de  plus,  mais  un  bourreau!... 

Tandis  qu'il  débarquait  à  Stralsund ,  il  8e  pré- 
parait une  grande  scène  du  drame  terrible  qui 
se  représentait  alors.  La  bataille  de  Bautzen,  dont 
j'ai  parlé  plus  haut,  fut  livrée  le  21  mai...  Les 
bords  de  la  Sprée ,  accoutumés  à  nos  triomphes, 
revirent  encore  nos  aigles  vainqueurs  briser  les 
vautours  du  Nord  et  leur  arracher  leurs  plumes.. 
Mais  le  défaut  de  cavalerie  arrêtait  les  poursuites 


'9^  :^ïiîjïpj{ir.s 

(Je  nas  troupes!..  li  fallut  abandonner  en  rugis- 
sant, an  inilieii  de  la  victoire  ,  des  résultats  im- 
menses,  parce  qu'on  ne  pouvait  atteiuilre  celte 
misérable  cavalerie  russe  qui,  sans  oser  nous 
approcher,  s  égaillait'  dans  la  plaine  pour  piller 
les  fermes  et  faire  des  prisonniers  isolés. 

Pendant  ce  temps,  nous  étions  à  Paris  atten- 
dant des  nouvelles  avec  une  extrême  impatience. 
Souvent  j'écrivais  à  rarchichancelier  pour  lui 
en  demander,  car  avec  Ma^ne-Louise  il  n'en  allait 
pas  comme  avec  la  bonne  Joséphine,  qui  venait 
9u-()evant  de  nos  inquiétudes.  Cellp  ci  ,  tonte 
gourmée,  toute  raide  et  tou^e  étiquette,  ne  per- 
vT>;et|:ait  qu'à  la  duchesse  de  Montebello  d'a|)pro- 
GJier  d'elle.  J'ai  déjà  dit  que  le  choix  était  par- 
f(|it ,  mais  peut-être  que  madame  la  duchesse  de 
Montebello  aurait  dû  engager  l'impératrice  à 
être  un  peu  plus  jwpuiaire  parmi  nous,  si  je  puis 
dire  ce  mot;  au  jour  du  malheur  elle  aurait 
peut-être  trouvé  des  sympathies  qu'elle  n'a  pas 
même  éveillées.  Comment  l'aurait-elle  pu  faire? 
Déjeuner  ,  faire  un  signe  de  tête  à  son  fils ,  rnon- 
le^rà  cheval,  faire  de  la  tapisserie ,  manger  de  la 

«  On  appelle  ainsi  la  manoeuvre  que  faisaient  les  chouans 
dans  la  Bretagne  ;  ils  se  lançaient  dans  la  plaine,  s'abritaient 
dans  les  ajoncs  ,  les  haies,  et  de  là  tiraillaient  nos  fantassins 
çt  nous  faisaient  des  prisonniers. 


DE    LA    DUCHF.SSE    D  AERANTES.  |gl 

prême...  jouer,  tant  bien  que  mal ,  du  piçino, 
bavarder  très  peu  royalement  sur  tous  nos  inté- 
rieurs :  yoilà  à  quoi  l'impératrice  s'occupait  après 
Jes  affaires  de  Dresde,  quand  elle  venait  d'ap- 
prendre que  son  père  et  son  mari  avaient  brisé 
tous  les  liens  qui  les  unissaient...  Il  courut 
dans  ce  temps  une  histoire  que  je  ne  crois  pas 
vraie,  mais  qui  eut  assez  de  voguepourfliire  juger 
à  quel  point  Marie-Louise  était  peu  aimée, elle  qui 
jurait  été  adorée  de  la  France  si  elle  l'eût  voi^iy. 

Voici  l'histoire  : 

parlant  un  jour  de  son  père  avec  l'empereur, 
comme  il  en  était  mécontent ,  il  lui  répondit 
avec  humeur.  Marie-Louise,  tout  étonnée  d'être 
rudoyée  par  Napoléon  ,  lui  qui  ne  lui  parlait  ja- 
mais qu'avec  amour,  Marie-  Louise  insista  et  con- 
tinua à  vouloir  parler  de  son  père  à  Napoléon. 
Comme  il  était  sous  une  impression  profondé- 
ment irritante,  il  sortit  de  la  chambre  en  tirant 
la  porte  violemment  après  lui,  et  dit  à  l'impé- 
ratrice : 

—  Votre  père'... votre  père  estune  ganache!... 

Le  mot  ganache  n'est  pa§  impérial.. .  il  pest  pas 
noble  non  plus...  il  n'est  pas  même  fort  distingué, 
j'en  conviens,  mais  il  est  très  significatif,  et  peint 
à  merveille.,  quoi?..  Voyons:  ma  foi,  comment 
ferai-je  pour  trouy.e^  up  §ynoiîyme  7..,  EI^  bipn  ! 


iga  MEMOIRES 

c'est  le  contraire  d'un  homme  d'esprit...  L'im- 
pératrice Marie- Louise,  qtie  sa  grande  maî- 
tresse n'avait  pas  élevée  à  savoir  ce  que  voulaient 
dire  de  telles  paroles,  l'ignorait  entièrement. 
La  voilà  répétant  le  mot  ganache  y  de  peur  de 
l'oublier,  comme  Xaïloun,  dans  le  joli  conte  de 
V Imbécile',  répétait  pendant  une  journée  : 
«  Des  pois  cliiches!..  des  pois  chiches  !...  » 

Et  qui  redit  toujours  ganaclie  ^  ganache^  jus- 
qu'à ce  qu'elle  ait  trouvé  la  duchesse  de  Mon- 
tebello. 

—  Mon  Dieu,  ma  chère  duchesse,  dit-elle 
aussitôt  qu'elle  l'aperçut,  expliquez-moi  donc 
ce  que  signifie  un  mot  que  l'empereur  vient  de 
me  dire  en  parlant  de  l'empereur  mon  père:  il 
i'a  appelé  ganache!... 

La  duchesse  de  Montebello  fut  très  embar- 
rassée... Si  l'impératrice  lui  avait  dit  comme  une 
autre  femme  :  Mon  père...  mais  celte  solennelle 
parole  : 

L'empereur  mon  père! 

Arrêtait  la  duchesse  dans  sa  réponse,  et  l'expli- 
cation ne  lui  semblait  pas  facile.  Cependant , 
craignant  qu'une  autre  moins  timorée  ne  tra- 

•  Xaïloun,  ou  Vlmbécile.  C'est  un  des  plus  charmans 
contes  de  la  suite  des  Mille  et  une  Nuits.  C'est  une  collection 
peut-être,  au  reste,  supérieure  à  l'autre  que  cette  suite. 


DE    LA    DUCHESSE    D'àBR\NTT:S.  1  Q^ 

cîuisît   grossièrement   l'épithète ,  elle    répondit 
avec  sa  douce  voix  à  l'impératrice  : 

—  IMaclame,  cela  veut  dire  un  bon  et  brave 
homme... 

— C'est  singulier!  dit  r\Iarie-Louise,  l'empereur 
avait  l'air  bien  en  colère  pourtant  en  disant  ce 
mot-là...  Mais  bientôt  elle  n'y  songea  plus,etseu- 
\ement\emot  ganache  eut  dans  son  dictionnairede 
mémoire  le  mot  brave  homme  placé  en  regard. 

Quelque  temps  après  ,  l'impératrice  est 
nommée  régente  ,  avec  un  conseil  présidé  par  le 
prince  arclii  chancelier,  qui  devenait  ainsi  son 
tuteur.  Voulant  un  jour  lui  dire  un  mot  agréable 
tandis  que  le  prince  était  magistralement  assis 
auprès  d'elle  : 

—  Monsieur  l'archichancelier,  lui  dit-elle  en 
souriant  avec  le  plus  de  grâce  qu'elle  put  apporter 
dans  ce  mouvement  de  sa  bouche,  je  suis  bien 
aise  que  l'empereiu^  m'ait  donné  un  conseil  formé 
comme  celui  que  je  dois  consulter.  Mais  je  suis 
particulièrement  contente,  ajouta-t-elle  en  ré- 
servant toutes  ses  grâces  pour  le  compliment 
personnel  du  choix  de  son  président,  et  j'espère 
qu'aidée  par  une  brave  ganache  comme  vous,  je 
ne  ferai  rien  qui  puisse  déplaire  à  l'empereur. 

Qui  fut  étonné?.,  l'archichancelier,  j'espère!.. 
Il  regarda  son  auguste  souveraine  avec  une  sur- 
XVI.  i3 


194  MÉMOIRES 

prise  mêlée  d'une  certaine  expression  qui  était 
presque  interrogeante,  et  voulait  dire: 

—  Ah  ràl  vous  moqnez-vous  de  moi?... 

Mais  hélas!.,  la  bouche  impériale  n'y  songeait 
pas  vraiment  !... 

Du  reste  je  ne  garantis  pas  la  vérité  de  l'his- 
toire. Je  sais  seulement  qu'elle  courut  dans  tout 
Parisà cette  époque, etquel'injpératricedemeura 
propriétaire  de  sa  drôlerie. N'est-ce  qu'un  prêt?... 
je  l'ignore...  En  tous  cas  on  ne  prête  qu'aux 
riches,  ainsi  que  le  dit  im  vulgaire  j)roverbe. 


DK    LA    DUCHESSE    DABRAISTÈS-  1  C.5 


CH/iPITHE  Vîî. 


Paris  désert.  —  Passe-temps  quotidiens.  —  Tisite  et  tristesse 
de  Lavalette.  —  Lettre  de  Duroc.  —  Encore  une  victoire  ! 
' —  IVouvelle  visite.  —  Duroc  est  mort.  —  Douloureux 
avertissement.  —  Caractère  du  duc  de  Frioul. — Amour 
malheureux.  — De'goûls.  — L'envie  ne  raisonne  pas. — 
Hostilités  tacites.  — Affliction  de  l'empereur.  — IMademoi- 
selle  Hervas  d'Alménara.  —  Biographie  universelle  des 
frères  Michaud.  —  Bassesses  désapprouvées  par  les  Bour- 
bons. —  La  fan>ille  royale  de  Prusse  et  l'empereur  Alexan- 
dre.—  Lucien  Bonaparte.  — Lettre  de  Tempcrcur  à  Ma- 
dame-mère. —  Indépendance.  — Picjaume  de  Toscane.  — 
Grandiose. 


Paris  était  désert.  Les  femmes  dont  les  maris 
étaient  absens ,  et  c'était  le  plus  grand  nombre, 
partaient  pour  leurs  terres  ou  bien  pour  les 
eaiix,  et  il  ne  demeurait  à  Paris  que  celles  qui, 
comme  moi ,  avaient  une  raison  péremptoire 
pour  n'en  pas  sortir.  Ma  grossesse  avançftit  ;  ma 


igG  MÉMOIRES 

santé,  sans  en  avoir  reçu  le  grand  bien  qu'en  es- 
pérait Corvisart,  était  cependant  fort  améliorée. 
Je  pouvais  me  protnener,  m'occupeî-,  et  ma  vie 
n'était  plus  au  moins  snspendue.  Seulement  je 
pouvais  difficilement  aller  en  voiturec.  j'étais 
alors  grosse  de  quatre  mois  et  demi.... 

Tous  les  soirs  on  se  réunissait  chez  moi. 
On  causait ,  ou  faisait  de  la  musique,  on  jouait 
au  billard .  on  dessinait  sur  une  table  cou- 
verte d'albums,  de  couleurs  et  de  pinceaux,  on 
brodait  même,  car  il  y  avait  des  métiers...  et 
puis  la  bibliodièque  était  attenante  au  billard,  et 
ceux  qui  voulaient  lire  ou  bien  regarder  de  belles 
éditions,  pouvaient  facilement  se  contenter.  A 
minuit  on  servait  le  thé;  et  presque  toujours  avec 
le  thé  on  apportait  un  pâté  de  Strasbourg,  ou 
bien  une  terrine  de  Nérac,  ou  même  une  volaille 
froide,  et  nous  soupions...  C'était  le  meilleur  mo- 
ment de  la  journée. 

Un  soir  (je  n'oublierai  de  ma  vie  ce  que  j'é- 
prouvai pendant  quelques  heures),  un  soir,  ce 
bon  Lavalette  vint  n)e  voir.  T^ui  dont  la  physio- 
nomie était  toujours  si  riante  et  si  bonne  pour 
ceux  qu'il  aimait,  il  paraissait  sombre,  et  presque 
farouche. 

— Mon  Dieu  !  lui  dis-je,  qu'avez- vous  donc? 
vous  êtes  triste  comme  si  vous  reveniez  d'un  en- 
terrement. 


DE    LA    DtJCHESSE    d' AERANTES.  I97 

Hélas  !  je  devais  craindre  de  prononcer  légè- 
rement une  telle  parole!..  Il  tressaillit,  et  met- 
tant la  main  dans  son  sein ,  il  me  remit  une  lettre 
de  la  grande  armée:  elle  était  de  Duroc. 

— Oh!  que  vous  me  faites  plaisir!  m'écriai-je.. . 
Je  n'avais  pas  de  nouvelles  depuis  bien  long- 
temps!.. Oh  !  que  je  vous  remercie  ! 

J'ouvris  la  lettre;  elle  était  écrite  en  deux  fois, 
et  si  rapidement ,  que  l'écriture  en  est  à  peine 
lisible.  Il  me  l'avait  écrite  la  veille  de  la  bataille 
de  Bautzen,  et  l'avait  continuée  le  lendemain  !... 
du  moins  à  ce  que  je  puis  présumer...  Toute  la 
bonté,  la  bienveillance  de  son  amitié  et  de  son 
cœur,  sont  dans  ce  peu  de  lignes...  Mon  Dieu! 
mon  Dieu  !  quel  souvenir! 

Je  relisais  ma  lettre  pour  la  troisième  fois , 
lorsque,  me  retournant  pour  la  faire  voir  à  La- 
valette  parce  qu'il  y  avait  un  mot  charmant  pour 
l'empereur  que  je  voulais  qu'il  vît ,  je  ne  l'aper- 
çus plus...  On  me  dit  qu'il  était  parti  dans  un 
trouble  fort  étrange...  Comme  lui-même  l'était 
fort  souvent,  je  n'y  fis  pas  une  grande  attention  , 
et  je  me  couchai  sans  avoir  le  moindre  pressenti- 
ment du  malheur  qui  m'avait  déjà  frappée. 
Voici  la  ieitre  de  Duroc... 

•  li  est  dix  heures  du  soir.  Quoique  je  sois 
»  excédé  de  fatigue,  je  ne  veux  pas  que  Testa- 


\gS  MÉMOIRES 

»,  fette  parte  sans  vous  donner  de  mes  nouvelles, 
»,  car  voilà  bien  long-temps  que  je  n'ai  ])u  vous 
p.  écrire.  Mais  vous  ne  m'accusez  pas,  parce  que 
»  vous  connaissez  toute  mon  amitié  pour  vous. 
»  J'ai  reçu  hier  une  lettre  de  Junot  à  laquelle 
»  je  répondrai  dès  que  j'aurai  un  moment. 
»  En  attendant  que  je  le  fasse  moi-même, 
»  écrivez-lui  que  l'empereur  est  content  de  lui 
»  et  f/u  il  l'aime  toujours...  Pauvre  Junot!  c'est 
»  qu'il  est  comme  moi...  c'est  que  l'amitié  de 
»  l'empereur  est  toute  notre  vie.  Tenez,  je  ne 
B  puis  supporter  la  vue  de  son  chagrin....  Cette 
»  mort  de  Bessières  l'a  accablé...  Je  le  trouve 
n  heureux  d'être  ainsi  regretté ,  et  si  je  l'étais  au- 
»  tant  cependant,  j'en  aurais  par  avance  du  re- 
»  gret...  Faut-il  donc  que  ce  soit  nous  qui  lui 
1  donnions  de  nouvelles  peines  !... 

p  ...Encore  une  victoire!...  Il  semble  qu'un 
>  pressentiment  heureux  m'empêchait  de  fermer 

*  ma  lettre.  Cette  victoire  est  un  des  plus  beaux 
9  faits  d'armes  de  la  vie  militaire  de  l'empereur. 
»  Vous  pouvez  le  dire  hautement.  Adieu.  Donnez- 

•  moi  de  vos  nouvelles. ..  Je  suis  inquiet  de  vous. 

»   DUROC.  » 

Le  lendemain  il  était  à  peine  dix  heures  du 
matin  qu'on  m'annonce  M.  de  Lavalette...  Eu  me 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1 99 

rappelant  son  trouble  de  la  veille,  une  pensée 
toute  sinistre  me  traversa  le  cœur.  Je  pensai  à 
nilyrie,  et,  m'élancant  vers  lui  aussitôt  qu'il 
entra  : 

—  Qu'est-il  donc  arrivé  à  Jimot  ? 

—  Rien!  rien!  secria-t-il...  Et  s'asseyant  près 
de  moi,  il  prit  mes  deux,  mains  dans  les  siennes, 
et  me  dit  avec  ce  charme  de  bonté  qui  n'était 
qu'à  lui  : 

—  Ma  bien  excellente  amie,  il  vous  est  arrivé 
un  grand  malheur...  mais  il  est  commun  à  tous 
ceux  qui  le  connaissaient ,  car  on  l'aimait  1.,, 

Puis,  comme  s'il  craignait  de  ne  pouvoir  dire 
la  filiale  nouvelle,  il  jeta  pour  ainsi  dire  ces  pa- 
roles, comme  poussé  par  une  force  inconnue: 

• —  Duroc  est  mort  ! 

Je  fis  un  cri  perçant!... 

—  Oui,  poursuivit-il,  Duroc  est  mort...  Il  a 
été  tué  au  combat  de  Rippenbacli...  ou  plutôt  par 
un  de  ces  hasards  terribles  que  la  Providence 
nous  inflige...  car  tout  était  fini!... 

Et  alors  il  me  raconta  comment  Duroc,  étant 
derrière  l'empereur  et  causant  avec  le  général 
Kirschner ',11  fut  tué  par  le  ricochet  d'un  boulet 

'  Beau-frère  du  niarëchal  Lannes.  11  avait  épouse  la  sœur 
de  madame  la  ducliesse  de  Moutebello,  mademoiselle  Ghee- 
neuc.  C'était  un  homme  fort  estimé. .  .  Une  heure  avant ,  le 


200  MÉMOIRES 

lancé  d'une  telle  distance,  que  l'on  ne  conçoit 
pas  que  le  projectile  ait  pu  avoir  son  effet...  Mais 
il  n'en  eut  qu'un  trop  épouvantable  ,  puisque  le 
second  ricochet  frappa  Duroc  et  le  frappa  à 
mort  !...Les  batailles  devenaient  terribles  !..  l'en- 
nemi apprenait  à  nous  viser  au  cœur!... 

Ce  ne  fut  que  quelques  jours  après  que  je  pus 
comprendre  toute  l'iiorreur  des  détails  de  la 
perte  d'un  si  véritable  ami...  Dans  le  moment  où 
Lavalette  me  les  raconta  ,  j'étais  dans  une  sorte 
de  stupeur  qui  m'empêchait  même  de  l'enten- 
dre... Oh!  combien  je  souffris  !..  Il  semblait  que 
dans  ce  second  coup  frappé  à  ma  porte  par  la 
mort  il  y  eût  une  voix  sinistre  (jui  me  criât  de 
me  tenir  {)réte  pour  une  autre  affliction  qui  de- 
vait toutes  les  sui  passer  !... 

L'empereur  fut  vivement  touchéde  cette  mort 
du  duc  de  Frioul  '...  Il  fut  auprès  de  lui  dans  la 
chaumière  où  il  fut  transporté ,  dans  le  village  de 
Alarkersdorf ,  à  l'entrée  ducjuel  il  avait  été  frap- 

brave  général  Bruyèics  ,  ancien  aiile-de-camp  de  Reiihicr, 
avail  eu  les  deux  jambes  eniporlces  à  l'entrée  du  village  de 
Reichcnbach. 

•  Michel  Duroc,  duc  de  Frioul. .  .  Il  était  ue  à  Pontà-Mous- 
son  eu  1772...  Son  père  était  chevalier  de  Saint-Louis,  et 
d'une  ancienne  el  bonne  famille  ;  il  n'était  pa  s  Lorrain,  mais 
de  la  prov.ïce  d'Auvergne.  C'est  par  suite  de  son  mariage 
qu'il  s'établit  en  Lorraine  et  que  Duroc  y  naquit. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  201 

pé...  D[iroc  était  couché  sur  un  lit,  n'ayant  qu'un 
drap  blanc  posé  sur  lui  et  respirant  à  peine... 
Quand  il  vit  l'empereur  si  ému  (il  avait  les  yeux 
humides) ,  il  lui  dit  : 

—  Sire,  éloignez- vous...  la  scène  qui  se  prépare 
vous  serait  trop  pénible...  Je  vous  recommande 
ma  famille... 

Mais  il  n'est  pas  vrai ,  j'en  suis  fâchée  pour  le 
Moniteur^  qu'il  ait  tenu  un  aussi  long  discours 
que  celui  qu'on  lui  prête.. .  Il  était  accablé. ..  mou- 
rant... et  peut-être  même  s'il  eût  parlé  eût-il  dit 
tout  autre  chose  que  ce  qu'on  lui  a  fait  dire... 
Le  maréchal  Lannes,  qu'on  a  rendu  orateur  à 
son  dernier  soupir,  n'a  pas  dit  un  mot  de  ce 
qu'on  a  mis  dans  le  Moniteur... 

Duroc  était  un  de  ces  hommes  que  la  nature, 
dans  son  avarice,  ne  donne  que  rarement  à  la  so- 
ciété. Il  a  été  connu ,  estimé  par  le  monde,  qui  ne 
voyait  en  lui  qu'un  favori  sans  morgue  et  ne 
connaissant  que  l'obligeance.  Mais  pour  ceux  à 
qui  son  âme  fut  révélée  !. . .  pour  ceux  qui  ont  pu 
lire  dans  cette  âme!...  oh  !  que  de  trésors  de  bon- 
té, d'ineffable  bonté!...  Il  méritait  un  bonheur 
qu'il  n'eut  jamais....  Pauvre  Duroc,  je  sais  ce  qu'il 
a  souffert!..  Peut-être  suis-je  la  seule  !...  car  celle- 
là  même  qui  fut  la  cause  de  cette  souffrance  l'a 
sans  doute  toujours  ignorée...  J'ai  déjà  dit  que 


202  MEMOIRES 

dans  l'origine  le  hasard  seul  me  rendit  sa  confi- 
dente... on  était  alors  à  la  Malmaisoii,...  Depuis 
ce  moment  j'ai  toujours  été  la  seule  personne  qui 
ait  eu  avec  lui  ce  rapport  de  confiance...  Non 
seulement  ce  bonheur  lui  fat  enlevé  par  la  per- 
sonne qui  pouvait  le  lui  donner,  mais  le  mal- 
heureux jeune  homme  n'a  jamais  connu  un  jour 
heureux  par  le  bonheur  du  cœur...  c'est-à-dire 
par  l'amour... 

—  Je  cherche  à  l'être,  me  disait-il  quelquefois 
avec  ce  sourire  doux  et  triste  qui  lui  était  pro- 
pre!.,, je  cherche  à  l'être,  mais  nulle  pari  ']q  ne 
trouve  de  sympathie... . 

J'fli  déjà  dit  que  jamais  nos  rapports  ne  furent 
dilférens  de  ceux  d'un  ivévc  avec  sa  sœur.  S'il  en 
eût  été  autrement,  je  n'en  parlerais  pas  du  tout... 
mais  la  pureté  de  ces  relations  me  donne  le  droit 
de  proclamer  toute  mon  estime  pour  lui  et  de 
dire  tou^;  le  bien  que  je  sais  de  son  beau  carac- 
tère. 

Il  m.e  disait  souvent  : 

—  Si  vous  saviez  les  dégoûts  que  me  donnent 
tous  les  hommes  que  l'empereur  a  rendus  puis- 
sans,  vous  me  plaindriez....  Grâce  à  vous,  Junot 
n'est  plus  injuste,  mais  combien  il  l'a  été!..  Et 
Marmont...  il  Test  toujours,  lui  !...  Mais  que 
croient-ils  donc  que  je  veux  de  l'empereur?... 


DE    LA    DUCHESSE    b'aBRANTÈS.  20^ 

un  de  leurs  commandemens  militaires?...  j'en  se- 
rais bien  fâché  '...  un  de  leurs  gouvernemens  ?... 
eh!  mon  Dieul  il  me  semble  que  celui  desTuileries 
en  vaut  bien  un  autre....  Mais  l'envie  ne  raisonne 
pas...  on  est  envieux  de  moi  et  Ton  me  croit 
envieux  des  autres...  on  se  trompe...  je  mé- 
prise cette  passion ,  qui  n'est  que  dans  les  âmes 
non seuîementbasses,mais  très  inférieures...  L'en- 
vie est  le  cachet  de  la  médiocrité...  de  l'homme 
incomplet...  Aussi  de  tous  ceux  qui  me  voulaient 
du  mal,  Junot  est-il  presque  le  seul,  avec  Lava- 
lette  et  Caffareili,  qui  soient  revenus  de  bonne  foi, 
parce  qu'ils  sont  bommes  de  cœur  et  en  même 
temps  supérieurs  aux  autres. 

Cette  sorte  d'hostilité  tacite  dans  laquelle  il 
vivait  avec  ses  anciens  camarades,  était  pour  lui 
un  véritable  sujet  de  peine.  J'ai  quelques  lettres 
de  lui,  qui  me  parlent  de  cette  lutte  entièrement 
pcculte,  qui  donnei't  une  idée  juste  de  la  peine 
qu'elle  lui  faisait  éprouver... 


»  Sii  rcpiitalion  militaire  était  justement  une  des  plus 
belles  de  celles  qui  formaient  la  couronne  de  Napok'on  : 
lieutenant  d'artillerie  en  1792  ,  il  parcourut  rapidement  tous 
îes  grades,  les  obtenant  presque  tous  sur  le  champ  de  ba- 
taille. Ce  ne  fut  qu'en  1796  qu'il  fut  nomme  aide-de-cainp 
du  général  Bonaparte  ;  le  titre  de  duc  de  Frioul  lui  fut 
donne  pour  sa  belle  conduite  au  passage  de  Tlzonzo. 


204  MIÉMOIRES 

L'empereur  fut  accablé  par  cette  mort ,  qui 
d'ailleurs  suivait  de  si  près  celle  de  Bessières  '... 
Duroc  était  une  perte  immense  pour  Napoléon... 
Il  y  avait  treize  ans  qu'il  vivait  avec  lui  dans  des 
relations  intimes  qui  souvent  faisaient  disparaî- 
tre le  souverain  pour  n'y  voir  que  l'ami.  Ces  re- 
lations ne  furent  jamais  à  la  vérité  de  la  nature 
de  celles  qui  avaient  existé  entre  l'empereur  et 
Junot.  Elles  avaient  eu  leur  cours  pendant  une 
époque  terrible  de  la  vie  de  Napoléon...  Il  avait 
souffert  avec  Junot,  et  souffert  des  premiers  be- 
soins de  la  vie...  Avec  Duroc  ,  les  chagrins  qu'il 
épanchait  dans  sa  confiance  étaient  d'une  nature 
différente  de  celle  des  chagrins  de  1 795  ,  lorsque 
le  général  réformé  manquait  souvent  du  néces- 
saire, et  que  son  aide-de-camp  était  assez  heu- 
reux  pour  venir  à  son  aide  * —  Ce  sont  des 

>  Peut-être  même  l'excès  de  celte  souffrance  en  rendait-elle 
le  souvenir  pénible  à  l'empereur. .  .  Après  tout,  l'homme  se 
retrouve  toujours  et  partout  ;  c'est  tout  dire.  .  . 

a  Junot,  comme  je  l'ai  dit  dans  les  prtîmiers  volumes  de 
CCS  Mémoires,  était  dévoué  au  général  Bonaparte  avec  une 
tendresse  fraternelle  :  tout  ce  que  sa  famille  lui  envoyait  à 
cette  époque  était  remis  en  entier  aux  mains  de  son  général, 
qui  demeurait  dans  un  assez  mauvais  logement,  rue  Louis- 
le-Grand.  Il  existe  encore  aujourd'hui  un  de  mes  meilleurs 
amis  ,  qui  l'était  également  de  Junot  ,  qui  alors  se  trouvait 
être  aide  de-camp  du  brave  général  Laharpe.  C'est  31.  le 
baron  Van  Berchcm,. .  il  peut  se  souvenir  de  toutes  ces  cir- 
constances. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  2o5 

mystères  du  cœur  humain  bien  profonds  et  bien 
abstraits....  Il  est  difficile  de  les  expliquer  sans 
blesser  bien  avant  la  dignité  de  l'homme... 

Duroc  avait  épousé  une  Espagnole,  mademoi- 
selle Hervas  d'Alménara...  C'était  un  fort  beau 
mariage  de  fortune.  De  ce  mariage,  il  eut  une  fille 
qui  hérita  du  titre  de  son  père,  faveur  que 
l'empereur  ne  fit  que  pour  elle.  M.  Mole,  alors 
ministre  (je  crois  qu'il  était  grand-juge),  fut 
nommé  tuteur  de  la  jeune  duchesse.  Il  paraît  que 
son  père  lui  avait  légué  son  âme  et  toutes  ses 
belles  qualités...  aussi  la  mort  la-t-elle  frappée 
à  son  matin  !...  J'étais  loin  de  Paris  à  cette  épo- 
que... elle-même  était  à  Nancy...  mais  j'aurais 
certes  fait  bien  du  chemin  pour  voir  la  fille  de 
mon  pauvre  ami  me  rappelant  son  père  dans 
l'exercice  de  toutes  ses  vertus. 

Et  maintenant  que  j'ai  payé  mon  tribut  à  l'a- 
mitié... maintenant  que  j'ai  dit  tout  ce  que  mon 
cœur  savait  de  l'homme  qui  ne  mérita  pas  un  re- 
proche  pendant  une  longue  et  entière  faveur  ,  il 
me  faut  attaquer  les  serpens  haineux  qui  ont 
osé  lancer  leur  venin  sur  une  si  belle  vie.  Je 
veux  parler  de  la  Biographie  universelle  àes  frères 
INIichaud.  — Ils  ont  osé  dire  dans  le  tome  XII  de 
leur  ouvrage  (  page  379)  que  :  •  Duroc  était  plus 
fait  pour  servir  dans  un  palais  que  sur  un  champ 


QoG  MÉMOiiu:s 

de  bataille,  et  que  cependant  il  avait  eu  llionneur 
dy  mourir^  le  22  mai  1 8 1 3 ,  à  Wurtchen ,  oii  il  fut 
tué  d'un  boulet  de  canon,  quoiqu'il  se  tint  alors  fort 
loin  de  la  mclée...  » 

Non  seulement  l'article  est  injurieux  à  la  ma- 
nière des  gens  qui  ne  mangent  pas  à  table...  mais 
il,  est  mensonger  et  tout  empreint  de  cette  haine 
qu'il  était  de  bon  goût  de  verser  sur  les  noms  de 
l'empire  à  l'époque  de  la  Restauration.  ..bassesse 
que  n'ont  jamais  ordonnée  les  Bourbons  et  qu'ils 
ont  même  défendue...  Duroc!..  lui!.,  aller  met- 
tre en  oubli  tout  ce  qu'il  avait  fait  de  grand  et 
de  remarquable  en  Italie  ,  en  Elgypte,  surtout  à 
Saint-Jean-d'Acre,  où,  s'élanrant  dans  une  tour, 
comme  au  siège  de  cette  même  antique  Ptolé- 
maïs  auraient  pu  le  faire  les  chevaliers  de  Phi- 
lippe-Auguste et  de  Richard,  il  se  battit  corps  à 
corps  avec  les  Turcs  et  prit  cette  portion  du  rem- 
part... A  Znaïm,  à  Wagram,  partout  où  il  fallut 
payer  de  sa  personne  ,  Duroc  fut  toujours  prêt 
à  s'acquitter.  Habile  dans  les  négociations  diplo- 
matiques, connaissant  parfaitement  le  caractère 
de  l'empereur,  il  fat  souvent  employé  par  lui, 
et  toujours  avec  une  entière  approbation  de  son 
souverain  et  l'estime  de  ceux  qu'il  était  cepen- 
dant contraint  d'amener  à  des  résultats  pénibles 
pour  eux...  Le  roi  et  la  reine  de  Prusse  ont  épr  ou- 


DE    LA    DUCflESSE    d' AERANTES.  2O7 

vé  le  bonheur  de  l'avoir  pour  ami.  L'empereur 
Alexandre  lui  portait  également  une  haute  es- 
time, et  le  jour  où  il  me  parla  si  amèrement  du 
duc  de  Rovigo  ,  il  me  dit  que  l'empereur  Napo- 
léon avait  fait  dans  le  duc  de  Frioul  une  perte 
irréparable...  Et  ce  sont  des  Français  qui  ont  osé 
tenter  de  flétrir  une  aussi  belle  vie  !..  H  y  a  une 
sorte  de  honte  même  dans  la  réfutation...  On  est 
comme  malheureux  d'avoir  à  répondre  à  une  at- 
taque aussi  bassement  faite  après  la  mort  d'un 
homme  !!... 

Oh  !  ce  tut  une  cruelle  douleur  pour  moi  que 
cette  mort  de  Duroc  '  !... 

Je  n'eus  pas  la  force  de  l'écrire  à  Junot...  Hélas! 
lui-même  était  déjà  bien  souffrant,  et  la  tragédie 
devenait  à  chaque  scène  plus  sombre  et  plus  ter- 
rible... 

M.  de  Narbonne  m'écrivit  à  cette  époque  une 
lettre  bien  touchante.  Il  avait  eu  de  fréquens 
rapports  avec  Duroc  et  savait  combien  je  l'ai* 
mais  ;  ensuite,  il  appréciait  toute  l'étendue  de  la 

•  On  retrouve  une  preuve  touchante  de  l'amitié  de  l'em- 
pereur pour  la  mémoire  de  Duroc  dans  cette  volonté  qu'il 
manifesta  de  prendre  le  nom  de  colonel  Duroc  ,  lorsque  ,  en 
i8i5,  il  voulut  passer  et  vivre  en  Angleterre...  Jamais  il 
ne  fut  remplace...  II  l'eût  été  par  Junot ,  si  la  mort  ne  l'eût 
aussi  frappé  deux  mois  plus  tard. 


205  MÉMOIRES 

perte  que  faisait  Napoléon...  Elle  n'avait  pas  de 
compensation... 

Ce  fut  au  milieu  de  ce  deuil  intérieur  et  géné- 
ral que  Lucien  se  montra  ce  qu'il  avait  toujours 
été,  une  noble  et  généreuse  création  de  Dieu, 
Il  écrivit  à  son  frère  pour  lui  demander  de  venir 
auprès  de  lui...  Il  était  prisonnier  en  Angleterre 
à  la  vérité,  mais  non  pas  sur  parole,  et  il  pou- 
vait donc  quitter  les  bords  peu  hospitaliers  où  il 
était  retenu  par  le  moyen  qui  l'y  avait  conduit, 
par  la  force.  En  lisant  sa  lettre.  Napoléon  fut 
touché,  et  comment  ne  l'eut- il  pas  été  en  voyant 
ce  frère  constamment  persécuté  par  lui  pendant 
ses  heureuses  années,  lui  revenir  à  l'heure  de 
l'affliction,  comme  pour  lui  prouver  que  les 
coeurs  brisés  ont  toujours  une  ancre  d'espérance 
dans  les  âmes  généreuses.  Cependant  il  ne  lui 
répondit  pas  directement.  Il  était  sans  doute  em- 
barrassé pour  faire  celte  réponse...  mais  il  écri- 
vit à  Madame-mère  ,  et  voici  sa  lettre  : 

«  Lucien  vient  de  m'écrire  pour  me  proposer 
»  une  réunion  que  je  désire  vivement  aussi.  Mais 
»  le  moment  n'en  est  pas  encore  venu.  Ecrivez- 
*■  lui  de  ma  part  que  sa  lettre  a  trouvé  un  écho 
»  dans  mon  cœur...  Je  lui  réserve  le  trône  de 
»  Toscane.  Il  ira  régner  à  Florence.,  et  fera  revi- 
»  vre  le  siècle  des  Médicis.  Comme  eux  il  aime  et 


DE    LA    J)UCHESSIv    d'aBRANTÈS.  209 

»  protège  les  arts...  comine  eux  aussi  il  donneia 
»  son  nom  à  l'époque  de  son  règne...  > 

Madame  pleura  de  joie  en  lisant  cette  lettre. 
Elle  y  voyait  enfin  la  cessation  de  cette  lutte  fra- 
ternelle qui  lui  coûtait  des  larmes  depuis  dix  an- 
nées !..  C'est  un  des  plus  beaux  caractères  de  l'é- 
poque que  celui  de  Madame-mère  !...  Je  ne  puis 
comprendre  comment  il  a  pu  se  trouver  des  gens 
assez  stupides  pour  ne  pas  l'apprécier  à  sa  juste 
et  immense  valeur...  Qu'est-ce  qu'un  accent  plus 
ou  moins  pur  à  côté  d'actions  dignes  de  l'admi- 
ration même  des  temps  antiques  ,  époque  où  , 
pour  le  dire  en  passant,  elles  étaient  bien  autie- 
raent  communes  que  dans  la  notre?  La  conduite 
de  -Madame  lors  de  sa  fuite  de  Corse  est  sublime. 
Cette  femme  jeune  encore,  poursuivie  par  les 
factions  en  furie,  et  leur  dérobant  sa  tète  et  celle 
desesenfans  en  fuyant  au  travers  des  précipices 
et  des  torrens,  seule,  sans  guide,  bravant  la  mort 
qu'elle  croyait  trouver  à  chaque  pas!... 

«  iVïais  elle  ne  pouvait  pas  me  frapper,  envi- 
ronnée comme  je  l'étais  par  mes  jeunes  enfans  , 
me  disait-elle  en  me  racontant  son  miraculeux 
voyage  à  travers  les  montagnes  qui  séparent  A  jac- 
cio  de  Calvi...  La  Providence  ne  pouvait  aban- 
donner une  mère  qui  restait  elle-même  comme 
seul  secours  à  un  jeune  garçon  et  à  trois  jeunes 
XVL  14 


9(0  M^MOmES 

filles  dont  la  beauté  doublait  le  danger...  » 
Et  en  me  parlant  ainsi,  la  matrone  vénérable, 
alors  mère  de  quatre  rois  puissans ,  devenait 
elle-même  d'une  beauté  lumineuse...  Toute  la 
noblesse  de  son  âme  venait  se  refléter  dans  ses 
yeux,  et  je  baisais  sa  main  avec  un  respect  invo- 
lontaire, auquel  répondait  une  profonde  et  vé- 
ritable tendresse. 

Cette  lettre  de  l'empereur  concernant  Lucien, 
et  l'offre  du  trône  de  Toscane  (  que  Lucien  n'ac- 
cepta pas  à  cette  époque),  est  un  fait  fort  curieux 
et  très  important  pour  l'histoire  de  Napoléon,  et 
qui  fat  tout-à-fait  ignoré  dans  le  temps.  Je  le  pu- 
blie parce  qu'il  est  vrai ,  et  que  je  veux  autant 
qu'il  est  en  mon  pouvoir  justifier  mon  dévoue- 
ment à  Lucien  et  à  tout  ce  qui  lui  appartient.  Ce 
dévouement  n'est  pas  une  de  ces  choses  purement 
machinales  qui  portent  vers  un  individu  parce 
qu'il  porte  le  nom  d'un  autre.. .J'aime  Lucien  de- 
puis mon  enfance.  J'ai  appris  mon  affection  de 
tous  les  miens,  et  elle  me  fut  ensuite  inculquée 
par  son  propre  mérite...  Plus  tard  l'injustice  de 
Napoléon  fit  sur  moi  l'effet  que  l'injustice  produit 
toujours  sur  les  âmes  généreuses'. ..Elle  m'attacha 

•  II  est  une  autre  chose  qui  produit  aussi  sur  moi  un  effet 
étrange.  C'est  le  monde  poursuivant  un  être  supérieur  de  sa 
haine.  J'éprouve  d'abord  de  l'attrait  pour  l'individu  con- 


DE      LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  2  1  | 

pour  la  vie  à  l'homme  qu'on  persécutait  parce 
qu'il  voulait  demeurer  dans  son  indépendance 
native  ,  sa  noble  indépendance  d'noMME  ,  que  je 
voyais  tant  d'autres  prostituer,  le  front  dans  la 
poussière  devant  celui  qui  du  reste  avait  des  ba- 
lances et  des  poids  bien  justes  pour  taxer  la  va- 
leur de  chacun.  Sans  doute  il  pouvait  être  irrité 
contre  Lucien  de  cette  ferme  résistance  qui  se  le- 
vait avec  calme  devant  ce  pouvoir  colossal  d'une 
puissance  fantastique,  et  qui  se  contentait  de  ré- 
pondre : 

— Avant  d'être  votre  frère,  je  suis  une  créature 
de  Dieu.  La  mission  qu'il  m'a  donnée  sur  la  terre 
est  de  soulager,  non  d'opprimer  mes  semblables... 
Améliorer  leur  sort,  voilà  ce  que  je  me  dois  à 
moi-même.  Il  m'est  donc  impossible  d'être  votre 
délégué  pour  imposer  des  lois  despotiques... 
Laissez-moi  mon  obscurité...  je  la  préfère  à  vos 
couronnes,  car  je  suis  libre. 

Voilà  les  paroles  que  Lucien  proféra  toujours. 

damné...  J'examine,  j'étudie  et  je  cherche  la  vérité  dans 
la  nuit  obscure  dont  la  prévention  entoure  une  vie  qui  sou- 
vent est  noble  ef  généreuse.  . .  Alors,  quand  j'ai  reconnu  la 
hnine  et  l'envie  ,  quand  je  les  ?.i  bien  séparées  de  leur  vic- 
time ,  cette  victime  devient  pour  moi  un  objet  saint  et  vénéré, 
que  je  puis  assez  venger  des  injustices  d'un  monde  toujours 
prêt  à  condamner,  et  ne  sachant  jamais  absoudre. 


2  1  â  MEMOIRES 

Voilà  les  sentimens  qui  l'ont  animé  pendant  son 
exil  à  Rome,  pendant  sa  captivité  presque  cruelle 
à  Malte,  pendant  sa  prison  rigoureuse  en  Angle- 
terre'... Partout  et  toujours  libre  de  pensées  et 
de  volonté ,  Lucien  offre  à  ceux  qui  voudront 
admirer  son  beau  caractère  sans  une  ridicule  par- 
tialité contraire,  un  des  plus  beaux  types  que 
l'époque  si  fertile  de  la  Révolution  présente  à 
l'œil  de  l'homme  observateur...  Il  y  a  du  héros 
dans  cet  homme...  Il  y  a  du  grandiose  dans  la 
coupe  de  son  être. 

•  L'offre  d'aller  auprès  de  Napoléon  fut  faile  par  Lucien  , 
lorsque  l'empereur  était  à  Sainte-Hélène...  Il  offrait  à  son 
frère  d'aller  s'enfermer  avec  lui  ,  avec  sa  femme  et  ses 
enfans  !...  s'entjageant  avec  le  gouvernement  anglais  à  n'en 
jamais  sortir  !..  Ce  fut  Napoléon  qui  refusa  !!!... 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  210 


CHAPÏTBE   VIII. 


Le  duc  de  Vicence.  — Entretien  avec  l'empereur  Alexandre. 
—  Estime.  —  Caractères  appréciés.  —  Ruse  c'e  guerre. — 
Prétentions  diminuées  parles  victoires  de  Wiirschen  et  de 
Bautzen. —  Ouvrage  de  M.  deNorvins. —  !\î.  de  Metter- 
nich. —  Portrait. —  Citation  de  Tacite.  —  L'iiomme  d'af- 
faires.—  Joachim. —  Flolle  anglaise. —  Sléfiance.  — Le 
destin  et  les  aides-de-camp.  —  Le  conseil  des  min:strcs. — 
Projet  d'indépendance. —  Grave  offense, —  Pi;ins  et  per- 
spectives de  résidences  royales. —  Miclidilow.  —  îNouvelle 
Bastille.  —  Paul  I"  de  Russie.  —  ...  Tu  n'auras  pas  de 
CHAUMIÈRE.  —  Paroles  prophétiques. 


Me  voici  arrivée  à  une  époque  que  je  vou- 
drais passer  eu  silence...  Il  est  des  malheurs... 
des  douleurs ,  qui  n'ont  pas  de  noms  ,  et  qui , 
d'ailleurs,  ne  trouvent  pas  de  sympathies  tians 
ce  qui  nous  entoure,  passé  un  certain  cercle  dans 
lequel  nous  vivons...  Je  vais,  au  reste,  reculer  le 


dl4  MEMOIRES 

plus  que  je  pourrai  le  moment  de  parler  d'une 
catastrophe  qui  fut  aussi  pour  Napoléon  un 
malheur  réel... 

On  se  rappelle  que  j'ai  parlé  plus  haut  d'une 
démarche  faite  par  lui  auprès  de  l'empereur 
Alexandre.  Elle  consistait  dans  la  demande  de 
l'admission  du  duc  de  Vicence  ,  alors  ministre 
des  affaires  étrangères,  auprès  de  l'empereur  de 
Russie...  Le  duc  de  Vicence  était  fort  aimé  du 
czar,  et  Napoléon  connaissait  tout  l'empire  qu'il 
pouvait  exercer  sur  lui...  empire  d'autant  plus 
positif,  que  le  duc  de  Vicence  était  parfaitement 
de  bonne  foi,  et  croyait  n'exprimer,  de  part  et 
d'autre  ,  que  la  vérité  des  sentimens  de  chacun... 
Lorsque  l'empereur  de  Russie  vint  me  voir  en 
181 4  ,  il  me  fit  l'honneur  de  me  parler  de  choses 
fort  sérieuses  et  fort  importantes,  parmi  les- 
quelles une  surtout  me  frappa  :  ce  fut  particu- 
lièrement le  choix  ,  disait-il ,  des  personnes  que 
l'empereur  Napoléon  avait  envoyées  près  de  lui. 
Je  parlerai  de  cette  conversation  avec  toute  l'at- 
tention qu'elle  mérite ,  lorsque  nous  serons  à 
son  époque  ;  mais  il  me  faut  en  extraire  ce  qui 
a  rapport  à  celle-ci... 

—  Lorsque  je   vis   que  \  empereur  Napoléon  ' 

»  Le  czar  n'appelait  jamais   l'empereur   autrement   que 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2i5 

envoyait  auprès  de  moi  un  homme  comme  le 
duc  de  Vicence,  me  dit  l'empereur  de  Russie,  je 
commençai  à  croire  à  sa  sincérité...  Leduc  de 
Vicence  est  l'iiomme  que  j'estime  le  plus,  ajouta 
le  czar^  après  un  de  ces  momens  de  recueille- 
ment sur  soi-même,  qui  prouvent  qu'on  fait  un 
appel  intérieur  à  sa  conscience...  il  a  du  cheva- 
leresque dans  l'âme...  oui,  c'est  un  honnête 
homme. 

—  Sire  ,  lui  dis-je  fort  émue  ,  Votre  Majesté 
ne  peut  louer  le  duc  de  Vicence  devant  une  per- 
sonne plus  faite  pour  apprécier  ce  qu'elle  en 
pense  que  moi...  Nous  avons  été  presque  élevés 
ensemble.  Je  l'appelais  mon  frère,  et  son  digne 
père  m'appelait  sa  fille.  Armand  est  digne  de 
vos  éloges... 

—  Vraiment!  s'écria  l'empereur  de  Russie, 
tout  enchanté  de  trouver  enfin  une  sympathie 
de  cœur  entre  lui  et  la  personne  à  laquelle  il 
parlait  d'un  homme  auquel  il  s'était  attaché  par 
la  raison  qui  fait  qu'on  est  lié  par  le  bien  qu'on 
fait...  Vraiment  !  vous  êtes  aussi  iniime  avec 
le  duc  de  Vicence  !...  cela  me  fait  plaisir,..  Mais 
vous  avez  dit  tout  à  l'heure  :  Je  L'appelais  mon 


l'empereur  Napoléon.  En  général  il  élait  admirablement  bien 
eu  parlant  de  lui. 


Z  1  6  MÉMOIRES 

frère!...   et  pourquoi   ne   l'appelez  -  vous  plus 
ainsi  ?... 

Je  rougis  beaucoup,  et  bien  que  j'eusse  der- 
rière moi  une  tenture  de  soie  pourpre,  l'empe- 
reur s'aperçut  de  l'effet  qii'il  venait  de  produire 
sur  moi  par  sa  question...  Mais  je  ne  veux  pas 
poursuivre  :  ce  qui  suit  appartient  à  i8i4'  Je 
dirai  seulement  ce  qui  est  de  i8i5... 

—  Oui ,  me  dit  l'empereur  Alexandre,  je  fus 
bien  heureux,  et  bien  heureux  est  le  mot,  madame 
Jtinot ,  vous  pouvez  en  croire  ma  parole...  elle 
est  celle  d'un  homme  d'honneur'.  Je  fus  bien 
heureux  quand  je  vis  ce  nom  du  duc  de  Vicence 
dans^l'homme  envoyé  pour  traiter  avec  moi  à 
Banlzen.. .  Oh  !  si  Napoléon  avait  voulu ,  à  Baut- 

■  J'ai  conserve  plus  que  de  reslinie  pour  Ja  mémoire  del'em- 
pereiii;  Alexandre.  Je  ne  parle  pas  de  ma  l'econnaissance  per- 
sonnelle pour  ses  bonte's  envers  moi  ;  je  ne  parle  ici  du  czar 
que  comme  le  vainqueur  le  plus  modéré  que  l'histoire  puisse 
prrsenlcr  dans  ses  pages  :  il  était  à  la  fois  humain,  valeureux, 
jibcral  et  roi  habile.  J'aime  l'empereur  Alexandre...  je 
l'aime  comme  Française  ,  ce  qui  peut  être  expliqué  par  sa 
belle  conduite  en  /8i4-'-  Les  re'sultats  de  i8i5  ne  peuvent 
lui  être  impute's...  Le  fait  réel  ,  c'est  qu'en  i  S i4  il  eut  une 
noble  conduite.  Certes  l'homme  dont  on  vient  de  brûler  la 
maison,  et  qui,  une  heure  après,  entre  dans  celle  de  l'incen- 
tliaire  ajiaût  une  torche  allumée  à  la  main,  et  qui  est  assez 
maître  de  lui  pour  ne  pas  user  de  représailles,  est  un  homme 
(ju'il  faut  admirer  ,  et  c'est  ce  que  je  fais. 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  2  l  7 

zen!...  à  Plewitz ,  lors  de  l'armistice!...   mais  il 
ne  voulait  pas  la  paix...  même  à  Prague!... 

—  Il  y  avait  aussi ,  à  Prague,  un  homme  bien 
honnête,  et  bien  dévoué,  Sire...  M.  le  comte 
de  Narbonne  !... 

L'empereur  de  Russie  me  regarda  rvv.c  une 
grande  attention  ,  comme  pour  voir  si  je  ne  lui 
tendais  pas  un  piège...  puis  il  dit,  eu  inclinant 
la  tête  : 

— Oui,  c'était  un  loyal  chevalier...  et  il  était  en 
i8i5  ce  qu'il  était  en  1788,  lorsqu'il  se  battit 
pour  un  bouton  de  rose...  A  Prague,  il  n  eu  eut 
que  les  épines...  ^lais  je  sais  que  ce  n'est  pas  sa 
faute  si  les  affaires  n'ont  pas  mieux  été. 

Je  m'arrête  ici...  La  conversation  du  17  avril 
1814  viendra  en  son  lieu;  j'en  ai  seulement  ex- 
trait ce  qui  avait  rapport  à  l'époque  où  nous 
sommes ,  pour  indiquer  le  degré  de  faveur  où 
était  alors  le  duc  de  Yicence  auprès  de  l'empe- 
reur Alexandre... 

Il  y  eut  une  sorte  de  ruseassez  singulière  en  rai- 
son de  ce  qui  se  passa  lors  de  la  demande  de  Taduiis- 
siou  du  duc  de  Vicence,  la  veille  de  la  bataille  de 
Bautzen.  L'empereur  Alexandre  comptant  la 
gagner,  ne  répondit  pas  d'abord  à  Napoléon  ,  re- 
mettant à  le  faire  après  la  victoire,  parce  qu'a- 
lors le  ton  de  la  réponse  devait  avoir  une  tout 


a  1  8  MÉMOIRES 

autre  physionomie...  Mais  le  sort  en  ordonna 
autrement,  et  ce  fut  Napoléon  qui,  sans  cava- 
lerie, avec  de  jeunes  soldats,  vainquit  une  ar- 
mée plus  forte  que  la  sienne  de  plus  de  trente 
mille  hommes. . .  Le  czar  répondit  alors  d'un  autre 
ton  que  celui  qu'il  avait  projeté  de  prendre.  Le 
duc  de  Vicence  fut  chargé,  comme  l'avait  de- 
mandé Napoléon  ,  de  ses  intérêts  ,  et  le  i4  j«in 
l'armistice  de  Plewitz  fut  conclu.  On  reconnaît 
là  le  caractère  de  Napoléon...  il  demande  un 
armistice,  mais  c'est  entre  deux  victoires...  dont 
l'une  est  mémorable,  comme  exemple  du  plus 
habile  talent  militaire.  Je  dois  encore  faire  ici 
une  observation ,  c'est  que  si  l'empereur  Alexan- 
dre avait  franchement  accepté  la  proposition  le 
18  mai,  lorsque  Napoléon  fit  demander  aux 
avant-postes  russes  l'admission  de  Caulaincourt, 
tout  le  sang  versé  dans  les  deux  batailles  de 
Wurschen  et  de  Bautzen  aurait  été  épargné... 
mon  malheureux  ami  vivrait  peut-être  encore  , 
etmesenfans  auraient  eu  un  second  père...  mais  il 
en  fut  ordonné  autrement  par  U  Providence... 
Toutefois,  cette  victoire  de  Bautzen  ,  si  miracu- 
leusement oblenue,  ou  plutôt  si  habilement  im- 
posée au  sort  des  armes,  avait  ch;  igé  l'esprit 
de  la  coalition.  L'Autriche  voulut  er.core  revoir 
les   affaires  avant  de   se  mettre  contre  ce  Hon 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS,  21  Q 

terrible  auquel  les  forces  revenaient  si  vite  après 
les  avoir  épuisées.  M.  de  Bubna,  l'un  des  hommes 
les  plus  remarquables  du  cabinet  de  Vienne , 
après  M.  de  Metternich  toutefois,  que  je  regarde 
comme  1  homme  d'Etat  le  plus  habile  qu'il  y  ait 
aujourd'hui  en  Europe  ,  fut  envoyé  à  Dresde 
auprès  de  l'empereur  Napoléon  ,  pour  remplir 
auprès  de  lui  les  mêmes  fonctions  diplomatiques 
que  M.  déStadion  auprès  du  roi  de  Prusse  et  du 
czar...  L'armistice  était  une  chose  du  plus  haut  ' 
intérêt  pour  nous.  Notre  armée  était  fatiguée  et 
demandait  du  repos.  Napoléon  attendait  une 
cavalerie  qui  arrivait,  mais  à  laquelle  il  fallait  du 
temps...  L'armistice  donnait  tout  cela...  en  le 
demandant,  Napoléon  comprenait  toutes  ses 
conséquences.  Je  crois  que  les  alliés  ne  les  ont 
pas  aperçues...  autrement  il  serait  stupide  de 
penser  qu'avec  la  possibilité  d'abattre  le  colosse 
redouté,  on  lui  laissait  au  contraire  celle  de  re- 
naître,  et    de  devenir  plus  formidable  encore 

'  Toute  celte  e'poque  est  admirablement  de'crite  daiis  le 
bel  ouvrage  de  M.  de  Norvins  sur  Aapoléon.  Cette  histoire  est 
un  bien  beau  morceau;  rien  n'est  comparable  au  beau 
style  et  à  la  vérité  des  laits  iraportans.  Je  possède  une  foule 
de  lettres  écrites  à  Junot ,  ainsi  qu'à  moi ,  de  l'armée  d'Alle- 
magne à  cette  même  époque  ;  ces  lettres  sont  des  relations 
fidèles  des  évènemens  ,  et  se  trouvent  en  rapport  exact  avec 
M.  de  Norvins. 


220  MEMOIRES 

par  le  prestige  d'une  invulnérabilité  que  nul 
revers  ne  pouvait  attaquer.  On  a  dit  à  la  vérité 
que  l'empereur  de  Russie  attendait  deux  ren- 
forts... le  premier  était  l'armée  du  général  Sa- 
ken,  le  second  l'arrivée  du  transfuge  Moreau^  à  qui 
le  prince  de  Suède,  le  général  Bernadolte^  avait 
écrit  lettres  sur  lettres  pour  accélérer  son  retour 
en  Europe,  et  qui  pourtant  n'arrivait  pas...  On 
disait  que  l'Autriche  avait  aussi  son  intérêt  à 
l'armistice  ,  parce  qu'elle  nétailpas  prêle...  enfin, 
il  paraît  qu'il  arrangeait  tout  le  monde,  cet  ar- 
mistice "...  Il  est  à  regretter  qu'au  lieu  de  l'accor- 
der on  n'ait  pas  persisté  à  continuer  la  guerre... 
du  moins  Napoléon  aurait-il  évité  sept  années 
d'agonie  sur  le  roc  de  Sainte-Hélène...  Oh  î  si  l'a- 
venir lui  eut  été  dévoilé,  il  aurait  bien  pre'féré 
une  mort  glorieuse  au  milieu  de  ces  jeunes  ba- 
taillons mourant  pour  lui,  à  peine  âgés  de  vingt, 
ans,  à  des  années  de  torture,  sans  gloire  et  sans 
espérance  !... 

J'ai  parlé  tout  h  l'heure  d'un  homme  dont  le 
nom  doit  se  trouver  souvent  maintenant  dans  ces 
Mémoires  ,  c'est  M.  de  Metternich.  Je  vais  tâcher 

•  Une  chose  assez  bizarre  et  que  j'.Ti  déjà  rapportée  ,  je 
crois,  c'est  que  Napoléon  se  servait  en  parlant  du  mot 
armistice  ,  ou  amnistie  in  différemment ,  sans  spécifier  les 
deux  cas,  qui  sont  pourtant  bien  diffe'rensl'ua  de  l'autre. 


DE    LA.    DUCHESSE    D  ABRANTRS.  S2  1 

d'esquisser  son  portrait,  et  de  ne  le  colorer  ni 
avec  la  partialité  d'une  amie,  ni  avec  la  préven- 
tion d'une  ennemie,  car  le  sort  a  voulu,  par  la 
conséquence  de  tous  nos  revers,  que  nous  fus- 
sions l'un  et  l'autre. 

M.  de  ]\Ietternicli  est  un  homme  d'une  capa- 
cité qui  le  place  immédiatement  hors  de  la  ligne 
des  hommes  d'État  d'aujourd'hui. Il  est  impossi- 
ble, quand  on  le  connaît,  de  ne  pas  regarder 
en  pitié  les  petites  ruses,  les  continuelles  fines- 
ses d'un  homme  que  l'Europe  a  placé  pen- 
dant quarante  ans  tout  en  haut  d'une  colonne , 
mais  dont  aujourd'hui  elle  démolit  l'apothéose 
pour  le  placer  là  où  toujours  il  aurait  dû  seule- 
ment être,  c'est-à-dire  avec  les  hommes  d'esprit. .. 
Il  existait  encore  ,  il  y  a  peu  de  temps ,  un  autre 
homme  élevé  à  son  école ,  et  comme  lui  rempli  de 
ruses  et  de  détours...  il  est  mort...  que  Dieu  le 
prenne  en  grâce,  et  lui  pardonne  tout  le  mal  qu'il 
nous  a  fait...  C'est  le  duc  d  Al...g 

M.  de  IMetternich  a  un  caractère  ferme  ,  un 
sens  et  un  jugement  parfaitement  droits,  un  es- 
prit fin,  actif,  capable  de  grande  application,  et 
réunissant  à  la  fois  la  raideur  de  la  résistance 
à  la  flexibilité  qui  sait  accorder.  J'ajouterai  qu'il 
a  bien  plus  que  du  talent ,  et  que  son  génie  lui  a 
marqué  depuis  long-temps   la   première  place 


l^âa  MÉMOIRES 

parmi  les  hommes  d'État  qui  régissent  aujour- 
d'hui et  qui  régissaient  en  1 8 1 3  les  empires  de 
l'Europe...  A  cette  époque ,  il  possédait  une 
faculté  merveilleuse  à  l'âge  si  peu  avancé  qu'il 
avait':  c'était  une  connaissance  parfaite  des  af- 
faires, des  hommes  et  des  choses.  Il  joint  à 
ces  qualités  une  grande  élévation  d'âme ,  de  la 
générosité  et  de  la  franchise  dans  les  relations 
de  la  vie  d'homme  d'État,  comme  il  le  ferait  dans 
celle  d'homme  privé  ;  il  a  de  la  honte  et  un  esprit 
charmant  tout  complet  de  finesse  et  de  grâces. 

Sa  figure  était  remarquablement  belle;  son 
regard  si  calme  et  si  pur  était  lui  -  même  élo- 
quent comme  une  parole  presque  toujours 
bienveillante,  et  qui  appelait  la  confiance, 
parce  que  ce  regard  était  en  harmonie  avec 
un  sourire  gracieux,  quoique  à  demi  sérieux, 
et  tel  qu'il  convenait  à  un  homme  chargé  des 
intérêts  d'iui  grand  empire,  lui,  étant  encore 
jeune  homme,  et  envoyé  près  de  l'homme  que 
le  monde  entier  regardait  alors  avec  une  juste 
crainte.  Ce  fut  dans  cette  partie  de  sa  vie  politi- 

1  M.  de  Melternich  n'avait  pas  quarante  ans  en  i8i3... 
lorsqu'il  vint  à  Paris  comme  ambassadeur  d'Autriche  ;  après 
la  bataille  d'Austerlitz ,  il  n'avait  pas  trente-deux  ans  ;  il  pa- 
raissait si  jeune  avec  ses  cheveux  blonds ,  qu'il  mit  de  la 
poudre  pour  se  vieillir, 


DE   LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3  33 

que  que  M.  de  Metternich  déploya  une  grande 
capacité,  et  prit  ses  degrés  comme  ministre  habile 
dans  le  collège  des  hommes  d'État.  Sa  position  , 
souvent  des  plus  critiques,  fut  traitée  par  lui  avec 
l'attention  qu'il  devait  apporter  à  celle  d'un 
ministre  d'une  grande  nation  malheureuse , 
et  il  prouva  souvent  dans  les  heures  difficiles 
qu'il  dut  entendre  sonner,  qu'il  savait  aussi 
bien  suivre  l'inspiration  du  génie  que  pren- 
dre conseil  de  la  méditation.  J'ai  vu  M.  de 
Metternich  dans  la  position  la  plus  étrange,  et 
à  la  fois  la  plus  terrible,  car  nulle  époque  ne 
pouvait  lui  offrir  un  point  comparatif  pour  avoir 
un  lieu  de  départ ,  et  se  guider  dans  le  laby- 
rinthe qu'il  parcourait...  Ce  fut  là  qu'il  prouva 
qu'il  était  plus  qu'un  ministre  et  qu  un  homme 
d'affaires  enfin...  Il  révéla  T'homme  d'État ,  et 
l'homme  d'État  d'une  haute  portée...  Il  aurait  pu 
prendre  pour  sa  devise  ce  mot  de  Tacite  :  supra 
negotia  '  !... 

J'ai  quelquefois  entendu  des  Français  parler 
de  M.  de  Metternich  avec  une  amertume  qui  était 
peut-être  naturelle,  mais  qu'il  eût  été  convena- 

»  Supra  negotia.  (Tacite  ,  liv.  m.  )  «  II  était  au-dessus  des 
affaires.  •  Et  l'explication  du  mot.  est  juste;  car  rien  n'est 
pitoyable  comme  l'homme  qui  conduit  les  affaires  avec  une 
exactitude  trop  scrupuleuse. . , 


2  24  MÉMOIRES 

ble  de  dissimuler  ,  ou  tout  au  moins  de  contrain- 
dre :  ]M.  de  Metternich  était  Autrichien  avant 
tout.  Il  devait  non  seulement  fidélité,  mais  se- 
cours ,  assistance  de  ses  lumières  et  de  ses  servi- 
ces à  celui  qui  était  son  maître,  et  son  maître 
malheureux...  En  le  condamnant,  ceux  qui  l'at- 
taquent ne  font  pas  leur  éloge...  Que  feraient- 
ils  donc  à  sa  place?...  Non,  non...  ce  n'est  pas  dans 
les  années  que  nous  venons  de  parcourir,  ni  en 
1 8  !  5  ,  ni  même  en  1 8 1 4  ,  que  M.  de  Metternich 
est  susceptible  de  reproches...  Il  reste  une  épo- 
que qui,  à  elle  seule,  suffit  pour  lui  en  mériter 
de  bien  graves,  et  qu'il  pouvait  éviter...  cette 
époque,  c'est  181 5...  Nous  y  arriverons...  jusque 
là  demeurons  dans  le  silence... 

C'est  une  campagne  étrange  que  cette  campa- 
gne de  181 3...  Cette  manière  de  livrer  une  ba- 
taille et  d'avoir  une  conférence ,  d'obtenir  une 
victoire  et  de  signer  un  armistice;  il  y  a  là  de- 
dans toute  une  satire  sanglante  de  la  mauvaise 
nature  àe  l'homme...  car  Napoléon  n'était  pas 
dans  sa  conduite  plus  méchant,  plus  sangui  • 
naire  qu'un  autre  !...  Les  passions  humaines 
lui  avaient  été  seulement  inculquées  par  la 
nature  sur  un  modèle  plus  vaste  et  plus  fort 
que  celui  des  autres...  mais  il  obéissait  à  la  loi 
commune, qui,  pour  satisfaire  les  appétits  déré- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2^5 

glés  de  ces  mêmes  passions,  ienr  jette  des  hommes 
à  dévorer...  des  royaumes  à  anéantir... 

J'ai  déjà  dit  que  j'avais  beaucoup  d'amis  à 
Naples  dans  tout  ce  qui  entourait  la  reine  et  le  roi 
Joachim.  Je  reçus  à  cette  époque  des  lettres 
qui  me  surprirent  étrangement.  Le  roi,  me  disait- 
on,  avait  reçu  de  l'empereur  la  demande  de 
l'aller  rejoindre  en  Allemagne,  et  le  bruit  cou- 
rait dans  l'intérieur  même  du  palais ,  que  le  roi 
de  Naples  refusait...  J'avais  déjà  eu  la  relation 
de  son  arrivée  à  Naples,  et  c'est  ici  le  lisu  de 
raconter  sommairement  ce  qui  suivit  le  départ 
inexplicable  du  roi  de  Naples  lors  de  son  abandon 
de  la  France  à  Posen  le  17  janvier  181 5. 

Murât  a  certainement  de  grands  torts  envers 
l'empereur,  mais  une  chose  que  je  puis  certi- 
fier, parce  que  les  preuves  en  sont  dans  mes 
mains,  c'est  qu'une  conspiration  formée  dans 
son  plus  intime  intérieur  a  été  l'unique  cause  de 
ses  premières  fautes.  C'est  une  intrigue  très  ha- 
bilement formée  d'ailleurs  ,  qui  le  fit  partir  aussi 
précipitamment  de  Posen  le  17  janvier.. .Joachim 
fut  à  dessein  alarmé  sur  les  projets  des  Anglais 
sur  son  royaume;  on  lui  fit  parvenir  des  avis 
très  pressans  qui  lui  annonçaient  qu'une  flotte 
anglaise  était  en  vue  des  côtes  de  la  Calabre, 
et  qu'un  débarquement  se  préparait...  Cet  avis, 
XVI.  »5 


32  0  MiMOlRES 

avec  des  lettres  de  la  reine ,  qui  était  également 
dans  l'erreur,  je  veux  bien  le  croire,  lui  parvint 
inopinément  à  son  quartier-général  le  1 5  ou  le 
1 6  janvier.  Murât  partit  aussitôt  avec  le  général 
Rosetti ,  son  aide-de-camp ,  et  courut  à  Naples 
dans  une  inquiétude  qui  lui  ota  pendant  la  route 
toute  faculté  de  dormir,  de  manger  et  même 
de  parler^..  Quelquefois  il  se  frappait  le  front  en 
répétant  : 

—  Les  Anglais!...  les  Anglais  !...  Rosetti ,  vous 
verrez  qu'à  Florence  nous  apprendrons  qu'ils 
sont  débarqués,  et  qu'ils  sont  déjà  maîtres  de  la 
Calabre!... 

En  arrivant  il  ne  fut  pas  descendre  à  Naples... 
il  fut  à  Caserte,  où  était  la  reine  avec  sa  famille... 
La  personne  qui  m'a  donné  tous  ces  détails 
était  alors  à  Caserte  où  la  retenait  son  service , 
et  elle  me  disait  que  l'entrevue  de  Joachim  et  de 
Caroline  avait  été,  non  seulement  contrainte  et 
froide,  mais  que  des  scènes  violentes  avaient 
suivi  le  retour  du  roi...  Le  lendemain  même 
de  l'arrivée  de  Murât,  le  duc  de atta- 
ché à  la  reine,  reçut  ordre  de  se  retirer  de 
la  cour,  et  peu  de  jours  après  il  fut  exilé. ..  beau- 
coup d'exécutions  de  ce  genre  eurent  lieu  dans 
le  mois  qui  suivit...  Ce  malheureux  ]\Iurat  était  en 
butte  aune  méfiance  d'autant  plus  terrible  qu'elle 


Dr.  LA  nucHESSE  d'abrartès.  2siy 

fiappait  sur  tout  ce  qu'il  devait  aimer,  et  qu'il 
aimait  toujours  ,  car  il  était  bon  et  n'avait  que 
(les  ridicules...  Mais  bientôt  sa  politique  devint 
sombre  et  mystérieuse. ..  Il  était  agité,  inquiet... 
Souvent ,  au  milieu  de  la  nuit,  on  le  réveillait 
pour  introduire  auprès  de  lui  des  hommes  in- 
connus... Il  y  a  des  renseignemenssur cette  époque 
de  sa  vie  qui  donnent  la  preuve  que  dès  cet  in- 
stant Murât  préparait  la  séparation  qu'il  voulait 
amener  entre  l'empereur  et  lui;  il  avait  alors  un 
moîif  beau  et  généreux,  c'était  l'indépendance 
de  l'Itaiie...  Je  ferai  connaître  tout  à  l'heure  sa 
correspondance  secrète  entre  lui  et  l'empereur 
Napoléon,  que  je  suis  assez  heureuse  pour  possé- 
der... elle  jettera  beaucoup  de  jour  sur  ce  temps 
obscur  et  mystérieux  de  sa  vie...  Je  dois  dire  ici 
qu'au    commencement    de    181 5,   l'Angleterre, 
qui,    par    le    fait,   gouvernait    et  possédait  la 
Sicile  depuis  la  mort  delà    reine,  avait  offert 
de  traiter  avec  Mural,  en  lui  proposant  une  ar- 
mée et  des  subsides  considérables...  Le  malheu- 
reux prêta  l'oreille  à  la   tentation...  Le  serpent 
qui  le  séduisit  fut  le  désir  d'échapper  à  sa  femme, 
dont  il  soupçonnait  aussi  les  desseins...  Sa  vie 
était  misérable!...  il  était  bien  autrement  mal- 
heureux  que  lorsqu'il  se  plaignait  au   destin 


22&  MÉArOIRKS 

de  n  avoir  pas  d'aides-de  camp\..  L'infortuné!... 
c'est  ici  que  se  termine  sa  vie  !...  le  reste  est  une 
grande  infortune  sans  doute;  mais  si  Murât  eût 
été  un  homme,  cette  infortune  eût  été  honorable 
et  grande. 

Le  jour  où  le  courrier  de  Napoléon  arriva  à 
Caserte,  le  roi  assembla  un  conseil  général  de  ses 
ministres. 

»  La  gravité  de  l'époque  et  des  évènemens  empêche  de 
mellre  autrement  que  dans  une  noie  le  fait  suivant  :  Le  roi 
de  Napies  était  en  Russie ,  lors  de  la  première  campagne  , 
n'e'tantà  cette  époque  que  grand-duc  dcBerg  et  de  Clèves... 
Un  jour  ,  il  avait  fourni  ia  plus  belle  part  de  toutes  les  parts 
de  gloire  ,  et  après  être  rentre'  excédé  de  fatigue  ,  ses  aides- 
de-camp,  au   nombre  de  douze  ou  quinze  jeunes  ofllciers  , 

tont-à-fait  distingués,     tels    que   M.    de    F t,    M.   de 

L. n  ,  M.   de  R ,  M.  M.  D.  .  .n  *,  et  une  foule 

d'autres,  s'étaient  retirés  dans  une  grange,  et  là,  au  mi- 
lieu d'une  vingtaine  de  boites  de  foin  qu'ils  avaient  déliées, 
ces  messieurs  dormaient  d'un  sommeil  profond  qu'ils  avaient 
certesbien  acheté.  Le  prince,  qui  voulait  envoyer  un  ordre, 
fait  chercher  un  de  ses  aides-de-camp  ,  et  ne  trouve  per- 
sonne ;  enfin,  il  les  cherche  si  bien  lui-même  qu'il  les  déterre 
dans  leur  foin...  A  cette  vue  ,  il  faii  une  exclamation  ,  et  le-» 
vanl  les  yeux  et  les  mains  au  ciel  ,  il  s'écria  avec  une  expres- 
sion dont  sou  accent  si  fortement  prononcé  fait  tout  le  prix. . . 

•  Malhureux  prince  que  je  suis!...  je  n'ai  pas  d'aide'» 
de-camp  1 . . .  Non ,  je  vous  lé  dis. . .  je  n'ai  pas  d'aidé-de- 
cainp  !..  malhureux  prince  !..  * 

I    *  Père  de  Madame  Sand. 


DE   LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  '22g 

—  Messieurs,  leur  dit-il ,  l'empereur  Napoléon 
m'engage  à  aller  le  joindre  à  son  armée  d'Alle- 
magne.... . 

El  après  ce  peu  de  mots ,  il  se  tut  et  joua  avec 
une  lettre  qu'il  tenait  à  la  main,  paraissant  ab- 
sorbé dans  une  profonde  rêverie  ;  par  intervalles 
la  main  qui  tenait  la  lettre  la  serrait  convulsive- 
ment, et  venait  ensuite  lacérer  une  feuille  de  pa- 
pier qui  était  devant  lui... 

Ceux  qui  composaient  le  conseil,  croyant  que 
Joachim  ne  clierchait  qu'un  prétexte  pour  refu- 
ser l'empereur,  furent  au-devant  même  de  sa  pa- 
role, et  lui  en  fournirent  àl'envi. 

—  Sire  ,  lui  dit  le  duc  de  G.... ,  le  peuple  de 
Naples  ne  veut  plus  que  Votre  Majesté  s'éloigne 
de  lui...  Son  amour  est  trop  vif...  ses  inquiétudes 
trop  profondes...  Sire,  ne  nous  quittez  plus!.. 

—  Sire,  lui  dit  un  autre,  votre  santé  altérée 
partant  de  fatigues  n'en  pourrait  soutenir  de  nou- 
velles... Ne  nous  quittez  plus,  n'abandonnez  pas 
vos  enfans...  Ils  vous  aiment  tant  !.. 

—  Et  puis,  disait  un  troisième,  pourquoi  Sa 
Majesté,  si  elle  doit  tirer  l'épée  cette  année,  la 
tirerait-elle  pour  une  autre  cause  que  celle  de  ses 
sujets?..  Ils  peuvent  être  attaqués...  ils  le  seront 
CERTAINEMENT...  Sire,  dcmcurez  avec  nous... 

Murât  ne  disait  rien.  A  chaque  discours  il  fai- 


flOO  MÉMOIRES 

sait  un  signe  de  ia  tète  et  semblait  approuver,.. 
Le  conseil  se  sépara  ,  et  chaque  conseiller  se  re- 
tira chez  lui  bien  convaincu  que  son  éloquence, 
et  surtout  feon  apparent  attachement,  avait  empê- 
ché !e  roi  de  quitter  INaples...  ils  le  dirent  dans 
toute  la  ville...  Le  lendemain  matin  on  apprit  que 
le  roi  Joachim  était  en  route  pour  l'Allemagne... 
Ce  mouvement,  tout  d'impulsion,  fut  la  dernière 
lueur  de  sa  grande  âme...  C'est  un  beau  mouve- 
ment, et  qui  rachète  bien  des  fautes,  selon  moi  .. 
Il  rejoignit    l'empereur  pendant  l'armistice  de 
Plewitz. ..  Napoléon  lui  donna  le  commandement 
de  l'aile  droite  de  son  armée  le  jour  de  la  bataille 
de  Dresde...  A  partir  de  ce  jour  jusqu'à  celui  de 
son    départ   pour  l'Italie  ,    qui    eut  lieu  après 
la    bataille  de  Leipsik ,  sa    conduite  fut    celle 
qu'il  avait  tenue  jadis  à  l'armée  d'Italie  et  à  l'ar- 
mée d'Egypte.   11  semble  qu'il  voulait  prouver 
que  ce  n'était  pas  son  sang  qu'il  refusait  à  l'em- 
pereur!.. Je  le  répète...  les  torts  ne  viennent  pas 
de  lui... 

C'était  sans  doute  une  belle  utopie  à  mettre 
en  pratique  que  cette  indépendance  de  l'Italie... 
L'empereur  Napoléon  ,  qui  avait  délivré  cette 
belle  partie  de  l'Europe  en  1796,  lorsque  l'Au- 
triche et  le  Nord  tout  entier  la  couvraient  de  leurs 
bataillons^  ne  pouvait  que  sourire  à  une  telle  en- 


DE  LA.  DUCHFSSli  d'aBRANTÈS.  'JôX 

treprise.. .  Mais  le  général  Bonaparte  était  devenu 
l'empereur  des  Français,  et  maintenant  il  en  était 
de  sa  manière  de  voir,  comme  l'homme  qui  est 
de  l'opposition  tant  qu'il  a  sa  fortune  à  faire, 
mais  qui  change  la  direction  de  son  gouvernail 
aussitôt  qu'il  est  dans  la  route  du  pouvoir...  Rien 
n'est  plus  relatif  que  les  vues  politiques...  Aussi 
le  vrai  patriote...  l'homme  du  pays...  celui  qui  ne 
connaît  qu'une  chose. ..  le  bonheurgénéral... voilà 
celui  qui  peut  être  écouté  quand  il  parle  et  ap- 
pelle sous  sa  bannière...  Oui...  mais  combien  y 
en  a-t-il  de  ces  hommes-là?... 

J'ai  présenté  autant  que  je  l'ai  pu  le  portrait 
moral  des  hommes  qui  figurent  au  premier  rang 
dans  cette  lutte  européenne  dont  les  secousses 
ébranlent  le  monde  dans  cette  année  i8i3...  Les 
derniers  soupirs  du  colosse  étaient  plus  redou- 
tables que  les  pulsations  pleines  de  vie  d'un  cœur 
vulgaire...  Quant  à  l'attitude  des  souverains,  elle 
4tait  convenable,  mais  elle  annonçait  que  l'orage 
suivrait  ce  calme  imposé  par  une  loi  que  chacun 
n'observait  qu'à  regret.  Le  roi  de  Prusse  et  l'em- 
pereur de  Russie  étaient  ensemble  à  Schweid- 
nitz...  l'empereur  d'Autriche  et  M.  de  Metter- 
nich  au  château  de  Gittschin  ,  et  l'empereur  Na- 
poléon à  Dresde  même,  où  il  occupait  le  palais 
Marcolini...  Il  se  promenait  beaucoup  dans  ses 


202  MÉMOIRES 

beaux  jardins,  et  ce  fut  dans  ces  jardins  même 
qu'il  dit  à  M.  de  Metternich  cette  parole  si  offen-r 
santé  que  M.  de  Metternich  eut  la  générosité 
d'oublier  ensuite même  à  Prague,  où  sa  con- 
duite fut  admirable  pour  nous  '. 

C'est  une  belle  chose  que  ce  palais  Marcolini... 
L'empereur  Napoléon  en  parlait  un  jour  devant 
moi  avec  ce  bon  roi  de  Saxe ,  qui  nous  disait 
ce  que  cet  édifice  avait  coûté  ,  et,  sans  me  rappe- 
ler le  chiffre  positif,  il  me  souvient  seulement 
que  c'était  une  somme  immense;  Napoléon  en 
avait  le  plan  très  détaillé  et  parfaitement  bien  co- 
lorié... 

A  cette  époque,  Napoléon  prenait  des  rensei- 
gnemens  sur  toutes  les  belles  résidences  de  l'Eu- 
rope... Les  châteaux  royaux,  comme  les  habita- 
tions particulières ,  devenaient  l'objet  de  son 
attention,  et  tout  cela  pour  le  palais  du  roi  de 
Rome.  Un  jour  il  me  fit  longuement  causer  sur 
les  résidences  espagnoles  et  portugaises...  Je  lui 
donnai  à  ce  sujet  tous  les  détails  qu'il  voulut ,  et 

«  >  Eh  bien,  comte  de  Metternich  ,  combien  l'Angleterre 
vous  a-t-elle  donne  pour  nie  faire  la  guerre?...  dites-moi  cela 
à  présent...  >> 

11  est  inconcevable  comment  l'empereur  avait  peu  le  tact 
sûr  et  même  convenable  ,  en  blessant  ainsi  des  hommes  qu'il 
devait  au  contraire  gagnera  sa  cause,  et  qui  d'ailleuis  le 
méritaient  si  peu  !  .  . 


DE    LA    Ul/CHESSE    D  AERANTES.  2.')Ù 

je  lui  fis  remettre  le  lendemain  deux  vues,  l'une 
de  Cintra  et  l'autre  de  la  Granja... Celle  de  Cintra 
lie  pouvait  lui  être  bonne  à  rien  ,  parce  que,  avec 
toute  sa  puissance,  il  ne  pouvait  pas  faire  une 
vallée  comme  celle  de  Cintra.. .Quant  à  la  Granja, 
les  jardins  ne  sont  qu'une  mauvaise  copie  de 
Versailles,  et  le  château  est  du  plus  mauvais  goût 
comme  architecture... 

—  MaisVotre  Majesté  devrait  avoir  des  vues  de 
l'Escurial  ,  c'est  un  monument  bien  curieux 
comme  habitation  royale;  et  dans  la  collection 
qu'elle  en  fait... 

Je  regardais  en  même  temps  en  souriant  une 
vin£,'taine  de  vues  de  tous  les  châteaux  royaux  et 
impériaux  de  l'Europe'  où  il  ne  manquait  seule- 
ment  que  CEscurial ,  Aranjuez  et  Versailles...  Il 
me  comprit  et  me  pinça  le  nez. 

—  Oui,  oui.  riez,  me  dit-il...  Mais  au  fait  vous 
avez  raison  ;  quoique  je  n'aime  pas  ce  château  de 
Versailles,  ce  n'en  est  pas  moins  une  bien  belle 
chose...  Si  l'on  avait  une  baguette  de  fée  pour  le 
transporter  sur  le  plateau  de  Chaillot ,  il  ferait  un 
bel  effet  de  là  comme  point  de  vue  pour  les  gens 
de  Paris  ,  n'est-ce  pas  ?.. 

'  Ce  fut  dans  une  audience  particulière,  que  j'eus  de  lui 
le  7  mars,  que  je  vis  cette  multitude  de  plans  et  de  vues 
des  différeus  châteaux  de  l'Europe. 


a54  MËMOlRJsS 

—  D'autant  mieux ,  répondis-je  sans  élever  la 
voix,  qu'alors  les  Parisiens  ne  diraient  pas  que 
Votre  Majesté  veut  faire  élever  une  citadelle  sous 
le  prétexte  de  bâtir  un  palais  au  roi  de  Borne. 

Il  comprit  probablement  combien  je  trouvais 
cette  pensée  ridicule,  car  il  me  répondit  en  sou- 
riant et  en  levant  les  épaules... 

—  Les  imbéciles  !.. 

L'empereur  avait  merveilleusement  ce  don  si 
rare  d'achever  votre  pensée  avant  qu'elle  eût 
passé  par  vos  lèvres... 

Voici ,  à  propos  de  ce  que  je  viens  de  racon- 
ter pour  les  palais  et  les  châteaux ,  une  histoire 
que  j'ai  entendu  raconter  à  Percier  en  1812... 
étant  chez  Girodet,  autant  que  je  puis  me  le  rap- 
peler. 

Quelques  jours  avant  de  partir  pour  l'Allema- 
gne ,  lors  de  la  campagne  de  1812...  l'empereur 
avait  fait  demander  M.  Fontaine  et  M.  Percier. 
Il  paraît  que  ce  palais  du  roi  de  Rome  était  une 
création  que  son  esprit  faisait,  embellissait  et 
recréait  chaque  nuit  et  chaque  matin. 

— Ehbien!  messieurs,leur  dit  l'empereur  en  les 
voyant,  avons-nous  quelque  chose  de  nouveau?., 
m'apportez-vous  quelque  plan  extraordinaire?., 
moi  j'en  ai  plusieurs  très  curieux... 

M.  Fontaine  lui  montra  alors  le  plan  d'un  châ- 


DE    Là    UUCHESSfi    d'abKANTÈS.  255 

teau  russe,  du  château  de  Mtchaïlow ^  résidence 
favorite  de  Paul  I"  et  théâtre  encore  sanglant  de 
sa  mort  tragique...  L'empereur  repoussa  le  plan 
avec  une  sorte  de  dégoût ,  tandis  que  Fontaine 
lui  expliquait  que  ce  petit  château  avait  coûté 
■7  2,000,000  de  notre  monnaie!... 

—  Et  cependant,  dit  l'empereur,  malgré  les 
bastions,  les  souterrains,  les  portes  secrètes,  la 
mort  n'en  a  pas  moins  pénétré  jusque  dans  la 
chambre  impériale!.. 

M.  Fontaine  dit  alors  à  Napoléon  qu'il  avait 
appris  que  ce  n'était  qu'avec  la  plus  grande  dif- 
ficulté qu'on  avait  pu  obtenir  de  la  cour  de  Rus- 
sie la  permission  de  prendre  ce  plan ,  tout  in- 
forme qu'il  était. 

—  Cela  ne  rae  surptetid  pas ,  dit  Napoléon... 
11  y  a  une  pudeiir  toute  naturelle  à  cacher  les 
traces  encore  sanglantes  d'un  crime  épouvanta- 
ble dont  mon  alliance  a  été  la  principale  cause!.. 
Certes  je  cbnçois  leur  répugnance!..  Voilà  ce- 
pendant les  ennemis  auxquels  nous  avons  affaire, 
poursuivit  Tempereur  en  s'adressant  plus  parti- 
culièrement à  Duroc  qui  venait  d'entrer...  et 
voilà  les  armes  avec  lesquelles  on  nous  fait  la 
guerre  !.. 

Je  suis  sûre  qu'en  ce  moment  la  catastrophe 
de  Paul  1"  reporta  ses  idées  sur  une  parole  de 


25Ô  MÉMOIRES 

l'empereur  Alexandre  '  qui  lui  fut  dite  par  lui  à 
Erfurt ,  lors  de  la  fameuse  entrevue  de  1 808. 

Tout  en  examinant  le  plan  de  Michaïiow,  on 
parla  de  l'assassinat  de  l'empereur  Paul,  et  Duroc, 
qui  fut  envoyé  eu  mission  à  Pétersbourg  ,  soit 
immédiatement  avant  ou  après  ,  donna  sur  la 
position  du  château  tous  les  renseignemens  qu'on 
peut  si  bien  donner  quand  on  a  vu...  Ce  fut  alors, 
dit  Fontaine  ,  qu'un  personnage  d'une  haute  dis- 

•  On  sait  dans  quel  degré  d'intimité  les  deux  empereurs 
étaient  à  Erfurt.  Un  matin  le  czar  arrive  chez  Napoléon,  et 
lui  trouve  l'air  soucieux  :  — Qu'avcz-vous ,  mon  frère?  lui 
dit  Alexandre  en  lui  prenant  la  main  avec  l'expression  de 
la  véritable  amitié.  —  Tenez  ,  dit  l'empereur  en  lui  mon- 
trant une  longue  lettre  tout  écrite  en  pieds  de  mouche; 
lisez  cela.  Cette  lettre  venait  de  Valancey,  où  était  enfermé 
le  uiailicurcux  Ferdinand  VII ,  et  contenait  des  détails  sur 
les  intrigues  toujours  renouvelées  du  roi  d'Espagne  Ferdi- 
nand VU,  avec  une  foule  d'individus  de  tout  âge  ,  de  tout 
sexe  et  de  toute  qualité.  C'était  une  autre  chose  qu'une  garde 
ordinaire,  que  celle  du  roi  Ferdinand  VII ,  il  s'y  joignait  en 
outre  /a  garde  noble  de  sa  pudeur  ,  et  tous  les  jours  il  arri- 
vait les  déclarations  les  plus  étonnantes  du  monde,  faites 
par  les  paysannes  des  villages  environnans...  la  province 
sera  nohle  comme  les  Asturies!...  —  En  vérité,  dit  Alexan- 
dre après  avoir  lu  la  lettre  du  chdte loin,  je  comprends  qae 
tout  cela  vous  ennuie...  mais  ce  que  je  ne  comprends  pas, 
c'est  que  cela  vous  ennuie  aussi  long-temps.  Si  vous  vous 
débarrassiez  de  cet  ennemi-W  ,  tout  le  monde  s'en  trouverait 
mieux,  à  commencer  par  lui-même. 


DE    LA    DUCHESSE    T^ABllANTÈS.  2'5j 

tinction  qui  se  trouvait  dans  le  cabinet  de  l'em- 
pereur, et  qui, dix-huit  mois  plus  tard,  en  1814» 
tenait  un  langage  bien  différent,  fit  remarquer 
avec  un  empressement  dont  l'empereur  était 
dupe  en  ce  moment,  que  le  roi  de  Rome  ne  se- 
rait pas  assez  en  sûreté. 

— Une  tête  si  chère,  disait  cet  homme,  ne  sau- 
rait être  trop  gardée...  Dans  tout  ce  que  vous  avez 
fait  je  ne  vois  que  des  choses  d'agrément  !.. 

Duroc  dit  alors  avec  réserve,  mais  avec  fran- 
chise, que  l'on  devait  au  contraire  se  méfier  de 
tout  ce  qui  pouvait  avoir  l'air  de  redoute  ou  même 
de  simples  fossés...  On  ne  parle  déjà  que  trop, 
ajouta-t-il,  de  l'intention  de  l'empereur  de  re- 
construire la  Basiille  sur  l'emplacement  destiné 
au  palais  du  roi  de  Rome. 

—  Duroc  a  raison,  dit  Napoléon...  Et  d'ailleurs 
à  quoi  serviraient,  je  vous  prie,  des  batteries, 
des  fossés,  des  redoutes?..  Messieurs  ,  ce  sont  de 
faibles  moyens,  pour  ne  pas  dire  nuls,  contre  la 
trahison...  voilà  la  seule  tentative  qu'on  ait  à 
craindre...  et  contre  laquelle  viennent  échouer 
toutes  les  précautions...  Paul  P'  avait  autour  de 
sa  demeure  des  fossés  remplis  d'eau  ,  des  corps- 
de-garde  remplis  de  soldats,  des  bastions...  des 
passages  secrets,  des  portes  secrètes...  et  pour- 
tant!., le  poignard  de  l'assassin  est  venu  le  cher- 


îrSâ  MÉMOIRES 

cher  jusque  dans  son  lit...  parce  que  ces  corps- 
de-garde,  toujours  remplis  de  soldats,  l'étaient  le 
jour  du  meurtre  d'hommes  vendus  pour  que  le 
crime  s'exécutât...  La  confiance  et  l 'affection... 
l'attachement  de  mes  peuples,  voilà  ma  sauve- 
garde... c'est  la  seule...  Voyez  si  la  profonde  re- 
traite du  grand  seigneurie  sauve  des  mains  meur- 
trières des  janissaires  ;  quand  ils  marquent  son 
heure...  elle  doit  sonner...  il  en  sera  de  même 
pour  moi. ..  et  ma  vie  est  à  celui  qui  voudra  don- 
ner la  sienne  pour  avoir  la  mienne...  Mais  mon 
fils  apprendra  de  moi  à  gouverner  les  Parisiens 
sans  forteresses  et  sans  canons...  et ,  j'espère  ,  à 
s'en  faire  aimer. 

Dans  le  moment  l'huissier  du  cahinet  ouvrit 
la  porte  et  annonça  te  roi  de  Rome!..  I/enfant 
courut  à  l'empereur  d'un  pas  encore  mal  assuré, 
car  il  l'aimait  avec  une  telle  tendresse,  (jue  rien 
ne  lui  donnait  de  distraction  dès  qu'il  voyait  son 
père...  Napoléon  l'enleva  dans  ses  hras ,  l'em- 
brassa avec  émotion...  Jamais  cet  homme  n'a  pu 
voir  son  enfant  sans  que  son  cœur  fùL  délicieuse- 
ment ému...  puis  il  s'assit ,  et,  prenant  l'enfant 
sur  ses  genoux  : 

—  Nous  parhons  de  vous,  Sire,  lui  dit-ilen  le 
caressant  et  le  tourmentant  tout  à  la  fois,  ce  qui 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  2^9 

n'était  nullement  désagréable  à  l'enfant...  Nous 
te  bâtissions  un  beau  palais... 

Et  tout-à-coup  son  front  devenant  soucieux, 
il  mit  le  roi  de  Rome  aux  mains  de  madame  de 
Montesquiou,  et  se  levant ,  il  marcha  avec  une 
vive  agitation,  et  s'écria,  au  bout  de  quelques 
minutes  de  silence  :  "  Oui,  nous  te  bâtissions  un 
palais!.,  et  s'ils  ^ocs  accable>'^t,  tu  :s'aur.\s  pas 
UNE  chaumière!..  » 

Ces  paroles  sont  remarquables ,  et  d'autant 
plus  qu'elles  semblent  prophétiques...  Parmi 
les  personnes  qui  furent  témoins  de  cette  con- 
versation ,  beaucoup  sont  encore  vivantes  '.  Je 
l'ai  rapportée  parce  qu'elle  sert ,  comme  tout  ce 
qui  se  touche  par  une  corde  vibrante,  à  faire  con- 
naître plus  parfaitement  l'empereur... 

«  Je  crois  même  que  cette  conversation,  ainsi  que  beau' 
coup  d'autres  sur  les  bâtimens  ,  doit  se  trouver  ,  ou  je  suis 
bien  trompée  ,  dans  un  fort  bel  ouvrage  de  MM.  Percier  et 
Fontaine  ,  intitulé  :  Résidences  des  Souverains ,  par  Percier 
et  Fontaine. 


2  |0  MEMOIRES 


CHAPïTîllî  îî. 


Tiaittîs  de  Reichcnbach  et  de  Pcterswaldcii.  —  Dcfeclioii  de 
la  Prusse.  — Proclamation  du  i5  août.  —  Bcrnadolle. — 
— Intrigue.  —  Junot  à  Gorizia. —  Les  trois  cents  Croates. 
—  Mort  du  général  Tliomièrcs.  —  Douleur  partagée.  — 
Murmures. —  Brutalité  de  M.  de  Rovigo.  —  Ce  qu'était  le 
■  général  Thomiéres.  — La  Vende'enne.  —  Pourquoi  dia- 
ble ne  rnange-lcl/e  pas?  — Découragement.  —  3Ioreau  à 
Golhembourg.  —  Le  général  J —  Mort. —  Souffran- 
ces de  l'agonie.  — Soif  ardente.  —  Le  chien  anylais. — 
Hurlcmens. —  J'appartiens  au  général 3Ioieau. 


Les  malheurs  de  l'Espagne  avaient  en  un  af- 
freux retentissement  dans  le  Nord,  et  cela  malgré 
la  présence  de  Napoléon...  On  voyait  enfin  se 
détruire  sous  les  coups  de  la  fortune  ce  même 
édifice  prestigieux  que  la  capricieuse  folle  s'était 
si  gracieusement  plu  à  élever  pour  son  favori... 
Les  désastres  de  Russie,  ceux  de  la  Péninsule 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  2l\  1 

donnaient  une  hardiesse  à  nos  adversaires  que 
nous  ne  leur  connaissions  pas...  Eux-mêmes  en 
étaient  étonnés...  Partout  on  signait  des  alliances 
contre  nous...  le  traité  de  Reichenbach  "...  celui 
de  Pelerswaldau  venaient  de  donner  à  la  coali* 
lion  une  armée  de  deux  cent  cinquante  mille 
hommes,  et  cependant  au  commencement  de  la 
campagne,  l'Angleterre  était  si  dépourvue  de 
moyens  financiers,  qu'elle  ne  pouvait  donner  de 
subsides.  Mais  la  défection  de  la  Prusse  et  l'a- 
bandon de  l'Autriche  créèrent  des  ressources 
dans  un  pays  éminemment  fait  pour  comprendre 
les  avantages  de  cette  nature.  L'Autriche,  quoi- 
que m^Jw/Wc^,  était  aussi  agissante,  mais  maS' 
quédy  à  Reichenbach,  et  là  on  se  partageait  nos 
dépouilles  avant   que  nous  fussions  abattus... 
Napoléon  fut  encore  bien  imprudent  dans  sa 
manière  de  parler  de  l'Autriche  pendant  l'armis- 
tice... 11  créa  une  hostilité  qui  pouvait  ne  pas 
exister...   Il  doubla  ses  ennemis  pour  avoir  le 
plaisir  de  les  braver...  mais  alors  commençaient 
les  fautes... 

t  Je  préfère  la  guerre  de  l'Autriche  à  sa  neu- 
tralité, I»  s'écrie-t-il  en  écrivant  au  duc  de  Yicence. 

•   j4  et  i5  jiiin  i8i5  ,  le  premier  eulre  l'Angleterre   et  la 
Prusse  ,  l'autre  entre  l'Apgleterrc  et  la  Russie. 

XYI.  16 


a4a  MÉMoiRis 

Quelle  incroyable  folie  !...  Plélas  !  il  l'eut  celle 
guerre  qu'il  préférait!...  et  s'il  l'eût  voulu,  je 
crois  pouvoir  affirmer,  car  j'en  ai  la  certitude,  il 
aurait  pu  se  recréer  une  nouvelle  position  belle 
et  grande...  Pour  lui  tout  consistait  dans  le 
temps.,.  Gagner  du  temps...  voilà  quelle  était  la 
pensée  qui  devait  l'occuper  constamment...  Loin 
de  la  flatter  et  d'en  faire  un  but  de  conduite,  il 
semblait  au  contraire  se  rire  d'elle.  Eh!  grand 
Dieu  !  c'était  cependant  une  guerre  d'extermina- 
tion !  I...  Le  prince  royal  de  Suède,  dans  une  pro- 
clamation de  lui ,  faite  le  i5  août^  ']ouy  de  la  fête 
de  Napoléon,  jour  que  lui-même,  quand  il  n'é- 
tait que  le  général  Bernadotte',  avait  fêté  avec 
solennité,  j'en  suis  certaine...  eh  bien  !  ce  même 
jour^  Bernadotte  disait  que  L'Europe  devait  mar- 
cher contre  la  France  avec  le  même  sentiment  qui, 
en  92,  animait  la  France  contre  l' Europe... 

Ainsi  donc,  c'était  la  voix  d'un  Français  qiii 
proclamait  une  sorte  de  proscription  !...  qui  dé- 

«  Il  existe  un  joli  mot  deTalIcyrand,  qui  est  riche  au  reste 
en  pareille  propriété',  qui  est  vraiment  bien  spirituel.  La 
princesse  de  Suède  (madame  Bernadotte)  ne  pouvait  ,  disait, 
elle,  s'accojtiimer  à  la  vie  de  Stockholm..  .  Je  m'ennuie  trop 
profonde'ment  ,  rcpélait  la  princesse  à  M.  de  Talleyrand 
qui  la  regardait  en  grande  pitié'...  Oh!  je  m'y  ennuie  à  y 
mourir!  que  l'aire?..  —  Prendre  patience  ,  madame;  car  en- 
JiH...  c'est  bien  joli  pour  commencer. 


DE    L\    DDCHF.SSE    p' AERANTES.  2A3 

vouait  la  tête  de  Napoléon  ai|  boulet  suédois,  à 
la  lance  du  Cosaque,  à  la  balle  autrichienne'.... 
Dans  le  même  morpent,  ses  lettres  réitérées  à 
Moreau  retiré  en  Amérique,  près  de  laDelaware, 
avaient  enfin  un  résultat.  Moreau  avait  quitté  sa 
retraite  où  il  vivait  oublié,  pour  venir  recevoir 
en  Europe  le  nom  de  transfuge  et  de  traître  à 
la  patrie...  Aussi,  à  cette  même  époque,  M.  de 
Metternich  déclara-t-il  vouloir  rester  étranger, 
ainsi,  ajouta-t-il,  que  son  souverain...  à  /'m- 
trigue  de  Moreau...  Oh!  jamais  Bernadette  ne 
se  lavera  de  cette  tache...  elle  est  indélébile... 
Je  reçus ,  vers  ce  temps ,  une  lettre  de  Junot 
datée  de  Gorlzia.    Il  allait  partir  pour  un  grand 
voyage  sur  les  bords  de  l'Adriatique...  Des  nou- 
velles sûres  faisaient  craindre  que  les  Anglais 
n'opérassent  un   débarquement  à  Fiume.  Il  re- 
vint aussitôt  à  Gorizia  ,  et,  en  effet,  le  5  juillet, 
les  Anglais  se  présentèrent  devant  Fiume  avec 
une  petite  escadre  composée  d'un  vaisseau  de  80 
canons  et  de  quelques  autres  moins  considéra- 
bles,   ainsi   que  des   embarcations  remplies  de 
soldats  anglais...  Les  vaisseaux  anglais   tirèrent 
sur  la   ville,    et,  après  une  courte  résistance , 
qui   fut  abrégée  par  la  défection    des    troupes 
croates ,  les  Anglais  opérèrent  leur  débarque- 
ment au  milieu  de  la  ville  sans  aucun  empêche- 


244  MÉMOIRES 

ment...  Junol  reçut  cette  nouvelle  clans  un  mo- 
ment où  lui-même  commençait  ses  dernières 
souffrances...  Cependant  l'infortuné  était  tou- 
jours lui-même,  et  il  écrivait  à  l'empereur,  en 
lui  rendant  compte  de  cette  affaire  : 

»  Je  vais  faire  arrêter  les  trois  cents  Croates 
qui  se  sont  sauvés  sans  combattre ,  et  les  faire 
mettre  à  une  commission  militaire.  Ils  mé- 
ritent d'être  TOUS  fusillés,  mais  je  les  ferai  déci- 
mer au  sort  pour  les  épouvanter  davantage, 
officiers  et  soldats.,  il  n'importe...  » 

Il  sentait  encore  la  nécessité  de  comprimer 
fortement  tout  mouvement  insurrectionnel  dans 
les  provinces  conquises...  et  pourtant  il  était 
déjà  bien  souffrant. 

Pendant  ce  temps  j'étais  à  Paris,  avançant 
péniblement  dans  ma  grossesse,  et  réellement 
malade,  car  je  souffrais  aussi  de  maux  d'une 
tout  autre  nature.  J'avais  une  peine  relative, 
dans  une  amie  qui  avait  été  une  Providence 
pour  moi  dans  mes  douleurs  d'Espagne,  en 
1811.  C'était  madame  Thomières...  Ses  pressen- 
timens  ne  i'avaicr.t  j»as  trompée...  Son  mari  était 
mort' dans  cette  Espagne  où  elle  voulait  demeu- 

'  Le  gênerai  Tiioniièies  ,  brave  et  bon  officicr-gcne'raf, 
fut  tué  à  la  bataille  des  Arapiles.  Celait  un  de  ces  hommes 
dont  le  nombre. devenait  plus  rare  de  jour  en  jour  jCn  i85o. 
Junot  et  Lanncs  en  faisaient  le  plus  grand  cas. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  245 

rer  avec  lui.  Je  n'ai  jamais  vu  de  douleur  qui 
fît  une  impression  plus  déchirante  que  la  sienne... 
Elle  m'écrivit  quelques  mois  après  l'événement 
pour  me  demander  de  venir  pleurer  auprès  de 
moi...  Elle  savait  bien  que  j'aurais  des  larmes  pour 
répondre  aux  siennes...  Je  lui  répondis  aussitôt 
que  ma  maison  était  la  sienne  ,  et  que  je  l'atten- 
dais avec  un  cœur  disposé  à  consoler  toutes  ses 
peines...  Quelques  jours  après  elle  arriva  chez 
moi,  et  m'offrit,  comme  je  viens  de  le  dire,  le 
spectacle  de  la  plus  profonde  affliction...  Elle  ne 
se  plaignait  pas...  sa  douceur  habituelle  se  retrou- 
vait dans  sa  souffrance  ;  mais  elle  pleurait  en 
silence,  et  ces  larmes  sans  paroles  avaient  une 
expression  déchirante.  Elle  fut  long-temps  à  ne 
pouvoir  supporter  les  questions  qu'on  lui  faisait 
dans  le  monde ,  avec  une  indifférence  révoltante 
quelquefois...  Aussi  venait-elle  à  moi  quelque- 
fois, et  me  serrant  la  main  ,  elle  me  disait  :  «  Je 
m'en  vais;  ces  gens-là  me  tuent  avec  leurs  de- 
mandes /...  comme  si  je  pouvais  leur  parler  seule- 
ment /...  » 

Hélas  !  la  mort  frappait  alors  sur  toutes  les 
tètes...  aucune  n'était  à  l'abri  de  la  faux  meur- 
trière... il  semblait  même  que  les  tètes  plus 
élevées  fussent  aperçues  de  plus  loin  par  la 
camarde  et  abattues  par  elle...  Pauvre  Agathe!... 


34^  MÉMOIRES 

-comme  elle  a  souffert...  Cette  mort  arrivait  sur 
son  cœur  brisé  après  avoir  renversé  tout  ce  qui 
était  autour  d'elle...  Sa  mère,  qu'elle  idolâtrait, 
son  fils  ,  tout  jeune  encore,  toutes  ces  affections 
si  saintes  avaient  été  brutalement  ravagées  par  la 
mort...  Il  lui  restait  son  mari  !...  Elle  avait  réuni 
sur  sa  tête  tout  ce  qu'elle  avait  d'affections  dans 
son  âme  si  tendre  et  si  aimante...  Cette  affection 
était  plusque  de  l'amour.. .c'était  une  passion  pres- 
que magique,  dans  laquelle  était  une  portion  de 
sa  vie...  Qu'on  juge  de  l'effet  que  dut  produire 
sur  elle  cette  nouvelle  :  Votre  mari  est  mort!... 
Je  crus  que  l'infortunée  perdrait  la  raison.  C'é- 
taient des  évènemens  aussi  terribles  dans  leurs 
résultats  qui  commençaient  à  démoraliser  l'armée 
et  l'intérieur  des  familles...  En  voyant  cette 
foule  de  femmes  et  de  filles  en  deuil,  on  com- 
mença à  se  demander  quelle  serait  donc  la  fin 
de  toutes  ces  tentatives  de  guerre  dont  le  mal- 
heur entourait  maintenant  les  clairons!...  Ce  fut 
alors  que,  pour  la  première  fois,  j'entendis 
hautement  murmurer  contre  l'empereur  ;  et ,  je 
l'avoue,  je  ne  l'excusais  plus...  Hélas!  le  mo- 
ment approchait  où  l'heure  de  mon  malheur  al- 
lait aussi  sonner  !... 

L'empereur  n'était  pas  à  Paris  ;  il  n'y  avait 
que  l'impératrice  et  un  seul  homme  qui  auraient 


DE    LA    DDCHESSE    D  ÀBIIANTÈS.  'A^^n 

pu,  l'un  par  son  attachement  défait,  l'autre 
par  son  attachement  de  devoir,  balancer  et  dé- 
truire même  ces  germes  de  révolte  qui  commen- 
çaient à  vouloir  montrer  leurs  têtes  de  vipères... 
Mais  Marie-Louise  n'avait  rii  le  pouvoir,  ni  la 
volonté  en  elle-même,  de  venir  de  cette  manière 
au  secours  de  son  mari.. .du  père  de  son  enfant!... 
et  le  duc  de  Rovigo  accrut  le  mal  au  lieu  de  Té- 
teindre...  Il  faisait  alors  le  rôle  de  l'ours  avec  la 
pierre,  qui  écrase  les  mouches,  mais  la  tête  en 
même  temps...  Un  jour  il  vint  chez  moi,  et, 
fort  brutalement,  me  dit  que  l'empereur  était 
mécontent  de  moi ,  chaque  jour  davantage... 

—  Vous  vous  entêtez  à  ne  voir  que  ses  enne- 
mis ,  me  criait-il  aux  oreilles...  oui ,  toujours  ses 
ennemis  !... 

Je  le  regardai  d'un  œil  tout  étonné. 

—  Oui ,  oui ,  ses  ennemis ,  reprit-il  avec  une  vé- 
hémence toujours  croissante...  Qu'est-ce  que 
c'est,  par  exemple,  qu'une  madame  Thomières^ 
qui  est  chez  vous  en  ce  moment  et  qui  ne  cesse 
de  pleurer,  on  ne  sait  pourquoi,  et  de  dire  des 
horreurs  sur  le  gouvernement  de  l'empereur  ?... 

Je  fus  encore  bien  plus  stupéfaite.  Le  duc, 
qui  croyait  m'avoir  convaincue,  poursuivit: 

—  C'est  une  indignité  à  vous,  madaîne  Junot.., 


248  MÉMOIRES 

Si  Jnnot  savait  cela,  il  en  serait  sûrement  fâché, 
et  vous  en  gronderait ,  quelque  empire  que  vous 
ayez  sur  lui. 

Dans  cette  dernière  phrase,  il  y  avait  toute 
la  haine  que  cet  homme  nous  portait,  à  Jnnot 
et  à  moi...  Je  traduisis  plus  de  vingt  rapports 
dans  le  regard  qu'il  me  lança. 

—  Et  vous  avez  sûrement  écrit  à  l'empereur 
que  ma  maison  était  remplie  de  ses  ennemis, 
n'est -ce 'pas,  monsieur  le  duc?...  Peut-être, 
même ,  aurez-vous  dit  qu'il  y  avait  des  rassem- 
blemens  de  royalistes  !...  Et  haussant  les  épaules , 
je  lui  dis  avec  une  expression  dédaigneuse  que 
j'aurais  voulu  doubler  :  Si  vous  connaissiez 
mieux  notre  armée  combattante ,  vous  sauriez 
ce  que  c'est  que  le  nom  d'un  brave  homme. 
Madame  Thomières  est  veuve  du  général  Tho- 
mières,  ancien  aide-de-camp  du  maréchal  J^an- 
nés...  Il  vient  d'être  tué  à  la  bataille  de  Sala- 
manque,  et  les  larmes  de  sa  malheureuse  veuve 
ne  peuvent  lui  être  imputées  à  crime,  si  ce  n'est 
par...  * 

Je  n'achevai  pas... 

Savary  fut  tout  surpris  de  retrouver  un  frère 
d'armes  dans  l'homme  qu'il  croyait  un  ennemi 
de  l'empereur... 


DE    LA    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  249 

—  Mais  sa  femme  est  Vendéenne,  me  dil-il 
après  une  douzaine  de  Oh  '...  Ah  •'...  Eh  !  mais... 
cependant... 

—  Sa  femme  n'est  pas  Vendéenne...  seule- 
ment elle  DEMEURE  au  Mans,  lui  répondis-je  tout 
ennuyée  de  cette  inquisition  ignorante  qu'il  ne 
savait  pas  même  conduire... 

—  C'est  singulier!...  on  m'avait  dit  qu'elle 
était  Vendéenne...  Au  moins,  ce  qui  est  certain  , 
c'est  qu'elle  n'aime  pas  l'empereur...  et  décela, 
j'en  suis  sûr...  car  jeudi  dernier,  à  votre  propre 
table,  elle  a  dit  qu'on  serait  bien  heureux  s'il 
n'existait  plus... 

W —  Monsieur  le  duc,  lui  dis-je  avec  amertume , 
je  sais  très  bien  que  vous  avez  des  espions  chez 
moi...  mais  faites-moi  grâce  ,  je  vous  prie ,  de  ce 
qu'ils  inventent  pour  vous  mystifier...  Non 
seulement  madame  Thomières  n'a  jamais  tenu 
le  propos  que  vous  me  citez,  mais  aucun  autre 
qui  lui  ressemble...  A  peine  puis-je  obtenir  d'elle 
de  descendre  de  sa  chambre ,  et  pendant  tout  le 
dîner  elle  ne  dit  pas  une  parole,  et  n'ouvre  la 
bouche  que  pour  manger  la  pitance  d'une  co- 
lombe. 

—  Eh  !  pourquoi  diable  ne  mange-t-elle  pas  ?... 
Il  n'y  a  rien  de  plus  insoutenable  que  ces 
femmes  qui  veulent  se  singulariser. 


aSo  MÉMOIRES 

Jamais  je  n'oublierai  ce  mot!...  Il  me  glaça  le 
cœur!...  Une  insensibilité  si  profonde!...  un 
endurcissement  si  cruel  !...  Je  ne  pus  lui  répon- 
dre que  par  une  inclinaison  silencieuse,  lorsqu'il 
me  dit  adieu... 

Cet  homme  aimait  vraiment  Napoléon...  du 
moins  je  le  crois,  et  pourtant  il  lui  a  fait  plus 
de  mal  que  le  plus  cruel  ennemi... 

Paris  était  alors  dans  un  état  d'agitation  qui 
rappelait  les  temps  orageux  de  la  révolution... 
On  était  inquiet...  On  cherchait  un  port  sur 
cette  mer  sans  rivage  où  Napoléon  avait  lancé  le 
vaisseau  de  la  France,  et  nulle  lumière  libéra- 
trice ne  brillait  pour  nous  rassurer...  L'armistice 
de  Plewitz  allait  expirer ,  et  rien  ne  révélait  la 
paix  qu'on  avait  espérée...  C'était  bien  autre- 
ment alarmant  qu'en  1792...  Alors  tout  était 
chaleur  et  dévouement...  Tout  était  jeune  et 
périssait  même  par  une  surabondance  de  vie  et 
de  force  qui  nuisait  à  la  santé  de  l'Etat.  Aujour- 
d'hui il  n'y  avait  que  de  l'épuisement  et  un  dé- 
couragement total...  On  ne  voyait  plus  les  mères 
attacher  elles-mêmes  le  havresac  sur  le  dos  du 
volontaire...  non...  elles  pleuraient,  et  cher- 
chaient, au  prix  de  leurs  jours  ,  à  dérober  la  tête 
de  leur  enfant  t  une  mort  presque  certaine...  Et 
cependant  l'enthousiasme  était  grand  au  com- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRAATES.  25 1 

mencement  de  la  campagne...  Mais  cet  élan 
n'avait  pas  trouvé  d'écho  dans  les  cœurs  de 
pauvres  femmes  en  denil  de  leurs  pères,  de  leurs 
frères  et  de  leurs  maris,  et  dont  les  yeux  étaient 
encore  humides  des  larmes  du  désespoir...  Les 
désastres  de  Russie  étaient  trop  près  de  nous... 
Pendant  ce  temps,  Moreau ,  parti  de  Morin- 
ville  Me  2  1  juin,  s'était  embarqué  pour  l'Europe 
avec  sa  femme  et  •\I.  de  Svinrne ,  conseiller 
d'ambassade  russe ,  et  cinglait  vers  sa  patrie , 
avec  la  vengeance  au  cœur  et  la  volonté  de  la 
satisfaire  à  tout  prix,  même  à  celui  de  l'hon- 
lieur...  Il  arriva  le  24  juillet  à  Cothembourg,  je 
crois,  et  de  là  se  rendit  à  Prague  pour  v  voir 
tous  les  souverains  alliés  qui  l'attendaient  avec 
une  impatience  qui,  à  elle  seule,  était  injurieuse 
pour  lui,  car  elle  semblait  lui  dire:  Nous  comp- 
tons sur  vous  pour  faire  bien  du  mal  à  la  France... 
Quant  à  lui,  heureux  de  revenir  avec  le  fer  et  la 
flamme  devant  cet  homme  qu'il  n'aima  jamais 
et  dont  toujours  il  fut  jaloux  ,  il  s'engagea  avec 
les  souverains  alliés  à  diriger  les  opérations  de 
la  campagne...  Bravant,  pour  se  venç^er,  l'œil 
de  la  patrie,  îristeraeht  fixé  sur  un  de  ses  fils 
tombé  aussi  bas...  celui  de  ses  camarades,  de  ses 

•  Sa  campagne  était  située  à  côté  de  Morinville  ,  au  pied 
de  la  chute  de  la  DelaM^are. 


2^2  MÉMOIRES 

frères  d'armes...  mais,  plus  que  tout,  la  vue  de 
ces  couleurs  nationales,  de  ces  uniformes,  que 
lui-même  avait  conduits  si  souvent  contre  les 
Autrichiens  et  les  Prussiens...  Il  en  souffrit, 
m'a-t-on  dit ,  et  lorsque  la  veille  de  la  bataille  de 
Dresde ,  l'empereur  Alexandre  vint  à  lui  et  lui 
dit: 

—  Je  viens  prendre  vos  ordres...  je  suis  votre 
aide-de-camp... 

Moreau,  m'a  dit  un  officier  russe  attaché 
à  l'empereur  Alexandre  ,  devint  fort  pâle  et 
trembla  assez  violemment  pour  qu'on  le  vît  dis- 
tinctement... Il  souffrait  et  souffrait  profondé- 
ment... Un  jour  il  rencontra  le  général  J 

qui ,  par  des  sujets  de  mécontentement ,  venait 
de  quitter  le  service  de  France  où  il  était  depuis 
long-temps...  Moreau ,  qui  le  connaissait  peu, 
fui  tellement  heureux  de  rencontrer  quelqu'un 
dans  sa  position,  qu'il  fut  à  lui  tout  aussitôt,  lui 
prit  la  main ,  et  ne  s'aperçut  pas  que  l'autre 
retirait  sa  main ,  et  ne  répondait  qu'avec  un  air 
glacé  aux  prévenances  du  général  Moreau ,  dont 
peut-être  quinze  ans  plus  tôt,  il  aurait  payé  un 
mot  d'une  blessure. 

—  C'est  une  chose  étrange,  dit  Moreau  à 
l'autre  transfuge,  mais  avec  une  parole  plus  con- 
trainte ,  car  il  voyait  enfin  que  le  général  J 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  255 

ne  répondait  pas  à  ses  avances...  c'est  une  chose 
étrange,  n'est-il  pas  vrai ,  de  nous  voir  ici  tous 
deux?... 

—  Sans  doute,  général,  répondit  l'autre... 
c'est  en  effet  une  des  chances  bizarres  du  sort... 
Toutefois, nos  destinées  ne  se  ressemblent  pas... 
vous  savez ,  je  crois ,  que  je  ne  suis  pas  Fran- 
çais?... 

Moreau  ne  put  retenir  un  gémissement  qui 
venait  du  cœur,  et  couvrant  son  visage  de  ses 
deux  mains,  il  s'éloigna  sans  continuer  la  con- 
versation... Elle  eut  lieu  telle  que  je  viens  de  la 
rapporter  trois  ou  quatre  jours  avant  la  mort  de 
Moreau. 

On  sait  comment  il  fut  frappé...  L'empereur 
Alexandre  était  avec  lui ,  et  ils  faisaient  une  re- 
connaissance devant  Dresde...  Le  czar,  toujours 
persistant  dans  sa  volonté  d'obéissance ,  contrai- 
gnit Moreau  à  passer  le  premier  sur  un  pont , 
je  crois  ,  qui  était  assez  étroit...  Un  boulet  lancé 
de  l'armée  française  vint  frapper  Moreau  et  lui 
fracassa  le  genou  droit...  puis  traversant  le  che- 
val, il  lui  emporta  le  mollet  de  la  jambe  gauche'... 
Aussitôt  une  terreur  profonde  se  répandit  dans 
toute  l'armée  russe...  Le  czar  parut  vivement  af- 

I  II  fut  blessé   à  mort  le  27  août  i8i3,  et   rcourut  cinq 
jours  plus  tard,  malgré  l'aroputalion. 


!)54  BlÉflrOJRKS 

fecté...  Quant  à  Moreau,  il  souffrait  des  douleurs 
inouïes...  Les  Cosaques  formèrent  à  la  hâte  un 
brancard  avec  leurs  piques,  et  c'est  sur  des  ar- 
mes ennemies  que  Moreau  fut  emporté  d'un 
champ  de  bataille!...  Aussitôt  qu'il  fut  à  l'abri 
dans  une  maison  ,  le  premier  chirurgien  de 
l'empereur  Alexandre  lui  fit  l'amputation  de  la 
jambe  droite  ..  Le  général  Moreau  supporta  l'o- 
pération avec  courage...  puis  il  dit  au  chirur- 
gien : 

—  Et  la  gauche  ,  monsieur,  qu'en  voulez-vous 
faire?... 

Le  chirurgien  le  regarda  avec  surprise... 

—  Oui ,  poursuivit  le  blessé  ,  que  voulez-vous 
faire  de  ce  lambeau  qui  est  là  fort  inutilement,  à 
ce  qu'il  me  paraît  ?. .. 

Le  chirurgien  répondit  qu'il  était  de  toute  im- 
possibilité de  la  conserver... 

—  Eli  bien!  dit  froidement  le  général  Moreau, 
il  faut  aussi  la  couper... 

Et  il  tendit  la  jambe  avec  un  stoïcisme  qui  eût 
été  plus  admirable  encore  si  la  blessure  eût  été 
reçue  POUR  sa  patrie,  mais  qui  n'en  était  pas  moins 
d'un  grand  prix  aux  yeux  de  la  philosophie , 
parce  qu'il  montrait  l'homme  dans  l'exercice  de  sa 
force  et  de  sa  vei'tu...  Ce  qu'il  souffrit  est  hor- 
rible même  à  rappeler...   L'empereur  de  Russie 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  2^S 

futproforiclémentaffectpde  la  position  terrible  de 
cet  homme,  qui  pouvait  être  un  coupable  pour 
nous  et  un  lâche  transfuge ,  mais  qui ,  pour  lui , 
était  un  de  ces  caractères  qu'on  pouvait  admi- 
rer ,  et  même  donner  comme  le  type  d'un 
homme  remarquable  ,  et  d'une  belle  et  immense 
spécialité...  Il  l'avait  nommé  son  ami...  l'avait 
pris  pour  conseil...  il  pleura  sur  sou  lit  de  souf^ 
frances...  il  le  devait... 

L'armée  alliée  fut  blessée  tout  entière  dans  le 
général  Moreau...  On  aurait  dit  que  ce  boulet 
s'était  multiplié  et  avait  frappé  tous  les  chefs 
dans  le  premier...  L'armée  fut  mise  en  complète 
déroute...  battue  sur  tous  les  points,  elle  ne  sut 
que  fuir...  C'est  alors,  me  disait  un  aide-de- 
camp  de  l'empereur  Alexandre,  que  les  tourmens 
du  général  Moreau  firent  croire  en  effet  à  une 
punition  providentielle.  Tourmenté  d'une  soif 
ardente,  qui  lui  donnait  le  mirage  et  les  tortures 
d'une  mort  du  désert,  il  appelait  la  mort  et  ne 
pouvait  mourir!...  enfin  ,  dans  la  nuit  du  i^' 
au  2  septembre,  Dieu  le  prit  en  pitié,  et  il 
mourut...  Son  corps  fut  embaumé  à  Prague,  et 
de  Prague  transporté  à  Saint-Pétersbourg,  où  le 
czar  le  fit  enterrer  dans  l'église  catholique  de 
cette  ville.  Ce  fut  dans  ce  silencieux  voyage  que 
e  corps  de  j\Ioreau  fit  une  station  d'un  jour  dans 


^56  MÉMOIRES 

cette  même  chambre  à  Varsovie ,  où  Napoléon , 
quelques  mois  avant,  avait  aussi,  lui,  médité  la 
vengeance  en  quittant  les  champs  ravagés  de  la 
Russie ,  devenus  le  tombeau  de  quatre  cent 
mille  Français...  Certes,  à  cette  époque,  Napo- 
léon ne  pensait  peul-étre  plus  à  ce  danger  qui 
sommeillait  encore  au-delà  des  mers  dans  la  per- 
sonne de  ce  rival, que  la  haine  avait  si  long-temps 
cherché  à  lui  opposer,  et  que  lui,  Napoléon, 
avait  toujours  voulu  conquérir  à  force  de  gran- 
deur d'âme,  et  qui  avait  fini  par  tenter  de  lui  faire 
payer  de  sa  vie  le  don  généreux  de  la  sienne. 

Le  28  d'août ,  la  chaleur  était  accablante,  et 
se  faisait  surtout  sentir  dans  les  rues  de  Dresde. . . 
Peu  de  personnes  s'y  faisaient  voir,  et  y  pas- 
saient même  rapidement...  Cependant  un  groupe 
se  forma  autour  d'un  chien  qui  inspirait  une 
sorte  d'intérêt...  C'était  un  de  ces  terriers  an- 
glais, un  de  ces  chiens  qui  suivent  et  aiment  les 
chevaux ,  mais  qui  sont  encore  plus  attachés  à 
leur  maître...  Ce  chien  hurlait  et  gémissait  avec 
une  expression  déchirante...  On  aurait  dit  qu'il 
cherchait  et  appelait  une  personne  aimée... 
mais  avec  un  accent  dans  lequel  il  y  avait  des 
larmes. ..La  pauvre  bêle  errait  depuis  le  malin 
dans  cette  ville  étrangère,  demandant  celui 
qu'elle  cherchait  à  tous  ceux  qu'elle   rencon- 


m.   r.A    Diuirir.ssÉ   o  abraintî;s.  2!)^ 

trait...  Excédé  de  fatigue,  mourant  de  soif,  ne 
pouvant  pi'js  marcher,  le  pauvre  chien  se  laissa 
tomber  sur  le  seuil  d'une  maison,  et  ne  fit 
plus  entendre  que  des  cris  étouffés,  mais  qui 
avaient  toujours  l'accent  de  la  plainte  et  de  la 
douleur...  Ce  fut  îiiors  que  quelqu'un  regarda 
sur  le  collier  d'argent  qui  lui  entourait  le  cou 
et  y  lui  ces  mots  : 

«  J'appartiens  au  général  Moreau  i.  » 

«  Ce  fait  m'a  ele  raconté  par  un  témoin  oculaire.  C'est 
M.  Niemcewilz ,  le  poète,  l'historien  de  la  Pologne ,  mais 
de  la  Pologne  libic!...  de  la  belle  Pologne. M.  Niemcewitzest 
un  homme  que  j'estime  et  dont  le  beau  caractère  est  digne- 
ment apprécie'  par  une  personne  qui  eoinme  moi,  ayant  beau- 
coup souffert ,  sait  ce  que  c'est  que  la  souffrance  et  la  place 
en  bien  haut  lien  ,  comme  pierre    d°  touche. 


XVI. 


»7 


258  MÉMOIRES 


CHAPITRE    X. 


Ma  souffrance.  —  Grossesse  pénible.  —Annonce  terrible. — 
Message  de  rempcreiir. — Le  Htic  do  Rovii;o — Mon  frère. — 
Désespoir   —  Injuslicc.  —  Départ  pour  Genôve. — fiutin'^^ 

—  La  maison  du  lie. —  AUenie  irompoe.  —  Malheur. —  Le 
duc  d'Ahrani.ès  à  Montlinid.  —  Le  vieux  père.  —  Le  de'- 
lire.  —  Les  vrais  atnis. —  M.  de  MoiM!)ri'lon.  —  M.  de  Ram- 
butcau.  —  M.  d(>  Bri^ode.  —  M.  de  Courionur. —  Madinie 
la  marquise  de  Brchan.  —  Lu  comtesse  de  La  M  irliére. — 
Mes  oncles.  —  L'al)iie'  'le  Comnène.  —  Madame  Lalicmand. 

—  Le  baron  Van  lî.  icIh m  . —  Lettre  de  Lyon.—  Le  neveu 
de  Junot,  M.  Charles  Maldan.  —  Un  mol  sur  lui. —  Ca- 
tastrophe. —  Apparition  . —  Nouveau  nialheur.  —  BioLjra- 
phie  nii'tisongcre.  —  Heclificaiion .  — A^oub-B  y,  Klé- 
ber  et  Junol.  — Lecombai  de  N  izareth  .  —  Les  5oo  biaves, 
— Le  baron  Gros  .   —  L'Iiisloire  do  France  de  Saint-Acheul. 

—  Le  ni;irquis  de  Biiouaparle. —  Le  père  Loriqiut. —  Le 
commandaiil  de  Paiis  .  le  gênerai  des  grenadiers  d'Arras  , 
le  grand  olficier  de  l'empire,  J'aiiibas.--adeui,  le  gouver- 
neur de  Par«s  et  le  gouverneur-gén(;ral  de  Portugal  — Là 
bataille  de  Vimiero  et  le  duc  de  Vaimy.  —  Mon  amilié 
pour  lui. —  Le  duc  de  Wciliuglon.  — Lts  beaux  livres. — 
L'avocat  devenu  soldai. —  L'empereur  à  Diesde  —  Le 
palais  MaiToliiii. — La  nouvelle.  —  Douleur  de  Napoléon.  — 
Le  duc  d'Otranle.  —  Encore  lis  vrais  amis.  —  M,  de 
Narbonne.  — Sa  lettre.  —  Un  beau-dère  en  mission.  — 
L'exil. —  Le  courage. —  Le  retour. —  Toujours  les  amis. 

—  Violation  des  lois. —  La  visite  nocturne. —  Scène  vio- 
lente.—  Dernière  lettre  de  Juuot  à  Napoléon. 

3'étais  fort  .soufirante  de  ma  grossesse,  et  à 
rnesiire  qu'e.'îe  avançait  je  sotiffiais,  je  le  crois, 
davantage...  Les  secousses  que  j'avais  reçues 
par  ces  deux  n^ortsdedeiix  amis  bien  chers  Bes- 
sièies  et  Duroc,  avaient  porte  une  atteinte  ter- 
rible à  ma  santé,  déjà  si  altérée...  hélas!  il  me 


1)1.  LA.   DLCHF.ssr:   d'adu.xntks.  269 

restait  à  recevoir  le  coup  mortel!...  Mais  com* 
raent,  grand  Dieu!... 

J'étais  un  jour  dans  ma  chambre,  coUchée 
sur  mon  canapé  et  dormant  à  demi ,  après  une 
nuit  de  souffrances  et  d'insomnie,  lorsque  je 
reconnus  la  voix  de  mon  frère,  dans  la  pièce 
attenante,  parlant  d'un  accent  élevé,  et  dans 
l'interlocuteur  je  crus  distinguer  le  duc  de  Ro-* 
vigo...  Dans  le  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  le 
duc,  prescpie  retenu  par  Albert,  entra  malgré 
lui  dans  la  chambre. 

—  Monsieur  le  duc,  lui  dit  Albert  d'une  voix 
tremblante  de  colère,  je  vous  répète  que  je 
m'oppo.se  fortement  à  ce  q»i8  vous  fassiez  ce  que 
vous  voulez  faire...  C'est  une  indignité...  ma 
sreur  est  malade,  et  ne  peut  vous  recevoir  en  ce 
moment... 

—  Je  viens  de  la  part  de  l'empereur,  répondit 
le  duc,  et  toutes  les  portes  doivent  s'ouvrir  à 
son  nom  !... 

Ce  fut  en  cet  instant  qu'Albert ,  cédant  au 
nom  de  l'empereur,  cessa  de  disputer  l'entrée 
de  ma  chambre,  et  le  duc  de  Rovigo  entra  chez 
moi  comme  je  viens  de  le  dire...  Mais  comme  il 
se  préparait  à  parler,  Albert  le  précéda,  et, 
venant  à  moi,  il  me  prit  les  deux  mains  dans 
les  siennes ,  et  me  regardant  avec  cet  oeil  paternel 


26o  ](iKj\ioruF.s 

qui  avait  toujours  tUé  ouvert  sur  moi,  il  me  dit 
d'uue  voix  brisée  par  une  vive  émotiou  : 
•  — Ma  bonue  sœur...  ma  Laure,..  écoute-moi, 
sois  calme...  Monsieur  le  duc  t'apporte  une  nou- 
velle pénible...  c'est  l'annonce  d'une  grave  ma- 
ladie qui  vient  d'attaquer  Junot... 

Je  fus  frappée  au  cœur!...  Je  poussai  un  gé- 
missement étouffé,  et  ne  pus  articuler  un  seul 
mot...  mais  mon  âme  tout  entière,  avec  ses  dé- 
chiremens,  devait  être  dans  mes  yeux,  car  Albert 
me  comprit,  et  me  dit  en  me  serrant  contre  sa 
poitrine  : 

—  Non,  sur  riioimeur,  il  n'est  rien  arrivé 
au-delà  de  la  maladie  qui  l'a  attaqué  dans  l'es- 
pace d'une  heure...  eu  sortant  de  déjeuner...  Ma 
sœur...  ma  fille  chérie...  nu)n  enfant  bien -aimé, 
calme -toi;  au  nom  de  Junot  lui-même,  sois 
bonne  pour  lui,  pour  tes  enfans...  pour  celui 
que  tu  portes... 

Mais  je  ne  l'entendais  pas.  Je  n'avais  compris 
que  cette  maladie  terrible  qu'on  venait  de  me 
signaler  en  levant  tout-à-coup  le  voile  qui  me  la 
cachait...  et  cela  sans  aucune  préparation  !... 
sans  antécédent!...  Ilélas  i  j'avais  reçu,  quatre 
jours  avant,  une  lettre  de  Junot,  ayant  huit 
pages,  et  si  bonne  et  si  tendre,  si  raisonnable- 
raent  bonne  surtout!...  Je  ne  pouvais  pleurer... 
j'étouffais...  et  les  mouvemens  précipités  de  mon 


DE    LA.    DLCliliSSE    D'AliKAiNTÈS.  ^Ôf 

enfant  m'indiquaient  à  quel  point  je  souffrais 
de  ma  cruelle  agitation...  Enfin  je  pus  parler, 
et  regardant  le  duc  de  Rovigo  qui  se  promenait 
silencieusement,  je  ne  pus  lui  dire  que  ce  peu 
de  mots:  —  Ah!  monsieur  le  duc,  vous  avez 
bien  peu  de   pitié  !... 

—  Et  vous  aussi,  me  dit-il  d'un  ton  assez 
brusque  et  qui  était  plus  que  cruel  dans  lui 
pareil  moment,  et  vous  aussi  vous  allez  vous 
fâcher  !...  Que  diable  !  je  suis  les  ordres  de  l'em- 
pereur... Au  reste,  si  vous  aviez  voulu  lire  ce 
qu'il  vous  écrit,  au  lieu  de  perdre  du  temps, 
cela  serait  fini... 

Et  il  jeta  sur  mes  genoux  une  lettre  pour  moi 
qui  en  renfermait  une  autre...  C'était  la  lettre 
que  Junot;  dans  son  premier  moment  de  délire, 
lui  avait  envoyée  par  un  courrier  extraordinaire , 
et  que  Napoléon  me  renvoyait  à  moi-même... 

«  Madame  Junot,  voyez  ce  que  votre  mari 
m'écrit...  J'ai  été  péniblement  affecté  en  lisant 
cette  lettre.  Elle  vous  donnera  une  juste  mesure 
de  son  état,  et  vous  prendrez  des  mesures  pour 
y  remédier  aussitôt.  Partez  sans  perdre  une- 
heure.  Junot  doit  être  bien  près  de  France  en 
ce  moment,  à  ce  que  m'écrit  le  vice-roi...  » 

...  Je  laissai  retomber  la  lettre  de  l'empereur, 
et  je  regardai  mon  frère  et  le  duc  de  Rovigo  d'un  : 
air  stui>ide...  J'étais  moi-même  un  être  privé  de 


â6a  MÉMOIRES 

raison  en  ce  moment...  Albert  était  an  désespoir 
ilu  malheur  qui  frappait  sa  famille,  et  tremblait 
(le  craintepourmoi,  car,  flans  Tétat  où  j'étais, c'é- 
tait la  mort  peut-être  que  je  recevais  là...  11  n'était 
pas  question,  et  je  le  dis  ici  pour  ne  plus  le 
répéter,  d'aucune  alïectation  de  sentiment  exa- 
géré, ni  d'une  parade  d'affection  plus  violente 
et  plus  tendre  que  ne  le  comportaient  treize 
années  d'union  entre  Junot  et  moi...  mais  il 
était  toujours  mon  bienfaiteur  et  celui  de  tous 
les  miens,  il  était  le  père  de  mes  quatre  enfans, 
il  était  mon  meilleur,  mon  plus  sur  ami...  Mal- 
heur et  malédiction  sur  la  voix  de  celle  ou  de 
celui  qui  pourrait  souiller  d'une  remarque, 
même  légère,  la  solennelle  dignité  du  deuil 
profond,  du  désespoir,  où  me  plongèrent  les 
nouvelles  que  je  venais  de  recevoir...  Oui,  je  le 
répète,  anathème  sur  l'impie  qui  pourrait  mé- 
connaître ici  les  pleurs  et  les  signes  d'une  véri- 
table et  profonde  douleur  !  .. 

Le  duc  de  Rovigo,  impatienté  probablement 
du  silence  prolongé  d'Albert  ainsi  que  du  mien, 
le  rompit  en  me  disant  : 

«—  J'ai  des  ordres  de  l'empereur  à  vous  com- 
muniquer... 

Je  tressaillis...  Je  le  croyais  loin  de  la  chambre, 
sft  voix  me  fit  mal...   Il  n'eut  pas  l'air  de  s'en 


DE    LA.    DUCHESSE    D* AERANTES.  a  65 

apercevoir,  et  tirant  une  lettre  fort  longue  de  sa 
poche ,  il  me  lut  ce  que  je  vais  rapporter,  et  ce 
que  je  ne  pus  croire  à  la  preimière  lecture  qu'il 
m'en  fit...  du  reste  la  lettre  était  comme  une 
note  extraite  d'un  ouvrage. 

L'empereur  le  chargeait  de  venir  me  trouver, 
et  de  m*annoncer  la  maladie  subite  de  Junot... 
de  me  dire  de  partir  aussitôt  pour  aller  au-de- 
vant' de  lui...  — Mais  une  chose  sur  laquelle  in- 
siste Sa  Majesté,  poursuivit  le  duc  deRovigo,  c^est 
que  vous  n'ameniez  pas  Junol  à  Paris...  et  que 
vous  ne  l'ameniez  même  pas  dans  ses  environs... 
C'est  la  volonté  précise  de  l'empereur,  ajouta  le 
duc  avec  une  voix  péremptoire... 

Je  ne  sais  où  je  pris  la  force  qui  m'anima  en 
ce  moment  ;  mai*^  jeme  levai  de  ma  chaise  longue, 
que  je  ne  quittais  presque  plus,  et  m'avançant 
vers  le  duc  de  Rovigo  ,  je  me  mis  devant  lui ,  et 
croisant  mes  bras,  je  lui  dis  avec  un  grand  calme, 
mais  avec  la  mort  au  cœur  : 

■ —  Monsieur  le  duc...  vous  vous  êtes  chargé 
d'une  mission  qui  n'est  pas  celle  d'un  bon  ca- 
marade... je  ne  dis  pas  d'un  ami...  vous  n'avez 
jamais  été  celui  de  Junot. 

Albert  me  fit  signe  de  me  taire... 

■  Pourquoi  l'empereur  ne  me  l'aurail-il  pas  dit  dans  la 
lettre  qu'il  m'e'crivail? 


264  MÉMOIRES 

—  Non  ,  mon  frère  ,  non  ,  je  veux  parler,  je 
veux  dire  ce  qui  m'oppresse...  ce  qui  m'étouffe... 
car  je  mourrais,  vois-tu,  si  je  ne  disais  pas  les 
paroles  amères  qui  débordent  de  mon  âme. 

—  Oh!  si  vous  allez  faire  des  seines,  je  m'en  vais, 
dit  Savary  en  ouvrant  la  porte  pour  sortir...  Mais 
par  un  mouvement  plus  rapide  que  le  sien,  je  le 
repoussai  danslachambre,  et  je  refermai  la  porte. 

—  Vous  ne  sortirez  pas,  monsieur!...  vous  me 
direz  avant  de  me  quitter  ce  que  signifie  cet  ordre 
de  ne  pas  conduire  mon  mari  à  Paris!  ..  Quelle 
est  donc  cette  défense  de  ne  pas  le  mener  au  mi- 
lieu des  secours  de  l'art?..  Où  voulez-vous  que  je 
le  conduise?  mon  Dieu  !....où  cela?. ..Est-ce  donc 
dans  le  village  où  il  est  i;é!...  sans  doute,  il  y 
trouvera  des  cœui-s  qui  l'aimeront,  car  il  est  le 
bienfaiteur  de  tous  les  habitans  de  la  vallée... 
mais  des  secours,  monsieur...  des  secours...  où 
les  trouverai-je?...  Le  mènerai-je  à  son  père, 
vieillard  presque  octogénaire,  qui  peut  lui-même 
mourir  eu  vo3'ant  son  fils  dans  l'état  où  j'ap- 
prends qu'il  se  trouve...  Ah!  mon  Dieu!  mon 
Dieu!  m'écriai-je ,  ayez  pitié  de  moi  !.♦.. 

Et  je  retombai  anéantie  sur  une  chaise...  Mon 
Albert  vint  à  moi...  il  était  pâle...  ses  lèvres 
tremblaient,  et  la  contraction  de  ses  mains  me 
révélait  la  violence  qu'il  se  faisait  pour  se  con- 
tenir... 


Di;    LA.    DLCHEîJéE    d'aBRANTÈS.  ij63 

_  Que  voulez-vor.s  que  je  fasse?  dit  enfin  le 
duc  de  Kovigo...  Sans  doute  c'est  pénible; 
mais  enfin  ,  n;oi ,  que  pnis-je  faire  à  tout  cela  ? 
je  le  repèle...  j'ai  mes  ordres... 

—  Cela  n'est  pas  possible ,  m'écriai-je  exaspé- 
rée uar  tant  de  dureté...  cela  n'est  pas  possi- 
ble!., l'eujpereur    n'est  pas   devenu    un  bour- 


reau, un  assassin' 


—  Chut!...  chut!...  dit  le  duc  en  allant  vers  la 
porte,  comme  pour  écouter  si  personne  ne  pou- 
vait m'entendre!  ..  Si  l'on  écoulait  et  qu'on  ré- 
pétai de  pareilles  paroles  à  Tempereur,  savez- 
Ao:Js  que  vous  seriez  perdue  ?... 

Ce  fut  Albert  qui  me  répéta  ces  mots,  car, 
moi  ,  je  n'entendais  rien  dans  ce  moment-là., 
ma  tète  était  comme  un  brasier...  Je  suis  étonnée 
de  n'avoir  pas  eu  dans  ce  même  instant  une  con- 
gestion cérébrale...  Heureusement...  ou  malheu- 
reusement...   je  pus  enfin  pleurer,  et  ce  fut  ce 


& 


qui  nje  sauva... 


—  Savary,  lui  disje  en  allant  à  lui ,  et  prenant 
une  de  ses  mains  dans  les  miennes,  Savary,  il 
n'est  pas  possible  que  vous  puissiez  oublier  vo- 
tre frère  d'armes  au  point  de  le  laisser  mourir 
sans  secours  dans  un  village...  Vous  voyez 
bien  que  ce  n'est  pas  l'empereur  qui  a  pu  don- 
ner un  pareil  ordre!...  C'est  vous!...  mais  dites 


266  MÉMCURES 

que  vous  en  êtes  fâché ,  et  je  n'en  parlerai  à  per- 
sonne, et  l'empereur  ne  le  saura  pas!,.. 

Jetais  folle  presque  entièrement,  et  Albert 
fut  effrayé  de  la  rougeur  de  mes  joues  et 
de  Téclat  de  mes  yeux...  3'avais  la  fièvre... 
Enfin  ,  je  pleurai  avec  tant  d'abondance  de  lar- 
mes ,  que  ma  raison  revint,  mais  avec  elle 
aussi  un  accroissement  de  douleur...  Savary  n'é- 
tait pas  parti...  Albert  lui  avait  demandé  de  res- 
ter, car,  disait-il,  il  faut  prendre  un  parti,  et 
le  prendre  promptement... 

—  Mais  que  pouvons -nous  faire  contre  les 
ordres  de  l'empereur?  répétait  toujours  le  duc  de 
Rovigo... 

Je  réfléchissais,  et  j'étais  perdue  dans  une 
mer  de  pensées  déchirantes. ..  et  moi  aussi ,  je 
répétais:  Que  faire!...  et  le  désespoir  seul  me 
répondait...  Enfin,  je  m'arrêtai  à  un  parti  qui 
s'offrit  à  moi  dans  cette  sorte  de  détresse  ,  et  qui 
me  parut  un  moyen  de  salut. 
.1.?!— Ecoutez ,  dis-je  au  duc  de  Rovigo,  je  par- 
tirai demain  dans  la  nuit...  il  me  faut  ce  délai 
pour  que  ma  dormeuse  soit  prête,  et  que  je 
puisse  me  mettre  en  route  sans  un  danger  posi- 
tif pour  l'enfant  que  je  porte...  J'irai  sansm'arré- 
ter  d'ici  à  Genève...  Junot  préside  à  vie  le  col- 
lège électoral  du  Léman  y  et  j'y  ai  quelques  amis 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  267 

de  plus,  Butini  est  un  des  médecins  les  plus  ba- 
bilesde  l'Europe,..  En  louant  une  maison  sur  les 
bords  du  \ifc,  dans  la  paitie  la  plus  solitaire ,  j'y 
pourrai  placer  mon  malade,  et  être  en  même 
temps  à  portée  de  tons  les  secours  possibles... 
Oui  ,  plus  j'examine  ce  projet,  et  plus  il  me 
convient. 

Albert  l'approuva  ,  et  le  duc  de  Rovigo  me  dit 
que  je  ne  pouvais  mieux  faire. 

—  Eli  bien  !  lui  dis-je  ,  vous  pouvez  mainte- 
nant m'ètre  d'une  grande  utilité...  D'après  ce 
que  vous  m'avez  dit,  vous  ne  savez  pas  par 
quelle  route  Junot  vient  en  France?... 

—  Non,  le  vice  roi  ne  m'en  dit  rien. 

L'insouciance  du  vice-roi,  dans  une  circon- 
stance aussi  grave,  est  un  reprocbe  grave  que  j'ai 
à  lui  laire.  Unedéception,  dans  un  pareil  cas,  est 
une  peine  amère  de  plus  dans  la  balance  déjà 
bien  remplie...  je  le  sentis  vivement...  Eugène 
que  je  croyais  si  bon  !...  Eugène,  presque  l'élève 
de  Junot!...  Oh!  cette  conduite  me  fut  bien  péni- 
ble!... Il  ne  parlait  en  rien ,  en  effet,  de  l'itiné- 
raire de  la  route  de  Junot,  que  je  fus  réduite  à 
deviner. 

—  Eh  bien  !  dis-je  à  Savary,  voilà  ce  que  je  de- 
mande. Ecrivez  à  Lyon  par  le  télégraphe,  et 
donnez   ordre   que  si  le  duc  d'Abrantès  vient 


208^  MEMOIRES 

par  le  Mont-Cenis,  et  Lyon  conséquemment,  on 
le  dirige  àl'instant  même  siirGenève  par  Nantua. 
S'il  vient  par  le  Simplon  ,  comme  je  serai  à  Ge- 
nève, je  me  trouverai  à  son  passage,  et  je  me 
charge  du  reste...  Sav.iry  trouva  que  j'avais 
complètement  raison  ,  et  me  donna  l'assurance 
que  la  dépèche  télégraphique  partirait  le  lende- 
main matin  pour  être  transmise  au  préfet  de 
Lyon...  Il  partit  alors,  et  me  laissa  avec  Albert, 
après  m'avoir  renouvelé  mille  fois  l'assurance  de 
son  attachement  pour  moi  et  pour  Junot. 

Après  son  départ ,  je  tombai  sur  le  cœur  de 
mon  pauvre  Albert ,  que  je  savais  aussi  blessé 
que  le  mien  ,  et  je  pleurai ,  car  il  me  fallait  |)leu- 
rer  ou  mourir...  Il  fit  demander  mes  enfans,  et 
m'en  entoura  à  l'instant  même...  il  pensa  avec 
raison  que  cette  entrevue  serait  d'autant  plus 
déchirante  en  raison  du  retard  qu'on  y  mettrait... 
En  effet,  je  crus  que  mon  cœur  se  briserait  lors- 
que ces  chères  créatures  me  voyant  toute  bai- 
gnée de  larmes  me  demandaient  : 

— Est-ce  que  papa  est  malade,  maman?... 

D'abord  ce  fut  ma  Joséphine,  mon  cher  tré- 
sor... et  puis  sa  sœur,  et  puis  mon  Napoléon...  et 
cet  enfant  bien-aimé  venu  dans  les  dangers  et  les 
larmes,  qui,  marchant  à  peine,  quittait  sa  nourrice 
pour  s'attacher  à  ma  robe,  et  me  balbutiait  aussi  : 


1)K    LA    ntlCHESSR    D  ABRANTF.S.  ii6g 

^-  Maman,  est-ce  que  papa  est  malade?... 

Oh  !  ces  souvenirs  sont  décliirans,  et  pour- 
tant on  voudrait  les  éterniser;  on  s'itlentifie  avec 
eux,  et  l'âme  s'y  attache  avec  une  sorte  d'amour. 

Ce  n'est  pas  l'histoire  de  ma  vie  ni  de  mes 
impressions  que  je  mets  dans  ces  Mémoires...  Il 
me  faut  donc  passer  sur  ces  détails ,  et  ne  m'y 
arrêter  qu'autant  que  la  nécessité  l'exige ,  pour 
ne  pas  détruire  l'ensemble  du  tableau. 

Je  reçus  dans  cette  circonstance  les  témoi^na- 
ges  les  plus  doux  de  l'affection  de  mes  amis... 
Le  cardinal ,  ce  bon  Millin  ,  madame  de  Brehan, 
M.  de  Montbreton ,  ce  loyal  et  excellent  homme^ 
cet  an)i  si  pai  fait  qu'on  retrouve  toujours  quand 
on  souffre...  M.  de  Cherval ,  la  duchesse  de  Ra- 
guse,  qui  alors  était  une  amie  fidèle  ,  et  plu- 
sieurs autres  intimes  aussi,  parmi  lesquels  étaient 
en  première  ligne  madame  de  Brancamp,  fille 
aînée  de  M.deNarbonne,  madame  de  Rambuteaii, 
sa  sœur,  et  son  mari...  et  puis  M.  de  Brigode  et 
M.  de  Courtomer  '...  et  ma  bonne  maman  ,  la 
comtesse  de  La  Marlière,  cette  amie  parfaite  qui 
m'a  donné  son  amitié  sur  mon  berceau  ,  et  qui 
jamais  n'a  manqué  à  la  fidélité  de  ce  sentiment; 

*  M,  de  Courtomer  était  un  de  mes  plus  Intimes  amis. 
C'e'tait  un  homme  qui  posse'dait  des  qualités  éminemment  dis- 
tinguées ;    comme   bonté  et  comme  spécialité'  d'esprit,    il 


fi-JO  MttMOII'.ES 

plusieurs  autres  que  je  pourrais  encore  uoiii- 
liier,  et  qui  tous  furent  pour  moi  de  vrais  amis 
qui  adoucirent  avec  le  baume  de  leur  amitié  la 
douleur  cuisante  de  mon  âme...  Ilélas  !  j'en  avais 
bien  besoin,  car  je  souflrais  a  mourir!... 

Mais  les  amis  qui  étaient  toujours  là  autour  de 
rtioi,  m'entourant  de  leurs  soins  les  pins  tendres, 
de  leur  affection  ,  de  tout  ce  (jui  pouvait  me  sou- 
lager dans  cette  douleur  alfreuse  qui  me  tuait, 

avait  celui  de  son  i'poqiic,ce  qui  faisait  lire  les  lioimiipsayntit 
cinquante  ans  de  moins  que  lui.,,  mais  il  n'eu  est  pas  moiuâ 
vrai  que  M.  de  Courtomer  était  spirituel  à  la  bonne  ma- 
nière de  Louis  XV  ,  car  il  y  en  avait  deux;  peut  être  bien 
que  la  meilleure  n'elalt  pas  très  remarquable;  mais  en- 
irn  celle  fiiçon  eu  valait  bien  une  autre  ,  et  ce  n'est  p;is  à 
Ijous  autres  femmes  à  nous  en  plaindre  ;  car  nous  élious 
encore  un  peu  souveraines  dauà  ce  temps  Jà  ,  il  nous  restait 
au  moins  une  ombre  de  pouvoir.  M.  de  Courtomer  e'iait  un 
de  ceux  qui  avaient  conservé  toutes  les  traditions  de  ces 
temps  de  courtoisie...  Il  mêlait  à  d'excellentes  manières  na 
tour  fin  et  railleur...  et  causait  avec  beaucoup  de  charmes 
quand  il  voulait  surtout  quitter  ce  ion  gouailleur,  que,  du 
reste,  il  n'avait  jamais  chez  moi...  Alors  il  e'tait  parfaitement 
aimable  ,  racontait  une  foule  d'anecdotes  selon  la  coutume 
de  son  temps,  dont,  grâces  à  lui ,  je  connaissais  la  chronique 
aussi  parfaitement  que  si  j'y  eusse  vécu. .  .  M.  de  Gourlomer 
était  en  outre  bon,  et  de  celte  bonté  à  laquelle  on  attache 
plus  de  prix  ,  parce  qu'on  ne  peut  se  cacher  qu'elle  n'existe 
guère  que  pour  vous...  il  était  un  des  amis  les  plus  habitués 
de  moi)  cercle  intimet 


DE    LfL    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  2^1 

c'étaient  madame  Lallemand,  madame  Thomiè- 
res,  dont  la  peme  se  taisait  devant  la  blessure 
toute  fraîche  et  toute  saignante  d'une  amie , 
et  puis  M.  de  Cherval...  Je  ne  parle  pas  de 
mon  frère...  il  était  ma  providence  dans  ces  ter- 
ribles heures...  mais  un  homme  que  je  ne  dois  pas 
oublier,  car  il  fut  aussi  pour  moi  un  ange  con- 
solateur, c'est  mon  oncle,  l'abbé  deComnène... 
c'était  un  saint, ..un  hommetout-à-fait  selon  Dieu, 
et  tout  entier  dans  la  verru...  Il  me  parlait  de  la 
soumission  à  la  volonté  divine  avec  une  voix  si 
persuasive,  que  je  n'osais  élever  la  mienne  en  sa 
présence  pour  accuser  ma  destinée...  et  cepen- 
dant !... elle  était  bien  malheureuse,  mon  Dieu  !.,. 

Madame  Lallem.ind  était  dans  un  état  de  souf- 
france qui  ne  lui  permettait  pas  de  venir  avec 
moi...  Aussi  lui  demandai  je  de  demeurer  avec 
mes  enfans  pendant  mon  absence ,  et  de  leur 
servir  de  mère...  Un  pressentiment  me  di- 
sait qu'ils  étaient  au  moment  de  devenir  orphe- 
lins... je  ne  me  trompais  pas. 

Madame  Thomières  voulut  m'accompagner. .. 
Je  ne  la  refusai  pas...  il  ne  m'en  vint  même  pas 
Ta  pensée...  Je  l'avais  associée  à  mes  plans  de 
voyage,  même  sans  lui  en  parler.  Il  est  une  sym- 
pathie de  cœur  qui  ne  trompe  jamais...  Albert 
venait  avec  moi...  il  ne  devait  plus  me  quitter... 


st'j2  T^tmoiats 

Je  partis  de  Paris  ,  le  i  ;;  juillet,  à  onze  heures 
du  soir  ,  et  j'allai  sans  m'arréter  jusqu'à  Genève, 
où  je  descendis  à  Sécheron,  chez  le  bon  Dejean, 
le  2  1,  à  dix  heures  du  matin.  J'étais  extrêmement 
fatiguée;  cependant  je  sentais  les  mouvemens 
de  mon  enfant ,  et  je  n'avais  gucune  inquiétude; 
je  fis  demander  sur-le-champ  M.  Butini  ',  et  lui 
fis  part  du  motif  qui  m'amenait  à  Genève...  Je 
demandai  M.  le  baron  Van-Rerchem, le  meilleur 
ami  deJunot  ;  mais  il  était  absent  dans  ce  mo- 
ment... Je  ne  voulus  avoir  alors  de  relation  avec 
personne,  bien  que  je  connusse  beaucoup  de 
monde,  et  des  gens  excellens  qui  eussent  été 
particulièrement  heureux  d'èlre  utiles  à  un  être 
souffrant  qui  venait  demander  l'hospitalité  à  leur 
ville,  entre  autres  M.  le  comte  de  Sellon  ;  mais 
ma  position  demandait  la  solitude  ,  et  je  priai 
Butini  de  ne  parler  à  personne  de  mon  arrivée... 
Il  vint  me  prendre  à  deux  heures  ;  nous  fûmes 
en  calèche  sur  la  rive  vaudoise  du  lac,  et  nous 
arrêtâmes  une   petite  maison  charmante  domi- 

i  C'est  M.  Butini ,  l'oncle  de  celui  qui  existe  aujourd'hui, 
car  je  crois  que  celui  à  qui  je  dois  presque  la  vie  n'existe 
plus  maintenant. 

■  M.  Billy  Van-Berchem,  l'ami  le  plus  cher  qu'ait  eu  Junol; 
il  est  demeure  le  raien  comme  il  était  le  sien.  C'est  un  de  ces 
hommes  dont  l'esprit  à  du  cœur  et  le  cœur  a  de  l'esprit.    . 


Dt    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  2'^0 

nant  sa  belle  nappe  d'eau  et  ayant  en  perspec- 
tive toute  la  rive  de  Savoie  et  le  Mont-Blanc.  De 
retour  à  Genève,  nous  envoyâmes  du"  linge  , 
des  provisions,  des  domestiques  pour  le  service 
sanitaire  ,  et  à  six  heures  du  soir  tout  était  prêt 
pour  l'arrivée  du  duc...  je  l'attendais  ce  même 
jour  ,  d'après  les  combinaisons  du  duc  de  Ro- 
vi^o. 

J'étais  accablée  de  fatigue ,  et  je  me  reposais 
sur  mon  lit ,  en  contemplant  les  glaciers  étiu- 
celans  de  Chamounv  et  son2:cant  avec  moins 
d'inquiétude  à  l'arrivée  deJunot...  Butini  m'a- 
vait questionnée,  et,  d'après  les  indications  que 
j'avais  pu  lui  donner  ,  il  m'avait  rendu  quelque 
espoir...  j'étais  donc  plus  calme  et  je  songeais 
déjà  à  de  meilleurs  jours  ,  comme  si  la  destinée 
nous  faisait  grâce...  lorsqu'on  me  remit  une 
lettre  timbrée  de  Lyon  !...  En  la  recevant  je 
pâlis,  et  regardai  mon  frère,  sans  oser  ouvrir 
ma  lettre... 

— Quel  enfantillage!  me  dit-il...  Allons  donc!., 
c'est  l'annonce  de  l'arrivée  des  voyageurs...  peut- 
être  arrivent-ils  demain  !... 

J'ouvris  la  lettre  avec  un  pressentiment  qui  me 
glaçait  le  cœur...  je  ne  puis  l'expliquer,  niais  il 
était  terrible...  hélas  !  il  n'était  que  trop  mo- 
tivé !... 

XVI,  iS 


2^4  MÉMOIRES 

La  lettre  était  d'un  jPAine  neveu  de  Junot... 
un  fils  de  sa  sœur  cadette,  Charles  Maldan  , 
qu'il  avait  auprès  de  lui  comme  secrétaire,  et  qui 
fut  par  son  peu  de  fermeté  et  de  raisonnement 
une  des  causes  de  la  fin  tragique  de  son  oncle... 
Il  m'écrivait  de  Lyon  cette  lettre  que  je  venais 
de  recevoir  et  que  j'ai  conservée  : 

«    Ma  CHÈRr  TANTE , 

»  En  arrivante  Lyon  avec  mon  oncle,  nous 
A»  avons  trouvé  un  ordre  télégraphique  de  M.  le 
»  duc  de  Rovigo  pour  conduire  le  duc  à  Ge- 
»  nève  ;  l'officier  qui  l'accompagne  par  ordre 
0  du  vice-roi,  a  décidé  que  cet  ordre  ne  serait 
»  pas  suivi  ,  attendu  que  le  prince  Eugène  avait, 
B  lui  y  ordonné  que  mon  oncle  serait  conduit 
»  dans  sa  famille  ;  et  comme  l'état  de  santé  de 
"  mon  oncle  le  met  hors  d'état  de  décider  la 
«  chose  lui-même,  nous  parlons  pour  Monthard, 
»  où  vous  pourrez  venir  le  joindre,  ma  chère 
•  tante  ,  et  où  je  serais  hien  heureux  de  vous 
»  voir. 

»  Votre  obéissant  et  dévoué  neveu  , 
»  Charles  Maldan.  » 

Un  gémissement  sorti  du  fond  de  mou  cœur 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2^5 

suivit  le  dernier  mot  de  cette  leltre  fatale...  Je 
vis  en  un  instant  tous  les  malheurs  qui  allaient 
résulter  de  cette  funeste  faiblesse   d'un  homme 
qui  avait  si  peu  compris  la  belle  mission  qu'il 
devait  au  contraire  accomplir   auprès  du  mal- 
heureux  duc...  Jevis  mon  pauvre  ami  arriver  dans 
la  maison  de  son  père,  comme  la  plus  terrible 
des  apparitions...  frappant  peut-être  de  mort  ce 
malheureux   vieillard    à   qui  j'avais  caché  par 
pitié  pour  lui  l'état  de  son  fils...  Toutes  les  rai- 
sons que  j'avais  données  au  duc  de  Rovigo  pour 
ne  pas  conduire  Junot  à  Montbart  étaient  deve- 
nues bien  plus  fortes  encore  depuis  que  j'y  avais 
passé  quelques  heures  '....  J'avais  demandé  à  mon 
beau-père  et  à  quelques  uns  des  plus  notables 
de  la  ville  quelles   étaient  les  ressources  qu'ils 
avaient...  elles  étaient  nulles!...  et  c'était  dans  un 
pareil  lieu,  sans  une  personne  assez  habile  pour 
remédier  au  moins  en  partie  à  cet  isolement  de 
secours...  En  quelques  minutes  ce  tableau  déso- 
lant se  déroula  devant  moi  avec  une  effrayante 
et  luciderapidité  !...  c'était  le  rouleau  d'Ezéchiel, 
pleurs  et  grincemens  de  dents!..  Ah!  que  je  souf- 
frais en  ce  moment  !!!..  Une  malédiction  sortit 


t  J'avaîs  passé  à  Montbard  en  allant  à  Genève ,  et  j*avais 
cache  h  raoa  beau-père  l'elat  de  son  fils  ! .  .  i 


2^6  MÉMOIRES 

de  mon  cœur  dans  cette  heure  d'agonie,  et  ja- 
mais elle  ne  fut  révoquée. 

Sa  famille  !...  et  qu'était  donc,  pour  l'homme, 
œuvre  de  ses  œuvres  ,  sa  femme  et  ses  enfans?.. 
où  donc  fallait-il  chercher  sa  famille,  si  ce  n'était 
dans  sa  maison  ?...  Les  misérables  ,  ils  étaient  à 
la  fois  cruels  et  stupides.... 

Je  sentis  tout-à-coup  en  moi  un  mouvement 
qui  m'avertit  d'une  nouvelle  catastrophe. . . 
C'était  le  dernier  soupir  de  mon  enfant...  pauvre 
fleur  tombant  avant  de  naître!...  Je  fermai  les 
yeux  et  me  renversai  sur  mon  lit  dans  un  état 
que  j'espérai  être  assez  violent  pour  mettre 
fin  à  une  vie  si  remplie  d'orages  '  !...  et  je  n'a- 
vais que  vingt-sept  ans  !...  qui  m'excitait  donc 
à  souffrir?...  Hélas!  si  j'avais  pu  lire  dans  mon 
avenir,  j'aurais  encore  reculé  devant  les  jours 
d'infortune  qu'il  me  restait  à  parcourir  !..  Com- 
bien de  tombes  je  devais  encore  fei'jner  !..  que 
de  deuils  il  me  restait  à  porter  !... 

—  Jeparîirai  demain  matin  avant  le  jour,dis-je 
à  mon  frère  et  à  madame  Thomières...  L'ex- 
cellente femme  ne  me  répondit  d'abord  qu'en 
me  serrant  la   main,.,    elle  pleurait  sur  moi... 

«  Ce  que  j'ai  souffert  ne  se  peut  compreucli-e;  comme  ce 
n'est  pas  mon  histoire  particulière  que  j'écris  ,  j'en  paiIe 
peu  ,  je  dirai  seulement  que  je  dois  la  vie  à  M.  Butini. 


DE    LA    DDCHESSE    D  AERANTES.  2'J'J 

Partout  où  VOUS  irez  je   vous  suivrai  !  me  dit- 
elle  ...  Et  j'en  étais  sûre. 

Albert  donna  les  ordres  pour  que  tout  fût 
prêt  pour  quatre  heures  du  matin...  A  une 
heure  ,  les  douleurs  d'enfantement  me  prirent... 
tant  de  secousses  avaient  frappé  juste...  mon 
enfant  était  mort  !... 

J'appelai  Albert  auprès  de  mon  lit...  Ecoute, 
lui  dis-je...  je  ne  puis  partir....  mais  je  meurs  si 
tu  restes  ici...  pars  pour  Montbard...  et  envoie- 
moi  des  nouvelles. 

Albert  me  laissait  avec  une  amie  qui  le  ras- 
surait sur  les  inquiétudes  qu'il  pouvait  avoir  sur 
moi  ,  et  puis  j'avais  une  femme  de  chambre  qui 
était  la  plus  attentive  et  la  plus  soigneuse  des 
femmes  ,  tandis  que  celui  qui  nous  intéressait 
si  vivement ,  était  pour  ainsi  dire  abandonné  et 
livré  à  des  soins  étrangers  ou  mal  dirigés. 

Albert  partit,  et  arriva  dans  la  nuit  à  Mont- 
bard... Hélas!  mes  pressentimens  étaient  vrais, 
et  les  plus  horribles  scènes  avaient  suivi  l'en- 
trée de  mon  malheureux  ami  dans  la  maison  pa- 
ternelle, où  régnait  alors  la  plus  grande  confu- 
sion. Le  père  de  Junot,  d'un  caractère  naturelle- 
ment sombre  ,  avait  reçu  de  cette  apparition 
terrible  un  choc  qui  le  rendait  entièrement  in- 
habile à  la  moindre  chose  utile.  Ses  deux  soeurs, 
également  frappées  de  terreur,  ne  pouvaient  que 


^jS  MÉMOIRES 

pleurer  et  se  lameitler.. .  du  moins  la  plus  jeune... 
Quant  à  son  fils,  ce  jeune  Charles  Maldan  ,  il 
était  là  ce  qu'il  avait  été  à  Lyon  ,  un  enfant  dont 
la  nullité  était  funeste  dans  ses  résultats... 
Personne  ne  savait  ce  qu'il  faisait...  Junot  était 
seulement  entouré  de  l'affection  des  liabitans  de 
la  ville  de  Montbard  ,  dont  la  noble  et  généreuse 
conduite  fut  admirable  dans  celte  circonstance. 
Quatre  d'entre  eux  veillaient  et  gardaient  le  ma- 
lade, et  lui  protliguaient  des  soins  fraternels... 
Ma  reconnaissance  les  bénira  jusqu'à  mon  der- 
nier jour... 

Junot  reconnut  son  beau-frère  ,  qu'il  aimait 
avec  une  profonde  tendresse,  et  sur-le-champ 
il  lui  parla  de  moi  et  de  l'empereur!...  Hélas  !  ces 
deux  sentimens,  les  |)lus  vrais,  les  plus  ardens 
qu'il  ait  eus  dans  toute  sa  vie,  étaient  unis  dans 
son  pauvre  cœur,  déjà  saisi  par  la  main  de  la 
mort... 

Il  est  des  évènemens  qu'on  ne  peut  rappeler, 
quel  que  soit  le  courage  dont  une  âme  soit  trem- 
pée... Je  ne  puis  parler  des  scènes  terribles  qui 
se  sont  succédé  à  Montbard  dans  les  heures  qui 
ont  immédiatement  suivi  l'arrivée  de  Junot... 
Lorsque  Albert  y  arriva,  le  mal  était  fait...  Il  n'y 
avait  plus  de  remède...  Cependant  il  jugea  con- 
venable d'envoyer  un  courrier  à  Paris  pour  cher- 
clierM.  Junot,  mon  beau-frère  ,receveur-général 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  2^^ 

cle  la  Haute-Saône  ,  en  lui  écrivant  d'amener  Du- 
bois avec  lui...  car  les  dix-sept  chirurgiens  ou 
médecins  qui  d'abord  étaient  accourus  autour  de 
Junot  ne  valaient  jDas,  comme  sa  monnaie ,  un  seul 
de  ses  regards... Il  y  eut  cejDendant  deux  hommes 
qui  lui  donnèrent  leurs  soins,  l'un,  le  médecin 
de  Semur,  l'autre,  de  Châtillon  ,  qui  méritaient 
à  la  vérité  toute  confiance...  mais  le  mal  était 
fait  '...  Albert  se  dévoua  à  son  beau-frère,  et  s'é- 
tablissaiit  à  son  chevet,  il  ne  le  quitta  plus  jus- 
qu'au moment  où  se  terminèrent  ces  déplorables 
scènes... 

Ce  fut  le  2f)  juillet  à  qualre  iieures  du  soir..» 

Pendant  ce  temps,  l'accident  provoqué  par  la 
mort  de  mon  enfant  avait  lieu  avec  des  détails 
impossibles  à  rendre...  Je  dirai  seulement  que 
mes  pauvres  enfans  o?it  failli  être  orphelins  dans 
la  même  semaine...  Quand  ma  pensée  se  re- 
porte à  cette  époque  de  ma  vie ,  je  redeviens 
pour  ainsi    dire  insensée  de  douleur,  et  je  me 

'  Maintenant  je  puis  pardonner  ,  en  raison  du  long  temps 
écoule',  le  ni^l  que  je  puis  reprocher  à  cette  famille  assez 
stupide  pour  avoir  laissé  son  chef,  celui  dont  elle  devait  au 
moins  soigner  la  vie  par  orgueil,  si  ce  n'était  par  attache- 
ment ,  faire  tout  ce  qu'il  a  fait  dans  le  délire  d'une  fièvre 
cérébrale  portée  au  degré  le  plus  violent...  Mais  l'oublier... 
jamais.. .  mon  cœur  sera  vindicatif  pour  une  pareille  action... 
elle  est  toujours  là,  et  son  souvenir  saigne  encore. 


aSo  MÉMOIRES 

demande  si  les  forces  humaines  n'ont  pas  pour 
la  souffrance  une  bien  autre  faculté  que  pour  ie 
bonheur  ... 

Je  vais  rapporter  un  fait  qui  eut  alors  pour  té- 
moins tous  ceux  qui  m'entouraient ,  et  dont 
la  bizarre  importance  mérite  d'être  signalée. 

C'étaitle  20  juillet...  dans  la  nuit  du  22  au  20... 
Je  sommeillais  péniblement  comme  on  dort  dans 
un  sommeil  fiévreux ,  lorsque  je  fus  saisie  par 
une  sensation   tout-à-fait  inconnue  et  doulou- 
reuse en  même  temps...  Je  m'éveille,  et  je  vois 
distinctement  auprès  de  mon  lit ,  Junot,  vêtu  du 
même  habit  gris  foncé  qu'il  portait  le  jour  de  son 
départ  pour  l'Illyrie,  et  me  regardant  avec  une 
expression  douce   et  mélancolique.   Je  poussai 
un  cri  perçant  qui  réveilla  Blanche  ',  et  madame 
ïhomières,  qui ,  tout  aussitôt ,  s'élança  hors  de 
son  lit  et  vint  à  moi...  On  me  demanda  ce  que 
j'avais...  Hélas  !...  je  voyais  toujours  cette  appa- 
rition effrayante,  car  le  visage  de  Junot  était 
pâle  et  profondément  triste...  Il  semblait   déjà 
que   nous  fussions    séparés    ici-bas!...    Mais  le 
plus  terrifiant  pour  moi ,  c'était  de  voir  l'appa- 
rition marcher  légèrement  autour  de  mon  lit ,  et 

'Ma  première  femme  de  chambre...  C'e'tait  la  perfection 
des  femmes  de  chambre,  et  la  plus  digne  ,  la  plus  excellente 
des  femmes  sous  tous  les  rapports  possibles.  Elle  vit  toujours. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  28 1 

pourtant,  mon  Dieu!...  l'une  de  sesjambes  était 
cassée!  !...  Enfin,  je  voyais  parune  révélation  in- 
time l'état  dans  lequel  était  Janot,  et  cependant 
aucune  nouvelle  ne  m'était  encore  parvenue  , 
et  ne  pouvait  l'être,  puisque  l'événement  arrivait 
en  ce  moment  !..  et  plus  tard  mon  frère,  espé- 
rant qu'ii  aurait  de  meilleurs  rapports  à  me  faire, 
hésitait  à  me  faire  part  de  la  terrible  vérité... 
Il  savait  ce  que  je  redoutais  !  et  ce  qu'il  avait 
trouvé  était  tellement  au-delà  ,  qu'il  craignait 
pour  ma  vie  dans  la  position  où  j'étais... 

—  Eclairez  ma  chambre,  m'écriais-je  dans  un 
effroi  toujours  croissant...  donnez  beaucoup 
d'air...  beaucoup  de  lumière  surtout...  et  je  sui- 
vais de  l'œil  l'apparition  toujours  visible ,  qui 
tantôt  s'approchait  de  moi ,  tantôt  se  retirait  dans 
un  coin  obscur  de  la  chambre,  en  me  faisant 
signe  d'aller  à  elle!...  Cette  vue  me  mettait  au 
cœur  une  glace  qui  me  faisait  croire  par  mo- 
mens  que  j'allais  mourir...  Alors  il  s'échap- 
pait de  ma  poitrine  un  cri  sourd  et  prolongé 
qui  semblait  un  appel  à  la  mort!...  Ce  ne  fut 
que  vers  le  matin  que  l'apparition  s'effaça  par 
degrés  et  devint  comme  un  nuage  presque  in- 
distinct... Je  n'explique  pas  ce  phénomène,  je  le 
raconte  tel  qu'il  est... 

Lorsque,  le  5o  juillet,  Albert,  de  retour  à  Sé- 
cheron,  raconta  à  madame  Thomières  les  acci- 


â^â  MEMOIRES 

dens  terribles  qui  avaient  précédé  la  mort  du 
duc,  elle  ne  put  retenir  un  cri  d'étonnement, 
et  lui  dit  à  son  tour  ce  qui  était  arrivé  dans  la 
nuit  du  22  au  23...  époque  où  l'infortuné  se  re- 
leva de  son  lit ,  et  rharcha  une  seconde  fois  sur 
sa  jambe  brisée'  !... 

>  Les  détails  les  plus  absurdes  out  été  Insérés  dans  diffe'- 
renles  biographies;  toutes  sont  également  fautives.  11  y  en  a 
qui  ne  disent  même  pas  le  véritable  lieu  de  naissance  de  Junol, 
Jja  Biographie  universelle,  surtout,  est  bien  ridiculement 
faite.  Il  y  a  des  erreurs  continuelles.  Elle  dit  d'abord  que  les 
parens  de  Junot  étaient  des  cultivateurs  de  Bussy,  et  qu'ils 
lui  avaient  donné  une  éducation  médiocre...  cela  est  faux  de 
tous  points.  Quoique  la  profession  de  cultivateur  soit  fort  ho- 
norable, les  parens  de  Junot  ne  l'étaient  pas;  ils  vivaient  dans 
un  bien  de  patrimoine*,  venant  de  ma  helie-mère.  Les  deux 
oncles  de  Junot  étaient,  l'un  preniier  chanoine  de  la  cathé- 
drale d'Evreux,  avant  la  révolution  ,  et  l'autre,  médecin  du 
comte  d'Artois.  Quant  à  Junot,  il  eut  au  contraire  une 
excellente  éducation,  qu'il  reçut  à  ChàlilIon-sur-Seine,  où  il 
fut  élevé  dans  le  même  collège  que  le  duc  de  Raguse  ,  et  c'est 
même  de  cette  époque  que  date  leur  amitié.  Il  était  destiùé 
à  la  profession  d'avocat  et  il  faisait  son  droit  à  Châloùs-sur- 
Saône  lorsque  le  tambour  retentit  en  France,  en  1791. 
Junot  prit  alors  l'uniforme  et  fut  d'abord  officier  delà  gardé 
nationale.  Ce  fut  alors  qti'il  fut  assez  heureux  pour  être  utile 
à  madame  de  Brionne  ,  et  qu'elle  lui  donna  son  portrait  en 
reconnaissance  de  son  extrême  politesse  envers  elle.  .  .  11 
partit  ensuite  dans  le  second  et  non  pas  dans  le  preniier 
bataillon  de  la  Côte- d'Or,    il  fut  d'abord  à  Longwy.  . .  puis 

*  Ce  bien  valait  alors  soixante  mille  francs  et  mon  beau-père  ne  le 
faisait  pas  même  valoir  entièrement  lui-même. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  203 

Cette  circonstance  a  long-temps  produit  sur 
moi  un  effet  que  je  ne  puis  exprimer...  Il  y  avait 

au  siège  de  Toulon  ,  où  il  fut  remarqué  par  Napoléon  comme 
sergent  de  grenadiers,  et  non  comme  lieutenant,  ainsi  que 
le  dit  la  Biographie.  .  .  Le  fait  de  la  bombe  est  pourtant  assez 
connu,  même  des  étrangers,  pour  qu'un  Français  ne  l'ignore 
pas.  .  .  Voilà  ce  qui  a  fait  sa  première  réputation  ,  ainsi  que 
de  beaux  traits  de  courage  dans  la  campagne  d'Italie  ,  et  non 
pas  des  querelles  particulières,  comme  le  dit  M.  Michaud 
jeune. .  .  Il  fut  en  Egypte,  à  la  vérité,  comme  aide-de  camp 
de  N'ipoicon  ,  mais  ce  fut  peu  de  temps;  et  lors  du  combat 
de  Nazareth,  il  était  général  de  brigade  et  u'étaitplus  aide-de- 
camp  de  Napoléon.  .  Avec  trois  cents  hommes  il  combatlit 
toute  l'avant-garde  du  grand-visir,  composée  de  quatre  mille 
hommes,  et  non  pas  de  trois  mille.  Ensuite  il  est  faux,  en- 
tièrement faux  ,  que  le  général  Kléber  l'ait  secouru  dans 
cette  affaire.  Il  était  à  plusieurs  lieues,  de  l'autre  coté  du 
]\lont-Thabcr,  et  lorsqu'il  se  décida  enfin  à  venir  à  l'aide  de 
Junot  ,  il  renconira  la  petite  troupe  de  héros  qui  revenait 
victorieuse  ,  avec  ses  prisonniers.  Le  chef,  Ayoub-Bey  ,  était 
tué  de  la  main  de  Junot,  et  tout  était  fini.  Ce  trait,  le  plus 
beau  peut-être  des/astes  militaires  de  la  révolution,  eut  aussi 
une  admirable  récompense,  une  récompense  unique  :  le  pre- 
mier consul  rcnditundécretpour  que  les  nomsÉfe.s  irais  cents 
ir«ie.s lussent  misa  l'ordre  du  jour  del'armée,  comme  louange 
extraordinaire,  et  envoyés  dans  leurs  communes,  eu  France.  Il 
ordonna  égalcjnent  qu'il  serait  fait  un  tableau  qui  perpétuerait 
cette  action...  Ce  fut  M.  Gros  dont  l'admirable  talent  fut 
chaigéde  l'exécution  de  ce  tableau.  .  .  M.  Michaud  me  paraît 
avoir  appris  l'histoire  de  France,  de  la  révolution  et  de  l'em- 
pire, dans  l'histoire  de  ce  père  jésuite  qui  dit  que  c'est  soua  Je 
règne  de  Louis  XVIII  que  les  Français  ont  i-eraporte'  ie  plus 


284  ^MÉMOIRKS 

de  la  terreur,  malgré  tout  ce  que  la  raison  pou- 
vait me  dire...  et  si  j'osais...  j'ajouterais  qu'au- 

de  victoires,  avec  le  marquis  de  Buoiiapartc*.  . .  Junot 
ne  revint  pas  non  plus  d'Egypte  **  avec  Napoléon  ,  il  c'iait 
éloigné  du  lieu  de  l'embarquement  et  ne  partit  qu'après  sou 
géne'ral.  II  fut  piispar  les  Anglais,  et  ne  put  revenir  qu'un 
an  après  lui  en  France.  Napoléon  l'acciicillit  comme  un  ami, 
et  le  nomma  aussitôt  commandant  de  Paris  et  lieutenantge'- 
ne'ral.  Il  lui  donna  ensuite  le  commandement  de  la  réserve 
de  l'armée  d'Angleterre,  qui  fit  ce  beau  corps  des  grenadiers 
d'Oiidinot,  les  grenadiers  d'Arras.  .  .  Au  couronnement,  en 
iSo4  ,  Junot  fut  nommé  par  l'empereur  l'un  des  vingt-quatre 
grands-officiers  de  l'empire,  comme  colonel-général  des  hus- 
sards. . .  puis  il  fut  nommé  amUassadeur  en  Portugal,  et  ne 
fut  rappelé  que  pour  Austerlitz.  ..  Après  la  paix  de  Près- 
bourg,  Junot  fut  nommé  gouverneur-général  des  étals  de 
Parme,  pour  apaiser  la  révolte  des  Apennins,  ce  qu'il  fit 
avec  une  extrême  sagesse.  Après  la  pacification  de  ces  pro- 
vinces il  fut  nomme'  gouverneur  de  Paris,  comme  jamais 
personne  ne  le  fut.  II  commandait  plus  de  quatre-vingt  mille 
hommes,  et  son  autorité  s'étendait  jusqu'à  Tours.  Ce  n'est 
pas  ainsi  qu'on  traite  un  homme  dont  on  n'apprécie  pas  les 
talens ,  ainsi  que  le  dit  M.  Michaud  le  jeune.  II  amalgame 
tout  et  fait  une  entière  confusion.  II  fait  aller  Junot  en 
nmbassade  à  Lisbonne,  en  1806,  après  son  gouvernement  de 
Paris,  tandis  qu'il  a  été  ambassadeur  en  i8o4,  lorsqu'il 
n'était  pas  encore  gouverneur  de  Paris;  c'étaient  le  prince 
Louis  et  le  prince  Murât.  .  .  Il  dit  ensuite  que  Junot  fut  en 
Portugal  pour  en  prendre  possession  ,  et  qu'il  en  fut  maître 

*  Lofait  est  réel ,  l'histoire  fut  faite  à  Saint-Acheul  par  le  pire  Lori- 
quet. 

"  Il  était  à  Suez.  J'ai  raconté  cela  dans  le  4'  ou  5«  vol.,  je  crois,  de 
mes  mémoires. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aERAÎVTÈS.  285 

jourclliui  encore ,  je  ne  puis  repousser  de  ma 
pensée   que    c'est  un  rapport   immédiat   entre 

pendant  deux  ans.  .  .  Tout  cela  est  aussi  faux  pour  l'iiistoire 
que  pour  nous.  Les  Français  sont  entres  à  Lisboune  au  mois 
de  décembre  1807  ,  et  ils  en  sont  sortis  au  mois  de  scpteml)re 
j8c8  ;  ce  ijui  fait  neui"  mois  au  lieu  de  deux  ans.  . .  M.  Mi- 
thaud  dit  ensuite  que  Junot  s'_y  donna  le  litre  d'une  des 
premières  familles  du  pays;  celui  de  duc  d'Abrantès.  Si 
M.  Micliaud  eiait  pUis  instrnit  de  i'iiistoire  en  général  ,  il 
saurait  qu'en  Portugal  il  n'y  a  pas  de  duché,  si  ce  n'est  dans 
la  famille  royale.  Il  n'y  eu  a  que  deux;  celui  de  Cadaval  et 
celui  d'Alafoëns.  .  ,  la  famille  d'Abrantès  n'est  qu'un  mar- 
quisat. Le  nom  d'Abrantès,  qu'il  na  s'esL  pas  donné ,  mais 
qui  lut  choisi  par  l'empcieur,  lui  fut  donne  comme  récom- 
pense de  ce  qu'il  était  entre  dans  la  ville  d'Abrantès  (ce  qui 
le  rendait  maître  du  Tage)  bien  plus  tôt  que  l'empereur  ne 
l'avait  espéré.  Quant  à  la  bataille  de  Vimiero  (et  non  pas 
Vimiera)^  M.  Michaud  est  encore  pour  cela  tout  aussi  peu 
instruit.  La  bataille  fut  perdue,  c'est  vrai,  mais  il  J allait 
qu'elle  le  fût.  11  le  fallait  pour  pouvoir  faire  une  capitulation 
lionorable.  Junot  ne  fut  pas  écrasé ^  au  contraire,  mais  ce  fut 
parson  habileté,  e^?^o«/7a^/'ç^'/d'M/^ûf.yar^.  11  fallait  en  avoir 
une  grande  pour  rés;ster,  méuîe  unebeui'e,  avec  huit  ou 
dix  mille  hommes  j  à  une  armée  de  trente  raille  et  toute  une 
population  insurgée  et  menaçante  autour  de  soi.  Quant  à  la 
convention ,  car  ce  fut  pas  une  capitulation  ,  ce  fut  Junot  qui 
en  prescrivit  les  clauses  ,  et  lord  Wellington  est  encore  vivant 
pour  dire  que  c'est  à  la  fermeté  connue  de  son  noble  et  brave 
caractère  que  la  France  doit  de  ne  pas  avoir  incliné  ses  aigles 
devant  le  léopard  d'Angleterre.  J'ai  une  extrême  amitié  et 
une  haute  estime  pour  le  général  Kellermann ,  mais  je  ne  puis 
ici  lui  accorder  une  chose  qui  serait  préjudiciable  à  Junot, 


a66  AiÉMom£s 

deux  âmes  liées   par  tant  de   nœuds,  qu'elles 
formaient  une  seule  âme...  Je  le  crois,  et  le  crois 

L'habiletë  du  général  Kellermann  fît  sans  doute  beaucoup, 
mais  la  connaissance  que  les  Anglais  avaient  de  la  fermeté  du 
duc  d'Abrantès,  qui  aurait  fait  sauter  les  forts  de  Lisbonne, 
et  conséquemmpnt  la  ville  ,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même  au  mo- 
ment d'hésitation  lors  de  la  signature  delà  convention,  fut  la 
vraie  cause  qui  détermina  les  généraux  ennemis.  C'est  un  fait 
aussi  connu  qu'une  nomination  dans  le  Moniteur ,  livre  que 
M.  Michaud  ferait  bien  de  consulter  pour  ses  biographies;  car 
si  les  autres  ne  sont  pas  meilleures  que  celle  de  mon  mari ,  je 
ne  puis  guère  y  avoir  foi...  Il  dit  ensuite  que  contre  sa  coutume 
après  un  échec  éprouvé  par  un  de  ses  iieulcnans,  Bonaparte 
ne  le  reçut  pas  mal  à  son  retour  en  France.  Il  parle  encore  là 
en  ignorant  des  choses.  L'empereur  fut  1res  irrité^  parce  que, 
avant  tout,  il  luifailait  dcssucccs;  et  il  ne  voulutpas  que  Junot 
revînt  à  Paris  :  il  l'envoya  ,  de  La  Rochelle  où  il  débarqua  , 
faire  lesiége  de  Sarragosse.  Cette  froideur  dura  même  long- 
temps; mais  il  est  encore  faux  que  Junot  ne  fui  plus  gouverneur 
de  Paris,  il  n'a  cessé  de  l'être  qu'au  retour  de  Russie  ,en  i8i3. 
Il  y  avait  eu  jusque  là  sur  la  porte  de  son  hôtel  :  k  Hôtel  du 
gouverneur  de  Paris.  »  Il  fut  en  Russie  ,  fit  la  fatale  cam- 
pagne ,  et  à  son  retour  fut  nommé  gouverneur-général  des 
provinces  Illyrienncs  et  de  Venise;  quant  au  titre  de  capi- 
taine-général, que  lui  donne  M.  Michaud,  j'ignore  où  il  l'a 
pris. . .  11  n'a  jamais  été  donné  qu'à  ceux  qui  vont  comman- 
der dans  les  colonies.   M.  Micnaud  est    considérablement 
ignorant  des  moindres  choses;   il  dit,  par  exemple,    que 
Junot,  quoique  très  peu  insliuit,  avait  une  fort  belle  biblio- 
thèque et  aimait  beaucoup  Jcs  beaux  livres.  Il  n'y  a  de  vrai 
que  cette  dernière  phrase.  Junot,  je  le  répète  ici,  était  fort 
instruit;  son  esprit  était  plein  de  finesse  et  d'un  charme 


DE    LA    DUCHESSE    D*ABRANTÈS.  ^8^ 

fermement...  Les  mystères  de  la  Providence  ont 
une  profondeur  que  notre  œil  ne  peut  péné- 
trer. 

Albert,  avant  de  quitter  Montbard  pour  ve- 
nir me  rejoindre,  écrivit  à  l'empereur  pour  lui 
annoncer  la  perte  que  lui  et  moi  nous  venions 
de  faire...  Je  dis  lai  et  moi ,  parce  que  c'était  un 
malheur  bien  réel  et  bien  grand  pour  Napoléon, 
que  la  perte  d'un  ami  comme  Junot  dans  les 
circonstances  où  il  se  trouvait ,  et  surtout  après 
la  mort  si  récente  de  Bessières  et  de  Duroc!... 
C'était  aussi  un  malheur  pour  l'empereur,  et  le 
moment  où  il  devait  surtout  le  sentir  n'était  oas 

â. 

éloigné. 

L'empereur  était  alors  à  Dresde,  et  l'armis- 
tice durait  toujours.  Il  habitait  le  palais  Marco- 
lini  ',  et ,  au  moment  où  la  dépêche  lui  fut  re- 
remarquable ;  il  possédait  les  auteurs  latins  tellement  bien 
que  je  lui  ai  vu  soutenir  un  jour  un  défi  contre  le  caidinal 
Maury,  et  lui  dire  le  vers  de  Virgile  suivant  celui  qu'il  lui 
citait.  Il  avait  le  goût  de  la  littérature  et  des  beaux -arts. 
II  faisait  des  vers  avec  une  grande  facilité  et  avec  une 
extrême  grâce.  Si  M.  Michaud  avait  bien  voulu  s'adressera 
une  personne  qui  connût  le  duc  d'Abrantés ,  il  aurait  eu  des 
renseignemens  justes  et  n'aurait  pas  mis  dans  son  ouvrage 
d'absurdes  mensonges  dont  je  lui  donne  la  preuve  en  invo« 
quant  seulement  le  Moniteur  et  le  Bulletin  des  Lois. 

«  Le  palais  Marcolini  est  distant  de  la  ville  de  Dresde 
comme  l'arc  de  triomphe  de  i'Ëloile  l'est  des  Xuileries. 


288  MÉMOIRES 

mise,  il  était  dans  le  cabinet  du  secrétaire  de 
service,  qui  était  en  ce  monient-là  M.  Prévost , 
auditeur  au  conseil  d'Etat.  Ce  cabinet  est  au 
rez  de-chaussée ,  donnant  sur  le  jardin,  un  peu 
bas,  et  ressemble  à  celui  qu'avait  l'empereur  à 
l'Elysée-Napoléon.  C'est,  comme  on  le  sait,  la 
pièce  contiguc  à  l'avenue  de  Marigny,  et  faisant 
la  correspondance  du  boudoir  aux  ornemens 
d'argent  qui  est  à  l'autre  extrémité  du  palais  '. 
Napoléon  aimait  ce  cabinet  du  palais  Marcolini, 
parce  qu'il  donnait  immédiatement  sur  les  jar- 
dins du  palais,  et  qu'il  avait  par  là  une  sorte  de 
liberté  dont  il  pouvait  jouir,  sans  traverser  une 
foule  de  chambellans  et  de  gardes... 

Quand  on  lui  remit  la  dépêche  d'x\lbert ,  il  la 
décacheta  aussitôt,  et  la  retenant  de  la  main 
gauche,  après  en  avoir  lu  les  premières  lignes,  il 
se  frappa  violemment  le  front  de  la  droite  ;  dans 
ce  mouvement  la  dépêche  lui  échappa...  il  la 
releva  avec  la  rapidité  de  l'éclair...  et  puis  il 
s'écria,  mais  avec  un  accent  déchirant  d'expres- 
sion : 

«  Junot!...  Ju7iol  !...  0  mon  Dieu!...  » 
Et  il  joignit  les  mains   si  fortement ,  que    la 
dépêche  en    fut  toute    froissée...    Junot!  ré- 

>  Là  où  sont  sur  les  panneaiu  les  amours  peints  par 
Gérard. 


DE    LA    DUCrir.SSE    D'ABlRA.NTfcs.  289 

pétait-il  avec  cette  expression  qui  venait  du 
cœur,  et  qui  dénotait  une  douleur  réelle!... 
Mais  ayant  regardé  autour  de  lui  ,  et  voyant 
qu'il  était  observé,  il  ne  voulut  pas  être 
homme  devant  un  œil  observateur!...  il  sourit 
avec  une  expression  triste,  mais  indéfinissable  , 
et  dit  d'une  voix  haute  ,  quoique  altérée  : 

«  Voilà  encore  un  de  mes  braves-  de  ràoins!.., 
Junotf...  O  mon  Dieu!...  » 

Il  paraissait,  à  ce  qu'a  dit  depuis  le  té- 
moin oculaire  de  cette  scène  ,  'être  sous  la  do- 
mination d'une  impression  profonde  ;  il  mar- 
chait dans  le  cabinet  du  secrétaire  de  service 
avec  une  irrégularité  qui  frappait  ceux  qui  l'en- 
touraiept...  Il  parlait  à  voix  basse ,  et  sans  qu'on 
pût  entendre  ce  qu^il  disait;  mais  l'expression 
de  ses  yeux  et  de  sa  physionomie  révélait  que 
ces  paroles  sortaient  du  cœur.  Cet  état  dura 
plus  d'un  quart  d'heure!...  Repoussant  ensuite 
ces  affections  pures  et  saintes,  qui  retrempaient 
son  âme  et  lui  donnaient  ce  charme  puissant, 
qu'il  perdit  au  reste  en  perdant  ceux  qu'il 
aimait  et  dont  il  était  aimé...  il  secoua  forte- 
ment la  tête  en  soupirant...  puis  il  dit  à  voix 
haute  :        - 

—  Je  n'ai  plus  personne  en  Illyrie...  il  faut  y 
envoyer  quelqu'un  !...  Qui  ?..:  Eh  bien  !  écrivez  au 
XVI.  19 


290  MÉMOIRES 

duc  d'Otrante  que  je  lui  ordonne  de  se  rendre 
à  Dresde  dans  le  plus  bref  délai... 

Fouché  était  alors  à  Naples'... 

Tandis  que  l'empereur  apprenait  que  la  mort 
avait  frappé  un  de  ses  plus  fidèles  serviteurs , 
j'étais  toujours  bien  malade  à  Sécheron,  et  atten- 
dant presque  chaque  jour  le  dernier  moment  de 
ma  vie...  Un  coup  si  terrible  m'avait  terrassée... 
et'dans  quel  instant!  lorsqu'un  événement  tou- 
jours funeste  pour  une  femme  venait  de  m'ar- 
river  avec  les  plus  douloureux  résultats!,..  Je 
recevais,  tous  les  courriers,  des  lettres  de  mes 
filles,  de  mes  amis;  on  entourait  mon  pauvre 
cœur  brisé  d'amour  et  de  soins...  mais  la  plaie 
ne  se  pouvait  encore  fermer;  elle  saigiiait  avec 
.abondance,  et  sa  douleur  ne  cédait  parfois 
qu'aux  consolations  données  par  une  main  ai- 
mée... En  voici  une  que  je  veux  donner,  pour 
qu'on  puisse  être  juge  entre  un  monde  injuste 
et  un  homme  excellent,  qui,  toute  sa  vie,  fut 
méconnu,  et  ne  reçut,  pour  récompense  d'une 
profonde  sensibilité,  d'une  affection  tendre  et 

»  Le  -duc  d'Otrante  était  alors  à  Naples ,  où  il  intriguait 
beaucoup  pour  susciter  des  ennemis  à  Napole'on...  Il  est 
énlgmalique  pour  moi  que  cet  homme  ait  pu  imposer  à 
celte  époque  à  l'empereur  au  point  de  lui  f:iiie  donner  le 
commandement  imporlaijt  des  provinces  lUyricnnes. 


DE    LA    DOCHESSE    d'aBRANTÈS.  ^Ql 

active  ,  que  la  réputation  d'homme  du  monde  et 
d'homme  léger...  c'est  le  comte  Louis  de  Nar- 
bonne...  Voici  la  copie,  et  même  \e  fac-similé 
d'une  lettre  qu'il  m'écrivit  alors,  et  que  je  reçus 
à  Genève.  M.  de  Narbonne  était  alors  à  Pra^^ue 
à  ce  que  je  crois.  Sa  lettre  ^"e^t  pas  datée. 

«  Comment  vous  exprimer,  ma  bien  chère 
»amie,  le  besoin  que  j'aurais  de  partager  d'une 
p  manière  quelconque  le  malheur  qui  vous  ac- 
»  cable...  Votre  esprit  si  élevé,  votre  caractère 
»  si  noble  et  si  indépendant...  votre  àme  si  noble 
j>et  si  délicate,  et  surtout  votre  amour  pour  vos 
«adorables  enfans,   me  font  espérer  que  vous 

•  trouverez,  et  du  courage,  et  des  consolations 

•  dans  d'aussi  cruelles  circonstances...  Et  je  suis 
.  »à  trois  cents  lieues  de  vous!...  ou  plutôt  je  ne 

•  sais  pas  seulement  où  vous  êtes!...  Que  je  serai 

•  heureux,  si  vous  trouvez   quelque  adoi^isse- 
•»ment  à  parler  de  vos   peines  à  la  personne  qui 

»les  sent  le  plus  vivement...   mais  que  je  serai 

•  heureux  surtout  si  vous  crbyez  que  ma  posi- 
»  tion  peut  voiis  être  de  quelque  petite  utilité,  et 

•  si  vous  avez  la  bonté  de  m'em ployer  à  tout,  à 
fioall...  J'aurais  déjà  prévenu  vos  ordres,   ou 

i» votre  permission,  si  je  ne  voyais  pas  beaucoup 
'»  plus  d'avantages  à  bien  savoir  ce  que  je  dois 
»  dire  et  faire.. .  Disposez  de  moi  comme  de  votre 


292  MléMOTRES 

»  père  ,   de  votre  frère...  je  vous  préviens  que  si 

•  j'étais  mallièureux,  il  n'est  rien  que  je  ne  vous 

•  demandasse...  Pensez  donc  à  vos  amis;  serrez 
«vos  enfans  bien  fort,  bien  fort  sur  votre  pauvre 
»cœur;  mais  faites  tout  pour  vous  conserver  à 
»  eux. ..Qu'un  mot  de  vous  me  fera  de  bonheur  !... 

»L.  N.» 

Celte  lettre  est  bien  bonne'!...  Par  le  même 
courrier,  j'en  reçus  une  foule  dont  pas  une 
n'élait  un  de  ces  complimeus  qui  ne  sont 
autre  cliose  qu'une  mesure  barbare  qui  rou- 
vre la  blessure  de  celui  qui  pleure,  et  ne 
lui  porte  aucune  consolation...  Mes  douleurs, 
à  moi,  'furent  grandement  adoucies  par  tant 
de  témoignages  venant  du  cœur.  Madame 
Juste  de  Noailles,  amie  de  jeunesse  et  même' 
d'enfance,  m'écrivit  aussi  la  plus  excellente 
lettré ,  dans  cette  circonstance  la  plus  im-7 
portant-e  de  toute  ma  vie ,  comme  malheur  et 
résultat  d'inlorlinie. 

«  Laurelte ,  me  disait  Mélanie,  je  n'ai  pas  be- 
soin de  te  répéter  que  je  t'aime...  notre  amitié 

»  Le  temps  a  rnynque  pour  faire  les  fac-siniile.  On  ne  peut 
les  donner  que  dans  la  prochaine  livraison,  dans  le  ij*  et 
18"  volume /dernière  livraison  desMiimoires.  — Si  l'on  avait 
impatience  de  connaître  les  ofiginaux  des  fac-similc  promis, 
en  s'adressatUà  mon  éditeur,  M.  Marne,  on  pourrait  les  voir. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  SgS 

n'est  pas  de  celles  qui  s'altèrent  ou  qui  s'ou- 
blient... tu  me  coilnais  assez  pour  être  certaine 
que,  réunies  ou  sépaVées,  de  près  comme  de 
loin ,  tu  seras  toujours  pour  moi  une  sœur  par 
affection...  Je  te  le  dis  en  ce  moment,  quoique 
j'aie  la  conviction  que  tu  n'as  pas  besoin  de 
cette  assurance  de  ma  part,  mais  je  sais  par  ex- 
périence que  lorsqu'on  souffre,  on  est  soulagé 
en  recevant  le  renouvellement  d'une  tendre  af- 
fection... »  .   i-  .' 

«...  Ma  pauvre  amie,  m'écrivait  M;  de  Cher- 
val  ,  quel  coup  de  foudre  est  venu  frapper  votre 
édifice  de  bonheur'....   mais  combien  j'ai  d'esr 
poir  dans  votre  force  d'âme  et  votre  amour  pour 
vos  enfans!...  c'est  lui  qui  vous  ordonne  de  vivre 
et  de  vivre  pour  eux...  Je  ne  parle  pas  de  tous 
les  amis  qui  vous  aiment...  ce  cercle  d'affection 
vous  CAtoure  et  vous  enserre;  il  vous  retiendra 
dans  lai  vie...  vous  y  resterez  pour  être  aimée, 
adorée  de  tout  ce   qui  vous  connaît  et  tient  à 
vous,  comme  moi,  par  la  plus  vive  amitié  et  la 
plus   profonde  reconnaissance...  N'est-ce  donc 
rien  que  d'être  aimée  ainsi   par  des  êtres  dont 
vous   faites    le   bonheur  par    votre  touchante 
bonté?  ». 

«  Lorsque  je  vois  souffrir  des  êtres  comme 
vous,  m'écrivait  Millin,  c'est  alors  que  ce  scep-» 
ticisme  que  vous  me  reprochez  vient  faire  tajr? 


MEMOIRES  • 

toutes  mes  bonnes  |3ensées...  Et  pourquoi  f.onf- 
frez-vons?...  pourquoi  des  jdurs  de  malheur  se 
lèvent-ils  pour  vous...  "bonne  et  excellente 
amie!...  Comluen  je  souffre  d'élre  retenu  par 
force  loin  de  vous!...  si  j'avais  \)u  disposer  de 
huit  jours,  je  serais  aussitôt  allé  à  Genève  pour 
vous  voir,  vous  offrir  les  consolations  d'un  ami 
dévoué,  mais  surtout  pour  vous  ramener  ici... 
C'est  dans  votre  maison...  c'est  au  milieu  de  vos 
enfans'  qu'il  vous  faut  venir  abriter  celte  tète 
frappée  du  sort  par  la  plus  bizarre  et  cruelle  des 
fatalités...  Venez...  vons  trouverez  des  cœurs 
qui  ne  songeront  qu'à  adoucir  les  blessures  du 
vôtre  '.  0    •       * 

Ma  bonne  C  iroline  ne  m'écrivit  que  quelques 
lignes,  maisellesétaient  déchirantes  par i'ex pres- 
sion qu'elle  mettait  à  me'peitulre  son  affliction 
de  la  perte  que  nous  venions  de  fair^...  C'était 
un  frère  qu'elle  perdait...    ,    ^^   '     /..  , 

Ma  convalescence. fut  long(ie.?.'Thnt'de  coups 
répétés  empêchaient  que  je  pus'^e  reprendre  des 
forces...  J'étais  tellement  pâle  que  souvent  Al- 
bert en  me  regardant  sentait  des  larmes  mouiller 
ses  yeux...  11  pensait  que  cette  pâleur  n'était  que 

fyf;*  Laure  de  Cascaux,la  plus  ancienne  et  Ja  nieiJIciiFe  de 
mes  amies,  m'écrivil  aussi  Ja  leUre  la  plus  toi^chaple.  Hélas  ! 
la  mort  venait  aussi  de  la  frapper  douloureusement  dans  la 
perle  de  la  duchesse  de  Chevreuse. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  296 

le  .précurseur  de  celle  de  la  mort,  et  il  se  sentait 
alors  une  douleur  poignante  au  cœur,  en  se  di- 
sant que  cette  sœur  tant  aimée,  cette  enfant- qu'il 
avait  élevée  avec  des  soins  paternels ,  allait  peut- 
être  succomber  sous  une  agonie  de  malheur 
trop  prolongée  pour  ses  forces.C  est  dans  les  jour- 
nées qui  ont  suivi  mon  infortune  que  j'ai  peut- 
être  appris  à  connaître  Albert,  plus  que  je 
ne  l'avais  fait  depuis  ma  naissance.  Lorsque  nous 
perdîmes  notre  mère ,  cette  douleur  nous  était 
commune...  la  main  de  l'un  essuyait  les  larmes 
de  l'autre,  car  il  y  avait  une  communauté  d'af- 
fliction, dont  le  poids  se  divisait  et  se  supportait 
par  une  sorte  d'instinct...  mais  ici  mes  larmes 
étaient  personnelles...  je  souffrais,  et  j'aurais  pu 
souffrir  seule,  si  le  cœur  d'Albert  n'était  venu 
à  l'aide  du  mien  pour  lui  porter  secours,  et 
lui  faire  sentir  toute  la  douceur  de  la  consola- 
tion... J'en  eus  bientôt  besoin.... 

Un  matin  (le  25  août),  une  calèche  en  poste 
entre  dans  la  cour  de  Sécheron...  Albert  regarde 
par  la  fenêtre  de  sa  chambre ,  et  voit  avec  éton- 
nemént  descendre  de  celte  calèche  M.  Gebuffre , 
mon  beau-frère...  C'était  lui  en  effet...  J'étais 
si  abattue  par  le  malheur,  que  je  craignais  pour 
les  seuls  biens  qui  me  restaient^  et  enle  voyant^ 
mon  premier  mouvement  fut  de  tendre  mes  deux 
mains  vers  lui  et  de  lui  crier  : 


2y6  MÉMOIRES 

—  Mc3enfans!...mes  enfans!...  que  leur  est-il 
arrivé?... 

—  Rien   absolument,   ine  répondit-il,  et  je 

vous  apporte  au  contraire  d  excellentes  nou- 
velles de  tous  les  quatre. 

Alors  je  pleurai...  La  contraction  nerveuse 
avait  son  résultat...  J'embrassai  mon  beau-frère, 
et  nous  lui  demandâmes  pour  quelle  raison  il 
était  venu  à  Genève. 

Il  fut  d'abord  assez  embarrassé  de  répondre, 
parce  que  dans  le  fait ,  s'il  avait  refusé  cette 
sotte  mission ,  le  duc  de  Rovigo  n'en  aurait 
osé  charger  probablement  personne.  11  me  remit 
une  lettre  du  ministre,  par  laquelle  il  me  deman- 
dait officiellement  la  correspondance  particu- 
lière de  l'empereur  et  de  Junot....Junot  possédait 
plus  de  cent  cinquante  lettres  de  la  propre 
main  de  Napoléon...  et  quand  je  dis  cent  cin- 
quante, je  dis  bien  peu.  Ces  lettres  étaient  dans 
un  coffre  secret...  mais  ceci  est  une  histoire  à 
part... 

-^-  Maintenant,  ajouta  mon  beaii-lrère  ,  voici 
une  autre  lettre  du  duc  de  R-Ovigo...  Et  il  me 
remit  un  petit  billet  ne  contenant  que  ce  peu  de 
mots  : 

•  Reposez-vous  sur  vos  amis  pour  que  cet 
état  de  choses  ne  dure  pas  long-temps..,  Adieu j, 
croyez  à  ma  sincère  amitié,,.» 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRA.NTÈS.  297 

Je  regardai  mon  beau-frère  pour  lui  demander 
Texplication  de  ce  billet,  et  après  avoir  hésité,  il 
me  dit  : 

—  Le  duc  de  Rovigo  m'a  chargé  de  vous  dire 
qu'il  a  reçu  Tordre  de  l'empereur  de  vous  retenir 
à  cinquante  lieues  de  Paris,  c'est-à-dire  de  ne 
pas  en  approcher  au-delà  de  cette  distance. 

Albert  fit  un  saut  de  sa  chaise  jusqu'à 
M.  Geouffre ,  et  lui  dit  d'une  voix  tonnante  : 

— C'est  faux!...  l'empereur  n'a  pas  commandé 
cette  infamie  !",.. 

Pour  moi,  j'étais  attérée...  Madame  Thomières 
vint  à  mon  lit,  et  me  prenant  dans  ses  bras,  elle 
éclata  en  sanglots. 

—  Voulez-vous  bien  répéter  ce  que  vous  ve- 
nez de  me\lire?  dis-ie  à  mon  beau-frère... 
Et  il  recommença  ce  qu'il  était  chargé  de  me 
communiquer...  Je  lus  ensuite  ce  petit  billet  si 
obscur,  si  entortillé...  puis  je  lus  aussi  la  grande 
lellre  officielle  pour  la  demande  de  la  corres- 
pondance de  l'empereur... 

.  —  J'oubliais  de  vous  remettre  une  lettre  de 
M.  Junot  lé  receveur-général,  dit  M.  Geouffre  en 
me  donnant  une  longue  lettre  de  mon  beau-frère. 
Je  fonvris  ,  et  mon  étonnement  fut  extrême.. i 
L'intrigua  formée  autour  de  moi  prenait  à  cha- 
que moment  plus  de  couleur ,  et  une  couleur 
sinistre  et  effrayante, . , 


295  iMl^MOlRES 

La  lettre  de  mon  beau- frère,  M.  Jiinot,  su- 
brogé tuteur  de  mes  enfans,  comme  j'étais  leur 
tutrice  légale  et  naturelle,  me  rendait  compte 
avec  des  détails  inconcevables  d'un  événement 
des  plus  extraordinaires  arrivé  il  y  avait  cinq 
jours  seulement  dans  ma  maison  de  la  rue  des 
Champs-E^ysées. ..  Le  voici  textuellement. 

J'ai  déjà  parlé  d'un  coffre  secretdanslequel  Ju- 
iiot  mettait  toutce  qu'il  avait  de  plus  précieux  lors- 
qu'il faisait  un  long  voyage,  ainsi  que  les  papiers 
importans,  tels  que  la  correspondance  de  l'em- 
pereur et  d'autres  lettres  remarquables  person- 
nellement et  venant  des  membres  de  la  famille  im- 
périale... Ce  coffre  était  en  fer.. .  Il  avait  un  mur, 
si  je  puis  parler  ainsi  ,  un  mur  d'enceinte  en 
marbre  blanc,  pour  prévenir  le  feu  eri  cas  d'in- 
cendie... le  tout  était  fermé  par  une  armoire  en 
fer  ayant  une  serrure  de  Reigner^,  dont  les  com- 
binaisons se  montaient,  ainsi  q  u'on  le  disait,  à  plus 
de  quatre-vingt  mille  lorsque  le  mot  fermait  avec 
orthographe,  et  qui  doublaient  lorsque  le  mot  était 
mal  écrit...  Lorsque  Junot  partait,  il  me  disait  le 
mot  qu*il  choisissait,  l'écrivait  pour  lui-dan?  son 

'  On  sait  que  ces  serrures  de  Reigner  sont  étonnantes  de 
sûretéjet  lorsque  l'orlhograplie  n'y  est  pas  surtout,  i!  est  impos- 
sible que  le  hasard  fasse  ouvrir  la  serrure. ...Celte  affaire  est 
bien  étrange. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  a$§ 

portefeuille,  et  nous  étions  les  seuls,  lui  et  moi,  qui 
sussions  cemot. ..  Cette  explication  est  nécessaire 
pour  ce  qui  suit. 

Toute  celte  sûreté  dont  je  viens  de  parler  était 
scellée  dans  le  mur  de  la  chambre  à  coucher  de 
l'appartement  du  duc,  et  revëtue-d'une  magni- 
fique enveloppe  faite  par  Jacob ,  et  ornée  des 
plus  beaux  bronzes...  Ce  meuble  avait  l'appa- 
rence d'une  armoire  à  bijoux; -la  porte  d'aca- 
jou  ,  ornée  de  bronzes  dorés,  fermait  avec  une 
clef  d  or  massif  de  la  grandeur  d'une  clef  ordi- 
naire qu-e  le  ducportait  toujours  avec  lui... 

Le  mot  qui  avait  fermé  le  coffre  lors  du  dé- 
part du  duc  pour  l'Illvrie  était  Paris  sans  S  ..  Il 
écrivait  ainsi  pour  dérouter  davantage  ,  dans  le 
cas  où  l'on  aurait  voulu  forcer  le  coffre...  Je  sa- 
vaislemot;  mais  j'étais  bien  tranquille,  jel'avoue, 
avant  d'avoir  lu  la  lettre  de  mon  beau-frère. 
Voici  ce  qu  il  m'apprenait  en  me  demandant 

pardon  de  sa  faute  avec  une  telle  humilité  que 
je  lui  aurais  pardonné  même  quand  il  n'eût  pas 

éié  le  frère  bien-aimé  de  Junot ,  et  le  plus  digne 

des  hommes. 

Le  duc  de  Rovigo  s'était  présenté  à  mon  hôtel, 

et  avait  requis  la  présence  de  l'une  des  autorités 

de  la  tutelle  pour  avoir  l>; s  lettres  de  l'empereur. 

Mon  beau- frère  s'était  présenté...  mais  en  obser- 


500  MÉMOIRES 

vant  qu'il  n'avait,  comme  subrogé  tuteur,  aucun 
droit,  et  qu'il  n'en  exercerait  pas  un  surtout 
qui  dût  aller  contre  mon  autorité;  qu'en  outre, 
il  y  avait  une  succession ,  des  créanciers  nom- 
breux*, et  que  les  scellés  étaient  posés  partout... 
chose  qu'il  aurait  dû  lui  dire  pour  toute  réponse , 
et  tout  aussitôt  qu'il  l'avait  vu...  Pendant  ce  col- 
locfue,  M.  Geouffre,  mon  autre  beau-frère,  mai§ 
qui  n'avait  aucun  rapport  avec  la  tutelle  que'de 
faire  partie  du  conseil  de  famille  quand  il  s'as- 
semblait,  survint  ainsi  que  M.  Fissont,  secré- 
taire du  duc  d'Abrantès...  Tous  n'eurent  qu'une 
même  parole... 

— Les  scellés  sont  posés,  et  la  tutrice  est  ab- 
sente. 

Mais  à  cette  réponse,  le  duc  de  Rovigo  ne  fit 
que  rire. 

—  Bah!...  qu'est-ce  que  tout  cela  me  {ait? J'ai 
mes  ordres...  Il  me  faut  les  lettres  de  l'empereur, 
et  je  les  vais  prendre'.... 

M.  Junot  lui  dit  alors,  ainsi  que  M.  Fissont, 
qu'il  y  avait  d'abord  iin  empêchement  réel  :  c'é- 
tait la  possibilité  d'o'ivrir  le  coffre. 

1  J'étais  moi-même  la  plus  forte  créancière  de  la  succes- 
sion, en  raison  de  ma  dot  et  de  mon  douaire,  et  puis 
j'étais  la  première;  mes  gens  d'affaires  m'ayantfait  renoncer 
à  la  commimauté  de  bienSi 


DF.    LA    DUCHESSE    CABRANTES.  3oi 

—  La  duchesse  est  maintenant  la  seule  qui 
connaisse  le  mot,  dit  M.  Junot,  puisque  mon 
pauvre  frère  n'existe  plus!...  et  puis  même  quand 
nous  aurions  quelques  données,  la  clef  d'or  que 
le    duc   portait   avec   lui   doit   être   perdue..... 

—  Je  vous  demande  pardon,  dit  le  duc  de  Ro- 
vigo,  la  clef  d'or  de  votre  frère  est  ici,  et  la  voici... 

Et  il  montra  tout  aussitôt  la  clef...  Ce  fait  est 
pour  moi  inexplicable...  Albert  avait  vu  la  clef 
d'or  à  Monibard  ,  et ,  religieux  observateur  des 
moindres  convenances  surtout  en  affaires ,  il 
n'avait  pas  voulu  me  rapporter  cette  clef... Com- 
ment le  duc  de  Kovigo  l'avail-il  en  sa  posses- 
sion?... voilà  un  fait  que  je  ne  sais  comrnent 
traduire... 

Tout  en  parlant  avec  ces  messieurs,  il  avait 
atteint  la  salle  de  billard ,  puis  le  petit  cabinet , 
le  grand  cabinet  du  duc,  et  enfin  sa  chambre  à 
coucher... 

—  Allons,  allons,  dit-il  en  ouvrant  lui-même 
le  volet  de  la  fenêtre  qui  est  auprès  du  meuble, 
à  l'ouvrage!... 

—  Monsieur  le  duc ,  lui  observa  encore  une  fois 
M.  Junot,  je  ne  puis  en  ma  qualité  de  subrogé  tu- 
teur, exécuter  une  pareille  mesure  aussi  illégale- 
ment,et  sans  les  formalité  au  moins  les  plus  sim- 
ples... permettez  que  l'on  aille  chercher  le  juge  de 


302  .MEMOIRES 

paix  et  le  notaire  qui  est  chargé  des  affaires  de  la 
succession.. .Vous  savez  qu'on  prétend  que  mon 
frère  a  des  diamans  bruts  dans  ce  coffre,  ainsi 
que  des  objets  d'une  grande  valeur,  et  il  me 
semble  que... 

—  Oh!  oh  !  s'écria  le  duc  de  Rovigo ,  que  de 
façons  pour  una  méchante  bande  de  papier  et 
un  cachet  de  mauvaise  cire! 

Et,  tout  en  parlant,  il  avait  arrachv^  les  deux 
bandes  de  papier,  scellées  du  cachet  du  juge  de 
paix,  ainsi  que  cela  se  fait  toujours  ;  et,  prenant 
la  clef  d'or,  il  ouvrit  la  première  porte  de  l^ar- 
moire  ;  «  Voyons,  dit-il  en  se  baissant  pour 
mif  ux  examiner  la  serrure ,  voyons  comment 
Junot  serrait  ses  trésors!...  Il  devait  fermer  la 
serrure  à  secret  sur  le  nom  de  la  duchesse...  » 

Cette  réflexion  était  d'autant  plus  étonnante, 
que  la  chose  était  vraie...  Le  duc  se  servait  sou- 
vent de  mon  nom,  mais  sans  orthographe  (Laur 
ou  Lore,  ou  Lorr).  Comment  le  duc  de  Rovigo  le 
savait-il? 

Après  quelque  autre  tentative,  il  dit: 

—  Je  parie  qu'il  aura  pensé  à  la  ville  de  Paris, 
et  qu'il  aura  écrit  Paris  sans  S... 

C'était  encore  vrai  !... 

Le  coffre  de  fer  s'ouvrit  donc,  et  l'on  put 
prendre  dans  son  intérieur  la  correspondance 


DE    LA    DUCHESSE    DABRANTÈS.  .3o5 

de  l'empereur,  et  en  même  temps  celle  d'une  au- 
tre personne  de  sajamille  \.. 

]Mon  beau-frère,  M.  Junot,  craignant  de  se 
trouver  compromis  dans  cette  affaire,  ne  voulut 
pas  rester  à  cette  violation  des  droits  et  des  lois  ; 
il  passa  dans  une  autre  pièce,  pour  que  sa  pré- 
sence ne  pût  pas  constater  leur  mépris  au  point 
où  le  portait  l'une  des  premières  autorités  du 
pays.  —  Cette  faiblesse  nous  fut  bien  préjudicia- 
ble. Le  fait  réel,  et  tel  que  je  viens  de  le  rappor- 
ter, se  passa  dans  mon  hôtel ,  en  mon  absence,et 
sans  qu'aucune  des  personnes  qui  en  avaient  le 
droit,  ne  fût-ce  que  mon  suisse  ou  ma  femme  de 
charge,commegardiens  des  scellés,  eût  le  courage 
de  faire  une  opposition  toute  naturelle,  et  qui  au- 
rait eu  lieu  en  allant  chercher  le  juge  de  paix,  pré- 
sident naturel  du  conseil  de  famille,  ou  le  notaire 
de  la  succession...  La  chose  se  passa  en  tout  de  la 
manière  la  plus  inconvenante,  et  pour  en  donner 
une  idée,  les  scellés  ne  furent  même  pas  reposés. 
C'est  particulièrement  ce  dernier  fait  qui  m'a  sur- 
tout irritée,  c'est  une  faute  d'autant  plus  grave  que 
n'en  n'empêchait  d'agir  autrement,  et  avec  une 
sorte  de  légalité  ';  mais  au  reste,  il  est  vrai  que  cela 

•  Elle  n'y  était  pas  entière,  et  il  m'en  est  reste  quelques 
pallies  que  je  conserve  précieusement. 

'  On  pense  bien,  et  je  n^ai  pas  besoin  de  ie  dire>  qu'eu 


3o4  MEMOIRES 

n'en  valait  pas  la  peine,  car  je  n'ai  rien  trouvé  à  mon 
retour  dans  le  coffre  de  fer,  si  ce  n'est  une  petite 
cassette  renfermant  des  ^6>«f?€Sf/'««M,  espèce  de  to- 
pazes blanches  et  de  saphirs  blancs,  que  le  duc 
m'avait  rapportés  de  Lisbonne  pour  m'en  broder 
une  robe  ,  chose  à  vrai  dire  saris  valeur ,  parce 
qu'elles  n'étaient  pas  taillées...  C'était  peut-être 
pour  cela  qvi'il  avait  si  bien  fermé  son  coffre... 
Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  ce  qui  eut  lieu...  Il  était 
bien  simple  cependant  de  ne  pas  ui 'exposer,  ainsi 
que  mes  entans  et  tous  ceux  que  la  succession 
démon  niari  pouvait  intéresser ,  à  perdre  peut- 
être  ce  qui  pouvait  assurer  le  sort  des  uns  et 
contenter  les  autres...  Une  fois  les  scellés  brisés 
sans  aucune  légalité  ,  que  pouvais^je  dire?...  Quel 
compte  pouvais-je  demander  ?...  Maintenant 
maille  voix  s'élèveraient  pour  répondre  à  mon  ac- 
cusation ,  pour  dire  :  Mais  nous  étions  là  !...  que 
je  n'.y  répondrais,  moi,  qu'avec  le  mépris  qu'elles 
m'inspireraient...  et  que  doit  en  effet  m'inspirer 


rapportant  ce  fait>  je  ne  forme  aucune  accusation  contre  le 
clucdeRovigo;  mais  ce  dont  je  l'accuse  ,  c'est  d'avoir  ainsi 
violé  les  lois,  pai'ce  qu'il  pouvait  attendre  la  levée  des  scellés, 
à  laquelle  seulement  il  aurait  été  présent,  et  puis  ensuite  de 
n'avoir  pas,  devant  lui-mcme,  fait  reposer  les  scellés  par  le 
juge  de  paix,  président  du  conseil  de  famille.  J'ai  été  absente 
plus  d'un  mois  après  cet  évènemeul. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  3o5 

un  aussi  porfond  abaissement  devant  la  puis- 
sance... 

Quelques  jours  après  cet  événement ,  le  duc 
de  Rovigo  fit  venir  mon  beau-frère,  M.  Geouf- 
fre',  chez  lui,  et  lui  dit  : 

—  Vous  allez  partir  pour  Genève,  où  votre 
belle-sœur  doit  être  encore,  car  je  sais  qu'elle  a  été 
fort  mal...  Vous  lui  direz  que  l'empereur  veut. .. 
qu'il  désire  que  dans  les  premiers  temps  de  son 
deuil  elle  soit  absente  de  Paris,  et  qu'elle  habite 
une  terre  àqnaranteou  cinquantelieuesde Paris... 
Enfin  il  donna  à  M.  Geouffre  la  mission  que 
celui-ci  vint  remplir  à  Sécheron,  lorsque  je  ren- 
trais à  peine  dans  la  vie,  et  que  mes  enfans 
avaient  été  au  moment  de  devenir  orphelins  dans 
la  même  semaine ,  car  leur  père  expirait ,  et  leur 
mère  était  à  l'agonie... 

J'étais  extrêmement  faible...  mais  aussitôt  que 
mon  âme  avait  reçu  le  souffle  vital  qui  la  ratta- 
chait à  l'existence,  elle  avait  repris  toute  sa  vi- 
gueur native,  et  j'étais  toujours  moi-même... 
La  première  impression  que  je  reçus  de  la  com- 
munication de  mon  beau-frère  fut  indéfinissa- 
ble...  Je  vis  les  passions  des  hommes  dans  tout 

»  Le  mari  de  ma  sœur.  .  .M.  Junot,Tr,on  autre  beau-frère, 
refusa  de  se  charger  de  cette  commission. 

XVI.  20 


5o6  MÉMOIRES 

ce  qu'elles  ont  de  petiJ  et  de  méchant,  et  je  sou* 
ris  d'une  pitié  qui  faisait  une  satire  sanglante  de 
l'espèce  humaine...  Je  voyais  l'empereur  exécu- 
tant sur  moi  une  vengeance  comme  celle  qu'il 
avait  exercée  sur  madame  de  Staël,  sur  madame 
deChevreuse  et  madame  Récamier...  Junot  m'en 
avait  seul  préservée...  A  peine  ses  yeux  éf aient-ils 
fermés ,  que  j'étais  atteinte  par  celte  main  qui 
frappait  là  où  elle  voulait  arriver...  Voilà  du 
moins  quelles  furent  mes  réflexions  en  recevant 
de  mon  beau-frère  l'étrange  nouvelle  dont  il  s'é- 
tait fait  le  porteur... 

—  Je  suis  pressé,  me  dit-il...  je  ne  puis  même 
demeurer  pour  dîner  avec  vous.  Je  vais  déjeuner, 
et  puis  je  repars...  De  quelle  réponse  me  char- 
gez-vous ?... 

— Je  vais  la  foire  tandis  q»ie  vous  déjeûnerez, 
lui  répondis-je  ;  elle  ne  sera  pas  longue... 

J'écrivis  en  effet  quelques  ligties  au  duc  de 
Rovigo,  en  lui  disant  que  je  comptais  sin-  lui  pour 
faire  cesser  mon  exil.  Je  n'ajoutais  rien,  et  je  don- 
nai ma  lettre  à  mon  beau-frère,  auquel  je  répon- 
dis, lorsqu'il  insista,  par  intérêt  pour  moi,  pour 
savoir  quel  lieu  je  choisissais,  que  j'irais  sans 
doute  à  Rouen...  Il  partit  avec  celte  réponse  ver- 
baie,  comme  sa  mission  C avait  élé,  quelques  heures 
seulement  après  son  arrivée  à  Sécheron. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  Jgj 

Albertavaitgardé  le  silence  pendant  cette  ma- 
tinée extraordinaire.  Il  avait  vainement  cherché 
sur  mon  visage  ce  que  j'éprouvais...  Habitué  à 
lire  dans  mes  regards  tout  ce  qui  se  passait  ei^ 
moi,  il  ne  comprenait  pas  pourquoi  je  me  dé- 
tournais de  lui  dans  un  moment  où  ses  avis  pou- 
vaient m'étre  d'un  si  grand  secours...  Cène  fu|t 
qu'après  le  départ  de  son  beau-frère  qu'il  re- 
trouva tout  entière  l'élève  qu'il  avait  formée... 
Jusque  là  je  n'étais  qu'un  élre  passif  en  appa- 
rence, et  pliant  comme  une  autre  femme  sons  la 

nécessité...  mais  lorsqtie  la  voiture  de  M.  Geouffre 
(ut  sortie  de  la  cour  de  Sécheron  ,  alors  je  rede- 
vins moi-même.. .  alors  je  compris  ce  que  je  devais 
à  l'étrange  position  dans  laquelle  on  me  plaçait 
malgré  moi. ..  Albert  me  devina  avant  qne  j'eusse 
parlé. ..  Il  vint  à  moi ,  et,  me  prenant  la  main  : 

—  Qu'as-tu  décidé  ?  me  dit-il... 

En  ce  moment  j  étais  dans  une  sorte  d'extase  , 
c'est-à-dire  de  rêverie  profonde  qui  m'enlevait  à 
h  vie  du  monde...  lAIes  yeux  étaient  fixés  sur  le 
iMont-Blanc-,  que  je  découvrais  en  entier  de  ma 
chambre,  et  sur  tous  les  pics  de  Chamouny... 
Mon  âme  se  retrempait  dans  sa  force  native  et 

'  Toutes  les  fo.s  q,.e  j'allais  à  Genève ,  je  /o5e.-..-s  à  Secherp» 
et  je  me  fa.sa.s  .lonner  la  chambre  du  second;  parce  que  de 
la  on  plonge  sur  le  lac  et  qu'on  a  en  perspccUve  le  Aloui 
«'»nc  çt  tous  les  glaciers  de  Chamounj. 


3o8  MKMOIRES 

originelle  à  la  vue  de  ces  merveilles  gigantesques, 
et  pourtant  adorables...  Je  parcourais  en  même 
temps  par  la  pensée  les  plaines  de  neige  de  l'Ar- 
gentière,  les  vallées  de  la  Rhétie ,  les  bords  du 
Léman  ,  les  routes  duSimplon...  J'errais  ainsi  par 
la  pensée  !...  et  dans  cette  course  idéale  je  me  re- 
plongeais dans  mon  essence... Toutes  les  entraves 
des  misères  sociales  étaient  brisées  ,  je  redeve- 
nais ce  que  mon  Dieu  m'avait  faite...  une  créa- 
ture libre  et  hors  d'atteinte  des  petites  passions 
des  hommes...  En  ce  moment  ma  volonté  n'au- 
rait fléchi  sons  aucune  autorité ,  et  lorsque 
Albert  répéta  sa  question,  en  me  demandant  ce 
que  f  avais  décidé...  je  le  regardai  d'un  œil  assuré, 
et  je  lui  répondis  : 

—  Mon  devoir...  Pour  moi ,  il  consiste  à  re- 
lourner  dans  ma  maison,  auprès  de  mes  enfans... 
Je  pars  demain. 

Albert  me  prit  dans  ses  bras  et  me  serra  contre 
son  cœuravec  une  tendresse  presqueconvulsive... 
Le  parti  que  je  prenais  était  celui  qu'il  m'aurait 
conseillé ,  mais  il  ne  l'osait  à  cause  des  consé- 
quences, et  il  tremblait  que  je  ne  faiblisse  dans 
cette  circonstance  importante  de  ma  vie. 

—  Oh  !  tu  es  ma  sœur  !  s'écria-t-il...  tu  es  fille 
de  notre  mère  !...  Mais  cependant  ne  crains-tu 

pas  que  l'empereur?.. 

—  Je  cours  en  ceci  moins  de  danger  que  tu  ne 


DE    LA.    DLCHESSJi    D  ABKANTÈS.  ÔOg 

le  crois, mon  ami ,  dis-je  à  Albert..  Je  suis  pres- 
que sûre  que  l'empereur  n'est  pour  rien  dans 
cette  affaire...  et  s'il  a  en  effet  parlé  dans  ce  sens, 
il  a  été  mieux  servi  qu'il  ne  l'a  voulu...  Pourquoi 
l'ordre  ne  m'a-t-il  pas  été  expédié  par  écrit'  ?... 
Pourquoi  mon  beau-frère  est-il  venu  pour  me 
dire  ce  qu  ou  pouvait  m'écrire?...  Mais  au  reste 
il  n'importe  ;  je  désire  seulement  que  tu  n'en 
parles  pas  à  madame  Thomières,  pour  ne  pas  l'a- 
larmer... Quant  à  toi  ,  je  suis  sûre  de  ton  appui; 
n'est-ce  pas  que  tu  ne  me  quitteras  jamais  ? 

—  Oh!  jamais!  s'écria  Albert  en  m'embras- 
sant  avec  émotion...  J'ai  juré  à  notre  père  mou- 
rant de  le  remplacer  près  de  toi...  Jusqu'au  mo- 
ment où  je  t'ai  remise  aux  soins  d'un  autre,  j'ai 
rempli  ma  mission  ;  il  n'existe  plus,  et  je  suis  de 
nouveau  ton  père  et  celui  de  tes  enfans!...  Au 
reste  ,  Napoléon  était  auprès  du  lit  de  mort  de 
mon  père,  poursuivit  Albert,  et  il  connaît  la 
sainteté  de  mes  devoirs  envers  toi... 

La  journée  se  passa  en  préparatifs,  car  j'étais 
encore  si  faible,  qu'il  me  fallut  faire  la  route 
presque  toujours  couchée  dans  ma  voiture...  Elle 
fut  pénible  ,  et  j'étais  fort  souffrante  en  arrivant 

I  Pourquoi  l'empereur  ne  me  l'auraitil  pas  dit  à  moi- 
même  en  me  renvoyant  la  lettre  deJunot,  comme  je  l'ai 
déjà  observé? 


*1Ô  MÉMOIRES 

k  Versailles,  ou  je  descendis  chez  Raimbault.  La 
m'attendait  une  nouvelle  douleur  et  pourtant  une 
consolation...  J'avais  écrit  à  madame  Lallemand 
de  m'amener  mes  enfansà  Versailles  ;  je  désirais 
avoir  là  une  dernière  certitude  de  ce  que  je 
soupçonnais,  et  comme  je  ne  voulais  pas  braver 
ouvertement  l'empereur  en  rentrant  dans  mou 
nôtel  en  plein  jour,  je  devais  attendre  le  soir 
à  Versailles,  et  mes  enfans  restaient  pendant  ce 
temps  auprès  de  moi... 

Mais  lorsique  je  fus  entourée  de  ces  clières  créa- 
tures, revêtues  de  leur  deuil  paternel...  lorsque 
je  vis  mon  Alfred  ,  encore  aux  bras  de  sa  nour- 
rice ,  et  déjà  sous  le  poids  d'une  perte  aussi  im- 
mense que  celle  d'un  père...  alors  je  retombai 
sans  force  au  milieu  d'eux...  je  ne  pus  que  pleu- 
rer en  les  serrant  bien  fort  contre  mon  pauvre 
cœur  brisé...  C'est  pour  ces  souffrances-là  qu'on 
est  sans  courage  !...  Mais  il  est  impossible  de  rap- 
peler de  tels  souvenirs...  il  faut  les  couvrir  d'un 
voile,  et  les  laisser  religieusement  dans  l'àme,  où 
Ils  vivront  toujours  comme  leur  objet... 

je  partis  à  sept  heures  du  soir  de  Versailles ,  le 
17  septembre  181 5,  et  j'arrivai  à  neuf  heures 
chez  moi ,  dans  mon  hôtel  de  la  rue  des  Champs- 
Elysées...  Là  devait  m'étre  offerte  unfe  dé  ces 
consolations  qui  vont  à  l'àme,  parce  qu'elles 
Vous  prouvent  que  vous  méritez  d'être  aimée 


*£    LA    DUCHESSE    D  A.BRANTÈS.  5ll 

puisque  l'amitié  vous  donne  son  appui  au  mo- 
ment du  malheur. ..Je  trouvai  chez  moi  une  foule, 
je  puis  le  dire,  d'amis  dévoués  qui  ne  craignaient 
pas  de  me  donner  des  témoignages  publics  de 
leur  attachement.  C'étaient  M.  de  Montbreton, 
M.  Decazes  ',  INI.  Alphonse  Perregaux  ,  M.  de 
Forbin  ,  jM.  de  Courtomer,  M.  de  Brigode , 
M.  Mdlin...  madame  la  marquise  de  Brehan,  son 
mari ,  M.  de  Cherval,  mes  oncles,  MM.  de  Cora- 
nène,  M.  Suchet ,  madame  Mortières  %  et  puis 
ma  Caroline,  et  ma  bonne  Agathe...  mon  frère  !... 
Quand  je  descendis  de  voiture  et  que  je  me  vis 
entourée  de  toute  cette  troupe  anûe  qui  voulait 
m'épargner  le  premier  moment  du  retour  dans 
cette  maison  ,  où  je  rentrais  furtivement  pour 
la  première  fois  après  la  mort  de  son  maî- 
tre, je  ne  pus  retenir  mes  larmes  !...  mais  ils 
avaient  jugé  avec  leur  cœur...  il  n'y  avait  rien 
d'amer  dans  ces  larmes-là...  ils  m'avaient  sau- 
vée de  Timpressiou  terrible  du  premier  moment. 
M.  de  JMontbreton  qui  m'avait  connue  enfant, 
et  dont  l'amitié  pour  ma  mère  était  venue  se  re- 
verser sur  moi  ,  ne  pouvait  contenir  son  indi- 
gnation ;  il  kl  manifestait  hautement ,  ainsi  que 
ce  bon  M.  de  Courtomer,  dont  la  franche  amitié 

»  Depuis  ,  le  duc  Decâzes. 

•  Depuis  baronne  de  JMontgarde'...  elle  était  alors  vetiV* 
du  général  Laplanche  Mortières ,  et  logeait  chez  moi... 


3l2  MEMOIRES 

me  promettait  im  appui  certain ,  si  je  devais 
arriver  à  en  avoir  besoin.  Tous  m'offrirent  leurs 
services;  et  jugeant  que  je  devais  être  fatiguée, 
ils  me  laissèrent  la  liberté  de  me  coucher;  il 
était  alors  dix  heures  et  demie  du  soir.  Le  suisse 
venait  de  fermer  la  grande  porte  de  l'hôtel  , 
lorsque  j'entendis  frapper  fortement.  La  porte 
s'ouvrit  aussitôt  ;  une  voilure  entra  rapidement 
sous  la  voûte  ,  et  une  minute  après  mon  valet 
de  chambre  annonça  M-  le  duc  de  Rovigo. 
Il  paraissait  furieux. 

—  Comment  !  s'écria-t-il ,  vous  osez  revenir 
dans  votre  maison,  après  ce  que  je  vous  ai  fait  dire! 
Et  que  va  penser  l'empereur  de  la  manière  dont  je 
fais  mon  devoir?...  Comment,  vous  êtes  ici!., 
mais  vous  n'écoutez  donc  aucune  voix?... 

Je  le  regardais  avec  calme  ,  car  je  n'éprouvais 
dans  le  fait  aucune  colère  dans  ce  moment-là... 
cependant  j'avais  de  l'impatience,  parceque  à  cinq 
heures  il  avait  dû  recevoir  une  lettre  de  moi, 
dans  laquelle  je  le  prévenais  de  mon  intention 
de  revenir  chez  moi  '.  Je  n'entrais  du  reste  dans 
aucun  détail;  mais  je  lui  avais  écrit,  et  son  si- 
lence était ,  ou  bien  une  approbation  ,  ou  Yim- 

1  M  Fissent  avait  été  le  prévenir,  et  -il  avait  paru  tr^s 
contrarie' j  mais  il  n'avait  rien  dit.  C'était  donc  une  comé- 
die que  cette  grande  colère? 


DE    LA    DUCHESSE    D  AiJKAWTÈS.  OlO 

possibilité  du  blâme,  moi  étant  auprès  de   mes 
amis  et  pouvant  parler  fort  et  haut... 

—  Monsieur  le  duc,  lui  dis-je,  je  suis  revenue 
dans  ma  maison,  parce  que  ma  place  est  auprès 
de  mes  enfans ,  dont  je  suis  tutrice  légale  et 
naturelle...  j'ai  ensuite  des  intérêts  personnels 
auxquels  je  dois  veiller...  et  puis  voulez-vous 
bien  me  dire  où  vous  voulez  que  j'aille?... 
Dans   une  terre  ?. ..  je  n'en  ai  pas... 

—  Il  fallait  aller  en  Bourgogne...  à  Montbard, 
par  exemple...  vous  y  avez  une  maison...  ce 
n'est  pas  une  terre...  mais,  écoutez  donc,  le  temps 
de  la  vanité  est  passé. 

En  écoutant  cet  homme  ,  il  me  vint  comme 
un  frisson  de  mort  qui  parcourut  tout  mon 
corps  !...  Montbard  !...  un  lieu  que  je  ne  pou- 
vais désormais  entendre  nommer  sans  épouvante, 
il  me  parlait  d'aller  l'habiter  !...  d'aller  loger, 
dormir...  vivre  !  dans  la  maison  où  venaient  de 
se  passer  toutes  les  scènes  tragiques  de  la  mort 
de  Junot!...  Je  ne  pus  retenir  un  cri  d'horreur... 
— Que  voulez-vous  de  moi?  lui  criai-je  presque 
en  délire...  qu'étes-vous  venu  chercher  dans 
cette  maison?...  je  ne  suis  pas  condamnée  à 
vous  voir,  et  surtout  à  entendre  des  paroles 
cruelles!...  je  vous  prie  de  me  laisser... 

—  Et  moi,  me  dit-il  avec  une  voix  tremblante 


3l4  MÉMOIRES 

décolère,  je  suis  venu  ici  pour  vous  demander 
compte  de  votre  désobéissance  aux  ordres  de 
l'empereur  !...  Pourquoi  étes-vous  ici? 

—  Je  vous  l'ai  dit... 

Maintenant,  Savary  ,  écoutez -moi  à  voire 
tour...  écoutez  ma  pensée  tout  entière...  je  ne 
crois  pas  que  l'empereur  m'ait  exilée... 

—  Comment!  s'écria-t-il  d'un  ton  furieux...  j'en 
aurais  donc  menti  !... 

—  Répondez-moi  avec  calme...  comme  je 
vous  parle...  Je  vous  dis  que  je  ne  crois  pas  que 
l'empereur  m'ait  exilée...  s'il  l'a  fait,  j'en  suis 
fâchée  pour  lui...  Quel  motif  peut-il  alléguer 
contre  moi  ?...  Ceux  qui  me  seraient  person- 
nels seraient  plus  qu'absurdes  ;  ceux  qui  tien- 
draient à  la  politique  ,  dont  jamais  je  ne  me 
suis  mêlée ,  le  seraient  encore  plus...  Si  l'empe- 
reur à  pu  s'oublier  en  effet  à  ce  point ,  c'est 
qu'il  est  depuis  long-temps  aigri  contre  moi  et 
contre  Junot  par  des  rapports  ennemis...  Eh 
bien  j  écoutez  à  votre  tour  ce  que  je  vous  prie 
de  faire  Savoir  à  l'empereur;  car  jamais  je  ne  lui 
adresserai  une  prière ,  ni  pour  moi  ni  pour  mes 
efafans....  Je  suis  la  veuve  de  Junot...  de  l'homme 
qui  l'a  secouru  de  ses  faibles  moyens  lorsqu'il 
était  à  Paris,  sans  emploi  et  souvent  sans  pain!.. 
Je  suis  la  fille  de  la  femme  qui  prit  soin  de  sa 


DE    LA    ULCUESSE    d'aBRANTÈS.  5i5 

jeunesse,  presque  de  son  enfance...  maintenant, 
monsieur  le  duc,  cette  veuve  est  dans  le  seul 
asyle  qui  soit  convenable  pour  elle...  dans  sa 
maison...  elle  n'en  sortira  pas... 

Savary  me  regarda  avec  des  yeux  tout-à-fait 
étonnés...  Mais  reprenant  bientôt  son  caractère 
rude  et  cassant  : 

—  Oh!  oh  î  dit-il  en  me  toisant  avec  une  expres- 
sion qui  aurait  provoqué  un  homme  à  une 
action  de  fait...  Oh  !  oh  !  les  linottes  commencent 
à  chanter  !  on  voit  bien  que  le  maître  est  loin.^ 
mais  je  suis  ici ,  moi ,  et  nous  verrons  !... 

—  Monsieur  le  duc,  lui  dis-je  en  me  levant^  je 
vous  prie  de  me  laisser  libre  de  me  coucher... 
si  vous  voulez  me  faire  arrêter  ,  vous  savez  où  je 
suis...  seulement  je  vous  préviens  d'une  chose.« 
c'est  que  je  ne  sortirai  pas  d'ici  volontaire- 
ment... il  n'y  aura  que  la  force  et  la  violence  qui 
pourront  m'en  arracher...  Je  m'attacherai  à  tous 
les  meubles  de  cette  chambre...  j'appellerai  Dieu 
et  les  hommes  à  mon  secours...  et  mes  cris  ap- 
prendront aux  Parisiens  que  la  veuve  deJunot 
est  enlevée  de  sa  maison  pardes  gendarmes  pour 
offrir  au  moins  une  victime  à  celui  qui  ne  peut 
plus  soumettre  les  nations... 

—  Mais  vous  êtes  un  démon  !   s'écria  Savary... 
qui  se  serait  jamais  douté  d'un  pareil  caractère  I.i 


5l6  3IÉM0111ES 

Je  souris  avec  amertume... 

—  Il  faut  en  faire  autant  pour  le  comprendre , 
lui  dis-je  en  le  toisant  à  mon  tour...  Cela  vous 
apprend  que  tout  le  monde  7je  se  laisse  pas  ar- 
rêter sans  se  défendre. 

J'avais  attaqué  le  côté  vulnérable...  et  je  le 
savais  ;  le  duc  ne  répondit  rien  ,  et  puis  il  ajouta 
avec  une  sotte  de  douceur  apparente  : 

—  J'aimais  Junot...  il  ne  m  aimait  pas...  je  ne 
sais  pas  pourquoi...  j'ai  de  l'amitié  pour  vous... 
je  veux  vous  le  prouver  ,  et  vous  vous  emportez 
comme  une  folle... 

Il  ne  disait  pas  la  vérité;  car  jamais  je  n'avais 
été  plus  calme  dans  mes  paroles...  l'orage  qui 
me  grondait  dans  l'âme  était  tout  entier  dans 
moi...  j'affectais  au  contraire  une  tranquillité  et 
une  assurance  parfaite... 
— Finissons  cettescène,  dis-je  auducdeRovigo... 
elle  est  trop  sérieuse  dans  son  objet  pour  la  ter- 
miner par  une  comédie...  ce  serait  en  jouer  une 
que  de  vouloir  me  persuader  que  vous  aimiez 
l'infortuné  que  vous  avez  poursuivi  pendant  sa 
vie  avec  une  sorte  d'acharnement...  Cependant, 
si  vous  dites  vrai ,  que  Dieu  vous  pardonne 
le  mal  involontaire  que  vous  lui  avez  fait.. 
Maintenant  laissez-moi ,  je  vous  prie...  je  ne 
changerai  pas  de  sentiment,  vous  connaissez  ma 


OF    LA     DLCHF.SSK    D'ABR\îfTK&.  31^ 

pensée...  c'est  à  vous  d'éviter  ou  d'amener  un 
éclat...  Je  ne  le  chercherai  pas. 

—  Écrivez  à  l'empereur. 

—  Non... 

—  Pourquoi?... 

—  Parce  que  je  ne  le  veux  pas. 

—  Mais  vous  avez  une  raison  ? 

—  Sans  doute,  et  je  vais  vous  la  dire...  Pour 
écrire  à  l'empereur  il  me  faudrait  le  faire  en  sup- 
pliante... C'est  un  rùle  que  la  veuve  de  Junotne 
prendra  jamais  vis-à-vis  de  celui  qu'elle  regarde 
comme  l'auteur  de  la  mort  de  son  mari,  du  père 
de  ses  enfans...  La  mort  de  Junot  germait  de- 
puis bien  des  mois  dans  sa  pauvre  âme  souf- 
frante...  La  défense  de  l'amener  à  Paris  pour  l'y 
faire  soigner  par  les  premiers  hommes  de  l'art  a 
mis  le  comble  à  tout  ce  qui  avait  été  préparé. . . 
Il  me  serait  impossible  d'avoir  à  présent  le  moin- 
dre rapport  avec  l'empereur. . .  Ce  qu'il  fait  pour 
moi,  si  vous  me  dites  vrai,  me  donne  encore  plus 
de  force  pour  soutenir  cette  résolution...  Je  ne  le 
braverai  pas  ouvertement. . .  je  respecterai  en  lui 
l'objet  du  culte  le  plus  sacré  de  Junot...  j'obéi- 
rai à  sa  voix  en  le  traitant  toujours  avec  le  même 
respect  que  s'il  vivait. .  .mais  je  résisterai  à  l'op- 
pression injuste  si  elle  veut  s'essayer  sur  moi... 
Voilà  ma  détermination. 


5l8  MFMOIRES 

—  Mais  en  agissant  ainsi ,  vous  empêcherez 
Tempereur  de  faire  pour  vous  ce  qu'il  voudrait 
peut-être  faire. 

— L'empereur  sait  fort  bien  que  Jiinot  ne  laisse 
AUCUNE  FORTUNE...  il  Sait  quc  les  dettes  de  sa 
succession  absorbent  le  faible  actif  qui  existe... 
lisait  que  j'ai  quatre  eiifans,  dont  deux  sont 
ses  filleuls. . .  il  sait  que  de  tous  les  ducs  Junot 
était  le  moins  richement  doté. . .  il  sait  tout 
cela...  S'il  ne  veut  rien  faire  pour  mes  enfans,  il 
est  le  maître. . .  quant  à  moi ,  je  ne  lui  demande 
RIEN...  J'ai  ma  dot,  mou  douaire...  le  cin- 
quième du  majorât  de  mon  fils...  avec  ces  res- 
sources, je  puis  ne  pas  m'abaissera  la  prière. .. 
Mais  mes  enfans ,  les  enlans  de  Junot...  il  est  de 
son  devoir  de  remplacer  leur  père  auprès  d'eux. . . 
Il  peut  ne  pas  m'aimer  pour  la  constante  opposi- 
tion qu'il  a  trouvée  en  moi  toutes  les  fois  que 
ma  conscience  s'opposait  à  ce  que  je  lui  obéisse. . . 
mais,  je  le  répète,  les  enfans  de  Junot  sont  main- 
tenant les  siens,  et  il  est  de  son  devoir  de  s'oc- 
cuper de  leur  sort,  ..Je  ne  présume  pas  que  les 
contes  bleus  qui  ont  été  faits  au  retour  de  Junot, 
après  la  campagne  de  Portugal ,  soient  encore 
accrédités  auprès  de  l'empereur...  Si  cela  était, 
je  me  propose  de  lui  faire  parvenir  la  vérité. . . 
Vous  la  certifierez,   car  nous  avez  vu  le  pre- 


IJE    LA    DtJCETESSE    d'abrANTÈS.  JIO 

mier  l'intérieur  du  coffre  secret  de  Junot ,  puis- 
que vous  l'avez  ouvert  en  mon  absence. 

—  Ah  !  ah!  on  m'a  dit  que  vous  étiez  furieuse 
contre  moi  à  propos  de  la  brisure  des  scellés!... 
Pardieu  !  vous  êtes  bien  enfant  ! . . .  Comment  ne 
savez-vous  pas  que  devant  la  volonté  de  l'empe- 
reur y'flmatsytf  ne  fléchis  moi...  et  que  rien  ne 
m'arrête! 

Je  frissonnai  en  songeant  qu'un  jour  je  lui 
entendis  dire  : 

—  Si  l'empereur  m'ordonnait  de  tuer  mon 
père,  je  le  tuerais!!... 

En  ce  moment,  j'étais  accablée...  Cette  journée 
avait  été  terrible  pour  moi...  Quelque  force  mo- 
rale qu'on  ait  au  cœur,  la  force  physique  fléchit 
sous  une  continuité  de  douleurs  trop  prolon- 
gées... Cependant  je  ne  voulais  pas  demander 
grâce  à  cet  homme  sans  pitié ,  qui  se  riait  en  me 
voyant  me  débattre  sous  la  serre  de  la  souffrance, 
et  qui  semblait  calculer  combien  de  temps  je 
pourrais  porter  le  fardeau...  Enfin,  minuit 
sonna  à  la  pendule  d^^  la  pièce  dans  laquelle 
nous  étions. . .  Il  se  leva ,  et  s'approchant  de  moi , 
■il  me  prit  les  deux  mains  et  me  dit  : 

—  Je  ne  puis  m'erapècher  de  rendre  compte 
de  ce  que  vous  avez  fait,  à  l'empereur...  et  je  ne 
sais  trop  ce  qui  en  arrivera... 


02O  ]MEMOiRFS 

—  Je  VOUS  prie  de  ne  jDas  oublier  surtout ,  lui 
dis-je  avec  fermeté,  car  il  me  rendait  toute  ma 
colère...  je  vous  prie  de  ne  pas  oublier  ce  que 
je  vous  ai ,  moi,  spécialement  chargé  de  lui  dire. 

—  Quelle  tête  vous  avez,  mon  Dieu!  s'écria- 
t-il...  au  lieu  de  prier,  vous  commandez!...  en 
vérité _>  c'est  inconcevable! . . .  Réfléchissez  avant 
que  j'écrive  à  Berlin  '    .. 

—  Vous  me  connaissez  mal ,  Savary...  Si  je 
réfléchis  sur  ce  que  j'ai  à  faire  dans  ime  circon- 
stance aussi  importante  que  celle  où  je  me 
trouve...  c*e  ne  sera  que  pour  m'y  confirmer... 
Voilà  mon  dernier  mot. . . 

Il  me  regarda...  voulut  me  parler  et  se  re- 
tint... puis  il  me  dit: 

—  Vous  n'avez  donc  pas  lu  la  lettre  de  Junot 
que  l'empereur  vous  a  renvoyée?...  Savez-vous 
bien  que  cette  lettre-là  lui  a  donné  de  l'humeur 
contre  lui,  et  que  votre  conduite  en  ce  moment 
achèvera  de  l'irriter! ... 

—  Oh!  qui  peut  dire  ce  que  j'éprouvai  dans 
ce  moment!...  ce  ne  fut  pas  de  la  colère.. .  delà 
fureur...  je  ne  sais  ce  qui  se  passa  en  moi... 
mais  je  compris  dans  cet  instant  comment  un 

•  On  croyait  ici  que  l'empereur  avait  ete'  à  Berlin.  Ce  fut 
le  mouvement  sur  Dresde  conseille  par  Moreau  qui  l'en  em- 
pêcha. 


OK  LA  DUCHESSE  D  ABRANTÈS.       D2I 

homme  peut  vouloir  du  sang  pour  éteindre  une 
injure!...    Eh   quoiî...    me    rappeler  à    moi, 
veuve  encore  revêtue  du  voile  noir  sous  lequel 
se  cache  la  première  douleur. . .  à  moi  ,  veuve  par 
un  si  cruel   et  si    tragique  malheur,   venir   me 
braver  dans   mon  affliction ,  pour  me  rappeler 
que  mon  mari  était  mort  victime  d'une  affreuse 
injustice...  d'un  égoïsme  révoltant...  et  comment 
me  présenter  cette  insulte,  en  prenant  pour  sujet 
ce  qui  devait  être  pour  tout  être  humain  une 
chose  aussi  sacrée  que  touchante  I... 

Enfin,  il  partit'....  et  je  pus  demeurer  en  li- 
berté, et  seule  avec  mon  malheur  et  mes  dan- 
gers... 

Cette  lettre  de  Junot  à  l'empereur,  dont  le 
duc  de  Rovigo  venait  de  me  parler,  et  que  Na- 
poléon m'avait  renvoyée  par  lui ,  est  à  la  fois  un 
monument  historique  et  un  monument  de  l'at- 
tachement le  plus  touchant.  L'infortuné  la  lui 
écrivit  au  moment  où  la  fièvre  cérébrale  '  sous 
laquelle  il  a  succombé  faute  de  soins  et  de  secours 

•  C'était  en  effet  une  fièvre  cérébrale...  il  n'eut  jamais 
autre  chose.  .  .  II  avait  la  lête  couverte  de  blessures,  et  la 
dernière  ,  qu'il  reçut  en  Espagne  ,  compléta  ce  qui  elait  pour 
lui  un  danger  permanent.  ..  Le  froid  qu'il  éprouva  dans  la 
retraite  de  Russie  ,  et  la  chaleur  brûlante  et  immédiate  de 
riliyrie,  ont  fait  d'abord  le  mal.  .  le  défaut  de  soins  l'a 
complète'  ! .  .  . 

XYl.  21 


022  MEMOIRES 

de  gens  habiles ,  venait  de  le  surprendre.  Sa  rai- 
son tout-à-fait  altérée  ne  le  fut  jamais  pour  l'ob- 
jet de  son  culte...  Il  voyait  Napoléon  comme  un 
dieu...  et  pourtant  il  était  fatigué  de  cette  guerre 
éternelle...  et  dans  ce  moment  solennel  où  l'âme 
se  montrait  sans  voile,  il  est  remarquable  de 
lire  ce  qui  s'y  passait  à  l'époque  où  le  bou- 
leversement de  tout  ce  qu'avait  établi  l'empe- 
reur menaçait  de  s'opérer... 

Cette  lettre,  dont  je  retranche  seulement 
quelques  incohérences,  est  une  des  choses  les 
plus  remarquables,  peut-être,  qu'on  puisse  voir 
pour  l'esprit  du  temps...  Elle  montre  comment 
celui  qui  aimait  Napoléon  comme  il  aimait  Dieu, 
lui  révélait,  au  jour  de  la  vérité,  sa  pensée  tout 
entière'....  Ce  qu'elle  renfermait,  au  reste,  c'était 
la  volonté  de  tous,  mais  ils  n'osaient  pas  la 
mettre  ainsi  au  jour...  Lui-même,  le  malheureux, 
l'aurait  toujours  cachée,  si  le  mal  terrible  qui  le 
terrassait  n'avait  ôlé  toute  entrave  entre  sa  pa- 
role et  sa  pensée...  Ainsi  donc  il  disait  à  l'empe- 
reur : 

«  Moi  qui  vous  aime  avec  l'adoration  du  sau- 
vage pour  le  soleil...  moi  qui  suis  tout  a  vous... 
£h  bien!  c«^tte  guerre  éUrneile  qu'il  faut  faire 
pour  vous, JE  n'en  vï:ux  plus!...  je  vf.ux  la  paix  Î... 
Je  veux  reposer  enfin  ma  téie  fatiguée,  mes  mena- 


DE    LA    DUtnESSfi    d'aBRANTÈS.  SsS 

bres  endoloris,  dans  ma  maison,  au  milieu  de  ma 
famille,  de  mes  enfans",  avoir  leurs  soins...  ne 
leur  être  plus  étranger...  Je  veux,  enfin,  jouir 
de  ce  que  j'ai  acheté  avec  un  trésor  plus  précieux 
que  les  trésors  de  l'Inde...  avec  mon  saing!...  le 
sang  d'un  honnête  homme,  d'un  bon  Français... 
d'un  vrai  patriote. . .  Eh  bien  !  je  demande ,  enfin , 
la  tranquillité,  acquise  par  vingt-deux  années 
de  services  effectifs  et  dix-sept  blessures  par  où 
mon  sang  s'est  échappé,  pour  ma  patrie  d'a- 
bord ,  et  puis  pour  votre  gloire...  » 

Voilà  h  traduction  de  cette  lettre  de  Junot  à 
l'empereur,  voilà  ce  qu'il  voulait  lui  dire  et  ce 
que  Napoléon  a  parfaitement  compris...  et  ce 
qui  ne  pouvait  liniter  cependant,  ainsi  que  me 
le  disait  le  duc  de  Rovigo...  Si  pourtant  cette 
Jettre  produisit  un  tel  effet,  alors  je  serais  forcée 
de  voir  en  lui  un  homme  incomplet ,  surtout  en 
ce  qui  tient  aux  grands  ressorts  de  lame...  Mais 
il  faut  laisser  ce  qui  concerne  mes  intérêts  per- 
sonnels pour  reprendre  le  cours  des  évènemens 
publics. 


J2H  MI-IVOIRES 


CHAPITRE  XI. 


Nouvelles  d'Espagne. — Mouvement  de  troupes. — Exigences. 
— Traité  d'alliance  avec  le  Danemarck. — Congrès  de  Prague. 
— Noblesse  d'àme. — Vanité. — Conséquences  qui  seraient 
résultées  de  lunion  de  la  France  à  l'Autriche. — Proposi- 
tions secrètes.  —  Quelles  étaient  celles  garanties  par  l'Au- 
triche. —  Paix  générale.  —  Confédération  du  Rhin.  — 
Mort  à  Napoléon.  —  Piage.  —  Colère  insensée.  —  Malheur 
commun.  — Rupture  de  l'armistice.  —  Les  tiansfuges.  — 
Loyauté.  — Caractère  de  l'historien. —  Le  prince  Schwart- 
zenberg.  —  Obstination. —  Goldberg. — Dresde. —  Course. 
4,000  morts. — 17,000  prisonniers,  et  14,000  autres  tués  ou 
Ijlessés. — Justice. —  Sentence  exécutée. ^ — Le  nouveau  Co- 
riolan. — Confiance  en  la  destinée. — Revers. — Pacte  rompu. 
—  L'amiral  Benlinck.  — Reddition  de  Saint-Sébastien. — 
Nouveau  traité  de  Tœplilz. —  Ennemi  commun. — Perte  de 
la  batajile  cleKatzbach.  — Vrojctde  visite  à  Vandamme. — 
Interbogt.  — Fureur  de  la  guerre.  — Proclamation. — Wel- 
lington passe  la  Bidassoa. — Maximilien  de  Bavière. 

Les  nouvelles  d'Espagne  étaient  bien  alar- 
lïiantes  dans  les  lettres  parficulièi'es...  Je  prenais 
un  intérêt  puissant  à  cette  guerre ,  parce  que 
j'aimais  l'Espagne  et  que  j'avais  vu  de  près, 
pendant  plusieurs  années,  la  grandetir  d'âme 
des  Espagnols  repoussant  une  injuste  invasion. 
Je  ne  formais,  sans  doute,  pas  de  vœux  contre 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABKAiSTES.  02;> 

mes  compatriotes ,  mais  j'en  faisais  d'ardens  pour 
que  l'empereur  ouvrît  enfin  les  yeux,  et  revînt 
à  une  résolution  sage  et  bien  nécessaire  dans  le 
danger  qui  nous  menaçait  de  tontes  paris... 
Mais,  bien  lom  de  là,  il  maintint  toujours  la 
guerre  dans  la  Péninsule,  et  se  contenta  dV  ren- 
voyer le  maréchal  Souit,  ainsi  que  je  l'ai  dit 
plus  haiit  ;  de  plus,  il  lui  prit  en  même  temps 
douze  mille  hommes  de  la  garde  et  près  de 
quarante  mille  hommes  de  vieilles  troupes... 
C'était  dépeupler  l'armée  d'Espagne...  Mais  une 
chose  remarquable  dans  Napoléon ,  et  qu'il 
m'est  impossible  d'expliquer,  parce  qu'elle  con- 
trarie ce  qu'il  voulait  faire  pour  sa  propre 
gloire...  c'est  qu'il  exigeait  de  ses  généraux,  de 
ses  maréchaux,  les  mêmes  succès  avec  de  jeunes 
conscrits  qu'avec  de  vieux  soldats...  Il  en  serait 
arrivé,  Dieu  me  pardonne!  à  leur  demander  de 
vaincre  même  sans  troupes...  Le  résultat  de  cette 
manœuvre  de  soldats  retirés  de  la  Péninsule, 
fut  de  faire  venir  le  maréchal  Suchet  de  Va- 
lence sur  l'Ebre...  Pendant  ce  temps-là,  nous 
signions  un  traité  d'alliance  et  de  garantie  réci- 
proque avec  le  Danemarck,  et  le  congrès  de 
Prague  faisait  son  ouverture,  retardée  exprès  par 
Napoléon ,  qui  empêchait  le  départ  de  M.  de  Cau- 
laincourt...   et   M.  de  Narbonne   uj'écrivit   de 


326  MEMOIRES 

Vienne  :  «  Rappelez-vous  ce  que  Je  vous  ai  dit  !...  • 
Je  connais  tellement  tous  les  personnages  qui 
ont  figuré  clans  ce  drame  important  du  congrès 
de  Prague,  que  je  ne  puis  m'empécher  de  parler 
de  ce  fait  avec  quelques  détails...  Ce  fut  là  que 
se  décidèrent  les  destinées  de  l'Europe,  et  que 
l'emperereur  Napoléon  a  perdu  la  partie  qti'il 
jouait  contre  tous  les  rois;  mais  par  sa  faute... 
SA  FAUTE  UNIQUE...  Une  dcs  raisons  qui  ont  le  plus 
contribué  à  cette  faute,  c'est  la  fausse  idée  que 
Napoléon  eut  de  M.  de  Metlernicli...  J'ai  moi- 
même  entendu  cette  opinion  en  causant  avec 
lui...  Plus  tard,  peut-être,  il  en  est  revenu... 
mais  l'âme  noble  et  ficre  de  M.  de  Metternich, 
l'une  des  plus  belles  que  je  connaisse  ,  l'une  des 
meilleures  comme  bonté  et  bonté  raisonnéCi 
cette  âme  était  enfin  ulcérée...  H  ne  se  vengeqi 
pas,  comme  tant  de  gens  veulent  bien  le  dire, 
parce   qu'ils  seraient  capables  de  le  faire,  mai? 
il  laissa  aller  les  choses  comme  Dieu  les  avait 
marquées.  Je  crois  pouvoir  répondre  qu'il  en  fut 
jn^lheureux  ,  car,  je  le  répète  ,  M.  de  Metternich 
iÇSit  upe  noble  et  généreuse  créature... 

Comment  Napoléon  n'a-t-il  pas  voulu  vq|^ 
que  dans  les  conjonctures  où  se  trouvait  l'Eu- 
rope, telle  était  sa  situation  politique,  qu'il 
Çlait  positif  qwe  les  trois  puissances  du  Nor(l 


DE  LA  DUCHESSE  D  ABRÀNTES.      027 

seraient  contraintes  à  la  retraite,  si  l'Autriche 
s'unissait  à  la  France  ;  de  cette  union  dépendait 
toute  la  force  de  Napoléon.  Sa  vanité  s'est  con- 
stamment refusée  à  le  voir,  et  malheureusement 
le  fait  était  trop  évident  pour  que,  même  aujour- 
d'hui ,  on  ne  le  retrouve  pas  dans  toute  sa  posi' 
tivité...  Il  y  a  pkis  :  la  neutralité  de  l'Autriche 
produisait  elle  seule  cet  immense  résultat...  Elle 
fui  long-temps  à  se  déclarer   contre   nous...  Ce 
ne  fut  que  la  veille  même  de  l'arrivée  de  M.  de 
Yicence  à  Prague,  que  le  traité  d'adhésion  fut 
signé  par  l'Autriche'!...  Le  traité  fut  signé  1627 
juUlet  ;  le  duc  de  Yicence  se  présenta,  je  crois, 
ofticiellement  au  congrès  le  28.  On  répondit  à  ses 
retards  par  des  chicanes  sur  ses  pouvoirs...  On 
lui  refusa  son  admission  officielle,  et  le  congrès 
se  sépara...  L'armistice  devait  se  prolonger  jus- 
qu'au 10  août...  Trois  jours  avant ,  le  duc  de  Vi- 
cence    fit  à  M.  de  INIetternich    des  ouvertures 
assez  importantes  pour  attirer  toute  l'attention 
d'un  homme  qui  avait  alors  vraiment  le  désir 
d'une  pacification  générale.  Ces  ouvertures  con-e 
sistaient  dans  la  demande  de  ce  que  ferait  l'Au- 
triche pour  maintenir  l'alliance  que  l'empereur 

,  On  a  parlé  du  traité  conditionnel  de  Reichenbach. . . 
Hiîn  n'était  moins  engageant  pour  rAulriche.  . .  surtout  si 
«Seavaitoulapiix  de  l'Europe  à  assurer. 


5^8  ai  ÉMOI  ai  s 

Napoléon  ferait  avec  le  Nord...  Cette  demande 
était  faite  sous  le  sceau  d'un  secret  tellement  im- 
portant, que  l'empereur  Napoléon  exigea  que 
son  ambassadeur  auprès  de  la  cour  de  Vienne,  le 
comte  Louis  de  Narbonne  ^  ne  fût  pas  initié  à  cette 
négociation  secrète.  M.  de  Metternich  accéda  à 
cette  demande,  mais  bien  malgré  lui...  Il  aimait 
et  estimait  M.  de  Narbonne,  et  il  lui  semblait 
que  la  confiance  qu'un  souverain  met  dans  un 
ambassadeur  ne  doit  pas  avoir  de  limites. .  .Quant 
à  lui,  fidèle  à  ce  qu'il  avait  promis,  il  ne  parla 
de  ce  que  lui  avait  communiqué  le  duc  de  Yicence 
qu'à  l'empereur  François...  Celui-ci,  tout  heu- 
renx  de  voir  enfin  finir  la  guerre  ,  ordonna  à 
M.  de  Metternich  de  répondre  par  l'assurance 
que  l'Autriche  ne  soutiendrait  que  les  conditions 
les  plus  honorables  pour  la  France;  je  puis  cer- 
tifier  ce  fait. 

Cependant  les  heures  s'écoulaient...  Napoléon 
en  était  venu  à  ce  point,  de  regarder  un  jour 
comme  une  année  dans  le  sort  de  la  France  !... 
Le  temps  pressait  ;  les  paroles  portées  par  le  duc 
de  Vicence  l'avaient  été  le  6  août...  le  7  et  le  8 
s'étaient  passés  à  discuter  les  propositions  de 
l'Autriche,  qui,  je  le  répète,  étaient  des  plus 
honorables...  Ce  n'est  pas  alors  que  je  reproche 
rien"à  l'Autriche...  elle  s'est  dignement  conduite 


DE    LA    DUCtiESSE    d'aBRANTÈS.  329 

jusqu'au  jour  où  elle  est  venue  mettre  un  poids 
dans  la  balance  qui  contenait  la  destinée  de  mal- 
heur de  Napoléon. 

Le  8  août,  Napoléon  renvoya  d'autres  de- 
mandes à  l'empereur  François.. .  Il  fallut  de  nou- 
velles discussions...  Enfin  le  lo  août  arriva, 
parce  que  dans  sa  marche  immuable  le  temps 
n'arrête  jamais  l'aiguille  de  son  cadran...  L'ar- 
mistice fut  rompu ,  et  les  souverains  du  Nord  ,  la 
Suède,  la  Russie  et  la  Prusse,  signifièrent  à  la 
France  et  à  l'Autriche  qu'on  allait  reprendre 
les  armes...  Ce  fut  alors  que  l'on  dut  croire 
que  Nnpoléon  n'avait  voulu  que  gagner  le  temps 
qui  lui  était  nécessaire  pour  l'arrivée  de  ses 
troupes  et  de  sa  cavalerie. 

"N'oilà  quelles  étaient  les  propositions  garan- 
ties par  l'Autriche  : 

1°  La  paix  générale  pour  toute  l'Europe,  et 
les  conquêtes  de  la  république  conservées  à  la 
France... 

2°  Le  rétablissement  de  la  Prusse,  avec  une 
frontière  sur  l'Elbe... 

5°  L'Espagne  rendue  à  ses  souverains  légi- 
times... 

4°  La  Hollande  indépendante,  sous  un  roi 
nommé  par  Napoléon... 


55p  MEMOIRES 

^°  Les  provinces  111) Tiennes  et  le  Tyrol  ren*» 
dus  à  l'Autriche... 

6'  Lubeck  et  Hambourg  libres  et  indépen- 
dantes comme  elles  l'étaient. 

Quant  à  la  Confédéralion  du  Rhin  ' ,  il  avait 
été  question  de  la  détruire,  puis  delà  laisser... 
L'Italie  tout  entière  devait  demeurer  sous  la 
domination  directe  ou  indirecte  de  la  France... 
Nous  devenions  ainsi  une  rivale  dangereuse  pour 
l'Angleterre ,  avec  nos  ports  et  ceux  de  l'Italie, 
de  la  Belgique  et  de  la  Hollande  !...  Nous  repre- 
nions notre  force  dans  le  repos,  et  nous  avions 
enfin  ce  que  jamais  nous  n'aurions  osé  espérer... 
notre  gloire  sauve  et  un  avenir!... 

Napoléon  a  souvent  répété  que  les  souverains 
n'étaient  pas  de  bonne  foi!...  Qu'importe!...  au 
contraire,  même  !...  11  ne  pouvait  perdre  à  cette 
nouvelle  partie  où  les  cartes  s'offraient  si  belles  I... 
Ce  qu'il  devait  chercher,  c'était  le  temps  de  ré- 
parer ses  pertes...  de  refaire  ses  armées...  de. 
redevenir  lui-même,  enfin!...  Mais  il  n'a  rien 
écouté!...  rien  regardé...  Il  n'a  compté  aucune 
phalange  ennemie!...  Il  a  voulu  la  guerre!., 
toujours  la  guerre!..,  éternellement  la  guerre... 

•  II  y  eut  deux  projets  d'agités  dans  le  congrès. L'un  détrui- 
sait la  Confédératioa  rhénane  et  la  Médiation  suisse }  l'autre 
les  maintenait. 


DE    LA    DUCHESSE    D'ABRAMàs.  55 1 

la  guerre  jusqu'à  l'extermination  de  lui  et  dç 
tous  les  siens...  Il  l'a  voulue...  il  l'a  obtenue  !... 

Ce  n'était  pas  une  perfidie  ;  car  enfin  ,  son  en- 
jeu était  le  plus  précieux...  mais  chacun  le  viÇ 
ainsi  et  on  cria  à  la  trahison...  Alors  chacun  cou- 
rut aux  armes,  et  le  cri  de  guerre  fut:  Mort  à 
Napoléon!...  La  rage  se  mêla  à  la  politique.  Ce 
fut  une  guerre  presque  individuelle...  chacun 
s'injuriait,  quand  deux  honmies  de  nation  en- 
nemies se  trouvaient  ensemble...  Napoléon,  dan§ 
sa  colère  insensée  ,  cédait  lui-même  à  la  p|u§ 
basse  des  passions  ,  pourun  homme  comme  lui... 
C'était  une  vengeance  basée  sur  de  vieilles  ini- 
mitiés... là,  le  héros,  l'homme  unique,  Ihornrae 
aux  mille  coudées,  celui  dont  la  volonté  de  bronze 
s'unissait  aux  pensers  sublimes  d'un  Dieu,  eh 
bien  !  cet  hornme  redevenait  un  habitant  des 
montagnes  du  Liamone...  Je  me  sentais  plus  de 
grandeur  que  lui  dans  l'âme;  car  j'en  aurais  eu 
assez  pour  comprendre  que  là  il  y  avait  pour 
lui  un  piédestal  sur  lequel  il  montait  en  si- 
gnant ce  qu'on  lui  proposait...  On  devient  géant 
en  sacrifiant  sa  gloire  au  bonheur  d'autrui... 

^lais  il  ne  le  fit  pas,  et  son  malheur  et  le 
nôtre  furent  les  terribles  suites  dç  son  obsti- 
pation  !..  Ce  fut  alors  que  recommença  1^ 
guerre. ..  cette  guerre  qui  devait  en  être  une  d'ex- 


302  MÉMOlKtS 

termi nation  et  dont  le  premier  cri  fut  jeté  par 
Bernadette...  Ce  cri  fut  entendu  comme  un  si- 
gnal sinistre,  et  Moreau,  cet  autre  transfuge,  y 
répondit,  en  lui  disant  •  —  Je  suis  là,  tu  m'as 
appelé  et  je  suis  venu...  Partant  de  là,  la  haine 
lui  trouvait  des  ennemis...  Ils  contentaient  leurs 
vengeances  ,  même  avec  de  la  honte...  Tout  était 
bon  ,  tout  était  bien  ,  pourvu  qu'il  pérît!...  Ce- 
pendant s'il  eût  été  un  méchant  homme,  Moreau 
eût  été  fusillé...  et  Bernadette  n'aurait  pas  été 
roi  de  Suède;  il  était  bien  fort  alors,  Napoléon!... 
et  l'expression  de  sa  seule  volonté  eût  été  le  rejet 
de  Bernadotte  et  la  nomination  de  celui  qu'il 
aurait  présenté. 

Une  chose  à  remarquer,  et  que  les  amis  de 
M.  de  Metternich  doivent  signaler  comme  une 
preuve  de  sa  loyauté...  oui,  de  sa  loyauté... 
car  ceux  qui  parlent  de  son  caractère  cauteleux 
ne  le  connaissent  pas ,  c'est  sa  conduite  pendant 
le  congrès  de  Prague...  Moreau,  arrivé  d'Amé- 
rique avec  un  conseiller  d'ambassade  russe 
(  M.  de  Svinine  ),  et  d'accord  avec  Bernadotte  , 
étaitconsulté  par  les  souverains  alliés  sur  ce  qu'il 
y  avait  à  faire  de  mieux  contre  Napoléon,  même 
pendant  f armistice  et  le  congrès.  Moreau,  qui 
n'était  pas  venu  de  si  loin  pour  faire  comme  les 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  333 

autres  ,  conseilla  de  marcher  sur  Dresde,  ce  qui 
dans  un  pareil  moment  était  une  chose  indigne. 
Le  prince  de  Metternich  en  prévint  M. de  Caulain- 
court  et  M.  de  Narbonne...  — Remarquez  bien, 
leur  dit-il,  que  je  veux  demeurer  étranger  à 
l'intrigue  de  Moreau...  c'est  également  l'intention 
de  mon  souverain... 

Je  place  ces  mots  ici ,  parce  qu'ils  sont  néces- 
saires pour  ajouter  à  la  couleur  que  je  mets  sur 
les  traits  de  M.  de  Metternich  ,  que  je  crois  fort 
méconnu  par  un  grand  nombre  de  Français  à 
l'époque  dont  je  parle. . .  C'est  un  personnage  im- 
portant et  de  premier  ordre  dans  l'histoire  de 
l'Europe  de  notre  temps...  il  est  donc  à  propos 
de  jeter  une  grande  lueur  sur  tout  ce  qui  a  rap- 
port à  lui...  Dans  un  rapport  historique  comme 
des  Mémoires  ,  le  but  était  de  présenter  en  relief 
les  faits  et  les  choses  qui  méritent  le  plus  d'at- 
tention, et  de  colorier  autant  que  possible  avec 
justesse  les   portraits  des  hommes  célèbres  qui 
ont  été  acteurs  dans  les  lieux  qu'on  décrit...  La 
clarté,  ou,  pour  parler  plus  juste,  la  lucidité  des 
évènemens  vient  de  l'observance  de  cette  règle. 
C'est,  je  crois,  un  principe  voulu  pour  donner 
de  l'âme  et  de  l'intérêt  à  ce  qu'on  raconte,  c'est 
une  nécessité  également  pour  éviter  la  sèche- 


534  IWIIVOIRES 

resse  d'une  relation  politique  et  historique  ... 
ïe  sais  bien  ce  qu'il  faut  faire, comme  on  voit...  il 
s'agit  maintenant  de  réussir... 

Oui ,  je  répète  sans  crainte  d'être  démentie, 
qu'au  congrès  de  Prague,  l'empereur  François  , 
ou  plutôt  le  prince  de  Metternich,  car  l'em- 
pereur avait  toujours  eu  le  bon  sens  de  le  laisser 
agir  au  congrès  de  Prague,  l'autrichr  voulait 
L.v  PAIX,  et,  d'après  ce  que  j'ai  dit,  on  voit  que 
ce  n'était  pas  avec  notre  honte... 

Mais  hélas!  maintenant  il  me  faudra,  avec  la 
même  vérité,  dire  des  choses  importantes  et  cu- 
rieuses qui  peuvent  diminuer  les  généreuses  in- 
tentions de  l'Autriche...  Toutefois  je  prie  d'ob- 
serverque  j'ai  dit:  diminuer.., et  non  ^^s détruire... 
c'est  de  l'Italie  que  je  veux  parler;  mais  pour  ne 
pas  intervertir  l'ordre  des  évènemens ,  je  vais 
continuer  la  narration  des  affaires  d'Allemagne. 

Napoléon  se  voyait  alors  abandonné  aux  seules 
ressources  de  son  génie...  liCs  alliés  avaient  une 
armée  de  six  cent  mille  hommes ,  et  lui  ne  comp- 
tait que  trois  cent  cinquante  mille  hommes  de 
troupes,  dont  les  deux  tiers  étaient  formés 
de  jeunes  gens  à  peine  sortis  de  l'adolescence... 
Ajoutez  à  l'avantage  numérique  ,  l'avantage  im- 
mense de  se  battre  en  pays  ami...  d'avoir  à  com- 
mandement tout  ce  qui  peut  former  un  matériel 


DE    LA.    DUCHESSE    D'ABRAIfTÈS.  335 

d'armée...  de  pouvoir  être  battu...  enfin  ,  mettez 
tout  cela  en  regard  avec  Napoléon,  géant  de 
gloire  il  est  vrai,  mais  enfin,  loin  de  son  empire, 
n'ayant  qu'une  armée  inférieure  en  nombre  , 
composée  dans  une  grande  partie  d'alliés  prêts 
à  trahir...  et  vous  frémirez,  si  vous  l'aimez,  si 
vous  êtes  Français,  de  la  position  où  il  se  trouve... 
M.  de  Melternich  le  voyait  bien  ainsi. 

— Monsieur  le  duc,  disait-il  au  duc  de  Vicence, 
votre  position  est  non  seulement  différente  de  la 
nôtre,  mais  elle  est  différente  de  ce  qu'elle  était 
il  y  a  quatre  ans...   Alors   une  bataille  perdue 
pouvait  se  supporter  par  vous,   tandis  qu'elle 
vous    écraserait...    aujourdhui,    le    sort    est 
changé...  une    bataille   perdue    par  l'empereur 
Napoléon   transforme  tout-à-fait   la  question... 
Ce  fut  le  20  août  que  Napoléon  apprit  la  jonc- 
tion des  troupes  autrichiennes  avec  celles  des 
alliés...  Le  prince  Schwartzenberg  fut  nommé  gé- 
néralissime de  toutes  les  armées  de  la  coalition... 
3'affirme ,  et  je  répète  encore  ici  que  c'est  la  faute 
de  Napoléon...  Ses  ministres,  ses  envoyés  au  con- 
grès de  Prague  le  savaient  bien  aussi  !...  Ob  !  que 
M.  de  Narbonne  a  gémi  sur  cette  obstination!... 
Napoléon  était  toujours  lui-même,  toujours 
cet  homme  prestigieux  et  fantastique  à  la  tête  de 
sou  armée,..  Sans  do u le  il  faisait  des  fautes,  mais 


336  MÉMOlRhS 

ces  fautes,qnoique  immenses, étaient  encore  diipi- 
nuées  parce  qu'il  contraignait  lafortuneà  luidon- 
ner...  I!  apprenait,  par  exemple,  le  20  août,  que 
l'Autriche  l'abandonnait,  et  le  21  il  reprenait  l'of- 
fensive et  battait  Rliicher...  Au  milieu  du  triom- 
phe de  Goldberg  ',  il  est  averti  du  mouvement  des 
alliés  sur  Dresde', conseillé  par  Moreau  ;  il  remet 
l'armée  de  Silésie  à  Macdonald  ,  et  court,  c'est  le 
mot,  avec  sa  garde  au  secours  de  Dresde^..  Il  ar- 
rive seul  de  sa  personne  le  2G  à  neuf  heures  du 
matin...  On  se  battait  dans  les  faubourgs...  C'est 
alors  qu'il  montra  cette  lumineuse  intelligence 
qui  le  plaçait  au-dessus  de  tous... Son  œil  d'aigle 
plana  sur  le  combat...  il  vit  aussitôt  le  salut  et 
la  perte...  Au  lieu  d'attendre  l'attaque,  il  l'or- 
donne... Les  Prussiens  et  les  Russes,  étourdis 
par  l'impétuosité  du  mouvement,  sont  repoussés 
à  une  distance  fabuleuse  après  avoir  laissé  quatre 
mille  cadavres  des  leurs  sur  le  terrain  qu'ils  oc- 
cupaient en  maîtres  le  matin... 

Le  soir  de  ce  même  jour.  Napoléon  entra  dans 

•  Forte  position  enlevée  par  l'armée,  le  20 août  iSi3. 

»  L'armée  coalisée  avait  débouché  de  la  Bohême  sur  Dresde 
par  la  rive  gauche  de  l'Elbe  ,  tandis  que  Napoléon  repoussait 
Bliicher  vers  l'Oder.  . . 

^  Les  troupes  firent  4»  lieues  en  72  heures,  sans  recevoir 
de  distribution...  Elles  s'étaient  battues  depuis  dix  jours 
sans  prendre  aucun  repos.  .  . 


DE    LA    DDCHESSE    d'aBRANTI-S.  337 

Dresde  avec  le  2*  et  le  6^  corps.. .11  avait  combattu 
lui-même  comme  un  sons- lieutenant  pendant 
cette  journée,  l'épée  à  la  maiu, toujours  en  avant, 
et  montrant  le  chemin  de  la  mort  avec  autant 
d'indifférence  que  celui  de  la  gloire...  Il  n'avait 
eu  pendant  la  bataille  que  soixante-cinq  mille 
hommes  contre  cent  quatre-vingt  mille...  Le 
lendemain,  il  se  lève  avant  le  jour,  après 
deux  heures  de  sommeil...  Il  se  met  à  la  tête 
de  son  armée,  forte  seulement  de  cent  dix  mille 
hommes...  il  se  place  au  centre...  Le  roi  de  Na- 
ples  à  la  droite,  le  prince  de  la  Moscowa  a  la 
gauche...  C'est  ainsi  qu'il  attaque  cent  quatre- 
vingt  mille  ennemis...  Son  plan  de  bataille  n'était 
pas  fait  et  ne  pouvait  l'être...  Il  prend  sa  lunette, 
et  regarde  devant  lui...  il  distingue  un  grand 
vide...  C'était  ce  qui  devait  être  rempli  par  le 
corps  de  Klenau,  mais  il  ne  devait  arriver  qu'à 
deux  heureSj  et  il  en  était  six!...  ]Sapoléon  im- 
provise à  la  fois  son  plan  et  la  victoire...  Aussi 
rapide  que  la  pensée  qu'il  a  conçue,  l'attaque  est 
ordonnée ,  faite,  et  victorieuse...  Dix-sept  mille 
hommes  prisonniers'...  quatorze  mille  morts  ou 
blessés,  parmi  lesquels  la  justice  du  sort  a  frappé 
jMoreau  ,  sont  le  résultat  de  cette  brillante  et  sa- 
vante bataille!... 

'  Lespriso.iniers  éiaienl  presque  tous  Autrichieus.. . 
XVI.  22 


358  MÉMOIRES 

Quelle  étrange  destinée  que  celle  de  Moreau!... 
Cet  homme  qui  dès  les  premiers  jours  de  la  ré- 
volution embrassa  la  cause  de  la  liberté...  qui 
combattit  pour  elle...  dont  tout  le  renom  mili- 
taire était  attaché  à  la  gloire  républicaine  ^  ce 
général,  républicain  lui-même,  qui  avait  con- 
spiré pour  la  liberté  en  i8o/|...  qu'un  jugement 
avait  banni  de  sa  patrie,  parce  qu'il  était  républi- 
cain^ qui  avait  été  subir  son  ostracisme  sur  la 
terre  de  la  liberté,  eh  bien!  cet  homme,  pour 
satisfaire  lui,  aussi,  une  basse  vengeance ,  était 
venu  dans  celte  Europe  tf'moin  de  son  ancienne 
gloire  à  l'appel  d'un  autre  homme  qui  était 
aussi  républicain ,  ma^is  seulement  de  souvenir, 
pour  se  mettre  à  la  solde  du  plus  despote  des 
souverains  dans  le  but  de  commander  les  armées 
qui  doivent  porter  des  rois  coalisés  sur  la  terre 
de  la  patrie  !...  Ce  fut  un  boulet  de  la  garde  de 
celui  qui  l'avait  banni  au  lieu  de  le  faire  con- 
damner comme  il  l'aurait  dû,  qui  se  chargea 
d'exécuter  la  sentence  vingt  ans  plus  tard  '• 

Au  reste ,  si  Moreau  a  reçu  de  fidèles  narra- 
tions de  l'effet  que  produisit  sou  retour  en 
France,  il  y  a  vu  l'expression  d'un  mépris  gé- 

«  Ce  fut  vers  midi  que  Moreau  fut  frappé..  .  Il  était  à 
cheval,  près  d'une  baltcrie  prussienne,  et  s'entretenait  avec 
l'empereur  de  Russie. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES,  Z3Ç) 

néral  5  ses  amis  les  plus  dévoués  baissaient  les 
yeux  et  gardaient  le  silence...  La  France  était  di- 
visée sur  le  plus  ou  moins  de  justice  de  l'arrêt 
qui  l'avait  exilé...  il  le  ratifia  de  sa  main  le  jour 
où  il  accepta  le  commandement  des  armées 
russes  et  prussiennes,  car  c'était  les  commander 
en  chef  que  d'agir  ainsi  qu'il  le  faisait... 

Sans  doute  les  motifs  qui  ramenèrent  Moreau 
en  Europe  peuvent  être  envisagés  sous  deux  as- 
pects différens...  mais  nous  sommes  encore  trop 
près  du  moment  de  l'action  pour  décider  si  le 
vainqueur  de  Hobenlinden  fut  tout-à-fait  un 
traître...  Je  ne  suis  pas  inconséquente  avec  moi-- 
même en  parlant  ainsi...  mais  je  suis  Française 
surtout.,  je  suis  vraiment  pairiote...  J'ai  ad- 
miré Moreau...  je  l'ai  aimé  même  !...  oui,  je  l'ai 
aimé  lorsqu'il  faisait  la  gloire  de  la  France.. .je  l'ai 
plaint  lorsque  je  l'ai  vu  coupable..  Aussi  en  le 
condamnant ,  je  n'écoute  pas  une  partialité  in- 
juste... je  n'appelle  pas  pour  le  juger  mon  affec- 
tion pour  l'empereur...  non  ,  je  sais  que  ce  serait 
le  moyen  d'être  injuste...  mais  je  le  place  dans  le 
même  fond  de  perspective  que  les  hommes  de 
tous  les  temps,  de  tous  les  Ages...  et  je  médis  que 
Moreau  revenant  avec  le  fer  et  le  feu  des  nations 
ennemies  pour  ravager  sa  patrie,  afin  d'atteindre 
un  seul  homme ,  m'offre  la  ressemblance  bien 


34o  MÉMOIRES 

plus  frappante  avec  Coriolan  qu'avec  le  vertueux 
Camille...  Je  sais  encore  qu'il  est  des  actions 
d'une  telle  nature  que  le  niveau  ordinaire  de  la 
moralité  humaine  ne  peut  les  assujétir  à  sa  hau- 
teur... Les  amis  de  Moreau  ont  parlé  dans  ce 
sens...  A  cela  je  leur  répondrai  que  le  cas  de 
Moreau  n'est  pas  dans  cette  catégorie...  Un 
homme  de  ses  amis  me  disait  l'autre  jour  en- 
core : 

— Comment  voulez-vous  juger  Moreau  ?  après 
vingt  siècles,  vous  n'êtes  pas  d'accord  sur  le 
bien  ou  le  mal  de  la  conduite  des  deux  Bru  lus 
et  de  Timoléon...  Je  puis  vous  faire  voir  des 
lettres  de  Moreau,  dans  lesquelles  il  me  dit  qu'il 
ne  vient  en  Europe  que  pom-  affranchir  la  France 
du  sceptre  de  fer  sous  lequel  Napoléon  la  tenait 
courbée...  ajoutant  qu'il  avait  toute  confiance 
dans  la  loyauté  de  l'empereur  Alexandre  ,  et  que 
c'était  à  cette  même  loyauté  qu'il  demanderait 
le  bonheur  de  la  France.  «  Les  Russes  ne  passe- 
ront pas  le  Rhin  ,  si  j'ai  quelque  pouvoir  sur  le 
czar, ajoutait  Moreau  dans  cette  lettre...  C'est  du 
rivage  de  Ke/il  que  je  Itii  demanderai  ainsi 
qu'aux  souverains  alliés  de  respecter  ma  pa- 
trie, et  à  ma  patrie  de  se  rappeler  sa  propre 
gloire ,  et  de  repousser  la  tyrannie...  » 

Cette  lettre  est  belle  ;  mais  elle  contient  plus 


DE   LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  54  1 

d'orgueil  que  jamais  Napoléon  n'en  eut  sur  le 
trône...  La  philosophie  quelNIoreau  avait  étudiée 
sur  les  bords  de  la  Delaware,  nous  donne  un  sin- 
gulier échantillon  de  ce  que  peut  en  un  pays  un 
homme  sur  tous  les  autres...  En  est-il  donc 
ainsi  en  Pensylvanie  qu'un  Américain  puisse 
dire  à  ses  compatriotes  :  Renvoyez  cet  hommel... 
et  ils  le  renvoient...  Au  surplus,  quelque  blâme 
qui  descende  sur  la  tombe  de  Moreau,  et  soit 
venu  à  son  dernier  soupir  obscurcir  une  belle 
vie,  il  surgira  toujours  de  cette  vie  militaire  des 
jours  glorieux  qui  seront  immortels;  je  ne  suis 
point  injuste.  Je  n'aime  point  Moreau  pour  deux 
raisons:  parce  que  Moreau  lui-même  est  venu 
abattre  les  lauriers  qu'il  avait  plantés ,  et  puis 
parce  que  j'aime  Napoléon;  mais  il  est  le  Tu- 
renne  de  notre  époque,  le  grand  Condé  même  , 
et  je  suis  son  admiratrice,  quand  je  l'envisage 
ainsi... 

J'ajouterai  une  opinion  peut-être  bizarre,  c'est 
que  sa  mort  a  été  plus  funeste  à  l'empereur 
qu'elle  ne  lui  a  été  favorable...  Il  a  pris  une  con- 
fiance trop  illimitée  dans  le  bonheur  de  son  éloile, 

»  Dans  son  procès,  Moreau  faisait  une  singulicfe  définition 
du  mot  traître.  •  Depuis  le  commencement  de  la  révolu  lion, 
dit-il,  le  sens  attaché  à  ce  mot  (traître)  n'a  jamais  e'té  compris 
parce  qu'il  est  relatif.  » 


34  2  MÉMOIRES 

ainsi  qu'il  le  disait...  La  bataille  de  Dresde  pro- 
duisit le  même  effet... — Je  ne  puisé  ire  vaincu,  se 
disait-il... 

Celait,  comme  Je  l'ai  dit,  en  soixante-douze 
heures  que  Napoléon  avait  été  de  Goldberg  à 
Dresde  (il  y  a  quarante  lieues   que  les  troupes 
firent   sans  distribution)...  Il   avait  vaincu...   il 
avait  abattu  un  ennemi  dont  le  nom  était  presti- 
gieux contre  lui...  il  élait  maître  de  Dresile... 
Alexandre  fuyait.,.  la  fortune  se  remettait  à  sou- 
rire... mais  pendant  ce  temps,  le  sort  reprenait  sa 
terrible  revanche  sur  le  maréch.tl  MacdonakI... 
Blûcher  le  chassait  de  la  Sih'sie...   le   maréchal 
Davoust  évacuait   Schewerice...  le  général  Van- 
damme  était  fait  prisoiuiier  dans  les  montagnes 
de  la  Bohême  avec  douze  mille  hommes...   le 
maréchal  Oiidinot   était   battu   par  son  ancien 
frère  d'armes,  Rcrnadolte,  ce  qui  sauvait  Berlin, 
où  l'empereur  croyait  tellement  arriver  que  des 
décrets  étaient  déjà   préparés,   datés   de   cette 
ville...  Une  grande  partie  des  malheurs  de  la  cam- 
pagne fut  attribué,   peut-être   avec  raison,   au 
général   J  ..,  qui    porta  chez  l'ennemi    les  do- 
cumens  qui  pouvaient  être  à  la  disposition   du 
chef  d'état-major    du   maréchal   Nev,  et   il   en 
avait  beaucoup... Son  rapport  lit  principalement 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  343 

sauver  Berlin  ,  parce  qu'il  prévint  que  Napoléon 
devait  s'y  porler. 

Il  semblait  qu'un  pacte  magique  avait  été 
formé  entre  Napoléon  et  une  puissance  surhu- 
maine ;  et  puis,  qu'un  jour  ce  pacte  ayant  été 
rompu,  tous  les  malheurs  fondaient  à  la  fois  sur 
celui  qu'ils  avaient  évité  avec  une  sorte  de 
coquetterie  pendant  vingt  ans...  Et  l'infortune 
allait  lui  être  désormais  aussi  fidèle  que  le  bon- 
heur l'avait  été...  Non  seulement  tout  devenait 
désastre  dans  le  Nord,  sous  les  yeux  même  de 
Napoléon  ,  mais  TEspagne  lui  échappait  tous  les 
jours ,  province  par  province,  village  par  vil- 
lage... Partout  nos  soldats  défendaient  le  terrain 
et  l'arrosaient  de  leur  sang...  Mais  la  résistance 
ne  servait  qu'à  prouver  notre  faiblesse...  tout 
était  perdu,  et  notre  beau  navire  sombrait  sous 
les  coups  répétés  d'un  orage  qui  pouvait  être 
conjuré... 

LemaréchalSuchet,  par  unesuite  de  cette  étoile 
heureuse  qui  ne  l'abandonnait  pas  lorsque  toutes 
les  autres  pâlissaient,  fit  entendre  encore  une 
fois  le  chaut  du  triomphe  au  milieu  de  tous  nos 
cris  d'alarmes.    L'amiral    Bentink',    qui    avait 

>  Bentinck  débarqua  sur  la  côte  de  Catalogne...  Ce  fut 
à  Viltafranca  de  Panada  qu'eut  lieu  le  combat.  . .  k  huit 
lieues  de  Barcelonne. 


544  MÉMOIRES 

amené  des  troupes  fraîches  de  Sicile,  fut  battu 
par  lui  etlegénéralDecaen  et  perditimmensément 
de  monde  dans  cette  affaire  ;  mais  telle  était  notre 
position,  que  nous  devions  craindre  de  perdre 
un  homme,  sa  perte  aurait-elle  été  compensée 
par  dix  autres  moits...  Toutefois  cela  n'empê- 
chait pas  Saint- Sébastien  de  se  rendre...  Les 
Anglais  prirent  cette  place  après  un  long  siège 
sans  gloire...  Ils  ont  commis  toutes  les  horreurs 
que  nous  voyions  commettre,  dans  lemoyen  âge  , 
dans  les  sacs  des  villes^  par  les  bandes  de  con- 
dottierri  ou  de  troupes  franches...  En  écoutant 
le  récit  de  ces  infamies,  que  me  faisait  un  officier 
qui  en  avait  été  témoin  de  la  citadelle  où  il  était 
enfermé,  je  frémissais  d'horreur  et  d'indigna- 
tion... La  conduite  des  Anglais  n'avait  pas  d'ex- 
cuse... Les  Espagnols  étaient  en  droit  dans  leurs 
cruelles  représailles...  mais  les  Anglais  !...  qu'a- 
vaient'ils  à  nous  demander?...  Leur  férocité  a 
été  personnelle,  et,  je  le  dis  encore,  sans  excuse... 
Napoléon,  toujours  inébranlable  dans  sa  vo- 
lonté, éprouvait  pendant  ce  temps  tout  ce  que 
la  fortune  peut  verser  d'amertume  sur  une 
grande  destinée...  L'Autriche  ressignait  à  Tœplitz 
un  nouveau  traité  d'alliance  avec  la  Russie  et  la 
Prusse  ,  et  achevait  de  rompre  tous  ses  liens  avec 
Napoléon  en  signant  un  autre  traité  avec  l'An- 


DE    LA    ULCHESSE    1)' A.BRANTÈS.  545. 

gleterre  '.  Ce  traité  offre  une  particularité  assez 
digne  d'être  remarquée.  On  sait  que  l'Angleterre 
n'a  jamais  voulu  reconnaître  l'empereur  et  lui 
donner  conséquemment  ce  titre...  Pour  ne  pas 
non  plus  dire  Bonaparte  ou  Napoléon,  l'Angleterre 
employa  le  terme  d'EîVNEMi  commun,  et  l'Autriche 
l'adopta!...  H  le  fallait  bien...  elle  recevait  des 
subsides... 

'Mcùs  le  plus  grand  malheur ,  parmi  tous  ceux 
qui  l'accablaient  à  la  fois,  fut  la  perte  de  la  ba- 
taille de  la  Katzbach  par  le  maréchal  Macdonald... 
Plus  de  vingt  mille  hommes  nous  furent  enlevés  ! 
Cette  perte  fut  d'autant  plus  terrible  ,  qu'elle  était 
irréparable.  J'ai  entendu  dire  à  cette  époque, 
par  tous  ceux  qui  avalent  le  droit  d'examiner 
une  pareille  matière,  que  l'imprudence  du  géné- 
ral Vandamme  avait  été  cause  de  son  désastre... 
en  attaquant  d'abord  des  forces  immenses  avec 
quinze  mille  hommes,  et  puis  en  n'assurant  pas 
ses  hauteurs  lorsqu'il  descendit  sur  Culm...  La 
bravoure  du  général  Vandamme  est  trop  connue, 
ainsi  que  ses  talens  militaires ,  pour  que  je 
hasarde  cette  assertion ,  si  je  ne  l'avais  entendu 

'  Le  5  octobre  à  Tœplilz  e'galeraent.  Ce  fut  lord  Al)erdcen 
qui  représentait  la  Grande-Bretagne.  C'est  un  homme  par- 
laiti'nieiit  Hgrëable  ,  el  gentleman  autant  que  peut  l'être  un 
grand  seigneur  anglais,  et  l'on  sait  que  c'est  la  perfection  des 
bonnes  manières  et  de  ce  qu'on  appelle  le  monde. 


346  MÉMOIRES 

prononcer  par  des  voix  irrécusables...  Au  reste, 
il  fut  pris  lui-même  dans  ce  combat  insensé  où 
plus  de  soixante  mille  hommes  se  virent  attaqués 
par  quinze  mille  baïonnettes  françaises...  Les 
yeux  sont  humides  et  le  cœur  bat  vivement  dans 
kl  poitrine  lorsqu'on  voit  un  pareil  entraîne- 
ment... Mais  les  résultats  en  furent  bien  funestes  ! 
Avec  Vandamme  furent  pris  les  généraux  Guyot 
et  Haxo...  et  toute  son  artillerie!... 

Un  fait  bien  léger  en  apparence,  et  qui  pouvait 
avoir  les  plus  grandes  suites,  est  celui  ci...  Après 
la  bataille  de  Dresde,  il  se  promenait  en  dehors 
de  la  ville  pour  voir  arriver  les  troupes...  toul- 
à-coup  il  dit  : 

—  J'ai  bien  envie  d'aller  faire  une  visite  à 
Vandamme  !... 

C'est  l'honorable  Polonais  Niemcewitz  ,  qui 
alors  était  à  Dresde,  qui  me  répétait  ce  mot 
l'autre  jour... 

Combien  cette  visite  ,  comme  l'appelait  Napo- 
léon, aurait  été  importante  pour  ses  destinées 
et  les  nôtres!!...  mais  elles  étaient  fixées...  Le* 
prince  de  la  Moscowa  fut  en  même  temps  battu 
par  le  prince  royal  de  Suède  à  Interbogt...  Par- 
tout le  sang  français  rougissait  la  terre...  toutes 
les  familles  étaient  en  deuil...  et  sur  une  surface 
de  trois  lieues  carrées  à  peine,  un  demi-million 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3^7 

d'hommes  s'égorgeaient  à  coups  de  mitraille  et  se 
massacraient  corps  à  corps  avec  une  fureur  pour 
ainsi  dire  personnelle.  C'est  en  traversant  des 
jours  ensanglantés,  obscurcis  par  la  trahison, 
qu'on  atteint  celui  où  la  fortune  a  résolu  d'ac- 
cabler celui  qui,  si  longtemps,  fut  son  favori  et 
le  punit  de  son  obstination. 

Il  est  à  remarquer  comment  une  haine  com- 
mune peut  faire  disparaître  d'autres  inimitiés... 
Les  Autrichiens  et  les  Bavarois,  qui  jusqu'alors 
étaient  ennemis,  répudièrent  leurs  colères  et 
leurs  ressentimens  pour  se  réunir  contre  celui 
que  TOUS  voulaient  accabler...  Pour  accomplir 
l'œuvre  de  sa  destruction ,  il  est  convenu  qu'on 
met  en  oubli  même  la  plus  juste  reconnaissance... 
Si  l'on  veut  considérer  la  vieille  inimitié  des  deux 
nations,  les  immenses  avantages  dont  Napoléon 
a  fait  jouir  la  Bavière,  on  pourra  apprécier  la 
force  du  sentiment  qui  porte  l'Allemagne  à 
repousser  le  joug  étranger...  La  proclamation 
de  ]M.  de  Wrede  dit  ces  mots  remarquables  : 

•  Le  roi  et  les  puissances  alliées...  veulent  que 
la  France  soit  la  France,  et  l'Allemagne  soit  l'Al- 
lemagne... n 

Il  n'avait  pas  toujours  parlé  ainsi,  lorsqu'il 
faisait  des  proclamations  pour  l'empereur  Napo- 
léon!... 


54s  ;  MÉMOIRES 

Dans  ce  même  temps  lord  Wellington  passait 
la  Ridassoa  et  entrait  en  France!  Ainsi  finissait 
cette  guerre  sanglante  qui  prouvait  que  la  science 
n'est  rien  ,  et  que  les  peuples  sont  plus  forts  que 
la  tactique;  car  c'est,  en  résumé,  une  grande 
erreur  que  d'attribuer  la  perte  de  l'Espagne  aux 
journées  des  Arapiles  et  de  Vittoria...  L'Espagne 
était  sauvée  sans  ses  batailles...  Son  salut  s'opé- 
rait chaque  jour  par  notre  sang  s'échappant 
goutte  à  goutte  sous  le  fer  d'un  assassin,  ou  bien 
par  la  chute  de  nos  hommes  succombant  sous 
la  maladie  ou  par  la  trahison  et  le  poison. 
Voici  quel  lut  notre  véritable  ennemi...  et  celui 
dont  Napoléon  déclina  toujours  la  puissance. 

Une  alliance  pouvait  encore ,  si  elle  était  fidèle, 
maintenir  l'empereur  en  Allemagne,  c'était  la 
Bavière  ;  il  la  fit  pressentir.  Le  roi  Maximilien , 
l'homme  le  plus  vertueux  et  le  plus  droit  en 
politique  de  tout  ce  collège  couronné  formé  par 
Napoléon  lui-même,  fit  assurer  l'empereur  qu'il 
demeurerait  dans  son  alliance  jusqu'à  la  fin  de 
novembre,  malgré  les  efforts  de  l'Autriche  pour 
l'en  détacher...  Et  comment  expliquer  que  le 
i5  octobre  l'armée  bavaroise  était  réunie  à  l'ar- 
mée autrichienne,  à  Braunau  !  ..  C'était  là  que 
Marie-Louise,  la  fille  chérie  de  l'Autriche ,  avait 
été,  je  crois,  remise  à  la   France!...  dans  les 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  349 

mains  de  lareine  de  Naples...  Sa  patrie  avnit-elle 
voulu  répondre  ainsi  à  l'affront,  non  prémédité 
sans  doute,  que  Napoléon  lui  fit  en  envoyant  le 
prince  de  Wagram  pour  épouser  la  princesse  en 
son  nom'...  Il  y  avait  une  sorte  d'insulte  dans 
cette  démarche...  il  yen  avait  même  dans  l'oubli 
de  ce  qu'elle  avaiï  d  inconvenant. .. 

Maintenant  nous  touchons  aux  grands  revers 
qui  ont  amené  la  chute  de  l'empire. 

'  Je  sais  d'un  Fiîincais  qui  ctail  alors  à  Vienne,  que  l'ar- 
livce  du  prince  de  Wagram  fil  un  effet  pénible  sur  la  fiimille 
impériale  d'Autriche.  .  .  lùi  efftl,  rien  n'était  plus  maladroit. 


^SH^  ]^{iMOIRES 


CHAPITRE     XII. 


Le  cardinal  Maury.  —  Arbitraire.  —  Annulation  d'une  de'- 
cision  du  jury.  —  Carnbacérès. —  L'ours  écrasant  la  mou- 
clie.  —  Le  comte  de  Gr t.  —  Anecdote.  —  Les  dî- 
ners. —  Notabilités  friincièrcs  chez  M.  do  Rovigo. — 
Coup-d'œil  rétrospectif,  —  Nous  voulons  la  paix  ,  el  lui  ne 
la  veut  pas.  —  Muraille  de  chair  humaine.  —  La  Conven- 
lion.  —  L'clat-niajor  des  chciau-lcgers. —  Affaires  d'Alle- 
magne. —  Poniatowski.  —  Il  irons /oue.  —  Fête  à  Zakret. 
— Schuflz. —  Ecroulement  du  pavillon.  —  M.  Daru.  —  Ba- 
taille de  Lcipsick,  —  9,5oo  hommes  contre  170^000. — 
i4jOoo  contre  i5o,ooo.  —  Le  pont  sur  l'Elsler.  —  Mort  de 
Poniatowski.  —  Barbarie.  —  Jugement  du  roi  de  Saxe. 

Par  les  mouvemens  dont  les  contre-coups 
avaient  retenti  jusqu'à  Paris,  nous  nous  trou- 
vions dans  une  agitation  tout-à-fait  étonnante 
depuis  le  1 8  brumaire...  Jusque  là  nous  avions  eu 
une  sécurité  faite  exprès,  je  crois,  pour  la  ferme 
volonté  de  Napoléon,  car  on  obéissait  sans  au- 
cune restriction ,  et  quand  il  disait  :  Marchez!... 


DE      LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  55 1 

on  marchait...  Maintenant,  ce  n'était  plus  cela... 
on  marchait  bien  encore,  mais  avec  des  réflexions 
qui  annonçaient  que  bientôt  on  ne  marcherait 
plus. 

Un  jour  le  cardinal  Maury  arrive  chez  moi 
dans  un  état  de  colère  tout-à-fait  surprenant;  lui 
qui  opinait  de  la  barrette  à  tout  ce  que  faisait 
l'empereur!... 

— Comprenez-vous,  me  dit-il,  que  l'empereur 
aille  dans  un  moment  comme  celui-ci  enfreindre 
la  constitution  de  l'empire  !...  Comment,  il  va 
faire  de  L'arbitraire  dans  un  pareil  instant!.. .mais 
ce  n'est  pas  comprenable!... 

Et  il  se  promenait  avec  une  agitation  remarqua- 
ble... Je  ne  savais  ce  qu'il  avait,  et  je  le  lui  de- 
mandai... Le  fait  était  étrange  en  effet;  le  sénat 
venait,  sur  Tordre  de  l'empereur,  d'annuler  la 
DÉCISION  d'un  jury...  et  il  ordonnait  à  la  cour  de 
cassation  de  renvoyer  les  accusés  devant  une 
autre  cour  d'assises;  mais  avec  cette  différence 
qu'il  ne  devait  pas  j  avoir  de  jury.  La  cour  d'as- 
sises devait  prononcer  en  sections  réunies...  Je  me 
rappelle  ce  mot. 

—  L'empereur  a  eu  grand  tort,  disait  le  car- 
dinal... Il  faut  de  la  confiance  aux  Français... 
maintenant  qu'ils  en  ont  moins  dans  la  victoire, 
ils  s'apercevront  facilement  que  leur   liberté 


352  MÉMOIRES 

civile  est  grandement  menacc^e ,  et  je  ne  crois 
pas  que  ce  soit  une  bonne  politique  ;  j'en  ai 
parlé  tout  à  l'heure  à  l'archichancelier... 

—  Que  vous  a-t-il  dit? 

—  Balh!...  des  billevesées!. ..Est-ce  qu'on  peut 
chercher  du  sérieux  dans  un  homme  comme 
lui? 

—  Comment!...  dansCambacérès?... 

—  Oui ,  dans  Cambacérès...  Oh  !  je  le  connais 
depuis  long-temps. 

Le  fait  est  que  rmimtfte  du  cardinal  pourrarclii- 
chancelier  datait  de  l'Assemblée  constituante,  et 
s'était  consolidée  à  la  mort  du  roi  ,  lorsque  Cam- 
bacérès avait  non  seulement  voté  la  mort,  mais 
lorsque, s'élançantàla tribune,  il  avait  voté  pour 
que  la  sentence  fût  exécutée  dans  les  24beures!... 
Toutefois,  le  jugement  du  cardinal,  passionné 
comme  tout  ce  qu'il  disait  lorsqu'il  discutait, 
n'était  pas  du  tout  juste.  Cambacérès  avait  du 
sérieux  non  seulement  dans  l'esprit ,  mais  dans 
le  jugement.  J'avais  une  profonde  estime  pour 
lui  et  beaucoup  d'attachement.  11  était  d'une 
amabilité  parfaite,  et  particulièrement  pour  moi. 
J'en  étais  fort  reconnaissante.  Quant  à  celte  af- 
faire du  jury,  comme  je  ne  me  mêlais  pas  de 
ces  affaires-là,  je  ne  pus  savoir  de  lui-même 
pourquoi  sa  complaisance  avait  ainsi  servi  l'em- 


DJ:    la.     DLCHl.SSK    j/a1)R  ^^T KS.  353 

pereur;  car  je  savais  trcs  bien  qu'il  lui  résistait 
dans  les  occasions  in^portantes  où,  comme  dans 
celle-ci,  sa  gloire  était  intéressée.  Je  ne  me  rap- 
pelle pas  pour  cjuel  motif  cette  infraction  fut 
faite  aux  lois  de  l'empire...  ce  dont  je  me  rap- 
pelle très  bien,  c'est  le  fait  lui-même...  .\.u  sur- 
plus, cela  doit  être  dans  le  Moniteur...  L  his- 
toire a  eu  lieu  dans  le  mois  de  septembre,  tout- 
à-fait  au  commencement.  La  décision  du  jurv 
fut  annulée  par  un  sénal;is-consuUe\...hQ  cardinal 
avait  raison  en  parlant  de  la  nécessité  dd  main- 
tenir Tititérieur  de  Paris  dans  les  circonstances 
où  Ton  se  trouvait...  Tout  atmoîiçait  cjue  l'orage 
allait  gronder  autrement  qu'à  l'horizon...  Que 
faire  pour  le  conjurer?...  Il  aurait  fallu  des  amis 
qui  ne  fussent  pas,  comme  le  duc  de  Rovigo,  de 
la  nature  de  l'ours  écrasant  la  mouche' avec  une 
pierre. 

J'ai  déjà  dit  que,  malgré  ses  défauts  ,  il  avait 
une  qualité  qui  en  compensait  beaucoup...  il 
aimait  vraiment  l'empereur.  .  .  Quoique  nous 
ne  fussions  pas  amis  dans  le  fond  de  l'âme, 
parce  qu  il  avait  été  trop  mal  poiu'  Junot  depuis 
qu'il  était  dans  fétat-major  de  l'emjiereur,  il  ve- 
nait souvent  chez  moi  po.ir  connaître  un  peu 
par  mes  discussions  re&prit  de  Paris...  Je  l'ai 
toujours  pensé...  C'était  du  reste  sa  manière,  et 
Xyi.  23 


354  MÉMOIRES 

il  prétendait  que  par  son  arlresse  à  faire  raiiser 
trois  hommes  de  la  société  fort  répandue  dans  le 
monde,  il  savait  tout  ce  qui  se  disait  dans  le 
faubonrg  Saint-Germain...  Un  jour  je  lui  enten- 
dis faire  cette  belle  déclaration  ,  et  je  me  mis  à 
rire... 

—  Vous  croyez  que  je  plaisante,  me  dit-il... 
Eh  bien!  que  l'un  des  trois  persormages  arrive 
pendant  que  vous  êtes  ici  ,  et  vous  verrez... 

Ces  trois  hommes  étaient  âgés...  ils  avaient  si, 
non  de  l'esprit,  au  moins  de  cet  usage  du  monde, 
de  Cf^Xte  jaserie  qui  en  tient  lieu,  beaucoup  de 
bienveillance...  un  besoin  de  courir  dans  cin- 
quante maisons,  de  toujours  dîner  en  ville  pour 
dire: 

—  Madame  la  duchesse  de  Bassano  m'a  invité 
à  dîner. ..  madame  la  princesse  de  Wagram  m'a 
engagé  à  aller  prendre  du  thé  ce  soir  chez  elle... 

11  faut  remarquer  que  le  plus  pauvre  de  ces 
trois  hommes  avait  cent  mille  livres  de  rente!... 
11  était  garçon,  et.  répandu  dans  la  plus  haute 
société  de  tous  les  partis...  Du  reste,  prêt  à  sau- 
ter du  Pont-Royal  dans  la  rivière  s'il  avait  su 
qu'il  servît  de  compère  ^\\  ministre  de  la  police... 
Le  duc  de  Rovigo  était  en  ce  momerjt  devant  sa 
cheminée...  Il  y  avait  eu  un  grand  dîner  au  mi- 
nistère ,  et  il  y  avait  encore  du  monde  dans  le  sa- 


DK    L/V    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  333 

Ion...  Au  même  instant  on  annonça  le  conite  de 
Gr t. 

—  Laissez-moi  faire ,  dit  le  duc,  vous  allez  ju- 
ger de  la  chose  par  vous-même. 

—  Comment  se  porte  monsieur  le  comté  de 

Gr t  ?. . .  il  y  a  bien  long-temps  que  nous  né 

vous  avons  vu,  mon  cher  comte,  poursuivit-il 
en  frappant  sur  le  ventre  sphérique  du  petit  groà 
homme...  mais  cela  n'est  pas  étonnant!...  savez* 
vou»  bien  ,  mesdames ,  que  tel  que  vous  le  voyez, 

le  comte  de  G r t  est  le  favori  de  toutes  nos 

johes  femmes... 

—  Oh!  oh  !  répondit  le  gros  petit  homme  en 
se  roulant  sur  lui-même,  et  faisant  la  roue  tant 
qu'il  pouvait...  Oh  !  monsieur  le  duc!!... 

Et  comme  il  était  un  des  habitués  de  mon 
salon  ,  et  qu'il  m'avait  proclamée  dame  dé  seâ 
peiîsées,  à  peine  m'eut-il  aperçue,  qu'il  accou- 
rut à  moi  de  toute  la  vitesse  de  ses  petites  jam- 
bes, et  vint  me  baiser  le  gant  avec  une  courtoisie 
passionnée  qui  fit  tomber  une  pluie  de  poudre 
de  sa  haute  et  immense  coiffure  sur  ma  robe... 

—  Tenez,   voyez-vous!  s'écria    le  duc...    le 

voyez- vous  !...    Allons,  comte    de  Gr t,   il 

faut  nous  dire...  où  vous  avez  dîné...  Est-ce  un  se- 
cret?... 

--Notï  pas  du  tout,  car  nous  étions  vingt- 


35&  W^MOIRKîl 

cinq  à  table...  J'ai  dîné^  ajouta-t-il ,  chez  la  du- 
chesse de  Bassano...  Et  il  prenait  longuement 
une  prise  de  tabac,  qu'il  savourait  en  se  rap- 
pelant sa  journée. 

— Eh  bien  !  que  vous  avais-je  dit  ?...Vous  voyez 
que  le  comte  de  Gr t  choisit  bien  ses  hôtes- 
ses... Et  quels  étaient  les  autres  convives?...  Je 
parie  qu'il  n'y  avait  pas  de  femmes  aussi  belles 
que  la  duchesse  de  Bassano  ? 

—  Si  lait,  par  nja  foiî...  Il  y  avait  madame 
Gazani...  Pardieu  !  c'est  inie  belle  créature  que 
cetTe  femme-là!... 

—  Et  puis,  quelles  étaient  les  autres  femmes?... 

—  M"""  de  Montmorency...  la  belle  baronne... 
que  l'empereur  a  faite  comtesse...  Ah  !  ah!  savez- 
vous  qu'elle  est  encore  bien  belle,  quoiqu'elle 
ne  soit  plus  mineure...  Quelle  taille!  quelle  dé- 
marche 1  C'est  une  Calyjfso...  une  vraie   Catypso. 

Et  tout  enchanté  de  son  compliment,  il  ré- 
pétait en  fredonnant:  C'est  une  Calypso.., 

—  Et  sans  doute,  reprit  le  duc,  qu'avec  ces 
dames  vous  n'avez  pas  parlé  de  politique?...  et 
cependant  c'est  un  sujet  que  vous  traitez  à  mer- 
veille... vous  qui  hhes  partie  du  corps  diploma- 
tique,  et  qui  appartenez  à  l'un  de  nos  meilleurs 
amis. 

,—  Je  vous  demande  pardon,  nous  avons  causé 


Dj:    la    DlJdHKSSl-    DABUAJNTis.  557 

long-temps,  mais  après  dîner...  en  prenant  le 

café...  J'ai  démontré  au  ministre  de  W qu'il 

n'avait  pas  l'ombre  du  sens  commun  à  soutenir 
la  coalition  si  elle  se  forme...  Quant  à  lui  ,  il 
prétend  que  l'empereur  Napoléon  veut  envahir 
le  monde  entier,  et  qu'il  faut  lui  opposer  enfin 
une  barrière...  tout  cela  est  absurde... 

Le  duc  nous  fit  un  signe  de  l'œil,  et  poursui- 
vant ses  questions,  il  finit  par  savoir  du  comte  de 

Gr t  le   nom  de  toutes   les    personnes    qui 

avaient  diné  chez  madame  la  duchesse  de  Bas- 
sano...  tout  ce  qu'elles  avaient  dit...  et  même  ce 
qu'elles  avaient  pu  dire  confidentiellement ,  et 
pourtant  si  l'on  avait  dit  à  M.  le  comte  de 
Gr. t.  — Vous  avez  peut-être  compromis  la  du- 
chesse de  Bassano...  et  les  vingt  personnes  avec 
lesquelles  vous  avez  dîné,  il  aurait  été  plus 
qu'étonné.  La  place  et  le  temps  me  manquent 
pour  faire  voir  comment  il  racontait  jusqu'au 
moindre  geste...  C'était  bien  curieux. ..Ce  fut  au 
reste  une  leçon  pour  moi...  et  avant  de  sortir  du 
salon  du  duc  de  Rovigo ,  je  lui  dis  : 

—  Je  vous  remercie,  mon  cher  duc,  de  m'avoir 
avertie  du  danger  que  je  cours  sans  m'en  douter... 
Il  faudra  maintenant  que  je  mesure  mes  paroles 

lorsque  le  comte  de  Gr t  viendra  dîner  chez 

moi,  ainsi  que  M.  de  L et  M.  de  T...  Mais  ne 


craignez-vous  pas  que  ces  messieurs  ne  trouvent 
fort  mauvais  que  vojis  leur  fassiez  jouer  un  aussi 
sot  rôle  sans  leur  demander  s'il  leur  convient?... 
!^ls  pourraient  bien  changer  la  scène  de  comique 
en  tragique  pour  vous...  Quant  à  moi ,  je  vous 
prie  de  ne  point  soumettre  mon  salon  à  une  en- 
quête qui  ne  me  plaît  pas  le  moins  du  monde... 
et  je  m'en  plaindrai,  je  vous  en  préviens... 

—  A  qui  donc?... 

—  A  l'empereur... 

-r^  Et  si  l'ordre  venait  de  lui  ?... 
Je  haussai  les  épaules... 

—  Oui...  si  l'ordre  venait  de  lui!...  si  par  exem- 
ple j'étais  chargé  de  savoir...  mais  non...  je  ne 
veux  pas  vous  dire  cela... 

—  Oh  !  nous  n'en  sommes  pas  à  nous  fâcher  ', 
dites  toujours... 

—  ï^h  bien!  je  suis  chargé  de  savoir  si,  en 
effet,  vous  êtes  dans  une  relation  toute  frater- 
j^fiWe  avec  le  grand-maréchal... 

Je  devins  d'abord  pale  d'indignation ,  et  puis 

•  Koas  ç'tipns  ^lors  en  i8ia. . .  au  mois  de  novembre  je 
crois...  C'était,  enfin,  peu  de  temps  après  l'afFaire  de 
Malet. . .  En  parlant  de  Malet,  je  dois  dire  qu'l)ier(28  juillet 
ï834)  j'ai  entendu  parler  d'une  brochure  qui  tiaite  de  celle 
aftaire.  Je  ne  la  connais  pas  ,  el  ne  l'avais  pas  vue  avant  d*é  - 
erire  ces  volumes. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÊS.  359 

ponrpfe  de  colère...  C'était  aussi  par  trop  fort... 
Je  ne  pouvais  croire  que  l'empereur  remît  ainsi 
la  clef  du  sanctuaire  de  lintérinur  de  chacun  aui 
mains  du ducdeRovigo...  mais  ce  n'était  que  trop 
vrai...  Du  resie ,  je  me  suis  rappelé  en  ce  moment 
l'histoire  de  M.  de  Sartine...  Mon  Dieu!  la  vie 
humaine  est  toujours  la  même...  toujours  les 
mêmes  passions,  toujours  les  mêmes  bassesses... 
L'homme  sera  û;raiul  comme  il  sera  petit...  le  cer- 
cle demeure  le  n)ême. ..C'est  un  th' âlre  dont  les 
acteurs  vieillissent  et  passent...  mais  dont  la 
scène  et  même  les  décorations  restent  toujours 
en  place...  Seulement  les  meubles  changent  de 
forme... 

A  cette  époque  de  '.Sk^,  où  nous  sommes 
parvenus,  le  duc  de  Rovigo  eut  une  étrange  con- 
versation avec  un  homme  qui  lui-même  me  la 
raconta  dans  le  temps;  elle  est  d'autant  plus 
curieuse  qu'elle  donne  des  éclaircissemens  sur 
une  détermination  ultérieure  de  Napoléon. 

Le  duc  de  Rovigo  était,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  très  dévoué  à  l'empereur;  ce  dévouement 
allait  loin  ,  car  il  le  portait ,  comme  on  vient  de 
le  voir,  à  faire  des  choses  assez  étranges.  Plus  le 
temps  s'écoulait...  plus  nous  avancions  dans  cette 
malheureuse  année  de  181 5,  et  plus  on  voyait 
se  grossir  l'orage  qui  allait  ravager  la  France...  Se- 


36o  MÉMOIRES 

l'ieusement  alarmé  pour  la  sûreté  même  de  Paris, 
Savarv  se  détermina,  après  en  avoir  causé  avec 
l'arcliichancelier ,  à  faire  venir  au  ministère  de  la 
police  quelques  uns  des  hommes  opposans  à 
l'empereur,  et  de  faire  en  sorte  qu'ils  fussent 
moins  hostiles...  L'un  d'eux,  qui  était  presque 
l'ennemi  de  l'empereur  depuis  l'affaiie  de  Mo- 
reau  dont  il  était  l'ami ,  et  qui  avait  même  été 
dans  toute  cette  affaire  d'un  extrême  secours 
à  l'accusé,  fut  le  premier  auquel  songea  Savary. 
Cet  homme  était  M.  To....n  ,  banquier;  il  fai- 
sait partie  de  cette  troupe  de  jeunes  gens  qui, 
sous  le  directoire,  portaient  les  cadenettes ,  et 
le  collet  noir,  et  qui  se  battaient  avec  tout  ve- 
nant autant  que  le  cœur  leur  en  disait.  On  ra- 
contait, je  crois,  de  celui-là,  qti'il  s'était  battu 
sept  fois  dans  une  semaine,  une  fois  par  jour. 
C'est  assez  bien... 

Le  duc  de  Hovigo,  qui  était  fort  lié  avec  une 
yersonne  qui  connaissait  beaucoup  M.  To....n, 
la  chargea  de  le  prier  de  pj^sser  chez  lui  parce 
qu'il  désirait  lui  parler.  Il  fallait  négocier  cette 
entrevue  de  cette  manière,  car,  avec  l'humeur 
tie  M.  To....n,  il  n'aurait  été  au  ministère  de  la 
police  qu'avec  qu;itre  gendarmes,  et  comme  il 
n'y  avait  aucune  raison  pour  commettre  de  l'ar- 
bitraire envers  lui  (  depuis   celui   qu'on  avait 


I)F.    LA    UL'tflÏESSE    u'aBIIAKTÈS.  56 1 

exercé  cependant,  mais  les  temps  n'étaient  plus 
les  mêmes),  il  fallait  s'y  prendre  de  cette  façon. 
Ce  que  voulait  le  duc  de  Rovigo,  c'était  d'a- 
voir l'opinion  d'un  des  premiers  banquiers  de 
Paris  sur  l'esprit  populaire...  Deux  avaient  été 
déjà  interrogés ,  sans  se  douter  qu'ils  donnaient 
des  armes  au  pouvoir  eu  répondant  avec  naïveté. i 
Ces    deux    banquiers  étaient,    l'un  M.     î.a — , 
l'autre,  ivl.  Mal...  Ils  étaient  paisibles  dans  leur 
him:eur.  et  ne  répondaient  que  de  ia  règle  de  trois. 
Pour  l\l.   To....n  c'était  une  autre  affaire.  Napo- 
léon  ne  l'aimait  pas...   il  se  rappelait  que  dans 
une  circonstance  très  orageuse,  M.  To....n  était 
venu  proposer  à  Fouché  de  lui  amener  dans  les 
vingt- quatre   heures  deux  mille  bons  garçons 
qui  seraient  de  bon  secours  au  gouvernement...} 
et    ces  mêmes  hommes...  l'empereur  se  disait 
que  le  même  chef  qui  pouvait  les  mener  à  droite 
aurait ,  s'il  le  voulait ,  la  possibilité  de  les  mener 
à  gauche.  Et  si  l'on  veut  se  rappeler   l'époque  ,  > 
on  verra  combien  la  chose  était  facile...  Il  y  arait  { 
alors  une  clientelle  nombreuse  pour  suivre  ces  j 
jeunes  gens,  qui  suivaient  eux-mêmes  les  doc- 
trines de  Clichy  ou  bien  du  Manège...  Le  direc-  ■ 
toire  abattu,  on  n'avait  pas  conservé  toutes  ces  ' 
dénominations,  mais  l'esprit  opposant,  quoicpie 
comprimé  par  douze  ans  de  triomphes  ,  n'en  était 


5ۉ  MEMOIRES 

pas  moins  prêt  à  surgir  au  moindre  appel...  On 
l'ignorait  dans  le  mon  ie. ..  l'empereur  lui-même 
l'avait  long-temps  oublié'...  mais  il  était  des  gens 
dont  la  mémoire  était  toujours  aussi  fraîche  et 
quittaient  demeurésaussihaineux  qu'ils  l'étaient, 
en  1796  et  179S,  du  gouvernement  directorial... 
Eh  !  non  pas,  mon  Dieu  !...  —  De  quoi  donc!... 
—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien...  ni  eux  non  plus... 
Ils  jouaient  à  l'opposition...  C'est  une  occupa- 
tion comme  une  autre. 

Cependant  M.  To — n  n'était  pas  royaliste... 
Il  n'était  pas  républicain  non  plus,  quoiqu'il  fût 
de  la  caste  républicaine...  Mais  c'était  une  épo- 
que, au  reste,  où  le  duc  de  Mouchy,  Albert 
d'Orsay,  Juste  de  Noailles,  madame  la  duchesse 
de  Mouchy ,  une  foule  de  gens  de  la  tribu  nobi- 
liaire ,  donnaient  la  main  à  David,  à  Gérard  et  à 
ses  élèves...  tout  cela  sans  penser  à  mal...  Notre 
amour  patriotique  allait  jusqu'aux  démonstra- 
tions, dans  ce  temps-là...  Il  est  inutile  de  rap- 
peler ces  époques  déplorables...  mais  je  dois 
pourtant  dire  que  le  parti  républicain  était  le 
seul,  dans  ces  temps  d'oragts,  qui  eût  été  im- 
muable dans  sa  conduite  et  dans  l'exécution  de 
la  devise  qu'il  prit  aux  premiers  jours  du  danger  : 

—  Tout  pour  la  patrie!... 

Sans  être  un  républicain,   M.  To....n  était 


DE  LA  uucncssB  i^'abrantès.  365 

un  de  ceux  qui  avaient  pris  ce  cri  de  guerre. 
Le  pays  était  là  ,  et  pour  lui  il  fallait  tout  faire... 
Le  duc  de  Rovigo  le  connaissait  sdus  ce  rapport, 
et  ce  fut  dans  ce  but  qu'il  commença  la  conver- 
sation. 

—  Monsieur  To....n,  lui  dit-il,  vous  connais- 
sez l'esprit  de  Paris  ;  quel  est-il  en  ce  moment' 
relativement  à  l'empereur  ? 

Celui  qu'on  interrogeait  ainsi  regarda  le  ques- 
tionneur avec  une  sorte  d'étonnement. ..  Le  duc 
poursuivit  : 

—  En  vous  adressant  cette  demande,  je  vous 
prie  d'observer  que  c'est  seulement  un  serviteur, 
un  ami  dévoué  de  l'empereur,  qui  vous  parle,  et 
non  pas  le  ministre  de  la  police,  qui  n'a  aucun 
droit  pour  vous  interroger...  mais  je  désire  être 
éclairé  par  vous  sur  quelques  points,  et  c'est 
dans  l'intérêt  de  la  France,  du  pays,  que  je  vous 
entre  iens  en  ce  moment...  Je  désire  être  bien 
compris. 

M.  ïo....n  entra  sur-le-champ  dans  la  pen- 
sée du  duc,  et  lui  répondit  avec  une  franche 
assurance  : 

—  Si  Votre  Excellence  m'autorise  ainsi  à  lui 
dire  la  vérité,  je  vais  lui  parler  un  langage  au- 

•  C'était  au  mois  de  décembre  i8i5  qu'avait  lieu  cette 

conversation. 


364  MEMOlKfcS 

quel ,  tout  iniiiistre  de  la  police  qu'elle  est,  peut- 
élre  n'est-elle  pas  habituée...  mais  étant  interpellé 
au  nom  de  mon  pays,  je  dois  répondre  avec 
loyauté.  Que  voulez -vous  savoir  de  moi  ?... 

—  Si  l'empereur  est  toujours  aussi  aimé  dans 
Paris  qu'il  l'était  au  relour  de  Russie...  A  cetLe 
époque,  malgré  ses  revers,  il  l'était  encore  beau- 
coup... Comment  est  maintenant  l'esprit  public 
dans  le  commerce?... 

—  Il  n'a  jamais  été  bon ,  dans  la  banque  sur- 
tout, comme  vous  le  savez  bien,  et  maintenant 
i  1  est  détestable. . .  Si  vous  voulez  savoir  comment 
l'empereur  est  aimé  dans  Paris ,  je  vous  dirai, 
monsieur  le  duc, que  la  haine  commence  à  rem- 
placer l'amour,  et  vous  savez  qu'en  pareille  ma- 
tière nous  marchons  vile  '. 

— Que  lui  reprochez-vous  dans  vos  assemblées 
commerciales?  car  je  sais  que  vous  en  avez... 
Pourquoi  le  haïr?... 

—  Parce  que  tout  se  meurt...  que  les  ateliers 
sont  déserts,  les  manufactures  sans  bras...  les 
campagnes  sans  culture.  Enfin  nous  voulons  la 
paix...Nousla  voulons  pour  exister...  et  lui  ne  la 

VEUT  PAS  !... 

'  Il  faut  remarquer  que  M.  To. .  .  .n  était  ennemide  l'em- 
pereur. Cette  inimitic  datait  du  jour  de  la  première  arresta- 
tion d'Ouvrard  et  de  l'affaire  de  Moreau. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  56t> 

-^  Vous  VOUS  trompez...  il  veut  la  j3aix!... 
M.  To  ...n  se  mit  à  sourire,  et  dit  au  duc  de 
Rovigo  : 

—  Ce  sont  des  objets  trop  graves  pour  être 
discutés  entre  vous  et  moi  dans  ce  cabinet... 
Vous  aurez  toujours  raison  et  moi  aussi...  La 
meilleure  preuve  qu'il  veut  la  paix,  c'est  de 
la  faire.  .  pourquoi  ne  l'avoir  pas  faite  à  Prague?... 
Mais,  poursuivit-il  en  voyant  que  le  duc  allait 
prendre  la  parole,  laissons  ce  sujet...  Vous  me 
faites  l'honneur  de  me  demander  mon  opinion, 
la  voici...  Je  crois,  comme  tout  le  monde,  que 
les  troupes  alliées  vont  passer  le  Pdiin...  Voilà 
ce  que  la  France  doit  empêcher,  et  elle  le  peut... 
En  faisant  un  appel  à  son  honneur,  des  milliers 
d'hommes  vont  se  lever  en  masse ,  comme  en 
1792... 

—  Pardieu  ,  dit  le  duc  de  Rovigo  en  se  frottant 
les  mains,  vous  voyez  que  le  sénat  se  condtiit 
bien  patriotiquement,  il  vient  d'ordonner  une 
levée  de  trois  cent  mille  hommes,  et... 

—  Eh!    monsieur,  s'écria    JM.    To n,   que 

venez- vous  me  dire  là!.,.  Est-ce  tionc  à  des  enfans 
de  dix-sept  et  dix-huit  ans  que  vous  voulez  con- 
fier la  défense  de  nos  frontières  républicaines?... 
car  voilà  celles  que  la  France  veut  et  doit  conser- 
ver !.. .  Des  conscrits  !...  des  enfans  à  peine  assez 


36t>  MKMOinKS 

forts  pour  porter  un  fusil  !,..  Non,  monsieur  le 
duc,  ces  muryilles  de  chair  humaine  ne  peuvent 
arrêter  l'ennemi  pkis  d'un  jour...  il  passera  lo 
lendemain  sur  letns  cadavres,  et  arrivera  tout 
droit  dans  Paris  pour  n'y  prendre  que  des  veuves 
et  des  orphehns...  Mais  faites  un  appel  h  trois 
cent  mille  hommes  qui  ont  fait  le  coup  de  mous- 
quet dans  les  premières  guerres  de  la  révolution 
et  qui  se  sont  retirés  depuis .  soit  dans  leurs  fa- 
milles, soit  dans  leur  intérieur  de  garçon...  Ces 
hommes-là  sont  à  peine  âgés  «le  quaiante  ans,  il 
en  est  même  beaucoup  (|ui  n'en  ont  que  trente- 
cinq.  ..  ils  ont  toujours  le  cœur  chaud ,  Tâme  for- 
tement trempée  et  palpitant  encore  au  nom  de 
patrie  et  d'invasion  étrangère...  Faites  un  appel 
à  cette  troupe  de  vieux  soldats,  quoiqu'ils  soient 
encore  des  homrn*>s  jeunes...  ils  marcheront  avec 
enthousiai^me  à  la  rencontre  des  mêmes  ennemis 
qu'ils  ont  chassés  en  92...  Faites  jouer:  jéllons^ 
enfans  de  la  patrie!...  en  tête  d'un  premier  batail- 
lon quejeme  charge  déformer,  et  pardieu  ,  soyez 
assuré,  monsieur  le  duc,  que  tous  suivront 
aussitôt 

—  Mais  c'est  la  garde  nationale  dont  vous  me 
parlez  là. 

—  Non  ;  c'est  d'une  armée  à  envoyer  sur  les 
bords  du  Rhin...  Mais,  ensuite ^  quand  je  vous 


D£    LA    DUCHESSE    D  ABUAiVTÈS.  ^67 

parlerais  d'une  garde  nationale,  pourquoi  donc 
seriez- vous  en  crainte  d'une  telle  formation?... 
Le  duc  de  Rovigo  ne  répondit  rien...  Après  un 
moment  de  silence,  il  reprit: 

—  Mais  ce  projet  d'un  appel  aux  anciens  mili- 
taires de  92...  comment  voidez-vous  le  faire  ? 

— Tout  naturellement.  Dire  la  vérité, comme  le 
fit  la  convention...  montrer  la  patrie  en  danger... 
Que  l'empereur  soit  maintenant  ce  qu'il  est  sur 
tous  les  autres;  le  plus  grand  homme  de  guerre 
du  monde!...  qu'il  soit  notre  chef;  nous  le  sui- 
vrons avec  joie...  avec  bonheur!  mais  qu'il  nous 
donne  des  garanties...  san?  garanties,  personne 
ne  marchera  .. 

Le  duc  de  Rovigo  aimait  non  seulement  l'em- 
pereur, mais  il  le  comprenait  ..  Alors  il  prenait 
de  la  colère  lorsqu'on  lui  disait  que  Napoléon  ne 
faisait  la  guerre  que  pour  vremlre  des  provinces... 
La  quantité  de  gens  qui  le  prenaient  ainsi  pour 
l'ogre  du  petit  Poucet  est  grande  néanmoins,  et 
n'en  est  pas  moins  ridicule. 

—  Eh!  que  diable  voulez-vous  donc  de  l'em- 
pereur, monsieur  ?  s  écria  Savary. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  la  prétention  de  par- 
ler dans  celle  circonstance,  dit  M.  To.  ...n;mais 
connaissant  la  façon  de  penser  de  tous  mes  amis, 
je  parle  en  leur  nom.,,  et  je  dis,  par  exemple, 


7)ijS  HK  MOI  Ri:  s 

qnesi  nous  marchions  contre  ieiiiiemi,  il  faudrait 
que  l'empereur  fit  une  proclaniaiion  clans  la- 
quelle il  déiierail  les  Français  du  serment  de  fulé- 
lltè  le  jour  oii  il  leur  ferait  passer  le  Rhin.. .  A 
cette  condition,  monsieur  le  duc,  je  me  fa*s  fort 
de  vous  amener,  d'ici  à  huit  jours,  le  plus  beau 
régiment  que  vous  ayez  jamais  vu  ,et  composé  de 
o;ens  dont  le  cœur  est  tout  à  la  gloire  du  pays... 
Au  reste  le  ducdOtrante  peut  vous  dire,  mon- 
sieur le  (hic,  ce  que  je  puis  fiiire  dans  ce  genre-là. 
Le  fait  remonte  à  1809.  Je  n'en  ai  pas  parlé 
alors,  parce  que  l'enchaînement  des  évènemens 
ne  m'y  a  pas  conduit.  Voici  ce  qui  était  arrivé. 

Le  duc  d'Otranie  élait  alors  ministre  de  la 
police...  Il  envoie  un  jour  chercher  ]\î.  To....n, 
et  lui  dit  : 

—  Il  faut  que  nous  organisions  une  garde  na- 
tionale. Je  crois  que  cette  mesure  est  néces.saire. 
Voulez-vous  m'aider?... 

M.  To....n  savait  le  moyen  de  conclure  une 
pareille  affaire  en  aussi  peu  de  temps  qu'il  était 
possible  de  le  faire...  Mais  son  état  d'hostilité 
avec  l'empereur  le  mettait  dans  une  position 
dont  lui-même  comprenait  la  difficulté.  11  ledit 
à  Fouché,  qui  le  comprit  aussi,  mais  qui  n'en 
insista  pas  moins  sur  la  nécessité  de  faire  ce 
qu'il  appelait  la  sauvegarde  de  la  France.  C  était 


DE   LA.  DUCHESSE  d'\BRANTÈS.  569 

en  1809...  Les  affaires  d'Espagne  étaient  dans 
leur  plus  grande  vigueur,  ef  l'Allemagne  était 
couverte  de  nos  batailloiis.  La  France  était  donc 
dégarnie  de  troupes  armées ,  et  si  l'Angleterre 
avait  pu  faire  un  débarquement  ainsi  qu'elle  l'a- 
vait projeté  par  le  plan  proposé  par  le  vicomte 
d'Aché  au  comité  de  Londres,  je  ne  sais  trop  ce 
que  la  France  serait  devenue  au  lieu  où  le  foyer 
de  la  révolte  aurait  éclaté. 

Enfin,  M.  To — n  se  chargea  de  l'organisation 
en  s'adjoignant  plusieurs  personnes  de  ses  amis, 
et  tous  aussi  chauds  que  lui  dans  la  volonté  de 
défendre  la  terre  de  la  patrie.  C'était  un  lundi 
que  cette  conversation  avait  lieu...  Le  samedi 
matin,  c'est-à-dire  cinq  jours  après,  le  ministre 
allait  sortir  de  chez  lui  ,  lorsqu'on  lui  annonça 
l'état-major  des  cfievau-légers... 

—  Hem!...  (juoi?,..  Tétat-major  des  chevau- 
légers!...  Eh!  qu'est-ce  qu'il  me  veut?...  Je  ne 
suis  pas  ministre  de  la  guerre,  moi... 

L'huissier  de  la  chambre  s'en  fut  dire  que  le 
ministre  ne  pouvait  pas  recevoir  ïélat-major  des 
chevau-légers.. 

—  Remettez-lui  cette  carte,  dit  l'un  des  officiers.. 
Ils  étaient  tous  revêtus  d'uu  miiforme  bleu  avec 
les  paremens  cramoisis,  et  les  épauletles  et 
boutons  dlargent. 

'  *XVI.  a4 


5nO  MÉMOIRES 

Quand  Fouché  vit  sur  la  carie  le   noitf  dé 
M.  To....n,  il  crut  rêver... 
.  —  Faites  entrer!  s'écria-t-il. 

.—  Comment,  c'est  vous!  dit-il  àM.  To....n.,. 
c*ést  vraiment  vous!  .. 

—  Oui ,  sans  doute...  et  ces  messieurs  doivent 
partager  les  complimens  que  vous  voulez  bien  me 
faire. 

Ces  messieurs  étaient  :  MM.  Bregy  de  Girardin, 
Mallet  (lebanquier) ,  Rougemont ,  B;»ucher,  etc.. 

Ce  fut  ainsi  qu'une  première  garde  nationale 
fut  formée  (en  1809)  ;  mais,  soit  que  l'empereur 
eût  conservé  le  souvenir  du  peu  de  secours  que 
la  cour  avai-t  reçu  de  la  garde  nationale  dans  les 
premiers  orages  de  la  révolution,  il  avait  une- 
sorte  de  tendance  à  la  voir  plutôt  en  mal,  et  il 
avait  de  la  peine  à  savoir  la  population  de  Paris 
armée.  Toujours  est-il  que  cette  garde  natio- 
nale de  1809  ne  dura  que  trois  mois  tout  an 
plus.  Elle  lut  dissoute,  et  plusieurs  personnes 
dans  la  société  de  Paris  ont  même  ignoré  qu'elle 
avait  existé. 

M.  To — n  avait  donc  raison  lorsqu'il  disait 
au  duc  de  Rovigo  que  Fouché  pouvait  lui  ren- 
dre bon  compte  de  ce  qu'il  savait  faire  eh  fait  de 
promptitude...  Toutefois,  ce  n'était  pas  de  cetter 
manière  que  Savary  voulait,  à  ce  qu'il  paraît,  Tù-^ 


DE    LA    DUCHESSE    D*ABRANTÈS.  S^l 

tîliser...  Ils  se  séparèrent  après  une  longue  con»^ 
versation,  qui  ne  fut  résullat  que  pour  le  duc 
de  Rovigo,  en  ce  qu'il  lui  fut  révélé  dans  cet  en- 
tretien des  vérités  que  ses  agens  n'osaient  janv»i$ 
laisser  parvenir  jusqu'à  lui... 

Les  nouvelles  les  plus  désastreuses  arrivaient 
chaque  jour  de  l'Allemagne  et  de  l'Espagne.  La 
société  était  morte...  On  se  voyait,  on  se  parlait 
en  tremblant.  Mon  grand  deuil  m'empécfiait  de 
voir  du  monde;  mais  dans  le  petit  cercle  d'amis 
que  je  m'étais  réservé,  je  voyais  assez  de  per- 
sonnes instruites  des  affaires  courantes ,  pour 
être  au  fait  de  tout  ce  qui  se  passait...  La  vio- 
lence du  coup  qui  m'avait  frappée  était  si  terri- 
ble que  j'étais  insouciante  sur  les  évènemens 
qui  se  préparaient...  Cependant  j'avais  mes  en- 
ifans  qui  devaient  un  jour  souffrir  de  leur  désas- 
tre ou  jouir  de  leur  gloire,  et  toujours  mon 
pauvre  cœur  devait  être  brisé  par  le  fait  ou  rela- 
tivement... Il  me  restait  encore  d'ailleurs  un 
immense  intérêt  en  Allemagne...  M.  de  Nar- 
bonne  était  à  Torgau...  Après  la  reprise  des 
hostilités,  il  lui  était  arrivé  ce  que  lui  même 
avait  prédit:  il  avait  été  dans  la  disgrâce  appa- 
rente de  Napolron Je  dis  apparente,  parce 

qu'il  est  impossible  que  dans  son  âme  il  p«t 
accuser  un  innocent.  J'ai  parlé  de  raon  attà* 


372  HIÉMOIRES 

chement  pour  M.  de  Narbonne...  îl  était  celui 
d'une  fille  pour  son  père...  Mes  inquiétudes  sur 
lui  étaient  donc  très  vives...  Je  devais  toujours 
souffrir...  soit  par  moi ,  soit  par  mes  amis. 

Bientôt  les  nouvelles  les  plus  sinistres  circulè- 
rent dans  Paris...  Lavalette ,  qui  n'avait  pas  cessé 
d'être  pour  moi  le  meilleur  des  amis,  venait  sou- 
vent me  donner  ties  nouvelles...  Il  savait  que, 
maintenant  que  Duroc  et  Bessières  n'existaient 
plus,  j'avais  moins  de  facilité  d'avoir:  des  riou- 
velles  de  l'armée...  celles  du  Moniteur  n'étaient 
pas  vraies,  et  il  était  difficile  de  savoir  à  quoi 
s'en  tenir  pour  former  quelque  plan..  Un  jour 
Lavalette  me  fit  demander  à  déjeûner  ;  il  était 
dix  heures...  Je  fus  frappée  de  son  changement. 

' — Mon  Dieu!  me  dit-il  eu  entrant,  que  Junot 
est  heureux  de  ne  plus  ej^ister!...  Nous  som- 
mes, perdus  !...  l'empereur  est  complètement 
écrasé  !... 

Quels  que  fussent  mes  motifs  de  refroidisse- 
ment contre  Napoléon,  tout  cédait  en  ce  moment 
à  cette  parole  :  //  est  malheureux!.:.  Je  me  met- 
tais à  la  place  de  Junot ,  et  je  me  disais  que  dans 
un  semblable  instant,  Junot  aurait  donné  sa  vie 
pour  assurer  celle  de  sou  ami...  de  celui  qu'il 
regardait  comme  Dieu  même...  Je  fus  donc  frap- 
jpée  au  cœur... 


DE    LA    DlJCHESSÈ    d'aBUA-NTÊS.  *75 

Oui,  poursuivit  Lavalette. ..  vous  saurez 

demain  avec  tout  Paris ,  car  il  faut  bien  qu'on 
le  sache ,  tous  les  désastres  de  la  bataille  de  Leip- 
sick...  L'empereiir  a  fait  une  grande  perte  ainsi 
que  l'armée,  et  surtout  la  Pologne...  le  prince 
Joseph  Poniatowski  est  mort... 

—  Ah!  mon  Dieu!  m'écrlai-je.,.  Et  tout 
aussitôt  je  me  rappelai  une  soirée  tout  entière 
passée  avec  lui  et  M.  de  INarbonne  aux  Cham.ps- 
Élysées,  peu  de  temps  avant  le  départ  du  comte 
Louis...  Jetais  dans  mon  landau,  et  je  revenais 
du  bois  de  Boulogne,  lorsque  je  les  rencon- 
trai... Il  commençait  à  faire  sombre;  cependant 
le  prince  Joseph  avait  reconnu  ma  livrée.  Ils 
étaient  tous  deux  venus  auprès  de  ma  voiture,  et 
m'avaient  presque  forcée  à  descendre...  Je  des- 
cendis ,  et  appuyée  sur  leurs  deux  bras,  je  me 
promenai  très  long-temps ,  m'asseyant  par  in- 
tervalles, puis  reprenant  notre  marche...  Nous 
quittâmes  la  route  ordinaire  de  la  promenade , 
et  nous  fûmes  le  long  des  jardins  '  du  faubourg 
Saint-Honoré...  Les  lilas  étaient  déjà  en  fleurs 

»  A  cette  époque,  les  plus  soigne's  e'taient  :  d'abord  l'Elysée- 
Napoléon. .  .le  jardin  de  la  princesse  Pauline,  aujourd'hui 
l'hôtel  de  l'ambassade  d'Angleterre...  puis  celui  de  I  hôtel 
Marbœuf,  donné  au  maréchal  Suchet  par  Joseph,  et  celui 
du  général  Sébastiani. 


1^  M£MQIi^# 

dans  cette  partie  de  Paris...  ils  pendaient  en 
belles  grappes ,  ainsi  que  les  éhénieis,  dans  ces 
beaux  massifs  du  jardin  de  l'Élysée-Kapoléon 
et  de  tous  les  autres  jardins  qui  l'entourent... 
L'air  était  embaumé ,  et  la  nuit  si  belle  que  nous 
restâmes  fort  tard,  voulant  prolonger  un  mo- 
ment de  bonheur  dans  un  temps  où  ils  étaient 
si  rares!... 

C'était  un  aimable  et  excellent  homme  qjje  le 
prince  Poniatowski  ;  il  avait  une  de  ces  figures 
qu'on  aime  d'abord  ,  parce  qu'elles  répondent 
à  toutes  les  sympathies  bienvediantes  de  l'àme... 
il  était  beau...  Ou  ne  le  remarquait  pas,  à  moins 
Cju'on  ne  voulut  l'aimer  d'amour...  mais  il  avait 
tant  de  qualités  charmantes,  qu'il  attachait  forte- 
ment par  leseid  attrait  d'ime  sincère  amitié...  Le 
comte  Louis  lui  était  fort  dévoué,  et  ce  fut  de  lui 
que  j'appris  tout  ce  qu'il  révélait  de  bon  et  de 
loyal.. Ce  fut  un  malheur  pour  Tempereur,  mais 
bien  aussi  pour  la  Pologne,  que  Napoléon  nelui  eu 
ait  pas  remis  la  couronne  sur  la  tête...  Mais  lais- 
sons cette  faute!...  on  en  a  tant  parlé  que  mainter 
nant  il  y  aurait  vraiment  déraison  d'en  parler 
encore. 

.Alors  il  était  seulement  venu  à  Paris  passer 
quelques  jours  pour  voir  sa  sqeUr  et  son  fil? ,  pt 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.'  075 

quelques  amis  auxquels  il  était  fort  attaché  *... 
Mais  la  trislesse  la  plus  amere  se  faisait  sentir 
dans  toutes  ses  paroles...  Il  voulait  cacher  des 
pressentimens  qui  ie  dominaient ,  et  moi-même 
j'en  fus  pénétrée. 

Il  me  racoiita,  dans  celte  soirée  très  remar- 
quable dans  mes  souvenirs,  comment  il.  avait 
supplié  l'empereur  de  ne  pas  attendre  le  froid... 

Hélas!  me  disait-il,  je  crains  qu'un  mot  de 

moi  n'ait  été  d'un  effet  bien  funeste  dans  cette 
étrange  série  de  désastres  remarquables  surtout 
par  leur  facilité  à  être  prévenus  et  conjurés!... 
J'étais  auprès  de  l'empereur,  et  je  lui  parlais  avec 
une  telle  conviction  qu'il  me  sembleque  je  devais 
être  persuasif...  mais  l'empereur  ne  paraissait 
même  pas  ému... 

Pourquoi  retiendrait-on  Lauristonsi  long- 
temps, me  dit-il  enfin,  si  l'empereur  Alexandre 
ne- voulait  pas  me  répondre  selon  mon  désir? 
mais  pour  cela  il  lui  faut  faire  plier  d'autres  vo- 
lontés que  la  sienne...  Il  n'est  pas  le  maître  chez 

■  Sa  sœur  est  la  princesse  d'Iesckewilz. . .  unç  bonne, 
spirituelle  et  très  supérieure  personne  .  .  Les  gens  qui  ne 
jugent  les  autres,  comme  Je  faisait  ;iIois  la  princesse  de  T..., 
que  par  la  façnn  de  faire  la  révérence ,  trouvaient  que  la  prin- 
cesse polonaise  ne  valait  pas  la  princesse  française. . .  Quant 
k  moi ,  je  dis  tout  le  contraire. 


376  ■  MÉMOIRES 

lui  àîitant  que  je  le  suis  en  France,  moi,  tout 
souverain  absolu  qu'il  est... 

—  Ah!  sire  ,  s'écria  le  prince  Poniatowski...  il 
vous  joue!...  A  peine  eus-je  prononcé  ce  mot, 
me  dit  le  prince  Joseph,  que  je  fus  effrayé  de 
son  effet...  il  marcha  vers  moi...  de  sa  petite 
main  il  serra  la  mienne  avec  une  violence  pres- 
que convulsive,  et  ne  put  parler  pendant  quelque 
temps,  car  son  gosier  éf  ait  évidemment  contracté... 
Enfin  il  sourit!...  mais  quel  sourire,  mon  Dieu!... 
et  me  dit  : 

—  Pri  nce  Poniatowski ,  soyez  certain  que  l'em- 
pereur Alexandre  ne  se  Joue  pas  de  moi  !...  il  en 
connaît  trop  le  danger... 

—  Et  cependant,  poursuivit  le  prince  Joseph, 
l'événement  a  prouvé  que  j'avais  eu  le  malheur 
d'avoir  raison...  Je  me  rappellerai  toute  ma  vie 
l'expression  déchirante  et  terrible  qu'eut  l'empe- 
reuf  lorsque ,  quelques  jours  plus  tard,  il  vint 
de  lui-même  auprès  de  moi,  et  me  dit  en  me 
serrant  la  main  : 

—  Prince  Poniatowski ,  vous  avez  eu  cruelle- 
ment raison. 

Puisque  je  suis  revenu  à  reparler  de  la  Russie, 
et  de  l'époque  de  1812  ,  voici  un  fait  bien  cu- 
rieux   pour    l'histoire ,   quoique     son    résultat 


DE    LA    DOCHKSSE    D  ABRAWTES.  O77 

*  n'ait  pas  eu  l'immense  conséquence  qu'il  devait 
■  amener. 

On  sait  que  i'empereur  Alexandre  était  à 
Wilna  à  recevoir  des  fêtes  ,  lorsque  la  nouvelle 
de  l'entrée  de  l'armée  française  sur  le  territoire 
russe  lui  fut  annoncée...  mais  les  détails  de  ce 
jour  sont  d'ailleurs  peu  connus. 

I/einpereur  Alexandre  était  à  Wilna,  chez  le 
général  Beningsen,  dont  il  venait  de  tenir  la 
fîile  sur  les  fonts  cTe  baptême;  il  lui  avait  donné 
comme  cadeau  de  parrain  une  maison  de  cam- 
pagne nommée  Zakret,  située  fort  près  de 
Wilna,  et  dans  laquelle  madame  Beningsen  vou- 
lut donner  une  fêle  à  l'empereur  et  à  tout  l'état- 
major  général  de  l'armée  qui  se  trouvait  ras- 
semblée alors  à  Wilna  ;  mais  la  maison  étant 
trop  petite,  madame  Beningsen  voulut  faire 
construire  un  pavillon  en  planches  dans  le  jar- 
din,  où  devait  se  donner  la  fête  impériale.  Elle 
fit  demander  le  meilleur  architecte  de  Wilna, 
et  on  lui  indiqua  M.  SchaUz  ,  comme  le  plus  ha- 
bile, non  seulement  de  la  ville,  mais  de  la 
province...  Madame  Beningsen  lui  expliqua  ce 
qu'elle  voulait,  et  elle  lui  dit  pourquoi  elle  dé- 
sirait que  le  local  fût  digne  de  la  fête  qui  devait 
s'y  donner. 

M.  Schultz  était  Lithuanien.  C'était  un  de  ces 


S^S  MÉMOIRES 

tommes  h  passions  profondes  et,  comme  pres- 
que tous  les  Polonais,  au  cœur  généreux,  suscep- 
tible des  actions  les  plus  grandes  aussitôt  que  la 
voix  de  la  patrie  se  faisait  entendre.  Il  avait  pour 
les  Russes  cette  vieille  haine  qui  fermente  dans 
le  sang  polonais  depuis  tant  de  générations,  et 
qui  se  transmet  enfin  à  la  dernière ,  avec  une 
soif  de  se  satisfaire  que  la  mort  de  l'ennemi  dé- 
testé peut  seule  assouvir...  En  recevant  le  mes- 
sage de  madame  Beningsen,  il  voulut  refuser... 
mais  un  sentiment  vague  le  fit  ensuite  accepter... 
A  mesure  qu'elle  lui  parlait,  il  l'écoutait  avec 
une  attention  qui  aurait  dû  être  remarquée  par 
madame  Beningsen...  Il  sourit  en  recevant  l'or- 
dre de  tenir  tout  prêt  dans  un  temps  fixé!...  c'é- 
tait à  quatre  jours  de  là...  Il  promit  d'être  exact... 
En  effet,  ainsi  qu'il  l'avait  dit,  le  pavillon  fut 
pon  seulement  construit,  mais  magnifiquement 
décoré.  Il  y  avait  quelque  chose  de  fantastique 
jdans  la  manière  presque  subite  dont  ce  pavillon 
s'était  trouvé  achevé...  Madame  Beningsen, 
charmée  de  l'exactitude  de  M.  Schulîz,  l'en  re- 
mercia avec  une  chaleur  qui  le  faisait  sourire... 
mais  d'un  sourire  où  il  n'y  avait  rien  de  joyeux, 
pi  debienveillant... 

On  fut  voir  le  pavillon  dans  lequel  travaillaient 
««icorç  quelques  ouvriers  plusieurs  heures  givant 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  5'jg 

le  bal.  Enfin,  tout  fut  terminé,  et  chacun  se 
retira  pour  se  disposer  pour  la  fêle...  Tout-à- 
coiip  un  bruit  affreux  se  fait  entendre...  C'était 
le  pavillon  qui  venait  de  crouler!...  Le  calcul  de 
l'architecte  patriote  avait  été  mal  fait...  il  s'était 
écroidé  trop  tôt!...  il  ne  devait  tomber  que  quel- 
ques heures  plus  tard...  En  croulant,  il  écrasait 
à  la  fois  toute  la  famille  impériale,  et  tous  les  gé- 
néraux de  l'armée  russe  qui  se  trouvaient  en  ce 
moment  à  Wdna!.;.  En  apprenant  l'effet  préma- 
turé de  sou  dessein  ,  Schuitz  fut  se  jeter  dans  la 
petite  rivière  de^^ilna,  où  il  se  noya... 

Cet  événement,  qui  est  peu  connu  parmi  nous, 
est  cependant  d'une  immense  importance...  Il 
fait  voir  comme  cette  nation  polonaise  possède 
encore  de  grands  courages...  Ce  Schuitz  était 
presque  sûr  d'être  livré  au  plus  affreux  supplice... 
eh. bien  !  il  n'avait  pas  fui...  il  avait  voulu  jouir 
de  sa  vengeance  î...  Je  ne  puis  assez  admirer  un 
tel  caractère...  Il  y  a  delà  beauté  antique  dans  un 
homme  comme  Schuitz...  En  apprenant  que  sa 
vengeance  était  manquée...  quetou!^e  cette  lignée 
souveraine  qu'il  abhorre  existera,  non  seulement 
pour  persécuter  encore  ses  frères,  mais  pour  lui 
demander  à  lui  son  sang  et  sa  vie,  il  voulut  leur 
jàter  La  joie  de  se  venger,  ^t  sa  mort  elle-mèpp 
est  encore  un  beau  trait,... 


36o  MÉMOIKES 

...  On  parla  peu  en  Russie  de  cette  aventure... 
et  le  même  jour,  la  fête  eut  lieu  dans  ce  même 
pavillon  où  devait  errer  l'ombre  du  coura- 
geux architecte!!...  Cent  ouvriers  enlevèrent 
les  poutres  brisées  et  les  planches  en  éclats...  Le 
temps  était  beau...  on  mit  des  lampions,  des 
candélabres,  des  guirlandes  de  feuillage,  et  l'on 
dansa  sur  ce  même  plancher  qui  devait  être 
rougi  du  sang  de  toute  la  famiUe  impériale... 
Qui  peut  dire  quelle  différence  une  telle  cata- 
strophe pouvait  apporter  dans  les  évènemensde 
la  campagne  ?...  Gomment  la  guerre  se  serait-elle 
soutenue?...  L'impératrice,  déjà  souffrante, 
n'aurait  pas  pu  conduire  les  affaires  ,  ni  même 
gouverner  dignement...  les  trois  grands-ducs 
étaient  avec  leur  frère  '...  mais,  en  admettant  que 
les  deux  plus  jeunes  n'y  fussent  pas ,  que  pou- 
vaient deux  enfans,  dépourvus  de  tous  conseils 
et  de  tous  secours  militaires,  puisque  l'élite  des 
officiers  -  généraux  et  des  officiers  d'état-major 
aurait  péri  à  Wilna,  si  le  plan  de  Schultz  avait 
réussi?...  Mais  bien  loin  de  là...  la  retraite  de 
Moscow  s'était  faite!,..  Les  ossemens  de  nos 
plus  braves  soldats  blanchissaient  dans  les  slep- 

«  Je  ne  suis  pas  sûre ,  cependant ,  que  les  deux  grands- 
ducs  Michel  et  JNicolas  fussent  à  l'armée  à  cette  époque.  Je 
le  crois  sans  en  être  certaine^ 


DE    LA    DUCHESSK     d'aERANTFS.  38 1 

pes  solitaires  et  glacées  de  la  Russie...  Nous  étions 
abandonnés  par  nos  alliés,  et  la  bataille  de 
Leipsick  achevait  de  nous  écraser. 

La  relation  véritable  que  m'en  fit  La  Valette 
était  terrible  pour  un  cœur  français  I...  On  a 
cherché,  dans  les  journaux,  à  atténuer  autant 
que  possible  les  malheurs  de  cette  journée  fu- 
neste, et,  à  cette  époque,  jamais  la  vérité  ne  nous 
parvenait. 

Les  hostilités  avaient  recommencé,  le  2S  sep- 
tembre, par  un  mouvement  combiné  de  trois 
armées  des  alliés  dans  la  direction  de  Leipsick... 
L'empereur  battit  d'abord  Blûcher  et  le  força  à 
la  retraite  sur  la  Saale.. .  Il  avaitalors  une  pensée, 
qui  était  de  renouveler,  sur  cette  ligne  de  l'Elbe  , 
la  gioire  de  Frédéric  dans  ses  guerres  avec  l'Au- 
triche... C'est  une  chose  bien  étrange  que,  dans 
une  pareille  position ,  Napoléon  pût  s'occuper 
de  pareilles  misères  !...  I/important  pour  lui 
était  la  fidélité  de  la  .Bavière  et  du  AVurtemberg, 
et  ces  deux  alliés  le  quittaient.  Il  apprit  à  Duben, 
du  roi  de  Wurtemberg  lui-même ,  la  défection  de 
la  Bavière  en  même  temps  que  la  sienne  !... 
Maintenant  le  malheur  lui  montrait  sa  fidélité, 
comme  la  fortune  l'avait  fait  si  long-temps... 

L'empereur  entra  à  Leipsick  le  i5  octobre. 
Là  étaient  tout  le  matériel  de  l'armée,  toutes  les 


382  MÉMOIRFS 

réserves...  et  ce  matériel  et  ces  réserves  étaient 
une  preuve  effrayante  du  malheur  de  la  France. 
Une  nous  restait  que  six  cents  jDÏèces  de  canon,  et 
les  alliés  en  avaient  plus  de  mille  !...  L'empereur 
n'allait  présenter  à  l'ennemi  que  cent  soixante 
mille  hommes,  et  on  peut  lui  en  opposer  trois  cent 
-cinquante  mille!...  Cependant  il  à  en  Allemagne 
même  plus  de  cent*  quarante  mille  hommes  avec 
lesquels  il  pouvait  faire  la  loi  à  ses  ennemis... 
S'il  avait  retiré  la  garnison  de  Danlzick,  forte  de 
trente  mille  hommes,  tous  vieux  soldats...  vingt- 
cinq  mille  à  Magdebourg. . .  qu  inze  m  i  Ile  à  Dresde , 
avec  le  maréchal  Saint- Cyr...  près  de  quarante 
mille  avec  le  maréchal  Davoust,  dans  Hambourg... 
Tout  ce  que  notre  armée  a  contiervé  (le  vieux 
soldats,  de  bonnes  troupes,  est  enfermé  derrière 
des  murailles,  et  Napoléon,  comme  atteint  de 
vertige,  attend  trois  cent  cinquante  mille  hoiu- 
n>es  devant  Leipsick  avec  une  faibie  armée 
découragée,  qui  en  compte  à  peine  cent  qua- 
rante mille  !...  Il  a  seulement  six  cents  pièces 
de  canon,  les  alliés  en  ont  plus  de  mille!  A  leur 
tour  ils  vont  gagner  des  batailles  avec  des  canons. 
Lorsque  Junot  revint  en  France,  après  la  cam- 
pagne de  Portugal,  on  sait  que  l'eujpereur  le 
tint  long-temps  en  disgrâce,  parce  qu'avec  lui  il 
fallait  toujours' vaincre,..  Je  le  vis  une  fois  pour 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  385 

lui  demander  une  faveur  pour  Junot,  qui  était 
alors  au  siège  de  Sarragosse...  L'empereur  était 
de  mauvaise  humeur,  et  j'en  souffris,  quoique 
ne  pouVant  rien  répondre,  parce  qu'il  attaquait 
sa  conduite  militaire  en  Portugal...  Un  de  ses 
grands  griefs,  était  surtout  la  faute  commise  par 
Junot  de  n'avoir  pas  réuni  toutes  ses  forces , 
et  d'avoir  laissé  un  seul  homme  dans  les  places 
d'Klvas,  d'Estremos,  etc.,  etc.. 

—  Qui  a  jamais  vu ,  disait-it,  laisser  des  trou- 
pes, qui  devaient  lui  être  si  nécessaires,  enfer- 
mées entre  quatre  murailles,  lorsqu'on  attend  un 
ennemi  plus  fort  que  soi  ?...  • 

Ce  même  reproche  fut  adressé  à  Junot  par 
l'empereur,  lorsqu'à  Viilladolid  il  parla  au  géné- 
ral Thiébault...  Maintenant,  si  l'on  pouvait  faire 
une  remarque,  on  dirait  que  le  tort  est  bien 
autre  à  Napoléon,  car  il  était  le  maître...  il  pou- 
vait faire  ce  qu'il  voulait ,  tandis  que  Junot  avait 
reçu  de  lui-même,  de  l'empereur,  l'ordre  d'oc- 
cuper ces  places  fortes,  et  le  contre-ordre  ne 
lui  en  était  pas  parvenu. 

—  11  le  fallait  deviner!.. .  me  dit  l'empereur... 

Le  lendemain  de  son  arrivée  à  Leipsick,  Napo- 
léon livra  un  combat  devant  un  village  nommé 
Wacliau  ,  et  fut  victorieux...  Hélas  !  ces  faveurs 
passagères  de  la  fortune  étaient  autant  d'amorces 


o84  MÉMOIRES 

funestes  pour  lui...  sa  destinée  était  fixée  par  le 
malheur  maintenant!...  Ce  même  jour  du  combat 
de  Wachau  ,  il  eut  un  souvenir  bien  douloureux 
des  temps  de  gloire  passés  !...  Le  comte  de  Meer- 
feld ,  qui  avait  été  l'un  des  négociateurs  du  fa- 
meux traité  de  Campo-Formio,  fut  pris  à  Wa- 
chau!... L'empereur  fut,  à  ce  que  m'ont  dit 
plusieurs  personnes  qui  en  furent  témoins, 
très  frappé  de  cet  événement...  il  renvoya 
M.  de  Meérfeld  aussitôt  qu'il  lui  eut  donné  la 
mission  d'aller  porter  des  paroles  de  paix  aux 
souverains  alliés...  Il  acceptait  une  des  proposi- 
tions de  Dresde....  d'abandonner  l'Allemagne 
jusqu'au  Rhin...  Mais  il  était  trop  tard...  ils  refu- 
sèrent l'armistice  proposé,  l'empereur  accepta 
le  combat... 

Cependant  tout  ce  qui  entourait  l'empereur 
était  consterné...  Le  maréchal  Marmont,  le  gé- 
néral Lauriston,  le  général  Bertrand',  le  prince 
de  Neufchâtel,  le  duc  de  Bassano  ',  l'étaient  par 
attachement,  les  autres  par  aliachemenl^  peut- 
être,  mais  pour  eux-mêmes...  Toujou^-s  est-il 
que  plusieurs  des  généraux  en  chef,  après  s'être 
Ions-temps  consultés  ensemble,  furent  d'avis 
d'appeler  Berlhier  et  M.  Daru  au  conseil  qu'ils; 

•  Le  duc  de  Bassano  a  toujours  été'  avec  l'empereur  dans'  ' 
presque  toutes  les  batailles  qu'il  a  livrées. 


DE   LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  385 

tinrent.  On  discuta  long-temps  ,  et,  en  résumé, 
les  avis  se  trouvèrent  les  mêmes...  c'est-à-dire 
qu'on  fut  d'accord  sur  un  point,  c'est  que  Napo- 
léon devait  tout  faire  pour  éviter  le  combat.... 
Après  une  assez  longue  conférence,  M.  le  comte 
Daru  et  le  prince  de  Neufchâtel  se  rendirent  chez 
l'empereur  et  lui  demandèrent  une  audience... 
L'air  solennel  de  Berthier,  surtout,  frappa  ISa- 
poléon,  et  il  demanda  de  lui-même  à  ces  mes- 
sieurs ce  qu'ils  avaient  à  lui  dire. 

Berthier  commença  d'abord,  et  lui  représenta 
le  désavantage  immense  qu'il  avait  pour  livrer 
bataille  avec  une  infériorité  de  trouoes  aussi 
forte...  Il  lui  dit  qu'une  vérité  devait  lui  être 
dévoilée,  c'est  que  les  généraux  commandant  les 
corps  d'armée  étaient  eux-mêmes  si  découragés, 
qu'ils  ne  pouvaient  ranimer  le  courage  du 
soldat;  enfin  il  termina  son  tableau  en  lui  pré- 
sentant la  chance  terrible  d'une  bataille  per- 
due ,  ouvrant  aux  ennemis  la  route  de  Paris. 

Encouragé  par  le  silence  de  l'empereur,  qui 
paraissait  écouter  Berthier  avec  une  extrême 
attention,  M.  Daru  s'avança  et  prit  la  parole  à 
son  tour.  Il  remontra  à  l'empereur  que  rien 
n'était  assuré...  l'arméfi  n'avait  pas  d'ambulance... 
pas  d'hôpitaux  sur  ses  derrières...  tout  ce  qui, 
jusqu'alors ,  avait  été  un  des  moyens  de  victoire 
XVI.  a5 


386  MÉMOIRES 

de  NapoléOi. ,  parce  que  le  soldat  sachant  qu'il 
aura  un  bon  lit,  des  soins,  des  secours,  s'il  est 
blessé  ou  malade,  va  au  feu  avec  une  plus  tran- 
quille assurance...  —  Ces  moyens,  dit  le  comte 
Daru,  "Votre  Majesté  sait  sans  doute  qu'il  n'y  a 
pasde.ma  faute  s'ils  ne  sont  pas  autour  de  nous... 
mais  enfin  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ils  man- 
quent entièrement. ..  Il  faudrait  donc  qu'elle  prît 
un  parti  pénible,  sans  doute,  mais  de  la  dernière 
urgence  dans  la  circonstance  présente. 

Lorsque  le  comte  Daru  eut  cessé  de  parler, 
Napoléon  le  regarda  avec  une  expression  toute 
bizarre...  puis  il  regarda  aussi  fort  long-temp3 
le  prince  de  Neufchàtel...  enfin  il  leur  dit  : 

—  Avez-vous  encore  quelque  chose  à  ajouter?... 
Ils  s'inclinèrent  sans  répondre... 

—  Eh  bien  ,  je  vais  donc  vous  répondre  à 
tous  deux'...  Berthier,  vous  savez  que  votre 
opinion  sur  une  pareille  question  n'entrera  pas 
pour  un  fétu  de  paille  dans  ma  détermination... 
vous  pouviez  donc  vous  épargner  la  peine  de 
parler...  Pour  vous,  monsieur  le  comte  Daru, 
vous  êtes  homme  de  plume  et  non  d'épée,  vous 

»  Il  y  avait  une  troisième  personne;  il  m'est  impossible  de 
me  rappelef  son  nom...  Quant  aux  mois  de'sagreables  dits 
par  l'empereur,  je  n'en  suis  pas  comptable;  le  fait  est 
qu'ils  ont  ëlé  dits. 


DE    LA.    DUCHESSE    D*ABRANTÈS  SS^ 

êtes  inhabile  à  j^ger  une  pareille  affaire...  Quant 
à  ceux  qui  vous  ont  envoyés,  qu'ils  obéissejnt... 
voilà  ma  réponse... 

Et  il  les  congédia  aussitôt... 

Le  lendemain  la  bataille  de  Leipsick  fut  don- 
née !... 

Oh!  qui  ne  pleurerait  pas  sur  de  tels  revers  !... 
Oh  !  qui  ne  voudrait  les  racheter  de  son  sang!... 
[Napoléon  m'avait  fait  bien  du  mal ,  peu  de  joiirs 
avant  ceux  de  son  infortune...  eh  bien  !  son 
malheur  avait  déjà  effacé  tout  ressentiment!... 
J'aurais  voulu  lui  épargner  les  angoisses  qu'il 
dut  ressentir,  le  jour  de  cette  bataille  de  Leip- 
sick, lorsque  voyant  ses  soldats  foudroyés  par 
une  artillerie  formidable,  il  apprit  qu'elle  ne 
l'e'tait  autant  que  parce  que  le  quart  de  son  ar- 
mée venait  de  passer  à  l'ennemi,  et  pointait  sur 
des  frères  d'armes  les  canons  qu'ils  servaient 
ensemble  une  heure  avant!...  Dans  cet  instant, 
Napoléon  dut  souffrir  une  torture  cruelle  !... 
c'était  la  première  de  sa  vie...  C'est  ainsi  que  l'on 
peut  dire  que  la  bataille  de  Leipsick  fut  gagnée 
et  perdue  par  notre  armée...  Le  centre'  et  la 

"  Le  centre  ëlait  commandé  par  l'empereur  en  personne  et 
la  droite  par  le  roi  de  Naples.  Pendant  sept  heures  ,  ils  résis- 
tèrent,  avec  9,5oo  lioaimes  ,  à  plus  de  i  jo,ooo, . .  Le  prince 
de  Suède  accabla  le  maréchal  Ney  ,  à  la  gauche  ,  qui  dut  S6 


388  MÉMOIRES 

droite  furent  victorieux...  la  gauche  fut  aban- 
donnée par  les  Saxons  et  livrée  à  l'ennemi... 
Cette  bataille  de  Leipsick,  loin  d'être  une 
défaite,  est  au  contraire  un  des  plus  beaux  faits 
d'armes,  peut-être ,  de  l'empereur...  Du  moins 
cette  journée  est-elle  aussi  honorable  pour  Inique 
honteuse  pour  ceux  qui  l'ont  si  bassement  trahi, 
et  j'ajouterai,  pour  ceux  qui  ont  si  bassement 
acheté  les  traîtres.. .  Tout  commandait  la  retraite  ; 
elle  se  fit  d'abord  dans  l'ordre  le  plus  parfait, 
et  commença  la  nuit...  Avant  le  jour  les  ponts 
étaient  passés. ..  la  retraite  avait  lieu  sans  dés- 
ordre; lorsqu'un  événement,  qui  n'est  pas 
encore  éclairci  ,  mais  que  la  Providence  aura  la 
justice  de  faire  connaître  un  jour,  répandit  la 
terreur  dans  les  rangs  de  l'arrnée...  La  haine, 
toujours  active  pour  ajouter  au  malheur,  n'a 
pas  craint  de  répandre  la  plus  infâme  calomnie 
sur  l'empereur,  relativement  à  cet  événement  ; 
c'est  le  pont  que  le  sous  -  officier  fit  sauter  sur 
fElster.  Cet  homme,  soit  qu'il  ne  soit  coupable 
que  de  sottise  et  de  peu  de  jugement,  ce  qui  est 
le  plus  probable,  soit  qu'enfin  il  soit  un  traître, 
est  seul  l'auteur  du  malheur  qui  perdit  le  reste 

défendre  avec  4o>ooo  hommes,  contre  plus  de  i5o,ooo. . . 
Comment  chaque  rang  d^'hôinmes  que  son  canon  abattait  ne 
lui  biessait-il  pas  le  coeur,  à  cet  homme  qui  fut  Français  ? . . . 


DE    LV    DUCHESSE     d'aBRANTÉs  SSq 

de  notre  armée.  Chargé  de  faire  sauter  le  pont 
sur  l'Elster,  cet  homme,  trompé,  dit-il,  par  la 
vue  de  quelques  cosaques  qui  s'étaient  avancés , 
selon  leur  usage ,  et  avaient  franchi  le  fleuve , 
fit  sauter  le  pont  tandis  qu'il  y  avait  encore  dix 
mille  hommes  qui  défendaient  les  barrières  des 
faubourgs  pour  donner  le  temps  à  la  réserve  et 
aux  parcs  d'artillerie  de  passer,  croyant  que  l'en- 
nemi était  déj  à  le  maître  de  la  ville.  Cet  événement 
terrible,  qui  séparait  ce  qui  était  déjà  passé,  de 
toute  la  réserve,  fut  un  coup  funeste  pour  l'ar- 
mée française...  eh  bien!  ce  fut  cet  événement  que 
la  haine  calomnieuse  ne  craignit  pas  d'attribuer 
à  l'empereur'!...  lorsque  l'arrière-garde,  n'ayant 
plus  de  retraite,  demeurait  prisonnière!...  Alors 
on  vit  un  affreux  spectacle!...  Avec  la  même 
fureur,  qui  la  veille  les  conduisait  à  l'ennemi, 
nos  soldats  se  précipitaient  par  les  issues  occi- 
dentales de  la  plaine  pour  atteindre  les  différens 
passages  des  bras  du  fleuve  dont  est  coupée  la 

»  Cette  accusation,  stupide  a  trouve'  un  écho  retentissant  à 
cette  époque.  .  .  On  alla  même  jusqu'à  accuser  un  aide-de- 
camp  de  l'empereur  d'avoir  porté  l'ordre,  ..  c'était  31.  de 
F.  . .  et  il  reçut  depuis  le  surnom  de  marquis  de  Brille-poni. 
Mais  le  fait  réel,  c'est  que  le  sous-officier  fut  uu  traître  ou  un 
sot. .  .  L'empereur  n'avait  rien  à  gagner  et  tout  à  perdre  par 
les  suites  de  ce  désastre. . .  Le  choix  du  bon  seqs  est  bieplt  Ç 
fait,  mais  la  haine  raispni»e-t-elle  ?. , . 


Sgô  ME5I0IRES 

route  de  France...  Des  bataillons  entiers  furent 
faits  prisonniers...  d'atUres  furent  engloutis  dans 
les  eaux...  Le  maréchal  Macdonald  passa  le  fleuve 
à  la  nage...  C'est  alors  que  périt  le  héros  de  la 
Pologne...  celui  qui  était  aussi  Ihonneur  de  nos 
aigles...  Blessé  dans  une  charge  qu'il  ven;»it  de 
faire,  dans  les  rues  nnême  de  la  ville,  à  la  tète 
de  ses  lanciers  polonais,  Poniatowski  arriva  ,  déjà 
faible  et  tout  sanglant,  sur  le  bord  de  l'Elster 
pour  proléger  encore  la  retraite  de  ceux  qui  le 
nommeront  toujours  leur  frère...  Mais  tout  moyen 
était  enlevé!...  il  s'élança  dans  le  fleuve...  ce  fut 
là  qu'il  fut  achevé  !... 

Les  détails  de  cette  journée  sont  atroces  de 
barbarie  !  !.. 

Un  trait  admirable  de  la  vie  de  l'empereur*, 
ce  fut  la  visite  qu'il  fit  au  roi  de  Saxe,  en  tra- 
versant- Leipsick...  Le  vieux  souverain  était 
âotis  le  poids  d'une  douleur  profonde  de  la 
trahison  de  ses  troupes...  il  en  avait  la  boute, 
malgré  sa  loyauté!..  Napoléon  le  connaissait 
trop  pour  lui  altribuer  l'odieux  d'une  telle  infa- 
mie.  Il  le  consola   par  de   douces   paroles,   et 

*  Nâpoirfon  avnit  une  grande  géiiérosilé  dans  l'âme... 
Certes  ceUe  deinaichc  lé  prouve  assez  par  elle-inêine...  si 
la  politique  n'avait  pas  absorbé  ses  fucullc's  ,  il  aurait  clé  boa 
et  même  sensible  dans  &ÉS  relationâ. . . 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  Sq  I 

rampria  la  paix  dnns  l'âmè  profondément  ulcérée 
du  Nestor  île  rAHemngiie...  Mai?  celte' niarque 
d'intérêt,  que  le  vieux  prince  se  réjouissait 
d'avoir  reçue,  fut  pour  lui  comme  l'arrêt  d'un 
jugement...  On  l'abreuva  d'oUtrages  !...  on  eut 
l'indigne  impudeur  de  le  punir  comme  traître, 
parce  qu'il  n'avait  pas  trahi  !...  L'inlortuné  vieil- 
lard ,  emmené  prisonnier ,  comme  un  gage  de 
leur  ovation  inespérée,  par  les  souverains  alliés, 
FUT  JiJGi:,  condamné,  comme  un  criminel  l'eût 
élé,  à  perdre  la  moitié  de  ses  états!...  et  la  sen- 
tence fut  exécutée  1...  Le  prince  royal  de  Suède 
fut  le  plus  sévère,  dans  ce  conseil  de  rois  qui 
en  condamnaient  un  autre...  dans  cette  troupe 
d'insensés  qui  commençaient  dès  lors  à  frapper 
indistinctement  sur  les  létes  couronnées  ,  conime 
si  l'exemple  n'était  pas  dangereux  à  suivre...  Ils 
voient  aujourd'hui  quel  progrès  en  a  été  le 
résultat!...  iMaintencnt,  eu  parlant  d'abolir  les 
rois,  il  n'est  plus  question  de  prison  ou  de  dé- 
position!... c'est  LA  MORT  qu'on  leur  promet... 
et  pourquoi?...  parce  qu'ils  ont  montré  que 
l'oint  du  Seigneur  n'était  pas  sacré  pour  eux!... 
parce  qu'ils  ont  donné  un  funeste  exemple  à 
suivre  pour  la  violation  de  la  propriété,  en  dé- 
pouillant le  roi  dé  Saxe;  et  un  autre  plus  ter- 
rible encore ,  en  exilant  Napoléon  sur  le  roc  de 


592  MÉMOIRES 

Sainte -Hélène'...  Le  jour  d'une  vengeance  ter- 
rible n'est  pas  éloigné,  peut-être...  et  Napoléon 
sera  vengé  au-delà  de  ses  vœux ,  car  jamais  il 
n'en  fit  pour  le  désordre,  et  le  tocsin  qui  son- 
nera appellera  les  peuples  à  la  révolte  pour 
obtenir  leur  liberté...  C'est  alors  que  les  rois 
détrônés  ,  peut-être  sans  asile  ,  se  rappelleront 
Longwood  et  Hudson-Lowe,  et  qu'ils  diront  : 
Il  est  une  justice  divine  1  !... 

'  On  peut  y  ajouter  la  mort  de  Murât.  . .  Il  avait  e'te'  dans 
le  collège  des  rois  de  l'Europe. . .  il  avait  été  appelé  frère 
par  ceux-là  même  qui  le  condamnèrent  !...  C'est  honteux 
autant  qu'infâme  de  cruauté. 


FIN    DU    TOMK    SEIZIEME. 


TABLE 

DU  SEIZIÈME  VOLUME. 


Chapitre  I". —  Le  tocsîn  européen.  — Proclamation  de 
l'empereur  Alexandre.  —  Discours  de  l'empereur 
Napole'on.  —  Alexandre  paciGcateur  de  l'Europe.  — 
La  Prusse  et  son  système. —  Leduc  de  Brunswick.  — 
Sauve  qui  peut  !—\enle  de  la  Suède, —  25  millions.— 
C'est  le  prix  du  sang.— Plus  il  vaut,  plus  il  est  paye'.' 

—  L'Espagne  perdue.  —  Belle  conduite  de  Soull.  — 
Lettre  de  Bernadotte  à  Napoléon.—  Le  transfuge.  — 
Ma  petite  Bonnette!  —L'empereur  trop  bien  servi. 

—  Les  gardes  d'honneur.  — Mort  de  M.  de  Lagrange. 

—  Le  pressentiment.  — Promenade  en  calèche.  — Le 
duc  de  Frioul  et  Junot.  —  Amitié  fraternelle.  —  Ce 
qu'était  Duroc.  —  Combien  il  était  bon.  —  Pressenti- 
mens  de  Junot.  — Amour  pour  l'empereur.  —  La 
consécration  et  le  serment.  —  L'enfant  du  brave 
de'voué  avant  sa  naissance.  —  Le  bulletin.  —  La 
partie  de  billard.  —  M.  de  Flahaut  et  M.  de  Valence. 

—  Les  cent  bouteilles  de  vin  de  Sillery.  —La  bou- 
teille d'eau  de  Portugal  et  la  bouteille  d'élher l 

Chapitre  IL  —  Enthousiasme  de  la  France  pour  la  cause 
uatippale.  — «  La  patrie  eu  danger,  *-  Aux  flirwiw  /.'/ 


394  TABLE. 

—  Le  maréchal  MacdonRid  abandonne.  — Trahison.     • 

—  Le  géne'ral  York.  —  Taiirogen.  —  Réponse  à 
M.  de  Chaleaubrianl. . —  La  brochure.  —  Le  roi  de 
Naples.  —  Le  prince  Eugène.  —  Brouille  de  Murât 
et  de  Napole'on.  —  Cause  de  celle  brouille.  —  Le 
général  Cavaignac.  —  M.  Godefioy  de  Cavaignac.  — 
Son  éloge.  —  Querelles  du  roi  de  Knples  el  de  sa 
femme.  —  Il  ne  veut  pas  être  mené.  —  Le  second 
Bacciochi.  —  Le  comte  Daure.  —  Le  duc  de  La  Vau- 
guyon.  —  Demande  de  Murât.  —  Décret  de  l'empe- 
reur. —  Les  Français  napolitains.  —  Bouderie  de 
Murât.  —  Le  couloir  secret.  —  M.  Mazois.  —  Son 
éloge.  —  L'fnlreniur.  — ■  Le  beau  jeune  homme  et 
le  gros  petit  homme.  —  Lettre  de  Napoléon  à  sa  sœur 
et  à  3Iurat.  —  Il  n'a  du  courage  que  comme  un 
moine  ou  une  femme.  —  M;irie-Louise.  —  On  ne 
l'aime  pas.  -r-  Pourquoi  cela?  —  Ses  galopades.  —La 
jeune  bourgeoise  de  Paris  et  le  cppilaine  de  l'armée 
d'Espagne.  —  lufidélilé.  — Folie  et  mort  de  Claire.  .      35 

Chapitre  III.  —  Premiers  mois  de  i8i3.  —  Conlitibti 
continentale.  —  Union  de  la  vertu.  —  Disposiliotis 
de  la  Prusse.  —  Préjugés  de  l'emperelir  à  son  égard. 
—^Politique. de  lAngloterre.— -M.  deSchwarlzenbcr^. 

—  Anecdote.  —  Leva/et  pris  pour  roi; — Les  Bourbonis 
en  i8i3. — L'acte  d'aulorltc. — La  lettre  cachetée.-^ 
Le  duc  de  Rnvigo.  — Royalisme.  — Harlwell.  -^Pro- 
clamation. —  Impression  qu'elle  produit  sur  l'empe- 
reur. —  Politique.  —  Evènemens ■. 2o5 

Chapitre  IV.  —  Conduite  de  l'Angleterre  fipres  la  rup- 
ture du  traité  dé  paix  d^Amieus. —  Pilt. —  Légitimité. 

—  Coup-d'(feil  siir  la  conspiration  dé  Georges  Cadou- 
dal.  —  Où  était  son  quartier  général  ?  —  Cause  de  la 
paicificàlidh  de  la  Vendée.  —  Mesdames  de  Gombraj 


TABLE.  SgS 

et  Acquêt.  —  Vols  scrupuleux.  —  Le  vicomte  d'Aché 
(ou  Ascher  ).  —  Leslorières. —  Caractère  de  ma* 
dame  de  Combray.  —  Cotnnc  et  Frollë.  —  Traité  de 
Presbourg.  —  Plarîs   d'altaques.  —  M.  La  Cliapelle. 

—  Diiplessîs  Pascou  et  Charles  Lenoir. —  Alioculion. 

—  Vol  de  la  rcccUe  d'Alencon  par  les  Cliouans.  — 
Arrestations.  — Oi-afson  funèl)re  du  duc  d'Enghien. 

—  EciiAFAuD  ! —  Traliison. —  Iju  marquise  de  V .n. 

—  Le  Gendarme, —  Assassinai. —  Ce  que  les  ministres 
anglais  espéraient  en  renvcrsiint  Napoléon 86 

Chai'Itee  V.  —  Sermon  d'un  e'Iève  à  son  maître.  —  Car- 
rière royale  de  Bernadoltc.  —  Declaraiion  de  guerre 
de  la  Prusse.  — Arme'e  du  prince  Eugène. —  Situa- 
tion militaire.  —  Siuislrcs  prcssentimens  de  M.  de 
Karbonne.  —  T.e  bouton  de  rose  et  le  duel.  —  Mémo- 
rial de  Sninle-Hèlùne.  — ■  BL  T. . .  .n  et  le  congrès,  — 
Lettres  sans  réponse.  —  Mort  de  l'abbé  Dclille.  — 
Revlie  critique.  — Départ  de  l'empereur.  — NécëS- 
siTÉ.  —  Haine'  implacable  contre  l'.Anglelerre.  — ^ 
Pass<Tge  à  Erfurl,  —  Combat  de  Weisseinfeld.  ^^ 
Bravoure  de  notre  infanterie. —  Dxifiles  de  Pos'/r»a. 

—  Bossiéres  y  est  tué.  —  Epopée  à  faire.  —  Scène 
JiurIfSque.  —  Le  manteau  de  cour  ensanglanté,  -.^iî 
Reconnaissance * ;  t  i*.  rtt .    l5i 

Chapitre  VI.  — Bataillfe  de  Lutzen.  —  Napoléon  âti 
tombeau  de  Gustave  -  Adolphe.  —  3IédIl.Ttioti.  — 
4o,ooo  coups  de  canon.  —  Bataille  d'Egypîè. —  Der- 
nier soupir.  —  Le  roi  de  Saxe  et  le  prince  Eugène.  — 
Médiation  armée.  —  Scène  entre  Teiupereur  et  lé 
comte  de  Mettcrnich.  —  Le  chapeau  tombé  !  — ^  Qui  le 
rajiiassa.  —  Sort  de  l'Aulricbe.  —  M.  de  Bubnà.  — 
Bautzcn. —  Histoire  de  Paris,  par  Dulaure.  —  Grîcls. 

—  Supplément   à   i'Alinànach   national  de  Fràhéé  , 


396  TABLE. 

pour  l'an  viii.  —  Nous  nvons  un  maître.  —  Constitu- 
tion du  gouvernement  consulaire.  —  Madame  la  com- 
tesse Bertrand.  —  Jonction  du  prince  royal  de  Suède 
aux  allies  de  la  coalition.  —  Tiahison  de  Bernadolte. 

—  Marie-Louise  et  Jose'phine.  —  Votre  père  est  une 
ganache.  —  Synonyme.  —  Bon  et  brave  homme.  — 
L'archichancelier   brave  ganache 168 

Chapitre  VIL  —  Paris  de'sert. —  Passe-temps  quotidiens. 

—  Visite  et  tristesse  de  Lavalelte. —  Lettre  de  Duroc. 

—  Encore  une  victoire  !  = —  Nouvelle  visite.  —  Ddroc 
EST  MORT.  — Douloureux  avertissement.  — Caractère 
du  duc  de  Frioul.  —  Amour  malheureux.  —  De'goûts. 

—  L'envie  ne  raisonne  pas.  —  Hostilile's  tacites.  — 
Affliction  de  l'empereur.  —  Mademoi.selle  Hervas 
d'AIménara.  —  Biographie  universelle  des  frères 
Micliaud.  —  Bassesses  désapprouvées  par  les  Bour- 
bons. —  La  famille  royale  de  Prusse  cl  l'empereur 
Alexandre.  —  Lucien  Bonaparte.  —  Lettre  de  l'em- 
pereur à  Madame-mère. —  Indépendance. —  Royaume 

de  Toscane.  — •  Grandiose igS 

Chapitre  VIII.  —  Le  duc  de  Vicence.  —  Entretien  avec 
l'empereur  Alexandre.  —  Estime.  — Caractères  ap- 
préciés. —  Ruse  de  guerre. —  Prétentions  diminuées 
par  les  victoires  deWurschen  et  de  Bautzen.  —  Ou- 
vrage de  M.  de  Norvins.  —  M.  de  Metternich.  — 
Portrait .  —  Citation  de  Tacite .  —  L'homme  d'affaires. 

—  Joachim.  —  Flotte  anglaise.  —  Méfiance.  —  Li 
destin  et  les  aide  s -de -camp.  —  Le  conseil  des  minis- 
tres. —  Projet  d'indépendance.  —  Grave  offense. — 
Plans  et  perspectives  de  résidences  royales.  — Mi- 
chaïlow,  —  Nouvelle  Bastille,  —  Paul  I""  de  Russie. 

—  , , .  Tp  n'auras  pas  jjç  chaumière.  —  Paroles  pro- 
phéticfues, ,,,,.,,..,..,,«.,,, ,.,•,.)  f ..  I  9i2i 


TABLF.  39^ 

Chapithe  IX.  —Traites  de  Reicheubach  et  de  Peters- 
walden.  — Défection  de  la  Prusse.  —  ProcJamation 

du   i5  août.  —  Bernadette. Intrigue.  — Junot  à 

Gorizia. —  Les  trois  cents  Croates.  —  Mort  du  ge'- 
néral  Thoraiéres.  —  Douleur  partagée.  —  !Murmuies. 

—  Brutalité'  de  M.  de  Piovi'go.  — Ce  qu'était  le  général 
Thomières.  —  La  Vendéenne.  —  Pourquoi  diobln  ne 
matige-telle  pas?  —  Découragement.  —  Moreau  à 
Gotherabourg. —  Le  général  J —  Mort.  —  Souf- 
frances de  l'agonie. —  Soif  ardente.  — Le  chien  an- 
glais. —  Hurlemens.  —  J'appartiens  au  générai 
Moreau 240 

Chapitre  X.  —  Ma  souffrance.  —  Grossesse  pénible.  — 
Annonce  terrible. —  Message  de  l'empereur. — Leduc 
deRovigo.  — Mon  frère.  — Désespoir.' —  Injuslicr. 
■ —  Départ  pour  Genève.  —  Butini.  —  La  maison  du 
lac.  —  Attente  trompée.  —  Malheur.  —  Le  duc  d'A- 
brantés  à  Montbard.  —  Le  vieux  père.  —  Le  délire. 

—  Les  vrais  amis. —  31.  de  Montbreton— M,  de  Ram- 
buteau.  —  M.  de  Brigode.  —  M.  de  Courtomer. — 
Madame  la  marquise  de  Brehan.  —  La  comtesse  de  La 
Marlière.  — Mes  oncles.  — L'abbé  de  Coninène. — 
Madame  Lallemand.  —  Le  baron  Yan-Borchcm.  — 
Lettre  de  Lyon.  —  Le  neveu  de  Junot,  M.  Charles 
Maldan.  —  Un  mot  sur  lui .  —  Catastrophe.  —  Appa- 
rition. —  iXouveau  malheur.  —  Biographie  menson- 
gère.— Rectification.  —  Ayoub-Bey,  Kléber  et  Junot. 

—  Le  combat  de  Nazareth.  — Les  000  braves.  — Le 
baron  Gros.  — L'histoire  de  France  de Saint-Acheul. 

—  Le  marquis  de  Buonaparte.  —  Le  père  Loriquet. 
— Le  commandant  de  Paris  ,  le  général  des  grenadiers 
d'Arras  ,  le  grand  •  officier  de  l'empire,  l'ambassa- 
deui-,  le  gouverneur  de  Paris  et  le  gouYerneur-géné- 


3§$  TAELE. 

rai  de  Portugal.— La  bataille  de  Vimiero  cl  le  duc 
de  Vaimy.  —Mon  amllie  pour  lui.— Le  duc  de  Wel- 
JingloD. — Les  beaux  livres. — L'avocat  devenu  sol- 
dai.—  L'empereur  à  Dresde.  —  Le  palais  IMarcolini. 
—  La  nouvelle.  — Douleur  de  Napoléon.  —  Le  duc 
d'Olrante.  — Encore  IfS  vrais  amis.  — M.  de  Nar- 
bonne.  — Sa  lettre.  —  Un  i)cau-frcre  en  mission.  — 
L'exil.  —Le  courage.  —  Le  retour.  --  Toujours  les 
amis. —  Violation  des  lois. —  La  visite  nocturne. — 
Scène  violente.  —  Dernière  lettre  de  Junot  à  Napoléon.   290 

Chapitre  Xî. —  Nouvelles  d'Espagne. —  Mouvement  de 
troupes. — Exigences.  —  Traité  d'alliance  avec  le  Da- 
nemarck. —  Congrès  de  Prague. —  Noblesse  d'àme. — 
Vanité.  —  Conséquences  qui  seraient  résultées  de  l'u- 
nion de  la  France  à  i'Autricbe. —  Propositions  secrè- 
tes.—  Quelles  élaieul  celles  garanties  par  l'Autriche, 

—  Paix  générale.  —  Confédération  du  Rbin.—  Mort 
à  Napoléon. —  Rage. —  Colère  insensée. —  Malheur 
commun. —  Rupture  de  rarniistice.  —  Les  transfuges. 

—  Loyauté'.  —  Caractère  de  l'historien. —  Le  prince 
Schw^arlzenberg.  —  Obstination.  —  Goldberg.  — 
Dresde, —  Course.  —  4»°°°  niorts.  —  17,000  prison- 
niers ,  et  i4>ooo  tués  ou  blessés.  —  Justice.  — 
Sentence  exécutée,  —  Le  nouveau  Coriolan.  —  Con- 
fiance en  la  destinée.  — Revers.  —  Pacte  rompu.  — 
L'amiral  Bentinck.  —  Reddition  de  Saint  Sébiistien, 

—  Nouveau  traité  de  Tœplilz. —  Ennemi  commun.  — 
Perle  de  Ja  bataille  de  Katzbach.  —  Projet  c?e  visite 
à  Vandamme.  —  Interbogt. —  Fureur  de  la  guerre. — 
Froclamation.  —  Wellington  passe  la  Bidassoa.  — 
Maximilien  de  Bavière 324 

Chapitbs  XII,  —  Le  cardinal  Maury.  — Arbitraire,  — 
Aiuauiation  d'une  décisiou  du  jury.  —  Cainbacérés. 


TABLE.  399 

—  L'ours    écrasant    la    mouche.    —  Le   comte   de 

Gr t.  —  Anecdote.  —  Les  dîners.  —  Nolublli- 

te's  financières  chez  M.  de  Rovigo.  —  Coupd'œil  re'- 
liQspcclif.  —  Nous  voulons  la  paix,  et  lui  ne  la  veut 
pas.  —  ÎMuraille  de  chair  humaine. —  La  Convenlion. 

—  L'c'lal-ninjor  des  chevau-ltgers.  —  Affaires  d'Alle- 
magne. — •  Ponialowski.  —  //  vous  joue.  —  Fêle  à 
Zakret.  —  Scluilz.  —  Ecioulement  du  pavillon.  — 
M.  Daru.  —  B;ilaille  de  Leipsick. — g, 5oo  hommes 
CONTRE  170,000.  —  i4-ooo  contre  i5o,ooo  — Le  pont 
sur  l'Elster.  —  Mort  de  Ponialowski.  —  Barbarie.  — 
Jugement  du  roi  de  Saxe 55o 


FIN   DE   LA   TABLS   DU  TOME   SEIZIEME. 


m 

LO 
JRV. 


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