This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's books discoverable online.
It bas survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover.
Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the
publisher to a library and finally to y ou.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.
We also ask that y ou:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web
at http : //books . google . com/|
Digitized by
Google
Digitized by
ogle
Digitized by
Google
Digitized by
Google
'y^
4,
X
MERRAKECH
CîT
Par Edmond DOUTIÉ
Chargé de Cours à l'Ecole Supérieupe des Lettres d'Alger.
OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LE PATRONAGE
DU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L'ALGÉRIE
ET DU COMITÉ DU MAROC
i\ Jr^i
COMITÉ DU MAROC,
21, RUE CASSETTE, PARIS
i9()5.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
MERRÂKECH
FiG. 1. — Départ : devant le consulat de Casablanca
(Clichif de routeur)
CHAPITRE PREMIER
DE CASABLANCA A AZEMMOÛR
Sommaire. — 1. La côte au sud de Casablanca ; les Châouia, origines,
étymologies ; les sauterelles ; le chrétien au Maroc ; la viande de porc ;
marabouts et raoujâhdhi, — 2, Les tas de pierres sacrés dans le sud du
Maroc; diverses pratiques analogues. — 3. L' Oum-er-Reblà ; Azeimnoûr.
1. La côte de Casablanca a AzemmoCr.
Le voyage de Casablanca à Azemmoûr W^ le long d'une
(1) Un lioraire très sommaire du voyage de Casablanca à Azemmoûr est
donné par Beaumier, « Itinéraires de Tanger à Mogador », dans « Bull. Soc.
Digitized by
Google
2 LES CHAOUIA
côle basse et sablonneuse W, est aussi facile que monotone.
La nature du sol rend la marche agréable, mais nul accident
de terrain ne vient flatter l'œil du touriste. La distance à
parcourir n'est que de soixante-quinze kilomètres et les
voyageurs pressés ou les courriers la franchissent aisément
en un jour : les caravanes en mettent habituellement deux.
A raison de cinq kilomètres à l'heure, ce qui est leur marche
habituelle quand les bêtes sont bien chargées, elles
emploient treize à quatorze heures en deux étapes, pour
se rendre de Dâr el Béida (2) à la ville de Moûlaye Bou
Chalb C*^), en traversant une partie des territoires des
ChAouia et des Doukkâla.
Nous devons noter ici que le mot a C.hâouia » désigne
un groupe de populations et non un territoire : c'est donc à
tort que les Européens disent couramment « la Châouia »
pour désigner le pays occupé par les tribus auxquelles ce
nom est commun. Des auteurs, et des auteurs éminents,
ont adopté et généralisé ce genre d'appellation : les uns
écrivent « la Châouia », « la Rehâmna », d'autres préfèrent
Géo^. Paris », janv.-juin 1876, p. 245. On trouve aussi des renseigne-
ments dans Weissgerber, « Et. géog*. sur le Maroc : I, la Province de
Châouia », dans « La Géographie », N® du 15 juin 1900, p. 437. Je
m'abstiendrai à l'avenir de citer les voyageurs qui ne donnent sur leur
itinéraire que des renseignements vagues, informes ou sommaires bien
qu'exacts ; par exemple, dans l'espèce, Alibej el Abbassi, «Voyages», 1. 1,
p. 235-237, est dans le premier cas ; Lemprière, «Voyage dans l'empire de
Maroc», p. 58, dans le second et Montet, «Un voyage au Maroc», in
« Bull. Soc. Géog. Alger », 1901, p. 277 dans le troisième.
(1) Pour la constitution géologique du sol, voy. le mémoire de Brives,
« Consid. géog. sur le Maroc Occidental », in « Bull. Soc. Géog. Alger »,
1902, 2«trim., p. 167.
(2) Nom arabe de Casablanca, signifiant également « la maison
blanche ».
(3) Patron religieux d'Azemmoûr. Cf infra, p. 120.
Digitized by
Google
SENS DU MOT « CHAOUIA » 3
le masculin et disent non moins inexaclement « le
Ghâouia », « le Rehâmna » etc. Tous ces noms, en effet,
sont en arabe des pluriels de collectivité et on doit les
traduire en français par le pluriel : les Ghâouia, les
Rehâmna, etc. En ce qui concerne spécialement le mot
Ghâouia, il est le pluriel du relatif a châoui », régulièrement
c( châouiyy^"" », dérivé de (c chat*'"" » pour « châhat^"" »,
brebis^ et qui signiVie possesseur de trou])eaux de 7nontansei
par suite peuple pasleivr. Léon qui les appelle Soaua les
définit : a ceux qui s'adonnent à l'élevage du bétail et
suivent les coutumes des Arabes » (*) : Ibn Khaldoûn avait
d'ailleurs déjà donné la môme définition (2). Plus tard ce mot
est devenu un véritable nom ethnique : il en est ainsi dans
Marmol ® et dans les historiens arabes postérieurs. G'est
justement vers le commencement du XV^ siècle, et peu
après l'époque à laquelle écrivait Ibn Khaldoûn, que l'on
commença à dire a les Ghâouia » comme un nom propre de
population. Dans le célèbre auteur arabe ce mot est employé
tantôt comme simple adjectif avec le sens de j^;rt^,ç/e^/r W,
tantôt avec celui de gardien des trov/peav.x royaux (^^) et dans
certains endroits il se précise comme ethnique et se
rapproche de son sens actuel (^^).
(1) Léon L'Africain, dans Ramusio, «Navigalioni e viaggi», éd. 1554,
foL 7, D; trad. Temporal, 1830, 66 (Soava).
(2) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », I, 256 ; texte, I, 222, 1. 16.
(3). Marmol, «Descripcion de Affrica», éd. de Grenade, fol. 74 vers.,
col. 2, trad. d'ALlancoiirt, II, 138. Marmol dit Xaùios, d'Ablancourt
traduit Cha viens.
(4) Ibn Khaldoûn, « Berbères », Irad. I, 236 ; texte I, 149, 1. 20.
(5) Id., trad., IV, 422 ; texte II, 513, 1. 2 el 5.
(6) Id., trad. IV, 421; texte, 512, 1. 20, avec le sens de peuplades
pasteurs. Cf id., trad., IV, 31 ; texte, II, 245, 1. 3 et surtout Prolégo-
mènes, trad. I, 256, où Ibn Khaldoûn qualifie les Zenâta de Ghâouia ;
texte, 222, 1. 16.
Digitized by
Google
4 ORIGINE DES CHAOUIA
Dans une magistrale discussion de son bel ouvrage sur
les Migratiom des tribus algériennes^ Carette a montré que
les populations qu'on désigne dans l'Afrique du Nord sous
le nom de Ghâouia sont un mélange de Zenâta et de
Howwâra. On sait que ces derniers après avoir été long-
temps cantonnés à la limite de l'Ifrîkiya et du pays de
Tripoli se sont répandus dans toute l'Afrique du Nord : il
n'exisle peut-être pas de peuple plus dispersé en cette
région (*). Comme les Zenâta^ ils étaient plus ou moins
arabisés et menaient exclusivement la vie pastorale P)^ au
point qu'ils étaient parfois pris pour des Arabes (3). En de
nombreux endroits ils étaient mélangés aux Zenâta, dont
ils semblent avoir partagé les destinées et auxquels les
unissaient des liens de vasselage W. Aujourd'hui sous le
nom de Châouia on retrouve des Zénètes-Howwâra dans
le Soûs \ dans les Oulâd Sîdi Bou Gha*îb (commune mixte
de Remchi, arrondissement de Tlemcen) ; dans les Douâïr
(1) Ibn Khaldoûn, « Berbères », trad. I, 272. Sur les Howwâra, voy.
rinlroduction de Socin et Slumme, «Arab. Dial. Houwâra». — Notre
thèse est fortifiée par le texte nouvellement publié du Cheïkh Zemmoûri
(Salmon « Arch. maroc. ». vol. II, fasc. 3, p. 282) qui donne les Châouia
comme originaires de Barka. Il ajoute qu'ils sont hérétiques et d'autre part
Mouliéras dans sa « Tribu antimusulmane », vient de signaler chez les
Châouia des groupements qui seraient affiliés aux Zkâra ; voy. infrà,
p. 368, n. 1. {J^ole ajoutée pendant V impresùoti):
(2) Nous avons vu, suprà, qu'Ibn Khaldoûn qualifiait les Zenâta de
« châouia », c'est-à-dire de pasteurs ; il donne la môme qualification aux
Howwâra, « Berbères », trad., I, 281; texte, I, 181, 1. 18.
(3) Léon L'Africain, dans Ramusio, I, fol. 7, D. Carette a rapproché
deux passages d'Idrîci, « Descr. de l'Afr. », 76 et 154, d'où il résulte que les
Howwâra passaient en Tripolitaine pour des Berbères et au Maroc pour des
Arabes, ce qui indique qu'ils étaient arabisés au point de n'être reconnus
pour Berbères que dans leur pajs d'origine (Carette, « Migrations», 146),
(4) Ibn Khaldoûn et Léon les montrent constamment associés.
Digitized by
Google
LE T.^MESXA ANCIEN 5
Hilta (commune mixle de THillil, arrondissement de
Mostaganem); dans les Béni Menna (commune mixle de
Tenès, arrondissement d'Orléansville) W. Mais ce nom est
surtout connu pour désigner les habitants du grand pâté
montagneux de l'Aurès, dans le Sud du département de
Gonstantine (2). Il semble bien que ce terme, usité par les
Arabes à l'égard de peuplades berbères W, ait renfermé et
renferme encore une nuance de mépris : les habitants de
l'Aurès du reste ne l'acceptent pas et ne s'en sei^vent pas
pour se désigner eux-mêmes W, tandis que les autres
groupes de populations que nous a\ ons cités l'ont accepté
définitivement, entre autres les Châouia de la côte atlantique
du Maroc. Rappelons enfin que, d'après Kampffmeyer et
Hartmann, le nom du Ghoa n'aurait pas une autre étymo-
logie que celui des Châouia ^^).
Le pays des Châouia de la côte marocaine s'appelait
autrefois le Telmesna. A l'aurore de l'histoire du Magrib,
nous voyons le Tâmesna occupé par des Masmoùda, frères
de ces Masmoùda de l'Atlas qui devaient plus tard fonder le
plus vaste empire qu'ait connu l'Afrique du Nord, et
appelés spécialement Bergouâta. Dans des pages bien
curieuses, El Bekri, Ibn Khaldoûn et l'auteur du Çartâs,
ont raconté l'épopée de ce peuple, la légende do son
prophète qui créa une religion à l'instar de Mahomet, et son
(1) Aj. d'après Carette les Châouia des garar dans la province d'Oran
(Carelle, op. laud., 148).
(2) Voy. sur tout cela, Carelte, loc. cil.
(3) Cf. Quatremères, dans « Journal des savants », 1838, p. 398-
399.
(4) Cf. G. Mercier, « Châouia de TAurès », I-II ; Masqueray, « Doc.
hist. Aurès », in « Rev. Afr. », N« 122, p. 96-97.
(5) M. Hartmann, « Islamische Orient », I, 29-31.
Digitized by
Google
6 HISTOIRE DU T^MESNA
écrasement final au nom de rorlhodoxie par les Almora-
vides (1). Le Tâmesna resta longtemps dévasté : probable-
ment ces sectaires y établirent des gens de leur race,
c'est-à-dire des Çanhâdja ; et peut-être en avaient-ils déjà
trouvé quelques-uns chez les Bergouâta (2). Plus tard le
puissant souverain almohade El Mansoûr, celui qui le
premier favorisa l'entrée des Arabes au Magrib et qui, à son
lit de mort, s'en confessa comme d'une faute politique,
introduisit dans le Tâmesna une partie des peuplades
connues sous le nom général de Djochem, du nom de l'une
d'elles ('^) : toutefois les Djochem du Tâmesna ne compre-
naient pas de Djochem proprement dits, mais seulement
des Kholt des Sofyân, des 'Acem et des Béni Djâber W.
Ces Arabes y exercèrent tous les brigandages par lesquels
leur race s'est rendue tristement célèbre au Magrib ®, mais
ils ne s'y maintinrent pas et furent vraisemblablement
submergés par les Zenâta et les Howwâra que les Mérinides
amenèrent avec eux et qui atteignirent un haut degré
de prospérité (^). Sans doute la fusion fut facile entre ces
nouveaux venus, Berbères à mœurs presque arabes, et leurs
prédécesseurs qu'ils durent submerger complètement pour
devenir les Châouia que nous voyons aujourd'hui maîtres
du pays après tant de bouleversements.
(1) El Bekri, «Descr. Afr. sept. », 300; Ibn Klialdoûn, «Berbères», II,
125; Carias, éd. Tornberg, 112; trad. Beaumier, 179.
(2) Cf. Léon L'Africain, dans Ramusio, I, fol. 2, D; Temporal, I, 16
et 17.
(3) Cf. Ibn Khaldoûn, « Berbères », I, 60, 64.
(4) Cf. Ibn Khaldoûn, « Berbères », IV, 61, 175.
(5) Cf. Ibn Klialdoûn, « Berbères», IV, 100 : les Djochem du Tamesna
coupeurs de routes.
(6) Léon l'Africain, dans Ramusio, I, fol. 30, B-6 ; Temporal, I,
288.
Digitized by
Google
LE TAMESNA ACTUEL 7
Actuellement tous les anciens noms ont disparu ; cepen-
dant il y a encore dans les Châouia une tribu de Zenàta (^^
et une fraction de Kholt (aujourd'hui Khlot ou mieux
Lekhlôt, avec l'article) (2). Quant au nom de Tâmosna, peu
connu des Européens^ il est cependant toujours usité ; mais
les indigènes le prennent dans un sens plus restreint que
ne le faisaient les anciens auteurs. D'après eux le TAmesna
ne comprendrait que le territoire des quatre tribus suivantes :
Oulâd Bon Ziri, Mzâmza, Oulâd Sîdi ben Dâoûd, Oulad
Sa*îd ; en outre le mot Tâmesna désignerait le sol et non le
peuple. Effectivement on ne dit pas : « un Tâmesni », alors
qu'on dit « un Châoui », mais nous savons que presque tous
les noms géographiques ont commencé par être des
ethniques, et le mot Tâmesna lui-même confirmerait celte
règle s'il était vrai qu'il correspondît aux MaxaviToi de
Ptolémée et aux Macenites d'Antonin : Garette pensait
ainsi ®, mais les archéologues préfèrent identifier ces mots
avec le nom de la tribu des Miknâça W. L'identification des
BaxouaToci {Baccavates de Vltinéraire) avec les Bergouâta
paraît plus certaine, mais ce nom semble avoir disparu
définitivement avec le peuple qui le portait (•'^). Cependant
(1) De Foucauld, « Reconnaissance », 264; Weissgerber, « Et. géo^.
sur le Maroc, L Chaouia », 437; Quedenfeldt, « Population berbère au
Maroc », irad. Simon, « Rev. Afr. », 1902, 264 n.
(2) De Foucauld, « Reconnaissance », 263 ; Quedenfeldt, loc. cit. (El
Chelôt, orthographe allemande). Cette fraction de Lekhlôt, n'est d'ailleurs
pas mentionnée par Weissgerber, non plus que la tribu des Ouh\d
Mhammed à laquelle elle appartient.
(3) Carette, « Migrations des trib. alg. », 129.
(4) Tissot, « Mauritanie Tingitane», 174. Quedenfeldt, op. laud., « Rev.
Afr. », 1902, 85, suit Tissot mot pour mot.
(5) Il y en avait encore au milieu du XII® siècle : cf. Çarlâs, éd.
Tornberg, 167; Beaumier, 271. Idrîci les mentionne encore comme
existant de son t«mps, concurremment avec des Zénètes : or il écrivait à la
même époque. Cf ElBekri, « Descr. Afr. », 81.
Digitized by
Google
8 CONCEPTION DE L'EMPIRE PAR LES MAROCAINS
chez les Oulâd Sâmed, de la tribu des Oulâd Sa'îd, leur
nom est encore connu et des indigènes m'ont affirmé sur
place qu'ils descendaient de Sâlah bon Tarif, mais nous
n'avons cru voir là qu'une réminiscence littéraire (*).
Les noms de Ghâouia, de Rehâmna, etc., s'appliquent
donc à des groupements sociaux plutôt qu'à des circons-
criptions provinciales. Ici, comme dans bien d'autres cas,
une conception ethnique prévaut dans l'esprit des Maro-
cains sur la conception territoriale de leur empire. Il y a en
effet entre nous et ces musulmans une différence radicale
dans la manière de comprendre l'idée d'empire. Pour nous,
l'élément dominant dans cette idée est la limite, et cette
notion de limite nous a longtemps empêchés de comprendre
ce qu'est un empire magribinj elle a faussé toute notre
représentation à cet égard, elle nous a induits en erreur
sur la véritable constitution du Maroc, mais finalement elle
a profité à celui-ci. Les musulmans marocains ne conçoivent
pas, ou du moins ne concevaient pas encore, il y a peu de
temps, leur empire comme un territoire limité, mais bien
comme un ensemble de populations sujettes P). C'est pour
avoir méconnu cette vérité pendant un demi-siècle que
notre politique de frontière orano-marocaine s'est traînée
pendant si longtemps dans la plus misérable des indécisions.
(1) Quedenfeldt, op. laud., p. 91 et p. 264 n., a soutenu que les
Cliâouia étaient des Arabes purs : nous crojons qu'il est, à cet égard,
tombé dans Terreur. Depuis que ces pages ont été écrites, G. Kampffmejer
a publié dans « Milth. d. Sem. f. Or. Spr. », Jahrg. VI, Abth. 2, p. 1-51,
un intéressant mémoire sur les Châouia, dont les conclusions sont d'accord
avec les nôtres.
(2) Cf. « Rapport mission 1901», p. 171. Depuis cetlte époque, ce
thème qui, du reste n'était pas neuf, a été développé à satiété dans la
presse.
Digitized by
Google
LA « CABILE » MAROCAINE 9
Les Ghâouia se divisent en une douzaine de cabiles (*) ;
c'est sous ce nom que les Européens du Maroc et les anciens
auteurs qui ont écrit sur ce pays désignent ce que nous
appelons couramment une tribu. Le mot arabe universelle-
ment employé au Maroc est en effet le mot « kbîla » (ar.
rég. kabilat""""), et ce nom est répandu un peu partout dans
l'Afrique du Nord^ mais surtout au Maroc. En Algérie, on
dit encore « *arch », ou « ncdja* ». « Ces trois mots, dit A. Bel,
que l'on emploie indifféremment l'un pour l'autre, pré-
sentent toutefois une nuance : « nedja* » est une tribu de
moyenne importance, « *arch » une petite tribu et « kbîla »
une tribu très importante » (2). Toutefois, en Algérie, c'est
surtout le mot « *arcli » qui prédomine et l'administration a
contribué à en propager l'emploi en l'adoptant presque
exclusivement dans ses rédactions arabes.Les populations du
Djurdjura se nomment elles-mêmes dans leur ensemble
(( akbâïl », c'est-à-dire les triJms (3) ; de là, les Algériens ont
tiré les mots de Kabyle et de Kabylie qui sont des expres-
sions géographiques toutes différentes du terme usité au
Maroc. Cette ressemblance a été la source de confusions
innombrables dans les correspondances entre l'Algérie et le
Maroc, principalement dans les dépêches des agences d'in-
formation W. Les Ghâouia de l'Aurès qui, ainsi que nous
l'avons dit plus haut, repoussent ce nom avec mépris.
(1) On écrit aussi kabjle, kabile.... Nous adoptons pour ce mot ainsi
francisé, Torthograplie la plus simple.
(2) Alfred Bel, « La Djazja », in « J. As. », sept.-oct. 1902, 181,
n. V. 2.
(3) Cf. Mouliéras, « Lég. merv. Gde Kab. », I, 478, n. 1.
(4) Le traducteur français, du Çartàs, traduit constamment le pluriel de
ce mot par « les Kabjdes ». Les traducteurs d'El Çaïrouâni semblent être
tombés dans la môme erreur, p. ex. p. 394.
Digitized by
Google
10 ANCIENNETÉ DU MOT « KABILA »
s'appellent eux-mêmes ce hakbâïl », comme les Kabyles (*),
et l'on trouve dans les auteurs des exemples de la môme
expression pour désigner d'autres groupes de populations
berbères (-).
Le mot c( kabila » est, du reste, fort ancien : on le trouve
dans la poésie antéislamique, où il est d'ailleurs assez rare,
car on n'en connaît que quelques exemples, dans lesquels
le mot est toujours au pluriel (•^). Il est plus fréquent dans
l'ancienne prose arabe et courant dans les textes modernes ;
il n'est pas non plus, contrairement à ce que pense Queden-
feldtW, inconnu dans le langage moderne de l'Orient.
D'après Landberg, en eflFet, on appelle «kabila», dans le
sud de l'Arabie, une tribu descendant d'un ancêtre bédouin,
tribu homogène et unie qui, toutefois, lorsqu'elle s'agran-
dit dans la suite, peut recevoir des apports étrangers plus
ou moins considérables f^). L'importance des tribus et leur
dépendance réciproque étant fort variables, il est souvent
difficile de dire si un de ces groupements sociaux mérite le
nom de a kbila » et l'usage des indigènes à cet égard, en
(1) Mercier, « Gbaouia de TAurès », I-II.
(2) Dozy, « Supplément », s. v., cite dans ce sens El Idrîci, « Descr.
Afr. et Esp. », p. 89, 1. 10, du texte, p. 103 de la trad. Cf Haneberg^, « Ali
Abulhasan Scbadeli», Z. D. M. G., VII, 18 et n. 2 ; El Merràkecbi, éd.
Dozy, p. 248, trad. Fagnan, p. 292 ; de Foucauld, « Reconnaissance »,
p. 10. D'après ce dernier auteur, p. 349, d'autres groupes de Berbères
sont appelés « Kebâla » ; mais, cette dénomination semble leur être donnée
parce qu'ils sont tributaires d'autres groupes (kabâla, redevance payée
pour la jouissance d'un territoire).
(3) Dans la mo'allaka de 'Amr ben Kelfoûm, Zaouzani, p. 122, 1. 20 ;
dans le divan de Lebîd, éd. Brockelmann, XLII, v. 48 ; dans Aous Ibn
Hadjar, éd. Geyer, VII, v. 2. G f encore Hamaça, éd. Freytag, 291 et 387.
(4) Quedenfeldl, « Nabrungs. Reiz. Kosm. Mitl. b. d. Marokk. », in
«Z. f. E., Verhandl. », 1887, 242, n. 3.
(5) G. de Landberg, « Arabica », V, 42.
Digitized by
Google
ORGANISATION SOCIALE D^\PRES LES ARABES 11
particulier au Maroc, ne paraît pas avoir de fixité. L'organi-
sation des tribus et des cités dans l'Afrique du Nord, leurs
subdivisions, le nom et la fonction de chacune de ces subdi-
visions, sont d'ailleurs un chapitre difficile et obscur.
Masqueray a tenté de l'écrire pour la Kabylie, l'Aurès et le
Mzab, et, en dépit du titre de son livre, il s'y trouve de
nombreux renseignements sur les tribus nomades : on peut
y voir aussi combien les mots a 'arch » et ce kbila » ont un
sens différent au Mzab et en Kabylie (*). Les auteurs arabes
ne nous ont laissé sur l'organisation des tribus que des
spéculations qui ne sont pas d'une grande utilité pour
l'étude de la question. Là, comme ailleurs, ils se sont laissés
entraîner à des développements théoriques sans se demander
si leurs systèmes étaient d'accord avec les faits. Voici à ce
sujet quelques extraits :
« Ibn el Kelbi a dit, d'après son père, le « cha*b » est plus
grand que la a kabîla » ; après lui vient la (c kabîla » puis la
(( 'imara », puis le « batn », puis le fakhd ». D'après un
autre auteur, l'ordre de grandeur est le suivant : le a cha'b »,
la c( kabîla », la <( façîla », la « *achîra », la « dourriya », la
(( îlra » et la « 'ousra » en dernier » (2).
Naoufal Effendi ben Nrmat-AUâh dit d'autre part :
c( Dans la terminologie des généalogistes, la nation arabe se
divise en différents groupes dont le plus général est le
c( cha*b » ; la a kabîla » est moins générale ; ensuite, vient
la ce 'imâra », puis le « batn » et les ce batn » sont le groupe-
ment moyen dans la lignée qui va de l'ancêtre le plus éloi-
gné au dernier de ses descendants ; puis le « fakhd », puis la
(( façîla », puis la « *achîra » qui comprend les plus proches
(1) Masqueray, « Form. des cités ch. L pop. séd. de l'Algérie »,
102, 174.
(2) Abou Mansoûr et Ta'labî, « Fikh el-loura », 176.
Digitized by
Google
12 ORCtANISATION sociale D'APRÈS LES ARABES
parents. Les Beiii Moudar sont un « cha'b » ; Kaïs ben
ftîlAii beii Moudar est une « kabiLi» ; les Béni Sa*d ben Kaïs
ben ïiîlûn sont une a 'imara » ; les I3eni ftatafûn ben Sa'd
ben Kaïs sont un « batn » ; les I3eni Doubyàn ben Bouraïd
ben ïiaït ben ïlatafAn sont un ce fakhd » ; les Béni Fezâra ben
Doubyàn sont une a farila et les Béni Bedr el Fezâri sont
une (( *achîra » (^).
FiG. 2. — BAb cl Kobîp, à Casablanca
[Cliché du D' Weissgerber]
On voit que tout cela n'ôclaircit en rien la question. En
particulier, au Maroc, le mot « kbîla » semble avoir des
acceptions variables ; les peuplades de langue berbère ont
naturellement des désignations toutes différentes dont nous
(l) Naoufal EITtMuli Ni*inal Allah, « Çannâdjal ei tarab », 37. Il serait
fastidieux (rau<i^moii(er ces citations. Je dois rindication de ces deux textes
à M Ben Clieneb. On peut y ajouter Ibn'Ahdi Rabbihi, « 'Ikdal farîd », II,
40. (]f Perron, trad. Klielîl, V, p. 450, 551. On peut voir aussi : Klie
Tabel, « Note sur Torjjanisation des tribus », p. 10-24.
Digitized by
Google
DEPART DE CASABLANCA 13
aurons occasion de parler plus lard. Ce chapitre de la
sociologie du Nord de l'Afrique reste donc à écrire.
(25 mars 1901). Il est 9 heures du matin quand notre petite
caravane quitte le consulat de Casablanca et sort de la ville
par la porte de Bâb el Kebir; c'est aujourd'hui lundi^
jour où le marché quotidien qui se tient devant la porte^ est
plus animé que durant le reste de la semaine. Nous fendons
FiG. 3. — Le marché do Casablanca un jour de fantasia
[Cliché du /)' W'eissgerber)
avec peine la foule compacte des burnous blancs et fauves,
plus ou moins crasseux et rapiécés ; le temps est si beau et si
clair que le soleil met dans le relief de leurs plis toute la
splendeur des draperies somptueuses. Nous dépassons les
dernières maisons de la banlieue de Casablanca qu'un petit
pli de terrain va nous masquer. Un kerkoûr, c'est-à-dire un
Digitized by
Google
14 SIDI BELLIOUT
las de pierres sacré marque le lieu d'où les voyageurs venant
d'Azemmoûr aperçoivent pour la première fois la ville de
Sîdi Bellioût : tel est le nom du patron musulman de la
cité que les pieux croyants ne manquent pas d'invoquer à
cet endroit en ajoutant leur pierre au kerkoûr.
Au Maroc, les villes, les tribus, les villages ont, comme
dans le restant de l'Afrique du Nord, leur patron religieux.
On connaît de suite quel est le pays d'origine d'un bon
musulman en observant le nom du saint qu'il invoque le
plus souvent. Les gens de Fez jurent par Moûlaye Idrîs, les
gens de Merrâkech s'adressent à Sîdi bel *Abbês es Sebti,
les habitants du Soûs prennent à témoin Sîdi Ahmed ou
Moûça, etc. Quand une de ces invocations à un grand mara-
bout est faite devant vous, il est poli de répliquer aussitôt :
c( Ghaï lillâh », c'est-à-dire, peut-être : « 11 est la chose de
Dieu».
Le patron de Casablanca, aujourd'hui si vénéré était pres-
que inconnu au milieu du siècle dernier. Son sanctuaire qui
n'était alors qu'une pauvre maisonnette était gardé par un
nommé Bel Meknâci qui s'en était fait le mokaddem. Vers
1851 seulement, on put recueillir une somme assez impor-
tante pour faire construire la « koubba » actuelle. On
raconte que Sidi Bellioût était un chérif c< regrâgui » et la
légende lui donne le don d'ubiquité. Avant de partir pour
la Mecque, les pèlerins étaient venus lui demander sa béné-
diction. Quelle ne fut pas leur stupéfaction, arrivés dans la
Ville Sainte, de se trouver devant Sidi Bellioût qu'ils
croyaient avoir laissé si loin ! — L'eau qui tombe à Casa-
blanca et'en particulier dans la a koubba » de Sîdi Bellioût,
jouit de propriétés merveilleuses ; quiconque en a bu revien-
dra fatalement à Dâr-el-Béïda, quand bien môme la destinée
l'aurait entraîné aux confins du monde. D'ailleurs, ce Sîdi
Digitized by
Google
BANLIEUE DE CASABLANCA 15
Bellioût possédait aussi le don de fasciner les animaux : il se
promenait entouré de lions, d'où son nom de Sidi Bellioût,
qui n'est autre que Faltération de l'arabe régulier c( aboûl
louyoût », c'est-à-dire : l'homme aux lions (0.
Casablanca perdue de vue, le plateau doucement ondu-
leux se partage entre les cultures et les terrains abandonnés
FiG. 4. — Sîdi Bellioût, à Casablanca
[Cliché de M. Brives)
à l'asphodèle qui imprègne l'atmosphère de son odeur un
peu acre ; des tapis de soucis s'étendent çà et là, soucis ordi-
naires mélangés à ces beaux soucis ornementaux que les
Algériens connaissent bien {Calemlula algeriensis^ B. et R.) ;
leurs longues ligules orange rehaussant l'éclat velouté des
fleurons pourpre font, avec les capitules des marguerites et
les corolles des mourons, une frange opulente au manteau
(1) Ces (lélails sur Sîdi Bellioût sont extraits d'un article du Réveil du
Maroc ; j'ajouterai que l'auteur de cet article m'est connu et que c'est un
arabisant des plus autorisés.
Digitized by
Google
16 LES SAUTERELLES
mouvant des orges vertes. Tout cela respire la fécondité et
la richesse ; pourquoi faut-il que vienne s'y môler^la vision
FiG. 5. — La route de Mazagan au sortir de Casablanca
[Cliché de M. Brives)
du désastre et de la désolation ? Des vols de l'insecte de
malheur s'abattent çà et là : le a criquet pèlerin » W^ terreur
(1) Les criquets, leurs invasions et les moyens de les combaltre ont été,
en Algérie, l'objet de nombreux travaux. M. Kiinckel d'Herculais, du
Muséum d'Histoire naturelle de Paris, a été chargé à ce sujet d'une
enquête qui a duré cinq ou six années ; les résultats en seront consignés
dans un ouvrage étendu dont il n'a paru jusqu'ici que la partie la moins
intéressante. Voici les publications de M. Kiinckel, relatives à ce sujet et
qui nous sont connues : « Invasion des sauterelles, moyens de défense
employés » (1884-1891), Alger, 1892. — « Préservation des vignes contre
les acridiens ailés», Constantine, 1889. — « Les acridiens et leurs inva-
sions en Algérie », 1®*" rapport; Alger 1888. — Le môme, 2® rapport,
Alger, 1888. — « Les sauterelles, les acridiens et leurs invasions » (AFAS,
1888). — « Les acridiens et leurs invasions en Algérie » (1888-1894),
Alger, 1894. — « Invasion des sauterelles 1888-1891, compte des
dépenses», Alger, 1892. — La bibliographie des invasions de sauterelles est
énorme et n'est donnée que très incomplètement par Playfair.
Digitized by
Google
LES SAUTERELLES 17
du paysan africain, vient de faire son apparition dans toute
la région. Plus nous avançons, plus le pays en est infesté ; le
sol en est comme moucheté et jusqu'à Tliorizon le ciel est
criblé de points noirs ; comme il fait chaud, ils volent assez
haut, mais d'un vol lourd et clignotant ; leurs longues ailes
vernissées brillent aux rayons du soleil et bruissent sans
répit autour de nous ; des propriétaires assistent, désolés et
résignés, à la dévastation de leurs champs et les musulmans
qui m'accompagnent leur jettent en passant un souhait
sympathique: c( AUaliya'têf *aleïkoum w, c'est-à-dire: «Que
Dieu prenne pitié de vous!» La présente année aura été
pour les populations de la côte occidentale du Maroc, une
année néfaste : nous verrons, en effet, dans notre voyage,
les sauterelles répandues depuis les Hâha jusqu'aux Châouia;
et dans quelques mois, à noire retour, nous marcherons au
milieu des criquets. Nous suivons ici Tusage d'Algérie qui
consiste à appeler ce sauterelles » les criquets adultes et
c( criquets » les jeunes qui n'ont pas encore d'ailes ; cet
usage est vicieux, mais il s'est tellement répandu que l'on
est obligé de s'y conformer.
Le Gouvernement marocain a essayé d'organiser la
défense contre le fléau et, à notre départ de Casablanca, il
achetait les œufs de sauterelles à trois réaux le quintal.
Femmes, hommes, enfants, apportaient à l'envi des couffins
remplis d'ceufs que Ton jetait ensuite à la mer. Lorsque,
deux mois plus tard nous repassâmes dans les mômes régions,
les indigènes creusaient des fossés autour de leurs propriétés
pour éviter l'envahissement, d'autres avaient entouré celles-
ci de plaques de fer-blanc provenant de boites de pétrole et
qui formaient une manière A\fpp(freil cypriote, ( 'omme nous
avions jadis été longuement à môme de constater la mollesse
des musulmans algériens vis-à-vis du fléau qu'ils accueil-
2
Digitized by
Google
18 LES SAUTERELLES
laieiil avec une résignation fataliste et sans essayer la moin-
dre résislance^ nous sommes demeurés impressionnés par
Tactivilé que déployaient dans les mêmes cireonstances leurs
coreligionnaires marocains : nous avons d'ailleurs emporté
FiG. 0. — Les saulerellos au bord de la mer
Sliché de Vanteur,
de nos voyages d'études la conviction que les populations du
Hoùz vivent d'une vie économique plus intense et mieux
organisée que nos indigènes algériens.
Les invasions de saulerelles sont un fléau périodique au
Maroc^ comme dans toute l'Afrique du Nord^ etlemakhzen
a toujours aidé les populations à se défendre (*). Les
sauterelles sont du reste en même temps un aliment que les
(1) Cf « Carias », traduction Beauiuier, page 158 et s.
Digitized by
Google
LES SAUTl-lRELLES 19
Marocains^ comme les Algériens et en général les populations
bédouines, mangent volontiers. Tous les docteurs sont
d'accord pour déclarer licites (moubàh) les sauterelles comme
nourriture. « Deux choses mortes et deux clioses sanglantes
nous sont permises, a dit le Prophète : le foie et la rate, les
poissons et les sauterelles » W. Ces dernières sont donc à la
fois un bienfait et un fléau : ce El Haçan ben *Alî rapporte que
comme il était à table et mangeait avec son frère Mohammed
et ses cousins ^Abdallah, Katam et El Fadl, fils d'El *Abbâs,
une sauterelle vint à tomber sur la table ; *AbdallAh la prit
et dit à El Haçan : a Qu'y a-t-il d'écrit sur cet insecte? »
El Haçan répondit : « J'ai jadis interrogé là-dessus mon père
le Commandeur des Croyants, qui me déclara qu'ayant lui-
même fait cette question au Prophète, celui-ci lui répondit
qu'il était écrit dessus : Je suis le Dieu hors duquel il n'y en
a point d'autre, le seigneur et le père nourricier des saute-
relles : je les envoie lorsque cela me plaît à tel peuple comme
une nourriture et, si cela me plaît, comme une calamité » (^).
D'après El Idrîci, les sauterelles étaient jadis un aliment si
répandu à Merrâkech, qu'on en vendait trente charges par
jour sur le marché de cette ville et que cette vente donnait lieu
à la perception d'impôts (3). Quant à la croyance aux carac-
tères tracés sur les sauterelles, elle est universellement
répandue dans l'Afrique du Nord.
(1) Ed-Damîri, « IJayàt el hayaouân », page 125, 1. 15 ; cf. Khelîl,
tracl. Perron, I, p. 13.
(2) Ed-Damîri, oplaud., 124, 1. 1. L'auteur a rassemblé dans ce cha-
pitre de nombreux hadîC et des anecdotes sur les sauterelles. Un chapitre
moins étendu est donné par El Ibchihi sur le môme sujet dans son Mosta-
traf : voy. trad. Rat, II, p. 246. Daumas, « Le Cfrand Désert », p. 257, a
traduit fort inexactement et avec des méprises parfois singulières, la plus
grande partie du chapitre d'Ed-Damîri.
(.3) Idrici, « Description de l'Afrique », p. 80; cf id., p. 72.
Digitized by
Google
20 *AIN GUKDDID
Un peu de broussailles a maintenant succédé au tapis
d'asphodèles et aux cultures^ et à 11 heures 15™ nous arri-
vons à la source dile 'Aïn Gueddîd. L'eau sourd du milieu de
Fui. 7. — *A"în Gueddîd : les nioiichetiipes blanches sont des sauterelles
{Clichf de Vauleur)
larges dalles blanchâtres, assez abondante^ mais saumatre,
et d'ailleurs envahie en ce moment par des sauterelles ; de
vieux lenlisques aux troncs creux et quelques palmiers nains
devenus arborescents (*) donnent un peu d'ombre autour de
la source. Ici des quantités de sauterelles se sont abattues ; la
plupart d'entre elles se traînent sur le sol, languissantes et
comme malades. En les examinant, nous apercevons sous
leur abdomen les efflorescences blanches caractéristiques de
la maladie cryptogamique qui affecte parfois ces insectes :
(1) On sait que le palmier nain, Chamœrops humilis, L., est d'habitude
acaule, mais que lorsqu'il est soitJ^né ou simplement planté dans une terre
riche et respecté, il peut atteindre plusieurs mètres de hauteur. Les échan-
tillons arborescents de cette espèce sont classiques dans l'Afrique du Nord
auprès des marabouts.
Digitized by
Google
MALADIE DES SAUTERELLES 21
il y a ici une sorte d'épidémie et il nous souvient qu-il y a
tantôt dix ans nous observâmes un cas tout à fait semblable
en compagnie du regretté Cîharles Brongaiart, pelil-lîls du
grand naturaliste de ce nom^ qui était venu étudier ces
orthoptères en Algérie.
Les Algériens se souviennent sans doute que l'on agita
beaucoup à Alger vers cette époque la question de savoir s'il
n'él^iit pas possible d'arriver à détruire les criquets en provo-
quant parmi eux des épidémies cryptogamiques artificielles.
La question était ancienne : c'est à MM. Cornu etBrongniart
que revient l'honneur de l'avoir posée les premiers, dans
plusieurs communications à TAcadémie des Sciences, en
1878, 1879, 1881. M. Le Moult, avec ses expériences de des-
truction des vers blancs par le Botrylis tenella, donna un
regain d'actualité à la question qui devint brûlante à Alger en
1891. Il advint môme que les discussions s'envenimèrent : on
avait affaire à un cryptogame polymorphe, véritable prêtée,
qui se jouait in vitro des efforts des savants. Du reste les
expériences ne sortirent pas du laboratoire (*), et la vue des
sauterelles lameu tables de *Aïn Gueddid évoque en nous le
souvenir de ce tournoi scientifique.
La broussaille continue, nous traversons l'oued Jeràr où
coule à peine un filet d'eau ; les OulAd Jeràr sont une fraction
de la grande tribu des Medioùna sur le territoire de laquelle
(1) Voir dans les « Coinples-rendus de rAcadémie des Sciences» de 1891,
les notes de MM. Bronp^niarl, Kiinckel et Langlois, Giard.... Voir aiis«si les
G. R. de la « Société philomathique de Paris», 26 ocl. et 26 déc. 1891. Je
crois devoir rappeler ici que je fus témoin d'un essai de destruction des
criquets par arrosage d'une eau cliargée de spores de Botrytis, dont le
résultat fut excessivement convaincant. Cela se passait à Birmandreis, dans
la propriété de M. Bigle qui avait bien voulu se prêter ù cet essiii. Malheu-
reusement l'expérience fut unique, et Brongniart, rappelé en France, ne
voulut pas la publier, par scrupule scientifique.
Digitized by
Google
22 LKS NZALA
se trouve la ville de (Casablanca. Ch et là, le lupin
couvre le sol de la verdure de ses élégantes folioles et étale
les grappes de ses fleurs bleues ; il y a aussi une grande cru-
cifère blanche et une jolie fleur solitaire qui semble èlredu
genre des scilles. Les caravanes sont nombreuses et la cam-
pagne animée, mais les douars sont peu fréquents. A 3
heures 40 nous sommes à Dur ben *Abîd et à 4 h. 30 nous
campons dans la nzAla de Moiilaye (*) ZidAn.
(îes « nzAla » sont, on le sait, de petits douars ou simple-
ment des enclos dont l'autorité administrative fixe l'empla-
cement et qui, moyennant un droit modique, offrent aux
voyageurs un refuge de toute sécurité. Le droit est perçu sur
les botes et non sur les individus : autrefois il parait que les
juifs et les chrétiens devaient payer pour leur personne, mais
dans la pratique on n'oserait pas, à notre époque, réclamer ce
droit aux chrétiens ; cependant les juifs y sont encore sou-
mis (2). Les gens de la nzAla sont responsables de la sécurité
des voyageurs qui s'y sont arrêtés : d'autre part, le makhzen
décline souvent toute responsabilité, lorsque des voyageurs
qui ont campé en dehors des nzAla viennent se plaindre
d'avoir été molestés. Il arrive même par les temps de troubles
(1) Bien qu'ayant adopté (Fiine façon o^énérale la rè^le de ne pas mellre
(Te muet à la lin dos mois arabes transcrits en français, cependant le mot
Moûlaye prononcé à la française rend si bien la prononciation arabe que
nous l'adoptons dans des cas comme celui-ci.
(2) Dans certaines contrées peu sûres du blad el makhzen, les nzâla sont
autorisées en outre à prélever un véritable droit de péap^e môme sur ceux
qui ne font que passer. Il en est ainsi dans les pa;y's où, l'autorité étant très
peu respectée, le sultan est oblig-é d'accorder ce droit aux tril)us, pour les
empêcher de piller. De Foucauld, « Reconnaissance », p. 2.*i6.
Digitized by
Google
campi<:mknt dans les nzala 23
que le sultan défeud aux caravanes de dépasser les nzAla le
soir sans y passer la nuil^ et dans ce cas, si une caravane
prétend passer outre et que les gens delà nzAla ne puissent
s'y opposer, il doit être établi par témoins et à la charge de
la caravane, que celle-ci a refusé de se rendre aux injonctions
des gens de la nzâla (i).
Il y a des nzAla le long de toutes les routes fréquentées du
Maroc : il n'est pas très agréable d'y camper, car le sol y est
formé presque uniquement du fumier des botes de somme,
les parasites y sont fréquents et Ton ne peut sortir sans s'ex-
poser à la fureur des chiens. Notre campement de ce soir est
en particulier peu confortable ; toute la nuit les bestiaux,
errant çà et là, se prendront les pattes dans les cordes de nos
tentes en ébranlant celles-ci de la façon la plus inquiétante.
Mais nous sommes encore un novice en matière de voyage
au Maroc et ce n'est que plus tard que nous apprécitn-ons
tous les avantages qu'il y a à éviter les nzAla et à camper en
plein vent à proximité d'un douar (2).
L'Algérie et la Tunisie sont aujourd'hui trop connues et
trop visitées, on a fait trop de descriptions de campements
(1) Cf. Fumey, « Correspondances marocaines», II, p. 31.
(2) On trouvera clans les premières pap;es de l'ouvraj^rc de Th. Fischer,
« \Vi>sensch. Erp^ehn. einer Reise in Allas-Vorlande von Marokko », un
exposé détaillé de la manière de vo vaguer au Maroc et des conseils ù ce sujet.
De nombreuses remarques pittoresques sur les voya<^es et les voyajii'eurs
européens au Maroc se trouvent dans Meakin, « The Land of the Moors »,
chap. XXXI et XXXII. Pour nous, nous estimons que Texpérience que
Ton acquiert soi-nu^me vaut mieux que tous les conseils : chacun, dans ces
sortes de voyap^es, a ses errements, ses procédés qui lui réussissent parce
ce sont les siens, qu'il les a éprouvés et qu'il en a Thahilude. En ce ({ui
nous concerne, nous avons toujoui*s voja«i;é en indépendant, sans lellros du
makhzen et, autant que possible, sans mkhàzni. Mais nous avons toujours
été accompagné d'un compat^non musulman fidèle et sûr.
Digitized by
Google
24 TKNTE ARABK
pour que nous ne nous dispensions pas d'expliquer an lec-
teur ce que c'est qu'un douar et ce que c'est que la tente
arabe <^) ; à cet égard, comme à tant d'autres, il y a unifor-
mité dans toute l'Afrique du Nord. Nous noterons seulement
qu'au Maroc on obseive souvent des douars beaucoup plus
gros que ceux que l'on est habitué à voir en Algérie : dans
les (Ihaouia il n'est pas rare d'avoir le spectacle maguifique
de soixante, quatre-vingts, quelquefois cent tentes rangées
en un cercle immense dont le milieu, le « merah », se rem-
plit chaque soir de nombreux troupeaux revenant de la
pâture, tandis que la vie humaine se localise au pourtour,
appelé en arabe ce rif » (2). f)n remarque beaucoup de tentes
neuves la plupart du temps en poil de chèvre. Mais dans
beaucoup de parties des (Ihâouia comme dans les Doukkâla,
la tente est souvent tissée de ///", c'est-à-dire de fibres que
Ton retire du tissu réticulaire qui recouvre le collet du pal-
mier nain ou (( doùm ». On tire aussi du pied de l'asphodèle
ou (( berouâg » une fibre que l'on bat, que l'on mouille et
que l'on tisse. On la nomme « haïdelli » et on l'emploie égale-
ment à la confection des tentes i^).
Ce soir est la fin d'une belle journée ; la rentrée des trou-
peaux met tout le douar en mouvement ; une vieille négresse
(1) Sur la conslriiclion d'un douar, remplacement des tentes, leur des-
cription, voy. Delplun, «Textes pour l'élude de l'arabe parlé », p. 148 seq.,
284, 328 seq. . . . Cet excellent livre va être incessamment traduit en fran-
çais et sera ainsi accessible à tous. Cf. Villot, « Mœurs, coutumes... »,
p. 1 ; Trumelet, « Français dans le Désert », p. 1.52, 210 (lentes de luxe,
différentes sortes de tentes) ; sur les différentes espèces de tentes marocaines,
voy. une excellente note de Quedenfeldt, « Pop. berb. au Mar. », trad.
Simon, p. 92 ; sur le douar et la vie au douar dans les Cbâouia, voy.
Urqubart, « Pillars of Hercules », I, p. 4.52.
(2) D'où le verbe arabe « riyyef », « se mettre au bord du douar ».
(3) Cf. D*" Weissgerl)er, « Trois mois de campap^ne au Maroc », p. 29.
Digitized by
Google
FANATISME MUSULMAN 25
s'approche de nous et nous offre de l'eau contenue dans une
outre goudronnée, eau préférable, à ce qu'il paraît, à celle
dont on use habituellement ici : toutefois, avant de donner
l'outre, elle s'assure près de mes compagnons musulmans
que je n'en boirai pas.
Les indigènes ici ne sont pas fanatiques, ils ont même
pour l'Européen des prévenances, mais à qui connaît un peu
les musulmans ils ne réussissent pas à cacher le profond
mépris qu'ils ont pour nous. Quel que soit l'accueil que le
chrétien reçoive au Maroc, il souffrira toujours s'il a une
nature tant soit peu délicate, de respirer cette atmosphère de
mépris ; si la réserve des musulmans âgés devait lui donner
quelques doutes à cet égard, les enfants, naturellement plus
spontanés et aussi plus moqueurs, sont là pour enlever à l'in-
fidèle toute illusion et pour lui témoigner d'une façon non
équivoque les sentiments que leurs parents leur inspirent à
son sujet. Il est certaines villes comme Salé où il est à peu
près impossible de se promener sans s'attirer les huées des
enfants et sans voir tomber près de soi quelques petites
pierres. Il y a deux cent cinquante ans, un traité entre les
Provinces-Unies et la ville de Salé stipulait que les com-
merçants ne seraient point « maltraités soit de paroles, de
coups, de pierres, de boue ou autres insultes semblables »(*).
p]n 1902 cet état de choses n'avait pas encore radicalement
changé. On se sent au Maroc « nasrâni» (-) (chrétien) dans toute
la force de ce terme auquel s'attache toujours chez les musul-
mans tout un cortège d'idées défavorables, analogues à celles
(1) Cf. Cl Levé et P. Fournel, « Traités du Maroc », P® partie, p. 74,
art. IX.
(2) Sur l'emploi du mol « nasràni », pluriel « usàra », dans le sens d'idolâtre
aussi bien que dans le sens de chrétien, cf. Renan, « Hist. gén. des langues
sém. », p. 238, et n. 2, et la référence indiquée.
Digitized by
Google
26 IMPURETÉ DE L'INFIDELE
qui sont chez nous, même encore à l'heure acluelle, plus
ou moins contenues dans le mol de « juif )>. Le Proplièle et
les docteurs ont eu beau faire dans la doctrine aux juifs et
aux chrétiens une place supérieure à celle des idolâtres, la
masse n'a pas le sentiment de toutes ces distinctions, même
lorsqu'elle les connaît, et un chrétien ou un juif ne lui sont
pas moins antipathiques qu'un fétichiste.
Dans ce voyage à travers des populations incultes nous
devons bien nous figurer, si froissant que cela soit pour notre
amour-propre, que nous paraissons à ces Marocains quelque
chose d'impur et que notre corps môme leur semble répu-
gnant. Cette observation pourrait peut-être s'appliquer à bien
d'autres musulmans mais nous craindrions de blesser de trop
justes susceptibilités en ne nous restreignant pas aux limites
de notre cadre actuel. Telle fut pourtant à une époque la doc-
trine de l'ancien Jslâm : le corps du chrétien y était proclamé
impur et on devait faire ses ablutions après l'avoir touché.
Depuis, les docteurs ont corrigé cette doctrine trop barbare
et ont décidé que l'impureté de Tinfidèle dénoncée par le
Coran était une impureté morale et qu'il convenait seule-
ment de se garder de l'approcher parce qu'il ne fiûL point
d'ablutions et qu'il peut transmettre d'autres impuretés (0^
(I) Voir sur celte question Goldziher, « Die Zdhiriten », p. 61-63 el le
même, « Islamisme et Parsisme », in « Rev. Hist. ReL », XLIII, 1901,
p. 25. Toute la discussion roule sur un verset du Coran, IX, 28 : « innamà
1 mouchrikîna nadjisoun », c'est-à-dire : « Vraiment, les polythéistes sont
impurs ». Si Ton s'en tenait au strict sens coranique, ce verset ne pourrait
en aucun cas s'appliquer aux chrétiens, car, dans le Coran, le mol mouchri-
koûna désitrne toujours les idolâtres à l'exclusion des chrétiens el des juifs.
Ce mol signifie « ceux qui associent (à Dieu d'autres Dieux) », mais les écri-
vains modernes en ont étendu le sens aux chrétiens, alléguant que la Tiinité
constituait une véritable association de dieux, el même les Ouahhôhites de
l'Arabie l'appliquent aux orthodoxes en disîint que dans leur culte ceux-ci
Digitized by
Google
LE VOYAGEUR CHRETIEN AU MAROC 27
mais le peuple ne se perd pas dans ces discussions d'école,
et ici de petits incidents sans importance, mais irritants
pour les épidermcs trop sensibles, surtout à cause de leur
continuelle répétition, rappellent à chaque instant au voya-
geur qu'il n'est qu'un mécréant: il faut pour voyager au
associent les saints à Dieu (Hiijçhes, « Dict. of Islam », s. v.). Quoi qu'il en
soit, il est certain qu'aujourd'hui dans le dialecte vulgaire de l'Afrique du
Nord, el inouchrikîn désigne les chrétiens. A Alger, en particulier, dans
la langue parlée, niouchrik est nettement synonyme de roûmi. Nous croyons
intéressant de citer ici le commentaire de Béïdâoui et celui d'El Khûzin.
Nous choisissons ces deux ouvrages entre tant d'autres parce que le premier
est le seul commentaire édité en Europe et parce que le second est très
répandu parmi les indigènes de l'Algérie : bien que ce ne soit qu'une compi-
lation fort ordinaire, ils le trouvent avec raison clair et suffisamment déve-
loppé, sans être trop volumineux. El Béïdâoui dit : « A cause de la turpi-
tude qu'ils recèlent, ou bien parce qu'il faut s'éloigner d'eux comme des
choses impures, ou bien parce qu'ils ne font pas d'ablutions et ne se gar-
dent pas des impuretés qu'ils conservent avec eux le plus souvent, et c'est là
un exemple montrant que ce qui est le plus souvent impur doit être réputé
impur en principe ; d'autre part, Ibn *Ahbâs rapporte une tradition déclarant
qu'eux-mêmes sont impurs à l'égal des chiens ». El Khdzin, Le Caire,
1303, II, p. 235, 1. 12 : « On a dit que mouchrikîna doit s'entendre exclu-
sivement des idolâtres ; d'autres disent au contraire que ce mot désigne tous
les infidèles, les idolâtres et les autres, tels que les juifs et les chrétiens ; il
faut entendre par nadjis ce qui est immonde, qu'il s'agisse des hommes ou
des choses, d'autres le prennent dans le sens de turpitude ; l'impureté dont
il s'agit ici est une impureté de l'ordre canonique (c'esl-ù-dire qualifiée
telle par la parole divine), et non une impureté de nature, le mot nadjis
étant employé ici seulement comme un blâme, puisque les docteurs sont
d'accord pour reconnaître que le corps des mouchrikîna n'est pas essentiel-
lement impur ; d'autres disent au contraire que leur impureté est maté-
rielle, comme celle du chien et du porc ; et même El IJaçan ben Çâlih a
dit : « Celui qui touche un mouchrik, doit se purifier ensuite par une ablu-
tion ». On rapporte également cela de la secte chiite des Zéidites ; mais la
première version est la plus vraisemblable et Katâda a dit : « Ils sont qua-
lifiés d'impurs parce qu'ils satisfont leurs besoins sexuels et leurs besoins
naturels sans se laver et sans se purifier par une abblution ».
Digitized by
Google
28 CHAIXTK I)K I/KTHANCJKK
Maroc, à moins d'ôtro un gros personnage officiel ou de faire
partie de son escorte, dépouiller toute fierté et toute suscep-
tibilité.
Dans ces sentiments d'antipathie que les Marocains
professent à l'égard des Européens, il faut assurément
distinguer la haine de l'infidèle et la crainte du conqué-
rant. Ils ne sauraient comprendre que l'amour de la science
ou même la seule curiosité soient les uniques mobiles des
voyageurs européens qui visitent leur contrée sans être
commerçants; ils ne s'expliquent les investigations et les
questions des explorateurs qu'en leur attribuant le dessein
de reconnaître le pays pour en faciliter la conquête h leur
gouvernement : et peut-être après tout ne se trompent-ils
qu'en partie, a On craint le conquérant plus qu'on ne hait
le chrétien », dit de Foucauld (*).
Sans doute cette crainte du conquérant vient encore
renforcer la haine du fidèle pour le mécréant, mais tous ces
sentiments d'hostilité ont encore une racine plus profonde,
je veux parler de la crainte de l'étranger quel qu'il soit.
Tout primitif est choqué profondément par les dissem-
blances de race ; on sait combien les sauvages ont peur de
toute espèce de nouveauté (-) et cette peur s'est prolongée
dans les sociétés musulmanes modernes sous forme de
l'horreur de la « bid a » ou innovation ('^). L'étranger en
particulier cause toujours au primitif une irrémédiable
méfiance : on craint ses maléfices, on le croit volontiers
sorcier; le moindre de ses actes est suspect. Au Maroc,
dans les régions écartées, les indigènes surveillent avec une
(1) De Foucauld, « Reconnaissance », p. XVI. Gf El Oufrôni, « Nozliel »,
trad. Houdas, p. 421.
(2) Frazer, « Golden Bough », I, p. 347 ; trad. fr., I, p. 275.
(3) \oy. sur la « bid*a » Goldziher, « Zôhiriten », p. 18.
Digitized by
Google
ETRANGES OPINIONS SUR LES CHRETIENS 29
inquiétude visible et parfois co inique, les moindres mouve-
ments de l'Européen qui manie ses papiers, ses livres, ses
instiniments : le sentiment de malaise que cause chez eux
la vue d'une foule d'objets qu'ils ne connaissent pas est
visible pour tout observateur attentif. Pour eux nous
sommes souvent des magiciens dont les sortilèges sont à
craindre : c'est là la croyance universelle de tous les
primitifs à l'égard des étrangers. Aussi, en tout pays, l'on
raconte au sujet des étrangers les fables les plus invraisem-
blables et souvent toutes sortes d'horreurs. C'est ainsi que
les musulmans des régions les moins fréquentées du Maroc
ont sur nous les opinions les plus singulières ; ils déman-
daient à Harris s'il y a chez les chrétiens des hommes et des
femmes (0; ils s'enquéraicnt auprès de Foucauld si les
infidèles n'habitent pas des îles, ne labourent pas la mer,
etc (^). Lorsque je passai dans les hautes vallées du
Gountafi, j'excitai dans les villages une curiosité mêlée de
terreur bien amusante. Je portais à ce moment un veston et
une culotte de velours, et cet accoutrement môme intriguait
au plus haut point les populations : mes compagnons musul-
mans étaient accablés de questions saugrenues à mon sujet
et répétaient en vain, sans arriver à désarmer les défiances,
que j'étais un homme comme les autres : « Râjel bhâlkoum »,
leur disaient-ils (•^). Cela ne doit pas d'ailleurs nous
surprendre quand nous considérons les innombrables
absurdités que les chrétiens du Moyen-Age et même d'une
époque plus récente, ont débité sur les musulmans W.
Le barbare qui craint les maléfices de l'étranger cherche
(1) Harris, « Tafilet », p. 187.
(2) De Foucauld, « Reconnaissance », p. 157, 168.
(3) Cf Léon, in Ramusio, I, fol. 21, A.
(4) Voy. notre « Mahomet cardinal », p. 11, ad f.
Digitized by
Google
30 L'ETRANGER ET L'HOSPITALITE
à l'écarter, surtout si son extérieur lui parait rébarbatif ou
s'il est laid ou Contrefait. Les Rifains, d'après El Bekri, ne
souffraient pas dans leur pays un étranger atteint d'infir-
mités W, Ce serait mal connaître les mœurs des sauvages
que de penser que ces Rifains craignaient l'abâtardissement
de leur race : ils cherchaient bien plutôt à écarter les
influences mauvaises, les causes de déchéance que, dans
leur croyance, un étranger contrefait ne pouvait manquer
d'introduire chez eux. Si le primitif n'écarte pas l'étranger,
il cherche à se protéger contre lui; parfois on lui impose
une purification C^) ; plus souvent on cherche à se le
concilier. En particulier, on l'invite à manger, parce que
c'est une croyance universelle que les aliments partagés
entre plusieurs personnes rendent leurs destinées solidaires
les unes des autres; de là cette organisation de l'hospi-
talité, si bien conservée en Kabylie, de là encore ce
mélange de courtoisie et de méfiance avec lequel on est
souvent accueilli, au Maroc, par exemple : /lospes^ hoslls.
On vous donne une « moûna » plantureuse et on vous fait
surveiller étroitement. On cherche d'ailleurs dès qu'on a
décidé de vous traiter en hôte, à tirer profit de votre séjour :
on met à contribution vos talents présumés de sorcier et de
médecin (c'est tout un pour eux) ; l'on vient vous demander
des consultations et vous êtes proprement le médecin
malgré lui ; si l'étranger est musulman, on lui soumettra
des différends, on l'obligera à trancher des querelles
confuses et anciennes : il ne pourra se dispenser d'être
arbitre (•^).
(1) El Bekri, « Af. sept. », trad. de Slane, p. 234.
(2) Frazer, « Golden Boiigh », I, p. 307; tiad. fr., p. 238.
(3) Léon l'Africain, in Ramusio, fol. 21, B; trad. Temporal, I,
p. 195.
Digitized by
Google
ORKILXES DE LA HAINE DE L'INFIDELE 31
La peur de l'étranger a sa coulre-parlie dans la peur du
voyage : si l'on craint le voyageur qui arrive dans un pays,
à plus forte raison craint-on de s'en aller au milieu de ces
mêmes étrangers. Le voyage est pour l'homme peu civilisé
une éventualité redoutable : aussi la religion contient-elle,
chez les musulmans en particulier, de nombreux préceptes
relatifs aux voyages. Les livres de c( hadît », les livres de
« 'adab » consacrent tous un chapitre aux voyageurs. Chez
les primitifs le voyageur se purifie au moment de partir,
pendant et après le voyage, par des rites divers, pour mettre
à néant tous les maléfices à venir ou passés (*). Tel est
probablement le sens de l'eau que l'on jette, dans l'Afrique
du Nord, sous les pas de celui qui va partir. Quand, en
1902, nous quittâmes Mogador pour faire une tournée dans
l'intérieur, un membre de la famille d'un de mes compa-
gnons musulmans sortit de chez lui au moment du départ
et lança un seau d'eau sous les pieds de son cheval (-).
Ainsi nous pensons que la haine du mécréant n'est chez
les musulmans que l'islamisation de la crainte primitive de
l'étranger et suivant que l'on voyage au Maroc dans des
contrées plus ou moins ignorantes, cette islamisation est
plus ou moins typique. Elle est faible dans les pays comme
les massifs de l'Atlas : là on craint encore l'étranger plus
qu'on ne déteste le chrétien; elle est complète dans des
cités comme Fez, où les négociants qui ont voyagé, qui
connaissent parfaitement l'Europe et qui savent fort bien
que nous ne sommes pas plus mauvais que les autres
hommes, sont cependant étroitement fanatiques. Sans
(1) Frazer, op. laiid., p. 303 seq., trad. fr., 235. On verra plus loin,
p. 73 seq., que la plupart des rites de jet de pierres sont des rites de
purification pendant le voyage.
(2) Cf. Trumelet, « Français dans le Désert », p. 104.
Digitized by
Google
32 PEUR DES INNOVATIONS
doute dans ce dernier cas la crainte d'un conquérant s'ajoute
encore à la haine religieuse et vient la renforcer, mais il ne
nous semble pas que cet élément soit prépondérant dansjes
sentiments hostiles que nourrissent encore les Marocains à
regard des Européens ; la religion prévaut chez eux d'une
façon tellement absolue sur le sentiment de nationalité que
c'est elle qui détermine avant tout leurs antipathies : ils ne
redoutent pas tant de perdre leur indépendance que d'être
gouvernés par des infidèles. C'est la souillure religieuse,
islamisation de l'ancienne souillure de l'étranger, qu'ils ont
avant tout en horreur. Car ils reconnaissent fort bien,
surtout ceux qui ont voyagé, les avantages de notre civili-
sation et savent même se les approprier, mais nous restons
pour eux des gens hors la loi religieuse, qui ne peuvent
être sauvés, qui sont impurs et toute la force des supersti-
tions primitives que nous avons signalées est passée
aujourd'hui dans leur horreur de l'infidèle.
Voilà pourquoi tout ce que nous tentons dans leur intérêt
leurdéplaîtetleur est suspect: aucune des réformes entre-
prises en Algérie n'a été accueillie favorablement dans ses
débuts par nos indigènes : rétablissement de la propriété
individuelle, la loi sur l'état civil, les dénombrements, les
sociétés de prévoyance, etc., toutes ces mesures ont
commencé par soulever les mômes méfiances. Parfois dans
ces méfiances on voit reparaître les terreurs enfantines des
sauvages : nos Algériens ont longtemps résisté à la vaccina-
tion, parce qu'ils étaient persuadés que cette opération avait
pour but de les rendre impuissants (*) ! L'œuvre, cependant
si vivante, de nos médecins a été longtemps suspecte aux
(1) Cf. Féraud. « Histoire de Philippeville ». in « Rev. Afr. », XIX,
1875, p. 382.
Digitized by
Google
SENTIMENTS DES MAROCAINS ENVERS LA FRANCE 33
musulmans ; et tout récemment un de nos anciens élèves de
la Médersa de Tlemcen, aujourd'hui entièrement acquis à la
cause de la civilisation m'avouait qu'il avait jadis cru, avec
ses coreligionnaires, que notre enseignement n'avait d'autre
but que de les détourner systématiquement de la bonne
voie, la seule qui conduise au salut !
Aussi ceux qui ont quelque expérience de l'Algérie
restent-ils un peu sceptiques quand ils lisent dans les récits
des voyageurs au Maroc que les Marocains désirent la venue
des Européens et en particulier celle des Français (i). Sans
doute, il est arrivé, et nous l'avons entendu nous-mêmes
souvent, que des Marocains recevant des Français décla-
raient qu'ils souhaitaient voir notre pays prendre possession
du Maroc. Mais lorsque ces déclarations sont autre chose
qu'une boutade inspirée à quelque mécontent par le dépit,
on ne peut y voir qu'une flatterie intéressée ou simplement
une de ces manifestations de politesse exagérée dont les
musulmans sont si prodigues. Et si ceux qui ont tenu ces
propos indiquaient leur préférence pour des Français, c'est
qu'ils s'adressaient à des Français ; parlant à des Anglais, ils
eussent proclamé leur amour d'Albion, s'adressant à des
Allemands, ils auraient certifié que la civilisation germa-
nique seule était selon leur ctjeur : mais, en réalité, ils
englobent tous les infidèles dans la même réprobation. Ceux
qui ont vu l'Algérie ou l'Europe et dont on aime à vanter
souvent les tendances favorables à notre domination, les
pèlerins qui ont couru le monde, les journaliers qui se sont
loués à nos colons sont d'accord pour reconnaître que
chez nous on jouit de plus de sécurité et de bien-être qu'au
(1) P. ex. de Foucauld, « Reconnaissance », p. 32; Harris, «Tafilet»,
p. 319 ; Montet, «Un voyag-eauMaroc», in «Soc. Géog. Alg.», VI, 1901,
p. 287 ; Brives, « Le Maroc Occidental », id., VII, 1902, p. 348-349, etc..
3
Digitized by
Google
34 CONTACT DU MUSULMAN ET DE L'INFIDÈLE
Maroc^ mais au demeurant ils ne souhaitent pas notre inter-
vention et nous sont peut-ôtre, à ce point de vue, plus
hostiles que leurs compatriotes sédentaires, tout en ayant
Tair plus conciliants.
Ces lignes tomberont peut-être sous les yeux de quelqu'un
de ces musulmans éclairés et indépendants qui sont
l'honneur de notre colonie : je les supplie de vouloir bien
ne pas y voir l'expression d'un pessimisme systématique,
mais seulement la constatation d'un état de choses qui, pas
plus que rien ici-bas, n'est immuable. Je suis intimement
convaincu qu'un rapprochement sourd, mais sûr, s'effectue
déjà depuis longtemps entre nous et les musulmans, et que
de bonnes mesures administratives le favoriseront sans
d'ailleurs que nos résistances puissent réussir à l'entraver
ni nos impatiences à le précipiter. J'indiquerai seulement
que dans nos relations avec les musulmans, nous devons
tenir compte que le premier rapprochement nous est
presque toujours défavorable : au premier contact l'islam
se replie et se hérisse, le fanatisme s'exacerbe. C'est un
phénomène que nous connaissons bien en Algérie et qui
est d'observation courante au Maroc : en Algérie, nous
avons hûté, par notre seule présence et par une sorte de
réaction l'islamisation de mainte peuplade berbère; au
Maroc, c'est un fait connu que les musulmans des villes,
qui connaissent les Européens, sont plus fanatiques que
ceux de Tintérieur. Il semble que le musulman ne prenne
conscience de son individualité religieuse qu'au contact
d'une autre individualité. Il n'y a là vraisemblablement
qu'un phénomène temporaire, peut-être long à la vérité,
mais qui doit s'évanouir par la fréquentation prolongée
des deux peuples.
Un des signes apparents du mépris qui, au Maroc,
Digitized by
Google
LE SALUT MUSULMAN 35
s'attache au chrétien comme au juif, c'est le refus absolu du
c< salâm » à ces deux catégories d'infidèles. Quelle que soit
la condition et l'équipage du chrétien voyageur, il n'obtien-
dra jamais qu'un indigène lui dise : « es salâmou 'aleïkoum »,
qui est la formule du véritable salut musulman ; et il aura
beau adresser lui-môme ses plus courtois a es salâmo-u
'aleikoum », il n'entendra jamais la réponse habituelle :
« 'aMkoîim es salâm ». Si le musulman qu'il salue ainsi est
bien disposé il lui répondra simplement : ce esselâma », ou
quelqu'autre formule signifiant bonjour. C'est que la
première de ces salutations que nous avons traduite parle
mot de ce salamalec » et qui signifie : « le salut sur vous —
sur vous le salut », est la salutation essentiellement musul-
mane par laquelle le croyant souhaite au croyant sa part de
félicité dans l'autre monde : es selâm est en effet le salut
de l'âme, tandis que es selâma est surtout la sécurité
d'ici-bas.
En Algérie, les musulmans ont le salâm beaucoup plus
facile; cependant, il n'est pas rare de rencontrer des
fanatiques qui évitent par tous les moyens de le donner à
l'Européen. Ainsi, en entrant dans une réunion de musul-
mans où il y a un chrétien, ils diront « es selâm 'ala bel es
selâm », plus ou moins intelligiblement, suivant qu'ils
auront plus ou moins le courage de leur fanatisme ; ces mots
signifient : ce Salut aux gens du salut », c'est-à-dire aux
musulmans à l'exclusion de l'infidèle (*). D'autres musul-
mans mâchent les syllabes du selâm et prononcent indis-
tinctement : es semm 'alik, a que le poison soi sur loi » ; il y
a aussi des lettrés malicieux qui griffonnent le moi selchti
(1) Cf. pour plus de détails, Daumas « Vie arabe et soc. mus. », p. 74-
75 ; Trumelet, « Fr. d. L Dés. », p. 207, n. 1.
Digitized by
Google
36 PROTOCOLE VIS-A-VIS DES INFIDELES
en arabe, de telle façon qu'il puisse également se lire
« semm », poison.
Dans les correspondances officielles, ce n'est que récem-
ment que les Marocains se sont décidés à donner de temps
en temps le salâm aux Européens. On sait que les lettres
écrites en arabe portent en général le salâm au commence-
ment et à la fin : autrefois, le salâm du commencement était
remplacé par la formule suivante, franchement insolente,
ou quelque autre analogue : ce es salâmou 'ala man ittaba*a
1-houdâ », c'est-à-dire : « Salut à celui qui suit la vraie
religion». Aujourd'hui, lemakhzen remplace cette phrase
inconvenante par d'autres compliments et félicitations en
évitant en général le mot salâm. A la fin de la lettre, il met
de même un compliment, rarement le salâm, au lieu qu'au-
trefois la lettre finissait par un mot impoli comme «intaha»,
c'est-à-dire « fin », ou « oua t-tamâm », qui a le môme
sens W.
Les Marocains sont également très avares du titre de sidi (2)
et ne le donnent jamais à un chrétien, si élevée que soit sa
situation officielle, fut-il môme ambassadeur. Le makhzen
en effet, dans sa correspondance avec les représentants de
l'Europe, a fini, après bien des atermoiements, par leur
accorder le selâm, mais jusqu'ici il leur a toujours refusé le
titre de sîdi : il se sert de mots étrangers tels que : senor,
caballero, msiou ou même il supprime ce titre. Il en est de
même dans la conversation et jamais l'Européen n'obtient le
titre de sîdi qui lui est prodigué avec tant de facilité en
(1) Cf. Fumey, « Correspondances marocaines », I, p. 108, 127. Cpr la
formule de salutation employée par la papauté dans ses correspondances
avec les musulmans, p. ex. Dan, « Hist. Barb. », p. 459.
(2) Nous nous permettrons de renvoyer ici à notre brochure sur : « Les
Marabouts », p. 38 seq., au sujet de l'emploi des mots sîdi, sîdna, si..
Digitized by
Google
« SIDI » 37
Algérie (*). C'est qu'en effet, le mot « sayyid » (2) est au
Maroc, comme en Orient, un titre essentiellement reli-
gieux : on ne l'applique, du reste, en dehors des saints,
qu'à des musulmans respectables ; son sens propre est
«monseigneur». L'expression « sîdna » (3), a notre Sei-
gneur», désigne au Maroc le sultan; en Algérie on en fait
un usage beaucoup plus étendu et on l'emploie même dans
le langage courant en s'adressant à tout personnage hono-
rable. L'expression a si » correspond à peu près à notre
c( monsieur » : elle est surtout donnée aux personnes ayant
quelque instruction et elle accompagne toujours le nom des
(1) Les musulmans abâdites du Mzâb refusent le titre de sîdi à quiconque
n'est pas de leur secte, môme aux musulmans orthodoxes. Cf Masqueray,
« Chronique d'Abou Zakaria », p. XXIII : « Si les impies exig^ent qu'il
les appelle « Siedi » ou « Saada », « Monsieur », « Monseigneur », et
le menacent de la ruine et de la mort, il peut céder ; autrement il tombe
lui-môme dans l'impiété quand il leur décerne ces titres réservés aux seuls
musulmans.... Pourquoi un de leurs savants m'a-t-il dit, en répondant à
mon salut, « Sidi » avec un i bref, au lieu de « Siedi »? Parce que « Sidi »
en arabe littéral et peu connu, signifie chacal, tandis que « Siedi »
signifie mon maître ». Le mot « sîd » signifie, en effet, chacal, tandis que
seigneur se dit « sayyid » ; mais il nous semble difficile qu'on puisse
faire la distinction des deux mots dans l'arabe vulgaire, car, « monsei-
gneur », en arabe régulier « sayyidi » se prononce toujours nettement
<c sîdi » et l'i est long dans les deux cas. En tout cas, il demeure certain
que les savants du Mzàb se plaisent à jouer sur ces deux mots par mépris
pour les infidèles.
(2) En Arabie, « es-sâdàt », pluriel de« sayyid », sont les descendants
de Mahomet par JJocéin et « el *achrâf », pluriel de « chérif», comme
« chorfa », sont les descendants du Prophète par Qaçan ; toutefois celte
distinction est surtout faite dans le Sud. Cf Cte de Landberg, « Arabica »,
V, p. 68. Voy. encore, sur l'emploi de ces deux mots en Orient, Garcin
de Tassy, « Mémoire sur les noms propres musulmans, etc.. », p. 82-83.
(3) Sur l'application de ce mot à des saints et môme à des docteurs plus
ou moins réputés, cf Max Van Berchem, « Corp. inscript, arab. »,
p. 38, 237.
Digitized by
Google
38 LE « TAJER »
lettrés. Enfin, on abrège souvent « si » en ce s » principale-
ment au vocatif ; ainsi l'on dit : « noud a s », c'est à dire :
« Levez-vous, ô Monsieur » (*). C'est encore ainsi que dans
le sud du Maroc, pour répondre affirmativement, on dit :
« Jyyès » qui est la contraction de : « Ih a s », c'est-à-dire:
(( Oui, ô Monsieur »
Les mots de « senor, caballero, msiou », ne sont employés
que par les indigènes qui ont fréquenté les Européens ; pour
les autres, le chrétien qui vient au Maroc est un ce tâjer » :
telle est la dénomination exclusive qui lui est appliquée. Ce
mot signifie en arabe c< commerçant » et les Marocains, par
ailleurs, l'emploient entre eux et pour eux-mômes quand
ils veulent désigner un négociant. Mais lorsqu'ils l'appli-
quent aux Européens, ils le font sans distinction, qu'il
s'agisse ou non de commerçants et cette expression prend
en ce cas un sens toujours plus ou moins défavorable. Ainsi
employé, ce mot finit par constituer une sorte de titre d'un
rang inférieur serv'ant à désigner le chrétien, comme une
manière de « monsieur » péjoratif. Si vous êtes inconnu
on vous interpellera simplement en disant : c< Yâ l tâjer ! »,
si votre nom est connu, on ne manquera pas de le faire pré-
céder du titre de « tâjer », et cela, nous le répétons, quelle
que soit votre profession. Sans doute, pendant de longs
siècles, les Marocains n'ont guère connu de chrétiens que
les commerçants qui venaient trafiquer chez eux, et ainsi
s'explique le changement de sens qu'a subi l'expression de
« tâjer ». Ce n'est pas, du reste, la première fois dans l'his-
toire de la langue arabe que le sens de ce mot est ainsi
altéré : dans la poésie antéislamique, il signifiait, en
effet, ce marchand de vin » et le mot (c hânoût » qui signifie
(1) Cf Mouliéras, « Maroc inconnu », I, 71. L'abbréviation au vocatif
est d'ailleurs un fait bien connu dans toutes les langues.
Digitized by
Google
LE «TOBÎB» 39
aujourd'hui partout « boutique, magasin », avait le sens de
« cabaret ». Or, ces marchands de vins qui venaient pour la
plupart de Syrie sur les marchés de l'Arabie, étaient géné-
ralement chrétiens, et c'est par eux, du reste, que beaucoup
d'idées chrétiennes se sont introduites dans l'Islam W,
Que si le voyageur au Maroc a trop d'amour propre pour
consentira n'être qu'un vulgaire cctâjer», il lui reste la
ressource de se faire passer, soit pour médecin, soit pour
consul ou attaché à un consulat ; dans le premier cas, on lui
décernera le titre de « tobîb » et dans le second, celui de
(( konsol ». La qualité de médecin que les Marocains recon-
naissent, comme nous l'avons dit, avec facilité à la plupart
des chrétiens, procure sûrement à celui qui prend ce titre,
une nombreuse clientèle de consultants, mais elle crée
d'autre part au voyageur tant d'embarras, qu'il ne lui reste
vraiment aucun loisir pour ses études ; elle ne lui attire,
d'ailleurs, aucun surcroit de considération ; quant à la
qualité de consul que nombre d'Européens ne se font aucun
scrupule d'usurper dans leurs tournées à l'intérieur, elle
peut procurer quelques facilités dans certaines régions,
principalement celles qui sont voisines de la côte, mais on
aurait grandement tort de s'en exagérer la portée. Enfin, il
est un autre titre que l'on peut, avec de la patience et l'éta-
lage de quelque science, se faire décerner au Maroc, et nous
(1) Voyez, p. ex., p. « tâjer », Imrou 1 Kaïs, XVII, v. 5, éd.
Ahlwardt, « The divans of the six ancient Arabie poets », etc..., et pour
« hânoût », Aous ibn Hadjar, éd. Geyer, IV, v. 3. — Signalons encore
ici que Martin Hartmann, «Der islamiche Orient», I, p. 30, pense que le
mot « toundjer», qui désigne un groupe de populations du Darfour, du
Wadaï, du Bomou, vient du mot arabe « toudjdjâr », pluriel de « tâjer».
Cf Barth, « Reisen in Africa », III, p. 383 ; Nachtigal, « Sahara und
Sudân », II, p. 256, 345 ; Kampffmeyer, « Materialien zum Sludium d.
arab. Bed. Dial. Innerafrikas », in « Mitl. Or. Sem. », 1899, p. 166.
Digitized by
Google
40 LE .< ÏJAKÎM »
Tavons nous-môme porté pendant quelque temps: c'est
celui de « hakîm » W, mot qui dans la langue littéraire signi-
fie (( un sage » et qui sert en particulier à désigner les philo-
sophes de l'antiquité, mais au sens duquel dans l'usage
s'est adjoint l'idée de médecine et de sorcellerie, quelque-
chose comme le Virgile du Moyen- Age; alors que le cctobib»
n'est que le guérisseur par les drogues, le « hakîm » est un
sage qui a reçu la tradition des doctrines de l'antiquité et
qui, parce qu'il possède les sciences connues et cachées,
peut guérir par des médicaments ou par des procédés
occultes (-).
Toutes ces ruses ne valent pas une attitude digne et une
grande patience : en se montrant toujours correct, discret
dans les interrogations, sérieux dans tous les entretiens, -
honnête dans les petites transactions de chaque jour, en
faisant preuve de calme, en évitant de se mettre en colère,
de trop parler, de lier conversation trop facilement, en
restant juste, mais sévère, libéral mais non d'une généro-
sité outrée, en s'abstenant ostensiblement de tout ce qui
choque les usages des musulmans, on arrivera avec le temps
à inspirer une confiance que ne procureront ni les déguise-
ments, ni les mensonges.
(26 mars). Nous décampons à six heures et demie du
matin et cette opération ne s'accomplit pas sans difficultés :
(1) Lentz portait ce titre dans son voyage à Merrâkech ; «Tombouctou»,
I, p. 254.
(2) Cpr Delphin, « Textes », p. 59 ; « ahkîm est celui qui a des
connaissances en médecine et auquel les génies obéissent. Il sait tracer les
talisnoans et faire des incantations, soit avec le Coran, soit avec d'autres
paroles ». Sur hakîm en Turquie, avec le sens de médecin, Garcin de
Tassy, « Mém. s. 1. noms propres, etc. », p. 32, n. 3.
Digitized by
Google
SOUiLEM 41
les gens de la nzâla, accroupis autour de nous, regardent
placidement nos hommes se débattre en se gardant bien de
nous venir en aide. L'un de nous interpelle un de ces
spectateurs : « Yà râjel, 'ati Ina îd allâh bâch enrefdou (*), âji
lerbah », c'est-à-dire : « Eh ! homme ! donne-nous la main
de Dieu pour charger nos bagages ; viens (c'est une action)
qui te profitera (auprès de Dieu) ». Il est rare qu'un Arabe
n'entende pas un appel de ce genre, et le chargement
terminé, nous sortons de Moùlaye Zîdân pour entrer immé-
diatement dans la « ràba ».
Cette râba est ce que les Européens appellent pompeuse-
ment la forêt de SouAlem ; tel est le nom d'une fraction des
Oulad Zeyan qui est séparée du restant de sa tribu par tous
les Medioûna et s'étend au bord de la mer. La forêt en ques-
tion est une vaste étendue de broussailles très hautes et très
denses ; le lentisque ou « drou » en forme la plus grande
part : il s'élève à hauteur d'homme, plus haut même, et ses
branches sont si bien intriquées que toute la râba forme
un impénétrable fourré. Au milieu de ce taillis, la route de
Casablanca à Azemmoùr trace, à la mode du pays, ses petits
sentiers sinueux qui se croisent et s'entrecroisent, et qui
découpent dans la masse de la végétation des îlots de
lentisque ; la dent des bêtes des caravanes en a tellement
brouté les pousses qu'on dirait qu'ils sont taillés exprès,
comme ces haies d'aubépines dont les paysans français
aiment à enclore leurs jardins et qu'ils mutilent horrible-
ment pour leur donner des arêtes vives et des contours
rectangulaires. De beaux fumeterres à corolles ornementales
et claires s'accrochent et grimpent çà et là dans cette ver-
(1) Le verbe « rfed », s'emploie pour dire : décamper, charger les bêtes;
le mol « hêU » signifie, au contraire : décharger les bagages, pour camper.
Digitized by
Google
42 LE SANGLIER
dure sombre, et cette grande crucifère blanche aussi, dont
nous avons parlé déjà, élance sa longue lige et pousse sa
fleur jusqu'au-dessus de la broussaille.
On pense bien qu'un pareil fourré doit être fréquenté par
les sangliers ; ils y sont, en effet, très abondants, et les
Européens de Casablanca se donnent souvent rendez-vous à
Souâlem pour y faire des battues W ; les indigènes le
chassent également pour le vendre aux Européens, car on sait
que les prescriptions de la loi musulmane leur interdisent
cette viande ; le porc et le chien (2) sont pour les mahomé-
tans deux animaux essentiellement impurs. Pourtant, ces
prescriptions sont loin d'être rigoureusement observées au
Maroc car, si les Ghâouia de la région qui nous occupe
(1) Le sanglier du Nord de TAfrique est un peu plus petit que celui de
France, mais il n'y a pas de différences spécifiques entre les deux. Sur la
chasse au sanglier au Maroc, les récits souvent un peu romanesques de
Sir G. Drummond Hay sont classiques, entre autres : « Réminiscences of
Boar-Hunting in Morocco », in « Murray's Mag. », 1888, mars et avril.
Pour le même sport en Algérie, voy. Henri Béchade, « La chasse en
Algérie », p. 34-58.
(2) Sur le chien dans Tlslâra, voy. Goldziher dans « R. H. R. », XLIII,
1901, p. 17 seq. Les Almoravides tournaient leur fanatisme même contre
les chiens qu'ils exterminaient sans pitié, d'après El Bekri, « Afr. sept. »,
trad. de Slane, 366. Bien que le chien soit pour le musulman une bête
immonde comme le porc, cependant la viande de chien comme la viande
de porc est consommée ça et là par les indigènes. En Algérie, c'est surtout
du côté de Bou Saada que l'on mange du chien ; on consomme la viande
de petits chiens bien gras. A Jerba, en Tunisie, on mange aussi la viande de
chien (D' Bertholon, dans « L'Anthropologie », 1897, p. 560 ; et dans
« A. F. A. S. », 1896, 1™ part., p. 207). Il en était de môme jadis à
Sidjilmaça (Bekri, trad. de Slane, 330 ; Idrîci, trad. Dozy et de Goeje,
70). Cf encore Berbrugger, « Voy. de Moulaye Ahmed », p. 290-291;
Jus, ap. de La Mart. et Lacroix, «Documents», III, 336; Goldziher,
« Almohades », in Z. D. M. G., XLI, p. 40, n. 4; Largeau, « Sahara
algérien », 79-80.
Digitized by
Google
Ll VIANDE DE PORC 43
rejettent avec mépris la viande du sanglier, il n'en est pas de
môme partout ; en effet, les tribus Ghâouia de Zyâïda et de
Béni Oûra mangent parfaitement cet animal; ils ajoutent
môme que sa chair est très saine et guérit la syphilis.
Cette consommation de la chair du « halloûf el râba » est
du reste générale chez les populations mal arabisées du nord
du Maroc (^). On en mange môme dans Fez, en cachette (2) ;
un voyageur du siècle dernier rapporte que le souverain
Moûlaye Ed Dehebî en faisait, avec le renard rôti, ses plats
favoris ®. A Rabat, où les Européens font l'élevage du porc,
les gens des tribus berbères voisines qui servent de gardiens
aux éleveurs ne dédaignent nullement la viande des bêtes
qu'ils ont à garder. Cet élevage du porc qui se pratique dans
plusieurs villes de la côte, a d'ailleurs jadis donné lieu à
de vives résistances de la part du makhzen. La vue de l'ani-
mal immonde choquait les yeux des musulmans orthodoxes
et il fut interdit d'en posséder dans les villes. Même dans les
campagnes, chaque famille ne pouvait élever qu'un porc
qui devait être gardé dans un enclos W. Toute cette régle-
mentation est tombée depuis longtemps en désuétude et à
Casablanca, par exemple, on peut voir aux abords de la
(l)Cpr. Mouliéras, «Maroc inconnu», I, p. 57 ; II, p. 297, 492-493 ; id.,
«Zkâra», p. 325 ; Qiiedenfeldl, « Nahrungs. Reiz. und kosmet. Mitteln bei
d. Marokkanern », loc. cit., p. 242. — C'est sans doute pour ne pas
contrarier complètement le goût de ses contemporains à cet endroit, que le
réformateur religieux ïjamîm, leur avait permis dans sa nouvelle religion
de manger la femelle du porc, « car, disait-il, Mahomet a défendu le porc,
mais non la femelle du porc » (El Bekri, trad. de Slane, 230). Çaraîm
prêchait chez les Rmâra, c'est-à-dire chez des populations où, encore
aujourd'hui, la consommation du sanglier est courante.
(2) Mouliéras, «Fez», p. 102 seq.
(3) Braithwhaile, « Révol. de TEmp. de Maroc », p. 320.
(4) Cf Fumeur, « Correspondances marocaines », I, p. 41.
Digitized by
Google
44 SANGLIERS APPRIVOISÉS
ville, des troupeaux de cochons qui cherchent leur nourri-
ture dans ces immenses tas d'ordures ménagères et autres
que Fincurie du gouvernement laisse, au mépris de
l'hygiène la plus élémentaire, s'accumuler aux portes de
toutes les grandes villes. Ces cochons, de couleur noire,
sont d'une race particulière et auraient subi de nombreux
croisements avec les sangliers (*).
Ce n'est pas seulement au Maroc que le sanglier
constitue une ressource alimentaire , on le mange
aussi çà et là dans les tribus arriérées de l'Afrique
du Nord; nous l'avons constaté personnellement dans
la petite Kabylie (2) et le fait s'observe aussi dans la
Khoumirie tunisienne (•^). Il faut noter que la plupart de ces
tribus mangeuses de la viande impure se trouvent dans des
régions plus ou moins forestières où l'élevage est difficile et
que cette viande est la seule dont elles disposent.
11 n'est pas rare de trouver, surtout chez des personnages
riches, de petits sangliers apprivoisés qui courent dans toute
la maison et dont on ne redoute nullement le contact,
déclaré cependant immonde par la religion. Quelques
Algériens se donnent aussi cette fantaisie, si c'en est une.
Une croyance générale au Maroc, et répandue également en
Algérie, pourrait peut-être en suggérer quelque explication:
on pense en effet que la présence d'un sanglier parmi un
(1) Cf Buchel, « Miss, scient. Maroc », in « Arch. Miss, scient. »,
t. X, 1903, p. 382.
(2) Edmond Doutté, « Excursion forest. dans la rég. du cap Bougarone »,
in « Bull. Soc. Géogr. Oran », 1897, p. 237. Nous devons ajouter que
cet usage alimentaire disparaît rapidement devant la diffusion de l'ortho-
doxie musulmane qui accompagne partout notre pénétration, chaque jour
plus intime, des populations indigènes.
(3) Monliéras, « Maroc inconnu », II, p. 492-493.
Digitized by
Google
LES GAZELLES 45
troupeau, dans une écurie est de nature à écarter les épîzoo-
ties (*), et il n'y a là qu'un cas particulier du transfert du mal
d'un être vivant à un autre être vivant, transfert dont la
possibilité est admise par tous les peuples sauvages et qui est
l'élément fondamental d'une grande partie de leurs rites
magiques et religieux (2) : on pourrait donc supposer que la
domestication d'un jeune sanglier et son admission dans les
intérieurs n'a ou au moins n'avait primitivement d'autre but
que de dériver sur le plus vil des animaux le mal qui pour-
rait fondre sur la maison (3).
Il n'y a pas dans les Châouia que Souâlem en fait de
champ d'exploit pour les chasseurs, tout leur territoire est
en général giboyeux. Si l'autruche qui, d'après El îdrîci
existait jadis dans ces régions W en a disparu totalement,
il reste, comme gros gibier, la gazelle, qui est très abon-
dante : dans les Zyàïda, dans les Oulâd ben Dâoûd et
les Béni Meskîn on voit des troupeaux de gazelles de
cent cinquante à deux cents tètes; la gazelle des Béni
Meskîn a les cornes arquées (^^) et ne descend pas vers le bord
(1) Ce fait est attesté par de nombreux auteurs, entre autres Hôst,
« Nachrichten von Marokos und Fes », trad. allein., p. 294 ; Quedenfeldt,
loc. cit.; Leared, « Morocco and the Moors », p. 297 ; Mouliéras, « Fez »,
p. 104
(2) Voy. Tylor, « Civilisation primitive », II, p. 192, et surtout Frazer,
« Golden Bough », p. 13 seq.: le cas du sanglier au Maroc y est mentionné
d'après Tautorité de Leared, loc. cit.
(3) Est-ce pour cela que dans la province d'Oran on appelle le porc Bou
Selâma, le « père de la sécurité » ? (Delphin, « Textes s>, p. 93). Diego de
Torrès, « Relation des Chérifs », p. 319, rapporte que les Marocains, s'ils
rencontrent un sanglier, en tirent un présage heureux.
(4) El Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, p. 82.
(5) C'est sans doute la gazelle de montagne, le « ledmi » des Algériens ;
elle est plus grosse que l'autre et ses cornes sont recourbées en arrière. Elle
est ainsi décrite par le D*" P. Mares auquel on doit toute la partie scien-
Digitized by
Google
46 GIBIER DANS LES CHAOUIA
de la mer, l'autre gazelle au contraire a les cornes droites,
et est sans doute identique à la gazelle des plateaux
algériens, Gazella dmxaSy Pallas (^) ; elle s'égare parfois
jusqu'au littoral dans les Ghâouia et les Doukkûla. Une
superstition singulière qui a cours dans ces pays veut que
la gazelle ne mette bas qu'après qu'un serpent sorti delà
mer est venu près d'elle assister à son accouchement. Il n'y
a pas de grands fauves dans la région qui nous occupe : il
faut, pour trouverdes panthères, traverser l'Oued BouRegreg
et remonter à la source de l'Oued Nfifîkh, dans les monta-
gnes couvertes de chênes -lièges et de thuyas qui donnent
asile à quelques-uns de ces félins. Quant à la plume, la
tifique de Touvrage du Commandant de Colomb, intitulé : « Explo-
ration des ksour et du Sahara de la province d'Oran » ; « El-edemi » habite
les montagnes et vit en troupes de quatre ou cinq ; il est gros, vigoureux,
rustique : son poil est long, rude et fauve, foncé avec de larges raies noires
horizontales sur le ventre, qui vont de Tépaule à la cuisse et séparent le poil
fauve du dos du poil blanc du ventre ». (ExpL, p. 43). La gazelle de mon-
tagne est pour le commandant Loche qui la dénomme Gazella corinna,
la Corinne de Bufîon, VAntilopa corinna de Pallas ; d'après lui, il faut
sans doute l'identifier avec la Gazella kevella et la Susutia rosa (Explo-
raUon scientifique de l'Algérie, Zoologie, Mammifères, p. 68). — Pour
Pomel, c'est également le kevel : Dorcas kevella de Gmelin (Paléontologie,
Monog. Antilopes), Pallas, p. 43. — Lataste exprime un avis semblable
(Etude de la faune des vertébrés de Barbarie, 1885 p. 172). (Note
communiquée par M. Flamand).
(1) La gazelle typique des Algériens, celle des steppes et des plateaux
est la Gazella dorcas (Loche, Pomel), Antilopa dorcas (Pallas). Les
indigènes de l'Algérie distinguent d'ailleurs quatre espèces de gazelles,
auxquelles ils donnent les noms suivants (Mares, op. laud., p. 174 ;
Lataste, op. laud., p. 174.): « Es-sin » Gazella dorcas des plateaux ;
« El-edmi », Gazella kevella^ de montagne ; « Ech-chergui », de la zone
d'épandage des oued sahariens ; « Er-rim », peut être la Gazella Soni-
meringii ((i), des sables. Pour ces deux dernières espèces, Loche qui
n'avait pas eu occasion de les observer, pensait (p. 69) qu'elles pouvaient
^tre des métis des deux premières. (Note communiquée par M. Flamand).
Digitized by
Google
GIBIER DANS' LES CHAOUIA 47
perdrix rouge, la caille, la bécassine sont les coups de fusil
ordinaires des chasseurs ; une pièce très recherchée est la
grande outarde que les indigènes nomment «hber» W et
dont le poids varie entre douze et dix-huit kilos. Il faut
encore noter un oiseau très semblable à notre coq de mars,
de la taille d'une grosse grive avec une jolie crôte sur la
tète ; les Arabes l'appellent : « kouba' en Nsâra » C^) et ils
attribuent à sa viande des vertus curatives importantes : ils
prétendent qu'elle guérit a lebraç » c'est-à-dire une maladie
qui produit des taches blanches mais qui, disent-ils, se dis-
tingue de la lèpre, « jdem », « ijdâm », en ce qu'elle n'attaque
pas comme elle les chairs jusqu'aux os : c'est quelque chose
d'analogue à ce que notre médecine appelé le vitiligo (^).
•
Voici que la râba a cessé : nous avançons maintenant dans
les champs de « rtem », et sous les rayons du soleil de huit
heures, ces champs ont des teintes splendides. Le sol est
rouge, constellé de pierres blanches; à perte de vue les
touflFes de rtem qui s'élèvent à la hauteur d'un cavalier, agi-
tent à la moindre brise leurs longs et fins rameaux, minces
comme des joncs, soyeux et brillants; entre ces touflFes, la
férule, presque aussi haute, érige des ombelles jaunes au
sommet de ses tiges épaisses, mais creuses, [Ferula corn-
munis W^ en arabe « kelkh »), pendant qu'au ras du sol
(1) C'est la « hbâra » des Algériens, la « Huhara undulata » des natu-
ralistes (Cf. «Expl. Scient. Alg. », Ct Loche, « Oiseaux », II, p. 254).
(2) Je ne sais à quelle espèce zoolog-ique elle correspond.
(3) Cf. Raynaud, « Et. s. Thyg. et la méd. au Maroc », p. 146. En
Orient « djoudàm » est Téléphantiasis.
(4) Sur la férule en Afrique et chez les Arabes, cf. Fischer, « Z. Wortton
in Marokk. », p. 285, 1. 8 d'en b. et les références qu'il donne. On peut
Digitized by
Google
48 DAR EL ÏJAJJ KACEM
le Ceinnihe étale ses bractées violettes à côté des plaques
i^Anagallis aux corolles d'un rouge éclatant. La route est
très fréquentée; à chaque instant nous croisons des cara-
vanes : on passe à côté l'un de l'autre sans se saluer, avec la
plus grande indiflFérence, je parle, bien entendu, des musul-
mans, la position d'un chrétien étant à cet égard, comme
nous le disions plus haut, tout à fait spéciale. Nous traver-
sons l'Oued el Fowwâra, où coule un peu d'eau, et à 9 heures
nous sommes à Ain Houirra, source près de laquelle se
trouve une haouîta, c'est-à-dire le sanctuaire d'un marabout
à ciel ouvert, entouré d'un mur d'enceinte peu élevé.
C'est par ici que se trouve la limite des Châouia ; nous
sommes maintenant dans le pays desChiâdma. Plus de râba,
mais de belles cultures de céréales, de henné et surtout de
maïs qui recouvrent partout une terre noire et, paraît-il,
très féconde. Les Ghiâdma que nous traversons sont proba-
blement une fraction de la grande tribu du môme nom qui se
trouve au nord de Mogador et dont nous reparlerons à la fin
de cet ouvrage : cette fraction est venue se fixer par ici à la
suite de tribulations que nous ignorons.
A 9 h. 45™, nous sommes à Dâr el Hâjj Kâcem, qui est la
casba à moitié ruinée d'un ancien caïd. Le Maroc est par-
semé des ruines des maisons de caïds W : ces fonctionnaires,
nous aurons l'occasion d'y revenir, ont généralement une
fin misérable. Leur révocation est toujours accompagnée,
sinon de leur emprisonnement, au moins de la confiscation
ajouter à celles-ci Leclerc, « Kachef er-roumoûz », p. 199 ; Foureau, « Noms
arabes el berb. de qq. pi.», p. 25, s.v. « kellekh » ; Weissgerber, « Chaouia »,
p. 441 ; id., «Trois mois de campagne au Maroc », p. 96, 214 ; Doulté,
«Texte oranais », in « Mém. Soc. Lingu. », XII, p. 365-366.
(1) Cf. dans Weissgerber, « Trois mois de campagne au Maroc », p. 43,
des détails sur la démolition de la maison d'un caïd des Châouia.
Digitized by
Google
LKS GASBAS RUINÉES 49
de leurs biens. Dès que rarreslalion est effectuée, des a nikliâ-
zni » ou cavaliers du makhzen viennent fouiller de fond en
comble la maison de rex-fonctionnaire, enlever les carre-
lageSj démolir les murs dans Tespoir de découvrir quelque
trésor ; la famille, réduite à la misère, se disperse pour cher-
cher des moyens d'existence, et la casba abandonnée conti-
nue à dresser ses murs désolés que chaque jour fait plus crou-
lants. Le nouveau caïd, môme s'il réside au môme endroit,
FiG. 8. — DAp ol HAjj ïsAcem
(Cliché (h M. Brives]
n'habite jamais la casba de son prédécesseur ; jamais il ne la
fait restaurer : cela serait de mauvais augure pour lui et il
n'est pas rare de voir l'une près de l'autre trois ou quatre
anciennes casbas de caïds ruinées. (îette répugnance à res-
taurer et à habiter la maison ruinée d'une victime de l'adver-
sité n'est nullement du reste spéciale aux caïds, et le Maroc
est couvert d'habitations abandonnées , ce qui a souvent
Digitized by
Google
50 LE HEXXK ; LE LIN
contribué à donner aux voyageurs rimprcssioii qu'ils parcou-
raient un pays désolé et à fonder la légende de « Tempire qui
croule ».
Nous traversons toujours de belles cultures, mais elles
sont ici ravagées par les sauterelles ; avant dix heures,
nous passons à Enjoùma : une noria se dresse au bord
FiG. 9. — Enjoùma
[Cliché de l'auteur)
du chemin. Nous sortons des Chiûdma pour entrer dans
les Chtoûka (i), qui seuls nous séparent encore dWzem-
moùr. C'est une région qui fut toujours renommée pour
la belle qualité de son henné : Ali-Bey avait remarqué déjà
l'abondance de cette production © et Mazagan en fit
longtemps un commerce considérable; l'exportation en est
complètement tombée. Aujourd'hui les indigènes cultivent
volontiers le lin : cette culture longtemps délaissée par eux
(1) Weissgerber « La province de Ghaouia », loc. cit., écrit « Hech-
toûka » : il est très possil)le qu'une aspiration euplionique initiale de ce
genre se produise, mais elle n'est pas courante. Cependant on trouve
habituellement « Hechtoûka » dans les textes.
(2) Ali-Bey, « Voyages », I, p, 236 ; cf. Th. Fischer, « Meine dritteFors-
chungsreise », p. 122 ; Kampffmeyer, « Reisebriefe aus Marokko », lettre du
15 avril.
Digitized by
Google
DETORÏATION DES TRIBUS 51
a pris subitement de 1900 à 1903 une importance extraordi-
naire, à la suite de quelques demandes de graine de lin
faites par le commerce européen. Comme elle s'est trouvée
avantageuse pour eux, les indigènes de toute la région des
DoukkAla lui ont donné une extension énorme. 11 semble
cependant qu'ils pourraient bien éprouver quelque mé-
compte de leur engouement : sans tenir compte de l'avi-
lissement des prix qui surviendra nécessairement à la suite
d'une production exagérée, les terres qui auront fourni tout
ce lin seront épuisées, quelles que soient leurs réserves, elne
pourront se reconstituer, à défaut d'engrais complémentaires,
que par une jachère prolongée.
Comme les ChiAdma, les Chtoûka sont comptés par le
makhzen dans les Doukkûla et sont une fraction d'une
grande tribu du Soiis déplacée probablement par mesure
politique. Tous les souverains musulmans de l'Afrique du
Nord ont usé de ce moyen pour châtier les populations
rebelles : nous l'avons également employé et nous savons
par des inscriptions que les Romains avaient aussi l'habitude
de ces déportations à grande distance (^). Cîes déplacements,
joints aux morcellements naturels de tribus devenues trop
grandes pour subsister sur leurs territoires primitifs, et aux
innombrables migrations des peuples pasteurs, ont fait des
groupes sociaux de l'Afrique du Nord, l'écheveau le plus
(1) Voy. à ce sujet Si. Gsell, « Chron. archéol. afr. », in «Mél. Arch. et
Hist. Ec. fr. de Rome », t. XIX, 1899, p. 48, et n. 1, avec renvoi à un
passage de Cag^nat, « Armée romaine ». Les migrations et la répartition
des tribus dans l'Afrique du Nord sont Tun des chapitres les plus ardus de
la sociologie du Magrib. A ce sujet le beau livre de Carette n'a pas été
dépassé jusqu'ici, quoique depuis l'époque où il écrivait de nombreux
matériaux nouveaux aient été mis à jour, qui permettraient de reprendre la
question et de compléter cette première ébauche.
Digitized by
Google
52 COMPLEXITE DE LA TRIBU
emmêlé que l'on puisse imaginer. Aussi lorsqu'on étudie
la composition d'une Iribu^ on trouve invariablement qu'elle
doit être représentée^ non pas comme le font les Arabes
sous la forme d'un arbre généalogique parfaitement régulier
depuis l'ancêtre éponyme jusqu'aux moindres familles
actuelles^ mais bien sous celle d'un tronc primitif souvent
complexe lui-même qui a, d'une part^ reçu du dehors
d'innombrables greflFes et perdu, de l'autre, quantité de
rameaux. Cette complexité, qu'on perd trop souvent de \Tie,
n'avait pas échappé à un esprit aussi distingué qu'Ibn
Khaldoùn (0.
Les koubbas de\àennent de plus en plus nombreuses,
et il en sera ainsi jusqu'à Azcmmoûr ; il y en a des groupes
de quatre ou cinq, et à l'endroit dit Tellâl où nous arrivons
à midi et demi, il y a un grand kerkoûr au milieu du
Fi«. 10. — TcllAl et son « kerkoiir »
(Cliché de rauUvr)
chemin : c'est là que nous faisons halle, auprès d'un puits,
dont l'eau est fort mauvaise.
A une heure et demie nous sommes de nouveau en route
(1) Ibn Klmldoiln, « Proléf^omènes », I, p. 273.
Digitized by
Google
LES « DCHKR » 53
au milieu de ce riche pays des Chloûka, très habile et très
cultivé. Les coupoles blanches des marabouts continuent à
se succéder; souvent un nid de cigogne est établi sur le
sommet et l'oiseau, marabout lui-môme^ disent les Maro-
cains, se tient au-dessus du tombeau du saint, sur une
patte, dans une pose hiératique. On commence à voir des
«nouala», sorte de huttes cylindro-coniques dont l'aspect
soudanais a été maintes fois signalé; à Sidi Fàres où nous
Fi6. 11. — Sîdi Fâres et Sidi Abdel'azîz
(Cliché de l'avleur]
sommes à deux heures trois quarts, elles sont assez nom-
breuses et elles font quelque contraste, par leurs allures
primilives avec les deux marabouts crénelés, à coupole
hémisphérique, blanchis soigneusement à la chaux, qui
sont l'orgueil du village ouccdcher». C'est ce dernier mot
qui est le plus employé au Maroc pour désigner les villages
de sédentaires ou de demi-nomades. En Algérie, on dit
(( dechra )) ; dans les deux cas le pluriel est le même :
« dchoùr)), rarement « mdûcher ». Le mot a mechta »
désigne l'endroit où l'on passe l'hiver : par extension, on
l'emploie, en Petite Kabylie, par exemple, pour désigner
un village de gourbis ou de maisons ; « zrîba » est l'enceinte
de jujubier ou autres broussailles épineuses qui entoure un
douar, mais, également dans la petite Kabylie, il est souvent
Digitized by
Google
54 LES MARABOUTS
synonyme de village. Le mot « douàr » désigne toujours des
tentes campées en cercle^ mais Tadministration française en
a considérablement étendu le sens en Algérie, désignant
sous ce nom des fractions de communes mixtes souvent
découpées arbitrairement, qu'il s'agisse d'ailleurs de
nomades ou de sédentaires ; il y a eu là, semble-t-il, quelque
confusion.
Quant au mot marabout, en arabe vulgaire « mrâbôl »,
il est, on le sait, employé dans la plus grande partie du
Magiib et même jusqu'à Alexandrie (*), pour désigner un
saint : par extension, on s'en sert aussi pour le sanctuaire
qui abrite la dépouille d'un saint. Mais au Maroc, ce mot est
d'un usage beaucoup moins général, on se sert surtout pour
désigner un marabout quelconque du mol «siyyed», qui
s'applique également aux édifices contenant les restes d'un
santon. Quant au mot (( mrûbêt », il désigne principalement
les saints autres que les chérifs (on sait que la qualité de
chérif est attribuée à ceux qui passent pour descendre du
Prophète) ; de plus, le terme de « mrâbêt », tel que l'em-
ploient les populations marocaines dont nous nous occupons
dans ce volume emporte avec lui une idée d'hérédité de la
sainteté et de transmission de la « baraka » ou faveur divine
attachée au marabout. Les descendants d'un saint non
chérifs, lorsqu'ils arrivent à former une zaouia, sont par
excellence des « marabouts». Il y a ainsi des zaouias de
chorfa et des zaouias de mràbtîn, et ces deux séries d'éta-
blissements n'ont ni les mômes caractères, ni les mêmes
tendances. Un saint isolé est aussi appelé « mràbôt » et peut
(1) Lane, « Modem E<^vptians », p. 2*^8. En matière reli|j;ieuse, il faut
considérer avec Hartmann, le Magrib comme s'étendanl jusqu'auprès
d'Alexandrie (Martin Hartmann, « Aus d. Reli«rionsle])en der libysch.
Wûste », in « Arch. f. Rel.-Wiss. » ; Edmond Doutté, « Maraljouls », p. 33.)
Digitized by
Google
LES MARABOUTS 55
faire souche de marabouts ; mais on n'emploie pas ce mot
pour désigner Tédifice qui renfermera le tombeau de ce
pieux homme. Chez les Chleuh^ le marabout est appelé
(( agourrâm » et son influence est généralement beaucoup
plus grande que celle des chérifs : il est rare qu'un caïd ose
entreprendre quelque chose contre un « agourrâm » ,
tandis qu'il respecte beaucoup moins un chérif. I.e mrâbêt
semble donc représenter une forme de sainteté permanente
et plus ancienne probablement que colle du chérif.
On se sert encore pour désigner un saint du mot (c ouali »
{ovaliyy^^^'^ en arabe littéral), mot qui exprime simplement
un certain degré dans les rapports mystiques de Dieu et du
saint. La qualité d'ouAli (0 (ouilaya) n'est pas héréditaire. Le
mot sâleh est un terme tout-à-fait général, pour désigner
des saints; le mot fkir a un sens vague, il désigne des
individus qui se livrent à l'ascétisme, derviches, marabouts,
membres de confréries...
Enfin, chez les lettrés, le mot marabout, prononcé classi-
quement c( mouràbit » signifie, comme en Orient et comme
dans l'arabe littéral « celui qui combat les infidèles ». Dans la
région d'Azemmoùr où le nombre des lettrés est grand,
ceux-ci s'en servent principalement pour désigner les héros
musulmans qui se sont rendus célèbres dans la lutte contre
les chrétiens au XVP siècle, à l'époque où le Maroc échappa
définitivement à la domination portugaise et espagnole.
C'est qu'en effet, le pays d'Azemmoùr a été le théâtre des
luttes héroïques de l'Islam contre la chrétienté qui, après
avoir repris l'Espagne aux musulmans, menaçait de leur
ravir le Magrib ; aussi la terre que nous foulons est-elle la
terre des marabouts par excellence, dans le premier sens du
(1) C'est à dessein que j'écris « ouâli » avec un â long, parce que telle
est la prononciation dans les dialectes du Magrib.
Digitized by
Google
56 AZEMMOUR
mol; c'esl-à-dire ceux qui sont morts en combattant dans la
voie de Dieu (c fi sabîliUâhi )), suivant l'expression arabe
employée pour désigner la gueiTe sainte ou « djiliâd )>.
Cependant môme dans la région où nous sommes, le
vulgaire ne comprend le mot « mràbôt » que dans le premier
des deux sens que nous avons examinés, et pour désigner
le (( marabout » des lettrés, le champion de l'Islam, il se sert
exclusivement du mot mjàhed (moudjâhid); pour lui, ce
n'est pas ici la terre des ((mrâbtîn)) mais bien celle des
«mjûhdin», ce qui est le mot général pour désigner les
guerriers du a djihâd ». C'est une question difficile à édaircir
que celle de l'origine et des rapports de ces deux sens dans
l'histoire du langage, mais nous avons déjà essayé de la
traiter ailleurs et nous y reviendrons.
A 3 h. 10 enfin, nous voyons Azemmoûr, d'une blan-
cheur immaculée, adossée à une colline d'un vert sombre,
étageant ses maisons jusqu'au marabout de Moùlaye Bou
( îha'ib, patron musulman de la ville. La vision d' Azemmoûr,
d'un blanc si pur et si doux, a quelque chose d'enchanteur ;
on aime à se figurer qu'il doit s'écouler là, dans ce coin mort
du vieux Magrib, dans les demeures intimes de cette ville
silencieuse et vierge encore du contact de l'Européen, des
existences béatement vides de pieux croyants, des vies
entières passées entre les murs soigneusement crépis de
chaux, sur les nattes et les tapis bien propres, dans la petite
cour qu'ombrage une treille, entre la ferveur des oraisons et
les douceurs de la famille, dans la gaieté de la lumière d'un
soleil prodigue de ses rayons.
A cet endroit de la route est un petit bois de rtem ; un
de mes compagnons musulmans qui, à la vue d' Azemmoûr,
Digitized by
Google
LES TAS DE PIERRES SACRÉS 57
s'est mis à invoquer Moûlaye Bon Gha'îb, s'approche du
bois, réunit ensemble quelques-uns des rameaux jonci-
formes du rtem et les noue : la plupart des autres rameaux
sont déjà ainsi noués. (î'est une coutume qu'à l'approche
d'un sanctuaire, lorsqu'on fait un vœu, on noue en même
temps, si c'est possible, quelques-unes des branches des
arbustes voisins : en Algérie cela se fait, paraît-il, avec de
l'alfa ou du diss, ici le rtem est particulièrement favorable à
cette pratique, et il n'est guère de marabout aux environs
desquels on ne fasse de tels nœuds, dès que cette plante y
croit. Il y a aussi, suspendus aux rtems près desquels nous
passons, d'assez nombreux chiffons suivant une pratique
analogue à la précédente et qui est universellement
répandue. Enfin c'est encore l'habitude pour demander
une faveur à un saint d'ajouter une pierre au kerkoûr
sacré du marabout, comme celui qui dans quelques instants
va se dresser devant nous. L'approche de Moûlaye Bou
Cha'îb est en effet signalée par un de ces tas de pierres dont
nous avons déjà parlé : mais celui-ci est de grandes propor-
tions et peut être considéré comme classique. Dans tout le
Maroc méridional, nous verrons d'ailleurs, les pierres jouer
dans la religion un rôle considérable et, afin de ne pas
fatiguer le lecteur par des redites, nous allons rassembler
ici, une fois pour toutes, les principales observations que
nous avons faites à ce sujet dans tout le cours de notre
voyage, en essayant de les relier entre elles.
2. Les tas de pierres sacrés dans le Hoôz
ET quelques pratiques CONNEXES.
Le mot «kerkoûr)), dont nous nous sommes servi plu-
sieurs fois déjà ne désigne pas seulement les tas de cailloux
Digitized by
Google
58 LE « KERKOÛR »
sacrés, mais d'une façon générale tous les amoncellements
de pierres quels qu'ils soient (*) ; ce sens s'accorde du reste
avec celui de la racine littérale dont il est dérivé C^). Ainsi,
les pierres d'un champ que l'on en retire pour pouvoir le
cultiver plus facilement et que l'on accumule en tas sont des
kerkoûr®. Aussi faut-il se garder d'accorder immédiate-
ment un caractère religieux à tous ceux que Ton rencontre :
ce peuvent être de simples signaux ; deux individus, par
exemple, pour se faire savoir l'un à l'autre qu'ils sont bien
passés à tel endroit, conviennent que le premier qui y pas-
sera élèvera là un petit kerkoùr ou « rjem ».
Ce dernier mot est à peu près synonyme de kerkoûr, à la
place duquel il est plus ou moins employé suivant les régions :
il est par exemple très usité dans le Sahara algérien W. Dans
le sud orauais, les rjem servent fréquemment de signaux
(1) Jacquot, « Expédition du général Cavaignac dans le Sahara », p. 62,
donne ce mot avec le sens de « monceau de pierre pour indiquer le gisement
des puits », Dozy, Suppl, s. v. Chez les chleuh le mot « akerkour » signifie
une maison en pierres sèches.
(2) Kerker, « casser en gros morceaux », puis « amonceler, entasser....,
ramasser, réunir » (Kazimirski, s. v.) « Fre^tag, dans son dictionnaire
arabe-latin, donne parmi les sens du mol «bourgâs» celui de «tas depien-es
comme on voyait aux routes consacrées à Mercure » ; il a emprunté cet
article à Golius, « qui savait toujours bien ce qu'il disait » (Chauvin, « Le
jet des pierres au pèlerinage de la Mecque », p. 281). Nous n'avons jamais
entendu le mot « bourgàs » dans l'Afrique du Nord.
(3) Les indigènes de nos pays se contentent souvent de relever les pierres
plates ou longues qui tiennent trop de place dans les champs, en les faisant
tenir sur la tranclie ou sur le bout, ce qui donne au terrain un aspect hérissé
et bizarre. D'autres fois, ils les mettent en petits las çù et là, rarement ils se
donnent la peine de les porter toutes dans un coin.
(4) Vov. les vocabulaires : Beaussier,<.< Dict . » , Dozj, « Suppl. », Parmenlîer,
« Voc. ar.-fr. des princ. termes de géog.», etc., dans AFAS, Alger, 1881,
lO^sess., in f., p. XLii; Déporter, « Extrôme-Sud », p. 24 ; Margueritte,
« Chasses de l'Algérie », 4® éd., p. 95, n.
Digitized by
Google
LA « *ALAMA » 59
pour indiquer des puits ou bien la direction de la route. Ce
sont souvent des tas de pierres artistement disposées en
forme de colonnes hautes de deux ou trois mètres qui se
dressent sur des crêtes élevées W.
Dans beaucoup de pays de l'Algérie, quand un terrain est
mis en prairie, a mgueddel )), et que l'on ne veut pas que les
moutons y viennent paître, on y élève de petits tas de pierres
qui avertissent les bergers de n'y pas conduire leurs trou-
peaux. Dans le pays de l'arganier, où la campagne est cou-
verte par les peuplements de cet arbre, à l'époque où mûrit
le fruit dont les chèvres sont si friandes, tous les terrains se
couvrent de tas de pierres indiquant que le propriétaire, à
cette époque de l'année, défend la pâture des chèvres qu'il
permet à toute autre époque ; la cueillette faite, les tas de
pierres sont jetés en bas et la pâture redevient libre ®.
Il y a également beaucoup de cas où le tas de pierres n'a
qu'un sens purement commémoratif : c'est une simple
(( *alâma )> ®. On élève des 'alàma dans les endroits où à
(1) Cf. Trumelet, « Les Français dans le désert », p. 91, n. 1 ; Chauvin,
« Le jet des pierres au pèlerinage de la Mecque », p. 280, n. 2. On les
appelle aussi « djidàr ». Cf. De laMarlinière et Lacroix, « Documents », IV,
p. 49, 51,56, 112, 113, elc...
(2) Nous l'avons personnellement obsen'é dans les JJàha. Landberg,
« Arabica », V, p. 201), rapporte une coutume tout à fait semblable (terrains
« mahdjar » ou réservés).
(3) On applique aussi ce nom au tas de pierres élevé à l'endroit où un
saint homme est réputé avoir passé ou prié ; par exemple, près de Télouan,
sur la route de Tanger, se trouve la 'alâma bien connue de Sîdi-'Abdesse-
lâm. Mais, dans ce cas, le monument peut avoir, plus ou moins, un carac-
tère religieux. D'une façon générale, on nomme « makàm », l'endroit
consacré à un saint et où ce saint n'est pas inhumé, qu'il s'agisse, du reste,
d'un las de pierres ou d'un édifice. Cf. Trumelet, op. laud., p. 88, p. 377.
Pour une définition du makâm en rapport avec le sens mystique de ce mot,
\oy. Masqueray, « Chronique d'Abou-Zakaria », p. 123, n. 1.
Digitized by
Google
60 LA « BDADA »
passé un grand personnage, par exemple, là où a campé un
sultan : parfois elles sont plus qu'un simple tas de pierres,
comme par exemple celle qui est destinée à perpétuer le sou-
venir du passage de Moûlaye Haçan près de Tît, à une heure
de Mazagan, et qui consiste en une espèce de colonne blan-
chie à la chaux. Tout événement considérable peut du reste
donner lieu à l'érection d'un kerkoûr : on sait qu'en Kabylie
lorsque la djemâ*a prenait une décision importante, on dres-
sait des pierres pour consacrer cette décision (*). Au Maroc
et dans la province d'Oran on élève encore un kerkoûr à
l'endroit où on a tué un fauve. Le général Margueritte
rapporte que les indigènes lui ayant \ii tuer une gazelle à
une grande distance élevèrent deux rjem, l'un à l'endroit
où la bête étaii tombée, l'autre à la place d'où il avait tiré (2).
Une autre espèce de tas de pierres, mal connue encore,
est ce qu'on appelle la « hdâda m ; nous ne l'avons pas étudiée
au Maroc. Dans la province d'Oran, on appelle ainsi un tas
de pierre situé à la limite de plusieurs tribus et sur lequel
on vient prêter serment en jurant par un marabout. Il y en a
un, par exemple, à Tamzoûra, près d'Oran, sur lequel on
vientjurerpar Sidi Bou Tlélîs; c'est, disent les indigènes,
pour ne pas aller jusqu'au marabout et abréger la distance.
D'habitude on place la hdâda à un endroit d'où l'on voit la
coupole du marabout : elle est exclusivement affectée à la
prestation de serment (^\
(1) Voyez-en un exemple intéressant dans Hanoteau et Letourneux,
« Kabylie », II, p. 8, n. 1. Cf. p. 283 : « Ces pierres sont érigées par les
tribus assemblées, après chaque acte important de la vie sociale. Chaque
tribu plante la sienne ; si elle manque an pacte convenu, sa pierre est arra-
chée pour marquer sa mauvaise foi ».
(2) Margueritte, « Chasses de l'Algérie », loc. cit.
(3) Faut-il en rapprocher le tas de pierres sur lequel Joseph et Laban
firent un repas d'alliance, Gen. XXX, 44 seq. ? — Cf. Goldziher, « Moh.
Digitized by
Google
LE « MENZEH » 61
Mais tous les cas que nous venons de citer diflfôrent de
ceux dont nous allons nous occuper, par ce fait qu'iln'eU
pas d'usage, comme dans ceux-ci, que les passants ajoutent
leur pierre au tas primitif.
A l'endroit où un homme est mort dans les champs, on
élève un tas de pierres : c'est un a menzeh » (0. C'est, nous
dit un de nos informateurs du Maroc, l'endroit où l'on a lavé
un mort, où on l'a purifié, ce qui est en effet le sens de la
racine arabe. Il y en a un peu partout, on les respecte beau-
coup, on craint môme d'y toucher et, si vous y prenez une
pierre par mégarde, on vous dit : « N'y touchez pas, faites
attention, c'est un menzeh ». Cette sorte de monument est
spécialement élevée à l'endroit où quelqu'un a été assassiné
ou bien est mort d'une mort violente ou tragique, et on l'ap-
pelle aussi (( mechhed », parce que, nous expliquait-on
encore, celui qui est mort là est mort martyr, en arabe
c( chahîd ». On sait en effet combien les Arabes ont élargi la
notion chrétienne du martyre, puisqu'ils comptent comme
tel l'état de celui qui est mort tué injustement, et, d'une façon
générale l'état de tous ceux qui meurent d'une mort digne de
Stud. », II, p. 609 ; Lang, « Mythes, cultes et religion », Irad. fr., p. 565 ;
Salomon Reinach, in « Rev. arch. », 3™®sér., t. XXI, Janv.-Juin 1803,
p. .341, et surtout Masqueraj, « Trad. de TAourds », dans « Bull. Corr.
Afr. », 1885, I-II, p. 101.
(1) En Algérie, le tas de pierres élevé a Tendroit où est mort un homme
s'appelle communément « nza ». Chacun contribue aussi à Taugmenter. La
nza est souvent encore rapportée à un marabout. Cpr. Dozy, « Suppl. » et
les références qu'il indique : nous verrons plus loin que celle deCarette ett à
prendre en considération. Il semblera probable à tout orientaliste que
« nza » et « menzeh » viennent de la même racine « nazaha », le ha étant
une lettre sans solidité. Trumelet, op. laud., p. 89, donne au mot « nza »
le sens de « gémissement, plainte », que nous ne lui connaissons pas et rap-
porte à ce sujet une coutume fort curieuse pour laquelle nous renvoyons à
son texte.
Digitized by
Google
62 LE « MKNZEH »
pitié, ('ependant, il convient de rappeler que le mot arabe
« inachhad » ^^) a dans la langue régulière le sens de tombeau
sacréj tombeau d'un homme pieux.
Qu'on appelle le tas de pieiTes qui nous occupe menzeh
ou meclihed ou qu'on lui donne un des autres noms plus
généraux de kerkoùr, de rjem ou de djidûr, il se distingue
par deux caractères bien nets, c'est qu'il est élevé à l'endroit
où un homme quelconque^ qui n'est pas nécessairement
un marabout, est mort, et d'habitude mort dans des cir-
constances tragiques, et que chaque passant lui apporte sa
pierre.
Il y a tel défilé peu sûr où de nombreux kerkoùr marquent
chacun l'endroit d'un crime : comme ce sont le plus souvent
des étrangers qui sont victimes des coupeurs de routes, cha-
cun des tas de pierres témoin s'appelle généralement « ker-
koùr el grîb », c'est-à-dire « le kerkoùr de l'étranger » (2).
Lorsqu'on demande aux Marocains pourquoi ils jettent
une pierre sur un de ces kerkoùr, ils répondent générale-
(1) Il semble bien qu'on doive interpréter le mot « mechhed» ou « mach-
had » par « lieu où un mourant prononce la formule de confession appelée
chehàda ». Les pierres tombales égyptiennes portent souvent des formules
pieuses auxquelles on ajoute en parlant du mort : « hâdà ma iachhadou bihi
ona 'alaïhi » ou une formule analogue. Cela revient du reste au môme
puisque dans le Coran et à l'origine de Tlslàm, << chahîd » signifie « celui
qui témoigne de sa foi ». Cf. Goldziher, «Moh. Stud. », II, p. 385. (Max Van
Berchem, in litt. ). Sur l'extension donnée par les docteurs musulmans à
la notion du chahîd, voy. Goldziher, « Infl. chrét. », dans R. H. R. 1888,
XVIII, 186 seq., et Marçais, « Trois inscr. arabes », 164-165, et les
références qu'ils donnent.
(2) Cette coutume des tas de pierres élevés sur le lieu d'une mort vio-
lente et auquel chacun ajoute sa pierre a été déjà signalée au Maroc par
Arthur Leared, « Morocco », p. 105-106 (qui est cité par Frazer, « Golden
Bough, » III, p. 8, n. 3) etr d'autres auteurs. Parmi les auteurs anciens voy.
Diego de Terres, « Hist. cher, », p. 326.
Digitized by
Google
KKRKOUR EN VUE D'UN MARABOUT 63
mont que c'est pour chasser les revenants^ parce que l'ûme
du mort peut revenir tourmenter les passants, avec d'aulres
génies, les djinns, par exemple, qui se plaisent en ces sortes
d'endroits : or, on sait la frayeur qu'ont des djinns, les indi-
gènes du Nord de l'Afrique. D'ailleurs, la croyance que
Tàme du mort hante le lieu du trépas pour attaquer les pas-
sants, est antique et universelle.
Passons aux tas de pierres qui sont en relation avec le
tombeau d'un saint. Celui que nous rencontrons, près
d'Azemmoûr, peut être considéré comme le type le plus
complet, le type classique du kerkoùr sacré d'un marabout.
FiG. 12. — Kerkoûr sur la route d'Azemmoûr à Casablanca
[Cliché de l'auteur)
D'abord, il se trouve à l'endroit d'où l'on découvre pour la
première fois la ville et, par conséquent, la chapelle de
Moùlaye Bon Cha'ib ; ensuite, il est vraiment monumental,
ayant un mètre cinquante, au moins, de hauteur. Il est
massif, quadrangulaire, érigé en travers du chemin comme
Digitized by
Google
64 KERKOÛR DE MOÛLAYE BOU CHA'Ib
un autel barbare. Dessus, se dressent de nombreuses petites
pyramides que les fidèles ont formées de cinq ou six pierres
posées en équilibre les unes sur les autres, la plus grosse
étant à lia base, la plus petite au sommet. Au milieu de la
surface plane du kerkoùr, des mains pieuses ont construit
un petit haouch, c'est-à-dire une enceinte de pierres en
forme de fer à cheval, comme nous l'expliquerons plus
loin. A partir de ce gros tas de pierres, c'est pendant cent
mètres, sur la route, une avalanche de pierres posées de tous
côtés sur les bords du chemin, formant des alignements et
surtout de petites pyramides comme celles qui surmontent
le kerkoûr principal. Ajouter une pierre à ce kerkoûr, cons-
truire une petite pyramide au-dessus ou à côté, ou simple-
ment placer un caillou sur une de celles qui existent déjà,
sont les pratiques suivies par les gens pieux dès qu'ils
arrivent à l'endroit béni d'où l'on découvre la ville de
MoûlayeBouChalbW.
Il en est de môme pour tous les marabouts ; à l'endroit
d'où on les aperçoit pour la première fois, mais surtout dans
les lieux élevés et tout spécialement dans les cols, s'élève un
kerkoûr, ou tout au moins la route en cet endroit est
(1) Cpr Bail et Hooker, « Morocco and Great Atlas », p. 191 : « Lors-
que nous fûmes en vue de la zaouïa de Moûlaye Ibrahim, chaque individu
de notre caravane, arabe ou chleuh, commença à réciter des prières, puis,
après s'être prosterné sur le sol en se tournant du côté du sanctuaire, se
mit en devoir d'ajouter une pierre à certain tas qui se trouvait le long
du chemin. » Il s'agit justement ici de la zaouïa de Moûlaye Ibrahim dont
nous parlons dans notre texte et à laquelle les voyageurs arrivaient par un
chemin différent du nôtre. Lorsqu'on demande aux musulmans des expli-
cations sur un kerkoûr de cette espèce, ils se contentent souvent de
répondre que ce tas de pierres sert à indiquer l'endroit d'où l'on aperçoit
le tombeau d'un saint. Cf. Montet, « Un voyage au Maroc », in « Bull. Soc.
Géog. Alger », 1901, 3® trimestre, p. 277. Voy. aussi note intéressante à
ce sujet dans Marçais, « Dialecte de Tlemcen », p. 215.
Digitized by
Google
LA « RÇOUBA » 65
jonchée de petites pyramides de pierres : ainsi en est-il à la
« rgoùba )> (0 de Sîdi Mohammed el 'AyyAchi où nous passe-
FiG. 13. — Kerkour en vue de Sîdi RahhAl
[CUché de l'auteur)
rons bientôt. Ce mol de rgoùba signifie « Tendroil d'où l'on
regarde^ d'où l'on voit )> ; il s'emploie pour désigner un col,
mais on dit couramment dans le langage la «rgoùba de tel
ou tel marabout )) pour indiquer le col où ou lui élève des
kerkoûr C^). Il u'est d'ailleurs pas absolumeut nécessaire que
l'ou voie réellement le marabout pour cela, il suffit qu'on en
(1) En Algérie, on appelle « merï^-neb «, une éminence (1*011 Ton giielle
ce qui se passe autour, ou une vit^ie. D'autre part, nous ne pouvons nous
empêclier de remarquer, sans en tirer d'ailleurs aucune conclusion, que,
comme le mol « col » en français désigne à la fois le cou -et un passage
dans une montagne, de même ces deux sens sont donnés en arabe à deux
mots tirés de la môme racine.
(2) Cpr Clermonl-Ganneau, « Palestine inconnue », p. 54 : <.<.... On
indique dans les montagnes environnantes tous les points d'où le maquâm
est visible par des « mechAliid », petites pyramides de pierre qui sont les
« mergama » (les Acen'i Mercuri) des Proverbes ». Cf infra p. 74-75, 132.
Digitized by
Google
66 KERKOUR^DE SIDI BAMMED OU MOÛÇA
approche : lorsque nous monterons la gorge encaissée qui
conduit à Moûlaye Ibrahim , dans l'Atlas , au sud de Merrâ-
kech, nous la verrons par places encombrée de ces petits
kerkoùr de quelques pierres superposées , au point que l'on
doit faire attention en passant à ne les point renverser.
Bien plus^ il est des kerkoûr situés dans les montagnes,
dans les cols élevés et qui cependant sont fort loin du mara-
bout auquel on les rattache. Par exemple, dans le col de Tizi
n Miri qui, au sud de Merrâkech, franchit à 3.200 mètres
une des deux crêtes parallèles formant en cet endroit le
Haut-Atlas, se trouve un kerkoùr consacré, disent tous les
indigènes, à Sîdi Hammed ou Moûça, le grand saint du
Tazeroualt et du Sous. Que si l'on demande aux voyageurs
qui franchissent ce col pourquoi ils ajoutent une pierre au
kerkoûr, ils répondent, tout en déclarant qu'ils font cela:
(( *ala Sîdi Hammed ou Moûça », c'est-à-dire en l'honneur du
saint, qu'ils pensent s'assurer ainsi un voyage exempt de
dangers et d'ennuis (i).
Dans les cas qui précèdent, le kerkoûr est seulement,
suivant l'explication des musulmans, représentatif du sanc-
tuaire d'un marabout et celui-ci est souvent enterré très loin
de là, comme c'est le cas pour le kerkoûr de Sîdi Hammed ou
Moûça, que nous venons de signaler et qui est situé à quelque
deux cents kilomètres du tombeau du saint (*). Mais souvent
le kerkoûr passe pour être le tombeau môme, sans qu'il y ait
(1) Gpr. F. Liebrechi, « Zur Volkskunde », in-8°, p. 269 : «Cela rend
le voyage heureux, assure le dicton petit-russien. » Voir la figure repré-
sentant le col de Tizi n Mîri, infrà, au chapitre où nous parlons du
(lountâfi.
(2) Il faut ajouter que le col de Tizi n Miri est surtout fréquenté par les
habitants du Soûs qui reconnaissent tous plus ou moins Sîdi Qammed ou
Moûça pour leur patron.
Digitized by
Google
KERKOLR-TOMBKAU 07
d'autre monumenl funéraire. 11 s'agit alors de morts sans
histoire et dont le nom tout au plus est connu : pour prendre
un exemple concret^ nous reproduisons ici le kerkoùr-tom-
beau deLftlla 'Aïcha, qui se trouve au bord du cimetière de
Tîn Môl; dans le Gountùfi. Ce cimetière est très grand et les
FiG. 14. — Korkoùp do Li\\h\ 'Aïdia, k» loiiir du cimotièro do Tîn Mol
flichi^ de l'auleur)
tombes y sont excessivement nombreuses: parmi elles, il
en est quelques-unes qui sont particulièrement vénérées et
constituées par des haouch en pierres sèches. Le tombeau de
Lftlla 'Aïcha contraste par ses allures avec ces autres sanc-
tuaires : c'est un tas de pierres^ situé au bord du chemin^ et
auquel tout passant qui veut se sanctifier ajoute un caillou ;
au sommet, deux ou trois grosses pierres forment une sorte
de colonne : des morceaux de bois sont plantés dans la masse
ou jetés dessus çà et là, et lorsque l'on demande quelle est
cette sainte^ à quelle époque elle vivait^ si sa dépouille mor-
Digitized by
Google
68 KERXOl'R ANONYMES
telle est réellement sous ce tombeau, les indigènes ne
savent que répondre.
Enfin, très souvent, le kerkoùr est donné comme étant le
tombeau d'un saint dont le nom même n'est pas connu (*) :
c'est une simple mzAra, c'est-à-dire un lieu de pieuses
visites, où on prie en ajoutant une pierre au tas qui existe
déjà. Nous donnons ici Timage d'un de ces sanctuaires pri-
mitifs (fig. 15). Le tas de pierres^ peu considérable d'ailleurs,
Fia. 1.5. — Kopkoûr à Dàr Alikîina
C.iché de l'auteur)
est surmonté de deux des pyramides de cailloux qui accom-
pagnent si souvent le kerkoùr: le toul est entouré d'une
petite enceinte faite avec la broussaille épineuse du jujubier.
(1) Sur les saillis dont le nom même esl inconnu, voy. Trumelel,
« Sainls tle Tlslam », p. 15î)-l()0 ; notre mémoire sur « les Marabouts »,
dans Kev. Hisl. Rel., 2t« ann., I. XLI, janv.-fév., nM, p. 48-50 el p. 52-
55 du l. H p.; René Basset, « Nédromah et les Traras », p. VI. Répétons
qu'il n'y a là rien de comparable aux f/ii iç/iod des Romains.
Digitized by
Google
PIERRES SUR LES MURS DES SANCTUAIRES 69
InleiTogo-l-oii les indigènes au sujet du prétendu saint qui
repose sous ce petit monument, ils sont aussi incapables de
satisfaire l'invesligaleur que nos Algériens lorsqu'on les
questionne sur une de leurs innombrables et anonymes
mzara (0.
Le cas où le tombeau d'un marabout est représenté par un
kerkoùr auquel il est d'usage d'ajouter une pierre nous sert
de transition pour arriver au cas du marabout connu et
vénéré à cause de ses miracles, ayant un sanctuaire sur les
murs duquel on place des pierres comme s'il s'agissait d'un
kerkoùr.
FiG. 10. — Haouî^a de Sîdi Diyàri
{Cliché de l'auteur)
Ainsij pour fixer les idées^ sur la route de Mogador à
(l) Cf Bertliolon, « Expl. scient, de la Kroumirie », p. 73.
Digitized by
Google
70 PIERRES SIR LES MURS DES S.VNCTUAIRES
Marrakech, (levant la iizala du inokaddein Mça'oùd, se
dresse la « haouîla » de Sîdi Diyàn. curieuse à cause de sou
air barbare, massive, antique, avec des créneaux à moitié
écroulés ; on peut voir sur les murs df» nombreuses pierres
posées là par les fidèles comme des offrandes.
Ainsi encore, le sanctnaire de Sidi-Ali ch-(lhefïVij '*• situé
près de Bàb Armât, à Merrakech. comprend une koubba et
Fi(i. 17. — l'jiccinto sacrée (h' Sîdi ch Ghoffaj à Merniktvli
{Cliché de M. Veyre
une haouîta dans laquelle il y a un puits^ dont Teau est
naturellement réputée pour avoir des propriétés men^eil-
leuses. Les murailles de cette haouîta sonl couvertes, comme
on le voit par la figure que nous donnons, de ces petites
pyramides de pierres qui accompagnent si souvent les
(1) Évidemment c'est une corruption de seffaj, « le marchand de
l)ei<^ne(s » : du reste, on entend aussi la prononciation correcte.
Digitized by
Google
THÉORIE DE L'OFFRANDE 71
kerkoùr. On entre dans l'enceinte du saint, on boit de l'eau,
on pose un caillou sur le mur, ou on l'ajoute au sommet
d'une petite pyramide, ou mieux encore, on en élève une
soi-même et on s'en va visiter la koubba et prier. Dans
Merrâkech, les marabouts sont le plus souvent enclos de
murs plus ou moins élevés, sur lesquels on voit souvent des
pierres déposées çà et là par la main des dévots.
Ces dévots, du reste, ne s'expliquent généralement pas
leurs pratiques et sont incapables d'en donner aucune inter-
prétation : seuls, les musulmans éclairés et lettrés les
expliquent, quand ils daignent s'en occuper, car les gens
instruits ne suivent point ces coutumes, en disant que c'est
le simulacre d'une offrande ou que la pierre est là comme
une sorte de gage du vœu qui a été fait. En fait, le dépôt
d'une pierre est surtout effectué par ceux qui ont une grâce
à demander au saint.
Il convient de remarquer que cette soi-disant offrande
d'une pierre est d'autant plus usitée qu'il s'agit de marabouts
plus populaires. Ce rite est à peine connu ou même ne l'est
pas du tout au sanctuaire des grands marabouts musulmans
comme Sîdi bel *Abbôs es Sebli ou Moùlaye Idris. On peut
môme dire que les rites relatifs aux pierres sont d'autant
plus développés que le marabout auquel on les rapporte est
moins orthodoxe. Ainsi, dans la grotte de LAlla Takandoùt,
chez les Hàha, grotte dont nous parlerons plus tard et où
l'on observe un culte païen à peine islamisé de nom, les
pyramides de pierres sont tellement nombreuses depuis
l'entrée jusqu'au fond, qu'on ne doit avancer qu'avec pré-
caution pour ne pas faire tomber quelqu'une d'entre elles.
D'autre part, c'est surtout dans le Hoùz que toutes ces
pratiques sont répandues : les kerkoùr sont sûrement beau-
coup plus rares dans le ïlarb et la coutume d'apporter les
Digitized by
Google
72 THKORIKS DKS SOCIOLOOrES
pierres aux iiiarabovits y est également beaucoup moins
habiluelle que dans le sud du Maroc, sans y ôtre toutefois
inconnue. Notons enfin, qu'un peu partout, on jette souvent
sur les kerkoùr ou sur les tombes de saints, des branches
d'arbres, des bfttons, concurremment avec des cailloux, ou
encore on plante des bâtons dans les tas de pierres sacrés
ou sur les tombes (fig. 14 et 25).
•
Nous venons de décrire les faits et d'exposer les explica-
tions qu'en donnent sur place les indigènes, nous pouvons
maintenant nous demander quel est le sens de tous ces rites
et quelle en est Torigine, mais nous devons d'abord remar-
quer que des rites analogues ont été obseiTés chez la plupart
des peuples du monde et qu'ils ont déjà été étudiés par des
savants autorisés.
Plusieurs explications en ont été données. D'après la
plupart des etlniographes et des folkloristes , d'après
Liebrecht et Andrée, qui ont consacré des mémoires spé-
ciaux au jet de pierres (*), il faudrait voir là Texpression
d'un sacrifice, d'une offrande aux dieux, aux génies, aux
âmes des morts ; dans certains cas spéciaux, dont les jets de
pierres prescrits au cours des cérémonies du pèlerinage à la
Mecque sont le type, le rite symboliserait la malédiction qui
pèse sur une divinité abandonnée ou le mépris dont on
accable un homme qui a commis qvu>lque forfiiit ^-\ D'après
(1) Liehredit, « Zur Volkskun(l<» >\ p. 207, seq. : Die ^eworfenen
Steine ; Andrée, « Ellmo<r. Parallelen », p. 40 seq. : Steinhaufen.
(2) Tout récemmenl, M. Chauvin, pour expliquer le jet de pierres, à
Mina, a formulé une nouvelle tliéorie qu'on peut appeler la théorie juri-
dique. Ce rite serait « un acte par le(juel les trihus empêchent chaque
année, pour Tannée suivante, toute appropriation des terrains que Tusage
Digitized by
Google
THEORIES DES SOCIOLOGUES 73
Hartland (*)j la pierre ajoutée au las sacré serait le symbole
de l'union du croyant avec l'esprit ou le dieu du cairn ou tas
sacré, quelque chose comme les oiAoli ou grains d'orge que
les Grecsj dans les sacrifices, jetaient sur la victime et qui,
en certaines occasions, étaient remplacés par des cail-
loux (2).
La théorie que Frazer a, le premier, pleinement déve-
loppée, est différente ; dans son magistral «(iolden Bough», il
expose que le transfert du mal dans une pierre ou bien dans
un homme ou un animal, par l'intermédiaire d'une pierre,
est une pratique magique commune à tous les primitifs du
monde, et c'est en partant de là qu'il explique les faits qui
nous préoccupent. La présence, le long des chemins et sur-
tout au sommet des montagnes, de tas de pierres ou de
branches, sur lesquels on jette soit une branche ou des
feuilles après s'en être frotté, soit une pierre après avoir
craché dessus, a été observée chez les peuples les plus divers
d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie ; Frazer n'a pas de peine
à établir que c'est là un rite magique destiné à enlever la
fatigue ('^). « Le sauvage jette sa fiUigue avec la pierre {proje-
immcmarial assi<^nait ù leurs pieux exercices. » Voyez Chauvin, « Le
Scopélisme », et « Le Jet de pierres au pèlerinao;e do La Meccjue ». Un
passage des « Arabica » de Landberg, V. p. 140-147, peut être inlc^e^sant
à rapprocher de la théorie juridique de M. Cliauvin. Cpr. « supra », p. 59
et n. 2.
(1) Hartland, « The Legend of Perseus », Londres, in-8«» 1894-96,
II, p. 228.
(2) Voy. H. Hubert et M. Mauss, « Essai sur le sacrifice », dans « Ann.
Sociol. », 2® ann., Paris, 1889, p. 65, n. 3 et les références qu'ils donnent.
C'est à Mégare, au cours du sacrifice à Tereus, que les ouXas étaient
remplacés par des cailloux.
(3) Frazer, « Golden Bough », III, p. 4.
Digitized by
Google
74 JET DE PIERRES DANS LES COLS
cit^ dirait un Romain)...., il jette une pierre comme il
cracherait » (*).
C'est la seule explication qui en est donnée chez les
peuples primitifs. Lorsque le sauvage, après une montée de
quelques milliers de mètres, arrive dans un col élevé, les
membres las et les tempes battantes, la fin de la montée lui
cause ce soulagement instantané que tout le monde a
éprouvé, et il rapporte ce soulagement au rite du jet de
pierres; ainsi s'explique que, dans l'univers entier, ces
cairns soient surtout abondants dans les cols hauts et
fréquentés, et, par ailleurs, le long des chemins et des
carrefours (2). Ce sont les mei^gama des Proverbes ® que la
(1) Salomon Reinach, « in Anthropol. », 1903, p. 227. Quoique le détail
des comparaisons avec les rites observés chez les sauvages, soit tout-à-fait
en dehors de notre cadre, nous ne pouvons résister au plaisir de citer le
passage suivant d'un voyageur dans l'Amérique du Sud: « A une lieue
d'Imaclîiri, nous passâmes devant un apachecta contre lequel un Indien et
sa compagne, qui conduisaient un troupeau de lamas, venaient de lancer,
en manière d'offrande, la chique de coca qu'ils avaient dans la bouche.
Cette façon de remercier Pachacamac, le maître omnipotent et invisible,
d'être arrivé sans accident au t<îrme du voyage, nous a toujours paru aussi
originale que dégoûtante Le mot apachecla que l'on ne saurait
décomposer, mais que Ton peut traduire, signifie dans l'idiome quechua,
« lieu de lialte ou de repos ». Les cimetières portent chez les Indiens le
nom d'apachecta. Quant à la chose, elle se compose, dès le principe, d'une
poignée de cailloux qu'un chasqui, arriero ou conducteur de lamas, qui
passe et s'arrête un moment pour reprendre haleine, dépose au bord du
chemin, non pour perpétuer le souvenir de la halte qu'il vient de faire,
mais comme un tribut de gratitude qu'il paye ostensiblement à Pachacamac,
maître et créateur de l'univers. Avec le temps, la poignée de cailloux
devient une pyramide de huit à dix pieds de hauteur... etc. ». (Paul
Marcoy, « Voy. de l'Oc. Atl. à TOc. Pac. à tr. l'Am du S. », dans « Tour
du Monde », 1862, 2« sem., 277).
(2) Voiries références dans le « Golden Bough », loc. cit.
(3j Proverbes, XXVI, 8. Malheureusement le sens est obscur. Reuss
Digitized by
Google
JET DE PIERRES SUR LES TOMBES 75
Vulgate assimile aux Hermakès ou Hermaïa (*) des Grecs et
traduit par ace^vi Meixurii et qui ont été signalés dans tous
les pays du monde. Ils ne sont pas tous dus au désir d'en-
lever la seule fatigue, le primitif écarte encore par ce rite
tout ce qu'il y a de mauvaises influences en lui. Développant
la théorie, Frazer expose que, sur le lieu d'un crime ou
d'une grande infortune, le sauvage est pris de terreur ; des
sentiments et des souvenirs confus l'agitent; des fantômes
et des esprits se présentent à son imagination ; il cherche à
transporter ces représentations angoissantes dans un objet
inanimé, pierre ou branche, qui, naturellement, peut, à son
tour, redonner le mal concentré en eux, et il s'enfuit
ensuite. De là l'origine des tas de pierres à l'endroit où un
homme a été assassiné.
Cet endroit peut être la tombe même de la victime, mais
c'est relativement plus rare ; cependant, l'usage de jeter des
pierres sur un tombeau, alors même que le défunt n'est pas
mort de mort violente, est très répandu ® . (''est, dit Frazer,
que le sauvage cherche à se préserver de la contagion de la
« La Bible », A. T., 6® part,, 254, traduit : « Faire honneur à un sot,
c'est jeter un sachet avec des bijoux sur un tas de pierres». La Vulgate
traduit de même, mais remplace tas de pierres par « acervus Mercurius ».
Les Septante traduisent : « Qui attache une pierre à la fronde ressemble k
qui rend honneur au sot ». Cf. Selden, « De Diis Syris ». Syntagma, II,
ch. 15, p. 350-354 ; Clermoni-Ganneau « Palestine inconnue », p. 54 ;
Wellhausen « Reste arabischen Heidentums », p. 111.
(1) Voyez les références données par Frazer, G. B., III, p. 11, n. 1 et par
Chauvin « Jet de pierres », p. 281, n. 1 ; Liebrecht « Z. Volksk. »,
271.
(2) Sur les tas de pierres des tombeaux dans l'Arabie ancienne, cf.
Goldziher « Moh. St. », I, p. 233-234 et Wellhausen « Reste ar. Heid. ».
p. 111-112 ; et leurs références. Mais nous verrons plus loin que dans ce cas
une autre explication que celle de Frazer peut intervenir. Cf. infrà,
p. 100.
Digitized by
Google
76 THÉORIE DE FRAZER
morl qui renvahil et qu'il conçoit comme quelque chose
de concret. Un musulman me raconte qu'un tàleb de ses
amis, chaque fois qu'il allait prier sur la lorube de son père
construisait dessus un petit rjem.
La contagion mauvaise de la mort est d'ailleurs une
superstition dont Texistence universelle est bien établie ;
le meurtrier est fui pour la môme raison (*) et Frazer ramène
ainsi à sa théorie le mythe de la lapidation, par les Dieux.
d'HermèSj le meurtrier d'Argus W. Mais ce n'est pas tout :
plus tard, dit le savant anglais, une couleur religieuse fut
donnée à ce rite de jet de pierre ; il advint que le culte de
l'âme des morts, en se développant, se superposa à cette
coutume primitive, et on cite de nombreux exemples de jets
de pierres accompagnés d'offrandes, de prières, etc., et
cela môme auprès de tas de cailloux des cols ; finalement les
rites sacrificiels et la prière prévalurent, (rest un exemple
de la transformation d'un rite magique en un rite reli-
gieux (•^^.
On ne doit pas penser cependant que ces différentes
théories soient nécessairement contradictoires; on ne voit
(1) Il n'est pas même besoin (jifiin meuilre ail élé commis pour qu'on
élève un tas de pierres ; dans certains pays, on construit un cairn à l'endroit
où s'est passé quelque chose d'elîroval)le ou simplement de profondément
immoral, comme un amour adultère ou incestueux, par exemple. Voy.
Fiazer, G. B., III, p. 7, et les références qu'il donne.
(2) Fra/.er, G. B., III, p. 11. « La lapidation, ajoute l'auteur, peut ôlre
considérée comme un nunen d'exécution capitale destinée à écarter en
même temps la contamination causée par le contact d'un criminel et d'un
mourant. » Cpr H. Hubert et M. Mauss, in « Ann. SocioL », II, p. 70,
n. 2, et leurs références. « La lapidation seml)le avoir eu pour but de
diviser la responsabilité entre les assistants ». Ces deux points de vue ne
sont nullement inconciliables.
(3) Frazer, loc. cit., 11-12.
Digitized by
Google
THEORIE DE FRAZER 77
pas pourquoi l'apport des pierres à un cairn ou à un tombeau
n'aurait pas une origine variable suivant les régions et nous
verrons que la théorie de l'offrande est conciliable avec celle
de l'expulsion du mal. La première de ces théories n'est
autre que rexplication donnée couramment parles fidèles
du rite des pierres apportées près d'un tombeau de saint ;
elle suffit à expliquer ces rites actuels ^ mais elle reste
impuissante à donner la raison du jet de pierres dans les cols
élevés, rite qui s'observe chez les peuples les plus variés, où
il est souvent sans rapport avec la religion (0. D'ailleurs, il
est bien invraisembhible que jeter une pierre ait été consi-
déré comme moyen de se concilier un esprit : quant à
considérer cette pierre comme le symbole d'une offrande,
c'est là une opération d'esprit dont un primitif est incapable.
Le symbolisme n'a presque jamais été inventé que pour
rendre compte des pratiques dont on ne pouvait plus
expliquer le but ou dont on ne voulait plus l'avouer. « Il
est difficile, dit malicieusement Frazer, de parler avec certi-
tude des goûts que peuvent avoir les êtres spirituels, mais
ces goûts ont généralement une grande ressemblance avec
ceux des simples mortels, et l'on peut affirmer sans crainte
d'être contredit, que peu de ceux-ci accepteraient d'être
lapidés par chaque passant, sous couleur de recevoir une
offrande (^) ».
La théorie de Frazer, au contraire, nous explique les
origines du rite de la façon la plus satisfaisante et la plus
conforme à ce que la science nous a appris de l'esprit des
sauvages. Elle nous explique encore à la rigueur l'apport des
(1) C'est ce que fait l)ien ressortir Liehrechl, op. laud, 279.
(2) Frazer, loc. cit., 11. U est étonnant que cette objection, tirée du
simple bon sens, n'ait pas été plus prise en considération qu'elle ne l'a été
jusqu'ici.
Digitized by
Google
78 THEORIE DE FRAZER
pierres sur les lombes, mais elle devient moins satisfaisîinle
dès qu'il s'agit d'expliquer l'offrande d'une pierre à un
marabout, bien que dans ce cas, elle soit encore conciliable
avec la théorie du sacrifice. Même dans le cas où l'action de
lancer des pierres sur un tombeau semble être un symbole
de mépris, la théorie de Texpulsion du mal pourrait être
encore soutenue, au moins à titre d'explication partielle ;
d'ailleurs il semble que dans ce cas, l'expression du mépris
soit quelque chose de postérieur et d'étranger à la pensée
primitive (*).
Nous allons essayer d'appliquer la théorie de Frazer à
l'ensemble de faits que nous étudions ; nous verrons qu'elle
en donne une théorie générale, mais que cette explication
peut être complétée par une autre et que sur certains
points de détails d'autres explications encore peuvent être
proposées. L'étude de la sociologie des primitifs révèle, on le
sait, une assez grande confusion de croyances et des
(1) Nous faisons ici allusion aux jets de pierres clans la vallée de la
Mina; voy. à ce sujet Liebrecht, op. laud. p. 280-282; Wellhausen, op.
laud., p. 111, cile un curieux vers d'el 'A*cha, duquel il semble lûen
résulter que Tirtidjàm était un rite assez répandu et en rapport avec les
tournées que Ton faisait en courant autour de certains tas de pierres
[FreyiAg « Hamasœ versio », I, 371) et qui étaient un des riles les plus
antiques. Le même auteur pense que le jet de pierres était au temps de
rislâm considéré comme une marque de mépris (références de la n. 1,
p. 112) mais avait jadis été un témoignage de vénération (références de la
n. 2) et rhisloire d'Abou Rifâl lui semble probante à cet égard. Cf. à ce
sujet rintéressante note de Liebrecht, op. laud., p. 283. Suivant M. Frazer,
il faudrait admettre que les « ridjm » ou las de pierres sur les tombes étaient
plutôt une pratique magique qu'un hommage au mort ou à son âme. Les
textes que Ton connaît ne semblent pas contradictoires avec cette interpré-
tation (Cf. Goldziher, loc. cit.). — Voyez encore les faits cités par
Liebrecht, op. laud., p. 280 et 411. — La théorie de Chauvin elle-même
est-elle forcément exclusive des autres ? Une foniie juridique peut s'amal-
gamer avec un rite magique.
Digitized by
Google
RITl*: ET CROYANCE 79
contradictions nombreuses dans l'esprit du sauvage ou du
barbare; la mythologie comparée a démontré que des
mythes contradictoires coexistaient chez eux les uns à côté
des autres, sans qu'ils parussent se donner la peine de les
concilier. A vrai dire, nous n'arriverons sans doute jamais
à nous représenter exactement l'état mental d'un primitif et
il sera toujours fort délicat de disserter sur ses croyances. Il
semble au premier abord que l'étude approfondie des rites
doive être d'un grand secours, puisqu'ils sont généralement
l'expression objective de tel ou tel état d'âme : mais il y a
là quelque illusion.
En premier lieu un môme rite peut parfaitement exprimer
des croyances différentes (0. En ce qui concerneles jets de
pierre, on a d'abord cru à l'expulsion du mal, aujourd'hui
on croit à l'offrande au marabout, plus tard une nouvelle
croyance pourra encore se substituer à celle-ci : et puisque
la croyance première a pu changer, qui nous garantit qu'elle
était elle-même réellement la première? Aussi bien, dans
le même instant, un môme rite peut avoir plusieurs fonc-
tions : le tatouage peut être considéré à la fois comme un
ornement, comme une épreuve d'initiation, comme une
marque distinctive de tribu, comme un charme magique et
môme simplement comme une médication révulsive : c'est
ainsi que dans les organismes vivants, un seul organe, par
exemple le foie, peut avoir des fonctions bien différentes.
Mais chez les organismes vivants aussi, il peut arriver au
contraire qu'une môme fonction soit remplie par plusieurs
organes, par exemple le sens de l'orientation ou encore la
fabrication de globules blancs : de môme une seule croyance
(1) Cf Hubert et Lévy, introd. de leur traduction de Chantepie de la
Saussaye, « Man. d'Hist. des Rel. », p. XII.
Digitized by
Google
80 ISLAMISATION DES « KERKOUR »
peut s'exprimer par des rites très différents , au moins en
apparence. Nous allons montrer dans un instant que les
ncjeuds faits aux branches d'arbres, les chiffons suspendus,
les pierres jetées en tas sont différents rites tous caracté-
ristiques de l'expulsion du mal.
(^etle confusion serait pour nous décourager en nous
laissant entrevoir que nous risquons de ne mettre au jour
que des théories incomplètes, si nous ne savions que la
science a besoin d'hypothèses provisoires, sauf à les élargir
et à les compléter petit à petit; qu'il faut se résigner à
répéter avec Bacon : Lkx eniergit cidus ex errore quam ex
confnsione, et nous n'aurions jamais osé écrire les présentes
pages si nous n'étions pénétrés de ce principe.
•
Si nous recherchons comment le rite primitif du jet de
pierres a pu prendre place dans la religion musulmane,
nous nous trouvons en présence du procédé général d'isla-
misation des croyances et des pratiques païennes, le mara-
bùutisme : dès que le primitif a acquis une religion et qu'il
sait prier, toute pratique magique s'accompagne d'une
prière, qui est ainsi une sorte de charme. Le rite par lequel,
au cours de routes longues et périlleuses, ou dans les cols
des montagnes, il écartait de lui toute fatigue, toute peine,
toute influence mauvaise, tout maléfice, va devenir une
prière : à qui? à Allah, l'Etre Suprême, invisible, mais
présent partout? Pas encore; le cerveau de nos Marocains
n'est pas susceptible jusqu'ici de représentations aussi
abstraites. C'est au saint qui le protège et qui protège son
pays, au marabout dont il connaît le tombeau où il continue,
bien que musulman, à accomplir les vieux rites païens,
Digitized by
Google
ISLAMISATION DES « KERKOÛR » 81
qu'il va s'adresser. C'est lui qu'il va prier, et le tas de
pien'es du col de Tizi n Miri va devenir le kerkoùr, le
makûin de Sidi Hainiued ou Moiiça, le patron des Souâça
que leurs voyages obligent à franchir à cet endroit les croies
du Haut- Atlas.
D'autre fois, le kerkoûr, situ6 au bord d'un chemin, sera
identifié avec un tombeau, qu'il surmonte d'ailleurs ou non
une dépouille mortelle. C'est le cas de la plupart des petits
marabouts locaux, le cas en particulier de Lâlla-*Aïcha, dont
nous avons représenté le kerkoûr (fig. 14). Celui-là, près dn
cimetière où les tombes dressent régulièrement leurs
(( chouâhed )> (dalles placées de champ à la tête et aux pieds
du mort) contraste par ses allures barbares avec les
sépultures musulmanes actuelles : il nous raconte au milieu
de l'orthodoxie de nos jours, l'histoire d'une époque si
vieille qu'on n'ose chiffrer les siècles qui nous en séparent.
Plus souvent encore, le kerkoûr transformé en marabout
reste anonyme : c'est la mzâra^ l'endroit où l'on va prier,
c'est le tombeau d'un siyyed^ d'un oudU^ dont nul ne
connaît le nom : tel notre kerkoûr de Dâr Akîma.
Bien entendu nos exemples ne sont spécifiés que pour
fixer les idées, car les marabouts-kerkoûr, vaguement
dénommés ou anonymes, sont innombrables et la piété des
indigènes en a constellé le Maroc (^). Non seulement on y va
pour prier, mais du moment que c'est maintenant un saint,
on lui ofire des sacrifices, on brûle do l'encens sur son
makâm.
(l) Comparez la manière dont ont été christianisés nombre de monu-
ments mégalithiques en P'rance et ailleurs. Voy. Salomon Reinach « Les
monuments de pierre brute dans le lang. et les croy. pop. », dans « Rev.
Arch. »janv.-juin 1893, 3® sér. t. XXI, p. 334 seq.; de Mortillet « Les
mon. még". clu*islianisés », dans « Rev. Ecole Anthr. », 7® ann., XI,
15 nov. 1897.
Digitized by
Google
82 ISLAMISATION DES « KERKOÛR »
Il arrive parfois que la piété des fidèles va plus loin et
installe à l'endroit, sacré depuis des siècles, où se faisait le
jet de pierres, la chapelle à coupole blanche dédiée à quelque
saint célèbre et l'ancien rite magique, accompli au nom du
marabout, se perpétue à côté du nouveau culte. Un bel
exemple est celui du col de Zenâga à Figuig : là au milieu
P'iG. 18. — Co\ (le Zenâga et marabout de Sîdi Fdel près de Figuig
(Cliché dt l'auteur)
du col, dans la position classique des cairns observés par les
voyageurs dans tous les pays de montagne, brille le dôme
blanchi à la chaux de Sidi-Fdel, entouré de quelques autres
lombes de saints de moindre envergure. Et tout autour,
dans le cimetière, contre le marabout, s'élèvent des kerkoûr
et d'innombrables petits rjem.
En même temps que se développent les idées religieuses,
un processus tout à fait inverse de celui que nous venons
de décrire va se dérouler; comme on a transformé les
kerkoûr en marabouts, de même on annexera un kerkoûr à
tous les endroits où se célèbre un culte maraboutique, qu'il
Digitized by
Google
ISLAMISATION DES « KERKOÛR » 83
s'agisse d'ailleurs de vieux cultes à peine islamisés comme
celui de Lâlla Takandoût ou de marabouts authentiques et
dont l'histoire a enregistré les hauts faits, comme Sîdi
Mohammed el 'Ayyâchi; on avait rapporté le kerkoûr des
cols au marabout dont le mausolée se voit en cet endroit :
par analogie, on édifiera dans chaque col d'où l'on voit le
tombeau d'un saint célèbre un tas de pierres, des pyramides
de pierres en l'honneur de ce saint : ce sera la rgoûba du
saint. Et la pierre que l'on continue d'apporter au kerkoûr
devenu makâm, devenu mzâra, on viendra, au lieu de la
jeter, la poser sur le tas; et s'il n'y a pas de tas, on l'appor-
tera sur le haouch ou sur le mur de la haoûila, on l'offrira
comme on offre l'encens ou le benjoin.
Le kerkoûr, qui précéda le marabout, est devenu mainte-
nant un rite accessoire au marabout «... Chacun ramasse
une pierre votive, écrit M. de Ségonzac, et l'on forme un
de ces tas ronds, dont la piété des passants jalonne les routes
au voisinage des lieux saints (i) ».
Un chérif éclairé que nous pressions de questions au sujet
des pierres que l'on pose sur les marabouts mêmes, finit par
nous dire: « Ma chi bhâl sadâka ou laïni kêrb es sadâka»;
c'est-à-dire : « ce n'est pas une offrande (puisque ça n'a pas de
valeur), mais c'est quelque chose qui approche de l'offrande » .
Les kerkoûr sont faits pour honorer le marabout et c'est en
l'honneur de celui-ci que chacun y ajoute sa pierre : ce C'est,
nous dit encore notre chérif, une manière de « ziâra » ( pèle-
rinage au tombeau d'un saint) » .
C'est ainsi que la porte de la zaouia d'un marabout célèbre,
comme Sîdi Hamdoûch, sera, à Merrâkech, précédée d'un
kerkoûr sacré auquel tout pieux passant ajoute sa pierre à
(1) De Ségonzac, « Voyages au Maroc », 23.
Digitized by
Google
84 GÉNÉRALISATION DU RITE
litre (l'hommage et près duquel se reposent tous les misé-
reux, quoique Sîdi Hamdoûch soit enterré bien loin de là,
Fk;. 10. — Kerkoûr en face de la zaoïiia de Sidi IJamdoùch, à Merrâkech
\,Cliché de l'auleur)
dans le ftarb. Pareillement l'hommage d'une pierre se fait
non seulement près de tout marabout, mais près de tout
monument qui participe à la sainteté d'un marabout ou
auquel l'histoire et la légende donnent un caractère plus ou
moins sacré. C'est ainsi qu'une des portes de la mosquée du
mahdi Ibn Toûmert est littéralement farcie jusqu'à hauteur
d'homme des pierres que les croyants viennent enfoncer
dans les fissures de ses vieux battants en bois de cèdre, que
le temps a respectés jusqu'à aujourd'hui. Le vieil arc qui
reste seul de la porte d'enceinte de Tin Mêl est l'objet de
pratiques analogues. Quand nous y arrivâmes pour la pre-
mière fois, le vieux mkhâzni chleuh qui nous accompagnait
s'arrêta près d'un des piliers, se baissa, ramassa une pierre
par terre et la glissa pieusement dans une des anfractuosités
Digitized by
Google
GÉNÉRALISATION DU RITE 85
nombreuses de l'antique monument qui va chaque jour se
dégradant davantage : puis il appliqua la paume de sa
FiG. 20. — Porte de la mosquée de Tîn Mêl avec pierres en guise d'ex-voto
[Cliché de l'autevr)
main sur la paroi et se la passa ensuite sur le visage. Alors,
voyant que nous l'avions observé, il nous cita le proverbe :
(( Zoûr, tenoûr», c'est-à-dire: «Visite les sanctuaires, tu
prospéreras ». Il ne se doutait pas quil nous fournissait
un bel exemple d'un ancien rite magique, amalgamé à des
Digitized by
Google
86 SURVIVANCE DE RITES MAGIQUES
croyances religieuses postérieures et appliqué d'ailleurs
d'une façon peu orthodoxe, à des ruines n'ayant guère pour
tout caractère religieux que le mystère de leur ancienneté.
D'ailleurS; l'islamisation n'est pas complète, il survit des
détails de l'ancienne pratique magique. Si l'on observe un
homme du peuple ou plutôt une femme qui vient demander
à un marabout la guérison d'une maladie et qui apporte une
pierre ou qui élève un rjem à côté du sanctuaire, on verra
qu'avant d'accomplir cette action le suppliant frotte la partie
malade avec une ou plusieurs de ces pierres.
Pour peu qu'il ait quelque confiance en vous, si vous lui
demandez des explications, il vous certifiera l'absolue néces-
sité de cette pratique pour que sa prière soit exaucée ; il vous
dira aussi qu'il ne faut pas toucher à ces sortes de pierres,
et qu'il faut bien se garder de renverser un rjem, parce que,
dans ce cas, on hérite de la maladie de celui quia ainsi
demandé au saint sa guérison (0 ; ce sont là des survivances
indéniables de l'ancienne croyance au transfert du mal W.
Une autre pratique, répandue dans toute l'Afrique du
Nord, retient d'autant plus évidemment ce caractère magi-
que qu'on l'accomplit en dehors de toute idée religieuse.
Lorsqu'un individu a un orgelet dans l'œil, il bâtit sur le
chemin un petit tas de pierres, entre lesquelles il place sept
grains d'orge. Le premier voyageur qui fait tomber la pyra-
(1) C'est ce qu'a bien vu Johnslon in « Al Moghreb al Aksa »,
28 décembre 1901.
(2) Ainsi la conception du transfert du mal a subsisté en même temps
que la conception de l'offrande . Faire passer la fièvre en telle autre maladie
en enfonçant des pierres, du bois, des clous dans une colonne, un poteau,
un mur, même s'ils ont un caractère sacré, est une pratique très répandue.
Voy. Frazer, G. B., m, p. 26, 33 seq., Tylor, « Civilisation Primitive »,
II, p. 193. Cf Salomon Reinach, loc. cit., p. 337 seq., passim.
Digitized by
Google
TRAxNSFERT DU MAL 87
mide par mégarde, prend l'orgelet; et l'auteur du tas de
pierres guérit à ce moment W.
En iVlgérie; d'après Robert^ dans certaines régions, lors-
qu'on veut guérir l'épilepsie ou une maladie nerveuse, on
tue une volaille, la famille la mange et l'on met la tête, les
os et les plumes dans une marmite en terre que l'on porte,
avec certains rites spéciaux, sur un chemin fréquenté. Le
premier qui casse la marmite prend la maladie et celui qui
en était affligé est délivré. Les indigènes de la région d'Au-
male emploient, d'après le même auteur, un remède analo-
gue pour guérir la fièvre typhoïde (2).
Cette possibilité de fixer le mal, même le mal moral, sur
un objet inerte pour l'éloigner ensuite de soi est une vieille
croyance universelle : de même on pense aussi que les objets
inertes, des pierres, par exemple, peuvent servir de véhicule
à une bénédiction. De Ségonzac, qui a voyagé chez les Brâber
avec un chérif d'Ouezzân, raconte comment la foule assié-
geait le saint homme pour avoir la faveur de toucher son
manteau, écrit ce détail curieux: « Quand la foule est trop
nombreuse, ceux qui ne peuvent atteindre le chérif avec la
main le touchent avec leur bâton ou leur fusil, ou bien encore
ramassent une pierre à laquelle ils font une marque, la lan-
cent sur le chérif et s'eflForcent de la rattraper (^) ». C'est là la
(1) Dans rexplicalion de telles pratiques, il y a lieu de tenir compte de
ce que la littérature peut parfois influencer l'évolution d'un rite sur les
explications qu'on en donne. Ainsi le fait que le loriot ou oiselet est désigné
en français, en allemand, en italien, en latin, en grec, en syriaque, en
arabe par des mots signifiant tous, « grain d'orge » fait supposer que cette
appellation vient de la médecine grecque et n'a pas été étrangère peut-être
à la constitution du rite qui nous occupe. (Th. Nôldeke, in litt.).
(2) Robert, « L'Arabe tel qu'il est », p. 103, 109. Cf Tylor, « Civil prim. ».
II, p. 194-195 (belle série d'exemples du même genre).
(3) De Ségonzac, « Voyages au Maroc », p. 82.
Digitized by
Google
88 ISLAMISATION DKS « MKCHHKI) »
base du culte des reliques : innombrables sont les saints de
l'Afrique du Nord dont les habits opéraient des miracles (*).
Les vêtements adhérant au corps d'une façon intime doivent
naturellement être imprégnés de quelque fluide mystérieux
et bienfaisant, car c'est ainsi que l'on conçoit la «baraka))
du saint ®. Quant à l'eau de ses ablutions, quant à sa salive,
elles doivent encore avoir des propriétés plus merveilleuses,
on les considère comme de vraies dissolutions de bénédic-
tions (•^).
Nous venons d'essayer de reconstituer le procédé général
d'islamisation des pratiques relatives aux kerkoûr ; ce pro-
cédé, nous le reverrons à l'(Buvre maintes fois, c'est le mara-
boutisme. Mais, en d'autres cas, il n'était pas applicable : il
était difficile, par exemple, de convertir en marabouts les
kerkoûr que l'on continue chaque jour à élever à l'endroit
où un homme est mort, soit de mort naturelle, soit de mort-
violente, les ce menzeh )), les « nza )), les « mechhed )). Aussi
l'explication primitive a-t-elle pu subsister en partie ; on pré-
tend, comme nous l'avons dit, que le jet de pierres a pourbut
d'éloigner les génies ; l'islamisation a consisté à transformer
les influences mauvaises auxquelles croit le sauvage en
djinns plus ou moins orthodoxes et aussi à donner aux tas de
pierres un nom qui pût être susceptible d'une interpréta-
(1) Voir un exemple célèbre dans le Carias, Irad. Beaumier, p. 406, 410.
(2) M. Lefébure, in litl., pense même que les pierres exprimeraient les
désirs de ceux qui les placent ou les jettent, désirs variant suivant les cir-
constances.
(3) Voy. encore un exemple célèbre dans le Carias, 181. Cf Mouliéras,
« Maroc inconnu », II, 186. La littérature hagiograpliique est remplie de
ces exemples. Sur le transfert de la « baraka », voy. Wellliausen, « Reste
ar. Heid. », p. 139.
Digitized by
Google
NŒUDS AUX BRANCHES DES BUISSONS 89
tion musulmane : le a menzeh )> (*) est devenu l'endroit où
un cadavre a él6 purifié suivant les rites musulmans ; quant
au (cmechhed», mot qui signifie simplement témoignage,
on le rapporte volontiers au souvenir d'un martyr, ((chahîd»,
comme nous l'avons expliqué © : nous sommes de nouveau
ici sur la pente du maraboutisme, un martyr étant évidem-
ment en bonne posture pour être sanctifié. Une trace cepen-
dant des croyances antiques subsiste : c'est la crainte respec-
tueuse que l'on semble avoir des mechhed ; il ne faut pas
oublier que, suivant les croyances que nous venons d'expo-
ser, la pierre dans laquelle on a concentré le mal pour le
rejeter avec elle est ensuite susceptible de redonner ce môme
mal.
L'interprétation donnée parFrazerdu rite qui nous occupe
en explique donc suffisamment les origines et les détails que
nous venons de donner en ce qui concerne le Maroc viennent
encore la confirmer. Un autre argument en faveur de la
théorie est fourni par la présence fréquente auprès des
marabouts de nœuds faits aux arbres environnants.
Chaque fois qu'il y a auprès du sanctuaire d'un saint,
des arbres ou des arbustes qui se prêtent à cette opération,
on trouve leurs rameaux noués par les visiteurs : les rtems
sont particulièrement dans ce cas.
(1) Nous ne pensons pas non plus qu'il soit prudent d'arg-uer de la signi-
fication de la racine du mot menzeh, « nazaha », « se présenter de quelque
chose » pour soutenir que le sens original du rite est le transfert du mal.
(2) Une autre tendance actuelle que Ton peut constater aussi est de faire
simplement du mechhed un monument commémoratif et du jet de pierres la
marque du souvenir accordé au mort par le passant. On enlève ainsi au rite
son caractère païen sans lui donner de teinte religieuse.
Digitized by
Google
90 NŒUDS AUX BRANCHES DES BUISSONS
Il est remarquable que celle pralique soil suivie concur-
remmenl avec celle de l'apporl des pierres et qu'elle semble
Fifi. 21. — Nœuds votifs faits à un buisson de « rtem », en vue de Sîdi Herrâz,
dans les Hâha, prés de Mogador
[Cliché de l'auteur)
avoir exaclemenl la môme signification dans l'esprit des
musulmans : or le transfert du mal dans un arbre au moyen
d'un nœud fait à un rameau de cet arbre est un usage bien
connu des folklorisles. En particulier^ il a été observé et
mentionné à maintes reprises en de nombreux endroits de
l'Allemagne, pays dont la Yolkskunde a été si soigneusement
étudiée : en faisant un ou plusieurs nœuds à un saule, ou à
Digitized by
Google
CHIFFONS ACCROCHÉS AUX ARBRES 91
quelque arbre à branches flexibles, on se débarrasse de la
fièvre^ de la goutte, etc.. (i).
Ce n'est là d'ailleurs qu'un cas particulier du transfert des
mauvaises influences dans les arbres, pratique qui a été cons-
tatée non seulement dans de nombreux pays d'Europe®^
mais à laquelle il faut encore rapporter la coutume générale,
dans le monde entier, qui consistée suspendre à certains
arbres réputés sacrés les objets les plus variés, cheveux,
laine, crin, etc., mais principalement des chiflbns. Or ces
sortes d'arbres sont répandus auprès de tous les marabouts
du Maroc, comme d'ailleurs dans tout le monde musul-
man (3). Il y a longtemps queBurton a exprimé l'avis que ces
(1) Voy. les références dans Frazer, G. B., III, 28 seq. Cf Mannhardt,
« Baumkultus », 15 seq.. 20, 22. Naturellement, cette explication spéciale
des nœuds faits aux arbres n'exclut pas les fonctions variées que les
nœuds jouent dans les religions primitives et dans toute magie. Voir à ce
sujet Frazer, op. laud., 392 seq. D'après Trumelet, « Les Français
dans le Désert », p. 162, les indigènes du Tell de l'Algérie qui partent en
voyage, feraient un nœud au « diss », graminée à feuilles hautes et
robustes, pour éprouver la fidélité de leur épouse pendant leur absence : ils
croient, paraît-il, que si le nœud est défait à leur retour, ils ont été trompés;
s'il est resté, la fidélité de leur femme leur est ainsi démontrée. Il serait
bon de réobserver cette coutume qui était déjà connue dans l'Arabie
antéislamique. Cf Perron, « Fenunes arabes », p. 261.
(2) Tylor, Mannhardt et Frazer, loc. cit., ont donné de nombreuses indi-
cations sur les rapports de la maladie avec le végétal, tels que les conçoivent
les primitifs. Sans doute, l'histoire rapportée par le derviche dans Mou-
liéras, « Maroc Inconnu », II, p. 56, est le récit altéré par l'informateur
de pratiques analogues à celles qui nous occupent.
(3) Cf Clermont-Ganneau, « Palestine Inconnue », p. 54 ; Jules Soury,
« La Phénicie », in « Rev. desD.-M. », 1875 ; R. Smith, « The Rel. of Ihe
Sem. », p. 169; Wellhausen, « Reste ar. Heid. », p. 104; L. Jacquot,
« Les M'rahane », in « L'Anthrop.», II, 1889, p. 47-48 ; Robert, op. laud.,
p. 176; Villot, «Mœurs, coût, et inst. des ind. de l'Alg. », p. 217;
Depont et Coppolani, « Conf. rel. Alg. », p. 116; Goldziher, « Muh.
Stud. », II, p. 349 seq., etc....
Digitized by
Google
92 CHIFFONS SUSPENDUS AUX ARBRES
arbres ne sont que le réceptacle des maladies dont on se
débarrasse en y accrochant quelque objet ; Tylor a , lui
aussi, appuyé cette théorie de sa haute autorité (^).
FiG. 22. — Arbre avec ex-voto et tas de pierres sacré
près de Sîdi Yoùcef ben 'Ali, à Merrâkech
(Cliché de M. Yeyre]
Les croyances relatives à ces arbres ont été l'objet d'une
évolution toute semblable à celle des croyances relatives aux
kerkoûr. Mais il existe encore, dans les Hahâ, par exemple,
(1) Tylor, « Civ. prim. », II, p. 195, 291; Mannhardt, « Baumkult. »,
p. 15, 21. D'autres explications ont été proposées : Berlholet, « Die
israël. Vorslel. v. Zust, n. d. Tode », p. 6, voit dans le fait d'attacher
des chiffons à un arbre ou près d'un tombeau, une survivance du rite de
deuil qui consiste à déchirer ses vêtements près d'un mort ; L. Boyer croit
que, dans le bassin de la Volga, ces chiffons qu'on attache môme aux
porches des églises, rappellent l'usage primitif d'apporter des habits au
mort, comme on lui apporte à manger. Aucune de ces théories ne doit être
repoussée ; elles peuvent être exactes chacune pour une région où une époque
donnée ou même contenir toutes simultanément une part de vérité. Nous ne
dissertons ici que de ce que nous avons personnellement observé dans le
Hoûz.
Digitized by
Google
ARBRES-KERKOUR 93
des arbres isolés, éloignés de tout marabout^ toujours situés
pourtant à proximité d'un chemin fréquenté. Aux branches
de ces arbres se balancent ces singuliers ex-voto dont nous
venons de parler et les gens du peuple qui les y apportent ne
le font qu'avec des idées religieuses très vagues ; si on les
presse ils vous disent simplement que c'est un arbre qui est
comme un saint. Si c'est un lettré qu'on interroge il finira par
vous répondre que sans doute un marabout s'est arrêté là
pour prier ou même y est enterré et qu'il a donné ainsi à
l'arbre une renommée dont la cause est aujourd'hui oubliée.
Le plus souvent l'arbre est définitivement considéré
comme abritant la dépouille d'un marabout qui peut rester
anonyme ou même recevoir un nom ; dans ce cas un haouch
en pierres sèches et souvent aussi un petit sanctuaire amé-
nagé pour brûler de l'encens et des bougies témoigne de la
transformation qu'ont subie les anciennes croyances. Enfin
par une réaction semblable à celle que nous avons décrite pour
les kerkoùr, l'usage des chiffons suspendus une fois islamisés
s'est rapidement développé et c'est une coutume générale
que d'en accrocher aux branches de tout arbuste, même
médiocre, qui se trouve auprès d'un marabout ; au besoin
on plante un bâton pour y accrocher un haillon (*) (fig. 25).
On peut objecter que la concomitance de ces deux prati-
ques, pierres apportées aux kerkoûr et aux marabouts, d'une
part;, nœuds faits aux arbres ou chiffons suspendus auprès
des sanctuaires, de l'autre, ne démontre pas nécessairement
qu'elles aient la même origine ; un troisième ordre de faits,
abondants dans le Hoûz, vient lever, nous semble-t-il, tous
les doutes. Nous voulons parler des ce arbres-kerkoûr », arbres
(1) Sur la concomitance du rite des chiffons et de celui des pierres, voy.
l'exemple donné par Liebrecht, op. laud., 269, 1. 10 d'en b., qui cepen-
dant ne connaît d'autre théorie que celle de l'offrande.
Digitized by
Google
94 ARBRES-KERKOÛR
considérés comme sacrés et sur les branches desquels on
dépose des pierres, tout comme sur un kerkoùr ou près d'un
marabout (^) ; on peut observer des exemples remarquables
de ce rite dans le Jbel Hedid, le pays des marabouts Regrâga :
là, au voisinage des marabouts, les arganiers ont leurs bran-
ches chargées de pierres que les fidèles déposent dessus.
FiG. 23. — Branche d'arganier sur laquelle sont déposées des pierres
en guise d'offrandes, dans le voisinage de Sîdi 'Ali ou 'Ali, dans le Jbel (Jedîd
{Cliché de l'auteur)
Quelques-uns de ces arbres sont assez loin du marabout, en
l'honneur duquel, dit-on, on les accable de ces singulières
offrandes. L'arganier est un bois cassant et on ne saurait
nouer ses rameaux épineux, mais la signification magique
du rite est évidente si on le rapproche de ceux que nous
avons étudiés à propos des kerkoùr ; évidente aussi, l'islami-
sation de cette môme coutume conformément au procédé
(1) L'olivier-marabout du cimetière d'El-'Eubbad à Tlemcen en est un
bel exemple algérien.
Digitized by
Google
EX-VOTO AUX SANCTUAIRES 95
que nous avons vu employer pour les las de pierres et pour
les arbres à chiffons (*).
L'analogie entre le rite des pierres jetées sur les kerkoûr
ou apportées auprès des tombeaux et celui des chiôons sus-
pendus aux branches d'arbres est tellement étroite que, de
même que les pier-
res peuvent être
placées sur une
branche d'arbre, ou
amoncelées en las
sacré ou posées sur
les murs du mara-
bout , de môme
lorsqu'il n'y aura
pas d'arbres pour
suspendre les che-
lûlig, et môme s'il
y en a, on noue les
chiffons partout où
Ton peut autour du
sanctuaire © ; on
f o/ 1.^ . x^ t ^. ^ CM n c*r. i ^^^ accroche à la
FiG. 2'i. — hx-voto à la fenêtre de Sitli Ben 'Alilecli,
à Tanger porto ( zaouïa de
doûch) ; on les attache au bout d'un bâton planté sur le mara-
(1) Mannhardt, « Baumkull. », p. 419, a indiqué que charger un arbre de
pierres ou en jeter sur lui, peut être un rite de magie sympalliique destiné
à amener une fructification abondante. Gf Frazer, « Golden Bough », I,
p. 38, trad. fr., I, 37, et le curieux passage de Maïmonides cité. Celle
croyance peut avoir voisiné avec celle de Texpulsion du mal, toutes deux
se traduisant par des rites semblables.
(2) Pour un exemple de chiffons mélangés à des pierres en tas, voy.
M. Hartmann, in « Orient. Litt.-Ztg. », XVI, 9, col. 361 seq.
Digitized by
Google
96 TRANSFERT DU MAL
bout-kerkoûr ; à Tin Môl, le vieux minbar en bois de cèdre,
qui est reslé tout vermoulu dans une chambre, est décoré de
chiffons, morceaux de laine, etc.... Si le sanctuaire est à ciel
ouvert, si c'est un kerkoùr, un haouch, une haouita, on fait
un nœud avec un chiifon ou un sachet avec du cuir, en
mettant dedans de la terre, des cheveux, des rognures
d'ongles, etc. (*) et on le laisse sur place. Il n'est pas de
FiG. 2Ty. — Kerkoûr de Sîdi pàhor à Casablanca
(Cliché de l'auteur)
curieux qui, visitant un marabout dans l'Afrique du Nord,
n'ait constaté la présence de ces sortes de nouets.
Pierres jetées, nœuds faits aux branches des arbres,
chiffons suspendus, nouets abandonnés dans les sanctuaires,
tout cela peut s'expliquer par le transport du mal dans un
arbre ou une chose inanimée et ce n'est que plus lard qu'est
intervenue l'explication symbolique de l'offrande au saint.
(1; Voy. (le nombreux exemples, dans les ouvrag'es cilés de Tjlor et de
Frdzer, des ditlerents objets qui servent ainsi de véhicule aux mauvaises
influences; Trumelel, op. laud., p. 87.
Digitized by
Google
RITES DE PURIFICATION 97
Si l'on met dans un nouet de la terre d'un champ cultivé,
que l'on veut voir fertile, c'est que la pensée primitive
aurait été de concentrer dans cette petite portion du champ
tout ce qu'il peut y avoir de mauvais en lui ; môme sens pri-
mitif dans l'acte de celui qui, pour se procurer une bonne
récolte, porte au marabout un nouet rempli de grains d'orge,
ou qui, pour proléger ses troupeaux, va déposer dans le
sanctuaire du saint des touffes de laine de ses moutons (*).
Quant aux cheveux et aux ongles, c'est l'usage chez les
musulmans, de ne jamais les couper pendant une maladie :
ils pensent en effet que tout ce qu'il y a de mauvais dans le
corps se porte dans ces parties, principalemen l dans les ongles(-)
qu'ils se coupent toujours avec le plus grand soin. En
coupant les cheveux ou les ongles pendant la maladie on
craindrait d'enlever au mal ce dérivatif et de provoquer
immédiatement une rechute Mais lorsque la santé est
revenue, on coupe cheveux et ongles et on les porte en
tout ou en partie dans le sanctuaire du marabout : même si
on le fait en guise d'ex-voto, d'action de grâce, le caractère
magique du rite est indéniable.
Rappellerons-nous ici que la coupe des cheveux a toujours
été un rite de purification chez tous les peuples du monde (3)?
La première coupe de cheveux des enfants à laquelle les
musulmans attachent tant d'importance Cakîka) a certaine-
ment la même signification W. La coupe régulière des ongles
(1) CprVillol, op. laud., p. 217. « C'est là aussi que les femmes dont
le sein est stérile, viennent suspendre chaque mois, un débris d'étoffe teint
du san^ de leur infécondité ».
(2) Cf. René Basset, « Mélusine », t. II, n^ 15, 5 mai 1885. Cpr Hubert
et Mauss, « Sacrifice », in « Ann. Soc. », II, p. 49, n. 2.
(3) Frazer, « Golden Bough », I, p. 888; trad. fr., I, p. 314. Cf
Goidziher, « Sacrif. chev. », dans R. H. R., XIV, 1886, p. 51.
■4; Cf infra, p. 348.
7
Digitized by
Google
98 MAGIE SYMPATHIQUE
et des moustaches est pour les musulmans une obligation
fondée sur de nombreuses traditions : plusieurs hadil rap-
portent que cela préserve des maladies, des maux d'yeux et
de dents , disent les uns, de toutes les maladies , disent les
autres, sauf de celle dont on doit mourir W ; de semblables
croyances s'observent dans toutes les religions : les exorcistes
de l'antiquité croyaient aussi que le mal se réfugiait dans
la chevelure, et des bourreaux païens rasaient les cheveux à
une jeune chrétienne dans l'espoir d'obtenir son apostasie
parce qu'ils pensaient que sa foi était l'œuvre de quelque
divinité mauvaise (2). Dans beaucoup de cérémonies reli-
gieuses une coupe de cheveux constitue le rite de sortie ®.
C'est que le caractère sacré est quelque chose de très sem-
blable à l'impur, en matière religieuse et rien ne ressemble
plus à un rite de purification qu'un rite de désacralisation (^).
•
Toutefois, pour les derniers rites que nous avons exa-
minés, tels que le dépôt dans les marabouts de cheveux,
d'ongles, de terre, d'orge, de pierres môme, une autre
explication que celle de l'expulsion est possible, qui n'est
pas contradictoire avec celle-ci, mais qui, bien au contraire,
la complète à ce qu'il nous semble de la façon la plus heu-
(1) Voir les recueils de tradition et les livres d'adab : p. ex. « Radî d
dîu Abou Nasr, « Makârim el akhlak », p. 21, in f.
(2) Le Blant, « in CR. Ac. Inscr. et B.-L. », 24 août 1888.
(3) Huheit et Mauss, « Sacrifice, dans Ann. soc. », II, p. 95 ; Frazer,
loc. cit.
(4) Ces lignes étaient écrites quand a paru l'article documenté de
M. Morand, sur les rites relatifs à la chevelure el aux ongles chez les
indigènes de TAlgérie, in « Rtv. afr. », 2® trim. 1905, qui du reste ne
change rien ù nos conclusions.
Digitized by VjOOQIC |
MAGIE SYMPATHIQUE 99
reuse. C'est une croyance partout répandue que les cheveux,
les ongles ou une partie quelconque du corps détachée de
celui-cij gardent néanmoins avec lui un lien mystérieux,
et la personne à qui on les a enlevés se ressent, croit-on, du
traitement qu'on leur inflige : la croyance à la magie sympa-
thique a un caractère universel que les ethnographes ont
définitivement démontré. Pour empêcher ces débris de
tomber entre les mains d'ennemis qui s'en serviraient à fins
d'envoûtement ou d'autres maléfices, l'usage le plus répandu
est de les enterrer W : la religion musulmane a consacré cet
usage et des hadit nombreux l'ont élevé à la hauteur d'un,
précepte canonique. « L'homme qui coupe ses cheveux et
ses ongles doit les enterrer..., il est d'obligation d'enterrer
les cheveux, les ongles et le sang...., lorsque *Ali ben
IJocéïn se faisait raser la tête, il ordonnait qu'on enterrât ses
cheveux. . . , etc. . . » (2) La salive peut de même servir à des
maléfices fondés sur la magie sympathique : aussi, dans
beaucoup de tribus marocaines, on ne crache pas dans une
demeure, on crache dans un burnous ou dans sa ce jellûba » :
je doute fort que des raisons de propreté suffisent à expliquer
cette habitude ®. On ne peut se figurer à quel point arrive
souvent la crainte des procédés de la sorcellerie : dans cer-
taines contrées de l'Algérie où l'on croit que la cei-velle du
mulet peut servir à de redoutables maléfices, on n'abat pas
un mulet sans que sa cervelle soit brûlée en présence de la
(( djemâ'a » W.
Mais les pratiques d'envoûtement ont une contre-partie :
s'il y a une magie sympathique qui peut nuire, il y en a une
(1) Frazer, « Golden Bough », I, 380, trad. fr., I, 306 seq.
(2) « Makârim el akhlâk », 22 in pr.
(3) Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 322.
(4) Cf Sicard, « Takiloimt ».
Digitized by
Google
100 MAGIE SYMPATHIQUE
qui peut être utile : si on soumet les cheveux, les ongles, le
sang, la salive... d'une personne à une influence bienfai-
sante, l'état de cette personne s'en ressentira. Or le marabout
a sa c( baraka », sa bénédiction ; toute tombe môme, dès que
le culte des morts est pratiqué, a une influence bienfaisante.
On doit donc tout naturellement penser que celui qui y
portera ses cheveux, ses ongles, ou même un objet quel-
conque ayant touché son corps et gardant avec lui une affi-
nité mystérieuse, un vêtement, un lambeau d'étoffe ou une
simple pierre, pourvu qu'il Tait touché, on doit penser,
disons-nous, que le propriétaire de ces objets verra s'étendre
aussi sur lui la protection sacrée sous laquelle il les aura
placés (^). Ainsi s'expliquent tout aussi bien que par l'expul-
sion du mal, les faits que nous avons exposés.
Ainsi l'on croit que les cheveux suspendus aux branches
d'un arbre près d'un sanctuaire préviennent de la calvitie (^) ;
que la terre d'un champ, que les touffes de laine déposées sur
la tombe d'un marabout rendent le champ plus fécond et le
troupeau plus prospère. Voici un autre exemple de ce rite,
bien typique et tiré de l'orthodoxie musulmane : « Celui
qui coupe ses cheveux dans un « ribAt » et qui les y enterre
ensuite s'assure les faveurs attachées à laqualité de a mou-
ràbit», tant que cette chevelure reste enterrée et ne se
corrompt pas » (3).
(1) Frazer, « Golden Bough », I, 380 ; Irad. fr., I, 306 ; Tvlor, « Civ.
prim. », II, 516-.517.
(2) Cf Aubin « Maroc d'auj. », p. 320.
i3) Nasr ben Mohammed Es-Samarkandi, « Tenbîh el Râfilîn », p. 160,
in m. Je dois l'indication de ce curieux passante à M. W. Marçais. La fin
de la phrase est obscure et pourrait aussi se traduire : « , tant que celte
chevelure, qui ne se corrompt pas, reste enterrée ». De quelque façon que
Ton traduise, le caractère magique du rite est nettement établi par ce fait
que rheureuse influence de la chevelure cesse dès qu'elle n'est plus enterrée
Digitized by
Google
SYMPATHIE ET TRANSFERT DU MAL 101
Ce cas d'oflfrande et d'enterrement de la chevelure est
particulièrement instructif. Il est complexe : il y a là
expulsion du mal, purification par la coupe des cheveux
d'une part; et de l'autre il y a pour le déposant gain d'une
heureuse influence , d'une « baraka » spéciale. C'est
donc un rite très semblable au sacrifice tel que Hubert et
Mauss l'ont décrit dans leur belle étude et ainsi la théorie de
Hartlandj d'après laquelle les objets déposés sur une tombe
représentent l'union du fidèle avec sa divinité se concilie
aisément avec celle de Frazer, pour lequel ce môme rite
représente seulement l'expulsion du mal : toutes deux sont
vraies et se complètent.
D'ailleurs l'expulsion du mal est quelque chose de bien
voisin de la magie sympathique. Celle-ci a pour fondement
général en eflfet qu'un phénomène produit un autre phéno-
mène semblable (ainsi le sauvage souffle pour faire venir le
vent), ou qu'un corps qui a été uni à un autre corps reste en
sympathie avec lui (ainsi lorsqu'on ensorcelle quelqu'un
avec les rognures de ses ongles). On peut donc penser que
lorsque le sauvage jette une pierre, ilaccomplit simplement le
simulacre d'écarter le mal^ ce qui, conformément aux idées
des primitifs sur la magie, suffit à l'écarter en réalité. Mais
entre la croyance au transfert réel du mal par le véhicule
d'une pierre et la croyance à son expulsion par un rite de
similitude magique, il y a certainement bien peu de diffé-
rence dans l'esprit du sauvage; si nous faisons là une
profonde distinction logique, il est probable qu'il n'en fait
dans le ribàt. Car, ainsi que nous le verrons plus lard, le ribât est un
véritable sanctuaire en même temps qu'un fort pour la défense des fron-
tières. Cpr. Hubert et Mauss, « Sacrifice », loc. cit., p. 39 : « Le sujet
qui offre sa chevelure est, par la partie de sa personne qui est offerte, mis
en communication directe avec le dieu ». Voy. les références citées dans ce
passage.
Digitized by
Google
102 RITES MAGIQUES.
aucune. D'autre part, enlen'er des cheveux, des ongles, une
partie détachée du corps d'une personne, c'est é\ddemment
la soustraire aux artisans de maléfices; mais c'est encore
par le fait qu'on la met en sûreté, mettre aussi en sûreté,
par magie sympathique, le corps de cette personne et il y
a là encore une fois confusion dans l'esprit du primitif. Les
rites que nous étudions nous paraissent donc complexes,
alors qu'ils paraissent probablement à ceux qui les exécutent
extrêmement simples, parce que leur esprit est moins délié
que le nôtre et ignore les distinctions qui nous paraissent
s'imposer.
Il faut ajouter à cela que de nombreux rites semblent
s'être développés par pure analogie : par exemple, celui qui
consiste à écrire une invocation sur un papier et à l'enfermer
dans un tombeau, quand on veut semer la discorde entre
deux amants ; ou encore celui qui consiste à mettre dans un
nouet du sel, de l'orge et du charbon et enfermer le tout
dans une tombe pour nouer l'aiguillette W. Si l'on retire ces
préparations de la tombe leur effet disparaît : il s'agit donc
là de magie sympathique. Mais si on dépose ces objets dans
une tombe, ce ne peut être que par analogie avec les rites
que nous avons décrits plus haut, puisque nous avons admis
que l'influence du tombeau ou du marabout est essentielle-
ment bienfaisante : ce ne serait donc que par une déviation
de la croyance primitive qu'on en viendrait à chercher par
ce moyen à nuire à autrui.
(1) Sicard, « Takilounl ». Voici encore un rite curieux cité par Sicard; il
s'agit bien de cheveux, mais il n'y a pas de tombeau; pour se faire aimer
d'une femme, on se procure de ses cheveux, on fait écrire un talisman, et on
suspend le tout à une branche d'arbre. Chaque fois que le vent agite le
petit paquet, le cœur de la femme palpite à l'unisson et s'emplit d'amour
pour l'heureux bénéficiaire du channe.
Digitized by
Google
PURIFICATION ET SACRALISATION 103
Hubert et Mauss ont montré que le sacrifice typique,
celui dans lequel le sacrifiant se purifie du mal et se charge
d'autre part d'un caractère sacré, en proportions égales,
n'est presque jamais réalisé : habituellement l'un des deux
courants, pour employer leur expression, prédomine sur
l'autre. Ainsi en est-il dans les sacrifices de purification et
dans les sacrifices de consécration : de même dans le cas qui
nous occupe, tantôt l'expulsion du mal prévaut sur l'acqui-
sition du bien, tantôt c'est le contraire qui se passe. Il y a
des cas où le rite est un rite d'expulsion pure : par exemple,
le jet de pierres dans le kerkoûr des cols de montagne;
l'ablution peut aussi n'être qu'un rite de ce genre. Le fait
de cracher, si commun dans les rites magiques, a souvent
le même caractère (*). D'autres fois le rite ne représente
que l'acquisition d'une qualité : c'est un rite de sacralisation;
il en est ainsi dans le cas du fidèle qui lance une pierre
au chérif pour la reprendre quand elle l'a touché (2); ou dans
le cas de celui qui avale la salive d'un marabout (3) ; ou
l'eau de ses ablutions W ; et d'une façon générale dans
le culte des reliques.
(1) Sur l'action de cracher en magie voy. les références données par
Frazer, « Golden Bough », I, 384, n. 3; trad. fr., I, 316, n. 8.
(2) Cf. supra, p. 87.
(3) Quand le chérif d'Ouezzân vient en tournée en Algérie on lui présente
les enfants pour lesquels on rêve quelque avenir brillant, devenir cadi, par
exemple. Il leur fait ouvrir la bouche et lance un crachat dedans, en
disant : « Tekra, in chà' Allah ». Beau sujet d'indignation pour les
modernes hygiénistes ! C'est d'ailleurs un rite d'initiation très répandu
dans les confréries ; les exemples seraient innombrables à donner. Pour un
exemple ancien, voy. Bekyi, « Afr. sept. », trad. de Slane, p. 312.
(4) « Pour amener la stérilité, les femmes, lorsqu'elles ont leurs mens-
trues, prennent de leur sang, le mélangent avec de l'argile et une herbe
connue d'elles seules. Le tout est enterré : la fécondité reparaît si cette
préparation est remise à jour, soit par la femme soit par toute autre
Digitized by
Google
104 EXPULSION DU MAL DANS LES VEGETAUX
Il reste une question : que devient le mal dans le rite
d'expulsion? Nous voyons que dans le rite d'acquisition le
bien provient de l'ancêtre, du marabout, de Thomme-dieu
et qu'il se fixe dans celui qui accomplit le rite. Mais lorsque
le mal est expulsé et que l'auteur du rite est purifié par cela
môme, que devient le mal?
Dans le cas du rjem, des chiflfons suspendus, des nœuds
faits aux arbres, le mal est immobilisé dans la pierre, dans
le chiffon, dans le nœud : si on les touche il s'échappe,
redoutable pour c(»lui qui l'a ainsi délivré. Dans le cas de
Tarbré en particulier, on doit penser qu'il est absorbé et
détruit par l'esprit de la végétation. Les végétaux ont tou-
jours paru un excellent dérivatif; voici à cet égard un hadil
bien curieux : (( Le Prophète passa près de deux tombes dont
les habitants subissaient des tourments Il prit une
branche de palmier verte, la cassa par moitié et planta
chacun des morceaux sur une des tombes. « Pourquoi
agis-tu ainsi, ô Envoyé de Dieu? » lui demanda-t-on. —
Dans l'espoir, répondit-il, qu'ils éprouveront quelque soula-
gement tant que ces branches ne seront pas desséchées »
Les commentateurs n'ont naturellement pas compris et ont
fait des efforts curieux pour expliquer cet acte du prophète,
prétendant qu'un tel rite lui était particulier et que les morts
bénéficiaient ainsi de sa bénédiction; ou bien que toute
chose vivante proclamant la louange de Dieu, les végétaux
attirent ainsi, tant qu'ils vivent, la bénédiction sur les
tombes où ils poussent (*). . . .
personne ». (Sicard, « Takitount »). Cf. suprà, p. 97, n. 1. Ici comme
toujours les deux explications par l'expulsion du mal et par la magie
imitai ive se présentent concurremment.
(1) Bokliârî, trad. Houdas et Margais, I, p. 439; comment, de Kastel-
lAnî, I, p. 4o3, in f., 454. (]pr Chauvin, « Bibl. Ar. », V, p. 51.
Digitized by
Google
EXPULSION DU MAL PAR LE SACRIFICE 105
Dans le cas du sacrifice, il est bien établi que le mal se
dissipe en môme temps que s'exhale le souffle de la victime:
aussi celle-ci doit-elle souffrir (*). Le mal se réfugie aussi
dans certaines parties de la victime, en particulier le sang,
les plumes, parfois aussi les os et les entrailles (2). Aussi
d'habitude les victimes sont saignées un peu à l'écart du
sanctuaire et les plumes soigneusement balayées. Au
marabout de Sidi Ya*koùb, à Tlemcen, sanctuaire antique
entre tous ©, les plumes sont réunies en tas au milieu de
Taire où le « mokaddem » lui-môme égorge les victimes ;
elles ne doivent pas être jetées ailleurs. Elles y restent
jusqu'à ce que le vent les disperse, nous semble-t-il;
jusqu'à ce que les esprits qui se rassemblent là pendant la
nuit les fassent disparaître, nous affirma le vieux mokaddem
que nous interrogions. Souvent on désigne l'endroit où on
repousse les plumes sous le nom de « beït-er-rich », la
chambre des jdumes.
Dans le cas de simple offrande à un marabout, dépôt sur
la tombe d'un objet qui ne se consomme pas, comme une
pierre, ou remise au descendant du saint habitant les lieux
d'une somme d'argent, on est fondé à croire que le marabout
mort à la vie de ce monde, ou son descendant encore vivant
(1) Entre autres nombreux textes, cf. Frazer, « (iolden Bough »,
I, p. 135-136; trad. fr., I, p. 143 : « La victime doit hurler et se tordre,
pour qu'on soit sûr que le mauvais esprit y est entré ».
(2) Cf. supra, p. 87.
(3) Sur le sanctuaire de Sidi Ya*koûb, voy. W. et G, Marçais, « Mon. de
Tlemcen », p. 336 seq. Il y a là une accumulation de cultes antiques bien
curieuse, depuis l'olivier sanctuaire jusqu'à la coupole classique. « Sous
chaque olivier, nous disait le vieux mokaddem, il y a de nombreux saints
enterrés ; il y en a en tout 555, mais on ne connait pas leurs noms ! » On
montre aussi Tempreinle des pieds de Sidi Ya*koùl), près du ruisseau où il
faisait ses ablutions.
Digitized by
Google
106 PRISE EN CHARGE DU MAL PAR LES SAINTS
prenneiil à leur compte la souillure dont le croyant veut se
purifier. Car dans la doctrine musulmane l'aumône est
avant tout une purification ; la dîme ou « zakât )) qui est
essentiellement une purification comme son nom l'indique
(la racine « zakA )), signifie ôtre pur) est conçue avant tout
comme une offrande et une aumône. Ainsi le marabout,
selon la croyance primitive plus tard déformée dans des sens
divers, prendrait pour lui le mal dont le fidèle veut se
débarrasser. On voit comme nous nous rapprochons ici des
idées de rédemption et de sacrifice du dieu. Divers faits
peuvent ôtre invoqués à l'appui de cette manière de
voir.
C'est d'abord la théorie mystique du « raout » : on sait
que les musulmans appellent ainsi le grand saint, le jyôle de
chaque époque qui partage avec d'autres saints moins élevés
en dignité le privilège d'assumer sur son corps pour en
délivrer ses semblables les maux qui affligent l'humanité.
Cette croyance, qui n'a jamais pris place sous sa forme
complète dans la stricte orthodoxie est cependant fort
répandue (^). Je rappellerai encore ici les exercices sanglants
des Âïçâoua et les blessures qu'ils se font : il semble bien
(1) Voj. à ce sujet Barges, «Cidi Abou Médien», p. III ; Rinn, «Marabouts
et Khouan », p. 54 ; je dois dire que la théorie du raouf, assumant tous les
maux de ses contemporains, ne se trouve pas a ma connaissance, dans les
ouvrag-es de mysticisme courants chez nos indigènes. On n^y relève que de
vagues allusions, comme par exemple dans un passage maintes fois
reproduit des Ta*rîfàt de Djordjâni. Cf. Blochet, « Esotérisme musulman»,
dans « Journ. Asiat. », XX, 1902, p. 58 seq. et les références qu'il
donne ; aussi Arnaud, « Etude sur le soufisme », par Cheikh *Abdelhâdi,
dans « Rev. Afr. », XXXI, 1887, p. 386 n. Pour une observation contem-
poraine d'un saint reconnu comme raouf par le peuple à notre époque et
supposé cliargé de tous les maux de ses contemporains, voy. Féraud,
« Ferdjioua et Zoudi*a », dans « Rev. Afr. », XXII, 1878, p. 364 et n.
Digitized by
Google
INTERCESSION DES SAINTS 107
qu'encore dans ce cas, il y ait expulsion du mal, sinon par
la mort, du moins par l'effusion du sang et la souffrance
physique ; cela est particulièrement sensible dans le cas où ces
sectaires se rendent, sur la demande de la famille, au chevet
d'un malade et s'y livrent à leurs pratiques sauvages, dans
le but de guérir le patient (i). Le corps des saints qui devient
ainsi réceptable de maux n'est du reste pas semblable à celui
du commun des mortels : une singulière croyance fort
répandue est que « la chair des saints est empoisonnée © ».
Nous sommes persuadés que lorsque Tenquôte sur le
folklore du Nord de l'Afrique sera plus avancée, on décou-
vrira des preuves certaines que, dans l'esprit de la masse,
les saints guérissent en prenant à leur charge le mal de celui
qui les implore : pareille croyance a déjà été constatée dans
le folklore européen ®.
Enfin ce qu'on appelle l'intercession des saints, « chefâ'a»,
dont la théorie sert à légitimer le maraboutisme dans
l'Islam, pourrait bien n'être en définitive que la prise en
charge par le saint de la faute qu'il s'agit d'expier. A la
vérité nous avouons n'être pas assez renseignés sur la
doctrine de la chefâ*a chez les musulmans : les livres de
théologie semblent ne mentionner que l'intercession qui
aura lieu au jour du jugement dernier: les livres de 'adab,
d'autre part, ne parlent de l'intercession que comme d'une
vertu purement sociale W. Mais la dogmatique chrétienne
peut à cet égard nous fournir quelques suggestions : dans le
(1) Cf. Rinn. « Marabouts et Khonans », p. 331.
(2) El Keltâni, « Saloual el Anfàs », I, p. 10, donne de cette croyance
une interprétation métaphorique.
(3) Voy. p. ex. Pérot, dans « Rev. Trad. pop. », XVIII, N** 6, juin
1903, p. 301.
(4) Rappelons ici que la fôte des Sacrifices s'appelle aussi : « ech
Chaf'ou ».
Digitized by
Google
108 JUSTIFICATION
dogme catholique, en effet, linlercession appartient aux
saints comme aux anges. C'est à Grégoire-Ie-Grand que re-
vient le mérite d'avoir le premier coordonné la doctrine de
l'intercession des saints en la rapportant au pouvoir inter-
cesseur qu'a le Christ par son mérite. Mais il est remar-
quable que dans les anciens pères de l'église, l'intercession
s'entendait surtout des martyrs, et il semble bien qu'ici
l'idée de sacrifice sanglant encore était prédominante : le
martyr intercesseur était ainsi une victime de purification
et d'expiation pour la communauté chrétienne (*). La messe
catholique où se renouvelle le sacrifice de Jésus-Christ est,
au moins à un point de vue, une expiation et une purifi-
cation et l'Eglise définit la justification du pécheur :
l'application des mérites de Jésus-Christ, qui est mort pour
nous^ par l'infusion de la grâce sanctifiante (^). Ce n'est pas
un mince sujet de méditation pour le penseur que de voir,
jusque dans les doctrines les plus sublimes de la religion
d'amour, se perpétuer les vieux cadres où le sauvage
moulait sa pensée rudimentaire : transfert du mal, magie
sympathique, offrande expiatoire, sacrifice, intercession,
justification, toutes ces doctrines de la plus naïve à la plus
élevée nous apparaissent maintenant comme reliées
ensemble et comme se succédant par une lente évolution
sans jamais s'opposer les unes aux autres.
3. L'OuM ER Rbîa; Azemmoûr.
Nous arrivons au bord de l'Oum er Rbîâ (régulièrement
(c Oumm-ar-Rabî' )>), vers trois heures et demie. Son nom
(1) Vov. notamment Orio^ène, Exh. Mart., passim.
(2) « Christi sanctissimœ passionis merito per spiritum sanctum caritas
Dei diffunditur in cordibiis ». (Conc. de Trente, Sess. VI, De jiistif.).
Digitized by
Google
L'OUM ER RBÎÂ 109
signifierait, si l'on en croit rexpiicalion courante, « la mère
des pâturages » ou « la mère du printemps ^y^ explications,
en somme, aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre. Sui-
vant la phonétique magribine, le mot se prononce dans le
dialecte marocain : « morbèâ », comme rorlhographie fort
bien Weissgerber ; Léon l'appelle Ommirabili, Marmol
Umarabea, Mouette Marbea, Host Omarbà, Ali-Bey Morbèa
et Th. Fischer 5 après Chènier et Lemprière, Morbeya.
Quant à nous, nous avons conservé l'orthographe régulière,
bien qu'en principe, nous nous soyions fait une loi de tou-
jours adopter l'orthographe conforme à la phonétique de la
langue parlée ; mais le nom d'Oum er Rbîâ est presque
classique parmi les géographes (*).
L'Oum er Rbîâ coule impétueusement dans un lit
resserré, mais que l'on sent profond ; avec son eau, troublée
par les argiles arrachées aux berges d'amont, il donne
vraiment l'impressiond'un maître fleuve. Surla rive opposée,
les murs des vieilles constructions portugaises d'Azemmoùr
tombent à pic sur la rivière où leur base noirâtre semble
plonger ; le haut des murailles est blanc et des centaine^i de
cigognes se pressent sur le sommet. Trois grandes barques
servent à traverser le fleuve et nous nous dirigeons vers Tem-
(1) Weissgerber, dans « La Géographie », 15 mai 1902, p. 321, pense
que le mot « Morbêà » est un nom berbère, Cette opinion ne nous semble
guère soutenable. « Morbêà » est typique comme exemple de déformation
de la langue régulière dans le dialecte. D'ailleurs, l'ancien nom berbère du
fleuve nous est donné par El Bekri, p. 154 du texte et 351 de la traduc-
tion, sous la forme de « Ouâd Ouansifen ». Il faut observer que « Ouansi-
fen » est le phiriel en annexion d'un singulier « ansif », dont le féminin ou
le diminutif serait « tansift », nom de la rivière qui passe à Merrâkech et se
jette dans l'Océan entre Mogador et Saffi. Cependant le texte d'Kl Bekri ne
peut s'appliquer à l'Ouàd Tensift. La signification d'un mot berbère tel que
« ansif », est inconnue des berbérisants,
Digitized by
Google
110 PASSAGE DE L'OUM ER RBÎÂ
barcadère qui^ vu
la rapidité du cou-
rant, est situé bien
en amont de l'en-
droit où l'on met
pied à terre. Là,
dans un désordre
incroyable, le dé-
sordre propre à
ï2 toutes les foules
^ musulmanes, se
s pressent bêtes et
2 g^ns, une douzaine
-S de caravanes qui
attendent leur tour;
^3 g
g> I et l'attente est sou-
vent longue , car
l'embarquement
> - des chevaux, des
I mulets, des clia-
^ meaux surtout, est
I difficile à opérer
§5 sans aucun mate-
ra riel, au milieu de
la confusion, des
cris des muletiers
et des chameliers
qui, naturellement,
veulent tous com-
mander à la fois.
Joignez-y les dis-
cussions violentes
« *
-?
rs i
Digitized by
Google
COURS DE UOUM ER RBÎÂ 111
qui s'élèvent entre eux au sujet du prix, chacun cherchant à
tromper l'autre, les cris des bêtes et les hurlements que les
conducteurs poussent pour les exciter, et vous aurez une
idée de cotte scène bruyante et mouvementée, cependant que
l'oued, dans son cadre sauvage, continue à rouler ses ondes
rapides et silencieuses.
Pendant longtemps, les cartes ont dessiné le cours de
rOum-er-Rbîâ comme à peu près rectiligne dans toute sa
partie inférieure qui sert de frontière entre les Ghâouia et
les Doukkala. Ce n'est que dans ces dernières années que
MM. Weissgerber et Th. Fischer (*) en ont à peu près
dessiné le cours et montré qu'il est extrêmement sinueux,
au point de décrire des méandres comparables à ceux de la
Seine dans sa basse vallée. M. Fischer a pu placer, à titre de
comparaison, à côté de la boucle de Bou TAouân, la boucle
de la Moselle à Marienbourg.
A Bou TAouân, à plus de 60 kilomètres de son embou-
chure, l'Oum er Rbîâ décrit en effet un S dont une des
boucles est presque fermée ; au milieu de cette boucle se
dresse sur une haute colline une vieille casba de laquelle on
peut contempler la vallée sauvage, tortueuse et encaissée
dans laquelle le fleuve coule rapide et trouble. Lorsqu'il a
plu ses eaux sont presque rouges, et du haut des bordj cré-
nelés de la forteresse, c'est un étrange paysage que l'on a
sous les yeux : ces vastes ruines, les pentes abruptes de la
montagne, les espaces déserts qui bornent la vue, les lacets
du torrent aux flots sanglants et tumultueux, tout cela
(1) Th. Fischer, «Wissentsch. Ergeb. einer Reise in Atlas-Vorland »,
p. 105 seq.; « Meins 3* Forschungsreise im Atl.-Vorl. », p. 104 seq.;
Weissgerber, « L'Oum er Rebîâ», clans « La Géographie », 15 mai 1902.
Digitized by
Google
112 VALLÉE DE L'OUM ER RBÎÂ
forme un spectacle plein de grandeur et de tristesse ^^\ Le
fleuve est si bien replié sur lui-môme que lorsqu'on arrive
des Doukkàla, on croirait que Bon TAouân est sur l'autre
rive, chez les Châouia ; et de fait, des cartographes ont
commis celle erreur. C'est que la vallée étroite de TOum er
Rbîâ est une véritable trouée, un « Durchbruchsthal »,
creusée à travers le plateau hercynien ; si le fleuve s'attarde,
comme la Seine, en capricieux méandres, il n'arrose point
comme elle une vallée large et fertile ; sa vallée et son lit,
c'est presque la même chose ; les rebords rongés du plateau
étreignent partout son cours, à tel point qu'à une centaine
de mètres, on ne soupçonne point l'existence d'un fleuve.
Les eaux de l'Oum er Rbiâ seraient capables de fertiliser une
vaste région et pourtant elles passent au milieu de ce plateau
tantôt fertile, tantôt désolé, mais toujours peu arrosé, sans y
porter la féconde humidité qui en ferait une des terres les
plus riches du monde (2).
Les affluents que reçoit l'Oum er Rbîâ dans sa tra-
versée des plateaux subatlantiques, n'augmentent guère
son débit car ce ne sont que des oueds âpres et étroits,
torrents pendant quelques jours de l'année, la plupart du
temps sans eau. Partout le fleuve est difficile à franchir, car
partout il est profond et on n'y trouve jamais moins d'un
mètre d'eau dans la saison la plus sèche ; partout aussi, le
courant est violent : à Bou l'Aouân, ce sont de véritables
rapides ; de Mechra' ben Khallou à la mer, c'est-à-dire dans
(1) \Yeissgerl)er, «loc. cit. ^, p. 31, donne aussi une vue de la vallée.
Sur Bou l'Aouân, voy. encore Th. Fischer, « loc. cit. » avec aussi une vue
générale du cliâleau, p. 107, cf infra, p. 210 seq.
(2) Renou , « Descr. Maroc » , identifie le « bourg d'Ouni-Rabîà »
d'Idrîci, « Descr. Afr. et Esp. », trad. Dozy et de Goeje, p. 81, avec Bou
l'Aouân.
Digitized by
Google
LA « MA^DIYA » 113
sa course à travers le plateau, il y a 150 kilomètres, pendant
lesquels le fleuve descend de plus de 275 mètres. Aussi la
navigation de l'Oum er Rbîâ, rendue possible par la profon-
deur de l'eau rencontrera-t-elle un obstacle dans la force du
courant, qui n'est pas moindre, selon les estimations des
auteurs que nous avons cités, de 3 nœuds 1/4 à l'heure (*).
Pour les voyageurs marocains, la traversée de TOum er
Rbîâ est toujours une grosse question ; il est vrai qu'à
Azemmoûret àMechra*benKhallou, des bacs permettent
cette traversée presque en tout temps, mais il faut ajouter
que ceux de cette dernière localité sont fort défectueux, et
partout ailleurs les gués sont difficiles. Pour les franchir, on
se sert habituellement de radeaux ou « ma'diya » formés par
l'assemblage de quelques poutres que soutiennent des outres
gonflées d'air. 11 y a de ces « ma*adiya » un peu partout, le
long du fleuve. Au village de Bou TAouân qui est bâti sur
les deux rives, les habitants sont obligés de passer à la nage
à chaque instant, soit pour se visiter les uns les autres, soit
pour aller vaquer à leurs travaux ; ils ont coutume de porter
sur leurs épaules deux outres en peau de mouton gonflées ;
ont-ils besoin de passer l'eau, ils retirent leur vêtement, le
mette sur leur tête et s'appuyant sur les deux outres que
réunit une corde, ils passent à la nage le fleuve qui est en cet
endroit resserré et profond. L'usage de la « ma'adiya » a
frappé les voyageurs européens peu nombreux qui ont
visité Bou l'^Aouân et laissé une relation de leur voyage. De
ce nombre est le Français de Ghônier, chargé des affaires du
roi auprès de l'empereur du Maroc, qui visita Bou TAouân,
en septembre 1781 : « Auprès de ce château, dit-il, il y a un
(1) Pour plus (le détails, il faut voir les travaux déjà cités de Th. Fischer et
de Weissgerber. L. de Campou, « Un empire qui croule », p. 200-202,
donne aussi quelques détails sur TOum er Rbîà.
8
Digitized by
Google
114 LA «MA'DIYA»
village ; on en voit un autre avant de passer la rivière, qui
contiennent chacun environ deux cents maisons ou masures
couvertes de chaume, bâties en éclats de pierres, placés les
uns sur les autres, à sec et sans ciment.... La situation
isolée de ce château exposé à tous les vents et l'aridité du
vallon où il se trouve, inspirent une sorte d'horreur.... Au
passage de cette rivière, on n'a pour tout bac qu'un radeau
qu'on compose à l'instant d'outrés pleines de vent attachées
à des roseaux avec des cordonnets faits de feuilles de pal-
miste ; plusieurs Maures à la nage soutiennent et aident de
leurs épaules ce frêle radeau que la rapidité des courants fait
dévier d'un mille dans un instant ; on transporte sur ces
FiG. 27. — Passage de rOuni er Rbîâ sur des outres à Bou l'Aouân
(Cliché de l'auteur)
radeaux, les voyageurs et leurs effets, et les bestiaux,
chasséspar les muletiers, passent à la nage. En septembre
Digitized by
Google
PONTS SUR L'OUM ER RBÎÂ 115
1781 j les eaux étant basses^ à cause des chaleurs, je passai à
gué cette rapide rivière, ce qu'on n'avait pas fait depuis vingt-
cinq ans (*))). Les choses ne se passent pas autrement aujour-
d'hui et les occasions de traverser à pied l'Ouin er Rabîâ,
sont tout aussi rares qu'autrefois. Les sultans du Maroc ont
à plusieurs reprises, cherché à mettre en communication les
deux rives de l'Oum er Rhiâ ; dans son cours supérieur, un
pontles réunitàKasbaTAdla. Il paraît qu'il yen avait un autre
à Mechra' el Kantra, à la limite des Rehûmna (2) ; à Mechra'
el Kerma, près de Bon TAouân de nombreuses pierres
taillées sont restées gisant près de l'endroit le plus
resserré du fleuve, attestant qu'on avait voulu faire là un
ouvrage d'art; sans doute, ce pont était nécessaire à l'époque
ou Bon TAouân, forteresse d'une grande importance straté-
gique, était encore occupé ®, mais l'exécution en eût été
rendue difficile par la rapidité du courant ; à notre époque
(1) Chênier, « Reclierches histor. sur les Maures », III, p. 76-77. Lem-
prière, « Voy. dans l'Empire du Maroc», rapporte qu'il passa à son tour
à Bou PAouân en février 1790 (trad. Ste-Suzanne, p. 341-343), ; Bou
PAouân semble n'avoir été ensuite revu par des voyageurs européens que
plus d'un siècle après. MM. Th. Fischer, (t. Kamptinieyer et Weissgerber
y séjournèrent du 1®^ au 3 avril 1901. G. Kampffmeyer a laissé une inté-
ressante relation de ce séjour dans ses « Reisebriefe aus Marokko » (31 mai
]N" 249, lettre du 10 avril) ; j'y campai a mon tour le 9 et le 10 juin de la
môme année ; en 1902, les capitaines Larras et Brémond, et M. Brives,
passèrent aussi à Bou l*Aouân (Brives, « Le Maroc occidental », dans « Soc.
Géogr. Alger », 1902, p. 340). On passait déjà le fleuve sur des outres
au temps d'El Bekri, p. 341. Cpr J. de la Faye, « Rel. voy. Réd. Capt. »,
p. 208.
(2) Weissgerber, « loc. cit. », p. 324. Le pont des TAdla a, au dire
d'Erckman, « Maroc moderne », p. 65, cent cinquante mètres de long sur
deux de large.
(3) Il l'était encore du temps de Lemprière, op. laud., p. 341.
Digitized by
Google
116 PASSAGE DE L'OUM ER RBÎÂ
ce sera un jeu pour notre industrie de jeter là un pont d'une
seule arche.
A Azemmoûr, le service des bacs est relativement bien
organisé, mais il y a souvent beaucoup d'encombrement, la
roule 6lant une des plus fréquentées du Maroc. Ainsi en était-
il lorsque nous nous présentâmes et si nous eussions du
alleudre notre tour, nous étions menacés de ne passer qu'au
coucher du soleil ; mais, en pays musulman, la ressource de
la faveur et de la corruption ne fait jamais défaut ; quelques
mots aux bateliers et la promesse d'une gratification supplé-
mentaire suffisent pour qu'aussitôt ils écartent brutalement
FiG. 2H. — Débarquement au pied des remparts d'Azemmoûr,
après la traversée de l'Oum er RbîA
[Cliché de M. Brires)
tout le monde afin de nous laisser passer les premiers au
mépris de toute équité. Ces bateliers sont des fonctionnaires
Digitized by
Google
AZEMxMOÛR 117
du makhzen qui a monopolisé le passage de la rivière en
barque. L'oued^ à l'endroit où nous le passons peut avoir, en
ce moment, cinquante à soixante mètres de large, le débar-
quement s'opère au pied des vieilles murailles que nous
longeons en montant pour arriver à une des portes de la ville.
FiG. 29. — Chemin tlesceiulant (rAzenimoÛP à rOiim er Rhih
{Cliché de l'auleur)
Comme toutes les cités musulmanes non commerçantes,
Azemmoùr est triste à visiter: partout des constructions
délabrées et des ruines, mais il y a tellement de murs d'un
blanc éclatant que cela racliète toute cette pauvreté. Le
marché a une couleur étonnante : contemplé de loin avec le
haut quartier de Moùlaye Bou Cha'îb comme fond, il forme
un tableau d'une grAce toute spéciale où dans une lumière
vive mais simple, le repos se marie au mouvement et le
Digitized by
Google
118 AZEMMOUR
silence au bruit de la façon la plus naturelle car tout semble
ici baigner dans une atmosphère d'apaisement.
Azemmoùr est une des rares villes de la côte que l'infidèle
n'a pas encore souillée de sa présence ; un seul Européen y
demeure, et nous le rencontrons sur le marché: grand,
blond, en veston et guêtre ; en passant près de lui, nous
portons la main à notre chapeau pour le saluer, mais il
tourne la tôle afin de n'avoir pas à répondre à notre salut.
C'est un missionnaire évangélique, il vient ici prêcher
l'amour du prochain (0.
Azemmoùr est pleine encore de souvenirs historiques ;
ses murailles sont des murailles portugaises ; elles circons-
crivent ce qu'on appelle la « mdînâ » ; c'est-à-dire la
ville proprement dite. Cette « mdîna » a trois portes qui
donnent dans le surplus de l'agglomération urbaine : Bàb el
MellAh, Bàb el OuAd, Bab el Mdîna ; la casba, composée de
vieux bâtiments portugais est incluse dans la mdîna.
Autour de celle-ci s'étend le restant de la ville que l'on
appelle la « zAouia », à cause de Moùlaye Bou Cha'îb qui se
trouve au sommet. Vers l'Est, perpendiculairement à TOum
er Rbîâ, le fossé portugais est bien conservé. En dehors de
l'enceinte portugaise se trouve une enceinte plus ancienne
et qui est tout à fait ruinée; il en reste encore un bordj
debout du côté du fleuve. C'était, nous dit-on, Tenceinte de
l'ancienne ville ; les Portugais l'auraient trouvée beaucoup
trop grande et en auraient ftût une nouvelle en dedans. Il
est probable qu'ils déplacèrent en partie la ville ; une très
(1) A mon second passage à Azemmoùr, j'y ai séjourné deux jours sans
opposition ; le gouverneur de la ville me donna un logis. Th. Fischer,
seml)le donc exagérer un peu lorsqu'il dit que le séjour n'y est permis à
aucun Européen (« Meine Dritle Forschungsreise », p. 122). Mais il est
certain que l'Européen y est peu sympathique.
Digitized by
Google
AZEMMOÛR 119
vieille construction en dehors de l'ancienne enceinte semble
se rapporter à la môme époque qu'elle.
Les environs immédiats de la ville sont charmants : de
jolis chemins se poursuivent au milieu des jardins qu'ar-
rosent de nombreuses norias mues la plupart par des cha-
meaux. La population est plutôt hostile : les « in'al boùk »
(maudit soit ton père ! ), retentissent volontiers autour de
l'Européen et bien que la sécurité soit parfaite^ la promenade
dans ces conditions est peu agréable. J'ignore si les habi-
tants ont toujours des m(Burs aussi dissolues qu'au temps de
LéoUj mais ils sont certainement très fanatiques.
FiG. 30. — La casba d'Azemmoûr : les cigognes
[Clid.é (le Vaut fur)
Azemmoùr est habitée par une infinité de cigognes; le
soir elles se posent par milliers sur les murailles et sur les
tours de la vieille ville portugaise. Sur ces antiques monu-
Digitized by
Google
120 MOÙLAYE BOU CHA'ÎB
ments, cet oiseau triste donne au paysage un cachet inou-
bliable ; quand le soleil tombe et que la ville devient, si c'est
possible, encore plus silencieuse que dans le jour, ils
emplissent l'atmosphère du bruit sinistre de leurs claque-
ments de bec.
Le patron religieux de la ville est Moùlaye Bou Cha'ib et
c'est par le nom de ce saint que les musulmans désignent le
plus souvent la ville d'Azemmoûr. Ses « menâkib », c'est-
à-dire sa biographie apologétique, existent ici. Malgré nos
efTorts, nous n'avons pu nous en procurer un exemplaire,
mais on ne tarit pas autour de nous sur les miracles du saint.
Eu voici un, entre autres : un Arabe, qui était estropié des
pieds, avait consulté tous les médecins et n'avait pu se
guérir ; il se fit transporter à Moùlaye Bou Cha'ib et là, ô
surprise, lui qui avait toujours été très ignorant, se mit
tout d'un coup à réciter des vers en l'honneur du saint.
Pendant qu'il chantait, la coupole se fendit avec fracas. A ce
moment, il eut peur et sauta sur ses pieds : il était guéri. La
fente de la coupole existait encore il y a peu de temps; on
l'a réparée, mais on en voit encore les traces.
On rapporte, nous raconte encore un interlocuteur com-
plaisant, que Sidi Ben Dâoûd, patron des Ouled Sîdi Ben
Dâoûd, tribu des Châouia, et Moùlaye Bou *Azza du ïlarb,
étaient, avant de s'être sanctifiés, de grands coupeurs de
routes. Quand ils voyaient venir un ou deux voyageurs
seulement, Ben Dâoud se couchait sur le chemin, se couvrait
d'une étoffe et Bou *Azza disait aux passants que leur male-
chance avait conduits par là : « Cet homme vient de mourir,
aidez-moi à le porter jusqu'au douar voisin ». Il menait ainsi
le voyageur dans un endroit bien isolé et là le mort se
réveillait à propos pour aider son complice à accomplir leur
forfait. Or, un jour il advint qu'ils s'attaquèrent ainsi à
Digitized by
Google
SÎDI BEN DÂOÛD 121
Moùlaye Bou Gha'îb qui voyageait seul. Gomme Bou *Azza
lui demandait de l'aider à porter le mort, Moûlaye Bou
Ghalb répondit : « Voyons d'abord s'il est bien mort ». Bou
'Azza leva alors la couverture, mais il recula aussitôt
d'horreur en voyant que le corps de Ben Dâoûd était déjà
rongé par les vers. A partir de ce jour, Bou *Azza devint le
serviteur de Moûlaye Bou Gha*îb. Gelui-ci le mena près
d'une c( daya » (étang, mare, simple flaque d'eau), et lui
ordonna de l'attendre. L'autre attendit ainsi pendant un an
sans changer de place, si bien qu'il lui poussait de la mousse
sur les épaules ; il ne mangeait que les petits brins d'herbe
qui croissaient à ses pieds. An bout d'un an, Moûlaye Bou
Gha'îb revint et, satisfait de l'obéissance de son nouveau
disciple, il l'emmena avec lui à Azemmoûr où ils vécurent
ensemble. De nos jours, ajoute notre informateur, on
vénère Sidi Ben Dâoûd parce qu'il reçut la mort par la
volonté de Moûlaye Bou Ghalb et Moûlaye Bou 'Azza
parce qu'il fut son disciple.
Je donne du reste cette légende relative à Sidi Ben Dâoûd
sous réserves et j'en laisse la responsabilité à mes informa-
teurs, car les hagiographes de profession parlent bien diffé-
remment de Sîdi Mohammed ben Dâoûd ech Ghâoui,
Tancètre éponyme des OuLid Sîdi Ben Dâoûd (*) et célèbrent
ses vertus. Il vécut avec le cheikh Abou 1 ïjaçan *Ali ben
Ibrahim, comme lui originaire des Oulâd Bou Zin et ils
furent enterrés ensemble. Ils s'étaient prédits mutuellement,
en paroles de poésie vulgaire qu'ils se chantèrent l'un à
l'autre, l'instant de leur mort. G'est également en chantant,
(1) Mohammed el Mehdi, « Moumti* el 'asmâ' », cah. 6, p. 6, dit qu'il
est enterré dans les Tàdla, tandis que Ibn *Asker, « Daouhal en nâchir», p. 70,
dit qu'il est dans le Tàmesna. Ben Dâoûd mourut vers 940 de l'Hég.
Digitized by
Google
122 AFFAIRE DES TROIS MARABOUTS
du reste, que Sîdi Ben Dâoûd se rencontra avec un de ses
confrères en sainteté de l'époque, Sîdi Rahhâl el Koùch qui
vint des environs de Merrûlcech, pour le voir. Dans son
voyage, Sîdi Rahhâl avait trouvé l'Oum er Rbiâ grossi par
les crues, et c'est aussi en récitant une poésie qu'il avait
obligé le fleuve à s'entr'ouvrir et à laisser un chemin com-
plètement sec par lequel passa le noble voyageur et ses
compagnons (*). C'était plus commode que la ma'dia de Bou
TAouân ou que les bachots de Mechra' ben Khallou.
Azemmoùr, nous l'avons vu, est la terre classique des
« moudjahidin » ou martyrs de la guerre sainte, qui sau-
vèrent rislâm magribin en rejetant à la mer les mécréants.
Ce ne fut pas sans une longue alternative de succès et de
revers. Un de leurs échecs les plus cruels fut l'affaire de
l'enlèvement des trois marabouts. Les Portugais avaient
évacué Azemmoùr en 1545 ; le chérif de Merrâkech hésitait
à l'occuper car les Portugais tenaient toujours Mazagan où
commandait un vaillant capitaine du temps, Louis de Lorero.
Une troupe de musulmans à la tèle desquels se trouvaient
trois marabouts célèbres de l'époque, s'offrit à occuper
Azemmoùr. (tétait d'abord Abou Mohammed Abdallah ben
Sûci, originaire des ( )ulàd bou Sbâ' et dont la zaouia existe
encore aujourd'hui près de Merràkech, au bord de l'Ouàd
Tensift, à quelque vingt kilomètres de Merràkech, sur la
route de TàmellAlt C-). C'est dans cette zaouia que se réfugia,
en 1543, le chérif Abou TAbbàs, détrôné par son frère
(1) « Mouinti* el *asinâ* », loc. cit., biographie de Sîdi Rahhâl (mort
vers 950 de THé»!;.).
(2) Ibn *Asker, « Daouhat en nàchir », p. 80; Moh. el Mehdi,
« Moumti' el 'asmâ' », cah. 10, p. 0; Ahmed l)en Khàled esSlâoui, «Kitàb
el Istiksa », III, p. 9, p. 41. Sîdi Ben Sàci mourut en 961 de THég.
Digitized by
Google
AFFAIRE DES TROIS MARABOUTS 123
Mohammed ech Cheïkh ; c'est près d'elle qu'eut lieu l'entre-
vue solennelle des deux frères^ après laquelle Abou TAbbâs
abandonna définitivement ses prétentions à l'empire et se
retiraauTafîlèlK*). Le deuxième marabout était le fameux
Abou Mohammed 'Abdallah el Koùch, qui repose aujour-
d'hui au Djebel Za'brân, près de Fez, du côté de la porte de
Bàb el Guîça C-), et dont la fille, morte aussi en odeur de
sainteté est enterrée à Merràkech, près de la Koutoubia ; il
était préposé à la cuisine d'un autre célèbre santon et les
recueils biographiques donnent à ce sujet des détails singu-
liers. Enfin, le dernier marabout était Sidi Abou 'Adallah
Mohammed Kânoùn, des Oulâd Mtà', tribu du ïlarb P).
Léon l'Africain le rencontra à Amismiz , au sud-ouest de
Merrâkech W. Ces trois marabouts s'enfermèrent dans
Azemmoûr avec leurs troupes et un grand nombre de
musulmans ; mais Louis de Lorero, dans une rapide sortie
denuitseportasur Azemmoûr, surprit la ville, la pilla et
fit prisonniers les trois marabouts. Ceux-ci durent composer
pour leur rançon qui fut fixée à vingt-deux mille ducats ; en
attendant qu'ils pussent la payer, ils durent laisser leurs
enfants en otage. Revenus à Merrâkech, a ils furent bien
receus du Roy lequel ils supplièrent leur vouloir accorder
une permission de pouvoir demander leur rançon par
(1) Voir le récit de reUe entrevue dans Dieg-o de Torrès, « Relation des
Chéri fs », trad. franc., p. 146 seq. Ben Sàci est appelé: « le Morahite
Abadala Bencesi ».
(2) Ibn *Asker, « Daouhat», p. 81 ; Mohammed el Mehdi, «Moumti* »,
cah. 12, p. 7. Ce dernier parle aussi de sa fille Zohra, qui est également
citée par Mohammed Sefîr el Oufràni, « §afoua », p. 162. Mort en 960 de
l'Hég.
(3) Moh. el Mehdi, « Moumti' », cah. 7, p. 1-2. Mort en 981 de THég^.
(4) « Léon TAfricain », in Ramusio, f^ 18, C CprMarmol, « Affrica »,
II, r» 27.
Digitized by
Google
124 SAINTS D'AZEMMOÛR
aumosne^ et leur estant octroyée la comission, ils y procé-
dèrent si dextrement, avec l'opinion qu'on avoit d'eux,
qu'ils eurent moyen de payer leur rançon et demeurer
encore riches » (*).
Un hagiographe pourrait faire un gros livre sur les saints
d'Azemmoùr ; peut-être
existe-t-il d'ailleurs des
compilations locales sur
ce pieux sujet. On nous
cite au hasard quelques
noms : Sidi Mohammed
ben 'Abdallah, sur la
roule de Mazagan ; Sîdi
ben Naeer ; Sîdi ben
Noùr ; Sîdi 1 Mekki ch
Cherkâoui.... (^). On me
cite encore, comme très
F,G. 31 - La zaouia de Tît ^.^^.j,^ .^. quoiqUC n'y
(Chche de lauteur) 7 t. i «/
ayant pas un tombeau, le
cheikh Moùlaye 'Abdallah Amrar. Je retrouverai plus tard
(1) L'affaire est racontée (rune façon assez concordante d'une part dans
le « Moumti* », cah. 12, p. 7 seq. et El Oufràni, « Nozhalel Hàdi », trad.
Hondas, p. 37 ; de l'autre, dans Mannol, « Descripcion de Affrica », II,
fol» 60, et Diego de Torres, « Relation des Chérifs », trad. fr., p. 172.
Mais Diego est le seul qui nomme les trois saints ; Marmol ne parle que de
deux marabouts, Sîdi Ben Sâci et Sîdi Kànoùn ; d'autre pari, la Nozhal et
le Moumti* ne parlent également que de deux marabouts, mais nomment
Sîdi ben Sàci et Sîdi 'Abdallah el Koûch. Castellanos, « Hist. de Marrue-
cos », p. 132, rapporte celle histoire et défigure atrocement les noms
propres, déjà pas mal altérés par Marmol et par Diego.
(2) N'ayant pas étudié spécialement Azemmoûr, je ne puis chercher à
identifier ces saints ; on m'assura toutefois, que Sîdi Ben Naçer n'avait rien
de commun avec le saint bien connu de Tàmegroût, ni Sîdi Ben Noûravec
celui qui est sur la route de Merràkech, dans les Doukkâla, près du grand
marché qui porte son nom.
Digitized by
Google
TIT 125
ce saint à Tâmesloûhl(0. Il se rattache étroitement aux Béni
Amrâr de Tît, près de Mazagan, qui ontune grosse influence
dans toute la région. Ces Béni Amrâr ont à Tît, ancienne
ville ruinée, un véritable fief. Dans l'enceinte aujourd'hui
croulante, mais dont beaucoup de bordj sont restés debout,
s'élève une mosquée assez élégante et la zaouia des mara-
bouts. Au milieu des ruines, se dressent de nombreuses
huttes ou « nouâïl », habitées presque exclusivement par
des réfugiés ; l'asile de Tît, en effet, est resté inviolé
jusqu'ici. Les Béni Amrâr en tirent vanité, car la grande
zaouia de Sâîs, leur voisine, a vu dans ces derniers temps
son asile violé par un caïd (2).
(1) Sur ce personnage, voy. le « Daouhat », p. 77 et le « Moumli* »,
cah. 8, p. 6 ; cf « l'Istiksa », III, 42. Mort en 977 de l'Hég.
(2) Entre Azeminoûr et la mer, dans les dunes, est Sîdi ou *Addou ; la
légende dit que les dunes envahissent tout, mais respectent la koubba
(Montet, « Voy. au Maroc », in « Tour du monde », 15 août 1903, p. 390).
Près de Tembouchure de TOum er Rbîâ est le tombeau de LâUa *Aïcha el
Bahariya (Th. Fischer, «Meine dritte Forschungsr. », p. 122). Meakin, «The
Land of the Moors », p. 232, dit que la principale mosquée d'Azemmoûr
est installée dans l'ancienne église portugaise dédiée au Saint-Esprit (sans
doute d'après Diego de Torrès, « Rel. Cher. », p. 23).
Digitized by
Google
FiG. 32. — Sur la route de Merrâkech : dans les palmiers nains
{Cliché de l'auteur)
CHAPITRE II
A TRAVERS LES DOUKKALA
Sommaire. — i. D'Azemmoûrà Guerrando; Shli Mohammed el ^Ay y âchi;
les piailles des Doukkâla; les marchés arabes; la vie au dovar; les chants
du travail. — 2. Le territoire des Doukkâla, les terres noires; itinéraires
divers : les vieilles villes des Doukkâla, El Mdina, Bon tAouân et son
château, la décadence du Hoûz, le Jbel Lakhdar, V agriculture des
Doukkâla. — 3. Les Doukkâla : alimeiitatioii , parui'e, vêtement; le
hâïk; les fêtes, les sports, la fauconnerie.
I. D'AzEMMOÛR A Guerrando (0.
(27 mars). La pluie embrume ce malin les maisons
d'Azemmoûr qui semble encore plus triste; tout son charme
(1) La route crAzemmoùr ou de Mazagan à Merrâkech est une des
mieux connues; elle a été parcourue par des centaines d'Européens. C'est
cette route, suivant différentes variantes, que suivirent Ali-Bey, Was-
Digitized by
Google
DEPART D'AZEMMOUR 127
s'en est allé avec les rayons du soleil, c'est maintenant
l'image de la ruine, une ville que le temps et les éléments
vont consumer pièce à pièce et où l'on imagine volontiers
une société dolente qui va mourir d'avoir volontairement
restreint son expansion et d'avoir annihilé son énergie dans
un mysticisme stérile : elle s'éteint sans bruit entre les murs
lézardés et sous les terrasses croulantes. On aurait tort
d'ailleurs de se laisser entraîner à de telles impressions sur
l'avenir de ce pays, mais on s'explique facilement que des
tableaux de ce genre aient donné naissance à la légende du
(( Maroc en train de mourir » ; cet aspect est celui de tous les
pays musulmans et le Maroc meurt ainsi depuis plus de
mille ans, ce qui pour un Etat constitue déjà une assez
longue vie.
Nous partons dans une éclaircie vers neuf heures et demie
du matin, nous dépassons rapidement les jardins de figuiers
qui entourent Azemmoûr, pendant que les muletiers prient
à haute voix : « A rebbi, a rijAl el blAd, yâ moùlaye Bou Gha1b
ouêssf4na bikheïr ou *ala kheïr », c'est-à-dire : « O mon
hingtoii el Davidson au coniinencemenl du XIX® siècle. Leurs itinéraires
sont, aujourd'hui que la roule a été relevée avec soin, dénués d'intérêt.
Parmi les descriptions les plus récentes de cette route on peut citer :
« Rapport de la mission militaire de 1882 », qui indique soigneusement les
étapes; Marcel, « Le Maroc », relation pittoresque qui se rapporte au même
voyage que le précédent (and)assade de M. Ordéga) ; Weissgerber. « Trois
mois de campagne au Maroc », dont l'auteur accompagnait le sultan, en
1897 ; Montet, « Voj^age au Maroc », chap. VIII, est d'une lecture agréable
et instructive; Meakin, « The Land of llie Moors » , chap. XXXIII, fit le
voyage à bicyclette ; il n'indique pas, du reste, combien il fit de kilomètres
à pied. Quant aux nondjreuses relations d'ordre purement pittoresque,
comme par exemple, M"'® A. de B. « Une mission à la Cour chérifienne »,
ou encore Lady (irone, « Seventy-one day's camping in Morocco », il
n'y a aucune utilité à les citer ici.
Digitized by
Google
128 SUPERSTITIONS
DieUj ô Saints du pays (*), ô Moulaye Bou Cha*îb, conduis-
nous avec le bien et pour le bien ». Mais le temps menace
toujours, alors ils prennent des flous (*-^), c'est-à-dire de la
monnaie de cuivre de peu de valeur, et les jettent sur le
chemin en recommençant leurs invocations pour éloigner la
pluie. Cette coutume est assez générale dans l'Afrique du
Nord, nous l'avons observée en Algérie et les indigènes y
ont une certaine foi. En tout cas nos hommes durent être
confirmés dans leurs croyances, car le voile des nuages se
déchira presque aussitôt comme par enchantement. Un
hasard de ce genre fait plus pour ancrer un préjugé dans
l'esprit des gens simples que cent échecs pour Tébranler;
pour comble de bonheur, nous trouvons en môme temps un
fer à cheval, ce qui dans tous les pays du monde est regardé
comme étant d'un excellent augure. Les commerçants
musulmans dans nos pays aiment en avoir un cloué quelque
pai't dans leur boutique (•^).
Nous marchons sur un plateau ondulé dont le sol est
formé d'une terre argilo-sablonneuse rougeâtre et que la
pluie a rendue encore plus rouge ; ce sol rocailleux et qui
provient de la désagrégation des dépôts pliocènes est
cependant fertile, mais la région que traverse la route n'est
(1) « Ridjâl el l)lâd », « mouâlin el blâd », ces expressions désignent
les saints patrons d'un pays dans toute l'Afrique du Nord. Cf Marçais,
« Dial. de Tlemcen », p. 216 « Dans le style des mystiques le mot « ridjâl »
est souvent employé pour dire « les hommes distingués par leur avancement
dans la vie spirituelle ». Les Turcs se servent de ce mot pour dire
« les grands de l'empire » (de Sacy, dans « Notices et Extraits », t. XII,
p. 369).
(2) Du grec ojSoAd;. Cf. Doutté. « Texte oranais », p. 26, n. 90.
(3) Cf. Robert. « l'Arabe tel qu'il est », p. 45. Cf Tylor, « Civ. prim. »,
I, p. 146.
Digitized by
Google
LES gOÛZIYA 129
pas très peuplée; à perle de vue l'asphodèle dresse ses
hampes rigides et ouvre au soleil printanier les fleurs grises
de ses grappes rameuses. Çà et làj une immense enceinte
rectangulaire formée de pierres sèches et n'ayant guère plus
d'un pied d'élévation, enferme quelques boeufs et vaches
FiG. 3.3. — Un parc à bestiaux chez les Doukkâla
(Cliché de l'auteur)
qui paissent une herbe assez rare, sans chercher à s'évader.
Sur les bords du chemin^ des sauges, des iris et la violette
arborescente étalent toutes des fleurs bleues, mais dont
chacune a sa grâce spéciale. En somme c'est un paysage
fort monotone que celui des Hoûziya, car tel est le nom que
Ton donne aux populations très mélangées du pays que
nous traversons et qui relèvent du caïd d'Azemmoùr. Çà et
là des nzâla : celles près desquelles nous passons en ce
moment sont fournies par des Serârna, qui sont une des
tribus dont le makhzen dispose pour assurer la sécurité du
pays (*).
(l) A. s. des tribus dites « makhzen », voy. chap. de MerMkech. Les
Serarna (sing. « serrîni »), sont disséminés. Le plus fort groupe habite
entre Demnàt et les Jl)îlél.
9
Digitized by
Google
130 SÎDI MOHAMMED EL 'AYYÂCHI
Une halle de trois quarts d'heure et après quelques
minutes de chemin, nous apercevons au sommet d'une
colline la double koubba du fameux Sîdi Moliammed el
FiG. 3'i. — Znouia do Sîdi Moli;inini«'d ol 'AyyAchi, vue de loin
[Clichf (h l'aulcur)
'Ayyûchi. Soit que la monotonie du trajet nous porte à
exagérer l'importance des rares points inléressants de la
route, soit que le souvenir des exploits de ce héros de
l'Islam émotionne notre Ame d'historien, soit enfin que la
vénération que lui témoignent nos compagnons musulmans
nous envaliisse par contagion, ou encore pour loutes ces
causes réunies, le sanctuaire de ce parangon des marabouts
guerriers ne laisse pas que de nous faire quelque im-
pression.
Ce fut en son temps une puissance redoutable que cet El
*Ayyachi, le « Laïasse » de rexcellent Père Dan (0. 11 fit ses
premières armes contre les chrétiens autour d'Azemmoùr
et, bien que les hagiographes célèbrent ses vertus et sa
piété, j'ose croire que c'était avant tout un homme de
guerre et un homme d'état. « Il était né pour le klia-
(1) Cf Dan, « Hist. Barb. », p. 207, 259.
Digitized by
Google
SIDI MOHAMMED EL ^\YYACHI 131
lîfat(*) », c'est-à-dire la souveraineté, dit un de ses bio-
graphes. Nommé caïd d'Azemmoûr, il voit grandir ses
triomphes au point d'inquiéter le sultan de Merràkech qui
cherche à le faire tuer : il se réfugie alors à Salé où les
Maures expulsés d'Espagne l'accueillent, ('es Andalous
étaient devenus riches et puissants; ils gouvernaient la ville
de Salé et, dans les traités qu'ils passaient avec les
puissances étrangères, c'est à peine s'ils indiquaient la
suzeraineté du Chérif de Merrâkech. ils reconnurent El
'Ayyàchi pour leur chef et s'aflFranchirent de plus en plus
de l'autorité du sultan. En 1637, le « santon el 'Ayyâchi »,
traite directement avec la Grande-Bretagne (-) : il était le
véritable souverain de Fez et son autorité s'étendait sur tout
leTâmesna, sur le flarb el jusqu'à TAza. Bientôt obligé de
lutter contre la fierté des Andalous, il se maintenait malgré
eux et ne succomba que parce que la puissante zaouia de
Dilà, qu'il avait froissée, se déclara contre lui. Encore ses
ennemis ne le renversèrent-ils que par surprise : il fut tué
en 1051 de l'Hég. (1641 de J.-C), dans une embuscade
obscure à *Am el Kseb, tribu de Lékhlout (Kholt). 11 repose
maintenant, suivant les auteurs arabes près du mausolée de
Moûlaye Bon Ghtû, le célèbre marabout des Fichtàla, dans
les Jbûla ® et la koubba que nous contemplons de loin n'est
qu'un sanctuaire qui lui est dédié, mais ne contient pas sa
dépouille mortelle W. Sa légende est peu considérable et la
plupart des faits que Ton rapporte à son sujet ont un carac-
tère historique ; à peine quelques miracles : un passage
(1) Moli. b. et-Tayjil) el Kadiri, « Nachr el mafâni », I, p. 179.
(2) Ct Levé et P. Fournel, « Traités du Maroc », p. 52.
(3) « Nachr el MaCàni », loc. cit.
(4) Ainsi raffinne Ahmod l)en Kliàlid, « Istiksa », III, p. 138.
Digitized by
Google
132 LA RÇOÛBA DE SÎDI L ^\YYÂCHI
merveilleux de l'Oum er Rbîâ au moment d'une crue, sa
tête qui, après son meurtre, récitait le Coran..., Toute sa
gloire gît dans ses hauts faits de guerre et avant d'être un
grand saint, il fut surtout, comme le nomment ses biogra-
phes, le rempart de Vlslâm^ « zerb el Islam », que les poètes
panégyristes ont chanté à l'envi (*).
Nous sommes maintenant dans le pays des Oulâd Bou-
*Azîz les douars deviennent nombreux, la terre est fertile
et bien cultivée, nous avons ici l'impression d'un pays
très peuplé, dont les habitants sont très travailleurs. A
quatre heures et quart nous campons au douar de Hammou
ben Brîka.
(28 mars). A sept heures moins un quart du matin nous
poursuivons notre route en nous dirigeant vers un petit col,
d'où les voyageurs venant de Merrakech aperçoivent pour la
première fois dans le lointain le monument de Sîdi Mo-
hammed el ^Ayyûchi : c'est la « rgoûba » du saint. Le col est
couvert de tas de pierres, dont le nombre et l'importance
sont naturellement en proportion de la notoriété du mara-
bout; il y a deux gros kerkoûr au commencement et à la fin
du col et, en outre plus de trois cents petits rjem disséminés
partout entre les pistes multiples et entrecroisées qui
composent ce qu'on appelle une route au Maroc. Il nous
faut prêter la plus grande attention pour ne pas renverser
les pyramides, souvent en mauvais équilibre, édifiées par la
foi des passants.
(1) Les sources arabes pour Tliisloire de Mohammed el *Ay}^âclii sont
indiquées dans Levé et FourneL « Traités du Maroc », pp. 33 et 52, en
note : il faut v ajouter le Nachr el Mafàni, loc. cit., et surtout El Oufrâni,
« §afoua », p. 87 seq.
Digitized by
Google
PRESAGES TIRES DES CORBEAUX 133
Le pays est de plus en plus riche, fertile et cultivé par
une population fort dense; tout le long du chemin les
marabouts sont nombreux, leurs koubba blanches étin-
cellent au loin dans la campagne : la plupart ont dans leur
enceinte un petit bois de jujubiers arborescents. La route se
déroule monotone, mais gaie quand môme des rayons d'un
soleil printanier; les corbeaux croassant et s'abattant en
bandes sur les charognes qui jalonnent la route, ne par-
viennent pas à assombrir le tableau : les grandes routes
marocaines sont en eflFet parsemées des cadavres des bêtes
de somme mortes de fatigue, que personne ne songe à
enterrer ni môme à écarter du chemin. Comme dans toute
l'Afrique du Nord, les Marocains tirent des présages de la
rencontre des corbeaux. Si en partant pour un voyage on
fait la rencontre d'un nombre pair de corbeaux, c'est un bon
présage, mais si ce nombre est impair, c'est de mauvais
augure. Le meilleur est de voir une femelle suivie de son
mâle. L'Algérien, et vraisemblablement aussi les Marocains,
disent : a lia sbaht*ala msâoûd tfiba* msâoûda oumâ rbahtchi,
ahsebni men oùlAd cl harâm », c'est-à-dire : « Si après avoir
rencontré le matin une femelle de corbeau sui^âe d'un mâle,
tu ne réussis pas les affaires, tu peux dire que je suis un fils
du péché! » Le corbeau, oiseau qui mange indistinctement
de toutes les viandes doit certainement s'approprier ainsi
toutes sortes de qualités provenant de ceux dont il dévore
la chair et parmi ces qualités doit être la faculté de prédire
l'avenir. C'est là vraisemblablement la raison qui fait que le
corbeau ainsi que d'autres oiseaux carnivores, a toujours été
considéré comme un oiseau de présage (^). Mais sa couleur
(1) Telle est Topinion de Bouché-Leclercq. « Divination dans l'anti-
quité », I, pp. 129-130.
Digitized by
Google
134 LE « LBEN »
noire autant que son alimentation répugnante sont cause qu'il
est le plus souvent de mauvais augure. Et c'est pour cela qu'on
évite son nom dans la conversation : le proverbe que nous
venons de citer au lieu de mot « rorAb )> qui signifie propre-
ment corbeau, emploie le mot « msâoùd >>, qui veut dire
fortuné. A ce propos, remarquons que le mot employé en
arabe vulgaire pour dire mauvais augure est a tira y>^ de
« tîr », oheau : c'est ainsi qu'en grec le mot opviçen était
venu à signifier à la fin oiseau etjnrsage (*).
Nous rencontrons une troupe de satimbanques espagnols
qui revient de Merrakech où elle amusa le sultan pendant
plusieurs mois par ses acrobaties : hommes, femmes,
enfants, le tout dans le dépenaillement habituel des gitanes,
chevauchent doucement à leur aise, indifférents et comme
supérieurs atout ce qui les entoure : c'est de l'Espagne et
pourtant cela ressemble à de l'Islam et ça ne parait pas
déplacé ici. Une fillette indigène qui sort d'une tente située
près de la route s'approche pour nous offrir du lait dans une
écuelle de bois. Il est bien, quand on passe le matin avec du
lait près d'un musulman, de lui en offrir : le lait, par sa
blancheur et sa douceur, est d'un excellent augure pour
toute la journée. Il s'agit ici de « Iben », ou lait aigre, qui
est très employé dans toute l'iVfrique du Nord comme
boisson rafraîchissante © : ceux-là seuls qui, par une chaude
journée d'été, au cours d'une étape' fatigante, ont pu
(1) Sur le présage tiré des corbeaux, voy. Ed Damîrî, « yaiài el
haiaouân », p. 144, iu f. On trouvera dans le même article de nombreux
hadtt et des légendes sur le corbeau, dont il serait hors de propos de donner
ici même un simple aperçu.
(2) Cf. Delphin, « Textes », p. 203 et 215; Meakin. « The Moors », p. 95 ;
Urquhart, « Pillars of Hercules », II, p. 168, avec réserves sur les disserta-
tions de cet auteur touchant le lait et le beurre.
Digitized by
Google
MENDICITÉ 135
goûter la jouissance de boire un peu de lait aigre dans une
écuelle d'une propreté douteuse, en passant prèsd'undouar,
ceux-là seuls, dis-je, peuvent apprécier à son véritable prix
cette boisson délicieuse. L'été, les indigènes en abusent
et comme il est souvent un peu fermenté, cela les
surexcite, au point que le nombre des rixes augmente,
ainsi que les fonctionnaires chargés de leur administration
le constatent. « Aussi, dit un de ceux-ci, les indigènes à ce
moment de Tannée se pardonnent-ils volontiers les horions
reçus ou donnés en disant « da'ouat ellben », c'est affiûre
de c( Iben », pour dire « cela ne tire pas à conséquence (*) ».
('omme ce lait est de bon augure, on ne manque pas de
Toffrirà Thôteou au passant à chaque occasion et il serait
malséant de refuser d'en boire : les grands personnages, les
marabouts se contentent souvent de tremper leur doigt
dedans, lui communiquant ainsi toute la sainteté de leurs
personnes sacrées (2). Mais en ce qui nous concerne, nous
devons nous enlever toute illusion : ce n'est pas pour me
souhaiter un bon voyage que Ton m'offre la coupe en
premier; la cupidité seule et l'esprit d'une généreuse
a fabor » poussent cette enfant à offrir le lait à un mécréant et
j'aperçois derrière elle une vieille qui évidemment surveille
la recette. Cette manière de mendicité, encouragée par des
voyageurs trop généreux et qui ne se rendent pas compte
que leurs libéralités n'atténuent en rien le mépris qu'on
a d'eux, se renouvellera tout le long de la route et
deviendra par moments une véritable persécution. Je fais
(1) Sicard. « Takitoiint ».
(2) Ainsi fait le sultan du Maroc, Weissgerber. « Trois mois de
campagne au Maroc », p. 153. Cette pratique le préserve en outre du
danger d'êlre empoisonné en goûtant de ces l)reuvages offerts par des
inconnus.
Digitized by
Google
136 LA PHOTOGRVPHIE AU MAROC
présenter réeuelle à mon compagnon musulman et pendant
ce temps je cherche à prendre un instantané de la jeune
FiG. 35. — Jeune doukkâliya offrant du lait
{Cliché de routeur)
doukkâliya ; elle est vraiment charmante par le naturel de
son attitude^ et les haillons dont elle est couverte n'empê-
chent point l'aisance de ses gestes et n'en déparent pas la
grâce innée : dès que nous avons tourné le dos elle se bat
comme une petite sauvage avec la vieille pour partager la
menue monnaie qu'on lui a donnée.
La petite doukkâliya no s'est pas aperçue que je la photo-
graphiais ; mais Tamateur de photographie en ce pays-ci est
loin d'être toujours aussi heureux. Les kodaks anglais se
sont tellement donné carrière à Merrâkech et dans les villes
de la côte où les paquebots de la Compagnie Forwood
déversent périodiquement des fournées de touristes à voile
vert, que la plupart des Marocains connaissent aujourd'hui
Digitized by
Google
LA PEUR DES IMAGES 137
l'appareil photographique et en ont une peur bleue. En
nombre d'endroits on s'attirerait des désagréments en opérant
avec trop peu de discrétion ; beaucoup de gens se couvrent
la lêtCj ou se retournent lorsqu'ils voient l'objectif braqué
sur eux ; j'ai vu des femmes et des enfimts qui se sauvaient
en poussant des cris. On sait que la défense des images
chez les musulmans est une prescription rigoureusement
obsen'-ée ; mais ce n'est pas à notre avis la seule crainte
d'enfreindre une disposition canonique qui peut à elle seule
expliquer l'horreur des images que Ton constate cliez les
Marocains, et en général chez les musulmans. Pour ces
peuples, comme pour tous les primitifs, le dessin et, à un
degré encore plus élevé la statue^ ont un caractère magique.
Le sauvage croit fermement que l'ombre, que l'image formée
dansTeauou dans un miroir, que les peintures et les statues
sont une sorte de double de l'ûme sinon Tàme elle-même et
que le sort de celle-ci est indissolublement lié à celui de ce
double. Aussi craint-on que le possesseur du double ne se livre
à des pratiques d'envoûtement ou que ce double ne se perde
tout simplement d'une façon ou d'une autre, ou qu'enfin le
double ainsi obtenu par l'art n'entraîne avec lui l'âme
hors du corps. De là, la terreur de la photographie, qui est
loin d'être spéciale aux musulmans : pour ne pas sortir du
Maroc, on peut observer là-bas que les israélites, qui y sont
encore dans un état de civilisation presque barbare, ont la
même peur du dessin et des statues que les musulmans. J'ai
entendu dire au Maroc par des Européens que les israélites
imitaient en cela les musulmans, mais cette raison me
semble dénuée de tout fondement. D'ailleurs la crainte de
l'image a été retrouvée par les voyageurs et les ethnogra-
phes chez tous les peuples de la terre et quiconque a tant soit
peu étudié les croyances des primitifs ne mettra, pas un
Digitized by
Google
138 LA DÉFENSE DES IMAGES
instant en doute que la défense des reproductions d'êtres
animes cliez les musulmans n'est que l'islamisation de
l'ancienne peur de l'image éprouvée par le sauvage W. Les
observations que nous avons présentées plus haut sur la haine
de l'infidèle et la crainte de l'étranger pourront avoir préparé
le lecteur à admettre de telles évolutions dans les croyances
et il nous paraît d'autant plus à propos de rappeler ces
obseiTations que, dans le cas qui nous occupe la peur de
l'étranger et la peur de l'image se combinent parfaitement
sous la forme de la haine du mécréant et de l'horreur musul-
mane des représentations : le naïf cockney anglais qui,
fraîchement débarqué au Maroc, braque avec curiosité son
appareil sur les Marocains, est à la fois pour eux un étranger
qui veut les ensorceler, un infidèle idolâtre qui a la
prétention sacrilège de reproduire ce que Dieu a créé et un
espion qui prépare la conquête du pays. A fortiori^ le
voyageur qui, dans l'intérieur, avec un assortiment jugé
bizarre d'instruments et de livres, cherche à se renseigner
et prend des vues un peu partout est-il encore plus suspect.
A travers les tiges grêles des asphodèles et les tiges mas-
sives des férules, la route continue à dérouler ses mille et un
sentiers qui se croisent et découpent un réseau plus clair
sur le tapis vert du sol émaillé de fleurs. Les tentes des
douars de plus en plus nombreux se détachent sur le flanc
vert des coteaux au sommet desquels brillent des coupoles
(1) Ce point de vue a été fort bien indiqué par Chauvin. « Défense des
images ». On sera pleinement convaincu de la solidité de cette thèse après
avoir pris connaissance des chapitres de Frazer, relatifs à l'envoûtement, à
l'ombre, aux portraits. Frazer. « (îolden Bougli », I, p. 10, 287 seq., 290 ;
« trad. franc. », p. 5 seq., 220 seq., 227; on y trouvera de nombreuses
références auxquelles il convient que nous ajoutions celle du mémoire de
Sébillot. « Les portraits, les statues » dans « Rev. trad. pop. », I, 349
et II, p. 16.
Digitized by
Google
AISANCE DES TOPULATIONS 139
blanches, les champs sont pleins de monde, laboureurs,
bergers poussant leurs moutons, paires conduisant des
troupeaux de bœufs. Toute cetle campagne donne une
FiG. 36. — En route à travers les asphodèles
(Cliché de l'auteur)
impression de fécondité et d'aisance. Dans tous ces pays,
malgré l'oppression de ses caïds et du makhzen, l'indigène
est certainement plus riche que la moyenne de nos Algériens
du Tell. Si contestable que paraisse cetle assertion, il
y en a cependant pour celui qui obseiTe des preuves
indéniables. Ce n'est pas dans les lamentations perpétuelles
que les indigènes adressent à tout Européen, qu'il faut
chercher des éléments d'opinion à cet égard : ces plaintes
indiquent seulement que leurs auteurs ne se trouvent pas
heureux et en cela ils sont un peu comme toute l'humanité.
Nous ne prétendons pas dire que les populations que nous
traversons sont plus heureuses que celles du Tell algérien :
c'est là une question psychologique dans laquelle nous nous
garderions bien d'entrer, mais nous avançons qu'elles sont
Digitized by
Google
140 LE MIRAGE
plus richeSj ce dont il y a des critères matériels évidents :
les familles mangent plus souvent de la viande, au moins
une ou deux fois par semaine, les individus sont en
moyenne mieux vôtus ; les tentes neuves et belles sont plus
fréquentes et les vieilles tentes rapiécées sont plus rares que
dans nos douars algériens. . . .
Vers dix heures quarante-cinq on aperçoit à l'horizon le
profilbrumeux du Jbel Fetnûça et du Jbel Lakhdar qui lui fait
suite. Quelques instants après nous montons un talus d'une
vingtaine de mètres et aussitôt commence un plateau
absolument horizontal et d'une fertilité exceptionnelle. Il y
règne une activité agricole comparable à celle de nos
grandes plaines cultivées de France. Malgré l'époque peu
avancée de l'année le soleil est très dur, l'air surchauffé
s'élève en stries ténues au-dessus des blés verts : devant
moi sont des bosquets, de l'eau, un grand rdîr vers lequel
un troupeau de bœufs se dirige pour s'abreuver; je presse
ma monture pour y arriver, mais il n'y a plus rien que la
plaine à perte de vue et les b(eufs qui cheminent lourde-
ment : c'était un mirage et l'endroit est connu des voyageurs
pour être continuellement à l'époque des chaleurs, le théâtre
de ces singulières illusions W.
De midi et quart à une heure et dix minutes nous faisons
une halte à l'endroit dit El Mêtfî, c'est-à-dire la citerne (2) ;
là se trouve en effet une fort belle citerne qui donne une
(1) Marcel. « Le Maroc », p. 76, décrit longuement les phénomènes de
mirage dont il fut témoin sur la même route, mais un peu plus loin.
(2) Les citernes au Maroc s'appellent « mêtfiya », pi. « mtâfi ». L'ortho-
graphe « medfia », donnée par de Foucauld. « Reconnaissance », p. 177,
est incorrecte, ou est une prononciation locale. Cet auteur donne quelques
renseignements sur ces citernes, particulièrement bien soignées chez les
Qâha et il en reproduit un petit croquis, en coupe et élévation.
Digitized by
Google
LE MARCHÉ DE SÎDI BEN NOCr 141
grande importance à ce point de la roule ; et nous reprenons
la marche sur le plateau où errent maintenant d'immenses
troupeaux : le sol du chemin est devenu sablonneux,
l'herbe rare et la flore pauvre, la terre est couverte de petites
marguerites jaunes et blanches qui forment à perte de vue
un parterre éblouissant.
Enfin, vers trois heures, nous voici au marché de Sidi
Ben Noùr qui se tient tous les mardis et qui est le centre de
transactions commerciales le plus important entre Mazagan
et Merrâkech. Les marchés marocains se tiennent habituel-
lement à partir de midi jusqu'à la fin du jour, au rebours des
marchés algériens qui, commençant aux premières heures
de la journée, battent leur plein de huit à dix et sont termi-
nés à midi. Mais d'une façon générale les Marocains des
pays que nous traversons dorment plus et se lèvent plus tard
que les Algériens. D'autre part, il semble que le Marocain
met un peu moins d'assiduité à fréquenter régulièrement les
marchés que l'Algérien. En certaines régions de l'Algérie,
l'opinion publique juge défavorablement celui qui ne se rend
pas au marché et reste dans son douâr : ilnous a semblé que cette
manière de voir était moins accentuée dans le IJoùz ; on sait
que certains kânoûn de la grande Kabylie prononçaient des
amendes contre ceux qui sous le prétexte qu'ils n'avaient
rien à vendre ni à acheter s'abstenaient de prendre part au
marché (^) : quelque chose d'analogue doit exister chez les
populations berbères du Maroc.
Les Marocains, au moins ceux dont nous traversons le
pays, déjeûnent au marché, ce qui, chez les Algériens, serait
considéré comme scandaleux. C'est en effet une croyance
très répandue en Algérie, et môme au Maroc, qu'il est hon-
(1) Cf Robin, « Felna Meriem », in « Rev. Afr. », XVIII, n» 105, mai-
juin 1874, p. 163.
Digitized by
Google
142 dkfi^:nsk de manger en public
teux de manger en public. (Jn retrouve des traces de croyan-
ces analogues dans nos campagnes françaises, et chez un
grand nombre de peuples. Nous avons encore affaire ici une
fois de plus à une habitude de primitifs, et c'est encore
Tethnographie des sauvages qui nous en donne l'explication.
L'âme, croit le primitif, peut s'échapper du corps par une
de ses ouvertures, et en particulier par la bouche, surtout si
un ennemi cherche à l'attirer par ses maléfices ; d'autre part,
des influences mauvaises peuvent l'atteindre en passant par
la bouche. La plupart des pratiques qui accompagnent Téter-
nuement et le bâillement, l'usage du voile dans un grand
nombre de cas, se rapportent sans doute à cette croyance (*).
En particulier, les peuples primitifs estiment que le manger
et le boire sont des actes particulièrement dangereux, parce
qu'en ce moment-là l'ûme est particulièrement exposée.
Aussi se cache-t-on et prend-on différentes précautions pour
manger. L'usage de ne manger que dans sa maison et en
dehors de tout regard étranger a failli être consacré par
rislâm orthodoxe ; il existe en effet un hadît qui dit : a Celui
qui mange pendant que deux yeux le regardent, ne mange
pas autre chose que du poison », et un autre, encore plus
précis dans le sens qui nous occupe : « Manger au marché
est une action ignoble». Toutefois, à notre connaissance.
(1) Voj. de nom])reuses et curieuses preuves dans Frazer, « Golden
Bough », I, 251 seq., 309 seq., Irad. fr., I, p. 186 seq., 240 seq. L'auteur
sig-nale les survivances de cette conception qui sont restées dans difTérentes
lant^ues ; notons en français l'expression : « avoir la mort sur les lèvres »
et rappelons le vers de Phèdre, III, 1 :
Et mon âme déjà sur mes lè\Tes errantes.
Cpr un passage significatif de Don Quichotte, IP part., chap. XXXV.
Digitized by
Google
LE MOUTON CUIT AU FOUR 143
ces liadît n'ont été reçus dans aucun des grands recueils de
traditions qui font autorité (*).
Nous pouvons^ du reste, noter ici que le Marocain a en
moyenne beaucoup moins de réserve, de tenue, de pudeur
que l'Algérien : il donne librement sur lui-même des détails
tout à fait intimes, reconnaît facilement être atteint de
maladies honteuses et avoue aisément de petites indisposi-
tions comme la constipation, par exemple, que les Algériens
mourraient plutôt que d'avouer. Dans les villes, le manque
de pudeur se manifeste surtout dans les hammftm, à ce point
que les Algériens et les Tunisiens do passage au Maroc ont
honte de fréquenter ces établissements.
L'habitude étant de manger sur le marché, on y vend
beaucoup de viande toute prête et on y festoie beaucoup.
C'est surtout la viande de mouton qui est consommée, mais
le célèbre méchoui algérien, ou mouton à la broche rôti en
entier, est à peu près inconnu ici; on y mange surtout le
mouton cuit au four. Des fours spéciaux en pierre sont cons-
truits sur le marché : ils sont en forme de dôme avec une
ouverture en bas et une autre au sommet ; on les chauffe
violemment pendant toute la matinée, puis, le feu étant
éteint, on introduit par le sommet et on suspend dans le four
plusieurs moutons, parfois jusqu'à dix ou douze si le four est
assez grand ; on bouche ensuite rapidement, avec de la terre
mouillée et de la broussaille, les deux ouvertures et on
laisse ainsi la viande pendant un délai dont la durée doit être
savamment calculée pour que celle-ci soit à point. Vers midi
(1) Ces deux badit sont cités dans Moliararaed ben Cheneb, « Pédagogie
musulmane», in « Rev. Afr. », XLI, n^^ 225-226, 2« et 3« trim, 1897,
p. 275. Cet érudit nous signale que le deuxième de ces liadit est cité dans
Soyoûti, « El Djâmi' es serîr », I, p. 106 et dans ElManaoui, « Kounoûz
el Hakâïk », p. 42.
Digitized by
Google
144 LK MARCHÉ DANS LA SOCIÉTÉ MAROCAINE
les fours sont ouverts par le sommet^ la viande retirée est
débitée de suite toute chaude : cette viande cuite ainsi est
vraiment délicieuse et si on nous reconnaissait le droit
d'émettre un avis gastronomique nous n'hésiterions pas à la
placer bien au-dessus de notre méchoui. W
Lemarchéj dans la vie arabe, est un élément de la plus
haute importance ; on peut dire que l'histoire de la tribu se
déroule presque toute entière sur son marché. Il est, pour
les indigènes, le seul lieu de réunion : non seulement c'est
là que, par la vente de leurs produits, ils pourvoient à leur
subsistance quotidienne, mais c'est encore là qu'ils échangent
leurs idées, apprennent les nouvelles politiques, reçoivent
les communications de l'autorité, concertent leur attitude
vis-à-vis d'elle, décident de la paix ou de la guerre : là encore
s'ourdissent toutes les intrigues , se plaident toutes les
affaires, là se prennent toutes les résolutions généreuses et
là se complotent tous les crimes. Le marché est la plus
grande et presque la seule distraction de l'indigène : son
retour hebdomadaire est attendu avec impatience et ce jour-
là il ne reste plus quelquefois au douar que des femmes et
des enfants ; c'est le jour béni des coureurs d'aven-
tures galantes. Il suffît délire l'histoire de l'Algérie pour
voir que la plupart des révoltes ont commencé sur les mar-
chés, aussi leur surveillance étroite a-t-elle toujours été une
des principales conditions de notre sécurité en Algérie. On
peut dire qu'une bonne et intelligente surveillance des mar-
(1) Au temps de Léon, on faisait déjà cuire ainsi les moutons à l'élouffée :
Ramusio, I, fol. 37 D. Cf Weissgerber, «Trois mois de campagne au
Maroc », p. 49. La bibliographie du « méchoui » algérien, tant de fois
décrit, serait fastidieuse. Voy. Gaudefroy-Demombynes, in « Rev. de
Lingu. », 15 avril 1903, p. 174 seq. Les arabes algériens disent plutôt
« mechoua » ou « chéjy » que « méchoui ». Les marocains disent « choua ».
Digitized by
Google
SURVKILLANCK DKS MARCHÉS 145
elles est plus efficace que toute autre mesure pour maintenir
le calme et réprimer la criminalité dans un pays arabe.
Tous les gouvernements de ce pays ont compris la néces-
sitéde s'assurer des marchés; au Maroc Tautorilés'y fiiit sentir
de deux façons, par la perception des droits ou « meks >> au
profit du gouvernement et par la présence d'un délégué de
la force publique. Les droits sont perçus par un fermier, la
force publique est représentée par un clieïkh, par des mem-
bres de la djemtVa , plus efficacement encore par des
mkliclznis du câïd de la tribu, quelquefois parle cûïd lui-
môme. Dans les contrées insoumises du Maroc, les tribus
sur le territoire desquelles se trouve un marché, tiennent
à honneur d'en assurer la sécurité. Dans la région si désolée
du Sahara marocain où les brigandages rendent les tran-
sactions commerciales difficiles, trois grands marchés, de
véritables foires, qui durent assez longtemps, se tiennent
dans les Ait loûça, à Mrimîma et dans le Tûzerouâlt. L'ordre
ne cesse d'y régner et les caravanes peuvent s'y rendre en
sécurité: si l'une d'elles est pillée, on saisit, sur le marché,
les gens de la tribu pillarde et on leur fait payer le dommage
causé (0. Dans la grande Kabylie, jadis, la police des mar-
chés était confiée non à l'autorité locale, mais à des person-
nages importants, sortes de « custodes nundinarum » qui
avaient seuls la haute autorité et portaient le nom de « chefs
du marché » (-). La suppression ou simplement ledéplace-
(1) La foire du Tazerouàll a lieu en mars de l'année solaire ; celle des
Aït loûça au Moûloûd et celle de Mrimîma en Redjel) de Tannée musul-
mane; cf (leFoucauld, «Reconnaissance », p. 168-169. Léon, dansRamusio,
I, fol" 22, B, donne sur une foire de son époque des délails intéressants.
Cf id., p. 14, B; Bekri, trad. de Slane, p. 1356.
(2) Hanoteau et Lelourneux, « Kabylie », II, p. 80.
10
Digitized by
Google
146 VILLE ET MARCHÉ
ment d'un marché apparaîtra, après ce que nous venons de
dire, comme une mesure de haute police qui, dans les épo-
ques troublées, peut être efficace : appliquée à temps, elle
peut prévenir une insurrection. Les caïds marocains ne se
sont pas fait faute de l'appliquer et en ont même abusé : rien
n'est plus défavorable en effet au commerce et à la prospérité
d'une région qu'une telle mesure. Par la nature même des
transactions qui s'établissent, un marché doit avoir un
emplacement immuable pour devenir florissant. Il peut à la
longue, s'il est bien situé, si les circonstances politiques
favorisent son développement, devenir le noyau d'une
agglomération urbaine.
Des historiens du moyen-âge européen ont pu écrire que
« la cité est un marché permanent » W. Nous ne saurions,
même en ce qui concerne le Maroc, nous prononcer sur
cette théorie ; elle pourrait bien cependant renfermer une
grande part de vérité et expliquer en partie l'origine de
beaucoup de cités marocaines, à commencer par Merrâkech ;
certaines villes aujourd'hui ruinées, comme El Mdîna, dans
les Doukkàla, servent encore d'emplacement à un marché.
Notre droit commercial est sorti presque en entier du droit
des marchés du moyen-âge. Mais ici la comparaison avec le
Maroc et les pays musulmans ne saurait se poursuivre : il n'y
a guère chez les musulmans de droit commercial comme tel,
autrement dit le droit musulman ne connaît pas de législa-
tion spéciale aux marchands (^). C'est le droit commun qui
leur est appliqué, séance tenante du reste, par un cadi ou un
'adel qui tient audience foraine sur le marché ; par là, les
(1) Par exemple, Solim, « Enlsl. d. deutsch. Slâdtw. », p. 23, p. 25,
pour n'en citer qu'un.
(2) Cf Van der Lith, « Yecchie leggi commerciali », p. 7.
Digitized by
Google
PANIQUES SUR LES MARCHES 147
musulmans ignorent entre eux ces inextricables conflits de
législation qui entravaient le commerce au moyen-ûge et
qui ont amené l'élaboration de notre droit commei'cial et le
développement d'institutions juridiques ou administratives
particulières. Un tel conflit ne s'est produit que sur les côtes
entre musulmans et européens et il a été l'origine des capitu-
lations et du droit consulaire spécial à ce qu'on appelait jadis
les pays barbaresques.
Je ne referai pas après tant d'autres la peinture pittores-
que d'un marché arabe W ; pour en donner une description
scientifique, il faudrait une étude attenlive que je n'ai pas
faite. Mais cette étude pourrait être une bien belle illustra-
lion des thèses brillantes qui ont été soutenues dans ces
dernières années sur la psychologie des foules et l'entraî-
nement grégaire. Il y a là une occasion d'étudier facile-
ment une foule d'un caractère primitif : sans doute on
trouverait qu'elle ne diffère pas beaucoup d'une foule de
civilisés. Il nous semble pourtant qu'on trouverait que sa
mobilité, sonimpressionnabilité, sa suggestibilitésont encore
plus exagérées que chez nos foules européennes. Au Maroc,
comme en Algérie, les marchés arabes sont sujets à ces
singulières bagarres qu'en Algérie on appelle «nefra^a».
On sait qu'on désigne ainsi des paniques naissant subitement
(1) \oy. dans Marcet, « Le Maroc », p. 58, une description piUoresque
du marché de Sîdi ben Noûr ; autre description pittoresque d'un marché
marocain dans Meakin, « The Moors », cliap. I et p. 171 ; législation des
marchés kab^^lesdans Hanoteau et Lelourneux, << Kahylie », II, chap. XX;
Trumelet, « Boufarik », est en somme l'histoire d'un célèbre marché ; voy.
spécial, chap. XIX ; Richard, « Mystères du peuple arabe », n'est égale-
ment que la description d'un marché arabe, avec intercalât ion de longs
épisodes; sous sa forme humoristique et en dépit de quelques exagérations,
ce livre offre une peinture saisissante des mœurs indigènes.
Digitized by
Google
148 LES CHANTEUSES CHEZ LES DOUKKALA
d'un incident minime et qu'on n'arrive souvent jamais à
connaître dans la suite : le bruit se répand comme une
traînée de poudre qu'on pille le marché ; à la simple audition
de cette nouvelle^ quelques marchands se mettent à fermer
boutique précipitamment sans ordre et en bouleversant leurs
marchandises. Aussitôt le tumulte s'étend ^ les honnêtes
gens se sauvent et tous les mauvais sujets, comme il y en a
toujours en grand nombre sur un marché, se mettent à
piller effectivement au milieu du désordre, bien qu'ils ne
fussent pas venus dans cette intention. Le marché se termine
ainsi dans un sauve-qui-peut général dont profitent seuls les
gens de mauvais aloi. Il y a évidemment des nefra'a orga-
nisés intentionnellement mais il est fréquent de les voir
se produire d'une façon pour ainsi dire spontanée et il est
rare que l'autorité arrive à enrayer rapidement le désordre.
Au Maroc la nefra*a s'appelle « kesra » : on dit : « Es souk
enkecer )), mot à mot : « le marché s'est rompu »
c'est-à-dire il y a eu une panique, une nefra^a qui a rompu
le marché.
Le marché de Sidi Ben Noûr est chaque semaine le ren-
dez-vous de tous les chanteurs et surtout des chanteuses de
la région : c'est là que de très loin on vient les engager pour
une fêle, un mariage, une circoncision, etc. Ces chanteuses
sont répandues dans tous les Doukkâla et jusque dans les
Chiadma, il y en a aussi dans les Châouia. Elles habitent au
milieu de leur famille qui vit du produit de leur art et de
leur débauche. Elles ont d'habitude des frères ou des parents
qui leur serv-ent de soutiens, qui les suivent dans leurs
tournées et les accompagnent toujours pour les défendre au
besoin; ils vivent du reste en bonne intelligence avec les
nombreux amis de l'arliste et savent ne pas se rendre
importuns au visiteur. Ces uKeurs sont admises par l'opinion
Digitized by
Google
HOSPITALITE 149
publique et les chanteuses n'en sont pas moins considérées.
Elles mèneraient une vie, en somme, plutôt agréable, si
elles n'étaient pas exploitées et rançonnées de toute façon
par les caïds qui leur arrachent, en les menaçant conti-
nuellement, la plus grosse partie de leurs bénéfices.
L'opinion publique aurait d'autant moins le droit, chez
les Doukkâla de se montrer sévère au sujet de la vie privée
des chanteuses, que d'une ftiçon générale les doukkAliyût
sont loin d'être un modèle sous ce rapport : la coquetterie, il
faut môme dire l'effronterie des femmes, frappe les voya-
geurs les moins prévenus ; elles adressent la parole aux
hommes en plein champ, tiennent avec eux les propos les
plus cavaliers au tour des puits, ne se gênent pas pour les
appeler de loin et leur faire des propositions. La prostitution
dans les ménages est générale et les maris complaisants sont
légion ; la répudiation pour cause d'adultère est rare, et
quant au meurtre de la femme infidèle par le mari, il est à
peu près inconnu. La coutume répandue en Algérie, dans
quelques régions, d'inviter l'hôte à passer la nuit avec une
fille de la maison, existe dans beaucoup de tribus des
Doukkâla et chez presque tous les Châouia (^). Exactement
comme dans certaines tribus de notre Kabylie (-), on demande
à celui qui se présente comme hôte, s'il est : « deïf el jmiVa »,
(1) Voy. une allusion à ces mœurs des Ghdouia dans El Oufràni,
« Nozhet el Çàdî », Irad. Houdas, p. 412.
(2) Sur ces usages des Kabyles, aujourd'hui en voie de complète dispa-
rition, voy. le brillant récit de Masqueray, « Souvenirs et visions d'Afrique»,
p. 268 ; d'autres tribus sont connues des Algériens pour avoir eu les
mêmes usages, par ex. : les Iloûla Oumalou. Cf les « Igoundajen » dans
Mouliéras, « Légendes kabyles », II, p. 150, 3® 1. d'en b. Comparez Bekri,
trad. de Slane, p. 233-234 ; Idrîci, « Afr. sept. », irad. Dozy et de Goeje,
p. 110.
Digitized by
Google
150 HOSPITALITE
OU bien : « doïf el kheïma », c'est-à-dire : ce hôte de la commu-
naulé )) ou « hôte de la tente » ; dans le premier cas, on le
mène dans une tente commune, qui se trouve dans chaque
douar, où on lui porte des vivres et où il passe la nuit sans
avoir d'obligations à personne. Dans le second cas, un habi-
tant du douar le mène dans sa tente où on le fait manger et
où on l'entoure de soins ; enfin, on lui donne à choisir parmi
les filles de la famille, mais non parmi les femmes mariées,
celle qui partagera sa nuit. Au lendemain, un petit cadeau
est obligatoire, quelque chose comme une ou deux pesetas.
Les caïds qui connaissent celle coutume imposent beaucoup
plus les tentes où il y a de jolies filles, que celles où il
n'y en a pas. Les veuves, à tous ces égards, se conduisent
comme les filles, on pense bien qu'elles ne sont pas moins
légères.
Nous quittons Sîdi Ben Noûr et son marabout à toit carré
FiG. .'Î7. — Marabout de Sîdi Ben Noùr
{Cliché de l'auteur)
recouvert de tuiles vertes ; le Jbel Lakhdar commence à être
plus visible, mais nous n'y arriverons pas ce soir comme
Digitized by
Google
INSTRUCTION MUSULMANTi: 151
nous l'espérionsj car, à 4 h. 10, nous sommes seulement à la
maison de l'ex-caïd El Hâjj ben 'Abdallah et la montagne, à
Tallure peu rapide de notre caravane, est encore à deux
heures et demie de marche. L'aspect du pays a changé
complètement : nous foulons aux pieds un fin gravier que
tapissent toujours les marguerites et que jalonnent les
férules, mais autour de nous ne sont plus les fertiles mois-
sons de tantôt ; c'est maintenant un pays d'élevage et même
de grand élevage.
Nous passons près d'un dcher où il y a une école ; on
entend d'ici la récitation nasillarde et monotone des écoliers
qui épellent des versets du Coran. U y a tantôt cinq cents
ans qu'Ibn Khaldoùn décrivait déjà la manière dont l'ensei-
gnement est entendu au Magrib (en cela il entendait opposer
le Magrib à l'Ifrîkiya) et il faisait remarquer que l'ins-
truction au Maroc consiste avant tout à savoir le Coran par
coeur (^), sauf d'ailleurs, à n'en pas comprendre le sens.
L'écolier marocain qui, au bout de pas mal d'années, est
arrivé, à force de coups de férule, à se loger dans la mémoire,
les six mille deux cents versets du (^oran, prend le titre
envié de fkîh (2), qu'il ne mérite guère, puisque ce mot
signifie en réalité « jurisconsulte ». Si à la connaissance du
Coran, il joint celle d'un traité didactique grammatical élé-
mentaire, s'il a tant soit peu ânonné l'abrégé du droit de
Khelîl, s'il sait par cœur quelque panégyrique poétique
du prophète, comme la « Borda » ou la « Hamziya » du
cheikh el Boiicîri, c'est un véritable savant, un « *âlem)).
Mais, en tout cela, le vrai savoir joue peu de rôle; l'ensei-
(1) Ibn Khaldoùn, « Prolégomènes », Irad. de Slane, III, p. 286-288.
(2) Sur « tâleb », « fkîh », « 'âlem », voy. Fischer, « Marokk. Sprichw. »,
p. 4, n. 3. Cf Mouliéras, « Maroc inconnu », I, p. 174.
Digitized by
Google
152 MENDICITK SCOLAIRE
gnemenl musulman est actuellement confiné dans un
lamentable psiltacisme ; Ibn Khaldoùn disait déjà que les
Magribins pensaient que pour savoir il suffisait « de se char-
ger la mémoire )> W. Savoir par cieur est tout ; Torientaliste
européen le plus éminent passera au Maroc pour une nullité
parce qu'il ne sait rien de mémoire. Dans l'arabe courant,
(( 'ûkel » veut dire aussi bien a doué de mémoire » que
(c intelligent ». Aussi le professeur le plus renommé est celui
qui n'a besoin ni d'un livre ni de ses notes (-) ; pour avoir de
la mémoire, s'il en manque, l'écolier recourra à tous les
procédés, aux drogues, aux talismans ; c'est dans ce but,
que, dans certaines régions, ils ingurgitent des quantités
souvent considérables de belladone, en arabe « bellâïdoùr »,
parce que les baies de cette solanée sont réputées pour
augmenter la mémoire (•'^).
De temps en temps en temps, le long du chemin, des
étudiants, plus ou moins guenilleux viennent nous présen-
ter la planchette sur laquelle ils ont péniblement tracé avec
le (( smêk » W ou encre arabe, des versets du Coran. C'est
une manière de demander l'aumône. Il y en a qui pour-
suivent tel de nos compagnons musulmans en lui disant :
c( Harerna, iherrek AllAh », c'est-à-dire : <( Donne-nous un
jour de congé (tahrîra) et Dieu t'affranchira (des peines
futures) ». C'est qu'en effet le « fkîh » ou maître d'école,
(1) Ibn Khaldoùn, « Prolétj^omènes », II, p. 443.
(2) Cf Serres et Lasram, « Voyage chez les Senoiissia », p. 275.
(3) Cf Moiiliéras, « Maroc inconnu », II, p. 309-.310. Comparez El
Bekri, irad. de Slane, p. .307.
(4) Le meilleur « smêk » est fabriqué avec de la laine ou de la corne de
moulon g-rillé qui fournit un noir animal très fin. Cf Cohen-Solal et
Eidensclienk, « Mots usuels », p. 4 ; Mouliéras, « Maroc inconnu »,
p. 35-36 ; Meakin, « The Moors », p. 125.
Digitized by
Google
MENDICITE SCOLAIRE 153
donne souvent congé à ses élèves, pour de Targenl. Toute
l'après-midij déjeunes galopins ont couru ainsi après nous
en brandissant leurs planchettes, sans aucun succès, du
reste. Us font également des tournées de ce genre dans les
douars, tournées qui sont du resle indépendantes de celles
qui ont lieu lorsqu'ils fêtent la khetma (0, c'esi-à-dire,
lorsqu'ils ont terminé une section du Coran.
Les étudiants plus ftgés et plus avancés ne sont pas moins
mendiants. Lorsqu'on passe devant une école, ces grands
tûleb viennent vous demander sans vergogne une libéralité,
c( bAch ensebbonou )> disent-ils, c'est-à-dire : « pour que
nous lavions notre linge ». C'est là la formule consacrée:
môme le mekhûzni d'un gros personnage chez qui l'on a été
reçu l'emploie en se présentant chez vous le lendemain,
pour mendier un pourboire à l'octroi duquel il n'est pas
possible de se dérober. Le Marocain est essentiellement
mendiant, même auprès de ceux qu'il méprise profondé-
ment, et c'est là un des traits les plus vilains de son carac-
tère ; nous ne parlons, bien entendu, en ce moment que de
la vulgaire masse des populations entièrement soumises.
A 5 h. 35, nous campons dans un petit dcher, c'est-à-dire
une agglomération de nouâla et de tentes à caractère perma-
nent ; ce dcher est dit d'El Hàjj Mohammed ben Rahhâl ;
nous causons avec le principal propriétaire de l'endroit, il
est l'associé agricole d'un gros commerçant juif anglais de
Saffi et malgré cela se montre vis-à-vis de nous d'un fana-
(1) Sur la « khetma », sur la « takhrîdja », ou fin d'études, sur la
« kherka » ou présent fait au maître à la fin des études, \oy. Mohammed ben
Cheneh, « Pédagog^ie musulmane », loc. cit., p. 276 ; Mouliéras « Maroc
inconnu », p. 516-517 ; W. Mar(;ais, « Dialecte de Tlemcen », p. 243 seq.
Ce dernier contient une excellente description de Técole coranique ou
« msîd ».
Digitized by
Google
154 TRAVAUX DES BÉDOUINES
tisme farouche et affecte les airs les plus méprisants. Je lui
adresse quelques questions auxquelles il répond par mono-
syllabes. Il semble méditer, à son tour, de me demander
quelque chose : tout-à-coup, sa figure s'éclaire et il me tire
à l'écart en souriant pour me demander de l'air le plus
obséquieux, un peu d'argent. Je reste un peu étonné de voir
ce vieux richard demander Taumône avec autant d'humilité
qu'un miséreux ; je profite de l'occasion pour lui soutirer,
avant de lui donner quoi que ce soit, un certain nombre de
renseignements qu'il me fournit assez facilement et je lui
donne une peseta. Il sourit d'aise sur le moment mais se
relève aussitôt sans dire merci et me quitte d'une démarche
noble sans plus faire ensuite attention à moi que si je
n'existais pas. C'est, sans doute, encore là un de ces proté-
gés qui disent du commerçant qui fait leur fortune : « J'ai
un bon chien de mécréant pour me garder de mon caïd ».
Mais quel caractère complexe que celui de ce musulman
fanatique, associé d'un juif et mendiant près d'un chrétien !
Dans la nuit, bien avant l'aube, nous sommes réveillés
par une clameur étrange : des chants s'élèvent çà et là dans
le douar, accompagnés d'un bruit de roulement sourd et
continu. Ils se répondent d'une tente à l'autre, se croisent
dans l'air calme, dans le silence à peine interrompu par les
cris de quelques bestiaux. Quelles sont ces mélopées un peu
tristes, que seul leur rythme précipité empêche d'être trop
plaintives? prières ? chants d'amour? non, ce sont des
chants de travail, ('e sont les femmes qui commencent leur
pénible journée en écrasant dans les moulins à main le
froment qui va semr aux repas du jour. Pauvres créatures,
usées à la fleur de l'Age par le dur labeur du ménage, elles
travaillent déjà dans l'obscurité, à tûtons, pendant que le
reste de la famille repose encore. Tout à l'heure, au « fjer »,
Digitized by
Google
TRAVAUX DES BEDOUINES 155
c'est-à-dire à l'aurore, quand les hommes se lèveront et qu'ils
auront fait la prière, ils trouveront apprêtée la « heçoua »,
soupe de grains qui constitue leur premier déjeuner, car la
femme s'est hâtée d'allumer son feu et en attendant que son
eau ait bouilli dans la marmite, elle est allée traire les
vaches. Elle dispense maintenant la heçoua à toute la
lente ; après cela, elle ira donner de la paille aux bestiaux et
se hâtera de faire le pain non levé que vont emporter les
hommes qui s'absenteront pour toute la journée, laboureurs
ou bergers. Alors, elle traira les brebis ou les chèvres
selon la saison, et s'occupera de faire sortir le bétail ;
puis, elle pourra respirer un instant. Voici pour elle le
bon moment de la journée. Avec ses compagnes des lentes
voisines, elle s'en ira chercher de l'eau à la source voisine.
C'est quelquefois bien loin, la source est peu abondante,
remplissage des vases est long, les bavardages vont leur
train, les commérages se débitent, les intrigues s'ourdissent,
les jalousies s'aiguisent, les amitiés se nouent ; puis elles
s'en iront deux à deux ou par petits groupes, dans les
terrains incultes ramasser le bois à brûler. Le bois est rare,
ce sont de maigres broussailles souvent épineuses ; chacune
fait un fagot, le charge sur son dos et revient au douar.
C'est maintenant l'heure de préparer le second repas : ce
sera de la « *açîda », farine de maïs, assaisonnée de « Iben »
ou encore le « dchîch », farine d'orge cuite à la vapeur et
garnie d'oignons et de courges. Puis, la femme recommen-
cera à moudre le grain ; il faut maintenant préparer le repas
du soir (vers les trois ou quatre heures), qui se compose
généralement de petites galettes cuites sur un plat ou
c( tâjîn ». Quant au dernier repas, il a lieu vers neuf ou dix
heures du soir et on le met en train à la tombée de la nuit ;
c'est, si la famille est dans l'aisance, un couscous à la
Digitized by
Google
156 CHANTS DU MOULIN
viande, sinon un couscous aux oignons ou aux courges.
Entre temps, la femme, dans la journée, bal le beurre, en
sépare le pelil-lait, carde la laine, fabrique les vêlements
de laine, tisse les tapis, moule et fait sécher la poterie.
Suivant la saison, elle s'occupe activement aussi des travaux
de la culture qui sont accomplis en grande partie par elle,
sauf les labours faits par les hommes et la moisson à
laquelle tout le monde travaille ; elle sarcle, elle bine, elle
glane seule; dans les pays à argan, elle s'occupe de la
cueillette du fruit de l'arganier et de la fabrication de
l'huile, à l'exclusion de tout autre travail de culture. Telle
est la dure vie des Bédouines.
Cette vie de labeur, elles la charment par des chansons
comme celles qu'elles se renvoient l'une à l'autre cette nuit
en broyant le grain sous la meule. Voici l'un de ces chants
du moulin :
« Tu me rends folle, ô moulin — La longueur de la nuit
me pèse — Tu me rends folle, ô moulin — J'en ai les
mains douloureuses — Je ne pardonne pas à ma mère —
Ni à celui qui fut présent à mon mariage (^) — Qui amena le
cadi et les témoins — Avec leurs turbans, comme ceux des
juifs W )).
Ou encore :
« Sous la terre de la tombe, tu n'es plus visible, ô Kheïra
— Tu es emprisonnée dans une maison où il n'y a qu'obscu-
rité — Tu as quitté Ahmed et sa s(Eur Mahjoùba — Tu es
(1) Je n'ai pu recueillir de chants du moulin marocains ; ceux qui sont
donnés ici sont du déparlement d'Oran ; peut-être ont-ils cours au Maroc,
car ces sortes de compositions sont très uniformes ; en tous cas, ils donnent
une idée du p^enre.
(2) Probahlement le père ou le tuteur-
(3) Les hommes de loi portent de gros turbans, les juifs aussi.
Digitized by
Google
CHANTS DU MOULIN 157
partie, ô la belle aux pendants d'oreilles, sans retour — Ta
jambe était comme un lys — O femme, semblable à une
gazelle ».
Cela ne veut pas dire grand chose ; la suivante est plus
compréhensible. On se la chante d'une tente à l'autre : une
femme dit les vers, l'autre reprend le refrain, toujours le
même et que je ne reproduis ici qu'une fois :
« La souris mâle dit : « Je me ferai tuer pour elle (0 —
[Refrain). Qu'est-il donc arrivé à la souris femelle ? — Ou
bien il faudra me fusiller — C'était une jeune fille de bonne
famille — Qui n'avait jamais traversé le douar — Et qui
n'allait jamais aux fêles de nuit — Sa toison aurait suffi
à faire un hâïk — Et il eut resté de quoi faire un sac — On
l'a amenée du bout du douâr — Ils la prenaient pour une
voleuse — C'était une vache au commencement de l'été (^)
— Sur laquelle se sont abattus les bouchers ».
Ces chants sur le travail sont sans doute bien antiques et
les folkloristes se sont dans ces derniers temps complus à
les recueillir ; ils pourraient servir d'illustration aux vues
ingénieuses qui ont été émises depuis quelques années sur les
rapports du rythme, du travail et de l'art ; plus un travail
est rythmé, plus il est régulier ; or, la régularité c'est la
beauté ; peut-être toute la beauté. Je crois, d'ailleurs, que
dans le chant, il y a un stimulant autre que le rythme, ne
fut-ce que l'effort fait pour chanter qui, par un de ces
entraînements sympathiques fréquents dans l'organisme et
bien étudiés parles physiologistes modernes, augmente la
puissance de travail. Le chant est de même un stimulant
(1) C'est une souris mâle qui parle et qui est censée pleurer la mort de
sa femelle : je me ferai tuer pour elle, c'est-à-dire je risquerai la mort pour
la v<»nger.
(2) G'est-ù-<lire une vache «crasse.
Digitized by
Google
158 CHANTS DU TRAVAIL
psychologique; c'est en chantant que les martjTs chré-
tiens attendaient les bêtes au cirque, en chantant aussi que
les Templiers montaient au bûcher ou les Girondins à
l'échafaud. Il me semble que, dans des cas pareils, le chant
n'agit pas seulement comme un stupéfiant ou un anesthé-
sique. Les chants du travail portent généralement la marque
caractéristique de l'âme du chanteur ; ne subissant point ou
presque point les variations individuelles, ils reflètent
avant tout Tétat d'esprit de tout une race. Les paroles de
ceux des Marocains sont en général douces, tristes et reli-
gieuses. Voici un chant de dameur de terrasses : (0
(( Je commence par le nom du Seigneur saiis pareil —
(Refrain). notre Seigneur ! — Le nom de Dieu est un
préservatif en toute chose — En lui j'ai mis toute ma
confiance, en luije me repose — Celui qui met son espoir
en Dieu, le Très-Haut — Voyage avec profit et en
paix. »
Ces derniers mots sont une allusion au sort du malheu-
reux travailleur obligé de s'exiler de son pays pour gagner
sa vie ; être loin de son pays, c'est toujours une grande dou-
leur pour un musulman. Le chant suivant, propre égale-
ment aux dameurs de terrasse et autres ouvriers maçons,
exprime le môme sentiment. L'auteur y invoque le saint
du pays où il travaille :
c( Je suis l'hôte envoyé par Dieu, ô Moûlaye Bou Cha'îb
— Prêtre des croyants, perfection des gens de bien, ô notre
Seigneur ! — Iraâm des pèlerins — O celui qui est
(1) Un chant analogue a été noté par Urquhart, « Pillars of Hercules »,
II, p. 418. — Au rebours des trois chants du moulin qui précèdent, tous les
chants qui suivent, sont du Maroc. — Cpr. chant des dépiqueurs dans
Marçais, « Dial. de Tlemcen », p. 283.
Digitized by
Google
CHANTS DU TRAVAIL 159
sur la colline — Je demande l'hospitalité comme hôte de
Dieu — Prie pour moi, ô notre seigneur ! »
L'ouvrier travaille à Azemmoûr ; dans le suivant, il tra-
vaille à Mogador et s'adresse au patron de cette ville :
« Je suis un hôte de Dieu, au nom de Dieu, ô Sîdi Meg-
doûl — Regrâgui, protège-moi, car je suis accablé —
Je suis venu vers toi, mon Seigneur — Pour que tu sois
maintenant mon appui. »
D'autres fois, le travailleur pense à son pays natal ou au
saint à qui il a de la dévotion :
(( Celui qui est aimé de Dieu va visiter les chérifs — Il va
à Ouezzân en pèlerinage — Il se débarrasse des maux qui lui
pèsent, ses os sont allégés — Il obtient la chose qu'il
demande dans sa journée. »
Parfois, le souvenir est gracieux, comme dans le chant
suivant :
« ma montagne du Jbel el 'Alam — ma montagne
avec ses fleurs — Moùlaye Abdesselâm — toi qui
enrichis tes pèlerins ! »
Les ouvriers mineurs qui creusent les étonnants canaux
souterrains connus sous le nom de « khettara », dont nous
parlerons plus loin, ont des chants analogues et ce serait
allonger ces pages sans nécessité que d'en citer trop. Je
donnerai seulement les deux suivants d'un caractère pure-
ment religieux et empreints du véritable « Islam », mot à
mot a abandon entre les mains de Dieu » :
« Au nom de Dieu et par Dieu, c'est sur Dieu que nous
comptons — O Dieu, facilite-nous notre tâche, fais que nous
ne soyons pas déçus. »
c( toi dont l'ancêtre est illustre, en toi notre espérance
— Fais que nos désirs soient exaucés, ô notre Seigneur ! —
Digitized by
Google
160 JBEL FETNAÇA
Bonjour et prière sur le Très-Glorieux — Il n'y a pas de
religion, si ce n'est celle de Mohammed (0 ».
Ainsi rislàm emprisonne la personnalité des misérables
chanteurs dans le cercle inflexible des volontés divines^
comme leur pauvre condition les condamne à une vie de
labeur.
(29 mars). Partis à 5 h. 35, nous sommes vers 6 h. 12 à
SîdiRahhûl^beau dcheravecde nombreuses nouâla^des trou-
peaux immenses et où règne une grande animation. Cinq
minutes après, nous sommes dans les défilés dits communé-
ment du Jbel Lakhdar, mais qui sont en réalité ceux du Jbel
Fetnâça ; le Jbelliakhdar est seulement dans le prolongement
de la chaîne à une demi-étape dans la direction du nord-est.
Le défilé n'est pas très pittoresque, les montagnes sont peu^
élevées (100 mètres au-dessus du plateau), toutes cultivées,
presque sans broussailles; le paysage se présente comme
une succession de mamelons verts. Au bout de trois quarts
FiG. ^38. — Kerkoùr de Sidi ^Vbdallàh el y.iouàoui
[CUrhe de Vautevr)
d'heure, nous passons près d'un important dcher dont le
(1) Voy. appendice n" 1.
Digitized by
Google
LK TERRITOIRE DES DOUKKALA 161
saint patronal, Sîdi 'Abdallah el Haouâoui, érige sa coupole
blanche près de la roule : un kerkoùr lui est consacré sur le
chemin ; le nom de ce saint qui signifie « originaire des
oulad Haouâ (haouâ'ou, en arabe littéral, c'est-à-dire les fils
d'Eve), donne lieu à des calembours obscènes ou à des
méprises grossières de la part des musulmans illettrés, car
ils le prononcent « hawwâï » ou l'altèrent ainsi à dessein.
Ce dernier mot a, en effet, au Maroc, une signification
obscène et des Européens écoutant ces sottises sont tombés à
cet égard dans de singulières méprises (*). Il y a nombre de
fractions et de tribus qui portent le nom d'Oulad Haouâ et
l'ethnique «haouâoui» est assez répandu dans l'Afrique du
Nord. Quelques instants après avoir dépassé cet endroit,
nous sommes en vue de Guerrando.
2. Le territoire des Doukkâla.
Les vastes et monotones étendues de pays qui forment ce
que les Arabes ont appelé « Hoùz Merrûkech » ou, plus
brièvement le yoûz, c'est-à-dire quelque chose comme
« La Provence », ont été, dans ces dernières années, l'objet
d'études géologiques el géographiques plus approfondies
qu'aucune autre contrée du Maroc ; les levés du capitaine
Larras en ont fixé la topographie dans toutes ses lignes
essentielles; les beaux voyages de Th. Fischer nous
donnent une idée complète de leur géographie physi-
(1) Montet, « Confréries religieuses de l'Islam marocain », Rev. Hist. Rel.,
t. XLV, p. 20, n. 2, rapporte ce mol à la racine « haouâ », aimer. Mais
« haouâ » est inconnu dans l'arabe vulg^aire au Maroc, tandis que « haoua »
y est courant avec le sens de «cohabitare cum muliere». D'ailleurs, «hawwâï»
ne peut se confondre avec haouâouî (haouâouiyy°"°) qui est nécessairement au
point de vue grammatical, un ethnique dérivé de «haouâ'ou ».
11
Digitized by
Google
162 LE PLATEAU SUBATLANTIQUE
que on employant ce mot dans toute l'étendue de sa
moderne signification ; les courses géologiques de Brives
nous en ont enfin révélé clairement la statigraphie (0.
En ce qui nous concerne personnellementj nous n'avons
fait que profiler, dans nos voyages, des résultats obtenus par
ces savants sans avoir la présomption de les compléter;
seules, nos observations ethnographiques et sociologiques
que nous exposerons plus loin, peuvent être en grande
partie tenues pour inédites. Il n'en est pas de même du
présent paragraphe, mais nous devons toutefois faire obser-
ver que, sauf les quelques lignes consacrées à un très court
exposé géologique, les pages qui suivent sont écrites d'une
façon tout-à-fait indépendante.
Ija région comprise entre le Haut-Atlas au Sud, le Moyen-
Atlas à l'Est et rOcéan forme ce que Th. Fischer a appelé
Tavant-pays, le « Vorland » de l'Atlas, et ce que nous apppe-
lons plus volontiers en Algérie « le plateau subatlantique ».
C'est une vaste étendue formée de deux terrasses super-
posées que tous les voyageurs ont remarquées, même les
moins géologues : la première inférieure à 300"^, la deuxième
inférieure à 600"™. La bordure qui sépare la première terrasse
de la seconde est constituée par une chaîne de hauteurs dont
font partie le Jbel Lakhdar et le Jbel Fetnâça. Au-dessus de
cette deuxième terrasse s'élèvent les débris d'une troisième,
précisément au Jbel Lakdar, puis dans le massif des Béni
Meskîn et enfin dans la chaîne si remarquable des Jbîlèt.
(l) Il serait injuste tromelire ici les noms des deux collaborateurs de
M. Th. Fisclier, le D*" Kampffmeyer et le D'" Weissgerber. Le premier a
pul)lié ses impressions qui ont la valeur de véritables études, dans ses
« Reisebriefe » que nous avons déjà eu l'occasion de citer. Le second a
publié le résultat de ses nombreux voyages à travers le ^Joûz dans « La
Géographie », dans la « Revue générale des Sciences » et dans son livre déjà
cité, « Trois mois de campagne au Maroc ».
Digitized by
Google
GEOLOGIE DU PLATEAU 163
La première terrasse offre, d'après Brives^ la succession
suivante de terrains :
C, Dunes acluelles.
B. Quaternaire : grès sableux à Hélices.
2. Dépôts ) ( \ n ^ •
, . \ < l 6') Calcaires,
horizontaux. i
A. Pliocène. { b) Grès.
a) Poudingues.
Lacune cory'esi)ondant aux dénudations des mers précédentes,
1. Dépôts relevés : schistes siluriens très plissés, très relevés,
parfois même renversés.
Ces schistes anciens ont leurs plis orientés N. 20^ E. ; ils
représentent les débris d'une ancienne chaîne hercynienne
qui s'étendait au Sud jusque dans le Sahara et dont les plis,
découverts pour la première fois par Flamand W dans
l'Extrême Sud-Ouest oranais, ont été en dernier lieu étudiés
par Brives au Maroc et par E. F. Gautier au Sahara (-). On
sait que le continent hercynien eut son maximum d'exten-
sion à l'époque carbonifère : c'est sur les côtes de ce conti-
nent ou dans ses lagunes intérieures que s'est formée la
houille. Aussi la découverte des ridements hercyniens du
Nord de l'Afrique a-t-elle fait naître de nouvelles espérances
au sujet de la possibilité de trouver des gîtes de charbon de
terre ; et il semble que si la houille pouvait se trouver quel-
que part dans ces pays, c'est au Maroc et dans le Sahara qu'il
faudrait la chercher. Si en effet, dans la région qui nous
(1) G.-B.-M. Flamand, «Sur la présence du Dévonien inférieur dans le
Sahara Occidental », dans « C.-R. Ac. Se. », 2 juin et 21 juillet 1902.
(2) Brives, « Considérations géographiques sur le Maroc occidental »,
p. 4 du t. à p. ; E. F. Gautier, « C.-R. Acad. Se. », 8 décembre 1902,
in f. ; « Sahara oranais », dans « Ann. de Géog. », XII, 1903, p. 243.
Digitized by
Google
164 GEOLOGIE DU PLATEAU
occupe, on n'a pu trouver de carbonifère, il n'en est pas de
môme au Sud et dans le Sahara : Foureau chez les Azdjer,
Ficheur dans le Sahara et Lenz dans le Dra ont trouvé ce
terrain caractérisé (*).
Alors que dans la première terrasse, le pliocène repose
directement sur les schistes anciens, dans la deuxième c'est
le miocène qui recouvre la série primaire, sauf quelques
lambeaux d'éocène et de jurassique qui apparaissent çà et là ;
cette série primaire a été trouvée assez complète par Brives
du côté de l'Oum-er-Rbîâ :
!l p) Argiles alternant avec
_ „ - . . ) bancs de grès.— Calcaires
b Hel vétien ^ Lithothamnium
\ a) Argues.
a Poudingues et grès cartenniens.
iiurii^uiiiciuA. I
}B. Traces d'éocène.
A. Traces de jurassique.
.4 [C, Schistes et poudingues permiens, roches por-
1. Ancien i phyriques.
continent \ r j ^
hercynien <fi. Grès dévoniens.
phssé y ^ Schistes siluriens. — Roches cristallophylliennes
et relevé. ( et granitiques.
(1) Foureau « Sur la présence du carbonifère dans le Sahara », in « C.-R.
Ac. Se», 2™* sem. 1894, p. 576 ; « Rapport mission Sahara et Touareg »,
p. 232 ; Ficheur, « Sur l'existence du terrain carbonifère dans la région
d'IgU », dans « C.-R Ac. Se. », 23 juillet 1900 ; « Note sur le terrain
carboniférien dans le Sud de TAlgérie », dans « Bull. Soc. Géol. Fr. »,
3™« sér., t. XXVIII, p. 915; les fossiles étudiés par Ficheur ont été
recueillis par divers officiers, ceux de Lenz ont été étudiés par Stache,
« Fragm. c. afr. Kohlenkalkfauna aus. d. gel. d. West-Sahara », in
« Denks. d. math.-naturwiss. Cl. d. K. Ak. d. Wiss. », t. XLVI ;
G.-B.-M. Flamand, « Sur la présence du terrain carbonifère dans les oasis
de l'Extrôme-Sud », dans « C.-R. Ac. Se. », 23 juin 1902; E.-F. Gautier,
« Sur les terrains paléozoïques de TOued Saoura et du Gourara », in
« C.-R. Ac. Se. », 8 décembre 1902; id., « Sahara oranais», dans « Ann.
Géog. », XII, 1903, p. 239.
Digitized by
Google
DUNES ET CALCAIRES 165
Enfin, les îlots du Jbel Lakhdar, des Béni Meskîn et des
Jbîlôt sont formés par les dépôts éocènes recouvrant la
chaîne hercynienne ; ces îlots émergeaient donc de la mer
miocène qui pénétrait jusqu'à l'Atlas et qui enleva au plateau
hercynien sa couverture secondaire et éocène pour y déposer
de nouveaux sédiments ; à l'époque pliocène, la mer se
transporta sur la première terrasse exclusivement (*).
Les Doukkâla occupent une partie de cette première
terrasse et empiètent assez considérablement sur la seconde,
du côté du Jbel Lakhdar. Leur territoire offre différents
aspects dont le bref exposé géologique qui précède donnera
facilement l'explication .
La zone littorale des dunes et des calcaires à Hélices est
celle dans laquelle nous nous sommes maintenus entre Casa-
blanca et Azemmoûr; nous avons signalé la forêt de len-
tisque, mais la plante la plus caractéristique est le « rtem »
qui s'étend sur toute la côte atlantique. Le sol est toujours
sablonneux, souvent rouge, parfois un petit peu caillouteux,
la culture est facile; nous avons vu que le henné est tout
particulièrement cultivé par les indigènes. Les sources, sans
être abondantes, ne manquent pas. Au dire de Brives qui a
étudié spécialement la question, l'eau est toujours très
bonne (^) : je cite l'opinion de ce savant parce que ma male-
chance a voulu qu'entre Casablanca et Azemmoûr, je n'aie
bu que d'une seule eau, celle de *Aïn Gueddîd, qui s'est
trouvée saumâtre. Mais ce doit être exceptionnel, car sur le
restant de la côte, j'ai toujours trouvé de bonne eau.
Dans l'intérieur des terres, on trouve souvent le sol très
(1) Brives, « Consid. géog. sur le Maroc Occid. », in « Soc. Géog. Alg. »
2'»nrim. 1902 », p. 168, 170, 171.
(2) Brives, « Noies sur un voy. d'él. géol. au Maroc », p. 10.
Digitized by
Google
166 SAÏÏEL
caillouteux, sablonneux elrouge, c'est le terrain que les
Arabes appellent a el hamri » (^^ et qui provient le plus
souvent de la décomposition des grès et des poudingues
miocènes ; le sâhel de Casablanca est presque entièrement
constitué par ce terrain, qui est particulièrement favorable
à la culture de la vigne. La plante la plus caractéristique est
l'asphodèle. Voici l'analyse d'un échantillon de terre de cette
nature, prélevé aux environs de Casablanca : ©
Analyse physique.
Siliceux.. . . 12
Calcaires 9
Siliceux 6
^^^™^ ^ Calcaire 8 8
Terre fine 964 2
1000
Aiialyse physique de la terre fine sèche,
L Silice et silicates 786 818
Grossable < Calcaire 14 645
r Débris végétaux 3 545
Sable siliceux fin 75 601
Calcaire 12 768
Argile 99 947
Humus 6 676
1000 000
(1) Quand il est très caillouteux « blàd liarclia ». Cf Weissgerber,
« Trois mois de campagne au Maroc », p. 195.
(2) Cette analyse a été faite par M. Hanra au laboratoire de Châlons-sur-
Marne, naguère dirigé par mon père.
Digitized by
Google
KHELA, TIRS 167
Dosage des quatre principaux èlènients de fertilité de 1.000 gr.
de terre i^bche pourvue de son gravier.
Azote 932
Acide phosphorique 1 453
Potasse 4 1()6
Chaux 15 439
Très souvent les calcaires miocènes ont résisté aux agents
d'érosion et alors le sol prend un aspect rocheux (0 et devient
peu propre à la culture. Il en est de môme dans les lieux
assez nombreux où la croûte calcaire si connue dans
l'Afrique du Nord est venue cuirasser le sol. En ces endroits
le pays n'est plus bon qu'à l'élevage : la plante caractéristique^
dans ce cas^ est le palmier nain qui du reste se trouve aussi
sur le hamri. La grande « khela », ou espace inculte qui
s'étend dans les environs de la zâouia de Sàïs en est un bel
exemple.
Enfin sur de vastes superficies, les divers agents d'érosion
auraient remis à nu la chaîne hercynienne et alors la décom-
position des schistes anciens aurait produit la terre , très
argileuse, d'une couleur noire, tirant parfois sur le bleu et
d'une fertilité exceptionnelle, connue sous le nom de a tirs »
que Th. Fischer a le premier bien décrite avec tous ses carac-
tères (-). Toutefois, ce savant ne pense pas comme Brivcs
(1) « Mkart » de Weissgerber, « Trois mois de campagne au Maroc »,
p. 195.
(2) Urqiihart, « Pillars of Hercule », II, 102 el Quedenfeldt, dans « Verli.
d. Ges. f. Erdk. », 1886, p. 458, avaient déjà là signalé le tirs, comme
terre noire, mais sans insister sur le caractère de cette formation. Weisso-er-
ber, « Chaouia »,p. 439, semble l'avoir observé en même temps que Fisciier,
mais sa publication est postérieure. En tout cas, il est incontestable (jue
c'est à M. Th. Fischer que revient l'honneur de l'avoir étudiée et signalée à
l'attention du public savant.
Digitized by
Google
168 ORIGINE DES TERRES NOIRES
que celle terre noire provienne, au moins exclusivement, de
la décomposition des schistes anciens. Tout d'abord il
conteste que la répartition du tîrs corresponde aux affleu-
rements des schistes: à plusieurs endroits, dans les Douk-
kâla, dans les 'Abda, il a pu constater que la terre noire
reposait soit sur un tuf calcaire, soit sur un grès coquiller
pliocène, soit môme sur une croûte calcaire ; suivant lui les
régions occupées par la terre noire ne sont pas nécessaire-
ment des dépressions ; enfin il argue de la quantité considé-
rable de grains de sables complètement roulés que l'analyse
décèle dans la terre noire pour soutenir que le vent seul a pu
constituer ces dépôts. Brives soutient au contraire que les
portions occupées par le tirs sont des fonds de marais, des
(( i'dîr » comme on dit dans l'Afrique du Nord. D'après lui,
partout où apparaissent les schistes anciens, il se forme du
tîrs; la grande quantité de matières organiques contenue
dans ces terres le fait songer à quelque chose d'analogue à
ce qui se passe dans nos tourbières; il ajoute qu'il y a des
tîrs ailleurs que dans les régions qui nous occupent, il en
signale dans les marais des Béni Haçan (0. Il serait fort
délicat pour quelqu'un qui n'est point spécialiste, de prendre
parti dans une telle discussion. Si Brives établissait d'une
façon péremptoire que l'on ne rencontre de tîrs que là où il
y a des schistes anciens, la question serait définitivement
tranchée en sa faveur ; mais Th. Fischer conteste formelle-
ment cette assertion. La présence de nombreux grains de
quartz roulés est ambiguë : le savant allemand en tire un
argument en faveur de sa thèse, mais le savant algérien
(1) Pour celle discussion, voy. Brives, « Consid. géog. sur le Maroc
Occcidenlal », in « Bull. Soc. Géog. Alger. », 1902, p. 167 seq. et
Th. Fischer, in « Pel. Mitteil. », 1903, Hefl. VII. (Zur Entwickl. u.
Kennln. d. Allas-Vorlandesl.
Digitized by
Google
ORIGINE DES TERRES NOIRES 169
fait remarquer que ces grains de quartz roulés ne
présentent pas au microscope les stries caractéristiques
des sables éoliens(*); ils auraient donc été roulés par les
eaux : à cela, Th. Fischer ne manquerait pas de répondre en
disant que le régime d'écoulement des eaux dans les vastes
régions horizontales de ces pays rend cette hypothèse extrê-
mement improbable. La présence de terres noires formées
manifestement par des marais dans d'autres régions, par
exemple dans les Béni Haçan, n'est pas décisive non plus :
car ainsi que le fait judicieusement remarquer Th. Fischer,
de ce qu'une terre est noire, il ne s'ensuit pas qu'elle ait la
même origine que le tîrs des Ghâouia et des Doukkâla ; on
désigne toutes les terres noires par le nom de tîrs comme on
désigne toutes les terres rouges sous l'épi thète de « hamri »,
et cela ne prouve évidemment rien au point de vue géolo-
gique. De ce chef la variabilité de la composition des tîrs,
déjà mise en évidence par les analyses de Th. Fischer, n'est
pas concluante non plus. L'absence de tîrs sur une bande
qui longe le littoral et aussi le long de l'Oum er Rbîâ milite
en faveur de l'hypothèse allemande : dans ces deux régions
les eaux auraient charrié le tîrs. On ne peut tirer aucune
conclusion bien ferme du fait que le tîrs apparaît seulement
par places et que ces aires sont irrégulièrement disséminées.
Sur l'origine des apports éoliens on ne peut également, faute
de données bien précises, engager une discussion ferme.
Nous devons avouer que dans notre voyage de 1901, nous
avions été frappé dans notre traversée des Ghâouïa par
l'horizontalité parfaite de nombreuses plaques de tîrs.
C'était dans la région des « skhoûr » : ces skhoûr sont des
rochers qui s'élèvent au-dessus du sol horizontal et émergent
(1) Communication verbale.
Digitized by
Google
170 ORIGINE DES TERRES NOIRES
pour ainsi dire comme des récifs de la mer. Le lîrs vient
buter, toujours horizontalement, contre le pied de ces
c( skhoùr )) et ne s'accumule pas contre eux comme le ferait
une dune. ATâmerrakchiyet, parexemple, dans les Châouïa,
nous avons campé près d'un de ces rochers, et l'allure du sol
FiG. 39. — Les « sekhoûr » ; campement à Tamerrakchiyet, dans les Châouia
(Cliché de l'auteur)
que nous venons de signaler était frappante ; nous devons
ajouter qu'à côté le tirs formait une légère dépression dans
laquelle se trouvait un rdîr où venaient s'abreuver les trou-
peaux. Tout cela nous avait paru plaider en faveur delà
conception de Brives ; mais nous ne saurions avoir la préten-
tion de trancher sur de simples impressions une question
aussi délicate et sur laquelle des spécialistes éminents ne sont
pas d'accord.
Au cours de mon voyage de 1901, j'ai recueilli trois
échantillons de tîrs, également réputés pour leur fertilité,
Digitized by
Google
COMPOSITION DES « TIRS »
171
mais provenant de régions 1res difFôrenles. Le premier
échantillon est du tirs des Ghàouia, prélevé le 10 juin 1901
dans les Oulftd Sald, non loin du marabout de Sîdi *Amâra
s Semmâmi; le deuxième appartient au tîrs des Béni
Haçan dont parle Brives : il a été prélevé dans les terres de
formation marécageuse voisines du Sebou, au lieu dit El
Knîtra (*Addi ou ^Ali), sur la première étape de la route de
Mehdiya à Méquinez, le 23 juin ; le troisième, provient de
la tribu d'El ïlarb, au Nord de Fez et a été prélevé au lieu
dit Klàba, dans la vallée de Sebou, le 8 juillet. Voici le
résultat de l'analyse physique de ces trois terres W :
Cailloux .
Siliceux
Calcaires . . .
BENI UAÇAN.
RARB.
CHAOUIA.
Néant
Néant
Néant
Néant
Néant
Néant
Graviers..
l Siliceux ....
1 Calcaires . . .
Néant
Néant
Néant
Néant
2jm
0.015
Terre fine
1.000
1.000
Î)<r7.29î)
Total
1.000
1.000
1000.000
ANALYSE PHY
SIQUE DE LA 1
ERRE FINE SE
CHE.
Gros
sable.
Silice et sili-
wites
217.84
:«.:n
3T7.r)8
Calcaire
Débris végé-
taux
i.a-j
l.Oi
31.01
0..T)
Traces
0.90
Sable fin.
Argile,
Humus.
[ Sable sili-
1 ceux fin . .
) Calcaire
j Argile
f Humus
Total
I4..V1
481. a-)
20.32
20(].82
2i5.m
488.5;^
^-)..3l
180.0^)
13.88
412.13
8.52
1000.00
1000.00
1000.00
(1) Ces analyses et celles qui suivent ont été faites par M. Hanra, au
laboratoire agricole de Chàlons-sur-Marne, naguère dirigé par mon père.
Digitized by
Google
172
COMPOSITION DES « TIRS »
On ne manquera pas de remarquer la forte teneur de
la terre des Châouia en gravier et en sable siliceux ainsi que
sa faiblesse en humus ; je ne sais si cela plaide en faveur de
l'hypothèse d'une origine éolienne. Voici maintenant le
dosage des principaux éléments fertilisants de ces trois
terres :
ÉLÉMENTS DOSÉS
POUR l.OOOgr.
de terre riche pourvue de son gravier
CHÂOUIA.
BENI HAÇAN.
RARE.
Azote
0,7:«)
1.3a')
0,871
Acide phosphorique
O/1I2
0,484
1.705
Potasse
3,644
4,754
8,556
Chaux
6,1)57
9.211
138.368
Les deux analyses publiées par Th. Fischer (0, sont les
suivantes, au point de vue des quatre éléments les plus
importants :
ÉLÉMENTS DOSÉS
POUR i. 000 Rr-
TERRE DES 'ABDA
TERRE
DES CHÂOUIA.
Azote
1,100
0.230
Acide phosphorique
1,280
0,000
Potasse
3,240
4,520
Chaux
10,700
26.400
(l) Th. Fischer, « Wiss. Ergebn. e. Reisein Atlas. Vorl. von Marokko»,
p. 123; «M. drille Forschungsreise in Atlas Vorl. von Marokko », p. 152.
Digitized by
Google
COMPOSITION DES « TIRS »
173
J. von Pfeil a également recueilli des échantillons de
terres noires des Châouia (*) ; nous reproduisons ci-après les
dosages qu'il a publiés; la terre A est un sable de dune noir
et fertilisé par la végétation ; la terre B est une terre noire
que l'auteur a retrouvée dans les principales contrées du
ïlarb et du îJoûz qu'il a parcourues ; la terre G est une terre
noire des parties élevées de l'intérieur des Châouia, qui est
très compacte et dure ; la terre D est une terre très noire,
peu commune, formée par la décomposition de mélaphyres,
suivant J. v. Pfeil; la terre E, enfin, est la terre noire
ordinaire répandue dans tous les Châouia. Le géographe
allemand estime que les terres noires du Maroc sont des
produits de caractères analogues, mais d'origines très
variées : il ne soutient pas la théorie de la formation
éolienne.
Azote
Acide phosphorique .
Potasse
Chaux
1,26
0.92
2,83
1,02
1,93
1,45
3,51
39,05
2,24
0,87
7,1^
4,77
7,57
1,^
2,21
13,93
3,36
1,09
3,74
26,60
Ce qui frappe dans les analyses de J. von Pfeil, c'est la
grande teneur en azote. L'auteur n'a pas indiqué exactement
comme l'a fait Th. Fischer, les localités d'où proviennent ses
échantillons. Aussi, sans méconnaître en aucune façon la
haute valeur des matériaux recueillis par J. von Pfeil, les
appréciations qui suivent n'ont pour point de départ que
(1) J. V. Pfeil, « Begleitworte z. Routenkart. m. Reisen in Marokko x>,
dans « Mitt. geog. Ges. zu Jena », XXI, p. 53 seq.
Digitized by
Google
174 FERTILITÉ DES « TIRS »
nos propres analyses : les terres que nous avons recueillies
sont pour chaque région des terres d'une fertilité
moyenne ; les échantillons ont été prélevés dans des endroits
où l'exploitation occupe une aire vaste et homogène ; la
terre a été recueillie par pelletées^ sur une profondeur
convenable, à plusieurs endroits du môme champ; le
mélange a été fait intimement et trois kilogs de chaque ont
été envoyés à l'analyse ; les prélèvements ont été faits après
la récolte et dans des champs qui sont constamment
cultivés.
Ces analyses sont un peu décevantes, si on considère
l'enthousiasme avec lequel on a parlé des terres noires
dans ces derniers temps. Si nous comparons d'abord la terre
noire de l'intérieur des Ghàouia (tirs) avec la terre rouge de
la côte (hamri), on constate qu'à beaucoup de points de vue
celle-ci n'est pas inférieure à la première. Elle en diffère
essentiellement à cause de sa grande teneur en silice :
c'est une terre sablonneuse, tandis que l'autre est une terre
forte, argileuse ; mais toutes les deux ont sensiblement la
môme teneur en humus, toutes les deux n'ont en azote qu'une
richesse médiocre; seulement la terre rouge peut ôtre
considérée comme riche en acide phosphorique, tandis que
l'autre est plutôt pauvre; pauvre aussi cette dernière en
chaux, élément important dans certaines cultures, comme
celle de la vigne, par exemple. Si maintenant nous
comparons cette terre noire à nos terres algériennes, nous
jugerons qu'elle est moins riche en azote que la majorité dos
terres que l'on cultive en Algérie ; elle est, comme elles,
pauvre en acide phosphorique et riche en potasse ; au point
de vue de la chaux, la comparaison est plus difficile à faire,
cet élément étant extrêmement variable. Pour fixer les idées
je donnerai ici le dosage de quatre éléments dans une terre
Digitized by
Google
FERTILITÉ DES « TÎRS » 175
de fertilité moyenne de la partie est de la Milidja W : Azote :
1,70; acide phosphorique : 0,54; potasse : 3,93; chaux:
5,81. C'est un peu supérieur à notre terre des Chàouia, au
point de vue de l'analyse chimique ; voici d'autre part une
terre d'une fertilité exceptionnelle de la môme région (-):
Azote : 2,08; acide phosphorique : 2,60; potasse : 6,23;
chaux : 24,63, c'est beaucoup plus riche que notre tirs.
Mais c'est encore très inférieur aux analyses de Pfeil.
Comment expliquer cette contradiction? Je l'ignore : je
ferai simplement observer que l'analyse donnée par Th.
Fischer coïncide sensiblement avec la mienne. Même en
admettant, comme moyenne de tous les tirs, l'analyse de la
terre des 'Abda donnée par Th. Fischer, cela ne serait
encore pas en rapport avec ce que l'on raconte de la ferti-
lité mer\''eilleuse des tîrs. Peut être Pfeil a-t-il choisi
des terres exceptionnellement fertiles?
Quoi qu'il en soit, nous ferons observer que la seule
analyse du sol ne peut donner des bases suffisantes pour
apprécier la fertilité d'une terre. Il faut remarquer, en effet,
que si la couche de tîrs est très profonde et a la même
composition chimique de la surface au sous-sol, il peut y
avoir des réserves énormes d'éléments fertilisants : ce cas a
été bien établi pour certaines terres d'Egypte, très fertiles et
que l'analyse chimique montrait plutôt pauvres W : on sait,
(1) A la Ré^haïa ; communiqué par M. Lecq, inspecteur de Tagri-
culture.
(2) A l'école de Rouïba, Rivière et Lecq « Manuel agricult. algérien »,
p. 5()0.
(•^) Voy. « Annales du Minist. de TAgricuît. Documents officiels. Statis-
tiques, etc.. », XXI® ann., IS» 2, juin 1902, p. 450-457.
Digitized by
Google
176 FERTILITE DES « TIRS »
en effet, aujourd'hui, que les racines des céréales, blé, orge,
seigle, descendent dans la terre jusqu'à 1",50 et même plus.
D'autre part les conditions climatériques ont une influence
prépondérante sur la végétation et sont un facteur souvent
aussi important que la composition du sol : d'excellentes
terres, très riches en éléments fertilisants, comme
celles des daïas en Algérie produisent moins qu'on ne s'y
attendrait, à cause du mauvais régime des pluies. Enfin
la « biologie intime » des sols de l'Afrique du Nord, les
phénomènes physico-chimiques qui se passent à sa surface
et dans sa profondeur arable sous l'effet d'une climature
tout à lait spéciale (*) sont encore trop peu connus pour
permettre de préjuger de la fertilité d'une terre à son
inspection.
Le vrai moyen d'être fixé sur le rendement des terres
des Ghâouïa, rendement qui est réputé considérable, serait
de connaître la production à l'hectare ou de savoir combien
de fois habituellement le grain rend la semence : mais cette
indication est presque impossible à obtenir des indigènes et
aucun des négociants qui font avec eux sur la côte le
commerce de grains n'a pu nous renseigner à ce sujet.
L'extrême méfiance des Marocains et la répugnance qu'ils
ont, comme tousles indigènes de l'Afrique du Nord, pour les
dénombrements et en général pour les computations de toute
espèce, sont cause qu'ils ne répondent jamais aux questions
de ce genre. Tout ce que nous pouvons dire c'est que nous
avons vu sur les tîrs des moissons de la plus belle apparence :
la lige était haute, forte, raidc, les épis tous à la même hauteur
et formant au-dessus du champ la « table rase » qui réjouit
l'œil du cultivateur; mais il aurait fallu examiner ces épis
(l) Rivière et Lecq. « op. laud. », p. 545.
Digitized by
Google
SENS DU MOT « TIRS » 177
et pour cela nous devons avouer que la compétence nous
manquait.
Pour en revenir à la question débattue entre Th. Fischer
et Brives, au sujet de l'origine du tirs, ce ne sont pas les
analyses de terre qui en fourniront la solution. S'il nous
était permis d'élever la voix dans un tel conflit, nous ferions
remarquer d'abord que les divergences portent uniquement
sur la terre noire des Ghâouia, Doukkâla, 'Abda et non sur
celles des Béni Haçan ou autres dont Th. Fischer ne conteste
pas l'origine sédimenlaire. Ensuite, nous ferions encore
remarquer que Brives écrit : « A mesure que le dessèche-
ment (des lagunes où se déposait le tirs) se produit, l'humus
formé se mélange avec les apports quelconques, ceux du
vent^ ceux des eaux de ruissellement et constitue ainsi des
terres argileuses noires » (p. 5 du t. à p). D'autre part.
Th. Fischer accorde (p. 4 du t à p.) que « les débris orga-
niques que la terre contient en quantités importantes, pro-
viennent en partie des apports de poussières du vent, en
partie de l'humus formé sur place » et que o Vhumidilé
entretenue ])^^^ ^^^ pluies et la végétation contribuent à
retenir les poussières et à les accumuler. » Il semble donc
que les deux explications pourraient chacune être vraies et
que les deux savants auraient peut-être raison à la fois ?
Avant de quitter ce terrain scabreux, je ferai remarquer
qu'étymologiquement « lîrs » ne signifie pas « terre noire »:
l'idée de noir n'est pas dans celte racine. Le mot est répandu
en Algérie et désigne les terres fortes, argileuses, dures en
été, boueuses en hiver. On emploie aussi souvent la forme
pluriel c( touAres >;. Nous avons entendu dire à des indigènes
expropriés de Sîdi Bel 'Abbès : « Khdou Ina t-touâres )^,
c'est-à-dire ; « ils nous ont pris nos tîrs, nos bonnes terres »,
en parlant des Français. Il existe plusieurs territoires qui
12
Digitized by
Google
178 ITINÉRAIRE DANS LKS DOUKKALA
portent le nom de « Touâres » en Algérie, notamment du
côté d'Ammi-Moussa ; une fraction de la tribu des Mrâhba
(commune mixte de Braz), est également désignée par ce
môme nom. Les mots « tîrs », « touâres », se rapportent du
reste assez facilement à la racine arabe « t r s » qui désigne
le bouclier, avec sens dérivés, « colline », « mamelon »,
« roche », « terre dure et écailleuse »....
Il ne saurait être question ici de faire une description géo-
graphique des Doukkâla ; Th. Fischer a donné sur une
partie de la région de nombreuses indications d'une haute
valeur scientifique. Toutefois, nous avons eu l'occasion de
traverser les Doukkâla de part en part plusieurs fois et
le mieux que nous puissions faire pour donner du pays une
idée un peu précise, est de reproduire les parties de notre
journal de route qui correspondent à ces différents itiné-
raires. Nous avons, dans le paragraphe P"" de ce chapitre,
décrit la route de Mazagan ou d'Azemmoûr dans sa traver-
sée des Doukkâla, c'est-à-dire jusqu'à Guen'ando. Nous
donnerons maintenant successivement': un itinéraire (oc-
tobre 1902), de Guerrando à El ïlerbiya et d'El ïlerbiya à
Mazagan, itinéraire qui dans sa première partie traverse les
terres les plus fertiles de la province et qui après El ïlerbia
se poursuit à travers une vaste a khela » pour aboutir au
Fahs (banlieue) de Mazagan ; un itinéraire (juin 1901), de
Saffi à El ïlerbiya, et d'El ïlerbiya à Ouâlidya qui passe près
de certaines ruines d'un assez grand intérêt pour la recons-
titution de l'histoire du pays et nous abrégerons les détails
relatifs à la portion d'itinéraire qui se trouve sur les *Abda ;
un itinéraire enfin (juin 1901) d'Azemmoûr à Bon TAouân,
le long de TOum er Rbîâ.
Digitized by
Google
ITINERAIRE DANS LES DOUKKALA 179
(Itinéraire de Guerrando a El ÏIerbiya
ET d'El ïiERBIYA A MaZAGAn).
(15 octobre 1902). Nous partons de Guerrando dans
l'après-midi (2 h. 45) en nous dirigeante peu près vers le
N.-W. Nous sommes bientôt (3 h. 25) au douâr de Si
Sêddîk où se trouvent sept à huit groupes de «nouûla».
Bientôt nous passons auprès du remarquable mausolée de
Sîdi Mohammed el 'Alem, curieux bâtiment dont la cou-
pole est flanquée de quatre autres coupoles en carré ce qui
luidonneunair monumental et le rend très reconnaissable
de loin. Au lieu du pays âpre, dur, monlueux que nous
venons de traverser (les Rehâmna), c'est maintenant un pays
plat , fertile , cultivé partout respirant l'aisance. Une
herbe verte et drue, nouvellement poussée à la suite des
dernières pluies, couvre le chemin et des chameaux la
paissent de tous côtés ; beaucoup de villages consistant en
huttes cylindro-coniques, sont situés au milieu des ruines
d'anciennes constructions en pierre. C'est d'un effet parfois
très impressionnant : les nouâla se dressent au milieu des
ruines des maisons, entre les pans de murs à moitié écroulés,
sous les portiques restés debout ; on dirait que c'est la
barbarie campée sur les ruines de la civilisation. Et si vrai-
ment cette dernière expression est un peu forte, elle enferme
pourtant, nous aurons l'occasion de le montrer, une grande
part de vérité ; il fut un temps ou de petites cités sédentaires
se dressaient là où aujourd'hui ne s'élèvent plus que de
primitives cabanes. Nous marchons maintenant sur le
Souk el *Arba*a, marché du mercredi : c'est une grande
route, extrêmement fréquentée, comme il ne peut y en avoir
que dans un pays prospère. Bientôt nous laissons de côté les
Digitized by
Google
180 A LA LIMITE DES 'ABDA
grands douars des ïlouâlem, avec d'immenses plantations
de figuiers de Barbarie. Enfin, après deux heures de marche,
nous ôlahlissons noire campement au douâr des Flâlha, chez
les Boni Dr oûr ; non loin de là s'élève la grande zâouia des
Béni Dfoùr, qui sont des marabouts fameux dans l'hagio-
graphie marocaine (*). Les douars de ces Béni Droûr sont
composés presque exclusivement de « nouâla », avec seule-
ment quelques tentes ; comme la plupart des indigènes de
cette région, les Béni Droûr sont obligatoirement séden-
taires, à cause de leurs immenses cultures.
(16 octobre). Partis à 6 heures du matin, nous arrivons
rapidement à la limite des Doukkâla et des 'Abda, que
nous suivons, marchant tantôt sur l'un de ces territoires,
tantôt sur l'autre. Les Doukkûla, par ici, ont des villages de
huttes ; çà et là se trouvent quelques maisons, mais elles
sont rares, car il n'y a guère que les protégés qui aient la
possibilité d'en édifier sans exciter la cupidité du caïd et
s'exposer à la perte de leur liberté ; il n'y a pas de tentes ou
elles sont exceptionnelles. Chez les 'Abda, au contraire, dont
le grand caïd. Si Aïça ben 'Omar est un des hommes du Maroc
dont l'administration est la plus éclairée, il y a un assez grand
nombre d'indigènes qui ont des maisons et dans les « dcher »
celles-ci se mélangent aux nouâla ; quant aux tentes, elles
sont également très rares dans cette partie des *Abda ; l'inten-
sité des cultures est cause qu'une autre vie que la vie séden-
taire est impossible. Toute la terre est prise, il n'y a pas un
coin qui ne soit cultivé et ce n'est pas par ici que les coloni-
sateurs du Maroc trouveront des terres vacantes. Notre
direction est toujours N.-W., puis elle devient W.-N.-W.,
(8 heures) et nous passons près du marabout de Sidi Moham-
(1) Voyez les pages consacrées aux Regrâga, à la fin de ce volume.
Digitized by
Google
VIE AGRICOLE INTENSE 181
med el Mkhawwed. Nous sommes ici en plein lîrs ; de
tous côtés s'élèvent des meules de paille ; la paille dépiquée
est mise en tas et recouverte de grosses mottes de terre ; cette
terre argileuse qui, avec le temps, se tasse davantage, pro-
tège très bien la paille de l'humidité pendant l'hiver, à
cause de son imperméabilité. Un peu partout sont creusés de
nombreux puits, pour la plupart très profonds (20 à 30
mètres au moins) ; on fait puiser l'eau par des animaux qui
la tirent sur une piste. Cette eau est d'ailleurs partout
excellente.
Dâr el Hafdi, où nous sommes maintenant (9 heures), est
la maison d'un ancien caïd ; ici le paysage est beau à voir
pour un agriculteur car la vie agricole est intense et l'ani-
mation dans les champs est grande. La pluie qui vient de
tomber a permis de commencer les labours et de toutes
parts à l'envi les charrues arabes creusent la terre de leur
petit soc léger ; bœufs, chevaux, ânes, chameaux sont indiffé-
remment employés ensemble ou isolément pour tirer la
charrue ; je note en passant l'union bizarre et peu gracieuse
d'un âne et d'un chameau tirant le môme instrument aratoire.
Voici que nous passons près d'un petit douâr d'Oulâd Fôrej ;
c'est une petite fraction de la grande tribu du môme nom
qui erre à l'autre bout des Doukkâla, du côté de l'Oum er
Rbîâ. Ils se sont réfugiés, nous dit-on, sur les 'Abda (car
nous sommes en ce moment sur le territoire des *Abda, mais
tout près des Doukkâla), pour fuir les exigences do leur
caïd ; ils ont du reste réussi à trouver une protection à Saffi
et ils groupent au milieu des sédentaires leurs tentes peu
nombreuses. Sidi Msâoûd (10 h. 15), auprès duquel nous
passons est au milieu d'une véritable forêt de cactus ; de nom-
breux dcher se succèdent, tous riches ; nous sommes rentrés
dans les Doukkâla et nous sommes sur la fraction d'El
Digitized by
Google
182 SAIS
ïlerbiya. Ail heures, enfin, nous atteignons Sîdi Moham-
med elAbiod où nous devons rester une journée. De Guer-
rando jusqu'ici, nous avons fait 35 à 40 kilomètres. Une
excursion au sud nous fait passer au milieu de terres d'une
fertilité très grande, les plus riches nous assure-t-on de tous
les Doukkâla.
(18 octobre). Partis à 6 h. 20 du matin, nous sommes après
un peu plus de deux heures d'une bonne allure dans les
OulAd Soubélla et nous passons près du hâra ou quartier de
lépreux qui se trouve dans cette tribu. Ces Oulftd Soubéïta
ont fait une certaine figure dans l'histoire ; ce sont des
arabes et ils se trouvèrent mêlés à tous les conQits qu'eurent
les Portugais avec les indigènes (*). Un peu avant la zaouia
de Sâïs, vers 11 heures, nous nous arrêtons sous quelques
arbres, non loin d'un puits, fîe puits est très profond : en
voyant tirer les cordes, au moyen desquelles on puise l'eau,
nous n'estimons pas sa profondeur à moins de 45 mètres. La
nature du terrain a beaucoup changé depuis ce matin ; le
sol est de plus en plus sablonneux et se charge de pierres.
Ce n'est plus un terrain de grande culture ; il y a place pour
de nombreux pâturages, aussi voit-on beaucoup plus de
tentes. Néanmoins, ce ne sont pas encore des nomades.
Après notre halte, nous faisons une demi-heure de marche
et nous nous arrêtons au grand marché du samedi qui se
tient près de la zâouia ; celle-ci est grande : c'est un amas de
bâtiments considérable d'où émergent quatre ou cinq
koubba ; il n'y a pas de tentes, ni de cabanes.
Nous repartons (3 heures), avec des bêtes ferrées à neuf,
(1) Je ne sais quel rapport il y a au juste entre les Oulâd Çoûbéita et
l'ancienne ville de « Subeyt », signalée par Marmol et Léon sur la rive
gauche de TOum er Rbîà.
Digitized by
Google
LA « KHELA » 183
utile précaution, car la marche devient de plus en plus
pénible ; le terrain est lout-à-fait sablonneux et couvert
de grosses pierres. Il y a des puits çà et là, mais la nature
du sol le rend complètement incultivable. C'est une
« khela », vaste région stérile qui s'étend jusqu'auprès
de la côte, où l'on ne voit que des tentes noires et
disséminées. Il n'y a plus par ici que des nomades ; au
printemps ils se déplacent de une à deux heures de
route dans ces vastes pâturages, mais à l'automne en ce
moment , ils voyagent peu et restent près de leurs
figuiers qui forment de maigres jardins entourés d'enclos en
pierres sèches et près de leurs pauvres champs qu'ils
labourent à grand peine. Le palmier nain couvre ces vastes
espaces à l'exclusion de toute autre broussaille : c'est le
« doûm », dont les enfants recherchent avidement le fruit,
«eli'âz». La nuit nous surprend dans ces solitudes et nous
force à camper près d'un groupe de deux ou trois tentes,
douar d'El tJâjj Mohammed ben *Allou, dont les gens se
montrent, du reste, bien peu hospitaliers (5 h. 10).
(19 octobre). Le lendemain la khela continue et devient de
plus en plus âpre :de7h.l5à9h.50 nous ne faisons pas plus
de quatre à cinq kilomètres à l'heure. Enfin, une descente
brusque d'une trentaine de mètres et nous quittons heureuse-
ment le plateau désolé de la « khela » ; plus de cailloux et de
palmiers nains, c'est de nouveau le « blâd el *amâra », le pays
de l'abondance et des belles cultures. La terre est maintenant
une terre d'un gris noir, un peu sablonneuse, mais féconde ;
la roule est redevenue facile, nous reprenons notre allure
habituelle, nous traversons le Souk es Sebt (10 h. 40) et
nous faisons halte près d'un puits (11 heures). Une heure
après nous repartons dans notre hâte de voir Mazagan. Le
Digitized by
Google
184 SORTIE DE SAFFI
paysage agricole devient magnifiquement animé : des
bœufs, des moulons paissent de tous les côtés, des chameaux
aussi. C'est un pays de grande culture et qui respire la
richesse ; de nombreuses tentes sont dressées çà et là, belles,
souvent neuves, sentant l'aisance ; les huttes sont rares. Au
contraire, les maisons sont nombreuses partout et avec les
koubba de nombreux marabouts, elles jettent une note
blanche et gaie dans le paysage. Des jardins de figuiers aussi
rompent la monotonie de la plaine. Enfin Mazagan apparaît
(4 heures) d'un blanc pur, avec la splendeur habituelle des
villes musulmanes vues à distance.
(Itinéraire de Saffi a El ÏIerbiya et d'El ÏIerbiya
A OUÂLIDIYA ET MaZAGAN).
(31 mai 1901). Nous sortons de Saffi par BâberRbât et nous
cheminons sur un plateau très cultivé, mais veuf en cette
saison de toutes ses récolles, sauf un peu de maïs qui verdoie
çà et là ; le chemin est bordé de rtem, c'est un paysage assez
morne. Nous sommes bientôt (8 h. 25) à Lâlla Zebboûja, où
nous admirons l'immense olivier qui est un des buts favoris
de promenade des habitants européens de Saffi (*). Tout
autour, la plaine est bien cultivée; là où il y a quelque
jachère, règne une petite râba de guendoûl, « Calycotonu
spinosa^)^ et de rtem, aux branches couvertes d'hélices
blanches ; au loin, le plateau est semé d'exploitations agri-
coles ou <( 'azib ». Il y en a au moins une vingtaine d'anglaises
et quatre ou cinq d'allemandes ; l'unique maison française
(1) Voir au dernier chapitre de ce volume, la description de Lâlla
Zebboûja.
Digitized by
Google
SERNOU 185
appartient à un juif de Saffi, Israël Lâloûz, le seul protégé
français de la région, dont nous avons été l'hôte et dont nous
ne saurions trop louer la dignité et la courtoisie. De Lâlla
Zebboùja (9 heures), une demi-heure de chemin au nord
nous mène dans la fraction des Zrâgra (9 h. 30) ; puis, nous
atteignons un groupe d'habitations de la fraction des
* Alloue t (10 heures). Nous passons ensuite (10 h. 45) au pied
du célèbre marabout de Sîdi MbârekMoûl Oulîd, c'est-à-
dire « le père de l'enfant ». On nous assure que le saint est
ainsi nommé parce qu'on y va spécialement en pèlerinage
pour avoir des enfants mâles. Sa coupole n'a pas la forme
classique ; elle est surbaissée et se relève en pointe conique
au milieu. Quelques instants après nous sommes dans les
jardins de figuiers de Semou.
Semou, dont parle Marmol et que Léon n'a pas mention-
née, attirait notre curiosité. C'était, d'après le premier de
ces auteurs (*), une petite ville fermée, à trois lieues de Saffî,
qui joua un certain rôle dans les guerres entre Portugais et
Marocains. Lors de l'expédition que le mérinide de P'ez
envoya, en 1514, contre les Portugais d'Azemmoûr, le
célèbre Yahya ben Ta'foûfa, après avoir pris part à l'affaire,
se retira vers Saffi et faillit être surpris près de Sernou où il
séjournait; il put rentrer dans Saffî mais les soldats du roi
de Fez qui venaient de ravager El Mdîna, ruinèrent égale-
ment Sernou. Néanmoins, à la suite de sa brillante conduite
dans cette affaire, Yahya ben Ta'foûfa reçut comme récom-
pense la ville de Sernou avec ses revenus en toute pro-
priété (2).
Ces petites villes que nous décrivent Léon et Marmol
(1) Marmol, « Africa », P»60.
(2) Cf David Lopes, « Texlos em aljamia portiiguesa », p. 83 seq.
Digitized by
Google
186 RUINES DE SERNOU
(SeraoUj El Mdîna, Tît et les villes situées le long de l'Oum
er Rbîâ), se trouvaient vis-à-vis des belligérants dans une
singulière position ; quelque parti qu'elles prissent elles
étaient alternativement ravagées par l'un et par l'autre.
L'occupation portugaise^ au rebours de l'occupation espa-
gnole sur la côte nord du Maroc, rayonna au loin dans
l'intérieur; mais pour ne pas avoir su s'y établir, faute
d'un peu d'efforts et de suite dans les idées de la part
du gouvernement central, les Portugais ne purent garder
leurs conquêtes ; ils étaient une perpétuelle menace pour la
prospérité du pays qui était périodiquement désolé, tantôt
au nom du roi de Portugal, tantôt au nom du roi de Fez,
quand ce n'était pas au nom des chérifs sa*adiens, dont le
pouvoir grandissait. A chaque instant, Marmol nous parle
de pays qui furent dévastés au temps des Portugais et se
repeuplèrent depuis.
C'est à l'endroit nommé El Mers que se trouvent les
ruines de Sernou ; il y a là une enceinte en pisé, épaisse,
qui était évidemment susceptible d'être défendue et qui
enferme un carré d'environ 12 hectares. A l'intérieur sont
creusés des centaines de silos aujourd'hui tous abandonnés ;
le sol en est pour ainsi dire miné. C'est de ces silos que l'en-
droit tire son nom actuel : « mers », en effet, désigne dans
l'arabe vulgaire un emplacement de silos. Ces silos sont-ils
postérieurs à l'abandon de la ville ? et qu'était-ce au juste
que cette ville ? On ne saurîiit le dire aujourd'hui. Tout
autour de l'enceinte, de 25 mètres en 25 mètres, sont des
fosses assez irrégulières qui paraissent avoir tout simplement
sem à extraire les matériaux destinés à la construction des
murs ; toutefois, je no suis pas bien sur de cette interpréta-
tion. Çà et là, il y a des traces de bordjs qui étaient situés en
dehors et distants entre eux de 60 mètres environ. Nous
Digitized by
Google
SIDI KAJ.)I L HAJA 187
n'avons rocueilli sur place aucun souvenir populaire se
rapportant à l'ancienne Sernou, mais il n'est pas douteux
FiG. 40. — Ruines de Tenceinte de Sernou
[Cliché de l'auteur)
que ces ruines représentent la petite ville décrite par
Marmol.
Nous quittons Sernou pour nous diriger vers la casba du
fameux caïd des 'Abda, Si Âïça ben *Omar; nous passons
successivement à I)Ar Ould el *AyyAchij à Dur Ould el
Koùri, à travers des pays riches et bien cultivés. Cinq
minutes avan! d'arriver à la casba nous passons devant une
haouita bien bl inche et nous demandons le nom du saint
qui est enterré là ; on nous répond que c'est Sîdi Kadi 1
Hàja, littéralement « celui qui pourvoit aux besoins», qui
exauce les désirs de ses adorateurs, quelque chose comme le
saint Expédit des catholiques. Il n'est pas vraisemblable que
ce soit là le véritable nom du saint et Sidi KAdi 1 HAja est
sans doute à rapprocher des Sîdi Ma'aroùf, des Sidi 1 flerîb,
Digitized by
Google
188 MIAT BIR
des Sîdi Saheb et Trîk, des Sîdi IMêkhft que Ton retrouve
ailleurs et dont les noms signifient « le connu », « l'étran-
ger», «le patron du chemin», «le caché »....W De la
casba de Si Aïça (2 h. 45), nous nous dirigeons vers Miat
Bîr ou les « cent puits », que Ton appelle aussi Miat Bir ou
Bir, les « cent et un puits », endroit qui a été décrit par liéon
sous le nom de « Centopozzi » et par Marmol sous son nom
indigène ©. Dans ce trajet, nous nous perdons plusieurs fois
et nous n'arrivons à Miat Bir, à travers une vaste râba de
palmiers nains, de guendoùl et de rtem, qu'à quatre heures
unquarl.
Miat Bîr ou Bîr est une vallée creusée dans un calcaire
gréseux qui à l'air prend des contours déchiquetés. L'eau est
à une faible profondeur et çà et là sont creusés de nombreux
puits ; peut-être sont-ils en partie naturels et ont-ils seule-
ment été arrangés par la main de l'homme. C'est d'eux bien
évidemment que l'endroit prend son nom. Cette vallée est
dépourvue de râba et est couverte de pierres dont l'aspect
déchiqueté donne un aspect bizarre au paysage. L'endroit le
plus humide est situé en face du marabout de Sîdi Mham-
med ben 'Eubbâd, qui se trouve sur la hauteur bordant la
vallée. L'identification du Miat Bîr actuel avec celui de
Léon et Marmol présente une difficulté. Tous les deux y
mentionnent de nombreux silos où des grains auraient été
conservés pendant des siècles sans s'altérer. Or les puits
de Miat Bîr sont des puits à eau et non pas des silos ;
d'ailleurs, le mot Bîr ne peut s'appliquer à des silos qui
(1) Cf Edmond Doutté, « Marabouts », p. 52 ; Basset, « Traras », p. IV ;
W. Marçais, « Dial. de Tlemcen », p. 219.
(2) Léon, « in Ramusio », f» 23, B ; Marmol, « Affrica, f» 60 v. Cf
Dîecro de Torrès, « Bel. Cher. », p. 49; Mouette, « Hist. Moul. Archy »,
p. 176.
Digitized by
Google
MIAT BIR 189
s'appellent en arabe « mêtmoûra », nom bien connu de Léon
et de Marmol eux-mêmes. Si l'on réfléchit que Léon ne
mentionne même pas Sernou, localité qui, après tout, était
importante, et que sa description de fosses à grains de Miat
Bir s'applique très bien aux silos de Sernou, que nous avons
visités, on peut très vraisemblablement supposer qu'il n'a
visité aucun de ces deux endroits et que n'en ayant parlé que
par ouï-dire, il les a confondus sous le nom de Miat Bir et
cela d'autant plus facilement qu'ils sont voisins l'un de
l'autre. Plus lard, Marmol aura suivant son habitude, copié
Léon, mais de plus il y aura rajouté Sernou, probablement
d'après des sources portugaises; cette interprétation est
d'autant plus plausible, nous semble-t-il, que le chapitre
dans lequel Marmol parle de Sernou et de plusieurs autres
localités, manque entièrement dans Léon.
Le fkih de l'endroit nous dit que non loin de notre campe-
ment se trouvent les ruines de deux autres petites villes
qu'ildit s'appeler Ouirs et Tirouin. Nous n'avons pas eu le
temps de les visiter et nous ne voyons pas trop comment on
pourrait les identifier d'après leurs noms (*). Léon et Marmol
mentionnent des juifs à Miat Bîr ; il n'y en a plus nulle part
dans les Douklcâla, ni dans les *Abda, sauf dans la casba de
Si Aïça, où ils sont évidemment d'introduction récente. De
plus, Marmol nous dit que les habitants de Miat Bîr étaient
des Berbères sédentaires; il est difficile aujourd'hui de
trancher cette question de race. Je ferai remarquer d'ailleurs
que Léon et Marmol ayant confondu Miat Bîr et Sernou, les
détails qu'ils donnent peuvent indiflFéremment se rapporter
à l'une ou à l'autre de ces localités. Il convient de rappeler
(l) On trouve dans un des textes publiés par David Lopes, « Aljamia
portuguesa », p. 92, la mention d'une localité appelée « Uzeres ».
Digitized by
Google
190 SIDI MA«ACHOU ET LA RAGE
loiitefoiSj à propos de celle queslion de race, que vingt
minules avant d'atteindre Mial Bîr, nous sommes passés près
d'un village de huiles qui a nom Ech Chloûh ; ils prétendent
malgré cela qu'ils sont Arabes ^ ce qui me semble fort contes-
table.
Miat Bîr est situé sur la fraclion des ïlounimiyîn,
prononcé souvent par une allération courante dans les
dialecles du Magrib, ïloulimiyîn. Entre les ïlounimiyin et
la casba de Si Aïça sont les Ma*achat, sur lesquels nous
avons passé. Ils sont parenls des Ma^achat qui sont chez les
Chàouia et de ceux qui sont chez les Chiadma, du côlé du
Souk el Hâd, près de v\in el Hajar, non loin de Mogador :
là est le tombeau de Sîdi Ma'achou et la zaouia des Ma'achat.
Les descendants de ce saint ont le privilège de guérir la
rage en faisant boire^ à ceux qui en sont atleinls^ de Teau
enfermée dans un vase, au moyen d'un chalumeau en
roseau : les malades ne doivent pas voir l'eau qu'ils boivent.
Ils restent près du marabout à suivre ce traitement pendant
quaranle jours : en outre ils mellent un peu de sel sur la
morsure qui a causé leur maladie. Je noierai ici qu'à
l'Oued Imberl, localité bien connue du déparlement
d'OraUj il existe également un Sîdi Ma^achou qui a aussi la
réputation de guérir de la rage.
(1®^ juin). Nous parlons à 6 h. 5 pour El ïlerbiya sur les
Doukkâla. Nous traversons d'abord les jardins ornés de pal-
miers qui se Irouvenl autour de Sîdi *AbdeVazizelMenowwer,
confrère de Sîdi Mohammed précilé et bienlôl nou^ attei-
gnons des groupes de maisons appartenant aux Zâh. A
7 heures nous laissons notre convoi continuer sur El
ïlerbiya et nous obliquons à gauche pour aller voir une
grotte qu'on nous a signalée et dont nos informateurs
Digitized by
Google
VISITE D'UNP: grotte 191
musulmans nous racontent des mei^veilles : il y a dedans
des puits, une rivière, des statues en cuivre !... Bien
que nous soupçonnons fort que l'imagination de nos
interlocuteurs doive jouer dans leur description un rôle
tout-à-fait prépondérant, cependant nous allons voir la
grotte. Nous traversons des plateaux tout-à-fait analogues
à ceux d'hier: pas de terre végétale, le roc partout; et le
chemin, parsemé de gros cailloux, est pénible. L'eau
cependant est à une faible profondeur comme le montrent
d'assez nombreux puits. Çà et là il y a des dépressions au
fond desquelles sont des puits, et ces dépressions sont très
analogues à ce que nous avons appelé une vallée à Miat Bir.
A neuf heures enfin nous sommes à Sidi *Azzoûz et à
cinquante mètres de là, près d'un figuier, est l'ouverture de
la grotte.
Nous y pénétrons avec des bougies : c'est un couloir de
6 à 8 mètres de hauteur et de 12 à 20 mètres de largeur,
suivant les endroits, qui s'étend sur une longueur d'environ
140 mètres, en plan doucement incliné. Nous marchons à
tâtons, car nos bougies n'éclairent guère, des boules
blanches se meuvent sur la terre, ce sont des petits d'oiseaux
nocturnes. Nous arrivons à un talus très raide et très
glissant, le sol étant formé d'une argile grasse et humide :
la voûte s'élargit et on ne distingue plus rien ; on entend
seulement un clapotis. Les indigènes, gens braves, mais
extrêmement superstitieux, ont peur d'aller plus loin. Nous
nous laissons glisser sur le talus qui s'an'ôte tout près de là
et à travers une boue épaisse, nous atteignons le fond.
Il n'y a rien de parliculier que quelques flaques dans
lesquelles l'eau dégoutte du plafond : ni source extraordi-
naire, ni précipice, ni rivières, ni statues.... De retour, je
déclare aux indigènes qu'il n'y a rien et qu'ils peuvent y
Digitized by
Google
192 VKRS EL MUÎNA
aller voir comme nous : ils ne me croient pas. Ils prétendent
que j'ai cru aller jusqu'au bout, mais qu'il y a une issue que
je n'ai pas vue : ils ont besoin de croire que celte grotte est
sans fond. N'arrivant pas à les convaincre, je cesse des
protestations que je sens parfaitement inutiles : il n'y a pas
de doute qu'on racontera dans le pays qu'un chrétien a
essayé de pénétrer dans la grotte, mais qu'il n'a pas réussi, que
les djinns l'en ont empêché ou autres histoires analogues...
La caverne n'est d'ailleurs l'objet d'aucun culte religieux
particulier. Elle n'offre aucun intérêt et ne renferme qu'une
couche très mince de guano.
Nous reparlons (10 h. 40) dans la direction d'ElMdîna;
le plaleau est plus âpre que jamais : le roc presque partout à
nu ne laisse pousser en fait d'arbustes que des touffes
rabougries de « gucndoùl». Gà et là se trouvent des bas-
fonds avec de gras pâturages cl souvent un rdir ou mare d'eau
qui n'est pas encore tout à fait sèche ; l'hiver, ce plaleau, où
l'eau est partout à une faible profondeur, doit être un
excellent terrain d'élevage. A 11 heures nous voyons les
premières maisons des Oulâd ben Iffou. Les habitations se
composent d'une enceinte en pierre sèche, avec une maison
dont les murs sont également en pierre sèche et le toit en
branchage ou en chaume ; en môme temps une tente
esl dressée dans chaque enceinle ; ce sont des demi-
nomades. A deux kilomètres sur la gauche, au milieu de
nombreuses habitations nous distinguons le sancluaire de
Sidi *Abdel'azîz ben Iffou. Nous marchons encore une
heure, la terre devient plus riche, nous touchons au terri-
toire où se trouvent les tîrs, que nous avons décrits dans le
précédent itinéraire (*) : à midi enfin nous sommes au Souk
(l) Voy. supra, p. 181-182.
Digitized by
Google
KL MDINA 193
etTnîn à côté duquel esl El Mdîna, ou mieux, suivaul la
pronouciation marocaine, Lemdîna.
El Mdina fut jadis la vérilahle capitale des Doukkâla do
l'Ouestj El ïlerbiya, nom qui, à celte époque, s'opposait à
Gherkiya et qui seul a subsisté, tandis que ce dernier a
disparu. Aujourd'hui encore ElMdîna esl dite «Lemdîna
d el ïlerbiya ». Les documents portugais, Marmol, Diego
de Torrès, en parlent à chaque instant et elle joua dans
toutes les campagnes de cette époque héroïque un rôle de
premier plan : abandonnée par ses habitants à la suite de
la prise d'Azemmoûr, puis repeuplée par les soins de
Yahya ben Ta'foùfa (^\ elle est au nombre des conquêtes
dont le pape Léon X félicitait le roi I). Manuel dans un de
ses brefs © ; elle eut aussi à souffrir probablement lors de la
révolte fomentée en 1510 dans la province par les chérifs
sa'adiens contre les Portugais; nous avons plus haut fait
allusion à un pillage par le frère du roi de Fez, qui emmena
les habitants dans son royaume, pour les soustraire au joug
des chrétiens ; depuis elle se repeupla, mais l'état perpétuel
d'anarchie dans laquelle les luttes des chérifs sa'adiens plon-
gèrent la région joint à de grandes famines, réduisit la
population à une telle misère, qu'ils se vendirent aux chré-
tiens pour avoir du pain ('^). Aussitôt les arabes s'y instal-
lèrent : les premiers habitants d'El Mdîna, en effet, étaient
des Berbères W, Prise par les Arabes, elle devint une ruine,
comme tout ce qu'a touché ce peuple si funeste à l'Afrique
(1) Cf. Diécro (le Torrès, « Hist. des Cliér. », p. 23.
(2) « Docmn. do Arch. Nacion. da Torre do Tombo », p. *^5l.
(3) Mannol, « Affrica », f" 01.
(4) Mannol, « AfFriea », f" 48 v" ; « Docum. da Torra do Tombo »,
p. 231.
1.3
Digitized by
Google
194 RUINES D'EL MDINA
du Nord. « Ils ne souflFrent pas qu'on la repeuple, écrit le
traducteur français de Marmol, et ils n'y veulent pas
demeurer, parce qu'ils n'aiment pas à être renfermés....
C'est une pitié de voir une si belle ville, si bien située et
accompagnée de tant de jardinages, être maintenant ruinée
et les murs tout ouverts (0 ».
L'enceinte de la vieille ville est maintenant sous nos
yeux : elle est à peu près carrée et enveloppe plus de trente
hectares. Les murs en terre sont relativement bien
FiG. 'il. — Ruines de l'enceinte d'El Mdîna
[Cliché df l'auleur)
conservés. Sur le plan les interruptions indiquent les
endroits où la muraille est tombée, soit qu'elle se soit
écroulée, soit plutôt qu'on l'ait abattue : c'est ainsi que lors-
que Nunho Fernandezde Atayde, pritElMdîna, en 1513,
(1) Marmol. « Affrica », {^ 61 v« ; trad. de Perrot d'Ablancourt, II,
p. 112.
Digitized by
Google
RUINES D'EL MDÎNA 195
après en avoir confié le gouvernement à Yahya ben
SidiTâhep <
àSiâMmmeielMddel
Mellali?
/b/r demitraâafiuy hiH^aMii/ÂA' J^an^<ù: /HuraàitiàL'
Jh/t àk.m//raAa///i^
/h/i 4t mu/' a6aliii^
But ife^ muraàofiu-'
II
êlla MeimànsL
Isiâi
Yoncef
500 mètres
FiG. 42. — Croquis de l'enceinte d'El Mdina
Ta^foùfa, il fit abattre deux pans de murailles pour empêcher
les habitants de se fortifier au cours d'une révolte et l'avenir
Digitized by
Google
196 RULNES D'EL MDINA
montra que ses craintes étaient justifiées (*). Il semble qu'il
n'y ait eu qu'une véritable porte : les petites villes de cette
époque n'avaient qu'une porte, comme encore Mazagan
aujourd'hui. On reconnaît aisément les vestiges de cette
porte sur le côté S-W de l'enceinte : c'était une porte
coudée, comme le sont encore aujourd'hui les vieilles portes
marocaines. Il ne paraît pas qu'il y ait eu de fossé autour de
la muraille : le fossé d'enceinte n'était pas, semble-t-il, dans
les liabitudes des Berbères marocains. On voit cependant
autour des murailles des dépressions qui pourraient pro-
venir d'un fossé, mais comme pour Sernou, j'incline à
penser que ces dépressions sont simplement dues à l'ex-
traction des matériaux. Peut-être n'est-il pas impossible que
les dénivellations ainsi formées aient été utilisées pour la
défense de la ville : celle-ci était avant tout assurée par des
(( borj » ou tours qui se dressaient de 20 mètres en 20 mètres
et dont il reste quelques vestiges.
Dans l'enceinte de la ville habitent aujourd'hui çàetlà
les gens d'El Rerbiya, vraisemblablement les descendants
de ces Arabes dont parle Marmol, dans sa lamentable pein-
ture des malheurs d'El Mdîna. Mais ils sont devenus un
peu plus sédentaires qu'autrefois. Ils ont aujourd'hui des
maisons en pierres, élevées avec les matériaux de la vieille
ville, grossièrement construites du reste et à côté desquelles
est dressée la tente. Çà et là il y a des jardins de figuiers,
mais l'angle Nord de l'enceinte n'est guère rempli que
d'amoncellements considérables de pierres qui proviennent
sans aucun doute de la démolition d'El Mdîna. Ajoutons
que d'après des renseignements qui nous ont été donnés sur
(1) Marmol. « Affrica », f^ 56 r. Lieutenance de Yahya, « Diego de
ToiTcs », p. 16.
Digitized by
Google
JUIFS D'EL MDIXA 197
place, il n'y a pas encore très longtemps que Ton voyait
dans l'enceinte les ruines d'une mosquée.
A l'extérieur de l'enceinte, du côté W, est accolée une
autre enceinte qui emprisonne environ quatre hectares et
qui ne communique pas avec l'extérieur, mais seulement
avec le dedans de la première enceinte. L'intérieur de cette
deuxième enceinte est à peu près désert, sauf un marabout,
évidemment moderne, qui y est construit. La tradition
unanime dans le pays est que cette deuxième enceinte
circonscrivait le mellâh, c'est-à-dire le quartier juif d'El
Mdîna. Il n'y a plus de juifs aujourd'hui à El Mdîna, non
plus que dans tous les Doukkâla, mais il est infiniment
probable qu'il en était jadis autrement et plusieurs raisons
nous inclinent à penser que la deuxième enceinte dont nous
venons de parler représente bien un ancien mellâh. En
premier lieu nous devons remarquer que cette enceinte
occupe très exactement la position habituelle des mellâh,
qui sont situés en général contre l'enceinte extérieure
et n'ont qu'une porte ouvrant dans la ville, mais près
des murailles et souvent près d'une des portes de celle-ci :
il en est ainsi, par exemple, à Fez, àMerrakech, à Mogador...
En deuxième Ueu, nous aurons plus tard l'occasion d'établir,
dans le cours de cet ouvrage, que les juifs au moyen-age
occupaient dans la société marocaine une place beaucoup plus
grande que maintenant. En ce qui concerne plus spécialement
les pays qui nous occupent actuellement, Léou et Marmol
signalent à plusieurs reprises des juifs, comme nous l'avons
déjà noté à propos de Sernou. Mais il y a plus, la mémoire
populaire a gardé le souvenir d'une époque où les juifs
avaient une situation sociale plus élevée que maintenant.
Les habitants actuels d'El Mdîna interrogés sur l'histoire
de la ville n'en peuvent rien dire, si ce n'est qu'un juif.
Digitized by
Google
198 LA LEGENDE DE BEN MECH^AL
appelé Ben Mech*al en fut longtemps le seigneur. Son trésor,
nalurellemenl, est encore là, caché, dit-on, dans un « toûfi »,
c'est-à-dire dans une cave. La croûte calcaire dont le sol
est recouvert se proie en eflFet très bien à la construction de
caves, que Ton fait servir d'entrepôts et môme d'écuries
pour les bestiaux. De plus, auprès d'El Mdîna, se trouve une
localité, que je n'ai pas pu visiter, à mon grand regret, et
qui s'appelle Soùr Moùça : ce sont les restes, dit-on, du
château d'un juif nommé Moùça et qui fut également roi du
pays.
Le plus singulier est que cette histoire de Ben Mech'al,
juif, seigneur d'un pays et possesseur de trésors, se retrouve
dans les ouvrages d'histoire du Magrib à propos du sultan
Moùlaye Er-Rachîd : celui-ci aurait commencé sa fortune
en s'emparant par la ruse d'un certain Ibn Mech*al, juif
puissant qui vivait dans une casba du côté du Tâza où il
cachait d'immenses trésors (0. H serait singulier et je
crois improbable d'après l'impression que j'ai eue sur les
lieux que cette histoire se soit échappée de la littérature
arabe pour se graver dans la mémoire du peuple ; j'aimerais
autant croire qu'lbn Mech*al, le juif, est un type légendaire
dans le genre, par exemple, du « sultan noir », auquel
on attribue toutes sortes d'anciennes constructions au
Maroc. A l'appui de cette thèse on peut faire valoir que- les
récits des auteurs arabes donnent, par leur peu de précision,
l'impression d'une légende. Ahmed ben Khâlid seul place
(1) El Oufranî, « Nozhet el IJâdi », trad. Hondas, p. 499 ; Moh. b.
Tavjil) el Kâdiri, « Nachr el Mafâni », I, p. 224; Ahmed ben Khâlid,
« Kitâb el Istiksâ », II, p. 15, reproduit ces deux récits et y ajoute une
troisième version : les trois différent d'ailleurs assez peu entre elles. Cpr
Mouette, « Hist. Moul. Archy », p. 10, 146, 257 ; Meakin, « Moorish
Empire », p. 138 ; Cour, «Chérifs au Maroc», p. 181.
Digitized by
Google
VERS OUALIDIYA 199
la demeure d'Ibn Mech'al dans les Béni Znâcen ; nous ferons
observer encore qu'il s'agil là, comme à El Mdîna, d'une
ancienne construction, dans rcspèce d'une casba, dont les
ruines excitaient probablement l'imagination populaire.
Mohammed ben Rahhâl qui a visité les Béni Znâcen donne
la légende d'Ibn Mech'al comme répandue au Maroc W.
Les Béni Znûcen où il la localise ont un endroit appelé :
Dar Ibn Mech'al ; une autre fraction a un nom qui paraît
à l'auteur indiquer une origine juive ; il nous suffit de
constater qu'à El Mdina comme dans les Béni ZnAcen,
l'existence de la légende d'Ibn Mech'al concorde avec
d'autres souvenirs populaires relatifs aux juifs. Si on
rapproche ce fait de la ressemblance indéniable qu'offre
avec les mellah actuels la petite enceinte d'El Mdîna, on est
porté à conclure qu'il y a jadis eu dans le pays des juifs
nombreux et jouant un rôle social important. Nous verrons,
dans le cours de cet ouvrage, que l'analyse de certaines
institutions religieuses du Maroc vient confirmer ces
conclusions.
(2 juin). Nous repartons vers le N.-N.-E. à 6 h. 45. Nous
passons près d'une ancienne noria : il y en a beaucoup
dans le pays, toutes en ruines et semblant remonter à une
époque fort ancienne. Le paysage devient peu aimable : la
roche est à nu partout, on trouve seulement dans les creux
du sable en plus ou moins grande quantité, sable qui,
mélangé à l'humus, a fini par former une terre végétale
assez fertile pour produire un gras pâturage. La râba,
c'est-à-dire la broussaille est formée de guendoùl, de doùm,
d'asphodèle, d'une haute ombellifère : au milieu de tout
(1) Mohammed ben Rahhâl, « A travers les Béni Snassen », dans « Bull.
Soc. Géog. Oran », IX, p. 14.
Digitized by
Google
200 ENTRE EL MDIXA ET OUALIDIYA
cela^ de grandes graminées^ sèches maintenant^ de grandes
avoines dressent encore leurs chaumes ; le tapis même du
sol est surtout formé de sanguinaire : cela doit au printemps
composer un fourrage savoureux et même maintenant que
toute cette végétation est desséchée, les bestiaux y trouvent
encore leur compte. L'allure générale du sol consiste en une
série d'ondulations parallèles au rivage de la mer et enfer-
mant entre elles des vallées peu profondes (30 à 50 mètres
au plus) : dans ces fonds se trouvent de nombreux endroits
humides, pleins d'eau l'hiver et qui sont au mois d'avril de
vastes prairies ; quelques « rdîr » subsistent encore çà et là.
C'est un magnifique pays d'élevage. Le caractère particulier
du paysage lui est donné par la roche dénudée de tous côtés,
l'humus n'y formant qu'une couche discontinue : là où
celui-ci manque elle est recouverte de lichens jaunes, noirs
et bleus. Les éléments ont usé cette roche de façon bizarre :
tantôt c'est une table déchiquetée et bosselée, tantôt c'est
une surface unie sur laquelle courent des arêtes qui se
croisent et forment les dessins les plus variés. L'imagination
du voyageur qui traverse ces immenses plateaux travaille
volontiers plus ou moins machinalement sur le thème de
ces dessins et y retrouve des formes d'arabesques ou des
représentations d'objets usuels, enclume, coupe, siège, etc..
La marche d'ailleurs est sur ce terrain particulièrement
pénible et nous n'y faisons pas plus de cinq kilomètres à
l'heure.
A 8 h. 30 nous laissons El Goûr à cinq kilomètres à
gauche ; un peu après 9 heures, nous sommes à un marabout
dénommé Sidi bel *Abbôs : il y a là, dans l'enceinte du
marabout, quelques arcades que l'on nous dit être les restes
d'une ancienne médersa : tout à côté un rdîr et un puits. Il y
eut problablem eut jadis eu en ce lieu un petit centre aujour-
Digitized by
Google
ENTRE EL MDINA KT OUALIDIYA
201
d'huià peu près disparu. Nous sommes daus une de ces vallées
parallèles à la mer que nous avons signalées et dans laquelle
se trouve^ à droite et à 2 kilomètres environ la koubba des
fokra des OulAd ben *Amira, à 6 kilomètres la koubba de
Sîdi 1 Ma*ati, à 7 kilomètres la koubba de Sîdi ^Abdennebi :
tous ces marabouts sont sur les 'Abda. Gravissant la colline
qui est devant nous, nous y trouvons successivement deux
agglomérations de la fraction des Hoûmittàt (9 h. 30) :
nouàïl et khiyftm mélangées ; de là nous apercevons la mer.
Il est à remarquer que le versant marin de toutes ces ondu-
lations de terrain est plus chargé de sable que l'autre : la
terre végétale qui couvre le roc est donc en partie de forma-
tion aérienne. Le sol du reste devient de plus en plus âpre :
¥ui. 4'î. — Le torniin aux aj)i)roc'lios de Ouàlidiyn
(Cliché de lauleur]
ce n'est plus que de la pierre déchiquetée de mille façons et les
bêtes ne savent où poser le pied ; durant la dernière heure
Digitized by
Google
202 VESTIGES D'UNE ANCIENNE PROSPÉRITÉ
avant d'arriver au bord de la mer, à Ouâlidiya{ll h. 5), nous
ne faisons certainement pas plus de trois kilomètres.
A partir de Ouâlidiya, nous longeons la côte jusqu'à
Mazagan; j'ai dit plus hîiut que la description de la côte
appartenait à une autre partie de cet ouvrage : nous nous
dispenserons donc de la transcrire ici. Notre étape du 2 juin
se termine à la zaouïa de Sîdi Ahmed ben Embârek et celle
du lendemain à Mazagan. Je relèverai seulement dans mes
notes le passage suivant qui peut nous aider à élucider une
question intéressante, celle de l'ancienne prospérité des
Doukkâla et en général des régions que nous traversons :
c( .... A 6 h. 35, nous passons près des ruines de la « sûniya
Bou Mehdi ». I^e mot « sàniya » qui signifie habituellement
(c roue hydraulique élévatoire à godets », c'est-à-dire noria,
a très souvent comme ici le sens de « jardin (*) ». On voit
des restes de norias partout : il y en a une quantité extraor-
dinaire. « On peut dire sans exagération que toute la vallée
dans laquelle nous cheminons en est littéralement parsemée.
Ce devait être autrefois un immense jardin ». Comme les
mots qui précèdent ont été écrits sur place, nous avons tenu
à les reproduire textuellement.
Ainsi donc il y a eu une époque où toutes ces campagnes
étaient couvertes de cultures ; des irrigations bien entretenues
permettaient probablement la végétation des arbres, et vrai-
semblablement des vergers s'étendaient, là où aujourd'hui
nous ne voyons plus que des cultures de céréales ; des petites
villes comme Sernou et El Mdîna florissaient çà et là ; bref
(1) De « noria » rapprochez Tarabe « nà'oûra » qui a le même sens. A
Palerme les roues à godets s'appellent « senia », mot évidemment venu de
l'arabe « sâniya ». Amari, « Ibn Haukal », dans « Journ. Asiat. », 4° sér.,
t. V, 1845, p. 114, n. 37. Cf. Dozy, «Suppl. », s. v.
Digitized by
Google
LA DOMINATION PORTUGAISE 203
le pays était dans un état de prospérité qu'il ne semble pas
avoir connu depuis. Sans doute, il est toujours cultivé,
mais il Test d'une façon beaucoup moins intensive et la
disparition des cités a dû entraîner celle des industries qui
ne sont compatibles qu'avec la vie sédentaire dans les
villes.
Que les villes aient été très nombreuses jadis dans les
Doukkâla, on n'en saurait douter : Léon et Marmol les
citent et les décrivent; quelques-unes comme Ayer, Tît, Bou
1 *Aouân, sont bien connues et n'ont pas cessé de figurer sur
les cartes ; d'autres comme El Mdîna, Sernou, Miat Bîr,
nous ont été bien faciles à retrouver ; on retrouvera de
môme le jour où on les cherchera, celles que liéon, Marmol,
les documents portugais citent sous les noms diversement
orthographiés de Subéit, Tamaracost, Terga, Gea,
Benacaciz, Telmez, Umez, Ugerez, Çorjidade, Nomar,
etc.... W. Que l'activité commerciale et industrielle ait été
considérable dans ces villes, c'est ce que la présence des
juifs, que nous avons essayé d'établir pourrait tendre à
confirmer. Il est constant d'ailleurs que les Portugais ont
tiré de ces villes d'abondants revenus et il est à croire
qu'ils ont été une des causes de la ruine du pays pour l'avoir
trop pressuré.
Nous savons qu'après la prise de Saffl, Nunho Fernandez
ravagea tout le pays ; puis survinrent les chérifs sa*adiens
qui engagèrent les populations dans une révolte sans succès,
à la suite de laquelle les Portugais de Saffî opérèrent des
razzias fructueuses. « On prit, dit le traducteur français de
Marmol, 567 personnes, tant petites que grandes, 5000 pièces
(1) Voy. Léon et Marmol, loc. cit., et David Lopes, « Aljamia portu-
guesa », p. 92.
Digitized by
Google
204 LA DOMINATION TORTlKiAISK
menu bétail, 1000 bcpufs ou vaches, 300 chameaux, plu-
sieurs chevaux et bôles de charge, avec quoi on retourna
glorieux à Safîe (0. » Si les Portugais n'avaient opéré ces
razzias qu'à titre de représailles, le pays eût pu se relever,
mais en réalité ils considéraient les provinces marocaines
comme des mines à exploiter et ils ne cherchèrent qu'à
piller. Dans ce but, ils s'allièrent à une partie des populations
du pays, dont ils s'attachèrent les chefs : Yahya ben
Ta'foùfa est resté la personnalité la plus brillante de ces chefs
indigènes (2).
Les Portugais n'épuisaient pas seulement les ressources
matérielles du pays, ils appauvrissaient encore sa popu-
lation : on sait que Tesclavage était ouvertement pratiqué à
liisbonne ; les gouverneurs de Saffi comptaient parmi les
pourvoyeurs des marchés d'esclaves du Portugal. A chaque
instant les auteurs nous disent qu'on « envoya vendre en
Portugal quantité d'esclaves des deux sexes». A propos de
« Hadequis », ville de Hea (Hâha), qui reste à identifier, il
écrit : « Nunho Fernandez d'Atayde, accompagné de
Yahya, prit celte ville d'assaut en 1514 et en emmena les
plus belles esclaves qu'il y ait eu depuis longtemps en
Portugal». La même année, à la bataille où fut défait le
frère du roi de Fez, le même auteur nous apprend que « les
chrétiens pillèrent le camp ennemi où l'on fit 580 prison-
niers, et toutes les femmes et les enfants des (^liecs (cheikh)
qui s'étaient trouvés au combat. Les captifs demeurèrent
(1) Marmol. « Affrica », II, f** 46 ; trad. fr. de Perrol d'Ablancourt, II,
p. 8r>.
(2) Sur Yaliya ben Ta'foùfa voy. les intéressants documents rassemblés
par David Lopes dans la deuxième partie de ses « Textos em aljamia
porluguesa ».
Digitized by
Google
LA DOMINATION PORTUGAISE 205
aux chrétiens el le butin aux alliés(*) ». Voilà donc comment
s'opérait le partage ; de telles saignées devaient rapidement
appauvrir le pays et nous ne sommes plus étonnés de voir les
derniers habitants d'El Mdîna pousses par la misère à se
faire volontairement esclaves. Marmol, après avoir énuméré
les tributs payés par les alliés au roi du Portugal, ajoute :
(( Outre cela, les Portugais couraient au dedans du pays
en la compagnie de leurs alliés et tiraient tribut des
provinces voisines, ou les saccageaient et faisaient les
habitants prisonniers (2). » Aussi les habitants fuyaient
volontiers les villes où ils n'étaient plus en sûreté : lors de
l'expédition du frère du roi de Fez dont nous avons parlé,
Tît, El Mdîna, Soùbéït, Bou 1 *Aouân, Miat Bir furent ainsi
désertées ^ et le roi de Fez recueillit les fugitifs. Marmol
parle constamment de villes qui furent dépeuplées au
temps des Portugais et se repeuplèrent lorsqu'ils eurent
abandonné leurs possessions, à l'exception de Mazagan, de
laquelle ils ne sortirent plus W.
Les Portugais ne furent pas la seule cause de la décadence
de ces pays : à la fin du XI V^ siècle le Magrib tout entier
avait été rudement éprouvé. La terrible peste de 1348 y
avait fait au rapport d'Ibn Khaldoùn, d'incalculables
ravages. « La culture des terres s'arrêta, faute d'hommes,
les villes furent dépeuplées, les édifices tombèrent en ruine.
(1) Marmol. « Affrica », II, fol® 45 v., 9 v., Irad. Perrot d'Ablancourt,
II, p. 15, 84-85, lOG-107.
(2) Marmol. « Afïrica », II, fol*^ 47; Irad. Perrot (rAblancourt, II,
p. 87.
(3) Léon r Africain in Ramusio, I, fol** 23 B, C, I) ; David Lopes.
« Aljamia porluguesa », p. 121 ; Diego de Torrès, « Hist. des Cher. », p. 23.
(4) Marmol « Affrica», II, fol« 9, fol» 50 v. etc....
Digitized by
Google
206 L'INVASION ARABE
les chemins s'effacèrent, etc.. .W». Les petites villes des
Doûkkâla existaient-elles déjà à cette époque? Oui, si l'on
en croit Léon l'Africain : nous n'avons d'ailleurs pas à leur
sujet de témoignages antérieurs à ceux des documents
portugais ; mais il n'y a aucune bonne raison de douter de
leur grande ancienneté. Elles durent donc traverser une
crise au XIV® siècle, mais probablement elles se refirent
peu à peu et redevinrent florissantes dans le XV® siècle : im
fléau d'un autre genre, mais plus terrible, n'avait cepen-
dant point cessé de les menacer et devait empêcher leur
essor, je veux dire les Arabes. Ils tenaient depuis longtemps
les campagnes et ruinaient petit à petit les villes. On a
maintes fois décrit les funestes conséquences qu'eut pour le
Magrib l'invasion hilalienne : « Pendant trois siècles et
demi, écrit celui qu'on a appelé le Montesquieu de l'Afrique
du Nord, ils ont continué à s'acharner sur ces pays ; aussi la
dévastation et la solitude y régnent encore. Avant cette
invasion, toute la région qui s'étend depuis le pays des
Noirs jusqu'à la Méditerranée était bien habitée; les traces
d'ime ancienne civilisation, les débris de monuments et
d'édifices, les ruines de villes et de villages sont là pour
l'attester (2), » C'est bien là, en effet, le triste tableau que
nous offrent les pays que nous étudions; bien longtemps
après Ibn Khaldoûn, les Arabes ont continué leurs ravages.
Quand vinrent les Portugais, leur rôle perturbateur s'accen-
tua encore : alliés partie à l'infidèle, partie au musulman,
tantôt au service du Portugal, tantôt à celui des rois de Fez
ou de Merrâkech, ils furent les artisans de la ruine des
Doûkkâla. Aujourd'hui encore, le voyageur voit avec
(1) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », Irad. de Slane, I, p. 312.
(2) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », trad. de Slane, loc. cit.
Digitized by
Google
SORTIE D'AZEMMOUR 207
étonnement leurs lentes dressées sur l'emplacement des
villes mortes et les troupeaux qu'ils parquent derrière les
murailles croulantes. . . .
(Itinéraire d'x\zemmoûr a Bou l ^Aouân).
(7 juin 1901). Nous quittons Azemmoùr à 6 h. 35 du
matin pour faire route vers Bou 1 *Aouân. En sortant de la
ville, nous passons près d'une des curiosités du pays, un
palmier à quatre branches disposées en éventail ou mieux
en forme de lyre. Des pierres sont placées dedans çà et là, ce
qui indique que ce doit être un arbre sacré : en effet, ren-
seignements pris, c'est une « mzâra ». Les mères viennent
prier là pour guérir leurs enfants : ce sont elles qui placent
ces cailloux dans les trois fourches de l'arbre et dans les
écailles formées par la base persistante des palmes W.
A 7 h. 15 nous traversons un ravin sans eau ; l'Oum er
Rbîâ est tout près à gauche ; un quart d'heure après, nous
passons près de la koubba de Sidi Aïça Moûl el Ouâd ; dix
minutes après, autre ravin, puis voici la « rgoûba » de
Moûlaye Bou Ghalb, avec un kerkoûr et deux petits arbres
rabougris. La plaine s'étend au loin, monotone, sans arbres,
sauf quelques dattiers : il n'y a pas de maisons, rien que des
tentes et quelques nouâla ; nous avons affaire à des nomades
(1) Ce palmier ne répond pas aux conditions qui seraient, selon de Cha-
vagnac, imposées à ces arbres lorsqu'ils ont un caractère sacré : « Les
palmiers, dit-il, qui poussent auprès des koubba, sont tous en nombre
impair. C'est, dit-on, l'œuvre des hommes qui en éliminent tout d'abord
un, lorsque le nombre en est pair ». (Comte de Chavagnac, « De Fez à
Oudjda », dans « Bull. Soc. Géog. Paris », 1887, p. 318).
Digitized by
Google
208 LES HOUZIYA
à parcours excessivement restreints ; les douars ne quittent
presque jamais le voisinage des jardins de figuiers, en sorte
qu'on pourrait les porter sur une carte. L'allure générale
du terrain se caractérise par une série d'ondulations dont
l'axe est perpendiculaire à l'Oum er Rbîâ. Chacune de
ces dépressions est une vallée qui se rend au fleuve ; les
douars sont régulièrement groupés dans chaque vallée. Les
populations de ces pays sont administra tivement réunies
sous la dénomination de Hoùziya (0. Le palmier nain
couvre la terre qui est relativement peu cultivée. A 8 h. 20
nous passons près de la koubba blanche des OulAd Bou
Sedra; puis vers neuf heures, dans une de ces dépressions
dont nous venons de parler, nous trouvons un beau et grand
douâr d'OulAd Rahmoûn, qui sont une « fakhda » ou fraction
des (3ulAd Bou v\zîz. ïâ se trouvent de beaux jardins de
figuiers, au milieu desquels on vénère la haouîta de Sidi
*Abd en Nebî.
Vers 9 h. 30 nous nous perdons, et nous errons à travers
champs pendant une heure avant de retrouver le chemin.
Toutes les cultures sont ici ravagées par les criquets : pour
(1) Ces tJoûzija sont une circonscription administrative, comme les
Fahçiya des environs de Tranger, non une tribu. Cependant Salmon, dans
sa monographie des Fahciya , ouvrage d'ailleurs très remarquable , in
« Arch. maroc. », 1904, II, p. 150, dit : <.< La tribu de Fahç est un bon
modèle de tribu composite ». Il faut s'entendre : toutes les tribus que nous
connaissons sont composites ; la tribu pure, composée d'individus descendus
de l'ancôtre commun n'existe pas. Mais encore faut-il réserver le nom de
« tribu » aux groupements sociaux qui ont un certain degré d'homogé-
néité : telles sont la plupart des tribus qui portent le nom d'un ancêtre.
Autrement le mot tribu deviendrait synonyme de circonscription adminis-
trative. Sans doule la circonscription administrative peut devenir, avec le
temps, une tribu, mais les Fahciya en sont-ils vraiment là ? Il suffit de lire
Salmon, « op. laud.», p. IG8, pour en douter.
Digitized by
Google
LES OULiD FÈREJ 209
les combattre les indigènes ont mis le feu aux herbes sèches
et aux broussailles. De vastes étendues de terrain ont été
ainsi incendiées. A 11 heures, voici les douars des Oulâd
Hamdan: à deux kilomètres sur la droite nous avons la
koubba de Sîdi z Zemmoùri. A 11 h. 20 toujours dans une
de ces vallées dont nous avons parlé, voici les OulAd Mham-
med. Nous y faisons une halte près d'un puits et sous de
beaux figuiers que les criquets ont laissés intacts : du reste,
le fléau est beaucoup moindre par ici, soit que l'invasion ait
été moins dense, soit que l'incendie des plaines ait détniit
tous les jeunes. C'est ici le pays de la chasse, patrie des
beaux slouguis et des faucons : pendant que nous déjeûnons,
les indigènes s'amusent à forcer un lièvre à cheval.
Nous repartons à 2 h. 30 et vers trois heures nous sommes
près d'un nouveau douar d'Oulâd Mhammed. Depuis neuf
heures et demie du matin nous sommes dans les Oulftd Fërej,
grande tribu doukkalienne. Leur pays est très riche: la
terre est profonde et fertile, encore qu'elle soit généralement
très caillouteuse. A celte époque, les champs sont veufs
de leurs céréales, mais on voit qu'ils sont tous cultivés et
que pas un coin de terre n'est perdu. On devine aussi
de belles prairies dont les graminées sèches sont encore,
même en cette saison, une excellente nourriture aux
bestiaux. Avec tout cela, les OulAd Fërej ont une mauvaise
réputation: ils passent pour de grands voleurs et on craint
beaucoup de camper chez eux avec des botes nombreuses.
A 3 h. 25 voici la maison ruinée de l'ex-caïd Sa^id ould
Bou Gha'îb ould Jîlâli Ber Rûmi. A 3 h. 15, nous passons
devant un douar de la fraction des Ouahla. A 4 h. 05 nous
sommes à Dârel Hajj Sa'îd ould Icef (prononciation spéciale de
(( Yoûcef ))): c'est la maison d'un protégé du Portugal, car si les
Portugais ne courent plus dans les Doukkûla les raids auda-.
14
Digitized by
Google
210 LES OULÂD FKREJ
cieux du XVI® siècle, ils pratiquent largement aujourd'hui ce
genre nouveau de déprédation qui s'appelle la proteclion
consulaire. Nous nous détournons un peu de notre route pour
aller camper au beau douûr d'Oulftd Heniya, de la fakhda
Oulftd Brik, toujours dans les OulAd Férej : là est la demeure
de Si Mohammed ben Heniya, au nom de qui nous sommes
très bien accueillis. Le cheïkh est en voyage, mais un de ses
parents nous reçoit en son absence et, chose rare chez les
Doukkala, fait égorger un mouton en notre honneur. La déter-
mination de notre point de campement sur la carte ne laisse
pas que de nous embarrasser, car notre marche a été irrôgu-
lière, notre direction variable ; nous sommes à l'E. N. E. du
Souk el Arba* qui est sur la roule de Mazagan à Merrâkech,
avant Sîdi Ben Noùr et à 15 ou 20 k"^ de ce marché iO.
8 juin. Nous partons vers 5 h. 45, et nous marchons aune
allure d'environ six kilomètres à Theure. De grands trou-
peaux de bœufs pâturent dans les chaumes. Puis le palmier
nain réapparaît et couvre de vastes superficies : le plateau est
fort ondulé ; cà et là des jardins de figuiers jettent une note
gaie dans le paysage, mais il n'y a pas d'autres arbres. A 5 h. 55
nous avons à notre droite, à 5 kilomètres environ, la zaouia de
Sîdi Mçâoûd; à 6 h. 15, Dâr Si ^Ibdelkàder ould Zîdî, à
6 h. 55 le *azîb d'El FIûjj Bou Cha'îb ben Derra, associé agri-
cole d'un espagnol de Mazagan, vers 7 h., sur la droite à doux
ou trois kilomètres, la casba ruinée du caïd Bahloûl.
A huit heures et à quatre cents mètres à notre gauche,
sur un mamelon élevé, au bord de l'Oum er Rbîâ, dont nous
(1) Les cartes que nous avons eues à notre disposition ne nous ont été
d'aucun secours pour fixer notre itinéraire ; aussi avons-nous cru devoir
donner le détail de notre horaire ; il en est de môme pour l'étape suivante.
C'est avec ce seul horaire que nous avons construit hypothétiquement
notre route.
Digitized by
Google
LE SULTAN NOIR 211
ne sommes plus maintenant qu'à un kilomôlrCj subsistent
des ruines anciennes : à côté sur une colline, il y a aussi des
traces de vieilles constructions. Nous n'avons pas élé les
visiter, faute de temps, et je le regrette aujourd'hui vive-
ment, car peut-être s'agit-il là des vestiges de Func des
petites villes que Léon et Marmol placent sur les rives do
rOum er Rbîâ. On nous assure que cet endroit s'appelle
aujourd'hui « el kerya W à es soltAn lekhal », c'est-à-dire le
« village du sultan noir ». Ce sultan noir est un personnage
légendaire auquel les Marocains attribuent indistinctement
toutes les ruines de conslruclions qu'ils reconnaissent pour
être musulmanes. Il intervient en particulier dans un cycle
de légendes relatives à Sîdi Bel 'Abbés de MerrAkech, dont
nos aurons à reparler phis loin et que M. René Basset a déjà
signalées (-). On le retrouve encore dans les légendes rela-
tives à la fondation d'El Mansoùra, près de Tlemcen ('^),
Partout il est donné comme fils d'un célèbre sultan nommé
Moùlaye Ya'koùb ; on croit aussi qu'il conduisit le fameux
siège de Tlemcen de 129^ à 1307. L'auteur du « Kitftb el
Istiksft » pense que le « sultan noir » est le sultan El Mansoûr
Abou 1 Flaçan ben 'OtmAn ben Ya'koûb ben 'Abdelhakk,
le Mérinide, qui s'empara de Tlemcen en 1337 : «. on l'ap-
pelait ainsi, dit-il, parce que sa mère était éthiopienne W ».
René Basset a fait remarquer qu'il est bien plus naturel de
(1) Le mot kerya n'est «çiière usité aujourd'hui dans le sens de « village »
chez les indi<çènes du Maroc méridional.
(2) René Basset, « Nedroma et les Traras », p. 20(5, se({. et les références
qu'il donne.
(3) René Risset, « op laud. », p. 211 et les références données ; W. et
G. Marçais, « Monunient^s de Tlemcen », p. 192 se([.
(4) Ahmed ben Kliàlid, « Isliksâ », II, p. 57; Mouliéras, « Maroc
inconnu », II, p. 275.
Digitized by
Google
212 LE SULTAN NOIR
croire que le sultan noir représente le célèbre mérinide Abou
Ya*koûb Yoûeef, qui assiégea Tlemcen pendant plus de sept
ans et construisit El Mansoùra, ce siège fameux ayant du
frapper l'imagination populaire beaucoup plus que la prise
de Tlemcen en 1337 W. Cette opinion paraîtra encore mieux
fondée si l'on considère que le nom du sultan noir arrive
généralement dans les légendes à propos de ruines d'anciens
édifices : d'autre part, le prédécesseur d'xAbou Ya'koùb
Yoûcef s'appelait Abou Yoûcef Ya^koùb, et dans les tradi-
tions populaires on donne généralement le père du sultan
noir comme s'appelant Moûlaye Ya^koûb. C'est la réponse
que, dans les Doukkâla, nous ont faite sur place des indigènes
qui n'étaient évidemment pas au courant de nos discussions
de folklore. Il n'y a donc point de doute qu'à Tlemcen, le
sultan noir ne représente le Mérinide qui fit le grand siège
de Tlemcen et construisit la ville d'El Mansoùra: il est
d'ailleurs possible, ainsi que l'indique M. René Basset que
l'imagination populaire ait confondu avec lui le conquérant
de 1337, mais en tous cas c'est, à Tlemcen, aux constructions
du premier que la légende se rattache.
Il n'est pas très difficile du reste de deviner pourquoi l'au-
teur du (c Kitab el Istiksa » a identifié le « sultan noir » avec
le sultan mérinide Abou 1 IJaçan *Ali 1 Mansoùr, fils d'Abou
Sa*îd *Otmân. On peut voir encore en effet le tombeau de ce
souverain et celui de sa mère dans les ruines de la mosquée
de l'ancienne ville berbère de Chella, près de Rabat. Chacun
d'eux porte une épitaphe sur marbre blanc en beaux carac-
tères et celle du prince nous donne son nom avec la date et
le lieu de sa mort (2). Cette tombe est connue à Rabat dans le
(1) René Basset, « Nedroma el les Trâras », p. 204 seq.
(2) Ces inscriptions sont très connues et ont été successivement signalées
Digitized by
Google
LE SULTAN NOIR 213
peuple sous le nom de tombe du « sultan noir » et celle de la
princesse sous le nom de tombe de LAlla Chella. Ainsi le
vulgaire, voyant cette tombeau milieu de ruines imposantes
l'a de suite rapportée à son personnage légendaire favori et
quant à la tombe de la princesse il en a fait la sainte de la
ville portant le même nom qu'elle et en quelque sorte sa
patronne. Cela nous montre que l'expression de « sollân khal »
peut être suivant les pays attribuée à des personnages diffé-
rents. 11 est clair qu'Ahmed ben Khâlid, l'auteur de l'Istiksa,
qui est originaire de Salé^ a lu les inscriptions en question,
car il a dû bien souvent visiter les ruines de Chella. Comme
d'autre partilne pouvait ignorer que le vulgaire considère le
tombeau royal comme celui d' « es soltàn lekhal », il en
a conclu à l'identité du personnage légendaire et du person-
nage historique et il a inséré ce beau renseignement dans
son livre,
D'autre part, à Merrâkech,ily a lieu d'admettre encore une
identification différente du sultan noir. Si l'on considère en
effet que Sîdi bel 'Abbês es Sebti, le patron de Merrâkech est
rapproché, dans le cycle de légendes auxquelles nous avons
fait allusion, du sultan noir et de son père Moûlaye Ya*koûb
et d'autre part que Merrâkech est encore pleine des souvenirs
du célèbre Almohade AboûYoucefYa*koûbel Mansoûr, le
vainqueur d'Alarcos, qui bâtit plusieurs célèbres monu-
ments, il nous semble qu'il faut dans ce cas identifier le
sultan noir avec El Mansoûr. Sîdi bel 'Abbês vécut en effet
et lues plus ou moins correctement parTissol, in « Bull. Soc. Géog. Paris »,
VI« sér., Xll, p. 271 ; Drummond Hay, « A memoir of Sir John Drummond
Hay », p. 99 ; Codera y Saavedra, in « Bol. d. 1. R. Acad. d. Hist. »,
t. XII, 1888, p. 503-507 ; Meakin, « The Moorish Empire», p. 103. En
dernier lieu elles ont été visitées par Kampffmeyer, « Reisebriefe » , lettre
XII et Adelmann y. Adelmannsfelden, « 13 Monate in Marokko », p. 22.
Digitized by
Google
214 LE LONG Dl^: L'OUM ER RBIÂ
de 1130 à 1205 et El Mansoûr TAlmohade régnait de 1184
à 1199, c'est-à-dire au moment de la célébrité du grand
saint; d'ailleurs, le prédécesseur d'El Mansoûr s'appelant
AbouYa*koûb Yoùcef, il est très naturel que le peuple en
ait fait Moûlaye Ya'koùb. Le rôle prépondérant que joue à
MerrAkech le sultan El Mansoùr dans les traditions relatives
aux grands monuments de la ville me semble devoir imposer
cette troisième interprétation de la même manière que la
construction de Mansoùra impose la première en ce qui
concerne les légendes tlemcéniennes. La confusion entre
ces deux souverains bâtisseurs aurait du reste été bien
facilitée par ce fait que l'un s'appelle Abou Yoûcef Ya'koùb
fils d'Abou Ya'koûb Yoûcef et l'autre Abou Ya'koùb Yoùcef
fils d'Abou Yoùcef Ya'koùb, célèbres tous les quatre.
De l'autre côté de l'eau est la contrée nommée Ed-l)afa',
qui fait aussi partie des Doukkûla : c'est un pays montagneux
et difficile, dont les habitants étaient encore « siyyab »,
c'est-à-dire insoumis au temps de Moûlaye 'Abderrahmàn.
Le fleuve, d'ailleurs, coule par ici dans une vallée fort acci-
dentée. Le pays de la rive gauche que nous traversons en ce
moment est également un peu accidenté. Nous chemi-
nons dans des prairies très grasses : l'une d'entre elles, située
dans un petit bas-fond, est encore toute verte, ce qui à cette
époque où tout est brûlé, réjouit singulièrement la vue. Elle
est formée presque uniquement d'une graminée à épi serré et
court formant un tapis que parsèment des toufies glauques
de jujubier, le tout sur le fond d'une terre d'un rouge vif ;
c'est un vrai régal des yeux. A 8 h. 45 nous sommes tout
près de l'Oum er Rbîâ que nous apercevons par la vallée
sèche de l'un de ses affluents ; son cours est fort sinueux.
A 9 h. 05, en suivant une direction qui oscille entre le
S. S. E. et le S. E. nous passons à El Khoritât; à 9 h. 10
Digitized by
Google
BOU L^AOUAN 215
nous laissons SîdiMhammed ed Dâher à 2 kilomètres à droite ;
nous sommes dans les douars des Oulâd *Amer ; à 9 h. 30,
ce sont les Oulâd Sidi *Amâra ; à 9 h. 45, l'Oum er Rbîâ est
tout proche, on l'aperçoit dans sa vallée encaissée ; à 9 h. 50
nous passons près du marabout de Sidi ' Amâra ech Ghleuh ;
à 10 h. 55 enfin, nous apercevons sur une colline, la casba
deBoul'Aouân.
La casba nous semble être de l'autre côté du fleuve et
comme on nous dit qu'il y a là un gué, Mechra' el Kerma,
nous nous y rendons aussitôt. Sans être difficile, le passage
exige de l'attention, car la rivière roule encore beaucoup
d'eau et à l'endroit le plus profond du gué, un cavaUer est
mouillé jusqu'au commencement du mollet : à aucun
moment, en cette saison, les bêtes ne perdent pied dans le
gué. D'ailleurs, un peu en amont, fonctionne un de ces
radeaux d'outrés dont nous avons parlé plus haut. Gomme
nous nous dirigeons de ce côté on nous demande pourquoi
nous voulons traverser le fleuve, nous répondons que c'est
pour aller à^ Bou 1 *Aouân dont nous apercevons la casba
pittoresque sur l'autre rive, nous semble-t-il « Vous voulez
donc passer l'oued deux fois 1 », nous dit-on. Nous n'y com-
prenons plus rien. Enfin tout s'explique : Bou 1 *Aouân
n'est pas sur la rive droite du fleuve, mais bien sur la rive
gauche, celle-là même que nous côtoyons en ce moment,
mais il est dans une boucle en forme d'S très recourbée, en
sorte que pour y aller, il faut ou bien passer le fleuve deux
fois (et la deuxième fois avec un gué peu praticable) ou bien
faire un très grand détour pour atteindre la casba dans la
presqu'île au fond de laquelle elle est enfermée. Le plus long
détour est moins ennuyeux que le transbordement de nos
bagages par radeau. Nous repartons donc du gué vers midi et,
après une heure d'une marche pénible, car il nous faut tra-
Digitized by
Google
216 CASBA DE BOU L^AOUAN
verser le lit escarpé d'un grand affluent de Toued et ascendre
la colline de Bon l 'Aouûn, nous arrivons à la casba. A cent
mètres de distance l'aspect en est pittoresque : sur un mame-
lon escarpé; elle dresse ses murailles crénelées, enserrée de
tous côtés par la vallée étroite et profonde où courent les eaux
rouges et bruyantes de l'oued. Nous décidons d'y passer
Taprès-midi d'aujourd'hui et la matinée du lendemain ;
demain soir nous traverserons l'Oum er Rbîâ pour aller dans
les Ghâouia,
Nous avons levé un plan approximatif de la casba, que
nous reproduisons et dont on voudra bien excuser Timper-
fection, étant donné que nous ne disposions en faits d'instru-
ments que d'un ruban de deux mètres. Nous commençons
par faire extérieurement le tour de la forteresse, qui est un
rectangle d'environ 140 ^ sur 110 "^. Nous levons ensuite le
plan des constructions intérieures. Nous suivrons ce même
ordre dans notre description W.
Les grands côtés du rectangle formé par la casba ont une
direction S. S. O.-N. N. E. Pour la commodité de l'expo-
sition nous supposerons que cette direction est S. O.-N. E
et nous appellerons, par exemple, face S. 0., la face de la
casba qui se trouve vis-à-vis de l'ouverture de la boucle de
l'Oum er Rbîâ. De ce côté, la colline offre une pente raide
aboutissant sur un terrain mamelonné et très difficile ; le
seul endroit par où l'on ait accès dans la presqu'île se trouve
ainsi naturellement défendu. Des deux côtés courent à nos
(1) Sur la forteresse de Bon l*Aouân, voir les références que nous
avons déjà citées, supra, p. 112, n. 1 ; 115, n. 1. M. Th. Fischer a
décrit la casba sommairement et sans donner de plan. Notre description est
entièrement indépendante de la sienne et du reste beaucoup plus détaillée,
car Tarchéolog-ie qui était un de nos objectifs, n'attirait naturellement que
d'une façon secondaire l'attention du savant géo<^raphe.
Digitized by
Google
Fib 4*4
'»»»JJJII»IJM
w,w»»p»»iija^ww^jiiij.
/
<D
n
^
U
|1
f
J
F
IS
?if lo jettes mtérieures
vailles
\ caloiniâde
ois
isant dans la galerie F
mgues et faciles jjouvant
s mpente assez douce
d'aarcavoip
ne
lonnade
\
emi'Tcmae
ent
Digitized by
Google
Digitized by
Google
CASBA DE BOU L'AOUAN 217
pieds, en s'écarlaiil, les deux branches de l'oued. Les murs
de la casba^ de ce côté comme des autres^ ont une hauteur
de quelque dix mètres. La grande porte, vue de Textérieur^
FiG. 45. — La casba de Bon l*Aoiiân, vue de devant
[Cliché de l'auleur)
n'a rien de monumental : elle est d'un style régulier et
banalj avec de chaque côté une coquille informe en relief.
En haut se trouve une inscription en neskhi oriental, qui
se traduit ainsi : a Triomphe, pouvoir et victoire éclatante
à notre seigneur Ismâ'îl, le combattant pour la foi (au nom)
du Dieu des mondes. Que Dieu le fortifie et lui donne
la victoire dans la personne de son esclave, le fortuné de
Dieu, le favorisé, le juste, Aboii 'Otmûn el Bûcha Sa*îd ben el
Kheyyât, que Dieu le seconde. L'an onze cent vingt-deux » W.
(1) On remarquera que notre traduction ne concorde pas exactement avec
celle que donne Th. Fischer, « M. 3® Forschun^reise », p. 110. J'ai
reproduit le texte dans l'appendice qui termine ce volume, n° II.
Digitized by
Google
218 CASBA DE BOU L'AOUAN
Gela correspond à 1710 ou 1711 de noire ère. Les ballants
de la porle sonl conserves el fonclionnenl môme encore,
quoique défoncés par places.
I)ucôléS.-E. la penle de la colline esl 1res raide, plus de
45^ en moyenne jusqu'au niveau du fleuve où elle doit plon-
ger presque direclement lors des crues. De ce côté les méan-
dres de l'Oum erRbîâ forment un paysage plus agréable:
au printemps quand tout est verl, ce doil être forl beau, car
en ce moment, bien que tout soit calciné, le coup d'œil est
bien moins sévère que des autres côtés. De la casba, en haut
de la colline, part, sur cette face S.-E., une allée à ciel
ouverl bordée de murs élevés au moins à la hauteur d'un
cavalier et qui descend jusqu'au bord du fleuve. A mi-che-
min, pour éviter des escarpements trop verticaux, elle fait
un angle droit et en ce point se trouve une tour de forme octo-
gonale, munie d'un escalier permettant d'en atteindre le
sommet. Puis l'allée fortifiée continue suivant sa nouvelle
direction et aboutit à des bassins situés tout à fait au bord de la
rivière et aujourd'hui plus ou moins envasés. Cet ouvrage
maintenait évidemment les habitants de la casba en commu-
nication constante avec le fleuve, leur permettant en parti-
culier d'y mener boire les botes à peu près en sécurité. Cela
nous indique que le pays était dur à tenir et que toutes les
précautions étaient prises pour pouvoir soutenir un long
siège.
Du côté N.-E., derrière la casba, un espace de un à deux
hectares est occupé par de nombreuses ruines de maisons
en pierres sèches , pressées les unes con tre les autres . Quelques-
unes, sept ou huit environ, sont encore habitées aujourd'hui:
cependant il y a peut-être eu là jadis entre 200 à 300 feux.
Les habitants fuient, disent-ils, devant les exactions du
makhzen : l'oppression est telle, à les en croire, qu'ils ne
Digitized by
Google
CASBA DE BOU L^AOUAN 219
peuvent plus vivre (^). Ils ne construisent plus du reste de mai-
sons et se contentent soit de recouvrir d'un toit en chaume
les anciennes maisons encore debout, soit d'élever une
nouîllà à côté ou dans une ancienne enceinte. Le mur de la
casba est de ce côté-ci bordé par des escarpements qui isolent
presque entièrement le village de la forleresse. Comme
partout ailleurs les murailles ont environ dix mètres de
hauteur et sont en pierre taillée.
Le côté N.-O. de la casba est limité par des pentes plus
raides encore que du côté S.-E. ; il a fallu faire de ce côté un
FiG. 40. — La vallée <le l'Oum or Rl)îa, vue du haut de Bou l'Aouàn
[Clirhr de l'auteur)
mur de soulènemont. La colline plonge directement dans
l'eau rouge du fleuve dont le cours est très tourmenté; en
(l) Ces lignes étaient écrites en 1901 avant que la crise du « tertîh »
n*eiH fait sentir ses effets.
Digitized by
Google
220 CASBA DE BOU L'AOUAN
certains endroits, ses flots se brisent avec fracas entre les
rochers de la berge; en d'autres, la surface sans ride de
l'eau la fait deviner profonde. Les bords immédiats du
fleuve ont encore quelque verdure, mais le reste de la vallée
est entièrement desséché ; cette sécheresse, la couleur
presque sanglante du fleuve, Fâpreté des pentes, tout cela
donne au paysage une teinte sinistre ; un palmier jette une
note grêle dans cet étrange tableau. En face, de l'autre côté
du fleuve, des maisons en pierres sèches dessinent leurs
arêtes aiguës (fig. 46) ; avec celles qui sont derrière la casba
elles forment le douar de Bou l' Aouân ; moins d'un cinquième
d'entre elles sont habitées ; au milieu des ruines, trois
arcades se dressent encore debout, lamentables en ce tableau
de dévastation. Et nous avons encore là, sous les yeux, une
illustration poignante de ce que nous avons écrit plus haut
sur la décadence de la civilisation dans ces riches pays depuis
le XVP siècle.
La porte de la casba est assez compliquée ; elle est coudée
et bordée de plusieurs chambres et recoins, dont notre
croquis donne les détails. A gauche, en entrant, on trouve
un escalier qui conduit au-dessus de la porte. Si l'on franchit
celle-ci et que l'on pénètre dans l'intérieur de la casba, on
trouve à droite le corps de logis connu aujourd'hui sous le nom
de c( Dâr (*) es soltân » et qui était évidemment l'apparte-
ment particulier du seigneur de la casba. L'intérieur de cet
appartement est une cour intérieure rectangulaire sur les
côtés de laquelle s'ouvrent des chambres longues à la mode
musulmane. Une colonnade de douze colonnes à chapiteaux
très simples règne tout autour de la cour et les colonnes des
(1) J'écris toujours Dâr, il faudrait Par, car dans l'arabe vulgaire ce
mot est généralement prononcé avec un d emphatique.
Digitized by
Google
CASBA DE BOU L'AOUAN 221
angles sont doubles. Dans chaque chambre, à chaque extré-
mité est un portique ogival orné d'entrelacs en plâtre moulé
et d'une bande d'inscriptions arabes. Ces inscriptions sont,
du reste, les mêmes pour tous les portiques et consistent
dans deux mots arabes indéfiniment répétés et que nous
lisons ainsi : « al 'âfiya al bâkiya », c'est-à-dire : « la
paix continuelle » (fîg. 44 bis). Par terre et au bas des murs il
y avait des mosaïques en faïence ; il n'en reste que des débris
mal conservés et du reste, elles paraissent avoir été très
ordinaires. Tout autour de la cour, les arcades portaient
les mêmes ornements de plâtre et la même inscription que les
portiques des chambres. Les plafonds étaient en bois peint,
mais c'est à peine s'il reste quelques vestiges de la peinture.
Dans la partie S.-E. de la casba se trouvaient des magasins
vastes et profonds, mais semblant, par suite de l'exhausse-
ment du sol alentour, avoir été creusés en terre. Il
y en avait presque une dizaine ; ceux du N.-E. ne sont
pas conservés ; c'étaient une série de voûtes longues
parallèles les unes aux autres et prenant jour par en haut,
dont chacune avait près de 20 mètres de long et 6 à 7 mètres
de hauteur. La voûte est aujourd'hui défoncée en plusieurs
endroits ^*).
Du côté de l'angle N. de l'enceinte se trouvait une cons-
truction de 33 mètres de long dont le plafond a disparu.
L'intérieur était cloisonné par des murs très élevés et isolés
les uns des autres ; la tradition locale veut que cela ait été
une prison ; nous y verrions plus volontiers des latrines, mais
l'étude plus approfondie de l'architecture des casbas maro-
caines résoudra la question. Au milieu du mur N.-E. de la
(1) Est-ce à ces magasins qu'il est fait allusion dans « Relat. Mar. 1727-
1737», p. 224?
Digitized by
Google
222 CASBA DE BOU L*AOUAN
casba s'élève une tour de défense qui est ronde, tandis que
toutes les autres sont carrées.
Dans l'angle E. subsiste la mosquée : elle est assez bien
conservée. Le minaret en particulier est debout tout entier et
FiG. 47. — Casba de Bon l^Aouàn : le minaret et la koubba de Sidi-Mançer
[Cliché de l'auteur]
l'on peut toujours y monter. L'intérieur de la mosquée est
d'un style très lourd, à arcades sans ornements, à colonnes
carrées et massives. Dans la cour attenante s'élève le marabout
de Sîdi Mançer (telle est la prononciation locale), avec une
coupole conique ; dans l'intérieur un catafalque, le tout à peu
près entretenu. Du côté S.-O. de la casba, en dehors du mur
d'enceinte s'élève un autre petit marabout en pierres sèches
qui s'appelle Sîdi 'Ali ben Nûçer; et au N.-W., plus loin
que le village situé derrière la casba et à quelques mille
mètres de celle-ci, brille la coupole ovoïde de Sidi 'Amûra.
Digitized by
Google
CASBA DE BOU L'AOUAN 223
Si Ton s'en rapporte à rinscriplion que nous avons repro-
duite, la casba serait du commencement du XVIIP siècle ;
mais Léon et Marmol parlent déjà de la forteresse de Bou
l'Aouân, comme ayant été bâtie par 'Abdelmoûmen W. On
pourrait supposer que Moûlaye Ismâ'îl n'a fait que la restau-
rer, puisque l'inscription ne mentionne pas qu'il en soit le
constructeur. Mais, il nous semble que l'examen de l'édifice
doit faire écarter l'hypothèse d'une restauration superficielle.
C'est d'une reconstruction qu'il faut parler ; il est d'ailleurs
plus que probable que, comme le fait remarquer Th. Fischer,
celte reconstruction a été l'œuvre au moins partielle
d'esclaves chrétiens. L'emploi en grand de pierres taillées
semble indiquer une main-d'œuvre habile et abondante, et
nous savons que Moûlaye Isma'îl a employé aux immenses
constructions qu'il aimait à élever, des milliers d'esclaves
chrétiens, il est plus que probable qu'après que les habitants
deBouTAoucIn effrayés, au dire de Léon, par l'arrivée des
Portugais, eurent abandonné cotte place, elle tomba peu à
peu en ruines ; bien qu'elle se fut repeuplée au temps de
Marmol, la casba resta sans doute plus ou moins délabrée
jusqu'au jour où Moûlaye Ismâll, reconnaissant la valeur
stratégiquede Bou TAouân, la fit reconstruire entièrement(2).
La position est en effet assez forte pour que tous les gouver-
nements qui se sont succédé au Maroc l'aient nécessairement
occupée chaque fois qu'ils ont dominé sérieusement le pays f^).
(1) Léon, « in Ramusio », f^ 24, G, D ; Marmol, « Affrica », II, f*62v.
(2) Ce semble être aussi l'avis de Chônier, « Rech. sur les Maures »,
III, p. 273.
(3) Bou l*Aouân était encore occupé au milieu du XVIII® siècle, comme
on le voit par Zaïàni, « Tordjemân», trad. Houdas, p. 102; en 1781,
Chénier, « Rech. sur les Maures », III, p. 76, le trouva seulement gardé par
quelques noirs. Aujourd'hui, il est complètement désert.
Digitized by
Google
224 MECHRA' EL KERMA
La tradition qui attribue la fondalion de Bou rAouân à
'Abdelmoùmen n'existe plus aujourd'hui; les habitants ne
connaissent môme plus le nom du célèbre almohade. Ils
disent que la casba a été constniite par « es soltân lekhal »,
et nous avons ici une quatrième identification possible de ce
fameux sultan noir dont nous avons parlé plus haut; et cette
identification ne paraîtra point invraisemblable si l'on veut
bien se rappeler que Moûlaye Ismà*îl avait le teint presque
noir ^*) et était un grand bâtisseur.
Les gens de Bou TAouân disent encore que le village qui
s'élève sur la rive droite du fleuve, en face de la casba, est plus
ancien que celui qui est derrière celle-ci. Ils prétendent tirer
leur origine du Sous et racontent qu'un sultan du Maroc
se maria avec une fille du Sous, nommée Bou TAouàn.
(^elle-ci demanda au sultan de lui donner un territoire
pour y établir ses parents. Le sultcin la fit alors monter sur
la colline où se dresse aujourd'hui la forteresse et lui dit :
« La terre t'appartient aussi loin que ta vue peut s'étendre
d'ici. » Et il y bâtit une casba pour la famille de sa femme.
(10 juin). Vers trois heures de l'après-midi nous partons
pour le gué de Mechra* el Kerma, appelé aussi Mechra* Bou
rAouûn et nous refaisons pour cela le même chemin qu'hier
en sens inverse. Comme nous l'avons déjà dit, le gué est
double ; les gens et les bagages passent la rivière à un
endroit où elle est étroite, mais profonde, sur un radeau
d'outrés, tandis que les botes passent plus bas, au véritable
gué, montées par les gens du pays. Les habitants sont de
coiTée à tour de rôle au bord de l'oued pour faire passer les
voyageurs et perçoivent pour cela un droit dont il est diffi-
(l) Cf Pidoii (le S»-01on, « Rel. Mar. », p. 60; Simon Ockley, « Rel.
Fez et Maroc », p. 137; Jean de la Faye, « Rel. voj. Red. capl. »,
p. 148.
Digitized by
Google
PASSAGE DE L'OUM ER RBÎa 225
cile de préciser le montant, car la perception me paraît fort
arbitraire. Pour faire passer nos huit personnes, deux che-
vaux, cinq mulets et deux Anes, on me demande vingt
pesetas ; mais après un long et habile marchandage de mon
compagnon musulman, on tombe d'accord à deux douros,
ce qui n'est vraiment pas exagéré, vu qu'il faut faire passer
les bagages par petits paquets. L'argent, nous disent les
préposés du jour, est remis au caïdqui le verse au makhzen,
mais il est évident qu'il doit en rester un peu aux doigts de
tout le monde. Les habitants sont de bons diables ; pendant
que le transport des bagages se fait, opération qui demande
près de deux heures et demie, je cause avec eux. Ils
admirent beaucoup mon couteau à plusieurs lames, mon
costume en velours les intrigue également ; Pun d'eux, plus
savant que les autres, leur explique que c'est tissé avec des
fils de palmier nain : les chrétiens, assure-t-il, savent tra-
vailler le « doùm » et en faire de la soie !
C'est au gué de Mechra' el Kerma que le makhzen avait
voulu construire le pont dont nous avons parlé plus haut et,
en efiFet, la rivière passée, nous trouvons sur notre chemin
un certain nombre de pierres taillées sommairement. Ce
projet ne fut pas réalisé et, d'ailleurs, les indigènes étaient
hostiles au pont qui leur eût enlevé une source de revenus(*).
Nous revenons camper en face de la casba de Bou PAouàn,
de l'autre côté de l'oued. C'est le môme village que celui
qui est derrière la forteresse ; les habitants des deux villages
sont parents et passent à chaque instant la rivière pour venir
se visiter. Je retrouve là les indigènes qui m'accompagnaient
ce matin dans la levée du plan de la casba ; ils ont vu la
tente dressée ici et ont aussitôt passé l'eau. Avant que le
(1) Cfsuprà, p. 115.
15
Digitized by
Google
226
DANS LES CHAOUIA
CL
8
MibrâJb
Coimnes
Arcades
Mur récent
enterre
FiG. 48. — Croquis
(le la petite mosquée du village
(le Bou TAouân,
soleil soit couché, nous allons voir les arcades à moitié
ruinées dont nous avons parlé plus haut ; très simples, elles
sont cependant de construction
soignée, en pierre bien taillée,
avec une ornementation d'en-
trelacs rectilignes en plâtre.
Tout le reste de la mosquée est
en pierres sèches et très grossiè-
rement fait. Le mihrâb, trop
petit, est bâti d'une sorte de
pisé ; la disposition de la mos-
quée est ridicule ; une seule
rangée d'arcades, une grosse
colonne juste en face du mihrâb. Tout cela fait penser
qu'il y eut jadis là une construction plus soignée et plus
étendue quia été ruinée et grossièrement restaurée plustard.
(11 juin). Notre itinéraire se continua dans les Ghâouia et
nous ne le reproduirons pas dans ce paragraphe consacré aux
Doukkâla. Je rappellerai seulement que, poursuivi par l'idée
de retrouver les vieilles villes énumérées par Léon, le long
de rOum er Rbiâ, je me dirigeai vers un point des Ghâouia
nommé aujourd'hui Tâmerrâkchiyet ; Léon l'Africain, en
effet, parle d'une ville appelée Temeracost (^), que Marmol
appelle Tamarrocx(2)et c'est évidemment là une forme berbère
du nom de Merrâkech. Bien que ces deux auteurs placent
cette ville sur la rive gauche de l'Oum er Rbîâ, cependant la
ressemblance du nom me fit penser qu'ils avaient pu se
tromper et que la Tâmerrâkchiyet des Ghâouia était la même.
Nous étions d'autant plus porté à penser ainsi que l'on nous
(1) Léon, in Ramiisio, I, f» 24, G, D.
(2) Marmol, « Affrica », f" 62, r.
Digitized by
Google
TAMERRAKCHIYET 227
disait en môme temps que Târga se trouvait non loin de là.
Or^ parmi les bourgs de FOumerRbîâ énumérés par Léon et
Marmol, se trouve également une Terga. Mais la déception
qui nous attendait peut servir une fois de plus à prouver
combien sont vaines les identifications proposées sur de sim-
ples données onomastiques. Târga, en effet, point situé à la
limite des Mzâmza et des Oulâd Sâmed, fraction des Oulâd
Sa'îd, n'est qu'une très belle et très abondante source
entourée de rochers, mais sans aucune trace de ruines;
Tâmerrâkchiyet, à quelque dix ou douze kilomètres de
Târga, dans les Oulâd Sâmed, n'est qu'un endroit où s'élève
au milieu de la plaine un rocher assez remarquable et que
nous avons cité plus haut en exemple, avec un rdir et un
douar (*). Aussi, quelle désillusion quand nous y arrivâmes 1
Il n'y avait pas de ruines, rien de l'homonyme oubliée de
Merrâkech el Hamra, de la ville fortifiée décrite par Léon et
par Marmol. J'eus beau m'entôter, y rester une journée
entière pour explorer les environs, pas une pierre ne put
m'attester qu'on y eût bâti jamais la moindre maison. On nous
dit seulement que près de là, il y avait un puits creusé par les
Portugais, mais depuis plusieurs mois que l'on me montrait
des puits prétendus portugais, j'étais blasé sur ce genre de
découvertes dont je parlerai plus loin. Nous demandons
pourquoi Tâmerrâkchiyet s'appelle ainsi et nous recevons
cette réponse : « Merrâkch ma brat ch ettebna hna », c'est-à-
dire littéralement : « Merrâkech n'a pas voulu se faire bâtir
ici ». Sur interpellation, notre interlocuteur nous raconte la
légende suivante: lorsque les fondateurs de Merrâkech
voulurent bâtir cette ville, ils choisirent l'endroit où se
trouve actuellement Tâmerrâkchiyet et là ils attendirent le
(1) Cf supra, p. 170 el%.
Digitized by
Google
228 LE JBKL LAKHDAR
« fAl », c'est-à-dire l'augure ; la première voix qu'ils enten-
dirent était celle d'un homme qui appelait son oncle : « là
kliAli ». Or, khàli veut également dire : « désert, vide » ;
c'était donc* un mauvais présage et les fondateurs de la
capitale du Hoùz quittèrent ces parages pour aller plus au
sud. Arrivés dans la plaine de la Tensift, ils s'arrêtèrent de
nouveau, séduits par l'emplacement et attendirent encore un
présage. Là, la première voix qu'ils entendirent fut celle
d'un homme qui en appelait un autre en disant : «la^Amer».
Or, ce mot *Amer qui est un nom fort répandu vient d'une
racine dont les différents dérivés ont le sens de «culture,
prospérité, civilisation.... ». Ils se fixèrent donc là et
bâtirent Merrâkech (^h
Le JbelLakhdarquiestàlalimitedesDoukkâla, vers le
S.-E., est la seule partie de la région que nous n'avons pas
visitée, faute de temps et nous l'avons vivement regretté,
(îotte montagne, en effet, est célèbre dans l'histoire aussi
bien que dans la légende. C'est d'abord une montagne
sainte; déjà Léon et après lui Marmol, qui consacrent à la
« Montagne verte » d'importants chapitres de leurs ouvrages,
nous la représentent comme habitée par de nombreux ana-
chorètes. De nos jours encore, elle serait, au dire de tous les
(l) Lors (le mou dernier voyage au Maroc, en 1904, j'appris que Târga
existe bien encore le long de rOuin er Rbîâ dans les Oulâd Férej ; c'est,
ajoute mon informaleur, un « blâd er roumân », c'esl-à-dire une « ville des
Romains ». Je suis donc passé auprès sans le savoir en 1901 ; peut-être
sont-ce les ruines que j'ai signalées comme « kerja d es soltân lekhal » ?
La moindre exploration fera facilement retrouver toute la série des vieilles
villes énumérées dans les Doukkàla par Léon et Marmol qui ajoute beaucoup
ici ù son devancier.
Digitized by
Google
ERMITES DU JBEL LAKHUAR 229
indigènes, le lieu de séjour de plusieurs santons qui y vivraient
dans la solitude et n'en descendraient guère que pour aller
mendier. Le ftiit est que, dans nos voyages, chaque fois que
nous témoignions aux gens de notre escorte, le désir de
visiter le Jbel Lakhdar, nous rencontrions peu d'approba-
tion ; plusieurs fois môme on nous déclara que les chrétiens
ne devaient pas y monter. Les membres de la mission Th.
Fischer, en 1901, rapportent également que la montagne a
un caractère sacré et est habitée par des ermites. On s'y
rend continuellement en pèlerinage, particulièrement à l'âïd
el kebîr et Th. Fischer, qui avait Tintention de l'explorer
et en fut détourné par les gens de son escorte, rencontra
non loin de la montagne, des bandes nombreuses de pèlerins
d'allure fanatique qui en revenaient, précisément à l'époque
de l'âïd el kebîr (*). Cependant, à la fin de la môme année,
le géologue français Brives traversa le Jbel Lakhdar sans
avoir été le moins du monde inquiété (2) ; il ne parle pas, du
reste, de la sainteté de la montagne, ni des ermites qui y
habiteraient encore. D'ailleurs, soit qu'il existe toujours de
ces saints personnages dans cette montagne vénérable, soit
qu'il n'y ait plus là qu'un souvenir du passé, il est constant
et nous aurons l'occasion de le voir dans la suite de cet
ouvrage, que le Jbel Lakhdar tient une place importante
dans l'hagiographie marocaine ; beaucoup de santons sont
donnés comme en étant originaires et il a certainement joué
le rôle d'un foyer et d'un centre de dispersion religieux.
La plupart des auteurs ont remarqué qu'au moins à
(1) Th. Fischer, « Meine drille Forschungsreise », p. 94-95 ; Kainpfî-
meyer, « Reisebriefe », lettre VII, 5 avril 1901 ; Weissgerl)er, « Trois
mois de campagne au Maroc », p. 155.
(2) Brives, « Notes sur un voyage d'éludés géologiques », p. 5-6.
Digitized by
Google
230 LK LAC DU JBKL LAKHUAR
présent le Jbel Lakhdar ne méritait plus guère son nom
de Montagne Verte (^); il n'en a pas toujours été de môme,
si l'on s'en rapporte à Léon et à Marmol : ces auteurs en
effet nous dépeignent le Jbel Lakhdar comme couvert de
forêts qui sont aujourd'hui complètement disparues. Les
chênes et les pins de jadis ont fait place aux touffes peu
aimables du tlah et du rtem. Il y a encore, paraît-il, dans le
Jbel Lakhdar d'assez nombreuses sources et à ses pieds
des dayas abondantes, mais où est le grand lac, décrit
par Léon, si poissonneux qu'on y prenait à la main les
anguilles et toutes sortes d'aïutres poissons? Il était,
ajoute notre auteur, aussi grand que le lac de Bolsena,
et un roi mérinide de Fez qui passait par là y séjourna
pendant huit jours, partageant son temps entre des pêches
et des chasses merveilleuses, car le gibier de tout poil et de
toute plume était dans les forêts de la montagne d'une
abondance prodigieuse (-). On serait enclin aujourd'hui à
traiter ces beaux récits de fables si les intéressantes recher-
ches de Brives n'en avaient montré la vraisemblance. Ce
géologue a étudié le régime des eaux de la région du Jbel
Lakhdar et il conclut de ses observations qu'à une époque
pou éloignée de nous, les eaux aboutissaient à l'Oum er
Rbîâ et que par conséquent la montagne devait en fournir
davantage, probablement parce qu'elle était plus boisée.
Aujourd'hui la montagne ne donne plus assez d'eau pour que
(1) Il convient de remarquer que l'arabe « 'akhdar » signifie non seulement
« vert », mais encore « sombre, foncé, noir ». C'est ainsi que la garde du
prophète était appelée « al katîbatou 1 khadrà'ou » ou la troupe noire »,
à cause des armes qui étaient toutes en fer, disent les commentateurs. Cf.
Sprenger, « Mohammed », III, p. 316.
(2) Léon, in Ramusio, fol® 25, B, C; Marmol. « Affrica », (oV^ 63 v.,
64 r.
Digitized by
Google
CLIMAT DES DOUKKALA 231
les torrents qui s'en échappent puissent se frayer un passage
et il en est résulté une nappe alluvionnaire de cailloux roulés
qui envahit peu à peu les terres cultivables. Les eaux
tombant sur ce sol quartzeux, s'y infiltrent immédiatement
laissant la surface sèche et stérile (*). De ces intéressantes
constatations de Brives on peut tirer cette conclusion,
qu'entre l'époque où les rivières du Jbel Lakhdar allaient
jusqu'à l'Oum er Rbîâ et l'époque actuelle où elles ne furent
plus qu'un torrent sans débouché et presque toujours à sec,
il fut un temps où les eaux n'ayant plus la force d'aller
jusqu'au fleuve, mais étant encore abondantes, s'épanouis-
saient en lacs au pied de la montagne : celte époque
correspondait au temps où Léon l'Africain pochait dans le
fameux lac qu'il décrit.
On n'a point d'observations météorologiques suivies faites
dans les Doukkâla; mais les données recueillies à Casa-
blanca permettent de se faire une idée du climat de cette
région; sur la côte même, la température est assez constante,
ne descend guère au-dessous de 4- 5*^ l'hiver et ne monte
guère au-dessus de + 30^ l'été; mais dans l'intérieur l'écart
s'accentue au fur et au mesure qu'on s'éloigne de la mer; il
est probable qu'à la limite des deux plateaux, on doit avoir
des gelées blanches fréquentes l'hiver et des maxima de
45^ l'été. Weissgerber et Fischer ont signalé la grande
sécheresse de l'air sur le plateau supérieur ©. La saison des
(1) Brives. « Consid. géog. sur le Maroc occidental », in « Bull. Soc.
Géog. Alg. », 2« trim. 1902, p. 174-175
(2) Voir l'importante étude de Th. Fischer. « Zur Kliinatologie von
Marokko », dans « Z. G. E. », XXXV, 1900, p. 365 seq. , où Ton trouvera la
bibliographie ; il faut y ajouter les matériaux recueillis depuis par Fauteur
et qui intéressent plus spécialement les Doukkâla dans « Meine dritle
Forschungsreise », p. 186 seq., ainsi que les nouveaux et très imporiants
Digitized by
Google
232 HYDROLOCjIE DES DOUKKALA
pluies commeiire en octobre et finit en avril. Au milieu de
l'hiver, en jiinvier généralement, on oh^erve h peéUe saison
sèche, si bien connue des Algériens et qui manque rarement.
Un des avantageas les plus marqués du climat du Hoùz et en
général du Maroc central et septentrional sur celui de
l'Algérie est Textrôme rareté de ce curieux et obscur
phénomène météorologique qui s'appelle le sirocco
Nous avons déjà noté à plusieurs reprises que presque
partout le niveau de l'eau est extrêmement profond : on ne le
rencontre d'habitude qu'à 20 ou 30 mètres en moyenne et
bien souvent à 40, 50 et même 60 mètres de profondeur. Cette
profondeur est bien facile à mesurer et il n'est nullement
besoin d'une sonde pour cela : elle s'inscrit en effet toute seule
sur la piste ménagée auprès du puits, et voici pourquoi. De
chaque côté de la margelle deux solides piliers en maçon-
nerie supportent un arbre horizontal fixe sur lequel passe
en glissant une corde. A l'une des extrémités de cette corde
on attache le récipient à remplir et à l'autre on attelle une
bêle qui s'éloigne peu à peu sur la piste (^) : le chemin
qu'elle parcourt donne donc la profondeur du puits. Cette
grande profondeur de l'eau rendrait pénible l'abreuvage des
bestiaux, si de nombreuses dayas ou mares d'eau ne se
trouvaient çà et là : sur ce terrain sans relief, l'eau pendant
la saison des pluies s'accumule dans certaines dépressions
larges et très peu profondes et y séjourne une grande
partie de l'année. Nous avons vu que c'est justement à une
ancienne extension de ces dayas que Brives attribue la
formation des lîrs : ces mares dont l'eau est potable en hiver.
documents publiés par le D*" Rejnaud. « Hygiène et médecine au Maroc »,
p. 186 seq. Cf. encore Weissgerber. « Trois mois de campagne au Maroc »,
p. 207 seq.
'y\) Cf. « Rapport mission mil. Maroc », 1882, p. 60-61.
Digitized by
Google
LES DATAS 233
mais est troublée petit à petit par le piétinement et les
déjections des bestiaux, deviennent fétides au moment des
chaleurs et disparaissent complètement pendant l'été. Elles
sont disséminées un peu partout sur le plateau subatlantique
et nous en retrouverons jusqu'auprès des Jbîlôt : laBahira
qui s'étend au pied de celle-ci n'est qu'une immense daya.
Les dayas seiTent à laver le linge et, pendant la saison de la
tonte, à laver la laine. C'est un spectacle pittoresque qui se
renouvelle souvent sur la route que celui des femmes qui,
FiG. 40. — Jeune fille venant de laver de la laine dans une daya
(riichr de M. Veyre)
au milieu des dayas, mouillées jusqu'aux genoux, lavent à
grande eau les toisons récemment coupées.
La fertilité du sol des Doukkûla est proverbiale, au point
que dans le Nord on dit d'une tribu pour exprimer que son
sol est riche : « Ce sont les Doukkàla du ï{arb (0 ». Le
(1) Cité par de Foucauld. « Reconnaissance », p. 43, à propos de la Irihu des
Zemmoûr. Cpr Quedenfeldt, « Rép. et Div. Berl). Mar. », Irad. Simon, p. 103.
Digitized by
Google
234 AGRICULTURE DES DOUKKALA
doukkâli du reste est bon cultivateur, connaît le prix de sa
terre, mais ne se repose pas sur sa fécondité et sait Taider en
la travaillant. Les principales cultures sont le blé, l'orge,
les pois chiches, les fèves, les lentilles et, depuis quelques
années seulement, le lin. Ils conçoivent deux catégories de
terres : terres à blé et terres à orge. Dans les premières ils
font succéder au blé le maïs ou une légumineuse, qui sont
des cultures de printemps ou d'été, en sorte que la terre se
repose quelque temps entre les deux cultures. Toutefois le
lin est semé en octobre et épuise ainsi la terre à tous les
points de vue. Pour les terres plus pauvres, dites à orge,
l'assolement admet une jachère sur deux années : orge,
jachère et ainsi de suite. Aux cultures énumérées ci-dessus,
il faut ajouter la vigne : elle vient très bien dans les
Doukkâla et y produit un gros raisin noir, qui est une
des grandes ressources de l'alimentation dans cette région
pauvre en fruits. Les indigènes soignent du reste très bien
leurs vignes et connaissent en particulier toute la valeur
d'un bon piochage fait en temps utile. Vont-ils pas jusqu'à
dire, en manière de proverbe : « Lahmek iski ou Tâkel
inkech » ? C'est-à-dire : « I^e sot arrose, le sage bine ».
Nous avons fait plus haut allusion au manque d'arbres
fruitiers dans les Doukkâla. C'est là un caractère absolu de
ce plateau : il n'y a d'exception que pour la vigne, le figuier
et le figuier de Barbarie. Mais les pomacées, mais l'aman-
dier, le grenadier, l'oranger y sont inconnus. L'olivier non
plus n'y existe pas, si ce n'est à l'état d'individus isolés et
en général de chétive venue. I^a sécheresse du sol, que la
profondeur des nappes d'eau ne permet pas d'irriguer, en
est évidemment la cause. Le figuier esta peu près le seul
arbre qui, dans les vastes étendues des Doukkâla, égaie
un peu la vue et permet au voyageur de trouver quelque
Digitized by
Google
LES FIGUIERS 235
abri sur le midi. Encore sont-ils rares sur la route de
Merrâkech ; d'ailleurs leur ombre épaisse ne procure pas
FiG. 50. — Figuiers sur la roule de Mazagan à Merrâkech
{Cliché de M. Veyre)
grande fraîcheur au voyageur et tous ceux qui ont erré l'été
dans ces pays ont gardé le souvenir des déjeuners faits sous
ces feuillages épais et s'abaissanl si près de terre, que l'on
ne peut s'y tenir qu'assis ou couché et qu'il n'y a point place
pour un courant d'air susceptible d'atténuer la lourde
chaleur causée par la réverbération du sol. Cependant la
sieste à l'ombre des figuiers Temporteinfîniment sur celle
que l'on peut faire à l'ombre des figuiers de Barbarie. Ces
cactus revêches ne donnent nécessairement qu'une ombre
courte, et les épines qui jonchent le sol joints aux poils
piquants des figues qui volent de tous côtés et brûlent
désagréablement la peau, ne laissent guère de repos paisible
Digitized by
Google
236 LA FIGUE DE BARBARIE
au voyageur qui aime les douces méridiennes. Les figuiers
de Barbarie sont pourtant pour l'indigène un véritable
trésor : résistant admirablement à la sécheresse, leurs
raquettes constituent , pour le bôlail, une alimentation
excellente et désaltérante pendant Tété, et leurs fruits sont
très appréciés des indigènes. La consommation de ces fruits
entraîne du reste pour les Doukkâla les inconvénients bien
connus en Algérie et sur lesquels j'ose à peine insister. 11
faut bien dire cependant que Tingestiou immodérée des
figues de Barbarie amène souvent des constipations très
opiniâtres. Cette indisposition est tellement fréquente
pendant la saison des figues, qu'elle se traite, parait-il,
couramment sur les marchés : le médecin forain se sert
d'une seringue constituée ici par une peau de bouc avec un
ajutage en roseau. Le patient se couche sur le ventre et
l'appareil étant adapté, un ou deux hommes sautent sur la
peau de bouc : on obtient ainsi seulement la pression consi-
dérable nécessaire à la bonne réussite de Topéralion. En
nous excusant de ces détails techniques, nous devons faire
remarquer cependant qu'ils confirment ce que nous avons
dit plus haut du peu de pudeur des Doukkâla relative-
ment à nos indigènes algériens : une opération pareille,
en effet , serait difficilement admise sur un marché
d'Algérie.
Avec la culture des céréales, l'élevage est, suivant la
nature du sol, une des richesses des Doukkâla. Ce sont
surtout des moutons qu'ils élèvent, bien qu'il y ait aussi
quelques chevaux. Mais l'élevage du cheval est principale-
ment le fait des 'Abda qui sont réputés à ce point de vue dans
tout le Maroc. Aussi quand un Doukkâli rencontre un de ses
'voisins des 'Abda, et qu'il veut le flatter, il ne manque pas
de le saluer en disant : « A l'abdi, a moùl Taoud », c'est-à-
Digitized by
Google
ORIGINE DES DOUKKALA 237
dire : « *Abdi, ô maître du cheval ». 11 existe une fraction
des 'Abda, les Bkhâti qui est enclavée dans les Doukkâla,
entre Ouûlidiya et Mazagan et qui, comme tous ses contri-
bulesj se livre à l'élevage du cheval. Ils ont des bêles
magnifiques, surtout certains chevaux noirs. Une légende
très enracinée veut que tous les ans, une nuit, « le cheval
marin », « Taoud elbahri », sorte de la mer et vienne saillir
les juments des Bkhâti (*). Ainsi explique-t-on la beauté des
produits qui errent dans les pâturages de cette tribu. Nous
avons parlé plus haut au fur et à mesure des divers itiné-
raires que nous avons donnés, des régions où l'élevage est
prospère : nous nous bornerons à ajouter ici que les
pâturages chez les Doukkâla sont toujours collectifs, tandis
que la propriété des terrains cultivables est strictement
individuelle.
3. Les Doukkâla.
L'origine des Doukkâla, dit Ibn Klialdoûn, est encore un
problème à résoudre ; les uns les regardent comme mas-
moudiens et les autres comme sanhâdjiens (2) ». El Bekri ne
les mentionne pas ; Elldrîci leur assigne un emplacement
qui est à peu près le même que celui qu'ils occupent
aujourd'hui, sauf qu'ils paraissent avoir jadis été répandus
beaucoup plus au Sud et môme au delà de l'Atlas W, ainsi
(1) La mer a toujours été le réceptacle des bêtes merveilleuses. Cf. la
« ba'ifa », être extraordinaire qui, d'après les Algériens, sort de la mer à
de longs intervalles. Delphin, « Textes », p. 129.
(2) Ibn Khaldoûn. « Hist. Berb. », trad. de Slane, II, p. 274. Cf.
p. 159 et I, 183.
(3) El Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, p. 85.
Digitized by
Google
238 NOMS ETHNIQUES
que le confirme un autre passage d'Ibn Khaldoùn (*).
Ce dernier est le seul auteur qui admette leur origine
sanhàdjienne : El Idrici et El Merrakchi (-) en font des
Masmoûda, ce qui paraît la version la plus probable.
Aujourd'hui les Doukkâla sont massés entre TOuAd Tensift
et l'Oum er Rbîâ : avec les *Abda^ ils occupent entre ces
deux fleuves la terrasse inférieure du plateau subatlantique.
Une de leurs fractions habite le ftarb aux environs d'El
Ksar el Kebîr P^). Les Doukkâla sont un mélange de berbères
et d'arabes : ces derniers ont été introduits dans le pays par
l'almohade El Mansoûr et sont aujourd'hui assez bien
fusionnés avec les premiers occupants du sol; mais au
temps de Léon el de Marmol^ on les en discernait encore
facilement et cette distinction paraît avoir été courante
alors W.
L'étymologie du mot Doukkâla nous est inconnue ; tandis
que les ethniques comme Ghâouia, Serârna, Rehâmna sont
des mots arabes ayant un sens, une forme grammaticale
connue, d'autres noms comme Doukkâla, 'Abda, Ahmar,
Hâha, Sanhâja, Masmoûda apparaissent, au moins
aujourd'hui, comme de véritables noms propres, dont
l'étymologie nous échappe dans le plus grand nombre des
(1) Ibn Khaldoûn, op. laud., II, p. 135, nonobstant la note du
traducteur.
(2) El Merrakchi. « Hist. des Almohades », trad. Fagnan, p. 292.
(3) Cf Le Châtelier, «Villes et tribus du Maroc», I, p. 35 ; de Ségonzac,
« Voyages », p. 87.
(4) Voy. p. ex. Marmol, « Affrica », II, fol. 4G v. , et des passages nombreux
dans les «Textos en aljamia» de Lopes, ainsi que dans les «Documentos da
Torre do Tonibo »; cf aussi Kampffmeyer, « Cliaouia », in « Mitt. Or.
Sein. », 1903, p. 32. — Le clieïkh Zemmoûri (Salnion, « Arch. maroc. »,
vol. II, fasc. 3, p. 281) dit que les Doukkâla descendent d'un certain
Çaçan Abou-1-Bezdzel, c'est-à-dire « l'homme aux lelons ».
Digitized by
Google
NOMS ETHNIQUES 239
cas. Au point de vue grammatical ces noms ne se rapportent
la plupart du temps à aucune forme usuelle de l'arabe et, de
plus, il est caractéristique qu'ils ne sont jamais accompagnés
del'arlicle. On dit « ech-Ghâouia », « er-Rehûmna », ech-
Ghiâdma », « es Serârna », mais on ne dit pas « ed-
Doukkûla», «el-Hâha», « el-Masmoùda »..., ce serait une
grosse faute. D'autre part, il n'y a pas de doute que ces mots
soient avanl tout des ethniques; ils peuvent bien être
pris pour désigner le territoire occupé par les peuples dont
ils sont le nom, mais il est plus usuel de les faire précéder
dans ce cas d'un nom générique, comme par exemple « blâd
Hâha », le pays des KLâha. Ces noms ressemblent donc aux
noms analogues que nous connaissons dans l'Orient
classique : flachem, Koréïch, etc.... Dans l'Afrique du
Nord, ils s'appliquent le plus souvent à des groupements
supérieurs à la kbîla, groupement qu'aucune expression
courante ne désigne expressément (*). Leur caractère
grammatical est tellement en opposition avec celui des noms
comme Châouia, Rehàmna, elc..., qu'ils peuvent fournir
des ethniques ayant cette dernière forme : par exemple,
Masmoùda sans article fournit la forme « El Maçûmîda »,
qui est un pluriel arabe classique et qui prend l'article ®.
Nous continuerons d'ailleurs en français à dire, dans le courant
de cet ouvrage : « les Doukkâla, les Masmoùda, etc. .,
comme nous disons : (c les Châouia, les Rehâmna », afin
de ne pas embrouiller davantage la terminologie ethnogra-
phique ; mais ce n'est pas conforme à l'usage arabe.
(1) Voir le dernier chapitre de cet ouvrage.
(2) Par exemple, pour citer un texte au hasard : « Çartàs», éd. Tornberg,
p. 27 du texte arabe, 1. 8. Quedenfeldt, « Div. et Rép. d. Berb. maroc. »,
trad. Simon, p. 13, a connu la distinction que nous indiquons ici,
quoique il ne l'énonce pas expressément.
Digitized by
Google
240
TYPE PHYSIQUE DES DOUKKALA
Les hommes des Doukkâla sont, en général^ grands et
bien découplés (fig. 51) ; on trouve aussi à côté de ce type
de stature élevée, un autre type
petit, trapu et fort (fig. 60) : tous les
deux sont bruns. La présence des
blonds est très remarquable d'autre
part ; beaucoup de Doukkâla, en
effet, ont les yeux bleus et le poil
roux : ces blonds sont en général
d'assez grande taille et forment ainsi
un troisième type fréquent dans ce
pays (fig. 63). Je n'ai pas à rappeler
ici les discussions qu'a soulevées la
présence des blonds dans l'Afrique
du Nord. Gomme le fait très juste-
ment remarquer Quedenfeldt (0,
les blonds dans les contrées du
Centre et du Sud du Maroc sont
très rares : mais il faut ajouter ,
comme exception, qu'ils sont com-
muns chez les Doukkâla.
On y rencontre beaucoup de lépreux (-) : ils sont parqués
dans un village spécial, aux OulAd Çoubéïta, fraction dont
nous avons parlé plus haut (^h Comme partout au Maroc ce
groupement spécial des lépreux porte le nom de a hûra ». Il
se compose d'une dizaine de nouâla, entourées d'un mur en
pierres sèches : il ne doit pas y avoir là plus d'une quaran-
FiG. 51. — Un doukkâli :
type brun et grand
(Cliché de l'auleur)
(1) Quedenfeldt, « Div. et rép. des Berb. au Maroc», trad. Simon,
p. 32.
(2) Cpr Weissgerber, « Trois mois au Maroc », p. 153.
(3) Voy. suprà, p. 182.
Digitized by
Google
LEPREUX 241
laino (le personnes. Clhaque fois que Ton eonslale dans la
tribu qu'un individu est atteint de la lèpre, ou de quelque
maladie analogue, on l'oblige à aller vivre au Jiftra : s'il
résiste, on le dénonce au caïd qui le contraint. I/opinion
publique veut que les fils de lépreux n'aient pas la lèpre
Fi(i. 7)2. -— Un lépreux chez les Doukkàla
fliché de l'auteur]
s'ils sont nés au hàra^ tandis qu'ils Uont s'ils naissent de
parents lépreux non internés dans ce quartier. Sans doute
il ne faut voir là qu'un raisonnement justilîratif destiné à
engager les lépreux à se rendre au luira. Si les enfants
deviennent du reste manifestement lépreux, on les réintègre
dans la léproserie. D'ailleurs, s'agit-il toujours de véritables
lépreux? Il y a là probablement un grand nombre de
maladies confondues. En réalité on doit y envoyer tous
16
Digitized by
Google
242 NOURRITURE DES DOUKKALA
les sujets atteints d'affection de la peau plus ou moins
répugnantes. Comme à MerrAkech, où nous retrouverons un
liAra, les lépreux des Doukkàla sont voilés et porte un
chapeau à larges bords, nommé « tarAza » (*).
Le hAra des OulAd Soubéïla est aujourd'hui le seul des
DoukkAla : il y avait autrefois un liAra à Mazagan et feu
M. Brudo père nous disait se rappeler l'avoir vu : il n'existe
plus. Sans doute la terrible maladie re(*ule tous les jours
et disparaît devant Taisance et la propreté. Cette dernière
n'est pas un vain mot dans les DoukkAla qui se distinguent
entre toutes les tribus du Hoiiz par les soins qu'ils donnent à
leur personne; on les voit continuellement en train de se
laver. Il y a sans doute beaucoup de peuples civilisés dont
on ne pourrait pas en dire autant.
Le fonds de l'alimentation des DoukkAla est l'orge et le
maïs; il n'y a que les gens riches qui mangent du blé. Le
mets le plus répandu est la ((dclncha» , qui est en somme une
sorte de cous(*oussou d'orge (-). Le couscoussou de blé,
(( kesksou » ou « seksou », est un plat plus re(*herché. C'est
surtout dans le Hoùz qu'il porte ce nom : dans le Rarb on
l'appelle plutôt « ta'Am », (*'est-à-dire « la nourriture (par
excellen(*e) (•^) ». La viande que Ton mange le plus souvent est
(1) Ce cliapeau est d'ailleurs, dans le Nord du Maroc, employé par les
campagnards. Cf Montât, « \'oyage au Maroc », in « Tour du Monde »,
18 juillet 1903, p. 337, fig.
(2) Voy. Marçais, « Dial. de Tlemcen >>, p. 307, et les références qu'il
donne. Nous passons lé-j^èrenient ici sur les détails relatifs ù l'alimentât ion,
parce que nous nous étendrons sur ce sujet ù propos des tribus des environs
de Mogador.
(3) C'est ainsi que dans certaines parties du Sahara, il est appelé
« 'aïch », c'est-à-dire rte, subsistance. Cf. Serres et Lasram, « Senoussia »,
p. 130; Landberg, « Langue arabe », p. 66.
Digitized by
Google
LA CUILLER DES DOUKKALA 243
la viande de brebis et la viande de vache. Les Doukkâla ne
sont pas experts dans Part de faire sécher la viande : ils ne
procèdent guère à cette opération qu'à Toccasion de Tâîd
el kebîr. Encore consomment-ils dans un très court délai
la viande ainsi préparée (keddîd). Ils boivent, comme tous
les marocains, énormément de thé ; ils ne fument presque
pas de kif : l'habitude de fumer est, en tribu, considérée
comme honteuse.
A propos de l'alimentation des Doukkâla, nous devons
noter ici qu'ils se servent de coquillages en guise de cuiller
pour manger la « heçoua», qui est une bouillie de farine
d'orge et, par ailleurs, pour les autres aliments plus ou
moins liquides. L'usage des coquillages leur est commun
avec d'autres tribus littorales du yoûz, comme par exemple
lesChàouia (0^ les*Abda.... Le mot « mhara » qui par ici,
comme dans toute l'Afrique du Nord, désigne les coquillages
sert aussi à désigner la cuiller. Le coquillage le plus
communément employé à cet usage est une espèce du genre
des patelles, la Patella ferrvxfinea (Lamark) ou la Patella
safiana (Lamark) C^^; ce choix est inattendu, car ces patelles
de forme presque ronde ne doivent pas être très commodes
pour puiser la bouillie; les espèces du genre des moules
seraient préférables, si elles étaient assez grandes : c'étaient
les espèces du genre mytiUts. que les hommes préhistoriques
des environs d'Oran employaient pour manger leur soupe O^).
D'ailleurs les types de cuiller en pointe sont dans le monde
(1) Cpr. pour les Châouia, Weissgerber, «Trois mois au Maroc», p. 32.
(2) Cette dernière est ainsi nommée, parce que Lamarck l'a décrite pour
la première fois, dans ses « Animaux sans vertèbres », sur un échantillon
provenant de Saffi, qui est précisément dans la région des *Abda.
(3) Gf Pallary, in «Bull. Soc. Anthrop. Paris», séance du 19 oct. 1893.
Digitized by
Google
244
LA CUILLER DES DOUKKALA
entier beaucoup plus répandus que les types arrondis (0.
Cependant la cuiller des indigènes de l'Algérie est habituelle-
ment ronde; mais la cuiller algérienne sert indifféremment,
sauf quelques exceptions, à manger le couscoussou et la
bouillie, tandis que les tribus du Hoùz qui usent de la mhàra
FiG. 53. — La cuiller clos Doukkâla (Patella femiginea) ; le trait représente
le diamètre réel
[Cliché de M. Flamand, d'après les échantillons de l'auteur]
tiennent à honneur de ne manger le couscoussou qu'avec les
doigts. G. de Alortillet a remarqué avec raison qu'aux pays
dans lesquels les pûtes ou les grosses semoules font la base
de l'alimentation on ne se sert pas de la cuiller (2); c'est ainsi
(1) Cf de Morlillet, in « Bull. Soc. Anthrop ». Paris, 4® série, l. II,
1891, p. 132.
(2) G. de Morlillet, loc. cit., p. 136.
Digitized by
Google
PARURE DES DOUKKALA 245
qu'en Orient^ les populations qui se nourrissent presque
exclusiveinenl de riz ne connaissent pas les cuillers; les
musulmans, qui mangent surtout du couscoussou, sont un
peu dans le môme cas. Ce qui est curieux, c'est que les
Doukkâla se mettent aujourd'hui à fobriquer, sur le modèle
exact des cuillers européennes, des cuillers en corne à
manche très court et qu'ils continuent à appeler ces nouveaux
FiG. r>i. — La cuiller de corne des Doukkàhi
[Cliché de M. Flamand, d'après l'échantillon rapporté par l'auteur]
ustensiles du nom de « mliâra » (0, c'est-à-dire coquillage!
Le mol « mrerfa », qui désigne habituellement la cuiller
dans le reste de l'Afrique du Nord est inusité (*hez eux (-). Il
y a donc la « mhàra nta^at Ibhar » ou « cuiller de mer »
et la c( mhâra nta*at Iguern », ou « (aiiller de corne » : cette
dernière se débite sur les marchés au prix de cinq sous
marocains.
Les femmes des I )oukkàla sont parti(*ulièrement croquettes :
elles se mettent aux joues le fard rouge que l'on vend à
MerrAkech et sur les marchés, dans de petites soucoupes en
terre et qui s'appelle « *aker » ; elles se teignent les lèvres
avec le souâk, elles se font avec un noir animal plus ou
(1) On entend parfois la forme altérée « nd.iaiùra ».
(2) Dans les villes de la c(Me, la fourclietle européenne est appelée
<.< guerfou », mot qui a la môme racine que «mrerfa» et queTespaj^nol
« ":arfio ».
Digitized by
Google
246 TATOUAGE
moins fin une bande au-dessus des sourcils, bande qui
barre tout le front, descend le long des tempes et en arrière
des joues pour se refermer sur le menton (0. Les tatouages
sont très répandus : il a des « ma^allema » spéciales qui
parcourent les tribus pour les exécuter. Les femmes portent
généralement une marque verticale sur le front, entre les
deux sourcils ; puis une autre raie verticale sur le menton
qui se continue sur le cou, s'épanouissant en dessins plus
ou moins compliqués, descend entre les seins, puis sur le
ventre et s'arrête au nombril. Beaucoup d'entre elles ont en
outre le pubis orné d'un autre tatouage. D'autres dessins,
plus ou moins compliqués ornent les bras, les avant-
bras, les poignets, les mains et aussi les jambes jusqu'à la
cheville. Les hommes se bornent en général à se tatouer le
gras du bras droit, en dehors et au-dessous de l'épaule.
Les tatouages peuvent, jusqu'à un certain point, révéler
l'origine d'un individu : ainsi les Chûouia qui se tatouent
beaucoup plus que les Doukkftla, ont très souvent les deux
bras ornés de dessins sur la face antérieure; ces dessins
naissent à l'épaule et se continuent sur les poignets et la
main jusqu'à la racine des doigts et même plus loin. Les
'Abda ont toujours un petit tatouage sur le gras du muscle
qui est entre le pouce et l'index, sur la face dorsale de la
main; d'autres ont tout le dessus de la main tatoué. Les
Rehâmna se tatouent très peu et généralement sur le dos
des premières phalanges digitales. Chez eux aussi, on
trouve assez souvent un petit tatouage sur le front, au-dessus
de la racine du nez; c'est fréquent chez les Ghâouia. Chez
ces derniers, on trouve des hommes qui ont la poitrine
tatouée ; leurs femmes sont peut-être encore plus couvertes
(1) Nous reviendrons sur ce sujet à propos des Çâha.
Digitized by
Google
BIJOUX DES DOUKKALA 247
do tatouages quo les DoukkAliyAt ; oellos dos ^\bda se
tatouont boauooup aussi ; ooUos des CJuAdina très pou.
FiG. .T). — Femme doukkàliya portant son enfant
(Cliché (le l'auleur]
Les boucles d'oreilles sont, comme partout, d'un usage
universel : les riches portent les grands pendants d'oreilles
appelés (( dowwAh », tandis que les pauvres portent des
c( khras », ou boucles d'oreilles plus petites. Les hommes ne
portent jamais rien aux oreilles; seuls, les riclios^ lorsqu'ils
ont un jeune garçon, lui mettent parfois dos anneaux. Au
cou, les femmes, lorsqu'elles sont parées, portent un collier
ou (c mdéjja », composé de pièces de monnaies, demi-
douros et quarts de douros haçanis, ou encore de monnaies
Digitized by
Google
248 VÊTEMENT DES DOUKKALA
espagnoles en argent ; jamais d'or, sauf chez quelques
seigneurs, mais en revan(*he énormément de corail. Les
doukkàliennes recherchent beaucoup le corail (« morjàn »),
qui est excessivement répandu. Toutes en veulent posséder :
si le mari est riche, la femme s'amasse à ses dépens un petit
pécule pour se procurer des bijoux en corail; s'il est pauvre
et qu'il ne lui fasse pas ce cadeau, il advient souvent
que sa femme porte au cou, sous forme de corail, le prix de son
déslionneur. Les femmes s'ornent le front d'une parure de
pièces anciennes, l'n bijou très répandu dans d'autres régions
du Maroc, parait très peu connu i(*i ; nous voulons parler de la
petite main en argent appelée « khoms » ou « khamsa )). Les
femmes portent au bras le « deblîj » ou bracelet massif d'une
seule pièce, peu orné: les bracelets de forme plus grande et
plus ouvragés sont moins fréquents, à cause de leur cherté.
L'usage des anneaux de pied est inconnu dans les Doukkûla.
Le vêtement habituel des Doukkâlaest tout simplement le
« hâïk )) en laine, porté seul sur la peau ou quelquefois par
dessus une chemise, mais ce dernier cas est relativement
rare. Le haïk en laine est fabriqué par les Doukkûliennes ; il
s'en produit beaucoup aussi à Azemmoûr et à Mazagan et les
navires qui fréqutMitent ce dernier port chargent réguliè-
rement leurs ballots rayés de gris et de noir à destination du
Sénégal et de l'Egypte. Déjà Léon l'Africain écrivait en
parlant des habitants d'une ville des Doukkûla dont nous
avons longuement parlé, Kl Mdîna : « Le peuple s'habille de
draps de laine qui se font en ce pays-là et les femmes se
parent de divers atours et ornements d'argent (^>)>; retenant
(1) Léon in Ramusio, I, fol. 23, B ; trad. Temporal, I, 215.
Digitized by
Google
LE HÀÏK 249
ainsi doux des traits les plus apparents qui distinguent à
première vue les Doukkûla, je veux dire le port du haïk chez
les hommes et la coquetterie de leurs femmes. Donnons ici
quelques détails sur ce hàïk^ vêtement répandu dans toute
l'Afrique du Nord et intéressant à étudier, parce que sa
simplicité est vraisemblablement la marque d'une haute
antiquité et par v^e qu'il est resté jusqu'à ce jour le vêtement
le plus élégant des Musulmans du Magrib. Gomme Léon
nous le donne à entendre, le hâïk n'est qu'une pièce de
drap très simple, redangulaire, longue, sans une seule
couture, que Ton drape autour du corps et qui tient toute
seule, sans agrafes, boutonnières, épingles, ni quelque
attache que ce soit. Il n'est point téméraire de penser qu'un
tel vêtement a du précéder les vêlements cousus. L'usage de
s'envelopper le corps dans une étoffe de forme rectangulaire
est en tout cas d'une haute antiquité : des monuments très
anciens de l'Orient nous représentent des bédouins portant
un manteau carré roulé autour du corps et dont le dernier pan
sortant de dessous le bras droit est rejeté par dessus Tépaule
gauche (i) ; aujourd'hui, dans l'Afrique du Nord, le haïk est
employé par des populations évidemment fort primitives ou
fort pauvres ^^^ et, en ce cas, il est le plus souvent, aussi bien
au Maroc que dans le reste de la Berbérie, désigné sous le
nom de « ksa m. Ce dernier mot signifie le vêlement par
(1) Salle (les trônes du palais de Persépolis. Voy. Texier, « Desc. Ann.,
Perse et Mésop. », t. II, p. 192 et pi. 113. Voir aussi le curieux chapitre
dTIrquhart, « Pillars of Hercules », I, p. 116 seq., en faisant toutes réser\x»s
sur les vues de Tautcur.
(2) Pour un exemple actuel, voy. de La Martinière et Lacroix, « Docu-
ments », t. III, p. 232 seq; pour un exemple plus ancien, voy. Poirel,
« Voyag-e en Barbarie », t. I, p. 32.
Digitized by
Google
250 DIFFERENTES SORTES DE tJAIK
exrellenco (*). Le mot « liàïk » est de môme un mot signi-
fiant en général tissu et pris spécialement dans le sens qui
nous occupe en ce moment. Le fait que le mot qui sert à
désigner ce costume particailier est dans ces deux cas un
terme général pris dans une acception spéciale indique
clairement, à noire avis^ qu'il s'agit là d'un vêtement ayant
été primitivement porté à l'exclusion de tout autre. Il
règne à la vérité une grande confusion dans la terminologie
des vêtements du genre du haïk et les savants articles que
Dozy leur a consacrés (-), ne contribuent guère à éclaircir la
question. II faut distinguer : 1") le haïk d'homme^ en laine,
porté sur la peau, ou tout au moins comme vêtement prin-
cipal ; il est appelé plus souvent « ksa » que « liàïk » : 2^*) le
haïk de dessus en soie que portent les citadins par dessus
tous les autres vêtements ; c'est alors plutôt un signe
d'élégan(*e ; il est aussi appelé souvent « ksa » ; 3^) 1' « izar )>,
pièce d'étoffe également rectangulaire, sans coulure,
habituellement en toile ou en coton, qui constitue le
vêtement universel des femmes de tribu dans l'Afrique du
Nord ('^); il porte aussi le nom de « melhftfa, lamelhaft »,
particulièrement dans beaucoup de tribus berbères algé-
(1) Eidensclienk et Cohen-Solal, « Mots arabes », p. 53, 57; Delphin,
« Textes arabes », p. 182; Bel, « DjAzya », in « Joiirn. Asiat. », XX, 9« sér.,
sept.-oct. 1902, p. 210, qui dans une excellente noie définit très bien le sens
des mots « ksà » et « ksoûa », tous les deux universellement employés au
Ma<i:rib, nonolïslanl l'opinion contraire de Salmon, ^< Institutions berbères»,
in « Arcli. Maroc», n° 1, p. l'H, n. Sur l'emploi ancien du mol ksà, qui n'a
dès lors rien de surprenant, vov. Dozy, ^< Vêtements arabes », 383 seq.
:2; Dozy, op. laud., p. 24, 147, .383, 401.
(3) Celui desE«i:yptiennes, décrit par Lane, ^< Modem Ejj^yplians», p. 60-
62, à propos de la babara n'est peut-être pas exactement identique à celui
des niciy^ribines.
Digitized by
Google
ORIGINES DU ÎÏAÎK
251
rieniies; mais ce mot de melhûfa a servi et serl même
encore en certaines régions à désigner le hâïk de sortie
des femmes (0. Clhez les arabes anciens, l'izûr paraît d'abord
avoir été un vêtement d'homme (-) et d'ailleurs ce mot
comme tous ceux qui désignent les habits sans couture a
souvent signifié simplement « une pièce de toile » : 4^) le
hcïîk que les femmes, particulièrement celles de la ville,
mettent, pour sortir, par dessus tous leurs habits et dont
nous reparlerons P) ; ce vêlement lui-même a souvent été
appelé izar : il est en laine, en soie ou en coton. Ce qui
obscurcit la question, c'est que tous ces mots ont été pris les
uns pour les autres, en sorte que leur synonymie, variable
suivant les époques et les régions, et môme suivant les
auteurs, est presque inextricable. Nous nous occupons ici du
haïk d'homme ouksû, porlé, soit comme vêtement unique,
chez les Doukkûla par exemple, soit comme vêtement de
dessus, dans les villes.
Les antiques représentations que nous avons citées
montrent que d'anciens peuples d'Orient, que Ton pourrait
peut-être identifier à des arabes W portaient tantôt un
simple pagne, tan tôt au-dessus de cepagneun manteau passant
sous le bras droit, qu'ils laissaient par conséquent à peu
près nu, et rejeté sur l'épaule gauche. A l'époque de Mahomet
et même avant, ce costume était modifié : on ne mettait plus
(1) Dozy, op. laud., p. 401 ; ou tout cas le verbo « lahhaf » coniiuue à
siy^nifier dans toute T Afrique du Nord « se draper dans le hâïk », principa-
lement le hàïk de ville. On dit par exemple : « Les fenniies de telle ville
sont renommées pour l'éléo^ance de leur « lelhîf »
(2) Dozy, loc. cit., 24, avec renvoi à un chapitre d'Kl Bokhûri. dont les
éléments se retrouvent dans maints livres d'adab des musulmans.
(3) Voir chapitre IV.
(4) Tessier, loc. cit., en fait des E<|;yptiens et des Babyloniens.
Digitized by
Google
252 L'HIRAM
qu'un seul manteau nommé tantôt izâr, tantôt « rida' », terme
également très général et qui a sem à désigner toutes sortes
d'habits (0. D'après Burton, certaines tribus qui habitent à
rOuesl de la mer Rouge continueraient à porter le costume
primitif (^). La réunion du pagne et du manteau en une seule
pièce d'étoffe aurait donc constitué un progrès ; peut-être
n'a-t-on su qu'assez tard tisser des pièces d'étoffe suffi-
samment longues. En tout cas, l'izâr d'une seule pièce était
beaucoup plus confortable que le petitpagneet le petit manteau
représentés sur les pilastres de la salle des trônes du palais
de Persépolis. Il devait être presque exclusivement employé
à l'époque du Prophète, car celui-ci dans plusieurs hadît,
traite les autres vêtements, particulièrement les vêtements
cousus et ceux qui étaient teints de certaines couleurs,
comme des innovations et il interdit aux pèlerins de la
Mecque de les porter (^ . Dès que le pèlerin est arrivé à une
certaine distance de la Mecque, il doit revêtir 1' « ihrâm »,
qui n'est précisément autre que le costume antique composé
du pagne et du manteau que nous venons de décrire : le
(1) Voir la référence a la IJamâça donnée par Dozy, « Dicl. », s. v.
(2) Burton, « Pilgrimag^e », p. 390. C'est à ce costume que se rapporte
vraisemblablement, comme le fait remarquer Jacob, « D. Leb. d. Vorislam.
Bed. », Heft III, p. 44, l'expression « raoubâ;y'â», c'est-à-dire, « mes deux
vêtements », pour désigner l'habillement, expression qui se trouve dans la
poésie antéislamique. On peut y ajouter l'expression de « doi\ limraïni»,
c'est-à-dire « possession de deux mauvais haillons », pour dire « pauvre »,
que l'on rencontre aussi dans l'ancienne poésie (Aous ibn JJadjar, éd.
Geyer, XXXII, v. 10) et encore plus tanl.
(3) Bokhâri, trad. Houdas et Marçais, t. I, p. 500 seq. ; Kastellàni,
t. III, p. 108 seq. Voir p. 108 in f. la définition de l'ihrâm, ou état sacré
du croyant qui accomplit le pèlerinage, et l'énumération des sept pratiques
intertlites au pèlerin et parmi lesquelles figure \e port des vêlements covsks.
— Sur l'ihrâm voy. encore Ibn el Hâdjdj, « Madkhal », III, p. 143-144.
Digitized by
Google
ÏJAIK, VÊTEMENT PRIMITIF 253
pagne est nommé dans ce cas « izAr » et le manteau
« rida W ». Icij comme toujours, nous trouvons, cristallisés
sous la forme de rites religieux des usages anciens et tombés
en désuétude ailleurs que dans les cérémonies sacrées ; c'est
ainsi que chez nous, les habits et les ornements du prêtre
catholique sont tous des sumvances de l'habillement des
anciens âges. Ce vêtement antique a dû être en usage chez
bien d'autres peuples que les arabes : les Hâha du Maroc, à
l'époque de Léon l'i^fricain, le portaient encore. c< La plus
grande partie de cette nation, dit cet auteur, porte pour
habillement un gros drap de laine qu'ils appellent elchise (-),
lequel est fait à la semblance d'un simple loudier, de quoi
l'on couvre les lits en Italie, et se l'entortillent autour d'eux
bien étroitement, se ceignant au-dessous des hanches avec
un bandeau de laine, duquel ils se couvrent les parties
(1) Niebuhr, « Voy. en Arabie»,!. I, p. 54; Mouradjad'Ohsson, «Empire
otloman », t. 3, p. 44; Burckhardt, «Voy. en Arabie», trad. Eyriès, t. I,
p. 116; Burlon, « Pilgrimaje », p. 389. Dozy, « Dict. », s. v., a noté que le
mot izàr est déjà dans Hérodote, VII, 59, sous la forme Js'.pi, qui signale ce
vêtement comme porté par les Arabes. Plus tard, izâr s'est prolongé dans le
sens de pagne, caleçon (Dozy, «Vêtements arabes», p. 37). Le «zonnôr»,
que les juives et les chrétiennes portaient sous Tizâr d'après Nowéïri, cité
par Dozy, op. laud., p. 28, était peut-être quelque chose de semblable (cpr
zonnâr dans un sens peut-être analogue, ibid., p. 196). Le mot « ibrâm »,
paraît avoir été longtemps en usage au Magrib, dans le sens de manteau
faiUl'une seule pièce. Cf. Dozy, op. laud., citant Ibn Batoûta ; la signification
de manteau conviendrait mieux, semble-t-il dans ce passage que celle de
coiffure : arg. « Dict. », s. v. Quant au mot ridâ', en arabe magribin « rda »,
il a encore, dans certaines régions de l'Algérie, la signification d'izâr des
femmes et aussi celle de pièce d'étoffe (Marçais, « Dialecte de Tlemcen »,
p. 307).
(2) C'est le mot « ksa », sous la forme berbère « leksa », dans laquelle
l'article arabe est soudé au mot, suivant les lois constantes de la phonétique
berbère.
Digitized by
Google
254 MAXIKRE DK TORTKR LK UAÏK
secrètes (0 )). Ainsi le vêlementuniqae semble bien être venu
plus lard, de môme que le vôlement cousu est venu après le
vêtement sans couture. (lelui-ci s'est conservé au Marocî
chez les hommes, sous la forme du ksû ou liAïk
Voici comment les marocains des villes mettent généra-
lement le luiïk (-). L'homme place un des coins de la pièce
d'étoffe sur son épaule gau(*he, en saisissant le bout avec la
main du même côté ; le reste du liAïk passe derrière le dos et
est provisoirement appuyé sur son épaule droite, Texlrémilé
traînant à terre (fig. 56, n® 1). Puis on l'enlève de dessus
cette dernière épaule, on le fait passer sous le bras droit et
remonter à gauche, par devant ; on le repasse derrière le dos
par dessus le bras gauche et on le tient un instant élevé
au-dessus de la tète avec les deux mains (n^ 2). A ce moment
on l'ajuste sur la tête et on donne du jeu à l'étoffe à gauche,
de façon qu'elle couvre entièrement le bras de ce côté; le
bras droit est rabattu naturellement et laisse retomber le
haïk à droite (n*^ 3). On rabat ensuite le bras gau(*lie en
tendant l'étoffe, ce qui fixe le hâïk de ce côté (n® 4). Dans
cette situation, il n'y a plus qu'à envoyer avec la main
droite par dessus l'épaule gauche le reste du hàïk qui pend à
droite (n° 5). Le « telhîf » est terminé : le hâïk fait deux fois
le tour du corps et passe sur la tète ; le dernier pan traîne
par derrière jusqu'à terre (n**7); vu par devant, le vêtement
découvre seulement un triangle au milieu du corps (n^ 6),
mais si on a fait le premier tour du hàïk plus haut, le haïk
ne laisse rien à découvert; on peut môme s'arranger de
(1) Léon in Ramusio, fol. 13, G.; trad. Temporal, I, p. 120.
(2) Parmi les diiTéivnls auteurs qui ont donné des détails sur le haïk, on
doit citer surtout : Hôst, « Nachrichlen von Maroko », p. 115, avec une
iitrure; Urquhart, « Pillars of Hercules », t. I, p. 232 et Meakin, « The
Moors », p. 51.
Digitized by
Google
MANIERE DE PORTER LE HAIK 255
FiG. oO. — Port du bâïk à la mode niiirocaine
[Clichcs (le l'auteur]
Digitized by
Google
256 MANIERl^: DE PORTER LE HAIK
façon à ce que celle partie du vôlemenl qui fait le premier
tour sur le haut du corps forme un large sinus qui retombe
en partie et laisse
voir la main gau-
che (fig. 57). Lors-
que le marocain
veut avoir les deux
mains libres , il
commence à mettre
le haik comme nous
avons dit, mais au
lieu de le faire pas-
ser par dessus la
tôle, il le fait passer
sur le cou, puis
sous le bras droit,
puis il rejclte tout
ce qui reste par
dessus Tépaule gau-
che (fig. 56, n'* 9).
On peut encore au
lieu de rejeter ce
FiG. 57. — Merrâkclii vêtu du haïk
mhé rf. routeur) dernier par dessus
l'épaule gauche, le
rejeter par dessus Tépaule droite (n^ 8) ; celle dernière
manière de porter le hâïk est propre surlout aux jeunes gens
élégants, aux soupirants, à la jeunesse dorée enfin; le haik
d'ailleurs, assujetti de celte façon, tient très mal et bien que
les deux mains soient libres, celui qui le porte ainsi ne
pourrait se livrer à un travail sérieux.
Beaucoup de musulmans de l'Afrique du Nord, surtout
les algériens, mettent un hûïk fin sous leurs vêlements; la
Digitized by
Google
MANIERE DE PORTER LE ^AÏK 257
portion de ce liûïk qui recouvre la lôte est entourée habi-
tuellement d'une corde en poil de chameau qui fait un grand
nombre de fois le tour du crâne. Mais le hàïk est aussi un
vêlement de dessus très usité ; je décrirai ici la ftiçon dont les
Tlemcéniens le portent. La fig. 58 représente un tlemcénien
qui porte déjà un hâïk
de dessous, roulé à
peu près comme nous
venons de l'indiquer
pour le haïk de dessus
marocain et dont on
aperçoit les bords flot-
tanlsle longdu visage;
par dessus le hâïk de
dessous sont les habits
habituels du person-
nage et il s'apprête en
outre à mettre, pour
sortir en ville, un hâïk
de dessus. Il com-
mence par placer ce
hâïk comme notre
marocain de tout
à l'heure, un coin
pendant par dessus
Fig. 58. — Port du hâïk à la mode tlemccnienne ,, , , i
m^., ae vauuur, l'épaule gaucho ; a ce
coin, il a fait un nœud
auquel on attache parles deux bouts un mouchoir plié ; le plus
souvent ce mouchoir ainsi plié sert à suspendre un poignard
arabe ou un couteau ou quelque autre objet qui fait une
sorte de contre-poids; souvent, du reste, il n'y a que le
mouchoir seul, comme dans la figure, mais c'est habituel-
Digitized by
Google
258 MANIERE DE PORTER LE ^AÏK
lemeiit un mouchoir riche (n^ 1). Le tlemcénien met ensuite
le hâïk comme notre marocain^ et^ au n*^ 2, il est dans la
même position que celui-ci au n^ 4 de la fig. 56 : à ce
moment le llemcénienj au lieu de rejeter tout le pan restant
par dessus Tépaule gauche n'en laisse tomber en arrière
de celle épaule qu'une moitié, celle qui correspond au
bord inférieur; il relient dans sa main celle qui correspond
au bord supérieur (n^ 3) et la rejette par dessus la tête, de
gauche à droite, de façon que l'extrême bout retombe sur
l'épaule droite ; alors il abaisse son bras gauche et le dernier
tour du hûïk sur la poitrine, qui était retroussé, retombe tout
uni (n^ 4). .\insi dans la mode tlemcénienne, moins gra-
cieuse que la mode marocaine, le haut du corps est étroi-
tement et entièrement recouvert par devant et la tète est
couverte deux fois par le hûïk. Quand le tlemcénien veut
avoir les mains libres, il prend la
partie du hûïk qui, dans la dernière
position (n^ 4) est tendue devant le
haut du corps, il la plisse dans ses
deux mains, l'élève et la passe par
dessus la tète, de façon qu'elle retombe
derrière la nuque; ensuite il complète
l'aisance des mouvements en rele-
vant à hauteur de la poitrine la portion
du hûïk restant par devant, qui forme
une espèce d'écharpe (fig. 59). Les
Fig. :>{). — Hàïk à la , , , , . .
mode tlemcénienne : quatre membres so trouveut ainsi
tenue de travail , , . ^
[Cliché (le l'auteur) D o
Revenons au vêtement des Douk-
kûla : c'est tout simplement un hûïk en laine qu'ils portent
exactement comme les citadins portent leur léger hûïk
de soie. La fig. 60, n^ 1, montre un Doukkûli ainsi
Digitized by
Google
yAÏK CHEZ LES DOUKKALA 259
velu ; seulement son hâïk au lieu d'êlre ramené jusqu'au
bout du front reste en arrière de la tête. Si le Doukkâli
veut être libre, au lieu de faire passer le dernier tour du
liAïk sur son épaule droite et de le jeter ensuite sur la
gauche, il le fait passer sous l'épaule droite et le rejette
comme ci-devant par dessus la gauche ; en sorte que son
bras droit reste nu, comme lorsque l'on porte l'ihrûm (n^ 2).
Les Doukkâla vont, viennent, travaillent en portant ce
vêlement dépourvu d'attaches avec une aisance étonnante.
FiG. 00. — Un Doukkâli vêtu du hâïk : type petit et brun.
(Cliché de l'auleur
Cependant il y a certains travaux, comme par exemple de
piocher leurs champs, auxquels ils ne pourraient se livrer
sans risquer de voir leur vêtement se défaire et tomber;
lors donc qu'ils veulent déployer une grande activité, ils le
fixent de la façon suivante : le hâïk étant drapé comme nous
Digitized by
Google
260 HAIK, PALLIUM ET TOGE
venons de le décrire (n^ 2), l'homme tire avec sa main gauche
le premier pan, celui qu'en commençant à draper ce
vêtement il avait laissé pendre devant lui par dessus son
épaule gauche, (voy. n® 1 des fig. 56 et 58) et il le noue
sous son cou, par un double nœud, à l'autre bout du hûïk qui
pend derrière son dos et qu'à cet effet il ramène devant,
autour de son cou, par dessus son épaule droite : le hâïk est
ainsi assujetti très solidement (fig. 60, n®3)et son propriétaire
peut vaquer tranquillement à l'ouvrage. La tête, pendant ce
temps reste nue, exposée aux ardeurs du soleil, comme dans
l'ihrûm et ce ne sont pas les Doukkâla qui se plaindraient,
comme le font, paraît-il, souvent les pèlerins (*), du manque
de confortable de cet habillement sacré; c'est à peine si
quelques-uns d'entre eux mettent une petite « rezza », ou
bande de toile autour de leur crâne et cet ornement ne les
garantit guère.
Le hâïk est très analogue au pallium ou l|JiàTtov des Grecs ;
le mot pallium désignait d'une façon générale, tout comme
les mots hâïk, melhâfa, izâr, rda, en arabe, toute grande
pièce d'étoffe rectangulaire, couverture, poêle, sortie de
bain, rideau.... Dans un sens plus restreint, c'était cette
môme pièce d'étoffe seiTant de vêtement : on la plaçait sur
le cou en laissant toute l'étoffe sur la droite, on la passait
sous le bras droit, comme l'ihrâm et comme dans nos figures
56, n^ 9, et 60, n*^ 2 et on la rejetait sur l'épaule
gauche. La loge romaine était plus compliquée i^L La « toga
(1) Burckhardi, loc. cit.
(2) Rich, « Dictionnaire des antiquités », s. v. pallium, 2**, àvaSoXi^ ;
Weiss, « Koslûmk. », I, p. 311.
(3) Rich, op. laud., s. v. Toga; Weiss, op. laud., p. 433; Heuzej,
« Toge romaine », in « Rev. Art. anc. et mod. », 1^® année, 1897, p. 97seq.
Le mot toffa avait originellement la signification de « couverture, pièce
Digitized by
Google
5AIK, PALLIUM ET TOGE 261
fusa » qui prévalut sous l'empire n'était pas rectangulaire,
mais demi-circulaire ; elle se drapait en principe comme le
pallium, mais le premier pan, celui de gauche, tombait
jusqu'aux pieds et l'autre extrémité, celle qui passait sous le
bras droit et par devant le corps était pliée en deux dans le
sens de sa longueur, de façon à former un double sinus, puis
le reste était rejeté par dessus l'épaule et tombait sur les
talons W. Toge, pallium, rida de rihrâm, ont ceci do
commun, que ce sont de simples pièces d'étoffe qui passent
sous le bras droit et recouvrent le gauche; le hûïk au
contraire, sauf les exceptions que nous avons indiquées
recouvre les deux bras, et de plus il fait deux fois le tour du
corps ; il représente donc la combinaison des deux pièces do
l'ihrâm, dont il est vraisemblablement l'héritier direct.
Le hâïk est resté le plus gracieux des habillements
musulmans; il contraste sous ce rapport avec l'affreuse
(cjellâba», dont nous parlerons plus loin, vêtement sans
aucune espèce de goût. D'ailleurs, dans les villes, il n'y a pas
d'élégant qui ne revête le hâïk. Non seulement il est la
marque des notables de toute espèce, mais il est spécialement
porté par les savants et par les gens pieux qui font profession
d'une austérité de bon goût. Et à cet égard, il n'est pas
sans intérêt de rappeler que le pallium des anciens, qui fut
sous l'empire considéré comme le vêtement des sages était
la marque d'une vie savante et correcte, ç^iXo^oyoç pio<; ; à telle
d'étoffe », comme le nom de tous les vêtements que nous venons d'examiner.
Elle n'était qu'une pièce rectangulaire, telle que la donne le métier à tisser.
« C'est pourquoi, dans les rites des noces où l'esprit formaliste des romains
conservait avec scrupule les traditions de la vie primitive, la tog-e du mari
continuait à être employée pour couvrir le lit génial » (p. 100).
(1) Notre exposé nous dispense de faire remarquer que le hâïk ne vient
nullement de la toge, comme l'avance Meakin, loc. cit.
Digitized by
Google
262 FÊTES DO^ffiSTIQUES
enseigne que TerluUien délaissa subitement la toge pour
revêtir ce genre de manteau et en faire, en quelque sorte, le
vêtement de Tascète chrétien (*/. Ce changement de costume
causa dans Carthage une telle émotion -J, que TertuUien
crut devoir écrire à ce propos son De PalUo^ qui n'est au
fond, suivant les savants les plus compétents, qu'une
apologie de la tradition et de l'ascétisme. N'est-il pas curieux
de voir à cette occasion, cette forme antique de vêtement
servir de symbole au rigorisme et à la piété, comme cela se
passe dans Tibràm? et n'y a-t-il pas quelque chose d'analogue
dans le cachet particulier que le hâïk imprime au savant
et fanatique Fàci qui circule gravement dans ce vêtement
d'une élégante sobriété à travers les ruelles de la capitale
marocaine ?
•
Nous serons brefs sur les fêles domestiques des Doukkâla
et sur leurs réjouissanc^es publiques, car nous nous pro-
posons de donner plus de détails sur ces sujets à propos de
deux autres tribus que nous rencontrerons au cours de notre
voyage dans le royaume de Merrakcch. Mais nous insisterons
sur un sport, qui est presque leur spécialité du Maroc : nous
avons nommé la fauconnerie.
La circoncision a lieu ordinairement sept à huit jours
après la naissance ; c'est là l'usage le plus répandu, mais on
(1) Paul Monceaux, « Hint. lilt. Afr. chrét. », t. I, p. 407 seq. sur le port
du pallium et le De Pallio de TertuUien.
(2) Cpr le passag-e curieux où Dozv, «Vêtements», p. 3, cite un texte
d'Ibn lyàs, dans lequel celui-ci dit, en parlant du célèbre historien Ibn
Khaldoûn : « Après avoir olïtenu la charg-e de cadi au Caire, il continua
de porter le costume des Magribins et Ton compta cela au nombre des
choses étranf^es (min an naouàdir) ».
Digitized by
Google
FÊTES DOMESTIQUES 263
en voit qui attendent beaucoup plus longtemps et il y a des
jeunes gens qui arrivent jusqu'à douze ou treize ans sans
être circoncis. Dans leur jeunesse, les filles, à l'instar des
FiG. 01. — Femme doiikkâliya et son enfant
[Ciiche de l'auteur)
garçons, vont souvent garder les troupeaux ; mais elles
cessent dès qu'elles deviennent pubères. Pour les mariages,
on ne va pas chez le cadi (il n'y en a du reste qu'à Mazagan) :
on se contente de se marier devant témoins, sans acte écrit,
avec récitation de la fâtiha ; on divorce de même. La fiancée
est généralement menée chez son mari sur un chameau ;
on étend au-dessous d'elle des tapis, car le. a *attoùch » ou
palanquin de chameau est inconnu dans ces pays. Des coups
Digitized by
Google
264 MARIAGES
de fusil sont tirés par les parents du fiancé à la porte de la
maison de la fiancée, quand ils viennent la chercher et il y a
là une sorte de simulacre d'enlèvement. Il n'y a guère que
les gens aisés qui fassent une noce ; le commun du monde
n'en fait pas : on se borne à préparer un couscoussou ou
« ta*âm » pour tout le douar et l'on tue au moins un mouton.
Si l'on fait une petite fête, elle dure souvent un jour seule-
ment et le septième jour, il y a une seconde fête. Dans
l'intervalle, le marié et la mariée restent sous la tente :
aucune affaire ne peut obliger le mari à sortir. Comme dans
presque toute l'Afrique du Nord, après la consommation
du mariage, la chemise sanglante de la femme est
promenée dans le douar. Mais comme les mœurs sont très
relâchées, ce n'est pas là une preuve bien convaincante ; si
la femme n'est pas vierge, le mari lui fait une blessure à la
cuisse et avec le sang de la plaie, il fabrique une chemise de
virginité. Gomme en Algérie et en Tunisie, toute personne
invitée à la noce doit un cadeau en argent, qui n'est d'ailleurs
qu'un prêt à l'époux et doit être remboursé par celui-ci,
lorsqu'il est plus tard invité à une noce dans la famille de
celui qui est aujourd'hui son hôte. Ce prêt qui s'appelle en
Algérie généralement « tûoùça », ou encore (c kenboûch »,
s'appelle dans les Doukkâla a grama », comme à Tlemcen.
— Les cérémonies qui accompagnent l'inhumation n'ont
rien de bien particulier et ressemblent à ce que nous aurons
l'occasion de décrire ailleurs ; le culte des morts paraît peu
développé.
Dans les fêtes, noces, « moùcem » (fête en l'honneur du
marabout, patron du douàr ou de la tribu), il y a beaucoup
de danses. Les femmes dansent mélangées aux hommes avec
plus ou moins d'ordre : parfois un homme et une femme
dansent l'un devant l'autre et se défient à qui dansera le plus
Digitized by
Google
DANSES, FANTASIA 265
longtemps. Souvent on danse en rang les uns devant les
aulreSj femmes d'un côté et hommes de l'autre ; il y en a
jusqu'à trente ou quarante de chaque côlé. Ils dansent au
son des « ta*arîja », cylindres en terre recouverts d'une peau
tendue, sur lequel ils frappent en cadence. Mais au reste
dans les fêtes, quand les ta'arîja leur manquent, ils font aussi
bien état des amphores à porter l'eau ou de grands plats à
couscousson, sur lesquels ils frappent en cadence avec leurs
chaussures. Ils ne connaissent ni la « ràïta », ni le « deflF»,
ni le (( târ » W, Il y a beaucoup de chanteurs de profession
dans les Doukkâla, mais surtout des chanteuses, comme nous
l'avons dit plus haut à propos du marché de Sîdi Ben Noùr,
où ces artistes viennent louer leurs services : le douar
des Oulâd Hammâdi, dans les Oulad Msellem est presque
entièrement habité par des chanteurs et leurs familles. S'il
n'y a pas de fête sans chants ni danses, il n'y en a pas non
FiG. 02. — Fantasia à pied chez les Doukkâla
[Cliché (te M. Veyre)
plus sans fantasia. La fantasia que les arabes appellent le
(I) Sur ces instruments de musique voy. Delphin et Guin, « Notes s. I.
poës. et la mus. ar. », pp. 37 seq.
Digitized by
Google
266 LA FAUCONNERIE
«jeu de la poudre » ou le jeu des chevaux », est un des
grands plaisirs des arabes (*^. Quand ils n'ont pas de chevaux,
ce qui arrive fréquemment chez les Doukkàla, ils font la
fantasia à pied avec le fusil ; ils le balancent et le font tourner
en l'air de diflFérentes façons, ils le déchargent en l'abaissant
vers le sol (^.
La chasse est un sport en honneur chez les Doukkâla ; ils
ont beaucoup de sloùguis ou lévriers arabes et s'amusent
volontiers à forcer le lièvre. Mais si la chasse les passionne,
c'est autant parce qu'elle est un prétexte à courses équestres
échevelées que comme une technique spéciale. Ils n'en ont
point fait toute une science, comme nous fîmes au moyen-âge
de la chasse au cerf ou de la chasse au sanglier; c'est avant
tout pour eux une occasion de parade et de chevauchées,
comme la chasse au renard en Angleterre. C'ependant ils ont
poussé assez loin l'art de dresser les oiseaux et c'est chez les
Doukkâla que se trouvent les plus célèbres fauconniers du
Maroc. Quelques grands seigneurs, comme par exemple le
célèbre caïd des *Abda, Si *Omar ben Aïça, sont grands
amateurs de faucons et ne reculent devant aucuns frais pour
se procurer des oiseaux. Il est pris, dit-on, de la véritable
passion du vol aux faucons : passion que les profanes comme
nous s'expliquent assez difficilement, mais dont la violence
(1) Sur l'expression fantasia qui n'est pas employée dans le sens de « jeu
des chevaux» par les arabes, voy. Sonneck, « Six chansons arabes », in
« Journ. Asial. », 9® sér, t. XIII, n® 3, mai-juin, p. 520, n9 8 ; Delphin,
<c Textes », p. 233. L'amour de ce sport est parfois poussé jusqu'à la passion.
Cf de P'oucauld, « Reconnaissance », p. 71.
(2) Voir une description de la fantasia à pied dans Quedenfeldt, « Div. et
rép. des Berb. au Maroc », trad. Simon, p. 35. Cpr les curieux combats
singuliers chez les Touareg décrits par Foureau, « Mon neuvième voy. au
Sahara et au pays touareg », in « Bull. Soc. Géog. Paris », 7® sér.,
t. XIX, 2« trim. 1898, p. 236.
Digitized by VjOOQIC
LES FAUCONS 267
est confirmée par tant de célèbres exemples historiques.
« J'affirme, dit le général Margueritte, un des plus grands
chasseurs algériens, j'affirme que le courre de l'autruche et
le vol aux faucons sont les chasses les plus attrayantes que
l'on puisse faire en ce monde. Elles rajeunissent, disent les
adeptes, et je le crois sans peine, en raison du plaisir intense
qu'elles donnent, en même temps qu'elles poussent au
maximum toutes les facultés locomotives (0 ».
Les Doukkâla distinguent deux espèces de faucons : c( le
bahri » et le «nebli». Quand ils sont jeunes, ils se
ressemblent tous les deux. Mais le ce nebli » devient plus
grand et plus beau ; ses yeux sont grands et noirs et sa
poitrine devient avec l'âge toute tigrée (-). Le bahri chasse
de la (( *ansra » (24 juin) jusqu'à mars et le nebli d'octobre
à la *ansra, le reste du temps on les tient à l'attache. Aucun
d'eux ne chasse la grosse outarde ou hbâra i^\ comme le fait
(1) G^ Marg-uerille, « Chasses de TAlji^érie», p. 168. Voy. pa^^e 160 seq.,
le récit animé et pittoresque d'un vol aux faucons.
(2) Pour la distinction des différentes espèces de faucons suivant les
arabes, voy. Daumas, « Chevaux du Sahara », p. 362, qui donne enire autres
espèces, le « bahara » et le « nebala » (sic), évidemment identiques à notre
bahri et à notre nebli. Mais comment déterminer scientifiquement ces
espèces indig^ènes? Loche, « Hist. nat. d. ois. », ne donne pas de synonymie
indigène. Quedenfeldt qui cite comme dressé pour la chasse au Maroc le
Falco Feldeggi^ Schleg*., le F, peregrtnus, Briss. et le i''. iariarus, L., ne
donne pas les appellations indigènes. Les indications qui se trouvent dans
Kônig, « Reis. u. Forsch. in Alg. », p. 43 seq. , ne sont guère plus instructives.
Cet auteur identifie le F, barbams au « bourni » des arabes (sur le bourni,
Daumas, loc. cit.; Hartmann, « Beduinenlied. », 34-35; Féraud,in. « Rev.
Af.», XXV^ann., n^ 147, mai-juin 1881, p. 209), que nos informateurs maro-
cains ne nous ont pas cité ; il cite le bahri sans l'identifier ; et il assimile
une espèce qu'il appelle « Vd\Aï », probablement corruption pour « nebli »,
à VAsiur palnmbarius, L. ; quant à F. peregrinus et F, Feldeggi il leur
donne seulement le nom générique de « teïr el horr ».
(3) Voy. suprà, p. 47.
Digitized by
Google
268 CAPTURE DES FAUCONS
une espèce de l'Algérie (0. On trouve des faucons sauvages
dans les Doukkâla, mais c'est surtout en allant vers le Sud, à
partir de Saffi qu'ils deviennent abondants. Déjà, il y a
quatre siècles, Diego de Torrès signalait les « Monts Clairs »,
c'est-à-dire le Haut- Atlas, comme un pays où l'on trouvait
des faucons réputés (-). Aujourd'hui on les chasse surtout
dans les contreforts de l'Atlas. Ils sont abondants entre Saffi
et Mogador, particulièrement à Souira Kdîma et aussi aux
environs mômes de Mogador, à l'embouchure de l'Oued
Kseb. Il y en a aussi beaucoup, nous dit-on, le long de
l'Oued Soïis, particulièrement à un endroit nommé Tarrast.
Le jeune faucon est appelé « ferkh », c'est-à-dire
« poussin » ; ce sont les niais et les branchiers de l'ancienne
fauconnerie ; à un an il est dit « bou bit », c'est le sors (•^) ; à
deux ans il est dit « bou bîtîn » ; d'une façon générale
l'adulte est appelé « mguernes » W; le vieux est dit
(( mftsah ». On prend au Maroc le faucon au filet; celui-ci
est étendu autour de trois piquets disposés comme les
sommets d'un triangle rectangle : l'entrée du filet se trouve
donc du côté de l'hypothénuse dudit triangle. On place un
pigeon, de préférence un pigeon sauvage, dans l'intérieur
du filet ; ce pigeon est tenu par une ficelle d'environ une
coudée de long, attachée, d'une part à sa patte, et de l'autre
(1) Daunias, op. laud., p. 368; Marn^ueriUe, op. laud., p. 165.
(2) Diép;>o de Torrès, « Hisl. des (Shérifs », p. 85. Au même emlroit Taiiieur
dit que les marocains avaient éj^alement dressé Taio^le à la chasse à la
p^azelle.
(3) Mag-aud d'Auhusson, « Fauconnerie aumoyen-â<çe», p. 115. Cepen-
dant le crénéral Mar^^ueritle, op. laud., donne un sens différent à ce mot,
p. 146.
(4) Le fi^énéral Marj^ueritte, op. laud., p. 151, appelle de ce nom une
espèce différente de faucon. Je m'avoue incapal)le de débrouiller la
synonymie des différents noms du faucon dans l'Afrique du Nord.
Digitized by
Google
LEGENDE RELATIVE AUX FAUCONS 269
à une pierre^ de façon à ce qu'il puisse voleter çà et là. Le
faucon l'aperçoit, plane au-dessus, puis rase le sol et entre
dans le filet : il n'en sort plus que pour entrer dans la
corbeille en jonc et en roseau que le chasseur porte sur le
dos.
Le faucon, disent les fauconniers marocains, a le foie très
développé et débordant
sur le côté ; il faut éviter
de le toucher dans cette
région, car on pourrait
le froisser mortellement.
On le saisit par les pattes et
dès qu'il est pris on lui met
un chaperon ou « koub-
bîl » ^^). Voici la légende
que les fauconniers du
Maroc rapportent à ce
sujet : (( Sidi ^\li Belkâ-
cem, leur ancêtre, avait à
son service une a jinniya »,
c'est - à - dire un génie
femelle, nommée Aha :
quand il voulait chasser,
il prévenait Aha qui réu-
nissait pour lui tous les
faucons de la forôt et il partait avec ses compagnons. Chacun
FiG. (>3. — Un fauconnier doukkâli
(Cliché de l'auteur)
(l)Cf. Stumme, «Trip.-lun. Beduinenlied. », p. 90; Bel, « Djazya», in
« Journ. Asiat. », 9« sér., l. XX, sept-oct., n« 2, p. 206-207. Ce mot est
l'espagnol « capillo ». Pour le matériel employé pour le dressage des
faucons, voir une figure dans Meakin, «The land of Ihe Moors», p. 73;
matériel algérien, figure dans Margueritte, op. laud., p. 139. Cpr « Expo-
sition universelle de 1889, Catal. de la fauconnerie », spéc. p. 11 et 25.
Digitized by
Google
270 DRESSAGE DU FAUCON
mangeait le produit de sa chasse, mais le saint n'y touchait
jamais. Lorsqu'il se vil au déclin de sa vie, prévoyant que les
faucons n'obéiraient plus à ses enfants, il les réunit un jour
et les fit attacher par les pieds. Les faucons lui demandèrent
pourquoi il faisait cela ; il leur répondit qu'il était sur qu'ils
n'obéiraient pas à ses enfants. Alors l'un des faucons lui
dit : « ïletli lina 'aïnina, *aïn la châfet, kêlb la yoùja* »,
c'est-à-dire : « couvre-nous (plutôt) les yeux, si l'œil ne voit
pas, le cœur ne souffre ». Ainsi fut inventé le chaperon.
Comme partout, le faucon se porte sur un gant (0 ; on le
nourrit de viande, sans sel, car, nous dit le fau(*onnier qui
nous donne ces détails, si seulement la viande a touché un
peu de sel, l'oiseau peut en mourir.
Dans le début de sa captivité, le faucon refuse la nourri-
ture pendant une période qui va de trois à huit jours, puis il
consent à manger de la viande. On évite de lui donner de la
graisse, toutefois la graisse de gibier ne lui est pas nuisible.
On commence à l'apprivoiser à la lumière d'une bougie : on
le déchaperonne et on le caresse doucement; à la lumière
artificielle, il ne se défend pas. Du reste dès qu'il consent à
manger, il ne cherche plus à frapper. Lorsqu'il est un peu
habitué au fauconnier, on cesse de le déchaperonner, sauf à
la chasse. Il apprend à revenir sur le poing de son maître,
quand celui-ci l'appelle par des onomatopées : ce hech, ha,
hech.... (-) » Sidi 'Ali a dit : « ïlaouta Ireddou, oualaoufi
(1) Long« détails sur la manière de porterie faucon dans El Mangali,
« Traité de vénerie », trad. Pharaon, p. 115 seq., 120 seq., du texte arabe.
(2) Voy. « Falconry in Morocco, by an amateur hawker », in «Al Mogreb al
Aksa », journal hebdomadaire de Tang'er, 27 décembre 1902 et 3 janvier
1903, n^ 1040 et 1041. Ces deux articles sont ce que je connais de mieux
sur la fauconnerie au Maroc.
Digitized by
Google
LES FAUCONNIERS MAROCAINS 271
jeou ssamâ », c'esl-à-dire : « Un cri le rappelle^ môme s'il
est dans la profondeur du ciel ». C'est par la baraka du saint
qu'il revient ainsi de si loin. Le faucon vit en général huit
années ; les vieux peuvent se dresser comme les jeunes. Il
faut le surveiller sans quoi il cherche souvent à reprendre
sa liberté ; il arrive parfois aussi que si l'on a affaire à un
gibier trop rapide, que les chevaux ne peuvent pas suivre et
dont on perd la trace, le
faucon entraîné loin de
son maître ne revient pas :
il reste quelques jours
auprès de sa victime, puis
il retourne, disent les fau-
conniers, dans son pays
natal. En Algérie, on lâche
généralement le faucon
après la saison des chasses ;
quand l'époque revient,
on en cherche d'autres,
souvent on reprend les
mômes pendant plusieurs
années de suite; ce n'est
quexceptionnellementque
l'on garde un sujet de
choix (*).
FiG. G4. — Un fauconnier doukkàli avec L^S faUCOUnierS OU
son faucon sur le x^oiwg
[Cliché de l'auteur) (( bîyyàza » au Maroc,
forment une sorte de corporation, placée sous le patronage
de Sîdi 'Ali ben Belkâcem. Ce saint vivait à Merràkech,
(1) Daumas, op. laud., p. 369; Margueritle, op. laud., 139; Loche,
« Hisl. nal. Ois. », p. 57.
Digitized by
Google
272 LES FAUCONNIERS MAROCAINS
OÙ il mourut l'an 946 Hég. suivant les uns, 951 Hég.,
suivant les autres. Son sanctuaire se trouve actuellement
derrière la Koutoubiya. C'était, nous disent nos infor-
mateurs, un chérif descendant d'Idrîs : il eut deux fils
nommés Sîdi 'Otmân et Sidi Bou Smâ*îl, ce dernier
surnommé Bou Sejda, parce qu'il récitait le Coran tout
entier étant prosterné, sans se relever (*). Les fauconniers
qui prétendent aujourd'hui descendre du saint, s'appellent en
son souvenir Kouâcem ; ils sont répartis en quatre prin-
cipaux centres, quatre zaouias : les Kouûcem des Oulâd
P'èrej, la zaouia de Oualila, celle de Ouarûr et celle de Sîdi
'Allai, dans les Oulâd Bou *Azîz. Mais les Kouâcem ne sont
pas une véritable confrérie : ils n'ont pas de « dikr », qui
leur soit particulier. Ils ont des disciples dans les Béni
Ahsen, mais ceux-ci ne sont pas comptés comme descen-
dants du saint : ce sont seulement des kheddâm.
Chez les musulmans, comme en Europe, la fauconnerie a
un glorieux passé (2); à l'heure actuelle, au Maroc, les
sultans ne chassent plus, mais les fauconniers, les biyyâza
sont considérés et font tous partie du makhzen ; comme tels
ils reçoivent une légère « moûna » ou subside d'entretien.
Du temps de Moùlaye Haçan, ils étaient nombreux et le
(1) Ibn *Asker, « Daouhat en nâchir », p. 74, et Mohammed el Mahdi 1
Fâci, « Moumli* el 'asmâ* », 7« cah. , p. 2, mentionnent Sîdi 'Abou 1 gasan *Ali
ben 'Abou 1 Kâcem ed Doukkàli et donnent pour sa mort les dates que j'ai
indiquées. C'est lui et non son fils qu'ils appellent Bou Sedjda, parce que,
disent-ils, il passait la nuit prosterné. Mais, chose extrêmement curieuse et
que nous n'expliquons pas, aucun de ces deux auteure ne dit mot de la
fauconnerie ; le second seul donne au saint l'ethnique « doukkàli ».
(2) Voir quelques indications dans Hartmann, « Lied. d. lyb. Wûste »,
p. 143; c'est surtout chez les persans que le noble sport paraît avoir été
cultivé. Voy. Chardin, « Voy. en Perse », III, 396 ; C^ Duhousset, « Les
chasses en Perse », in « Tour du Monde », 1862, 2® sem., p. 114 seq.
Digitized by
Google
LES FAUCONxNIERS MAROCAINS. 273
vizir leur diminua leur solde; mais ils se plaignirent au
sultan qui la leur fit rétablir. Plus récemment, le célèbre
Ba Ahmedj leur supprima aussi la moûna et de plus il les
obligea à payer des impôts : mais un fauconnier nous assure
que Sidi *Ali ben Belkacem lui apparut en songe à ce propos
et que le vizir eut tellement peur que, le jour même, il fît
sacrifier treize taureaux en l'honneur du saint ; puis il leur
rendit la moùna et cessa d'exiger d'eux les impôts. L'année
où j'ai pris ces informations, c'est-à-dire en 1902, le sultan,
à Rabat, leur donnait une peseta par jour à chacun : ils
sont actuellement une quinzaine ou guère plus, nous assure-
t-on.
Ainsi le makhzen a ses biyyftz, comme Gharlemagne
avait ses falco7iarii et ses avicularii^ comme nos rois de
P'rance avaient leurs innombrables officiers de fauconnerie.
La fauconnerie apparaît ainsi comme un sport royal; en
dehors des souverains, il n'y a au Maroc et en Algérie
que les grands seigneurs qui le pratiquent. On sait
combien en France la noblesse se montra jalouse de ce
privilège (0; le nom de hobereaux en resta aux gentils-
hommes campagnards (~). Les faucons figuraient au nombre
des redevances féodales; à l'époque de la domination
portugaise, des petites villes berbères comme Aguer,
Agouz (•^), etc., situées dans la région de Saffi don-
naient actuellement en outre des impôts un certain
(1) Inlerdiclion à tous roturiers de tendre ou de prendre des faucons,
Magaud d'Aubusson, op. laud., p. 33.
(2) Magaud d'Aubusson, op. laud., p. 131.
(3) Aguer est peut-être ici Kasbat Ayer, à une étape au nord de Saffi,
sur le bord de la mer plutôt que Santa Cruz d'Agadir ; Agouz, port dans
la région de Saffi, n'est pas placé.
18
Digitized by
Google
274 ORIGINES DE LA FAUCONNERIE
nombre de faucons (*). De même, lorsque les Espagnols trai-
taient avec les rois de Tlemcen, ils obligeaient ceux-ci à leur
livrer annuellement un nombre déterminé de ces oiseaux (-).
La fauconnerie a d'ailleurs dû être jadis florissante au
Magrib; si l'on en juge par ce fait que les peuples chrétiens
y apportaient des oiseaux de proie (^); aujourd'hui les
faucons y sont à un prix relativement bas, puisqu'un nebli
non dressé vaut 75 pesetas et 100 pesetas dressé; le bahri
est moins cher : 35 et 75 pesetas dans les mêmes conditions.
Cette descendance maraboutique des fauconniers, leur
organisation en une corporation d'ailleurs aristocratique et
religieuse peuvent sans doute être considérées comme des
vestiges d'une époque antique, à laquelle le faucon avait un
caractère sacré W, Encore aujourd'hui le nom générique
pour désigner ces oiseaux de proie chez les arabes est
(( teïr el horr », c'est-à-dire le noble oiseau, si l'on s'en
rapporte au sens littéral de l'expression : Stumme et les
égyptologues ont rapproché ce nom de l'égyptien Hr et de
son signe hiéroglyphique, le faucon sacré (^). Quelque
aventureux que paraisse le rapprochement (^), il ne mérite
cependant pas peut-être d'être écarté sans réflexion. Dans la
plupart des grandes mythologies, l'oiseau de proie a eu un
(1) Marmol, «Affrica », II, fol. 56, v., col. 2.
(2) Voy. par exemple Ruff, « Domination espagnole », p. 19, p. 55: on y
trouvera les références aux sources.
(3) Mas Latrie, « Traités de commerce », p. 209.
(4) Cf Boissier, « Notes d'assjriologie », in « Revue Sémitique», 1899,
p. 131-132.
(5) Stumme, « Beduinenlied. », p. 90, n. a.
(6) Il faut en effet prendre en considération, comme le fait justement
remarquer Stumme, loc. cit., les arguments lexicograpliiques que Dozy,
« Dict. », s. V., fournil contre cette hypothèse.
Digitized by
Google
ORIGINES DE LA FAUCONNERIE 275
caractère divin (0 et dans la religion égyptienne, en parti-
culier, il est en relation étroite avec un dieu bien antique, le
dieu Horus (-). Dans les vieilles lois des peuples européens,
celui qui tuait ou volait un faucon était puni de peines
extrêmement sévères, souvent de mort. Une loi burgunde
dit : « Si quelqu'un a tenté de s'emparer du faucon d'autrui,
le faucon mangera six onces de chair sur son sein
{sex îincias caomis acceptor ipse super ieslones comedat) ».
Ces pénalités disproportionnées avec le délit qu'elles
punissent s'expliquent aisément dans l'hypothèse d'un
caractère sacré primitif. Dans toutes les littératures popu-
laires, du reste, le faucon est resté le type de la noblesse
et de la grandeur d'ûme ; non seulement son nom môme de
c( teïr el horr » ('^) en fait foi, mais aussi les proverbes où il est
mis en scène. « Teïr el horr ila hçel ma itkhebbet chi »,
c'est-à-dire, « le faucon lorsqu'il est pris, ne se débat
pas (dédaigne de se débattre) ». « Teïr el horr ichker
mbâtou », c'est-à-dire, « le faucon fait l'éloge de son
gîte (il ne dit pas de mal d'une maison où il a été reçu) », et
bien d'autres proverbes de ce genre.... On peut, nous
semble-t-il, conclure de l'ensemble de ces faits, que
l'estime dans laquelle on tient le faucon et la considération
(1) Cf de Gubernatis, « Mythol. anim.», II, 200 seq., avec toutes réserves
sur les interprétations météorologiques favorites de Técole.
(2) Voy. Lefébure, « Yeux d'Horus », p. 106-107; Loret, « Horus-le-
Faucon », p. 11.
(3) Au XIV® et Xy° siècle on estimait fort en Europe une espèce de
faucon que Ton importait de Barbarie et que l'on appelait Taharote,
Tag-arotte, Chaharotte, Harotte... Les deux premières formes de ce nom ne
semblent-elles pas indiquer qu'il est une altération de l'arabe « teïr el horr » ?
Voy. Magaud d'Aubusson, op. laud., p. 45 (avec une référence à LaCurne
de Sainte Palaye) et 154.
Digitized by
Google
276 RELIGION CHEZ LES DOUKKALA
spéciale dont jouissent les fauconniers a sa primitive origine
dans d'antiques croyances religieuses.
Les Doukkâla sont de bons musulmans, mais plutôt un
peu lièdes. On rapporte que Sîdi *Ali ben Belkâcem, le
patron des fauconniers, dont nous venons de parler, envoya
ses deux fils chez les Hûha, les Chiâdma et les Doukkâla,
pour y faire une enquête sur la manière dont ces populations
vénéraient leurs saints. Quand ils revinrent, il leur
demanda : « Comment sont les saints des Chiâdma et des
Haha ; ils lui répondirent : « Bhâl el mous, ila dezti *alîhoum
» ibêttloûk », c'est-à-dire: ce Ils sont comme des lames de
» couteau, si tu les frôles, ils t'estropient ». Et encore :
(( Bhâl nahla, ila dezti *aliha, teddêrbek », c'est-à-dire :
c( Ils sont comme l'abeille, si tu la froisses, elle te pique ».
Ils voulaient dire par là que les saints de ces régions étaient
craints et châtiaient impitoyablement ceux qui mécon-
naissaient leur sainteté, ce Et les Doukkâla? », demanda
alors Sîdi 'Ali. — Ses fils lui répondirent : « Dâïrin ma*a
» soullahhoum kilhemîr, ma ilfekkeroùhoum hatta ibrou
» iberda'oûhoum », c'est-à-dire : « Ils les traitent comme
leurs ânes, auxquels ils ne pensent que pour les bâter »,
voulant dire par là qu'ils ne pensent à leurs saints que
quand ils ont une faveur à leur demander. Cette légende
représente assez bien l'état d'esprit religieux des Doukkâla :
ce sont des musulmans relâchés et qui glissent souvent à
l'indifférence religieuse, cas fréquent chez les Berbères de
l'Afrique du Nord. Les confréries paraissent peu répandues
chez eux : il y a un certain nombre de Jilâla, des Aïçâoua
et des Derkâoua. Ces derniers sont peu aimés; leur rigo-
risme n'en impose pas toujours aux populations el on dit
Digitized by
Google
DIVISIONS ADMINISTRATIVES DES DOUKKALA 277
volontiers : « Ed Derkâoua ou t tâba, ma jâbhoum kitâb »,
c'est-à-dire : « Les Derkâoua et le tabac ne sont prescrits
par aucun livre révélé ».
Administrativement les Doukkâla se divisent en quatre
«rba*» ou «quarts». Ces quatre circonscriptions qui ser-
vent à la répartition de l'impôt sont pourvues de nombreux
caïds ; il y en a pas moins de dix (0. Autrefois, il y a trente
ou quarante ans, il n'y en avait que deux : on sait qu'un des
éléments principaux de la politique de Moûlaye Haçan fut le
fractionnement des grands commandements. Actuellement
les caïds sont répartis comme il suit : le premier quart en
comprend cinq : deux pour les Oulftd 'Amràn, deux pour la
région appelée *Aounftt et un pour les Oulftd Ft^rej ; le
deuxième comprend trois caïds pour les OulàdEouZerûra;
le troisième quart ne comprend que les Oulftd 'Amer avec
un seul caïd; et le quatrième quart les Oulftd Bou *Azîz avec
un caïd également. A ces dix circonscriptions il faut ajouter
celle de la ville de Mazagan et celle de la ville d'Azemmoùr;
la première ne comprend que la ville et ses environs immé-
diats, la seconde comprend iVzemmoùr, les tloùziya et les
Oulftd Sftlem.
Les Doukkâla ont toujours été, depuis des siècles, complè-
tement dominés. Ils comptent parmi les populations du
Hoûz qui sont le plus complètement façonnés à la servitude
et pour lesquelles Ibn Khaldoûn affiche souvent un si complet
mépris (^). Très adonnés à la culture, ils sont devenus presque
sédentaires. Ils sont actifs, vigilants et même prévoyants:
leur esprit est très apte au commerce et ils savent à merveille
débattre leurs intérêts. D'un abord facile, bien qu'un peu
(1) Ces renseignements datent de juillet 1901.
(2) Ibn Khaldoûn, « Prolég. », I, p. 295.
Digitized by
Google
278 CARACTERE DES DOUKKALA
méfiants, ils entrent aisément en contact avec l'Européen.
Ainsi qu'il arrive ailleurs dans l'Afrique Mineure, ceux qui
ont fréquenté les civilisés perdent quelques-unes des
qualités les plus en honneur
chez les primitifs, comme par
exemple l'hospitalité (*). Ce n'est
pas chez eux que les voyageurs
faméliques, comme on en a trop
vu au Maroc (je parle des Euro-
péens), pourraient vivre entière-
ment sur le pays, des plantu-
reuses mounas offertes par les
indigènes, et exploiter ainsi leur
hospitalité. Mais avec de l'argent,
au contraire, toutes les portes
vous sont ouvertes ; la facilité des
femmes chez les Doukkâla est
connue dans tout le Maroc. Il
nous indique le chemin fut jadis très riclie ; malheurcu-
(Cliche de VatUeur) . i i • *
sèment sous les demiei's règnes
il avait été horriblement foulé par les caïds et se trouvait
très appauvri il y a quelques années. Sauf les protégés
européens, personne n'y avait de sécurité ; malgré cela,
il n'y avait jamais de révoltes et le pays est tellement riche
que, malgré les exactions du makhzen, ils arrivaient quand
même à vivre. Depuis tantôt quatre ans que le maklizen,
dénué de toute autorité, ne peut même plus lever d'impôts,
leur situation s'est beaucoup améliorée, et ils se sont mis à
construire de tous côtés des maisons en maçonnerie.
(1) Cpr le portrait du marocain des plaines de TOuesl donné par
Weissgerber, « Trois mois au Maroc », p. 233.
Digitized by
Google
279
FiG. 06, — Groupe d'enfants chez les Rejiânina
[Cliché de fauteur)
CHAPITRE III
A TRAVERS LES REHÂMNA
Sommaire. — î. De Guerrando aux Jbllét : les ruines prétendues
portugaises ; les « nouâla »; Souméïra; le plateau des Mnàbha, —
2, Le territoire des Rehâmna : itinéraire d'El Kala*a à Guerrando. —
3. Les Rehâmna: vêtement, parure, alimentation; le jeu de la koûra ;
autres jeux marocains ; mariages ; accouckemefUy naissance, enfance, fête
du nom, coupe des cheveux, circoncision ; la mort, chants funèbres ; fêtes
religieuses; fêtes solaires : Inndtr et la *ansra, rites de la pluie; la
révolte des Rehâmna, le caïd *Abdel(iamld, état social des tribus, — 4, Les
Jbilêt : arrivée à Merrâkech,
1. De Guerrando aux Jbîlêt.
(29 mars 1901). Nous nous sommes arrêtés en pleine route
de Merrâkech, à Guerrando, qui marque la sortie du défilé du
Digitized by
Google
280 RUINES DE GUERRANDO
Jbel Felnâça(0. Cet endroit^ où est une « nzâla » très
fréquentée, est surtout connu par les ruines qui se trouvent
sur la hauteur voisine. Ces ruines sont celles d'une vieille
forteresse indigène : elles couvrent une superficie qu'on
peut évaluer très approximativement à une vingtaine d'ares.
Il n'y a plus guère qu'un pan de muraille qui soit debout ; le
FiG. on. — Ruines de Guerrando
[Cliché de l'auteur)
reste n'est que pierres mal taillées et éparpillées de tous
côtés. Les carrières, peu importantes, d'où ces pierres ont
été extraites, se voient encore tout près de là. Le pan de mur
conservé est, comme le montre notre photographie (^), de
construction purement indigène : c'est du « tabia », ou terre
battue et l'on voit encore les trous laissés par les étais qui
ont servi à retenir la terre pendant la construction. Ces
(1) Voy. supra, p. 161.
(2) Voir une autre photographie dans Montet, « Voyage au Maroc », in
« Tour du Monde », 1903, p. 404.
Digitized by
Google
RUINES DE GUERRANDO 281
étais paraissent même avoir été jadis laissés en place et avoir
pourri; car il en reste quelques-uns. Bien qu'ayant conscien-
cieusement visité ces ruines peu intéressantes, nous n'y
avons trouvé aucune trace de la tour signalée par plusieurs
voyageurs (*).
Il n'est pas étonnant que les sultans du Maroc aient songé
à fortifier ce point, car au dire des militaires compétents, il
n'est pas sans importance stratégique. De l'emplacement des
ruines, on découvre le défilé et, vers Merrâkech, la plaine des
Rehâmna : à nos pieds l'Oued GueiTando serpente dans cette
plaine. Sur les bords de l'Oued on voit les restes d'une
enceinte carrée et im puits maçonné avec soin, que l'on
attribue aux Portugais. Ji'enceinle est évidemment la
ruine d'une construction récente, et quant an puits, c'est un
de ces ouvrages comme on en rencontre dans tout le Hoùz,
témoignant simplement qu'à une certaine époque la civili-
sation de ces pays était plus brillante qu'elle ne l'est
aujourd'hui (2).
Le nom de Ouerrando a beaucoup intrigué les voyageurs
et l'on est à peu près unanime, je ne sais trop pourquoi, à le
faire venir du portugais (•^). Il n'a pourtant, en cette langue,
aucun sens applicable : et d'ailleurs, un document portugais
de la fin du XYP siè(*le mentionne le « château abandonné
de Girando », sans laisser supposer un instant qu'il y ait là
un établissement ou simplement un nom portugais (^). Ce
(1) Par exemple Washing-ton et Davidson. Il est encore plus étonnant
que Guido Milanesi, « Nel santo Moy^hreb », p. 134, qui s'est approché
des ruines, les appelle « une vieille tour croulante ».
(•2) Voy. supra, p. 202, p. 220.
(3) Montet, « Un Voy. au Maroc », in « Bull. Soc. Géog. k\^ », 1901,
p. 278 et in « Tour du Monde », loc. cit.
(4) Anonyme portugais, dans le chap. « Caminho de Rate à Serra
Verte ».
Digitized by
Google
282 RUINES DE GUERRAXDO
nom se relouve d'ailleurs au moins dans une autre localité
du Maroc, dans le bassin de TOued Zîz^*) ; c'est éWdemmenl
encore une localité de même nom, si ce n'est pas la même,
que ce Kerranta où, en 533 H. = 1138-1139 J. C, \\M
el Moùmen campa. C'était, en effet, si l'on en croît Ibn
el 'Atîr ^-), une montagne boisée, vis-à-vis de laquelle se
trouvait une plaine dépourvue de végétation. I^a plaine
dépourvue de végétation, ce pouvait bien être celle des
Rehamna et le Jbel Fetnaça peut très bien avoir été jîîdis été
boisé, comme nous avons montré que cela est probable pour
le Jbol Lakhdar ('^K
Si le nom n'est pas portugais, nous avons vu que la
construction ne l'est pas non plus. On la considère,
cependant, généralement, comme un établissement des
Portugais du XVP siècle ('*) : mais le passage de l'anonyme
(1) Rohlfs, « Reise durch Marokko », p. 42 (Kerando) ; Schaudt,
« Voyag-e au Maroc », trad. Lacroix, p. 49 (Courrendo) ; de Foucauld,
« Reconnaissance », p. 349 et passini (Kerrando).
(2) Ihn al 'Afîr, trad. Fajj^nan, p. 538.
.'3; Voy. suprù, p. 230. La difTérence phonétique enlre « Kerranta » et
« (iuerrando » nVst pas très grande. On a des exemples de la transfor-
mation du k en ^ dur dans les dialectes duMagrih. Quant à l'adoucissement
du t en d, on Toi serve également. C'est ainsi qu'au Maroc en <^énéral on
dit le « (ioundafi », tandis que les Berbères de l'Atlas prononcent en
réalité « Tag-ounlàft ». Quant à la différence de la voyelle finale, je l'attri-
huerais volontiers û une erreur de copiste, le son ou ayant pu être rendu
dans une rédaction né«J^lit^ée au moyen de la lettre àa^ par analogie avec la
prononciation du suffixe de la troisième personne qui, en arabe vulgaire,
est ou et non Âoua; ce copiste aura cru devoir rajouter à ce àa les deux
points du ta final, signe du féminin.
(4j Voy., p. ex., entre autres, Marcet, « Le Maroc », p. 6; plus
récemment Guido Milanesi, loc. cit. Cpr Weissgerber, « Trois mois au
Maroc », p. 156. Toutefois, Montet, loc. cit., bien qu'attribuant au nom
de (iuerrando une origine portugaise a cependant bien reconnu que lee
ruines étaient indigènes.
Digitized by
Google
RUINES DE GUERRANDO 283
de la Bibliothèque Nationale que nous avons cité^ montre
qu'il n'en est rien. Les voyageurs qui ont adopté cette
manière de voir ont été influencés par les indigènes qui,
dans le Hoiiz, attribuent invariablement aux Portugais
toutes les anciennes constructions. Naturellement, il s'est
constitué sur les ruines de Guerrando, comme sur toutes les
ruines possibles, des légendes mystérieuses (^) et l'on n'a pas
manqué, en particulier, de dire qu'il y avait des souterrains
traversant la montagne. Gela n'est pas pour surprendre un
folkloriste, mais ce qui est plus étonnant, c'est qu'il s'est
trouvé des voyageurs pour raconter que leur compagnon
avait traversé la colline sous terre et même failli s'y
perdre! (-).
Il est neuf heures du matin quand nous quittons
Guerrando et les défilés du Jbel Fetnftça. Nous entrons
maintenant sur le territoire des RehAmna, qui s'étend
jusqu'à Merrûkoch. Aussitôt le décor change et le contraste
est grand de ce nouveau pays avec^ la terre féconde des
DoukkAla. Plus de plaines grasses et fertiles, où les cultures
succèdent aux cultures sans interruption et où les douars
sont toujours en vue d'autres douars ; plus de maisons en
pierres: plus d'animation dans les (*hamps. liO plateau
sablonneux, à peine coupé de faibles crôtes rocheuses, se
déroule interminable. L(»s douars sont très espacés, il n'y a
plus que des nouàla et parmi elles quelques tentes.
Nous passons près d'un de ces douars : il est aujoiu'd'hui
presque vide, car tous les hommes sont au marché et il n'y
reste plus que des femmes. Nous nous arrêtons un instant
pour demander à boire et aussitôt un groupe de curieuses
(1) Guido Milanesi, loc. cit.
(2) M"^" A. de B., « Une mission à la cour chérifienne », p. 105.
Digitized by
Google
284 VILLAGE DES RE^AM\A
nous environ lien t. Les maris sont absents et, se sentant plus
hardies, elles donnent libre (*ours à leur curiosité. Un
certain nombre d'entre elles sont vêtues d'étoffe bleu foncé
FiG. ()8. — Fonimcs et enfants anx AU Moû(:a ou Ahmed (Rebàmna)
[niche de Vnuteur]
OU c( klient » et voilées, toutes sont extrêmement brunes,
presque noires même, leurs mains sont petites, les traits du
visage sont fins, les yeux vifs et un peu en amande, le nez
droit, la bouche petite et les lèvres assez épaisses, mais
non négroïdes : la physionomie est éveillée.
On nous apporte du lait de chamelle, rafraîchissement
tout à fait aristocratique cliez les musulmans arabisés. Le
sultan et les grands personnages ont des chamelles généra-
lement blan(*hes qu'ils élèvent pour en boire le lait; on
ajoute que ce lait a des propriétés Jiygiéniques remarquables.
Le village près duquel nous nous sommes arrêtés est le
village de Art Mouça ou Ahmed. Il se compose uniquement
de nouàla et de tentes ; les Rehâmna sont la terre classique
Digitized by
Google
LA « NOUALA » 285
des nouâla (0 et c'est ici le lieu de donner quelques détails
sur ces liabitalions si particulières. La nouâla marocaine,
FiG. Cil. — Une nouâla, au village nègre de Mazagan
[Cliché de Pauleur)
qui n'est pas sans affinités avec les huttes soudaniennes (2)
(1) Dans toute l'Afrique du Nord, « nouâla » signifie hutte, cabane de
branchages. Cependant d'après Trumelet, « Franc, d. 1. dés. », p. 87, ce
mot signifierait dans le Sahara une hutte en pierres sèches (?). Les Kabyles
de la Grande Kal)ylie construisent, pour conserver leur fourrage, des
magasins en branches assez semblables de forme à la nouâla marocaine. La
nouâla marocaine, bien peu connue en Algérie, se retrouve identique en
Tripolitaine. Voy. Mathuisieulx, « A. irav. la Tripolitaine », p. 128 et la
gravure de la p. 129.
(2) Cf, p. ex., dans P. Brunache, « Centre de l'Afrique », ïi^. delà
p. 211; cpr. p. 9L
Digitized by
Google
286 LA « XOUALA »
est consliluéc» par de grands roseaux que l'oii piaule eu
rer(*le el que Ton réuuil par leurs exlréuiités flexibles en les
courbant. Dans ('(»tte charpente on entrelai^e (*hez les
RehAnina, des bran(*li(»s de tamarin^ qu'ils appellent
(( terfa » ; chez les 'Abda, où le « rtem » abonde, ce sont les
branclu^s minces et flexibles de cette génistée qui constituent
la trame ourdie sur la (*harpente fondamentale; en beaucoup
FiG. 70. — Une zerîba avec « noiiâla » intérieures à Mazagan
[Cliché (te M. Hrdrirh)
d'endroits, comme au « village nègre » de Mazagan, on se
sert de paille ; le tout est généralement re(*ouvert de chaume.
On obtient ainsi une hutte cylindro-conique, d'aspect très
Digitized by
Google
LA « NOUALA » 287
pittoresque et dans laquelle on ménage une porte assez
basse.
Dans les douars^ dans ceux des Rehûmna en particulier,
les nouâla sont loin d'être placées sans ordre. Elles sont
disposées par fractions et dans les fractions chaque famille
entoure ses nouâla d'une haute haie ou « zerîba )>, de
FiG. 71. — Zerîba et nouâla dans les Rehânina
{Clickf de l'aulevr)
jujubier épineux. Il y a ainsi certains gros douars qui
ressemblent à un très fort village : tel^ par exemple, le douar
des Oulâd Brahîm (fig. 76), dont nous parlerons plus loin et
où il n'y a pas moins de 200 à 250 nouâla. Dans chaque
zerîba il y a une tente qui est habitée par le chef de famille,
tandis que les autres ménages habitent dans des nouâla.
Chaque fois qu'un fils se marie et fonde un nouveau foyer,
une nouvelle nouâla est bâtie dans la zerîba (0. Au
printemps, ils déménagent, emmènent la tente et s'en vont
(1) Cf Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 75.
Digitized by
Google
288 LA « xNOUALA »
avec leurs troupeaux à de grandes distances^ récoltant le lait
et la laine de leurs bêles. Souvent une partie de la famille
reste dans la zeriba, toujours lorsqu'ils possèdent à la fois des
FiG. 72. — Groupe de « nonâla » chez les Reliâmna avec des gourbis
(Cliché 'ie l'auleur)
cultures et des troupeaux ; alors les uns restent à soigner les
champs, pendant que les autres suivent leurs troupeaux.
Les plus pauvres, ceux qui n'ont pas de troupeaux, restent
en tout temps dans le douar. L'été, les bestiaux continuent
à errer, sous la direction des bergers, dans les immenses
pâturages ; ils s'en vont au loin chercher Therbe rare et
sèche ; mais leurs propriétaires ayant récolté la laine, ne les
accompagnent plus et résident dans leur douar jusqu'au
printemps suivant, époque à laquelle ils recommencent à
suivre leurs bêtes.
Chez les Rehâmna, kheïma (tente) et nouûla sont
mélangées, mais les pauvres n'ont pas de tente. Un certain
Digitized by
Google
LA « NOUALA » 289
nombre de douars pauvres^ principalement vers Merrûkech,
n'ont que des nouâla et sont entièrement sédentaires.
Beaucoup ont plusieurs campements où ils ont construit des
nouûla, surtout eaux qui possèdent de grands troupeaux.
Un exemple parfait de village de sédentaires habitants dans
des nouûla est le village nègre de Mazagan : il y a quelques
FiG. 73. — Le village nègre de Mazagan en liK)l
(Cliché de l'auteur)
années, par exemple, à l'époque où fut pris le cliché de la
fig. 73, il n'y avait là que des huttes cylindro-coniques et
quelques autres en forme de gourbi ^^\ comme on en voit
aussi çà et là dans les Rehâmna, par exemple sur la fig. 72.
C'est à peine si l'on pouvait trouver çà et là quelques vieilles
(1) Le gourl>i est la demeure classique de rindiji;'ène dans le Nord du
Maroc et en général dans l'Afrique du Nord. C'est une cabane rectangu-
laire pour\^ue d'un toit en chaume. Sur le gourbi, cf Delpliin, « Textes »,
p. 168.
19
Digitized by
Google
290 MENDICITE
lentes. Aujourd'hui tout cela est bien changé : le goût de la
construction a gagné les indigènes du village nègre, les
tentes ont disparu, les nouâla disparaissent à leur tour; la
planche et la pien-e maçonnée se substituent aux roseaux.
On voit des murs blanchis à la chaux supportant des toits en
roseaux et des maisons entièrement en pierres s'élèvent.
Plusieurs causes ont contribué à accélérer ce mouvement :
d'abord ils ne payent plus le droit qu'ils payaient jadis au
makhzen pour pouvoir construire; ensuite deux ou trois
grands incendies ont dévasté le village ; enfin la prospérité
qui a marqué ces dernières années, leur a fourni les moyens
de se donner le luxe d'une maison.
Nous quittons vers onze heures le village des Ait Moùça
ou Ahmed et nous poursuivons notre chemin sur le plateau.
Les mendiants ont disparu; cependant nous rencontrons
une femme qui nous expose ses malheurs avec force invec-
tives contre le makhzen. Nous apprenons que ses parents ont
été emprisonnés lors de la grande révolte des Rehâmna à
l'avènement du sultan actuel ; les uns sont morts, les autres
gémissent encore dans les cachots de Marrakech et elle
termine sa diatribe par cet étonnant compliment, où le
mépris de l'infidèle se mêle à la haine du gouvernement
marocain : « *Ati 1 flous, Allah i'âounek, ahna n nçâra,
hoûma nâs mlâh, lemselmîm hoûma Ikouffâr! » c'est-à-
dire : « Fais-moi l'aumône, nous ne sommes que des
chrétiens, ce sont eux qui sont de braves gens, et ce sont les
musulmans qui sont les mécréants ! »
Trois quarts d'heure d'une marche lente nous ont menés
de Ait Ahmed au « Soûk et tnîn », c'est-à-dire au marché
du lundi. Bien que ce soit aujourd'hui vendredi, cependant
il s'y lient tout de môme un petit marché (« souîka »), en
vue de l'Âïd el kelbîr, qui tombe après-demain. Cette
Digitized by
Google
SOUMÉÏRA 291
proximité de la fêle est cause que nos muletiers vont se
hâter, autant qu'ils le peuvent faire avec des bêtes
médiocres et que nous serons demain soir dans l'après-midi
à Men'âkech. Aussi ne prenons-nous pas môme une demi-
heure pour notre déjeûner, qui a lieu en plein soleil, à notre
grand désagrément. Le pays est mamelonné, mais les
cultures sont rares et pauvres; nous passons vers 1 h. 20
au c( dcher » d' « El *Aria » (0 et nous allongeons le pas pour
atteindre Souméïra. La chaleur est étouffante ; pas un arbre
ne s'offre à la vue : rien que les touffes revêches du jujubier,
au pied desquelles poussent quelques graminées verdoyantes,
des fumeterres, des soucis.... Le terrain change peu à peu,
il s'aplanit, le sol est plus siliceux, des schistes affluent çà et
là ; finalement nous nous trouvons sur un grand plateau,
couvert à perte de vue de marguerites, de soucis, de
chrysanthèmes, qui embaument l'atmosphère. Au milieu de
cette vaste étendue fleurie est Souméïra, où nous arrivons à
deux hernies.
Souméïra est dans l'aridité monotone des Rehûmna, un
endroit privilégié : il y a des jardins ! L'eau est abondante
et bonne; elle est emmagasinée dans une belle citerne.
Les nouâla se pressent autour des ruines d'une ancienne
construction musulmane, d'où émerge encore une tour. Les
habitants que nous interrogeons là-dessus nous disent que
ce sont les vestiges d'une forteresse qui fut élevée par El
Hàjj Mohammed el Mzoùdi (^). Il n'y a pas là à leur avis de
(1) Je ne «raranlis pas Torthograplie de ce nom qui est effacé dans mes
notes.
(2) Je n'ai pas identifié ce personnage.
Digitized by
Google
292 SOUVENIRS DE LA DOMINATION PORTUGAISE
ruines chrétiennes, mais ils nous soutiennent que celles de
Guerrando sont bien réellement portugaises. Guerrando,
nous disent-ils, était un chrétien qui construisit la forteresse
et celle-ci a gardé son nom ! D'ailleurs, ajoutent-ils, les
Portugais sont venus aussi à Souméïra et se sont avancés
jusqu'à Merrâkech, sans toutefois jamais pouvoir entrer dans
celte ville (0. Ils nous disent enfin qu'à deux heures à
l'Ouest de Soûk et-tnîn, il y a, à l'endroit nommé el
Kâhf (^), des ruines semblables à celles de Guerrando. Tous
ces pays, nous disent-ils encore, ont été habités par les
Portugais qui y ont élevé des constructions.
Le souvenir de la domination portugaise est donc resté
extrêmement vivace dans la mémoire populaire ; mais il est
par ailleurs impossible de tirer d'eux aucun détail précis.
L'histoire ne nous permet pas non plus de croire que les
Portugais ont élevé des constructions dans l'intérieur du
pays : ils n'ont occupé réellement que la côte. Mais leur
raids audacieux à l'intérieur, la cruauté avec laquelle ils
semblent avoir traité les indigènes ont rendu leur nom
impérissable et il arrive qu'aujourd'hui on leur rapporte
indistinctement toutes les constructions anciennes. Les
Portugais, a Ibortkéz », jouent donc ici le rôle du « soltân
lekhal », dont nous avons déjà parlé (3). Ailleurs, c'est aux
chrétiens, « nsâra », que l'on rapporte toutes les ruines
mystérieuses, ou encore aux « Roûm » (romains ou grecs),
et les ruines consistant en pans de murs encore debout sont
appelées « El Asnâm », c'est-à-dire « les idoles », parce
(1) Cela est historiquement exact.
(2) En arabe vulgaire ce mot qui, dans la langue littérale, a le sens de
caverne, signifie « escarpement, rocher, pic ». Cf Landberg, « Arabica »,
V, p. 309.
(3) Voy. supra, p. 211 seq.
Digitized by
Google
LEGENDES RELATIVES AUX RUINES 293
qu'on les assimile à des idoles païennes (0. D'autres fois on
fait intervenir des personnages mythiques, lâloût, 'Antar,
le Décius des Sept-Dormants (2).... Souvent, enfin, s'il s'agit
de pierres de grand appareil, on les attribue aux « jhâla »
(« djouhalâ »), peuple de géants (3). Il n'y a là que le désir de
s'expliquer un mystère et ces légendes qui nous paraissent
naïves, sont cependant la forme primitive sous laquelle s'est
satisfait le désir de savoir, devenu de nos jours la curiosité
scientifique W. Elles ont du reste particulièrement fleuri
dans les pays qui nous occupent, étant donné le grand
nombre de ruines qu'on y rencontre. Les funestes annales
du peuple arabe sont écrites sur tout le sol du Hoûz, en
murailles croulantes et en traces de dévastation (^). Les
rares édifices qu'ils ont par hasard élevés, grossièrement
construits, n'ont pas résisté à l'injure du temps et eux-
mêmes les ont vus s'effondrer avec indifférence (^^).
Nous repartons de Souméïra vers 2 h. 20 et l'immense
prairie devient encore plus magnifique. Une espèce du
genre des orges et quelques autres graminées, d'un vert
(1) Cpr en Algérie, p. ex., « El Asnâm », nom d'Orléansville, à cause
des ruines romaines qui s'y trouvent. Cf Malthuisieux, « Tripolitaine »,
p. 288; au XVP siècle, Léon l'Africain in Ramusio, I, fol. 61, A (Ham
Lisnan).
(2) Sur le rôle des chrétiens dans les légendes concernant les vieux
monuments, cf de Foucauld; « Reconnaissance », p. 61, p. 93; Que-
denfeldt, « Div. et rép. des Berb. mar. », trad. Simon, p. 99; Ség-onzac,
« Voy. au Maroc», p. 66, 132, 133, 142; Malthuisieux, op. laud.,
p. 69....
(3) Voir le dernier chapitre du présent ouvrage.
(4) Voir pour le développement de celte idée Tylor, « Civ. prim. », I,
p. 456.
(5) Cf El Oufrani, «Nozhet el yâdi », trad. Houdas, p. 361-362,
justement à propos des Rehàmna.
(6) Ibn Khaldoûn, « Prolégomènes », trad. de Slane, II, p. 274.
Digitized by
Google
294 LE PLATEAU DES REHAMNA
tendre, forment le tapis sur lequel une crucifère élève ses
bouquets de fleurs jaune pâle : des pieds d'alouette multi-
colores, de grands résédas jaunes, des coquelicots, des soucis
orange et cent autres fleurs, composent à celte nature une
splendide décoration. Toute cette plaine est du reste un
grand pays d'élevage et nous sommes dans la saison du
vert : mais quand le dur soleil de juin a commencé à
dessécher ce maigre sol, et que les rares toufies de jujubier
sont la seule végétation qui subsiste, le paysage à contem-
pler est d'une nudité terrible : alors le berger, une outre
d'eau suspendue au cou, sa musette suspendue à son côté,
pousse son troupeau devant lui et s'enfonce dans ces solitudes,
où les botes paissent l'herbe rare et calcinée ; il reste ainsi des
semaines absent, errant sous le soleil de feu, couchant là où
il se trouve, entre terre et ciel, dans la solitude immense.
A notre gauche serpente maintenant un oued, un véritable
oued, comme ceux de notre Algérie, c'est-à-dire une rivière
sans eau. Nous n'en avons pas traversé moins de trois
depuis Guerrando, trois lits larges et caillouteux qui s'en
vont vers le Nord-Ouest, vers l'Océan où ils n'arriveront
pas, car leurs tristes vallées, veuves d'ondes, images de la
stérilité, s'arrêtent bien avant, vers les 'Abda; pendant
quelques jours, chaque hiver, un torrent y écume ; maïs la
plaine immense et assoiffée a vite fait de boire le flot
insuffisant que lui versent quelques collines chauves sous
un ciel avare. Les bords de l'oued que nous côtoyons main-
tenant, sont bordés de prairies à herbes élevées : des
séneçons et surtout de charmantes composées bleues, à
ligules longues et minces, des coronilles, des lotiers et
d'odorantes giroflées violettes.
Vers 3 h. 45, nous quittons les prairies pour un site plus
sévère : nous allons escalader le bord du plateau du
Digitized by
Google
LE PLATEAU DES REHAMNA 295
« Guenloûr » Courte montée, à la vérité, d'une cinquantaine
de mètres au plus, qui se fait en suivant un petit ravin, au
bout duquel nous trouvons la nzâla d' « Er Rouâgueb ». Ici
nous avons de nouveau la vision de l'immense plaine,
plus plate encore, s'il est possible que tout à l'heure: à
l'horizon, elle est fermée par la chaîne des Jbîlôt, mais
jusque-là elle s'étend sans un arbre, sans une brous-
saille. Rien à perte de vue que Tondulation perpétuelle
des fleurs de l'immense tapis printanier, où dominent les
corolles jaunes et légères d'une crucifère et les épis denses et
soyeux de la « sboùlat-el-fâr » (Bordeicm mitrinum^ L.). La
vue de l'espace, la senteur des fleurs, la caresse d'une brise
qui annonce le soir, tout cela enivre le voyageur et il n'est
pas possible de résister au plaisir de se lancer au galop,
follement, toutes rênes lâchées, avec la vertigineuse sensation
de l'espace indéfini et l'orgueilleux sentiment de l'effort
dont rien ne limite la violence. Mais comme on n'a sous soi
qu'un cheval loué à Casablanca et de nature modérément
enthousiaste, on s'arrête bientôt près d'une petite nzAla,
dont les habitants, grands connaisseurs en chevaux, comme
les gens de ces pays, regardent d'un air peu flatteur, les
flancs haletants de la pauvre bête.
C'est la nzâla de « ïldiyyer nla*a 1 Khecheb », où notre
convoi arrivera dans quelque temps, deux heures après avoir
passé à Er Rouâgueb. Il est tard et le jour va finir : à
l'approche du crépuscule une éclaircic s'est faite vers le Sud
et avant la tombée de la nuit, nous avons la vision grandiose
de la chaîne neigeuse du Haut-Atlas qui, au loin, étincelle
par dessus les Jbîlêt et que les brumes nous avaient empêché
jusqu'ici d'apercevoir. Le nom de la nzâla (ce rdiyyer ».
2)etUe mare)^ nous montre que nous entrons dans la région
des « rdîr » c'est-à-dire des bas-fonds, où l'eau séjourne et
Digitized by
Google
296 SAHRÎJ
forme de petits étangs d'une grande utilité pour Tabreuvage
des bestiaux, pour le lavage des étoffes et de la laine. Les
indigènes d'ici font partie d'un groupe enclavé dans les
Rehâmua et qui est une fraction des Mnâbha (0^ population
prétendue d'origine arabe et dont le gros se trouve dans le
Soûs. « Ahna khoùt lefkîh », nous disent-ils, « nous
sommes les frères du « fkih » et le « fkîh )), sans autre
addition, en ce moment, cela désigne le favori du sultan, le
tout-puissant ministre de la guerre, El Mnebbhi, qui a,
parait-il, gorgé ses contribuables de faveurs depuis qu'il est au
pouvoir.
(30 mars). (> matin le départ s'effectue à 6 h. 45. Nous
continuons à marcher en terrain plat. La chaîne des Jbîlôt
découpe pittoresquement à l'horizon sa silhouette sur
le ciel bleu, cependant que derrière elle le Haut-Atlas
dresse au dernier plan ses cimes splendidement argentées.
Le sol, couvert d'un tapis d'iris violets à feuilles filiformes,
est siliceux et facile à la marche. Au bout d'une demi-
heure seulement nous * sommes à ce Sahrij » , que nos
hommes prononcent « Chhirîj », dcher d'une quarantaine
de nouûla environ, remarquable par une belle citerne voûtée
((( sahrîj », en arabe, veut dire citerne), à laquelle il ne
manque du reste que de l'eau. Cet ouvrage qui pourrait
abreuver, au besoin, une colonne de cinq cents animaux (-),
est naturellement mal entretenu et probablement fissuré,
en sorte que Teau n'y reste plus.
(1) Sur place, ils prononcent « Mnâbha », avec le b spirant et souvent
rh nVst pas même sensible. Sur les Mnâbha, de Foucauld, « Reconnais-
sance », p. 189; Quedenfeldt, « Div. et Rép. des Berb. au Maroc », trad.
Simon, p. 161.
(2) « Rapport mission militaire », p. 65, où Ton trouve un croquis de
celte citerne.
Digitized by
Google
AMOUR DE LA PLAINE 297
Nous reprenons notre roule dans la plaine, que Ton
appelle par ici la « Bahîra », bien que ce nom soit plutôt
FiG. 74 — Sahrîj, jujubiers, abattoir
(Cliché de M. Yeyre]
réservé aux parties qui sont à l'Est de celles que nous
traversons et qui forment au pied des Jbîlôt une véritable
dépression, où l'eau s^iccumule pendant l'hiver. Aujour-
d'hui est la plus printanière journée que nous ayons eue
encore : il faut avoir voyagé dans ces plaines sans fin pour
comprendre le délicieux sentiment de bien-être et d'indé-
pendance que donne une (*hevauchée dans cette monotonie
splendide. Là est le secret de cet amour que nourrissent en
Algérie tant d'officiers et de fonctionnaires pour les solitudes
désolées des Hauts-Plateaux ou du Sahara ; là aussi, la
raison pour laquelle la plupart des voyageurs au Maroc ont
gardé de leurs pérégrinations un si charmant souvenir.
Tous vous diront que la sensation de liberté que donne la
Digitized by
Google
298 LES JUJUBIERS
vue de l'espace vide et radieux est une des plus grandes
jouissances qu'il soit donné à l'homme d'éprouver (*).
Cinquante petits sentiers forment notre roule^ se coupant
et se recoupant en un inextricable réseau et séparés par des
intervalles verdoyants que l'iris chamarre de ses pétales
violets et où un petit Erodium aux corolles livides tachées
de noir jette une note piquante. Le teiTain est un gros sable
égal et c'est plaisir que d'entendre l'alerte grincement du
sabot des chevaux sur ce gravier. Quelle belle route pour
une armée^ ne pouvaîs-je m'empôcher de penser la première
fois que je fis ce chemin : on n'avait pas encore trouvé à
cette époque la formule de la collaboration avec le makhzen
et nous n'étions pas encore obligés d'être convaincus du
dogme de la pénétration pacifique, auquel nous avons fini
depuis par croire, à force de l'avoir soutenu nous-mêmes.
De loin en loin on trouve dans la plaine un gros jujubier
et naturellement c'est un marabout. En voici une douzaine
qui sont arborescents : c'est un bois sacré. Il y a là une
haouîta, un kerkoûr, des chlâlig, tout l'appareil du culte des
saints. Les jujubiers sont encore sans feuilles : une sorte de
rlem grimpe dedans et y étale ses bouquets de feuilles
jonciformcs. Ces rares petits bois de jujubiers (fig. 74) sont la
grande ressource du pays pour le voyageur qui cherche un
peu d'ombre et, sauf les figuiers et les cactus de Souméïra,
ils constituent la seule végétation de cette région. Les
cultures d'orges cependant, deviennent plus nombreuses,
ornées d'épouvantails et parcourues par des gamins qui,
toute la journée, crient pour éloigner les bandes des oiseaux
frugivores. Çà et là des rdir, où dos femmes lavent de la
(1) Auo^ustiii Bernard a indiqué cela in Rev. Gén. des Se, 14* ann.,
15 fév. 1903, p. 136-137.
Digitized by
Google
TRAVERSÉE DES REHÂMNA 299
laine, nous annoncenl que le sol plus humide permet
quelques cultures. Nous sommes à Souînia, au pied môme
FiG. 75. — Le lavage de la laine daus une daya
[Cliché de M. Yeifre)
des •Tbîlêl, cl le marabout de Sîdi Ahmed el Fodil marque
l'entrée du défilé par où nous allons franchir la pelile
chaîne.
2. Le TERmTOIRE DES REyÂMXA.
Nous avons exposé plus haut, d'après Brives et Th.
Fischer^ la conslilution géologique des deux terrasses du
plateau subatlantique. Nous donnerons i(*i, pour illustrer en
quelque sorte celexposé, l'itinéraire d'ElKla'a àGuerrando,
que nous avons suivi en 1902 et qui traverse de part en part
le pays des Rehftmna.
Digitized by
Google
300 LA CROÛTE CALCAIRE
(13 octobre 1902). Une marche de quatre heures à une
bonne allure nous conduit dans la matinée au Soùk et tnin,
ou marché du lundi, qui est près du douar des OulAd
Brahîm, dans la fraction des Béni Haçan, de la tribu des
Brâbich. Ce douAr ou plutôt ce dcher, car il se compose
presque exclusivement de nouAla, est souvent dit d'Ahmed
FiG. 70. — Un village de Rehâmna (Oulâd Brahîm, Brâbich)
(Clicluf de l'auteur]
ben Jîlâlij du nom d'un ancien caïd révoqué, qui en est
originaire et qui est un des principaux personnages de cette
agglomération ; après avoir été emprisonné pendant deux
années, il est revenu dans son pays natal et y jouit d'une
influence assez grande.
Le chemin que nous avons parcouru ce matin doit être
verdoyant en été ; autour d'El Kla'a, on trouve encore
quelques cultures, mais plus loin la croûte calcaire vient
souvent stériliser le sol. Brives a indiqué qu'une agriculture
plus active et plus avisée que celle des indigènes saurait
Digitized by
Google
UN DOUAR DES REHAMNA 301
néanmoins tirer parti de ces terres : les habitants savent déjà
très bien en faisant converger les irrigations snr la partie du
terrain qu'ils veulent cultiver^ arriver à détremper le dessus
du sol et à le rendre labourable (0. Tout ce grand espace
entre les Serârna et les Rehûmna que nous avons traversé ce
matin est cependant presque vide. Il en est toujours ainsi au
Maroc aux limites des tribus et des grands groupements
sociaux : il y a là une sorte de zone où la sécurité est en
général très précaire et qu'il est souvent particulièrement
dangereux de traverser (-).
Nous avons installé notre campement entre le marché
et le dcher, près du
chemin qui de celui-ci
conduit à un puits ;
cette organisation^ ma-
chiavéliquement combi-
née par l'excellent Si
^Allal, nous permetd'en-
tamer la conversation
avec nombre de dames
des OulAd Brahîm, qui
vont puiser de Teau et
qui, enhardies par l'ab-
sence des hommes, par-
t:. ^ r, 1 o 1 • tis presque tous au
FiG. //. — Femmes des Rebamna ^ ^
allant chercher de l'eau marché, u'hésitOUt pas à
[Cliché de l'auteur)
satisfaire leur curiosité
naturelle, en s'arrêtant quelque temps devant notre
tente. Cependant, sous celle-ci, l'appareil photographique
(1) Brives, « Consid. géog. sur le Maroc Occid. », in «Bull. Soc.
Géo*^. », 2" triin. 1902, p. 171.
(2) Mouliéras, « Maroc inconnu », I, p. 48
Digitized by
Google
302
S
I I
6
I
Digitized by
Google
UN DOUAR DES REyÀMMA 303
aslucieusemenl dissimulé par quelques oripeaux, fait
sileucieusemeul son office : jeunes et vieilles sont prises
en instantané, sans pré-
judice de la marmaille
rahmanienne qui s'at-
troupe autour de nous.
Nous avons aussi la
visite du « fkîh » , le
savant et le fanatique
de l'endroit, personnage
peu sympathique, mé-
prisant et gourmé dans
sa science, à qui nous
donnons vite la pièce
blanche qu'il désire ,
pour qu'il nous délivre
de sa pédante compa-
gnie. Le fils du caïd,
révoqué, qui vient nous
FiG. 80. - Le fils du caïd Jîlâli, des Oulà<l ^^1^, CSt pluS distingué
Brabîm (Bràbich, Reliâmna) ^^ pl^J. intéressant :
[Cliché de fauteur) ^
on nous l'envoie pour
nous demander si nous n'avons point des nouvelles de ce
qui se passe à Merrâkech. Tous les Rehâmna sont, en efiet,
en grand émoi, par suite de la mort de leur puissant
caïd, *Abdelhamid, qui était en môme temps pacha de
Merrûkech et ils attendent les événements. Ces Rehâmna
nous font l'efiet de gens réservés, mais en somme accueil-
lants.
(13 octobre). Nous partons à 5 h. 45 et, de suite nous
marchons en pleine Bahîra. Ce mot de Bahîra se donne aux
Digitized by
Google
304 LA « BABÎRA »
plaines parfaitement unies et souvent inondées l'hiver (0. La
Bahîra du Hoûz est une dépression de près de 20 kilomètres
de long sur 2 à 3 de large^ qui occupe le long du pied des
Jbîlôt une dépression résultant, dit Brives, d'un léger
synclinal helvélien (2). La partie où les eaux séjournent le
plus longtemps est spécialement appelée « el mesjoùl » (•^).
C'est ce (( mesjoûl » que nous traversons ce matin, mais
comme nous sommes à la fin de l'été, il est complètement à
sec. C'est un terrain salé, couvert d'efflorescences blan-
châtres, absolument infécond et où il ne pousse que des
soudes. L'hiver, l'eau y séjourne : Brives, au mois de
décembre, y a trouvé environ 30 centimètres d'eau et la
traversée, en est, paraît-il des plus pénibles. Comme on doit
s'y attendre, les bords de ce « mesjoûl » nourrissent de
nombreux troupeaux de moutons qui sont de véritables
prés-salés. Nous sommes d'ailleurs dans le pays du mouton,
car la plus grande partie des Rehâmna, spécialement du
côté des Béni Meskîn et de l'Oum er Rbîâ, est occupée par
de vastes « khela » , où errent d'immenses troupeaux
d'ovins.
A peine sortis de la Bahîra, nous entrons dans la a râba »,
c'est-à-dire la forêt. Cette forêt se compose de jujubiers
arborescents, de 2 à 3 mètres de hauteur et est fort agréable
aux yeux : il est facile de se rendre compte que dans l'hiver et
au printemps, lorsqu'il y a encore de la verdure et des fleurs,
ce doit être un charmant paysage. La zone de la râba est,
(1) Cf Renou, « Description du Maroc », p. 33.
(2) Brives, op. laud., p. 7.
(3) C'est-à-dire l'endroit où Teau est arrêtée, consignée (?). Dans la
plaine de la Mléta, aux environs d'Oran, on appelle « *orrîd », l'endroit où
s'accumulent les eaux. Pour une série de noms arabes relatifs aux dépressions
inondées, \oy. Bel, « Lac algériens », p. 9-10.
Digitized by
Google
LE PLATEAU HERCYNIEN 305
toujours d'après Brives, la zone de contact des deux forma-
tions tertiaire et ancienne que nous avons signalées. Cette
forêt du reste n'est pas très large, car au bout de trois quarts
d'heure, vers 7 h. 30, nous arrivons à la « nzâlet el râba » et
aussitôt après, il n'y a plus que de petits jujubiers rabougris
et isolés, qui même bientôt font complètement défaut. Nous
foulons aux pieds les terrains anciens de la chaîne hercy-
nienne ; le sol est devenu siliceux, c'est le même gravier fin
que nous avons déjà signalé sur la route de Mazagan à
Merrâkech, dans la plaine de Souméïra, composé surtout
des débris de quartz, provenant de la désagrégation des
roches éruptives , extrêmement nombreuses. Jusqu'à
Guerrando le terrain va garder le même caractère.
Naturellement une pareille région est tout à fait infertile,
c'est à peine si à de longs, très longs intervalles, on trouve à
portée d'une source quelques maigres cultures. Cet
immense plateau si décharné, si désolé en ce moment, doit
cependant être verdoyant dans la saison humide. A 8 h. 15,
nous sommes à la nzâla de Ben Mohammed, et une heure
après nous passons une crête sur laquelle se découpe une
ligne de rochers appelés « Hajer bàrek », c'est-à-dire les
pierres couchées et qui ont une silhouette bizarre et bien
capable d'échaufier l'imagination indigène. Nous avons
laissé à droite le Guentoùr, dont nous avons parlé plus
haut (Oj et à 10 heures, après avoir passé près d'un village de
marabouts, descendants de Sidi *Abderrahmân, nous arrivons
à Ben Guerîr, endroit célèbre par les cinq koubba qui
s'élèvent près du village et qui sont celles de Sîdi *Abder-
(1) En Algérie, ce mot signifie une bulte de terre avec de la broussaille
coupée ; on l'entend avec un ta et avec un ta. Synonyme : « nabka » (Sud
oranais^).
20
Digitized by
Google
306 BEN GUERIR
rahman, Sîdi bon 'Azzoùz, Sidi Ahmed ben Nâçer, Sîdi
Ahmed el Merràkchi et Sîdi Ahmed ben Soùdak (*). Ces
F'iG. 81. — Los cinq koubbas de Ben Giierîr, dans les Rebàmna
Clickf de l'auteur)
koubba sont riches, bien crénelées^ ornées de jolies peintures
rouges el forment un groupe étrange dans ce pays aride et
sauvage. Près de là se trouvent plusieurs puits où Ton vient
de très loin pour faire boire les troupeaux ; à tous les points
de vue, militaire, commercial, social, Ben Guerîr est un
centre de ralliement important.
A 1 h. 45 nous repartons de Ben Guerîr ; toujours le
même paysage, encore plus sévère, si c'est possible : un sol
rocailleux et sonore, ou siliceux el grinçant, pas de cultures,
des croies rocheuses monotones, auxquelles succèdent
d'au 1res croies. Nous nous rapprochons de celles du Jbel
Ouzren, que nous voyons depuis hier et nous les fran-
(1) Avec un sîn. Est-ce néanmoins la racine sadaka? Je ne sais pas.
Digitized by
Google
LE PLATEAU HERCYNIEN 307
chissons, après avoir passé auprès de raggloméralion de
Touâleb qui est au pied. L'autre versaut ne difiere pas de
celui que nous venons de gravir ; il est aussi âpre et aussi
dur. Les bêles usent vite leurs fers sur un pareil terrain et il
est dangereux de les y laisser marcher le sabot nu. Aussi à
3 h. 15 sommes-nous obligés de faire au village de Ben Jilâli
une halte de trois quarts d'heure, pour nous mettre en quôte
d'un maréchal ferrant, car deux de nos bêtes ont perdu leurs
fers. Une demi-heure après nous serons aux deux koubba
jumelles de Sîdi Mhammed et de Sîdi Mhammed ej Jerrâri.
Il y a là un petit bas-fond, une source qui se perd rapi-
dement dans un ravin, quelques maigres cultures au village
dit d'El Brikiyyîn et le marché du samedi (Soûk es Sebt) On
aura pu remarquer que, dans le Hoùz, les marchés du
samedi sont assez fréquents. Ils sont cependant moins
commodes aux indigènes sous beaucoup de rapports que les
autres, car les juifs qui détiennent presque le monopole d'un
certain nombre de commerces, n'y paraissent pas. Aussi
les marchands musulmans n'ayant, de ce chef, aucune
concurrence à craindre, les fréquentent-ils volontiers.
(15 octobre). A 6 h. 40, nous quittons le Soûk es sebt et nous
reprenons l'interminable chevauchée dans les schistes, les
porphyres, les granités anciens. Le terrain est devenu très
montueux, mais l'eau est plus abondante que les jours
précédents. Aussi y a-t-il çà et là quelques petites cultures
d'orge. Des bas-fonds s'offrent à notre vue, avec une source,
des joncs, des roseaux, choses rares dans les Rehâmna. Vers
7 h. 30 nous sommes près d'un de ces petits paradis qui
s'appelle *Am Bridiya (0, le môme nom que la source qui
(1) De « berdi », roseau (?)
Digitized by
Google
308 LE PLATEAU HERCYNIEN
alimente la plus grande partie de la \'ille d'Oran et que nous
appelons Brédéa.
lii commencent les croupes peu élevées du Jbel
ChouikhâUj dans lesquelles nous ondulons assez péni-
blement. Les villages vont en se multipliant et annoncent
l'approche des Doukkâla ; vers 8 h. 15, nous sommes à celui
desOulâdNàji, puis nous franchissons une crête ; une demi-
heure après nous passons près de deux \'illages, dont l'un est
celui de Mohammed ech Ghâoui : une herbe verte a poussé
partout comme par enchantement à la suite des pluies qui
sont tombées il y a huit jours. Un élégant narcisse blanc, à
odeur caractéristique (c< rônjes »), fleurit le chemin de ses élé-
gantes corolles étoilées ; et çà et là une romulée d'un rose
violet, fleur de l'automne, s'épanouit à même le sol siliceux.
Les cultures deviennent de plus en plus nombreuses ; de
petites sources sourdent çà et là. Nous sommes dans la
région des Rehâmna qui certainement est le mieux pourvue
d'eau. Mais malgré cela la nature siliceuse du sol est cause
que le pâturage des moutons reste la seule ressource appré-
ciable de la région. Après être restés deux heures dans les
plis assez nombreux mais monotones du Jbel Ghouikhân,
nous arrivons au pied d'une grande crête rocheuse,
dont nous n'avons pas conservé le nom. Là sont, près
d'un dcher, sept haouita avec sept petits cimetières
attenant à chacune d'elles. On appelle ce groupe les
(( seb'a rouâdi » (*), c'est-à-dire les sept cimetières. Il y a là
très certainement ime sainte agglomération analogue aux
c( sba*atou rijâl », de Merrâkech, dont nous parlerons plus
(1) Le pluriel de « roûda », cimetière (raouda) est en arabe marocain
« rouâdi ». Tandis que le pluriel régulier « riyàd », s'emploie comme
singulier (avec pluriel « rivâdâl »), pour désigner un jardin.
Digitized by
Google
NOM DES REÏIAMNA 309
loin. Si nous avions le temps de nous y arrêter , nul doute
qu'on ne nous y racontât quelque légende^ mais nous
sommes assez pressés. Nous franchissons donc la crête. Un
autre village, une autre crête, le pays devient cultivé, une
grande casba s'élève au loin à notre droite, la route est plus
animée, les visages ne sont plus les mêmes, nous changeons
de pays, nous sommes dans les Doukkâla et vers 11 heures
nous apercevons enfin le ce koudia )> de Guerrando, avec les
fameuses ruines prétendues portugaises qui le surmontent.
L'itinéraire que nous venons de résumer traverse la plus
grande partie des Rehâmna actuels, mais leur territoire
qui se prolonge plus au Sud englobe les Jbîlêt et s'étend
jusque vers Merrâkech.
3. Les Reçamna.
Le nom des Rehâmna est un de ces ethniques, si nom-
breux dans toute l'Afrique du Nord, qui correspondent à un
nom propre arabe mis au pluriel. C'est ainsi que nous avons
en Algérie les Douâouda, de Dâoûd, les Menacer, de
Mançoùr, lesïlenânma, de ïlennâm, etc.. et au Maroc les
Rehâmna de *Abd er Rahmân, les Menâsra de Mançoùr, les
Rouâched, de Râched.... Ce mode d'appellation n'est pas du
tout propre aux grandes agglomérations et des noms de
simples dcher ou douâr comme ïlouânem, Nouâçer,
Fouâres, viennent évidemment de ïlânem, Nâçer et Fâres.
Les indigènes expliquent généralement ces noms en disant
que les Rehâmna descendent d'un nommé *Abderrahmân,
etc.... Mais cette explication n'est pas d'accord avec l'idée
que nous nous sommes faite des agglomérations sociales de
ces pays (^), et nous ne saurions considérer toutes les tribus
(1) Voy. suprà, p. 52.
Digitized by
Google
310 ORIGINE DES REHAMNA
des Rehâmna comme descendant d'un ancêlre unique. Il y a
lieu de remarquer que chez les primitifs les idées de parenté
et de souveraineté s'associent fort aisément et nous devons
admettre que le groupe primitif des Rehâmna qui s'est accru
dans la suite, tant par sa propre multiplication, que par
l'entrée d'éléments nouveaux, eut à un moment un chef
nommé *Abderrahmân et que le nom en resta depuis. C'est
une habitude qui est très répandue chez les sauvages et les
barbares d'appeler une tribu ou un clan du nom de son chef,
et dans l'Afrique du Nord même, il est usuel qu'un douâr ou
un dcher soit désigné par le nom de son chef ou de son
marabout : nous en avons va plusieurs exemples dans les
pages précédentes (^).
Les Rehâmna n'ont pas toujours occupé le territoire sur
lequel ils se trouvent actuellement. Au XVP siècle, ils n'y
étaient pas encore établis et le pays qu'ils occupent
aujourd'hui faisait partie du vaste domaine des Heskoûra,
peuplade berbère, d'origine masmoudienne, dont le teni-
toire s'étendait jusque sur les contreforts du Haut-Atlas (-),
où elle existe du reste encore aujourd'hui (•^). Les Rehâmna, à
cette époque, étaient une simple fraction des Doui Haçan qui
nomadisaient dans le Soùs et jusque dans le Drâ et le
Sahara ('*). Ce n'est que plus tard qu'ils s'installèrent, proba-
(1) Sur les noms des tribus voy. Tvlor, « Civ. prim. », I, 460 seq. et
les références données.
(2) Telle est la façon dont Léon, in Rarausio, I, fol. 24 et Marmol,
« Affrica », II, fol. 64 r., nous présentent les choses. El Bekri, trad. de
Slane, p. 338, et El Idrîci, trad. Dozy et de Goeje, p. 80, semblent placer
les Heskoûra plus au Sud et vers leur emplacement actuel.
(3) De Foucauld, « Reconnaissance », p. 276 et passim.
(4) Ibn Khaldoun, « Hist. des Berb. », trad. de Slane, I, p. 96, 115;
II, p. 160 ; III, p. 144 ; Léon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 5, B, C.
Digitized by
Google
ORIGINE DES RE^AMNA 311
blement par ordre d'un sultan, dans les régions où ils se
trouvent maintenant (0. Or les Doui Haçan étaient de race
arabe; il semble donc bien qu'on doive considérer les
Rehâmna comme des arabes. De fait, ils ont assez bien le
type qu'à tort ou à raison on considère comme le type arabe
dans l'Afrique du Nord ; leur caractère assez chevaleresque,
discret et hospitalier, s'accommode assez bien avec ce que
l'on est convenu de nommer le caractère arabe ; leur langue
est exclusivement l'arabe et ce sont avant tout des pasteurs.
Mais il est vraisemblable qu'ils ont subi de nombreuses
influences berbères; leur langage en particulier en porte
quelques marques. Enfin on ne peut soutenir qu'ils se sont
substitués purement et simplement aux berbères qui
occupaient leur pays ; il faut bien plutôt croire qu'ils se sont-
mélangés avec eux et les ont plus ou moins absorbés.
En tout cas un grand nombre d'entre eux trahissent
encore leur origine; leur teint est souvent presque noir,
comme celui des populations du Sahara marocain, et les
femmes d'un grand nombre de fractions, principalement
des fractions maraboutiques , s'habillent encore entière-
ment de celle cotonnade bleue des Indes que l'on appelle
«khent». Si l'on considère qu'en tout pays, le vêtement
des femmes aussi bien que celui des religieux, représente le
plus souvent la survivance d'un vêtement primitivement
commun aux deux sexes, on ne sera pas étonné de ce fait,
étant donné que les Rehâmna sont originaires du Soûs
et des régions sahariennes et que dans le Sud Marocain
le khent est l'étoffe la plus habituelle des vôtemenls (-).
Nous verrons que d'autres indices viennent à l'appui de
(1) Sur les déplacements imposés par les sultans aux Rehâmna, voy. un
passage de Marmol, « Affrica », II, fol. 23, r,
(2) Cf de Foucauld, « Reconnaissance », p. 122, 123, 194.
Digitized by
Google
312 HABILLEMENT DES REFIAMXA
celui-là (^). Il y a d'ailleurs dans les Rehâmna des individus
à peu près blancs, qui représentent évidemment une autre
race, et cela peut nous confirmer dans l'opinion que nous
avons émise sur la probabilité d'une forte infusion de sang
berbère chez les Rehâmna (~).
Les hommes ne s'habillent jamais de khent : ils mettent
le (( tchâmîr », qui est une sorte de chemise longue, la
ccjalabiya» ou (cjellaba», le hâïk et le «heddoùn», qui
FiG. 82. — Rahmâniya vêtue de khent
[Cliché de l'auteur)
n'est autre que le selhâm ou burnous. En été, lorsqu'ils
(1) Cf infra, p. 371.
(2) Depuis que ces lignes ont été écrites, un texte publié par Salmon,
« Opuscule du Chaïkh Zemmoûri » in « Arch. Marocaines », vol. II,
fasc. 3, p. 2S1, est venu confirmer nos inductions.
Digitized by
Google
HABILLEMENT DES REHAMNA 313
travaillent^ ils porlont soit le tehûmîr seul, soit la jalabiya
avec le tchûmîr. Ils mettent le plus souvent un turban ou
(( 'amâma », mais le dessus de la tête reste toujours nu.
Gomme chaussure ils portent la belra.
Les femmes des Rehâmna qui s'habillent de khent, sont
particulièrement celles de certaines fractions maraboutiques,
Reguibi, Sîdi Naji, Oulftd Moùlaye *Omar, Sellâm (Oulâd
Selâma) et *Arîb (Oulàd Boù Bker). Elles mettent la
(( mansoùriya » et l'izàr de khent. La « mansoùriya » est une
sorte de chemise qui s'ouvre devant jusqu'à la ceinture et
qui est pourvue de manches; elle est, chez les Rehâmna,
d'introduction récente et autre-
fois les femmes n'en mettaient
pas. Sur leur tête elles portent
comme a sebniya », une bande
d'étoffe, souvent de khent, de
quatre coudées de long envi-
ron. Elles se ceignent avec une
de ces grosses ceintures en laine
que Ton vend sur les marchés
do Merràkech et qui se ter-
minent à chaque bout par un
gros gland ; on laisse celui-ci
pendre indifféremment d'un
côté ou de l'autre. Comme
chaussures lorsqu'elles ne vont
pas nu-pieds elles portent des
FiG. 83. — Femme rabmâniya
{Cliché de l'auteur) (( chrûMl » , saus coutrefort,
brodées de toutes couleurs, ou
bien la ce rihiya » , qui est pourvue d'un contrefort
et n'est autre qu'une ce belra » rouge, sans broderie.
Les hommes des Rehûmna se tatouent très peu ; le
Digitized by
Google
314 PARURE, COIFFURE
tatouage, chez eux, est considéré comme une chose honteuse.
Quant aux femmes celles qui sont du type à peau très brune,
presque noire, dont nous avons parlé, se tatouent peu, ce
genre d'ornementation n'étant pas apparent sur leur peau.
Celles qui ont l'épiderme plus blanc, au contraire, se
tatouent généralement de la façon suivante : un petit apex
au-dessus de la racine du nez, un point sur le bout du nez,
une raie partant de la lèvre jusqu'au dessous du menton;
parfois même le tatouage se prolonge sur le cou et même
entre les seins ; le bras presque entier et le tour de la jambe
au-dessus de la cheville sont souvent aussi couverts de
dessins. La parure de a herkoùs » sur les sourcils et le nez,
dessinée avec du noir animal est également très usitée 0),
les dessins faits sur le nez sont en pointillé noir. Le fard
rouge ou « *âker », ne se met que sur les pommettes des
joues : ce fard est souvent fabriqué ici avec la (c fouww^a »
ou garance, mais le plus souvent c'est une couleur à l'aniline
que l'on achète à Merrûkech ou sur les marchés. Cette
couleur enduit en couche très mince le fond de petits plats
en teiTe fabriqués exprès ; à Merrâkech ces petits plats se
vendent trois onces, c'est-à-dire douze centimes les deux.
Lorsqu'elles n'ont pas de a *ûker », elles le remplacent par
du safran.
Lorsqu'elles sont très jeunes, les fillettes des Rehâmna
portent la tôle rasée, sauf les cheveux de devant et une
touffe sur le vertex ; quand elles arrivent à la puberté, elles
laissent pousser leurs cheveux, en conservant ceux qui sont
sur le front et en roulant les autres sur la tôle. Lorsqu'elles
se marient, on divise les cheveux en deux tresses qui restent
pendantes par derrière ; mais dès qu'elles sont mères, elles
(l) Nous la décrirons à propos des ^Jâha.
Digitized by
Google
PARURE 315
prennent l'habitude de ramener ces deux tresses au-devant
de leur poitrine pardessus leurs épaules (fig.84). Elles portent
les pendants d'oreilles en argent,
du genre appelé dowwah, aux
deux oreilles, comme les fem-
mes des Doukkâla (0. Sur le
front, elles mettent la « sfîfa » ,
qu'elles appellent « mesboùh »,
sorte de diadème en pesetas,
demi - rial et rial (5 p. ). Le
collier fait nécessairement par-
tie de leur parure et se compose
de deux à six files de pièces
FiG. 84. — Femme rabmâniya d'argent , le pluS SOUVCUt dcS
et son enfant ^^^^^^^ q^ ^^ ^^^ ^^^ ^
(Cliché de l'auteur) ^ ^ ^
vont jusqu'à se charger de plus
de cent douros (^). Les « khellâlât » ou agrafes de l'izâr,
sont en argent, bombées, ornées en relief et de grande
taille ; il n'y en a de plates qu'exceptionnellement ; la
chaîne qui les relie est grosse. Les bracelets, convexes, ne
s'ouvrent pas et pèsent 8 à 10 rial marocains. Les bagues
sont en argent, lisses, non tordues, sans chaton, très simples ;
les femmes en mettent une à chacun des deux derniers doigts
de la main gauche. Les hommes portent souvent une bague
en argent à l'auriculaire gauche ; ils ne portent jamais de
boucles d'oreilles. D'une façon générale, on peut dire que
les femmes des Rehâmna portent beaucoup plus de bijoux
(1) Dans d'autres pays, à Télouan, par exemple, les femmes ne portent
qu'un pendant d'oreille.
(2) Le douro ou rial marocain valait 5 pesetas espagnoles avant sa
récente dépréciation.
Digitized by
Google
316 ALIMENTATION CHEZ LES RESAMNA
que celles des Doukkâla : ces dernières sont presque misé-
rables auprès d'elles.
En général, les Rehâmna ne mangent pas en se levant le
matin, sauf quand ils se livrent à des travaux agricoles
pénibles, comme la moisson ; dans ce cas ils mangent un
petit (( kesksou », vers les neuf heures du matin ou, s'ils ne
sont pas riches, de la « dchîcha ». Autrement ils ne font que
deux repas par jour, un vers le milieu de la journée et l'autre
le soir, méprisant ainsi le proverbe arabe : « Leftoùr men
bekri, — Beddheb mechri », c'est-à-dire : « Déjeûner de bon
matin vaut son pesant d'or». Leur premier repas est ordi-
nairement la c( *açida », bouillie d'orge extrèment épaisse,
avec du (c Iben » ou lait aigre ; le soir ils mangent la dchîcha
d'orge ou le couscoussou de froment. Quant à la viande, le
plus grand nombre d'entre eux n'en mangent guère qu'une
fois par semaine, à l'occasion du marché le plus proche. Ils ne
mangent ni œufs ni poules et préfèrent les vendre pour
acheter des moutons ; la répugnance pour les œufs est
fréquente chez les populations marocaines, principalement
chez les juifs et dans le Soûs (0. Quant à la viande dont ils
sont en sommes assez privés, de temps en temps les habitants
d'un même village se réunissent pour faire une « ouzfa » :
on achète une bête à frais communs, chaque famille paye sa
cote-part et les portions sont tirées au sort. L' « ouzî'a » est
une institution générale dans toute l'Afrique du Nord ; elle
correspond à la « timechret » des Kabyles (2), mais celle-ci
(!) Le faux prophète IJainîm avait défendu à ses sectateurs les œufs de
tous les oiseaux : El Bekri, « Descripl. Afr. sept. », trad. Dozy, p. 230 ;
«Carias», édition Tornberg;, p. 84 ; Ahmed ben Khâled, «Istiksâ», I, p. 84.
(2) Voy. surlafimechret, Hanoleau et Letourneux, « Kabylie», II, p. 53
seq. Cpr Delpech, «Zaouia de Sid Ali ben Moussa ou Ali nfounas», dans
« Rev. Afr. », XVIII, n« 104, 1874, p. 82 et a.
Digitized by VjOO^I-C
MUSIQUE CHEZ LES REÇAMNA 317
est organisée de telle façon qu'elle a le caractère d'une
véritable œuvre d'assistance, car les sommes affectées à la
ce timechret », sont prélevées sur le revenu du village et ce
sont ainsi les malheureux qui, ne payant que peu ou point
de contributions, en ont tout le bénéfice. Masqueray a fait
remarquer, avec raison, combien cet usage affirme la soli-
darité du groupe social et l'a même rapproché des banquets
publics de Sparte (^). J'ajouterai, mais en convenant que
ce n'est là qu'une pure hypothèse, que ces repas ont pu
primitivement être en môme temps des sacrifices com-
muniels (^).
Les Rehâmna ne sont pas aussi réputés pour la danse que
les populations voisines, Châouia, p]ntifa, Tâdla, Aït *Attâb,
qui fournissent un grand nombre de danseurs et danseuses
de profession. Leur orchestre, qui se ressent du voisinage de
Merrâkerh, où ils forment une grande partie de la population,
est souvent assez complet. Il n'est pas rare d'y voir figurer
le (( rbàb », violon à deux cordes en boyau ; la a kesbîta »,
violon dont les cordes comme l'archet sont en crin de
cheval; la ce ta*arîja » ou « agouâl », que nous connaissons
déjà; la « triya » ou petit tambour de basque ((ctâr»);
le « bendaïr » , qu'ils nomment « f orbâl » ( tamis ) ,
autre tambour de basque plus petit; le « gombri » ou
guitare à deux et quelquefois trois cordes. La plupart du
temps, du reste, l'orchestre se borne au rbâb, à la triya et à
la ta'arija. La « râïta », n'est employée que dans les tournées
de mendicité pour appeler les gens devant chaque porte (^).
(1) Masquera}^ « Cités », p. 36-37.
(2) Hanoteau et Lelourneux, loc. cit., p. 54-55.
(3) Voy. sur ces instruments, Delphin et Guin, « Notes s. 1. poés. et 1.
mus. ar. », p. 37 seq.
Digitized by
Google
318 LE JEU DE LA « KOURA »
Un divertissement très répandu chez lesRehâmna, comme
du reste dans toute l'Afrique du Nord^ c'est le jeu de la balle
ou (( koûra ». On y joue de trois manières différentes que
nous décrirons successivement. Dans la première, les
joueurs sont divisés en deux camps et chaque camp cherche à
jeter la balle dans le camp ennemi. Dès que cette balle, qui est
en laine et recouverte de cuir est lancée entre les deux camps
elle est renvoyée par celui qui peut l'atteindre avec le pied.
Lorsque la balle est arrivée dans un camp, malgré les efforts
de ce camp pour la repousser, il a perdu la partie. On
reconnaît le jeu de la sotde au pied de notre ancienne France,
répandu surtout en Normandie et en Bretagne ; les Anglais
nous l'empruntèrent, dit-on, à l'époque de la Guerre de
Cent ans et nous le leur avons repris depuis, comme une
nouveauté, sous le nom de foot halL
D'autres fois on joue la koûra, non en la lançant avec
le pied, mais en la frappant avec un bâton, « *akfa », qui
est recourbé au bout. On n'a pas le droit de se toucher,
on ne doit se servir que du bâton ; on cherche à parer avec
ce bâton le coup qu'un adversaire donne à la koûra, pour
l'envoyer soi-même du côté du camp dont on est; car, dans
la koûra jouée avec le bâton, chaque camp cherche à amener
la balle de son côté et celui qui y réussit, gagne la partie. Ce
jeu n'est autre que notre ancienne soide à la crosse qui,
portée par nos colons de Normandie et de Bretagne au
Canada, y est devenue le jeu national ; jusqu'au XIX® siècle
notre jeu de billard s'estjoué avec des crosses (^).
La troisième manière déjouer est beaucoup plus brutale: on
lance la pelote en l'air et celui qui la reçoit doit se jeter à terre.
(1) J*einprunte ces détails à Siméon Luce, « La France pendant la
Guerre de Cent ans », p. 117 seq.
Digitized by
Google
LE JEU DE LA « KOÛRA » 319
faire une pirouette sur les mains {a itchekleb ))), donner un
coup à celui qui se trouve le plus près de lui et lancer ensuite
la pelote à son tour : il ne peut la relancer qu'après avoir fait
cette pirouette et donné ce coup. On est confondu de voir la
prestesse avec laquelle les indigènes exécutent ce rituel
compliqué; les coups portés ainsi, généralement avec les
pieds, sont très violents et rendent le jeu d'une grande
brutalité. On n'est pas divisé en camps et c'est celui qui est le
plus résistant qui est le vainqueur. Cette forme de jeu a
naturellement un caractère beaucoup plus populaire que les
autres. Dans certaines contrées du Maroc on joue de cette
manière avec une belra ou babouche en guise de koùra. Il
en est ainsi, par exemple, chez les Chiâdma : là, les joueurs
se mettent en cercle ; l'un d'eux tient une belra et la jette à
un autre joueur, à sa volonté. Celui-ci reçoit la belra, fait
une pirouette sur les mains en cherchant à frapper un autre
qui essaie d'esquiver le coup et il lance la belra à un troi-
sième qui recommence. Si celui à qui est envoyée la belra
n'a pu la recevoir au vol, il la ramasse et doit la passer à son
voisin sans faire de pirouette, au lieu que celui qui l'a reçue
régulièrement peut la jeter à qui il veut.
Le jeu de la koûra, avons-nous dit, est joué dans toute
l'Afrique du Nord ; en particulier, il est très répandu dans
toute l'Algérie, où on le joue surtout avec un bâton. Les
joueurs forment deux camps et chacun est armé d'une
crosse. On choisit de préférence un terrain plat ; quand tout
le monde est réuni un des joueurs lance la koùra en l'air ;
autour de lui les joueurs sont en arrôt, le bâton en main,
cherchant chacun à frapper la balle de manière à la mener vers
son camp. Dès lors la mêlée ne cesse plus, tous les joueurs
s'acharnent sur la balle, les uns pour la mener d'un côté, les
autres de l'autre. Souvent aussi chacun se sert de son bâton
Digitized by
Google
320 LE JEU DE LA « KOURA »
pour écarter les autres; toujours est-il que de véritables
corps-à-corps ont lieu : les joueurs tapent de toutes leurs
forces et maint tibia reçoit un coup destiné à la koùra;les
fractures ne sont pas rares. La boule est parfois en bois^ plus
FiG. ST). — Le jeu de la koûra en Algérie, à El Milia
[Cliché de M. Ménélret)
souvent en chiffons, ou en laine ou en poil de vache. Le jeu
est le plus souvent désintéressé, mais on signale des cas où
il y a un enjeu, chèvre, mouton et même parfois un bœuf,
qu'on mange en commun aux frais du camp qui a perdu la
partie. Dans certains pays, à Miliâna, par exemple, la règle
du jeu est plus difficile : il faut que la balle soit ramenée non
seulement dans un des camps, mais dans un trou qui est
creusé en terre. Le jeu de la koùra est aussi en Algérie joué
Digitized by
Google
LE JEU DE LA « KOÛRA » 321
sans bâlon ; il porto^ dans ce cas, dans la Petite Kabylie de
Gollo et Djidjelli, le nom de « doûkha » ; la balle est lancée à
la main(*).
Il est bien remarquable qu'au Maroc la koùra soit princi-
palement jouée par les lolba; ce fait paraît moins net en
Algérie. Au Maroc môme, le jeu de la koùra, sans bâton et
avec*, le pied, est le monopole des tolba et il n'y a qu'eux qui
y jouent, au moins de cette façon (^). Ainsi dans les Hàha,
par exemple, que nous avons spécialement étudiés, il n'y a
que les tolba qui jouent à la koûra et ils le font de la façon
suivante : ils sont d'abord divisés en deux camps et se
lancent alternativement la balle avec le pied ; peu à peu les
deux camps se rapprochent et une véritable mêlée s'engage.
Chacun cherche à faire tomber celui qui s'approche de la
pelote, pour la relancer du pied, mais il est interdit pour cela
de se semr dos mains ; on ne peut que pousser avec la poitrine,
ou l'épaule, ou la jambe, ou le pied ; on peut même donner
des crocs-en-jambe, mais on doit garder les deux mains
pendantes. A Mogador, tout le monde joue à la koûra, avec
le pied, mais sans donner de coups : seuls les tolba, qui
jouent séparément, suivent la môme mode que dans les
Ilàha, en sorte que ce jeu est presque en môme temps une
véritable lutte. Cette manière de jouer semble du reste
être la plus répandue cliez les tolba du Maroc (•^).
(1) M. Ménélret, administrateur de la commune mixte d'El Milia
(Constantine) et M. Buj^éja, administrateur de la commune mixte de
Téniel el Hâd (Alg^er), m'ont fourni sur le jeu de la koiira, tel (ju'il est
pratiqué dans les réj^^ions qu'ils habitent, les plus précieuses indicati(»ns.
(2) Cf Mouliéras, ^< Maroc Inconnu », II, p. 50-51, 178; Bonsaï,
« Morocco as it is », p. 190 ; Harris, « Talilet », p. 211.
(3) Sur la brutalité de ce jeu, cf El Oufràni, « Nozhet el JJàdi »,
p. 338 et s.
*4\
Digitized by
Google
322 SENS DU JEU DE LA « KOURA »
Celle parliciilarilé rurieusej que le jeu de balle est, eu
quelque manière^ une allributiori des tolba, des clercs,
pourrions-nous dire, se renconlre en d'aulres pays : sans aller
plus loin que notre propre pays, nous savons qu'en France
au moyen-âge on jouait à la balle dans les églises; jusqu'à la
Révolution, le jour du mardi-gras, l'évèque dWvranches et
ses chanoines jouaient une partie de balle à la (*rosse sur la
grève et on en donnait le signal en sonnant à tonte volée le
bourdon de la cathédrale (^). Or, c'est également vers la même
époque qu'il est habituel, dans TAfrique du Nord, déjouer à
la koûra. En effet, dans un très grand nombre de pays elle
ne se joue qu'au printemps et dans tous les pays où on la
joue à une autre époque, le printemps demeure néanmoins
sa saison classique, principalement pour les tolba. Dans
rAurès,etprobablement ailleurs, elle es t une partie intégrante
des cérémonies qui ont lieu à la fôle du printemps, « melkar
rbîâ » (-). Mais très souvent on organise en temps de séche-
resse et à n'importe quelle époque des parties de koùra
(( pour amener la pluie )). On ne saurait donc assimiler la
koùra à un simple sport, car on n'y joue point dans les fêtes
indigènes en général : elle n'est point, comme la fantasia,
l'accompagnement obligé de toule réjouissance. Si Ton veut
bien réfléchir à ces diverses circonstances, on ne peut
méconnaître que le jeu de la koùra, qui a lieu à certaines
dates solaires ou pour amener un changement de temps et
qui est souvent le privilège d'une classe à caractère religieux,
a tout à fait les caractères d'une survivance de cérémonie
(1) Siméon Liice, « France pend, la Cîiierre de Cent ans», p. 118-119. —
Mais voyez suHoiit sur le jeu de l)alle dans le rituel de l'Eglise catholique
Mannliardt, « Baunikultus », p. 477, avec de curieuses citations.
(2) Masqueray, « Cités », p. 37 ; C* Larti^^ue, « Mon. de TAurès »,
p. 393.
Digitized by
Google
SENS DU JEU DE LA « KOÛRA » 323
agraire célébrée par une caste spéciale. Je ne doute pas que
des investigations plus étendues et plus précises que les
miennes ne l'établissent un jour d'une façon définitive.
Si quelqu'un trouvait cette hypothèse par trop audacieuse,
il nous serait aisé de montrer qu'elle est tout au moins en
accord avec les plus récentes investigations des sociologues
sur l'origine et le sens des rites agraires. Les combats et les
simulacres de combats figurent souvent dans les cérémonies
religieuses (*). Dans l'Afrique du Nord, en particulier, il y a
eu de tout temps des époques de l'année où les habitants se
livraient de véritables combats. Pour ce qui est de l'antiquité,
Saint- Augustin dans un passage des plus curieux, raconte
qu'à une certaine époque de l'année, les habitants de Gésarée
(('herchel), avaient coutume de se livrer entre eux, entre
parents, entre frères môme, des combats à coups de pierres, au
cours desquels il y avait des morts (2). Léon l'Africain rapporte
qu'à Fez « ils ont un certain temps déterminé en l'année,
auquel toute la jeunesse s'assemble, dont ceux qui sont d'une
contrée se bandent contre ceux d'une autre, tous armés de
gros bâtons et se mutinent parfois de telle sorte, et d'une
ardeur si véhémente, qu'ils en viennent aux armes, non
sans la mort de plusieurs.... (3) » Les deux textes précédents
n'indiquent pas à quelle époque de l'année avaient lieu ces
combats, mais voici à ce sujet une information précise :
c( Avant la conquête et môme pendant les premières années
de l'occupation de la région d'El Milia, les OulAd Aouât et
(1) Voir les références données par Hubert et Mauss, « Sacrifice », dans
« Ann. Sociol. », III, p. 109, n. 4.
(2) Saint-Auj^ustin, « De Doctr. chrisl. », 1. IV, cap. XXIV (éd. l)én.:
t. III, p. 115). Je dois à M. St. Gsell l'indication de cet intéressant
passage. Cf. Hérodole, IV, 180.
(3) Léon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 42, B ; trad. Temp., I, p. 394.
Digitized by
Google
324 ORIGINE DU JKU DE LA « KOURA »
les Oulàd Kàcein, se livraient, an manient de la fête du
printemps^ h un exercice vraiment sauvage. Les guerriers
(les deux douars se réunissaient dans la grande prairie qui se
trouve derrière Tanefdour ; on traçait une limite dans une
partie de la prairie où se trouvait, autant que possible, une
bande de nantisses ; puis les deux camps, séparés par deux
ou trois cents mètres, préparaient leurs armes à feu. A tour
de rôle des guerriers hardis s'avançaient pour cueillir des
fleurs de narcisse sur la bande limite et ils étaient reçus à
coups de fusil par ceux du camp opposé. Il va sans dire que
chacune de ces singulières solennités était marquée par des
morts et des blessures graves (*)». L'analogie du jeu avec
celui de la koûra est intéressanUî à remarquer dans ce
dernier exemple (^).
Sans vouloir donner rigoureusement une même origine
à ces coutumes remarquables, on peut au moins en tirer la
conclusion que dès l'antiquité il y avait dans l'Afrique du
Nord certaines dates de l'année solaire auxquelles on se
livrait de véritables combats, sans que l'origine de ces
hostilités fut autrement apparente. Rien d'étonnant, dès
lors, à ce que la coutume déjouer périodiquement à la koiira
se soit établie ; elle est proprement un combat et nous avons
vu qu'au Maroc on en faisait souvent une lutte réellement
dangereuse. Mais pourquoi cette lutte? on pourrait invoquer
le souvenir d'une cérémonie magique ; le pouvoir magique
des (*oups pour expulser les esprits est une croyance très
générale sur la t(»rre et bien mise en lumière dans ces
(1) Coniniuniqué par M. Ménétret, administrateur d'El Mîlia.
(2) Au cours (les fêtes de « *âclioûra », il y a aussi parfois de véritables
batailles rano^ées ; nous en reparlerons plus loin en décrivant cette fête à
Merràkech.
Digitized by
Google
ORIGINE DU JEU DE LA « KOURA » 325
dernières années W : un grand nombre de peuplades^ d'aulre
part; ont une fête annuelle de l'expulsion des esprits (2).
Mais cette explication nous paraît insuffisante O'^). Il nous
semble plutôt qu'il faudrait songer ici à ces (cérémonies
agraires qui avaient lieu au début de Tannée et dont sont
sortis nos carnavals : au cours de ces cérémonies le conflit
entre la saison d'hiver et la saison d'élé était représenté par
des combats ou des drames W ; le jeu de la koiira peut être
un de ces simula(*res de combats. Ilfaut observer ici que le
printemps était jadis le commencement de l'année et, au
point de vue agricole^ le moment des semailles. Les
semailles d'automne^ en effet, sont une pratique récente dans
l'histoire de l'humanité et les semailles étaient primiti-
vement toutes des semailles de printemps (•'^). C'était donc le
moment, par exc^ellence^ où l'on mettait en (euvre toutes les
pratiques magiques destinées à assurer l'abondance de la
récolle. Les luttes et les (*ombats figurent au premier plan
dans les cérémonies du carnaval chez les divers peuples de
la terre ; dans le carnaval des peuples catholiques^ il se livre
encore de véritables batailles avec les projectiles les plus
divers, des œufs, des fruits et de nos jours, des confetti.
(1) Gf Frazer « Golden Bough », I, p. 301; III, p. 127 seq., 216-218.
(2) Cf Frazer, « Golden Bough », III, p. 60 seq.
(3) On pourrait lui objecter le combat à coup de fusils où il ne saureit
s'agir uniquement de chasser les esprits, puisqu'on tuerait ainsi celui qu'il
s'agit de purifier.
(4) Voir à ce sujet Frazer, « Golden Bough », II, p. 99 seq. et en
général tout le volume.
(5) Gf Frazer, « Golden Bough », III, p. 60 seq. D'ailleurs les cultures
de printemps continuent ù jouer un très grand rôle dans l'Afrique du Nord.
Le sorgho et le millet qui ont été connus de l'homme avant le blé, sont
des cultures de printemps.
Digitized by
Google
326 JEUX DE HASARD
Mannhardt a décrit les jeux qui, chez les paysans européens,
ont lieu à diverses époques de Tannée, Pâques, La Chan-
deleur, Noël et a mis en évidence leurs caractères de rites
solaires destinés à assurer une bonne végétation (i). Il est
donc très vraisemblable que le jeu de la koûra soit le dernier
vestige de telles cérémonies ; il est remarquable que tandis
que le carnaval est tombé entièrement dans le peuple, la
koûra soit, en certains cas, restée le privilège des lolba,
héritiers directs é\ddemment des castes de magiciens qui,
chez les aïeux antéislamiques , présidaient aux cérémonies
publiques. D'autre part, dans le cas où la koûra est jouée
pour faire tomber de Feau, il est indéniable qu elle a le
caractère des rites magiques employés universellement à cet
eifet; or, nous verrons qu'un caractère de ces rites est d'être
bruyants, de comporter des luttes et même des combats (2).
Nous faisons de nouveau remarquer d'ailleurs que
certaines manières déjouer la koûra se pratiquent au Maroc
à toute époque et dans toutes les classes de la société. C'est
avec la fantasia à cheval, la lutte, l'escrime, un des prin-
cipaux divertissements publics. En dehors de ces jeux
sportifs, onjoue aussi d'au très jeux de pur hasard, nonobstant
l'interdiction canonique de ces jeux. Un d'entre eux, qui est
particulièrement développé chez les Rehâmna, est le « sîg »:
et il est bien remarquable que ce soit seulement pendant le
Ramdûn que Ton joue à ce jeu; nous ignorons la raison de
cet exclusivisme. Chaque joueur a devant lui deux rangées
de trous; douze pierres circulent dans ces trous, suivant
des règles assez compliquées et qu'on nous dispensera
(1) Mannliardt, « Baumkullus », p. 471 (jeu de balle des fiancés) el
liv.
(2) Cfinfra, p. 387.
Digitized by
Google
JEUX DE HASARD 327
d'expliquer; le jeu consiste à faire passer ses pions dans le
camp de l'adversaire. Pour cela on les fait avancer d'un
certain nombre de cases, suivant le nombre de points qu'on
obtient en tirant au sort avant chaque coup avec des
fragments de roseau ou de « klekh » (férule). Ces morceaux
de bois remplacent les d6s ; on en a six qu'on lan(*e en l'air
et on observe la façon dont ils retombent : s'ils tombent tous
sur la môme face, c'est le coup nommé « begra )) ; s'il y en a
cinq sur la face convexe et une sur la face concave ou un sur
la face convexe et cinq sur la fa(*e (*oncave, (*'est le a sîg )) ;
s'il y en a quatre d'un côté et deux de l'autre, c'est « dur
reb'a » ou « fûsda )), suivant la façon dont ils sont tournés ;
s'il y en a trois d'un côté et trois de l'autre, c'est « dàr tlata ».
Le meilleur coup est un sîg, qui mène de suite à la quator-
zième case. Le jeu finit quand on a envahi toutes les cases de
l'adversaire en lui prenant ses pièces.
Puisque nous en sommes sur ce chapitre, j'en profiterai
pour rapporter ici un certain nombre de jeux que j'ai
observés en divers endroits du Maroc, mais particulièrement
chez les Hûha et les Ghiâdma.
Le tirage au sort avec des morceaux de bois (ar.: « *oûd »,
chelha : « takechchout ») est partout d'un usage fréquent ;
un petit jeu de société consiste souvent à se mettre plusieurs
pour manger une grappe de raisin, en prenant tour à tour
un grain : celui qui se trouve manger le dernier grain paie
l'enjeu, le plus souvent une livre ou un panier de raisin.
L'espèce de philippine connue sous le nom de yâdfts, qui se
fait en tirant chacun sur un bout de l'os du poulet qui est en
forme de V est répandue dans le Nord du Maroc, sous le
nom de « frîouet » ; je ne l'ai pas constatée dans le Sud (*).
(1) Sur yàdàs, cf Fagnan, in « Revue Africaine », XtVI® ann., n*^ 240-
247, 1902, p. 364-366.
Digitized by
Google
328 JEUX DES ENFANTS, OSSELETS
Les onfaiils mcaroc^aiiis jouent souvent aux « dyoùr » :
deux joueurs s'aeei'oupissent l'un près de l'autre ; ehacHin
d'eux a devant lui trois tas de pierres, qui doivent être
chacun d'un nombre impair de pierres. Celui qui commencée
à jouer prend un de ses Uis et en distribue les pierres une à
\inc entre les six tas ; quand c'est fini, il prend pour lui tous
les tas qui ont un nombre pair de pierres et laisse les autres.
Son adversaire joue à son tour de la même manière et ainsi
de suite, jusqu'à ce que toutes les pierres soient prises. Celui
qui a le plus de pierres a gagné. Ils jouent aussi à pair ou
impair; dans le Sud duHoûz, en présentant les poings
fermés, on dit : « cheltek » ; les chleuh des Hàha disent :
(( chellouk ». On joue encore à deviner dans quelle main se
trouve un objet, et ce jeu s'appelle « klifttem » : (*elui (jui
devine juste donne un coup à l'autre, sinon il en reçoit
un. Notre jeu des osselets « chkûïlb », se joue avec des
pierres, mais, de môme qu'en Algérie, on n'y joue jamais
dans les maisons, parce que cela porte malheur. On prend
les pierres choisies, on les lance et on les reçoit sur le dos de
la main, puis on les relance avec le dos de la main et on les
rattrappe en l'air avec la paume ouverte, de haut en bas. Si
on rattrappe tout, on a gagné ; si on en laisse tomber, on a
perdu. Toutefois, diverses dispositions permettent de
reprendre les pièces tombées; par exemple, si en même
temps qu'on en prend une à terre, on en lance mie autre en
l'air et qu'on la rattrappe ensuite. Le jeu de la fossette,
(( hfîra », que les enfants jouent chez nous avec des billes, se
joue aussi avec des pierres dans le Hoûz, ou mieux avec des
flous : on les jette de loin dans un trou et ce qui entre
dedans est pour le joueur.
11 n'y a peut-être pas de peuple au monde où les petites
filles ne jouent pas à la poupée. Dans le Hoûz, comme dans
Digitized by
Google
JEUX DES ENFANTS : POUPEE, « FERFARA » 329
TAfrique du Nord, en général, la poupée est appelée
c(*arOça», en chelha « lislit », c'est-à-dire « la fiancée »
C'est le plus souvent un simple morceau de roseau, sm*
lequel on fixe un autre morceau en croix, pour représenter
les bras ; la tète, les yeux, le nez, la bou(*he sont dessinés
avec du feu et on habille plus ou moins richement ce jouet
primitif. Mais bien différents de certains peuples sauvages,
pour lesquels la poupée est à la fois une divinité tutélaire (4
nn jouet, les Marocains, comme tous les habitants de
l'Afrique du Nord, l'ont frappée de suspicion ; on n'aime
pas que les enfants s'amusent avec elle dans l'intérieur de la
maison et on ne laisse pas la poupée, la nuit, dans la chambre
où l'on couche : cela porterait malheur. On reconnaît là
cette peur des représentations plastiques si commune chez les
primitifs et que l'Islam a consacrée et fortifiée par l'inter-
diction des images.
Un autre jouet d'enfant, bien curieux pour les ethno-
graphes est celui que nous avons entendu appeler « ferfàra »
aux environs de Mogador et qui se nomme, paraît-il,
«fernâna », chez les Rehâmna et « smâra », chez les Ait
Imoûr. C'est une planchette longue et mince, à l'extrémité
de laquelle on attache plusieurs cordelettes d'une longueur
de 1*" à 1"™,50 que l'on tord fortement ensemble en tenant la
planchette immobile. Puis on lâche le tout et on ftut tourner
rinstrument à la manière d'une fronde : la planchette se
met à tourner très rapidement autour de son axe en
détordant les cordes, puis elle tourne en sens inverse et ainsi
de suite indéfiniment, tant qu'on imprime un mouvement
rotatif à tout l'appareil. On produit ainsi une sorte de
ronflement intermittent, parfois très violent et qui s'entend
de loin, si les dimensions de la planchette sont convena-
blement choisies. On reconnaît le xwvo; employé dans les
Digitized by
Google
330 JEUX DES JEUNES GENS
mystères grecs, que les ethnographes modernes ont
retrouvé, usilé encore de nos jours dans les cérémonies
religieuses, chez les Auslraliens, chez les Néo-Zélandais,
chez les Zoiilous, chez les indigènes du Nouveau-Mexique...
Comme tant d'autres instrumenls chers à Thumanité
primitive, il est tombé dans le domaine des jeux enfantins el
devenu le bull-roarer des gamins anglais et la ferfâra des
petits marocains ; sans don le il se retrouve dans toute
l'Afrique du Nord (i).
Parmi les jeux qui exigent du mouvement, citons le jeu
de c( *alli ou selliou », qui se joue à plusieurs, chacun ayant
un bâton. Le perdant de la dernière partie, celui (impayé.
comme disent nos enfants, jette son bâton en l'air et aussitôt
tous les autres joueurs qui sont en cercle alentour, jettent
leur bâton pour tacher de frapper le bâton du premier
pendant qu'il est en l'air. Si l'un d'eux au moins y réussit,
celui qui paye recommence ; si, au contraire, le bâton n'est
touché par aucun autre, chacun se précipite pour ramasser
son propre bâton et celui qui y parvient le dernier est le per-
dant et se met à son tour au milieu du cercle. Un autre jeu
est appelé « serrah jmâl boûk » (^) : celui qui a perdu est
condamné à représenter le chameau, il se passe une corde
entre les dents et un autre qui fait le chamelier tient le bout
de cette corde. Les autres joueurs cherchent à frapper de tous
côtés le chameau qui se défend d'eux en lançant des coups de
(1) Cf Lang, « Mj'thes, cultes et religions », trad. Marillier, p. 262-263
et les références qui y sont indiquées, p. 529-530.
(2) C'est-ù-dire : « Garde les chameaux de ton père ». Le sens de « *allî
ou sôUiou » est plus obscur : « Élève-toi et prosternez-vous (?) — Ces deux
jeux ont été observés par nous cliez les Ghiâ(}ina. Cpr au premier le jeu
d' « ech chà », très répandu en Algérie et décrit par Féraud, « Kitàb el
Adouâni », p. 53, n. 1.
Digitized by
Google
MARIAGE CHEZ LES RE^AMNA 331
pieds à droite et à gauche; quant au chamelier il doit
défendre sa bôtc du mieux qu'il peut. Quand le chameau a
réussi à frapper un de ses assaillants avec le pied, (*elui-ci
prend sa place et le chameau prend la placée du chamelier;
le chameau au cours de ce jeu est quelquefois rudement
malmené. Un autre jeu, que les hommes faits jouent aussi
souvent que les jeunes gens, est celui de « Hîh », ainsi
nommé de Texclamation que poussent continuellement les
joueurs : un de ceux-ci, le perdant de la dernière partie,
place un de ses pieds dans un trou creusé exprès en terre.
Tous les autres se tiennent autour de lui, courent et sautent,
lui donnent des coups de toutes sortes, en criant : « Hîh,
hîh » : le patient doit, de son côlé, les toucher avec celui de
ses deux pieds qui est resté hors du trou ; dès qu'il en a
touché un, celui-ci prend sa place (*).
Lorsqu'un mariage est projeté chez les Rehâmna, les
femmes de la famille du futur vont visiter la famille de la
femme sur laquelle on a des visées et elles se renseignent (^).
(1) Nous avons vu ce jeu chez les ïjàha.
(2) La littérature du mariage dans l'Afrique du Nord est considérable.
On nous excusera de ne pas nous y être référés à chaque instant, ce qui eût
allong-é considérablement notre travail. Nous donnons seulement ci-dessous
quelques indications bibliographiques qui n'ont en rien la prétention d'être
complètes. — Pour le Maroc, Léon l'Africain, in Ramusio, I, fol. 41, A, B ;
Diego de Torrès, « Histoire des Chérifs », p. 263 ; Mouette, « Relation de
captivité », p. 1 19 ; Simon Ockley, « Relation desÉtalsdeFez etdu Maroc »,
p. 118 ; Quedenfeldt, « Div. et rép. des Berb. », p. 86 ; id., «Br. d. Mar. »,
in « Ausl. », 1890, p. 718 ; E. de Amicis, « Marocco », p. 34 et grav. de la
p. 41 ; Meakin, « The Moors ». p. 362; de Ségonzac, « Voy. au Maroc »,
p. 150 ; Mouliéras, « Maroc Inconnu », I, p. 67 ; II , p. 494 ; le même, « Tribu
antimusuhnane », in « Bull. Soc. Géog. Oran », 1904, p. 274 ; Salmon,
« Tribu marocaine », in « Archives marocaines », I, p. 207 ; le même,
Digitized by
Google
332 MARIAGE CHKZ LES REHAMNA
Lorsque Ton est bien résolu, le père du futur vient avec des
amis visiter le père de la future ; il amène un mouton avec lui.
On discute les conditions du mariage : la dot est assez élevée
généralement; elle s'élève facilement jusqu'à quarante douros
et une corbeille composée, le plus souvent, d'une ceinture en
soie, de cinq paires de « chrâbil », cinq paires de « rihiya »,
deux foulards en soie, un izâr et une mansoùriya ; de plus le
fiancé fournil trois moutons. De son côté, le père de la fille,
donne à celle-ci un trousseau composé habituellement
comme suit : deux hâïk, un vieux et un neuf, une ceinture
en laine, ime « guerba » (outre), un « mehrez » (mortier),
une « gtîfa » (tapis), une « setla » (tasse en (uiivre ave(* anse,
en Algérie « merdjen »), des « mezoued » (peaux de mouton
tannées, pour mettre des provisions), un « tbek » (grand plat
« Mariag-es à Tanger », eod. loc, p. 273 ; Aubin (Descos), « Maroc d'aujour-
d'hui », p. 322. Le travail de Salmon est le plus complet. — Pour l'Algérie,
Gaudefroy-Demombynes, « Les cérémonies du mariage chez les indigènes
de TAlgérie » : c'est de beaucoup le meilleur travail ; citons un peu au
hasard, la bibliographie de ce sujet étant extrêmement abondante :
Shaw, « Voy. dans plus. prov. de la Barbarie », I, p. 393; Hanoleau et
Letourneux, « Kabylie », II, 2l3seq.; Féraud, in « Rev. Afr. », XlPann.,
n** 67, janv. 1868, p. 52; le même, « Gigelli », p. 40 ; Mornand, « Vie
arabe », p. 56; Bonnafont, «Pérégrinations en Algérie », p. 174;
Largeau, « Le Pays de Rirha », p. 235 ; le même, « Le Sahara algérien »,
p. 104, p. 225; Villot, « Mœurs, coût, et instit. desind. del'Alg. »,p. 98;
Zenâgui, « Récit tlemcénien », in « Journ. Asiat. », X® sér., t. IV, juill.-
août 1904, p. 73. — Pour la Tunisie et la Tripolitaine : Daubeil, « Tunisie »,
p. 221 ; Ménouillard, « Un Mariage dans le Sud Tunisien », in « Revue
Tunisienne », n® 36, oct. 1902, p. 372 ; le même, « Une noce à Zarzis »,
in « Rev. Tun. », janvier 1905, p. 3 ; Robert, « l'Arabe tel qu'il est »,
p. 136; Anonyme, « La Tunisie », p. 448; de Motylinski, « Djebel
Nefousa », p. 111. — On remarquera également que dans les présentes
pages nous nous montrons très sobres d'interprétations générales ; le peu
que nous nous proposons d'en présenter viendra plus à propos, quand nous
parlerons pour la dernière fois du mariage, vers la fin de ce volume.
Digitized by
Google
MARIACîK CHKZ LES REÇAMNA 333
eu palmier).... Le collier en pièces de monnaie est donné
par le père de la fille et les autres bijoux par le mari. Avant
tout débat sur les conditions du mariage d'ailleurs, on
sacrifie le mouton amené par le père du futur ; et pendant
les accords, les femmes préparent le ta*àm. Dès que les deux
pères sont d'accord une femme pousse des zeràrît reten-
tissants : on lui donne un « guer(*h » (25 centimes de peseta)
et on fait la « fâtha », généralement sans le secours d'aucun
taleb. Le mariage est conclu, mais il n'est habituellement
(vlébré que longtemps après, souvent au bout d'une année.
La veille du jour où Ton doit mener la fiancée à son mari,
(*elui-ci se réunit avec ses amis : il nomme Tun d'eux son
vizir et ce dernier porle sur l'épaule un sabre ainsi que le
burnous du marié. Quant à ce dernier tout le monde lui dit
« sîdna », ni plus ni moins qu'au sultan lui-même (*).
L'ensemble de ses plus intimes amis est appelé « islan » (^)
elle reste des jeunes gens est dit « nâïba», c'est-à-dire les
tributaires, les corvéables: ces derniers sont les sujets du
sultan et l'islàn forme sa cour. Le matin de la célébration
du mariage, les amis du marié lui teignent les mains de
henné ; un plateau est placé devant lui et chacun y vient
mettre son oflFrande. La veille de ce jour, de son côté, la
fiancée s'est purifiée également avec* le henné ; on la fait
(1) Cet usap^e est répandu dans toute F Afrique du Nord. Voir en particulier
Gaudefroy-l)eniond)ynes, « Cérémonies du niaria«^e en Alg^érie », p. 42.
Pour le Maroc, Tauleur anonyme de la « Relation de 17:^^7 à 1737 »,
p. 219, est sans doute le premier qui ait sig-nalé celte coutume avec
précision. M. K. VoUers me fait remarquer, à propos de l'usage qui
consiste à appeler le marié « sultan », que Wetztein, dans « Z. F. Ethn. »,
V, 1872, p. 270-302, a émis l'hypothèse, adoptée depuis par la critique,
que le Cantique des Canli([ues n'est qu'un chant de noces.
(2) Je ne sais quel est ce mot. « Isli », fiancé, en berbère ?
Digitized by
Google
334 MARIACJK CHKZ LES REHAMNA : HENNE
asseoir sur un bàl et elle tend les mains en avant. Sa mère
b»s lui teint de lu^nné et quand elle a fini, essuie ses propres
mains sur les pieds de la mariée : on ne lui met pas autre-
ment de henné aux pieds. Devant elle est un plateau où les
invités déposent une petite offrande : le fiancé \ient le
premier pour y déposer la sienne. Mais naturellement il ne voit
pas sa fianrée, qui est couverte de voiles. Cette cérémonie du
henné, tant pour le fiancé que pour la fiancée, est usitée dans
toute l'Afrique du Nord et comporte souvent des variantes
compliquées (*). On considère cela comme une purification et
tel est, en effet, chez les primitifs, le sens du rite qui consiste
à se barbouiller de boue ou de couleur ; ils imaginent qu'en
lavant ensuite cet enduit ou en le laissant disparaître peu à
peu, comme c'est le cas ici, ils éliminent en môme temps de
leur corps les influences mauvaises qui pourraient s'y être
attachées ^-). Ainsi s'expliquerait la vogue extraordinaire
dont jouit le henné. On sait que les feuilles de celle
plante {Lairsonia imrmiSj L, en arabe « henna w), réduites
en poudre très fine qu'on humecte d'eau, sont appliquées
sur les ongles, les doigts, souvent la main entière, ainsi que
sur les pieds. On s'en sert aussi pour teindre les cheveux en
blond : l'addition d'indigo fait passer la couleur au noir,
l'addition de brou de noix la fait devenir brune (•'^). Les
livres de « 'adab » musulman ne tarissent pas sur les
mérites du henné, et les Musulmans, pour des raisons
(1) Cf (laudefroy-Demombynes, op. laud., p. 77 et les autres sources que
avons citves, p. 331, n. 2.
(2) Cpr Lan^:, « Mjllies, cultes et relierions », p. 263 et les références
données dans ce passaj^e.
(3; * La «i^uérison en une heure >*, par Razès, trad. Gui{j;ue , p. 14,
n. 4.
Digitized by
Google
« DUCTIO UXORIS » 335
d'assonnance, accouplent fréquemment dans les dictons
c( henna » et « djenna » (paradis) (i).
Le jour de la diœlio uxorls étant arrivé, celle-ci a lieu à la
tombée de la nuit; si la maison conjugale est éloignée, la
fiancée s'y rend sur un chameau, et part de chez elle de
façon à arriver chez le mari à la nuit. Si les deux habitations
sont proches, la fiancée monte sur une jument et ne se rend
pas chez son fiancé avant la fin du jour. C'est le vizir qui la
fait monter sur sa bête et qui conduit celle-ci au son des you-
yous ou (( zerârit w et au milieu des cavaliers caracolant et
tirant des coups de feu. La fiancée est voilée, comme toujours,
et porte un izûr, mais, selon une coutume constante, pas de
ceinture : en tous pays, la ceinture dénouée est le signe
de l'entrée dans la vie conjugale (^). Quand elle arrive
à la maison conjugale, les femmes la reçoivent en dan-
sant; elle entre à cheval dans l'habitation, le vizir l'aide
à descendre, la fait asseoir, et dans l'izâr étendu devant elle
elle verse l'orge qu'y vient manger sa monture. Autour de
la fian(*ée sont des plats contenant du blé, de la semoule, du
beurre, des dattes, mais pas de miel : le miel, sauf certains
ciis spéciaux, est souvent chez les Musulmans et spécia-
lement chez les Marocains, considéré comme étant de
mauvais augure et même si, durant la noce, on en fait
circuler, on évite qu'il passe sous les yeux de la jeune
mariée. La fiancée boit ensuite un peu de lait et passe le vase
à Tassistance, pour que tout le monde boive après elle. Ses
parents crient: aPeif Allah lillâh », demandant ainsi l'hospi-
(1) Marçais, « Dialecte de Tleincen », p. 294, n. 2. — On peut voir sur
le « khidâb », ou teinture au henné, entre autres livres de «'adab»,
^Abdeirahmdn es ^afoùrî, « Nozhat el madjûlis », p. 60-61, et Radî-d-dîn
Abou Nas?r, « Makârim el Akhlâk », p. 2*5-26.
(2) Solvere zonam, pour dire entrer dans la vie conjugale.
Digitized by
Google
336 CEREMONIES DU MARIAGE
talilé aux parents du mari, qui répondent parla formule
consacrée : « Marhaba, marhaba».... On remarquera que,
dans tout cela, il n'y a aucun simulacre de rapt.
Plusieurs jours avant le mariage, le fiancé cesse de voir
ses parents ; on lui bûlit contre la « kheïma » paternelle une
petite nouàla qui est, en réalité, (*omme une chambre ajoutée
à la tente et qui communique avec* celle-ci. Le fiancé se
tient constamment dans cette petite nouâla pour ne pas
apercevoir son père et sa mère ; lorsque la fiancée arrive, il
se retire à l'écart; il n'assiste pas aux cérémonies de
l'arrivée ; quand celles-ci sont terminées, il vient à son tour
a(*(*ompagné d'hommes et de femmes qui dansent, les
femmes devant et les hommes derrière. A ce moment le
vizir l'introduit dans la petite nouâla où sa fiancée se trouve
seule. Dès que le mariage est consommé, il prévient le vizir
et ses amis, qui tirent aussitôt des salves de coups de fusil; il
remet au vizir la chemise sanglante : celui-ci danse avec et la
montre à tout le monde, aux hommes comme aux femmes et
môme souvent la promène jusque dans la mosquée du douâr,
qui n'est elle-même qu'une tente autour de laquelle sont les
nouûla des tolba.
Le lendemain matin^ le mari donne à sa jeune femme
un riûl (pièce de cent sous maro(*aine) : il semble impossible
qu'on puisse interpréter ce cadeau comme un substitut du
prix de vente de la femme, puisque celui-ci a déjà été
versé par le mari (i). Les sept jours qui suivent sont sept
jours de réjouissance, prin(*ipalement les trois premiers,
pendant lesquels on fait de nombreuses fantasias. Le
lendemain du mariage, le vizir se met à exercer sa charge
(1) Cependant voy. (laiulefroy-Denionihynes, « Cér. mai*. Alg*. »,
p. 10 et la référence à Wellhausen.
Digitized by
Google
CEREMONIES DU MARIAGE : TAOUÇA 337
burlesque : il singe le caïd de la tribu, les invités viennent
lui soumettre des diiférends imaginaires, il prononce des
condamnations, particulièrement des amendes à payer au
fiancé; il y a des marchés ridicules, on vend un œuf cinq
sous, un poulet quarante sous, prix exorbitants chez les
Rehâmna et les invités payent ces différentes sommes, à
titre d'offrande au fiancé. Ce genre d'offrande est môme
obligatoire pour tous les invités qui luttent de générosité :
c'est ce qu'on appelle le « brâz ». Plus tard, lorsqu'à son tour
il sera invité à un mariage, le marié sera tenu de rendre un
cadeau équivalent à celui qu'il a reçu de son invité
d'aujourd'hui. La somme ainsi donnée en cadeau est consi-
dérée comme une véritable dette : c'est la « tâoûça »
algérienne, appelée ejicore « kenboùch » (i). Cette tûeûça est
en Algérie une véritable institution de prévoyance; celui
qui fait un mariage escompte les tAoùça des assistants et
comme il sait ce qu'en pareille occasion, lui ou son père, ont
eux-môme donné, il peut calculer à peu près la somme qu'il
récoltera et organiser sa fôte en conséquence. Souvent, dans
la Petite Kabylie, par exemple, un drap ou un foulard est
étendu par terre et chacun y jette son offrande; un a berrûh »,
ou crieur, proclame à tous les échos le montant de la somme
et le nom du donateur pendant qu' un taleb accroupi à côté
inscrit sur une liste le nom et le chiffre criés. Cette liste
est destinée à faire foi; en Algérie, en effet, il est d'usage
que celui qui est invité rende plus qu'il n'a reçu, et
le désir de paraître généreux pousse certains invités, à
donner parfois le double ou le triple de ce qu'ils ont jadis
reçu. Mais si l'on veut briser les bonnes relations qu'on
(1) Appelée encore « helloûl », dans la petite Kabylie (Sicard, « Taki-
tount »), Cf suprà, p. 264,
22
Digitized by
Google
338 CEREMONIES DU MARIAGE
avait, ou indiquer qu'on ne ressent plus qu'une amitié très
modérée pour son hôte^ on se contente de donner exactement
la somme que l'on a reçue. En aucun cas on ne peut donner
moins, cette somme est juridiquement due et la jurispru-
dence algérienne a, paraît- il, été jusqu'à reconnaître ce
genre de dette (^). La tâoûça a lieu , non seulement pour les
mariages, mais aussi pour d'autres fêtes ; celui qui a donné
de nombreuses et généreuses tâoûça a ainsi, dans les mauvais
jours, la possibilité de se tirer d'affaires en donnant une
grande fête, où affluent les restitutions et dont il lui reste
toujours quelques bénéfices. Il y a même quelquefois des abus
et l'administration algérienne, pour les faire cesser, avait
voulu, à une époque, réglementer la tâoûça et en faire faire
la perception par le receveur des contributions : heureu-
sement ce projet, fruit d'un amour excessif de la réglemen-
tation, n'eut pas de suite (^).
Ce même jour, la jeune mariée fait son herkoûs, se
parfume de senteurs violentes, « senbel » ou nard
celtique (^), « kronfel », ou clou de girofle, safran et une
plante nommée « tara », que je ne sais pas identifier.
Pendant les sept jours de la noce, la femme reste sans
ceinture, elle ne recommence à la porter que le septième
jour. Pendant ces sept jours le mari ne voit pas ses
parents; la fiancée voit sa mère dès le lendemain du
mariage , mais elle reste une année sans voir son père :
cependant, lorsque celui-ci a besoin de la revoir, il s'y risque,
mais seulement trois ou quatre mois après.
(1) Cpr Hugonnet, « Souvenirs d'un chef de bureau arabe », p. 32-33 ;
Robert, « Arabe tel qu'il est », p. 175.
(2) Archives administratives.
(3) Ainsi identifiée par Rajnaud, «Hygiène et Médecine au Maroc »,
p. 169, n9 68.
Digitized by
Google
ACCOUCHEMENTS 339
Lorsqu'un homme meurt, il est usuel que son frère, s'il
n'est pas marié, épouse sa veuve. Gela est considéré comme
une manière de tutelle pour les enfants qui, sans cela,
pourraient tomber sous l'autorité d'un parâtre plus ou moins
dur pour eux. De môme, lorsqu'une femme meurt, on
épouse souvent sa sœur, pour que les enfants soient élevés
par leur tante ; mais cet usage n'est pas si constant que celui
qui consiste à épouser la veuve d'un frère ; c'est une question
de savoir si cette dernière coutume se rattache au lévirat du
Deutéronome, toujours pratiqué par les juifs du Maroc. Il
est, du reste, fort bien admis, en général, chez les
Musulmans du Maroc, que la veuve refuse d'épouser son
beau-frère, sans qu'on la blâme. Un usage fort répandu
aussi, est d'épouser sa cousine germaine j on estime
qu'un cousin qui demande sa cousine ne peut éprouver
un refus (*).
•
Dès que la femme ressent les douleurs de Tenfantement,
on appelle la « gàbla » ou accoucheuse ; si l'accouchement
est difficile, on lave l'orteil droit du mari et on fait boire
à la patiente l'eau qui a servi à ce lavage. Cette coutume
bizarre se retrouve aussi en Algérie. Je n'ai rien observé qui
rappelle de près ou de loin la couvade. On enterre la délivre
dans un endroit qui, autant que possible, est tenu secret,
parce qu'elle poun'ait servir à de redoutables opérations
magiques : si on en fait manger à quelqu'un, celui qui en
mange conçoit, dit-on, une haine violente contre l'accouchée.
(1) Cf Fischer, « Worlton im Marokkanisclien », dans « Milth. Orient.
Sem. Berlin », lahrg. II, 1899, Ablh. II, p. 282 et les nombreuses
références données.
Digitized by
Google
340 NAISSANCE
Cet usage de cacher ou d'enterrer la délivTe est, on le sait,
universel; il y a là, sans doute, de grandes analogies avec
la coutume qui consiste à enterrer soignensemenl les
rognures d'ongles, et dont nous avons parlé plus haut (*). On
habille l'enfant d'un rectangle allongé de drap, dans le
milieu duquel on perce un trou, par où passe la tôle du
petit être : c'est la a mokhrâga ». Au bout de trois jours
on lui enlève ce vêlement, mais on la laisse toujours
auprès de lui, tant qu'il est tout jeune ; c'est une sorte de
talisman : il porte bonheur à l'enfant. Peut-être cette
coutume se rapporte- t-elle anx superstitions des sauvages
qui, croyant que Tâme de l'enfant n'est pas encore bien
accoutumée à son corps et peut en sortir, placent près
de celui-ci un objet ayant été en rapport intime avec lui,
pour que l'âme, si elle s'échappe dans un moment de
frayeur, aille se loger dans cet objet, d'où on la fait ensuite
repasser dans le corps de l'enfant (-). Quand on lui a enlevé
la « mokhrâga », on le revêt d'une petite chemise et on le
roule dans ses langes,
La naissance d'un garçon est toujours accueillie avec plus
de joie que celle d'une fille; la première est saluée par des
you-you répétés, au lieu que pour une fille, on s'abstient de
ces manifestations de joie. En beaucoup d'endroits du Maroc
et de l'Algérie, on pousse trois you-you poui' un garçon et
un seulement pour une fille. Cependant, un proverbe arabe
dit : (( LU ibekker belbent ibekker bel bekht », c'est-à-dire :
(( Celui qui commence (à avoir des enfanls) par une fille,
commence avec la chance ». Mais c'est plutôt un proverbe
(1) Cf Frazer, « Ciolden Bough », I, p. 53 ; Irad. franc. ,1, p. 55. —
Voy. supra, p. 99.
(2) Cf Frazer, « Golden Boiigh », I, p. 279 ; trad. Stiébel et Toutain,
I, p. 197 et les références données.
Digitized by
Google
IMPOSITION DU NOM 341
de consolation et tont musulman souhaite de commencer par
un garçon. Que ce soit Tun ou l'autre, au bout de sept jours
a lieu la fête de l'imposition du nom (« tesmiya ))). Ce jour là
on tue un mouton, c'est la victime appelée « *akîka » ; on
range quelques bâtons par terre, à chacun desquels est
attribué un nom. On pose dessus le couteau qui doit servir
au sacrifice du mouton et quelqu'un, les yeux bandés,
choisit un des morceux de bois. Alors un des assistants,
mais non le père, prend le couteau, le met sur le cou du
mouton et l'égorgé en disant : « El Mahjoùb, semmînâk
flân », c'est-à-dire : « ô le protégé, nous te nommons un
tel ». On remarquera que chez tous les peuples de la terre,
c'est une habitude des plus répandues que de confier au sort,
par un procédé ou par un autre, le choix du nom de
l'enfant (i).
La peau du mouton est donnée à l'accoucheuse ; chez les
Chiâdina, on donne à l'accoucheuse les boyaux et la tête. En
Algérie, au moins dans la province d'Oran, la viande de la
bête tuée en cette occasion, ne peut pas être grillée, cela
porterait malheur à l'enfant, et on donne à l'accoucheuse les
boyaux et l'épaule droite. Dans beaucoup de villes maro-
caines, à Mogador, par exemple, on donne à l'accoucheuse,
lors de la cérémonie du septième jour, la peau, la tête et les
tripes du mouton tué. En outre, plus tard, à chaque grande
fête musulmane, on lui donne l'épaule droite de la victime
qu'on a égorgée. Les sages-femmes musulmanes reçoivent
ainsi des quantités de viande, dont elles font du a khelîâ »,
c'est-à-dire de la viande marinée et séchée. C'est que, chez
(1) CfTylor, « Civil, primitive», II, p. 552 seq. Sur rimposition du
nom chez les Musulmans, cpr Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 513 ;
Garcin de Tassy, « Mém. sur les noms propres », p. 23 ; Aubin, « Maroc
d'aujourd'hui », p. 327.
Digitized by
Google
342 LE NOM
les Musulmans, racrourheuse, comme le fossoyeur et le
tûleb travaillent « fî sabîl AUfth », c'esl-à-dire « pour la gloire
de Dieu », sans avoir droit à aucun salaire. Dans Torthodoxie
musulmane, rac(*ouchcuse, de môme que celui qui a
égorgé la victime dans la cérémonie du septième jour, ne
peuvent même pas re(*evoir une partie de la bote sacrifiée,
celle-ci ne pouvant en aucune façon servir de salaire, car, de
môme que la victime sacrifiée à la fôte du « âïd el kebir »,
elle est en dehors des choses vendables et achetables ; cette
môme \dctime ne doit môme pas servir à un banqu(»t, elle
doit ôtre employée en aumônes et le père de Tenfont n endoit
pas manger (*). Dans la pratique, il en est différemment, et
Taccoucheuse est généralement, sous formes de cadeaux,
l'objet de largesses de la part de ceux qui Pont employée.
En tout cas, le sacrifice d'une victime le septième jour de la
naissance est considéré comme obligatoire et il n'est pas de
moyen auquel n'ait recours celui qui est pauvre pour
pouvoir tuer ce jour-là.
On sait l'importance extrême que les peuples primitifs
attachent au choix du nom. Cette importance est également
très grande chez les musulmans et on aime à donner des
noms de bon augure; le meilleur est naturellement
Mohammed et pour pouvoir assurer à un grand nombre
d'individus le bénéfice de l'heureuse influence qu'il doit
exercer sur la destinée de ceux qui le portent, on s'est
ingénié à tirer de la racine h m d, dont il dérive, ainsi que
ce 'Ahmed », une foule de variantes : Hammou, Hammoùd,
yamdoûch, Hmaïdouch, Hammâmoûch, ^amdi, Hamdàch,
etc.... De même, pour les femmes, de Fâlima, on a tiré :
Ftoûma, Fûtma, Fâdna, Tûmo, Tilem, Ftâtem... et de
(1) Voy. Ibn el Hâdjdj, « Madkhal », III, p. 34.
Digitized by
Google
LE NOM 343
Khadîdja, Khadoûja, Kheddoûja, Khdiouej, Khdâdîj... Un
musulman^ quel qu'il soit, est toujours flatté de s'entendre
appeler Sîdi Mohammed, ou Sîdi ^Abdallah (*). On appelle
souvent celui qui naît le vendredi, Boudjem*a et celui qui
naît le jour de la fête, Belâïd. Celui qui naît coiffé, reçoit le
nom de Mahjoùb et celui qui naît sans lobe de Toreille, le
nom de Mîçoùm ; on peut, du reste, s'appeler Mîçoûm et
n'avoir pas cette conformation physique, mais il est courant
de nommer de ce nom (*elui qui naît ainsi constitué.
S'il naît deux jumeaux, on les appelle généralement
Haçan et Hocéïn ou, si ce sont deux filles, Fûtima et
Khadîdja; s'il y a un garçon et une fille, on choisit le
plus souvent Haçan et Fâtima. La naissance de deux
jumeaux, au rebours de ce qui se passe chez certains
primitifs, où elle est regardée comme un malheur (^), est
considérée chez nos musulmans comme un heureux
présage. Au contraire, la naissance de trois jumeaux est de
mauvais augure ; il en est de môme chez les animaux, et si
une chèvre ou une brebis a trois petits, on en tue un pour
conjurer le sort.
Le respect qu'on ac(îorde aux enfants se traduit souvent
par les noms dont on les appelle ; nous avons déjà signalé
l'habitude d'appeler sîdi de tout jeunes enfants; l'euphé-
misme c( mlâïka w , ou « anges w, est souvent employé aussK'^).
Les nouveau-nés sont également appelés « mahjoûb», jusqu'à
quarante jours environ, ainsi que nous venons de le voir
dans la formule de l'imposition du nom, et il ne faut pas
confondre cette appellation avec le prénom de « Mahjoûb »,
(1) Cf Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 437 et n.
(2) Voy. à ce sujet Lubbok, « Orig. de la civ. », p. 28 seq.
(li) Cf Marçais, « Dialecte de Tlemcen », I, 110 et la référence à
Fischer.
Digitized by
Google
344 IMI>ORTANCK DU NOM
qu'on donne, comme nous l'avons dit, à ceux qui sont nés
coiffés et qu'ils gardent naturellement toute leur vie; mais
dans les deux cas, (*'est im mot de bon augure ; on sait que
chez nous « être né coiffé », est synonyme d' « avoir de la
chan(*e » ; il s'agit là d'une croyan(*e universelle et dont
l'origine est évidente.
L'étude des sauvages a démontré d'une façon définitive
aux ethnograplies modernes, que chez les peuples primitifs
le nom est, en quelque sorte, identifié à l'âme et comme la
crainte de voir celle-ci abandonner le corps domine les actes
du sauvage en mainte circonstance, il s'ensuit qu'il ne
prononce les noms qu'avec d'extrômes ménagements, de
peur de voir une âme quitter son corps ; il craint également
de livrer son nom à un étranger, car celui-ci possédant ainsi
cette sorte de double de l'âme, pourrait se livrer avec* lui à
des pratiques de magie sympathique, susceptibles de nuire à
son propriétaire (0. De là, l'extrême répugnance du
primitif de tous les pays à dire son nom ; celte répugnanc^e
est frappante chez nos musulmans et en particulier chez les
Marocains. Aussi lorsqu'on veut demander son nom à
quelqu'un, est-il obligatoire, sous peine de passer pour un
homme mal élevé ou de ne pas obtenir de réponse, d'user
de périphrase polie : « Ki semmâk AUâh? )> lui dit-on.
(( Comment Dieu t'a-t-il nommé? » On comprend que,
conformément à toutes ces croyances, les enfants soient
particulièrement appelés de vocables euphémiques, car ils
sont des êtres faibles et ont besoin plus que d'autres d'être
protégés contre toutes les mauvaises influences (*). C'est
pour des raisons analogues que l'on craint chez beaucoup
(1) Voy. siir tout cela Frazer, « Golden Boiigh », I, p. 403 ; trad.
franc., I, p. 331 seq. Cpr. Sn. Hurgronje, «Mekka», II, p. 122.
Digitized by
Google
IMPORTANCE DU NOM 345
de sauvages de prononcer le nom des morts ; celte crainte
prolongée et transformée chez les peuples civilisés a
provoqué peut-être et sûrement fortifié Thabitude de ne pas
prononcer le nom d'un mort sans le faire suivre d'une
formule déprécatoire ; il n'en est pas autrement, à ce
sujet, chez les musulmans que chez nous (^). La grande
importance qu'attachent les indigènes de l'Afrique du
Nord à tout ce qui concerne le nom a été bien mise en
évidence en Algérie, lorsqu'il s'est agi, au cours de
rappli(*ation de la loi de 1882 sur Téta t-civil, de régulariser
leur système onomastique. Il y eut, dans certaines régions,
un commencement de rébellion : à Zemmora, pour citer un
exemple, des musulmans avaient répandu le bruit que tous
ceux qui se laissaient imposer par le commissaire un
nouveau nom patronymique mouraient dans Tannée. On
allait répétant l'histoire d'un indigène qui, ayant eu son
nom changé, était mort peu de temps après, et vraiment il
n'élait pas bien difficile de trouver de pareils cas. Cet
indigène avait été enterré à la zaouia de Sidi Mohammed
ben *Aouda : on racontait qu'on l'avait exhumé et qu'il
avait été trouvé coiflfé d'un chapeau haut de forme, symbole
humiliant des mécréants. Le Préfet d'Oran dut se rendre
sur les lieux et parla avec énergie aux djenuVa assemblées:
leur foule murmura, mais force resta à la loi (•^),
Tous les primitifs craignent beaucoup, nous venons de le
(1) Sur le respect du nom des enfants, cf Frazer, « Golden Boun^h >\ I,
p. 408 ; trad. franc., I, p. 3î^5.
(2) Cf encore Frazer, op. laud., I, p. 521 ; trad. franc., p. 350 seq.
(3) Ce curieux incident nous a été raconté par M. Venisse, actuellement
administrateur de commune mixte, détaché à la sous-préfecture de
Tlemcen.
Digitized by
Google
346 PROTECTION DES ENFANTS; SORCIÈRES
dire, les influences malignes , d'origine magique, qui
peuvent assaillir les enfanls el on a recueilli, à ce sujet,
d'innombrables superstitions. Des peuples avancés en ci\âli-
sation, comme les Égyptiens, avaient pour conjurer ces
influences d'innombrables formules et rituels (0. Chez
les Rehâmna, on évite avec le
plus grand soin de laisser aperce-
voir les enfanls aux femmes qui
sont réputées pour être sorcières ;
car il y a encore nombre de ces
malheureuses chez les Marocains.
On raconte d'elles qu'elles portent
entre leurs épaules, sous leurs
habits, un nouet d'étoffe, dans
lequel se trouve du sang d'homme
assassiné, de la poudre d'os de
morts et autres substances malé-
fiques. Tout enfant sur qui elles
attachent leur regard, meurt
avant la puberté; il en est de
même pour tous les jeunes ani-
maux qu'elles poursuivent de
leur influence néfaste, poulains,
FiG. m. — Une kQsvy,êiya ûnous, chamclous, etc... Quand
des Rehâmna . , , _ ,
iciickéde'rauuur) 1» c( soliliûra », la sorcière, a
regardé un enfant, il se met
aussitôt à pleurer; on le mène de suite chez la a kowwàya »
(brûleuse), sorte de contre-sorcière qui, avec un petite tige
de palmier nain, lui applique le feu sur le dos et sur le
(1) Voy. à ce sujet Maspéro, iii « Journal des Débats », 25 juin
1902.
Digitized by
Google
FECONDITE 347
ventre et lui fait, en outre, prendre un remède (^). Les mères
craignent surtout la « tab'a », mauvais génie qui poursuit
l'humanité de sa haine, dépeuple les maisons et cause mille
malheui's, mais en particulier s'acharne après les enftmts.
La (( tâb*a », cause souvent la mort de tous les enfanls d'un
individu les uns après les autres, jusqu'à ce que (*e malheu-
reux parvienne enfin à rompre (c'est le terme employé
en arabe), cette série de désastres en allant sacrifier au
tombeau de quelque marabout (-) : il doit avoir bien soin, en
tuant sa victime, s'il la lue lui-même, de s'appuyer contre
le mur du marabout, sans doute pour mieux se mettre en
parfaite communication avec lui.
Une mère, dont les enfants meurent les uns après les
autres, ou qui est stérile, emprunte la ceinture d'une femme
féconde et dont les enfants sont vigoureux, et porte cette
ceinture sur elle ; ce rite vulgaire de magie sympathique est
d'ailleurs très répandu dans le Magrib('^). De môme, on évite
avec soin de toucher la ceinture d'une femme stérile et si on
demandait à la lui emprunter, elle se ferait elle-même un
scrupule de la prêter à une mère de famille. C'est dans une
croyance analogue qu'à Fez, lors des mariages, il est
d'usage d'emprunter pour la mariée des bijoux et des eifets
(1) Sur les contre-sorciei*s, voy. Wellhausen, « Reste d. ar. Heid. »,
p, 160. Les premiers médecins n'étaient que des conlre-sorciers.
(2) Sur la « tâb*a », sa légende, les moyens de la rompre, on peut voir
Soyoûtî, « Er-Rahmat », p. 203-209.
(3) « Les Djebaliens ne portent leur burnous que le jour de leur
mariage. Chaque hameau a son burnous de noces: il sert à tous ceux qui se
marient et il se trouve en dépôt chez un notable de l'endroit ». (MoiUiéras,
« Maroc Inconnu », II, p. 495-496). N'y aurait-il pas là l'exemple d'une
influence bienfaisante exercée par un manteau, que son usage rend plus ou
moins un porte bonheur? Cpr Basset, « Nédroma et les Traras », p. 20 et
la référence à Gaudefroy-Demombynes donnée dans ce passage.
Digitized by
Google
348 RITES DE LA « 'AKIÇA »
do prix aux ménages paisibles et heureux : il on est ainsi à
Tlemcen ; à Oran, il est d'usage pour les nouveaux époux de
demander aux couples anciens et heureux une lasse de lait
ou une tasse d'eau.
Le quatrième jour après la naissance, chez les Rehûmna,
on rase les cheveux de Tenfant ; au Maroc cette cérémonie se
fait de préférence le quarantième jour, mais bien souvent il
n'y a pas de date très fixe ; il en est ainsi dans tout le Magrib,
toutefois il arrive assez souvent, et on nous a cité ce cas
aux environs de Mogador, que la première coupe de cheveux
est faite le septième jour en môme temps que l'imposition du
nom. En tout cas, bien que cette dernière date soit plutôt
exceptionnelle, il est remarquable que l'orthodoxie musul-
mane considère que c'est la seule qui soit légale (*). Le
sacrifice d'une victime, l'imposition du nom et la coupe des
cheveux sont pour elle une seule et même cérémonie. Le
musulman a ce jour-là sept obligations : nommer son fils,
couper les cheveux du nouveau-né, faire une aumône de la
valeur du poids de ces cheveux en argent ou en or, selon
que ses moyens le lui permettent, sacrifier une victime dite
(i akîka » (2), enduire la tôte de l'enfant avec du safran, le
circoncire, et enfin distribuer à ses voisins les morceaux de
la victime sacrifiée (^). Tous ces rites, sans exception, sont
des rites de purification CO : un hadit rapporte que 'Abou
(1) Cf Van den Berg, « Droit musulman », p. 161 el n. 2.
(2) Sur rétjmologie de ce nom, voy. Marçais, « Dialecte de Tlemcen »,
p. 278, n. 3 et les références qu'il donne.
(3) Ibn el Çâdjdj, loc. cit.; Radî d dîn Abou Nasr, « Makàrira el
Akhlàk », p. 73, in med.
(4) Les Kal)yles, le jour de l'imposition du nom, barbouillent la tête de
Tenfant avec le sang de la victime égorgée (Hanoleau et Letourneux,
« Kabylie », t. II, p. 210-211). Ce barl)ouillage est le rite sauvage de la
purification par excellence. Cf Lang, « Mythes, cultes et religions», p. 263.
Digitized by
Google
PREMIÈRE COUPE DES CHEVEUX 349
'Abdallah ayant été interrogé sur la signification de la coupe
des cheveuXj répondit : « C'est pour le purifier des souillures
provenant des entrailles de sa mère » (^). L'ethnographie
comparée^ en nous révélant Texistence de cette cérémonie
chez les peuples les plus divers , nous apprend que, par
la coupe des cheveux, on croit écarter les mauvaises
influences (2).
Toutefois, la tète de Tenfant n'est pas entièrement rasée;
FiG. 87. — Groupe creiifanUs chez les Reljûmna
[Cliehé de l'auteur)
on lui laisse une ou plusieurs touffes de cheveux sur la
(1) Radî d dîn, loc. cit.
(2) Cf Frazer, « Golden Bough », I, p. 387 ; trad. franc., I, p. 314 et
les références données. — CprGoldziher, «Sacrifice de la chevelure chez les
Arabes », in « Rev. Hist. Rel. », t. XIV, p. 59 ; Morand, « Ril«s de la
chev. en Alg. », in « Revue Afr. », 1905, n^ 257, p. 237 seq. — Pour la
coupe des cheveux dans les prières pour la pluie, Frazer, op. laud.,
I, p. 378; trad. franc., I, p. 305.
Digitized by
Google
350 COIFFURE DES ENFANTS
lêle (*), disposées de différentes façons, suivant le saint
patron sous la proleetion duquel on entend placer Tenfant.
Ceux qui sont voués à Sîdi bel *Abbès. portent une ligne de
cheveux sur le milieu de la lèle et une pelile touffe ou
« guêrn », à droite; ceux qui se consacrent à Sîdi Ralihàl,
portent une ligne au milieu et une touffe de chaque côté ;
ceux qui sont sous le patronage de
^Moùlaye Brahîm (au S. dWmismiz
dans TAtlas), portent un toupet,
deux «nouàder» ou mèches sur les
tempes et une touffe sur la nuque :
ceux qui se réclament de Moùlaye
'Abdallah ben Sa'îd (près de Tames-
loht), une tresse du côté gauche ;
ceux qui sont sous la protection de
Sidi 'Ali ben Brahîm (Tadla), une
rangée de cheveux devant le front
et une pelile tresse à droite, etc....
Telles sont les consécrations les
plus usitées chez les Rehâmna.
FiG. 88 - Coiffure r^ . souvout daus les petites tresses
(1 un enfant rahmani, ^^
en riionneup aiusi formécs sur la tète des enfants,
de Sîdi 'Ali ben Brahîm • i . i , i- , • i
.Cliché rie raute^r) ^ïi uiclut des talisuiaus écrits, des
coquillages (cauris), ou de la terre
d'un marabout enfermée dans un petit nouet (-). A Tâge
de la puberté, on enlève ces différentes sortes de coiffures,
(1) Cf Frazer, op. laiul., I, p. 375; trad. franc., I, p. 302. —Celte
coutunie, si répandue au Maroc, est cependant réprouvée par l'orthodoxie.
Cf, p. ex., Takî d-dîn 'Abdelmalik, « Nozhal en nâfirîn », p. 58 (inter-
diction du « kaz* y>).
(2) Cfsuprà, p. 100.
Digitized by
Google
CIRCONCISION 351
sauf les c( nouâder » ; ceux qui en ont les gardent toute
leur vie, les laissant pousser et se confondre avec leur
barbe.
Les Rehâmna circoncisent leurs enfants entre deux et
cinq ans ; on sait que l'ûge auquel il est procédé à cette céré-
monie est extrêmement variable dans tout le Magrib : nous
avons vu que chez les Doukkàla cet âge variait de sept jours
à douze ou treize ans ; à P'ez, la circoncision se fait entre deux
et dix ans (^); à Tanger, vers huit ans (2); dans les Jbâla, entre
cinq et dix ans (^) ; aux environs de Mogador, entre deux et
quatre ans. En Algérie, c'est généralement vers sept ou
huit ans qu'on opère l'enfant ('*). Dans l'orthodoxie musul-
mane, il est recommandé de pratiquer la circoncision le jour
môme de la « *akîka », c'est-à-dire une semaine après la
naissance ('^). C'est le barbier ou « hejjûm » qui, au Maroc,
comme en Algérie, procède à cette opération; mais ici, il ne
se sertjamais de ciseaux, il n'emploie qu'un couteau. Nulle
part, au Maroc, pas plus qu'en Algérie, on ne nous a signalé
l'usage d'un couteau de pierre pour la circoncision ; il en
était cependant jadis ainsi à Alger, si l'on en croit le P.
Dan(^>). On sait que l'usage de couteaux en pierre se
retrouve souvent dans les cérémonies religieuses et indique
que ces cérémonies remontent à une époque à laquelle le fer
n'était pas connu ; il n'y a aucun doute, du reste, que la
circoncision qui se retrouve chez les peuples les plus divers,
(1) Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 328.
(2) Salmon, « Tribu marocaine », in « Arch. raar. », I, p. 212-213.
(3) Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 514.
(4) Villol, « Mœurs, coût. insl. des ind. Alg, », p. 33.
(5) Ibn el gàdjdj, « Madkhal », III, p. 32,
(6) Dan, « Hist. de Barb. », p. 349. Sur l'emploi des couteaux en pierre
dans les cérémonies relijj^ieuses, on peut voir entre autres Frazer, « Golden
Bougli », I, p. 346 ; trad. fr., I, 273 et les références qu'il donne.
Digitized by
Google
352 CIRCONCISION
no soil une praliquo extrêmement ancienne. Les Rehûmna,
(lès qm^. le pivpm'e est coupé, le jettent par dessus l'épaule
et Ton m'a assuré qu'on ne l'enterrait pas au cimetière (^).
Cependant, il en est ainsi dans mainte autre région du Maroc
et dans toute T Algérie ; souvent môme on va chercher de la
terre soit dans un cimetière, soit à la limite de la tribu, et on
y enterre le prépu(*e, puis on remet la terre en place (^). Dans
tous les cas, chez les Rehâmna, comme partout, la circon-
cision est Tobjet d'une grande fôte et le sociologue ne peut
s'empô(*her de remarquer combien Téclat de cette fôte est
disproportionné à l'importance médiocre que la religion
orthodoxe donne à la circoncision. De plus, il est souvent
d'usage de (*irconcire les enfants ensemble O'^); lorsque ce
n'est pas la coutume, il est cependant d'un usage constant
que le riclie qui circoncit son fils fasse circon(*ire, en même
temps, les enfants pauvres du voisinage ; de riches person-
nages affectent môme, chaque année, une certaine somme
à des (*irconcisions ('»).
C/est une chose curieuse que les textes ortliodoxes se
montrent extrêmement brefs sur la circoncision ; le Coran
n'en parle pas, le hàdît fort peu et aucun texte canonique ne
formule de règles précises à ce sujet. Cette discrétion
contraste avec l'importance extrême qu'attachent les indi-
gènes à la circoncision; demander à quelqu'un s'il est
(1) Je serais heureux que celte information fût contrôlée.
(2) Cf Yillot, loc. cit.; Sicard, « Takitount »; Féraud, « Tournée de la
prov. de Const. », in « Revue Africaine », XII® ann., n° 67, janv. 1868,
p. 53. Sur la circoncision en Algérie, voyez encore Bonnafont,
« Pérégrinat. en Alg. », p. 187; Hanoteau et Lelourneux, « Kabylie »,
II, p. 211-212. Cpr Welhausen, «Reste», p. 174; Sn. Hurgr. «Mekka»,
II, p. 141.
(3) Cf Salmon, loc. cit.
(4) El MeiTàkchi, « Almohades », trad. Fagnan, p. 249.
Digitized by
Google
ORIGINE DE LA CIRCONCISION 353
circoncis^ est une grossière injure (*). On a vu des souverains
musulmans^ qui pour vexer les chrétiens, les obligeaient à
se faire circon(*ire P' ; Tenfant qui naît avec un prépuce très
court et comme circoncis, est considéré comme unebéné-
di(*tion CT. On cite comme une chose extraordinaire une
tribu de TEst Marocain, dans laquelle se trouveraient des
Musulmans non circoncis W. Tout cela nous montre que
nous nous trouvons en présence d'une cérémonie extrê-
mement vieille j que Tlslâm a accueillie, mais sans lui
attacher la môme importance que le Judaïsme. Quel fut le
sens primitif de cette cérémonie? On a écrit à ce sujet des
volumes. Spencer y voyait un sacrifice i-^), mais cette
hypothèse est abandonnée aujourd'hui; d'autres rapprochent
la circoncision des mutilations que s'infligent les sauvages
pour se distinguer et attirer sur eux l'attention^ principa-
lement celle du sexe féminin (^'») ; l'orthodoxie musulmane
lui donne le sens d'une purification et l'appelle môme de ce
nonij en arabe ce tahara »; la plupart des sociologues
modernes y voient un rite d'initiation. Ces deux dernières
interprétations ne sont pas contradictoires : en premier lieu,
l'analogie de la circoncision avec la coupe des cheveux, le
fait que dans les deux cas on enterre les dépouilles, tout cela
(1) Cf Weslermarck, « Human Marriage »', p. 202 et les références
données.
(2) Dozy, « Miisulm. d'Esp. », II, p. 105, et les références données.
(3) Cpr Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 25 et le passage duKilâb
el Istiksà visé.
(4) Les Zkàra, d'après Mouliéras, « Tribu antimusulmane », in « Soc.
Géog. Oran », XXYIP ann., t. XXIV, p. 273. La môme chose avait déjà
élé dite des Zkàra, dans le même périodique, par Demaeght, « Voy. d'ét.
comm. s. 1. front, maroc. », XIX*^ ann., t. XXIII, fasc. LXIX, p. 194.
(5) Spencer, Sociologie, III, p. 91.
(6) Westermarck, « Human marriage », p. 205.
23
Digitized by
Google
354 MORT
plaide en faveur de la théorie de Texpulsion du mal ; mais^
d'autre part; le fait que la cérémonie est souvent collective el
annuelle, et revient môme à époques fixes W, serait assez
caractéristique d'une épreuve d'initiation, telle que l'étude
des mœurs des sauvages modernes nous la représente v~).
Chez les Rehâmna, comme chez bien d'autres populations
de l'Afrique du Nord, les cérémonies funèbres ne sont pas
aussi développées que Ton s'attendrait à les trouver, lorsque
Ton considère le rôle important que joue le culte des morts
dans le maraboulisme. Aux derniers moments d'un
agonisant, ses proches se tiennent autour de lui et les
voisins cherchent à faire partie de l'assistance. C'est, en
effet, une croyance répandue chez nos musulmans, que
l'âme du mourant ne peut entrer en paradis, qu'après avoir
obtenu la grâce de ceux qui ont assisté à la mort. Il en est de
même lors des accouchements : on croit que l'enfant ne peut
naître qu'après avoir obtenu la grâce de tous les assistants.
Aussi, dans ces circonstances et spécialement aux derniers
(1) A l'occasion de l'anniversaire de la naissance du Prophète. Cf
Salmon, loc. cit.; Meakin, « The Moors », p. 243.
(2) Cpr Frazer, « Golden Bough », I, p. 51 ; trad. franc., I, p. 52. Ce
passage est relatif aux dents et on remarquera que la cérémonie de la première
dentition a beaucoup d'analogie avec celle qui nous occupe. Léon l'Africain,
in Ramusio, I, fol. 42, A, dit qu'à Fez il y avait une fête des premières
dents. — Hanoleau et Letourneux « Kabylie », II, p. 212, ont cru
retrouver des traces de cérémonie de l'excision des filles : l'excision est
usuelle en Orient ; les docteurs musulmans sont partagés sur le point de
savoir si elle est obligatoire (Ibn el Jlâdjdj, loc. cit.). Certaines informations
m'ont fait croire que l'infibulalion avait jadis été et était peut-être
encore sporadiquement pratiquée dans la Petite Kaby lie, mais je n'ai rien
pu recueillir de positif à cet égard, malgré un séjour prolongé dans le pays.
Digitized by
Google
LAMENTATIONS FUNEBRES 355
moments d'un mourant, cherche-t-on par tous les moyens
possibles à restreindre le nombre des assistants. Ceux-ci
sont du reste attirés, non seulement par la croyance que
nous venons de signaler, mais aussi par l'espoir d'envoyer
aux morts qui leur sont chers un message par l'intermédiaire
du mourant. On dit tout haut à l'agonisant : « Oussêl
esselAm elkhoûya». ou ce louâldi », c'est-à-dire : a Porte mon
salut à mon frère » ou « à mon père » (défunts). On
comprend que la famille du moribond cherche à le soustraire
à ces cruelles commissions.
A peine a-t-il rendu le dernier soupir, que les lamen-
tations éclatent; les femmes se mettent à hurler et à se
déchirer affreusement la figure avec leurs ongles. Il en est
ainsi chez les Rehâmna, les Doukkâla, les Serârna, les
TAdla. A Merrâkech, au contraire, il n'y a ni lamentations,
ni lacérations ; cet usage n'est pas suivi non plus chez les
Hûha, les Ghiàdma, ni les 'xAbda. Toutefois, chez les
Rehâmna, les femmes ne suivent pas le convoi funèbre et
continuent à se lamenter dans la maison du mort. Chez les
Doukkâla, les Châouia, les Tâdla, les lamentations sont
plus exagérées et les femmes viennent se déchirer la figure
jusque sur la tombe du défunt et retournent même s'y
lamenter plusieurs vendredis de suite.
Des chants funèbres, chantés le plus souvent par des
« neddâbât », pleureuses professionnelles, accompagnent les
lamentations. Cette littérature populaire est très développée
chez les Rehâmna et les Doukkâla, mais il faut avouer
qu'elle est particulièrement ardue à étudier pour les
Européens ; ces chants funèbres, du moins, ceux qui n'ont
pas de caractère littéraire accusé, sont pleins d'ellipses et
paraissent, à première vue, peu cohérents. Peut-être,
d'ailleurs, le genre comporte-t-il essentiellement ce carac-
Digitized by
Google
356 CHANTS FUNEBRES
1ère; on en jugera par les morceaux suivants qui ont été
recueillis sur place. Le premier se rapporte à la mort d'un
homme tué, au cours d'un combat, mais il faut savoir que
ces sortes de chanls funèbres se chantent très bien à
Toccasion d'une mort quelconque, sans qu'on fasse attention
si les paroles sont bien appropriées aux circonstances et
reloge d'un guerrier peut très bien être chanté à la mort
d'un homme très pacifique.
c( Viens, ô mon petit frère (3 fois). — Les chevaux sont
venus, et sont venus W. — M'attaquer jusque dans le
c( khâlfa » (2;. — Tu m'as trahie, moi qui m'étais habituée à
la compagnie ^^'^ . — Ils ont sellé leurs chevaux et dressé
leurs embûches (V. — Tes amis debout, demandaient des
renseignements (^>;. — Celte attaque eut lieu le soir. — Où
est allé le plant de clémence? l'v. — L'homme à la parole
toujours tenue, — Qui n'était jamais gôné pour offrir
rhospilalilé C'h — Que de foules l'ont quitté satisfaites ! —
Où a disparu le plant de clémence ? — Mon petit frère sous
la terre m'est caché — El le feu qu'allume sa mère est
resté (^).... »
(1) La répétition marque le grand nombre des cavaliers qui participaient
à l'attaque.
(2) Le « khâlfa y>, est la partie de la tente réservée aux femmes. C'est donc
la veuve du mort qui parle et c'est son mari qu'elle appelle son petit frère.
{}i) C'est-à-dire, la mort t'a ravi à mon affection.
(4) Ils ag-it ici des ennemis qui ont fondu sur la tribu ou le village.
(5) Les amis du défunt ont été pris au dépourvu et n'ont pu se défendre :
ils n'étaient pas préparés et en étaient encore à demander des rensei-
gnements quand les ennemis les ont surpris.
(6) Le mort était un homme noble et généreux.
(7) Littéralement « que la « gueç'a » (grand plat) n'embarrassait
jamais ».
(8) Il est mort et sa mère vil encore ; il s'agit là du feu que sa mère,
entretient sous la lente dans le « kânoûn » ou foyer.
Digitized by
Google
CHANTS FUNEBRES 357
Le suivant est plus obscur :
(( Ou mâli mâli lâlla hîna a mâli W. — ma petite fille, la
perdrix dit à la gazelle : — Allons visiter les lieux de
réunion P) — Et voir comment va le fameux tireur i^). —
S'il est au conseil ou dans sa tente. — Et la marmite de
cuivre W. — Bois, ô mon père, dans la tasse aux anses d'or.
— Le mokaddem, a cheikh er rma )>P). — Le campement est
près du jardin et la meule est haute (^). — Dâdda, petite
mère, il était fortuné dans les moissons de l'été 0). — Il
n'allait que chez ses égaux (^). — Il ne prenait (pour
femmes) que déjeunes et jolies filles CT. — Mes pieds m'ont
emmené, (c yâ mâli mâli » (i^). — Jilâli, emmène les
mulets. — Donne le bonjour à mes enfants — Et dis leur
que les saints du pays m'ont retenu ici (^i). — Là était
marqué l'endroit où devait être ma tombe i^-) ».
(1) Ces syllabes ne nous paraissent avoir aucun sens; c'est une sorte de
ritournelle.
(2) « Rsâm » : lieux où on s'est rencontré, où il y a eu des rendez-
vous, des réunions.
(3) Le défunt qui excellait au tir des armes à feu.
(4) Le sens ne nous apparaît pas.
(5) Peut-être le défunt, « chef des tireurs ».
(0) C'est une tente riche plantée près du jardin de son propriétaire ; la
hauteur de la meule de paille porte témoignage de son aisance.
(7) Ses champs lui donnaient des récoltes abondantes.
(8) n ne fréquentait que les personnages de haut rang comme lui.
(9) n s'agit des femmes qu'il épousait simultanément et successivement.
Les grands chefs se marient beaucoup.
(10) C'est maintenant le mort qui est censé parler et il va s'adresser à son
esclave Jîlàli.
(11) Ces vers montrent clairement qu'il est mort à l'étranger, proba-
blement dans une guerre.
(12) Vers propres à exciter la pitié ; c'est un grand malheur pour les
Musulmems, que de mourir loin de chez eux.
Digitized by
Google
358 CHANTS FUNEBRES
I>c chant suivant se rapporte à la mort d'une femme de
riche :
« Ah, yâ làlla », \âens! (bis). — LAlla, maîtresse de
grande lente. — Son rhal est élevé (* . — Son outre fait du
bruit dans les nuits '^ . — Ses vaches sont renommées ^\
— C'était une maîtresse généreuse, — Toujours prête à
donner le lait ^^). — De dessous les vaches ^^ ».
Voici un morceau funèbre qui se rapporte à la mort de
jeunes gens tués dans un combat :
« Yaou », nous ne nous attendions pas à votre mort, ô
jeunes gens. — Les armes sont disséminées et les
« ouarouâr » i^'^'^ sont rares. — Votre courrier est sorti le
vendredi (') (bis). — Les alliés de l'ennemi ont fondu sur
nous, — Ils ont tué cent cavaliers — El ont tué jusqu'aux
enfants ».
Le chant suivant respire la guerre ; un souffle de révolte
le traverse ; peut-être se rapporte-t-il à un incident de la
grande révolte des Rehâmna au début du règne de Moùlaye
*Abdel*azîz :
(1) Grande pile de coffres, tapis, etc., qui se trouve au milieu de la
tente arabe. Son « rhal « était élevé, c'est-à-dire qu'elle était riche.
(2) Elle bat le beurre toute la nuit, ayant une nombreuse maisonnée à
nourrir, afin que la nourriture soit prét« dès le matin.
(3) Littéralement « montrées » : on se les montre, comme des bêtes
exceptionnelles.
(4) Le lait s'offre aux hôtes et ne se vend jamais. Cf suprà, p. 135.
Vendre son lait est une indignité et les marchands de lait sont partout
méprisés dans l'Afrique du Nord.
(5) C'est-à-dire chaud.
(6) Ce mot désigne les fusils entièrement creux, c'est-à-dire se chai^eanl
par la culasse, à tir rapide, et spécialement les Martini dans cette partie du
Maroc.
(7) Le courrier qui vous annonçait : ce passage est obscur.
Digitized by
Google
CHANTS FUNEBRES 359
a 11 a écrit une lettre et me l'a envoyée W. — Moûlaye
'Abderazîz ne m'a pas donné de réponse. — Il n'y a pas de
justice à Merrâkech P) (bis). — Faites vos provisions P) (bis).
— Remontez vos brides pour les cris (de guerre) W. — Ils
ont détruit les forteresses des tribus. — Enlevez vos provi-
sions (bis). — ma fille, adieu, ô ville (^^). — Les gens de
cœur sont morts (^>). — On a dit au khalifa du Sous : Ta
poudre, ôfils CO ».
Encore un chant funèbre pour la mort d'une jeune femme
(( Omère, ô mère, que feras-tu du moment que je viens à
mourir (^). — Je trouvais toujours la tente balayée et les
enfants sages, comme si je n'étais pas absent (^). — J'ai vu
son mari (10), il s'est levé la nuit et le matin il était sur sa
tombe (^1). — Il n'y a pas de consolation, — La jeune femme
a laissé son trousseau de noces en haut du « rhal » (^2) —
(1) On peut supposer que c'est un parent du mort qui parle. Ce qui suit
est le texte de la lettre dont il est question.
(2) Sans doute il s'agit d'une affaire politique ; le mort était quelque
grand chef, victime d'une des spoliations habituelles au makhzen.
(3) C'est-à-dire préparez-vous à la guerre.
(4) C'est un appel ù la révolte.
(5) « Ma fille » est-il un vocatif pour Merrâkech ? C'est en effet de
Merrâkech qu'il s'agit. Le héros du chant funèbre quitte cette ville pour
rejoindre sa tribu et la pousser à la révolte.
(6) Sans doute il a été victime de quelque perfidie.
(7) On pousse ce personnage à se révolter.
(8) C'est la morte qui est censée parler dans ce vers.
(9) Il semblerait que c'est le mari veuf qui parle maintenant.
(10) La parole est maintenant à un troisième personnage, la suite montre
que c'est la mère de la défunte. Le mot « zmân », se prend dans le sens
d'époux, soit pour l'homme, soit pour la femme.
(11) Son mari a été visiter sa tombe dès le matin.
(12) Elle était jeune mariée et n'a pas encore eu le temps d'user son
trousseau qui est resté sur le « rhal » (voy. p. 358, n. 1).
Digitized by
Google
300 FUNÉRAILLES
R6signe-toi à sa perte, ô fils de bonne famille t^\ — Je n'ai
pas (Vautres filles comme elle, car c'était la plus noble des
femmes (^) ».
Les convois funèbres ne sont peut-être pas, dans les
campagnes, aussi assidûment suivis que dans les villes.
Dans l'Afrique du Nord, les Musulmans qui assistent à xni
enterrement se font un devoir de porter à tour de rôle le
cercueil, ce qui, selon la croyan(*e musulmane, « lave les
péch(!?s » î'i^ A Fez et à Merrakech, cependant, le cercueil
est porté par des gens qui font ce métier; à Fez, on les
appelle des « zerzAya » (portefaix) , à MerrAke(*h , on
les désigne sous le nom de « reffî\*a ». On récite parfois
dans les enterrements, comme cela se fait d'une fiiçon
plus générale en Algérie, des vers de la « Borda » , ou
de la « Hamzia », poèmes composés par El Boûcîrî W à la
louange de Mahomet, surtout du premier de ces poèmes. Le
commencement de la Borda ne ressemble pourtant guère à
un chant funèbre, car il y est d'abord uniquement question,
suivant un vieux cliché de la poésie arabe, du chagrin que le
poète éprouve à se voir séparé de sa maîtresse. Il y avait ainsi
(1) Ceci s'adresse au mari veuf.
(2) Sur les chants funèbres dans le Nord de l'Afrique, voy. un curieux
passag-e dans « Relation de trois voy. au Maroo^ p. 110-111. On trouvera
des chants funèbres traduits dans P'éraud, « Tournée dans la province de
Constantine », in « Rev. Afr. », XII® ann., n** 67, janv. 18(58, p. 55 ;
Daumas, « Chevaux du Sahara », p. 455 seq.; mais voy. surtout le travail
de Joly, « Poésie moderne des nomades alt^-ériens », in « Rev. Afr. »,
48^^ ann., n*' 254-255, 3° et 4® trim. 1904, p. 211 seq.
(3) On peut consulter spécialement le « 'adab des convois funèbres »,
« Tohfat el abçâr oua 1 baçâïr », de Mahmoud es Sebki. — Le texte des
chants funèbres traduits ici sera donné dans l'appendice n^ 4.
(4) Charaf ed dîn 'Aboû * Abdallah Mohammed el Boûcîrî. Yoj. René
Basset, « Bordah », où se trouvent des renseignements complets sur le
poème et son auteur.
Digitized by
Google
FUNÉRAILLES 361
dans la poésie arabe dos lieux communs obligés et lelle était
FiG. 89. — Kiiterrenient d'un musulman à Alger
la tyrannie des traditions, qu'un poète ne pouvait pas
commencer à sa guise une a kaçida ». Aussi, ne doit-on pas
Digitized by
Google
362
FUNERAILLES
s'étonner outre mesure de voir un poète qui va chanter les
louanges du Prophète, commencer par parler de sa
maîtresse. Les glossateurs musulmans ont d'ailleurs voilé
facilement ce qui aurait pu paraître inconvenant dans
ce début, en prétendant qu'il s'agit ici non d'un amour
ordinaire, mais de l'amour du Prophète et que c'est lui et
non une maîtresse imaginaire qui est chanté au commen-
cement de la Borda ; c'est ainsi que chez nous les théologiens
voient dans l'églogue du Cantique de Salomon, l'amour de
Jésus-Christ pour l'Église. Quoi qu'il en soit, les Musulmans
des villes algériennes qui assistent à un enteiTement
alternent les vers de la Borda avec la « chehâda » musul-
mane en les psalmodiant sur l'air suivant i^) :
ÀHdante. ^ ( «« = f )
tfE|E:^!^Ei^|^E*^ 5E}^^^
Là i là ha il la Llâh,
là i là ha
■ ^ — h — A — h — b — ^ — b — h^=P
=^^SF*=
tr- ^-lr-t7
tM?-
^m
30
ï
ï
p=t?=
Î3=^=ÏJ=il?E
lt=tl
il la Llàh,
là i là ha
U la Llâh,
1T — / — h — h — * — b — b — V
1r-V-tr-t7
/ ,
Tz
^mt
Mo ham med ra
çoûl Al lâh.
^
3=^
3
'x^Ç
(2) Cet air a été noté pour moi par M. Mouliéras, qui y a joint un
accompagnement.
Digitized by
Google
FUNÉRAILLES
363
^^^^^^^^^^m
A min ta dak kou ri djt
•■ ^ h h h h ' h i l V ^
tr-tr-îr-t^
p-r
ra nin bi d*t
^5E3
^]^
Tz
^^
m
4?=ÎJ
t^EEEE
Sa la min
=v=?=î?=tr:
4c=t?:
ma zadj ta dam *an dja râ
i
^^^
mim mouk la tin
bi da mî.
^^^^^^^^i
Les prières sur la tombe sont les mômes à peu près que
dans toute l'Afrique du Nord; elles sont faites par les
tâleb (^). La coutume, si générale sur toute la terre, de l'obole
du mort, n'a laissé que peu de traces au Maroc ; on n'enterre
pas d'habitude de joyaux ou de monnaies avec le mort<2) .
Cependant, on inhume quelquefois un enfant ou une
femme avec ses bracelets et autres bijoux. En Algérie, on
enterre souvent avec le mort une amulette appelée « sou'âl»,
que Ton place sous sa tôte : c'est un talisman écrit par les
tâleb et qui, dit-on, permet à l'âme de celui-ci de répondre
(1) Voy. à ce sujet Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 426 seq.
(2) Il en est peut-être autrement dans le Nord du Maroc. Cf Pidou,
« Empire du Maroc », p. 55.
Digitized by
Google
364 VISITES AUX TOMBES
plus facilement à Mounkar et Nakîr^ les deux anges qui,
d'après la croyance musulmane^ Finlerrogent dans le
tombeau ; je n'ai pas trouvé cet usage répandu dans le Sud
du Maroc.
Chez les Rehâmna il est d'usage, ainsi que dans l'Afrique
Mineure en général, de visiter les tombes : ce sont les
femmes qui se chargent de ces visites quelques jours après
la mort de leurs parents. Puis elles y retournent tous les
vendredis, et y amènent des tûleb pour dire des prières.
Dans beaucoup de villes la visite des tombes le vendredi
constitue la principale sortie des femmes et dégénère même
souvent en distraction, quand elle n est pas prétexte à des
incartades plus graves (^) : l'orthodoxie musulmane, qui est
hostile à (*et usage, n'a pu cependant parvenir à le déra-
ciner (~). Il est assez remarquable que chez d'autres popu-
lations du Hoûz, qui sont berbères, on ne ^dsite point les
tombes; il en est ainsi chez lesHàha, par exemple, on n'y
fait pas môme ce pieux pèlerinage à la fôte de 'Achoûra.
A Merrûkech, au contraire, on se rend en grande foule aux
cimetières à cette occasion, on y fait des aumônes aux
pauvres, on asperge les lombes avec de l'eau et on y plante
des myrtes. En Algérie, dans certains pays, on plante
toujours quelques oignons de scylles sur les tombes (3) ; celt^
coutume de planter des fleurs sur les tombes est universelle;
on croit que Pâme passe dans ces végétaux et y souffre
moins CO. Une légende très répandue, est celle de deux
amoureux enterrés l'un près de l'autre et sur la tombe
(1) Cl* Marçais, « Dialecte de Tlemcen y>, p. 128.
(2) Voy. Dm el Hàdjdj, « Madkhal », p. 122, 160.
(3) Sicard, « Takitount ».
(4) Gfsuprà, p. 104.
Digitized by
Google
RE5AMNA ET ZKARA 365
desquels poussent des arbres s'enlrelaçant (0 j cest dans la
province d'Oran riiisloire de Koùra et 'Aouûli (~). A
Merrûkech, les hommes et les femmes visitent encore les
tombes le vingt-septième jour du Ramadan; les femmes
seules les visitent pendant trois jours après une mort. A
part ces différents cas, il n'y a pas à Merràkech d'autres
visites de tombes i^).
•k
Dans son mémoire sur les Zkâra, Mouliôras a range les
Rehàmna du IJoûz au nombre des groupes sociaux qui
professeraient les doctrines qu'il a attribuées à ces popu-
lations de l'Orient marocain. Quelque subversives des
idées courantes que paraissent les découvertes du professeur
d'Oran et bien qu'il y ait lieu de lui en laisser provisoirement
toute la responsabilité, nous ne pouvons croire qu'il ait été,
comme on l'a dit, trompé par des imposteurs. Lorsque les
(1) Cf Chauvin, « Bibliographie arabe », V, p. 107. «
(2) Koûra, non d'homme; 'Aouàli, non de femme. Sur ce dernier, vo;y.
Bel, « Djazya », in « Journ. Asiat. », sepl-oct. 1902, p. 234, p. 126 du
t. à p.
(3) Sur les cérémonies funèbres au Maroc, on peut voir, outre les
auteurs que nous avons déjà cités, Léon l'Africain, in Ramusio, fol. 42, A;
Urquardt, « Pillars of Hercules », II, p. 207 seq.; Lenz, « Timbouctou >.-,
I, p. 175; Quedenfeldt, « Br. d. Mar. » in « Ausl. » 1890, p. 732;
Séo^onzac, « Voy. au Mai'oc », p. 210 ; Thomson, « Travels in Atl. and
South. Mor. », p. 24 ; Diego de Torrès, « Hisl. des Chérifs », p. 200 (cf p.
114); Mouliéras, «Maroc Inconnu», II, p. 425-435, 584-590; Aubin,
« Maroc d'aujourd'hui », p. 328; Meakin, « The Moors », p. 377 seq. Ce
dernier est le plus complet ; on pourra comparer la psalmodie notée à celle
de la Borda que nous venons de donner. Pour l'Algérie, voy. les références
données par Stumme, « Beduinenlieder », p. 88, n. 6. Il est bon d'y
ajouter Hanoteau el Letourneux, « Kabylie », II, p. 220 et Robert,
« L'Arabe tel qu'il est », p. 155.
Digitized by
Google
306 REHAMNA ET ZHARA
faits qui sont à la base de son mémoire auront élé vérifiés et
retrouvés dans les différents groupes de populations qu'il
énumère (0^ il lui restera Thonneur de les avoir signalés le
premier. Toutefois les mœurs singulières des Zkâra avaient
déjà été indiquées par Demaeght, qui avait fait connaître
qu'ils passaient parmi les arabes pour hérétiques, pour avoir
des mœurs dissolues, pour ne pas pratiquer la circon-
cision (2). Parmi les groupes que Mouliéras cite comme ayant
les croyances des Zkâra, se trouvent les Mlâïna, de la
province de Fez ; Aubin a signalé les rapports des Mlâïna
avec les Zkâra, mais il ne dit rien de leurs mœurs : « ils
forment, dit-il, une honnête république » (3). Nous devons
dire ici, sans toutefois prétendre rien conclure de ce fait,
que, lors de notre voyage à Fez, en 1901, nous interrogeâmes
à plusieurs reprises des musulmans sur les Mlâïna et
plusieurs de nos informateurs nous en parlèrent avec
violence, disant que c'étaient des « khouârij », c'est-à-dire
des hérétiques, qu'ils ne croyaient à rien et qu'ils com-
mettaient couramment toutes sortes d'horreurs, à commencer
par la prostitution de leurs filles et par l'inceste. N'ayant pas
été chez les Mlâïna et n'ayant pu, par conséquent, vérifier
ces accusations, je mécontentai d'en prendre note et je les
attribuai à une sorte de haine qu'auraient eue les Marocains
contre ces étrangers ; je vois aujourd'hui qu'elles avaient sans
(1) Mouliéras, « Une tribu zénèle anlimusulmane au Maroc >>, in « Bull.
Soc. Géog. Cran », 27» ann., l. XXIV, fasc. C, juillet-sepL 1904, p. 24:î.
La première partie de cet article qui n'est pas terminé au moment où nous
écrivons ces lignes, a paru dans le môme périodique, 20« ann., t. XXIII,
fasc. XGVII, oct.-déc. 1903, p. 293 seq.
(2) Dans le même piriod., 19* ann., t. XXIII, fasc. LXIX, avr.-juin
1896, p. 193-194.
(3) Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 104.
Digitized by
Google
REIJAMNA ET ZKARA 367
doute quelque foudement. Les ïinânema du Sud Oranais,
donnés également par Mouliéras, comme « affiliés au
Zkraouisme », nous sont également connus pour exercer^ en
général, des méliers méprisés, pour être impies et pour
laisser jouir leurs femmes dime liberté singulière (^). Il y a
donc là un ensemble de présomptions qui doivent faire
prendre en grande considération les révélations de l'auleur
du (c Maroc Inconnu ». Mais en ce qui concerne les Rehâmna,
nous ne pouvons apporter aucune confirmation à ses
assertions : dans la petite étude que nous en avons faite, nous
n'avons rien trouvé qui se rapporte à des coutumes aussi
étranges que celle àxxjus primœ noctis des Zkâra (2), de la
« nuit de l'erreur » ('^), ou de la singulière forme de mariage
décrite par l'auteur W. Mais peut-être en aurions-nous trouvé
des traces si nous avions été prévenus; si, dans tout ce que
nous exposons au cours de ce chapitre, rien ne se rapporte aux
(1) Cf de la Marlinière et Lacroix, « Documents », II, p. 708. Cpr nos
« Marabouts », p. 99.
(2) Je persiste à croire qu'il s'agit bien d'un « droit du seigneur », au
cas ou l'information serait vérifiée ; même s'il était démontré qu'il ne s*agit
que d'une « confession », suivant l'expression de Mouliéras, on devrait la
considérer comme une survivance d'un tel droit, dont l'exercice serait
tombé en désuétude. On a des exemples de sociétés sauvages accordant un
AtoU à% ju9 primœ noclis axi roi-prétre ou roi-dieu de la société. Vo^., p.
ex., les références données par Westermarck, « Human Marriage », p. 76,
sans aucunement adopter, pour cela, les conclusions de cet auteur.
(3) Je me permettrai de rapprocher de cette cérémonie de la nuit de
promiscuité, une coutume très analogue rapportée par Léon l'Africain, in
Ramusio, I, fol. 61, A, à propos de peuples habitant dans les montagnes
voisines de Fez.
(4) Cette forme de mariage se rapproche à la fois du mariage amiilten
limité et du mariage sémundien des ethnographes modernes.
Digitized by
Google
368 FÊTE DES SACRIFICES
routiimos spéciales des Zkâra, nous ne saurions conclure quoi
que ce soil de cette conslalalion négative '*>.
Des quatre grandes fêtes religieuses musulmanes qui sont
naturellement célébrées par les Rehamna, c'est surloul
rÂïd el Kebîr et *Âchoùra, que Ton appelle « el *a(*hoùr »•
qui présentent quelques parli(*ularilés intéressantes à
signaler. Le jour de la fête des sacrifices, on se rend chez le
« fkîh » de Tendroit et là, la plupart des chefs de famille lui
remettent leur couteau et des dattes ; c'est le fkîh qui aiguise
lui-môme l(*s couteaux ; puis on fait la prière au « msalla »,
(1^ CVsl sans doute ù Texistence des Zkara ou des {groupes analog^ues
qu'il convient de rapporter l'assertion contenue dans Serres et Lasram,
« Vov. chez U*s Senoussia », p. 94, n® 1, où il est dit qu'il y a des mola-
zélites au Maroc. — Depuis l'impression de ces pajifes, M. Mouliéras a
terminé sa remarquable étude sur les Zkùra et dans la dernière partie, il
déclare que ses plus récents informateurs lui ont dit que les Rehàmna
n'étaient pas affiliés aux Zkâra. — D'autre part M. Salmon a publié dans les
« Archives marocaines », II, p. 258, une notice sur les Bdàdoua du Harb
qui ressemblent complètement aux Zkùra. — Il y a là un ensemble bien
curieux de faits dont il serait peut-être prématuré de vouloir donner une
interprétation. Au Con«!:rès des Orientalistes d'Alg'er, M. Montet a
rapproché ces populations des Druses et M. Marçais des Béni *Adès
algériens. Il est à remarquer que tous ces o^roupes paraissent affiliés à la
confrérie de Sîdi Ahmetl Ijen Yoùcef de Miliàna, les Béni *Adès comme les
autres. (Jes Béni *Adès, sortes de << bohémiens » alp;ériens sont répandus
dans l'Alj^érie, sans former nulle part de groupement cohérent : ils
sont jifénéralement maquijii'nons, forcerons, tatoueurs surtout. On les
appelle aussi « *Amriya ». Or, on lit dans le mémoire de Mouliéras que les
Zkcira se réclament d'un certain *Amor ben Slimân, dont la personnalité
reste très indécise. Il est d'autre part étal)li que les disciples de Sîdi Ahmed
ben Yoûcef ont souvent été considérés comme hérétiques fCf Ibn 'Asker,
« Daouhat en-nàchir», p. 90; Ahmed ben Khàled, «Istiksà», IIL p. 23
[hérésie des (^herraka] \ — D'autre part, d'après Mouliéras, il y aurait des
j^roupes analof^ues dans les Chàouia, qui sont, nous le Scivons venus de
Tripolitaine et au dire de certains auteurs musulmans kharedjites d'oritçine.
Cf supra, p. 4, n. 1.
Digitized by
Google
DIVINATION PAR LK SANG, PAR L'OMOPLATE 309
endroit à ciel ouvert affecté à cet usage, et le fkîh se charge
de tuer une partie des moutons et commet un certain nombre
d'individus pour tuer le reste ; à chacun d'eux il désigne la
tente où il doit sacrifier^ lui remet un des couteaux et lui
donne en même temps une poignée de dattes. Chaque
mouton est égorgé devant les deux piquets formant montant
au centre de la tente. A ce moment, on recueille du sang
de la victime, auquel on mélange du harmel, un peu
d'orge et un peu de charbon; puis quand le sang est coagulé,
on examine ce mélange. S'il y a au milieu une grande raie
blanche, c'est le a kfen » ou c< linceul », signe de mort; s'il
y a des trous çà et là, c'est le « mers » ou (c assemblage de
plusieurs silos », qui présage une bonne récolte ; s'il y a des
bosselures, c'est le « rnem » ou «bétail», qui, à gauche,
indique que l'année sera bonne pour les moutons, et à
droite, signifie, au contraire, la prospérité des troupeaux de
bœufs. Mais la divination par le sang n'est pas la seule
qui soit en usage à cette occasion; on pratique aussi
chez les Rehâmna, comme du reste dans toute l'Afrique
du Nord, l'omoplatoscopie , c'est-à-dire la divination
par les omoplates du mouton sacrifié. Il est curieux de
constater que c'est là une coutume répandue chez les peuples
les plus divers du monde (i). El Idrîci signalait déjà les
Zénètes qui habitent entre Tlemcen et Tiaret, comme
particulièrement versés dans la scapulomanc^ie (^^; au Maroc
elle se pratique généralement ; toutefois, nous verrons que
certaines tribus berbères ne la connaissent pas. On désosse
(1) \oy. les principales références rolalives a ce sujet dans Tvlor, « Civ.
prim. », I,p. 146 et Frazer, « Golden Boii<^h », I, p. 306; trad. franc.,
I, p. 27^]. On peut y ajouter une curieuse note de Havet, ^(Christianisme»,
II, p. 96, où il y a également d'intéressantes références.
(2) Idrîci, « Descript. Af. et Esp. », trad. Dozy et de Goeje, p. 106.
24
Digitized by
Google
370 LA « FARAJA »
l'épaule droite et on en retire l'omoplate : si elle est lisse,
Tannée sera bonne; si, au contraire, il y a une ligne
blanche, c'est le signe du « kfen », de mauvais augure. Le
premier jour de la fête, on ne mange que la tête, la fressure
et les intestins; le deuxième jour, on mange le cou et les
épaules; le troisième jour, on mange ce que l'on veut et on
fait sécher le reste.
L'Âïd el Kebîr est encore marqué chez les Rehâmna par
la «farâja», sorte de mascarade qui, au Maroc, se fait
d'habitude à Toccasion de 'Âchoùrâ, mais qui, chez les
Rehâmna, se fait en môme temps que la fête des Sacrifices ;
nous verrons plus loin en traitant spécialement des réjouis-
sances de *Achoùrâ, que cette variation de date s'explique
très facilement. Dans la « farâja », on représente *Azzoùna :
c'est un individu imberbe qui s'habille en mariée et à qui on
met des bijoux, comme s'il s'agissait d'une véritable
fiancée juive (*). Autour d'elle s'empressent des musulmans
déguisés en juifs et qui font semblant de vendre : les uns en
faisant le simulacre de mesurer de la toile, donnent ime
giffle à ceux qui se trouvent trop près d'eux, les autres
feignant de vendre de ces fausses perles qui se débitent
couramment pour la parure des femmes et faisant le geste
de les montrer, jettent de la terre à ceux qui les regardent. . . Le
cortège arrive à une tente ouverte, devant laquelle les femmes
sont assises, parées et le visage dévoilé. Derrière est Bon Jloûd
Hérôma, individu déguisé en loup-garou, avec des peaux de
mouton ou de bouc ayant servi à la fête; sur la figure, il a la
tête du mouton ou du bouc et un bouquet de plumes sur la
tète. Alors *Azzoûna danse devant les femmes, les juifs
dansent également, puisHérèma se montre, on fait semblant
(1) 'xAzzoûna est un nom donné aux juives.
Digitized by
Google
LA « FARAJA » 371
de le tuer à coups de fusil et de sabre. On donne aux acteurs
de cette mascarade de la viande ou môme on leur tue un
mouton. La farâja et Bou Jloûd ont lieu pendant toute une
semaine (*).
Au « 'achoûr » chacun prend une « ta'arîja », ou petit
tambour de basque et enjoué ; on fait des feux avec du bois
et on s'amuse à sauter par-dessus : c'est la a cha*âla ». En
môme temps on chante :
« Ah y a *achoùr, jâou Ikhêttâb fi bniyîtek, ta*tîha ouUa
lâla — Jâb elhenna, jâb ettëmer, jâb leblâri ziouâni — Ah
defnoûh fi regguiya béïda ou nkiya — H^eznou 'alîh
chchorfa, hatta lemkhazniya — Ah ya baba 'achoûr, hellil
'alîk cha'oûri — Çruedd hbâl ejjerâra, guedd trîk essouwwâga
— lîâss legorâb ikâki foûg ourgâna — Hâdî mhallek, ya
'achoùr, Ihatta hadna ».
(c 'achoûr, on est venu demander ta fillette en mariage,
la donneras-tu ou non? — Il a apporté du henné, il a
apporté des dattes, il a apporté des belra en cuir jaune (dit
ziouâni). — Ah ! on Fa enterré dans un endroit dénudé,
blanc et propre. — Les chérifs l'ont pleuré et même les
mkhaznis (^). — Ah ! Baba *Achoùr, pour toi j'ai dénoué mes
cheveux (en signe de deuil) — (mes cheveux qui sont) comme
des cordes de poulie, comme des chemins où Ton mène des
bètes au marché. — Le corbeau croasse sur l'arganier (•^). —
C'est là ton armée, ô *achoûr, qui campe près de nous ».
(1) Nous les étudierons plus complètement dans le chapitre sur
Merrâkech.
(2) Nous verrous que les mkhâznia prennent le deuil à la fêle de
*Achoûra.
(3) Il ny a pas d'arganiers dans les ReMmna ; ce texte se rapporte donc
vraisemblablement à l'époque où les Rehàmna vivaient dans le Soûs, pa^^s
de Targan. Cf suprà, p. 311-312.
Digitized by
Google
372 CALENDRIER SOLAIRE
Bien que le sens de celle poésie, comme bien d'autres cas
semblables^ ne nous apparaisse pas entièrement cependant,
il est clair qu'il s'agit là d'un véritable enterrement de
carnaval. En étudiant de plus près la fête de 'Âchoùrâ, nous
verrons, qu'en eflet, elle correspond actuellement à notre
carnaval(^).
L'exposé de ces coutumes populaires nous amène à parler
d'une autre catégorie de fêles qui sont restées vivaces au
Maroc, comme dans tous les pays du monde, bien qu'elles
aient perdu la plupart du temps la signification qu'elles
avaient primitivement et qu'il ne soit pas toujours possible
aujourd'hui pour nous d'en saisir le sens : nous voulons
parler des fêtes solaires et agraires, dont le retour est réglé
non par le calendrier lunaire des Musulmans, mais par le
calendrier Julien. Il y a longtemps qu'on a observé que les
indigènes de l'Afrique du Nord se servent toujours du i
calendrier solaire et qu'ils en ont conseiTé les noms latins (^); i
la vérité est que chez tous les Musulmans, le calendrier i
Julien n'a jamais cessé d'être en usage, attendu que les j
Musulmans reconnaissent et célèbrent un certain nombre de
(1) Dans le chapitre sur Merrâkech.
(2) Cf eiilre autres très nombreux auteurs de Neveu, « Les Khouan »,
p. 83 ; Rohlfs, « Reise durch Marokko », p. 140; Houdas, « Tordjiiiân »,
p. 166; Quedenlfeldt , « Div. et rép. popul. berb. Mar. », Irad. Simon,
p. ÎU ; Mercier, « Ghaouia de TAurès », p. 38 ; Lippert, in « Miltheil. d.
Seni. f. Or. Spr. », Jahrg. II, 2« Ablh, Westast. St., p. 252; de la
Marlinière et Lacroix, « Documents », III, p. 235; Belkassem ben
Sédira, « Coui's de Kabyle », p. CCXI ; Stumme, « Handb. d. schilh. v.
Taz. », p. 108 ; Salmon, « Tribu marocaine », in « Arch. Maroc », 2,
p. 232.
Digitized by
Google
« INNAIR » 373
fêtes également célébrées parles chrétiens et au premier rang
desquelles il faut ranger le « Maoulid Sîdnû Aïça », c'est-à-
dire la Nativité de Jésus-C^lhrist ; les efforts des orthodoxes
intolérants pour détourner les Musulmans de célébrer ces
fêtes qu'ils n'osent pas toujours réprouver ouvertement, sur-
tout quand il s'agit d'un prophète comme Âïça, sont tout
à fait caractéristiques et prouvent à quel point ces usages
sont enracinés (^). Parmi les fêtes solaires d'un caractère très
antique qui sont toujours observées dans l'Afrique du Nord,
il faut citer Innûïr et la « 'ansra ».
Chez les Rehâmna, à Innàïr, c'est-à-dire au P^ janvier, on
fait de la dchîcha à l'huile et de cette dchîcha on prend une
pelote que Ton pose sur la tente le jour môme d'innûïr; le
lendemainonva l'examiner, si elle esthumcctéeetdésagrégée
par l'humidité, l'année sera bonne, sinon, cela présage la
sécheresse. Il est d'usage aussi de manger la « 'açîda », ou
bouillie très épaisse de farine d'orge. Chez les Chiâchna, ce
sont des boules de « *açîda », que l'on expose dehors pendant
la nuit et dont on tire des présages. Chez les Haha, on
mange la « lagouUa » (nom berbère de la *açîda), avec du
beurre et du miel, pour les pauvres avec de l'huile d'argan ;
on mange aussi force miel et on boit du « Iben », ou lait aigre.
L'usage de manger de la bouillie au solstice d'hiver,
c'est-à-dire huit jours avant Innâïr est, on le sait, un usage
très répandu; la bouillie de Noël est encore traditionnelle
dans nos campagnes françaises et les Orientaux fêtent de
môme la Nativité de Sidnâ Âïça en mangeant force 'açîda(2).
La bouillie de céréales étant un mets naturellement très
ancien, témoigne de l'antiquité de cette coutume. Il y a
(1) Cf Ibn el Hàdjdj, « Madkhal », I, p. 175.
(2) Le môme, eod. op., I, p. 181.
Digitized by
Google
374 « INNAIR »
évidemment un rapport étroit entre Innâïr et le Maoulid
Âïça des Musulmans; cette dernière fête est également
connue au Maroc (^)y mais nous sommes mal renseignés sur
les cérémonies auxquelles elle donne lieu. D'après
Masqueray, la fête de Noël est connue des habitants de
TAiirès, qui la célèbrent sous le nom de Bon Ini (-\ huit
jours avant Innâr et son nom viendrait du latin bonus annus;
mais Mercier donne à « bou iyni », la signification de fête
du piquet, parce que l'on change à ce moment toutes
les perches auxquelles sont suspendus les ustensiles de
ménage et il dit que cette fête concorde avec Innâïr (•^^. J'ai
déjà eu l'occasion d'émettre l'hypothèse que les deux
étymologies ne sont peut-être pas inconciliables (^), mais il
importerait d'être fixé sur la date exacte des diverses
cérémonies. Il règne, à cet égard, une grande confusion
dans nos connaissances; peut-être cette confusion repré-
sente- t-elle la réalité, car il n'est pas impossible que Tannée ait
à une époque ancienne commencé au solstice et que les céré-
monies se soient en quelque sorte dédoublées ; comme aussi,
il est possible que, l'année romaine ayant jadis commencé au
1®'* mars, les cérémonies qui accompagnaient le nouvel an se
soient en partie confondues avec celles du solstice,
lorsqu'elles furent reportées dans son voisinage.
(1) Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 519.
(2) Masqueray, « Documents hist. recueil, de TAurès», in « Rev. Afr. »,
XX.!" aun., n« 122, mars-avril 1877, p. 115. Cf Féraud, « Kitâb cl
•Adouâni », p. 157.
(3) Mercier, « Chaouia de TAurès », p. 38; cf O Lartigue, « Monogr.
de l'Aurès », p. 392; ce dernier donne la variante « Boun Ini », très
importante, si elle est confirmée (elle vient d'être confirmée par le remar-
quable arlicle de Destaing sur Ennaïr, in « Rev. Afr. », 1905, N® 256,
p. 51).
(4) Doulté, « Texte oranais », in « Mém. Soc. Lingu. », t. XII, p. 349.
Digitized by
Google
« INNAÎR » 375
En tous cas, dans les villes marocaines, comme en maint
autre endroit de l'Afrique du Nord, il est d'usage de manger
le jour d'Innâïr les «seba^a khdâri», c'est-à-dire les sept
légumes. A Merrâkech, on les mange pendant trois jours et
ils se composent de navets, carottes, fèves, pois chiches,
blé, raisins secs, dattes, on les fait cuire avec du couscous (^).
Partout la veille d'Innâïr, c'est-à-dire le 31 ou 32 décembre (2),
a le caractère d'un jour de deuil. Une particularité, c'est que
ce jour-là on ne fait généralement aucune cuisine, où le
c( keskAs » soit nécessaire. On a coutume de dire en Algérie
que, ce jour-là, « ma ikeffelou chî », c'est-à-dire, « on
n'ajuste pas le « keskâs » sur la marmite (^). Dans beaucoup
d'endroits on ne mange absolument ce jour-là que des choses
sèches, blé, fèves, pois chiches, bouillis à l'eau avec du miel. Le
lendemain, P*" janvier, au contraire, est im jour de réjouis-
sance : les c( sba'a khdâri », le beurre, le miel, les beignets, tous
les bons plats sont de circonstance. On se souhaite la bonne
année quand on se rencontre, usage qui existe également à
l'occasion du renouveau de l'année musulmane, à 'Achoûrâ ;
petit exemple qui nous montre une fois de plus combien
l'usage simultané de deux calendriers est susceptible de
compliquer les rites et de dérouter les folkloristes. Une
croyance remarquable et très répandue, c'est que le jour
(1) D'après Léon TAfricain, in Ramusio, I, fol. 41, D, il était d'usage à
Fez de manger les sept légumes non à la fête du 1«' janvier, mais à
Noël. Je ne sais s'il en est encore de môme aujourd'hui.
(2) Lorsque l'année est bissextile, les arabes ajoutant le jour complémen-
taire non après février, mais à la fin de décembre ; il est à remarquer que si
nous l'ajoutons à la fin de février, c'est uniquement parce que jadis l'année
finissait avec ce mois.
(3) Le verbe « keffel », veut dire boucher hermétiquement le oint de la
marmite avec la keskâs, au moyen d'un linge mouillé.
Digitized by
Google
37() ORIGmE DES RITES D* « INNAÎR »
dlnnâïr, il y a toujours dans chaque maison un objet, si
mince soit-il, qui se brise ou se déchire : un plat, un
vêtement, un bâton..., fût-ce une simple ficelle, ou un
morceau d'étoffe. Ce même jour il est d'usage de faire un
nettoyage complet de la maison et de renouveler certains
ustensiles de ménage.
Comment interpréter ces croyances et ces rites? Nous
sommes probablement en face d'une ancienne fête du
solstice. Cola est hors de doute pour notre fête de Noël, à
laquelle le clergé chante l'hymne Sol novm witur (*).
L'usage assez répandu de feux de Noël, analogue aux feux
de la Saint- Jean (2) et qui sont un rite sympathique destiné à
encourager, en quelque sorte, le soleil à reprendre sa course
après son déclin, le démontrent évidemment. S'il était
prouvé que les rites d'Innâïr se rapportent au solstice, on
pourrait peut-être penser que les rites de deuil du premier
jour marquent le chagrin qui accompagne l'abaissement
extrême du soleil et que les réjouissances qui suivent
marquent la joie de le voir reprendre sa course ascendante ;
les fêtes exagérées que l'on fait à cette occasion seraient
un rite de magie sympathique, destiné à donner à l'astre une
vigueur nouvelle. On peut encore plus sûrement rapprocher
Innûïr des fêtes du renouvellement et du rallumagedes feux
qui ont lieu chez beaucoup de sauvages (3). La question des
survivances romaines possibles dans les rites d'Innâïr est à
réserver, étant donné l'état fragmentaire de nos connais-
sances à ce sujet; de nouvelles observations sont à désirer.
Si le solstice d'hiver est marqué dans l'Afrique du Nord
(1) Tylor, « Civ. priai. », II, p. 385 et les références citées.
(2) Le même, loc. cit.
(3) Cf Frazer, « Golden Bough », II, p. 329 ; III, p. 248.
Digitized by
Google
LA « ^ANÇRA » 377
par des cérémonies donl l'origine se perd dans la nuit des
temps, le solstice d'été est également une sorte de fête qui
correspond très exactement à notre Saint-Jean, comme
l'autre correspond à notre Noël. On sait que chez un grand
nombre de peuples des feux de joie ont lieu à ces deux
époques de l'année ; ceux du solstice d'hiver, qu'on n'obsei've
pas au Magrib, ont persisté chez nous dans l'usage de la
bûche de Noël. Quant à ceux du solstice d'été, que l'on
obseiTO chez tant de peuples européens (*), ils ne font pas
défaut au Maroc (^) et sont le principal rite qui marque le
jour de la 'ansra » (^), La « 'ansra >), suivant les Musulmans,
tombe le 24 juin, de même que le « maoulid Âïça », tombe
le 24 décembre de l'année julienne W.
A la « 'ansra », chez les Rehâmna, on prend du blé que
l'on bat ce jour-là môme, on le fait bouillir à l'eau avec de la
graisse, on y met du sel et on le porte sur l'aire à battre. On
fait un feu que l'on entretient avec des crottes de brebis,
parce que cela fait beaucoup de fumée. Puis on arrose les
meules de blé avec de l'eau et ensuite tout le monde mange
le blé qui a été préparé comme nous avons dit. On allume
les feux, do préférence auprès des jardins, de manière que la
fumée touche les feuilles. Chez les Doukkàla, ce sont.
(1) Voj. à ce sujet Mannhirdt, « Baumkultus », p. 500 seq.; Frazer,
« Golden Bou{>h », III, p. 207 seq.
(2) Cf Léon TAfricain, in Ramusio, I, fol. 41, D; Mouette, « Hisl.
Moul. Archj», p. 355; Pidou de St-Olon, «Emp. Maroc. », p. 47 ; Cli^nier,
« Rech. sur les Maures », III, p. 224 (intéressant), etc., et récemment
Salmon, in « Arch. mar. », n9 2, p. 237. Cpr Masqueray, « Cités »,
p. 208 ; Largeau, « Pays des Rirha », p. 217....
(3) Sur ce mot, Dozy, « Supplément », s. v.
(4) Il importe de ne pas oublier qu'il s'agit du calendrier Julien, en
retard de 13 jours sur le nôtre.
Digitized by
Google
378 LA « «ANCRA »
paraît-il, surtout les chérifs qui allument ces feux et ils
touchent le front des enfants avec la cendre qui en provient.
On dit souvent d'un jardin qui donne de mauvais fruits :
(( 'ala khâter ma *ançertou chi », c'est-à-dire « c'est parce que
tu n'y as pas fait le feu de la « *ansra » . Un autre proverbe dit :
« IVâm ibân mel khrîfa ou l*ansra tsebbôk », c'est-à-dire :
« On juge l'année à l'automne (qui la précède) et la *ansra
(antérieure) donne déjà un pronostic » . On dit ce proverbe pour
présager le succès d'une affaire , suivant la manière dont elle
commence : par exemple, si une demande en mariage débute
par des discussions, on augurera mal de la suite du
mariage et on citera le proverbe. C'est, qu'en effet, on croit
encore que si le temps est nuageux le jour de la *ansra, la
prochaine campagne agricole sera bonne et cette croyance
se rattache évidemment à la coutume de faire des nuages de
fumée avec les feux du 24 juin.
A ces rites du feu se joignent étroitement des rites de
l'eau, comme nous venons de le voir, en exposant la
coutume desRehâmna. Ainsi, par exemple, àMazaganetà
Azemmoùr, le jour de la *ansra on va se baigner dans la
mer; on y vient môme d'assez loin; on apporte encore au
bord de la mer des réchauds, dans lesquels on fait des
fumigations d'encens. Tous les ans, à Tétouan, à la 'ansra,
on voit passer les Jbâla de la région qui se rendent au bord
de la mer : ils y restent la journée et se baignent tous, sans
exception; le soir, ils reviennent coucher à Tétouan.
Chômer dit qu'à Salé, il a vu les jeunes gens faire « un
pavillon en roseaux et en paille qu'ils faisaient flotter sur la
rivière et auquel ils mettaient le feu en nageant et en
folâtrant tout autour » (*); il serait bien intéressant de savoir si
(l) Chênier, loc. cil.
Digitized by
Google
LES FEUX DE LA SAINT-JEAN 379
cet usage existe encore ; d'après Salmon on a coutume de
brûler ce jour-là un hibou (*). A Merrâkech, à la 'ansra, on
n'allume pas de feux, on se jette de l'eau les uns aux
autres, dans les maisons, dans les rues, et cela à pleins
seaux, jusqu'à tremper entièrement ses habits ; on jette
aussi de l'eau sur les mosquées et sur les marabouts ; on
immerge souvent même des personnes dans les « skâya »,
ou abreuvoirs ; personne ne travaille ce jour-là.
Ces divers rites ne forment qu'un ensemble assez frag-
mentaire : sans aucun doute les investigations ultérieures
compléteront beaucoup ce tableau (2). Cependant, tel qu'il est,
on y reconnaît très facilement les traits essentiels d'un
cérémonial qui a été très bien étudié dans ces dernières
années. Mannhardt et surtout Frazer ont démontré que les
feux de la Saint-Jean, si répandus en Europe, sont des rites
de magie sympathique tendant à donner de la force au soleil,
à s'assurer pour la campagne agricole prochaine les bienfaits
des rayons solaires, de leur lumière, de leur chaleur, et par
suite la santé pour l'homme, les animaux, les plantes (3). On
les accomplit surtout au solstice, parce que c'est un point
critique dans la révolution du soleil et qu'il a besoin d'être
soutenu en commençant sa course descendante; aussi ces fêtes
solstitiales sont-elles surtout répandues chez les peuples
éloignés de l'équateur. De plus, on pense ainsi, chez les
sauvages, purifier l'air des mauvaises influences et détruire
ou chasser les mauvais génies. Si l'on saute à travers le feu,
(1) Salmon, loc. cit.
(2) Ces pages étaient écrites quand a paru Tarticle très complet de
"Westermarck, « Midsummer customs in Morocco », in « Folklore », 1905,
p. 27.
(3) Mannhardt, « Baumkultus », p. 521 ; Frazer, « Golden Bough »,
III, p. 300, 312.
Digitized by
Google
380 SIGNIFICATION DE LA « 'ANCRA »
c'est pour faire passer dans le corps plus directement l'ardeur
du feu et des rayons solaires, d'où résulte la vigueur
corporelle ; c'est aussi pour se purifler en môme temps des
mauvais esprits qui pourraient être attachés à la surface du
corps. Pour donner aux v(^gétaux la force et la vigueur de
ces feux magiques, on chasse, comme nous l'avons dit, la
fumée de leur côté ; pour la communiquer aux jeunes enfants,
on les frotte avec la cendre. On sait que la fumée transmet
très bien, suivant les idées des primitifs, les vertus de l'objet
qui l'a produite en se consumant; c'est ainsi que pour
beaucoup de nos indigènes, des talismans écrits par des
lAleb et dont on respire la fumée en les faisant brûler cons-
titue un remède efficace (*). Mais la fumée, dans les feux
solsticiaux, a peut-être encore pour les Marocains, ou du
moins a peut-être eu pour leurs ancêtres lointains une autre
vertu. Si l'on en juge par le proverbe que nous avons cité, il
est possible qu'on ait pensé on faisant des nuages artificiels,
se préparer pour l'avenir de véritables nuages chargés de
pluie : ce qui est toujours la grosse question dans l'Afrique
du Nord pour les agriculteurs. D'autre part, le rite de
l'oiseau brûlé à la *ansra de Salé est un dernier reste des
sacrifices, qui se faisaient jadis dans l'antiquité classique et
dont il reste de nombreuses survivances dans le folklore
européen, à l'occasion de ces sortes de feux : on anéantissait
ainsi par le feu l'esprit de la végétation de l'année passée
pour en créer un autre et cet esprit était représenté tantôt
par un homme, tantôt par un animaK^). Enfin la 'ansra
peut être rapprochée de la fête annuelle, dans laquelle
(1) Sur fumigations, Tylor, « Civ. prim. », II, p. 494; Sn. Hui^r.,
«Mekka», II, p. 122; cfles références de Chauvin, «Bibliog. ar.»,V, p. 60.
(2) Voy. ù ce sujet Mannhardt, « Baumkullus » , p. 525; Frazer,
« Golden Bough », III, p. 315 et leurs références.
Digitized by
Google
SIGNIFICATION DE LA « ^AN^RA » 381
beaucoup de sauvages éteignent solennellement leurs feux
pour les rallumer avec solennité; ainsi en était-il aussi à
Rome du feu des Vestales (^). Or, il est très remarquable que
cette cérémonie est généralement chez les primitifs^
célébrée au moment où l'on mange solennellement les
premiers fruits, que ce soit du riz, du froment ou tout autre
production (^) ; nous voyons que le rite que nous avons décrit
pour les Rehâmna correspond absolument à cette céré-
monie.
Quant aux rites de l'eau, aspersion, baignade, ils sont
classiques dans le folklore européen, à l'occasion de la
Saint-Jean (3); on sait que l'église célèbre ce jour-là la fêle
du grand Baptiste. Il est, au reste, bien naturel que ces rites
qui ne sont en somme que des charmes pour amener la pluie
aient été pratiqués à un moment où l'on s'occupait de
s'assurer pour la campagne agricole l'énergie des rayons
solaires (3) : de là, les coutumes que nous avons énumérées et
dont la moins curieuse n'est pas celle que rapporte Chênier.
Nous voyons qu'au Maroc, comme en tant d'autres pays, ces
rites de l'eau sont étroitement associés aux rites du feu.
Dans les pays éloignés de l'équaleur, les feux sont surtout
allumés au solstice ; les danses en rond, les agitations désor-
données autour d'eux, comme dans les danses baladoires du
Moyen- Age sont alors destinées en partie à soutenir dans sa
course l'astre du jour. Mais on observe des fêtes semblables à
d'autres époques de Tannée et leur interprétation ne présente
pas plus de difficultés que celle des feux solsticiaux. Il y a
des feux à l'époque du Carême, à Pâques, au P^* mai, tous se
(Ij ClFrazer, op, laud., III, p. 428.
(2) Cf Frazer, op. laud., II, p. 329.
(3) Cf Frazer, op. laud., III, p. 318.
Digitized by
Google
382 LA « CHA'ÂLA »
rattachant plus ou moins facilement à d'anciennes fêles
agraires (*). De môme au Maroc, on trouve l'usage des feux
de joie à une autre époque qu'à la 'ansra, je veux parler des
feux qu'on allume à la fête de 'Âchoûrâ, vulgairement
« 'achoûr » et dans certaines régions « 'aïchoûr )>, à
Mazagan, par exemple. Dans les Rehâmna nous avons vu
qu'on faisait des feux autour desquels on dansait; il en est
de même à Merrâkech, dans la région de Mogador, à
Mazagan; c'est-à-dire à peu près dans tout le H[oùz.
Quelques jours avant la fête, des enfants se mettent au coin
des rues, un c^rré d'étoffe étendu par terre devant eux et
crient aux passants : « *Alînî lechcha*âla », c'est-à-dire .
(( Donne moi quelque chose pour faire la « *cha*âla ». A
Rabat et à Salé, au contraire, on ne fait de feux qu'à la *ansra ;
il en est probablement de même dans le Nord du Maroc, mais
nous manquons de ce renseignement. Ces feux de *Achoùra
se rapportent évidemment à quelque cérémonie agraire
célébrée primitivement à une date solaire et qui a passé dans
le calendrier lunaire en se localisant à cette fête musulmane;
c^s sortes de captations sont fréquentes dans les pays du
Magrib et nous aurons l'occasion d'y revenir.
Les rites de l'eau s'observent encore à des époques bien
plus diverses ; nous avons vu qu'à Merrâkech ils sont carac-
téristiques de la fête de 'Achoûrâ ; à Mazagan, c'est à l'Aïd
el Kebîr, qu'il est d'usage de se jeter de l'eau les uns aux
autres et on appelle cela « helillou ». Chez les Chiâdma, et
probablement en d'autres régions, aux fêtes de 'Âchoûrà et
d'El Moùloûd (Maoulid en nabî), on a l'habitude, dès la
pointe du jour, de se jeter de l'eau les uns aux autres, au
(1) Cf Mannhardt, « Baumkultus », p. 502 seq.; Frazer, op. laud., III,
p. 238, 245, 259.
Digitized by
Google
RITES DE LA PLUIE 383
point que les acteurs de cette cérémonie ont leurs vêtements
littéralement trempés. Cette coutume de se jeter de l'eau est
du reste universellement répandue comme rite magique
afin d'amener la pluie (i) ; ceci nous amène à parler de ces
rites tels qu'on les pratique dans les Rehâmna; parlons
d'abord des rites populaires.
Lorsque la sécheresse se fait par trop sentir, les femmes et
les enfants du douar se réunissent et prennent une cuiller à
pot (c( târounja )>), que l'on allonge avec un roseau et sur
laquelle on met un autre fragment de roseau en manière de
croix ; puis on l'habille en femme avec les plus beaux
vêtements que l'on trouve dans le douar, caftan de soie,
sebniya de soie, etc.... On la promène ensuite dans les
champs ; femmes et enfants l'accompagnent et jettent de
l'eau dessus en s'arrosant, en outre, les uns les autres ; et ils
chantent :
(( Târounja halle t râsha — Yâ rebbi bell khrâsha —
Târounja, y a morja (2) — Yà rebbi *atîna chta ».
« Târounja a dénoué ses cheveux — O mon Dieu, mouille
ses boucles d'oreilles — Târounja, ô notre espérance — O
mon Dieu, donne-nous de la pluie (3) ».
Nous reconnaissons là un rite de la pluie très répandu,
tant en Europe qu'en Orient et qui consiste à tremper dans
l'eau des statues de saints ou toute espèce d'images
sacrées W; les paysans européens baignent la statue de
(1) Voy. Mannhardt, « Baumkullus », p. 214; Frazer, « Golden
Bough », II, p. 123 et les références qu'ils donnent.
(2) Je traduis « morja » par « mère de l'espérance » et non par « prairie
humide ».
(3) Cette cérémonie se fait aussi chez les Chiâ^ma ; elle est probablement
très répandue au Maroc.
(4) Voy. Frazer, « Golden Bough », I, p. 111 ; trad. fr., I, p. 119 seq.
et les nombreuses références données.
Digitized by
Google
384 RITES DE LA PLUIE
la Vierge (*) ; les Ghans, celle de Bouddha (2) ; les Romains
jetaient annuellement une poupée dans le Tibre (3).... La
cuiller à pot est souvent employée par les sauvages pour
faire une poupée (^), mais il est clair que dans le cas présent,
elle a une signification magique particulière qu'elle tire de
sa fonction habituelle. La poupée ainsi perfectionnée n'est
peut-être d'ailleurs que le substitut d'une personne vivante,
ainsi que sembleraient le montrer certains usages, comme
celui qu'avaient jadis les Égyptiens de précipiter dans le Nil,
pour hâter l'inondation, une vierge parée et qui de nos jours
est figurée par un pilier en terre nommé « 'aroûça », ou
« fiancée » (^).
Presque tous les primitifs injurient et maltraitent leurs
idoles, lorsqu'ils n'en obtiennent pas ce qu'ils désirent (^0 ;
dans beaucoup de pays le roi-dieu ou le grand prôlre est
maltraité et môme menacé de mort si la pluie ne tombe pas
et que la récolte s'annonce mal f') ; certains nomades du Sud
du Maroc, lorsqu'ils font une razzia emmènent avec eux leur
marabout pour leur porter bonheur; s'ils n'ont pas de
succès, ils l'accablent de reproches amers W; à Merrûkech,
dans les cas désespérés, on se rend à Sidi bel 'Abbès et on
voile un des candélabres du saint, pour lui faire honte (^^).
(1) l>lor, « Giv. priin. », II, p. 223-224.
(2) Frazer, op. laud.. I, p. 112; trad. fr., I, p. 120.
(3) Voy. Mannhardl, « Ant. Wald. u. Feldkulte », p. 2(55; Frazer, op.
laud., II, p. 352 et les références données.
(4) Gf par exemple, Tjlor. op. laud., II, p. 197-11)8.
(5) Lane, « Mod. Eg^ypt. », p. 500.
(0) Tvlor, op. laud., 221-222 ; Frazer, op. laud., I, p. 106; Irad. franc..,
I,p. 113.
(7) Cf Frazer, op. laud., L p. 157 ; Irad. fr., I, p. 1G2.
(8) de Foucauld, « Reconnaissance », p. 157.
(9) Cpr Tylor, op. laud., p. 223 (vierge voilée).
Digitized by
Google
RITES DE LA PLUIE 385
Chez nos Rehâmna, lorsque la sécheresse persiste trop, on
va trouver un marabout, on lui passe une corde au cou et
on la serre ; alors, nous disent nos informateurs, il tombe en
extase et se met à prier. En môme temps on jette de Peau
sur lui et si on ne le précipite pas dans un bassin, c'est
simplement parce qu'il n'y a pas de bassin. Mais cette
baignade forcée du marabout en cas de sécheresse est fort
commune dans PAfrique du Nord (*). A Biskra, pour citer
un exemple, en temps de sécheresse, on fait d'abord la
prière de « P « istiska », puis un grand repas, qui du reste,
se compose uniquement de couscoussou. Après le repas, les
gens âgés du village choisissent un individu d'origine
maraboutique, de préférence un de ces marabouts loqueteux
qui circulent partout en pays indigène, sans distinction
d'ordre ni de secte, et ils le plongent tout habillé dans Peau,
en Py maintenant par force le plus longtemps possible,
c'est-à-dire jusqu'à ce qn'il demande grâce à cris déses-
pérés (2). Dans certaines régions on choisit non pas un
marabout, mais bien un nègre ou une négresse que Pon
plonge consciencieusement dans la rivière et auxquels on
donne, en compensation, une petite somme d'argent ; il en
est ainsi dans la région du Télagh (Oran) (^). Dans ce
dernier cas, c'est la couleur noire qui est déterminante, car
le poir dans les idées primitives, étant la couleur des
nuf^ges pluvieux, doit amener la pluie W,
(1) CfMannhardt, « Baumkultus », p. 331 ; Frazer, op. laud., I, p. 94;
Irad. franc., I, p. 100 seq.
(2) Extrait d'une communication de M. le lieutenant Deluol, adjoint au
bureau arabe, ù Biskra.
(3) Communication de M. Vauthier, administrateur de commune mixte.
(4) Gf Frazer, op. laud., I, p. 93, 101; trad. franc., I, p. 98, 108,
Hubert et Mauss, « Sacrifice », in « Ann. Sociol. », II, p. 105 et les
références données.
25
Digitized by
Google
386 RITES DE LA PLUIE
De tout cela nous pouvons conclure que le rite de la
baignade a peut-être une double signification : en premier
lieu, c'est une punition pour la personne sacrée qui a
manqué à sa fonction en ne procurant pas à la communauté
les avantages qu'elle attendait d'elle; en second lieu, c'est
un rite magique, dans lequel l'eau, à ce que l'on croit,
appelle nécessairement l'eau. Dans le rite de la poupée, une
effigie est substituée au marabout ; mais de plus, il est fort
possible que le rite de la promenade dans les champs se
rattache à d'autres rites agraires; car, d'une part, les céré-
monies agraires, celle de la moisson, par exemple, sont
presque toujours compliquées de rites de la pluie (*);
d'autre part, on sait que la poupée habillée et promenée
dans les champs, est un rite magique destiné à renforcer la
vigueur de l'esprit du blé (2)^ et ce rite se retrouve aussi bien
au Maroc qu'en Algérie ; les Béni Bon Khennoûs de
l'Ouarsenis promènent dans les champs, au moment des
semailles, une chéchia, un bâton et une chaussure, qu'ils
disent avoir appartenu à leur ancêtre, et d'autres tribus du
du ChélifF ont la même habitude (3); vers la mi-février,
aux environs de Tanger, on promène également, dans les
champs, une poupée somptueusement parée et appelée
c( mata » W.
(1) Cf Frazer, op. laud, II, p. 171.
(2) Cf Frazer, op. laud., II, p. 192 et les références à Mannhardt.
(3) René Basset, « Zenatia de TOuarsenis », p. 16.
(4) Drummond Hay, « Maroc et ses trib. nom. », p. 30 ; reproduit par
Godard, « Maroc », I, p. 85 et Quedenfeldt, « Div. et rép. berb. Maroc»,
trad. Simon, p. 104. Meakin, « The Moors », p. 156, ajoute que la poupée
est ensuite brûlée. Mais cette information est suspecte et a besoin d'être
confirmée. Celle cérémonie qui a pour but d'aider la croissance du blé, est
différente de celle décrite par Harris, « The Berber of Morocco », in
« Journ. of Anthropol. Insl. », XXVII, p. 68 et signalée par Salmon,
in « Arc h. mar. », n® 2, p. 236, qui est un rite de la moisson.
Digitized by
Google
RITES DE LA PLUIE 387
Les Rehâmna ont encore recours à une autre pratique
pour faire cesser la sécheresse : c'est le rite de la corde. Les
femmes du dcher se mettent d'un côté, les hommes de
l'autre et chaque camp tire de son côté sur une corde, jusqu'à
ce que la corde casse ; les spectateurs jettent ensuite de l'eau
sur les deux camps, au point qu'ils en sont trempés, et l'on
mange un couscoussou en commun. Ce rite de la corde m'est
signalé comme existant dans la Petite Kabylie, où il est
exactement semblable, sauf l'aspersion de l'eau et où il
serait regardé uniquement comme un jeu (*) ; peut-être de
nouvelles informations montreront-elles que c'est un rite
destiné à amener de la pluie, ou tout au moins un chan-
gement de temps, mais môme si cela n'est pas confirmé,
nous sommes disposé à considérer ce jeu comme la persis-
tance d'un ancien rite magique, au môme titre que le jeu de
la koûra. Nous retrouyons d'ailleurs ce môme rite chez
certains peuples primitifs, comme les Esquimaux, où il est
hors de doute qu'il représente le conflit entre la saison
chaude et la saison froide (2) j rien d'étonnant donc à ce
qu'il puisse en d'autres cas représenter la lutte entre la pluie
et la chaleur. Il est, du reste, à remarquer que dans les
cérémonies destinées à faire tomber de l'eau, les luttes, les
cris, les gesticulations, jouent souvent un rôle important (3);
il semble que l'on croie que toute cette agitation doit
ébranler le ciel et résoudre l'atmosphère en nuages
bienfaisants. Chez les Sejrâra de l'iVlgérie, lorsqu'il y a une
sécheresse, on fait ce qu'on appelle la « oua'dat el koùr »,
c'est-à-dire la oua'da de la balle ; c'est un banquet donné en
(1) Communication de M. Ménétret, administrateur de la commune
mixte d'El Milia.
(2) Cf Frazer, op. laud, II, p. 104 et les références données.
(3) Cf Frazer, op. laud., I, p. 89, 95; trad. fr., I, p. 94, 101.
Digitized by
Google
388 RITES DE LA PLUIE
rhonneur d'un marabout avec des prières pour la pluie ; on
reste auprès du marabout jusqu'à ce qu'il pleuve et dès qu'il
pleut, on fait des boules de boue que Ton se jette les uns aux
autres : peut-être est-ce pour faire continuer la pluie. En
tous cas, il faut remarquer l'analogie de ce rite avec le jeu de
la koùra tel que nous l'avons interprété.
Il nous est impossible de ne pas signaler pendant que nous
sommes sur ce sujet, la curieuse cérémonie usitée à Fez en
temps de sécheresse : on enferme dans soixante-dix sacs
soixante-dix mille cailloux, on récite dessus des versets du
Coran dans un marabout et on va les jeter dans le Sebou (i) ;
une cérémonie à peu près identique a été signalée à
Tripoli (2) ; il s'agit donc là d'un rite général ; on connaît
chez les peuples barbares ou sauvages des rites assez
analogues, pratiqués au bord des rivières ou des sources ('^).
On voit que c'est toujours à l'eau que l'on a recours pour
obtenir l'eau, suivant les principes de la magie sympa-
thique. Il y a des cas où le rite est réduit à toute sa
simplicité ; par exemple, dans les aspersions d'eau que nous
avons signalées comme pratiquées à l'époque de la *ansra et
de 'Achoûrû; dans la commune mixte de Takitounl, au
cours de certaines « zerda » (banquet religieux), données
pour obtenir de la pluie, les assistants qui dansent,
emplissent leur bouche d'eau et la projettent en l'air, en
criant : c( En-nou ou r-rkha », c'est-à-dire « la pluie et
Taisancîe » (^*). D'autres cérémonies, destinées également à
provoquer la pluie sont entièrement différentes et consistent
(1) Voy. la description dans Aubin, « Maroc d'aujourd'hui », p. 417.
(2) Malhuisieulx, « Voy. Trip », p. 70.
(3) Frazer, op. laud., I, p. 110 ; trad. fr., I, p. 118 et les références
données.
(4) Sicard, « Takitounl ».
Digitized by
Google
V « ISTISKA » 389
en un sacrifice au cours duquel on torture la victime ;
l'explication n'en est pas encore donnée d'une façon satis-
faisante (1). Un rite de ce genre est traditionnel à Mazoùna,
en Algérie : là, lorsque la sécheresse se fait par trop sentir, on
se met en quête d'une hyène, qu'on prend vivante et qu'on
attache par la queue ; pendant trois jours on la maltraite et on
la fait mordre par les^ chiens, puis on l'abat et on l'enterre (^).
L'orthodoxie musulmane a consacré une prière spéciale
pour obtenir de la pluie : c'est la « salât el istiskâ ». Elle est
naturellement la même dans tous les pays musulmans ;
aussi nous n'y insisterons pas ici. Signalons seulement
l'usage consacré par un hadît de retourner son manteau
pendant cette prière (^) ; il y a probablement là une dernière
survivance des rites de lutte simulant le conflit des éléments
dont on implore de Dieu la venue. La prière orthodoxe de
l'istiska a lieu le plus souvent dans les tribus près d'un
marabout, elle s'accompagne d'un repas en commun ; c'est
ce que l'on appelle au Maroc un « moùcem ». Il y a, alors,
généralement des sacrifices et le plus souvent, en particulier,
sacrifice d'une victime noire, conformément à ce que nous
avons dit plus haut du caractère magique de la couleur noire
relativement à la chute des pluies. En outre, beaucoup de
rites anciens se sont, comme nous l'avons vu aussi, consei^és
à cette occasion dans le Hoùz ; au cours de la plupart des
moùcem tenus pour faire tomber la pluie, il est d'usage
d'asperger d'eau les enfants (^0. La question de l'eau est si
(1) Voy. Frazer, op. laud., I, p. 108; Irad. fr., p. 116.
(2) Communication de M. Ben Deddoûch, cadi de Mazouna.
(3) Cf Houdas et Marçais, « Traditions islamiques », I, p. 329 et les
références données dans la note.
(4) Parfois, chez les Chiâ^ma, par exemple, on écrit certains versets du
Coran sur une planche que l'on suspend dans la mosquée et on les y laisse
tant qu'il ne pleut pas.
Digitized by
Google
390 RITES DE LA SECHERESSE
vitale pour les populations qui habitent l'Afrique du Nord,
et a fort'urri pour celles qui habitent des pays désertiques, que
les cérémonies de l'istiska ont pris une importance énorme
dans la religion^*) : des processions solennelles aux marabouts,
auxquelles assistent les plus grands personnages et souvent
même le sultan, ont lieu chaque fois que la sécheresse
s'accentue. Parfois ces cérémonies soat l'occasion, lorsque
des infidèles sont présents, d'explosions de fanatisme et les
chrétiens, au Magrib, ont été souvent accusés de causer la
sécheresse (^); d'autres fois, au contraire, on a vu les
Musulmans désespérés du manque de pluie, laisser les
chrétiens la demander à leur Dieu et même en attendre le
secours (3).
Les rites destinés à amener la pluie ont leur contre-
partie dans ceux qui sont destinés à l'empêcher de tomber :
mais ceux-ci sont surtout connus et pratiqués par les gens
de Merrâkech. Le conflit des Rehâmna avec les citadins de
Merrâkech est ancien : les citadins ont tout intérêt à ce que
les récoltes soient mauvaises, pour qu'on ait besoin de leur
entremise et qu'ils puissent faire monter le prix des
denrées. Les rites destinés à empêcher la pluie sont aussi
pratiqués par les voyageurs, les muletiers, les convoyeurs
de toute espèce, qui ont besoin de beau temps. On prend
(1) Voy. p. ex. « Çartâs », p. 369, 561...; Barges, « Vie de Sidi
Boumédiéne », p. 109; Bel, « Djazya », in « Joum. Asiat. », X"sér.,
l. I, n" 1, mars-avril 1903, p. 324. M. Bel donnera dans le volume que
doit publier à l'occasion du Congrès des Orientaux de 1905, l'Ecole
supérieure des Lettres d'Alger, un important article sur l'istiska, que nous
aurions voulu pouvoir citer.
(2) Cf Mouette, « Hist. Moul. Archy », p. 282 ; Diego de Torrès,
<k Hist. d. cher. », p. 199.
(3) Cf la curieuse histoire racontée par Dan, « Hist. de Barb. », p. 487.
Digitized by
Google
DIVISIONS DES REBAMNA 391
une gargoulette, où il y a eu de l'huile et on la met sous un
plafond que la pluie a traversé et d'où il tombe de l'eau, ou
bien sous une tente, à un endroit où l'eau traverse et
dégoutte à terre. Quand la gargoulette est pleine, on
l'enterre et la pluie prend fin. La signification magique du
rite est évidente <^). A Merrâkech, spécialement, on fabrique
une petite charrue, on y attelle un chat et on le fait labourer
dans un jardin : cela arrête la pluie. Ce rite est en contra-
diction apparente avec les données du folklore contem-
porain ; en efifet, l'usage de la charrue, par une association
d'idées facile à concevoir, est regardé chez une foule de
peuples comme attirant la pluie (2) ; ensuite le chat est un
animal fréquemment employé dans les cérémonies destinées
à écarter la sécheresse (3) ; peut-être s'agit-il d'une parodie.
Les gens de Merrâkech craignent beaucoup un excès de
pluie pour leurs dattes, déjà de peu de valeur quand l'année
est chaude ; pour prévenir ces contre-temps, ils prennent un
corbeau, l'aveuglent et l'attachent ainsi au haut d'un
palmier ; le sens de ce rite est du reste obscur pour nous.
Les Rehâmna se divisent en cinq « khoms », ou circons-
criptions administratives : les Brâbich forment un khoms ;
les Oulâd Slâma en forment deux et les Oulâd Bou Bker
deux. Il y a dans ces différentes tribus une certain nombre
de groupes maraboutiques. On nous a nommé treize zaouias :
(1) Voir un autre rite magique analogue chez les Arabes cilé par
Makrizi, apud Frazer, op. laud., I, p. 84; trad. franc., I, p. 89.
(2) Mannhardt, « Baumkultus », p. 553; Frazer, op. laud., I, p. 98;
trad. franc., I, p. 104.
(3) Frazer, op. laud., I, p. 102 ; trad. franc. I, p. 108 ; cpr p. 112-113
(ang.) et p. 120-124 (franc.).
Digitized by
Google
392 LES RKHAMNA A MERRAKECH
la zaouia des OulAd Moûlaye 'Abdallah ben Sàci ; celle des
(hilAd Sîdi 1 Bhîli; celle des Oulâd Sîdi ben 'Azzoùz ; celle
des OuLid Sîdi 'Abdelkerîm ; celle des OulAd Baba Âïça s
Selmoimi ; celle des ( )iil«^d Sîdi Ahmed er Rguîbi ; celle des
OuLid Sîdi Nâji ; celle des OulAd Moùlaye *Omar et celle des
OulAd Sîdi Mhammed bel Kêrn dans les OulAd bon Bker ;
celle des OulAd Sîdi 'AbdallAh Bou 1 *Aouîna et celle des
OulAd Sîdi MeftAh dans les OulAd SlAma ; et celle des OulAd
Za'ariya dans les BrAbich.
Les RehAmna ont toujours été les tyrans de MerrAkech ;
l'histoire nous les montre à maintes reprises comme
molestant les habitants de cette ville (i) ; ils sont arrivés à
former une fraction très importante de sa population et dans
ces derniers temps, ils pouvaient presque se vanter que leur
hégémonie fiit consacrée officiellement, puisque leur caïd Sî
*Abdelhamîd avait été nommé en même temps pacha de
MerrAkech. Les RehAmna ont joué vis-à-vis de MerrAkech
un rôle très semblable à celui des BrAber, vis-à-vis de
Fez, et comme à la fin du XIX® siècle les sultans ont
beaucoup résidé à MerrAkech, les RehAmna se sont trouvés
de ce chef au premier plan de l'histoire du Maroc. En
particulier, à la mort deMoiilaye Haçan, qui eut lieu en 1311
Hég., à la limite de leur territoire, sur l'Oued el 'Abîd,
ils fomentèrent une révolte, qui causa à la dynastie
des FilAlis de sérieuses inquiétudes. Nous donnerons
ici quelques détails sur cette révolte des indigènes, d'après
les informations verbales que nous avons recueillies. Bien que
ces informations aient été puisées à deux sources différentes,
l'une de MerrAkech, l'autre des RehAmna, nous ne pouvons
nous permettre d'oublier combien de semblables documents
(l) Cf par exemple Houdas, « Tordjeman », p. 123-1€4.
Digitized by
Google
REVOLTE DES REHAMNA 393
sont sujets à caution; pourtant comme il s'agit de faits qui
n'ont pas encore été relatés par écrit, sauf dans les corres-
pondances fragmentaires des journaux de l'époque (*), nous
croyons que ce récit peut être pris en considération ; mais
bien entendu, nous le donnons sous toutes réserves,
Si 'Abdelhamîd fut caïd des Rehâmna pendant près de
trente-cinq années ; mais il n'occupa pas ces fonctions sans
interruption, car il fut emprisonné quatre fois. Avant la
mort du dernier sultan, il était au mieux avec le frère du
sultan, nommé Moùlaye Mohammed, celui-là môme qui
devait devenir célèbre parce que le prétendant Bou Hmâra
s'est fait passer pour lui, et qui fut emprisonné par ordre de
Moùlaye Haçan. Si 'Abdelhamîd ne craignit pas de prendre
le parti de Moùlaye Mohammed et de demander sa grâce avec
une insistance qui fut mal reçue en haut lieu : il fut mis en
prison à son tour et pendant qu'il y était, les Rehâmna se
révoltèrent. Il y avait à cette époque plusieurs caïds des
Rehâmna ; comme tous les caïds marocains ils se rendaient
odieux par de nombreuses exactions et les Rehâmna deman-
dèrent que la plupart d'entre eux fussent destitués et rem-
placés par d'autres. Le makhzen ne céda pas du premier
coup, mais les caïds, craignant pour leur vie, n'osèrent
plus rejoindre leur poste et restèrent à Merrâkech, où ils
étaient venus à l'occasion d'une des grandes fêtes musul-
manes. Sur ces entrefaites Moùlaye Haçan mourut.
Les Rehâmna devinrent aussitôt menaçants et vinrent à
Merrâkech demander qu'on leur livrât les caïds, dont ils
voulaient tirer vengeance. Le pacha de Merrâkech réunit un
conseil et on décida, pour donner un commencement de
(1) Il y a cependant un para^aphe sur la révolte des Rehâmna dans
Brémond, « Elude s. le Maroc », p. 17.
Digitized by
Google
394 RÉVOLTE DES RESAMNA
satisfaction aux Rehâmna, de mettre provisoirement les
caïds en prison et d'attendre la décision définitive du
nouveau sultan. Les caïds savaient fort bien que si Ton entre
dans les prisons du makhzen avec une étonnante facilité, il
est beaucoup plus malaisé d'en sortir ; ils songèrent donc à
mettre leurs personnes en sûreté : quatre d'entre eux sur
huit réussirent à se sauver dans des zaouias. Le cinquième
qui était un ami intime de Moùlaye Mohammed et s'appelait
'Abbès e^ Zobéiri, se retrancha dans sa maison, fit prendre
les armes à ses esclaves et se défendit. On tenta, inutilement,
d'enlever sa maison d'assaut : il repoussa toutes les attaques
en inûigeant des perles sensibles aux gens du makhzen.
Finalement un « caïd mia » monta, dit-on, sur le minaret
de Sidi bel *Abbês, qui était proche de là et tua le rebelle
d'un coup de fusil, dans la cour de sa maison ; le frère
du caïd mourut avec lui. Les trois autres fui'ent empri-
sonnés.
Ces emprisonnements n'apaisèrent point les Rehâmna
qui continuèrent la révolte ; ils la justifièrent en prétendant
qu'ils voulaient comme c^ïd, à la place de 'Abbôs ez Zobéïri,
un homme suspect au makhzen, qui avait déjà été caïd
dans les Rehâmna, puis qui avait pris part à des troubles
semblables à ceux qui se produisaient ; il était rahmani et
se nommait Tahar ben Slimân. Le pacha refusa d'obéir aux
Rehâmna, mais ceux-ci vinrent en masse sous les murs
de Merrâkech, on dut fermer les portes de la ville et sous la
pression de l'émeute on délivra Tahâr ben Slimân et on lui
permit de rejoindre ses contribules, en le priant toutefois
de chercher à les apaiser ; ceux-ci, au contraire, lui impo-
sèrent le rôle de chef de la révolte. Elle dura un an.
Après cinq mois de dévastations autour de Merrâkech,
Tahâr ben Slimân avait autour de lui des contingents de
Digitized by
Google
RÉVOLTE DES REÏJAMNA 395
toutes les populations du Hoûz ; il se présenta devant la
ville et, comme le Rogui d'aujourd'hui, il réclama la déli-
vrance de Moùlaye Mohammed, en mettant la paix à ce prix.
Le pacha de la ville, après avoir tenu conseil, décida de
résister et avisa le makhzen à Fez. Lorsque l'armée du
sultan Sortit de Fez et se mit en route pour le Hoûz, les
Rehâmna s'avancèrent pour lui couper le passage de l'Oum
er Rbîâ, mais ils n'y réussirent pas et la mahalla envahit le
Hoûz : les révoltés n'avaient jamais été bien unis ; leur chef,
poussé par les siens, étaient plutôt mené par les événements
qu'il ne les dirigeait; il ne prévoyait que trop sa fin
lamentable. Les divisions des révoltés s'accentuèrent,
habilement entretenues par l'or et les intrigues du makhzen;
Tahâr ben Slîmân ne pouvait plus faire prévaloir ses
décisions ; il fut battu, mais il parvint à s'échapper et se
réfugia dans la zaouia de Sîdi z Zouîn, au pays des Ahmar.
Le makhzen somma les marabouts de le livrer; ceux-ci
représentèrent que le tapis qui couvrait le tombeau du
saint était considéré comme inviolable ; Tahâr ben Slîmân
s'y tenait cramponné ; pour tourner la difficulté, on imagina
de le faire sortir avec le tapis et on le traîna ainsi hors du
sanctuaire ; là, des mkhâznis l'empoignèrent et il fut mené à
Merrâkech ; on le mit dans une cage et on le promena ainsi
dans la ville sur un chameau, humiliation souvent infligée
aux vaincus en pareil cas (*). Il fut ensuite jeté en prison à
Merrâkech, où il momnit peu de temps après, empoisonné,
dit-on, par ordre de Ba Ahmed qui craignait qu'il ne s'échap-
pât et qui, avant de partir pour la harka des Châouia, s'en
débarrassa ainsi définitivement.
(1) Cf à ce sujet, Bel, « Djazya », in « Journ. Asiat. », mars-avril
1903, n» 2, X« sér., 1 I, p. 352.
Digitized by
Google
396 FORTUNE DE SI «ABDEmAMÎD
Dès que le siilUan fût entré à Merrâkeoh, après la
dispersion définitive des rebelles, il s'o(*(*iipa de donner des
caïds aux Rehflmna. Les rivalités des compagnons de Tahàr
ben Slîmân et sans doute leur trahison avaient fait échouer
la révolte : ils reçurent à ce moment le prix de leurs
perfidies et le makhzen éleva plusieurs d'entre eux au
caïdat. Or, 'Abdelhamîd était toujours en prison : sa
tribu, 'Arab Sellâm, sollicita sa grâce et le réclama pour
caïd. Le makhzen Taccorda de suite : *Abdelhamîd passa
sans transition de l'ombre des cachots à l'éclat des honneurs
officiels, revirement de fortune commun au Maroc. Dès
lors, fidèle aux conditions mises à son élargissement et à sa
nomination, il entra dans les vues de Ba Ahmed, dont il
épousa étroitement la politique. Ce fut lui qui poussa le
makhzen à confisquer les biens que possédaient les Rehàmna
à Merrâkech ; une grande partie des maisons leur appar-
tenaient ; certains quartiers, comme celui de Sîdi bel 'Abbés
étaient presque entièrement à eux. 'Abdelhamid se chargea
d'opérer les confiscations et versa de ce chef, au makhzen,
de grosses sommes, dont on pense bien qu'il eutsapart.il
devint le grand favori de Ba Ahmed, au point que celui-ci ne
faisait plus rien sans le consulter et il élimina petit à petit
les grands caïds des Rehûmna, pour les remplacer et devenir
gouverneur de tout le pays. B était dans ces dernières années
le plus puissant personnage du Hloùz.
Après la harka de Sokhrat-ej-Jâja (dans les Ouardîra), qui
pacifia les provinces des Chàouia et des Tâdla, le makhzen
apparut plus puissant que jamais et les caïds envoyèrent des
hédiya (cadeaux) considérables. 'Abdelhamid qui se trouvait
à ce moment dans son gouvernement, écrivait à son fils, qui
était à Merrâkech, de verser au makhzen une somme consi-
dérable, trente mille douros, dit-on, mais bien entendu
Digitized by
Google
FORTUNE DE SI 'ABDEmAMID 397
ce chiffre est incertain. Que se passa-t-il à ce moment?
est-il vrai que le fils, El Hâjj L*arbi, conçut le projet
monstrueux de supplanter son père et de se faire nommer
à sa place, ou bien le makhzen par une ruse machiavélique,
chercha-t-il à faire croire au père que son fils offrait un
fort pot-de-vin pour le remplacer, afin de les faire rivaliser
de cadeaux et de toucher des deux mains? Il est difficile
de s'en rendre compte ; mais le fils cependant ne parait pas
avoir été exempt de torts graves. On dit que du makhzen,
on avisa 'Abdelhamid que son fils offrait trente mille douros
pour avoir son commandement et que le père offrit de suite
une somme encore plus forte, pour que son fils fût mis en
prison. Quoi qu'il en soit, le fait certain, c'est qu'El Hàjj
L'arbi fut emprisonné avec l'assentiment de son père dans
Tile de Mogador pendant plusieurs années; d'autres empri-
sonnements de caïds suivirent et c'est vers celle époque que
'Abdelhamîd se trouva seul maître des Rehâmna. Pour leur
enlever toutes velléités de révolte à l'avenir, il les traita avec
une dureté, qui a laissé dans le pays de cruels souvenirs,
comme d'inexpiables rancunes : ils furent pressurés au-delà
de tout ce qu'on peut imaginer ; on prétend que *Abdelhamîd
imposa une taxe d'une demi-peseta par tète et par semaine,
sans que personne en fut exempt, ni hommes, ni femmes,
ni enfants. On raconte aussi de lui des actes de cruauté
abominables, mais il est impossible de faire dans ces récits la
part de la vérité et celle de l'exagération populaire. 11 est cer-
tain toutefois que les contributions excessives, les confisca-
tions arbitraires, les emprisonnements multipliés sans raison,
terrorisèrent et ruinèrent la tribu pour longtemps. Enfin,
lorsque le pacha Ben Dâoûd, gouverneur de Merrâkech, fut
jeté en prison par ordre d'El Mnebbhi, 'Abd el Hamîd lui
succéda, sans cesser pour cela d'être caïd des Rehûmna.
Digitized by
Google
398 ASSASSINAT DE SI 'ABDELHAMÎD
II était alors à l'apogée de sa puissance, quand éclata la
crise du teiUtb : l'ère des difficultés aurait probablement
commencé pour lui, si la mort ne l'eût arraché à la scène
politique. En septembre 1902, il était revenu de Fez très
malade et il expira à Merrâkeoh, au début d'octobre. Ses
derniers jours furent marqués par de vives compétitions en
vue de sa succession ; deux candidats se la disputaient : son
fils, El Hâjj L'arbi et son khalîfa (adjoint) ; 'Abdelhamîd se
prononça pour son fils à son lit de mort et le désigna comme
son successeur, dit-on. Néanmoins, le khalîfa, nommé El
Mahdi, resta candidat. On dit que le jour même de la mort,
les deux compétiteurs se firent des protestations d'amitié et
que tout en s'avouant qu'ils étaient rivaux, ils se rendirent
à Sidi bel *Abbés pour se jurer mutuellement de n'employer
à soutenir leurs candidatures respectives que des moyens
loyaux. Mais lorsqu'ils furent dans le marabout, El Mahdi
abusant de la confiance d'El ïiâjj L'arbi, lira sur son rival un
coup de pistolet et l'acheva d'un coup de poignard, dans le
sanctuaire même ; sans doute il était assuré de la complicité
des gens de la zaouia, car il put sortir sans être inquiété.
Puis il multiplia ses démarches, et répandit l'or à profusion,
pour ne pas être arrêté. Il ne le fut pas et on le laissa se
rendre à Fez avec son fils, pour y excuser son crime et
acheter le caïdat.
Nous avons fait allusion plus haut à la crise du tertîb :
nous aurons l'occasion d'expliquer en détail ce que fut cette
crise. Qu'il nous suffise de dire ici que, pour les campagnes,
le résultat le plus clair et môme le seul tangible, fut qu'elles
cessèrent de payer l'impôt ; si l'on excepte quelques tribus
çà et là et en particulier celles qui sont administrées par Si
Âïça ben 'Omar, des environs de Saffi, le tJoùz depuis
quatre ans ne paye plus de contributions ; les caïds n'osent
Digitized by
Google
LA CRISE DU € TERTIB » 399
plus mettre le pied dans leur caïdal, ou, s'ils y résident, ils
s'enferment dans leur kasba. Gomme conséquence, le bien-
être des populations a immédiatement augmenté ; délivrées
de l'horrible oppression qui pesait sur elles, elles ont repris
confiance; les cultures se sont élargies, çà et là des
constructions se sont élevées, mais non toutefois chez
les Rehâmna, qui sont essentiellement pasteurs ; partout
cependant les silos se sont remplis, les marchés sont devenus
florissants. Le prix des chevaux, des selles, des armes, s'est
élevé rapidement, car toutes ces choses qui sont le luxe des
indigènes étaient demandées de tous côtés ; au contraire, le
mouvement des exportations s'est arrêté. Le fellah n'étant
plus affamé et perpétuellement en quête d'argent pour satis-
faire l'insatiable cupidité de son caïd, s'est mis à faire des
provisions et à thésauriser : le commerce européen a ressenti
vivement le contre-coup de cette nouvelle attitude et,
voyant diminuer les exportations, il s'est plaint. Mais les
populations marocaines du ïjoùz sont dans la joie et la
plupart maintenant bénissent le nom du sultan qu'elles
maudissaient il y a quelques années ; beaucoup se figurent
de bonne foi qu'ils ne payeront plus jamais d'impôts (^). En
réalité, la situation du makhzen est devenue fort critique :
le revenu des douanes, puis l'emprunt ont pu suffire à
alimenter le budget pendant quelque temps, mais la
contribution des campagnes était trop importante pour qu'on
pût s'en priver. Au Maroc, en effet, les citadins ne payent
que très peu d'impôts, et ce sont les campagnes qui supportent
presque uniquement les charges fiscales. Le gouverne-
ment sera donc, tôt ou tard, amené à rétablir les impôts et
comme l'habitude de ne pas les payer se prend facilement, il
(1) Telle était la situation en 1903-1904.
Digitized by
Google
400 VIE DES GRANDS CAÏDS
est à craindre qu'il n'ait précisément quelque peine à la
rétablir; à Theure où nous écrivons ces lignes, une colonne
se met justement en marche pour parcourir le IJoùzàcet
effet. Il faudra restaurer Tautorilé des caïds et on peut
redouter que ceux-ci, pour se dédommager de la longue
éclipse de leur puissance et pour refaire leur patrimoine
ébréché (car si les contribuables ne payent plus, le makhzen
a toujours des exigences), ne recommencent à se livrer à
leurs anciennes exactions.
La vie des caïds dans leur cnsba, à côté d'une zaouia le
plus souvent, a rappelé à quelques-uns des auteurs qui ont
écrit sur le Maroc, la vie des seigneurs féodaux ; Si Âïça ben
Omar, dans la forteresse des *Abda, qui est comme une
petite ville, entouré d'une véritable cour, chassant au
lévrier et au faucon, s'absentant périodiquement pour aller
au makhzen, est apparu aux yeux de certains, c^mme un
châtelain du Moyen- Age. C'ette thèse tend à se répandre et il
est à prévoir qu'on la généralisera et qu'on l'élendra à la
région insoumise du Maroc ; on remarquera qu'il y a là,
dans le Sud de l'Kmpire, de petits royaumes indépendants,
des grands chefs à caractère religieux, des groupes de popu-
lation qui payent régulièrement tribut à d'autres et, de là, à
prétendre que l'état social du Maroc a un caractère féodal,
il n'y a qu'un pas. Nous croyons cependant qu'on se trom-
perait en le franchissant et il est bon, dès maintenant, de
marquer les différences qui font que selon nous, il n'y a rien
de commun entre la féodalité et Tétat social du Maroc.
L'état féodal nous offre le spectacle d'une étonnante
mosaïque de fiefs de toute importance et d'un enchevê-
trement inextricable de droits et d'obligations; rien
d'analogue au Maroc, môme en pays insoumis : dans le Drà,
cependant, des groupements plus ou moins considérables
Digitized by
Google
PAS DE FEODALITE AU MAROC 401
sont souvent reliés les uns aux autres par une sorte de lien
de vasselage et de suzeraineté; mais dans ces cas peu
nombreux, nous sommes loin de la complication juridique
des rapports féodaux, et surtout le trait essentiel de la
féodalité, la présence d'une hiérarchie rigide et à degrés
nombreux, fait complètement défaut. Nous n'y retrouvons
pas non plus cet autre caractère de Tétat social de notre
moyen-âge, la tenure de fiefs dont la propriété est transmise
héréditairement, sans toutefois être jamais complète;
sans doute le marabout du Tazeroualt est maître absolu dans
son domaine, et on peut, à la rigueur, le comparer à un
comte du XI® siècle, qui reconnaît à son souverain des droits
tout théoriques sur son comté; mais c'est tout, l'organi-
sation du Tazeroualt n'est pas féodale et son maître n'est pas
engagé dans une série de relations de vassal à suzerain,
comme un seigneur féodal; un seigneur ne fait pas la
féodalité, celle-ci est un ensemble et cet ensemble n'existe
pas au Maroc. D'autre part, le vassal et le suzerain du
moyen-âge ont l'un envers l'autre des obligations définies ;
au Maroc, les caïds sont à la merci entière du sultan et
quant aux chefs indépendants, ils ne se croient tenus qu'à
considérer le sultan comme imâm de la communauté musul-
mane ; celui-ci ne reconnaît aucun de leurs droits sur les
populations, comme il le prouve en installant, chaque fois
qu'il le peut, des caïds in partlbns auprès d'eux. A-t-on
jamais vu un souverain de Tazenakht ou de Sidi Hichâm,
se soumettre au jugement de ses pairs, en admettant qu'il
s'en reconnût? C'est pourtant là un des traits caractéris-
tiques de la féodalité. Pour la féodalité religieuse, rien ne la
rappelle au Maroc; le marabout des Tâdla est maître de son
pays comme marabout, au lieu que Tévêque féodal distingue
entre le spirituel et le temporel, et la preuve en est qull a deux
20
Digitized by
Google
402 ETAT D'ESPRIT DES REHAMNA
tiibiinaux différents ; la féodalité religieuse de notre moyen-
âge florissait surtout' dans les villes , tandis qu'au Maroc
celles-ci sont toutes plus ou moins directement soumises au
sultan. Enfin, un caractère général de la féodalité, c'est que
le pouvoir y est légalement très disséminé, au lieu qu'au
Maroc, il est en principe entièrement concentré dans les
mains du sultan et ne lui échappe que dans la mesure où sa
faiblesse ne lui^permet pas de Texercer. Toutes ces diffé-
rences proviennent de ce que, tandis que la féodalité est un
ordre social très compliqué, né des ruines de plusieurs
civilisations antérieures et probablement rare dans l'histoiro
de l'humanité, l'état social du Maroc est au contraire,
quelque chose de très simple et dérivé d'institutions
beaucoup plus primitives que les institutions germaniques
et gallo-romaines. Comme d'ailleurs, toute barbarie
ressemble forcément à une autre barbarie, attendu que ce
qui distingue la barbarie de la civilisation n'est rien qu'une
moindre différenciation, il ne faut point s'étonner que des
analogies toutes supôrfîcielles se rencontrent entre la société
féodale et la société marocaine ; mais enfin, il ne suffit pas
qu'un chef demeure dans un château, ait des pages et chasse
au faucon, pour qu'on puisse l'appeler un seigneur féodal.
Pour en revenir aux Rehâmna, ils ont dans ces dernières
années réparé les ruines causées chez eux par l'insurrection;
comme toutes les tribus du Hoûz, ils étaient persuadés
qu'ils ne[payeraient plus d'impôts. Ceux d'entre eux qui,
plu s perspicaces, apercevaient néanmoins que cet état de fran-
chise ne durerait pas, se plaisaient à répéter que le Hoûz ne
payerait pas tant que le ïlarb ne payerait pas non plus, et ils
avouaient bien haut leur espérance que le ïlarb, toujours
plus turbulent que le Hoùz, resterait indéfiniment sans payer.
Ils pensaient que le Maroc vivrait sur ses douanes et, ignorant
Digitized by
Google
LES JBÎLÊT 403
ce qu'est la répercussion de l'impôt, ils se figuraient
volontiers, douce illusion pour un musulman, qu'à l'avenir,
les commerçants européens suffiraient à entretenir l'État.
Ce sentiment fut marqué dans les ports par une recrudes-
cence de fanatisme et par une attitude assez hostile à l'égard
des Européens : les protégés, qui n'avaient jamais sollicité la
protection que pour se soustraire à l'impôt, cessèrent toutes
relations avec les Européens, qui leur avaient fait octroyer
des patentes et plusieurs oublièrent môme les dettes qu'ils
avaient contractées. Dans l'intérieur môme, chez les
Rehâmna, par exemple, il était manifeste, quand nous les
parcourûmes en 1902, qu'ils montraient une réserve assez
peu sympathique vis-à-vis du chrétien ; mais, au reste, la
sécurité de celui-ci était parfaite dans toute l'étendue de
leur territoire. Cette sécurité pour l'européen est d'ailleurs
presque absolue en territoire soumis, même lorsqu'il y a des
troubles. Au plus fort de la révolte des Rehâmna, les
communications ne furent jamais coupées entre Merrâkech
et Mazagan, et les Européens purent toujours y circuler.
Cependant les courriers passaient difficilement, sauf le
courrier français qui passa toujours, car il portait avec lui,
dans un pli, portant une suscription en caractères hébreux,
la correspondance du chef de la révolte. Le khalîfa
(lieutenant) de Tahâr ben Slîmân, qui s'appelait Bou
Koudia, était, du reste, Tami personnel de notre agent
consulaire à Mazagan, feu M. Brudo père, qui fut pendant
de bien longues années le représentant dévoué de la France
dans ce port.
4. Les Jbîlêt.
Terminons, après ces longues digressions à propos des
Rehâmna, notre itinéraire d'Azemmoûr à Merrâkech, que
Digitized by
Google
404 LES JBfLÊT
nous avons abandonné aupi'ôs de Sîdi Ahmed el Fodîl, au
moment de pénétrer dans les Jbîlôt. Ce nom signifie : les
petites montagnes. Jamais il ne fut mieux porlé ; avec leur
faible altitude qui ne dépasse pas trois cents mètres au-
dessus du niveau de la plaine, elles sont très exactement des
FiG. fK). — Les Jbîlct
(Cliché de l'auteur]
réductions de montagnes : petits ravins, petits cols, pas de
passages difficiles Malgré cela, il paraît qu'au point de vue
militaire, les Jbîlôt peuvent « être considérées comme un
obstacle sérieux, d'autant plus qu'il ne paraît pas aisé de les
franchir sur tous leurs points. Toutefois, le défilé que suit la
route ordinaire de Mazagan à Merrâkech n'est pas très
redoutable, les pentes qui le dominent étant accessibles à
peu près partout (i) ».
Les Jbîlôt qui s'étendent très régulièrement de l'Est à
rOuest au Nord de MerrAkech sont composées d'une série
de mamelons coniques, très semblables entre eux, qu'aucun
contrefort important ne relie et qui produisent l'effet le plus
pittoresque. Celle juxtaposition de cônes qui de loin ont une
forme presque parfaite est, dans sa diversité, d'une régularité
étonnante : toujours à peu près la même hauteur, toujours
(1) « Rapp. miss. mil. Maroc 1882 », p. 17.
Digitized by
Google
LES JBÎLÊT 405
les mômes petits pitons peu élevés, sans aucune arête
droite, sans aucune crête dentelée de sierra (fig. 91). De cette
accumulation de mamelons coniques, quelques-uns se
détachent çà et là, s'avancent, isolés dans la plaine ; d'autres,
moins nombreux, ont la forme d'une «berda'a» (bât de mulet),
ou d'un bonnet de police. Les géologues regardent les Jbilêt
comme la préface de l'Atlas, en quelque sorte ; mais si cela
est vrai au point de vue des géologues, elles sont bien
différentes de l'xltlas, au regard du touriste, par la contex-
ture extérieure.
Le chemin que nous suivons est agréable, varié, et la
vue aime à se reposer sur ces pentes pittoresques après la
monotonie des grandes plaines que nous avons traversées.
Malheureusement la broussaille est rare : ce sont des touffes
d'accacias gommiers, ou « tlah » et des buissons de
genévriers, dont je ne saurais préciser l'espèce; ajoutez-y
quelques génistées et l'éternel jujubier, voilà la maigre
végétation arborescente des Jbîlêt; quant aux arbres, ils
sont excessivement rares.
La constitution géologique des Jbîlêt est la même que
celle du massif du Jbel Lakhdar ; la masse en est formée par
les schistes et les grès anciens, dont les couches redressées
et plissées sont couvertes par les dépôts horizontaux du
jurassique et de l'éocène, qui ont été fortement démantelés.
Les Jbîlêt à Tépoque miocène formaient, comme le Jbel
Lakhdar et le plateau des Béni Meskîn des Châouia, une île
émergeant devant la masse continentale du Haut-Atlas,
auquel la reliait un isthme situé à la hauteur de Merrâkech W.
Elles ne sont donc géologiquement qu'un contrefort de la
(1) Brives, « Consid. géog. s. 1. Mar. Occid. », in « Bull. Soc. Géog.
Alfçer », 2« trim, 1902, p. 174.
Digitized by
Google
406 LES JBÎLÊT
grande chaîne atlantique. Tout autour d'elles, se montrent
les couches miocènes qui les escortent et pénètrent dans la
vallée de la Taçaout, jusqu'aux environs de Tamellêlt,
c'est-à-dire jusqu'à la ligne de partage des eaux entre la
Tencift et l'Oum er Rbiâ (*).
La route aujourd'hui est pleine de monde : c'est demain
la fêle des sacrifices et chacun retourne chez soi pour
célébrer cette solennité. Nous passons près d'un groupe de
Rehâmna qui se mettent à injurier un de nos hommes, un
doukkâli, lui reprochant de nous accompagner et lui criant
que les Doukkûla ne sont bons qu'à amener dans le pays des
chiens d'infidèles. Un peu plus loin nous croisons un
groupe d'étudiants en (cnzàba», c'est-à-dire faisant une
tournée de quêtes : ils mendient sur la route et l'un d'eux
porte comme insigne un morceau d'étoffe blanche, au bout
d'une longue gaule. Nos hommes leur témoignent un grand
respect, car partout en pays musulman, le « tâleb » est bien
traité. Ils sont actuellement en vacances, à l'occasion de
l'Âïd el kebîr et ils emploient généralement ces vacances,
qui sont nombreuses, à des tournées de mendicité (-).
Une halte d'une demi-heure auprès d'un puits, où un
berger fait paître son troupeau de chèvres et de moutons,
puis nous reprenons notre route, car nous voulons être de
bonne heure à Merrâkech; quelques instants après, à
1 h. 50, nous découvrons une immense plaine, assez vaste et
qui porte une sombre forêt de palmiers. Au milieu de la
palmeraie se profile la masse d'une grande ville, d'où
s'élèvent çà et là des minarets, dont l'un domine tous les
(1) Brives, « Notes sur un voy. d'ét. géol. au Maroc », p. 7.
(2) Gf Mouliéras, « Maroc Inconnu », II, p. 8, p. 78, p. 114, p. 269,
p. 551.
Digitized by
Google
ARRIVÉE A MERRAKECH 407
autres de sa masse : c'est Merrâkech, la ville de Yoûcef ben
Tûchfîn et le minaret de laKoutoubiya. Elle m'apparaît avec
le spleudide décor du Haut-Atlas^ tout argenté de neige et la
FiG. 91. — Berger et troupeau, dans les Jbîlêt
[Cliché de l'auteur)
foule des souvenirs historiques vient renforcer l'émotion,
esthétique produite par ce paysage ; voilà donc la cité que
fondèrent les farouches §anhadja voilés du Soudan; au
milieu de ces palmiers et dans cette plaine dont un soleil
ardent calcine la terre rougeûtre, elle a bien l'air d'un ksar
immense au milieu d'une oasis ! C'est donc de ces cimes
neigeuses que descendirent les Masmoùda fanatisés par Ibn
Toûmert, voilà le cirque où se livrèrent tant de combats et
qui fut^ au XVP siècle^ le boulevard de l'Islam contre la
chrétienté menaçante : c'est dans ces palmiers, contre ces
murailles, que vinrent se briser les efforts des Portugais
Tous ces souvenirs qui nous assiègent, la fatigue de la
chevauchée qui nous énerve, la curiosité qui nous excite, le
plaisir d'arriver au terme de notre route, l'imagination qui
travaille sur ces riches données de la nature et de l'histoire,
tout cela est cause que nous traversons l'oasis dans un
trouble d'esprit inexprimable et délicieux ; voici que notre
caravane chemine à l'ombre des palmiers, nous traversons
des ruisseaux limpides, çà et là les trous sombres des canaux
Digitized by
Google
\N.
\ \
\
408 ENTREE A MERRAKECH
souterrains dlrrîgationSj nous laissent entendre le bruisse-
ment des eaux; les passants deviennent de plus en plus
nombreux, puis c'est le vieux pont de pien'e bâti par
Yoûcef l'almohade, jeté au-dessus du lit de la Tensift, au
milieu de laquelle coule à peine un filet d'eau ; enfin nous
arrivons près de la ville : un marché où Ton vend des
moutons^ pour la fête do demain en encombre les abords,
nous entrons par Bâb el Khemis. La vue de cette porte,
massive, cintrée, basse, obscure, est une des plus fortes
impressions que j'aie ressenties ; en pénétrant dans son
couloir coudé, encombré d'une foule grouillante et de
groupes de mendiants, qui implorent le passant d'une voie
nasillarde, on a la sensation d'être violemment rejeté en
arrière de plusieurs siècles et de pénétrer, comme en un
rêvO; dans un monde entièrement différent du nôtre.
Ufliiiip.LOanL
Digitized by
Google
Digitized by
Google
HARVARD LAW SCHOOL LIBRARY
This book is due on or before the date stamped be-
low. Books must be returned to the Circulation
Desk from which they were borrowed. Non-
receipt of an overdue notice does not exempt
the user from a fine.
mkm
'IM\946
*Tv V \} ^V
Digitized by
Google
a^ py^'^^r^x
HARVARD LAW LIBRARY
FROM THE LIBRARY
or
RAMON DE DALMAU Y DE OLIVART
MARQUÉS DE OLIVART
Received December 31, 191 1
Google
Digitized by
Google