Skip to main content

Full text of "Merrakech"

See other formats


This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 
to make the world's books discoverable online. 

It bas survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover. 

Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the 
publisher to a library and finally to y ou. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 

We also ask that y ou: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 

at http : //books . google . com/| 



Digitized by 



Google 




Digitized by 




ogle 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



'y^ 



4, 



X 



MERRAKECH 






CîT 



Par Edmond DOUTIÉ 

Chargé de Cours à l'Ecole Supérieupe des Lettres d'Alger. 
OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LE PATRONAGE 

DU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L'ALGÉRIE 
ET DU COMITÉ DU MAROC 







i\ Jr^i 









COMITÉ DU MAROC, 
21, RUE CASSETTE, PARIS 



i9()5. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



MERRÂKECH 



FiG. 1. — Départ : devant le consulat de Casablanca 

(Clichif de routeur) 



CHAPITRE PREMIER 
DE CASABLANCA A AZEMMOÛR 



Sommaire. — 1. La côte au sud de Casablanca ; les Châouia, origines, 
étymologies ; les sauterelles ; le chrétien au Maroc ; la viande de porc ; 
marabouts et raoujâhdhi, — 2, Les tas de pierres sacrés dans le sud du 
Maroc; diverses pratiques analogues. — 3. L' Oum-er-Reblà ; Azeimnoûr. 



1. La côte de Casablanca a AzemmoCr. 
Le voyage de Casablanca à Azemmoûr W^ le long d'une 



(1) Un lioraire très sommaire du voyage de Casablanca à Azemmoûr est 
donné par Beaumier, « Itinéraires de Tanger à Mogador », dans « Bull. Soc. 



Digitized by 



Google 



2 LES CHAOUIA 

côle basse et sablonneuse W, est aussi facile que monotone. 
La nature du sol rend la marche agréable, mais nul accident 
de terrain ne vient flatter l'œil du touriste. La distance à 
parcourir n'est que de soixante-quinze kilomètres et les 
voyageurs pressés ou les courriers la franchissent aisément 
en un jour : les caravanes en mettent habituellement deux. 
A raison de cinq kilomètres à l'heure, ce qui est leur marche 
habituelle quand les bêtes sont bien chargées, elles 
emploient treize à quatorze heures en deux étapes, pour 
se rendre de Dâr el Béida (2) à la ville de Moûlaye Bou 
Chalb C*^), en traversant une partie des territoires des 
ChAouia et des Doukkâla. 

Nous devons noter ici que le mot a C.hâouia » désigne 
un groupe de populations et non un territoire : c'est donc à 
tort que les Européens disent couramment « la Châouia » 
pour désigner le pays occupé par les tribus auxquelles ce 
nom est commun. Des auteurs, et des auteurs éminents, 
ont adopté et généralisé ce genre d'appellation : les uns 
écrivent « la Châouia », « la Rehâmna », d'autres préfèrent 



Géo^. Paris », janv.-juin 1876, p. 245. On trouve aussi des renseigne- 
ments dans Weissgerber, « Et. géog*. sur le Maroc : I, la Province de 
Châouia », dans « La Géographie », N® du 15 juin 1900, p. 437. Je 
m'abstiendrai à l'avenir de citer les voyageurs qui ne donnent sur leur 
itinéraire que des renseignements vagues, informes ou sommaires bien 
qu'exacts ; par exemple, dans l'espèce, Alibej el Abbassi, «Voyages», 1. 1, 
p. 235-237, est dans le premier cas ; Lemprière, «Voyage dans l'empire de 
Maroc», p. 58, dans le second et Montet, «Un voyage au Maroc», in 
« Bull. Soc. Géog. Alger », 1901, p. 277 dans le troisième. 

(1) Pour la constitution géologique du sol, voy. le mémoire de Brives, 
« Consid. géog. sur le Maroc Occidental », in « Bull. Soc. Géog. Alger », 
1902, 2«trim., p. 167. 

(2) Nom arabe de Casablanca, signifiant également « la maison 
blanche ». 

(3) Patron religieux d'Azemmoûr. Cf infra, p. 120. 



Digitized by 



Google 



SENS DU MOT « CHAOUIA » 3 

le masculin et disent non moins inexaclement « le 
Ghâouia », « le Rehâmna » etc. Tous ces noms, en effet, 
sont en arabe des pluriels de collectivité et on doit les 
traduire en français par le pluriel : les Ghâouia, les 
Rehâmna, etc. En ce qui concerne spécialement le mot 
Ghâouia, il est le pluriel du relatif a châoui », régulièrement 
c( châouiyy^"" », dérivé de (c chat*'"" » pour « châhat^"" », 
brebis^ et qui signiVie possesseur de trou])eaux de 7nontansei 
par suite peuple pasleivr. Léon qui les appelle Soaua les 
définit : a ceux qui s'adonnent à l'élevage du bétail et 
suivent les coutumes des Arabes » (*) : Ibn Khaldoûn avait 
d'ailleurs déjà donné la môme définition (2). Plus tard ce mot 
est devenu un véritable nom ethnique : il en est ainsi dans 
Marmol ® et dans les historiens arabes postérieurs. G'est 
justement vers le commencement du XV^ siècle, et peu 
après l'époque à laquelle écrivait Ibn Khaldoûn, que l'on 
commença à dire a les Ghâouia » comme un nom propre de 
population. Dans le célèbre auteur arabe ce mot est employé 
tantôt comme simple adjectif avec le sens de j^;rt^,ç/e^/r W, 
tantôt avec celui de gardien des trov/peav.x royaux (^^) et dans 
certains endroits il se précise comme ethnique et se 
rapproche de son sens actuel (^^). 



(1) Léon L'Africain, dans Ramusio, «Navigalioni e viaggi», éd. 1554, 
foL 7, D; trad. Temporal, 1830, 66 (Soava). 

(2) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », I, 256 ; texte, I, 222, 1. 16. 

(3). Marmol, «Descripcion de Affrica», éd. de Grenade, fol. 74 vers., 
col. 2, trad. d'ALlancoiirt, II, 138. Marmol dit Xaùios, d'Ablancourt 
traduit Cha viens. 

(4) Ibn Khaldoûn, « Berbères », Irad. I, 236 ; texte I, 149, 1. 20. 

(5) Id., trad., IV, 422 ; texte II, 513, 1. 2 el 5. 

(6) Id., trad. IV, 421; texte, 512, 1. 20, avec le sens de peuplades 
pasteurs. Cf id., trad., IV, 31 ; texte, II, 245, 1. 3 et surtout Prolégo- 
mènes, trad. I, 256, où Ibn Khaldoûn qualifie les Zenâta de Ghâouia ; 
texte, 222, 1. 16. 



Digitized by 



Google 



4 ORIGINE DES CHAOUIA 

Dans une magistrale discussion de son bel ouvrage sur 
les Migratiom des tribus algériennes^ Carette a montré que 
les populations qu'on désigne dans l'Afrique du Nord sous 
le nom de Ghâouia sont un mélange de Zenâta et de 
Howwâra. On sait que ces derniers après avoir été long- 
temps cantonnés à la limite de l'Ifrîkiya et du pays de 
Tripoli se sont répandus dans toute l'Afrique du Nord : il 
n'exisle peut-être pas de peuple plus dispersé en cette 
région (*). Comme les Zenâta^ ils étaient plus ou moins 
arabisés et menaient exclusivement la vie pastorale P)^ au 
point qu'ils étaient parfois pris pour des Arabes (3). En de 
nombreux endroits ils étaient mélangés aux Zenâta, dont 
ils semblent avoir partagé les destinées et auxquels les 
unissaient des liens de vasselage W. Aujourd'hui sous le 
nom de Châouia on retrouve des Zénètes-Howwâra dans 
le Soûs \ dans les Oulâd Sîdi Bou Gha*îb (commune mixte 
de Remchi, arrondissement de Tlemcen) ; dans les Douâïr 



(1) Ibn Khaldoûn, « Berbères », trad. I, 272. Sur les Howwâra, voy. 
rinlroduction de Socin et Slumme, «Arab. Dial. Houwâra». — Notre 
thèse est fortifiée par le texte nouvellement publié du Cheïkh Zemmoûri 
(Salmon « Arch. maroc. ». vol. II, fasc. 3, p. 282) qui donne les Châouia 
comme originaires de Barka. Il ajoute qu'ils sont hérétiques et d'autre part 
Mouliéras dans sa « Tribu antimusulmane », vient de signaler chez les 
Châouia des groupements qui seraient affiliés aux Zkâra ; voy. infrà, 
p. 368, n. 1. {J^ole ajoutée pendant V impresùoti): 

(2) Nous avons vu, suprà, qu'Ibn Khaldoûn qualifiait les Zenâta de 
« châouia », c'est-à-dire de pasteurs ; il donne la môme qualification aux 
Howwâra, « Berbères », trad., I, 281; texte, I, 181, 1. 18. 

(3) Léon L'Africain, dans Ramusio, I, fol. 7, D. Carette a rapproché 
deux passages d'Idrîci, « Descr. de l'Afr. », 76 et 154, d'où il résulte que les 
Howwâra passaient en Tripolitaine pour des Berbères et au Maroc pour des 
Arabes, ce qui indique qu'ils étaient arabisés au point de n'être reconnus 
pour Berbères que dans leur pajs d'origine (Carette, « Migrations», 146), 

(4) Ibn Khaldoûn et Léon les montrent constamment associés. 



Digitized by 



Google 



LE T.^MESXA ANCIEN 5 

Hilta (commune mixle de THillil, arrondissement de 
Mostaganem); dans les Béni Menna (commune mixle de 
Tenès, arrondissement d'Orléansville) W. Mais ce nom est 
surtout connu pour désigner les habitants du grand pâté 
montagneux de l'Aurès, dans le Sud du département de 
Gonstantine (2). Il semble bien que ce terme, usité par les 
Arabes à l'égard de peuplades berbères W, ait renfermé et 
renferme encore une nuance de mépris : les habitants de 
l'Aurès du reste ne l'acceptent pas et ne s'en sei^vent pas 
pour se désigner eux-mêmes W, tandis que les autres 
groupes de populations que nous a\ ons cités l'ont accepté 
définitivement, entre autres les Châouia de la côte atlantique 
du Maroc. Rappelons enfin que, d'après Kampffmeyer et 
Hartmann, le nom du Ghoa n'aurait pas une autre étymo- 
logie que celui des Châouia ^^). 

Le pays des Châouia de la côte marocaine s'appelait 
autrefois le Telmesna. A l'aurore de l'histoire du Magrib, 
nous voyons le Tâmesna occupé par des Masmoùda, frères 
de ces Masmoùda de l'Atlas qui devaient plus tard fonder le 
plus vaste empire qu'ait connu l'Afrique du Nord, et 
appelés spécialement Bergouâta. Dans des pages bien 
curieuses, El Bekri, Ibn Khaldoûn et l'auteur du Çartâs, 
ont raconté l'épopée de ce peuple, la légende do son 
prophète qui créa une religion à l'instar de Mahomet, et son 



(1) Aj. d'après Carette les Châouia des garar dans la province d'Oran 
(Carelle, op. laud., 148). 

(2) Voy. sur tout cela, Carelte, loc. cil. 

(3) Cf. Quatremères, dans « Journal des savants », 1838, p. 398- 
399. 

(4) Cf. G. Mercier, « Châouia de TAurès », I-II ; Masqueray, « Doc. 
hist. Aurès », in « Rev. Afr. », N« 122, p. 96-97. 

(5) M. Hartmann, « Islamische Orient », I, 29-31. 



Digitized by 



Google 



6 HISTOIRE DU T^MESNA 

écrasement final au nom de rorlhodoxie par les Almora- 
vides (1). Le Tâmesna resta longtemps dévasté : probable- 
ment ces sectaires y établirent des gens de leur race, 
c'est-à-dire des Çanhâdja ; et peut-être en avaient-ils déjà 
trouvé quelques-uns chez les Bergouâta (2). Plus tard le 
puissant souverain almohade El Mansoûr, celui qui le 
premier favorisa l'entrée des Arabes au Magrib et qui, à son 
lit de mort, s'en confessa comme d'une faute politique, 
introduisit dans le Tâmesna une partie des peuplades 
connues sous le nom général de Djochem, du nom de l'une 
d'elles ('^) : toutefois les Djochem du Tâmesna ne compre- 
naient pas de Djochem proprement dits, mais seulement 
des Kholt des Sofyân, des 'Acem et des Béni Djâber W. 
Ces Arabes y exercèrent tous les brigandages par lesquels 
leur race s'est rendue tristement célèbre au Magrib ®, mais 
ils ne s'y maintinrent pas et furent vraisemblablement 
submergés par les Zenâta et les Howwâra que les Mérinides 
amenèrent avec eux et qui atteignirent un haut degré 
de prospérité (^). Sans doute la fusion fut facile entre ces 
nouveaux venus, Berbères à mœurs presque arabes, et leurs 
prédécesseurs qu'ils durent submerger complètement pour 
devenir les Châouia que nous voyons aujourd'hui maîtres 
du pays après tant de bouleversements. 



(1) El Bekri, «Descr. Afr. sept. », 300; Ibn Klialdoûn, «Berbères», II, 
125; Carias, éd. Tornberg, 112; trad. Beaumier, 179. 

(2) Cf. Léon L'Africain, dans Ramusio, I, fol. 2, D; Temporal, I, 16 
et 17. 

(3) Cf. Ibn Khaldoûn, « Berbères », I, 60, 64. 

(4) Cf. Ibn Khaldoûn, « Berbères », IV, 61, 175. 

(5) Cf. Ibn Klialdoûn, « Berbères», IV, 100 : les Djochem du Tamesna 
coupeurs de routes. 

(6) Léon l'Africain, dans Ramusio, I, fol. 30, B-6 ; Temporal, I, 
288. 



Digitized by 



Google 



LE TAMESNA ACTUEL 7 

Actuellement tous les anciens noms ont disparu ; cepen- 
dant il y a encore dans les Châouia une tribu de Zenàta (^^ 
et une fraction de Kholt (aujourd'hui Khlot ou mieux 
Lekhlôt, avec l'article) (2). Quant au nom de Tâmosna, peu 
connu des Européens^ il est cependant toujours usité ; mais 
les indigènes le prennent dans un sens plus restreint que 
ne le faisaient les anciens auteurs. D'après eux le TAmesna 
ne comprendrait que le territoire des quatre tribus suivantes : 
Oulâd Bon Ziri, Mzâmza, Oulâd Sîdi ben Dâoûd, Oulad 
Sa*îd ; en outre le mot Tâmesna désignerait le sol et non le 
peuple. Effectivement on ne dit pas : « un Tâmesni », alors 
qu'on dit « un Châoui », mais nous savons que presque tous 
les noms géographiques ont commencé par être des 
ethniques, et le mot Tâmesna lui-même confirmerait celte 
règle s'il était vrai qu'il correspondît aux MaxaviToi de 
Ptolémée et aux Macenites d'Antonin : Garette pensait 
ainsi ®, mais les archéologues préfèrent identifier ces mots 
avec le nom de la tribu des Miknâça W. L'identification des 
BaxouaToci {Baccavates de Vltinéraire) avec les Bergouâta 
paraît plus certaine, mais ce nom semble avoir disparu 
définitivement avec le peuple qui le portait (•'^). Cependant 

(1) De Foucauld, « Reconnaissance », 264; Weissgerber, « Et. géo^. 
sur le Maroc, L Chaouia », 437; Quedenfeldt, « Population berbère au 
Maroc », irad. Simon, « Rev. Afr. », 1902, 264 n. 

(2) De Foucauld, « Reconnaissance », 263 ; Quedenfeldt, loc. cit. (El 
Chelôt, orthographe allemande). Cette fraction de Lekhlôt, n'est d'ailleurs 
pas mentionnée par Weissgerber, non plus que la tribu des Ouh\d 
Mhammed à laquelle elle appartient. 

(3) Carette, « Migrations des trib. alg. », 129. 

(4) Tissot, « Mauritanie Tingitane», 174. Quedenfeldt, op. laud., « Rev. 
Afr. », 1902, 85, suit Tissot mot pour mot. 

(5) Il y en avait encore au milieu du XII® siècle : cf. Çarlâs, éd. 
Tornberg, 167; Beaumier, 271. Idrîci les mentionne encore comme 
existant de son t«mps, concurremment avec des Zénètes : or il écrivait à la 
même époque. Cf ElBekri, « Descr. Afr. », 81. 



Digitized by 



Google 



8 CONCEPTION DE L'EMPIRE PAR LES MAROCAINS 

chez les Oulâd Sâmed, de la tribu des Oulâd Sa'îd, leur 
nom est encore connu et des indigènes m'ont affirmé sur 
place qu'ils descendaient de Sâlah bon Tarif, mais nous 
n'avons cru voir là qu'une réminiscence littéraire (*). 

Les noms de Ghâouia, de Rehâmna, etc., s'appliquent 
donc à des groupements sociaux plutôt qu'à des circons- 
criptions provinciales. Ici, comme dans bien d'autres cas, 
une conception ethnique prévaut dans l'esprit des Maro- 
cains sur la conception territoriale de leur empire. Il y a en 
effet entre nous et ces musulmans une différence radicale 
dans la manière de comprendre l'idée d'empire. Pour nous, 
l'élément dominant dans cette idée est la limite, et cette 
notion de limite nous a longtemps empêchés de comprendre 
ce qu'est un empire magribinj elle a faussé toute notre 
représentation à cet égard, elle nous a induits en erreur 
sur la véritable constitution du Maroc, mais finalement elle 
a profité à celui-ci. Les musulmans marocains ne conçoivent 
pas, ou du moins ne concevaient pas encore, il y a peu de 
temps, leur empire comme un territoire limité, mais bien 
comme un ensemble de populations sujettes P). C'est pour 
avoir méconnu cette vérité pendant un demi-siècle que 
notre politique de frontière orano-marocaine s'est traînée 
pendant si longtemps dans la plus misérable des indécisions. 



(1) Quedenfeldt, op. laud., p. 91 et p. 264 n., a soutenu que les 
Cliâouia étaient des Arabes purs : nous crojons qu'il est, à cet égard, 
tombé dans Terreur. Depuis que ces pages ont été écrites, G. Kampffmejer 
a publié dans « Milth. d. Sem. f. Or. Spr. », Jahrg. VI, Abth. 2, p. 1-51, 
un intéressant mémoire sur les Châouia, dont les conclusions sont d'accord 
avec les nôtres. 

(2) Cf. « Rapport mission 1901», p. 171. Depuis cetlte époque, ce 
thème qui, du reste n'était pas neuf, a été développé à satiété dans la 
presse. 



Digitized by 



Google 



LA « CABILE » MAROCAINE 9 

Les Ghâouia se divisent en une douzaine de cabiles (*) ; 
c'est sous ce nom que les Européens du Maroc et les anciens 
auteurs qui ont écrit sur ce pays désignent ce que nous 
appelons couramment une tribu. Le mot arabe universelle- 
ment employé au Maroc est en effet le mot « kbîla » (ar. 
rég. kabilat""""), et ce nom est répandu un peu partout dans 
l'Afrique du Nord^ mais surtout au Maroc. En Algérie, on 
dit encore « *arch », ou « ncdja* ». « Ces trois mots, dit A. Bel, 
que l'on emploie indifféremment l'un pour l'autre, pré- 
sentent toutefois une nuance : « nedja* » est une tribu de 
moyenne importance, « *arch » une petite tribu et « kbîla » 
une tribu très importante » (2). Toutefois, en Algérie, c'est 
surtout le mot « *arcli » qui prédomine et l'administration a 
contribué à en propager l'emploi en l'adoptant presque 
exclusivement dans ses rédactions arabes.Les populations du 
Djurdjura se nomment elles-mêmes dans leur ensemble 
(( akbâïl », c'est-à-dire les triJms (3) ; de là, les Algériens ont 
tiré les mots de Kabyle et de Kabylie qui sont des expres- 
sions géographiques toutes différentes du terme usité au 
Maroc. Cette ressemblance a été la source de confusions 
innombrables dans les correspondances entre l'Algérie et le 
Maroc, principalement dans les dépêches des agences d'in- 
formation W. Les Ghâouia de l'Aurès qui, ainsi que nous 
l'avons dit plus haut, repoussent ce nom avec mépris. 



(1) On écrit aussi kabjle, kabile.... Nous adoptons pour ce mot ainsi 
francisé, Torthograplie la plus simple. 

(2) Alfred Bel, « La Djazja », in « J. As. », sept.-oct. 1902, 181, 
n. V. 2. 

(3) Cf. Mouliéras, « Lég. merv. Gde Kab. », I, 478, n. 1. 

(4) Le traducteur français, du Çartàs, traduit constamment le pluriel de 
ce mot par « les Kabjdes ». Les traducteurs d'El Çaïrouâni semblent être 
tombés dans la môme erreur, p. ex. p. 394. 



Digitized by 



Google 



10 ANCIENNETÉ DU MOT « KABILA » 

s'appellent eux-mêmes ce hakbâïl », comme les Kabyles (*), 
et l'on trouve dans les auteurs des exemples de la môme 
expression pour désigner d'autres groupes de populations 
berbères (-). 

Le mot c( kabila » est, du reste, fort ancien : on le trouve 
dans la poésie antéislamique, où il est d'ailleurs assez rare, 
car on n'en connaît que quelques exemples, dans lesquels 
le mot est toujours au pluriel (•^). Il est plus fréquent dans 
l'ancienne prose arabe et courant dans les textes modernes ; 
il n'est pas non plus, contrairement à ce que pense Queden- 
feldtW, inconnu dans le langage moderne de l'Orient. 
D'après Landberg, en eflFet, on appelle «kabila», dans le 
sud de l'Arabie, une tribu descendant d'un ancêtre bédouin, 
tribu homogène et unie qui, toutefois, lorsqu'elle s'agran- 
dit dans la suite, peut recevoir des apports étrangers plus 
ou moins considérables f^). L'importance des tribus et leur 
dépendance réciproque étant fort variables, il est souvent 
difficile de dire si un de ces groupements sociaux mérite le 
nom de a kbila » et l'usage des indigènes à cet égard, en 



(1) Mercier, « Gbaouia de TAurès », I-II. 

(2) Dozy, « Supplément », s. v., cite dans ce sens El Idrîci, « Descr. 
Afr. et Esp. », p. 89, 1. 10, du texte, p. 103 de la trad. Cf Haneberg^, « Ali 
Abulhasan Scbadeli», Z. D. M. G., VII, 18 et n. 2 ; El Merràkecbi, éd. 
Dozy, p. 248, trad. Fagnan, p. 292 ; de Foucauld, « Reconnaissance », 
p. 10. D'après ce dernier auteur, p. 349, d'autres groupes de Berbères 
sont appelés « Kebâla » ; mais, cette dénomination semble leur être donnée 
parce qu'ils sont tributaires d'autres groupes (kabâla, redevance payée 
pour la jouissance d'un territoire). 

(3) Dans la mo'allaka de 'Amr ben Kelfoûm, Zaouzani, p. 122, 1. 20 ; 
dans le divan de Lebîd, éd. Brockelmann, XLII, v. 48 ; dans Aous Ibn 
Hadjar, éd. Geyer, VII, v. 2. G f encore Hamaça, éd. Freytag, 291 et 387. 

(4) Quedenfeldl, « Nabrungs. Reiz. Kosm. Mitl. b. d. Marokk. », in 
«Z. f. E., Verhandl. », 1887, 242, n. 3. 

(5) G. de Landberg, « Arabica », V, 42. 



Digitized by 



Google 



ORGANISATION SOCIALE D^\PRES LES ARABES 11 

particulier au Maroc, ne paraît pas avoir de fixité. L'organi- 
sation des tribus et des cités dans l'Afrique du Nord, leurs 
subdivisions, le nom et la fonction de chacune de ces subdi- 
visions, sont d'ailleurs un chapitre difficile et obscur. 
Masqueray a tenté de l'écrire pour la Kabylie, l'Aurès et le 
Mzab, et, en dépit du titre de son livre, il s'y trouve de 
nombreux renseignements sur les tribus nomades : on peut 
y voir aussi combien les mots a 'arch » et ce kbila » ont un 
sens différent au Mzab et en Kabylie (*). Les auteurs arabes 
ne nous ont laissé sur l'organisation des tribus que des 
spéculations qui ne sont pas d'une grande utilité pour 
l'étude de la question. Là, comme ailleurs, ils se sont laissés 
entraîner à des développements théoriques sans se demander 
si leurs systèmes étaient d'accord avec les faits. Voici à ce 
sujet quelques extraits : 

« Ibn el Kelbi a dit, d'après son père, le « cha*b » est plus 
grand que la a kabîla » ; après lui vient la (c kabîla » puis la 
(( 'imara », puis le « batn », puis le fakhd ». D'après un 
autre auteur, l'ordre de grandeur est le suivant : le a cha'b », 
la c( kabîla », la <( façîla », la « *achîra », la « dourriya », la 
(( îlra » et la « 'ousra » en dernier » (2). 

Naoufal Effendi ben Nrmat-AUâh dit d'autre part : 
c( Dans la terminologie des généalogistes, la nation arabe se 
divise en différents groupes dont le plus général est le 
c( cha*b » ; la a kabîla » est moins générale ; ensuite, vient 
la ce 'imâra », puis le « batn » et les ce batn » sont le groupe- 
ment moyen dans la lignée qui va de l'ancêtre le plus éloi- 
gné au dernier de ses descendants ; puis le « fakhd », puis la 
(( façîla », puis la « *achîra » qui comprend les plus proches 



(1) Masqueray, « Form. des cités ch. L pop. séd. de l'Algérie », 
102, 174. 

(2) Abou Mansoûr et Ta'labî, « Fikh el-loura », 176. 



Digitized by 



Google 



12 ORCtANISATION sociale D'APRÈS LES ARABES 

parents. Les Beiii Moudar sont un « cha'b » ; Kaïs ben 
ftîlAii beii Moudar est une « kabiLi» ; les Béni Sa*d ben Kaïs 
ben ïiîlûn sont une a 'imara » ; les I3eni ftatafûn ben Sa'd 
ben Kaïs sont un « batn » ; les I3eni Doubyàn ben Bouraïd 
ben ïiaït ben ïlatafAn sont un ce fakhd » ; les Béni Fezâra ben 
Doubyàn sont une a farila et les Béni Bedr el Fezâri sont 
une (( *achîra » (^). 



FiG. 2. — BAb cl Kobîp, à Casablanca 
[Cliché du D' Weissgerber] 



On voit que tout cela n'ôclaircit en rien la question. En 
particulier, au Maroc, le mot « kbîla » semble avoir des 
acceptions variables ; les peuplades de langue berbère ont 
naturellement des désignations toutes différentes dont nous 



(l) Naoufal EITtMuli Ni*inal Allah, « Çannâdjal ei tarab », 37. Il serait 
fastidieux (rau<i^moii(er ces citations. Je dois rindication de ces deux textes 
à M Ben Clieneb. On peut y ajouter Ibn'Ahdi Rabbihi, « 'Ikdal farîd », II, 
40. (]f Perron, trad. Klielîl, V, p. 450, 551. On peut voir aussi : Klie 
Tabel, « Note sur Torjjanisation des tribus », p. 10-24. 



Digitized by 



Google 



DEPART DE CASABLANCA 13 

aurons occasion de parler plus lard. Ce chapitre de la 
sociologie du Nord de l'Afrique reste donc à écrire. 

(25 mars 1901). Il est 9 heures du matin quand notre petite 
caravane quitte le consulat de Casablanca et sort de la ville 
par la porte de Bâb el Kebir; c'est aujourd'hui lundi^ 
jour où le marché quotidien qui se tient devant la porte^ est 
plus animé que durant le reste de la semaine. Nous fendons 



FiG. 3. — Le marché do Casablanca un jour de fantasia 
[Cliché du /)' W'eissgerber) 

avec peine la foule compacte des burnous blancs et fauves, 
plus ou moins crasseux et rapiécés ; le temps est si beau et si 
clair que le soleil met dans le relief de leurs plis toute la 
splendeur des draperies somptueuses. Nous dépassons les 
dernières maisons de la banlieue de Casablanca qu'un petit 
pli de terrain va nous masquer. Un kerkoûr, c'est-à-dire un 



Digitized by 



Google 



14 SIDI BELLIOUT 

las de pierres sacré marque le lieu d'où les voyageurs venant 
d'Azemmoûr aperçoivent pour la première fois la ville de 
Sîdi Bellioût : tel est le nom du patron musulman de la 
cité que les pieux croyants ne manquent pas d'invoquer à 
cet endroit en ajoutant leur pierre au kerkoûr. 

Au Maroc, les villes, les tribus, les villages ont, comme 
dans le restant de l'Afrique du Nord, leur patron religieux. 
On connaît de suite quel est le pays d'origine d'un bon 
musulman en observant le nom du saint qu'il invoque le 
plus souvent. Les gens de Fez jurent par Moûlaye Idrîs, les 
gens de Merrâkech s'adressent à Sîdi bel *Abbês es Sebti, 
les habitants du Soûs prennent à témoin Sîdi Ahmed ou 
Moûça, etc. Quand une de ces invocations à un grand mara- 
bout est faite devant vous, il est poli de répliquer aussitôt : 
c( Ghaï lillâh », c'est-à-dire, peut-être : « 11 est la chose de 
Dieu». 

Le patron de Casablanca, aujourd'hui si vénéré était pres- 
que inconnu au milieu du siècle dernier. Son sanctuaire qui 
n'était alors qu'une pauvre maisonnette était gardé par un 
nommé Bel Meknâci qui s'en était fait le mokaddem. Vers 
1851 seulement, on put recueillir une somme assez impor- 
tante pour faire construire la « koubba » actuelle. On 
raconte que Sidi Bellioût était un chérif c< regrâgui » et la 
légende lui donne le don d'ubiquité. Avant de partir pour 
la Mecque, les pèlerins étaient venus lui demander sa béné- 
diction. Quelle ne fut pas leur stupéfaction, arrivés dans la 
Ville Sainte, de se trouver devant Sidi Bellioût qu'ils 
croyaient avoir laissé si loin ! — L'eau qui tombe à Casa- 
blanca et'en particulier dans la a koubba » de Sîdi Bellioût, 
jouit de propriétés merveilleuses ; quiconque en a bu revien- 
dra fatalement à Dâr-el-Béïda, quand bien môme la destinée 
l'aurait entraîné aux confins du monde. D'ailleurs, ce Sîdi 



Digitized by 



Google 



BANLIEUE DE CASABLANCA 15 

Bellioût possédait aussi le don de fasciner les animaux : il se 
promenait entouré de lions, d'où son nom de Sidi Bellioût, 
qui n'est autre que Faltération de l'arabe régulier c( aboûl 
louyoût », c'est-à-dire : l'homme aux lions (0. 

Casablanca perdue de vue, le plateau doucement ondu- 
leux se partage entre les cultures et les terrains abandonnés 



FiG. 4. — Sîdi Bellioût, à Casablanca 

[Cliché de M. Brives) 

à l'asphodèle qui imprègne l'atmosphère de son odeur un 
peu acre ; des tapis de soucis s'étendent çà et là, soucis ordi- 
naires mélangés à ces beaux soucis ornementaux que les 
Algériens connaissent bien {Calemlula algeriensis^ B. et R.) ; 
leurs longues ligules orange rehaussant l'éclat velouté des 
fleurons pourpre font, avec les capitules des marguerites et 
les corolles des mourons, une frange opulente au manteau 



(1) Ces (lélails sur Sîdi Bellioût sont extraits d'un article du Réveil du 
Maroc ; j'ajouterai que l'auteur de cet article m'est connu et que c'est un 
arabisant des plus autorisés. 



Digitized by 



Google 



16 LES SAUTERELLES 

mouvant des orges vertes. Tout cela respire la fécondité et 
la richesse ; pourquoi faut-il que vienne s'y môler^la vision 



FiG. 5. — La route de Mazagan au sortir de Casablanca 
[Cliché de M. Brives) 

du désastre et de la désolation ? Des vols de l'insecte de 
malheur s'abattent çà et là : le a criquet pèlerin » W^ terreur 



(1) Les criquets, leurs invasions et les moyens de les combaltre ont été, 
en Algérie, l'objet de nombreux travaux. M. Kiinckel d'Herculais, du 
Muséum d'Histoire naturelle de Paris, a été chargé à ce sujet d'une 
enquête qui a duré cinq ou six années ; les résultats en seront consignés 
dans un ouvrage étendu dont il n'a paru jusqu'ici que la partie la moins 
intéressante. Voici les publications de M. Kiinckel, relatives à ce sujet et 
qui nous sont connues : « Invasion des sauterelles, moyens de défense 
employés » (1884-1891), Alger, 1892. — « Préservation des vignes contre 
les acridiens ailés», Constantine, 1889. — « Les acridiens et leurs inva- 
sions en Algérie », 1®*" rapport; Alger 1888. — Le môme, 2® rapport, 
Alger, 1888. — « Les sauterelles, les acridiens et leurs invasions » (AFAS, 
1888). — « Les acridiens et leurs invasions en Algérie » (1888-1894), 
Alger, 1894. — « Invasion des sauterelles 1888-1891, compte des 
dépenses», Alger, 1892. — La bibliographie des invasions de sauterelles est 
énorme et n'est donnée que très incomplètement par Playfair. 



Digitized by 



Google 



LES SAUTERELLES 17 

du paysan africain, vient de faire son apparition dans toute 
la région. Plus nous avançons, plus le pays en est infesté ; le 
sol en est comme moucheté et jusqu'à Tliorizon le ciel est 
criblé de points noirs ; comme il fait chaud, ils volent assez 
haut, mais d'un vol lourd et clignotant ; leurs longues ailes 
vernissées brillent aux rayons du soleil et bruissent sans 
répit autour de nous ; des propriétaires assistent, désolés et 
résignés, à la dévastation de leurs champs et les musulmans 
qui m'accompagnent leur jettent en passant un souhait 
sympathique: c( AUaliya'têf *aleïkoum w, c'est-à-dire: «Que 
Dieu prenne pitié de vous!» La présente année aura été 
pour les populations de la côte occidentale du Maroc, une 
année néfaste : nous verrons, en effet, dans notre voyage, 
les sauterelles répandues depuis les Hâha jusqu'aux Châouia; 
et dans quelques mois, à noire retour, nous marcherons au 
milieu des criquets. Nous suivons ici Tusage d'Algérie qui 
consiste à appeler ce sauterelles » les criquets adultes et 
c( criquets » les jeunes qui n'ont pas encore d'ailes ; cet 
usage est vicieux, mais il s'est tellement répandu que l'on 
est obligé de s'y conformer. 

Le Gouvernement marocain a essayé d'organiser la 
défense contre le fléau et, à notre départ de Casablanca, il 
achetait les œufs de sauterelles à trois réaux le quintal. 
Femmes, hommes, enfants, apportaient à l'envi des couffins 
remplis d'ceufs que Ton jetait ensuite à la mer. Lorsque, 
deux mois plus tard nous repassâmes dans les mômes régions, 
les indigènes creusaient des fossés autour de leurs propriétés 
pour éviter l'envahissement, d'autres avaient entouré celles- 
ci de plaques de fer-blanc provenant de boites de pétrole et 
qui formaient une manière A\fpp(freil cypriote, ( 'omme nous 
avions jadis été longuement à môme de constater la mollesse 
des musulmans algériens vis-à-vis du fléau qu'ils accueil- 

2 



Digitized by 



Google 



18 LES SAUTERELLES 

laieiil avec une résignation fataliste et sans essayer la moin- 
dre résislance^ nous sommes demeurés impressionnés par 
Tactivilé que déployaient dans les mêmes cireonstances leurs 
coreligionnaires marocains : nous avons d'ailleurs emporté 



FiG. 0. — Les saulerellos au bord de la mer 

Sliché de Vanteur, 



de nos voyages d'études la conviction que les populations du 
Hoùz vivent d'une vie économique plus intense et mieux 
organisée que nos indigènes algériens. 

Les invasions de saulerelles sont un fléau périodique au 
Maroc^ comme dans toute l'Afrique du Nord^ etlemakhzen 
a toujours aidé les populations à se défendre (*). Les 
sauterelles sont du reste en même temps un aliment que les 



(1) Cf « Carias », traduction Beauiuier, page 158 et s. 



Digitized by 



Google 



LES SAUTl-lRELLES 19 

Marocains^ comme les Algériens et en général les populations 
bédouines, mangent volontiers. Tous les docteurs sont 
d'accord pour déclarer licites (moubàh) les sauterelles comme 
nourriture. « Deux choses mortes et deux clioses sanglantes 
nous sont permises, a dit le Prophète : le foie et la rate, les 
poissons et les sauterelles » W. Ces dernières sont donc à la 
fois un bienfait et un fléau : ce El Haçan ben *Alî rapporte que 
comme il était à table et mangeait avec son frère Mohammed 
et ses cousins ^Abdallah, Katam et El Fadl, fils d'El *Abbâs, 
une sauterelle vint à tomber sur la table ; *AbdallAh la prit 
et dit à El Haçan : a Qu'y a-t-il d'écrit sur cet insecte? » 
El Haçan répondit : « J'ai jadis interrogé là-dessus mon père 
le Commandeur des Croyants, qui me déclara qu'ayant lui- 
même fait cette question au Prophète, celui-ci lui répondit 
qu'il était écrit dessus : Je suis le Dieu hors duquel il n'y en 
a point d'autre, le seigneur et le père nourricier des saute- 
relles : je les envoie lorsque cela me plaît à tel peuple comme 
une nourriture et, si cela me plaît, comme une calamité » (^). 
D'après El Idrîci, les sauterelles étaient jadis un aliment si 
répandu à Merrâkech, qu'on en vendait trente charges par 
jour sur le marché de cette ville et que cette vente donnait lieu 
à la perception d'impôts (3). Quant à la croyance aux carac- 
tères tracés sur les sauterelles, elle est universellement 
répandue dans l'Afrique du Nord. 



(1) Ed-Damîri, « IJayàt el hayaouân », page 125, 1. 15 ; cf. Khelîl, 
tracl. Perron, I, p. 13. 

(2) Ed-Damîri, oplaud., 124, 1. 1. L'auteur a rassemblé dans ce cha- 
pitre de nombreux hadîC et des anecdotes sur les sauterelles. Un chapitre 
moins étendu est donné par El Ibchihi sur le môme sujet dans son Mosta- 
traf : voy. trad. Rat, II, p. 246. Daumas, « Le Cfrand Désert », p. 257, a 
traduit fort inexactement et avec des méprises parfois singulières, la plus 
grande partie du chapitre d'Ed-Damîri. 

(.3) Idrici, « Description de l'Afrique », p. 80; cf id., p. 72. 



Digitized by 



Google 



20 *AIN GUKDDID 

Un peu de broussailles a maintenant succédé au tapis 
d'asphodèles et aux cultures^ et à 11 heures 15™ nous arri- 
vons à la source dile 'Aïn Gueddîd. L'eau sourd du milieu de 



Fui. 7. — *A"în Gueddîd : les nioiichetiipes blanches sont des sauterelles 

{Clichf de Vauleur) 

larges dalles blanchâtres, assez abondante^ mais saumatre, 
et d'ailleurs envahie en ce moment par des sauterelles ; de 
vieux lenlisques aux troncs creux et quelques palmiers nains 
devenus arborescents (*) donnent un peu d'ombre autour de 
la source. Ici des quantités de sauterelles se sont abattues ; la 
plupart d'entre elles se traînent sur le sol, languissantes et 
comme malades. En les examinant, nous apercevons sous 
leur abdomen les efflorescences blanches caractéristiques de 
la maladie cryptogamique qui affecte parfois ces insectes : 



(1) On sait que le palmier nain, Chamœrops humilis, L., est d'habitude 
acaule, mais que lorsqu'il est soitJ^né ou simplement planté dans une terre 
riche et respecté, il peut atteindre plusieurs mètres de hauteur. Les échan- 
tillons arborescents de cette espèce sont classiques dans l'Afrique du Nord 
auprès des marabouts. 



Digitized by 



Google 



MALADIE DES SAUTERELLES 21 

il y a ici une sorte d'épidémie et il nous souvient qu-il y a 
tantôt dix ans nous observâmes un cas tout à fait semblable 
en compagnie du regretté Cîharles Brongaiart, pelil-lîls du 
grand naturaliste de ce nom^ qui était venu étudier ces 
orthoptères en Algérie. 

Les Algériens se souviennent sans doute que l'on agita 
beaucoup à Alger vers cette époque la question de savoir s'il 
n'él^iit pas possible d'arriver à détruire les criquets en provo- 
quant parmi eux des épidémies cryptogamiques artificielles. 
La question était ancienne : c'est à MM. Cornu etBrongniart 
que revient l'honneur de l'avoir posée les premiers, dans 
plusieurs communications à TAcadémie des Sciences, en 
1878, 1879, 1881. M. Le Moult, avec ses expériences de des- 
truction des vers blancs par le Botrylis tenella, donna un 
regain d'actualité à la question qui devint brûlante à Alger en 
1891. Il advint môme que les discussions s'envenimèrent : on 
avait affaire à un cryptogame polymorphe, véritable prêtée, 
qui se jouait in vitro des efforts des savants. Du reste les 
expériences ne sortirent pas du laboratoire (*), et la vue des 
sauterelles lameu tables de *Aïn Gueddid évoque en nous le 
souvenir de ce tournoi scientifique. 

La broussaille continue, nous traversons l'oued Jeràr où 
coule à peine un filet d'eau ; les OulAd Jeràr sont une fraction 
de la grande tribu des Medioùna sur le territoire de laquelle 



(1) Voir dans les « Coinples-rendus de rAcadémie des Sciences» de 1891, 
les notes de MM. Bronp^niarl, Kiinckel et Langlois, Giard.... Voir aiis«si les 
G. R. de la « Société philomathique de Paris», 26 ocl. et 26 déc. 1891. Je 
crois devoir rappeler ici que je fus témoin d'un essai de destruction des 
criquets par arrosage d'une eau cliargée de spores de Botrytis, dont le 
résultat fut excessivement convaincant. Cela se passait à Birmandreis, dans 
la propriété de M. Bigle qui avait bien voulu se prêter ù cet essiii. Malheu- 
reusement l'expérience fut unique, et Brongniart, rappelé en France, ne 
voulut pas la publier, par scrupule scientifique. 



Digitized by 



Google 



22 LKS NZALA 

se trouve la ville de (Casablanca. Ch et là, le lupin 
couvre le sol de la verdure de ses élégantes folioles et étale 
les grappes de ses fleurs bleues ; il y a aussi une grande cru- 
cifère blanche et une jolie fleur solitaire qui semble èlredu 
genre des scilles. Les caravanes sont nombreuses et la cam- 
pagne animée, mais les douars sont peu fréquents. A 3 
heures 40 nous sommes à Dur ben *Abîd et à 4 h. 30 nous 
campons dans la nzAla de Moiilaye (*) ZidAn. 

(îes « nzAla » sont, on le sait, de petits douars ou simple- 
ment des enclos dont l'autorité administrative fixe l'empla- 
cement et qui, moyennant un droit modique, offrent aux 
voyageurs un refuge de toute sécurité. Le droit est perçu sur 
les botes et non sur les individus : autrefois il parait que les 
juifs et les chrétiens devaient payer pour leur personne, mais 
dans la pratique on n'oserait pas, à notre époque, réclamer ce 
droit aux chrétiens ; cependant les juifs y sont encore sou- 
mis (2). Les gens de la nzAla sont responsables de la sécurité 
des voyageurs qui s'y sont arrêtés : d'autre part, le makhzen 
décline souvent toute responsabilité, lorsque des voyageurs 
qui ont campé en dehors des nzAla viennent se plaindre 
d'avoir été molestés. Il arrive même par les temps de troubles 



(1) Bien qu'ayant adopté (Fiine façon o^énérale la rè^le de ne pas mellre 
(Te muet à la lin dos mois arabes transcrits en français, cependant le mot 
Moûlaye prononcé à la française rend si bien la prononciation arabe que 
nous l'adoptons dans des cas comme celui-ci. 

(2) Dans certaines contrées peu sûres du blad el makhzen, les nzâla sont 
autorisées en outre à prélever un véritable droit de péap^e môme sur ceux 
qui ne font que passer. Il en est ainsi dans les pa;y's où, l'autorité étant très 
peu respectée, le sultan est oblig-é d'accorder ce droit aux tril)us, pour les 
empêcher de piller. De Foucauld, « Reconnaissance », p. 2.*i6. 



Digitized by 



Google 



campi<:mknt dans les nzala 23 

que le sultan défeud aux caravanes de dépasser les nzAla le 
soir sans y passer la nuil^ et dans ce cas, si une caravane 
prétend passer outre et que les gens delà nzAla ne puissent 
s'y opposer, il doit être établi par témoins et à la charge de 
la caravane, que celle-ci a refusé de se rendre aux injonctions 
des gens de la nzâla (i). 

Il y a des nzAla le long de toutes les routes fréquentées du 
Maroc : il n'est pas très agréable d'y camper, car le sol y est 
formé presque uniquement du fumier des botes de somme, 
les parasites y sont fréquents et Ton ne peut sortir sans s'ex- 
poser à la fureur des chiens. Notre campement de ce soir est 
en particulier peu confortable ; toute la nuit les bestiaux, 
errant çà et là, se prendront les pattes dans les cordes de nos 
tentes en ébranlant celles-ci de la façon la plus inquiétante. 
Mais nous sommes encore un novice en matière de voyage 
au Maroc et ce n'est que plus tard que nous apprécitn-ons 
tous les avantages qu'il y a à éviter les nzAla et à camper en 
plein vent à proximité d'un douar (2). 

L'Algérie et la Tunisie sont aujourd'hui trop connues et 
trop visitées, on a fait trop de descriptions de campements 



(1) Cf. Fumey, « Correspondances marocaines», II, p. 31. 

(2) On trouvera clans les premières pap;es de l'ouvraj^rc de Th. Fischer, 
« \Vi>sensch. Erp^ehn. einer Reise in Allas-Vorlande von Marokko », un 
exposé détaillé de la manière de vo vaguer au Maroc et des conseils ù ce sujet. 
De nombreuses remarques pittoresques sur les voya<^es et les voyajii'eurs 
européens au Maroc se trouvent dans Meakin, « The Land of the Moors », 
chap. XXXI et XXXII. Pour nous, nous estimons que Texpérience que 
Ton acquiert soi-nu^me vaut mieux que tous les conseils : chacun, dans ces 
sortes de voyap^es, a ses errements, ses procédés qui lui réussissent parce 
ce sont les siens, qu'il les a éprouvés et qu'il en a Thahilude. En ce ({ui 
nous concerne, nous avons toujoui*s voja«i;é en indépendant, sans lellros du 
makhzen et, autant que possible, sans mkhàzni. Mais nous avons toujours 
été accompagné d'un compat^non musulman fidèle et sûr. 



Digitized by 



Google 



24 TKNTE ARABK 

pour que nous ne nous dispensions pas d'expliquer an lec- 
teur ce que c'est qu'un douar et ce que c'est que la tente 
arabe <^) ; à cet égard, comme à tant d'autres, il y a unifor- 
mité dans toute l'Afrique du Nord. Nous noterons seulement 
qu'au Maroc on obseive souvent des douars beaucoup plus 
gros que ceux que l'on est habitué à voir en Algérie : dans 
les (Ihaouia il n'est pas rare d'avoir le spectacle maguifique 
de soixante, quatre-vingts, quelquefois cent tentes rangées 
en un cercle immense dont le milieu, le « merah », se rem- 
plit chaque soir de nombreux troupeaux revenant de la 
pâture, tandis que la vie humaine se localise au pourtour, 
appelé en arabe ce rif » (2). f)n remarque beaucoup de tentes 
neuves la plupart du temps en poil de chèvre. Mais dans 
beaucoup de parties des (Ihâouia comme dans les Doukkâla, 
la tente est souvent tissée de ///", c'est-à-dire de fibres que 
Ton retire du tissu réticulaire qui recouvre le collet du pal- 
mier nain ou (( doùm ». On tire aussi du pied de l'asphodèle 
ou (( berouâg » une fibre que l'on bat, que l'on mouille et 
que l'on tisse. On la nomme « haïdelli » et on l'emploie égale- 
ment à la confection des tentes i^). 

Ce soir est la fin d'une belle journée ; la rentrée des trou- 
peaux met tout le douar en mouvement ; une vieille négresse 



(1) Sur la conslriiclion d'un douar, remplacement des tentes, leur des- 
cription, voy. Delplun, «Textes pour l'élude de l'arabe parlé », p. 148 seq., 
284, 328 seq. . . . Cet excellent livre va être incessamment traduit en fran- 
çais et sera ainsi accessible à tous. Cf. Villot, « Mœurs, coutumes... », 
p. 1 ; Trumelet, « Français dans le Désert », p. 1.52, 210 (lentes de luxe, 
différentes sortes de tentes) ; sur les différentes espèces de tentes marocaines, 
voy. une excellente note de Quedenfeldt, « Pop. berb. au Mar. », trad. 
Simon, p. 92 ; sur le douar et la vie au douar dans les Cbâouia, voy. 
Urqubart, « Pillars of Hercules », I, p. 4.52. 

(2) D'où le verbe arabe « riyyef », « se mettre au bord du douar ». 

(3) Cf. D*" Weissgerl)er, « Trois mois de campap^ne au Maroc », p. 29. 



Digitized by 



Google 



FANATISME MUSULMAN 25 

s'approche de nous et nous offre de l'eau contenue dans une 
outre goudronnée, eau préférable, à ce qu'il paraît, à celle 
dont on use habituellement ici : toutefois, avant de donner 
l'outre, elle s'assure près de mes compagnons musulmans 
que je n'en boirai pas. 

Les indigènes ici ne sont pas fanatiques, ils ont même 
pour l'Européen des prévenances, mais à qui connaît un peu 
les musulmans ils ne réussissent pas à cacher le profond 
mépris qu'ils ont pour nous. Quel que soit l'accueil que le 
chrétien reçoive au Maroc, il souffrira toujours s'il a une 
nature tant soit peu délicate, de respirer cette atmosphère de 
mépris ; si la réserve des musulmans âgés devait lui donner 
quelques doutes à cet égard, les enfants, naturellement plus 
spontanés et aussi plus moqueurs, sont là pour enlever à l'in- 
fidèle toute illusion et pour lui témoigner d'une façon non 
équivoque les sentiments que leurs parents leur inspirent à 
son sujet. Il est certaines villes comme Salé où il est à peu 
près impossible de se promener sans s'attirer les huées des 
enfants et sans voir tomber près de soi quelques petites 
pierres. Il y a deux cent cinquante ans, un traité entre les 
Provinces-Unies et la ville de Salé stipulait que les com- 
merçants ne seraient point « maltraités soit de paroles, de 
coups, de pierres, de boue ou autres insultes semblables »(*). 
p]n 1902 cet état de choses n'avait pas encore radicalement 
changé. On se sent au Maroc « nasrâni» (-) (chrétien) dans toute 
la force de ce terme auquel s'attache toujours chez les musul- 
mans tout un cortège d'idées défavorables, analogues à celles 



(1) Cf. Cl Levé et P. Fournel, « Traités du Maroc », P® partie, p. 74, 
art. IX. 

(2) Sur l'emploi du mol « nasràni », pluriel « usàra », dans le sens d'idolâtre 
aussi bien que dans le sens de chrétien, cf. Renan, « Hist. gén. des langues 
sém. », p. 238, et n. 2, et la référence indiquée. 



Digitized by 



Google 



26 IMPURETÉ DE L'INFIDELE 

qui sont chez nous, même encore à l'heure acluelle, plus 
ou moins contenues dans le mol de « juif )>. Le Proplièle et 
les docteurs ont eu beau faire dans la doctrine aux juifs et 
aux chrétiens une place supérieure à celle des idolâtres, la 
masse n'a pas le sentiment de toutes ces distinctions, même 
lorsqu'elle les connaît, et un chrétien ou un juif ne lui sont 
pas moins antipathiques qu'un fétichiste. 

Dans ce voyage à travers des populations incultes nous 
devons bien nous figurer, si froissant que cela soit pour notre 
amour-propre, que nous paraissons à ces Marocains quelque 
chose d'impur et que notre corps môme leur semble répu- 
gnant. Cette observation pourrait peut-être s'appliquer à bien 
d'autres musulmans mais nous craindrions de blesser de trop 
justes susceptibilités en ne nous restreignant pas aux limites 
de notre cadre actuel. Telle fut pourtant à une époque la doc- 
trine de l'ancien Jslâm : le corps du chrétien y était proclamé 
impur et on devait faire ses ablutions après l'avoir touché. 
Depuis, les docteurs ont corrigé cette doctrine trop barbare 
et ont décidé que l'impureté de Tinfidèle dénoncée par le 
Coran était une impureté morale et qu'il convenait seule- 
ment de se garder de l'approcher parce qu'il ne fiûL point 
d'ablutions et qu'il peut transmettre d'autres impuretés (0^ 



(I) Voir sur celte question Goldziher, « Die Zdhiriten », p. 61-63 el le 
même, « Islamisme et Parsisme », in « Rev. Hist. ReL », XLIII, 1901, 
p. 25. Toute la discussion roule sur un verset du Coran, IX, 28 : « innamà 
1 mouchrikîna nadjisoun », c'est-à-dire : « Vraiment, les polythéistes sont 
impurs ». Si Ton s'en tenait au strict sens coranique, ce verset ne pourrait 
en aucun cas s'appliquer aux chrétiens, car, dans le Coran, le mol mouchri- 
koûna désitrne toujours les idolâtres à l'exclusion des chrétiens el des juifs. 
Ce mol signifie « ceux qui associent (à Dieu d'autres Dieux) », mais les écri- 
vains modernes en ont étendu le sens aux chrétiens, alléguant que la Tiinité 
constituait une véritable association de dieux, el même les Ouahhôhites de 
l'Arabie l'appliquent aux orthodoxes en disîint que dans leur culte ceux-ci 



Digitized by 



Google 



LE VOYAGEUR CHRETIEN AU MAROC 27 

mais le peuple ne se perd pas dans ces discussions d'école, 
et ici de petits incidents sans importance, mais irritants 
pour les épidermcs trop sensibles, surtout à cause de leur 
continuelle répétition, rappellent à chaque instant au voya- 
geur qu'il n'est qu'un mécréant: il faut pour voyager au 



associent les saints à Dieu (Hiijçhes, « Dict. of Islam », s. v.). Quoi qu'il en 
soit, il est certain qu'aujourd'hui dans le dialecte vulgaire de l'Afrique du 
Nord, el inouchrikîn désigne les chrétiens. A Alger, en particulier, dans 
la langue parlée, niouchrik est nettement synonyme de roûmi. Nous croyons 
intéressant de citer ici le commentaire de Béïdâoui et celui d'El Khûzin. 
Nous choisissons ces deux ouvrages entre tant d'autres parce que le premier 
est le seul commentaire édité en Europe et parce que le second est très 
répandu parmi les indigènes de l'Algérie : bien que ce ne soit qu'une compi- 
lation fort ordinaire, ils le trouvent avec raison clair et suffisamment déve- 
loppé, sans être trop volumineux. El Béïdâoui dit : « A cause de la turpi- 
tude qu'ils recèlent, ou bien parce qu'il faut s'éloigner d'eux comme des 
choses impures, ou bien parce qu'ils ne font pas d'ablutions et ne se gar- 
dent pas des impuretés qu'ils conservent avec eux le plus souvent, et c'est là 
un exemple montrant que ce qui est le plus souvent impur doit être réputé 
impur en principe ; d'autre part, Ibn *Ahbâs rapporte une tradition déclarant 
qu'eux-mêmes sont impurs à l'égal des chiens ». El Khdzin, Le Caire, 
1303, II, p. 235, 1. 12 : « On a dit que mouchrikîna doit s'entendre exclu- 
sivement des idolâtres ; d'autres disent au contraire que ce mot désigne tous 
les infidèles, les idolâtres et les autres, tels que les juifs et les chrétiens ; il 
faut entendre par nadjis ce qui est immonde, qu'il s'agisse des hommes ou 
des choses, d'autres le prennent dans le sens de turpitude ; l'impureté dont 
il s'agit ici est une impureté de l'ordre canonique (c'esl-ù-dire qualifiée 
telle par la parole divine), et non une impureté de nature, le mot nadjis 
étant employé ici seulement comme un blâme, puisque les docteurs sont 
d'accord pour reconnaître que le corps des mouchrikîna n'est pas essentiel- 
lement impur ; d'autres disent au contraire que leur impureté est maté- 
rielle, comme celle du chien et du porc ; et même El IJaçan ben Çâlih a 
dit : « Celui qui touche un mouchrik, doit se purifier ensuite par une ablu- 
tion ». On rapporte également cela de la secte chiite des Zéidites ; mais la 
première version est la plus vraisemblable et Katâda a dit : « Ils sont qua- 
lifiés d'impurs parce qu'ils satisfont leurs besoins sexuels et leurs besoins 
naturels sans se laver et sans se purifier par une abblution ». 



Digitized by 



Google 



28 CHAIXTK I)K I/KTHANCJKK 

Maroc, à moins d'ôtro un gros personnage officiel ou de faire 
partie de son escorte, dépouiller toute fierté et toute suscep- 
tibilité. 

Dans ces sentiments d'antipathie que les Marocains 
professent à l'égard des Européens, il faut assurément 
distinguer la haine de l'infidèle et la crainte du conqué- 
rant. Ils ne sauraient comprendre que l'amour de la science 
ou même la seule curiosité soient les uniques mobiles des 
voyageurs européens qui visitent leur contrée sans être 
commerçants; ils ne s'expliquent les investigations et les 
questions des explorateurs qu'en leur attribuant le dessein 
de reconnaître le pays pour en faciliter la conquête h leur 
gouvernement : et peut-être après tout ne se trompent-ils 
qu'en partie, a On craint le conquérant plus qu'on ne hait 
le chrétien », dit de Foucauld (*). 

Sans doute cette crainte du conquérant vient encore 
renforcer la haine du fidèle pour le mécréant, mais tous ces 
sentiments d'hostilité ont encore une racine plus profonde, 
je veux parler de la crainte de l'étranger quel qu'il soit. 
Tout primitif est choqué profondément par les dissem- 
blances de race ; on sait combien les sauvages ont peur de 
toute espèce de nouveauté (-) et cette peur s'est prolongée 
dans les sociétés musulmanes modernes sous forme de 
l'horreur de la « bid a » ou innovation ('^). L'étranger en 
particulier cause toujours au primitif une irrémédiable 
méfiance : on craint ses maléfices, on le croit volontiers 
sorcier; le moindre de ses actes est suspect. Au Maroc, 
dans les régions écartées, les indigènes surveillent avec une 



(1) De Foucauld, « Reconnaissance », p. XVI. Gf El Oufrôni, « Nozliel », 
trad. Houdas, p. 421. 

(2) Frazer, « Golden Bough », I, p. 347 ; trad. fr., I, p. 275. 

(3) \oy. sur la « bid*a » Goldziher, « Zôhiriten », p. 18. 



Digitized by 



Google 



ETRANGES OPINIONS SUR LES CHRETIENS 29 

inquiétude visible et parfois co inique, les moindres mouve- 
ments de l'Européen qui manie ses papiers, ses livres, ses 
instiniments : le sentiment de malaise que cause chez eux 
la vue d'une foule d'objets qu'ils ne connaissent pas est 
visible pour tout observateur attentif. Pour eux nous 
sommes souvent des magiciens dont les sortilèges sont à 
craindre : c'est là la croyance universelle de tous les 
primitifs à l'égard des étrangers. Aussi, en tout pays, l'on 
raconte au sujet des étrangers les fables les plus invraisem- 
blables et souvent toutes sortes d'horreurs. C'est ainsi que 
les musulmans des régions les moins fréquentées du Maroc 
ont sur nous les opinions les plus singulières ; ils déman- 
daient à Harris s'il y a chez les chrétiens des hommes et des 
femmes (0; ils s'enquéraicnt auprès de Foucauld si les 
infidèles n'habitent pas des îles, ne labourent pas la mer, 

etc (^). Lorsque je passai dans les hautes vallées du 

Gountafi, j'excitai dans les villages une curiosité mêlée de 
terreur bien amusante. Je portais à ce moment un veston et 
une culotte de velours, et cet accoutrement môme intriguait 
au plus haut point les populations : mes compagnons musul- 
mans étaient accablés de questions saugrenues à mon sujet 
et répétaient en vain, sans arriver à désarmer les défiances, 
que j'étais un homme comme les autres : « Râjel bhâlkoum », 
leur disaient-ils (•^). Cela ne doit pas d'ailleurs nous 
surprendre quand nous considérons les innombrables 
absurdités que les chrétiens du Moyen-Age et même d'une 
époque plus récente, ont débité sur les musulmans W. 
Le barbare qui craint les maléfices de l'étranger cherche 



(1) Harris, « Tafilet », p. 187. 

(2) De Foucauld, « Reconnaissance », p. 157, 168. 

(3) Cf Léon, in Ramusio, I, fol. 21, A. 

(4) Voy. notre « Mahomet cardinal », p. 11, ad f. 



Digitized by 



Google 



30 L'ETRANGER ET L'HOSPITALITE 

à l'écarter, surtout si son extérieur lui parait rébarbatif ou 
s'il est laid ou Contrefait. Les Rifains, d'après El Bekri, ne 
souffraient pas dans leur pays un étranger atteint d'infir- 
mités W, Ce serait mal connaître les mœurs des sauvages 
que de penser que ces Rifains craignaient l'abâtardissement 
de leur race : ils cherchaient bien plutôt à écarter les 
influences mauvaises, les causes de déchéance que, dans 
leur croyance, un étranger contrefait ne pouvait manquer 
d'introduire chez eux. Si le primitif n'écarte pas l'étranger, 
il cherche à se protéger contre lui; parfois on lui impose 
une purification C^) ; plus souvent on cherche à se le 
concilier. En particulier, on l'invite à manger, parce que 
c'est une croyance universelle que les aliments partagés 
entre plusieurs personnes rendent leurs destinées solidaires 
les unes des autres; de là cette organisation de l'hospi- 
talité, si bien conservée en Kabylie, de là encore ce 
mélange de courtoisie et de méfiance avec lequel on est 
souvent accueilli, au Maroc, par exemple : /lospes^ hoslls. 
On vous donne une « moûna » plantureuse et on vous fait 
surveiller étroitement. On cherche d'ailleurs dès qu'on a 
décidé de vous traiter en hôte, à tirer profit de votre séjour : 
on met à contribution vos talents présumés de sorcier et de 
médecin (c'est tout un pour eux) ; l'on vient vous demander 
des consultations et vous êtes proprement le médecin 
malgré lui ; si l'étranger est musulman, on lui soumettra 
des différends, on l'obligera à trancher des querelles 
confuses et anciennes : il ne pourra se dispenser d'être 
arbitre (•^). 



(1) El Bekri, « Af. sept. », trad. de Slane, p. 234. 

(2) Frazer, « Golden Boiigh », I, p. 307; tiad. fr., p. 238. 

(3) Léon l'Africain, in Ramusio, fol. 21, B; trad. Temporal, I, 
p. 195. 



Digitized by 



Google 



ORKILXES DE LA HAINE DE L'INFIDELE 31 

La peur de l'étranger a sa coulre-parlie dans la peur du 
voyage : si l'on craint le voyageur qui arrive dans un pays, 
à plus forte raison craint-on de s'en aller au milieu de ces 
mêmes étrangers. Le voyage est pour l'homme peu civilisé 
une éventualité redoutable : aussi la religion contient-elle, 
chez les musulmans en particulier, de nombreux préceptes 
relatifs aux voyages. Les livres de c( hadît », les livres de 
« 'adab » consacrent tous un chapitre aux voyageurs. Chez 
les primitifs le voyageur se purifie au moment de partir, 
pendant et après le voyage, par des rites divers, pour mettre 
à néant tous les maléfices à venir ou passés (*). Tel est 
probablement le sens de l'eau que l'on jette, dans l'Afrique 
du Nord, sous les pas de celui qui va partir. Quand, en 
1902, nous quittâmes Mogador pour faire une tournée dans 
l'intérieur, un membre de la famille d'un de mes compa- 
gnons musulmans sortit de chez lui au moment du départ 
et lança un seau d'eau sous les pieds de son cheval (-). 

Ainsi nous pensons que la haine du mécréant n'est chez 
les musulmans que l'islamisation de la crainte primitive de 
l'étranger et suivant que l'on voyage au Maroc dans des 
contrées plus ou moins ignorantes, cette islamisation est 
plus ou moins typique. Elle est faible dans les pays comme 
les massifs de l'Atlas : là on craint encore l'étranger plus 
qu'on ne déteste le chrétien; elle est complète dans des 
cités comme Fez, où les négociants qui ont voyagé, qui 
connaissent parfaitement l'Europe et qui savent fort bien 
que nous ne sommes pas plus mauvais que les autres 
hommes, sont cependant étroitement fanatiques. Sans 



(1) Frazer, op. laiid., p. 303 seq., trad. fr., 235. On verra plus loin, 
p. 73 seq., que la plupart des rites de jet de pierres sont des rites de 
purification pendant le voyage. 

(2) Cf. Trumelet, « Français dans le Désert », p. 104. 



Digitized by 



Google 



32 PEUR DES INNOVATIONS 

doute dans ce dernier cas la crainte d'un conquérant s'ajoute 
encore à la haine religieuse et vient la renforcer, mais il ne 
nous semble pas que cet élément soit prépondérant dansjes 
sentiments hostiles que nourrissent encore les Marocains à 
regard des Européens ; la religion prévaut chez eux d'une 
façon tellement absolue sur le sentiment de nationalité que 
c'est elle qui détermine avant tout leurs antipathies : ils ne 
redoutent pas tant de perdre leur indépendance que d'être 
gouvernés par des infidèles. C'est la souillure religieuse, 
islamisation de l'ancienne souillure de l'étranger, qu'ils ont 
avant tout en horreur. Car ils reconnaissent fort bien, 
surtout ceux qui ont voyagé, les avantages de notre civili- 
sation et savent même se les approprier, mais nous restons 
pour eux des gens hors la loi religieuse, qui ne peuvent 
être sauvés, qui sont impurs et toute la force des supersti- 
tions primitives que nous avons signalées est passée 
aujourd'hui dans leur horreur de l'infidèle. 

Voilà pourquoi tout ce que nous tentons dans leur intérêt 
leurdéplaîtetleur est suspect: aucune des réformes entre- 
prises en Algérie n'a été accueillie favorablement dans ses 
débuts par nos indigènes : rétablissement de la propriété 
individuelle, la loi sur l'état civil, les dénombrements, les 
sociétés de prévoyance, etc., toutes ces mesures ont 
commencé par soulever les mômes méfiances. Parfois dans 
ces méfiances on voit reparaître les terreurs enfantines des 
sauvages : nos Algériens ont longtemps résisté à la vaccina- 
tion, parce qu'ils étaient persuadés que cette opération avait 
pour but de les rendre impuissants (*) ! L'œuvre, cependant 
si vivante, de nos médecins a été longtemps suspecte aux 



(1) Cf. Féraud. « Histoire de Philippeville ». in « Rev. Afr. », XIX, 
1875, p. 382. 



Digitized by 



Google 



SENTIMENTS DES MAROCAINS ENVERS LA FRANCE 33 

musulmans ; et tout récemment un de nos anciens élèves de 
la Médersa de Tlemcen, aujourd'hui entièrement acquis à la 
cause de la civilisation m'avouait qu'il avait jadis cru, avec 
ses coreligionnaires, que notre enseignement n'avait d'autre 
but que de les détourner systématiquement de la bonne 
voie, la seule qui conduise au salut ! 

Aussi ceux qui ont quelque expérience de l'Algérie 
restent-ils un peu sceptiques quand ils lisent dans les récits 
des voyageurs au Maroc que les Marocains désirent la venue 
des Européens et en particulier celle des Français (i). Sans 
doute, il est arrivé, et nous l'avons entendu nous-mêmes 
souvent, que des Marocains recevant des Français décla- 
raient qu'ils souhaitaient voir notre pays prendre possession 
du Maroc. Mais lorsque ces déclarations sont autre chose 
qu'une boutade inspirée à quelque mécontent par le dépit, 
on ne peut y voir qu'une flatterie intéressée ou simplement 
une de ces manifestations de politesse exagérée dont les 
musulmans sont si prodigues. Et si ceux qui ont tenu ces 
propos indiquaient leur préférence pour des Français, c'est 
qu'ils s'adressaient à des Français ; parlant à des Anglais, ils 
eussent proclamé leur amour d'Albion, s'adressant à des 
Allemands, ils auraient certifié que la civilisation germa- 
nique seule était selon leur ctjeur : mais, en réalité, ils 
englobent tous les infidèles dans la même réprobation. Ceux 
qui ont vu l'Algérie ou l'Europe et dont on aime à vanter 
souvent les tendances favorables à notre domination, les 
pèlerins qui ont couru le monde, les journaliers qui se sont 
loués à nos colons sont d'accord pour reconnaître que 
chez nous on jouit de plus de sécurité et de bien-être qu'au 



(1) P. ex. de Foucauld, « Reconnaissance », p. 32; Harris, «Tafilet», 
p. 319 ; Montet, «Un voyag-eauMaroc», in «Soc. Géog. Alg.», VI, 1901, 
p. 287 ; Brives, « Le Maroc Occidental », id., VII, 1902, p. 348-349, etc.. 

3 



Digitized by 



Google 



34 CONTACT DU MUSULMAN ET DE L'INFIDÈLE 

Maroc^ mais au demeurant ils ne souhaitent pas notre inter- 
vention et nous sont peut-ôtre, à ce point de vue, plus 
hostiles que leurs compatriotes sédentaires, tout en ayant 
Tair plus conciliants. 

Ces lignes tomberont peut-être sous les yeux de quelqu'un 
de ces musulmans éclairés et indépendants qui sont 
l'honneur de notre colonie : je les supplie de vouloir bien 
ne pas y voir l'expression d'un pessimisme systématique, 
mais seulement la constatation d'un état de choses qui, pas 
plus que rien ici-bas, n'est immuable. Je suis intimement 
convaincu qu'un rapprochement sourd, mais sûr, s'effectue 
déjà depuis longtemps entre nous et les musulmans, et que 
de bonnes mesures administratives le favoriseront sans 
d'ailleurs que nos résistances puissent réussir à l'entraver 
ni nos impatiences à le précipiter. J'indiquerai seulement 
que dans nos relations avec les musulmans, nous devons 
tenir compte que le premier rapprochement nous est 
presque toujours défavorable : au premier contact l'islam 
se replie et se hérisse, le fanatisme s'exacerbe. C'est un 
phénomène que nous connaissons bien en Algérie et qui 
est d'observation courante au Maroc : en Algérie, nous 
avons hûté, par notre seule présence et par une sorte de 
réaction l'islamisation de mainte peuplade berbère; au 
Maroc, c'est un fait connu que les musulmans des villes, 
qui connaissent les Européens, sont plus fanatiques que 
ceux de Tintérieur. Il semble que le musulman ne prenne 
conscience de son individualité religieuse qu'au contact 
d'une autre individualité. Il n'y a là vraisemblablement 
qu'un phénomène temporaire, peut-être long à la vérité, 
mais qui doit s'évanouir par la fréquentation prolongée 
des deux peuples. 

Un des signes apparents du mépris qui, au Maroc, 



Digitized by 



Google 



LE SALUT MUSULMAN 35 

s'attache au chrétien comme au juif, c'est le refus absolu du 
c< salâm » à ces deux catégories d'infidèles. Quelle que soit 
la condition et l'équipage du chrétien voyageur, il n'obtien- 
dra jamais qu'un indigène lui dise : « es salâmou 'aleïkoum », 
qui est la formule du véritable salut musulman ; et il aura 
beau adresser lui-môme ses plus courtois a es salâmo-u 
'aleikoum », il n'entendra jamais la réponse habituelle : 
« 'aMkoîim es salâm ». Si le musulman qu'il salue ainsi est 
bien disposé il lui répondra simplement : ce esselâma », ou 
quelqu'autre formule signifiant bonjour. C'est que la 
première de ces salutations que nous avons traduite parle 
mot de ce salamalec » et qui signifie : « le salut sur vous — 
sur vous le salut », est la salutation essentiellement musul- 
mane par laquelle le croyant souhaite au croyant sa part de 
félicité dans l'autre monde : es selâm est en effet le salut 
de l'âme, tandis que es selâma est surtout la sécurité 
d'ici-bas. 

En Algérie, les musulmans ont le salâm beaucoup plus 
facile; cependant, il n'est pas rare de rencontrer des 
fanatiques qui évitent par tous les moyens de le donner à 
l'Européen. Ainsi, en entrant dans une réunion de musul- 
mans où il y a un chrétien, ils diront « es selâm 'ala bel es 
selâm », plus ou moins intelligiblement, suivant qu'ils 
auront plus ou moins le courage de leur fanatisme ; ces mots 
signifient : ce Salut aux gens du salut », c'est-à-dire aux 
musulmans à l'exclusion de l'infidèle (*). D'autres musul- 
mans mâchent les syllabes du selâm et prononcent indis- 
tinctement : es semm 'alik, a que le poison soi sur loi » ; il y 
a aussi des lettrés malicieux qui griffonnent le moi selchti 



(1) Cf. pour plus de détails, Daumas « Vie arabe et soc. mus. », p. 74- 
75 ; Trumelet, « Fr. d. L Dés. », p. 207, n. 1. 



Digitized by 



Google 



36 PROTOCOLE VIS-A-VIS DES INFIDELES 

en arabe, de telle façon qu'il puisse également se lire 
« semm », poison. 

Dans les correspondances officielles, ce n'est que récem- 
ment que les Marocains se sont décidés à donner de temps 
en temps le salâm aux Européens. On sait que les lettres 
écrites en arabe portent en général le salâm au commence- 
ment et à la fin : autrefois, le salâm du commencement était 
remplacé par la formule suivante, franchement insolente, 
ou quelque autre analogue : ce es salâmou 'ala man ittaba*a 
1-houdâ », c'est-à-dire : « Salut à celui qui suit la vraie 
religion». Aujourd'hui, lemakhzen remplace cette phrase 
inconvenante par d'autres compliments et félicitations en 
évitant en général le mot salâm. A la fin de la lettre, il met 
de même un compliment, rarement le salâm, au lieu qu'au- 
trefois la lettre finissait par un mot impoli comme «intaha», 
c'est-à-dire « fin », ou « oua t-tamâm », qui a le môme 
sens W. 

Les Marocains sont également très avares du titre de sidi (2) 
et ne le donnent jamais à un chrétien, si élevée que soit sa 
situation officielle, fut-il môme ambassadeur. Le makhzen 
en effet, dans sa correspondance avec les représentants de 
l'Europe, a fini, après bien des atermoiements, par leur 
accorder le selâm, mais jusqu'ici il leur a toujours refusé le 
titre de sîdi : il se sert de mots étrangers tels que : senor, 
caballero, msiou ou même il supprime ce titre. Il en est de 
même dans la conversation et jamais l'Européen n'obtient le 
titre de sîdi qui lui est prodigué avec tant de facilité en 



(1) Cf. Fumey, « Correspondances marocaines », I, p. 108, 127. Cpr la 
formule de salutation employée par la papauté dans ses correspondances 
avec les musulmans, p. ex. Dan, « Hist. Barb. », p. 459. 

(2) Nous nous permettrons de renvoyer ici à notre brochure sur : « Les 
Marabouts », p. 38 seq., au sujet de l'emploi des mots sîdi, sîdna, si.. 



Digitized by 



Google 



« SIDI » 37 

Algérie (*). C'est qu'en effet, le mot « sayyid » (2) est au 
Maroc, comme en Orient, un titre essentiellement reli- 
gieux : on ne l'applique, du reste, en dehors des saints, 
qu'à des musulmans respectables ; son sens propre est 
«monseigneur». L'expression « sîdna » (3), a notre Sei- 
gneur», désigne au Maroc le sultan; en Algérie on en fait 
un usage beaucoup plus étendu et on l'emploie même dans 
le langage courant en s'adressant à tout personnage hono- 
rable. L'expression a si » correspond à peu près à notre 
c( monsieur » : elle est surtout donnée aux personnes ayant 
quelque instruction et elle accompagne toujours le nom des 



(1) Les musulmans abâdites du Mzâb refusent le titre de sîdi à quiconque 
n'est pas de leur secte, môme aux musulmans orthodoxes. Cf Masqueray, 
« Chronique d'Abou Zakaria », p. XXIII : « Si les impies exig^ent qu'il 
les appelle « Siedi » ou « Saada », « Monsieur », « Monseigneur », et 
le menacent de la ruine et de la mort, il peut céder ; autrement il tombe 
lui-môme dans l'impiété quand il leur décerne ces titres réservés aux seuls 
musulmans.... Pourquoi un de leurs savants m'a-t-il dit, en répondant à 
mon salut, « Sidi » avec un i bref, au lieu de « Siedi »? Parce que « Sidi » 
en arabe littéral et peu connu, signifie chacal, tandis que « Siedi » 
signifie mon maître ». Le mot « sîd » signifie, en effet, chacal, tandis que 
seigneur se dit « sayyid » ; mais il nous semble difficile qu'on puisse 
faire la distinction des deux mots dans l'arabe vulgaire, car, « monsei- 
gneur », en arabe régulier « sayyidi » se prononce toujours nettement 
<c sîdi » et l'i est long dans les deux cas. En tout cas, il demeure certain 
que les savants du Mzàb se plaisent à jouer sur ces deux mots par mépris 
pour les infidèles. 

(2) En Arabie, « es-sâdàt », pluriel de« sayyid », sont les descendants 
de Mahomet par JJocéin et « el *achrâf », pluriel de « chérif», comme 
« chorfa », sont les descendants du Prophète par Qaçan ; toutefois celte 
distinction est surtout faite dans le Sud. Cf Cte de Landberg, « Arabica », 
V, p. 68. Voy. encore, sur l'emploi de ces deux mots en Orient, Garcin 
de Tassy, « Mémoire sur les noms propres musulmans, etc.. », p. 82-83. 

(3) Sur l'application de ce mot à des saints et môme à des docteurs plus 
ou moins réputés, cf Max Van Berchem, « Corp. inscript, arab. », 
p. 38, 237. 



Digitized by 



Google 



38 LE « TAJER » 

lettrés. Enfin, on abrège souvent « si » en ce s » principale- 
ment au vocatif ; ainsi l'on dit : « noud a s », c'est à dire : 
« Levez-vous, ô Monsieur » (*). C'est encore ainsi que dans 
le sud du Maroc, pour répondre affirmativement, on dit : 
« Jyyès » qui est la contraction de : « Ih a s », c'est-à-dire: 
(( Oui, ô Monsieur » 

Les mots de « senor, caballero, msiou », ne sont employés 
que par les indigènes qui ont fréquenté les Européens ; pour 
les autres, le chrétien qui vient au Maroc est un ce tâjer » : 
telle est la dénomination exclusive qui lui est appliquée. Ce 
mot signifie en arabe c< commerçant » et les Marocains, par 
ailleurs, l'emploient entre eux et pour eux-mômes quand 
ils veulent désigner un négociant. Mais lorsqu'ils l'appli- 
quent aux Européens, ils le font sans distinction, qu'il 
s'agisse ou non de commerçants et cette expression prend 
en ce cas un sens toujours plus ou moins défavorable. Ainsi 
employé, ce mot finit par constituer une sorte de titre d'un 
rang inférieur serv'ant à désigner le chrétien, comme une 
manière de « monsieur » péjoratif. Si vous êtes inconnu 
on vous interpellera simplement en disant : c< Yâ l tâjer ! », 
si votre nom est connu, on ne manquera pas de le faire pré- 
céder du titre de « tâjer », et cela, nous le répétons, quelle 
que soit votre profession. Sans doute, pendant de longs 
siècles, les Marocains n'ont guère connu de chrétiens que 
les commerçants qui venaient trafiquer chez eux, et ainsi 
s'explique le changement de sens qu'a subi l'expression de 
« tâjer ». Ce n'est pas, du reste, la première fois dans l'his- 
toire de la langue arabe que le sens de ce mot est ainsi 
altéré : dans la poésie antéislamique, il signifiait, en 
effet, ce marchand de vin » et le mot (c hânoût » qui signifie 

(1) Cf Mouliéras, « Maroc inconnu », I, 71. L'abbréviation au vocatif 
est d'ailleurs un fait bien connu dans toutes les langues. 



Digitized by 



Google 



LE «TOBÎB» 39 

aujourd'hui partout « boutique, magasin », avait le sens de 
« cabaret ». Or, ces marchands de vins qui venaient pour la 
plupart de Syrie sur les marchés de l'Arabie, étaient géné- 
ralement chrétiens, et c'est par eux, du reste, que beaucoup 
d'idées chrétiennes se sont introduites dans l'Islam W, 

Que si le voyageur au Maroc a trop d'amour propre pour 
consentira n'être qu'un vulgaire cctâjer», il lui reste la 
ressource de se faire passer, soit pour médecin, soit pour 
consul ou attaché à un consulat ; dans le premier cas, on lui 
décernera le titre de « tobîb » et dans le second, celui de 
(( konsol ». La qualité de médecin que les Marocains recon- 
naissent, comme nous l'avons dit, avec facilité à la plupart 
des chrétiens, procure sûrement à celui qui prend ce titre, 
une nombreuse clientèle de consultants, mais elle crée 
d'autre part au voyageur tant d'embarras, qu'il ne lui reste 
vraiment aucun loisir pour ses études ; elle ne lui attire, 
d'ailleurs, aucun surcroit de considération ; quant à la 
qualité de consul que nombre d'Européens ne se font aucun 
scrupule d'usurper dans leurs tournées à l'intérieur, elle 
peut procurer quelques facilités dans certaines régions, 
principalement celles qui sont voisines de la côte, mais on 
aurait grandement tort de s'en exagérer la portée. Enfin, il 
est un autre titre que l'on peut, avec de la patience et l'éta- 
lage de quelque science, se faire décerner au Maroc, et nous 



(1) Voyez, p. ex., p. « tâjer », Imrou 1 Kaïs, XVII, v. 5, éd. 
Ahlwardt, « The divans of the six ancient Arabie poets », etc..., et pour 
« hânoût », Aous ibn Hadjar, éd. Geyer, IV, v. 3. — Signalons encore 
ici que Martin Hartmann, «Der islamiche Orient», I, p. 30, pense que le 
mot « toundjer», qui désigne un groupe de populations du Darfour, du 
Wadaï, du Bomou, vient du mot arabe « toudjdjâr », pluriel de « tâjer». 
Cf Barth, « Reisen in Africa », III, p. 383 ; Nachtigal, « Sahara und 
Sudân », II, p. 256, 345 ; Kampffmeyer, « Materialien zum Sludium d. 
arab. Bed. Dial. Innerafrikas », in « Mitl. Or. Sem. », 1899, p. 166. 



Digitized by 



Google 



40 LE .< ÏJAKÎM » 

Tavons nous-môme porté pendant quelque temps: c'est 
celui de « hakîm » W, mot qui dans la langue littéraire signi- 
fie (( un sage » et qui sert en particulier à désigner les philo- 
sophes de l'antiquité, mais au sens duquel dans l'usage 
s'est adjoint l'idée de médecine et de sorcellerie, quelque- 
chose comme le Virgile du Moyen- Age; alors que le cctobib» 
n'est que le guérisseur par les drogues, le « hakîm » est un 
sage qui a reçu la tradition des doctrines de l'antiquité et 
qui, parce qu'il possède les sciences connues et cachées, 
peut guérir par des médicaments ou par des procédés 
occultes (-). 

Toutes ces ruses ne valent pas une attitude digne et une 
grande patience : en se montrant toujours correct, discret 
dans les interrogations, sérieux dans tous les entretiens, - 
honnête dans les petites transactions de chaque jour, en 
faisant preuve de calme, en évitant de se mettre en colère, 
de trop parler, de lier conversation trop facilement, en 
restant juste, mais sévère, libéral mais non d'une généro- 
sité outrée, en s'abstenant ostensiblement de tout ce qui 
choque les usages des musulmans, on arrivera avec le temps 
à inspirer une confiance que ne procureront ni les déguise- 
ments, ni les mensonges. 

(26 mars). Nous décampons à six heures et demie du 
matin et cette opération ne s'accomplit pas sans difficultés : 

(1) Lentz portait ce titre dans son voyage à Merrâkech ; «Tombouctou», 
I, p. 254. 

(2) Cpr Delphin, « Textes », p. 59 ; « ahkîm est celui qui a des 
connaissances en médecine et auquel les génies obéissent. Il sait tracer les 
talisnoans et faire des incantations, soit avec le Coran, soit avec d'autres 
paroles ». Sur hakîm en Turquie, avec le sens de médecin, Garcin de 
Tassy, « Mém. s. 1. noms propres, etc. », p. 32, n. 3. 



Digitized by 



Google 



SOUiLEM 41 

les gens de la nzâla, accroupis autour de nous, regardent 
placidement nos hommes se débattre en se gardant bien de 
nous venir en aide. L'un de nous interpelle un de ces 
spectateurs : « Yà râjel, 'ati Ina îd allâh bâch enrefdou (*), âji 
lerbah », c'est-à-dire : « Eh ! homme ! donne-nous la main 
de Dieu pour charger nos bagages ; viens (c'est une action) 
qui te profitera (auprès de Dieu) ». Il est rare qu'un Arabe 
n'entende pas un appel de ce genre, et le chargement 
terminé, nous sortons de Moùlaye Zîdân pour entrer immé- 
diatement dans la « ràba ». 

Cette râba est ce que les Européens appellent pompeuse- 
ment la forêt de SouAlem ; tel est le nom d'une fraction des 
Oulad Zeyan qui est séparée du restant de sa tribu par tous 
les Medioûna et s'étend au bord de la mer. La forêt en ques- 
tion est une vaste étendue de broussailles très hautes et très 
denses ; le lentisque ou « drou » en forme la plus grande 
part : il s'élève à hauteur d'homme, plus haut même, et ses 
branches sont si bien intriquées que toute la râba forme 
un impénétrable fourré. Au milieu de ce taillis, la route de 
Casablanca à Azemmoùr trace, à la mode du pays, ses petits 
sentiers sinueux qui se croisent et s'entrecroisent, et qui 
découpent dans la masse de la végétation des îlots de 
lentisque ; la dent des bêtes des caravanes en a tellement 
brouté les pousses qu'on dirait qu'ils sont taillés exprès, 
comme ces haies d'aubépines dont les paysans français 
aiment à enclore leurs jardins et qu'ils mutilent horrible- 
ment pour leur donner des arêtes vives et des contours 
rectangulaires. De beaux fumeterres à corolles ornementales 
et claires s'accrochent et grimpent çà et là dans cette ver- 



(1) Le verbe « rfed », s'emploie pour dire : décamper, charger les bêtes; 
le mol « hêU » signifie, au contraire : décharger les bagages, pour camper. 



Digitized by 



Google 



42 LE SANGLIER 

dure sombre, et cette grande crucifère blanche aussi, dont 
nous avons parlé déjà, élance sa longue lige et pousse sa 
fleur jusqu'au-dessus de la broussaille. 

On pense bien qu'un pareil fourré doit être fréquenté par 
les sangliers ; ils y sont, en effet, très abondants, et les 
Européens de Casablanca se donnent souvent rendez-vous à 
Souâlem pour y faire des battues W ; les indigènes le 
chassent également pour le vendre aux Européens, car on sait 
que les prescriptions de la loi musulmane leur interdisent 
cette viande ; le porc et le chien (2) sont pour les mahomé- 
tans deux animaux essentiellement impurs. Pourtant, ces 
prescriptions sont loin d'être rigoureusement observées au 
Maroc car, si les Ghâouia de la région qui nous occupe 



(1) Le sanglier du Nord de TAfrique est un peu plus petit que celui de 
France, mais il n'y a pas de différences spécifiques entre les deux. Sur la 
chasse au sanglier au Maroc, les récits souvent un peu romanesques de 
Sir G. Drummond Hay sont classiques, entre autres : « Réminiscences of 
Boar-Hunting in Morocco », in « Murray's Mag. », 1888, mars et avril. 
Pour le même sport en Algérie, voy. Henri Béchade, « La chasse en 
Algérie », p. 34-58. 

(2) Sur le chien dans Tlslâra, voy. Goldziher dans « R. H. R. », XLIII, 
1901, p. 17 seq. Les Almoravides tournaient leur fanatisme même contre 
les chiens qu'ils exterminaient sans pitié, d'après El Bekri, « Afr. sept. », 
trad. de Slane, 366. Bien que le chien soit pour le musulman une bête 
immonde comme le porc, cependant la viande de chien comme la viande 
de porc est consommée ça et là par les indigènes. En Algérie, c'est surtout 
du côté de Bou Saada que l'on mange du chien ; on consomme la viande 
de petits chiens bien gras. A Jerba, en Tunisie, on mange aussi la viande de 
chien (D' Bertholon, dans « L'Anthropologie », 1897, p. 560 ; et dans 
« A. F. A. S. », 1896, 1™ part., p. 207). Il en était de môme jadis à 
Sidjilmaça (Bekri, trad. de Slane, 330 ; Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, 
70). Cf encore Berbrugger, « Voy. de Moulaye Ahmed », p. 290-291; 
Jus, ap. de La Mart. et Lacroix, «Documents», III, 336; Goldziher, 
« Almohades », in Z. D. M. G., XLI, p. 40, n. 4; Largeau, « Sahara 
algérien », 79-80. 



Digitized by 



Google 



Ll VIANDE DE PORC 43 

rejettent avec mépris la viande du sanglier, il n'en est pas de 
môme partout ; en effet, les tribus Ghâouia de Zyâïda et de 
Béni Oûra mangent parfaitement cet animal; ils ajoutent 
môme que sa chair est très saine et guérit la syphilis. 

Cette consommation de la chair du « halloûf el râba » est 
du reste générale chez les populations mal arabisées du nord 
du Maroc (^). On en mange môme dans Fez, en cachette (2) ; 
un voyageur du siècle dernier rapporte que le souverain 
Moûlaye Ed Dehebî en faisait, avec le renard rôti, ses plats 
favoris ®. A Rabat, où les Européens font l'élevage du porc, 
les gens des tribus berbères voisines qui servent de gardiens 
aux éleveurs ne dédaignent nullement la viande des bêtes 
qu'ils ont à garder. Cet élevage du porc qui se pratique dans 
plusieurs villes de la côte, a d'ailleurs jadis donné lieu à 
de vives résistances de la part du makhzen. La vue de l'ani- 
mal immonde choquait les yeux des musulmans orthodoxes 
et il fut interdit d'en posséder dans les villes. Même dans les 
campagnes, chaque famille ne pouvait élever qu'un porc 
qui devait être gardé dans un enclos W. Toute cette régle- 
mentation est tombée depuis longtemps en désuétude et à 
Casablanca, par exemple, on peut voir aux abords de la 



(l)Cpr. Mouliéras, «Maroc inconnu», I, p. 57 ; II, p. 297, 492-493 ; id., 
«Zkâra», p. 325 ; Qiiedenfeldl, « Nahrungs. Reiz. und kosmet. Mitteln bei 
d. Marokkanern », loc. cit., p. 242. — C'est sans doute pour ne pas 
contrarier complètement le goût de ses contemporains à cet endroit, que le 
réformateur religieux ïjamîm, leur avait permis dans sa nouvelle religion 
de manger la femelle du porc, « car, disait-il, Mahomet a défendu le porc, 
mais non la femelle du porc » (El Bekri, trad. de Slane, 230). Çaraîm 
prêchait chez les Rmâra, c'est-à-dire chez des populations où, encore 
aujourd'hui, la consommation du sanglier est courante. 

(2) Mouliéras, «Fez», p. 102 seq. 

(3) Braithwhaile, « Révol. de TEmp. de Maroc », p. 320. 

(4) Cf Fumeur, « Correspondances marocaines », I, p. 41. 



Digitized by 



Google 



44 SANGLIERS APPRIVOISÉS 

ville, des troupeaux de cochons qui cherchent leur nourri- 
ture dans ces immenses tas d'ordures ménagères et autres 
que Fincurie du gouvernement laisse, au mépris de 
l'hygiène la plus élémentaire, s'accumuler aux portes de 
toutes les grandes villes. Ces cochons, de couleur noire, 
sont d'une race particulière et auraient subi de nombreux 
croisements avec les sangliers (*). 

Ce n'est pas seulement au Maroc que le sanglier 
constitue une ressource alimentaire , on le mange 
aussi çà et là dans les tribus arriérées de l'Afrique 
du Nord; nous l'avons constaté personnellement dans 
la petite Kabylie (2) et le fait s'observe aussi dans la 
Khoumirie tunisienne (•^). Il faut noter que la plupart de ces 
tribus mangeuses de la viande impure se trouvent dans des 
régions plus ou moins forestières où l'élevage est difficile et 
que cette viande est la seule dont elles disposent. 

11 n'est pas rare de trouver, surtout chez des personnages 
riches, de petits sangliers apprivoisés qui courent dans toute 
la maison et dont on ne redoute nullement le contact, 
déclaré cependant immonde par la religion. Quelques 
Algériens se donnent aussi cette fantaisie, si c'en est une. 
Une croyance générale au Maroc, et répandue également en 
Algérie, pourrait peut-être en suggérer quelque explication: 
on pense en effet que la présence d'un sanglier parmi un 



(1) Cf Buchel, « Miss, scient. Maroc », in « Arch. Miss, scient. », 
t. X, 1903, p. 382. 

(2) Edmond Doutté, « Excursion forest. dans la rég. du cap Bougarone », 
in « Bull. Soc. Géogr. Oran », 1897, p. 237. Nous devons ajouter que 
cet usage alimentaire disparaît rapidement devant la diffusion de l'ortho- 
doxie musulmane qui accompagne partout notre pénétration, chaque jour 
plus intime, des populations indigènes. 

(3) Monliéras, « Maroc inconnu », II, p. 492-493. 



Digitized by 



Google 



LES GAZELLES 45 

troupeau, dans une écurie est de nature à écarter les épîzoo- 
ties (*), et il n'y a là qu'un cas particulier du transfert du mal 
d'un être vivant à un autre être vivant, transfert dont la 
possibilité est admise par tous les peuples sauvages et qui est 
l'élément fondamental d'une grande partie de leurs rites 
magiques et religieux (2) : on pourrait donc supposer que la 
domestication d'un jeune sanglier et son admission dans les 
intérieurs n'a ou au moins n'avait primitivement d'autre but 
que de dériver sur le plus vil des animaux le mal qui pour- 
rait fondre sur la maison (3). 

Il n'y a pas dans les Châouia que Souâlem en fait de 
champ d'exploit pour les chasseurs, tout leur territoire est 
en général giboyeux. Si l'autruche qui, d'après El îdrîci 
existait jadis dans ces régions W en a disparu totalement, 
il reste, comme gros gibier, la gazelle, qui est très abon- 
dante : dans les Zyàïda, dans les Oulâd ben Dâoûd et 
les Béni Meskîn on voit des troupeaux de gazelles de 
cent cinquante à deux cents tètes; la gazelle des Béni 
Meskîn a les cornes arquées (^^) et ne descend pas vers le bord 



(1) Ce fait est attesté par de nombreux auteurs, entre autres Hôst, 
« Nachrichten von Marokos und Fes », trad. allein., p. 294 ; Quedenfeldt, 
loc. cit.; Leared, « Morocco and the Moors », p. 297 ; Mouliéras, « Fez », 
p. 104 

(2) Voy. Tylor, « Civilisation primitive », II, p. 192, et surtout Frazer, 
« Golden Bough », p. 13 seq.: le cas du sanglier au Maroc y est mentionné 
d'après Tautorité de Leared, loc. cit. 

(3) Est-ce pour cela que dans la province d'Oran on appelle le porc Bou 
Selâma, le « père de la sécurité » ? (Delphin, « Textes s>, p. 93). Diego de 
Torrès, « Relation des Chérifs », p. 319, rapporte que les Marocains, s'ils 
rencontrent un sanglier, en tirent un présage heureux. 

(4) El Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, p. 82. 

(5) C'est sans doute la gazelle de montagne, le « ledmi » des Algériens ; 
elle est plus grosse que l'autre et ses cornes sont recourbées en arrière. Elle 
est ainsi décrite par le D*" P. Mares auquel on doit toute la partie scien- 



Digitized by 



Google 



46 GIBIER DANS LES CHAOUIA 

de la mer, l'autre gazelle au contraire a les cornes droites, 
et est sans doute identique à la gazelle des plateaux 
algériens, Gazella dmxaSy Pallas (^) ; elle s'égare parfois 
jusqu'au littoral dans les Ghâouia et les Doukkûla. Une 
superstition singulière qui a cours dans ces pays veut que 
la gazelle ne mette bas qu'après qu'un serpent sorti delà 
mer est venu près d'elle assister à son accouchement. Il n'y 
a pas de grands fauves dans la région qui nous occupe : il 
faut, pour trouverdes panthères, traverser l'Oued BouRegreg 
et remonter à la source de l'Oued Nfifîkh, dans les monta- 
gnes couvertes de chênes -lièges et de thuyas qui donnent 
asile à quelques-uns de ces félins. Quant à la plume, la 

tifique de Touvrage du Commandant de Colomb, intitulé : « Explo- 
ration des ksour et du Sahara de la province d'Oran » ; « El-edemi » habite 
les montagnes et vit en troupes de quatre ou cinq ; il est gros, vigoureux, 
rustique : son poil est long, rude et fauve, foncé avec de larges raies noires 
horizontales sur le ventre, qui vont de Tépaule à la cuisse et séparent le poil 
fauve du dos du poil blanc du ventre ». (ExpL, p. 43). La gazelle de mon- 
tagne est pour le commandant Loche qui la dénomme Gazella corinna, 
la Corinne de Bufîon, VAntilopa corinna de Pallas ; d'après lui, il faut 
sans doute l'identifier avec la Gazella kevella et la Susutia rosa (Explo- 
raUon scientifique de l'Algérie, Zoologie, Mammifères, p. 68). — Pour 
Pomel, c'est également le kevel : Dorcas kevella de Gmelin (Paléontologie, 
Monog. Antilopes), Pallas, p. 43. — Lataste exprime un avis semblable 
(Etude de la faune des vertébrés de Barbarie, 1885 p. 172). (Note 
communiquée par M. Flamand). 

(1) La gazelle typique des Algériens, celle des steppes et des plateaux 
est la Gazella dorcas (Loche, Pomel), Antilopa dorcas (Pallas). Les 
indigènes de l'Algérie distinguent d'ailleurs quatre espèces de gazelles, 
auxquelles ils donnent les noms suivants (Mares, op. laud., p. 174 ; 
Lataste, op. laud., p. 174.): « Es-sin » Gazella dorcas des plateaux ; 
« El-edmi », Gazella kevella^ de montagne ; « Ech-chergui », de la zone 
d'épandage des oued sahariens ; « Er-rim », peut être la Gazella Soni- 
meringii ((i), des sables. Pour ces deux dernières espèces, Loche qui 
n'avait pas eu occasion de les observer, pensait (p. 69) qu'elles pouvaient 
^tre des métis des deux premières. (Note communiquée par M. Flamand). 



Digitized by 



Google 



GIBIER DANS' LES CHAOUIA 47 

perdrix rouge, la caille, la bécassine sont les coups de fusil 
ordinaires des chasseurs ; une pièce très recherchée est la 
grande outarde que les indigènes nomment «hber» W et 
dont le poids varie entre douze et dix-huit kilos. Il faut 
encore noter un oiseau très semblable à notre coq de mars, 
de la taille d'une grosse grive avec une jolie crôte sur la 
tète ; les Arabes l'appellent : « kouba' en Nsâra » C^) et ils 
attribuent à sa viande des vertus curatives importantes : ils 
prétendent qu'elle guérit a lebraç » c'est-à-dire une maladie 
qui produit des taches blanches mais qui, disent-ils, se dis- 
tingue de la lèpre, « jdem », « ijdâm », en ce qu'elle n'attaque 
pas comme elle les chairs jusqu'aux os : c'est quelque chose 
d'analogue à ce que notre médecine appelé le vitiligo (^). 

• 

Voici que la râba a cessé : nous avançons maintenant dans 
les champs de « rtem », et sous les rayons du soleil de huit 
heures, ces champs ont des teintes splendides. Le sol est 
rouge, constellé de pierres blanches; à perte de vue les 
touflFes de rtem qui s'élèvent à la hauteur d'un cavalier, agi- 
tent à la moindre brise leurs longs et fins rameaux, minces 
comme des joncs, soyeux et brillants; entre ces touflFes, la 
férule, presque aussi haute, érige des ombelles jaunes au 
sommet de ses tiges épaisses, mais creuses, [Ferula corn- 
munis W^ en arabe « kelkh »), pendant qu'au ras du sol 



(1) C'est la « hbâra » des Algériens, la « Huhara undulata » des natu- 
ralistes (Cf. «Expl. Scient. Alg. », Ct Loche, « Oiseaux », II, p. 254). 

(2) Je ne sais à quelle espèce zoolog-ique elle correspond. 

(3) Cf. Raynaud, « Et. s. Thyg. et la méd. au Maroc », p. 146. En 
Orient « djoudàm » est Téléphantiasis. 

(4) Sur la férule en Afrique et chez les Arabes, cf. Fischer, « Z. Wortton 
in Marokk. », p. 285, 1. 8 d'en b. et les références qu'il donne. On peut 



Digitized by 



Google 



48 DAR EL ÏJAJJ KACEM 

le Ceinnihe étale ses bractées violettes à côté des plaques 
i^Anagallis aux corolles d'un rouge éclatant. La route est 
très fréquentée; à chaque instant nous croisons des cara- 
vanes : on passe à côté l'un de l'autre sans se saluer, avec la 
plus grande indiflFérence, je parle, bien entendu, des musul- 
mans, la position d'un chrétien étant à cet égard, comme 
nous le disions plus haut, tout à fait spéciale. Nous traver- 
sons l'Oued el Fowwâra, où coule un peu d'eau, et à 9 heures 
nous sommes à Ain Houirra, source près de laquelle se 
trouve une haouîta, c'est-à-dire le sanctuaire d'un marabout 
à ciel ouvert, entouré d'un mur d'enceinte peu élevé. 

C'est par ici que se trouve la limite des Châouia ; nous 
sommes maintenant dans le pays desChiâdma. Plus de râba, 
mais de belles cultures de céréales, de henné et surtout de 
maïs qui recouvrent partout une terre noire et, paraît-il, 
très féconde. Les Ghiâdma que nous traversons sont proba- 
blement une fraction de la grande tribu du môme nom qui se 
trouve au nord de Mogador et dont nous reparlerons à la fin 
de cet ouvrage : cette fraction est venue se fixer par ici à la 
suite de tribulations que nous ignorons. 

A 9 h. 45™, nous sommes à Dâr el Hâjj Kâcem, qui est la 
casba à moitié ruinée d'un ancien caïd. Le Maroc est par- 
semé des ruines des maisons de caïds W : ces fonctionnaires, 
nous aurons l'occasion d'y revenir, ont généralement une 
fin misérable. Leur révocation est toujours accompagnée, 
sinon de leur emprisonnement, au moins de la confiscation 



ajouter à celles-ci Leclerc, « Kachef er-roumoûz », p. 199 ; Foureau, « Noms 
arabes el berb. de qq. pi.», p. 25, s.v. « kellekh » ; Weissgerber, « Chaouia », 
p. 441 ; id., «Trois mois de campagne au Maroc », p. 96, 214 ; Doulté, 
«Texte oranais », in « Mém. Soc. Lingu. », XII, p. 365-366. 

(1) Cf. dans Weissgerber, « Trois mois de campagne au Maroc », p. 43, 
des détails sur la démolition de la maison d'un caïd des Châouia. 



Digitized by 



Google 



LKS GASBAS RUINÉES 49 

de leurs biens. Dès que rarreslalion est effectuée, des a nikliâ- 
zni » ou cavaliers du makhzen viennent fouiller de fond en 
comble la maison de rex-fonctionnaire, enlever les carre- 
lageSj démolir les murs dans Tespoir de découvrir quelque 
trésor ; la famille, réduite à la misère, se disperse pour cher- 
cher des moyens d'existence, et la casba abandonnée conti- 
nue à dresser ses murs désolés que chaque jour fait plus crou- 
lants. Le nouveau caïd, môme s'il réside au môme endroit, 



FiG. 8. — DAp ol HAjj ïsAcem 

(Cliché (h M. Brives] 

n'habite jamais la casba de son prédécesseur ; jamais il ne la 
fait restaurer : cela serait de mauvais augure pour lui et il 
n'est pas rare de voir l'une près de l'autre trois ou quatre 
anciennes casbas de caïds ruinées. (îette répugnance à res- 
taurer et à habiter la maison ruinée d'une victime de l'adver- 
sité n'est nullement du reste spéciale aux caïds, et le Maroc 
est couvert d'habitations abandonnées , ce qui a souvent 



Digitized by 



Google 



50 LE HEXXK ; LE LIN 

contribué à donner aux voyageurs rimprcssioii qu'ils parcou- 
raient un pays désolé et à fonder la légende de « Tempire qui 
croule ». 

Nous traversons toujours de belles cultures, mais elles 
sont ici ravagées par les sauterelles ; avant dix heures, 
nous passons à Enjoùma : une noria se dresse au bord 



FiG. 9. — Enjoùma 

[Cliché de l'auteur) 



du chemin. Nous sortons des Chiûdma pour entrer dans 
les Chtoûka (i), qui seuls nous séparent encore dWzem- 
moùr. C'est une région qui fut toujours renommée pour 
la belle qualité de son henné : Ali-Bey avait remarqué déjà 
l'abondance de cette production © et Mazagan en fit 
longtemps un commerce considérable; l'exportation en est 
complètement tombée. Aujourd'hui les indigènes cultivent 
volontiers le lin : cette culture longtemps délaissée par eux 



(1) Weissgerber « La province de Ghaouia », loc. cit., écrit « Hech- 
toûka » : il est très possil)le qu'une aspiration euplionique initiale de ce 
genre se produise, mais elle n'est pas courante. Cependant on trouve 
habituellement « Hechtoûka » dans les textes. 

(2) Ali-Bey, « Voyages », I, p, 236 ; cf. Th. Fischer, « Meine dritteFors- 
chungsreise », p. 122 ; Kampffmeyer, « Reisebriefe aus Marokko », lettre du 
15 avril. 



Digitized by 



Google 



DETORÏATION DES TRIBUS 51 

a pris subitement de 1900 à 1903 une importance extraordi- 
naire, à la suite de quelques demandes de graine de lin 
faites par le commerce européen. Comme elle s'est trouvée 
avantageuse pour eux, les indigènes de toute la région des 
DoukkAla lui ont donné une extension énorme. 11 semble 
cependant qu'ils pourraient bien éprouver quelque mé- 
compte de leur engouement : sans tenir compte de l'avi- 
lissement des prix qui surviendra nécessairement à la suite 
d'une production exagérée, les terres qui auront fourni tout 
ce lin seront épuisées, quelles que soient leurs réserves, elne 
pourront se reconstituer, à défaut d'engrais complémentaires, 
que par une jachère prolongée. 

Comme les ChiAdma, les Chtoûka sont comptés par le 
makhzen dans les Doukkûla et sont une fraction d'une 
grande tribu du Soiis déplacée probablement par mesure 
politique. Tous les souverains musulmans de l'Afrique du 
Nord ont usé de ce moyen pour châtier les populations 
rebelles : nous l'avons également employé et nous savons 
par des inscriptions que les Romains avaient aussi l'habitude 
de ces déportations à grande distance (^). Cîes déplacements, 
joints aux morcellements naturels de tribus devenues trop 
grandes pour subsister sur leurs territoires primitifs, et aux 
innombrables migrations des peuples pasteurs, ont fait des 
groupes sociaux de l'Afrique du Nord, l'écheveau le plus 



(1) Voy. à ce sujet Si. Gsell, « Chron. archéol. afr. », in «Mél. Arch. et 
Hist. Ec. fr. de Rome », t. XIX, 1899, p. 48, et n. 1, avec renvoi à un 
passage de Cag^nat, « Armée romaine ». Les migrations et la répartition 
des tribus dans l'Afrique du Nord sont Tun des chapitres les plus ardus de 
la sociologie du Magrib. A ce sujet le beau livre de Carette n'a pas été 
dépassé jusqu'ici, quoique depuis l'époque où il écrivait de nombreux 
matériaux nouveaux aient été mis à jour, qui permettraient de reprendre la 
question et de compléter cette première ébauche. 



Digitized by 



Google 



52 COMPLEXITE DE LA TRIBU 

emmêlé que l'on puisse imaginer. Aussi lorsqu'on étudie 
la composition d'une Iribu^ on trouve invariablement qu'elle 
doit être représentée^ non pas comme le font les Arabes 
sous la forme d'un arbre généalogique parfaitement régulier 
depuis l'ancêtre éponyme jusqu'aux moindres familles 
actuelles^ mais bien sous celle d'un tronc primitif souvent 
complexe lui-même qui a, d'une part^ reçu du dehors 
d'innombrables greflFes et perdu, de l'autre, quantité de 
rameaux. Cette complexité, qu'on perd trop souvent de \Tie, 
n'avait pas échappé à un esprit aussi distingué qu'Ibn 
Khaldoùn (0. 

Les koubbas de\àennent de plus en plus nombreuses, 
et il en sera ainsi jusqu'à Azcmmoûr ; il y en a des groupes 
de quatre ou cinq, et à l'endroit dit Tellâl où nous arrivons 
à midi et demi, il y a un grand kerkoûr au milieu du 



Fi«. 10. — TcllAl et son « kerkoiir » 

(Cliché de rauUvr) 



chemin : c'est là que nous faisons halle, auprès d'un puits, 
dont l'eau est fort mauvaise. 

A une heure et demie nous sommes de nouveau en route 



(1) Ibn Klmldoiln, « Proléf^omènes », I, p. 273. 



Digitized by 



Google 



LES « DCHKR » 53 

au milieu de ce riche pays des Chloûka, très habile et très 
cultivé. Les coupoles blanches des marabouts continuent à 
se succéder; souvent un nid de cigogne est établi sur le 
sommet et l'oiseau, marabout lui-môme^ disent les Maro- 
cains, se tient au-dessus du tombeau du saint, sur une 
patte, dans une pose hiératique. On commence à voir des 
«nouala», sorte de huttes cylindro-coniques dont l'aspect 
soudanais a été maintes fois signalé; à Sidi Fàres où nous 



Fi6. 11. — Sîdi Fâres et Sidi Abdel'azîz 

(Cliché de l'avleur] 

sommes à deux heures trois quarts, elles sont assez nom- 
breuses et elles font quelque contraste, par leurs allures 
primilives avec les deux marabouts crénelés, à coupole 
hémisphérique, blanchis soigneusement à la chaux, qui 
sont l'orgueil du village ouccdcher». C'est ce dernier mot 
qui est le plus employé au Maroc pour désigner les villages 
de sédentaires ou de demi-nomades. En Algérie, on dit 
(( dechra )) ; dans les deux cas le pluriel est le même : 
« dchoùr)), rarement « mdûcher ». Le mot a mechta » 
désigne l'endroit où l'on passe l'hiver : par extension, on 
l'emploie, en Petite Kabylie, par exemple, pour désigner 
un village de gourbis ou de maisons ; « zrîba » est l'enceinte 
de jujubier ou autres broussailles épineuses qui entoure un 
douar, mais, également dans la petite Kabylie, il est souvent 



Digitized by 



Google 



54 LES MARABOUTS 

synonyme de village. Le mot « douàr » désigne toujours des 
tentes campées en cercle^ mais Tadministration française en 
a considérablement étendu le sens en Algérie, désignant 
sous ce nom des fractions de communes mixtes souvent 
découpées arbitrairement, qu'il s'agisse d'ailleurs de 
nomades ou de sédentaires ; il y a eu là, semble-t-il, quelque 
confusion. 

Quant au mot marabout, en arabe vulgaire « mrâbôl », 
il est, on le sait, employé dans la plus grande partie du 
Magiib et même jusqu'à Alexandrie (*), pour désigner un 
saint : par extension, on s'en sert aussi pour le sanctuaire 
qui abrite la dépouille d'un saint. Mais au Maroc, ce mot est 
d'un usage beaucoup moins général, on se sert surtout pour 
désigner un marabout quelconque du mol «siyyed», qui 
s'applique également aux édifices contenant les restes d'un 
santon. Quant au mot (( mrûbêt », il désigne principalement 
les saints autres que les chérifs (on sait que la qualité de 
chérif est attribuée à ceux qui passent pour descendre du 
Prophète) ; de plus, le terme de « mrâbêt », tel que l'em- 
ploient les populations marocaines dont nous nous occupons 
dans ce volume emporte avec lui une idée d'hérédité de la 
sainteté et de transmission de la « baraka » ou faveur divine 
attachée au marabout. Les descendants d'un saint non 
chérifs, lorsqu'ils arrivent à former une zaouia, sont par 
excellence des « marabouts». Il y a ainsi des zaouias de 
chorfa et des zaouias de mràbtîn, et ces deux séries d'éta- 
blissements n'ont ni les mômes caractères, ni les mêmes 
tendances. Un saint isolé est aussi appelé « mràbôt » et peut 



(1) Lane, « Modem E<^vptians », p. 2*^8. En matière reli|j;ieuse, il faut 
considérer avec Hartmann, le Magrib comme s'étendanl jusqu'auprès 
d'Alexandrie (Martin Hartmann, « Aus d. Reli«rionsle])en der libysch. 
Wûste », in « Arch. f. Rel.-Wiss. » ; Edmond Doutté, « Maraljouls », p. 33.) 



Digitized by 



Google 



LES MARABOUTS 55 

faire souche de marabouts ; mais on n'emploie pas ce mot 
pour désigner Tédifice qui renfermera le tombeau de ce 
pieux homme. Chez les Chleuh^ le marabout est appelé 
(( agourrâm » et son influence est généralement beaucoup 
plus grande que celle des chérifs : il est rare qu'un caïd ose 
entreprendre quelque chose contre un « agourrâm » , 
tandis qu'il respecte beaucoup moins un chérif. I.e mrâbêt 
semble donc représenter une forme de sainteté permanente 
et plus ancienne probablement que colle du chérif. 

On se sert encore pour désigner un saint du mot (c ouali » 
{ovaliyy^^^'^ en arabe littéral), mot qui exprime simplement 
un certain degré dans les rapports mystiques de Dieu et du 
saint. La qualité d'ouAli (0 (ouilaya) n'est pas héréditaire. Le 
mot sâleh est un terme tout-à-fait général, pour désigner 
des saints; le mot fkir a un sens vague, il désigne des 
individus qui se livrent à l'ascétisme, derviches, marabouts, 
membres de confréries... 

Enfin, chez les lettrés, le mot marabout, prononcé classi- 
quement c( mouràbit » signifie, comme en Orient et comme 
dans l'arabe littéral « celui qui combat les infidèles ». Dans la 
région d'Azemmoùr où le nombre des lettrés est grand, 
ceux-ci s'en servent principalement pour désigner les héros 
musulmans qui se sont rendus célèbres dans la lutte contre 
les chrétiens au XVP siècle, à l'époque où le Maroc échappa 
définitivement à la domination portugaise et espagnole. 
C'est qu'en effet, le pays d'Azemmoùr a été le théâtre des 
luttes héroïques de l'Islam contre la chrétienté qui, après 
avoir repris l'Espagne aux musulmans, menaçait de leur 
ravir le Magrib ; aussi la terre que nous foulons est-elle la 
terre des marabouts par excellence, dans le premier sens du 

(1) C'est à dessein que j'écris « ouâli » avec un â long, parce que telle 
est la prononciation dans les dialectes du Magrib. 



Digitized by 



Google 



56 AZEMMOUR 

mol; c'esl-à-dire ceux qui sont morts en combattant dans la 
voie de Dieu (c fi sabîliUâhi )), suivant l'expression arabe 
employée pour désigner la gueiTe sainte ou « djiliâd )>. 

Cependant môme dans la région où nous sommes, le 
vulgaire ne comprend le mot « mràbôt » que dans le premier 
des deux sens que nous avons examinés, et pour désigner 
le (( marabout » des lettrés, le champion de l'Islam, il se sert 
exclusivement du mot mjàhed (moudjâhid); pour lui, ce 
n'est pas ici la terre des ((mrâbtîn)) mais bien celle des 
«mjûhdin», ce qui est le mot général pour désigner les 
guerriers du a djihâd ». C'est une question difficile à édaircir 
que celle de l'origine et des rapports de ces deux sens dans 
l'histoire du langage, mais nous avons déjà essayé de la 
traiter ailleurs et nous y reviendrons. 

A 3 h. 10 enfin, nous voyons Azemmoûr, d'une blan- 
cheur immaculée, adossée à une colline d'un vert sombre, 
étageant ses maisons jusqu'au marabout de Moùlaye Bou 
( îha'ib, patron musulman de la ville. La vision d' Azemmoûr, 
d'un blanc si pur et si doux, a quelque chose d'enchanteur ; 
on aime à se figurer qu'il doit s'écouler là, dans ce coin mort 
du vieux Magrib, dans les demeures intimes de cette ville 
silencieuse et vierge encore du contact de l'Européen, des 
existences béatement vides de pieux croyants, des vies 
entières passées entre les murs soigneusement crépis de 
chaux, sur les nattes et les tapis bien propres, dans la petite 
cour qu'ombrage une treille, entre la ferveur des oraisons et 
les douceurs de la famille, dans la gaieté de la lumière d'un 
soleil prodigue de ses rayons. 

A cet endroit de la route est un petit bois de rtem ; un 
de mes compagnons musulmans qui, à la vue d' Azemmoûr, 



Digitized by 



Google 



LES TAS DE PIERRES SACRÉS 57 

s'est mis à invoquer Moûlaye Bon Gha'îb, s'approche du 
bois, réunit ensemble quelques-uns des rameaux jonci- 
formes du rtem et les noue : la plupart des autres rameaux 
sont déjà ainsi noués. (î'est une coutume qu'à l'approche 
d'un sanctuaire, lorsqu'on fait un vœu, on noue en même 
temps, si c'est possible, quelques-unes des branches des 
arbustes voisins : en Algérie cela se fait, paraît-il, avec de 
l'alfa ou du diss, ici le rtem est particulièrement favorable à 
cette pratique, et il n'est guère de marabout aux environs 
desquels on ne fasse de tels nœuds, dès que cette plante y 
croit. Il y a aussi, suspendus aux rtems près desquels nous 
passons, d'assez nombreux chiffons suivant une pratique 
analogue à la précédente et qui est universellement 
répandue. Enfin c'est encore l'habitude pour demander 
une faveur à un saint d'ajouter une pierre au kerkoûr 
sacré du marabout, comme celui qui dans quelques instants 
va se dresser devant nous. L'approche de Moûlaye Bou 
Cha'îb est en effet signalée par un de ces tas de pierres dont 
nous avons déjà parlé : mais celui-ci est de grandes propor- 
tions et peut être considéré comme classique. Dans tout le 
Maroc méridional, nous verrons d'ailleurs, les pierres jouer 
dans la religion un rôle considérable et, afin de ne pas 
fatiguer le lecteur par des redites, nous allons rassembler 
ici, une fois pour toutes, les principales observations que 
nous avons faites à ce sujet dans tout le cours de notre 
voyage, en essayant de les relier entre elles. 

2. Les tas de pierres sacrés dans le Hoôz 

ET quelques pratiques CONNEXES. 

Le mot «kerkoûr)), dont nous nous sommes servi plu- 
sieurs fois déjà ne désigne pas seulement les tas de cailloux 



Digitized by 



Google 



58 LE « KERKOÛR » 

sacrés, mais d'une façon générale tous les amoncellements 
de pierres quels qu'ils soient (*) ; ce sens s'accorde du reste 
avec celui de la racine littérale dont il est dérivé C^). Ainsi, 
les pierres d'un champ que l'on en retire pour pouvoir le 
cultiver plus facilement et que l'on accumule en tas sont des 
kerkoûr®. Aussi faut-il se garder d'accorder immédiate- 
ment un caractère religieux à tous ceux que Ton rencontre : 
ce peuvent être de simples signaux ; deux individus, par 
exemple, pour se faire savoir l'un à l'autre qu'ils sont bien 
passés à tel endroit, conviennent que le premier qui y pas- 
sera élèvera là un petit kerkoùr ou « rjem ». 

Ce dernier mot est à peu près synonyme de kerkoûr, à la 
place duquel il est plus ou moins employé suivant les régions : 
il est par exemple très usité dans le Sahara algérien W. Dans 
le sud orauais, les rjem servent fréquemment de signaux 



(1) Jacquot, « Expédition du général Cavaignac dans le Sahara », p. 62, 
donne ce mot avec le sens de « monceau de pierre pour indiquer le gisement 
des puits », Dozy, Suppl, s. v. Chez les chleuh le mot « akerkour » signifie 
une maison en pierres sèches. 

(2) Kerker, « casser en gros morceaux », puis « amonceler, entasser...., 
ramasser, réunir » (Kazimirski, s. v.) « Fre^tag, dans son dictionnaire 
arabe-latin, donne parmi les sens du mol «bourgâs» celui de «tas depien-es 
comme on voyait aux routes consacrées à Mercure » ; il a emprunté cet 
article à Golius, « qui savait toujours bien ce qu'il disait » (Chauvin, « Le 
jet des pierres au pèlerinage de la Mecque », p. 281). Nous n'avons jamais 
entendu le mot « bourgàs » dans l'Afrique du Nord. 

(3) Les indigènes de nos pays se contentent souvent de relever les pierres 
plates ou longues qui tiennent trop de place dans les champs, en les faisant 
tenir sur la tranclie ou sur le bout, ce qui donne au terrain un aspect hérissé 
et bizarre. D'autres fois, ils les mettent en petits las çù et là, rarement ils se 
donnent la peine de les porter toutes dans un coin. 

(4) Vov. les vocabulaires : Beaussier,<.< Dict . » , Dozj, « Suppl. », Parmenlîer, 
« Voc. ar.-fr. des princ. termes de géog.», etc., dans AFAS, Alger, 1881, 
lO^sess., in f., p. XLii; Déporter, « Extrôme-Sud », p. 24 ; Margueritte, 
« Chasses de l'Algérie », 4® éd., p. 95, n. 



Digitized by 



Google 



LA « *ALAMA » 59 

pour indiquer des puits ou bien la direction de la route. Ce 
sont souvent des tas de pierres artistement disposées en 
forme de colonnes hautes de deux ou trois mètres qui se 
dressent sur des crêtes élevées W. 

Dans beaucoup de pays de l'Algérie, quand un terrain est 
mis en prairie, a mgueddel )), et que l'on ne veut pas que les 
moutons y viennent paître, on y élève de petits tas de pierres 
qui avertissent les bergers de n'y pas conduire leurs trou- 
peaux. Dans le pays de l'arganier, où la campagne est cou- 
verte par les peuplements de cet arbre, à l'époque où mûrit 
le fruit dont les chèvres sont si friandes, tous les terrains se 
couvrent de tas de pierres indiquant que le propriétaire, à 
cette époque de l'année, défend la pâture des chèvres qu'il 
permet à toute autre époque ; la cueillette faite, les tas de 
pierres sont jetés en bas et la pâture redevient libre ®. 

Il y a également beaucoup de cas où le tas de pierres n'a 
qu'un sens purement commémoratif : c'est une simple 
(( *alâma )> ®. On élève des 'alàma dans les endroits où à 



(1) Cf. Trumelet, « Les Français dans le désert », p. 91, n. 1 ; Chauvin, 
« Le jet des pierres au pèlerinage de la Mecque », p. 280, n. 2. On les 
appelle aussi « djidàr ». Cf. De laMarlinière et Lacroix, « Documents », IV, 
p. 49, 51,56, 112, 113, elc... 

(2) Nous l'avons personnellement obsen'é dans les JJàha. Landberg, 
« Arabica », V, p. 201), rapporte une coutume tout à fait semblable (terrains 
« mahdjar » ou réservés). 

(3) On applique aussi ce nom au tas de pierres élevé à l'endroit où un 
saint homme est réputé avoir passé ou prié ; par exemple, près de Télouan, 
sur la route de Tanger, se trouve la 'alâma bien connue de Sîdi-'Abdesse- 
lâm. Mais, dans ce cas, le monument peut avoir, plus ou moins, un carac- 
tère religieux. D'une façon générale, on nomme « makàm », l'endroit 
consacré à un saint et où ce saint n'est pas inhumé, qu'il s'agisse, du reste, 
d'un las de pierres ou d'un édifice. Cf. Trumelet, op. laud., p. 88, p. 377. 
Pour une définition du makâm en rapport avec le sens mystique de ce mot, 
\oy. Masqueray, « Chronique d'Abou-Zakaria », p. 123, n. 1. 



Digitized by 



Google 



60 LA « BDADA » 

passé un grand personnage, par exemple, là où a campé un 
sultan : parfois elles sont plus qu'un simple tas de pierres, 
comme par exemple celle qui est destinée à perpétuer le sou- 
venir du passage de Moûlaye Haçan près de Tît, à une heure 
de Mazagan, et qui consiste en une espèce de colonne blan- 
chie à la chaux. Tout événement considérable peut du reste 
donner lieu à l'érection d'un kerkoûr : on sait qu'en Kabylie 
lorsque la djemâ*a prenait une décision importante, on dres- 
sait des pierres pour consacrer cette décision (*). Au Maroc 
et dans la province d'Oran on élève encore un kerkoûr à 
l'endroit où on a tué un fauve. Le général Margueritte 
rapporte que les indigènes lui ayant \ii tuer une gazelle à 
une grande distance élevèrent deux rjem, l'un à l'endroit 
où la bête étaii tombée, l'autre à la place d'où il avait tiré (2). 
Une autre espèce de tas de pierres, mal connue encore, 
est ce qu'on appelle la « hdâda m ; nous ne l'avons pas étudiée 
au Maroc. Dans la province d'Oran, on appelle ainsi un tas 
de pierre situé à la limite de plusieurs tribus et sur lequel 
on vient prêter serment en jurant par un marabout. Il y en a 
un, par exemple, à Tamzoûra, près d'Oran, sur lequel on 
vientjurerpar Sidi Bou Tlélîs; c'est, disent les indigènes, 
pour ne pas aller jusqu'au marabout et abréger la distance. 
D'habitude on place la hdâda à un endroit d'où l'on voit la 
coupole du marabout : elle est exclusivement affectée à la 
prestation de serment (^\ 



(1) Voyez-en un exemple intéressant dans Hanoteau et Letourneux, 
« Kabylie », II, p. 8, n. 1. Cf. p. 283 : « Ces pierres sont érigées par les 
tribus assemblées, après chaque acte important de la vie sociale. Chaque 
tribu plante la sienne ; si elle manque an pacte convenu, sa pierre est arra- 
chée pour marquer sa mauvaise foi ». 

(2) Margueritte, « Chasses de l'Algérie », loc. cit. 

(3) Faut-il en rapprocher le tas de pierres sur lequel Joseph et Laban 
firent un repas d'alliance, Gen. XXX, 44 seq. ? — Cf. Goldziher, « Moh. 



Digitized by 



Google 



LE « MENZEH » 61 

Mais tous les cas que nous venons de citer diflfôrent de 
ceux dont nous allons nous occuper, par ce fait qu'iln'eU 
pas d'usage, comme dans ceux-ci, que les passants ajoutent 
leur pierre au tas primitif. 

A l'endroit où un homme est mort dans les champs, on 
élève un tas de pierres : c'est un a menzeh » (0. C'est, nous 
dit un de nos informateurs du Maroc, l'endroit où l'on a lavé 
un mort, où on l'a purifié, ce qui est en effet le sens de la 
racine arabe. Il y en a un peu partout, on les respecte beau- 
coup, on craint môme d'y toucher et, si vous y prenez une 
pierre par mégarde, on vous dit : « N'y touchez pas, faites 
attention, c'est un menzeh ». Cette sorte de monument est 
spécialement élevée à l'endroit où quelqu'un a été assassiné 
ou bien est mort d'une mort violente ou tragique, et on l'ap- 
pelle aussi (( mechhed », parce que, nous expliquait-on 
encore, celui qui est mort là est mort martyr, en arabe 
c( chahîd ». On sait en effet combien les Arabes ont élargi la 
notion chrétienne du martyre, puisqu'ils comptent comme 
tel l'état de celui qui est mort tué injustement, et, d'une façon 
générale l'état de tous ceux qui meurent d'une mort digne de 



Stud. », II, p. 609 ; Lang, « Mythes, cultes et religion », Irad. fr., p. 565 ; 
Salomon Reinach, in « Rev. arch. », 3™®sér., t. XXI, Janv.-Juin 1803, 
p. .341, et surtout Masqueraj, « Trad. de TAourds », dans « Bull. Corr. 
Afr. », 1885, I-II, p. 101. 

(1) En Algérie, le tas de pierres élevé a Tendroit où est mort un homme 
s'appelle communément « nza ». Chacun contribue aussi à Taugmenter. La 
nza est souvent encore rapportée à un marabout. Cpr. Dozy, « Suppl. » et 
les références qu'il indique : nous verrons plus loin que celle deCarette ett à 
prendre en considération. Il semblera probable à tout orientaliste que 
« nza » et « menzeh » viennent de la même racine « nazaha », le ha étant 
une lettre sans solidité. Trumelet, op. laud., p. 89, donne au mot « nza » 
le sens de « gémissement, plainte », que nous ne lui connaissons pas et rap- 
porte à ce sujet une coutume fort curieuse pour laquelle nous renvoyons à 
son texte. 



Digitized by 



Google 



62 LE « MKNZEH » 

pitié, ('ependant, il convient de rappeler que le mot arabe 
« inachhad » ^^) a dans la langue régulière le sens de tombeau 
sacréj tombeau d'un homme pieux. 

Qu'on appelle le tas de pieiTes qui nous occupe menzeh 
ou meclihed ou qu'on lui donne un des autres noms plus 
généraux de kerkoùr, de rjem ou de djidûr, il se distingue 
par deux caractères bien nets, c'est qu'il est élevé à l'endroit 
où un homme quelconque^ qui n'est pas nécessairement 
un marabout, est mort, et d'habitude mort dans des cir- 
constances tragiques, et que chaque passant lui apporte sa 
pierre. 

Il y a tel défilé peu sûr où de nombreux kerkoùr marquent 
chacun l'endroit d'un crime : comme ce sont le plus souvent 
des étrangers qui sont victimes des coupeurs de routes, cha- 
cun des tas de pierres témoin s'appelle généralement « ker- 
koùr el grîb », c'est-à-dire « le kerkoùr de l'étranger » (2). 

Lorsqu'on demande aux Marocains pourquoi ils jettent 
une pierre sur un de ces kerkoùr, ils répondent générale- 



(1) Il semble bien qu'on doive interpréter le mot « mechhed» ou « mach- 
had » par « lieu où un mourant prononce la formule de confession appelée 
chehàda ». Les pierres tombales égyptiennes portent souvent des formules 
pieuses auxquelles on ajoute en parlant du mort : « hâdà ma iachhadou bihi 
ona 'alaïhi » ou une formule analogue. Cela revient du reste au môme 
puisque dans le Coran et à l'origine de Tlslàm, << chahîd » signifie « celui 
qui témoigne de sa foi ». Cf. Goldziher, «Moh. Stud. », II, p. 385. (Max Van 
Berchem, in litt. ). Sur l'extension donnée par les docteurs musulmans à 
la notion du chahîd, voy. Goldziher, « Infl. chrét. », dans R. H. R. 1888, 
XVIII, 186 seq., et Marçais, « Trois inscr. arabes », 164-165, et les 
références qu'ils donnent. 

(2) Cette coutume des tas de pierres élevés sur le lieu d'une mort vio- 
lente et auquel chacun ajoute sa pierre a été déjà signalée au Maroc par 
Arthur Leared, « Morocco », p. 105-106 (qui est cité par Frazer, « Golden 
Bough, » III, p. 8, n. 3) etr d'autres auteurs. Parmi les auteurs anciens voy. 
Diego de Terres, « Hist. cher, », p. 326. 



Digitized by 



Google 



KKRKOUR EN VUE D'UN MARABOUT 63 

mont que c'est pour chasser les revenants^ parce que l'ûme 
du mort peut revenir tourmenter les passants, avec d'aulres 
génies, les djinns, par exemple, qui se plaisent en ces sortes 
d'endroits : or, on sait la frayeur qu'ont des djinns, les indi- 
gènes du Nord de l'Afrique. D'ailleurs, la croyance que 
Tàme du mort hante le lieu du trépas pour attaquer les pas- 
sants, est antique et universelle. 

Passons aux tas de pierres qui sont en relation avec le 
tombeau d'un saint. Celui que nous rencontrons, près 
d'Azemmoûr, peut être considéré comme le type le plus 
complet, le type classique du kerkoùr sacré d'un marabout. 



FiG. 12. — Kerkoûr sur la route d'Azemmoûr à Casablanca 

[Cliché de l'auteur) 

D'abord, il se trouve à l'endroit d'où l'on découvre pour la 
première fois la ville et, par conséquent, la chapelle de 
Moùlaye Bon Cha'ib ; ensuite, il est vraiment monumental, 
ayant un mètre cinquante, au moins, de hauteur. Il est 
massif, quadrangulaire, érigé en travers du chemin comme 



Digitized by 



Google 



64 KERKOÛR DE MOÛLAYE BOU CHA'Ib 

un autel barbare. Dessus, se dressent de nombreuses petites 
pyramides que les fidèles ont formées de cinq ou six pierres 
posées en équilibre les unes sur les autres, la plus grosse 
étant à lia base, la plus petite au sommet. Au milieu de la 
surface plane du kerkoùr, des mains pieuses ont construit 
un petit haouch, c'est-à-dire une enceinte de pierres en 
forme de fer à cheval, comme nous l'expliquerons plus 
loin. A partir de ce gros tas de pierres, c'est pendant cent 
mètres, sur la route, une avalanche de pierres posées de tous 
côtés sur les bords du chemin, formant des alignements et 
surtout de petites pyramides comme celles qui surmontent 
le kerkoûr principal. Ajouter une pierre à ce kerkoûr, cons- 
truire une petite pyramide au-dessus ou à côté, ou simple- 
ment placer un caillou sur une de celles qui existent déjà, 
sont les pratiques suivies par les gens pieux dès qu'ils 
arrivent à l'endroit béni d'où l'on découvre la ville de 
MoûlayeBouChalbW. 

Il en est de môme pour tous les marabouts ; à l'endroit 
d'où on les aperçoit pour la première fois, mais surtout dans 
les lieux élevés et tout spécialement dans les cols, s'élève un 
kerkoûr, ou tout au moins la route en cet endroit est 



(1) Cpr Bail et Hooker, « Morocco and Great Atlas », p. 191 : « Lors- 
que nous fûmes en vue de la zaouïa de Moûlaye Ibrahim, chaque individu 
de notre caravane, arabe ou chleuh, commença à réciter des prières, puis, 
après s'être prosterné sur le sol en se tournant du côté du sanctuaire, se 
mit en devoir d'ajouter une pierre à certain tas qui se trouvait le long 
du chemin. » Il s'agit justement ici de la zaouïa de Moûlaye Ibrahim dont 
nous parlons dans notre texte et à laquelle les voyageurs arrivaient par un 
chemin différent du nôtre. Lorsqu'on demande aux musulmans des expli- 
cations sur un kerkoûr de cette espèce, ils se contentent souvent de 
répondre que ce tas de pierres sert à indiquer l'endroit d'où l'on aperçoit 
le tombeau d'un saint. Cf. Montet, « Un voyage au Maroc », in « Bull. Soc. 
Géog. Alger », 1901, 3® trimestre, p. 277. Voy. aussi note intéressante à 
ce sujet dans Marçais, « Dialecte de Tlemcen », p. 215. 



Digitized by 



Google 



LA « RÇOUBA » 65 

jonchée de petites pyramides de pierres : ainsi en est-il à la 
« rgoùba )> (0 de Sîdi Mohammed el 'AyyAchi où nous passe- 



FiG. 13. — Kerkour en vue de Sîdi RahhAl 

[CUché de l'auteur) 

rons bientôt. Ce mol de rgoùba signifie « Tendroil d'où l'on 
regarde^ d'où l'on voit )> ; il s'emploie pour désigner un col, 
mais on dit couramment dans le langage la «rgoùba de tel 
ou tel marabout )) pour indiquer le col où ou lui élève des 
kerkoûr C^). Il u'est d'ailleurs pas absolumeut nécessaire que 
l'ou voie réellement le marabout pour cela, il suffit qu'on en 



(1) En Algérie, on appelle « merï^-neb «, une éminence (1*011 Ton giielle 
ce qui se passe autour, ou une vit^ie. D'autre part, nous ne pouvons nous 
empêclier de remarquer, sans en tirer d'ailleurs aucune conclusion, que, 
comme le mol « col » en français désigne à la fois le cou -et un passage 
dans une montagne, de même ces deux sens sont donnés en arabe à deux 
mots tirés de la môme racine. 

(2) Cpr Clermonl-Ganneau, « Palestine inconnue », p. 54 : <.<.... On 
indique dans les montagnes environnantes tous les points d'où le maquâm 
est visible par des « mechAliid », petites pyramides de pierre qui sont les 
« mergama » (les Acen'i Mercuri) des Proverbes ». Cf infra p. 74-75, 132. 



Digitized by 



Google 



66 KERKOUR^DE SIDI BAMMED OU MOÛÇA 

approche : lorsque nous monterons la gorge encaissée qui 
conduit à Moûlaye Ibrahim , dans l'Atlas , au sud de Merrâ- 
kech, nous la verrons par places encombrée de ces petits 
kerkoùr de quelques pierres superposées , au point que l'on 
doit faire attention en passant à ne les point renverser. 

Bien plus^ il est des kerkoûr situés dans les montagnes, 
dans les cols élevés et qui cependant sont fort loin du mara- 
bout auquel on les rattache. Par exemple, dans le col de Tizi 
n Miri qui, au sud de Merrâkech, franchit à 3.200 mètres 
une des deux crêtes parallèles formant en cet endroit le 
Haut-Atlas, se trouve un kerkoùr consacré, disent tous les 
indigènes, à Sîdi Hammed ou Moûça, le grand saint du 
Tazeroualt et du Sous. Que si l'on demande aux voyageurs 
qui franchissent ce col pourquoi ils ajoutent une pierre au 
kerkoûr, ils répondent, tout en déclarant qu'ils font cela: 
(( *ala Sîdi Hammed ou Moûça », c'est-à-dire en l'honneur du 
saint, qu'ils pensent s'assurer ainsi un voyage exempt de 
dangers et d'ennuis (i). 

Dans les cas qui précèdent, le kerkoûr est seulement, 
suivant l'explication des musulmans, représentatif du sanc- 
tuaire d'un marabout et celui-ci est souvent enterré très loin 
de là, comme c'est le cas pour le kerkoûr de Sîdi Hammed ou 
Moûça, que nous venons de signaler et qui est situé à quelque 
deux cents kilomètres du tombeau du saint (*). Mais souvent 
le kerkoûr passe pour être le tombeau môme, sans qu'il y ait 



(1) Gpr. F. Liebrechi, « Zur Volkskunde », in-8°, p. 269 : «Cela rend 
le voyage heureux, assure le dicton petit-russien. » Voir la figure repré- 
sentant le col de Tizi n Mîri, infrà, au chapitre où nous parlons du 
(lountâfi. 

(2) Il faut ajouter que le col de Tizi n Miri est surtout fréquenté par les 
habitants du Soûs qui reconnaissent tous plus ou moins Sîdi Qammed ou 
Moûça pour leur patron. 



Digitized by 



Google 



KERKOLR-TOMBKAU 07 

d'autre monumenl funéraire. 11 s'agit alors de morts sans 
histoire et dont le nom tout au plus est connu : pour prendre 
un exemple concret^ nous reproduisons ici le kerkoùr-tom- 
beau deLftlla 'Aïcha, qui se trouve au bord du cimetière de 
Tîn Môl; dans le Gountùfi. Ce cimetière est très grand et les 



FiG. 14. — Korkoùp do Li\\h\ 'Aïdia, k» loiiir du cimotièro do Tîn Mol 
flichi^ de l'auleur) 



tombes y sont excessivement nombreuses: parmi elles, il 
en est quelques-unes qui sont particulièrement vénérées et 
constituées par des haouch en pierres sèches. Le tombeau de 
Lftlla 'Aïcha contraste par ses allures avec ces autres sanc- 
tuaires : c'est un tas de pierres^ situé au bord du chemin^ et 
auquel tout passant qui veut se sanctifier ajoute un caillou ; 
au sommet, deux ou trois grosses pierres forment une sorte 
de colonne : des morceaux de bois sont plantés dans la masse 
ou jetés dessus çà et là, et lorsque l'on demande quelle est 
cette sainte^ à quelle époque elle vivait^ si sa dépouille mor- 



Digitized by 



Google 



68 KERXOl'R ANONYMES 

telle est réellement sous ce tombeau, les indigènes ne 
savent que répondre. 

Enfin, très souvent, le kerkoùr est donné comme étant le 
tombeau d'un saint dont le nom même n'est pas connu (*) : 
c'est une simple mzAra, c'est-à-dire un lieu de pieuses 
visites, où on prie en ajoutant une pierre au tas qui existe 
déjà. Nous donnons ici Timage d'un de ces sanctuaires pri- 
mitifs (fig. 15). Le tas de pierres^ peu considérable d'ailleurs, 



Fia. 1.5. — Kopkoûr à Dàr Alikîina 

C.iché de l'auteur) 



est surmonté de deux des pyramides de cailloux qui accom- 
pagnent si souvent le kerkoùr: le toul est entouré d'une 
petite enceinte faite avec la broussaille épineuse du jujubier. 



(1) Sur les saillis dont le nom même esl inconnu, voy. Trumelel, 
« Sainls tle Tlslam », p. 15î)-l()0 ; notre mémoire sur « les Marabouts », 
dans Kev. Hisl. Rel., 2t« ann., I. XLI, janv.-fév., nM, p. 48-50 el p. 52- 
55 du l. H p.; René Basset, « Nédromah et les Traras », p. VI. Répétons 
qu'il n'y a là rien de comparable aux f/ii iç/iod des Romains. 



Digitized by 



Google 



PIERRES SUR LES MURS DES SANCTUAIRES 69 

InleiTogo-l-oii les indigènes au sujet du prétendu saint qui 
repose sous ce petit monument, ils sont aussi incapables de 
satisfaire l'invesligaleur que nos Algériens lorsqu'on les 
questionne sur une de leurs innombrables et anonymes 
mzara (0. 

Le cas où le tombeau d'un marabout est représenté par un 
kerkoùr auquel il est d'usage d'ajouter une pierre nous sert 
de transition pour arriver au cas du marabout connu et 
vénéré à cause de ses miracles, ayant un sanctuaire sur les 
murs duquel on place des pierres comme s'il s'agissait d'un 
kerkoùr. 



FiG. 10. — Haouî^a de Sîdi Diyàri 

{Cliché de l'auteur) 



Ainsij pour fixer les idées^ sur la route de Mogador à 



(l) Cf Bertliolon, « Expl. scient, de la Kroumirie », p. 73. 



Digitized by 



Google 



70 PIERRES SIR LES MURS DES S.VNCTUAIRES 

Marrakech, (levant la iizala du inokaddein Mça'oùd, se 
dresse la « haouîla » de Sîdi Diyàn. curieuse à cause de sou 
air barbare, massive, antique, avec des créneaux à moitié 
écroulés ; on peut voir sur les murs df» nombreuses pierres 
posées là par les fidèles comme des offrandes. 

Ainsi encore, le sanctnaire de Sidi-Ali ch-(lhefïVij '*• situé 
près de Bàb Armât, à Merrakech. comprend une koubba et 



Fi(i. 17. — l'jiccinto sacrée (h' Sîdi ch Ghoffaj à Merniktvli 

{Cliché de M. Veyre 

une haouîta dans laquelle il y a un puits^ dont Teau est 
naturellement réputée pour avoir des propriétés men^eil- 
leuses. Les murailles de cette haouîta sonl couvertes, comme 
on le voit par la figure que nous donnons, de ces petites 
pyramides de pierres qui accompagnent si souvent les 



(1) Évidemment c'est une corruption de seffaj, « le marchand de 
l)ei<^ne(s » : du reste, on entend aussi la prononciation correcte. 



Digitized by 



Google 



THÉORIE DE L'OFFRANDE 71 

kerkoùr. On entre dans l'enceinte du saint, on boit de l'eau, 
on pose un caillou sur le mur, ou on l'ajoute au sommet 
d'une petite pyramide, ou mieux encore, on en élève une 
soi-même et on s'en va visiter la koubba et prier. Dans 
Merrâkech, les marabouts sont le plus souvent enclos de 
murs plus ou moins élevés, sur lesquels on voit souvent des 
pierres déposées çà et là par la main des dévots. 

Ces dévots, du reste, ne s'expliquent généralement pas 
leurs pratiques et sont incapables d'en donner aucune inter- 
prétation : seuls, les musulmans éclairés et lettrés les 
expliquent, quand ils daignent s'en occuper, car les gens 
instruits ne suivent point ces coutumes, en disant que c'est 
le simulacre d'une offrande ou que la pierre est là comme 
une sorte de gage du vœu qui a été fait. En fait, le dépôt 
d'une pierre est surtout effectué par ceux qui ont une grâce 
à demander au saint. 

Il convient de remarquer que cette soi-disant offrande 
d'une pierre est d'autant plus usitée qu'il s'agit de marabouts 
plus populaires. Ce rite est à peine connu ou même ne l'est 
pas du tout au sanctuaire des grands marabouts musulmans 
comme Sîdi bel *Abbôs es Sebli ou Moùlaye Idris. On peut 
môme dire que les rites relatifs aux pierres sont d'autant 
plus développés que le marabout auquel on les rapporte est 
moins orthodoxe. Ainsi, dans la grotte de LAlla Takandoùt, 
chez les Hàha, grotte dont nous parlerons plus tard et où 
l'on observe un culte païen à peine islamisé de nom, les 
pyramides de pierres sont tellement nombreuses depuis 
l'entrée jusqu'au fond, qu'on ne doit avancer qu'avec pré- 
caution pour ne pas faire tomber quelqu'une d'entre elles. 
D'autre part, c'est surtout dans le Hoùz que toutes ces 
pratiques sont répandues : les kerkoùr sont sûrement beau- 
coup plus rares dans le ïlarb et la coutume d'apporter les 



Digitized by 



Google 



72 THKORIKS DKS SOCIOLOOrES 

pierres aux iiiarabovits y est également beaucoup moins 
habiluelle que dans le sud du Maroc, sans y ôtre toutefois 
inconnue. Notons enfin, qu'un peu partout, on jette souvent 
sur les kerkoùr ou sur les tombes de saints, des branches 
d'arbres, des bfttons, concurremment avec des cailloux, ou 
encore on plante des bâtons dans les tas de pierres sacrés 
ou sur les tombes (fig. 14 et 25). 

• 

Nous venons de décrire les faits et d'exposer les explica- 
tions qu'en donnent sur place les indigènes, nous pouvons 
maintenant nous demander quel est le sens de tous ces rites 
et quelle en est Torigine, mais nous devons d'abord remar- 
quer que des rites analogues ont été obseiTés chez la plupart 
des peuples du monde et qu'ils ont déjà été étudiés par des 
savants autorisés. 

Plusieurs explications en ont été données. D'après la 
plupart des etlniographes et des folkloristes , d'après 
Liebrecht et Andrée, qui ont consacré des mémoires spé- 
ciaux au jet de pierres (*), il faudrait voir là Texpression 
d'un sacrifice, d'une offrande aux dieux, aux génies, aux 
âmes des morts ; dans certains cas spéciaux, dont les jets de 
pierres prescrits au cours des cérémonies du pèlerinage à la 
Mecque sont le type, le rite symboliserait la malédiction qui 
pèse sur une divinité abandonnée ou le mépris dont on 
accable un homme qui a commis qvu>lque forfiiit ^-\ D'après 



(1) Liehredit, « Zur Volkskun(l<» >\ p. 207, seq. : Die ^eworfenen 
Steine ; Andrée, « Ellmo<r. Parallelen », p. 40 seq. : Steinhaufen. 

(2) Tout récemmenl, M. Chauvin, pour expliquer le jet de pierres, à 
Mina, a formulé une nouvelle tliéorie qu'on peut appeler la théorie juri- 
dique. Ce rite serait « un acte par le(juel les trihus empêchent chaque 
année, pour Tannée suivante, toute appropriation des terrains que Tusage 



Digitized by 



Google 



THEORIES DES SOCIOLOGUES 73 

Hartland (*)j la pierre ajoutée au las sacré serait le symbole 
de l'union du croyant avec l'esprit ou le dieu du cairn ou tas 
sacré, quelque chose comme les oiAoli ou grains d'orge que 
les Grecsj dans les sacrifices, jetaient sur la victime et qui, 
en certaines occasions, étaient remplacés par des cail- 
loux (2). 

La théorie que Frazer a, le premier, pleinement déve- 
loppée, est différente ; dans son magistral «(iolden Bough», il 
expose que le transfert du mal dans une pierre ou bien dans 
un homme ou un animal, par l'intermédiaire d'une pierre, 
est une pratique magique commune à tous les primitifs du 
monde, et c'est en partant de là qu'il explique les faits qui 
nous préoccupent. La présence, le long des chemins et sur- 
tout au sommet des montagnes, de tas de pierres ou de 
branches, sur lesquels on jette soit une branche ou des 
feuilles après s'en être frotté, soit une pierre après avoir 
craché dessus, a été observée chez les peuples les plus divers 
d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie ; Frazer n'a pas de peine 
à établir que c'est là un rite magique destiné à enlever la 
fatigue ('^). « Le sauvage jette sa fiUigue avec la pierre {proje- 



immcmarial assi<^nait ù leurs pieux exercices. » Voyez Chauvin, « Le 
Scopélisme », et « Le Jet de pierres au pèlerinao;e do La Meccjue ». Un 
passage des « Arabica » de Landberg, V. p. 140-147, peut être inlc^e^sant 
à rapprocher de la théorie juridique de M. Cliauvin. Cpr. « supra », p. 59 
et n. 2. 

(1) Hartland, « The Legend of Perseus », Londres, in-8«» 1894-96, 
II, p. 228. 

(2) Voy. H. Hubert et M. Mauss, « Essai sur le sacrifice », dans « Ann. 
Sociol. », 2® ann., Paris, 1889, p. 65, n. 3 et les références qu'ils donnent. 
C'est à Mégare, au cours du sacrifice à Tereus, que les ouXas étaient 
remplacés par des cailloux. 

(3) Frazer, « Golden Bough », III, p. 4. 



Digitized by 



Google 



74 JET DE PIERRES DANS LES COLS 

cit^ dirait un Romain)...., il jette une pierre comme il 
cracherait » (*). 

C'est la seule explication qui en est donnée chez les 
peuples primitifs. Lorsque le sauvage, après une montée de 
quelques milliers de mètres, arrive dans un col élevé, les 
membres las et les tempes battantes, la fin de la montée lui 
cause ce soulagement instantané que tout le monde a 
éprouvé, et il rapporte ce soulagement au rite du jet de 
pierres; ainsi s'explique que, dans l'univers entier, ces 
cairns soient surtout abondants dans les cols hauts et 
fréquentés, et, par ailleurs, le long des chemins et des 
carrefours (2). Ce sont les mei^gama des Proverbes ® que la 



(1) Salomon Reinach, « in Anthropol. », 1903, p. 227. Quoique le détail 
des comparaisons avec les rites observés chez les sauvages, soit tout-à-fait 
en dehors de notre cadre, nous ne pouvons résister au plaisir de citer le 

passage suivant d'un voyageur dans l'Amérique du Sud: « A une lieue 

d'Imaclîiri, nous passâmes devant un apachecta contre lequel un Indien et 
sa compagne, qui conduisaient un troupeau de lamas, venaient de lancer, 
en manière d'offrande, la chique de coca qu'ils avaient dans la bouche. 
Cette façon de remercier Pachacamac, le maître omnipotent et invisible, 
d'être arrivé sans accident au t<îrme du voyage, nous a toujours paru aussi 

originale que dégoûtante Le mot apachecla que l'on ne saurait 

décomposer, mais que Ton peut traduire, signifie dans l'idiome quechua, 
« lieu de lialte ou de repos ». Les cimetières portent chez les Indiens le 
nom d'apachecta. Quant à la chose, elle se compose, dès le principe, d'une 
poignée de cailloux qu'un chasqui, arriero ou conducteur de lamas, qui 
passe et s'arrête un moment pour reprendre haleine, dépose au bord du 
chemin, non pour perpétuer le souvenir de la halte qu'il vient de faire, 
mais comme un tribut de gratitude qu'il paye ostensiblement à Pachacamac, 
maître et créateur de l'univers. Avec le temps, la poignée de cailloux 
devient une pyramide de huit à dix pieds de hauteur... etc. ». (Paul 
Marcoy, « Voy. de l'Oc. Atl. à TOc. Pac. à tr. l'Am du S. », dans « Tour 
du Monde », 1862, 2« sem., 277). 

(2) Voiries références dans le « Golden Bough », loc. cit. 

(3j Proverbes, XXVI, 8. Malheureusement le sens est obscur. Reuss 



Digitized by 



Google 



JET DE PIERRES SUR LES TOMBES 75 

Vulgate assimile aux Hermakès ou Hermaïa (*) des Grecs et 
traduit par ace^vi Meixurii et qui ont été signalés dans tous 
les pays du monde. Ils ne sont pas tous dus au désir d'en- 
lever la seule fatigue, le primitif écarte encore par ce rite 
tout ce qu'il y a de mauvaises influences en lui. Développant 
la théorie, Frazer expose que, sur le lieu d'un crime ou 
d'une grande infortune, le sauvage est pris de terreur ; des 
sentiments et des souvenirs confus l'agitent; des fantômes 
et des esprits se présentent à son imagination ; il cherche à 
transporter ces représentations angoissantes dans un objet 
inanimé, pierre ou branche, qui, naturellement, peut, à son 
tour, redonner le mal concentré en eux, et il s'enfuit 
ensuite. De là l'origine des tas de pierres à l'endroit où un 
homme a été assassiné. 

Cet endroit peut être la tombe même de la victime, mais 
c'est relativement plus rare ; cependant, l'usage de jeter des 
pierres sur un tombeau, alors même que le défunt n'est pas 
mort de mort violente, est très répandu ® . (''est, dit Frazer, 
que le sauvage cherche à se préserver de la contagion de la 



« La Bible », A. T., 6® part,, 254, traduit : « Faire honneur à un sot, 
c'est jeter un sachet avec des bijoux sur un tas de pierres». La Vulgate 
traduit de même, mais remplace tas de pierres par « acervus Mercurius ». 
Les Septante traduisent : « Qui attache une pierre à la fronde ressemble k 
qui rend honneur au sot ». Cf. Selden, « De Diis Syris ». Syntagma, II, 
ch. 15, p. 350-354 ; Clermoni-Ganneau « Palestine inconnue », p. 54 ; 
Wellhausen « Reste arabischen Heidentums », p. 111. 

(1) Voyez les références données par Frazer, G. B., III, p. 11, n. 1 et par 
Chauvin « Jet de pierres », p. 281, n. 1 ; Liebrecht « Z. Volksk. », 
271. 

(2) Sur les tas de pierres des tombeaux dans l'Arabie ancienne, cf. 
Goldziher « Moh. St. », I, p. 233-234 et Wellhausen « Reste ar. Heid. ». 
p. 111-112 ; et leurs références. Mais nous verrons plus loin que dans ce cas 
une autre explication que celle de Frazer peut intervenir. Cf. infrà, 
p. 100. 



Digitized by 



Google 



76 THÉORIE DE FRAZER 

morl qui renvahil et qu'il conçoit comme quelque chose 
de concret. Un musulman me raconte qu'un tàleb de ses 
amis, chaque fois qu'il allait prier sur la lorube de son père 
construisait dessus un petit rjem. 

La contagion mauvaise de la mort est d'ailleurs une 
superstition dont Texistence universelle est bien établie ; 
le meurtrier est fui pour la môme raison (*) et Frazer ramène 
ainsi à sa théorie le mythe de la lapidation, par les Dieux. 
d'HermèSj le meurtrier d'Argus W. Mais ce n'est pas tout : 
plus tard, dit le savant anglais, une couleur religieuse fut 
donnée à ce rite de jet de pierre ; il advint que le culte de 
l'âme des morts, en se développant, se superposa à cette 
coutume primitive, et on cite de nombreux exemples de jets 
de pierres accompagnés d'offrandes, de prières, etc., et 
cela môme auprès de tas de cailloux des cols ; finalement les 
rites sacrificiels et la prière prévalurent, (rest un exemple 
de la transformation d'un rite magique en un rite reli- 
gieux (•^^. 

On ne doit pas penser cependant que ces différentes 
théories soient nécessairement contradictoires; on ne voit 



(1) Il n'est pas même besoin (jifiin meuilre ail élé commis pour qu'on 
élève un tas de pierres ; dans certains pays, on construit un cairn à l'endroit 
où s'est passé quelque chose d'elîroval)le ou simplement de profondément 
immoral, comme un amour adultère ou incestueux, par exemple. Voy. 
Fiazer, G. B., III, p. 7, et les références qu'il donne. 

(2) Fra/.er, G. B., III, p. 11. « La lapidation, ajoute l'auteur, peut ôlre 
considérée comme un nunen d'exécution capitale destinée à écarter en 
même temps la contamination causée par le contact d'un criminel et d'un 
mourant. » Cpr H. Hubert et M. Mauss, in « Ann. SocioL », II, p. 70, 
n. 2, et leurs références. « La lapidation seml)le avoir eu pour but de 
diviser la responsabilité entre les assistants ». Ces deux points de vue ne 
sont nullement inconciliables. 

(3) Frazer, loc. cit., 11-12. 



Digitized by 



Google 



THEORIE DE FRAZER 77 

pas pourquoi l'apport des pierres à un cairn ou à un tombeau 
n'aurait pas une origine variable suivant les régions et nous 
verrons que la théorie de l'offrande est conciliable avec celle 
de l'expulsion du mal. La première de ces théories n'est 
autre que rexplication donnée couramment parles fidèles 
du rite des pierres apportées près d'un tombeau de saint ; 
elle suffit à expliquer ces rites actuels ^ mais elle reste 
impuissante à donner la raison du jet de pierres dans les cols 
élevés, rite qui s'observe chez les peuples les plus variés, où 
il est souvent sans rapport avec la religion (0. D'ailleurs, il 
est bien invraisembhible que jeter une pierre ait été consi- 
déré comme moyen de se concilier un esprit : quant à 
considérer cette pierre comme le symbole d'une offrande, 
c'est là une opération d'esprit dont un primitif est incapable. 
Le symbolisme n'a presque jamais été inventé que pour 
rendre compte des pratiques dont on ne pouvait plus 
expliquer le but ou dont on ne voulait plus l'avouer. « Il 
est difficile, dit malicieusement Frazer, de parler avec certi- 
tude des goûts que peuvent avoir les êtres spirituels, mais 
ces goûts ont généralement une grande ressemblance avec 
ceux des simples mortels, et l'on peut affirmer sans crainte 
d'être contredit, que peu de ceux-ci accepteraient d'être 
lapidés par chaque passant, sous couleur de recevoir une 
offrande (^) ». 

La théorie de Frazer, au contraire, nous explique les 
origines du rite de la façon la plus satisfaisante et la plus 
conforme à ce que la science nous a appris de l'esprit des 
sauvages. Elle nous explique encore à la rigueur l'apport des 



(1) C'est ce que fait l)ien ressortir Liehrechl, op. laud, 279. 

(2) Frazer, loc. cit., 11. U est étonnant que cette objection, tirée du 
simple bon sens, n'ait pas été plus prise en considération qu'elle ne l'a été 
jusqu'ici. 



Digitized by 



Google 



78 THEORIE DE FRAZER 

pierres sur les lombes, mais elle devient moins satisfaisîinle 
dès qu'il s'agit d'expliquer l'offrande d'une pierre à un 
marabout, bien que dans ce cas, elle soit encore conciliable 
avec la théorie du sacrifice. Même dans le cas où l'action de 
lancer des pierres sur un tombeau semble être un symbole 
de mépris, la théorie de Texpulsion du mal pourrait être 
encore soutenue, au moins à titre d'explication partielle ; 
d'ailleurs il semble que dans ce cas, l'expression du mépris 
soit quelque chose de postérieur et d'étranger à la pensée 
primitive (*). 

Nous allons essayer d'appliquer la théorie de Frazer à 
l'ensemble de faits que nous étudions ; nous verrons qu'elle 
en donne une théorie générale, mais que cette explication 
peut être complétée par une autre et que sur certains 
points de détails d'autres explications encore peuvent être 
proposées. L'étude de la sociologie des primitifs révèle, on le 
sait, une assez grande confusion de croyances et des 

(1) Nous faisons ici allusion aux jets de pierres clans la vallée de la 
Mina; voy. à ce sujet Liebrecht, op. laud. p. 280-282; Wellhausen, op. 
laud., p. 111, cile un curieux vers d'el 'A*cha, duquel il semble lûen 
résulter que Tirtidjàm était un rite assez répandu et en rapport avec les 
tournées que Ton faisait en courant autour de certains tas de pierres 
[FreyiAg « Hamasœ versio », I, 371) et qui étaient un des riles les plus 
antiques. Le même auteur pense que le jet de pierres était au temps de 
rislâm considéré comme une marque de mépris (références de la n. 1, 
p. 112) mais avait jadis été un témoignage de vénération (références de la 
n. 2) et rhisloire d'Abou Rifâl lui semble probante à cet égard. Cf. à ce 
sujet rintéressante note de Liebrecht, op. laud., p. 283. Suivant M. Frazer, 
il faudrait admettre que les « ridjm » ou las de pierres sur les tombes étaient 
plutôt une pratique magique qu'un hommage au mort ou à son âme. Les 
textes que Ton connaît ne semblent pas contradictoires avec cette interpré- 
tation (Cf. Goldziher, loc. cit.). — Voyez encore les faits cités par 
Liebrecht, op. laud., p. 280 et 411. — La théorie de Chauvin elle-même 
est-elle forcément exclusive des autres ? Une foniie juridique peut s'amal- 
gamer avec un rite magique. 



Digitized by 



Google 



RITl*: ET CROYANCE 79 

contradictions nombreuses dans l'esprit du sauvage ou du 
barbare; la mythologie comparée a démontré que des 
mythes contradictoires coexistaient chez eux les uns à côté 
des autres, sans qu'ils parussent se donner la peine de les 
concilier. A vrai dire, nous n'arriverons sans doute jamais 
à nous représenter exactement l'état mental d'un primitif et 
il sera toujours fort délicat de disserter sur ses croyances. Il 
semble au premier abord que l'étude approfondie des rites 
doive être d'un grand secours, puisqu'ils sont généralement 
l'expression objective de tel ou tel état d'âme : mais il y a 
là quelque illusion. 

En premier lieu un môme rite peut parfaitement exprimer 
des croyances différentes (0. En ce qui concerneles jets de 
pierre, on a d'abord cru à l'expulsion du mal, aujourd'hui 
on croit à l'offrande au marabout, plus tard une nouvelle 
croyance pourra encore se substituer à celle-ci : et puisque 
la croyance première a pu changer, qui nous garantit qu'elle 
était elle-même réellement la première? Aussi bien, dans 
le même instant, un môme rite peut avoir plusieurs fonc- 
tions : le tatouage peut être considéré à la fois comme un 
ornement, comme une épreuve d'initiation, comme une 
marque distinctive de tribu, comme un charme magique et 
môme simplement comme une médication révulsive : c'est 
ainsi que dans les organismes vivants, un seul organe, par 
exemple le foie, peut avoir des fonctions bien différentes. 
Mais chez les organismes vivants aussi, il peut arriver au 
contraire qu'une môme fonction soit remplie par plusieurs 
organes, par exemple le sens de l'orientation ou encore la 
fabrication de globules blancs : de môme une seule croyance 



(1) Cf Hubert et Lévy, introd. de leur traduction de Chantepie de la 
Saussaye, « Man. d'Hist. des Rel. », p. XII. 



Digitized by 



Google 



80 ISLAMISATION DES « KERKOUR » 

peut s'exprimer par des rites très différents , au moins en 
apparence. Nous allons montrer dans un instant que les 
ncjeuds faits aux branches d'arbres, les chiffons suspendus, 
les pierres jetées en tas sont différents rites tous caracté- 
ristiques de l'expulsion du mal. 

(^etle confusion serait pour nous décourager en nous 
laissant entrevoir que nous risquons de ne mettre au jour 
que des théories incomplètes, si nous ne savions que la 
science a besoin d'hypothèses provisoires, sauf à les élargir 
et à les compléter petit à petit; qu'il faut se résigner à 
répéter avec Bacon : Lkx eniergit cidus ex errore quam ex 
confnsione, et nous n'aurions jamais osé écrire les présentes 
pages si nous n'étions pénétrés de ce principe. 



• 



Si nous recherchons comment le rite primitif du jet de 
pierres a pu prendre place dans la religion musulmane, 
nous nous trouvons en présence du procédé général d'isla- 
misation des croyances et des pratiques païennes, le mara- 
bùutisme : dès que le primitif a acquis une religion et qu'il 
sait prier, toute pratique magique s'accompagne d'une 
prière, qui est ainsi une sorte de charme. Le rite par lequel, 
au cours de routes longues et périlleuses, ou dans les cols 
des montagnes, il écartait de lui toute fatigue, toute peine, 
toute influence mauvaise, tout maléfice, va devenir une 
prière : à qui? à Allah, l'Etre Suprême, invisible, mais 
présent partout? Pas encore; le cerveau de nos Marocains 
n'est pas susceptible jusqu'ici de représentations aussi 
abstraites. C'est au saint qui le protège et qui protège son 
pays, au marabout dont il connaît le tombeau où il continue, 
bien que musulman, à accomplir les vieux rites païens, 



Digitized by 



Google 



ISLAMISATION DES « KERKOÛR » 81 

qu'il va s'adresser. C'est lui qu'il va prier, et le tas de 
pien'es du col de Tizi n Miri va devenir le kerkoùr, le 
makûin de Sidi Hainiued ou Moiiça, le patron des Souâça 
que leurs voyages obligent à franchir à cet endroit les croies 
du Haut- Atlas. 

D'autre fois, le kerkoûr, situ6 au bord d'un chemin, sera 
identifié avec un tombeau, qu'il surmonte d'ailleurs ou non 
une dépouille mortelle. C'est le cas de la plupart des petits 
marabouts locaux, le cas en particulier de Lâlla-*Aïcha, dont 
nous avons représenté le kerkoûr (fig. 14). Celui-là, près dn 
cimetière où les tombes dressent régulièrement leurs 
(( chouâhed )> (dalles placées de champ à la tête et aux pieds 
du mort) contraste par ses allures barbares avec les 
sépultures musulmanes actuelles : il nous raconte au milieu 
de l'orthodoxie de nos jours, l'histoire d'une époque si 
vieille qu'on n'ose chiffrer les siècles qui nous en séparent. 

Plus souvent encore, le kerkoûr transformé en marabout 
reste anonyme : c'est la mzâra^ l'endroit où l'on va prier, 
c'est le tombeau d'un siyyed^ d'un oudU^ dont nul ne 
connaît le nom : tel notre kerkoûr de Dâr Akîma. 

Bien entendu nos exemples ne sont spécifiés que pour 
fixer les idées, car les marabouts-kerkoûr, vaguement 
dénommés ou anonymes, sont innombrables et la piété des 
indigènes en a constellé le Maroc (^). Non seulement on y va 
pour prier, mais du moment que c'est maintenant un saint, 
on lui ofire des sacrifices, on brûle do l'encens sur son 
makâm. 



(l) Comparez la manière dont ont été christianisés nombre de monu- 
ments mégalithiques en P'rance et ailleurs. Voy. Salomon Reinach « Les 
monuments de pierre brute dans le lang. et les croy. pop. », dans « Rev. 
Arch. »janv.-juin 1893, 3® sér. t. XXI, p. 334 seq.; de Mortillet « Les 
mon. még". clu*islianisés », dans « Rev. Ecole Anthr. », 7® ann., XI, 
15 nov. 1897. 



Digitized by 



Google 



82 ISLAMISATION DES « KERKOÛR » 

Il arrive parfois que la piété des fidèles va plus loin et 
installe à l'endroit, sacré depuis des siècles, où se faisait le 
jet de pierres, la chapelle à coupole blanche dédiée à quelque 
saint célèbre et l'ancien rite magique, accompli au nom du 
marabout, se perpétue à côté du nouveau culte. Un bel 
exemple est celui du col de Zenâga à Figuig : là au milieu 



P'iG. 18. — Co\ (le Zenâga et marabout de Sîdi Fdel près de Figuig 

(Cliché dt l'auteur) 

du col, dans la position classique des cairns observés par les 
voyageurs dans tous les pays de montagne, brille le dôme 
blanchi à la chaux de Sidi-Fdel, entouré de quelques autres 
lombes de saints de moindre envergure. Et tout autour, 
dans le cimetière, contre le marabout, s'élèvent des kerkoûr 
et d'innombrables petits rjem. 

En même temps que se développent les idées religieuses, 
un processus tout à fait inverse de celui que nous venons 
de décrire va se dérouler; comme on a transformé les 
kerkoûr en marabouts, de même on annexera un kerkoûr à 
tous les endroits où se célèbre un culte maraboutique, qu'il 



Digitized by 



Google 



ISLAMISATION DES « KERKOÛR » 83 

s'agisse d'ailleurs de vieux cultes à peine islamisés comme 
celui de Lâlla Takandoût ou de marabouts authentiques et 
dont l'histoire a enregistré les hauts faits, comme Sîdi 
Mohammed el 'Ayyâchi; on avait rapporté le kerkoûr des 
cols au marabout dont le mausolée se voit en cet endroit : 
par analogie, on édifiera dans chaque col d'où l'on voit le 
tombeau d'un saint célèbre un tas de pierres, des pyramides 
de pierres en l'honneur de ce saint : ce sera la rgoûba du 
saint. Et la pierre que l'on continue d'apporter au kerkoûr 
devenu makâm, devenu mzâra, on viendra, au lieu de la 
jeter, la poser sur le tas; et s'il n'y a pas de tas, on l'appor- 
tera sur le haouch ou sur le mur de la haoûila, on l'offrira 
comme on offre l'encens ou le benjoin. 

Le kerkoûr, qui précéda le marabout, est devenu mainte- 
nant un rite accessoire au marabout «... Chacun ramasse 
une pierre votive, écrit M. de Ségonzac, et l'on forme un 
de ces tas ronds, dont la piété des passants jalonne les routes 
au voisinage des lieux saints (i) ». 

Un chérif éclairé que nous pressions de questions au sujet 
des pierres que l'on pose sur les marabouts mêmes, finit par 
nous dire: « Ma chi bhâl sadâka ou laïni kêrb es sadâka»; 
c'est-à-dire : « ce n'est pas une offrande (puisque ça n'a pas de 
valeur), mais c'est quelque chose qui approche de l'offrande » . 
Les kerkoûr sont faits pour honorer le marabout et c'est en 
l'honneur de celui-ci que chacun y ajoute sa pierre : ce C'est, 
nous dit encore notre chérif, une manière de « ziâra » ( pèle- 
rinage au tombeau d'un saint) » . 

C'est ainsi que la porte de la zaouia d'un marabout célèbre, 
comme Sîdi Hamdoûch, sera, à Merrâkech, précédée d'un 
kerkoûr sacré auquel tout pieux passant ajoute sa pierre à 



(1) De Ségonzac, « Voyages au Maroc », 23. 



Digitized by 



Google 



84 GÉNÉRALISATION DU RITE 

litre (l'hommage et près duquel se reposent tous les misé- 
reux, quoique Sîdi Hamdoûch soit enterré bien loin de là, 



Fk;. 10. — Kerkoûr en face de la zaoïiia de Sidi IJamdoùch, à Merrâkech 

\,Cliché de l'auleur) 

dans le ftarb. Pareillement l'hommage d'une pierre se fait 
non seulement près de tout marabout, mais près de tout 
monument qui participe à la sainteté d'un marabout ou 
auquel l'histoire et la légende donnent un caractère plus ou 
moins sacré. C'est ainsi qu'une des portes de la mosquée du 
mahdi Ibn Toûmert est littéralement farcie jusqu'à hauteur 
d'homme des pierres que les croyants viennent enfoncer 
dans les fissures de ses vieux battants en bois de cèdre, que 
le temps a respectés jusqu'à aujourd'hui. Le vieil arc qui 
reste seul de la porte d'enceinte de Tin Mêl est l'objet de 
pratiques analogues. Quand nous y arrivâmes pour la pre- 
mière fois, le vieux mkhâzni chleuh qui nous accompagnait 
s'arrêta près d'un des piliers, se baissa, ramassa une pierre 
par terre et la glissa pieusement dans une des anfractuosités 



Digitized by 



Google 



GÉNÉRALISATION DU RITE 85 

nombreuses de l'antique monument qui va chaque jour se 
dégradant davantage : puis il appliqua la paume de sa 



FiG. 20. — Porte de la mosquée de Tîn Mêl avec pierres en guise d'ex-voto 

[Cliché de l'autevr) 

main sur la paroi et se la passa ensuite sur le visage. Alors, 
voyant que nous l'avions observé, il nous cita le proverbe : 
(( Zoûr, tenoûr», c'est-à-dire: «Visite les sanctuaires, tu 
prospéreras ». Il ne se doutait pas quil nous fournissait 
un bel exemple d'un ancien rite magique, amalgamé à des 



Digitized by 



Google 



86 SURVIVANCE DE RITES MAGIQUES 

croyances religieuses postérieures et appliqué d'ailleurs 
d'une façon peu orthodoxe, à des ruines n'ayant guère pour 
tout caractère religieux que le mystère de leur ancienneté. 

D'ailleurS; l'islamisation n'est pas complète, il survit des 
détails de l'ancienne pratique magique. Si l'on observe un 
homme du peuple ou plutôt une femme qui vient demander 
à un marabout la guérison d'une maladie et qui apporte une 
pierre ou qui élève un rjem à côté du sanctuaire, on verra 
qu'avant d'accomplir cette action le suppliant frotte la partie 
malade avec une ou plusieurs de ces pierres. 

Pour peu qu'il ait quelque confiance en vous, si vous lui 
demandez des explications, il vous certifiera l'absolue néces- 
sité de cette pratique pour que sa prière soit exaucée ; il vous 
dira aussi qu'il ne faut pas toucher à ces sortes de pierres, 
et qu'il faut bien se garder de renverser un rjem, parce que, 
dans ce cas, on hérite de la maladie de celui quia ainsi 
demandé au saint sa guérison (0 ; ce sont là des survivances 
indéniables de l'ancienne croyance au transfert du mal W. 

Une autre pratique, répandue dans toute l'Afrique du 
Nord, retient d'autant plus évidemment ce caractère magi- 
que qu'on l'accomplit en dehors de toute idée religieuse. 
Lorsqu'un individu a un orgelet dans l'œil, il bâtit sur le 
chemin un petit tas de pierres, entre lesquelles il place sept 
grains d'orge. Le premier voyageur qui fait tomber la pyra- 



(1) C'est ce qu'a bien vu Johnslon in « Al Moghreb al Aksa », 
28 décembre 1901. 

(2) Ainsi la conception du transfert du mal a subsisté en même temps 
que la conception de l'offrande . Faire passer la fièvre en telle autre maladie 
en enfonçant des pierres, du bois, des clous dans une colonne, un poteau, 
un mur, même s'ils ont un caractère sacré, est une pratique très répandue. 
Voy. Frazer, G. B., m, p. 26, 33 seq., Tylor, « Civilisation Primitive », 
II, p. 193. Cf Salomon Reinach, loc. cit., p. 337 seq., passim. 



Digitized by 



Google 



TRAxNSFERT DU MAL 87 

mide par mégarde, prend l'orgelet; et l'auteur du tas de 
pierres guérit à ce moment W. 

En iVlgérie; d'après Robert^ dans certaines régions, lors- 
qu'on veut guérir l'épilepsie ou une maladie nerveuse, on 
tue une volaille, la famille la mange et l'on met la tête, les 
os et les plumes dans une marmite en terre que l'on porte, 
avec certains rites spéciaux, sur un chemin fréquenté. Le 
premier qui casse la marmite prend la maladie et celui qui 
en était affligé est délivré. Les indigènes de la région d'Au- 
male emploient, d'après le même auteur, un remède analo- 
gue pour guérir la fièvre typhoïde (2). 

Cette possibilité de fixer le mal, même le mal moral, sur 
un objet inerte pour l'éloigner ensuite de soi est une vieille 
croyance universelle : de même on pense aussi que les objets 
inertes, des pierres, par exemple, peuvent servir de véhicule 
à une bénédiction. De Ségonzac, qui a voyagé chez les Brâber 
avec un chérif d'Ouezzân, raconte comment la foule assié- 
geait le saint homme pour avoir la faveur de toucher son 
manteau, écrit ce détail curieux: « Quand la foule est trop 
nombreuse, ceux qui ne peuvent atteindre le chérif avec la 
main le touchent avec leur bâton ou leur fusil, ou bien encore 
ramassent une pierre à laquelle ils font une marque, la lan- 
cent sur le chérif et s'eflForcent de la rattraper (^) ». C'est là la 



(1) Dans rexplicalion de telles pratiques, il y a lieu de tenir compte de 
ce que la littérature peut parfois influencer l'évolution d'un rite sur les 
explications qu'on en donne. Ainsi le fait que le loriot ou oiselet est désigné 
en français, en allemand, en italien, en latin, en grec, en syriaque, en 
arabe par des mots signifiant tous, « grain d'orge » fait supposer que cette 
appellation vient de la médecine grecque et n'a pas été étrangère peut-être 
à la constitution du rite qui nous occupe. (Th. Nôldeke, in litt.). 

(2) Robert, « L'Arabe tel qu'il est », p. 103, 109. Cf Tylor, « Civil prim. ». 
II, p. 194-195 (belle série d'exemples du même genre). 

(3) De Ségonzac, « Voyages au Maroc », p. 82. 



Digitized by 



Google 



88 ISLAMISATION DKS « MKCHHKI) » 

base du culte des reliques : innombrables sont les saints de 
l'Afrique du Nord dont les habits opéraient des miracles (*). 
Les vêtements adhérant au corps d'une façon intime doivent 
naturellement être imprégnés de quelque fluide mystérieux 
et bienfaisant, car c'est ainsi que l'on conçoit la «baraka)) 
du saint ®. Quant à l'eau de ses ablutions, quant à sa salive, 
elles doivent encore avoir des propriétés plus merveilleuses, 
on les considère comme de vraies dissolutions de bénédic- 
tions (•^). 

Nous venons d'essayer de reconstituer le procédé général 
d'islamisation des pratiques relatives aux kerkoûr ; ce pro- 
cédé, nous le reverrons à l'(Buvre maintes fois, c'est le mara- 
boutisme. Mais, en d'autres cas, il n'était pas applicable : il 
était difficile, par exemple, de convertir en marabouts les 
kerkoûr que l'on continue chaque jour à élever à l'endroit 
où un homme est mort, soit de mort naturelle, soit de mort- 
violente, les ce menzeh )), les « nza )), les « mechhed )). Aussi 
l'explication primitive a-t-elle pu subsister en partie ; on pré- 
tend, comme nous l'avons dit, que le jet de pierres a pourbut 
d'éloigner les génies ; l'islamisation a consisté à transformer 
les influences mauvaises auxquelles croit le sauvage en 
djinns plus ou moins orthodoxes et aussi à donner aux tas de 
pierres un nom qui pût être susceptible d'une interpréta- 



(1) Voir un exemple célèbre dans le Carias, Irad. Beaumier, p. 406, 410. 

(2) M. Lefébure, in litl., pense même que les pierres exprimeraient les 
désirs de ceux qui les placent ou les jettent, désirs variant suivant les cir- 
constances. 

(3) Voy. encore un exemple célèbre dans le Carias, 181. Cf Mouliéras, 
« Maroc inconnu », II, 186. La littérature hagiograpliique est remplie de 
ces exemples. Sur le transfert de la « baraka », voy. Wellliausen, « Reste 
ar. Heid. », p. 139. 



Digitized by 



Google 



NŒUDS AUX BRANCHES DES BUISSONS 89 

tion musulmane : le a menzeh )> (*) est devenu l'endroit où 
un cadavre a él6 purifié suivant les rites musulmans ; quant 
au (cmechhed», mot qui signifie simplement témoignage, 
on le rapporte volontiers au souvenir d'un martyr, ((chahîd», 
comme nous l'avons expliqué © : nous sommes de nouveau 
ici sur la pente du maraboutisme, un martyr étant évidem- 
ment en bonne posture pour être sanctifié. Une trace cepen- 
dant des croyances antiques subsiste : c'est la crainte respec- 
tueuse que l'on semble avoir des mechhed ; il ne faut pas 
oublier que, suivant les croyances que nous venons d'expo- 
ser, la pierre dans laquelle on a concentré le mal pour le 
rejeter avec elle est ensuite susceptible de redonner ce môme 
mal. 

L'interprétation donnée parFrazerdu rite qui nous occupe 
en explique donc suffisamment les origines et les détails que 
nous venons de donner en ce qui concerne le Maroc viennent 
encore la confirmer. Un autre argument en faveur de la 
théorie est fourni par la présence fréquente auprès des 
marabouts de nœuds faits aux arbres environnants. 

Chaque fois qu'il y a auprès du sanctuaire d'un saint, 
des arbres ou des arbustes qui se prêtent à cette opération, 
on trouve leurs rameaux noués par les visiteurs : les rtems 
sont particulièrement dans ce cas. 



(1) Nous ne pensons pas non plus qu'il soit prudent d'arg-uer de la signi- 
fication de la racine du mot menzeh, « nazaha », « se présenter de quelque 
chose » pour soutenir que le sens original du rite est le transfert du mal. 

(2) Une autre tendance actuelle que Ton peut constater aussi est de faire 
simplement du mechhed un monument commémoratif et du jet de pierres la 
marque du souvenir accordé au mort par le passant. On enlève ainsi au rite 
son caractère païen sans lui donner de teinte religieuse. 



Digitized by 



Google 



90 NŒUDS AUX BRANCHES DES BUISSONS 

Il est remarquable que celle pralique soil suivie concur- 
remmenl avec celle de l'apporl des pierres et qu'elle semble 



Fifi. 21. — Nœuds votifs faits à un buisson de « rtem », en vue de Sîdi Herrâz, 
dans les Hâha, prés de Mogador 

[Cliché de l'auteur) 

avoir exaclemenl la môme signification dans l'esprit des 
musulmans : or le transfert du mal dans un arbre au moyen 
d'un nœud fait à un rameau de cet arbre est un usage bien 
connu des folklorisles. En particulier^ il a été observé et 
mentionné à maintes reprises en de nombreux endroits de 
l'Allemagne, pays dont la Yolkskunde a été si soigneusement 
étudiée : en faisant un ou plusieurs nœuds à un saule, ou à 



Digitized by 



Google 



CHIFFONS ACCROCHÉS AUX ARBRES 91 

quelque arbre à branches flexibles, on se débarrasse de la 
fièvre^ de la goutte, etc.. (i). 

Ce n'est là d'ailleurs qu'un cas particulier du transfert des 
mauvaises influences dans les arbres, pratique qui a été cons- 
tatée non seulement dans de nombreux pays d'Europe®^ 
mais à laquelle il faut encore rapporter la coutume générale, 
dans le monde entier, qui consistée suspendre à certains 
arbres réputés sacrés les objets les plus variés, cheveux, 
laine, crin, etc., mais principalement des chiflbns. Or ces 
sortes d'arbres sont répandus auprès de tous les marabouts 
du Maroc, comme d'ailleurs dans tout le monde musul- 
man (3). Il y a longtemps queBurton a exprimé l'avis que ces 

(1) Voy. les références dans Frazer, G. B., III, 28 seq. Cf Mannhardt, 
« Baumkultus », 15 seq.. 20, 22. Naturellement, cette explication spéciale 
des nœuds faits aux arbres n'exclut pas les fonctions variées que les 
nœuds jouent dans les religions primitives et dans toute magie. Voir à ce 
sujet Frazer, op. laud., 392 seq. D'après Trumelet, « Les Français 
dans le Désert », p. 162, les indigènes du Tell de l'Algérie qui partent en 
voyage, feraient un nœud au « diss », graminée à feuilles hautes et 
robustes, pour éprouver la fidélité de leur épouse pendant leur absence : ils 
croient, paraît-il, que si le nœud est défait à leur retour, ils ont été trompés; 
s'il est resté, la fidélité de leur femme leur est ainsi démontrée. Il serait 
bon de réobserver cette coutume qui était déjà connue dans l'Arabie 
antéislamique. Cf Perron, « Fenunes arabes », p. 261. 

(2) Tylor, Mannhardt et Frazer, loc. cit., ont donné de nombreuses indi- 
cations sur les rapports de la maladie avec le végétal, tels que les conçoivent 
les primitifs. Sans doute, l'histoire rapportée par le derviche dans Mou- 
liéras, « Maroc Inconnu », II, p. 56, est le récit altéré par l'informateur 
de pratiques analogues à celles qui nous occupent. 

(3) Cf Clermont-Ganneau, « Palestine Inconnue », p. 54 ; Jules Soury, 
« La Phénicie », in « Rev. desD.-M. », 1875 ; R. Smith, « The Rel. of Ihe 
Sem. », p. 169; Wellhausen, « Reste ar. Heid. », p. 104; L. Jacquot, 
« Les M'rahane », in « L'Anthrop.», II, 1889, p. 47-48 ; Robert, op. laud., 
p. 176; Villot, «Mœurs, coût, et inst. des ind. de l'Alg. », p. 217; 
Depont et Coppolani, « Conf. rel. Alg. », p. 116; Goldziher, « Muh. 
Stud. », II, p. 349 seq., etc.... 



Digitized by 



Google 



92 CHIFFONS SUSPENDUS AUX ARBRES 

arbres ne sont que le réceptacle des maladies dont on se 
débarrasse en y accrochant quelque objet ; Tylor a , lui 
aussi, appuyé cette théorie de sa haute autorité (^). 



FiG. 22. — Arbre avec ex-voto et tas de pierres sacré 
près de Sîdi Yoùcef ben 'Ali, à Merrâkech 

(Cliché de M. Yeyre] 

Les croyances relatives à ces arbres ont été l'objet d'une 
évolution toute semblable à celle des croyances relatives aux 
kerkoûr. Mais il existe encore, dans les Hahâ, par exemple, 



(1) Tylor, « Civ. prim. », II, p. 195, 291; Mannhardt, « Baumkult. », 
p. 15, 21. D'autres explications ont été proposées : Berlholet, « Die 
israël. Vorslel. v. Zust, n. d. Tode », p. 6, voit dans le fait d'attacher 
des chiffons à un arbre ou près d'un tombeau, une survivance du rite de 
deuil qui consiste à déchirer ses vêtements près d'un mort ; L. Boyer croit 
que, dans le bassin de la Volga, ces chiffons qu'on attache môme aux 
porches des églises, rappellent l'usage primitif d'apporter des habits au 
mort, comme on lui apporte à manger. Aucune de ces théories ne doit être 
repoussée ; elles peuvent être exactes chacune pour une région où une époque 
donnée ou même contenir toutes simultanément une part de vérité. Nous ne 
dissertons ici que de ce que nous avons personnellement observé dans le 
Hoûz. 



Digitized by 



Google 



ARBRES-KERKOUR 93 

des arbres isolés, éloignés de tout marabout^ toujours situés 
pourtant à proximité d'un chemin fréquenté. Aux branches 
de ces arbres se balancent ces singuliers ex-voto dont nous 
venons de parler et les gens du peuple qui les y apportent ne 
le font qu'avec des idées religieuses très vagues ; si on les 
presse ils vous disent simplement que c'est un arbre qui est 
comme un saint. Si c'est un lettré qu'on interroge il finira par 
vous répondre que sans doute un marabout s'est arrêté là 
pour prier ou même y est enterré et qu'il a donné ainsi à 
l'arbre une renommée dont la cause est aujourd'hui oubliée. 

Le plus souvent l'arbre est définitivement considéré 
comme abritant la dépouille d'un marabout qui peut rester 
anonyme ou même recevoir un nom ; dans ce cas un haouch 
en pierres sèches et souvent aussi un petit sanctuaire amé- 
nagé pour brûler de l'encens et des bougies témoigne de la 
transformation qu'ont subie les anciennes croyances. Enfin 
par une réaction semblable à celle que nous avons décrite pour 
les kerkoùr, l'usage des chiffons suspendus une fois islamisés 
s'est rapidement développé et c'est une coutume générale 
que d'en accrocher aux branches de tout arbuste, même 
médiocre, qui se trouve auprès d'un marabout ; au besoin 
on plante un bâton pour y accrocher un haillon (*) (fig. 25). 

On peut objecter que la concomitance de ces deux prati- 
ques, pierres apportées aux kerkoûr et aux marabouts, d'une 
part;, nœuds faits aux arbres ou chiffons suspendus auprès 
des sanctuaires, de l'autre, ne démontre pas nécessairement 
qu'elles aient la même origine ; un troisième ordre de faits, 
abondants dans le Hoûz, vient lever, nous semble-t-il, tous 
les doutes. Nous voulons parler des ce arbres-kerkoûr », arbres 

(1) Sur la concomitance du rite des chiffons et de celui des pierres, voy. 
l'exemple donné par Liebrecht, op. laud., 269, 1. 10 d'en b., qui cepen- 
dant ne connaît d'autre théorie que celle de l'offrande. 



Digitized by 



Google 



94 ARBRES-KERKOÛR 

considérés comme sacrés et sur les branches desquels on 
dépose des pierres, tout comme sur un kerkoùr ou près d'un 
marabout (^) ; on peut observer des exemples remarquables 
de ce rite dans le Jbel Hedid, le pays des marabouts Regrâga : 
là, au voisinage des marabouts, les arganiers ont leurs bran- 
ches chargées de pierres que les fidèles déposent dessus. 



FiG. 23. — Branche d'arganier sur laquelle sont déposées des pierres 
en guise d'offrandes, dans le voisinage de Sîdi 'Ali ou 'Ali, dans le Jbel (Jedîd 

{Cliché de l'auteur) 

Quelques-uns de ces arbres sont assez loin du marabout, en 
l'honneur duquel, dit-on, on les accable de ces singulières 
offrandes. L'arganier est un bois cassant et on ne saurait 
nouer ses rameaux épineux, mais la signification magique 
du rite est évidente si on le rapproche de ceux que nous 
avons étudiés à propos des kerkoùr ; évidente aussi, l'islami- 
sation de cette môme coutume conformément au procédé 



(1) L'olivier-marabout du cimetière d'El-'Eubbad à Tlemcen en est un 
bel exemple algérien. 



Digitized by 



Google 



EX-VOTO AUX SANCTUAIRES 95 

que nous avons vu employer pour les las de pierres et pour 
les arbres à chiffons (*). 

L'analogie entre le rite des pierres jetées sur les kerkoûr 
ou apportées auprès des tombeaux et celui des chiôons sus- 
pendus aux branches d'arbres est tellement étroite que, de 

même que les pier- 
res peuvent être 
placées sur une 
branche d'arbre, ou 
amoncelées en las 
sacré ou posées sur 
les murs du mara- 
bout , de môme 
lorsqu'il n'y aura 
pas d'arbres pour 
suspendre les che- 
lûlig, et môme s'il 
y en a, on noue les 
chiffons partout où 
Ton peut autour du 
sanctuaire © ; on 
f o/ 1.^ . x^ t ^. ^ CM n c*r. i ^^^ accroche à la 

FiG. 2'i. — hx-voto à la fenêtre de Sitli Ben 'Alilecli, 

à Tanger porto ( zaouïa de 

doûch) ; on les attache au bout d'un bâton planté sur le mara- 



(1) Mannhardt, « Baumkull. », p. 419, a indiqué que charger un arbre de 
pierres ou en jeter sur lui, peut être un rite de magie sympalliique destiné 
à amener une fructification abondante. Gf Frazer, « Golden Bough », I, 
p. 38, trad. fr., I, 37, et le curieux passage de Maïmonides cité. Celle 
croyance peut avoir voisiné avec celle de Texpulsion du mal, toutes deux 
se traduisant par des rites semblables. 

(2) Pour un exemple de chiffons mélangés à des pierres en tas, voy. 
M. Hartmann, in « Orient. Litt.-Ztg. », XVI, 9, col. 361 seq. 



Digitized by 



Google 



96 TRANSFERT DU MAL 

bout-kerkoûr ; à Tin Môl, le vieux minbar en bois de cèdre, 
qui est reslé tout vermoulu dans une chambre, est décoré de 
chiffons, morceaux de laine, etc.... Si le sanctuaire est à ciel 
ouvert, si c'est un kerkoùr, un haouch, une haouita, on fait 
un nœud avec un chiifon ou un sachet avec du cuir, en 
mettant dedans de la terre, des cheveux, des rognures 
d'ongles, etc. (*) et on le laisse sur place. Il n'est pas de 



FiG. 2Ty. — Kerkoûr de Sîdi pàhor à Casablanca 

(Cliché de l'auteur) 



curieux qui, visitant un marabout dans l'Afrique du Nord, 
n'ait constaté la présence de ces sortes de nouets. 

Pierres jetées, nœuds faits aux branches des arbres, 
chiffons suspendus, nouets abandonnés dans les sanctuaires, 
tout cela peut s'expliquer par le transport du mal dans un 
arbre ou une chose inanimée et ce n'est que plus lard qu'est 
intervenue l'explication symbolique de l'offrande au saint. 



(1; Voy. (le nombreux exemples, dans les ouvrag'es cilés de Tjlor et de 
Frdzer, des ditlerents objets qui servent ainsi de véhicule aux mauvaises 
influences; Trumelel, op. laud., p. 87. 



Digitized by 



Google 



RITES DE PURIFICATION 97 

Si l'on met dans un nouet de la terre d'un champ cultivé, 
que l'on veut voir fertile, c'est que la pensée primitive 
aurait été de concentrer dans cette petite portion du champ 
tout ce qu'il peut y avoir de mauvais en lui ; môme sens pri- 
mitif dans l'acte de celui qui, pour se procurer une bonne 
récolte, porte au marabout un nouet rempli de grains d'orge, 
ou qui, pour proléger ses troupeaux, va déposer dans le 
sanctuaire du saint des touffes de laine de ses moutons (*). 

Quant aux cheveux et aux ongles, c'est l'usage chez les 
musulmans, de ne jamais les couper pendant une maladie : 
ils pensent en effet que tout ce qu'il y a de mauvais dans le 
corps se porte dans ces parties, principalemen l dans les ongles(-) 
qu'ils se coupent toujours avec le plus grand soin. En 
coupant les cheveux ou les ongles pendant la maladie on 
craindrait d'enlever au mal ce dérivatif et de provoquer 
immédiatement une rechute Mais lorsque la santé est 
revenue, on coupe cheveux et ongles et on les porte en 
tout ou en partie dans le sanctuaire du marabout : même si 
on le fait en guise d'ex-voto, d'action de grâce, le caractère 
magique du rite est indéniable. 

Rappellerons-nous ici que la coupe des cheveux a toujours 
été un rite de purification chez tous les peuples du monde (3)? 
La première coupe de cheveux des enfants à laquelle les 
musulmans attachent tant d'importance Cakîka) a certaine- 
ment la même signification W. La coupe régulière des ongles 

(1) CprVillol, op. laud., p. 217. « C'est là aussi que les femmes dont 
le sein est stérile, viennent suspendre chaque mois, un débris d'étoffe teint 
du san^ de leur infécondité ». 

(2) Cf. René Basset, « Mélusine », t. II, n^ 15, 5 mai 1885. Cpr Hubert 
et Mauss, « Sacrifice », in « Ann. Soc. », II, p. 49, n. 2. 

(3) Frazer, « Golden Bough », I, p. 888; trad. fr., I, p. 314. Cf 
Goidziher, « Sacrif. chev. », dans R. H. R., XIV, 1886, p. 51. 

■4; Cf infra, p. 348. 

7 



Digitized by 



Google 



98 MAGIE SYMPATHIQUE 

et des moustaches est pour les musulmans une obligation 
fondée sur de nombreuses traditions : plusieurs hadil rap- 
portent que cela préserve des maladies, des maux d'yeux et 
de dents , disent les uns, de toutes les maladies , disent les 
autres, sauf de celle dont on doit mourir W ; de semblables 
croyances s'observent dans toutes les religions : les exorcistes 
de l'antiquité croyaient aussi que le mal se réfugiait dans 
la chevelure, et des bourreaux païens rasaient les cheveux à 
une jeune chrétienne dans l'espoir d'obtenir son apostasie 
parce qu'ils pensaient que sa foi était l'œuvre de quelque 
divinité mauvaise (2). Dans beaucoup de cérémonies reli- 
gieuses une coupe de cheveux constitue le rite de sortie ®. 
C'est que le caractère sacré est quelque chose de très sem- 
blable à l'impur, en matière religieuse et rien ne ressemble 
plus à un rite de purification qu'un rite de désacralisation (^). 

• 

Toutefois, pour les derniers rites que nous avons exa- 
minés, tels que le dépôt dans les marabouts de cheveux, 
d'ongles, de terre, d'orge, de pierres môme, une autre 
explication que celle de l'expulsion est possible, qui n'est 
pas contradictoire avec celle-ci, mais qui, bien au contraire, 
la complète à ce qu'il nous semble de la façon la plus heu- 



(1) Voir les recueils de tradition et les livres d'adab : p. ex. « Radî d 
dîu Abou Nasr, « Makârim el akhlak », p. 21, in f. 

(2) Le Blant, « in CR. Ac. Inscr. et B.-L. », 24 août 1888. 

(3) Huheit et Mauss, « Sacrifice, dans Ann. soc. », II, p. 95 ; Frazer, 
loc. cit. 

(4) Ces lignes étaient écrites quand a paru l'article documenté de 
M. Morand, sur les rites relatifs à la chevelure el aux ongles chez les 
indigènes de TAlgérie, in « Rtv. afr. », 2® trim. 1905, qui du reste ne 
change rien ù nos conclusions. 



Digitized by VjOOQIC | 



MAGIE SYMPATHIQUE 99 

reuse. C'est une croyance partout répandue que les cheveux, 
les ongles ou une partie quelconque du corps détachée de 
celui-cij gardent néanmoins avec lui un lien mystérieux, 
et la personne à qui on les a enlevés se ressent, croit-on, du 
traitement qu'on leur inflige : la croyance à la magie sympa- 
thique a un caractère universel que les ethnographes ont 
définitivement démontré. Pour empêcher ces débris de 
tomber entre les mains d'ennemis qui s'en serviraient à fins 
d'envoûtement ou d'autres maléfices, l'usage le plus répandu 
est de les enterrer W : la religion musulmane a consacré cet 
usage et des hadit nombreux l'ont élevé à la hauteur d'un, 
précepte canonique. « L'homme qui coupe ses cheveux et 
ses ongles doit les enterrer..., il est d'obligation d'enterrer 
les cheveux, les ongles et le sang...., lorsque *Ali ben 
IJocéïn se faisait raser la tête, il ordonnait qu'on enterrât ses 
cheveux. . . , etc. . . » (2) La salive peut de même servir à des 
maléfices fondés sur la magie sympathique : aussi, dans 
beaucoup de tribus marocaines, on ne crache pas dans une 
demeure, on crache dans un burnous ou dans sa ce jellûba » : 
je doute fort que des raisons de propreté suffisent à expliquer 
cette habitude ®. On ne peut se figurer à quel point arrive 
souvent la crainte des procédés de la sorcellerie : dans cer- 
taines contrées de l'Algérie où l'on croit que la cei-velle du 
mulet peut servir à de redoutables maléfices, on n'abat pas 
un mulet sans que sa cervelle soit brûlée en présence de la 
(( djemâ'a » W. 

Mais les pratiques d'envoûtement ont une contre-partie : 
s'il y a une magie sympathique qui peut nuire, il y en a une 



(1) Frazer, « Golden Bough », I, 380, trad. fr., I, 306 seq. 

(2) « Makârim el akhlâk », 22 in pr. 

(3) Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 322. 

(4) Cf Sicard, « Takiloimt ». 



Digitized by 



Google 



100 MAGIE SYMPATHIQUE 

qui peut être utile : si on soumet les cheveux, les ongles, le 
sang, la salive... d'une personne à une influence bienfai- 
sante, l'état de cette personne s'en ressentira. Or le marabout 
a sa c( baraka », sa bénédiction ; toute tombe môme, dès que 
le culte des morts est pratiqué, a une influence bienfaisante. 
On doit donc tout naturellement penser que celui qui y 
portera ses cheveux, ses ongles, ou même un objet quel- 
conque ayant touché son corps et gardant avec lui une affi- 
nité mystérieuse, un vêtement, un lambeau d'étoffe ou une 
simple pierre, pourvu qu'il Tait touché, on doit penser, 
disons-nous, que le propriétaire de ces objets verra s'étendre 
aussi sur lui la protection sacrée sous laquelle il les aura 
placés (^). Ainsi s'expliquent tout aussi bien que par l'expul- 
sion du mal, les faits que nous avons exposés. 

Ainsi l'on croit que les cheveux suspendus aux branches 
d'un arbre près d'un sanctuaire préviennent de la calvitie (^) ; 
que la terre d'un champ, que les touffes de laine déposées sur 
la tombe d'un marabout rendent le champ plus fécond et le 
troupeau plus prospère. Voici un autre exemple de ce rite, 
bien typique et tiré de l'orthodoxie musulmane : « Celui 
qui coupe ses cheveux dans un « ribAt » et qui les y enterre 
ensuite s'assure les faveurs attachées à laqualité de a mou- 
ràbit», tant que cette chevelure reste enterrée et ne se 
corrompt pas » (3). 



(1) Frazer, « Golden Bough », I, 380 ; Irad. fr., I, 306 ; Tvlor, « Civ. 
prim. », II, 516-.517. 

(2) Cf Aubin « Maroc d'auj. », p. 320. 

i3) Nasr ben Mohammed Es-Samarkandi, « Tenbîh el Râfilîn », p. 160, 
in m. Je dois l'indication de ce curieux passante à M. W. Marçais. La fin 

de la phrase est obscure et pourrait aussi se traduire : « , tant que celte 

chevelure, qui ne se corrompt pas, reste enterrée ». De quelque façon que 
Ton traduise, le caractère magique du rite est nettement établi par ce fait 
que rheureuse influence de la chevelure cesse dès qu'elle n'est plus enterrée 



Digitized by 



Google 



SYMPATHIE ET TRANSFERT DU MAL 101 

Ce cas d'oflfrande et d'enterrement de la chevelure est 
particulièrement instructif. Il est complexe : il y a là 
expulsion du mal, purification par la coupe des cheveux 
d'une part; et de l'autre il y a pour le déposant gain d'une 
heureuse influence , d'une « baraka » spéciale. C'est 
donc un rite très semblable au sacrifice tel que Hubert et 
Mauss l'ont décrit dans leur belle étude et ainsi la théorie de 
Hartlandj d'après laquelle les objets déposés sur une tombe 
représentent l'union du fidèle avec sa divinité se concilie 
aisément avec celle de Frazer, pour lequel ce môme rite 
représente seulement l'expulsion du mal : toutes deux sont 
vraies et se complètent. 

D'ailleurs l'expulsion du mal est quelque chose de bien 
voisin de la magie sympathique. Celle-ci a pour fondement 
général en eflfet qu'un phénomène produit un autre phéno- 
mène semblable (ainsi le sauvage souffle pour faire venir le 
vent), ou qu'un corps qui a été uni à un autre corps reste en 
sympathie avec lui (ainsi lorsqu'on ensorcelle quelqu'un 
avec les rognures de ses ongles). On peut donc penser que 
lorsque le sauvage jette une pierre, ilaccomplit simplement le 
simulacre d'écarter le mal^ ce qui, conformément aux idées 
des primitifs sur la magie, suffit à l'écarter en réalité. Mais 
entre la croyance au transfert réel du mal par le véhicule 
d'une pierre et la croyance à son expulsion par un rite de 
similitude magique, il y a certainement bien peu de diffé- 
rence dans l'esprit du sauvage; si nous faisons là une 
profonde distinction logique, il est probable qu'il n'en fait 



dans le ribàt. Car, ainsi que nous le verrons plus lard, le ribât est un 
véritable sanctuaire en même temps qu'un fort pour la défense des fron- 
tières. Cpr. Hubert et Mauss, « Sacrifice », loc. cit., p. 39 : « Le sujet 
qui offre sa chevelure est, par la partie de sa personne qui est offerte, mis 
en communication directe avec le dieu ». Voy. les références citées dans ce 
passage. 



Digitized by 



Google 



102 RITES MAGIQUES. 

aucune. D'autre part, enlen'er des cheveux, des ongles, une 
partie détachée du corps d'une personne, c'est é\ddemment 
la soustraire aux artisans de maléfices; mais c'est encore 
par le fait qu'on la met en sûreté, mettre aussi en sûreté, 
par magie sympathique, le corps de cette personne et il y 
a là encore une fois confusion dans l'esprit du primitif. Les 
rites que nous étudions nous paraissent donc complexes, 
alors qu'ils paraissent probablement à ceux qui les exécutent 
extrêmement simples, parce que leur esprit est moins délié 
que le nôtre et ignore les distinctions qui nous paraissent 
s'imposer. 

Il faut ajouter à cela que de nombreux rites semblent 
s'être développés par pure analogie : par exemple, celui qui 
consiste à écrire une invocation sur un papier et à l'enfermer 
dans un tombeau, quand on veut semer la discorde entre 
deux amants ; ou encore celui qui consiste à mettre dans un 
nouet du sel, de l'orge et du charbon et enfermer le tout 
dans une tombe pour nouer l'aiguillette W. Si l'on retire ces 
préparations de la tombe leur effet disparaît : il s'agit donc 
là de magie sympathique. Mais si on dépose ces objets dans 
une tombe, ce ne peut être que par analogie avec les rites 
que nous avons décrits plus haut, puisque nous avons admis 
que l'influence du tombeau ou du marabout est essentielle- 
ment bienfaisante : ce ne serait donc que par une déviation 
de la croyance primitive qu'on en viendrait à chercher par 
ce moyen à nuire à autrui. 



(1) Sicard, « Takilounl ». Voici encore un rite curieux cité par Sicard; il 
s'agit bien de cheveux, mais il n'y a pas de tombeau; pour se faire aimer 
d'une femme, on se procure de ses cheveux, on fait écrire un talisman, et on 
suspend le tout à une branche d'arbre. Chaque fois que le vent agite le 
petit paquet, le cœur de la femme palpite à l'unisson et s'emplit d'amour 
pour l'heureux bénéficiaire du channe. 



Digitized by 



Google 



PURIFICATION ET SACRALISATION 103 

Hubert et Mauss ont montré que le sacrifice typique, 
celui dans lequel le sacrifiant se purifie du mal et se charge 
d'autre part d'un caractère sacré, en proportions égales, 
n'est presque jamais réalisé : habituellement l'un des deux 
courants, pour employer leur expression, prédomine sur 
l'autre. Ainsi en est-il dans les sacrifices de purification et 
dans les sacrifices de consécration : de même dans le cas qui 
nous occupe, tantôt l'expulsion du mal prévaut sur l'acqui- 
sition du bien, tantôt c'est le contraire qui se passe. Il y a 
des cas où le rite est un rite d'expulsion pure : par exemple, 
le jet de pierres dans le kerkoûr des cols de montagne; 
l'ablution peut aussi n'être qu'un rite de ce genre. Le fait 
de cracher, si commun dans les rites magiques, a souvent 
le même caractère (*). D'autres fois le rite ne représente 
que l'acquisition d'une qualité : c'est un rite de sacralisation; 
il en est ainsi dans le cas du fidèle qui lance une pierre 
au chérif pour la reprendre quand elle l'a touché (2); ou dans 
le cas de celui qui avale la salive d'un marabout (3) ; ou 
l'eau de ses ablutions W ; et d'une façon générale dans 
le culte des reliques. 



(1) Sur l'action de cracher en magie voy. les références données par 
Frazer, « Golden Bough », I, 384, n. 3; trad. fr., I, 316, n. 8. 

(2) Cf. supra, p. 87. 

(3) Quand le chérif d'Ouezzân vient en tournée en Algérie on lui présente 
les enfants pour lesquels on rêve quelque avenir brillant, devenir cadi, par 
exemple. Il leur fait ouvrir la bouche et lance un crachat dedans, en 
disant : « Tekra, in chà' Allah ». Beau sujet d'indignation pour les 
modernes hygiénistes ! C'est d'ailleurs un rite d'initiation très répandu 
dans les confréries ; les exemples seraient innombrables à donner. Pour un 
exemple ancien, voy. Bekyi, « Afr. sept. », trad. de Slane, p. 312. 

(4) « Pour amener la stérilité, les femmes, lorsqu'elles ont leurs mens- 
trues, prennent de leur sang, le mélangent avec de l'argile et une herbe 
connue d'elles seules. Le tout est enterré : la fécondité reparaît si cette 
préparation est remise à jour, soit par la femme soit par toute autre 



Digitized by 



Google 



104 EXPULSION DU MAL DANS LES VEGETAUX 

Il reste une question : que devient le mal dans le rite 
d'expulsion? Nous voyons que dans le rite d'acquisition le 
bien provient de l'ancêtre, du marabout, de Thomme-dieu 
et qu'il se fixe dans celui qui accomplit le rite. Mais lorsque 
le mal est expulsé et que l'auteur du rite est purifié par cela 
môme, que devient le mal? 

Dans le cas du rjem, des chiflfons suspendus, des nœuds 
faits aux arbres, le mal est immobilisé dans la pierre, dans 
le chiffon, dans le nœud : si on les touche il s'échappe, 
redoutable pour c(»lui qui l'a ainsi délivré. Dans le cas de 
Tarbré en particulier, on doit penser qu'il est absorbé et 
détruit par l'esprit de la végétation. Les végétaux ont tou- 
jours paru un excellent dérivatif; voici à cet égard un hadil 
bien curieux : (( Le Prophète passa près de deux tombes dont 

les habitants subissaient des tourments Il prit une 

branche de palmier verte, la cassa par moitié et planta 
chacun des morceaux sur une des tombes. « Pourquoi 
agis-tu ainsi, ô Envoyé de Dieu? » lui demanda-t-on. — 
Dans l'espoir, répondit-il, qu'ils éprouveront quelque soula- 
gement tant que ces branches ne seront pas desséchées » 
Les commentateurs n'ont naturellement pas compris et ont 
fait des efforts curieux pour expliquer cet acte du prophète, 
prétendant qu'un tel rite lui était particulier et que les morts 
bénéficiaient ainsi de sa bénédiction; ou bien que toute 
chose vivante proclamant la louange de Dieu, les végétaux 
attirent ainsi, tant qu'ils vivent, la bénédiction sur les 
tombes où ils poussent (*). . . . 



personne ». (Sicard, « Takitount »). Cf. suprà, p. 97, n. 1. Ici comme 
toujours les deux explications par l'expulsion du mal et par la magie 
imitai ive se présentent concurremment. 

(1) Bokliârî, trad. Houdas et Margais, I, p. 439; comment, de Kastel- 
lAnî, I, p. 4o3, in f., 454. (]pr Chauvin, « Bibl. Ar. », V, p. 51. 



Digitized by 



Google 



EXPULSION DU MAL PAR LE SACRIFICE 105 

Dans le cas du sacrifice, il est bien établi que le mal se 
dissipe en môme temps que s'exhale le souffle de la victime: 
aussi celle-ci doit-elle souffrir (*). Le mal se réfugie aussi 
dans certaines parties de la victime, en particulier le sang, 
les plumes, parfois aussi les os et les entrailles (2). Aussi 
d'habitude les victimes sont saignées un peu à l'écart du 
sanctuaire et les plumes soigneusement balayées. Au 
marabout de Sidi Ya*koùb, à Tlemcen, sanctuaire antique 
entre tous ©, les plumes sont réunies en tas au milieu de 
Taire où le « mokaddem » lui-môme égorge les victimes ; 
elles ne doivent pas être jetées ailleurs. Elles y restent 
jusqu'à ce que le vent les disperse, nous semble-t-il; 
jusqu'à ce que les esprits qui se rassemblent là pendant la 
nuit les fassent disparaître, nous affirma le vieux mokaddem 
que nous interrogions. Souvent on désigne l'endroit où on 
repousse les plumes sous le nom de « beït-er-rich », la 
chambre des jdumes. 

Dans le cas de simple offrande à un marabout, dépôt sur 
la tombe d'un objet qui ne se consomme pas, comme une 
pierre, ou remise au descendant du saint habitant les lieux 
d'une somme d'argent, on est fondé à croire que le marabout 
mort à la vie de ce monde, ou son descendant encore vivant 



(1) Entre autres nombreux textes, cf. Frazer, « (iolden Bough », 
I, p. 135-136; trad. fr., I, p. 143 : « La victime doit hurler et se tordre, 
pour qu'on soit sûr que le mauvais esprit y est entré ». 

(2) Cf. supra, p. 87. 

(3) Sur le sanctuaire de Sidi Ya*koûb, voy. W. et G, Marçais, « Mon. de 
Tlemcen », p. 336 seq. Il y a là une accumulation de cultes antiques bien 
curieuse, depuis l'olivier sanctuaire jusqu'à la coupole classique. « Sous 
chaque olivier, nous disait le vieux mokaddem, il y a de nombreux saints 
enterrés ; il y en a en tout 555, mais on ne connait pas leurs noms ! » On 
montre aussi Tempreinle des pieds de Sidi Ya*koùl), près du ruisseau où il 
faisait ses ablutions. 



Digitized by 



Google 



106 PRISE EN CHARGE DU MAL PAR LES SAINTS 

prenneiil à leur compte la souillure dont le croyant veut se 
purifier. Car dans la doctrine musulmane l'aumône est 
avant tout une purification ; la dîme ou « zakât )) qui est 
essentiellement une purification comme son nom l'indique 
(la racine « zakA )), signifie ôtre pur) est conçue avant tout 
comme une offrande et une aumône. Ainsi le marabout, 
selon la croyance primitive plus tard déformée dans des sens 
divers, prendrait pour lui le mal dont le fidèle veut se 
débarrasser. On voit comme nous nous rapprochons ici des 
idées de rédemption et de sacrifice du dieu. Divers faits 
peuvent ôtre invoqués à l'appui de cette manière de 
voir. 

C'est d'abord la théorie mystique du « raout » : on sait 
que les musulmans appellent ainsi le grand saint, le jyôle de 
chaque époque qui partage avec d'autres saints moins élevés 
en dignité le privilège d'assumer sur son corps pour en 
délivrer ses semblables les maux qui affligent l'humanité. 
Cette croyance, qui n'a jamais pris place sous sa forme 
complète dans la stricte orthodoxie est cependant fort 
répandue (^). Je rappellerai encore ici les exercices sanglants 
des Âïçâoua et les blessures qu'ils se font : il semble bien 



(1) Voj. à ce sujet Barges, «Cidi Abou Médien», p. III ; Rinn, «Marabouts 
et Khouan », p. 54 ; je dois dire que la théorie du raouf, assumant tous les 
maux de ses contemporains, ne se trouve pas a ma connaissance, dans les 
ouvrag-es de mysticisme courants chez nos indigènes. On n^y relève que de 
vagues allusions, comme par exemple dans un passage maintes fois 
reproduit des Ta*rîfàt de Djordjâni. Cf. Blochet, « Esotérisme musulman», 
dans « Journ. Asiat. », XX, 1902, p. 58 seq. et les références qu'il 
donne ; aussi Arnaud, « Etude sur le soufisme », par Cheikh *Abdelhâdi, 
dans « Rev. Afr. », XXXI, 1887, p. 386 n. Pour une observation contem- 
poraine d'un saint reconnu comme raouf par le peuple à notre époque et 
supposé cliargé de tous les maux de ses contemporains, voy. Féraud, 
« Ferdjioua et Zoudi*a », dans « Rev. Afr. », XXII, 1878, p. 364 et n. 



Digitized by 



Google 



INTERCESSION DES SAINTS 107 

qu'encore dans ce cas, il y ait expulsion du mal, sinon par 
la mort, du moins par l'effusion du sang et la souffrance 
physique ; cela est particulièrement sensible dans le cas où ces 
sectaires se rendent, sur la demande de la famille, au chevet 
d'un malade et s'y livrent à leurs pratiques sauvages, dans 
le but de guérir le patient (i). Le corps des saints qui devient 
ainsi réceptable de maux n'est du reste pas semblable à celui 
du commun des mortels : une singulière croyance fort 
répandue est que « la chair des saints est empoisonnée © ». 
Nous sommes persuadés que lorsque Tenquôte sur le 
folklore du Nord de l'Afrique sera plus avancée, on décou- 
vrira des preuves certaines que, dans l'esprit de la masse, 
les saints guérissent en prenant à leur charge le mal de celui 
qui les implore : pareille croyance a déjà été constatée dans 
le folklore européen ®. 

Enfin ce qu'on appelle l'intercession des saints, « chefâ'a», 
dont la théorie sert à légitimer le maraboutisme dans 
l'Islam, pourrait bien n'être en définitive que la prise en 
charge par le saint de la faute qu'il s'agit d'expier. A la 
vérité nous avouons n'être pas assez renseignés sur la 
doctrine de la chefâ*a chez les musulmans : les livres de 
théologie semblent ne mentionner que l'intercession qui 
aura lieu au jour du jugement dernier: les livres de 'adab, 
d'autre part, ne parlent de l'intercession que comme d'une 
vertu purement sociale W. Mais la dogmatique chrétienne 
peut à cet égard nous fournir quelques suggestions : dans le 

(1) Cf. Rinn. « Marabouts et Khonans », p. 331. 

(2) El Keltâni, « Saloual el Anfàs », I, p. 10, donne de cette croyance 
une interprétation métaphorique. 

(3) Voy. p. ex. Pérot, dans « Rev. Trad. pop. », XVIII, N** 6, juin 
1903, p. 301. 

(4) Rappelons ici que la fôte des Sacrifices s'appelle aussi : « ech 
Chaf'ou ». 



Digitized by 



Google 



108 JUSTIFICATION 

dogme catholique, en effet, linlercession appartient aux 
saints comme aux anges. C'est à Grégoire-Ie-Grand que re- 
vient le mérite d'avoir le premier coordonné la doctrine de 
l'intercession des saints en la rapportant au pouvoir inter- 
cesseur qu'a le Christ par son mérite. Mais il est remar- 
quable que dans les anciens pères de l'église, l'intercession 
s'entendait surtout des martyrs, et il semble bien qu'ici 
l'idée de sacrifice sanglant encore était prédominante : le 
martyr intercesseur était ainsi une victime de purification 
et d'expiation pour la communauté chrétienne (*). La messe 
catholique où se renouvelle le sacrifice de Jésus-Christ est, 
au moins à un point de vue, une expiation et une purifi- 
cation et l'Eglise définit la justification du pécheur : 
l'application des mérites de Jésus-Christ, qui est mort pour 
nous^ par l'infusion de la grâce sanctifiante (^). Ce n'est pas 
un mince sujet de méditation pour le penseur que de voir, 
jusque dans les doctrines les plus sublimes de la religion 
d'amour, se perpétuer les vieux cadres où le sauvage 
moulait sa pensée rudimentaire : transfert du mal, magie 
sympathique, offrande expiatoire, sacrifice, intercession, 
justification, toutes ces doctrines de la plus naïve à la plus 
élevée nous apparaissent maintenant comme reliées 
ensemble et comme se succédant par une lente évolution 
sans jamais s'opposer les unes aux autres. 

3. L'OuM ER Rbîa; Azemmoûr. 

Nous arrivons au bord de l'Oum er Rbîâ (régulièrement 
(c Oumm-ar-Rabî' )>), vers trois heures et demie. Son nom 



(1) Vov. notamment Orio^ène, Exh. Mart., passim. 

(2) « Christi sanctissimœ passionis merito per spiritum sanctum caritas 
Dei diffunditur in cordibiis ». (Conc. de Trente, Sess. VI, De jiistif.). 



Digitized by 



Google 



L'OUM ER RBÎÂ 109 

signifierait, si l'on en croit rexpiicalion courante, « la mère 
des pâturages » ou « la mère du printemps ^y^ explications, 
en somme, aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre. Sui- 
vant la phonétique magribine, le mot se prononce dans le 
dialecte marocain : « morbèâ », comme rorlhographie fort 
bien Weissgerber ; Léon l'appelle Ommirabili, Marmol 
Umarabea, Mouette Marbea, Host Omarbà, Ali-Bey Morbèa 
et Th. Fischer 5 après Chènier et Lemprière, Morbeya. 
Quant à nous, nous avons conservé l'orthographe régulière, 
bien qu'en principe, nous nous soyions fait une loi de tou- 
jours adopter l'orthographe conforme à la phonétique de la 
langue parlée ; mais le nom d'Oum er Rbîâ est presque 
classique parmi les géographes (*). 

L'Oum er Rbîâ coule impétueusement dans un lit 
resserré, mais que l'on sent profond ; avec son eau, troublée 
par les argiles arrachées aux berges d'amont, il donne 
vraiment l'impressiond'un maître fleuve. Surla rive opposée, 
les murs des vieilles constructions portugaises d'Azemmoùr 
tombent à pic sur la rivière où leur base noirâtre semble 
plonger ; le haut des murailles est blanc et des centaine^i de 
cigognes se pressent sur le sommet. Trois grandes barques 
servent à traverser le fleuve et nous nous dirigeons vers Tem- 



(1) Weissgerber, dans « La Géographie », 15 mai 1902, p. 321, pense 
que le mot « Morbêà » est un nom berbère, Cette opinion ne nous semble 
guère soutenable. « Morbêà » est typique comme exemple de déformation 
de la langue régulière dans le dialecte. D'ailleurs, l'ancien nom berbère du 
fleuve nous est donné par El Bekri, p. 154 du texte et 351 de la traduc- 
tion, sous la forme de « Ouâd Ouansifen ». Il faut observer que « Ouansi- 
fen » est le phiriel en annexion d'un singulier « ansif », dont le féminin ou 
le diminutif serait « tansift », nom de la rivière qui passe à Merrâkech et se 
jette dans l'Océan entre Mogador et Saffi. Cependant le texte d'Kl Bekri ne 
peut s'appliquer à l'Ouàd Tensift. La signification d'un mot berbère tel que 
« ansif », est inconnue des berbérisants, 



Digitized by 



Google 



110 PASSAGE DE L'OUM ER RBÎÂ 



barcadère qui^ vu 
la rapidité du cou- 
rant, est situé bien 
en amont de l'en- 
droit où l'on met 
pied à terre. Là, 
dans un désordre 
incroyable, le dé- 
sordre propre à 
ï2 toutes les foules 
^ musulmanes, se 

s pressent bêtes et 

2 g^ns, une douzaine 

-S de caravanes qui 

attendent leur tour; 



^3 g 



g> I et l'attente est sou- 
vent longue , car 
l'embarquement 
> - des chevaux, des 
I mulets, des clia- 

^ meaux surtout, est 

I difficile à opérer 

§5 sans aucun mate- 

ra riel, au milieu de 

la confusion, des 
cris des muletiers 
et des chameliers 
qui, naturellement, 
veulent tous com- 
mander à la fois. 
Joignez-y les dis- 
cussions violentes 



« * 
-? 

rs i 



Digitized by 



Google 



COURS DE UOUM ER RBÎÂ 111 

qui s'élèvent entre eux au sujet du prix, chacun cherchant à 
tromper l'autre, les cris des bêtes et les hurlements que les 
conducteurs poussent pour les exciter, et vous aurez une 
idée de cotte scène bruyante et mouvementée, cependant que 
l'oued, dans son cadre sauvage, continue à rouler ses ondes 
rapides et silencieuses. 

Pendant longtemps, les cartes ont dessiné le cours de 
rOum-er-Rbîâ comme à peu près rectiligne dans toute sa 
partie inférieure qui sert de frontière entre les Ghâouia et 
les Doukkala. Ce n'est que dans ces dernières années que 
MM. Weissgerber et Th. Fischer (*) en ont à peu près 
dessiné le cours et montré qu'il est extrêmement sinueux, 
au point de décrire des méandres comparables à ceux de la 
Seine dans sa basse vallée. M. Fischer a pu placer, à titre de 
comparaison, à côté de la boucle de Bou TAouân, la boucle 
de la Moselle à Marienbourg. 

A Bou TAouân, à plus de 60 kilomètres de son embou- 
chure, l'Oum er Rbîâ décrit en effet un S dont une des 
boucles est presque fermée ; au milieu de cette boucle se 
dresse sur une haute colline une vieille casba de laquelle on 
peut contempler la vallée sauvage, tortueuse et encaissée 
dans laquelle le fleuve coule rapide et trouble. Lorsqu'il a 
plu ses eaux sont presque rouges, et du haut des bordj cré- 
nelés de la forteresse, c'est un étrange paysage que l'on a 
sous les yeux : ces vastes ruines, les pentes abruptes de la 
montagne, les espaces déserts qui bornent la vue, les lacets 
du torrent aux flots sanglants et tumultueux, tout cela 



(1) Th. Fischer, «Wissentsch. Ergeb. einer Reise in Atlas-Vorland », 
p. 105 seq.; « Meins 3* Forschungsreise im Atl.-Vorl. », p. 104 seq.; 
Weissgerber, « L'Oum er Rebîâ», clans « La Géographie », 15 mai 1902. 



Digitized by 



Google 



112 VALLÉE DE L'OUM ER RBÎÂ 

forme un spectacle plein de grandeur et de tristesse ^^\ Le 
fleuve est si bien replié sur lui-môme que lorsqu'on arrive 
des Doukkàla, on croirait que Bon TAouân est sur l'autre 
rive, chez les Châouia ; et de fait, des cartographes ont 
commis celle erreur. C'est que la vallée étroite de TOum er 
Rbîâ est une véritable trouée, un « Durchbruchsthal », 
creusée à travers le plateau hercynien ; si le fleuve s'attarde, 
comme la Seine, en capricieux méandres, il n'arrose point 
comme elle une vallée large et fertile ; sa vallée et son lit, 
c'est presque la même chose ; les rebords rongés du plateau 
étreignent partout son cours, à tel point qu'à une centaine 
de mètres, on ne soupçonne point l'existence d'un fleuve. 
Les eaux de l'Oum er Rbiâ seraient capables de fertiliser une 
vaste région et pourtant elles passent au milieu de ce plateau 
tantôt fertile, tantôt désolé, mais toujours peu arrosé, sans y 
porter la féconde humidité qui en ferait une des terres les 
plus riches du monde (2). 

Les affluents que reçoit l'Oum er Rbîâ dans sa tra- 
versée des plateaux subatlantiques, n'augmentent guère 
son débit car ce ne sont que des oueds âpres et étroits, 
torrents pendant quelques jours de l'année, la plupart du 
temps sans eau. Partout le fleuve est difficile à franchir, car 
partout il est profond et on n'y trouve jamais moins d'un 
mètre d'eau dans la saison la plus sèche ; partout aussi, le 
courant est violent : à Bou l'Aouân, ce sont de véritables 
rapides ; de Mechra' ben Khallou à la mer, c'est-à-dire dans 



(1) \Yeissgerl)er, «loc. cit. ^, p. 31, donne aussi une vue de la vallée. 
Sur Bou l'Aouân, voy. encore Th. Fischer, « loc. cit. » avec aussi une vue 
générale du cliâleau, p. 107, cf infra, p. 210 seq. 

(2) Renou , « Descr. Maroc » , identifie le « bourg d'Ouni-Rabîà » 
d'Idrîci, « Descr. Afr. et Esp. », trad. Dozy et de Goeje, p. 81, avec Bou 
l'Aouân. 



Digitized by 



Google 



LA « MA^DIYA » 113 

sa course à travers le plateau, il y a 150 kilomètres, pendant 
lesquels le fleuve descend de plus de 275 mètres. Aussi la 
navigation de l'Oum er Rbîâ, rendue possible par la profon- 
deur de l'eau rencontrera-t-elle un obstacle dans la force du 
courant, qui n'est pas moindre, selon les estimations des 
auteurs que nous avons cités, de 3 nœuds 1/4 à l'heure (*). 

Pour les voyageurs marocains, la traversée de TOum er 
Rbîâ est toujours une grosse question ; il est vrai qu'à 
Azemmoûret àMechra*benKhallou, des bacs permettent 
cette traversée presque en tout temps, mais il faut ajouter 
que ceux de cette dernière localité sont fort défectueux, et 
partout ailleurs les gués sont difficiles. Pour les franchir, on 
se sert habituellement de radeaux ou « ma'diya » formés par 
l'assemblage de quelques poutres que soutiennent des outres 
gonflées d'air. 11 y a de ces « ma*adiya » un peu partout, le 
long du fleuve. Au village de Bou TAouân qui est bâti sur 
les deux rives, les habitants sont obligés de passer à la nage 
à chaque instant, soit pour se visiter les uns les autres, soit 
pour aller vaquer à leurs travaux ; ils ont coutume de porter 
sur leurs épaules deux outres en peau de mouton gonflées ; 
ont-ils besoin de passer l'eau, ils retirent leur vêtement, le 
mette sur leur tête et s'appuyant sur les deux outres que 
réunit une corde, ils passent à la nage le fleuve qui est en cet 
endroit resserré et profond. L'usage de la « ma'adiya » a 
frappé les voyageurs européens peu nombreux qui ont 
visité Bou l'^Aouân et laissé une relation de leur voyage. De 
ce nombre est le Français de Ghônier, chargé des affaires du 
roi auprès de l'empereur du Maroc, qui visita Bou TAouân, 
en septembre 1781 : « Auprès de ce château, dit-il, il y a un 



(1) Pour plus (le détails, il faut voir les travaux déjà cités de Th. Fischer et 
de Weissgerber. L. de Campou, « Un empire qui croule », p. 200-202, 
donne aussi quelques détails sur TOum er Rbîà. 

8 



Digitized by 



Google 



114 LA «MA'DIYA» 

village ; on en voit un autre avant de passer la rivière, qui 
contiennent chacun environ deux cents maisons ou masures 
couvertes de chaume, bâties en éclats de pierres, placés les 
uns sur les autres, à sec et sans ciment.... La situation 
isolée de ce château exposé à tous les vents et l'aridité du 
vallon où il se trouve, inspirent une sorte d'horreur.... Au 
passage de cette rivière, on n'a pour tout bac qu'un radeau 
qu'on compose à l'instant d'outrés pleines de vent attachées 
à des roseaux avec des cordonnets faits de feuilles de pal- 
miste ; plusieurs Maures à la nage soutiennent et aident de 
leurs épaules ce frêle radeau que la rapidité des courants fait 
dévier d'un mille dans un instant ; on transporte sur ces 



FiG. 27. — Passage de rOuni er Rbîâ sur des outres à Bou l'Aouân 

(Cliché de l'auteur) 

radeaux, les voyageurs et leurs effets, et les bestiaux, 
chasséspar les muletiers, passent à la nage. En septembre 



Digitized by 



Google 



PONTS SUR L'OUM ER RBÎÂ 115 

1781 j les eaux étant basses^ à cause des chaleurs, je passai à 
gué cette rapide rivière, ce qu'on n'avait pas fait depuis vingt- 
cinq ans (*))). Les choses ne se passent pas autrement aujour- 
d'hui et les occasions de traverser à pied l'Ouin er Rabîâ, 
sont tout aussi rares qu'autrefois. Les sultans du Maroc ont 
à plusieurs reprises, cherché à mettre en communication les 
deux rives de l'Oum er Rhiâ ; dans son cours supérieur, un 
pontles réunitàKasbaTAdla. Il paraît qu'il yen avait un autre 
à Mechra' el Kantra, à la limite des Rehûmna (2) ; à Mechra' 
el Kerma, près de Bon TAouân de nombreuses pierres 
taillées sont restées gisant près de l'endroit le plus 
resserré du fleuve, attestant qu'on avait voulu faire là un 
ouvrage d'art; sans doute, ce pont était nécessaire à l'époque 
ou Bon TAouân, forteresse d'une grande importance straté- 
gique, était encore occupé ®, mais l'exécution en eût été 
rendue difficile par la rapidité du courant ; à notre époque 



(1) Chênier, « Reclierches histor. sur les Maures », III, p. 76-77. Lem- 
prière, « Voy. dans l'Empire du Maroc», rapporte qu'il passa à son tour 
à Bou PAouân en février 1790 (trad. Ste-Suzanne, p. 341-343), ; Bou 
PAouân semble n'avoir été ensuite revu par des voyageurs européens que 
plus d'un siècle après. MM. Th. Fischer, (t. Kamptinieyer et Weissgerber 
y séjournèrent du 1®^ au 3 avril 1901. G. Kampffmeyer a laissé une inté- 
ressante relation de ce séjour dans ses « Reisebriefe aus Marokko » (31 mai 
]N" 249, lettre du 10 avril) ; j'y campai a mon tour le 9 et le 10 juin de la 
môme année ; en 1902, les capitaines Larras et Brémond, et M. Brives, 
passèrent aussi à Bou l*Aouân (Brives, « Le Maroc occidental », dans « Soc. 
Géogr. Alger », 1902, p. 340). On passait déjà le fleuve sur des outres 
au temps d'El Bekri, p. 341. Cpr J. de la Faye, « Rel. voy. Réd. Capt. », 
p. 208. 

(2) Weissgerber, « loc. cit. », p. 324. Le pont des TAdla a, au dire 
d'Erckman, « Maroc moderne », p. 65, cent cinquante mètres de long sur 
deux de large. 

(3) Il l'était encore du temps de Lemprière, op. laud., p. 341. 



Digitized by 



Google 



116 PASSAGE DE L'OUM ER RBÎÂ 

ce sera un jeu pour notre industrie de jeter là un pont d'une 
seule arche. 

A Azemmoûr, le service des bacs est relativement bien 
organisé, mais il y a souvent beaucoup d'encombrement, la 
roule 6lant une des plus fréquentées du Maroc. Ainsi en était- 
il lorsque nous nous présentâmes et si nous eussions du 
alleudre notre tour, nous étions menacés de ne passer qu'au 
coucher du soleil ; mais, en pays musulman, la ressource de 
la faveur et de la corruption ne fait jamais défaut ; quelques 
mots aux bateliers et la promesse d'une gratification supplé- 
mentaire suffisent pour qu'aussitôt ils écartent brutalement 



FiG. 2H. — Débarquement au pied des remparts d'Azemmoûr, 
après la traversée de l'Oum er RbîA 

[Cliché de M. Brires) 

tout le monde afin de nous laisser passer les premiers au 
mépris de toute équité. Ces bateliers sont des fonctionnaires 



Digitized by 



Google 



AZEMxMOÛR 117 

du makhzen qui a monopolisé le passage de la rivière en 
barque. L'oued^ à l'endroit où nous le passons peut avoir, en 
ce moment, cinquante à soixante mètres de large, le débar- 
quement s'opère au pied des vieilles murailles que nous 
longeons en montant pour arriver à une des portes de la ville. 



FiG. 29. — Chemin tlesceiulant (rAzenimoÛP à rOiim er Rhih 

{Cliché de l'auleur) 

Comme toutes les cités musulmanes non commerçantes, 
Azemmoùr est triste à visiter: partout des constructions 
délabrées et des ruines, mais il y a tellement de murs d'un 
blanc éclatant que cela racliète toute cette pauvreté. Le 
marché a une couleur étonnante : contemplé de loin avec le 
haut quartier de Moùlaye Bou Cha'îb comme fond, il forme 
un tableau d'une grAce toute spéciale où dans une lumière 
vive mais simple, le repos se marie au mouvement et le 



Digitized by 



Google 



118 AZEMMOUR 

silence au bruit de la façon la plus naturelle car tout semble 
ici baigner dans une atmosphère d'apaisement. 

Azemmoùr est une des rares villes de la côte que l'infidèle 
n'a pas encore souillée de sa présence ; un seul Européen y 
demeure, et nous le rencontrons sur le marché: grand, 
blond, en veston et guêtre ; en passant près de lui, nous 
portons la main à notre chapeau pour le saluer, mais il 
tourne la tôle afin de n'avoir pas à répondre à notre salut. 
C'est un missionnaire évangélique, il vient ici prêcher 
l'amour du prochain (0. 

Azemmoùr est pleine encore de souvenirs historiques ; 
ses murailles sont des murailles portugaises ; elles circons- 
crivent ce qu'on appelle la « mdînâ » ; c'est-à-dire la 
ville proprement dite. Cette « mdîna » a trois portes qui 
donnent dans le surplus de l'agglomération urbaine : Bàb el 
MellAh, Bàb el OuAd, Bab el Mdîna ; la casba, composée de 
vieux bâtiments portugais est incluse dans la mdîna. 
Autour de celle-ci s'étend le restant de la ville que l'on 
appelle la « zAouia », à cause de Moùlaye Bou Cha'îb qui se 
trouve au sommet. Vers l'Est, perpendiculairement à TOum 
er Rbîâ, le fossé portugais est bien conservé. En dehors de 
l'enceinte portugaise se trouve une enceinte plus ancienne 
et qui est tout à fait ruinée; il en reste encore un bordj 
debout du côté du fleuve. C'était, nous dit-on, Tenceinte de 
l'ancienne ville ; les Portugais l'auraient trouvée beaucoup 
trop grande et en auraient ftût une nouvelle en dedans. Il 
est probable qu'ils déplacèrent en partie la ville ; une très 



(1) A mon second passage à Azemmoùr, j'y ai séjourné deux jours sans 
opposition ; le gouverneur de la ville me donna un logis. Th. Fischer, 
seml)le donc exagérer un peu lorsqu'il dit que le séjour n'y est permis à 
aucun Européen (« Meine Dritle Forschungsreise », p. 122). Mais il est 
certain que l'Européen y est peu sympathique. 



Digitized by 



Google 



AZEMMOÛR 119 

vieille construction en dehors de l'ancienne enceinte semble 
se rapporter à la môme époque qu'elle. 

Les environs immédiats de la ville sont charmants : de 
jolis chemins se poursuivent au milieu des jardins qu'ar- 
rosent de nombreuses norias mues la plupart par des cha- 
meaux. La population est plutôt hostile : les « in'al boùk » 
(maudit soit ton père ! ), retentissent volontiers autour de 
l'Européen et bien que la sécurité soit parfaite^ la promenade 
dans ces conditions est peu agréable. J'ignore si les habi- 
tants ont toujours des m(Burs aussi dissolues qu'au temps de 
LéoUj mais ils sont certainement très fanatiques. 



FiG. 30. — La casba d'Azemmoûr : les cigognes 

[Clid.é (le Vaut fur) 

Azemmoùr est habitée par une infinité de cigognes; le 
soir elles se posent par milliers sur les murailles et sur les 
tours de la vieille ville portugaise. Sur ces antiques monu- 



Digitized by 



Google 



120 MOÙLAYE BOU CHA'ÎB 

ments, cet oiseau triste donne au paysage un cachet inou- 
bliable ; quand le soleil tombe et que la ville devient, si c'est 
possible, encore plus silencieuse que dans le jour, ils 
emplissent l'atmosphère du bruit sinistre de leurs claque- 
ments de bec. 

Le patron religieux de la ville est Moùlaye Bou Cha'ib et 
c'est par le nom de ce saint que les musulmans désignent le 
plus souvent la ville d'Azemmoûr. Ses « menâkib », c'est- 
à-dire sa biographie apologétique, existent ici. Malgré nos 
efTorts, nous n'avons pu nous en procurer un exemplaire, 
mais on ne tarit pas autour de nous sur les miracles du saint. 
Eu voici un, entre autres : un Arabe, qui était estropié des 
pieds, avait consulté tous les médecins et n'avait pu se 
guérir ; il se fit transporter à Moùlaye Bou Cha'ib et là, ô 
surprise, lui qui avait toujours été très ignorant, se mit 
tout d'un coup à réciter des vers en l'honneur du saint. 
Pendant qu'il chantait, la coupole se fendit avec fracas. A ce 
moment, il eut peur et sauta sur ses pieds : il était guéri. La 
fente de la coupole existait encore il y a peu de temps; on 
l'a réparée, mais on en voit encore les traces. 

On rapporte, nous raconte encore un interlocuteur com- 
plaisant, que Sidi Ben Dâoûd, patron des Ouled Sîdi Ben 
Dâoûd, tribu des Châouia, et Moùlaye Bou *Azza du ïlarb, 
étaient, avant de s'être sanctifiés, de grands coupeurs de 
routes. Quand ils voyaient venir un ou deux voyageurs 
seulement, Ben Dâoud se couchait sur le chemin, se couvrait 
d'une étoffe et Bou *Azza disait aux passants que leur male- 
chance avait conduits par là : « Cet homme vient de mourir, 
aidez-moi à le porter jusqu'au douar voisin ». Il menait ainsi 
le voyageur dans un endroit bien isolé et là le mort se 
réveillait à propos pour aider son complice à accomplir leur 
forfait. Or, un jour il advint qu'ils s'attaquèrent ainsi à 



Digitized by 



Google 



SÎDI BEN DÂOÛD 121 

Moùlaye Bou Gha'îb qui voyageait seul. Gomme Bou *Azza 
lui demandait de l'aider à porter le mort, Moûlaye Bou 
Ghalb répondit : « Voyons d'abord s'il est bien mort ». Bou 
'Azza leva alors la couverture, mais il recula aussitôt 
d'horreur en voyant que le corps de Ben Dâoûd était déjà 
rongé par les vers. A partir de ce jour, Bou *Azza devint le 
serviteur de Moûlaye Bou Gha*îb. Gelui-ci le mena près 
d'une c( daya » (étang, mare, simple flaque d'eau), et lui 
ordonna de l'attendre. L'autre attendit ainsi pendant un an 
sans changer de place, si bien qu'il lui poussait de la mousse 
sur les épaules ; il ne mangeait que les petits brins d'herbe 
qui croissaient à ses pieds. An bout d'un an, Moûlaye Bou 
Gha'îb revint et, satisfait de l'obéissance de son nouveau 
disciple, il l'emmena avec lui à Azemmoûr où ils vécurent 
ensemble. De nos jours, ajoute notre informateur, on 
vénère Sidi Ben Dâoûd parce qu'il reçut la mort par la 
volonté de Moûlaye Bou Ghalb et Moûlaye Bou 'Azza 
parce qu'il fut son disciple. 

Je donne du reste cette légende relative à Sidi Ben Dâoûd 
sous réserves et j'en laisse la responsabilité à mes informa- 
teurs, car les hagiographes de profession parlent bien diffé- 
remment de Sîdi Mohammed ben Dâoûd ech Ghâoui, 
Tancètre éponyme des OuLid Sîdi Ben Dâoûd (*) et célèbrent 
ses vertus. Il vécut avec le cheikh Abou 1 ïjaçan *Ali ben 
Ibrahim, comme lui originaire des Oulâd Bou Zin et ils 
furent enterrés ensemble. Ils s'étaient prédits mutuellement, 
en paroles de poésie vulgaire qu'ils se chantèrent l'un à 
l'autre, l'instant de leur mort. G'est également en chantant, 



(1) Mohammed el Mehdi, « Moumti* el 'asmâ' », cah. 6, p. 6, dit qu'il 
est enterré dans les Tàdla, tandis que Ibn *Asker, « Daouhal en nâchir», p. 70, 
dit qu'il est dans le Tàmesna. Ben Dâoûd mourut vers 940 de l'Hég. 



Digitized by 



Google 



122 AFFAIRE DES TROIS MARABOUTS 

du reste, que Sîdi Ben Dâoûd se rencontra avec un de ses 
confrères en sainteté de l'époque, Sîdi Rahhâl el Koùch qui 
vint des environs de Merrûlcech, pour le voir. Dans son 
voyage, Sîdi Rahhâl avait trouvé l'Oum er Rbiâ grossi par 
les crues, et c'est aussi en récitant une poésie qu'il avait 
obligé le fleuve à s'entr'ouvrir et à laisser un chemin com- 
plètement sec par lequel passa le noble voyageur et ses 
compagnons (*). C'était plus commode que la ma'dia de Bou 
TAouân ou que les bachots de Mechra' ben Khallou. 

Azemmoùr, nous l'avons vu, est la terre classique des 
« moudjahidin » ou martyrs de la guerre sainte, qui sau- 
vèrent rislâm magribin en rejetant à la mer les mécréants. 
Ce ne fut pas sans une longue alternative de succès et de 
revers. Un de leurs échecs les plus cruels fut l'affaire de 
l'enlèvement des trois marabouts. Les Portugais avaient 
évacué Azemmoùr en 1545 ; le chérif de Merrâkech hésitait 
à l'occuper car les Portugais tenaient toujours Mazagan où 
commandait un vaillant capitaine du temps, Louis de Lorero. 
Une troupe de musulmans à la tèle desquels se trouvaient 
trois marabouts célèbres de l'époque, s'offrit à occuper 
Azemmoùr. (tétait d'abord Abou Mohammed Abdallah ben 
Sûci, originaire des ( )ulàd bou Sbâ' et dont la zaouia existe 
encore aujourd'hui près de Merràkech, au bord de l'Ouàd 
Tensift, à quelque vingt kilomètres de Merràkech, sur la 
route de TàmellAlt C-). C'est dans cette zaouia que se réfugia, 
en 1543, le chérif Abou TAbbàs, détrôné par son frère 



(1) « Mouinti* el *asinâ* », loc. cit., biographie de Sîdi Rahhâl (mort 
vers 950 de THé»!;.). 

(2) Ibn *Asker, « Daouhat en nàchir », p. 80; Moh. el Mehdi, 
« Moumti' el 'asmâ' », cah. 10, p. 0; Ahmed l)en Khàled esSlâoui, «Kitàb 
el Istiksa », III, p. 9, p. 41. Sîdi Ben Sàci mourut en 961 de THég. 



Digitized by 



Google 



AFFAIRE DES TROIS MARABOUTS 123 

Mohammed ech Cheïkh ; c'est près d'elle qu'eut lieu l'entre- 
vue solennelle des deux frères^ après laquelle Abou TAbbâs 
abandonna définitivement ses prétentions à l'empire et se 
retiraauTafîlèlK*). Le deuxième marabout était le fameux 
Abou Mohammed 'Abdallah el Koùch, qui repose aujour- 
d'hui au Djebel Za'brân, près de Fez, du côté de la porte de 
Bàb el Guîça C-), et dont la fille, morte aussi en odeur de 
sainteté est enterrée à Merràkech, près de la Koutoubia ; il 
était préposé à la cuisine d'un autre célèbre santon et les 
recueils biographiques donnent à ce sujet des détails singu- 
liers. Enfin, le dernier marabout était Sidi Abou 'Adallah 
Mohammed Kânoùn, des Oulâd Mtà', tribu du ïlarb P). 
Léon l'Africain le rencontra à Amismiz , au sud-ouest de 
Merrâkech W. Ces trois marabouts s'enfermèrent dans 
Azemmoûr avec leurs troupes et un grand nombre de 
musulmans ; mais Louis de Lorero, dans une rapide sortie 
denuitseportasur Azemmoûr, surprit la ville, la pilla et 
fit prisonniers les trois marabouts. Ceux-ci durent composer 
pour leur rançon qui fut fixée à vingt-deux mille ducats ; en 
attendant qu'ils pussent la payer, ils durent laisser leurs 
enfants en otage. Revenus à Merrâkech, a ils furent bien 
receus du Roy lequel ils supplièrent leur vouloir accorder 
une permission de pouvoir demander leur rançon par 



(1) Voir le récit de reUe entrevue dans Dieg-o de Torrès, « Relation des 
Chéri fs », trad. franc., p. 146 seq. Ben Sàci est appelé: « le Morahite 
Abadala Bencesi ». 

(2) Ibn *Asker, « Daouhat», p. 81 ; Mohammed el Mehdi, «Moumti* », 
cah. 12, p. 7. Ce dernier parle aussi de sa fille Zohra, qui est également 
citée par Mohammed Sefîr el Oufràni, « §afoua », p. 162. Mort en 960 de 
l'Hég. 

(3) Moh. el Mehdi, « Moumti' », cah. 7, p. 1-2. Mort en 981 de THég^. 

(4) « Léon TAfricain », in Ramusio, f^ 18, C CprMarmol, « Affrica », 

II, r» 27. 



Digitized by 



Google 



124 SAINTS D'AZEMMOÛR 

aumosne^ et leur estant octroyée la comission, ils y procé- 
dèrent si dextrement, avec l'opinion qu'on avoit d'eux, 
qu'ils eurent moyen de payer leur rançon et demeurer 
encore riches » (*). 
Un hagiographe pourrait faire un gros livre sur les saints 

d'Azemmoùr ; peut-être 
existe-t-il d'ailleurs des 
compilations locales sur 
ce pieux sujet. On nous 
cite au hasard quelques 
noms : Sidi Mohammed 
ben 'Abdallah, sur la 
roule de Mazagan ; Sîdi 
ben Naeer ; Sîdi ben 
Noùr ; Sîdi 1 Mekki ch 
Cherkâoui.... (^). On me 
cite encore, comme très 

F,G. 31 - La zaouia de Tît ^.^^.j,^ .^. quoiqUC n'y 

(Chche de lauteur) 7 t. i «/ 

ayant pas un tombeau, le 
cheikh Moùlaye 'Abdallah Amrar. Je retrouverai plus tard 



(1) L'affaire est racontée (rune façon assez concordante d'une part dans 
le « Moumti* », cah. 12, p. 7 seq. et El Oufràni, « Nozhalel Hàdi », trad. 
Hondas, p. 37 ; de l'autre, dans Mannol, « Descripcion de Affrica », II, 
fol» 60, et Diego de Torres, « Relation des Chérifs », trad. fr., p. 172. 
Mais Diego est le seul qui nomme les trois saints ; Marmol ne parle que de 
deux marabouts, Sîdi Ben Sâci et Sîdi Kànoùn ; d'autre pari, la Nozhal et 
le Moumti* ne parlent également que de deux marabouts, mais nomment 
Sîdi ben Sàci et Sîdi 'Abdallah el Koûch. Castellanos, « Hist. de Marrue- 
cos », p. 132, rapporte celle histoire et défigure atrocement les noms 
propres, déjà pas mal altérés par Marmol et par Diego. 

(2) N'ayant pas étudié spécialement Azemmoûr, je ne puis chercher à 
identifier ces saints ; on m'assura toutefois, que Sîdi Ben Naçer n'avait rien 
de commun avec le saint bien connu de Tàmegroût, ni Sîdi Ben Noûravec 
celui qui est sur la route de Merràkech, dans les Doukkâla, près du grand 
marché qui porte son nom. 



Digitized by 



Google 



TIT 125 

ce saint à Tâmesloûhl(0. Il se rattache étroitement aux Béni 
Amrâr de Tît, près de Mazagan, qui ontune grosse influence 
dans toute la région. Ces Béni Amrâr ont à Tît, ancienne 
ville ruinée, un véritable fief. Dans l'enceinte aujourd'hui 
croulante, mais dont beaucoup de bordj sont restés debout, 
s'élève une mosquée assez élégante et la zaouia des mara- 
bouts. Au milieu des ruines, se dressent de nombreuses 
huttes ou « nouâïl », habitées presque exclusivement par 
des réfugiés ; l'asile de Tît, en effet, est resté inviolé 
jusqu'ici. Les Béni Amrâr en tirent vanité, car la grande 
zaouia de Sâîs, leur voisine, a vu dans ces derniers temps 
son asile violé par un caïd (2). 



(1) Sur ce personnage, voy. le « Daouhat », p. 77 et le « Moumli* », 
cah. 8, p. 6 ; cf « l'Istiksa », III, 42. Mort en 977 de l'Hég. 

(2) Entre Azeminoûr et la mer, dans les dunes, est Sîdi ou *Addou ; la 
légende dit que les dunes envahissent tout, mais respectent la koubba 
(Montet, « Voy. au Maroc », in « Tour du monde », 15 août 1903, p. 390). 
Près de Tembouchure de TOum er Rbîâ est le tombeau de LâUa *Aïcha el 
Bahariya (Th. Fischer, «Meine dritte Forschungsr. », p. 122). Meakin, «The 
Land of the Moors », p. 232, dit que la principale mosquée d'Azemmoûr 
est installée dans l'ancienne église portugaise dédiée au Saint-Esprit (sans 
doute d'après Diego de Torrès, « Rel. Cher. », p. 23). 



Digitized by 



Google 



FiG. 32. — Sur la route de Merrâkech : dans les palmiers nains 
{Cliché de l'auteur) 



CHAPITRE II 
A TRAVERS LES DOUKKALA 

Sommaire. — i. D'Azemmoûrà Guerrando; Shli Mohammed el ^Ay y âchi; 
les piailles des Doukkâla; les marchés arabes; la vie au dovar; les chants 
du travail. — 2. Le territoire des Doukkâla, les terres noires; itinéraires 
divers : les vieilles villes des Doukkâla, El Mdina, Bon tAouân et son 
château, la décadence du Hoûz, le Jbel Lakhdar, V agriculture des 
Doukkâla. — 3. Les Doukkâla : alimeiitatioii , parui'e, vêtement; le 
hâïk; les fêtes, les sports, la fauconnerie. 

I. D'AzEMMOÛR A Guerrando (0. 

(27 mars). La pluie embrume ce malin les maisons 
d'Azemmoûr qui semble encore plus triste; tout son charme 

(1) La route crAzemmoùr ou de Mazagan à Merrâkech est une des 
mieux connues; elle a été parcourue par des centaines d'Européens. C'est 
cette route, suivant différentes variantes, que suivirent Ali-Bey, Was- 



Digitized by 



Google 



DEPART D'AZEMMOUR 127 

s'en est allé avec les rayons du soleil, c'est maintenant 
l'image de la ruine, une ville que le temps et les éléments 
vont consumer pièce à pièce et où l'on imagine volontiers 
une société dolente qui va mourir d'avoir volontairement 
restreint son expansion et d'avoir annihilé son énergie dans 
un mysticisme stérile : elle s'éteint sans bruit entre les murs 
lézardés et sous les terrasses croulantes. On aurait tort 
d'ailleurs de se laisser entraîner à de telles impressions sur 
l'avenir de ce pays, mais on s'explique facilement que des 
tableaux de ce genre aient donné naissance à la légende du 
(( Maroc en train de mourir » ; cet aspect est celui de tous les 
pays musulmans et le Maroc meurt ainsi depuis plus de 
mille ans, ce qui pour un Etat constitue déjà une assez 
longue vie. 

Nous partons dans une éclaircie vers neuf heures et demie 
du matin, nous dépassons rapidement les jardins de figuiers 
qui entourent Azemmoûr, pendant que les muletiers prient 
à haute voix : « A rebbi, a rijAl el blAd, yâ moùlaye Bou Gha1b 
ouêssf4na bikheïr ou *ala kheïr », c'est-à-dire : « O mon 



hingtoii el Davidson au coniinencemenl du XIX® siècle. Leurs itinéraires 
sont, aujourd'hui que la roule a été relevée avec soin, dénués d'intérêt. 
Parmi les descriptions les plus récentes de cette route on peut citer : 
« Rapport de la mission militaire de 1882 », qui indique soigneusement les 
étapes; Marcel, « Le Maroc », relation pittoresque qui se rapporte au même 
voyage que le précédent (and)assade de M. Ordéga) ; Weissgerber. « Trois 
mois de campagne au Maroc », dont l'auteur accompagnait le sultan, en 
1897 ; Montet, « Voj^age au Maroc », chap. VIII, est d'une lecture agréable 
et instructive; Meakin, « The Land of llie Moors » , chap. XXXIII, fit le 
voyage à bicyclette ; il n'indique pas, du reste, combien il fit de kilomètres 
à pied. Quant aux nondjreuses relations d'ordre purement pittoresque, 
comme par exemple, M"'® A. de B. « Une mission à la Cour chérifienne », 
ou encore Lady (irone, « Seventy-one day's camping in Morocco », il 
n'y a aucune utilité à les citer ici. 



Digitized by 



Google 



128 SUPERSTITIONS 

DieUj ô Saints du pays (*), ô Moulaye Bou Cha*îb, conduis- 
nous avec le bien et pour le bien ». Mais le temps menace 
toujours, alors ils prennent des flous (*-^), c'est-à-dire de la 
monnaie de cuivre de peu de valeur, et les jettent sur le 
chemin en recommençant leurs invocations pour éloigner la 
pluie. Cette coutume est assez générale dans l'Afrique du 
Nord, nous l'avons observée en Algérie et les indigènes y 
ont une certaine foi. En tout cas nos hommes durent être 
confirmés dans leurs croyances, car le voile des nuages se 
déchira presque aussitôt comme par enchantement. Un 
hasard de ce genre fait plus pour ancrer un préjugé dans 
l'esprit des gens simples que cent échecs pour Tébranler; 
pour comble de bonheur, nous trouvons en môme temps un 
fer à cheval, ce qui dans tous les pays du monde est regardé 
comme étant d'un excellent augure. Les commerçants 
musulmans dans nos pays aiment en avoir un cloué quelque 
pai't dans leur boutique (•^). 

Nous marchons sur un plateau ondulé dont le sol est 
formé d'une terre argilo-sablonneuse rougeâtre et que la 
pluie a rendue encore plus rouge ; ce sol rocailleux et qui 
provient de la désagrégation des dépôts pliocènes est 
cependant fertile, mais la région que traverse la route n'est 



(1) « Ridjâl el l)lâd », « mouâlin el blâd », ces expressions désignent 
les saints patrons d'un pays dans toute l'Afrique du Nord. Cf Marçais, 
« Dial. de Tlemcen », p. 216 « Dans le style des mystiques le mot « ridjâl » 
est souvent employé pour dire « les hommes distingués par leur avancement 
dans la vie spirituelle ». Les Turcs se servent de ce mot pour dire 
« les grands de l'empire » (de Sacy, dans « Notices et Extraits », t. XII, 
p. 369). 

(2) Du grec ojSoAd;. Cf. Doutté. « Texte oranais », p. 26, n. 90. 

(3) Cf. Robert. « l'Arabe tel qu'il est », p. 45. Cf Tylor, « Civ. prim. », 
I, p. 146. 



Digitized by 



Google 



LES gOÛZIYA 129 

pas très peuplée; à perle de vue l'asphodèle dresse ses 
hampes rigides et ouvre au soleil printanier les fleurs grises 
de ses grappes rameuses. Çà et làj une immense enceinte 
rectangulaire formée de pierres sèches et n'ayant guère plus 
d'un pied d'élévation, enferme quelques boeufs et vaches 



FiG. 3.3. — Un parc à bestiaux chez les Doukkâla 

(Cliché de l'auteur) 

qui paissent une herbe assez rare, sans chercher à s'évader. 
Sur les bords du chemin^ des sauges, des iris et la violette 
arborescente étalent toutes des fleurs bleues, mais dont 
chacune a sa grâce spéciale. En somme c'est un paysage 
fort monotone que celui des Hoûziya, car tel est le nom que 
Ton donne aux populations très mélangées du pays que 
nous traversons et qui relèvent du caïd d'Azemmoùr. Çà et 
là des nzâla : celles près desquelles nous passons en ce 
moment sont fournies par des Serârna, qui sont une des 
tribus dont le makhzen dispose pour assurer la sécurité du 
pays (*). 



(l) A. s. des tribus dites « makhzen », voy. chap. de MerMkech. Les 
Serarna (sing. « serrîni »), sont disséminés. Le plus fort groupe habite 
entre Demnàt et les Jl)îlél. 

9 



Digitized by 



Google 



130 SÎDI MOHAMMED EL 'AYYÂCHI 

Une halle de trois quarts d'heure et après quelques 
minutes de chemin, nous apercevons au sommet d'une 
colline la double koubba du fameux Sîdi Moliammed el 



FiG. 3'i. — Znouia do Sîdi Moli;inini«'d ol 'AyyAchi, vue de loin 

[Clichf (h l'aulcur) 

'Ayyûchi. Soit que la monotonie du trajet nous porte à 
exagérer l'importance des rares points inléressants de la 
route, soit que le souvenir des exploits de ce héros de 
l'Islam émotionne notre Ame d'historien, soit enfin que la 
vénération que lui témoignent nos compagnons musulmans 
nous envaliisse par contagion, ou encore pour loutes ces 
causes réunies, le sanctuaire de ce parangon des marabouts 
guerriers ne laisse pas que de nous faire quelque im- 
pression. 

Ce fut en son temps une puissance redoutable que cet El 
*Ayyachi, le « Laïasse » de rexcellent Père Dan (0. 11 fit ses 
premières armes contre les chrétiens autour d'Azemmoùr 
et, bien que les hagiographes célèbrent ses vertus et sa 
piété, j'ose croire que c'était avant tout un homme de 
guerre et un homme d'état. « Il était né pour le klia- 



(1) Cf Dan, « Hist. Barb. », p. 207, 259. 



Digitized by 



Google 



SIDI MOHAMMED EL ^\YYACHI 131 

lîfat(*) », c'est-à-dire la souveraineté, dit un de ses bio- 
graphes. Nommé caïd d'Azemmoûr, il voit grandir ses 
triomphes au point d'inquiéter le sultan de Merràkech qui 
cherche à le faire tuer : il se réfugie alors à Salé où les 
Maures expulsés d'Espagne l'accueillent, ('es Andalous 
étaient devenus riches et puissants; ils gouvernaient la ville 
de Salé et, dans les traités qu'ils passaient avec les 
puissances étrangères, c'est à peine s'ils indiquaient la 
suzeraineté du Chérif de Merrâkech. ils reconnurent El 
'Ayyàchi pour leur chef et s'aflFranchirent de plus en plus 
de l'autorité du sultan. En 1637, le « santon el 'Ayyâchi », 
traite directement avec la Grande-Bretagne (-) : il était le 
véritable souverain de Fez et son autorité s'étendait sur tout 
leTâmesna, sur le flarb el jusqu'à TAza. Bientôt obligé de 
lutter contre la fierté des Andalous, il se maintenait malgré 
eux et ne succomba que parce que la puissante zaouia de 
Dilà, qu'il avait froissée, se déclara contre lui. Encore ses 
ennemis ne le renversèrent-ils que par surprise : il fut tué 
en 1051 de l'Hég. (1641 de J.-C), dans une embuscade 
obscure à *Am el Kseb, tribu de Lékhlout (Kholt). 11 repose 
maintenant, suivant les auteurs arabes près du mausolée de 
Moûlaye Bon Ghtû, le célèbre marabout des Fichtàla, dans 
les Jbûla ® et la koubba que nous contemplons de loin n'est 
qu'un sanctuaire qui lui est dédié, mais ne contient pas sa 
dépouille mortelle W. Sa légende est peu considérable et la 
plupart des faits que Ton rapporte à son sujet ont un carac- 
tère historique ; à peine quelques miracles : un passage 



(1) Moli. b. et-Tayjil) el Kadiri, « Nachr el mafâni », I, p. 179. 

(2) Ct Levé et P. Fournel, « Traités du Maroc », p. 52. 

(3) « Nachr el MaCàni », loc. cit. 

(4) Ainsi raffinne Ahmod l)en Kliàlid, « Istiksa », III, p. 138. 



Digitized by 



Google 



132 LA RÇOÛBA DE SÎDI L ^\YYÂCHI 

merveilleux de l'Oum er Rbîâ au moment d'une crue, sa 
tête qui, après son meurtre, récitait le Coran..., Toute sa 
gloire gît dans ses hauts faits de guerre et avant d'être un 
grand saint, il fut surtout, comme le nomment ses biogra- 
phes, le rempart de Vlslâm^ « zerb el Islam », que les poètes 
panégyristes ont chanté à l'envi (*). 

Nous sommes maintenant dans le pays des Oulâd Bou- 
*Azîz les douars deviennent nombreux, la terre est fertile 
et bien cultivée, nous avons ici l'impression d'un pays 
très peuplé, dont les habitants sont très travailleurs. A 
quatre heures et quart nous campons au douar de Hammou 
ben Brîka. 

(28 mars). A sept heures moins un quart du matin nous 
poursuivons notre route en nous dirigeant vers un petit col, 
d'où les voyageurs venant de Merrakech aperçoivent pour la 
première fois dans le lointain le monument de Sîdi Mo- 
hammed el ^Ayyûchi : c'est la « rgoûba » du saint. Le col est 
couvert de tas de pierres, dont le nombre et l'importance 
sont naturellement en proportion de la notoriété du mara- 
bout; il y a deux gros kerkoûr au commencement et à la fin 
du col et, en outre plus de trois cents petits rjem disséminés 
partout entre les pistes multiples et entrecroisées qui 
composent ce qu'on appelle une route au Maroc. Il nous 
faut prêter la plus grande attention pour ne pas renverser 
les pyramides, souvent en mauvais équilibre, édifiées par la 
foi des passants. 



(1) Les sources arabes pour Tliisloire de Mohammed el *Ay}^âclii sont 
indiquées dans Levé et FourneL « Traités du Maroc », pp. 33 et 52, en 
note : il faut v ajouter le Nachr el Mafàni, loc. cit., et surtout El Oufrâni, 
« §afoua », p. 87 seq. 



Digitized by 



Google 



PRESAGES TIRES DES CORBEAUX 133 

Le pays est de plus en plus riche, fertile et cultivé par 
une population fort dense; tout le long du chemin les 
marabouts sont nombreux, leurs koubba blanches étin- 
cellent au loin dans la campagne : la plupart ont dans leur 
enceinte un petit bois de jujubiers arborescents. La route se 
déroule monotone, mais gaie quand môme des rayons d'un 
soleil printanier; les corbeaux croassant et s'abattant en 
bandes sur les charognes qui jalonnent la route, ne par- 
viennent pas à assombrir le tableau : les grandes routes 
marocaines sont en eflFet parsemées des cadavres des bêtes 
de somme mortes de fatigue, que personne ne songe à 
enterrer ni môme à écarter du chemin. Comme dans toute 
l'Afrique du Nord, les Marocains tirent des présages de la 
rencontre des corbeaux. Si en partant pour un voyage on 
fait la rencontre d'un nombre pair de corbeaux, c'est un bon 
présage, mais si ce nombre est impair, c'est de mauvais 
augure. Le meilleur est de voir une femelle suivie de son 
mâle. L'Algérien, et vraisemblablement aussi les Marocains, 
disent : a lia sbaht*ala msâoûd tfiba* msâoûda oumâ rbahtchi, 
ahsebni men oùlAd cl harâm », c'est-à-dire : « Si après avoir 
rencontré le matin une femelle de corbeau sui^âe d'un mâle, 
tu ne réussis pas les affaires, tu peux dire que je suis un fils 
du péché! » Le corbeau, oiseau qui mange indistinctement 
de toutes les viandes doit certainement s'approprier ainsi 
toutes sortes de qualités provenant de ceux dont il dévore 
la chair et parmi ces qualités doit être la faculté de prédire 
l'avenir. C'est là vraisemblablement la raison qui fait que le 
corbeau ainsi que d'autres oiseaux carnivores, a toujours été 
considéré comme un oiseau de présage (^). Mais sa couleur 



(1) Telle est Topinion de Bouché-Leclercq. « Divination dans l'anti- 
quité », I, pp. 129-130. 



Digitized by 



Google 



134 LE « LBEN » 

noire autant que son alimentation répugnante sont cause qu'il 
est le plus souvent de mauvais augure. Et c'est pour cela qu'on 
évite son nom dans la conversation : le proverbe que nous 
venons de citer au lieu de mot « rorAb )> qui signifie propre- 
ment corbeau, emploie le mot « msâoùd >>, qui veut dire 
fortuné. A ce propos, remarquons que le mot employé en 
arabe vulgaire pour dire mauvais augure est a tira y>^ de 
« tîr », oheau : c'est ainsi qu'en grec le mot opviçen était 
venu à signifier à la fin oiseau etjnrsage (*). 

Nous rencontrons une troupe de satimbanques espagnols 
qui revient de Merrakech où elle amusa le sultan pendant 
plusieurs mois par ses acrobaties : hommes, femmes, 
enfants, le tout dans le dépenaillement habituel des gitanes, 
chevauchent doucement à leur aise, indifférents et comme 
supérieurs atout ce qui les entoure : c'est de l'Espagne et 
pourtant cela ressemble à de l'Islam et ça ne parait pas 
déplacé ici. Une fillette indigène qui sort d'une tente située 
près de la route s'approche pour nous offrir du lait dans une 
écuelle de bois. Il est bien, quand on passe le matin avec du 
lait près d'un musulman, de lui en offrir : le lait, par sa 
blancheur et sa douceur, est d'un excellent augure pour 
toute la journée. Il s'agit ici de « Iben », ou lait aigre, qui 
est très employé dans toute l'iVfrique du Nord comme 
boisson rafraîchissante © : ceux-là seuls qui, par une chaude 
journée d'été, au cours d'une étape' fatigante, ont pu 



(1) Sur le présage tiré des corbeaux, voy. Ed Damîrî, « yaiài el 
haiaouân », p. 144, iu f. On trouvera dans le même article de nombreux 
hadtt et des légendes sur le corbeau, dont il serait hors de propos de donner 
ici même un simple aperçu. 

(2) Cf. Delphin, « Textes », p. 203 et 215; Meakin. « The Moors », p. 95 ; 
Urquhart, « Pillars of Hercules », II, p. 168, avec réserves sur les disserta- 
tions de cet auteur touchant le lait et le beurre. 



Digitized by 



Google 



MENDICITÉ 135 

goûter la jouissance de boire un peu de lait aigre dans une 
écuelle d'une propreté douteuse, en passant prèsd'undouar, 
ceux-là seuls, dis-je, peuvent apprécier à son véritable prix 
cette boisson délicieuse. L'été, les indigènes en abusent 
et comme il est souvent un peu fermenté, cela les 
surexcite, au point que le nombre des rixes augmente, 
ainsi que les fonctionnaires chargés de leur administration 
le constatent. « Aussi, dit un de ceux-ci, les indigènes à ce 
moment de Tannée se pardonnent-ils volontiers les horions 
reçus ou donnés en disant « da'ouat ellben », c'est affiûre 
de c( Iben », pour dire « cela ne tire pas à conséquence (*) ». 
('omme ce lait est de bon augure, on ne manque pas de 
Toffrirà Thôteou au passant à chaque occasion et il serait 
malséant de refuser d'en boire : les grands personnages, les 
marabouts se contentent souvent de tremper leur doigt 
dedans, lui communiquant ainsi toute la sainteté de leurs 
personnes sacrées (2). Mais en ce qui nous concerne, nous 
devons nous enlever toute illusion : ce n'est pas pour me 
souhaiter un bon voyage que Ton m'offre la coupe en 
premier; la cupidité seule et l'esprit d'une généreuse 
a fabor » poussent cette enfant à offrir le lait à un mécréant et 
j'aperçois derrière elle une vieille qui évidemment surveille 
la recette. Cette manière de mendicité, encouragée par des 
voyageurs trop généreux et qui ne se rendent pas compte 
que leurs libéralités n'atténuent en rien le mépris qu'on 
a d'eux, se renouvellera tout le long de la route et 
deviendra par moments une véritable persécution. Je fais 



(1) Sicard. « Takitoiint ». 

(2) Ainsi fait le sultan du Maroc, Weissgerber. « Trois mois de 
campagne au Maroc », p. 153. Cette pratique le préserve en outre du 
danger d'êlre empoisonné en goûtant de ces l)reuvages offerts par des 
inconnus. 



Digitized by 



Google 



136 LA PHOTOGRVPHIE AU MAROC 

présenter réeuelle à mon compagnon musulman et pendant 
ce temps je cherche à prendre un instantané de la jeune 



FiG. 35. — Jeune doukkâliya offrant du lait 

{Cliché de routeur) 

doukkâliya ; elle est vraiment charmante par le naturel de 
son attitude^ et les haillons dont elle est couverte n'empê- 
chent point l'aisance de ses gestes et n'en déparent pas la 
grâce innée : dès que nous avons tourné le dos elle se bat 
comme une petite sauvage avec la vieille pour partager la 
menue monnaie qu'on lui a donnée. 

La petite doukkâliya no s'est pas aperçue que je la photo- 
graphiais ; mais Tamateur de photographie en ce pays-ci est 
loin d'être toujours aussi heureux. Les kodaks anglais se 
sont tellement donné carrière à Merrâkech et dans les villes 
de la côte où les paquebots de la Compagnie Forwood 
déversent périodiquement des fournées de touristes à voile 
vert, que la plupart des Marocains connaissent aujourd'hui 



Digitized by 



Google 



LA PEUR DES IMAGES 137 

l'appareil photographique et en ont une peur bleue. En 
nombre d'endroits on s'attirerait des désagréments en opérant 
avec trop peu de discrétion ; beaucoup de gens se couvrent 
la lêtCj ou se retournent lorsqu'ils voient l'objectif braqué 
sur eux ; j'ai vu des femmes et des enfimts qui se sauvaient 
en poussant des cris. On sait que la défense des images 
chez les musulmans est une prescription rigoureusement 
obsen'-ée ; mais ce n'est pas à notre avis la seule crainte 
d'enfreindre une disposition canonique qui peut à elle seule 
expliquer l'horreur des images que Ton constate cliez les 
Marocains, et en général chez les musulmans. Pour ces 
peuples, comme pour tous les primitifs, le dessin et, à un 
degré encore plus élevé la statue^ ont un caractère magique. 
Le sauvage croit fermement que l'ombre, que l'image formée 
dansTeauou dans un miroir, que les peintures et les statues 
sont une sorte de double de l'ûme sinon Tàme elle-même et 
que le sort de celle-ci est indissolublement lié à celui de ce 
double. Aussi craint-on que le possesseur du double ne se livre 
à des pratiques d'envoûtement ou que ce double ne se perde 
tout simplement d'une façon ou d'une autre, ou qu'enfin le 
double ainsi obtenu par l'art n'entraîne avec lui l'âme 
hors du corps. De là, la terreur de la photographie, qui est 
loin d'être spéciale aux musulmans : pour ne pas sortir du 
Maroc, on peut observer là-bas que les israélites, qui y sont 
encore dans un état de civilisation presque barbare, ont la 
même peur du dessin et des statues que les musulmans. J'ai 
entendu dire au Maroc par des Européens que les israélites 
imitaient en cela les musulmans, mais cette raison me 
semble dénuée de tout fondement. D'ailleurs la crainte de 
l'image a été retrouvée par les voyageurs et les ethnogra- 
phes chez tous les peuples de la terre et quiconque a tant soit 
peu étudié les croyances des primitifs ne mettra, pas un 



Digitized by 



Google 



138 LA DÉFENSE DES IMAGES 

instant en doute que la défense des reproductions d'êtres 
animes cliez les musulmans n'est que l'islamisation de 
l'ancienne peur de l'image éprouvée par le sauvage W. Les 
observations que nous avons présentées plus haut sur la haine 
de l'infidèle et la crainte de l'étranger pourront avoir préparé 
le lecteur à admettre de telles évolutions dans les croyances 
et il nous paraît d'autant plus à propos de rappeler ces 
obseiTations que, dans le cas qui nous occupe la peur de 
l'étranger et la peur de l'image se combinent parfaitement 
sous la forme de la haine du mécréant et de l'horreur musul- 
mane des représentations : le naïf cockney anglais qui, 
fraîchement débarqué au Maroc, braque avec curiosité son 
appareil sur les Marocains, est à la fois pour eux un étranger 
qui veut les ensorceler, un infidèle idolâtre qui a la 
prétention sacrilège de reproduire ce que Dieu a créé et un 
espion qui prépare la conquête du pays. A fortiori^ le 
voyageur qui, dans l'intérieur, avec un assortiment jugé 
bizarre d'instruments et de livres, cherche à se renseigner 
et prend des vues un peu partout est-il encore plus suspect. 

A travers les tiges grêles des asphodèles et les tiges mas- 
sives des férules, la route continue à dérouler ses mille et un 
sentiers qui se croisent et découpent un réseau plus clair 
sur le tapis vert du sol émaillé de fleurs. Les tentes des 
douars de plus en plus nombreux se détachent sur le flanc 
vert des coteaux au sommet desquels brillent des coupoles 

(1) Ce point de vue a été fort bien indiqué par Chauvin. « Défense des 
images ». On sera pleinement convaincu de la solidité de cette thèse après 
avoir pris connaissance des chapitres de Frazer, relatifs à l'envoûtement, à 
l'ombre, aux portraits. Frazer. « (îolden Bougli », I, p. 10, 287 seq., 290 ; 
« trad. franc. », p. 5 seq., 220 seq., 227; on y trouvera de nombreuses 
références auxquelles il convient que nous ajoutions celle du mémoire de 
Sébillot. « Les portraits, les statues » dans « Rev. trad. pop. », I, 349 
et II, p. 16. 



Digitized by 



Google 



AISANCE DES TOPULATIONS 139 

blanches, les champs sont pleins de monde, laboureurs, 
bergers poussant leurs moutons, paires conduisant des 
troupeaux de bœufs. Toute cetle campagne donne une 



FiG. 36. — En route à travers les asphodèles 

(Cliché de l'auteur) 

impression de fécondité et d'aisance. Dans tous ces pays, 
malgré l'oppression de ses caïds et du makhzen, l'indigène 
est certainement plus riche que la moyenne de nos Algériens 
du Tell. Si contestable que paraisse cetle assertion, il 
y en a cependant pour celui qui obseiTe des preuves 
indéniables. Ce n'est pas dans les lamentations perpétuelles 
que les indigènes adressent à tout Européen, qu'il faut 
chercher des éléments d'opinion à cet égard : ces plaintes 
indiquent seulement que leurs auteurs ne se trouvent pas 
heureux et en cela ils sont un peu comme toute l'humanité. 
Nous ne prétendons pas dire que les populations que nous 
traversons sont plus heureuses que celles du Tell algérien : 
c'est là une question psychologique dans laquelle nous nous 
garderions bien d'entrer, mais nous avançons qu'elles sont 



Digitized by 



Google 



140 LE MIRAGE 

plus richeSj ce dont il y a des critères matériels évidents : 
les familles mangent plus souvent de la viande, au moins 
une ou deux fois par semaine, les individus sont en 
moyenne mieux vôtus ; les tentes neuves et belles sont plus 
fréquentes et les vieilles tentes rapiécées sont plus rares que 
dans nos douars algériens. . . . 

Vers dix heures quarante-cinq on aperçoit à l'horizon le 
profilbrumeux du Jbel Fetnûça et du Jbel Lakhdar qui lui fait 
suite. Quelques instants après nous montons un talus d'une 
vingtaine de mètres et aussitôt commence un plateau 
absolument horizontal et d'une fertilité exceptionnelle. Il y 
règne une activité agricole comparable à celle de nos 
grandes plaines cultivées de France. Malgré l'époque peu 
avancée de l'année le soleil est très dur, l'air surchauffé 
s'élève en stries ténues au-dessus des blés verts : devant 
moi sont des bosquets, de l'eau, un grand rdîr vers lequel 
un troupeau de bœufs se dirige pour s'abreuver; je presse 
ma monture pour y arriver, mais il n'y a plus rien que la 
plaine à perte de vue et les b(eufs qui cheminent lourde- 
ment : c'était un mirage et l'endroit est connu des voyageurs 
pour être continuellement à l'époque des chaleurs, le théâtre 
de ces singulières illusions W. 

De midi et quart à une heure et dix minutes nous faisons 
une halte à l'endroit dit El Mêtfî, c'est-à-dire la citerne (2) ; 
là se trouve en effet une fort belle citerne qui donne une 



(1) Marcel. « Le Maroc », p. 76, décrit longuement les phénomènes de 
mirage dont il fut témoin sur la même route, mais un peu plus loin. 

(2) Les citernes au Maroc s'appellent « mêtfiya », pi. « mtâfi ». L'ortho- 
graphe « medfia », donnée par de Foucauld. « Reconnaissance », p. 177, 
est incorrecte, ou est une prononciation locale. Cet auteur donne quelques 
renseignements sur ces citernes, particulièrement bien soignées chez les 
Qâha et il en reproduit un petit croquis, en coupe et élévation. 



Digitized by 



Google 



LE MARCHÉ DE SÎDI BEN NOCr 141 

grande importance à ce point de la roule ; et nous reprenons 
la marche sur le plateau où errent maintenant d'immenses 
troupeaux : le sol du chemin est devenu sablonneux, 
l'herbe rare et la flore pauvre, la terre est couverte de petites 
marguerites jaunes et blanches qui forment à perte de vue 
un parterre éblouissant. 

Enfin, vers trois heures, nous voici au marché de Sidi 
Ben Noùr qui se tient tous les mardis et qui est le centre de 
transactions commerciales le plus important entre Mazagan 
et Merrâkech. Les marchés marocains se tiennent habituel- 
lement à partir de midi jusqu'à la fin du jour, au rebours des 
marchés algériens qui, commençant aux premières heures 
de la journée, battent leur plein de huit à dix et sont termi- 
nés à midi. Mais d'une façon générale les Marocains des 
pays que nous traversons dorment plus et se lèvent plus tard 
que les Algériens. D'autre part, il semble que le Marocain 
met un peu moins d'assiduité à fréquenter régulièrement les 
marchés que l'Algérien. En certaines régions de l'Algérie, 
l'opinion publique juge défavorablement celui qui ne se rend 
pas au marché et reste dans son douâr : ilnous a semblé que cette 
manière de voir était moins accentuée dans le IJoùz ; on sait 
que certains kânoûn de la grande Kabylie prononçaient des 
amendes contre ceux qui sous le prétexte qu'ils n'avaient 
rien à vendre ni à acheter s'abstenaient de prendre part au 
marché (^) : quelque chose d'analogue doit exister chez les 
populations berbères du Maroc. 

Les Marocains, au moins ceux dont nous traversons le 
pays, déjeûnent au marché, ce qui, chez les Algériens, serait 
considéré comme scandaleux. C'est en effet une croyance 
très répandue en Algérie, et môme au Maroc, qu'il est hon- 

(1) Cf Robin, « Felna Meriem », in « Rev. Afr. », XVIII, n» 105, mai- 
juin 1874, p. 163. 



Digitized by 



Google 



142 dkfi^:nsk de manger en public 

teux de manger en public. (Jn retrouve des traces de croyan- 
ces analogues dans nos campagnes françaises, et chez un 
grand nombre de peuples. Nous avons encore affaire ici une 
fois de plus à une habitude de primitifs, et c'est encore 
Tethnographie des sauvages qui nous en donne l'explication. 
L'âme, croit le primitif, peut s'échapper du corps par une 
de ses ouvertures, et en particulier par la bouche, surtout si 
un ennemi cherche à l'attirer par ses maléfices ; d'autre part, 
des influences mauvaises peuvent l'atteindre en passant par 
la bouche. La plupart des pratiques qui accompagnent Téter- 
nuement et le bâillement, l'usage du voile dans un grand 
nombre de cas, se rapportent sans doute à cette croyance (*). 
En particulier, les peuples primitifs estiment que le manger 
et le boire sont des actes particulièrement dangereux, parce 
qu'en ce moment-là l'ûme est particulièrement exposée. 
Aussi se cache-t-on et prend-on différentes précautions pour 
manger. L'usage de ne manger que dans sa maison et en 
dehors de tout regard étranger a failli être consacré par 
rislâm orthodoxe ; il existe en effet un hadît qui dit : a Celui 
qui mange pendant que deux yeux le regardent, ne mange 
pas autre chose que du poison », et un autre, encore plus 
précis dans le sens qui nous occupe : « Manger au marché 
est une action ignoble». Toutefois, à notre connaissance. 



(1) Voj. de nom])reuses et curieuses preuves dans Frazer, « Golden 
Bough », I, 251 seq., 309 seq., Irad. fr., I, p. 186 seq., 240 seq. L'auteur 
sig-nale les survivances de cette conception qui sont restées dans difTérentes 
lant^ues ; notons en français l'expression : « avoir la mort sur les lèvres » 
et rappelons le vers de Phèdre, III, 1 : 

Et mon âme déjà sur mes lè\Tes errantes. 

Cpr un passage significatif de Don Quichotte, IP part., chap. XXXV. 



Digitized by 



Google 



LE MOUTON CUIT AU FOUR 143 

ces liadît n'ont été reçus dans aucun des grands recueils de 
traditions qui font autorité (*). 

Nous pouvons^ du reste, noter ici que le Marocain a en 
moyenne beaucoup moins de réserve, de tenue, de pudeur 
que l'Algérien : il donne librement sur lui-même des détails 
tout à fait intimes, reconnaît facilement être atteint de 
maladies honteuses et avoue aisément de petites indisposi- 
tions comme la constipation, par exemple, que les Algériens 
mourraient plutôt que d'avouer. Dans les villes, le manque 
de pudeur se manifeste surtout dans les hammftm, à ce point 
que les Algériens et les Tunisiens do passage au Maroc ont 
honte de fréquenter ces établissements. 

L'habitude étant de manger sur le marché, on y vend 
beaucoup de viande toute prête et on y festoie beaucoup. 
C'est surtout la viande de mouton qui est consommée, mais 
le célèbre méchoui algérien, ou mouton à la broche rôti en 
entier, est à peu près inconnu ici; on y mange surtout le 
mouton cuit au four. Des fours spéciaux en pierre sont cons- 
truits sur le marché : ils sont en forme de dôme avec une 
ouverture en bas et une autre au sommet ; on les chauffe 
violemment pendant toute la matinée, puis, le feu étant 
éteint, on introduit par le sommet et on suspend dans le four 
plusieurs moutons, parfois jusqu'à dix ou douze si le four est 
assez grand ; on bouche ensuite rapidement, avec de la terre 
mouillée et de la broussaille, les deux ouvertures et on 
laisse ainsi la viande pendant un délai dont la durée doit être 
savamment calculée pour que celle-ci soit à point. Vers midi 



(1) Ces deux badit sont cités dans Moliararaed ben Cheneb, « Pédagogie 
musulmane», in « Rev. Afr. », XLI, n^^ 225-226, 2« et 3« trim, 1897, 
p. 275. Cet érudit nous signale que le deuxième de ces liadit est cité dans 
Soyoûti, « El Djâmi' es serîr », I, p. 106 et dans ElManaoui, « Kounoûz 
el Hakâïk », p. 42. 



Digitized by 



Google 



144 LK MARCHÉ DANS LA SOCIÉTÉ MAROCAINE 

les fours sont ouverts par le sommet^ la viande retirée est 
débitée de suite toute chaude : cette viande cuite ainsi est 
vraiment délicieuse et si on nous reconnaissait le droit 
d'émettre un avis gastronomique nous n'hésiterions pas à la 
placer bien au-dessus de notre méchoui. W 

Lemarchéj dans la vie arabe, est un élément de la plus 
haute importance ; on peut dire que l'histoire de la tribu se 
déroule presque toute entière sur son marché. Il est, pour 
les indigènes, le seul lieu de réunion : non seulement c'est 
là que, par la vente de leurs produits, ils pourvoient à leur 
subsistance quotidienne, mais c'est encore là qu'ils échangent 
leurs idées, apprennent les nouvelles politiques, reçoivent 
les communications de l'autorité, concertent leur attitude 
vis-à-vis d'elle, décident de la paix ou de la guerre : là encore 
s'ourdissent toutes les intrigues , se plaident toutes les 
affaires, là se prennent toutes les résolutions généreuses et 
là se complotent tous les crimes. Le marché est la plus 
grande et presque la seule distraction de l'indigène : son 
retour hebdomadaire est attendu avec impatience et ce jour- 
là il ne reste plus quelquefois au douar que des femmes et 
des enfants ; c'est le jour béni des coureurs d'aven- 
tures galantes. Il suffît délire l'histoire de l'Algérie pour 
voir que la plupart des révoltes ont commencé sur les mar- 
chés, aussi leur surveillance étroite a-t-elle toujours été une 
des principales conditions de notre sécurité en Algérie. On 
peut dire qu'une bonne et intelligente surveillance des mar- 



(1) Au temps de Léon, on faisait déjà cuire ainsi les moutons à l'élouffée : 
Ramusio, I, fol. 37 D. Cf Weissgerber, «Trois mois de campagne au 
Maroc », p. 49. La bibliographie du « méchoui » algérien, tant de fois 
décrit, serait fastidieuse. Voy. Gaudefroy-Demombynes, in « Rev. de 
Lingu. », 15 avril 1903, p. 174 seq. Les arabes algériens disent plutôt 
« mechoua » ou « chéjy » que « méchoui ». Les marocains disent « choua ». 



Digitized by 



Google 



SURVKILLANCK DKS MARCHÉS 145 

elles est plus efficace que toute autre mesure pour maintenir 
le calme et réprimer la criminalité dans un pays arabe. 

Tous les gouvernements de ce pays ont compris la néces- 
sitéde s'assurer des marchés; au Maroc Tautorilés'y fiiit sentir 
de deux façons, par la perception des droits ou « meks >> au 
profit du gouvernement et par la présence d'un délégué de 
la force publique. Les droits sont perçus par un fermier, la 
force publique est représentée par un clieïkh, par des mem- 
bres de la djemtVa , plus efficacement encore par des 
mkliclznis du câïd de la tribu, quelquefois parle cûïd lui- 
môme. Dans les contrées insoumises du Maroc, les tribus 
sur le territoire desquelles se trouve un marché, tiennent 
à honneur d'en assurer la sécurité. Dans la région si désolée 
du Sahara marocain où les brigandages rendent les tran- 
sactions commerciales difficiles, trois grands marchés, de 
véritables foires, qui durent assez longtemps, se tiennent 
dans les Ait loûça, à Mrimîma et dans le Tûzerouâlt. L'ordre 
ne cesse d'y régner et les caravanes peuvent s'y rendre en 
sécurité: si l'une d'elles est pillée, on saisit, sur le marché, 
les gens de la tribu pillarde et on leur fait payer le dommage 
causé (0. Dans la grande Kabylie, jadis, la police des mar- 
chés était confiée non à l'autorité locale, mais à des person- 
nages importants, sortes de « custodes nundinarum » qui 
avaient seuls la haute autorité et portaient le nom de « chefs 
du marché » (-). La suppression ou simplement ledéplace- 



(1) La foire du Tazerouàll a lieu en mars de l'année solaire ; celle des 
Aït loûça au Moûloûd et celle de Mrimîma en Redjel) de Tannée musul- 
mane; cf (leFoucauld, «Reconnaissance », p. 168-169. Léon, dansRamusio, 
I, fol" 22, B, donne sur une foire de son époque des délails intéressants. 
Cf id., p. 14, B; Bekri, trad. de Slane, p. 1356. 

(2) Hanoteau et Lelourneux, « Kabylie », II, p. 80. 

10 



Digitized by 



Google 



146 VILLE ET MARCHÉ 

ment d'un marché apparaîtra, après ce que nous venons de 
dire, comme une mesure de haute police qui, dans les épo- 
ques troublées, peut être efficace : appliquée à temps, elle 
peut prévenir une insurrection. Les caïds marocains ne se 
sont pas fait faute de l'appliquer et en ont même abusé : rien 
n'est plus défavorable en effet au commerce et à la prospérité 
d'une région qu'une telle mesure. Par la nature même des 
transactions qui s'établissent, un marché doit avoir un 
emplacement immuable pour devenir florissant. Il peut à la 
longue, s'il est bien situé, si les circonstances politiques 
favorisent son développement, devenir le noyau d'une 
agglomération urbaine. 

Des historiens du moyen-âge européen ont pu écrire que 
« la cité est un marché permanent » W. Nous ne saurions, 
même en ce qui concerne le Maroc, nous prononcer sur 
cette théorie ; elle pourrait bien cependant renfermer une 
grande part de vérité et expliquer en partie l'origine de 
beaucoup de cités marocaines, à commencer par Merrâkech ; 
certaines villes aujourd'hui ruinées, comme El Mdîna, dans 
les Doukkàla, servent encore d'emplacement à un marché. 
Notre droit commercial est sorti presque en entier du droit 
des marchés du moyen-âge. Mais ici la comparaison avec le 
Maroc et les pays musulmans ne saurait se poursuivre : il n'y 
a guère chez les musulmans de droit commercial comme tel, 
autrement dit le droit musulman ne connaît pas de législa- 
tion spéciale aux marchands (^). C'est le droit commun qui 
leur est appliqué, séance tenante du reste, par un cadi ou un 
'adel qui tient audience foraine sur le marché ; par là, les 



(1) Par exemple, Solim, « Enlsl. d. deutsch. Slâdtw. », p. 23, p. 25, 
pour n'en citer qu'un. 

(2) Cf Van der Lith, « Yecchie leggi commerciali », p. 7. 



Digitized by 



Google 



PANIQUES SUR LES MARCHES 147 

musulmans ignorent entre eux ces inextricables conflits de 
législation qui entravaient le commerce au moyen-ûge et 
qui ont amené l'élaboration de notre droit commei'cial et le 
développement d'institutions juridiques ou administratives 
particulières. Un tel conflit ne s'est produit que sur les côtes 
entre musulmans et européens et il a été l'origine des capitu- 
lations et du droit consulaire spécial à ce qu'on appelait jadis 
les pays barbaresques. 

Je ne referai pas après tant d'autres la peinture pittores- 
que d'un marché arabe W ; pour en donner une description 
scientifique, il faudrait une étude attenlive que je n'ai pas 
faite. Mais cette étude pourrait être une bien belle illustra- 
lion des thèses brillantes qui ont été soutenues dans ces 
dernières années sur la psychologie des foules et l'entraî- 
nement grégaire. Il y a là une occasion d'étudier facile- 
ment une foule d'un caractère primitif : sans doute on 
trouverait qu'elle ne diffère pas beaucoup d'une foule de 
civilisés. Il nous semble pourtant qu'on trouverait que sa 
mobilité, sonimpressionnabilité, sa suggestibilitésont encore 
plus exagérées que chez nos foules européennes. Au Maroc, 
comme en Algérie, les marchés arabes sont sujets à ces 
singulières bagarres qu'en Algérie on appelle «nefra^a». 
On sait qu'on désigne ainsi des paniques naissant subitement 



(1) \oy. dans Marcet, « Le Maroc », p. 58, une description piUoresque 
du marché de Sîdi ben Noûr ; autre description pittoresque d'un marché 
marocain dans Meakin, « The Moors », cliap. I et p. 171 ; législation des 
marchés kab^^lesdans Hanoteau et Lelourneux, << Kahylie », II, chap. XX; 
Trumelet, « Boufarik », est en somme l'histoire d'un célèbre marché ; voy. 
spécial, chap. XIX ; Richard, « Mystères du peuple arabe », n'est égale- 
ment que la description d'un marché arabe, avec intercalât ion de longs 
épisodes; sous sa forme humoristique et en dépit de quelques exagérations, 
ce livre offre une peinture saisissante des mœurs indigènes. 



Digitized by 



Google 



148 LES CHANTEUSES CHEZ LES DOUKKALA 

d'un incident minime et qu'on n'arrive souvent jamais à 
connaître dans la suite : le bruit se répand comme une 
traînée de poudre qu'on pille le marché ; à la simple audition 
de cette nouvelle^ quelques marchands se mettent à fermer 
boutique précipitamment sans ordre et en bouleversant leurs 
marchandises. Aussitôt le tumulte s'étend ^ les honnêtes 
gens se sauvent et tous les mauvais sujets, comme il y en a 
toujours en grand nombre sur un marché, se mettent à 
piller effectivement au milieu du désordre, bien qu'ils ne 
fussent pas venus dans cette intention. Le marché se termine 
ainsi dans un sauve-qui-peut général dont profitent seuls les 
gens de mauvais aloi. Il y a évidemment des nefra'a orga- 
nisés intentionnellement mais il est fréquent de les voir 
se produire d'une façon pour ainsi dire spontanée et il est 
rare que l'autorité arrive à enrayer rapidement le désordre. 
Au Maroc la nefra*a s'appelle « kesra » : on dit : « Es souk 
enkecer )), mot à mot : « le marché s'est rompu » 
c'est-à-dire il y a eu une panique, une nefra^a qui a rompu 
le marché. 

Le marché de Sidi Ben Noûr est chaque semaine le ren- 
dez-vous de tous les chanteurs et surtout des chanteuses de 
la région : c'est là que de très loin on vient les engager pour 
une fêle, un mariage, une circoncision, etc. Ces chanteuses 
sont répandues dans tous les Doukkâla et jusque dans les 
Chiadma, il y en a aussi dans les Châouia. Elles habitent au 
milieu de leur famille qui vit du produit de leur art et de 
leur débauche. Elles ont d'habitude des frères ou des parents 
qui leur serv-ent de soutiens, qui les suivent dans leurs 
tournées et les accompagnent toujours pour les défendre au 
besoin; ils vivent du reste en bonne intelligence avec les 
nombreux amis de l'arliste et savent ne pas se rendre 
importuns au visiteur. Ces uKeurs sont admises par l'opinion 



Digitized by 



Google 



HOSPITALITE 149 

publique et les chanteuses n'en sont pas moins considérées. 
Elles mèneraient une vie, en somme, plutôt agréable, si 
elles n'étaient pas exploitées et rançonnées de toute façon 
par les caïds qui leur arrachent, en les menaçant conti- 
nuellement, la plus grosse partie de leurs bénéfices. 

L'opinion publique aurait d'autant moins le droit, chez 
les Doukkâla de se montrer sévère au sujet de la vie privée 
des chanteuses, que d'une ftiçon générale les doukkAliyût 
sont loin d'être un modèle sous ce rapport : la coquetterie, il 
faut môme dire l'effronterie des femmes, frappe les voya- 
geurs les moins prévenus ; elles adressent la parole aux 
hommes en plein champ, tiennent avec eux les propos les 
plus cavaliers au tour des puits, ne se gênent pas pour les 
appeler de loin et leur faire des propositions. La prostitution 
dans les ménages est générale et les maris complaisants sont 
légion ; la répudiation pour cause d'adultère est rare, et 
quant au meurtre de la femme infidèle par le mari, il est à 
peu près inconnu. La coutume répandue en Algérie, dans 
quelques régions, d'inviter l'hôte à passer la nuit avec une 
fille de la maison, existe dans beaucoup de tribus des 
Doukkâla et chez presque tous les Châouia (^). Exactement 
comme dans certaines tribus de notre Kabylie (-), on demande 
à celui qui se présente comme hôte, s'il est : « deïf el jmiVa », 



(1) Voy. une allusion à ces mœurs des Ghdouia dans El Oufràni, 
« Nozhet el Çàdî », Irad. Houdas, p. 412. 

(2) Sur ces usages des Kabyles, aujourd'hui en voie de complète dispa- 
rition, voy. le brillant récit de Masqueray, « Souvenirs et visions d'Afrique», 
p. 268 ; d'autres tribus sont connues des Algériens pour avoir eu les 
mêmes usages, par ex. : les Iloûla Oumalou. Cf les « Igoundajen » dans 
Mouliéras, « Légendes kabyles », II, p. 150, 3® 1. d'en b. Comparez Bekri, 
trad. de Slane, p. 233-234 ; Idrîci, « Afr. sept. », irad. Dozy et de Goeje, 
p. 110. 



Digitized by 



Google 



150 HOSPITALITE 

OU bien : « doïf el kheïma », c'est-à-dire : ce hôte de la commu- 
naulé )) ou « hôte de la tente » ; dans le premier cas, on le 
mène dans une tente commune, qui se trouve dans chaque 
douar, où on lui porte des vivres et où il passe la nuit sans 
avoir d'obligations à personne. Dans le second cas, un habi- 
tant du douar le mène dans sa tente où on le fait manger et 
où on l'entoure de soins ; enfin, on lui donne à choisir parmi 
les filles de la famille, mais non parmi les femmes mariées, 
celle qui partagera sa nuit. Au lendemain, un petit cadeau 
est obligatoire, quelque chose comme une ou deux pesetas. 
Les caïds qui connaissent celle coutume imposent beaucoup 
plus les tentes où il y a de jolies filles, que celles où il 
n'y en a pas. Les veuves, à tous ces égards, se conduisent 
comme les filles, on pense bien qu'elles ne sont pas moins 
légères. 

Nous quittons Sîdi Ben Noûr et son marabout à toit carré 



FiG. .'Î7. — Marabout de Sîdi Ben Noùr 

{Cliché de l'auteur) 



recouvert de tuiles vertes ; le Jbel Lakhdar commence à être 
plus visible, mais nous n'y arriverons pas ce soir comme 



Digitized by 



Google 



INSTRUCTION MUSULMANTi: 151 

nous l'espérionsj car, à 4 h. 10, nous sommes seulement à la 
maison de l'ex-caïd El Hâjj ben 'Abdallah et la montagne, à 
Tallure peu rapide de notre caravane, est encore à deux 
heures et demie de marche. L'aspect du pays a changé 
complètement : nous foulons aux pieds un fin gravier que 
tapissent toujours les marguerites et que jalonnent les 
férules, mais autour de nous ne sont plus les fertiles mois- 
sons de tantôt ; c'est maintenant un pays d'élevage et même 
de grand élevage. 

Nous passons près d'un dcher où il y a une école ; on 
entend d'ici la récitation nasillarde et monotone des écoliers 
qui épellent des versets du Coran. U y a tantôt cinq cents 
ans qu'Ibn Khaldoùn décrivait déjà la manière dont l'ensei- 
gnement est entendu au Magrib (en cela il entendait opposer 
le Magrib à l'Ifrîkiya) et il faisait remarquer que l'ins- 
truction au Maroc consiste avant tout à savoir le Coran par 
coeur (^), sauf d'ailleurs, à n'en pas comprendre le sens. 
L'écolier marocain qui, au bout de pas mal d'années, est 
arrivé, à force de coups de férule, à se loger dans la mémoire, 
les six mille deux cents versets du (^oran, prend le titre 
envié de fkîh (2), qu'il ne mérite guère, puisque ce mot 
signifie en réalité « jurisconsulte ». Si à la connaissance du 
Coran, il joint celle d'un traité didactique grammatical élé- 
mentaire, s'il a tant soit peu ânonné l'abrégé du droit de 
Khelîl, s'il sait par cœur quelque panégyrique poétique 
du prophète, comme la « Borda » ou la « Hamziya » du 
cheikh el Boiicîri, c'est un véritable savant, un « *âlem)). 
Mais, en tout cela, le vrai savoir joue peu de rôle; l'ensei- 



(1) Ibn Khaldoùn, « Prolégomènes », Irad. de Slane, III, p. 286-288. 

(2) Sur « tâleb », « fkîh », « 'âlem », voy. Fischer, « Marokk. Sprichw. », 
p. 4, n. 3. Cf Mouliéras, « Maroc inconnu », I, p. 174. 



Digitized by 



Google 



152 MENDICITK SCOLAIRE 

gnemenl musulman est actuellement confiné dans un 
lamentable psiltacisme ; Ibn Khaldoùn disait déjà que les 
Magribins pensaient que pour savoir il suffisait « de se char- 
ger la mémoire )> W. Savoir par cieur est tout ; Torientaliste 
européen le plus éminent passera au Maroc pour une nullité 
parce qu'il ne sait rien de mémoire. Dans l'arabe courant, 
(( 'ûkel » veut dire aussi bien a doué de mémoire » que 
(c intelligent ». Aussi le professeur le plus renommé est celui 
qui n'a besoin ni d'un livre ni de ses notes (-) ; pour avoir de 
la mémoire, s'il en manque, l'écolier recourra à tous les 
procédés, aux drogues, aux talismans ; c'est dans ce but, 
que, dans certaines régions, ils ingurgitent des quantités 
souvent considérables de belladone, en arabe « bellâïdoùr », 
parce que les baies de cette solanée sont réputées pour 
augmenter la mémoire (•'^). 

De temps en temps en temps, le long du chemin, des 
étudiants, plus ou moins guenilleux viennent nous présen- 
ter la planchette sur laquelle ils ont péniblement tracé avec 
le (( smêk » W ou encre arabe, des versets du Coran. C'est 
une manière de demander l'aumône. Il y en a qui pour- 
suivent tel de nos compagnons musulmans en lui disant : 
c( Harerna, iherrek AllAh », c'est-à-dire : <( Donne-nous un 
jour de congé (tahrîra) et Dieu t'affranchira (des peines 
futures) ». C'est qu'en effet le « fkîh » ou maître d'école, 



(1) Ibn Khaldoùn, « Prolétj^omènes », II, p. 443. 

(2) Cf Serres et Lasram, « Voyage chez les Senoiissia », p. 275. 

(3) Cf Moiiliéras, « Maroc inconnu », II, p. 309-.310. Comparez El 
Bekri, irad. de Slane, p. .307. 

(4) Le meilleur « smêk » est fabriqué avec de la laine ou de la corne de 
moulon g-rillé qui fournit un noir animal très fin. Cf Cohen-Solal et 
Eidensclienk, « Mots usuels », p. 4 ; Mouliéras, « Maroc inconnu », 
p. 35-36 ; Meakin, « The Moors », p. 125. 



Digitized by 



Google 



MENDICITE SCOLAIRE 153 

donne souvent congé à ses élèves, pour de Targenl. Toute 
l'après-midij déjeunes galopins ont couru ainsi après nous 
en brandissant leurs planchettes, sans aucun succès, du 
reste. Us font également des tournées de ce genre dans les 
douars, tournées qui sont du resle indépendantes de celles 
qui ont lieu lorsqu'ils fêtent la khetma (0, c'esi-à-dire, 
lorsqu'ils ont terminé une section du Coran. 

Les étudiants plus ftgés et plus avancés ne sont pas moins 
mendiants. Lorsqu'on passe devant une école, ces grands 
tûleb viennent vous demander sans vergogne une libéralité, 
c( bAch ensebbonou )> disent-ils, c'est-à-dire : « pour que 
nous lavions notre linge ». C'est là la formule consacrée: 
môme le mekhûzni d'un gros personnage chez qui l'on a été 
reçu l'emploie en se présentant chez vous le lendemain, 
pour mendier un pourboire à l'octroi duquel il n'est pas 
possible de se dérober. Le Marocain est essentiellement 
mendiant, même auprès de ceux qu'il méprise profondé- 
ment, et c'est là un des traits les plus vilains de son carac- 
tère ; nous ne parlons, bien entendu, en ce moment que de 
la vulgaire masse des populations entièrement soumises. 

A 5 h. 35, nous campons dans un petit dcher, c'est-à-dire 
une agglomération de nouâla et de tentes à caractère perma- 
nent ; ce dcher est dit d'El Hàjj Mohammed ben Rahhâl ; 
nous causons avec le principal propriétaire de l'endroit, il 
est l'associé agricole d'un gros commerçant juif anglais de 
Saffi et malgré cela se montre vis-à-vis de nous d'un fana- 



(1) Sur la « khetma », sur la « takhrîdja », ou fin d'études, sur la 
« kherka » ou présent fait au maître à la fin des études, \oy. Mohammed ben 
Cheneh, « Pédagog^ie musulmane », loc. cit., p. 276 ; Mouliéras « Maroc 
inconnu », p. 516-517 ; W. Mar(;ais, « Dialecte de Tlemcen », p. 243 seq. 
Ce dernier contient une excellente description de Técole coranique ou 
« msîd ». 



Digitized by 



Google 



154 TRAVAUX DES BÉDOUINES 

tisme farouche et affecte les airs les plus méprisants. Je lui 
adresse quelques questions auxquelles il répond par mono- 
syllabes. Il semble méditer, à son tour, de me demander 
quelque chose : tout-à-coup, sa figure s'éclaire et il me tire 
à l'écart en souriant pour me demander de l'air le plus 
obséquieux, un peu d'argent. Je reste un peu étonné de voir 
ce vieux richard demander Taumône avec autant d'humilité 
qu'un miséreux ; je profite de l'occasion pour lui soutirer, 
avant de lui donner quoi que ce soit, un certain nombre de 
renseignements qu'il me fournit assez facilement et je lui 
donne une peseta. Il sourit d'aise sur le moment mais se 
relève aussitôt sans dire merci et me quitte d'une démarche 
noble sans plus faire ensuite attention à moi que si je 
n'existais pas. C'est, sans doute, encore là un de ces proté- 
gés qui disent du commerçant qui fait leur fortune : « J'ai 
un bon chien de mécréant pour me garder de mon caïd ». 
Mais quel caractère complexe que celui de ce musulman 
fanatique, associé d'un juif et mendiant près d'un chrétien ! 
Dans la nuit, bien avant l'aube, nous sommes réveillés 
par une clameur étrange : des chants s'élèvent çà et là dans 
le douar, accompagnés d'un bruit de roulement sourd et 
continu. Ils se répondent d'une tente à l'autre, se croisent 
dans l'air calme, dans le silence à peine interrompu par les 
cris de quelques bestiaux. Quelles sont ces mélopées un peu 
tristes, que seul leur rythme précipité empêche d'être trop 
plaintives? prières ? chants d'amour? non, ce sont des 
chants de travail, ('e sont les femmes qui commencent leur 
pénible journée en écrasant dans les moulins à main le 
froment qui va semr aux repas du jour. Pauvres créatures, 
usées à la fleur de l'Age par le dur labeur du ménage, elles 
travaillent déjà dans l'obscurité, à tûtons, pendant que le 
reste de la famille repose encore. Tout à l'heure, au « fjer », 



Digitized by 



Google 



TRAVAUX DES BEDOUINES 155 

c'est-à-dire à l'aurore, quand les hommes se lèveront et qu'ils 
auront fait la prière, ils trouveront apprêtée la « heçoua », 
soupe de grains qui constitue leur premier déjeuner, car la 
femme s'est hâtée d'allumer son feu et en attendant que son 
eau ait bouilli dans la marmite, elle est allée traire les 
vaches. Elle dispense maintenant la heçoua à toute la 
lente ; après cela, elle ira donner de la paille aux bestiaux et 
se hâtera de faire le pain non levé que vont emporter les 
hommes qui s'absenteront pour toute la journée, laboureurs 
ou bergers. Alors, elle traira les brebis ou les chèvres 
selon la saison, et s'occupera de faire sortir le bétail ; 
puis, elle pourra respirer un instant. Voici pour elle le 
bon moment de la journée. Avec ses compagnes des lentes 
voisines, elle s'en ira chercher de l'eau à la source voisine. 
C'est quelquefois bien loin, la source est peu abondante, 
remplissage des vases est long, les bavardages vont leur 
train, les commérages se débitent, les intrigues s'ourdissent, 
les jalousies s'aiguisent, les amitiés se nouent ; puis elles 
s'en iront deux à deux ou par petits groupes, dans les 
terrains incultes ramasser le bois à brûler. Le bois est rare, 
ce sont de maigres broussailles souvent épineuses ; chacune 
fait un fagot, le charge sur son dos et revient au douar. 
C'est maintenant l'heure de préparer le second repas : ce 
sera de la « *açîda », farine de maïs, assaisonnée de « Iben » 
ou encore le « dchîch », farine d'orge cuite à la vapeur et 
garnie d'oignons et de courges. Puis, la femme recommen- 
cera à moudre le grain ; il faut maintenant préparer le repas 
du soir (vers les trois ou quatre heures), qui se compose 
généralement de petites galettes cuites sur un plat ou 
c( tâjîn ». Quant au dernier repas, il a lieu vers neuf ou dix 
heures du soir et on le met en train à la tombée de la nuit ; 
c'est, si la famille est dans l'aisance, un couscous à la 



Digitized by 



Google 



156 CHANTS DU MOULIN 

viande, sinon un couscous aux oignons ou aux courges. 
Entre temps, la femme, dans la journée, bal le beurre, en 
sépare le pelil-lait, carde la laine, fabrique les vêlements 
de laine, tisse les tapis, moule et fait sécher la poterie. 
Suivant la saison, elle s'occupe activement aussi des travaux 
de la culture qui sont accomplis en grande partie par elle, 
sauf les labours faits par les hommes et la moisson à 
laquelle tout le monde travaille ; elle sarcle, elle bine, elle 
glane seule; dans les pays à argan, elle s'occupe de la 
cueillette du fruit de l'arganier et de la fabrication de 
l'huile, à l'exclusion de tout autre travail de culture. Telle 
est la dure vie des Bédouines. 

Cette vie de labeur, elles la charment par des chansons 
comme celles qu'elles se renvoient l'une à l'autre cette nuit 
en broyant le grain sous la meule. Voici l'un de ces chants 
du moulin : 

« Tu me rends folle, ô moulin — La longueur de la nuit 
me pèse — Tu me rends folle, ô moulin — J'en ai les 
mains douloureuses — Je ne pardonne pas à ma mère — 
Ni à celui qui fut présent à mon mariage (^) — Qui amena le 
cadi et les témoins — Avec leurs turbans, comme ceux des 
juifs W )). 

Ou encore : 

« Sous la terre de la tombe, tu n'es plus visible, ô Kheïra 
— Tu es emprisonnée dans une maison où il n'y a qu'obscu- 
rité — Tu as quitté Ahmed et sa s(Eur Mahjoùba — Tu es 



(1) Je n'ai pu recueillir de chants du moulin marocains ; ceux qui sont 
donnés ici sont du déparlement d'Oran ; peut-être ont-ils cours au Maroc, 
car ces sortes de compositions sont très uniformes ; en tous cas, ils donnent 
une idée du p^enre. 

(2) Probahlement le père ou le tuteur- 

(3) Les hommes de loi portent de gros turbans, les juifs aussi. 



Digitized by 



Google 



CHANTS DU MOULIN 157 

partie, ô la belle aux pendants d'oreilles, sans retour — Ta 
jambe était comme un lys — O femme, semblable à une 
gazelle ». 

Cela ne veut pas dire grand chose ; la suivante est plus 
compréhensible. On se la chante d'une tente à l'autre : une 
femme dit les vers, l'autre reprend le refrain, toujours le 
même et que je ne reproduis ici qu'une fois : 

« La souris mâle dit : « Je me ferai tuer pour elle (0 — 
[Refrain). Qu'est-il donc arrivé à la souris femelle ? — Ou 
bien il faudra me fusiller — C'était une jeune fille de bonne 
famille — Qui n'avait jamais traversé le douar — Et qui 
n'allait jamais aux fêles de nuit — Sa toison aurait suffi 
à faire un hâïk — Et il eut resté de quoi faire un sac — On 
l'a amenée du bout du douâr — Ils la prenaient pour une 
voleuse — C'était une vache au commencement de l'été (^) 
— Sur laquelle se sont abattus les bouchers ». 

Ces chants sur le travail sont sans doute bien antiques et 
les folkloristes se sont dans ces derniers temps complus à 
les recueillir ; ils pourraient servir d'illustration aux vues 
ingénieuses qui ont été émises depuis quelques années sur les 
rapports du rythme, du travail et de l'art ; plus un travail 
est rythmé, plus il est régulier ; or, la régularité c'est la 
beauté ; peut-être toute la beauté. Je crois, d'ailleurs, que 
dans le chant, il y a un stimulant autre que le rythme, ne 
fut-ce que l'effort fait pour chanter qui, par un de ces 
entraînements sympathiques fréquents dans l'organisme et 
bien étudiés parles physiologistes modernes, augmente la 
puissance de travail. Le chant est de même un stimulant 



(1) C'est une souris mâle qui parle et qui est censée pleurer la mort de 
sa femelle : je me ferai tuer pour elle, c'est-à-dire je risquerai la mort pour 
la v<»nger. 

(2) G'est-ù-<lire une vache «crasse. 



Digitized by 



Google 



158 CHANTS DU TRAVAIL 

psychologique; c'est en chantant que les martjTs chré- 
tiens attendaient les bêtes au cirque, en chantant aussi que 
les Templiers montaient au bûcher ou les Girondins à 
l'échafaud. Il me semble que, dans des cas pareils, le chant 
n'agit pas seulement comme un stupéfiant ou un anesthé- 
sique. Les chants du travail portent généralement la marque 
caractéristique de l'âme du chanteur ; ne subissant point ou 
presque point les variations individuelles, ils reflètent 
avant tout Tétat d'esprit de tout une race. Les paroles de 
ceux des Marocains sont en général douces, tristes et reli- 
gieuses. Voici un chant de dameur de terrasses : (0 

(( Je commence par le nom du Seigneur saiis pareil — 
(Refrain). notre Seigneur ! — Le nom de Dieu est un 
préservatif en toute chose — En lui j'ai mis toute ma 
confiance, en luije me repose — Celui qui met son espoir 
en Dieu, le Très-Haut — Voyage avec profit et en 
paix. » 

Ces derniers mots sont une allusion au sort du malheu- 
reux travailleur obligé de s'exiler de son pays pour gagner 
sa vie ; être loin de son pays, c'est toujours une grande dou- 
leur pour un musulman. Le chant suivant, propre égale- 
ment aux dameurs de terrasse et autres ouvriers maçons, 
exprime le môme sentiment. L'auteur y invoque le saint 
du pays où il travaille : 

c( Je suis l'hôte envoyé par Dieu, ô Moûlaye Bou Cha'îb 
— Prêtre des croyants, perfection des gens de bien, ô notre 
Seigneur ! — Iraâm des pèlerins — O celui qui est 



(1) Un chant analogue a été noté par Urquhart, « Pillars of Hercules », 
II, p. 418. — Au rebours des trois chants du moulin qui précèdent, tous les 
chants qui suivent, sont du Maroc. — Cpr. chant des dépiqueurs dans 
Marçais, « Dial. de Tlemcen », p. 283. 



Digitized by 



Google 



CHANTS DU TRAVAIL 159 

sur la colline — Je demande l'hospitalité comme hôte de 
Dieu — Prie pour moi, ô notre seigneur ! » 

L'ouvrier travaille à Azemmoûr ; dans le suivant, il tra- 
vaille à Mogador et s'adresse au patron de cette ville : 

« Je suis un hôte de Dieu, au nom de Dieu, ô Sîdi Meg- 
doûl — Regrâgui, protège-moi, car je suis accablé — 
Je suis venu vers toi, mon Seigneur — Pour que tu sois 
maintenant mon appui. » 

D'autres fois, le travailleur pense à son pays natal ou au 
saint à qui il a de la dévotion : 

(( Celui qui est aimé de Dieu va visiter les chérifs — Il va 
à Ouezzân en pèlerinage — Il se débarrasse des maux qui lui 
pèsent, ses os sont allégés — Il obtient la chose qu'il 
demande dans sa journée. » 

Parfois, le souvenir est gracieux, comme dans le chant 
suivant : 

« ma montagne du Jbel el 'Alam — ma montagne 
avec ses fleurs — Moùlaye Abdesselâm — toi qui 
enrichis tes pèlerins ! » 

Les ouvriers mineurs qui creusent les étonnants canaux 
souterrains connus sous le nom de « khettara », dont nous 
parlerons plus loin, ont des chants analogues et ce serait 
allonger ces pages sans nécessité que d'en citer trop. Je 
donnerai seulement les deux suivants d'un caractère pure- 
ment religieux et empreints du véritable « Islam », mot à 
mot a abandon entre les mains de Dieu » : 

« Au nom de Dieu et par Dieu, c'est sur Dieu que nous 
comptons — O Dieu, facilite-nous notre tâche, fais que nous 
ne soyons pas déçus. » 

c( toi dont l'ancêtre est illustre, en toi notre espérance 
— Fais que nos désirs soient exaucés, ô notre Seigneur ! — 



Digitized by 



Google 



160 JBEL FETNAÇA 

Bonjour et prière sur le Très-Glorieux — Il n'y a pas de 
religion, si ce n'est celle de Mohammed (0 ». 

Ainsi rislàm emprisonne la personnalité des misérables 
chanteurs dans le cercle inflexible des volontés divines^ 
comme leur pauvre condition les condamne à une vie de 
labeur. 

(29 mars). Partis à 5 h. 35, nous sommes vers 6 h. 12 à 
SîdiRahhûl^beau dcheravecde nombreuses nouâla^des trou- 
peaux immenses et où règne une grande animation. Cinq 
minutes après, nous sommes dans les défilés dits communé- 
ment du Jbel Lakhdar, mais qui sont en réalité ceux du Jbel 
Fetnâça ; le Jbelliakhdar est seulement dans le prolongement 
de la chaîne à une demi-étape dans la direction du nord-est. 
Le défilé n'est pas très pittoresque, les montagnes sont peu^ 
élevées (100 mètres au-dessus du plateau), toutes cultivées, 
presque sans broussailles; le paysage se présente comme 
une succession de mamelons verts. Au bout de trois quarts 



FiG. ^38. — Kerkoùr de Sidi ^Vbdallàh el y.iouàoui 

[CUrhe de Vautevr) 

d'heure, nous passons près d'un important dcher dont le 



(1) Voy. appendice n" 1. 



Digitized by 



Google 



LK TERRITOIRE DES DOUKKALA 161 

saint patronal, Sîdi 'Abdallah el Haouâoui, érige sa coupole 
blanche près de la roule : un kerkoùr lui est consacré sur le 
chemin ; le nom de ce saint qui signifie « originaire des 
oulad Haouâ (haouâ'ou, en arabe littéral, c'est-à-dire les fils 
d'Eve), donne lieu à des calembours obscènes ou à des 
méprises grossières de la part des musulmans illettrés, car 
ils le prononcent « hawwâï » ou l'altèrent ainsi à dessein. 
Ce dernier mot a, en effet, au Maroc, une signification 
obscène et des Européens écoutant ces sottises sont tombés à 
cet égard dans de singulières méprises (*). Il y a nombre de 
fractions et de tribus qui portent le nom d'Oulad Haouâ et 
l'ethnique «haouâoui» est assez répandu dans l'Afrique du 
Nord. Quelques instants après avoir dépassé cet endroit, 
nous sommes en vue de Guerrando. 

2. Le territoire des Doukkâla. 

Les vastes et monotones étendues de pays qui forment ce 
que les Arabes ont appelé « Hoùz Merrûkech » ou, plus 
brièvement le yoûz, c'est-à-dire quelque chose comme 
« La Provence », ont été, dans ces dernières années, l'objet 
d'études géologiques el géographiques plus approfondies 
qu'aucune autre contrée du Maroc ; les levés du capitaine 
Larras en ont fixé la topographie dans toutes ses lignes 
essentielles; les beaux voyages de Th. Fischer nous 
donnent une idée complète de leur géographie physi- 



(1) Montet, « Confréries religieuses de l'Islam marocain », Rev. Hist. Rel., 
t. XLV, p. 20, n. 2, rapporte ce mol à la racine « haouâ », aimer. Mais 
« haouâ » est inconnu dans l'arabe vulg^aire au Maroc, tandis que « haoua » 
y est courant avec le sens de «cohabitare cum muliere». D'ailleurs, «hawwâï» 
ne peut se confondre avec haouâouî (haouâouiyy°"°) qui est nécessairement au 
point de vue grammatical, un ethnique dérivé de «haouâ'ou ». 

11 



Digitized by 



Google 



162 LE PLATEAU SUBATLANTIQUE 

que on employant ce mot dans toute l'étendue de sa 
moderne signification ; les courses géologiques de Brives 
nous en ont enfin révélé clairement la statigraphie (0. 
En ce qui nous concerne personnellementj nous n'avons 
fait que profiler, dans nos voyages, des résultats obtenus par 
ces savants sans avoir la présomption de les compléter; 
seules, nos observations ethnographiques et sociologiques 
que nous exposerons plus loin, peuvent être en grande 
partie tenues pour inédites. Il n'en est pas de même du 
présent paragraphe, mais nous devons toutefois faire obser- 
ver que, sauf les quelques lignes consacrées à un très court 
exposé géologique, les pages qui suivent sont écrites d'une 
façon tout-à-fait indépendante. 

Ija région comprise entre le Haut-Atlas au Sud, le Moyen- 
Atlas à l'Est et rOcéan forme ce que Th. Fischer a appelé 
Tavant-pays, le « Vorland » de l'Atlas, et ce que nous apppe- 
lons plus volontiers en Algérie « le plateau subatlantique ». 
C'est une vaste étendue formée de deux terrasses super- 
posées que tous les voyageurs ont remarquées, même les 
moins géologues : la première inférieure à 300"^, la deuxième 
inférieure à 600"™. La bordure qui sépare la première terrasse 
de la seconde est constituée par une chaîne de hauteurs dont 
font partie le Jbel Lakhdar et le Jbel Fetnâça. Au-dessus de 
cette deuxième terrasse s'élèvent les débris d'une troisième, 
précisément au Jbel Lakdar, puis dans le massif des Béni 
Meskîn et enfin dans la chaîne si remarquable des Jbîlèt. 



(l) Il serait injuste tromelire ici les noms des deux collaborateurs de 
M. Th. Fisclier, le D*" Kampffmeyer et le D'" Weissgerber. Le premier a 
pul)lié ses impressions qui ont la valeur de véritables études, dans ses 
« Reisebriefe » que nous avons déjà eu l'occasion de citer. Le second a 
publié le résultat de ses nombreux voyages à travers le ^Joûz dans « La 
Géographie », dans la « Revue générale des Sciences » et dans son livre déjà 
cité, « Trois mois de campagne au Maroc ». 



Digitized by 



Google 



GEOLOGIE DU PLATEAU 163 

La première terrasse offre, d'après Brives^ la succession 
suivante de terrains : 

C, Dunes acluelles. 

B. Quaternaire : grès sableux à Hélices. 

2. Dépôts ) ( \ n ^ • 

, . \ < l 6') Calcaires, 

horizontaux. i 

A. Pliocène. { b) Grès. 

a) Poudingues. 

Lacune cory'esi)ondant aux dénudations des mers précédentes, 

1. Dépôts relevés : schistes siluriens très plissés, très relevés, 
parfois même renversés. 

Ces schistes anciens ont leurs plis orientés N. 20^ E. ; ils 
représentent les débris d'une ancienne chaîne hercynienne 
qui s'étendait au Sud jusque dans le Sahara et dont les plis, 
découverts pour la première fois par Flamand W dans 
l'Extrême Sud-Ouest oranais, ont été en dernier lieu étudiés 
par Brives au Maroc et par E. F. Gautier au Sahara (-). On 
sait que le continent hercynien eut son maximum d'exten- 
sion à l'époque carbonifère : c'est sur les côtes de ce conti- 
nent ou dans ses lagunes intérieures que s'est formée la 
houille. Aussi la découverte des ridements hercyniens du 
Nord de l'Afrique a-t-elle fait naître de nouvelles espérances 
au sujet de la possibilité de trouver des gîtes de charbon de 
terre ; et il semble que si la houille pouvait se trouver quel- 
que part dans ces pays, c'est au Maroc et dans le Sahara qu'il 
faudrait la chercher. Si en effet, dans la région qui nous 



(1) G.-B.-M. Flamand, «Sur la présence du Dévonien inférieur dans le 
Sahara Occidental », dans « C.-R. Ac. Se. », 2 juin et 21 juillet 1902. 

(2) Brives, « Considérations géographiques sur le Maroc occidental », 
p. 4 du t. à p. ; E. F. Gautier, « C.-R. Acad. Se. », 8 décembre 1902, 
in f. ; « Sahara oranais », dans « Ann. de Géog. », XII, 1903, p. 243. 



Digitized by 



Google 



164 GEOLOGIE DU PLATEAU 

occupe, on n'a pu trouver de carbonifère, il n'en est pas de 
môme au Sud et dans le Sahara : Foureau chez les Azdjer, 
Ficheur dans le Sahara et Lenz dans le Dra ont trouvé ce 
terrain caractérisé (*). 

Alors que dans la première terrasse, le pliocène repose 
directement sur les schistes anciens, dans la deuxième c'est 
le miocène qui recouvre la série primaire, sauf quelques 
lambeaux d'éocène et de jurassique qui apparaissent çà et là ; 
cette série primaire a été trouvée assez complète par Brives 
du côté de l'Oum-er-Rbîâ : 

!l p) Argiles alternant avec 
_ „ - . . ) bancs de grès.— Calcaires 
b Hel vétien ^ Lithothamnium 
\ a) Argues. 
a Poudingues et grès cartenniens. 

iiurii^uiiiciuA. I 

}B. Traces d'éocène. 
A. Traces de jurassique. 

.4 [C, Schistes et poudingues permiens, roches por- 

1. Ancien i phyriques. 

continent \ r j ^ 

hercynien <fi. Grès dévoniens. 

phssé y ^ Schistes siluriens. — Roches cristallophylliennes 
et relevé. ( et granitiques. 



(1) Foureau « Sur la présence du carbonifère dans le Sahara », in « C.-R. 
Ac. Se», 2™* sem. 1894, p. 576 ; « Rapport mission Sahara et Touareg », 
p. 232 ; Ficheur, « Sur l'existence du terrain carbonifère dans la région 
d'IgU », dans « C.-R Ac. Se. », 23 juillet 1900 ; « Note sur le terrain 
carboniférien dans le Sud de TAlgérie », dans « Bull. Soc. Géol. Fr. », 
3™« sér., t. XXVIII, p. 915; les fossiles étudiés par Ficheur ont été 
recueillis par divers officiers, ceux de Lenz ont été étudiés par Stache, 
« Fragm. c. afr. Kohlenkalkfauna aus. d. gel. d. West-Sahara », in 
« Denks. d. math.-naturwiss. Cl. d. K. Ak. d. Wiss. », t. XLVI ; 
G.-B.-M. Flamand, « Sur la présence du terrain carbonifère dans les oasis 
de l'Extrôme-Sud », dans « C.-R. Ac. Se. », 23 juin 1902; E.-F. Gautier, 
« Sur les terrains paléozoïques de TOued Saoura et du Gourara », in 
« C.-R. Ac. Se. », 8 décembre 1902; id., « Sahara oranais», dans « Ann. 
Géog. », XII, 1903, p. 239. 



Digitized by 



Google 



DUNES ET CALCAIRES 165 

Enfin, les îlots du Jbel Lakhdar, des Béni Meskîn et des 
Jbîlôt sont formés par les dépôts éocènes recouvrant la 
chaîne hercynienne ; ces îlots émergeaient donc de la mer 
miocène qui pénétrait jusqu'à l'Atlas et qui enleva au plateau 
hercynien sa couverture secondaire et éocène pour y déposer 
de nouveaux sédiments ; à l'époque pliocène, la mer se 
transporta sur la première terrasse exclusivement (*). 

Les Doukkâla occupent une partie de cette première 
terrasse et empiètent assez considérablement sur la seconde, 
du côté du Jbel Lakhdar. Leur territoire offre différents 
aspects dont le bref exposé géologique qui précède donnera 
facilement l'explication . 

La zone littorale des dunes et des calcaires à Hélices est 
celle dans laquelle nous nous sommes maintenus entre Casa- 
blanca et Azemmoûr; nous avons signalé la forêt de len- 
tisque, mais la plante la plus caractéristique est le « rtem » 
qui s'étend sur toute la côte atlantique. Le sol est toujours 
sablonneux, souvent rouge, parfois un petit peu caillouteux, 
la culture est facile; nous avons vu que le henné est tout 
particulièrement cultivé par les indigènes. Les sources, sans 
être abondantes, ne manquent pas. Au dire de Brives qui a 
étudié spécialement la question, l'eau est toujours très 
bonne (^) : je cite l'opinion de ce savant parce que ma male- 
chance a voulu qu'entre Casablanca et Azemmoûr, je n'aie 
bu que d'une seule eau, celle de *Aïn Gueddîd, qui s'est 
trouvée saumâtre. Mais ce doit être exceptionnel, car sur le 
restant de la côte, j'ai toujours trouvé de bonne eau. 

Dans l'intérieur des terres, on trouve souvent le sol très 



(1) Brives, « Consid. géog. sur le Maroc Occid. », in « Soc. Géog. Alg. » 
2'»nrim. 1902 », p. 168, 170, 171. 

(2) Brives, « Noies sur un voy. d'él. géol. au Maroc », p. 10. 



Digitized by 



Google 



166 SAÏÏEL 

caillouteux, sablonneux elrouge, c'est le terrain que les 
Arabes appellent a el hamri » (^^ et qui provient le plus 
souvent de la décomposition des grès et des poudingues 
miocènes ; le sâhel de Casablanca est presque entièrement 
constitué par ce terrain, qui est particulièrement favorable 
à la culture de la vigne. La plante la plus caractéristique est 
l'asphodèle. Voici l'analyse d'un échantillon de terre de cette 
nature, prélevé aux environs de Casablanca : © 

Analyse physique. 

Siliceux.. . . 12 

Calcaires 9 

Siliceux 6 

^^^™^ ^ Calcaire 8 8 

Terre fine 964 2 

1000 
Aiialyse physique de la terre fine sèche, 

L Silice et silicates 786 818 

Grossable < Calcaire 14 645 

r Débris végétaux 3 545 

Sable siliceux fin 75 601 

Calcaire 12 768 

Argile 99 947 

Humus 6 676 

1000 000 



(1) Quand il est très caillouteux « blàd liarclia ». Cf Weissgerber, 
« Trois mois de campagne au Maroc », p. 195. 

(2) Cette analyse a été faite par M. Hanra au laboratoire de Châlons-sur- 
Marne, naguère dirigé par mon père. 



Digitized by 



Google 



KHELA, TIRS 167 

Dosage des quatre principaux èlènients de fertilité de 1.000 gr. 
de terre i^bche pourvue de son gravier. 

Azote 932 

Acide phosphorique 1 453 

Potasse 4 1()6 

Chaux 15 439 

Très souvent les calcaires miocènes ont résisté aux agents 
d'érosion et alors le sol prend un aspect rocheux (0 et devient 
peu propre à la culture. Il en est de môme dans les lieux 
assez nombreux où la croûte calcaire si connue dans 
l'Afrique du Nord est venue cuirasser le sol. En ces endroits 
le pays n'est plus bon qu'à l'élevage : la plante caractéristique^ 
dans ce cas^ est le palmier nain qui du reste se trouve aussi 
sur le hamri. La grande « khela », ou espace inculte qui 
s'étend dans les environs de la zâouia de Sàïs en est un bel 
exemple. 

Enfin sur de vastes superficies, les divers agents d'érosion 
auraient remis à nu la chaîne hercynienne et alors la décom- 
position des schistes anciens aurait produit la terre , très 
argileuse, d'une couleur noire, tirant parfois sur le bleu et 
d'une fertilité exceptionnelle, connue sous le nom de a tirs » 
que Th. Fischer a le premier bien décrite avec tous ses carac- 
tères (-). Toutefois, ce savant ne pense pas comme Brivcs 



(1) « Mkart » de Weissgerber, « Trois mois de campagne au Maroc », 
p. 195. 

(2) Urqiihart, « Pillars of Hercule », II, 102 el Quedenfeldt, dans « Verli. 
d. Ges. f. Erdk. », 1886, p. 458, avaient déjà là signalé le tirs, comme 
terre noire, mais sans insister sur le caractère de cette formation. Weisso-er- 
ber, « Chaouia »,p. 439, semble l'avoir observé en même temps que Fisciier, 
mais sa publication est postérieure. En tout cas, il est incontestable (jue 
c'est à M. Th. Fischer que revient l'honneur de l'avoir étudiée et signalée à 
l'attention du public savant. 



Digitized by 



Google 



168 ORIGINE DES TERRES NOIRES 

que celle terre noire provienne, au moins exclusivement, de 
la décomposition des schistes anciens. Tout d'abord il 
conteste que la répartition du tîrs corresponde aux affleu- 
rements des schistes: à plusieurs endroits, dans les Douk- 
kâla, dans les 'Abda, il a pu constater que la terre noire 
reposait soit sur un tuf calcaire, soit sur un grès coquiller 
pliocène, soit môme sur une croûte calcaire ; suivant lui les 
régions occupées par la terre noire ne sont pas nécessaire- 
ment des dépressions ; enfin il argue de la quantité considé- 
rable de grains de sables complètement roulés que l'analyse 
décèle dans la terre noire pour soutenir que le vent seul a pu 
constituer ces dépôts. Brives soutient au contraire que les 
portions occupées par le tirs sont des fonds de marais, des 
(( i'dîr » comme on dit dans l'Afrique du Nord. D'après lui, 
partout où apparaissent les schistes anciens, il se forme du 
tîrs; la grande quantité de matières organiques contenue 
dans ces terres le fait songer à quelque chose d'analogue à 
ce qui se passe dans nos tourbières; il ajoute qu'il y a des 
tîrs ailleurs que dans les régions qui nous occupent, il en 
signale dans les marais des Béni Haçan (0. Il serait fort 
délicat pour quelqu'un qui n'est point spécialiste, de prendre 
parti dans une telle discussion. Si Brives établissait d'une 
façon péremptoire que l'on ne rencontre de tîrs que là où il 
y a des schistes anciens, la question serait définitivement 
tranchée en sa faveur ; mais Th. Fischer conteste formelle- 
ment cette assertion. La présence de nombreux grains de 
quartz roulés est ambiguë : le savant allemand en tire un 
argument en faveur de sa thèse, mais le savant algérien 



(1) Pour celle discussion, voy. Brives, « Consid. géog. sur le Maroc 
Occcidenlal », in « Bull. Soc. Géog. Alger. », 1902, p. 167 seq. et 
Th. Fischer, in « Pel. Mitteil. », 1903, Hefl. VII. (Zur Entwickl. u. 
Kennln. d. Allas-Vorlandesl. 



Digitized by 



Google 



ORIGINE DES TERRES NOIRES 169 

fait remarquer que ces grains de quartz roulés ne 
présentent pas au microscope les stries caractéristiques 
des sables éoliens(*); ils auraient donc été roulés par les 
eaux : à cela, Th. Fischer ne manquerait pas de répondre en 
disant que le régime d'écoulement des eaux dans les vastes 
régions horizontales de ces pays rend cette hypothèse extrê- 
mement improbable. La présence de terres noires formées 
manifestement par des marais dans d'autres régions, par 
exemple dans les Béni Haçan, n'est pas décisive non plus : 
car ainsi que le fait judicieusement remarquer Th. Fischer, 
de ce qu'une terre est noire, il ne s'ensuit pas qu'elle ait la 
même origine que le tîrs des Ghâouia et des Doukkâla ; on 
désigne toutes les terres noires par le nom de tîrs comme on 
désigne toutes les terres rouges sous l'épi thète de « hamri », 
et cela ne prouve évidemment rien au point de vue géolo- 
gique. De ce chef la variabilité de la composition des tîrs, 
déjà mise en évidence par les analyses de Th. Fischer, n'est 
pas concluante non plus. L'absence de tîrs sur une bande 
qui longe le littoral et aussi le long de l'Oum er Rbîâ milite 
en faveur de l'hypothèse allemande : dans ces deux régions 
les eaux auraient charrié le tîrs. On ne peut tirer aucune 
conclusion bien ferme du fait que le tîrs apparaît seulement 
par places et que ces aires sont irrégulièrement disséminées. 
Sur l'origine des apports éoliens on ne peut également, faute 
de données bien précises, engager une discussion ferme. 

Nous devons avouer que dans notre voyage de 1901, nous 
avions été frappé dans notre traversée des Ghâouïa par 
l'horizontalité parfaite de nombreuses plaques de tîrs. 
C'était dans la région des « skhoûr » : ces skhoûr sont des 
rochers qui s'élèvent au-dessus du sol horizontal et émergent 



(1) Communication verbale. 



Digitized by 



Google 



170 ORIGINE DES TERRES NOIRES 

pour ainsi dire comme des récifs de la mer. Le lîrs vient 
buter, toujours horizontalement, contre le pied de ces 
c( skhoùr )) et ne s'accumule pas contre eux comme le ferait 
une dune. ATâmerrakchiyet, parexemple, dans les Châouïa, 
nous avons campé près d'un de ces rochers, et l'allure du sol 



FiG. 39. — Les « sekhoûr » ; campement à Tamerrakchiyet, dans les Châouia 

(Cliché de l'auteur) 

que nous venons de signaler était frappante ; nous devons 
ajouter qu'à côté le tirs formait une légère dépression dans 
laquelle se trouvait un rdîr où venaient s'abreuver les trou- 
peaux. Tout cela nous avait paru plaider en faveur delà 
conception de Brives ; mais nous ne saurions avoir la préten- 
tion de trancher sur de simples impressions une question 
aussi délicate et sur laquelle des spécialistes éminents ne sont 
pas d'accord. 

Au cours de mon voyage de 1901, j'ai recueilli trois 
échantillons de tîrs, également réputés pour leur fertilité, 



Digitized by 



Google 



COMPOSITION DES « TIRS » 



171 



mais provenant de régions 1res difFôrenles. Le premier 
échantillon est du tirs des Ghàouia, prélevé le 10 juin 1901 
dans les Oulftd Sald, non loin du marabout de Sîdi *Amâra 
s Semmâmi; le deuxième appartient au tîrs des Béni 
Haçan dont parle Brives : il a été prélevé dans les terres de 
formation marécageuse voisines du Sebou, au lieu dit El 
Knîtra (*Addi ou ^Ali), sur la première étape de la route de 
Mehdiya à Méquinez, le 23 juin ; le troisième, provient de 
la tribu d'El ïlarb, au Nord de Fez et a été prélevé au lieu 
dit Klàba, dans la vallée de Sebou, le 8 juillet. Voici le 
résultat de l'analyse physique de ces trois terres W : 





Cailloux . 


Siliceux 

Calcaires . . . 


BENI UAÇAN. 


RARB. 


CHAOUIA. 




Néant 
Néant 


Néant 
Néant 


Néant 
Néant 




Graviers.. 


l Siliceux .... 
1 Calcaires . . . 


Néant 
Néant 


Néant 
Néant 


2jm 

0.015 




Terre fine 




1.000 


1.000 


Î)<r7.29î) 




Total 




1.000 


1.000 


1000.000 






ANALYSE PHY 


SIQUE DE LA 1 


ERRE FINE SE 


CHE. 




Gros 
sable. 


Silice et sili- 
wites 


217.84 


:«.:n 


3T7.r)8 




Calcaire 

Débris végé- 
taux 


i.a-j 

l.Oi 


31.01 
0..T) 


Traces 
0.90 




Sable fin. 
Argile, 
Humus. 


[ Sable sili- 
1 ceux fin . . 

) Calcaire 

j Argile 

f Humus 

Total 


I4..V1 

481. a-) 

20.32 


20(].82 

2i5.m 

488.5;^ 

^-)..3l 


180.0^) 

13.88 

412.13 

8.52 




1000.00 


1000.00 


1000.00 







(1) Ces analyses et celles qui suivent ont été faites par M. Hanra, au 
laboratoire agricole de Chàlons-sur-Marne, naguère dirigé par mon père. 



Digitized by 



Google 



172 



COMPOSITION DES « TIRS » 



On ne manquera pas de remarquer la forte teneur de 
la terre des Châouia en gravier et en sable siliceux ainsi que 
sa faiblesse en humus ; je ne sais si cela plaide en faveur de 
l'hypothèse d'une origine éolienne. Voici maintenant le 
dosage des principaux éléments fertilisants de ces trois 
terres : 



ÉLÉMENTS DOSÉS 

POUR l.OOOgr. 
de terre riche pourvue de son gravier 


CHÂOUIA. 


BENI HAÇAN. 


RARE. 


Azote 


0,7:«) 


1.3a') 


0,871 




Acide phosphorique 


O/1I2 


0,484 


1.705 


Potasse 


3,644 


4,754 


8,556 




Chaux 


6,1)57 


9.211 


138.368 





Les deux analyses publiées par Th. Fischer (0, sont les 
suivantes, au point de vue des quatre éléments les plus 
importants : 



ÉLÉMENTS DOSÉS 

POUR i. 000 Rr- 


TERRE DES 'ABDA 


TERRE 
DES CHÂOUIA. 


Azote 


1,100 


0.230 




Acide phosphorique 


1,280 


0,000 


Potasse 


3,240 


4,520 




Chaux 


10,700 


26.400 





(l) Th. Fischer, « Wiss. Ergebn. e. Reisein Atlas. Vorl. von Marokko», 
p. 123; «M. drille Forschungsreise in Atlas Vorl. von Marokko », p. 152. 



Digitized by 



Google 



COMPOSITION DES « TIRS » 



173 



J. von Pfeil a également recueilli des échantillons de 
terres noires des Châouia (*) ; nous reproduisons ci-après les 
dosages qu'il a publiés; la terre A est un sable de dune noir 
et fertilisé par la végétation ; la terre B est une terre noire 
que l'auteur a retrouvée dans les principales contrées du 
ïlarb et du îJoûz qu'il a parcourues ; la terre G est une terre 
noire des parties élevées de l'intérieur des Châouia, qui est 
très compacte et dure ; la terre D est une terre très noire, 
peu commune, formée par la décomposition de mélaphyres, 
suivant J. v. Pfeil; la terre E, enfin, est la terre noire 
ordinaire répandue dans tous les Châouia. Le géographe 
allemand estime que les terres noires du Maroc sont des 
produits de caractères analogues, mais d'origines très 
variées : il ne soutient pas la théorie de la formation 
éolienne. 



Azote 

Acide phosphorique . 

Potasse 

Chaux 



1,26 
0.92 
2,83 
1,02 



1,93 

1,45 

3,51 

39,05 



2,24 

0,87 
7,1^ 
4,77 



7,57 

1,^ 

2,21 

13,93 



3,36 

1,09 

3,74 

26,60 



Ce qui frappe dans les analyses de J. von Pfeil, c'est la 
grande teneur en azote. L'auteur n'a pas indiqué exactement 
comme l'a fait Th. Fischer, les localités d'où proviennent ses 
échantillons. Aussi, sans méconnaître en aucune façon la 
haute valeur des matériaux recueillis par J. von Pfeil, les 
appréciations qui suivent n'ont pour point de départ que 



(1) J. V. Pfeil, « Begleitworte z. Routenkart. m. Reisen in Marokko x>, 
dans « Mitt. geog. Ges. zu Jena », XXI, p. 53 seq. 



Digitized by 



Google 



174 FERTILITÉ DES « TIRS » 

nos propres analyses : les terres que nous avons recueillies 
sont pour chaque région des terres d'une fertilité 
moyenne ; les échantillons ont été prélevés dans des endroits 
où l'exploitation occupe une aire vaste et homogène ; la 
terre a été recueillie par pelletées^ sur une profondeur 
convenable, à plusieurs endroits du môme champ; le 
mélange a été fait intimement et trois kilogs de chaque ont 
été envoyés à l'analyse ; les prélèvements ont été faits après 
la récolte et dans des champs qui sont constamment 
cultivés. 

Ces analyses sont un peu décevantes, si on considère 
l'enthousiasme avec lequel on a parlé des terres noires 
dans ces derniers temps. Si nous comparons d'abord la terre 
noire de l'intérieur des Ghàouia (tirs) avec la terre rouge de 
la côte (hamri), on constate qu'à beaucoup de points de vue 
celle-ci n'est pas inférieure à la première. Elle en diffère 
essentiellement à cause de sa grande teneur en silice : 
c'est une terre sablonneuse, tandis que l'autre est une terre 
forte, argileuse ; mais toutes les deux ont sensiblement la 
môme teneur en humus, toutes les deux n'ont en azote qu'une 
richesse médiocre; seulement la terre rouge peut ôtre 
considérée comme riche en acide phosphorique, tandis que 
l'autre est plutôt pauvre; pauvre aussi cette dernière en 
chaux, élément important dans certaines cultures, comme 
celle de la vigne, par exemple. Si maintenant nous 
comparons cette terre noire à nos terres algériennes, nous 
jugerons qu'elle est moins riche en azote que la majorité dos 
terres que l'on cultive en Algérie ; elle est, comme elles, 
pauvre en acide phosphorique et riche en potasse ; au point 
de vue de la chaux, la comparaison est plus difficile à faire, 
cet élément étant extrêmement variable. Pour fixer les idées 
je donnerai ici le dosage de quatre éléments dans une terre 



Digitized by 



Google 



FERTILITÉ DES « TÎRS » 175 

de fertilité moyenne de la partie est de la Milidja W : Azote : 
1,70; acide phosphorique : 0,54; potasse : 3,93; chaux: 
5,81. C'est un peu supérieur à notre terre des Chàouia, au 
point de vue de l'analyse chimique ; voici d'autre part une 
terre d'une fertilité exceptionnelle de la môme région (-): 
Azote : 2,08; acide phosphorique : 2,60; potasse : 6,23; 
chaux : 24,63, c'est beaucoup plus riche que notre tirs. 
Mais c'est encore très inférieur aux analyses de Pfeil. 
Comment expliquer cette contradiction? Je l'ignore : je 
ferai simplement observer que l'analyse donnée par Th. 
Fischer coïncide sensiblement avec la mienne. Même en 
admettant, comme moyenne de tous les tirs, l'analyse de la 
terre des 'Abda donnée par Th. Fischer, cela ne serait 
encore pas en rapport avec ce que l'on raconte de la ferti- 
lité mer\''eilleuse des tîrs. Peut être Pfeil a-t-il choisi 
des terres exceptionnellement fertiles? 

Quoi qu'il en soit, nous ferons observer que la seule 
analyse du sol ne peut donner des bases suffisantes pour 
apprécier la fertilité d'une terre. Il faut remarquer, en effet, 
que si la couche de tîrs est très profonde et a la même 
composition chimique de la surface au sous-sol, il peut y 
avoir des réserves énormes d'éléments fertilisants : ce cas a 
été bien établi pour certaines terres d'Egypte, très fertiles et 
que l'analyse chimique montrait plutôt pauvres W : on sait, 



(1) A la Ré^haïa ; communiqué par M. Lecq, inspecteur de Tagri- 
culture. 

(2) A l'école de Rouïba, Rivière et Lecq « Manuel agricult. algérien », 
p. 5()0. 

(•^) Voy. « Annales du Minist. de TAgricuît. Documents officiels. Statis- 
tiques, etc.. », XXI® ann., IS» 2, juin 1902, p. 450-457. 



Digitized by 



Google 



176 FERTILITE DES « TIRS » 

en effet, aujourd'hui, que les racines des céréales, blé, orge, 
seigle, descendent dans la terre jusqu'à 1",50 et même plus. 
D'autre part les conditions climatériques ont une influence 
prépondérante sur la végétation et sont un facteur souvent 
aussi important que la composition du sol : d'excellentes 
terres, très riches en éléments fertilisants, comme 
celles des daïas en Algérie produisent moins qu'on ne s'y 
attendrait, à cause du mauvais régime des pluies. Enfin 
la « biologie intime » des sols de l'Afrique du Nord, les 
phénomènes physico-chimiques qui se passent à sa surface 
et dans sa profondeur arable sous l'effet d'une climature 
tout à lait spéciale (*) sont encore trop peu connus pour 
permettre de préjuger de la fertilité d'une terre à son 
inspection. 

Le vrai moyen d'être fixé sur le rendement des terres 
des Ghâouïa, rendement qui est réputé considérable, serait 
de connaître la production à l'hectare ou de savoir combien 
de fois habituellement le grain rend la semence : mais cette 
indication est presque impossible à obtenir des indigènes et 
aucun des négociants qui font avec eux sur la côte le 
commerce de grains n'a pu nous renseigner à ce sujet. 
L'extrême méfiance des Marocains et la répugnance qu'ils 
ont, comme tousles indigènes de l'Afrique du Nord, pour les 
dénombrements et en général pour les computations de toute 
espèce, sont cause qu'ils ne répondent jamais aux questions 
de ce genre. Tout ce que nous pouvons dire c'est que nous 
avons vu sur les tîrs des moissons de la plus belle apparence : 
la lige était haute, forte, raidc, les épis tous à la même hauteur 
et formant au-dessus du champ la « table rase » qui réjouit 
l'œil du cultivateur; mais il aurait fallu examiner ces épis 



(l) Rivière et Lecq. « op. laud. », p. 545. 



Digitized by 



Google 



SENS DU MOT « TIRS » 177 

et pour cela nous devons avouer que la compétence nous 
manquait. 

Pour en revenir à la question débattue entre Th. Fischer 
et Brives, au sujet de l'origine du tirs, ce ne sont pas les 
analyses de terre qui en fourniront la solution. S'il nous 
était permis d'élever la voix dans un tel conflit, nous ferions 
remarquer d'abord que les divergences portent uniquement 
sur la terre noire des Ghâouia, Doukkâla, 'Abda et non sur 
celles des Béni Haçan ou autres dont Th. Fischer ne conteste 
pas l'origine sédimenlaire. Ensuite, nous ferions encore 
remarquer que Brives écrit : « A mesure que le dessèche- 
ment (des lagunes où se déposait le tirs) se produit, l'humus 
formé se mélange avec les apports quelconques, ceux du 
vent^ ceux des eaux de ruissellement et constitue ainsi des 
terres argileuses noires » (p. 5 du t. à p). D'autre part. 
Th. Fischer accorde (p. 4 du t à p.) que « les débris orga- 
niques que la terre contient en quantités importantes, pro- 
viennent en partie des apports de poussières du vent, en 
partie de l'humus formé sur place » et que o Vhumidilé 
entretenue ])^^^ ^^^ pluies et la végétation contribuent à 
retenir les poussières et à les accumuler. » Il semble donc 
que les deux explications pourraient chacune être vraies et 
que les deux savants auraient peut-être raison à la fois ? 

Avant de quitter ce terrain scabreux, je ferai remarquer 
qu'étymologiquement « lîrs » ne signifie pas « terre noire »: 
l'idée de noir n'est pas dans celte racine. Le mot est répandu 
en Algérie et désigne les terres fortes, argileuses, dures en 
été, boueuses en hiver. On emploie aussi souvent la forme 
pluriel c( touAres >;. Nous avons entendu dire à des indigènes 
expropriés de Sîdi Bel 'Abbès : « Khdou Ina t-touâres )^, 
c'est-à-dire ; « ils nous ont pris nos tîrs, nos bonnes terres », 
en parlant des Français. Il existe plusieurs territoires qui 

12 



Digitized by 



Google 



178 ITINÉRAIRE DANS LKS DOUKKALA 

portent le nom de « Touâres » en Algérie, notamment du 
côté d'Ammi-Moussa ; une fraction de la tribu des Mrâhba 
(commune mixte de Braz), est également désignée par ce 
môme nom. Les mots « tîrs », « touâres », se rapportent du 
reste assez facilement à la racine arabe « t r s » qui désigne 
le bouclier, avec sens dérivés, « colline », « mamelon », 
« roche », « terre dure et écailleuse ».... 

Il ne saurait être question ici de faire une description géo- 
graphique des Doukkâla ; Th. Fischer a donné sur une 
partie de la région de nombreuses indications d'une haute 
valeur scientifique. Toutefois, nous avons eu l'occasion de 
traverser les Doukkâla de part en part plusieurs fois et 
le mieux que nous puissions faire pour donner du pays une 
idée un peu précise, est de reproduire les parties de notre 
journal de route qui correspondent à ces différents itiné- 
raires. Nous avons, dans le paragraphe P"" de ce chapitre, 
décrit la route de Mazagan ou d'Azemmoûr dans sa traver- 
sée des Doukkâla, c'est-à-dire jusqu'à Guen'ando. Nous 
donnerons maintenant successivement': un itinéraire (oc- 
tobre 1902), de Guerrando à El ïlerbiya et d'El ïlerbiya à 
Mazagan, itinéraire qui dans sa première partie traverse les 
terres les plus fertiles de la province et qui après El ïlerbia 
se poursuit à travers une vaste a khela » pour aboutir au 
Fahs (banlieue) de Mazagan ; un itinéraire (juin 1901), de 
Saffi à El ïlerbiya, et d'El ïlerbiya à Ouâlidya qui passe près 
de certaines ruines d'un assez grand intérêt pour la recons- 
titution de l'histoire du pays et nous abrégerons les détails 
relatifs à la portion d'itinéraire qui se trouve sur les *Abda ; 
un itinéraire enfin (juin 1901) d'Azemmoûr à Bon TAouân, 
le long de TOum er Rbîâ. 



Digitized by 



Google 



ITINERAIRE DANS LES DOUKKALA 179 

(Itinéraire de Guerrando a El ÏIerbiya 

ET d'El ïiERBIYA A MaZAGAn). 

(15 octobre 1902). Nous partons de Guerrando dans 
l'après-midi (2 h. 45) en nous dirigeante peu près vers le 
N.-W. Nous sommes bientôt (3 h. 25) au douâr de Si 
Sêddîk où se trouvent sept à huit groupes de «nouûla». 
Bientôt nous passons auprès du remarquable mausolée de 
Sîdi Mohammed el 'Alem, curieux bâtiment dont la cou- 
pole est flanquée de quatre autres coupoles en carré ce qui 
luidonneunair monumental et le rend très reconnaissable 
de loin. Au lieu du pays âpre, dur, monlueux que nous 
venons de traverser (les Rehâmna), c'est maintenant un pays 
plat , fertile , cultivé partout respirant l'aisance. Une 
herbe verte et drue, nouvellement poussée à la suite des 
dernières pluies, couvre le chemin et des chameaux la 
paissent de tous côtés ; beaucoup de villages consistant en 
huttes cylindro-coniques, sont situés au milieu des ruines 
d'anciennes constructions en pierre. C'est d'un effet parfois 
très impressionnant : les nouâla se dressent au milieu des 
ruines des maisons, entre les pans de murs à moitié écroulés, 
sous les portiques restés debout ; on dirait que c'est la 
barbarie campée sur les ruines de la civilisation. Et si vrai- 
ment cette dernière expression est un peu forte, elle enferme 
pourtant, nous aurons l'occasion de le montrer, une grande 
part de vérité ; il fut un temps ou de petites cités sédentaires 
se dressaient là où aujourd'hui ne s'élèvent plus que de 
primitives cabanes. Nous marchons maintenant sur le 
Souk el *Arba*a, marché du mercredi : c'est une grande 
route, extrêmement fréquentée, comme il ne peut y en avoir 
que dans un pays prospère. Bientôt nous laissons de côté les 



Digitized by 



Google 



180 A LA LIMITE DES 'ABDA 

grands douars des ïlouâlem, avec d'immenses plantations 
de figuiers de Barbarie. Enfin, après deux heures de marche, 
nous ôlahlissons noire campement au douâr des Flâlha, chez 
les Boni Dr oûr ; non loin de là s'élève la grande zâouia des 
Béni Dfoùr, qui sont des marabouts fameux dans l'hagio- 
graphie marocaine (*). Les douars de ces Béni Droûr sont 
composés presque exclusivement de « nouâla », avec seule- 
ment quelques tentes ; comme la plupart des indigènes de 
cette région, les Béni Droûr sont obligatoirement séden- 
taires, à cause de leurs immenses cultures. 

(16 octobre). Partis à 6 heures du matin, nous arrivons 
rapidement à la limite des Doukkâla et des 'Abda, que 
nous suivons, marchant tantôt sur l'un de ces territoires, 
tantôt sur l'autre. Les Doukkûla, par ici, ont des villages de 
huttes ; çà et là se trouvent quelques maisons, mais elles 
sont rares, car il n'y a guère que les protégés qui aient la 
possibilité d'en édifier sans exciter la cupidité du caïd et 
s'exposer à la perte de leur liberté ; il n'y a pas de tentes ou 
elles sont exceptionnelles. Chez les 'Abda, au contraire, dont 
le grand caïd. Si Aïça ben 'Omar est un des hommes du Maroc 
dont l'administration est la plus éclairée, il y a un assez grand 
nombre d'indigènes qui ont des maisons et dans les « dcher » 
celles-ci se mélangent aux nouâla ; quant aux tentes, elles 
sont également très rares dans cette partie des *Abda ; l'inten- 
sité des cultures est cause qu'une autre vie que la vie séden- 
taire est impossible. Toute la terre est prise, il n'y a pas un 
coin qui ne soit cultivé et ce n'est pas par ici que les coloni- 
sateurs du Maroc trouveront des terres vacantes. Notre 
direction est toujours N.-W., puis elle devient W.-N.-W., 
(8 heures) et nous passons près du marabout de Sidi Moham- 



(1) Voyez les pages consacrées aux Regrâga, à la fin de ce volume. 



Digitized by 



Google 



VIE AGRICOLE INTENSE 181 

med el Mkhawwed. Nous sommes ici en plein lîrs ; de 
tous côtés s'élèvent des meules de paille ; la paille dépiquée 
est mise en tas et recouverte de grosses mottes de terre ; cette 
terre argileuse qui, avec le temps, se tasse davantage, pro- 
tège très bien la paille de l'humidité pendant l'hiver, à 
cause de son imperméabilité. Un peu partout sont creusés de 
nombreux puits, pour la plupart très profonds (20 à 30 
mètres au moins) ; on fait puiser l'eau par des animaux qui 
la tirent sur une piste. Cette eau est d'ailleurs partout 
excellente. 

Dâr el Hafdi, où nous sommes maintenant (9 heures), est 
la maison d'un ancien caïd ; ici le paysage est beau à voir 
pour un agriculteur car la vie agricole est intense et l'ani- 
mation dans les champs est grande. La pluie qui vient de 
tomber a permis de commencer les labours et de toutes 
parts à l'envi les charrues arabes creusent la terre de leur 
petit soc léger ; bœufs, chevaux, ânes, chameaux sont indiffé- 
remment employés ensemble ou isolément pour tirer la 
charrue ; je note en passant l'union bizarre et peu gracieuse 
d'un âne et d'un chameau tirant le môme instrument aratoire. 
Voici que nous passons près d'un petit douâr d'Oulâd Fôrej ; 
c'est une petite fraction de la grande tribu du môme nom 
qui erre à l'autre bout des Doukkâla, du côté de l'Oum er 
Rbîâ. Ils se sont réfugiés, nous dit-on, sur les 'Abda (car 
nous sommes en ce moment sur le territoire des *Abda, mais 
tout près des Doukkâla), pour fuir les exigences do leur 
caïd ; ils ont du reste réussi à trouver une protection à Saffi 
et ils groupent au milieu des sédentaires leurs tentes peu 
nombreuses. Sidi Msâoûd (10 h. 15), auprès duquel nous 
passons est au milieu d'une véritable forêt de cactus ; de nom- 
breux dcher se succèdent, tous riches ; nous sommes rentrés 
dans les Doukkâla et nous sommes sur la fraction d'El 



Digitized by 



Google 



182 SAIS 

ïlerbiya. Ail heures, enfin, nous atteignons Sîdi Moham- 
med elAbiod où nous devons rester une journée. De Guer- 
rando jusqu'ici, nous avons fait 35 à 40 kilomètres. Une 
excursion au sud nous fait passer au milieu de terres d'une 
fertilité très grande, les plus riches nous assure-t-on de tous 
les Doukkâla. 

(18 octobre). Partis à 6 h. 20 du matin, nous sommes après 
un peu plus de deux heures d'une bonne allure dans les 
OulAd Soubélla et nous passons près du hâra ou quartier de 
lépreux qui se trouve dans cette tribu. Ces Oulftd Soubéïta 
ont fait une certaine figure dans l'histoire ; ce sont des 
arabes et ils se trouvèrent mêlés à tous les conQits qu'eurent 
les Portugais avec les indigènes (*). Un peu avant la zaouia 
de Sâïs, vers 11 heures, nous nous arrêtons sous quelques 
arbres, non loin d'un puits, fîe puits est très profond : en 
voyant tirer les cordes, au moyen desquelles on puise l'eau, 
nous n'estimons pas sa profondeur à moins de 45 mètres. La 
nature du terrain a beaucoup changé depuis ce matin ; le 
sol est de plus en plus sablonneux et se charge de pierres. 
Ce n'est plus un terrain de grande culture ; il y a place pour 
de nombreux pâturages, aussi voit-on beaucoup plus de 
tentes. Néanmoins, ce ne sont pas encore des nomades. 
Après notre halte, nous faisons une demi-heure de marche 
et nous nous arrêtons au grand marché du samedi qui se 
tient près de la zâouia ; celle-ci est grande : c'est un amas de 
bâtiments considérable d'où émergent quatre ou cinq 
koubba ; il n'y a pas de tentes, ni de cabanes. 

Nous repartons (3 heures), avec des bêtes ferrées à neuf, 



(1) Je ne sais quel rapport il y a au juste entre les Oulâd Çoûbéita et 
l'ancienne ville de « Subeyt », signalée par Marmol et Léon sur la rive 
gauche de TOum er Rbîà. 



Digitized by 



Google 



LA « KHELA » 183 

utile précaution, car la marche devient de plus en plus 
pénible ; le terrain est lout-à-fait sablonneux et couvert 
de grosses pierres. Il y a des puits çà et là, mais la nature 
du sol le rend complètement incultivable. C'est une 
« khela », vaste région stérile qui s'étend jusqu'auprès 
de la côte, où l'on ne voit que des tentes noires et 
disséminées. Il n'y a plus par ici que des nomades ; au 
printemps ils se déplacent de une à deux heures de 
route dans ces vastes pâturages, mais à l'automne en ce 
moment , ils voyagent peu et restent près de leurs 
figuiers qui forment de maigres jardins entourés d'enclos en 
pierres sèches et près de leurs pauvres champs qu'ils 
labourent à grand peine. Le palmier nain couvre ces vastes 
espaces à l'exclusion de toute autre broussaille : c'est le 
« doûm », dont les enfants recherchent avidement le fruit, 
«eli'âz». La nuit nous surprend dans ces solitudes et nous 
force à camper près d'un groupe de deux ou trois tentes, 
douar d'El tJâjj Mohammed ben *Allou, dont les gens se 
montrent, du reste, bien peu hospitaliers (5 h. 10). 

(19 octobre). Le lendemain la khela continue et devient de 
plus en plus âpre :de7h.l5à9h.50 nous ne faisons pas plus 
de quatre à cinq kilomètres à l'heure. Enfin, une descente 
brusque d'une trentaine de mètres et nous quittons heureuse- 
ment le plateau désolé de la « khela » ; plus de cailloux et de 
palmiers nains, c'est de nouveau le « blâd el *amâra », le pays 
de l'abondance et des belles cultures. La terre est maintenant 
une terre d'un gris noir, un peu sablonneuse, mais féconde ; 
la roule est redevenue facile, nous reprenons notre allure 
habituelle, nous traversons le Souk es Sebt (10 h. 40) et 
nous faisons halte près d'un puits (11 heures). Une heure 
après nous repartons dans notre hâte de voir Mazagan. Le 



Digitized by 



Google 



184 SORTIE DE SAFFI 

paysage agricole devient magnifiquement animé : des 
bœufs, des moulons paissent de tous les côtés, des chameaux 
aussi. C'est un pays de grande culture et qui respire la 
richesse ; de nombreuses tentes sont dressées çà et là, belles, 
souvent neuves, sentant l'aisance ; les huttes sont rares. Au 
contraire, les maisons sont nombreuses partout et avec les 
koubba de nombreux marabouts, elles jettent une note 
blanche et gaie dans le paysage. Des jardins de figuiers aussi 
rompent la monotonie de la plaine. Enfin Mazagan apparaît 
(4 heures) d'un blanc pur, avec la splendeur habituelle des 
villes musulmanes vues à distance. 

(Itinéraire de Saffi a El ÏIerbiya et d'El ÏIerbiya 

A OUÂLIDIYA ET MaZAGAN). 

(31 mai 1901). Nous sortons de Saffi par BâberRbât et nous 
cheminons sur un plateau très cultivé, mais veuf en cette 
saison de toutes ses récolles, sauf un peu de maïs qui verdoie 
çà et là ; le chemin est bordé de rtem, c'est un paysage assez 
morne. Nous sommes bientôt (8 h. 25) à Lâlla Zebboûja, où 
nous admirons l'immense olivier qui est un des buts favoris 
de promenade des habitants européens de Saffi (*). Tout 
autour, la plaine est bien cultivée; là où il y a quelque 
jachère, règne une petite râba de guendoûl, « Calycotonu 
spinosa^)^ et de rtem, aux branches couvertes d'hélices 
blanches ; au loin, le plateau est semé d'exploitations agri- 
coles ou <( 'azib ». Il y en a au moins une vingtaine d'anglaises 
et quatre ou cinq d'allemandes ; l'unique maison française 



(1) Voir au dernier chapitre de ce volume, la description de Lâlla 
Zebboûja. 



Digitized by 



Google 



SERNOU 185 

appartient à un juif de Saffi, Israël Lâloûz, le seul protégé 
français de la région, dont nous avons été l'hôte et dont nous 
ne saurions trop louer la dignité et la courtoisie. De Lâlla 
Zebboùja (9 heures), une demi-heure de chemin au nord 
nous mène dans la fraction des Zrâgra (9 h. 30) ; puis, nous 
atteignons un groupe d'habitations de la fraction des 
* Alloue t (10 heures). Nous passons ensuite (10 h. 45) au pied 
du célèbre marabout de Sîdi MbârekMoûl Oulîd, c'est-à- 
dire « le père de l'enfant ». On nous assure que le saint est 
ainsi nommé parce qu'on y va spécialement en pèlerinage 
pour avoir des enfants mâles. Sa coupole n'a pas la forme 
classique ; elle est surbaissée et se relève en pointe conique 
au milieu. Quelques instants après nous sommes dans les 
jardins de figuiers de Semou. 

Semou, dont parle Marmol et que Léon n'a pas mention- 
née, attirait notre curiosité. C'était, d'après le premier de 
ces auteurs (*), une petite ville fermée, à trois lieues de Saffî, 
qui joua un certain rôle dans les guerres entre Portugais et 
Marocains. Lors de l'expédition que le mérinide de P'ez 
envoya, en 1514, contre les Portugais d'Azemmoûr, le 
célèbre Yahya ben Ta'foûfa, après avoir pris part à l'affaire, 
se retira vers Saffi et faillit être surpris près de Sernou où il 
séjournait; il put rentrer dans Saffî mais les soldats du roi 
de Fez qui venaient de ravager El Mdîna, ruinèrent égale- 
ment Sernou. Néanmoins, à la suite de sa brillante conduite 
dans cette affaire, Yahya ben Ta'foûfa reçut comme récom- 
pense la ville de Sernou avec ses revenus en toute pro- 
priété (2). 

Ces petites villes que nous décrivent Léon et Marmol 



(1) Marmol, « Africa », P»60. 

(2) Cf David Lopes, « Texlos em aljamia portiiguesa », p. 83 seq. 



Digitized by 



Google 



186 RUINES DE SERNOU 

(SeraoUj El Mdîna, Tît et les villes situées le long de l'Oum 
er Rbîâ), se trouvaient vis-à-vis des belligérants dans une 
singulière position ; quelque parti qu'elles prissent elles 
étaient alternativement ravagées par l'un et par l'autre. 
L'occupation portugaise^ au rebours de l'occupation espa- 
gnole sur la côte nord du Maroc, rayonna au loin dans 
l'intérieur; mais pour ne pas avoir su s'y établir, faute 
d'un peu d'efforts et de suite dans les idées de la part 
du gouvernement central, les Portugais ne purent garder 
leurs conquêtes ; ils étaient une perpétuelle menace pour la 
prospérité du pays qui était périodiquement désolé, tantôt 
au nom du roi de Portugal, tantôt au nom du roi de Fez, 
quand ce n'était pas au nom des chérifs sa*adiens, dont le 
pouvoir grandissait. A chaque instant, Marmol nous parle 
de pays qui furent dévastés au temps des Portugais et se 
repeuplèrent depuis. 

C'est à l'endroit nommé El Mers que se trouvent les 
ruines de Sernou ; il y a là une enceinte en pisé, épaisse, 
qui était évidemment susceptible d'être défendue et qui 
enferme un carré d'environ 12 hectares. A l'intérieur sont 
creusés des centaines de silos aujourd'hui tous abandonnés ; 
le sol en est pour ainsi dire miné. C'est de ces silos que l'en- 
droit tire son nom actuel : « mers », en effet, désigne dans 
l'arabe vulgaire un emplacement de silos. Ces silos sont-ils 
postérieurs à l'abandon de la ville ? et qu'était-ce au juste 
que cette ville ? On ne saurîiit le dire aujourd'hui. Tout 
autour de l'enceinte, de 25 mètres en 25 mètres, sont des 
fosses assez irrégulières qui paraissent avoir tout simplement 
sem à extraire les matériaux destinés à la construction des 
murs ; toutefois, je no suis pas bien sur de cette interpréta- 
tion. Çà et là, il y a des traces de bordjs qui étaient situés en 
dehors et distants entre eux de 60 mètres environ. Nous 



Digitized by 



Google 



SIDI KAJ.)I L HAJA 187 

n'avons rocueilli sur place aucun souvenir populaire se 
rapportant à l'ancienne Sernou, mais il n'est pas douteux 



FiG. 40. — Ruines de Tenceinte de Sernou 

[Cliché de l'auteur) 

que ces ruines représentent la petite ville décrite par 
Marmol. 

Nous quittons Sernou pour nous diriger vers la casba du 
fameux caïd des 'Abda, Si Âïça ben *Omar; nous passons 
successivement à I)Ar Ould el *AyyAchij à Dur Ould el 
Koùri, à travers des pays riches et bien cultivés. Cinq 
minutes avan! d'arriver à la casba nous passons devant une 
haouita bien bl inche et nous demandons le nom du saint 
qui est enterré là ; on nous répond que c'est Sîdi Kadi 1 
Hàja, littéralement « celui qui pourvoit aux besoins», qui 
exauce les désirs de ses adorateurs, quelque chose comme le 
saint Expédit des catholiques. Il n'est pas vraisemblable que 
ce soit là le véritable nom du saint et Sidi KAdi 1 HAja est 
sans doute à rapprocher des Sîdi Ma'aroùf, des Sidi 1 flerîb, 



Digitized by 



Google 



188 MIAT BIR 

des Sîdi Saheb et Trîk, des Sîdi IMêkhft que Ton retrouve 
ailleurs et dont les noms signifient « le connu », « l'étran- 
ger», «le patron du chemin», «le caché »....W De la 
casba de Si Aïça (2 h. 45), nous nous dirigeons vers Miat 
Bîr ou les « cent puits », que Ton appelle aussi Miat Bir ou 
Bir, les « cent et un puits », endroit qui a été décrit par liéon 
sous le nom de « Centopozzi » et par Marmol sous son nom 
indigène ©. Dans ce trajet, nous nous perdons plusieurs fois 
et nous n'arrivons à Miat Bir, à travers une vaste râba de 
palmiers nains, de guendoùl et de rtem, qu'à quatre heures 
unquarl. 

Miat Bîr ou Bîr est une vallée creusée dans un calcaire 
gréseux qui à l'air prend des contours déchiquetés. L'eau est 
à une faible profondeur et çà et là sont creusés de nombreux 
puits ; peut-être sont-ils en partie naturels et ont-ils seule- 
ment été arrangés par la main de l'homme. C'est d'eux bien 
évidemment que l'endroit prend son nom. Cette vallée est 
dépourvue de râba et est couverte de pierres dont l'aspect 
déchiqueté donne un aspect bizarre au paysage. L'endroit le 
plus humide est situé en face du marabout de Sîdi Mham- 
med ben 'Eubbâd, qui se trouve sur la hauteur bordant la 
vallée. L'identification du Miat Bîr actuel avec celui de 
Léon et Marmol présente une difficulté. Tous les deux y 
mentionnent de nombreux silos où des grains auraient été 
conservés pendant des siècles sans s'altérer. Or les puits 
de Miat Bîr sont des puits à eau et non pas des silos ; 
d'ailleurs, le mot Bîr ne peut s'appliquer à des silos qui 



(1) Cf Edmond Doutté, « Marabouts », p. 52 ; Basset, « Traras », p. IV ; 
W. Marçais, « Dial. de Tlemcen », p. 219. 

(2) Léon, « in Ramusio », f» 23, B ; Marmol, « Affrica, f» 60 v. Cf 
Dîecro de Torrès, « Bel. Cher. », p. 49; Mouette, « Hist. Moul. Archy », 
p. 176. 



Digitized by 



Google 



MIAT BIR 189 

s'appellent en arabe « mêtmoûra », nom bien connu de Léon 
et de Marmol eux-mêmes. Si l'on réfléchit que Léon ne 
mentionne même pas Sernou, localité qui, après tout, était 
importante, et que sa description de fosses à grains de Miat 
Bir s'applique très bien aux silos de Sernou, que nous avons 
visités, on peut très vraisemblablement supposer qu'il n'a 
visité aucun de ces deux endroits et que n'en ayant parlé que 
par ouï-dire, il les a confondus sous le nom de Miat Bir et 
cela d'autant plus facilement qu'ils sont voisins l'un de 
l'autre. Plus lard, Marmol aura suivant son habitude, copié 
Léon, mais de plus il y aura rajouté Sernou, probablement 
d'après des sources portugaises; cette interprétation est 
d'autant plus plausible, nous semble-t-il, que le chapitre 
dans lequel Marmol parle de Sernou et de plusieurs autres 
localités, manque entièrement dans Léon. 

Le fkih de l'endroit nous dit que non loin de notre campe- 
ment se trouvent les ruines de deux autres petites villes 
qu'ildit s'appeler Ouirs et Tirouin. Nous n'avons pas eu le 
temps de les visiter et nous ne voyons pas trop comment on 
pourrait les identifier d'après leurs noms (*). Léon et Marmol 
mentionnent des juifs à Miat Bîr ; il n'y en a plus nulle part 
dans les Douklcâla, ni dans les *Abda, sauf dans la casba de 
Si Aïça, où ils sont évidemment d'introduction récente. De 
plus, Marmol nous dit que les habitants de Miat Bîr étaient 
des Berbères sédentaires; il est difficile aujourd'hui de 
trancher cette question de race. Je ferai remarquer d'ailleurs 
que Léon et Marmol ayant confondu Miat Bîr et Sernou, les 
détails qu'ils donnent peuvent indiflFéremment se rapporter 
à l'une ou à l'autre de ces localités. Il convient de rappeler 



(l) On trouve dans un des textes publiés par David Lopes, « Aljamia 
portuguesa », p. 92, la mention d'une localité appelée « Uzeres ». 



Digitized by 



Google 



190 SIDI MA«ACHOU ET LA RAGE 

loiitefoiSj à propos de celle queslion de race, que vingt 
minules avant d'atteindre Mial Bîr, nous sommes passés près 
d'un village de huiles qui a nom Ech Chloûh ; ils prétendent 
malgré cela qu'ils sont Arabes ^ ce qui me semble fort contes- 
table. 

Miat Bîr est situé sur la fraclion des ïlounimiyîn, 
prononcé souvent par une allération courante dans les 
dialecles du Magrib, ïloulimiyîn. Entre les ïlounimiyin et 
la casba de Si Aïça sont les Ma*achat, sur lesquels nous 
avons passé. Ils sont parenls des Ma^achat qui sont chez les 
Chàouia et de ceux qui sont chez les Chiadma, du côlé du 
Souk el Hâd, près de v\in el Hajar, non loin de Mogador : 
là est le tombeau de Sîdi Ma'achou et la zaouia des Ma'achat. 
Les descendants de ce saint ont le privilège de guérir la 
rage en faisant boire^ à ceux qui en sont atleinls^ de Teau 
enfermée dans un vase, au moyen d'un chalumeau en 
roseau : les malades ne doivent pas voir l'eau qu'ils boivent. 
Ils restent près du marabout à suivre ce traitement pendant 
quaranle jours : en outre ils mellent un peu de sel sur la 
morsure qui a causé leur maladie. Je noierai ici qu'à 
l'Oued Imberl, localité bien connue du déparlement 
d'OraUj il existe également un Sîdi Ma^achou qui a aussi la 
réputation de guérir de la rage. 

(1®^ juin). Nous parlons à 6 h. 5 pour El ïlerbiya sur les 
Doukkâla. Nous traversons d'abord les jardins ornés de pal- 
miers qui se Irouvenl autour de Sîdi *AbdeVazizelMenowwer, 
confrère de Sîdi Mohammed précilé et bienlôl nou^ attei- 
gnons des groupes de maisons appartenant aux Zâh. A 
7 heures nous laissons notre convoi continuer sur El 
ïlerbiya et nous obliquons à gauche pour aller voir une 
grotte qu'on nous a signalée et dont nos informateurs 



Digitized by 



Google 



VISITE D'UNP: grotte 191 

musulmans nous racontent des mei^veilles : il y a dedans 
des puits, une rivière, des statues en cuivre !... Bien 
que nous soupçonnons fort que l'imagination de nos 
interlocuteurs doive jouer dans leur description un rôle 
tout-à-fait prépondérant, cependant nous allons voir la 
grotte. Nous traversons des plateaux tout-à-fait analogues 
à ceux d'hier: pas de terre végétale, le roc partout; et le 
chemin, parsemé de gros cailloux, est pénible. L'eau 
cependant est à une faible profondeur comme le montrent 
d'assez nombreux puits. Çà et là il y a des dépressions au 
fond desquelles sont des puits, et ces dépressions sont très 
analogues à ce que nous avons appelé une vallée à Miat Bir. 
A neuf heures enfin nous sommes à Sidi *Azzoûz et à 
cinquante mètres de là, près d'un figuier, est l'ouverture de 
la grotte. 

Nous y pénétrons avec des bougies : c'est un couloir de 
6 à 8 mètres de hauteur et de 12 à 20 mètres de largeur, 
suivant les endroits, qui s'étend sur une longueur d'environ 
140 mètres, en plan doucement incliné. Nous marchons à 
tâtons, car nos bougies n'éclairent guère, des boules 
blanches se meuvent sur la terre, ce sont des petits d'oiseaux 
nocturnes. Nous arrivons à un talus très raide et très 
glissant, le sol étant formé d'une argile grasse et humide : 
la voûte s'élargit et on ne distingue plus rien ; on entend 
seulement un clapotis. Les indigènes, gens braves, mais 
extrêmement superstitieux, ont peur d'aller plus loin. Nous 
nous laissons glisser sur le talus qui s'an'ôte tout près de là 
et à travers une boue épaisse, nous atteignons le fond. 
Il n'y a rien de parliculier que quelques flaques dans 
lesquelles l'eau dégoutte du plafond : ni source extraordi- 
naire, ni précipice, ni rivières, ni statues.... De retour, je 
déclare aux indigènes qu'il n'y a rien et qu'ils peuvent y 



Digitized by 



Google 



192 VKRS EL MUÎNA 

aller voir comme nous : ils ne me croient pas. Ils prétendent 
que j'ai cru aller jusqu'au bout, mais qu'il y a une issue que 
je n'ai pas vue : ils ont besoin de croire que celte grotte est 
sans fond. N'arrivant pas à les convaincre, je cesse des 
protestations que je sens parfaitement inutiles : il n'y a pas 
de doute qu'on racontera dans le pays qu'un chrétien a 
essayé de pénétrer dans la grotte, mais qu'il n'a pas réussi, que 
les djinns l'en ont empêché ou autres histoires analogues... 
La caverne n'est d'ailleurs l'objet d'aucun culte religieux 
particulier. Elle n'offre aucun intérêt et ne renferme qu'une 
couche très mince de guano. 

Nous reparlons (10 h. 40) dans la direction d'ElMdîna; 
le plaleau est plus âpre que jamais : le roc presque partout à 
nu ne laisse pousser en fait d'arbustes que des touffes 
rabougries de « gucndoùl». Gà et là se trouvent des bas- 
fonds avec de gras pâturages cl souvent un rdir ou mare d'eau 
qui n'est pas encore tout à fait sèche ; l'hiver, ce plaleau, où 
l'eau est partout à une faible profondeur, doit être un 
excellent terrain d'élevage. A 11 heures nous voyons les 
premières maisons des Oulâd ben Iffou. Les habitations se 
composent d'une enceinte en pierre sèche, avec une maison 
dont les murs sont également en pierre sèche et le toit en 
branchage ou en chaume ; en môme temps une tente 
esl dressée dans chaque enceinle ; ce sont des demi- 
nomades. A deux kilomètres sur la gauche, au milieu de 
nombreuses habitations nous distinguons le sancluaire de 
Sidi *Abdel'azîz ben Iffou. Nous marchons encore une 
heure, la terre devient plus riche, nous touchons au terri- 
toire où se trouvent les tîrs, que nous avons décrits dans le 
précédent itinéraire (*) : à midi enfin nous sommes au Souk 



(l) Voy. supra, p. 181-182. 



Digitized by 



Google 



KL MDINA 193 

etTnîn à côté duquel esl El Mdîna, ou mieux, suivaul la 
pronouciation marocaine, Lemdîna. 

El Mdina fut jadis la vérilahle capitale des Doukkâla do 
l'Ouestj El ïlerbiya, nom qui, à celte époque, s'opposait à 
Gherkiya et qui seul a subsisté, tandis que ce dernier a 
disparu. Aujourd'hui encore ElMdîna esl dite «Lemdîna 
d el ïlerbiya ». Les documents portugais, Marmol, Diego 
de Torrès, en parlent à chaque instant et elle joua dans 
toutes les campagnes de cette époque héroïque un rôle de 
premier plan : abandonnée par ses habitants à la suite de 
la prise d'Azemmoûr, puis repeuplée par les soins de 
Yahya ben Ta'foùfa (^\ elle est au nombre des conquêtes 
dont le pape Léon X félicitait le roi I). Manuel dans un de 
ses brefs © ; elle eut aussi à souffrir probablement lors de la 
révolte fomentée en 1510 dans la province par les chérifs 
sa'adiens contre les Portugais; nous avons plus haut fait 
allusion à un pillage par le frère du roi de Fez, qui emmena 
les habitants dans son royaume, pour les soustraire au joug 
des chrétiens ; depuis elle se repeupla, mais l'état perpétuel 
d'anarchie dans laquelle les luttes des chérifs sa'adiens plon- 
gèrent la région joint à de grandes famines, réduisit la 
population à une telle misère, qu'ils se vendirent aux chré- 
tiens pour avoir du pain ('^). Aussitôt les arabes s'y instal- 
lèrent : les premiers habitants d'El Mdîna, en effet, étaient 
des Berbères W, Prise par les Arabes, elle devint une ruine, 
comme tout ce qu'a touché ce peuple si funeste à l'Afrique 



(1) Cf. Diécro (le Torrès, « Hist. des Cliér. », p. 23. 

(2) « Docmn. do Arch. Nacion. da Torre do Tombo », p. *^5l. 

(3) Mannol, « Affrica », f" 01. 

(4) Mannol, « AfFriea », f" 48 v" ; « Docum. da Torra do Tombo », 
p. 231. 

1.3 



Digitized by 



Google 



194 RUINES D'EL MDINA 

du Nord. « Ils ne souflFrent pas qu'on la repeuple, écrit le 
traducteur français de Marmol, et ils n'y veulent pas 
demeurer, parce qu'ils n'aiment pas à être renfermés.... 
C'est une pitié de voir une si belle ville, si bien située et 
accompagnée de tant de jardinages, être maintenant ruinée 
et les murs tout ouverts (0 ». 

L'enceinte de la vieille ville est maintenant sous nos 
yeux : elle est à peu près carrée et enveloppe plus de trente 
hectares. Les murs en terre sont relativement bien 



FiG. 'il. — Ruines de l'enceinte d'El Mdîna 

[Cliché df l'auleur) 

conservés. Sur le plan les interruptions indiquent les 
endroits où la muraille est tombée, soit qu'elle se soit 
écroulée, soit plutôt qu'on l'ait abattue : c'est ainsi que lors- 
que Nunho Fernandezde Atayde, pritElMdîna, en 1513, 



(1) Marmol. « Affrica », {^ 61 v« ; trad. de Perrot d'Ablancourt, II, 
p. 112. 



Digitized by 



Google 



RUINES D'EL MDÎNA 195 

après en avoir confié le gouvernement à Yahya ben 



SidiTâhep < 



àSiâMmmeielMddel 
Mellali? 



/b/r demitraâafiuy hiH^aMii/ÂA' J^an^<ù: /HuraàitiàL' 



Jh/t àk.m//raAa///i^ 




/h/i 4t mu/' a6aliii^ 



But ife^ muraàofiu-' 




II 



êlla MeimànsL 



Isiâi 



Yoncef 



500 mètres 




FiG. 42. — Croquis de l'enceinte d'El Mdina 

Ta^foùfa, il fit abattre deux pans de murailles pour empêcher 
les habitants de se fortifier au cours d'une révolte et l'avenir 



Digitized by 



Google 



196 RULNES D'EL MDINA 

montra que ses craintes étaient justifiées (*). Il semble qu'il 
n'y ait eu qu'une véritable porte : les petites villes de cette 
époque n'avaient qu'une porte, comme encore Mazagan 
aujourd'hui. On reconnaît aisément les vestiges de cette 
porte sur le côté S-W de l'enceinte : c'était une porte 
coudée, comme le sont encore aujourd'hui les vieilles portes 
marocaines. Il ne paraît pas qu'il y ait eu de fossé autour de 
la muraille : le fossé d'enceinte n'était pas, semble-t-il, dans 
les liabitudes des Berbères marocains. On voit cependant 
autour des murailles des dépressions qui pourraient pro- 
venir d'un fossé, mais comme pour Sernou, j'incline à 
penser que ces dépressions sont simplement dues à l'ex- 
traction des matériaux. Peut-être n'est-il pas impossible que 
les dénivellations ainsi formées aient été utilisées pour la 
défense de la ville : celle-ci était avant tout assurée par des 
(( borj » ou tours qui se dressaient de 20 mètres en 20 mètres 
et dont il reste quelques vestiges. 

Dans l'enceinte de la ville habitent aujourd'hui çàetlà 
les gens d'El Rerbiya, vraisemblablement les descendants 
de ces Arabes dont parle Marmol, dans sa lamentable pein- 
ture des malheurs d'El Mdîna. Mais ils sont devenus un 
peu plus sédentaires qu'autrefois. Ils ont aujourd'hui des 
maisons en pierres, élevées avec les matériaux de la vieille 
ville, grossièrement construites du reste et à côté desquelles 
est dressée la tente. Çà et là il y a des jardins de figuiers, 
mais l'angle Nord de l'enceinte n'est guère rempli que 
d'amoncellements considérables de pierres qui proviennent 
sans aucun doute de la démolition d'El Mdîna. Ajoutons 
que d'après des renseignements qui nous ont été donnés sur 



(1) Marmol. « Affrica », f^ 56 r. Lieutenance de Yahya, « Diego de 
ToiTcs », p. 16. 



Digitized by 



Google 



JUIFS D'EL MDIXA 197 

place, il n'y a pas encore très longtemps que Ton voyait 
dans l'enceinte les ruines d'une mosquée. 

A l'extérieur de l'enceinte, du côté W, est accolée une 
autre enceinte qui emprisonne environ quatre hectares et 
qui ne communique pas avec l'extérieur, mais seulement 
avec le dedans de la première enceinte. L'intérieur de cette 
deuxième enceinte est à peu près désert, sauf un marabout, 
évidemment moderne, qui y est construit. La tradition 
unanime dans le pays est que cette deuxième enceinte 
circonscrivait le mellâh, c'est-à-dire le quartier juif d'El 
Mdîna. Il n'y a plus de juifs aujourd'hui à El Mdîna, non 
plus que dans tous les Doukkâla, mais il est infiniment 
probable qu'il en était jadis autrement et plusieurs raisons 
nous inclinent à penser que la deuxième enceinte dont nous 
venons de parler représente bien un ancien mellâh. En 
premier lieu nous devons remarquer que cette enceinte 
occupe très exactement la position habituelle des mellâh, 
qui sont situés en général contre l'enceinte extérieure 
et n'ont qu'une porte ouvrant dans la ville, mais près 
des murailles et souvent près d'une des portes de celle-ci : 
il en est ainsi, par exemple, à Fez, àMerrakech, à Mogador... 
En deuxième Ueu, nous aurons plus tard l'occasion d'établir, 
dans le cours de cet ouvrage, que les juifs au moyen-age 
occupaient dans la société marocaine une place beaucoup plus 
grande que maintenant. En ce qui concerne plus spécialement 
les pays qui nous occupent actuellement, Léou et Marmol 
signalent à plusieurs reprises des juifs, comme nous l'avons 
déjà noté à propos de Sernou. Mais il y a plus, la mémoire 
populaire a gardé le souvenir d'une époque où les juifs 
avaient une situation sociale plus élevée que maintenant. 
Les habitants actuels d'El Mdîna interrogés sur l'histoire 
de la ville n'en peuvent rien dire, si ce n'est qu'un juif. 



Digitized by 



Google 



198 LA LEGENDE DE BEN MECH^AL 

appelé Ben Mech*al en fut longtemps le seigneur. Son trésor, 
nalurellemenl, est encore là, caché, dit-on, dans un « toûfi », 
c'est-à-dire dans une cave. La croûte calcaire dont le sol 
est recouvert se proie en eflFet très bien à la construction de 
caves, que Ton fait servir d'entrepôts et môme d'écuries 
pour les bestiaux. De plus, auprès d'El Mdîna, se trouve une 
localité, que je n'ai pas pu visiter, à mon grand regret, et 
qui s'appelle Soùr Moùça : ce sont les restes, dit-on, du 
château d'un juif nommé Moùça et qui fut également roi du 
pays. 

Le plus singulier est que cette histoire de Ben Mech'al, 
juif, seigneur d'un pays et possesseur de trésors, se retrouve 
dans les ouvrages d'histoire du Magrib à propos du sultan 
Moùlaye Er-Rachîd : celui-ci aurait commencé sa fortune 
en s'emparant par la ruse d'un certain Ibn Mech*al, juif 
puissant qui vivait dans une casba du côté du Tâza où il 
cachait d'immenses trésors (0. H serait singulier et je 
crois improbable d'après l'impression que j'ai eue sur les 
lieux que cette histoire se soit échappée de la littérature 
arabe pour se graver dans la mémoire du peuple ; j'aimerais 
autant croire qu'lbn Mech*al, le juif, est un type légendaire 
dans le genre, par exemple, du « sultan noir », auquel 
on attribue toutes sortes d'anciennes constructions au 
Maroc. A l'appui de cette thèse on peut faire valoir que- les 
récits des auteurs arabes donnent, par leur peu de précision, 
l'impression d'une légende. Ahmed ben Khâlid seul place 



(1) El Oufranî, « Nozhet el IJâdi », trad. Hondas, p. 499 ; Moh. b. 
Tavjil) el Kâdiri, « Nachr el Mafâni », I, p. 224; Ahmed ben Khâlid, 
« Kitâb el Istiksâ », II, p. 15, reproduit ces deux récits et y ajoute une 
troisième version : les trois différent d'ailleurs assez peu entre elles. Cpr 
Mouette, « Hist. Moul. Archy », p. 10, 146, 257 ; Meakin, « Moorish 
Empire », p. 138 ; Cour, «Chérifs au Maroc», p. 181. 



Digitized by 



Google 



VERS OUALIDIYA 199 

la demeure d'Ibn Mech'al dans les Béni Znâcen ; nous ferons 
observer encore qu'il s'agil là, comme à El Mdîna, d'une 
ancienne construction, dans rcspèce d'une casba, dont les 
ruines excitaient probablement l'imagination populaire. 
Mohammed ben Rahhâl qui a visité les Béni Znâcen donne 
la légende d'Ibn Mech'al comme répandue au Maroc W. 
Les Béni Znûcen où il la localise ont un endroit appelé : 
Dar Ibn Mech'al ; une autre fraction a un nom qui paraît 
à l'auteur indiquer une origine juive ; il nous suffit de 
constater qu'à El Mdina comme dans les Béni ZnAcen, 
l'existence de la légende d'Ibn Mech'al concorde avec 
d'autres souvenirs populaires relatifs aux juifs. Si on 
rapproche ce fait de la ressemblance indéniable qu'offre 
avec les mellah actuels la petite enceinte d'El Mdîna, on est 
porté à conclure qu'il y a jadis eu dans le pays des juifs 
nombreux et jouant un rôle social important. Nous verrons, 
dans le cours de cet ouvrage, que l'analyse de certaines 
institutions religieuses du Maroc vient confirmer ces 
conclusions. 

(2 juin). Nous repartons vers le N.-N.-E. à 6 h. 45. Nous 
passons près d'une ancienne noria : il y en a beaucoup 
dans le pays, toutes en ruines et semblant remonter à une 
époque fort ancienne. Le paysage devient peu aimable : la 
roche est à nu partout, on trouve seulement dans les creux 
du sable en plus ou moins grande quantité, sable qui, 
mélangé à l'humus, a fini par former une terre végétale 
assez fertile pour produire un gras pâturage. La râba, 
c'est-à-dire la broussaille est formée de guendoùl, de doùm, 
d'asphodèle, d'une haute ombellifère : au milieu de tout 



(1) Mohammed ben Rahhâl, « A travers les Béni Snassen », dans « Bull. 
Soc. Géog. Oran », IX, p. 14. 



Digitized by 



Google 



200 ENTRE EL MDIXA ET OUALIDIYA 

cela^ de grandes graminées^ sèches maintenant^ de grandes 
avoines dressent encore leurs chaumes ; le tapis même du 
sol est surtout formé de sanguinaire : cela doit au printemps 
composer un fourrage savoureux et même maintenant que 
toute cette végétation est desséchée, les bestiaux y trouvent 
encore leur compte. L'allure générale du sol consiste en une 
série d'ondulations parallèles au rivage de la mer et enfer- 
mant entre elles des vallées peu profondes (30 à 50 mètres 
au plus) : dans ces fonds se trouvent de nombreux endroits 
humides, pleins d'eau l'hiver et qui sont au mois d'avril de 
vastes prairies ; quelques « rdîr » subsistent encore çà et là. 
C'est un magnifique pays d'élevage. Le caractère particulier 
du paysage lui est donné par la roche dénudée de tous côtés, 
l'humus n'y formant qu'une couche discontinue : là où 
celui-ci manque elle est recouverte de lichens jaunes, noirs 
et bleus. Les éléments ont usé cette roche de façon bizarre : 
tantôt c'est une table déchiquetée et bosselée, tantôt c'est 
une surface unie sur laquelle courent des arêtes qui se 
croisent et forment les dessins les plus variés. L'imagination 
du voyageur qui traverse ces immenses plateaux travaille 
volontiers plus ou moins machinalement sur le thème de 
ces dessins et y retrouve des formes d'arabesques ou des 
représentations d'objets usuels, enclume, coupe, siège, etc.. 
La marche d'ailleurs est sur ce terrain particulièrement 
pénible et nous n'y faisons pas plus de cinq kilomètres à 
l'heure. 

A 8 h. 30 nous laissons El Goûr à cinq kilomètres à 
gauche ; un peu après 9 heures, nous sommes à un marabout 
dénommé Sidi bel *Abbôs : il y a là, dans l'enceinte du 
marabout, quelques arcades que l'on nous dit être les restes 
d'une ancienne médersa : tout à côté un rdîr et un puits. Il y 
eut problablem eut jadis eu en ce lieu un petit centre aujour- 



Digitized by 



Google 



ENTRE EL MDINA KT OUALIDIYA 



201 



d'huià peu près disparu. Nous sommes daus une de ces vallées 
parallèles à la mer que nous avons signalées et dans laquelle 
se trouve^ à droite et à 2 kilomètres environ la koubba des 
fokra des OulAd ben *Amira, à 6 kilomètres la koubba de 
Sîdi 1 Ma*ati, à 7 kilomètres la koubba de Sîdi ^Abdennebi : 
tous ces marabouts sont sur les 'Abda. Gravissant la colline 
qui est devant nous, nous y trouvons successivement deux 
agglomérations de la fraction des Hoûmittàt (9 h. 30) : 
nouàïl et khiyftm mélangées ; de là nous apercevons la mer. 
Il est à remarquer que le versant marin de toutes ces ondu- 
lations de terrain est plus chargé de sable que l'autre : la 
terre végétale qui couvre le roc est donc en partie de forma- 
tion aérienne. Le sol du reste devient de plus en plus âpre : 



¥ui. 4'î. — Le torniin aux aj)i)roc'lios de Ouàlidiyn 

(Cliché de lauleur] 

ce n'est plus que de la pierre déchiquetée de mille façons et les 
bêtes ne savent où poser le pied ; durant la dernière heure 



Digitized by 



Google 



202 VESTIGES D'UNE ANCIENNE PROSPÉRITÉ 

avant d'arriver au bord de la mer, à Ouâlidiya{ll h. 5), nous 
ne faisons certainement pas plus de trois kilomètres. 

A partir de Ouâlidiya, nous longeons la côte jusqu'à 
Mazagan; j'ai dit plus hîiut que la description de la côte 
appartenait à une autre partie de cet ouvrage : nous nous 
dispenserons donc de la transcrire ici. Notre étape du 2 juin 
se termine à la zaouïa de Sîdi Ahmed ben Embârek et celle 
du lendemain à Mazagan. Je relèverai seulement dans mes 
notes le passage suivant qui peut nous aider à élucider une 
question intéressante, celle de l'ancienne prospérité des 
Doukkâla et en général des régions que nous traversons : 
c( .... A 6 h. 35, nous passons près des ruines de la « sûniya 
Bou Mehdi ». I^e mot « sàniya » qui signifie habituellement 
(c roue hydraulique élévatoire à godets », c'est-à-dire noria, 
a très souvent comme ici le sens de « jardin (*) ». On voit 
des restes de norias partout : il y en a une quantité extraor- 
dinaire. « On peut dire sans exagération que toute la vallée 
dans laquelle nous cheminons en est littéralement parsemée. 
Ce devait être autrefois un immense jardin ». Comme les 
mots qui précèdent ont été écrits sur place, nous avons tenu 
à les reproduire textuellement. 

Ainsi donc il y a eu une époque où toutes ces campagnes 
étaient couvertes de cultures ; des irrigations bien entretenues 
permettaient probablement la végétation des arbres, et vrai- 
semblablement des vergers s'étendaient, là où aujourd'hui 
nous ne voyons plus que des cultures de céréales ; des petites 
villes comme Sernou et El Mdîna florissaient çà et là ; bref 



(1) De « noria » rapprochez Tarabe « nà'oûra » qui a le même sens. A 
Palerme les roues à godets s'appellent « senia », mot évidemment venu de 
l'arabe « sâniya ». Amari, « Ibn Haukal », dans « Journ. Asiat. », 4° sér., 
t. V, 1845, p. 114, n. 37. Cf. Dozy, «Suppl. », s. v. 



Digitized by 



Google 



LA DOMINATION PORTUGAISE 203 

le pays était dans un état de prospérité qu'il ne semble pas 
avoir connu depuis. Sans doute, il est toujours cultivé, 
mais il Test d'une façon beaucoup moins intensive et la 
disparition des cités a dû entraîner celle des industries qui 
ne sont compatibles qu'avec la vie sédentaire dans les 
villes. 

Que les villes aient été très nombreuses jadis dans les 
Doukkâla, on n'en saurait douter : Léon et Marmol les 
citent et les décrivent; quelques-unes comme Ayer, Tît, Bou 
1 *Aouân, sont bien connues et n'ont pas cessé de figurer sur 
les cartes ; d'autres comme El Mdîna, Sernou, Miat Bîr, 
nous ont été bien faciles à retrouver ; on retrouvera de 
môme le jour où on les cherchera, celles que liéon, Marmol, 
les documents portugais citent sous les noms diversement 
orthographiés de Subéit, Tamaracost, Terga, Gea, 
Benacaciz, Telmez, Umez, Ugerez, Çorjidade, Nomar, 
etc.... W. Que l'activité commerciale et industrielle ait été 
considérable dans ces villes, c'est ce que la présence des 
juifs, que nous avons essayé d'établir pourrait tendre à 
confirmer. Il est constant d'ailleurs que les Portugais ont 
tiré de ces villes d'abondants revenus et il est à croire 
qu'ils ont été une des causes de la ruine du pays pour l'avoir 
trop pressuré. 

Nous savons qu'après la prise de Saffl, Nunho Fernandez 
ravagea tout le pays ; puis survinrent les chérifs sa*adiens 
qui engagèrent les populations dans une révolte sans succès, 
à la suite de laquelle les Portugais de Saffî opérèrent des 
razzias fructueuses. « On prit, dit le traducteur français de 
Marmol, 567 personnes, tant petites que grandes, 5000 pièces 



(1) Voy. Léon et Marmol, loc. cit., et David Lopes, « Aljamia portu- 
guesa », p. 92. 



Digitized by 



Google 



204 LA DOMINATION TORTlKiAISK 

menu bétail, 1000 bcpufs ou vaches, 300 chameaux, plu- 
sieurs chevaux et bôles de charge, avec quoi on retourna 
glorieux à Safîe (0. » Si les Portugais n'avaient opéré ces 
razzias qu'à titre de représailles, le pays eût pu se relever, 
mais en réalité ils considéraient les provinces marocaines 
comme des mines à exploiter et ils ne cherchèrent qu'à 
piller. Dans ce but, ils s'allièrent à une partie des populations 
du pays, dont ils s'attachèrent les chefs : Yahya ben 
Ta'foùfa est resté la personnalité la plus brillante de ces chefs 
indigènes (2). 

Les Portugais n'épuisaient pas seulement les ressources 
matérielles du pays, ils appauvrissaient encore sa popu- 
lation : on sait que Tesclavage était ouvertement pratiqué à 
liisbonne ; les gouverneurs de Saffi comptaient parmi les 
pourvoyeurs des marchés d'esclaves du Portugal. A chaque 
instant les auteurs nous disent qu'on « envoya vendre en 
Portugal quantité d'esclaves des deux sexes». A propos de 
« Hadequis », ville de Hea (Hâha), qui reste à identifier, il 
écrit : « Nunho Fernandez d'Atayde, accompagné de 
Yahya, prit celte ville d'assaut en 1514 et en emmena les 
plus belles esclaves qu'il y ait eu depuis longtemps en 
Portugal». La même année, à la bataille où fut défait le 
frère du roi de Fez, le même auteur nous apprend que « les 
chrétiens pillèrent le camp ennemi où l'on fit 580 prison- 
niers, et toutes les femmes et les enfants des (^liecs (cheikh) 
qui s'étaient trouvés au combat. Les captifs demeurèrent 



(1) Marmol. « Affrica », II, f** 46 ; trad. fr. de Perrol d'Ablancourt, II, 

p. 8r>. 

(2) Sur Yaliya ben Ta'foùfa voy. les intéressants documents rassemblés 
par David Lopes dans la deuxième partie de ses « Textos em aljamia 
porluguesa ». 



Digitized by 



Google 



LA DOMINATION PORTUGAISE 205 

aux chrétiens el le butin aux alliés(*) ». Voilà donc comment 
s'opérait le partage ; de telles saignées devaient rapidement 
appauvrir le pays et nous ne sommes plus étonnés de voir les 
derniers habitants d'El Mdîna pousses par la misère à se 
faire volontairement esclaves. Marmol, après avoir énuméré 
les tributs payés par les alliés au roi du Portugal, ajoute : 
(( Outre cela, les Portugais couraient au dedans du pays 
en la compagnie de leurs alliés et tiraient tribut des 
provinces voisines, ou les saccageaient et faisaient les 
habitants prisonniers (2). » Aussi les habitants fuyaient 
volontiers les villes où ils n'étaient plus en sûreté : lors de 
l'expédition du frère du roi de Fez dont nous avons parlé, 
Tît, El Mdîna, Soùbéït, Bou 1 *Aouân, Miat Bir furent ainsi 
désertées ^ et le roi de Fez recueillit les fugitifs. Marmol 
parle constamment de villes qui furent dépeuplées au 
temps des Portugais et se repeuplèrent lorsqu'ils eurent 
abandonné leurs possessions, à l'exception de Mazagan, de 
laquelle ils ne sortirent plus W. 

Les Portugais ne furent pas la seule cause de la décadence 
de ces pays : à la fin du XI V^ siècle le Magrib tout entier 
avait été rudement éprouvé. La terrible peste de 1348 y 
avait fait au rapport d'Ibn Khaldoùn, d'incalculables 
ravages. « La culture des terres s'arrêta, faute d'hommes, 
les villes furent dépeuplées, les édifices tombèrent en ruine. 



(1) Marmol. « Affrica », II, fol® 45 v., 9 v., Irad. Perrot d'Ablancourt, 
II, p. 15, 84-85, lOG-107. 

(2) Marmol. « Afïrica », II, fol*^ 47; Irad. Perrot (rAblancourt, II, 
p. 87. 

(3) Léon r Africain in Ramusio, I, fol** 23 B, C, I) ; David Lopes. 
« Aljamia porluguesa », p. 121 ; Diego de Torrès, « Hist. des Cher. », p. 23. 

(4) Marmol « Affrica», II, fol« 9, fol» 50 v. etc.... 



Digitized by 



Google 



206 L'INVASION ARABE 

les chemins s'effacèrent, etc.. .W». Les petites villes des 
Doûkkâla existaient-elles déjà à cette époque? Oui, si l'on 
en croit Léon l'Africain : nous n'avons d'ailleurs pas à leur 
sujet de témoignages antérieurs à ceux des documents 
portugais ; mais il n'y a aucune bonne raison de douter de 
leur grande ancienneté. Elles durent donc traverser une 
crise au XIV® siècle, mais probablement elles se refirent 
peu à peu et redevinrent florissantes dans le XV® siècle : im 
fléau d'un autre genre, mais plus terrible, n'avait cepen- 
dant point cessé de les menacer et devait empêcher leur 
essor, je veux dire les Arabes. Ils tenaient depuis longtemps 
les campagnes et ruinaient petit à petit les villes. On a 
maintes fois décrit les funestes conséquences qu'eut pour le 
Magrib l'invasion hilalienne : « Pendant trois siècles et 
demi, écrit celui qu'on a appelé le Montesquieu de l'Afrique 
du Nord, ils ont continué à s'acharner sur ces pays ; aussi la 
dévastation et la solitude y régnent encore. Avant cette 
invasion, toute la région qui s'étend depuis le pays des 
Noirs jusqu'à la Méditerranée était bien habitée; les traces 
d'ime ancienne civilisation, les débris de monuments et 
d'édifices, les ruines de villes et de villages sont là pour 
l'attester (2), » C'est bien là, en effet, le triste tableau que 
nous offrent les pays que nous étudions; bien longtemps 
après Ibn Khaldoûn, les Arabes ont continué leurs ravages. 
Quand vinrent les Portugais, leur rôle perturbateur s'accen- 
tua encore : alliés partie à l'infidèle, partie au musulman, 
tantôt au service du Portugal, tantôt à celui des rois de Fez 
ou de Merrâkech, ils furent les artisans de la ruine des 
Doûkkâla. Aujourd'hui encore, le voyageur voit avec 



(1) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », Irad. de Slane, I, p. 312. 

(2) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », trad. de Slane, loc. cit. 



Digitized by 



Google 



SORTIE D'AZEMMOUR 207 

étonnement leurs lentes dressées sur l'emplacement des 
villes mortes et les troupeaux qu'ils parquent derrière les 
murailles croulantes. . . . 

(Itinéraire d'x\zemmoûr a Bou l ^Aouân). 

(7 juin 1901). Nous quittons Azemmoùr à 6 h. 35 du 
matin pour faire route vers Bou 1 *Aouân. En sortant de la 
ville, nous passons près d'une des curiosités du pays, un 
palmier à quatre branches disposées en éventail ou mieux 
en forme de lyre. Des pierres sont placées dedans çà et là, ce 
qui indique que ce doit être un arbre sacré : en effet, ren- 
seignements pris, c'est une « mzâra ». Les mères viennent 
prier là pour guérir leurs enfants : ce sont elles qui placent 
ces cailloux dans les trois fourches de l'arbre et dans les 
écailles formées par la base persistante des palmes W. 

A 7 h. 15 nous traversons un ravin sans eau ; l'Oum er 
Rbîâ est tout près à gauche ; un quart d'heure après, nous 
passons près de la koubba de Sidi Aïça Moûl el Ouâd ; dix 
minutes après, autre ravin, puis voici la « rgoûba » de 
Moûlaye Bou Ghalb, avec un kerkoûr et deux petits arbres 
rabougris. La plaine s'étend au loin, monotone, sans arbres, 
sauf quelques dattiers : il n'y a pas de maisons, rien que des 
tentes et quelques nouâla ; nous avons affaire à des nomades 



(1) Ce palmier ne répond pas aux conditions qui seraient, selon de Cha- 
vagnac, imposées à ces arbres lorsqu'ils ont un caractère sacré : « Les 
palmiers, dit-il, qui poussent auprès des koubba, sont tous en nombre 
impair. C'est, dit-on, l'œuvre des hommes qui en éliminent tout d'abord 
un, lorsque le nombre en est pair ». (Comte de Chavagnac, « De Fez à 
Oudjda », dans « Bull. Soc. Géog. Paris », 1887, p. 318). 



Digitized by 



Google 



208 LES HOUZIYA 

à parcours excessivement restreints ; les douars ne quittent 
presque jamais le voisinage des jardins de figuiers, en sorte 
qu'on pourrait les porter sur une carte. L'allure générale 
du terrain se caractérise par une série d'ondulations dont 
l'axe est perpendiculaire à l'Oum er Rbîâ. Chacune de 
ces dépressions est une vallée qui se rend au fleuve ; les 
douars sont régulièrement groupés dans chaque vallée. Les 
populations de ces pays sont administra tivement réunies 
sous la dénomination de Hoùziya (0. Le palmier nain 
couvre la terre qui est relativement peu cultivée. A 8 h. 20 
nous passons près de la koubba blanche des OulAd Bou 
Sedra; puis vers neuf heures, dans une de ces dépressions 
dont nous venons de parler, nous trouvons un beau et grand 
douâr d'OulAd Rahmoûn, qui sont une « fakhda » ou fraction 
des (3ulAd Bou v\zîz. ïâ se trouvent de beaux jardins de 
figuiers, au milieu desquels on vénère la haouîta de Sidi 
*Abd en Nebî. 

Vers 9 h. 30 nous nous perdons, et nous errons à travers 
champs pendant une heure avant de retrouver le chemin. 
Toutes les cultures sont ici ravagées par les criquets : pour 



(1) Ces tJoûzija sont une circonscription administrative, comme les 
Fahçiya des environs de Tranger, non une tribu. Cependant Salmon, dans 
sa monographie des Fahciya , ouvrage d'ailleurs très remarquable , in 
« Arch. maroc. », 1904, II, p. 150, dit : <.< La tribu de Fahç est un bon 
modèle de tribu composite ». Il faut s'entendre : toutes les tribus que nous 
connaissons sont composites ; la tribu pure, composée d'individus descendus 
de l'ancôtre commun n'existe pas. Mais encore faut-il réserver le nom de 
« tribu » aux groupements sociaux qui ont un certain degré d'homogé- 
néité : telles sont la plupart des tribus qui portent le nom d'un ancêtre. 
Autrement le mot tribu deviendrait synonyme de circonscription adminis- 
trative. Sans doule la circonscription administrative peut devenir, avec le 
temps, une tribu, mais les Fahciya en sont-ils vraiment là ? Il suffit de lire 
Salmon, « op. laud.», p. IG8, pour en douter. 



Digitized by 



Google 



LES OULiD FÈREJ 209 

les combattre les indigènes ont mis le feu aux herbes sèches 
et aux broussailles. De vastes étendues de terrain ont été 
ainsi incendiées. A 11 heures, voici les douars des Oulâd 
Hamdan: à deux kilomètres sur la droite nous avons la 
koubba de Sîdi z Zemmoùri. A 11 h. 20 toujours dans une 
de ces vallées dont nous avons parlé, voici les OulAd Mham- 
med. Nous y faisons une halte près d'un puits et sous de 
beaux figuiers que les criquets ont laissés intacts : du reste, 
le fléau est beaucoup moindre par ici, soit que l'invasion ait 
été moins dense, soit que l'incendie des plaines ait détniit 
tous les jeunes. C'est ici le pays de la chasse, patrie des 
beaux slouguis et des faucons : pendant que nous déjeûnons, 
les indigènes s'amusent à forcer un lièvre à cheval. 

Nous repartons à 2 h. 30 et vers trois heures nous sommes 
près d'un nouveau douar d'Oulâd Mhammed. Depuis neuf 
heures et demie du matin nous sommes dans les Oulftd Fërej, 
grande tribu doukkalienne. Leur pays est très riche: la 
terre est profonde et fertile, encore qu'elle soit généralement 
très caillouteuse. A celte époque, les champs sont veufs 
de leurs céréales, mais on voit qu'ils sont tous cultivés et 
que pas un coin de terre n'est perdu. On devine aussi 
de belles prairies dont les graminées sèches sont encore, 
même en cette saison, une excellente nourriture aux 
bestiaux. Avec tout cela, les OulAd Fërej ont une mauvaise 
réputation: ils passent pour de grands voleurs et on craint 
beaucoup de camper chez eux avec des botes nombreuses. 

A 3 h. 25 voici la maison ruinée de l'ex-caïd Sa^id ould 
Bou Gha'îb ould Jîlâli Ber Rûmi. A 3 h. 15, nous passons 
devant un douar de la fraction des Ouahla. A 4 h. 05 nous 
sommes à Dârel Hajj Sa'îd ould Icef (prononciation spéciale de 
(( Yoûcef ))): c'est la maison d'un protégé du Portugal, car si les 
Portugais ne courent plus dans les Doukkûla les raids auda-. 

14 



Digitized by 



Google 



210 LES OULÂD FKREJ 

cieux du XVI® siècle, ils pratiquent largement aujourd'hui ce 
genre nouveau de déprédation qui s'appelle la proteclion 
consulaire. Nous nous détournons un peu de notre route pour 
aller camper au beau douûr d'Oulftd Heniya, de la fakhda 
Oulftd Brik, toujours dans les OulAd Férej : là est la demeure 
de Si Mohammed ben Heniya, au nom de qui nous sommes 
très bien accueillis. Le cheïkh est en voyage, mais un de ses 
parents nous reçoit en son absence et, chose rare chez les 
Doukkala, fait égorger un mouton en notre honneur. La déter- 
mination de notre point de campement sur la carte ne laisse 
pas que de nous embarrasser, car notre marche a été irrôgu- 
lière, notre direction variable ; nous sommes à l'E. N. E. du 
Souk el Arba* qui est sur la roule de Mazagan à Merrâkech, 
avant Sîdi Ben Noùr et à 15 ou 20 k"^ de ce marché iO. 

8 juin. Nous partons vers 5 h. 45, et nous marchons aune 
allure d'environ six kilomètres à Theure. De grands trou- 
peaux de bœufs pâturent dans les chaumes. Puis le palmier 
nain réapparaît et couvre de vastes superficies : le plateau est 
fort ondulé ; cà et là des jardins de figuiers jettent une note 
gaie dans le paysage, mais il n'y a pas d'autres arbres. A 5 h. 55 
nous avons à notre droite, à 5 kilomètres environ, la zaouia de 
Sîdi Mçâoûd; à 6 h. 15, Dâr Si ^Ibdelkàder ould Zîdî, à 
6 h. 55 le *azîb d'El FIûjj Bou Cha'îb ben Derra, associé agri- 
cole d'un espagnol de Mazagan, vers 7 h., sur la droite à doux 
ou trois kilomètres, la casba ruinée du caïd Bahloûl. 

A huit heures et à quatre cents mètres à notre gauche, 
sur un mamelon élevé, au bord de l'Oum er Rbîâ, dont nous 



(1) Les cartes que nous avons eues à notre disposition ne nous ont été 
d'aucun secours pour fixer notre itinéraire ; aussi avons-nous cru devoir 
donner le détail de notre horaire ; il en est de môme pour l'étape suivante. 
C'est avec ce seul horaire que nous avons construit hypothétiquement 
notre route. 



Digitized by 



Google 



LE SULTAN NOIR 211 

ne sommes plus maintenant qu'à un kilomôlrCj subsistent 
des ruines anciennes : à côté sur une colline, il y a aussi des 
traces de vieilles constructions. Nous n'avons pas élé les 
visiter, faute de temps, et je le regrette aujourd'hui vive- 
ment, car peut-être s'agit-il là des vestiges de Func des 
petites villes que Léon et Marmol placent sur les rives do 
rOum er Rbîâ. On nous assure que cet endroit s'appelle 
aujourd'hui « el kerya W à es soltAn lekhal », c'est-à-dire le 
« village du sultan noir ». Ce sultan noir est un personnage 
légendaire auquel les Marocains attribuent indistinctement 
toutes les ruines de conslruclions qu'ils reconnaissent pour 
être musulmanes. Il intervient en particulier dans un cycle 
de légendes relatives à Sîdi Bel 'Abbés de MerrAkech, dont 
nos aurons à reparler phis loin et que M. René Basset a déjà 
signalées (-). On le retrouve encore dans les légendes rela- 
tives à la fondation d'El Mansoùra, près de Tlemcen ('^), 
Partout il est donné comme fils d'un célèbre sultan nommé 
Moùlaye Ya'koùb ; on croit aussi qu'il conduisit le fameux 
siège de Tlemcen de 129^ à 1307. L'auteur du « Kitftb el 
Istiksft » pense que le « sultan noir » est le sultan El Mansoûr 
Abou 1 Flaçan ben 'OtmAn ben Ya'koûb ben 'Abdelhakk, 
le Mérinide, qui s'empara de Tlemcen en 1337 : «. on l'ap- 
pelait ainsi, dit-il, parce que sa mère était éthiopienne W ». 
René Basset a fait remarquer qu'il est bien plus naturel de 



(1) Le mot kerya n'est «çiière usité aujourd'hui dans le sens de « village » 
chez les indi<çènes du Maroc méridional. 

(2) René Basset, « Nedroma et les Traras », p. 20(5, se({. et les références 
qu'il donne. 

(3) René Risset, « op laud. », p. 211 et les références données ; W. et 
G. Marçais, « Monunient^s de Tlemcen », p. 192 se([. 

(4) Ahmed ben Kliàlid, « Isliksâ », II, p. 57; Mouliéras, « Maroc 
inconnu », II, p. 275. 



Digitized by 



Google 



212 LE SULTAN NOIR 

croire que le sultan noir représente le célèbre mérinide Abou 
Ya*koûb Yoûeef, qui assiégea Tlemcen pendant plus de sept 
ans et construisit El Mansoùra, ce siège fameux ayant du 
frapper l'imagination populaire beaucoup plus que la prise 
de Tlemcen en 1337 W. Cette opinion paraîtra encore mieux 
fondée si l'on considère que le nom du sultan noir arrive 
généralement dans les légendes à propos de ruines d'anciens 
édifices : d'autre part, le prédécesseur d'xAbou Ya'koùb 
Yoûcef s'appelait Abou Yoûcef Ya^koùb, et dans les tradi- 
tions populaires on donne généralement le père du sultan 
noir comme s'appelant Moûlaye Ya^koûb. C'est la réponse 
que, dans les Doukkâla, nous ont faite sur place des indigènes 
qui n'étaient évidemment pas au courant de nos discussions 
de folklore. Il n'y a donc point de doute qu'à Tlemcen, le 
sultan noir ne représente le Mérinide qui fit le grand siège 
de Tlemcen et construisit la ville d'El Mansoùra: il est 
d'ailleurs possible, ainsi que l'indique M. René Basset que 
l'imagination populaire ait confondu avec lui le conquérant 
de 1337, mais en tous cas c'est, à Tlemcen, aux constructions 
du premier que la légende se rattache. 

Il n'est pas très difficile du reste de deviner pourquoi l'au- 
teur du (c Kitab el Istiksa » a identifié le « sultan noir » avec 
le sultan mérinide Abou 1 IJaçan *Ali 1 Mansoùr, fils d'Abou 
Sa*îd *Otmân. On peut voir encore en effet le tombeau de ce 
souverain et celui de sa mère dans les ruines de la mosquée 
de l'ancienne ville berbère de Chella, près de Rabat. Chacun 
d'eux porte une épitaphe sur marbre blanc en beaux carac- 
tères et celle du prince nous donne son nom avec la date et 
le lieu de sa mort (2). Cette tombe est connue à Rabat dans le 



(1) René Basset, « Nedroma el les Trâras », p. 204 seq. 

(2) Ces inscriptions sont très connues et ont été successivement signalées 



Digitized by 



Google 



LE SULTAN NOIR 213 

peuple sous le nom de tombe du « sultan noir » et celle de la 
princesse sous le nom de tombe de LAlla Chella. Ainsi le 
vulgaire, voyant cette tombeau milieu de ruines imposantes 
l'a de suite rapportée à son personnage légendaire favori et 
quant à la tombe de la princesse il en a fait la sainte de la 
ville portant le même nom qu'elle et en quelque sorte sa 
patronne. Cela nous montre que l'expression de « sollân khal » 
peut être suivant les pays attribuée à des personnages diffé- 
rents. 11 est clair qu'Ahmed ben Khâlid, l'auteur de l'Istiksa, 
qui est originaire de Salé^ a lu les inscriptions en question, 
car il a dû bien souvent visiter les ruines de Chella. Comme 
d'autre partilne pouvait ignorer que le vulgaire considère le 
tombeau royal comme celui d' « es soltàn lekhal », il en 
a conclu à l'identité du personnage légendaire et du person- 
nage historique et il a inséré ce beau renseignement dans 
son livre, 

D'autre part, à Merrâkech,ily a lieu d'admettre encore une 
identification différente du sultan noir. Si l'on considère en 
effet que Sîdi bel 'Abbês es Sebti, le patron de Merrâkech est 
rapproché, dans le cycle de légendes auxquelles nous avons 
fait allusion, du sultan noir et de son père Moûlaye Ya*koûb 
et d'autre part que Merrâkech est encore pleine des souvenirs 
du célèbre Almohade AboûYoucefYa*koûbel Mansoûr, le 
vainqueur d'Alarcos, qui bâtit plusieurs célèbres monu- 
ments, il nous semble qu'il faut dans ce cas identifier le 
sultan noir avec El Mansoûr. Sîdi bel 'Abbês vécut en effet 



et lues plus ou moins correctement parTissol, in « Bull. Soc. Géog. Paris », 
VI« sér., Xll, p. 271 ; Drummond Hay, « A memoir of Sir John Drummond 
Hay », p. 99 ; Codera y Saavedra, in « Bol. d. 1. R. Acad. d. Hist. », 
t. XII, 1888, p. 503-507 ; Meakin, « The Moorish Empire», p. 103. En 
dernier lieu elles ont été visitées par Kampffmeyer, « Reisebriefe » , lettre 
XII et Adelmann y. Adelmannsfelden, « 13 Monate in Marokko », p. 22. 



Digitized by 



Google 



214 LE LONG Dl^: L'OUM ER RBIÂ 

de 1130 à 1205 et El Mansoûr TAlmohade régnait de 1184 
à 1199, c'est-à-dire au moment de la célébrité du grand 
saint; d'ailleurs, le prédécesseur d'El Mansoûr s'appelant 
AbouYa*koûb Yoùcef, il est très naturel que le peuple en 
ait fait Moûlaye Ya'koùb. Le rôle prépondérant que joue à 
MerrAkech le sultan El Mansoùr dans les traditions relatives 
aux grands monuments de la ville me semble devoir imposer 
cette troisième interprétation de la même manière que la 
construction de Mansoùra impose la première en ce qui 
concerne les légendes tlemcéniennes. La confusion entre 
ces deux souverains bâtisseurs aurait du reste été bien 
facilitée par ce fait que l'un s'appelle Abou Yoûcef Ya'koùb 
fils d'Abou Ya'koûb Yoûcef et l'autre Abou Ya'koùb Yoùcef 
fils d'Abou Yoùcef Ya'koùb, célèbres tous les quatre. 

De l'autre côté de l'eau est la contrée nommée Ed-l)afa', 
qui fait aussi partie des Doukkûla : c'est un pays montagneux 
et difficile, dont les habitants étaient encore « siyyab », 
c'est-à-dire insoumis au temps de Moûlaye 'Abderrahmàn. 
Le fleuve, d'ailleurs, coule par ici dans une vallée fort acci- 
dentée. Le pays de la rive gauche que nous traversons en ce 
moment est également un peu accidenté. Nous chemi- 
nons dans des prairies très grasses : l'une d'entre elles, située 
dans un petit bas-fond, est encore toute verte, ce qui à cette 
époque où tout est brûlé, réjouit singulièrement la vue. Elle 
est formée presque uniquement d'une graminée à épi serré et 
court formant un tapis que parsèment des toufies glauques 
de jujubier, le tout sur le fond d'une terre d'un rouge vif ; 
c'est un vrai régal des yeux. A 8 h. 45 nous sommes tout 
près de l'Oum er Rbîâ que nous apercevons par la vallée 
sèche de l'un de ses affluents ; son cours est fort sinueux. 
A 9 h. 05, en suivant une direction qui oscille entre le 
S. S. E. et le S. E. nous passons à El Khoritât; à 9 h. 10 



Digitized by 



Google 



BOU L^AOUAN 215 

nous laissons SîdiMhammed ed Dâher à 2 kilomètres à droite ; 
nous sommes dans les douars des Oulâd *Amer ; à 9 h. 30, 
ce sont les Oulâd Sidi *Amâra ; à 9 h. 45, l'Oum er Rbîâ est 
tout proche, on l'aperçoit dans sa vallée encaissée ; à 9 h. 50 
nous passons près du marabout de Sidi ' Amâra ech Ghleuh ; 
à 10 h. 55 enfin, nous apercevons sur une colline, la casba 
deBoul'Aouân. 

La casba nous semble être de l'autre côté du fleuve et 
comme on nous dit qu'il y a là un gué, Mechra' el Kerma, 
nous nous y rendons aussitôt. Sans être difficile, le passage 
exige de l'attention, car la rivière roule encore beaucoup 
d'eau et à l'endroit le plus profond du gué, un cavaUer est 
mouillé jusqu'au commencement du mollet : à aucun 
moment, en cette saison, les bêtes ne perdent pied dans le 
gué. D'ailleurs, un peu en amont, fonctionne un de ces 
radeaux d'outrés dont nous avons parlé plus haut. Gomme 
nous nous dirigeons de ce côté on nous demande pourquoi 
nous voulons traverser le fleuve, nous répondons que c'est 
pour aller à^ Bou 1 *Aouân dont nous apercevons la casba 
pittoresque sur l'autre rive, nous semble-t-il « Vous voulez 
donc passer l'oued deux fois 1 », nous dit-on. Nous n'y com- 
prenons plus rien. Enfin tout s'explique : Bou 1 *Aouân 
n'est pas sur la rive droite du fleuve, mais bien sur la rive 
gauche, celle-là même que nous côtoyons en ce moment, 
mais il est dans une boucle en forme d'S très recourbée, en 
sorte que pour y aller, il faut ou bien passer le fleuve deux 
fois (et la deuxième fois avec un gué peu praticable) ou bien 
faire un très grand détour pour atteindre la casba dans la 
presqu'île au fond de laquelle elle est enfermée. Le plus long 
détour est moins ennuyeux que le transbordement de nos 
bagages par radeau. Nous repartons donc du gué vers midi et, 
après une heure d'une marche pénible, car il nous faut tra- 



Digitized by 



Google 



216 CASBA DE BOU L^AOUAN 

verser le lit escarpé d'un grand affluent de Toued et ascendre 
la colline de Bon l 'Aouûn, nous arrivons à la casba. A cent 
mètres de distance l'aspect en est pittoresque : sur un mame- 
lon escarpé; elle dresse ses murailles crénelées, enserrée de 
tous côtés par la vallée étroite et profonde où courent les eaux 
rouges et bruyantes de l'oued. Nous décidons d'y passer 
Taprès-midi d'aujourd'hui et la matinée du lendemain ; 
demain soir nous traverserons l'Oum er Rbîâ pour aller dans 
les Ghâouia, 

Nous avons levé un plan approximatif de la casba, que 
nous reproduisons et dont on voudra bien excuser Timper- 
fection, étant donné que nous ne disposions en faits d'instru- 
ments que d'un ruban de deux mètres. Nous commençons 
par faire extérieurement le tour de la forteresse, qui est un 
rectangle d'environ 140 ^ sur 110 "^. Nous levons ensuite le 
plan des constructions intérieures. Nous suivrons ce même 
ordre dans notre description W. 

Les grands côtés du rectangle formé par la casba ont une 
direction S. S. O.-N. N. E. Pour la commodité de l'expo- 
sition nous supposerons que cette direction est S. O.-N. E 
et nous appellerons, par exemple, face S. 0., la face de la 
casba qui se trouve vis-à-vis de l'ouverture de la boucle de 
l'Oum er Rbîâ. De ce côté, la colline offre une pente raide 
aboutissant sur un terrain mamelonné et très difficile ; le 
seul endroit par où l'on ait accès dans la presqu'île se trouve 
ainsi naturellement défendu. Des deux côtés courent à nos 



(1) Sur la forteresse de Bon l*Aouân, voir les références que nous 
avons déjà citées, supra, p. 112, n. 1 ; 115, n. 1. M. Th. Fischer a 
décrit la casba sommairement et sans donner de plan. Notre description est 
entièrement indépendante de la sienne et du reste beaucoup plus détaillée, 
car Tarchéolog-ie qui était un de nos objectifs, n'attirait naturellement que 
d'une façon secondaire l'attention du savant géo<^raphe. 



Digitized by 



Google 



Fib 4*4 



'»»»JJJII»IJM 



w,w»»p»»iija^ww^jiiij. 



/ 






<D 

n 



^ 



U 

|1 



f 
J 



F 



IS 



?if lo jettes mtérieures 

vailles 

\ caloiniâde 

ois 

isant dans la galerie F 
mgues et faciles jjouvant 



s mpente assez douce 

d'aarcavoip 

ne 

lonnade 



\ 



emi'Tcmae 
ent 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



CASBA DE BOU L'AOUAN 217 

pieds, en s'écarlaiil, les deux branches de l'oued. Les murs 
de la casba^ de ce côté comme des autres^ ont une hauteur 
de quelque dix mètres. La grande porte, vue de Textérieur^ 



FiG. 45. — La casba de Bon l*Aoiiân, vue de devant 

[Cliché de l'auleur) 

n'a rien de monumental : elle est d'un style régulier et 
banalj avec de chaque côté une coquille informe en relief. 
En haut se trouve une inscription en neskhi oriental, qui 
se traduit ainsi : a Triomphe, pouvoir et victoire éclatante 
à notre seigneur Ismâ'îl, le combattant pour la foi (au nom) 
du Dieu des mondes. Que Dieu le fortifie et lui donne 
la victoire dans la personne de son esclave, le fortuné de 
Dieu, le favorisé, le juste, Aboii 'Otmûn el Bûcha Sa*îd ben el 
Kheyyât, que Dieu le seconde. L'an onze cent vingt-deux » W. 



(1) On remarquera que notre traduction ne concorde pas exactement avec 
celle que donne Th. Fischer, « M. 3® Forschun^reise », p. 110. J'ai 
reproduit le texte dans l'appendice qui termine ce volume, n° II. 



Digitized by 



Google 



218 CASBA DE BOU L'AOUAN 

Gela correspond à 1710 ou 1711 de noire ère. Les ballants 
de la porle sonl conserves el fonclionnenl môme encore, 
quoique défoncés par places. 

I)ucôléS.-E. la penle de la colline esl 1res raide, plus de 
45^ en moyenne jusqu'au niveau du fleuve où elle doit plon- 
ger presque direclement lors des crues. De ce côté les méan- 
dres de l'Oum erRbîâ forment un paysage plus agréable: 
au printemps quand tout est verl, ce doil être forl beau, car 
en ce moment, bien que tout soit calciné, le coup d'œil est 
bien moins sévère que des autres côtés. De la casba, en haut 
de la colline, part, sur cette face S.-E., une allée à ciel 
ouverl bordée de murs élevés au moins à la hauteur d'un 
cavalier et qui descend jusqu'au bord du fleuve. A mi-che- 
min, pour éviter des escarpements trop verticaux, elle fait 
un angle droit et en ce point se trouve une tour de forme octo- 
gonale, munie d'un escalier permettant d'en atteindre le 
sommet. Puis l'allée fortifiée continue suivant sa nouvelle 
direction et aboutit à des bassins situés tout à fait au bord de la 
rivière et aujourd'hui plus ou moins envasés. Cet ouvrage 
maintenait évidemment les habitants de la casba en commu- 
nication constante avec le fleuve, leur permettant en parti- 
culier d'y mener boire les botes à peu près en sécurité. Cela 
nous indique que le pays était dur à tenir et que toutes les 
précautions étaient prises pour pouvoir soutenir un long 
siège. 

Du côté N.-E., derrière la casba, un espace de un à deux 
hectares est occupé par de nombreuses ruines de maisons 
en pierres sèches , pressées les unes con tre les autres . Quelques- 
unes, sept ou huit environ, sont encore habitées aujourd'hui: 
cependant il y a peut-être eu là jadis entre 200 à 300 feux. 
Les habitants fuient, disent-ils, devant les exactions du 
makhzen : l'oppression est telle, à les en croire, qu'ils ne 



Digitized by 



Google 



CASBA DE BOU L^AOUAN 219 

peuvent plus vivre (^). Ils ne construisent plus du reste de mai- 
sons et se contentent soit de recouvrir d'un toit en chaume 
les anciennes maisons encore debout, soit d'élever une 
nouîllà à côté ou dans une ancienne enceinte. Le mur de la 
casba est de ce côté-ci bordé par des escarpements qui isolent 
presque entièrement le village de la forleresse. Comme 
partout ailleurs les murailles ont environ dix mètres de 
hauteur et sont en pierre taillée. 

Le côté N.-O. de la casba est limité par des pentes plus 
raides encore que du côté S.-E. ; il a fallu faire de ce côté un 



FiG. 40. — La vallée <le l'Oum or Rl)îa, vue du haut de Bou l'Aouàn 

[Clirhr de l'auteur) 

mur de soulènemont. La colline plonge directement dans 
l'eau rouge du fleuve dont le cours est très tourmenté; en 



(l) Ces lignes étaient écrites en 1901 avant que la crise du « tertîh » 
n*eiH fait sentir ses effets. 



Digitized by 



Google 



220 CASBA DE BOU L'AOUAN 

certains endroits, ses flots se brisent avec fracas entre les 
rochers de la berge; en d'autres, la surface sans ride de 
l'eau la fait deviner profonde. Les bords immédiats du 
fleuve ont encore quelque verdure, mais le reste de la vallée 
est entièrement desséché ; cette sécheresse, la couleur 
presque sanglante du fleuve, Fâpreté des pentes, tout cela 
donne au paysage une teinte sinistre ; un palmier jette une 
note grêle dans cet étrange tableau. En face, de l'autre côté 
du fleuve, des maisons en pierres sèches dessinent leurs 
arêtes aiguës (fig. 46) ; avec celles qui sont derrière la casba 
elles forment le douar de Bou l' Aouân ; moins d'un cinquième 
d'entre elles sont habitées ; au milieu des ruines, trois 
arcades se dressent encore debout, lamentables en ce tableau 
de dévastation. Et nous avons encore là, sous les yeux, une 
illustration poignante de ce que nous avons écrit plus haut 
sur la décadence de la civilisation dans ces riches pays depuis 
le XVP siècle. 

La porte de la casba est assez compliquée ; elle est coudée 
et bordée de plusieurs chambres et recoins, dont notre 
croquis donne les détails. A gauche, en entrant, on trouve 
un escalier qui conduit au-dessus de la porte. Si l'on franchit 
celle-ci et que l'on pénètre dans l'intérieur de la casba, on 
trouve à droite le corps de logis connu aujourd'hui sous le nom 
de c( Dâr (*) es soltân » et qui était évidemment l'apparte- 
ment particulier du seigneur de la casba. L'intérieur de cet 
appartement est une cour intérieure rectangulaire sur les 
côtés de laquelle s'ouvrent des chambres longues à la mode 
musulmane. Une colonnade de douze colonnes à chapiteaux 
très simples règne tout autour de la cour et les colonnes des 



(1) J'écris toujours Dâr, il faudrait Par, car dans l'arabe vulgaire ce 
mot est généralement prononcé avec un d emphatique. 



Digitized by 



Google 



CASBA DE BOU L'AOUAN 221 

angles sont doubles. Dans chaque chambre, à chaque extré- 
mité est un portique ogival orné d'entrelacs en plâtre moulé 
et d'une bande d'inscriptions arabes. Ces inscriptions sont, 
du reste, les mêmes pour tous les portiques et consistent 
dans deux mots arabes indéfiniment répétés et que nous 
lisons ainsi : « al 'âfiya al bâkiya », c'est-à-dire : « la 
paix continuelle » (fîg. 44 bis). Par terre et au bas des murs il 
y avait des mosaïques en faïence ; il n'en reste que des débris 
mal conservés et du reste, elles paraissent avoir été très 
ordinaires. Tout autour de la cour, les arcades portaient 
les mêmes ornements de plâtre et la même inscription que les 
portiques des chambres. Les plafonds étaient en bois peint, 
mais c'est à peine s'il reste quelques vestiges de la peinture. 

Dans la partie S.-E. de la casba se trouvaient des magasins 
vastes et profonds, mais semblant, par suite de l'exhausse- 
ment du sol alentour, avoir été creusés en terre. Il 
y en avait presque une dizaine ; ceux du N.-E. ne sont 
pas conservés ; c'étaient une série de voûtes longues 
parallèles les unes aux autres et prenant jour par en haut, 
dont chacune avait près de 20 mètres de long et 6 à 7 mètres 
de hauteur. La voûte est aujourd'hui défoncée en plusieurs 
endroits ^*). 

Du côté de l'angle N. de l'enceinte se trouvait une cons- 
truction de 33 mètres de long dont le plafond a disparu. 
L'intérieur était cloisonné par des murs très élevés et isolés 
les uns des autres ; la tradition locale veut que cela ait été 
une prison ; nous y verrions plus volontiers des latrines, mais 
l'étude plus approfondie de l'architecture des casbas maro- 
caines résoudra la question. Au milieu du mur N.-E. de la 



(1) Est-ce à ces magasins qu'il est fait allusion dans « Relat. Mar. 1727- 
1737», p. 224? 



Digitized by 



Google 



222 CASBA DE BOU L*AOUAN 

casba s'élève une tour de défense qui est ronde, tandis que 
toutes les autres sont carrées. 

Dans l'angle E. subsiste la mosquée : elle est assez bien 
conservée. Le minaret en particulier est debout tout entier et 



FiG. 47. — Casba de Bon l^Aouàn : le minaret et la koubba de Sidi-Mançer 

[Cliché de l'auteur] 

l'on peut toujours y monter. L'intérieur de la mosquée est 
d'un style très lourd, à arcades sans ornements, à colonnes 
carrées et massives. Dans la cour attenante s'élève le marabout 
de Sîdi Mançer (telle est la prononciation locale), avec une 
coupole conique ; dans l'intérieur un catafalque, le tout à peu 
près entretenu. Du côté S.-O. de la casba, en dehors du mur 
d'enceinte s'élève un autre petit marabout en pierres sèches 
qui s'appelle Sîdi 'Ali ben Nûçer; et au N.-W., plus loin 
que le village situé derrière la casba et à quelques mille 
mètres de celle-ci, brille la coupole ovoïde de Sidi 'Amûra. 



Digitized by 



Google 



CASBA DE BOU L'AOUAN 223 

Si Ton s'en rapporte à rinscriplion que nous avons repro- 
duite, la casba serait du commencement du XVIIP siècle ; 
mais Léon et Marmol parlent déjà de la forteresse de Bou 
l'Aouân, comme ayant été bâtie par 'Abdelmoûmen W. On 
pourrait supposer que Moûlaye Ismâ'îl n'a fait que la restau- 
rer, puisque l'inscription ne mentionne pas qu'il en soit le 
constructeur. Mais, il nous semble que l'examen de l'édifice 
doit faire écarter l'hypothèse d'une restauration superficielle. 
C'est d'une reconstruction qu'il faut parler ; il est d'ailleurs 
plus que probable que, comme le fait remarquer Th. Fischer, 
celte reconstruction a été l'œuvre au moins partielle 
d'esclaves chrétiens. L'emploi en grand de pierres taillées 
semble indiquer une main-d'œuvre habile et abondante, et 
nous savons que Moûlaye Isma'îl a employé aux immenses 
constructions qu'il aimait à élever, des milliers d'esclaves 
chrétiens, il est plus que probable qu'après que les habitants 
deBouTAoucIn effrayés, au dire de Léon, par l'arrivée des 
Portugais, eurent abandonné cotte place, elle tomba peu à 
peu en ruines ; bien qu'elle se fut repeuplée au temps de 
Marmol, la casba resta sans doute plus ou moins délabrée 
jusqu'au jour où Moûlaye Ismâll, reconnaissant la valeur 
stratégiquede Bou TAouân, la fit reconstruire entièrement(2). 
La position est en effet assez forte pour que tous les gouver- 
nements qui se sont succédé au Maroc l'aient nécessairement 
occupée chaque fois qu'ils ont dominé sérieusement le pays f^). 



(1) Léon, « in Ramusio », f^ 24, G, D ; Marmol, « Affrica », II, f*62v. 

(2) Ce semble être aussi l'avis de Chônier, « Rech. sur les Maures », 
III, p. 273. 

(3) Bou l*Aouân était encore occupé au milieu du XVIII® siècle, comme 
on le voit par Zaïàni, « Tordjemân», trad. Houdas, p. 102; en 1781, 
Chénier, « Rech. sur les Maures », III, p. 76, le trouva seulement gardé par 
quelques noirs. Aujourd'hui, il est complètement désert. 



Digitized by 



Google 



224 MECHRA' EL KERMA 

La tradition qui attribue la fondalion de Bou rAouân à 
'Abdelmoùmen n'existe plus aujourd'hui; les habitants ne 
connaissent môme plus le nom du célèbre almohade. Ils 
disent que la casba a été constniite par « es soltân lekhal », 
et nous avons ici une quatrième identification possible de ce 
fameux sultan noir dont nous avons parlé plus haut; et cette 
identification ne paraîtra point invraisemblable si l'on veut 
bien se rappeler que Moûlaye Ismà*îl avait le teint presque 
noir ^*) et était un grand bâtisseur. 

Les gens de Bou TAouân disent encore que le village qui 
s'élève sur la rive droite du fleuve, en face de la casba, est plus 
ancien que celui qui est derrière celle-ci. Ils prétendent tirer 
leur origine du Sous et racontent qu'un sultan du Maroc 
se maria avec une fille du Sous, nommée Bou TAouàn. 
(^elle-ci demanda au sultan de lui donner un territoire 
pour y établir ses parents. Le sultcin la fit alors monter sur 
la colline où se dresse aujourd'hui la forteresse et lui dit : 
« La terre t'appartient aussi loin que ta vue peut s'étendre 
d'ici. » Et il y bâtit une casba pour la famille de sa femme. 

(10 juin). Vers trois heures de l'après-midi nous partons 
pour le gué de Mechra* el Kerma, appelé aussi Mechra* Bou 
rAouûn et nous refaisons pour cela le même chemin qu'hier 
en sens inverse. Comme nous l'avons déjà dit, le gué est 
double ; les gens et les bagages passent la rivière à un 
endroit où elle est étroite, mais profonde, sur un radeau 
d'outrés, tandis que les botes passent plus bas, au véritable 
gué, montées par les gens du pays. Les habitants sont de 
coiTée à tour de rôle au bord de l'oued pour faire passer les 
voyageurs et perçoivent pour cela un droit dont il est diffi- 

(l) Cf Pidoii (le S»-01on, « Rel. Mar. », p. 60; Simon Ockley, « Rel. 
Fez et Maroc », p. 137; Jean de la Faye, « Rel. voj. Red. capl. », 
p. 148. 



Digitized by 



Google 



PASSAGE DE L'OUM ER RBÎa 225 

cile de préciser le montant, car la perception me paraît fort 
arbitraire. Pour faire passer nos huit personnes, deux che- 
vaux, cinq mulets et deux Anes, on me demande vingt 
pesetas ; mais après un long et habile marchandage de mon 
compagnon musulman, on tombe d'accord à deux douros, 
ce qui n'est vraiment pas exagéré, vu qu'il faut faire passer 
les bagages par petits paquets. L'argent, nous disent les 
préposés du jour, est remis au caïdqui le verse au makhzen, 
mais il est évident qu'il doit en rester un peu aux doigts de 
tout le monde. Les habitants sont de bons diables ; pendant 
que le transport des bagages se fait, opération qui demande 
près de deux heures et demie, je cause avec eux. Ils 
admirent beaucoup mon couteau à plusieurs lames, mon 
costume en velours les intrigue également ; Pun d'eux, plus 
savant que les autres, leur explique que c'est tissé avec des 
fils de palmier nain : les chrétiens, assure-t-il, savent tra- 
vailler le « doùm » et en faire de la soie ! 

C'est au gué de Mechra' el Kerma que le makhzen avait 
voulu construire le pont dont nous avons parlé plus haut et, 
en efiFet, la rivière passée, nous trouvons sur notre chemin 
un certain nombre de pierres taillées sommairement. Ce 
projet ne fut pas réalisé et, d'ailleurs, les indigènes étaient 
hostiles au pont qui leur eût enlevé une source de revenus(*). 
Nous revenons camper en face de la casba de Bou PAouàn, 
de l'autre côté de l'oued. C'est le môme village que celui 
qui est derrière la forteresse ; les habitants des deux villages 
sont parents et passent à chaque instant la rivière pour venir 
se visiter. Je retrouve là les indigènes qui m'accompagnaient 
ce matin dans la levée du plan de la casba ; ils ont vu la 
tente dressée ici et ont aussitôt passé l'eau. Avant que le 



(1) Cfsuprà, p. 115. 

15 



Digitized by 



Google 



226 



DANS LES CHAOUIA 




CL 

8 



MibrâJb 

Coimnes 

Arcades 

Mur récent 
enterre 



FiG. 48. — Croquis 

(le la petite mosquée du village 

(le Bou TAouân, 



soleil soit couché, nous allons voir les arcades à moitié 
ruinées dont nous avons parlé plus haut ; très simples, elles 

sont cependant de construction 
soignée, en pierre bien taillée, 
avec une ornementation d'en- 
trelacs rectilignes en plâtre. 
Tout le reste de la mosquée est 
en pierres sèches et très grossiè- 
rement fait. Le mihrâb, trop 
petit, est bâti d'une sorte de 
pisé ; la disposition de la mos- 
quée est ridicule ; une seule 
rangée d'arcades, une grosse 
colonne juste en face du mihrâb. Tout cela fait penser 
qu'il y eut jadis là une construction plus soignée et plus 
étendue quia été ruinée et grossièrement restaurée plustard. 

(11 juin). Notre itinéraire se continua dans les Ghâouia et 
nous ne le reproduirons pas dans ce paragraphe consacré aux 
Doukkâla. Je rappellerai seulement que, poursuivi par l'idée 
de retrouver les vieilles villes énumérées par Léon, le long 
de rOum er Rbiâ, je me dirigeai vers un point des Ghâouia 
nommé aujourd'hui Tâmerrâkchiyet ; Léon l'Africain, en 
effet, parle d'une ville appelée Temeracost (^), que Marmol 
appelle Tamarrocx(2)et c'est évidemment là une forme berbère 
du nom de Merrâkech. Bien que ces deux auteurs placent 
cette ville sur la rive gauche de l'Oum er Rbîâ, cependant la 
ressemblance du nom me fit penser qu'ils avaient pu se 
tromper et que la Tâmerrâkchiyet des Ghâouia était la même. 
Nous étions d'autant plus porté à penser ainsi que l'on nous 



(1) Léon, in Ramiisio, I, f» 24, G, D. 

(2) Marmol, « Affrica », f" 62, r. 



Digitized by 



Google 



TAMERRAKCHIYET 227 

disait en môme temps que Târga se trouvait non loin de là. 
Or^ parmi les bourgs de FOumerRbîâ énumérés par Léon et 
Marmol, se trouve également une Terga. Mais la déception 
qui nous attendait peut servir une fois de plus à prouver 
combien sont vaines les identifications proposées sur de sim- 
ples données onomastiques. Târga, en effet, point situé à la 
limite des Mzâmza et des Oulâd Sâmed, fraction des Oulâd 
Sa'îd, n'est qu'une très belle et très abondante source 
entourée de rochers, mais sans aucune trace de ruines; 
Tâmerrâkchiyet, à quelque dix ou douze kilomètres de 
Târga, dans les Oulâd Sâmed, n'est qu'un endroit où s'élève 
au milieu de la plaine un rocher assez remarquable et que 
nous avons cité plus haut en exemple, avec un rdir et un 
douar (*). Aussi, quelle désillusion quand nous y arrivâmes 1 
Il n'y avait pas de ruines, rien de l'homonyme oubliée de 
Merrâkech el Hamra, de la ville fortifiée décrite par Léon et 
par Marmol. J'eus beau m'entôter, y rester une journée 
entière pour explorer les environs, pas une pierre ne put 
m'attester qu'on y eût bâti jamais la moindre maison. On nous 
dit seulement que près de là, il y avait un puits creusé par les 
Portugais, mais depuis plusieurs mois que l'on me montrait 
des puits prétendus portugais, j'étais blasé sur ce genre de 
découvertes dont je parlerai plus loin. Nous demandons 
pourquoi Tâmerrâkchiyet s'appelle ainsi et nous recevons 
cette réponse : « Merrâkch ma brat ch ettebna hna », c'est-à- 
dire littéralement : « Merrâkech n'a pas voulu se faire bâtir 
ici ». Sur interpellation, notre interlocuteur nous raconte la 
légende suivante: lorsque les fondateurs de Merrâkech 
voulurent bâtir cette ville, ils choisirent l'endroit où se 
trouve actuellement Tâmerrâkchiyet et là ils attendirent le 



(1) Cf supra, p. 170 el%. 



Digitized by 



Google 



228 LE JBKL LAKHDAR 

« fAl », c'est-à-dire l'augure ; la première voix qu'ils enten- 
dirent était celle d'un homme qui appelait son oncle : « là 
kliAli ». Or, khàli veut également dire : « désert, vide » ; 
c'était donc* un mauvais présage et les fondateurs de la 
capitale du Hoùz quittèrent ces parages pour aller plus au 
sud. Arrivés dans la plaine de la Tensift, ils s'arrêtèrent de 
nouveau, séduits par l'emplacement et attendirent encore un 
présage. Là, la première voix qu'ils entendirent fut celle 
d'un homme qui en appelait un autre en disant : «la^Amer». 
Or, ce mot *Amer qui est un nom fort répandu vient d'une 
racine dont les différents dérivés ont le sens de «culture, 
prospérité, civilisation.... ». Ils se fixèrent donc là et 
bâtirent Merrâkech (^h 






Le JbelLakhdarquiestàlalimitedesDoukkâla, vers le 
S.-E., est la seule partie de la région que nous n'avons pas 
visitée, faute de temps et nous l'avons vivement regretté, 
(îotte montagne, en effet, est célèbre dans l'histoire aussi 
bien que dans la légende. C'est d'abord une montagne 
sainte; déjà Léon et après lui Marmol, qui consacrent à la 
« Montagne verte » d'importants chapitres de leurs ouvrages, 
nous la représentent comme habitée par de nombreux ana- 
chorètes. De nos jours encore, elle serait, au dire de tous les 



(l) Lors (le mou dernier voyage au Maroc, en 1904, j'appris que Târga 
existe bien encore le long de rOuin er Rbîâ dans les Oulâd Férej ; c'est, 
ajoute mon informaleur, un « blâd er roumân », c'esl-à-dire une « ville des 
Romains ». Je suis donc passé auprès sans le savoir en 1901 ; peut-être 
sont-ce les ruines que j'ai signalées comme « kerja d es soltân lekhal » ? 
La moindre exploration fera facilement retrouver toute la série des vieilles 
villes énumérées dans les Doukkàla par Léon et Marmol qui ajoute beaucoup 
ici ù son devancier. 



Digitized by 



Google 



ERMITES DU JBEL LAKHUAR 229 

indigènes, le lieu de séjour de plusieurs santons qui y vivraient 
dans la solitude et n'en descendraient guère que pour aller 
mendier. Le ftiit est que, dans nos voyages, chaque fois que 
nous témoignions aux gens de notre escorte, le désir de 
visiter le Jbel Lakhdar, nous rencontrions peu d'approba- 
tion ; plusieurs fois môme on nous déclara que les chrétiens 
ne devaient pas y monter. Les membres de la mission Th. 
Fischer, en 1901, rapportent également que la montagne a 
un caractère sacré et est habitée par des ermites. On s'y 
rend continuellement en pèlerinage, particulièrement à l'âïd 
el kebîr et Th. Fischer, qui avait Tintention de l'explorer 
et en fut détourné par les gens de son escorte, rencontra 
non loin de la montagne, des bandes nombreuses de pèlerins 
d'allure fanatique qui en revenaient, précisément à l'époque 
de l'âïd el kebîr (*). Cependant, à la fin de la môme année, 
le géologue français Brives traversa le Jbel Lakhdar sans 
avoir été le moins du monde inquiété (2) ; il ne parle pas, du 
reste, de la sainteté de la montagne, ni des ermites qui y 
habiteraient encore. D'ailleurs, soit qu'il existe toujours de 
ces saints personnages dans cette montagne vénérable, soit 
qu'il n'y ait plus là qu'un souvenir du passé, il est constant 
et nous aurons l'occasion de le voir dans la suite de cet 
ouvrage, que le Jbel Lakhdar tient une place importante 
dans l'hagiographie marocaine ; beaucoup de santons sont 
donnés comme en étant originaires et il a certainement joué 
le rôle d'un foyer et d'un centre de dispersion religieux. 
La plupart des auteurs ont remarqué qu'au moins à 



(1) Th. Fischer, « Meine drille Forschungsreise », p. 94-95 ; Kainpfî- 
meyer, « Reisebriefe », lettre VII, 5 avril 1901 ; Weissgerl)er, « Trois 
mois de campagne au Maroc », p. 155. 

(2) Brives, « Notes sur un voyage d'éludés géologiques », p. 5-6. 



Digitized by 



Google 



230 LK LAC DU JBKL LAKHUAR 

présent le Jbel Lakhdar ne méritait plus guère son nom 
de Montagne Verte (^); il n'en a pas toujours été de môme, 
si l'on s'en rapporte à Léon et à Marmol : ces auteurs en 
effet nous dépeignent le Jbel Lakhdar comme couvert de 
forêts qui sont aujourd'hui complètement disparues. Les 
chênes et les pins de jadis ont fait place aux touffes peu 
aimables du tlah et du rtem. Il y a encore, paraît-il, dans le 
Jbel Lakhdar d'assez nombreuses sources et à ses pieds 
des dayas abondantes, mais où est le grand lac, décrit 
par Léon, si poissonneux qu'on y prenait à la main les 
anguilles et toutes sortes d'aïutres poissons? Il était, 
ajoute notre auteur, aussi grand que le lac de Bolsena, 
et un roi mérinide de Fez qui passait par là y séjourna 
pendant huit jours, partageant son temps entre des pêches 
et des chasses merveilleuses, car le gibier de tout poil et de 
toute plume était dans les forêts de la montagne d'une 
abondance prodigieuse (-). On serait enclin aujourd'hui à 
traiter ces beaux récits de fables si les intéressantes recher- 
ches de Brives n'en avaient montré la vraisemblance. Ce 
géologue a étudié le régime des eaux de la région du Jbel 
Lakhdar et il conclut de ses observations qu'à une époque 
pou éloignée de nous, les eaux aboutissaient à l'Oum er 
Rbîâ et que par conséquent la montagne devait en fournir 
davantage, probablement parce qu'elle était plus boisée. 
Aujourd'hui la montagne ne donne plus assez d'eau pour que 



(1) Il convient de remarquer que l'arabe « 'akhdar » signifie non seulement 
« vert », mais encore « sombre, foncé, noir ». C'est ainsi que la garde du 
prophète était appelée « al katîbatou 1 khadrà'ou » ou la troupe noire », 
à cause des armes qui étaient toutes en fer, disent les commentateurs. Cf. 
Sprenger, « Mohammed », III, p. 316. 

(2) Léon, in Ramusio, fol® 25, B, C; Marmol. « Affrica », (oV^ 63 v., 
64 r. 



Digitized by 



Google 



CLIMAT DES DOUKKALA 231 

les torrents qui s'en échappent puissent se frayer un passage 
et il en est résulté une nappe alluvionnaire de cailloux roulés 
qui envahit peu à peu les terres cultivables. Les eaux 
tombant sur ce sol quartzeux, s'y infiltrent immédiatement 
laissant la surface sèche et stérile (*). De ces intéressantes 
constatations de Brives on peut tirer cette conclusion, 
qu'entre l'époque où les rivières du Jbel Lakhdar allaient 
jusqu'à l'Oum er Rbîâ et l'époque actuelle où elles ne furent 
plus qu'un torrent sans débouché et presque toujours à sec, 
il fut un temps où les eaux n'ayant plus la force d'aller 
jusqu'au fleuve, mais étant encore abondantes, s'épanouis- 
saient en lacs au pied de la montagne : celte époque 
correspondait au temps où Léon l'Africain pochait dans le 
fameux lac qu'il décrit. 

On n'a point d'observations météorologiques suivies faites 
dans les Doukkâla; mais les données recueillies à Casa- 
blanca permettent de se faire une idée du climat de cette 
région; sur la côte même, la température est assez constante, 
ne descend guère au-dessous de 4- 5*^ l'hiver et ne monte 
guère au-dessus de + 30^ l'été; mais dans l'intérieur l'écart 
s'accentue au fur et au mesure qu'on s'éloigne de la mer; il 
est probable qu'à la limite des deux plateaux, on doit avoir 
des gelées blanches fréquentes l'hiver et des maxima de 
45^ l'été. Weissgerber et Fischer ont signalé la grande 
sécheresse de l'air sur le plateau supérieur ©. La saison des 



(1) Brives. « Consid. géog. sur le Maroc occidental », in « Bull. Soc. 
Géog. Alg. », 2« trim. 1902, p. 174-175 

(2) Voir l'importante étude de Th. Fischer. « Zur Kliinatologie von 
Marokko », dans « Z. G. E. », XXXV, 1900, p. 365 seq. , où Ton trouvera la 
bibliographie ; il faut y ajouter les matériaux recueillis depuis par Fauteur 
et qui intéressent plus spécialement les Doukkâla dans « Meine dritle 
Forschungsreise », p. 186 seq., ainsi que les nouveaux et très imporiants 



Digitized by 



Google 



232 HYDROLOCjIE DES DOUKKALA 

pluies commeiire en octobre et finit en avril. Au milieu de 
l'hiver, en jiinvier généralement, on oh^erve h peéUe saison 
sèche, si bien connue des Algériens et qui manque rarement. 
Un des avantageas les plus marqués du climat du Hoùz et en 
général du Maroc central et septentrional sur celui de 
l'Algérie est Textrôme rareté de ce curieux et obscur 
phénomène météorologique qui s'appelle le sirocco 

Nous avons déjà noté à plusieurs reprises que presque 
partout le niveau de l'eau est extrêmement profond : on ne le 
rencontre d'habitude qu'à 20 ou 30 mètres en moyenne et 
bien souvent à 40, 50 et même 60 mètres de profondeur. Cette 
profondeur est bien facile à mesurer et il n'est nullement 
besoin d'une sonde pour cela : elle s'inscrit en effet toute seule 
sur la piste ménagée auprès du puits, et voici pourquoi. De 
chaque côté de la margelle deux solides piliers en maçon- 
nerie supportent un arbre horizontal fixe sur lequel passe 
en glissant une corde. A l'une des extrémités de cette corde 
on attache le récipient à remplir et à l'autre on attelle une 
bêle qui s'éloigne peu à peu sur la piste (^) : le chemin 
qu'elle parcourt donne donc la profondeur du puits. Cette 
grande profondeur de l'eau rendrait pénible l'abreuvage des 
bestiaux, si de nombreuses dayas ou mares d'eau ne se 
trouvaient çà et là : sur ce terrain sans relief, l'eau pendant 
la saison des pluies s'accumule dans certaines dépressions 
larges et très peu profondes et y séjourne une grande 
partie de l'année. Nous avons vu que c'est justement à une 
ancienne extension de ces dayas que Brives attribue la 
formation des lîrs : ces mares dont l'eau est potable en hiver. 



documents publiés par le D*" Rejnaud. « Hygiène et médecine au Maroc », 
p. 186 seq. Cf. encore Weissgerber. « Trois mois de campagne au Maroc », 
p. 207 seq. 

'y\) Cf. « Rapport mission mil. Maroc », 1882, p. 60-61. 



Digitized by 



Google 



LES DATAS 233 

mais est troublée petit à petit par le piétinement et les 
déjections des bestiaux, deviennent fétides au moment des 
chaleurs et disparaissent complètement pendant l'été. Elles 
sont disséminées un peu partout sur le plateau subatlantique 
et nous en retrouverons jusqu'auprès des Jbîlôt : laBahira 
qui s'étend au pied de celle-ci n'est qu'une immense daya. 
Les dayas seiTent à laver le linge et, pendant la saison de la 
tonte, à laver la laine. C'est un spectacle pittoresque qui se 
renouvelle souvent sur la route que celui des femmes qui, 



FiG. 40. — Jeune fille venant de laver de la laine dans une daya 

(riichr de M. Veyre) 

au milieu des dayas, mouillées jusqu'aux genoux, lavent à 
grande eau les toisons récemment coupées. 

La fertilité du sol des Doukkûla est proverbiale, au point 
que dans le Nord on dit d'une tribu pour exprimer que son 
sol est riche : « Ce sont les Doukkàla du ï{arb (0 ». Le 



(1) Cité par de Foucauld. « Reconnaissance », p. 43, à propos de la Irihu des 
Zemmoûr. Cpr Quedenfeldt, « Rép. et Div. Berl). Mar. », Irad. Simon, p. 103. 



Digitized by 



Google 



234 AGRICULTURE DES DOUKKALA 

doukkâli du reste est bon cultivateur, connaît le prix de sa 
terre, mais ne se repose pas sur sa fécondité et sait Taider en 
la travaillant. Les principales cultures sont le blé, l'orge, 
les pois chiches, les fèves, les lentilles et, depuis quelques 
années seulement, le lin. Ils conçoivent deux catégories de 
terres : terres à blé et terres à orge. Dans les premières ils 
font succéder au blé le maïs ou une légumineuse, qui sont 
des cultures de printemps ou d'été, en sorte que la terre se 
repose quelque temps entre les deux cultures. Toutefois le 
lin est semé en octobre et épuise ainsi la terre à tous les 
points de vue. Pour les terres plus pauvres, dites à orge, 
l'assolement admet une jachère sur deux années : orge, 
jachère et ainsi de suite. Aux cultures énumérées ci-dessus, 
il faut ajouter la vigne : elle vient très bien dans les 
Doukkâla et y produit un gros raisin noir, qui est une 
des grandes ressources de l'alimentation dans cette région 
pauvre en fruits. Les indigènes soignent du reste très bien 
leurs vignes et connaissent en particulier toute la valeur 
d'un bon piochage fait en temps utile. Vont-ils pas jusqu'à 
dire, en manière de proverbe : « Lahmek iski ou Tâkel 
inkech » ? C'est-à-dire : « I^e sot arrose, le sage bine ». 

Nous avons fait plus haut allusion au manque d'arbres 
fruitiers dans les Doukkâla. C'est là un caractère absolu de 
ce plateau : il n'y a d'exception que pour la vigne, le figuier 
et le figuier de Barbarie. Mais les pomacées, mais l'aman- 
dier, le grenadier, l'oranger y sont inconnus. L'olivier non 
plus n'y existe pas, si ce n'est à l'état d'individus isolés et 
en général de chétive venue. I^a sécheresse du sol, que la 
profondeur des nappes d'eau ne permet pas d'irriguer, en 
est évidemment la cause. Le figuier esta peu près le seul 
arbre qui, dans les vastes étendues des Doukkâla, égaie 
un peu la vue et permet au voyageur de trouver quelque 



Digitized by 



Google 



LES FIGUIERS 235 

abri sur le midi. Encore sont-ils rares sur la route de 
Merrâkech ; d'ailleurs leur ombre épaisse ne procure pas 



FiG. 50. — Figuiers sur la roule de Mazagan à Merrâkech 

{Cliché de M. Veyre) 

grande fraîcheur au voyageur et tous ceux qui ont erré l'été 
dans ces pays ont gardé le souvenir des déjeuners faits sous 
ces feuillages épais et s'abaissanl si près de terre, que l'on 
ne peut s'y tenir qu'assis ou couché et qu'il n'y a point place 
pour un courant d'air susceptible d'atténuer la lourde 
chaleur causée par la réverbération du sol. Cependant la 
sieste à l'ombre des figuiers Temporteinfîniment sur celle 
que l'on peut faire à l'ombre des figuiers de Barbarie. Ces 
cactus revêches ne donnent nécessairement qu'une ombre 
courte, et les épines qui jonchent le sol joints aux poils 
piquants des figues qui volent de tous côtés et brûlent 
désagréablement la peau, ne laissent guère de repos paisible 



Digitized by 



Google 



236 LA FIGUE DE BARBARIE 

au voyageur qui aime les douces méridiennes. Les figuiers 
de Barbarie sont pourtant pour l'indigène un véritable 
trésor : résistant admirablement à la sécheresse, leurs 
raquettes constituent , pour le bôlail, une alimentation 
excellente et désaltérante pendant Tété, et leurs fruits sont 
très appréciés des indigènes. La consommation de ces fruits 
entraîne du reste pour les Doukkâla les inconvénients bien 
connus en Algérie et sur lesquels j'ose à peine insister. 11 
faut bien dire cependant que Tingestiou immodérée des 
figues de Barbarie amène souvent des constipations très 
opiniâtres. Cette indisposition est tellement fréquente 
pendant la saison des figues, qu'elle se traite, parait-il, 
couramment sur les marchés : le médecin forain se sert 
d'une seringue constituée ici par une peau de bouc avec un 
ajutage en roseau. Le patient se couche sur le ventre et 
l'appareil étant adapté, un ou deux hommes sautent sur la 
peau de bouc : on obtient ainsi seulement la pression consi- 
dérable nécessaire à la bonne réussite de Topéralion. En 
nous excusant de ces détails techniques, nous devons faire 
remarquer cependant qu'ils confirment ce que nous avons 
dit plus haut du peu de pudeur des Doukkâla relative- 
ment à nos indigènes algériens : une opération pareille, 
en effet , serait difficilement admise sur un marché 
d'Algérie. 

Avec la culture des céréales, l'élevage est, suivant la 
nature du sol, une des richesses des Doukkâla. Ce sont 
surtout des moutons qu'ils élèvent, bien qu'il y ait aussi 
quelques chevaux. Mais l'élevage du cheval est principale- 
ment le fait des 'Abda qui sont réputés à ce point de vue dans 
tout le Maroc. Aussi quand un Doukkâli rencontre un de ses 
'voisins des 'Abda, et qu'il veut le flatter, il ne manque pas 
de le saluer en disant : « A l'abdi, a moùl Taoud », c'est-à- 



Digitized by 



Google 



ORIGINE DES DOUKKALA 237 

dire : « *Abdi, ô maître du cheval ». 11 existe une fraction 
des 'Abda, les Bkhâti qui est enclavée dans les Doukkâla, 
entre Ouûlidiya et Mazagan et qui, comme tous ses contri- 
bulesj se livre à l'élevage du cheval. Ils ont des bêles 
magnifiques, surtout certains chevaux noirs. Une légende 
très enracinée veut que tous les ans, une nuit, « le cheval 
marin », « Taoud elbahri », sorte de la mer et vienne saillir 
les juments des Bkhâti (*). Ainsi explique-t-on la beauté des 
produits qui errent dans les pâturages de cette tribu. Nous 
avons parlé plus haut au fur et à mesure des divers itiné- 
raires que nous avons donnés, des régions où l'élevage est 
prospère : nous nous bornerons à ajouter ici que les 
pâturages chez les Doukkâla sont toujours collectifs, tandis 
que la propriété des terrains cultivables est strictement 
individuelle. 

3. Les Doukkâla. 

L'origine des Doukkâla, dit Ibn Klialdoûn, est encore un 
problème à résoudre ; les uns les regardent comme mas- 
moudiens et les autres comme sanhâdjiens (2) ». El Bekri ne 
les mentionne pas ; Elldrîci leur assigne un emplacement 
qui est à peu près le même que celui qu'ils occupent 
aujourd'hui, sauf qu'ils paraissent avoir jadis été répandus 
beaucoup plus au Sud et môme au delà de l'Atlas W, ainsi 



(1) La mer a toujours été le réceptacle des bêtes merveilleuses. Cf. la 
« ba'ifa », être extraordinaire qui, d'après les Algériens, sort de la mer à 
de longs intervalles. Delphin, « Textes », p. 129. 

(2) Ibn Khaldoûn. « Hist. Berb. », trad. de Slane, II, p. 274. Cf. 
p. 159 et I, 183. 

(3) El Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, p. 85. 



Digitized by 



Google 



238 NOMS ETHNIQUES 

que le confirme un autre passage d'Ibn Khaldoùn (*). 
Ce dernier est le seul auteur qui admette leur origine 
sanhàdjienne : El Idrici et El Merrakchi (-) en font des 
Masmoûda, ce qui paraît la version la plus probable. 
Aujourd'hui les Doukkâla sont massés entre TOuAd Tensift 
et l'Oum er Rbîâ : avec les *Abda^ ils occupent entre ces 
deux fleuves la terrasse inférieure du plateau subatlantique. 
Une de leurs fractions habite le ftarb aux environs d'El 
Ksar el Kebîr P^). Les Doukkâla sont un mélange de berbères 
et d'arabes : ces derniers ont été introduits dans le pays par 
l'almohade El Mansoûr et sont aujourd'hui assez bien 
fusionnés avec les premiers occupants du sol; mais au 
temps de Léon el de Marmol^ on les en discernait encore 
facilement et cette distinction paraît avoir été courante 
alors W. 

L'étymologie du mot Doukkâla nous est inconnue ; tandis 
que les ethniques comme Ghâouia, Serârna, Rehâmna sont 
des mots arabes ayant un sens, une forme grammaticale 
connue, d'autres noms comme Doukkâla, 'Abda, Ahmar, 
Hâha, Sanhâja, Masmoûda apparaissent, au moins 
aujourd'hui, comme de véritables noms propres, dont 
l'étymologie nous échappe dans le plus grand nombre des 



(1) Ibn Khaldoûn, op. laud., II, p. 135, nonobstant la note du 
traducteur. 

(2) El Merrakchi. « Hist. des Almohades », trad. Fagnan, p. 292. 

(3) Cf Le Châtelier, «Villes et tribus du Maroc», I, p. 35 ; de Ségonzac, 
« Voyages », p. 87. 

(4) Voy. p. ex. Marmol, « Affrica », II, fol. 4G v. , et des passages nombreux 
dans les «Textos en aljamia» de Lopes, ainsi que dans les «Documentos da 
Torre do Tonibo »; cf aussi Kampffmeyer, « Cliaouia », in « Mitt. Or. 
Sein. », 1903, p. 32. — Le clieïkh Zemmoûri (Salnion, « Arch. maroc. », 
vol. II, fasc. 3, p. 281) dit que les Doukkâla descendent d'un certain 
Çaçan Abou-1-Bezdzel, c'est-à-dire « l'homme aux lelons ». 



Digitized by 



Google 



NOMS ETHNIQUES 239 

cas. Au point de vue grammatical ces noms ne se rapportent 
la plupart du temps à aucune forme usuelle de l'arabe et, de 
plus, il est caractéristique qu'ils ne sont jamais accompagnés 
del'arlicle. On dit « ech-Ghâouia », « er-Rehûmna », ech- 
Ghiâdma », « es Serârna », mais on ne dit pas « ed- 
Doukkûla», «el-Hâha», « el-Masmoùda »..., ce serait une 
grosse faute. D'autre part, il n'y a pas de doute que ces mots 
soient avanl tout des ethniques; ils peuvent bien être 
pris pour désigner le territoire occupé par les peuples dont 
ils sont le nom, mais il est plus usuel de les faire précéder 
dans ce cas d'un nom générique, comme par exemple « blâd 
Hâha », le pays des KLâha. Ces noms ressemblent donc aux 
noms analogues que nous connaissons dans l'Orient 
classique : flachem, Koréïch, etc.... Dans l'Afrique du 
Nord, ils s'appliquent le plus souvent à des groupements 
supérieurs à la kbîla, groupement qu'aucune expression 
courante ne désigne expressément (*). Leur caractère 
grammatical est tellement en opposition avec celui des noms 
comme Châouia, Rehàmna, elc..., qu'ils peuvent fournir 
des ethniques ayant cette dernière forme : par exemple, 
Masmoùda sans article fournit la forme « El Maçûmîda », 
qui est un pluriel arabe classique et qui prend l'article ®. 
Nous continuerons d'ailleurs en français à dire, dans le courant 
de cet ouvrage : « les Doukkâla, les Masmoùda, etc. ., 
comme nous disons : (c les Châouia, les Rehâmna », afin 
de ne pas embrouiller davantage la terminologie ethnogra- 
phique ; mais ce n'est pas conforme à l'usage arabe. 



(1) Voir le dernier chapitre de cet ouvrage. 

(2) Par exemple, pour citer un texte au hasard : « Çartàs», éd. Tornberg, 
p. 27 du texte arabe, 1. 8. Quedenfeldt, « Div. et Rép. d. Berb. maroc. », 
trad. Simon, p. 13, a connu la distinction que nous indiquons ici, 
quoique il ne l'énonce pas expressément. 



Digitized by 



Google 



240 



TYPE PHYSIQUE DES DOUKKALA 



Les hommes des Doukkâla sont, en général^ grands et 
bien découplés (fig. 51) ; on trouve aussi à côté de ce type 

de stature élevée, un autre type 
petit, trapu et fort (fig. 60) : tous les 
deux sont bruns. La présence des 
blonds est très remarquable d'autre 
part ; beaucoup de Doukkâla, en 
effet, ont les yeux bleus et le poil 
roux : ces blonds sont en général 
d'assez grande taille et forment ainsi 
un troisième type fréquent dans ce 
pays (fig. 63). Je n'ai pas à rappeler 
ici les discussions qu'a soulevées la 
présence des blonds dans l'Afrique 
du Nord. Gomme le fait très juste- 
ment remarquer Quedenfeldt (0, 
les blonds dans les contrées du 
Centre et du Sud du Maroc sont 
très rares : mais il faut ajouter , 
comme exception, qu'ils sont com- 
muns chez les Doukkâla. 

On y rencontre beaucoup de lépreux (-) : ils sont parqués 
dans un village spécial, aux OulAd Çoubéïta, fraction dont 
nous avons parlé plus haut (^h Comme partout au Maroc ce 
groupement spécial des lépreux porte le nom de a hûra ». Il 
se compose d'une dizaine de nouâla, entourées d'un mur en 
pierres sèches : il ne doit pas y avoir là plus d'une quaran- 



FiG. 51. — Un doukkâli : 
type brun et grand 

(Cliché de l'auleur) 



(1) Quedenfeldt, « Div. et rép. des Berb. au Maroc», trad. Simon, 
p. 32. 

(2) Cpr Weissgerber, « Trois mois au Maroc », p. 153. 

(3) Voy. suprà, p. 182. 



Digitized by 



Google 



LEPREUX 241 

laino (le personnes. Clhaque fois que Ton eonslale dans la 
tribu qu'un individu est atteint de la lèpre, ou de quelque 
maladie analogue, on l'oblige à aller vivre au Jiftra : s'il 
résiste, on le dénonce au caïd qui le contraint. I/opinion 
publique veut que les fils de lépreux n'aient pas la lèpre 



Fi(i. 7)2. -— Un lépreux chez les Doukkàla 

fliché de l'auteur] 

s'ils sont nés au hàra^ tandis qu'ils Uont s'ils naissent de 
parents lépreux non internés dans ce quartier. Sans doute 
il ne faut voir là qu'un raisonnement justilîratif destiné à 
engager les lépreux à se rendre au luira. Si les enfants 
deviennent du reste manifestement lépreux, on les réintègre 
dans la léproserie. D'ailleurs, s'agit-il toujours de véritables 
lépreux? Il y a là probablement un grand nombre de 
maladies confondues. En réalité on doit y envoyer tous 

16 



Digitized by 



Google 



242 NOURRITURE DES DOUKKALA 

les sujets atteints d'affection de la peau plus ou moins 
répugnantes. Comme à MerrAkech, où nous retrouverons un 
liAra, les lépreux des Doukkàla sont voilés et porte un 
chapeau à larges bords, nommé « tarAza » (*). 

Le hAra des OulAd Soubéïla est aujourd'hui le seul des 
DoukkAla : il y avait autrefois un liAra à Mazagan et feu 
M. Brudo père nous disait se rappeler l'avoir vu : il n'existe 
plus. Sans doute la terrible maladie re(*ule tous les jours 
et disparaît devant Taisance et la propreté. Cette dernière 
n'est pas un vain mot dans les DoukkAla qui se distinguent 
entre toutes les tribus du Hoiiz par les soins qu'ils donnent à 
leur personne; on les voit continuellement en train de se 
laver. Il y a sans doute beaucoup de peuples civilisés dont 
on ne pourrait pas en dire autant. 

Le fonds de l'alimentation des DoukkAla est l'orge et le 
maïs; il n'y a que les gens riches qui mangent du blé. Le 
mets le plus répandu est la ((dclncha» , qui est en somme une 
sorte de cous(*oussou d'orge (-). Le couscoussou de blé, 
(( kesksou » ou « seksou », est un plat plus re(*herché. C'est 
surtout dans le Hoùz qu'il porte ce nom : dans le Rarb on 
l'appelle plutôt « ta'Am », (*'est-à-dire « la nourriture (par 
excellen(*e) (•^) ». La viande que Ton mange le plus souvent est 



(1) Ce cliapeau est d'ailleurs, dans le Nord du Maroc, employé par les 
campagnards. Cf Montât, « \'oyage au Maroc », in « Tour du Monde », 
18 juillet 1903, p. 337, fig. 

(2) Voy. Marçais, « Dial. de Tlemcen >>, p. 307, et les références qu'il 
donne. Nous passons lé-j^èrenient ici sur les détails relatifs ù l'alimentât ion, 
parce que nous nous étendrons sur ce sujet ù propos des tribus des environs 
de Mogador. 

(3) C'est ainsi que dans certaines parties du Sahara, il est appelé 
« 'aïch », c'est-à-dire rte, subsistance. Cf. Serres et Lasram, « Senoussia », 
p. 130; Landberg, « Langue arabe », p. 66. 



Digitized by 



Google 



LA CUILLER DES DOUKKALA 243 

la viande de brebis et la viande de vache. Les Doukkâla ne 
sont pas experts dans Part de faire sécher la viande : ils ne 
procèdent guère à cette opération qu'à Toccasion de Tâîd 
el kebîr. Encore consomment-ils dans un très court délai 
la viande ainsi préparée (keddîd). Ils boivent, comme tous 
les marocains, énormément de thé ; ils ne fument presque 
pas de kif : l'habitude de fumer est, en tribu, considérée 
comme honteuse. 

A propos de l'alimentation des Doukkâla, nous devons 
noter ici qu'ils se servent de coquillages en guise de cuiller 
pour manger la « heçoua», qui est une bouillie de farine 
d'orge et, par ailleurs, pour les autres aliments plus ou 
moins liquides. L'usage des coquillages leur est commun 
avec d'autres tribus littorales du yoûz, comme par exemple 
lesChàouia (0^ les*Abda.... Le mot « mhara » qui par ici, 
comme dans toute l'Afrique du Nord, désigne les coquillages 
sert aussi à désigner la cuiller. Le coquillage le plus 
communément employé à cet usage est une espèce du genre 
des patelles, la Patella ferrvxfinea (Lamark) ou la Patella 
safiana (Lamark) C^^; ce choix est inattendu, car ces patelles 
de forme presque ronde ne doivent pas être très commodes 
pour puiser la bouillie; les espèces du genre des moules 
seraient préférables, si elles étaient assez grandes : c'étaient 
les espèces du genre mytiUts. que les hommes préhistoriques 
des environs d'Oran employaient pour manger leur soupe O^). 
D'ailleurs les types de cuiller en pointe sont dans le monde 



(1) Cpr. pour les Châouia, Weissgerber, «Trois mois au Maroc», p. 32. 

(2) Cette dernière est ainsi nommée, parce que Lamarck l'a décrite pour 
la première fois, dans ses « Animaux sans vertèbres », sur un échantillon 
provenant de Saffi, qui est précisément dans la région des *Abda. 

(3) Gf Pallary, in «Bull. Soc. Anthrop. Paris», séance du 19 oct. 1893. 



Digitized by 



Google 



244 



LA CUILLER DES DOUKKALA 



entier beaucoup plus répandus que les types arrondis (0. 
Cependant la cuiller des indigènes de l'Algérie est habituelle- 
ment ronde; mais la cuiller algérienne sert indifféremment, 
sauf quelques exceptions, à manger le couscoussou et la 
bouillie, tandis que les tribus du Hoùz qui usent de la mhàra 



FiG. 53. — La cuiller clos Doukkâla (Patella femiginea) ; le trait représente 

le diamètre réel 

[Cliché de M. Flamand, d'après les échantillons de l'auteur] 



tiennent à honneur de ne manger le couscoussou qu'avec les 
doigts. G. de Alortillet a remarqué avec raison qu'aux pays 
dans lesquels les pûtes ou les grosses semoules font la base 
de l'alimentation on ne se sert pas de la cuiller (2); c'est ainsi 



(1) Cf de Morlillet, in « Bull. Soc. Anthrop ». Paris, 4® série, l. II, 
1891, p. 132. 

(2) G. de Morlillet, loc. cit., p. 136. 



Digitized by 



Google 



PARURE DES DOUKKALA 245 

qu'en Orient^ les populations qui se nourrissent presque 
exclusiveinenl de riz ne connaissent pas les cuillers; les 
musulmans, qui mangent surtout du couscoussou, sont un 
peu dans le môme cas. Ce qui est curieux, c'est que les 
Doukkâla se mettent aujourd'hui à fobriquer, sur le modèle 
exact des cuillers européennes, des cuillers en corne à 
manche très court et qu'ils continuent à appeler ces nouveaux 



FiG. r>i. — La cuiller de corne des Doukkàhi 

[Cliché de M. Flamand, d'après l'échantillon rapporté par l'auteur] 

ustensiles du nom de « mliâra » (0, c'est-à-dire coquillage! 
Le mol « mrerfa », qui désigne habituellement la cuiller 
dans le reste de l'Afrique du Nord est inusité (*hez eux (-). Il 
y a donc la « mhàra nta^at Ibhar » ou « cuiller de mer » 
et la c( mhâra nta*at Iguern », ou « (aiiller de corne » : cette 
dernière se débite sur les marchés au prix de cinq sous 
marocains. 

Les femmes des I )oukkàla sont parti(*ulièrement croquettes : 
elles se mettent aux joues le fard rouge que l'on vend à 
MerrAkech et sur les marchés, dans de petites soucoupes en 
terre et qui s'appelle « *aker » ; elles se teignent les lèvres 
avec le souâk, elles se font avec un noir animal plus ou 



(1) On entend parfois la forme altérée « nd.iaiùra ». 

(2) Dans les villes de la c(Me, la fourclietle européenne est appelée 
<.< guerfou », mot qui a la môme racine que «mrerfa» et queTespaj^nol 
« ":arfio ». 



Digitized by 



Google 



246 TATOUAGE 

moins fin une bande au-dessus des sourcils, bande qui 
barre tout le front, descend le long des tempes et en arrière 
des joues pour se refermer sur le menton (0. Les tatouages 
sont très répandus : il a des « ma^allema » spéciales qui 
parcourent les tribus pour les exécuter. Les femmes portent 
généralement une marque verticale sur le front, entre les 
deux sourcils ; puis une autre raie verticale sur le menton 
qui se continue sur le cou, s'épanouissant en dessins plus 
ou moins compliqués, descend entre les seins, puis sur le 
ventre et s'arrête au nombril. Beaucoup d'entre elles ont en 
outre le pubis orné d'un autre tatouage. D'autres dessins, 
plus ou moins compliqués ornent les bras, les avant- 
bras, les poignets, les mains et aussi les jambes jusqu'à la 
cheville. Les hommes se bornent en général à se tatouer le 
gras du bras droit, en dehors et au-dessous de l'épaule. 
Les tatouages peuvent, jusqu'à un certain point, révéler 
l'origine d'un individu : ainsi les Chûouia qui se tatouent 
beaucoup plus que les Doukkftla, ont très souvent les deux 
bras ornés de dessins sur la face antérieure; ces dessins 
naissent à l'épaule et se continuent sur les poignets et la 
main jusqu'à la racine des doigts et même plus loin. Les 
'Abda ont toujours un petit tatouage sur le gras du muscle 
qui est entre le pouce et l'index, sur la face dorsale de la 
main; d'autres ont tout le dessus de la main tatoué. Les 
Rehâmna se tatouent très peu et généralement sur le dos 
des premières phalanges digitales. Chez eux aussi, on 
trouve assez souvent un petit tatouage sur le front, au-dessus 
de la racine du nez; c'est fréquent chez les Ghâouia. Chez 
ces derniers, on trouve des hommes qui ont la poitrine 
tatouée ; leurs femmes sont peut-être encore plus couvertes 



(1) Nous reviendrons sur ce sujet à propos des Çâha. 



Digitized by 



Google 



BIJOUX DES DOUKKALA 247 

do tatouages quo les DoukkAliyAt ; oellos dos ^\bda se 
tatouont boauooup aussi ; ooUos des CJuAdina très pou. 



FiG. .T). — Femme doukkàliya portant son enfant 

(Cliché (le l'auleur] 

Les boucles d'oreilles sont, comme partout, d'un usage 
universel : les riches portent les grands pendants d'oreilles 
appelés (( dowwAh », tandis que les pauvres portent des 
c( khras », ou boucles d'oreilles plus petites. Les hommes ne 
portent jamais rien aux oreilles; seuls, les riclios^ lorsqu'ils 
ont un jeune garçon, lui mettent parfois dos anneaux. Au 
cou, les femmes, lorsqu'elles sont parées, portent un collier 
ou (c mdéjja », composé de pièces de monnaies, demi- 
douros et quarts de douros haçanis, ou encore de monnaies 



Digitized by 



Google 



248 VÊTEMENT DES DOUKKALA 

espagnoles en argent ; jamais d'or, sauf chez quelques 
seigneurs, mais en revan(*he énormément de corail. Les 
doukkàliennes recherchent beaucoup le corail (« morjàn »), 
qui est excessivement répandu. Toutes en veulent posséder : 
si le mari est riche, la femme s'amasse à ses dépens un petit 
pécule pour se procurer des bijoux en corail; s'il est pauvre 
et qu'il ne lui fasse pas ce cadeau, il advient souvent 
que sa femme porte au cou, sous forme de corail, le prix de son 
déslionneur. Les femmes s'ornent le front d'une parure de 
pièces anciennes, l'n bijou très répandu dans d'autres régions 
du Maroc, parait très peu connu i(*i ; nous voulons parler de la 
petite main en argent appelée « khoms » ou « khamsa )). Les 
femmes portent au bras le « deblîj » ou bracelet massif d'une 
seule pièce, peu orné: les bracelets de forme plus grande et 
plus ouvragés sont moins fréquents, à cause de leur cherté. 
L'usage des anneaux de pied est inconnu dans les Doukkûla. 

Le vêtement habituel des Doukkâlaest tout simplement le 
« hâïk )) en laine, porté seul sur la peau ou quelquefois par 
dessus une chemise, mais ce dernier cas est relativement 
rare. Le haïk en laine est fabriqué par les Doukkûliennes ; il 
s'en produit beaucoup aussi à Azemmoûr et à Mazagan et les 
navires qui fréqutMitent ce dernier port chargent réguliè- 
rement leurs ballots rayés de gris et de noir à destination du 
Sénégal et de l'Egypte. Déjà Léon l'Africain écrivait en 
parlant des habitants d'une ville des Doukkûla dont nous 
avons longuement parlé, Kl Mdîna : « Le peuple s'habille de 
draps de laine qui se font en ce pays-là et les femmes se 
parent de divers atours et ornements d'argent (^>)>; retenant 



(1) Léon in Ramusio, I, fol. 23, B ; trad. Temporal, I, 215. 



Digitized by 



Google 



LE HÀÏK 249 

ainsi doux des traits les plus apparents qui distinguent à 
première vue les Doukkûla, je veux dire le port du haïk chez 
les hommes et la coquetterie de leurs femmes. Donnons ici 
quelques détails sur ce hàïk^ vêtement répandu dans toute 
l'Afrique du Nord et intéressant à étudier, parce que sa 
simplicité est vraisemblablement la marque d'une haute 
antiquité et par v^e qu'il est resté jusqu'à ce jour le vêtement 
le plus élégant des Musulmans du Magrib. Gomme Léon 
nous le donne à entendre, le hâïk n'est qu'une pièce de 
drap très simple, redangulaire, longue, sans une seule 
couture, que Ton drape autour du corps et qui tient toute 
seule, sans agrafes, boutonnières, épingles, ni quelque 
attache que ce soit. Il n'est point téméraire de penser qu'un 
tel vêtement a du précéder les vêlements cousus. L'usage de 
s'envelopper le corps dans une étoffe de forme rectangulaire 
est en tout cas d'une haute antiquité : des monuments très 
anciens de l'Orient nous représentent des bédouins portant 
un manteau carré roulé autour du corps et dont le dernier pan 
sortant de dessous le bras droit est rejeté par dessus Tépaule 
gauche (i) ; aujourd'hui, dans l'Afrique du Nord, le haïk est 
employé par des populations évidemment fort primitives ou 
fort pauvres ^^^ et, en ce cas, il est le plus souvent, aussi bien 
au Maroc que dans le reste de la Berbérie, désigné sous le 
nom de « ksa m. Ce dernier mot signifie le vêlement par 



(1) Salle (les trônes du palais de Persépolis. Voy. Texier, « Desc. Ann., 
Perse et Mésop. », t. II, p. 192 et pi. 113. Voir aussi le curieux chapitre 
dTIrquhart, « Pillars of Hercules », I, p. 116 seq., en faisant toutes réser\x»s 
sur les vues de Tautcur. 

(2) Pour un exemple actuel, voy. de La Martinière et Lacroix, « Docu- 
ments », t. III, p. 232 seq; pour un exemple plus ancien, voy. Poirel, 
« Voyag-e en Barbarie », t. I, p. 32. 



Digitized by 



Google 



250 DIFFERENTES SORTES DE tJAIK 

exrellenco (*). Le mot « liàïk » est de môme un mot signi- 
fiant en général tissu et pris spécialement dans le sens qui 
nous occupe en ce moment. Le fait que le mot qui sert à 
désigner ce costume particailier est dans ces deux cas un 
terme général pris dans une acception spéciale indique 
clairement, à noire avis^ qu'il s'agit là d'un vêtement ayant 
été primitivement porté à l'exclusion de tout autre. Il 
règne à la vérité une grande confusion dans la terminologie 
des vêtements du genre du haïk et les savants articles que 
Dozy leur a consacrés (-), ne contribuent guère à éclaircir la 
question. II faut distinguer : 1") le haïk d'homme^ en laine, 
porté sur la peau, ou tout au moins comme vêtement prin- 
cipal ; il est appelé plus souvent « ksa » que « liàïk » : 2^*) le 
haïk de dessus en soie que portent les citadins par dessus 
tous les autres vêtements ; c'est alors plutôt un signe 
d'élégan(*e ; il est aussi appelé souvent « ksa » ; 3^) 1' « izar )>, 
pièce d'étoffe également rectangulaire, sans coulure, 
habituellement en toile ou en coton, qui constitue le 
vêtement universel des femmes de tribu dans l'Afrique du 
Nord ('^); il porte aussi le nom de « melhftfa, lamelhaft », 
particulièrement dans beaucoup de tribus berbères algé- 



(1) Eidensclienk et Cohen-Solal, « Mots arabes », p. 53, 57; Delphin, 
« Textes arabes », p. 182; Bel, « DjAzya », in « Joiirn. Asiat. », XX, 9« sér., 
sept.-oct. 1902, p. 210, qui dans une excellente noie définit très bien le sens 
des mots « ksà » et « ksoûa », tous les deux universellement employés au 
Ma<i:rib, nonolïslanl l'opinion contraire de Salmon, ^< Institutions berbères», 
in « Arcli. Maroc», n° 1, p. l'H, n. Sur l'emploi ancien du mol ksà, qui n'a 
dès lors rien de surprenant, vov. Dozy, ^< Vêtements arabes », 383 seq. 

:2; Dozy, op. laud., p. 24, 147, .383, 401. 

(3) Celui desE«i:yptiennes, décrit par Lane, ^< Modem Ejj^yplians», p. 60- 
62, à propos de la babara n'est peut-être pas exactement identique à celui 
des niciy^ribines. 



Digitized by 



Google 



ORIGINES DU ÎÏAÎK 



251 



rieniies; mais ce mot de melhûfa a servi et serl même 
encore en certaines régions à désigner le hâïk de sortie 
des femmes (0. Clhez les arabes anciens, l'izûr paraît d'abord 
avoir été un vêtement d'homme (-) et d'ailleurs ce mot 
comme tous ceux qui désignent les habits sans couture a 
souvent signifié simplement « une pièce de toile » : 4^) le 
hcïîk que les femmes, particulièrement celles de la ville, 
mettent, pour sortir, par dessus tous leurs habits et dont 
nous reparlerons P) ; ce vêlement lui-même a souvent été 
appelé izar : il est en laine, en soie ou en coton. Ce qui 
obscurcit la question, c'est que tous ces mots ont été pris les 
uns pour les autres, en sorte que leur synonymie, variable 
suivant les époques et les régions, et môme suivant les 
auteurs, est presque inextricable. Nous nous occupons ici du 
haïk d'homme ouksû, porlé, soit comme vêtement unique, 
chez les Doukkûla par exemple, soit comme vêtement de 
dessus, dans les villes. 

Les antiques représentations que nous avons citées 
montrent que d'anciens peuples d'Orient, que Ton pourrait 
peut-être identifier à des arabes W portaient tantôt un 
simple pagne, tan tôt au-dessus de cepagneun manteau passant 
sous le bras droit, qu'ils laissaient par conséquent à peu 
près nu, et rejeté sur l'épaule gauche. A l'époque de Mahomet 
et même avant, ce costume était modifié : on ne mettait plus 



(1) Dozy, op. laud., p. 401 ; ou tout cas le verbo « lahhaf » coniiuue à 
siy^nifier dans toute T Afrique du Nord « se draper dans le hâïk », principa- 
lement le hàïk de ville. On dit par exemple : « Les fenniies de telle ville 
sont renommées pour l'éléo^ance de leur « lelhîf » 

(2) Dozy, loc. cit., 24, avec renvoi à un chapitre d'Kl Bokhûri. dont les 
éléments se retrouvent dans maints livres d'adab des musulmans. 

(3) Voir chapitre IV. 

(4) Tessier, loc. cit., en fait des E<|;yptiens et des Babyloniens. 



Digitized by 



Google 



252 L'HIRAM 

qu'un seul manteau nommé tantôt izâr, tantôt « rida' », terme 
également très général et qui a sem à désigner toutes sortes 
d'habits (0. D'après Burton, certaines tribus qui habitent à 
rOuesl de la mer Rouge continueraient à porter le costume 
primitif (^). La réunion du pagne et du manteau en une seule 
pièce d'étoffe aurait donc constitué un progrès ; peut-être 
n'a-t-on su qu'assez tard tisser des pièces d'étoffe suffi- 
samment longues. En tout cas, l'izâr d'une seule pièce était 
beaucoup plus confortable que le petitpagneet le petit manteau 
représentés sur les pilastres de la salle des trônes du palais 
de Persépolis. Il devait être presque exclusivement employé 
à l'époque du Prophète, car celui-ci dans plusieurs hadît, 
traite les autres vêtements, particulièrement les vêtements 
cousus et ceux qui étaient teints de certaines couleurs, 
comme des innovations et il interdit aux pèlerins de la 
Mecque de les porter (^ . Dès que le pèlerin est arrivé à une 
certaine distance de la Mecque, il doit revêtir 1' « ihrâm », 
qui n'est précisément autre que le costume antique composé 
du pagne et du manteau que nous venons de décrire : le 



(1) Voir la référence a la IJamâça donnée par Dozy, « Dicl. », s. v. 

(2) Burton, « Pilgrimag^e », p. 390. C'est à ce costume que se rapporte 
vraisemblablement, comme le fait remarquer Jacob, « D. Leb. d. Vorislam. 
Bed. », Heft III, p. 44, l'expression « raoubâ;y'â», c'est-à-dire, « mes deux 
vêtements », pour désigner l'habillement, expression qui se trouve dans la 
poésie antéislamique. On peut y ajouter l'expression de « doi\ limraïni», 
c'est-à-dire « possession de deux mauvais haillons », pour dire « pauvre », 
que l'on rencontre aussi dans l'ancienne poésie (Aous ibn JJadjar, éd. 
Geyer, XXXII, v. 10) et encore plus tanl. 

(3) Bokhâri, trad. Houdas et Marçais, t. I, p. 500 seq. ; Kastellàni, 
t. III, p. 108 seq. Voir p. 108 in f. la définition de l'ihrâm, ou état sacré 
du croyant qui accomplit le pèlerinage, et l'énumération des sept pratiques 
intertlites au pèlerin et parmi lesquelles figure \e port des vêlements covsks. 
— Sur l'ihrâm voy. encore Ibn el Hâdjdj, « Madkhal », III, p. 143-144. 



Digitized by 



Google 



ÏJAIK, VÊTEMENT PRIMITIF 253 

pagne est nommé dans ce cas « izAr » et le manteau 
« rida W ». Icij comme toujours, nous trouvons, cristallisés 
sous la forme de rites religieux des usages anciens et tombés 
en désuétude ailleurs que dans les cérémonies sacrées ; c'est 
ainsi que chez nous, les habits et les ornements du prêtre 
catholique sont tous des sumvances de l'habillement des 
anciens âges. Ce vêtement antique a dû être en usage chez 
bien d'autres peuples que les arabes : les Hâha du Maroc, à 
l'époque de Léon l'i^fricain, le portaient encore. c< La plus 
grande partie de cette nation, dit cet auteur, porte pour 
habillement un gros drap de laine qu'ils appellent elchise (-), 
lequel est fait à la semblance d'un simple loudier, de quoi 
l'on couvre les lits en Italie, et se l'entortillent autour d'eux 
bien étroitement, se ceignant au-dessous des hanches avec 
un bandeau de laine, duquel ils se couvrent les parties 



(1) Niebuhr, « Voy. en Arabie»,!. I, p. 54; Mouradjad'Ohsson, «Empire 
otloman », t. 3, p. 44; Burckhardt, «Voy. en Arabie», trad. Eyriès, t. I, 
p. 116; Burlon, « Pilgrimaje », p. 389. Dozy, « Dict. », s. v., a noté que le 
mot izàr est déjà dans Hérodote, VII, 59, sous la forme Js'.pi, qui signale ce 
vêtement comme porté par les Arabes. Plus tard, izâr s'est prolongé dans le 
sens de pagne, caleçon (Dozy, «Vêtements arabes», p. 37). Le «zonnôr», 
que les juives et les chrétiennes portaient sous Tizâr d'après Nowéïri, cité 
par Dozy, op. laud., p. 28, était peut-être quelque chose de semblable (cpr 
zonnâr dans un sens peut-être analogue, ibid., p. 196). Le mot « ibrâm », 
paraît avoir été longtemps en usage au Magrib, dans le sens de manteau 
faiUl'une seule pièce. Cf. Dozy, op. laud., citant Ibn Batoûta ; la signification 
de manteau conviendrait mieux, semble-t-il dans ce passage que celle de 
coiffure : arg. « Dict. », s. v. Quant au mot ridâ', en arabe magribin « rda », 
il a encore, dans certaines régions de l'Algérie, la signification d'izâr des 
femmes et aussi celle de pièce d'étoffe (Marçais, « Dialecte de Tlemcen », 
p. 307). 

(2) C'est le mot « ksa », sous la forme berbère « leksa », dans laquelle 
l'article arabe est soudé au mot, suivant les lois constantes de la phonétique 
berbère. 



Digitized by 



Google 



254 MAXIKRE DK TORTKR LK UAÏK 

secrètes (0 )). Ainsi le vêlementuniqae semble bien être venu 
plus lard, de môme que le vôlement cousu est venu après le 
vêtement sans couture. (lelui-ci s'est conservé au Marocî 
chez les hommes, sous la forme du ksû ou liAïk 

Voici comment les marocains des villes mettent généra- 
lement le luiïk (-). L'homme place un des coins de la pièce 
d'étoffe sur son épaule gau(*he, en saisissant le bout avec la 
main du même côté ; le reste du liAïk passe derrière le dos et 
est provisoirement appuyé sur son épaule droite, Texlrémilé 
traînant à terre (fig. 56, n® 1). Puis on l'enlève de dessus 
cette dernière épaule, on le fait passer sous le bras droit et 
remonter à gauche, par devant ; on le repasse derrière le dos 
par dessus le bras gauche et on le tient un instant élevé 
au-dessus de la tète avec les deux mains (n^ 2). A ce moment 
on l'ajuste sur la tête et on donne du jeu à l'étoffe à gauche, 
de façon qu'elle couvre entièrement le bras de ce côté; le 
bras droit est rabattu naturellement et laisse retomber le 
haïk à droite (n*^ 3). On rabat ensuite le bras gau(*lie en 
tendant l'étoffe, ce qui fixe le hâïk de ce côté (n® 4). Dans 
cette situation, il n'y a plus qu'à envoyer avec la main 
droite par dessus l'épaule gauche le reste du hàïk qui pend à 
droite (n° 5). Le « telhîf » est terminé : le hâïk fait deux fois 
le tour du corps et passe sur la tète ; le dernier pan traîne 
par derrière jusqu'à terre (n**7); vu par devant, le vêtement 
découvre seulement un triangle au milieu du corps (n^ 6), 
mais si on a fait le premier tour du hàïk plus haut, le haïk 
ne laisse rien à découvert; on peut môme s'arranger de 



(1) Léon in Ramusio, fol. 13, G.; trad. Temporal, I, p. 120. 

(2) Parmi les diiTéivnls auteurs qui ont donné des détails sur le haïk, on 
doit citer surtout : Hôst, « Nachrichlen von Maroko », p. 115, avec une 
iitrure; Urquhart, « Pillars of Hercules », t. I, p. 232 et Meakin, « The 
Moors », p. 51. 



Digitized by 



Google 



MANIERE DE PORTER LE HAIK 255 



FiG. oO. — Port du bâïk à la mode niiirocaine 
[Clichcs (le l'auteur] 



Digitized by 



Google 



256 MANIERl^: DE PORTER LE HAIK 

façon à ce que celle partie du vôlemenl qui fait le premier 
tour sur le haut du corps forme un large sinus qui retombe 

en partie et laisse 
voir la main gau- 
che (fig. 57). Lors- 
que le marocain 
veut avoir les deux 
mains libres , il 
commence à mettre 
le haik comme nous 
avons dit, mais au 
lieu de le faire pas- 
ser par dessus la 
tôle, il le fait passer 
sur le cou, puis 
sous le bras droit, 
puis il rejclte tout 
ce qui reste par 
dessus Tépaule gau- 
che (fig. 56, n'* 9). 
On peut encore au 
lieu de rejeter ce 

FiG. 57. — Merrâkclii vêtu du haïk 

mhé rf. routeur) dernier par dessus 

l'épaule gauche, le 
rejeter par dessus Tépaule droite (n^ 8) ; celle dernière 
manière de porter le hâïk est propre surlout aux jeunes gens 
élégants, aux soupirants, à la jeunesse dorée enfin; le haik 
d'ailleurs, assujetti de celte façon, tient très mal et bien que 
les deux mains soient libres, celui qui le porte ainsi ne 
pourrait se livrer à un travail sérieux. 

Beaucoup de musulmans de l'Afrique du Nord, surtout 
les algériens, mettent un hûïk fin sous leurs vêlements; la 



Digitized by 



Google 



MANIERE DE PORTER LE ^AÏK 257 

portion de ce liûïk qui recouvre la lôte est entourée habi- 
tuellement d'une corde en poil de chameau qui fait un grand 
nombre de fois le tour du crâne. Mais le hàïk est aussi un 
vêlement de dessus très usité ; je décrirai ici la ftiçon dont les 
Tlemcéniens le portent. La fig. 58 représente un tlemcénien 

qui porte déjà un hâïk 
de dessous, roulé à 
peu près comme nous 
venons de l'indiquer 
pour le haïk de dessus 
marocain et dont on 
aperçoit les bords flot- 
tanlsle longdu visage; 
par dessus le hâïk de 
dessous sont les habits 
habituels du person- 
nage et il s'apprête en 
outre à mettre, pour 
sortir en ville, un hâïk 
de dessus. Il com- 
mence par placer ce 
hâïk comme notre 
marocain de tout 
à l'heure, un coin 
pendant par dessus 

Fig. 58. — Port du hâïk à la mode tlemccnienne ,, , , i 

m^., ae vauuur, l'épaule gaucho ; a ce 

coin, il a fait un nœud 
auquel on attache parles deux bouts un mouchoir plié ; le plus 
souvent ce mouchoir ainsi plié sert à suspendre un poignard 
arabe ou un couteau ou quelque autre objet qui fait une 
sorte de contre-poids; souvent, du reste, il n'y a que le 
mouchoir seul, comme dans la figure, mais c'est habituel- 



Digitized by 



Google 



258 MANIERE DE PORTER LE ^AÏK 

lemeiit un mouchoir riche (n^ 1). Le tlemcénien met ensuite 
le hâïk comme notre marocain^ et^ au n*^ 2, il est dans la 
même position que celui-ci au n^ 4 de la fig. 56 : à ce 
moment le llemcénienj au lieu de rejeter tout le pan restant 
par dessus Tépaule gauche n'en laisse tomber en arrière 
de celle épaule qu'une moitié, celle qui correspond au 
bord inférieur; il relient dans sa main celle qui correspond 
au bord supérieur (n^ 3) et la rejette par dessus la tête, de 
gauche à droite, de façon que l'extrême bout retombe sur 
l'épaule droite ; alors il abaisse son bras gauche et le dernier 
tour du hûïk sur la poitrine, qui était retroussé, retombe tout 
uni (n^ 4). .\insi dans la mode tlemcénienne, moins gra- 
cieuse que la mode marocaine, le haut du corps est étroi- 
tement et entièrement recouvert par devant et la tète est 
couverte deux fois par le hûïk. Quand le tlemcénien veut 
avoir les mains libres, il prend la 
partie du hûïk qui, dans la dernière 
position (n^ 4) est tendue devant le 
haut du corps, il la plisse dans ses 
deux mains, l'élève et la passe par 
dessus la tète, de façon qu'elle retombe 
derrière la nuque; ensuite il complète 
l'aisance des mouvements en rele- 
vant à hauteur de la poitrine la portion 
du hûïk restant par devant, qui forme 
une espèce d'écharpe (fig. 59). Les 

Fig. :>{). — Hàïk à la , , , , . . 

mode tlemcénienne : quatre membres so trouveut ainsi 

tenue de travail , , . ^ 

[Cliché (le l'auteur) D o 

Revenons au vêtement des Douk- 
kûla : c'est tout simplement un hûïk en laine qu'ils portent 
exactement comme les citadins portent leur léger hûïk 
de soie. La fig. 60, n^ 1, montre un Doukkûli ainsi 



Digitized by 



Google 



yAÏK CHEZ LES DOUKKALA 259 

velu ; seulement son hâïk au lieu d'êlre ramené jusqu'au 
bout du front reste en arrière de la tête. Si le Doukkâli 
veut être libre, au lieu de faire passer le dernier tour du 
liAïk sur son épaule droite et de le jeter ensuite sur la 
gauche, il le fait passer sous l'épaule droite et le rejette 
comme ci-devant par dessus la gauche ; en sorte que son 
bras droit reste nu, comme lorsque l'on porte l'ihrûm (n^ 2). 
Les Doukkâla vont, viennent, travaillent en portant ce 
vêlement dépourvu d'attaches avec une aisance étonnante. 



FiG. 00. — Un Doukkâli vêtu du hâïk : type petit et brun. 
(Cliché de l'auleur 



Cependant il y a certains travaux, comme par exemple de 
piocher leurs champs, auxquels ils ne pourraient se livrer 
sans risquer de voir leur vêtement se défaire et tomber; 
lors donc qu'ils veulent déployer une grande activité, ils le 
fixent de la façon suivante : le hâïk étant drapé comme nous 



Digitized by 



Google 



260 HAIK, PALLIUM ET TOGE 

venons de le décrire (n^ 2), l'homme tire avec sa main gauche 
le premier pan, celui qu'en commençant à draper ce 
vêtement il avait laissé pendre devant lui par dessus son 
épaule gauche, (voy. n® 1 des fig. 56 et 58) et il le noue 
sous son cou, par un double nœud, à l'autre bout du hûïk qui 
pend derrière son dos et qu'à cet effet il ramène devant, 
autour de son cou, par dessus son épaule droite : le hâïk est 
ainsi assujetti très solidement (fig. 60, n®3)et son propriétaire 
peut vaquer tranquillement à l'ouvrage. La tête, pendant ce 
temps reste nue, exposée aux ardeurs du soleil, comme dans 
l'ihrûm et ce ne sont pas les Doukkâla qui se plaindraient, 
comme le font, paraît-il, souvent les pèlerins (*), du manque 
de confortable de cet habillement sacré; c'est à peine si 
quelques-uns d'entre eux mettent une petite « rezza », ou 
bande de toile autour de leur crâne et cet ornement ne les 
garantit guère. 

Le hâïk est très analogue au pallium ou l|JiàTtov des Grecs ; 
le mot pallium désignait d'une façon générale, tout comme 
les mots hâïk, melhâfa, izâr, rda, en arabe, toute grande 
pièce d'étoffe rectangulaire, couverture, poêle, sortie de 
bain, rideau.... Dans un sens plus restreint, c'était cette 
môme pièce d'étoffe seiTant de vêtement : on la plaçait sur 
le cou en laissant toute l'étoffe sur la droite, on la passait 
sous le bras droit, comme l'ihrâm et comme dans nos figures 
56, n^ 9, et 60, n*^ 2 et on la rejetait sur l'épaule 
gauche. La loge romaine était plus compliquée i^L La « toga 



(1) Burckhardi, loc. cit. 

(2) Rich, « Dictionnaire des antiquités », s. v. pallium, 2**, àvaSoXi^ ; 
Weiss, « Koslûmk. », I, p. 311. 

(3) Rich, op. laud., s. v. Toga; Weiss, op. laud., p. 433; Heuzej, 
« Toge romaine », in « Rev. Art. anc. et mod. », 1^® année, 1897, p. 97seq. 
Le mot toffa avait originellement la signification de « couverture, pièce 



Digitized by 



Google 



5AIK, PALLIUM ET TOGE 261 

fusa » qui prévalut sous l'empire n'était pas rectangulaire, 
mais demi-circulaire ; elle se drapait en principe comme le 
pallium, mais le premier pan, celui de gauche, tombait 
jusqu'aux pieds et l'autre extrémité, celle qui passait sous le 
bras droit et par devant le corps était pliée en deux dans le 
sens de sa longueur, de façon à former un double sinus, puis 
le reste était rejeté par dessus l'épaule et tombait sur les 
talons W. Toge, pallium, rida de rihrâm, ont ceci do 
commun, que ce sont de simples pièces d'étoffe qui passent 
sous le bras droit et recouvrent le gauche; le hûïk au 
contraire, sauf les exceptions que nous avons indiquées 
recouvre les deux bras, et de plus il fait deux fois le tour du 
corps ; il représente donc la combinaison des deux pièces do 
l'ihrâm, dont il est vraisemblablement l'héritier direct. 

Le hâïk est resté le plus gracieux des habillements 
musulmans; il contraste sous ce rapport avec l'affreuse 
(cjellâba», dont nous parlerons plus loin, vêtement sans 
aucune espèce de goût. D'ailleurs, dans les villes, il n'y a pas 
d'élégant qui ne revête le hâïk. Non seulement il est la 
marque des notables de toute espèce, mais il est spécialement 
porté par les savants et par les gens pieux qui font profession 
d'une austérité de bon goût. Et à cet égard, il n'est pas 
sans intérêt de rappeler que le pallium des anciens, qui fut 
sous l'empire considéré comme le vêtement des sages était 
la marque d'une vie savante et correcte, ç^iXo^oyoç pio<; ; à telle 



d'étoffe », comme le nom de tous les vêtements que nous venons d'examiner. 
Elle n'était qu'une pièce rectangulaire, telle que la donne le métier à tisser. 
« C'est pourquoi, dans les rites des noces où l'esprit formaliste des romains 
conservait avec scrupule les traditions de la vie primitive, la tog-e du mari 
continuait à être employée pour couvrir le lit génial » (p. 100). 

(1) Notre exposé nous dispense de faire remarquer que le hâïk ne vient 
nullement de la toge, comme l'avance Meakin, loc. cit. 



Digitized by 



Google 



262 FÊTES DO^ffiSTIQUES 

enseigne que TerluUien délaissa subitement la toge pour 
revêtir ce genre de manteau et en faire, en quelque sorte, le 
vêtement de Tascète chrétien (*/. Ce changement de costume 
causa dans Carthage une telle émotion -J, que TertuUien 
crut devoir écrire à ce propos son De PalUo^ qui n'est au 
fond, suivant les savants les plus compétents, qu'une 
apologie de la tradition et de l'ascétisme. N'est-il pas curieux 
de voir à cette occasion, cette forme antique de vêtement 
servir de symbole au rigorisme et à la piété, comme cela se 
passe dans Tibràm? et n'y a-t-il pas quelque chose d'analogue 
dans le cachet particulier que le hâïk imprime au savant 
et fanatique Fàci qui circule gravement dans ce vêtement 
d'une élégante sobriété à travers les ruelles de la capitale 
marocaine ? 



• 



Nous serons brefs sur les fêles domestiques des Doukkâla 
et sur leurs réjouissanc^es publiques, car nous nous pro- 
posons de donner plus de détails sur ces sujets à propos de 
deux autres tribus que nous rencontrerons au cours de notre 
voyage dans le royaume de Merrakcch. Mais nous insisterons 
sur un sport, qui est presque leur spécialité du Maroc : nous 
avons nommé la fauconnerie. 

La circoncision a lieu ordinairement sept à huit jours 
après la naissance ; c'est là l'usage le plus répandu, mais on 



(1) Paul Monceaux, « Hint. lilt. Afr. chrét. », t. I, p. 407 seq. sur le port 
du pallium et le De Pallio de TertuUien. 

(2) Cpr le passag-e curieux où Dozv, «Vêtements», p. 3, cite un texte 
d'Ibn lyàs, dans lequel celui-ci dit, en parlant du célèbre historien Ibn 
Khaldoûn : « Après avoir olïtenu la charg-e de cadi au Caire, il continua 
de porter le costume des Magribins et Ton compta cela au nombre des 
choses étranf^es (min an naouàdir) ». 



Digitized by 



Google 



FÊTES DOMESTIQUES 263 

en voit qui attendent beaucoup plus longtemps et il y a des 
jeunes gens qui arrivent jusqu'à douze ou treize ans sans 
être circoncis. Dans leur jeunesse, les filles, à l'instar des 



FiG. 01. — Femme doiikkâliya et son enfant 

[Ciiche de l'auteur) 

garçons, vont souvent garder les troupeaux ; mais elles 
cessent dès qu'elles deviennent pubères. Pour les mariages, 
on ne va pas chez le cadi (il n'y en a du reste qu'à Mazagan) : 
on se contente de se marier devant témoins, sans acte écrit, 
avec récitation de la fâtiha ; on divorce de même. La fiancée 
est généralement menée chez son mari sur un chameau ; 
on étend au-dessous d'elle des tapis, car le. a *attoùch » ou 
palanquin de chameau est inconnu dans ces pays. Des coups 



Digitized by 



Google 



264 MARIAGES 

de fusil sont tirés par les parents du fiancé à la porte de la 
maison de la fiancée, quand ils viennent la chercher et il y a 
là une sorte de simulacre d'enlèvement. Il n'y a guère que 
les gens aisés qui fassent une noce ; le commun du monde 
n'en fait pas : on se borne à préparer un couscoussou ou 
« ta*âm » pour tout le douar et l'on tue au moins un mouton. 
Si l'on fait une petite fête, elle dure souvent un jour seule- 
ment et le septième jour, il y a une seconde fête. Dans 
l'intervalle, le marié et la mariée restent sous la tente : 
aucune affaire ne peut obliger le mari à sortir. Comme dans 
presque toute l'Afrique du Nord, après la consommation 
du mariage, la chemise sanglante de la femme est 
promenée dans le douar. Mais comme les mœurs sont très 
relâchées, ce n'est pas là une preuve bien convaincante ; si 
la femme n'est pas vierge, le mari lui fait une blessure à la 
cuisse et avec le sang de la plaie, il fabrique une chemise de 
virginité. Gomme en Algérie et en Tunisie, toute personne 
invitée à la noce doit un cadeau en argent, qui n'est d'ailleurs 
qu'un prêt à l'époux et doit être remboursé par celui-ci, 
lorsqu'il est plus tard invité à une noce dans la famille de 
celui qui est aujourd'hui son hôte. Ce prêt qui s'appelle en 
Algérie généralement « tûoùça », ou encore (c kenboûch », 
s'appelle dans les Doukkâla a grama », comme à Tlemcen. 
— Les cérémonies qui accompagnent l'inhumation n'ont 
rien de bien particulier et ressemblent à ce que nous aurons 
l'occasion de décrire ailleurs ; le culte des morts paraît peu 
développé. 

Dans les fêtes, noces, « moùcem » (fête en l'honneur du 
marabout, patron du douàr ou de la tribu), il y a beaucoup 
de danses. Les femmes dansent mélangées aux hommes avec 
plus ou moins d'ordre : parfois un homme et une femme 
dansent l'un devant l'autre et se défient à qui dansera le plus 



Digitized by 



Google 



DANSES, FANTASIA 265 

longtemps. Souvent on danse en rang les uns devant les 
aulreSj femmes d'un côté et hommes de l'autre ; il y en a 
jusqu'à trente ou quarante de chaque côlé. Ils dansent au 
son des « ta*arîja », cylindres en terre recouverts d'une peau 
tendue, sur lequel ils frappent en cadence. Mais au reste 
dans les fêtes, quand les ta'arîja leur manquent, ils font aussi 
bien état des amphores à porter l'eau ou de grands plats à 
couscousson, sur lesquels ils frappent en cadence avec leurs 
chaussures. Ils ne connaissent ni la « ràïta », ni le « deflF», 
ni le (( târ » W, Il y a beaucoup de chanteurs de profession 
dans les Doukkâla, mais surtout des chanteuses, comme nous 
l'avons dit plus haut à propos du marché de Sîdi Ben Noùr, 
où ces artistes viennent louer leurs services : le douar 
des Oulâd Hammâdi, dans les Oulad Msellem est presque 
entièrement habité par des chanteurs et leurs familles. S'il 
n'y a pas de fête sans chants ni danses, il n'y en a pas non 



FiG. 02. — Fantasia à pied chez les Doukkâla 

[Cliché (te M. Veyre) 

plus sans fantasia. La fantasia que les arabes appellent le 

(I) Sur ces instruments de musique voy. Delphin et Guin, « Notes s. I. 
poës. et la mus. ar. », pp. 37 seq. 



Digitized by 



Google 



266 LA FAUCONNERIE 

«jeu de la poudre » ou le jeu des chevaux », est un des 
grands plaisirs des arabes (*^. Quand ils n'ont pas de chevaux, 
ce qui arrive fréquemment chez les Doukkàla, ils font la 
fantasia à pied avec le fusil ; ils le balancent et le font tourner 
en l'air de diflFérentes façons, ils le déchargent en l'abaissant 
vers le sol (^. 

La chasse est un sport en honneur chez les Doukkâla ; ils 
ont beaucoup de sloùguis ou lévriers arabes et s'amusent 
volontiers à forcer le lièvre. Mais si la chasse les passionne, 
c'est autant parce qu'elle est un prétexte à courses équestres 
échevelées que comme une technique spéciale. Ils n'en ont 
point fait toute une science, comme nous fîmes au moyen-âge 
de la chasse au cerf ou de la chasse au sanglier; c'est avant 
tout pour eux une occasion de parade et de chevauchées, 
comme la chasse au renard en Angleterre. C'ependant ils ont 
poussé assez loin l'art de dresser les oiseaux et c'est chez les 
Doukkâla que se trouvent les plus célèbres fauconniers du 
Maroc. Quelques grands seigneurs, comme par exemple le 
célèbre caïd des *Abda, Si *Omar ben Aïça, sont grands 
amateurs de faucons et ne reculent devant aucuns frais pour 
se procurer des oiseaux. Il est pris, dit-on, de la véritable 
passion du vol aux faucons : passion que les profanes comme 
nous s'expliquent assez difficilement, mais dont la violence 



(1) Sur l'expression fantasia qui n'est pas employée dans le sens de « jeu 
des chevaux» par les arabes, voy. Sonneck, « Six chansons arabes », in 
« Journ. Asial. », 9® sér, t. XIII, n® 3, mai-juin, p. 520, n9 8 ; Delphin, 
<c Textes », p. 233. L'amour de ce sport est parfois poussé jusqu'à la passion. 
Cf de P'oucauld, « Reconnaissance », p. 71. 

(2) Voir une description de la fantasia à pied dans Quedenfeldt, « Div. et 
rép. des Berb. au Maroc », trad. Simon, p. 35. Cpr les curieux combats 
singuliers chez les Touareg décrits par Foureau, « Mon neuvième voy. au 
Sahara et au pays touareg », in « Bull. Soc. Géog. Paris », 7® sér., 
t. XIX, 2« trim. 1898, p. 236. 



Digitized by VjOOQIC 



LES FAUCONS 267 

est confirmée par tant de célèbres exemples historiques. 
« J'affirme, dit le général Margueritte, un des plus grands 
chasseurs algériens, j'affirme que le courre de l'autruche et 
le vol aux faucons sont les chasses les plus attrayantes que 
l'on puisse faire en ce monde. Elles rajeunissent, disent les 
adeptes, et je le crois sans peine, en raison du plaisir intense 
qu'elles donnent, en même temps qu'elles poussent au 
maximum toutes les facultés locomotives (0 ». 

Les Doukkâla distinguent deux espèces de faucons : c( le 
bahri » et le «nebli». Quand ils sont jeunes, ils se 
ressemblent tous les deux. Mais le ce nebli » devient plus 
grand et plus beau ; ses yeux sont grands et noirs et sa 
poitrine devient avec l'âge toute tigrée (-). Le bahri chasse 
de la (( *ansra » (24 juin) jusqu'à mars et le nebli d'octobre 
à la *ansra, le reste du temps on les tient à l'attache. Aucun 
d'eux ne chasse la grosse outarde ou hbâra i^\ comme le fait 



(1) G^ Marg-uerille, « Chasses de TAlji^érie», p. 168. Voy. pa^^e 160 seq., 
le récit animé et pittoresque d'un vol aux faucons. 

(2) Pour la distinction des différentes espèces de faucons suivant les 
arabes, voy. Daumas, « Chevaux du Sahara », p. 362, qui donne enire autres 
espèces, le « bahara » et le « nebala » (sic), évidemment identiques à notre 
bahri et à notre nebli. Mais comment déterminer scientifiquement ces 
espèces indig^ènes? Loche, « Hist. nat. d. ois. », ne donne pas de synonymie 
indigène. Quedenfeldt qui cite comme dressé pour la chasse au Maroc le 
Falco Feldeggi^ Schleg*., le F, peregrtnus, Briss. et le i''. iariarus, L., ne 
donne pas les appellations indigènes. Les indications qui se trouvent dans 
Kônig, « Reis. u. Forsch. in Alg. », p. 43 seq. , ne sont guère plus instructives. 
Cet auteur identifie le F, barbams au « bourni » des arabes (sur le bourni, 
Daumas, loc. cit.; Hartmann, « Beduinenlied. », 34-35; Féraud,in. « Rev. 
Af.», XXV^ann., n^ 147, mai-juin 1881, p. 209), que nos informateurs maro- 
cains ne nous ont pas cité ; il cite le bahri sans l'identifier ; et il assimile 
une espèce qu'il appelle « Vd\Aï », probablement corruption pour « nebli », 
à VAsiur palnmbarius, L. ; quant à F. peregrinus et F, Feldeggi il leur 
donne seulement le nom générique de « teïr el horr ». 

(3) Voy. suprà, p. 47. 



Digitized by 



Google 



268 CAPTURE DES FAUCONS 

une espèce de l'Algérie (0. On trouve des faucons sauvages 
dans les Doukkâla, mais c'est surtout en allant vers le Sud, à 
partir de Saffi qu'ils deviennent abondants. Déjà, il y a 
quatre siècles, Diego de Torrès signalait les « Monts Clairs », 
c'est-à-dire le Haut- Atlas, comme un pays où l'on trouvait 
des faucons réputés (-). Aujourd'hui on les chasse surtout 
dans les contreforts de l'Atlas. Ils sont abondants entre Saffi 
et Mogador, particulièrement à Souira Kdîma et aussi aux 
environs mômes de Mogador, à l'embouchure de l'Oued 
Kseb. Il y en a aussi beaucoup, nous dit-on, le long de 
l'Oued Soïis, particulièrement à un endroit nommé Tarrast. 
Le jeune faucon est appelé « ferkh », c'est-à-dire 
« poussin » ; ce sont les niais et les branchiers de l'ancienne 
fauconnerie ; à un an il est dit « bou bit », c'est le sors (•^) ; à 
deux ans il est dit « bou bîtîn » ; d'une façon générale 
l'adulte est appelé « mguernes » W; le vieux est dit 
(( mftsah ». On prend au Maroc le faucon au filet; celui-ci 
est étendu autour de trois piquets disposés comme les 
sommets d'un triangle rectangle : l'entrée du filet se trouve 
donc du côté de l'hypothénuse dudit triangle. On place un 
pigeon, de préférence un pigeon sauvage, dans l'intérieur 
du filet ; ce pigeon est tenu par une ficelle d'environ une 
coudée de long, attachée, d'une part à sa patte, et de l'autre 



(1) Daunias, op. laud., p. 368; Marn^ueriUe, op. laud., p. 165. 

(2) Diép;>o de Torrès, « Hisl. des (Shérifs », p. 85. Au même emlroit Taiiieur 
dit que les marocains avaient éj^alement dressé Taio^le à la chasse à la 
p^azelle. 

(3) Mag-aud d'Auhusson, « Fauconnerie aumoyen-â<çe», p. 115. Cepen- 
dant le crénéral Mar^^ueritle, op. laud., donne un sens différent à ce mot, 
p. 146. 

(4) Le fi^énéral Marj^ueritte, op. laud., p. 151, appelle de ce nom une 
espèce différente de faucon. Je m'avoue incapal)le de débrouiller la 
synonymie des différents noms du faucon dans l'Afrique du Nord. 



Digitized by 



Google 



LEGENDE RELATIVE AUX FAUCONS 269 

à une pierre^ de façon à ce qu'il puisse voleter çà et là. Le 
faucon l'aperçoit, plane au-dessus, puis rase le sol et entre 
dans le filet : il n'en sort plus que pour entrer dans la 
corbeille en jonc et en roseau que le chasseur porte sur le 
dos. 

Le faucon, disent les fauconniers marocains, a le foie très 

développé et débordant 
sur le côté ; il faut éviter 
de le toucher dans cette 
région, car on pourrait 
le froisser mortellement. 
On le saisit par les pattes et 
dès qu'il est pris on lui met 
un chaperon ou « koub- 
bîl » ^^). Voici la légende 
que les fauconniers du 
Maroc rapportent à ce 
sujet : (( Sidi ^\li Belkâ- 
cem, leur ancêtre, avait à 
son service une a jinniya », 
c'est - à - dire un génie 
femelle, nommée Aha : 
quand il voulait chasser, 
il prévenait Aha qui réu- 
nissait pour lui tous les 
faucons de la forôt et il partait avec ses compagnons. Chacun 



FiG. (>3. — Un fauconnier doukkâli 

(Cliché de l'auteur) 



(l)Cf. Stumme, «Trip.-lun. Beduinenlied. », p. 90; Bel, « Djazya», in 
« Journ. Asiat. », 9« sér., l. XX, sept-oct., n« 2, p. 206-207. Ce mot est 
l'espagnol « capillo ». Pour le matériel employé pour le dressage des 
faucons, voir une figure dans Meakin, «The land of Ihe Moors», p. 73; 
matériel algérien, figure dans Margueritte, op. laud., p. 139. Cpr « Expo- 
sition universelle de 1889, Catal. de la fauconnerie », spéc. p. 11 et 25. 



Digitized by 



Google 



270 DRESSAGE DU FAUCON 

mangeait le produit de sa chasse, mais le saint n'y touchait 
jamais. Lorsqu'il se vil au déclin de sa vie, prévoyant que les 
faucons n'obéiraient plus à ses enfants, il les réunit un jour 
et les fit attacher par les pieds. Les faucons lui demandèrent 
pourquoi il faisait cela ; il leur répondit qu'il était sur qu'ils 
n'obéiraient pas à ses enfants. Alors l'un des faucons lui 
dit : « ïletli lina 'aïnina, *aïn la châfet, kêlb la yoùja* », 
c'est-à-dire : « couvre-nous (plutôt) les yeux, si l'œil ne voit 
pas, le cœur ne souffre ». Ainsi fut inventé le chaperon. 
Comme partout, le faucon se porte sur un gant (0 ; on le 
nourrit de viande, sans sel, car, nous dit le fau(*onnier qui 
nous donne ces détails, si seulement la viande a touché un 
peu de sel, l'oiseau peut en mourir. 

Dans le début de sa captivité, le faucon refuse la nourri- 
ture pendant une période qui va de trois à huit jours, puis il 
consent à manger de la viande. On évite de lui donner de la 
graisse, toutefois la graisse de gibier ne lui est pas nuisible. 
On commence à l'apprivoiser à la lumière d'une bougie : on 
le déchaperonne et on le caresse doucement; à la lumière 
artificielle, il ne se défend pas. Du reste dès qu'il consent à 
manger, il ne cherche plus à frapper. Lorsqu'il est un peu 
habitué au fauconnier, on cesse de le déchaperonner, sauf à 
la chasse. Il apprend à revenir sur le poing de son maître, 
quand celui-ci l'appelle par des onomatopées : ce hech, ha, 
hech.... (-) » Sidi 'Ali a dit : « ïlaouta Ireddou, oualaoufi 



(1) Long« détails sur la manière de porterie faucon dans El Mangali, 
« Traité de vénerie », trad. Pharaon, p. 115 seq., 120 seq., du texte arabe. 

(2) Voy. « Falconry in Morocco, by an amateur hawker », in «Al Mogreb al 
Aksa », journal hebdomadaire de Tang'er, 27 décembre 1902 et 3 janvier 
1903, n^ 1040 et 1041. Ces deux articles sont ce que je connais de mieux 
sur la fauconnerie au Maroc. 



Digitized by 



Google 



LES FAUCONNIERS MAROCAINS 271 

jeou ssamâ », c'esl-à-dire : « Un cri le rappelle^ môme s'il 
est dans la profondeur du ciel ». C'est par la baraka du saint 
qu'il revient ainsi de si loin. Le faucon vit en général huit 
années ; les vieux peuvent se dresser comme les jeunes. Il 
faut le surveiller sans quoi il cherche souvent à reprendre 
sa liberté ; il arrive parfois aussi que si l'on a affaire à un 
gibier trop rapide, que les chevaux ne peuvent pas suivre et 

dont on perd la trace, le 
faucon entraîné loin de 
son maître ne revient pas : 
il reste quelques jours 
auprès de sa victime, puis 
il retourne, disent les fau- 
conniers, dans son pays 
natal. En Algérie, on lâche 
généralement le faucon 
après la saison des chasses ; 
quand l'époque revient, 
on en cherche d'autres, 
souvent on reprend les 
mômes pendant plusieurs 
années de suite; ce n'est 
quexceptionnellementque 
l'on garde un sujet de 
choix (*). 

FiG. G4. — Un fauconnier doukkàli avec L^S faUCOUnierS OU 

son faucon sur le x^oiwg 

[Cliché de l'auteur) (( bîyyàza » au Maroc, 

forment une sorte de corporation, placée sous le patronage 
de Sîdi 'Ali ben Belkâcem. Ce saint vivait à Merràkech, 



(1) Daumas, op. laud., p. 369; Margueritle, op. laud., 139; Loche, 
« Hisl. nal. Ois. », p. 57. 



Digitized by 



Google 



272 LES FAUCONNIERS MAROCAINS 

OÙ il mourut l'an 946 Hég. suivant les uns, 951 Hég., 
suivant les autres. Son sanctuaire se trouve actuellement 
derrière la Koutoubiya. C'était, nous disent nos infor- 
mateurs, un chérif descendant d'Idrîs : il eut deux fils 
nommés Sîdi 'Otmân et Sidi Bou Smâ*îl, ce dernier 
surnommé Bou Sejda, parce qu'il récitait le Coran tout 
entier étant prosterné, sans se relever (*). Les fauconniers 
qui prétendent aujourd'hui descendre du saint, s'appellent en 
son souvenir Kouâcem ; ils sont répartis en quatre prin- 
cipaux centres, quatre zaouias : les Kouûcem des Oulâd 
P'èrej, la zaouia de Oualila, celle de Ouarûr et celle de Sîdi 
'Allai, dans les Oulâd Bou *Azîz. Mais les Kouâcem ne sont 
pas une véritable confrérie : ils n'ont pas de « dikr », qui 
leur soit particulier. Ils ont des disciples dans les Béni 
Ahsen, mais ceux-ci ne sont pas comptés comme descen- 
dants du saint : ce sont seulement des kheddâm. 

Chez les musulmans, comme en Europe, la fauconnerie a 
un glorieux passé (2); à l'heure actuelle, au Maroc, les 
sultans ne chassent plus, mais les fauconniers, les biyyâza 
sont considérés et font tous partie du makhzen ; comme tels 
ils reçoivent une légère « moûna » ou subside d'entretien. 
Du temps de Moùlaye Haçan, ils étaient nombreux et le 



(1) Ibn *Asker, « Daouhat en nâchir », p. 74, et Mohammed el Mahdi 1 
Fâci, « Moumli* el 'asmâ* », 7« cah. , p. 2, mentionnent Sîdi 'Abou 1 gasan *Ali 
ben 'Abou 1 Kâcem ed Doukkàli et donnent pour sa mort les dates que j'ai 
indiquées. C'est lui et non son fils qu'ils appellent Bou Sedjda, parce que, 
disent-ils, il passait la nuit prosterné. Mais, chose extrêmement curieuse et 
que nous n'expliquons pas, aucun de ces deux auteure ne dit mot de la 
fauconnerie ; le second seul donne au saint l'ethnique « doukkàli ». 

(2) Voir quelques indications dans Hartmann, « Lied. d. lyb. Wûste », 
p. 143; c'est surtout chez les persans que le noble sport paraît avoir été 
cultivé. Voy. Chardin, « Voy. en Perse », III, 396 ; C^ Duhousset, « Les 
chasses en Perse », in « Tour du Monde », 1862, 2® sem., p. 114 seq. 



Digitized by 



Google 



LES FAUCONxNIERS MAROCAINS. 273 

vizir leur diminua leur solde; mais ils se plaignirent au 
sultan qui la leur fit rétablir. Plus récemment, le célèbre 
Ba Ahmedj leur supprima aussi la moûna et de plus il les 
obligea à payer des impôts : mais un fauconnier nous assure 
que Sidi *Ali ben Belkacem lui apparut en songe à ce propos 
et que le vizir eut tellement peur que, le jour même, il fît 
sacrifier treize taureaux en l'honneur du saint ; puis il leur 
rendit la moùna et cessa d'exiger d'eux les impôts. L'année 
où j'ai pris ces informations, c'est-à-dire en 1902, le sultan, 
à Rabat, leur donnait une peseta par jour à chacun : ils 
sont actuellement une quinzaine ou guère plus, nous assure- 
t-on. 

Ainsi le makhzen a ses biyyftz, comme Gharlemagne 
avait ses falco7iarii et ses avicularii^ comme nos rois de 
P'rance avaient leurs innombrables officiers de fauconnerie. 
La fauconnerie apparaît ainsi comme un sport royal; en 
dehors des souverains, il n'y a au Maroc et en Algérie 
que les grands seigneurs qui le pratiquent. On sait 
combien en France la noblesse se montra jalouse de ce 
privilège (0; le nom de hobereaux en resta aux gentils- 
hommes campagnards (~). Les faucons figuraient au nombre 
des redevances féodales; à l'époque de la domination 
portugaise, des petites villes berbères comme Aguer, 
Agouz (•^), etc., situées dans la région de Saffi don- 
naient actuellement en outre des impôts un certain 



(1) Inlerdiclion à tous roturiers de tendre ou de prendre des faucons, 
Magaud d'Aubusson, op. laud., p. 33. 

(2) Magaud d'Aubusson, op. laud., p. 131. 

(3) Aguer est peut-être ici Kasbat Ayer, à une étape au nord de Saffi, 
sur le bord de la mer plutôt que Santa Cruz d'Agadir ; Agouz, port dans 
la région de Saffi, n'est pas placé. 

18 



Digitized by 



Google 



274 ORIGINES DE LA FAUCONNERIE 

nombre de faucons (*). De même, lorsque les Espagnols trai- 
taient avec les rois de Tlemcen, ils obligeaient ceux-ci à leur 
livrer annuellement un nombre déterminé de ces oiseaux (-). 
La fauconnerie a d'ailleurs dû être jadis florissante au 
Magrib; si l'on en juge par ce fait que les peuples chrétiens 
y apportaient des oiseaux de proie (^); aujourd'hui les 
faucons y sont à un prix relativement bas, puisqu'un nebli 
non dressé vaut 75 pesetas et 100 pesetas dressé; le bahri 
est moins cher : 35 et 75 pesetas dans les mêmes conditions. 

Cette descendance maraboutique des fauconniers, leur 
organisation en une corporation d'ailleurs aristocratique et 
religieuse peuvent sans doute être considérées comme des 
vestiges d'une époque antique, à laquelle le faucon avait un 
caractère sacré W, Encore aujourd'hui le nom générique 
pour désigner ces oiseaux de proie chez les arabes est 
(( teïr el horr », c'est-à-dire le noble oiseau, si l'on s'en 
rapporte au sens littéral de l'expression : Stumme et les 
égyptologues ont rapproché ce nom de l'égyptien Hr et de 
son signe hiéroglyphique, le faucon sacré (^). Quelque 
aventureux que paraisse le rapprochement (^), il ne mérite 
cependant pas peut-être d'être écarté sans réflexion. Dans la 
plupart des grandes mythologies, l'oiseau de proie a eu un 



(1) Marmol, «Affrica », II, fol. 56, v., col. 2. 

(2) Voy. par exemple Ruff, « Domination espagnole », p. 19, p. 55: on y 
trouvera les références aux sources. 

(3) Mas Latrie, « Traités de commerce », p. 209. 

(4) Cf Boissier, « Notes d'assjriologie », in « Revue Sémitique», 1899, 
p. 131-132. 

(5) Stumme, « Beduinenlied. », p. 90, n. a. 

(6) Il faut en effet prendre en considération, comme le fait justement 
remarquer Stumme, loc. cit., les arguments lexicograpliiques que Dozy, 
« Dict. », s. V., fournil contre cette hypothèse. 



Digitized by 



Google 



ORIGINES DE LA FAUCONNERIE 275 

caractère divin (0 et dans la religion égyptienne, en parti- 
culier, il est en relation étroite avec un dieu bien antique, le 
dieu Horus (-). Dans les vieilles lois des peuples européens, 
celui qui tuait ou volait un faucon était puni de peines 
extrêmement sévères, souvent de mort. Une loi burgunde 
dit : « Si quelqu'un a tenté de s'emparer du faucon d'autrui, 
le faucon mangera six onces de chair sur son sein 
{sex îincias caomis acceptor ipse super ieslones comedat) ». 
Ces pénalités disproportionnées avec le délit qu'elles 
punissent s'expliquent aisément dans l'hypothèse d'un 
caractère sacré primitif. Dans toutes les littératures popu- 
laires, du reste, le faucon est resté le type de la noblesse 
et de la grandeur d'ûme ; non seulement son nom môme de 
c( teïr el horr » ('^) en fait foi, mais aussi les proverbes où il est 
mis en scène. « Teïr el horr ila hçel ma itkhebbet chi », 
c'est-à-dire, « le faucon lorsqu'il est pris, ne se débat 
pas (dédaigne de se débattre) ». « Teïr el horr ichker 
mbâtou », c'est-à-dire, « le faucon fait l'éloge de son 
gîte (il ne dit pas de mal d'une maison où il a été reçu) », et 
bien d'autres proverbes de ce genre.... On peut, nous 
semble-t-il, conclure de l'ensemble de ces faits, que 
l'estime dans laquelle on tient le faucon et la considération 



(1) Cf de Gubernatis, « Mythol. anim.», II, 200 seq., avec toutes réserves 
sur les interprétations météorologiques favorites de Técole. 

(2) Voy. Lefébure, « Yeux d'Horus », p. 106-107; Loret, « Horus-le- 
Faucon », p. 11. 

(3) Au XIV® et Xy° siècle on estimait fort en Europe une espèce de 
faucon que Ton importait de Barbarie et que l'on appelait Taharote, 
Tag-arotte, Chaharotte, Harotte... Les deux premières formes de ce nom ne 
semblent-elles pas indiquer qu'il est une altération de l'arabe « teïr el horr » ? 
Voy. Magaud d'Aubusson, op. laud., p. 45 (avec une référence à LaCurne 
de Sainte Palaye) et 154. 



Digitized by 



Google 



276 RELIGION CHEZ LES DOUKKALA 

spéciale dont jouissent les fauconniers a sa primitive origine 
dans d'antiques croyances religieuses. 

Les Doukkâla sont de bons musulmans, mais plutôt un 
peu lièdes. On rapporte que Sîdi *Ali ben Belkâcem, le 
patron des fauconniers, dont nous venons de parler, envoya 
ses deux fils chez les Hûha, les Chiâdma et les Doukkâla, 
pour y faire une enquête sur la manière dont ces populations 
vénéraient leurs saints. Quand ils revinrent, il leur 
demanda : « Comment sont les saints des Chiâdma et des 
Haha ; ils lui répondirent : « Bhâl el mous, ila dezti *alîhoum 
» ibêttloûk », c'est-à-dire: ce Ils sont comme des lames de 
» couteau, si tu les frôles, ils t'estropient ». Et encore : 
(( Bhâl nahla, ila dezti *aliha, teddêrbek », c'est-à-dire : 
c( Ils sont comme l'abeille, si tu la froisses, elle te pique ». 
Ils voulaient dire par là que les saints de ces régions étaient 
craints et châtiaient impitoyablement ceux qui mécon- 
naissaient leur sainteté, ce Et les Doukkâla? », demanda 
alors Sîdi 'Ali. — Ses fils lui répondirent : « Dâïrin ma*a 
» soullahhoum kilhemîr, ma ilfekkeroùhoum hatta ibrou 
» iberda'oûhoum », c'est-à-dire : « Ils les traitent comme 
leurs ânes, auxquels ils ne pensent que pour les bâter », 
voulant dire par là qu'ils ne pensent à leurs saints que 
quand ils ont une faveur à leur demander. Cette légende 
représente assez bien l'état d'esprit religieux des Doukkâla : 
ce sont des musulmans relâchés et qui glissent souvent à 
l'indifférence religieuse, cas fréquent chez les Berbères de 
l'Afrique du Nord. Les confréries paraissent peu répandues 
chez eux : il y a un certain nombre de Jilâla, des Aïçâoua 
et des Derkâoua. Ces derniers sont peu aimés; leur rigo- 
risme n'en impose pas toujours aux populations el on dit 



Digitized by 



Google 



DIVISIONS ADMINISTRATIVES DES DOUKKALA 277 

volontiers : « Ed Derkâoua ou t tâba, ma jâbhoum kitâb », 
c'est-à-dire : « Les Derkâoua et le tabac ne sont prescrits 
par aucun livre révélé ». 

Administrativement les Doukkâla se divisent en quatre 
«rba*» ou «quarts». Ces quatre circonscriptions qui ser- 
vent à la répartition de l'impôt sont pourvues de nombreux 
caïds ; il y en a pas moins de dix (0. Autrefois, il y a trente 
ou quarante ans, il n'y en avait que deux : on sait qu'un des 
éléments principaux de la politique de Moûlaye Haçan fut le 
fractionnement des grands commandements. Actuellement 
les caïds sont répartis comme il suit : le premier quart en 
comprend cinq : deux pour les Oulftd 'Amràn, deux pour la 
région appelée *Aounftt et un pour les Oulftd Ft^rej ; le 
deuxième comprend trois caïds pour les OulàdEouZerûra; 
le troisième quart ne comprend que les Oulftd 'Amer avec 
un seul caïd; et le quatrième quart les Oulftd Bou *Azîz avec 
un caïd également. A ces dix circonscriptions il faut ajouter 
celle de la ville de Mazagan et celle de la ville d'Azemmoùr; 
la première ne comprend que la ville et ses environs immé- 
diats, la seconde comprend iVzemmoùr, les tloùziya et les 
Oulftd Sftlem. 

Les Doukkâla ont toujours été, depuis des siècles, complè- 
tement dominés. Ils comptent parmi les populations du 
Hoûz qui sont le plus complètement façonnés à la servitude 
et pour lesquelles Ibn Khaldoûn affiche souvent un si complet 
mépris (^). Très adonnés à la culture, ils sont devenus presque 
sédentaires. Ils sont actifs, vigilants et même prévoyants: 
leur esprit est très apte au commerce et ils savent à merveille 
débattre leurs intérêts. D'un abord facile, bien qu'un peu 



(1) Ces renseignements datent de juillet 1901. 

(2) Ibn Khaldoûn, « Prolég. », I, p. 295. 



Digitized by 



Google 



278 CARACTERE DES DOUKKALA 

méfiants, ils entrent aisément en contact avec l'Européen. 
Ainsi qu'il arrive ailleurs dans l'Afrique Mineure, ceux qui 
ont fréquenté les civilisés perdent quelques-unes des 

qualités les plus en honneur 
chez les primitifs, comme par 
exemple l'hospitalité (*). Ce n'est 
pas chez eux que les voyageurs 
faméliques, comme on en a trop 
vu au Maroc (je parle des Euro- 
péens), pourraient vivre entière- 
ment sur le pays, des plantu- 
reuses mounas offertes par les 
indigènes, et exploiter ainsi leur 
hospitalité. Mais avec de l'argent, 
au contraire, toutes les portes 
vous sont ouvertes ; la facilité des 
femmes chez les Doukkâla est 
connue dans tout le Maroc. Il 

nous indique le chemin fut jadis très riclie ; malheurcu- 

(Cliche de VatUeur) . i i • * 

sèment sous les demiei's règnes 
il avait été horriblement foulé par les caïds et se trouvait 
très appauvri il y a quelques années. Sauf les protégés 
européens, personne n'y avait de sécurité ; malgré cela, 
il n'y avait jamais de révoltes et le pays est tellement riche 
que, malgré les exactions du makhzen, ils arrivaient quand 
même à vivre. Depuis tantôt quatre ans que le maklizen, 
dénué de toute autorité, ne peut même plus lever d'impôts, 
leur situation s'est beaucoup améliorée, et ils se sont mis à 
construire de tous côtés des maisons en maçonnerie. 

(1) Cpr le portrait du marocain des plaines de TOuesl donné par 
Weissgerber, « Trois mois au Maroc », p. 233. 



Digitized by 



Google 



279 



FiG. 06, — Groupe d'enfants chez les Rejiânina 

[Cliché de fauteur) 



CHAPITRE III 

A TRAVERS LES REHÂMNA 

Sommaire. — î. De Guerrando aux Jbllét : les ruines prétendues 
portugaises ; les « nouâla »; Souméïra; le plateau des Mnàbha, — 

2, Le territoire des Rehâmna : itinéraire d'El Kala*a à Guerrando. — 

3. Les Rehâmna: vêtement, parure, alimentation; le jeu de la koûra ; 
autres jeux marocains ; mariages ; accouckemefUy naissance, enfance, fête 
du nom, coupe des cheveux, circoncision ; la mort, chants funèbres ; fêtes 
religieuses; fêtes solaires : Inndtr et la *ansra, rites de la pluie; la 
révolte des Rehâmna, le caïd *Abdel(iamld, état social des tribus, — 4, Les 
Jbilêt : arrivée à Merrâkech, 

1. De Guerrando aux Jbîlêt. 

(29 mars 1901). Nous nous sommes arrêtés en pleine route 
de Merrâkech, à Guerrando, qui marque la sortie du défilé du 



Digitized by 



Google 



280 RUINES DE GUERRANDO 

Jbel Felnâça(0. Cet endroit^ où est une « nzâla » très 
fréquentée, est surtout connu par les ruines qui se trouvent 
sur la hauteur voisine. Ces ruines sont celles d'une vieille 
forteresse indigène : elles couvrent une superficie qu'on 
peut évaluer très approximativement à une vingtaine d'ares. 
Il n'y a plus guère qu'un pan de muraille qui soit debout ; le 



FiG. on. — Ruines de Guerrando 

[Cliché de l'auteur) 

reste n'est que pierres mal taillées et éparpillées de tous 
côtés. Les carrières, peu importantes, d'où ces pierres ont 
été extraites, se voient encore tout près de là. Le pan de mur 
conservé est, comme le montre notre photographie (^), de 
construction purement indigène : c'est du « tabia », ou terre 
battue et l'on voit encore les trous laissés par les étais qui 
ont servi à retenir la terre pendant la construction. Ces 



(1) Voy. supra, p. 161. 

(2) Voir une autre photographie dans Montet, « Voyage au Maroc », in 
« Tour du Monde », 1903, p. 404. 



Digitized by 



Google 



RUINES DE GUERRANDO 281 

étais paraissent même avoir été jadis laissés en place et avoir 
pourri; car il en reste quelques-uns. Bien qu'ayant conscien- 
cieusement visité ces ruines peu intéressantes, nous n'y 
avons trouvé aucune trace de la tour signalée par plusieurs 
voyageurs (*). 

Il n'est pas étonnant que les sultans du Maroc aient songé 
à fortifier ce point, car au dire des militaires compétents, il 
n'est pas sans importance stratégique. De l'emplacement des 
ruines, on découvre le défilé et, vers Merrâkech, la plaine des 
Rehâmna : à nos pieds l'Oued GueiTando serpente dans cette 
plaine. Sur les bords de l'Oued on voit les restes d'une 
enceinte carrée et im puits maçonné avec soin, que l'on 
attribue aux Portugais. Ji'enceinle est évidemment la 
ruine d'une construction récente, et quant an puits, c'est un 
de ces ouvrages comme on en rencontre dans tout le Hoùz, 
témoignant simplement qu'à une certaine époque la civili- 
sation de ces pays était plus brillante qu'elle ne l'est 
aujourd'hui (2). 

Le nom de Ouerrando a beaucoup intrigué les voyageurs 
et l'on est à peu près unanime, je ne sais trop pourquoi, à le 
faire venir du portugais (•^). Il n'a pourtant, en cette langue, 
aucun sens applicable : et d'ailleurs, un document portugais 
de la fin du XYP siè(*le mentionne le « château abandonné 
de Girando », sans laisser supposer un instant qu'il y ait là 
un établissement ou simplement un nom portugais (^). Ce 



(1) Par exemple Washing-ton et Davidson. Il est encore plus étonnant 
que Guido Milanesi, « Nel santo Moy^hreb », p. 134, qui s'est approché 
des ruines, les appelle « une vieille tour croulante ». 

(•2) Voy. supra, p. 202, p. 220. 

(3) Montet, « Un Voy. au Maroc », in « Bull. Soc. Géog. k\^ », 1901, 
p. 278 et in « Tour du Monde », loc. cit. 

(4) Anonyme portugais, dans le chap. « Caminho de Rate à Serra 
Verte ». 



Digitized by 



Google 



282 RUINES DE GUERRAXDO 

nom se relouve d'ailleurs au moins dans une autre localité 
du Maroc, dans le bassin de TOued Zîz^*) ; c'est éWdemmenl 
encore une localité de même nom, si ce n'est pas la même, 
que ce Kerranta où, en 533 H. = 1138-1139 J. C, \\M 
el Moùmen campa. C'était, en effet, si l'on en croît Ibn 
el 'Atîr ^-), une montagne boisée, vis-à-vis de laquelle se 
trouvait une plaine dépourvue de végétation. I^a plaine 
dépourvue de végétation, ce pouvait bien être celle des 
Rehamna et le Jbel Fetnaça peut très bien avoir été jîîdis été 
boisé, comme nous avons montré que cela est probable pour 
le Jbol Lakhdar ('^K 

Si le nom n'est pas portugais, nous avons vu que la 
construction ne l'est pas non plus. On la considère, 
cependant, généralement, comme un établissement des 
Portugais du XVP siècle ('*) : mais le passage de l'anonyme 



(1) Rohlfs, « Reise durch Marokko », p. 42 (Kerando) ; Schaudt, 
« Voyag-e au Maroc », trad. Lacroix, p. 49 (Courrendo) ; de Foucauld, 
« Reconnaissance », p. 349 et passini (Kerrando). 

(2) Ihn al 'Afîr, trad. Fajj^nan, p. 538. 

.'3; Voy. suprù, p. 230. La difTérence phonétique enlre « Kerranta » et 
« (iuerrando » nVst pas très grande. On a des exemples de la transfor- 
mation du k en ^ dur dans les dialectes duMagrih. Quant à l'adoucissement 
du t en d, on Toi serve également. C'est ainsi qu'au Maroc en <^énéral on 
dit le « (ioundafi », tandis que les Berbères de l'Atlas prononcent en 
réalité « Tag-ounlàft ». Quant à la différence de la voyelle finale, je l'attri- 
huerais volontiers û une erreur de copiste, le son ou ayant pu être rendu 
dans une rédaction né«J^lit^ée au moyen de la lettre àa^ par analogie avec la 
prononciation du suffixe de la troisième personne qui, en arabe vulgaire, 
est ou et non Âoua; ce copiste aura cru devoir rajouter à ce àa les deux 
points du ta final, signe du féminin. 

(4j Voy., p. ex., entre autres, Marcet, « Le Maroc », p. 6; plus 
récemment Guido Milanesi, loc. cit. Cpr Weissgerber, « Trois mois au 
Maroc », p. 156. Toutefois, Montet, loc. cit., bien qu'attribuant au nom 
de (iuerrando une origine portugaise a cependant bien reconnu que lee 
ruines étaient indigènes. 



Digitized by 



Google 



RUINES DE GUERRANDO 283 

de la Bibliothèque Nationale que nous avons cité^ montre 
qu'il n'en est rien. Les voyageurs qui ont adopté cette 
manière de voir ont été influencés par les indigènes qui, 
dans le Hoiiz, attribuent invariablement aux Portugais 
toutes les anciennes constructions. Naturellement, il s'est 
constitué sur les ruines de Guerrando, comme sur toutes les 
ruines possibles, des légendes mystérieuses (^) et l'on n'a pas 
manqué, en particulier, de dire qu'il y avait des souterrains 
traversant la montagne. Gela n'est pas pour surprendre un 
folkloriste, mais ce qui est plus étonnant, c'est qu'il s'est 
trouvé des voyageurs pour raconter que leur compagnon 
avait traversé la colline sous terre et même failli s'y 
perdre! (-). 

Il est neuf heures du matin quand nous quittons 
Guerrando et les défilés du Jbel Fetnftça. Nous entrons 
maintenant sur le territoire des RehAmna, qui s'étend 
jusqu'à Merrûkoch. Aussitôt le décor change et le contraste 
est grand de ce nouveau pays avec^ la terre féconde des 
DoukkAla. Plus de plaines grasses et fertiles, où les cultures 
succèdent aux cultures sans interruption et où les douars 
sont toujours en vue d'autres douars ; plus de maisons en 
pierres: plus d'animation dans les (*hamps. liO plateau 
sablonneux, à peine coupé de faibles crôtes rocheuses, se 
déroule interminable. L(»s douars sont très espacés, il n'y a 
plus que des nouàla et parmi elles quelques tentes. 

Nous passons près d'un de ces douars : il est aujoiu'd'hui 
presque vide, car tous les hommes sont au marché et il n'y 
reste plus que des femmes. Nous nous arrêtons un instant 
pour demander à boire et aussitôt un groupe de curieuses 



(1) Guido Milanesi, loc. cit. 

(2) M"^" A. de B., « Une mission à la cour chérifienne », p. 105. 



Digitized by 



Google 



284 VILLAGE DES RE^AM\A 

nous environ lien t. Les maris sont absents et, se sentant plus 
hardies, elles donnent libre (*ours à leur curiosité. Un 
certain nombre d'entre elles sont vêtues d'étoffe bleu foncé 



FiG. ()8. — Fonimcs et enfants anx AU Moû(:a ou Ahmed (Rebàmna) 

[niche de Vnuteur] 

OU c( klient » et voilées, toutes sont extrêmement brunes, 
presque noires même, leurs mains sont petites, les traits du 
visage sont fins, les yeux vifs et un peu en amande, le nez 
droit, la bouche petite et les lèvres assez épaisses, mais 
non négroïdes : la physionomie est éveillée. 

On nous apporte du lait de chamelle, rafraîchissement 
tout à fait aristocratique cliez les musulmans arabisés. Le 
sultan et les grands personnages ont des chamelles généra- 
lement blan(*hes qu'ils élèvent pour en boire le lait; on 
ajoute que ce lait a des propriétés Jiygiéniques remarquables. 

Le village près duquel nous nous sommes arrêtés est le 
village de Art Mouça ou Ahmed. Il se compose uniquement 
de nouàla et de tentes ; les Rehâmna sont la terre classique 



Digitized by 



Google 



LA « NOUALA » 285 

des nouâla (0 et c'est ici le lieu de donner quelques détails 
sur ces liabitalions si particulières. La nouâla marocaine, 



FiG. Cil. — Une nouâla, au village nègre de Mazagan 

[Cliché de Pauleur) 

qui n'est pas sans affinités avec les huttes soudaniennes (2) 

(1) Dans toute l'Afrique du Nord, « nouâla » signifie hutte, cabane de 
branchages. Cependant d'après Trumelet, « Franc, d. 1. dés. », p. 87, ce 
mot signifierait dans le Sahara une hutte en pierres sèches (?). Les Kabyles 
de la Grande Kal)ylie construisent, pour conserver leur fourrage, des 
magasins en branches assez semblables de forme à la nouâla marocaine. La 
nouâla marocaine, bien peu connue en Algérie, se retrouve identique en 
Tripolitaine. Voy. Mathuisieulx, « A. irav. la Tripolitaine », p. 128 et la 
gravure de la p. 129. 

(2) Cf, p. ex., dans P. Brunache, « Centre de l'Afrique », ïi^. delà 
p. 211; cpr. p. 9L 



Digitized by 



Google 



286 LA « XOUALA » 

est consliluéc» par de grands roseaux que l'oii piaule eu 
rer(*le el que Ton réuuil par leurs exlréuiités flexibles en les 
courbant. Dans ('(»tte charpente on entrelai^e (*hez les 
RehAnina, des bran(*li(»s de tamarin^ qu'ils appellent 
(( terfa » ; chez les 'Abda, où le « rtem » abonde, ce sont les 
branclu^s minces et flexibles de cette génistée qui constituent 
la trame ourdie sur la (*harpente fondamentale; en beaucoup 



FiG. 70. — Une zerîba avec « noiiâla » intérieures à Mazagan 

[Cliché (te M. Hrdrirh) 

d'endroits, comme au « village nègre » de Mazagan, on se 
sert de paille ; le tout est généralement re(*ouvert de chaume. 
On obtient ainsi une hutte cylindro-conique, d'aspect très 



Digitized by 



Google 



LA « NOUALA » 287 

pittoresque et dans laquelle on ménage une porte assez 
basse. 

Dans les douars^ dans ceux des Rehûmna en particulier, 
les nouâla sont loin d'être placées sans ordre. Elles sont 
disposées par fractions et dans les fractions chaque famille 
entoure ses nouâla d'une haute haie ou « zerîba )>, de 



FiG. 71. — Zerîba et nouâla dans les Rehânina 

{Clickf de l'aulevr) 

jujubier épineux. Il y a ainsi certains gros douars qui 
ressemblent à un très fort village : tel^ par exemple, le douar 
des Oulâd Brahîm (fig. 76), dont nous parlerons plus loin et 
où il n'y a pas moins de 200 à 250 nouâla. Dans chaque 
zerîba il y a une tente qui est habitée par le chef de famille, 
tandis que les autres ménages habitent dans des nouâla. 
Chaque fois qu'un fils se marie et fonde un nouveau foyer, 
une nouvelle nouâla est bâtie dans la zerîba (0. Au 
printemps, ils déménagent, emmènent la tente et s'en vont 



(1) Cf Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 75. 



Digitized by 



Google 



288 LA « xNOUALA » 

avec leurs troupeaux à de grandes distances^ récoltant le lait 
et la laine de leurs bêles. Souvent une partie de la famille 
reste dans la zeriba, toujours lorsqu'ils possèdent à la fois des 



FiG. 72. — Groupe de « nonâla » chez les Reliâmna avec des gourbis 

(Cliché 'ie l'auleur) 

cultures et des troupeaux ; alors les uns restent à soigner les 
champs, pendant que les autres suivent leurs troupeaux. 
Les plus pauvres, ceux qui n'ont pas de troupeaux, restent 
en tout temps dans le douar. L'été, les bestiaux continuent 
à errer, sous la direction des bergers, dans les immenses 
pâturages ; ils s'en vont au loin chercher Therbe rare et 
sèche ; mais leurs propriétaires ayant récolté la laine, ne les 
accompagnent plus et résident dans leur douar jusqu'au 
printemps suivant, époque à laquelle ils recommencent à 
suivre leurs bêtes. 

Chez les Rehâmna, kheïma (tente) et nouûla sont 
mélangées, mais les pauvres n'ont pas de tente. Un certain 



Digitized by 



Google 



LA « NOUALA » 289 

nombre de douars pauvres^ principalement vers Merrûkech, 
n'ont que des nouâla et sont entièrement sédentaires. 
Beaucoup ont plusieurs campements où ils ont construit des 
nouûla, surtout eaux qui possèdent de grands troupeaux. 
Un exemple parfait de village de sédentaires habitants dans 
des nouûla est le village nègre de Mazagan : il y a quelques 



FiG. 73. — Le village nègre de Mazagan en liK)l 

(Cliché de l'auteur) 

années, par exemple, à l'époque où fut pris le cliché de la 
fig. 73, il n'y avait là que des huttes cylindro-coniques et 
quelques autres en forme de gourbi ^^\ comme on en voit 
aussi çà et là dans les Rehâmna, par exemple sur la fig. 72. 
C'est à peine si l'on pouvait trouver çà et là quelques vieilles 

(1) Le gourl>i est la demeure classique de rindiji;'ène dans le Nord du 
Maroc et en général dans l'Afrique du Nord. C'est une cabane rectangu- 
laire pour\^ue d'un toit en chaume. Sur le gourbi, cf Delpliin, « Textes », 
p. 168. 

19 



Digitized by 



Google 



290 MENDICITE 

lentes. Aujourd'hui tout cela est bien changé : le goût de la 
construction a gagné les indigènes du village nègre, les 
tentes ont disparu, les nouâla disparaissent à leur tour; la 
planche et la pien-e maçonnée se substituent aux roseaux. 
On voit des murs blanchis à la chaux supportant des toits en 
roseaux et des maisons entièrement en pierres s'élèvent. 
Plusieurs causes ont contribué à accélérer ce mouvement : 
d'abord ils ne payent plus le droit qu'ils payaient jadis au 
makhzen pour pouvoir construire; ensuite deux ou trois 
grands incendies ont dévasté le village ; enfin la prospérité 
qui a marqué ces dernières années, leur a fourni les moyens 
de se donner le luxe d'une maison. 

Nous quittons vers onze heures le village des Ait Moùça 
ou Ahmed et nous poursuivons notre chemin sur le plateau. 
Les mendiants ont disparu; cependant nous rencontrons 
une femme qui nous expose ses malheurs avec force invec- 
tives contre le makhzen. Nous apprenons que ses parents ont 
été emprisonnés lors de la grande révolte des Rehâmna à 
l'avènement du sultan actuel ; les uns sont morts, les autres 
gémissent encore dans les cachots de Marrakech et elle 
termine sa diatribe par cet étonnant compliment, où le 
mépris de l'infidèle se mêle à la haine du gouvernement 
marocain : « *Ati 1 flous, Allah i'âounek, ahna n nçâra, 
hoûma nâs mlâh, lemselmîm hoûma Ikouffâr! » c'est-à- 
dire : « Fais-moi l'aumône, nous ne sommes que des 
chrétiens, ce sont eux qui sont de braves gens, et ce sont les 
musulmans qui sont les mécréants ! » 

Trois quarts d'heure d'une marche lente nous ont menés 
de Ait Ahmed au « Soûk et tnîn », c'est-à-dire au marché 
du lundi. Bien que ce soit aujourd'hui vendredi, cependant 
il s'y lient tout de môme un petit marché (« souîka »), en 
vue de l'Âïd el kelbîr, qui tombe après-demain. Cette 



Digitized by 



Google 



SOUMÉÏRA 291 

proximité de la fêle est cause que nos muletiers vont se 
hâter, autant qu'ils le peuvent faire avec des bêtes 
médiocres et que nous serons demain soir dans l'après-midi 
à Men'âkech. Aussi ne prenons-nous pas môme une demi- 
heure pour notre déjeûner, qui a lieu en plein soleil, à notre 
grand désagrément. Le pays est mamelonné, mais les 
cultures sont rares et pauvres; nous passons vers 1 h. 20 
au c( dcher » d' « El *Aria » (0 et nous allongeons le pas pour 
atteindre Souméïra. La chaleur est étouffante ; pas un arbre 
ne s'offre à la vue : rien que les touffes revêches du jujubier, 
au pied desquelles poussent quelques graminées verdoyantes, 
des fumeterres, des soucis.... Le terrain change peu à peu, 
il s'aplanit, le sol est plus siliceux, des schistes affluent çà et 
là ; finalement nous nous trouvons sur un grand plateau, 
couvert à perte de vue de marguerites, de soucis, de 
chrysanthèmes, qui embaument l'atmosphère. Au milieu de 
cette vaste étendue fleurie est Souméïra, où nous arrivons à 
deux hernies. 

Souméïra est dans l'aridité monotone des Rehûmna, un 
endroit privilégié : il y a des jardins ! L'eau est abondante 
et bonne; elle est emmagasinée dans une belle citerne. 
Les nouâla se pressent autour des ruines d'une ancienne 
construction musulmane, d'où émerge encore une tour. Les 
habitants que nous interrogeons là-dessus nous disent que 
ce sont les vestiges d'une forteresse qui fut élevée par El 
Hàjj Mohammed el Mzoùdi (^). Il n'y a pas là à leur avis de 



(1) Je ne «raranlis pas Torthograplie de ce nom qui est effacé dans mes 
notes. 

(2) Je n'ai pas identifié ce personnage. 



Digitized by 



Google 



292 SOUVENIRS DE LA DOMINATION PORTUGAISE 

ruines chrétiennes, mais ils nous soutiennent que celles de 
Guerrando sont bien réellement portugaises. Guerrando, 
nous disent-ils, était un chrétien qui construisit la forteresse 
et celle-ci a gardé son nom ! D'ailleurs, ajoutent-ils, les 
Portugais sont venus aussi à Souméïra et se sont avancés 
jusqu'à Merrâkech, sans toutefois jamais pouvoir entrer dans 
celte ville (0. Ils nous disent enfin qu'à deux heures à 
l'Ouest de Soûk et-tnîn, il y a, à l'endroit nommé el 
Kâhf (^), des ruines semblables à celles de Guerrando. Tous 
ces pays, nous disent-ils encore, ont été habités par les 
Portugais qui y ont élevé des constructions. 

Le souvenir de la domination portugaise est donc resté 
extrêmement vivace dans la mémoire populaire ; mais il est 
par ailleurs impossible de tirer d'eux aucun détail précis. 
L'histoire ne nous permet pas non plus de croire que les 
Portugais ont élevé des constructions dans l'intérieur du 
pays : ils n'ont occupé réellement que la côte. Mais leur 
raids audacieux à l'intérieur, la cruauté avec laquelle ils 
semblent avoir traité les indigènes ont rendu leur nom 
impérissable et il arrive qu'aujourd'hui on leur rapporte 
indistinctement toutes les constructions anciennes. Les 
Portugais, a Ibortkéz », jouent donc ici le rôle du « soltân 
lekhal », dont nous avons déjà parlé (3). Ailleurs, c'est aux 
chrétiens, « nsâra », que l'on rapporte toutes les ruines 
mystérieuses, ou encore aux « Roûm » (romains ou grecs), 
et les ruines consistant en pans de murs encore debout sont 
appelées « El Asnâm », c'est-à-dire « les idoles », parce 



(1) Cela est historiquement exact. 

(2) En arabe vulgaire ce mot qui, dans la langue littérale, a le sens de 
caverne, signifie « escarpement, rocher, pic ». Cf Landberg, « Arabica », 
V, p. 309. 

(3) Voy. supra, p. 211 seq. 



Digitized by 



Google 



LEGENDES RELATIVES AUX RUINES 293 

qu'on les assimile à des idoles païennes (0. D'autres fois on 
fait intervenir des personnages mythiques, lâloût, 'Antar, 
le Décius des Sept-Dormants (2).... Souvent, enfin, s'il s'agit 
de pierres de grand appareil, on les attribue aux « jhâla » 
(« djouhalâ »), peuple de géants (3). Il n'y a là que le désir de 
s'expliquer un mystère et ces légendes qui nous paraissent 
naïves, sont cependant la forme primitive sous laquelle s'est 
satisfait le désir de savoir, devenu de nos jours la curiosité 
scientifique W. Elles ont du reste particulièrement fleuri 
dans les pays qui nous occupent, étant donné le grand 
nombre de ruines qu'on y rencontre. Les funestes annales 
du peuple arabe sont écrites sur tout le sol du Hoûz, en 
murailles croulantes et en traces de dévastation (^). Les 
rares édifices qu'ils ont par hasard élevés, grossièrement 
construits, n'ont pas résisté à l'injure du temps et eux- 
mêmes les ont vus s'effondrer avec indifférence (^^). 

Nous repartons de Souméïra vers 2 h. 20 et l'immense 
prairie devient encore plus magnifique. Une espèce du 
genre des orges et quelques autres graminées, d'un vert 



(1) Cpr en Algérie, p. ex., « El Asnâm », nom d'Orléansville, à cause 
des ruines romaines qui s'y trouvent. Cf Malthuisieux, « Tripolitaine », 
p. 288; au XVP siècle, Léon l'Africain in Ramusio, I, fol. 61, A (Ham 
Lisnan). 

(2) Sur le rôle des chrétiens dans les légendes concernant les vieux 
monuments, cf de Foucauld; « Reconnaissance », p. 61, p. 93; Que- 
denfeldt, « Div. et rép. des Berb. mar. », trad. Simon, p. 99; Ség-onzac, 
« Voy. au Maroc», p. 66, 132, 133, 142; Malthuisieux, op. laud., 
p. 69.... 

(3) Voir le dernier chapitre du présent ouvrage. 

(4) Voir pour le développement de celte idée Tylor, « Civ. prim. », I, 
p. 456. 

(5) Cf El Oufrani, «Nozhet el yâdi », trad. Houdas, p. 361-362, 
justement à propos des Rehàmna. 

(6) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », trad. de Slane, II, p. 274. 



Digitized by 



Google 



294 LE PLATEAU DES REHAMNA 

tendre, forment le tapis sur lequel une crucifère élève ses 
bouquets de fleurs jaune pâle : des pieds d'alouette multi- 
colores, de grands résédas jaunes, des coquelicots, des soucis 
orange et cent autres fleurs, composent à celte nature une 
splendide décoration. Toute cette plaine est du reste un 
grand pays d'élevage et nous sommes dans la saison du 
vert : mais quand le dur soleil de juin a commencé à 
dessécher ce maigre sol, et que les rares toufies de jujubier 
sont la seule végétation qui subsiste, le paysage à contem- 
pler est d'une nudité terrible : alors le berger, une outre 
d'eau suspendue au cou, sa musette suspendue à son côté, 
pousse son troupeau devant lui et s'enfonce dans ces solitudes, 
où les botes paissent l'herbe rare et calcinée ; il reste ainsi des 
semaines absent, errant sous le soleil de feu, couchant là où 
il se trouve, entre terre et ciel, dans la solitude immense. 

A notre gauche serpente maintenant un oued, un véritable 
oued, comme ceux de notre Algérie, c'est-à-dire une rivière 
sans eau. Nous n'en avons pas traversé moins de trois 
depuis Guerrando, trois lits larges et caillouteux qui s'en 
vont vers le Nord-Ouest, vers l'Océan où ils n'arriveront 
pas, car leurs tristes vallées, veuves d'ondes, images de la 
stérilité, s'arrêtent bien avant, vers les 'Abda; pendant 
quelques jours, chaque hiver, un torrent y écume ; maïs la 
plaine immense et assoiffée a vite fait de boire le flot 
insuffisant que lui versent quelques collines chauves sous 
un ciel avare. Les bords de l'oued que nous côtoyons main- 
tenant, sont bordés de prairies à herbes élevées : des 
séneçons et surtout de charmantes composées bleues, à 
ligules longues et minces, des coronilles, des lotiers et 
d'odorantes giroflées violettes. 

Vers 3 h. 45, nous quittons les prairies pour un site plus 
sévère : nous allons escalader le bord du plateau du 



Digitized by 



Google 



LE PLATEAU DES REHAMNA 295 

« Guenloûr » Courte montée, à la vérité, d'une cinquantaine 
de mètres au plus, qui se fait en suivant un petit ravin, au 
bout duquel nous trouvons la nzâla d' « Er Rouâgueb ». Ici 
nous avons de nouveau la vision de l'immense plaine, 
plus plate encore, s'il est possible que tout à l'heure: à 
l'horizon, elle est fermée par la chaîne des Jbîlôt, mais 
jusque-là elle s'étend sans un arbre, sans une brous- 
saille. Rien à perte de vue que Tondulation perpétuelle 
des fleurs de l'immense tapis printanier, où dominent les 
corolles jaunes et légères d'une crucifère et les épis denses et 
soyeux de la « sboùlat-el-fâr » (Bordeicm mitrinum^ L.). La 
vue de l'espace, la senteur des fleurs, la caresse d'une brise 
qui annonce le soir, tout cela enivre le voyageur et il n'est 
pas possible de résister au plaisir de se lancer au galop, 
follement, toutes rênes lâchées, avec la vertigineuse sensation 
de l'espace indéfini et l'orgueilleux sentiment de l'effort 
dont rien ne limite la violence. Mais comme on n'a sous soi 
qu'un cheval loué à Casablanca et de nature modérément 
enthousiaste, on s'arrête bientôt près d'une petite nzAla, 
dont les habitants, grands connaisseurs en chevaux, comme 
les gens de ces pays, regardent d'un air peu flatteur, les 
flancs haletants de la pauvre bête. 

C'est la nzâla de « ïldiyyer nla*a 1 Khecheb », où notre 
convoi arrivera dans quelque temps, deux heures après avoir 
passé à Er Rouâgueb. Il est tard et le jour va finir : à 
l'approche du crépuscule une éclaircic s'est faite vers le Sud 
et avant la tombée de la nuit, nous avons la vision grandiose 
de la chaîne neigeuse du Haut-Atlas qui, au loin, étincelle 
par dessus les Jbîlêt et que les brumes nous avaient empêché 
jusqu'ici d'apercevoir. Le nom de la nzâla (ce rdiyyer ». 
2)etUe mare)^ nous montre que nous entrons dans la région 
des « rdîr » c'est-à-dire des bas-fonds, où l'eau séjourne et 



Digitized by 



Google 



296 SAHRÎJ 

forme de petits étangs d'une grande utilité pour Tabreuvage 
des bestiaux, pour le lavage des étoffes et de la laine. Les 
indigènes d'ici font partie d'un groupe enclavé dans les 
Rehâmua et qui est une fraction des Mnâbha (0^ population 
prétendue d'origine arabe et dont le gros se trouve dans le 
Soûs. « Ahna khoùt lefkîh », nous disent-ils, « nous 
sommes les frères du « fkih » et le « fkîh )), sans autre 
addition, en ce moment, cela désigne le favori du sultan, le 
tout-puissant ministre de la guerre, El Mnebbhi, qui a, 
parait-il, gorgé ses contribuables de faveurs depuis qu'il est au 
pouvoir. 

(30 mars). (> matin le départ s'effectue à 6 h. 45. Nous 
continuons à marcher en terrain plat. La chaîne des Jbîlôt 
découpe pittoresquement à l'horizon sa silhouette sur 
le ciel bleu, cependant que derrière elle le Haut-Atlas 
dresse au dernier plan ses cimes splendidement argentées. 
Le sol, couvert d'un tapis d'iris violets à feuilles filiformes, 
est siliceux et facile à la marche. Au bout d'une demi- 
heure seulement nous * sommes à ce Sahrij » , que nos 
hommes prononcent « Chhirîj », dcher d'une quarantaine 
de nouûla environ, remarquable par une belle citerne voûtée 
((( sahrîj », en arabe, veut dire citerne), à laquelle il ne 
manque du reste que de l'eau. Cet ouvrage qui pourrait 
abreuver, au besoin, une colonne de cinq cents animaux (-), 
est naturellement mal entretenu et probablement fissuré, 
en sorte que Teau n'y reste plus. 



(1) Sur place, ils prononcent « Mnâbha », avec le b spirant et souvent 
rh nVst pas même sensible. Sur les Mnâbha, de Foucauld, « Reconnais- 
sance », p. 189; Quedenfeldt, « Div. et Rép. des Berb. au Maroc », trad. 
Simon, p. 161. 

(2) « Rapport mission militaire », p. 65, où Ton trouve un croquis de 
celte citerne. 



Digitized by 



Google 



AMOUR DE LA PLAINE 297 

Nous reprenons notre roule dans la plaine, que Ton 
appelle par ici la « Bahîra », bien que ce nom soit plutôt 



FiG. 74 — Sahrîj, jujubiers, abattoir 

(Cliché de M. Yeyre] 

réservé aux parties qui sont à l'Est de celles que nous 
traversons et qui forment au pied des Jbîlôt une véritable 
dépression, où l'eau s^iccumule pendant l'hiver. Aujour- 
d'hui est la plus printanière journée que nous ayons eue 
encore : il faut avoir voyagé dans ces plaines sans fin pour 
comprendre le délicieux sentiment de bien-être et d'indé- 
pendance que donne une (*hevauchée dans cette monotonie 
splendide. Là est le secret de cet amour que nourrissent en 
Algérie tant d'officiers et de fonctionnaires pour les solitudes 
désolées des Hauts-Plateaux ou du Sahara ; là aussi, la 
raison pour laquelle la plupart des voyageurs au Maroc ont 
gardé de leurs pérégrinations un si charmant souvenir. 
Tous vous diront que la sensation de liberté que donne la 



Digitized by 



Google 



298 LES JUJUBIERS 

vue de l'espace vide et radieux est une des plus grandes 
jouissances qu'il soit donné à l'homme d'éprouver (*). 

Cinquante petits sentiers forment notre roule^ se coupant 
et se recoupant en un inextricable réseau et séparés par des 
intervalles verdoyants que l'iris chamarre de ses pétales 
violets et où un petit Erodium aux corolles livides tachées 
de noir jette une note piquante. Le teiTain est un gros sable 
égal et c'est plaisir que d'entendre l'alerte grincement du 
sabot des chevaux sur ce gravier. Quelle belle route pour 
une armée^ ne pouvaîs-je m'empôcher de penser la première 
fois que je fis ce chemin : on n'avait pas encore trouvé à 
cette époque la formule de la collaboration avec le makhzen 
et nous n'étions pas encore obligés d'être convaincus du 
dogme de la pénétration pacifique, auquel nous avons fini 
depuis par croire, à force de l'avoir soutenu nous-mêmes. 

De loin en loin on trouve dans la plaine un gros jujubier 
et naturellement c'est un marabout. En voici une douzaine 
qui sont arborescents : c'est un bois sacré. Il y a là une 
haouîta, un kerkoûr, des chlâlig, tout l'appareil du culte des 
saints. Les jujubiers sont encore sans feuilles : une sorte de 
rlem grimpe dedans et y étale ses bouquets de feuilles 
jonciformcs. Ces rares petits bois de jujubiers (fig. 74) sont la 
grande ressource du pays pour le voyageur qui cherche un 
peu d'ombre et, sauf les figuiers et les cactus de Souméïra, 
ils constituent la seule végétation de cette région. Les 
cultures d'orges cependant, deviennent plus nombreuses, 
ornées d'épouvantails et parcourues par des gamins qui, 
toute la journée, crient pour éloigner les bandes des oiseaux 
frugivores. Çà et là des rdir, où dos femmes lavent de la 



(1) Auo^ustiii Bernard a indiqué cela in Rev. Gén. des Se, 14* ann., 
15 fév. 1903, p. 136-137. 



Digitized by 



Google 



TRAVERSÉE DES REHÂMNA 299 

laine, nous annoncenl que le sol plus humide permet 
quelques cultures. Nous sommes à Souînia, au pied môme 



FiG. 75. — Le lavage de la laine daus une daya 

[Cliché de M. Yeifre) 

des •Tbîlêl, cl le marabout de Sîdi Ahmed el Fodil marque 
l'entrée du défilé par où nous allons franchir la pelile 
chaîne. 

2. Le TERmTOIRE DES REyÂMXA. 

Nous avons exposé plus haut, d'après Brives et Th. 
Fischer^ la conslilution géologique des deux terrasses du 
plateau subatlantique. Nous donnerons i(*i, pour illustrer en 
quelque sorte celexposé, l'itinéraire d'ElKla'a àGuerrando, 
que nous avons suivi en 1902 et qui traverse de part en part 
le pays des Rehftmna. 



Digitized by 



Google 



300 LA CROÛTE CALCAIRE 

(13 octobre 1902). Une marche de quatre heures à une 
bonne allure nous conduit dans la matinée au Soùk et tnin, 
ou marché du lundi, qui est près du douar des OulAd 
Brahîm, dans la fraction des Béni Haçan, de la tribu des 
Brâbich. Ce douAr ou plutôt ce dcher, car il se compose 
presque exclusivement de nouAla, est souvent dit d'Ahmed 



FiG. 70. — Un village de Rehâmna (Oulâd Brahîm, Brâbich) 

(Clicluf de l'auteur] 

ben Jîlâlij du nom d'un ancien caïd révoqué, qui en est 
originaire et qui est un des principaux personnages de cette 
agglomération ; après avoir été emprisonné pendant deux 
années, il est revenu dans son pays natal et y jouit d'une 
influence assez grande. 

Le chemin que nous avons parcouru ce matin doit être 
verdoyant en été ; autour d'El Kla'a, on trouve encore 
quelques cultures, mais plus loin la croûte calcaire vient 
souvent stériliser le sol. Brives a indiqué qu'une agriculture 
plus active et plus avisée que celle des indigènes saurait 



Digitized by 



Google 



UN DOUAR DES REHAMNA 301 

néanmoins tirer parti de ces terres : les habitants savent déjà 
très bien en faisant converger les irrigations snr la partie du 
terrain qu'ils veulent cultiver^ arriver à détremper le dessus 
du sol et à le rendre labourable (0. Tout ce grand espace 
entre les Serârna et les Rehûmna que nous avons traversé ce 
matin est cependant presque vide. Il en est toujours ainsi au 
Maroc aux limites des tribus et des grands groupements 
sociaux : il y a là une sorte de zone où la sécurité est en 
général très précaire et qu'il est souvent particulièrement 
dangereux de traverser (-). 

Nous avons installé notre campement entre le marché 

et le dcher, près du 
chemin qui de celui-ci 
conduit à un puits ; 
cette organisation^ ma- 
chiavéliquement combi- 
née par l'excellent Si 
^Allal, nous permetd'en- 
tamer la conversation 
avec nombre de dames 
des OulAd Brahîm, qui 
vont puiser de Teau et 
qui, enhardies par l'ab- 
sence des hommes, par- 
t:. ^ r, 1 o 1 • tis presque tous au 

FiG. //. — Femmes des Rebamna ^ ^ 

allant chercher de l'eau marché, u'hésitOUt pas à 

[Cliché de l'auteur) 

satisfaire leur curiosité 
naturelle, en s'arrêtant quelque temps devant notre 
tente. Cependant, sous celle-ci, l'appareil photographique 



(1) Brives, « Consid. géog. sur le Maroc Occid. », in «Bull. Soc. 
Géo*^. », 2" triin. 1902, p. 171. 

(2) Mouliéras, « Maroc inconnu », I, p. 48 



Digitized by 



Google 



302 



S 



I I 
6 






I 



Digitized by 



Google 



UN DOUAR DES REyÀMMA 303 

aslucieusemenl dissimulé par quelques oripeaux, fait 
sileucieusemeul son office : jeunes et vieilles sont prises 

en instantané, sans pré- 
judice de la marmaille 
rahmanienne qui s'at- 
troupe autour de nous. 
Nous avons aussi la 
visite du « fkîh » , le 
savant et le fanatique 
de l'endroit, personnage 
peu sympathique, mé- 
prisant et gourmé dans 
sa science, à qui nous 
donnons vite la pièce 
blanche qu'il désire , 
pour qu'il nous délivre 
de sa pédante compa- 
gnie. Le fils du caïd, 
révoqué, qui vient nous 

FiG. 80. - Le fils du caïd Jîlâli, des Oulà<l ^^1^, CSt pluS distingué 
Brabîm (Bràbich, Reliâmna) ^^ pl^J. intéressant : 

[Cliché de fauteur) ^ 

on nous l'envoie pour 
nous demander si nous n'avons point des nouvelles de ce 
qui se passe à Merrâkech. Tous les Rehâmna sont, en efiet, 
en grand émoi, par suite de la mort de leur puissant 
caïd, *Abdelhamid, qui était en môme temps pacha de 
Merrûkech et ils attendent les événements. Ces Rehâmna 
nous font l'efiet de gens réservés, mais en somme accueil- 
lants. 

(13 octobre). Nous partons à 5 h. 45 et, de suite nous 
marchons en pleine Bahîra. Ce mot de Bahîra se donne aux 



Digitized by 



Google 



304 LA « BABÎRA » 

plaines parfaitement unies et souvent inondées l'hiver (0. La 
Bahîra du Hoûz est une dépression de près de 20 kilomètres 
de long sur 2 à 3 de large^ qui occupe le long du pied des 
Jbîlôt une dépression résultant, dit Brives, d'un léger 
synclinal helvélien (2). La partie où les eaux séjournent le 
plus longtemps est spécialement appelée « el mesjoùl » (•^). 
C'est ce (( mesjoûl » que nous traversons ce matin, mais 
comme nous sommes à la fin de l'été, il est complètement à 
sec. C'est un terrain salé, couvert d'efflorescences blan- 
châtres, absolument infécond et où il ne pousse que des 
soudes. L'hiver, l'eau y séjourne : Brives, au mois de 
décembre, y a trouvé environ 30 centimètres d'eau et la 
traversée, en est, paraît-il des plus pénibles. Comme on doit 
s'y attendre, les bords de ce « mesjoûl » nourrissent de 
nombreux troupeaux de moutons qui sont de véritables 
prés-salés. Nous sommes d'ailleurs dans le pays du mouton, 
car la plus grande partie des Rehâmna, spécialement du 
côté des Béni Meskîn et de l'Oum er Rbîâ, est occupée par 
de vastes « khela » , où errent d'immenses troupeaux 
d'ovins. 

A peine sortis de la Bahîra, nous entrons dans la a râba », 
c'est-à-dire la forêt. Cette forêt se compose de jujubiers 
arborescents, de 2 à 3 mètres de hauteur et est fort agréable 
aux yeux : il est facile de se rendre compte que dans l'hiver et 
au printemps, lorsqu'il y a encore de la verdure et des fleurs, 
ce doit être un charmant paysage. La zone de la râba est, 



(1) Cf Renou, « Description du Maroc », p. 33. 

(2) Brives, op. laud., p. 7. 

(3) C'est-à-dire l'endroit où Teau est arrêtée, consignée (?). Dans la 
plaine de la Mléta, aux environs d'Oran, on appelle « *orrîd », l'endroit où 
s'accumulent les eaux. Pour une série de noms arabes relatifs aux dépressions 
inondées, \oy. Bel, « Lac algériens », p. 9-10. 



Digitized by 



Google 



LE PLATEAU HERCYNIEN 305 

toujours d'après Brives, la zone de contact des deux forma- 
tions tertiaire et ancienne que nous avons signalées. Cette 
forêt du reste n'est pas très large, car au bout de trois quarts 
d'heure, vers 7 h. 30, nous arrivons à la « nzâlet el râba » et 
aussitôt après, il n'y a plus que de petits jujubiers rabougris 
et isolés, qui même bientôt font complètement défaut. Nous 
foulons aux pieds les terrains anciens de la chaîne hercy- 
nienne ; le sol est devenu siliceux, c'est le même gravier fin 
que nous avons déjà signalé sur la route de Mazagan à 
Merrâkech, dans la plaine de Souméïra, composé surtout 
des débris de quartz, provenant de la désagrégation des 
roches éruptives , extrêmement nombreuses. Jusqu'à 
Guerrando le terrain va garder le même caractère. 

Naturellement une pareille région est tout à fait infertile, 
c'est à peine si à de longs, très longs intervalles, on trouve à 
portée d'une source quelques maigres cultures. Cet 
immense plateau si décharné, si désolé en ce moment, doit 
cependant être verdoyant dans la saison humide. A 8 h. 15, 
nous sommes à la nzâla de Ben Mohammed, et une heure 
après nous passons une crête sur laquelle se découpe une 
ligne de rochers appelés « Hajer bàrek », c'est-à-dire les 
pierres couchées et qui ont une silhouette bizarre et bien 
capable d'échaufier l'imagination indigène. Nous avons 
laissé à droite le Guentoùr, dont nous avons parlé plus 
haut (Oj et à 10 heures, après avoir passé près d'un village de 
marabouts, descendants de Sidi *Abderrahmân, nous arrivons 
à Ben Guerîr, endroit célèbre par les cinq koubba qui 
s'élèvent près du village et qui sont celles de Sîdi *Abder- 



(1) En Algérie, ce mot signifie une bulte de terre avec de la broussaille 
coupée ; on l'entend avec un ta et avec un ta. Synonyme : « nabka » (Sud 
oranais^). 



20 



Digitized by 



Google 



306 BEN GUERIR 

rahman, Sîdi bon 'Azzoùz, Sidi Ahmed ben Nâçer, Sîdi 
Ahmed el Merràkchi et Sîdi Ahmed ben Soùdak (*). Ces 



F'iG. 81. — Los cinq koubbas de Ben Giierîr, dans les Rebàmna 

Clickf de l'auteur) 

koubba sont riches, bien crénelées^ ornées de jolies peintures 
rouges el forment un groupe étrange dans ce pays aride et 
sauvage. Près de là se trouvent plusieurs puits où Ton vient 
de très loin pour faire boire les troupeaux ; à tous les points 
de vue, militaire, commercial, social, Ben Guerîr est un 
centre de ralliement important. 

A 1 h. 45 nous repartons de Ben Guerîr ; toujours le 
même paysage, encore plus sévère, si c'est possible : un sol 
rocailleux et sonore, ou siliceux el grinçant, pas de cultures, 
des croies rocheuses monotones, auxquelles succèdent 
d'au 1res croies. Nous nous rapprochons de celles du Jbel 
Ouzren, que nous voyons depuis hier et nous les fran- 



(1) Avec un sîn. Est-ce néanmoins la racine sadaka? Je ne sais pas. 



Digitized by 



Google 



LE PLATEAU HERCYNIEN 307 

chissons, après avoir passé auprès de raggloméralion de 
Touâleb qui est au pied. L'autre versaut ne difiere pas de 
celui que nous venons de gravir ; il est aussi âpre et aussi 
dur. Les bêles usent vite leurs fers sur un pareil terrain et il 
est dangereux de les y laisser marcher le sabot nu. Aussi à 
3 h. 15 sommes-nous obligés de faire au village de Ben Jilâli 
une halte de trois quarts d'heure, pour nous mettre en quôte 
d'un maréchal ferrant, car deux de nos bêtes ont perdu leurs 
fers. Une demi-heure après nous serons aux deux koubba 
jumelles de Sîdi Mhammed et de Sîdi Mhammed ej Jerrâri. 
Il y a là un petit bas-fond, une source qui se perd rapi- 
dement dans un ravin, quelques maigres cultures au village 
dit d'El Brikiyyîn et le marché du samedi (Soûk es Sebt) On 
aura pu remarquer que, dans le Hoùz, les marchés du 
samedi sont assez fréquents. Ils sont cependant moins 
commodes aux indigènes sous beaucoup de rapports que les 
autres, car les juifs qui détiennent presque le monopole d'un 
certain nombre de commerces, n'y paraissent pas. Aussi 
les marchands musulmans n'ayant, de ce chef, aucune 
concurrence à craindre, les fréquentent-ils volontiers. 

(15 octobre). A 6 h. 40, nous quittons le Soûk es sebt et nous 
reprenons l'interminable chevauchée dans les schistes, les 
porphyres, les granités anciens. Le terrain est devenu très 
montueux, mais l'eau est plus abondante que les jours 
précédents. Aussi y a-t-il çà et là quelques petites cultures 
d'orge. Des bas-fonds s'offrent à notre vue, avec une source, 
des joncs, des roseaux, choses rares dans les Rehâmna. Vers 
7 h. 30 nous sommes près d'un de ces petits paradis qui 
s'appelle *Am Bridiya (0, le môme nom que la source qui 



(1) De « berdi », roseau (?) 



Digitized by 



Google 



308 LE PLATEAU HERCYNIEN 

alimente la plus grande partie de la \'ille d'Oran et que nous 
appelons Brédéa. 

lii commencent les croupes peu élevées du Jbel 
ChouikhâUj dans lesquelles nous ondulons assez péni- 
blement. Les villages vont en se multipliant et annoncent 
l'approche des Doukkâla ; vers 8 h. 15, nous sommes à celui 
desOulâdNàji, puis nous franchissons une crête ; une demi- 
heure après nous passons près de deux \'illages, dont l'un est 
celui de Mohammed ech Ghâoui : une herbe verte a poussé 
partout comme par enchantement à la suite des pluies qui 
sont tombées il y a huit jours. Un élégant narcisse blanc, à 
odeur caractéristique (c< rônjes »), fleurit le chemin de ses élé- 
gantes corolles étoilées ; et çà et là une romulée d'un rose 
violet, fleur de l'automne, s'épanouit à même le sol siliceux. 

Les cultures deviennent de plus en plus nombreuses ; de 
petites sources sourdent çà et là. Nous sommes dans la 
région des Rehâmna qui certainement est le mieux pourvue 
d'eau. Mais malgré cela la nature siliceuse du sol est cause 
que le pâturage des moutons reste la seule ressource appré- 
ciable de la région. Après être restés deux heures dans les 
plis assez nombreux mais monotones du Jbel Ghouikhân, 
nous arrivons au pied d'une grande crête rocheuse, 
dont nous n'avons pas conservé le nom. Là sont, près 
d'un dcher, sept haouita avec sept petits cimetières 
attenant à chacune d'elles. On appelle ce groupe les 
(( seb'a rouâdi » (*), c'est-à-dire les sept cimetières. Il y a là 
très certainement ime sainte agglomération analogue aux 
c( sba*atou rijâl », de Merrâkech, dont nous parlerons plus 



(1) Le pluriel de « roûda », cimetière (raouda) est en arabe marocain 
« rouâdi ». Tandis que le pluriel régulier « riyàd », s'emploie comme 
singulier (avec pluriel « rivâdâl »), pour désigner un jardin. 



Digitized by 



Google 



NOM DES REÏIAMNA 309 

loin. Si nous avions le temps de nous y arrêter , nul doute 
qu'on ne nous y racontât quelque légende^ mais nous 
sommes assez pressés. Nous franchissons donc la crête. Un 
autre village, une autre crête, le pays devient cultivé, une 
grande casba s'élève au loin à notre droite, la route est plus 
animée, les visages ne sont plus les mêmes, nous changeons 
de pays, nous sommes dans les Doukkâla et vers 11 heures 
nous apercevons enfin le ce koudia )> de Guerrando, avec les 
fameuses ruines prétendues portugaises qui le surmontent. 
L'itinéraire que nous venons de résumer traverse la plus 
grande partie des Rehâmna actuels, mais leur territoire 
qui se prolonge plus au Sud englobe les Jbîlêt et s'étend 
jusque vers Merrâkech. 

3. Les Reçamna. 

Le nom des Rehâmna est un de ces ethniques, si nom- 
breux dans toute l'Afrique du Nord, qui correspondent à un 
nom propre arabe mis au pluriel. C'est ainsi que nous avons 
en Algérie les Douâouda, de Dâoûd, les Menacer, de 
Mançoùr, lesïlenânma, de ïlennâm, etc.. et au Maroc les 
Rehâmna de *Abd er Rahmân, les Menâsra de Mançoùr, les 
Rouâched, de Râched.... Ce mode d'appellation n'est pas du 
tout propre aux grandes agglomérations et des noms de 
simples dcher ou douâr comme ïlouânem, Nouâçer, 
Fouâres, viennent évidemment de ïlânem, Nâçer et Fâres. 
Les indigènes expliquent généralement ces noms en disant 
que les Rehâmna descendent d'un nommé *Abderrahmân, 
etc.... Mais cette explication n'est pas d'accord avec l'idée 
que nous nous sommes faite des agglomérations sociales de 
ces pays (^), et nous ne saurions considérer toutes les tribus 



(1) Voy. suprà, p. 52. 



Digitized by 



Google 



310 ORIGINE DES REHAMNA 

des Rehâmna comme descendant d'un ancêlre unique. Il y a 
lieu de remarquer que chez les primitifs les idées de parenté 
et de souveraineté s'associent fort aisément et nous devons 
admettre que le groupe primitif des Rehâmna qui s'est accru 
dans la suite, tant par sa propre multiplication, que par 
l'entrée d'éléments nouveaux, eut à un moment un chef 
nommé *Abderrahmân et que le nom en resta depuis. C'est 
une habitude qui est très répandue chez les sauvages et les 
barbares d'appeler une tribu ou un clan du nom de son chef, 
et dans l'Afrique du Nord même, il est usuel qu'un douâr ou 
un dcher soit désigné par le nom de son chef ou de son 
marabout : nous en avons va plusieurs exemples dans les 
pages précédentes (^). 

Les Rehâmna n'ont pas toujours occupé le territoire sur 
lequel ils se trouvent actuellement. Au XVP siècle, ils n'y 
étaient pas encore établis et le pays qu'ils occupent 
aujourd'hui faisait partie du vaste domaine des Heskoûra, 
peuplade berbère, d'origine masmoudienne, dont le teni- 
toire s'étendait jusque sur les contreforts du Haut-Atlas (-), 
où elle existe du reste encore aujourd'hui (•^). Les Rehâmna, à 
cette époque, étaient une simple fraction des Doui Haçan qui 
nomadisaient dans le Soùs et jusque dans le Drâ et le 
Sahara ('*). Ce n'est que plus tard qu'ils s'installèrent, proba- 



(1) Sur les noms des tribus voy. Tvlor, « Civ. prim. », I, 460 seq. et 
les références données. 

(2) Telle est la façon dont Léon, in Rarausio, I, fol. 24 et Marmol, 
« Affrica », II, fol. 64 r., nous présentent les choses. El Bekri, trad. de 
Slane, p. 338, et El Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, p. 80, semblent placer 
les Heskoûra plus au Sud et vers leur emplacement actuel. 

(3) De Foucauld, « Reconnaissance », p. 276 et passim. 

(4) Ibn Khaldoun, « Hist. des Berb. », trad. de Slane, I, p. 96, 115; 
II, p. 160 ; III, p. 144 ; Léon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 5, B, C. 



Digitized by 



Google 



ORIGINE DES RE^AMNA 311 

blement par ordre d'un sultan, dans les régions où ils se 
trouvent maintenant (0. Or les Doui Haçan étaient de race 
arabe; il semble donc bien qu'on doive considérer les 
Rehâmna comme des arabes. De fait, ils ont assez bien le 
type qu'à tort ou à raison on considère comme le type arabe 
dans l'Afrique du Nord ; leur caractère assez chevaleresque, 
discret et hospitalier, s'accommode assez bien avec ce que 
l'on est convenu de nommer le caractère arabe ; leur langue 
est exclusivement l'arabe et ce sont avant tout des pasteurs. 
Mais il est vraisemblable qu'ils ont subi de nombreuses 
influences berbères; leur langage en particulier en porte 
quelques marques. Enfin on ne peut soutenir qu'ils se sont 
substitués purement et simplement aux berbères qui 
occupaient leur pays ; il faut bien plutôt croire qu'ils se sont- 
mélangés avec eux et les ont plus ou moins absorbés. 

En tout cas un grand nombre d'entre eux trahissent 
encore leur origine; leur teint est souvent presque noir, 
comme celui des populations du Sahara marocain, et les 
femmes d'un grand nombre de fractions, principalement 
des fractions maraboutiques , s'habillent encore entière- 
ment de celle cotonnade bleue des Indes que l'on appelle 
«khent». Si l'on considère qu'en tout pays, le vêtement 
des femmes aussi bien que celui des religieux, représente le 
plus souvent la survivance d'un vêtement primitivement 
commun aux deux sexes, on ne sera pas étonné de ce fait, 
étant donné que les Rehâmna sont originaires du Soûs 
et des régions sahariennes et que dans le Sud Marocain 
le khent est l'étoffe la plus habituelle des vôtemenls (-). 
Nous verrons que d'autres indices viennent à l'appui de 

(1) Sur les déplacements imposés par les sultans aux Rehâmna, voy. un 
passage de Marmol, « Affrica », II, fol. 23, r, 

(2) Cf de Foucauld, « Reconnaissance », p. 122, 123, 194. 



Digitized by 



Google 



312 HABILLEMENT DES REFIAMXA 

celui-là (^). Il y a d'ailleurs dans les Rehâmna des individus 
à peu près blancs, qui représentent évidemment une autre 
race, et cela peut nous confirmer dans l'opinion que nous 
avons émise sur la probabilité d'une forte infusion de sang 
berbère chez les Rehâmna (~). 

Les hommes ne s'habillent jamais de khent : ils mettent 
le (( tchâmîr », qui est une sorte de chemise longue, la 
ccjalabiya» ou (cjellaba», le hâïk et le «heddoùn», qui 



FiG. 82. — Rahmâniya vêtue de khent 

[Cliché de l'auteur) 



n'est autre que le selhâm ou burnous. En été, lorsqu'ils 



(1) Cf infra, p. 371. 

(2) Depuis que ces lignes ont été écrites, un texte publié par Salmon, 
« Opuscule du Chaïkh Zemmoûri » in « Arch. Marocaines », vol. II, 
fasc. 3, p. 2S1, est venu confirmer nos inductions. 



Digitized by 



Google 



HABILLEMENT DES REHAMNA 313 

travaillent^ ils porlont soit le tehûmîr seul, soit la jalabiya 
avec le tchûmîr. Ils mettent le plus souvent un turban ou 
(( 'amâma », mais le dessus de la tête reste toujours nu. 
Gomme chaussure ils portent la belra. 

Les femmes des Rehâmna qui s'habillent de khent, sont 
particulièrement celles de certaines fractions maraboutiques, 
Reguibi, Sîdi Naji, Oulftd Moùlaye *Omar, Sellâm (Oulâd 
Selâma) et *Arîb (Oulàd Boù Bker). Elles mettent la 
(( mansoùriya » et l'izàr de khent. La « mansoùriya » est une 
sorte de chemise qui s'ouvre devant jusqu'à la ceinture et 
qui est pourvue de manches; elle est, chez les Rehâmna, 

d'introduction récente et autre- 
fois les femmes n'en mettaient 
pas. Sur leur tête elles portent 
comme a sebniya », une bande 
d'étoffe, souvent de khent, de 
quatre coudées de long envi- 
ron. Elles se ceignent avec une 
de ces grosses ceintures en laine 
que Ton vend sur les marchés 
do Merràkech et qui se ter- 
minent à chaque bout par un 
gros gland ; on laisse celui-ci 
pendre indifféremment d'un 
côté ou de l'autre. Comme 
chaussures lorsqu'elles ne vont 
pas nu-pieds elles portent des 

FiG. 83. — Femme rabmâniya 

{Cliché de l'auteur) (( chrûMl » , saus coutrefort, 

brodées de toutes couleurs, ou 

bien la ce rihiya » , qui est pourvue d'un contrefort 

et n'est autre qu'une ce belra » rouge, sans broderie. 

Les hommes des Rehûmna se tatouent très peu ; le 



Digitized by 



Google 



314 PARURE, COIFFURE 

tatouage, chez eux, est considéré comme une chose honteuse. 
Quant aux femmes celles qui sont du type à peau très brune, 
presque noire, dont nous avons parlé, se tatouent peu, ce 
genre d'ornementation n'étant pas apparent sur leur peau. 
Celles qui ont l'épiderme plus blanc, au contraire, se 
tatouent généralement de la façon suivante : un petit apex 
au-dessus de la racine du nez, un point sur le bout du nez, 
une raie partant de la lèvre jusqu'au dessous du menton; 
parfois même le tatouage se prolonge sur le cou et même 
entre les seins ; le bras presque entier et le tour de la jambe 
au-dessus de la cheville sont souvent aussi couverts de 
dessins. La parure de a herkoùs » sur les sourcils et le nez, 
dessinée avec du noir animal est également très usitée 0), 
les dessins faits sur le nez sont en pointillé noir. Le fard 
rouge ou « *âker », ne se met que sur les pommettes des 
joues : ce fard est souvent fabriqué ici avec la (c fouww^a » 
ou garance, mais le plus souvent c'est une couleur à l'aniline 
que l'on achète à Merrûkech ou sur les marchés. Cette 
couleur enduit en couche très mince le fond de petits plats 
en teiTe fabriqués exprès ; à Merrâkech ces petits plats se 
vendent trois onces, c'est-à-dire douze centimes les deux. 
Lorsqu'elles n'ont pas de a *ûker », elles le remplacent par 
du safran. 

Lorsqu'elles sont très jeunes, les fillettes des Rehâmna 
portent la tôle rasée, sauf les cheveux de devant et une 
touffe sur le vertex ; quand elles arrivent à la puberté, elles 
laissent pousser leurs cheveux, en conservant ceux qui sont 
sur le front et en roulant les autres sur la tôle. Lorsqu'elles 
se marient, on divise les cheveux en deux tresses qui restent 
pendantes par derrière ; mais dès qu'elles sont mères, elles 



(l) Nous la décrirons à propos des ^Jâha. 



Digitized by 



Google 



PARURE 315 

prennent l'habitude de ramener ces deux tresses au-devant 
de leur poitrine pardessus leurs épaules (fig.84). Elles portent 

les pendants d'oreilles en argent, 
du genre appelé dowwah, aux 
deux oreilles, comme les fem- 
mes des Doukkâla (0. Sur le 
front, elles mettent la « sfîfa » , 
qu'elles appellent « mesboùh », 
sorte de diadème en pesetas, 
demi - rial et rial (5 p. ). Le 
collier fait nécessairement par- 
tie de leur parure et se compose 
de deux à six files de pièces 

FiG. 84. — Femme rabmâniya d'argent , le pluS SOUVCUt dcS 
et son enfant ^^^^^^^ q^ ^^ ^^^ ^^^ ^ 

(Cliché de l'auteur) ^ ^ ^ 

vont jusqu'à se charger de plus 
de cent douros (^). Les « khellâlât » ou agrafes de l'izâr, 
sont en argent, bombées, ornées en relief et de grande 
taille ; il n'y en a de plates qu'exceptionnellement ; la 
chaîne qui les relie est grosse. Les bracelets, convexes, ne 
s'ouvrent pas et pèsent 8 à 10 rial marocains. Les bagues 
sont en argent, lisses, non tordues, sans chaton, très simples ; 
les femmes en mettent une à chacun des deux derniers doigts 
de la main gauche. Les hommes portent souvent une bague 
en argent à l'auriculaire gauche ; ils ne portent jamais de 
boucles d'oreilles. D'une façon générale, on peut dire que 
les femmes des Rehâmna portent beaucoup plus de bijoux 



(1) Dans d'autres pays, à Télouan, par exemple, les femmes ne portent 
qu'un pendant d'oreille. 

(2) Le douro ou rial marocain valait 5 pesetas espagnoles avant sa 
récente dépréciation. 



Digitized by 



Google 



316 ALIMENTATION CHEZ LES RESAMNA 

que celles des Doukkâla : ces dernières sont presque misé- 
rables auprès d'elles. 

En général, les Rehâmna ne mangent pas en se levant le 
matin, sauf quand ils se livrent à des travaux agricoles 
pénibles, comme la moisson ; dans ce cas ils mangent un 
petit (( kesksou », vers les neuf heures du matin ou, s'ils ne 
sont pas riches, de la « dchîcha ». Autrement ils ne font que 
deux repas par jour, un vers le milieu de la journée et l'autre 
le soir, méprisant ainsi le proverbe arabe : « Leftoùr men 
bekri, — Beddheb mechri », c'est-à-dire : « Déjeûner de bon 
matin vaut son pesant d'or». Leur premier repas est ordi- 
nairement la c( *açida », bouillie d'orge extrèment épaisse, 
avec du (c Iben » ou lait aigre ; le soir ils mangent la dchîcha 
d'orge ou le couscoussou de froment. Quant à la viande, le 
plus grand nombre d'entre eux n'en mangent guère qu'une 
fois par semaine, à l'occasion du marché le plus proche. Ils ne 
mangent ni œufs ni poules et préfèrent les vendre pour 
acheter des moutons ; la répugnance pour les œufs est 
fréquente chez les populations marocaines, principalement 
chez les juifs et dans le Soûs (0. Quant à la viande dont ils 
sont en sommes assez privés, de temps en temps les habitants 
d'un même village se réunissent pour faire une « ouzfa » : 
on achète une bête à frais communs, chaque famille paye sa 
cote-part et les portions sont tirées au sort. L' « ouzî'a » est 
une institution générale dans toute l'Afrique du Nord ; elle 
correspond à la « timechret » des Kabyles (2), mais celle-ci 



(!) Le faux prophète IJainîm avait défendu à ses sectateurs les œufs de 
tous les oiseaux : El Bekri, « Descripl. Afr. sept. », trad. Dozy, p. 230 ; 
«Carias», édition Tornberg;, p. 84 ; Ahmed ben Khâled, «Istiksâ», I, p. 84. 

(2) Voy. surlafimechret, Hanoleau et Letourneux, « Kabylie», II, p. 53 
seq. Cpr Delpech, «Zaouia de Sid Ali ben Moussa ou Ali nfounas», dans 
« Rev. Afr. », XVIII, n« 104, 1874, p. 82 et a. 



Digitized by VjOO^I-C 



MUSIQUE CHEZ LES REÇAMNA 317 

est organisée de telle façon qu'elle a le caractère d'une 
véritable œuvre d'assistance, car les sommes affectées à la 
ce timechret », sont prélevées sur le revenu du village et ce 
sont ainsi les malheureux qui, ne payant que peu ou point 
de contributions, en ont tout le bénéfice. Masqueray a fait 
remarquer, avec raison, combien cet usage affirme la soli- 
darité du groupe social et l'a même rapproché des banquets 
publics de Sparte (^). J'ajouterai, mais en convenant que 
ce n'est là qu'une pure hypothèse, que ces repas ont pu 
primitivement être en môme temps des sacrifices com- 
muniels (^). 

Les Rehâmna ne sont pas aussi réputés pour la danse que 
les populations voisines, Châouia, p]ntifa, Tâdla, Aït *Attâb, 
qui fournissent un grand nombre de danseurs et danseuses 
de profession. Leur orchestre, qui se ressent du voisinage de 
Merrâkerh, où ils forment une grande partie de la population, 
est souvent assez complet. Il n'est pas rare d'y voir figurer 
le (( rbàb », violon à deux cordes en boyau ; la a kesbîta », 
violon dont les cordes comme l'archet sont en crin de 
cheval; la ce ta*arîja » ou « agouâl », que nous connaissons 
déjà; la « triya » ou petit tambour de basque ((ctâr»); 
le « bendaïr » , qu'ils nomment « f orbâl » ( tamis ) , 
autre tambour de basque plus petit; le « gombri » ou 
guitare à deux et quelquefois trois cordes. La plupart du 
temps, du reste, l'orchestre se borne au rbâb, à la triya et à 
la ta'arija. La « râïta », n'est employée que dans les tournées 
de mendicité pour appeler les gens devant chaque porte (^). 

(1) Masquera}^ « Cités », p. 36-37. 

(2) Hanoteau et Lelourneux, loc. cit., p. 54-55. 

(3) Voy. sur ces instruments, Delphin et Guin, « Notes s. 1. poés. et 1. 
mus. ar. », p. 37 seq. 



Digitized by 



Google 



318 LE JEU DE LA « KOURA » 

Un divertissement très répandu chez lesRehâmna, comme 
du reste dans toute l'Afrique du Nord^ c'est le jeu de la balle 
ou (( koûra ». On y joue de trois manières différentes que 
nous décrirons successivement. Dans la première, les 
joueurs sont divisés en deux camps et chaque camp cherche à 
jeter la balle dans le camp ennemi. Dès que cette balle, qui est 
en laine et recouverte de cuir est lancée entre les deux camps 
elle est renvoyée par celui qui peut l'atteindre avec le pied. 
Lorsque la balle est arrivée dans un camp, malgré les efforts 
de ce camp pour la repousser, il a perdu la partie. On 
reconnaît le jeu de la sotde au pied de notre ancienne France, 
répandu surtout en Normandie et en Bretagne ; les Anglais 
nous l'empruntèrent, dit-on, à l'époque de la Guerre de 
Cent ans et nous le leur avons repris depuis, comme une 
nouveauté, sous le nom de foot halL 

D'autres fois on joue la koûra, non en la lançant avec 
le pied, mais en la frappant avec un bâton, « *akfa », qui 
est recourbé au bout. On n'a pas le droit de se toucher, 
on ne doit se servir que du bâton ; on cherche à parer avec 
ce bâton le coup qu'un adversaire donne à la koûra, pour 
l'envoyer soi-même du côté du camp dont on est; car, dans 
la koûra jouée avec le bâton, chaque camp cherche à amener 
la balle de son côté et celui qui y réussit, gagne la partie. Ce 
jeu n'est autre que notre ancienne soide à la crosse qui, 
portée par nos colons de Normandie et de Bretagne au 
Canada, y est devenue le jeu national ; jusqu'au XIX® siècle 
notre jeu de billard s'estjoué avec des crosses (^). 

La troisième manière déjouer est beaucoup plus brutale: on 
lance la pelote en l'air et celui qui la reçoit doit se jeter à terre. 



(1) J*einprunte ces détails à Siméon Luce, « La France pendant la 
Guerre de Cent ans », p. 117 seq. 



Digitized by 



Google 



LE JEU DE LA « KOÛRA » 319 

faire une pirouette sur les mains {a itchekleb ))), donner un 
coup à celui qui se trouve le plus près de lui et lancer ensuite 
la pelote à son tour : il ne peut la relancer qu'après avoir fait 
cette pirouette et donné ce coup. On est confondu de voir la 
prestesse avec laquelle les indigènes exécutent ce rituel 
compliqué; les coups portés ainsi, généralement avec les 
pieds, sont très violents et rendent le jeu d'une grande 
brutalité. On n'est pas divisé en camps et c'est celui qui est le 
plus résistant qui est le vainqueur. Cette forme de jeu a 
naturellement un caractère beaucoup plus populaire que les 
autres. Dans certaines contrées du Maroc on joue de cette 
manière avec une belra ou babouche en guise de koùra. Il 
en est ainsi, par exemple, chez les Chiâdma : là, les joueurs 
se mettent en cercle ; l'un d'eux tient une belra et la jette à 
un autre joueur, à sa volonté. Celui-ci reçoit la belra, fait 
une pirouette sur les mains en cherchant à frapper un autre 
qui essaie d'esquiver le coup et il lance la belra à un troi- 
sième qui recommence. Si celui à qui est envoyée la belra 
n'a pu la recevoir au vol, il la ramasse et doit la passer à son 
voisin sans faire de pirouette, au lieu que celui qui l'a reçue 
régulièrement peut la jeter à qui il veut. 

Le jeu de la koûra, avons-nous dit, est joué dans toute 
l'Afrique du Nord ; en particulier, il est très répandu dans 
toute l'Algérie, où on le joue surtout avec un bâton. Les 
joueurs forment deux camps et chacun est armé d'une 
crosse. On choisit de préférence un terrain plat ; quand tout 
le monde est réuni un des joueurs lance la koùra en l'air ; 
autour de lui les joueurs sont en arrôt, le bâton en main, 
cherchant chacun à frapper la balle de manière à la mener vers 
son camp. Dès lors la mêlée ne cesse plus, tous les joueurs 
s'acharnent sur la balle, les uns pour la mener d'un côté, les 
autres de l'autre. Souvent aussi chacun se sert de son bâton 



Digitized by 



Google 



320 LE JEU DE LA « KOURA » 

pour écarter les autres; toujours est-il que de véritables 
corps-à-corps ont lieu : les joueurs tapent de toutes leurs 
forces et maint tibia reçoit un coup destiné à la koùra;les 
fractures ne sont pas rares. La boule est parfois en bois^ plus 



FiG. ST). — Le jeu de la koûra en Algérie, à El Milia 

[Cliché de M. Ménélret) 

souvent en chiffons, ou en laine ou en poil de vache. Le jeu 
est le plus souvent désintéressé, mais on signale des cas où 
il y a un enjeu, chèvre, mouton et même parfois un bœuf, 
qu'on mange en commun aux frais du camp qui a perdu la 
partie. Dans certains pays, à Miliâna, par exemple, la règle 
du jeu est plus difficile : il faut que la balle soit ramenée non 
seulement dans un des camps, mais dans un trou qui est 
creusé en terre. Le jeu de la koùra est aussi en Algérie joué 



Digitized by 



Google 



LE JEU DE LA « KOÛRA » 321 

sans bâlon ; il porto^ dans ce cas, dans la Petite Kabylie de 
Gollo et Djidjelli, le nom de « doûkha » ; la balle est lancée à 
la main(*). 

Il est bien remarquable qu'au Maroc la koùra soit princi- 
palement jouée par les lolba; ce fait paraît moins net en 
Algérie. Au Maroc môme, le jeu de la koùra, sans bâton et 
avec*, le pied, est le monopole des tolba et il n'y a qu'eux qui 
y jouent, au moins de cette façon (^). Ainsi dans les Hàha, 
par exemple, que nous avons spécialement étudiés, il n'y a 
que les tolba qui jouent à la koûra et ils le font de la façon 
suivante : ils sont d'abord divisés en deux camps et se 
lancent alternativement la balle avec le pied ; peu à peu les 
deux camps se rapprochent et une véritable mêlée s'engage. 
Chacun cherche à faire tomber celui qui s'approche de la 
pelote, pour la relancer du pied, mais il est interdit pour cela 
de se semr dos mains ; on ne peut que pousser avec la poitrine, 
ou l'épaule, ou la jambe, ou le pied ; on peut même donner 
des crocs-en-jambe, mais on doit garder les deux mains 
pendantes. A Mogador, tout le monde joue à la koûra, avec 
le pied, mais sans donner de coups : seuls les tolba, qui 
jouent séparément, suivent la môme mode que dans les 
Ilàha, en sorte que ce jeu est presque en môme temps une 
véritable lutte. Cette manière de jouer semble du reste 
être la plus répandue cliez les tolba du Maroc (•^). 



(1) M. Ménélret, administrateur de la commune mixte d'El Milia 
(Constantine) et M. Buj^éja, administrateur de la commune mixte de 
Téniel el Hâd (Alg^er), m'ont fourni sur le jeu de la koiira, tel (ju'il est 
pratiqué dans les réj^^ions qu'ils habitent, les plus précieuses indicati(»ns. 

(2) Cf Mouliéras, ^< Maroc Inconnu », II, p. 50-51, 178; Bonsaï, 
« Morocco as it is », p. 190 ; Harris, « Talilet », p. 211. 

(3) Sur la brutalité de ce jeu, cf El Oufràni, « Nozhet el JJàdi », 
p. 338 et s. 

*4\ 



Digitized by 



Google 



322 SENS DU JEU DE LA « KOURA » 

Celle parliciilarilé rurieusej que le jeu de balle est, eu 
quelque manière^ une allributiori des tolba, des clercs, 
pourrions-nous dire, se renconlre en d'aulres pays : sans aller 
plus loin que notre propre pays, nous savons qu'en France 
au moyen-âge on jouait à la balle dans les églises; jusqu'à la 
Révolution, le jour du mardi-gras, l'évèque dWvranches et 
ses chanoines jouaient une partie de balle à la (*rosse sur la 
grève et on en donnait le signal en sonnant à tonte volée le 
bourdon de la cathédrale (^). Or, c'est également vers la même 
époque qu'il est habituel, dans TAfrique du Nord, déjouer à 
la koûra. En effet, dans un très grand nombre de pays elle 
ne se joue qu'au printemps et dans tous les pays où on la 
joue à une autre époque, le printemps demeure néanmoins 
sa saison classique, principalement pour les tolba. Dans 
rAurès,etprobablement ailleurs, elle es t une partie intégrante 
des cérémonies qui ont lieu à la fôle du printemps, « melkar 
rbîâ » (-). Mais très souvent on organise en temps de séche- 
resse et à n'importe quelle époque des parties de koùra 
(( pour amener la pluie )). On ne saurait donc assimiler la 
koùra à un simple sport, car on n'y joue point dans les fêtes 
indigènes en général : elle n'est point, comme la fantasia, 
l'accompagnement obligé de toule réjouissance. Si Ton veut 
bien réfléchir à ces diverses circonstances, on ne peut 
méconnaître que le jeu de la koùra, qui a lieu à certaines 
dates solaires ou pour amener un changement de temps et 
qui est souvent le privilège d'une classe à caractère religieux, 
a tout à fait les caractères d'une survivance de cérémonie 



(1) Siméon Liice, « France pend, la Cîiierre de Cent ans», p. 118-119. — 
Mais voyez suHoiit sur le jeu de l)alle dans le rituel de l'Eglise catholique 
Mannliardt, « Baunikultus », p. 477, avec de curieuses citations. 

(2) Masqueray, « Cités », p. 37 ; C* Larti^^ue, « Mon. de TAurès », 
p. 393. 



Digitized by 



Google 



SENS DU JEU DE LA « KOÛRA » 323 

agraire célébrée par une caste spéciale. Je ne doute pas que 
des investigations plus étendues et plus précises que les 
miennes ne l'établissent un jour d'une façon définitive. 

Si quelqu'un trouvait cette hypothèse par trop audacieuse, 
il nous serait aisé de montrer qu'elle est tout au moins en 
accord avec les plus récentes investigations des sociologues 
sur l'origine et le sens des rites agraires. Les combats et les 
simulacres de combats figurent souvent dans les cérémonies 
religieuses (*). Dans l'Afrique du Nord, en particulier, il y a 
eu de tout temps des époques de l'année où les habitants se 
livraient de véritables combats. Pour ce qui est de l'antiquité, 
Saint- Augustin dans un passage des plus curieux, raconte 
qu'à une certaine époque de l'année, les habitants de Gésarée 
(('herchel), avaient coutume de se livrer entre eux, entre 
parents, entre frères môme, des combats à coups de pierres, au 
cours desquels il y avait des morts (2). Léon l'Africain rapporte 
qu'à Fez « ils ont un certain temps déterminé en l'année, 
auquel toute la jeunesse s'assemble, dont ceux qui sont d'une 
contrée se bandent contre ceux d'une autre, tous armés de 
gros bâtons et se mutinent parfois de telle sorte, et d'une 
ardeur si véhémente, qu'ils en viennent aux armes, non 
sans la mort de plusieurs.... (3) » Les deux textes précédents 
n'indiquent pas à quelle époque de l'année avaient lieu ces 
combats, mais voici à ce sujet une information précise : 
c( Avant la conquête et môme pendant les premières années 
de l'occupation de la région d'El Milia, les OulAd Aouât et 



(1) Voir les références données par Hubert et Mauss, « Sacrifice », dans 
« Ann. Sociol. », III, p. 109, n. 4. 

(2) Saint-Auj^ustin, « De Doctr. chrisl. », 1. IV, cap. XXIV (éd. l)én.: 
t. III, p. 115). Je dois à M. St. Gsell l'indication de cet intéressant 
passage. Cf. Hérodole, IV, 180. 

(3) Léon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 42, B ; trad. Temp., I, p. 394. 



Digitized by 



Google 



324 ORIGINE DU JKU DE LA « KOURA » 

les Oulàd Kàcein, se livraient, an manient de la fête du 
printemps^ h un exercice vraiment sauvage. Les guerriers 
(les deux douars se réunissaient dans la grande prairie qui se 
trouve derrière Tanefdour ; on traçait une limite dans une 
partie de la prairie où se trouvait, autant que possible, une 
bande de nantisses ; puis les deux camps, séparés par deux 
ou trois cents mètres, préparaient leurs armes à feu. A tour 
de rôle des guerriers hardis s'avançaient pour cueillir des 
fleurs de narcisse sur la bande limite et ils étaient reçus à 
coups de fusil par ceux du camp opposé. Il va sans dire que 
chacune de ces singulières solennités était marquée par des 
morts et des blessures graves (*)». L'analogie du jeu avec 
celui de la koûra est intéressanUî à remarquer dans ce 
dernier exemple (^). 

Sans vouloir donner rigoureusement une même origine 
à ces coutumes remarquables, on peut au moins en tirer la 
conclusion que dès l'antiquité il y avait dans l'Afrique du 
Nord certaines dates de l'année solaire auxquelles on se 
livrait de véritables combats, sans que l'origine de ces 
hostilités fut autrement apparente. Rien d'étonnant, dès 
lors, à ce que la coutume déjouer périodiquement à la koiira 
se soit établie ; elle est proprement un combat et nous avons 
vu qu'au Maroc on en faisait souvent une lutte réellement 
dangereuse. Mais pourquoi cette lutte? on pourrait invoquer 
le souvenir d'une cérémonie magique ; le pouvoir magique 
des (*oups pour expulser les esprits est une croyance très 
générale sur la t(»rre et bien mise en lumière dans ces 



(1) Coniniuniqué par M. Ménétret, administrateur d'El Mîlia. 

(2) Au cours (les fêtes de « *âclioûra », il y a aussi parfois de véritables 
batailles rano^ées ; nous en reparlerons plus loin en décrivant cette fête à 
Merràkech. 



Digitized by 



Google 



ORIGINE DU JEU DE LA « KOURA » 325 

dernières années W : un grand nombre de peuplades^ d'aulre 
part; ont une fête annuelle de l'expulsion des esprits (2). 
Mais cette explication nous paraît insuffisante O'^). Il nous 
semble plutôt qu'il faudrait songer ici à ces (cérémonies 
agraires qui avaient lieu au début de Tannée et dont sont 
sortis nos carnavals : au cours de ces cérémonies le conflit 
entre la saison d'hiver et la saison d'élé était représenté par 
des combats ou des drames W ; le jeu de la koiira peut être 
un de ces simula(*res de combats. Ilfaut observer ici que le 
printemps était jadis le commencement de l'année et, au 
point de vue agricole^ le moment des semailles. Les 
semailles d'automne^ en effet, sont une pratique récente dans 
l'histoire de l'humanité et les semailles étaient primiti- 
vement toutes des semailles de printemps (•'^). C'était donc le 
moment, par exc^ellence^ où l'on mettait en (euvre toutes les 
pratiques magiques destinées à assurer l'abondance de la 
récolle. Les luttes et les (*ombats figurent au premier plan 
dans les cérémonies du carnaval chez les divers peuples de 
la terre ; dans le carnaval des peuples catholiques^ il se livre 
encore de véritables batailles avec les projectiles les plus 
divers, des œufs, des fruits et de nos jours, des confetti. 



(1) Gf Frazer « Golden Bough », I, p. 301; III, p. 127 seq., 216-218. 

(2) Cf Frazer, « Golden Bough », III, p. 60 seq. 

(3) On pourrait lui objecter le combat à coup de fusils où il ne saureit 
s'agir uniquement de chasser les esprits, puisqu'on tuerait ainsi celui qu'il 
s'agit de purifier. 

(4) Voir à ce sujet Frazer, « Golden Bough », II, p. 99 seq. et en 
général tout le volume. 

(5) Gf Frazer, « Golden Bough », III, p. 60 seq. D'ailleurs les cultures 
de printemps continuent ù jouer un très grand rôle dans l'Afrique du Nord. 
Le sorgho et le millet qui ont été connus de l'homme avant le blé, sont 
des cultures de printemps. 



Digitized by 



Google 



326 JEUX DE HASARD 

Mannhardt a décrit les jeux qui, chez les paysans européens, 
ont lieu à diverses époques de Tannée, Pâques, La Chan- 
deleur, Noël et a mis en évidence leurs caractères de rites 
solaires destinés à assurer une bonne végétation (i). Il est 
donc très vraisemblable que le jeu de la koûra soit le dernier 
vestige de telles cérémonies ; il est remarquable que tandis 
que le carnaval est tombé entièrement dans le peuple, la 
koûra soit, en certains cas, restée le privilège des lolba, 
héritiers directs é\ddemment des castes de magiciens qui, 
chez les aïeux antéislamiques , présidaient aux cérémonies 
publiques. D'autre part, dans le cas où la koûra est jouée 
pour faire tomber de Feau, il est indéniable qu elle a le 
caractère des rites magiques employés universellement à cet 
eifet; or, nous verrons qu'un caractère de ces rites est d'être 
bruyants, de comporter des luttes et même des combats (2). 
Nous faisons de nouveau remarquer d'ailleurs que 
certaines manières déjouer la koûra se pratiquent au Maroc 
à toute époque et dans toutes les classes de la société. C'est 
avec la fantasia à cheval, la lutte, l'escrime, un des prin- 
cipaux divertissements publics. En dehors de ces jeux 
sportifs, onjoue aussi d'au très jeux de pur hasard, nonobstant 
l'interdiction canonique de ces jeux. Un d'entre eux, qui est 
particulièrement développé chez les Rehâmna, est le « sîg »: 
et il est bien remarquable que ce soit seulement pendant le 
Ramdûn que Ton joue à ce jeu; nous ignorons la raison de 
cet exclusivisme. Chaque joueur a devant lui deux rangées 
de trous; douze pierres circulent dans ces trous, suivant 
des règles assez compliquées et qu'on nous dispensera 



(1) Mannliardt, « Baumkullus », p. 471 (jeu de balle des fiancés) el 
liv. 

(2) Cfinfra, p. 387. 



Digitized by 



Google 



JEUX DE HASARD 327 

d'expliquer; le jeu consiste à faire passer ses pions dans le 
camp de l'adversaire. Pour cela on les fait avancer d'un 
certain nombre de cases, suivant le nombre de points qu'on 
obtient en tirant au sort avant chaque coup avec des 
fragments de roseau ou de « klekh » (férule). Ces morceaux 
de bois remplacent les d6s ; on en a six qu'on lan(*e en l'air 
et on observe la façon dont ils retombent : s'ils tombent tous 
sur la môme face, c'est le coup nommé « begra )) ; s'il y en a 
cinq sur la face convexe et une sur la face concave ou un sur 
la face convexe et cinq sur la fa(*e (*oncave, (*'est le a sîg )) ; 
s'il y en a quatre d'un côté et deux de l'autre, c'est « dur 
reb'a » ou « fûsda )), suivant la façon dont ils sont tournés ; 
s'il y en a trois d'un côté et trois de l'autre, c'est « dàr tlata ». 
Le meilleur coup est un sîg, qui mène de suite à la quator- 
zième case. Le jeu finit quand on a envahi toutes les cases de 
l'adversaire en lui prenant ses pièces. 

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, j'en profiterai 
pour rapporter ici un certain nombre de jeux que j'ai 
observés en divers endroits du Maroc, mais particulièrement 
chez les Hûha et les Ghiâdma. 

Le tirage au sort avec des morceaux de bois (ar.: « *oûd », 
chelha : « takechchout ») est partout d'un usage fréquent ; 
un petit jeu de société consiste souvent à se mettre plusieurs 
pour manger une grappe de raisin, en prenant tour à tour 
un grain : celui qui se trouve manger le dernier grain paie 
l'enjeu, le plus souvent une livre ou un panier de raisin. 
L'espèce de philippine connue sous le nom de yâdfts, qui se 
fait en tirant chacun sur un bout de l'os du poulet qui est en 
forme de V est répandue dans le Nord du Maroc, sous le 
nom de « frîouet » ; je ne l'ai pas constatée dans le Sud (*). 

(1) Sur yàdàs, cf Fagnan, in « Revue Africaine », XtVI® ann., n*^ 240- 
247, 1902, p. 364-366. 



Digitized by 



Google 



328 JEUX DES ENFANTS, OSSELETS 

Les onfaiils mcaroc^aiiis jouent souvent aux « dyoùr » : 
deux joueurs s'aeei'oupissent l'un près de l'autre ; ehacHin 
d'eux a devant lui trois tas de pierres, qui doivent être 
chacun d'un nombre impair de pierres. Celui qui commencée 
à jouer prend un de ses Uis et en distribue les pierres une à 
\inc entre les six tas ; quand c'est fini, il prend pour lui tous 
les tas qui ont un nombre pair de pierres et laisse les autres. 
Son adversaire joue à son tour de la même manière et ainsi 
de suite, jusqu'à ce que toutes les pierres soient prises. Celui 
qui a le plus de pierres a gagné. Ils jouent aussi à pair ou 
impair; dans le Sud duHoûz, en présentant les poings 
fermés, on dit : « cheltek » ; les chleuh des Hàha disent : 
(( chellouk ». On joue encore à deviner dans quelle main se 
trouve un objet, et ce jeu s'appelle « klifttem » : (*elui (jui 
devine juste donne un coup à l'autre, sinon il en reçoit 
un. Notre jeu des osselets « chkûïlb », se joue avec des 
pierres, mais, de môme qu'en Algérie, on n'y joue jamais 
dans les maisons, parce que cela porte malheur. On prend 
les pierres choisies, on les lance et on les reçoit sur le dos de 
la main, puis on les relance avec le dos de la main et on les 
rattrappe en l'air avec la paume ouverte, de haut en bas. Si 
on rattrappe tout, on a gagné ; si on en laisse tomber, on a 
perdu. Toutefois, diverses dispositions permettent de 
reprendre les pièces tombées; par exemple, si en même 
temps qu'on en prend une à terre, on en lance mie autre en 
l'air et qu'on la rattrappe ensuite. Le jeu de la fossette, 
(( hfîra », que les enfants jouent chez nous avec des billes, se 
joue aussi avec des pierres dans le Hoûz, ou mieux avec des 
flous : on les jette de loin dans un trou et ce qui entre 
dedans est pour le joueur. 

11 n'y a peut-être pas de peuple au monde où les petites 
filles ne jouent pas à la poupée. Dans le Hoûz, comme dans 



Digitized by 



Google 



JEUX DES ENFANTS : POUPEE, « FERFARA » 329 

TAfrique du Nord, en général, la poupée est appelée 
c(*arOça», en chelha « lislit », c'est-à-dire « la fiancée » 
C'est le plus souvent un simple morceau de roseau, sm* 
lequel on fixe un autre morceau en croix, pour représenter 
les bras ; la tète, les yeux, le nez, la bou(*he sont dessinés 
avec du feu et on habille plus ou moins richement ce jouet 
primitif. Mais bien différents de certains peuples sauvages, 
pour lesquels la poupée est à la fois une divinité tutélaire (4 
nn jouet, les Marocains, comme tous les habitants de 
l'Afrique du Nord, l'ont frappée de suspicion ; on n'aime 
pas que les enfants s'amusent avec elle dans l'intérieur de la 
maison et on ne laisse pas la poupée, la nuit, dans la chambre 
où l'on couche : cela porterait malheur. On reconnaît là 
cette peur des représentations plastiques si commune chez les 
primitifs et que l'Islam a consacrée et fortifiée par l'inter- 
diction des images. 

Un autre jouet d'enfant, bien curieux pour les ethno- 
graphes est celui que nous avons entendu appeler « ferfàra » 
aux environs de Mogador et qui se nomme, paraît-il, 
«fernâna », chez les Rehâmna et « smâra », chez les Ait 
Imoûr. C'est une planchette longue et mince, à l'extrémité 
de laquelle on attache plusieurs cordelettes d'une longueur 
de 1*" à 1"™,50 que l'on tord fortement ensemble en tenant la 
planchette immobile. Puis on lâche le tout et on ftut tourner 
rinstrument à la manière d'une fronde : la planchette se 
met à tourner très rapidement autour de son axe en 
détordant les cordes, puis elle tourne en sens inverse et ainsi 
de suite indéfiniment, tant qu'on imprime un mouvement 
rotatif à tout l'appareil. On produit ainsi une sorte de 
ronflement intermittent, parfois très violent et qui s'entend 
de loin, si les dimensions de la planchette sont convena- 
blement choisies. On reconnaît le xwvo; employé dans les 



Digitized by 



Google 



330 JEUX DES JEUNES GENS 

mystères grecs, que les ethnographes modernes ont 
retrouvé, usilé encore de nos jours dans les cérémonies 
religieuses, chez les Auslraliens, chez les Néo-Zélandais, 
chez les Zoiilous, chez les indigènes du Nouveau-Mexique... 
Comme tant d'autres instrumenls chers à Thumanité 
primitive, il est tombé dans le domaine des jeux enfantins el 
devenu le bull-roarer des gamins anglais et la ferfâra des 
petits marocains ; sans don le il se retrouve dans toute 
l'Afrique du Nord (i). 

Parmi les jeux qui exigent du mouvement, citons le jeu 
de c( *alli ou selliou », qui se joue à plusieurs, chacun ayant 
un bâton. Le perdant de la dernière partie, celui (impayé. 
comme disent nos enfants, jette son bâton en l'air et aussitôt 
tous les autres joueurs qui sont en cercle alentour, jettent 
leur bâton pour tacher de frapper le bâton du premier 
pendant qu'il est en l'air. Si l'un d'eux au moins y réussit, 
celui qui paye recommence ; si, au contraire, le bâton n'est 
touché par aucun autre, chacun se précipite pour ramasser 
son propre bâton et celui qui y parvient le dernier est le per- 
dant et se met à son tour au milieu du cercle. Un autre jeu 
est appelé « serrah jmâl boûk » (^) : celui qui a perdu est 
condamné à représenter le chameau, il se passe une corde 
entre les dents et un autre qui fait le chamelier tient le bout 
de cette corde. Les autres joueurs cherchent à frapper de tous 
côtés le chameau qui se défend d'eux en lançant des coups de 



(1) Cf Lang, « Mj'thes, cultes et religions », trad. Marillier, p. 262-263 
et les références qui y sont indiquées, p. 529-530. 

(2) C'est-ù-dire : « Garde les chameaux de ton père ». Le sens de « *allî 
ou sôUiou » est plus obscur : « Élève-toi et prosternez-vous (?) — Ces deux 
jeux ont été observés par nous cliez les Ghiâ(}ina. Cpr au premier le jeu 
d' « ech chà », très répandu en Algérie et décrit par Féraud, « Kitàb el 
Adouâni », p. 53, n. 1. 



Digitized by 



Google 



MARIAGE CHEZ LES RE^AMNA 331 

pieds à droite et à gauche; quant au chamelier il doit 
défendre sa bôtc du mieux qu'il peut. Quand le chameau a 
réussi à frapper un de ses assaillants avec le pied, (*elui-ci 
prend sa place et le chameau prend la placée du chamelier; 
le chameau au cours de ce jeu est quelquefois rudement 
malmené. Un autre jeu, que les hommes faits jouent aussi 
souvent que les jeunes gens, est celui de « Hîh », ainsi 
nommé de Texclamation que poussent continuellement les 
joueurs : un de ceux-ci, le perdant de la dernière partie, 
place un de ses pieds dans un trou creusé exprès en terre. 
Tous les autres se tiennent autour de lui, courent et sautent, 
lui donnent des coups de toutes sortes, en criant : « Hîh, 
hîh » : le patient doit, de son côlé, les toucher avec celui de 
ses deux pieds qui est resté hors du trou ; dès qu'il en a 
touché un, celui-ci prend sa place (*). 

Lorsqu'un mariage est projeté chez les Rehâmna, les 
femmes de la famille du futur vont visiter la famille de la 
femme sur laquelle on a des visées et elles se renseignent (^). 



(1) Nous avons vu ce jeu chez les ïjàha. 

(2) La littérature du mariage dans l'Afrique du Nord est considérable. 
On nous excusera de ne pas nous y être référés à chaque instant, ce qui eût 
allong-é considérablement notre travail. Nous donnons seulement ci-dessous 
quelques indications bibliographiques qui n'ont en rien la prétention d'être 
complètes. — Pour le Maroc, Léon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 41, A, B ; 
Diego de Torrès, « Histoire des Chérifs », p. 263 ; Mouette, « Relation de 
captivité », p. 1 19 ; Simon Ockley, « Relation desÉtalsdeFez etdu Maroc », 
p. 118 ; Quedenfeldt, « Div. et rép. des Berb. », p. 86 ; id., «Br. d. Mar. », 
in « Ausl. », 1890, p. 718 ; E. de Amicis, « Marocco », p. 34 et grav. de la 

p. 41 ; Meakin, « The Moors ». p. 362; de Ségonzac, « Voy. au Maroc », 
p. 150 ; Mouliéras, « Maroc Inconnu », I, p. 67 ; II , p. 494 ; le même, « Tribu 
antimusuhnane », in « Bull. Soc. Géog. Oran », 1904, p. 274 ; Salmon, 
« Tribu marocaine », in « Archives marocaines », I, p. 207 ; le même, 



Digitized by 



Google 



332 MARIAGE CHKZ LES REHAMNA 

Lorsque Ton est bien résolu, le père du futur vient avec des 
amis visiter le père de la future ; il amène un mouton avec lui. 
On discute les conditions du mariage : la dot est assez élevée 
généralement; elle s'élève facilement jusqu'à quarante douros 
et une corbeille composée, le plus souvent, d'une ceinture en 
soie, de cinq paires de « chrâbil », cinq paires de « rihiya », 
deux foulards en soie, un izâr et une mansoùriya ; de plus le 
fiancé fournil trois moutons. De son côté, le père de la fille, 
donne à celle-ci un trousseau composé habituellement 
comme suit : deux hâïk, un vieux et un neuf, une ceinture 
en laine, ime « guerba » (outre), un « mehrez » (mortier), 
une « gtîfa » (tapis), une « setla » (tasse en (uiivre ave(* anse, 
en Algérie « merdjen »), des « mezoued » (peaux de mouton 
tannées, pour mettre des provisions), un « tbek » (grand plat 



« Mariag-es à Tanger », eod. loc, p. 273 ; Aubin (Descos), « Maroc d'aujour- 
d'hui », p. 322. Le travail de Salmon est le plus complet. — Pour l'Algérie, 
Gaudefroy-Demombynes, « Les cérémonies du mariage chez les indigènes 
de TAlgérie » : c'est de beaucoup le meilleur travail ; citons un peu au 
hasard, la bibliographie de ce sujet étant extrêmement abondante : 
Shaw, « Voy. dans plus. prov. de la Barbarie », I, p. 393; Hanoleau et 
Letourneux, « Kabylie », II, 2l3seq.; Féraud, in « Rev. Afr. », XlPann., 
n** 67, janv. 1868, p. 52; le même, « Gigelli », p. 40 ; Mornand, « Vie 
arabe », p. 56; Bonnafont, «Pérégrinations en Algérie », p. 174; 
Largeau, « Le Pays de Rirha », p. 235 ; le même, « Le Sahara algérien », 
p. 104, p. 225; Villot, « Mœurs, coût, et instit. desind. del'Alg. »,p. 98; 
Zenâgui, « Récit tlemcénien », in « Journ. Asiat. », X® sér., t. IV, juill.- 
août 1904, p. 73. — Pour la Tunisie et la Tripolitaine : Daubeil, « Tunisie », 
p. 221 ; Ménouillard, « Un Mariage dans le Sud Tunisien », in « Revue 
Tunisienne », n® 36, oct. 1902, p. 372 ; le même, « Une noce à Zarzis », 
in « Rev. Tun. », janvier 1905, p. 3 ; Robert, « l'Arabe tel qu'il est », 
p. 136; Anonyme, « La Tunisie », p. 448; de Motylinski, « Djebel 
Nefousa », p. 111. — On remarquera également que dans les présentes 
pages nous nous montrons très sobres d'interprétations générales ; le peu 
que nous nous proposons d'en présenter viendra plus à propos, quand nous 
parlerons pour la dernière fois du mariage, vers la fin de ce volume. 



Digitized by 



Google 



MARIACîK CHKZ LES REÇAMNA 333 

eu palmier).... Le collier en pièces de monnaie est donné 
par le père de la fille et les autres bijoux par le mari. Avant 
tout débat sur les conditions du mariage d'ailleurs, on 
sacrifie le mouton amené par le père du futur ; et pendant 
les accords, les femmes préparent le ta*àm. Dès que les deux 
pères sont d'accord une femme pousse des zeràrît reten- 
tissants : on lui donne un « guer(*h » (25 centimes de peseta) 
et on fait la « fâtha », généralement sans le secours d'aucun 
taleb. Le mariage est conclu, mais il n'est habituellement 
(vlébré que longtemps après, souvent au bout d'une année. 
La veille du jour où Ton doit mener la fiancée à son mari, 
(*elui-ci se réunit avec ses amis : il nomme Tun d'eux son 
vizir et ce dernier porle sur l'épaule un sabre ainsi que le 
burnous du marié. Quant à ce dernier tout le monde lui dit 
« sîdna », ni plus ni moins qu'au sultan lui-même (*). 
L'ensemble de ses plus intimes amis est appelé « islan » (^) 
elle reste des jeunes gens est dit « nâïba», c'est-à-dire les 
tributaires, les corvéables: ces derniers sont les sujets du 
sultan et l'islàn forme sa cour. Le matin de la célébration 
du mariage, les amis du marié lui teignent les mains de 
henné ; un plateau est placé devant lui et chacun y vient 
mettre son oflFrande. La veille de ce jour, de son côté, la 
fiancée s'est purifiée également avec* le henné ; on la fait 



(1) Cet usap^e est répandu dans toute F Afrique du Nord. Voir en particulier 
Gaudefroy-l)eniond)ynes, « Cérémonies du niaria«^e en Alg^érie », p. 42. 
Pour le Maroc, Tauleur anonyme de la « Relation de 17:^^7 à 1737 », 
p. 219, est sans doute le premier qui ait sig-nalé celte coutume avec 
précision. M. K. VoUers me fait remarquer, à propos de l'usage qui 
consiste à appeler le marié « sultan », que Wetztein, dans « Z. F. Ethn. », 
V, 1872, p. 270-302, a émis l'hypothèse, adoptée depuis par la critique, 
que le Cantique des Canli([ues n'est qu'un chant de noces. 

(2) Je ne sais quel est ce mot. « Isli », fiancé, en berbère ? 



Digitized by 



Google 



334 MARIACJK CHKZ LES REHAMNA : HENNE 

asseoir sur un bàl et elle tend les mains en avant. Sa mère 
b»s lui teint de lu^nné et quand elle a fini, essuie ses propres 
mains sur les pieds de la mariée : on ne lui met pas autre- 
ment de henné aux pieds. Devant elle est un plateau où les 
invités déposent une petite offrande : le fiancé \ient le 
premier pour y déposer la sienne. Mais naturellement il ne voit 
pas sa fianrée, qui est couverte de voiles. Cette cérémonie du 
henné, tant pour le fiancé que pour la fiancée, est usitée dans 
toute l'Afrique du Nord et comporte souvent des variantes 
compliquées (*). On considère cela comme une purification et 
tel est, en effet, chez les primitifs, le sens du rite qui consiste 
à se barbouiller de boue ou de couleur ; ils imaginent qu'en 
lavant ensuite cet enduit ou en le laissant disparaître peu à 
peu, comme c'est le cas ici, ils éliminent en môme temps de 
leur corps les influences mauvaises qui pourraient s'y être 
attachées ^-). Ainsi s'expliquerait la vogue extraordinaire 
dont jouit le henné. On sait que les feuilles de celle 
plante {Lairsonia imrmiSj L, en arabe « henna w), réduites 
en poudre très fine qu'on humecte d'eau, sont appliquées 
sur les ongles, les doigts, souvent la main entière, ainsi que 
sur les pieds. On s'en sert aussi pour teindre les cheveux en 
blond : l'addition d'indigo fait passer la couleur au noir, 
l'addition de brou de noix la fait devenir brune (•'^). Les 
livres de « 'adab » musulman ne tarissent pas sur les 
mérites du henné, et les Musulmans, pour des raisons 



(1) Cf (laudefroy-Demombynes, op. laud., p. 77 et les autres sources que 
avons citves, p. 331, n. 2. 

(2) Cpr Lan^:, « Mjllies, cultes et relierions », p. 263 et les références 
données dans ce passaj^e. 

(3; * La «i^uérison en une heure >*, par Razès, trad. Gui{j;ue , p. 14, 
n. 4. 



Digitized by 



Google 



« DUCTIO UXORIS » 335 

d'assonnance, accouplent fréquemment dans les dictons 
c( henna » et « djenna » (paradis) (i). 

Le jour de la diœlio uxorls étant arrivé, celle-ci a lieu à la 
tombée de la nuit; si la maison conjugale est éloignée, la 
fiancée s'y rend sur un chameau, et part de chez elle de 
façon à arriver chez le mari à la nuit. Si les deux habitations 
sont proches, la fiancée monte sur une jument et ne se rend 
pas chez son fiancé avant la fin du jour. C'est le vizir qui la 
fait monter sur sa bête et qui conduit celle-ci au son des you- 
yous ou (( zerârit w et au milieu des cavaliers caracolant et 
tirant des coups de feu. La fiancée est voilée, comme toujours, 
et porte un izûr, mais, selon une coutume constante, pas de 
ceinture : en tous pays, la ceinture dénouée est le signe 
de l'entrée dans la vie conjugale (^). Quand elle arrive 
à la maison conjugale, les femmes la reçoivent en dan- 
sant; elle entre à cheval dans l'habitation, le vizir l'aide 
à descendre, la fait asseoir, et dans l'izâr étendu devant elle 
elle verse l'orge qu'y vient manger sa monture. Autour de 
la fian(*ée sont des plats contenant du blé, de la semoule, du 
beurre, des dattes, mais pas de miel : le miel, sauf certains 
ciis spéciaux, est souvent chez les Musulmans et spécia- 
lement chez les Marocains, considéré comme étant de 
mauvais augure et même si, durant la noce, on en fait 
circuler, on évite qu'il passe sous les yeux de la jeune 
mariée. La fiancée boit ensuite un peu de lait et passe le vase 
à Tassistance, pour que tout le monde boive après elle. Ses 
parents crient: aPeif Allah lillâh », demandant ainsi l'hospi- 



(1) Marçais, « Dialecte de Tleincen », p. 294, n. 2. — On peut voir sur 
le « khidâb », ou teinture au henné, entre autres livres de «'adab», 
^Abdeirahmdn es ^afoùrî, « Nozhat el madjûlis », p. 60-61, et Radî-d-dîn 
Abou Nas?r, « Makârim el Akhlâk », p. 2*5-26. 

(2) Solvere zonam, pour dire entrer dans la vie conjugale. 



Digitized by 



Google 



336 CEREMONIES DU MARIAGE 

talilé aux parents du mari, qui répondent parla formule 
consacrée : « Marhaba, marhaba».... On remarquera que, 
dans tout cela, il n'y a aucun simulacre de rapt. 

Plusieurs jours avant le mariage, le fiancé cesse de voir 
ses parents ; on lui bûlit contre la « kheïma » paternelle une 
petite nouàla qui est, en réalité, (*omme une chambre ajoutée 
à la tente et qui communique avec* celle-ci. Le fiancé se 
tient constamment dans cette petite nouâla pour ne pas 
apercevoir son père et sa mère ; lorsque la fiancée arrive, il 
se retire à l'écart; il n'assiste pas aux cérémonies de 
l'arrivée ; quand celles-ci sont terminées, il vient à son tour 
a(*(*ompagné d'hommes et de femmes qui dansent, les 
femmes devant et les hommes derrière. A ce moment le 
vizir l'introduit dans la petite nouâla où sa fiancée se trouve 
seule. Dès que le mariage est consommé, il prévient le vizir 
et ses amis, qui tirent aussitôt des salves de coups de fusil; il 
remet au vizir la chemise sanglante : celui-ci danse avec et la 
montre à tout le monde, aux hommes comme aux femmes et 
môme souvent la promène jusque dans la mosquée du douâr, 
qui n'est elle-même qu'une tente autour de laquelle sont les 
nouûla des tolba. 

Le lendemain matin^ le mari donne à sa jeune femme 
un riûl (pièce de cent sous maro(*aine) : il semble impossible 
qu'on puisse interpréter ce cadeau comme un substitut du 
prix de vente de la femme, puisque celui-ci a déjà été 
versé par le mari (i). Les sept jours qui suivent sont sept 
jours de réjouissance, prin(*ipalement les trois premiers, 
pendant lesquels on fait de nombreuses fantasias. Le 
lendemain du mariage, le vizir se met à exercer sa charge 



(1) Cependant voy. (laiulefroy-Denionihynes, « Cér. mai*. Alg*. », 
p. 10 et la référence à Wellhausen. 



Digitized by 



Google 



CEREMONIES DU MARIAGE : TAOUÇA 337 

burlesque : il singe le caïd de la tribu, les invités viennent 
lui soumettre des diiférends imaginaires, il prononce des 
condamnations, particulièrement des amendes à payer au 
fiancé; il y a des marchés ridicules, on vend un œuf cinq 
sous, un poulet quarante sous, prix exorbitants chez les 
Rehâmna et les invités payent ces différentes sommes, à 
titre d'offrande au fiancé. Ce genre d'offrande est môme 
obligatoire pour tous les invités qui luttent de générosité : 
c'est ce qu'on appelle le « brâz ». Plus tard, lorsqu'à son tour 
il sera invité à un mariage, le marié sera tenu de rendre un 
cadeau équivalent à celui qu'il a reçu de son invité 
d'aujourd'hui. La somme ainsi donnée en cadeau est consi- 
dérée comme une véritable dette : c'est la « tâoûça » 
algérienne, appelée ejicore « kenboùch » (i). Cette tûeûça est 
en Algérie une véritable institution de prévoyance; celui 
qui fait un mariage escompte les tAoùça des assistants et 
comme il sait ce qu'en pareille occasion, lui ou son père, ont 
eux-môme donné, il peut calculer à peu près la somme qu'il 
récoltera et organiser sa fôte en conséquence. Souvent, dans 
la Petite Kabylie, par exemple, un drap ou un foulard est 
étendu par terre et chacun y jette son offrande; un a berrûh », 
ou crieur, proclame à tous les échos le montant de la somme 
et le nom du donateur pendant qu' un taleb accroupi à côté 
inscrit sur une liste le nom et le chiffre criés. Cette liste 
est destinée à faire foi; en Algérie, en effet, il est d'usage 
que celui qui est invité rende plus qu'il n'a reçu, et 
le désir de paraître généreux pousse certains invités, à 
donner parfois le double ou le triple de ce qu'ils ont jadis 
reçu. Mais si l'on veut briser les bonnes relations qu'on 



(1) Appelée encore « helloûl », dans la petite Kabylie (Sicard, « Taki- 
tount »), Cf suprà, p. 264, 

22 



Digitized by 



Google 



338 CEREMONIES DU MARIAGE 

avait, ou indiquer qu'on ne ressent plus qu'une amitié très 
modérée pour son hôte^ on se contente de donner exactement 
la somme que l'on a reçue. En aucun cas on ne peut donner 
moins, cette somme est juridiquement due et la jurispru- 
dence algérienne a, paraît- il, été jusqu'à reconnaître ce 
genre de dette (^). La tâoûça a lieu , non seulement pour les 
mariages, mais aussi pour d'autres fêtes ; celui qui a donné 
de nombreuses et généreuses tâoûça a ainsi, dans les mauvais 
jours, la possibilité de se tirer d'affaires en donnant une 
grande fête, où affluent les restitutions et dont il lui reste 
toujours quelques bénéfices. Il y a même quelquefois des abus 
et l'administration algérienne, pour les faire cesser, avait 
voulu, à une époque, réglementer la tâoûça et en faire faire 
la perception par le receveur des contributions : heureu- 
sement ce projet, fruit d'un amour excessif de la réglemen- 
tation, n'eut pas de suite (^). 

Ce même jour, la jeune mariée fait son herkoûs, se 
parfume de senteurs violentes, « senbel » ou nard 
celtique (^), « kronfel », ou clou de girofle, safran et une 
plante nommée « tara », que je ne sais pas identifier. 
Pendant les sept jours de la noce, la femme reste sans 
ceinture, elle ne recommence à la porter que le septième 
jour. Pendant ces sept jours le mari ne voit pas ses 
parents; la fiancée voit sa mère dès le lendemain du 
mariage , mais elle reste une année sans voir son père : 
cependant, lorsque celui-ci a besoin de la revoir, il s'y risque, 
mais seulement trois ou quatre mois après. 



(1) Cpr Hugonnet, « Souvenirs d'un chef de bureau arabe », p. 32-33 ; 
Robert, « Arabe tel qu'il est », p. 175. 

(2) Archives administratives. 

(3) Ainsi identifiée par Rajnaud, «Hygiène et Médecine au Maroc », 
p. 169, n9 68. 



Digitized by 



Google 



ACCOUCHEMENTS 339 

Lorsqu'un homme meurt, il est usuel que son frère, s'il 
n'est pas marié, épouse sa veuve. Gela est considéré comme 
une manière de tutelle pour les enfants qui, sans cela, 
pourraient tomber sous l'autorité d'un parâtre plus ou moins 
dur pour eux. De môme, lorsqu'une femme meurt, on 
épouse souvent sa sœur, pour que les enfants soient élevés 
par leur tante ; mais cet usage n'est pas si constant que celui 
qui consiste à épouser la veuve d'un frère ; c'est une question 
de savoir si cette dernière coutume se rattache au lévirat du 
Deutéronome, toujours pratiqué par les juifs du Maroc. Il 
est, du reste, fort bien admis, en général, chez les 
Musulmans du Maroc, que la veuve refuse d'épouser son 
beau-frère, sans qu'on la blâme. Un usage fort répandu 
aussi, est d'épouser sa cousine germaine j on estime 
qu'un cousin qui demande sa cousine ne peut éprouver 
un refus (*). 

• 

Dès que la femme ressent les douleurs de Tenfantement, 
on appelle la « gàbla » ou accoucheuse ; si l'accouchement 
est difficile, on lave l'orteil droit du mari et on fait boire 
à la patiente l'eau qui a servi à ce lavage. Cette coutume 
bizarre se retrouve aussi en Algérie. Je n'ai rien observé qui 
rappelle de près ou de loin la couvade. On enterre la délivre 
dans un endroit qui, autant que possible, est tenu secret, 
parce qu'elle poun'ait servir à de redoutables opérations 
magiques : si on en fait manger à quelqu'un, celui qui en 
mange conçoit, dit-on, une haine violente contre l'accouchée. 



(1) Cf Fischer, « Worlton im Marokkanisclien », dans « Milth. Orient. 
Sem. Berlin », lahrg. II, 1899, Ablh. II, p. 282 et les nombreuses 
références données. 



Digitized by 



Google 



340 NAISSANCE 

Cet usage de cacher ou d'enterrer la délivTe est, on le sait, 
universel; il y a là, sans doute, de grandes analogies avec 
la coutume qui consiste à enterrer soignensemenl les 
rognures d'ongles, et dont nous avons parlé plus haut (*). On 
habille l'enfant d'un rectangle allongé de drap, dans le 
milieu duquel on perce un trou, par où passe la tôle du 
petit être : c'est la a mokhrâga ». Au bout de trois jours 
on lui enlève ce vêlement, mais on la laisse toujours 
auprès de lui, tant qu'il est tout jeune ; c'est une sorte de 
talisman : il porte bonheur à l'enfant. Peut-être cette 
coutume se rapporte- t-elle anx superstitions des sauvages 
qui, croyant que Tâme de l'enfant n'est pas encore bien 
accoutumée à son corps et peut en sortir, placent près 
de celui-ci un objet ayant été en rapport intime avec lui, 
pour que l'âme, si elle s'échappe dans un moment de 
frayeur, aille se loger dans cet objet, d'où on la fait ensuite 
repasser dans le corps de l'enfant (-). Quand on lui a enlevé 
la « mokhrâga », on le revêt d'une petite chemise et on le 
roule dans ses langes, 

La naissance d'un garçon est toujours accueillie avec plus 
de joie que celle d'une fille; la première est saluée par des 
you-you répétés, au lieu que pour une fille, on s'abstient de 
ces manifestations de joie. En beaucoup d'endroits du Maroc 
et de l'Algérie, on pousse trois you-you poui' un garçon et 
un seulement pour une fille. Cependant, un proverbe arabe 
dit : (( LU ibekker belbent ibekker bel bekht », c'est-à-dire : 
(( Celui qui commence (à avoir des enfanls) par une fille, 
commence avec la chance ». Mais c'est plutôt un proverbe 



(1) Cf Frazer, « Ciolden Bough », I, p. 53 ; Irad. franc. ,1, p. 55. — 
Voy. supra, p. 99. 

(2) Cf Frazer, « Golden Boiigh », I, p. 279 ; trad. Stiébel et Toutain, 
I, p. 197 et les références données. 



Digitized by 



Google 



IMPOSITION DU NOM 341 

de consolation et tont musulman souhaite de commencer par 
un garçon. Que ce soit Tun ou l'autre, au bout de sept jours 
a lieu la fête de l'imposition du nom (« tesmiya ))). Ce jour là 
on tue un mouton, c'est la victime appelée « *akîka » ; on 
range quelques bâtons par terre, à chacun desquels est 
attribué un nom. On pose dessus le couteau qui doit servir 
au sacrifice du mouton et quelqu'un, les yeux bandés, 
choisit un des morceux de bois. Alors un des assistants, 
mais non le père, prend le couteau, le met sur le cou du 
mouton et l'égorgé en disant : « El Mahjoùb, semmînâk 
flân », c'est-à-dire : « ô le protégé, nous te nommons un 
tel ». On remarquera que chez tous les peuples de la terre, 
c'est une habitude des plus répandues que de confier au sort, 
par un procédé ou par un autre, le choix du nom de 
l'enfant (i). 

La peau du mouton est donnée à l'accoucheuse ; chez les 
Chiâdina, on donne à l'accoucheuse les boyaux et la tête. En 
Algérie, au moins dans la province d'Oran, la viande de la 
bête tuée en cette occasion, ne peut pas être grillée, cela 
porterait malheur à l'enfant, et on donne à l'accoucheuse les 
boyaux et l'épaule droite. Dans beaucoup de villes maro- 
caines, à Mogador, par exemple, on donne à l'accoucheuse, 
lors de la cérémonie du septième jour, la peau, la tête et les 
tripes du mouton tué. En outre, plus tard, à chaque grande 
fête musulmane, on lui donne l'épaule droite de la victime 
qu'on a égorgée. Les sages-femmes musulmanes reçoivent 
ainsi des quantités de viande, dont elles font du a khelîâ », 
c'est-à-dire de la viande marinée et séchée. C'est que, chez 



(1) CfTylor, « Civil, primitive», II, p. 552 seq. Sur rimposition du 
nom chez les Musulmans, cpr Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 513 ; 
Garcin de Tassy, « Mém. sur les noms propres », p. 23 ; Aubin, « Maroc 
d'aujourd'hui », p. 327. 



Digitized by 



Google 



342 LE NOM 

les Musulmans, racrourheuse, comme le fossoyeur et le 
tûleb travaillent « fî sabîl AUfth », c'esl-à-dire « pour la gloire 
de Dieu », sans avoir droit à aucun salaire. Dans Torthodoxie 
musulmane, rac(*ouchcuse, de môme que celui qui a 
égorgé la victime dans la cérémonie du septième jour, ne 
peuvent même pas re(*evoir une partie de la bote sacrifiée, 
celle-ci ne pouvant en aucune façon servir de salaire, car, de 
môme que la victime sacrifiée à la fôte du « âïd el kebir », 
elle est en dehors des choses vendables et achetables ; cette 
môme \dctime ne doit môme pas servir à un banqu(»t, elle 
doit ôtre employée en aumônes et le père de Tenfont n endoit 
pas manger (*). Dans la pratique, il en est différemment, et 
Taccoucheuse est généralement, sous formes de cadeaux, 
l'objet de largesses de la part de ceux qui Pont employée. 
En tout cas, le sacrifice d'une victime le septième jour de la 
naissance est considéré comme obligatoire et il n'est pas de 
moyen auquel n'ait recours celui qui est pauvre pour 
pouvoir tuer ce jour-là. 

On sait l'importance extrême que les peuples primitifs 
attachent au choix du nom. Cette importance est également 
très grande chez les musulmans et on aime à donner des 
noms de bon augure; le meilleur est naturellement 
Mohammed et pour pouvoir assurer à un grand nombre 
d'individus le bénéfice de l'heureuse influence qu'il doit 
exercer sur la destinée de ceux qui le portent, on s'est 
ingénié à tirer de la racine h m d, dont il dérive, ainsi que 
ce 'Ahmed », une foule de variantes : Hammou, Hammoùd, 
yamdoûch, Hmaïdouch, Hammâmoûch, ^amdi, Hamdàch, 
etc.... De même, pour les femmes, de Fâlima, on a tiré : 
Ftoûma, Fûtma, Fâdna, Tûmo, Tilem, Ftâtem... et de 



(1) Voy. Ibn el Hâdjdj, « Madkhal », III, p. 34. 



Digitized by 



Google 



LE NOM 343 

Khadîdja, Khadoûja, Kheddoûja, Khdiouej, Khdâdîj... Un 
musulman^ quel qu'il soit, est toujours flatté de s'entendre 
appeler Sîdi Mohammed, ou Sîdi ^Abdallah (*). On appelle 
souvent celui qui naît le vendredi, Boudjem*a et celui qui 
naît le jour de la fête, Belâïd. Celui qui naît coiffé, reçoit le 
nom de Mahjoùb et celui qui naît sans lobe de Toreille, le 
nom de Mîçoùm ; on peut, du reste, s'appeler Mîçoûm et 
n'avoir pas cette conformation physique, mais il est courant 
de nommer de ce nom (*elui qui naît ainsi constitué. 
S'il naît deux jumeaux, on les appelle généralement 
Haçan et Hocéïn ou, si ce sont deux filles, Fûtima et 
Khadîdja; s'il y a un garçon et une fille, on choisit le 
plus souvent Haçan et Fâtima. La naissance de deux 
jumeaux, au rebours de ce qui se passe chez certains 
primitifs, où elle est regardée comme un malheur (^), est 
considérée chez nos musulmans comme un heureux 
présage. Au contraire, la naissance de trois jumeaux est de 
mauvais augure ; il en est de môme chez les animaux, et si 
une chèvre ou une brebis a trois petits, on en tue un pour 
conjurer le sort. 

Le respect qu'on ac(îorde aux enfants se traduit souvent 
par les noms dont on les appelle ; nous avons déjà signalé 
l'habitude d'appeler sîdi de tout jeunes enfants; l'euphé- 
misme c( mlâïka w , ou « anges w, est souvent employé aussK'^). 
Les nouveau-nés sont également appelés « mahjoûb», jusqu'à 
quarante jours environ, ainsi que nous venons de le voir 
dans la formule de l'imposition du nom, et il ne faut pas 
confondre cette appellation avec le prénom de « Mahjoûb », 



(1) Cf Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 437 et n. 

(2) Voy. à ce sujet Lubbok, « Orig. de la civ. », p. 28 seq. 

(li) Cf Marçais, « Dialecte de Tlemcen », I, 110 et la référence à 
Fischer. 



Digitized by 



Google 



344 IMI>ORTANCK DU NOM 

qu'on donne, comme nous l'avons dit, à ceux qui sont nés 
coiffés et qu'ils gardent naturellement toute leur vie; mais 
dans les deux cas, (*'est im mot de bon augure ; on sait que 
chez nous « être né coiffé », est synonyme d' « avoir de la 
chan(*e » ; il s'agit là d'une croyan(*e universelle et dont 
l'origine est évidente. 

L'étude des sauvages a démontré d'une façon définitive 
aux ethnograplies modernes, que chez les peuples primitifs 
le nom est, en quelque sorte, identifié à l'âme et comme la 
crainte de voir celle-ci abandonner le corps domine les actes 
du sauvage en mainte circonstance, il s'ensuit qu'il ne 
prononce les noms qu'avec d'extrômes ménagements, de 
peur de voir une âme quitter son corps ; il craint également 
de livrer son nom à un étranger, car celui-ci possédant ainsi 
cette sorte de double de l'âme, pourrait se livrer avec* lui à 
des pratiques de magie sympathique, susceptibles de nuire à 
son propriétaire (0. De là, l'extrême répugnance du 
primitif de tous les pays à dire son nom ; celte répugnanc^e 
est frappante chez nos musulmans et en particulier chez les 
Marocains. Aussi lorsqu'on veut demander son nom à 
quelqu'un, est-il obligatoire, sous peine de passer pour un 
homme mal élevé ou de ne pas obtenir de réponse, d'user 
de périphrase polie : « Ki semmâk AUâh? )> lui dit-on. 
(( Comment Dieu t'a-t-il nommé? » On comprend que, 
conformément à toutes ces croyances, les enfants soient 
particulièrement appelés de vocables euphémiques, car ils 
sont des êtres faibles et ont besoin plus que d'autres d'être 
protégés contre toutes les mauvaises influences (*). C'est 
pour des raisons analogues que l'on craint chez beaucoup 



(1) Voy. siir tout cela Frazer, « Golden Boiigh », I, p. 403 ; trad. 
franc., I, p. 331 seq. Cpr. Sn. Hurgronje, «Mekka», II, p. 122. 



Digitized by 



Google 



IMPORTANCE DU NOM 345 

de sauvages de prononcer le nom des morts ; celte crainte 
prolongée et transformée chez les peuples civilisés a 
provoqué peut-être et sûrement fortifié Thabitude de ne pas 
prononcer le nom d'un mort sans le faire suivre d'une 
formule déprécatoire ; il n'en est pas autrement, à ce 
sujet, chez les musulmans que chez nous (^). La grande 
importance qu'attachent les indigènes de l'Afrique du 
Nord à tout ce qui concerne le nom a été bien mise en 
évidence en Algérie, lorsqu'il s'est agi, au cours de 
rappli(*ation de la loi de 1882 sur Téta t-civil, de régulariser 
leur système onomastique. Il y eut, dans certaines régions, 
un commencement de rébellion : à Zemmora, pour citer un 
exemple, des musulmans avaient répandu le bruit que tous 
ceux qui se laissaient imposer par le commissaire un 
nouveau nom patronymique mouraient dans Tannée. On 
allait répétant l'histoire d'un indigène qui, ayant eu son 
nom changé, était mort peu de temps après, et vraiment il 
n'élait pas bien difficile de trouver de pareils cas. Cet 
indigène avait été enterré à la zaouia de Sidi Mohammed 
ben *Aouda : on racontait qu'on l'avait exhumé et qu'il 
avait été trouvé coiflfé d'un chapeau haut de forme, symbole 
humiliant des mécréants. Le Préfet d'Oran dut se rendre 
sur les lieux et parla avec énergie aux djenuVa assemblées: 
leur foule murmura, mais force resta à la loi (•^), 

Tous les primitifs craignent beaucoup, nous venons de le 



(1) Sur le respect du nom des enfants, cf Frazer, « Golden Boun^h >\ I, 
p. 408 ; trad. franc., I, p. 3î^5. 

(2) Cf encore Frazer, op. laud., I, p. 521 ; trad. franc., p. 350 seq. 

(3) Ce curieux incident nous a été raconté par M. Venisse, actuellement 
administrateur de commune mixte, détaché à la sous-préfecture de 
Tlemcen. 



Digitized by 



Google 



346 PROTECTION DES ENFANTS; SORCIÈRES 

dire, les influences malignes , d'origine magique, qui 
peuvent assaillir les enfanls el on a recueilli, à ce sujet, 
d'innombrables superstitions. Des peuples avancés en ci\âli- 
sation, comme les Égyptiens, avaient pour conjurer ces 
influences d'innombrables formules et rituels (0. Chez 

les Rehâmna, on évite avec le 
plus grand soin de laisser aperce- 
voir les enfanls aux femmes qui 
sont réputées pour être sorcières ; 
car il y a encore nombre de ces 
malheureuses chez les Marocains. 
On raconte d'elles qu'elles portent 
entre leurs épaules, sous leurs 
habits, un nouet d'étoffe, dans 
lequel se trouve du sang d'homme 
assassiné, de la poudre d'os de 
morts et autres substances malé- 
fiques. Tout enfant sur qui elles 
attachent leur regard, meurt 
avant la puberté; il en est de 
même pour tous les jeunes ani- 
maux qu'elles poursuivent de 
leur influence néfaste, poulains, 
FiG. m. — Une kQsvy,êiya ûnous, chamclous, etc... Quand 

des Rehâmna . , , _ , 

iciickéde'rauuur) 1» c( soliliûra », la sorcière, a 

regardé un enfant, il se met 

aussitôt à pleurer; on le mène de suite chez la a kowwàya » 

(brûleuse), sorte de contre-sorcière qui, avec un petite tige 

de palmier nain, lui applique le feu sur le dos et sur le 



(1) Voy. à ce sujet Maspéro, iii « Journal des Débats », 25 juin 
1902. 



Digitized by 



Google 



FECONDITE 347 

ventre et lui fait, en outre, prendre un remède (^). Les mères 
craignent surtout la « tab'a », mauvais génie qui poursuit 
l'humanité de sa haine, dépeuple les maisons et cause mille 
malheui's, mais en particulier s'acharne après les enftmts. 
La (( tâb*a », cause souvent la mort de tous les enfanls d'un 
individu les uns après les autres, jusqu'à ce que (*e malheu- 
reux parvienne enfin à rompre (c'est le terme employé 
en arabe), cette série de désastres en allant sacrifier au 
tombeau de quelque marabout (-) : il doit avoir bien soin, en 
tuant sa victime, s'il la lue lui-même, de s'appuyer contre 
le mur du marabout, sans doute pour mieux se mettre en 
parfaite communication avec lui. 

Une mère, dont les enfants meurent les uns après les 
autres, ou qui est stérile, emprunte la ceinture d'une femme 
féconde et dont les enfants sont vigoureux, et porte cette 
ceinture sur elle ; ce rite vulgaire de magie sympathique est 
d'ailleurs très répandu dans le Magrib('^). De môme, on évite 
avec soin de toucher la ceinture d'une femme stérile et si on 
demandait à la lui emprunter, elle se ferait elle-même un 
scrupule de la prêter à une mère de famille. C'est dans une 
croyance analogue qu'à Fez, lors des mariages, il est 
d'usage d'emprunter pour la mariée des bijoux et des eifets 



(1) Sur les contre-sorciei*s, voy. Wellhausen, « Reste d. ar. Heid. », 
p, 160. Les premiers médecins n'étaient que des conlre-sorciers. 

(2) Sur la « tâb*a », sa légende, les moyens de la rompre, on peut voir 
Soyoûtî, « Er-Rahmat », p. 203-209. 

(3) « Les Djebaliens ne portent leur burnous que le jour de leur 
mariage. Chaque hameau a son burnous de noces: il sert à tous ceux qui se 
marient et il se trouve en dépôt chez un notable de l'endroit ». (MoiUiéras, 
« Maroc Inconnu », II, p. 495-496). N'y aurait-il pas là l'exemple d'une 
influence bienfaisante exercée par un manteau, que son usage rend plus ou 
moins un porte bonheur? Cpr Basset, « Nédroma et les Traras », p. 20 et 
la référence à Gaudefroy-Demombynes donnée dans ce passage. 



Digitized by 



Google 



348 RITES DE LA « 'AKIÇA » 

do prix aux ménages paisibles et heureux : il on est ainsi à 
Tlemcen ; à Oran, il est d'usage pour les nouveaux époux de 
demander aux couples anciens et heureux une lasse de lait 
ou une tasse d'eau. 

Le quatrième jour après la naissance, chez les Rehûmna, 
on rase les cheveux de Tenfant ; au Maroc cette cérémonie se 
fait de préférence le quarantième jour, mais bien souvent il 
n'y a pas de date très fixe ; il en est ainsi dans tout le Magrib, 
toutefois il arrive assez souvent, et on nous a cité ce cas 
aux environs de Mogador, que la première coupe de cheveux 
est faite le septième jour en môme temps que l'imposition du 
nom. En tout cas, bien que cette dernière date soit plutôt 
exceptionnelle, il est remarquable que l'orthodoxie musul- 
mane considère que c'est la seule qui soit légale (*). Le 
sacrifice d'une victime, l'imposition du nom et la coupe des 
cheveux sont pour elle une seule et même cérémonie. Le 
musulman a ce jour-là sept obligations : nommer son fils, 
couper les cheveux du nouveau-né, faire une aumône de la 
valeur du poids de ces cheveux en argent ou en or, selon 
que ses moyens le lui permettent, sacrifier une victime dite 
(i akîka » (2), enduire la tôte de l'enfant avec du safran, le 
circoncire, et enfin distribuer à ses voisins les morceaux de 
la victime sacrifiée (^). Tous ces rites, sans exception, sont 
des rites de purification CO : un hadit rapporte que 'Abou 



(1) Cf Van den Berg, « Droit musulman », p. 161 el n. 2. 

(2) Sur rétjmologie de ce nom, voy. Marçais, « Dialecte de Tlemcen », 
p. 278, n. 3 et les références qu'il donne. 

(3) Ibn el Çâdjdj, loc. cit.; Radî d dîn Abou Nasr, « Makàrira el 
Akhlàk », p. 73, in med. 

(4) Les Kal)yles, le jour de l'imposition du nom, barbouillent la tête de 
Tenfant avec le sang de la victime égorgée (Hanoleau et Letourneux, 
« Kabylie », t. II, p. 210-211). Ce barl)ouillage est le rite sauvage de la 
purification par excellence. Cf Lang, « Mythes, cultes et religions», p. 263. 



Digitized by 



Google 



PREMIÈRE COUPE DES CHEVEUX 349 

'Abdallah ayant été interrogé sur la signification de la coupe 
des cheveuXj répondit : « C'est pour le purifier des souillures 
provenant des entrailles de sa mère » (^). L'ethnographie 
comparée^ en nous révélant Texistence de cette cérémonie 
chez les peuples les plus divers , nous apprend que, par 
la coupe des cheveux, on croit écarter les mauvaises 
influences (2). 
Toutefois, la tète de Tenfant n'est pas entièrement rasée; 



FiG. 87. — Groupe creiifanUs chez les Reljûmna 
[Cliehé de l'auteur) 

on lui laisse une ou plusieurs touffes de cheveux sur la 



(1) Radî d dîn, loc. cit. 

(2) Cf Frazer, « Golden Bough », I, p. 387 ; trad. franc., I, p. 314 et 
les références données. — CprGoldziher, «Sacrifice de la chevelure chez les 
Arabes », in « Rev. Hist. Rel. », t. XIV, p. 59 ; Morand, « Ril«s de la 
chev. en Alg. », in « Revue Afr. », 1905, n^ 257, p. 237 seq. — Pour la 
coupe des cheveux dans les prières pour la pluie, Frazer, op. laud., 
I, p. 378; trad. franc., I, p. 305. 



Digitized by 



Google 



350 COIFFURE DES ENFANTS 

lêle (*), disposées de différentes façons, suivant le saint 
patron sous la proleetion duquel on entend placer Tenfant. 
Ceux qui sont voués à Sîdi bel *Abbès. portent une ligne de 
cheveux sur le milieu de la lèle et une pelile touffe ou 
« guêrn », à droite; ceux qui se consacrent à Sîdi Ralihàl, 
portent une ligne au milieu et une touffe de chaque côté ; 

ceux qui sont sous le patronage de 
^Moùlaye Brahîm (au S. dWmismiz 
dans TAtlas), portent un toupet, 
deux «nouàder» ou mèches sur les 
tempes et une touffe sur la nuque : 
ceux qui se réclament de Moùlaye 
'Abdallah ben Sa'îd (près de Tames- 
loht), une tresse du côté gauche ; 
ceux qui sont sous la protection de 
Sidi 'Ali ben Brahîm (Tadla), une 
rangée de cheveux devant le front 
et une pelile tresse à droite, etc.... 
Telles sont les consécrations les 
plus usitées chez les Rehâmna. 
FiG. 88 - Coiffure r^ . souvout daus les petites tresses 

(1 un enfant rahmani, ^^ 

en riionneup aiusi formécs sur la tète des enfants, 

de Sîdi 'Ali ben Brahîm • i . i , i- , • i 

.Cliché rie raute^r) ^ïi uiclut des talisuiaus écrits, des 

coquillages (cauris), ou de la terre 

d'un marabout enfermée dans un petit nouet (-). A Tâge 

de la puberté, on enlève ces différentes sortes de coiffures, 



(1) Cf Frazer, op. laiul., I, p. 375; trad. franc., I, p. 302. —Celte 
coutunie, si répandue au Maroc, est cependant réprouvée par l'orthodoxie. 
Cf, p. ex., Takî d-dîn 'Abdelmalik, « Nozhal en nâfirîn », p. 58 (inter- 
diction du « kaz* y>). 

(2) Cfsuprà, p. 100. 



Digitized by 



Google 



CIRCONCISION 351 

sauf les c( nouâder » ; ceux qui en ont les gardent toute 
leur vie, les laissant pousser et se confondre avec leur 
barbe. 

Les Rehâmna circoncisent leurs enfants entre deux et 
cinq ans ; on sait que l'ûge auquel il est procédé à cette céré- 
monie est extrêmement variable dans tout le Magrib : nous 
avons vu que chez les Doukkàla cet âge variait de sept jours 
à douze ou treize ans ; à P'ez, la circoncision se fait entre deux 
et dix ans (^); à Tanger, vers huit ans (2); dans les Jbâla, entre 
cinq et dix ans (^) ; aux environs de Mogador, entre deux et 
quatre ans. En Algérie, c'est généralement vers sept ou 
huit ans qu'on opère l'enfant ('*). Dans l'orthodoxie musul- 
mane, il est recommandé de pratiquer la circoncision le jour 
môme de la « *akîka », c'est-à-dire une semaine après la 
naissance ('^). C'est le barbier ou « hejjûm » qui, au Maroc, 
comme en Algérie, procède à cette opération; mais ici, il ne 
se sertjamais de ciseaux, il n'emploie qu'un couteau. Nulle 
part, au Maroc, pas plus qu'en Algérie, on ne nous a signalé 
l'usage d'un couteau de pierre pour la circoncision ; il en 
était cependant jadis ainsi à Alger, si l'on en croit le P. 
Dan(^>). On sait que l'usage de couteaux en pierre se 
retrouve souvent dans les cérémonies religieuses et indique 
que ces cérémonies remontent à une époque à laquelle le fer 
n'était pas connu ; il n'y a aucun doute, du reste, que la 
circoncision qui se retrouve chez les peuples les plus divers, 



(1) Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 328. 

(2) Salmon, « Tribu marocaine », in « Arch. raar. », I, p. 212-213. 

(3) Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 514. 

(4) Villol, « Mœurs, coût. insl. des ind. Alg, », p. 33. 

(5) Ibn el gàdjdj, « Madkhal », III, p. 32, 

(6) Dan, « Hist. de Barb. », p. 349. Sur l'emploi des couteaux en pierre 
dans les cérémonies relijj^ieuses, on peut voir entre autres Frazer, « Golden 
Bougli », I, p. 346 ; trad. fr., I, 273 et les références qu'il donne. 



Digitized by 



Google 



352 CIRCONCISION 

no soil une praliquo extrêmement ancienne. Les Rehûmna, 
(lès qm^. le pivpm'e est coupé, le jettent par dessus l'épaule 
et Ton m'a assuré qu'on ne l'enterrait pas au cimetière (^). 
Cependant, il en est ainsi dans mainte autre région du Maroc 
et dans toute T Algérie ; souvent môme on va chercher de la 
terre soit dans un cimetière, soit à la limite de la tribu, et on 
y enterre le prépu(*e, puis on remet la terre en place (^). Dans 
tous les cas, chez les Rehâmna, comme partout, la circon- 
cision est Tobjet d'une grande fôte et le sociologue ne peut 
s'empô(*her de remarquer combien Téclat de cette fôte est 
disproportionné à l'importance médiocre que la religion 
orthodoxe donne à la circoncision. De plus, il est souvent 
d'usage de (*irconcire les enfants ensemble O'^); lorsque ce 
n'est pas la coutume, il est cependant d'un usage constant 
que le riclie qui circoncit son fils fasse circon(*ire, en même 
temps, les enfants pauvres du voisinage ; de riches person- 
nages affectent môme, chaque année, une certaine somme 
à des (*irconcisions ('»). 

C/est une chose curieuse que les textes ortliodoxes se 
montrent extrêmement brefs sur la circoncision ; le Coran 
n'en parle pas, le hàdît fort peu et aucun texte canonique ne 
formule de règles précises à ce sujet. Cette discrétion 
contraste avec l'importance extrême qu'attachent les indi- 
gènes à la circoncision; demander à quelqu'un s'il est 



(1) Je serais heureux que celte information fût contrôlée. 

(2) Cf Yillot, loc. cit.; Sicard, « Takitount »; Féraud, « Tournée de la 
prov. de Const. », in « Revue Africaine », XII® ann., n° 67, janv. 1868, 
p. 53. Sur la circoncision en Algérie, voyez encore Bonnafont, 
« Pérégrinat. en Alg. », p. 187; Hanoteau et Lelourneux, « Kabylie », 
II, p. 211-212. Cpr Welhausen, «Reste», p. 174; Sn. Hurgr. «Mekka», 
II, p. 141. 

(3) Cf Salmon, loc. cit. 

(4) El MeiTàkchi, « Almohades », trad. Fagnan, p. 249. 



Digitized by 



Google 



ORIGINE DE LA CIRCONCISION 353 

circoncis^ est une grossière injure (*). On a vu des souverains 
musulmans^ qui pour vexer les chrétiens, les obligeaient à 
se faire circon(*ire P' ; Tenfant qui naît avec un prépuce très 
court et comme circoncis, est considéré comme unebéné- 
di(*tion CT. On cite comme une chose extraordinaire une 
tribu de TEst Marocain, dans laquelle se trouveraient des 
Musulmans non circoncis W. Tout cela nous montre que 
nous nous trouvons en présence d'une cérémonie extrê- 
mement vieille j que Tlslâm a accueillie, mais sans lui 
attacher la môme importance que le Judaïsme. Quel fut le 
sens primitif de cette cérémonie? On a écrit à ce sujet des 
volumes. Spencer y voyait un sacrifice i-^), mais cette 
hypothèse est abandonnée aujourd'hui; d'autres rapprochent 
la circoncision des mutilations que s'infligent les sauvages 
pour se distinguer et attirer sur eux l'attention^ principa- 
lement celle du sexe féminin (^'») ; l'orthodoxie musulmane 
lui donne le sens d'une purification et l'appelle môme de ce 
nonij en arabe ce tahara »; la plupart des sociologues 
modernes y voient un rite d'initiation. Ces deux dernières 
interprétations ne sont pas contradictoires : en premier lieu, 
l'analogie de la circoncision avec la coupe des cheveux, le 
fait que dans les deux cas on enterre les dépouilles, tout cela 



(1) Cf Weslermarck, « Human Marriage »', p. 202 et les références 
données. 

(2) Dozy, « Miisulm. d'Esp. », II, p. 105, et les références données. 

(3) Cpr Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 25 et le passage duKilâb 
el Istiksà visé. 

(4) Les Zkàra, d'après Mouliéras, « Tribu antimusulmane », in « Soc. 
Géog. Oran », XXYIP ann., t. XXIV, p. 273. La môme chose avait déjà 
élé dite des Zkàra, dans le même périodique, par Demaeght, « Voy. d'ét. 
comm. s. 1. front, maroc. », XIX*^ ann., t. XXIII, fasc. LXIX, p. 194. 

(5) Spencer, Sociologie, III, p. 91. 

(6) Westermarck, « Human marriage », p. 205. 

23 



Digitized by 



Google 



354 MORT 

plaide en faveur de la théorie de Texpulsion du mal ; mais^ 
d'autre part; le fait que la cérémonie est souvent collective el 
annuelle, et revient môme à époques fixes W, serait assez 
caractéristique d'une épreuve d'initiation, telle que l'étude 
des mœurs des sauvages modernes nous la représente v~). 

Chez les Rehâmna, comme chez bien d'autres populations 
de l'Afrique du Nord, les cérémonies funèbres ne sont pas 
aussi développées que Ton s'attendrait à les trouver, lorsque 
Ton considère le rôle important que joue le culte des morts 
dans le maraboulisme. Aux derniers moments d'un 
agonisant, ses proches se tiennent autour de lui et les 
voisins cherchent à faire partie de l'assistance. C'est, en 
effet, une croyance répandue chez nos musulmans, que 
l'âme du mourant ne peut entrer en paradis, qu'après avoir 
obtenu la grâce de ceux qui ont assisté à la mort. Il en est de 
même lors des accouchements : on croit que l'enfant ne peut 
naître qu'après avoir obtenu la grâce de tous les assistants. 
Aussi, dans ces circonstances et spécialement aux derniers 



(1) A l'occasion de l'anniversaire de la naissance du Prophète. Cf 
Salmon, loc. cit.; Meakin, « The Moors », p. 243. 

(2) Cpr Frazer, « Golden Bough », I, p. 51 ; trad. franc., I, p. 52. Ce 
passage est relatif aux dents et on remarquera que la cérémonie de la première 
dentition a beaucoup d'analogie avec celle qui nous occupe. Léon l'Africain, 
in Ramusio, I, fol. 42, A, dit qu'à Fez il y avait une fête des premières 
dents. — Hanoleau et Letourneux « Kabylie », II, p. 212, ont cru 
retrouver des traces de cérémonie de l'excision des filles : l'excision est 
usuelle en Orient ; les docteurs musulmans sont partagés sur le point de 
savoir si elle est obligatoire (Ibn el Jlâdjdj, loc. cit.). Certaines informations 
m'ont fait croire que l'infibulalion avait jadis été et était peut-être 
encore sporadiquement pratiquée dans la Petite Kaby lie, mais je n'ai rien 
pu recueillir de positif à cet égard, malgré un séjour prolongé dans le pays. 



Digitized by 



Google 



LAMENTATIONS FUNEBRES 355 

moments d'un mourant, cherche-t-on par tous les moyens 
possibles à restreindre le nombre des assistants. Ceux-ci 
sont du reste attirés, non seulement par la croyance que 
nous venons de signaler, mais aussi par l'espoir d'envoyer 
aux morts qui leur sont chers un message par l'intermédiaire 
du mourant. On dit tout haut à l'agonisant : « Oussêl 
esselAm elkhoûya». ou ce louâldi », c'est-à-dire : a Porte mon 
salut à mon frère » ou « à mon père » (défunts). On 
comprend que la famille du moribond cherche à le soustraire 
à ces cruelles commissions. 

A peine a-t-il rendu le dernier soupir, que les lamen- 
tations éclatent; les femmes se mettent à hurler et à se 
déchirer affreusement la figure avec leurs ongles. Il en est 
ainsi chez les Rehâmna, les Doukkâla, les Serârna, les 
TAdla. A Merrâkech, au contraire, il n'y a ni lamentations, 
ni lacérations ; cet usage n'est pas suivi non plus chez les 
Hûha, les Ghiàdma, ni les 'xAbda. Toutefois, chez les 
Rehâmna, les femmes ne suivent pas le convoi funèbre et 
continuent à se lamenter dans la maison du mort. Chez les 
Doukkâla, les Châouia, les Tâdla, les lamentations sont 
plus exagérées et les femmes viennent se déchirer la figure 
jusque sur la tombe du défunt et retournent même s'y 
lamenter plusieurs vendredis de suite. 

Des chants funèbres, chantés le plus souvent par des 
« neddâbât », pleureuses professionnelles, accompagnent les 
lamentations. Cette littérature populaire est très développée 
chez les Rehâmna et les Doukkâla, mais il faut avouer 
qu'elle est particulièrement ardue à étudier pour les 
Européens ; ces chants funèbres, du moins, ceux qui n'ont 
pas de caractère littéraire accusé, sont pleins d'ellipses et 
paraissent, à première vue, peu cohérents. Peut-être, 
d'ailleurs, le genre comporte-t-il essentiellement ce carac- 



Digitized by 



Google 



356 CHANTS FUNEBRES 

1ère; on en jugera par les morceaux suivants qui ont été 
recueillis sur place. Le premier se rapporte à la mort d'un 
homme tué, au cours d'un combat, mais il faut savoir que 
ces sortes de chanls funèbres se chantent très bien à 
Toccasion d'une mort quelconque, sans qu'on fasse attention 
si les paroles sont bien appropriées aux circonstances et 
reloge d'un guerrier peut très bien être chanté à la mort 
d'un homme très pacifique. 

c( Viens, ô mon petit frère (3 fois). — Les chevaux sont 
venus, et sont venus W. — M'attaquer jusque dans le 
c( khâlfa » (2;. — Tu m'as trahie, moi qui m'étais habituée à 
la compagnie ^^'^ . — Ils ont sellé leurs chevaux et dressé 
leurs embûches (V. — Tes amis debout, demandaient des 
renseignements (^>;. — Celte attaque eut lieu le soir. — Où 
est allé le plant de clémence? l'v. — L'homme à la parole 
toujours tenue, — Qui n'était jamais gôné pour offrir 
rhospilalilé C'h — Que de foules l'ont quitté satisfaites ! — 
Où a disparu le plant de clémence ? — Mon petit frère sous 
la terre m'est caché — El le feu qu'allume sa mère est 
resté (^).... » 



(1) La répétition marque le grand nombre des cavaliers qui participaient 
à l'attaque. 

(2) Le « khâlfa y>, est la partie de la tente réservée aux femmes. C'est donc 
la veuve du mort qui parle et c'est son mari qu'elle appelle son petit frère. 

{}i) C'est-à-dire, la mort t'a ravi à mon affection. 

(4) Ils ag-it ici des ennemis qui ont fondu sur la tribu ou le village. 

(5) Les amis du défunt ont été pris au dépourvu et n'ont pu se défendre : 
ils n'étaient pas préparés et en étaient encore à demander des rensei- 
gnements quand les ennemis les ont surpris. 

(6) Le mort était un homme noble et généreux. 

(7) Littéralement « que la « gueç'a » (grand plat) n'embarrassait 
jamais ». 

(8) Il est mort et sa mère vil encore ; il s'agit là du feu que sa mère, 
entretient sous la lente dans le « kânoûn » ou foyer. 



Digitized by 



Google 



CHANTS FUNEBRES 357 

Le suivant est plus obscur : 

(( Ou mâli mâli lâlla hîna a mâli W. — ma petite fille, la 
perdrix dit à la gazelle : — Allons visiter les lieux de 
réunion P) — Et voir comment va le fameux tireur i^). — 
S'il est au conseil ou dans sa tente. — Et la marmite de 
cuivre W. — Bois, ô mon père, dans la tasse aux anses d'or. 
— Le mokaddem, a cheikh er rma )>P). — Le campement est 
près du jardin et la meule est haute (^). — Dâdda, petite 
mère, il était fortuné dans les moissons de l'été 0). — Il 
n'allait que chez ses égaux (^). — Il ne prenait (pour 
femmes) que déjeunes et jolies filles CT. — Mes pieds m'ont 
emmené, (c yâ mâli mâli » (i^). — Jilâli, emmène les 
mulets. — Donne le bonjour à mes enfants — Et dis leur 
que les saints du pays m'ont retenu ici (^i). — Là était 
marqué l'endroit où devait être ma tombe i^-) ». 



(1) Ces syllabes ne nous paraissent avoir aucun sens; c'est une sorte de 
ritournelle. 

(2) « Rsâm » : lieux où on s'est rencontré, où il y a eu des rendez- 
vous, des réunions. 

(3) Le défunt qui excellait au tir des armes à feu. 

(4) Le sens ne nous apparaît pas. 

(5) Peut-être le défunt, « chef des tireurs ». 

(0) C'est une tente riche plantée près du jardin de son propriétaire ; la 
hauteur de la meule de paille porte témoignage de son aisance. 

(7) Ses champs lui donnaient des récoltes abondantes. 

(8) n ne fréquentait que les personnages de haut rang comme lui. 

(9) n s'agit des femmes qu'il épousait simultanément et successivement. 
Les grands chefs se marient beaucoup. 

(10) C'est maintenant le mort qui est censé parler et il va s'adresser à son 
esclave Jîlàli. 

(11) Ces vers montrent clairement qu'il est mort à l'étranger, proba- 
blement dans une guerre. 

(12) Vers propres à exciter la pitié ; c'est un grand malheur pour les 
Musulmems, que de mourir loin de chez eux. 



Digitized by 



Google 



358 CHANTS FUNEBRES 

I>c chant suivant se rapporte à la mort d'une femme de 
riche : 

« Ah, yâ làlla », \âens! (bis). — LAlla, maîtresse de 
grande lente. — Son rhal est élevé (* . — Son outre fait du 
bruit dans les nuits '^ . — Ses vaches sont renommées ^\ 
— C'était une maîtresse généreuse, — Toujours prête à 
donner le lait ^^). — De dessous les vaches ^^ ». 

Voici un morceau funèbre qui se rapporte à la mort de 
jeunes gens tués dans un combat : 

« Yaou », nous ne nous attendions pas à votre mort, ô 
jeunes gens. — Les armes sont disséminées et les 
« ouarouâr » i^'^'^ sont rares. — Votre courrier est sorti le 
vendredi (') (bis). — Les alliés de l'ennemi ont fondu sur 
nous, — Ils ont tué cent cavaliers — El ont tué jusqu'aux 
enfants ». 

Le chant suivant respire la guerre ; un souffle de révolte 
le traverse ; peut-être se rapporte-t-il à un incident de la 
grande révolte des Rehâmna au début du règne de Moùlaye 
*Abdel*azîz : 



(1) Grande pile de coffres, tapis, etc., qui se trouve au milieu de la 
tente arabe. Son « rhal « était élevé, c'est-à-dire qu'elle était riche. 

(2) Elle bat le beurre toute la nuit, ayant une nombreuse maisonnée à 
nourrir, afin que la nourriture soit prét« dès le matin. 

(3) Littéralement « montrées » : on se les montre, comme des bêtes 
exceptionnelles. 

(4) Le lait s'offre aux hôtes et ne se vend jamais. Cf suprà, p. 135. 
Vendre son lait est une indignité et les marchands de lait sont partout 
méprisés dans l'Afrique du Nord. 

(5) C'est-à-dire chaud. 

(6) Ce mot désigne les fusils entièrement creux, c'est-à-dire se chai^eanl 
par la culasse, à tir rapide, et spécialement les Martini dans cette partie du 
Maroc. 

(7) Le courrier qui vous annonçait : ce passage est obscur. 



Digitized by 



Google 



CHANTS FUNEBRES 359 

a 11 a écrit une lettre et me l'a envoyée W. — Moûlaye 
'Abderazîz ne m'a pas donné de réponse. — Il n'y a pas de 
justice à Merrâkech P) (bis). — Faites vos provisions P) (bis). 
— Remontez vos brides pour les cris (de guerre) W. — Ils 
ont détruit les forteresses des tribus. — Enlevez vos provi- 
sions (bis). — ma fille, adieu, ô ville (^^). — Les gens de 
cœur sont morts (^>). — On a dit au khalifa du Sous : Ta 
poudre, ôfils CO ». 

Encore un chant funèbre pour la mort d'une jeune femme 

(( Omère, ô mère, que feras-tu du moment que je viens à 
mourir (^). — Je trouvais toujours la tente balayée et les 
enfants sages, comme si je n'étais pas absent (^). — J'ai vu 
son mari (10), il s'est levé la nuit et le matin il était sur sa 
tombe (^1). — Il n'y a pas de consolation, — La jeune femme 
a laissé son trousseau de noces en haut du « rhal » (^2) — 



(1) On peut supposer que c'est un parent du mort qui parle. Ce qui suit 
est le texte de la lettre dont il est question. 

(2) Sans doute il s'agit d'une affaire politique ; le mort était quelque 
grand chef, victime d'une des spoliations habituelles au makhzen. 

(3) C'est-à-dire préparez-vous à la guerre. 

(4) C'est un appel ù la révolte. 

(5) « Ma fille » est-il un vocatif pour Merrâkech ? C'est en effet de 
Merrâkech qu'il s'agit. Le héros du chant funèbre quitte cette ville pour 
rejoindre sa tribu et la pousser à la révolte. 

(6) Sans doute il a été victime de quelque perfidie. 

(7) On pousse ce personnage à se révolter. 

(8) C'est la morte qui est censée parler dans ce vers. 

(9) Il semblerait que c'est le mari veuf qui parle maintenant. 

(10) La parole est maintenant à un troisième personnage, la suite montre 
que c'est la mère de la défunte. Le mot « zmân », se prend dans le sens 
d'époux, soit pour l'homme, soit pour la femme. 

(11) Son mari a été visiter sa tombe dès le matin. 

(12) Elle était jeune mariée et n'a pas encore eu le temps d'user son 
trousseau qui est resté sur le « rhal » (voy. p. 358, n. 1). 



Digitized by 



Google 



300 FUNÉRAILLES 

R6signe-toi à sa perte, ô fils de bonne famille t^\ — Je n'ai 
pas (Vautres filles comme elle, car c'était la plus noble des 
femmes (^) ». 

Les convois funèbres ne sont peut-être pas, dans les 
campagnes, aussi assidûment suivis que dans les villes. 
Dans l'Afrique du Nord, les Musulmans qui assistent à xni 
enterrement se font un devoir de porter à tour de rôle le 
cercueil, ce qui, selon la croyan(*e musulmane, « lave les 
péch(!?s » î'i^ A Fez et à Merrakech, cependant, le cercueil 
est porté par des gens qui font ce métier; à Fez, on les 
appelle des « zerzAya » (portefaix) , à MerrAke(*h , on 
les désigne sous le nom de « reffî\*a ». On récite parfois 
dans les enterrements, comme cela se fait d'une fiiçon 
plus générale en Algérie, des vers de la « Borda » , ou 
de la « Hamzia », poèmes composés par El Boûcîrî W à la 
louange de Mahomet, surtout du premier de ces poèmes. Le 
commencement de la Borda ne ressemble pourtant guère à 
un chant funèbre, car il y est d'abord uniquement question, 
suivant un vieux cliché de la poésie arabe, du chagrin que le 
poète éprouve à se voir séparé de sa maîtresse. Il y avait ainsi 



(1) Ceci s'adresse au mari veuf. 

(2) Sur les chants funèbres dans le Nord de l'Afrique, voy. un curieux 
passag-e dans « Relation de trois voy. au Maroo^ p. 110-111. On trouvera 
des chants funèbres traduits dans P'éraud, « Tournée dans la province de 
Constantine », in « Rev. Afr. », XII® ann., n** 67, janv. 18(58, p. 55 ; 
Daumas, « Chevaux du Sahara », p. 455 seq.; mais voy. surtout le travail 
de Joly, « Poésie moderne des nomades alt^-ériens », in « Rev. Afr. », 
48^^ ann., n*' 254-255, 3° et 4® trim. 1904, p. 211 seq. 

(3) On peut consulter spécialement le « 'adab des convois funèbres », 
« Tohfat el abçâr oua 1 baçâïr », de Mahmoud es Sebki. — Le texte des 
chants funèbres traduits ici sera donné dans l'appendice n^ 4. 

(4) Charaf ed dîn 'Aboû * Abdallah Mohammed el Boûcîrî. Yoj. René 
Basset, « Bordah », où se trouvent des renseignements complets sur le 
poème et son auteur. 



Digitized by 



Google 



FUNÉRAILLES 361 

dans la poésie arabe dos lieux communs obligés et lelle était 



FiG. 89. — Kiiterrenient d'un musulman à Alger 

la tyrannie des traditions, qu'un poète ne pouvait pas 
commencer à sa guise une a kaçida ». Aussi, ne doit-on pas 



Digitized by 



Google 



362 



FUNERAILLES 



s'étonner outre mesure de voir un poète qui va chanter les 
louanges du Prophète, commencer par parler de sa 
maîtresse. Les glossateurs musulmans ont d'ailleurs voilé 
facilement ce qui aurait pu paraître inconvenant dans 
ce début, en prétendant qu'il s'agit ici non d'un amour 
ordinaire, mais de l'amour du Prophète et que c'est lui et 
non une maîtresse imaginaire qui est chanté au commen- 
cement de la Borda ; c'est ainsi que chez nous les théologiens 
voient dans l'églogue du Cantique de Salomon, l'amour de 
Jésus-Christ pour l'Église. Quoi qu'il en soit, les Musulmans 
des villes algériennes qui assistent à un enteiTement 
alternent les vers de la Borda avec la « chehâda » musul- 
mane en les psalmodiant sur l'air suivant i^) : 

ÀHdante. ^ ( «« = f ) 



tfE|E:^!^Ei^|^E*^ 5E}^^^ 



Là i là ha il la Llâh, 



là i là ha 



■ ^ — h — A — h — b — ^ — b — h^=P 



=^^SF*= 



tr- ^-lr-t7 



tM?- 






^m 



30 



ï 



ï 



p=t?= 



Î3=^=ÏJ=il?E 



lt=tl 



il la Llàh, 



là i là ha 



U la Llâh, 



1T — / — h — h — * — b — b — V 



1r-V-tr-t7 



/ , 



Tz 



^mt 



Mo ham med ra 



çoûl Al lâh. 



^ 



3=^ 



3 



'x^Ç 



(2) Cet air a été noté pour moi par M. Mouliéras, qui y a joint un 
accompagnement. 



Digitized by 



Google 



FUNÉRAILLES 



363 



^^^^^^^^^^m 



A min ta dak kou ri djt 



•■ ^ h h h h ' h i l V ^ 



tr-tr-îr-t^ 



p-r 



ra nin bi d*t 



^5E3 



^]^ 



Tz 



^^ 



m 



4?=ÎJ 



t^EEEE 



Sa la min 



=v=?=î?=tr: 



4c=t?: 



ma zadj ta dam *an dja râ 






i 



^^^ 



mim mouk la tin 



bi da mî. 



^^^^^^^^i 



Les prières sur la tombe sont les mômes à peu près que 
dans toute l'Afrique du Nord; elles sont faites par les 
tâleb (^). La coutume, si générale sur toute la terre, de l'obole 
du mort, n'a laissé que peu de traces au Maroc ; on n'enterre 
pas d'habitude de joyaux ou de monnaies avec le mort<2) . 
Cependant, on inhume quelquefois un enfant ou une 
femme avec ses bracelets et autres bijoux. En Algérie, on 
enterre souvent avec le mort une amulette appelée « sou'âl», 
que Ton place sous sa tôte : c'est un talisman écrit par les 
tâleb et qui, dit-on, permet à l'âme de celui-ci de répondre 



(1) Voy. à ce sujet Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 426 seq. 

(2) Il en est peut-être autrement dans le Nord du Maroc. Cf Pidou, 
« Empire du Maroc », p. 55. 



Digitized by 



Google 



364 VISITES AUX TOMBES 

plus facilement à Mounkar et Nakîr^ les deux anges qui, 
d'après la croyance musulmane^ Finlerrogent dans le 
tombeau ; je n'ai pas trouvé cet usage répandu dans le Sud 
du Maroc. 

Chez les Rehâmna il est d'usage, ainsi que dans l'Afrique 
Mineure en général, de visiter les tombes : ce sont les 
femmes qui se chargent de ces visites quelques jours après 
la mort de leurs parents. Puis elles y retournent tous les 
vendredis, et y amènent des tûleb pour dire des prières. 
Dans beaucoup de villes la visite des tombes le vendredi 
constitue la principale sortie des femmes et dégénère même 
souvent en distraction, quand elle n est pas prétexte à des 
incartades plus graves (^) : l'orthodoxie musulmane, qui est 
hostile à (*et usage, n'a pu cependant parvenir à le déra- 
ciner (~). Il est assez remarquable que chez d'autres popu- 
lations du Hoûz, qui sont berbères, on ne ^dsite point les 
tombes; il en est ainsi chez lesHàha, par exemple, on n'y 
fait pas môme ce pieux pèlerinage à la fôte de 'Achoûra. 
A Merrûkech, au contraire, on se rend en grande foule aux 
cimetières à cette occasion, on y fait des aumônes aux 
pauvres, on asperge les lombes avec de l'eau et on y plante 
des myrtes. En Algérie, dans certains pays, on plante 
toujours quelques oignons de scylles sur les tombes (3) ; celt^ 
coutume de planter des fleurs sur les tombes est universelle; 
on croit que Pâme passe dans ces végétaux et y souffre 
moins CO. Une légende très répandue, est celle de deux 
amoureux enterrés l'un près de l'autre et sur la tombe 



(1) Cl* Marçais, « Dialecte de Tlemcen y>, p. 128. 

(2) Voy. Dm el Hàdjdj, « Madkhal », p. 122, 160. 

(3) Sicard, « Takitount ». 

(4) Gfsuprà, p. 104. 



Digitized by 



Google 



RE5AMNA ET ZKARA 365 

desquels poussent des arbres s'enlrelaçant (0 j cest dans la 
province d'Oran riiisloire de Koùra et 'Aouûli (~). A 
Merrûkech, les hommes et les femmes visitent encore les 
tombes le vingt-septième jour du Ramadan; les femmes 
seules les visitent pendant trois jours après une mort. A 
part ces différents cas, il n'y a pas à Merràkech d'autres 
visites de tombes i^). 

•k 

Dans son mémoire sur les Zkâra, Mouliôras a range les 
Rehàmna du IJoûz au nombre des groupes sociaux qui 
professeraient les doctrines qu'il a attribuées à ces popu- 
lations de l'Orient marocain. Quelque subversives des 
idées courantes que paraissent les découvertes du professeur 
d'Oran et bien qu'il y ait lieu de lui en laisser provisoirement 
toute la responsabilité, nous ne pouvons croire qu'il ait été, 
comme on l'a dit, trompé par des imposteurs. Lorsque les 



(1) Cf Chauvin, « Bibliographie arabe », V, p. 107. « 

(2) Koûra, non d'homme; 'Aouàli, non de femme. Sur ce dernier, vo;y. 
Bel, « Djazya », in « Journ. Asiat. », sepl-oct. 1902, p. 234, p. 126 du 
t. à p. 

(3) Sur les cérémonies funèbres au Maroc, on peut voir, outre les 
auteurs que nous avons déjà cités, Léon l'Africain, in Ramusio, fol. 42, A; 
Urquardt, « Pillars of Hercules », II, p. 207 seq.; Lenz, « Timbouctou >.-, 
I, p. 175; Quedenfeldt, « Br. d. Mar. » in « Ausl. » 1890, p. 732; 
Séo^onzac, « Voy. au Mai'oc », p. 210 ; Thomson, « Travels in Atl. and 
South. Mor. », p. 24 ; Diego de Torrès, « Hisl. des Chérifs », p. 200 (cf p. 
114); Mouliéras, «Maroc Inconnu», II, p. 425-435, 584-590; Aubin, 
« Maroc d'aujourd'hui », p. 328; Meakin, « The Moors », p. 377 seq. Ce 
dernier est le plus complet ; on pourra comparer la psalmodie notée à celle 
de la Borda que nous venons de donner. Pour l'Algérie, voy. les références 
données par Stumme, « Beduinenlieder », p. 88, n. 6. Il est bon d'y 
ajouter Hanoteau el Letourneux, « Kabylie », II, p. 220 et Robert, 
« L'Arabe tel qu'il est », p. 155. 



Digitized by 



Google 



306 REHAMNA ET ZHARA 

faits qui sont à la base de son mémoire auront élé vérifiés et 
retrouvés dans les différents groupes de populations qu'il 
énumère (0^ il lui restera Thonneur de les avoir signalés le 
premier. Toutefois les mœurs singulières des Zkâra avaient 
déjà été indiquées par Demaeght, qui avait fait connaître 
qu'ils passaient parmi les arabes pour hérétiques, pour avoir 
des mœurs dissolues, pour ne pas pratiquer la circon- 
cision (2). Parmi les groupes que Mouliéras cite comme ayant 
les croyances des Zkâra, se trouvent les Mlâïna, de la 
province de Fez ; Aubin a signalé les rapports des Mlâïna 
avec les Zkâra, mais il ne dit rien de leurs mœurs : « ils 
forment, dit-il, une honnête république » (3). Nous devons 
dire ici, sans toutefois prétendre rien conclure de ce fait, 
que, lors de notre voyage à Fez, en 1901, nous interrogeâmes 
à plusieurs reprises des musulmans sur les Mlâïna et 
plusieurs de nos informateurs nous en parlèrent avec 
violence, disant que c'étaient des « khouârij », c'est-à-dire 
des hérétiques, qu'ils ne croyaient à rien et qu'ils com- 
mettaient couramment toutes sortes d'horreurs, à commencer 
par la prostitution de leurs filles et par l'inceste. N'ayant pas 
été chez les Mlâïna et n'ayant pu, par conséquent, vérifier 
ces accusations, je mécontentai d'en prendre note et je les 
attribuai à une sorte de haine qu'auraient eue les Marocains 
contre ces étrangers ; je vois aujourd'hui qu'elles avaient sans 



(1) Mouliéras, « Une tribu zénèle anlimusulmane au Maroc >>, in « Bull. 
Soc. Géog. Cran », 27» ann., l. XXIV, fasc. C, juillet-sepL 1904, p. 24:î. 
La première partie de cet article qui n'est pas terminé au moment où nous 
écrivons ces lignes, a paru dans le môme périodique, 20« ann., t. XXIII, 
fasc. XGVII, oct.-déc. 1903, p. 293 seq. 

(2) Dans le même piriod., 19* ann., t. XXIII, fasc. LXIX, avr.-juin 
1896, p. 193-194. 

(3) Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 104. 



Digitized by 



Google 



REIJAMNA ET ZKARA 367 

doute quelque foudement. Les ïinânema du Sud Oranais, 
donnés également par Mouliéras, comme « affiliés au 
Zkraouisme », nous sont également connus pour exercer^ en 
général, des méliers méprisés, pour être impies et pour 
laisser jouir leurs femmes dime liberté singulière (^). Il y a 
donc là un ensemble de présomptions qui doivent faire 
prendre en grande considération les révélations de l'auleur 
du (c Maroc Inconnu ». Mais en ce qui concerne les Rehâmna, 
nous ne pouvons apporter aucune confirmation à ses 
assertions : dans la petite étude que nous en avons faite, nous 
n'avons rien trouvé qui se rapporte à des coutumes aussi 
étranges que celle àxxjus primœ noctis des Zkâra (2), de la 
« nuit de l'erreur » ('^), ou de la singulière forme de mariage 
décrite par l'auteur W. Mais peut-être en aurions-nous trouvé 
des traces si nous avions été prévenus; si, dans tout ce que 
nous exposons au cours de ce chapitre, rien ne se rapporte aux 



(1) Cf de la Marlinière et Lacroix, « Documents », II, p. 708. Cpr nos 
« Marabouts », p. 99. 

(2) Je persiste à croire qu'il s'agit bien d'un « droit du seigneur », au 
cas ou l'information serait vérifiée ; même s'il était démontré qu'il ne s*agit 
que d'une « confession », suivant l'expression de Mouliéras, on devrait la 
considérer comme une survivance d'un tel droit, dont l'exercice serait 
tombé en désuétude. On a des exemples de sociétés sauvages accordant un 
AtoU à% ju9 primœ noclis axi roi-prétre ou roi-dieu de la société. Vo^., p. 
ex., les références données par Westermarck, « Human Marriage », p. 76, 
sans aucunement adopter, pour cela, les conclusions de cet auteur. 

(3) Je me permettrai de rapprocher de cette cérémonie de la nuit de 
promiscuité, une coutume très analogue rapportée par Léon l'Africain, in 
Ramusio, I, fol. 61, A, à propos de peuples habitant dans les montagnes 
voisines de Fez. 

(4) Cette forme de mariage se rapproche à la fois du mariage amiilten 
limité et du mariage sémundien des ethnographes modernes. 



Digitized by 



Google 



368 FÊTE DES SACRIFICES 

routiimos spéciales des Zkâra, nous ne saurions conclure quoi 
que ce soil de cette conslalalion négative '*>. 

Des quatre grandes fêtes religieuses musulmanes qui sont 
naturellement célébrées par les Rehamna, c'est surloul 
rÂïd el Kebîr et *Âchoùra, que Ton appelle « el *a(*hoùr »• 
qui présentent quelques parli(*ularilés intéressantes à 
signaler. Le jour de la fête des sacrifices, on se rend chez le 
« fkîh » de Tendroit et là, la plupart des chefs de famille lui 
remettent leur couteau et des dattes ; c'est le fkîh qui aiguise 
lui-môme l(*s couteaux ; puis on fait la prière au « msalla », 



(1^ CVsl sans doute ù Texistence des Zkara ou des {groupes analog^ues 
qu'il convient de rapporter l'assertion contenue dans Serres et Lasram, 
« Vov. chez U*s Senoussia », p. 94, n® 1, où il est dit qu'il y a des mola- 
zélites au Maroc. — Depuis l'impression de ces pajifes, M. Mouliéras a 
terminé sa remarquable étude sur les Zkùra et dans la dernière partie, il 
déclare que ses plus récents informateurs lui ont dit que les Rehàmna 
n'étaient pas affiliés aux Zkâra. — D'autre part M. Salmon a publié dans les 
« Archives marocaines », II, p. 258, une notice sur les Bdàdoua du Harb 
qui ressemblent complètement aux Zkùra. — Il y a là un ensemble bien 
curieux de faits dont il serait peut-être prématuré de vouloir donner une 
interprétation. Au Con«!:rès des Orientalistes d'Alg'er, M. Montet a 
rapproché ces populations des Druses et M. Marçais des Béni *Adès 
algériens. Il est à remarquer que tous ces o^roupes paraissent affiliés à la 
confrérie de Sîdi Ahmetl Ijen Yoùcef de Miliàna, les Béni *Adès comme les 
autres. (Jes Béni *Adès, sortes de << bohémiens » alp;ériens sont répandus 
dans l'Alj^érie, sans former nulle part de groupement cohérent : ils 
sont jifénéralement maquijii'nons, forcerons, tatoueurs surtout. On les 
appelle aussi « *Amriya ». Or, on lit dans le mémoire de Mouliéras que les 
Zkcira se réclament d'un certain *Amor ben Slimân, dont la personnalité 
reste très indécise. Il est d'autre part étal)li que les disciples de Sîdi Ahmed 
ben Yoûcef ont souvent été considérés comme hérétiques fCf Ibn 'Asker, 
« Daouhat en-nàchir», p. 90; Ahmed ben Khàled, «Istiksà», IIL p. 23 
[hérésie des (^herraka] \ — D'autre part, d'après Mouliéras, il y aurait des 
j^roupes analof^ues dans les Chàouia, qui sont, nous le Scivons venus de 
Tripolitaine et au dire de certains auteurs musulmans kharedjites d'oritçine. 
Cf supra, p. 4, n. 1. 



Digitized by 



Google 



DIVINATION PAR LK SANG, PAR L'OMOPLATE 309 

endroit à ciel ouvert affecté à cet usage, et le fkîh se charge 
de tuer une partie des moutons et commet un certain nombre 
d'individus pour tuer le reste ; à chacun d'eux il désigne la 
tente où il doit sacrifier^ lui remet un des couteaux et lui 
donne en même temps une poignée de dattes. Chaque 
mouton est égorgé devant les deux piquets formant montant 
au centre de la tente. A ce moment, on recueille du sang 
de la victime, auquel on mélange du harmel, un peu 
d'orge et un peu de charbon; puis quand le sang est coagulé, 
on examine ce mélange. S'il y a au milieu une grande raie 
blanche, c'est le a kfen » ou c< linceul », signe de mort; s'il 
y a des trous çà et là, c'est le « mers » ou (c assemblage de 
plusieurs silos », qui présage une bonne récolte ; s'il y a des 
bosselures, c'est le « rnem » ou «bétail», qui, à gauche, 
indique que l'année sera bonne pour les moutons, et à 
droite, signifie, au contraire, la prospérité des troupeaux de 
bœufs. Mais la divination par le sang n'est pas la seule 
qui soit en usage à cette occasion; on pratique aussi 
chez les Rehâmna, comme du reste dans toute l'Afrique 
du Nord, l'omoplatoscopie , c'est-à-dire la divination 
par les omoplates du mouton sacrifié. Il est curieux de 
constater que c'est là une coutume répandue chez les peuples 
les plus divers du monde (i). El Idrîci signalait déjà les 
Zénètes qui habitent entre Tlemcen et Tiaret, comme 
particulièrement versés dans la scapulomanc^ie (^^; au Maroc 
elle se pratique généralement ; toutefois, nous verrons que 
certaines tribus berbères ne la connaissent pas. On désosse 



(1) \oy. les principales références rolalives a ce sujet dans Tvlor, « Civ. 
prim. », I,p. 146 et Frazer, « Golden Boii<^h », I, p. 306; trad. franc., 

I, p. 27^]. On peut y ajouter une curieuse note de Havet, ^(Christianisme», 

II, p. 96, où il y a également d'intéressantes références. 

(2) Idrîci, « Descript. Af. et Esp. », trad. Dozy et de Goeje, p. 106. 

24 



Digitized by 



Google 



370 LA « FARAJA » 

l'épaule droite et on en retire l'omoplate : si elle est lisse, 
Tannée sera bonne; si, au contraire, il y a une ligne 
blanche, c'est le signe du « kfen », de mauvais augure. Le 
premier jour de la fête, on ne mange que la tête, la fressure 
et les intestins; le deuxième jour, on mange le cou et les 
épaules; le troisième jour, on mange ce que l'on veut et on 
fait sécher le reste. 

L'Âïd el Kebîr est encore marqué chez les Rehâmna par 
la «farâja», sorte de mascarade qui, au Maroc, se fait 
d'habitude à Toccasion de 'Âchoùrâ, mais qui, chez les 
Rehâmna, se fait en môme temps que la fête des Sacrifices ; 
nous verrons plus loin en traitant spécialement des réjouis- 
sances de *Achoùrâ, que cette variation de date s'explique 
très facilement. Dans la « farâja », on représente *Azzoùna : 
c'est un individu imberbe qui s'habille en mariée et à qui on 
met des bijoux, comme s'il s'agissait d'une véritable 
fiancée juive (*). Autour d'elle s'empressent des musulmans 
déguisés en juifs et qui font semblant de vendre : les uns en 
faisant le simulacre de mesurer de la toile, donnent ime 
giffle à ceux qui se trouvent trop près d'eux, les autres 
feignant de vendre de ces fausses perles qui se débitent 
couramment pour la parure des femmes et faisant le geste 
de les montrer, jettent de la terre à ceux qui les regardent. . . Le 
cortège arrive à une tente ouverte, devant laquelle les femmes 
sont assises, parées et le visage dévoilé. Derrière est Bon Jloûd 
Hérôma, individu déguisé en loup-garou, avec des peaux de 
mouton ou de bouc ayant servi à la fête; sur la figure, il a la 
tête du mouton ou du bouc et un bouquet de plumes sur la 
tète. Alors *Azzoûna danse devant les femmes, les juifs 
dansent également, puisHérèma se montre, on fait semblant 



(1) 'xAzzoûna est un nom donné aux juives. 



Digitized by 



Google 



LA « FARAJA » 371 

de le tuer à coups de fusil et de sabre. On donne aux acteurs 
de cette mascarade de la viande ou môme on leur tue un 
mouton. La farâja et Bou Jloûd ont lieu pendant toute une 
semaine (*). 

Au « 'achoûr » chacun prend une « ta'arîja », ou petit 
tambour de basque et enjoué ; on fait des feux avec du bois 
et on s'amuse à sauter par-dessus : c'est la a cha*âla ». En 
môme temps on chante : 

« Ah y a *achoùr, jâou Ikhêttâb fi bniyîtek, ta*tîha ouUa 
lâla — Jâb elhenna, jâb ettëmer, jâb leblâri ziouâni — Ah 
defnoûh fi regguiya béïda ou nkiya — H^eznou 'alîh 
chchorfa, hatta lemkhazniya — Ah ya baba 'achoûr, hellil 
'alîk cha'oûri — Çruedd hbâl ejjerâra, guedd trîk essouwwâga 
— lîâss legorâb ikâki foûg ourgâna — Hâdî mhallek, ya 
'achoùr, Ihatta hadna ». 

(c 'achoûr, on est venu demander ta fillette en mariage, 
la donneras-tu ou non? — Il a apporté du henné, il a 
apporté des dattes, il a apporté des belra en cuir jaune (dit 
ziouâni). — Ah ! on Fa enterré dans un endroit dénudé, 
blanc et propre. — Les chérifs l'ont pleuré et même les 
mkhaznis (^). — Ah ! Baba *Achoùr, pour toi j'ai dénoué mes 
cheveux (en signe de deuil) — (mes cheveux qui sont) comme 
des cordes de poulie, comme des chemins où Ton mène des 
bètes au marché. — Le corbeau croasse sur l'arganier (•^). — 
C'est là ton armée, ô *achoûr, qui campe près de nous ». 



(1) Nous les étudierons plus complètement dans le chapitre sur 
Merrâkech. 

(2) Nous verrous que les mkhâznia prennent le deuil à la fêle de 
*Achoûra. 

(3) Il ny a pas d'arganiers dans les ReMmna ; ce texte se rapporte donc 
vraisemblablement à l'époque où les Rehàmna vivaient dans le Soûs, pa^^s 
de Targan. Cf suprà, p. 311-312. 



Digitized by 



Google 



372 CALENDRIER SOLAIRE 

Bien que le sens de celle poésie, comme bien d'autres cas 
semblables^ ne nous apparaisse pas entièrement cependant, 
il est clair qu'il s'agit là d'un véritable enterrement de 
carnaval. En étudiant de plus près la fête de 'Âchoùrâ, nous 
verrons, qu'en eflet, elle correspond actuellement à notre 
carnaval(^). 

L'exposé de ces coutumes populaires nous amène à parler 
d'une autre catégorie de fêles qui sont restées vivaces au 
Maroc, comme dans tous les pays du monde, bien qu'elles 
aient perdu la plupart du temps la signification qu'elles 
avaient primitivement et qu'il ne soit pas toujours possible 
aujourd'hui pour nous d'en saisir le sens : nous voulons 
parler des fêtes solaires et agraires, dont le retour est réglé 
non par le calendrier lunaire des Musulmans, mais par le 
calendrier Julien. Il y a longtemps qu'on a observé que les 
indigènes de l'Afrique du Nord se servent toujours du i 

calendrier solaire et qu'ils en ont conseiTé les noms latins (^); i 

la vérité est que chez tous les Musulmans, le calendrier i 

Julien n'a jamais cessé d'être en usage, attendu que les j 

Musulmans reconnaissent et célèbrent un certain nombre de 



(1) Dans le chapitre sur Merrâkech. 

(2) Cf eiilre autres très nombreux auteurs de Neveu, « Les Khouan », 
p. 83 ; Rohlfs, « Reise durch Marokko », p. 140; Houdas, « Tordjiiiân », 
p. 166; Quedenlfeldt , « Div. et rép. popul. berb. Mar. », Irad. Simon, 
p. ÎU ; Mercier, « Ghaouia de TAurès », p. 38 ; Lippert, in « Miltheil. d. 
Seni. f. Or. Spr. », Jahrg. II, 2« Ablh, Westast. St., p. 252; de la 
Marlinière et Lacroix, « Documents », III, p. 235; Belkassem ben 
Sédira, « Coui's de Kabyle », p. CCXI ; Stumme, « Handb. d. schilh. v. 
Taz. », p. 108 ; Salmon, « Tribu marocaine », in « Arch. Maroc », 2, 
p. 232. 



Digitized by 



Google 



« INNAIR » 373 

fêtes également célébrées parles chrétiens et au premier rang 
desquelles il faut ranger le « Maoulid Sîdnû Aïça », c'est-à- 
dire la Nativité de Jésus-C^lhrist ; les efforts des orthodoxes 
intolérants pour détourner les Musulmans de célébrer ces 
fêtes qu'ils n'osent pas toujours réprouver ouvertement, sur- 
tout quand il s'agit d'un prophète comme Âïça, sont tout 
à fait caractéristiques et prouvent à quel point ces usages 
sont enracinés (^). Parmi les fêtes solaires d'un caractère très 
antique qui sont toujours observées dans l'Afrique du Nord, 
il faut citer Innûïr et la « 'ansra ». 

Chez les Rehâmna, à Innàïr, c'est-à-dire au P^ janvier, on 
fait de la dchîcha à l'huile et de cette dchîcha on prend une 
pelote que Ton pose sur la tente le jour môme d'innûïr; le 
lendemainonva l'examiner, si elle esthumcctéeetdésagrégée 
par l'humidité, l'année sera bonne, sinon, cela présage la 
sécheresse. Il est d'usage aussi de manger la « 'açîda », ou 
bouillie très épaisse de farine d'orge. Chez les Chiâchna, ce 
sont des boules de « *açîda », que l'on expose dehors pendant 
la nuit et dont on tire des présages. Chez les Haha, on 
mange la « lagouUa » (nom berbère de la *açîda), avec du 
beurre et du miel, pour les pauvres avec de l'huile d'argan ; 
on mange aussi force miel et on boit du « Iben », ou lait aigre. 

L'usage de manger de la bouillie au solstice d'hiver, 
c'est-à-dire huit jours avant Innâïr est, on le sait, un usage 
très répandu; la bouillie de Noël est encore traditionnelle 
dans nos campagnes françaises et les Orientaux fêtent de 
môme la Nativité de Sidnâ Âïça en mangeant force 'açîda(2). 
La bouillie de céréales étant un mets naturellement très 
ancien, témoigne de l'antiquité de cette coutume. Il y a 



(1) Cf Ibn el Hàdjdj, « Madkhal », I, p. 175. 

(2) Le môme, eod. op., I, p. 181. 



Digitized by 



Google 



374 « INNAIR » 

évidemment un rapport étroit entre Innâïr et le Maoulid 
Âïça des Musulmans; cette dernière fête est également 
connue au Maroc (^)y mais nous sommes mal renseignés sur 
les cérémonies auxquelles elle donne lieu. D'après 
Masqueray, la fête de Noël est connue des habitants de 
TAiirès, qui la célèbrent sous le nom de Bon Ini (-\ huit 
jours avant Innâr et son nom viendrait du latin bonus annus; 
mais Mercier donne à « bou iyni », la signification de fête 
du piquet, parce que l'on change à ce moment toutes 
les perches auxquelles sont suspendus les ustensiles de 
ménage et il dit que cette fête concorde avec Innâïr (•^^. J'ai 
déjà eu l'occasion d'émettre l'hypothèse que les deux 
étymologies ne sont peut-être pas inconciliables (^), mais il 
importerait d'être fixé sur la date exacte des diverses 
cérémonies. Il règne, à cet égard, une grande confusion 
dans nos connaissances; peut-être cette confusion repré- 
sente- t-elle la réalité, car il n'est pas impossible que Tannée ait 
à une époque ancienne commencé au solstice et que les céré- 
monies se soient en quelque sorte dédoublées ; comme aussi, 
il est possible que, l'année romaine ayant jadis commencé au 
1®'* mars, les cérémonies qui accompagnaient le nouvel an se 
soient en partie confondues avec celles du solstice, 
lorsqu'elles furent reportées dans son voisinage. 



(1) Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 519. 

(2) Masqueray, « Documents hist. recueil, de TAurès», in « Rev. Afr. », 
XX.!" aun., n« 122, mars-avril 1877, p. 115. Cf Féraud, « Kitâb cl 
•Adouâni », p. 157. 

(3) Mercier, « Chaouia de TAurès », p. 38; cf O Lartigue, « Monogr. 
de l'Aurès », p. 392; ce dernier donne la variante « Boun Ini », très 
importante, si elle est confirmée (elle vient d'être confirmée par le remar- 
quable arlicle de Destaing sur Ennaïr, in « Rev. Afr. », 1905, N® 256, 
p. 51). 

(4) Doulté, « Texte oranais », in « Mém. Soc. Lingu. », t. XII, p. 349. 



Digitized by 



Google 



« INNAÎR » 375 

En tous cas, dans les villes marocaines, comme en maint 
autre endroit de l'Afrique du Nord, il est d'usage de manger 
le jour d'Innâïr les «seba^a khdâri», c'est-à-dire les sept 
légumes. A Merrâkech, on les mange pendant trois jours et 
ils se composent de navets, carottes, fèves, pois chiches, 
blé, raisins secs, dattes, on les fait cuire avec du couscous (^). 
Partout la veille d'Innâïr, c'est-à-dire le 31 ou 32 décembre (2), 
a le caractère d'un jour de deuil. Une particularité, c'est que 
ce jour-là on ne fait généralement aucune cuisine, où le 
c( keskAs » soit nécessaire. On a coutume de dire en Algérie 
que, ce jour-là, « ma ikeffelou chî », c'est-à-dire, « on 
n'ajuste pas le « keskâs » sur la marmite (^). Dans beaucoup 
d'endroits on ne mange absolument ce jour-là que des choses 
sèches, blé, fèves, pois chiches, bouillis à l'eau avec du miel. Le 
lendemain, P*" janvier, au contraire, est im jour de réjouis- 
sance : les c( sba'a khdâri », le beurre, le miel, les beignets, tous 
les bons plats sont de circonstance. On se souhaite la bonne 
année quand on se rencontre, usage qui existe également à 
l'occasion du renouveau de l'année musulmane, à 'Achoûrâ ; 
petit exemple qui nous montre une fois de plus combien 
l'usage simultané de deux calendriers est susceptible de 
compliquer les rites et de dérouter les folkloristes. Une 
croyance remarquable et très répandue, c'est que le jour 



(1) D'après Léon TAfricain, in Ramusio, I, fol. 41, D, il était d'usage à 
Fez de manger les sept légumes non à la fête du 1«' janvier, mais à 
Noël. Je ne sais s'il en est encore de môme aujourd'hui. 

(2) Lorsque l'année est bissextile, les arabes ajoutant le jour complémen- 
taire non après février, mais à la fin de décembre ; il est à remarquer que si 
nous l'ajoutons à la fin de février, c'est uniquement parce que jadis l'année 
finissait avec ce mois. 

(3) Le verbe « keffel », veut dire boucher hermétiquement le oint de la 
marmite avec la keskâs, au moyen d'un linge mouillé. 



Digitized by 



Google 



37() ORIGmE DES RITES D* « INNAÎR » 

dlnnâïr, il y a toujours dans chaque maison un objet, si 
mince soit-il, qui se brise ou se déchire : un plat, un 
vêtement, un bâton..., fût-ce une simple ficelle, ou un 
morceau d'étoffe. Ce même jour il est d'usage de faire un 
nettoyage complet de la maison et de renouveler certains 
ustensiles de ménage. 

Comment interpréter ces croyances et ces rites? Nous 
sommes probablement en face d'une ancienne fête du 
solstice. Cola est hors de doute pour notre fête de Noël, à 
laquelle le clergé chante l'hymne Sol novm witur (*). 
L'usage assez répandu de feux de Noël, analogue aux feux 
de la Saint- Jean (2) et qui sont un rite sympathique destiné à 
encourager, en quelque sorte, le soleil à reprendre sa course 
après son déclin, le démontrent évidemment. S'il était 
prouvé que les rites d'Innâïr se rapportent au solstice, on 
pourrait peut-être penser que les rites de deuil du premier 
jour marquent le chagrin qui accompagne l'abaissement 
extrême du soleil et que les réjouissances qui suivent 
marquent la joie de le voir reprendre sa course ascendante ; 
les fêtes exagérées que l'on fait à cette occasion seraient 
un rite de magie sympathique, destiné à donner à l'astre une 
vigueur nouvelle. On peut encore plus sûrement rapprocher 
Innûïr des fêtes du renouvellement et du rallumagedes feux 
qui ont lieu chez beaucoup de sauvages (3). La question des 
survivances romaines possibles dans les rites d'Innâïr est à 
réserver, étant donné l'état fragmentaire de nos connais- 
sances à ce sujet; de nouvelles observations sont à désirer. 

Si le solstice d'hiver est marqué dans l'Afrique du Nord 



(1) Tylor, « Civ. priai. », II, p. 385 et les références citées. 

(2) Le même, loc. cit. 

(3) Cf Frazer, « Golden Bough », II, p. 329 ; III, p. 248. 



Digitized by 



Google 



LA « ^ANÇRA » 377 

par des cérémonies donl l'origine se perd dans la nuit des 
temps, le solstice d'été est également une sorte de fête qui 
correspond très exactement à notre Saint-Jean, comme 
l'autre correspond à notre Noël. On sait que chez un grand 
nombre de peuples des feux de joie ont lieu à ces deux 
époques de l'année ; ceux du solstice d'hiver, qu'on n'obsei've 
pas au Magrib, ont persisté chez nous dans l'usage de la 
bûche de Noël. Quant à ceux du solstice d'été, que l'on 
obseiTO chez tant de peuples européens (*), ils ne font pas 
défaut au Maroc (^) et sont le principal rite qui marque le 
jour de la 'ansra » (^), La « 'ansra >), suivant les Musulmans, 
tombe le 24 juin, de même que le « maoulid Âïça », tombe 
le 24 décembre de l'année julienne W. 

A la « 'ansra », chez les Rehâmna, on prend du blé que 
l'on bat ce jour-là môme, on le fait bouillir à l'eau avec de la 
graisse, on y met du sel et on le porte sur l'aire à battre. On 
fait un feu que l'on entretient avec des crottes de brebis, 
parce que cela fait beaucoup de fumée. Puis on arrose les 
meules de blé avec de l'eau et ensuite tout le monde mange 
le blé qui a été préparé comme nous avons dit. On allume 
les feux, do préférence auprès des jardins, de manière que la 
fumée touche les feuilles. Chez les Doukkàla, ce sont. 



(1) Voj. à ce sujet Mannhirdt, « Baumkultus », p. 500 seq.; Frazer, 
« Golden Bou{>h », III, p. 207 seq. 

(2) Cf Léon TAfricain, in Ramusio, I, fol. 41, D; Mouette, « Hisl. 
Moul. Archj», p. 355; Pidou de St-Olon, «Emp. Maroc. », p. 47 ; Cli^nier, 
« Rech. sur les Maures », III, p. 224 (intéressant), etc., et récemment 
Salmon, in « Arch. mar. », n9 2, p. 237. Cpr Masqueray, « Cités », 
p. 208 ; Largeau, « Pays des Rirha », p. 217.... 

(3) Sur ce mot, Dozy, « Supplément », s. v. 

(4) Il importe de ne pas oublier qu'il s'agit du calendrier Julien, en 
retard de 13 jours sur le nôtre. 



Digitized by 



Google 



378 LA « «ANCRA » 

paraît-il, surtout les chérifs qui allument ces feux et ils 
touchent le front des enfants avec la cendre qui en provient. 
On dit souvent d'un jardin qui donne de mauvais fruits : 
(( 'ala khâter ma *ançertou chi », c'est-à-dire « c'est parce que 
tu n'y as pas fait le feu de la « *ansra » . Un autre proverbe dit : 
« IVâm ibân mel khrîfa ou l*ansra tsebbôk », c'est-à-dire : 
« On juge l'année à l'automne (qui la précède) et la *ansra 
(antérieure) donne déjà un pronostic » . On dit ce proverbe pour 
présager le succès d'une affaire , suivant la manière dont elle 
commence : par exemple, si une demande en mariage débute 
par des discussions, on augurera mal de la suite du 
mariage et on citera le proverbe. C'est, qu'en effet, on croit 
encore que si le temps est nuageux le jour de la *ansra, la 
prochaine campagne agricole sera bonne et cette croyance 
se rattache évidemment à la coutume de faire des nuages de 
fumée avec les feux du 24 juin. 

A ces rites du feu se joignent étroitement des rites de 
l'eau, comme nous venons de le voir, en exposant la 
coutume desRehâmna. Ainsi, par exemple, àMazaganetà 
Azemmoùr, le jour de la *ansra on va se baigner dans la 
mer; on y vient môme d'assez loin; on apporte encore au 
bord de la mer des réchauds, dans lesquels on fait des 
fumigations d'encens. Tous les ans, à Tétouan, à la 'ansra, 
on voit passer les Jbâla de la région qui se rendent au bord 
de la mer : ils y restent la journée et se baignent tous, sans 
exception; le soir, ils reviennent coucher à Tétouan. 
Chômer dit qu'à Salé, il a vu les jeunes gens faire « un 
pavillon en roseaux et en paille qu'ils faisaient flotter sur la 
rivière et auquel ils mettaient le feu en nageant et en 
folâtrant tout autour » (*); il serait bien intéressant de savoir si 



(l) Chênier, loc. cil. 



Digitized by 



Google 



LES FEUX DE LA SAINT-JEAN 379 

cet usage existe encore ; d'après Salmon on a coutume de 
brûler ce jour-là un hibou (*). A Merrâkech, à la 'ansra, on 
n'allume pas de feux, on se jette de l'eau les uns aux 
autres, dans les maisons, dans les rues, et cela à pleins 
seaux, jusqu'à tremper entièrement ses habits ; on jette 
aussi de l'eau sur les mosquées et sur les marabouts ; on 
immerge souvent même des personnes dans les « skâya », 
ou abreuvoirs ; personne ne travaille ce jour-là. 

Ces divers rites ne forment qu'un ensemble assez frag- 
mentaire : sans aucun doute les investigations ultérieures 
compléteront beaucoup ce tableau (2). Cependant, tel qu'il est, 
on y reconnaît très facilement les traits essentiels d'un 
cérémonial qui a été très bien étudié dans ces dernières 
années. Mannhardt et surtout Frazer ont démontré que les 
feux de la Saint-Jean, si répandus en Europe, sont des rites 
de magie sympathique tendant à donner de la force au soleil, 
à s'assurer pour la campagne agricole prochaine les bienfaits 
des rayons solaires, de leur lumière, de leur chaleur, et par 
suite la santé pour l'homme, les animaux, les plantes (3). On 
les accomplit surtout au solstice, parce que c'est un point 
critique dans la révolution du soleil et qu'il a besoin d'être 
soutenu en commençant sa course descendante; aussi ces fêtes 
solstitiales sont-elles surtout répandues chez les peuples 
éloignés de l'équateur. De plus, on pense ainsi, chez les 
sauvages, purifier l'air des mauvaises influences et détruire 
ou chasser les mauvais génies. Si l'on saute à travers le feu, 



(1) Salmon, loc. cit. 

(2) Ces pages étaient écrites quand a paru Tarticle très complet de 
"Westermarck, « Midsummer customs in Morocco », in « Folklore », 1905, 
p. 27. 

(3) Mannhardt, « Baumkultus », p. 521 ; Frazer, « Golden Bough », 
III, p. 300, 312. 



Digitized by 



Google 



380 SIGNIFICATION DE LA « 'ANCRA » 

c'est pour faire passer dans le corps plus directement l'ardeur 
du feu et des rayons solaires, d'où résulte la vigueur 
corporelle ; c'est aussi pour se purifler en môme temps des 
mauvais esprits qui pourraient être attachés à la surface du 
corps. Pour donner aux v(^gétaux la force et la vigueur de 
ces feux magiques, on chasse, comme nous l'avons dit, la 
fumée de leur côté ; pour la communiquer aux jeunes enfants, 
on les frotte avec la cendre. On sait que la fumée transmet 
très bien, suivant les idées des primitifs, les vertus de l'objet 
qui l'a produite en se consumant; c'est ainsi que pour 
beaucoup de nos indigènes, des talismans écrits par des 
lAleb et dont on respire la fumée en les faisant brûler cons- 
titue un remède efficace (*). Mais la fumée, dans les feux 
solsticiaux, a peut-être encore pour les Marocains, ou du 
moins a peut-être eu pour leurs ancêtres lointains une autre 
vertu. Si l'on en juge par le proverbe que nous avons cité, il 
est possible qu'on ait pensé on faisant des nuages artificiels, 
se préparer pour l'avenir de véritables nuages chargés de 
pluie : ce qui est toujours la grosse question dans l'Afrique 
du Nord pour les agriculteurs. D'autre part, le rite de 
l'oiseau brûlé à la *ansra de Salé est un dernier reste des 
sacrifices, qui se faisaient jadis dans l'antiquité classique et 
dont il reste de nombreuses survivances dans le folklore 
européen, à l'occasion de ces sortes de feux : on anéantissait 
ainsi par le feu l'esprit de la végétation de l'année passée 
pour en créer un autre et cet esprit était représenté tantôt 
par un homme, tantôt par un animaK^). Enfin la 'ansra 
peut être rapprochée de la fête annuelle, dans laquelle 



(1) Sur fumigations, Tylor, « Civ. prim. », II, p. 494; Sn. Hui^r., 
«Mekka», II, p. 122; cfles références de Chauvin, «Bibliog. ar.»,V, p. 60. 

(2) Voy. ù ce sujet Mannhardt, « Baumkullus » , p. 525; Frazer, 
« Golden Bough », III, p. 315 et leurs références. 



Digitized by 



Google 



SIGNIFICATION DE LA « ^AN^RA » 381 

beaucoup de sauvages éteignent solennellement leurs feux 
pour les rallumer avec solennité; ainsi en était-il aussi à 
Rome du feu des Vestales (^). Or, il est très remarquable que 
cette cérémonie est généralement chez les primitifs^ 
célébrée au moment où l'on mange solennellement les 
premiers fruits, que ce soit du riz, du froment ou tout autre 
production (^) ; nous voyons que le rite que nous avons décrit 
pour les Rehâmna correspond absolument à cette céré- 
monie. 

Quant aux rites de l'eau, aspersion, baignade, ils sont 
classiques dans le folklore européen, à l'occasion de la 
Saint-Jean (3); on sait que l'église célèbre ce jour-là la fêle 
du grand Baptiste. Il est, au reste, bien naturel que ces rites 
qui ne sont en somme que des charmes pour amener la pluie 
aient été pratiqués à un moment où l'on s'occupait de 
s'assurer pour la campagne agricole l'énergie des rayons 
solaires (3) : de là, les coutumes que nous avons énumérées et 
dont la moins curieuse n'est pas celle que rapporte Chênier. 
Nous voyons qu'au Maroc, comme en tant d'autres pays, ces 
rites de l'eau sont étroitement associés aux rites du feu. 

Dans les pays éloignés de l'équaleur, les feux sont surtout 
allumés au solstice ; les danses en rond, les agitations désor- 
données autour d'eux, comme dans les danses baladoires du 
Moyen- Age sont alors destinées en partie à soutenir dans sa 
course l'astre du jour. Mais on observe des fêtes semblables à 
d'autres époques de Tannée et leur interprétation ne présente 
pas plus de difficultés que celle des feux solsticiaux. Il y a 
des feux à l'époque du Carême, à Pâques, au P^* mai, tous se 



(Ij ClFrazer, op, laud., III, p. 428. 

(2) Cf Frazer, op. laud., II, p. 329. 

(3) Cf Frazer, op. laud., III, p. 318. 



Digitized by 



Google 



382 LA « CHA'ÂLA » 

rattachant plus ou moins facilement à d'anciennes fêles 
agraires (*). De môme au Maroc, on trouve l'usage des feux 
de joie à une autre époque qu'à la 'ansra, je veux parler des 
feux qu'on allume à la fête de 'Âchoûrâ, vulgairement 
« 'achoûr » et dans certaines régions « 'aïchoûr )>, à 
Mazagan, par exemple. Dans les Rehâmna nous avons vu 
qu'on faisait des feux autour desquels on dansait; il en est 
de même à Merrâkech, dans la région de Mogador, à 
Mazagan; c'est-à-dire à peu près dans tout le H[oùz. 
Quelques jours avant la fête, des enfants se mettent au coin 
des rues, un c^rré d'étoffe étendu par terre devant eux et 
crient aux passants : « *Alînî lechcha*âla », c'est-à-dire . 
(( Donne moi quelque chose pour faire la « *cha*âla ». A 
Rabat et à Salé, au contraire, on ne fait de feux qu'à la *ansra ; 
il en est probablement de même dans le Nord du Maroc, mais 
nous manquons de ce renseignement. Ces feux de *Achoùra 
se rapportent évidemment à quelque cérémonie agraire 
célébrée primitivement à une date solaire et qui a passé dans 
le calendrier lunaire en se localisant à cette fête musulmane; 
c^s sortes de captations sont fréquentes dans les pays du 
Magrib et nous aurons l'occasion d'y revenir. 

Les rites de l'eau s'observent encore à des époques bien 
plus diverses ; nous avons vu qu'à Merrâkech ils sont carac- 
téristiques de la fête de 'Achoûrâ ; à Mazagan, c'est à l'Aïd 
el Kebîr, qu'il est d'usage de se jeter de l'eau les uns aux 
autres et on appelle cela « helillou ». Chez les Chiâdma, et 
probablement en d'autres régions, aux fêtes de 'Âchoûrà et 
d'El Moùloûd (Maoulid en nabî), on a l'habitude, dès la 
pointe du jour, de se jeter de l'eau les uns aux autres, au 



(1) Cf Mannhardt, « Baumkultus », p. 502 seq.; Frazer, op. laud., III, 
p. 238, 245, 259. 



Digitized by 



Google 



RITES DE LA PLUIE 383 

point que les acteurs de cette cérémonie ont leurs vêtements 
littéralement trempés. Cette coutume de se jeter de l'eau est 
du reste universellement répandue comme rite magique 
afin d'amener la pluie (i) ; ceci nous amène à parler de ces 
rites tels qu'on les pratique dans les Rehâmna; parlons 
d'abord des rites populaires. 

Lorsque la sécheresse se fait par trop sentir, les femmes et 
les enfants du douar se réunissent et prennent une cuiller à 
pot (c( târounja )>), que l'on allonge avec un roseau et sur 
laquelle on met un autre fragment de roseau en manière de 
croix ; puis on l'habille en femme avec les plus beaux 
vêtements que l'on trouve dans le douar, caftan de soie, 
sebniya de soie, etc.... On la promène ensuite dans les 
champs ; femmes et enfants l'accompagnent et jettent de 
l'eau dessus en s'arrosant, en outre, les uns les autres ; et ils 
chantent : 

(( Târounja halle t râsha — Yâ rebbi bell khrâsha — 
Târounja, y a morja (2) — Yà rebbi *atîna chta ». 

« Târounja a dénoué ses cheveux — O mon Dieu, mouille 
ses boucles d'oreilles — Târounja, ô notre espérance — O 
mon Dieu, donne-nous de la pluie (3) ». 

Nous reconnaissons là un rite de la pluie très répandu, 
tant en Europe qu'en Orient et qui consiste à tremper dans 
l'eau des statues de saints ou toute espèce d'images 
sacrées W; les paysans européens baignent la statue de 

(1) Voy. Mannhardt, « Baumkullus », p. 214; Frazer, « Golden 
Bough », II, p. 123 et les références qu'ils donnent. 

(2) Je traduis « morja » par « mère de l'espérance » et non par « prairie 
humide ». 

(3) Cette cérémonie se fait aussi chez les Chiâ^ma ; elle est probablement 
très répandue au Maroc. 

(4) Voy. Frazer, « Golden Bough », I, p. 111 ; trad. fr., I, p. 119 seq. 
et les nombreuses références données. 



Digitized by 



Google 



384 RITES DE LA PLUIE 

la Vierge (*) ; les Ghans, celle de Bouddha (2) ; les Romains 
jetaient annuellement une poupée dans le Tibre (3).... La 
cuiller à pot est souvent employée par les sauvages pour 
faire une poupée (^), mais il est clair que dans le cas présent, 
elle a une signification magique particulière qu'elle tire de 
sa fonction habituelle. La poupée ainsi perfectionnée n'est 
peut-être d'ailleurs que le substitut d'une personne vivante, 
ainsi que sembleraient le montrer certains usages, comme 
celui qu'avaient jadis les Égyptiens de précipiter dans le Nil, 
pour hâter l'inondation, une vierge parée et qui de nos jours 
est figurée par un pilier en terre nommé « 'aroûça », ou 
« fiancée » (^). 

Presque tous les primitifs injurient et maltraitent leurs 
idoles, lorsqu'ils n'en obtiennent pas ce qu'ils désirent (^0 ; 
dans beaucoup de pays le roi-dieu ou le grand prôlre est 
maltraité et môme menacé de mort si la pluie ne tombe pas 
et que la récolte s'annonce mal f') ; certains nomades du Sud 
du Maroc, lorsqu'ils font une razzia emmènent avec eux leur 
marabout pour leur porter bonheur; s'ils n'ont pas de 
succès, ils l'accablent de reproches amers W; à Merrûkech, 
dans les cas désespérés, on se rend à Sidi bel 'Abbès et on 
voile un des candélabres du saint, pour lui faire honte (^^). 



(1) l>lor, « Giv. priin. », II, p. 223-224. 

(2) Frazer, op. laud.. I, p. 112; trad. fr., I, p. 120. 

(3) Voy. Mannhardl, « Ant. Wald. u. Feldkulte », p. 2(55; Frazer, op. 
laud., II, p. 352 et les références données. 

(4) Gf par exemple, Tjlor. op. laud., II, p. 197-11)8. 

(5) Lane, « Mod. Eg^ypt. », p. 500. 

(0) Tvlor, op. laud., 221-222 ; Frazer, op. laud., I, p. 106; Irad. franc.., 
I,p. 113. 

(7) Cf Frazer, op. laud., L p. 157 ; Irad. fr., I, p. 1G2. 

(8) de Foucauld, « Reconnaissance », p. 157. 

(9) Cpr Tylor, op. laud., p. 223 (vierge voilée). 



Digitized by 



Google 



RITES DE LA PLUIE 385 

Chez nos Rehâmna, lorsque la sécheresse persiste trop, on 
va trouver un marabout, on lui passe une corde au cou et 
on la serre ; alors, nous disent nos informateurs, il tombe en 
extase et se met à prier. En môme temps on jette de Peau 
sur lui et si on ne le précipite pas dans un bassin, c'est 
simplement parce qu'il n'y a pas de bassin. Mais cette 
baignade forcée du marabout en cas de sécheresse est fort 
commune dans PAfrique du Nord (*). A Biskra, pour citer 
un exemple, en temps de sécheresse, on fait d'abord la 
prière de « P « istiska », puis un grand repas, qui du reste, 
se compose uniquement de couscoussou. Après le repas, les 
gens âgés du village choisissent un individu d'origine 
maraboutique, de préférence un de ces marabouts loqueteux 
qui circulent partout en pays indigène, sans distinction 
d'ordre ni de secte, et ils le plongent tout habillé dans Peau, 
en Py maintenant par force le plus longtemps possible, 
c'est-à-dire jusqu'à ce qn'il demande grâce à cris déses- 
pérés (2). Dans certaines régions on choisit non pas un 
marabout, mais bien un nègre ou une négresse que Pon 
plonge consciencieusement dans la rivière et auxquels on 
donne, en compensation, une petite somme d'argent ; il en 
est ainsi dans la région du Télagh (Oran) (^). Dans ce 
dernier cas, c'est la couleur noire qui est déterminante, car 
le poir dans les idées primitives, étant la couleur des 
nuf^ges pluvieux, doit amener la pluie W, 



(1) CfMannhardt, « Baumkultus », p. 331 ; Frazer, op. laud., I, p. 94; 
Irad. franc., I, p. 100 seq. 

(2) Extrait d'une communication de M. le lieutenant Deluol, adjoint au 
bureau arabe, ù Biskra. 

(3) Communication de M. Vauthier, administrateur de commune mixte. 

(4) Gf Frazer, op. laud., I, p. 93, 101; trad. franc., I, p. 98, 108, 
Hubert et Mauss, « Sacrifice », in « Ann. Sociol. », II, p. 105 et les 
références données. 

25 



Digitized by 



Google 



386 RITES DE LA PLUIE 

De tout cela nous pouvons conclure que le rite de la 
baignade a peut-être une double signification : en premier 
lieu, c'est une punition pour la personne sacrée qui a 
manqué à sa fonction en ne procurant pas à la communauté 
les avantages qu'elle attendait d'elle; en second lieu, c'est 
un rite magique, dans lequel l'eau, à ce que l'on croit, 
appelle nécessairement l'eau. Dans le rite de la poupée, une 
effigie est substituée au marabout ; mais de plus, il est fort 
possible que le rite de la promenade dans les champs se 
rattache à d'autres rites agraires; car, d'une part, les céré- 
monies agraires, celle de la moisson, par exemple, sont 
presque toujours compliquées de rites de la pluie (*); 
d'autre part, on sait que la poupée habillée et promenée 
dans les champs, est un rite magique destiné à renforcer la 
vigueur de l'esprit du blé (2)^ et ce rite se retrouve aussi bien 
au Maroc qu'en Algérie ; les Béni Bon Khennoûs de 
l'Ouarsenis promènent dans les champs, au moment des 
semailles, une chéchia, un bâton et une chaussure, qu'ils 
disent avoir appartenu à leur ancêtre, et d'autres tribus du 
du ChélifF ont la même habitude (3); vers la mi-février, 
aux environs de Tanger, on promène également, dans les 
champs, une poupée somptueusement parée et appelée 
c( mata » W. 



(1) Cf Frazer, op. laud, II, p. 171. 

(2) Cf Frazer, op. laud., II, p. 192 et les références à Mannhardt. 

(3) René Basset, « Zenatia de TOuarsenis », p. 16. 

(4) Drummond Hay, « Maroc et ses trib. nom. », p. 30 ; reproduit par 
Godard, « Maroc », I, p. 85 et Quedenfeldt, « Div. et rép. berb. Maroc», 
trad. Simon, p. 104. Meakin, « The Moors », p. 156, ajoute que la poupée 
est ensuite brûlée. Mais cette information est suspecte et a besoin d'être 
confirmée. Celle cérémonie qui a pour but d'aider la croissance du blé, est 
différente de celle décrite par Harris, « The Berber of Morocco », in 
« Journ. of Anthropol. Insl. », XXVII, p. 68 et signalée par Salmon, 
in « Arc h. mar. », n® 2, p. 236, qui est un rite de la moisson. 



Digitized by 



Google 



RITES DE LA PLUIE 387 

Les Rehâmna ont encore recours à une autre pratique 
pour faire cesser la sécheresse : c'est le rite de la corde. Les 
femmes du dcher se mettent d'un côté, les hommes de 
l'autre et chaque camp tire de son côté sur une corde, jusqu'à 
ce que la corde casse ; les spectateurs jettent ensuite de l'eau 
sur les deux camps, au point qu'ils en sont trempés, et l'on 
mange un couscoussou en commun. Ce rite de la corde m'est 
signalé comme existant dans la Petite Kabylie, où il est 
exactement semblable, sauf l'aspersion de l'eau et où il 
serait regardé uniquement comme un jeu (*) ; peut-être de 
nouvelles informations montreront-elles que c'est un rite 
destiné à amener de la pluie, ou tout au moins un chan- 
gement de temps, mais môme si cela n'est pas confirmé, 
nous sommes disposé à considérer ce jeu comme la persis- 
tance d'un ancien rite magique, au môme titre que le jeu de 
la koûra. Nous retrouyons d'ailleurs ce môme rite chez 
certains peuples primitifs, comme les Esquimaux, où il est 
hors de doute qu'il représente le conflit entre la saison 
chaude et la saison froide (2) j rien d'étonnant donc à ce 
qu'il puisse en d'autres cas représenter la lutte entre la pluie 
et la chaleur. Il est, du reste, à remarquer que dans les 
cérémonies destinées à faire tomber de l'eau, les luttes, les 
cris, les gesticulations, jouent souvent un rôle important (3); 
il semble que l'on croie que toute cette agitation doit 
ébranler le ciel et résoudre l'atmosphère en nuages 
bienfaisants. Chez les Sejrâra de l'iVlgérie, lorsqu'il y a une 
sécheresse, on fait ce qu'on appelle la « oua'dat el koùr », 
c'est-à-dire la oua'da de la balle ; c'est un banquet donné en 



(1) Communication de M. Ménétret, administrateur de la commune 
mixte d'El Milia. 

(2) Cf Frazer, op. laud, II, p. 104 et les références données. 

(3) Cf Frazer, op. laud., I, p. 89, 95; trad. fr., I, p. 94, 101. 



Digitized by 



Google 



388 RITES DE LA PLUIE 

rhonneur d'un marabout avec des prières pour la pluie ; on 
reste auprès du marabout jusqu'à ce qu'il pleuve et dès qu'il 
pleut, on fait des boules de boue que Ton se jette les uns aux 
autres : peut-être est-ce pour faire continuer la pluie. En 
tous cas, il faut remarquer l'analogie de ce rite avec le jeu de 
la koùra tel que nous l'avons interprété. 

Il nous est impossible de ne pas signaler pendant que nous 
sommes sur ce sujet, la curieuse cérémonie usitée à Fez en 
temps de sécheresse : on enferme dans soixante-dix sacs 
soixante-dix mille cailloux, on récite dessus des versets du 
Coran dans un marabout et on va les jeter dans le Sebou (i) ; 
une cérémonie à peu près identique a été signalée à 
Tripoli (2) ; il s'agit donc là d'un rite général ; on connaît 
chez les peuples barbares ou sauvages des rites assez 
analogues, pratiqués au bord des rivières ou des sources ('^). 
On voit que c'est toujours à l'eau que l'on a recours pour 
obtenir l'eau, suivant les principes de la magie sympa- 
thique. Il y a des cas où le rite est réduit à toute sa 
simplicité ; par exemple, dans les aspersions d'eau que nous 
avons signalées comme pratiquées à l'époque de la *ansra et 
de 'Achoûrû; dans la commune mixte de Takitounl, au 
cours de certaines « zerda » (banquet religieux), données 
pour obtenir de la pluie, les assistants qui dansent, 
emplissent leur bouche d'eau et la projettent en l'air, en 
criant : c( En-nou ou r-rkha », c'est-à-dire « la pluie et 
Taisancîe » (^*). D'autres cérémonies, destinées également à 
provoquer la pluie sont entièrement différentes et consistent 



(1) Voy. la description dans Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 417. 

(2) Malhuisieulx, « Voy. Trip », p. 70. 

(3) Frazer, op. laud., I, p. 110 ; trad. fr., I, p. 118 et les références 
données. 

(4) Sicard, « Takitounl ». 



Digitized by 



Google 



V « ISTISKA » 389 

en un sacrifice au cours duquel on torture la victime ; 
l'explication n'en est pas encore donnée d'une façon satis- 
faisante (1). Un rite de ce genre est traditionnel à Mazoùna, 
en Algérie : là, lorsque la sécheresse se fait par trop sentir, on 
se met en quête d'une hyène, qu'on prend vivante et qu'on 
attache par la queue ; pendant trois jours on la maltraite et on 
la fait mordre par les^ chiens, puis on l'abat et on l'enterre (^). 
L'orthodoxie musulmane a consacré une prière spéciale 
pour obtenir de la pluie : c'est la « salât el istiskâ ». Elle est 
naturellement la même dans tous les pays musulmans ; 
aussi nous n'y insisterons pas ici. Signalons seulement 
l'usage consacré par un hadît de retourner son manteau 
pendant cette prière (^) ; il y a probablement là une dernière 
survivance des rites de lutte simulant le conflit des éléments 
dont on implore de Dieu la venue. La prière orthodoxe de 
l'istiska a lieu le plus souvent dans les tribus près d'un 
marabout, elle s'accompagne d'un repas en commun ; c'est 
ce que l'on appelle au Maroc un « moùcem ». Il y a, alors, 
généralement des sacrifices et le plus souvent, en particulier, 
sacrifice d'une victime noire, conformément à ce que nous 
avons dit plus haut du caractère magique de la couleur noire 
relativement à la chute des pluies. En outre, beaucoup de 
rites anciens se sont, comme nous l'avons vu aussi, consei^és 
à cette occasion dans le Hoùz ; au cours de la plupart des 
moùcem tenus pour faire tomber la pluie, il est d'usage 
d'asperger d'eau les enfants (^0. La question de l'eau est si 



(1) Voy. Frazer, op. laud., I, p. 108; Irad. fr., p. 116. 

(2) Communication de M. Ben Deddoûch, cadi de Mazouna. 

(3) Cf Houdas et Marçais, « Traditions islamiques », I, p. 329 et les 
références données dans la note. 

(4) Parfois, chez les Chiâ^ma, par exemple, on écrit certains versets du 
Coran sur une planche que l'on suspend dans la mosquée et on les y laisse 
tant qu'il ne pleut pas. 



Digitized by 



Google 



390 RITES DE LA SECHERESSE 

vitale pour les populations qui habitent l'Afrique du Nord, 
et a fort'urri pour celles qui habitent des pays désertiques, que 
les cérémonies de l'istiska ont pris une importance énorme 
dans la religion^*) : des processions solennelles aux marabouts, 
auxquelles assistent les plus grands personnages et souvent 
même le sultan, ont lieu chaque fois que la sécheresse 
s'accentue. Parfois ces cérémonies soat l'occasion, lorsque 
des infidèles sont présents, d'explosions de fanatisme et les 
chrétiens, au Magrib, ont été souvent accusés de causer la 
sécheresse (^); d'autres fois, au contraire, on a vu les 
Musulmans désespérés du manque de pluie, laisser les 
chrétiens la demander à leur Dieu et même en attendre le 
secours (3). 

Les rites destinés à amener la pluie ont leur contre- 
partie dans ceux qui sont destinés à l'empêcher de tomber : 
mais ceux-ci sont surtout connus et pratiqués par les gens 
de Merrâkech. Le conflit des Rehâmna avec les citadins de 
Merrâkech est ancien : les citadins ont tout intérêt à ce que 
les récoltes soient mauvaises, pour qu'on ait besoin de leur 
entremise et qu'ils puissent faire monter le prix des 
denrées. Les rites destinés à empêcher la pluie sont aussi 
pratiqués par les voyageurs, les muletiers, les convoyeurs 
de toute espèce, qui ont besoin de beau temps. On prend 



(1) Voy. p. ex. « Çartâs », p. 369, 561...; Barges, « Vie de Sidi 
Boumédiéne », p. 109; Bel, « Djazya », in « Joum. Asiat. », X"sér., 
l. I, n" 1, mars-avril 1903, p. 324. M. Bel donnera dans le volume que 
doit publier à l'occasion du Congrès des Orientaux de 1905, l'Ecole 
supérieure des Lettres d'Alger, un important article sur l'istiska, que nous 
aurions voulu pouvoir citer. 

(2) Cf Mouette, « Hist. Moul. Archy », p. 282 ; Diego de Torrès, 
<k Hist. d. cher. », p. 199. 

(3) Cf la curieuse histoire racontée par Dan, « Hist. de Barb. », p. 487. 



Digitized by 



Google 



DIVISIONS DES REBAMNA 391 

une gargoulette, où il y a eu de l'huile et on la met sous un 
plafond que la pluie a traversé et d'où il tombe de l'eau, ou 
bien sous une tente, à un endroit où l'eau traverse et 
dégoutte à terre. Quand la gargoulette est pleine, on 
l'enterre et la pluie prend fin. La signification magique du 
rite est évidente <^). A Merrâkech, spécialement, on fabrique 
une petite charrue, on y attelle un chat et on le fait labourer 
dans un jardin : cela arrête la pluie. Ce rite est en contra- 
diction apparente avec les données du folklore contem- 
porain ; en efifet, l'usage de la charrue, par une association 
d'idées facile à concevoir, est regardé chez une foule de 
peuples comme attirant la pluie (2) ; ensuite le chat est un 
animal fréquemment employé dans les cérémonies destinées 
à écarter la sécheresse (3) ; peut-être s'agit-il d'une parodie. 
Les gens de Merrâkech craignent beaucoup un excès de 
pluie pour leurs dattes, déjà de peu de valeur quand l'année 
est chaude ; pour prévenir ces contre-temps, ils prennent un 
corbeau, l'aveuglent et l'attachent ainsi au haut d'un 
palmier ; le sens de ce rite est du reste obscur pour nous. 

Les Rehâmna se divisent en cinq « khoms », ou circons- 
criptions administratives : les Brâbich forment un khoms ; 
les Oulâd Slâma en forment deux et les Oulâd Bou Bker 
deux. Il y a dans ces différentes tribus une certain nombre 
de groupes maraboutiques. On nous a nommé treize zaouias : 



(1) Voir un autre rite magique analogue chez les Arabes cilé par 
Makrizi, apud Frazer, op. laud., I, p. 84; trad. franc., I, p. 89. 

(2) Mannhardt, « Baumkultus », p. 553; Frazer, op. laud., I, p. 98; 
trad. franc., I, p. 104. 

(3) Frazer, op. laud., I, p. 102 ; trad. franc. I, p. 108 ; cpr p. 112-113 
(ang.) et p. 120-124 (franc.). 



Digitized by 



Google 



392 LES RKHAMNA A MERRAKECH 

la zaouia des OulAd Moûlaye 'Abdallah ben Sàci ; celle des 
(hilAd Sîdi 1 Bhîli; celle des Oulâd Sîdi ben 'Azzoùz ; celle 
des OuLid Sîdi 'Abdelkerîm ; celle des OulAd Baba Âïça s 
Selmoimi ; celle des ( )iil«^d Sîdi Ahmed er Rguîbi ; celle des 
OuLid Sîdi Nâji ; celle des OulAd Moùlaye *Omar et celle des 
OulAd Sîdi Mhammed bel Kêrn dans les OulAd bon Bker ; 
celle des OulAd Sîdi 'AbdallAh Bou 1 *Aouîna et celle des 
OulAd Sîdi MeftAh dans les OulAd SlAma ; et celle des OulAd 
Za'ariya dans les BrAbich. 

Les RehAmna ont toujours été les tyrans de MerrAkech ; 
l'histoire nous les montre à maintes reprises comme 
molestant les habitants de cette ville (i) ; ils sont arrivés à 
former une fraction très importante de sa population et dans 
ces derniers temps, ils pouvaient presque se vanter que leur 
hégémonie fiit consacrée officiellement, puisque leur caïd Sî 
*Abdelhamîd avait été nommé en même temps pacha de 
MerrAkech. Les RehAmna ont joué vis-à-vis de MerrAkech 
un rôle très semblable à celui des BrAber, vis-à-vis de 
Fez, et comme à la fin du XIX® siècle les sultans ont 
beaucoup résidé à MerrAkech, les RehAmna se sont trouvés 
de ce chef au premier plan de l'histoire du Maroc. En 
particulier, à la mort deMoiilaye Haçan, qui eut lieu en 1311 
Hég., à la limite de leur territoire, sur l'Oued el 'Abîd, 
ils fomentèrent une révolte, qui causa à la dynastie 
des FilAlis de sérieuses inquiétudes. Nous donnerons 
ici quelques détails sur cette révolte des indigènes, d'après 
les informations verbales que nous avons recueillies. Bien que 
ces informations aient été puisées à deux sources différentes, 
l'une de MerrAkech, l'autre des RehAmna, nous ne pouvons 
nous permettre d'oublier combien de semblables documents 



(l) Cf par exemple Houdas, « Tordjeman », p. 123-1€4. 



Digitized by 



Google 



REVOLTE DES REHAMNA 393 

sont sujets à caution; pourtant comme il s'agit de faits qui 
n'ont pas encore été relatés par écrit, sauf dans les corres- 
pondances fragmentaires des journaux de l'époque (*), nous 
croyons que ce récit peut être pris en considération ; mais 
bien entendu, nous le donnons sous toutes réserves, 

Si 'Abdelhamîd fut caïd des Rehâmna pendant près de 
trente-cinq années ; mais il n'occupa pas ces fonctions sans 
interruption, car il fut emprisonné quatre fois. Avant la 
mort du dernier sultan, il était au mieux avec le frère du 
sultan, nommé Moùlaye Mohammed, celui-là môme qui 
devait devenir célèbre parce que le prétendant Bou Hmâra 
s'est fait passer pour lui, et qui fut emprisonné par ordre de 
Moùlaye Haçan. Si 'Abdelhamîd ne craignit pas de prendre 
le parti de Moùlaye Mohammed et de demander sa grâce avec 
une insistance qui fut mal reçue en haut lieu : il fut mis en 
prison à son tour et pendant qu'il y était, les Rehâmna se 
révoltèrent. Il y avait à cette époque plusieurs caïds des 
Rehâmna ; comme tous les caïds marocains ils se rendaient 
odieux par de nombreuses exactions et les Rehâmna deman- 
dèrent que la plupart d'entre eux fussent destitués et rem- 
placés par d'autres. Le makhzen ne céda pas du premier 
coup, mais les caïds, craignant pour leur vie, n'osèrent 
plus rejoindre leur poste et restèrent à Merrâkech, où ils 
étaient venus à l'occasion d'une des grandes fêtes musul- 
manes. Sur ces entrefaites Moùlaye Haçan mourut. 

Les Rehâmna devinrent aussitôt menaçants et vinrent à 
Merrâkech demander qu'on leur livrât les caïds, dont ils 
voulaient tirer vengeance. Le pacha de Merrâkech réunit un 
conseil et on décida, pour donner un commencement de 



(1) Il y a cependant un para^aphe sur la révolte des Rehâmna dans 
Brémond, « Elude s. le Maroc », p. 17. 



Digitized by 



Google 



394 RÉVOLTE DES RESAMNA 

satisfaction aux Rehâmna, de mettre provisoirement les 
caïds en prison et d'attendre la décision définitive du 
nouveau sultan. Les caïds savaient fort bien que si Ton entre 
dans les prisons du makhzen avec une étonnante facilité, il 
est beaucoup plus malaisé d'en sortir ; ils songèrent donc à 
mettre leurs personnes en sûreté : quatre d'entre eux sur 
huit réussirent à se sauver dans des zaouias. Le cinquième 
qui était un ami intime de Moùlaye Mohammed et s'appelait 
'Abbès e^ Zobéiri, se retrancha dans sa maison, fit prendre 
les armes à ses esclaves et se défendit. On tenta, inutilement, 
d'enlever sa maison d'assaut : il repoussa toutes les attaques 
en inûigeant des perles sensibles aux gens du makhzen. 
Finalement un « caïd mia » monta, dit-on, sur le minaret 
de Sidi bel *Abbês, qui était proche de là et tua le rebelle 
d'un coup de fusil, dans la cour de sa maison ; le frère 
du caïd mourut avec lui. Les trois autres fui'ent empri- 
sonnés. 

Ces emprisonnements n'apaisèrent point les Rehâmna 
qui continuèrent la révolte ; ils la justifièrent en prétendant 
qu'ils voulaient comme c^ïd, à la place de 'Abbôs ez Zobéïri, 
un homme suspect au makhzen, qui avait déjà été caïd 
dans les Rehâmna, puis qui avait pris part à des troubles 
semblables à ceux qui se produisaient ; il était rahmani et 
se nommait Tahar ben Slimân. Le pacha refusa d'obéir aux 
Rehâmna, mais ceux-ci vinrent en masse sous les murs 
de Merrâkech, on dut fermer les portes de la ville et sous la 
pression de l'émeute on délivra Tahâr ben Slimân et on lui 
permit de rejoindre ses contribules, en le priant toutefois 
de chercher à les apaiser ; ceux-ci, au contraire, lui impo- 
sèrent le rôle de chef de la révolte. Elle dura un an. 

Après cinq mois de dévastations autour de Merrâkech, 
Tahâr ben Slimân avait autour de lui des contingents de 



Digitized by 



Google 



RÉVOLTE DES REÏJAMNA 395 

toutes les populations du Hoûz ; il se présenta devant la 
ville et, comme le Rogui d'aujourd'hui, il réclama la déli- 
vrance de Moùlaye Mohammed, en mettant la paix à ce prix. 
Le pacha de la ville, après avoir tenu conseil, décida de 
résister et avisa le makhzen à Fez. Lorsque l'armée du 
sultan Sortit de Fez et se mit en route pour le Hoûz, les 
Rehâmna s'avancèrent pour lui couper le passage de l'Oum 
er Rbîâ, mais ils n'y réussirent pas et la mahalla envahit le 
Hoûz : les révoltés n'avaient jamais été bien unis ; leur chef, 
poussé par les siens, étaient plutôt mené par les événements 
qu'il ne les dirigeait; il ne prévoyait que trop sa fin 
lamentable. Les divisions des révoltés s'accentuèrent, 
habilement entretenues par l'or et les intrigues du makhzen; 
Tahâr ben Slîmân ne pouvait plus faire prévaloir ses 
décisions ; il fut battu, mais il parvint à s'échapper et se 
réfugia dans la zaouia de Sîdi z Zouîn, au pays des Ahmar. 
Le makhzen somma les marabouts de le livrer; ceux-ci 
représentèrent que le tapis qui couvrait le tombeau du 
saint était considéré comme inviolable ; Tahâr ben Slîmân 
s'y tenait cramponné ; pour tourner la difficulté, on imagina 
de le faire sortir avec le tapis et on le traîna ainsi hors du 
sanctuaire ; là, des mkhâznis l'empoignèrent et il fut mené à 
Merrâkech ; on le mit dans une cage et on le promena ainsi 
dans la ville sur un chameau, humiliation souvent infligée 
aux vaincus en pareil cas (*). Il fut ensuite jeté en prison à 
Merrâkech, où il momnit peu de temps après, empoisonné, 
dit-on, par ordre de Ba Ahmed qui craignait qu'il ne s'échap- 
pât et qui, avant de partir pour la harka des Châouia, s'en 
débarrassa ainsi définitivement. 



(1) Cf à ce sujet, Bel, « Djazya », in « Journ. Asiat. », mars-avril 
1903, n» 2, X« sér., 1 I, p. 352. 



Digitized by 



Google 



396 FORTUNE DE SI «ABDEmAMÎD 

Dès que le siilUan fût entré à Merrâkeoh, après la 
dispersion définitive des rebelles, il s'o(*(*iipa de donner des 
caïds aux Rehflmna. Les rivalités des compagnons de Tahàr 
ben Slîmân et sans doute leur trahison avaient fait échouer 
la révolte : ils reçurent à ce moment le prix de leurs 
perfidies et le makhzen éleva plusieurs d'entre eux au 
caïdat. Or, 'Abdelhamîd était toujours en prison : sa 
tribu, 'Arab Sellâm, sollicita sa grâce et le réclama pour 
caïd. Le makhzen Taccorda de suite : *Abdelhamîd passa 
sans transition de l'ombre des cachots à l'éclat des honneurs 
officiels, revirement de fortune commun au Maroc. Dès 
lors, fidèle aux conditions mises à son élargissement et à sa 
nomination, il entra dans les vues de Ba Ahmed, dont il 
épousa étroitement la politique. Ce fut lui qui poussa le 
makhzen à confisquer les biens que possédaient les Rehàmna 
à Merrâkech ; une grande partie des maisons leur appar- 
tenaient ; certains quartiers, comme celui de Sîdi bel 'Abbés 
étaient presque entièrement à eux. 'Abdelhamid se chargea 
d'opérer les confiscations et versa de ce chef, au makhzen, 
de grosses sommes, dont on pense bien qu'il eutsapart.il 
devint le grand favori de Ba Ahmed, au point que celui-ci ne 
faisait plus rien sans le consulter et il élimina petit à petit 
les grands caïds des Rehûmna, pour les remplacer et devenir 
gouverneur de tout le pays. B était dans ces dernières années 
le plus puissant personnage du Hloùz. 

Après la harka de Sokhrat-ej-Jâja (dans les Ouardîra), qui 
pacifia les provinces des Chàouia et des Tâdla, le makhzen 
apparut plus puissant que jamais et les caïds envoyèrent des 
hédiya (cadeaux) considérables. 'Abdelhamid qui se trouvait 
à ce moment dans son gouvernement, écrivait à son fils, qui 
était à Merrâkech, de verser au makhzen une somme consi- 
dérable, trente mille douros, dit-on, mais bien entendu 



Digitized by 



Google 



FORTUNE DE SI 'ABDEmAMID 397 

ce chiffre est incertain. Que se passa-t-il à ce moment? 
est-il vrai que le fils, El Hâjj L*arbi, conçut le projet 
monstrueux de supplanter son père et de se faire nommer 
à sa place, ou bien le makhzen par une ruse machiavélique, 
chercha-t-il à faire croire au père que son fils offrait un 
fort pot-de-vin pour le remplacer, afin de les faire rivaliser 
de cadeaux et de toucher des deux mains? Il est difficile 
de s'en rendre compte ; mais le fils cependant ne parait pas 
avoir été exempt de torts graves. On dit que du makhzen, 
on avisa 'Abdelhamid que son fils offrait trente mille douros 
pour avoir son commandement et que le père offrit de suite 
une somme encore plus forte, pour que son fils fût mis en 
prison. Quoi qu'il en soit, le fait certain, c'est qu'El Hàjj 
L'arbi fut emprisonné avec l'assentiment de son père dans 
Tile de Mogador pendant plusieurs années; d'autres empri- 
sonnements de caïds suivirent et c'est vers celle époque que 
'Abdelhamîd se trouva seul maître des Rehâmna. Pour leur 
enlever toutes velléités de révolte à l'avenir, il les traita avec 
une dureté, qui a laissé dans le pays de cruels souvenirs, 
comme d'inexpiables rancunes : ils furent pressurés au-delà 
de tout ce qu'on peut imaginer ; on prétend que *Abdelhamîd 
imposa une taxe d'une demi-peseta par tète et par semaine, 
sans que personne en fut exempt, ni hommes, ni femmes, 
ni enfants. On raconte aussi de lui des actes de cruauté 
abominables, mais il est impossible de faire dans ces récits la 
part de la vérité et celle de l'exagération populaire. 11 est cer- 
tain toutefois que les contributions excessives, les confisca- 
tions arbitraires, les emprisonnements multipliés sans raison, 
terrorisèrent et ruinèrent la tribu pour longtemps. Enfin, 
lorsque le pacha Ben Dâoûd, gouverneur de Merrâkech, fut 
jeté en prison par ordre d'El Mnebbhi, 'Abd el Hamîd lui 
succéda, sans cesser pour cela d'être caïd des Rehûmna. 



Digitized by 



Google 



398 ASSASSINAT DE SI 'ABDELHAMÎD 

II était alors à l'apogée de sa puissance, quand éclata la 
crise du teiUtb : l'ère des difficultés aurait probablement 
commencé pour lui, si la mort ne l'eût arraché à la scène 
politique. En septembre 1902, il était revenu de Fez très 
malade et il expira à Merrâkeoh, au début d'octobre. Ses 
derniers jours furent marqués par de vives compétitions en 
vue de sa succession ; deux candidats se la disputaient : son 
fils, El Hâjj L'arbi et son khalîfa (adjoint) ; 'Abdelhamîd se 
prononça pour son fils à son lit de mort et le désigna comme 
son successeur, dit-on. Néanmoins, le khalîfa, nommé El 
Mahdi, resta candidat. On dit que le jour même de la mort, 
les deux compétiteurs se firent des protestations d'amitié et 
que tout en s'avouant qu'ils étaient rivaux, ils se rendirent 
à Sidi bel *Abbés pour se jurer mutuellement de n'employer 
à soutenir leurs candidatures respectives que des moyens 
loyaux. Mais lorsqu'ils furent dans le marabout, El Mahdi 
abusant de la confiance d'El ïiâjj L'arbi, lira sur son rival un 
coup de pistolet et l'acheva d'un coup de poignard, dans le 
sanctuaire même ; sans doute il était assuré de la complicité 
des gens de la zaouia, car il put sortir sans être inquiété. 
Puis il multiplia ses démarches, et répandit l'or à profusion, 
pour ne pas être arrêté. Il ne le fut pas et on le laissa se 
rendre à Fez avec son fils, pour y excuser son crime et 
acheter le caïdat. 

Nous avons fait allusion plus haut à la crise du tertîb : 
nous aurons l'occasion d'expliquer en détail ce que fut cette 
crise. Qu'il nous suffise de dire ici que, pour les campagnes, 
le résultat le plus clair et môme le seul tangible, fut qu'elles 
cessèrent de payer l'impôt ; si l'on excepte quelques tribus 
çà et là et en particulier celles qui sont administrées par Si 
Âïça ben 'Omar, des environs de Saffi, le tJoùz depuis 
quatre ans ne paye plus de contributions ; les caïds n'osent 



Digitized by 



Google 



LA CRISE DU € TERTIB » 399 

plus mettre le pied dans leur caïdal, ou, s'ils y résident, ils 
s'enferment dans leur kasba. Gomme conséquence, le bien- 
être des populations a immédiatement augmenté ; délivrées 
de l'horrible oppression qui pesait sur elles, elles ont repris 
confiance; les cultures se sont élargies, çà et là des 
constructions se sont élevées, mais non toutefois chez 
les Rehâmna, qui sont essentiellement pasteurs ; partout 
cependant les silos se sont remplis, les marchés sont devenus 
florissants. Le prix des chevaux, des selles, des armes, s'est 
élevé rapidement, car toutes ces choses qui sont le luxe des 
indigènes étaient demandées de tous côtés ; au contraire, le 
mouvement des exportations s'est arrêté. Le fellah n'étant 
plus affamé et perpétuellement en quête d'argent pour satis- 
faire l'insatiable cupidité de son caïd, s'est mis à faire des 
provisions et à thésauriser : le commerce européen a ressenti 
vivement le contre-coup de cette nouvelle attitude et, 
voyant diminuer les exportations, il s'est plaint. Mais les 
populations marocaines du ïjoùz sont dans la joie et la 
plupart maintenant bénissent le nom du sultan qu'elles 
maudissaient il y a quelques années ; beaucoup se figurent 
de bonne foi qu'ils ne payeront plus jamais d'impôts (^). En 
réalité, la situation du makhzen est devenue fort critique : 
le revenu des douanes, puis l'emprunt ont pu suffire à 
alimenter le budget pendant quelque temps, mais la 
contribution des campagnes était trop importante pour qu'on 
pût s'en priver. Au Maroc, en effet, les citadins ne payent 
que très peu d'impôts, et ce sont les campagnes qui supportent 
presque uniquement les charges fiscales. Le gouverne- 
ment sera donc, tôt ou tard, amené à rétablir les impôts et 
comme l'habitude de ne pas les payer se prend facilement, il 



(1) Telle était la situation en 1903-1904. 



Digitized by 



Google 



400 VIE DES GRANDS CAÏDS 

est à craindre qu'il n'ait précisément quelque peine à la 
rétablir; à Theure où nous écrivons ces lignes, une colonne 
se met justement en marche pour parcourir le IJoùzàcet 
effet. Il faudra restaurer Tautorilé des caïds et on peut 
redouter que ceux-ci, pour se dédommager de la longue 
éclipse de leur puissance et pour refaire leur patrimoine 
ébréché (car si les contribuables ne payent plus, le makhzen 
a toujours des exigences), ne recommencent à se livrer à 
leurs anciennes exactions. 

La vie des caïds dans leur cnsba, à côté d'une zaouia le 
plus souvent, a rappelé à quelques-uns des auteurs qui ont 
écrit sur le Maroc, la vie des seigneurs féodaux ; Si Âïça ben 
Omar, dans la forteresse des *Abda, qui est comme une 
petite ville, entouré d'une véritable cour, chassant au 
lévrier et au faucon, s'absentant périodiquement pour aller 
au makhzen, est apparu aux yeux de certains, c^mme un 
châtelain du Moyen- Age. C'ette thèse tend à se répandre et il 
est à prévoir qu'on la généralisera et qu'on l'élendra à la 
région insoumise du Maroc ; on remarquera qu'il y a là, 
dans le Sud de l'Kmpire, de petits royaumes indépendants, 
des grands chefs à caractère religieux, des groupes de popu- 
lation qui payent régulièrement tribut à d'autres et, de là, à 
prétendre que l'état social du Maroc a un caractère féodal, 
il n'y a qu'un pas. Nous croyons cependant qu'on se trom- 
perait en le franchissant et il est bon, dès maintenant, de 
marquer les différences qui font que selon nous, il n'y a rien 
de commun entre la féodalité et Tétat social du Maroc. 

L'état féodal nous offre le spectacle d'une étonnante 
mosaïque de fiefs de toute importance et d'un enchevê- 
trement inextricable de droits et d'obligations; rien 
d'analogue au Maroc, môme en pays insoumis : dans le Drà, 
cependant, des groupements plus ou moins considérables 



Digitized by 



Google 



PAS DE FEODALITE AU MAROC 401 

sont souvent reliés les uns aux autres par une sorte de lien 
de vasselage et de suzeraineté; mais dans ces cas peu 
nombreux, nous sommes loin de la complication juridique 
des rapports féodaux, et surtout le trait essentiel de la 
féodalité, la présence d'une hiérarchie rigide et à degrés 
nombreux, fait complètement défaut. Nous n'y retrouvons 
pas non plus cet autre caractère de Tétat social de notre 
moyen-âge, la tenure de fiefs dont la propriété est transmise 
héréditairement, sans toutefois être jamais complète; 
sans doute le marabout du Tazeroualt est maître absolu dans 
son domaine, et on peut, à la rigueur, le comparer à un 
comte du XI® siècle, qui reconnaît à son souverain des droits 
tout théoriques sur son comté; mais c'est tout, l'organi- 
sation du Tazeroualt n'est pas féodale et son maître n'est pas 
engagé dans une série de relations de vassal à suzerain, 
comme un seigneur féodal; un seigneur ne fait pas la 
féodalité, celle-ci est un ensemble et cet ensemble n'existe 
pas au Maroc. D'autre part, le vassal et le suzerain du 
moyen-âge ont l'un envers l'autre des obligations définies ; 
au Maroc, les caïds sont à la merci entière du sultan et 
quant aux chefs indépendants, ils ne se croient tenus qu'à 
considérer le sultan comme imâm de la communauté musul- 
mane ; celui-ci ne reconnaît aucun de leurs droits sur les 
populations, comme il le prouve en installant, chaque fois 
qu'il le peut, des caïds in partlbns auprès d'eux. A-t-on 
jamais vu un souverain de Tazenakht ou de Sidi Hichâm, 
se soumettre au jugement de ses pairs, en admettant qu'il 
s'en reconnût? C'est pourtant là un des traits caractéris- 
tiques de la féodalité. Pour la féodalité religieuse, rien ne la 
rappelle au Maroc; le marabout des Tâdla est maître de son 
pays comme marabout, au lieu que Tévêque féodal distingue 
entre le spirituel et le temporel, et la preuve en est qull a deux 

20 



Digitized by 



Google 



402 ETAT D'ESPRIT DES REHAMNA 

tiibiinaux différents ; la féodalité religieuse de notre moyen- 
âge florissait surtout' dans les villes , tandis qu'au Maroc 
celles-ci sont toutes plus ou moins directement soumises au 
sultan. Enfin, un caractère général de la féodalité, c'est que 
le pouvoir y est légalement très disséminé, au lieu qu'au 
Maroc, il est en principe entièrement concentré dans les 
mains du sultan et ne lui échappe que dans la mesure où sa 
faiblesse ne lui^permet pas de Texercer. Toutes ces diffé- 
rences proviennent de ce que, tandis que la féodalité est un 
ordre social très compliqué, né des ruines de plusieurs 
civilisations antérieures et probablement rare dans l'histoiro 
de l'humanité, l'état social du Maroc est au contraire, 
quelque chose de très simple et dérivé d'institutions 
beaucoup plus primitives que les institutions germaniques 
et gallo-romaines. Comme d'ailleurs, toute barbarie 
ressemble forcément à une autre barbarie, attendu que ce 
qui distingue la barbarie de la civilisation n'est rien qu'une 
moindre différenciation, il ne faut point s'étonner que des 
analogies toutes supôrfîcielles se rencontrent entre la société 
féodale et la société marocaine ; mais enfin, il ne suffit pas 
qu'un chef demeure dans un château, ait des pages et chasse 
au faucon, pour qu'on puisse l'appeler un seigneur féodal. 

Pour en revenir aux Rehâmna, ils ont dans ces dernières 
années réparé les ruines causées chez eux par l'insurrection; 
comme toutes les tribus du Hoûz, ils étaient persuadés 
qu'ils ne[payeraient plus d'impôts. Ceux d'entre eux qui, 
plu s perspicaces, apercevaient néanmoins que cet état de fran- 
chise ne durerait pas, se plaisaient à répéter que le Hoûz ne 
payerait pas tant que le ïlarb ne payerait pas non plus, et ils 
avouaient bien haut leur espérance que le ïlarb, toujours 
plus turbulent que le Hoùz, resterait indéfiniment sans payer. 
Ils pensaient que le Maroc vivrait sur ses douanes et, ignorant 



Digitized by 



Google 



LES JBÎLÊT 403 

ce qu'est la répercussion de l'impôt, ils se figuraient 
volontiers, douce illusion pour un musulman, qu'à l'avenir, 
les commerçants européens suffiraient à entretenir l'État. 
Ce sentiment fut marqué dans les ports par une recrudes- 
cence de fanatisme et par une attitude assez hostile à l'égard 
des Européens : les protégés, qui n'avaient jamais sollicité la 
protection que pour se soustraire à l'impôt, cessèrent toutes 
relations avec les Européens, qui leur avaient fait octroyer 
des patentes et plusieurs oublièrent môme les dettes qu'ils 
avaient contractées. Dans l'intérieur môme, chez les 
Rehâmna, par exemple, il était manifeste, quand nous les 
parcourûmes en 1902, qu'ils montraient une réserve assez 
peu sympathique vis-à-vis du chrétien ; mais, au reste, la 
sécurité de celui-ci était parfaite dans toute l'étendue de 
leur territoire. Cette sécurité pour l'européen est d'ailleurs 
presque absolue en territoire soumis, même lorsqu'il y a des 
troubles. Au plus fort de la révolte des Rehâmna, les 
communications ne furent jamais coupées entre Merrâkech 
et Mazagan, et les Européens purent toujours y circuler. 
Cependant les courriers passaient difficilement, sauf le 
courrier français qui passa toujours, car il portait avec lui, 
dans un pli, portant une suscription en caractères hébreux, 
la correspondance du chef de la révolte. Le khalîfa 
(lieutenant) de Tahâr ben Slîmân, qui s'appelait Bou 
Koudia, était, du reste, Tami personnel de notre agent 
consulaire à Mazagan, feu M. Brudo père, qui fut pendant 
de bien longues années le représentant dévoué de la France 
dans ce port. 

4. Les Jbîlêt. 

Terminons, après ces longues digressions à propos des 
Rehâmna, notre itinéraire d'Azemmoûr à Merrâkech, que 



Digitized by 



Google 



404 LES JBfLÊT 

nous avons abandonné aupi'ôs de Sîdi Ahmed el Fodîl, au 
moment de pénétrer dans les Jbîlôt. Ce nom signifie : les 
petites montagnes. Jamais il ne fut mieux porlé ; avec leur 
faible altitude qui ne dépasse pas trois cents mètres au- 
dessus du niveau de la plaine, elles sont très exactement des 



FiG. fK). — Les Jbîlct 

(Cliché de l'auteur] 

réductions de montagnes : petits ravins, petits cols, pas de 
passages difficiles Malgré cela, il paraît qu'au point de vue 
militaire, les Jbîlôt peuvent « être considérées comme un 
obstacle sérieux, d'autant plus qu'il ne paraît pas aisé de les 
franchir sur tous leurs points. Toutefois, le défilé que suit la 
route ordinaire de Mazagan à Merrâkech n'est pas très 
redoutable, les pentes qui le dominent étant accessibles à 
peu près partout (i) ». 

Les Jbîlôt qui s'étendent très régulièrement de l'Est à 
rOuest au Nord de MerrAkech sont composées d'une série 
de mamelons coniques, très semblables entre eux, qu'aucun 
contrefort important ne relie et qui produisent l'effet le plus 
pittoresque. Celle juxtaposition de cônes qui de loin ont une 
forme presque parfaite est, dans sa diversité, d'une régularité 
étonnante : toujours à peu près la même hauteur, toujours 



(1) « Rapp. miss. mil. Maroc 1882 », p. 17. 



Digitized by 



Google 



LES JBÎLÊT 405 

les mômes petits pitons peu élevés, sans aucune arête 
droite, sans aucune crête dentelée de sierra (fig. 91). De cette 
accumulation de mamelons coniques, quelques-uns se 
détachent çà et là, s'avancent, isolés dans la plaine ; d'autres, 
moins nombreux, ont la forme d'une «berda'a» (bât de mulet), 
ou d'un bonnet de police. Les géologues regardent les Jbilêt 
comme la préface de l'Atlas, en quelque sorte ; mais si cela 
est vrai au point de vue des géologues, elles sont bien 
différentes de l'xltlas, au regard du touriste, par la contex- 
ture extérieure. 

Le chemin que nous suivons est agréable, varié, et la 
vue aime à se reposer sur ces pentes pittoresques après la 
monotonie des grandes plaines que nous avons traversées. 
Malheureusement la broussaille est rare : ce sont des touffes 
d'accacias gommiers, ou « tlah » et des buissons de 
genévriers, dont je ne saurais préciser l'espèce; ajoutez-y 
quelques génistées et l'éternel jujubier, voilà la maigre 
végétation arborescente des Jbîlêt; quant aux arbres, ils 
sont excessivement rares. 

La constitution géologique des Jbîlêt est la même que 
celle du massif du Jbel Lakhdar ; la masse en est formée par 
les schistes et les grès anciens, dont les couches redressées 
et plissées sont couvertes par les dépôts horizontaux du 
jurassique et de l'éocène, qui ont été fortement démantelés. 
Les Jbîlêt à Tépoque miocène formaient, comme le Jbel 
Lakhdar et le plateau des Béni Meskîn des Châouia, une île 
émergeant devant la masse continentale du Haut-Atlas, 
auquel la reliait un isthme situé à la hauteur de Merrâkech W. 
Elles ne sont donc géologiquement qu'un contrefort de la 



(1) Brives, « Consid. géog. s. 1. Mar. Occid. », in « Bull. Soc. Géog. 
Alfçer », 2« trim, 1902, p. 174. 



Digitized by 



Google 



406 LES JBÎLÊT 

grande chaîne atlantique. Tout autour d'elles, se montrent 
les couches miocènes qui les escortent et pénètrent dans la 
vallée de la Taçaout, jusqu'aux environs de Tamellêlt, 
c'est-à-dire jusqu'à la ligne de partage des eaux entre la 
Tencift et l'Oum er Rbiâ (*). 

La route aujourd'hui est pleine de monde : c'est demain 
la fêle des sacrifices et chacun retourne chez soi pour 
célébrer cette solennité. Nous passons près d'un groupe de 
Rehâmna qui se mettent à injurier un de nos hommes, un 
doukkâli, lui reprochant de nous accompagner et lui criant 
que les Doukkûla ne sont bons qu'à amener dans le pays des 
chiens d'infidèles. Un peu plus loin nous croisons un 
groupe d'étudiants en (cnzàba», c'est-à-dire faisant une 
tournée de quêtes : ils mendient sur la route et l'un d'eux 
porte comme insigne un morceau d'étoffe blanche, au bout 
d'une longue gaule. Nos hommes leur témoignent un grand 
respect, car partout en pays musulman, le « tâleb » est bien 
traité. Ils sont actuellement en vacances, à l'occasion de 
l'Âïd el kebîr et ils emploient généralement ces vacances, 
qui sont nombreuses, à des tournées de mendicité (-). 

Une halte d'une demi-heure auprès d'un puits, où un 
berger fait paître son troupeau de chèvres et de moutons, 
puis nous reprenons notre route, car nous voulons être de 
bonne heure à Merrâkech; quelques instants après, à 
1 h. 50, nous découvrons une immense plaine, assez vaste et 
qui porte une sombre forêt de palmiers. Au milieu de la 
palmeraie se profile la masse d'une grande ville, d'où 
s'élèvent çà et là des minarets, dont l'un domine tous les 



(1) Brives, « Notes sur un voy. d'ét. géol. au Maroc », p. 7. 

(2) Gf Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 8, p. 78, p. 114, p. 269, 
p. 551. 



Digitized by 



Google 



ARRIVÉE A MERRAKECH 407 

autres de sa masse : c'est Merrâkech, la ville de Yoûcef ben 
Tûchfîn et le minaret de laKoutoubiya. Elle m'apparaît avec 
le spleudide décor du Haut-Atlas^ tout argenté de neige et la 



FiG. 91. — Berger et troupeau, dans les Jbîlêt 

[Cliché de l'auteur) 

foule des souvenirs historiques vient renforcer l'émotion, 
esthétique produite par ce paysage ; voilà donc la cité que 
fondèrent les farouches §anhadja voilés du Soudan; au 
milieu de ces palmiers et dans cette plaine dont un soleil 
ardent calcine la terre rougeûtre, elle a bien l'air d'un ksar 
immense au milieu d'une oasis ! C'est donc de ces cimes 
neigeuses que descendirent les Masmoùda fanatisés par Ibn 
Toûmert, voilà le cirque où se livrèrent tant de combats et 
qui fut^ au XVP siècle^ le boulevard de l'Islam contre la 
chrétienté menaçante : c'est dans ces palmiers, contre ces 

murailles, que vinrent se briser les efforts des Portugais 

Tous ces souvenirs qui nous assiègent, la fatigue de la 
chevauchée qui nous énerve, la curiosité qui nous excite, le 
plaisir d'arriver au terme de notre route, l'imagination qui 
travaille sur ces riches données de la nature et de l'histoire, 
tout cela est cause que nous traversons l'oasis dans un 
trouble d'esprit inexprimable et délicieux ; voici que notre 
caravane chemine à l'ombre des palmiers, nous traversons 
des ruisseaux limpides, çà et là les trous sombres des canaux 



Digitized by 



Google 



\N. 



\ \ 
\ 



408 ENTREE A MERRAKECH 

souterrains dlrrîgationSj nous laissent entendre le bruisse- 
ment des eaux; les passants deviennent de plus en plus 
nombreux, puis c'est le vieux pont de pien'e bâti par 
Yoûcef l'almohade, jeté au-dessus du lit de la Tensift, au 
milieu de laquelle coule à peine un filet d'eau ; enfin nous 
arrivons près de la ville : un marché où Ton vend des 
moutons^ pour la fête do demain en encombre les abords, 
nous entrons par Bâb el Khemis. La vue de cette porte, 
massive, cintrée, basse, obscure, est une des plus fortes 
impressions que j'aie ressenties ; en pénétrant dans son 
couloir coudé, encombré d'une foule grouillante et de 
groupes de mendiants, qui implorent le passant d'une voie 
nasillarde, on a la sensation d'être violemment rejeté en 
arrière de plusieurs siècles et de pénétrer, comme en un 
rêvO; dans un monde entièrement différent du nôtre. 






Ufliiiip.LOanL 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



HARVARD LAW SCHOOL LIBRARY 



This book is due on or before the date stamped be- 
low. Books must be returned to the Circulation 
Desk from which they were borrowed. Non- 
receipt of an overdue notice does not exempt 
the user from a fine. 



mkm 




'IM\946 




*Tv V \} ^V 





















































Digitized by 



Google 



a^ py^'^^r^x 



HARVARD LAW LIBRARY 



FROM THE LIBRARY 

or 

RAMON DE DALMAU Y DE OLIVART 

MARQUÉS DE OLIVART 



Received December 31, 191 1 




Google 



Digitized by 



Google