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Full text of "Émile : ou, De l'éducation"

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University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/mileoudelducOOrousuoft 


'tffe' 


EMILE 


DE  L'ÉDUCATION 


I 


rvi'or.RAi'iiiF.  Dr    n.  hkmin  mnoT.  —   ^esisii.  (iiiik). 


:mile 


DE  L'ÉDUCATIOiN 


J.  J.  ROUSSEAU 


âaïubibbu*  iCfrotauiui  oalis  ;  i)*»i|u«  u<>« 
m   rectUBi  geaito*  natm-a.    -i  i-iiÉ^iid<in 
^       .      f  elimas ,  iu«ati 

*    si 


*^l 


PARIS 

LlURAlKlb  DE  FIRMIN  UIDOT  FRÈRES.  FILS  ET  C» 

IMI-BIIIEtltS  DE   L'i.VSTlTlT,   RCE  J\C0B,.&6 
1862 


/^ 


ùt> 


PRÉFACE. 


Ce  recueil  de  réllexioiis  el  d'observations ,  saus  ordre  et  presque 
sans  suite,  fut  commencé  pour  complaire  à  une  bonne  mère  qui  sait 
penser  *.  Je  n'avais  d'abord  projeté  qu'un  mémoire  de  quelques  pa- 
jies;  mon  sujet  m'entraîiianl  malgré  moi,  ce  mémoire  devint  insen- 
siblement une  es|)ète  d'ouvrage  tiop  gros  sans  doute  pour  ce  qu'il 
contient,  mais  trop  petit  pour  la  matière  qu'il  traite.  J'ai  balancé 
longtemps  à  le  publier;  et  souvent  il  m'a  fait  sentir,  en  y  travaillant, 
qu'il  ne  suflit  pas  d'avoir  écrit  quelques  brochures  pour  savoir  com- 
poser un  livre.  Apre»  de  vains  efforts  pour  mieux  faire,  je  crois  de- 
voir  le  donner  tel  qu'il  est,  jugeant  qu'il  im|)orte  de  tourner  l'atten- 
tion publique  de  ce  côté-là;  et  que,  quand  mes  idées  seraient  mau- 
vaises, si  j'en  fais  naître  de  bonnes  à  d'autri'S,  je  n'aurai  pas  tout  à 
fait  perdu  mon  temps.  Un  homme  qui ,  de  sa  retraite ,  jette  ses  feuilles 
dans  le  public  ,  sans  preneurs,  sans  prli  qui  les  défende,  sans^avoir 
même  ce  qu'on  en  pense  ou  ce  qu'on  en  dit,  ne  doit  pas  craindre  que, 
s'il  se  trompe,  on  admette  ses  erreurs  sans  examen. 

Je  ])arlerai  |teu  de  l'importance  d'une  boime  éducation;  je  ne  m'ar- 
rêterai pas  non  plus  à  proiner  que  celle  qui  est  en  usage  est  mauvais, 
mille  autres  l'ont  fait  avant  moi ,  et  je  n'aime  |>oint  à  remplir  un  livrj 
.le  choses  que  tout  le  monde  sait.  Je  remanjuerai  .seiitoment  que  d(>- 
puis  des  temps  infinis  il  n'y  a  qu'un  cri  contre  la  pratique  établie, 
sans  que  personne  s'avise  d'en  pro|)oser  une  meilleure.  La  littérature 
et  le  savoir  de  notre  siècle  tendent  beaucoup  plus  à  détruire  qu'à 
éilifier.  On  censure  d'un  ton  de  n)altre  ;  pour  propos"^ r,  il  en  faut  pren- 
dre un  autre,  auquel  la  hauteur  philosophique  se  complaît  moins. 
Malgré  tant  d'écrits,  qui  n'ont ,  dit-on,  pour  but  que  l'utihlé  publi- 
que, la  première  de  toutes  les  utilités,  qui  est  l'art  de  foniier  des 
hommes,  est  encore  oubliée.  .Mon  sujet  était  tout  neuf  après  le  livre 
lie  Locke,  et  je  crains  tort  qu'il  ne  le  soit  encore  après  le  mien. 

On  ne  connaît  point  l'enfance  :  sur  les  fausses  idées  qu'on  en  a , 
plus  ou  va,  plus  on  s'égare.  Les  plus  sages  s'attaclient  à  ce  qu'il  im- 
porte aux  hommes  de  savoir,  sans  con.sidérer  ce  que  les  enfants  .sont 
en  état  d'apprendre.  Ils  cherchent  toujours  l'homme  dans  l'enfant, 
«ans  (icnser  à  ce  qu'd  est  avant  que  d'être  homme.  Voilà  l'étude  à  la- 
quelle je  me  suis  le  plus  appliqué ,  aliu  que ,  quanil  toute  ma  méthmie 

•  .M.idaiiie  lie  Chenonceaux.] 

f.ot  ><>.  —   1  MII.K. 


•>.  PRÉFACE. 

serait  chiniériqnc  et  fausse,  on  pût  toujours  profiler  de  mes  observa-' 
tiens.  Je  puis  avoir  très-mal  vu  ce  qu'il  faut  faire  ;  mais  je  crois  avoir 
i»ieii  vu  le  sujet  sur  lequel  on  doit  opérer.  Commencez  donc  par  mieux 
«•tudier  vos  élèves;  car  très-assurément  vous  ne  les  connaissez  point  : 
or,  si  vous  lisez  ce  livre  dans  cette  vue ,  je  ne  le  crois  pas  sans  uti- 
lité pour  vous. 

A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera  la  partie  systématique ,  qui  n'est 
autre  chose  ici  que  la  marche  de  la  natrrre,  c'est  là  ce  qui  déroulera 
le  plus  le  lecteur;  c'est  aussi  par  là  qu'on  m'attaquera  sans  doute,  et 
peut-être  n'aura-t-on  pas  tort.  On  croira  moins  lire  un  traité  d'édu- 
cation ,  que  les  rêveries  d'un  visionnaire  sur  l'éducation.  Qu'y  faire? 
Ce  n'est  pas  sur  les  idées  d'autrui  que  j'écris;  c'est  sur  les  miennes, 
.le  ne  vois  point  comme  les  autres  Irommes;  il  y  a  longtemps  qu'on 
me  l'a  reproché.  Mais  dépend-il  de  moi  de  me  donner  d'autres  yeux , 
et  de  m'affecter  d'autres  idées  ?  non.  11  dépend  de  moi  de  ne  point 
abonder  dans  mon  sens ,  de  ne  point  croire  être  seul  plus  sage  que 
tout  le  monde;  il  dépend  de  moi,  non  de  changer  de  sentiment,  mais 
de  me  défier  du  mien  :  voilà  tout  ce  que  je  puis  faire,  et  ce  que  je 
fais.  Que  si  je  prends  quelquefois  le  ton  affirmatif,  ce  n'est  point 
pour  en  imposer  au  lecteur;  c'est  pour  lui  parler  comme  je  pense, 
l'oiirqiroi  proposerais-je  par  forme  de  doute  ce  dont,  qrrant  à  moi , 
je  ne  doute  point.'  Je  dis  exactement  ce  qui  se  passe  darrs  mon  esprit. 

Kn  exposant  avec  liberté  mon  sentimerrt,  j'entends  si  peu  qir'ii 
lasse  autorité,  que  j'y  joins  toujours  mes  raisons ,  afin  qir'oii  les  pès«' 
et  qu'on  me  juge  :  mais,  quoiqire  je  ne  veuille  point  nr'obsliner à  dé- 
fendre mes  idées ,  je  ne  me  crois  pas  moins  obligé  de  les  proposer  ;  car 
les  maximes  sur  lesquelles  je  suis  d'un  avis  contraire  à  celrri  des 
autres  rre  sont  point  indifférentes.  Ce  sont  de  celles  dont  la  vérité  orr 
la  fausseté  importe  à  connaître,  et  qui  font  le  bonheirr  orr  le  nralheirr 
ilrr  genre  humain. 

Proposez  ce  qui  est  faisable ,  ire  cesse-t-on  de  me  répéter.  C'est 
«omme  si  l'on  me  disait  :  Proposez  de  faire  ce  qu'on  fait  ;  on  drr  moiii'^ 
proposez  qirelqrre  bien  qui  s'allie  avec  le  mal  existant.  Un  tel  projet , 
sur  certairres  matières,  est  beaucoup  plus  chimérique  que  les  miens  : 
car,  darrs  cet  alliage,  le  bien  se  g;\te ,  et  le  mal  rre  se  guérit  pas.  J'ai- 
merais mieux  suivre  en  tout  la  pratique  établie,  qire  d'en  prendre 
une  bonne  à  demi  :  il  y  aurait  moins  de  contradiction  dans  l'homme  : 
il  ire  perrt  teirdre  à  la  fois  à  deux  brrts  opposés.  Pères  et  mères ,  ce  qui 
est  faisîible  est  ce  que  vous  voulez,  faire.  Dois-je  répondre  de  votre 
volonté? 

En  toute  espèc«  de  projet .  il  y  a  deux  choses  à  considérer  :  pre- 


PRÉFACE.  I 

inièretnent,  la  bonté  abâulue  du  projet;  eu  second  lieu ,  la  facilité  de 
l'exécution. 

Au  premier  égard,  il  suffit,  pour  que  le  projet  soit  admissible  et 
pialicable  en  lui-même ,  que  ce  qu'il  a  de  bon  soit  dans  la  nature  de 
la  chose  ;  ici ,  par  exemple ,  que  l'éducation  proposée  soit  convenable 
d  l'boouue,  et  bien  adaptée  au  cœur  bumain. 

La  seconde  considération  dépend  de  rapports  donnés  dans  certaines 
situations;  rapports  accidentels  à  la  chose ,  les(}uels,  par  conséquent, 
ne  sont  point  nécessaires,  et  peuvent  varier  à  linfini.  Ainsi,  telle 
éducation  peut  être  praticable  en  Suisse,  et  ne  l'être  pas  en  France  ; 
telle  autre  peut  l'être  chez  les  bourgeois,  et  telle  autre  parmi  les 
grands.  La  facilité  plus  ou  moins  grande  de  l'exécution  dépend  de 
mille  circonstauces  qu'il  est  impossible  de  déterminer  autrement  que 
dans  une  application  particulière  de  la  méthode  à  tel  ou  tel  pays,  à 
telle  ou  telle  condition  Or  toutes  ces  applications  particulières,  n'é- 
tant pas  essentielles  à  mon  sujet,  n'entrent  poiut  dans  mon  plan. 
D'autres  {lourront  s'en  occuper  s'ils  veulent ,  chacun  pour  le  pays  ou 
l'état  qu'il  aura  en  vue.  11  me  sufTît  que,  partout  où  naîtront  des  hom- 
mes ,  on  puisse  en  faire  ce  que  je  propose  ;  et  qu'ayant  fait  d'eux  ce 
<]ue  je  pro|K)se,  on  ait  fait  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  pour  eux-mê- 
mes et  p<i»r  autrui.  Si  je  ne  remplis  pas  cet  engagemen  t ,  j'ai  tort  sans 
Joute;  mais  si  je  le  remplis,  on  aurait  tort  aussi  d'exiger  de  moi  da- 
vantage; car  je  ne  promets  que  cela. 


EMILE, 


OU 


DE  L'ÉDUCATION. 


LIVRE  PREMIER. 


Tout  est  bien ,  sorlanl  des  mains  de  l'Auteur  des  choses  ;  tout 
dégcncre  entre  les  mains  de  l'homme.  II  force  une  terre  à  nourrir 
les  productions  d'une  autre,  un  arbre  à  porter  les  fruits  d'un  autre  ; 
il  mêle  et  confond  les  climats,  les  éléments,  les  saisons;  il  mutile 
son  chien ,  son  cheval ,  son  esclave  ;  il  bouleverse  tout ,  il  défigure 
loul;  il  aime  la  difformité,  les  monstres;  il  ne  veut  rien  tel  que 
Fa  fait  la  nature,  pas  même  l'homme;  il  le  faut  dresser  pour  lui, 
comme  un  cheval  de  manège  ;  il  le  faut  contourner  à  sa  mode , 
comme  un  arbre  de  son  jardin. 

Sans  cela,  tout  irait  plus  mal  encore,  cl  notre  espèce  ne  veut 
pas  être  façonnée  à  demi.  Dans  l'état  où  sont  désormais  les  cho- 
ses, un  homme  abandonné  dès  sa  naissance  à  lui-même  parmi  les 
autres  serait  le  plus  défiguré  de  tous.  Les  préjugés,  l'autorité,  la 
nécessité ,  l'exemple ,  toutes  les  institutions  sociales  dans  lesquel- 
les nous  nous  trouvons  submergés ,  étoufferaient  en  lui  la  nature , 
et  ne  mettraient  rien  à  la  place.  Elle  y  serait  comme  un  arbris- 
seau que  le  hasard  fait  naître  au  milieu  d'un  chemin ,  et  que  les 
passants  font  bientôt  périr,  en  le  heurtant  de  toutes  parts  et  le  pliant 
dans  tous  les  sens. 

C'est  à  toi  que  je  m'adresse,  tendre  et  prévoyante  mère  ',  qui 

'  La  première  éducation  est  celle  qui  importe  le  plus,  et  cette  première 
Miicatiun  appartient  inrantestablement  aux  femmes  :  si  l'Auteur  de  la  na- 
ture eût  voulu  qu'elle  appartint  aux  hommes,  il  leur  eût  donné  du  lait 
|>our  nourrir  les  enfants.  Parlez  donc  toujours  aux  femmes  par  préférence 
dans  vos  traitée  d'àlucation  :  car,  outre  qu'elles  sont  à  portée  d'y  veiller 
de  plus  près  que  les  hommes ,  et  qu'elles  y  influent  toujours  davantage ,  le 
Miccèfl  là  intéresse  aussi  beaucoup  plus ,  puisque  la  plupart  des  veuve»  se 
li-fHJvcnt  pres<4ue  »  la  merci  de  leurs  enfants,  et  qu'alor»  ils  leur  font  vive- 
tuetit  «cntir  en  bien  ou  en  mal  l'effet  de  la  manière  dont  elles  les  ont  éle- 

i. 


6  BMILE. 

sus  l'écarter  de  la  grande  route ,  et  garantir  l'arbrisseau  naissant 
du  choc  des  opinions  humaines!  Cultive,  arrose  la  jeune  plante 
avant  (|u'clle  meure;  ses  fruits  feront  un  jour  tes  délices.  Forme 
de  bonne  l^eure  uue  enceinte  autour  de  l'àme  de  ton  enfant;  un 
autre  en  peut  marquer  le  circuit,  mais  toi  seule  y  dois  poser  la 
barrière  '. 

On  façonne  les  plantes  par  la  culture ,  et  les  hommes  par  l'é- 
ducaliou.  Si  l'homme  naissait  grand  et  fort,  sa  taille  et  sa  force 
lui  seraient  inutiles  jusqu'à  ce  qu'il  eût  appris  à  s'en  servir;  elles 
lui  seraient  préjudiciables,  en  empêchant  lesaulres  de  songera  l'as- 
sister ';  et,  abandonné  à  lui-même,  il  mourrait  de  misère  avant 
d'avoir  connu  ses  besoins.  On  se  plaint  de  l'état  de  l'enfance  ;  on 
ne  voit  pas  que  la  race  humaine  eut  péri ,  si  l'homme  n'eut  com- 
mencé par  être  enfant. 

Nous  naissons  faibles, nous  avons  besoin  de  forces;  nous  nais- 
sons dépourvus  de  tout ,  nous  avons  besoin  d'assistance  ;  nous 
naissons  stupides,  nous  avons  besoin  de  jugement.  Tout  ce  que 
nous  n'avons  pas  à  notre  naissance ,  et  dont  nous  avons  besoin 
iHaut  grands ,  nous  est  donné  par  l'éducation. 

Cette  éducation  nous  vient  ou  de  la  nature,  ou  des  hommes,  ou 

vés.  Les  lois ,  toujours  si  occupées  des  biens  et  si  peu  des  j>ersonnes,  parct- 
■luellcs  ont  pour  objet  la  paL\  et  non  la  vertu ,  ne  donnent  pas  assez  d'au- 
torité aux  mères,  Cci)endant  leur  état  est  plus  sûr  (pie  celui  des  jk-res  : 
leurs  devoirs  sont  plus  pénibles;  leurs  soins  importent  jjIus  au  bon  ordre 
lie  la  famille;  généralement  elles  ont  jilus  d'attacheincut  pour  les  enfants. 
Il  y  a  des  occasions  où  un  fils  qui  manque  de  respect  ii  son  père  peut  en 
■  |uel(iue  sorte  être  excusé  ;  mais  si ,  d;u»s  i|uelipie  occasion  que  ce  fi^t ,  un 
infant  était  assez  dénaturé  pour  en  mamiuer  à  sa  mère,  à  celle  nui  l'a 
porté  dans  son  sein ,  qui  la  nourri  de  son  lait,  qui,  durant  dos  années, 
s'est  oubliée  elle-même  pour  n<i  s'occuper  qiic  de  lui ,  on  devrait  se  hàler 
d'étouffer  ce  iniséi-alile ,  comme  un  monstre  indisne  de  voir  le  jour.  Les 
mères,  dit-on ,  gâtent  Icui-s  enfants.  En  cela  sans  doute  elles  ont  tort,  mais 
moins  de  tort  que  vous  peut-être  qui  les  dépravez.  La  mcre  veut  que  son 
enfant  soit  heureux,  qu'il  le  soit  dis  à  présent.  En  n-l.t  elle  a  raisi)n  :  quand 
elle  se  trompe  sur  les  moyens  il  faut  TéClairer.  L'ambition ,  l'avarice ,  la 
tyrannie,  la  fausse  prévoyance  des  pères,  leur  négligence,  leur  dure  ins<'ii- 
sibililé,  sont  cent  fois  plus  funestes  aux  enfants  que  l'aveugle  tendn'sse 
des  mères.  Au  reste,  il  faut  expliquer  le  sens  que  je  donne  à  ce  mnn  de 
mère;  et  c'est  ce  (pu  sera  fait  ci-après. 

«  On  m'assure  ipie  M.  Fonncy  a  cru  que  je  voulais  ici  parler  de  ma 
iiierc,  et  qu'il  l'a  dit  cl-uis  quelque  ouvrage.  C'est  se  moquer  cruellement 
de  M.  Fonney  ou  de  moi. 

'  Soinblabie  à  eux  àl'extériciu-,  et  privé  de  l.i  ivirole.  ainsi  i\\k  des  idées 
qu'elle  exprime,  il  serait  hors  il'iHat  de  leur  faire  entendre  le  l)esoin  qu'il 
aurait  de  leurs  secours,  et  rien  eji  lui  ne  leur  manifesterait  ce  besoin. 


LIVRE  1.  7 

des  choses.  Le  développement  interne  de  nos  facultés  et  de  nos  or- 
ganes est  l'éducation  de  la  nature;  l'usage  qu'on  nous  apprend  à 
faire  de  ce  développement  est  l'éducation  des  hommes  ;  et  l'acquis 
de  notre  propre  expérience  sur  les  objets  qqi  nous  affectent  est 
l'éducation  des  choses. 

Chacun  de  nous  est  donc  formé  par  trois  sortes  de  maîtres.  Le 
ilisciple  dans  lequel  leurs  diverses  leçons  se  contrarient  est  mal 
élevé,  et  ne  sera  jamais  d'accord  avec  lui-même  :  celui  dans  lequel 
•>!les  tombent  toutes  sur  les  mêmes  points,  et  tendent  aux  mêmes 
fins ,  va  seul  à  son  but  et  vit  conséquemment.  Celui-là  seul  est  bien 
élevé*. 

Or,  de  ces  trois  éducations  différentes,  celle  de  la  nature  ne 
dépend  point  de  nous ,  celle  des  choses  n'en  dépend  qu'à  certains 
égards.  Celle  des  hommes  est  la  seule  dont  nous  soyons  vraiment 
les  maîtres  :  encore  ne  le  sommes-nous  que  par  supposition  ;  car 
qui  est-ce  qui  peut  espérer  de  diriger  entièrement  les  discours  et 
les  actions  de  tous  ceux  qui  environnent  un  enfant  ? 

Sitôt  donc  que  l'éducation  est  un  art,  il  est  presque  impossitU- 
qu'elle  réussisse ,  puisque  le  concours  nécessaire  à  son  succès  ut- 
dépend  de  })ersonne.  Tout  ce  qu'on  j)eut  faire  à  force  de  soins  est 
d'approcher  plus  ou  nboins  du  but  ;  mais  il  faut  du  bonheur  pour 
l'atteindre. 

Quel  est  ce  but.'  c'est  celui  même  de  la  nature;  cela  vient  d'être 
prouvé.  Puisque  le  concours  des  trois  éducations  est  nécessaire 
a  leur  perfection ,  c'est  sur  celle  à  laquelle  nous  ne  pouvons  rien 
qu'il  faut  diriger  les  deux  autres.  Mais  peut-être  ce  mot  de  nature 
i-t-il  un  sens  trop  vague  ;  il  faut  tacher  ici  de  le  fixer. 

La  nature,  nous  dit-on,  n'est  que  l'habitude  '.Que  signifie  cela; 
N'y  a-t-il  pas  des  habitudes  qu'on  ne  contracte  que  par  force ,  et 
(jui  n'étouffent  jamais  la  nature?  Telle  est,  par  exemple ,  l'habi- 
tude des  plantes  dont  on  gêne  la  direction  verticale.  La  plante 
mise  en  liberté  garde  l'inclinaison  qu'on  l'a  forcée  à  prendre  ;  mais 

•  M.  rrfttnin  rpmnritir  r(nr  ces  kli^  sur  la  triulo  «^dncation  se  retrou- 
vent ii  ■ilion  de»  e'K  1.4. 

'  M  11  ne  dit  par  |  :  rela.  Cela  me  pa- 

rait |..iti[i.iMi  il'  '-|inii-.  iii.iii  Jit  «lans ce  vci»  jihiiri  jc  me  proposais  de 
i-f'lMindrp  : 

la  nature,  cfoU-inoi,  a'nt  ritn  que  l'habUadc. 

M.  Fonney,  qui  ne  rçut  pas  enorgueillir  s«  semblables,  nous  donne  nio- 
''•■■•••■"""•  Il  mesure  de  sa  r<iv.-ll.-  (cnr  lelle  il'-  renlcndfnM*nt  hitnialn. 


n  EMILE. 

la  sève  n'a  point  changé  pour  cela  sa  direction  primitive  ,  et  si  la 
plante  continue  à  végéter,  son  prolongement  redevient  vertical.  Il 
on  est  de  même  des  inclinations  des  hommes.  Tant  qu'on  reste 
dans  le  même  état ,  on  peut  garder  celles  qui  résultent  de  l'habi- 
tude, et  qui  nous  sont  le  moins  naturelles  ;  mais,  sitôt  que  la  si- 
tuation change,  l'habilude  s'use  et  le  naturel  revient.  L'éducation 
n'est  certainement  qu'une  habitude.  Or,  n'y  a-t-il  pas  des  gens  qui 
oublient  et  perdent  leur  éducation  ,  d'autres  qui  la  gardent  ?  D'où 
vient  cette  différence?  S'il  faut  borner  le  nom  de  nature  aux  habi- 
tudes conformes  à  la  nature ,  on  peut  s'épargner  ce  galimatias. 

Nous  naissons  sensibles ,  et  dès  notre  naissance  nous  sommes 
affectés  de  diverses  manières  par  les  objets  qui  nous  environnent. 
Sitôt  que  nous  avons  pour  ainsi  dire  la  conscience  de  nos  sensa- 
tions, nous  sommes  disposés  à  rechercher  ou  à  fuir  les  objets  qui 
les  produisent,  djibord  selon  qu'elles  nous  sont  agréables  ou  dé- 
plaisantes ,  puis  selon  la  convenance  ou  disconvenance  que  nous 
trouvons  entre  nous  et  ces  objets,  et  enlîn  selon  les  jugements  que 
nous  en  portons  sur  l'idée  de  bonheur  ou  de  perfection  que  la  rai- 
son nous  donne.  Ces  dispositions  s'élondent  et  s'affermissent  à 
mesure  que  nous  devenons  plus  sensibles  et  plus  éclairés  ;  mais , 
contraintes  par  nos  habitudes ,  elles  s'altèrent  plus  ou  moins  par 
nos  opinions.  Avant  cette  altération  ,  elles  sontce  que  j'appelle  en 
nous  la  nature. 

C'est  donc  à  ces  dispositions  primitives  qu'il  faudrait  tout  rap- 
porter; et  cela  se  pourrait,  si  nos  trois  éducations  n'étaient  que 
différentes  :  mais  que  faire  quand  elles  sont  opposées,  quand  au 
lieu  d'élever  un  homme  pour  lui-même  on  veut  l'élever  pour  les 
autres?  Alors  le  concert  est  impossible.  Forcé  de  combattre  la  na- 
ture ou  les  institutions  sociales ,  il  faut  opter  entre  faire  un  homme 
ou  un  citoyen  ;  car  on  ne  peut  faire  à  la  fois  l'un  et  l'autre. 

Toute  société  partielle ,  quand  elle  est  étroite  et  bien  unie ,  s'a- 
liène de  la  grande.  Tout  patriote  est  dur  aux  étrangers  :  ils  ne 
sont  qu'hommes ,  ils  ne  sont  rien  à  ses  yeux  '.  Cet  inconvénient 
est  inévitable,  mais  il  est  faible.  L'essentiel  est  d'être  bon  aux 
gens  avec  qui  l'on  vit.  Au  dehors,  le  Spartiate  était  ambitieux  , 
avare ,  inique  ;  mais  le  désintéressement ,  l'équité ,  la  concorde , 

•  Aussi  le»  guerres  «les  «'publiques  sont-elles  plus  cniolles  (|Uf  celles  des 
monarchies.  Mais  si  la  pierre  des  rois  est  modérée,  c'est  leur  oaix  <]»\  p*t 
lerriblc  :  il  vaut  mieux  cire  leur  nincmi  que  leur  sujet. 


LIVRE  I.  9 

régnaient  dans  ses  murs.  Défiez-vous  de  ces  cosinopolilcs  qui  vont 
chercher  au  loin  dans  leurs  livres  des  devoirs  qu'ils  dédaignent  de 
remplir  autour  d'eux.  Tel  philosophe  aime  les  Tartares ,  pour  être 
dispense  d'aimer  ses  voisins. 

L'homme  naturel  est  tout  pour  lui;  il  est  l'unité  numérique, 
l'entier  absolu ,  qui  n'a  de  rapport  qu'à  lui-même  ou  à  son  sembla- 
ble. L'homme  civil  n'est  qu'une  unité  fractionnaire  qui  tient  au 
dénominateur,  et  dont  la  valeur  est  dans  son  rapport  avec  l'entier, 
qui  est  le  corps  social.  Les  bonnes  institutions  sociales  sont  celle:» 
qui  savent  le  mieux  dénaturer  l'homme ,  lui  ôter  son  existence 
absolue  pour  lui  en  donner  une  relative ,  et  transporter  le  moi  dans 
l'unité  commune;  en  sorte  (|ue  chaque  particulier  ne  se  croie 
plus  un,  mais  partie  de  l'unité,  et  ne  soit  plus  sensible  que  dans 
le  tout.  Un  citoyen  de  Rome  n'était  ni  Caius  ni  Lucius  ;  c'était 
un  Romain  ;  même  il  aimait  la  patrie  exclusivement  à  lui.  Régulus 
>e  prétendait  Carthaginois ,  comme  étant  devenu  le  bien  de  ses 
tnailres.  En  sa  qualité  d'étranger,  il  refusait  de  siéger  au  sénat  de 
Kume;  il  fallut  qu'un  Carthaginois  le  lui  ordonnât.  Il  s'indignait 
qu'on  voulut  lui  sauver  la  vie.  Il  vainquit,  et  s'en  retourna  triom- 
phant mourir  dans  les  supplices.  Cela  n'a  pas  grand  rapport ,  ce 
me  semble ,  aux  hommes  que  nous  connaissons. 

Le  Lacédémonien  Pédaréte  se  présente  pour  être  admis  au  con- 
seil des  trois  cents;  il  est  rejeté  :  d  s'en  retourne  tout  joyeux  de 
ce  qu'il  s'est  trouvé  dans  Sparte  trois  cents  hommes  valant  mieux 
lue  lui*.  Je  sup|)0se  cette  démonstration  sincère;  et  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'elle  lélail  :  voilà  le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avait  cinq  fils  à  l'armée ,  et  attendait  des 
nouvelles  de  la  bataille.  In  Ilote  arrive  ;  elle  lui  en  demande  en 
iremblanl  :  Vos  cinq  fils  ont  été  tués.  Vil  esclave,  t'ai-je  demandé 
cela?  Nous  avons  gagné  la  victoire  !  La  mère  court  au  temple ,  e1 
rend  grâces  aux  dieux  ".  Voilà  la  citoyenne. 

Celui  qui  dans  l'ordre  civil  veut  conserver  la  primauté  des  sen- 
timents de  la  nature  ne  sait  ce  qu'd  veut.  Toujours  en  contradic- 
lion  avec  lui-même,  toujours  flottant  entre  ses  penchants  et  ses 
•levoirs,  il  ne  sera  jamais  ni  homme  ni  citoyen;  il  ne  sera  bon  ni 
pour  lui  ni  pour  les  autres.  Ce  sera  un  de  ces  hommes  de  nos 
loiirs,  un  Français,  un  Anglais,  un  bourgeois;  ce  ne  sera  rien. 

Pour  être  quelque  chose,  pour  être  soi-même  et  toujours  un,  il 

•  rit  T..  Oicis  not.  des  Lac-it.,  S  60.   -  "  /(/.  ibld.,  S  5. 


10  EMILE. 

faut  agir  comme  on  parle  ;  il  faut  être  toujours  décide  sur  le  parti 
qu'on  doit  prendre, ]o  prendre  hautement,  et  le  suivre  toujours. 
J'attends  qu'on  me  montre  ce  prodige  pour  savoir  s'il  est  homme 
ou  citoyen,  ou  comment  il  s'y  prend  pour  être  à  la  fois  l'un  el 
l'autre. 

De  ces  objets  nécessairement  opposés  viennent  deux  formes 
d'institution  contraires  :  l'une  publique  et  commune ,  l'autre  par- 
ticulière et  domestique. 

Voulez-vous  prendre  une  idée  de  l'éducation  publique  ,  lisez  la 
République  de  Platon.  Ce  n'est  point  un  ouvrage  de  pohtique , 
comme  le  pensent  ceux  qui  ne  jugent  des  livres  que  par  leurs  ti- 
tres :  c'est  le  plus  beau  traité  d'éducation  qu'on  ait  jamais  fait. 

Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des  chimères ,  on  nomme 
l'instikilion  de  Platon  :  si  Lycurgue  n'eût  mis  la  sienne  que  par 
écrit,  je  la  trouverais  bien  plus  chimérique.  Platon  n'a  fait  qu'é- 
purer le  cœur  de  l'homme  ;  Lycurgue  l'a  dénaturé. 

L'institution  publique  n'existe  plus  et  ne  peut  plus  exister, 
parce  qu'où  il  n'y  a  plus  de  patrie  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  ci- 
toyens. Ces  deux  mots  patrie  et  citoyen  doivent  être  effacés  des 
langues  modernes.  J'en  sais  bien  la  raison ,  mais  je  ne  veux  pas  la 
dire  ;  elle  ne  fait  rien  à  mon  sujet. 

Je  n'envisage  pas  comme  une  institution  publique  ces  risibics 
établissements  qu'on  appelle  collèges  '.  Je  ne  compte  pas  non  plus 
l'éducation  du  monde ,  parce  que  cette  éducation ,  tendant  à  deux 
tins  crtitraires ,  les  manque  toutes  deux  :  elle  n'est  propre  qu'à 
faire  des  hommes  doubles ,  paraissant  toujours  rapporter  tout  aux 
autres,  et  ne  rapportant  jamais  rien  qu'à  eux  seuls.  Or  ces  dé- 
monstrations ,  étant  communes  à  tout  le  monde ,  n'abusent  pcr- 
soinie.  Ce  sont  autant  de  soins  perdus. 

De  ces  contradictions  nait  celle  que  nous  éprouvons  sans  cesse 
en  nous-mêmes.  Entraînés  par  la  nature  et  par  les  hommes  dans 
des  routes  contraires,  forcés  de  nous  partager  entre  ces  diverses 
impulsions  ,  nous  en  suivons  une  composée  (jui  ne  nous  mène  ni  à 
l'un  ni  à  l'autre  but.  Ainsi  combattus  etllottants  durant  tout  le 

■  Il  y  a  dans  plusieurs  t'cules,  et  surtout  dans  l'université  de  Paris, 
lies  prorossciirs  (jnc  j'aime ,  ([uc  j'estime  lieaucoup ,  el  que  je  crois  tn-s- 
rapabli's  (le  lijon  instruire  la  jeunesse,  s'ils  nVlaieiit  forcés  tie  suivre  l'u- 
sage litalili.  .l'exliorto  I  un  d'entre  eux  à  publier  le  projet  de  réforme  qu'il 
j  conçu.  L'on  sera  peut-être  cntin  tenté  de  guérir  le  mal,  en  voyant  qu'il 
n'est  pas  sms  renièile. 


LIVRE  I.  1 1 

cours  de  notre  vie,  nous  la  terminons  sans  avoir  pu  nous  accoi-der 
ivec  nous ,  et  sans  avoir  été  bons  ni  pour  nous  ni  pour  les  autres. 

Reste  enfin  l'éducalion  domestique  ou  celle  de  la  nature  ;  mais  que 
deviendra  pour  les  autres  un  homme  uniquement  élevé  pour  lui  ? 
Si  peut-être  le  double  objet  qu'on  se  propose  pouvait  se  réunir  en 
un  seul ,  en  étant  les  contradictions  de  l'homme  on  ôterait  un  grand 
obstacle  à  son  bonheur.  Il  faudrait,  pour  en  juger,  le  voir  tout 
formé  ;  il  faudrait  avoir  observé  ses  penchants,  vu  ses  progrès,  suivi 
•vi  marche;  il  faudrait,  en  un  mol,  connaître  l'homme  naturel.  Je 
I  rois  qu'on  aura  fait  quelques  pas  dans  ces  recherches  après  avoir 
lu  cet  écrit. 

Pour  former  cet  homme  rare  qu'avons-nous  à  faire.'  Beaucoup, 
-ans  doute  :  c'est  d'empêcher  que  rien  ne  soit  fait.  Quand  il  ne 
>  agit  que  d'aller  contre  le  vent,  on  louvoie;  mais  si  la  mer  est  forte 
et  qu'on  veuille  rester  en  place ,  il  faut  jeter  l'ancre.  Prends  garde , 
jeune  pilote ,  que  ton  cable  ne  file  ou  que  ton  ancre  ne  laboure,  et 
que  le  vaisseau  ne  dérive  avant  que  tu  t'en  sois  aperçu. 

Dans  l'ordre  social ,  où  toutes  les  places  sont  marquées ,  chacun 
!oil  être  élevé  pour  la  sienne.  Si  un  particulier  formé  pour  sa  place 
Il  sort,  il  n'est  plus  propre  à  rien.  L'éducation  n'est  utile  qu'autant 
i  ne  la  fortune  s'accorde  avec  la  vocation  des  parents  ;  en  tout  autre 

is  elle  est  nuisible  à  l'élève ,  ne  fut-ce  que  par  les  préjugés  qu'elle 
li  a  donnés.  EnÉgji)tc,  où  le  fils  était  obligé  d'embrasser  l'étal  de 
son  père ,  l'éducation  du  moins  avait  un  but  assuré  ;  mais  parmi 
nous ,  où  les  rangs  seuls  demeurent ,  et  où  les  hommes  en  chan- 
gent sans  cesse ,  nul  ne  sait  si  en  élevant  son  fils  pour  le  sien  il  no 
travaille  pas  contre  lui. 

Dans  l'ordre  naturel ,  les  hommes  élanl  tous  égaux ,  leurvocatiou^ 
' ooimunc  est  l'étal  d'homme;  et  quiconque  est  bien  élevé  pour  co- 
lui-là  ne  peut  mal  remplir  ceux  qui  s'y  rapportent.  Qu'on  dcsliiu" 
mon  élevé  à  l'épée,  à  l'ÉgHse,  au  barreau,  peu  m'importe.  Avant 
la  vocation  des  parents  la  nature  l'appelle  à  la  vie  humaine.  Vivre 
est  le  métier  que  je  lui  veux  apprendre  *.  En  sortant  de  mes  mains  , 
il  ne  sera ,  j'en  conviens ,  ni  magistrat ,  ni  soldat ,  ni  prêtre  ;  il  sera 
premièrement  homme  :  tout  ce  qu'un  homme  doit  être ,  iLjiaurii 
l'ctre  au  besoin  tout  aussi  bien  que  qui  que  ce  soit  ;  et  la  fortune 

*  [Qui  $e  totam  ad  vitam  instruxil,  non  dtsiderat particulalim  urlntu- 
n^h,  docliu  in  lotum,  non  quomodocum  uxore  aul  cumJUHs  vit  ■  ,■  t . 
W  quomodo  bene  vivtret.  SB5IEC.  Ep.  M.} 


lî  EMILE. 

aura  beau  le  faire  changer  de  place ,  il  sera  toujours  à  la  sienne. 
Occtipavi  te ,  fortuna ,  atque  cepi  ;  omnesqtie  aditus  tnos  interclusi , 
ut  nd  me  aspirarenon  passes  '. 

Notre  véritable  étude  est  celle  de  la  condition  humaine.  Celui 
d'entre  nous  qui  sait  le  mieux  supporter  les  biens  et  les  maux  de 
celle  vie  est  à  mon  gré  le  mieux  élevé  ;  d'où  il  suit  que  la  véritable 
éducation  consiste  moins  en  préceptes  qu'en  exercices.  Nous  com- 
mençons à  nous  instruire  en  commençant  à  vivre  ;  noire  éilucalion 
commence  avec  nous  ;  noire  premier  précepteur  est  notre  nourrice. 
Aussi  ce  mot  éducation  avait-il  chez  les  anciens  un  autre  sens  que 
nous  ne  lui  donnons  plus  :  il  signifiait  nourriture.  EducitobstetriT, 
dit  Varron;  educut  nutrix ,  inslituit  pœdagogus,  docet  magister  '■'. 
Ainsi  l'éducation,  l'institution,  l'instruclion,  sont  trois  choses  aussi 
différentes  dans  leur  objet  que  la  gouvernante ,  le  précepteur  et  le 
maître.  Mais  ces  distinctions  sont  mal  entendues  ;  et,  pour  être  bien 
conduit,  l'enfant  ne  doit  suivre  qu'un  seul  guide. 

Il  faut  donc  généraliser  nos  vues ,  et  considérer  dans  notre  élève 
l'homme  abstrait,  l'homme  exposéà  tous  les  accidents  de  la  viehu- 
maine.  Si  les  hommes  naissaient  attachés  au  sol  d'un  pays,  si  la 
même  saison  durait  toute  l'année,  si  chacun  tenait  à  sa  fortune  de 
manière  à  n'en  pouvoir  jamais  changer,  la  pratique  établie  serait 
bonne  à  certains  égards;  l'enfant  élevé  pour  son  état,  n'en  sortant 
jamais, ne  pourrait  être  exposé  aux  inconvénients  d'un  autre.  Mais, 
vu  la  mobilité  des  choses  humaines,  vu  l'esprit  inquiet  et  remuant 
de  ce  siècle  qui  bouleverse  tout  à  chaque  génération,  peut-on  con- 
cevoir une  méthode  plus  insensée  que  d'élever  un  enfant  comme 
n'ayant  jamais  à  sortir  de  sa  chambre ,  comme  devant  être  sans 
cesse  entouré  de  ses  gens?  Si  le  nwlheureux  fait  un  seul  pas  sur  la 
terre,  s'il  descend  d'un  seul  degré,  il  est  perdu.  Ce  n'est  pas  lui 
apprendre  à  supporter  la  peine  ;  c'est  l'exercer  à  la  sentir. 

On  ne  songe  qu'à  conserver  son  enfant  ;  ce  n'est  pas  assez  :  on 
doit  lui  apprendre  à  se  conserver  étant  homme,  à  supporter  les 
coups  du  sort ,  à  braver  l'opulence  et  la  misère ,  à  vivre ,  s'il  le  faut, 
dans  les  glaces  d'Islande  ou  sur  lo  brûlant  rocher  de  .Malte.  Vous 
i.vez  beau  prendre  des  précautions  pour  qu'il  ne  meure  pas,  il 
faudra  pourtant  qu'il  meure  :  et  quand  s;i  mort  ne  serait  jws  l'ou- 
vrage de  vos  soins ,  encore  seraienl-ils  mal  entendus.  Il  s'agit 

'  Cic,  TuHcul.  V,  cap.  <J. 
*  Non.  Marccll. 


LIVRE  I.  13 

m;  i  is  de  rcmpèclior  ilc  mourir  que  de  le  faire  vivre.  Vivre  ce  n'est 
pas  respirer,  c'esl  agir;  c'est  faire  usage  de  nos  organes,  de  nos 
sens ,  de  nos  facultés,  de  toutes  les  parties  de  nous-mêmes  qui  nous 
donnent  le  sentiment  de  notre  existence.  L'homme  qui  a  le  plus 
vécu  n'est  pas  celui  qui  a  compte  le  plus  d'années  ,  mais  celui  qui 
a  le  plus  senti  la  vie.  Tel  s'est  fait  enterrer  à  cent  ans,  qui  mourut 
dès  sa  naissance.  Il  eût  gagné  d'aller  au  tombeau  dans  sa  jeunesse, 
s'il  eût  vécu  du  moins  jusqu'à  ce  temps-là  *. 

Toute  notre  sagesse  consiste  en  préjugés  serviles;  tous  nos 
usages  ne  sont  qu'assujettissement,  gène  et  contrainte.  L'homme 
civil  nail ,  vit  et  meurt  dans  l'esclavage  :  à  sa  naissance  on  le  coud 
dans  un  maillot  ;  à  sa  mort  on  le  cloue  dans  une  bière  ;  tant  qu'il 
garde  la  figure  humaine,  il  est  enchainé  par  nos  institutions. 

On  dit  que  plusieurs  sages-femmes  prétendent ,  en  pétrissant  la 

télé  des  enfants  nouveau  nés,  lui  donner  une  forme  plus  convenable  : 

et  on  le  souffre!  Nos  têtes  seraient  mal  de  la  façon  de  l'Auteur  de 

notre  être  :  il  nous  les  faut  façonner  au  dehors  par  les  sages-femmes, 

rt  au  dedans  par  les  philosophes.  Les  Caraïbes  sont  de  la  moitié 

plus  heureux  que  nous. 

<•  A  peine  l'enfant  est-il  sorti  du  sein  de  la  mère,  et  à  peine 

jouit-il  de  la  liberté  de  mouvoir  et  d'étendre  ses  membres,  qu'on 

lui  donne  de  nouveaux  liens.  On  l'emmailloltc ,  on  le  couche  la 

léte  fixée  et  les  jambes  allongées ,  les  bras  pendants  à  coté  du 

corps;  il  est  entouré  de  linges  et  de  bandages  de  toute  espèce, 

"  qui  ne  lui  permettent  pas  de  changer  de  situation.  Heureux  si  on 

•  ne  l'a  pas  serré  au  point  de  l'empêcher  de  respirer,  et  si  on  a  eu 

"  la  précaution  de  le  coucher  sur  le  côté,  afin  que  les  eaux  qu'il 

"  ;loit  rendre  par  la  bouche  puissent  tomber  d'elles-mêmes  !  car  il 

••  n'aurait  pas  la  liberté  de  tourner  la  tête  sur  le  coté  pour  en  faci- 

■<  liter  l'écoulement  '.  » 

L'enfant  nouveau-né  a  besoin  d'étendre  et  de  mouvoir  ses  mem- 
bres, (wur  les  tirer  de  l'engourdissement  où,  rassemblés  en  un 
peloton,  ils  ont  resté  si  longtemps.  On  les  étend ,  il  est  vrai ,  mais 
on  les  empêche  de  se  mouvoir;  on  assujettit  la  tête  même  par  des 
létières  :  il  semble  qu'on  a  peur  qu'il  n'ait  l'air  d'être  en  vie. 

*  If^nga  est  vila,  «i  pltna  est.  Impletur  aulem  cum  animut  sibi  bo- 
iiiitn  suiim  reddidit,  et  ad  te  jjolcslalem  aiii  Iranstulit.  Qiiid  itliim  octo- 
ijinla  nniiijuvant  per  inertiam  exactip  Non  vixit  ilU,  sed  in  vita  tno- 
niliis  fft...  Actu  illam  metiumur,  non  tempore,  SUIBC.,  Ep.  93.] 

■  Kit.  liât..  twuclV,  |ia^i>  190,  iii-12. 

% 


14    *  EMILE. 

Ainsi  l'impulsion  des  parties  internes  d'un  corps  qui  tend  ii 
l'accroisseraent  trouve  un  obstacle  insurmontable  aux  mouvements 
qu'elle  lui  demande.  L'enfant  fait  continuellement  des  efforts  inuti- 
les qui  épuisent  ses  forces  ou  retardent  leur  progrès.  Il  était  moins 
à  l'étroit,  moins  gêné,  moins  comprimé  dans  l'amnios  qu'il  a^«sl 
dans  ses  langes  :  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  a  gagné  de  naître. 

L'inaction,  la  contrainte  où  l'on  retient  les  membres  d'un  enfant, 
ne  peuvent  que  gêner  la  circulation  du  sang,  des  humeurs,  em- 
pêcher l'enfant  de  se  fortifier,  de  croître ,  et  altérer  sa  constitution. 
Dans  les  lieux  où  l'on  n'a  point  ces  précautions  extravagantes,  les 
hommes  sont  tous  grands,  forts,  bien  proportionnés  '.  Les  pays  où 
l'on  emmaillotte  les  enfants  sont  ceux  qui  fourmillent  de  bossus ,  de 
boiteux ,  de  cagneux ,  de  noués ,  de  rachitiques ,  de  gens  contrefaits 
de  toute  espèce.  De  peur  que  les  corps  ne  se  déforment  par  des 
mouvements  libres,  on  se  hâte  de  les  déformer  en  les  mettant  en 
presse.  On  les  rendrait  volontiers  perclus ,  pour  les  empêcher  do 
s'estropier. 

Une  contrainte  si  cruelle  pourrait-elle  ne  pas  influer  sur  leur 
humeur  ainsi  que  sur  leur  tempérament?  Leur  premier  sentiment 
est  un  sentimentde  douleur  et  de  peine  :  ils  ne  trouvent  qu'obstacle 
à  tous  les  mouvements  dont  ils  ont  besoin  :  plus  malheureux  qu'un 
criminel  aux  fers ,  ils  font  de  vains  efforts ,  ils  s'irritent ,  ils  crient. 
Leurs  premières  voix,  dites-vous,  sont  des  pleurs  ?  .le  le  crois  bien  : 
vous  les  contrariez  dès  leur  naissance  ;  les  premiers  dons  qu'ils  re- 
çoivent de  vous  sont  des  chaînes  ;  les  premiers  traitements  qu'ils 
éprouvent  sont  des  tourments.  N'ayant  rien  de  libre  que  la  voix , 
comment  ne  s'en  serviraient-ils  pas  pour  se  plaindre  ?  ils  crient  du 
mal  que  vous  leur  faites  :  ainsi  garrottés ,  vous  crieriez  plus  fort 
qu'eux. 

D'où  vient  cet  usage  déraisonnable?  d'un  usage  dénaturé.  Depuis 
que  les  mères,  méprisant  leur  premier  devoir,  n'ont  plus  voulu 
nourrir  leurs  enfants,  il  a  fallu  les  conlier  à  des  femmes  merce- 
naires ,  qui,  se  trouvant  ainsi  mères  d'enfants  étrangers  pour  qui  la 
nature  ne  leur  disait  rien ,  n'ont  cherché  qu'à  s'épargner  de  la  peine. 
Il  eut  fallu  veiller  sans  cesse  sur  un  enfant  en  liberté.  :  mais  quand 
il  est  bien  lié ,  on  le  jette  dans  un  coin ,  sans  s'embarrasser  de  ses 
cris.  Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  des  preuves  de  In  négligence  de  la  nour- 
rice ,  pourvu  que  le  nourrisson  ne  se  casse  ni  bras  ni  jambe , 

'  Voycï  In  tuito  ."5  ilc  l.l  ixme  ."5* . 


LIVRE  J.  IS 

<[u'iinporte,  au  surplus,  qu'il  périsse  ou  qu'il  demeure  inûruie  le 
reste  de  ses  jours?  Ou  couserve  ses  membres  aux  dépens  de  son 
corps  ;  et ,  quoi  qu'il  arrive ,  la  nourrice  est  disculpée. 

Ces  douces  mères  qui ,  débarrassées  de  leurs  eofants,  se  livrent 
.  lieraent  aux  amusements  delà  ville,  savent-elles  cependant  quel 
laitemeut  l'enfant  dans  son  maillot  reçoit  au  village?  Au  moindre 
iiacas  qui  survient ,  on  les  suspend  à  un  clou  comme  un  paquet  de 
i  irdes  ;  et  tandis  que ,  sans  se  presser ,  la  nourrice  vaque  à  ses  af 
;  lires,  le  malheureux  reste  ainsi  crucifié.  Tous  ceux  qu'on  a  trou- 
\cs  dans  cette  situation  avaient  le  visage  violet;  la  poitrine  forte- 
ment comprimée  ne  laissant  pas  circuler  le  sang,  il  remontait  à  la 
■te;  et  l'on  croyait  le  patient  fort  tranquille,  parce  qu'il  n'avait 
is  la  force  de  crier.  J'ignore  combien  d'heures  un  enfant  peut 
■ster  en  cet  état  sans  perdre  la  vie ,  mais  je  doute  que  cela  puisse 
.;ler  fort  loin.  Voilà,  je  pense,  une  des  plus  grandes  commodités  du 
aaillot. 

On  prétend  que  les  enfants  en  liberté  pourraient  prendre  de 

mauvaises  situations ,  et  se  donner  des  mouvements  capables  de 

i'.iire  à  la  bonne  conformation  de  leurs  membres.  C'est  là  un  de 

es  vains  raisonnements  de  notre  fausse  sagesse,  et  que  jamais 

lucuue  expérience  n'a  confirmés.  De  cette  multitude  d'enfants  qui, 

liez  des  peuples  plus  sensés  que  nous,  sont  nourris  dans  toute  la 

berlé  de  leurs  membres,  on  n'en  voit  pas  uu  seul  qui  se  blesse 

ni  s'estropie  :  ils  ne  sauraient  donner  à  leurs  mouvements  la  force 

qui  peut  les  rendre  dangereux  ;  et  quand  ils  prennent  une  situation 

\  iolenle,  la  douleur  les  avertit  bientôt  d'en  changer. 

Nous  ne  nous  sommes  pas  encore  avisés  de  mettre  au  maillot  le» 

<  tits  des  chiens  ni  des  chats  :  voit-on  qu'il  résulte  pour  eux  (|uel- 

liie  inconvénient  de  cette  négligence?  Les  enfants  sont  plus  lourds; 

i'accord  :  mais  à  proportion  ils  sont  aussi  plus  faibles.  A  peine 

■euvent-ils  se  mouvoir;  comment  s'estropieraient-ils  ?  Si  on  les 

!end<iit  sur  le  dos ,  ils  mourraient  dans  cette  situation ,  comme  la 

«rtue,  sans  pouvoir  jamais  se  retourner. 

Non  contentes  d'avoir  cessé  d'allaiter  leurs  enfants,  les  femmes 

il  d'en  vouloir  faire  :  la  conséquence  est  naturelle.  Des  que 

<le  mcrc  est  onéreux,  on  trouve  bientôt  le  moyen  de  s'en 

r  tout  .1  fitit  :  un  veut  faire  mi  ouvrage  inutile,  afin  de  le  ro- 

..i.aLuccr  toujours,  et  l'on  tourne  au  préjudice  de  l'espèce  l'at- 

I  ait  donné  pour  la  multiplier.  Cet  usage ,  .«jouté  aux  autres  c^m^c» 


16  ÉMILi:. 

de  dépopulation ,  nous  annonce  le  sort  prochain  de  l'Europe.  Les 
sciences ,  les  arts ,  la  philosophie  et  les  mœurs  qu'elle  engendre , 
ne  tarderont  pas  d'en  faire  un  désert.  Elle  sera  peuplée  de  bétes 
féroces  :  elle  n'aura  pas  beaucoup  changé  d'habitants. 

J'ai  vu  quelquefois  le  petit  manège  des  jeunes  femmes  qui  fei- 
gnent de  vouloir  nourrir  des  enfants.  On  sait  se  faire  presser  de 
renoncer  à  cette  fantaisie  :  on  fait  adroitement  intervenir  les  époux  , 
les  médecins ,  surtout  les  mères.  Un  mari  qui  oserait  consentir 
que  sa  femme  nourrit  son  enfant  serait  un  homme  perdu  ;  l'on  eu 
ferait  un  assassin  qui  veut  se  défaire  d'elle.  Maris  prudents ,  il  faut 
immoler  à  la  paix  l'amour  paternel.  Heureux  qu'on  trouve  à  la 
campagne  des  femmes  plus  continentes  que  les  vôtres  !  Plus  heu- 
reux si  le  temps  que  celles-ci  gagnent  n'est  pas  destiné  pour  d'au- 
tres que  vous  ! 

Le  devoir  des  femmes  n'est  pas  douteux  :  mais  on  dispute  si , 
dans  le  mépris  qu'elles  en  font ,  il  est  égal  pour  les  enfants  d'être 
nourris  de  leur  lait  ou  d'un  autre.  Je  tiens  cette  question ,  dtfnt  les 
médecins  sont  les  juges,  pour  décidée  au  souhait  des  femmes  '  ; 
et  pour  moi ,  je  penserais  bien  aussi  qu'il  vaut  mieux  que  l'enfant 
suce  le  lait  d'une  nourrice  en  santé  que  d'une  mère  gâtée ,  s'il  avait 
quelque  nouveau  mal  à  craindre  du  même  sang  dont  il  est  formé. 

Mais  la  question  doit-elle  s'envisager  seulement  par  le  côte  phy- 
sique .'et  l'enfant  a-t-il  moins  besoin  des  soins  d'une  mère  que  de  sa 
mamelle  ?  D'autres  femmes ,  des  bêtes  même,  pourront  lui  donner 
le  lait  qu'elle  lui  refuse  :  la  sollicitude  maternelle  nese  supplée  point. 
Celle  qui  nourrit  l'enfant  d'une  autre  au  lieu  du  sien  est  une  mau- 
vaise mère  :  comment  sera-t-elle  une  bonne  nourrice?  Elle  pourra 
le  devenir,  mais  lentement  ;  il  faudra  que  l'habitude  change  la  na- 
ture :  et  l'enfant  mal  soigné  aura  le  temps  do  périr  cent  fois  avant 
que  sa  nourrice  ait  pris  pour  lui  une  tendresse  de  mère. 

De  cet  avantage  même  résulte  un  inconvénient ,  qui  seul  de- 
vrait 61er  à  toute  femme  sensible  le  courage  de  faire  nourrir  son 
enfant  par  une  autre  :  c'est  celui  de  partager  le  droit  de  more,  ou 
plutôt  de  l'aliéner  ;  de  voir  son  enfant  aimer  une  autre  femme  au- 

'  La  li{n>e  des  rcnimcs  et  îles  médecins  m'a  toujours  paru  l'une  dw  plu'» 
plaisantes  sinRularités  de  Paris.  C'est  par  les  femnips  que  les  nM^lpriu-* 
aci|ui(^rent  leur  réputation,  et  c'est  par  les  nitHleciiis que  les  fenuiies  font 
Ifurs  volontés.  On  se  doute  bien  par  Ih  «juellc  est  la  siirte  d  habileté  qu  il 
faut  h  un  tin'drrin  de  l'aris  pour  devenir  célèbre. 


LIVRE  I.  17 

tant  et  plus  qu'elle  ;  de  seutir  que  la  tendresse  qu'il  conserve  pour 
sa  propre  mère  est  une  grâce ,  et  que  celle  qu'il  a  pour  sa  inère 
adoptive  est  un  devoir  :  car ,  où  j'ai  trouvé  les  soins  d'une  mère , 
ne  dois-je  pas  l'attachement  d'un  fils? 

I.a  manière  dont  on  remédie  à  cet  inconvénient  est  d'inspirer 
aux  enfants  du  mépris  pour  leurs  nourrices ,  en  les  traitant  en  vé- 
ritables servantes.  Quand  leur  service  est  achevé,  on  retire  l'enfant, 
ou  l'on  congédie  la  nourrice  ;  à  force  de  la  mal  recevoir ,  on  la  re- 
bute de  venir  voir  son  nourrisson.  Au  bout  de  quelques  années  il 
ne  la  voit  plus ,  il  ne  la  connaît  plus.  La  mère,  qui  croit  se  substi- 
tuer à  elle  et  réparer  sa  négligence  par  sa  cruauté ,  se  trompe.  Au 
lieu  de  faire  un  tendre  fils  d'un  nourrisson  dénaturé ,  elle  l'exerce 
a  l'ingratitude  ;  elle  lui  apprend  à  mépriser  un  jour  celle  qui  lui 
donna  la  vie ,  comme  celle  qui  l'a  nourri  de  son  lait. 

Combien  j'insisterais  sur  ce  point,  s'il  était  moins  décourageant 
(le  rebaltre  en  vain  des  sujets  utiles  !  Ceci  tient  à  plus  de  choses 
qu'on  ne  pense.  Voulez-vous  rendre  chacun  àsespremiersdevoirs? 
commencez  par  les  mères  ;  vous  serez  étonné  des  changements 
que  vous  produirez.  Tout  vient  successivement  de  celte  première 
dépravation  :  tout  l'ordre  moral  s'altère;  le  naturel  s'éteint  dans 
tous  les  cœurs  ;  l'intérieur  des  maisons  prend  un  air  moins  vivant  ; 
le  spectacle  touchant  d'une  famille  naissante  n'attache  plus  les 
maris,  n'impose  plus  d'égards  aux  étrangers;  on  respecte  moins 
la  mère  dont  on  ne  voit  pas  les  enfants;  il  n'y  a  point  de  rési- 
dence dans  les  familles;  l'habitude  ne  renforce  plus  les  liens  du 
Mng;  il  n'y  a  plus  ni  pères,  ni  mères  ,  ni  enfants,  ni  frères,  ni 
soîurs  ;  tous  se  connaissent  à  peine ,  comment  s'aimeraient-ils  ? 
Chacun  ne  songe  plus  qu'à  soi.  Quand  la  maison  n'est  qu'une 
triste  solitude ,  il  faut  bien  aller  s'égayer  ailleurs. 

.Mais  que  les  mères  daignent  nourrir  leurs  enfants ,  les  mœurs 
vont  se  réformer  d'elles-mêmes,  les  sentiments  de  la  nature  se 
réveiller  dans  tous  les  cœurs  ;  l'État  va  se  repeupler  :  ce  premier 
point,  ce  point  seul  va  tout  réunir.  L'attrait  de  la  vie  domestique 
est  le  meilleur  contre-poison  des  mauvaises  mœurs.  Le  tracas 
des  enfants,  qu'on  croit  im|K)rtun ,  devient  agréable;  il  rend  le 
père  et  la  mère  plus  nécessaires,  plus  chers  l'un  à  l'autre  ,  il  res- 
serre entre  eux  le  lien  conjugal.  Quand  la  famille  est  vivante  et 
animée,  les  soins  domestiques  font  la  plus  chère  occupation  de  la 
fommo  ri  |op]us<Ioux  amuscmcnl  dii  m.iri.  Ainsi  de  ce  seul  abus 

7. 


18  EMILE. 

corrigé  résulterait  bientôt  une  réforme  générale  ,  bientôt  la  nature 
aurait  repris  tous  ses  droits.  Qu'une  fois  les  femmes  redeviennent 
mères ,  bientôt  les  hommes  redeviendront  pères  et  maris. 

Discours  superflus  !  l'ennui  même  des  plaisirs  du  monde  ne  ra- 
mène jamais  à  ceux-là.  Les  femmes  ont  cessé  d'être  mères;  elles 
ne  le  seront  plus  ;  elles  ne  veulent  plus  l'être.  Quand  elles  le  vou- 
draient, à  peine  le  pourraient-elles;  aujourd'hui  que  l'usage  con- 
traire est  établi ,  chacune  aurait  à  combattre  l'opposition  de  toutes 
celles  qui  l'approchent ,  liguées  contre  un  exemple  (jue  les  unes 
n'ont  pas  donné,  et  que  les  autres  ne  veulent  pas  suivre. 

Il  se  trouve  pourtant  quelquefois  encore  de  jeunes  personnes 
d'un  bon  naturel,  qui ,  sur  ce  point  osant  braver  l'empire  de  la 
mode  et  les  clameurs  de  leur  sexe ,  remplissent  avec  une  vertueuse 
intrépidité  ce  devoir  si  doux  que  la  nature  leur  impose.  Puisse  leur 
nombre  augmenter  par  l'attrait  des  biens  destines  à  celles  qui  s'y 
livrent!  Fondé  sur  des  consécjiiences  que  donne  le  plus  simple 
raisonnement ,  et  sur  des  observations  que  je  n'ai  jamais  vues 
démenties,  j'ose  promettre  à  ces  dignes  mères  un  attachement  so- 
lide et  constant  de  la  part  de  leurs  maris  ,  une  tendresse  vraiment 
filiale  de  la  part  de  leurs  enfants ,  l'estime  et  le  respect  du  public, 
d'heureuses  couches  sans  accident  et  sans  suite  ,  une  santé  ferme 
et  vigoureuse  ,  cnlin  le  plaisir  de  se  voir  un  jour  imiter  parleurs 
filles ,  et  citer  en  exemple  à  celles  d'autrui. 

Point  de  mère ,  point  d'enfant.  Entre  eux  les  devoirs  sont  réci- 
proques ;  et  s'ils  sont  mal  remplis  d'un  côté  ,  ils  seront  négligés  de 
l'autre.  L'enfant  doit  aimer  sa  mère  avant  de  savoir  qu'il  le  doit. 
Si  la  voix  du  sang  n'est  fortiliée  par  l'habitude  et  les  soins,  elle 
s'éteint  dans  les  premières  années,  et  le  cœur  meurt  pour  ainsi  dir( 
avant  (juc  de  naître.  Nous  voilà  dès  les  premiers  pas  hors  de  la 
nature. 

On  en  sort  encore  par  une  roule  opposée,  lorsqu'au  lieu  de  né- 
gliger les  soins  de  mère  une  femme  les  porte  à  l'excès;  lorsqu'elle 
fait  de  son  enfant  son  idole,  qu'elle  augmente  et  nourrit  sa  faiblesse 
pour  l'empêcher  de  la  sentir,  et  qu'espérant  le  soustraire  aux 
lois  de  la  nature  ,  elle  écarte  de  lui  des  .ittointes  pénibles ,  sans  son- 
ger combien,  pour  (|uelt|uos  incommodités  dont  elle  le  préserve 
un  moment ,  elle  accumule  au  loin  d'accidents  et  do  périls  sur  sa 
tète ,  et  combien  c'est  une  précaution  barbare  do  prolonger  Ta  fai- 
blesse do  l'enfance  sous  les  fatigues  des  hommes  faits.  Thétis .  p^ui 


LtVKt  i.  19 

reiidic  son  tiis  invulnérable ,  le  plongea,  dit  la  fublc ,  dans  l'eau  du 
Styx.  Cette  allégorie  est  belle  et  claire.  Les  mères  cruelles  dont 
je  parle  font  autrement  :  à  force  de  plonger  leurs  enfants  dans  la 
mollesse  ,  elles  les  préparent  à  la  souffrance;  elles  ouvrent  leurs 
pores  aux  maux  de  toute  espèce  dont  ils  ne  manqueront  pas  d'cire 
la  proie  étant  grands  *. 

Observez  la  nature ,  et  suivez  la  route  qu'elle  vous  trace.  Elle 
exerce  continuellement  les  enfants  ;  elle  endurcit  leur  tempérament 
par  des  épreuves  de  toute  espèce  ;  elle  leur  apprend  de  bonne  heure 
ce  que  c'est  que  peine  et  douleur.  Les  dents  qui  percent  leur  don- 
nent la  Oèvre;  des  coliques  aiguës  leur  donnent  des  convulsions; 
de  longues  toux  les  suffoquent;  les  vers  les  tourmentent  ;  la  pléthore 
corrompt  leur  sang;  des  levains  divers  y  fermentent,  et  causent 
lies  éruptions  périlleuses.  Presque  tout  le  premier  âge  est  maladie  ' 
et  danger  :  la  moitié  des  enfants  qui  naissent  périt  avant  la  hui- 
tième année.  Les  épreuves  faites,  l'enfant  a  gagné  des  forces;  et 

'  lH est  .1  reinariiiier  i|uuii  an  avant  la  publication  de  V Emile,  uuméde^ 
\i\  renommé  l'Ucsessarls  ■  a  fait  paraître  un  Traite  de  Védiication  corpo- 
relle dcn  ptifaiiU  en  baa  â'jeiia-ii,  Paris,  chez  Th.  Hérissant,  1760;, 
l.ms  Ici|iii'l  il  fait  «-ntir  avec  lionucoup  île  force,  et  même  avec  queliiuc 
■   '        '     ■  '     '      -iingersile  l'i'         "  '  ..•  pour  les  enfants ,  des 
::'<>p  niiiltipli-  .il  pour  leur  épargner 

^      ,  rilcinent  ton'.  -  funestes  dune  éiluca- 

ikin  iiiulie  cl  Mxleiilau'c.  Les  faits  et  le»  observations  dont  il  s'appuie  sont 
it  iK*ii  pr-'-s  le«  mènie*  ipie  dans  X Emile.  Précédemment  encore  Buffoii 
'         rillailcmenl  maternel  que  sur  les  effets  du  nuiil- 
~  iilifs.  Enfin  tout  ce  systruie  d'éiluc.;tion  prc- 

,  .    ...  ...    ,  ,-itivenient  établi,  et  a  même  un  éclat  poéticpiu 

I-     '  n -mari piable,  dans  un  poëruc  latin  de  Sainte-Marthe,  imprimé  en 
li.is.  i-t  intitulé  Pcdotrophiu.  .Mais,  comme  le  disait  Buffon  lui-méinc  : 
<  Oui,  nous  avons  dit  tout  cela  ;  nuis  M.  Kousseau  seul  le  commande ,  et  se  '« 
•  fait  olM'ir.  • 

v,i  .  ....i:.    il  parait  «(u'à  répo<iue  où  Kousseau  écrivait  son  Emile,  toutes 

'|ui  se  rattachent  a  l'éducation  de  la  première  enfance  occu- 

l' illeui"^  r<prit<;,  et  leurs  méditations  les  amenaient  tous  .lux 

^  icjulLiLs.  F.  I  -  H  i-s  de  Harlem  avait  proposé  sur  ces 

ii..  -iiMtis  un  prix  ir  un  C.enevois  nommé  Ballexerd, 

l.iéi  l'uiivra^^e  fut  ,....•..<    ..  i,...^.  .h>us  le  titre  de  IJiiserlation  sur  Té' 

II,    iii    I  i,:,ii<  'jif  lifx  eiijnnts,  in-8',  et  parut  d;uis  la  même  année  que 

il  uni',  i.riiii,  le  conformité  (le  viirs  rt  de  prinrifif^  put  faire  croire  à 

itoUMcau  ipie  ect  ouvra;;e  était  I'  l'in  lui  avait  fait, 

'■t  il  te  dit  nettement  au  livre  \  :iic  l ,  ]>ag.  50t,. 

•^     •'  •    •■    •  I  té  "i  [Mirlte  .1  '  conformité,  fût- 

lii'elle  peut  l  '  itrwnent  «pie  par 

M  :  -    ,r  il'aulres  iiuM  .      .  •  ,    ■       ■  nciit  absolument 

Icjt  iii>-iiii->  itléc».!  ,\ole  de  .!/•  FeUtuiit. 


20  EMILE. 

sitôt  qu'il  peut  user  de  la  vie ,  le  principe  en  devient  plus  .is- 
Buré. 

Voilà  la  règle  de  la  nature.  Pourquoi  la  contrariez- vous?  Ne 
voyez-vous  pas  qu'en  pensant  la  corriger  vous  détruisez  son  ou- 
vrage ,  vous  empêchez  l'effet  de  ses  soins  ?  Faire  au  dehors  ce  qu'elle 
fait  au  dedans ,  c'est ,  selon  vous ,  redoubler  le  danger  ;  et  au  con- 
traire c'est  y  faire  diversion,  c'est  l'exténuer.  L'expérience  ap- 
prend qu'il  meurt  encore  plus  d'enfants  élevés  délicatement  que 
d'autres.  Pourvu  qu'on  ne  passe  pas  la  mesure  de  leurs  forces ,  on 
risque  moins  à  les  employer  qu'à  les  ménager.  Exercez-les  donc 
aux  atteintes  qu'ils  auront  à  supporter  un  jour.  Endurcissez  leurs 
corps  aux  intempéries  des  saisons,  des  climats ,  des  éléments ,  à  la 
faim ,  à  la  soif,  à  la  fatigue  ;  trempez-les  dans  l'eau  du  Styx.  Avant 
que  l'habitude  du  corps  soit  acquise ,  on  lui  donne  celle  qu'on  veut , 
sans  danger  ;  mais  quand  une  fois  il  est  dans  sa  consistance ,  toute 
altération  lui  devient  périlleuse.  Un  enfant  supportera  des  change- 
ments que  ne  supporterait  pas  un  homme  :  les  fibres  du  premier, 
molles  et  flexibles,  prennent  sans  effort  le  pli  qu'on  leur  donne; 
celles  de  l'homme ,  plus  endurcies,  ne  changent  plus  qu'avec  vio- 
lence le  pli  qu'elles  ont  reçu.  On  peut  donc  rendre  un  enfant  robuste 
sans  exposer  sa  vie  et  sa  santé;  et  quaml  il  y  aurait  quelque  ris- 
que ,  encore  ne  faudrait-il  pas  balancer.  Puisque  ce  sont  des  risques 
inséparables  de  la  vie  humaine ,  peut-on  mieux  faire  que  de  les  re- 
jeter sur  le  temps  de  sa  durée  où  ils  sont  le  moins  désavantageux  ? 
Un  enfant  devient  plus  précieux  en  avançant  en  âge.  Au  prix  de 
sa  personne  se  joint  celui  des  soins  qu'il  a  coûtés;  à  la  perte  de  sa 
vie  se  joint  en  lui  le  sentiment  de  la  mort.  C'est  donc  surtout  à  l'a- 
venir qu'il  faut  songer  en  veillant  à  sa  conservation;  c'est  contre 
les  maux  de  la  jeunesse  qu'il  faut  l'armer  avant  qu'il  y  soit  parve- 
nu :  car  si  le  prix  de  la  vie  augmente  jusqu'à  l'âge  de  la  rendre  utile , 
quelle  folie  n'est-ce  point  d'épargner  quelques  maux  à  l'enfance  en 
les  multipliant  sur  l'âge  de  raison  !  Sont-ce  là  les  leçons  du  maître? 
Le  sort  de  l'homme  est  de  souffrir  dans  tous  les  temps.  Le  soin 
même  de  sa  conservation  est  attaché  à  la  peine.  Heureux  de  ne 
connaître  dans  son  enfance  que  les  maux  physiques  !  maux  hien 
moins  cruels ,  bien  moins  douloureux  que  les  autres ,  et  (|ui  bien 
plus  rarement  qu'eux  nous  font  renoncer  à  la  vie.  On  ne  se  tue 
pctint  pour  les  douleurs  do  la  goutte;  il  n'y  a  guère  que  relies  de 
IVime  qui  produisent  le  désespoir.   Nous  plaic;iio>i>.  1<^  ■^ol  i  de  l'on- 


LIVRE  I.  21 

fance,el  c'csl  le  iiôlre  qu'il  faudrait  plaindre.  Nos  plus  grands 
maux  nous  viennent  de  nous. 

En  naissant ,  un  enfant  crie  ;  sa  prenoicre  enfance  se  passe  à 
pleurer.  Tantôt  on  l'agile,  on  le  flatte  pour  l'apaiser;  tantôt  on  le 
menace ,  on  le  bat  pour  le  faire  taire.  Ou  nous  faisons  ce  qu'il  lui 
plait ,  ou  nous  en  exigeons  ce  qu'il  nous  plaît  ;  ou  nous  nous  sou- 
mettons à  ses  fantaisies,  ou  nous  le  soumettons  aux  nôtres  :  point 
(le  milieu,  il  faut  qu'il  donne  des  ordres  ou  qu'il  en  reçoive.  Ainsi  ses 
premières  idées  sont  celles  d'empire  et  de  servitude.  Avant  de  sa- 
voir parler  il  commande  ;  avant  de  pouvoir  agir  il  obéit  ;  et  quel- 
quefois on  le  châtie  avant  qu'il  puisse  connaître  ses  fautes ,  ou  plu- 
tôt en  commettre.  C'est  ainsi  qu'on  verse  de  bonne  heure  dans  son 
jeune  cœur  les  passions  qu'on  impute  ensuite  à  la  nature,  et  qu'a- 
près avoir  pris  peine  à  le  rendre  méchant ,  on  se  plaint  de  le  trou- 
ver tel. 

Un  enfant  passe  six  ou  sept  ans  de  cette  manière  entre  les  mams 
des  femmes ,  victime  de  leur  caprice  et  du  sien  ;  et  après  lui  avoir 
fait  apprendre  ceci  et  cela ,  c'est-à-dire  après  avoir  chargé  sa  mé- 
moire ou  de  mots  qu'il  ne  peut  entendre ,  ou  de  choses  qui  ne  lui 
sont  bonnes  à  rien  ;  après  avoir  étouffé  le  naturel  parles  passions 
qu'on  a  fait  naitre ,  on  remet  cet  être  factice  entre  les  mains  d'un 
précepteur ,  lequel  achève  de  développer  les  germes  artificiels  qti'il 
trouve  déjà  tout  formés ,  et  lui  apprend  tout ,  hors  à  se  connaître , 
hors  à  tirer  parti  de  lui-même ,  hors  à  savoir  vivre  et  se  rendre 
heureux.  Enfin ,  quand  cet  enfant  esclave  et  tyran,  plein  de  science 
et  dépourvu  de  sens ,  également  débile  de  corps  et  d'âme ,  est 
jeté  dans  le  monde ,  en  y  montrant  son  ineptie ,  son  orgueil  et  tous 
ses  vices ,  il  fait  déplorer  la  misère  et  la  per\'ersité  humaines.  On 
se  trompe  ;  c'est  là  l'homme  de  nos  fantaisies  :  celui  de  la  nature  , 
est  fait  autrement. 

Voulez-vous  donc  qu'il  garde  sa  forme  originelle ,  conservez-la 
dos  l'instant  qu'il  vient  au  monde.  Sitôtqu'il  nail,  emparez-vous  de 
lui ,  et  pe  le  quittez  plus  qu'il  ne  soit  homme  :  vous  ne  réussirez  ja- 
mais sans  cela.  Comme  la  véritable  nourrice  est  la  mère ,  le  vérita- 
ble précepteur  est  le  père.  Qu'ils  s'accordent  dans  l'ordre  de  leurs 
fonctions  ainsi  que  dans  leur  système  ;  que  des  mains  de  l'une 
IVnfant  passe  dans  celles  de  l'autre.  Il  sera  mieux  élevé  par  un  . 
p<'re  judicieux  et  borné  que  par  le  plus  habile  maître  du  monde  ; 
car  le  zèle  suppléera  mieux  au  talent  que  le  talent  au  zèle. 


■n  EMILE. 

Mais  les  affaires,  les  fonctions,  les  devoirs....  Ah!  les  devoirs, 
sans  doute  le  dernier  est  celui  de  père  '  !  Ne  nous  étonnons  pas 
iju'un  homme  dont  la  femme  a  dédaigne  de  nourrir  le  fruit  de  leur 
union  dédaigne  de  l'élever.  Il  n'y  a  point  de  tableau  plus  charmant 
que  celui  de  la  famille  ;  mais  un  seul  trait  manqué  déligure  tous 
les  autres.  Si  la  mcro  a  trop  peu  de  santé  pour  être  nourrice  ,  le 
l)ère  aura  trop  d'affaires  pour  être  précepteur.  Les  enfants,  éloi- 
gnés ,  dispersés  dans  des  pensions ,  dans  des  couvents,  dans  des 
collèges  ,  porteront  ailleurs  l'amour  de  la  maison  paternelle ,  ou, 
pour  mieux  dire ,  ils  y  rapporteront  l'habitude  de  n'être  attachés 
à  rien.  Les  frères  et  les  sœurs  se  connaitront  à  peine.  Quand  tous 
seront  rassemblés  en  cérémonie ,  ils  pourront  être  fort  polis  entre 
eux;  ils  se  traiteront  en  étrangers.  Sitôt  qu'il  n'y  a  plus  d'intimité 
entre  les  parents ,  sitôt  que  la  société  de  la  famille  ne  fait  plus  la 
douceur  de  la  vie ,  il  faut  bien  recourir  aux  mauvaises  mœurs 
pour  y  suppléer.  Où  est  l'homme  assez  stupidc  pour  ne  pas  voir 
la  chaîne  de  tout  cela  ? 

Un  père ,  quand  il  engendre  et  nourrit  des  enfants ,  ne  fait  en 
cela  que  le  tiers  de  sa  tache.  Il  doit  des  hommes  à  son  espèce;  il 
doit  à  la  société  des  hommes  sociables  ;  il  doit  des  citoyens  à  l'K- 
lat.  Tout  homme  qui  peut  payer  cette  triple  dette  et  ne  le  fait  pas 
est  coupable,  et  plus  coupable  peut-être  quand  il  la  paye  à  demi. 
Celui  qui  ne  peut  remplir  les  devoirs  de  père  n'a  point  droit  de  le 
devenir.  Il  n'y  a  ni  pauvreté ,  ni  travaux  ,  ni  respect  humain ,  qui 
le  dispensent  de  nourrir  ses  enfants  et  de  les  élever  lui-même.  Lec- 
teurs, vous  pouvez  m'en  croire.  Je  prédis  à  quiconque  a  des 
entrailles  et  néglige  de  si  saints  devoirs,  qu'il  versera  longtemps 
sur  sa  faute  des  larmes  amères,  et  n'en  sera  jamais  consolé  *. 

Mais  que  fait  cet  homme  riche,  ce  père  de  famille  si  affairé, 
et  forcé,  selon  lui,  de  laisser  ses  enfants  à  l'abandon?  il  p<iyc 

'  Quand  on  lit  dans  Plutaniiic  (|uc  Caion  le  (k;nseur,  «iiii  gouverna 
IU)nie  avec  tant  de  gloire ,  éleva  lui-inènie  son  lils  lU'-s  le  l)erreaii ,  et  avec 
nn  ((il  soin,  qu'il  (initiait  tout  ixinr  (■Ire  présent  .piand  la  noiirrit'e,  (•••st- 
à-din;  la  in(''rc,  le  remuait  et  le  lavait;  (jiiand  on  lit  dans  Sn(^tonc 
riu'Aususte,  maître  An  monde  «(d'il  avait  coiuiiiis  et  ipiil  rcsissait  lui- 
nuinie.  enseignait  liii-nK-nic  à  ses  petits-tils  à  ('crire,  à  nager,  les  ('it'ini-nts 
(les  sciences,  et  ([u'il  les  avait  s;ins  ces,sc  autour  de  lui  ;  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  rire  des  petites  lionnes  gens  de  ce  lemps-lù .  (|iii  s'amusiienl  ii  de 
pareilles  niaiseries;  trop  bornés,  sans  doute .  pour  savoir  vanucr  aux  gran- 
ités affairt»  des  grands  hommes  de  nos  jours. 

*  [Voyez  les  Confessions,  livre  xu .  lon\c  I .  page  3I4|. 


LIVRE  I.  ?2 

on  autre  homme  pour  remplir  ces  soins  qui  lui  sont  à  charge.  Ame 
vénale ,  crois-tu  donner  à  ton  Qls  un  autre  père  avec  de  l'argent? 
Ne  t'y  trompe  point;  ce  n'est  pas  même  un  maître  que  îu  lui 
donnes,  c'est  un  valet.  Il  en  formera  hientôt  un  second. 

On  raisonne  beaucoup  sur  les  qualités  d'un  Iwn  gouvcnicur. 
La  première  que  j'en  exigerais ,  et  celle-là  scide  en  suppose  beau- 
coup d'autres,  c'est  de  n'être  point  un  homme  à  vendre.  Il  y  a 
des  métiers  si  nobles,  qu'on  ne  peut  les  faire  |K)ur  de  l'argcnl 
sans  se  montrer  indigne  de  les  faire  :  tel  est  celui  de  l'homme  de 
guerre  ;  tel  est  celui  de  l'instituteur.  Qui  donc  élèvera  mon  en- 
fant? Je  te  l'ai  déjà  dit,  toi-même.  Je  ne  le  peux.  Tu  ne  le  peux!... 
Fais-toi  donc  un  ami.  Je  ne  vois  point  d'autre  ressource. 

Tn  gouverneur!  6  quelle  àme  sublime!... en  vérité,  pour  faire 
un  homme,  il  faut  être  ou  père  ou  plus  qu'homme  soi-même. 
Voilà  la  fonction  que  vous  confiez  tranquillement  à  des  merce- 
naires. 

Plus  on  y  pense,  plus  on  aperçoit  de  nouvelles  difficultés.  Il 
faudrait  que  le  gouverneur  eût  été  élevé  pour  son  élève ,  que  ses 
domestiques  eussent  été  élevés  pour  leur  maître,  que  tous  ceux 
i|ui  l'approchent  eussent  reçu  les  impressions  qu'ils  doivent  lui 
communiquer;  il  faudrait  d'éducation  en  éducation  remonter  jus- 
qu'on  ne  sait  où.  Comn>ent  se  peut-il  qu'un  enfant  soit  bien  élevé 
par  qui  n'a  pas  été  bien  élevé  lui-même? 

Ce  rare  mortel  est-il  introuvable  ?  Je  l'ignore.  En  ces  temps 
d'a\  ilissement ,  qui  sait  à  quel  point  de  vertu  peut  atteindre  en- 
core une  âme  humaine?  Mais  supposons  ce  prodige  trouvé.  C'est 
f-n  fonsidéraut  ce  qu'il  doit  faire  que  nous  verrons  ce  qu'il  doit 
cire.  Ce  que  je  crois  voir  d'avance  est  qu'un  père  qui  sentirait  tout 
le  prix  d'un  bon  gouverneur  prendrait  le  parti  de  s'en  passer;  car 
il  meltrail  plus  de  peine  à  l'acquérir  qu'à  le  devenir  lui-même. 
Veut-il  donc  se  faire  un  ami,  qu'il  élevé  son  Hls  pour  l'être;  le 
voilà  dispensé  de  le  chercher  ailleurs,  et  b  nature  a  déjà  fait  la 
moitié  de  l'ouvrage. 

Quelqu'im  dont  je  ne  connais  que  le  rang  m'a  fait  proposer 
d'élever  son  lils.  il  m'a  fait  beaucoup  d'honneur  sans  doute  ;  mais, 
loin  de  se  plaindre  de  mon  refus ,  il  doit  se  louer  de  ma  discré- 
tion. Si  j'avais  accepté  son  offre ,  et  que  j'eusse  erré  dans  ma 
méthode ,  c'était  une  éducation  manquée  :  si  j'avais  réussi ,  c'eut 


■li  EMILE. 

élé  bien  pis;  son  fils  aurait  renié  son  titre,  il  n'eut  plus  voulu 
être  prince. 

Je  suis  trop  pénétré  de  la  grandeur  des  devoirs  d'un  prércp- 
leur,  et  je  sens  trop  mon  incapacité ,  pour  accepter  jamais  un 
pareil  emploi,  de  quelque  part  qu'il  me  soit  offert  ;  et  l'intérêt 
(le  l'amitié  même  ne  serait  pour  moi  qu'un  nouveau  motif  de  refus, 
.le  crois  qu'après  avoir  lu  ce  livre,  peu  de  gens  seront  tentés  de 
me  faire  cette  offre  ;  et  je  prie  ceux  qui  pourraient  l'être  de  n'en 
plus  prendre  l'inutile  peine.  J'ai  fait  autrefois  un  suffisant  essai 
de  ce  métier  pour  être  assuré  que  je  n'y  suis  pas  propre  ;  et  mon 
étal  m'en  dispenserait,  quand  mus  talents  m'en  rendraient  capable. 
J'ai  cru  devoir  cette  déclaration  publique  à  ceux  qui  paraissent 
ne  pas  m'accorder  assez  d'estime  pour  me  croire  sincère  et  fondé 
dans  mes  résolutions. 

Hors  d'état  de  remplir  la  tâche  la  plus  utile ,  j'oserai  du  moins 
essayer  de  la  plus  aisée  :  à  l'exemple  de  tant  d'autres ,  je  ne  met- 
trai point  la  main  à  l'œuvre ,  mais  à  la  plume  ;  et  au  lieu  de  faire 
ce  qu'il  faut ,  je  m'efforcerai  de  le  dire. 

Je  sais  que  ,  dans  les  entreprises  pareilles  à  celle-ci ,  l'auteur, 
toujours  à  son  aise  dans  des  systèmes  qu'il  est  dispensé  de 
mettre  en  pratique,  donne  sans  peine  beaucoup  de  beaux  précep- 
tes impossibles  à  suivre,  et  que,  faute  de  détails  et  d'exemples , 
ce  qu'il  dit  même  de  praticable  reste  sans  usage  quand  il  n'en  a 
pas  montré  l'application. 

J'ai  donc  pris  le  parti  de  me  donner  un  élève  imaginaire ,  de 
me  supposer  l'àgc ,  la  santé ,  les  connaissances  et  tous  les  talents 
convenables  pour  travailler  à  son  éducation ,  de  la  conduire  de- 
puis le  moment  de  sa  naissance  jusqu'à  celui  où,  devenu  homme 
fait,  il  n'aura  plus  besoin  d'autre  guide  que  lui-même.  Cette 
méthode  me  parait  utile  pour  empêcher  un  auteur  qui  se  défie 
de  lui  de  s'égarer  dans  des  visions;  car,  dès  qu'il  s'écarte  do  la 
pratique  ordinaire,  il  n'a  qu'à  faire  l'épreuve  de  la  sienne  sur  son 
élève ,  il  sentira  bientôt ,  ou  le  lecteur  sentira  pour  lui ,  s'il  suit  lo 
progrès  de  l'enfance  et  la  marche  naturelle  au  cœur  humain. 

Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  dans  toutes  les  difficultés  qui  se 
sont  présentées.  Pour  ne  pas  grossir  inutilement  le  livre,  je  me 
suis  contenté  de  poser  les  principes  dont  chacun  devait  sentir  la 
vérité.  Mais  (piant  aux  règles  qui  pouvaient  avoir  besoin  de  prcu- 


LIVRE  1.  ^2*^ 

ves ,  je  les  ai  toutes  appliquées  à  mon  Emile  ou  à  d'autres  exeiû^ 
pies  ,  et  j'ai  fait  voir  dans  des  détiils  très-éteadus  comment  C6 
que  j'établissais  pouvait  être  pratiqué  :  tel  est  du  moins  le  pian 
qae  je  me  sais  proposé  de  suivre.  C'est  au  lecteur  à  juger  si  j'ai 
réussi. 

Il  est  arrivé  de  là  que  j'ai  d'abord  peu  parlé  d'Emile ,  parce 
que  mes  premières  maximes  d'éducation ,  bien  que  contraires  a. 
celles  qui  sont  établies ,  sont  d'une  évidence  à  laquelle  il  est  diffi- 
cile à  tout  homme  raisonnable  de  refuser  son  consentement.  Mais 
à  mesure  que  j'avance  ,  mon  élève  ,  autrement  conduit  que  les 
vôtres,  n'est  plus  un  enfant  ordinaire;  il  lui  faut  un  régime  exprès 
|X>ur  rai.  Alors  il  parait  plus  fréquemment  sur  la  scène;  et  vers 
les  derniers  temps  je  ne  le  perds  plus  un  moment  de  vue ,  jusqu'à 
ce  que ,  quoi  qu'il  en  dise ,  il  n'ait  plus  le  moindre  besoin  de 
moi. 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  d'un  bon  gouverneur;  je  les 
suppose ,  et  je  me  suppose  moi-même  doué  de  toutes  ces  qualités. 
En  lisant  cet  ouvrage  on  verra  de  quelle  libéralité  j'use  envers 
moi. 

Je  remarquerai  seulement ,  contre  l'opinion  commune  ,  que  le 
gouverneur  d'un  enfant  doit  être  jeune,  et  même  aussi  jeune 
que  peut  l'être  un  homme  sage.  Je  voudrais  qu'il  fut  lui-même 
enfant ,  s'il  était  possible  ;  qu'il  pùi  devenir  le  compagnon  de  son 
élève,  et  s'attirer  sa  confiance  en  partageant  ses  amusements.  II  n'y 
a  pas  assez  de  choses  communes  entre  l'enfance  et  l'âge  mùr,  pour 
qu'il  se  forme  jamais  un  attncliement  bien  solide  à  cette  distance. 
Les  enfants  flattent  quelquefois  les  vieillards,  mais  ils  ne  les  aiment 
jamais*. 

On  voudrait  que  le  gouverneur  eut  déjà  fait  une  éducation. 
C'er.l  trop;  un  même  homme  n'en  peut  faire  qu'une  :  s'il  en  fal- 
lait deux  pour  réussir,  de  quel  droit  entreprendrait-on  la  pre- 
mière ? 

.4vec  plus  d'expérience  on  saurait  mieux  faire,  mais  on  ne  le 
pourrait  plus.  Quicon(|ue  a  rempli  cet  état  une  fois  assez  bien  pour 

•  [Celte  iiU-e  était  aussi  celle  defaliW  Fleiiry,  i|ui  vent  que  le  maître 
soit  bien  fini  de  ta  penonne ,  parlant  bien,  d'un  visage  agréable.  Le 
ften  de  $oin  de  s'accommoder  en  ceci  à  la  /ai bleue  des  et{fant3  /ail 
qu'il  rt$te  à  ta  plupart  de  l'avertion  de  ce  qu'il*  ont  apprit  de  gens 
trop  vieux,  maussades  ou  chagriiu.  Choix  des  Éludes,  n'  «5.]  Note  de  M. 
l'rlilain. 


26  ÉMlLIi. 

en  sentir  toutes  les  peines  ne  tente  point  de  s'y  rengager;  et  s'il 
l'a  mnl  rempli  la  première  fois ,  c'est  un  mauvais  préjugé  pour  in 
seconde. 

Il  est  fort  différent,  j'en  conviens,  de  suivre  un  jeune  homme 
durant  quatre  ans,  ou  de  le  conduire  durant  vingt-cinq.  Vous 
donnez  un  gouverneur  à  votre  fds  déjà  tout  formé  ;  moi  je  veux 
qu'il  en  ait  un  avant  que  de  naître.  Votre  homme  à  chaque  lustre 
peut  changer  d'élève;  le  mien  n'en  aura  jamais  qu'un.  Vous  dis- 
tinguez le  précejjteur  du  gouverneur  :  autre  folie!  Distinguez- 
vous  le  disciple  de  l'élève?  Il  n'y  a  qu'une  science  à  enseigner 
aux  enfants  :  c'est  celle  des  devoirs  de  l'homme.  Cette  science  est 
une;  et  quoi  qu'ait  dit  Xénophon  de  l'éducation  des  Perses,  elle 
ne  se  partage  pas.  Au  reste  ,  j'appelle  plutôt  gouverneur  que  pré- 
cepteur le  maître  de  cette  science ,  parce  qu'il  s'agit  moins  jwur 
lui  d'instruire  que  de  conduire.  Il  ne  doit  point  donner  des  pré- 
ceptes :  il  doit  les  faire  trouver. 

S'il  faut  choisir  avec  tant  de  soin  le  gouverneur,  il  lui  est  bien 
permis  de  choisir  aussi  son  élève ,  surtout  quand  il  s'agit  d'un 
modèle  à  proposer.  Ce  choix  ne  peut  tomber  ni  sur  le  génie  ni 
sur  le  caractère  de  l'enfant,  qu'on  ne  connaît  qu'à  la  fin  de  l'ou- 
vrage ,  et  que  j'adopte  avant  qu'il  soit  né.  Quand  je  pourrais  choi- 
sir, je  ne  prendrais  qu'un  esprit  commun ,  tel  que  je  suppose  mon 
élève.  On  n'a  besoin  d'élever  que  les  hommes  vulg.drcs  ;  leur 
éducation  doit  seule  servir  d'exemple  à  celle  de  leurs  semblables. 
Les  autres  s'élèvent  malgré  qu'on  en  ait. 

Le  pays  n'est  pas  indifférent  à  la  culture  des  hommes;  ils  nu 
sont  tout  ce  qu'ils  peuvent  être  que  dans  les  climats  tempérés. 
Dans  les  climats  extrêmes  le  désavantage  est  visible.  Un  homme 
n'est  pas  planté  comme  un  arbre  dans  un  pays  pour  y  demeurer 
toujours;  et  celui  qui  part  d'un  des  extrêmes  pour  arriver  à 
l'autre  est  forcé  de  faire  le  double  du  chemin  que  fait  pour  arriver 
au  même  terme  celui  qui  part  du  terme  moyen. 

Que  l'hahitanl  d'un  pays  tempéré  parcoure  successivement  les 
deux  extrêmes  ,  son  avantage  est  encore  évident  ;  car,  bien  qu'il 
soit  autant  modifié  (pic  celui  qui  va  d'un  extrême  à  l'autrf,  il 
s'éloigne  pourtant  de  la  moitié  moins  de  sa  constitution  naturelle. 
Un  Français  vit  en  Guinée  et  en  Laponie;  mais  un  nègre  no  vivra 
pas  de  même  à  Tornea ,  ni  un  Samoïède  au  Bénin.  Il  parait  encore 
que  l'organisation  du  cerveau  est  moins  parfaite  nux  deux  oxIpp- 


LlVRt  I.  rj 

tues.  Les  iiégreà  lû  les  Lapons  n'ont  pas  le  sens  des  Européens. 
Si  je  veui  donc  que  mon  élève  puisse  être  habitant  de  la  terre , 

■  le  prendrai  dans  une  zone  tempérée  ;  en  France ,  par  exemple , 
(ilutôt  qu'ailleurs. 

Dans  le  Nord  les  hommes  consomment  beaucoup  sur  un  sol 
ingrat;  dans  le  Midi  ils  consomment  peu  sur  un  sol  fertile.  De 
là  liait  une  nouvelle  différence  qui  rend  les  uns  laborieux  et  les 
. mires  contemplatifs.  La  société  nous  offre  en  un  même  lieu  l'i- 
;ii3gc  de  CCS  différences  entre  les  pauvres  et  les  riches.  Les  pre- 

iers  habitent  le  sol  ingrat ,  et  les  autres  le  pays  fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  besoin  d'éducation  ;  celle  de  son  état  est  for- 

e  ;  il  n'en  saurait  avoir  d'autre  :  au  contraire ,  l'éducation  que  le 
iiche  reçoit  de  son  état  est  celle  qui  lui  convient  le  moins  et  pour 
,kii-méme  et  pour  la  société.  D'ailleurs,  l'éducation  naturelle  doit 
'  rendre  un  homme  propre  à  toutes  les  conditions  humaines  :  or . 
il  est  moins  raisonnable  d'élever  un  pauvre  pour  être  riche  qu'un 
riche  pour  être  pauvre  ;  car,  à  proportion  du  nombre  des  deux 
états ,  il  y  a  plus  de  ruinés  que  de  parvenus.  Choisissons  donc  mu 
riche  ;  nous  serons  surs  au  moins  d'avoir  fait  un  homme  de  plus, 
au  lieu  qu'un  pauvre  peut  devenir  homme  de  lui-même. 

Par  la  même  raison  je  ne  serai  pas  fâché  qu'Emile  ait  de  la 
naissance.  Ce  sera  toujours  une  victime  arrachée  au  préjugé. 
<  Emile  est  orplielin.  Il  n'importe  qu'il  ait  son  père  et  sa  mèr»-. 
Charité  de  leurs  devoirs,  je  succède  à  tous  leurs  droits.  Il  doil 
honorer  ses  parents ,  mais  il  ne  doit  obéir  qu'à  moi.  C'est  ma  pre- 
mière ou  plutôt  ma  seule  condition. 

.  J'y  dois  ajouter  celle-ci,  qui  n'en  est  qu'une  suite,  qu'on  ne 
nous  ôtera  jamais  l'un  à  l'autre  que  de  notre  consentement.  Celle 
«■lause  est  essentielle,  et  je  voudrais  même  que  l'élève  et  le 

luvemeur  se  regardassent  tellement  comme  inséparables ,  que 
le  sort  de  leurs  jours  f(it  toujours  entre  eux  un  objet  commun. 
Sitôt  qu'ils  envisagent  dans  l'éloignement  leur  séi)aration,  sitôt 
qu'ils  |»révoient  le  moment  qui  doit  les  rendre  étrangers  l'un  à 
l'aulre  ,  ils  le  sont  déjà  ;  chacun  fait  son  petit  système  à  part  ;  et 
tous  deux ,  occupés  du  temps  où  ils  ne  seront  plus  ensemble ,  n'y 
restent  qu'à  contre  cœur.  Le  disciple  ne  regarde  le  maître  «juc 
comme  l'enseigne  et  le  fléau  de  l'enfance  :  le  maître  ne  regarde  le 
ilisciple  que  comme  un  lourd  fardeau  dont  il  brûle  d'être  décharge  : 

->  aspirent  de  concert  au  moment  de  se  voir  délivrés  l'un  de  l'au- 


28  EMILE. 

tre;  et  comme  il  n'y  a  jamais  entre  eux  de  vérilablc  atlachemenl , 
l'un  doit  avoir  peu  de  vigilance  ,  l'autre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  se  regardent  comme  devant  passer  leurs  jours 
ensemble,  il  leur  imporle  de  se  faire  aimer  l'un  de  l'aulne,  et 
par  cela  même  ils  se  deviennent  chers.  L'élève  ne  rougit  point  do 
suivre  dans  son  enfance  l'ami  qu'il  doit  avoir  étant  grand;  le 
gouverneur  prend  intérêt  à  des  soins  dont  il  doit  recueillir  le  fruit , 
et  tout  le  mérite  qu'il  donne  à  son  élève  est  un  fonds  qu'il  place  au 
profit  de  ses  vieux  jours. 

Ce  traité  fait  d'avance  suppose  un  accouchement  heureux ,  un 
enfant  bien  formé ,  vigoureux  et  sain.  Un  père  n'a  point  de  choix 
et  ne  doit  point  avoir  de  préférence  dans  la  famille  que  Dieu  lui 
donne  :  tous  ses  enfants  sont  également  ses  enfants:  il  leur  doit 
à  tous  les  mêmes  soins  et  la  même  tendresse.  Qu'ils  soient  es- 
tropiés ou  non ,  qu'ils  soient  languissants  ou  robustes ,  chacun 
d'eux  est  un  dépôt  dont  il  doit  compte  à  la  main  dont  il  le  tient; 
et  le  mariage  est  un  contrat  fait  avec  la  nature  aussi  bien  qu'entre 
les  conjoints. 

Mais  quiconque  s'impose  un  devoir  que  la  nature  ne  lui  a 
point  imposé  doit  s'assurer  auparavant  des  moyens  de  le  rem- 
plir ;  autrement  il  se  rend  comptable  même  de  ce  qu'il  n'aura 
pu  faire.  Celui  qui  se  charge  d'un  élève  infirme  et  valétudinaire 
change  sa  fonction  de  gouverneur  en  celle  de  garde-malade  ;  il 
perd  à  soigner  une  vie  inutile  le  temps  qu'il  destinait  à  en  aug- 
menter le  prix  :  il  s'expose  à  voir  une  mère  éplorée  lui  reprocher 
un  jour  la  mort  d'un  fils  qu'il  lui  aura  longtemps  conserve. 

Je  ne  me  chargerais  pas  d'un  enfant  maladif  et  cacochyme , 
dût-il  vivre  quatre-vingts  ans.  Je  ne  veux  point  d'un  élève  tou- 
jours inutile  à  lui-même  et  aux  autres,  qui  s'occupe  uniquement 
à  se  conserver,  et  dont  le  corps  nuise  à  l'éducation  de  l'àme.  Que 
ferais-je  en  lui  prodiguant  vainement  me§, soins,  sinon  doubler  la 
perle  de  la  société  et  lui  oter  deux  hommes  pour  un  ?  Qu'un  autre 
il  mon  défaut  se  charge  de  cet  infirme ,  j'y  consens ,  et  j'approuve 
sa  charité  ;  mais  mon  talent  à  moi  n'est  pas  celui-là  :  je  no  sais 
point  apprendre  à  vivre  à  qui  ne  songe  qu'à  s'empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vigueur  pour  obéir  à  l'àme  :  un 
bon  serviteur  doit  être  robuste.  Je  sais  que  l'inlempéranco  excite 
les  passions  ;  elle  exténue  aussi  le  corps  à  la  longue  :  les  macéra- 
tions, les  jeûnes,  produisent  souvent  le  mémo  effet  par  un»  i 


LIVRE  I.  29 

caase  opposée.  Plus  le  corps  est  faible,  plus  il  comuiaude;  plus 
il  est  fort ,  plus  il  obéit.  Toutes  les  passions  sensuelles  logent 
dans  des  corps  efféminés  ;  ils  s'en  irritent  d'autant  plus  qu'ils  peu- 
vent moins  les  satisfaire. 

Un  corps  débile  affaiblit  l'àmc.  De  là  l'empire  de  la  médecine , 
art  plus  pernicieux  aux  hommes  que  tous  les  maux  qu'il  prétend 
guérir.  Je  ne  sais  pour  moi  de  quelle  maladie  nous  guérissent  les 
médecins ,  mais  je  sais  qu'ils  nous  en  donnent  de  bien  funestes; 
la  lâcheté,  la  pusillanimité,  la  crédulité,  la  terreur  de  la  mort  : 
s'ils  guérissent  le  corps ,  ils  tuent  le  courage.  Que  nous  importe 
qu'ils  fassent  marcher  des  cadavres?  ce  sont  des  hommes  qu'il 
nous  faut,  et  l'on  n'en  voit  point  sortir  de  leurs  mains. 

La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous  ;  elle  doit  l'être.  C'est 
l'amusement  des  gens  oisifs  et  désœuvrés ,  qui,  ne  sachant  que 
faire  de  leur  temps,  le  passent  à  se  conserver.  S'ils  avaient  eu  le 
malheur  de  naître  immortels ,  ils  seraient  les  plus  misérables  des 
êtres  :  une  vie  qu'ils  n'auraient  jamais  peur  de  perdre  ne  serait 
pour  eux  d'aucun  prix.  Il  faut  à  ces  gens-là  des  médecins  qui  les 
menacent  pour  les  flatter,  et  qui  leur  donnent  chaque  jour  le  seul 
p!.  isir  dont  ils  soient  susceptibles,  celui  de  n'être  pas  morts. 

Je  n'ai  nul  dessein  de  m'étendre  ici  sur  la  vanité  de  la  médecine. 
Mon  objet  n'est  que  de  la  considérer  par  le  coté  moral.  Je  ne  puis 
pourtant  m'empcchcr  d'observer  que  les  hommes  font  sur  son  usage 
les  mêmes  sophismes  que  sur  la  recherche  de  la  vérité.  Ils  sup- 
posent toujours  qu'en  traitant  un  malade  on  le  guérit ,  et  qu'en 
cherchant  une  vérité  on  la  trouve.  Ils  ne  voient  pas  qu'il  faut  ba- 
lancer l'avantage  d'une  guérison  (jue  le  médecin  opère  par  la  mort 
de  cent  malades  qu'il  a  tué»,  et  l'utilité  d'une  vérité  découverte 
par  le  tort  que  font  les  erreurs  qui  passent  en  même  temps.  La 
science  qui  instruit  et  la  médecine  qui  gutrit  sont  fort  bonnes  sans 
doute  ;  mais  la  science  qui  trompe  et  la  médecine  qui  tue  sont 
mauvaises.  .Apprenez-nous  doncà  les  distinguer.  Voilà  le  nœud  de 
la  question.  Si  nous  savions  ignorer  la  vérité,  nous  ne  serions  ja- 
mais les  dupes  du  mensonge  ;  si  nous  savions  ne  vouloir  pas  gué- 
rir malgré  la  nature,  nous  ne  mourrions  jamais  par  la  main  du 
médecin  :  ces  deux  abstinences  seraient  sages;  on  gagnerait  évi- 
demment à  s'y  soumettre.  Je  ne  dispute  donc  pas  que  la  méde- 
«ine  ne  soit  util*'  à  quelques  homiVies ,  mais  je  dis  qu'elle  es»  fn- 
iwmte  au  genre  humain. 


30  EMILE. 

On  me  (lira  ,  comme  on  fait  sans  cesse,  que  les  fautes  sont  du 
nu'-deciu,  mais  que  la  médecine  en  elle-même  est  infaillible.  A  la 
Uoiiiu!  lu'uie  :  mais  qu'elle  vienne  donc  sans  le  médecin  ;  car, 
lant  qu'ils  viendront  ensemble,  il  y  aura  cent  fois  plus  à  craindre 
des  erreurs  de  l'artiste  qu'à  espérer  du  secours  de  l'art  *. 

Cet  art  raensonj^er ,  plus  fait  pour  les  maux  de  l'esprit  que  pour 
ceux  du  corps,  n'est  pas  plus  utile  aux  uns  qu'aux  autres  :  il  nou> 
guérit  moins  de  nos  maladies  qu'il  ne  nous  en  imprime  l'effroi , 
il  recule  moins  la  mort  qu'il  ne  la  fait  sentir  d'avance  ;  il  use 
la  vie  au  lieu  de  la  prolonger ,  et  quand  il  ia  proloniz;crait ,  ce  se- 
raitencore  au  préjudice  de  l'espèce,  puisqu'il  nous  ote  à  la  société 
par  les  soins  qu'il  nous  impose,  et  à  nos  devoirs  par  les  frayeurs 
qu'il  nous  donne.  C'est  la  connaissance  des  dangers  qui  nous  le.> 
fait  craindre  :  celui  qui  se  croirait  invulnérable  n'aurait  peur  de 
rien.  A  force  d'armer  Achille  contre  le  péril ,  le  poëte  lui  ote  le 
mérite  de  la  valeur  ;  tout  autre  à  sa  place  eût  été  un  Achille  au 
mémei»rix. 

Voulez-vous  trouver  des  hommes  d'un  vrai  courage,  cherche/, 
les  dans  les  lieux  où  il  n'y  a  point  de  médecins,  où  l'on  ignora 
les  conséquences  des  maladies ,  et  où  l'on  ne  songe  guère  à  la  morl . 
\aturellement  l'homme  sait  souffrir  constamment,  et  meurt  en 
paix.  Ce  sont  les  médecins  avec  leurs  ordonnances  ,  les  philoso- 
phes avec  leurs  préceptes,  les  prêtres  avec  leurs  exhortations,  qui 
l'avilissent  de  cœur  et  lui  font  désapprendre  à  mourir. 
'  Qu'on  me  donne  donc  un  élève  qui  n'ait  pas  besoni  de  tous  ces 
gens-là,  ou  je  le  refuse.  Je  no  veux  point  que  d'autres  gâtent  mon 
ouvrage  ;  je  veux  l'élever  seul  ,  ou  ne  m'en  pas  mêler.  Le  sage 
I.ocke  ,  (pii  avait  passé  une  partie  de  sa  vie  à  l'étude  de  la  méde- 
cine ,  r<H'ommande  fortement  de  ne  jamais  droguer  les  enfants , 
nipar  ju'écaution  ,  ni  pour  de  légères  incommodités.  J'irai  plus 
loin  ,  et  je  déclare  que ,  n'appelant  jamais  de  médecin  pour  moi , 
je  n'eu  ap[)ellerai  jamais  pour  mon  fimile  ,  à  moins  que  sa  vie  m- 
soit  dans  un  danger  éviilent  ;  car  alors  il  ne  peut  pas  lui  faire  pis 
<[ue  de  le  tuer. 

*  [Benianlin  de  Saint- l'ierie  |tr«5.iinliuliî  de  l'^rcadif,  note  8*)  nous 
;ili|irrml  (|iu'  UiuisH'au  lui  dit  un  jour  :  «  Si  je  faisais  une  nouvelle  (Stltion 
^  de  meît  onvrases,  j',id(uicir;iis  ce  (|ue  j'y  ai  écrit  sur  le  int'tleeiiis.  Il  n'y 
.  a  pas  (l('tat  nui  dcniaiulc  aulaut  dï^udes  (|ue  le  leur.  l»ar  tout  |wiys,  ce 
•  sont  les  hommes  les  plus  véritablement  savaiilsj  ».  iSote  de  M.  Pttitain, 


LIVRE  I.  31 

Je  sais  bien  que  le  médecin  ne  manqtiera  pas  de  tirer  avantage 
de  ce  délai.  Si  l'enfant  meurt ,  on  l'aura  appelé  trop  tard  ;  s'il  ré- 
chappe, ce  sera  lui  qui  l'aura  sauvé.  Soit  :  que  le  médecin  triom- 
phe ;  mais  surtout  qu'il  ne  soit  appelé  qu'à  l'extrémité. 

Faute  desavoir  se  guérir ,  que  l'enfant  sache  être  malade  :  ceî 
irt  supplée  à  l'autre,  et  souvent  réussit  beaucoup  mieux;  c'est 
art  de  la  nature.  Quand  l'animal  est  malade ,  il  souffre  en  silence 
't  se  lient  coi  :  or  on  ne  voit  pas  plus  d'animaux  languissants  que 
d'hommes.  Combien  l'impatience  ,  la  crainte  ,  l'inquiétude  ,  et 
Mirtout  les  remèdes,  ont  tué  de  gens  que  leur  maladie  aurait  épar- 
-iiés ,  et  que  le  temps  seul  aurait  guéris  !  On  me  dira  que  les  ani- 
maux ,  vivant  d'une  manière  plus  conforme  à  la  nature ,  doivent 
rire  sujets  à  moins  de  maux  que  nous.  Eh  bien  !  cette  manière 
!■'  vivre  est  précisément  celle  que  je  veux  donner  à  mon  élève; 
:  en  doit  donc  tirer  le  même  profit. 

I^i  seule  partie  utile  de  la  médecine  est  l'hygiène;  encore  l'h)  -  * 
^iene  est-elle  moins  une  science  qu'une  vertu.  La  tempérance  et 
le  travail  sont  les  deux  vrais  médecins  de  l'homme  :  le  travail  ai- 
guise son  appétit ,  et  la  tempérance  l'empêche  d'en  abuser. 

Pour  savoir  quel  régime  est  le  plus  utile  à  la  vie  et  à  la  santé  ,  * 
il  ne  faut  que  savoir  quel  régime  observent  les  peuples  qui  se  por- 
tent le  mieux,  sont  les  plus  robustes,  et  vivent  le  plus  longtemps. 
Si  par  les  observations  générales  on  ne  trouve  pas  que  l'usage  dr 
la  médecine  donne  aux  hommes  une  santé  plus  ferme  et  une  plus, 
longue  vie  ;  par  cela  même  que  cet  art  n'est  pas  utile ,  il  est  imi^' 
stbie,  puisqu'il  emploie  le  temps  ,  les  hommes  et  les  choses  à  puro 
perte.  Non-seulement  le  temps  qu'on  passeà  conserver  la  vie  étant 
|)erdu  pour  en  user  ,  il  l'en  faut  déduire  ;  maii»  quand  ce  temps 
est  employé  à  nous  tourmenter ,  il  est  pis  que  nul ,  il  est  négatif  ; 
et ,  pour  calculer  équitableraent ,  il  en  faut  oter  autant  de  celui 
qui  nous  reste.  Un  homme  qui  vit  dix  ans  sans  médecins  vit  plus 
{Murlui-ménic  et  pour  autrui  que  celui  qui  vit  trente  ans  leur  vic- 
time. Ayant  fait  l'une  et  l'autre  épreuve,  je  me  crois  i)lus  en  droit 
<|ue  jKrsonne  d'en  tirer  la  conclusion. 

Voilâmes  raisons  pour  ne  vouloir  qu'un  clcvo  jobustc  elsîtin, 
ft  mes  principes  pour  le  maintenir  teL  Je  ne  m'arrêterai  pas  à 
Itrouver  auluug  l'utilité  des  travaux  manuels  et  Jcà  exercices  du 
torps,  pour  renforcer  le  tempérament  et  la  sauté  ;  c'est  ce  que  jH'r- 
sonne  ne  dispute  :  les  exemples  des  plus  longues  vies  se  tirent 


32  EMILE. 

presque  tous  d'horames  qui  ont  fait  le  plus  d'exercice  ,  qui  oui 
supporté  le  plus  de  fatigue  et  de  travail'.  Je  n'entrerai  pas  non 
plus  dans  de  longs  détails  sur  les  soins  que  je  prendrai  pour  ce 
seul  objet  ;  on  verra  qu'ils  entrent  si  nécessairement  dans  ma  pra- 
tique, qu'il  suftit  d'en  prendre  l'esprit  pour  n'avoir  pas  besoin 
d'autre  explication. 

Avec  la  vie  commencent  les  besoins.  Au  nouveau-né  il  faut  une 
nourrice.  Si  la  mère  consent  à  remplir  son  devoir ,  à  la  bonne 
heure  :  on  lui  donnera  ses  directions  par  écrit;  car  cet  avantage 
a  son  conlre-poids,  et  tient  le  gouverneur  un  peu  plus  éloigné  de 
son  élève.  Mais  il  est  à  croire  que  l'intérêt  de  l'enfant,  et  l'estime 
pour  celui  à  qui  elle  veut  bien  confier  un  dépôt  si  cher,  rendront  la 
mère  attentive  aux  avis  du  maître  ;  et  tout  ce  qu'elle  voudra  faire, 
on  est  sûr  qu'elle  le  fera  mieux  qu'une  autre.  S'il  nous  faut  une 
nourrice  étrangère ,  commençons  par  la  bien  choisir. 

Une  des  misères  des  gens  riches  est  d'être  trompés  en  tout.  S'ils 
jugent  mal  des  ho.nmcs ,  faut-il  s'en  étonner  ?  Ce  sont  les  riches- 
ses qui  les  corrompent  ;  et ,  par  un  juste  retour ,  ils  sentent  les 
premiers  le  défaut  du  seul  instrument  qui  leur  soit  connu.  Tout 
est  mal  fait  chez  eux ,  excepté  ce  qu'ils  y  font  eux-mêmes  ;  et  ils 
n'y  font  presque  jamais  rien.  S'agit-il  de  chercher  une  nourrice  , 
on  la  fait  choisir  par  l'accoucheur.  Qu'arrive-t-il  de  là  ?  Que  la 
meilleure  est  toujours  celle  qui  l'a  le  mieux  payé.  Je  n'irai  donc 
pas  consulter  un  accoucheur  pour  celle  d'Emile  ;  j'aurai  soin  de  la 
choisir  moi-même.  Je  ne  raisonnerai  peut-être  pas  là-dessus  si 
disertement  qu'un  chirurgien  ,  mais  à  coup  sûr  je  serai  de  meil- 
leure foi ,  et  mon  zèle  me  trompera  moins  que  son  avarice. 

'  En  voici  un  exemple  tire  îles  papiers  anglais,  lequel  je  ne  puis  m' em- 
pêcher de  rapporter,  tant  il  offre  ilc  rtifluxions  à  faire  relatives  k  mon  sujet. 

*  Un  particulier  nommé  Patrice  Oncil,  né  en  t647,  vient  de  se  marier 
«  en  1760  pour  la  septième  fois.  Il  servit  dans  les  dragons  la  dix-septième 
«  année  du  règne  de  Charles  II,  et  dans  différents  corps  just|ucn  1740, 
«  (pi'il  obtint  son  congé.  Il  a  fait  toutes  les  campagnes  du  roi  Guillaume  et 
«  du  duc  de  Marlborough.  Cet  lionunc  n'a  jamais  bu  cpic  de  la  bière  ordi- 
«  naire;  il  s'est  toujours  nourri  de  végétaux,  et  na  mangé  de  la  viande  ipic 
«  dans  (luelques  repas  qu'il  donnait  h  sa  famille.  Son  usage  a  toujours  été 

•  de  se  lever  et  de  s«;  coucher  avec  le  soleil ,  à  moins  «juc  ses  devoii-s  ne 
«  l'en  aient  emi>éclié.  11  est  à  présent  dans  sa  cent  treizième  anni'c,  cnten- 

•  dant  bien ,  se  portant  bien ,  et  marchant  s;m»  canne.  Malgré  son  grand 

•  Age,  il  ne  reste  pas  un  seul  moment  oisif;  et  tous  les  dimanches  il  va  à 

•  sa  paroisse,  accompagné  de  ses  enfants,  petits-enfants,  et  arriére-i>etits- 

•  enfants.  • 


LIVRK  l  3.1 

Ce  choix  n'esl  jwinl  un  si  grand  mystère  ;  les  règles  eu  sont 
connues  :  mais  je  ne  sais  si  l'on  ne  devrait  pas  faire  un  peu  plus 
d'attention  à  làgcdulait  aussi  bien  qu'à  sa  qualité.  Le  nouveau 
lait  est  tout  à  fa  t  séreux;  il  doit  presque  être  apéritif,  pour  pur- 
ger le  reste  du  meconium  épaissi  dans  les  intestins  de  l'enfant  qui 
vient  de  naître.  Peu  à  peu  le  lait  prend  de  la  consistance,  et  four- 
nit une  nourriture  plus  solide  à  l'enfant ,  devenu  plus  fort  pour  la 
digérer.  Ce  n'est  sûrement  pas  pour  rien  que  dans  les  femelles  de 
toute  espèce  la  nature  change  la  consistance  du  lait  selon  l'âge  du 
nourrisson. 

Il  faudrait  donc  une  nourrice  nouvellement  accouchée  à  un 
enfant  nouvellement  né.  Ceci  a  son  embarras,  je  le  sais;  mais 
sitôt  qu'on  sort  de  l'ordre  naturel ,  tout  a  ses  embarras  pour  bien 
faire.  Le  seul  expédient  commode  est  de  faire  mal  ;  c'est  aussi 
celui  qu'on  choisit. 

Il  faudrait  une  nourrice  aussi  saine  de  cœur  que  de  corps  : 
l'intempérie  des  passions  peut,  comme  celle  des  humeurs,  al- 
térer son  lait;  de  plus,  s'en  tenir  uniquement  au  physique,  c'est 
ne  voir  que  la  moitié  de  l'objet.  Le  lait  peut  être  bon  et  la 
nourrice  mauvaise;  un  bon  caractère  est  aussi  essentiel  qu'un 
bon  tempérament.  Si  l'on  prend  une  femme  vicieuse,  je  no 
dis  pas  que  son  nourrisson  contractera  ses  vices,  mais  je  dis 
qu'il  en  pâtira.  Ne  lui  doit-elle  pas ,  avec  son  lait,  des  soins  qui 
demandent  du  zcle ,  de  la  patience ,  de  la  douceur,  de  la  propreté  ? 
Si  elle  est  gourmande,  intempérante,  elle  aura  bientôt  gâté 
son  lait  ;  si  elle  est  négligente  ou  emportée ,  que  va  devenir  à  sa 
merci  un  pauvre  malheureux  qui  ne  peut  ni  se  défendre  ni  se 
plaindre  ?  Jamais ,  en  quoi  que  ce  puisse  être ,  les  méchants  ne  sont 
bons  à  rien  de  bon. 

Le  choix  de  la  nourrice  importe  d'autant  plus ,  que  son  nour- 
risson ne  doit  point  avoir  d'autre  gouvernante  qu'elle  ,  comme  il 
ne  doit  point  avoir  d'autre  précepteur  que  son  gouverneur.  Cet 
usage  était  celui  des  anciens ,  moins  raisonneurs  et  plus  sages 
que  nous.  Après  avoir  nourri  des  enfants  de  leur  sexe ,  les  nour- 
rices ne  les  quittaient  plus.  Voilà  pourquoi ,  dans  leurs  pièces  de 
théâtre,  la  plupart  des  confidentes  sont  des  nourrices.  Il  est  im- 
|X)ssible  qu'un  enfant  qui  passp  snrpessivemenl  par  tant  de  mains 
différentes  soit  jamais  bien  élevé.  A  chaque  changement  il  fait 
•le  secrètes  comparaisons  qui  tendent  toujours  à  diminuer  mt, 


-.4  EMILE. 

estime  pour  ceux  qui  le  gouverneul ,  et  coaséquemiuent  leur 
autorité  sur  lui.  S'il  vient  une  /ois  à  penser  qu'il  y  a  de  grandes 
personnes  qui  nont  pas  plus  de  raison  que  des  enfants ,  toute 
l'autorité  de  l'âge  est  perdue  et  l'éducation  inanquce.  Un  enfant 
ne  doit  connaître  d'autres  supérieurs  que  son  père  et  sa  mère, 
ou  à  leur  défaut  sa  nourrice  et  son  gouverneur  ;  encore  est-ce 
déjà  trop  d'un  des  deux  :  mais  ce  partage  est  inévitable  ;  et  tout 
ce  qu'on  peut  faire  pour  y  remédier  est  que  les  personnes  des  deux 
sexes  qui  le  gouvernent  soient  si  bien  d'accord  sur  son  compte 
que  les  deux  ne  soient  qu'un  pour  lui. 

Il  faut  que  la  nourrice  vive  un  peu  plus  commodément ,  qu'elle 
prenne  des  aliments  un  peu  plus  substantiels ,  mais  non  qu'elle 
change  tout  à  fait  de  manière  de  vivre;  car  un  c-haugemen'. 
prompt  et  total,  même  de  mal  eu  mieux ,  est  toujours  dangereux 
[)our  la  santé  ;  et  puisque  sou  régime  ordinaire  l'a  laissée  ou 
leinlue  saine  et  bien  constituée ,  à  quoi  bon  lui  en  faire  changer .' 

Les  paysannes  mangent  moins  de  viande  et  plus  de  légumes 
([uc  les  femmes  de  la  ville  ;  et  ce  régime  végétal  parait  plus  fa- 
vorable que  contraire  à  elles  et  à  leurs  enfants.  Quand  elles  ont 
lies  nourrissons  bourgeois ,  on  leur  donne  des  pols-au-feu  ,  per- 
suadé que  le  potage  et  le  bouillon  de  viande  leur  font  un  meil- 
leur chyle  et  fournissent  plus  de  lait.  Je  ne  suis  point  du  tout  de 
ce  sentiment  ;  et  j'ai  pour  moi  l'expérience,  qui  nous  apprend  que 
les  enfants  ainsi  nourris  sont  plus  sujets  à  la  colique  et  aux  vers 
(|ue  les  autres. 

Cela  n'est  guère  étonnant ,  puisque  la  substance  animale  en 
pulrcfaction  fourmille  de  vers  ;  ce  qui  n'arrive  pas  de  même  à  la 
substance  végétale.  Le  lait ,  bien  qu'élaboré  dans  le  corps  de 
l'animai,  est  une  substance  végétale  '  ;  son  analyse  le  démontre  ; 
il  tourne  facilement  à  l'acide  ;  et,  loin  de  donner  aucun  vestige 
d'alcali  volatil,  comme  font  les  subsLinces  animales,  il  donne, 
comme  les  plantes ,  un  sel  neutre  essentiel. 

Le  lait  des  femelles  herbivores  est  plus  doux  et  plus  salutaire 
que  celui  des  carnivores.  Formé  d'une  substance  homogène  à  la 

*  '  tesrenimtfs'  rtiart^'iiit  du  pain,  des  Irgumes,  du  laiti^e  :  les  fem«>ll<~ 
des  chiens  et  des  chats  en  iiianseiU  aussi  ;  les  louves  iiiènie  paLswnt.  Voili 
des  sucs  végétaux  pour  leur  lait.  Ueste  a  examiner  celui  des  espèces  qui  m 
peuvent  absolument  se  nourrir  que  oe  chair,  s'il  y  en  a  de  telles;  de  quoi 
je  lioute. 


LIVRE  I.  35 

sienne ,  il  en  conserve  mieux  sa  nature  ,  et  devient  moins  sujet 
à  la  putréfaction.  Si  ion  regarde  à  la  quantité,  chacun  sait  que 
les  farineux  font  plus  de  sang  que  la  viande  ;  ils  doivent  donc 
faire  aussi  plus  de  lait.  Je  ne  puis  croire  qu'un  enfant  qu'on  ne 
Rèvrerait  point  tro|)  tôt ,  ou  qu'on  ne  sèvrcrait  qu'avec  des  nourri- 
tures végétales ,  et  dont  la  nourrice  ii^  vivrnit  atissi  que  de  végé- 
taux ,  fut  jamais  sujet  aux  vers. 

Il  se  peut  que  les  nourritures  végétales  donnent  un  lait  plus 
prompt  à  s'aigrir  ;  mais  je  suis  fort  éloigné  de  regarder  le  lait  ai- 
gri comme  une  nourriture  malsaine  :  des  peuples  entiers  qui  n'en 
ont  point  d'autre  s'en  trouvent  fort  bien,  et  tout  cet  apiiareil  d'ah- 
sorbanls  me  parait  une  pure  charlatanerie.  Il  y  a  des  tempéraments 
.nuxquels  le  lait  ne  convient  point ,  et  alors  nul  absorbant  ne  If 
leur  rend  supportable  ;  les  autres  le  supportent  snns  absorbants. 
On  craint  le  lait  trié  ou  caillé  :  c'est  une  folie  ,  puisqu'on  sait  que 
le  lait  se  caille  toujours  dans  l'estomac.  C'est  ainsi  qu'il  de\ient 
im  aliment  assez  solide  pour  nourrir  les  enfants  et  les  petits  des 
animaux  :  s'il  ne  se  caillait  point ,  il  ne  ferait  que  passer,  il  ne  les 
nourrirait  pas  '.  On  a  beau  couper  le  lait  de  mille  manières,  user 
de  mille  absorbants,  quiconque  mange  du  l.iit  digère  du  fromage  ; 
cela  est  sans  exception.  L'estomac  est  si  bien  fait  pour  cailler  le 
lait ,  que  c'est  av«c  l'estomac  de  veau  que  se  fait  la  présure. 

.le  pense  donc  cpi'au  lieu  de  changer  la  nourriture  ordinaire  des 
nourrices ,  il  suffit  de  la  leur  donner  plus  abondante  et  mieux 
choisie  dans  son  espèce.  Ce  n'est  pas  par  la  nature  des  aliments 
que  le  maigre  échauffe ,  c'est  leur  assaisonnement  seul  qui  les 
rend  malsains.  Réformez  les  règles  de  votre  cuisine ,  n'ayez  ni 
ronx  ni  friture  ;  que  le  beurre ,  ni  le  sel,  ni  le  laitage  ,  ne  passent 
point  sur  le  feu  ;  que  vos  légumes  cuits  à  l'eau  ne  soient  assaison- 
nés qu'arrivant  tout  chauds  sur  la  fable  ;  le  maigre  ,  loin  d'échauf- 
for  la  nourrice,  Ini  fournira  du  lait  on  abondance  et  de  la  meilleure 
nlité  \  Se  pourrait-il  que,  le  réjdme  vcaétnl  étant  reconnu  le 


'  Bien  que  les  suoB  qui  nous  nourrissent  soient  en  liqueur,  ils  doivciu 
'■•Irc  eiprimés  «l'aliment!!  soli(le,s.  i:n  liomtne  au  Irnv.nil  qui  ne  \ivrait  «ine 
d"  l>onillon  tl('(>(<rirail  trt"«.pronipleinent.  Il  w  souli^mlrait  lie.iuenuii 
mieux  avee  <lii  lait .  parce  qu'il  s«'  e.iille. 

(>u\  <|ui  \ou'lrfmt  .Ululer  plus  au  lnuf;  les  av.inlases  et  les  incoiivt'- 
nients  du  r(»sime  pylhagoricicn  |>ourront  consulter  le»  IraittM  que  les  doe- 
t«ir^  Coechi  et  Rianrhi .  «m  adverwire.  ont  faits  «nr  cet  important  sujet. 


3fi  EMILE. 

meilleur  pour  l'cnfanl,  le  régime  animal  fût  le  meilleur  pour  la 
nourrice?  II  y  a  de  la  contradiction  à  cela. 

C'est  surtout  dans  les  premières  années  de  la  vie  que  l'air  agit 
sur  la  constitution  des  enfants.  Dans  une  peau  délicate  et  molle 
il  pénètre  par  tous  les  pores,  il  affecte  puissamment  ces  corps 
naissants;  il  leur  laisse  des  impressions  qui  ne  s'effacent  point.  Je 
ne  serais  donc  pas  d'avis  qu'on  tirât  une  paysanne  de  son  village 
Pour  l'enfermer  en  ville  dans  une  chambre  et  faire  nourrir  l'enfant 
cnez  soi;  j'aime  mieux  qu'il  aille  respirer  le  bon  air  de  la  campa- 
gne que  le  mauvais  air  de  la  ville.  Il  prendra  l'état  de  sa  nouvelle 
mère ,  il  habitera  sa  maison  rustique  ,  et  son  gouverneur  l'y  sui- 
vra. Le  lecteur  se  souviendra  bien  que  ce  gouverneur  n'est  pas  un 
nomme  à  gages  ;  c'est  l'ami  du  père.  Mais  quand  cet  ami  ne  se 
trouve  pas ,  quand  ce  transport  n'est  pas  facile  ,  quand  rien  de  ce 
({ue  vous  conseillez  n'est  faisable  ,  que  faire  à  la  place  ,  me  dira- 
t-on  ?...  Je  vous  l'ai  déjà  dit ,  ce  que  vous  faites;  on  n'a  pas  besoin 
de  conseil  pour  cela. 

Les  hommes  ne  sont  point  faits  pour  être  entassés  eu  fourmi- 
lières ,  mais  épars  sur  la  terre  qu'ils  doivent  cultiver.  Plus  ils  se 
rassemblent ,  plus  ils  se  corrompent.  Les  inlirmités  du  corps , 
ainsi  que  les  vices  de  l'àme ,  sont  l'infaillible  effet  de  ce  concours 
trop  nombreux.  L'homme  est  de  tous  les  animaux  celui  qui  peut 
le  moins  vivre  en  troupeaux.  Des  hommes  entassés  comme  des 
moutons  périraient  tous  en  très-peu  de  temps.  L'haleine  de 
l'homme  est  mortelle  à  ses  semblables  :  cela  n'est  pas  moins  vrai 
au  propre  qu'au  ligure. 

Les  villes  sont  le  gouffre  de  l'espèce  humaine.  Au  bout  de  quel- 
ques générations  les  races  périssent  ou  dégénèrent  ;  il  faut  les  re- 
nouveler, et  c'est  toujours  la  campagne  qui  fournit  à  ce  renouvel- 
lement. Envoyez  donc  vos  enfants  se  renouveler,  pour  ainsi  dire, 
oux-mémes ,  et  reprendre  au  milieu  des  champs  la  vigueur  qu'on 
perd  dans  l'air  malsain  des  lieux  trop  peuplés.  Les  femmes  gros- 
ses qui  sont  à  la  campagne  se  hâtent  de  revenir  «iccoucbcr  à  la 
ville:  elles  devraient  faire  tout  le  contraire,  celles  surtout  qui 
veulent  nourrir  leurs  enfants.  Elles  auraient  moins  à  regretter 
(lu'elles  ne  pensent  ;  et ,  dans  un  séjour  plus  naturel  à  l'espèce ,  les 
|)Iaisirs  attachés  aux  devoirs  de  la  nature  leur  ôleraient  bientôt  lo 
goùl  de  ceux  qui  ne  s'y  rapportent  pas. 

D'abord  après  l'accouchement  on  lave  l'enfant  avec  aueloue  eau 


LIVRE  I.  3? 

tie<le,où  l'on  mêle  ordinairement  du  vin.  Celle  addition  du  vin  me 
parait  peu  nécessaire.  Comme  la  nature  ne  produit  rien  de  fer- 
menté ,  il  n'est  pas  à  croire  que  l'usage  d'une  liqueur  artificielle 
importe  à  la  vie  de  ses  créatures. 

Par  la  même  raison,  celte  précaution  de  faire  tiédir  l'eau  n'est 
pas  non  plus  indispensable;  cl  en  effet  des  multitudes  de  peuples 
lavent  les  enfants  nouveau-nés  dans  les  rivières  ou  à  la  mer  sans 
aulre  façon  :  mais  les  noires ,  amollis  avant  que  de  nailre  par  la 
mollesse  des  pères  et  des  mères ,  apportent  en  venant  au  monde  un 
tempérament  déjà  gàlé ,  qu'il  ne  faut  pas  exposer  d'al)ord  à  toutes 
les  épreuves  qui  doivent  le  rétablir.  Ce  n'est  que  par  degrés  qu'on 
peut  les  ramener  à  leur  vigueur  primitive.  Commencez  donc  d'.i- 
l»ord  par  suivre  l'usage,  et  ne  vous  en  écartez  que  peu  à  peu.  Ln- 
vez  souvent  les  enfants;  leur  malpropreté  en  montre  le  besoin. 
Quand  on  ne  fait  que  les  essuyer,  on  les  déchire  ;  mais  à  mesure 
qu'ils  se  renforcent ,  diminuez  par  degrés  la  tiédeur  de  l'eau , 
jusqu'à  ce  qu'enfin  vous  les  laviez  été  el  hiver  à  l'eau  froide  et  * 
même  glacée.  Comme  pour  ne  pas  les  exposer  il  importe  que  celle 
diminution  soit  Icnle,  successive  et  insensible ,  on  peut  se  servir 
du  thermomètre  pour  la  mesurer  exactement. 

Cet  usage  du  bain ,  une  fois  établi ,  ne  doit  plus  être  inlenompu , 
H  il  importe  de  le  garder  toute  sa  vie.  Je  le  considère  non-seule- 
ment du  côté  de  la  propreté  et  de  la  santé  actuelle ,  mais  aussi 
comme  une  précaution  salutaire  pour  rendre  plus  flexible  la  tex- 
ture des  fibres,  el  les  faire  céder  sans  effort  el  sans  risque  aux  «li- 
vrrs  degrés  de  chaleur  et  de  froid.  Pour  cela  je  voudrais  qu'en 
grandissant  on  s'accoutumât  peu  à  peu  h  se  baigner  quelquefois 
dans  des  eaux  chaudes  à  tous  les  degrés  supportables ,  el  souvent 
dans  des  eaux  froides  à  tous  les  degrés  possibles.  .Ainsi,  apii> 
sVlre  habitué  à  supporter  les  diverses  températures  de  l'eau,  qui, 
riant  un  fluide  plus  dense,  nous  touche  par  plus  de  points  et  nous 
affecte  (Ltvantage,  on  deviendrait  presque  insensible  à  celles  de 
l'air. 

Au  moment  que  l'enfant  respire  en  sortant  de  ses  enveloppes, 
ne  souffrez  pas  qu'on  lui  en  donne  d'autres  qui  le  tiennent  plus  à 
l'élroil.  Point  de  têtières,  point  de  Iwndes,  point  de  maillot;  des 
langes  flottants  el  larges,  qui  laissent  lous  ses  membres  en  liberté, 
et  ne  soient  ni  assez  pesants  pour  gêner  ses  mouvements,  ni  asseï 

BOl  SS.    —  FKII.F.  4 


38  fiMILE. 

chauds  pour  empêcher  qu'il  ne  seule  les  impressions  de  l'air' .  Pla- 
cez-le dans  un  graud  berceau^  bien  rembourré,  où  il  puisse  se  mou- 
voir à  l'aise  et  sans  danger.  Quand  il  commence  à  se  fortifier . 
laissez-le  ramper  par  la  chambre;  laissez-lui  développer,  élendri' 
ses  petits  membres;  vous  les  verrez  se  renforcer  de  jour  en  jour. 
Comparez-le  avec  un  enfant  bien  emmailloté  du  même  âge,  vou^ 
serez  étonne  de  la  différence  de  leurs  progrès  ''. 

On  doit  s'attendre  à  de  grandes  o[)positions  de  la  part  des  nour- 
rices, à  qui  l'enfant  bien  garrotté  donne  moins  de  peine  que  celui 
qu'il  faut  veiller  incessamment.  D'ailleurs  sa  malpropreté  devient 
plus  sensible  dans  un  habit  ouvert  ;  il  faut  le  nettoyer  plus  sou- 
vent. Enfin  la  coutume  e.stun  argument  qu'on  ne  réfutera  jamais 
on  certains  pays,  au  gré  du  peuple  de  tous  les  étals. 

Ne  raisonnez  point  avec  les  nourrices  ;  ordonnez,  voyez  faire,  et 
n'épargnez  rien  pour  rendre  aisés  dans  la  pratique  les  soins  que 
voiis  aurez  prescrits.  Pourquoi  ne  les  partageriez-vous  pas.^  Dan> 

'  Oii  étouffe  les  enfants  dans  les  villes,  à  force  de  les  (enir  renfermés  »^t 
vfHiis.  Ceux  qui  les  gouvernent  en  sont  encore  à  savoir  que  l'air  froid ,  loin 
lie  leur  faire  du  mal,  les  renforce,  etqne  l'air  chaud  lesaffaiblit,  leur  donne 
lii  lièvre ,  et  les  tue. 

'  .le  dis  un  berceau,  pour  employer  un  mot  usité,  faute  d'autre;  car 
«railleurs  je  suis  persuadé  qu'il  n'est  jamais  nécessaire  de  bercer  les  en- 
fants, et  qne  cet  usage  leur  est  souvent  pernicieuK.  ' 

3  «  Les  anciens  Péruviens  laissaient  les  bras  libres  aux  enfants  dans  un 
•  maillot  fort  larse  :  lorsqu'ils  les  en  tiraient ,  ils  les  niellaieut  en  lilierté 
«  dans  un  Iron  fait  en  terre  et  garni  de  linges ,  dans  lequel  ils  les  desccn- 
<c  daicnt  jusqu'à  la  moitié  du  corps  :  d(!  celte  façon  ils  avalent  les  bras  li 
<i  bres ,  et  ils  pouvaient  mouvoir  leur  tète  et  flécUir  leur  corps  à  leur  gré 
.<  sans  tomber  et  sans  s(;  blesser  :  (Ks  qu'ils  pouvaient  faire  un  pas ,  on  leur 
«  présentait  la  mamelle  d'un  peu  loin ,  comme  un  appât ,  jwur  les  obliger 
»  k  marcher.  Les  petits  nègres  sont  (piehpiefois  dans  uiu-  situation  bien 
«  plus  f.iligante  pour  téter;  ils  embrassent  l'une  des  hanches  de  la  mère 
t  avec  leurs  genoux  et  leurs  pieds,  «t  ils  la  serrent  si  bien  ipiils  peuvent 
a  s'y  soutenir  sans  le  secours  des  bras  de  la  m rre.  Ils  s'attachent  à  la  ma- 
«  melle  avec  leurs  mains,  et  ils  la  sucent  conslanuueut  siinsse  dcranger  et 
rt  «ms  lomlwr,  malgré  les  différents  mouvements  de  la  mère,  qui  [icndaut 
»  oc  temps  travaille  k  son  ordinaire.  Ces  enfants  commineent  .1   marcher 

<  dès  le  second  mois ,  ou  plutôt  à  se  traîner  sur  les  genoux  et  sur  U-s  mains 

<  Cet  exerciez  leur  donne  (wur  la  suite  la  facihté  de  courir,  dans  cetf 

<  situation  ,  pres*pie  aussi  vile  (pie  s'ils  ét.iient  sur  leurs  pitxis.  »  Hist.  uni. 
tome  IV.  in- 12,  page  192. 

\  ces  exi!uq>les  M.  de  Huffon  aurait  pu  ajouter  celui  de  l'Angleterre .  ou 
l'extravagante  et  barbare  pratique  du  maillot  s'aMil  de  jour  eu  jour. 
Voyez  aussi  laLoulxre,  foyiv/e  de  Siaiii  ;  le  sieur  le  lU>au .  f'oyayn  du 
Canada,  etc.  Je  remplirais  vingt  pages  de  eitalion*.  si  j'avais  1h«soIu  de 
confirmer  ceci  par  des  laits. 


I.IVRK  1.  39 

les  nourritures  oi-diuaires  où  l'on  ne  regarde  qu'au  physiqoe, 
pourvTi  que  l'enfant  vive  et  qu'il  ne  dépérisse  point ,  le  reste  n'im- 
porte guère  :  mais  ici,  où  l'éducation  commence  avec  la  vie ,  en 
naissant  l'enfant  est  déjà  disciple,  non  du  gouverneur,  mais  de  la 
nature.  Le  gouverneur  ne  fait  qu'étudier  sous  ce  premier  maître, 
et  empêcher  que  ses  soins  ne  soient  contrariés.  Il  veille  le  nourris- 
son ,  il  l'observe ,  il  le  suit,  il  épie  avec  vigilance  la  première  lueur 
de  son  faible  entendement ,  comme  aux  approches  du  premier 
quartier  les  musulmans  épient  l'instant  du  lever  de  la  lune. 

Nous  naissons  capables  d'apprendre,  mais  ne  sachant  rien,  ne 
coonaissant  rien.  L'àme,  enchaînée  dans  des  organes  imparfaits  et 
demi-formés,  n'a  pas  même  le  sentiment  de  sa  propre  existence. 
Les  mouvements ,  les  cris  de  l'enfant  qui  vient  de  naître ,  sont  des 
effets  purement  mécaniques,  dépourvus  de  connaissance  et  de  vo- 
lonté. 

Supposons  qu'un  enfant  eut  à  sa  naissance  la  stature  et  la  force 
d'un  homme  fait ,  qu'il  sortit ,  pour  ainsi  dire ,  tout  armé  du  sein 
de  sa  mère ,  comme  Pallas  sortit  du  cerveau  de  Jupiter  ;  cet  homme 
enfant  serait  un  parfait  imbécile,  un  automate,  une  statue  im- 
mobile et  presque  insensible  :  il  ne  verrait  rien ,  il  n'entendrait 
rien ,  il  ne  connaitrait  personne ,  il  ne  saurait  pas  tourner  les  yeux 
vers  ce  qu'il  aurait  besoin  de  voir  :  non-seulement  il  n'apercevrait 
aucun  objet  hors  de  lui,  il  n'en  rapporterait  même  aucun  dans  l'or- 
gane do  sens  qui  le  lui  ferait  apercevoir;  les  couleurs  ne  seraient 
point  dans  ses  yeux ,  les  sons  ne  seraient  point  dans  ses  oreilles  , 
les  corps  qu'il  toucherait  ne  seraient  point  sur  le  sien,  il  ne  saurait 
pas  même  qu'il  en  a  un  :  le  contact  de  ses  mains  serait  dans  son 
cerveau;  toutes  ses  sensations  se  réuniraient  dans  un  seul  point; 
il  n'existerait  que  dans  le  commun  sensorimn  ;  il  n'aurait  qu'une 
seule  idée,  savoir,  celle  du  moi,  à  laquelle  il  rapporterait  toutes  ses 
sensations;  et  cette  idée,  ou  plutôt  ce  sentiment,  serait  la  seule 
chose  qu'il  aurait  de  plus  qu'un  enfant  ordinaire. 

Cet  homme,  formé  tout  à  coup,  ne  saurait  pas  non  plus  se  re- 
dresser sur  ses  pieds;  il  lui  faudrait  beaucoup  de  temps  pour 
apprendre  à  s'y  soutenir  en  équilibre  ;  peut-être  n'en  ferait-il  pas 
même  l'essai ,  et  vous  verriez  ce  grand  corps  fort  et  robuste  rester 
en  place  comme  une  pierre ,  ou  ramper  et  se  traîner  comme  un 
jeune  chien. 

Il  sentirait  le  malaise  ries  besoins  san»  les  connaître,  et  sans 


40  EMILE. 

Jaiaginer  aucun  moyen  d'y  pourvoir.  Il  n'y  a  nulle  inanacdiate  com- 
munication entre  les  muscles  de  l'estomac  et  ceux  des  bras  et  des 
jambes,  qui,  même  entouré  d'aliments,  lui  fit  faire  un  pas  pouren 
approcher,  ou  étendre  la  main  pour  les  saisir  ;  et  comme  son  corp? 
aurait  pris  son  accroissement ,  que  ses  membres  seraient  tout  dé- 
veloppés, qu'il  n'aurait  par  conséquent  ni  les  inquiétudes  ni  les 
mouvements  continuels  des  enfanls,  il  pourrait  mourir  de  faim 
avant  de  s'être  mù  pour  chercher  sa  subsistance.  Pour  peu  qu'on 
ait  réfléchi  sur  l'ordre  et  le  progrès  de  nos  connaissances,  on  ne 
peut  nier  que  tel  ne  fût  à  peu  près  l'état  primitif  d'ignorance  et  de 
stupidité  naturel  a  l'homme  avant  qu'il  eût  rien  appris  de  l'expé- 
rience ou  de  ses  semblables. 

On  connaît  donc  ou  l'on  peut  oonnaitrc  le  premier  point  d'où 
part  chacun  de  nous  pour  arriver  au  degré  commun  de  l'entende- 
ment ;  mais  qui  est-ce  qui  connaît  l'autre  extrémité?  Chacun 
avance  plus  ou  moins  selon  son  génie ,  son  goût ,  ses  besoins ,  ses 
talents,  son  zèle,  et  les  occasions  qu'il  a  de  s'y  livrer.  Je  ne  sache 
pas  qu'aucun  philosophe  ait  encore  été  assez  hardi  pour  dire  : 
Voilà  le  terme  où  l'homme  peut  parvenir,  et  qu'il  ne  saurait  pas- 
ser. Nous  ignorons  ce  que  notre  nature  nous  permet  d'être  ;  nul 
de  nous  n'a  mesuré  la  distance  qui  peut  se  trouver  entre  un  homme 
et  un  autre  homme.  Quelle  est  l'àme  basse  que  cette  idée  n'é- 
chauffa jamais ,  et  (jui  ne  se  dit  pas  quelquefois  dans  son  orgueil  : 
Combien  j'en  ai  déjà  passé  !  combien  j'en  puis  encore  atteindre  ! 
|)ourquoi  mon  égal  irait-il  plus  loin  que  moi.' 

Je  le  répète,  l'éducation  de  l'homme  commence  à  sa  naissance; 
avant  de  parler,  avant  que  d'entendre ,  il  s'instruit  déjà.  L'expé- 
rience prévient  les  leçons;  au  moment  qu'il  connaît  sa  nourrice  il 
a  déjà  beaucoup  acquis.  On  serait  surpris  des  connaissances  de 
l'homme  le  plus  grossier,  si  l'on  suivait  son  progrès  depuis  le  mo- 
ment où  il  est  né  jusqu'à  celui  où  il  est  parvenu.  Si  l'on  partageait 
toute,  la  science  humaine  en  deux  parties ,  l'une  commune  à  tous 
les  hommes,  l'autre  particulière  aux  savants,  celle-ci  serait  très- 
petite  en  comparaison  de  l'autre.  Mais  nous  ne  songeons  guère  aux 
acquisitions  générales ,  parce  qu'elles  se  font  sans  qu'on  y  pense, 
et  même  avant  l'âge  de  raison  ;  que  d'ailleurs  le  savoir  ne  se  fait 
remarquer  que  par  ses  différences,  et  que,  comme  dans  les  étjua- 
lions  d'algèbre,  les  (juautités  communes  se  comptent  pour  rien. 

Lt-»  animaux  même  acquièrent  beaucoup.  Us  ont  des  sens ,  il 


LlYRf:  I.  4f 

laul  qu'ils  approniicut  a  en  faire  usage  ;  ils  ont  des  besoins ,  il  faut 
qu'ils  apprennent  à  y  pourvoir  ;  il  faut  qu'ils  apprennent  à  manger, 
à  marcher ,  à  voler.  Les  quadrupèdes  qui  se  tiennent  sur  leurs 
pit-ds  des  leur  naissance  ne  savent  pas  marcher  pour  cela  ;  on  voit 
leurs  premiers  pas  que  ce  sont  des  essais  mal  assurés.  Les  serins 
iliappés  de  leurs  cages  ne  savent  point  voler,  parce  qu'ils  n'ont 
jamais  volé.  Tout  est  instruction  pour  les  êtres  animés  et  sensi- 
bles. Si  les  plantes  avaient  un  mouvement  progressif,  il  faudrait 
qu'elles  eussent  des  sens  et  qu'elles  acquissent  des  connaissances  ; 
autrement  les  es|)éces  périraient  bientôt. 

I^s  premières  sensations  des  enfants  sont  purement  affectives  ; 
ils  n'aperçoiveu'.  que  le  plaisir  et  la  douleur.  Ne  pouvant  ni  mar- 
cher ni  saisir ,  ils  ont  besoin  de  beaucoup  de  temps  pour  se  for- 
mer peu  à  peu  les  sensations  représentatives  qui  leur  montrent 
les  objets  hors  d'eux-mêmes  ;  mais  en  attendant  que  ces  objets 
tendent ,  s'éloignent  pour  ainsi  dire  de  leurs  yeux ,  et  prennent 
,>our  eux  des  dimensions  et  des  figures ,  le  retour  des  sensations 
affectives  commence  à  les  soumettre  à  l'empire  de  l'habitude; 
11  voit  leurs  yeux  se  tourner  sans  cesse  vers  la  lumière  ,  et,  si 
iie  leur  vient  décote,  prendre  insensiblement  cette  direction; 
en  sorte  qu'on  doit  avoir  soin  de  leur  opposer  le  visage  au  jour , 
de  peur  qu'ils  ne  deviennent  louches  ou  ne  s'accoutument  à  regar- 
der de  travers.  Il  faut  aussi  qu'ils  s'habituent  de  bonne  heure  aux 
ténèbres  ;  autrement  ils  pleurent  et  crient  sitôt  qu'ils  se  trouvent 
1  obscurité.  La  nourriture  et  le  sommeil  trop  exactement  mcsu- 
i  es  leur  deviennent  nécessaires  au  bout  des  mêmes  intervalles  ;  et 
bientôt  le  désir  ne  vient  plus  du  besoin,  mais  de  l'habitude,  ou 
plutôt  l'habitude  ajoute  un  nouveau  besoin  à  celui  de  la  nature  : 
voila  ce  qu'il  faut  prévenir. 

Li  seule  habitude  qu'on  doit  laisser  prendre  à  l'enfant  est  de 
lien  rx)ntracter  aucune  ;  qu'on  ne  le  porte  pas  plus  sur  un  bras 
que  sur  l'autre;  qu'on  ne  l'accoutume  pas  à  présenter  une  main 
plutôt  que  l'autre ,  à  s'en  servir  plus  souvent ,  à  vouloir  man- 
ger, dormir ,  agir  aux  mêmes  heures ,  à  ne  pouvoir  rester  seul  ni 
nuit  ni  jour.  Préparez  de  loin  le  règne  de  sa  liberté  et  l'usage  de 
«es  forces ,  en  laissant  à  son  corps  l'habitude  naturelle ,  en  le  mcl- 
tant  en  état  d'être  toujours  maitic  de  lui-même,  et  de  faire  en  toute 
chose  sa  volonté  ,  sitôt  qu'il  en  aura  une. 
Des  que  l'enfant  commence  à  distinguer  les  objets ,  il  im|>orlc 


/i2  EMILE. 

(le  mettre  du  choix  dans  ceux  qu'on  lui  montre.  Naturellement 
lous  les  nouveaux  objets  intéressent  l'homme.  Il  se  sent  si  faible , 
qu'il  craint  tout  ce  qu'il  ne  connaît  pas  :  l'habitude  de  voir  des 
objets  nouveaux  sans  en  être  affecte  détruit  cette  crainte.  Les  en- 
tants élevés  dans  des  maisons  propres  où  l'on  ne  souffre  pohil 
d'araignées  ont  peur  des  araignées,  et  cette  peur  leur  demeure 
souvent  étant  grands.  Je  n'ai  jamais  vu  de  paysans ,  ni  homme , 
ni  femme  ,  ni  enfant ,  avoir  peur  des  araignées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  enfant  ne  commencorait-ellt; 
pas  avant  qu'il  parle  et  qu'il  entende ,  puisque  le  seul  choix  des 
objets  qu'on  lui  présente  est  propre  à  le  rendre  timide  ou  coura- 
geux ?  Je  veux  qu'on  l'habitue  à  voir  des  objets  nouveaux  ,  des 
animaux  laids,  dégoûtants ,  bizarres,  mais  peu  à  peu,  de  loin,  jus- 
qu'à ce  qu'il  y  soit  accoutumé ,  et  qu'à  force  de  les  voir  manier 
a  d'autres  il  les  manie  enfin  lui-même.  Si  durant  son  enfance  il  a 
vu  sans  effroi  des  crapauds,  des  serpents,  des  écrevisscs ,  il  verra 
sans  horreur ,  étant  grand ,  quelque  animal  que  ce  soit.  Il  n'y  a 
plus  d'objets  affreux  pour  qui  en  voit  tous  les  jours. 

Tous  les  enfants  ont  peur  des  masques.  Je  commence  par  mon- 
trer à  Emile  un  masque  d'une  ligure  agréable;  ensuite  quelqu'un 
s'applique  devant  lui  ce  masque  sur  le  visage  :  je  me  mets  à  rire, 
tout  le  monde  rit,  et  l'enfant  rit  comme  les  autres.  Peu  à  peu  je 
l'accoutume  à  des  masques  moins  agréables ,  et  enfin  à  des  figu- 
res hideuses.  Si  j'ai  bien  ménagé  ma  gradation ,  loin  de  s'effrayer 
au  dernier  masque ,  il  en  rira  comme  du  premier.  Après  cela  je  ne 
crains  plus  qu'on  l'effraye  avec  des  masques. 

Quand  ,  dans  les  adieux  d'Andromaque  et  d'Hector ,  le  petit  As- 
tyanax ,  effrayé  du  panache  qui  flotte  sur  le  c^isque  de  son  père,  le 
méconnaît ,  se  jette  en  criant  sur  le  sein  de  sa  nourrice ,  et  arrache 
à  sa  mère  un  souris  mêlé  de  larmes ,  que  faut- il  faire  pour  guérir 
cet  effroi  ?  Précisément  ce  que  fait  Hector,  poser  le  casque  à  terre, 
oX  puis  caresser  l'enfant.  Dans  un  moment  plus  tranquille  on  ne 
s'en  tiendrait  pas  là  ;  on  s'approcherait  du  cas(|ue,  on  jouerait  avec 
les  plumes ,  on  les  ferait  manier  à  l'enfant  ;  entin  la  nourrice  pren- 
drait le  casque,  et  le  poserait  en  riant  sur  sa  propre  tète ,  si  toute- 
fois la  main  d'une  femme  osait  toucher  aux  armes  dUeclor. 

S'agil-il  d'exercer  Emile  au  bruit  d'une  arme  à  feu ,  je  brûle 
d'abord  une  amorce  dans  un  pistolet.  Cette  flamme  brusque  et 
passagère,  celte  espère  d'(V,l.iir  le  réjouit:  je  répète  la  même 


Livaii  i.  W 

cliD&e  itrec  plus  de  poudre  ;  peu  à  peu  j'ajoute  au  pistolet  une 
l»elile  charge  sans  bourre  ,  puis  une  plus  grande  :  enfin  je  l'accou- 
tume aux  coiips  de  fusil,  aux  boites,  aux  canoos,  aux  détonations 
les  plus  terribles. 

J"ai  remarqué  que  les  enfants  ont  rarement  peur  du  tonnerre  , 
à  moins  que  les  éclats  ne  soient  affreux  et  ne  blessent  réellement 
l'organe  de  l'ouie  ;  autrement  cette  peur  ne  leur  vient  que  quand 
ils  ont  appris  que  le  tonnerre  blesse  ou  tue  quelquefois.  Quand 
la  raison  commence  à  les  effrayer,  faites  que  l'habitude  les  ras- 
sure. .4vec  une  gradation  lente  et  ménagée  on  rend  l'homme  pI 
l'enfant  intrépides  à  tout. 

Dans  le  commencement  de  la  vie,  où  la  mémoire  et  l'imagina- 
tion sont  encore  inactives,  l'enfant  n'est  attentif  qu'à  ce  qui  affecte 
actuellement  ses  sens  ;  ses  sensations  étant  les  premiers  maté- 
riaux de  ses  connaissances ,  les  lui  offrir  dans  un  ordre  convena- 
ble ,  c'est  préparer  sa  mémoire  à  les  fournir  un  jour  dans  le  même 
ordre  à  son  entendement  ;  mais  comme  il  n'est  attentif  qu'à  ses 
sensations,  il  suffît  d'abord  de  lui  montrer  bien  distinctement  la 
liaison  de  ces  mêmes  sensations  avec  les  objets  qui  les  causent. 
Il  veut  tout  toucher ,  tout  manier  :  ne  vous  opposez  point  à  cette 
inquiétude  ;  elle  lui  suggère  un  apprentissage  très-nécessaire.  C'est 
ainsi  qu'il  apprend  à  sentir  la  chaleur ,  le  froid ,  la  dureté,  la  mol- 
lesse,  la  pesanteur ,  la  légèreté  des  corps;  à  juger  de  leur  gran- 
deur, de  leur  Hgure  et  de  toutes  leurs  qualités  sensibles,  en  re- 
gardant, palpant  ',  écoutant ,  surtout  en  comparant  la  vue  au  tou- 
cher, en  estimant  à  l'œil  la  sensation  qu'ils  feraient  sous  ses  doigts. 

Ce  n'est  que  par  le  mouvement  que  nous  apprenons  qu'il  y  a 

■  ^  choses  qui  ne  sont  pas  nous  ;  et  ce  n'est  que  par  notre  pro- 

mouvemenl  que  nous  acquérons  l'idée  de  l'étendue.  C'est 

I"  l'enfant  n'a  point  cette  idée,  qu'il  tend  indifféremment 

pour  saisir  l'objet  qui  le  louche,  ou  l'objet  qui  est  à  cent 

■^  de  lui.  Cet  effort  qu'il  fait  vous  parait  un  signe  d'empire ,  un 

Ire  qu'd  donne  à  l'objet  de  s'approcher ,  ou  à  vous  de  le  lut  ap- 
porter; et  point  du  tout,  c'est  seulement  que  les  mêmes  objets 
qu'il  voyait  d'îiliord  dans  son  cerveau,  puis  sur  ses  yeux,  il  le^ 
voit  maintenant  au  bout  de  ses  bras ,  et  n'imagme  d'étendue  que 

I  K  Imi  «oa<t  Cfliii  i|ui  se  tli^Teloppe  le  plas  tard  dans 

le^  -;<•  de  d('n\  ou  trois  ans  d  ne  parait  pas  qu'ib  soient 

«ii-èiM.^  1,1  .luv  iHfii:i>T>  ni  aux  mauvaises  odeurs;  ils  ont  i  <)et  ejçard  l'in- 
diffén-iiie  mi  plnl<^l  l'in«rii<ibililc  «iii'on  renuniiie  dati«  plu«i«-ur»  ani- 


k't  ÉMILR. 

celle  où  il  peut  atteindre.  Ayez  donc  soin  de  le  pronicucr  souvent, 
de  le  transporter  d'une  place  à  l'autre ,  de  lui  faire  sentir  le  rhan- 
gement  de  lieu ,  afin  de  lui  apprendre  à  juger  des  distances.  Quand 
il  commencera  de  les  connaître ,  alors  il  faut  changer  de  méthode , 
ot  ne  le  porter  que  comme  il  vous  plait,  et  non  comme  il  lui 
plait  ;  car  sitôt  qu'il  n'est  plus  abuse  par  le  sens ,  son  effort  change 
de  cause.  Ce  changementest  remarquable,  et  demande  explication. 

Le  malaise  des  besoins  s'exprime  par  des  signes ,  quand  le  se- 
cours d'autrui  est  nécessaire  pour  y  pourvoir.  iJe  là  les  cris  des 
enfants:  ils  pleurent  beaucoup;  cela  doit  être.  Puisque  toulcs 
leurs  sensations  sont  affectives ,  quand  elles  sont  agréables ,  il.> 
en  jouissent  en  silence  ;  quand  elles  sont  pénibles ,  ils  le  disent 
dans  leur  langage,  et  demandent  du  soulagement.  Or  tant  qu'il» 
sont  éveillés ,  ils  ne  |)euvcnt  presque  rester  dans  un  état  d'indiffé- 
rence; ils  dorment,  ou  sont  affectés. 

Toutes  nos  langues  sont  des  ouvrages  do  l'art.  On  a  longtemps 
cherché  s'il  y  avait  une  langue  naturelle  et  commune  à  tous  Ici 
hommes  :  sans  doute  il  y  en  a  une  ;  et  c'est  celle  que  les  enfants 
parlent  avant  de  savoir  parler.  Cette  langue  n'est  pas  articulée , 
mais  elle  est  accentuée ,  sonore ,  intelligible.  L'usage  des  nôtres 
nous  l'a  fait  négliger  au  point  de  l'oublier  tout  à  fait.  Étudions  les 
enfants,  et  bientôt  nous  la  rapprendrons  auprès  deux.  Les  nour- 
rices sont  nos  maîtres  dans  cette  langue;  elles  entendent  tout  ce 
que  disent  leurs  noiuTissons ,  elles  leur  répondent ,  elles  ont  avec 
eux  des  dialogues  trcs-bien  suivis  ;  et  quoiqu'elles  prononconi 
des  mots,  ces  mots  sont  parfaitement  inutiles;  ce  n'est  point  lo 
sens  du  mot  qu'ils  entendent ,  mais  l'accent  dont  il  est  accompagné. 

Au  langage  de  la  voix  se  joint  celui  du  geste ,  non  moins  éner- 
gique. Ce  geste  n'est  pas  dans  les  faibles  mains  des  enfants  ,  il 
est  sur  leurs  visages.  Il  est  étonnant  combien  ces  physionomies 
mal  formées  ont  déjà  dexpressioii  :  leurs  traits  changent  d'un  ins- 
Uait  à  l'autre  avec  une  inconcevable  rapidité  :  vous  y  voyez  le 
sourire ,  le  désir,  l'effroi ,  naître  et  passer  comme  autant  d'éclairs  : 
il  cha(juc  fois  vous  croyez  voir  un  autre  visage.  Ils  ont  certaine- 
ment les  muscles  de  la  face  plus  mobiles  que  nous.  En  revanche , 
leurs  yeux  ternes  ne  disent  presque  rien.  Tel  doit  être  le  genre  de 
leurs  signes  dans  un  âge  où  l'on  n'a  que  des  besoins  corporels  ; 
l'expression  des  sens.»tions  est  dans  les  grimaces,  l'expression 
(les  sentiments  est  dans  les  regards. 

C.onnnc  k-  prcmitr  étal  de  l'homme  est  la  misère  cl  la  faiblesse , 


LIVRE  1.  45 

ses  "premières  voix  sont  la  plainte  et  les  pleurs.  L'enfant  sent  ses 
besoins  et  ne  les  peut  salisf.iire ,  il  implore  le  secours  d'aulrui  par 
des  cris;  s'il  a  faim  ou  soif,  il  pleure;  s'il  a  trop  froid  ou  trop 
chaud ,  il  pleure  ;  s'il  a  besoin  de  mouvement  et  qu'on  le  tienne 
en  repos ,  il  pleure  ;  s'il  veut  dormir  et  qu'on  l'agite,  il  pleure. 
Moins  sa  manière  d'être  est  à  sa  disposition,  plus  il  demande  fré- 
quemment qu'on  la  change.  Il  n'a  qu'un  langage,  parce  qu'il  n'a 
pour  ainsi  dire,  qu'une  sorte  de  mal  élre  :  dans  l'imperfection  de 
ses  organes  il  ne  distingue  point  leurs  impressions  diverses  ;  tous 
les  maux  ne  forment  pour  lui  qu'une  sensation  de  douleur. 

De  ces  pleurs  qu'on  croirait  si  peu  dignes  d'attention ,  nait  k 
premier  rapport  de  l'homme  à  tout  ce  qui  l'environne  :  ici  se  forge 
le  premier  anneau  de  celte  longue  chaîne  dont  l'ordre  social  est 
formé. 

Qtiand  l'enfant  pleure,  il  est  mal  à  son  aise,  il  a  quelque  be- 
soin qu'il  ne  saurait  satisfaire  :  on  examine ,  on  cherche  ce  be- 
soin, on  le  trouve,  on  y  pourvoit.  Quand  on  ne  le  trouve  pas 
ou  quand  on  n'y  peut  pourvoir,  les  pleurs  continuent ,  on  en  est 
importuné  :  on  flatte  l'enfant  pour  le  faire  taire,  on  le  berce,  on 
lui  chante  pour  l'endoiTuir  :  s'il  s'opiniàtre ,  on  s'impatiente,  on 
le  menace;  des  nourrices  brutales  le  frappent  quelquefois.  Voilà 
d'étranges  leçons  pour  son  entrée  à  la  vie. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un  de  ces  incommodes  pleureurs 
ainsi  frappé  par  sa  nourrice.  Il  se  lut  sur-le-champ  :  je  le  crus  in- 
timidé. Je  me  disais.  Ce  sera  une  àme  servile  dont  on  n'obtiendra 
rien  que  par  la  rigueur.  Je  me  trompais;  le  malheureux  suffoquait 
de  colère ,  il  avait  perdu  la  respiration  ;  je  le  vis  devenir  violet.  Un 
moment  après  vinrent  les  cris  aigus;  tous  les  signes  du  ressenti- 
ment, de  la  fureur,  du  désespoir  de  cet  âge ,  étaient  dans  ses  ac- 
cents. Je  craignis  qu'il  n'expirât  dans  cette  agitation.  Quand  j'au- 
rais douté  que  le  sentiment  du  juste  et  de  l'injuste  fût  inné  dans 
le  cœur  de  l'homme ,  cet  exemple  seul  m'aurait  convaincu.  Je  suis 
sur  qu'un  tison  ardent  tombé  par  hasard  sur  la  main  de  cet  enfant 
lui  eut  été  moins  sensible  que  ce  coup  assez  léger,  mais  donné 
dans  l'intention  manifeste  de  l'offenser. 

Cette  disposition  des  enfants  à  l'emportement,  au  dépit,  u  la 
colère,  demande  des  ménagements  excessifs.  Bocrhaave  pense 
que  leurs  maladies  sont  pour  la  plupart  de  la  classe  des  convulsi- 

< ,  parce  que  la  tète  étant  proportionnellement  plus  grosse  et  le 


M  KMILi:. 

système  aes  nerfs  plus  étendu  que  dans  les  adultes ,  le  goure  ner- 
veux est  plus  susceptible  d'irritation.  Éloignez  d'eux  avec  le  plus 
grand  soin  les  domesti(|ues  qui  les  agacent,  les  irritent ,  les  impa- 
tientent ;  ils  leur  sont  cent  fois  plus  dangereux ,  plus  funestes  que 
les  injures  de  l'air  et  des  saisons.  Tant  que  les  enfants  ne  trouvc- 

»  ront  de  résistance  que  dans  les  choses  et  jamais  dans  les  volontés, 
ils  ne  deviendront  ni  mutins  ni  colères,  et  se  conserveront  mieux 
en  santé.  C'est  ici  une  des  raisons  pourquoi  les  enfants  du  peuple, 
plus  libres,  plus  indépendants,  sont  généralement  moins  infir- 
mes, moins  délicats,  plus  robustes,  que  ceux  qu'on  prétend 
mieux  élever  en  les  contrariant  sans  cesse  :  mais  il  faut  songer 
toujours  qu'il  y  a  bien  de  la  différence  entre  leur  obéir  et  ne  les 
pas  contrarier. 

Les  premiers  pleurs  des  enfants  sont  des  prières  :  si  l'on  n'y 
prend  garde,  ils  deviennent  bientôt  des  ordres;  ils  commencent 
par  se  faire  assister,  ils  finissent  par  se  faire  servir.  Ainsi  de  leur 
propre  faiblesse,  d'où  vient  d'abord  le  sentiment  de  leur  dépen- 
dance, naît  ensuite  l'idée  de  l'empire  et  de  la  domination  :  mais 
cette  idée  étant  moins  excitée  parleurs  besoins  que  par  nos  servi- 
ces, ici  commencent  à  se  faire  apercevoir  les  effets  moraux  dont 
la  cause  immédiate  n'est  pas  dans  la  nature  ;  et  l'on  voit  déjà 
pourquoi,  dès  ce  premier  âge,  il  importe  de  démêler  l'intention 
secrète  qui  dicte  le  gcstd* ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec  effort  sans  rien  dire ,  il  croil 
atteindre  à  l'objet,  parce  qu'il  n'en  estime  pas  la  distance;  il  est 
dans  l'erreur  :  mais  quand  il  se  plaint  et  crie  en  tendant  la  main  , 
alors  il  ne  s'abuse  plus  sur  la  distance  ,  il  commande  à  l'objet  de 
s'approcher,  ou  à  vous  de  le  lui  apporter.  Dans  le  premier  cas, 
portez-le  à  l'objet  lentement  et  à  petits  pas;  dans  le  second ,  ne  fai- 
tes pas  seulement  semblant  de  l'entendre  :  plus  il  criera ,  moins  vous 
devez  l'écouter.  11  importe  df  l'accoutumer  de  bonne  heure  à  ne 
commander  ni  aux  hommes,  car  il  n'est  pas  leur  maitrc;  ni  aux 
choses,  car  elles  ne  l'entendent  point.  Ainsi  quand  un  enfant  dé- 
sire quelque  chose  qu'il  voit  et  qu'on  veut  lui  donner,  il  vaut  mieux 
porter  l'enfant  à  l'objet  que  d'apporter  l'objet  à  l'enfant  :  il  tire  de 
cette  pratique  une  conclusion  qui  est  do  son  âge ,  et  il  n'y  a  point 
d'autre  moyen  de  la  lui  suggérer. 

■^  L'abbé  de  Saiut-Pierre  appelait  les  hommes  de  grands  enfants  ; 
un  pourrait  appeler  réciproquemeut  les  enfants  de  petits  hommes. 


LIVRK  I.  47 

Os  propositions  ont  leur  vérité  comme  sentences  ;  comme  princi- 
pes elles  ont  liesoin  d'éclaircissement.  Mais  quand  Hobbes  appe- 
lait le  méchant  un  enfant  robuste ,  il  disait  une  chose  absolument 
nntradictoire.  Toute  méchanceté  vient  de  faiblesse  ;  l'enfant  n'est 
■i-chant  que  parce  qu'il  est  faible;  rendez-le  fort ,  il  sera  bon  :  ce-  * 
à  qui  pourrait  tout  ne  ferait  jamais  de  mal  *.  De  tous  les  attri- 
;  uls  de  la  Divinité  toute-puissante,  la  bonté  est  celui  sans  lequel 
•1  la  peut  le  moins  concevoir.  Tous  les  peuples  qui  ont  recoimu 
i-^nx  principes  ont  toujours  regardé  le  mauvais  comme  inférieur 
lU  bon;  sans  quoi  ils  auraient  fait  une  sup|)Osition  absurde.  Voyez 
I  i-après  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard. 

La  raison  seule  nous  apprend  à  connaître  le  bien  et  le  mal.  La 
conscience  qui  nous  fait  aimer  l'un  et  haïr  l'autre ,  quoique  indé- 
pendante de  la  raison ,  ne  peut  donc  se  développer  sans  elle,  .\vanl 
l'âge  de  raison ,  nous  faisons  le  bien  et  le  mal  sans  le  connaître  ; 
et  il  n'y  a  point  de  moralité  tians  nos  actions ,  quoiqu'il  y  en  ait 
.juelquefois  dans  le  sentiment  des  actions  d'autrui  qui  ont  rapport 
I  nous.  Un  enfant  veut  déranger  tout  ce  qu'il  voit  ;  il  casse ,  il  brise 
liiiit  ce  qu'il  peut  atteindre;  il  empoigne  un  oiseau  comme  il  cm 
soignerait  une  pierre,  et  l'étouffé  sans  savoir  ce  qu'il  fait. 

Pourquoi  cela.'  D'abord  la  philosophie  en  va  rendre  raison  par 
(IfS  vices  naturels ,  l'orgueil ,  l'esprit  de  domination ,  l'amour- 
propre ,  la  méchanceté  de  l'homme  :  le  sentiment  de  sa  faiblesse , 
|)ourra-t-elle  ajouter,  rend  l'enfant  avide  de  faire  «les  actes  de 
force,  et  de  se  prouver  à  lui-même  son  propre  pouvoir.  Mais 
voyez  ce  vieillard  infirme  et  cassé ,  ramené  par  le  cercle  de  la  vie 
bamaine  à  la  faiblesse  de  l'enfance;  non-seulement  il  reste  immo- 
bile et  paisible,  il  veut  encore  que  tout  y  reste  autour  de  lui  ;  le 
moindre  changement  le  trouble  et  l'inquiète ,  il  voudrait  voir  ré- 
gner un  Cidme  universel.  Comment  la  même  impuissance  jointe 
aux  mêmes  liassions  produirait-elle  des  effets  si  différents  dans 
les  deux  âges ,  si  la  cause  primitive  n'était  changée.'  Et  où  peut-on 
chercher  celte  diversité  de  causes ,  si  ce  n'est  dans  l'état  physique 
des  deux  individus?  Le  priiK'i|K' actif ,  commun  à  tous  deux,  se 
développe  dans  l'un  et  s'éteint  dans  l'autre  ;  l'un  se  forme ,  et  l'au- 
tre se  détruit;  l'un  tend  à  la  vie,  cl  l'autre  à  la  mort.  L'activité 
défaillante  se  concentre  dans  le  coeur  da  Yieiflard;  dans  celui  de 

*  IMagnitudo  cum  mansuetudine  ;  omnia  enhn  epc  infirmitate/erilttt 
f»t.  ss^ixr..  De  riU  t>eaU ,  cap.  3.] 


48  EMILE. 

l'enfant  elle  est  surabondante  et  s'étend  au  dehors;  H  se  sont, 
pour  ainsi  dire ,  assez  de  vie  pour  animer  tout  ce  qui  l'environne. 
Ou'il  fasse  ou  qu'il  défasse,  il  n'importe  ;  il  suffit  qu'il  change  l'é- 
tat des  choses  ,  et  tout  changement  est  une  action.  Que  s'il  sem- 
ble avoir  plus  de  penchant  à  détruire ,  ce  n'est  point  par  méchan- 
ceté, c'est  que  l'action  qui  forme  est  toujours  lente  ,  et  que  celle 
([ui  détruit,  étant  plus  rapide ,  convient  mieux  à  sa  vivacité. 

En  même  temps  que  l'Auteur  de  la  nature  donne  aux  enfants  re 
principe  actif,  il  prend  soin  qu'il  soit  peu  nuisible,  en  leur  laissant 
peu  de  force  pour  s'y  livrer.  Mais  sitôt  qu'ils  peuvent  considérer 
les  gens  qui  les  environnent  comme  des  instruments  qu'il  dépend 
d'eux  de  faire  agir ,  ils  s'en  servent  pour  suivre  leur  penchant  et 
suppléera  leur  propre  faiblesse.  Voilà  comment  ils  deviennent  in- 
commodes ,  tyrans ,  impérieux ,  méchants,  indomptables  ;  progrès 
«pii  ne  vient  pas  d'un  esprit  naturel  de  domination ,  mais  qui  le 
leur  donne;  car  il  ne  faut  pas  une  longue  expérience  pour  .sentir 
combien  il  est  agréable  d'agir  par  les  mains  d'aulrui ,  et  de  n'avoir 
besoin  que  de  remuer  la  langue  pour  faire  mouvoir  l'univers. 

En  grandissant ,  on  acquiert  des  forces  ,  on  devient  moins  in- 
quiet, moins  remuant,  on  se  renferme  davantage  en  soi-même. 
L'àme  et  le  corps  se  mettent,  pour  ainsi  dire ,  en  équilibre  ,  et  la 
nature  ne  nous  demande  plus  que  le  mouvement  nécessaire  à  notre 
conservation.  Mais  le  désir  de  commander  ne  s'éteint  pas  avec  le 
besoin  qui  Ta  faitnailre;  l'empire  éveille  et  flatte  l'amour-propre  , 
et  l'habitude  le  fortifie  :  ainsi  succède  la  fantaisie  au  besoin ,  ainsi 
prennent  leurs  premières  racines  les  préjugés  et  l'opinion. 

Le  principe  une  fois  connu  ,  nous  voyons  clairement  le  point  où 
l'on  quitte  la  route  de  la  nature  :  voyons  ce  qu'il  faut  faire  pour 
s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  des  forces  superflues,  les  enfants  n'en  ont  pas  mémo 
de  suffisantes  pour  tout  ce  que  leur  demande  la  nature  ;  il  faut 
donc  leur  laisser  l'usage  de  toutes  celles  qu'elle  leur  donne,  et  dont 
ils  ne  sauraient  abuser.  Première  maxime. 

Il  faut  les  aider ,  et  suppléer  à  ce  qui  leur  manque,  soiten  intel- 
ligence, soit  en  force,  dans  tout  ce  qui  est  du  besoin  physique. 
Deuxième  maxime. 

Il  faut,  dans  les  secours  qu'on  leur  donne ,  se  borner  uniquement 
à  l'utile  réel ,  sans  rien  accorder  à  la  fantaisie  ou  au  désir  sans  rai- 
son ;  car  la  fantaisie  ne  les  tourmentera  point  quand  on  iiP  l'aura 


A 


LIVRE  I.  «9 

pas  fait  naître,  attendu  qu'elle  n'est  pas  de  la  nature.  Troisicma 
maxime. 

Il  faut  étudier  arec  soin  leur  langage  et  leurs  signes ,  afîn  que, 
dans  un  âge  où  ils  ne  savent  point  dissimuler ,  on  distingue  dans 
leurs  désirs  ce  qui  vient  immédiatement  de  la  nature  et  ce  qui  vient 
de  l'opinion.  Quatrième  maxime.  ' 

L'esprit  de  ces  règles  est  d'accorder  aux  enfants  plus  de  liberté 
véritable  et  moins  d'empire ,  de  leur  laisser  plus  faire  par  eux-mè- 
rocs  et  moins  exiger  d'autrui.  Ainsi,  s'accoutumant  de  bonne  heure 
à  borner  leurs  désirs  à  leurs  forces,  ils  sentiront  peu  la  privation 
de  ce  qui  ne  sera  pas  en  leur  pouvoir. 

Voilà  donc  une  raison  nouvelle  et  très-importante  pour  laisser 
les  corps  et  les  membresdesenfantsabsoluracntlibres,  avec  la  seule 
précaution  de  les  éloigner  du  danger  des  chutes,  et  d'écarter  do 
leurs  mains  tout  ce  qui  peut  les  blesser. 

Infailliblement  un  enfant  dont  le  corps  et  les  bras  sont  libres 
pleurera  moins  qu'un  enfant  embandé  dans  un  maillot.  Celui  qui 
ne  connaît  que  les  besoins  physiques  ne  pleure  que  quand  il  souf- 
fre, et  c'est  un  très-grand  avantage  ;  car  alors  on  sait  à  point  nommé 
«|uand  il  a  besoin  de  secours ,  et  l'on  ne  doit  pas  tirder  un  momenl 
à  le  lui  donner,  s'il  est  possible.  Mais  si  vous  ne  pouvez  le  soulager, 
restez  tranquille  sans  le  flatter  pour  l'apaiser  ;  vos  caresses  ne  gué- 
riront pas  sa  colique:  cependant  il  se  souviendra  de  ce  qu'il  faut 
faire  pour  être  flatté  ;  et  s'il  sait  une  fois  vous  occuper  de  lui  à  sa 
volonté,  le  voilà  devenu  votre  maître;  tout  est  perdu. 

Moins  contrariés  dans  leurs  mouvements,  les  enfants  pleureront 
moins  ;  moins  importuné  de  leurs  pleurs ,  on  se  tourmentera  moins 
pour  les  faire  laire  ;  menacés  ou  flattés  moins  souvent ,  ils  seront 
moins  craintifs  ou  moins  opiniâtres ,  et  resteront  mieux  dans  leur 
état  naturel.  C'est  moins  en  laissant  pleurer  les  enfants  qu'en  s'em- 
pressant  pour  les  apaiser,  qu'on  leur  fait  gagner  des  descentes; 
et  ma  preuve  est  que  les  enfants  les  plus  négligés  y  sont  bien  moins 
sujets  que  les  autres.  Je  suis  fort  éloigné  de  vouloir  pour  cela  qu'on 
les  néglige;  au  contraire ,  il  importe  qu'on  les  prévienne ,  et  qu'on 
ne  se  laisse  pas  avertir  de  leurs  besoins  par  leufs  cris.  Mais  je  nt 
\v\i\  pas  non  plus  que  les  soins  qu'on  leur  rend  soient  mal  enten- 
dus. Pourquoi  se  feraient-ils  faute  de  pleurer  dèsqu'ils  voient  que 
leurs  pleurs  sont  bons  à  tant  de  choses?  Instruits  du  prix  qu'on 
met  à  leur  silence,  ils  se  gardent  bien  de  le  prodiguer.  Ils  le  font 

t 


50  F.MILE. 

à  la  fin  tellement  valoir,  qu'on  ne  peut  plus  le  payer  ;  et  c'est  alors 
fiu'ii  forcedo  pleurer  sans  succès  ils  s'efforcent,  s'épuisent  et  se  tuent. 

Les  longs  |)Ieurs  d'un  enfant  qui  n'est  ni  lié  ni  malade,  cl  qu'on 
ne  laisse  manquer  de  rien  ,  ne  sont  que  des  pleurs  d'habitude  et 
d'obstination.  Ils  ne  sont  point  l'ouvrage  de  la  nature ,  mais  de  la 
nourrice,  qui,  pour  n'en  savoir  endurer  l'importunité,  la  multiplie, 
sans  songer  qu'en  faisant  taire  l'enfant  aujourd'hui ,  on  l'excite  à 
pleurer  demain  davantage. 

Le  seul  moyen  de  guérir  ou  de  prévenir  cette  habitude  est  de 
n'y  fiire  aucune  attention.  Personne  n'aime  à  prendre  une  peine 
inutile ,  pas  même  les  enfants.  Ils  sont  obstinés  dans  leurs  tentati- 
ves; mais  si  vous  avez  plus  de  constance  qu'eux  d'opiniâtreté  ,  iis 
se  rebutent  et  n'y  reviennent  plus.  C'est  ainsi  qu'on  leur  épargne 
des  pleurs ,  et  qu'on  les  accoutume  à  n'en  verser  que  quand  la  dou- 
leur les  y  force. 

Au  reste,  quand  ils  pleurent  par  fantaisie  ou  par  obstination , 
un  moyen  sur  pour  les  empêcher  de  continuer  est  de  les  distraire 
par  quelque  objet  agréable  et  frappant ,  qui  leur  fasse  oublier  qu'ils 
voulaient  pleurer.  La  plupart  des  nourrices  excellent  dans  cet  art , 
et  bien  ménagé  il  est  très-utile;  mais  il  est  de  la  dernière  impor- 
tance que  l'enfant  n'aperçoive  pas  l'intention  de  le  distraire,  et 
qu'il  s'amuse  sans  croire  qu'on  songea  lui  :  or  voilà  sur  quoi  fon- 
tes les  nourrices  sont  maladroites. 

^  On  sèvre  trop  tôt  tous  les  enfants.  Le  temps  où  l'on  doit  les  se- 
vrer est  indiqué  par  l'éruption  des  dents ,  et  cette  éruption  est 
communément  pénible  et  ilouloureuse.  Par  un  instinct  machinal , 
l'enfant  porte  alors  fréquemment  à  sa  bouche  tout  ce  qu'il  lient , 
pour  le  mâcher.  On  pense  faciliter  l'opération  en  lui  donnant  pour 
hochet  quelque  corps  dur ,  comme  l'ivoire  ou  la  dent  de  loup.  Je 
crois  qu'on  se  trompe.  Les  corps  durs ,  appli(iués  sur  les  gencives , 
loin  de  les  ramollir  les  rendent  calleuses ,  les  endurcissent ,  prépa- 
rent un  déchirement  plus  pénible  et  plus  douloureux.  Prenons 
toujours  l'instinct  pour  exemple.  On  ne  voit  point  les  jeunes  chiens 
exercer  leurs  dents  naissantes  sur  des  cailloux  ,  sur  du  fer,  sur  des 
os ,  mais  sur  du  bois ,  du  cuir ,  des  chiffons ,  des  matières  molles 
qui  cèdent ,  et  où  la  dent  s'imprime. 

On  ne  sait  plus  cire  simple  en  rien,  pas  même  autour  des  enfants. 
Des  grelots  d'argent,  d'or ,  de  corail ,  des  cristaux  à  facettes  ,  des 
hochets  de  tout  prix  et  do  toute  espèce  :  que  d'apprêts  mutih-s  et 


LIVRE  I.  5t 

Ijernicieax  î  Rien  de  tout  cela.  Point  de  grelots ,  point  de  hocheb  ; 
de  petites  branches  d'arbre  avec  leurs  fruits  et  leurs  feuilles ,  une 
tête  de  pavot  dans  laquelle  on  entend  sonner  les  graines,  un  bâton 
■'"  réglisse  qu'il  peut  sucer  et  mâcher ,  l'amuseront  autant  que  ces 

unifiques  colifichets,  et  n'auront  pas  l'inconvénient  de  l'accou- 
[  limer  au  luxe  des  sa  naissance. 

Il  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'est  pas  une  nourriture  fort  saine, 
I,e  lait  cuit  et  de  la  farine  crue  font  beaucoup  de  saburre ,  et  con- 
viennent mal  à  notre  estomac.  Dans  la  bouillie  la  farine  est  moins 
ruile  que  dans  le  pain ,  et  de  plus  elle  n'a  pas  fermenté  ;  la  panade , 
la  crème  de  riz,  me  paraissent  préférable».  Si  l'on  veut  absolu- 
uïent  faire  de  la  bouillie,  il  convient  de  griller  un  peu  la  farine  au- 
|>aravant.  On  fait  dans  mon  pays,  de  la  farine  ainsi  torréfiée ,  une 
soupe  fort  agréable  et  fort  saine.  Le  bouillon  de  viande  et  le  potage 
sont  encore  un  médiocre  aliment ,  dont  il  ne  faut  user  que  le  moins 
qu'il  est  possible.  Il  importe  que  les  enfants  s'accoutument  d'abord 
à  mâcher;  c'est  le  vrai  moyen  de  faciliter  l'éruption  des  dents  :  et 
quand  ils  commencent  d'avaler ,  les  sucs  salivaires  mêlés  avec  les 
aliments  en  facilitent  la  digestion. 

Je  leur  ferais  donc  mâcher  d'abord  des  fruits  secs,  des  croûtes. 
Je  leur  ilonnerais  pour  jouet  de  petits  bâtons  de  pain  dur  ou  de  bis- 
cuit semblable  au  pain  de  Piémont ,  qu'on  appelle  dans  le  pays 
desgrissM.  A  force  de  ramollir  ce  pain  dans  leur  bouche ,  ils  en  ava- 
leraient enfin  quelque  peu  :  leurs  dents  se  trouveraient  sorties,  et 
ils  se  trouveraient  sevrés  presque  avant  qu'on  s'en  fut  aperçu.  Les 
paysans  ont  pour  l'ordinaire  l'estooiac  fort  bon ,  et  l'on  ne  les  sèvrc 
pas  avec  plus  de  façon  que  cela. 

Les  enfanta  entendent  parler  des  leur  naissance  ;  on  leur  parle 
non-seulement  avant  qu'ils  comprennent  ce  qu'on  leur  dit,  mais 
ivant  cpi'ils  puissent  rendre  les  voix  qu'ils  entendent.  Leur  organe 
encore  engourdi  ne  se  prèle  que  peu  à  peu  aux  imitations  des  sons 
qu'on  leur  dicte ,  et  il  n'est  pas  même  assuré  que  ces  sons  se  por- 
tent d'al>ord  à  leur  oreille  aussi  distinctement  qu'à  la  nôtre.  Je  m- 
désapprouve  pas  que  la  nourrice  amuse  l'enfant  par  des  chants  et 
par  des  accents  très-gais  et  très-variés  ;  mais  je  désapprouve  quelle 
l'étourdisse  incessamment  d'une  multitude  de  paroles  inutiles,  aux- 
quelles il  ne  comprend  rien  que  le  ton  qu'elle  y  met.  Je  voudrais 
que  les  premières  articulations  qu'on  lui  fait  entendre  fussent  rares , 
faciles ,  distinctes ,  souvent  répétées ,  et  que  les  mots  qu'elles  ex- 


52  £M1LE. 

priment  ne  se  rapportassent  qu'à  des  objets  sensibles  qu  on  pût 
d'abord  montrer  à  l'enfant.  La  malheureuse  facilité  que  nous 
avons  à  nous  payer  de  mots  que  nous  n'entendons  point  com- 
mence plus  tôt  qu'on  ne  pense.  L'écolier  écoute  en  classe  le 
verbiage  de  son  régent,  comme  il  écoutait  au  maillot  le  babil  de 
sa  nourrice.  Il  me  semble  que  ce  serait  l'instruire  fort  utilement 
(jue  de  l'élever  à  n'y  rien  comprendre. 

Les  réflexions  naissent  en  foule ,  quand  on  veut  s'occuper  de  la 
formation  du  langage  et  des  premiers  discours  des  enfants.  Quoi 
qu'on  fasse ,  ils  apprendront  toujours  à  parler  de  la  même  ma- 
nière ,  et  toutes  les  spéculations  philosophiques  sont  ici  de  la 
plus  grande  inutilité. 

D'abord  ils  ont ,  pour  ainsi  dire ,  une  grammaire  de  leur  âge , 
dont  la  synlaxe  a  des  règles  plus  générales  que  la  nôtre  ;  et  si  l'on 
y  faisait  bien  attention ,  l'on  serait  étonné  de  l'exactitude  avec  la- 
quelle ils  suivent  certaines  analogies ,  très-vicieuses  si  l'on  veut, 
mais  très-régulières ,  et  qui  ne  sont  choquantes  que  par  leur  durcie 
ou  parce  que  l'usage  ne  les  admet  pas.  Je  viens  d'entendre  un  pau- 
vre enfant  bien  grondé  par  son  père  pour  lui  avoir  dit  :  Mon  père , 
irai-je-t-y  ?  Or  on  voit  que  cet  enfant  suivait  mieux  l'analogie  que 
nos  grammairiens;  car  i)uisqu'on  lui  disait,  Kas-y,  pourquoi 
n'aurait-il  pas  dit,  /rat-je-<-i/ .' Remarquez  de  plus  avec  quelle 
adresse  il  évitait  l'hiatus  de  irai  je-y  ou  y  irai-je?  Est-ce  ia  faute  du 
pauvre  enfant  si  nous  avons  mal  à  propos  ôlc  de  la  phrase  cet  ad- 
verbe déterminant,  tj  ,  parce  que  nous  n'en  savions  que  faire? 
('/est  une  pédanterie  insupportable  et  un  soin  des  plus  superflus 
de  s'attacher  à  corriger  dans  les  enfants  toutes  ces  petites  fautes 
contre  l'usage  ,  desquelles  ils  ne  manquent  jamais  de  se  corriger 
d'eux-mêmes  avec  le  temps.  Parlez  toujours  correctement  devant 
eux ,  faites  qu'ils  ne  se  plaisent  avec  personne  autant  qu'avec  vous, 
et  soyez  sûrs  qu'insensiblement  leur  langage  s'épurera  sur  le  vo- 
tre ,  sans  que  vous  les  ayez  jamais  repris. 

Mais  un  abus  d'une  tout  autre  importance ,  et  qu'il  n'est  pas 
moins  aisé  de  prévenir,  est  qu'on  se  presse  trop  db  les  faire  par- 
ler, comme  si  l'on  avait  peur  qu'ils  n'apprissent  pas  à  parler 
d'eux-mêmes.  Cet  empressement  indiscret  produit  un  effet  direc- 
tement contraire  à  celui  qu'on  cherche.  Ils  en  parlent  plus  tard  , 
plus  confusément  :  l'extrême  attention  qu'on  donne  à  tout  ce 
qu'ils  disent  les  dispense  de  bien  articuler;  cl  conamo  ils  dai- 


LIVRE  I.  a 

giicnt  à  peine  ouvrir  la  bouche ,  plusieurs  d'entre  eux  en  conser- 
vent toute  leur  vie  un  vice  de  prononciation  et  un  parler  confus 
qui  les  rend  presque  inintelligibles. 

J'ai  beaucoup  vécu  parnii  les  pays;»ns ,  et  n'en  ouïs  jamais  gras-  * 
seyer  aucun ,  ni  homme  ni  femme  ,  ni  Hlle  ni  garçon.  D'où  vient 
cela?  Les  organes  des  paysans  sont-ils  autrement  construits  que 
les  noires.'  Non ,  mais  ils  sont  autrement  exercés.  Vis-à-vis  de  ma 
fenêtre  est  un  tertre  sur  lequel  se  rassemblent,  pour  jouer,  les 
enfants  du  lieu.  Quoiqu'ils  soient  assez  éloignés  de  moi ,  je  distiu- 
,fiie  parfaitement  tout  ce  qu'ils  disent ,  et  j'en  tire  souvent  de  bons 
mémoires  pour  cet  écrit.  Tous  les  jours  mon  oreille  me  trompe 
sur  leur  âge  ;  j'entends  des  voix  d'enfants  de  dix  ans  ;  je  regarde , 
je  vois  la  stature  et  les  traits  d'enfants  de  trois  à  quatre.  Je  ne 
borne  pas  à  moi  seul  celte  expérience  :  les  urbains  qui  me  vien- 
nent voir ,  et  que  je  consulte  là-dessus ,  tombent  tous  dans  la 
même  erreur. 

Ce  qui  la  produit  est  que,  jusqu'à  cinq  ou  six  ans ,  les  entants  des 
villes ,  élevés  dans  la  chambre  et  sous  l'aile  d'une  gouvernante , 
n'ont  besoin  que  de  marmotter  pour  se  faire  entendre  ;  sitôt  qu'ils 
remuent  les  lèvres,  on  prend  peine  à  les  écouter  ;  on  leur  dicte  des 
mots  qu'ils  rendent  mal ,  et ,  à  force  d'y  faire  attention ,  les  mê- 
mes gens  étant  sans  cesse  autour  d'eux ,  devinent  ce  qu'ils  ont 
voulu  dire  plutôt  que  ce  qu'ils  ont  dit. 

A  la  campagne  c'est  tout  autre  chose.  Une  paysanne  n'est  pas 
sans  cesse  autour  de  son  enfant  :  il  est  forcé  d'apprendre  à  dire 
Irès-ncttemenl  et  très-haut  ce  qu'il  a  l)esoin  de  lui  faire  entendre. 
Aux  champs,  les  enfants  éjïars,  éloignés  du  père,  de  la  mère  et 
des  autres  enfants ,  s'exercent  à  se  faire  entendre  à  distance  ,  et  ;i 
mesurer  la  force  de  la  voix  sur  rinler>'alle  qui  les  sépare  de  ceux 
dont  ils  veulent  être  entendus.  Voilà  comment  on  apprend  véri- 
tablement à  prononcer ,  et  non  pas  en  bégayant  quelques  voyelles 
à  Poreille  d'une  gouvernante  attentive.  Aussi  quand  on  interroge 
l'enfant  d'un  paysan ,  la  honte  peut  rem|>cchcr  de  répondre  ; 
mais  ce  qu'il  dit,  il  le  dit  nettement;  au  lieu  qu'il  faut  que  l.t 
bonne  serve  d'interprète  à  l'enfant  de  la  ville  ;  sans  quoi  l'un  n'en- 
ImkI  rien  à  ce  qu'il  grommelle  entre  ses  dents  '. 

'  Ced  n'ot  pas  unscxcepliun  ;  et  souvent  les  enfants  qui  se  fout  d'alMjnl 
le  moins  entendre  «icviennent  ensuite  les  plus  étourdissants  quand  ilt 
ont  ONnnwncé  délever  la  voit.  Mais  s'il  fallait  entrer  dans  toutes  ce»  nii- 
Mlict .  je  ne  Qninis  pas  ;  tout  Iccttur  sent'  doit  voir  que  Icxm  et  le  d»> 


S4  EMILE. 

♦■  En  grandissant ,  les  garçons  devraient  se  corriger  de  ce  défaut 
dans  les  collèges ,  et  les  filles  dans  les  couvents  :  en  effet ,  les  uns 
et  les  autres  parlent  en  général  plus  distinclemenl  que  ceux  qui 
ont  été  toujours  élevés  dans  la  maison  paternelle.  Mais  ce  qui  les 
crapcche  d'acquérir  jamais  une  prononciation  aussi  ncllo  que 
celle  des  paysans ,  c'est  la  nécessité  d'apprendre  par  cœur  beau- 
coup de  choses ,  et  de  réciter  fout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  ;  car , 
en  étudiant ,  ils  s'habituent  à  barbouiller ,  à  prononcer  négligem- 
ment et  mal  :  en  récitant ,  c'est  pis  encore  :  ils  rccherclient  leurs 
mots  avec  effort,  ils  traînent  et  allongent  leurs  syllabes  :  il  n'est 
pas  possible  que  quand  la  mémoire  vacille,  la  langue  ne  balbutie 
aussi.  Ainsi  se  contractent  ou  se  conservent  les  vices  de  la  pro- 
nonciation. On  verra ci-apiès que  mon  Emile  n'aura  pas  ceux-là, 
ou  du  moins  qu'il  ne  les  aura  pas  contractés  par  les  mêmes  causes. 

.le  conviens  que  le  peuple  et  les  villageois  tombent  dans  une 
autre  extrémité ,  qu'ils  parlent  presque  toujours  plus  haut  (ju'il 
ne  faut,  qu'en  prononçant  trop  exactement  ils  ont  les  articulations 
fortes  et  rudes,  qu'ils  ont  trop  d'accent ,  qu'ils  chûisissent  mal  leurs 
termes ,  etc. 

Mais,  premièrement,  celte  extrémité  me  parait  beaucoup  moins 
vicieuse  que  l'autre ,  attendu  que  la  première  loi  du  discours  étant 
(le  se  faire  entendre,  la  plus  grande  faute  qu'on  puisse  faire  esl 
de  parler  sans  être  entendu.  Se  piquer  de  n'avoir  point  d'accent , 
(î'est  se  piquer  d'ôter  aux  phrases  leur  grâce  et  leur  énergie. 
L'accent  est  l'àmc  du  discours,  il  lui  donne  le  sentiment  et  la  vé- 
rité. L'accent  ment  moins  que  la  paiole;  c'est  peut-être  pour 
cela  que  les  gens  bien  élevés  le  craignent  tant.  C'est  de  l'usage  de 
tout  dire  sur  le  mémo  ton  qu'est  venu  celui  de  persifler  les  gens 
san^  qu'ils  le  sentent.  A  l'accent  proscrit  succèdent  des  manières 
de  prononcer  ridicules,  affectées,  et  sujettes  à  ia  mode,  telles 
qu'on  les  remarque  surtout  dans  les  jeunes  gens  de  la  cour.  Cette 
affectation  de  parole  et  de  maintien  est  ce  qui  rend  généralement 
l'abord  du  Français  repoussant  et  désagréable  aux  autres  nations. 
Au  lieu  de  mettre  de  l'accent  dans  son  parler,  il  y  met  de  l'air.  Ce 
n'est  pas  le  moyen  de  prévenir  en  sa  faveur. 

Tous  ces  petits  défauts  de  luigage  qu'on  craint  tant  do  laisser 

faut ,  (k'rivt's  du  tnriiic  al)us ,  sont  t^galciiionl  lorrij^ës  par  ma  nicthotlo.  Je 
rcgaitlc  ces  dfux  maximes  comiiKMiist'paraMes  :  Toujours  assez,  cl  ja- 
mais trop.  De  la  iiriMiiii're  bi<'ii  étaltiie  l'antre  .sensiiil  ntVcs.saiirmen t . 


LIVRE  1  &5 

rontracter  aux  eufants  ne  sont  rica  ;  on  les  prévient  ou  on  les  cor- 
rige avec  la  plus  grande  facilité:  mais  ceux  qu'on  leur  fait  con- 
ractf-r,  en  rendant  leur  parler  sourd,  confus,  timide,  en  criti- 
piant  incessamment  leur  ton,  en  épluchant  tous  leurs  mots,  ne 
■  corrigent  jamais.  Un  homme  qui  n'apprit  à  parler  que  dans  les 
telles  se  fera  mal  entendre  à  la  tète  d'un  bataillon ,  et  n'en  im- 
osera  guère  au  peuple  dans  une  émeute.  Enseignez  premièrement 
lUX  enfants  à  parler  aux  hommes,  ils  sauront  bleafiader  aux 
femmes  quand  il  faudra.  v^-i  i  a- 

Nourris  à  la  campagne  dans  toute  la  rusticité  champêtre ,  vos 
iifanls  y  prendront  une  voix  plus  sonore  ;  ils  n'y  contracteront 
point  le  confus  bégayement  des  enfants  de  la  ville;  ils  n'y  contrac- 
teront p.is  non  plus  les  expressions  ni  le  ton  du  village  ,  ou  du 
■iioins  ils  les  perdront  aisément ,  lorsque  le  maître ,  vivant  avec 
ix  dès  sa  naissance,  et  y  vivant  de  jour  en  jour  plus  exclusive- 
•lent ,  préviendra  ou  effacera ,  par  la  correction  de  son  langage  , 
impression  du  langage  des  paysans.  Emile  parlera  un  français 
lout  aussi  pur  que  je  peux  le  savoir,  mais  il  le  parlera  plus  distinc- 
timent,  et  l'articulera  beaucoup  mieux  que  moi. 

L'enfant  qui  veut  parler  ne  doit  écouter  que  les  mots  qu'il  peut 

lUendre,  ni  dire  que  ceux  qu'il  peut  articuler.  Les  efforts  qu'il 

lit  pour  cela  le  (K)rtent  à  redoubler  la  même  syllabe ,  comme  pour 

-r  à  la  prononcer  plus  distinctement.  Quand  il  commence  h 

.  lor,  ne  vous  tourmentez  pas  si  fort  à  deviner  ce  qu'il  dit. 

îeteiKlrc  être  toujours  écouté  est  encore  une  sorte  d'empire  ;  el 

•  nfant  n'en  doit  exercer  aucun.  Qu'il  vous  suffise  de  pourvoir 

Ires-attentivement  au  nécessaire;  c'est  à  lui  de  tacher  de  vous 

'  lire  entendre  ce  qui  ne  l'est  pas.  Bien  moins  encore  faut-il  se  hà- 

r  dexiger  qu'il  parle  ;  il  saura  bien  parler  de  lui-même  à  mesure 

•lii'il  en  sentira  l'utilité. 

On  remarque,  il  est  vrai,  que  ceux  qui  commencent  à  parler 

>rt  tard  ne  parlent  jamais  si  distinctement  que  les  autres;  mais 

n'est  pas  parce  qu'ils  ont  parlé  lard  que  l'organe  reste  embar- 

ssé,  c'est  au  contraire  parce  qu'ils  sont  nés  avec  un  organe  ero- 

irrassé  qu'ils  commencent  tard  à  parler  ;  car,  sans  cela ,  pourquoi 

irleraientils  plus  tard  que  les  autres?  Ont-ils  moins  l'occasion 

parler,  el  les  y  oxcite-t-on  moins.'  Au  contraire,  l'inquiétude 

i  10  donne  ce  retard  aussitôt  qu'on  s'en  aperçoit  fait  qu'on  se 

liirmenle  beaucoup  plus  à  les  faire  halbiiliry  qur  rmx  fj'ii  diii 


iC  EMILE. 

nrticulé  de  meilleure  heure;  et  cet  empressement  mal  ciilendu 
peut  contribuer  beaucoup  à  rendre  confus  leur  parler,  qu'avec 
moins  de  précipitation  ils  auraient  eu  le  temps  de  perfectionner 
davantage. 

Les  enfants  qu'on  presse  trop  de  parler  n'ont  le  temps  ni  d'ap- 
prendre à  bien  prononcer,  ni  de  bien  concevoir  ce  qu'on  leur  fait 
dire  :  au  lieu  que  quand  on  les  laisse  aller  d'eux-mêmes,  ils  s'exer- 
cent d'abord  aux  syllabes  les  plus  faciles  à  prononcer;  et,  y  joi- 
gnant peu  à  peu  quelque  signification  qu'on  entend  par  leurs 
gestes ,  ils  vous  donnent  leurs  mots  avant  de  recevoir  les  vôtres  : 
cela  fait  qu'ils  ne  reçoivent  ceux-ci  qu'après  les  avoir  entendus. 
N'étant  point  pressés  de  s'en  servir,  ils  commencent  par  bien  ob- 
server quel  sens  vous  leur  donnez  ;  et  quand  ils  s'en  sont  assurés, 
ils  les  adoptent. 

Le  plus  grand  mal  de  la  précipitation  avec  laquelle  on  fait  parler 
les  enfants  avant  l'âge  n'est  pas  que  les  premiers  discours  (prou 
leur  tient  et  les  premiers  mots  qu'ils  disent  n'aient  aucun  sens  pour 
eux ,  mais  qu'ils  aient  un  autre  sens  que  le  nôtre ,  sans  que  nous 
sachions  nous  en  apercevoir;  en  sorte  que,  paraissant  nous  répon- 
dre fort  exactement ,  ils  nous  parlent  sans  nous  entendre  et  sans 
que  nous  les  entendions.  C'est  pour  l'ordinaire  à  de  pareilles  équi- 
voques qu'est  due  la  surprise  où  nous  jettent  quehjuefois  leurs 
propos ,  auxquels  nous  prétons  des  idées  qu'ils  n'y  ont  point 
jointes.  Cette  inattention  de  notre  part  au  véritable  sens  que  les 
mots  ont  pour  les  enfants  rac  parait  èlre  la  cause  de  leurs  pre- 
mières erreurs  ;  et  ces  erreurs ,  même  après  qu'ils  en  sont  guéris , 
influent  sur  leur  tour  d'esprit  pour  le  reste  de  leur  vie.  J'aurai 
plus  d'une  occasion  dans  la  suite  d'éclaircir  ceci  par  des  exemples. 

Resserrez  donc  le  plus  qu'il  est  possible  le  vocabulaire  de  l'en- 
fant. C'est  un  très-grand  inconvénient  qu'il  ait  plus  de  mois  que 
d'idées ,  et  qu'il  sache  dire  plus  de  choses  qu'il  n'en  peut  penser, 
.le  crois  qu'une  dos  raisons  pour(|uoi  les  paysans  ont  générale- 
ment l'esprit  plus  juste  que  les  gens  de  la  ville,  est  que  leur  dic- 
lioiman-e  est  moins  étendu.  Ils  ont  peu  d'idées  ,  mais  ils  les  com- 
parent très-bien. 

Les  premiers  développements  de  l'enfance  se  font  presque  tous 
il  la  fois.  L'enfant  apprend  à  parler,  à  mander,  à  marcher,  à  peu 
près  dans  le  même  temps.  C'est  ici  proprement  la  première  épo- 
cpic  de  sa  vie.  Auparavant  il  n'est  lien  de  plus  (pic  ce  qu'il  était 


LIVRE  H.  57 

dans  le  seia  de  !s\  inere;  il  n'a  nul  sentiment ,  nulle  idée  ,  à  peine 
.i-(-il  d#'s  sensations  ;  il  ne  sent  pas  même  sa  propre  existence  : 

l'ivit,  et  ett  vita  nnciut  ipse  su<t. 

0\iD.,  Trist.,  Ub.  I. 


LIVRE   II. 


C'est  ici  le  second  terme  de  la  vie,  et  celui  auquel  proprement 
tiuit  l'enfance  ;  car  les  mots  in/atis  et  putr  ne  sont  pas  sjTiony- 
mes.  Le  premier  est  compris  dans  l'autre,  et  signifie  qui  ne  peut 
parler:  d'où  vient  que  dans  Valère-Maxime  on  trouve  puemm 
infantem.  Mais  je  continue  à  me  servir  de  ce  mot  selon  l'usage 
de  notre  langue ,  jusqu'à  l'âge  pour  lequel  elle  a  d'autres  noms. 

Quand  les  enfants  commencent  à  parler,  ils  pleurent  moins.  Ce  • 
progrès  est  naturel  ;  un  langage  est  substitué  à  l'autre.  Sitôt  qu'ils 

uvent  dire  qu'ils  souffrent  avec  des  paroles,  pourquoi  le  di- 
i  jicnt-ils  avec  des  cris ,  si  ce  n'est  quand  la  douleur  est  trop  vive 
pour  que  la  jKirole  puisse  l'exprimer?  S'ils  continuent  alors  à  pleu- 
rer, c'est  la  faute  des  gens  qui  sont  autour  d'eux.  Dès  qu'une  fois 
Kinile  aura  dit ,  J'ai  mal,  il  faudra  des  douleurs  bien  vives  pour 
le  forcer  de  pleurer. 

Si  l'enfant  est  délicat ,  sensible ,  que  naturellement  il  se  mette  à 
crier  pour  rien  ,  en  rendant  ces  cris  inutiles  et  sans  effet  j'en  taris 
bientôt  la  source.  Tant  qu'il  pleure ,  je  ne  vais  point  à  lui  ;  j'y  cour» 
sitôt  qu'il  s'est  tu.  Bientôt  sa  manière  de  m'appeler  sera  de  se 
taire ,  ou  tout  au  plus  de  jeter  un  seul  cri.  C'est  par  l'effet  sensible 
des  signes  que  les  enfants  jugent  de  leur  sens;  il  n'y  a  point  d'au- 
tre convention  pour  eux  :  quelque  mal  qu'un  enfant  se  fasse,  il  est 
très-rare  qu'il  pleure  quand  il  est  seul ,  à  moins  qu'il  n'ait  l'espoir 
d'être  entendu. 

S'il  tombe ,  s'il  se  fait  une  bosse  à  la  tète,  s'il  saigne  du  nez , 

il  se  cou |)e  les  doigts ,  au  lieu  de  ra'emprcsser  autour  de  lui 

un  air  alarmé,  je  resterai  tranquille ,  au  moins  pour  un  peu  de 
temps.  Le  mal  est  fait,  c'est  une  nécessité  qu'il  l'endure;  tout 
mon  empressement  ne  servirait  qu'à  l'effrayer  davantage  et  aug- 
menter sa  sensibilité.  Au  fond ,  c'est  moins  le  coup  que  la  crainte 
qui  tourmente ,  quand  on  s'est  blessé.  Je  lui  épargnerai  du  moins 
cette  dernière  angoisse;  car  trcs-sûrement  il  jugera  de  son  mal 


à8  EMILE. 

comme  il  verra  que  j'en  juge  :  s'il  me  voit  accourir  avec  inquié- 
tude ,  le  consoler,  le  i)laindre  ,  il  s'estimera  perdu  :  s'il  me  voit 
garder  mon  sang-froid ,  il  reprendra  bientôt  le  sien ,  et  croira  le 
mal  guéri  quand  il  ne  le  sentira  plus.  C'est  à  cet  âge  qu'on  prend 
les  premières  leçons  de  courage ,  et  que ,  souffrant  sans  effroi  de 
légères  douleurs ,  on  apprend  par  degrés  à  supporter  les  grandes. 
Loin  d'être  attentif  à  éviter  qu'Emile  ne  se  blesse ,  je  serais  fort 
fâché  qu'il  ne  se  blessât  jamais,  et  qu'il  grandit  sans  connaître 
la  douleur.  Souffrir  est  la  première  chose  qu'il  doit  apprendre , 
et  celle  qu'il  aura  le  plus  grand  besoin  de  sfivoir.  Il  semble  que 
les  enfants  ne  soient  petits  et  faibles  que  pour  prendre  ces  impor- 
tantes leçons  sans  danger.  Si  l'enfant  tombe  de  son  haut,  il  ne 
se  cassera  pas  la  jambe  ;  s'il  se  frappe  avec  un  bâton ,  il  ne  se 
cassera  pas  le  bras  ;  s'il  saisit  un  fer  tranchant ,  il  ne  serrera 
guère  ,  et  ne  se  coupera  pas  bien  avant.  Je  ne  sache  pas  qu'on 
ait  jamais  vu  d'enfant  en  liberté  se  tuer,  s'estropier,  ni  se 
faire  un  mal  considérable ,  à  moins  qu'on  ne  l'ait  indiscrètement 
exposé  sur  des  lieux  élevés ,  ou  seul  autour  du  feu ,  ou  qu'on  n'ait 
laissé  des  instruments  dangereux  à  sa  portée.  Que  dire  de  ces 
magasins  de  machines  qu'on  rassemble  autour  d'un  enfant  pour 
l'armer  de  toutes  pièces  contre  la  douleur,  jusqu'à  ce  que ,  devenu 
grand,  il  reste  à  sa  merci,  sans  courage  et  sans  expérience,  qu'il 
se  croie  mort  à  la  première  piqûre ,  et  s'évanouisse  en  voyant  ia 
première  goutte  de  son  sang? 

i  Notre  manie  enseignante  et  pédantesque  est  toujours  d'appren- 
dre aux  enfants  ce  qu'ils  apprendraient  beaucouj)  mieux  d'eux- 
mêmes,  et  d'oublier  ce  que  nous  aurions  pu  seuls  leur  enseigner. 
Y  a-t-il  rien  de  plus  sot  que  la  peine  qu'on  prend  pour  leur  aji- 
prcndre  à  marcher,  comme  si  l'on  en  avait  vu  quelqu'un  (}ui ,  pai- 
la  négligence  de  sa  nourrice ,  ne  sût  pas  marcher  étant  grand  î' 
r.ombien  voit-on  de  gens  au  contraire  marcher  mal  toute  leur  vie. 
parce  qu'on  leur  a  mal  appris  à  marcher  ! 

Emile  n'aura  ni  bourrelets,  ni  paniers  roulants,  ni  chariots,  m 
lisières  ;  ou  du  moins,  dès  qu'il  commencera  de  savoir  mettre  un 
pied  devant  l'autre,  on  ne  le  soutiendra  (pie  sur  les  lieux  pavés  , 
i>t  l'on  ne  fera  qu'y  passer  en  hâte  '.  Au  lieu  de  le  laisser  croupir 

'  Il  n'y  a  rien  de  plus  ritticulect  de  plus  mal nssiui!  ((uc  la  di'marche  dt- 
Stnis  (iii"oii  a  trop  niciit^spar  la  lisiiTc  ('tant  petits;  cVst  encore  ici  une  dr 
ces  observations  triviales  il  force  d'être  justes ,  ci  <|iii  sont  juste»  en  plii« 
d'un  sens. 


p 


LIVRE  11.  59 


dans  faîr  usé  d'une  chambre ,  qu'on  le  mène  journellement  au 
milieu  d'un  pré.  I^ ,  qu'il  coure,  qu'il  s'ébatte,  qu'il  tombe  cent 
fois  le  jour ,  tant  mieux  :  il  en  apprendra  plus  tôt  à  se  relever.  Le 
bien-être  de  la  liberté  rachète  beaucoup  de  blessures.  Mon  élève 
aura  souvent  des  contusions  ;  en  revanche  ,  il  sera  toujours  gai  : 
si  les  vôtres  en  ont  moins ,  ils  sont  toujours  contrariés ,  toujours 
'^nrhainés,  toujours  tristes.  Je  doute  que  le  profit  soit  de  leur  côté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfants  la  plainte  moins  nécessaire  ; 
«Vsl  celui  de  leurs  forces.  Pouvant  plus  par  eux-mêmes  ,  ils  ont 
un  besoin  moins  fréquent  de  recourir  à  autrui.  Avec  leur  force  se 
développe  la  connaissance  qui  les  met  en  état  de  la  diriger.  C'est 
à  ce  second  degré  que  commence  proprement  la  vie  de  l'individu , 
c'est  alors  qu'il  prend  la  conscience  de  lui-même.  La  mémoire  étend 
le  sentiment  de  l'identité  sur  tous  les  moments  de  son  existence  ; 
il  devient  véritablement  un,  le  même,  et  par  conséquent  déjà 
capable  de  bonheur  ou  de  misère.  II  importe  donc  de  commencer 
à  le  considérer  ici  comme  un  être  moral. 

Quoiqu'on  assigne  à  peu  près  le  plus  long  tenue  de  la  vie  hu- 
maine et  les  probabilités  qu'on  a  d'approcher  de  ce  terme  à  chaque 
âge ,  rien  n'est  plus  incertain  que  la  durée  de  la  vie  de  chaque 
homme  en  particulier;  très-peu  parviennent  à  ce  plus  long  ter- 
me. Les  plus  grands  risques  de  la  vie  sont  dans  son  commence- 
ment ;  moins  on  a  vécu,  moins  on  doit  espérer  de  vivre.  Des  en- 
fants qui  naissent,  la  moitié,  tout  auplus,  parvient  à  l'adolescence, 
et  il  est  probable  que  votre  élève  n'atteindra  pas  l'âge  d'homme. 

Que  faut-il  donc  penser  de  cette  éducation  barbare  qui  sacrifie 
le  présent  à  un  avenir  incertain  ,  qui  charge  un  enfant  de  chaînes 
de  toute  espèce,  et  commence  par  le  rendre  misérable,  pour  lui 
préparer  au  loin  je  ne  sais  quel  prétendu  Iwnheurdont  il  est  à  croire 
qu'il  ne  jouira  jamais  ?  Quand  je  supposerais  cette  éducation  rai- 
sonaible  d-ins  son  objet,  comment  voir,  sans  indignation,  de 
pauvroj  infortunés  soumis  à  un  joug  insupportable ,  et  condamné» 
à  des  travaux  continuels  comme  des  galériens,  sans  être  assure 
c|ae  tant  de  soins  leur  seront  jamais  utiles?  L'âge  de  )a  gaieté  se 
passe  au  milieu  des  pleurs,  des  châtiments,  des  menaces,  de 
l'esclavage.  On  tourmente  le  malheureux ,  pour  son  bien  ;  et  l'on 
ne  voit  pas  la  mort  qu'on  appelle,  et  qui  va  le  saisir  au  milieu  de 
tf  triste  appareil.  Qui  sait  combien  d'enfants  périssent  virtinlcs  de 
iVxtravaganle  sagesse  d'un  père  ou  d'un  maître?  Heureux  d'é- 


Bft  F.MILi;. 

ohappcr  à  sa  cruauté,  le  seul  avantage  qu'ils  tirent  des  maut 
qu'il  leur  a  fait  souffrir ,  est  de  mourir  sans  regretter  la  vie ,  dont 
ils  n'ont  connu  que  les  tourments. 

Hommes ,  soyez  humains ,  c'est  votre  premier  devoir  :  soyez- 
le  pour  tous  les  états ,  pour  tous  les  cages ,  pour  tout  ce  qui  n'est 
pas  étranger  à  l'homme.  Quelle  sagesse  y  a-t-il  pour  vous  hors 
de  l'humanité?  Aimez  l'enfance  ;  favorisez  ses  jeux,  ses  plaisirs  , 
son  aimable  instinct.  Qui  de  vous  n'a  pas  regretté  quelquefois  cet 
Age  où  le  rire  est  toujours  sur  les  lèvres ,  et  où  l'àmc  est  toujours 
en  paix? Pourquoi  voulez-vous  ôleràces  petits  innocents  la  jouis- 
sance d'un  temps  si  court  qui  leur  échappe ,  et  d'un  bien  si  précieux 
dont  ils  ne  sauraient  abuser?  Pourquoi  voulez-vous  remplir  d'amer- 
tume et  de  douleurs  ces  premiers  ans  si  rapides,  qui  ne  revien- 
dront pas  plus  pour  eux  qu'ils  ne  peuvent  revenir  pour  vous  ?  Pè- 
res ,  savez-vous  le  moment  où  la  mort  attend  vos  enfants  ?  Ne  vous 
préparez  pas  des  regrets  en  leur  otant  le  peu  d'instants  que  la  na- 
ture leur  donne:  aussitôt  qu'ils  peuvent  sentir  le  plaisir  d'être, 
faites  qu'ils  en  jouissent;  faites  qu'à  quelque  heure  que  Dieu  les 
appelle ,  ils  ne  meurent  point  sans  avoir  goûté  la  vie. 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre  moi!  J'entends  de  loin  les 
clameurs  de  cette  fausse  sagesse  qui  nous  jette  incessamment 
hors  de  nous,  qui  compte  toujours  le  présent  pour  rien,  et,  pour- 
suivant sans  relâche  un  avenir  qui  fuit  à  mesure  qu'on  avance,  à 
force  de  nous  transporter  où  nous  ne  sommes  pas,  nous  transporte 
où  nous  ne  serons  jamais. 

C'est ,  me  répondez-vous ,  le  temps  de  corriger  les  mauvaises 
inclinations  de  l'homme  ;  c'est  dans  l'âge  de  l'enfance  ,  où  les  pei- 
nes sont  le  moins  sensibles ,  qu'il  faut  les  multiplier,  pour  les  épar- 
gner dans  l'âge  de  raison.  Mais  qui  vous  dit  q\ie  tout  cet  arrange- 
ment est  à  votre  disposition,  et  que  toutes  ces  belles  instructions 
dont  vous  accablez  le  faible  esprit  d'un  enfant  ne  lui  seront  pas 
un  jour  plus  pernicieuses  qu'utiles  ?  Qui  vous  assure  que  vous 
épargnez  quelque  chose  jwr  les  chagrins  que  vous  lui  prodiguez? 
Pourquoi  lui  donnez-vous  plus  de  maux  que  son  état  n'en  com- 
porte ,  sans  être  sûr  que  ces  maux  présents  sont  à  la  décharge  de 
l'avenir  ?  et  comment  me  prouverez-vous  que  ces  mauvais  pen- 
chants dont  vous  prétendez  le  guérir  ne  lui  viennent  pas  de  vos.j 
soins  mal  entendus ,  bien  plus  que  de  la  n.iture  ?  Malheureuse  pré-1 
voyance.qui  rend  un  être  actuellement  misérable,  sur  l'esiwir  bienl 


LiVRt  11.  61 

ou  mal  fondé  tle  le  rendre  beureux  un  joar  !  Que  si  ces  raisonneurâ 
vulgaires  confondent  la  licence  avec  la  liberté ,  et  l'enfant  qu'on 
rend  heureux  avec  l'enfant  qu'on  gâte ,  apprenons-leur  à  les  dis- 
tinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chimères,  n'oublions  pas  ce 
i|ui  convient  à  notre  condition.  L'humanité  a  sa  place  dans  l'ordre 
des  choses  ;  l'enfance  a  la  sienne  dans  l'ordre  de  la  vie  humaine  : 
il  faut  considérer  l'homme  dans  l'homme,  et  l'enfant  dans  l'en- 
fant. Assigner  à  chacun  sa  place  et  l'y  fixer ,  ordonner  les  pas- 
sions humaines  selon  la  constitution  de  l'homme  ,  est  tout  ce  que 
nous  pouvons  faire  pour  son  bien-être.  Le  reste  dé[>end  de  causes 
étrangères  qui  ne  sont  point  en  notre  pouvoir. 

Nous  ne  savons  ce  que  c'est  que  bonheur  ou  malheur  absolu. 
Tout  est  mêlé  dans  cette  vie  ;  on  n'y  goûte  aucun  sentiment  pur , 
on  n'y  reste  pas  deux  moments  dans  le  même  état.  Les  affections 
de  nos  âmes ,  ainsi  que  les  modifications  de  nos  corps  ,  sont  dans 
un  flux  continuel.  Le  bien  et  le  mal  nous  sont  communs  à  tous , 
mais  en  différentes  mesures.  Le  plus  heureux  est  celui  qui  souf- 
fre le  moins  de  peines;  le  plus  misérable  est  celui  qui  sent  le  moins 
de  plaisirs.  Toujours  plus  de  souffrances  que  de  jouissances  :  voilà 
la  différence  commune  à  tous.  La  félicité  de  l'homme  ici-bas 
n'est  donc  qu'un  état  négatif;  on  doit  la  mesurer  par  la  moindre 
quantité  des  maux  qu'il  souffre. 

Tout  sentiment  de  peine  est  inséparable  du  désir  de  s'en  déli- 
r;  toute  idée  de  plaisir  est  inséparable  du  désir  d'en  jouir  : 
lout  désir  suppose  privation  ,  et  toutes  les  privations  qu'on  sent 
sont  pénibles  ;  c'est  donc  dans  la  disproportion  de  nos  désirs  et  de 
nos  facultés  que  consiste  notre  misère.  Un  être  sensible  dont  les 
facultés  égaleraient  les  désirs  serait  un  être  absolument  malheu- 
reux. 

En  quoi  donc  consiste  la  sagesse  humaine,  ou  la  roule  du  vrai 
bonheur.'  Ce  n'est  pas  précisément  à  diminuer  nos  désirs;  car 
s'ils  étaient  au-dessus  de  notre  puissance ,  une  prirtie  de  nos  fa- 
ealtés  resterait  oisive,  et  nous  ne  jouirions  pas  de  tout  notre  être  : 
ce  n'est  pas  non  plus  à  étendre  nos  facultés  ;  car  si  nos  désirs  s'é- 
tendaient à  la  fois  en  plus  grand  rapport,  nous  n'en  deviendrions 
que  plus  misérables:  mais  c'est  à  diminuer  l'excès  des  désirs  sur 
les  facultés,  et«  mettre  en  égalité  p^irfaite  la  puissance  et  la  vo- 
lonté. C'est  alors  seulement  que  toutes  les  forces  étant  en  action. 


M  EMILE. 

l'àme  cependant  restera  paisible,  et  que  l'homme  se  trouvera  bien 
ordonné. 

C'est  ainsi  que  la  nature ,  qui  fait  tout  pour  le  mieux ,  l'a  d'abord 
institué.  Elle  ne  lui  donne  immédiatement  que  les  désirs  nécessai- 
les  à  sa  conservation ,  et  les  facultés  suffisantes  pour  les  satis- 
faire. Elle  a  mis  toutes  les  autres  comme  on  réserve  au  fond  de 
son  âme,  pour  s'y  développer  au  besoin.  Ce  n'est  que  dans  cet  étal 
primitif  que  l'équilibre  du  pouvoir  et  du  désir  se  rencontre,  el 
que  rhomme  n'est  pas  malheureux.  Sitôt  que  ses  facultés  virtuel- 
les se  mettent  en  action  ,  l'imagination ,  la  plus  active  de  toutes , 
s'éveille  et  les  devance.  C'est  l'imagination  qui  étend  pour  nous  la 
mesure  des  possibles ,  soit  en  bien  ,  soit  en  mal  ,  et  qui ,  par  con- 
séquent ,  excite  et  nourrit  les  désirs  par  l'espoir  de  les  satisfaire. 
Mais  l'objet  qui  paraissait  d'abord  sous  la  main  fuit  plus  vite 
qu'on  ne  peut  le  poursuivre  ;  quand  on  croit  l'atteindre  ,  il  se 
transforme  et  se  montre  au  loin  devant  nous.  Ne  voyant  plus  le 
pays  déjà  parcouru  ,  nous  le  comptons  pour  rien  ;  celui  qui 
reste  à  parcourir  s'agrandit,  s'étend  sans  cesse.  Ainsi  l'on  s'épuise 
sans  arriver  au  terme;  et  plus  nous  gagnons  sur  la  jouissance . 
plus  le  bonheur  s'éloigne  de  nous. 

Au  contraire ,  plus  l'homme  est  resté  près  de  sa  condition  na- 
turelle ,  plus  la  différence  de  ses  facultés  à  ses  désirs  est  petite , 
et  moins,  par  conséquent ,  il  est  éloigné  d'être  heureux.  Il  n'est 
jamais  moins  misérable  que  quand  il  parait  dépourvu  de  tout  ;  car 
la  itiisèrene  consiste  pas  dans  la  privation  des  choses  ,  mais  dans 
le  besoin  qui  s'en  fait  sentir. 

Le  monde  réel  a  ses  bornes,  le  monde  imaginaire  est  infini  :  ne 
pouvant  élargir  l'un  ,  rétrécissons  l'autre;  car  c'est  de  leur  seule 
différence  que  naissent  toutes  les  peines  qui  nous  rendent  vrai-  i 
mont  malheureux.  Oloz  la  force  ,  la  santé  ,  lobon  témoignage  de  î 
soi ,  tous  les  biens  do  cette  vie  sont  dans  l'opinion  ;  otez  les  dou- 
leurs du  corps  elles  remords  de  la  conscience,  tous  nos  maux 
sont  imaginaires.  Ce  principe  est  commun,  dira-t-on  ;  j'en  vou- 
viens  :  mais  l'application  pratique  n'en  est  pas  commune  ;  cl  r  r>t 
uniquement  de  la  pratique  qu'il  s'agit  ici. 

Quand  on  dit  (pie  l'homme  est  faible,  que  veut-on  dire?  Ce  mot 
de  faiblesse  indique  uii  rapport ,  un  rapport  de  l'être  auquel  on  ' 
rap|)lique.  Celui  dont  la  force  passe  les  besoins  .■fùt-ilun  insecle, 
un  ver,  est  un  être  fort  :  celui  dont  les  besoins  passent  la  force  , 


LIVRE  II.  63 

fùt-il  un  t-léphant ,  un  lion  ;  fût-il  un  conqu«rant ,  un  héros  ;  fût- 
B  un  dieu  ,  c'est  un  être  faible.  L'ange  rebelle  qui  méconnut  sa 
nature  était  plus  faible  que  l'heureux  mortel  qui  \H  en  paix  selon 
la  sienne.  L'homme  est  très-fort  quand  il  se  contente  d'être  ce 
qu'il  est  ;  il  est  très-faible  quand  il  veut  s'élever  au-dessas  de  Ihu- 
manité.  N'allez  donc  pas  vous  figurer  qu'en  étendant  vos  facul- 
tés vous  étendez  vos  forces;  vous  les  diminuez  ,  au  contraire,  si 
votre  orgueil  s'éteud  plus  qu'elles.  Mesurons  le  rayon  de  notre 
sphère ,  et  restons  au  centre  comme  l'insecte  au  milieu  de  sa  toile  : 
nous  nous  suffirons  toujours  à  nous-mêmes  ,  et  nous  n'aurons 
point  à  nous  plaindre  de  notre  faiblesse  ;  car  nous  ne  la  sentirons 
jamais. 

Tous  les  animaux  ont  exactement  les  facultés  nécessaires  pour 
se  conserver  :  l'homme  seul  en  a  de  superflues.  N'est-il  pas  bien 
étrange  que  ce  superflu  soit  l'instrument  de  sa  misère?  Dans  tout 
pays  les  bras  d'un  homme  valent  plus  que  sa  subsistance.  S'il  était 
assez  sage  pour  compter  ce  surplus  pour  rien  ,  il  aurait  toujours 
le  nécessaire ,  parc*  qu'il  n'aurait  jamais  rien  de  trop.  Les  grands 
besoins ,  disait  Favorin ,  naissent  des  grands  biens  ;  et  souvent  le 
meilleur  moyen  de  se  donner  les  choses  dont  on  manque  est  de 
s'ôlcr  celles  qu'on  a  '.  C'est  à  force  de  nous  travailler  pour 
augmenter  notre  bonheur  que  nous  le  changeons  en  misère.  Tout 
homme  qui  ne  voudrait  que  vivre  vivrait  heureux  ;  par  consé- 
quent il  vivrait  bon  ;  car  où  serait  pour  lui  l'avantage  d'être  mé- 
chant ? 

.Si  nous  étions  immortels,  nous  serions  des  êtres  très-misérables. 
Il  est  dur  de  mourir ,  sans  doute;  mais  il  est  doux  d'espérer 
qu'on  ne  vivra  pas  toujours ,  et  qu'une  meilleure  vie  linira  les  pei- 
nes de  celle-ci.  Si  l'on  nous  offrait  Timmorlalité  sur  la  terre,  qui 
est-ce  *  qui  voudrait  accepter  ce  triste  présent  ?  Quelle  ressource, 
quel  espoir,  quelle  consolation  nous  resterait-il  contre  les  rigueurs 
du  sort  et  contre  les  injustices  des  hommes  ?  L'ignorant,  qui  ne 
prévoit  rien  ,sont  peu  le  prix  de  la  vie  ,  et  craint  jwu  de  la  per- 
dre ;  l'homme  éclairé  voit  des  biens  d'un  plus  grand  prix,  qu'il 
préfère  à  celui-là.  Il  n'y  a  que  le  demi-savoir  et  la  fausse  sagesse 
qui ,  prolongeant  nos  vues  jusqu'à  la  mort,  et  pas  au  delà  ,  en 


•u\  les  lioiiinu^ 


.  lih.  II ,  cap.  8. 

jue  j(?  |i;irir  ici  (]«■*  li<imnies  qui  réflérhiMeiit ,  et  non  |>a5 
iiinit^. 


64  EMILE. 

font  pour  nous  le  pire  des  maux.  La  nécessité  de  mourir  n'est  a 
l'homme  sage  qu'une  raison  pour  supporter  les  peines  de  la  vie. 
Si  l'on  n'était  pas  sûr  de  la  perdre  une  fois,  elle  coûterait  trop  à 
conserver. 

Nos  maux  moraux  sont  tous  dans  l'opinion  ,  hors  un  seul ,  qui 
est  le  crime  ;  et  celui-là  dépend  de  nous  :  nos  maux  physiques 
se  détruisent  ou  nous  détruisent.  Le  temps  ou  la  mort  sont  nos 
remèdes  :  mais  nous  souffrons  d'autant  plus  que  nous  savons 
moins  souffrir;  et  nous  nous  donnons  plus  de  tourment  pour  gué- 
rir nos  maladies ,  que  nous  n'en  aurions  à  les  supporter.  Vis  selon 
la  nature,  sois  patient,  et  chasse  les  médecins  ,  tu  n'éviteras  pas 
la  mort ,  mais  tu  ne  la  sentiras  qu'une  fois  ;  tandis  qu'ils  la  por- 
tent chaque  jour  dans  Ion  imagination  troublée,  et  que  leur  art 
mensonger ,  au  lieu  de  prolonger  tes  jours ,  t'en  ôte  la  jouissance. 
Je  demanderai  toujours  quel  vrai  bien  cet  artafait  aux  hommes. 
Quelques-uns  de  ceux  qu'il  guérit  mourraient ,  il  est  vrai  ;  mais 
des  millions  qu'il  tue  resteraient  en  vie.  Homme  sensé,  ne  mets 
point  à  cette  loterie,  où  trop  de  chances  sont  contre  toi.  Souffre , 
meurs,  ou  guéris  :  mais  surtout  vis  jusqu'à  ta  dernière  heure. 

Tout  n'est  que  folie  et  contradiction  dans  les  institutions  hu- 
maines. Nous  nous  inquiétons  plus  de  notre  vie  à  mesure  qu'elle 
perd  de  son  prix.  Les  vieillards  la  regrettent  plus  que  les  jeunes 
gens  ;  ils  ne  veulent  pas  perdre  les  apprétsqu'il  ont  faits  pour  en 
jouir;  à  soixante  ans ,  il  est  bien  cruel  de  mourir  avant  d'avoir 
commencé  de  vivre.  On  croit  quel'hommea  un  vif  amour  pour  sa 
conservation,  et  cela  est  vrai  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  cet  amour, 
tel  que  nous  le  sentons ,  est  en  grande  partie  l'ouvrage  des  hom- 
mes. Naturellement  l'homme  ne  s'inquiète  pour  se  conserver 
qu'autant  que  les  moyens  en  sont  en  son  pouvoir  ;  sitôt  que  ces 
moyens  lui  échappent ,  il  se  tranquillise ,  et  meurt  sans  se  tour- 
menter inutilement.  La  première  loi  de  la  résignation  nous  vient 
de  la  nature.  Les  sauvages,  ainsi  que  les  bétcs,  se  débattent  fort 
peu  contre  la  mort ,  et  l'endurent  presque  sans  se  plaindre.  Celle 
loi  détruite ,  il  s'en  forme  une  autre  qui  vient  de  la  raison  ;  mais 
peu  savent  l'en  tirer ,  et  celte  résignation  factice  n'est  jamais  aussi 
pleine  et  entière  que  la  première. 

La  prévoyance  !  La  prévoyance  qui  nous  porte  sans  cesse  au 
delà  de  nous ,  et  souvent  nous  place  où  nous  n'arriverons  point , 
voilà  la  véritable  source  de  toutes  nos  misères.  Quelle  manie  à  un 


LlVKt:  II.  65 

elre  aussi  passager  que  l'homme  de  regarder  toujoursauloiu  dans 
un  avenir  qui  vienl  si  rarement ,  et  de  négliger  le  présent  dont  il 
est  sur  !  manie  d'autant  plus  funeste  qu'elle  augmente  incessam- 
ment avec  l'âge ,  et  que  les  vieillards ,  toujours  défiants ,  pré- 
voyants ,  avares,  aiment  mieux  se  refuser  aujourd'hui  le  néces- 
saire ,  que  de  manquer  du  superflu  dans  cent  ans.  Ainsi  nous  te- 
nons à  tout ,  nous  nous  accrochons  à  tout  ;  les  temps ,  les  lieux  , 
les  hommes,  ks  choses,  tout  ce  qui  est ,  tout  ce  qui  sera,  im- 
porte à  chacun  de  nous  :  notre  individu  n'est  plus  que  la  moindre 
partie  de  nous-mêmes.  Chacun  s'étend ,  pour  ainsi  dire ,  sur  l.i 
terre  entière ,  et  devient  sensible  sur  toute  c^tte  grande  surface. 
Hst-il  étonnant  que  nos  maux  se  multiplient  dans  tous  les  points 
par  où  l'on  peut  nous  blesser  ?  Que  de  princes  se  désolent  pour 
la  perte  d'un  paysqu'ils  n'ont  jamais  vu  !  Qucdc  marchands  il  suf- 
fit de  toucher  aux  Indes ,  pour  les  faire  crier  à  Paris  ! 

Est-ce  la  nature  qui  porte  ainsi  les  hommes  si  loin  d'eux-mêmes  ? 
tst-cc  elle  qui  veut  que  chacun  apprenne  son  destin  des  autres  , 
et  quelquefois  l'apprenne  le  dernier  ;  en  sorte  que  tel  est  mort 
heureux  ou  misérable  ,  sans  en  avoir  jamais  rien  su?  Je  vois  un 
homme  frais ,  gai ,  vigoureux ,  bien  portant  ;  sa  présence  inspire 
la  joie  ;  ses  yeux  annoncent  le  contentement ,  le  bien-être  ;  il 
porte  avec  lui  l'image  du  bonheur.  Vient  une  lettre  de  la  poste  ; 
l'homme  heureux  la  regarde  ;  elle  est  à  son  adresse  ,  il  l'ouvre  ,  il 
la  lit.  A  l'instant  son  air  change;  il  pâlit,  il  tombe  en  défaillance. 
Revenu  à  lui ,  il  pleure  ,  il  s'agite ,  il  gémit ,  il  s'arrache  les  che- 
veux, il  fait  retentir  l'air  de  ses  cris ,  il  semble  attaque  d'affreu- 
ses convulsions.  Insensé!  quel  mal  t'adoiic  fait  ce  papier?  quel 
membre  t'a-t-il  ôté  ?  quel  crime  t'a-t-il  fait  commettre  ?  enBn  qa'a- 
l-ilchangé  dans  toi-même  pour  te  mettre  dans  l'état  où  je  te  vois  ? 

Que  la  lettre  se  fut  égarée ,  qu'une  main  charitable  l'eut  jetée 
.111  feu  ,  le  sort  de  ce  mortel ,  heureux  et  malheureux  à  la  fois , 
eut  été  ,  ce  me  semble ,  un  étrange  problème.  Son  malheur,  di- 
rez-vous,  était  réel.  Fort  bien ,  mais  il  ne  le  sentait  pas.  Où  était- 
il  donc?  Son  bonheur  était  imaginaire.  J'entends;  la  santé,  la 
gaieté  ,  le  bien-être ,  le  contentement  d'esprit ,  ne  sont  plus  que 
des  visions.  Nous  n'existons  plus  où  nous  sommes,  nous  n'existons 
qu'où  nous  ne  sommes  pas.  Est-ce  la  peine  d'avoir  une  si  grande 
|H«ur  de  la  mort ,  (tourvu  que  ce  en  quoi  nous  vivons  reste  ? 

0  homme  !  resserre  ton  existence  au  dedans  de  toi ,  et  lu  ne 


m  EMILE. 

seras  plus  miséi-able.  Reste  à  la  place  que  la  nature  t'assigne  dans 
la  chaîne  des  êtres ,  rien  ne  t'en  pourra  faire  sortir  ;  ne  regimbe 
point  contre  la  dure  loi  de  la  nécessité,  et  n'épuise  pas,  à  vou- 
loir lui  résister,  des  forces  que  le  ciel  ne  t'a  point  données  poi;r 
étendre  ou  prolonger  ton  existence ,  mais  seulement  pour  la  con- 
server comme  il  lui  plait  et  autant  qu'il  lui  plait.  Ta  liberté ,  ton 
pouvoir,  ne  s'étendent  qu'aussi  loin  quêtes  forces  naturelles, 
et  pas  au  delà;  tout  le  reste  n'est  qu'esclavage,  illusion,  près 
tige.  La  domination  même  est  servile ,  quand  elle  tient  à  l'opinion  ; 
car  tu  déi)ens  des  préjugés  de  ceux  que  tu  gouvernes  par  les  pré- 
jugés. Pour  les  conduire  comme  il  te  plait,  il  faut  te  conduire  comme 
il  leur  plait.  Ils  n'ont  qu'à  changer  de  manière  de  penser,  il  fau- 
dra bien  par  force  que  tu  changes  de  manière  d'agir.  Ceux  qui 
l'approchent  n'ont  qu'à  savoir  gouverner  les  opinions  du  peuple 
(jue  tu  dois  gouverner,  ou  des  favoris  qui  le  gouvernent,  ou 
celles  de  ta  famille,  ou  les  tiennes  propres  :  ces  vizirs,  ces  courti- 
sans ,  ces  prêtres  ,  ces  soldats ,  ces  valets ,  ces  caillettes ,  et  jus- 
qu'à des  enfants,  (luand  lu  serais  un  Thémislocle  en  génie", 
vont  te  mener  comme  un  enfant  toi-même  au  milieu  de  tes  lé- 
gions. Tu  as  beau  faire:  jamais  ton  autorité  réelle  n'ira  plus  loin 
(|ue  les  facultés  réelles.  Sitôt  qu'il  faut  voir  par  les  yeux  des  au- 
tres ,  il  faut  vouloir  par  leurs  volontés.  Mes  peuples  sont  mes  su- 
jets, dis-tu  fièrement.  Soit.  Mais  toi  qu'es-tu?  le  sujet  de  tes 
ministres.  Et  tes  ministres  à  leur  tour  que  sont-ils?  les  sujets  de 
leurs  commis,  de  leurs  maîtresses,  les  valets  de  leurs  valets, 
l'renez  tout,  usurpez  tout,  et  puis  versez  l'argent  à  pleines  mains  ; 
dressez  des  batteries  de  canon  ;  élevez  des  gibets,  des  roues;  don- 
nez des  lois,  des  édits;  multipliez  les  espions,  les  soldats,  les  bour 
reaux ,  les  prisons ,  les  chaînes  :  pauvres  petits  hommes ,  de  quoi 
vous  sert  tout  cela  ?  vous  n'en  serez  ni  mieux  servis,  ni  moins  vo- 
lés, ni  moins  trompés,  ni  plus  absolus.  Vous  direz  toujours  :  Nous 
voulons  ;  et  vous  ferez  toujours  ce  que  voudront  les  autres. 

Le  seul  tpii  fait  sa  volonté  est  celui  qui  n'a  pas  besoin,  pour  la 
faire,  de  mettre  les  bras  d'un  autre  au  bout  des  siens  :  «l'oii  il 

•  Ce,  petit  garrun  que  vous  voyez  Ih .  disait  Ttu'mistixie  \  ses  .unis ,  est 
l'arbitre  «le  la  (înVo;  car  il  gouverne  sa  mire .  si  iiurc  me  gouverne .  j«' 
gouverne  le.s  Athtnieiis.rt  les  Alliéiiieiis gouvernent  les  (.recs.  tlli!  ijucb 
petits  condncItMiis  on  Imuvprait  souvent  aux  pins  grands  empires,  bi  du 
prince  on  descendait  par  degrés  jusipi  h  la  première  main  qui  donne  le 
branle  en  soeret  ! 


LIVRE   II.  87 

suit  que  ie  premier  de  tous  les  biens  n'est  i>as  l'aulorilé ,  mais  la 
liberté.  L'homme  vraiment  libre  ne  veut  que  ce  qu'il  |)eut,  el 
fait  ce  qu'il  lui  plait.  Voilà  ma  maxime  fondamentale.  Il  ne  s'agit 
que  de  l'appliquer  à  l'enfance,  et  toutes  les  règles  de  l'éducation 
\  ont  en  découler. 

La  société  a  fait  l'homme  plus  faible,  non-seulement  eu  lui 
«tant  le  droit  qu'il  avait  sur  ses  propres  forces ,  mais  surtout  en 
les  lui  rendant  insuffisantes.  Voilà  iKturquoi  ses  désirs  se  multi- 
plient avec  sa  faiblesse  ;  et  voilà  ce  qui  fait  celle  de  l'enfance , 
comparée  à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme  est  un  être  fort ,  et  si 
l'enfant  est  un  être  faible ,  ce  n'est  pas  parce  que  le  premier  a 
plus  de  force  absolue  que  le  second  ;  mais  c'est  parce  que  le  pre- 
mier peut  naturellement  se  suffire  à  lui-même ,  et  que  l'autre  ne 
l«'  peut.  L'homme  doit  donc  avoir  plus  de  volontés,  et  l'enfant 
plus  (le  fantaisies  ;  mot  par  lequel  j'entends  tous  les  désirs  qui 
ne  sont  pas  de  vrais  besoins ,  et  qu'on  ne  peut  contenter  qu'avec 
le  secours  d'autrui. 

J'ai  dit  la  raison  de  cet  état  de  faiblesse.  La  nature  y  pourvoit* 
|)ar  l'attachement  des  pères  el  des  mères  :  mais  cet  attachement 
|)cut  avoir  son  excès,  son  défaut ,  ses  abus.  Des  parents  qui  vi 
vent  dans  l'état  civil  y  transportent  leur  enfant  avant  l'âge.  En 
lui  donnant  plus  de  besoins  qu'il  n'en  a,  ils  ne  soulagent  pas  sa 
faiblesse ,  ils  l'augmentent.  Ils  l'augmentent  encore  en  exigeant  de 
lui  ce  que  la  nature  n'exigeait  pas,  en  soumettant  à  leurs  volontés  le 
peu  de  force  qu'il  a  pour  servir  les  siennes ,  en  changeant  de  part 
ou  d'autre  en  esclavage  la  dépendance  réciproque  où  le  tient  sa 
faiblesse,  et  où  les  tient  leur  attachement. 

L'homme  sage  sait  rester  à  sa  place  ;  mais  l'enfant ,  qui  ne  connaît 
pas  la  sienne,  ne  saurait  s'y  maintenir.  Il  a  j)armi  nous  mille  is- 
sues pour  en  sortir  ;  c'est  à  ceux  qui  le  gouvernent  à  l'y  retenir,  el 
celte  tache  n'est  pas  facile.  Il  ne  doit  cire  ni  bêle  ni  homme, 
mais  enfant  ;  il  faut  qu'il  sente  sa  faiblesse ,  el  non  qu'il  en  souffre  ; 
il  faut  qu'il  dépende ,  el  mn  qu'il  obéisse;  il  faut  qu'il  demande,  et 
non  qu'il  commande.  Il  n'est  soumis  aux  autres  qu'à  cause  de  se> 
besoins,  et  parce  qu'ils  voient  mieux  qup.lui  ce  qui  lui  est  utile  ; 
ce  qui  peut  contribuer  ou  nuire  à  sa  conservation.  N»il  n'a  droit . 
pas  même  le  père,  de  commander  à  l'enfant  rr  qui  ne  lui  est  bon 
à  rien. 

.\vanl  que  les  préjugés  et  les  institutions  humantes  aient  allérv 


68  liMlLE. 

nos  penchants  naturels ,  le  bonheur  des  enfants  ainsi  que  dos 
hommes  consiste  dans  l'usage  de  leur  liberté  ;  mais  cette  liberté 
dans  les  premiers  est  bornée  par  leur  faiblesse.  Quiconque  fait  ce 
qu'il  veut  est  heureux,  s'il  se  suffit  à  lui-même  ;  c'est  le  cas  de 
l'homme  vivant  dans  l'état  de  nature.  Quiconque  fait  ce  qu'il  veut 
n'est  pas  heureux  ,  si  ses  besoins  passent  ses  forces  ;  c'est  le  cas 
de  l'enfant  dans  le  même  état.  Les  enfants  ne  jouissent  même 
dans  l'état  de  nature  que  d'une  liberté  imparfaite ,  semblable  à 
celle  dont  jouissent  les  hommes  dans  l'état  civil.  Chacun  de  nous  , 
ne  pouvant  plus  se  passer  des  autres,  redevient  à  cet  égard  faible 
et  misérable.  Nous  étions  faits  pour  être  hommes;  les  lois  et  la 
société  nous  ont  replongés  dans  l'enfance.  Les  riches,  les  grands, 
les  rois  ,  sont  tous  des  enfants  qui ,  voyant  qu'on  s'empresse  à 
soulager  leur  misère  ,  tirent  de  cela  même  une  vanité  puérile ,  et 
sont  tout  fiers  des  soins  qu'on  ne  leur  rendrait  pas  s'ils  étaient 
hommes  faits. 
^  Ces  considérations  sont  importantes,  et  servent  à  résoudre 
toutes  les  contradictions  du  système  social.  Il  y  a  deux  sortes 
de  dépendances  :  celle  des  choses,  qui  est  de  la  nature  j  celle  dos 
hommes ,  qui  est  de  la  société.  La  dépendance  des  choses ,  n'ayant 
aucune  moralité ,  ne  nuit  point  à  la  liberté ,  et  n'engendre  point 
de  vices  :  la  dépendance  des  hommes  étant  désordonnée  •  les 
engendre  tous ,  et  c'est  par  elle  que  le  maître  et  l'esclave  se  dé- 
pravent mutuellement.  S'il  y  a  quelque  moyen  do  remédier  à  ce 
mal  dans  ia  société ,  c'est  de  substituer  la  loi  à  l'homme  ,  et  d'ar- 
mer les  volontés  générales  d'une  foree  réelle ,  supérieure  à  l'ac- 
tion de  toute  volonté  particulière.  Si  les  lois  des  nations  pouvaient 
avoir,  comme  celles  de  la  nature ,  une  inflexibilité  que  jamais  au- 
cune force  humaine  ne  pût  vaincre ,  la  dépendance  des  hommes  re- 
deviendrait alors  celle  des  choses  ;  on  réunirait  dans  la  république 
tous  les  avantages  de  l'état  naturel  à  ceux  de  l'clat  civil  ;  on 
joindrait  à  la  liberté  qui  maintient  l'homme  exempt  de  vices,  la 
moralité  qui  l'élève  à  la  vertu. 

Maintenez  l'enfant  dans  la  seule  dépendance  des  choses,  vous 
aurez  suivi  l'ordre  de  l;i^aljire  dans  le  progrès  de  son  éduc^ilion. 
N'offrez  jamais  à  ses  volontés  indiscrètes  que  des  obstacles  physi- 
ques ou  des  punitions  qui  naissent  des  actions  mêmes  ,  et  (|u'il  se 

'  Dans  mes  Principes  du  droit  poliliquf,  il  est  dt'iiiontré  t|uc  nulle  vo- 
lonté parliculiùrc  ne  peut  être  ordoiuiêc  dans  le  syslçnic  sociaii 


LIVRE  II.  ftO 

rappelle  dans  l'occasion  :  sans  lui  défendre  de  mal  faire,  il  suffit 
de  l'en  empêcher.  L'expérience  ou  l'impuissance  doivent  seules 
lui  tenir  lieu  de  loi.  N'accordez  rien  à  ses  désirs  parce  qu'il  le  de- 
mande ,  mais  parce  qu'il  en  a  besoin.  Qu'il  ne  sache  ce  que  c'est 
qu'obéissance  quand  il  agit ,  ni  ce  que  c'est  qu'empire  quand  on 
agit  pour  lui.  Qu'il  sente  également  sa  liberté  dans  ses  actions 
et  dans  les  vôtres.  Suppléez  à  la  force  qui  lui  manque ,  autant 
précisément  qu'il  en  a  besoin  pour  être  libre  et  non  pas  impé  • 
rieux  :  qu'en  recevant  vos  services  avec  une  sorte  d'humiliation, 
il  aspire  au  moment  où  il  pourra  s'en  passer,  et  où  il  aura  l'hon 
neur  de  se  servir  lui-même. 

La  nature  a  pour  fortifier  le  corps  et  le  faire  croître  des  moyens 
qu'on  ne  doit  jamais  contrarier.  11  ne  faut  point  contraindre  un 
enfant  de  rester  quand  il  veut  aller,  ni  d'aller  quand  il  veut  rester 
en  place.  Quand  la  volonté  des  enfants  n'est  point  gâtée  par  notre 
faute ,  ils  ne  veulent  rien  inutilement.  Il  faut  qu'ils  sautent ,  qu'ils 
courent,  qu'ils  crient,  quand  ils  en  ont  envie.  Tous  leurs  mouve- 
ments sont  des  besoins  de  leur  constitution,  qui  cherche  à  se  for- 
tifier; mais  on  doit  se  défier  de  ce  qu'ils  désirent  sans  le  pouvoir 
faire  eux-mêmes,  et  que  d'autres  sont  obligés  de  faire  pour  eux. 
Alors  il  faut  distinguer  avec  soin  le  vrai  besoin ,  le  besoin  natu- 
rel, du  besoin  de  fantaisie  qui  commence  à  naitre,  ou  de  celui 
qui  ne  vient  que  de  la  surabondance  de  vie  dont  j'ai  parlé. 

J'ai  déjà  dit  ce  qu'il  faut  faire  quand  un  enfant  i)leure  pour 
avoir  ceci  ou  cela.  J'ajouterai  seulement  que  dès  qu'il  peut  de- 
mander en  parlant  ce  qu'il  désire,  et  que  pour  l'obtenir  plus  vile, 
ou  pour  vaincre  un  refus,  il  appuie  de  pleurs  sa  demande,  elle  lui 
doit  être  irrévocablement  refusée.  Si  le  besoin  l'a  fait  parler,  vous 
devez  le  savoir,  et  faire  aussitôt  ce  qu'il  demande  ;  mais  céder 
quelque  chose  à  ses  larmes,  c'est  l'exciter  à  en  verser,  c'est  lui  ap- 
prendre à  douter  de  votre  bonne  volonté ,  et  à  croire  que  l'impor- 
tunité  peut  plus  sur  vous  que  la  bienveillance.  S'il  ne  vous  croit 
pas  bon ,  bientôt  il  sera  méchant;  s'il  vous  croit  faible,  il  sera 
bientôt  opiniâtre  :  il  imjwrte  d'accorder  toujours  au  premier  signe 
ce  qu'on  ne  veut  pas  refuser.  Ne  soyez  point  prodigue  en  refus, 
mai»  ne  les  révoquez  jamais. 

Gardez-vous  surtout  de  donner  à  l'enfant  de  vaines  formules 

de  politesse  ,  qui  lui  servent  au  besoin  de  paroles  magiques  |)our 

I  mettre  à  ses  volontés  tout  ce  qui  l'entoure ,  et  obtenir  à  Tins- 


70  ÉMILK. 

tant  ce  qu'il  lui  plail.  Dans  l'éducation  façonnière  des  riches  on  ne 
manque  jamais  de  les  rendre  poliment  impérieux  ,  en  leur  pres- 
crivant les  termes  dont  ils  doivent  se  servir  pour  que  personne 
n'ose  leur  i-ésister  :  leurs  enfants  n'ont  ni  ton  ni  tours  suppliants- 
ils  sont  aussi  arrogants,  même  plus,  quand  ils  prient,  que  quand 
ils  commandent,  comme  étant  bien  plus  siirs  d'être  obéis.  On  voit 
(l'abord  que  s'il  vous  plaît  signifie  dans  leur  bouche  il  me  plait, 
et  que  je  vous  prie  signifie  je  vous  ordonne.  Admirable  politesse  , 
qui  n'aboutit  pour  eux  qu'à  changer  le  sens  des  mots,  et  à  ne 
pouvoir  jamais  parler  autrement  qu'avec  ennpire  !  Quant  à  moi , 
qui  crains  moins  qu'Emile  ne  soit  grossier  qu'arrogant ,  j'aime 
beaucoup  mieux  qu'il  dise  en  priant  faites  cela  ,  qu'en  comman- 
dant je  vous  prie.  Ce  n'est  pas  le  terme  dont  il  se  sert  qui  m'im- 
porte ,  mais  bien  l'acception  qu'il  y  joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  et  un  excès  d'indulgence ,  tous  deux 
également  à  éviter.  Si  vous  laissez  pàtir  les  enfants,  vous  exposez 
leur  santé ,  leur  vie  ;  vous  les  rendez  actuellement  misérables  :  si 
vous  leur  épargnez  avec  trop  de  soin  toute  espèce  de  mal-étre , 
vous  leur  préparez  de  grandes  misères ,  vous  les  rendez  délicats, 
sensibles  ;  vous  les  sortez  de  leur  état  d'hommes ,  dans  lequel  ils 
rentreront  un  jour  malgré  vous.  Pour  ne  les  pas  exposer  à  quel- 
ques maux  de  la  nature  ,  vous  êtes  l'artisan  de  ceux  qu'elle  ne 
leur  a  pas  donnés.  Vous  me  direz  que  je  tombe  dans  le  cas  de  ces 
mauvais  pères  auxquels  je  reprochais  de  sacrifier  le  bonheur  des 
enfants  à  la  considération  d'un  temps  éloigné  qui  peut  ne  jamais 
être. 

Non  pas  :  car  la  liberté  (jue  je  donne  à  mon  élève  le  dédommage 
amplement  des  légères  incommodités  auxquelles  je  le  laisse  exposé, 
le  vois  de  petits  polissons  jouer  sur  la  neige ,  violets  ,  transis  ,  cl 
|>ouvant  a  peuie  remuer  les  doigts.  Il  ne  tient  qu'à  eux  de  s'aller 
iliaunVr,  ils  n'en  font  rien  ;  si  on  les  y  forçait ,  ils  sentiraient  cent 
lois  plus  les  rigueurs  de  la  contrainte  qu'ils  ne  sentent  celles  du 
froid.  De  quoi  donc  vous  plaignez-vous?  Ilendrai-je  votre  enfant 
tnisérable  en  ne  l'exposant  qu'aux  incommodités  qu'il  veut  bien 
souffrir?  Je  fais  son  men  lians  iC  moment  présent,  en  le  laissant 
libre  ;  je  fais  son  bien  dans  l'avenir,  en  l'armant  contre  les  mau.\ 
qu'il  doit  supporter.  S'il  avait  le  choix  d'être  mon  élève  on  \f  vn 
tre  ,  pensez-vous  qu'il  balançât  un  instant  ? 
,     Concevez-vous  quelque  vrai  bonheur  possible  pour  autnii  cire 


I 


m  LIVRE  II.  71 

hors  de  sa  constitution  ?  et  n'est-ce  pas  sortir  l'honnme  de  sa  cons- 
titution ,  que  de  vouloir  l'exempter  également  de  tous  les  maux 
de  son  espèce  ?  Oui ,  je  le  soutiens  :  pour  sentir  les  grands  biens  . 
il  faut  qu'il  connaisse  les  petits  maux  ;  telle  est  sa  nature.  Si  K 
physique  va  trop  bien,  le  moral  se  corrompt.  L'homme  qui  n< 
t'onnaitrait  pas  la  douleur  ne  connaîtrait  ni  l'altendrissemenl  de 
l'humanité ,  ni  la  douceur  de  la  commisération  ;  son  cœur  ne  se- 
rait ému  de  rien ,  il  ne  serait  pas  sociable  ,  il  serait  un  monstri' 
[Kirmi  ses  semblables. 

Savez-vous  quel  est  le  plus  sûr  moyen  de  rendre  votre  enfant 
'iMM-rable?  C'est  de  l'accoutumer  à  tout  obtenir  ;  car,  ses  d.'-sirs 

i^sant  incessamment  par  la  facilité  de  les  satisfaire,  tôt  ou  lanl 

iipuissancc  vous  forcera  malgré  vous  d'en  venir  au  refus  ;  et  ci' 
is  inaccoutumé  lui  donnera  plus  de  tourment  que  la  privation 
mOmo  de  ce  qu'il  désire.  D'abonl  il  voudra  la  cinne  que  vous  lo- 
uer. ;  bientôt  il  voudra  votre  montre  ;  ensuite  il  voudra  l'oiseau  qui 
vole;  il  voudra  l'étoile  qu'd  voit  briller;  il  voudra  tout  ce  qu'il 
verra  :  à  moins  ifélre  Dieu,  comment  le  oonlonterez-vous? 

f.Vsl  mie  (lis|)osition  naturelle  à  l'homme  de  regarder  comiii.' 
sien  tout  ce  qui  est  en  son  pouvoir.  En  ce  s«mis,  le  principe  de  Ilob 
bes  est  vrai  jusqu'à  certain  point  :  multipliez  avec  nos  désirs  les 
moyens  de  les  satisfaire ,  Chacun  se  fera  le  maître  de  tout.  L'en- 
fant donc  qui  n'a  qu'à  vouloir  pour  obtenir  se  croit  le  proprié- 
taire de  l'univers;  il  regarde  tous  les  hommes  comme  ses  escla- 
ves :  et  (piand  enlin  Ton  est  forcé  de  lui  refuser  quelque  chose  ; 
lui ,  croyant  tout  |>ossihIe  quand  il  commande ,  prend  ce  refii* 
IKiur  un  acte  de  rébellion  ;  toutes  les  rais<Mis  qu'on  lui  donne  dan^ 
un  âge  incapable  de  raisonnement  ne  sont  à  son  gré  que  des  pré- 
levtes;  il  voit  partout  de  la  mauvaise  volonté  :  le  sentiment  d'une 
injustice  prétendue  aigrissant  son  naturel ,  il  prend  tout  le  mondc 
■•!i  haine ,  et,  sans  jamais  siMiir  L-ré  di-  !i  <<>m|»|  li-itncc  ,  il  sin- 

-lie  de  toute  opposition. 

Comment  concevrais-je  qu'un  eiit.int  anoi  doiuiiii'par  iaïuivrc 
lévoré  des  passions  les  plus  irascibles,  puisse  jamais  être  heu 
reux?  Heureux,  lui  !  c'est  un  despote;  c'est  à  la  fois  le  plus  vil 
des  esclaves  et  la  plus  misérable  des  créatures.  J'ai  vu  des  enfants 
élevés  de  cette  manière ,  qui  voulaient  qu'on  renversât  la  maison 
d'un  coup  d'épaule ,  qu'on  leur  donnât  le  coq  qu'ils  voyaient  sur 
Xtn  clocher,  qu'on  arrùlut  un  résçînienl  <*n  marche,  pour  entendre 


n  EMILE. 

les  tambours  plus  longtemps  ;  et  qui  perçaient  l'air  de  leurs  cris , 
sans  vouloir  écouter  personne,  aussitôt  qu'on  tardait  à  leur 
obéir.  Tout  s'empressait  vainement  à  leur  complaire;  leurs  dé- 
sirs s'irritant  par  la  facilité  d'obtenir,  ils  s'obstinaient  aux  choses 
impossibles  ,  et  ne  trouvaient  partout  que  contradictions ,  qu'obs- 
tacles ,  que  peines ,  que  douleurs.  Toujours  grondants ,  toujours 
mutins ,  toujours  furieux ,  ils  passaient  les  jours  à  crier,  à  se 
plaindre  :  étaient-ce  là  des  êtres  bien  fortunés?  La  faiblesse  et  la 
domination  réunies  n'engendrent  que  folie  et  misère.  De  deux 
enfan'.s  gâtés  ,  l'un  bat  la  table ,  et  l'autre  fait  fouetter  la  mer  :  ils 
auront  bien  à  ibuetter  et  à  battre  avant  de  vivre  contents. 

Si  ces  idées  d'empire  et  de  tyrannie  les  rendent  misérables  dès 
'leur  enfance  ,  que  sera-ce  quand  ils  grandiront,  et  que  leurs  rela- 
tions avec  les  autres  hommes  commenceront  à  s'étendre  et  se 
multiplier?  Accoutumés  à  voir  tout  fléchir  devant  eux,  quelle  sur- 
prise, en  entrant  dans  le  monde  ,  de  sentir  que  tout  leur  résiste  , 
et  de  se  trouver  écrasés  du  poids  de  cet  univers  qu'ils  pensaient 
mouvoir  à  leur  gré!  Leurs  airs  insolents,  leur  puérile  vanité  ,  ne 
leur  attirent  que  mortifications ,  dédains ,  railleries;  ils  boivent 
les  affronts  comme  l'eau  :  de  cruelles  épreuves  leur  apprennent 
bientôt  qu'ils  ne  connaissent  ni  leur  état  ni  leurs  forces  ;  ne  pou- 
vant tout ,  ils  croient  ne  rien  pouvoir.  Tant  d'obstacles  inaccou- 
tumés les  rebutent ,  tant  de  mépris  les  avilissent  :  ils  deviennent 
lâches,  craintifs,  rampants,  et  retombent  autant  au-dessous  d'eux- 
mêmes  qu'ils  s'étaient  élevés  au-dessus. 

Revenons  à  la  règle  primitive.  La  nature  a  fait  les  enfants  pou; 
être  aimés  et  secourus  ;  mais  les  a-t-clle  faits  pour  cire  obéis  et 
craints  ?  leur  a-t-elle  donné  un  air  imposant,  un  œil  sévère,  une 
voix  rudeet  menaçante,  pour  se  faire  redouter  ?  Je  comprends  que 
le  rugissement  d'un  lion  épouvante  les  animaux ,  et  qu'ils  trem- 
blent PU  voyant  sa  terrible  hure  ;  mais  si  jamais  on  vil  un  specta- 
cle indécent,  odieux,  risible,  c'est  un  c  rps  de  magistrats ,  le 
chef  à  la  tête,  en  habit  de  cérémonie,  prosternés  devant  un  enfant 
au  maillot,  qu'ils  haranguent  en  termes  pompeux  ,  et  qui  crie  et 
bave  pour  toute  réponse. 

A  considérer  l'enfance  en  elle-même  ,  y  a-t-il  au  monde  un  être 
plus  faible,  plus  misérable ,  plus  à  la  merci  de  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne ,  qui  ait  si  grand  besoin  de  pitié ,  de  soins,  de  prolcclion, 
qu'un  enfant?  Ne  semblc-t-il  pas  qu'il  ne  montre  »me  ligure  si 


LIVRE  n.  73 

douce  et  un  air  si  touchant  qxrafin  que  tout  ce  qui  l'approche  s'in- 
téresse à  sa  faiblesse,  et  s'empresse  à  le  secourir?  Qu'y  a-t-il 
donc  de  plus  choquant ,  de  plus  contraire  à  l'ofdre ,  que  de  voir 
un  enfant  impérieux  et  mutin  cnramander  à  tout  ce  qui  l'entoure, 
et  prendre  impudemment  le  ton  de  maître  avec  ceux  qui  n'onl 
qu'à  l'abandonner  pour  le  faire  périr? 

D'autre  part ,  qui  ne  voit  que  la  faiblesse  du  premier  âge  en- 
chaîne les  erffanls  de  tant  de  manières,  qu'il  est  barbare  d'ajouter  à 
cet  assujettissement  celui  de  nos  caprices,  en  leur  ôtant  une  li- 
berté si  bornée ,  de  laquelle  ils  peuvent  si  peu  abuser ,  et  dont  il 
est  si  peu  utile  à  eux  et  à  nous  qu'on  les  prive?  S'il  n'y  a  point 
d'objet  si  digne  de  risée  qu'un  enfant  hautain ,  il  n'y  a  point  d'ob- 
jet si  digne  de  pitié  qu'un  enfant  craintif.  Puisque  avec  l'âge  de  • 
raison  commence  la  servitude  civile ,  pourquoi  la  prévenir  par  la 
servitude  privée?  Souffrons  qu'un  moment  de  la  vie  soit  exempt 
de  ce  joug  que  la  nature  ne  nous  a  pas  imposé ,  et  laissons  à  l'en- 
fance l'exercice  de  la  liberté  naturelle ,  qui  l'éloigné  au  moins  pour 
un  temps  des  vices  que  l'on  contracte  dans  l'esclavage.  Que  ces 
instituteurs  sévères ,  que  ces  pères  asservis  à  leurs  enfants  vien- 
nent donc  les  uns  et  les  autres  avec  leurs  frivoles  objections ,  et 
qu'avant  de  vanter  leurs  méthodes  ils  apprennent  une  fois  celle  de 
la  nature. 

Je  reviens  à  la  |)ralique.  J'ai  déjà  dit  que  votre  enfant  nedoit  rien 
obtenir  parce  qu'il  le  demande ,  mais  parce  qu'il  en  a  besoin  ' ,  n\ 
rien  faire  par  obéissance  ,  mais  seulement  par  nécessité  :  ainsi  les 
mots  d'obéir  et  de  commander  seront  proscrits  de  soji  dictionnaire , 
encore  plus  ceux  de  devoir  et  d'obligation  ;  mais  ceux  de  fore* , 
de  nécessité ,  d'impuissance  et  de  contrainte ,  y  doivent  tenir  une 
pande  place.  Avant  l'âge  de  raison  l'on  ne  saurait  avoir  aucune  idée 
&n  êtres  moraux  ni  des  relations  sociales  ;  il  faut  donc  éviter , 
autant  qu'il  se  peut ,  d'employer  des  mots  qui  les  expriment ,  de 
peur  que  l'enfant  n'attache  d'abord  à  ces  mots  de  fausses  idées 

'  On  doit  scnlir(|oe  comme  la  peine  est  souvent  une  nécessité ,  le  plaisir 
Ot  ({ueli|ueruis  un  licsoin.  Il  n'y  a  donc  qu'un  seul  dc<>ir  des  enfants  an- 
<|iiel  on  ne  dohre  jamais  complaire;  c>st  celui  de  sf.  faii-e  obéir.  D'où  il 
Mil qne,  data  toalee  qu'ils  denundmt,  c'est  surtout  au  motif  <|ui  les 
|Mirte  il  le  iteBMndH  qa'il  faut  faire  attention.  Accordez-leur,  tant  (]u'ii 
ot  poMlble.  tout  ce  qui  peut  leur  faire  un  plaisir  réel  ;  refusez-lair  toii- 
Knrs  ce  «{u'iU  ne  demandent  que  i>3r  fantaisie,  ou  (lOtir  faire  un  acte  d'au- 

I  (OTité. 

noi  M.  —  fMii.r..  7 


74  KMiLK 

k;ii'oii  1)0  saura  point  ou  qu'on  ne  pourra  plus  détruire.  La  pre- 
mière fausse  idée  qui  entre  dans  sa  tète  est  en  lui  le  germe  de  l'er- 
reur et  du  vice;  c'est  à  ce  premier  pas  qu'il  faut  surtout  faire  at- 
tention. Faites  que  tant  qu'il  nest  frappé  que  des  choses  sensi- 
bles ,  toutes  ses  idées  s'arrêtent  aux  sensations  ;  faites  que  de 
toutes  parts  il  n'aperçoive  autour  de  lui  que  le  monde  physique  : 
sans  quoi  soyez  sûr  qu'il  ne  vous  écoutera  point  du  tout ,  ou  qu'il 
se  fera  du  monde  moral ,  dont  vous  lui  parlez ,  des  notions  fantas- 
tiques que  vous  n'effacerez  de  la  vie. 
^-  Raisonner  avecles  enfants  était  la  grande  maxime  de  Locke; 
c'est  la  plus  en  vogue  aujourd'hui  :  son  succès  ne  me  parait  pour- 
tant pas  fort  propre  à  la  mettre  en  crédit;  et  pour  moi  je  ne  vois 
rien  de  plus  sot  que  ces  enfants  avec  qui  l'on  a  tant  raisonné.  Dp 
toutes  les  facultés  de  l'homme,  la  raison,  qui  n'est,  pour  ainsi 
dire,  qu'un  composé  de  toutes  les  autres ,  est  celle  qui  se  déve- 
loppe le  plus  difticilement  et  le  plus  tard  ;  et  c'est  de  celle-là  qu'on 
veut  se  servir  pour  développer  les  premières!  Le  chef-d'œuvre 
d'une  bonne  éducation  est  de  faire  un  homme  raisonnable  :  et  l'on 
prétend  élever  un  enfant  par  la  raison!  C'est  commencer  par  la 
(in ,  c'est  vouloir  faire  l'instrument  de  l'ouvrage.  Si  les  enfants  en- 
tendaient raison ,  ils  nauraient  pas  besoin  d'être  élevés  ;  mais ,  en 
leur  parlant  dès  leur  bas  âge  une  langue  qu'ils  n'entendent  point , 
on  les  accoutume  à  se  payer  de  mots,  à  contrôler  tout  ce  qu'on 
leur  dit ,  à  se  croire  aussi  sages  que  leurs  maîtres ,  à  devenir  dispu- 
teurs  et  mutins;  et  tout  ce  qu'on  pense  obtenir  d'eux  par  des  mo- 
tifs raisonnables,  on  ne  l'obtient  jamais  que  par  ceux  de  convoi 
tise,  ou  de  crainte,  ou  de  vanité,  qu'on  est  toujours  forcé  ii'y 
joindre; 

Voici  la  formule  h  laquelle  peuvent  se  réduire  à  peu  près  toutos 
les  leçons  de  morale  qu'on  fait  et  qu'on  peut  faire  aux  enfants. 

I^  MAITRE. 

Il  ne  faut  pas  faire  rela. 

i.'enfam'. 
Et  pourquoi  ne  faut-il  pas  faire  cela  :• 

l.F.    M\lTni. 

Parce  qu«  c'est  mal  fait. 

I.  t.NH.M. 

Mal  fait  !  Qu'est-ce  qui  est  mal  fait.' 


il 


LIVRK  fl.  75 

LE  MiiTRE. 


<>  qu'on  vous  défend. 

l'enfaîht. 
Miel  mal  y  a-t-il  h.  (air^  rc  qu'on  me  défend  .■• 

I.E   MAÎTr.E. 

'!i  vous  punit  pour  avoir  désobéi. 
l'enfant. 
ferai  en  sorte  qu'on  n'en  sache  rieu . 

LE  MAÎTRE. 

Il  vous  épiera, 
me  cacherai. 
'  )ii  vous  questionnera. 
'    mentirai. 
11  ne  faut  pas  mentir. 


L'EKFAHt. 

le  maître, 
l'ekfakt. 
le  maître. 


l'enfant. 
Pourquoi  ne  faulil  pas  mentir.' 

le  maîtrk. 
irce  que  cest  mal  fait,  etc. 
■  .jilii  lereicle  inévitable.  Sorle/.-en,  l'enfant  ne  vous  entend 
I  plus.  Ne  son  -ce  pas  là  des  instructions  fort  utiles?  Je  serais  bien 
'  ux  de  savoir  ce  qu'on  |>otirrail  mettre  à  l.i  place  de  ce  dia- 
?  Locke  lui-même  y  eût  à  coup  sur  été   fort  embarrassé. 
Connaître  le  bien  et  le  mal,  sentir  la  raison  des  devoirs  de  l'hom- 
me ,  n'est  pas  l'affaire  d'un  enfant. 

La  nature  veut  que  les  enfanl.>  soient  enfants  avant  que  d'élre 

hommes.  Si  nous  voulons  pervertir  cet  ordre ,  nous  produirons 

des  fruit»  précoces  qui  n'auront  ni  maturité  ni  saveur,  et  ne  lar^ 

Ueront  pas  à  se  corrompre  :  nous  aurons  de  jeunes  docteurs  et  de 

vjéux  enfants.  L'enfance  a  des  manières  de  voir,  de  penser,  de 

Il  ,  qui  lui  sont  propres;  rien  n'est  moins  sensé  que  d'y  vou- 

>ubsliluer  les  noires;  et  j'aimerais  autant  exij^er  qu'un  en- 

liinl  eût  cin(|  pieds  de  haut,  que  du  jugement  à  dix  ans.  En  effet , 

;  de  quoi  lui  servirait  la  raison  à  cet  à^e  ?  Elle  est  le  frein  de  la 

'  force ,  et  l'enfant  n'a  pas  besoin  de  ce  frein. 

Kl)  essayant  de  ))ersuader.i  vos  élevés  ledevt*ii  de  robLi»».iiioc, 


> 


7B  EMILE. 

vous  joignez  à  cette  prétendue  persuasion  la  force  et  les  nit^na- 
ces,  ou,  qui  pis  est,  la  flatterie  et  les  promesses.  Ainsi  donc, 
amorcés  par  l'intérêt  ou  contraints  par  la  force  ,  ils  font  semblant 
d'être  convaincus  par  la  raison.  Ils  voient  très-bien  que  l'obéis- 
sance leur  est  avantageuse,  et  la  rébellion  nuisible ,  aussitôt  que 
vous  vous  apercevez  de  l'une  ou  de  l'autre.  Mais  comme  vous 
n'exigez  rien  d'eux  qui  ne  leur  soit  désagréable ,  et  qu'il  est  tou- 
jours pénible  de  faire  les  volontés  d'aulrui,  ils  se  cachent  pour 
faire  les  leurs ,  persuadés  qu'ils  font  bien  si  l'on  ignore  leur  dé- 
sobéissance  ;  mais  prêts  à  convenir  qu'ils  font  mal  s'ils  sont  dé- 1 
couverts,  de  crainte  d'un  plus  grand  mal.  La  raison  du  devoir  n'é-  " 
tant  pas  de  leur  âge,  il  n'y  a  homme  au  monde  qui  vint  à  bout  de 
la  leur  rendre  vraiment  sensible;  mais  la  crainte  du  châtiment, 
l'espoir  du  pardon,  l'importunité ,  l'embarras  de  répondre,  leur 
arrachent  tous  les  aveux  qu'on  exige;  et  l'on  croit  les  avoir  con- 
vaincus ,  quand  on  ne  les  a  qu'ennuyés  ou  intimidés. 

Qu'arrive-t-il  de  là?  Premièrement ,  qu'en  leur  imposant  un  de- 
voir qu'ils  ne  sentent  pas,  vous  les  indisposez  contre  votre  tyran- 
nie, et  les  détournez  de  vous  aimer;  que  vous  leur  apprenez  à 
devenir  dissimulés ,  faux ,  menteurs ,  pour  extorquer  des  récom-  \ 
penses  ou  se  dérober  aux  châtiments  ;  qu'entin  ,  les  accoutumant  i 
à  couvrir  toujours  d'un  motif  apparent  un  motif  secret,  vous 
leur  donnez  vous-même  le  moyen  de  vous  abuser  sans  cesse ,  de 
vous  ôter  la  connaissance  de  leur  vrai  caractère ,  et  de  payer  vous 
et  les  autres  de  vaines  paroles  dans  l'occasion.  Les  lois ,  direz-vous , 
quoique  obligatoires  pour  la  conscience ,  usent  de  même  de  con- 
trainte avec  les  hommes  faits.  J'en  conviens.  Mais  que  sont  ces 
hommes,  sinon  des  enfants  gâtés  par  l'éducation?  Voilà  précisé- 
ment ce  qu'il  faut  prévenir.  Employez  la  force  avec  les  enfants, 
et  la  raison  avec  les  hommes  ;  tel  est  l'ordre  naturel  :  le  sage  n'a 
pas  besoin  de  lois. 

Traitez  votre  élève  selon  son  âge.  Mettez-le  d'abord  à  sa  place, 
et  tenez-l'y  si  bien  qu'il  ne  tente  plus  d'en  sortir.  Alors ,  avant 
»le  savoir  ce  que  c'est  que  sagesse ,  il  en  pratiquera  la  plus  impor- 
tante leçon.  Ne  lui  commandez  jamais  rien ,  quoi  que  ce  soit  au 
inonde,  absolument  rien.  Ne  lui  laissez  pas  même  imaginer  qu« 
vous  prétendiez  avoir  aucune  autorité  sur  lui.  Qu'il  sache  seule- 
ment qu'il  est  faible  et  que  vous  êtes  fort  ;  que ,  par  son  état  et  le 
voire ,  il  est  nécessairement  à  votre  merci  ;  qu'il  le  sache ,  qu'il 


LiVRK  11.  :: 

r«{iprenne ,  qu'il  le  sente  ;  qu'il  sente  de  bonne  heure  sur  sa  tète 
alliere  le  dur  joug  que  la  nature  impose  à  l'homnae ,  le  pesant  joug 
de  la  nécessité ,  sous  lequel  il  faut  que  tout  être  iini  ploie  ;  qu'il 
voie  cette  nécessité  dans  les  choses ,  jamais  dans  le  caprice  '  des 
hommes  ;  que  le  frein  qui  le  retient  soit  la  force,  et  non  l'autorilé. 
Ce  dont  il  doit  s'abstenir,  ne  le  lui  défendez  pas;  empéchez-le  de 
le  faire ,  sans  explications ,  sans  raisonnements  ;  ce  que  vous  lui 
accordez ,  accordez-le  à  son  premier  mot,  sans  sollicitations, 
sans  prières,  surtout  sans  conditions.  Accordez  avec  plaisir,  ne 
refusez  qu'avec  répugnance  ;  mais  que  tous  vos  refus  soient  irré- 
vocables; qu'aucune  importunité  ne  vous  ébranle;  que  le  non  pro- 
uoncé  soit  ou  mur  d'airain ,  contre  lequel  l'enfant  n'aura  pas  épuisé 
cinq  ou  six  fois  ses  forces ,  qu'il  ne  tentera  plus  de  le  renverser. 

('/est  ainsi  que  vous  le  rendrez  patient ,  égal ,  résigné  ,  paisible , 
même  quand  il  n'aura  pas  ce  qu'il  a  voulu  ;  car  il  est  dans  la  na« 
turc  de  l'homme  d'endurer  patiemment  la  nécessité  des  choses , 
mais  non  la  mauvaise  volonté  d' autrui.  Ce  mot,  il  n'i/  en  a  plus  . 
est  une  réponse  contre  laquelle  jamais  enfant  ne  s'est  mutiné ,  a 
moins  quil  ne  crût  que  c'était  un  mensonge.  Au  reste ,  il  n'y  a 
point  ici  de  milieu  ;  il  faut  n'en  rien  exiger  du  tout ,  ou  le  plier 
d'abord  à  la  plus  parfaite  obéissance.  La  pire  éducation  est  de  le 
laisser  Qotlant  entre  ses  volontés  et  les  vôtres ,  et  de  disputer  sans 
cesse ,  entre  vous  et  lui ,  à  qui  des  deux  sera  le  maître  :  j'aimerais 
cent  fois  mieux  qu'il  le  fut  toujours. 

Il  est  bien  étrange  que ,  depuis  qu'on  se  mêle  d'élever  des  en- 
fants, on  n'ait  imaginé  d'autre  instrument  pour  les  conduire  que 
rémulation,  la  jalousie,  l'envie,  la  vanité,  l'avidité,  la  vile  crainte, 
toutes  les  passions  les  plus  dangereuses ,  les  plus  promptes  à  fer- 
menter, et  les  plus  propres  à  corrompre  l'àme ,  même  avant  que 
le  corps  soit  formé.  A  chaque  instruction  précoce  qu'on  veut  faire 
entrer  dans  leur  tête ,  on  plante  un  vice  au  fond  de  leur  cœur  ; 
(f  insensés  instituteurs  pensent  faire  des  merveilles  en  les  rendant 
■échants  pour  leur  apprendre  ce  que  c'est  que  bonté  ;  et  puis  ils 
Doofl  disent  gravement  :  Tel  est  l'homme.  Oui ,  tel  est  l'homme 
que  TOUS  avez  fait. 

On  a  essayé  tous  les  instruments,  hors  un ,  le  seul  précisément 

>  Un  doit  être  sAr  que  l'enfant  traiter.i  <lc  caprice  toute  volonté  con- 
traire *  la  àenne ,  et  dont  il  ne  senlira  pa»  ia  raison.  Or,  un  enfant  oe  sent 
la  rate»  de  rien  dans  tout  ce  (|ui  chu<|ue  xs  (aniaiao. 


78  EMILE. 

qui  peut  réussir  :  la  liberté  bien  réglée.  Il  ne  taul  point  se  meicr 
d'élever  un  enfant ,  quand  on  ne  sait  pas  le  conduire  où  l'on  veut 
par  les  seules  lois  du  possible  et  de  linnpossible.  La  sphère  de  l'un 
et  de  l'autre  lui  étant  également  inconnue,  on  l'étend,  on  la  res- 
serre autour  de  lui  comme  on  veut.  On  Tenchaine ,  on  le  pousse  , 
on  le  retient  avec  le  seul  lien  de  la  nécessité,  sans  qu'd  en  mur- 
nnii'e  :  on  le  rend  souple  et  docile  ,  par  la  seule  force  des  choses , 
sans  qu'aucun  vice  ait  l'occasion  de  germer  en  lui;  car  jamais  les 
passions  ne  s'animent,  tant  qu'elles  sont  de  nul  effet. 
^  Ne  donnez  à  votre  élève  aucune  espèce  de  leçon  verbale;  il  n'en 
doit  recevoir  que  de  l'expérience  :  ne  lui  iiitligez  aucune  espèce 
de  chàlimenl  ;  car  il  ne  sait  ce  que  c'est  qu'être  en  faute  :  ne  lui 
faites  jamais  demander  pardon;  car  il  ne  saurait  vous  offenser. 
Dépourvu  de  toute  moralité  dans  ses  actions ,  il  ne  peut  rien  faire 
qui  soit  moralement  mal ,  et  qui  mérite  ni  châtiment  ni  répri- 
mande. 

Je  vois  déjà  le  lecteur  effrayé  juger  de  cet  enfant  par  les  nôtres  : 
il  se  trompe.  La  gène  perpétuelle  où  vous  tenez  vos  élèves  iriilc 
leur  vivacité;  plus  ils  sont  contraints  sous  vos  yeux,  plus 
ils  sont  turbulents  au  moment  qu'ils  s'échappent  :  il  faut  bien 
qu'ils  se  dédommagent  quand  ils  peuvent  de  la  dure  contrainte 
où  vous  les  tenez.  Deux  écolier.>de  la  ville  feront  plus  de  dégât  dans 
un  pays  que  la  jeunesse  de  tout  un  village  Knfermez  un  petit 
t  monsieur  et  un  petit  paysan  dans  une  chambre  ;  le  premier  aura 
tout  renversé,  tout  brisé,  avant  que  le  second  soit  sorti  de  sa 
place.  Pourqudi  cela,  si  ce  n'est  que  I  un  se  bâte  d  abuser  d'un 
moment  de  licence,  tandis  que  l'autre,  toujours  sur  de  >a  lil)erlé, 
ne  se  presse  jamais  d'en  user?  Et  cepend;mt  les  enfants  des  villa- 
geois, souvent  (lattes  ou  contrariés,  sont  encore  bien  loin  de  l'état 
où  je  veux  qu'on  les  tienne. 

>  Posons  pour  maxime  incontestable  que  les  premiers  mouve- 
ments tie  la  nature  sont  toujours  droits  :  il  n'y  a  point  de  perver- 
sité origmelle  dans  le  cœur  humain;  il  ne  s'y  trouve  pas  un  seul 
vice  dont  on  ne  puisse  dire  comment  et  jiar  où  il  y  est  entré. 
La  seule  passion  naturelle  à  riiomme  est  l'amour  de  soi-même , 
ou  l'amour-propre  pris  dans  un  sens  étendu.  Cet  amour-|HOiire  en 
soi  ou  relativement  à  nous  est  l)on  et  utile;  et,  comme  il  na 
point  de  rapport  nécessaire  à  autrui,  il  est  à  cet  égard  naturelle- 
ment indifférent  :  il  ne  tievient  bon  ou  mauvais  que  p<ir  l'applif.i- 


il 


LIVRE  11.  :9 

non  qu'où  eu  fait  et  les  relalions  qu'on  lui  donne.  Jusqu'à  ce 
que  le  guide  de  l'amour-propre ,  qui  est  la  raison ,  puisse  naître , 
il  importe  donc  qu'un  enfant  ne  fasse  rien  parce  qu'il  est  vu  ou 
entendu ,  rien  en  un  mot  par  rapport  aux  autres ,  mais  seulement 
ce  que  la  nature  lui  demande;  et  alors  il  ne  fera  rien  que  de  bien. 

.Te  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  jamais  de  dégât ,  qu'il  ne  se  bles- 
I  point ,  qu'il  ne  brisera  pas  peut-être  un  meuble  de  prix  s'il  le 
trouve  à  sa  portée.  Il  pourrait  faire  beaucoup  de  mal  sans  mal- 
faire ,  parce  que  la  mauvaise  action  dépend  de  l'intention  de  nuire , 
et  qu'iln'auia  jamais  cette  intention.  S'il  l'avait  une  seule  fois, 
tout  serait  déj;i  perdu  ;  il  serait  méchant  presque  sans  ressource. 

Telle  chose  est  mal  aux  yeux  de  l'avarice,  qui  ne  l'est  pas  aux 
veux  de  la  raison.  En  laissant  les  enf.inls  en  pleine  liberté  d'exer- 
cer leur  étourderie,  il  convient  d'écarter  d'eux  tout  ce  qui  [wnrrait 
la  rendre  coûteuse ,  et  de  ne  laisser  à  leur  portée  rien  de  fragile  cl 
de  prt^cieux.  Que  leur  appartement  soit  garni  de  meubles  gros-iers 
et  solides;  point  de  miroirs,  point  de  porcelaines,  point  d'olij(t> 
de  luxe.  Quant  à  mon  Emile ,  que  j'élève  à  la  campagne ,  sa  cham- 
bre n'aura  rien  qui  la  distingue  de  celle  d'un  paysan.  A  quoi  bon 
la  parer  avec  tant  de  soin,  puisqu'il  y  doit  rester  si  peu  ?  Mais  je  nv 
trompe  ;  il  la  parera  lui-même ,  et  nous  verrons  bientôt  de(|uoi. 

Que  si ,  malgré  vos  précautions ,  l'enfant  vient  à  faire  quelque 
désordre,  à  casser  quelque  pièce  utile,  ne  le  punissez  point  de 
votre  n-'gligenre,  ne  le  grondez  point  ;  qu'il  n'entende  pas  un  seul 
mot  de  reproche;  ne  lui  laissez  pas  même  entrevoir  qu'il  vous 
ail  donné  du  chagrin  ;  agissez  exactement  comme  si  le  meuble  se 
fut  cassé  de  lui-même,  enfin  croyez  avoir  beaucoup  fait  si  vous 
pouvez  ne  riend.re. 

Oserai-je  exposer  ici  la  pins  grande  ,  la  plus  importante,  la  plus 
utile  règle  de  toute  l'éducitiou  ?  ce  n'est  pa-*  de  gagner  du  temps , 
c'e>t  d'en  perdre  !,ecleurs  vulgaires,  pardonne-moi  mes  para- 
doxes :  il  en  faut  faire  quand  on  réfliThit  ;  et ,  quoi  que  vous  puis- 
siez dire,  j'aime  mieux  être  homme  à  paradoxes  q'i'homme  à  pré- 
jugés. Le  plus  dingereux  intervalle  de  la  vie  humaine  est  relui  de 
la  naissance  à  l'âge  de  douze  ans.  C'est  le  temps  où  germent  les 
erreurs  et  les  vices,  sans  qu'on  ait  encore  aucun  instrument  pour 
les  détruire;  et  quand  l'instrument  vient,  les  racines  sont  si  pro- 
fondes, qu'il  n'est  plus  temps  de  les  arracher.  Si  les  enfants  sau- 
taieol  twit  d'un  coup  de  la  mamelle  à  r,lg«»  de  raîsoo ,  l'éducation 


80  EMILE. 

qu'on  leur  donne  pourrait  leur  convenir  ;  mais ,  selon  le  progrès 
naturel ,  il  leur  en  faut  une  toute  contraire.  Il  faudrait  qu'ils  «e 
lissent  rien  de  leur  àme  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  toutes  ses  facultés  : 
car  il  est  impossible  qu'elle  aperçoive  le  flambeau  que  vous  lui 
présentez  tandis  qu'elle  est  aveugle,  et  qu'elle  suive ,  dans  l'im- 
mense plaine  des  idées ,  une  roule  que  la  raison  trace  encore  si  lé- 
gèrement pour  les  meilleurs  yeux. 

r  La  première  éducation  doit  donc  être  purement  négative.  Elle 
consiste ,  non  point  à  enseigner  la  vertu  ni  la  vérité ,  mais  à  garantir 
le  cœur  du  vice  et  l'esprit  de  l'erreur.  Si  vous  pouviez  ne  rien  faire 
et  ne  rien  laisser  faire  ;  si  vous  pouviez  amener  votre  élève  sain 
et  robuste  à  l'âge  de  douze  ans ,  sans  qu'il  sût  distinguer  sa  main 
droite  de  sa  main  gauche ,  dès  vos  premières  leçons  les  yeux  de 
son  entendement  s'ouvriraient  à  la  raison;  sans  préjugés,  san^ 
habitudes,  il  n'aurait  rien  en  lui  qui  put  contrarier  l'effet  de  vos 
soins.  Bientôt  il  deviendrait  entre  vos  mains  le  plus  sage  des  hom- 
mes ;  et,  en  commençant  par  ne  rien  faire ,  vous  auriez  fait  un  pro- 
dige d'éducation. 

;  Prenez  le  contre-pied  de  l'usage ,  et  vous  ferez  presque  toujours 
bien.  Comme  on  ne  veut  pas  faire  d'un  enfant  un  enfant ,  mais  un 
docteur,  les  pères  et  les  maitres  n'ont  jamais  assez  tôt  tancé,  corrigé, 
réprimande ,  flatté ,  menacé ,  promis ,  instruit,  parlé  raison.  Faites 
mieux  :  soyez  raisonnable,  et  ne  raisonnez  point  avec  voire  élève , 
surtout  pour  lui  faire  approuver  ce  qui  lui  déplaît;  car  amener 
ainsi  toujours  la  raison  dans  les  choses  désagréables ,  ce  n'est  que 
la  lui  rendre  ennuyeuse ,  et  la  décréditer  de  bonne  heure  dans  un 
esprit  qui  n'est  pas  encore  en  état  de  l'entendre.  Exercez  son  corps, 
ses  organes ,  ses  sens ,  ses  forces ,  mais  tenez  son  àme  oisive 
aussi  longtemps  qu'il  se  pourra.  Redoutez  tous  les  sentiments  an- 
térieurs au  jugement  qui  les  apprécie.  Retenez ,  arrêtez  les  im- 
pressions étrangères  :  et,  pour  empêcher  le  mal  de  naître,  ne  vous 
pressez  point  de  faire  le  bien  ;  car  il  n'est  jamais  tel  que  quand  la 
raison  l'éclairé.  Regardez  tous  les  délais  comme  des  avantages  : 
c'est  gagner  beaucoup  que  d'avancer  vers  le  terme  sans  rien  per- 
dre ;  laissez  mûrir  l'enfance  dans  les  enfants.  Enfin ,  quelque  leçon 
leur  devient-elle  nécessaire?  gardez-vous  de  la  donner  aujour- 
d'hui, si  vous  pouvez  différer  jusqu'à  demain  sans  danger. 

Une  autre  considération  qui  confirme  l'utilité  de  celte  méthode , 
est  celle  du  génie  particulier  de  l'enfanl ,  (pi'il  faut  bien  connailrf 


f 


LIVRE  II.  »> 

iir  savoir  quel  régime  moral  lui  convient.  Chaque  esprit  a  sa 
rme  propre  ,  selon  laquelle  il  a  besoin  d'être  gouverné  ;  et  il  im- 
rte  au  succès  des  soins  qu'on  prend  qu'il  soit  gouverne  par 
!le  forme  ,  el  non  par  une  autre.  Homme  prudent,  épiez  long- 
mps  la  nature,  obsenez  bien  votre  élève  avant  de  lui  dire  le 
premier  mot  ;  laissez  d'abord  le  germe  de  son  caractère  en  pleine 
liberté  de  se  montrer,  ne  le  contraignez  en  quoi  que  ce  puisse 
être,  afin  de  le  mieux  voir  tout  entier.  Pensez-vous  que  ce 
temps  de  lil)erté  soit  perdu  pour  lui?  tout  au  contraire ,  il  sera  le 
mieux  employé;  car  c'est  ainsi  que  vous  apprendrez  à  ne  pas  per- 
dre un  seul  moment  dans  un  temps  plus,  précieux  :  au  lieu  que , 
si  vous  commencez  d'agir  avant  de  savoir  ce  qu'il  faut  faire ,  vous 
agirez  au  hasard;  sujet  à  vous  tromper,  il  faudra  revenir  sur  vos 
pas  ;  vous  serez  plus  éloigné  du  but  quç  si  vous  eussiez  été  moins 
pressé  de  l'atteindre.  Ne  faites  donc  pas  comme  l'avare  qui  perd 
beaucoup  pour  ne  vouloir  rien  perdre.  Sacrifiez  dans  le  premier 
âge  un  temps  que  vous  regagnerez  avec  usure  dans  un  âge  plus 
avancé.  Le  sage  médecin  ne  donne  pas  étourdiment  des  ordonnan- 
ces à  la  première  vue,  mais  il  étudie  premièrement  le  tempérament 
du  malade  avant  de  lui  rien  prescrire  ;  il  commence  tard  à  le  trai- 
ter, mais  il  le  guérit  ;  tandis  que  le  médecin  trop  pressé  le  tue. 

Mais  où  placerons-nous  cet  enfant  pour  l'élever  ainsi  comme 
un  élre  insensible ,  comme  un  automate?  Le  tiendrons-nous  dans 
le  globe  de  la  lune  ,  dans  une  ile  déserte  ?  L'écarterons-nous  de 
tous  les  humains?  N'aura-t-il  pas  continuellement  dans  le  monde 
le  spectacle  et  l'exemple  des  passions  d'autrui  ?  Ne  verra-t-il  jamais 
d'autres  enfants  de  son  âge  ?  Ne  verra-t-il  pas  ses  parents,  ses  voi- 
sins, sa  nourrice,  sa  gouvernante,  son  laquais,  son  gouverneur 
même ,  qui  après  tout  ne  sera  pas  un  ange  ? 

Cette  objection  est  forte  et  solide.  Mais  vous  ai-je  dit  que  ce 
fut  une  entreprise  aisée  qu'une  éducation  naturelle?  0  hommes  î 
est-ce  ma  faute  si  vous  avez  rendu  difficile  tout  ce  qui  est  bien  ? 
Je  sens  ces  difiicullés,  j'en  conviens  :  peut-être  sont-elles  insur- 
montables; mais  toujours  est  il  sur  qu'en  s'appliquant  à  les  pré- 
Teni  on  les  prévient  jusqu'à  certain  point.  Je  montre  le  but  qu'il 
Inut  qu'on  se  propose:  je  ne  dis  pas  qu'on  y  puisse  arriver;  mais  je 
disque  relui  qui  en  approchera  davantage  aura  le  mieux  réussi*. 

•  [Fénrltm  a  dit ,  dans  son  traité  df  rÉducntion  àe$  Jillts  .  «  Quand  on 
<  enlreprrud  an  ouvrajce  mr  U  meilleure  Mucatioo .  ce  n'r«t  pas  pour 


«2  EMILE. 

Souvenez-vous  qu'avant  d'oser  entreprendre  de  loriner  un 
horamc ,  il  faut  s'être  fait  homme  soi-même  ;  il  faut  trouver  en 
soi  l'exomoio  qu'il  se  doit  proposer.  Tandis  que  l'otifant  est  encore 
sans  connaissance,  on  a  le  temps  de  préparer  tout  co  qui  l'appro- 
che à  ne  frapper  ses  |)remicrs  regards  que  des  objets  qu'il  lui 
convient  de  voir.  Rendez-vous  respectable  à  tout  le  monde,  com- 
mencez par  vous  faire  aimer,  afin  que  chacun  cherche  à  vous 
complaire.  Vous  ne  serez  i)oint  maître  de  l'enfant ,  si  vous  ne  l'ê- 
tes de  tout  ce  qui  l'entoure  ;  et  cette  autorité  ne  sera  jamais  suf- 
fisante ,  si  elle  n'est  fondée  sur  l'estime  de  la  vertu.  Il  ne  s'agit 
point  d'épuiser  sa  bourse  et  de  verser  l'argent  à  pleines  mains; 
je  n'ai  jamais  vu  que  l'argent  fit  aimer  personne.  Il  ne  faut  point 
être  avare  et  dur,  ni  plaindre  la  misère  qu'on  peut  soulager;  mais 
vous  aurez  beau  ouvrir  vos  coffres,  si  vous  n'ouvrez  aussi  vo- 
ire cœur,  celui  des  autres  vous  restera  toujours  fermé.  C'est  vo- 
tre temps,  ce  sont  vos  soins,  vos  affections,  c'est  vous  même 
qu'il  faut  donner;  car,  quoi  que  vous  puissiez  faire  ,  on  sent  tou- 
jours que  votre  argent  n'est  point  vous.  Il  y  a  des  témoignages 
d'intérêt  et  de  bienveillance  qui  font  plus  d'effet  et  sont  réelle- 
ment plus  utiles  que  lous  les  dons  :  combien  de  malheureux,  de 
malades,  ont  plus  besoin  de  consolations  que  daumones!  com- 
bien d'opprimés  à  qui  la  protection  sert  plus  que  l'argent  !  Rac- 
commodez les  gens  qui  se  brouillent,  |)révenez  les  procès;  por- 
tez les  enfants  au  devoir,  les  pères  à  l'indulgence;  favorisez  d'heu- 
reux mariages;  empêchez  les  vexations;  employez,  prodiguez  le 
crédit  des  parents  de  votre  élève  en  faveur  du  faible  à  qui  on  re- 
fuse justice ,  et  que  le  puissant  accable.  Déclarez-vous  hautement 
le  prolecteur  des  malheureux.  Soyez  juste,  humain  ,  bienfaisant. 
Ne  faites  pas  seulement  l'aumône,  faites  la  charité;  les  œuvres 
de  miséricorde  soulagent  plus  de  maux  que  l'argent  :  aimez  les 
autres,  et  ils  vous  aimeront;  servez-les,  et  ils  vous  serviront;  soyez 
leur  frère ,  et  ils  seront  vos  enfants. 

C'est  encore  ici  une  des  raisons  pourquoi  je  veux  élever  Emile 
il  la  campagne ,  loin  de  la  canaille  des  valets ,  les  derniers  des 

f  donner  des  règles imp.uf.iiles.  Il  est  vrai  que  chacun  ne  pourra  |v»s  aller 
«  dans  la  prati(|iie  aussi  loin  t|iio  nos  |K>ii»c'e.s  vont  sur  le  p.ipier;  mais  oiilin 
•  lurs.iu'on  ne  pourra  pas  aller  jusi|ir.\  la  perfection,  il  ne  sera  pas  iiitililc 
«de  l'avoir  connue,  et  de  s'être  efforcé  d'y  atteindre  ;  c'est  le  lueilleiir 
«  moyen  d'en  approcher.  »  Cliap.  13.]  iSote  de  iV.  Petilain. 


LIVRE  II.  8;i 

bon^mi^fB^  lei|rs,  maîtres  ;  loin  deâ  Doires  mœurs  des  villes , 
que  le  vernis  dont  on  les  rouvre  rend  séduUantes  el  coiUa-^icuses 
pour  les  enfants  ;  au  lieu  que  les  vices  des  paysans ,  sans  apprêt 
el  dans  toute  leur  grossièreté ,  sont  plus  propres  à  rebuter  qu'à 
séduire,  quand  on  n'a  nul  intérêt  à  les  imiter. 

Au  village,  un  gouverneur  sera  beaucoup  plus  maître  des  ob- 
jets.qu'il  voudra  présentera  l'enfant;  s-i  réputation,  ses  discours  , 
son  exemple,  auront  une  autorité  qu'ils  ne  sauraient  avoir  à  la 
ville  :  étant  utile  à  tout  le  monde ,  chacun  s'empressera  de  l'o- 
bliger, d'être  estimé  de  lui ,  de  se  montrer  au  disciple  tel  que  lo 
maitre  voudrait  qu'on  fût  en  effet  ;  el  si  l'on  ne  se  corrijje  pas 
du  vice,  on  s'abstiendra  du  scandale  ;  c'est  tout  ce  dont  nous  n\on< 
besoin  pour  notre  objet. 

Cessez  de  vous  en  prendre  aux  autres  de  vos  propres  fautes  : 
le  mal  que  les  enfants  voient  les  corrompt  moins  que  celui  que 
vous  leur  apprenez.  Toujours  sermonneurs ,  toujours  moralistes, 
toujours  pédants,  pour  une  idée  que  vous  leur  donnez  la  croyant 
bonne  ,  vous  leur  en  donnez  à  la  fois  vingt  autres  qui  ne  valent 
rien  :  pleins  de  ce  qui  se  passe  dans  votre  tête ,  vous  ne  voyez 
pas  l'effet  que  vous  produisez  dans  la  leur.  Parmi  ce  long  flux 
de  paroles  dont  vous  les  excédez  incessamment ,  pensez-vous 
qu'il  n'y  en  ait  pas  une  qu'ils  saisissent  à  faux  ?  Pensez-vous  qu'ils 
ne  commentent  pas  à  leur  manière  vos  explicitions  diffuses ,  el 
qu'ils  n'y  trouvent  pas  de  quoi  se  faire  un  système  à  leur  portée , 
qu'ils  sauront  vous  oi)poser  dans  l'occasion  ? 

Écoulez  un  petit  bonhomme  qu'on  vient  d'endoctriner  ;  laissez- 
le  jaser,  questionner,  extravai^uer  à  son  aise  ,  et  vous  allez  étro 
surpris  du  tour  élniige  qu'ont  pris  vos  raisonnements  dans 
Bon  esprit  :  il  confond  tout ,  il  renverse  tout ,  il  vous  impatiente , 
il  vous  désole  quelquefois  par  des  objections  imprévues;  il  vous 

luit  à  voustatre,  ou  à  le  faire  taire  :  el  que  peul-il  penser  de 
ce  silence  de  la  pari  d'un  homme  qui  aime  tant  à  parler?  Si  jamais 
fl  remporte  cet  avantage,  et  qu'il  s'en  aperçoive,  adieu  l'éducation  ; 
loul  est  fini  dès  ce  moment,  il  ne  cherdie  plus  à  s'inslniire,  il 
cherche  à  vous  réfuter. 

Maîtres  zôlés,  soyez  simples  discrets,  ret^'nus  :  ne  vous  h;'i- 
lez  jamais  d'agir  que  pour  empt-chcr  d'agir  les  autres  :  je  le  n'- 
pétcrai  sans  cesse,  renvoyé»,  s^l  se  peut ,  une  botuie  mstruclion  . 
'if  j>our  d'en  donner  une  mauvaise.  Sur  celle  terre  dont  la  na- 

re  eût  fait  le  premier  paradis  de  l'homme ,  fraîijnez  d'exercer 


Hr,  EMILE. 

l'emploi  (lu  tentateur,  en  voulant  donner  à  l'innocence  la  connaU- 
sance  du  bien  et  du  mal  :  ne  pouvant  empêcher  que  l'enfant  ne 
s'instruise  au  dehors  par  des  exemples,  bornez  toute  votre  vigi- 
lance à  imprimer  ces  exemples  dans  son  esprit  sous  l'image  qui 
lui  convient. 

Les  passions  impétueuses  produisent  un  grand  effet  sur  l'en- 
fant qui  en  est  témoin ,  parce  qu'elles  ont  des  signes  trcs-sensi 
blés  qui  le  frappent  et  le  forcent  d'y  faire  attention.  La  colère  sur- 
tout est  si  bruyante  dans  ses  emportements,  qu'il  est  impossible 
de  ne  pas  s'en  apercevoir  étant  à  portée.  Il  ne  faut  pas  demander 
si  c'est  là  pour  un  pédagogue  l'occasion  d'entamer  un  beau  dis- 
cours. Eh!  point  de  beaux  discours,  rien  du  tout,  pas  un  seul 
mot.  Laissez  venir  l'enfant  :  étonné  du  spectacle,  il  ne  manquera 
pas  de  vous  questionner.  La  réponse  est  simple  ;  elle  se  lire  des 
objets  mêmes  qui  frappent  ses  sens.  Il  voit  un  visage  enflammé , 
des  yeux  élincelants,  un  geste  menaçant,  il  entend  des  cris  ;  tous 
.signes  que  le  corps  n'est  pas  dans  son  assiette.  Dites-lui  posément, 
sans  affectation ,  sans  mystère  :  Ce  pauvre  homme  est  malade , 
il  est  dans  un  accès  de  fièvre.  Vous  pouvez  de  là  tirer  occasion 
de  lui  donner,  mais  en  peu  de  mots ,  une  idée  des  maladies  et  de 
leurs  effets  ;  car  cela  aussi  est  de  la  nature ,  et  c'est  un  des  liens 
de  la  nécessité  auxquels  il  se  doit  sentir  assujetti. 

Se  peut-il  que  sur  cette  idée,  qui  n'est  pas  fausse,  il  ne  con- 
tracte pas  de  bonne  heure  une  certaine  répugnance  à  se  livrer  aux 
excès  des  passions,  qu'il  regardera  comme  des  maladies  ?  et  croyez- 
vous  qu'une  pareille  notion ,  donnée  à  propos,  ne  produira  fvis  un 
effet  aussi  salutaire  que  le  plus  ennuyeux  sermon  de  morale  ?  Mais 
voyez  dans  l'avenir  les  conséquences  de  celte  notion  :  vous  voilà 
autorisé  ,  si  jamais  vous  y  êtes  contraint ,  à  traiter  un  enfant  mu- 
lin  comme  un  enfant  malade  ;  à  l'enfermer  dans  sa  chambre ,  dans 
son  lit  s'il  le  faut,  à  le  tenir  au  régime,  à  l'effrayer  lui-même  de 
ses  vices  naissants,  à  les  lui  rendre  odieux  et  redoutables ,  sans 
que  jamais  il  puisse  regarder  comme  un  châtiment  la  sévérité 
«ioiit  vous  serez  peut-être  forcé  d'user  pour  l'en  guérir.  Que  s'il 
vous  arrive  à  vous-même,  dans  quelque  moment  de  vivacité,  de 
sortir  du  sang-froid  et  de  la  modération  dont  vous  devez  faire  vo- 
tre élude ,  ne  cherchez  point  à  lui  déguiser  votre  faute  ;  mais  dites- 
lui  lianchcment ,  avec  un  tendre  reproche  :  Mon  ami ,  vous  m'a- 
vez fait  mal. 
Au  reste,  il  importe  que  toutes  les  naïvetés  que  peut  produire 


LIVRE  II.  «5 

dans  un  enfant  la  simplicité  des  idées  dont  il  est  uouiTi  ne  soient 
j.imais  relevées  en  sa  présence,  ni  citées  de  manière  qu'il  puisse 
l'apprendre.  Un  éclat  de  rire  indiscret  peut  gâter  le  travail  de  six 
mois,  et  faire  un  tort  irréparable  pour  toute  la  vie.  Je  ne  puis  as- 
sez redire  que,  pour  être  le  maître  de  l'enfant,  il  faut  être  son 
propre  maître.  Je  me  représente  mon  petit  Emile,  au  fort  d'une 
rixe  entre  deux  voisines,  s'avanrant  vers  la  plus  furieuse,  et  lui 
dis.-int  d'un  ton  de  commisération  :  Ma  bonne .  vous  êtes  malade  . 
j'en  «iiis  bien  fâché.  A  coup  sur  cette  saillie  ne  restera  pas  sans 
effet  sur  les  spectateurs  ni  peut-être  sur  les  actrices.  Sans  rire, 
sans  le  gronder,  sans  le  louer,  je  l'emmène  de  gré  ou  de  force  avant 
qu'il  puisse  apercevoir  cet  effet ,  ou  du  moins  avant  qu'il  y  pense  ; 
et  je  me  hâte  de  le  distraire  sur  d'autres  objets  qui  le  lui  fassent 
bien  vile  oublier. 

Mon  dessein  n'est  point  d'entrer  dans  tous  les  détails,  mais 
seulement  d'exposer  les  maximes  générales,  et  de  donner  des 
exemples  dans  les  occasions  difficiles.  Je  tiens  pour  impossible 
qu'au  sein  de  la  société  l'on  puisse  amener  un  enfant  à  l'âge  de 
douze  ans,  sans  lui  donner  quelque  idée  des  rapports  d'homme  à 
homme,  et  de  la  moralité  des  actions  humaines.  Il  suffit  qu'on 
s'applique  à  lui  rendre  ces  notions  nécessaires  le  plus  tard  qu'il  se 
pourra,  et  que,  quand  elles  deviendront  inévitables,  on  les  borne 
à  lutililc  présente,  seulement  pour  qu'il  ne  se  croie  pas  le  maître 
de  tout ,  et  qu'il  ne  fasse  pas  du  mal  à  autrui  sans  scrupule  et  sans 
le  savoir.  Il  y  a  des  caractères  doux  et  tranquilles  qu'on  peut  me- 
ner loin  sans  danger  dans  leur  première  innocence;  mais  il  y  a 
aussi  des  naturels  violents  dont  la  férocité  se  développe  de  bonne 
heure,  et  qu'il  faut  se  hâter  de  faire  hommes,  pour  n'être  pas  obligé 
de  les  enchaîner.  ^ 

Nos  premiers  devoirs  sont  envers  nous  ;  nos  sentiments  primi- 
tifs se  concentrent  en  nous-mêmes  ;  tous  nos  mouvements  naturels 
se  rapportent  d'abord  à  notre  conservation  et  à  notre  bien-être. 
Ainsi  le  premier  sentiment  de  la  justice  ne  nous  vient  pas  de  celle 
que  nous  devons,  mais  de  celle  (jui  nous  est  due  ;  et  c'est  encore 
un  des  contre-sens  des  éducations  communes,  que,  parlant  d'a- 
bord aux  enfants  de  leurs  devoirs ,  jamais  de  leurs  droits ,  on  com- 
nienre  p;ir  leur  dire  le  contraire  de  ce  qu'il  faut ,  ce  qu'ils  ne  sau- 
raient entendre,  et  ce  qui  ne  peut  les  intéresser. 

Si  j'avais  donc  à  conduire  un  de  ceux  que  jo  viens  de  sup|M>ser, 


86  EMILE. 

je  me  dirais  :  Un  enfant  ne  s'attaque  pas  aux  personnes  ' ,  ranis  aux 
choses;  et  bientôt  il  apprend  par  rc.xpérience  à  respecter  quicon- 
que le  passe  en  âge  et  en  force  :  mais  les  choses  ne  se  défoiuicnt 
pas  elles-mêmes.  La  première  idée  qu'il  faut  lui  donner  est  donc 
moins  celle  de  la  liberté  que  de  la  propriété;  et,  pour  qu'il  puisse 
avoir  cette  idée,  il  faut  qu'il  ait  quelque  chose  en  propre.  Lui  ci- 
ter ses  bardes,  ses  meubles,  ses  jouets,  c'est  ne  lui  rien  dire; 
puisque,  bien  qu'il  dispose  de  ces  choses,  il  ne  sait  ni  pourquoi 
ni  comment  il  lésa.  Lui  dire  qu'il  les  a  parce  qu'on  les  lui  a  don- 
nées, c'est  ne  faire  guère  mieux  ;  car,  pour  donner,  il  faut  avoir  : 
voilà  donc  une  propriété  antérieure  à  la  sienne  ;  et  c'est  le  prin- 
cipe'le  la  propriété  qu'on  lui  veut  expliquer;  sans  compter  que 
le  don  est  une  convention ,  et  que  l'enfant  ne  peut  savoir  encore 
ce  que  c'est  que  convention'.  Lecteurs,  remarquez,  je  vous  prie, 
dans  cet  exemple  et  dans  cent  mille  autres,  comment,  fourrant 
dans  la  tête  des  enfants  des  mots  qui  n'ont  aucun  sens  à  leur  por- 
tée, on  croit  pourtant  les  avoir  fort  bien  instruits. 
I  II  s'agit  donc  de  remonter  à  l'origine  de  la  propriété;  car  cV>t 
(le  là  que  la  première  idée  en  doit  naître.  L'enfant ,  viv.ml  à  la 
campagne,  aura  pris  quelque  notion  des  travaux  champêtres;  il 
ne  faut  pour  cela  que  des  yeux ,  du  loisir;  il  aura  l'un  et  l'autre. 
11  est  de  tout  âge,  surtout  du  sien,  de  vouloir  créer,  imiter,  pro- 
duire, donner  des  signes  de  puissance  et  d'activité.  Il  n'aura  pas 
vu  deux  fois  labourer  un  jardin  ,  semer,  lever,  croître  des  loju- 
mes ,  qu'il  voudra  jardiner  à  son  tour. 

l'ar  les  principes  ci-devant  établis,  je  ne  m'oppose  |)oint  à  son 
envie  :  au  contraire,  je  la  favorise,  je  partage  son  goût,  je  travaille 
avec  lui,  non  pour  son  plaisir,  mais  pour  le  mien;  du  moins  il  le 
croit  ainsi  :  je  deviens  son  garçon  jardinier;  en  attendant  qu'il  ait 

'  On  ne  doit  jamais  souffrir  (ju'nn  enfant  se  joue  aux  jn-amlcs  pei-sonnes 
comme  avec  ses  inférieurs .  tii  même  comme  avec  ses  iV^anx.  S'il  osait  fr.ip- 
persérieiisemciil  (luclciu'uit.  (fit-cc  son  lai|iiais,  ff»-i;c  ie  bourreau,  fiiii^î 
qu'on  lui  rt'inle  toi.jDtiis  sos  cnups  avec  usure,  et  dt"  maniire  ,^  lui  ùlfr 
l'envie  (l'y  rexcuir.  .l'ai  vu  tl'iiu|trutlenles  siuvernanles  animer  la  muliue- 
ricilnii  enfant,  l'excitera  hattic,  s'en  laisser  Iwtlre  elles-mêmes,  et  rire 
dcses  riil>les  eoups.  s;»iis  s.)ni;er  nui. s  étaient  au  tau  I  de  meurtres  ilin< 
rinleutioit  du  petil  furieux,  et  que  ee.ui  «nii  veut  liallre  él.«>t  jeune  \<>:i- 
dra  tuer  élaiil  i^r.md. 

»  Voil'i  pour.(uoi  la  plu;wut  des  enfants  veulent  ravoir  ce  iiuils  (itt 
donné,  et  |il(;iueiit  i|uand  on  ne  le  leur  veuf  |>,is  rendiT.  Cela  ne  leur  ,u- 
live  plus  >|ua  id  ils  ont  bien  coneii  ee  «pie  c'est  i|ue  don  ;  s*'ulemenl  iJ> 
sont  alors  plus  circonspects  ,'i  donner. 


HVKt  II.  S7 

des  bras,  je  laboure  pour  lui  la  lerre  :  il  en  prend  possession  en 
V  phntanl  une  fève;  et  sûrement  relte  possession  est  plus  sacrée 
et  plus  respectable  que  celle  que  proiiail  NunèsBall>oa  de  TAmé- 
rique  méridionale  au  nom  du  roi  d'Espagne ,  en  plantant  son  éten- 
daril  sur  les  côtes  de  la  mer  du  Sud. 

On  vient  tous  les  jours  arroser  les  fèves,  on  les  voit  lever  dans 
des  transports  de  joie.  J'augmente  celte  joie  en  lui  disant,  Cela 
vous  app<irlient  ;  et  lui  expliquant  alors  ce  terme  d'appartenir,  j<- 
lui  fais  sentir  qu'il  a  mis  là  son  temps,  son  travail,  sa  peine,  sa 
personne  enfin  ;  qu'il  y  a  dans  celte  terre  quelque  chose  de  lui- 
même  qu'il  peut  réclamer  contre  qui  que  ce  soit,  comme  il  pour- 
rait retirer  son  bras  de  la  main  d'un  autre  homme  qui  voudrait  le 
retenir  malgré  lui. 

Un  beau  jour  il  arrive  empressé  et  l'arrosoir  à  la  main.  0  spec- 
tacle! ô  douleur!  toutes  les  fèves  sont  arrachées,  tout  le  terrain 
est  bouleversé,  la  place  même  ne  se  reconnaît  plus.  Ah!  qu'est 
devenu  mon  travail ,  mon  ouvrage,  le  doux  fruit  de  mes  soins  et 
de  mr«s  sueurs?  Qui  m'a  ravi  mon  bien?  qui  m'a  pris  mes  fèves? 
Ce  jeune  cœur  se  soulève;  le  premier  senliment  de  l'injustice  y 
vient  verser  sa  Iriste  amertume; les  larmes  èoulent  en  ruisseaux; 
l'enfant  désolé  remplit  l'air  de  gémissements  et  de  cris.  On  prend 
part  à  sa  peine,  à  son  indignation;  on  cherche,  on  s'informe,  ou 
fait  des  penpiisilions.  Enfin  l'on  découvre  que  le  jardinier  a  faille 
coup  :  on  le  fait  venir. 
Mais  nous  voici  bien  loin  de  compte.  Le  jardinier,  apprenant  de 

i  l'on  se  plaint,  commence  à  se  plaindre  plus  haut  que  nous. 

1 ,  mes>ieurs,  c'est  vous  qui  m'avez  ainsi  gâté  mon  ouvrage  ! 

lis  semé  là  des  melons  de  Malle,  donl  la  graine  m'ava.t  élé 
'•e  comme  un  trésor,  et  desquels  j'espérais  vous  régaler  quand 
raient  murs;  mais  voilà  que,  pour  y  planter  vos  misérables 

',  vous  m'avez  détruit  mes  melons  déjà  tout  levés,  et  qiiejo 
uc  remplacerai  jamais.  Vous  m'avez  fait  un  tort  irréparable,  et 
fous  vous  êtes  privés  vous  mèm"-  '!'•  vh'^><-  !«  manger  des  me- 
bns  exquis. 

|^;A^-.IA<  i,)i  hs. 

M'usez-noas,  mon  pauvre  I\ulH?rt.  Vous  aviez  mis  là  voire 

lil ,  votre  peine.  Je  vois  bien  que  nous  avons  eu  tort  de  gâter 
ouvrage;  mais  rwus  vous  lerons  venir  J'autre  graine  de, 
Malte,  et  nous  ne  travaillerons  plus  la  terre  avant  de  savoir  si  quel 
qu'un  n'y  a  point  mis  la  main  avant  nous. 


68  EMILE. 

ROBERT. 

Oh  bien  !  messieurs,  vous  pouvez  donc  vous  reposer;  car  il  n'y 
a  plus  guère  de  terre  en  friche.  Moi,  je  travaille  celle  que  mou 
pore  a  bonidée;  chacun  en  fait  autant  de  son  côté,  et  toutes  les 
terres  que  vous  voyez  sont  occupées  depuis  longtemps. 

EMILE. 

Monsieur  Robert ,  il  y  a  donc  souvent  de  la  graine  de  melons 
perdue? 

ROBERT. 

l*ardoiincz-moi,  mon  jeune  cadet  ;  car  il  no  nous  vient  pas  sou- 
vent de  petits  messieurâ  aussi  étourdis  que  vous.  Personne  ne 
touche  au  jardin  de  son  voisin';  chacun  respecte  le  travail  des  au- 
tres, afin  que  le  sien  soit  en  sûreté. 

KM  ILE. 

Mais  moi  je  n'ai  pas  de  jardin. 

ROBERT. 

Que  m'importe  ?  si  vous  gâtez  le  mien ,  je  ne  vous  y  laisserai 
plus  promener;  car,  voyez-vous,  je  ne  veux  pas  perdre  ma  peine. 

JEAN-JACQUES. 

Ne  pourrait-on  pas  proposer  un  arrangement  au  bon  Robert  ? 
Qu'il  nous  accorde  ,  à  mon  petifami  et  à  moi ,  un  coin  de  son    j 
jardin  pour  le  cultiver,  à  condition  qu'il  aura  la  moitié  du  pro- 
duit. 

ROBERT. 

Je  vous  l'accorde  sans  condition.  Mais  souvenez-vous  que  j'irai 
labourer  vos  fèves ,  si  vous  touchez  à  mes  melons. 

Dans  cet  essai  de  la  manière  d'inculquer  aux  enfants  les  notions 
primitives,  on  voit  comment  l'idée  de  la  propriété  remonte  na- 
turellement au  droit  du  premier  occupant  par  le  travail.  Cela  est 
clair,  net,  simple,  et  toujours  à  la  portée  de  i'oiifant.  De  là  jusqu'au 
droit  de  propriété  et  aux  échanges  il  n'y  a  i)kis  qu'un  pas ,  après 
lequel  il  faut  s'arrêter  tout  court. 

On  voit  encore  qu'une  explication  que  je  renferme  ici  dans  deux 
|)ages  d'écriture  sera  peut-être  l'affaire  d'un  an  pour  la  pratique  ; 
car ,  dans  la  carrière  des  idées  morales ,  on  ne  peut  avancer  trop 
lentement ,  ni  trop  bien  s'affermir  à  chaque  pas.  Jountv»  maîtres , 
pensez  ,  je  vous  prie  ,  à  cet  exemple  ,  et  souvenez  vous  qu'eu 
toute  chose  vos  leçons  doivent  être  i)lus  enaclions  qu'en  discours  ; 
r.ir  les  enfants  oublient  aisément  ce  qu'ils  ont  dit  et  ce  qu'on  leur 
,1  dit,  niais  non  pis  ci-  qu'ils  ont  fait  et  ce  nu'on  leur  a  lait. 


LIVRE  II.  H^ 

De  pareilles  iiislrucUons  se  doivent  donner ,  comme  je  l'ai  dit , 
plus  toi  ou  plus  tard,  selon  que  le  naturel  paisible  ou  turbulent 
de  l'élève  en  accélère  ou  retarde  le  l)esoin  ;  leur  usage  est  d'une 
évidence  qui  saute  au\  yeux  :  mais,  pour  ne  rien  omettre  d'impor- 
lanl  dans  les  choses  difficiles  ,  donnons  encore  un  exemple. 

Votre  enfant  dyscolegàte  tout  ce  qu'il  louche  :  ne  vous  fâchez 
point  ;  mettez  hors  de  sa  portée  ce  qu'il  peut  gâter.  Il  brise  les 
meubles  dont  il  se  sert  ;  ne  vous  hâtez  point  de  lui  en  donner 
d'autres  :  laissez-lui  sentir  le  préjudice  de  la  privation.  Il  casse 
les  fenêtres  de  sa  chambre  ;  laissez  le  vent  souffler  sur  lui  nuit  et 
jour,  sans  vous  soucier  des  rhumes  ;  car  il  vaut  mieux  qu'il  soil 
enrhumé  que  fou.  Ne  vous  plaignez  jamais  des  incommodités  qu'il 
vous  cause  ,  mais  tiites  qu'il  les  sente  le  premier.  A  la  fin  vous 
faites  raccommoder  les  vitres,  toujours  sans  rien  dire.  Il  les  casse 
encore .'  changez  alors  de  méthode  ;  dites-lui  sèchement ,  mais 
sans  colère  :  Les  fenêtres  sont  à  moi  ;  elles  ont  été  mises  là  par 
mes  soins;  je  veux  les  garantir.  Puis  vous  l'enfermerez  à  l'obs- 
curité dans  un  lieu  sans  fenêtre.  A  ce  procédé  si  nouveau  il  corn  - 
menée  par  crier,  tempêter  :  personne  ne  l'écoute.  Bientôt  ilse  lasse 
et  change  de  ton;  il  se  plaint,  il  gémit  :  un  domestique  se  présente, 
le  mulin  le  prie  de  le  délivrer.  Sans  chercher  de  prétexte  pour 
n'en  rien  faire,  le  domestique  repond  :  J'ai  aussi  des  titres  o  con- 
serrer.  et  s'en  va.  Enfin ,  après  que  l'enfant  aura  demeuré  là  plu- 
sieurs heures,  assez  longtemps  pour  s'y  ennuyer  et  s'en  souve- 
nir, quelqu'un  lui  suggérera  de  vous  proposer  un  accord  au 
moyen  duquel  vous  lui  rendriez  la  liberté ,  et  il  ne  casserait  plus  de 
vitre.  Il  ne  demandera  pas  mieux.  II  vous  fera  prier  de  le  venir 
voir  :  vous  viendrez  ;  il  vous  fera  sa  proposition ,  et  vous  l'accepte- 
i  rez  à  l'instant,  en  lui  disant  :  C'est  très-bien  pensé  ;  nous  y  gagne- 
>  tous  deux  :  que  n'avez-vous  eu  plus  tôt  cette  bonne  idée  !  Et 
~ ,  sans  lui  demander  ni  protestation  ni  confirmation  de  sa 
promesse ,  vous  l'embrasserez  avez  joie  et  l'emm'.nerez  sur-le- 
:  champ  dans  sa  chambre ,  regardant  cet  accord  comme  sacré  et 
i  inviolable  autant  que  si  !e  serment  y  avait  passé  Oup'l*i  '<iée  pen- 
f  »ez-vous  qu'il  prendra,  sur  ce  procédé ,  de  la  foi  des  engagements 
>  et  de  leur  utilité  ?  Je  suis  trompé  s'il  y  a  sur  ia  terre  un  seul  en- 
'    '  .  non  déjà  gâté ,  à  l'épreuve  de  cette  conduite ,  et  qui  s'avise 
^  cela  de  casser  une  fenêtre  à  dessein.  Suivez  la  chaîne  de 
.  luut  cela.  Le  petit  méchant  ne  songeait  guère  ,  en  faisant  un  trou 


00  EMILE. 

pour  planter  sa  fève  ,  (ju'il  se  creusait  uu  c<ichol  où  sa  science  ne 
larderait  pas  à  le  faire  enfermer  '. 

Nous  voilà  clans  le  monde  moral,  voilà  la  porte  ouverte  au  vice. 
Avec  les  conventions  et  ies  devoirs  naissent  la  tromperie  et 
le  mensonge.  Dès  qu'on  peut  faire  ce  qu'on  ne  doit  pas  ,  on  veut 
cacher  ce  qu'on  n'a  pas  dû  faire.  Dès  qu'un  intérêt  fait  j)romet- 
tre,  un  intérêt  plus  grand  peut  faire  violer  la  promesse;  il  ne 
s'agit  plus  que  de  la  violer  impunément  :  la  ressource  est  natu- 
relle; on  se  cache  et  l'on  ment.  N'ayant  pu  prévenir  le  vice,  nous 
voici  déjà  dans  le  cas  de  le  punir.  Voilà  les  misères  de  la  vie  hu- 
mame  qui  commencent  avec  ses  erreurs. 

J'en  ai  dit  assez  pour  faire  entendre  qu'il  ne  faut  jamais  infliger 
aux  enfants  le  châtiment  comme  châtiment,  mais  qu'il  doit  tou-, 
jours  leur  arriver  comme  une  suite  naturelle  de  leur  mauvaise 
action.  Ainsi  vous  ne  déclamerez  point  contre  le  mensonge,  vous 
ne  les  punirez  point  précisément  pour  avoir  menti;  mais  vous  fe 
rez  que  tous  les  mauvais  effets  du  mensonge,  comme  de  n'être 
point  cru  quand  on  dit  la  vérité  ,  d'être  accuse  du  mal  qu'on  n'a 
pas  fait ,  quoiqu'on  s'en  défende  ,  se  rassemblent  sur  leur  télo 
quand  ils  ont  menti.  Mais  expliquons  ce  que  c'est  que  mentir  pour 
ies  enfants. 

liyadt'ux  sortes  de  mensonges  ;  celui  de  fait  qui  regarde  le 
passé,  celui  de  droit  qui  regarde  l'avenir.  Le  premier  a  lieu: 
quand  on  nie  d'avoir  fait  ce  qu'on  a  fai. ,  ou  quand  on  affirme  u 
avoir  fait  ce  (|u'on  n'a  pas  fait  ,  et  en  général  quand  on  parle 
sciennnent  contre  la  vérité  des  ciioses.  L'autre  a  lieu  quatid  on 
promet  ce  qu  on  n'a  pas  dessein  de  tenir  ,  et  en  général  quand  on 
montre  une  intention  contraire  à  celle  qu'on  a.  Ces  deux  mcn- 

■  Au  reste,  ijiiaïul  ce  devoir  do  tenir  ses  engageiiieiiU  ne  serait  pas  af- 
fcninilaiisfcsjiril  de  lenlant  [lar  U;  pouls  de  son  utilité,  liiciilol  k-  mhH- 
MicMit  iiiléruMir,  coiniucnr.iiil  .1  poiiidi'i*.  le  lui  iiiiposcr.iit  coiiiiiie  iiii>.' loi 
ilcla  conscience,  coiiuiie  un  principe  imiiî  tpii  n'atlciid  pdi-.rse  ilt'velo.pcr 
i|U(^  les  connaissances  auxiiuel  es  il  s'it^)plii|ue.  (À*  prcuiior  Irait  n'ust  point 
iiiar,|iié  par  la  main  des  Iumiiiiics  .  lu.iis  gra\(.^  dans  nos  cu-ui-s  par  l'aulfur 
lit;  loiilc  jiistiic.  Otcz  I.»  loi  primitive  des  conventions  et  roMiR.ition  (pi'elle 
impose,  tout  j;st  illusoire  et  vain  dans  la  société  liuiiiaitie.  <>ui  ne  tient  tpie 
par  son  prolil  ,'i  sa  promesse  n'est  gujre  plus  lui  que  s'il  n'eût  rien  promis; 
nu  tout  au  plus  il  en  sera  du  pouvoir  de  la  violer  eoiiime  de  la  liis.pie  des 
joueurs,  <pii  ne  lardent  à  s'en  prévaloir  <|ue  pour  allendix'  le  moment  de 
>en  prévaloir  a>ee  plus  d'avantage.  r,e  principe  est  de  la  deriiiLie  iiniior- 
(ance,  et  mérite  d'être  .ipprofonili;  cai  c'est  ici  tiue  l'Iiomme  comnuni  i-  * 
-V  nieltreeii  coiilradietioii  a\ee  Uii-niéiue. 


LlVKt  11.  91 

songes  peuvent  quelquefois  se  rassembler  dans  le  même  '  ;  mais 
je  les  considère  ici  par  ce  qu'ils  ont  de  différent. 

Celui  qui  sent  le  besoin  qu'il  a  du  secours  des  autres  ,  et  qui 
ne  cesse  d'éprouver  leur  bienveillance,  n'a  nul  intérêt  de  les  trom- 
per ;  au  contraire ,  il  a  un  intérêt  sensible  qu'ils  voient  les  choses 
comme  elles  sont,  de  peur  qu'ils  ne  se  trompent  à  son  préjudice. 
Il  est  donc  clair  que  le  mensonge  de  fait  n'est  pas  naturel  aux  en- 
fants; mais  c'est  la  loi  de  l'obéissance  qui  produit  la  nécessite  de 
mentir,  parce  que  l'obéissance  élanl  pénible ,  on  s'en  dispense  en 
secret  le  plus  qu'on  peut ,  et  que  l'inlérét  présent  d'éviter  le  châ- 
timent ou  le  reproche  l'emporte  sur  l'intérêt  éloigné  d'exposer  la^ 
vcrilé.  Dans  l'éduciilion  naturelle  et  libre,  pourquoi  donc  votre 
enfant  vous  mentirait-il  ?  Qu'a-t-il  à  vous  cacher  ?  Vous  ne  le  re- 
prenez point,  vous  ne  le  punissez  de  rien  ,  vous  n'exigez  rien  de 
lui.  Pourquoi  ne  vous  dirail-il  pas  tout  ce  qu'il  a  fait  aussi  naï- 
vement qu'à  son  petit  camarade?  Il  ne  peut  voir  à  cet  aveu  plus 
de  danger  d'un  côté  que  de  l'autre. 

Le  mensonge  de  droit  est  moins  naturel  encore ,  puisque  le» 
promesses  de  faire  ou  de  s'abstenir  sont  des  actes  conventionnels , 
qui  sortent  de  l'éLit  de  nature  et  dérogent  à  la  liberté.  Il  y  a 
plus  ;  tous  les  engagements  des  enfants  sont  nuls  par  eux-mêmes, 
attendu  que  leur  vue  bornée  ne  pouvant  s'étendre  au  delà  du  pré- 
sent ,  en  s'engageanl  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font.  A  peine  l'enfant 
peut-il  mentir  quand  il  s'engage  ;  car ,  ne  songeant  qu'à  se  tirer 
d'affaire  dans  le  moment  présent,  tout  mojenqui  n'a  }»as  un  ef- 
fet présent  lui  devient  égal  :  en  promettant  pour  un  temps  futur 
il  ne  promet  rien,  et  son  imagination  encore  endormie  ne  s^iit 
point  étendre  son  être  sur  deux  temps  différents.  S'il  |)onvait 
éviter  le  fouet  ou  obtenir  un  cornet  de  dragées  en  promettant  de 
60 jeter  demain  par  I;t  fenêtre,  il  le  promettrait  à  l'instant.  Voila 
pourquoi  les  lois  n'ont  aucun  égard  aux  engagements  des  euf.mls; 
cl  quand  les  pt-res  et  les  maîtres  plus  st''vères  exigent  qu'ils  les 
remplissent ,  c'est  seulement  dans  ce  que  l'enfanl  devrait  faire, 
quand  même  il  ne  l'aurait  pas  promis. 

L  enfant,  ne  sachant  ce  qn  il  fait  quand  il  s'engage,  ne  peut 
donc  mentir  en  s'engageant.  Il  n'en  est  pas  de  même  quand  il  man- 
que à  &a  promesse,  ce  qui  est  encore  une  espèce  de  menaO':ge  ré- 

'  Comme  lorsiiie .  nccusé  d'une  mauvaise  actim;    ' -Kc  s'en  défend 

-<-  divinl  boniictv  tiommc.  Il  ment  alors  dan»  !  -  le  druit. 


!12  EMILE. 

troactif  :  car  il  se  souvient  très-biea  d'avoir  fait  cette  promesse  ; 
mais  ce  qu'il  ne  voit  pas ,  c'est  l'importance  de  la  tenir.  Hors  d'é- 
tat de  lire  dans  l'avenir ,  il  ne  peut  prévoir  les  conséquences  des 
choses  ;  et  quand  il  viole  ses  engagements ,  il  ne  fait  rien  contre  la 
raison  de  son  âge. 

^  Il  suit  de  là  que  les  mensonges  des  enfants  sont  tous  l'ouvrage 
des  maîtres,  et  que  vouloir  leur  apprendre  à  dire  la  vérité  n'est 
autre  chose  que  leur  apprendre  à  mentir.  Dans  l'empressement 
qu'on  a  de  les  régler,  de  les  gouverner,  de  les  instruire,  on  ne  se 
trouve  jamais  assez  d'instruments  pour  en  venir  à  bout.  On  veut 
se  donner  de  nouvelles  prises  dans  leur  esprit  par  des  maximes 
sans  fondement,  par  des  préceptes  sans  raison  ;  et  l'on  aime  mieux 
(ju'ils  sachent  leurs  leçons  et  qu'ils  mentent ,  que  s'ds  demeuraient 
ignorants  et  vrais. 

Pour  nous,  qui  ne  donnons  à  nos  élèves  que  des  leçons  de  pra- 
tique ,  et  qui  aimons  mieux  qu'ils  soient  bons  que  savants  ,  nous 
n'exigeons  point  d'eux  la  vérité ,  de  peur  qu'ils  ne  la  déguisent , 
et  nous  ne  leur  faisons  rien  promettre  qu'ils  soient  tentés  de  ne  pas 
tenir.  S'il  s'est  fait  en  mon  absence  quelque  mal  dont  j'ignore  l'au- 
teur ,  je  me  garderai  d'en  accuser  Emile  ,  ou  de  lui  dire  :  Est-ce 
vous  '  ?  Car  en  cela  que  ferais- je  autre  chose  sinon  lui  apprendre 
à  le  nier?  Que  si  son  naturel  difficile  me  force  à  faire  avec  lui 
(|uelque  convention,  je  prendrai  si  bien  mes  mesures  que  la  pro- 
position en  vienne  toujours  de  lui ,  jamais  de  moi  ;  que  quand  il 
s'est  engagé  il  ait  toujours  un  intérêt  présent  et  sensible  à  remplir 
son  engagement  ;  et  que ,  si  jamais  il  y  manque ,  ce  mensonge  at- 
tire sur  lui  des  maux  qu'il  voie  sortir  de  l'ordre  même  des  choses , 
et  non  pas  de  la  vengeance  de  son  gouverneur.  Mais,  loin  d'avoir 
besoin  de  recourir  à  de  si  cruels  expédients ,  je  suis  presque  sur 
qu'Emile  apprendra  fort  tard  ce  que  c'est  que  mentir  ,  et  qu'en 
l'apprenant  il  sera  fort  étonné ,  ne  pouvant  concevoir  à  quoi  peut 
être  bon  le  mensonge.  Il  est  très-clair  que  plus  je  rends  son  bicn- 
étre  indépendant,  soit  des  volontés,  soit  des  jugements  des  autres, 
plus  je  coupe  en  lui  tout  intérêt  de  mentir. 

>  Rien  n'est  plus  indiscret  qu'une  pareille  tiupstion ,  surtout  ipiand  l'en- 
fant est  coupable  :  alors ,  s'il  croit  ipie  vous  savez  ce  ipiil  a  fait .  il  verra 
«|ue  vous  lui  tendez  un  piège,  et  cette  opinion  ne  peut  nian(iuer  de  l'indis- 
jHJser  contre  vous.  S'il  ne  le  croit  pas,  il  se  dira  :  Pounjuoi  découvrirais- 
je  ma  faute?  Et  voih\  la  première  tentation  du  mensonge  devenue  l'effet 
de  votre  imprudente  i(ucstion. 


LlVRt  II.  93 

Quand  on  n'est  |)oint  pressé  d'instruire,  on  u'est  point  pressé 
d'exiger,  et  l'on  prend  son  temps  pour  ne  rien  exiger  qu'à  pro- 
pos. Alors  l"enfant  se  forme,  en  ce  qui!  ne  se  gâte  point.  Mais 
quand  un  étourdi  de  précepteur,  ne  sachant  comment  s'y  prendre, 
lui  fait  à  chaque  instant  promettre  ceci  ou  cela,  sans  distinction  , 
sans  choix ,  sans  mesure ,  l'enfant ,  ennuyé,  surcharge  de  toutes 
ces  promesses ,  les  néglige ,  les  oublie ,  les  dédaigne  enlin ,  et ,  les 
regardant  comme  autant  de  vaines  formules  ,  se  fait  un  jeu  de  les 
faire  et  de  les  violer.  Voulez-vous  donc  qu'il  soit  fidèle  à  tenir  sa 
parole.'  soyez  discret  à  l'exiger. 

Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'entrer  sur  le  mensonge  peut  à 
bien  des  égards  s'appliquer  à  tous  les  autres  devoirs ,  qu'on  ne 
prescrit  aux  enfants  qu'en  les  leur  rendant  non-seulement  haïssa- 
bles ,  mais  impraticables.  Pour  paraître  leur  prêcher  la  vertu ,  on 
leur  fait  aimer  tous  les  vices  :  on  les  leur  donne  en  leur  défen- 
dant de  les  avoir.  Veut-on  les  rendre  pieux ,  on  les  mène  s'en- 
nuyer à  l'église  ;  en  leur  faisant  incessamment  marmotter  des 
prières ,  on  les  force  d'aspirer  au  bonheur  de  ne  plus  prier  Dieu.^ 
l'our  leur  inspirer  la  charité ,  on  leur  fait  donner  l'aumône  ,1 
comme  si  l'on  dédaignait  de  la  donner  soi-même.  Eh!  ce  n'est 
pas  l'enfant  qui  doit  donner,  c'est  le  maître  :  quelque  attache- 
ment qu'il  ait  pour  son  élève ,  il  doit  lui  disputer  cet  honneur  ; 
il  doit  lui  faire  juger  qu'à  son  âge  on  n'en  est  point  encore  digne. 
L'aumône  est  une  action  d'homme  qui  connaît  la  valeur  de  ce  qu'il 
donne,  et  le  besoin  que  son  semblable  en  a.  L'enfant,  qui  ne  con- 
nait  rien  de  cela ,  ne  peut  avoir  aucun  mérite  à  donner  ;  il  donne 
sans  charité ,  sans  bienfaisance  :  il  est  près  jue  honteux  de  donner , 
(juand  ,  fondé  sur  son  exemple  et  le  vôtre  ,  il  croit  qu'il  n'y  a  que 
les  enfants  qui  donnent ,  et  qu'on  no  fait  plus  l'aumône  étant 
grand. 

Remarquez  qu'on  ne  fait  jamais  donner  par  l'enfant  que  des 
choses  dont  il  ignore  la  valeur,  des  pièces  de  métal  (juil  a  dans  sa 
poche ,  et  qui  ne  lui  servent  qu'à  cela.  Un  enfant  donnerait  plutôt 
cent  louis  qu'un  gâteau.  Mais  engagez  ce  prodigue  distributeur 
à  donner  les  choses  qui  lui  sont  chères,  des  jouets,  des  bonbons, 
son  goûter,  et  nous  saurons  bientôt  si  vous  l'avez  rendu  vraiment 
libéral. 

On  trouve  encore  un  expédient  à  cela ,  c'est  de  rendre  bien  vite 
H  Icnfant  ce  qu'il  a  donné;  de  sorte  qu'il  s'arcouîume  à  donner 


94  EMILE. 

tout  ce  qu'il  sait  bien  qui  lui  v,i  revenir.  Je  n'ai  guère  vu  dans  les 
enfants  que  ces  deux  espèces  de  générosité  :  donner  ce  qui  ne 
leur  est  i)on  à  rien,  ou  donner  ce  qu'ils  sont  sûrs  qu'on  va  leur 
rendre.  Faites  en  sorte ,  dit  Locke ,  qu'ils  soient  conraincus  par  ex- 
pci'ienre  que  le  plus  libéral  est  toujours  le  niicux  partagé.  C'est 
là  rendre  un  enfant  libéral  en  apjjarence  ,  et  avare  en  effet.  Il 
ajoute  que  les  enfants  contracteront  ainsi  l'habitude  de  la  libéra- 
lité. Oui ,  d'une  libéralité  usurière  ,  ([ui  donne  un  œuf  pour  avoir 
un  bœuf.  Mais  quand  il  s'agira  de  donner  tout  de  bon  ,  adieu  l'ha- 
bitude; lorsqu'on  cessera  de  leur  renilre,  ils  cesseront  bientôt  de 
donner.  11  faut  regarder  à  l'habitude  de  l'àrae  plutôt  qu'à  celle 
des  mains.  Toutes  les  autres  vertus  qu'on  apprend  aux  enfants 
ressemblent  à  celle-là,  et  c'est  à  leur  prêcher  ces  solides  vertus 
qu'on  use  leurs  jeunes  ans  dans  la  tristesse!  Ne  voilà-l-il  pas  une 
savante  éducation  ? 

Maîtres ,  laissez  les  simagrées,  soyez  vertueux  et  bons;  que 
vos  exemples  se  gravent  Hans  la  mémoire  de  vos  élèves ,  en  atten- 
dant qu'ils  puissent  entrer  dans  leurs  cœurs.  Au  lieu  de  me  hâ- 
ter d'exiger  du  mien  des  actes  de  charité,  j'aime  mieux  en  faire 
en  sa  présence,  et  lui  ôter  même  le  moyen  de  m  imiter  en  cela, 
comme  un  honneur  qui  n'est  pas  de  son  âge;  car  il  importe  quil 
ne  s'accoutume  pas  à  regarder  les  devoirs  des  hommes  seulement 
comme  desdevoiis  d'enfants.  Que  si ,  me  voyant  assister  les  pau- 
vres, il  me  questionne  là  dessus  ,  et  qu'il  soit  temps  de  lui  ré- 
pondre ' ,  je  lui  dirai  :  «  Mon  ami ,  c'est  que  quand  les  pauvres 
<«  ont  bien  voulu  qu'il  y  eût  des  riches,  les  riches  ont  promis  de 
'<  nourrir  tous  ceux  qui  n'auraient  de  quoi  \ivre  ni  par  leur  bien 
«  ni  par  leur  travail.  »  «  Vous  avez  donc  aussi  promis  cela?  » 
reprendra  t-il.  «  Sans  doute;  je  ne  suis  raaitre  du  bien  qui  p;issc 
"  par  mes  mains  qu'avec  la  condition  qui  est  attachée  à  sa  pro- 
"  priété.  M 

Après  avoir  entendu  ce  discours  (et  l'on  a  vu  comment  on  peut 
mettre  un  enfaiit  en  état  de  l'entendre) ,  un  autre  qu'Emile  serait 
tenté  de  m'imiter  et  de  se  conduire  en  homme  riclie  :  en  jwrcil 
cas ,  j'cnii)èclieiais  au  moins  (jue  ce  ne  fût  avec  ostentation  ;  j'ai- 
merais mieux  qu'il  liie  dérobât  mon  droit  et  se  cachât  pour  don- 

>  Un  doit  concevoir  (|ue  je  no  résous  pas  ses  i|uesliuns  «inand  il  lui  plall; 
iiulrciiieiit  ce  sciait  lu'asscrvir  ii  ses  volonté» ,  et  inc  ineUrcdaiisIa  plus 
(lall,^c^euse  dt'|K'iulance  où  itii  souvernciir  puisse  cUc  Je  son  éUfve. 


UVRE  II.  95 

ner.  C'est  UDe  fraude  de  son  âge,  et  la  seale  que  je  lui  pardon- 
nerais. 

Je  sais  qiie  toutes  ces  vertus  par  imitation  sont  dos  vertus  de 
singe,  pt  quf  nulle  bonne  action  n'est  moralement  bonne  que  qu.ii.d 
on  la  fait  comme  telle ,  et  non  parce  que  d'aulrcs  la  font.  Mais, 
dans  un  âge  où  le  cœur  ne  sent  rien  encore,  il  faut  bien  fairo 
imiter  aux  enfants  les  actes  dont  on  veut  leur  donner  Ihabituile . 
en  attendant  qu'ils  les  puissent  faire  par  discernement ,  et  p.tr 
imourdu  bien.  L'homme  est  imitateur,  l'animal  même  l'est;  l'' 

it  lie  l'imitation  est  de  la  nature  bien  ordonnée  ;  mais  il  dégr- 
irereen  vice  dans  la  société.  Le  singe  imite  l'homme  qu'il  craint . 
et  n'imite  pas  les  animau.x  qu'il  méprise  ;  il  juge  bon  ce  que  fait 
un  être  meilleur  que  lui.  Parmi  nous  ,  au  contraire ,  nos  arlequin^ 
de  toute  espèce  imitent  le  beau  pour  le  dégrader ,  pour  le  rendrf 
ridicule  ;  ils  cherchent  dans  le  sentiment  de  leur  bassesse  à  s'é- 
galer ce  qui  vaut  mieux  qu'eux  ;  ou ,  s'ils  s'efforcent  d'imiter  ce 
qu'ils  admirent,  on  voit  dans  le  choix  des  objets  l»^  faux  goût  dc< 
imitateurs  :  ils  veulent  bien  plus  en  imposer  aux  autres  ou  faire 
applaudir  leur  talent,  que  se  rendre  meilleurs  ou  plus  sages.  L«- 
foiKleraeiit  de  l'imitation  parmi  nous  vient  du  désir  de  se  trans- 
porter toujours  hors  de  soi.  Si  je  réussis  dans  mon  entrepris'* , 
Kmilp  n'aura  sûrement  pas  ce  désir.  Il  faut  donc  nous  passer  du 
birn  apparent  qu'il  peut  produire. 

Apjirofondissez  toutes  les  règles  de  votre  éducation  ,  vous  les 
trouvi-rez  ainsi  toutes  à  contre-sens,  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  verlus  et  Ips  mœurs.  La  seule  leçon  de  morale  qui  convienne 
à  l'enfance,  et  la  plus  importante  atout  âge,  est  de  ne  jamais 
faire  de  mal  à  personne.  Le  précepte  mérae  de  faire  du  bien ,  s'il 
n'est  sut>ordonné  à  celui-là,  est  dangereux ,  faux  ,  contradictoire. 
Qui  est-ce  qui  ne  fait  pas  du  bien  ?  tout  le  monde  en  fait ,  le  mé- 
chant comme  les  autres;  il  fnit  un  heureux  aux  dé|)ens  de  cent 
mi-KT.ibles;  et  de  là  viennent  toutes  nos  calamités.  Les  plus  su- 
Mimcs  vertus  sont  négatives  :  elles  sont  aussi  les  plus  difTiciles . 
parce  qu'elles  sont  san<  ostentation  ,  et  au-dessus  même  de  ce  pl.ii 
tir  si  doux  au  cœur  de  l'homme ,  d'en  renvoyer  un  autre  content 
de  nous.  O  quel  bien  fait  nécessairement  à  ses  semblables  celui 
d'entre  eux  ,  s'il  en  est  un,  qui  ne  leur  fait  jamais  de  mal!  D' 
quelle  intnpidilé  d'àme,  de  quelle  vigueur  de  caractère  il  a  be- 
w»in  pour  c«>l.i!  C.f  n'i-st  pas  en  rai<onn.iiit  sur  cette  maxime 


S6  EMILE. 

c'est  eu  lâchant  de  la  pratiquer,  qu'on  sent  combien  il  est  granJ 
et  pénible  d'y  réussir'. 

Voilà  quelques  faibles  idées  des  précautions  avec  lesquelles  je 
voudrais  qu'on  donnât  aux  enfants  les  instructions  qu'on  ne  peut 
quelquefois  leur  refuser  sans  les  exposer  à  nuire  à  eux-mêmes 
ou  aux  autres,  et  surtout  à  contracter  de  mauvaises  habitudes  dont 
on  aurait  peine  ensuite  à  les  corriger  :  mais  soyons  siirs  que  celte 
nécessité  se  présentera  rarement  pour  les  enfants  élevés  comme  ils 
doivent  l'être,  parce  qu'il  est  impossible  qu'ils  deviennent  indoci- 
les ,  méchants ,  menteurs ,  avides ,  quand  on  n'aura  pas  semé  dans 
leurs  cœurs  les  vices  qui  les  rendent  tels.  Ainsi  ce  que  j'ai  dit  sur  ce 
point  sert  plus  aux  exceptions  qu'aux  règles  ;  mais  ces  exceptions 
sont  plus  fréquentes  à  mesure  que  les  enfants  ont  plus  d'occa- 
sions de  sortir  de  leur  état  et  de  contracter  les  vices  des  hom- 
mes. Il  faut  nécessairement  à  ceux  qu'on  élève  au  milieu  du 
monde  des  instructions  plus  précoces  qu'à  ceux  qu'on  élève  dans 
la  retraite.  Cette  éducation  solitaire  serait  donc  préférable,  quand 
elle  ne  ferait  que  donnera  l'enfance  le  temps  de  mûrir. 

Il  est  un  autre  genre  d'exceptions  contraires  pour  ceux  qu'un 
heureux  naturel  élève  au-dessus  de  leur  âge.  Comme  il  y  a  des 
hommes  qui  ne  sortent  jamais  de  l'enfance,  il  y  en  a  d'autres 
qui ,  pour  ainsi  dire ,  n'y  passent  point ,  et  sont  hommes  presque 
on  naissant.  Le  mal  est  que  cette  dernière  exception  est  très-rare, 
très-difficile  à  connaître ,  et  que  chaque  mère  imaginant  qu'un 
enfant  peut  élre  un  prodige ,  ne  doule  point  que  le  sien  n'en  soit 
un.  Elles  font  plus,  elles  prennent  pour  des  indices  extraordi- 
naires ceux  mêmes  qui  marquent  l'ordre  accoutume  :  la  vivacité , 
les  saillies,  l'étourderie,  la  piquante  naïveté  ;  tous  signes  carac- 
téristiques de  l'âge,  et  qui  montrent  le  mieux  qu'un  enfant  n'est 
qu'un  enfant.  Est-il  étonnant  que  celui  qu'on  fait  beaucoup  parler 

'  I.c  pn'ccpte  lie  ne  jamais  nuire  à  autrui  cniporle  celui  tic  tenir  ."i  la  s*»- 
ciéti'  hiitnainc  le  moins  qu'il  est  possible;  car,  dans  l't'tal  social,  le  bien  de 
l'un  fait  nécessairement  le  mal  de  lautre.  Ce  rapport  est  dans  1"  essence  de 
la  cliosc,  et  rien  ne  Siuuait  le  changer.  Qu'on  cherche  si.r  ce  principe  le- 
tpici  est  le  meilleur  de  l'homme  social  ou  du  solitaire.  Tu  auteur  illustre  dit 
<|u°il  n'y  a  (|ue  le  nukliant  tpii  soit  seul;  moi  je  dis  «pi'ii  n'y  ;i  ipie  le  bon  <|Hi 
soit  seul.  Si  celte  proposition  est  moins  scnlentieusc .  elle  est  plus  vraie  et 
mieux  raisonnce  ipu;  la  prt'eWente.  Si  le  mtVhant  était  seul,  ipiel  mal  fe- 
r.iit-il  ?  C'est  dans  la  scx-iiMé  (|u'il  di-ess<;  ses  ncichines  pour  nuire  au»  au- 
tres. Si  l'on  veut  nloniner  cet  argument  pour  l'homme  de  bien  .  jrt  ré- 
j.nnds  |iar  l'article  anipicl  appartient  wMc  note. 


I 


LIVRE  II.  97 

f  l  à  qui  l'on  permet  de  tout  dire  ,  qui  n'est  gêné  par  aucun  éganl , 
pjir  aucune  bienséance,  fasse  par  hasard  quelque  lieuieuse  rencon- 
tre? Il  le  serait  bien  plus  qu'il  n'en  fit  jamais ,  comme  il  le  serait 
qu'avec  mille  mensonges  un  astrologue  ne  prédit  jamais  aucune 
vérité.  Ils  mentiront  tant,  disait  Henri  IV,  qu'à  la  lin  ils  diront 
vrai.  Quiconque  veut  trouver  quelques  bons  mots  n'a  qu'à  dire 
beaucoup  de  sottises.  Dieu  garde  de  mal  les  gens  à  la  mode ,  qui 
n'ont  pas  d'autre  mérite  pour  être  fêtés  ! 

Les  pensées  les  plus  brillantes  peuvent  tomber  dans  le  cerveau  ' 
des  enfants,  ou  plutôt  les  mi-illeui-s  mots  dans  leur  bouche, 
comme  les  diamants  du  plus  grand  prix  sous  leurs  mains ,  sans 
que  pour  cela  ni  les  pensées  ni  les  diamants  leur  appartiennent; 
il  n'y  a  point  de  véritable  propriété  pour  cet  âge  en  aucun  genre. 
Les  choses  que  dit  un  enfant  ne  sont  pas  pour  lui  ce  qu'elles  sont 
pour  nous  ;  il  n'y  joint  pas  les  mêmes  idées.  Ces  idées ,  si  tant 
est  qu'il  en  ait ,  n'ont  dans  sa  Icte  ni  suite  ni  liaison  ;  rien  de  fixe, 
rien  d'assuré  dans  tout  ce  qu'il  pense.  Examinez  votre  prétendu 
prodige.  En  de  certains  moments  vous  lui  trouverez  un  ressort 
d'une  extrême  activité,  une  clarté  d'esprit  à  percer  les  nues.  Le 
plus  souvent  ce  même  esprit  vous  parait  lâche,  moite  ,  et  comme 
environné  d'un  épais  brouillard.  Tantôt  il  vous  devance,  et  tantôt 
il  reste  immobile.  Un  instant  vous  diriez.  C'est  un  génie ,  et  l'ins- 
tant d'après,  C'est  un  sot.  Vous  vous  tromperiez  toujours  ;  c'est 
un  enfant.  C'est  un  aiglon  qui  fend  l'air  un  instant,  et  retombe 
l'instant  d'après  dans  son  aire. 

Traitez-le  donc  selon  son  âge  malgré  les  apparences ,  et  crai- 
gnez d'épuiser  ses  forces  pour  les  avoir  voulu  trop  exercer.  Si 
«*  jeune  cerveau  s'échauffe ,  si  vous  voyez  qu'il  commence  a 
bouillonner,  laissez-le  d'abord  fermenter  en  liberté ,  mais  ne  l'ex- 
citez jamais ,  de  peur  que  tout  ne  s'exhale  ;  et  quand  les  premiers 
esprits  se  seront  éva|)orés ,  retenez,  comprimez  les  autres,  jus- 
qu'à ce  qu'avec  les  années  tout  se  tourne  en  chaleur  viviliante  et 
en  véritable  force.  Autrement  vous  perdrez  votre  temps  et  vos 
soins,  vous  détruirez  votre  propre  ouvrage  ;  et ,  après  vous  être 
indiscrètement  enivrés  de  toutes  ces  vapeurs  inflammables ,  il  ne 
vous  restera  qu'un  marc  sans  vigueur. 

Des  enfants  étourdis  viennent  les  hommes  vulgaires  :  je  ne 
sache  point  d'observation  plus  générale  et  plus  certaine  que 

If'-li»  Rien  n'est  plus  diflîrilr  que  de  distinguer  dans  l'enfance 

9 


98  EMILE. 

la  stupidité  réelle,  de  celle  apparente  et  trompeuse  stupidité  qui 
est  l'annonce  des  âmes  fortes.  Il  parait  d'abord  étrange  que  les 
deux  extrêmes  aient  des  signes  si  semblables  :  et  cela  doit  pour- 
tant être  ;  car  dans  un  âge  où  Ihomnie  n'a  encore  nulles  véritables 
idées ,  toute  la  différence  qui  se  trouve  entre  celui  qui  a  du  génie 
et  celui  qui  n'en  a  pas  est  que  le  dernier  n'admet  que  do  fausses 
idées,  elque  le  premier,  n'en  trouvant  que  de  telles,  n'en  admet 
aucune  :  il  ressemble  donc  au  stupide  en  ce  que  l'un  n'est  capable 
•  de  rien ,  et  que  rien  ne  convient  à  l'autre.  Le  seul  signe  qui  peut 
les  distinguer  dépend  du  basard ,  qui  peut  offrir  au  dernier  quel- 
que idée  il  sa  portée,  au  lieti  que  le  premier  est  toujours  le  même 
partout.  Le  jeune  Caton ,  durant  son  enfance,  semblait  un  imbé- 
cile dans  la  maison,  il  était  taciturne  et  opiniâtre  :  voilà  tout  le 
jugement  qu  on  portait  de  lui.  Ce  ne  fut  que  dans  l'antichambre 
<lc  Sylla  que  son  oncle  apprit  à  le  connaître.  S'il  ne  fût  point  en- 
tré dans  cette  antichambi  e ,  peut-être  eùt-il  passé  pour  une  brute 
jusqu'à  l'âge  de  raison  :  si  César  n'eût  point  vécu ,  peut-être  eût- 
on  toujours  traité  de  visionnaire  ce  même  Caton  qui  pénétra  son 
funeste  génie ,  et  prévit  tous  ses  projets  de  si  loin.  0  que  ceux 
qui  jugent  si  précipitamment  les  enfants  sont  sujets  à  se  tromper  ! 
Ils  sont  souvent  plus  enfants  qu'eux.  J'ai  vu ,  dans  un  âge  assez 
avancé,  un  homme*  qui  m'honorait  de  son  amitié  passer  dans  sa 
famille  et  chez  ses  amis  pour  un  esprit  borné;  cette  excellente 
tète  se  mûrissait  en  silence.  Tout  à  coup  il  s'est  montré  philoso- 
phe ,  et  je  ne  doute  pas  que  la  postérité  ne  lui  marque  une  place 
honorable  et  distinguée  parmi  les  meilleurs  raisonneurs  et  les  plus 
|)rolonds  méta[)hysiciens  de  son  siècle. 

Respectez  l'enfance,  et  ne  vous  pressez  point  de  la  juger,  soit 
en  liien,  soit  en  mal.  Laissez  les  exceptions  s'indiquer,  se  prou- 
ver, seconlirmer  longtemps,  avant  d'adopter  pour  elles  des  mé- 
thodes particulières.  Laissez  longttMiips  agir  la  natureavant  de  vous 
mêler  d'agir  à  sa  place,  de  peur  de  contrarier  ses  opérations.  Vous 
connaissez,  dites-vous,  le  prix  du  temps,  et  n'en  voulez  point  per- 
<lre.  Vous  ne  voyez  pas  que  c'est  bien  plus  le  perdre  d'en  mal  user 
que  de  n'en  rien  faire ,  et  (pi'un  enfant  mal  instruit  est  plus  loin  de 
la  sagesse  (pie  celui  qu'on  n'a  point  instruit  du  tout.  Vous  êtes 
alarmé  de  le  voir  consumer  ses  premières  années  à  ne  rien  faire! 
Comment  !  n'est-ce  rien  que  d'être  heureux  ,  n'est-ce  rien  que  d« 
'  [I.';iM>t'Mlo<:ondilhr.! 


LIViΠ 11.  99 

sauter,  jouer,  courir  toute  la  journée?  De  sa  vie  il  ue  sera  si  oc- 
cupé. Platon  ,  dans  sa  République,  qu'on  croit  si  austère,  n'élève 
les  enfants  qu'en  fêtes ,  jeux ,  chansons ,  passe-temps  ;  on  dirait 
qu'il  a  tout  fait  quand  il  leur  a  bien  ap|n  is  à  se  réjouir  :  et  Sénè- 
que  p<u-lant  de  l'ancienne  jeunesse  romaine  :  Elle  était,  dil-il , 
toujours  debout  ;  on  ne  lui  enseignait  rien  qu'elle  dût  appi-cndre 
assise*.  En  valait-elle  moins, parvenue  à  l'âge  viril  .'Eifrayez-voui 
donc  peu  de  cette  oisiveté  prétendue.  Que  diriez-vous  d'un  homme 
qui ,  pour  mettre  toute  la  vie  à  prolît,  ne  voudrait  jamais  dormir .» 
Vous  diriez  :  Cet  homme  est  insensé;  il  ne  jouit  pas  du  temps, 
il  se  l'oie;  |)our  fuir  le  sommeil  il  court  à  la  mort.  Songez  donc 
que  c'est  ici  la  même  cliose ,  el  que  l'enfance  est  le  sommeil  de  la 
raison. 

L'apparente  facilité  d'apprendre  est  cause  de  la  perte  des  en- 
fants. On  ne  voit  pas  que  cette  facilité  mém<î  est  la  preuve  qu'ils 
n'apprennent  rien.  Leur  cerveau  lisse  et  poli  rend  comme  un  mi- 
roir les  objets  qu'on  lui  présente  ;  mais  rien  ue  reste ,  rien  ne 
pénètre.  L'enfant  relient  les  mots,  les  idées  se  refléchissent; 
ceux  qui  l'écoutent  les  entendent ,  lui  seul  ne  les  entend  point. 

Quoique  la  mémoire  et  le  raisonnement  soient  deux  facultés 
essentiellement  différentes ,  cependant  l'une  ne  se  développe  vé- 
ritablement qu'avec  l'autre.  .Avant  làge  de  raison  l'enfant  ne  re- 
çoit [«s  des  idées ,  mais  des  images  ;  el  il  y  a  cette  différence  en- 
tre les  unes  et  les  autres ,  que  les  images  ne  sont  que  des  pein- 
tures absolues  des  objets  sensibles ,  et  que  les  idées  sont  des 
notions  des  objets ,  déterminées  par  des  rapports.  Une  ima.'^c 
peut  être  seule  dans  l'esprit  qui  se  la  représente  ;  mais  toute  idée  en 
suppose  d'aulres.  QuaiKl  on  imagine,  on  ne  faitcjue  voir;  quand 
OQ  ronroit ,  on  compare.  Nos  sensations  sont  purement  passives , 
au  lieu  (]ue  toutes  nos  perceptions  ou  idées  nais>ent  d  un  principe 
r  qui  juge.  Cela  sera  démontré  ci-apres. 

I  '  dis  donc  que  les  enfants ,  n'étant  pas  capables  de  jugement , 
n Ont  p<Hnt  de  véritable  mémoire.  Us  retiennent  des  sons,  des 

■ires,  des  sensations,  rarement  des  idées,  plus  rarement  des 
-ins.  En  m' objectant  qu'ils  apprennent  quelt|ues  éléments  de 
inélrie,  on  croit  bien  prouver  contre  moi;  et  tout  au  con- 
I  e ,  c'Ciit  pour  moi  qu'un  prouve  :  on  niuulre  que ,  Io.q  de 

.Mihil  libem  tuo$  doeebanl,    çuod  ditctndum  etttt  j(u*nttbu4 


100  EMILE. 

savoir  raisonner  d  eux-mêmes ,  ils  ne  savent  pas  même  retenir 
les  raisonnements  d 'autrui;  car  suivez  ces  petits  géomètres  dans 
leur  méthode ,  vous  voyez  aussitôt  qu'ils  n'ont  retenu  que  l'exacte 
impression  de  la  figure  et  les  termes  de  la  démonstration.  A  la 
moindre  objection  nouvelle ,  ils  n'y  sont  plus  ;  renversez  la  ligure , 
ils  n'y  sont  plus.  Tout  leur  savoir  est  dans  la  sensation ,  rien  n'a 
passé  jusqu'à  l'entendement.  Leur  mémoire  elle-même  n'est  guère 
plus  parfaite  que  leurs  autres  facultés ,  puisqu'il  faut  presque  tou- 
jours qu'ils  rapprennent  étant  grands  les  choses  dont  ils  ont  appris 
les  mots  dans  l'enfance. 

Je  suis  cependant  bien  éloigné  de  penser  que  les  enfants  n'aient 
aucune  espèce  de  raisonnement  '.  Au  contraire,  je  vois  qu'ils 
raisonnent  très-bien  dans  tout  ce  qu'ils  connaissent ,  et  qui  se 
rapporte  à  leur  intérêt  présent  et  sensible.  Mais  c'est  sur  leurs 
connaissances  que  l'on  se  trompe,  en  leur  prêtant  celles  qu'ils 
n'ont  pas,  cl  les  faisant  raisonner  sur  ce  qu'ils  ne  sauraient  com- 
prendre. On  se  trompe  encore  en  voulant  les  rendre  attentifs  à  des 
considérations  qui  ne  les  louchent  en  aucune  manière ,  comme 
celle  de  leur  intérêt  à  venir,  de  leur  bonheur  étant  hommes ,  de 
l'estime  qu'on  aura  pour  eux  quand  ils  seront  grands  ;  discours 
qui ,  tenusà  des  êtres  dépourvus  de  toute  prévoyance ,  ne  signifient 
absolument  rien  pour  eux.  Or,  toutes  les  études  forcées  de  ces 
pauvres  infortunés  tendent  à  ces  objets  entièrement  étrangers  à 
leurs  esprits.  Qu'on  juge  de  l'attention  qu'ils  y  peuvent  donner. 

Les  pédagogues  qui  nous  étalent  en  grand  appareil  les  inslruc- 
lions  qu'ils  donnent  à  leurs  disciples  sont  payés  pour  tenir  un  au- 

'  J'ai  fait  cent  fois  réflexion,  en  écrivant,  (|u'il  est  impossible,  dans  nn 
hinj;  oiivrafic ,  de  donner  toujours  les  mOines  sens  aux  mêmes  mots.  Il  n'y 
a  point  de  langue  assez  riche  pour  fournir  autant  de  termes,  de  tours  et 
de  phrases,  (jue  nos  idées  peuvent  avoir  de  motlifications.  La  méthmie  de 
dénnir  tous  les  termes ,  et  de  substituer  sans  cesse  la  déiinition  à  la  place 
du  défini ,  est  belle ,  mais  impraticable  ;  car  comment  éviter  le  cercle?  Le» 
(b'hnitions  pourraient  être  bonnes .  si  l'on  n'employait  pas  des  mots  jwur 
les  faire.  Malgré  cela ,  je  suis  persuadé  (|u'on  j»eut  être  clair,  même  dans  la 
pauvreté  de  notre  langue,  ncm  pas  en  donnant  toujours  les  mêmes  accei»- 
tions  aux  mêmes  moLs ,  mais  en  faisant  en  sorte ,  autant  de  fois  ipi'on  em- 
ploie chaque  mot,  que  l'acception  qu'on  lui  donne  soit  sufrisanunent  dé- 
terminée par  les  idées  qui  s'y  rapportent ,  et  ipie  chaque  p«'rio«le  où  ce  mot 
se  trouve  lui  serve,  pour  ainsi  dire,  de  dclinilion.  Tantôt  je  disque  le» 
enfants  s<mt  incapables  de  raisonnement,  et  ta^tl^l  je  les  fais  raisonner 
avec  assez  de  finesse.  Je  ne  crois  pas  en  cela  me  contredire  dans  mes  idée*, 
mais  je  ne  puis  disconvenir  (pie  je  ne  m"  rontrctlisc  souvent  dans  mes  ex- 
pressions. 


LIVRE  II.  101 

ire  langage  :  ce|)endanton  voit,  par  leur  (iropre  conduite,  qu'ils 
pensent  exactement  comme  moi.  Car  que  leur  apprennent-ils  en- 
lin  ?  Des  mots ,  encore  des  mots ,  et  toujours  des  mots.  Parmi  les 
diverses  sciences  qu'ils  se  vantent  de  leur  enseigner.  Us  se  gar- 
dent bien  de  choisir  celles  qui  leur  seraient  véritablement  utiles , 
parce  que  ce  seraient  des  sciences  de  choses ,  et  qu'ils  n'y  réus- 
siraient pas  ;  mais  celles  qu'on  parait  savoir  quand  on  en  sait  les 
termes,  le  blason ,  la  géographie ,  la  chronologie ,  les  langues,  etc.; 
toutes  études  si  loin  de  l'homme ,  et  surtout  de  l'enTant ,  que  c'est 
une  mer^'eille  si  rien  de  tout  cela  lui  peut  être  utile  une  seule 
fois  en  sa  vie. 

On  sera  surpris  que  je  compte  l'élude  des  langues  au  nombre 
des  inutilités  de  l'éducation  :  mais  on  se  souviendra  que  je  ne 
parle  ici  que  des  études  du  premier  âge  ;  et ,  quoi  qu'on  puisse 
dire,  je  ne  crois  pas  que  jusqu'à  l'âge  de  douze  ou  quinze  ans 
nul  enfant  (  les  prodiges  à  part }  ait  jamais  vraiment  appris  deux 
langues. 

Je  conviens  que  si  l'étude  des  langues  n'était  que  celle  des  mots , 
c'est-à-dire  des  figures  ou  des  sons  qui  les  expriment ,  celte  étude 
pourrait  convenir  aux  enfants  :  mais  les  langues,  en  changeant 
les  signes ,  modifient  aussi  les  idées  qu'ils  représentent.  Les  tètes 
se  forment  sur  les  langages,  les  pensées  prennent  la  teinte  des 
idiomes.  La  raison  seule  est  commune  ,  l'esprit  en  chaque  langue 
a  sa  forme  particulière  ;  différence  qui  pourrait  bien  élre  en  partie 
la  cause  ou  l'effet  des  caractères  nationaux  :  et  ce  qui  parait  con- 
Ormer  cette  conjecture  est  que ,  chez  toutes  les  nations  du  monde , 
la  langue  suit  les  vicissitudes  des  mœurs ,  et  se  conserve  ou  s'al- 
1ère  comme  elles. 

De  ces  formes  diverses  l'usage  en  donne  une  à  Tenfant ,  et  c'est 
la  seule  qu'il  garde  jusqu'à  l'âge  de  raison.  Pour  en  avoir  deux, 
0  faudrait  qu'il  sût  compdVer  des  idées;  et  comment  les  comp- 
rerait-il ,  quand  il  est  à  peine  en  état  de  les  concevoir?  Chaque 
chose  peut  avoir  pour  lui  mille  signes  différents  :  mais  chaque 
idée  ne  peut  avoir  qu'une  forme  :  il  ne  peut  donc  apprendre  à 
parler  qu'une  langue.  Il  on  apprend  cependant  plusieurs,  me  dit- 
OQ  :  je  le  nie.  J'ai  vu  de  ces  petits  prodiges  qui  croyaient  parier 
cinq  ou  six  langues.  Je  les  ai  entendus  successivement  parler  al- 
lemand,  en  termes  laliiis,  en  liTmes  franr.iis,  en  termes  italiens  ; 
i|«  se  sc^^aient  à  la  vcrilc  de  cinq  ou  six  dictionnaires ,  mais  ils  ne 

«. 


102  EMILE. 

parlaient  toujours  qu'allemand.  En  un  mot,  donnez  aux  enfants 
tant  de  synonymes  qu'il  vous  plaira  :  vous  changerez  les  mots , 
non  la  langue  ;  ils  n'en  sauront  jamais  qu'une. 
;  C'est  pour  cacher  en  ceci  leur  inaptitude  qu'on  les  exerce  par 
I  préférence  sur  les  langues  mortes,  dont  il  n'y  a  plus  de  juges 
(ju'on  ne  puisse  récuser.  L'usage  familier  de  ces  langues  étant 
perdu  depuis  longtemps ,  on  se  contente  d'imiter  ce  qu'on  en 
trouve  écrit  dans  les  livres;  et  l'on  ap|)elle  cela  les  parler.  Si  te! 
est  le  grec  et  le  latin  des  maîtres,  qu'on  juge  de  celui  des  enfants. 
A  peine  ont-ils  appris  par  cœur  leur  rudiment,  auquel  ils  n'enten- 
dent absolument  rien ,  qu'on  leur  apprend  d'abord  à  rendre  un  dis- 
cours français  en  mots  latins  ;  puis,  quand  ils  sont  plus  avancés, 
à  coudre  en  prose  des  phrases  de  Cicéron  ,  et  en  vers  des  centons 
de  Virgile.  Alors  ils  croient  parler  latin  :  qui  est-ce  qui  viendra 
les  contredire  .■• 

En  quelque  étude  que  ce  puisse  être,  sans  l'idée  des  choses  re- 
présentées ,  les  signes  représentants  ne  sont  rien.  On  borne  poui- 
tant  toujours  l'enfant  à  ces  signes,  sans  jamais  pouvoir  lui  faire 
•comprendre  aucune  des  choses  (ju'ils  représentent.  En  pensant  lui 
apprendre  la  description  de  la  terre ,  on  ne  lui  apprend  qu'à  con- 
naître des  cartes  :  on  lui  apprend  des  noms  de  villes,  de  |wys, 
de  rivières,  qu'il  ne  conçoit  pas  exister  ailleurs  que  sur  le  papier 
où  l'on  les  lui  montre.  Je  me  souviens  d'avoir  vu  quelque  part 
une  géographie  {|ui  commençait  ainsi  :  Qu'est-ce  que  le  monde.' 
C'est  un  globe  de  carton.  Telle  est  précisément  la  géographie  des 
enfants.  .le  pose  en  fait  qu'après  deux  ans  de  sphère  et  de  cosmo- 
graphie, il  n'y  a  pas  un  seul  enfant  de  div  ans  qui,  sur  les  règles 
qu'on  lui  a  données,  sut  se  conduire  de  Paris  à  Saint-Denis.  Je 
pose  en  fait  qu'il  n'y  en  a  j)as  un  qui,  sur  un  plan  du  jardin  de 
son  père  ,  fut  en  état  d'en  suivre  les  tl*;lours  sans  s'égarer.  Voilà 
ces  docteurs  qui  savent  à  point  nommé  ""  -""'  l'.-kii>  l-nili  ,n 
le  Mexique  ,  et  tous  les  paj  s  de  la  terre. 

J'entends  dire  qu'il  convient  d'occuper  les  (•iiKim>  i  (t(>  i  in.n  - 
ou  il  ne  faille  que  des  yeux  :  cela  pourrait  être  s'il  y  avait  quelque 
élude  où  il  ne  fallût  que  des  yeux;  mais  je  n'en  connais  point  de 
telle. 

Par  une  erreur  encore  plus  ridicule ,  on  leur  fait  étudier  l'his- 
toire .  on  s'imagine  que  l'histoire  est  à  leur  portée,  |)arcc  qu'elle 
n'est  qu'un  recueil  de  faits.  Mais  qu'entend  on  par  ce  mot  de  faits  ? 


LIVKL  11.  103 

croit-on  que  les  rapports  qui  déterminent  les  faits  historiques 
soient  si  faciles  à  saisir,  que  les  idées  s'en  forment  sans  peine 
dans  l'esprit  des  enfants?  Croit-on  que  la  véritable  connaissance 
des  événements  soit  séparable  de  celle  de  leurs  causes ,  de  celle  de 
leurs  effets;  et  que  l'historique  tienne  si  peu  au  moral  qu'on  puisse 
connaître  lun  sans  l'autre  ?  Si  vous  ne  voyez  dans  les  actions  des 
hommes  que  les  mouvements  extérieurs  et  purement  physiques, 
qu'apprenez-vous  dans  l'histoire?  absolument  rien  ;  et  celte  étude, 
dénuée  de  tout  intérêt ,  ne  vous  donne  pas  plus  de  plaisir  que 
d'instruction.  Si  vous  voulez  apprécier  ces  actions  par  leurs  rap- 
|)orts  moraux ,  e>sayez  de  faire  entendre  ces  rapports  à  vos  élèves, 
et  vous  verrez  alors  si  l'histoire  est  de  leur  âge. 

Lecteurs ,  souvenez-vous  toujours  que  celui  qui  vous  parle  n'est 
ni  un  savant  ni  un  philosophe ,  mais  un  homme  simple ,  ami  de  la 
vérité ,  sansp^irti  sans  système  ;  un  solitaire,  qui,  vivant  peu  avec 
les  hommes,  a  moins  d'occasions  des'imboire  de  leurs  pa*Jugés,  et 
plus  de  temps  pour  réfléchir  sur  ce  qui  le  frappe  quand  il  commerce 
avec  eux.  Mes  raisonnements  sont  moins  fondés  sur  des  principes 
que  sur  des  faits  ;  et  je  crois  ne  pouvoir  mieux  vous  mettre  à  por- 
tée d'en  juger,  que  de  vous  rapporter  souvent  quelque  exemple  de> 
observations  qui  me  les  suggèrent. 

J'étais  allé  passer  quel  |ues  jours  ;V  la  campagne  chez  une  bonne 
mère  de  famille  qui  prenait  grand  soin  de  ses  enfants  et  de  leur  édu- 
cation. Un  matin  que  j'étais  présent  aux  leçons  de  l'ainé,  songou 
verncur,  qui  lavait  très-bien  instruit  de  l'histoire  ancienne,  repre- 
iwint  celle  d'Alexandre,  tomba  sur  le  trait  connu  du  médecin  Philip[ic 
qu'on  a  mis  en  tableau  ,  et  qui  sûrement  en  valait  bien  la  peine  *. 
I^  gouvenic'ii' ,  homme  de  mérite ,  lit  sur  l'intrépidité  d'.\lexan- 
dre  pliiïieura  réflexions  qui  ne  me  plurent  point,  mais  que  j'évi- 
tai de  comi»altre,  pour  ne  pas  le  décréditer  dans  l'esprit  de  Sifi, 
élève.  .\  tabie ,  on  ne  manqua  pas ,  selon  la  niéllio<le  française,  <lo 
faire  beaucoup  babiller  le  petit  bonhomme  Li  vivacité  nattirelte 
à  son  âge  ,  et  !  attente  dun  applaudissement  sur ,  lui  firent  débi- 
ter raille  sottises ,  tout  a  travers  lesquelles  partaient  de  temps  en 

*  LQaiDte-«'^crc^ ,  Uv.  m .  cbap.  6.  —  I.e  mcinc  tr^it  e<t  r.ip|torle  aasai 
par  Monlaiç.H.  •  Aloxiixlrr...  avant  oii  .-mI^is  p.triinca-Ure  do  Pannctiion 
«  ijiie  Hlijliit.iii*.  v)ii  iiln*  iliiT  iiii'ili-iin  ,  f-»(')it  comriijMi   ))ar  l'arst'iil  de 

•  Dariiis  |K>ur  ri-iii|MHv)(iiitT;  vu  iih-siiie  leiiip»  qu'il  duniiutt  à  lire  sa  lettre 

•  i  Plulip|iu» ,  il  avdle  le  bruuvagc  qu'il  luy  avoit  j^nsicnlé.  >  Lit.  i  .  rliap. 
».] 


«04  LMILE. 

temps  quelques  mois  heureux  qui  faisaient  oublier  le  reste.  Enfin 
vint  rhistoiredu  médecin  Philippe:  il  la  raconta  fort  nettement  et 
avec  beaucoup  de  grâce.  Après  l'ordinaire  tribut  d'éloges  qu'exi- 
geait la  mère  et  qu'attendait  le  fils,  on  raisonna  sur  ce  qu'il  avait 
dit.  Le  plus  grand  nombre  blâma  la  témérité  d'Alexandre  ;  quel- 
ques-uns ,  à  l'exemple  du  gouverneur ,  admiraient  sa  fermeté ,  son 
courage  :  ce  qui  me  fit  comprendre  qu'aucun  de  ceux  qui  étaient 
présents  ne  voyait  en  quoi  consistait  la  véritable  beauté  de  ce  trait. 
Pour  moi ,  leur  dis-je ,  il  me  parait  que  s'il  y  a  le  moindre  courage, 
la  moindre  fermeté  dans  l'action  d'Alexandre,  elle  n'est  qu'une 
extravagance.  Alors  tout  le  monde  se  réunit,  et  convint  que  c'était 
une  extravagance.  J'allais  répondre  et  m'échauffer,  quand  une 
femme  qui  était  à  côté  de  moi ,  et  qui  n'avait  pas  ouvert  la  bo  - 
che  ,  se  pencha  vers  mon  oreille ,  et  me  dit  tout  bas  :  Tais-loi , 
Jean-Jacques  ;  ils  ne  l'entendront  pas.  Je  la  regardai ,  je  fus  frappé , 
et  je  me  tus. 

Aprèsie  dîner,  soupçonnant  sur  plusieurs  indices  que  mon  jeune 
docteur  n'avait  rien  compris  du  tout  à  l'histoire  qu'il  avait  si  bien 
racontée ,  je  le  pris  par  la  main  ,  je  fis  avec  lui  un  tour  de  parc  ;  et 
l'ayant  tjueslionné  tout  à  mon  aise  ,  je  trouvai  (ju'il  admirait  plus 
(|uc  personne  le  courage  si  vanté  d'Alexandre  :  mais  savez-vous 
où  il  voyait  ce  courage  ?  uniquement  dans  celui  d'avaler  d'un  seul 
trait  un  breuvage  de  mauvais  goût ,  sans  hésiter ,  sans  marquer  la 
moindre  répugnance.  Le  pauvre  enfant ,  à  qui  l'on  avait  fait  pren- 
dre médecine  il  n'y  avait  pas  quinze  jours,  et  qui  ne  l'avait  prise 
(|u'avec  une  peine  infinie  ,  en  avait  encore  le  déboire  à  labouche. 
La  mort ,  rcmpoisonnemeiil,  ne  passaient  dans  son  esprit  que  pour 
des  sensations  désagréables ,  cl  il  ne  concevait  pas  ,  pour  lui ,  d'au- 
tre poison  que  du  séné.  Cependant  il  faut  avouer  que  la  fermeté 
du  héros  avait  fait  une  grande  impression  sur  son  jeune  cœur,  et 
qu'à  la  première  médecine  qu'il  faudrait  avaler  il  avait  bien  résolu 
d'être  un  Alexandre.  Sans  entrer  dans  des  éclaircissements  qui  pas- 
saient évidemment  sa  portée  ,  je  le  confirmai  dans  ces  disposi- 
tions louables  ,  et  je  m'en  retournai  riant  en  moi-même  de  la  haute 
sagesse  des  pères  et  des  maîtres  ,  qui  pensent  apprendre  l'histoire 
aux  enfants. 

Il  est  aisé  île  niettrc  dans  leurs  bouches  les  mots  de  rois ,  d'em- 
pires ,  de  guerres  ,  de  concpiêles  ,  de  révolutions ,  de  lois  :  mais 
:piand  il  sera  question  d'attacher  à  ces  mots  des  idées  nettes ,  il  y 


I 


LIVRE  II.  igô 

aura  luin  de  reiiUetien  du  jardiuier  Robert  à  toutes  ces  explica- 
lions. 

Quelques  lecteurs,  mécontents  du  tais-toi,  Jean-Jacques,  demaii- 
lieront,  je  le  prévois,  ce  que  je  trouve  enfin  de  si  beau  dans  l'actioa 
li'Alexandre.  Infortunés  1  s'il  faut  vous  le  dire,  comment  le  com- 
prendrez-vous  ?  C'est  qu'Alexandre  croyait  à  la  vertu  ;  c'est  qu'il 
y  croyait  sur  sa  léle ,  sur  sa  propre  vie  ;  c'est  que  sa  grande  àme 

tait  faite  pour  y  croire.  0  que  celte  médecine  avalée  était  une 
!  leile  profession  de  foi  !  Non ,  jamais  mortel  n'en  fit  une  si  sublime. 
S'il  est  quelque  moderne  Alexandre,  qu'on  me  le  montre  à  de  pa- 
reils trails  '. 

S'il  n'y  a  point  de  science  de  mots ,  il  n'y  a  point  d'étude  pro- 
pre aux  enfants.  S'ils  n'ont  pas  de  vraies  idées ,  ils  n'ont  point  de 
véritable  mémoire  ;  car  je  n'appelle  pas  ainsi  celle  qui  ne  retient 
que  des  sensations.  Que  sert  d'inscrire  dans  leur  tête  un  catalogue 
de  signes  qui  ne  représentent  rien  pour  eux .'  En  apprenant  les  cho- 

s  n'apprendront-ils  pas  les  signes?  Pourquoi  leur  donner  !a  peine 
iiutile  de  les  apprendre  deux  fois.'  El  cependant  quels  dangereux 
préjugés  ne  commence-t-on  pas  à  leur  inspirer ,  en  leur  faisant 
prendre  pourde  la  science  des  mots  qui  n'ont  aucun  sens  pour  eux  ! 
C'est  du  premier  mot  dont  l'enfant  se  paye  ,  c'est  de  la  première 
chose  qu'il  apprend  sur  la  parole  d'aulrui ,  sans  en  voir  l'utilité 
lui-même  ,  que  son  jugement  est  perdu:  il  aura  longtemps  à  bril- 
ler aux  yeuxdessots  avant  qu'il  répare  une  telle  perle  '. 

Non ,  si  la  nature  donne  au  cerveau  d'un  enfant  cette  souple&M- 
i|ui  le  rend  propre  à  recevoir  toutes  sortes  d'impressions ,  ce  n'est 

■  '•  Ce  prince,  dit  Montii-  -  -  ■  ■  t,  est  le  souverain  patron  des  actes 
>  !■  /  ;.liui  :  mais  je  ne  ^  :l  en  sa  \ic  qui  ayt  plus  de  fer- 

II .  :<   jue  celtuy-cy,  ny  n  iiistre  par  t.int  de  visages.  •  Liv.  i, 

.iLip.i-,.] 

>  La  plupart  des  uvanU  le  sont  k  la  manière  des  enfants.  La  vaste  érodi- 
lion  résulte  moins  d'une  multitude  d'idées  que  d'une  multitude  d'images. 
Les  dates ,  les  noms  propres ,  les  lieux ,  tous  les  objets  is<>U'>s  ou  dénués 
d'idées,  se  retiennent  uniquement  par  la  mémoire  des  signes,  cl  rarement 
•e  rappcile-t-on  quelqu'une  de  ces  choses  sans  voir  en  même  temps  k  recto 
ou  le  t-ersfi  de  la  page  où  on  l'a  lue .  ou  la  figui-c  sous  laquelle  on  l,i  vit  la 
première  fois.  Telle  était  à  [)eu  pris  la  sciencp  à  la  mode  des  «:  .ts. 

Cdie  de  notre  siècle  est  autre  ilios;  :  on  n'étudie  plus,  on  i  us; 

on  rêve,  et  l'on  nous  donne  gravement  i)our  de  la  philosopli.^  ,^j  ..  .^ ,  de 
quelques  mauvaises  nuits.  On  me  dira  que  je  rive  aussi  :  j'en  ronriens  : 
mais,  ce  que  les  autres  n'ont  garde  de  faire,  je  donne  mes  rêves  pour  des 
>%es,  Ui».vuit  chercher  au  lecteur  s  ils  ont  quelque  chose  d'utile  aux  grn» 


106  EMILL. 

pas  pour  qu'on  y  grave  des  noms  de  rois  ,  des  dates,  des  termes 
lie  blason  ,  de  sphère ,  de  géographie ,  et  tous  ces  mots  sans  aucun 
sens  pour  son  âge,  et  sans  aucune  utilité  pour  quelque  âge  que  ce 
soit ,  dont  on  accable  sa  triste  et  stérile  enfance;  mais  c'est  pour 
que  toutes  les  idées  qu'il  peut  concevoir  et  qui  lui  sont  utiles , 
toutes  celles  qui  se  rapportent  à  son  bonheur  et  doivent  Teclairer 
un  jour  sur  ses  devoirs ,  s'y  tracent  de  bonne  heure  en  caractères 
ineffaçables,  et  lui  servent  à  se  conduire  pendant  sa  vie  d'une  ma- 
nière convenable  à  son  être  et  à  ses  facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres ,  l'espèce  de  mémoire  que  peut  avoir 
un  enfant  ne  reste  pas  pour  cela  oisive  ;  tout  ce  qu'il  voit ,  tout  ce 
(ju'il  entend  le  frappe,  et  il  s'en  souvient  ;  il  tient  registre  en  lui- 
même  des  actions ,  des  discours  des  hommes  ;  et  tout  ce  qui  l'en- 
vironne est  le  livre  dans  lequel .  sans  y  songer ,  il  enrichit  conti- 
nuellement sa  mémoire,  en  allenilant  que  son  jugement  puisse  en 
profiter.  C'est  dans  le  choix  de  ces  objets  ,  c'est  dans  le  soin  de 
lui  présenter  sans  cesse  ceux  qu'il  peut  connaître ,  et  de  lui  cacher 
ceux  qu'il  doit  ignorer ,  que  consiste  le  véritable  art  <le  cultiver 
en  lui  celte  première  faculté;  et  c'est  |)ar  là  qu'il  faut  tâcher  de 
lui  former  un  m;igasin  de  connaissances  qui  servent  à  son  éduca- 
tion durant  sa  jeunesse,  et  à  sa  conduite  dans  tous  les  temps.  Celle 
méthode,  il  est  vrai,  ne  forme  point  do  petits  prodiges  et  ne  fait 
pas  briller  les  gouvernâmes  et  les  précepteurs  ;  mais  elle  forme  des 
hommes  judicieux  ,  robustes  ,  sains  de  corps  et  d'entendement , 
qui,  sans  s'être  fait  admirer  étant  jeunes,  se  font  honorer  étant 
grands. 

1-  Emile  n'apprendra  jamais  rien  par  cœur  ,  pas  même  des  fables  , 
pas  même  celles  de  la  Fontaine,  toutes  naïves,  toutes  charman- 
tes quelles  sont  ;  rar  les  mots  des  fables  ne  sont  pas  plus  les 
fables  que  les  mots  de  l'histoire  ne  son:  Ihisloire.  Comment 
peut-on  s'aveugler  assez  poura[)peIer  les  fables  la  morale  des  en- 
fants ,  sans  songerque  l'apologue  ,  en  lesamusant ,  les  abuse ,  que , 
séduits  par  le  mensonge ,  ils  laissent  échapper  la  vérité ,  et  que  ce 
qu'on  fait  pour  leur  rendre  l'instruction  agréable  les  empêche  d'en 
profiler.»  Les  fables  peuvent  instruire  les  hommes;  mais  il  faut 
dire  la  vérité  nue  aux  enfants;  sitôt  qu'on  la  couvre  d'un  voile, 
ils  ne  se  donnent  plus  la  \m\\c  de  le  lever. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  la  Fontaine  à  tous  les  enfants, 
et  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  les  entende.  Quand  ils  les  entendraient , 


LIVRE  II.  107 

Ce  serait  encore  pis  ;  car  Ja  morale  en  est  tellement  mêlée  et  si  dis- 
proportionnée à  leur  âge ,  qu'elle  les  porterait  plus  au  vice  qu'à 
la  vertu.  Ce  sont  encore  là ,  direzvous,  des  paradoxes.  Soit;  m.iis 
voyons  si  ce  sont  des  vérités. 

Je  dis  qu'un  enfant  n'entend  point  les  fables  qu'on  lui  fait  ap- 
prendre, parce  que,  quelque  effort  qu'on  fasse  pour  les  rendre 
-impies,  l'instruction  qu'on  en  veut  tirer  force  d'y  faire  entrer 
ios  idées  qu'il  ne  peut  saisir,  et  que  le  tour  même  de  la  poésie, 
n  les  lui  rendant  ptas  faciles  à  retenir,  les  lui  rend  plus  difTiciies 
«  concevoir;  en  sorte  qu'on  achète  l'agrément  aux  dépens  de. la 
clarté.  Sans  cHer  cette  multitude  de  fables  qui  n'ont  rien  d'intelli- 
gible ni  d'utile  pour  les  enfants,  et  qu'on  leur  fait  indiscrètement 
apprendre  avec  les  autres,  parce  qu'elles  s'y  trouvent  mêlées, 
bornons-nous  à  celles  que  l'auteur  semble  avoir  faites  spéciale- 
ment pour  eux. 

Je  ne  connais  dans  tout  le  recueil  de  la  Fontaine  que  cinq  ou 

-IV  faibles  où  brille  éminemment  la  naïveté  puérile;  de  ces  cinq  ou 

-i\  je  prends  pour  exemple  la  première  de  toutes  ',  parce  que  c'est 

'Ile  dont  La  morale  est  le  plus  de  tout  âge,  celle  que  les  enfants 

-  lisissent  le  mieux ,  celle  qu'ils  apprennent  avec  le  plus  de  plaisir  ; . 

ifin  celle  que  pour  cela  même  l'auteur  a  mise  par  préférence  à  la 

te  de  son  livre.  En  lui  supposant  réellement  l'objet  d'être  enlcn- 

ilu  des  enfants,  de  leur  plaire  et  de  les  instruire,  cette  fable  est 

issurémeut  sou  chef-d'œuvre  :  qu'on  me  |)ermette  donc  de  la  sui- 

\  re  et  de  l'examiner  en  peu  de  mots. . 

LE  CORBEAU  ET  LE  RENARD, 

FABLE. 
M  litre  corhcan ,  sor  on  arbre  perché , 

Maître!  que  signifie  ce  mot  en  lui-même.' quesigi.ifietil. tu 
lovant  d'un  nom  propre.*  quel  sens  a-t-il  dans  cette  occasion? 

Qu'est-ce  qu'un  corbeau  ? 

«Ju'esl-te  qu'un  arbre  pcrrhé?  L'on  ne  dit  pas  sur  nn  arbre  per- 
>hr,  l'on  dit  perche  sur  un  arbre.  Par  conséquent  il  faut  parler 
jles  inversions  de  la  poésie;  il  faut  dire  ce  que  c'est  que  prose  et 
nue  vers. 

'  Ce»I  b  Mconde  et  non  h  pn^niit-rp .  comme  l'a  trM>bien  rem-iroii-^  M. 

■    ^m/•^  . 


lOft  ÉMILK. 

Tenait  dans  son  bec  un  fromage.  ^ 

Quel  fromage?  étail-ce  un  fromage  de  Suisse,  de  Brie  ou  de 
Hollande  ?  Si  l'enfant  n'a  point  vu  de  corbeaux ,  que  gagnez -vous 
■il  lui  en  parler  ?  s'il  en  a  vu ,  comment  concevra-t-il  qu'ils  tiennent 
un  fromage  à  leur  bec?  Faisons  toujours  des  images  d'après 
nature. 

Maitre  renard ,  par  Todcur  alléché , 

Encore  un  maître  !  mais  pour  celui-ci  c'est  à  bon  titre  :  il  est 
maître  passé  dans  les  tours  de  son  métier.  Il  faut  dire  ce  que  c'est 
qu'un  renard ,  et  distinguer  son  vrai  naturel  du  caraclcre  de  con- 
vention qu'il  a  dans  les  fables. 

Alléché.  Ce  mot  n'est  pas  usité.  Il  le  faut  expliquer;  il  faut  dire 
qu'on  ne  s'en  sert  plus  qu'on  vers.  L'enfant  demandera  pourquoi 
l'on  parle  autrement  en  vers  qu'en  prose.  Que  lui  répondro/- 
vous? 

Alléché  par  Vodenr  d'un  fromage!  Ce  fromage ,  tenu  par  un  cor- 
beau perché  sur  un  arbre ,  devait  avoir  beaucoup  d'odeur  pour 
être  senti  par  le  renard  dans  un  taillis  ou  dans  son  terrier  !  Est-ce 
•  ainsi  que  vous  exercez  votre  élève  à  cet  esprit  de  critique  judi- 
cieuse qui  ne  s'en  laisse  imposer  qu'à  bonnes  enseignes,  et  sait 
discerner  la  vérité  du  mensonge  dans  les  narrations  d'autrui." 

Lui  tint  à  peu  prùs  ce  langage  : 

Ce  langage!  Les  renards  parlent  donc?  ils  parlent  donc  la  même 
langue  que  les  corbeaux  ?  Sage  précepteur ,  prends  garde  à  toi  : 
pèse  bien  ta  réponse  avant  de  la  faire;  elle  importe  plus  que  tu 
n'as  pensé. 

Eh  :  l)onjour ,  monsieur  le  corlwau  ! 

A/oji.'îieHr.' titre  que  l'enfant  voit  tourner  en  dérision,  même  avant 
qu'il  sache  que  c'est  un  titre  d'honneur.  Ceux  qui  disent  monsifur 
dit  Corbeau  auraient  bien  d'autres  affaires  avant  que  d'avoir  ex- 
pliqué ce  du. 

Que  vous  êtes  joli  î  ([uc  vous  me  semblez  tjcan! 

Cheville,  redondance  inutile.  L'enfant  voyant  répéter  la  mémo 

chose  en  d'autres  termes,  apprend  à  parler  làohemenl.  Si  vous 

dites  que  cette  redondance  est  un  art  de  l'auteur,  qu'elle  entre 

dans  le  dessein  du  renard,  qui  veut  paraître  multiplier  les  clogch 


LIVRE  IL  109 

a\'Pc  les  paires ,  celle  excase  sera  bonne  pour  moi ,  mais  wm  p.'is 
pour  mon  élève. 

Sans  mentir,  si  Totre  ramage 

Sans  mentir!  On  ment  donc  quelquefois  ?  Où  en  sera  l'enfant  si 
TOUS  lui  apprenez  que  le  renard  ne  dit  sans  tn«n(irque  parce  qu'il 
ment  ? 

Répondait  à  votre  plumage  , 
1^    Répondait.'  Que  signifie  ce  mot?  Apprenez  à  l'enfant  à  com* 
parer  des  qualités  aussi  différentes  que  la  voix  el  le  plumage  ; 
VOUS  verrez  comme  il  vous  entendra. 

Vous  seriez  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois. 

Le  phénix!  Qu'est-ce  qu'un  phénix?  Nous  voici  tout  à  coup  jetés 
dans  la  menteuse  antiquité ,  presque  dans  la  mythologie. 

Le$  hôlcs  de  ces  bois  !  Quel  discours  figuré  !  Le  Hatleur  ennoblit 
son  langage  et  lui  donne  plus  de  dignité  ,  pour  le  rendre  plus  sé- 
duisant. Un  enfant  entendra-l-il  cette  finesse?  sait-il  seulement , 
peut-il  savoir  ce  que  c'est  qu'un  style  noble  el  un  style  bas  ? 
A  ces  mots,  le  corbeau  ne  se  sent  pas  de  joie, 

Il  faut  avoir  éprouvé  déjà  des  passions  bien  vives  pour  sentir 
eette  expression  proverbiale. 

Et ,  pour  montrer  sa  belle  voix , 

N'oubliez  pas  que,  pour  entendre  ce  vers  et  toute  la  fable,  l'en- 
fant doit  savoir  ce  que  c'est  que  la  belle  voix  du  corbeau. 
Il  ouvre  un  brge  bec ,  laisse  tomber  sa  proie. 

Ce  vers  est  admirable  ;  l'harmonie  seule  en  fait  image.  Je  vois 
un  grand  vilain  bec  ouvert;  j'entends  tomber  le  fromage  à  travers 
le*  branches  :  mais  ces  sortes  de  beautés  sont  perdues  pour  les 
eafants. 

Le  renard  s'en  saisit ,  et  dit  :  Mon  bon  monsieur. 

Voilà  donc  déjà  la  bonté  transformée  en  bêtise.  Assurément  on 
ne  perd  pas  de  temps  pour  instruire  les  enfants. 
Apprenez  que  tout  flatteur 

Maxime  générale  ;  nous  n'y  sommes  plus. 

vit  aux  dépens  de  celui  qui  l'écoute. 
Kocss.  —  f.wix.  Ht 


110  EMILE. 

Jamuis  eiiiaiit  de  dix  ans  n'enlciulit  ce  vcrs-là.       * 
Cette  leçon  vaut  bien  un  fromage ,  sans  doute. 

Ceci  s'entend  ,  et  la  pensée  est  très-bonne.  Cependant  il  y  aura 
encore  bien  peu  d'enfants  qui  sachent  comparer  une  leçon  à  uu 
fromage ,  et  qui  ne  préférassent  le  fromage  à  la  leçon.  Il  faut  donc 
leur  faire  entendre  que  ce  propos  n'est  qu'une  raillerie.  Que  do 
finesse  pour  des  enfants  ! 

Le  corbeau ,  honteux  et  confus. 

Autre  pléonasme;  mais  celui-ci  est  inexcusable. 

Jura,  mais  un  peu  tard',  (ju'on  ne  l'y  prendrait  plus. 

Jura!  Quel  est  le  solde  maître  qui  ose  expliquera  l'enfant  ce 
que  c'est  qu'un  serment  ? 

Voilà  bien  des  détails,  bien  moins  cependant  qu'il  n'en  faudrait 
pour  analyser  toutes  les  idées  de  cette  fable ,  et  les  rédufrê  aux 
idées  simples  et  élémentaires  dont  chacune  d'elles  est  composée. 
Mais  qui  est-ce  qui  croit  avoir  besoin  de  cette  analyse  pour  se  faire 
entendre  à  la  jeunesse  .3  Nul  de  nous  n'est  assez  philosophe  pour 
savoir  se  mettre  à  la  place  d'un  enfant.  Passons  maintenant  à  la 
morale. 

Je  demande  si  c'est  à  des  enfants  de  six  ans  qu'il  faut  apprendre 
qu'il  y  a  des  hommes  qui  flattent  et  mentent  pour  leur  prolit  ?  On 
pourrait  tout  au  ()lus  leur  apprendre  qu'il  y  a  des  railleurs  qui 
persiflent  les  petits  garçons ,  et  se  moquent  en  secret  de  leur  sotte 
vanité  :  mais  le  fromage  gâte  tout;  on  leur  apprend  moins  à  ne 
pas  le  laisser  tomber  de  leur  bec  qu'à  le  faire  tomber  du  bec  d'un 
autre.  C'est  ici  mon  second  paradoxe ,  et  ce  n'est  pas  le  moins 
important. 
^  Suivez  les  enfants  apprenant  leurs  fables,  et  vous  verrez  que , 
quand  ils  sont  en  état  d'en  faire  l'application ,  ils  en  font  presque 
toujours  une  contraire  à  l'intention  de  l'auteur ,  et  (ju'au  lieu  de 
s'observer  sur  le  défaut  dont  on  les  veut  guérir  ou  préserver,  ils 
penchent  à  aimer  le  vice  avec  lequel  on  tire  parti  des  défauts  des 
autres.  Dans  la  fable  précédente  les  enfants  se  moquent  du  cor- 
beau ,  mais  ils  s'affectioiment  tous  au  renard;  dans  la  fable  qui 
suit ,  vous  croyez  leur  donner  la  cigale  pour  exemple  ;  et  |>oint  du 
tout ,  c'est  la  fourmi  qu'ils  choisiront.  On  n'aime  point  à  s'humilier  : 
ils  prendront  toujours  le  beau  rôle  j  c'est  le  choix  do  l'amour-pro  j 


LIVRE  fi.  m 

fit  i> ,  c'est  un  choix  Irès-natureK  Or ,  quelle  horrible  leron  jwur 
l'enfance  !  Le  plus  odieux  de  tous  les  monstres  serait  un  enfant 
avare  et  dur ,  qui  saurait  ce  qu'on  lui  demande  et  ce  qu'il  refuse. 
La  fourmi  fait  plus  encore ,  elle  lai  apprend  à  railler  dans  ses 
refus. 

Dans  toutes  les  fables  où  le  lion  est  un  des  personnages,  comme 
c'est  d'ordinaire  le  plus  brillant ,  l'enfant  ne  manque  point  de  se 
faire  lion  ;  et  quand  il  préside  à  quelque  partage ,  bien  instruit  par 
son  modèle ,  il  a  grand  soin  de  s'emparer  de  tout.  Mais  quand  le 
moucheron  terrasse  le  lion ,  c'est  une  autre  affaire,  alors  l'enfant 
n'est  plus  lion,  il  est  moucheron.  Il  apprend  à  tuer  un  jour  à  coup 
d'aiguillon  ceux  qu'il  n'oserait  attaquer  de  pied  ferme. 

Dans  la  fable  du  loup  maigre  et  du  chien  gras,  au  lieu  d'une 
leçon  de  modérai  ion  qu'on  prétend  lui  donner,  il  en  prend  une  de 
licence.  Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  beaucoup  pleurer  une 
|)elile  fille  qu'on  avait  désolée  avec  celle  fable,  tout  en  lui  prêchant 
toujours  la  docilité.  On  eut  peine  à  savoir  la  cause  de  ses  pleurs  ; 
on  la  sut  enlin.  La  pauvre  enfant  s'ennuyait  d'être  à  la  chaîne  ; 
elle  se  sentait  le  cou  pelé  ;  elle  pleurait  de  n'être  pas  loup. 

Ainsi  donc  la  morale  de  la  première  fable  citée  est  pour  l'enfant 
une  leooo  de  la  plus  basse  flatterie  ;  celle  de  la  seconde  une  leçon 
d'inhumanité  ;  celle  de  la  troisième,  une  le<;on  d'injustice  ;  celle  de 
la  quatrième,  une  leçon  de  satire  ;  celle  de  la  cinquième,  une  leçon 
d'indépendance.  Cette  dernière  leçon ,  pour  être  superflue  à  mon 
élève ,  n'en  est  pas  plus  convenable  aux  vôtres.  Quand  vous  leur 
donnez  des  préceptes  qui  se  contredisent ,  quel  fruit  espérez-vous 
de  vos  soins?  Mais  peut-être ,  à  cela  près ,  toute  cette  morale  qui 
me  sert  d'objection  contre  les  fables  fournit-elle  autant  de  raisons 
de  les  conserver.  Il  faut  une  morale  en  paroles  et  une  en  actions 
dans  la  société ,  et  ces  deux  morales  ne  se  ressemblent  point.  La 
première  est  dans  le  catéchisme,  où  on  lalaisse;  l'antre  est  dans  les 
fables  de  la  Fontaine  pour  les  enfants ,  et  dans  ses  contes  pour  les 
nères.  Le  même  auteur  suffît  à  tout. 

Composons,  monsieur  de  la  Fontaine.  Je  promets,  quanta  moi", 
de  vous  lire  avec  choix ,  de  vous  aimer ,  de  m'instruire  dans  vos  fa- 
bles: car  j'espère  ne  pas  me  tromper  sur  leur  objet  :  mais  pour 
mon  élè>'e ,  permettez  que  je  ne  lui  en  laisse  pas  étudier  une  seuli 
jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  prouvé  qu'il  est  bon  pour  lui  d°a|t 
prendre  des  choses  dont  il  ne  comprendra  jkis  le  qtiarl;  que  dan» 


Hî  EMILE. 

celles  qu'il  pourra  comprendre  il  ne  prendra  jamais  lo  change ,  et 
qu'au  lieu  de  se  corriger  sur  la  dupe,  il  ne  se  formera  pas  sur  le 
fripon. 
4  En  ôtant  ainsi  tous  les  devoirs  des  enfants,  j'ôte  les  instruments 
(le  leur  plus  grande  misère,  savoir  les  livres.  La  lecture  est  le  fléau 
de  l'enfance ,  et  presque  la  seule  occupation  qu'on  lui  sait  donner. 
A  peine  à  douze  ans  Emile  saura-t-il  ce  que  c'est  qu'un  livre.  Mais 
il  faut  bien  au  moins ,  dira-t-on ,  qu'il  sache  lire.  J'en  conviens  :  il 
faut  qu'il  sache  lire  quand  la  lecture  lui  est  utile;  jusqu'alors 
elle  n'est  bonne  qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  enfants  par  obéissance,  il  s'ensuit 
qu'ils  ne  peuvent  rien  apprendi  e  dont  ils  ne  sentent  l'avantage  actuel 
et  présent,  soit  d'agrément,  soit  d'utilité;  autrement  quel  motif 
les  porterait  à  l'apprendre  ?  L'art  de  parler  aux  absents  et  de  les 
entendre,  l'art  de  leur  communiquer  au  loin  sans  médiateur  nos 
sentiments,  nos  volontés,  nos  désirs ,  est  un  art  dont  l'ulilitc 
peut  être  rendue  sensible  à  tous  les  âges.  Par  quel  prodige  cet  art 
si  utile  et  si  agréable  est-il  devenu  un  tourment  pour  l'enfance? 
Parce  qu'on  la  contraint  de  s'y  appliquer  malgré  elle  ,  et  qu'on  le 
met  à  des  usages  auxquels  elle  ne  comprend  rien.  Un  enfant  n'est 
pas  fort  curieux  de  perfectionner  l'instrument  avec  lequel  on  le 
tourmente  ;  mais  faites  que  cet  instrument  serve  à  ses  plaisirs ,  et 
bientôt  il  s'y  appliquera  malgré  vous. 

On  se  fait  une  grande  affaire  de  chercher  les  meilleures  méthodes 
d'apprendre  à  lire  ;  on  invente  des  bureaux ,  des  cartes  ;  on  fait 
de  la  chambre  d'un  enfant  un  atelier  d'imprimerie.  Locke  veut 
qu'il  apprenne  à  lire  avec  des  dés.  Ne  voilà-t-il  pas  une  invention 
bien  trouvée  ?  quelle  pitié  !  Un  moyen  plus  sûr  que  tous  ceux-là ,  et 
celui  qu'on  oublie  toujours,  est  le  désir  d'apprendre.  Donuez  à 
l'enfant  ce  désir,  puis  laissez  là  vos  bureaux  et  vos  dés  ;  toute  mé- 
thode lui  sera  bonne. 

L'intérêt  présent ,  voilà  le  grand  mobile,  le  seul  qui  mène  sûre- 
ment et  loin.  Emile  reçoit  quelquefois  de  son  père ,  de  sa  mère ,  de 
ses  parents,  do  ses  amis,  des  billets  d'invitation  pour  un  diner, 
pour  une  promenade,  pour  une  partie  sur  Tcau ,  pour  voir  quel- 
que fêle  publique.  Ces  billets  sont  courts ,  clairs,  nets ,  bien  écrits. 
Il  faut  trouver  quelqu'un  qui  les  lui  lise  :  ce  quelqu'un  ou  ne  se 
trouve  pas  toujours  à  point  nommé ,  ou  rend  à  l'enfant  le  peu  de 
complaisance  que  l'enfant  eut  iwur  lui  la  veille.   Ainsi  l'oconsion, 


LIVRE  II.  113 

Je  moment  se  passe.  On  lui  lil  enfin  le  billet,  mais  il  n'esl  plus 
temps.  Ah  !  si  1  on  eût  su  lire  soi-même  !  On  en  reçoit  d'aulres  :  ils 
sont  si  courts  !  le  sujet  en  est  si  intéressant  !  on  voudrait  essayer 
de  les  déchiffrer  ;  on  trouve  tantôt  de  l'aide  et  tantôt  des  refus.  On 
s'évertue,  on  déchiffre  enfin  la  moitié  d'un  billet  :  il  s'agit  d'aller 
demain  manger  delà  crème...  on  ne  sait  où  ni  avec  qui...  combien 
on  fait  d'efforts  pour  lire  le  reste  !  Je  ne  crois  pas  qu'Emile  ait  be- 
soin du  bureau.  Parlcrai-je  à  présent  de  l'écriturePNon;  j'ai  honte 
de  m'amuser  à  ces  niaiseries  dans  un  traité  de  l'éducation. 

J'ajouterai  ce  seul  mot  qui  fait  une  importante  maxime  :  c'est 
que  d'ordinaire  on  obtient  trcs-sùrement  et  très-vite  ce  qu'on  n'est 
point  pressé  d'obtenir.  Je  suis  presque  sûr  qu'Emile  saura  parfaite- 
ment lire  et  écrire  avant  l'âge  de  dix  ans,  précisément  parce  qu'il 
m'importe  fort  peu  qu'il  le  sache  avant  quinze  ;  mais  j'aimerais 
mieux  qu'il  ne  sût  jamais  lire ,  que  d'acheter  cette  science  au  prix 
de  tout  ce  qui  peut  la  rendre  utile  :  de  quoi  lui  servira  la  lecture 
quand  on  l'en  aura  rebuté  pour  jamais!  Id  imprimis  catere  opor- 
tebit,  ne  stndia,  qui  amare  nondum  potest,  oderit,  et  atnaritudinem 
semel  perceptam  eliam  ullra  rudes  annos  reformidét  '. 

Plus  j'insiste  sur  ma  méthode  inaclivc ,  plus  je  sens  les  objec- 
tions se  renforcer.  Si  votre  élève  n'apprend  rien  de  vous,  il  ap- 
prendra des  autres.  Si  vous  ne  prévenez  l'erreur  par  la  vérité ,  il 
apprendra  des  mensonges  :  les  préjugés  que  vous  craignez  de  lui 
donner, il  les  recevra  de  tout  ce  qui  l'environne;  ils  entreront  par 
tous  ses  sens;  ou  ils  corrompront  sa  raison,  même  avant  qu'elle 
soit  formée  ;  ou  son  esprit,  engourdi  par  une  longue  inaction ,  s'ab- 
sorbera dans  la  matière.  L'inhabitude  de  penser  dans  l'enfance 
en  ôte  la  faculté  durant  le  reste  de  la  vie. 

Il  me  semble  que  je  pourrais  aisément  répondre  à  cela  :  mais 
pom-quoi  toujours  des  réponses.'  Si  ma  méthode  répond  d'elle- 
même  aux  objections ,  elle  est  bonne  ;  si  elle  n'y  répond  pas ,  elle 
ne  vaut  rien.  Je  poursuis. 

Si  sur  le  plan  que  j'ai  commencé  do  tracer  vous  suivez  des  rè- 
gles directement  contraires  à  celles  qui  sont  établies  ;  si ,  au  lieu 
de  porter  au  loin  l'esprit  de  voire  élève;  si,  au  lieu  de  l'égarer 
sans  ci?sse  en  d'autres  lieux,  en  d'autres  climats,  en  d'aulres  siècles, 
aux  extrémités  de  la  terre,  et  jusque  dans  les  cieux,vous  vousap- 

'  QuhtUI.,  lib.  I,  ca|>.  I. 


114  EMILE. 

pliquez  à  le  tenir  toujours  en  lui-même ,  et  attentif  à  ce  qui  le  tou- 
che immédiatement  ;  alors  vous  le  trouverez  capable  de  percep- 
tion, de  mémoire,  et  même  de  raisonnement  ;  c'est  l'ordre  de  la  na- 
ture. A  mesure  que  l'ctre  scnsitif  devient  actif,  il  acquiert  un  dis- 
cernement proportionnel  à  ses  forces  ;  et  ce  n'est  qu'avec  la  force 
surabondante  à  celle  dont  il  a  besoin  pour  se  conserver ,  que  se 
développe  en  lui  la  faculté  spéculative  propre  à  employer  cet  cxcs 
de  forces  à  d'autres  usages.  Voulez-vous  donc  cultiver  l'intelligence 
de  votre  élève  ;  cultivez  les  forces  qu'elle  doit  gouverner.  Exercez 
continuellement  son  corps  ;  rendez-le  robuste  et  sain,  pour  le  rendre 
sage  et  raisonnable  ;  qu'il  travaille ,  qu'il  agisse ,  qu'il  coure ,  qu'il 
cric,  qu'il  soit  toujours  en  mouvement;  qu'il  soit  homme  par  la 
vigueur ,  et  bientôt  il  le  sera  par  la  raison. 
Vous  l'abrutiriez,  il  est  vrai,  par  cette  raélhode,  si  vous  alliez 
.  toujours  le  dirigeant,  toujours  lui  disant  :  Va,  viens,  reste,  fais 
ceci ,  ne  fais  pas  cela.  Si  votre  tête  conduit  toujours  ses  bras  ,  la 
sienne  lui  devient  inutile.  Mais  souvenez-vous  de  nos  conventions  : 
si  vous  n'êtes  qu'un  pédant ,  ce  n'est  pas  la  peine  de  me  lire. 

C'est  une  erreur  bien  pitoyable  d'imaginer  que  l'exercice  du 
corps  nuise  aux  opérations  de  l'esprit  ;  comme  si  ces  deux  aciions 
ne  devaient  pas  marcher  de  concert ,  et  que  l'une  ne  dût  pas  tou- 
jours diriger  l'autre  ! 
^  11  y  a  deux  sortes  d'hommes  dont  les  corps  sont  dans  un  exer- 
cice continuel ,  et  qui  sûrement  songent  aussi  peu  les  uns  que  les 
autresà  cultiver  leur  àme ,  savoir ,  les  paysans  et  les  sauvages.  Les 
premiers  sont  rustres,  grossiers,  maladroits;  le^  autres,  connus 
par  leur  grand  sens,  le  sont  encore  par  la  subtilité  de  leuresprit  : 
généralement  il  n'y  a  rien  de  plus  lourd  qu'un  paysan,  ni  rien  de 
plus  fin  qu'un  sauvage.  D'où  vient  cette  différence.^  C'est  que  lo 
premier,  faisant  toujours  ce  (ju'on  lui  commande,  ou  ce  qu'il  3 
vu  faire  à  son  pore ,  ou  ce  qu'il  a  fait  lui-mèmo  dt?s  sa  jeunesse ,  ne 
va  jamais  que  par  routine  ;  et ,  dans  sa  vie  presque  automate ,  oc- 
cupé sans  cesse  des  mêmes  travaux,  l'habitude  et  l'obéissance  lui 
tiennent  lieu  de  raison. 

Pour  le  sauvage ,  c'est  autre  chose  :  n'étant  attache  à  aucun 

lieu ,  n'ayant  point  de  tâche  prescrite ,  n'obéissant  à  personne , 

sans  autre  loi  que  sa  volonté ,  il  est  forcé  de  raisonner  à  chaque 

action  de  sa  vie  ;  il  ne  fait  pas  un  mouvemcnl ,  pas  un  pas  ,  sans 

■4^^  en  avoir  d'avance  envisagé  les  suites,  .\iusi ,  plus  son  corps 


LIVRE  il.  IIJ 

s'exerce ,  plus  son  esprit  s'éclaire  ;  sa  force  et  sa  raison  croissent 
à  1.1  fois  et  s'étendent  l'une  par  l'autre. 

Savant  précepteur,  voyons  lequel  de  nos  deux,  élèves  ressemble 
AU  sauvage,  et  lequel  ressemble  au  paysan.  Soumis  en  tout  à  une 
autorité  toujours  enseignante,  le  vôtre  ne  fait  rien  que  sur  parole  ; 
ii  n'ose  manger  quand  il  a  faim,  ni  rire  quand  il  est  gai ,  ni  pleu- 
rer quand  il  est  triste ,  ni  présenter  une  main  pour  l'autre ,  ni  re- 
muer le  pied  que  comme  on  le  lui  prescrit  ;  bientôt  il  n'osera  res- 
pirer (jue  sur  vos  règles.  A  quoi  voulez-vous  qu'il  pense ,  quand 
vous  pensez  à  tout  pour  lui  ?  Assuré  de  votre  prévoyance ,  qu'a- 
t-il  besoin  d'en  avoir?  Voyant  que  vous  vous  chargez  de  sa  con- 
servation ,  de  son  bien-élre ,  il  se  sent  délivré  de  ce  soin  ;  son  ju- 
gement se  repose  sur  le  vôtre  ;  tout  ce  que  vous  ne  lui  défendez 
pas,  il  le  fait  sans  réflexion ,  sachant  bien  qu'il  le  fait  sans  risque. 
Qu'a-t-il besoin  d'apprendre  à  prévoir  la  pluie.'  il  sait  que  vous  re- 
gardez au  ciel  pour  lui.  Qu'a-t-il  besoin  de  régler  sa  promenade  ? 
il  ne  craint  pas  que  vous  lui  laissiez  passer  l'heure  du  diner. 
Tant  que  vous  ne  lui  défendez  pas  de  manger,  il  mange  ;  quand 
vous  le  lui  défendez,  il  ne  mange  plus  ;  il  n'écoute  plus  les  avis  de 
son  estomac ,  mais  les  vôtres.  Vous  avez  beau  ramollir  son 
corps  dans  riiiaction  ,  vous  n'en  rendez  pas  son  entendement  plus 
flexible.  Tout  au  contraire ,  vous  achevez  de  décréditer  la  rai- 
son dans  son  esprit ,  en  lui  faisant  user  le  peu  qu'il  en  a  sur  les 
choses  qui  lui  paraissent  le  plus  inutiles.  Ne  voyant  jamais  à  quoi 
elle  est  bonne ,  il  juge  enfin  qu'elle  n'est  bonne  à  rien.  Le  pis  qui 
pourra  lui  arriver  de  mal  raisonner  sera  d'être  repris ,  et  il  lest  si 
souvent  qu'il  n'y  songe  guère  ;  un  danger  si  commun  ne  l'effraye 
plus. 

Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'esprit  ;  et  il  en  a  pour  babiller 
avec  les  femmes  ,  sur  le  ton  dont  j'ai  déjà  parlé  :  mais  qu'il  soit 
dans  le  cas  d'avoir  à  payer  de  sa  personne ,  ù  prendre  un  parti 
dans  quelque  occasion  diflicile ,  vous  le  verrez  cent  fois  plus  stu- 
■'i'if  et  plus  béte  que  le  fils  du  plus  gros  manant. 

l'our  mon  élève  ,  ou  plutôt  celui  de  la  nature,  exercé  de  bonne 
neure  à  se  suffire  à  lui-même  autant  qu'il  est  possible ,  il  no 
s'accoutume  point  à  recourir  sans  cesse  aux  autres  ,  encore  moins 
a  leur  étaler  son  grand  savoir.  En  revanche  il  \»zc ,  il  prévoit, 
il  raisonne  en  tout  ce  qui  se  rapporte  immédiatement  a  Itii.  Il 
^  jase  pas ,  il  agit  ;  il  ne  sait  pas  un  mot  de  ce  qui  se  fait  dans  le 


1  ifi  KMILE. 

monde  ,  mais  il  sail  forl  bien  faire  ce  qui  lui  convient.  Comme  il 
est  sans  cesse  en  mouvement,  il  est  forcé  d'observer  beaucoup  de 
choses ,  de  connaître  beaucoup  d'effets  ;  il  acquiert  de  bonne  heure 
une  grande  expérience  :  il  prend  ses  leçons  de  la  nature  et  non  pas 
des  hommes  ;  il  s'instruit  d'autant  mieux  qu'il  ne  voit  nulle  part 
l'intention  de  l'instruire.  Ainsi  son  corps  et  son  esprit  s'exercent  à  la 
fois.  Agissant  toujours  d'après  sa  pensée,  et  non  d'après  celle  d'un 
antre,  il  unit  continuellement  deux  opérations  ;  plus  il  se  rend  forl 
et  robuste ,  plus  il  devient  sensé  et  judicieux.  C'est  le  moyen  d'a- 
voir un  jour  ce  qu'on  croit  incompatible ,  et  ce  que  presque  tous 
les  grands  hommes  ont  réuni,  la  force  du  corps  et  celle  de  l'àmo , 
la  raison  d'un  sage  et  la  vigueur  d'un  athlète. 
"^  Jeune  instituteur,  je  vous  prêche  un  art  difficile  ;  c'est  de  gou- 
verner sans  préceptes,  et  de  tout  faire  en  ne  faisant  rien.  Cet  art, 
j'en  conviens ,  n'est  pas  de  votre  âge;  il  n'est  pas  propre  à  faire 
briller  d'abord  vos  talents,  ni  à  vous  faire  valoir  auprès  des  pères  ; 
mais  c'est  le  seul  propre  à  réussir.  Vous  ne  parviendrez  jamais  h 
faire  des  sages ,  si  vous  ne  faites  d'abord  des  polissons  :  c'était 
l'éducation  des  Spartiates;  au  lieu  de  les  coller  sur  des  livres,  on 
commençait  par  leur  apprendre  à  voler  leur  diner.  Les  Spartiates 
étaient-ils  pour  cela  grossiers  étant  grands  ?  Qui  ne  connaît  la  force 
ot  le  sel  de  leurs  reparties  ?  Toujours  faits  pour  vaincre  ,  ils  écra- 
saient leurs  ennemis  en  toute  espèce  de  guerre  ;  et  les  babillards 
Athéniens  craignaient  autant  leurs  mots  que  leurs  coups. 

Dans  les  éducations  les  plus  soignées ,  le  maître  commande  et 
croit  gouverner  :  c'est  en  effet  l'enfant  qui  gouverne.  Il  se  sert 
de  ce  que  vous  exigez  de  lui  pour  obtenir  de  vous  ce  qu'il  lui 
plait ,  et  il  sait  toujours  vous  faire  payer  une  heure  d'assiduité 
par  huit  jours  de  complaisance.  A  chaque  instant  il  faut  pactiser 
avec  lui.  Ces  traités  ,  que  vous  proposez  à  votre  mode ,  et  qu'il 
exécute  à  la  sienne ,  tournent  toujours  au  profit  de  ses  fantaisies , 
surtout  quand  on  a  la  maladresse  de  mettre  en  condition  pour  son 
profit  ce  qu'il  est  bien  sûr  d'obtenir,  soit  qu'il  remplisse  ou  non 
la  condition  qu'on  lui  impose  en  échange.  L'enfant ,  pour  l'ordi- 
nairo  ,  lit  beaucoup  mieux  dans  l'esprit  du  maître ,  que  le  maître 
dans  le  cœur  de  l'enfant.  Et  cela  doit  être  :  cm  toute  la  sagacité 
qu'eût  employée  l'enfant  livré  à  lui-même  à  pourvoir  à  la  conser- 
vation de  sa  personne,  iH'cmploie  à  sauver  sa  liberté  naturelle 
des  chaînes  de  son  tyran;  au  lieu  que  rclui-ci ,  n'ayant  nul  intO' 


UVRE  II.  117 

rct  si  pressant  à  pcnétror  l'aulrc,  trouve  quolcpiefois  mieux  son 
compte  à  lui  laisser  sa  paresse  ou  sa  vanité. 

Prenez  une  route  opposée  avec  votre  élève  ;  qu'il  croie  toujours 
être  le  maître  ,  et  que  ce  soit  toujours  vous  qui  le  soyez.  II  n'y  a 
point  d'assujettissement  si  parfait  que  celui  qui  garde  l'apparence 
de  la  liberté  ;  on  captive  ainsi  la  volonté  même.  Le  pauvre  enfant 
qui  ne  sait  rien ,  qui  ne  peut  rien,  qui  ne  connaît  rien  ,  n'est-il 
pas  à  votre  merci?  Ne  disposez-vous  pas ,  par  rapport  à  lui,  de 
tout  ce  qui  l'environne  ?  N'éles-vous  pas  le  maître  de  l'affecter 
comme  il  vous  plaît  ?  Ses  travaux ,  ses  jeux ,  ses  plaisirs ,  ses  pei- 
nes, tout  n'est-il  pas  dans  vos  mains  sans  qu'il  le  sache.»  Sans 
doute,  il  ne  doit  faire  que  ce  qu'il  veut  ;  mais  il  ne  doit  vouloir  que 
ce  que  vous  voulez  qu'il  fasse  ;  il  ne  doit  pas  faire  un  pas  que  vous 
ne  l'ayez  prévu,  il  ne  doit  pas  ouvrir  la  bouche  que  vous  ne  sachiez 
ce  qu'il  va  dire. 

C'est  alors  qu'il  pourra  se  livrer  aux  ciercices  du  corps  que  lui 
demande  son  âge ,  sans  abrutir  son  esprit  ;  c'est  alors  qu'au  lieu 
d'aiguisor  sa  ruse  à  éluder  un  incommode  empire ,  vous  le  verrez 
s'occuper  uniquement  à  tirer  de  tout  ce  qui  l'environne  le  parti  le 
plus  avantageux  pour  son  bien-être  actuel  ;  c'est  alors  que  vous 
«erez  étonné  de  la  subtilité  de  ses  inventions  pour  s'approprier  tous 
les  objets  auxquels  il  peut  atteindre ,  et  pour  jouir  vraiment  des 
choses  sans  le  secours  de  l'opinion. 

En  le  laissant  ainsi  maître  de  ses  volontés ,  vous  ne  fomentez 
point  SCS  caprices.  En  ne  faisant  jamais  que  ce  qui  lui  convient ,  il 
ne  fera  bientôt  que  ce  qu'il  doit  faire  ;  et ,  bien  que  son  corps  soit 
dans  un  mouvement  continuel ,  tant  qu'il  s'agira  de  son  intérêt 
présont  et  sensible  ,  vous  verrez  toute  la  raison  dont  il  est  capable 
se  développer  beaucoup  mieux  et  d'une  manière  beaucoup  plus 
appropriée  à  lui ,  que  dans  des  études  de  pure  spéculation. 

Ainsi,  ne  vous  voyant  point  attentif  à  le  contrarier,  ne  se  déGanl 
point  de  vous ,  n'ayant  rien  à  vous  cacher,  il  ne  vous  trompera 
point ,  il  ne  vous  mentira  point  ;  il  se  montrera  tel  qu'il  est  sans 
crainte  ;  vous  pourrez  l'étudier  tout  à  votre  aise ,  et  disposer  tout 
autour  de  lui  les  leçons  que  vous  voulez  lui  donner,  sans  qu'il 
pense  jamais  en  recevoir  aucune. 

Il  n'épiera  point  non  plus  vos  mœurs  avec  une  curieuse  jalousie, 
el  ne  se  fera  point  un  plaisir  secret  de  vous  prendre  en  faute.  Cet 
inconvénient  que  nous  prévenons  est  très-grand,  l'u  des  premiers 


M^  EMILE. 

soins  des  enfants  est,  comme  je  l'ai  dit ,  de  découvrir  le  faible  de 
ceux  qui  les  gouvernent.  Ce  penchant  porte  à  la  méchanceté,  mais 
il  n'en  vient  pas  :  il  vient  du  besoin  d'éluder  une  autorité  qui  Je» 
importune.  Surchargés  du  joûg  qu'on  leur  impose  ,  ils  cherchent 
il  le  secouer;  elles  défauts  qu'ils  trouvent  dans  les  maîtres  leur 
fournissent  de  bons  moyens  pour  cela.  Cependant  l'habitude  se 
prend  d'observer  les  gens  par  leurs  défauts ,  et  de  se  plaire  à  leur 
en  trouver.  11  est  clair  que  voilà  encore  une  source  de  vices  bou- 
chée dans  le  cœur  d'Emile  ;  n'ayant  nul  intérêt  à  me  trouver  des 
défauts ,  il  ne  m'en  cherchera  pas ,  et  sera  peu  tenté  d'eu  chercher 
à  d'autres. 

Toutes  ces  pratiques  semblent  difficiles ,  parce  qu'on  ne  s'en 
avise  pas  ;  mais  dans  le  fond  elles  ne  doivent  point  l'être.  On  est 
en  droit  de  vous  supposer  les  lumières  nécessaires  pour  exercer 
le  métier  que  vous  avez  choisi  ;  on  doit  présumer  que  vous  con- 
naissez la  marche  naturelle  du  cœur  humain ,  que  vous  savez  étu- 
dier l'homme  et  l'individu;  que  vous  savez  d'avance  à  quoi  se 
pliera  la  volonté  de  votre  élève  à  l'occasion  de  tous  les  objets  in- 
téressants pour  son  âge  que  vous  ferez  passer  sous  ses  yeux.  Oi-, 
avoir  les  instruments ,  et  bien  savoir  leur  usage ,  n'est-ce  pas  être 
maître  de  l'opération? 

Vous  objectez  les  caprices  de  l'enfant ,  et  vous  avez  tort.  Le 
caprice  des  enfants  n'est  jamais  l'ouvrage  de  la  nature ,  mais  d'une 
mauvaise  discipline  :  c'est  qu'ils  ont  obéi  ou  commandé;  et  j'ai 
dit  cent  fois  qu'il  ne  fallait  ni  l'un  ni  l'autre.  Votre  élève  n'aura 
donc  de  caprices  que  ceux  que  vous  lui  aurez  donnés;  il  est 
juste  que  vous  portiez  la  peine  de  vos  fautes.  Mais,  direz-vous, 
comment  y  remédier.'  Gela  se  peut  encore,  avec  une  meilleure 
conduite  et  beaucoup  de  patience. 

Je  m'étais  chargé  ,  durant  quelques  semaines,  d'un  enfaut  ac- 
coutumé non-seulement  à  faire  ses  volontés,  mais  encore  à  les 
faire  faire  à  tout  le  monde,  par  conséquent  plein  de  fantaisies  *.  Dès 
le  premier  jo>ir,  pour  mettre  à  l'essai  ma  complaisance,  il  voulut 
se  lever  à  minuit.  Au  plus  fort  de  mon  sommeil ,  il  saule  à  bas  de 
son  lit,  prend  sa  robe  de  chambre  et  m'appelle.  Je  me  lève  ,  j'al- 
lume la  chandelle  ;  il  n'en  voulait  pasdavantage;  au  bout  d'un  quart 

♦  [('.et  enfant  était  le  lils lie  iiLitlami'  Diipiii.  Vovrz  les  Confi'fsionjs ,  au 
livre  VII.]  Ao/f  de  M.  Pciilnhi. 


LiVRK  11.  iro 

d'heure  le  sommeil  le  gagne ,  et  il  se  recouche  content  de  son 
t-preuve.  Doux  jours  après  il  la  réitère  avec  le  même  succès ,  et  de 
ma  part  sans  le  moindre  signe  d'impatience.  Comme  il  m'embras- 
sait en  se  couchant,  je  lui  dis  très-posément  :  Mon  petit  ami,  cela  va 
forl  bien  ;  mais  n'y  revenez  plus.  Ce  mot  excita  sa  curiosité ,  et  dès 
le  lendemain,  voulant  voir  un  peu  comment  j'oserais  lui  désobéir, 
il  ne  manqua  pas  de  se  relever  à  la  même  heure ,  et  de  m'appeler. 
Je  lui  demandai  ce  qu'il  voulait.  Il  me  dit  qu'il  ne  pouvait  dormir. 
7'a»it  pis,  repris-je,  et  je  me  tins  coi.  Il  me  pria  d'allumer  la 
chandelle  :  Pourquoi  faire?  et  ie  me  tins  coi.  Ce  ton  laconique 
commençait  à  l'embarrasser.  Il  s'en  fut  à  tâtons  chercher  le  fus!  ! 
qu'il  fit  semblant  de  battre ,  et  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  rire 
•'■■)  l'entendant  se  donner  des  coups  sur  les  doigts.  Enfin,  bien  con- 

incu  qu'il  n'en  viendrait  pas  à  bout,  il  m'apporta  le  briquet  à 
mon  lit  ;  je  lui  dis  que  je  n'en  avais  que  faire ,  et  me  tournai  de 
l'autre  côté.  Alors  il  se  mit  à  courir  étourdiment  par  la  chambre  , 
criant,  chantant,  faisant  beaucoup  de  bruit,  se  donnant,  à  la 
table  et  aux  chaises ,  des  coups  qu'il  avait  grand  soin  de  modérer, 
et  dont  il  ne  laissait  pas  de  crier  bien  fort ,  espérant  me  causer 
de  l'inquiétude.  Tout  cela  ne  prenait  point  ;  et  je  vis  que,  comp- 

';t  sur  do  belles  exhortations  ou  sur  de  la  colère,  il  ne  s'était 

iliement  arrangé  pour  ce  sang-froid. 

(".e|>end;mt,  résolu  de  vaincre  ma  patience  à  force  d'opiniâtreté, 
il  continua  son  tintamarre  avec  un  tel  succès,  qu'à  la  fin  je  m'é- 
chauffai ;  et,  pressentant  que  j'allais  tout  gâter  par  un  emporte- 
ment hors  de  propos,  je  pris  mon  parti  d'une  autre  manière. 
Je  me  levai  sans  rien  dire  ,  j'allai  au  fusil  que  je  ne  trouvai  point  ; 
je  le  lui  demande  ,  il  me  le  donne ,  pétillant  de  joie  d'avoir  enfin 
triomphé  de  moi.  Je  bals  le  fusil,  j'allume  la  chandelle,  je  prends 
ji.ir  la  main  mon  petit  Iwnhomme ,  je  le  mène  tranquillement  dans 

M  cabinet  voisin  dont  les  volets  étaient  bien  fermés,  et  où  il 

y  avait  rien  à  casser  :  je  l'y  laisse  sans  lumière;  puis  fermant 
sur  lui  la  porte  à  la  clef,  je  retourne  me  coucher  sans  lui  avoir 
dit  un  seul  mot.  Il  ne  faut  pas  demander  si  d'aboni  il  y  eut  du 
vacarme  ;  je  m'y  étais  attendu  :  je  ne  m'en  émus  point.  Enfin  le 
bruit  s'apaise  ;  j'écoute ,  je  l'entends  s'arranger,  je  me  tranquillise. 
Le  lendemain ,  j'entre  au  jour  dans  le  cabinet  ;  je  trouve  mon  polit 
mutin  couché  sur  un  lit  de  repos ,  et  dormant  d'un  profond  som- 
meil ,  dont ,  après  tant  de  fatigue ,  il  devait  avoir  grand  besoin. 


«20  EMfLÉ. 

L'affaire  ne  finit  pas  là.  La  mère  apprit  que  l'enfant  avait  passe 
les  deux  tiers  de  la  nuit  hors  de  son  lit.  Aussitôt  tout  fut  perdu , 
c'était  un  enfant  autant  que  mort.  Voyant  roccasion  bonne  pour 
se  venger,  il  fit  le  malade ,  sans  prévoir  qu'il  n'y  gagnerait  rien. 
Le  médecin  fut  appelé.  Mallieureuseraent  pour  la  mère ,  ce  mé- 
decin était  un  plaisant ,  qui ,  pour  s'amuser  de  ses  frayeurs ,  s'ap- 
pliquait à  les  augmenter.  Cependant  il  me  dit  à  Foreille  :  Laissez- 
moi  faire  ;  je  vous  promets  que  l'enfant  sera  guéri  pour  quelque 
temps  de  la  fantaisie  d'être  malade.  En  effet,  la  diète  et  la  chambre 
furent  prescrites,  et  il  fut  recommandé  à  l'apothicaire.  Je  soupirais 
de  voir  cette  pauvre  more  ainsi  la  dupe  de  tout  ce  qui  l'environ- 
nait ,  excepté  moi  seul ,  qu'elle  prit  en  haine ,  précisément  parce 
que  je  ne  la  trompais  pas. 

Après  des  reproches  assez  durs ,  elle  me  dit  que  son  fils  était 
délicat,  qu'il  était  l'unique  héritier  de  sa  famille,  qu'il  fallait  le 
conserver  à  quelque  prix  que  ce  fût,  et  qu'elle  ne  voulait  pas  qu'il 
fut  contrarié.  En  cela  j'étais  bien  d'accord  avec  elle;  mais  elle  enten- 
dait par  le  contrarier  ne  lui  pas  obéir  en  tout.  Je  vis  qu'il  fallait 
prendre  avec  la  mère  le  même  ton  qu'avec  l'enfant.  Madame,  lui 
dis-je  assez  froidement ,  je  ne  sais  point  comment  on  élève  un 
héritier,  et ,  qui  plus  est ,  je  ne  veux  pas  l'apprendre  ;  vous  pou- 
vez vous  arranger  là-dessus.  On  avait  besoin  de  moi  pour  quel- 
que temps  encore  :  le  père  apaisa  tout  ;  la  mère  écrivit  au  précep- 
teur de  hâter  son  retour  ;  et  l'enfant ,  voyant  qu'il  ne  gagnait  rien 
à  troubler  mon  sommeil  ni  à  être  malade,  prit  enfin  le  parti  de 
dormir  lui-même  et  de  se  bien  porter. 

On  ne  saurait  imaginer  à  combien  de  pareils  caprices  le  petit 
tyran  avait  asservi  son  malheureux  gouverneur;  car  l'éducation 
se  faisait  sous  les  yeux  de  la  mère,  qui  ne  souffrait  pas  que  l'hé- 
ritier fut  désobéi  en  rien.  A  quelque  heure  qu'il  voulût  sortir,  il 
fallait  être  prêt  pour  le  mener,  ou  plutôt  pour  le  suivre;  et  il  avait 
toujours  grand  soin  de  choisir  le  moment  où  il  voyait  son  gouver- 
neur le  plus  occupé.  Il  voulut  user  sur  moi  du  même  empire ,  et 
se  venger  le  jour  du  repos  qu'il  était  forcé  de  me  laisser  la  nuit. 
Je  me  prêtai  de  bon  cœur  à  tout ,  et  je  commençai  par  bien  cons- 
tater à  ses  propres  yeux  le  plaisir  que  j'avais  à  lui  complaire; 
après  cela,  quand  il  fut  question  de  le  guérir  de  sa  fantaisie,  je 
m'y  pris  aulremcnt. 

Il  fallut  d'abord  le  racllre  dans  son  tort ,  et  cela  ne  fui  pas 


LIVRE  II.  121 

difiicilo.  Sachant  que  les  enfants  ne  songent  jamais  qn'au  pré- 
sent, je  pris  sur  lui  le  facile  avantage  de  la  prévoyance;  j'eus 
soin  lie  lui  procurer  au  logis  un  amusement  que  je  savais  être  extrê- 
mement de  son  goût  ;  et ,  dans  le  moment  où  je  le  vis  le  plus  en- 
goué ,  j'allai  lui  proposer  un  tour  de  promenade  ;  il  me  renvoya 
bien  loin  :  j'insistai,  il  ne  m' écouta  pas;  il  fallut  me  rendre,  et 
il  nota  précieusement  en  lui-même  ce  signe  d'assujettissement. 

Le  lendemain  ce  fut  mou  tour.  Il  s'ennuya ,  j'y  avais  pourvu  ; 
moi ,  au  contraire ,  je  paraissais  profondément  occupé.  Il  n'en  fal- 
lait pas  tant  pour  le  déterminer.  !1  ne  manqua  pas  de  venir  m'ar- 
rachcr  à  mon  travail  pour  le  mener  promener  au  plus  vile.  Je  re- 
fusai ;  il  s'obstina.  Non ,  lui  dis-je  ;  en  faisant  votre  volonté  vous 
m'avez  appris  à  faire  la  mienoe;  je  ne  veux  pas  sortir.  Hé  bien  ! 
reprit-il  vivement ,  je  sortirai  tout  seul.  Comme  vous  voudrez. 
El  je  reprends  mon  travail. 

Il  s'habille ,  un  peu  inquiet  de  voir  que  je  le  laissais  faire  et  que 
je  ne  l'imitiis  pas.  Prêt  à  sortir,  il  vient  me  saluer  ;  je  le  salue  :  il 
lâche  de  m'alarmer  |wr  le  récit  des  courses  qu'il  va  faire  ;  à  l'en- 
teiidre ,  on  eût  cru  qu'il  allait  au  bout  du  monde.  Sans  m'émouvoir, 
je  lui  souhaite  un  bon  voyage.  Son  embarras  redouble.  Cependant 
il  fait  bonne  contenance,  et,  prêt  à  sortir,  il  dit  à  son  laquais  de 
le  suivre.  Le  laquais ,  déjà  prévenu  ,  répond  qu'il  n'a  pas  le  temps , 
el  qu'occupé  par  mes  ordres,  il  doit  m'obéir  plutôt  qu'a  lui.  Pour 
le  coup  l'enfant  n'y  est  plus.  Comment  concevoir  qu'on  le  laisse 
sortir  seul ,  lui  qui  se  croit  l'être  important  à  tous  les  autres,  cl 
-1'  que  le  ciel  et  la  terre  sont  intéressés  à  sa  conservation  ? 
iidant  il  commence  à  sentir  sa  faiblesse  ;  il  comprend  qu'il  se 
va  trouver  seul  au  milieu  de  gens  qui  ne  le  connaissent  pas;  il 
Toit  d'avance  les  risques  qu'il  va  courir  :  l'obstination  seule  le 
soutient  encore;  il  descend  l'escalier  lentement ,  et  fort  interdit.  Il 
entre  enfin  dans  la  rue ,  se  consolant  un  peu  du  mal  qui  lui  peut 
aniver  par  l'espoir  qu'on  m'en  rendra  responsable. 

Celait  là  que  je  l'attendais.  Tout  était  préparé  d'avance  ;  et 
comme  il  s'agissait  d'une  espèce  de  scène  publique,  je  m'étais 
muni  du  consentement  du  père.  A  peine  avait-il  fait  quelques  pas, 
qu'il  enleiul  à  droite  cl  à  gauche  différents  propos  sur  son  compte. 
-  il ,  le  joli  monsieur!  où  va-t-il  ainsi  tout  seul?  il  va  se  per- 
:  je  veux  le  prier  d'entrer  chez  nous.  Voisine ,  gardcz-vous- 
eo  bien.  Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  un  petit  libertin  qu'on  a 

II 


122  EMILE. 

rhnssc  de  la  maison  de  son  père,  parce  qu'il  ne  vouiail  rien  valuiv? 
Il  ne  faut  pas  retircf  les  libertins;  laissez-le  ;dlcr  où  il  voudra. 
Hé  bien  donc!  que  Dieu  le  conduise!  je  serais  fâchée  qu'il  lui 
arrivât  malheur.  Un  peu  plus  loin  il  rencontre  des  polissons  à  peu 
près  de  son  âge ,  qui  l'agacent  et  se  moquent  de  lui.  Plus  il  avance, 
plus  il  trouve  d'embarras.  Seul  et  sans  protection ,  il  se  voit  le 
jouet  de  tout  le  monde ,  et  il  éprouve  avec  beaucoup  de  surprise 
que  son  nœud  d'épaule  et  son  parement  d'or  ne  le  font  pas  plus 
respecter. 

Cependant  un  de  mes  amis,  qu'il  ne  connaissait  point,  et  que 
j'avais  chargé  de  veiller  sur  lui,  le  suivait  pas  à  pas  sans  qu'il  y 
prit  garde,  et  l'accosta  quand  il  en  fut  temps.  Ce  rôle,  qui  res- 
semblait à  celui  de  Sbrigani  dans  Pouncaugnac ,  demandait  un 
homme  d'esprit,  et  fut  parfaitement  rempli.  Sans  rendre  l'enfant 
timide  et  craintif  en  le  frappant  d'un  trop  grand  effroi ,  il  lui  fit 
si  bien  sentir  l'imprudence  de  son  équipée ,  qu'au  bout  d'une 
demi-heure  il  me  le  ramena  souple ,  confus,  et  n'osant  lever  les 
yeux. 

Pour  achever  le  désastre  de  son  expédition ,  précisément  au 
moment  qu'il  rentrait,  son  père  descendait  pour  sortir ,  et  le  ren- 
contra sur  l'escalier.  Il  fallait  dire  d'où  il  venait ,  et  pourquoi  je 
n'étais  pas  avec  lui'.  Le  pauvre  enfant  eût  voulu  être  cent  pieds 
sous  terre.  Sans  s'amuser  à  lui  faire  une  longue  réprimande ,  lo 
père  lui  dit,  plus  sèchement  que  je  ne  m'y  serais  attendu  :  Quand 
vous  voudrez  sortir  seul ,  vous  en  êtes  le  maitrc  ;  mais  comme  je 
ne  veux  point  d'un  bandit  dans  ma  maison  ,  quand  cela  vous  ar- 
rivera ayez  soin  de  n'y  plus  rentrer. 

Pour  moi,  je  le  reçus  sans  reproche  et  sans  raillerie,  mais  n\cc 
un  peu  de  gravité  ;  et ,  de  peur  qu'il  no  soupçonnât  que  tout  ro  qui 
s'était  passé  n'était  qu'un  jeu  ,  je  ne  voulus  point  le  mener  pro- 
mener le  même  jour.  Le  lendemain  je  vis  avec  grand  plaisir  cpi'il 
passait  avec  moi  d'un  air  de  triomphe  devant  les  mêmes  gens  (|ui 
s'étaient  moqués  de  lui  la  veille ,  pour  l'avoir  rencontre  tout  seul. 
On  conçoit  bien  qu'il  ne  me  menaça  plus  de  sortir  sans  moi. 

C'est  par  ces  moyens  et  d'autres  semblables  que  ,  durant  le  peu 
de  temps  que  je  fus  avec  lui ,  je  vins  à  bout  ilc  lui  faire  faire  tout 

I  Kn  cas  iiareil ,  on  peut  sans  ristiuc  exiger  il'iin  onfant  I.i  vi'rili»;  cir  U 
sait  bien  alors  i|u'il  ne  saunitt  la  dégHiser.  cl  «jno  s'il  osait  iliiv  un  inc«« 
«ongc,  il  un  serait  à  l'instant  convaincu. 


LIVRE  il.  m 

ce  (juc  je  voulais  sans  lui  rien  prescrire ,  sans  lui  rien  défendre , 
sans  sermons,  sans  exhortations,  sans  l'ennuyer  de  leçons  inu- 
tiles. Aussi ,  tant  que  je  parlais  il  était  content  ;  mais  mon  silence 
le  tenait  en  crainte  ;  il  compreaait  que  quelque  chose  n'allait  pas 
bitn ,  et  toujours  la  leçon  lui  venait  de  la  chose  même.  Mais  re- 
venons. 

Non-seulement  c€s  exercices  continuels,  ainsi  laissés  à  la  seule 
direction  de  la  nature ,  en  fortifiant  le  corps  n'abrutissent  point 
l'esprit;  mais  au  contraire  ils  forment  en  nous  la  seule  espèce  de 
raison  dont  le  premier  âge  soit  susceptible,  et  la  plus  nécessaire 
à  quelque  âge  que  ce  soit.  Ils  nous  apprennent  à  bien  connaître 
l'usage  de  nos  forces,  les  rapports  de  nos  corps  aux  corps  envi- 
ronnants ,  l'usage  des  instruments  naturels  qui  sont  à  notre  por- 
tée et  qui  conviennent  à  nos  organes.  Y  a-t-il  quelque  stupidité 
preille  à  celle  d'un  enfant  élevé  toujours  dans  la  chambre  et  sous 
les  yeux  de  sa  mère ,  lequel ,  ignorant  ce  que  c'est  que  poids  et 
que  résistance,  veut  arracher  un  grand  arbre,  ou  soulever  uti 
rocher?  La  première  fois  que  je  sortis  de  Genève,  je  voulais  sui- 
vre un  cheval  au  galop;  je  jetais  des  pierres  contre  la  montagne 
de  Salève ,  qui  était  à  deux  lieues  de  moi  ;  jouet  de  tous  les  en- 
fants du  village ,  j'étais  un  véritable  idiot  pour  eux.  A  dix-huit  ans 
on  apprend  en  philosophie  ce  que  c'est  qu'un  levier  ;  il  n'y  a  point 
de  petit  paysan  à  douze  qui  ne  sache  se  servir  d'un  levier  mieux 
que  le  premier  mécanicien  de  l'jVcadémic.  Les  leçons  que  les  éco- 
liers prennent  entre  eux  dans  la  cour  du  collège  leur  sont  cent 
fois  plus  utiles  que  tout  ce  qu'on  leur  dira  jamais  dans  la  classe. 
Voyez  un  chat  entrer  pour  la  première  fois  dans  une  chambre  : 
i   il  visite ,  il  regarde  ,  il  flaire,  il  ne  reste  pas  un  moment  en  repos , 
'    il  ne  se  (ie  à  rien  qu'après  avoir  tout  examiné  ,  tout  connu.  .Ainsi 
•    fait  un  enfant  commençant  k  marcher ,  et  entrant  pour  ainsi  dire 
dans  l'espace  du  monde.  Toute  la  différence  est  qu'à  la  vue,  ron\- 
raunc  à  l'enfant  et  au  chat,  le  premier  joint,  pour  observer,  les 
;    mains  que  lui  donna  la  nature ,  cl  l'autre  l'odorat  subtil  dont  elle 
i    l'a  doué.  Cette  disposition ,  bien  ou  mal  cultivée ,  est  ce  qui  rend 
i   les  enfants  adroits  ou  lourds,  pesants  ou  dispos,  étourdis  ou  prti- 
[•  dents. 

^  Les  premiers  mouvements  naturels  de  l'homme  étant  donc  de 
!(  se  mes>urcr  avec  tout  ce  qui  l'environne ,  cl  d'éprouver  dans  cha- 
\    que  objet  qu'il  aperçoit  toutes  les  qualités  sensibles  qui  peuvent 


124  ÉMILK. 

scrnpporlcr  à  lui,  sa  première  étude  est  une  sorte  de  physique 
expérimentale  relative  à  sa  propre  conservation ,  et  dont  on  le 
détourne  par  des  éludes  spéculatives  avant  qu'il  ait  reconnu  sa 
place  ici-bas.  Tandis  que  ses  organes  délicats  et  flexibles  peuvent 
s'ajuster  aux  corps  sur  lesquels  ilsdoiwnt  agir,  tandis  que  ses  sens 
encore  purs  sont  exempts  d'illusion,  c'est  le  temps  d'exercer  les 
uns  et  les  autres  aux  fonctions  qui  leur  sont  propres  ;  c'est  le 
temps  d'apprendre  à  connaître  les  rapports  sensibles  que  les  cho- 
ses  ont  avec  nous.  Gomme  tout  ce  qui  entre  dans  l'entendement 
humain  y  vient  par  les  sens  ,  la  première  raison  de  Ihommc  est 
une  raison  sensilive  ;  c'est  elle  qui  sert  de  base  à  la  raison  intel- 

'icctuelle:  nos  premiers  maîtres  de  philosophie  sont  nos  pieds, 
nos  mains  ,  nos  yeux.  Substituer  des  livres  à  tout  cela,  ce  n'est 
pas  nous  apprendre  à  raisonner ,  c'est  nous  apprendre  à  nous  ser- 
vir de  la  raison  d'autrui;  c'est  nous  apprendre  à  beaucoup  croire, 
et  à  ne  jamais  rien  savoir. 

Pour  exercer  un  art ,  il  faut  commencer  par  s'en  procurer  les 
instruments  ;  et,  pour  pouvoiremployerutilementces  instruments, 
il  faut  les  faire  assez  solides  pour  résister  à  leur  usage.  Pour  ap- 
prendre à  penser ,  il  faut  donc  exercer  nos  membres ,  nos  sens , 
nos  organes,  qui  sont  les  instruments  de  notre  intelligence;  et 
pour  tirer  tout  le  jjarti  possible  de  ces  instruments ,  il  faut  que  le 
corps ,  qui  les  fournit ,  soit  robuste  et  sain.  Ainsi ,  loin  que  •  i 
véritable  raison  de  l'homme  se  forme  indépendamment  du  corps, 
c'est  la  bonne  constitution  du  corps  qui  rend  les  opérations  de 
l'esprit  faciles  et  sûres. 

En  montrant  à  quoi  l'on  doit  employer  la  longue  oisiveté  do 
l'enfance,  j'entre  dans  un  détail  qui  paraîtra  ridicule.  Plaisantes 
leçons ,  me  dira-t-on  ,  qui ,  retombant  sous  votre  propre  critique , 
se  bornent  à  enseigner  ce  que  nul  n'a  besoin  d'apprendre  !  Pour- 
quoi consumer  le  temps  à  des  instructions  qui  viennent  toujours 
d'elles-mêmes  ,  et  ne  coûtent  ni  peines  ni  soins.'  Quel  enfant  de 
douze  ans  ne  sait  pas  tout  ce  que  vous  voulez  apprendre  au  vôtre  , 
et,  de  plus,  ce  que  ses  maîtres  lui  ont  appris? 

Messieurs ,  vous  vous  trompez  ;  j'enseigne  à  mon  élève  un  art 
très-long  ,  très-pénible ,  et  que  n'ont  assurément  pas  les  vôtres  ; 
c'est  celui  d'étro  ignorant  :  car  la  science  de  quiconque  ne  croit 
Ravoir  que  ce  qu'il  sait  se  réduit  à  bien  peu  de  chose.  Vous  don- 

I  nez  la  science ,  à  la  bonne  heure  ;  moi  je  m'occupe  de  l'inslrument 


LIVHE  11.  12S 

|ire  à  l'acqucrir.  On  dit  qu'un  jour  les  Vénitiens  montrant  en 
tide  fXMDpe  leur  trésor  de  Saint-Marc  à  un  ambassadeur  d'Es- 
^!ie,  celui-ci,  |)our  tout  compliment,  ayant  regardé  sous  les 
tables,  leur  dit  :  Qui  non  c'c  la  radiée.  Je  ne  vois  jamais  un  pré- 
cepteur étaler  le  savoir  de  son  disciple  ,  sans  être  tenté  de  lui  en 
dire  autant. 

Tous  ceux  qui  ont  réfléchi  sur  la  manière  de  vivre  des  anciens 
attribuent  aux  exercices  delà  gymnastique  cette  vigueur  de  corps 
et  d'âme  qui  les  distingue  le  plus  sensiblement  des  modernes.  La 
manière  dont  Montaigne  appuie  ce  sentiment  montre  qu'il  en  était 
fortement  pénétré  ;  il  y  revient  sans  cesse  et  de  mille  façons.  En 
parlant  de  l'éducation  d'un  enfant ,  pour  lui  roidir  l'àme,  il  faut , 
dit-il ,  lui  durcir  1rs  muscles  ;  en  l'accoutumant  au  travail ,  on 
l'accoutume  ù  la  douleur;  il  le  faut  romprcà  l'àpreté  des  exercices, 
pour  le  dresser  à  l'àpreté  de  la  dislocation ,  de  la  colique  et  de  tous 
les  maux.  L°  sage  Locke ,  le  bon  Rollin ,  le  savant  Fleury ,  le  pé- 
dant de  Crouzas,  si  différents  entre  eux  dans  tout  le  reste, 
s'accordent  tous  en  ce  seul  point  d'exercer  beaucoup  les  corps  des 
enfants.  C'est  le  plus  judicieux  de  leurs  préceptes  ;  c'est  celui  qui 
est  et  sera  toujours  le  plus  négligé.  J'ai  déjà  suffisamment  parlé 
de  son  importance  ;  et  comme  on  ne  peut  là-dessus  donner  de 
meilleures  raisons  ni  des  règles  plus  sensées  que  celles  qu'on 
trouve  dans  le  livre  de  Locke,  je  me  contenterai  d'y  renvoyer, 
après  avoir  pris  la  liberté  d'ajouter  quelques  observations  aux 
siennes. 

Les  membres  d'un  coq»s  qui  croit  doivent  être  tous  au  large  dans 
leur  vêtement  ;  rien  ne  doit  gêner  leur  mouvement  ni  leur  accrois- 
sement ;  rien  de  trop  juste ,  rien  qui  colle  au  corps  ;  point  de  liga- 
tures. L'habillement  français ,  gênant  et  malsain  pour  les  hommes, 
est  pernicieux  surtout  aux  enfants.  Les  humeurs,  stagnantes ,  arrê- 
tées dans  leur  circulation ,  croupissent  dans  un  repos  qu'augmente 
la  vie  inactive  et  sédentaire ,  se  corrompent ,  et  causent  le  scorbut , 
maladie  tous  les  jours  plus  commune  parmi  nous ,  et  presque  igno- 
rée des  anciens ,  que  leur  manière  de  se  vêtir  et  de  vivre  en  pré- 
senait.  L'habillement  de  houssard ,  loin  de  remédier  à  cet  incon- 
vénient ,  l'augmente ,  et ,  pour  sauver  aux  enfants  quelques  ligatu- 
rr«  ,  les  presse  par  tout  le  corps.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  est 
-.  laisser  en  jaquette  aussi  longtemps  qu'il  est  possible ,  puis 
/r  donner  un  véteroent  fort  large,  el^  ne  se  point  pi{|uer  de 


»26  KM  ILE. 

marquer  leur  laille ,  ce  qui  ne  sert  qu  a  la  tlcfonner.  Leurs  défauts 
du  corps  et  de  l'esprit  viennent  presque  tous  de  la  même  cause  ; 
on  les  veut  faire  hommes  avant  le  temps. 

Il  y  a  des  couleurs  gaies  et  des  couleurs  tristes  :  les  premières 
sont  plus  du  goût  des  enfants  ;  elles  leur  siéent  mieux  aussi;  et  je 
ne  vois  pas  pourquoi  l'on  ne  consulterait  pas  en  ceci  des  conve- 
nances si  naturelles  :  mais  du  moment  qu'ils  préfèrent  une  étoffe 
parce  qu'elle  est  riche ,  leurs  cœurs  sont  déjà  livrés  au  luxe ,  à  tou- 
tes les  fantaisies  de  l'opinion  ;  et  ce  goût  ne  leur  est  sûrement 
pas  venu  d'eux-mêmes.  On  ne  s;iuraitdire  combien  le  choix  des  vê- 
lements et  les  motifs  de  ce  choix  influent  sur  l'éducation.  Non-seu- 
lement d'aveugles  mères  promettent  à  leurs  enfants  des  parures 
pour  récompense,  on  voit  même  d'insensés  gouverneurs  menacer 
leurs  élèves  d'un  hahil  plus  grossier  et  plus  simple,  comme  d'un 
châtiment  :  Si  vous  n'étudiez  mieux ,  si  vous  ne  conservez  mieux 
vos  hardes ,  on  vous  habillera  comme  ce  petit  paysan.  C'est  comme 
s'ils  leur  disaient  :  Sachez  que  l'homme  n'est  rien  que  par  ses  ha- 
bits ,  que  votre  prix  est  tout  dans  les  vôtres.  Faul-il  s'étonner  que 
de  si  sages  leçons  profitent  à  la  jeunesse,  qu'elle  n'estime  que  la 
parure ,  et  qu'elle  ne  juge  du  mérite  que  sur  le  seul  extérieur.^ 

Si  j'avais  à  remette  la  tête  d'un  enfant  ainsi  gâté  ,  j'aurais  soin 
que  ses  habits  les  plus  riches  fussent  les  plus  incommodes ,  qu'il  y 
fût  toujours  gêné,  toujours  contraint ,  toujours  assujetti  de  mille 
manières;  je  ferais  fuir  la  liberté,  la  gaieté,  devant  sa  magnificence  : 
s'il  voulait  se  mêler  aux  jeux  d'autres  enfants  plus  simplement  mis, 
tout  cesserait ,  tout  disparaîtrait  à  l'instant.  Enfin  je  l'ennuierais, 
je  le  rassasierais  tellement  de  son  faste ,  je  le  rendrais  tellement 
l'esclave  de  son  habit  doré,  que  j'en  ferais  le  fléau  de  sa  vie ,  et 
qu'il  verrait  avec  moins  d'effroi  le  plus  noir  cachot  que  les  apprêts 
de  sa  parure.  Tant  qu'on  n'a  pas  asservi  l'enfant  à  nos  préjugés, 
être  à  son  aise  et  libre  est  toujours  son  premier  désir  ;  le  vête- 
ment le  plus  simple,  le  plus  commode,  celui  qui  l'assujettit  le  moins, 
est  toujours  le  plus  précieux  pour  lui. 

11  y  a  une  habitude  du  corps  convenable  aux  exercices ,  et  une 
autre  plus  convenable  à  l'inaction.  Celle-ci ,  laissant  aux  humeurs 
un  cours  égal  et  uniforme  ,  doit  garantir  le  corps  des  altérations 
de  l'air  ;  l'autre ,  le  faisant  passer  sans  cesse  de  l'agitation  au  repos 
et  de  la  chaleur  au  froid ,  doit  l'accoutumer  aux  mêmes  altérations. 
Il  suit  de  là  que  les  gens  cas.iui.-r- ol  -;('(l(M\l.urcs  tloivents'lubiller 


LlVUt  11.  I2T 

chaudemcnl  en  loul  temps ,  afin  de  se  conserverie  corps  dans  une 
température  uniforme  ,  la  même  à  peu  près  dans  toutes  les  saisons 
et  à  toutes  les  heures  du  jour.  Ceux,  au  contraire,  qui  vont  et  vien- 
aent ,  au  vent,  au  soleil,  à  la  pluie  ,  qui  agissent  beaucoup,  et  pas- 
sent la  plupart  de  leur  temps  sub  dio.  doivent  être  toujours  vêtus 
légèrement ,  afin  de  s'habituer  à  toutes  les  vicissitudes  de  l'air  et 
à  tous  les  degrés  de  température ,  sans  en  être  incommodés.  Je 
conseillerais  aux  uns  et  aux  autres  de  ne  point  changer  d'habits 
selon  les  saisons,  et  ce  sera  la  pratique  constante  de  mon  Émiîe  ; 
en  quoi  je  n'entends  pas  qu'il  porte  l'été  ses  habits  d'hiver,  comme 
les  gens  sédentaires,  mais  qu'il  porte  l'hiver  ses  habits  d'été, 
comme  les  gens  laborieux.  Ce  dernier  usage  a  été  celui  du  cheva- 
lier Newion  pendant  toute  sa  vie ,  et  il  a  vécu  quatre-vingts  ans. 

Peu  ou  point  de  coiffure  en  toute  saison.  Les  anciens  Égyptiens 
avaient  toujours  la  tète  nue,  les  Perses  la  couvraient  de  grosses 
tiares,  et  la  couvrent  encore  de  gros  turbans,  dont,  selon  Char- 
din ,  l'air  du  pays  leur  rend  l'usage  nécessaire.  J'ai  remarqué  dans 
un  autre  endroit  '  la  distinction  que  fit  Hérodote  sur  un  chami» 
de  bataille  entre  les  crânes  des  Perses  et  ceux  des  Égyptiens. 
Comme  donc  il  importe  que  les  os  de  la  léte  deviennent  plus  durs, 
plus  compactes,  moins  fragiles  et  moins  poreux,  pour  mieux  armer 
!«  cerveau  non-seulement  contre  les  blessures ,  mais  contre  les  rhu- 
mes, les  fluxions,  et  toutes  les  impressions  de  l'air,  accoutumez 
vos  enfants  à  demeurer  été  et  hiver,  jour  et  nuit ,  toujours  tête  nue. 
Que  si ,  pour  la  propreté  et  pour  tenir  leurs  cheveux  en  ordre ,  vous 
leur  voulez  donner  une  coiffure  durant  la  nuit ,  que  ce  soit  un  bon- 
net mince  à  claire-voie ,  et  semblable  au  réseau  dans  lequel  les  Bas- 
ques enveloppent  leurs  cheveux.  Je  sais  bien  que  la  plupart  des 
mères,  plus  frappées  de  l'observation  de  Chardin  que  de  mes  rai- 

•  trouver  partout  l'air  de  Perse;  mais  moi  je  n'ai  pas 

•  vc  Européen  |)our  en  faire  un  Asiatique. 

iiTal  on  habille  trop  les  enfants,  et  surtout  durant  le  pre- 
-  \  Il  faudrait  plutôt  les  endurcir  au  froid  qu'au  chaud  :  le 
rul  froid  né  les  incommode  jamais,  quand  on  les  y  laisse  exi^sés 
lionne  heure  ;  mais  le  tissu  de  leur  peau ,  trop  tendre  et  trop  là- 
^  encore,  laissant  im  trop  libre  passage  à  la  transpiration,  les 
'c  par  l'extrême  chaleur  à  un  épuisement  inévitable,  .\ussi  re- 
ique-t-on  qu'il  en  meurt  plus  dans  le  mois  d'août  que  dans  au- 
Lettre  a  M.  d'Al«nl>ert  sur  les  Sf>ert;tclc'». 


I78  EMILE. 

cim  autre  mois.  D'ailleurs  il  parait  constant,  par  la  coniparaison 
des  peuples  du  Nord  et  de  ceux  du  Midi,  qu'on  se  rend  plus  ro 
buste  en  supportant  l'excès  du  froid  que  l'excès  de  la  chaleur.  Mais, 
à  mesure  que  l'enfant  grandit  et  que  ses  fibres  se  fortifient ,  accou- 
tumez-le peu  à  peu  à  braver  les  rayons  du  soleil  :  en  allant  par  de- 
grés, vous  l'endurcirez  sans  danger  aux  ardeurs  de  la  zone  torride. 

Locke,  au  milieu  des  préceptes  màlcs  et  sensés  qu'il  nous  don- 
no  ,  retombe  dans  des  contradictions  qu'on  n'attendrait  pas  d'un 
raisonneur  aussi  exact.  Ce  même  homme,  qui  veut  que  les  enfants 
se  baignent  l'été  dans  l'eau  glacée ,  ne  veut  pas ,  quand  ils  sont 
échauffés,  qu'ils  boivent  frais,  ni  qu'ils  se  couchent  parterre  dans 
les  endroits  humides  ■ .  Mais  puisqu'il  veut  que  les  souliers  des 
enfants  prennent  l'eau  dans  tous  les  temps ,  la  prendront-ils  moins 
quand  l'enfant  aura  chaud  ?  et  ne  peut-on  pas  lui  faire  du  corps  , 
par  rapport  aux  pieds,  les  mêmes  inductions  qu'il  fait  des  pieds 
par  rapport  aux  mains ,  et  du  corps  par  rapport  au  visage?  Si  vous 
voulez,  lui  dirais-je ,  que  l'homme  soit  tout  visage ,  pourquoi  me 
blàmez-vous  de  vouloir  qu'il  soit  tout  pieds.' 

Pour  empêcher  les  enfants  de  boire  quand  ils  ont  chaud ,  il  pres- 
crit de  les  accoutumer  à  manger  préalai)lement  un  morcau  de  pain 
avant  que  de  boire.  Cela  est  bien  étrange  que,  quand  l'enfant  a 
soif,  il  faille  lui  donnera  manger;  j'aimerais  autant ,  quand  il  a 
faim  ,  lui  donner  à  boire.  Jamais  on  ne  me  persuadera  que  nos  pre- 
miers appétits  soient  si  déréglés,  qu'on  ne  puisse  les  satisfaire 
sans  nous  exposer  à  périr.  Si  cela  était ,  le  genre  humain  se  fut 
cent  fois  détruit  avant  qu'on  eût  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour  le 
conserver. 

Toutes  les  fois  qu'Emile  aura  soif,  je  veux  qu'on  lui  donne  à 
boire  ;  je  veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau  pure  ot  sans  aucune  prépa- 
ration ,  pas  même  de  la  faire  dégourdir ,  fùt-il  tout  en  nage ,  et  fùl- 
on  dans  le  cœur  de  l'hiver.  Le  seul  soin  que  je  recommando  est 
de  distinguer  la  qualité  des  eaux.  Si  c'est  de  l'eau  de  rivière ,  don- 
nez-la-lui sur-le-champ  telle  qu'elle  sort  de  la  rivière  :  si  c'est  de 
l'eau  de  source,  il  la  f.aut  laisser  quelque  temps  à  l'air  avant  qu'il 
la  boive.  Dans  les  saisons  chaudes ,  les  rivières  sont  chaudes  :  il 

'  <V)innic  si  tes  petits  paysans  choisissaient  la  tfrrc  bien  st^chc  pour  s'y  as- 
s«x)irou  pour  s  y  ci)H(li<>r,  et  qu'on  n'eftt  jamais  oui  «tire  ipic  l'Iiiimiditt'  de 
la  terre  cfll  fait  du  mai  h  pas  un  d'eux  '.  A  «'coûter  là-dessus  le»  mOdccins, 
on  croirait  les  sauvuscb  tout  perclus  de  rhumalisujcs. 


LIVRE  H.  \n 

a  est  pns  de  même  des  sources,  qui  n'ont  pas  reçu  le  ronlaet 
l'air;  il  faut  attendre  qu'elles  soient  à  la  température  de  l'atmos- 
rc.  L'hiver,  au  contraire,  l'eau  de  source  est  à  cet  égard  moins 
i;;ereuse  que  l'eau  de  rivière.  Mais  il  n'est  ni  naturel  ni  fréquent 
on  se  mette  Thiver  en  sueur,  surtout  en  plein  air  ;  car  l'air  froid, 
frappant  incessamment  sur  la  peau,  répercute  en  dedans  la  sueur, 
cl  empécjje  les  pores  de  s'ouvrir  assez  pour  lui  donner  un  passage 
libre.  Or  je  ne  prétends  pas  qu'Emile  s'exerce  l'hiver  au  coin  d'un 
bon  feu ,  mais  dehors ,  en  pleine  campagne ,  au  milieu  des  glaces. 
Tant  qu'il  ne  s'échauffera  qu'à  faire  et  lancer  des  balles  de  neige , 
laissons-le  boire  quand  il  aura  soif;  qu'il  continue  de  s'exercer 
après  avoir  bu ,  et  n'en  craignons  aucun  accident.  Que  si  par  quel- 
que autre  exercice  il  se  met  en  sueur  et  qu'il  ait  soif,  qu'il  boive 
froid ,  même  en  ce  temps-là.  Faites  seulement  en  sorte  de  le  me- 
ner au  loin  et  à  petits  pas  chercher  son  eau.  Par  le  froid  qu'on  sup- 
pose, il  sera  suffisamment  rafraîchi  en  arrivant  pour  la  boire  san» 
aucun  danger.  Surtout  prenez  ces  précautions  sans  qu'il  s'en  aper- 
çoive. J'aimerais  mieux  qu'il  fût  quelquefois  malade ,  que  sans 
cesse  attentif  à  sa  santé. 

Il  faut  un  long  sommeil  aux  enfants,  parce  qu'ils  font  un  ex-  • 
trémc  exercice.  L'un  sert  de  correctif  à  l'autre  ;  aussi  voit-on  qu'ils 
ont  besoin  de  tous  deux.  Le  temps  du  repos  est  celui  de  la  nuit; 
il  est  marqué  par  la  nature.  C'est  une  observation  constante  que 
le  sommeil  est  plus  tranquille  et  plus  doux  tandis  que  le  solei! 
est  sous  l'horizon,  et  que  l'air  échauffé  de  ses  rayons  ne  maintient 
pas  nos  sens  dans  un  si  grand  calme.  Ainsi  l'habitude  la  plus  sa- 
lutaire est  certainement  de  se  lever  et  do  se  coucher  avec  le  soleil. 
D'où  il  suit  que  dans  nos  climats  l'homme  et  tous  les  animaux 
ont  en  général  besoin  de  dormir  plus  longtemps  l'hiver  que  l'été. 
Mais  la  vie  civile  n'est  pas  assez  simple ,  assez  naturelle ,  assez 
exempte  de  révolutions ,  d'accidents ,  pour  (ju'on  doive  accoutu- 
mer l'homme  à  cette  uniformité,  au  jwint  de  la  lui  rendre  néces- 
saire. Sans  doute  il  faut  s'assujettir  aux  régies  ;  mais  la  première 
est  de  pouvoir  les  enfreindre  s.ins  risque  quand  la  nécessité  le 
veut.  N'allez  donc  pns  amollir  indiscrètement  votre  élève  dans  la 
continuité  d'un  paisible  sommeil ,  qui  ne  soit  jamais  interrompu. 
IJvrrz-le  d'abord  sans  gène  à  la  loi  de  la  nature  ;  mais  n'oubliez  i 
pas  que  parmi  nous  il  doit  être  .au-dessus  de  cette  loi  ;  qu'il  doit 
pouvoir  se  coucher  tard ,  se  lever  malin ,  être  éveillé  brusque- 


13»  EMILE. 

ment ,  passer  les  nuits  debout ,  sans  en  ôtrc  incommodé.  En  s  y 
prenant  assez  tôt,  en  allant  toujours  doucement  et  par  degrés, 
on  forme  le  tempérament  aux  mômes  choses  qui  le  détruisent 
quand  on  l'y  soumet  déjà  tout  formé. 

Il  importe  de  s'accoutumer  d'abord  à  être  mal  couché  ;  c'est 
le  moyen  de  ne  plus  trouver  de  mauvais  lit.  En  général ,  la  vie 
dure,  une  fois  tournée  en  habitude,  multiplie  les  sensations 
agréables  :  la  vie  molle  en  prépare  une  infinité  de  déplaisantes. 
Les  gens  élevés  trop  délicatement  ne  trouvent  plus  le  sommeil 
que  sur  le  duvet  ;  les  gens  accoutumés  à  dormir  sur  dos  planches 
le  trouvent  partout  :  il  n'y  a  point  de  lit  dur  pour  qui  s'endort 
en  se  couchant. 

Un  lit  mollet ,  où  l'on  s'ensevelit  dans  la  plume  ou  dans  l'édre- 
don ,  fond  et  dissout  le  corps  j)our  ainsi  dire.  Les  reins  enve- 
loppés trop  chaudement  s'échauffent.  De  là  résultent  souvent  la 
pierre  ou  d'autres  incommodités,  et  infailliblement  une  complexioi? 
délicate  qui  les  nourrit  toutes. 

Le  meilleur  lit  est  celui  qui  procqre  un  meilleur  sommeil. 
Voilà  celui  que  nous  nous  préparons  Emile  et  moi  pendant  la 
journée.  Nous  n'avons  pas  besoin  qu'on  nous  amène  des  esclaves 
de  Perse  pour  faire  nos  lits;  en  labourant  la  terre  nous  remuons 
nos  matelas. 

Je  sais  par  expérience  que  quand  un  enfant  est  en  santé ,  l'on 
est  maître  de  le  faire  dormir  et  veiller  presque  à  volonté.  Quand 
l'enfant  est  couché  ,  et  que  de  son  babil  il  ennuie  sa  bonne ,  elle 
lui  dit,  Doiinez:  c'est  comme  si  elle  lui  disait ,  Porlez-rous  bien, 
quand  il  est  malade.  Le  vrai  moyen  de  le  faire  dormir  est  de 
l'ennuyer  lui-même.  Parlez  tant  qu'il  soit  forcé  de  se  taire ,  et 
bientôt  il  dormira  :  les  sermons  sont  toujours  bons  à  quelque 
chose  ;  autant  vaut  le  prêcher  que  le  bercer  :  mais  si  vous  em- 
ployez le  soir  ce  narcotique ,  gardez-vous  de  l'employer  de  jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile ,  moins  de  peur  qu'il  ne  prenne 
l'habitude  de  dormir  trop  longtemps,  que  pour  l'accoutumer  à 
tout,  même  à  être  éveillé  brusquement.  Au  surplus,  j'aurais  bien 
peu  de  talent  pour  mon  emploi ,  si  je  ne  savais  pas  le  forcer  à 
s'éveiller  do  lui-même ,  et  à  se  lever,  pour  ainsi  dire  ,  à  ma  vo- 
lonté ,  sajis  que  je  lui  dise  uu  seul  mot. 

S'il  ne  dort  pas  assez ,  je  lui  laisse  entrevoir  pour  le  lendemain 
une  matinée  onniiyeusc,  et  lui-même  regardera  comme  autant 


MVRë  II  131 

^agné  tout  ce  qu'il  eu  pourra  laisser  au  sommeil  :  s'il  tlorl 

.[),  je  lui  montre  à  son  réveil  un  amusement  de  son  goût. 
Veux-je  qu'il  s'éveille  à  point  nomme  ,  je  lui  dis  :  Demain  à  six 
heures  on  part  pour  la  pèche ,  on  se  va  promener  à  tel  endroit  : 
voulez-vous  en  être?  Il  consent,  il  me  prie  de  l'éveiller  :  je  pro- 
mets ,  ou  je  ne  promets  point ,  selon  le  besoin  :  s'il  s'éveille  troj) 
tard ,  il  me  trouve  parti.  Il  y  aura  du  malheur  si  bientôt  il  n'ap- 
prend à  s'éveiller  lui-même. 

Au  reste,  s'il  arrivait ,  ce  qui  est  rare ,  que  quelque  enfant  in- 
dolent eût  du  penchant  à  croupir  dans  la  paresse  ,  il  ne  faut  point 
le  livrer  à  ce  penchant ,  dans  lequel  il  s'engourdirait  tout  à  fait , 
mais  lui  administrer  quelque  stimulant  qui  l'éveille.  On  conçoit 
bien  qu'il  n'est  pas  question  de  le  faire  agir  par  force ,  mais  de 
l'émouvoir  par  quelque  appétit  qui  l'y  porte  ;  et  cet  appétit ,  pris 
avec  choix  dans  l'ordre  de  la  nature ,  nous  mène  à  la  fois  a  deux 
lins. 

Je  n'imagine  rien  dont,  avec  un  peu  d'adresse,  on  ne  put  ins 
pirer  le  goût,  même  la  fureur,  aux  enfants,  sans  vanité,  sans 
émulation ,  sans  jalousie.  Leur  vivacité ,  leur  esprit  imitateur,  suf- 
fisent ;  surtout  leur  gaieté  naturelle,  mstrument  dont  la  prise  est 
sûre ,  et  dont  jamais  précepteur  ne  sut  s'aviser.  Dans  tous  les 
Jeux  où  ils  sont  bien  persuadés  que  ce  n'est  que  jeu ,  ils  souffrent 
sans  se  plaindre ,  et  même  en  riant ,  ce  qu'ils  ne  souffriraient  ja- 
mais autrement  sans  verser  des  torrents  de  larmes.  Les  longs 
jeûnes,  les  coups,  la  brûlure,  les  fatigues  de  toute  espèce,  sont 
les  amusements  des  jeunes  sauvages  ;  preuve  que  la  douleur  mémo 
a  son  assaisonnement  qui  peut  en  ôter  l'amertume  :  mais  il  n'ap- 
partient jMs  à  tous  les  maîtres  de  savoir  apprêter  ce  ragoût,  ni 
'"^ut-être  à  tous  les  disciples  de  le  savourer  sans  grimace.  Me 

lia  de  nouveau  ,  si  je  n'y  prends  garde,  égaré  dans  les  excep- 

■iis.    ■ 

<  ;e  qui  n'en  souffre  point  est  cependant  l'assujettissement  de 
iltomme  à  la  douleur,  aux  maux  de  son  espèce ,  aux  accidents  , 
aux  périls  de  la  vie,  enfin  à  la  mort  :  plus  on  le  familiarisera  avec 
foutes  ces  idées ,  plus  on  le  guérira  de  l'importune  sensibilité  qui 
ajoute  au  mal  l'impatience  de  l'endurer  ;  plus  on  l'apprivoisera 
avec  les  souffrances  qui  peuvent  rallcindrc,  plus  on  leur  otera  , 
'•oranie  cul  dit  Montaigne ,  la  pointure  de  l'étrangeté ,  et  plus 

-ii  Ton  rendra  son  Ame  invulnérable  et  dure;  son  corps  sera 


132  EMILE. 

la  cuirnsso  qui  rciiouchera  tous  les  traits  dont  il  polirrait  èlrc  at* 
teint  au  vif.  Les  approches  mêmes  de  la  mort  n'étant  point  In 
mort ,  à  peine  la  sentiia-t-il  comme  telle  ;  il  ne  mourra  pas ,  pour 
ainsi  dire;  il  sera  vivant  ou  mort,  rien  de  plus.  C'est  de  lui  que 
le  même  Montaigne  eût  pu  dire,  comme  il  a  dit  d'un  roi  do  Maroc, 
(jue  nul  homme  n'a  vécu  si  avant  dans  la  mort.  La  constance  et 
la  fermeté  sont,  ainsi  que  les  autres  vertus,  des  apprentissages 
de  l'enfance  :  mais  ce  n'est  pas  en  apprenant  leurs  noms  aux  en- 
fants qu'on  les  leur  enseigne ,  c'est  en  les  leur  faisant  goûter,  sans 
qu'ils  sachent  ce  que  c'est. 

Mais ,  à  propos  de  mourir,  comment  nous  conduirons-nous 
avec  notre  élève  relativement  au  danger  de  la  petite  vérole  ?  La 
lui  ferons-nous  inoculer  en  bas  âge,  ou  si  nous  attendrons  qu'il 
la  prenne  naturellement?  Le  premier  parti ,  plus  conforme  à  notre 
pratique,  garantit  du  péril  l'âge  où  la  vie  est  le  plus  précieuse, 
au  risque  de  celui  où  elle  l'est  le  moins  ;  si  toutefois  on  peut 
donner  le  nom  de  risque  à  l'inoculation  bien  administrée. 

Mais  le  second  est  plus  dans  nos  principes  généraux,  de  laisser 
faire  en  tout  la  nature  dans  les  soins  qu'elle  aime  à  prendre  seule , 
et  qu'elle  abandonne  aussitôt  que  l'homme  veut  s'en  mêler. 
L'homme  de  la  nature  est  toujours  préparé  :  laissons-le  inoculer 
par  ce  maître  :  il  choisira  mieux  le  moment  que  nous. 

N'allez  pas  de  là  conclure  que  je  blâme  l'inoculation  ;  car  le  rai- 
sonnement sur  lequel  j'en  exempte  mon  élève  irait  très-mal  aux 
vôtres.  Votre  éducation  les  préparc  à  ne  point  échapper  à  la  petite 
vérole  au  moment  qu'ils  en  seront  attaqués;  si  vous  la  laissez 
venir  au  hasard ,  il  est  probable  qu'ils  en  périront.  Je  vois  que 
dans  les  différents  pays  on  résiste  d'autant  plus  à  l'inoculation 
qu'elle  y  devient  plus  nécessaire  ;  et  la  raison  de  cela  se  sent  aisé- 
ment. A  peine  aussi  daigncrai-je  traiter  cotte  question  pour  mon 
Emile.  11  sera  inocule,  ou  il  ne  le  sera  pas,  selon  les  temps,  les 
lieux,  les  circonstances  :  cela  est  presque  indifférent  pour  lui. 
Si  on  lui  donne  la  petite  vérole ,  on  aura  l'avantage  de  prévoir  et 
connaître  son  mal  d'avance  ;  c'est  quelque  chose  :  mais  s'il  la 
prend  naturellement ,  nous  l'avons  préservé  du  médecin  ;  c'est 
encore  plus. 

Une  éducation  exclusive,  qui  tend  seulement  à  distinguer  du 
peuple  ceux  qui  l'ont  reaie  ,  préfère  toujours  les  instructions  les 
plus  coûteuses  aux  plus  communes ,  et  par  cela  même  aux  plus 


LIVRE  H.  133 

utiles.  Ainsi  les  jeunes  gens  élevés  avec  soin  apprennent  tous  à 
monter  à  cheval ,  parce  qu'il  en  coule  beaucoup  pour  cela;  mais 
-{ue  aucun  d'eux  n'apprend  à  nager,  parce  qu'il  n'en  coûte 
,  et  qu'un  artisau  peut  savoir  nager  aussi  bien  que  qui  que 
'Ht.  Cependant ,  sans  avoir  fait  son  académie  ,  un  voyageur 
lii  iule  à  cheval,  s'y  tient  ets'ensert  assez  pour  le  besoin  ;  mais, 
dans  l'eau,  si  l'on  ne  nage  on  se  noie ,  et  l'on  ne  nage  point  sans 
lir  appris.  Enfin  l'on  n'est  pas  obligé  de  monter  à  cheval  sous 
,  '  de  la  vie,  au  lieu  que  nul  n'est  sur  d'éviter  un  danger  au- 
quel on  est  si  souvent  exposé.  Emile  sera  dans  l'eau  comme  sup 
'i  f'^rre.  Que  ne  peut-il  vivre  dans  tous  les  éléments!  Si  l'on 
.  ait  apprendre  à  voler  dans  les  airs ,  j'en  ferais  un  aigle  ;  j'en 
là  une  salamandre ,  si  l'on  pouvait  s'endurcir  au  feu  *. 
".\  craint  qu'un  enfant  ne  se  noie  en  apprenant  à  nager  :  qu'il  se 
on  apprenant  ou  pour  n'avoir  pas  appris,  ce  sera  toujours 
••  faute.  C'est  la  seule  vanité  qui  nous  rend  téméraires;  on  ne 
|)oint  quand  on  n'est  vu  de  personne  :  Emile  ne  le  serait  pas , 
J  il  serait  vu  de  tout  l'univers.  Comme  l'exercice  ne  dépend 
lu  risque,  dans  un  canal  du  parc  de  son  père  il  apprendrait  à 
rser  l'Hellespont  :  mais  il  faut  s'apprivoiser  au  risque  même, 
r  apprendre  à  ne  s'en  pas  troubler  ;  c'est  une  partie  essen- 
de  l'apprentissage  dont  je  parlais  tout  à  l'heure.  \u  reste ,  at- 
.f  à  mesurer  le  danger  à  ses  forces  ot  à  le  partager  toujours 
lui ,  je  n'aurai  guère  d'imprudence  à  craindre ,  quand  je  ré- 
.1  le  soin  de  sa  conservation  sur  celui  que  je  dois  à  la  mienne. 
I  enfant  est  moins  grand  qu'un  homme  ;  il  n'a  ni  sa  force  ni  sa 
.11  :  mais  il  voit  et  entend  aussi  bien  que  lui,  ou  à  très-peu 
;  il  a  le  goût  aussi  sensible  ,  quoiqu'il  l'ait  moins  délicat ,  et 
•igue  aussi  bien  les  odeurs,  quoiqu'il  n'y  mette  pas  la  même 
lalilé.  Les  premières  facultés  qui  se  forment  et  se  perfection 
en  nous  sont  les  sens.  Ce  sont  donc  les  premières  qu'il  fau- 
t  cultiver  ;  ce  sont  les  seules  qu'on  oublie ,  ou  celles  qu'on 
4C  le  plus, 
wrcer  les  sens  n'est  pas  seulement  en  faire  usage,  c'est  ap* 

c^l  MM  doate  pour  rendre  son  idée  générale  plus  sensible  que  Rouvcau 

•  tri  p3rt3!;pr,  sur  b  sabmandiT  .  l'opinion  ancienne  et  ]X)piilaire  qui 

Il  irliclc  Sala- 

lieu  i  rctte 

...  MU. ..  j„>.;u,-  i.a..<..mr  ...n. ^...1' u...^.  .^■.ic  de  M  Pe- 


iM  li.MiL  t. 

prendre  à  bien  juger  par  eux,  c'est  apprendre,  |)uur  ainsi  dire, 
À  senlir  ;  car  nons  ne  savons  ni  toucher,  ni  voir,  ni  entendre,  que 
comme  nous  avons  appris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  naturel  et  mécanique ,  qui  sert  ;i 
rendre  le  corps  robuste  sans  donner  aucune  prise  au  jugement  : 
nager,  courir,  sauter,  fouetter  un  sabot,  lancer  des  pierres;  tout 
cela  est  fort  bien  :  mais  n'avons-nous  que  des  bras  et  des  jambes? 
n'avons-nous  pas  aussi  des  yeux ,  des  oreilles  ?  et  ces  organes  sont- 
ils  superflus  à  l'usage  des  premiers?  N'exercez  donc  pas  seule- 
ment les  forces,  exercez  tous  les  sens  qui  les  dirigent;  tirez  de 
chacun  d'eux  tout  le  parti  possible ,  puis  vérifiez  l'impression  de 
l'un  par  l'autre.  Mesurez ,  comptez ,  pesez  ,  comparez.  N'emp]oy«z 
la  force  qu'après  avoir  estimé  la  résistance  :  faites  toujours  en  sorte 
que  l'estimation  de  l'effet  précède  l'usage  des  moyens.  Intéressez 
l'enfantànejaraaisfaire  d'efforts  insuffisants  ou  superflus.  Si  vous 
l'accoutumez  à  prévoir  ainsi  l'effet  de  tous  ses  mouvements ,  et  à 
redresser  ses  erreurs  par  l'expérience ,  n'est-il  pas  clair  que  plus 
il  agira,  plus  il  deviendra  judicieux? 

S'agit-il  d'ébranler  une  masse;  s'il  prend  un  levier  trop  long,  il 
dépensera  trop  de  mouvement  ;  s'il  le  prend  trop  court ,  il  n'auia 
pas  assez  de  force  :  l'expérience  lui  peut  apprendre  à  choisir  jiré- 
cisément  le  bâton  qu'il  lui  faut.  Celte  sagesse  n'est  donc  pas  au- 
dessus  de  son  âge.  S'agit-il  de  j)orter  un  fardeau  ;  s'il  veut  le  pren- 
dre aussi  pesant  qu'il  pout  le  porter,  et  n'en  point  essayer  qu'il  ne 
soulève,  ncscra-t-il  pas  forcé  d'en  estimer  le  poids  à  la  vue?  Sait- 
il  comparer  des  masses  de  même  matière  et  de  différenles  gros- 
seurs, qu'il  choisisse  entre  des  masses  de  même  grosseur  et  do 
différentes  matières  :  il  faudra  bien  qu'il  s'applique  à  comparci 
leurs  poids  spécifiques.  J'ai  vu  un  jeune  homme,  Irès-bieu  élevé 
qui  ne  voulut  croire  qu'après  l'épreuve  qu'un  seau  plein  de  gros 
copeaux  de  bois  de  chêne  fût  moins  pesant  que  le  même  seau 
rempli  d'eau. 

Nous  ne  sommes  pas  également  raaitrcs  de  l'usage  de  tous  no- 
sens.  II  y  en  a  un,  savoir,  le  toucher,  dont  l'action  n'est  jamais 
suspendue  durant  la  veille  ;  il  a  été  répandu  sur  la  surface  entière 
de  noire  corps,  comme  une  garde  conlinuelle  pour  nous  avertir 
de  tout  ce  qui  peut  l'offenser.  C'est  aussi  celui  dont ,  bon  gré ,  mal 
gré  ,  nous  acquérons  le  plus  toi  l'expérience  par  cet  exercice  con- 
tinuel, et  auquel,  par  conséquent ,  Dous  avons  moins  besoin  do 


LIVRE  II.  135 

donner  une  cullurc  parliculicre.  Cependant  nous  observons  que 
les  aveugles  oui  !c  tact  plus  sur  et  plus  fin  que  nous,  parce  que, 
n'étant  pas  guidés  par  la  vue,  ils  sont  forces  d'apprendre  à  tirer 
uniquement  du  premier  sens  les  jugements  que  nous  fournit  l'au- 
.  Pourquoi  donc  ne  nous  exerce-t-on  pas  à  marcher  comme  eux 
iijus  l'obscurité,  â  connaître  les  corps  que  nous  pouvons  attein- 
dre, à  juger  des  objets  qui  nous  environnent  ;  à  faire  ,  en  un  mot, 
]r  nuit  et  sans  lumière,  tout  ce  qu'ils  font  de  jour  et  sans  yeux? 
at  que  le  soleil  luit,  nous  avons  sur  eux  l'avantage;  dans  les 
ténèbres ,  ils  sont  nos  guides  à  leur  tour.  Nous  sommes  aveugles 
la  moitié  de  la  vie  ;  avec  la  différence  que  les  vrais  aveugles  savent 
toujours  se  conduire ,  et  que  nous  n'osons  faire  un  pas  au  cœur 
de  la  nuit.  On  a  de  la  lumière ,  me  dira-t-on.  Eh  quoi  !  toujours 
V  machines  !  Qui  vous  répond  qu'elles  vous  suivront  partout  au 
in-Mîin  ?  Pour  moi ,  j'aime  mieux  qu'Emile  ait  des  yeux  m  bout  des 
doigts  que  dans  la  boutique  d'un  chandelier. 
f:tes-vous  enfermé  dans  un  édifice  au  milieu  de  la  nuit ,  frappez 
-  mains  ;  vous  apercevrez ,  au  résonncment  du  lieu ,  si  l'espace 
d  ou  petit,  si  vous  êtes  au  milieu  ou  dans  un  coin.  A  de- 
1  d'un  mur,  l'air  moins  ambiant  et  plus  réfléchi  vous  porte 
une  autre  sensation  au  visage.  Restez  en  place ,  et  tournez-vous 
successivement  de  tous  les  côtés;  s'il  y  a  une  porte  ouverte,  un 
-cr  courant  d'air  vous  l'indiquera.  Êtes-vous  dans  un  bateau , 
us  connaîtrez ,  à  la  manière  dont  l'air  vous  fra|)pera  le  visage  , 
•ii-seulement  en  quel  sens  vous  allez  ,  mais  si  le  fil  de  la  rivière 
■us  entraine  lentement  ou  vite.  Ces  observations ,  et  mille  autres 
liiblables,  ne  peuvent  bien  se  faire  que  de  nuit;  quelque  atten- 
tion que  nous  voulions  leur  donner  en  plein  jour,  nous  serons  ai- 
dés on  distraits  par  la  vue ,  elles  nous  échapperont.  Cependant  il 
n'y  a  encore  ici  ni  mains  ni  bâton.  Que  de  connaissances  oculaires 
on  peut  acquérir  jwr  le  toucher,  même  sans  lien  toucher  du 
nt! 

Ucaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis  est  plus  important  qu'il  ne 

•mblc.  La  nuit  effraye  naturellement  les  hommes ,  et  quelquefois 

les  animaux  '.  Li  raison  ,  les  connaissances ,  l'esprit ,  le  courage , 

délivrent  peu  de  gens  de  ce  tribut.  J'ai  vu  des  raisonneurs,  des 

•prils  forts,  des  philosophes,  des  militaires  intrépides  en  plein 

'  Cet  effroi  devient  trcs-tiiaiiifcMc  ilano  le*  Rrandes  ét-lipscs  de  M>kil. 


136  EMILE. 

jour,  trembler  la  nuit  comme  des  femmes  au  bruit  d'une  feuille 
d'arbre.  On  attribue  cet  effroi  aux  contes  des  nourrices  :  on  se 
trompe  ;  il  a  une  cause  naturelle.  Quelle  est  cette  cause?  la  même 
qui  rend  les  sourds  déliants  et  le  peuple  superstitieux ,  l'ignorance 
des  choses  qui  nous  environnent  et  de  ce  qui  se  passe  autour  de 
nous'.  Accoutume  d'apercevoir  de  loin  les  objets  et  de  prévoir 

'  En  voici  encore  une  autre  cause,  l>icn  expliqui^c  par  un  pliilosophe  doiit 
je  cite  souvent  le  livre ,  et  dont  les  grandes  vues  m'instruisent  encore  plus 
souvent. 

«  Lors((ue,  par  des  circonstances- particulières,  nous  ne  pouvons  avoir 
«  une  idée  juste  de  la  distance ,  et  que  nous  ne  pouvons  juger  des  objets 
«  {|ue  par  la  grandeur  de  rangle  ou  plutôt  de  limage  qu'ils  forment  dans 
«  nos  yeux ,  nous  nous  trompons  alors  nécessairement  sur  la  grandeur  de 
«  ces  objets.  Tout  le  monde  a  éprouvé  qu'en  voyageant  la  nuit  on  prend  un 
«  buisson  dont  on  est  près  pour  un  grand  arbre  dont  on  est  loin ,  ou  bien 
«  on  prend  un  grand  arbre  éloigné  pour  un  buisson  qui  est  voisin  :  de 
«  même ,  si  on  ne  connaît  pas  les  objets  par  leur  forme ,  et  (pi' on  ne  puisse 
«  avoir  par  ce  moyen  aucune  idée  de  distance ,  on  se  trompera  encore 
«  nécessairement:  une  mouche  qui  passera  avec  rapidilék  quelques  pouces 
«  de  distance  de  nos  yeux  nous  paraîtra  dans  ce  cas  être  un  oiseau  cpii  en 
«  serait  à  une  très-grande  distance;  un  cheval  qui  serait  sans  mouvement 
«  dans  le  milieu  d'une  campagne ,  et  qui  serait  dans  une  attitude  scmbla- 
«  ble ,  par  exemple ,  à  celle  d'un  mouton ,  ne  nous  paraîtra  plus  qu'un  gros 
«  mouton ,  Linl  que  nous  ne  reconnaîtrons  pas  (pie  c'est  un  cheval  ;  mais 
«  dès  que  nous  l'aurons  reconnu ,  il  nous  paraîtra  dans  l'instant  gros  comme 
«  un  cheval ,  et  nous  rectifierons  sur-le-champ  notre  premier  jugement. 

«  Toutes  les  fois  qu'on  se  trouvera  dans  la  nuit  dans  des  lieux  inconnus 
«  où  l'on  ne  pourra  jugerde  la  distance,  et  où  l'on  ne  pourra  reconnaître  la 
«  forme  des  choses  à  cause  de  l'obscurité ,  on  sera  en  danger  de  tomlwr  à 
«  tout  instant  dans  l'erreur  au  sujet  des  jugements  que  l'on  fera  sur  les  ol>- 
«  jets  qui  se  présenteront.  C'est  de  là  que  vient  la  frayeur  et  resp('ce  de 

•  crainte  intérieure  que  l'obscurité  de  la  nuit  fait  sentir  k  presque  tous  les 
«  hommes  ;  c'est  sur  cela  qu'est  fondée  l'apparence  des  six-ctres  et 
«  des  figures  gigantes(|Hcs  et  épouvanlables  (pic  tant  de  gens  disent 
«  avoir  vus.  On  leur  répond  communément  que  ces  figures  étaient  dans 
«  leur  imagination  :  cependant  elles  pouvaient  être  réellement  dans 
«  leurs  yeux,  et  il  est  très-possibln  (ju'ils  aient  en  effet  vu  ce  qu'ils  disent 
«  avoir  vu  :  car  il  doit  arriver  nécessairement ,  toutes  les  fois  qu'on  ne 
«  pourra  juger  d'un  objet  que  par  l'angle  tpi'il  forme  dans  l'cril ,  (|ne  cet 
«  objet  inconnu  grossira  et  grandira  h  mesure  (pi'on  en  sera  plus  voisin  ;  et 
«  (jne  s'il  a  d'abord  paru  au  spectateur,  qui  ne  peut  connaître  ('e  (lu'il  voit 

•  ni  juger  à  quelle  distance  il  le  voit  ;  que  s'il  a  paru,  dis-je  ,  d'abord  de 
«  la  hauteur  de  quebiues  |iiedsl()rs(|u'il  était  ."i  distance  de  vingt  on  trente 
«  pas,  il  doit  paraître  haut  de  plusieurs  toises  lorsqu'il  n'en  sera  plus  éloi- 

•  gné  que  de  (|uel(|ucs  pieds  ;  c'c  (pii  doit  en  effet  l'étonner  et  l'effrayer, 

•  jus(|u'k  ce  qu'enfin  il  vienne  à  toucher  l'objet  ou  k  le  reconnaître  ;  car, 
«  dans  l'instant  même  (ju'il  reconnaîtra  ce  que  c'est,  cet  objet  ()ui  lui  |>a- 
«  raissait  giganlesiue  diminuera  tout  h  cou|>.  et  ne  lui  paraîtra  plus  avoir 
«  ipic  sa  grandeur  rM\v  ;  mais,  si  l'on  fuit  ou  qu'(m  n'ose  approcher,  il 

•  est  certain  qu'on  n'aura  d'autre  idée  de  cet  objet  que  celle  de  l'image 


LIVRE  II.  ir 

Ifurs  impressions  d'avance ,  comment ,  ne  voyant  plus  rten  de  ce 
qui  m'entoure,  n'y  supposerais-je  pas  mille  êtres,  mille  mouve- 
ments qui  peuvent  me  nuire,  et  dont  il  m'est  impossible  de  me 
garantir  ?  J'ai  beau  savoir  que  je  suis  en  sûreté  dans  le  lieu  où  je 
me  trouve ,  je  ne  le  sais  jamais  aussi  bien  que  si  je  le  voyais  ao- 
luellement  :  j'ai  donc  toujours  un  sujet  de  crainte  que  je  n'avais 
pas  en  plein  jour.  Je  sais ,  il  est  vrai ,  qu'un  corps  étranger  ne 
l'out  guère  agir  sur  le  mien  sans  s'annoncer  par  quelque  bruit; 

ussi,  combien  j'ai  sans  cesse  l'oreille  alerte  !  Au  moindre  bruit 
dont  je  ne  puis  discerner  la  cause ,  l'intérêt  de  ma  conservation 
me  fait  d'abord  supposer  tout  ce  qui  doit  le  plus  m'engager  à  me 
lenir  sur  mes  gardes ,  et  par  conséquent  tout  ce  qui  est  le  plus 
propre  à  m'effrayer. 

Yentends-je  absolument  rien ,  je  ne  suis  pas  pour  cela  tran- 
quille; car  enfin  sans  bruit  on  peut  encore  me  surprendre.  Il  faut 
que  je  suppose  les  choses  telles  qu  elles  étaient  auparavant ,  telles 
qu'elles  doivent  encore  être  ,  que  je  voie  ce  que  je  ne  vois  pas. 
Ainsi ,  forcé  de  mettre  en  jeu  mon  imagination ,  bientôt  je  n'en 

lis  plus  maître ,  et  ce  que  j'ai  fait  pour  me  rassurer  ne  sert  qu'à 

l'alarmer  davantage.  Si  j'entends  du  bruit ,  j'entends  des  voleurs  ; 

I  je  n'entends  rien,  je  vois  des  fantômes  :  la  vigilanceque  m'ins- 
t'ire  le  soin  de  me  conserver  ne  me  donne  que  sujets  de  crainte. 
Tout  ce  qui  doit  me  rassurer  n'est  que  dans  ma  raison;  l'instinct 
iilus  fort  me  parle  tout  autrement  qu'elle.  A  quoi  bon  penser 

[u'on  n'a  rien  à  craindre ,  puisque  alors  on  n'a  rien  à  faire  ? 
I^  cause  du  mal  trouvée  indique  le  remède.  En  toute  chose  l'ha- 

•  <|uil  rornuit  dans  l'œil,  et  qu'on  aura  réellement  vu  une  figure  gigantes- 

•  ijuf  on  i'-poiiVAn table  par  la  grandeur  et  par  la  forme.  Le  préjugé  de» 

•  ■  '      '     '       !\  nature,  et  ses  apparences  ne  dépendent 

>-<)|ilies,  uniquement  de  l'imagination.  > 
:  '  ,  •_       _■:,.-.::,  111-12.) 

J  41  lâché  de  tuoiitrer  dan»  le  te&tc  comment  il  en  dépend  toujoun  en 
partie  ;  ft .  quant  »  la  cause  expliqu«W»  dan«  ce  pa's'wgp  ,  on  voit  que  l'iia- 
liitiiil    ."  Il  nuit  doit  II  ■  MIT  les  apparcn- 

ii-^  ijii  iiiccdcs  forii  incps  font  pren- 

ili'  luv    .  j. .  ..  ....^ycuxdans  lu.. .^  .  ^,. ,...  .  ..:i  i-st  encore  assez 

''«■l.iiir  |K»ur  noi«  laiswr  a|»ercevoir  les  contours  des  objets,  comme  il  y  a 
l'Iii»  iT.iir  inlcqvjsé  dans  un  plus  grand  éloignement,  nous  devons  toujour» 
-  conÎDUi-»  moins  marqm'-s  quand  l'objet  est  plus  loin  de  nous  ;  ce 
lit ,  à  force  d'habitude ,  |K)ur  nous  garantir  de  l'erreur  qu'explique 
i'^Buffon.  Queliiuc  explication  qu'on  préfère,  ma  méthode  est  doiu: 
ri  efficace ,  et  c'est  ce  que  l'cxiiérieHce  confirme  (>arfaitemenU 

fi. 


I3A  EMILE. 


1 


biludc  tue  l'imagination  ;  il  n'y  a  que  les  objets  nouveaux  qiri  la 
réveillent.  Dans  ceux  que  l'on  voit  tous  les  jours,  ce  n'est  plus 
l'imagination  qui  agit,  c'est  la  mémoire;  et  voilà  la  raison  de 
l'axiome  ab  assuctis  non  fit  jyassio ,  car  ce  n'est  qu'au  feu  de  l'i- 
maginalion  que  les  passions  s'allument.  Ne  raisonnez  donc  pas 
avec  celui  que  vous  voulez  guérir  de  l'horreur  des  ténèbres  ;  me- 
nez-l'y souvent ,  et  soyez  sur  que  tous  les  arguments  de  la  philo- 
sophie ne  vaudront  pas  cet  usage.  La  tète  ne  tourne  point  aux 
couvreurs  sur  les  toits,  et  l'on  ne  voit  plus  avoir  peur  dans  l'obs- 
curité quiconque  est  accoutumé  d'y  être. 

Voilà  donc  pour  nos  jeux  de  nuit  un  autre  avantage  ajouté  au 
premier  :  mais ,  pour  que  ces  jeux  réussissent ,  je  n'y  puis  trop 
recommander  la  gaieté.  Rien  n'est  si  triste  que  les  ténèbres  :  n'al- 
lez pas  enfermer  votre  enfant  dans  un  cachot.  Qu'il  rie  en  entrant 
dans  l'obscurité  ;  que  le  rire  le  reprenne  avant  qu'il  en  sorte  ;  que  , 
tandis  qu'il  y  est,  l'idée  des  amusemenls  qu'il  quitte  ,  et  de  ceux 
qu'il  va  retrouver,  le  défende  des  imaginations  fantastiques  qui 
pourraient  l'y  venir  chercher. 

Il  est  un  terme  de  la  vie  au  delà  duquel  on  rétrograde  en  avan- 
çant. Je  sens  que  j'ai  passé  ce  terme.  .Te  recommence ,  pour  ainsi 
dire ,  une  autre  carrière.  Le  vide  de  l'àgo  mur ,  qui  s'est  fait  sentir 
a  moi ,  me  retrace  le  doux  temps  du  premier  âge.  En  vieillissant , 
je  redeviens  enfant,  et  je  me  rappelle  plus  volontiers  ce  que  j'ai 
fait  à  dix  ans  qu'à  trente.  Lecteurs ,  pardonnez-moi  donc  de  tirer 
quelquefois  mes  exemples  de  moi-même  ;  car ,  pour  bien  faire  ce 
livre ,  il  faut  que  je  le  fasse  avec  plaisir. 

J'ét.iis  à  la  campagne  en  pension  chez  un  ministre  appelé  M. 
Lambercicr.  .l'avais  pour  camarade  un  cousin  plus  riche  que  moi , 
et  qu'on  traitait  en  héritier,  tandis  que,  éloigné  de  mon  père  ,  je 
n'étais  qu'un  pauvre  orphelin.  Mon  grand  cousin  Bernard  était 
singulièrement  poltron,  surtout  la  nuit.  Je  me  moquai  tant  de 
sa  frayeur ,  que  M.  Lambercicr ,  ennuyé  de  mes  vanfcries,  voulut 
mettre  mon  courage  à  l'épreuve.  Un  soir  d'automne,  qu'il  faisait 
très-obscur,  il  me  donna  la  clef  du  temple ,  el  me  dit  d'aller  cher- 
cher dans  la  chaire  \n  Bible  qu'on  y  avait  laissée.  îl  ajouta,  jwur 
me  piquer  d'honneur,  quelques  mois  qui  me  mirent  dans  l'im- 
puissance de  reculer. 

.le  partis  sans  lumière;  iii  j'en  avais  eu  ,  c'aurait  pcul-èlrc  été 
pis  enrore.   Il  fail.iii  psser  par  le  cimetière  :  je  le  traversai  gail- 


LIVHK  II.  1^ 

lardemcnl  ;  car ,  tant  que  je  me  sentais  en  plein  air ,  je  n'eus  jamais 
de  frayeurs  nocturnes. 

En  ouvrant  la  porte ,  j'entendis  à  la  voûte  un  certain  retentisse- 
ment que  je  crus  ressembler  à  des  voL\  ,  et  qui  commença  d'é- 
!>ranlcr  ma  fermeté  romaine.  La  porte  ouverte,  je  voulus  entrer; 
mais  à  peine  eus-jc  fait  quelques  pas,  que  je  m'arrêtai.  En  aper- 
cevant l'obscurité  profonde  qui  régnait  dans  ce  vaste  lieu, je  fus 
saisi  d'une  terreur  qui  me  fit  dresser  les  cheveux  :  je  rétrograde, 
je  sors,  je  me  mets  à  fuir  tout  tremblant.  Je  trouvai  dans  la  cour 
un  petit  chien  nommé  Snlian .  dont  les  caresses  me  rassurèrent. 
Honteux  de  ma  frayeur ,  je  revins  sur  mes  pas,  tâchant  pourtant 
l'emmener  avec  moi  Sultan .  qui  ne  voulut  pas  me  suivre.  Je  fran- 
his  brusquement  la  porte  ,  j'entre  dans  l'église.  A  peine  y  fus-je 
rentré,  que  la  frayeur  me  reprit ,  mais  si  fortement  que  je  perdis 
la  tète  ;  ei ,  quoique  la  chaire  fut  à  droite ,  et  que  je  le  susse  très- 
bien  ,  ayant  tourné  sans  m'en  apercevoir ,  je  la  clierchai  longtemps 
.1  gauche,  je  m'embarrassai  dans  le»  bancs,  je  ne  savais  plus  où 
l'étais;  et ,  ne  pouvant  trouver  ni  la  chaire  ni  la  porte ,  je  tombal 
ilans  un  bouleversement  inexprimable.  Enfin ,  j'aperçois  la  porte , 
je  viens  à  bout  de  sortir  du  temple,  et  je  m'en  éloigne  comme  la 
|)remière  fois,  bien  résolu  de  n'y  jamais  rentrer  seul  qu'en  plein 
jour. 

Je  reviens  jusqu'à  la  maison.  Prêt  àenlrer ,  je  distingue  la  voix 
<îc  M.  Lambercierà  de  grands  éclats  de  rire.  Je  les  prends  pour 
noi  d'avance  ,  et ,  confus  de  m'y  voir  exposé ,  j'hésite  à  ouvrir  la 

irle.  Dans   cet  intervalle,  j'entends  mademoiselle  Lambercier 

-  inquiéter  de  moi,  dire  à  la  servante  de  prendre  la  lanterne,  et 

M.  Limbcrcier  se  disposer  à  me  venir  chercher,  escorté  de  mon  in- 

ii'pidc  cousin,  auquel  ensuite  on  n'aurait  pas  manqué  de  faire 

■  Ijonneur  de  rex|)édition.  X  l'iostant  toutes  mes  frayeurs 

• ,  et  ne  me  laissent  que  celle  d'être  surpris  daivj  ma  fuite  : 

>. ,  je  vole  au  temple  ;  sans  ai 'égarer  ,  sans  tâtonner  ,  j'ar- 

la  chaire;  j'y  monte  ,  je  prends  la  Bible,  je  m'élance  en 

bas  ;  dans  trois  sauts  je  suis  hors  du  temple ,  dont  j'oubliai  même 

i*'  fermer  la  porte  ;  j'entre  dans  Ja  chambre,  hors  d'haleine,  je 

•lie  la  Bible  sur  la  table,  effaré,  mais  palpitant  d'aise  d'avoir 

l-révcnu  le  secours  qui  m'était  destiné. 

f  hi  me  demandera  si  jp  donne  ce  trait  pour  un  modèle  à  suirre , 
l  pour  un  exem|)le  de  la  gaieté  que  j'exige  dans  ces  sortes  d'exer- 


(40  EMILE. 

ciccs.  Non  ;  mais  je  le  donne  pour  preuve  que  rien  n'est  plus  capa- 
ble de  rassurer  quiconque  est  effrayé  des  ombres  de  la  nuit ,  que 
d'entendre  dans  une  chambre  voisine  une  compagnie  assemblée 
rire  et  causer  tranquillement.  Je  voudrais  qu'au  lieu  de  s'amuser 
ainsi  seul  avec  son  élève ,  on  rassemblât  les  soirs  beaucoup  d'en- 
fants de  bonne  humeur;  qu'on  ne  les  envoyât  pas  d'abord  sépa- 
rément, mais  plusieurs  ensemble,  et  qu'on  n'en  hasardât  aucun 
parfaitement  seul ,  qu'on  ne  se  fût  bien  assuré  d'avance  qu'il  n'en 
serait  pas  Irop  effrayé. 

Je  n'imagine  rien  de  si  plaisant  et  de  si  utile  que  de  pareils  jeux , 
pour  peu  qu'on  voulût  user  d'adresse  à  les  ordonner.  Je  ferais 
dans  une  grande  salle  une  espèce  de  labyrinthe  avec  des  tables , 
des  fauteuils ,  des  chaises ,  des  paravents.  Dans  les  inextricables 
lortuosités  de  ce  labyrinthe  j'arrangerais ,  au  milieu  de  huit  ou  dix 
boîtes  d'attrapes ,  une  autre  boite  presque  semblable ,  bien  garnie 
de  bonbons  ;  je  désignerais  en  termes  clairs ,  mais  succincts ,  le  lieu 
précis  où  se  trouve  la  bonne  boite  ;  je  donnerais  le  renseignement 
suffisant  pour  la  distinguer  à  des  gens  plus  attentifs  et  moins 
étourdis  que  des  enfants  •  ;  puis ,  après  avoir  fait  tirer  au  sort  les 
petits  concurrents,  je  les  enverrais  chercher  tous  l'un  après  l'autre, 
jusqu'à  ce  que  la  bonne  boite  fut  trouvée  :  ce  que  j'aurais  soin 
de  rendre  difficile  à  proportion  de  leur  habileté. 

Figurez-vous  un  petit  Hercule  arrivant  une  boite  à  la  main , 
tout  fier  de  son  expédition.  La  boite  se  met  sur  la  table ,  on  l'ou- 
vre en  cérémonie.  J'entends  d'ici  les  éclats  de  rire,  les  huées  de 
la  bande  jojeuse  ,  quand ,  au  lieu  des  confitures  qu'on  attendait, 
on  trouve  bien  proprement  arrangés  sur  de  la  mousse  ou  sur  du 
colon  un  hanneton  ,  un  escargot ,  du  charbon ,  du  gland ,  un  na- 
vet, ou  quelque  autre  pareille  denrée.  D'autres  fois,  dans  une 
pièce  nouvellement  blanchie,  on  suspendra  près  du  mur  quelque 
jouet ,  quelque  petit  meuble  qu'il  s'agira  d'aller  rherclier  sans 
toucher  au  mur.  A  peine  celui  qui  l'apportera  sera-t-il  rentré,  que, 
pour  peu  qu'il  ait  manqué  à  la  condition  ,  le  bout  do  son  chapeau 
blanchi ,  le  bout  de  ses  souliers ,  la  basque  de  son  habit ,  an  man- 
che, trahiront  sa  maladresse.  En  voilà  bien  assez  ,  trop  peut-être, 

'  l'tMir  li'.s  exercer  à  l'altcntion ,  ne  leur  ililes  jamais  (|iie  tlesdiOM's  <|iriU 
aiejit  un  iuU'rt't  scnsilde  et  iiii'sent  i  bien  enltmlrc;  surtout  |x)iiit  Je  lon- 
gueurs ,  jamais  un  mot  su|>crl1u.  Mais  aussi  ne  laissez  dans  vus  discours  tu 
obacuritt'  ni  6(|uivu<|UG. 


LIVRE  II.  fif 

pour  faire  entendre  l'esprit  de  ces  sortes  de  jeux.  S'il  faut  tout 
vous  dire ,  ne  me  lisez  point. 

Quels  avantages  un  homme  ainsi  élevé  n'aura-t-il  pas  la  nuit 
siir  les  autres  hommes  !  Ses  pieds  accoutumés  à  s'affermir  dansles 
ti-nèbres,  SCS  mains  exercées  à  s'appliquer  aisément  à  tous  les 
corps  environnants,  le  conduiront  sans  peine  dans  la  plus  épaisse 
obscurité.  Son  imagination ,  pleine  des  jeux  nocturnes  de  sa  jeu- 
nesse, se  tournera  difficilement  sur  des  objets  effrayants.  S'il 
croit  entendre  des  éclats  de  rire,  au  lieu  de  ceux  des  esprits  fol- 
lets ,  ce  serontceux  de  ses  anciens  camarades;  s'il  se  peint  une  as- 
semblée ,  ce  ne  sera  point  pour  lui  le  sabbat ,  mais  la  chambre  de 
son  gouverneur.  La  nuit,  ne  lui  rappelant  que  des  idées  gaies, 
ne  lui  sera  jamais  affreuse  ;  au  lieu  de  la  craindre ,  il  l'aimera. 
S'agit-il  d'une  expédition  militaire,  il  sera  prêt  à  toute  heure, 
aussi  bien  seul  qu'avec  sa  troupe.  Il  entrera  dans  le  camp  de 
S.1Ù1 ,  il  le  parcourra  sans  s'égarer ,  il  ira  jusqu'à  la  tente  du  roi 
sans  éveiller  personne, il  s'en  retournera  sans  être  aperçu.  Faut- 
il  enlever  les  chevaux  de  Rhésus ,  adressez-vous  à  lui  sans  crainte. 
Parmi  les  gens  autrement  élevés ,  vous  trouverez  difficilement 
un  riysse. 

J'ai  vu  des  gens  vouloir,  par  des  surprises,  accoutumer  les 
onfants  à  ne  s'effrayer  de  rien  la  nuit.  Cette  méthode  est  très- 
mauvaise;  elle  produit  un  effet  tout  contraires  celui  qu'on  cher- 
che ,  et  ne  sert  qu'à  les  rendre  toujours  plus  craintifs.  Ni  la  rai- 
son ni  l'habitude  ne  peuvent  rassurer  sur  l'idée  d'un  danger  pré- 
sent dont  on  ne  peut  connaître  le  degré  ni  l'espèce,  ni  sur  la 
crainte  des  surprises  qu'on  a  souvent  éprouvées.  Cependant , 
comment  s'assurer  de  tenir  toujours  votre  élève  exempt  de  pa- 
reils accidents?  Voici  le  meilleur  avis,  ce  me  semble,  dont  on 
piii>NC  le  prévenir  là-dessus.  Vous  êtes  alors  ,  dirais-je  à  mon 
fimilo,  dans  le  cas  d'une  juste  défense;  car  l'agresseur  ne  vous 
laisse  pas  juger  s'il  veut  vous  faire  mal  ou  peur,  et,  comme  il 
a  pris  ses  avantages  ,  la  fuite  même  n'est  pas  un  refuge  pour 
vous.  Saisissez  donc  hardiment  celui  qui  vous  surprend  de  nuit , 
homme,  ou  béte,  il  n'importe;  serrez-le,  empoignez-le  de  toute 
votre  force  :  s'il  se  débat ,  frappez  ,  ne  marchandez  point  les 
coups;  et,  quoi  qu'il  puisse  dire  ou  faire,  ne  lâchez  jamais  prise 
que  vous  ne  sachiez  bien  ce  que  c'est.  L'éclaircissement  vous 
apprendra  probablement  qu'il  n'y  avait  pas  beaucoup  à  craindre. 


(42  KMILE. 

cl  cette  manière  de  traiter  les  plaisants  doit  naturellement  les  re- 
buter d'y  revenir. 

Quoique  le  toucher  soit  de  tous  nos  sens  celui  dont  nous 
avons  le  plus  continuel  exercice  ,  ses  jugements  restent  pourtant , 
commeje  l'ai  dit,  imparfaits  et  grossiers  plus  que  ceux  d'aucun 
autre ,  parce  que  nous  mêlons  continuellement  à  son  usage  celui 
de  la  vue ,  et  que  l'œil  atteignant  à  l'objet  plus  tôt  que  la  main , 
l'esprit  juge  presque  toujours  sans  elle.  En  revanche  les  jugements 
du  tactsoat  les  plus  sûrs,  précisément  parce  qu'ils  sont  les  plus 
bornés  ;  car ,  ne  s'étendant  qu'aussi  loin  que  nos  mains  peuvent 
atteindre ,  ils  rectifient  l'étourderie  des  autres  sens ,  qui  s'élan- 
cent au  loin  sur  des  objets  qu'ils  aperçoivent  à  peine ,  au  lieu  que 
tout  ce  qu'aperçoit  le  toucher  il  l'aperçoit  bien.  Ajoutez  que  ,  joi- 
gnant, quand  il  nous  plait,  la  force  des  muscles  à  l'action  des 
nerfs  ,  nous  unissons ,  par  une  sensation  simultanée ,  au  jugement 
de  la  température ,  des  grandeurs,  des  figures,  le  jugement  du 
poids  et  de  la  solidité.  Ainsi  le  toucher ,  étant  de  tous  les  sens 
celui  qui  nous  instruit  le  mieux  de  l'impression  que  les  corps 
étrangers  peuvent  faire  sur  le  nôtre ,  est  celui  dont  l'usage  est  lo 
plus  fréquent ,  et  nous  donne  le  plus  immédiatement  la  connais- 
sance nécessaire  à  notre  conservation. 

Comme  le  toucher  exercé  supplée  à  la  vue,  pourquoi  ne  pour- 
rait-il pas  aussi  suppléer  à  l'ouïe  jusqu'à  certain  point ,  puisque 
les  sons  excitent  dans  les  corps  sonores  des  ébranlements  sensi- 
bles au  tact?  En  posant  une  main  sur  le  corps  d'un  violoncelle  , 
on  peut ,  sans  le  secours  des  yeux  ni  des  oreilles ,  distinguer ,  à  la 
seule  manière  dont  le  bois  vibre  et  frémit ,  si  le  son  qu'il  rend 
est  grave  ou  aigu,  s'il  est  tiré  de  la  chanterelle  ou  du  bourdon. 
Qu'on  exerce  le  sens  à  ces  différences,  je  ne  doute  pas  qu'avec  lo 
temps  on  n'y  put  devenir  sensible  au  point  d'entendre  un  air  en- 
tier par  les  doigts.  Or  ,  ceci  supposé ,  il  est  clair  qu'on  pourrait 
aisément  parler  aux  sourds  en  musique  ;  caries  tons  et  les  temps, 
n'étant  pas  moins  susceptibles  de  combinaisons  régulières  que 
les  articulations  et  les  voix  ,  peuvent  être  pris  de  même  pour  les 
éléments  du  discours. 

Il  y  a  dos  exercices  qui  émoussent  lo  sens  du  toucher  et  le  ren» 
dont  plus  obtus  ;  il'autros  au  contraire  l'aiguisent  et  le  rendent  plus 
délicat  et  phis  lin.  Los  premiers,  joignant  beaucoup  de  mouve- 
ment el  do  force  à  la  continuelle  impression  des  corps  durs ,  ron- 


I.IVKK  II.  143 

(lent  la  peau  rude ,  calleuse ,  el  lui  ôtent  le  setitiinent  naturel  ;  les 
seconds  sont  ceux  qui  varient  ce  même  sentiment  par  un  tact  lé- 
ficr  et  fréquent,  en  sorte  que  l'esprit ,  attentif  à  des  impressions  in- 
CA'Ssamment  répétées  ,  acquiert  la  facilité  de  juger  toutes  leurs 
modifications.  Cette  différence  est  sensible  dans  l'usage  des  ins- 
truments de  musique  :  le  loucher  dur  et  meurtrissant  du  violon- 
relle ,  de  la  coâtre-basse ,  du  violon  même ,  en  rendant  les  doigts 
plus  flexibles  ,  raccornit  leurs  extrémités.  Le  toucher  lisse  et  poli 
du  clavecin  les  rend  aussi  plus  flexibles  et  plus  sensibles  en  mémo 
lomps.  Eu  ceci  donc  le  clavecin  est  à  préférer. 

il  importe  que  la  peau  s'endurcisse  aux  impressions  de  l'air,  el 
puisse  braver  ses  altérations  ;  car  c'est  elle  qui  défend  tout  le  reste. 
,V  cela  près  ,  je  ne  voudrais  pas  que  la  main ,  trop  servilement  ap- 
pliquée aux  mêmes  travaux ,  vint  à  s'endurcir ,  ni  que  sa  jjcau  de- 
venue presque  osseuse  perdit  ce  sentiment  exquis  qui  donne  à 
connaître  quels  sont  les  corps  sur  lesquels  on  la  passe ,  et ,  selon 
l'espèce  de  contact ,  nous  fait  quelquefois  ,  dans  l' obscurité  ,  fris- 
sonner en  diverses  manières. 

Pourquoi  faut-il  que  mon  élève  soit  forcé  d'avoir  toujours  sous 
les  pieds  une  i)eau  de  bœuf?  Quel  mal  y  aurait-il  que  la  sienne 
propre  pût  au  besoin  lui  servir  de  semelle?  Il  est  clair  qu'en  cette 
partie  la  délicatesse  de  la  peau  ne  peut  jamais  être  utile  à  rien,  el 
peut  souvent  beaucoup  nuire.  Éveillés  à  minuit  au  cœur  de 
riiiver  par  l'ennemi  dans  leur  ville ,  les  Genevois  trouvèrent  plus 
lot  leurs  fusils  que  leurs  souliers.  Si  nul  d'eux  n'avait  su  niar- 
iher  nu-pieds  ,  qui  sait  si  Genève  n'eût  point  été  prise  ? 

Armons  toujours  l'homme  contre  les  accidents  imprévus.  Qu'É^y 
mile  coure  les  matins  à  pieds  nus,  en  toute  saison  ,  par  la  cham-, 
brc,  par  l'escalier,  par  le  jardin;  loin  de  l'en  gronder,  je  rimite~ 
rai;  seulement  j'aurai  soin  d'écarter  le  verre.  Je  parlerai  bientôt 
des  travaux  et  des  jeux  manuels.  Du  reste,  qu'il  apprenne  à 
faire  tous  les  pas  qui  favorisent  les  évolutions  du  corps ,  à  pren- 
dre dans  toutes  les  altitudes  une  position  aisée  et  solide;  qu'il  sa- 
che sauter  en  éloignemcnt ,  en  hauteur,  grimper  sur  un  arbre, 
franchir  un  mur;  qu'il  trouve  toujours  son  équilibre;  que  tous 
i»es  mouvements ,  ses  gestes ,  soient  ordonnés  scion  les  lois  de  la 
pondération  ,  longtemps  avant  (juc  la  statique  se  mêle  de  les  lui 
expliquer.  A  la  manière  dont  sonpiedpose  àlerrcel  dont  son  corps 
porte  sur  sn  jambe,  il  doit  sentir  s'il  est  bien  ou  mal.  Une  assîelle 


144  EMILE. 

assurée  a  toujours  de  la  grâce ,  et  les  postures  les  plus  fermes 
sont  aussi  les  plus  élégantes.  Si  j'étais  maître  à  danser ,  je  ne  fe- 
rais pas  toutes  les  singeries  de  Marcel  •  ,  bonnes  pour  le  pays 
où  il  les  fait  ;  mais ,  au  lieu  d'occuper  éternellement  mon  élève  à 
des  gambades ,  je  le  mènerais  au  pied  d'un  rocher:  là,  je  lui 
montrerais  quelle  attitude  il  faut  prendre,  comment  il  faut  porter 
le  corps  et  la  tète ,  quel  raouvementil  faut  faire ,  de  quel/e  manière 
il  faut  poser ,  tantôt  le  pied  ,  tantôt  la  main ,  pour  suivre  légère- 
ment les  sentiers  escarpés,  raboteux  et  rudes,  et  s'élancer  de 
pointe  en  pointe  tant  en  montant  qu'en  descendant.  J'en  ferais  l'é- 
mule d'un  chevreuil,  plutôt  qu'un  danseur  de  l'Opéra. 

Autant  le  toucher  concentre  ses  opérations  autour  de  l'homme , 
autant  la  vue  étend  les  siennes  au  delà  de  lui  ;  c'est  là  ce  qui  rend 
celles-ci  trompeuses  :  d'un  coup  d'œil  un  homme  embrasse  la  moi- 
tié de  son  horizon.  Dans  cette  multitude  de  sensations  simultanées 
et  de  JHgements  qu'elles  excitent ,  comment  ne  se  tromper  sur 
aucun?  Ainsi  la  vue  est  de  tous  nos  sens  le  plus  fautif,  précisé- 
ment parce  qu'il  est  le  plus  étendu ,  et  que  ,  précédant  de  bien 
loin  tous  les  autres ,  ses  opérations  sont  trop  promptes  et  trop 
vastes  pour  pouvoir  être  rectifiées  par  eux.  11  y  a  plus,  les  illu- 
sions mêmes  de  la  perspective  nous  sont  nécessaires  pour  parve- 
nir à  connaître  l'étendue,  et  à  comparer  ses  parties.  Sans  les  faus- 
ses apparences ,  nous  ne  verrions  rien  dans  l'éloignement  ;  sans 
les  gradations  de  grandeur  et  de  lumière ,  nous  ne  pourrions  es- 
timer aucune  distance ,  «u  plutôt  il  n'y  en  aurait  point  pour  nous. 
Si  de  deux  arbres  égaux  celui  qui  est  à  cent  pas  de  nous  nous  pa- 
raissait aussi  grand  et  aussi  distinct  que  celui  qui  est  à  dix ,  nous 
les  placerions  a  côté  l'un  de  l'autre.  Si  nous  apercevions  toutes 
les  dimensions  des  objets  sous  leur  véritable  mesure ,  nous  ne  ve^ 
rions  aucun  espace ,  et  tout  nous  paraîtrait  sur  notre  œil. 

Le  sens  de  la  vue  n'a ,  pour  juger  la  grandeur  des  objets  et  leur 
distance,  qu'une  même  mesure,  savoir,  l'ouveilure  de  l'angle 

'  Cdlt'brc  maître  i  danser  lîc  Paris,  lequel ,  connaissant  bien  son  monde, 
faisiit  l'extravagant  par  ruse,  et  donnait  h  son  art  une  importance  qu'on 
feisiiait  de  trouver  ridicule,  mais  pour  laiiuelle  on  lui  portait  au  fond  le 
plus  grand  respect.  Dans  un  autre  art  non  moins  frivole,  o»»  voit  encore 
aujourd'hui  un  artiste  comt'dien  faire  ainsi  l'importait  et  le  fou,  et  ne 
r&\m\ï  pas  moins  bien.  Cett«  niétliwle  est  toujours  sûre  çn  France.  Le  vrai 
talent ,  plus  simple  et  moins  cliarlatan .  n'y  fait  point  fortune.  La  modestie 
y  est  la  vertu  des  stits. 


LIVRE  II.  145 

i|u  ils  font  dans  noire  œil  ;  et  comme  cette  ouverture  est  un  effet 

simple  d'une  cause  composée  ,  le  jugement  qu'U  excite  en  no.is 

laisse  ctiaque  cause  particulière  indéterminée,  ou  devient  né- 

'•<»?sairement  fautif.  Car  comment  distinguer  à  la  simple  vue  si 

iigie  sous  lequel  je  vois  un  objet  plus  petit  qu'un  autre  est  tel , 

rce  que  ce  premier  objet  est  en  efTct  plus  petit ,  ou  parce  qu'il 

'  plus  éloigné  ? 

I!  faut  donc  sui\Te  ici  une  méthode  contraire  à  la  précédente  :  au 
!j  de  simplifier  la  sensation ,  la  doubler ,  la  vérifier  toujours  par 
une  autre  ;  assujettir  l'organe  visuel  à  l'organe  tactile ,  et  répri- 
mer, pour  ainsi  dire ,  l'impétuosité  du  premier  sens  par  la  mar- 
che pesante  et  réglée  du  second.  Faute  de  nous  asservir  à  cette 
pratique ,  nos  mesures  par  estimation  sont  très-inexactes.  Nous 
n'avons  nulle  précision  dans  le  coup  d'œil  pour  juger  les  hauteurs, 
'■^  longueurs ,  les  profondeurs ,  les  dislances  ;  et  la  preuve  que  ce 
;)t  pas  tant  la  faute  du  sens  que  son  usage  ,  c'est  que  les  ingé- 
urs,  les  arpenteurs ,  les  archilectes ,  les  maçons,  les  peintres  , 
t  en  général  le  coup  d'œil  beaucoup  plus  sur  que  nous ,  et  ap- 
précient les  mesures  de  l'étendue  avec  plus  de  justesse  ;  parce  que 
leur  métier  leur  donnant  en  ceci  l'expérience  que  nous  négligeons 
d'acquérir ,  ils  ôtent  l'équivoque  de  l'angle  par  les  apparences 
qui  l'accompagnent,  et  qui  déterminent  plus  exactement  à  leurs 
ux  le  rapport  des  deux  causes  de  cet  angle. 
Tout  ce  qui  donne  du  mouvement  au  corps  sans  le  contraindre 
-t  toujours  facile  à  obtenir  des  enfants.  Il  y  a  mille  moyens  de 
-  intéresser  à  mesurer ,  à  connaître ,  à  estimer  les  distances. 
lia  un  cerisier  fort  haut ,  comment  ferons-nous  pour  cueillir  des 
l'échelle  de  la  grange  est-elle  bonne  pour  cela?  Voilà  un 
i  fort  large ,  comment  le  traverserons- nous .'  une  des  plan- 
d»fs  de  la  cour  poscra-t-elle  sur  les  deux  bords?  Nous  voudrions, 
de  nos  fenêtres ,  pécher  dans  les  fossés  du  château  ;  combien  de 
brasses  doit  avoir  notre  ligne  ?  Je  voudrais  faire  une  balançoire 
<*«tre  ces  deux  arbres  ;  une  corde  de  deux  toises  nous  suffira-t- 
•■?  On  me  dit  que  dans  l'autre  maison  notre  chambre  aura 
:i;it-cinq  pieds  carrés;  croyez-vous  qu'elle  nous  convienne? 
r  i-t-elle  plus  grande  que  celle-ci?  Nous  avons  grand'faim ,  voi- 
'Icux  villages;  auquel  des  deux  serons-nous  plus  tôt  pour  di-_^ 
r?  etc. 

Il  s'agissait  d'exercer  à  la  course  un  enfant  indolent  et  pares- 
not  s».  —  f.i»ii.F..  13 


l'iG  LMILK. 

scux ,  qui  ne  se  portait  pas  de  lui-même  à  cet  exercice  ni  à  aucun 
autre,  quoiqu'on  le  destinât  à  l'état  militaire  :  il  s'était  persuadé , 
je  ne  sais  comment,  qu'un  homme  de  son  rang  ne  devait  rien  faire 
ni  rien  savoir ,  et  que  sa  noblesse  devait  lui  tenir  lieu  de  bras , 
de  jambes,  ainsi  que  de  toute  espèce  de  mérite.  A  faire  d'un  tel 
gentilhomme  un  Achille  au  pied  léger ,  l'adresse  de  Chiron  même 
eût  eu  peine  à  suffire.  La  difficulté  était  d'autant  plus  grande , 
que  je  ne  voulais  lui  prescrire  absolument  rien  :  j'avais  banni  de 
mes  droits  les  exhortations ,  les  promesses ,  les  menaces ,  l'ému- 
lation, le  désir  de  briller:  comment  lui  donner  celui  de  courir 
sans  lui  rien  dire  ?  Courir  rooi-raome  eût  été  un  moyen  peu  sur, 
et  sujet  il  inconvénient.  D'ailleurs  il  s'agissait  encore  de  tirer  di- 
cet  exercice  quelque  objet  d'instruction  pour  lui ,  afin  d'accou- 
tumer les  opérations  de  la  raaciiine  et  celles  du  jugement  à  mar- 
cher toujours  de  concert.  Voici  comment  je  m'y  i)ris:  moi ,  c'est- 
à-dire  celui  qui  parle  dans  cet  exemple. 

En  m'allant  promener  avec  lui  les  après-midi ,  je  mettais  quel- 
quefois dans  ma  poche  deux  gâteaux  d'une  espèce  ({u'il  ainiait  beau- 
coup ;  nous  en  mangions  chacun  un  à  la  promenade  '  ,  et  nous 
revenions  fort  contents.  Un  jour  il  s'aperçut  que  j'avais  trois  gâ- 
teaux ;  il  en  aurait  pu  manger  six  sans  s'incommoder  ;  il  dépêche 
promptement  le  sien,  pour  demander  le  troisième.  Non  ,  lui  dis- 
je  :  je  le  mangerais  fort  bien  moi-même ,  ou  nous  le  partagerion.** 
mais  j'aime  mieux  le  voir  disputer  à  la  course  par  ces  deux  j)etit 
garçons  que  voilà.  Je  les  appelai,  je  leur  montrai  le  gâteau,  eî 
leur  proposai  la  condition.  Ils  ne  demandèrent  pas  mieux.  Lo 
gâteau  fut  posô  sur  une  grande  pierre  (jui  servit  de  but ,  la  carrière 
fut  marquée  ;  nous  allâmes  nous  asseoir  :  au  signal  donné  les  pe- 
tits garçons  partirent  ;  le  victorieux  se  s;dsit  du  gâteau ,  et  le  man- 
gea sans  miséricorde  aux  yeux  des  spectateurs  et  du  vaincu. 

Cet  amusement  valait  mieux  que  le  gâteau  ;  mais  il  ne  prit  pa> 
d'abord  et  ne  produisit  rien.  Je  ne  me  rebutai  ni  ne  me  pressai  : 
l'instruction  des  enfants  est  un  métier  où  il  faut  savoir  pordio  dn 
temps  jK)uren  gagner.  Nous  continuâmes  nos  promenades  ;  souvent 

'  Promenade  di<impêtre,  comme  on  verra  dans  l'instant.  !.('<  iironnn.i- 
des  inililiiiues  des  villes  sont  pcrniiieiises  ;in\  enfants  de  l'un  ot  de  I H  ;  • 
sexe.  (;'esl  là  (ni'ils  eommcncent  à  se  rendre  vains,  et  h  vouloir  èlir  i eu  ir- 
dés  :  c'est  au  Luxembourg,  aux  ruilcries,  surtout  au  Palais-Hoyal ,  i|ui'  la 
belle  jeunesstî  de  Paris  va  prendre  cet  air  impertinent  et  fat  qui  la  rend  si 
rUlieule,  et  la  fait  luK'iet  délester  dans  toute  l'KuroiH', 


LIVRE  II.  «47 

rtn  prenait  Irois  gàteauï ,  quelquefois  quatre ,  et  de  temps  à  autre 

il  y  en  avait  un ,  même  deux ,  pour  les  coureurs.  Si  le  prit  n'était 

(S  grand ,  ceux  qui  le  disputaient  n'étaient  pas  ambitieux  :  celai 

ni  le  remportait  était  loué,  fêté;  tout  se  faisait  avec  appareil. 

•  jur  donner  lieu  aux  révolutions  et  augmenter  l'intérêt ,  je  mar- 

'  i  carrière  plus  longue ,  j'y  souffrais  plusieurs  concurrents. 

étaient-ils  dans  la  lice,  que  tous  les  passants  s'arrêtaient 

^/ar  les  voir  :  les  acclamations,  les  cris  ,  les  battements  de  mains 

s  animaient  :  je  voyais  quelquefois  mon  petit  bonhomme  Ires- 

liliir,  se  lever,  s'écrier  quand  l'an  était  près  d'atteindre  ou  de 

issor  l'autre  ;  c'étaient  pour  lui  les  jeux  olympiques. 

Cependant  les  concurrents  usaient  quelquefois  de  supercherie  ; 

>  se  retenaient  mutuellement ,  ou  se  faisaient  tomber,  ou  pous- 

tient  des  cailloux  au  passage  l'un  de  l'autre.  Cela  me  fournit  un 

I  ■  les  séparer,  et  de  les  faire  partir  de  différents  termes, 

éaaiement  éloignés  du  but  :  on  verra  bientôt  la  raison  de 

>  mec;  car  je  dois  traiter  cette  importante  affaire  dans 

'  lii.  :^ 

■  voir  toujours  manger  sous  ses  yeux  des  gâteaux 

l'-nt  grande  envie,  monsieur  le  chcv;ilier  s'avisa  de 

■lupçonner  enlin  que  bien  courir  pouvait  être  bon  à  quelque 

hose  ;  et ,  voyant  qu'il  avait  aussi  deux  jambes ,  il  commença  de 

."ssayer  en  secret.  Je  me  gardai  d'en  rien  voir;  mais  je  compris 

ne  mon  stratagème  avait  réussi.  Quand  il  se  crut  assez  fort  (et 

lu*  avant  lui  dans  sa  pensée),  il  affecta  do  m'importuner  pour 

lu  restant.  Je  le  refuse  ;  il  s'obstine,  et  d'un  air  dé- 

à  à  la  lin:  Hé  bien!  mettez-le  sur  la  pierre,  marquez 

iip ,  et  nous  verrons.  Bon  !  lui  dis-je  en  riant ,  est-ce  qu'un 

.-■r  sait  courir?  Vous  gagnerez  plus  d'appétit,  et  non  de 

satisfaire.  Piqué  de  ma  raillerie ,  il  s'évertue ,  et  remporte 

,M  .\  d'autant  plus  aisément ,  que  j'avais  fait  la  lice  très-courte, 

'  t  pris  soin  d'écarter  le  meilleur  coureiîr.  On  conçoit  comment, 

'I'  l'iomier  pas  étant  fait,  il  me  fut  aisé  de  le  tenir  en  haleine. 

H  r!  !,,t  il  prit  lin  tel  goût  à  cet  exercice ,  que ,  sans  faveur,  il  était 

•  incre  mes  polissons  à  la  course ,  quelque  longue 

Cet  avanta^o  obtenu  en  ;  i  autre  auquel  je  n'avais 

jias  songé.  «Jamd  il  rempori  :  iit  le  prix,  il  le  mangeait 

presque  toujours  seul ,  ainsi  que  faisaient  ses  concurrents  ;  mais 


i/<8  emilp:. 

eu  s'accoutuinaut  à  îa  victoire  il  devint  généreux ,  et  partageait 
souvent  avec  les  vaincus.  Cela  me  fournit  à  moi-même  une  ob- 
servation morale,  et  j'appris  par  là  quel  était  le  vrai  principe  de 
la  générosité. 

En  continuant  avec  lui  de  marquer  en  différents  lieux  les  ter- 
mes d'où  chacun  devait  partir  à  la  fois,  je  lis,  sans  qu'il  s'en 
aperçut ,  les  distances  inégales  ;  de  sorte  que  l'un  ,  ayant  à  faire 
plus  de  chemin  que  l'autre  pour  arriver  au  même  but ,  avait  un 
désavantage  visible  :  mais  ,  quoique  je  laissasse  le  choix  à  mon 
disciple ,  il  ne  savait  pas  s'en  prévaloir.  Sans  s'embarrasser  de  la 
distance  ,  il  préférait  toujours  le  plus  beau  chemin  ;  de  sorte  que , 
prévoyant  aisément  son  choix ,  j'étais  à  peu  près  le  maître  de  lui 
faire  perdre  ou  gagner  le  gâteau  à  ma  volonté  :  et  cette  adresse 
avait  aussi  son  usage  à  plus  d'une  fin.  Cependant ,  comme  mon 
dessein  ét^it  qu'il  s'aperçût  de  la  différence,  je  tâchais  de  la  lui 
rendre  sensible  :  mais ,  quoique  indolent  dans  le  calme  ,  il  était  si 
vif  dans  ses  jeux ,  et  se  défiait  si  peu  de  moi ,  que  j'eus  toutes  les 
peines  du  monde  à  lui  faire  apercevoir  que  je  le  trichais.  Enfin 
j'en  vins  à  bout  malgré  son  étourderie;  il  m'en  fit  des  reproches. 
Je  lui  dis  :  De  quoi  vous  plaignez-vous.'  Dans  un  don  que  je  veux 
bien  faire ,  ne  suis-je  pas  maître  de  mes  conditions  ?  Qui  vous  force 
à  courir.'  vous  ai-je  promis  de  faire  les  lices  égales?  n'avez-vous 
pas  le  choix  ?  Prenez  la  plus  courte ,  on  ne  vous  en  empêche  point. 
Comment  ne  voyez-vous  pas  que  c'est  vous  que  je  favorise ,  et 
que  l'inégalité  dont  vous  murmurez  est  tout  à  votre  avantage  si 
vous  savez  vous  en  prévaloir  ?  Cela  était  clair  ;  il  le  comprit ,  et , 
pour  choisir,  il  fallut  y  regarder  de  plus  près.  D'abord  on  voulut 
compter  les  pas  ;  mais  la  mesure  des  pas  d'un  enfant  est  lente  et 
fautive  ;  de  plus ,  je  m'avisai  de  multiplier  les  courses  dans  un  mémo 
jour  ;  et  alors ,  l'amusement  devenant  une  espèce  de  passion ,  l'on 
avait  regret  de  perdre  à  mesurer  les  lices  le  temps  destiné  à  les 
parcourir.  La  vivacité  de  l'enfance  s'accommode  mal  de  ces  lei»- 
teurs  :  on  s'exerça  donc  à  mieux  voir,  à  mieux  estimer  une  dis- 
tance à  la  vue.  Alors  j'eus  peu  de  peine  à  étendre  et  nourrir  c« 
goût.  Enfin  quelques  mois  d'épreuves  et  d'erreurs  corrigées  lui 
formèrent  tellement  le  compas  visuel ,  que  ,  quand  je  lui  mettais 
par  la  pensée  un  gâteau  sur  quelque  objet  éloigné  ,  il  avait  le  coup 
d'œil  presque  aussi  sur  que  la  chaîne  d'un  arpenteur. 

Comme  la  vue  est  de  tous  les  sens  celui  dont  on  peut  le  moins 


LlVnt  II.  149 

séparer  les  jugements  de  l'esprit ,  il  faut  beaucoup  de  teoips  pour 
apprendre  à  voir  ;  il  faut  avoir  longtemps  comparé  la  vue  au  tou- 
cher, pour  accoutumer  le  premier  de  c«s  deux  sens  à  nous  faire  un 
rapport  fidèle  des  figures  et  des  distances  :  sans  le  toucher,  sans  le 
mouvement  progressif,  les  yeux  du  monde  les  pi  us  perçants  ne  sau- 
raient nous  donner  aucune  idée  de  l'étendue.  L'univers  entier  ne 
doit  être  qu'un  point  pour  une  huitre  :  il  ne  lui  paraîtrait  rien  de 
plus  quand  même  une  àme  humaine  informerait  cette  huitre.  Ce 
n'est  qu'à  force  de  marcher,  de  palper,  de  nombrer,  de  mesurer 
les  dimensions ,  qu'on  apprend  à  les  estimer  :  mais  aussi ,  si  l'on 
mesurait  toujours,  le  sens,  se  reposant  sur  l'instrument,  n'acquer- 
rait aucune  justesse.  Il  ne  faut  pas  non  plus  que  l'enfant  passe  tout 
d'un  coup  de  la  mesure  à  l'estimation  ;  il  faut  d'abord  que ,  con  - 
tinuant  à  comparer  par  prties  ce  qu'il  ne  saurait  comparer  tout 
d'un  coup,  à  des  aliquotes  précises  il  substitue  des  aliquotes  par 
appréciation ,  et  qu'au  lieu  d'appliquer  toujours  avec  la  main  la  me- 
sure ,  il  s'accoutume  àrapp]i4uer  seulement  avec  les  yeux.  Je  vou- 
drais pourtant  qu'on  vérifiât  ses  premières  opérations  par  des 
mesures  réelles ,  afin  qu'il  corrigeât  ses  erreurs ,  et  que ,  s'il  reste 
dans  le  sens  quelque  fausse  apparence ,  il  apprit  à  la  rectifier  par 
on  meilleur  jugement.  On  a  des  mesures  naturelles  qui  sont  à  peu 
près  les  mêmes  en  tous  lieux  ;  les  pas  d'un  homme ,  l'étendue  de 
ses  bras ,  sa  stature.  Quand  l'enfant  estime  la  hauteur  d'un  étage , 
son  gouverneur  peut  lui  ser\'ir  de  toise  ;  s'il  estime  la  hauteur  d'un 
clocher,  qu'il  le  toise  avec  les  maisons  ;  s'il  veut  savoir  les  lieues 
de  chemin,  qu'il  compte  les  heures  de  marche  ;  et  surtout  qu'on  ne 
fasse  rien  de  tout  cela  pour  lui,  mais  qu'il  le  fasse  lui-même. 

On  ne  saurait  apprendre  à  bien  juger  de  l'étendue  et  de  la  gran- 
deur des  corps,  qu'on  n'apprenne  à  connaître  aussi  leurs  figures, 
et  même  à  les  imiter;  car  au  fond  celte  imitation  ne  tient  absolu- 
ment qu'aux  lois  de  la  perspective  ;  et  l'on  ne  peut  estimer  l'é- 
tendue sur  ses  apparences,  qu'on  n'ait  quelque  sentiment  de  ces  lois. 
Les  enfants ,  grands  imitateurs,  essayent  tous  de  dessiner  :  je  vou 
lirais  (jue  le  mien  cultivât  cet  art ,  non  précisément  pour  l'art  même, 
mais  pour  se  rendre  l'œil  juste  et  la  main  flexible  ;  et, en  général ,  il 
![ii)orte  fort  peu  qu'il  sache  tel  ou  tel  exercice ,  pour^'U  qu'il  ac- 
!  liere  la  perspicacité  du  sens  et  la  botmc  habitude  du  corps  qu'on 
-  igne  par  cet  exercice.  Je  me  garderai  donc  bicu  do  lui  donner 
'M  mailrc  à  dessiner,  qui  ne  lui  iloiiiiprail  à  imiter  que  des  imita- 


.50  1-MlLli. 

Mous,  ei  ne  le  ferait  dessiner  que  sur  des  dessins  :  je  veux  qu'il 
n'ait  d'autre  maitrc  que  la  nature,  ni  d'autre  modèle  que  les  ob- 
jets. Je  veux  qu'il  ait  sous  les  yeux  l'original  même ,  et  non  pas  le 
papier  qui  le  représente  ;  qu'il  crayonne  une  maison  sur  une  mai- 
son, un  arbre  sur  un  arbre,  un  homme  sur  un  homme,  afin  qu'il 
s'accoutume  à  bien  observer  les  corps  et  leurs  apparences,  et  non 
pas  à  prendre  des  imitations  fausses  et  conventionnelles-  pour  de 
véritables  imitations.  Je  le  détournerai  même  de  rien  tracer  do 
mémoire  en  l'absence  des  objets ,  jusqu'à  ce  que ,  par  des  observa- 
tions fréquentes ,  leurs  figures  exactes  s'impriment  bien  dans  son 
imagination;  de  peur  que  ,  substituant  à  la  vérité  des  choses  des 
ligures  bizarres  et  fantasti(jues ,  il  ne  perde  la  coimaissance  des 
proportions  et  le  goût  des  beautés  de  la  nature. 

Je  sais  bien  que  de  cette  manière  il  barbouillera  longtemps 
sans  rien  faire  de  reconnaissable ,  qu'il  prendra  tard  l'élégance  des 
contours  et  le  trait  léger  des  dessinateurs,  peut-être  jamais  le  dis- 
cernement des  effets  pittoresques  et4e  bon  goût  du  dessin  ;  en  re- 
vanche, il  contractera  certainement  un  coup  d'œilplus  juste,  une 
main  plus  sûre,  la  connaissance  des  vrais  rapports  de  grandeur  et  de 
figure  qui  sont  entre  les  animaux ,  les  plantes ,  les  corps  natu- 
rels, et  une  plus  prompte  expérience  du  jeu  de  la  perspective. 
Voilà  précisément  ce  que  j'ai  voulu  faire,  et  mon  intention  n'est 
pas  tant  qu'il  sache  imiter  les  objets  que  les  connaître  ;  j'aime 
mieux  qu'il  me  montre  une  plante  d'acanthe  ,  et  qu'il  trace  moins 
l)ien  le  feuillage  d'un  chapiteau. 

Au  reste ,  dans  cet  exercice ,  ainsi  que  dans  tous  les  autres ,  je 
ne  prétends  pas  que  mon  élève  en  ait  seul  l'amusement.  Je  veux  le 
lui  rendre  plus  agréable  encore  en  le  partageant  sans  cesse  avec 
lui.  Je  ne  veux  point  qu'il  ait  d'autre  émule  que  moi  ;  mais  je  serai 
son  émule  sans  relâche  et  sans  risciue  ;  cela  mettra  de  l'intérêt  dans 
ses  occupations ,  sans  causer  de  jalousie  entre  nous.  Je  prendrai  le 
crayon  à  son  exemple  ;  je  l'emploierai  d'abord  aussi  maladroite- 
rraent  que  lui.  Je  serais  un  Apellc,  que  je  ne  me  trouverai  qu'uE 
^barbouilleur.  Je  commencerai  par  tracer  uii  homme  comme  les 
laquais  les  tracent  contre  les  murs;  une  barre  pour  chaque  bras, 
une  barre  pour  cha(iue  jambe ,  et  des  doigts  plus  gros  que  ie  bras. 
Bien  longtemps  après,  nous  nous  apercevrons  l'un  ou  l'autre  de 
cotte  disproportion  :  nous  remaniuerons  qu'vmo  jambe  a  de  l'é- 
paisseur, (juc  cette  épaisseur  n'est  pas  partout  la  mêm»^  ;  que  le 


LIVRE  11.  151 

is  a  sa  longueur  déterminée  par  rapjwrt  au  corps  ,  etc.  Dans  ce 
I  ij<rcs ,  je  marcherai  tout  au  plus  à  côté  de  lui ,  ou  je  le  devance- 
!  de  si  peu  ,  qu'il  lui  sera  toujours  aisé  de  m'atleindre ,  et  sou- 
iit  de  me  surpasser.  Nous  aurons  des  couleurs,  des  pinceaux  ; 
lUS  tâcherons  d'imiter  le  coloris  des  objets  et  toute  leur  appa- 
rence aussi  bien  que  leur  figure".  Nous  enluminerons ,  nous  pein- 
ilrons,  nous  barbouillerons  ;  mais,  dans  tous  nos  barbouillage» , 
nous  ne  cesserons  d'épier  la  nature  ;  nous  ne  ferons  jamais  rien  que 
sous  les  yeux  du  maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornements  pour  notre  chambre ,  en  voilà 
ili^  tout  trouves.  Je  fais  encadrer  nos  dessins;  je  les  fais  couvrir  de 
lux  verres ,  afin  qu'on  n'y  touche  plus ,  et  que ,  les  voyant 
-ter  dans  l'état  où  nous  les  avons  mis,  chacun  ait  intérêt  de  ne 
>  négliger  les  siens.  Je  les  arrange  par  ordre  autour  delà  cbam- 
■> ,  chaque  dessin  répété  vingt ,  trente  fois ,  et  montrant  à  cha- 
it"  exemplaire  le  progrès  de  l'auteur,  depuis  le  moment  où  la 
lison  n'est  qu'un  carré  presque  informe ,  jusqu'à  celui  où  sa 
id*» .  «on  profil ,  ses  propoilions ,  ses  ombres ,  sont  dans  la  plus 
Ces  gradations  ne  peuvent  manquer  de  nous  offrir 
-  tableaux  intéressants  pour  nous ,  curieux  pour  d'au- 
3,  et  d'exciter  toujours  plus  notre  émulation.  Aux  premiers, 
ix  plus  grossiers  de  ces  dessins ,  je  mets  des  cadres  bien  bril- 
its,  bien  dorés,  qui  les  rehaussent  ;  mais  quand  l'imitation  de- 
nt plus  exacte  et  que  le  dessin  est  véritablement  bon ,  alors  je 
lui  donne  plus  qu'un  cadre  noir  très-simple;  il  n'a  plus  besoin 
i<nt  que  lui-même,  et  ce  serait  dommage  que  la bor- 
à  l'attention  que  mérite  l'objet.  Ainsi  chacun  de  nous 
i  hunncur  du  cadre  uni  ;  et  quand  l'un  veut  déxlai}:ner  un 
'   l'autre,  il  le  condamne  au  c:»dre  doré.  Quelque  jour,  pcut- 
-  cadres  dorés  passeront  entre  nous  en  proverbe,  et  nous 

ms  combien  d'hommes  se  r^'v!""*  ">-ii" <•>  fii^nit 

I  ainsi. 

!  que  la  géométrie  n'était  pas  a  la  porioc  uo  <nMuti  ;  mais 
■  tre  faute.  Nous  ne  sentons  jws  que  leur  méthode  n'est 
,  et  que  ce  qui  devient  pour  nous  l'art  de  raisonner 
our  eux  que  l'art  de  voir.  .\u  lieu  de  leur  donner 
• ,  nous  ferions  mieux  de  prendre  \a  leur  ;  car  no- 
t/ipprendro  la  géuniétric  est  bica  autant  une  affaire 
irnacniAti<>ni|uede  raisonnement.  Quand  la  proposition  est  cnon- 


t&2  ILMILE. 

ccc ,  il  faut  en  imaginer  la  démonstration ,  c'est-à-dire  trouver  de 
quelle  proposition  déjà  sue  celle-là  doit  être  une  conséquence ,  cl , 
de  toutes  les  conséquences  qu'on  peut  tirer  de  cette  même  pro- 
position, choisir  précisément  celle  dont  il  s'agit. 

De  cette  manière  le  raisonneur  le  plus  exact ,  s'il  n'est  inven- 
tif, doit  rester  court.  Aussi  qu'arrive-t-il  de  là?  Qu'au  lieu  de 
nous  faire  trouver  les  démonstrations ,  on  nous  les  dicte  ;  qu'au 
lieu  de  nous  apprendre  à  raisonner,  le  maitre  raisonne  pour 
nous,  et  n'exerc-e  que  notre  mémoire. 
t  Faites  des  figures  exactes ,  combinez-les ,  posez-les  l'une  sur 
l  l'autre,  examinez  leurs  rapports;  vous  trouverez  toute  la  géo- 
i  raétrie  élémentaire  en  marchant  d'obsen'ation  en  observation, 
sans  qu'il  soit  question  ni  de  définitions,  ni  de  problèmes, 
ni  d'aucune  autre  forme  démonstrative  que  la  simple  super- 
position ?  Pour  moi ,  je  ne  prétends  point  apprendre  la  géomé- 
trie à  Emile ,  c'est  lui  qui  me  l'apprendra  ;  je  chercherai  les  rap- 
ports ,  et  il  les  trouvera  ;  car  je  les  chercherai  de  manière  à  les  lui 
faire  trouver.  Par  exemple,  au  lieu  de  me  servir  d'un  compas 
pour  tracer  un  cercle ,  je  le  tracerai  avec  une  pointe  au  bout 
d'un  fil  tournant  sur  un  pivot.  Après  cela ,  quand  je  voudrai  com- 
parer les  rayons  entre  eux ,  Emile  se  moquera  de  moi ,  et  il  me 
fera  comprendre  que  le  même  fil  toujours  tendu  ne  peut  avoir 
tracé  des  distances  inégales. 

Si  je  veux  mesurer  un  angle  de  soixante  degrés ,  je  décris  du 
sommet  de  cet  angle ,  non  pas  un  arc ,  mais  un  cercle  entier  ; 
car  avec  les  enfants  il  ne  faut  jamais  rien  sous-enlendre.  Je 
trouve  que  la  portion  du  cercle  comprise  entre  les  deux  cotés  de 
l'angle  est  la  sixième  partie  du  cercle.  Après  cela  je  décris  du 
même  sommet  un  autre  plus  grand  cercle ,  et  je  trouve  que  ce  se- 
cond arc  est  encore  la  sixième  partie  de  son  cercle.  Je  décris  un 
troisième  cercle  concentrique ,  sur  lequel  je  fais  la  même  épreuve  ; 
et  je  la  continue  sur  de  nouveaux  ccrdes,  jusqu'à  ce  qu'Emile, 
choqué  de  ma  stupidité,  m'aVertisse  que  chaque  arc,  grand  ou 
petit ,  compris  par  le  même  angle ,  sera  toujours  la  sixième  partie 
de  son  cercle ,  etc.  Nous  voilà  tout  à  l'heure  à  l'usage  du  rappor- 
teur. 

Pour  prouver  que  les  angles  de  suite  sont  égaux  à  deux  droits, 
on  décrit  un  cercle  ;  moi ,  tout  au  contraire ,  je  fais  en  sorte  qu'K- 
mile  remarque  cela  premièrement  dans  le  cercle ,  cl  puis  je  lu( 


LIVRE  II  153 

ilis  :  Si  l'on  ôlail  le  cercle,  et  qu'on  Lassât  les  lignes  droites,  les 

an;;les  auraient-ils  changé  de  grandeur?  etc. 

On  néglige  la  justesse  des  figures,  on  la  suppose,  et  l'on  s'at- 

iche  à  la  démonstration.  Entre  nous,  au  contraire,  il  ne  sera  ja- 

iiis  question  de  démonstration;  notre  plus  importante  affaire 

ra  de  tirer  des  lignes  bien  droites,  bien  justes ,  bien  égales;  de 

:ire  un  carré  bien  parfait,  de  tracer  un  cercle  bien  rond.  Pour 

\  oriticr  la  justesse  de  la  figure ,  nous  l'examinerons  par  toutes  ses 

jiropriétés  sensibles;  et  cela  nous  donnera  occasion  d'en  découvrir 

thaque  jour  de  nouvelles.  Nous  plierons  par  le  diamètre  les  deux 

ilemi-cercles;  par  la  diagonale;  les  deux  moitiés  du  carré  :  nous 

'mparerons  nos  deux  figures  pour  voir  celle  dont  les  bords  con- 

\  icnncnt  le  plus  exactement ,  et  par  conséquent  la  mieux  faite  ; 

nous  disputerons  si  cette  égalité  de  partage  doit  avoir  toujours  lieu 

»l;ins  les  parallélogrammes,  dans  les  trapèzes,  etc.  On  essayera 

(juelquefois  de  prévoir  le  succès  de  l'expérience  avant  de  la 

"ire ,  on  tâchera  de  trouver  des  raisons,  etc. 

La  géométrie  n'est  pour  mo»  élève  que  l'art  de  se  bien  servir  de 

i  règle  et  du  compas  :  il  ne  doit  point  la  confondre  avec  le  des- 

;i ,  oii  il  n'emploiera  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  instruments.  La  rè- 

"  et  le  compas  seront  enfermés  sous  la  clef,  et  l'on  ne  lui  en 

rordera  que  rarement  rus.ige  et  pour  peu  de  temps,  afin  qu'il 

s'accoutume  pas  à  barbouiller  :  mais  nous  pourrons  quelque- 

is  porter  nos  figures  à  la  promenade  ,  et  causer  de  ce  que  nous 

irons  fait  ou  de  ce  que  nous  voudrons  faire. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  à  Turin  un  jeune  homme  à  qui , 

d  ins  son  enfance,  on  avait  appris  les  rapports  des  contours  et  des 

irfaces  en  lui  donnant  chaque  jour  à  choisir,  dans  toutes  les  figu- 

s  géométriques,  des  gaufres  isopérimèlres.  Le  petit  gourmand 

■lit  épuisé  l'art  d'Archimède  pour  trouver  dans  laquelle  il  y  avait 

plus  à  manger  *. 

Quand  un  enfant  joue  au  volant ,  il  s'exerce  l'œil  et  le  bras  à 

'  I  ju8tes!>e;  quand  il  fouette  un  sabot,  il  accroît  sa  force  en  s'en 

rvanl,  mais  sans  rien  apprendre.  J'ai  demandé  quelquefois  pour- 

l'ioi  l'on  n'offrait  pas  aux  enfants  les  mêmes  jeux  d'adressequ'ont 

r/wif/rM  celles  dont  le«  contours  ou  circonf«f- 
'  ur.  Or  de  toutes  ces  figures,  il  est  prouvé  «pie 

1  ,  -     ..::ci)t  la  plus  grande  surface.  L'enfant  a  donc  dû 

iJisir  des  çiufrcsde  figure circuloirf.]  yoU:  de  .V.  Ptlitain. 


154  ÉMILK. 

les  hommos  :  la  paume,  le  mail ,  le  billard  ,  l'arc ,  le  ballon ,  les 
instruments  de  musique.  On  m'a  répondu  que  quehjues-uns  de 
ces  jeux  étaient  au-dessus  de  leurs  forces  ,  et  que  leurs  mcmbri;s 
et  leurs  organes  n'étaient  pas  assez  formes  pour  les  autres.  Je 
trouve  ces  raisons  mauvaises  :  un  enfant  n'a  pas  la  taille  d'un 
liomme,  et  ne  laisse  pas  de  porter  un  habit  fait  comme  le  sien, 
.le  n'entends  pas  qu'il  joue  avec  nos  masses  suf  un  billard  haut 
de  trois  pieds;  je  n'entends  pas  qu'il  aille  peloter  dans  nos  hipols, 
ni  qu'on  charge  sa  petite  main  d'une  raquette  de  paumier;  mais 
qu'il  joue  dans  une  salle  dont  on  aura  garanti  les  fenêtres  ;  qu'il 
ne  se  serve  d'abord  que  de  balles  molles;  que  ses  premières  ra- 
quettes soient  de  bois,  puis  de  parchemin,  et  entin  de  corde  à  boyau 
i)andce  à  proportion  de  son  progrès.  Vous  préférez  le  volant , 
parce  qu'il  fatigue  moins  et  qu'il  est  sans  danger.  Vous  .ivez 
tort  par  ces  deux  raisons.  Le  volant  est  un  jeu  de  femmes;  mais 
il  n'y  en  a  pas  une  que  ne  fit  fuir  une  balle  en  mouvement.  Leurs 
blanches  peaux  ne  doivent  pas  s'endurcir  aux  meurtrissures ,  et 
ce  ne  sont  pas  des  contusions  qu'attendent  leurs  visages.  Mais 
nous ,  faits  pour  cire  vigoureux ,  croyons-nous  le  devenir  sans 
peine  ?  et  de  quelle  défense  serons-nous  capables ,  si  nous  ne 
sommes  jamais  attaqués?  On  joue  toujours  lâchement  les  jeux 
où  l'on  peut  être  maladroit  sans  risque  :  un  volant  qui  tombe  ne 
fait  de  mal  à  personne  ;  mais  rien  ne  dégourdit  les  bras  comme 
d'avoir  à  couvrir  la  tète ,  rien  ne  rend  le  coup  d'oeil  si  juste  que 
d'avoir  à  garantir  les  yeux.  S'élancer  du  bout  d'une  salle  à  l'autre, 
juger  le  bond  d'une  balle  encore  en  l'air,  la  renvoyer  d'une  main 
forte  et  sûre;  de  tels  jeux  conviennent  moins  à  l'homme  qu'ils 
ne  servent  à  le  former. 

Les  fibres  d'un  enfant,  dit-on,  sont  trop  molles!  Elles  ont 
moins  de  ressort,  mais  elles  en  sont  plus  flexibles;  son  bras  est 
faible ,  mais  enfin  c'est  un  bras  ;  on  en  doit  faire  ,  proportion  gar- 
dée ,  tout  ce  qu'on  fait  d'une  autre  machine  semblable.  Les  en- 
fants n'ont  dans  les  mains  nulle  adresse;  c'est  pour  cela  que  je 
veux  qu'on  leur  en  donne  :  un  homme  aussi  peu  exercé  qu'eux 
u'en  aurait  pas  davantage  :  nous  ne  pouvons  connaître  l'usage  de 
nos  organes  qu'après  les  avoir  employés.  Il  n'y  a  qu'une  longue 
expérience  qui  nous  apprenne  à  tirer  i>arli  de  nous-mème,  el 
cette  expérience  est  la  vérit^ible  élude  a  liu|uelle  on  ne  peut  trop 
loi  nous  appliquer. 


I 


LIVRE  II.  155 

Tout  ce  qui  se  fait  est  faisal)le.  Or,  rien  n'est  plus  commun  que 
io  voir  des  enfants  adroits  et  découplés  avoir  dans  les  membres  la 
M  nie  agilité  que  peut  avoir  un  homme.  Dans  presque  toutes  les 
ircs  on  en  voit  faire  des  équilibres,  marcher  sur  les  mains, 
iiiter,  danser  sur  la  corde.  Durant  combien  d'années  des  troupes 
•  nfanls  n'oot-elles  pas  attiré  par  leurs  ballets  des  spectateurs  à 
Comédie  italienne  !  Qui  est-ce  qui  n'a  pas  oui  parler  en  Allema- 
_iie  et  en  Italie  de  la  troupe  pantomime  du  célèbre Nicoliiii?  Quel- 
jiruna-t-ii  jamais  remarqué  dans  ces  enfants  des  mouvements 
moins  développés,  des  attitudes  moins  gracieuses,  une  oreille 
Minins  juste ,  une  danse  moins  légère  que  dans  les  danseurs  tout 
rmés?  Qu'on  ait  d'abord  les  doigts  épais,  courts ,  peu  mobiles, 
s  mains  potelées  et  peu  capables  de  rien  empoigner;  cela  empé- 
le-t-il  que  plusieurs  enfants  ne  sachent  écrire  ou  dessiner  à 
.:e  où  d'autres  ne  savent  pas  encore  tenir  le  crayon  ni  la  plume .' 
)ut  Paris  se  souvient  encore  de  la  petite  .Anglaise  qui  faisait  à 
\  ans  des  prodiges  sur  le  clavecin  '.  J'ai  vu  chez  un  magistrat , 
!i  fils,  petit  bonhomme  de  huit  ans,  qu'on  mettait  sur  la  table 
I  dessert  comme  une  stitue  au  milieu  des  plateaux,  jouer  là  d'un 
.  lolon  presque  aussi  grand  que  lui ,  et  surprendre  par  son  exé- 
cution les  artistes  mêmes. 

Tous  ces  exemples  et  cent  mille  autres  prouvent ,  ce  me  sem- 
ble ,  que  l'inaptitude  qu'on  suppose  aux  enfants  pour  nos  exerci- 
ces est  imaginaire ,  et  que,  si  on  ne  les  voit  point  réussir  dans 
quelques-uns,  c'est  qu'on  ne  les  y  a  jamais  exercés. 

On  rac  dira  cpie  je  tombe  ici ,  par  rapport  au  corps  ,  dans  le) 
défaut  de  la  culture  prématurée  que  je  blâme  dans  les  enfants  i 
:  rapport  à  l'esprit.  La  différence  est  très-grande  ;  car  l'un  de  l 
s  progrès  n'est  qu'apparent ,  mais  l'autre  est  réel.  J'ai  prouvé 
1'^  l'esprit  qu'ils  paraissent  avoir,  ils  ne  l'ont  pas;  au  lieu  quei 
it  ce  qu'ils  paraissent  faire  ils  le  font.  D'ailleurs ,  on  doit  tou- 
irs  songer  que  tout  ceci  n'est  ou  ne  doit  être  que  jeu ,  direction 
licile  et  volontaire  des  mouvements  que  la  nature  leur  demande  ; 
irt  de  varier  leurs  amusements  pour  les  leur  rendre  plus  agréa- 
is, sans  que  jamais  la  moindre  contrainte  les  tourne  en  tra- 
il  :  car,  enûu,  de  quoi  s'amuseront-ils  dont  je  ne  puisse  faire 
I  objet  d'instniction  pour  eux?  et  quand  je  ne  le  pourrais  pas, 

'  l'n  ijetit  garçon  de  »f\<l  ans  en  a  fait  ilqMiis  ce  tcmps-l.'»  (ii*  plti^  ('l-ii- 
nantHMicdro. 


156  EMILE. 

pourvu  qu'ils  s'amusent  sans  inconvénient  et  que  le  temps  se 
passe ,  leur  progrès  en  toute  chose  n'importe  pas  quant  à  pré- 
sent; au  lieu  que,  lorsqu'il  faut  nécessairement  leur  apprendre 
ceci  ou  cela,  comme  qu'on  s'y  prenne,  il  est  toujours  impossible 
qu'on  en  vienne  àbout  sans  contrainte,  sans  fâcherie  et  sans  ennui. 

Ce  que  j'ai  dit  sur  les  deux  sens  dont  l'usage  est  le  plus  continu 
et  le  plus  important  peut  servir  d'exemple  de  la  manière  d'exercer 
les  autres.  La  vue  et  le  toucher  s'appliquent  également  sur  les 
corps  en  repos  et  sur  les  corps  qui  se  meuvent;  mais  comme  il 
n'y  a  que  l'ébranlement  de  l'air  qui  puisse  émouvoir  le  sens  de 
l'ouïe,  il  n'y  a  qu'un  corps  en  mouvement  qui  fasse  du  bruit  ou 
du  son;  et,  si  tout  était  en  repos,  nous  n'entendrions  jamais  rien. 
La  nuit  donc,  où,  ne  nous  mouvant  nous-mêmes  qu'autant  qu'il 
nous  plait,  nous  n'avons  à  craindre  que  les  corps  qui  se  meuvent, 
il  nous  importe  d'avoir  l'oreille  alerte,  et  de  pouvoir  juger,  par 
la  sensation  qui  nous  frappe,  si  le  corps  qui  la  cause  est  grand  ou 
petit,  éloigne  ou  proche  ;  si  son  ébranlement  est  violent  ou  faible. 
L'air  ébranlé  est  sujetà  des  répercussions  qui  le  réfléchissent,  qui, 
produisant  des  échos,  répètent  la  sensation  ,  et  font  entendre  le 
corps  bruyant  ou  sonore  en  un  autre  lieu  que  celui  où  il  est.  Si 
dans  une  plaine  ou  dans  une  vallée  on  met  l'oreille  à  terre ,  on 
entend  la  voix  des  hommss  et  le  pas  des  chevaux  de  beaucoup 
plus  loin  qu'en  restant  debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  vue  au  toucher,  il  est  bon  de  la 
comparer  de  même  à  l'ouïe ,  et  de  savoir  laquelle  des  deux  im- 
pressions ,  partant  à  ia  fois  du  même  corps ,  arrivera  le  plus  tôt 
à  son  organe.  Quand  on  voit  le  feu  d'un  canon  ,  l'on  peut  encore 
se  mettre  à  l'abri  du  coup  ;  mais  sitôt  qu'on  entend  le  bruit ,  il 
n'est  plus  temps ,  le  boulot  est  là.  On  peut  juger  de  la  distance 
où  se  fait  le  tonnerre  par  l'inteiTallc  de  temps  qui  se  passe  de 
l'éclair  au  coup.  Faites  en  sorte  que  l'enfant  connaisse  toutes  ces 
expériences  ;  qu'il  fasse  celles  qui  sont  à  sa  portée ,  et  qu'il  trouve 
les  autres  par  induction  :  mais  j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  les 
ignore,  que  s'il  faut  que  vous  les  lui  disiez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond  à  l'ouie,  savoir  celui  de  ia 
voix  ;  nous  n'en  avoiis  pas  de  même  qui  réponde  à  la  vue ,  ei 
nous  ne  rendons  pas  les  couleurs  comme  les  sons.  C'est  un  moyen 
de  plus  pour  rultiver  le  premier  sens ,  en  exerrant  l'organe  actif 
al  l'organe  passif  l'un  par  l'autre. 


LIVRE  II.  157 

L'homme  a  trois  sortes  de  voix  :  saToir,  la  voix  parl.-tnteou  ar- 
ticulée ,  la  voix  chantante  ou  mélodieuse ,  et  la  voix  pathétique  ou 
accentuée ,  qui  sert  de  langage  aux  passions,  et  qui  anime  le  chant 
et  la  parole.  L'enfant  aces  trois  sortes  de  voix  ainsi  que  l'homme, 
sans  les  savoir  allier  de  même  :  il  a  comme  nous  le  rire ,  les  cris , 
les  plaintes,  l'exclamation,  les  gémissements  ;  mais  il  ne  sait  pas 
en  mêler  les  inflexions  aux  deux  autres  voix.  Une  musique  par- 
faite est  celle  qui  réunit  le  mieux  ces  trois  voix.  Les  enfants  sont 
incapables  de  celte  musique-là ,  et  leur  chant  n'a  jamais  d'àme. 
De  même ,  dans  la  voix  parlante ,  leur  langage  n'a  point  d'accent  ; 
ils  crient,  mais  ils  n'accentuent  pas  ;  et  comme  dans  leur  discours 
il  y  a  peu  d'accent,  il  y  a  peu  d'énergie  dans  leur  voix.  Notre 
'!«  ve  aura  le  parler  plus  uni ,  plus  simple  encore ,  parce  que  ses 
issions,  n'étant  pas  éveillées ,  ne  mêleront  point  leur  langage 
1  sien.  N'allez  donc  pas  lui  donner  à  réciter  des  rôles  de  trago- 
•■  et  de  comédie,  ni  vouloir  lui  apprendre,  comme  on  dit,  à 
liiclamer.  Il  aura  trop  de  sens  pour  savoir  donner  un  ton  à  des 
'  lioses  qu'il  ne  peut  entendre,  et  de  l'expression  à  des  sentiments 
1  il  n'éprouva  jamais. 

Apprenez-lui  à  parler  uniment,  clairement,  à  bien  articuler,  à 

prononcer  exactement  et  s<ins  affectation  ,  à  connaître  et  à  suivre 

"  if'cent  grammatical  et  la  prosodie,  à  donner  toujours  assez  de 

IX  pour  être  entendu,  mais  à  n'en  donner  jamais  plus  qu'il  ne 

i.iiit,  défaut  ordinaire  aux  enfants  élevés  dans  les  collèges  :  en 

'  Hile  chose  rien  de  superflu. 

De  même,  dans  le  chant ,  rendez  sa  voix  juste ,  égale ,  flexible, 

Morc  ;  son  oreille  sensible  à  la  mesure  et  à  l'harmonie  ;  mais  rien 

plus.  La  musique  imitative  et  théâtrale  n'est  pas  de  son  âge;  je 

voudrais  pas  même  qu'il  chantât  des  paroles;  s'il  en  voulait 

rinter,  je  tâcherais  de  lui  faire  des  chansons  exprès,  inléres- 

iiour  son  âge ,  et  aussi  simples  que  ses  idées. 

isc  bien  qu'étant  si  peu  pressé  de  lui  apprendre  à  lire  l'é- 

iuii- ,  je  ne  le  serai  pas  non  plus  de  lui  apprendre  à  lire  la  mu- 

i'ie.  Écartons  de  son  cerveau  toute  attention  trop  pénible,  et  ne 

"is  hâtons  point  de  fixer  son  esprit  sur  des  signes  de  convention. 

'i,  je  l'avoue,  semble  avoir  sa  difliculté;  car  si  la  connaissance 

s  notes  ne  parait  pas  d'abord  plus  nécessaire  pour  savoir  chati- 

r  que  celle  des  lettres  pour  savoir  parler,  il  y  a  pourtant  cette 

férence,  qu'en  parlant    nous  rendons  nos  propres  idées,  tt 

it 


158  tMlLE. 

qu'en  chantant  nous  ne  rendons  guère  que  celles  d  autrui.  Or, 
pour  les  rendre  ,  il  faut  les  lire. 

Mais ,  premièrement,  au  lieu  de  les  lire  on  les  peut  ouïr,  et  un 
chant  se  rend  à  l'oreille  encore  plus  (idèleinent  qu'à  l'œil.  De  plus, 
pour  bien  savoir  la  musique  il  ne  suffit  pas  de  la  rendre ,  il  la  faut 
composer;  et  l'un  doit  s'apprendre  avec  l'autre  ,  sans  quoi  l'on  ne 
la  sait  jamais  bien.  Exercez  votre  petit  musicien  d'abord  à  faire 
des  phrases  bien  régulières ,  bien  cadencées  ;  ensuite  à  les  lier  en- 
tre elles  par  une  modulation  très-simple  ,  enfin  à  marquer  leurs 
différents  rapports  par  une  ponctuation  correcte  ;  ce  qui  se  fait 
par  le  bon  choix  des  cadences  et  des  repos.  Surtout  jamais  de 
chant  bizarre ,  jamais  de  pathétique  ni  d'expression.  Une  mélodie 
toujours  chantante  et  simple ,  toujours  dérivant  des  cordes  essen- 
tielles du  ton,  et  toujours  indiquant  tellement  la  basse,  qu'il  la 
sente  et  l'accompagne  sans  peine  ;  car,  pour  se  former  la  voi  x  et 
l'oreille,  il  ne  doit  jamais  chanter  qu'au  clavecin. 

Pour  mîcux  marquer  les  sons  ,  on  les  articule  on  les  pronon- 
çant ;  de  là  l'usage  de  solfier  avec  certaines  syllabes.  Pour  distin- 
guer les  degrés  il  faut  donner  des  noms  et  à  ces  degrés  et  à  leurs 
différents  termes  fixes;  de  là  les  noms  des  intervalles,  et  aussi 
les  lettres  de  l'alphabet  dont  on  marque  les  touches  du  clavier  et 
les  notes  de  la  gamme.  G  et  A  désignent  dos  sons  fixes ,  invaria- 
bles, toujours  rendus  par  les  mêmes  touches.  Ut  et  la  sont  autre 
chose.  Ut  est  coustamment  la  tonique  d'un  mode  majeur,  ou  la 
médiante  d'un  mode  mineur.  La  est  constamment  la  tonique  d'un 
mode  mineur,  ou  la  sixième  note  d'un  mode  majeur.  Ainsi  les 
lellrcs  marquent  les  termes  immuables  des  rapports  de  notre 
système  musical,  et  les  syllabes  marquent  les  termes  homologues 
des  rapports  semblables  en  divers  tons.  Les  lettres  indicjuent  les 
touches  du  clavier,  et  les  syllabes  les  degrés  du  mode.  Les  musi- 
ciens français  ont  étrangement  brouillé  ces  distinctions  ;  ils  ont 
confondu  le  sens  des  syllabes  avec  le  sens  des  lettres  ;  et  doublant 
inutilement  les  signes  des  touches ,  ils  n'en  ont  point  laissé  pour 
exprimer  les  cordes  des  tons  :  en  sorte  que  pour  eux  ut  et  C  sont 
toujours  la  même  chose;  ce  qui  n'est  pas,  et  ne  doit  pas  cire, 
car  alors  de  quoi  servirait  C?  Aussi  leur  manière  de  solfier  est-elle 
d'une  difdcullé  excessive  sai\s  être  d'aucune  utilité  ,  s;n\s  porter, 
aucune  idéenellç  à  l'esprit,  puisque,  par  celle  mélhodc,  cesdcuxi 
syllabes  ut  et  mi ,  par  exemple ,  peuvent  également  signifier  unf^ 


à 


LIVRE  II.  tâ9 

'!t>rce  majeure,  mineure,  superflue,  ou  dimiuuée.  Par  quelle* 
;  range  fatalité  le  pays  du  monde  où  l'on  écrit  les  plus  beaux  li- 
•  !  es  sur  la  musique  est-il  précisément  celui  où  on  l'apprend  le 
lus  difiicilcment? 

Suivons  avec  notre  élève  une  pratique  plus  simple  et  plus 
iiire  ;  qu'il  n'y  ait  pour  lui  que  deux  modes ,  dont  les  rapports 
'lent  toujours  les  mêmes,  et  toujours  indiqués  par  les  mêmes 
vildbes.  Soit  qu'il  chante  ou  qu'il  joue  d'un  instrument,  qu'il 
sache  établir  son  mode  sur  chacun  des  douze  tons  qui  peuvent 
lui  servir  de  base ,  et  que ,  soit  qu'on  module  en  D ,  en  C ,  en  G, 
etc.,  la  finale  soil  toujours  ut  ou  la,  selon  le  mode.  De  celte  ma- 
nière il  vous  concevra  toujours  ;  les  rapports  essentiels  du  mode 
pour  chanter  et  jouer  juste  seront  toujours  présents  à  son  esprit , 
son  exécution  sera  plus  nette  et  son  progrès  plus  rapide.  Il  n'y  a 
rien  de  plus  bizarre  que  ce  que  les  Français  appellent  solfier  au 
naturel  ;  c'est  éloigner  les  idées  de  la  chose,  pour  en  substituer 
d'étrangères  qui  ne  font  qu'égarer.  Rien  n'est  plus  naturel  que  de 
solfier  par  transposition ,  lorsque  le  mode  est  transposé.  Mais  c'en 
est  trop  sur  la  musique  ;  enseignez-la  comme  vous  voudrez ,  |M)urvu 
qu'elle  ne  soit  jamais  qu'un  amusement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  l'état  des  corps  étrangers  par  rapport 
au  noire,  de  leur  poids,  de  leur  figure  ,  de  leur  couleur,  de  lem- 
■olidilé ,  de  leur  grandeur,  de  leur  distance ,  de  leur  température , 
de  leur  repos ,  de  leur  mouvement.  Nous  sommes  instruits  de  ceux 
qu'il  nous  convient  d'approcher  ou  d'éloigner  de  nous ,  de  la  ma- 
nière dont  il  faut  nous  y  prendre  pour  vaincre  leur  résistance ,  ou 
pour  leur  en  opposer  une  qui  nous  préserve  d'en  être  offensés  ; 
mais  ce  n'est  pas  assez  :  notre  propre  corps  s'épuise  saus  cesse ,  il 
a  besoin  d'être  sans  cesse  renouvelé.  Quoique  nous  ayons  la  fa- 
culté d'en  changer  d'autres  en  notre  propre  substance ,  le  choix 
•'est  pas  indifférent  :  tout  n'est  pas  aliment  pour  l'homme  ;  et  des 
substances  qui  peuvent  l'être ,  il  y  en  a  de  plus  ou  de  moins  con- 
venables, selon  la  constitution  de  son  espèce,  selon  le  climat 
qu'il  habile ,  selon  son  tempérament  particulier,  et  selon  la  ma- 
mère  de  vivre  que  lui  prescrit  son  état. 

Nous  mourrions  affamés  ou  empoisonnés ,  s'il  fallait  attendre , 
pour  rlioi sir  les  nourritures  qui  nous  conviennent,  que  l'expé- 
nence  nous  eût  appris  à  les  connaître  et  à  les  choisir  :  mais  la  su- 
prême boulé ,  (pii  a  fait  du  plaisir  des  êtres  sen&ibles  l'instrument 


100  EMILE. 

»  de  leur  conservation ,  nous  avertit,  par  ce  qui  plait  à  notre  palais , 
de  ce  qui  convient  à  notre  estomac.  Il  n'y  a  point  naturellement 
pour  l'homme  de  médecin  plus  sur  que  son  propre  appétit  ;  et,  à  le 
prendre  dans  son  état  primitif,  je  ne  doute  point  qu'alors  les  ali- 
ments qu'il  trouvait  les  plus  agréables  ne  lui  fussent  aussi  les  plus 
sains. 

Il  y  a  plus.  L'auteur  des  choses  ne  pourvoit  pas  seulement  aux 
besoins  qu'il  nous  donne,  mais  encore  à  ceux  que  nous  nous  don- 
nons nous-mêmes;  et  c'est  pour  mettre  toujours  1«  désir  à  côté 
du  besoin ,  qu'il  fait  que  nos  goûts  changent  et  s'altèrent  avec 
nos  manières  de  vivre.  Plus  nous  nous  éloignons  de  l'état  de  na- 
ture, plus  nous  perdons  de  nos  goûts  naturels;  ou  plutôt  l'habi- 
lude  nous  fait  une  seconde  nature ,  que  nous  substituons  tellement 
à  la  première ,  que  nul  d'entre  nous  ne  connaît  plus  celle-ci. 

Il  suit  de  là  que  les  goûts  les  plus  naturels  doivent  être  aussi 
les  plus  simples ,  car  ce  sont  ceux  qui  se  transforment  le  plus  ai- 
sément; au  lieu  qu'en  s'aiguisant,  en  s'irritant  par  nos  fantaisies, 
ils  prennent  une  forme  qui  ne  change  plus.  L'homme  qui  n'est 
[encore  d'aucun  pays  se  fera  sans  peine  aux  usages  de  quelque 
pays  que  ce  soit  ;  mais  l'homme  d'un  pays  ne  devient  plus  celui 
d'un  autre. 

Ceci  me  parait  vrai  dans  tous  les  sens ,  et  bien  plus  encore ,  ap- 
pliqué au  goût  proprement  dit.  Notre  premier  ciliment  est  le  lait; 
nous  ne  nous  accoutumons  que  par  degrés  aux  saveurs  fortes  ; 
d'abord  elles  nous  répugnent.  Des  fruits,  des  légumes,  des  her- 
bes, et  enfin  quelques  viandes  grillées,  sans  assaisonnement  et 
sans  sel,  firent  les  festins  des  premiers  hommes'.  La  première 
fois  qu'un  sauvage  boit  du  vin,  il  fait  la  grimace  et  le  rejette;  et, 
même  parmi  nous,  quiconque  a  vécu  jusqu'à  vingt  ans  sans 
goûter  de  liqueurs  fermentcesne  peut  plus  s'y  accoutumer  :  nous 
serions  tous  abstèmes,  si  l'on  ne  nous  eût  donné  du  vin  dans  nos 
jeunes  ans.  Enfin  ,  plus  nos  goûts  sont  simples ,  plus  ils  sont  uni- 
versels ;  les  répugnances  les  i)lus  communes  tombent  sur  des  mets 
composés.  Vit-on  jamais  personne  avoir  en  dégoût  l'eau  ni  le  pain? 
Voilà  la  trace  de  la  iwture,  voilà  donc  aussi  notre  règle.  Conservonsà 
l'enfant  son  goût  primitif  le  plus  qu'il  est  possible  ;  que  sa  nour- 
riture soit  commune  et  simple,  que  son  palais  ne  se  familiarise 

'  Voyez.  l'.Vrcatlic  de  l'.iu^^anias;  voyez  aussi  le  morceau  de  Pliitaninc 
tra:i!ti:rit  ci-aprOs  (page  JGi  . 


LIVRE  H.  161 

l'a  des  saveurs  peu  relevées ,  et  ne  se  forme  point  uu  goût 
^clusif. 

Je  n'examine  pas  ici  si  celle  manière  de  vivre  est  plus  saine  ou 
'.on;  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  l'envisage.  Il  me  suffit  de  savoir, 
pour  la  préférer,  que  c'est  la  plus  conforme  à  la  nature ,  et  celle 
•lui  peut  le  plus  aisément  se  plier  à  toute  autre.  Ceux  qui  disent 
l'il  faut  accoutumer  les  enfants  aux  aliments  dont  ils  useront 
:  mt  grands  ne  raisonnent  pas  bien ,  ce  me  semble.  Pourquoi 
iir  nourriture  doit-elle  être  la  même ,  tandis  que  leur  manière  de. 
:vre est  si  différente?  Un  homme  épuisé  de  travail,  de  soucis, 
:   peines,  a  besoin  d'aliments  succulents  qui  lui  portent  de  nou- 
\eaux  esprits  au  cerveau  ;  un  enfant  qui  vient  de  s'ébattre,  et 
fiont  le  corps  croit ,  a  besoin  d'une  nourriture  abondante  qui  lui  fasse 
lucoup  de  chyle.  D'ailleurs  l'homme  fait  a  déjà  son  état ,  son 
iiploi ,  son  domicile;  mais  qui  est-ce  qui  peut  être  sur  de  ce  que 
i  fortune  réserve  à  l'enfant?  En  toute  chose  ne  lui  donnons  point 
uue  forme  si  déterminée ,  qu'il  lui  en  coûte  trop  d'en  changer  au 
besoin.  Ne  faisons  pas  qu'il  meure  de  faim  dans  d'autres  pays ,  s'il 
'■  traîne  partout  à  sa  suite  un  cuisinier  français,  ni  qu'il  dise  un 
'ir  qu'on  ne  sait  manger  qu'en  France.  Voilà ,  par  parenthèse ,  un 
t  éloge!  Pour  moi,  je  dirais  au  contraire  qu'il  n'y  a  que 
ii<;ais  qui  ne  savent  ps  manger,  puisqu'il  faut  un  art  si 
irliculier  pour  leur  rendre  les  mets  mangeables. 
De  nos  sensations  diverses,  le  goût  donne  celles  qui  générale- 
ment nous  affectent  le  plus.  Aussi  sommes-nous  plus  intéressés  à 
bien  juger  des  substances  qui  doivent  faire  partie  de  la  nôtre ,  que 
de  celles  qui  ne  font  que  l'environner.  Mille  choses  sont  indiffé- 
la  toucher,  a  l'ouïe,  à  la  vue;  mais  il  n'y  a  presque  rien 
rent  au  goût.  De  plus ,  l'activité  de  ce  sons  est  toute  physi- 
que cl  nialtriclle  :  il  est  le  seul  qui  ne  dit  rien  à  l'imagination, 
du  moins  (riui  dans  les  sensations  duquel  elle  entre  le  moins;  au 
Il  que  l'imitation  et  l'imagination  mêlent  souvent  du  moral  à 
l'Tipression  de  tous  les  autres,  .\ussi,  généralement,  les  cœurs 
idres  et  voluptueux,  les  caractères  passionnés  et  vraiment  sen- 
iilcs,  faciles  à  émouvoir  par  les  autres  sens ,  sont-ils  assez  tièdes 
jf  cdui-ci.  De  cela  même  qui  semble  mettre  le  goût  au-dessous 
d  eux ,  et  rendre  plus  méprisable  le  penchant  qui  nous  y  livre ,  je 
conclurais  au  contraire  que  le  moyen  le  plus  convenable  pour  gou- 
'  •mer  les  enfants  est  de  les  mener  par  leur  bouche.  Le  mobile  de 

it. 


16!i  EMILE. 

la  gourmandise  est  surtout  préférable  à  celui  de  la  vanité,  on  ce 
que  la  première  est  un  appétit  de  la  nature ,  tenant  immédiate- 
ment au  sens ,  et  que  la  seconde  est  un  ouvrage  do  l'opinion ,  sujet 
au  caprice  des  hommes  et  à  toutes  sortes  d'abus.  La  gourmandise 
est  la  passion  de  l'enfance  ;  cette  passion  ne  tient  devant  aucune 
autre  ;  à  la  moindre  concurrence  elle  disparait.  Eh  !  croyez-moi , 
l'enfant  ne  cessera  que  trop  tôt  de  songer  à  ce  qu'il  mange  ;  et 
quand  son  cœur  sera  trop  occupé ,  son  palais  ne  l'occupera  guère. 
Quand  il  sera  grand,  raille  sentiments  impétueux  donneront  le 
change  à  la  gourmandise ,  et  ne  feront  (ju'irriter  la  vanité  ;  car 
celte  dernière  passion  seule  fait  son  proïit  des  autres ,  et  à  la  fin 
les  engloutit  toutes.  J'ai  quelquefois  examiné  ces  gens  qui  don- 
naient de  l'importance  aux  bons  morceaux ,  qui  songeaient ,  en 
s'éveillant ,  à  ce  qu'ils  mangeraient  dans  la  journée ,  et  décrivaient 
un  repas  avec  plus  d'exactitude  que  n'en  met  Polybe  à  décrire  un 
combat.  J'ai  trouve  que  tous  ces  prétendus  hommes  n'étaient  que 
des  enfants  de  quarante  ans  ,  sans  vigueur  et  sans  consistance, 
fruges  consnmere  nati*.  La  gourmandise  est  le  vice  des  cœurs 
qui  n'ont  point  d'étoffe.  L'âme  d'un  gourmand  est  toute  dans  son 
palais ,  il  n'est  fait  que  pour  manger  ;  dans  sa  stupide  incapacité  il 
n'est  qu'à  table  à  sa  place,  il  ne  sait  juger  que  des  plats  :  laissons- 
lui  sans  regret  cet  emploi;  mieux  lui  vaut  celui-là  qu'un  autre, 
autant  pour  nous  que  pour  lui. 

Craindre  que  la  gourmandise  ne  s'enracine  dans  un  enfant  ca- 
pable de  quelque  chose,  est  une  précaution  de  jjctit  esprit.  Dans 
l'enfance  on  ne  songe  qu'à  ce  qu'on  mange  ;  dans  l'adolescence  on 
n'y  songe  plus,  tout  nous  est  bon ,  et  l'on  a  bien  d'autres  affaires. 
Je  ne  voudrais  pourtant  pas  qu'on  allât  faire  un  usage  indiscret 
d'un  ressort  si  bas,  ni  étayor  d'un  bon  morceau  l'honneur  de 
faire  une  belle  action.  Mais  je  ne  vois  pas  pounpioi ,  toute  l'onfanco 
n'étant  ou  ne  devant  être  ((uc  jeux  ot  folâtres  amusements,  des 
exercices  purement  corporels  n'auraient  pas  un  prix  matériel  et 
sensible.  Qu'un  petit  iMajorquin ,  voyant  un  panier  sur  le  haut  d'un 
arbre,  l'abatte  à  coups  de  fronde,  n'est-il  pas  bien  juste  qu'il  en 
profile ,  et  qu'un  bon  déjeuner  répare  la  force  qu'il  use  à  le  ga- 
gner '  ?  Qu'un  jeune  Spartiate ,  à  travers  les  risques  de  cent  coups  de 

•  HOR.,  lih.  1 ,  pp.  2. 

'  Il  y  a  bien  des  siècles  que  les  M.ijoniuinsoiil  ponlu  ivl  usiiw  ;  il  rsl  ilu 
ininps  de  la  célébrité  de  Icui-s  frondeurs. 


LIVRE  II.  163 

let ,  se  glisse  habilement  dans  une  cuisine  ;  qu'il  y  vole  un  re- 
irdcau  tout  vivant ,  qu'en  l'emportant  dans  sa  robe  il  en  soit  égra- 
-Tié ,  mordu ,  mis  en  sang ,  et  que ,  pour  n'avoir  pas  la  honte  d'è- 
•  surpris ,  l'enfant  se  laisse  déchirer  les  entrailles  sans  sourciller, 
îs  pousser  un  seul  cri ,  n'e>t-il  pas  juste  qu'il  profite  enfin  de  sa 
oie ,  et  qu'il  la  mange  après enavoir  été  mangé?  Jamaisuabon  re- 
ts ne  doit  être  une  récompense;  mais  pourquoi  ne  serait-il  pas 
quelquefois  l'effet  des  soins  qu'on  a  pris  pour  se  le.  procurer? 
Emile  ne  regarde  point  le  gâteau  que  j'ai  mis  sur  la  pierre  comme 
le  prix  d'avoir  bien  couru  ;  il  s;iit  seulement  que  le  seul  moyen 
d'avoir  ce  gâteau  est  d'y  arriver  plus  tôt  qu'un  autre. 

Ceci  ne  contredit  point  les  maximes  que  j'avançais  tout  à  l'heure 
sur  la  simplicité  des  mets  ;  car,  pour  flatter  l'appétit  des  enfants, 
il  ne  s'agit  pas  d'exciter  leur  sensualité,  mais  seulement  de  la  salis. 
Caire  ;  et  cela  s'obtiendra  par  les  choses  du  monde  les  plus  commu- 
nes ,  si  l'on  ne  travaille  pas  à  leur  raffiner  le  goût.  Leur  ap|)étit 
continuel,  qu'excite  le  besoin  de  croître,  est  un  assaisonnement 
*ûr  qui  leur  lient  lieu  de  beaucoup  d'autres.  Des  fruits,  du  laitage, 
quelque  pit-ce  de  four  un  peu  i^Ius  délicate  que  le  pain  ordinaire , 
surtout  l'art  de  dispenser  sobreinenl  tout  cela;  voilà  de  quoi  mener 
des  armées  d'<'nfants  au  bout  du  monde  sans  leur  donner  du  goût 
pour  les  saveurs  vives  ,  ni  risquer  de  leur  blaser  le  palais. 

Une  des  preuves  que  le  goût  de  la  viande  n'est  pas  naturel  à^ 
l'homme ,  est  l'indifférence  que  les  enfants  oui  pour  ce  mets-là,  et 
kl  préférence  qu'ils  donnent  tous  à  des  nourritures  végétales ,  tel- 
les que  le  laitage ,  la  pâtisserie  ,  les  fruits,  etc.  Il  importe  surtout 
de  ne  p<-ts  dénaturer  ce  goût  primitif ,  et  de  ne  point  rendre  les  en- 
fiuits  carnassiers  :  si  ce  n'est  pour  leur  santé,  c'est  pour  leur  carac- 
lèce;  car ,  de  quelque  manière  qu'on  explique  l'expérience,  il  est 
certain  que  les  grands  mangeurs  de  viande  sont  en  général  cruels 
etféroccs  plus  que  les  autres  hommes  :  cette  observation  est  de  tous 
tes  lieux  et  de  tous  les  temps.  La  barbarie  anglaise  est  comme  ■  ; 
les  Gaures ,  au  contraire ,  sont  les  plus  doux  des  boomies  *.  Tous 

•  Jo  wU  ipie  !os  \n--I.ii4  \,iiit.  nt  Ito.incoup  leur  liumani!<?  et  le  bon  na- 
tnrrf  lie  leur  n  '  -it  '/noti  naturfd  pettple;  ma»  ik  ont 

bran  <"n<T  '•••l.i  '  ',><*r»<mne  ne  \f  n'p^te  apr*-*  »■•«. 

I  iuc  les 

6.1I  lie  m 

■Kiu.   , —    ,  ..._. ,., .    iinole» 


164  EMILE. 

les  sauvages  sont  cruels  ;  et  leurs  mœurs  ne  les  portent  point  à 
l'être  :  cette  cruauté  vient  de  leurs  aliments.  Ils  vont  à  la  guerre 
comme  à  la  chasse,  et  traitent  les  hommes  comme  des  ours.  En 
Angleterre  même  les  bouchers  ne  sont  pas  reçus  en  témoignage', 
non  plus  que  les  chirurgiens.  Les  grands  scélérats  s'endurcissent 
au  meurtre  en  buvant  du  sang.  Homère  fait  des  Cyclopes ,  man- 
geurs de  chair ,  des  hommes  affreux  ;  et  des  Lotophages  un  peu- 
ple si  aimable,  qu'aussitôt  qu'on  avait  essayé  de  leur  commerce, 
on  oubliait  jusqu'à  son  pays  pour  vivre  avec  eux. 

'<  Tu  me  demandes,  disait  Plutarque,  pourquoi  Pythagores'abs- 
«  tenait  de  manger  de  la  chair  des  bêles  ;  mais  moi  je  te  demande 
«  au  contraire  quel  courage  d'homme  eut  le  premier  qui  approcha 
«  de  sa  bouche  une  chair  meurtrie ,  qui  brisa  de  sa  dent  les  os 
«  d'une  béte  expii-ante ,  qui  fit  servir  devant  lui  des  corps  morts , 
«  des  cadavres ,  et  engloutit  dans  son  estomac  des  membres  qui , 
«  le  moment  d'auparavant ,  bêlaient ,  mugissaient,  marchaient  et 
«  voyaient.  Comment  sa  main  put-elle  enfoncer  un  fer  dans  le 
«  cœur  d'un  être  sensible?  comment  ses  yeux  purent-ils  suppor- 
«  ter  un  meurtre  ?  comment  put-il  voir  saigner,  écorcher,  démem- 
n  brer  un  pauvre  animal  sans  défense  ?  comment  put-il  supporter 
«  l'aspect  des  chairs  pantelantes  ?  comment  leur  odeur  ne  lui  fit- 
«  elle  pas  soulever  le  cœur .'  comment  ne  fut-il  pas  dégoûté ,  re- 
«  poussé,  saisi  d'horreur,  quand  il  vint  à  manier  l'ordure  de  ces 
«  blessures ,  à  nettoyer  le  sang  noir  et  figé  qui  les  couvrait.» 

«  Les  peaux  rampaient  sur  la  terre  écorcliées  ; 
c  Les  chairs  au  feu  mugissaient  embrochées  ;■ 
•  L'homme  ne  put  les  manger  sans  frt'inir, 
f  £t  dans  son  sein  les  entendit  gémir. 

«  Voilà  ce  qu'il  dut  imaginer  et  sentir  la  première  fois  qu'il  sur- 
«  monta  la  nature  pour  faire  cet  horrible  repas ,  la  première  fois 
«  qu'il  eut  faim  d'une  béte  en  vie ,  qu'il  voulut  se  nourrir  d'un 
«  animal  qui  paissait  encore,  cl  qu'il  dit  comment  il  fallait  égorger, 
«  dépecer,  cuire  la  brel)is  qui  lui  léchait  les  mains.  C'est  de  ceux 
«  qui  commencèrent  ces  cruels  festins ,  et  non  de  ceux  qui  les 


'  Un  des  traducteurs  anglais  de  ce  livre  a  relevé  ici  ma  méprise,  cl  tous 
deux  l'ont  corrigée.  Les  bouchers  et  les  chirurgiens  sont  rc(;us  en  témoi- 
gnage ;  mais  les  premiers  ne  sont  |H)int  admis  coiuiuc  jurés  ou  (Kiii's  au  Ju- 
genient  des  crimes,  et  les  chirurgiens  le  sont. 


LIVRE  II.  165 

|uUlenl,  qu'on  a  lieu  de  s'étonner  :  encore  ces  preniiers-ià 
pourraient-ils  jostitier  leur  barbarie  par  des  excuses  qui  man- 
.{ueut  à  la  nôtre ,  et  dont  le  défaut  nous  rend  cent  fois  plus  bar- 
bares qu'eux. 

<  Mortels  bien-aimés  des  dieux ,  nous  diraient  ces  premiers 
liommcs,  comparez  les  temps,  voyez  combien  vous  êtes  heu- 
reux et  combien  nous  étions  misérables  !  La  terre  nouvellement 
formée  et  l'air  chargé  de  vapeurs  étaient  encore  indociles  à  l'or- 
>Ire  des  saisons;  le  cours  incertain  des  fleuves  dégradait  leurs 
1  ives  de  toutes  parts  ;  des  étangs ,  des  lacs ,  de  profonds  maré- 
cages inondaient  les  trois  quarts  de  la  surface  du  monde  ;  l'autre 
ijuart  était  couvert  de  bois  et  de  forêts  stériles,  La  terre  ne  pro- 

•  tluisait  nuis  bons  fruits  ;  nous  n'avions  nuls  instruments  de  la- 
«  bournge  ;  nous  ignorions  l'art  de  nous  en  servir,  et  le  temps  de 

la  moisson  ne  venait  jamais  pour  qui  n'avait  rien  semé.  Ainsi  la 
f.iim  ne  nous  quittait  point.  L'hiver,  la  mousse  et  l'écorce  des 
irbres  étaient  nos  mets  ordinaires.  Quelques  racines  vertes  de 
<  liiendenl  et  de  bruyère  étaient  pour  nous  un  régal  ;  et  quand 
les  bommes  avaient  pu  trouver  des  faines,  des  noix  ou  du  gland, 
ils  en  dansaient  de  joie  autour  d'un  chêne  ou  d'un  hét:  e,  au  son 
de  quelque  chanson  rustique ,  a[)pelant  la  terre  4eur  nourrice  et 
leur  mère  :  c'éLiit  là  leur  seule  fêle,  c'étaient  leurs  uniques  jeux  ; 

«  tout  le  reste  de  la  vie  humaine  n'était  que  douleur,  peine  et 

'  misère. 
<<  EnCn ,  quand  la  terre  dépouillée  et  nue  ne  nous  offrait  plus 
I  icn,  forcés  d'outrager  la  nature  pour  nous  conserver,  nous 
mangeâmes  les  compagnons  de  notre  misère ,  plutôt  que  de  pé- 

«  rir  avec  eux.  Mais  vous,  hommes  cruels,  qui  vous  force  à  verser 

•  du  sang?  Voyez  quelle  affluence  de  biens  vous  environne  !  com- 
<  bien  de  fruits  vous  produit  la  terre  I  que  de  richesses  vous  don- 
«  ncnt  les  champs  et  les  vignes  !  que  d'animaux  vous  offrent  leur 

lait  pour  vous  nourrir,  et  leur  toison  pour  tous  habiller  !  Que 
"  leur  demandez-vous  de  plus.'  et  quelle  rage  vous  porte  à  com- 
"  mettre  tant  de  meurtres,  rassasiés  de  biens  et  regorgeant  de  vi- 
vres? Pourquoi  mentez- vous  contre  notre  mère,  en  l'accusant 
lie  iie  pouvoir  vous  nourrir?  Pourquoi  |)échez-vous  contre  Gè- 
res ,  inventrice  des  saintes  lois,  et  contre  le  gracieux  Bacchus , 
i-onsolatrur  des  hommes  ?  comme  si  leurs  dons  prodigués  ne 
'  suffisaient  pas  à  la  consen-alion  du  genre  humain  !  Comment 


166  EMILE. 

n  avez-voiisle  cœur  de  mêler  avec  leursdouxfruitsdesooscmenls 
n  sur  vos  tables ,  et  de  manger  avec  le  lait  le  sang  des  bêles  qui 
<•  vous  le  donnent?  Les  panthères  et  les  lions ,  que  vous  appelez 
«  bétes  féroces ,  suivent  leur  instinct  par  force,  et  tuent  les  autres 
«  animaux  pour  vivre.  Mais  vous ,  cent  fois  plus  féroces  quMles , 
«  vous  combattez  l'instinct  sans  nécessité,  pour  vous  livrera  vos 
«  plus  cruelleii  délices.  Les  animaux  que  vous  mangez  ne  sont  pas 
«  ceux  qui  mangent  les  autres  :  vous  ne  les  mangez  pas  ces  animaux 
«  carnassiers,  vous  les  imitez  :  vous  n'avez  faim  que  des  bêles 
«  innocentes  et  douces  qui  ne  font  de  mal  à  personne  ,  qui  s'at- 
n  tachent  à  vous,  qui  vous  servent,  et  que  vous  dévorez  pour  p;  ix 
«  de  leurs  services. 

«  0  meurtrier  contre  nature  !  si  tu  t'obstines  à  soutenir  qu'elle 
"  t'a  fait  pour  dévorer  les  semblables ,  des  cires  de  chair  et  d'os , 
«  sensibles  et  vivants  comme  loi ,  étouffe  donc  l'horreiu-  qu'elle 
«  t'inspire  pour  ces  affreux  repas;  tue  les  animaux  toi-même ,  je 
"  dis  de  tes  propres  mains ,  sans  ferrcmonls ,  sans  coutelas  ;  dé- 
«  chire-les  avec  tes  ongles ,  comme  font  les  lions  et  les  ours  ; 
n  mords  ce  bœuf,  et  le  mois  en  pièces  ;  enfonce  les  griffes  dans  sa 
«  peau  ;  mange  cet  agneau  tout  vif,  dévore  ces  chairs  toutes  chau- 
«  des ,  bois  son  âme  avec  son  sang.  Tu  frémis  !  tu  n'oses  sentir 
«  palpiter  sous  ta  dent  une  chair  vivante  !  Homme  pitoyable  !  tu 
«  commences  par  tuer  l'animal ,  et  puis  tu  le  manges ,  comme 
"  pour  lo  faire  mourir  deux  fois.  Ce  n'est  pas  assez,  la  chair  morte 
«  le  répugne  encore  ,  les  entrailles  ne  peuvent  la  supporter;  il  la 
«  faut  transformer  i)ar  le  feu ,  la  bouillir,  la  rôtir,  l'assaisonner  de 
«  drogues  qui  la  déguisent  :  il  le  faut  des  chaircuitiers  *,  des  cui- 
«  siniers ,  des  rôtisseurs ,  des  gens  pour  t'ôler  l'horreur  du  meur- 
«  trc  et  t'habillcr  des  corps  morts  ,  alin  que  le  sens  du  goût , 
«  trompé  par  ces  déguisements ,  ne  rejette  point  ce  qui  lui  est 
«  étrange ,  et  savoure  avec  plaisir  des  cadavres  dont  l'œil  même 
«  eût  eu  peine  à  souffrir  l'aspect.  » 

Quoique  ce  morceau  soit  étranger  à  mon  sujet,  je  n'ai  pu  résis- 
ter à  la  Icnlation  de  le  transcrire ,  et  je  crois  que  peu  de  lecteurs 
m'en  sauront  mauvais  gré. 

Au  reste,  quelque  sorte  de  régime  que  vous  donnicR  aux  enfants, 
pourvu  que  vous  ne  les  accoutumiez  qu'à  des  mets  communs  et 

♦  [On  »5orit  aiijounrimic/irtrrM//>c,  mais  du  tcmi»  UeHuusscaii  on  dinaitj 
tlicmechiiircuilier.]  A'oif  de  M.  Pclituin. 


LiVRK  II.  ^  167 

l>les,  laissez-les  manger,  courir  et  jouer  tant  qu'il  leur  plail  , 
~  soye/-  siirs  qu'ils  iie  mangeront  jamais  trop  et  n'auront  point 
digestions:  mais  si  vous  les  affamez  la  moitié  du  temps,  et  qu'ils 
ivcnt  le  mt»ycn  d'échapper  à  votre  vigilance,  ils  se  dédomma- 
iiit  de  toute  leur  force;  ils  mangeront  jusqu'à  regorger,  jusqu'à 
\  er.  Notre  appétit  n'est  démesuré  que  parce  que  nous  voulons 
lonner  d'autres  règles  que  celles  de  la  nature  ;  toujours  réglant, 

i  .scrivaiU ,  ajoutant ,  retranchant ,  nous  ne  faisons  rien  que  la  ba- 
il e  à  la  main;  mais  cette  balance  est  à  la  mesure  de  nos  fantai- 
,  et  non  pas  à  celle  de  notre  estomac.  J'en  reviens  toujours  a 
-  exemples.  Chez  les  paysans,  la  huche  et  le  fruitier  sont  tou- 
s  ouverts,  et  les  enfants ,  non  plus  que  les  hommes,  n'y  savent 
l'ie  c'est  qu'indigestions. 

il  arrivait  pourtant  qu'un  enfant  mangeât  trop ,  ce  que  je  ne 

1  pas  possi!)!e  par  ma  méthode,  avec  des  amusements  de  son 

:t  il  est  si  aisé  de  le  distraire,  qu'on  parviendrait  à  l'épuiser  d'i- 

iliou  sans  qu'il  y  songeât.  Comment  des  moyens  si  sûrs  et  si 

ii's  échappent-ils  à  tous  les  instituteurs.' Hérodote  raconte  ' 

les  Lydiens,  pressés  d'une  extrême  disette,  s'avisèrent  d'in- 

'i-ries  jeux  et  d'autres  divertissementsaveciestiueis  ils  donnaient 

iiange  à  leur  faim ,  et  passaient  des  jours  entiers  sans  songer  a 

i:^er  '.  Vos  savants  instituteurs  ont  peut-être  lu  cent  fois  ce 

ige,  sans  voir  l'application  qu'on  en  peut  faire  aux  enfants. 

Iqu'un  d'eux  me  dira  peut-être  qu'un  enfant  ne  quitte  pas  vo- 

MTs  son  diner  pour  aller  étudier  sa  leçon.  Maître ,  vous  avez 

-in  :  je  ne  pensais  pas  a  cet  amusement-là. 

•  sens  de  l'odorat  est  au  goût  ce  que  celui  de  la  vue  est  au  toîTn 

:  :  il  le  prévient ,  ii  l'avertit  de  la  manière  dont  telle  ou  telle  ' 

élance  doit  l'affecter ,  et  dispose  à  la  rediercher  ou  à  ia  fuir, 

:irim|)rpssion  (ju'on  en  reçoit  d'avance.  J'ai  oui  dire  (|uc  les  s;»u- 

-' -  IV, )ient  ro<lorat  tout  autrement  affecté  que  le  notre,  et  ju- 

.'•  Il  ..;  I  )iit  différemment  des  bonnes  et  des  mauvaises  odeurs. 

I.iv.  I,  rlnn.  ÎI4.1 


:coiiiiiie  sit  iiti|Mirtait  l>cauci>u|>  qu  un  fait  lut  vrai,  pourvu  ijuoii 

'it  tirrr  une  iiitlniclion  utile.  Les  liuiiiiiic:«  sciiscs  doivent  rcuardci 

' •mille  tiii  ti»su  de  fables,  dont  la  morale  eM.  tri-^-appro;)ii<:-e  au 


168  ÉMILC. 

Pour  moi ,  jele  croirais  bien.  Les  odeurs  par  elles-mêmes  sont  des 
ser)sations  faibles  ;  elles  ébranlent  plus  l'imaginalion  que  le  sens, 
et  n'affectent  pas  tant  par  ce  qu'elles  dorment  que  par  ce  qu'elles 
font  attendre.  Cela  supposé,  les  goûts  des  uns ,  devemis ,  par  leurs 
manières  de  vivre,  si  différents  des  goûts  des  autres,  doivent  leur 
faire  porter  des  jugements  bien  opposés  des  saveurs,  et  par  consé- 
quent des  odeurs  qui  les  annoncent.  Un  Tartare  doit  flairer  avec 
autant  de  plaisir  un  quartier  puant  de  cheval  mort,  qu'un  de  nos 
chasseurs  une  perdrix  à  moitié  pourrie. 

Nos  sensations  oiseuses ,  comme  d'être  embaumés  des  fleurs 
d'un  parterre ,  doivent  être  insensibles  à  des  hommes  qui  mar- 
chent trop  pour  aimer  à  se  promener ,  et  qui  ne  travaillent  pas  as- 
sez pour  se  faire  une  volupté  du  repos.  Des  gens  toujours  affamés 
ne  sauraient  prendre  un  grand  plaisir  à  des  parfums  qui  n'annon- 
cent rien  à  manger. 

L'odorat  est  le  sens  de  l'imagination  ;  donnant  aux  nerfs  un  ton 
plus  fort,  il  doit  beaucoup  agiter  le  cerveau  :  c'est  pour  cela  qu'il  ra- 
nime un  moment  le  tempérament,  et  l'épuisé  à  la  longue.  11  a  dans 
l'amour  des  effets  assez  connus  :  le  doux  parfum  d'un  cabinet  de 
toilette  n'est  pas  un  piège  aussi  faible  qu'on  pense  ;  et  je  ne  sais 
s'il  faut  féliciter  ou  plaindre  l'homme  sage  et  peu  sensible  que  l'o- 
deur des  fleurs  que  sa  maîtresse  a  surlc  sein  ne  Ht  jamais  palpiter. 

L'odorat  ne  doit  donc  pas  être  fort  actif  dans  le  premier  âge  ,  où 
l'imagination  que  peu  de  passions  ont  encore  animée  n'est  guère 
susceptible  d'émotion ,  et  ou  l'on  n'a  pas  encore  assez  d'expérience 
pour  prévoir  avec  un  sens  ce  que  nous  en  promet  un  autre.  Aussi 
cette  conséquence  est-elle  parfaitement  conlirmée  par  l'observa 
lion  ;  et  il  est  certain  que  ce  sens  est  encore  obtus  et  presque  hébélt 
chez  la  plupart  des  enfants.  Nonque  la  sensation  ne  soiten  eux  aussi 
flne  et  peut-cire  plus  que  dans  les  hommes,  mais  parce  que  ,  n'y 
joignant  aucune  autre  idée ,  ils  ne  s'affectent  pas  aisément  d'un 
sentiment  de  plaisir  ou  de  peine  ,  et  qu'ils  n'en  sont  ni  flattés  ni 
blessés  comme  nous.  Je  crois  que  ,  sans  sortir  du  même  système, 
et  sans  recourir  à  l'analomic  comparée  des  deux  sexes  ,  on  trou- 
verait aisément  la  raison  pourquoi  les  femmes  en  général  s'affec- 
lent  plus  vivement  des  odeurs  que  les  hommes. 

On  dit  que  les  sauvages  du  Canada  se  rendent  dès  leur  jeunesse 
l'odorat  si  subtil  ,que ,  quoiqu'ils  aient  des  chiens ,  ils  ne  daignent 
par»  s'en  servir  à  la  chasse  ,  cl  se  servent  de  chiens  à  cux-inêmes. 


J 


LIVRE  n.  #t  tr>î) 

Je  conçois,  en  effcl,  que  si  l'on  élevait  les  enfants  à  éventer  leur 
diner,  comme  le  chien  évente  le  gibier,  on  parviendrait  peut-être 
il  leur  perfectionner  l'odorat  au  même  point:  mais  je  ne  vois  pas 
au  fond  qu'on  puisse  en  eux  tirer  de  ce  sens  un  usage  fort  utile ,  si 
ce  n'est  pour  leur  faire  connaître  ses  rapports  avec  celui  du  goût. 
La  nature  a  pris  soin  de  nous  forcer  à  nous  mettre  au  fait  de  ces 
rapports.  Elle  a  rendu  l'action  de  ce  dernier  sens  presque  insépara- 
ble de  celle  de  l'autre  en  rendant  leurs  organes  voisins ,  et  plaçant 
dans  la  bouche  une  communication  immédiate  entre  les  deux ,  en 
en  sorte  que  nous  ne  goûtons  rien  sans  le  flairer.  Je  voudrais  seu- 
lement qu'on  n'altérât  pas  ces  rapports  naturels  pour  tromper  un 
enfant ,  en  couvrant,  par  exemple ,  d'un  aromate  agréable  le  dé- 
boire d'une  médecine  ;  car  la  discorde  desdeux  sens  est  trop  grand, 
alors  pour  pouvoir  l'abuser;  le  sens  le  plus  actif  absorbant  l'effet 
de  l'autre ,  il  n'en  prend  pas  la  médecine  avec  moins  de  dégoût  : 
ce  dégoût  s'étend  à  toutes  les  sensations  qui  le  frappent  en  même 
temps  ;  à  la  présence  de  la  plus  faible ,  son  imagination  lui  rappelle 
aussi  l'autre;  uu  parfum  très-suave  n'est  plus  pour  lui  qu'une 
odeur  dégoûtante  :  et  c'est  ainsi  que  nos  indiscrètes  précautions 
augmentent  la  somme  des  sensations  déplaisantes  aux  dépens  des 
agréables. 

Il  me  reste  à  parler  dans  les  livres  suivants  de  la  culture  d'une! 
espèce  de  sixième  sens,  appelé  sens  commun,  moins  paroe  qu'il  est  | 
commun  à  tous  les  hommes,  que  parce  qu'il  résulte  de  l'usage  bien 
^1  réglé  des  autres  sens,  et  qu'il  nous  instruit  de  la  nature  des  cho- 
ses par  le  concours  de  toutes  leurs  apparences.  Ce  sixième  sens 
n'a  point  par  conséquent  d'organe  particulier:  il  ne  réside  que  dans 
le  cerveau  ;  et  ses  sensations ,  purement  internes ,  s'appellent  per- 
ceptions ou  idées.  C'est  par  le  nombre  de  ces  idées  que  se  mesure 
rétendue  de  nos  connaissances  ;  c'est  leur  netteté ,  leur  clarté,  qui 
\  bit  la  justesse  de  l'esprit  ;  c'est  l'art  de  les  comparer  entre  elles 
'/  qu'on  appelle  raison  humaine.  Ainsi  ce  que  j'appelais  raison  sens-  i- 
p>  tive  ou  puérile  consiste  à  former  des  idées  simpies  par  le  concours 
[    de  plusieurs  sensations  ;  et  ce  que  j'appelle  raison  intellectuelle 

iou  humaine  consiste  à  former  des  idées  complexes  par  le  concours 
,   de  plusieurs  idées  simples. 
Supposant  donc  que  ma  méthode  soil  celle  de  la  nature  .  et  que 
[    je  ne  nie  sois  pas  trompé  dans  l'application,  nous  avons  amené  notre 
f  •   élève ,  à  travers  les  pays  des  sensations ,  jusqu'aux  confins  do  la 


170  ÊvMILE, 

raison  puéiilo:  1p  premier  pas  que  nous  allons  faire  au  delà  doit 
être  un  pas  d'homme.  Mais ,  avant  d'entrer  dans  cette  nouvelle  car- 
rière,  jetons  un  moment  les  yeux  sur  celle  que  nous  venons  de  par- 
courir. Chaque  âge ,  chaque  état  de  la  vie ,  a  sa  perfection  conve- 
nable ,  sa  sorte  de  maturité  qui  lui  est  propre.  Nous  avons  souvcut 
ouï  parler  d'un  homme  fait;  mais  considérons  un  enfant  fait  :  ce 
spectacle  sera  plus  nouveau  pour  nous ,  et  ne  sera  peut-être  pas 
moins  agréable. 

L'existence  des  êtres  finis  est  si  pauvre  et  si  bornée,  que  ,  quand 
nous  ne  voyons  que  ce  qui  est ,  nous  ne  sommes  jamais  émus.  Ce 
sont  les  chimères  qui  ornent  les  objets  réels;  et  si  l'imagination 
n'ajoute  un  charme  à  ce  qui  nous  frappe  ,  le  stérile  plaisir  qu'on 
y  prend  se  borne  à  l'organe,  et  laisse  toujours  le  cœur  froid.  La 
terre, parée  des  trésors  de  l'automne  ,  étale  une  richesse  que  l'œil 
admire:  mais  cette  admiration  n'est  point  touchante;  elle  vient 
plus  de  la  rétlexioii  (|uc  du  sentiment.  Au  printemps ,  la  campagne 
presque  nue  n'est  encore  couverte  de  rien  ,  les  bois  n'offrent  point 
d'ombre ,  la  verdure  ne  fait  que  de  poindre  ,  et  le  cœur  est  touché 
à  son-aspect.  En  voyant  renaître  ainsi  la  nature ,  on  se  sent  rani- 
mer soi-même  ;  l'image  du  plaisir  nous  environne  :  ces  compagnes 
de  la  volupté,  ces  douces  larmes  ,  toujours  prêtes  à  se  joindre  à 
tout  sentiment  délicieux ,  sont  déjà  sur  le  bord  de  nos  paupières  : 
mais  l'aspect  des  vendanges  a  beau  être  animé ,  vivant ,  agréable, 
on  le  voit  toujours  d'un  œil  sec. 

Pourquoi  cette  différence .'  C'est  qu'au  spectacle  du  printemps 
l'imagination  joint  celui  des  saisons  qui  le  doivent  suivre  ;  à  ces 
tendres  bourgeons  que  l'œil  aperçoit ,  elle  ajoute  les  fleurs ,  les 
fruits,  les  ombrages,  quelquefois  les  mystères  qu'ils  peuvent 
couvrir.  Elle  réunit  en  un  point  des  temps  qui  doivent  se  succé- 
der ,  et  voit  moins  les  objets  comme  ils  seront  que  comme  elle 
les  désire ,  parce  qu'il  dépond  d'elle  de  les  choisir.  En  automne , 
au  contraire,  on  n'a  plus  à  voir  que  ce  qui  est.  Si  l'on  veut  arriver 
nu  printemps  ,  l'hiver  nous  arrête ,  et  l'imagination  glacée  expire 
sur  la  neige  et  sur  les  frimas. 

Telle  est  la  source  du  charme  qu'on  trouve  à  cotilempler  une 
belle  enfance  préférablement  à  la  i)erfeclion  de  l'Age  mùr.  Quand 
est-ce  que  nous  goûtons  un  vrai  plaisir  à  voir  un  homme?  c'est 
.quand  la  mémoire  de  ses  actions  jious  fait  rétrograder  sur  sa  vie, 
et  leraj'?unil ,  pour  ainsi  dire, à  nos  yeux.  Si  nous  sommes  n'-duils 


J 


LIYllli  !I.  I7t 

'c  considérer  tel  qu'il  est ,  ou  à  le  supposer  tel  qu'il  sera  dans  sa 
.  loillesse,  l'idée  de  la  nature  déclinante  efface  tout  notre  plaisir. 
Il  n'y  en  a  point  à  voir  avancer  un  tiomme  à  grands  pas  vers  sa 
(onibe  ,  et  l'image  de  la  mort  enlaidit  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfant  de  dix  à  douze  ans,  sain, 
iiîoureux,  bien  formé  pour  son  âge,  il  ne  me  fait  pas  naître  une 
jéequi  ne  soit  agréable,  soit  pour  le  présent,  soit  pour  l'avenir  : 
je  le  vois  bouillant ,  vif ,  animé ,  sans  souci  rongeant ,  sans  longue 
et  pénible  prévoyance;  tout  entier  à  son  être  actuel ,  et  jouissant 
d'une  plénitude  de  vie  qui  semble  vouloir  s'étendre  hors  de  lui. 
Je  le  prévois  dans  un  autre  âge,  exerçant  le  sens,  l'esprit,  les 
forces  qui  se  développent  en  lui  de  jour  en  jour ,  et  dont  il  donne 
à  chaque  instant  de  nouveaux  indices  :  je  le  contemple  enfant,  et  il 
me  plait  :  je  l'imagine  homme ,  et  il  me  plait  davantage  ;  son  sang 
ardent  semble  réchauffer  le  mien;  je  crois  vivre  de  sa  vie,  et  sa 
vivacité  me  rajeunit. 

L'heure  sonne ,  quel  changement  !  A  l'instant  son  œil  se  ternit , 
sa  gaieté  s'efface;  adieu  la  joie ,  adieu  les  foUUres  jeux.  Un  homme 

vère  et  fâché  le  prend  par  la  main  ,  lui  dit  gravement  :  Allons, 
lonsicHr,  et  l'emmène.  Dans  la  chambre  où  ils  entrent  j'entrevois 
(les  livres.  Des  livres  !  quel  triste  ameublement  pour  son  âge!  Le 
[jauvrc  enfant  se  laisse  entraîner ,  tourne  un  œil  de  regret  sur  tout 
ce  qui  l'environne,  se  tait,  et  part  les  yeux  gonflés  de  pleurs 
qu'il  n'ose  répandre,  et  le  cœur  gros  de  soupirs  qu'il  n'ose  ex- 
haler. 

0  toi  qui  n'as  rien  de  pareil  à  craindre ,  toi  pour  qui  nul  temps 

de  la  vie  n'est  un  temps  de  gène  et  d'ennui ,  toi  qui  vois  venir  le 

jour  sans  inquiétude,  la  nuit  sans  impatience,  et  ne  comptes  les 

heures  que  par  tes  plaisirs ,  viens ,  mon  heureux ,  mon  aimable 

''•ve,  nous  consoler  par  ta  présence  du  départ  de  cet  infortuné  ; 

ions...  Il  arrive,  et  je  sens  à  son  approche  un  mouvement  de 

ie  que  je  lut  vois  partager.  C'est  son  ami ,  son  camarade ,  c'est 

!■  "ompagnon  de  ses  jeux  qu'il  aborde  ;  il  est  bien  sur,  en  me  voyant , 

iiu'il  ne  restera  pas  longtemps  sans  amusement  :  nous  ne  dépen- 

!>iis  jamais  l'un  de  l'autre ,  mais  nous  nous  accordons  toujours, 

t  nous  ne  sommes  avec  personne  aussi  bien  qu'ensemble. 

Sa  ligure,  son  port ,  sa  contenance,  annoncent  l'assurance  et  le 
contentement  ;  la  santé  brille  sur  son  visage  ;  ses  pas  affermis  lui 
donnent  un  air  de  vigueur;  son  teint,  délicat  encore  sans  cire 


178  EMILE. 

fade,  n'a  rien  d'une  mollesse  efféminée;  l'air  et  le  soleil  y  ont 
déjà  rais  l'empreinte  honorable  de  son  sexe  ;  ses  muscles ,  encore 
arrondis,  commencent  à  marquer  quelques  traits  d'une  physiono- 
mie naissante  ;  ses  yeux ,  que  le  feu  du  sentiment  n'anime  point 
encore ,  ont  au  moins  toute  leur  sérénité  native  •  ;  de  longs  cha- 
grins ne  les  ont  point  obscurcis,  des  pleurs  sans  lin  n'ont  point 
sillonné  ses  joues.  Voyez  dans  ses  mouvements  prompts ,  mais 
sûrs,  la  vivacité  de  son  âge,  la  fermeté  de  l'indépendance,  l'ex- 
périence des  exercices  multipliés.  Il  a  l'air  ouvert  et  libre ,  mais 
non  pas  insolent  ni  vain  :  son  visage  ,  qu'on  n'a  pas  collé  sur  des 
livres,  ne  tombe  point  sur  son  estomac  :  on  n'a  pas  besoin  de 
lui  dire  :  Levez  la  tète;  la  honte  ni  la  crainte  ne  la  lui  firent 
jamais  baisser. 

Faisons-lui  place  au  milieu  de  l'assemblée  :  messieurs,  exami- 
nez-le ,  interrogez-le  en  toute  confiance  ;  ne  craignez  ni  ses  im- 
portunités ,  ni  son  babil ,  ni  ses  questions  indiscrètes.  N'ayez  pas 
peur  qu'il  s'empare  de  vous,  qu'il  prétende  vous  occuper  de  lui 
seul ,  et  que  vous  ne  puissiez  plus  vous  en  défaire. 

N'attendez  pas  non  plus  de  lui  des  propos  agréables ,  ni  qu'il 
vous  dise  ce  que  je  lui  aurai  dicté  ;  n'en  attendez  que  la  vérité  naïve 
et  simple,  sans  ornement ,  sans  apprêt,  sans  vanité.  Il  vous  dira 
le  mal  qu" il  a  fait  ou  celui  qu'il  pense ,  tout  aussi  librement  que  le 
bien ,  sans  s'embarrasser  en  aucune  sorte  de  l'effet  que  fera  sur 
vous  ce  qu'il  aura  dit  :  il  usera  de  la  parole  dans  toute  la  simpli- 
cité de  sa  première  institution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfants ,  et  l'on  a  toujours  regret 
à  ce  flux  d'inepties  qui  vient  presque  toujours  renverser  les  espé- 
rances qu'on  voudrait  tiror  de  quelque  heureuse  rencontre  qui  par 
hasard  leur  tombe  sur  la  langue.  Si  le  mien  donne  rarement  de 
telles  espérances,  il  ne  donnera  jamais  ce  regret;  car  il  ne  dit 
amais  un  mot  inutile ,  et  ne  s'épuise  pas  sur  un  babil  qu'il  sait 
qu'on  n'écoute  point.  Ses  idées  sont  bornées ,  mais  nettes  ;  s'il  ne 
sait  rien  par  cœur,  il  sait  beaucoup  par  expérience;  s'il  lit  moins 
l)ien  qu'un  autre  enfant  dans  nos  livres  ,  il  lit  mieux  dans  celui 
de  la  nature  ;  son  esprit  n'est  pas  dans  sa  langue ,  mais  dans  sa 
télé  ;  il  a  moins  do  nioinoire  que  de  jugenient  ;  il  ne  sait  parler 

'  Natia.  Tomploic  ce  mot  (tins  une  acception  italienne,  faiitr  de  lui 
trouver  un  synoiiytnc  en  français.  Si  j'ai  tort,  ih'ii  imiiorte.  |v>urvu  «mon 
m'entende. 


u\Mn.  173 

qu'un  langage ,  mais  il  cnlend ce  qu'il  dit;  el  s'il  ne  dit  pas  si  bien 
que  les  autres  disent ,  en  revanche  il  fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

Il  ne  sait  ce  que  c'est  que  routine ,  usage ,  habitude  ;  ce  qu'il  fit 
hier  n'influe  point  sur  ce  qu'il  fait  aujourd'hui  '  :  il  ne  suit  jamais 
de  formule ,  ne  cède  point  à  l'autorité  ni  à  l'exemple ,  et  n'agit  ni 
HP  parle  que  comme  il  lui  convient.  Ainsi ,  n'attendez  pas  de  lui 
s  discours  dictés  ni  des  manières  étudiées,  mais  toujours  l'ex- 
l'ii'àsion  Odèle  de  ses  idées  et  la  conduite  qui  nait  de  ses  pen- 
chants. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre  de  notions  morales  qui  se 
;  ipportent  à  son  étatactuel ,  aucune  sur  l'état  relatif  des  hommes  : 
l't  de  quoi  lui  serviraient-elles,  puisqu'un  enfant  n'est  pas  encore 
un  membre  actif  de  la  société?  Parlez-lui  de  liberté ,  de  propriété, 
de  convention  même  :  il  peut  en  savoir  jusque-là;  il  sait  pourquoi 
rc  <|ui  est  à  lui  est  à  lui,  et  pourquoi  ce  qui  n'est  pas  à  lui  n'est  pas 
iiii  :  passé  cela  il  ne  sait  plus  rien.  Parlez-lui  de  devoir ,  d'obéis- 
ice ,  il  ne  sait  ce  que  vous  voulez  dire;  commandez-lui  quelque 
"se,  il  ne  vous  entendra  pas  :  maisdites-lui  :  Si  vous  me  faisiez 
plaisir ,  je  vous  le  rendrais  dans  l'occasion  ;  à  l'instant  il  s'em- 
ssera  de  vous  complaire ,  car  il  ne  demande  pas  mieux  que  d'é- 
(Ire  son  domaine  ,  et  d'acquérir  sur  vous  des  droits  qu'il  sait 
t' inviolables.  Peut-être  même  n'est-il  pas  fâché  de  tenir  une 
l'I.icc,  de  faire  nombre,  d'être  compté  pour  quelque  chose  :  mais 
~  il  ace  dernier  motif,  le  voilà  déjà  sorti  de  la  nature,  et  vous 
ivez  pas  bien  bouché  d'avance  toutes  les  portes  delà  vanité. 
De  son  côté  ,  s'il  a  besoin  de  quelque  assistance ,  il  la  deman- 
dera indifféremment  au  premier  qu'il  rencontre;  il  la  demanderait 
.  roi  comme  à  son  laquais  :  tous  les  hommes  sont  encore  égaux 
■  s  yeux.  Vous  voyez,  à  l'air  dont  il  prie,  qu'il  sent  qu'on  ne  lui 
•!uit  rien;  il  sait  que  c-e  qu'il  demande  est  une  grâce.  Il  sait  aussi 
i'ip  l'humanité  porte  à  en  accorder.  Ses  expressions  sont  simples 
laconiques.  Sa  voix,  son  regard,  son  geste,  sont  d'un  être 

l."attrait  <1p  lliabitnde  vient  de  Iap.irc«c  naturelle  à  l'iiommc,  et  crtle 

•  s«io  ;«ii:;iiicntc  en  s'y  livrant  :  on  fait  plus  aiisément  ce  i[u'on  a  di<jà 

:    nie  t'Ianl  frayt'e  en  devient  plu»  facile  à  fiiiivre.  Aussi  peut-on 

I  <|nc  l'empire  de  riuldtude  esl  tn  s-^rand  sur  les  vieillards  et  sur 

nidoleiim,  tri-vjK'tit  sur  la  jcnncs«o  et  sur  les  Rcns  vifs.  Ce  rt'ginic 

t  Irim  «luaux  âmes  fail>lw .  et  les  affaiblit  davantage  de  jour  en  jour.  La 

le  habitutln  utile  aiu  enfants  esl  de  s'asservir  sans  peine  à  la  rauon. 

Ile  autre  lubitudc  est  un  vice.  / 

H. 


I7'i 


'EÎVnLK. 


('•galenieiil  accoutumé  à  la  complaisance  et  au  refus.  Ce  n'est  ni  \\ 
rampante  et  scrvile  soumission  d'un  esclave,  ni  l'impérieux  accent 
d'un  maiti'c  ;  c'est  une  modeste  confiance  en  son  semblable ,  c'est 
la  noble  et  louchante  douceur  d'un  être  libre,  mais  sensible  et 
faible,  qui  implore  l'assistance  d'un  être  libre,  mais  fort  et  bien- 
faisant. Si  vous  lui  accordez  ce  qu'il  vous  demande ,  il  ne  vous  re- 
merciera pas ,  mais  il  sentira  qu'il  a  contracté  une  dette.  Si  vous 
le  lui  refusez,  il  ne  se  plaindra  point,  il  n'insistera  point ,  il  sait 
que  cela  serait  inutile  :  il  ne  se  dira  point ,  On  m'a  refusé,  mais  il 
se  dira ,  Cela  ne  pouvait  pas  être  ;  et ,  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  on 
ne  se  mutine  guère  contre  la  nécessité  bien  reconnue. 

Laissez-le  seul  en  liberté ,  voyez-le  agir  sans  lui  rien  dire  ;  con- 
sidérez ce  qu'il  fera  et  comme  il  s'y  prendra.  N'ayant  pas  besoin 
de  se  prouver  qu'il  est  libre,  il  ne  fait  jamais  rien  par  étourderie , 
et  seulement  pour  faire  un  acte  de  pouvoir  sur  lui-même  :  ne  sait- 
il  pas  qu'il  est  toujours  maitrc  de  lui?  Il  est  alerte,  léger,  dispos; 
ses  mouvements  ont  toute  la  \ivacilé  de  son  âge  ,  mais  vous  n'en 
voyez  pas  un  qui  n'ait  une  fin.  Quoi  qu'il  veuille  faire,  il  n'entre- 
prendra jamais  rien  qui  soit  au-dessus  de  ses  forces ,  car  il  les  a 
bien  éprouvées  et  les  connaît  ;  ses  moyens  seront  toujours  appro- 
priés à  ses  desseins,  et  rarement  il  agira  sans  être  assuré  du 
succès.  Il  aura  l'œil  attentif  et  judicieux  :  il  n'ira  pas  niaisement 
interrogeant  les  autres  sur  tout  ce  qu'il  voit  ;  mais  il  l'examinera 
lui-même,  et  se  fatiguera  pour  trouver  ce  qu'il  veut  apprendre 
avant  de  le  demander.  S'il  tombe  dans  tics  embarras  imprévus,  il 
se  troublera  moins  qu'un  autre;  s'il  y  a^du  risque,  il  s'effrayera 
moins  aussi.  Comme  son  imagination  reste  encore  inactive,  et  qu'on 
n'a  rien  fait  pour  l'animer,  il  ne  voit  que  ce  qui  est,  n'estime  les 
dangers  que  ce  qu'ils  valent ,  et  garde  toujours  son  sang-froid.  La 
nécessité  s'a|)pesanlit  trop  souvent  sur  lui  pour  qu'il  regimbe  en- 
core contre  elle;  il  en  porte  le  joug  dès  sa  naissance  -,  V\  voil.i  liicn 
accoutumé  ;  il  est  toujours  prêt  à  tout. 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amuse,  l'un  et  l'autre  t>i  ru.u  ihkh 
lui  ;  ses  jeux  sont  ses  occupations ,  il  n'y  sent  point  de  différence. 
Il  meta  tout  ce  qu'il  fait  un  intérêt  (pii  fait  rire  et  une  liberté  qui 
plait,  en  montrant  à  la  fois  le  tour  île  son  esprit  et  la  sphère  de 
ses  connaissances.  N'est-ce  pas  le  spectacle  de  cet  Age ,  un  s|)ecta- 
cle  charmant  et  doux ,  de  voir  un  joli  enfant ,  l'œil  vif  et  gai ,  l'air 
coiilonl  et  serein ,  la  physionomie  ouverte  et  riaulc ,  faire ,  en  î>e 


LIVRE  II  175 

jou-tnt ,  les  choses  les  plus  sérieuses ,  ou  profontlémenl  ocriipé 
Jes  plus  frivoles  amusements? 

Voulez-vous  à  présent  le  juger  par  comparaison?  Mëlez-le  avec 
l'autres  eufants ,  et  laissez-le  faire.  Vous  verrez  bientôt  lequel  est 
.  ■  plus  vraiment  formé,  lequel  approche  le  mieux  de  la  perfec- 
tion de  leur  âge.  Parmi  les  enfants  de  la  ville  nul  n'est  plus  adroit 
juo  lui,  mais  il  est  plus  fort  qu'aucun  autre.  Parmi  de  jeunes 
paysans  il  les  égale  en  force  et  les  passe  en  adresse.  Dans  tout  ce 
i|ui  est  à  portée  de  l'enfance ,  il  juge ,  il  raisonne ,  il  prévoit  mieux 
iu'eux  tous.  Est-il  question  d'agir,  de  courir,  de  sauter,  d'ébran- 
i  r  des  corps,  d'enlever  des  masses,  d'estimer  des  distances, 
l'inventer  des  jeux ,  d'emporter  des  prix?  on  dirait  que  la  nature 
rsl  à  ses  ordres,  tant  il  sait  aisément  plier  toute  chose  à  ses  vo- 
lontés. Il  est  fait  pour  guider,  pour  gouverner  ses  égaux  :  le  la- 
i.nt ,  l'expérience ,  lui  tiennent  lieu  de  droit  et  d'autorité.  Donnez- 
lui  l'habit  et  le  nom  qu'il  vous  plaira,  peu  importe,  il  primera 
partout,  il  deviendra  partout  le  chef  des  autres  :  ils  sentiront  tou- 
jours sa  supériorité  sur  eux  :  sans  vouloir  commander,  il  sera  le 
maître  ;  sans  croire  obéir,  ils  obéiront. 

Il  est  parvenu  à  la  maturité  de  l'enfance,  il  a  vécu  de  la  vie 
d'un  enfant ,  il  n'a  point  acheté  sa  perfection  aux  dépens  de  son 
iMjiiheur;  au  contraire,  ils  ont  concouru  l'un  à  l'autre.  Eu  acqué- 
rant toute  la  raison  de  son  âge,  il  a  été  heureux  et  libre  autant 
que  sa  constitution  lui  permettait  de  l'être.  Si  la  fatale  faux  vient 
moissonner  en  lui  la  Heur  de  nos  espérances  ,  nous  n'aurons  point 
a  pleurer  à  la  fois  sa  vie  et  sa  mort,  nous  n'aigrirons  point  nos 
douleurs  du  souvenir  de  celles  que  nous  lui  aurons  Ctiusées  ;  nous 
nous  dirons,  Au  moins  il  a  joui  de  son  enfance;  nous  ne  lui  avons 
rien  fait  perdre  de  ce  que  la  nature  lui  avait  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  première  éducation  est  qu'elle 
n'est  sensible  qu'aux  hommes  clairvoyants ,  et  que ,  dans  un 
enfant  élevé  avec  tant  de  soin,  de«  yeux  vulgaires  ne  voient  qu'un 
polisson.  Un  précepteur  songe  à  son  intérêt  plus  qu'à  celui  de  son 
disciple;  il  s'attache  a  prouver  qu'il  ne  perd  pas  son  temps,  cl 
(|u'il  gagne  bien  l'argent  qu'on  lui  donne;  il  le  pourvoit  d'un  ac- 
quis de  facile  étalage,  et  qu'on  puisse  montrer  quand  on  veut  ;  il 
n'importe  que  ce  qu'il  lui  apprend  soit  utile ,  pourvu  qu'il  se  voie 
aisément.  11  accumule,  sans  choix, s;ms  discernement,  cent  fatras 
dans  sa  mémoire.  Quand  il  s'agit  d'examiner  l'enfant ,  on  lui  fait 


176  EMILE. 

déployer  sa  marchandise;  il  j'étale,  on  est  content,  puis  il  replie 
son  ballot  cl  s'en  va.  Mon  élève  n'est  pas  si  riche ,  il  n'a  point  de 
ballot  à  déployer,  il  n'a  rien  à  montrer  que  lui-même.  Or  un  en- 
fant, non  plus  qu'un  homme,  ne  se  voit  pas  en  un  moment.  Où 
sont  les  observateurs  qui  sachent  saisir  au  premier  coup  d'œil  les 
traits  qui  le  caractérisent  ?  Il  en  est ,  mais  il  en  est  peu  ;  et  sur 
cent  mille  pères,  il  ne  s'en  trouvera  pas  un  de  ce  nombre. 

Les  questions  trop  multipliées  ennuient  et  rebutent  tout  le 
monde,  à  plus  forte  raison  les  enfants.  Au  bout  de  quelques  mi- 
nutes leur  attention  se  lasse,  ils  n'écoutent  plus  ce  qu'un  obstiné 
questionneur  leur  demande,  et  ne  répondent  plus  qu'au  hasard. 
Cette  manière  de  les  examiner  est  vaine  et  pédanlesque;  souvent 
un  mot  pris  à  la  volée  peint  mieux  leur  sens  et  leur  esprit  que 
ne  feraient  de  longs  discours  :  mais  il  faut  prendre  garde  que 
ce  mot  ne  soit  oi  dicté  ni  fortuit.  Il  faut  avoir  beaucoup  de  juge- 
ment soi-même  pour  apprécier  celui  d'un  enfant. 

J'ai  ouï  raconter  à  feu  mylord  Hyde  qu'un  de  ses  amis ,  reve- 
nu d'Italie  après  trois  ans  d'absence ,  voulut  examiner  les  progrès 
de  son  fils,  âgé  de  neuf  h  dix  ans.  Ils  vont  un  soir  se  promener  avec 
son  gouverneur  et  lui  dans  une  plaine  où  des  écoliers  s'amusaient 
à  guider  des  cerfs-volants.  Le  père  en  passant  dit  à  son  fils ,  Où 
est  le  cerf-volant  dont  voilà  l'ombre?  Sans  hésiter,  sans  lever  la 
Jétc,  l'enfant  dit,  Sur  le  grand  chemin.  Et  en  effet,  ajoutait  mylord 
Hyde,  le  grand  chemin  était  entre  le  soleil  et  nous.  Le  père  à  ce  mol 
<'mbrassc  son  lils,  et,  finissant  là  son  examen,  s'en  va  sans  rien 
dire.  Le  lenderaam  il  envoya  au  gouverneur  l'acte  d'une  pension 
viagère,  outre  ses  appointements. 

Quel  homme  que  ce  père-là  !  et  quel  fils  lui  était  promis  *  !  I^ 
question  est  précisément  de  l'âge  :  la  réponse  est  bien  simple  ; 
mais  voyez  quelle  netteté  de  judiciaire  enfantine  elle  suppose  ! 
C'est  ainsi  que  l'élève  d'Aristote  apprivoisait  ce  coursier  célèbre 
(|u'aucun  écuyer  n'avait  pu  dompter. 

•  [Le  ciiiiiU"  (lu  (j'..s);-s,  lll.s  iiiii  jiicila  mut'r.li.il  ilc  Ik'!le-!«le.] 


LIVRE  m. 


Quoique  jusqu'à  l'adolescence  tout  le  cours  de  la  vie  soit  un 
temps  de  faiblesse ,  il  est  un  point ,  dans  la  durée  du  premier  âge, 
où,  le  progrès  des  forces  ayant  passé  celui  des  besoins,  l'animal 
croissant,  encore  absolument  faible ,  devient  fort  par  relation.  Ses 
hesoins  n'étant  pas  tous  développés,  ses  forces  actuelles  sont  plus 
Mie  suffisantes  pour  pourvoir  à  ceux  qu'il  a.  Comme  homme  il 

rait  très- faible,  comme  enfant  il  est  très-fort. 

D'où  vient  la  faiblesse  de  l'homme?  De  l'inégalité  qui  se  trouve 
<^ntre  sa  force  et  ses  désirs.  Ce  sont  nos  passions  qui  nous  rendent 
iibles  ,  parce  qu'il  faudrait  pour  les  contenter  plus  de  forces  que 
!if  nous  en  donna  la  nature.  Diminuez  donc  les  désirs,  c'est  comme 
si  vous  augmentiez  les  forces  :  celui  qui  peut  plus  qu'il  ne  dé- 
sire en  a  de  reste  ;  il  est  certainement  un  être  très-fort.  Voilà  le 
troisième  état  de  l'enfance ,  et  celui  dont  j'ai  maintenant  à  parler. 
Je  continue  à  l'appeler  enfance  ,  faute  de  terme  propre  à  l'expri- 
mer; car  cet  âge  approche  de  l'adolescence ,  sans  être  encore  celui 
de  la  puberté. 

A  douze  ou  treize  ans  les  forces  de  l'enfant  se  développent  bien 
plus  rapidement  que  ses  besoins.  Le  plus  violent ,  le  plus  terrible , 
ne  s'est  pas  encore  fait  sentir  à  lui  ;  l'organe  même  en  reste  dans 
l'imperfection ,  et  semble ,  pour  en  sortir,  attendre  que  sa  volonté 
l'y  force.  Peu  sensible  aux  injures  de  l'air  et  des  saisons ,  il  les 
brave  sans  peine  ;  sa  chaleur  naissante  lui  tient  lieu  d'habit;  son 
nppétit  lui  tient  lieu  d'assaisonnement  ;  tout  ce  qui  peut  nourrir 
>t  bon  à  son  âge;  s'il  a  sommeil  il  s'étend  sur  la  terre  et  dort; 
li  se  voit  partout  entouré  de  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire;  au- 
cun besoin  imaginaire  ne  le  tourmente;  l'opinion  ne  peut  rien 
sur  lui  ;  ses  désirs  ne  vont  pas  plus  loin  que  ses  bras  :  non-seu- 
lement il  peut  se  suffire  à  lui-même,  il  a  de  la  force  au  delà  de 
ce  qu'il  lui  en  faut;  c'est  le  seul  temps  de  sa  vie  où  il  sera  dans 
ce  cas. 

Je  pressens  l'objection.  L'on  ne  dira  pas  que  l'enfanta  plus 
de  besoins  que  je  ne  lut  en  donne ,  mais  on  niera  qu'il  ait  la  forco 
que  je  lui  attribue  :  on  ne  songera  pas  que  je  parle  de  mou  éli  ve, 


178  EMILE. 

non  (le  ces  poupées  ambulantes  qui  voyagent  d'une  cnamhre  a 
l'autre  ,  qui  labourent  dans  une  caisse  ,  et  portent  des  fardeaux 
de  carton.  L'on  nie  dira  que  la  force  virile  ne  se  manifeste  qu'a- 
vec la  virilité  ;  que  les  esprits  vitaux  ,  élaborés  dans  les  vaisseaux 
convenables ,  et  répandus  dans  tout  le  corps ,  peuvent  seuls  don- 
ner aux  muscles  la  consistance ,  l'activité ,  le  ton,  le  ressort  d'où 
résulte  une  véritable  force.  Voilà  la  philosophie  du  cabinet;  mais 
moi,  j'en  appelle  à  l'expérience.  Je  vois  dans  vos  campagnes  de 
grands  garçons  labourer ,  biner,  tenir  la  charrue,  charger  un  ton- 
neau de  vin  ,  mener  la  voilure  tout  comme  leur  père  :  on  les  pren- 
drait pour  des  hommes ,  si  le  son  de  leur  voix  ne  les  trahissait  pas. 
Dans  nos  villes  même ,  de  jeunes  ouvriers ,  forgerons ,  tadlan- 
diers,  maréchaux ,  sont  presque  aussi  robustes  que  les  maîtres, 
et  ne  seraient  guère  moins  adroits  si  on  les  eût  exercés  à  temps. 
S'il  y  a  de  la  différence ,  et  je  conviens  qu'il  y  en  a ,  elle  est  beau- 
coup moindre,  je  le  répète,  que  celle  des  désirs  fougueux  d'un 
homme  aux  désirs  bornés  d'un  enfant.  D'ailleurs ,  il  n'est  pas  ici 
question  seulement  des  forces  physiques ,  mais  surtout  de  la  force 
et  capacité  de  l'esprit,  qui  les  supplée  ou  qui  les  dirige. 

Cet  intervalle  oùlïndividu  peut  plus  qu'il  ne  désire ,  bien  qu'il 
ne  soit  pas  le  temps  de  sa  plus  grande  force  absolue ,  est ,  conmie 
je  l'ai  dit,  celui  de  sa  plus  grande  force  relative.  Il  est  le  temps 
le  plus  précieux  delà  vie,  temps  qui  ne  vient  qu'une  seule  fois; 
tem|)s  très-court,  et  d'autant  plus  court ,  comme  on  verra  dansla 
suite,  qu'il  lui  importe  plus  de  le  bien  employer. 

Que  fera-t-il  donc  de  cet  excédant  de  facultés  et  de  forces  qu'il 
a  de  trop  à  présent,  et  qui  lui  manquera  dans  un  autre  âge?  Il 
tâchera  de  l'employer  à  des  soins  qui  lui  puissent  proliter  au  be- 
soin; il  jettera ,  pour  ainsi  dire ,  dans  l'avenir  le  superflu  de  son 
être  actuel  :  l'enfant  robuste  fera  des  provisions  pour  l'homme 
faible  ;  mais  il  n'établira  ses  magasins  ni  dans  des  coffres  qu'on 
peut  lui  voler ,  ni  dans  des  granges  qui  lui  sont  étrangères  ;  pour 
s'approprier  véritablement  son  acquis ,  c'est  dans  ses  bras ,  dans 
sa  tète ,  c'est  dans  lui  qu'il  le  logera.  Voici  donc  le  temps  des  tra- 
vaux ,  des  instructions ,  des  éludes  :  et  remanjuez  que  ce  n'est  pas 
m()i(|uifaisarbitrairemcnt  ce  choix,  c'est  la  nature  clle-mémcqui 
j'indiipie. 

L'iutelligenrehumainca  ses  bornes  ;  et  non-sculeincnt  uu  homiue 
ne  peut  pas  tout  savoir,  il  no  peut  pas  mémo  savoir  eu  entier  le 


I 


l.IVRK  m.  179 

peu  que  savent  les  autres  hommes.  Puisque  la  contradictoire  de 

chaque  proposition  fausse  est  une  vérité ,  le  nombre  des  vérités 

est  inépuisable  comme  celui  des  erreurs.  Il  va  doncun  choix  dans 

les  choses  qu'on  doit  enseigner  ainsi  que  dans  le  temps  propre  à 

les  apprendre.  Des  connaissances  qui  sont  à  notre  portée,  les 

unes  sont  fausses ,  les  autres  sont  inutiles ,  les  autres  servent  à 

iirrir  l'orgueil  de  celui  qui  les  a.  Le  petit  nombre  de  celles  qui 

niitribuent  réellement  à  notre  bien-être  est  seul  digne  des  recher- 

iies  d'un  homme  sage ,  et  par  conséquent  d'un  enfant  qu'on  veut 

[idre  tel.  Il  ne  s'agit  point  de  savoir  ce  qui  est,  mais  seuleraentj 

(|ui  es\  utile. 

De  ce  petit  nombre  il  faut  ôler  encore  ici  les  vérités  quideman- 
l'Ht,  pour  être  comprises,  un  entendement  déjà  tout  formé  ;  cel- 
-  qui  supposent  la  connaissance  des  rapports  de  l'homme  , 
I  un  enfant  ne  peut  acquérir;  celles  qui ,  bien  que  vraies  en  el- 
-mémes,  disposent  une  âme  inexpérimentée  à  penser  faux  sur 
Il  dulres  sujets. 
Vous  voilà  réduits  à  un  bien  petit  cercle  relativement  à  l'exis- 
tice  des  choses  ;  mais  que  ce  cercle  forme  encore  une  sphère  im- 
•nse  pour  la  mesure  de  l'esprit  d'un  enfant!  Ténèbres  de  ron- 
dement humain,   quelle  main  téméraire  osa  loucher  à  votre 
lie  ?  Que  d'abimes  je  vois  creuser  par  nos  vaines  sciences  au- 
tour de  ce  jeune  infortuné  !  0  toi  qui  vas  le  conduire  dans  ces  pé- 
illeux  sentiers,  et  tirer  devant  ses  yeux  le  rideau  sacré  de  la  na- 
10,  tremble!  Assure-toi  bien  premièrement  de  sa  tète  et  de  la 
une;  crains  qu'elle  ne  tourne  à  l'un  ou  à  l'autre ,  et  peut-être  a 
lis  les  deux.  Crains  l'attrait  spécieux  du  mensonge  et  les  vapeurs 
ivrantes  de  l'orgueil.  Souviens-toi ,  souviens-toi  sans  cesse  que 
-iiorance  n'a  jamais  fait  de  mal ,  que  l'erreur  seule  est  funeste , 
<|u'on  ne  s'égare  point  par  ce  qu'on  ne  sait  pas,  mais  par  ce 
on  fToit  savoir. 

rogrès  dans  la  géométrie  vous  pourraient  servir  d'épreuve 
.■•sure  certaine  pour  le  développement  de  son  intelligence  : 
14  sitôt  (|u'il  peut  discernerez!  qui  est  utile  et  ce  qui  ue  l'est  pas, 
im|>nrtc  d'user  de  beaucoup  de  ménagement  et  d'art  pour  l'a- 
uer  aux  études  spéculatives.  Voulee-vous,  par  exemple,  qu'd 
•relie  une  moyenne  proporlioimelle  entre  deux  lignes;  com- 
iicez  par  faire  en  sorte  qu'il  ail  besoin  de  trouver  un  carré  égal 
lu  rectangle  donné  :  i'il  s'agiss.'iil  de  deux  moyennes  propor- 


180  EMILE, 

tionnellcs ,  il  faudrait  d'abord  lui  rendre  le  problème  de  la  dupli 
cation  du  tube  intéressant ,  etc.  Voyczcorament  nous  approchons 
par  degrés  des  notions  morales  qui  distinguent  le  bien  et  le  mal. 
Jusqu'ici  nous  n'avons  connu  de  loi  que  celle  de  la  nécessité  : 
maintenant  nous  avons  égard  à  ce  qui  est  utile  ;  nous  arriverons 
bientôt  à  ce  qui  est  convenable  et  bon. 

Le  même  instinct  anime  les  diverses  facultés  de  l'homme.  A  l'ac- 
tivité du  corps  qui  cherche  à  se  développer,  succède  l'activité  de 
l'esprit  qui  cherche  à  s'instruire.  D'abord  les  enfants  ne  sont  que 
remuants,  ensuite  ils  sont  curieux;  et  cette  curiosité  bien  dirigée 
est  le  mobile  de  l'âge  où  nous  voilà  parvenus.  Distinguons  tou- 
jours les  penchants  qui  viennent  de  la  nature  de  ceux  qui  vien- 
nent de  l'opinion.  Il  est  une  ardeur  de  savoir  qui  n'est  fondée  que 
sur  le  désir  d'être  estimé  savant  ;  il  en  est  une  autre  qui  nait  d'une 
curiosité  naturelle  à  l'homme  pour  tout  ce  qui  peut  l'intéresser 
de  près  ou  de  loin.  Le  désir  inné  du  bien-être  et  l'impossibilité  de 
contenter  pleinement  ce  désir  lui  font  rechercher  sans  cesse  de 
nouveaux  moyens  d'y  contribuer.  Tel  est  le  premier  principe  de 
la  curiosité  ;  principe  naturel  au  cœur  humain ,  mais  dont  le  dé- 
veloppement ne  se  fait  qu'en  proportion  de  nos  passions  et  de  nos 
lumières.  Supposez  un  philosophe  relégué  dans  une  île  déserte 
avec  des  instruments  et  des  livres ,  sûr  d'y  passer  seul  le  reste 
de  ses  jours  ;  il  ne  s'embarrassera  plus  guère  du  système  du  monde, 
des  lois  de  l'attraction ,  du  calcul  différentiel  :  il  n'ouvrira  peut- 
être  de  sa  vie  un  seul  livre  ;  mais  jamais  il  ne  s'abstiendra  de  vi- 
siter son  ile  jusqu'au  dernier  recoin,  quelque  grande  qu'elle 
puisse  être.  Rejetons  donc  encore  de  nos  premières  études  les 
connaissances  dont  le  goût  n'est  point  naturel  à  l'homme  ,  et  bor- 
nons-nous à  celles  que  l'instinct  nous  porte  à  chercher. 

L'Ile  du  genre  humain  ,  c'est  la  terre  ;  l'objet  le  plus  frappant 
pour  nos  yeux  ,  c'est  le  soleil.  Sitôt  que  nous  commençons  à  nous 
éloigner  de  nous ,  nos  premières  observations  doivent  tomber  sur 
l'une  et  sur  l'autre.  Aussi  la  philosophie  de  presque  tous  les  peu- 
ples sauvages  roule-t-elle uniquement  sur  d'imaginaires  divisions 
de  la  terre  et  sur  la  divinité  du  soleil. 

Quel  écart!  dira-ton  peut-être.  Tout  à  Ihcure  nous  n'étions 
occupés  que  de  ce  qui  nous  touche ,  de  ce  qui  nous  entoure  immc- 
diatemcnl  ;  tout  à  coup  nous  voilà  parcourant  le  globe  et  sautant 
aux  c-\lrémilés  de  l'univers!  Gel  écart  est  l'effet  du  progrès  de  nos 


I 


LIVRE  III.  tfil 

i  forces  et  de  la  peute  de  notre  esprit.  Dans  l'état  de  faiblesse  et 
o'insuffisance  ,  le  soin  de  nous  conserver  nous  concentre  au  de- 
dans de  nous  ;  dans  l'état  de  puissance  et  de  force ,  le  désir  d'é- 
tendre notre  être  nous  porte  au  delà ,  et  nous  fait  élancer  aussi 
loin  qu'il  nous  est  possible  :  mais  comnae  le  monde  intellectuel 
nous  est  encore  inconnu ,  notre  pensée  ne  va  pas  plus  loin  que 
DOS  yeux ,  et  notre  entendement  ue  s'étend  qu'avec  l'espace  qu'il 
•  mesure. 

Transformons  nos  sensations  en  idées ,  mais  ne  sautons  pas 
tout  d'un  coup  des  objets  sensibles  aux  objets  intellectuels.  C'est 
,'  par  les  premiers  que  nous  devons  arriver  aux  autres.  Dans  les 
: .  premières  opérations  de  l'esprit ,  que  les  sens  soient  tous  ses  gui- 
i'  des.  Point  d'autre  livre  que  le  monde  ,  point  d'autre  instruction 
.,  que  les  faits.  L'enfant  qui  lit  ne  pense  pas,  il  ne  fait  que  lire  ;  il 
)    ne  s'instruit  pas ,  il  apprend  des  mots. 

\       Rendez  votre  élève  attentif  aux  phénomènes  de  la  nature ,  bien- 
f|  lot  vous  le  rendrez  curieux  ;  mais,  pour  nourrir  sa  curiosité,  no 
\  TOUS  pressez  jamais  de  la  satisfaire.  Mettez  les  questions  à  sa  por' 
^"  léc ,  et  laissez-les-lui  résoudre.  Qu'il  ne  sache  rien  parce  que  vous 
le  lui  avez  dit,  mais  parce  qu'il  l'a  compris  lui-même;  qu'il  n'ap- 
prenne pas  la  science ,  qu'il  l'invente.  Si  jamais  vous  substituez 
s  son  esprit  l'autorité  à  la  raison,  û  ne  raisonnera  plus;  il  ne 
a  plus  que  le  jouet  de  l'opinion  des  autres. 
Vous  voulez  apprendre  la  géographie  à  cet  enfant ,  et  vous 
'!  liiez  chercher  des  globes,  des  sphères, des  caries:  que  de  ma- 
•ips  !  Pourquoi  toutes  ces  représentations?  Que  ne  commencez- 
is  par  lui  montrer  l'objet  même,  aHn  qu'il  sache  au  moins  de 
'i  vous  lui  parlez  ! 

■  lie  soirée,  on  va  se  promener  dans  un  lieu  favorable,  où 

I  bien  découvert  laisse  voir  à  plein  le  soleil  couchant ,  et 

1  observe  les  objets  qui  rendent  reconnaissable  le  lieu  de  son 

i'her.  Le  lendemain,  pour  respirer  le  frais,  on  retourne  au 

me  lieu  avant  que  le  soleil  se  lève.  On  le  voit  s'annoncer  de  loin 

-  les  traits  de  feu  qu'il  lance  au-devant  de  lui.  L'incendie  aug- 

iilc,  l'orient  parait  tout  en  flammes:  à  leur  éclat  on  attend 

Ire  longtemps  avant  qu'il  se  montre  :  à  chaque  instant  on 

it  le  voir  paraître;  on  le  voit  enfin.  Un  point  brillant  part  comme 

■,  et  remplit  aussitôt  tout  l'espace;  le  voile  des  ténèbres 

I  tombe.  L'homme  reconnaît  son  séjour,  et  le  trouve  cm- 

H tmn.f^  IG 


18'2  EMILE. 

belli.  La  verdure  a  pris  durant  la  nuit  une  vigueur  nouvelle  ;  le 
jour  naissant  qui  l'éclairé ,  les  premiers  rayons  qui  la  dorent ,  la 
montrent  couverte  d'un  brillant  réseau  de  rosée ,  qui  réfléchit  à 
l'œil  la  lumière  et  les  couleurs.  Les  oiseaux  en  chœur  se  réunis- 
sent ,  et  saluent  de  concert  le  père  de  la  vie  ;  en  ce  moment  pas  un 
seul  ne  se  tait;  leur  gazouillement ,  faible  encore,  est  plus  lenl 
et  plus  doux  que  dans  le  reste  de  la  journée  ;  il  se  sent  de  la  lan- 
gueur d'un  paisible  réveil.  Le  concours  de  tous  ces  objets  porte 
aux  sens  une  impression  de  fraîcheur  qui  semble  pénétrer  jus- 
qu'à l'âme.  11  y  a  là  une  demi-heure  d'enchantement,  auquel  nul 
homme  ne  résiste  :  un  spectacle  si  grand ,  si  beau ,  si  délicieux , 
n'en  laisse  aucun  de  sang-froid. 

Plein  de  l'enthousiasme  qu'il  éprouve,  le  maître  veut  le  com- 
muniquer à  l'enfant  :  il  croit  l'émouvoir  en  le  rendant  attentif  aux 
sensations  dont  il  est  ému  lui-même.  Pure  bêtise  !  C'est  dans  lo 
cœur  de  l'homme  qu'est  la  vie  du  spectacle  de  la  nature  ;  pour  le 
voir  il  faut  le  sentir.  L'enfant  aperçoit  les  objets;  mais  il  ne  peut 
apercevoir  les  rapports  qui  les  lient ,  il  ne  peut  entendre  la  douce 
harmonie  de  leur  concert.  II  faut  une  expérience  qu'il  n'a  point 
acquise ,  il  faut  des  sentiments  qu'il  n'a  point  éprouvés ,  pour 
sentir  l'impression  composée  qui  résulte  à  la  fois  de  toutes  ces 
sensations.  S'il  n'a  longtemps  parcouru  des  plaines  arides ,  si  de» 
sables  ardents  n'ont  brûlé  ses  pieds ,  si  la  réverbération  suffo- 
cante des  rochers  frappés  du  soleil  ne  l'oppressa  jamais,  comment 
goùtera-t-il  l'air  frais  d'une  belle  matinée.'  comment  le  parfum  des 
fleurs ,  le  charme  de  la  verdure,  l'humide  vapeur  de  la  rosée,  if 
marcher  mol  et  doux  sur  la  pelouse ,  enchanteront-ils  ses  sens  ? 
Comment  le  chant  des  oiseaux  lui  causera-t-il  une  émotion  volup- 
tueuse ,  si  les  accents  de  l'amour  et  du  plaisir  iui  sont  encore 
inconnus?  Avec  quels  transports  verra-t-il  naître  une  si  belle 
journée,  si  son  imagination  ne  sait  pas  lui  peindre  ceux  dont  on 
peut  la  remplir?  Enfin  comment  s'altondrira-t-il  sur  la  beauté 
du  spectacle  de  la  nature ,  s'il  ignore  quelle  main  prit  soin  de 
l'orner:' 

^  Ne  tenez  point  à  l'enfant  des  discours  qu'il  ne  peut  entendre. 
Point  de  descriptions,  point  d'éloquence,  point  de  ligures,  point  de 
poésie.  Il  n'est  pas  maintenant  question  île  sentiment  ni  de  goût. 
Continuez  d'être  clair,  simple  et  froid;  le  temps  ne  viendra  que 
trop  tôt  de  premln-  un  autre  langage. 


LIVRE  III.  183 

i;ievc  dans  l'esprit  de  nos  maximes,  accoutumé  à  tirer  tous 

-  instnimenfs  de  lui-même ,  et  à  ne  recourir  jamais  à  autrui 
ipros  avoir  reconnu  son  insuffisance ,  à  chaque  nouvel  objet 

.  il  voit  il  l'examine  longtemps  sans  rien  dire.  11  est  pensif,  et 
!  questionneur.  Contentez-vous  donc  de  lui  présenter  à  propos 

-  objets;  puis,  quand  vous  verrez  sa  curiosité  suflisamment 
iipce,  faites-lui  quelque  question  laconique  qui  le  mette  sur 

\  oie  de  la  résoudre. 

Dans  cette  occasion ,  après  avoir  bien  contemplé  avec  iui  le  so- 
iiil  levant ,  après  lui  avoir  fait  remarquer  du  même  côté  les  mon- 
l.uncs  et  les  autres  objets  voisins ,  après  l'avoir  laissé  causer  là- 
dessus  tout  à  son  aise,  gardez  quelques  moments  le  silence  comme 
un  homme  qui  rêve,  et  puis  vous  lui  direz:  Je  songe  qu'hier 
soir  le  soleil  s'est  couché  là ,  et  qu'il  s'est  levé  là  ce  matin, 
nment  cela  peul-il  se  faire?  N'ajoutez  rien  de  plus  :  s'il  vojs 
t  des  questions,  n'y  répondez  point;  parlez  d'autre  chose. 
>sez-le  à  lui-même ,  et  soyez  sûr  qu'il  y  pensera. 
l'our  qu'un  enfant  s'acroutume  à  être  attentif ,  et  qu'il  soit  bien 
'que  vérité  sensible,  il  faut  qu'elle  lui  donne  quelques 
Inde  avant  de  la  découvrir.  S'il  ne  conçoit  pas  assez 
>-cJ  de  cette  manière ,  il  y  a  moyen  de  la  lui  rendre  plus  seu- 
le encore  ,  et  ce  moyeu  c'est  de  retourner  la  question.  S'il  ne 
f  pas  comment  le  soleil  parvient  de  son  coucher  à  son  lever ,  il 
-lit  au  moins  comment  il  parvient  de  son  lèvera  son  coucher; 
-'S  veux  seuls  le  lui  apprennent.  Éclaircissez  donc  la  première 
M  par  l'autre  :  ou  votre  élève  est  absolument  stupide,  ou* 
;  •  est  trop  claire  pour  lui  pouvoir  échapper.  Voilà  sa  pre- 
iiicre  ji'çon  de  cosmographie, 
f'.omme  nous  procédons  toujours  lentement  d'idée  sensible  en 
•>  sensible,  que  nous  nous   familiarisons  longtemps  avec  la 
me  avant  de  passer  à  une  autre,  et  qu'enfin  nous  ne  forçons 
nais  notre  élève  d'être  attentif,  il  y  a  loin  de  cette  première 
'inàlaconn:tis.sanceducoursdusolcilctdc  la  Figure  de  la  terre: 
lis  comme  tous  les  mouvements  ap|)arents  des  corps  célestes 
'  lu  même  principe  ,  et  que  la  première  observation  mène 
-  les  autres ,  il  faut  moins  d't-ffort ,  quoiqu'il  faille  plus  de 
H»à ,  jKHjr  arriver  d'une  révolution  diurne  au  calcul  des  éclipses, 
:  ■  pour  bien  comprendre  le  jour  et  la  nuit. 
Puisque  le  soleil  tourne  autour  du  monde ,  il  décrit  un  cercle , 


f|4  EMILE. 

et  tout  cercle  doit  avoir  un  centre  ;  nous  savons  di-jà  cela.  C« 
centre  ne  saurait  se  voir ,  car  il  est  au  cœur  de  la  terre  ;  mais  on 
peut  sur  la  surface  marquer  deux  points  opposés  qui  lui  corres- 
pondent. Une  broche  passant  par  les  trois  points ,  et  prolongée 
jusqu'au  ciel  de  part  et  d'autre ,  sera  l'axe  du  monde  et  du  mouve- 
ment journalier  du  soleil.  Un  toton  rond  tournant  sur  sa  pointe 
représente  le  ciel  tournant  sur  son  axe ,  les  deux  pointes  du  toton 
sont  les  deux  pôles  :  l'enfant  sera  fort  aise  d'en  connaître  un  ;  je 
le  lui  montre  à  la  queue  de  la  petite  Ourse.  Voilà  de  l'amusement 
pour  la  nuit  ;  peu  à  peu  l'on  se  familiarise  avec  les  étoiles ,  et  de 
là  naît  le  premier  goût  de  connaître  les  planètes  et  d'observer  les 
constellations. 

Nous  avons  vu  lever  le  soleil  à  la  Saint- Jean  ;  nous  Talions  voir 
aussi  lever  à  Noël ,  ou  quelque  autre  beau  jour  d'hiver  ;  car  on  sait 
que  nous  ne  sommes  pas  paresseux ,  et  que  nous  nous  faisons 
un  jeu  de  braver  le  froid.  J'ai  soin  de  faire  cette  seconde  obser- 
vation dans  le  même  lieu  où  nous  avons  fait  la  première  ;  et , 
moyennant  quelque  adresse  pour  préparer  la  remarque ,  l'un  ou 
l'autre  ne  manquera  pas  de  s'écrier  :  Oh ,  oh  !  voilà  qui  est  plai- 
sant !  le  soleil  ne  se  lève  plus  à  la  même  place  !  ici  sont  nosancieus 
renseignements ,  et  à  présent  il  s'est  levé  là ,  etc.  Il  y  a  donc  un 

orient  d'été,  et  un  orient  d'hiver,  etc Jeune  maître,  vous 

voilà  sur  la  voie.  Ces  exemples  vous  doivent  suffire  pour  ensei- 
gner très-clairement  la  sphère,  en  prenant  le  monde  pour  le  mon- 
de ,  et  le  soleil  pour  le  soleil. 
'■>  En  général ,  ne  substituez  jamais  le  signe  à  la  chose  que  quand 
il  vous  est  impossible  de  la  montrer  ;  car  le  signe  absorbe  l'atten- 
tion de  l'enfant,  et  lui  fait  oublier  la  chose  représentée. 

La  sphère  armillaire  me  parait  une  machine  mal  composée ,  et 
exécutée  dans  de  mauvaises  proportions.  Cette  confusion  de  cer- 
cles, et  les  bizarres  figures  qu'on  y  marque ,  lui  donnent  un  air  de 
grimoire  qui  effarouche  l'esprit  des  enfants.  La  terre  est  trop  pe- 
tite ,  les  cercles  sont  trop  grands ,  trop  nombreux  ;  quelques-uns, 
comme  les  colures,  sont  parfaitement  inutiles;  chaque  cercJe 
est  plus  large  que  la  terre  ;  l'épaisseur  du  carton  leur  donne  un 
air  de  solidité  qui  les  fait  prendre  pour  des  masses  circulaires 
réellement  existantes  ;  et  quand  vous  dites  à  l'enfant  que  ces 
cercles  sont  imaginaires,  il  ne  sait  ce  qu"il  voit,  il  tronliMid  plus 
rien, 


I 


LIVRE  il(.  185 

Nous  ne  savons  jamais  nous  meUre  à  la  place  des  enfants  ;  nous 
n'entrons  pas  dans  leurs  idées ,  nous  leur  prétons  les  nôtres  ;  et , 
suivant  toujours  nos  propres  raisonnements ,  avec  des  chaînes  de 
vérités  nous  n'entassons  qu'extravagances  et  qu'erreurs  dans  leur 
tête. 

On  dispute  sur  le  choix  de  l'analyse  ou  de  la  synthèse  pour 
iHudierles  sciences.  Il  n'est  pas  toujours  besoin  de  choisir.  Quel- 
i|iicfois  on  peut  résoudre  et  composer  dans  les  mêmes  recherches , 
I  (  guider  l'enfant  par  la  méthode  enseignante  lorsqu'il  croit  ne  faire 
ilii'analyser.  Alors,  on  employant  en  même  temps  l'une  et  l'autre, 
'Iles  se  serviraient  mutuellement  de  preuves.  Parlant  à  la  fols  des 
.Iciix  points  opposés,  sans  penser  faire  la  même  route,  il  serait 
I  iiit  surpris  de  se  rencontrer,  et  cette  surprise  ne  pourrait  qu'être 

t  agréable.  Je  voudrais,  par  exemple,  prendre  la  géographie 

I  .1  ses  deux  termes,  et  joindre  à  l'étude  des  révolutions  du  globe 

II  mesure  de  ses  parties,  à  commencer  du  lieu  qu'on  habite.  Tan- 
-  (jue  l'enfant  étudie  la  sphère,  et  se  transporte  ainsi  dans  les 

'i\ ,  ramcnoz-le  à  la  division  de  la  terre,  et  montrez-lui  d'abord 

I  propre  séjour. 

^cs  deux  premiers  points  de  géographie  seront  la  ville  où  il  de- 
iinure  et  la  maison  de  campagne  de  son  père;  ensuite  les  lieux  in- 
!•  rinédiaires,  ensuite  les  rivières  du  voisinage,  enfin  l'aspect  du 

>'il  et  la  manière  de  s'orienter.  C'est  ici  le  point  de  réunion.  Qu'il 
.  ,^■.e  lui-même  la  carte  de  tout  cela,  carte  très-simple  et  d'aboixi 
lormée  de  deux  seuls  o'ojets ,  auxquels  il  ajoute  peu  à  peu  les  au- 

>,  à  mesure  qu'il  sait  ou  qu'il  estime  leur  distance  et  leur  posi- 

1.  Vous  voyez  déjà  quel  avantage  nous  lui  avons  procuré  d'a- 

K-e,  en  lui  mettant  un  compas  dans  les  yeux. 

M.ilgré  cela,  s<ins  doute,  il  faudra  le  guider  un  peu,  mais  très- 

I ,  sans  qu'il  y  paraisse.  S'il  se  trompe,  laissez-le  faire,  ne  cor- 
1.  point  ses  erreurs  ;  attendez  en  silence  qu'il  soit  en  état  de  les 

r  et  de  les  corriger  lui-même,  ou  tout  au  plus,  dans  une  occa- 

:i  favorable,  amenez  quelque  opération  qui  les  lui  fasse  sentir. 

ne  se  trompait  jaoïais ,  \\  n'apprendrait  pas  si  bien.  Au  reste ,  iQ 
I:   '«'agit  pas  qu'il  sache  exactement  la  topographie  du  pays ,  mais 
1<'  njoyen  de  s'en  instruire  ;  peu  importe  qu'il  ait  des  cartes  dans  la 
,  pourvu  qu'il  conçoive  bien  ce  qu'elles  représentent ,  et  qu'il 

me  idée  nette  de  l'art  qui  sert  à  les  dresser.  Voyez  déjà  la  dif- 

'  ricc  qu'il  y  a  du  savoir  de  vos  élèves  à  l'ignorance  du  mien  !  Us 

10. 


186  EMILE. 


savent  les  caries ,  et  lui  les  fait.  Voici  de  nouveaux  ornements  pour 
sa  chambre. 

Souvenez-vous  toujours  que  l'esprit  de  mon  institution  n'est  pas 
d'enseigner  à  l'enfant  beaucoup  de  choses ,  mais  de  ne  laisser  ja- 
mais entrer  dans  son  cerveau  que  des  idées  justes  et  claires.  Quand 
il  ne  saurait  rien,  peu  m'importe ,  pourvu  qu'il  ne  se  trompe  pas  ; 
et  je  ne  mets  des  vérités  dans  sa  télé  que  pour  le  garantir  des  er- 
reurs qu'il  apprcjidrait  à  leur  place.  La  raison,  le  jugement  vien- 
nent lentement ,  les  préjugés  accourent  en  foule,  c'est  d'eux  qu'il  le 
faut  préserver.  Mais  si  vous  regardez  la  science  en  elle-même ,  vous 
entrez  dans  une  mer  sans  fond,  sans  rive,  toute  pleine  d'écueiJs; 
vous  ne  vous  en  tirerez  jamais.  Quand  je  vois  un  homme  épris  de 
l'amour  des  connaissances  se  laisser  séduire  à  leur  charme  et  cou- 
rir de  l'une  à  l'autre  sans  savoir  s'arrêter,  je  crois  voir  un  enfant 
sur  le  rivage  amassant  des  coquilles ,  et  commençant  par  s'en  char- 
ger, puis ,  tenté  par  celles  qu'il  voit  encore ,  en  rejeter,  en  repren- 
dre ,  jusqu'à  ce  qu'accablé  de  leur  multitude  et  ne  sachant  plus  que 
choisir ,  il  finisse  par  tout  jeter,  el  retourne  à  vide. 

Durant  le  premier  âge ,  le  temps  était  long  :  nous  ne  cherchions 
qu'à  le  perdre ,  de  peur  de  le  mal  employer.  Ici  c'est  tout  le  con- 
traire ,  et  nous  n'en  avons  pas  assez  pour  faire  tout  ce  qui  serait 
utile.  Songez  que  les  passions  approchent,  et  que ,  sitôt  qu'elles 
frapperont  à  la  porte ,  votre  élève  n'aura  plus  d'attention  que  pour 
elles.  L'âge  paisible  d'intelligence  est  si  court,  il  passe  si  rapide- 
ment, il  a  tant  d'autres  usages  nécessaires ,  que  c'est  une  folie  de 
vouloir  qu'il  suffise  àrendre  un  enfant  savant.  Il  ne  s'agit  point  de  lui 
enseigner  les  sciences ,  mais  de  lui  donner  du  goût  pour  les  aimer 
et  des  méthodes  pour  les  apprendre  ,  quand  ce  goût  sera  mieux 
développé.  C'est  là  très-cerlaineraenl  un  principe  fondamental  de 
toute  bonne  éducation. 

Voici  le  temps  aussi  de  l'accoutumer  peu  à  peu  à  donner  uue 
attention  suivie  au  même  objet  :  mais  ce  n'est  jamais  la  contrainte, 
c'est  toujours  le  plaisir  ou  le  désir  qui  doit  produire  celte  atten- 
tion ;  il  faut  avoir  grand  soin  qu'elle  ne  l'accable  point  el  n'aille  pas 
jusqu'à  l'ennui.  Tenez  donc  toujours  l'œil  au  guet  ;  el ,  quoi  qu'il 
arrive,  quittez  tout  avant  qu'il  s'ennuie;  car  il  n'importe  jamais 
autant  qu'il  apprenne,  qu'il  importe  qu'il  ne  fasse  rien  malgré  lui. 

S'il  vous  questionne  lui-même,  répondez  autant  qu'il  faut  pour 
nourrir  sa  curiosité .  non  pour  la  rassasier  :  surtout ,  quand  voMs 


1 


LIVRE  III.  187 

voyez  qu'au  lieu  de  questionner  pour  s'instruire ,  il  se  met  à  bal- 
Ire  la  canapagoe  et  à  vous  accabler  de  sottes  questions ,  arrêtez-  v 
vous  à  l'instant ,  sur  qu'alors  il  ne  se  soucie  plus  de  la  chose  ,  mais 
seulement  de  vous  asservir  à  ses  interrogations.  Il  faut  avoir  moins 
d'égard  aux  mots  qu'il  prononce  qu'au  motif  qui  le  fait  parler. 
Cet  avertissement ,  jusqu'ici  moins  nécessaire  ,  devient  de  la  der- 
nière importance  aussitôt  que  l'enfant  commence  à  raisonner. 

Il  y  a  une  chaîne  de  vérités  générales  par  laquelle  toutes  les  scien- 
ces tiennent  à  des  principes  communs  et  se  développent  successi- 
vement :  cette  chaîne  est  la  méthode  des  philosophes.  Ce  n'est 
point  de  celle-là  qu'il  s'agit  ici.  11  y  en  a  une  toute  différente  ,  par 
laquelle  chaque  objet  particulier  en  attire  un  autre  et  montre  tou- 
jours celui  qui  le  suit.  Cet  ordre  ,  qui  nourrit,  par  une  curiosité 
continuelle ,  l'attention  qu'ils  exigent  tous,  est  celui  que  suivent 
la  plupart  des  hommes,  et  surtout  celui  qu'il  faut  aux  enfants.  En 
nous  orientant  pour  lever  nos  cartes ,  il  a  fallu  tracer  des  méridien- 
nes. Deux  points  d'intersection  entre  les  ombres  égales  du  matin 
et  du  soir  donnent  une  méridienne  excellente  pour  un  astronome 
de  treize  ans.  Mais  ces  méridiennes  s'effarent ,  il  faut  du  temps 
pour  les  tracer;  elles  assujettissent  à  travailler  toujours  dans  le 
même  lieu:  tant  de  soins,  tant  degénei'ennuieraientàlafin.  Nous 
l'avons  prévu  ;  nous  y  pourvoyons  d'avance. 

Me  voici  de  nouveau  dans  mes  longs  et  minutieux  détails.  Lec- 
teurs ,  j'eotends  vos  murmures  et  je  les  brave  :  je  ne  veux  pomt 
sacrifier  à  votre  impatience  la  partie  la  plus  utile  de  ce  livre.  Pre- 
nez votre  parti  sur  mes  longueurs  ;  car  pour  moi  j'ai  pris  le  mien 
sur  vos  plaintes. 

Depuis  longtemps  nous  nous  étions  aperçus ,  mon  élève  et  moi , 
que  l'ambre ,  le  verre ,  la  cire  ,  divers  corps  frottés ,  attiraient  les 
pailles ,  et  que  d'autres  ne  les  attiraient  pas.  Par  hasard  nous  en 
trouvons  un  qui  a  une  vertu  plus  singulière  encore  :  c'est  d'attirer 
à  quelque  distance ,  et  sans  être  frotté ,  la  limaille  et  d'autres  brins 
de  fer.  Combien  de  temps  cette  qualité  nous  amuse ,  sans  que  nous 
|mi>sions  y  rien  voir  de  plus!  Enlin  nous  trouvons  qu'elle  se  com- 
munique au  fer  même,  aimant  >  -  Un  jour  nous 
allons  à  h  foire  •  ;  un  joueur                               . .  c  un  morceau 

iHenipécher  de  rire  en  lisant  une  fine  critique  de  M.  For- 
»"■  lit  conte  :  C« Joueur  de  gobelet»,  dit-il,  qui  se  pique  dTé- 

"■  ''■'•  un  enfant  el  sermonne  gravement  son  inttiluteur,  est 


188  EMILE. 

(le  pain  un  canard  de  cire  flottant  sur  un  bassin  d'eau.  Fort  sur- 
pris, nous  ne  disons  pourtant  pas,  C'est  un  sorcier,  car  nous  ne 
savons  ce  que  c'est  qu'un  sorcier.  Sans  cesse  frappés  d'effets  dont 
nous  ignorons  les  causes ,  nous  ne  nous  pressons  de  juger  de  rien , 
et  nous  restons  en  repos  dans  notre  ignorance  jusqu'à  ce  que  nous 
trouvions  l'occasion  d'en  sortir. 

De  retour  au  logis ,  à  force  de  parler  du  canard  de  la  foire ,  nous 
allons  nous  mettre  en  tête  de  l'imiter  :  nous  prenons  une  bonne 
Higuillebien  aimantée,  nous  l'entourons  de  cire  blanche,  que  nous 
façonnons  de  notre  mieux  en  forme  de  canard ,  de  sorte  que  l'ai- 
guille traverse  le  corps  et  que  la  tète  fasse  le  bec.  Nous  posons  sur 
l'eau  le  canard,  nous  approchons  du  bec  un  anneau  de  clef,  et 
nous  voyons,  avec  une  joie  facile  à  comprendre,  que  noire  canard 
suit  la  clef  précisément  comme  celui  de  la  foire  suivait  le  morceau 
de  pain.  Observer  dans  quelle  direction  le  canard  s'arrête  sur  l'eau 
quand  on  l'y  laisse  en  repos ,  c'est  ce  que  nous  pourrons  faire  une 
autre  fois.  Quant  à  présent ,  tout  occupés  de  notre  objet ,  nous 
n'en  voulons  pas  davantage. 

Dès  le  même  soir  nous  retournons  à  la  foire  avec  du  pain  pré- 
paré dans  nos  poches  ;  et ,  sitôt  que  le  joueur  de  gobelets  a  fait  son 
tour,  mon  petit  docteur,  qui  se  contenait  à  peine ,  lui  dit  que  ce 
tour  n'est  pas  difficile ,  et  que  lui-même  en  fera  bien  autant.  Il  est 
pris  au  mot  :  à  l'instant  il  tire  de  sa  poche  le  pain  où  est  caché  le 
monceau  de  fer  ;  en  approchant  de  la  table ,  le  cœur  lui  bat  ;  il  pré- 
sente le  pain  presque  en  tremblant  ;  le  canard  vient  et  le  suit  :  l'en- 
fant s'écrie  et  tressaillit  d'aise.  Aux  battements  des  mains ,  aux  ac- 
clamations de  l'assemblée,  la  tète  lui  tourne,  il  est  hors  de  lui.  Le 
bateleur  interdit  vient  pourtant  l'embrasser,  le  féliciter,  et  le  prie 
de  l'honorer  encore  le  lendemain  de  sa  présence,  ajoutant  qu'il 
aura  soin  d'assembler  plus  de  monde  encore  pour  applaudir  à  son 
habileté.  Mon  petit  naturaliste  enorgueilli  veut  babiller  ;  mais  sur- 
le-champ  je  lui  ferme  la  bouche,  et  l'emmène  comblé  d'éloges. 

L'enfant,  jusqu'au  lendemain ,  compte  les  minutes  avec  une  ri-, 
siblc  inquiétude.  Il  invite  tout  ce  qu'il  rencontre  ;  il  voudrait  que 
tout  le  genre  humain  fût  témoin  de  sa  gloire  ;  il  attend  l'heure 

un  individu  du  monde  des  Émilis.  Le  spirituel  M.  Foriuey  n'a  pu  sup- 
poser (|ue  cette  petite  scène  était  arrangée,  et  t|uc  le  bateleur  était  instruit 
H  u  rôle  (|ii'il  avait  i»  faire;  car  c'est  eu  effet  ce  (pic  je  n'ai  point  dit.  Mai» 
«•ombJen  lie  fois ,  en  revanclu; ,  al-jc  déclaré  «pie  je  n'écrivais  point  pour 
les  gens  à  <pii  il  fallait  loutilire! 


I.INKE  111.  •*« 

avec  pciiie,  il  la  devance  :  on  vole  au  rendez-vous;  la  salle  e«t 
déjà  pleine.  En  entrant  son  jeune  cœur  s'épanouit.  D'autres  jeux 
doivent  précéder  ;  le  joueur  de  gobelets  se  surpasse  et  fait  de* 
choses  surprenantes.  L'enfant  ne  voit  rien  de  tout  cela  ;  il  s'agite, 
il  sue ,  il  respire  à  peine  ;  il  passe  son  temps  à  manier  dans  sa  po- 
che son  morceau  de  pain  ,  d'une  main  tremblante  d'impatience. 
Enfin  son  tour  vient  ;  le  maître  l'annonce  au  public  avec  pompe. 
H  s'approche  un  peu  honteux ,  il  tire  son  pain...  Nouvelle  vicissi- 
tude des  choses  humaines  !  le  canard ,  si  privé  la  veille ,  est  de- 
venu saunage  aujourd'hui  ;  au  lieu  de  présenter  le  bec  ,  il  tourne 
la  queue  et  s'enfuit  ;  il  évite  le  pain  et  la  main  qui  le  présente  avec 
autant  de  soin  qu'il  les  suivait  auparavant.  Après  mille  essais  inu- 
tiles et  toujours  hues ,  l'enfant  se  plaint ,  dit  qu'on  le  trompe ,  que 
c'est  un  autre  canard  qu'on  a  substitué  au  premier ,  et  défie  le 
joueur  de  gobelets  d'attirer  celui-ci. 

Le  joueur  de  gobelets ,  sans  répondre  ,  prend  un  morceaa  de 
pain ,  le  présente  an  canard  ;  à  l'instant  le  canard  suit  le  pain ,  et 
vient  à  la  main  qui  le  retire.  L'enfant  prend  le  même  morceau  de 
pain  ;  mais ,  loin  de  réussir  mieux  qu'auparavant ,  il  voit  le  ca- 
nard se  moquer  de  lui,  et  faire  des  pirouettes  tout  autour  du 
bassin  :  il  s'éloigne  enfin  tout  confus ,  et  n'ose  plus  s'exposer  aux 
huées. 

Alors  le  joueur  de  gobelets  prend  le  morceau  de  pain  que  l'en- 
fant avait  apporté,  et  s'en  sert  avec  autant  de  succès  que  du  sien  : 
il  en  tire  le  fer  devant  tout  le  monde,  autre  risée  à  nos  dépens  ; 
puis  de  ce  pain  ainsi  vidé  il  attire  le  canard  comme  auparavant.  1. 
fait  la  même  chose  avec  un  autre  morceau  coupé  devant  tout  le 
inonde  par  une  main  tierce  ;  il  en  fait  autant  avec  son  gant  ;  avec 
le  bout  de  son  doigt;  enfin  il  s'éloigne  au  milieu  de  la  chambre, 
et ,  du  ton  d'emphase  propre  à  ces  gens-là ,  déclarant  que  son  ca- 
nard n'olK'ira  pas  moins  à  sa  voix  qu'à  son  geste,  il  lui  parle ,  et  le 
ard  obéit;  il  lui  dit  d'aller  à  droite  et  il  va  à  droite,  de  revenir 
;  il  revient ,  de  tourner  et  il  tourne  ;  le  mouvement  est  aussi 
(rompt  que  l'ordre.  Les  applaudissements  redoublés  sont  autant 
.ffronls  pour  nous.  Nous  nous  évadons  sans  être  aperçus ,  et 
us  nous  renfermons  dans  notre  chambre  sans  aller  raconter 
i  succès  à  tout  le  monde ,  comme  nous  l'avions  projeté. 
le  lendemain  l'on  frappe  à  notre  porte  :  j'ouvre  ;  c'est  l'homme 
aux  gobelets.  Il  se  plaint  modestement  de  notre  conduite.  Qim 


190  i:.MlLE. 

nous  avait- il  fait  pour  nous  engager  à  vouloir  décrcdiler  ses  jeux 
et  lui  ôler  son  gagne-pain?  Qu'y  a-t-il  donc  de  si  merveilleux 
dans  l'art  d'attirer  un  canard  de  cire ,  pour  acheter  cet  honneur 
aux  dépens  de  la  subsistance  d'un  honnête  homme?  Ma  foi, 
messieurs,  si  j'avais  quelque  autre  talent  pour  vivre,  je  ne  me 
glorifierais  guère  de  celui-ci.  Vous  deviez  croire  qu'un  homme 
qui  a  passé  sa  vie  à  s'exercer  à  cette  chétive  industrie  en  sait 
là-dessus  plus  que  vous,  qui  ne  vous  eu  occupez  que  quelques  mo- 
ments. Si  je  ne  vous  ai  pas  d'abord  montré  mes  coups  de  maître, 
c'est  qu'il  ne  faut  pas  se  presser  d'étaler  étourdimeut  ce  qu'on 
sait  :  j'ai  toujours  soin  de  conserver  mes  meilleurs  tours  pour  l'oor 
casiou ,  et  après  celui-ci  j'en  ai  d'autres  encore  pour  arrêter  de 
jeunes  indiscrets.  Au  reste ,  messieurs ,  je  viens  de  bon  cœur 
vous  apprendre  ce  secret  qui  vous  a  tant  embarrassés ,  vous  priant 
de  n'en  pas  abuser  pour  me  nuire ,  et  d'être  plus  retenus  une  au- 
tre fois. 

Alors  il  nous  montre  sa  machine,  et  nous  voyons  avec  la  der- 
nière surprise  qu'elle  ne  consiste  qu'en  un  aimant  foi't  et  bien 
armé ,  qu'un  enfant  caché  sous  la  table  faisait  mouvoir  sans  qu'on 
s'en  aperçût. 

L'homme  replie  sa  machine  ;  et ,  après  lui  avoir  fait  nos  remer- 
ciments  et  nos  excuses ,  nous  voulons  lui  faire  un  présent  ;  il  le 
refuse.  «  Non ,  messieure ,  je  n'ai  pas  assez  à  me  louer  de  vous 
«  pour  accei)ter  vos  dons  ;  je  vous  laisse  obligés  à  moi  malgré 
i<  vous  ;  c'est  ma  seule  vengeance.  Apprenez  qu'il  y  a  de  la  gé- 
»  nérosité  dans  tous  les  états  ;  je  fais  payer  mes  tours  et  non  mes 
«  leçons.  » 

En  sortant ,  il  m'adresse  à  moi  nommément  et  tout  haut  une 
réprimande  :  J'excuse  volontiers ,  me  dil-il ,  cet  enfant  ;  il  n'a 
péché  que  par  ignorance.  Mais  vous,  monsieur,  qui  deviez  con- 
naître sa  faute  ,  pourquoi  la  lui  avoir  laissé  faire  ?  Puisque  vous 
vivez  ensemble ,  comme  le  plus  âgé  vous  lui  devez  vos  soins ,  vos 
conseils;  votre  expérience  est  l'autorité  qui  doit  le  conduire.  En 
se  reprochant,  étant  grand,  les  torls  de  sa  jeunesse  ,  il  vous  re- 
tirochera  sans  doute  ceux  dont  vous  ne  l'aurez  pas  averti  ■ . 

'  Ai-jc  dft  supposer  ipielciue  lecteur  assez  stupide  pour  ne  p.is  sentir 
dans  celle  répriniandc  un  discours  dicté  mol  h  mot  par  le  gouverneur 
pour  aller  h  ses  vues?  A-t-oi»  dft  me  supposer  asse*  stupide  moi- m^jne 
pour  donner  naturellement  ce  langage  à  un  bateleur?  Je  croyais  avoir  fait 


LIVRE  lit.  igi 

.n  part,  et  nous  laisse  tous  deux  très^onfus.  Je  me  blâme  de 
ma  molle  facilité  ;  je  promets  à  l'enfant  de  la  sacririer  une  autre 
fois  à  son  intérêt,  et  de  l'avertir  de  ses  fautes  avant  qu'il  en  fasse; 
car  le  temps  approche  où  nos  rapports  vont  changer,  et  où  la  sé- 
vérité du  maître  doit  succéder  à  la  complaisance  du  camarade  : 

•  changement  doit  s'amener  par  degrés  ;  H  faut  tout  prévoir,  et 

ut  prévoir  de  fort  loin. 

Le  lendemain  nous  retoumous  à  la  foire  pour  revoir  le  tonr 
il(^nt  nous  avons  appris  le  secret.  Nous  abordons  avec  un  profond 
respect  noire  bateleur  Socrale;  à  peine  osons-nous  lever  les  yeux 

ir  lui  :  il  nous  comble  d'honnêtetés,  et  nous  place  avec  une 
i>linction  qui  nous  humilie  encore.  Il  fait  ses  tours  comme  h 

rdinaire;  mais  il  s'amuse  et  se  complaît  longtemps  à  celui  du 
aiiard,  en  nous  regardant  souvent  d'un  air  assez  fier.  Nous  sa- 
vons tout ,  et  nous  ne  sounions  pas.  Si  mon  élève  osait  seulement 
ouvrir  la  bouche ,  ce  serait  un  enfant  à  écraser. 

Tout  le  détail  de  cet  exemple  importe  plus  qu'il  né  semble. 
Que  de  leçons  dans  une  seule  !  que  de  suites  mortifiantes  attire 
le  premier  mouvement  de  vanité  !  Jeune  maitre ,  épiez  ce  premier 
mouvement  avec  soin.  Si  vous  savez  en  faire  sortir  ainsi  f  humi- 
liation, les  disgiàces  ',  soyez  sur  qu'il  n'en  reviendra  de  longtemps 
un  second.  Que  d'apprêts  !  direz-vous.  J'en  conviens ,  et  le  loui 
pour  nous  faire  une  bouss4)le  qui  nous  tienne  lieu  de  méridienne. 

Ayant  appris  que  l'aimant  agita  travers  les  autres  corps ,  nous 
n'a^  ons  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  une  machine  semblable 
àcelle  que  nous  avons  vue  :  une  table  évidée,  un  bassm  très-plat 
ajusté  sur  celte  table ,  et  rempli  de  quelques  lignes  d'eau ,  un  ra 
nard  fait  avec  un  peu  plus  de  soin ,  etc.  Souvent  attentits  autour 
du  bassin,  nous  remarquons  enfin  que  le  canard  en  repos  affecte 
toujours  à  peu  près  l.i  même  direction.  Nous  suivons  cetie  expé- 
rience, nous  examinons  celte  direction  :  nous  u-ouvons  qu'elle  est 
du  midi  au  nord.  11  n'en  faut  pas  davantage  ;  notre  boussole  est 
trowée,  ou  autant  vaut;  nous  voilà  dans  la  physique. 

praire  an  moin*  du  '  rc  de  faire  parler  les  gens  iarw 

roprit  de  Itiir  état.  \  le  l'alinéa  suivant.  Hétait-ce  pa« 

ton'  '■- • ? 

'  iiit  ditnc  de  ru  faron ,  et  non 
pa-  !ii«y  voulait  de  mon  vîTant  sVtn- 

pariT  ik  litoii  Uvrt.  t:t  le  !  ^.in*  auU%  façon  que  d'en  «iter 

Mon  nom  pour  y  mettre  le  -  t  lu  nxnns  prendre  U  |Kine ,  je 

■e  dit  p»  de  le  couipoaer,  nuii  lic  n-  nrr. 


192  f.MlLE. 

Il  y  a  divers  climats  sur  la  terre ,  et  diverses  tenrtpcralurés  à 
ces  climats.  Les  saisons  varient  plus  sensiblement  à  mesure  qu'on 
approche  du  pôle  ;  tous  les  corps  se  resserrent  au  froid  et  se 
dilatent  à  la  chaleur  ;  cet  effet  est  plus  mesurable  dans  les  li- 
queurs, et  plus  sensible  dans  les  liqueurs  spiritueuses  :  de  là  le 
Ihormomctre.  Le  vent  frappe  le  visage ,  l'air  est  donc  un  corps, 
un  fluide;  on  le  sent,  quoiqu'on  n'ait  aucun  moyen  de  le  voir. 
Renversez  un  verre  dans  l'eau  ,  l'eau  ne  le  remplira  pas ,  à  moins 
que  vous  ne  laissiez  à  l'air  une  issue  ;  l'air  est  donc  capable  de 
résistance.  Enfoncez  le  verre  davantage ,  l'eau  gagnera  dans  l'es- 
pace d'air,  sans  pouvoir  remplir  tout  à  fait  cet  espace  ;  l'air  est 
donc  capable  de  compression  jusqu'à  certain  point.  Un  ballon 
rempli  d'air  comprime  bondit  mieux  que  rempli  de  toute  autre 
matière;  lairest  donc  un  corps  élastique.  Étant  étendu  dans  le 
bain,  soulevez  horizontalement  le  bras  hors  de  l'eau ,  vous  le 
sentirez  chargé  d'un  poids  terrible  ;  l'air  est  donc  un  corps  pesant. 
En  mettant  l'air  en  équilibre  avec  d'autres  fluides ,  on  peut  me- 
surer son  poids  :  de  là  le  baromètre,  le  siphon,  la  canne  à  vent, 
ia  machine  pneumatique.  Toutes  les  lois  de  la  statique  et  de 
l'hydrostatique  se  trouvent  par  des  expériences  tout  aussi  gros- 
sières. Je  ne  veux  pas  qu'on  entre  pour  rien  de  tout  cela  dans  un 
cabinet  de  physique  expérimentale  :  tout  cet  appareil  d'instru- 
•  ments  et  de  machines  me  déplaît.  L'air  scientifique  tue  la  science. 
'Ou  toutes  ces  machines  effrayent  un  enfant,  ou  leurs  (igurcs  par- 
tagent et  dérobent  l'attention  qu'il  devrait  à  leurs  effets. 

Je  veux  que  nous  fassions  nous-mêmes  toutes  nos  machines,  et 
je  neveux  pas  commencer  par  faire  l'instrument  avat.t  1  expé- 
rience ;  mais  je  veux  qu'après  avoir  entrevu  l'expérience  ''omme 
par  hasard,  nous  inventions  peu  à  peu  l'instrument  qui  doit  la 
vérifier.  J'aime  mieux  que  nos  instruments  ne  soient  point  si  par- 
faits et  si  justes,  et  que  nous  ayons  des  idées  plus  nettes  de  ce 
qu'ils  doivent  être,  et  des  opérations  qui  doivent  en  résulter.  Pour 
ma  première  leçon  de  statique ,  au  lieu  d'aller  chercher  des  ba- 
lances, je  mets  un  bâton  en  travers  sur  le  dos  d'une  chaise,  je 
mesure  la  longueur  des  deux  parties  du  bàlon  en  équilibre,  j'a- 
joulc  de  part  et  d'autre  des  poids ,  tantôt  égaux ,  tantôt  inégaux  ; 
et,  le  tirant  ou  le  poussant  autant  qu'il  est  nécessaire ,  je  trouve 
enlîn  que  l'équilibre  résulte  d'une  proportion  réciproque  entre  la 
quantité  des  poids  et  la  longueur  des  leviers.  Voilà  déjà  mon 


LIVRE  m.  193 

IMlit  physicien  capable  de  recti&er  des  balances  avant  que  d'en 
avoir  vu. 

Sans  contredit  on  prend  des  notions  bien  plus  claires  et  bien 
plus  sûres  des  choses  qu'on  apprend  ainsi  de  soi-même ,  que  de 
celles  qu'on  tient  des  enseignements  d'autrui;  et,  outre  qu'on 
n'accoutume  point  sa  raison  à  se  soumettre  servilement  à  l'au- 
torité, l'on  se  rend  plus  ingénieux  à  trouver  des  rapports,  à  lier 
des  idées,  à  inventer  des  instruments,  que  quand,  adoptant  tout 
cela  tel  qu'on  nous  le  donne,  nous  laissons  affaisser  notre  esprit 
dans  la  nonchalance ,  comme  le  corps  d'un  homme  qui ,  toujours 
habillé,  chaussé,  servi  par  ses  gens  et  traîné  par  ses  chevaux, 
perd  à  la  tin  la  force  et  l'usage  de  ses  membres.  Boileau  se  van- 
'  d'avoir  apprise  Racine  à  rimer  difficilement.  Parmi  tmld'ad- 
ibles  méthodes  pour  abréger  l'étude  des  sciences ,  nous  au- 
is  grand  besoin  que  quelqu'un  nous  en  donnât  une  pour  les 
rendre  avec  effort. 

avantage  le  plus  sensible  de  ces  lentes  et  laborieuses  recher- 
^  est  de  maintenir,  au  milieu  des  études  spéculatives ,  le  corps 
->  son  activité ,  les  membres  dans  leur  souplesse ,  et  de  former 
-  cesse  les  mains  au  travail  et  aux  usages  utiles  à  1  homme. 
,t  d'instruments  inventés  pour  nous  guider  dans  nos  expérien- 
't  suppléer  à  la  justesse  des  sens,  en  font  négliger  l'exercice, 
^raphomètre  dispense  d'estimer  la  grandeur  des  angles;  l'œil 
mesurait  avec  précision  les  dislances  s'en  fie  à  la  chaîne  qui 
mesure  pour  lui;  la  romaine  m'exempte  déjuger  à  la  main  le 
Isque  je  connais  par  elle.  Plus  nos  outils  sont  ingénieux  ,  plus 
-  organes  deviennent  grossiers  et  maladroits  :  à  force  de  ras- 
ihler  des  machines  autour  de  nous ,  nous  n'en  trouvons  plus  en 
^-mémes. 

Mais  quand  nous  mettons  à  fabriquer  ces  machines  l'adresse  qui 
N  en  tenait  lieu ,  quand  nous  employons  à  les  faire  la  sagacité 
i  fallait  pour  nous  en  passer,  nous  gagnons  sans  rien  perdre, 
s  ajoutons  l'art  à  la  nature ,  et  nous  devenons  plus  ingénieux 
^  devenir  moins  adroits.  Au  lieu  de  coller  un  enfant  sur  des  li- 
^ ,  si  je  l'occupe  dans  un  atelier,  ses  mains  travaillent  au  profit 
-on  esprit  :  il  devient  philosophe ,  et  croit  n'être  qu'un  ouvrier. 
in  cet  exercice  a  d'autres  usages  dont  je  parlerai  ci-après;  et 
i  comment  des  jeux  de  la  philosophie  on  peut  s  élever  aux 
'  fonctions  de  l'homme. 

17 


n 


1#4  EMILi:. 

9^ai  déjà  dit  que  les  connaissances  purement  spéculatives  ne 


convenaient  guère  aux  enfants,  même  approchant  de  l'adolescence  : 
mais,  sans  les  faire  entrer  bien  avant  dans  la  physique  sj'stémati- 
que,  faites  pourtant  que  toutes  leurs  expériences  selicnU'une  à 
l'autre  par  quoique  sorte  de  déduction  ,  afin  qu'à  l'aide  de  celle 
chaîne  ils  puissent  les  placer  par  ordre  dans  leur  esprit,  cl  se  Ips 
rappeler  au  besoin  ;  car  il  est  bien  difficile  que  des  faits  et  même 
des  raisonnements  isolés  tiennent  longtemps  dans  la  mémoire, 
quand  on  manque  de  prise  pour  les  y  ramener. 

Dans  la  recherche  des  lois  de  la  nature ,  commencez  toujours 
par  les  phénomènes  les  plus  communs  elles  plus  sensibles,  et  ac- 
coutumez votre  élève  à  ne  pas  prendre  ces  phénomènes  pour  des 
raisons,  mais  pour  des  faits.  Je  prends  une  pierre ,  je  feins  de  la 
poser  en  l'air;  j'ouvre  la  main,  la  pierre  tombe.  Je  regarde  Emile 
attentif  à  ce  que  je  fais,  et  je  lui  dis  :  Pourquoi  cette  pierre  est-elle 
tombée  ? 

Quel  enfant  restera  court  à  cette  question.^  Aucun,  pas  même 
Emile ,  si  je  n'ai  pris  grand  soin  de  le  préparer  à  n'y  savoir  pas  ré- 
pondre. Tous  diront  que  la  pierre  tombe  parce  qu'elle  est  pesante. 
El  qu'est-ce  qui  est  pesant  ?  C'est  ce  qui  tombe.  La  pierre  tombe 
ilonc  parce  qu'elle  tombe?  Ici  mon  petit  philosophe  est  arrêté  tout 
de  bon.  Voilà  sa  première  leçon  de  physique  systématique  ;  el , 
.soit  qu'elle  lui  profite  ou  non  dans  ce  genre ,  ce  sera  toujours  une* 
leçon  de  bon  sens. 

A  mesure  que  l'enfant  avance  en  intelligence ,  d'autres  consiiir- 
rations  importantes  nous  obligent  à  plus  de  choix  dans  ses  occupi- 
tions.  Sitôt  qu'il  parvient  à  se  connaître  assez  lui-même  pour  con- 
cevoir en  quoi  consiste  son  bien-être,  sitôt  qu'il  peut  saisir  des 
rapports  assez  étendus  pour  juger  de  ce  qui  lui  convient  et  de  ce 
qui  ne  lui  convient  pas ,  dès  lors  il  est  en  état  de  sentir  la  différence 
du  travail  à  l'amusement ,  c\  de  ne  regarder  celui-ci  que  comme  le 
délassement  de  l'autre.  Alors  des  objets  d'utilité  réelle  peuvent 
entrer  dans  ses  études,  et  l'engagera  y  donner  une  application 
plus  constante  qu'il  n'en  donnait  a  de  simples  amusements.  La  loi 
de  la  nécessité,  toujours  renaissante  ,  apprend  de  bonne  heure  i 
l'homme  à  faire  ce  qui  ne  lui  plait  pas ,  pour  prévenir  un  mal  qui 
lui  déplairait  davantage.  Tel  est  l'usage  de  la  prévoyance;  et ,  de 
relie  prévoyance  bien  ou  mal  réglée,  nait  toute  la  sagesse  ou  toute 
kl  misère  luiiname. 


il 


LIVRE  m.  195 

Tout  hommp  veut  être  heureux  ;  mais ,  pour  parvenir  à  lï'lre , 

mudrait  commencer  par  savoir  ce  que  c'est  que  bonheur.  Le 
bonheur  de  l'homme  naturel  est  aussi  simple  que  sa  vie;  il  consiste 
à  ne  pas  souffrir:  la  santé,  laliberlé,  le  nécessaire,  le  constituent. 
Le  bonheur  de  l'homme  moral  est  autre  chose;  mais  ce  n'est  pas 
de  celui-là  qu'il  est  ici  question.  Je  ne  saurais  trop  répéter  qu'il 
n'va  que  des  objets  purement  physiques  qui  puissent  intéresser 

~  enfants ,  surtout  ceux  dont  on  n'a  pas  éveillé  la  vanité ,  et  qu'on 

t  point  corrompus  d'avance  par  le  poison  de  l'opinion. 

Lorsque  avant  de  sentir  leurs  besoins  Us  les  prévoient ,  leur  in- 
telligence est  déjà  fort  avancée ,  ils  commencent  à  connaître  le 
prix  du  temps.  Il  importe  alors  de  les  accoutumer  à  en  diriger 
l'emploi  sur  des  objets  utiles ,  mais  d'une  utilité  sensible  à  leur 
âge  ,  et  à  la  portée  de  leurs  lumières.  Tout  ce  qui  tient  à  Tordre 
moral  et  à  l'usage  de  la  société  ne  doit  point  sitôt  leur  être  présenté, 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  en  état  de  l'entendre.  C'est  une  ineptie 
d'exiger  d'eux  qu'ils  s'appliquent  à  des  choses  qu'on  leur  dit  va- 
guement élre  pour  leur  bien  ,  sans  qu'ils  sachent  quel  est  ce  bien , 
et  dont  on  les  assure  qu'ils  tireront  du  profit  étant  grands,  sans 
qu'ils  prennent  maintenant  aucun  intérêt  à  ce  prétendu  profit,  qu'ils 
ne  sauraient  comprendre. 

Que  l'enfant  ne  fasse  rien  sur  parole  :  rien  n'est  bien  pour  lui , 
^jue  ce  qu'il  sent  être  tcL  En  le  jetant  toujours  en  avant  de  ses  lu- 
mières ,  vous  croyez  user  de  prévoyance  ,  et  vous  en  manquez. 
Pour  l'armer  de  quelques  vains  instruments  dont  il  ne  fera  pcul- 
être  jamais  d'usage,  vous  lui  ôtez  l'instrument  le  plus  universel  de 
l'homme,  qui  est  le  bon  sens  ;  vous  l'accoutumez  à  se  laisser  tou- 
jours conduire ,  à  n'être  jamais  qu'une  machine  entre  les  mains 
d'autrui.  Vous  voulez  qu'il  soit  docile  étant  petit;  c'est  vouloir  qu'il 
soit  crédule  et  dupe  étant  grand.  Vous  lui  dites  sans  cesse  :  «  Tout 
«  ce  que  je  vous  demande  est  pour  vo\fe  avantage  :  mais  vous  n'é- 
■«  tes  pas  en  état  de  le  connaître.  Que  m'importe  à  moi  que  vous 
«  fassiez  ou  non  ce  que  j'exige?  c'est  pour  vous  seul  (jue  vous 
•■  travaillez.  »  Avec  tous  ces  beaux  discours  que  vous  lui  tenez 
maintenant  pour  le  rendre  sage  ,  vous  préparez  le  succès  de  ceux 
que  lui  tiendra  quelque  jour  un  visionnaire,  un  souffleur,  un  char- 
latan ,  un  fourbe  ,  ou  un  fou  de  toute  espèce ,  pour  Je  prendre  à 
son  piège  ou  pour  lui  faire  adopter  sa  fohe. 

Il  importe  qu'un  homme  sache  bien  des  choses  dont  un  enfant  ne 


196  EMILE. 

saurait  comprendre  l'utilité  ;  mais  faut-il  et  se  peut-il  qu'un  enfant 
apprenne  tout  ce  qu'il  importe  h  un  homme  de  savoir?  Tâchez 
d'apprendre  à  l'enfant  tout  ce  qui  est  utile  à  son  âge,  et  vous  ver- 
rez que  tout  son  temps  sera  plus  que  rempli.  Pourquoi  voulez- 
vous  ,  au  préjudice  des  études  qui  lui  conviennent  aujourd'hui , 
l'appliquer  à  celles  d'un  âge  auquel  il  est  si  peu  sûr  qu'il  par- 
vienne ?  Mais ,  direz-vous ,  sera-t-il  temps  d'apprendre  ce  qu'on 
doit  savoir  quand  le  moment  sera  venu  d'en  faire  usage?  Je 
l'ignore  :  mais  ce  que  je  sais  ,  c'est  qu'il  est  impossible  de  l'ap- 
'  prendre  plus  tôt  ;  car  nos  vrais  maîtres  sont  l'expérience  et  le  sen- 
timent, et  jamais  l'homme  ne  sent  bien  ce  qui  convient  à  l'homme 
que  dans  les  rapports  où  il  s'est  trouvé.  Un  enfant  sait  qu'il  est 
fait  pour  devenir  homme;  toutes  les  idées  qu'il  peut  avoir  de  l'état 
d'homme  sont  des  occasions  d'instruction  pour  lui  ;  mais  sur  les 
idées  de  cet  état  qui  ne  sont  pas  à  sa  portée  il  doit  rester  dans  une 
ignorance  absolue.  Tout  mon  livre  n'est  qu'une  preuve  continuelle 
de  ce  principe  d'éducation. 

Sitôt  que  nous  sommes  parvenus  à  donner  à  notre  élève  une 
idée  du  mot  utile ,  nous  avons  une  grande  prise  de  plus  pour 
le  gouverner  ;  car  ce  mot  le  frappe  beaucoup ,  attendu  qu'il  n'a 
pour  lui  qu'un  sens  relatif  à  son  âge,  et  qu'il  en  voit  clairement 
la  rapport  à  son  bien-être  actuel.  Vos  enfants  ne  sont  point  frappés 
de  ce  mot,  parce  que  vous  n'avez  pas  eu  soin  de  leur  en  donner 
une  idée  qui  soit  à  leur  portée ,  et  que  d'autres  se  chargeant  tou- 
jours de  pourvoir  à  ce  qui  leur  est  utile,  ils  n'ont  jamais  besoin 
d'y  songer  eux-mêmes,  et  ne  savent  ce  que  c'est  qu'utilité. 

A  quoi  cela  csl-il  bon?  Voilà  désormais  le  mot  sacré,  le  mol 
déterminant  entre  lui  et  moi  dans  toutes  les  actions  de  notre  vie  : 
voilà  la  question  qui  de  ma  part  suit  infailliblement  toutes  ses 
questions,  et  qui  sert  de  frem  à  ces  multitudes  d'interrogations 
sottes  et  fastidieuses  dont  kîs  enfants  fatiguent  sans  relâche  et 
sans  fruit  tous  ceux  qui  les  environnent ,  plus  pour  exercer  sur 
eax  quelque  espèce  d  empire  que  pour  en  tirer  quelque  profit.  Ce- 
lui a  qui ,  pour  sa  plus  importante  leçon ,  l'on  apprend  à  ne  vou- 
loir rien  savoir  qne  d'utile  ,  interroge  comme  Socrale;  il  ne  fai 
pas  une  question  sans  s'en  rendre  à  lui-même  la  raison  qu'il  sait 
q  l'on  lui  en  va  demander  avant  que  de  la  résoudre. 

Voyez  quel  puissant  instrument  je  vous  mets  entre  les  mains 
pnur  agir  sur  votre  élève.  Ne  sachant  les   raisons  do  rien ,  la 


LIVRE  m.  t9n 

f  (lilà  j)resquc  réduil  au  silence  quand  il  vous  plaît  ;  et  vous ,  au 

rontraire ,  quel  avantage  vos  connaissances  et  votre  expérience  ne 

-^  "US  donnent-elles  point,  pour  lui  montrer  l'utilité  de  tout  ce  que 

is  lui  proposez!  Car,ne  vous  y  trompez  pas,  lui  faire  cette  ques- 

:i ,  c'est  lui  apprendre  à  vous  la  faire  à  son  tour;  ei  vous  de- 

/  compter,  sur  tout  ce  que  vous  lui  proposerez  dans  la  suite,  qu'à 

'.  itre  exemple  il  ne  manquera  pas  de  dire:  A  quoi  cela  est-il  bon? 

r/est  ici  peut-éfre  le  piège  le  plus  difficile  à  éviter  pour  un  gou- 

neur.  Si,  sur  la  question  de  l'enfant ,  ne  cherchant  qu'à  vous 

r d'affaire,  vous  lui  donnez  une  seule  raison  qu'il  ne  soit  pas 

(Il  état  d'entendre  ;  voyant  que  vous  raisonnez  sur  vos  idées  et 

""ti  sur  les  siennes ,  il  croira  ce  que  vous  lui  dites  bien  pour 

tre  âge ,  et  non  pour  le  sien  ;  il  ne  se  fiera  plus  à  vous ,  et  tout 

perdu.  Mais  où  est  le  maître  qui  veuille  bien  rester  court  et 

venir  de  ses  torts  avec  son  élève?  tous  se  font  une  loi  de  ne 

>  convenir  même  de  ceux  qu'ils  ont  ;  et  moi  je  m'en  ferais  une 
convenir  même  de  ceux  que  je  n'aurais  pas ,  quand  je  ne  pour- 

>  mettre  mes  raisons  à  sa  portée  :  ainsi  ma  conduite ,  toujours 
te  dans  son  esprit ,  ne  lui  serait  jamais  suspecte ,  et  je  me  con- 
serverais plus  de  crédit  en  me  supposant  des  fautes ,  qu'ils  ne 
font  en  cachant  les  leurs. 

Premièrement ,  songez  bien  que  c'est  rarement  à  vous  de  lui 
proposer  ce  qu'il  doit  apprendre  ;  c'est  à  lui  de  le  désirer,  de  le 
i'    chercher,  de  le  trouver  ;  à  vous  de  le  mettre  à  sa  portée ,  de  faire  * 
'    naître  adroitement  ce  désir ,  et  de  lui  fournir  les  moyens  de  le  sa-J 
I    tisfaire.  Il  suit  de  là  que  vos  questions  doivent  être  peu  fréquentes, 
;    mais  bien  choisies;  et  que,  comme  il  en  aura  beaucoup  plus  à 
I    vous  faire  que  vous  à  lui ,  vous  serez  toujours  moins  à  découvert, 
et  plus  souvent  dans  le  cas  de  lui  dire  :   En  quoi  ce  que  tous  me 
ihmandez  est-il  utile  à  savoir? 

!  )e  plus ,  comme  il  importe  peu  qu'il  apprenne  ceci  ou  cela , 
[luan'u  qu'il  conçoive  bien  ce  qu'il  apprend  et  l'usage  de  ce  qu'il 
apprend ,  sitôt  que  vous  n'avez  pas  à  lui  donner  sur  ce  que  vous 
lui  dites  un  éclaircissement  qui  soit  bon  pour  lui ,  ne  lui  en  don- 
nez point  du  tout.  Diles-lui  sans  scrupule  :  Je  n'ai  pas  de  bonne 
réponse  à  vous  faire  ;  j'avais  tort ,  laissons  cela.  Si  voire  instruc- 
tion était  réellement  déplacée ,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  l'abandonner 
tout  à  fait;  si  elle  ne  l'élail  ps,  avec  un  peu  de  soin  vous  Irou- 
\cro/  !»iciil<tt  ^(l(•(•.l^i(ln  de  lui  on  rendre  l'ulilité  sen«»il)lc. 


198  ÉMILi:. 

Je  n'aime  point  les  explications  en  discours  ;  les  jeunes  gens  y 
font  peu  d'attention  et  ne  les  retiennent  guère.  Les  choses  !  les 
choses  !  Je  ne  répéterai  jamais  assez  que  nous  donnons  trop  de  pou- 
voir aux  mots  :  avec  notre  éducation  bahillarde  nous  ne  faisons 
que  des  babillards. 

Supposons  que ,  tandis  que  j'étudie  avec  mon  élève  le  cours  du 
soleil  et  la  manière  de  s'orienter,  tout  à  coup  il  m'interrompe 
pour  me  demander  àquoi  sert  tout  cela.  Quel  beau  discours  je  vais 
lui  faire  !  de  combien  de  choses  je  saisis  l'occasion  de  l'instruire 
en  répondant  à  sa  question ,  surtout  si  nous  avons  des  témoins 
de  notre  entretien  '  !  Je  lui  parlerai  de  l'utilité  des  voyages,  des 
avantages  du  commerce,  des  productions  particulières  à  chaque 
climat,  des  mœurs  des  différents  peuples,  de  l'usage  du  calendrier, 
de  la  supputation  du  retour  des  saisons  pour  l'agriculture,  de 
l'art  de  la  navigation,  de  la  manière  de  se  conduire  sur  mer  cl 
(le  suivre  exactement  sa  route,  sans  savoir  où  l'on  est.  La  poli- 
tique, l'histoire  naturelle,  l'astronomie,  la  morale  même  et  le  droit 
des  gens  entreront  dans  mon  explication  ,  de  manière  à  doimer 
à  mon  élève  une  grande  idée  de  toutes  ces  sciences  et  un  grand 
désir  de  les  apprendre.  Quand  j'aurai  tout  dit ,  j'aurai  fait  l'éta- 
lage d'un  vrai  pédant ,  auquel  il  n'aura  pas  compris  une  seule 
idée.  Il  aurait  grande  envie  de  me  demander  comme  auparavant  à 
quoi  sert  de  s'orienter;  mais  il  n'ose,  de  peur  que  je  ne  me  fâche.. 
Il  trouve  mieux  son  compte  à  feindre  d'entendre  ce  qu'on  l'a 
forcé  d'écouter.  Ainsi  se  pratiquent  les  belles  éducations. 

Mais  notre  Emile ,  plus  rustiquemeut  élevé ,  et  à  qui  nous 
donnons  avec  tant  de  peine  une  conception  dure ,  n'écoutera  rien 
de  tout  cela.  Du  premier  mot  qu'il  n'entendra  pas  il  va  s'enfuir,  il 
va  folàlrer  par  la  chambre,  et  me  laisser  pérorer  tout  seul.  Cher- 
chons une  solution  plus  grossière  ;  mon  appareil  scientifique  ne 
vaut  rien  pour  lui. 

Nous  observions  la  position  de  la  forêt  au  nord  de  Montmorency, 
quand  il  m'a  interrompu  par  son  importune  question ,  A  quoi  sert 
cela?  Vous  avez  raison,  lui  dis-je  ;  il  y  faut  penser  à  loisir;  et  si 
nous  trouvons  que  ce  travail  n'est  bon  à  rion  ,  nous  ne  le  repren- 

'  J'ai  souvent  remarqué  que,  clans  les  doctes  instmction» qu'on  lioune 
aux  cnfanls,  on  songe  moins  à  se  faire  t'couter  deux  (jut'  dos  grandes  jier- 
sonnes  (|ui  sont  présentes.  Je  suis  trùs-sftr  de  ce  ((uc  je  dis  U ,  car  j'en  ai 
fait  l'olwivnfiiin  sur  nioi-mrnio. 


LIVRE  III.  IM 

droos  plus ,  car  nous  ne  manquons  pas  d'amusements  utiles.  On 
s'occupe  d'autre  chose ,  et  il  n'est  plus  question  de  géographie  du 
reste  de  la  journée. 

Le  lendemain  matin  je  lui  propose  un  tour  de  promenade  avant 
■  déjeuner  :  il  ne  demande  pas  mieux  ;  pour  courir,  les  enfants 
Mjnt  toujours  prêts ,  et  celui-ci  a  de  bonnes  jambes.  Nous  montons 
imsla  forêt,  nous  parcourons  les  charapeaux  ,  nous  nous  éga- 
rons ,  nous  ne  savons  plus  où  nous  sommes  ;  et ,  quand  il  s'agit 
de  revenir,  nous  ne  pouvons  plus  retrouver  notre  chemin.  Le 
temps  se  passe ,  la  chaleur  vient ,  nous  avons  faim  ;  nous  nous 
pressons ,  nous  errons  vainement  de  côté  et  d'autre ,  nous  ne 
trouvons  partout  que  des  bois,  des  carrières,  des  plaines,  nul  ren- 
seignement pour  nous  reconnaître.  Bien  échauffés ,  bien  recrus , 
bien  affamés ,  nous  ne  faisons  avec  nos  courses  que  nous  égarer 
davantage.  Nous  nous  asseyons  enfin  pour  nous  reposer,  pour 
délibérer.  Emile ,  que  je  suppose  élevé  comme  un  autre  enfant , 
ne  délibère  point ,  il  pleure  ;  il  ne  sait  pas  que  nous  sommes  à  la 
porte  (le  Montmorency,  et  qu'un  simple  taillis  nous  le  cache  ;  mais 
ce  taillis  est  une  forêt  pour  lui,  un  homme  de  sa  stature  est  en- 
terré dans  les  buissons. 

.Après  quelques  moments  de  silence ,  je  lui  dis  d'un  air  inquiet  : 
Mon  cher  Emile ,  comment  ferons-nous  pour  sortir  d'ici  ? 
EMILE,  en  nage,  et  pleurant  à  chaudes  larmes. 

Je  n'en  sais  rien.  Je  suis  las;  j'ai  faim ,  j'ai  soif;  je  n'en  pui> 
plus. 

JEAN-JACQUES. 

Me  croyez-vous  en  meilleur  état  que  vous  ?  et  pensez-vous  que 
je  me  (îsse  faute  de  pleurer,  si  je  pouvais  déjeuner  de  mes  larmes  .* 
Il  ne  s'agit  pas  de  pleurer,  il  s'agit  de  se  reconnaître.  Voyons 
Totre  montre  ;  quelle  heure  est-il  ? 

Il  est  midi ,  el  je  suis  à  jeun. 

JE*5-JACQtES. 

Cela  est  vrai ,  il  est  midi ,  et  je  sais  à  jeun. 

ÉMII.E. 

Oh  !  que  vous  dcver  avoir  faim  ! 

JEAN-JACQCES. 

Le  malheur  est  que  mon  dîner  ne  viendra  pas  me  chercher  ici.  Il 
est  midi  :  c'est  justement  l'heure  où  nous  obser\ions  hier  de  Mont- 


ÎOO  EMILE. 

morency  la  position  de  la  foret.  Si  nous  pouvions  de  mémo  obaer 
ver  de  la  forêt  la  position  de  Montmorency  ?... 

ÉMII.E. 

Oui  ;  mais  hier  nous  voyions  la  foret ,  et  d'ici  nous  ne  voyons 
pas  la  ville. 

JEAN-JACQDES. 

Voilà  le  mal...  Si  nous  pouvions  nous  passer  de  lavoir,  pour 
trouver  sa  position  !... 

EMILE. 

0  mon  bon  ami  ! 

JEAN-JACQUES. 

Ne  disions-nous  pas  que  la  foret  était... 

-_  EMILE. 

Au  nord  de  Montmorency. 

JEAN-JACQUES. 

Par  conséquent  Montmorency  doit  être... 

EMILE. 

Au  sud  de  la  forêt. 

JEAN-JACQUES. 

Ncus  avons  un  moyen  de  trouver  le  nord  à  midi. 

EMILE. 

Oui ,  par  la  direction  de  l'ombre. 

JE.AN-JACQDES. 

Mais  le  sud.=> 

EMILE. 

Comment  faire  ? 

JEAN-JACQDES. 

Le  sud  est  l'opposé  du  nord. 

EMILE. 

Cela  est  vrai  ;  il  n'y  a  qu'à  chercher  l'oppose  de  l'ombre.  Oh  ! 
voilà  le  sud  !  voilà  le  sud  !  sûrement  Montmorency  est  de  ce  coté  j 
cherchons  de  ce  coté. 

JEAN-JACQUES. 

Vous  pouvez  avoir  raison  ;  prenons  ce  sentier  à  travers  le  bois. 
EMILE,  frappant  des  mains  d  poussant  un  cri  de  joie. 

Ah  !  je  vois  Montmorency  !  le  voilà  tout  devant  nous ,  tout  à  dé- 
rouvert.  Allons  déjeuner,  allons  diner,  courons  vile  :  l'astronomie 
est  bonne  à  quelque  chose. 

Prenez  garde  (|ue ,  s'il  ne  dit  pas  celle  dernière  phrase ,  il  la 


UVRE  III.  toi 

pensera;  peu  importe,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  moi  qui  la 
dise.  Or  soyez  sur  qu'il  n'oubliera  de  sa  vie  la  leçon  de  cette  jour- 
i)ée  ;  au  lieu  que ,  si  je  n'avais  fait  que  lui  supposer  tout  cela  dans 
sa  chambre,  mon  discours  eut  été  oublié  dès  le  lendemain.  Il  faut 
parler  tant  qu'on  peut  par  les  actions ,  et  ne  dire  que  w  qu'on  ne 
i-iurait  faire. 

Le  lecteur  ne  s'attend  pas  que  je  le  méprise  assez  pour  lui  donner 
un  exemple  sur  chaque  espèce  d'étude  :  mais,  de  quoi  qu'il  soit 
i]uestion,je  ne  puis  trop  exhorter  le  gouverneur  à  bien  mesurer 
- 1  preuve  sur  la  capacité  de  l'élève  ;  car ,  encore  une  fois ,  le  mal 
.1  est  pas  dans  ce  qu'il  n'entend  point ,  mais  dans  ee  qu'il  croit  en- 
tendre. 

Je  me  souviens  que ,  voulant  donner  à  un  enfant  du  goût  pour 
la  chimie,  après  lui  avoir  montré  plusieurs  précipitations  métalli- 
ques ,  je  lui  expliquais  comment  se  faisait  l'encre.  Je  lui  disais  que 
sa  noirceur  ne  venait  que  d'un  fer  très-divisé ,  détaché  du  ^ntriol , 
et  précipité  par  une  liqueur  alcaline.  Au  milieu  de  ma  docte  ex- 
plication, le  petit  traître  m'arrêta  tout  court  avec  ma  question  que 
je  lui  avais  apprise  :  me  voilà  fort  embarrassé. 

Après  avoir  un  peu  rêvé,  je  pris  mon  parti  ;  j'envoyai  chercher 
du  vin  dans  la  cave  du  maître  de  la  maison ,  et  d'autre  vm  à  huit 
sous  chez  un  marchand  de  vin.  Je  pris  dans  un  petit  flacon  de  la 
dissolution  d'alcali  fixe;  puis,  ayant  devant  moi,  dans  deux  verres, 
de  ces  deux  différents  vins  ' ,  je  lui  parlai  ainsi  : 

On  falsifie  plusieurs  denrées  pour  les  faire  paraître  meilleures 
qu'elles  ne  sont.  Ces  falsifications  trompent  l'œil  et  le  goût;  mais 
elles  sont  nuisibles ,  et  rendent  la  chose  falsifiée  pire,  avec  sa  belle 
apparence,  qu'elle  n'était  auparavant. 

On  falsifie  surtout  les  boissons ,  et  surtout  les  vins ,  parce  que  lu 
tromperie  est  plus  diflicile  à  connaître,  et  donne  plus  de  profil  au 
trompeur. 

Là  falsification  des  vins  verts  ou  aigres  se  fait  avec  de  lalitbar- 
ge  :  la  litharge  est  une  préparation  de  plomb.  I^  plomb  uni  aux 
acides  fait  un  sel  fort  doux,  qui  corrige  au  goût  la  verdeur  du  vin, 
mais  qui  est  un  poison  pour  ceux  qui  le  boivent.  Il  imoorte  donc, 
tvantde  boire  du  vin  suspect ,  de  savoir  s'il  est  litliargiré  ou  s  il  no 
Test  pas.  Or,  voici  comment  je  raisonne  pour  découvrir  cela. 

'  A  duqw  eipUeation  qu'on  veut  donnn-  à  l'enfant ,  un  peti>  ar^paa-il 
«■i  b  précède  lert  beaucoup  i  le  rendre  ittentif. 


202  EMILE. 

La  liqueur  du  viu  ne  contient  pas  seulement  de  l'esprit  inllam- 
mablo,  comme  vous  l'avez  vu  par  l'eau-de-vie  qu'on  en  tire  :  elle 
contient  encore  de  l'acide ,  comme  vous  pouvez  le  connaître  par  le 
vinaigre  elle  tartre  qu'on  en  lire  aussi. 

L'acide  a  du  rapportaux  substances  métalliques,  s'unitavec  elles 
par  dissolution  pour  former  un  sel  compose,  tel ,  par  exemple  , 
que  la  rouille,  qui  n'est  qu'un  fer  dissous  par  l'acide  contenu 
dans  l'air  ou  dans  l'eau,  et  tel  aussi  que  le  vert-de-gris ,  qui  n'est 
qu'un  cuivre  dissous  par  le  vinaigre. 

Mais  ce  même  acide  a  plus  de  rapport  encore  aux  substances* 
alcalines  qu'aux  substances  métalliques ,  en  sorte  que  par  l'inter- 
vention des  premières  dans  les  sels  composés  dont  je  viens  de  vous 
parler,  l'acide  est  forcé  de  lâcher  le  métal  auquel  il  est  uni ,  pour 
s'attacher  à  l'alcali. 

Alors  la  substance  métallique,  dégagée  de  l'acide  qui  la  tenait 
dissoute,  se  précipite,  et  rend  la  liqueur  opaque. 

Si  donc  un  de  ces  deux  vins  est  litliargiré,  son  acide  lient 
la  lithargeen  dissolution.  Que  j'y  verse  de  la  liqueur  alcaline,  elle 
forcera  l'acide  de  quitter  prise  pour  s'unir  à  elle  ;  le  plomb ,  n'é- 
tant plus  tenu  en  dissolution ,  reparaîtra,  troublera  la  liqueur,  1 1 
se  précipitera  enfin  dans  le  fond  du  verre. 

S'il  n'y  a  point  de  plomb  '  ni  d'aucun  métal  dans  le  vin,  l'alcali 
s'unira  paisiblement  'avec  l'acide  ,  le  tout  restera  dissous ,  et  il  ne 
se  fera  aucune  précipitation. 

Ensuite  je  versai  de  ma  liqueur  alcaline  successivement  dans 
les  deux  verres  :  celui  du  vin  de  la  maison  resta  clair  et  diaphane  ; 
l'autre  en  un  moment  fut  trouble,  et  au  bout  d'une  heure  on 
rit  clairement  le  plomb  précipité  dans  le  fond  du  verre. 

Voilà,  repris-je,  le  vin  naturel  et  pur  dont  on  peut  boire  ,  et 
voici  le  vin  falsifié  qui  empoisonne.  Cela  se  découvre  par  les  mê- 
mes connaissances  dont  vous  me  demandiez  l'utilité;  celui  qui  sait 

'  Les  vins  qu'on  vend  en  détail  cliez  les  mnrcliands  de  vins  df  Pari», 
quoiqu'ils  ne  soienl  pas  tous  lilliarsirés.sont  rarement  exempts  de  plomb, 
parce  que  les  comptoirs  de  ers  marchands  sont  garnis  de  ce  mt'tal ,  et  qui* 
le  vin  (|ui  se  répand  dans  la  iiiosiirc  en  passant  et  séjournant  sur  ce  (ilomh 
en  dissout  toujours  quelque  partie.  Il  est  étrange  ipi'un  abus  si  nianifesle 
et  si  dangereux  soit  souffert  par  la  police.  Mais  il  est  vrai  «lue  les  gens  aisés, 
ne  buvant  guère  de  ces  vins-1^ .  sont  |hmi  sujets  à  en  être  empoisonnés. 

'■'  L'acide  végétal  est  fort  doux.  Si  c'était  un  acide  minéral,  et  qu'il  fut 
moins  étendu ,  l'union  ne  se  ferait  pas  sau»  effervescence. 


LIVRE  m.  ÎW 

bien  comment  se  fait  Tencre  sait  ronnaitre  aussi  les  vins  frelatés. 

J  étais  fort  content  de  mon  exemple ,  et  cependant  je  m'aperçus 
;ue  I  enfant  n'en  était  point  frappé.  J'eus  besoin  d'un  peu  de  temps 

.>ur  sentir  que  je  n'avais  fait  qu'une  sottise  :  car,  sans  parler  de 

1  mpossibilité  qu  adouze  ans  un  enfant  pùl  suivre  mon  explication, 
l'iililité  de  cette  expérience  n'entrait  pas  dans  son  esprit ,  parc« 
qu;i\  aut  goûté  des  deux  vins  et  les  trouvant  bons  tous  deux  ,  il  n« 
joignait  aucune  idée  à  ce  mot  de  falsttication  que  je  pensais  lui 
avoir  si  bien  expliqué.  Ces  autres  mots  malsain ,  poison,  n'avaient 
même  aucun  sens  pour  lui  ;  il  était  là-dessus  dans  le  cas  de  l'histo- 
rien du  médecin  Philippe  :  c'est  le  cas  de  tous  les  enfants. 

Les  rapports  des  effets  aux  causes  dont  nous  n'apercevons  pas 
'  I  liaison,  les  biens  et  les  maux  dont  nous  n'avons  aucune  idée, 

■>  besoins  que  nous  n'avons  jamais  sentis  ,  sont  nuls  pour  nous  ; 
il  est  impossible  de  nous  intéresser  par  eux  à  rien  faire  qui  s'y  rap- 
porte. On  voit  à  quinze  ans  le  bonheur  d'un  homme  sage,  comme 
à  trente  la  gloire  du  paradis.  Si  l'on  ne  conçoit  bien  l'un  et  l'autre , 
ott  fera  peu  de  chose  pour  les  acquérir;  et,  quand  même  on  les 
•  iucevrai  t ,  on  fera  peu  de  chose  encore  si  on  ne  les  désire  ,  si  on 

e  les  sent  convenables  à  soL  II  est  aisé  de  convaincre  un  enfant 
;'ie  ce  qu'on  lui  veut  enseigner  est  utile  :  mais  ce  n'est  rien  de  le 
ronvaincre  si  l'on  ne  sait  le  persuader.  En  vain  la  tranquille  rai- 
son nous  fait  approuver  ou  blâmer ,  il  n'y  a  que  la  passion  qui  nous 
fasse  agir  :  et  comment  se  passionner  pour  des  intérêts  qu'on  n'a 
point  encore  ? 

Ne  montrez  jamais  rien  à  l'enfant  qu'il  ne  puisse  voir.  Tandis  j 
que  l'humanité  lui  est  pres<|ue  étrangère,  ne  pouvant  l'élever  à  l'é- 

t  d'homme ,  rabaissez  jiour  lui  l'homme  à  l'état  d'enfant.  En 

rit  à  ce  qui  lui  penl  être  utile  dans  un  autre  âge ,  ne  lui  par- 

ile  ce  dont  il  voit  des  à  présent  l'utilité.  Du  reste ,  jamais 
().  •        .ir. lisons  avec  d'autres  enfants,  point  de  rivaux,  point  de 
cuii'  ;; .   ..s,  même  à  la  course,  aussitôt  qu'il  commence  à  raison- 
ner; j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  n'apprenne  point  ce  qu'il  n'ap- 
prrndrnit  que  par  jalousie  ou  par  vanité.  Seulement  je  marquerai 
-  ans  les  progrès  qu'il  aura  faits  :  je  les  comparerai  à  ceux 
.  !  M  l'année  suivante  :  je  lui  dirai  :  Vous  êtes  grandi  de  tant 
lignes;  toilà  le  fossé  que  vous  sautiez ,  le  fardeau  que  vous 

>rtiez  ;  voici  la  distance  où  vous  lanciez  un  caillou,  la  carrière  que 

'<»  iwrcouriez  d'une  haleine  ,  etc.  :  voyons  maintenant  ce  que 


loi  EMILE. 

vous  ferez.  Je  l'excite  ainsi  sans  le  rendre  jaloux  de  personne.  II 
voudra  se  surpasser ,  il  le  doit  :  je  ne  vois  nul  inconvénient 
qu'il  soit  émule  de  lui-ménnie. 

Je  hais  les  livres  ;  ils  n'apprennent  qu'à  parler  de  ce  qu'on  ne 
sait  pas.  On  dit  qu'Hermès  grava  sur  des  colonnes  les  éléments  des 
sciences  ,  pour  mettre  ses  découvertes  à  l'abri  d'un  déluge.  S'il 
les  eût  bien  imprimées  dans  la  tête  des  hommes,  elles  s'y  seraient 
conservées  par  tradition.  Des  cerveaux  bien  préparés  sont  les  mo- 
numents où  se  gravent  le  plus  sûrement  les  connaissances  hu- 
maines. 

N'y  aurait-il  point  moyen  de  rapprocher  tant  de  leçons  éparses 
dans  tant  de  livres  ,  de  les  réunir  sous  un  objet  commun  qui  pût 
être  facile  à  voir,  intéressant  à  suivre  ,  et  qui  pût  servir  de  stimu- 
lant, même  à  cet  âge  ?  Si  l'on  peut  inventer  une  situation  où  tous 
les  besoins  naturels  de  l'homme  se  montrent  d'une  manière  sensi- 
ble à  l'esprit  d'un  enfant,  et  où  les  moyens  de  pourvoir  à  ces  mê- 
mes besoins  se  développent  successivement  avec  la  même  facilité, 
c'est  par  la  pointure  vive  et  naïve  de  cet  état  qu'il  faut  donner  le 
premier  exercice  à  son  imagination. 

Philosophe  ardent ,  je  vois  déjà  s'allumer  la  vôtre.  Ne  vous 
mettez  pas  en  frais  ;  cette  situation  est  trouvée ,  elle  est  décrite, 
et,  sans  vous  faire  tort,  beaucoup  mieux  que  vous  ne  la  décririez 
vous-même  ,  du  moins  avec  plus  de  vérité  et  de  simplicité.  Puis- 
qu'il nous  faut  absolument  des  livres  ,  il  en  existe  un  qui  fournit, 
à  mon  gré  ,  le  plus  heureux  traité  d'éducation  naturelle.  Ce  livre 
sera  le  premier  que  lira  mon  Emile  ;  seul  il  composera  durant 
longtemi)s  toute  sa  bibliothèque,  et  il  y  tiendra  toujours  une  place 
distinguée.  Il  sera  le  texte  auquel  tous  nos  entretiens  sur  les  scion- 
ces  naturelles  neserviront  que  de  commentaire.  Il  servira  d'épreuve 
durant  nos  progrès  à  l'état  de  notre  jugement  ;  et ,  tant  que  notre 
goût  ne  sera  pas  gâté ,  sa  lecture  nous  plaira  toujours.  Quel  est 
("donc  ce  merveilleux  livre.'  Est-ce  A ristote.'  est-ce  Pline.'  est-ce 
i^Buffon?  Non  ;  c'est  Robinsoii  Crusoé. 

Robinson  Crusoé  dans  son  île  ,  seul,  dépourvu  de  l'assistance 
de  ses  semblables  et  des  instruments  de  tous  les  arts ,  pourvoyant 
cependant  à  sa  subsistance  ,  à  sa  conservation  ,  et  se  procurant 
même  une  sorte  de  bien-être  :  voilà  un  objet  intéressant  pour  tout 
âge ,  et  qu'on  a  mille  moyens  de  rendre  agréable  aux  enfants. 
Voilà  comment  nous  réalisons  l'jle  déserte  qui  me  servait  d'abord 


LIVRE  III.  206 

do  comparaison.  Celélal  n'est  pas,  j'en  conviens,  celui  de  l'homme 
social  ;  vraisemblablement  il  ne  doit  pas  être  celui  d'Emile  :  mais 
c'est  sur  ce  même  état  qu'il  doit  apprécier  tous  les  autres.  Le  plus 
sur  moyen  de  s'élever  au-dessus  des  préjugés  et  d'ordonner  ses  ju- 
gements sur  les  vrais  rapports  des  choses ,  est  de  se  mettre  à  la 
place  d'un  homme  isolé ,  et  de  juger  de  tout  comme  cet  homme 
CD  doit  juger  lui-même,  eu  égard  à  sa  propre  utilité. 

Ce  roman ,  débarrasse  de  tout  son  fatras  ,  commençant  au  nau- 
frage de  Robinson  près  de  son  lie ,  et  Unissant  à  l'arrivée  du  vais- 
seau qui  vient  l'en  tirer,  sera  tout  à  la  fois  l'amusement  et  i'ins- 
tiuction  d'Emile  durant  l'époque  dont  il  est  ici  question.  Je  veux 
que  la  tête  lui  en  tourne,  qu'il  s'occupe  sans  cesse  de  son  château, 
de  ses  chèvres ,  de  ses  plantations  ;  qu'il  apprenne  en  détail ,  non 
dans  des  livres ,  mais  sur  les  choses ,  tout  ce  qu'il  faut  savoir  en 
pareil  cas  ;  qu'il  pense  être  Robinson  lui-même  ;  qu'il  se  voie  ha- 
bille de  peaux  ,  portant  un  grand  bonnet ,  un  grand  sabre,  tout  le 
grotesque  équipage  de  la  figure  ,  au  parasol  près,  dont  il  n'aura 
pas  besoin.  Je  veux  qu'il  s'inquiète  des  mesures  à  prendre,  si 
ci  ou  cola  venait  à  lui  manquer;  qu'il  examine  la  conduite  de 

Il  héros ,  qu'il  cherche  s'il  n'a  rien  omis ,  s'il  n'y  avait  rien  de 
mieux  à  faire  ;  qu'il  marque  attentivement  ses  fautes ,  et  qu'il  en 
protjle  pour  n'y  pas  tomber  lui-même  en  pareil  cas  :  car  ne  doutez 

int  qu'il  ne  projette  d'aller  faire  un  établissement  semblable; 
'st  le  vrai  château  en  Espagne  de  cet  heureux  âge ,  où  l'on  ne 
'>iinait  d'autre  bonheur  que  le  nécessaire  et  la  liberté. 

Quelle  ressource  que  cette  folie  pour  un  homme  habile  ,  qui  n'a 
I  la  faire  naître  qu'afin  de  la  mettre  à  profil  !  L'enfant ,  pressé 
''  se  faire  un  magasin  pour  son  lie,  sera  plus  ardent  pourappren- 
uv,  que  le  maître  pour  enseigner.  Il  voudra  savoir  tout  ce  qui  est 
utile,  et  ne  voudra  savoir  que  cela  :  vous  n'aurez  plus  besoin  de 
le  guider,  vous  n'aurez  qu'à  le  retenir.  Au  reste ,  dépêchons-nous 
••  l'établir  dans  cette  ilc,  tandis  qu'il  y  borne  sa  félicité;  car  le 
jour  approche  où  ,  s'il  y  veut  vivre  encore,  il  n'y  voudra  plus  vi- 
vre seul  ;  et  où  Vendredi ,  qui  maintenant  ne  le  touche  guère ,  ne 
lui  suffira  pas  longtemps. 

La  pratique  des  arts  naturels ,  auxquels  peut  suffire  un  seul 

imnie ,  mène  à  la  recherche  des  arts  d'industrie ,  et  qui  ont  be- 
"•m  du  concours  de  plusieurs  mains.  Les  premiers  peuvent  s'exer- 
cer par  des  solitaires ,  par  des  sauvages;  mais  les  autres  ne  peu- 


20ft  l'MILE. 

vent  naître  que  dans  la  société,  et  la  rendent  nécessaire.  Tant  qu'on 
ne  connaît  que  le  besoin  physique ,  chaque  homme  se  sufQt  à  lui- 
même;  l'introduction  du  superflu  rend  indispensable  le  partage  et 
la  distribution  du  travail  :  car,  bien  qu'un  homme  travaillant  seul 
ne  gagne  que  la  subsistance  d'un  homme ,  cent  hommes ,  travail- 
lant de  concert,  gagneront  de  quoi  en  faire  subsister  deux  cents. 
Sitôt  donc  qu'une  partie  des  hommes  se  repose,  il  faut  que  le  con- 
cours des  bras  de  ceux  qui  travaillent  supplée  à  l'oisiveté  de  ceux 
qui  ne  font  rien. 

Votre  plus  grand  som  doit  être  d'écarter  de  l'esprit  de  votre 
élève  toutes  les  notions  des  relations  sociales  qui  ne  sont  pas  à 
sa  portée  :  mais  quand  l'enchaincment  des  connaissances  vous 
force  à  lui  montrer  la  mutuelle  dépendance  des  hommes ,  au  lieu 
de  la  lui  montrer  par  le  côté  moral,  tournez  d'abord  toute  son  at- 
tention vers  l'industrie  et  les  arts  ,mécaniques ,  qui  les  rendent 
utiles  les  uns  aux  autres.  En  le  promenant  d'atelier  en  atelier ,  ne 
souffrez  jamais  qu'il  voie  aucun  travail  sans  mettre  lui-même  la 
main  à  l'œuvre ,  ni  qu'U  en  sorte  sans  savoir  parfaitement  la  rai- 
son de  tout  ce  qui  s'y  fait,  ou  du  moins  de  tout  ce  qu'il  a  observé. 
Pour  cela,  travaillez  vous-même,  donnez-lui  partout  l'excniple  : 
pour  le  rendre  maître,  soyez  partout  apprenti  ;  et  comptez  qu'une 
heure  de  travail  lui  apprendra  plus  de  choses  qu'il  n'en  retiendrait 
d'un  jour  d'explications. 

Il  y  aune  estime  publique  attachée  aux  différents  arts  en  raison 
inverse  de  leur  utilité  réelle.  Cette  estime  se  mesure  directement 
sur  leur  inutilité  même ,  et  cela  doit  être.  Les  arts  les  plus  utiles 
sont  ceux  qui  gagnent  le  moins,  parce  que  le  nombre  des  ouvriers 
se  proportionne  au  besoin  des  hommes ,  et  que  le  travail  néces- 
saire à  tout  le  monde  reste  forcément  ii  un  prix  que  le  pauvre  peut 
payer.  Au  contraire,  ces  importants  qu'on  n'appelle  pas  artisans , 
mais  artistes ,  travaillant  uniquement  pour  les  oisifs  et  les  riches, 
mettent  un  prix  arbitraire  à  leurs  babioles  ;  et,  comme  le  mérite 
de  ces  vains  travaux  n'est  que  dans  l'opinion,  leur  prix  même  fait 
|)artie  de  ce  mérite,  et  on  les  estime  à  proportion  de  ce  qu'ils  coû- 
tent. Le  cas  qu'en  fait  le  riche  ne  vient  pas  de  leur  usage  ,  mais 
de  ce  que  le  pauvre  ne  les  peut  payer,  yolo  habere  bonu,  nisi  qui- 
bus  populus  invidcrit  '. 

Que  deviendront  vos  élèves,  si  vous  leur  laissez  adopter  ce  soij 

'  Pclron.  ^;ca|».  100,  edil.  Burmann).  \ 


LIVRE  m.  20: 

préjugé ,  si  vous  le  favorisez  vous-même,  s'ils  vous  voient ,  par 
exemple ,  entrer  avec  plus  d'égards  dans  Ja  boutique  d'un  orfèvre 
que  dans  celle  d'un  serrurier  ?  Quel  jugement  porteront-ils  du  vrai 
mérite  des  arts  et  de  la  véritable  valeur  des  choses ,  quand  ils 
verront  partout  le  prix  de  fantaisie  en  contradiction  avec  le  prix 
tiré  de  l'utilité  réelle,  et  que  plus  la  chose  coùto,  moins  elle  vaut  ? 
Au  premier  moment  que  vous  laisserez  entrer  ces  idées  dans  leur 
lélc  ,  abandonnez  le  reste  de  leur  éducation  ;  malgré  vous  ils  se- 
ront élevés  comme  tout  le  monde  ;  vous  avez  perdu  quatorze  ans 
de  soins. 

Emile ,  songeant  à  meubler  son  île ,  aura  d'autres  manières  de 
voir.  Robinson  eût  fait  beaucoup  plus  de  cas  de  la  boutique  d'un 
taillandier  que  de  tous  les  colifichets  de  Saide.  Le  premier  lui  eut 
paru  un  homme  très-respectable,  et  l'autre  un  petit  charlatan. 

n  Mon  fils  est  fait  pour  vivre  dans  le  monde  ;  il  ne  vivra  pas 
«  avec  des  sages,  mais  avec  des  fous  :  il  faut  donc  qu'il  connaisse 
•  leurs  folies,  puisque  c'est  par  elles  qu'ils  veulent  être  conduits. 
"  Li  connaissance  réelle  des  choses  peut  être  bonne ,  mais  celle 
•«  des  hommes  et  de  leurs  jugements  vaut  encore  mieux  ;  car,  dans 
"  la  société  humaine ,  le  plus  grand  instrument  de  l'homme  est 
«  l'homme  ,  et  le  plus  sage  est  celui  qui  se  sert  le  mieux  de  cet 

■  instrument.  A  quoi  bon  donner  aux  enfants  l'idée  d'un  ordre 

■  imaginaire  tout  contraire  à  c«lui  qu'ils  trouveront  établi,  et  sur 
«  lequel  il  faudra  qu'ils  se  règlent?  Donnez-leur  premièrement  des 
«  leçons  pour  être  sages ,  et  puis  vous  leur  en  donnerez  pour  ju- 
«  gcr  en  quoi  les  autres  sont  ious.  » 

Voilà  les  spécieuses  maximes  sur  lesquelles  la  fausse  prudence 

des  pères  travaille  à  rendre  leurs  enfants  esclaves  des  préjugés 

dont  ils  les  nourrissent ,  et  jouets  eux-mêmes  de  la  tourbe  insensée 

:  mt  ils  pensent  faire  l'instrument  de  leurs  passions.  Pour  parvenir 

connaître  l'homme,  que  de  choses  il  faut  connaître  avant  lui! 

iiomme  est  la  dernière  étude  du  sage ,  et  vous  prétendez  en  faire] 

Il  première  d'un  enfant!  Avant  de  l'instruire  de  nos  sentiments  , 

ommencez  par  lui  apprendre  "i  les  apprécier.  Est-ce  connaître  une 

'lie  que  de  la  prendre  pour  la  raison?  Pour  être  sage  il  faut  dis- 

rtifr  ce  qui  ne  l'est  pas.  Comment  votre  enfant  connaitra-t-il  les 

s ,  s'il  ne  sait  ni  juger  leurs  jugements  ni  démêler  leurs  er- 

•  ^'est  un  mal  de  savoir  ce  qu'ils  pensent,  quand  on  ignore 

-^1  ce  qu'ils  pensent  e»l  vrai  ou  faux.  Apprenez-lui  donc  première- 


lus  EMILE 

ment  ce  que  sont  les  choses  en  elles-mêmes ,  el  vous  lui  appren- 
drez après  ce  qu'elles  sont  à  nos  yeux  :  c'est  ainsi  qu'il  saura  com- 
parer l'opinion  à  la  vérité,  et  s'élever  au-dessus  du  vulgaire  ;  car 
on  ne  connaît  point  les  préjugés  quand  on  les  adopte ,  et  l'on  ne 
mène  point  le  peuple  quand  on  lui  ressemble.  Mais  si  vous  com- 
mencez par  l'instruire  de  l'opinion  publique  avant  de  lui  appren- 
dre à  l'apprécier ,  assurez-vous  que ,  quoi  que  vous  puissiez  faire , 
elle  deviendra  la  sienne  ,  et  que  vous  ne  la  détruirez  plus.  Je  con- 
clus que  ,  pour  rendre  un  jeune  homme  judicieux ,  il  faut  bien 
former  ses  jugements ,  au  lieu  de  lui  dicter  les  nôtres. 

Vous  voyez  que  jusqu'ici  je  n'ai  point  parlé  des  hommes  à  mon 
élève,  il  aurait  eu  trop  de  bon  sens  pour m'enlendre; ses  relations 
avec  son  espèce  ne  lui  sont  pas  encore  assez  sensibles  pour  qu'il 
puisse  juger  des  autres  par  lui.  Il  ne  connaît  d'être  humain  que 
lui  seul ,  et  même  il  est  bien  éloigne  de  se  connaître  :  mais ,  s'il 
porte  peu  de  jugements  sur  sa  personne ,  au  moins  il  n'en  porte 
que  de  justes.  Il  ignore  quelle  est  la  place  des  autres ,  mais  il  sent 
la  sienne  et  s'y  tient.  Au  lieu  des  lois  sociales  qu'il  ne  peut  con- 
naître, nous  l'avons  lié  des  chaînes  de  la  nécessité.  Il  n'est 
presque  encore  qu'un  être  physique ,  continuons  de  le  traiter 
comme  tel. 

C'est  par  leur  rapport  sensible  avec  son  utilité ,  sa  sûreté ,  sa 
conservation ,  son  bien-être ,  qu'il  doit  apprécier  tous  les  corps  de 
la  nature  et  tous  les  travaux  des  hommes.  Ainsi  le  fer  doit  être  à 
ses  yeux  d'un  beaucoup  plus  grand  prix  que  l'or ,  et  le  verre  que 
le  diamant  :  de  même,  il  honore  beaucoup  plus  un  cordonnier, 
un  maçon ,  qu'un  Lempereur ,  un  le  Blanc ,  et  tous  les  joailliers 
de  l'Europe  ;  un  pâtissier  est  surtout  à  ses  yeux  un  homme  très- 
fimporlant ,  et  il  donnerait  toute  l'Académie  des  sciences  pour  le 
momdre  confiseur  de  la  rue  des  Lombards.  Les  orfèvres,  les  gra- 
veurs ,  les  doreurs ,  les  brodeurs ,  ne  sont ,  à  son  avis ,  que  des  fai- 
néants qui  s'amusent  k  des  jeux  parfaitement  inutiles;  il  ne  fait 
pas  même  un  grand  cas  de  l'horlogerie.  L'heureux  enfant  jouit  du 
temps  sans  en  être  esclave;  il  en  profite,  et  n'en  connaît  pas  le 
prix.  Le  calme  des  passions ,  qui  rend  pour  lui  sa  succession  tou- 
jours égale ,  lui  lient  lieu  d'instrument  pour  le  mesurer  au  besoin  '. 

'  Le  temps  perd  jwur  nons  sa  mesure ,  quand  nos  passions  veulent  r<« 
i!,\cr  :on  cours  k  It'iir  srcî.  La  montre  du  saRc  est  l'('Ralité  dlmmeiir  et  11 
paix  de  l'ànie  :  il  est  toujours  à  son  licurc,  et  il  la  connaît  toujours. 


LIVRE  111.  209 

En  lui  supposant  une  montre  ,  aussi  bien  qu'en  le  faisaut  pleurer, 
je  me  donniis  uti  Emile  vulgaire  pour  être  utile  et  me  faire  en- 
tendre ;  car ,  quant  au  véritable ,  un  enfant  si  différent  des  autres 
ne  servirait  d'exemple  à  rien. 

Il  y  a  un  ordre  non  moins  naturel  et  plus  judicieux  encore ,  par 
lequel  on  considère  les  arts  selon  les  rapports  de  nécessité  qui  les 
lient ,  mettant  au  premier  rang  les  plus  indépendants ,  et  au  der* 
Bier  ceux  qui  dépendent  d'un  plus  grand  nombre  d'autres.  Cet 
ordre ,  qui  fournit  d'importantes  considérations  sur  celui  de  la 
société  générale,  est  semblable  au  précèdent,  et  soumis  au  même 
renversement  dans  l'estime  des  hommes  ;  en  sorte  que  l'emploi 
des  matières  premières  se  fait  dans  des  métiers  saus  honneur, 
presque  sans  profit ,  et  que  plus  elles  changent  de  mains,  plus  la 
main-d'œuvre  augmente  de  prix  et  devient  honorable.  Je  n'examine 
pas  s'il  est  vrai  que  l'industrie  soit  plus  grande  et  mérite  plus  de 
récompense  dans  les  arts  minutieux  qui  donnent  la  dernière  forme 
à  ces  matières ,  que  dans  le  premier  travail  qui  les  convertit  à  l'u- 
Mge  des  hommes  :  mais  je  dis  qu'en  chaque  chose  l'art  dont  l'usage 
CRt  le  plus  général  et  le  plus  indispensable  est  mcontestablement 
celui  qui  mérite  le  plus  d'estime ,  et  que  celui  à  qui  moins  d'autres 
arts  sont  nécessaires  la  mérite  encore  par-dessus  les  plus  subor- 
doanés ,  parce  qu'il  est  plus  libre  et  plus  près  de  l'indépendance. 
Voilà  les  véritables  règles  de  l'appréciation  des  arts  et  de  l'indus- 
trie ;  tout  le  reste  est  arbitraire  et  dépend  de  l'opinion. 

Le  premier  et  le  plus  respectable  de  tous  les  arts  est  l'agricul- 

lore  :  je  mettrais  la  forge  au  second  rang  ,  la  charpente  au  troisiè- 

mt ,  et  ainsi  de  suite.  L'enfant  qui  n'aura  point  été  séduit  par  les 

fléjugés  vulgaires  en  jugera  précisément  ainsi.  Que  de  reflexions 

■■portantes  notre  Emile  ne  tirera-t-il  point  là-dessus  de  son  Ro- 

lAtton  !  Que  pensera-t-il  en  voyant  que  les  arts  ne  se  |  erfection- 

"«nt  qu'en  se  subdivisant ,  en  multipliant  à  l'infini  les  instruments 

-  uns  et  des  autres?  Il  se  dira  :  Tous  ces  gens-là  sont  sottement 

-:i-nieux  :  on  croirait  qu'ils  ont  peur  que  leurs  bras  et  leurs  doigts 

10  leur  sen-ent  à  quelque  chose,  tant  ils  inventent  d'instruments 

■ir  s'en  passer.  Pour  exercer  un  seul  art,  ils  sont  asservis  à  mille 

'  res  :  il  faut  une  ville  à  chaque  ouvrier.  Pour  mon  cam.iiade  et 

I ,  nous  mettons  notre  génie  dans  notre  adresse  ;  nous  nous  fai 

>->des  outils  que  nous  puissions  porter  partout  avec  nous.  Tous 


210  ÉMILL 

ces  gens  si  (iers  de  leurs  talents  dans  Paris  ne  sauraient  rien  dans 
noire  île ,  et  seraient  nos  apprentis  à  leur  tour. 

Lecteur,  ne  vous  arrêtez  pas  à  voir  ici  l'exercice  du  corps  et 
l'adresse  des  mains  de  notre  élève  ;  mais  considérez  quelle  direc- 
tion nous  donnons  à  ses  curiosités  enfantines  ;  considérez  le  sens , 
l'esprit  inventif,  la  prévoyance  ;  considérez  quelle  tête  nous  allons 
lui  former.  Dans  tout  ce  qu'il  verra,  dans  tout  ce  qu'il  fera ,  il 
voudra  tout  connaître,  il  voudra  savoir  la  raison  dp  tout;  d'ins- 
trument en  instrument,  il  voudra  toujours  remonter  au  premier; 
il  n'admettra  rien  par  supposition  ;  il  refuserait  d'apprendre  ce 
qui  demanderait  une  connaissance  antérieure  qu'il  n'aurait  pas  : 
s'il  voit  faire  un  ressort ,  il  voudra  savoir  comment  l'acier  a  été 
tiré  de  la  mine;  s'il  voit  assembler  les  pièces  d'un  coffre,  il  vou^ 
dra  savoir  comment  l'arbre  a  été  coupé  ;  s'il  travaille  lui-même ,  à 
chaque  outil  dont  il  se  sert,  il  ne  manquera  pas  de  se  dire  :  Si  je 
n'avais  pas  cet  outil ,  comment  m'y  prendrais-je  pour  en  faire 
un  semblable,  ou  pour  m'en  passer? 

Au  reste ,  une  erreur  difficile  à  éviter  dans  les  occupations  pour 
lesquelles  le  maître  se  passionne  est  de  supposer  toujours  le  même 
goût  à  l'enfant  :  gardez ,  quand  l'amusement  du  travail  vous  em- 
porte ,  que  lui  cependant  ne  s'ennuie  sans  vous  l'oser  témoigner. 
L'enfant  doit  être  tout  à  la  chose;  mais  vous  devez  être  tout  à 
l'enfant,  l'observer,  l'épier  sans  relâche  et  sans  qu'il  y  paraisse, 
pressentir  tous  ses  sentiments  d'avance,  et  |)révenir  ceux  qu'il  ne 
doit  pas  avoir  ;  l'occuper  enfin  de  manière  que  non-seulement  il 
se  sente  utile  à  la  chose,  mais  qu'il  <'v  ni  .ivo  i  t'nr,^  ,],^  Uu^n  l'om- 
prendre  à  quoi  sert  ce  qu'il  fait. 

La  société  des  arts  consiste  en  (•ch.inuos  ci HuiuNtric.  coiii' du 
commerce  en  échanges  de  choses,  celle  des  banques  en  échanges 
do  signes  et  d'argent  :  toutes  ces  idées  se  tiennent,  et  les  notions 
élémentaires  sont  déjà  prises  ;  nous  avons  jeté  les  fondements  de 
tout  cela  dès  le  premier  âge ,  à  l'aide  du  jardinier  Robert.  Il  ne  nous 
reste  maintenant  qu'à  généraliser  ces  mêmes  idées  et  les  étendre  à 
plus  d'exemples ,  pour  lui  faire  comprendre  le  jeu  du  trafic  pris 
on  lui-même,  et  rendu  sensible  par  les  détails  d'histoire  naturelle 
qui  regardent  les  productions  particulières  à  chaque  pays ,  par  les 
détails  d'arts  et  de  sciences  qui  regardent  la  navigation,  enfin  |wr 
le  plu«  grand  ou  moindre  embarras  du  transport ,  selon  réloigiic- 


LIVRE  m.  •>! , 

ment  des  lieux ,  selon  la  situation  des  terres ,  aes  mers  ,  des  ri- 
\  ières ,  etc. 
Nulle  société  ne  peut  exister  sans  échani^c ,  nul  échange  sans 
lesure  commune ,  el  nulle  mesure  commune  sans  égalité.  Ainsi , 
toute  société  a  pour  première  loi  quelque  égalité  conventionnelle , 
soit  dans  les  hommes ,  soit  dans  les  choses. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  houinies ,  bien  différente  Je 
légalité  naturelle,  rend  nécessaire  le  droit  positif,  c'est-à-dire  le 
gouvernement  et  les  lois.  Les  connaissances  politi(iues  d'un  enfant 
doivent  être  nettes  et  bornées  ;  il  ne  doit  connaître  du  gouverneO 
ment  en  général  que  ce  qui  se  rapporte  au  droit  de  propriété ,  dont  / 
il  a  déjà  quelque  idée. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  choses  a  fait  inventer  la  mon- 
naie  ,  car  la  monnaie  n'est  qu'un  terme  de  comparaison  pour  la 
valeur  des  choses  de  différentes  espèces;  et  en  ce  .sens  la  monnaie 
est  le  vrai  lien  de  la  société  :  mais  tout  peut  être  monnaie;  autre- 
fois le  bétail  l'était ,  des  coquillages  le  sont  encore  chez  plusieurs 
peuples  ;  le  fer  fut  monnaie  à  Sparte ,  le  cuir  l'a  été  en  Suède  ,  l'or 
et  l'argent  le  sont  parmi  nous. 

Les  métaux ,  comme  plus  faciles  à  transporter ,  ont  été  géi:éra- 

kment  choisis  pour  termes  moyens  de  tous  les  échanges  ;  el  l'on 

a  converti  ces  métaux  en  monnaie ,  pour  épargner  la  mesure  ou  le 

poids  à  chaque  échange  ;  car  la  marque  de  la  monnaie  n'est  qu'une 

attestation  que  la  pièce  ainsi  marquée  est  d'un  tei  poids  ;  et  le 

prince  seul  a  droit  de  battre  monnaie  ;  attendu  que  lui  seul  a  tlroit 

d'exiger  que  son  témoignage  fasse  autorité  parmi  tout  un  pcupl-. 

L'usage  de  cette  mvealion  ainsi  explique  se  fait  sentir  au  plus 

Stupide.  n  est  difficile  de  comparer  immédiatement  des  choses  de 

lifférentes  natures ,  du  drap  ,  par  exemple  ,  avec  du  blé  ;  mais 

inand  on  a  trouvé  une  mesure  commune ,  savoir  la  monnaie ,  il 

•t  aisé  au  fabricant  etaulaboureur  de  rapporter  la\alenr  desclio- 

'  s  qu'ils  veulent  échanger  à  celte  mesure  commune.  Si  telle  quan- 

'>'■  de  drap  faut  une  telle  somme  d'argent ,  et  que  telle  quantité 

'  blé  vaille  aussi  ia  même  somme  d'argent,  il  s'ensuit  que  le 

:  irchand  ,  recevant  c€  blé  pour  son  drap,  fait  un  chani^o  é«jUi- 

\insi ,  c'est  par  la  monnaie  que  les  biens  d'espèces  diverses 

i''nt  comraensurabies  el  peuvent  se  comparer 

7.  pas  plus  loin  que  cela,  et  n'entre/  point  dans  l'explica- 

-  effets  moraux  Je  celle  institution.  Kn  toulo  chose  il  inipurtc 


212  KM  ILE. 

de  bien  exposer  les  usages  avant  de  montrer  les  abus.  Si  vous 
prétendez  expliquer  aux  enfants  comment  les  signes  font  négliger 
les  choses ,  comment  de  la  monnaie  sont  nées  toutes  les  chimères 
de  l'opinion ,  comment  les  pays  riches  d'argent  doivent  être  pau- 
vres de  tout,  vous  traiteriez  ces  enfants  non-seulement  en  philo- 
sophes, mais  en  hommes  sages ,  et  vous  prétendriez  leur  faire  en- 
tendre œ  que  peu  de  philosophes  même  ont  bien  conçu. 

Sur  quelle  abondance  d'objets  intéressants  ne  peut-on  point 
tourner  ainsi  la  curiosité  d'un  élève ,  sans  jamais  quitter  les  rap- 
ports réels  et  matériels  qui  sont  à  sa  portée ,  ni  souffrir  qu'il  s'é- 
lève dans  son  esprit  une  seule  idée  qu'il  ne  puisse  pas  concevoir  ! 
L'art  du  maître  est  de  ne  laisser  jamais  appesantir  ses  observations 
sur  des  minuties  qui  ne  tiennent  à  rien ,  mais  de  le  rapprocher 
sans  cesse  des  grandes  relations  qu'il  doit  connaître  un  jour  pour 
bien  juger  du  bon  et  du  mauvais  ordre  de  la  société  civile.  Il  faut 
savoir  assortir  les  entretiens  dont  on  l'amuse  au  tour  d'esprit 
qu'on  lui  a  donné.  Telle  question ,  qui  ne  pourrait  pas  même  effleu- 
rer l'attention  d'un  autre,  va  tourmenter  Emile  pendant  six  mois. 

Nous  allons  dîner  dans  une  maison  opulente  ;  nous  trouvons  les 
apprêts  d'un  festm ,  beaucoup  de  monde ,  beaucoup  de  laquais  , 
beaucoup  de  plats ,  un  service  élégant  et  (in.  Tout  cet  appareil  de 
plasir  et  de  fêle  a  quelque  chose  d'enivrant  qui  porte  à  la  tête 
quand  on  n'y  est  pas  accoutumé.  Je  pressens  l'effet  de  tout  cela 
sur  mon  jeune  élève.  Tandis  que  le  repas  se  prolonge,  tandis  que 
les  services  se  succèdent ,  tandis  qu'autour  de  la  table  régnent 
mille  propos  bruyants ,  je  m'approche  de  son  oreille ,  et  je  lui  dis  : 
Par  combien  de  mains  estimeriez-vous  bien  qu'ait  passé  tout  ce 
que  vous  voyez  sur  cette  table  avant  que  d'y  arriver.'  Quelle  foule 
d'idées  j  éveille  dans  son  cerveau  par  ce  peu  de  mots  !  A  l'instant 
voilà  toutes  les  vapeurs  du  délire  abattues.  11  rêve,  il  réfléchit,  il 
calcule,  il  s'inquiète.  Tandis  que  les  philosophes,  égayés  par  le 
vin ,  peul-ctrc  par  leurs  voisines ,  radotent  et  font  les  enfants ,  le 
voilà  lui  philosophant  tout  seul  dans  son  coin  :  il  m'interroge  ;  je 
refuse  de  répondre,  je  le  renvoie  à  un  autre  temps  ;  il  s'impatiente , 
il  oublie  de  manger  et  de  boire  ,  il  brûle  d'être  hors  de  table  pour 
m' entretenir  à  son  aise.  Quel  objet  pour  sa  curiosité  !  quel  iexli 
pour  son  instruction  I  Avec  un  jugement  sain  que  rien  n'a  pu  cor- 
.'ompre,  que  pensera-t-il  du  luxe,  quand  il  trouvera  que  toutes 
les  régions  du  monde  ont  été  mises  à  contribution ,  que  vingt  mil- 


LlVRb  lil.  313 

hoDs  de  mains  peut-être  ont  longtemps  travaille,  qu'il  en  a  coûte  la 
vie  peut-être  à  des  milliers  d'hommes ,  et  tout  cela  pour  lui  pré- 
senter en  pompe  à  midi  ce  qu'il  va  déposer  le  soir  dans  sa  garde- 
rol)e? 

Épiez  avec  soin  les  conclusions  secrètes  qu'il  tire  eo  son  cœur  de 
toutes  ses  observations.  Si  vous  l'avez  moins  bien  gardé  que  je  ne 
le  suppose ,  il  peut  être  tenté  de  tourner  ses  réflexions  dans  un 
autre  sens,  et  de  se  regarder  comme  un  personnage  important  au 
monde ,  en  voyant  tant  de  soins  concourir  pour  apprêter  son  dî- 
ner. Si  vous  pressentez  ce  raisonnement,  vous  pouvez  aisément  le 
prévenir  avant  qu'il  le  fasse ,  ou  du  moins  en  effacer  aussitôt  l'im- 
pression. Ne  sachant  encore  s'approprier  les  choses  que  par  une 
jouissance  matérielle,  il  ne  peut  juger  de  leur  convenance  ou  dis- 
convenance avec  lui  que  par  des  rapports  sensibles.  La  comparai- 
son d'un  diner  simple  et  rustique ,  préparé  par  l'exercice ,  assai- 
sonné par  la  faim ,  par  la  liberté ,  par  la  joie,  avec  son  festin  si 
magnifique  et  si  compassé,  suffira  pour  lui  faire  sentir  que  tout 
Fappareil  du  festin  ne  lui  ayant  donné  aucun  proOt  réel ,  et  sou 
estomac  sortant  tout  aussi  content  de  la  table  du  paysan  que  de 
celle  du  financier,  il  n'y  avait  rien  à  l'un  de  plus  qu'à  l'autre  qu'il 
put  appeler  véritablement  sien. 

Imaginons  ce  qu'en  pareil  cas  un  gouverneur  pourra  lui  dire. 
Rappelez-vous  bien  ces  deux  repas ,  et  décidez  en  vous-même  le- 
quel vous  avez  fait  avec  le  plus  de  plaisir  ;  auquel  avez-vous  re- 
marqué le  plus  de  joie  ?  auquel  a-t-on  mangé  de  plus  grand  appétit, 
ba  plus  gaiement,  ri  de  meilleur  cœur  ?  lequel  a  duré  le  plus  long- 
D  temps  sans  ennui,  et  sans  avoir  besoin  d'être  renouvelé  par  d'autres 
services  ?  Cependant  voyez  la  différence  :  ce  pain  bis ,  que  vous 
'■■"avez  si  bon ,  vient  du  blé  recueilli  par  ce  paysan  ;  son  vin  noir 

.Tossier,  maisdésaltérant  elsain,est  ducrude  sa  vigne;  le  linge 
»  leiil  de  son  chanvre,  filé  l'hiver  par  sa  femme,  par  ses  filles,  par 
M  servante  ;  nulles  autres  mains  que  celles  de  sa  famille  n'ont  fait 
les  apprêts  de  sa  table  ;  le  moulin  le  plus  proche  et  le  marché  voisin 
sont  les  bornes  de  l'univers  pour  lui.  En  quoi  donc  avez-vous  réel- 
lement joui  de  tout  ce  qu'ont  fourni  de  plus  la  terre  éloignée  et  la 
main  des  hommes  sur  l'autre  table  ?  Si  tout  cela  ne  vous  a  pas 
fait  faire  un  meilleur  repas ,  qu'avez-vous  gagne  à  cette  abon- 
dance .'  qu'y  avait-il  là  qui  fut  fait  pour  vous.»  Si  vous  eussiez  été 
te  iiialire  de  la  maison,  pourra-t-il  ajouter,  tout  cela  vous  fût  resté 


214  E\I[LE. 

plus  étranger  encore  :  car  le  soin  d'étaler  aux  yeux  des  autres  vo- 
tre jouissance  eût  achevé  de  vous  l'ôter  :  vous  auriez  eu  la  peine, 
et  eux  le  plaisir. 

Ce  discours  peut  être  fort  beau  ;  mais  il  ne  vaut  rien  pour  Emile, 
dont  il  passe  la  portée ,  et  à  qui  l'on  ne  dicte  point  ses  réflexions. 
Parlez-lui  donc  plus  simplement.  Apres  ces  deux  épreuves ,  dites- 
lui  quelque  matin  :  Oîi dinerons-nous  aujourd'hui?  autour  de  cette 
montagne  d'argent  qui  couvre  les  trois  quarts  de  la  table  et  de  ces 
parterres  de  fleurs  de  papier  qu'on  sert  au  dessert  sur  des  miroirs, 
parmi  ces  femmes  en  grand  panier  qui  vous  traitent  en  marion- 
nette ,  et  veulent  que  vous  ayez  dit  ce  que  vous  ne  savez  pas  ;  ou 
bien  dans  ce  village  à  deux  lieues  d'ici ,  chez  ces  bonnes  gens  qui 
nous  reçoivent  si  joyeusement,  et  nous  donnent  de  si  bonne 
crème .'  Le  choix  d'Emile  n'est  pas  douteux  :  car  il  n'est  ni  babil- 
lard ni  vain  ;  il  ne  peut  souffrir  la  gène  ,  et  tous  nos  ragoûts  fins 
ne  lui  plaisent  point  :  mais  '1  est  toujours  prêt  à  courir  en  rampa- . 
gne,  et  il  aime  fort  les  bons  fruits,  les  bons  légumes,  la  bonne 
crème ,  et  les  bonnes  gens'.  Chemin  faisant,  la  réflexion  vient 
d'elle-même.  Je  vois  que  ces  foules  d'hommes  qui  travaillent  à 
ces  grands  repas  perdent  bien  leurs  peines ,  ou  qu'ils  ne  songent 
guère  à  nos  plaisirs. 

Mes  exemples,  bons  peut-être  pour  un  sujet ,  seront  mauvais 
pour  mille  autres.  Si  l'on  en  prend  l'esprit ,  on  saura  bien  les  varier 
au  besoin  :  le  choix  tient  à  l'étude  du  génie  propre  à  chacun ,  et 
celte  étude  lient  aux  occasions  qu'on  leur  offre  de  se  montrer.  On 
n'imaginera  pas  que ,  dans  l'espace  de  trois  ou  quatre  ans  que 
nous  avons  à  remplir  ici ,  nous  puissions  donner  à  l'enfant  le  plus 
heureusement  né  une  idée  de  tous  les  arts  et  de  toutes  les  sciences 
naturelles,  suffisante  pour  les  apprendre  un  jour  de  lui-même: 
mais  en  faisant  ainsi  passer  devant  lui  tous  les  objets  qu'il  lui  im- 
porte de  connaître ,  nous  le  mettons  dans  le  cas  de  développer  son 

■  Lu  goAt  qtie  je  suppose  à  mon  élève  pour  la  cainpa^e  est  un  fruit 
naturel  de  son  éducation.  IVailleurs ,  n'ayant  rien  de  cet  air  fat  et  requin- 
qué (|ui  plail  tant  aux  feninies,  il  en  est  moins  fêté  que  d'autres  enfants  ; 
par  conséi(ucnt  il  se  plait  moins  avec  elles,  et  se  s;\te  moins  dans  leur  so- 
ciété, dont  il  n'est  pas  encore  en  étatde  sentir  le  charme.  Je  me  suis  gardd 
de  lui  apprendre  à  leur  baiser  la  main ,  à  leur  dire  dos  fadeurs,  pas  mètue 
à  leur  inaniuer  préféraltlement  aux  hommes  les  é!;ards  (|ui  leur  sont  dus  ; 
je  me  s\iis  fait  une  inviolable  loi  de  n'exiger  rien  de  lui  dont  la  raison  ne 
fftt  à  sa  portée  ;  et  il  n'y  a  point  de  bonne  raison  poiu-  un  enfant  tle  traiter 
lin  tcxe  autrement  que  l'aiilre. 


LIVRK  l|[.  213 

il ,  son  talent ,  de  faire  les  premiers  pas  vers  l'objet  où  le  perle 
génie ,  et  de  nous  indiquer  la  route  qu'il  lui  faut  ouvrir  pour 
■^nder  la  nature. 

In  autre  avantage  de  cet  enchainement  de  connaissances  bor- 

5 ,  mais  justes ,  est  de  les  lui  montrer  pai-  leurs  liaisons,  par  leurs 

■ports ,  de  les  mettre  toutes  à  leur  place  dans  son  estime,  et  de 

venir  en  lui  les  préjugés  qu'ont  la  plupart  des  hommes  pour  les 

!  liiiits  qu'ils  cultivent ,  contre  ceux  qu'ils  ont  négligés.  Celui  qui 

\   il  bien  l'ordre  du  tout  voit  la  place  où  doit  être  chaque  partie; 

li  qui  voit  bien  une  partie,  et  qui  la  connaît  à  fond,  peut  être 

savant  homme  :  l'autre  est  un  homme  judicieux;  et  vous  vous 

i  venez  que  ce  que  nous  nous  proposons  d'acquérir  est  moins  la 

nce  que  lejugement. 

juoi  qu'il  en  soit ,  ma  méthode  est  indépendante  de  mes  exem- 
-  ;  elle  est  fondée  sur  la  mesure  des  facultés  de  l'homme  à  ses 
:  rents  âges ,  et  sur  le  choix  des  occupations  qui  conviennent  à 
tes  facultés.  Je  crois  qu'on  trouverait  aisément  une  autre  méthode 
•vec  laquelle  on  paraîtrait  faire  mieux  :  mais  si  elle  était  moins  ap- 
proprii'e  à  l'espèce ,  à  l'âge ,  au  sexe ,  je  doute  qu'elle  eût  le  même 
ttccès. 

En  commençant  celle  seconde  période ,  nous  avons  profité  de  la 
surabondance  de  nos  forces  sur  nos  besoins  pour  nous  porter  hors 
de  nous  ;  nous  nous  sommes  élancés  dans  les  deux  ;  nous  avons 
aesuré  la  terre  ;  nous  avons  recueilli  les  lois  de  la  nature  ;  en  un 
mot,  nous  avons  parcouru  lile  entière  :  maintenant  nous  revenons 
à  nous  ;  nous  nous  rapprochons  insensiblement  de  notre  habita- 
tion. Trop  heureux ,  en  y  rentrant ,  de  n'en  pas  trouver  encore  en 
possession  l'ennemi  qui  nous  menace ,  et  qui  s'appréle  à  s'en 
emparer! 
Que  nous  reste-t-il  à  faire  après  avoir  observé  tout  ce  qui  nous 
.'  ?  D'en  convertir  à  notre  usage  tout  ce  que  nous  pouvon« 
loprier  ,  et  de  tifcr  parli  de  noire  curiosité  pour  l'avan- 
.^trc  bien-être.  Jusqu'ici  nous  avons  fait  provision  d'ms- 
>  de  toute  espèce ,  sans  savoir  desquels  nous  aurions  be- 
1.  l'eut-élrc  inutiles  à  nous-mêmes,  les  nôtres  pourront-ils  ser- 
A  d'autres;  et  peut-être ,  à  notre  tour ,  aurons-nous  besoin  des 
ira.  Ainsi  nous  trouverions  tous  notre  compte  à  ces  échanges  : 
is,  pour  les  faire ,  il  faut  connaître  nos  besoins  mutuels,  il  faut 
•  chacun  sache  ce  que  d'autre*  ont  à  sou  usage,  et  ceau'ilpeut 


2  If.  EMILE. 

leur  offrir  en  retour.  Supposons  dix  hommes,  dont  chacun  a  dix  ■ 
sortes  de  besoins.  Il  faut  que  chacun  ,  pour  son  nécessaire  ,  s'ap- 1 
plique  à  dix  sortes  de  travaux  :  mais ,  vu  la  différence  de  génie  et 
de  talent ,  l'un  réussira  moins  à  quelqu'un  de  ces  travaux,  l'autre 
à  un  autre.  Tous ,  propres  à  diverses  choses ,  feront  les  mêmes , 
et  seront  mal  servis.  Formons  une  société  de  ces  dix  hommes,  et  que 
chacun  s'applique,  pour  lui  seul  et  pour  les  neuf  autres ,  au  genre 
d'occupation  qui  lui  convient  le  mieux  ;  chacun  profitera  des  talents 
des  autres  comme  si  lui  seul  les  avait  tous  ;  chacun  perfectionnera 
le  sien  par  un  continuel  exercice  ;  et  il  arrivera  que  tous  les  dix , 
parfaitement  bien  pourvus  ,  auront  encore  du  surabondant  pour 
d'autres.  Voilà  le  principe  apparent  de  toutes  nos  institutions.  Il 
n'est  pas  de  mon  sujet  d'en  examiner  ici  les  conséquences  :  c'est 
ce  que  j'ai  fait  dans  un  autre  écrit  '. 

Sur  ce  principe ,  un  homme  qui  voudrait  se  regarder  comme  un 
être  isolé ,  ne  tenant  du  tout  à  rien  et  se  suffisant  à  lui-même ,  ne 
pourrait  être  que  misérable.  Il  lui  serait  même  impossible  de  sub- 
sister; car,  trouvant  la  terre  entière  couverte  du  tien  et  du  mien, 
et  n'ayant  rien  à  lui  que  son  corps  ,  d'où  tirerait-il  son  nécessaire  ? 
En  sortant  de  l'état  de  nature ,  nous  forçons  nos  semblables  à  en 
sortir  aussi  ;  nul  n'y  peut  demeurer  malgré  les  autres  ;  et  ce  serait 
réellement  en  sortir,  que  d'y  vouloir  rester  dans  l'impossibilité 
d'y  vivre  ;  car  la  première  loi  de  la  nature  est  le  soin  de  se  con 
server. 

Ainsi  se  forment  peu  à  peu  dans  l'esprit  d'un  enfant  les  idées  des 
relations  sociales ,  même  avant  qu'il  puisse  être  réellement  mem- 
bre actif  de  la  société.  Emile  voit  que,  pour  avoir  des  instruments 
;i  son  usage ,  il  lui  en  faut  encore  à  l'usage  des  autres ,  par  lesquels 
il  puisse  obtenir  en  échange  les  choses  qui  lui  sont  nécessaires  et 
qui  sont  en  leur  pouvoir.  Je  l'amène  aisément  à  sentir  le  besoin  de 
ces  échanges  ,  et  à  se  mettre  en  état  d'en  profiter. 

Monseigneur .  il  faut  que  je  vive,  disait  un  malheureux  aulrur 
satirique  au  ministre  qui  lui  rc|)rochait  l'mfamie  de  ce  métier.  Je 
n'en  roispas  la  nécessité,  lui  rciiarlit  froidement  l'homme  en  place. 
Cette  réponse,  excellente  pour  un  ministre,  eût  été  barbare  et  fausse 
en  toute  autre  bouche.  Il  faut  que  tout  homme  vive.  Cet  argument, 
auquel  chacun  donne  plus  ou  moins  de  iorce  .^  proportion  qu'il  a 

'  Oiscoun*  sur  l'inégalU»^. 


LIVRE  III.  517 

plus  ou  moins  d'humanité ,  me  parait  sans  réplique  pour  cçjui  qui 
le  fait  relativement  à  lui-même.  Puisque ,  de  toutes  les  aversion> 
que  nous  donne  la  nature ,  la  plus  forte  est  celle  de  mourir ,  il  s'en- 
suit que  tout  est  permis  par  elle  à  quiconque  n'a  nul  autre  moyen 
possible  pour  vivre.  Les  principes  sur  lesquels  l'homme  vertueux 
:>rend  à  mépriser  sa  vie  et  à  l'immoler  à  son  devoir  sont  bien 
;i  de  celte  simplicité  primitive.  Heureus  les  peuples  chez  les- 
quels on  peut  être  bon  sans  effort  et  juste  sans  vertu  !  S'il  estquel- 
i\nf  misérable  état  au  monde  où  chacun  ne  puisse  pas  vivre  sans 
mil  faire  et  ou  les  citoyens  soient  fripons  par  nécessité  ,  ce  n'est 
>  le  malfaiteur  qu'il  faut  pendre ,  c'est  celui  qui  le  force  à  le  de- 
:.ir. 

^itôt  qu'Emile  saura  ce  que  c'est  que  la  vie  ,  mon  premier  soin 

1  de  lui  apprendre  à  la  conserver.  Jusqu'ici  je  n'ai  point  distingué 

•lats ,  les  rangs ,  les  fortunes  :  et  je  ne  les  distinguerai  guère 

>  dans  la  suite,  parce  que  l'homme  est  le  même  dans  tous  les 

is;  que  le  riche  n'a  pas  l'estomac  plus  grand  que  le  pauvre  et 

digère  pas  mieux  que  lui;  que  le  maitre  n'a  pas  les  bras  plus 

js  ni  plus  forts  que  ceux  de  son  esclave;  qu'un  grand  n'est  pas 

N  grand  qu'un  homme  du  peuple  ;  et  qu'enfin  les  besoins  naturels 

lit  partout  les  mêmes,  lesmoyens  d'y  pour^'oir  doivent  être 

tout  égaux.  Appropriez  l'éducation  de  l'homme  à  l'homme ,  et 

I  pas  à  ce  qui  n'est  point  lui.  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  travail- 

t  ,1  le  former  exclusivement  pour  un  étal  vous  le  rendez  inutil«> 

ut  autre ,  et  que ,  s'il  plait  à  la  fortune ,  vous  n'aurez  travaillé 

i  le  rendre  malheureux  ?  Qu"y  a-t-il  de  plus  ridicule  qu'un  grand 

-Deur  devenu  gueux  ,  qui  porte  dans  sa  misère  les  préjugés  do 

laissance  ?  Qu'y  a-t-iJ  de  plus  vil  qu'un  riche  appauvri ,  qui ,  se 

1  venant  du  mépris  qu'on  doit  à  la  pauvreté ,  se  sent  devenu  le 

nier  des  hommes?  L'un  a  pour  toute  ressource  le  métier  de  fri- 

|)on  public,  l'autre  celui  de  valet  rampant ,  avec  ce  beau  mot  :  // 

faut  que  je  vive. 

Vous  vous  fiez  à  l'ordre  actuel  de  la  société ,  sans  songer  que  cet 
ordre  est  sujet  à  des  révolutions  inévitables ,  et  qu'il  vous  est  im- 
possible de  prévoir  ni  de  prévenir  celle  qui  peut  regarder  vos  cn- 
,  tants.  Le  grand  devient  petit ,  le  riche  devient  pauvre ,  le  monar- 
que devient  sujet  ;  les  coups  du  sort  sont-ils  si  rares  que  vous 
puissiez  compter  d'en  être  exempt  ?  Nous  approchons  de  ^élat  de 


218  EMILE. 

crise  et  du  siècle  des  révolutions  '.  Qui  peut  vous  répondre  de 
ce  que  vous  deviendrez  alors?  Tout  ce  qu'ont  fait  les  hommes  ,  les 
hommes  peuvent  le  détruire:  il  n'y  a  de  caractères  ineffaçables 
que  ceux  qu'imprime  la  nature ,  et  la  nature  ne  fait  ni  princes ,  ni 
riches ,  ni  grands  seigneurs.  Que  fera  donc ,  dans  la  bassesse ,  ce 
satrape  que  vous  n'avez  élevé  que  pour  la  grandeur?  Que  fera, 
dans  la  pauvreté,  ce  publicain  qui  ne  sait  vivre  que  d'or?  Que  fera7 
dépourvu  de  tout,  ce  fastueux  imbécile  qui  ne  sait  point  user  de 
lui-même,  et  ne  met  son  être  que  dans  ce  qui  est  étranger  à  lui? 
Heureux  celui  qui  sait  quitter  alors  l'état  qui  le  quitte ,  et  rester 
homme  en  dépit  du  sort  !  Qu'on  loue  tant  qu'on  voudra  ce  r<H 
vaincu  qui  veut  s'enterrer  en  furieux  sous  les  débris  de  son  trône; 
moi  je  le  méprise  ;  je  vois  qu'il  n'existe  que  par  sa  couronne  ,  et 
qu'il  n'est  rien  du  tout  s'il  n'est  roi:  mais  celui  qui  la  perd  et  s"en 
passe  est  alors  au-dessus  d'elle.  Du  rang  de  roi,  qu'un  lâche ,  un. 
méchant ,  un  fou  peut  remplir  comme  un  autre ,  il  monte  à  l'état 
d'homme ,  que  si  peu  d'hommes  savent  remplir.  Alors  il  triomphe 
de  la  fortune ,  il  la  brave ,  il  ne  doit  rien  qu'ji  lui  seul  ;  cl ,  quand 
il  ne  lui  reste  h  montrer  que  lui ,  il  n'est  point  nul  ;  il  est  quelque 
chose.  Oui,  j'aime  mieux  cent  fois  le  roi  de  Syracuse  maître  d'école 
àCorinthc ,  et  le  roi  de  Macédoine  greffier  à  Rome ,  qu'un  malheu- 
reux Tarquin  ,  ne  sachant  que  devenir  s'il  ne  règne  pas ,  que  l'hé- 
j  itier  du  possesseur  des  trois  royaumes  * ,  jouet  de  quiconque  ose 
insulter  à  sa  misère,  errant  de  cour  en  cour,  cherchant  partout  des 
secours,  et  trouvant  partout  des  affronts,  faute  de  savoir  faire 
autre  chose  qu'un  métier  qui  n'est  plus  en  son  pouvoir. 
^  L'homme  et  le  citoyen  ,  quel  qu'il  soit ,  n'a  d'autre  bien  à  met- 
tre dans  la  société  que  lui-mcmc,  tous  ses  autres  biens  y  sont 
malgré  lui  ;  et  quand  un  homme  est  riche ,  ou  il  ne  jouit  pas  de 
sa  richesse ,  ou  le  public  en  jouit  aussi.  Dans  le  premier  cas  if 
vole  aux  autres  ce  dont  il  se  prive  ;  et  dans  le  second  il  no  leur 
donne  rien.  Ainsi  la  dette  sociale  lui  reste  tout  entière  tant  qu'il 

'  Je  tiens  pour  iinpossiblc  que  les  grandes  monarchies  de  l'Europe  aient'  ■ 
encon- loiisteirn»  ^  durer  :  toutes  ontbrillcS.  et  tout  État  uni  brille  est . 
sur  son  déclin.  J'ai  de  mon  opinion  des  raisums  plus  partieiiln  res  quo 
cette  maxime;  mais  il  n'est  pas  «  proiM»  de  les  dire,  et  chacun  ne  les  voll'i 
que  trop.  m 

*[le\mnce {har\c»-Éihmnn\,i\il  Ir  PrélfudutU,  iwlit-fils  de  JarijucsII,,* 
roi  d'Angleterre,  déti-ôné  en  «688.1  {Note  dt  M.  PetiUihi. 


UVRE  III.  210 

'.    que  de  son  bien.  Mais  mon  père ,  en  le  gagnant ,  a  servi 

....  Soit  ;  il  a  payé  sa  dette  ,  naais  non  pas  la  vôtre.  Vous 

.0/  plus  aux  autres  que  si  vous  fussiez  né  sans  bien ,  puisque 

is  êtes  né  favorisé.  Il  n'est  point  juste  que  ce  qu'un  homme  a 

t  pour  la  société  en  décharge  un  autre  de  ce  qu'il  lui  doit  ;  car 

icun  ,  se  devant  tout  entier,  ne  peut  payer  que  pour  lui,  et  nul 

.■■'  ne  peut  transmettre  à  son  fils  ledroit  d'être  inutile  à  ses  sem- 

lides  :  or  c'est  pourtant  ce  qu'il  fait ,  selon  vous ,  en  lui  trans- 

tant  ses  richesses ,  qui  sont  la  preuve  et  le  prix  du  travail. 

tii  qui  mange  dans  l'oisiveté  ce  qu'il  n'a  pas  gagné  lui-même 

•  oie  ;  et  un  rentier  que  l'État  paye  pour  ne  rien  faire  ne  diffère 

re ,  à  mes  yeux ,  d'un  brigand  qui  vit  aux  dépens  despassants. 

:  s  de  la  société ,  l'homme  isolé ,  ne  devant  rien  à  personne  ,  a 

it  de  vivre  comme  il  lui  plait  ;  mais  dans  la  société ,  où  il  vit 

ossairement  aux  dépens  des  autres,  il  leur  doit  en  travail  le 

A  deson  entretien;  cela  est  sans  exception.  Travailler  est  donc 

ilcvoir  indispensable  à  l'homme  social.  Riche  ou  pauvre  j  puis- 

;  ou  faible  ,  tout  citoyen  oisif  est  un  fripon. 

'  >r ,  de  toutes  les  occupations  qui  peuvent  fournir  la  subsis, 

•^  ^  Ihomme,  celle  qui  le  rapproche  le  plus  de  l'état  de  nature 

ivail  des  mains  :  de  toutes  les  conditions,  la  plus  indé- 

'  ■  de  la  fortune  et  des  hommes  est  celle  de  l'artisan.  L'arti- 

I  ne  dépend  que  de  sou  travail  ;  il  est  libre ,  aussi  libre  que  le 

'>ureur  est  esclave  :  car  celui-ci  tient  à  son  champ  ,  dont  la  ré- 

teest  à  la  discrétion  d'autrui.  L'ennemi,  le  prince  ,  un  voisin 

lissant,  un  procès,  lui  peut  enlever  ce  champ;  par  ce  champ  , 

neut  le  vexer  en  mille  manières  :  mais  partout  où  l'on  veut 

1 ,  son  bagage  est  bientôt  fait  ;  il  emporte  ses  bras  et 

fois  l'agriculture  est  le  premier  métier  de  l'homme  ; 

>l  le  plus  honnête,  le  plus  utile,  et  par  conséquent  le  plus  no- 

qu'il  puisse  exercer.  Je  ne  dis   pas  à  Emile  :  .apprends  l'agri- 

ilturc;  il  la  sait.  Tous  les  travaux  rustiques  lui  sont  familiers  ; 

st  par  eux  qu'il  a  commencé;  c'est  à  eux  qu'il  revient  sans 

^se.  Je  lui  dis  donc  :  Cultive  l'héritage  de  let  pères.  Mais  si  tu 

rds  cet  héritage ,  ou  si  ta  n'en  as  point ,  que  faire  ?  Apprends  un 

lier. 

'••lier  à  mon  fils!  mon  fils  artisan!  Monsieur,  y  pcnsez- 

1  y  |)ense  mieux  que  vous ,  madame  ,  qui  voulei  le  réduire 

lie  pouvoir  jamais  être  qu'un  lord ,  un  marquis ,  un  prince ,  et 


220  EMILE. 

peut-être  uii  jour  moins  que  rien  :  moi ,  je  lui  veux  donner  un 
rang  qu'il  ne  puisse  perdre ,  un  rang  qui  l'iionore  dans  tous  les 
temps  j  je  veux  l'élever  à  l'état  d'homme  ;  et ,  quoi  que  vous  puis- 
siez dire ,  il  aura  moins  d'égaux  à  ce  titre  qu'à  tous  ceux  qu'il  tien- 
dra de  vous. 

La  lettre  tue  et  l'esprit  vivifie.  Il  s'agit  moins  d'apprendre  un 
métier  pour  savoir  un  métier,  que  pour  vaincre  les  préjugés  qui  le 
méprisent.  Vous  ne  serez  jamais  réduit  à  travailler  pour  vivre. 
Eh  !  tant  pis ,  tant  pis  pour  vous  !  Mais  n'importe  ;  ne  travaillez 
point  par  nécessité,  travaillez  par  gloire.  Abaissez-vous  à  l'état 
d'artisan  ,  pour  être  au-dessus  du  vôtre.  Pour  vous  soumettre  la 
fortune  et  les  choses ,  commencez  par  vous  en  rendre  indépen- 
dant. Pour  régner  par  l'opinion ,  commencez  par  régner  sur  elle. 

Souvenez-vous  que  ce  n'est  point  un  talent  que  je  vous  de- 
mande; c'est  un  métier,  un  vrai  métier,  un  art  purement  méca- 
nique, où  les  mains  travaillent  plus  que  la  tête,  et  qui  ne  mène  point 
il  la  fortune ,  mais  avec  lequel  on  peut  s'en  passer.  Dans  des  mai- 
sons fort  au-dessus  du  danger  de  manquer  de  pain ,  j'ai  vu  des 
pères  pousser  la  prévoyance  jusqu'à  joindre  au  soin  d'instruire 
leurs  enfants  celui  de  les  pourvoir  de  connaissances  dont,  à  tout 
é  vénement ,  ils  pussent  tirer  parti  pour  vivre.  Ces  pères  prévoyants 
croient  beaucoup  faire  :  ils  ne  font  rien ,  parce  que  les  ressour- 
ces qu'ils  pensent  ménager  à  leurs  enfants  dépendent  de  celte 
même  fortune  au-dessus  de  laquelle  ils  les  veulent  mettre.  Eu  sorte 
(ju'avec  tous  ces  beaux  talents ,  si  celui  qui  les  a  ne  se  trouve 
dans  des  circonstances  favorables  pour  en  faire  usage ,  il  périra 
de  misère  comme  s'il  n'en  avait  aucun. 

Dès  qu'il  est  question  de  manège  et  d'intrigues,  autant  vaut 
les  employer  à  se  maintenir  dans  l'abondance ,  qu'à  regagner , 
du  sein  de  la  misère ,  de  quoi  remonter  à  son  premier  état.  Si  vous 
cultivez  des  arts  dont  le  succès  tient  à  la  réputation  de  l'artiste  ; 
si  vous  vous  rendez  propre  à  des  emplois  qu'on  n'obtient  que  par 
la  faveur,  que  vous  servira  tout  cela,  quand ,  justement  dégoûté 
du  monde,  vous  dédaignerez  les  moyens  sans  lesquels  on  n'y  peut 
réussir?  Vous  avez  étudié  la  politique  et  les  intérêts  des  princes  : 
voilà  qui  va  fort  bien  ;  mais  que  ferez -vous  de  ces  connaissances, 
si  vous  ne  savez  parvenir  aux  ministres ,  aux  femmes  de  la  cour, 
nux  chefs  des  bureaux  ;  si  vous  n'avez  le  secret  de  leur  plaire ,  si 
tous  ne  trouvent  en  vous  le  fripon  qui  leur  convient  ?  Vous  êtes 


LlVKK  III.  221 

arcliilecle  ou  peintre  :  soit  ;  mais  il  faut  faire  connaître  votre  la- 
Ifiil.  Pensez-vous  aller  de  but  en  blanc  exposer  un  ouvrage  au  sa- 
Oh  !  qu'il  n'en  va  pas  ainsi  !  Il  faut  être  de  l'Académie  ;  il  y 
luème  être  protégé  pour  obtenir  au  coin  d'un  mur  quelque 
■  obscure.  Quittez-moi  la  règle  et  le  pinceau;  prenez  un  fia- 
•  t  courez  de  porte  en  porte  :  c'est  ainsi  qu'on  acquiert  la  cé- 
té.  Or  vous  devez  savoir  que  toutes  ces  illustres  portes  ont 
-lisses  ou  des  portiers  qui  n'entendent  que  par  geste ,  et  dont 
roilles  sont  dans  leurs  mains.  Voulez-vous  enseigner  ce  que 
vous  avez  appris ,  et  devenir  maître  de  géographie ,  ou  de  mathé- 
miUques  ,  ou  de  langues ,  ou  de  musique ,  ou  de  dessin  ;  pour 
oeb  même  il  faut  trouver  des  écoliers ,  par  conséquent  des  pré- 
comptez qu'il  importe  plus  d'être  charlatan  qu'habile,  et 
qpe ,  si  vous  ne  savez  de  métier  que  le  vôtre ,  jamais  vous  ne  se- 
E  qu'un  ignorant. 

Voyez  donc  combien  toutes  ces  brillantes  ressources  sont  peu 
solides ,  et  combien  d'autres  ressources  vous  sont  nécessaires 
pour  tirer  parti  de  celles-là.  Et  puis,  que  deviendrez-vous dans 
lâche  abaissement  ?  Les  revers,  sans  vous  instruire ,  vous  avilis 
st  :  jouet  plus  que  jamais  de  l'opinion  publique,  comment  vou5 
lèverez- vous  au-dessus  des  préjugés ,  arbitres  de  votre  sort .'  Con»- 
DMot  mépriserez-vous  la  bassesse  et  les  vices  dont  vous  avez  be- 
pour  subsister  ?  Vous  ne  dépendiez  que  des  richesses ,  cl 
lintenant  vous  dépendez  des  riches  ;  vous  n'avez  fait  qu'em- 
pirer votre  esclavage ,  et  le  surcharger  de  votre  misère.  Vous 
viîlà  pauvre  sans  être  libre  ;  c'est  le  pire  état  où  l'homme  puisse 
knber. 

Hais,  au  lieu  de  recourir  pour  vivre  à  ces  hautes  connaissances 
I|bI  sont  faites  pour  nourrir  l'àme  et  non  le  corps ,  si  vous  recourez, 
lao  besoin ,  à  vos  mains  et  à  l'usage  que  vous  en  savez  faire ,  toutes 
les  difficultés  disparaissent ,  tous  les  manèges  deviennent  inutiles  ; 
^source  est  toujours  prête  au  moment  d'en  user  ;  la  probité , 
ineur ,  ne  sont  plus  un  obstacle  à  la  vie  :  vous  n'avez  plus 
in  d'être  lâche  et  menteur  devant  les  grands  ,  souple  et  ram- 
devant  les  fripons,  vil  complaisant  de  tout  le  monde,  em- 
teur  ou  voleur ,  ce  qui  est  à  peu  près  la  même  chose  quand 
'  i  rien  :  l'opinion  des  autres  ne  vous  touche  point;  vous  n'a- 
I  faire  votre  cour  à  personne ,  point  de  sot  à  flatter ,  [)oint  de 
~p  à  fléchir,  point  de  courtisane  à  payer ,  et ,  qui  pis  est ,  à  eu- 

19. 


22  a  ÉMILK. 

cunser.  Que  des  coquins  mènent  les  grandes  affaires,  peu  vous 
importe  :  cela  ne  vous  empêchera  pas,  vous,  dans  volrc  vie  obs- 
cure ,  d'être  honnête  homme  et  d'avoir  du  pain.  Vous  entrez  dans 
la  première  boutique  du  métier  que  vous  avez  appris  :  Mailre,  j'ai 
besoin  d'ouvrage.  Compagnon ,  mettez-vous  là ,  travaillez.  Avant 
que  l'heure  du  diner  soit  venue ,  vous  avez  gagné  votre  dîner  :  si 
vous  êtes  diligent  et  sobre,  avant  que  huit  jours  se  passent,  vous 
aurez  de  quoi  vivre  huit  autres  jours  :  vous  aurez  vécu  libre , 
sain,  vrai,  laborieux,  juste.  Ce  n'est  pas  perdre  son  temps  que 
d'en  gagner  ainsi. 

Je  veux  absolument  qu'Emile  apprenne  un  métier.  Un  métier 
honnête,  au  moins,  direz-vous.  Que  signifie  ce  mot?  Tout  métier 
utile  au  public  n'est-il  pas  honnête  ?  Je  ne  veux  point  (ju'il  soit 
brodeur,  ni  doreur ,  ni  vernisseur  ,  comme  le  gentilhomme  de 
Locke  ;  je  ne  veux  qu'il  soit  ni  musicien ,  ni  comédien  ,  ni  faiseur 
de  livres  '.  A  ces  professions  près  et  les  autres  qui  leur  ressem- 
blent, qu'il  prenne  celle  qu'il  voudra  ;  je  ne  prétends  le  gêner  en 
[7ien.  J'aime  mieux  qu'il  soit  cordoiuiier  que  poète  ;  j'aime  mieux 
'ijqu'il  pave  les  grands  chemins  que  de  faire  des  fleurs  de  porcelaine. 
Mais ,  direz-vous ,  les  archers ,  les  espions ,  les  bourreaux ,  sont 
des  gens  utiles.  11  ne  tient  qu'au  gouvernement  qu'ils  ne  le  soient 
point.  Mais  passons;  j'avais  tort:  il  ne  suffit  pas  de  choisir  un 
métier  utile  ,  il  faut  encore  qu'il  n'exige  pas  des  gens  qui  l'exer- 
cent des  qualités  d'àrae  odieuses ,  et  incompatibles  avec  l'huma- 
nité. Ainsi,  revenant  au  premier  mot,  prenons  un  métier  honnête  : 
mais  souvenons-nous  toujours  qu'il  n'y  a  point  d'honnclelé  sans 
l'utilité. 

Un  célèbre  auteur  de  ce  siècle  ',  dont  les  livres  sont  pleins  de 
grands  projets  et  de  petites  vues ,  avait  fait  vœu  ,  comme  tous  les 
prêtres  de  sa  communion  ,  de  n'avoir  point  de  femme  en  propre; 
mais  ,  se  trouvant  plus  scrupuleux  que  les  autres  sur  l'adultère, 
on  dit  qu'il  prit  le  parti  d'avoir  de  jolies  servantes,  avec  lestiuel- 
les  il  réparait  de  son  mieux  l'outrage  qu'il  avait  fait  à  son  espèce 
par  ce  téméraire  engagement.  11  regardait  conmie  un  devoir  du  ci- 
toyen d'en  donner  d'autres  h  la  patrie  ;  et  du  tribut  qu'il  lui  payait 

'  Vous  roies  bien,  vous,  iiio  tlira-t-on.  .le  le  suis  pour  mon  malheur, 
je  l'avoue;  et  mes  torts,  (|ue  jo  pense  avoir  assez  ovpit's .  nr  sont  pas  pour 
autrui  des  raison»  di;n  avoir  de  scuihlablos.  .le  n'tVris  |>aspourexcu.s<T  me» 
fautes,  mais  pour  oMi|>cchcr  mes  lecteurs  de  les  imiter. 

'  I/abln'  de  Saint- Pierre. 


LlVKt  111  223 

•  Il  ''  ^eure  iJ  ptiuplail  la  classe  des  artisans.  Sitôt  que  ces  enfants 
1 1..  :a  en  âge,  il  leur  faisait  apprendre  à  tous  un  métier  de  leur 
goût ,  n'excluant  que  les  professions  oiseuses ,  futiles,  ou  sujettes 
à  la  mode ,  telles ,  par  exemple ,  que  celle  de  perruquier,  qui  n'est 
jamais  nécessaire ,  et  qui  peut  devenir  inutile  d'un  jour  à  l'autre, 
tant  que  la  nature  ne  se  rebutera  pas  de  nous  donner  des  chC' 
veux. 

Voila  l'esprit  qui  doit  nous  guider  dans  le  choix  du  métier 
d'Emile  ;  ou  plutôt  ce  n'est  pas  à  nous  de  faire  ce  choix ,  c'est  à 
lui  :  car  les  maximes  dont  il  est  imbu  conservant  en  lui  le  mépris 
naturel  des  choses  inutiles,  jamais  il  ne  voudra  consumer  son 
temps  en  travaux  de  nulle  valeur,  et  il  ne  connaît  de  valeur  aux 
choses  que  celle  de  leur  utilité  réelle  ;  il  lui  faut  un  métier  qui  put 
servir  à  Robinson  dans  son  iic. 

En  faisant  passer  en  revue  devant  un  enfant  les  productions  de 
la  nature  et  de  l'art ,  en  irritant  sa  curiosité ,  en  le  suivant  où  elle 
le  porte,  on  a  l'avantage  d'étudier  ses  goûts,  ses  inclinations,  ses 
penchants,  et  de  voir  briller  la  première  étincelle  de  son  génie , 
s'il  en  a  quelqu'un  qui  soit  bien  décidé.  Mais  une  erreur  commune 
et  dont  il  faut  vous  préserver  ,  c'est  d'attribuer  à  l'ardeur  du  ta- 
lent l'effet  de  l'occasidn,  et  de  prendre  pour  une  inclination  mar- 
quée vers  tel  ou  tel  art  l'esprit  imitatif  commun  à  l'homme  et  au 
singe,  et  qui  porte  machinalement  l'un  et  l'autre  à  vouloir  faire 
tout  ce  qu'il  voit  faire,  sans  trop  savoir  à  quoi  cela  est  bon.  Le 
monde  est  plein  d'artisans ,  et  surtout  d'artistes ,  qui  n'ont  point 
le  talent  naturel  de  l'art  qu'ils  exercent ,  et  dans  lequel  on  les  a 
|)0ussés  dus  leur  bas  âge ,  soit  tléterminé  par  d'autres  convenan- 
ces, soit  trompé  par  un  ïelc  apparent  qui  les  eût  portés  de  même 
vei-s  tout  autre  art,  s'ils  l'avaient  vu  pratiquer  aussitôt.  Tel  entend 
un  tamho'jr  et  se  croit  général  ;  tel  voit  bâtir  et  veut  être  archi- 
tecte. Chacun  est  tenté  du  métier  qu'il  voit  faire,  quand  il  le  croit 
estimé. 

J'ai  connu  un  iaqaus  qui ,  voyant  peindre  et  dessiner  son  maî- 
tre ,  se  mit  tlans  la  tète  d'être  peintre  et  dessinateur.  Dès  l'instant 
qu'il  eut  formé  cette  résolution ,  il  prit  le  crayon ,  qu'il  n'a  plus 
quitté  que  pour  prendre  le  pinc«au ,  qu'il  ne  quittera  de  sa  vie. 
fvins  leçons  et  sans  règles ,  il  se  mit  à  dessiner  tout  ce  qui  lui  tom- 
Init  sous  la  main.  Il  passa  trois  ans  entiers  collé  sur  ses  barbouil- 
laaes ,  sans  que  jamais  rien  put  l'en  arracher  que  son  service ,  et 


22i  EMILE. 

sans  jamais  se  rebuter  du  peu  de  progrès  que  de  médiocres  dispu- 
sitions  lui  laissaient  faire.  Je  l'ai  vu,  durant  six  mois  d'un  été  Irès- 
ardent ,  dans  une  petite  antichambre  au  midi ,  où  l'on  suffoquait 
au  passage ,  assis,  ou  plutôt  cloué  tout  le  jour  sur  sa  chaise  ,  de- 
vant un  globe ,  dessiner  ce  globe ,  le  redessiner,  commencer  et 
recommencer  sans  cesse  avec  une  invincible  obstination ,  jusqu'à 
ce  qu'il  en  eut  rendu  la  ronde-bosse  assez  bien  pour  être  content 
de  son  travaU.  Enlin ,  favorisé  de  son  mailre  et  guidé  par  un  ar- 
tiste ,  il  est  parvenu  au  point  de  quitter  la  livrée  et  de  vivre  de 
son  pinceau.  Jusqu'à  certain  terme  la  persévérance  supplée  au  ta- 
lent :  il  a  atteint  ce  terme  et  ne  le  passera  jamais.  La  constance  et 
l'émulation  de  cet  honnête  garçon  sont  louables.  Il  se  fera  toujours 
estimer  par  son  assiduité,  par  sa  fidélité ,  par  ses  mœurs  ;  mais 
il  ne  peindra  jamais  que  des  dessus  de  porte.  Qui  est-ce  qui  n'eut 
pas  été  trompé  par  son  zèle ,  et  ne  l'eût  pas  pris  pour  un  vrai  ta- 
lent? 11  y  a  bien  de  la  différence  entre  se  plaire  à  un  travail ,  et  y 
être  propre.  11  faut  des  observations  plus  lines  qu'on  ne  pense 
pour  s'assurer  du  vrai  génie  et  du  vrai  goût  d'un  enfant  qui  mon- 
tre bien  plusses  désirs  que  ses  dispositions,  et  qu'on  juge  tou- 
jours par  les  premiers ,  faute  de  savoir  étudier  les  autres.  Je  vou- 
drais qu'un  homme  judicieux  nous  donnât  un  traité  de  l'art  d'ob- 
server les  enfants.  Cet  art  serait  très-important  à  connaître  :  les 
pères  et  les  maîtres  n'en  ont  pas  encore  les  éléments. 

Mais  peut-être  donnons-nous  ici  trop  d'importance  au  choix  d'un 
métier.  Puisqu'il  ne  s'agit  que  d'un  travail  des  mains ,  ce  choix 
n'est  rien  pour  Emile  ;  et  son  apprentissage  est  déjà  plus  d'à  moi- 
tié fait,  par  les  exercices  dont  nous  l'avons  occupé  jusqu'à  présent . 
Que  voulez-vous  qu'il  fasse .'  Il  est  prêt  à  tout  :  il  sait  déjà  maniei- 
la  bêche  et  la  houe,  il  sait  se  servir  du  tour,  du  marteau,  du  rabot, 
delà  lime;  les  outils  de  tous  les  métiers  lui  sont  déjà  familiers. 
Il  ne  s'agit  plus  que  d'acquérir  de  quelqu'un  de  ces  outils  un  usage 
assez  prompt ,  assez  facile  ,  pour  égaler  en  diligence  les  bons  ou- 
vriers qui  s'en  servent  ;  et  il  a  sur  ce  point  un  grand  avantage  par- 
dessus tous,  c'est  d'avoir  le  corps  agile  ,  les  membres  flexibles , 
pour  prendre  sans  peine  toutes  sortes  d'altitudes  et  prolonger  sans 
effort  toutes  sortes  de  mouvements.  De  plus,  il  a  les  organes  jus 
tes  et  bien  exercés  ;  toute  la  mécanique  des  arts  lui  est  déjà  con- 
nue. Pour  savoir  travailler  en  mailre ,  il  ne  lui  manque  que  de 
l'habitude ,  et  fhabilude  ne  se  gagne  qu'avec  le  temps.  Auipiol 


1 


LIVRE  III.  Î2à 

-  métiers ,  dont  le  choix  nous  reste  à  faire,  donnera-t-il  donc  as- 
'  de  temps  pour  s'y  rendre  diligent?  Ce  n'est  plus  que  de  cela 
:  il  s'agit. 

Donnez  à  l'honamc  un  métier  qui  convienne  à  son  sexe ,  cl  au 
;ne  homme  un  métier  qui  convienne  à  son  âge  ;  toute  pro- 
-ion  sédentaire  et  casanière ,  qui  efféminé  et  ramollit  le  corps, 
lui  plaît  ni  ne  lui  convient.  Jamais  jeune  garçon  n'aspira  de  lui- 
rne  à  être  tailleur  ;  il  faut  de  l'art  pour  porter  à  ce  métier  de 
nmes  le  sexe  pour  lequel  il  n'est  pas  fait  '.  L'aiguille  et  l'épce  ne 
raient  être  maniées  par  les  mêmes  mains.  Si  j'étais  souverain, 
;ie  permettrais  la  couture  et  les  métiers  à  l'aiguille  qu'aux  fom- 
s  et  aux  boiteux,  réduits  à  s'occuper  comme  elles.  En  supposant 
-  eunuques  nécessaires ,  je  trouve  les  Orientaux  bien  fous  d'en 
rt^  exprès.  Que  ne  se  contentent-ils  de  ceux  qu'a  faits  la  nature, 
ces  foules  d'hommes  lâches  dont  elle  a  mutilé  le  cœur  ?  ils  en 
nient  de  reste  pour  le  besoin.  Tout  homme  faible,  délicat, 
iiitif ,  est  condamné  par  elle  h  la  vie  sédentaire;  il  est  fait  pour 
■  re  avec  les  femmes,  ou  à  leur  manière.  Qu'il  exerce  quelqu'un 
>  métiers  qui  leur  sont  propres ,  à  la  bonne  heure  ;  ci ,  s'il  faut 
«olument  de  vrais  eunuques ,  qu'on  réduise  a  cei  état  les  nom- 

>  qui  déshonorent  leur  sexe  en  prenant  des  emplois  qui  ne  lui 
:  1  viennent  pas .  Leur  choix  a.monce  l'erreur  de  ia  nature  :  corrigez 
te  erreur  de  manière  ou  d'autre,  vous  n'aurez  fait  que  du  bien, 
l'interdis  à  mon  élève  les  métiers  malsains,  mais  non  pas  les 
liers  pénibles,  ni  même  les  métiers  pénilcux.  Ils  exercent  à 
ois  la  force  et  le  courage  ;  iis  sont  propres  aux  hommes  seuls  ; 

^  femmes  n'y  prétendent  point  :  comment  n'onl-ils  pas  honle 
mpiéter  sur  ceux  qu'elles  font  ? 

Luclanlur  pauct,  tomedunt  colip/iia  iMUCÊ. 
fox  Uinom  Irahilis,  calathuque  peracta  referti* 
reliera ». 

Kn  Italie ,  on  ne  voit  point  de  fen^mcs  dans  les  boutiques  ;  et 

I  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  triste  que  le  coup  d'oeil  des 
s  de  ce  pavs-là  pour  ceux  qui  sont  accoutumés  à  celles  de 
ince  et  d'.Anglcterre.  En  voyant  des  marchand?  de  modes  ven- 

>  aux  dames  des  rubans ,  des  pompons ,  du  réseau ,  de  la  che- 

II  n'y  avait  point  de  taïUeurt  parmi  les  andCM  t  ic*  tulMls  des  boin- 
-^  vr  faisaient  dans  la  maison  par  les  femmes, 

Jmtn.,  Sat.  il.  t.  33. 


226  EMILE. 

nille,  je  trouvais  ces  parures  délicates  bien  ridicules  dans  de 
grosses  mains  ,  faites  pour  souffler  la  forge  et  frapper  sur  l'cn- 
clume.  Je  me  disais  :  Dans  ce  pays  les  femmes  devraient,  par 
représailles ,  lever  des  boutiques  de  fourbisseurs  et  d'armuriers. 
Elî  !  que  chacun  fasse  et  vende  les  armes  de  son  sexe.  Pour  les 
connaître ,  il  les  faut  employer. 

.leune  homme ,  imprime  à  tes  travaux  la  main  de  l'homme.  Ap- 
prends à  manier  d'un  bras  vigoureux  la  hache  et  la  scie ,  à  cquar- 
rir  une  poutre  ,  à  monter  sur  un  comble ,  à  poser  le  faite ,  à  l'af- 
fermir de  jambes-de-force  et  d'entrails;  puis  crie  à  ta  sœur  de 
venir  t'aider  à  ton  ouvrage ,  comme  elle  te  disait  de  travailler  à 
son  point-croisé. 

J'en  dis  trop  pour  mes  agréables  contemporains ,  je  le  sens  ; 
mais  je  me  laisse  quelquefois  entraîner  à  la  force  des  conséquences. 
Si  quelque  homme  que  t?e  soit  a  honte  de  travailler  en  public  armé 
d'une  doloire  et  ceint  d'un  tablier  de  peau,  je  ne  vois  plus  en  lui 
qu'un  esclave  de  l'opinion ,  prêt  à  rougir  de  bien  faire ,  sitôt  qu'on 
se  rira  des  honnêtes  gens.  Toutefois  cédons  au  préjugé  des  pères 
tout  ce  qui  ne  peut  nuire  au  jugement  des  enfants.  Il  n'est  pas  né- 
cessaire d'exercer  toutes  les  professions  utiles,  pour  les  honorer 
toutes;  il  suffit  de  n'en  estimer  aucune  au-dessous  de  soi.  Quand 
on  a  le  choix  et  que  rien  d'ailleurs  ne  nous  détermine ,  pourquoi 
ne  consulterai l-on  pas  l'agrément ,  l'uiclination  ,  la  convenance , 
entre  les  professions  de  même  rang.^  Les  travaux  des  métaux 
sont  utiles,  et  même  les  plus  utiles  de  tous;  cependant,  à  moins 
(ju'une  raison  particulière  ne  m'y  porte,  je  ne  ferai  point  de  vo 
tre  fils  un  maréchal,  un  serrurier,  un  forgeron  ;  je  n'aimerais  pas 
à  lui  voir,  dans  sa  forge,  la  figure  d'un  cyclope.  De  même  ,  je 
n'en  ferai  pas  un  maçon,  encore  moins  un  cordonnier.  Il  faut  que 
tous  les  métiers  se  fassent;  mais  qui  peut  choisir  doit  avoir  égard 
à  la  propreté ,  car  il  n'y  a  point  là  d'opinion  :  sur  co  point  les 
sens  nous  décident.  Enfin ,  je  n'aimerais  pas  ces  stupidcs  profes- 
sions dont  les  ouvriers ,  sans  industrie  et  presque  automates , 
n'exercent  jamais  leurs  mains  qu'au  même  travail  ;  les  tisserands, 
les  faiseurs  de  bas,  les  scieurs  de  pierre  :  à  quoi  sert  d'employer 
a  ces  métiers  des  hommes  de  sens  ?  c'est  une  machine  qui  en  mène 
une  autre. 

Tout  bien  considéré,  le  métier  (|ue  j'aimerais  le  mieux  qui  fut  du 
goût  de  mon  élève  est  celui  de  menuisier.  11  est  propre,  il  est  utile, 


1 


LIVRE  m.  327 

il  peut  s'exercer  dans  la  maison  ;  il  tienl  suffisamment  le  corps  en 
haleine  ;  il  exige  dans  l'ouvrier  de  l'adresse  et  de  l'industrie  ;  et, 
dans  la  forme  des  ouvrages  que  l'utilité  détermine ,  l'élégance  et 
\e  goût  ne  sont  pas  exclus. 

Que  si  par  hasard  le  génie  de  votre  élève  était  décidément  tounié 
vers  les  sciences  spéculatives ,  alors  je  ne  blâmerais  pas  qu'on  lui 
donnât  un  métier  conforme  à  ses  inclinations;  qu'il  apprit,  par 
exemple,  à  faire  des  instruments  de  mathématiques ,  des  lunettes, 
des  télescopes ,  etc. 

Quand  Emile  apprendra  son  métier,  je  veux  l'apprendre  avec 
lui  ;  car  je  suis  convaincu  qu'il  n'apprendra  jamais  bien  que  ce 
que  nous  apprendrons  ensemble.  Nous  nous  mettrons  donc  tous 
deux  en  apprentissage ,  et  nous  ne  prétendrons  point  être  traités 
en  messieurs ,  mais  en  vrais  apprentis  qui  ne  le  sont  pas  pour  rire  : 
pourquoi  ne  le  serions-nous  pas  tout  de  bon?  Le  czar  Pierre  était 
chari.entier  au  chantier,  et  tambour  dans  ses  propres  troupes  : 
pensez  vous  que  ce  prince  ne  vous  valut  pas  par  la  naissance  ou 
par  le  mérite  ?  Vous  comprenez  que  ce  n'est  point  à  Emile  que  je 
dis  cela  ;  c'est  à  vous ,  qui  que  vous  puissiez  être. 

Malheureusement  nous  ne  pouvons  passer  tout  notre  temps  à 
rétabli.  Nous  ne  sommes  pis  seulement  apprentis  ouvriers ,  nous 
sommes  apprentis  hommes  ;  et  l'apprentissage  de  ce  dernier  métier 
est  plus  pénible  et  plus  long  que  l'autre.  Comment  ferons-iioua*) 
donc  ;'  Prendrons-nous  un  maître  de  rabot  une  heure  par  jour,  com  • 
me  on  prend  un  maître  à  danser  ?Notj  ;  nous  ne  serions  pas  dos  ap- 
prentis ,  mais  des  disciples  ;  et  notre  ambition  n'est  pas  tant  d'ap- 
prendre la  menuiserie  que  de  nous  élever  à  l'état  de  menuisinr.  Je 
is  donc  d'avis  que  nous  allions  toutes  les  semaines  une  ou  deux 
is  au  moins  pisser  la  journée  entière  chez  le  maître,  que  nous 
L's  levions  à  son  heure  ,  que  nous  soyons  a  l'ouvrage  avant  lui . 
,(•  nous  mangions  à  sa  table ,  que  nous  travaillions  sous  ses  or- 
•s  ;  et  qi/après  avoir  eu  l'honneur  de  souper  avec  sa  famille,  nous 
tournions,  si  nous  voulons,  coucher  dans  nos  lits  durs.  Voilà 
nmoiit  on  apprend  plusieurs  métiers  à  la  fois,  et  comment  on 
nu  travail  des  mains ,  s.ins  négliger  l'autre  apprentissage. 
is  simples  en  faisant  bien  :  n'allons  pas  reproduire  la  vanité 
-.oins  poiirla  combattre.  S'enorgueillir  d'avoir  vaincu  le* 
-,  c'est  s'y  soumettre.  On  dit  que.  par  un  ancien  usage  Je 
,  maison  ottomane  ,  le  Grand  Seigneur  Mt  obliçé  de  travail'erdc 


398  EMILE. 


1 


ses  mains  ;  et  chacun  sait  que  les  ouvrages  d'une  main  royale  ne 
peuvent  être  que  des  chefs-d'œuvre.  Il  distribue  donc  magnifique- 
ment ces  chefs-d'œuvre  aux  grands  de  la  Porte  ;  et  l'ouvrage  est 
payé  selon  la  qualité  de  l'ouvrier.  Ce  que  je  vois  de  mal  à  cela  n'est 
pas  cette  prétendue  vexation  ;  car  au  contraire  elle  est  un  bien.  En 
lorçanl  les  grands  de  partager  avec  lui  les  dépouilles  du  peuple,  le 
prince  est  d'autant  moins  obligé  de  piller  le  peuple  directement. 
Cest  un  soulagement  nécessaire  au  despotisme,  et  sans  lequel  cet 
horrible  gouvernement  ne  saurait  subsister. 

Le  vrai  mal  d'un  pareil  usage  est  l'idée  qu'il  donne  à  ce  pauvre 
homme  de  son  mérite.  Comme  le  roi  Midas  ,  il  voit  changer  en  or 
tout  ce  qu'il  touche ,  mais  il  n'aperçoit  pas  quelles  oreilles  cela  fait 
pousser.  Pour  en  conserver  de  courtes  à  notre  Emile ,  préservons 
SOS  mains  de  ce  riche  talent  ;  que  ce  qu'il  fait  ne  lire  pas  son  prix 
de  l'ouvrier,  mais  de  l'ouvrage.  Ne  souffrons  jamais  qu'on  juge  du 
sien  qu'en  le  comparant  à  celui  des  bons  maîtres.  Que  son  travail 
soit  prisé  par  le  travail  même,  et  non  parce  qu'il  est  de  lui.  Dites 
de  ce  qui  est  bien  fait,  Foi/à  qui  est  bienfait  ;  mais  n'ajoutez  point. 
Qui  est-ce  qui  a  fait  cela  ?  S'il  dit  lui-même  d'un  air  fier  et  content 
de  lui.  C'est  moi  qui  l'ai  fait  ;  ajoutez  froidement,  Tous  ou  un 
autre ,  il  n  importe,  cest  toujours  un  travail  bien  fait. 

Bonne  mère  ,  préserve-toi  surtout  des  mensonges  qu'on  te  pré- 
pare. Si  ton  fils  sait  beaucoup  de  choses ,  défie-toi  de  tout  ce  qu'il 
sait  :  s'il  a  le  malheur  d'être  élevé  dans  Paris  et  d'être  riche ,  il  est 
perdu.  Tant  qu'il  s'y  trouvera  d'habiles  artistes ,  il  aura  tous  leurs 
talents  ;  mais  loin  d'eux  il  n'en  aura  plus.  A  Paris ,  le  riche  sait  tout  ; 
il  n'y  a  d'ignorant  que  le  pauvre.  Cette  capitale  est  pleine  d'ama- 
teurs et  surtout  d'amatrices,  qui  font  leurs  ouvrages  comme  M. 
Guillaume  inventait  ses  couleurs.  Je  connais  à  ceci  trois  excep- 
tions honorables  parmi  les  hommes ,  il  y  en  peut  avoir  davantage  ; 
mais  je  n'en  connais  aucune  parmi  les  femmes ,  et  je  doute  qu'il  y 
en  ait.  En  général  on  acquiert  un  nom  dans  les  arts  comme  dans 
la  robe  ;  on  devient  artiste  et  juge  des  artistes,  comme  on  devient 
docteur  en  droit  et  magistrat. 

Si  donc  il  était  une  fois  établi  qu'il  est  beau  de  savoir  un  rac- 
lier,  vos  enfants  le  sauraient  bientôt  sans  l'apprendre  :  ils  passe- 
raient maîtres  comme  les  conseillers  de  Zurich.  Point  de  tout  ce 
cérémonial  pour  Emile  ;  point  d'apparence ,  et  toujours  de  la  réa- 
lité. Qu'où  ne  dise  pas  qu'il  sait,  mais  qu'il  apprenne  en  silence. 


LIVRE  II!.  Î29 

;    Qu'il  fasse  toujours  son  chef-d'œuvre,  et  que  jamais  il  ne  passe 
'<   maître  ;  qu'il  ne  se  montre  pas  ouvrier  par  son  titre ,  mais  par  son 

travail. 

I       Si  jusqu'ici  je  me  suis  fait  entendre,  on  doit  concevoir  comment, 

1   avec  l'habitude  de  l'exercice  du  corps  et  du  travail  des  mains, 

I  je  donne  insensiblement  à  mon  élève  le  goût  de  la  réflexion  et  de 

'.  la  méditation  ,  pour  balancer  en  lui  la  paresse  qui  résulterait  de 

son  indifférence  pour  les  jugements  des  hommes  et  du  calme  de 

•es  passions.  Il  faut  qu'il  travaille  en  paysan  ,  et  qu'il  pense  en 

philosophe,  pour  n'être  pas  aussi  fainéant  qu'un  sauvage.   Le 

grand  secret  de  l'éducation  est  de  faire  que  les  exercices  du  corps 

H  ceux  de  l'esprit  servent  toujours  de  délassement  les  uns  aux 

autres. 

Mais  gardons-nous  d'anticiper  sur  les  instructions  qui  deman- 
dent un  esprit  plus  mûr.  Emile  ne  sera  pas  longtemps  ouvrier,  sans 
ressentir  par  lui-même  l'inégalité  des  conditions ,  qu'il  n'avait  d'a- 
bord qu'aperçue.  Sur  les  maximes  que  je  lui  donne  et  qui  sont  à  sa 
portée ,  il  voudra  m'examiner  à  mon  tour.  En  recevant  tout  de 
moi  seul ,  en  se  voyant  si  près  de  l'état  des  pauvres ,  il  voudra 
avoir  pourquoi  j'en  suis  si  loin.  Il  me  fera  peut-être ,  au  dépour- 
iru ,  des  questions  scabreuses  :  «  Vous  êtes  riche ,  vous  me  l'avez 

•  dit,  et  je  le  vois.  Un  riche  doit  aussi  son  travail  à  la  société , 
«  puisqu'il  est  homme.  Mais  vous,  que  faites-vous  donc  pour  elle  ?  » 
Que  dirait  à  cela  un  beau  gouverneur  ?  je  l'ignore.  Il  serait  peul- 
élre  assez  sot  pour  parler  à  l'enfant  des  soins  qu'il  lui  rend.  Quant 
imoi,  l'atelier  me  tire  d'affaire.  «  Voilà  ,  cher  Emile,  une  excel- 

•  lente  question  :  je  vous  promets  d'y  répondre  pour  moi ,  quand 
«  TOUS  y  ferez  pour  vous-même  une  réponse  dont  vous  soyez 

•  content.  En  attendant ,  j'aurai  soin  de  rendre  à  vous  et  aux 
«  pauvres  ce  que  j'ai  de  trop ,  et  de  faire  une  table  ou  un  banc  par 
■  semaine,  afin  de  n'être  pas  tout  à  fait  inutile  à  tout.  * 

Nous  voici  revenus  à  nous-mêmes.  Voilà  notre  enfant  prêt  à 
ooser  de  l'être ,  rentré  dans  son  individu.  Le  voilà  sentant  plus 
^■e  jamais  la  nécessité  qui  l'attache  aux  choses.  Après  avoir  com  - 
flMocê  par  exercer  son  corps  et  ses  sens ,  nous  avons  exerce  son 
esprit  et  son  jugement.  Enfin  nous  avons  réuni  l'usage  de  ses 
■smhres  à  celui  de  ses  facultés  ;  nous  avons  fait  un  être  agissant 
rt  pensant  :  il  ne  nous  reste  plus ,  pour  achever  l'homme ,  que  de 
ifirire  UQ  être  aimant  et  sensible,  c'est-à-dire  de  perfectionner  la 


230  ÉMILK. 

raison,  par  le  senliment  Mais  avant  d'entrer  dans  ce  nouvel 
ordre  de  choses,  jetons  les  yeux  sur  celui  d'où  nous  sortons, 
et  voyons ,  le  plus  exactement  qu'il  est  possible ,  jusqu'où  nous 
sommes  parvenus. 

Notre  élève  n'avait  d'abord  que  des  sensations  ,  maintenant  il 
a  des  idées  :  il  ne  faisait  que  sentir,  maintenant  il  juge.  Car  de  la 
comparaison  de  plusieurs  sensations  successives  ou  simultanées, 
et  du  jugement  qu'on  en  porte ,  nait  une  sorte  de  sensation  mixte 
ou  complexe  ,  que  j'appelle  idée. 

La  manière  de  former  les  idées  est  ce  qui  donne  un  caractère 
à  l'esprit  humain.  L'esprit  qui  ne  forme  ses  idées  que  sur  des  rap- 
ports réels  est  un  esprit  solide  ;  celui  qui  se  contente  des  rapports 
apparents  est  un  esprit  superficiel  ;  celui  qui  voit  les  rapports  tels 
qu'ils  sont  est  un  esprit  juste  ;  celui  qui  les  apprécie  mal  est  un 
esprit  faux  ;  celui  qui  controuve  des  rapports  imaginaires  qui  n'ont 
ni  réalité  ni  apparence  est  un  fou  ;  celui  qui  ne  compare  point  est 
un  imbécile.  L'aptitude  plus  ou  moins  grande  à  comparer  des 
idées  et  à  trouver  des  rapports  est  ce  qui  fait  dans  les  hommes  le 
plus  ou  le  moins  d'esprit ,  etc. 

Les  idées  simples  ne  sont  que  des  sensations  comparées.  II  y  a 
des  jugements  dans  les  simples  sensations  aussi  bien  que  dans  les 
sensations  complexes  ,  que  j'appelle  idées  simples.  Dans  la  sensa- 
tion, le  jugement  est  purement  passif,  ilaftirmc  qu'on  sent  ce 
qu'on  sent.  Dans  la  perception  ou  idée  ,  le  jugement  est  actif;  il 
rapproche,  il  compare  ,  il  détermine  des  rapports  que  le  sens  ne 
détermine  pas.  Voila  toute  la  différence  ;  mais  elle  est  grande, 
.lamais  la  nature  ne  nous  trompe  ;  c'est  toujours  nous  qui  nous 
trompons  *. 


'  Vxn qiii  nousi  trompons. 

[Je  dis  fu'il  eut  impossiOle  que  nos  sens  nous  trompent,  car  il  est 
toujours  vrai  que  nous  st:ntons  ce  que  nous  sentons  :  et  les  épicuriens 
avaient  raison  en  cela.  Les  sensations  ne  nous  font  tomber  dans  l'er- 
reur que  par  les  jugements  qu'il  nous  plail  d'y  joindre  sur  les  rauset 
productrices  de  ces  mêmes  sensations,  ou  sur  IcMgvppnrt-s  qu'elles  o»|i 
entre  elles,  ou  sur  la  nature  des  objets  qu'elles  nous  font  apcreeroir,. 
Or  c'est  en  ceci  que  se  trompaient  les  épicuriens ,  prétendant  que  le» 
fui/ements  que  nous  faisions  sur  nos  sensations  n'étaient  jamais  faux.'' 
Nous  sentons  nos  sensations ,  mais  nous  ne  sentons  pas  nos  jugem«Ht4,> 
nous  les  produisons. 

Ot  alinéa,  impriiiuî  pour  la  premiore  fois  dins  l'tVlitionde  1801.  pul>li(*« 
par  niilot,  e?t  en  ffft-t  dans  le  rnann^rrit  atilo^raphc .  en  rurinr  iradilitioQ 


I 


LIVRE  lU  5ÔI 

Je  vois  servir  à  jn  enfant  d'  huit  ans  l'un  fromage  glacé  ;  il 
porte  la  cuiller  à  sa  bouche ,  sans  savoir  ce  que  c'est ,  et ,  saisi  du 
froid,  s'écrie  :  Ah!  cela  me  brûle  I  II  éprouve  une  sensation  très- 
vive  ;  il  n'en  connaît  point  de  plus  vive  que  la  chaleur  du  feu,  et 
il  croit  sentir  celle-là.  Cependant  il  s'abuse  ;  le  saisissement  du 
■  'id  le  blesse,  mais  il  ne  le  brûle  pas  ;  et  ces  deux  sensations  no 
!it  pas  semblables,  puisque  ceux  qui  ont  éprouvé  l'une  et  l'au- 
iie  ne  les  confondent  point.  Ce  n'est  donc  pas  la  sensation  qui  le 
ticmpe,  mais  le  jugement  qu'il  en  porte. 

Il  en  est  de  même  de  celui  qui  voit  pour  la  première  fois  un  mi- 
i  oir  ou  une  machine  d'optique ,  ou  qui  entre  dans  une  cave  pro- 
fonde au  cœur  de  l'hiver  ou  de  Tété ,  ou  qui  trempe  dans  l'eau 
tiède  une  main  très-chaude  ou  très-froide,  ou  qui  fait  rouler  en- 
tre deux  doigts  croisés  une  petite  boule,  etc.  S'il  se  contente  de 
dire  ce  qu  il  iperçoit ,  ce  qu'il  sent,  son  jugement  étant  purement 
passif,  il  est  impossible  qu'il  se  trompe  :  mais  quand  il  juge  de  la 
chose  par  l'apparence ,  il  est  actif,  il  compare ,  il  établit  par  in- 
duction des  rapports  qu'il  n'aperçoit  pas  ;  alors  il  se  trompe  ou 
peut  se  tromper.  Pour  corriger  ou  prévenir  l'erreur,  il  a  besoin  de 
l'expérience. 

Montrez  de  nuit  à  votre  élève  des  nuages  passant  entre  la  lune 

cl  lui ,  il  croira  que  c'est  la  lune  qui  passe  en  sens  contraire,  et 

que  les  nuages  sont  arrêtés.  Il  le  croira  par  une  mduction  précipi- 

léo ,  parce  qu'il  voit  ordinairement  les  petits  objets  se  mouvoir 

préférablement  aux  grands ,  et  que  les  nuages  lui  semblent  plus 

iids  que  la  lune ,  dont  il  ne  peut  estimer  l'éloignement.  Lors- 

■,  dans  un  bateau  qui  vogue  ,  il  regarde  d'un  peu  loin  le  ri- 

zc ,  il  tombe  dans  rerrcur  contraire ,  et  croit  voir  courir  la  terre, 

rce  que ,  ne  se  sentant  point  en  mouvement ,  il  regarde  le  ba- 

u,  la  mer  ou  la  rivière,  et  tout  son  horizon ,  comme  un  tout 

mobile,  dont  le  rivage  qu'il  voit  courir  ne  lui  semble  qu'une 

!lie. 

La  première  fois  qu'un  enfant  voit  un  bâton  à  moitié  plorfgé 
dans  l'eau  ,  il  voit  un  bâton  brisé  :  la  sensation  est  vraie  ,  et  elle 
!ic  laisserait  pas  de  l'être  quand  même  nous  ne  saurions  point  la 
raison  de  cette  apparence.  Si  donc  vous  lui  demandez  ce  qu'il 

M  tn te  :  mais  il  est  à  obKnrer  qiie  le*  deux  alinéas  précédents,  La  manier: 
4€  Jormer,  rtc.  Letidtes  timples  ne  sont,  etc..  ne  s'y  trouvent  [>oint1. 
tinte  de  M.  Peti'ain. 


232  EMILE. 

voit ,  il  dit,  Un  bâton  brisé ,  et  il  dit  vrai ,  car  il  est  trcs-sùr  qu'il 
a  la  sciualioii  d'un  bâton  brisé.  Mais  quand,  trompé  par  son  juge- 
ment, il  va  plus  loin ,  et  qu'après  avoir  affirmé  qu'il  voit  un  bâ- 
ton brisé,  il  affirme  encore  que  ce  qu'il  voit  est  en  effet  un  bàlon 
brisé,  alors  il  dit  faux.  Pourquoi  cela?  parce  que  alors  il  devient 
actif,  et  qu'Une  juge  plus  par  inspection ,  mais  par  induction, 
en  affirmant  ce  qu'il  ne  sent  pas ,  savoir ,  que  le  jugement  qu'il 
reçoit  par  un  sens  serait  confirmé  par  un  autre. 

Puisque  toutes  nos  erreurs  viennent  de  nos  jugements ,  il  est 
clair  que ,  si  nous  n'avions  jamais  besoin  de  juger ,  nous  n'au- 
rions nul  besoin  d'apprendre  ;  nous  ne  serions  jamais  dans  le  cas 
de  nous  tromper;  nous  serions  plus  heureux  de  notre  ignorance 
que  nous  ne  pouvons  léfre  de  notre  savoir.  Qui  esl-ce  qui  nie  que 
les  savants  ne  sachent  mille  choses  vraies  que  les  ignorants  ne  sau- 
ront jamais?  Les  savants  sont-ils  pour  cela  plus  près  de  la  vérité.' 
Tout  au  contraire ,  ils  s'en  éloignent  en  avançant ,  parce  que  la 
vanité  de  juger  faisant  encore  plus  de  progrès  que  les  lumières , 
chaque  vérité  qu'ils  apprennent  ne  vient  qu'avec  cent  jugements 
faux.  Il  est  de  la  dernière  évidence  que  les  compagnies  savantes  de 
l'Europe  ne  sont  que  des  écoles  publiques  de  mensonges  ;  et  très- 
sùrement  il  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'Académie  des  sciences  que 
dans  tout  un  peuple  de  Hurons. 

Puisque  plus  les  hommes  savent ,  plus  ils  se  trooapeut ,  le  seul 
moyen  d'éviter  l'erreur  est  l'ignorance.  Ne  jugez  point,  vous  no 
vous  abuserez  jamais.  C'est  la  leçon  de  la  nature  aussi  bien  que 
lie  la  raison.  Hors  les  rapports  immédiats  en  Irès-pelit  nombre  et 
très-sensibles  que  les  choses  ont  avec  nous ,  nous  n'avons  naturel- 
lement qu'une  profonde  indifférence  pour  tout  le  reste.  Un  sau- 
vage ne  tournerait  pas  le  pied  pour  aller  voir  le  jeu  de  la  plus 
belle  machine,  et  tous  les  prodiges  de  l'électricité.  Que  m'importe? 
est  le  mot  le  plus  familier  à  l'ignorant ,  et  le  plus  convenable  au 
sage. 

Maismalheureusemenl  ce  mol  ne  nous  va  plus.  Tout  nous  im- 
porte depuis  que  nous  sommes  dépendants  de  tout;  et  notre  cu- 
riosité s'étend  nécessairement  avec  nos  besoins.  Voilà  pourquoi 
j'en  donne  une  très-grande  au  philosophe,  et  n'en  donne  point  au 
sauvage.  Celui-ci  n'a  besoin  de  personne;  l'autre  a  besoin  de  tout 
Iz  monde,  et  surtout  d'admirateurs. 

On  me  dira  que  je  sors  de  la  nature  ;  je  n'en  croisrion.  Elle  choi- 


LIVRE  III.  233 

ses  instrumente ,  el  les  règles  ,  non  sur  l'opinion ,  mais  sur  le 
>'ia.  Or  les  besoins  changent  selon  la  situation  des  hommes.  Il 
I    y  a  bien  de  la  différence  entre  l'homme  naturel  vivant  dans  l'état 
i  de  nature,  et  l'homme  nature!  vivant  dans  l'état  de  société.  Emile 
1,   n'est  pas  un  sauvage  à  reléguer  dans  les  déserts  ;  c'est  un  sauvage 
fait  pour  tiabiter  les  villes.  Il  faut  qu'il  sache  y  trouver  son  néces- 
saire ,  tirer  parti  de  leurs  habitants ,  et  vivre ,  sinon  comme  eux , 
du  moins  avec  eux. 

Puisqu'au  milieu  de  tant  de  rapports  nouveaux  dont  il  va  dé- 
pendre il  faudra  malgré  lui  qu'il  juge ,  apprenons-lui  donc  à  bien 
juger. 

La  meilleure  manière  d'apprendre  à  bien  juger  est  celle  qui  tend 
le  plus  à  simplifier  nos  expériences ,  et  à  pouvoir  même  nous  en 
passer  sans  tomber  dans  l'erreur.  D'où  il  suit  qu'après  avoir  long- 
temps vériQé  les  rapports  des  sens  l'un  par  l'autre ,  il  faut  encore 
apprendre  à  vériGer  les  rapports  de  chaque  sens  par  lui-même , 
sans  avoir  besoin  de  recourir  à  un  autre  sens  :  alors  chaque  sen- 
sation deviendra  pour  nous  une  idée ,  et  cette  idée  sera  toujours 
conforme  à  la  vérité.  Telle  est  la  sorte  d'acquis  dont  j'ai  tâché  de 
remplir  ce  troisième  âge  de  la  vie  humaine. 

Cette  manière  de  procéder  exige  une  patience  et  une  circons- 
pection dont  peu  de  maîtres  sont  capables  ,  et  sans  laquelle  ja- 
mais le  disciple  n'apprendra  à  juger.  Si,   par  exemple,  lorsque 
celui-ci  s'abuse  sur  rap|)arence  du  bâton  brisé  ,  pour  lui  montrer 
son  erreur  vous  vous  pressez  de  tirer  le  bâton  hors  de  l'eau,  vous 
le  détromperez  peut-être  :  mais  que  lui  apprendrez-vous  ?  rien 
que  ce  qu'il  aurait  bientôt  appris  de  lui-même.  Oh  !  que  ce  n'est 
pas  là  ce  qu'il  faut  faire  !  11  s'agit  moins  de  lui  apprendre  une  vé- 
rité que  de  lui  montrer  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  décou- 
'  •  toujours  la  %'érité.  Pour  mieux  l'instruire,  il  ne  faut  pas  le 
lomper  sitôt.  Prenons  Emile  et  moi  pour  exemple, 
l'remit'renjent ,  à  la  seconde  des  deux  questions  supposées , 
I  ut  enfant  élevé  à  l'ordinaire  ne  manquera  pas  de  répondre  affir- 
livement  :  C'est  sûrement ,  dira-t-il,  un  bâton  brisé.  Je  doute 
t  qu'Emile  me  fasse  la  même  réponse.  Ne  voyant  point  la  né- 
-ilé  d'être  savant  ni  de  le  paraître,  il  n'est  jamais  pressé  de  ju- 
;  il  ne  juge  que  sur  l'évidence  ;  et  il  est  bien  éloigné  de  la  trou- 
r  dans  cette  occasion ,  lui  qui  sait  combien  nos  jugements  sur 

an. 


Î34  EMILE. 

les  apparences  sout  sujets  à  l'illusioH ,  ne  fut-ce  que  dans  la  per 
spective. 

D'ailleurs ,  comme  il  sait  par  expérience  que  mes  questions  les 
plus  frivoles  ont  toujours  quelque  objet  qu'il  n'aperçoit  pas  d'a- 
bord ,  il  n'a  point  pris  l'habitude  d'y  répondre  étourdiment  ;  au 
contraire ,  il  s'en  défie ,  il  s'y  rend  attentif ,  il  les  examine  avec 
grand  soin  avant  d'y  répondre.  Jamais  il  ne  me  fait  de  réponse 
qu'il  n'en  soit  content  lui-même  ;  et  il  est  difficile  à  contenter. 
Enfin  nous  ne  nous  piquons  ni  lui  ni  moi  de  savoir  la  vérité  des 
choses ,  mais  seulement  de  ne  pas  donner  dans  l'erreur.  Nous 
serions  bien  plus  confus  de  nous  payer  d'une  raison  qui  n'est  pas 
bonne,  que  de  n'en  point  trouver  du  tout.  Je  ne  sais ,  est  un  mot 
qui  nous  va  si  bien  à  tous  deux,  et  que  nous  répétons  si  souvent, 
qu'il  ne  coûte  plus  rien  à  l'un  ni  à  l'autre.  Mais,  soit  que  celte 
étourderie  lui  échappe ,  ou  qu'il  l'évite  par  notre  commode  je  ne 
sais,  ma  réplique  est  la  même  :  Voyons ,  examinons. 

Ce  bâton  qui  trempe  à  moitié  dans  l'eau  est  fixé  dans  une  situa- 
tion perpendiculaire.  Pour  savoir  s'il  est  brisé,  comme  il  le  pa- 
raît ,  que  de  choses  n'avons-nous  pas  à  faire  avant  de  le  tirer  de 
l'eau  ou  avant  d'y  porter  la  main  ! 

r  D'abord  nous  tournons  tout  autour  du  bâton ,  et  nous  voyons 
que  la  brisure  tourne  comme  nous.  C'est  donc  notre  œil  seul  qui 
la  change ,  et  les  regards  ne  remuent  pas  les  corps. 

2°  Nous  regardons  bien  à  plomb  sur  le  bout  du  bâton  qui  est 
hors  de  l'eau  ;  alors  le  bàlon  n'est  plus  courbe ,  le  bout  voisin  de 
notre  œil  nous  cache  exactement  l'autre  Imni  '  \,>ii.^  (pi|  i-t-il  ;.>. 
dressé  le  bàlon  ? 

3°  Nous  agitons  la  suriacc  de  l'eau;  lum^  \umiii>  k-  iiainu  ,■  ;; 
plier  en  plusieurs  pièces,  se  mouvoir  en  zig-zag,  et  suivre  les  ondu- 
lations de  l'eau.  Le  mouvement  (juc  nous  donnons  à  cette  eau 
suffit-il  pour  briser,  aiuolhr  et  fondre  ainsi  le  bâton? 

4° Nous  faisons  écouier  l'eau,  et  nous  voyons  le  bâton  se  re- 
dresser i)eu  à  peu  à  mesure  que  l'eau  baisse.  N'en  voilà-t-il  pas  plus 
(ju'd  ne  faut  pour  édaircir  le  fait  et  trouver  la  réfraction?  Il  n'est 
donc  pas  vrai  que  îa  vue  nous  trompe,  puisque  nous  n'avons  be- 

'  J'ai  depuis  trouv*^  le  contrairo  par  une  expt'ricncc  phis  exacte.  La  rO- 
fraction  agit  circiilaireiiient ,  et  le  bàlon  parait  (Uns  sros  par  le  Itoul  i|iii  est 
dans  l'eau  q\w  par  l'autre  :  mais  cola  ne  cliati,!;i>  rip»  h  la  force  du  rais'tm- 
tienient,  et  la  conséquence  n'en  est  pas  moins  juste. 


1 
I 


LIVRE  Ilf.  236 

!ii  <[iie  d'elle  seule  pour  rectifier  les  erreui"s  que  nous  lui  attri- 
ions. 

Supposons  l'enfant  assez  stupide  pour  ne  \kls  sentir  le  résultat 
de  ces  expériences;  c'est  alors  qu'il  faut  appeler  le  toucher  au 
secours  de  la  vue.  Au  lieu  de  tirer  le  bâton  hors  de  l'eau ,  laissez- 
le  dans  sa  situation ,  et  que  l'enfant  y  passe  la  maiu  d'un  bout  à 
l'autre  ,  il  ne  sentira  point  d'angle;  le  bâton  n'est  donc  pas  brisé. 
Vous  me  direz  qu'il  n'y  a  pas  seulement  ici  des  jugements, 
mais  des  raisonnements  en  forme.  Il  est  vrai  :  mais  ne  voyez- voas 
pas  que ,  sitôt  que  l'esprit  est  parvenu  jusqu'aux  idées ,  tout  juge- 
ment est  un  raisonnement?  La  conscience  de  toute  sensation  est 
ane  proposition ,  un  jugement.  Donc ,  sitôt  que  l'on  compare  une 
sensation  et  une  autre ,  on  raisonne.  L'art  de  juger  et  l'art  de  rai- 
sonner sont  exactement  le  même. 

Emile  ne  saura  jamais  la  dioptrique ,  ou  je  veux  qu'il  l'apprenne 
autour  de  ce  bâton.  Il  n'aura  point  disséqué  d'insectes;  il  n'aura 
point  compté  les  taches  du  soleil  ;  il  ne  saura  ce  que  c'est  qu'un 
microscope  et  un  télescope.  Vos  doctes  élèves  se  moqueront  de 
son  ignorance.  Ils  n'auront  pas  tort  ;  car,  avant  de  se  servir  de  ces 
instruments ,  j'entends  qu'il  les  invente ,  et  vous  vous  doutez  bien 
que  cela  ne  viendra  pas  sitôt. 

Voilà  l'esprit  de  toute  ma  méthode  dans  cette  partie.  Si  l'enfant 
fait  rouler  une  petite  boule  entre  deux  doigts  croisés ,  et  qu'il 
croie  sentir  deux  boules ,  je  ne  lui  permettrai  point  d'y  regarder, 
qu'auparavant  il  ne  soit  convaincu  qu'il  n'y  en  a  qu'une. 

Ces  éclaircissements  suffiront ,  je  pense  ,  pour  marquer  neltc- 
mcnt  le  progri's  qu'a  fait  jusqu'ici  l'esprit  de  mon  élevé ,  et  la 
iite  par  laquelle  il  a  suivi  ce  progrès.  Mais   vous  êtes  cf- 
\is  peut-être  de  la  quantité  de  choses  que  j'ai  fait  jwsscr  de- 
nt lui  :  vous  craignez  que  je  n'accable  son  esprit  sous  ces  niulli- 
ies  d»"  connaissances.  C'est  tout  le  contraire  ;  je  lui  apprends  bien] 
is  à  les  ignorer  qu'à  les  savoir.  Je  Ui  montre  la  route  de  la 
loncc ,  aisée  à  la  vérité ,  mais  longue,  immense,  lente  à  prcou- 
rtr.  Je  lui  fais  faire  les  premiers  pas  pour  qu'il  reconnaisse  l'ea» 
Iréc ,  mais  je  ne  lui  permets  jamais  d'aller  loin. 

Forcé  d'apprendre  de  lui-même,  il  use  de  sa  raison  et  non  de 
celle  tl'autrui  ;  car,  pour  ne  rien  donner  à  l'opinion ,  il  ne  faut  rien 
»kMmer  à  l'autorité  ;  et  la  plu{)art  de  nos  erreurs  nous  viennent 
bien  moins  de  nous  que  des  autres.  Do  cet  exercice  continuel  il 


236  ÉMLLE. 

doit  résultet  une  vigueur  d'esprit  seml)lable  ;i  celle  qu'on  donne 
nu  corps  par  le  travail  et  parla  fatigue.  Un  autre  avantage  est  qu'on 
n'avance  qu'à  proportion  de  ses  forces.  L'esprit,  non  plus  que  le 
corps ,  ne  porte  que  ce  qu'il  peut  porter.  Quand  l'entendcraenl 
s'approprie  les  choses  avant  de  les  déposer  dans  la  mémoire ,  ce 
qu'il  en  tire  ensuite  est  à  lui  :  au  lieu  qu'en  surchargeant  la  mé- 
moire à  son  insu ,  on  s'expose  à  n'en  jamais  rien  tirer  qui  lui  soit 
propre. 

Emile  a  peu  de  connaissances ,  mais  celles  qu'il  a  sont  véritable- 
ment siennes;  il  ne  sait  rien  à  demi.  Dans  le  petit  nombre  des  choses 
qu'il  sait  et  qu'il  sait  bien,  la  plus  importante  est  qu'il  y  en  a  beau- 
coup qu'il  ignore  et  qu'il  peut  savoir  un  jour,  beaucoup  plus  que 
d'autres  hommes  savent  et  qu'il  ne  saura  de  sa  vie ,  et  une  infinité 
d'autres  qu'aucun  homme  ne  saura  jamais.  Il  a  un  esprit  uni- 
versel, non  par  les  lumières,  mais  par  la  faculté  d'en  acquérir; 
un  esprit  ouvert,  intelligent,  prêt  à  tout,  et,  comme  dit  Montai- 
gne, sinon  instruit,  du  moins  instruisable.  Il  me  suffit  qu'il  sa- 
che trouver  l'a  quoi  bon  sur  tout  ce  qu'il  fait,  et  le  pourquoi  sur 
tout  ce  qu'il  croii.  Car,  encore  une  fois,  mon  objet  n'est  point  de 
lui  donner  la  science ,  mais  de  lui  apprendre  à  l'acquérir  au  besoin, 
delà  lui  faire  estimer  exactement  ce  qu'elle  vaut ,  et  de  lui  faire  ai- 
mer la  vérité  par-dessus  tout*.  Avec  cette  méthode  on  avance  peu  , 
mais  on  ne  fait  jamais  un  pas  inutile,  et  l'on  n'est  point  forcé  de 
rétrograder. 

Emile  n'a  que  des  connaissances  naturelles  et  purement  physi- 
ques. Il  ne  sait  pas  même  le  nom  de  l'histoire ,  ni  ce  que  c'est  que 
métaphysique  et  morale.  Il  connaît  les  rapports  essentiels  de  l'hom- 
me aux  choses,  mais  nul  des  rapports  moraux  de  l'homme  à  l'hom- 
me. Il  sait  peu  généraliser  d'idées,  peu  faire  d'abstractions.  Il  voit 
des  qualités  communes  à  certains  corps,  sans  raisonner  sur  ces 
qualités  en  elles-mêmes.  Il  connaît  l'étendue  abstraite  à  l'aide  des 
figures  de  la  géométrie  ;  il  connaît  la  quantité  abstraite  à  l'aide  des 
signes  de  l'algèbre.  Ces  figures  et  ces  signes  sont  les  supports  de 
ces  abstractions ,  sur  lesquels  ses  sens  se  reposent.  Il  no  cherche 
point  à  connaître  les  choses  par  leur  nature ,  mais  seulement  par 

•  ;^Vai..  Car,  encore  une  fois,  mon  objet  n>st  pas  de  lui  donner  la 
science,  mais  de  In  lui  faire  connaître,  de  lui  apprendre  à  en  acquérir 
au  besoin,  afin  delà  lui  faire  estimer  exactement  ce  qu'elle  vaut,  et  de 
lui  faire  aimer  la  vérité  par-dessus  toutes  choses] 


I 


UVRE  m.  237 

i  les  relations  qui  l'intéressent.  Il  n'estime  ce  qui  lui  est  étranger 

'   ijue  par  rapport  à  lui  ;  mais  cette  estimation  est  exacte  et  sûre.  La 
Tantaisie ,  la  convention ,  n'y  entrent  pour  rien.  Il  fait  plus  de  cas 

I  de  ce  qui  lui  est  plus  utile  ;  et ,  ne  se  départant  jamais  de  cette  ma- 

-:  nière  d'apprécier ,  il  ne  donne  rien  à  l'opinion. 

i      Emile  est  laborieux ,  tempérant ,  patient ,  ferme ,  plein  de  cou- 

ra:re.  Son  imagination,  nullement  allumée,  ne  lui  grossit  jamais 

i  mgers;  il  est  sensible  à  peu  de  maux,  et  il  sait  souffrir  avec 

-tance,  parce  qu'il  n'a  point  appris  à  disputer  contre  la  desti- 

.  A  l'égard  de  la  mort ,  il  ne  sait  pas  encore  bien  ce  que  c'est  ; 

mais ,  accoutumé  à  subir  sans  résistance  la  loi  de  la  nécessité , 

quand  il  faudra  mourir,  il  mourra  sans  gémir  et  sans  se  débattre  : 

c'est  tout  ce  que  la  nature  permet  dans  ce  moment  abhorré  de  tous. 

Vivre  libre  et  peu  tenir  aux  choses  humaines  est  le  meilleur  moyen 

d'apprendre  à  mourir. 

En  un  mot,  Emile  a  de  la  vertu  tout  ce  qui  se  rapporte  à  lui-mê- 
tae.  Pour  avoir  aussi  les  vertus  sociales ,  il  lui  manque  unique- 
ment de  connaître  les  relations  qui  les  exigent  ;  il  lui  manque  uni- 
ipiement  des  lumières  que  son  esprit  est  tout  prêt  à  recevoir. 

11  se  considère  sans  égard  aux  autres,  et  trouve  bon  que  lesau- 
Ires  ne  pensent  point  à  lui.  Il  n'exige  rien  de  personne,  et  ne  croit 
rien  devoir  à  personne.  Il  est  seul  dans  la  société  humaine,  il  ne 
eompte  que  sur  lui  seul.  Il  a  droit  aussi  plus  qu'un  autre  de  comp- 
ter sur  lui-même ,  car  il  est  tout  ce  qu'on  peut  être  à  son  âge.  Il 
ifa  point  d'erreurs,  ou  n'a  que  celles  qui  nous  sont  inévitables;  il 
n*a  point  de  vices ,  ou  n'a  que  ceux  dont  nul  homme  ne  peut  se  ga- 
rantir. Il  a  le  corps  sain ,  les  membres  agiles ,  l'esprit  juste  et  sans 
Ipr^ogés,  le  cœur  libre  et  sans  passions.  L'amour-propre ,  la  pre- 
laiëre  et  la  plus  naturelle  de  toutes,  y  est  encore  à  peine  exalté. 
9ns  troubler  le  repos  de  personne ,  il  a  vécu  content ,  heureux  et 
Ar,  autant  que  la  nature  l'a  permis.  Trouvez-vous  qu'un  enfant 
par\'enu  à  sa  quinzième  année  ait  perdu  les  précédentes? 


338  EMILE. 


LIVRE  IV. 


Que  nous  passons  rapidement  sur  celte  terre  !  le  premier  quarl 
de  la  vie  est  écoulé  avant  qu'on  en  connaisse  l'usage;  le  dernier 
quart  s'écoule  encore  après  qu'on  a  cessé  d'en  jouir.  D'abord  nous 
ne  savons  point  vivre,  bientôt  nous  ne  le  pouvons  plus;  et,  dans 
l'intervalle  qui  sépare  ces  deux  extrémités  inutiles ,  les  trois  quarts 
du  temps  qui  nous  reste  sont  consumés  par  le  sommeil ,  par  le  tra- 
vail ,  par  la  douleur,  par  la  contrainte ,  par  les  peines  de  toute  es- 
pèce. La  vie  est  courte,  moins  par  le  peu  de  temps  qu'elle  dure, 
que  parce  que ,  de  ce  peu  de  temps ,  nous  n'en  avons  presque  point 
pour  le  goûter.  L'instant  de  la  mort  a  beau  être  éloigné  do  celui  do 
la  naissance,  la  vie  est  toujours  trop  courte,  quand  cet  espace 
est  mal  rempli. 

Nous  naissons ,  pour  ainsi  dire ,  en  deux  fois  :  l'une  pour  exis- 
ter, et  l'autre  pour  vivre;  l'une  pour  l'espèce,  et  l'autre  pour  le 
sexe.  Ceux  qui  regardent  la  femme  comme  un  homme  imparfait 
ont  tort  sans  doute  :  mais  l'analogie  extérieure  est  pour  eux.  Jus- 
qu'à l'âge  nubile,  les  enfants  des  deux  sexes  n'ont  rien  d'apparent 
qui  les  dislingue ,  même  visage ,  même  ligure ,  même  teint ,  même 
voix ,  tout  est  égal  :  les  lîlles  sont  des  entants ,  les  garçons  sont  dos 
enfants  ;  le  même  nom  suffit  à  des  êtres  si  semblables.  Les  mâles 
en  qui  l'on  empêche  le  développement  ultérieur  du  sexe  gardent 
celte  conformité  toute  leur  vie  ;  ils  sont  toujours  de  grands  enfants; 
et  les  femmes ,  ne  perdant  point  cette  même  confornv''"  -«'"M—i  . 
à  bien  des  égards,  ne  jamais  être  autre  chose. 

Mais  l'homme  en  général  n'est  pas  fait  pour  rester  loujours  dans 
l'enfance.  Il  en  sort  au  temps  prescrit  par  la  nature  ;  et  ce  moment, 
de  crise ,  bien  qu'assez  court ,  a  de  longues  influences. 

Gomme  le  mugissement  de  la  mer  précède  de  loin  la  tempête  i 
cette  orageuse  révolution  s'annonce  parle  murmure  des  passioni 
naissantes;  une  ferment,»! ion  sourde  avertit  de  l'approche  du  daU'^ 
ger.  Un  changement  dans  l'humeur,  des  emportements  fréquents  ,3 
une  continuelle  agitation  d'esprit,  rendent  l'enfant  presque  indisci* 
plinable.  11  devient  sourd  à  la  voix  qui  le  rendait  docile;  c'est  1 


LIVRE  IV.  239 

lion  dans  sa  fièvre  ;  il  méconnaît  son  guide ,  il  ne  veut  plus  élre  gou- 

'    -né. 

\ux  signes  moraux  d'une  humeur  qui  s'altère  se  joignent  des 

tliangements  sensibles  dans  la  figure.  Sa  physionomie  se.développe 

et  s'empreint  d'un  caractère  ;  le  coton  rare  et  doux  qui  croit  aux 

bas  de  ses  joues  brunit  et  prend  de  la  consistance.  Sa  voix  mue ,  ou 

rlulot  il  la  perd  :  il  n'est  ni  enfant  ni  homme,  et  ne  peut  prendre 

m  d'aucun  des  deux.  Ses  yeux ,  ces  organes  de  l'âme ,  qui  n'ont 

1  dit  jusqu'ici ,  trouvent  un  langage  et  de  l'expression;  un  feu 

^sanl  les  anime  ;  leurs  regards  plus  vifs  ont  encore  une  sainte  in- 

:  Kcncc,  mais  ils  n'ont  plus  leur  première  imbécillité  :  il  sent  déjà 

iiuiis  peuvent  trop  dire  ;  il  commence  à  savoir  les  baisser  et  rou- 

:  il  devient  sensible  avant  de  savoir  ce  qu'il  sent;  il  est  inquiet 

s  raison  de  1  être.  Tout  cela  peut  venir  lentement  et  vous  laisser 

temps  encore  :  mais  si  sa  vivacité  se  rend  trop  impatiente ,  si 

emportement  se  change  en  fureur,  s'il  s'irrite  cl  s'attendrit 

1  instant  à  l'autre ,  s'il  verse  des  pleurs  sans  sujet,  si ,  près  des 

ts  qui  commencent  à  devenir  dangereux  pour  lui ,  son  pouls 

veet  son  œil  s'enflamme,  si  la  mam  d'unefemmc  se  posant  sur 

lenne  le  fait  frissonner,  s'il  se  trouble  ou  s'intimide  auprès  d'elle; 

\  sse ,  6  sage  Ulysse ,  prends  garde  à  toi  Tles  outres  que  tu  fer- 

is  avec  tant  de  soin  sont  ouvertes  ;  les  vents  sont  déjà  déchai- 

-  :  ne  quitte  plus  un  moment  le  gouvernail,  ou  tout  est  perdu. 

<  :  est  ici  la  seconde  naissance  dont  j'ai  parlé;  c'est  ici  que  l'homme 

l  véritablement  à  la  vie,  et  que  rien  d'humain  n'est  étran- 

a  lui.  Jusqu'ici  nos  soins  n'ont  été  que  des  jeux  d'enfant;  ils 

prennent  qu'à  présent  une  véritable  importance.  Cette  époque 

Unissent  les  éducations  ordinaires  est  proprement  celle  où  la 

Ire  doit  commencer;  mais,  pour  bien  exposer  ce  nouveau  plan, 

irerions  de  plus  haut  l'état  des  choses  qui  s'y  rapportent. 

Nos  passions  sont  les  principaux  instruments  de  notre  conser- 

'lon  :  r'«»st  donc  une  entreprise  aussi  vainc  que  ridicule  de  vou- 

;■  •  ;  c'est  contrôler  la  nature ,  c'est  réformer  l'ouvrage 

.  u  disait  à  l'hommod'nné.iotir  les  passions  qu'il  lui 

me  ,  iJieu  voudrait  et  ne  voi;  !  se  contrcilir.iit  lui-mé- 

Jamais il  n'adonné  cet  ordi ,  .       .  .  ,  rien  de  pareil  n'est  écrit 

is  le  cœur  humain;  et  ce  que  Dieu  veut  qu'un  homme  fasse, 

:>f  le  lui  fait  pas  dire  par  un  autre  homme  ,  il  le  lui  dit  lui-mé- 

■" ,  il  l'ccril  au  fond  do  son  cœur. 


240  É.MILK. 

Or  je  Irou  venais  celui  qui  voudrait  empêcher  les  passions  de  naî- 
tre presque  aussi  fou  que  celui  qui  voudrait  les  anéantir  ;  et  ceux 
qui  croiraient  que  tel  a  été  mon  projet  jusqu'ici  m'auraient  sû- 
rement fort  mal  entendu. 

Mais  raisonnerait- on  bien ,  si ,  de  ce  qu'il  est  dans  la  nature  de 
l'homme  d'avoir  des  passions ,  on  allait  conclure  que  toutes  les 
passions  que  nous  sentons  en  nous  et  que  nous  voyons  dans  les 
autres  sont  naturelles  ?  Leur  source  est  naturelle,  il  est  vrai  ;  mais 
mille  ruisseaux  étrangers  l'ont  grossie;  c'est  un  grand  fleuve  qui 
s'accroit  sans  cesse,  et  dans  lequel  on  r«trouverait  à  peine  quel- 
ques gouttes  de  ses  premières  eaux.  Nos  passions  naturelles  sont 
très-bornées  ;  elles  sont  les  instruments  de  notre  liberté ,  elles  ten- 
dent à  nous  conserver.  Toutes  celles  qui  nous  subjuguent  et  nous 
détruisent  nous  viennent  d'ailleurs  ;  la  nature  ne  nous  les  donne 
pas ,  nous  nous  les  approprions  à  son  préjudice. 

La  source  de  nos  passions,  l'origine  et  le  principe  de  tous  les 
autres,  la  seule  qui  naît  avec  l'homme -et  ne  le  quitte  jamais  tant 
qu'il  vit,  est  l'amour  de  soi  :  passion  primitive  ,  innée,  antérieure 
à  toute  autre  ,  et  dont  toutes  les  autres  ne  sont ,  en  un  sens ,  que 
des  modifications.  En  ce  sens ,  toutes ,  si  l'on  veut ,  sont  naturel- 
les. Mais  la  plupart  de  ces  modifications  ont  des  causes  étrange  res, 
sans  lesquelles  elles  n'auraient  jamais  lieu  ;  et  c«s  mêmes  modifi- 
cations ,  loin  de  nous  être  avantageuses ,  nous  sont  nuisibles  ;  elles 
changent  le  premier  objet  et  vont  contre  leur  principe  :  c'est  alors 
que  l'homme  se  trouve  hors  de  la  nature  ,  et  se  met  en  contradic- 
tion avec  soi. 

L'amour  de  soi-même  est  toujours  bon ,  toujours  conforme  à 
l'ordre.  Chacun  étant  chargé  spécialement  de  sa  propre  conserva- 
lion,  le  premier  et  le  plus  important  de  ses  soins  est  et  doit  cire 
d'y  veiller  sans  cesse  :  et  comment  y  veillerait-il  ainsi ,  s'il  n'y  pro* 
nail  le  plus  grand  intérêt  ? 

Il  faut  donc  que  nous  nous  aimions  pournous  conserver;  il 
faut  (juc  nous  nous  aimions  plus  que  toute  chose  ;  et ,  par  une 
suite  immédiate  du  même  sentiment,  nous  aimons  ce  qui  nous, 
consorw.  Tout  enfant  s'attache  à  sa  nourrice  :  Romulus  devait 
s'attacher  à  la  louve  qui  l'avait  allaité.  D'abora  cet  altachomenl 
est  purement  machinal.  Ce  qui  favorise  le  bien-être  d'un  individu 
j'atlire  ;  ce  (|ui  lui  nuit  le  repousse  :  ce  n'est  là  qu'un  instinct  aveu- 
gle. Ce  qui  transforme  cet  instinct  en  sentiment,  l'attachement  en 


I 
I 


LIVRE  IV.  241 

amour,  l'aversion  en  haine,  c'est  l'intention  manifestée  de  nous 
nuire  ou  de  nous  être  utile.  On  ne  se  passionne  pas  pour  les  êtres 
insensibles  qui  ne  suivent  que  l'impulsion  qu'on  leur  donne  :  mais 
ceux  dont  on  attend  du  bien  ou  du  mal  par  leur  disposition  inté- 
rieure ,  par  leur  volonté ,  ceux  que  nous  voyons  agir  librement 
pour  ou  contre ,  nous  inspirent  des  sentiments  semblables  à  ceux 
qu'ils  nous  montrent.  Ce  qui  nous  sert,  on  le  cherche  ;  mais  ce 
qui  nous  veut  servir ,  on  l'aime  :  ce  qui  nous  nuit ,  on  le  fuit  ;  mais 
ce  qui  nous  veut  nuire ,  on  le  hait. 

Le  premier  sentiment  d'un  enfant  est  de  s'aimer  lui-même;  et 
li  second,  qui  dérive  du  premier,  est  d'aimer  ceux  qui  l'appro- 
chent ;  car ,  dans  l'état  de  faiblesse  où  il  est ,  il  ne  connaît  personne 
que  par  l'assistance  et  les  soins  qu'il  reçoit.  D'abord  l'attachement 
qu'il  a  pour  sa  nourrice  et  sa  gouvernante  n'est  qu'habitude.  II 
les  cherche ,  parce  qu'il  a  besoin  d'elles  et  qu'il  se  trouve  bien  de 
les  avoir  ;  c'est  plutôt  connaissance  que  bienveillance.  Il  lui  faut 
beaucoup  de  temps  pour  comprendre  que  non-seulement  elles  lui 
«ont  utiles ,  mais  qu'elles  veulent  l'être  ;  et  c'est  alors  qu'il  com- 
mence à  les  aimer. 

Un  enfant  est  donc  naturellement  enclin  à  la  bienveillance , 
parce  qu'il  voit  que  tout  ce  qui  l'approche  est  porté  à  l'assister, 
et  qu'il  prend  de  cette  observation  l'habitude  d'un  sentiment  fa- 
vorable à  son  espèce  :  mais  ,  à  mesure  qu'il  étend  ses  relations, 
•es  besoins,  ses  dépendances  actives  ou  passives,  le  sentiment  de 
•es  rapports  à  autrui  s'éveille ,  et  produit  celui  des  devoirs  et  des 
préférences.  Alors  l'enfant  devient  impérieux ,  jaloux  ,  trompeur, 
rindicatif.  Si  on  le  plie  à  .'obéissance ,  ne  voyant  point  l'utilité  de 
ce  qu'on  lui  commande ,  il  l'attribue  au  caprice ,  à  l'intention  de  le 
tourmenter,  et  il  se  mutine.  Si  on  lui  obéit  à  lui-même,  aussitôt 
fue  quelque  chose  lui  résiste,  il  y  voit  une  rébellion,  une  inten- 
tion de  lui  résister;  :1  bat  la  chaise  ou  la  table,  pour  avoir  déso- 
béi. L'amour  de  soi ,  qui  ne  regarde  qu'à  nous ,  est  content  quand 
M»  vrais  besoins  sont  satisfaits  ;  mais  l'amour-proprc ,  qui  se  com- 
pare ,  n'est  jamais  content  et  ne  saurait  l'être ,  parce  que  ce  .sen- 
timent, eu  nous  préférant  aux  autres,  exige  aussi  que  les  autres 
BOUS  préfèrent  à  rux  ;  ce  qui  est  impossible.  Voilà  comment  les 
pMsions  douces  et  affectueuses  naissent  de  l'amour  de  soi ,  et 
comment  les  (Kissions  luineuses  et  irascibles  naissent  de  l'amour- 

21 


244  EMILE. 

propre.  Ainsi,  co  qui  rend  l'homme  essentiellement  bon  est  d'a- 
voir peu  de  besoins ,  et  de  peu  se  comparer  aux  autres  ;  ce  qui  le 
rend  essentiellement  méchant  est  d'avoir  beaucoup  de  besoins ,  et 
de  tenir  beaucoup  à  l'opinion.  Sur  ce  principe  il  est  aisé  de  voir 
comment  on  peut  diriger  au  bien  ou  au  mal  toutes  les  passions  des 
enfants  et  des  hommes.  Il  est  vrai  que ,  ne  pouvant  vivre  toujours 
seuls,  ils  vivront  difficiiemeiit  toujours  bons  :  celte  difficulté 
môme  augmentera  nécessairement  avec  leurs  relations  ;  et  c'est  en 
ceci  surtout  que  les  dangers  de  la  société  nous  rendent  l'art  et  les 
soins  plus  indispensables  pour  prévenir  dans  le  cœur  humain  la 
dépravation  qui  nait  de  ses  nouveaux  besoins. 

L'étude  convenable  à  l'homme  est  celle  de  ses  rapports.  Tant 
qu'il  ne  se  connaît  que  par  son  être  physique,  il  doit  s'étudier  par 
ses  rapports  avec  les  choses;  c'est  l'emploi  de  son  enfance  :  quand 
il  commence  à  sentir  son  être  moral ,  il  doit  s'étudier  par  ses  rap- 
ports avec  les  hommes  ;  c'est  l'emploi  de  sa  vie  entière ,  à  com- 
mencer au  point  où  nous  voilà  parvenus. 

Sitôt  que  l'homme  a  besoin  d'une  compagne ,  il  n'est  plus  un 
être  isolé,  son  cœur  n'est  plus  seul.  Toutes  ses  relations  avec  son 
espèce,  toutes  les  affections  de  son  âme  ,  naissent  avec  celle-là.  Sa 
première  ])assion  fait  bientôt  fermenter  les  autres. 

Le  penchant  de  l'instinct  est  indéterminé.  Un  sexe  est  attiré  vers 
l'autre;  voilà  le  mouvement  de  la  nature.  Le  choix  ,  les  préféren» 
ces ,  l'attachement  personnel ,  sont  l'ouvrage  des  lumières ,  des 
préjugés,  de  l'habitude  :  il  faut  du  temps  et  des  connaissances 
pour  nous  rendre  capables  d'amour  :  on  n'aime  qu'après  avoir  jugé, 
on  ne  préfère  qu'après  avoir  comparé.  Ces  jugements  se  font  sans 
qu'on  s'en  aperçoive,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  réels.  Le  véri- 
table amour,  quoi  qu'on  en  dise ,  sera  toujours  honore  des  hom- 
?nes  :  car ,  bien  que  ses  emportements  nous  égarent ,  bien  qu'il 
n'exclue  pas  du  cœur  qui  le  sent  des  qualités  odieuses,  et  même 
qu  il  en  produise  ,  il  en  suppose  pourtant  toujours  d'estimables, 
sans  lesquelles  on  •  serait  liors  d'état  de  le  sentir.  Ce  choix  qu'on 
met  on  opposition  avec  la  raison  nous  vient  d'elle.  On  a  fait  l'A-  j 
mour  aveugle ,  parce  qu'il  a  de  meilleurs  yeux  que  nous ,  et  qu'il  S 
voit  des  rapports  que  nous  ne  [wuvons  apercevoir.  Pour  qui  n'au- 
rait  nulle  idée  do  mérite  m  do  beauté,  toute  femme  serait  égale- 
meni  bonne,  et  la  première  venue  serait  toujours  la  plus  aimable.- 


LIVRE  IV.  iM 

f  oin  que  l'amour  vienne  de  la  nature ,  il  est  la  règle  et  le  freiu  de 
-^s  penchants  :  c'est  par  lui  qu'excepté  l'objet  aimé,  un  sexe  n'est 

!tib  rien  pour  l'autre. 

I^  préférence  qu'on  accorde ,  on  veut  l'obtenir  ;  l'amour  doit 
être  réciproque.  Pour  être  aimé,  il  faut  se  rendre  aimable;  pour 
être  préféré,  il  faut  se  rendre  plus  aimable  qu'un  autre,  plus  ai- 
mable que  tout  autre  au  moins  aux  yeux  de  l'objet  aimé.  De  là  les 
premiers  regards  sur  ses  semblables  ;  de  là  les  premières  comparai- 
sons avec  eux  ;  de  là  l'émulation ,  les  rivalités ,  la  jalousie.  Un  cœur 
plein  d'un  sentiment  qui  déborde  aime  à  s'épancher;  du  besoin 
d'une  maîtresse  nait  bientôt  celui  d'un  ami.  Celui  qui  sent  com- 
bien il  est  doux  d'élre  aimé  voudrait  l'élre  de  tout  le  monde;  et 
tous  ne  sauraient  vouloir  des  préférences ,  qu'il  n'y  ait  beaucoup 
de  mécontents.  Avec  l'amour  et  l'amitié  naissent  les  dissen- 
sions ,  l'inimitié ,  la  haine.  Du  sein  de  tant  de  passions  diverses  je 
vois  l'opinion  s'élever  un  trône  inébranlable,  et  les  stupides 
mortels  ,  asservis  à  son  empire ,  ne  fonder  leur  propre  existence 
que  sur  les  jugements  d'autrui. 

Étendez  ces  idées ,  et  vous  verrez  d'où  vient  à  notre  amour- 
propre  la  forme  que  nous  lui  croyons  naturelle  ;  et  comment  l'a- 
mour de  soi,  cessant  d'être  un  sentiment  absolu ,  devient  orgueil 
dans  les  grandes  âmes ,  vanité  dans  les  petites ,  et  dans  toutes  se 
nourrit  sans  cesse  aux  dépens  du  prochain.  L'espèce  de  ces  pas- 
sions, n'ayant  point  son  germe  dans  le  cœur  des  enfants,  n'y 
peut  naître  d'elle-même;  c'cstnous  seuls  qui  l'y  portons,  et  ja- 
mais elles  n'y  prennent  racine  que  par  notre  faute  :  mais  il  n'en 
est  plus  ainsi  du  cœur  du  jeune  homme;  quoi  que  nous  puissions 
(aire ,  elles  y  naîtront  malgré  nous.  Il  est  donc  temps  de  changer 
de  méthode. 

Commençons  par  quelques  réflexions  importantes  sur  l'état  cri- 
liquc  dont  il  s'agit  ici.  Le  pass.îge  de  l'enfance  à  la  puberté  n'est 
pas  tellement  déterminé  par  la  nature  qu'il  ne  varie  dans  les  indi- 
vidus selon  les  tempéraments ,  et  dans  les  peuples  selon  les  rli- 
inafs.  Tout  le  monde  sait  les  distinctions  observées  sur  ce  point 
en'  V s  chauds  et  les  pays  froids,  et  chacun  voit  que  les 

leii.,  s  ardents  sont  formés  plus  tôt  que  les  autres  :  mais 

00  peut  se  tromper  sur  les  causes,  et  souvent  attribuer  au  physi- 
que ce  qu'il  faut  imputer  au  moral  ;  c'est  un  des  abus  les  plus 
fréquents  de  la  philosophie  de  notre  siècle.  I.,es  instructions  de  h 


244  EMILE. 

nature  sont  tardives  et  lentes  ;  celles  des  hommes  sont  presque 
toujours  prématurées.  Dans  le  premier  cas,  les  sens  éveillccl  î'i- 
magination;  dans  le  second  ,  l'imagination  év«ille  les  sens;  elle 
leur  donne  une  activité  précoce  qui  ne  peut  manquer  d'éner\'er, 
d'affaiblir  d'abord  les  individus ,  puis  l'espèce  même  à  la  longue. 
Une  observation  plus  générale  et  plus  sûre  que  celle  de  l'effet  des 
climats,  est  que  la  puberté  et  la  puissance  du  sexe  est  toujours 
plus  hâtive  chez  les  peuples  instruits  et  policés  que  chez  les  peu- 
ples ignorants  et  barbares'.  Les  enfants  ont  une  sagacité  singu- 
lière pour  démêler  à  travers  toutes  les  singeries  de  la  décence  les 
mauvaises  mœurs  qu'elle  couvre.  Le  langage  épuré  qu'on  leur 
dicte ,  les  leçons  d'honnêteté  qu'on  leur  donne ,  le  voile  du  mys- 
tère qu'on  affecte  de  tendre  devant  leurs  yeux ,  sont  autant  dai- 
guillons  à  leur  curiosité.  A  la  manière  dont  on  s'y  prend ,  il  est 
clair  que  ce  qu'on  feint  de  leur  cacher  n'est  que  pour  le  leur  ap- 
prendre ;  et  c'est ,  de  toutes  les  instructions  qu'on  leur  doime , 
celle  qui  leur  profite  le  mieux. 

Consultez  l'expérience ,  vous  comprendrez  à  quel  point  celte 
méthode  insensée  accélère  l'ouvrage  de  la  nature  et  ruine  le  tem  • 
pérament.  C'est  ici  l'une  des  principales  causes  qui  font  dégénérer 
les  races  dans  les  villes.  Les  jeunes  gens ,  épuisés  de  bonne  heure , 
restent  petits ,  faibles ,  mal  faits ,  vieillissent  au  lieu  de  grandir, 
comme  la  vigne  à  qui  l'on  fait  porter  du  fruit  au  printemps  lan- 
guit et  meurt  avant  l'automne. 

Il  faut  avoir  vécu  chez  des  peuples  grossiers  et  simples  pour 

'  Daiu  les  villes ,  dit  M.  de  BufTon ,  cl  chez  les  gens  aisés,  les  enfants, 
accoutumés  à  des  nourritures  abondantes  et  succulentes ,  arrivent  plus 
lot  à  cet  état;  à  la  campagne  et  dans  le  pauvre  peuple,  les  enfants 
sont  plus  tardifs,  parce  qu'ils  sont  mal  et  trop  peu  nourris;  il  leur 
faut  deux  ou  trois  années  de  plus.  (Hist.  nat.,  tom.  IV ,  pag.  238 ,  in-t2.) 
•l'admets  l'observation ,  mais  non  l'explication ,  puisque ,  dans  les  pays  où 
le  villageois  se  nourrit  trcs-hien  et  mange  beaucoup  ,  comme  dans  le  Va- 
lais, cl  même  en  certains  cantons  montueux  de  l'Italie,  comme  le  Frioul, 
l'âge  de  puberté  dans  les  deux  sexes  est  (également  plus  tardif  qu'au  «:in 
des  villes,  où,  pour  satisfaire  la  vanité,  l'on  met  souvent  dans  le  manger 
)me  extrême  parcimonie,  et  où  la  plupart  font,  comme  dit  le  proverlMi. 
habit  de  velours  et  ventre  de  son.  On  est  étonné,  dans  ces  mont;ignes,  de 
voir  de  grands  garronsforts  commedes  hommes  avoircncore  la  V(»ix  aiguë 
et  le  menton  sans  barbe,  et  de  grandes  filles,  d'ailleurs  très- formées,  n'a- 
voir aucun  signe  périodi(|Uc  de  leur  sexe.  Différence  qui  me  parait  venir 
uniquement  de  ce  (juc,  dans  la  simplicité  de  leurs  mirurs ,  lenr  imagina- 
tion, plus  longtemps  paisible  et  calme,  fait  plus  tard  fermenter  leur  Mng, 
ft  rend  leur  temi>éranient  nioiits  précoce- 


LIVRE  IV.  2î5 

fonnaitrc  jusqu'à  quel  âge  une  heureuse  ignorance  y  pe^l  pro- 
longer l'innocence  des  enfants.  C'est  un  spectacle  à  la  fois  lou- 
chant et  risible  d'y  voir  les  deux  sexes,  livrés  à  la  sécurité  de  leurs 
cœurs ,  prolonger  dans  la  fleur  de  l'âge  et  de  la  beauté  les  jeux 
naïfs  de  l'enfance ,  et  montrer  par  leur  familiarité  même  la  pureté 
de  leurs  plaisirs.  Quand  enfin  cette  aimable  jeunesse  vient  à  se 
marier,  les  deux  époux ,  se  donnant  mutuellement  les  prémices 
de  leur  personne,  en  sont  plus  chers  l'un  à  l'autre;  des  multitu- 
des d'enfants ,  sains  et  robustes ,  deviennent  le  gage  d'une  union 
que  rien  n'altère ,  et  le  fruit  de  la  sagesse  de  leurs  premiers  ans. 

Si  l'âge  où  l'homme  acquiert  la  conscience  de  son  sexe  dif- 
lëre  autant  par  l'effet  de  l'éducation  que  par  l'action  de  la  nature, 
il  suit  de  là  qu'on  peut  accélérer  et  retarder  cet  âge  selon  la  ma- 
nière dont  on  élève  les  enfants  ;  et  si  le  corps  gagne  ou  perd  de 
b  consistance  à  mesure  qu'on  retarde  ou  qu'on  accélère  ce  pro- 
grès, il  suit  aussi  que ,  plus  on  s'applique  à  le  retarder,  plus  un 
jeune  homme  acquiert  de  vigueur  et  de  force.  Je  ne  parle  encore 
que  des  effets  purement  physiques  :  on  verra  bientôt  qu'ils  ne  se 
bornent  |)as  là. 

De  ces  réflexions  je  tire  la  solution  de  cette  question  si  souvent 
agitée  ,  s'il  convient  d'éclairer  les  enfants  de  bonne  heure  sur  les 
objets  de  leur  curiosité ,  ou  s'il  vaut  mieux  leur  donner  le  change 
par  de  modestes  erreurs.  Je  pense  qu'il  ne  faut  faire  ni  l'un  ni 
faatre.  Premièrement ,  cette  curiosité  ne  leur  vient  point  sans 
qu'on  y  ait  donné  lieu.  Il  faut  doue  faire  en  sorte  qu'ils  ne  l'aient 
pas.  En  second  lieu ,  des  questions  qu'on  n'est  pas  forcé  de  ré- 
Modre  n'exigent  point  qu'on  trompe  celui  qui  les  fait  :  il  vaut 
lûeux  lui  imposer  silence  que  de  lui  répondre  en  mentant.  Il  sera 
pan  surpris  de  cette  loi ,  si  l'on  a  pris  soin  de  l'y  asservir  dans  les 
choses  indifférentes.  Enfin ,  si  l'on  prend  le  parti  de  répondre, 
pa  ce  soit  avec  la  plus  grande  simplicité ,  sans  mystère ,  sans  em- 
kaiips,  sans  sourire.  Il  y  a  beaucoup  moins  de  danger  à  satisfaire 
h  cariosité  de  l'enfant  qu'à  l'exciter. 

Que  vos  réponses  soient  toujours  graves ,  courtes ,  déadées  • 
el  sans  jamais  paraître  hésiter.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  quelles 
daivent  élre  vraies.  On  ne  peut  apprendre  aux  enfants  le  dangci 
et  mentir  aux  hommes ,  sans  sentir,  de  la  part  des  hommes ,  le 
danger  plus  grand  de  mentir  aux  enfants.  Un  seul  mensonge  avéré 
du  niaitr?  %  r^lVYc  ruinerait  à  jamais  (ouf  le  fruit  de  l'éducvition 


240  EMILE. 

Une  ignorance  absolue  sur  certaines  matières  est  peut-être  ce 
qui  conviendrait  le  mieux  aux  enfants  :  mais  qu'ils  apprennent 
de  bonne  heure  ce  qu'il  est  impossible  de  leur  cacher  toujours.  Il 
faut,  ou  que  leur  curiosité  ne  s'éveille  en  aucune  manière,  ou 
qu'elle  soit  satisfaite  avant  l'âge  où  elle  n'est  plus  sans  danger. 
Votre  conduite  avec  votre  élève  dépend  beaucoup  en  ceci  de  sa 
situation  particulière ,  des  sociétés  qui  l'environnent ,  des  circons- 
tances oii  l'on  prévoit  qu'il  pourra  se  trouver,  etc.  Il  importe  ici 
de  ne  rien  donner  au  hasard  ;  et ,  si  vous  n'êtes  pas  sur  de  lui 
faire  ignorer  jusqu'à  seize  ans  la  différence  des  sexes,  ayez  soin 
qu'il  l'apprenne  avant  dix. 

Je  n'aime  point  qu'on  affecte  avec  les  enfants  un  langage  trop 
épuré,  ni  qu'on  fasse  de  longs  détours,  dont  ils  s'aperçoivent, 
pour  éviter  de  donner  aux  choses  leur  véritable  nom.  Les  bon- 
nes mœurs,  en  ces  matières,  ont  toujours  beaucoup  de  simpli- 
cité; mais  des  imaginations  souillées  parle  vice  rendent  l'oreille 
délicate ,  et  forcent  de  rafliner  sans  cesse  sur  les  expressions. 
Les  termes  grossiers  sont  sans  conséquence  ;  ce  sont  les  idées  las- 
cives qu'il  faut  écarter. 

Quoique  la  pudeur  soit  naturelle  à  l'espèce  humaine ,  natu- 
rellement les  enfants  n'en  ont  point.  La  pudeur  ne  nait  qu'avec  la 
connaissance  du  mal  :  et  comment  les  enfants ,  qui  n'ont  ni  ne 
doivent  avoir  cette  connaissance,  auraient-ils  ce  sentiment  qui  ei. 
est  l'effet.^  Leur  donner  des  leçons  de  pudeur  et  d'honnêteté,  c'est 
leur  apprendre  qu'il  y  a  des  choses  honteuses  et  déshonnctes , 
c'est  leur  donner  un  désir  secret  de  connaître  ces  choses-là.  Tôt, 
ou  tard  ils  en  viennent  à  bout,  et  la  première  étincelle  qui  touche  - 
à  l'imagination  accélère  à  coup  sûr  l'embrasement  des  sens.  Qui-  » 
conque  rougit  est  déjà  coupable;  la  vraie  innocence  n'a  honte  de  f 
rien. 

Les  enfants  n'ont  pas  les  mêmes  désirs  que  les  hommes;  mais, 
sujets  comme  eux  à  la  malpropreté  qui  blesse  les  sens,  ils  pcuviml 
de  ce  seul  assujettissement  recevoir  les  mêmes  leçons  de  bienséanco  • 
Suivez  l'esprit  de  la  nature ,  qui ,  plaçant  dans  les  mêmes  lieux  les 
organes  des  plaisirs  secrets  et  ceux  des  besoins  dégoûtants,  no 
inspire  les  mêmes  soins  à  différents  âges ,  tantvH  jwr  une   idé« 
tantôt  par  une  autre  ;  à  l'homme  par  la  modestie ,  à  l'enfant  par' 
la  propreté.  ' 

Jfc  ne  vois  (lu'un  bon  moyen  de  conserver  aux  eufanls  leui'' 


lar'i 


LIVRE  IV.  147 

innocence  :  c'est  que  tous  ceux  qui  les  eutoureut  la  respectent  et 
l'aiment.  Sans  cela  ,  toute  la  retenue  dont  on  tâche  d'user  avec 
eux  se  dément  tôt  ou  tard;  un  sourire,  un  clin  d'œil,  un  geste 
échappé ,  leur  disent  tout  ce  qu'on  cherche  à  leur  taire  ;  il  leur 
suffit ,  pour  l'apprendre ,  de  voir  qu'on  le  leur  a  voulu  cacher. 
La  délicatesse  de  tours  et  d'expressions  dont  se  servent  entre 
eux  les  gens  polis ,  supposant  des  lumières  que  les  enfants  ne 
doivent  point  avoir,  est  tout  à  fait  déplacée  avec  eux  :  mais  quand 
on  honore  vraiment  leur  simplicité  ,  l'on  prend  aisément ,  en  leur 
parlant,  celle  des  termes  qui  leur  conviennent.  Jl  y  a  une  certaine 
naïveté  de  langage  qui  sied  et  qui  plait  à  l'innocence  :  voilà  le 
vrai  ton  qui  détourne  un  enfant  d'une  dangereuse  curiosité.  En 
lui  parlant  simplement  de  tout,  on  ne  lui  laisse  pas  soupçonner 
qu'il  reste  rien  de  plus  à  lui  dire.  En  joignant  aux  mots  grossiers 
les  idées  déplaisantes  qui  leur  conviennent,  on  étouffe  le  premier 
feu  de  l'imagination  :  on  ne  lui  défend  pas  de  prononcer  ces  mots 
et  d'avoir  ces  idées  ;  mais  on  lui  donne ,  sans  qu'il  y  songe ,  de  la 
répugnance  à  les  rappeler.  Et  combien  d'embarras  cette  liberté 
naïve  ne  sauve-t-e!le  point  à  ceux  qui,  la  tirant  de  leur  propre 
cœur,  disent  toujours  ce  qu'il  faut  dire ,  et  le  disent  toujours 
comme  ils  l'ont  senti  ! 

Comment  se  font  Us  enfants?  Question  embarrassante  qui  vient 
assez  naturellement  aux  enfants ,  et  dont  la  réponse  mdiscrètti 
ou  prudente  décide  quelquefois  de  leurs  mœurs  et  de  leur  santé 
pour  toute  leur  vie.  La  manière  la  plus  courte  qu'une  mère  ima  ■ 
gine  pour  s'en  débarrasser  sans  tromper  son  fils ,  est  de  lui  im- 
poser silence.  Cela  serait  bon ,  si  on  l'y  eût  accoutumé  de  lon- 
gue main  dans  des  questions  indifférentes ,  et  qu'il  ne  soupçon- 
nât pas  du  mystère  à  ce  nouveau  ton.  Mais  rarement  elle  s'en 
lient  là.  C'est  le  secret  des  gens  mariés,  lui  dira-t-elle;  de  petits 
garçons  ne  doivent  point  itre  si  curieux.  Voilà  qui  est  fort  bien 

«ur  tirer  d'embarras  la  mère  :  mais  qu'elle  seiche  que ,  piqué  de 
l  air  de  mépris ,  le  |)etit  garçon  n'aura  pas  un  moment  de  re- 
pos qu'il  n'ait  appris  le  secret  des  gens  mariés ,  et  qu'il  ne  tardera 
pas  de  r.ippiciidre. 

Qu'on  me  permette  de  rapporter  une  réiwnse  bicu  différente 
que  j'ai  entendu  faire  à  la  même  question,  et  qui  me  frappa  d'au- 
tant plus  qu'elle  partait  d'une  femme  aussi  modeste  dans  ses 
discours  que  dans  ses  manières  ,  mais  qui  savait  au  besoin  fouler 


248  EMILE. 

aux  pieds,  pour  lebiendesoniilset  pour  la  vertu,  la  fausse  crainte 
du  blâme  et  les  vains  propos  des  plaisants.  Il  n'y  avait  pas  long- 
temps que  l'enfant  avait  jeté  par  les  urines  une  petite  pierre  qui 
lui  avait  déchiré  l'urètre  ;  mais  le  mal  passé  était  oublié.  Maman  , 
dit  le  petit  étourdi ,  comment  se  font  les  enfants  ?  Mon  fils ,  répond 
la  mère  sans  hésiter,  les  femmes  les  pissent  avec  des  douleurs  qui 
leur  coûtent  qtielquefois  la  vie.  Que  les  fous  rient ,  que  les  sots 
soient  scandalisés  ;  mais  que  les  sages  cherchent  si  jamais  ils  trou- 
veront une  réponse  plus  judicieuse  et  qui  aille  mieux  à  ses  fin-; 

D'abord  l'idée  d'un  besoin  naturel  et  connu  de  l'enfant  détourne 
celle  d'une  opération  mystérieuse.  Les  idées  accessoires  de  la  dou- 
leur et  de  la  mort  couvrent  celle-là  d'un  voile  de  tristesse  qui  amor- 
tit l'imagination  et  réprime  la  curiosité  ;  tout  porte  l'esprit  sur  les 
suites  de  l'accouchement ,  et  non  pas  sur  ses  causes.  Les  infirmités 
de  la  nature  humaine ,  des  objets  dégoûtants,  des  images  de  souf- 
france, voilà  les  éclaircissements  où  mène  celte  réponse,  si  la 
répugnance  qu'elle  mspire  permet  à  l'enfant  de  les  demander.  Par 
où  l'inquiétude  des  désirs  aura-t-elle  occasion  de  naître  dans  des 
entretiens  ainsi  dirigés?  et  cependant  vous  voyez  que  la  vérité  n'a 
point  été  altérée ,  et  qu'on  n'a  point  eu  besoin  d'abuser  son  élève 
au  lieu  de  l'instruire. 

Vos  enfants  lisent  :  ils  prennent  dans  leurs  lectures  des  connais- 
sances qu'ils  n'auraient  pas  s'ils  n'avaient  point  lu.  S'ils  étudient , 
l'imagination  s'allume  et  s'aiguise  dans  le  silence  du  cabinet.  S'ils 
vivent  dans  le  monde  ,  ils  entendent  un  jargon  bizarre  ,  ils  voient 
des  exemples  dont  ils  sont  frappés  :  on  leur  a  si  bien  persuadé 
qu'ils  étaient  hommes,  que,  dans  tout  ce  que  font  les  hommes  en 
leur  présence ,  ils  cherchent  aussitôt  comment  cela  peut  leur  con- 
venir :  il  faut  bien  que  les  actions  d'autrui  leur  servent  de  modèle, 
quand  les  jugements  d'autrui  leur  servent  de  loi.  Des  domestiques 
qu'on  fait  dépendre  d'eux ,  par  conséquent  intéressés  à  leur  plaire, 
leur  font  la  cour  aux  dépens  des  bonnes  mœurs  ;  des  gouvernantes 
rieuses  leur  tiennent  à  quatre  ans  des  propos  que  la  plus  effrontée 
n'oserait  leur  tenir  à  quinze.  Bientôt  elles  oublient  ce  qu'elles  ont 
dit  ;  mais  ils  n'oublient  pas  ce  qu'ils  ont  entendu.  Les  entretiens 
polissons  préparent  les  mœurs  libertines  :  le  laquais  fripon  rend 
l'enfant  débauché  ;  et  le  secret  de  l'un  sert  de  garant  à  celui  do 
l'autre. 

L'enfant  élevé  selon  son  àgc  est  seul.  Il  ne  connaît  d'attache. 


LIVRt  IV.  TW 

lits  que  ceux  de  l'habitude ,  il  aime  sa  sœur  comme  sa  mon- 
,  et  son  ami  comme  son  chien.  Il  ne  se  sent  d'aucun  sexe , 
:ijcune  espèce  :  l'homme  et  la  femme  lui  sont  également  étran- 
-s  ;  il  ne  rapporte  à  lui  rien  de  ce  qu'ils  font  ni  de  ce  qu'ils  di- 
it  ;  il  ne  le  voit  ni  ne  l'entend ,  ou  n'y  fait  nulle  attention  ;  leurs 
- -ours  ne  l'intéressent  pas  plus  que  leurs  exemples  :  tout  cela 
-.t  point  fait  pour  lui.  Ce  n'est  pas  une  erreur  artificieuse  qu'on 
donne  par  celte  méthode  ,  c'est  l'ignorance  de  la  nature.  Le 
nps  vient  où  la  même  nature  prend  soin  d'éclairer  son  élève  ;  el 
-t  alors  seulement  qu'elle  l'a  mis  en  état  de  profiter  sans  risque 
•  leçons  qu'elle  lui  donne.  Voilà  le  principe  :  le  détail  des  règles 
>t  pas  de  mon  sujet  :  et  les  moyens  que  je  propose  en  vue 
litres  objets  servent  encore  d'exemple  pour  celui-ci. 
\  ouiez-vous  mettre  l'ordre  et  la  règle  dans  les  passions  nais- 
les,  étendez  l'espace  durant  lequel  elles  se  développent ,  afin 
'^lles  aient  le  temps  de  s'arranger  à  mesure  qu'elles  naissent. 
rs  ce  n'est  pas  l'homme  qui  les  ordonne,  c'est  la  nature  elle- 
ine  ;  votre  soin  n'est  que  de  la  laisser  arranger  son  travail.  Si 
Te  élève  était  seul,  vous  n'auriez  rien  à  faire  ;  mais  tout  ce  qui 
.vironne  enflamme  son  imagination.  Le  torrent  des  préjugés 
itraine  :  pour  le  retenir  il  faut  le  pousser  en  sens  contraire.  Il 
it  que  le  sentiment  enchaine  l'imagination ,  et  que  la  raison  fasse 
;  e  l'opinion  des  hommes.  La  source  de  toutes  les  passions  est  la 
.>ibilité  ;  l'imagination  détermine  leur  pente.  Tout  être  qui  sent 
rapports  doit  être  affecté  quand  ses  rapports  s'altèrent ,  et 
il  en  inaagine  ou  qu'il  en  croit  imaginer  de  plus  convenables  h 
ii.iture.  Ce  sont  les  erreurs  de  l'imagination  qui  transforment 
en  vices  les  passions  de  tous  les  êtres  bornés,  même  des  anges , 
«'ils  en  ont  *  :  car  il  faudrait  qu'ils  connussent  la  nature  de  tous 
les  êtres  ,  pour  savoir  quels  rapports  conviennent  le  mieux  à  la 
leur. 
yok'i  donc  le  sommaire  de  toute  la  sagesse  humaine  dans  l'u- 
j;i^  des  passions  :  T  sentir  les  vrais  rapports  de  l'homme  tant 
'i  ms  l'espèce  que  dans  l'individu  ;  2°  ordonner  toutes  les  affections 
lame  selon  ces  rap()orls. 

■    y\n...  ''f7  V  ,-n  ri.  Telle  est  en  efTet  U  leron  du  manuscrit  aotof^ra- 

luc  lautpur  fiU  forcé  d"y  subititaer,  s'ils  en  ont , 

ins  ;  iiHis  puisque  cette  dernière  leçon  se  retrouve 

^-  >><  \e.  il  est  vraisemblable  qu'il  s'est  décidé  *  la  Uis.*er 

!  ins  le  texte  préférabUment  i  la  première.]  y'otede  M.  Petllam. 


2J0  EMILE. 

Mais  l'homme  est-il  maître  d'ordonner  ses  affections  selon  tels 
ou  tels  rapports?  Sans  doute ,  s'il  est  mailre  de  diriger  son  ima- 
gination sur  tel  ou  tel  objet,  ou  de  lui  donner  telle  ou  telle  habi- 
tude. D'ailleurs  il  s'agit  moins  ici  de  ce  qu'un  homme  peut  faire 
sur  lui-même ,  que  de  ce  que  nous  pouvons  faire  sur  notre  élève 
par  le  choix  des  circonstances  où  nous  le  plaçons.  Exposer  les 
moyens  propres  à  le  maintenir  dans  l'ordre  de  la  nature ,  c'est 
dire  assez  comment  il  en  peut  sortir. 

Tant  que  sa  sensibilité  reste  bornée  à  son  individu ,  il  n'y  a 
rien  de  moral  dans  ses  actions  ;  ce  n'est  que  quand  elle  commence 
à  s'étendre  hors  de  lui ,  qu'il  prend  d'abord  les  sentiments ,  en- 
suite les  notions  du  bien  et  du  mal ,  qui  le  constituent  véritable- 
ment homme  et  partie  intégrante  de  son  espèce.  C'est  donc  à  ce 
premier  point  qu'il  faut  d'abord  fixer  nos  observations. 

Elles  sont  difficiles  en  ce  que ,  pour  les  faire  ,  il  faut  rejeter  les 
exemples  qui  sont  sous  nos  yeux,  et  chercher  ceux  où  les  déve- 
loppements successifs  se  font  selon  l'ordre  de  la  nature. 

Un  enfant  façonne ,  poli ,  civilisé ,  qui  n'attend  que  la  puissance 
de  mettre  en  œuvre  les  instructions  prématurées  qu'il  a  reçues , 
ne  se  trompe  jamais  sur  le  moment  où  cette  puissance  lui  sur- 
vient. Loin  de  l'attendre  il  l'accélère  ;  il  donne  à  son  sang  une 
fermentation  précoce  ;  il  sait  quel  doit  être  l'objet  de  ses  désirs 
longtemps  même  avant  qu'il  les  éprouve.  Ce  n'est  pas  la  nature 
qui  l'excite ,  c'est  lui  qui  la  force  :  elle  n'a  plus  rien  à  lui  appren- 
dre en  le  faisant  homme  ;  il  l'était  par  la  pensée  longtemps  avant 
de  l'être  en  effet. 

La  véritable  marche  de  la  nature  est  plus  graduelle  et  plus  leulc. 
Peu  à  peu  le  sang  s'enflamme ,  les  esprits  s'élaborent ,  le  tempéra- 
ment se  forme.  Le  sage  ouvrier  qui  dirige  la  fabrique  a  soin  de 
perfectionner  tous  ses  instruments  avant  de  les  mettre  en  œuvre  : 
une  longue  inquiétude  précède  les  premiers  désirs,  une  longuo 
ignorance  leur  donne  le  change;  on  désire  sans  savoir  quoi.  I.c 
sang  fermente  et  s'agite  ;  une  surabondance  de  vie  cherche  à  s'olfii- 
dre  au  dehors.  L'œil  s'anime  et  parcourt  les  autres  êtres;  <.n 
commence  à  prendre  intérêt  à  c«ux  qui  nous  environnent ,  on 
commence  à  sentir  (ju'on  n'est  pas  fait  peur  vivre  seul  :  c'csl 
ainsi  que  le  cœur  s'ouvre  aux  affections  humaines ,  et  devient 
capable  d'attachement. 

Le  premier  sentiment  dont  un  jeune  homme  élevé  soigne\iM' 


LIVRE  IV.  251 

iiitnl  est  susceptible  n'est  pas  l'amour,  c'est  ramilic.  Le  pre- 
mier acte  de  son  imagination  naissante  est  de  lui  apprendre  qu'il 
a  des  semblables,  et  l'espèce  l'affecte  avant  le  sexe.  Voilà  donc 
un  autre  avantage  de  l'innocence  prolongée  :  c'est  de  profiter  de 
la  sensibilité  naissante  pour  jeter  dans  le  cœur  du  jeune  adoles- 
cent les  premières  semences  de  l'humanité.  Avantage  d'autant 
plus  précieux,  que  c'est  le  seul  temps  de  la  vie  où  les  mêmes  soins 
puissent  avoir  un  vrai  succès. 

J'ai  toujours  vu  que  les  jeunes  gens  corrompus  de  bonne  heure , 
cl  livrés  aux  femmes  et  à  la  débauche,  étaient  inhumains  et 
cruels  ;  la  fougue  du  tempérament  les  rendait  impatients ,  vindica- 
tifs, furieux  :  leur  imagination,  pleine  d'un  seul  objet,  se  refusait  ;» 
tout  le  reste;  ils  ne  connaissaient  ni  pitié  ni  miséricorde;  ils  au- 
raient sacrifié  père ,  mère ,  et  l'univers  entier  ,  au  moindre  de 
leurs  plaisirs.  Au  contraire,  un  jeune  homme  élevé  dans  une 
heureuse  smiplicité  est  porté  par  les  premiers  mouvements  de  la 
nature  vers  les  passions  tendres  et  affectueuses  :  son  cœur  com- 
patissant s'émeut  sur  les  peines  de  ses  semblables;  il  tressaillit 
d'aise  quand  il  revoit  son  camarade ,  ses  bras  savent  trouver  des 
étreintes  caressantes ,  ses  yeux  savent  verser  des  larmes  d'atten- 
drissement ;  il  est  sensible  à  la  honte  de  déplaire ,  au  regret  d'a- 
voir offensé.  Si  l'ardeur  du  sang  qui  s'enflamme  le  rend  vif,  em- 
porté, colère,  on  voit  le  moment  d'après  toute  la  bonté  de  son 
cœur  dans  l'effusion  de  son  repentir;  il  pleure,  il  gémit  sur  la 
blessure  qu'il  a  faite  ;  il  voudrait  au  prix  de  son  sang  racheter 
celui  qu'il  a  versé  ;  tout  son  emportement  s'éteint ,  toute  sa  fierté 
s'humilie  devant  le  sentiment  de  sa  faute.  Est-il  offensé  lui-même  ; 
m  fort  de  sa  fureur ,  une  excuse  ,  un  mot  le  désarme  ;  il  pardonne 
les  torts  d'autrui  d'aussi  bon  cœur  qu'il  répare  les  siens.  L'ado- 
lescence n'est  l'âge  ni  de  la  vengeance  ni  de  la  haine  ;  elle  est  celui 
0ij|ft  commisération ,  de  la  clémence ,  de  la  générosité.  Oui ,  je  le 
Jntîens ,  et  je  ne  crains  point  d'être  démenti  par  l'expérience , 
m  enfant  qui  n'est  pas  mal  né  ,  et  qui  a  conservé  jusqu'à  vingt  ans 
son  innocence,  est  à  cet  âge  le  plus  généreux  ,  le  meilleur,  le 
plus  aimant  et  le  plus  aimable  des  hommes.  On  ne  vous  a  jamais 
rien  dit  de  semblable  ;  je  le  crois  bien  ,  vos  philosophes ,  élevés 
dans  toute  la  corruption  des  rolléges ,  n'ont  garde  de  savoir  cela. 
.  C'est  la  faiblesse  de  l'homme  qui  le  rend  sociable  ;  ce  sont  nos 
■iscres  communes  qui  portent  nos  cœurs  à  rinimanité  :  nous  ne 


•IS1!  ÉMlLK. 

lui  devrions  rien  si  nous  n'étions  pas  hommes.  Tout  attachement 
est  un  signe  d'insufrisance:  si  chacun  de  nous  n'avait  nul  besoin  des 
autres,  il  ne  songerait  guère  à  s'unir  à  eux*.  Ainsi  de  notre  in- 
firmité même  naît  notre  frêle  bonheur.  Un  être  vraiment  heureux 
est  un  être  solitaire;  Dieu  seul  jouit  d'un  bonheur  absolu  :  mais 
qui  de  nous  en  a  l'idée  ?  Si  quelque  être  imparfait  pouvait  se  suf- 
fire à  lui-même,  de  quoi  jouirait-il,  selon  nous?  Il  serait  seul,  il 
serait  misérable.  Je  ne  conçois  pas  que  celui  qui  n'a  besoin  de 
rien  puisse  aimer  quelque  chose  :  je  ne  conçois  pas  que  celui  qui 
n'aime  rien  puisse  être  heureux. 

Il  suit  de  là  que  nous  nous  attachons  à  nos  semblables  moins 
par  le  sentiment  de  leurs  plaisirs  que  par  celui  de  leurs  peines; 
car  nous  y  voyons  bien  mieux  l'identité  de  notre  nature  et  les  ga- 
rants de  leur  attachement  pour  nous.  Si  nos  besoins  communs 
nous  unissent  par  intérêt,  nos  misères  communes  nous  unissent  par 
affection.  L'aspect  d'un  homme  heureux  inspire  aux  autres  moins 
d'amour  que  d'envie;  on  l'accuserait  volontiers  d'usurper  un  droit 
qu'il  n'a  pas ,  en  se  faisant  un  bonheur  exclusif;  et  l'araour-propre 
souffre  encore  en  nous  faisant  sentir  que  cet  homme  n'a  nul  be- 
soin de  nous.  Mais  qui  est-ce  qui  ne  plaint  pas  le  malheureux  qu'il 
voit  souffrir?  Qui  est-ce  qui  ne  voudrait  pas  le  délivrer  de  ses 
maux,  s'il  n'en  coûtait  qu'un  souhait  pour  cela?  L'imagination  nous 
met  à  la  place  du  misérable  plutôt  qu'à  celle  de  l'homme  heureux  ; 
on  sent  que  l'un  de  ces  états  nous  touche  de  plus  près  que  l'autre. 
La  pitié  est  douce ,  parce  qu'en  se  mettant  à  la  place  de  celui  (pii 
souffre,  on  sent  pourtant  le  plaisir  de  ne  pas  souffrir  comme  lui. 
L'envie  est  amère ,  en  ce  que  l'aspect  d'un  homme  heureux ,  loin 
de  mettre  l'envieux  à  sa  place ,  lui  donne  le  regret  de  n'y  pas  être. 
Il  semble  que  l'un  nous  exempte  des  maux  qu'il  souffre ,  cl  que 
l'autre  nous  ôte  les  biens  dont  il  jouit. 

Voulez-vous  donc  exciter  et  nourrir  dans  le  cœur  d'un  jeune 
homme  les  premiers  mouvements  de  la  sensibilité  naissante  ,  et 
tourner  son  caractère  vers  la  bienfaisance  et  vers  la  bonté  ;  n'allez 
point  faire  germer  en  lui  l'orgueil,  la  vanité,  l'envie,  par  la  trom- 
peuse image  du  bonheur  des  hommes  ;  n'exposez  point  d'abord  à 
ses  yeux  la  pompe  des  cours,  le  faste  des  palais,  l'attrait  des 
spectacles  ;  ne  le  promenez  point  dans  les  cercles ,  dans  les  bril- 

*  [Omnif  in  imhecillitale  tst  gratta  et  caritas.  <".ic. .  «le  Nat.  IVor.. 
I  ,  ♦41. 


I 


LIVRE  IV.  153 

laiil<'s  .issemblécs  ;  ne  lui  monlrcz  l'exlcricur  de  la  granJe  so- 
ciété qu'après  l'avoir  mis  en  état  de  l'apprécier  en  elle-même.  Lui 
montrer  le  monde  avant  qu'il  connaisse  les  hommes  ,  ce  n'est  pas 
le  former;  c'est  le  corrompre  :  ce  n'est  pas  l'instruire;  c'est  le 
tromper. 

Les  hommes  ne  sont  naturellement  ni  rois,  ni  grands,  ni  courti- 
sans, ni  riches  ;  tous  sont  nés  nus  et  pauvres,  tous  sujets  aux  mi- 
sères de  la  vie ,  aux  chagrins  ,  aux  maux ,  aux  besoins,  aux  dou- 
leurs de  toute  espèce;  enfin  tous  sont  condamnés  à  la  mort.  Voilà 
|ui est  vraiment  de  l'homme;  voilà  de  quoi  nul  mortel  n'est 
mpt.  Commencez  donc  par  étudier  de  la  nature  humaine  ce  qui 
(  n  est  inséparable ,  ce  qui  constitue  le  mieux  l'humanité. 

\  seize  ans  l'adolescent  sait  ce  que  c'est  que  souffrir  ,  car  il  a 
ffcrl  lui-même  ;  mais  à  peine  sait-il  que  d'autres  êtres  souffrent 
-^i  :  le  voir  sans  le  sentir  n'est  pas  le  savoir ,  et ,  comme  je  l'ai 
■entfois,  l'enfant  n'imaginant  point  ce  que  sentent  les  autres 
ne  ronnail  de  maux  que  les  siens  :  mais  quand  le  premier  déve- 
loppement des  sens  allume  en  lui  le  feu  de  l'imagination ,  il  com- 
mence à  se  sentir  dans  ses  semblables,  à  s'émouvoir  de  leurs  plain- 
Ifs ,  et  à  souffrir  de  leurs  douleurs.  C'est  alors  que  le  triste  tableau 
de  l'humanité  souffrante  doit  porter  à  son  cœur  le  premier  atten- 
drissement qu'il  ait  jamais  éprouvé. 

Si  ce  moment  n'est  pas  facile  à  remarquer  dans  vos  enfants,  à  qui 
vous  en  prenez- vous  ?  Vous  les  instruisez  de  si  bonne  heure  à  jouer 
|p sentiment,  vous  leur  en  apprenez  sitôt  le  langage,  que,  i)arlanl 
toujours  sur  le  même  ton  ,  ils  tournent  vos  leçons  contre  vous- 
■léme,  et  ne  vous  laissent  nul  moyen  de  distinguer  quand  ,  ces- 
nnl de  mentir,  ils  commencent  à  sentir  ce  qu'ils  disent.  .Mais 
voyez  mon  Kmile;  à  l'àgc  où  je  l'ai  conduit  il  n*a  ni  senti  ni  menti, 
int  de  savoir  ce  que  c'est  qu'aimer,  il  n'a  dit  à  personne  ,  Je 
is  aime  bien:  on  ne  lui  a  point  prescrit  la  contenance  qu'il  dc- 
1 1  prendre  en  la  chambre  de  son  |)ère ,  de  sa  mère  ou  de  son  gou- 
•  rneur  malade;  on  ne  lui  a  point  montré  l'art  d'affecter  la  tris- 
''•>se  qu'il  n'avait  pas.  Il  n'a  feint  de  pleurer  sur  la  mort  de  pér- 
ime ;car  il  ne  sait  ce  que  c'est  que  mourir.  Li  morne  insensibihit; 
il  a  dans  le  cceur  est  aussi  dans  ses  manières.  Indifférent  à  tout, 
rs  à  lui-même,  comme  tous  les  autres  enfants ,  il  ne  prend  inlc- 
'  i  personne  ;  tout  ce  qui  le  distingue  est  qu'il  ne  veut  point  pa- 
ire en  prendre,  et  qu'il  n'e«t  pas  faux  comme  eux. 


254  i':mile- 

Emile,  ayant  peu  refléchi  sur  les  êtres  sensibles,  saura  tard  ce 
que  c'est  que  souffrir  et  mourir.  Les  plaintes  et  les  cris  commen- 
ceront d'agiter  ses  entrailles  ,  l'aspect  du  sang  qui  coule  lui  fera 
détourner  les  yeux  ;  les  convulsions  d'un  animal  expirant  lui  don- 
neront je  ne  sais  quelle  angoisse  avant  qu'il  sache  d'où  lui  vien- 
nent ces  mouvements.  S'il  était  resté  stupide  et  barbare  ,  il  ne  les 
aurait  pas  ;  s'il  était  plus  instruit ,  il  en  connaîtrait  la  source  :  il  a 
déjà  trop  comparé  d'idées  pour  ne  rien  sentir ,  et  pas  assez  pour 
concevoir  ce  qu'il  sent. 

Ainsi  naît  la  pitié ,  premier  sentiment  relatif  qui  touche  le  cœur 
humain  selon  l'ordre  delà  nature.  Pour  devenir  sensible  et  pi- 
toyable ,  il  faut  que  l'enfant  sache  qu'il  y  a  des  êtres  semblables  à 
lui  qui  souffrent  ce  qu'il  a  souffert ,  qui  sentent  les  douleurs  qu'il  a 
senties ,  et  d'autres  dont  il  doit  avoir  l'idée  ,  comme  pouvant  les 
sentir  aussi.  En  effet,  comment  nous  laissons-nous  émouvoir  à  la 
pitié,  si  ce  n'est  en  nous  transportant  hors  de  nous  et  nous  identi- 
fiant avecl' animal  souffrant ,  en  quittant ,  pour  ainsi  dire,  notre 
être  pour  prendre  le  sien.?  Nous  ne  souffrons  qu'autant  que  nous 
jugeons  qu'il  souffre;  ce  n'est  pas  dans  nous ,  c'est  dans  lui  que 
nous  souffrons.  Ainsi  nul  ne  devient  sensible  que  quand  son  imagi 
nation  s'anime,  et  commence  à  le  transporter  hors  de  lui. 

Pour  exciter  et  nourrir  cette  sensibilité  naissante ,  pour  la  gu 
deret  la  suivre  dans  sa  pente  naturelle,  qu'avons-nous  donc  à  fairf 
si  ce  n'est  d'offrir  au  jeune  homme  des  objets  sur  lesquels  puisse 
agir  la  force  expansive  de  son  cœur,  qui  le  dilatent ,  qui  retendent 
sur  les  autres  êtres,  qui  le  fassent  partout  retrouver  hors  de  lui;  d'o 
carter  avec  soin  ceux  qui  le  resserrent,  le  concentrent,  et  tendent  li 
ressort  du  moi  humain  ;  c'est-à-dire  ,  en  d'autres  termes  ,  d'exci 
ter  en  lui  la  bonté ,  l'humanité,  la  commisération,  la  bienfaisance 
toutes  les  passions  attirantes  et  douces  qui  plaisent  naturellomen 
aux  hommes,  et  d'empêcher  de  naître  l'envie,  la  convoitise  ,  1. 
haine,  toutes  les  passions  repoussantes  et  cruelles ,  qui  rendent 
pour  ainsi  dire,  la  sensibilité  non-seulement  nulle,  mais  Dégativj|i 
et  font  le  tourment  de  celui  qui  les  éprouve  ? 

Je  crois  pouvoir  résumer  toutes  les  réflexions  précédentes  fB 
deux  ou  trois  maximes  précises ,  claires  ,  el  faciles  à  saisir.        ^ 

1 

.1 


LIVRE  IV.  2àâ 

PREHIKRE  MAMME. 

MU  .  -i  (jrt--.  dans  le  caur  humain  de  se  mettre  à  la  place  des  gens  qui 
«ont  plus  heureux  que  nous ,  mais  seulement  de  ceux  ({ui  sout  plus  k 
|)taindre. 

•'S  l'on  trouve  des  exceptions  à  cette  maxime,  elles  sont  plus 
apparentes  que  réelles.  Ainsi  l'on  ne  se  met  pas  à  la  place  du  riche 
ou  du  grand  auquel  on  s'attache  ;  même  en  s'attachant  sincère- 
ment, on  ne  fait  que  s'approprier  une  partie  de  son  bien-être. 
Quelquefois  on  l'aime  dans  ses  malheurs  :  mais,  tant  qu'il  pros- 
père, il  n'a  de  véritable  ami  que  celui  qui  n'est  pas  la  dupe  des 
apparences ,  et  qui  le  plaint  plus  qu'il  no  l'onvio,  malgré  sa  pros- 
périté. 

On  est  touché  du  bonheur  de  certain ^  .  lai:-,  par  exemple,  de  la 
Tie  champêtre  et  pastorale.  I.e  charme  de  voir  ces  bonnes  gens 
heureux  n'est  point  empoisonné  par  l'envie  ,  on  s'intéresse  à  eux 
véritablement.  Pourquoi  cela  ?  parce  qu'on  se  sent  maître  de  des- 
cendre à  cet  état  de  paix  et  d'innocence ,  et  de  jouir  de  la  même  fé- 
licité :  c'est  un  pis-aller  qui  ne  donne  que  des  idées  agréables,  attendu 
qu'il  suffit  d'en  vouloir  jouir  pour  le  pouvoir.  Il  y  a  toujours  du 
plaisir  à  voir  ses  ressources,  à  contempler  son  propre  bien  ,  même 
quand  on  n'en  veut  pas  user. 

Il  suit  de  là  que ,  pour  porter  un  jeune  homme  à  l'humanité , 
loin  de  lui  faire  admirer  le  sort  brillant  des  autres ,  il  faut  le  lui 
montrer  par  les  côtés  tristes,  il  faut  le  lui  faire  craindre.  Alors, 
par  une  conséquence  évidente  ,  il  doit  se  frayer  une  roule  au  bon- 

ir ,  qui  ne  soit  sur  les  traces  de  personne. 

DEUXIÈ.\1E  .HAXLME. 

On  ne  plaint  januis  dans  autrui  <|ue  les  maux  dont  on  ne  se  croit  pas 
exempt  soi-même. 

A"//  i'intirti   innli,    tni>if'ris  sttri-nrrtri'  d'iSCO, 

.ENEID.,  1,  634. 

foneconnai»  ti>ii  lit-  m  iil-iu  ,  m  ■^i  jmommj  i ,  de  si  touchant  ,de 
.  rai ,  que  ce  vers-là. 

l''>urquoi  les  rois  sont-ils  sans  pitié  pour  leurs  sujets.'  c'est  qu'ils 
nptenl  de  n'étrejamais  hommes.  Pourquoi  les  riches  sont-ils  si 
;  s  envers  les  pauvres  .'  c'est  qu'ils  n'ont  pas  jjour  de  le  devenir, 
irquoi  la  noblesse  a-t-elle  un  si  grand  mépris  pour  le  peuple.^ 
>t  qu'un  noble  ne  sera  jamais  roturier.  Pourquoi  les  Turcs  sont- 


250  EMILE. 

ilsgcnéialeraent  plus  liumains ,  plus  hospilaliors  que  nous  ?  c'est 
que,  dans  leur  gouvernement  tout  à  fait  arbitraire  ,  la  grandeur 
et  la  fortune  des  particuliers  étant  toujours  précaires  et  chancelan- 
tes ,  ils  ne  regardent  point  l'abaissement  et  la  misère  comme  un 
état  étranger  à  eux  '  ;  chacun  peut  être  demain  ce  qu'est  aujour- 
d'hui celui  qu'il  assiste.  Cette  réflexion  ,  qui  revient  sans  cesse 
dans  les  romans  orientaux,  donne  à  leur  lecture  je  ne  sais  quoi 
d'attendrissant  que  n'a  point  tout  l'apprêt  de  notre  sèche  morale. 
N'accoutumez  donc  pas  votre  élève  à  regarder  du  haut  de  sa 
gloire  les  peines  des  infortunés ,  les  travaux  des  misérables  ,  et 
n'espérez  pas  lui  apprendre  à  les  plaindre ,  s'il  les  considère  comme 
lui  étant  étrangers.  Faites-lui  bien  comprendre  que  le  sort  de  ces 
malheureux  peut  être  le  sien,  que  tous  leurs  maux  sont  sous  ses 
pieds,  que  mille  événements  imprévus  et  inévitables  peuvent  l'y 
plonger  d'un  moment  à  l'autre.  Apprenez-lui  à  ne  compter  ni  sur 
la  naissance  ,  ni  sur  la  santé,  ni  sur  les  richesses  ;  montrez-lui 
toutes  les  vicissitudes  de  la  fortune  ;  cherchez-lui  les  exemples 
toujours  trop  fréquents  de  gens  qui ,  d'un  état  plus  élevé  que  le 
sien,  sont  tombés  au-dessous  de  celui  de  ces  malheureux  :  que  ce 
soit  par  leur  faute  ou  non  ,  ce  n'est  pas  maintenant  de  quoi  il  est 
question;  sait-il  seulement  ce  que  c'est  que  faute .' N'empiétez  ja- 
mais sur  l'ordre  de  ses  connaissances ,  et  ne  l'éclairez  que  par  les 
lumières  qui  sont  à  sa  portée  :  il  n'a  pas  besoin  d'être  fort  savant 
pour  sentir  que  toute  la  prudence  humaine  ne  peut  lui  répondre 
si  dans  une  heure  il  sera  vivant  ou  mourant;  si  les  douleurs  de  la 
néphrétique  ne  lui  feront  point  grincer  les  dents  avant  la  nuit  ;  si 
dans  un  mois  il  sera  riche  ou  pauvre  ;  si  dans  un  an  peut-être  il 
ne  ramera  point  sous  le  nerf  de  bœuf  dans  les  galères  d'Alger.  Sur- 
tout n'allez  pas  lui  dire  tout  cela  froidement  comme  son  caté- 
chisme ;  qu'il  voie ,  qu'il  sente  les  calamités  humaines  :  ébranlez , 
effrayez  son  imagination  des  périls  dont  tout  homme  est  sans  cesse 
environné  ;  qu'il  voie  autour  de  lui  tous  ces  abimes ,  et  qu'à  vous 
les  entendre  décrire  il  se  presse ,  contre  vous  de  peur  d'y  tomber. 
Nous  le  rendrons  timide  et  poltron,  direz-vous.  Nous  verrons  dans 
la  suite  ;  mais,  quant  à  présent,  commençons  par  le  rendre  humain  ; 
voilà  surtout  ce  qui  nous  importe. 

iS 
'  Cela  parait  changer  un  peu  maintenant  -.  les  état»  semblent  devenlf  ^j 

pins  fixe»,  cl  les  homme»  deviennent  aussi  plus  dur». 


LIVRE  IV  567 

THUISIÈME   MAXU1£. 

pitié  iju'oii  a  du  mal  dautnii  ne  se  mesure  pas  sur  la  quantité  «le  ce 
mal ,  mais  sur  le  sentiment  qu'on  prête  à  ceux  qui  le  souffrent. 

On  ne  plaint  un  malhcureus  qu'autant  qu'on  croit  qu'il  se  trouve 
,  plaindre.  Le  sentiment  physique  de  nos  maux  est  plus  borné 
qu'il  ne  semble;  mais  c'est  par  la  mémoire  qui  nous  en  fait  sentir 
la  continuité ,  c'est  par  l'imagination  qui  les  étend  sur  l'avenir, 
qu'ils  nous  rendent  vraiment  à  plaindre.  Voilà ,  je  pense ,  une  dt's 
causes  qui  nous  endurcissent  plus  aux  maux  des  animaux  qu'à 
ceux  des  hommes  .quoique  la  sensibilité  commune  dut  également 
nous  identifier  avec  eux.  On  ne  plaint  guère  un  cheval  de  charretier 
dans  son  écurie ,  parce  qu'on  ne  présume  pas  qu'en  mangeant  son 
foin  il  songe  aux  coups  qu'il  a  reçus  et  aux  fatigues  qui  l'attendent. 
Oq  ne  plaint  pas  non  plus  un  mouton  qu'on  voit  paitre ,  quoiqu'on 
sache  qu'il  sera  bientôt  égorgé,  parce  qu'on  juge  qu'il  ne  prévoit 
pas  son  sort.  Par  extension  l'on  s'endurcit  ainsi  sur  le  sort  des  hom- 
mes ;  et  les  riches  se  consolent  du  mal  qu'ils  font  aux  pauvres, 
en  les  supposant  assez  stupides  pour  n'en  rien  sentir.  En  général 
je  juge  du  prix  que  chacun  met  au  bonheur  de  ses  semblables  par 
le  cas  qu'il  parait  faire  d'eux.  Il  est  naturel  qu'on  fasse  bon  marché 
du  bonheur  des  gens  qu'on  méprise.  Ne  vous  étonnez  donc  plus 
ai  les  politiques  parlent  du  peuple  avec  tant  de  dédain  ,  ni  si  la  plu- 
part des  philosophes  affectent  de  faire  l'homme  si  méchant. 

C'est  le  peuple  qui  compose  le  genre  humain  ;  ce  qui  n'est  pas 
peuple  est  si  peude  chose,  que  ce  n'est  pas  la  peine  de  le  compter. 
L'homme  est  le  même  dans  tous  les  états  :  si  cela  est ,  les  états  les 
plus  nombreux  méritent  le  plus  de  respect.  Devant  celui  qui  pense, 
toutes  les  distinctions  civiles  disparaissent  :  il  voit  les  mêmes  pas- 
sions ,  les  mêmes  sentiments  dans  le  goujat  et  dans  l'homme  illus- 
tre ;  il  n'y  discerne  que  leur  langage  ,  qu'un  coloris  plus  ou  moins 
apprêté  ;  et  si  quelque  différence  essentielle  les  distingue  ,  elle  est 
ao  préjudice  des  plus  dissimulés.  Le  peuple  se  montre  tel  qu'il  est, 
et  n'est  pas  aimable  :  mais  il  faut  bien  que  les  gens  du  monde  se 
déguisent;  s'ils  se  montraient  tels  qu'ils  sout ,  ils  feraient  horreur. 

Il  y  a ,  disent  encore  nos  sages ,  même  dose  de  bonheur  et  de 
peine  dans  tous  les  états.  Maxime  aussi  funeste  qu'insoutenable  ; 
car  si  tous  sont  également  heureux ,  qu'ai-je  besoin  de  m'inconi- 
noder  pour  personne  ?  Que  chacun  reste  comme  il  est  ;  que  l'esclave 

M. 


358  EMILE. 

soit  maltraité ,  que  l'inlinnc  souffre  ,  que  le  gueux  périsse  ;  il  n'y 
a  rien  à  gagner  pour  eux  à  changer  d'étif .  Ils  font  l'énuméralion 
des  peines  du  riche ,  et  naonlrent  l'inanilc  de  ses  vains  plaisirs  :  quel 
grossier  sophisme  !  les  peines  du  riche  ne  lui  viennent  point  de  son 
état,  mais  de  lui  seul,  qui  en  abuse.  Fùt-il  plus  malheureux  que 
le  pauvre  même ,  il  n'est  point  à  plaindre ,  parce  que  ses  maux 
sont  tous  son  ouvrage ,  et  qu'il  ne  tient  qu'il  lui  d'être  heureux. 
Mais  la  peine  du  misérable  lui  vient  des  choses  ,  de  la  rigueur  du 
sort  qui  s'appesantit  sur  lui.  Il  n'y  a  pointd'habitude  qui  lui  puisse 
ôler  le  sentiment  physique  de  la  fatigue ,  de  l'épuisement ,  de  la 
faim  :  le  bon  esprit  ni  la  sagesse  ne  servent  de  rien  pour  l'exemp- 
ter des  maux  de  son  état.  Que  gagne  Épictète  de  prévoir  que  son 
maître  va  lui  casser  la  jambe  .^  la  lui  casse-t-il  moins  pour  cela  ?  i 
a  par-dessus  son  mal  le  mal  de  la  prévoyance.  Quand  le  peuple  se- 
rait aussi  sensé  que  nous  le  supposons  stupide,  que  pourrait-il 
être  autre  que  ce  qu'il  est.'  que  pourrait-il  faire  autre  que  ce  qu'il 
fait  ?  Étudiez  les  gens  de  cet  ordre ,  vous  verrez  que ,  sous  un  au- 
tre langage  ,  ils  ont  autant  d'esprit  et  plus  de  bon  sens  que  vous. 
Respectez  donc  votre  espèce  ;  songez  qu'elle  est  composée  essen- 
tiellement (le  la  collection  des  peuples  ;  que  quand  tous  les  rois  et 
tous  les  philosophes  en  seraient  ôtés ,  il  n'y  paraîtrait  guère ,  et 
que  les  choses  n'en  iraient  pas  plus  mal.  En  un  mot ,  apprenez  à 
votre  élève  à  aimer  tous  les  hommes ,  et  même  ceux  qui  les  dô- 
prisent;  faites  en  sorte  qu'il  ne  se  place  dans  aucune  classe  ,  mais 
qu'il  se  retrouve  dans  toutes  :  parlez  devant  lui  du  genre  humain 
avec  attendrissement ,  avec  pitié  même ,  mais  jamais  avec  mépris 
Homme ,  ne  déshonore  point  l'homme. 

C'est  par  ces  routes  et  d'autres  semblables,  bien  contraires  à 
celles  qui  sont  frayées,  qu'il  convient  de  pénétrer  dans  le  cœur 
du  jeune  adolescent  pour  y  exciter  les  premiers  mouvements  de  la 
nature,  le  développer  et  l'étendre  sur  ses  semblables;  à  quoi  j'a- 
joute qu'il  importe  do  mêler  à  ces  mouvements  le  moins  d'intérêt 
personnel  qu'il  est  possible  :  surtout  point  de  vanité,  point  d'ému- 
lation ,  point  de  gloire  ,  point  de  ces  sentiments  qui  nous  forcent 
de  nous  comp;u"er  aux  autres  ;  car  ces  comparaisons  ne  se  font 
jamais  sims  qtieUjue  impression  do  haine  contre  ceux  qui  nous  dis- 
putent la  préférence ,  ne  fût-ce  que  dans  notre  propre  estime. 
.\lors  il  faut  s'aveugler  ou  s'irriter,  être  un  méchant  ou  un  sol  : 
lAchons  d'éviter  cette  alternative.  Ces  passions  si  dangereuses  nal- 


LIVKt  IV.  259 

t  root  tôt  ou  tard,  me  dit-ou ,  malgré  nous.  Je  ne  le  nie  pas  ;  chaque 
hose  a  son  temps  et  son  lieu  ;  je  dis  seulement  qu'on  ne  doit  pas 
;iraider  à  uaitre. 

Voilà  l'esprit  de  la  méthode  qu'il  faut  se  prescrire.  Ici  les  exem- 
^s  et  les  détails  sont  inutiles ,  parce  qu'ici  commence  la  division 
:  esque  infinie  des  caractères ,  et  que  chaque  exemple  que  je  don- 
rais  ne  conviendrait  pas  peut-être  à  un  sur  cent  raille.  C'est  à  cet 
-e  aussi  que  commence,  dans  l'habile  maître,  la  véritable  fonc- 
>n  de  l'observateur  et  du  philosophe  qui  sait  l'art  de  sonder  les 
a-urs  en  travaillant  à  les  former.  Tandis  que  le  jeune  homme 
ne  songe  point  encore  à  se  contrefaire,  et  ne  l'a  point  encore  ap- 
pris, à  chaque  objet  qu'on  lui  présente  on  voit  dans  son  air, 
ms  ses  yeux ,  dans  son  geste ,  l'impression  qu'il  en  reçoit  ;  on 
*  sur  son  visage  tous  les  mouvements  de  son  àme  :  à  force  de 
5  épier  on  parvient  à  les  prévoir ,  et  enfin  à  les  diriger. 
On  remarque  en  général  que  le  sang ,  les  blessures ,  les  cris , 
les  gémissements ,  l'appareil  des  opérations  douloureuses ,  et  tout 
ce  qui  porte  aux  sens  des  objets  de  souffrance,  saisit   plus  tôt 
et  plus  généralement  tous  les  hommes.  L'idée  de  destruclioii . 
étant  plus  composée ,  ne  frappe  pas  de  même;  l'image  de  la  morl 
touche  plus  lard  et  plus  faiblement,  parce  que  nul  n'a  par  devers 
soi  l'expérience  de  mourir  :  il  faut  avoir  vu  des  cadavres  pour 
sentir  les  angoisses  des  agonisants.  Mais  quand  une  fois  cette 
image  s'est  bien  formée  dans  notre  esprit ,  il  n'y  a  pomt  ae  spec- 
tacle plus  horrible  à  nos  yeux  ,  soit  à  cause  de  l'idée  de  destruc- 
tion totale  qu'elle  donne  alors  par  les  sens ,  soit  parce  que,  sa- 
chant que  ce  moment  est  inévitable  pour  tous  les  hommes,  on 
«e  sent  plus  vivement  affecté  d'une  situation  à  la(juplie  on   est 
sûr  de  ne  pouvoir  échapper. 

Ces  impressions  diverses  ont  leurs  modificaliou»  tl  kui»  il«'- 
-  lés  ,  qui  dépendent  du  caractère  particulier  de  chaque  individu 
si  de  ses  habitudes  antérieures  ;  mais  ciles  sont  universelles,  el 
oui  n'en  ç^t  tout  à  fait  exempt.  Il  en  est  Je  plus  tardives  cl  de 
moins  générales,  qui  sont  plus  propres  aux  âmes  sensibles  .  ce 
sont  celles  qu'on  reçoit  des  peines  morales ,  des  douleurs  intei  - 
Des ,  des  afflictions ,  des  langueurs ,  de  la  tristesse.  Il  y  a  des 
^ns  qui  ne  savent  être  émus  que  par  des  cris  et  des  pleurs  ;  le» 
k>ngs  et  sourds  gémissements  d'uo  cœur  serré  de  détresse  ne  leur 
■lit  jamais  arraché  des  soupirs  ;  jamais  l'aspect  d'une  rontenancr- 


260  KMILK. 

abattue ,  duii  visage  hâve  et  plombé ,  d'un  œil  itciiil  et  qui  liC 
peut  plus  pleurer,  ne  les  fit  pleurer  eux-mêmes;  les  maux  de 
l'cime  ne  sont  rien  pour  eux  :  ils  sont  jugés,  la  leur  ne  sent 
rien  ;  n'attendez  d'eux  que  rigueur  inflexible ,  endurcissement , 
cruauté.  Ils  pourront  être  intègres  et  justes,  jamais  cléraenls, 
généreux  ,  pitoyables.  Je  dis  qu'ils  pourront  être  justes ,  si  toute- 
fois un  homme  peut  l'être  quand  il  n'est  pas  miséricordieux. 

Mais  ne  vous  pressez  pas  déjuger  les  jeunes  gens  par  cette  rè- 
gle ,  surtout  ceux  qui ,  ayant  été  élevés  comme  ils  doivent  l'être , 
n'ont  aucune  idée  des  peines  morales  qu'on  ne  leur  a  jamais  fait 
éprouver;  car,  encore  une  fois,  ils  ne  peuvent  plaindre  que  les 
maux  qu'ils  connaissent  ;  et  cette  apparente  insensibilité  ,  qui  ne 
vient  que  d'ignorance ,  se  change  bientôt  en  attendrissement , 
(|uand  ils  commencent  à  sentir  qu'il  y  a  dans  la  vie  humaine 
mille  douleurs  qu'ils  ne  connaissaient  pas.  Pour  mon  Emile ,  s'il 
a  eu  de  la  simplicité  et  du  bon  sens  dans  son  enfance,  je  suis 
bien  sur  qu'il  aura  de  l'àme  et  de  la  sensibilité  dans  sa  jeunesse; 
car  la  vérité  des  sentiments  tient  beaucoup  à  la  justesse  des 
idées. 

Mais  pourquoi  le  rappeler  ici?  Plus  d'un  lecteur  me  reprochera 
sans  doute  l'oubli  de  mes  premières  résolutions ,  et  du  bonheur 
constant  que  j'avais  promis  à  mon  élève.  Des  malheureux ,  des 
mourants,  des  spectacles  de  douleur  et  de  misère  !  quel  bonheur, 
quelle  jouissance  pour  un  jeune  cœur  qui  nait  à  la  vie!  Son  trisie 
instituteur ,  qui  lui  destinait  uiie  éducation  si  douce ,  ne  le  fait 
naître  que  pour  souffrir.  Voilà  ce  qu'on  dira  :  que  m'importe? 
j'ai  promis  de  le  rendre  heureux ,  non  de  faire  qu'il  iwrùt  rétro. 
Est-ce  ma  faute  si,  toujours  dupe  de  l'apparence ,  vous  la  prenez, 
pour  la  réalité  ? 

Prenons  deux  jeunes  gens  sortant  de  la  première  éducation ,  et 
entrant  dans  le  monde  par  deux  portes  directement  opposées. 
L'une  monte  tout  à  coup  sur  l'Olympe,  et  se  répand  dans  la  plus 
brillante  société;  on  le  mène  à  la  cour  ,  chez  les  grands,  chez  les 
riches ,  chez  les  jolies  femmes.  Jo  le  suppose  fêté  partout ,  et  je 
n'examine  pas  l'effet  de  cet  accueil  sur  sa  raison  ;  je  suppose 
qu'elle  y  résiste.  Les  plaisirs  volent  au-devant  de  lui,  tous  les 
jours  de  nouvomx  objets  l'amusent;  il  se  livre  à  tout  avec  «mi 
intérêt  qui  vous  séduit.  Vous  le  voyez  attentif ,  empressé ,  cu- 
rieux ;  sa  première  admiration  vous  fraooe  :  vous  l'estimez  con- 


LIVRK  IV.  2«I 

!il  :  mais  voyez  l'état  de  son  âme  ;  vous  croyez  qu'il  jouit  ;  moi, 

crois  qu'il  souffre. 

Qu'aperroit-il  d'abord  en  ouvrant  les  yeux?  des  multitudes  de 
,  :  t-lendus  biens  qu'il  ne  connaissait  pas,  et  dont  la  plupart ,  n'é- 
tant qu'un  moment  à  sa  portée  ,  ne  semblent  se  montrer  à  lui  que 
'  oiir  lui  donner  le  regret  d'en  être  privé.  Se  promène-t-il  dans  un 

lais ,  vous  voyez  à  son  inquiète  curiosité  qu'il  se  demande  pour- 
voi sa  maison  paternelle  n'est  pas  ainsi.  Toutes  ses  questions 
\  ous  disent  qu'il  se  compare  sans  cesse  au  maître  de  cette  mai- 

n  ;  et  tout  ce  qu'il  trouve  de  mortifiant  pour  lui  dans  ce  paral- 

lo  aiguise  sa  vanité  en  la  révoltant.  S'il  rencontre  un  jeune 
homme  mieux  rais  que  lui ,  je  le  vois  murmurer  en  secret  contre 
i'.ivarice  de  ses  parents.  Est-il  plus  paré  qu'un  autre  ,  il  a  ladou> 
hnir  de  voir  cet  autre  l'effacer  ou  par  sa  naissance  ou  par  son  es- 
(>rit ,  et  toute  sa  dorure  humiliée  devant  un  simple  habit  de  drap. 
Brille-t-il  seul  dans  une  assemblée  ;  s'élère-t-il  sur  la  pointe  du 
|iied  pour  être  mieux  vu;  qui  est-ce  qui  n'a  pas  une  disposition 
-••crête  à  rabaisser  l'air  superbe  et  vain  d'un  jeune  fat.»  Tout  s'u- 

t  bientôt  comme  de  concert  ;  les  regards  inquiétants  d'un  homme 
rave,  les  mots  railleurs  d'un  caustique  ,  ne  tardent  pas  d'arriver 
l'isqu'à  lui  ;  et,  ne  fût-il  dédaigné  que  d'un  seul  homme  ,  le  mé- 
pris de  cet  homme  empoisonne  à  l'instant  les  applaudissements 
(les  autres. 

Donnons-lui  tout ,  prodiguons-lui  les  agréments ,  le  mérite  ; 

l'il  soit  bien  fait,  plein  d'esprit,  aimable  .  il  sera  recherché  des 
Mmmes;  mais  en  le  recherchant  avant  qu'il  les  aime,  elles  le  ren- 
dront plutôt  fou  qu'amoureux  :  il  aura  de  bonnes  fortunes  ,  mais 
il  n'aura  ni  transports  ni  passion  pour  les  goûter.  Ses  désirs  tou- 
jours prévenus  n'ayant  jamais  le  temps  de  naitre  au  sein  des 
ftlaisirs ,  il  ne  sent  que  l'ennui  de  la  gêne  :  le  sexe  fait  pour  le  hon- 
tiour  du  sien  le  dégoûte  et  le  rassasie  même  avant  qu'il  le  con- 
naisse; s'il  continue  à  le  voir,  ce  n'est  plus  que  par  vanité;  et 
ipiand  il  s'y  attacherait  par  un  goût  véritable ,  il  ne  sera  pas  seul 

une,  seul  brillant,  seul  aimable,  et  ne  trouvera  pas  toujours 
i  ins  ses  maîtresses  des  prodiges  de  fidélité. 

Je  ne  dis  rien  des  tracasserie» ,  des  trahisons  ,  des  noircfliirs  , 
des  repentirs  de  toute  espèce  inséparables  d'une  pareille  vie.  LVx- 
[»<^ripnce  du  monde  en  dégoûte,  on  le  sait  :  je  ne  parle  que  des  cu- 
"iig  atlaché«  à  la  première  illusion. 


262  EMILE. 

Quel  contraste  pour  celui  qui ,  renfermé  jus(|uici  dans  le  sein 
de  sa  famille  et  de  ses  amis,  s'est  vu  l'unique  objet  de  toutes  leurs 
attentions ,  d'entrer  tout  à  coup  dans  un  ordre  de  choses  où  il  est 
compté  pour  si  peu  ;  de  se  trouver  comme  noyé  dans  une  sphère 
étrangère,  lui  qui  fit  si  longtemps  le  centre  de  la  sienne!  Que 
d'affronts ,  que  d'humiliations  ne  faut-il  pas  qu'il  essuie ,  avant 
de  perdre  ,  parmi  les  inconnus ,  les  préjugés  de  son  importance 
pris  et  nourris  parmi  les  siens  !  Enfant ,  tout  lui  cédait,  tout  s'em- 
pressait autour  de  lui  :  jeune  homme  ,  il  faut  qu'il  cède  à  tout  le 
monde;  ou,  pour  peu  qu'il  s'oublie  et  conserve  ses  anciens  airs  , 
que  de  dures  leçons  vont  le  faire  rentrer  en  lui-même  !  L'habi- 
tude d'obtenir  aisément  les  objets  de  ses  désirs  le  porte  à  beau- 
coup désirer ,  et  lui  fait  sentir  des  privations  continuelles.  Tout 
ce  qui  le  flatte  le  tente  ;  tout  ce  que  d'autres  ont ,  il  voudrait  l'a- 
voir :  il  convoite  tout,  il  porte  envie  à  tout  le  monde  ,  il  voudrait 
dominer  partout  ;  la  vanité  le  ronge ,  l'ardeur  des  désirs  effrénés 
enflamme  son  jeune  cœur;  la  jalousie  et  la  haine  y  naissent  avec 
eux  ;  toutes  les  passions  dévorantes  y  prennent  à  la  fois  leur  es- 
sor ;  il  en  porte  l'agitation  dans  le  tumulte  du  monde  ;  il  la  rap- 
porte avec  lui  tous  les  soirs;  il  rentre  mécontent  de  lui  et  des  au- 
tres; il  s'endort  plein  de  mille  vains  projets  ,  troublé  de  mille 
fantaisies  ;  et  son  orgueil  lui  peint  jusque  dans  ses  songes  les  chi- 
mériques biens  dont  le  désir  le  tourmente,  et  qu'il  ne  possédera 
de  sa  vie.  Voilà  votre  élève  :  voyons  le  mien. 

Si  le  premier  spectacle  qui  le  frappe  est  un  objet  de  tristesse  , 
le  premier  retour  sur  lui-mimo  est  un  sentiment  de  plaisir.  En 
voyant  de  combien  de  maux  il  est  exempt ,  ii  se  sent  plus  heu- 
reux qu'il  ne  pensait  l'être.  Il  partage  les  peines  de  ses  semblables , 
mais  ce  partage  est  volontaire  et  doux.  Il  jouit  à  la  fois  de  la  pitié 
qu'il  a  pour  leurs  maux  ,  et  du  bonheur  qui  l'en  exempte  ;  il  se 
sent  dans  cet  état  de  force  qui  nous  clend  au  delà  de  nous ,  et 
nous  fait  porter  ailleurs  l'activité  superflue  à  notre  bien-élre. 
Pour  plaindre  le  mal  d'autrui ,  sans  doute  il  faut  le  connaître  ;  mais 
il  ne  faut  pas  le  sentir.  Quand  on  a  souffert ,  ou  qu'on  craint  de 
souffrir,  on  plaint  ceux  qui  souffrent;  mais  tandis  qu'on  soul- 
fre,  on  ne  plaint  que  soi.  Or  si,  tous  étant  assujettis  aux  misères 
de  la  vie ,  nul  n'accorde  aux  autres  que  la  sensibilité  dont  il  n'a 
pas  actuellement  besoin  pour  lui-même  ,  il  s'ensuit  que  la  oooimi- 
sération  doit  être  un  sentiment  très-doux ,  puisqu'elle  dépose  eu 


LIVRK  IV.  963 

notre  faveur ,  et  qu'au  contraire  un  homme  dur  est  toujours  mal- 
lieureur,  puisque  l'état  de  son  cœur  ne  lui  laisse  aucune  sensibi- 
lité surabondante  qu'il  puisse  accorder  aux  peines  d'autrni. 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  sur  les  apparences  :  nous  le  sup- 
posons où  il  est  le  moins  ;  nous  le  cherchons  où  il  ne  saurait  être  : 
la  gaieté  n'en  est  qu'un  signe  très-équivoque.  Un  homme  gai  n'est 
souvent  qu'un  infortuné  qui  cherche  à  donner  le  change  aux  au- 
tres ,  et  à  s'étourdir  lui-même.  Ces  gens  si  riants ,  si  ouverts ,  si  se- 
reins dans  un  cercle ,  sont  presque  tous  tristes  et  grondeurs  chez 
<  ux  ,  et  leurs  domestiques  portent  la  peine  de  l'amusement  qu'ils 
lionnent  à  leurs  sociétés.  Le  vrai  contentement  n'est  ni  gai  ni  fo- 
!  lire  ;  jaloux  d'un  sentiment  si  doux ,  en  le  goûtant  on  y  pense  , 
on  le  savoure ,  on  craint  de  l'évaporer.  Un  homme  vraiment  heu- 
reux ne  parle  guère  et  ne  rit  guère;  il  resserre,  pour  ainsi  dire, 
lo  bonheur  autour  de  son  cœur.  Les  jeux  bruyants ,  la  turbulente 
joie ,  voilent  les  dégoûts  et  l'ennui.  Mais  la  mélancolie  est  amie  de 
I  volupté  :  l'attendrissement  et  les  larmes  accompagnent  les  plus 
louces  jouissances,  et  l'excessive  joie  elle-même  arrache  plutôt 
des  pleurs  que  des  ris. 

Si  d'abord  la  multitude  et  la  variété  des  amusements  parait  con- 
tribuer au  bonheur,  si  l'uniformité  d'une  vie  égale  parait  d'abord 
ennuyeuse ,  en  y  regardant  mieux  on  trouve  ,  au  contraire ,  que 
la  pins  douce  habitude  de  l'âme  consiste  dans  une  modération  de 
l'iui.ssance  qui  laisse  peu  île  prise  au  désir  et  au  dégoût.  L'inquié- 
t  iide  (les  désirs  produit  la  curiosité ,  l'inconstance  ;  le  vide  des  tur- 
bulents plaisirs  produit  l'ennui.  On  ne  s'ennuie  jamais  de  son  étal 
(juand  on  n'en  connaît  point  de  plus  agréable.  De  tous  les  hommes 
Ju  monde ,  les  sauvages  sont  les  moins  curieux  et  les  moins  en- 
nuyés ;  tout  leur  est  indifférent  :  ils  ne  jouissent  pas  des  choses , 
mais  d'eux  ;  ils  passent  leur  vie  à  ne  rien  faire ,  et  ne  s'ennuienl 
jamais. 

L'homme  du  monde  est  tout  entier  dans  son  masque.  N'étant 
presque  jamais  en  lui-même,  il  y  est  toujours  étranger,  et  mal 
i  son  aise  quand  il  est  forcé  d'y  rentrer.  Ce  qu'il  est  n'est  rien ,  ce 
ipi'il  parait  est  tout  pour  lui. 

Je  ne  puis  m'empécher  de  me  représenter ,  sur  le  visage  du  jeune 
l»r»mme  dont  j'ai  parlé  ci-devant,  je  ne  sais  quoi  d'impertinent , 
;le  doucereux ,  d'affecté ,  qui  déplaît ,  qui  rebute  les  gens  unis;  el 
lur  celui  (lu  mien  ,  une  physionomie  intéressante  et  simple ,  qui 


264  EMILE. 

montre  le  contentement,  la  véritable  sérénité  de  l'âine  ;  qui  ins- 
pire l'estime,  la  confiance,  et  qui  semble  n'attendre  que  l'épanche- 
mcnt  de  l'amitié  pour  donner  la  sienne  à  ceux  qui  l'approchent. 
On  croit  que  la  physionomie  n'est  qu'un  simple  développement 
de  traits  déjà  marqués  par  la  nature.  Pour  moi ,  je  penserais  qu'ou- 
tre ce  développement,  les  traits  du  visage  d'un  homme  viennent 
insensiblement  à  se  former  et  prendre  de  la  physionomie  par  l'im- 
pression fréquente  et  habituelle  de  certaines  affections  de  l'àme. 
Ces  affections  se  marquent  sur  le  visage  ,  rien  n'est  plus  certain; 
et  quand  elles  tournent  en  habitude,  elles  y  doivent  laisser  des 
impressions  durables.  Voilà  comment  je  conçois  que  la  physiono- 
mie annonce  le  caractère,  et  qu'on  peut  quelquefois  juger  de  l'un 
par  l'autre,  sans  aller  chercher  des  explications  mystérieuses  qui 
supposent  des  connaissances  que  nous  n'avons  pas. 

Un  enfant  n'a  que  deux  affections  bien  marquées ,  la  joie  et  la 
douleur  :  il  rit  ou  il  pleure  ;  les  intermédiaires  ne  sont  rien  pour  lui  ; 
sans  cesse  il  passe  de  l'un  de  ces  mouvements  à  l'autre.  Celle  al- 
ternative continuelle  empêche  qu'ils  ne  fassent  sur  son  visage  au- 
cune impression  constante ,  et  qu'il  ne  prenne  de  la  physionomie  : 
mais  dans  l'âge  où,  devenu  plus  sensible,  il  est  plus  vivement 
ou  plus  constamment  affecté ,  les  impressions  plus  profondes  lais- 
sent des  traces  plus  difficiles  à  détruire;  et  de  l'étal  habituel  de 
l'âme  résulte  un  arrangement  de  traits  que  le  temps  rend  ineffa- 
çables. Cependant  il  n'est  pas  rare  de  voir  des  hommes  changer  de 
physionomie  à  différents  âges.  J'en  ai  vu  plusieurs  dans  ce  cas  ; 
et  j'ai  toujours  trouvé  que  ceux  que  j'avais  pu  bien  observer  et 
suivre  avaient  aussi  change  de  passions  habituelles.  Cette  seule 
observation ,  bien  confirmée  ,  me  i)araitrait  décisive  ,  et  n'est  pas 
déplacée  dans  un  traité  d'éducation  ,  où  il  importe  d'apprendre  à 
juger  des  mouvements  de  l'àme  par  les  signes  extérieurs. 

Je  ne  sais  si ,  pour  n'avoir  pas  appris  à  imiter  des  manières  de 
convention  et  à  feindre  des  sentiments  qu'il  n'a  pas  ,  mon  jeune 
homme  sera  moins  aimable ,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici  :  je 
sais  seulement  qu'il  sera  plus  aimant  ;  et  j'ai  bien  de  la  peine  à 
croire  que  celui  qui  n'aime  que  lui  puisse  assez  bien  se  déguiser 
pour  plaire  autant  que  celui  qui  tire  de  son  attachement  pour  les 
autres  un  nouveau  sentiment  de  bonheur.  Mais  quant  à  ce  sen- 
timent même  ,  je  crois  en  avoir  assez  dit  pour  guider  sur  ce  point 
un  lecteur  raisonnable,  et  montrer  que  jonc  mosuis  pas  contredH. 


f 


LIVRB  IV.  Mft 

Je  reviens  donc  à  ma  méthode,  et  je  dis  :  Quand  lage  critique 
.ii|»rochc,  offrez  aux  jeunes  gens  des  spectacles  qui  les  retiennent, 
non  des  spectacles  qui  les  excitent  :  donnez  le  change  à  leur 
.....igination  naissante  par  des  objets  qui,  loin  d'enflammer  leurs 
-'MIS  ,  en  répriment  l'activité.  Éloignez-les  des  grandes  villes ,  où 
1 1  parure  et  l'immodestie  des  femmes  hâte  et  prévient  les  leçonsde 
1 1  nature,  oii  tout  présente  à  leurs  yeux  des  plaisirs  qu'ils  ne  doi- 
it  conuaitre  que  quand  ils  sauront  les  choisir.  Ramenez-les  dans 
is  premières  habitations,  où  la  simplicité  champêtre  laisse  les 
-sions  de  leur  âge  se  développer  moins  rapidement  :  ou  si  leur 
it  pour  les  arts  les  attache  encore  à  la  ville ,  prévenez  en  eux , 
"  ce  goût  même ,  une  dangereuse  oisiveté.  Choisissez  avec  soin 
i-s  sociétés  ,  leurs  occupations ,  leurs  plaisirs  :  ne  leur  montrez 
■  des  tableaux  touchants ,  mais  modestes ,  qui  les  remuent  sans 
-éduire ,  et  qui  nourrissent  leur  sensibilité  sans  émouvoir  leurs 
-.  Songez  aussi  qu'il  y  a  partout  quelques  excès  à  craindre, 
[lie  les  passions  immodérées  font  toujours  plus  de  mal  qu'on 
•I  veut  éviter.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  de  votre  élève  un  garde- 
i  tde,  un  frère  de  la  charité,  d'affliger  ses  regards  par  des  ob- 
,  ■  >  continuels  de  douleurs  et  de  souffrances ,  de  le  promener  d'in- 
firme en  infirme,  d'hôpital  en  hôpital,  et  de  la  Grève  aux  pri- 
sons :  il  faut  le  toucher  et  non  Tendu.'-cir  à  l'aspect  des  misères 
humaines.  Longtemps  frappé  des  mêmes  spectacles ,  on   n'en 
it  plus  les  impressions;  l'habitude  accoutume  à  tout  ;  ce  qu'on 
'  trop  on  ne  l'imagine  plus,  et  ce  n'est  que  l'imagination  qui 
is  fait  sentir  les  maux  d'autrui  :  c'est  ainsi  qu'à  force  de  voir 
irir  et  souffrir,  les  prêtres  et  les  médecins  deviennent  irapi- 
ibles.  Que  votre  élève  connaisse  donc  le  sort  de  l'homme  et 
misères  de  ses  semblables  ;  mais  qu'il  n'en  soit  pas  trop  sou- 
t  le  témoin.  Un  seul  objet  bien  choisi ,  et  montré  dans  un  jour 
venable,   lui  donnera  pour  un  mois  d'attendrissement  et  de 
'•  xions.  Ce  n'est  pas  tant  ce  qu'il  voit,  que  son  retour  sur  ce 
lia  vu  ,  qui  détermine  le  jugement  qu'il  en  porte  ;  et  l'impres- 
I  durable  qu'il  reçoit  d'un   objet  lui  virnt  moins  de  l'objet 
me,  que  du  point  de  vue  sous  lequel  on  le  porte  à  se  le  rap- 
r.  C'est  ainsi  qu'en  ménageant  les  exemples,  les  leçons,  les 
i.:es,  vous  éraousserez  longtemps  l'aiguillon  des  sens,  et  don» 
ri'zlechangeàla  nature  ensuivant  ses  propres  directions. 
A  mesure  qui!  ac(|uiert  des  lumière!* ,  choisissez  de^  idées  qui 

S) 


iga  ÉMiLi:. 

s'y  rapportent;  à  mesure  que  ses  désirs  s'allument,  choisissez 
des  tableaux  propres  à  les  réprimer.  Un  vieux  militaire  qui  s'est 
distingué  par  ses  mœurs  autant  que  par  son  courage  m'a  raconté 
que ,  dans  sa  première  jeunesse  ,  son  père ,  homme  de  sens ,  mais 
très-dévot,  voyant  son  tempérament  naissant  le  livrer  aux  fem- 
mes ,  n'épargna  rien  pour  le  contenir  ;  fnais  enfin ,  malgré  tous  ses 
soins ,  le  sentant  prêt  à  lui  échapper ,  il  s'avisa  de  le  mener  dans 
un  hôpital  de  véroles,  et,  sans  le  prévenir  de  rien,  le  fit  entrer 
dans  une  salle  où  une  troupe  de  ces  malheureux  expiaient,  par 
un  traitement  effroyable,  le  désordre  qui  les  y  avait  exposés.  A 
ce  hideux  aspect,  qui  révoltait  à  la  fois  tous  les  sens,  le  jeune 
homme  faillit  à  se  trouver  mal.  «  Va ,  misérable  débauché ,  lui  dit 
n  alors  le  père  d'un  ton  véhément ,  suis  le  vil  penchant  qui  t'en- 
«  traîne;  bientôt  tu  seras  trop  heureux  d'être  admis  dans  celte 
«  salle  ,  où,  victime  des  plus  infâmes  douleurs,  tu  forceras  ton 
«  père  à  remercier  Dieu  de  ta  mort.  » 

Ce  peu  de  mots,  joints  à  l'énergique  tableau  qui  frappait  le  jeune 
homme,  lui  firent  une  impression  qui  ne  s'effaça  jamais.  Condamné 
par  son  état  à  passer  sa  jeunesse  dans  les  garnisons,  il  aima  mieux 
essuyer  toutes  les  railleries  de  ses  camarades  ,  que  d'imiter  leur 
libertina}:c.  «  J'ai  été  homme,  me  dit-il,  j'ai  eu  des  faiblesses; 
«  mais  parvenu  jusqu'à  mon  âge,  je  n'ai  jamais  pu  voir  une  lillc 
"  publique  sans  horreur.  »  Maitre,  peu  de  discours  ;  mais  appre- 
nez à  choisir  les  lieux,  les  temps,  les  personnes,  puis  donnez  tou- 
tes vos  leçons  en  exemples  ,  et  soyez  sur  de  leur  effet. 

L'emploi  de  l'enfance  est  peu  de  chose  :  le  mal  qui  s'y  glissi 
n'est  point  sans  remède,  et  le  bien  qui  s'y  fait  peut  venir  plus  tard 
Mais  ii  rJcn  est  pas  ainsi  du  premier  âge,  où  l'homme  comnienci 
vériùil)lement  à  vivre.  Cet  âge  ne  dure  jamais  assez  pour  l- 
qu'on  en  doit  faire,  et  son  importance  exige  une  atlenlioi.  -  ^ 
relâche  :  voilà  pourquoi  j'insiste  sur  l'art  de  le  prolonger.  Un  des 
I  meilleurs  préceptes  de  la  bonne  culture  est  de  tout  retarder  tant 
qu'il  est  possible.  Rendez  les  progrès  lents  et  sûrs  :  empêchez  que 
l'adolescent  ne  devienne  homme  au  moment  où  rien  ne  lui  reste  à 
faire  pour  le  devenir.  Tandis  que  le  corps  croit ,  les  esprits  desti 
nés  d  donner  du  baume  au  sang  cl  de  la  force  aux  fibres  se  for- 
ment et  s'élaborent.  Si  vous  leur  faites  prendre  un  cours  différent, 
et  que  ce  qui  est  destiné  à  perfectionner  un  individu  serve  à  la 
formation  d'un  anire    tous  deux  restent  dans  un  élat  do  faiblesse, 


LIVKK  IV.  267 

el  l'ouvrage  de  la  nature  demeure  imparfait.  Les  opérations  de 
l'espnt  se  sentent  à  leur  tour  de  cette  altération  ;  et  l'âme  ,  aussi 
débile  que  le  corps,  n'a  que  des  fonctions  faibles  et  languissantes. 
Des  membres  gros  et  robustes  ne  font  ni  le  courage  ni  le  gé- 
nie ;  et  je  conçois  que  la  force  de  Tàme  n'accompagne  pas  celle  du 
corps,  quand  d'ailleurs  les  organes  de  la  communication  des  deux 
substances  sont  mal  disposés.  Mais,  quelque  bien  disposés  quils 
puissent  être ,  ils  agiront  toujours  faiblement ,  s'ils  n'ont  pour 
iiiincipe  qu'un  sang  épuisé ,  appauvri ,  et  dépourvu  de  cette  subs- 
.•  qui  donne  de  la  force  et  du  jeu  à  tous  les  ressorts  de  la  ma- 
ae.  Généralement  on  aperçoit  plus  de  vigueur  d'âme  dans  les 
h'inmesdont  les  jeunes  ans  ont  été  préservés  d'une  corruption 
inaturée,  que  dans  ceux  dont  le  désordre  a  commencé  avec  le 
\  oir  de  s'y  livrer  ;  et  c'est  sans  doute  une  des  raisons  pourquoi 
['(""uples  qui  ont  des  mœurs  surpassent  ordinairement  en  bon 

>  et  en  courage  les  peuples  qui  n'en  ont  pas.  Ceux-ci  brillent 
Hiement  parje  ne  sais  quelles  petites  qualités  déliées,  qu'ils  ap- 

iit  esprit ,  sagacité ,  finesse  ;  mais  ces  grandes  et  nobles  fonc- 

>  de  sagesse  et  de  raison  qui  distinguent  et  honorent  l'homme 
lie  belles  actions,  par  des  vertus,  par  des  soins  véritable- 

:it  utiles ,  ne  se  trouvent  guère  que  dans  les  premiers. 

I  -'S  maîtres  se  plaignent  que  le  feu  de  cet  âge  rend  la  jeunesse 

^ciplinable,  etjele^ois  :  mais  n'est-ce  pas  leur  faute  .^  Silôf 

Is  ont  laissé  prendre  à  ce  feu  son  cours  par  les  sens ,  ignorenl- 

liTon  ne  peut  plus  lui  en  donner  un  autre .'  Les  longs  et  froids 

l'un  pédant  effaceront-ils  dans  l'esprit  de  son  élève  l'i- 

:  -  plaisirs  qu'il  a  conçus  ?  banniront-ils  de  son  cœur  les  dé- 

-  qui  le  tourmentent.'  amortiront-ils  l'ardeur  d'un  tempérament 
'  •!  'lit  l'usage?  ne  s'irritera-t-il  pas  contre  les  obstacles  qui 

it  au  seul  bonheur  dont  il  ait  l'idée?  Et ,  dans  la  dure  loi 
n  Kii  prescrit  sans  pouvoir  la  lui  faire  entendre,  que  verrat- 
sinon  le  caprice  et  la  haine  d'un  homme  qui  cherche  à  le  tour- 
iiter  ?  Est-il  étrange  qu'il  se  mutine  et  le  haïsse  à  son  tour? 
!'•  conçois  bien  qu'en  se  rendant  facile  on  peut  se  rendre  plus 
'I>ortable ,  et  conserver  une  apparente  autorité.  Mais  je  ne  vois 

-  trop  à  quoi  sert  l'autorité  qu'on  ne  garde  sur  son  élève  qu'en 
l'ulaot  les  vices  qu'elle  devrait  réprimer;  c'est  comme  si,  pour 
KMT  un  cheval  fougueux,  l'écuyer  le  faisait  sauter  dans  un  pré- 


368  EMILE. 

Loin  que  ce  fou  de  l'adolescent  soit  un  obstacle  a  l'éducatiou  , 
c'est  par  lui  qu'elle  se  consomme  et  s'achève  ;  c'est  lui  qui  vous 
donne  une  prise  sur  le  cœur  d'un  jeune  homme ,  quand  il  cess(> 
«l'être  moins  fort  que  vous.  Ses  premières  affections  sont  les  rênes 
avec  lesquelles  vous  dirigez  tous  ses  mouvements,  il  était  libre , 

.  et  je  le  vois  asservi.  Tant  qu'il  n'aimait  rien  :  il  ne  dépendait  que  de 
lui-même  et  de  ses  besoins;  sitôt  qu'il  aime ,  il  dépend  de  ses  al- 
tachements.  Ainsi  se  forment  les  premiers  liens  qui  l'unissent  à 
son  espèce.  En  dirigeant  sur  elle  sa  sensibilité  naissante,  necroyeK 
|)as  qu'elle  embrassera  d'abord  tous  les  hommes,  et  que  ce  mot  de 
genre  humain  signifiera  pour  lui  quelque  chose.  Non,  c«tle  sensi- 
bilité se  bornera  premièrement  à  ses  semblables  ;  et  ses  semblables 
ne  seront  point  pour  lui  des  inconnus,  mais  ceux  avec  lesquels  il 
a  des  liaisons,  ceux  que  l'habitude  lui  a  rendus  chers  ou  nécessaires, 
ceux  qu'il  voit  évidemment  avoir  avec  lui  des  manières  de  penser  et 
de  sentir  communes,  ceux  qu'il  voit  exposés  aux  peines  qu'il  a  souf- 
fertes et  sensibles  aux  plaisirs  qu'il  a  goûtés ,  ceux ,  en  un  mot, 
en  qui  l'identité  de  nature  plus  manifestée  lui  donne  une  plus 
grande  disposition  à  s'aimer.  Ce  ne  sera  qu'après  avoir  cullivé  son 
naturel  en  mille  manières,  après  bien  des  réflexions  sur  ses  pro- 
pres sentiments  et  sur  ceux  qu'il  observera  dans  les  autres ,  qu'il 
pourra  parvenir  à  généraliser  ses  notions  individuelles  sous  l'idée 
ïbstraite  d'humanité,  et  joindre  à  ses  affections  particulières  celles 
qui  peuvent  l'identifier  avec  son  espèce. 

En  devenant  capable  d'attachement ,  il  devient  sensible  à  celui 
des  autres  ' ,  et  par  là  même  attentif  aux  signes  de  cet  attache* 
ment.  Voyez-vous  quel  nouvel  empire  vous  allez  acquérir  sur  luif 
Que  de  chaînes  vous  avez  mises  autour  de  son  cœur  avant  qu'B 
s'en  aperçut  !  Que  ne  senlira-t-il  point  quand ,  ouvrant  les  yeux 
sur  lui-mcme  ,  il  verra  ce  que  vous  avez  fait  pour  lui  ;  quaud  il 
pourra  se  comparer  aux  autres  jeunes  gens  de  son  âge ,  et  vous 
comparer  aux  autres  gouverneurs!  Je  dis  quand  il  le  verra,  mais 

^ga^dez-vous  de  le  lui  dire  ;  si  vous  le  lui  dites,  il  ne  le  verra  plus. 
Si  vous  exigez  de  lui  de  l'obéissance  en  retour  des  soins  que  veut 
lui  avez  rendus,  il  croira  que  vous  l'avez  surpris  :  il  se  dira  qu'«i 

'  I/altachcnifiiit  i>cut  se  passer  de  retour,  jam.iis  l'ainitif^.  Elle  «*st 
(^di3np;c,  un  contrat  comme  les  autres:  mais  elle  est  le  plus  saint  de  tooSi 
Le  mot  «r<(nii  n"a  point  d'autre  corrélatif  (juc  lui-même.  Tout  liommc  <|iri 
n'est  pas  lami  de  son  ami  est  tri-s- sûrement  un  fourl>e  :  car  rc  ncst  t\a'ta 
rendmt  ou  feignant  de  rendre  Tainitié.  ipi'on  pont  rol)tenir. 


LIVRE  IV  î«9 


L  feignant  de  l'obliger  gratuitement  tous  avez  prétendu  le  charger 
^1  d'une  dette ,  et  le  lier  par  un  contrat  auquel  il  n'a  point  consenti. 
j'  En  vain  vous  ajouterez  que  ce  que  vous  exigez  de  lui  n'est  que 
i  pour  lui-noème  :  vous  exigez  enfin ,  et  vous  exigez  en  vertu  de  ce 
que  vous  avez  fait  sans  son  aveu.  Quand  un  malheureux  prend 
»  l'argent  qu'on  feint  de  lui  donner,  et  se  trouve  enrôlé  malgré  lui , 
vous  criez  à  l'injustice  :  néles-vous  pas  plus  injuste  encore  de 
demander  à  votre  élève  le  prix  des  soins  qu'il  n'a  point  acceptés? 
L'ingratitude  serait  plus  rare  si  les  bienfaits  à  usure  étaient 
moins  communs.  On  aime  ce  qui  nous  fait  du  bien  ;  c'est  un  sen- 
timent si  naturel  !  L'ingratitude  n'est  pas  dans  le  cœur  de  l'homme, 
mais  l'intérêt  y  est  :  il  y  a  moins  d'obligés  ingrats  que  de  bien- 
faiteurs intéressés*.  Si  vous  me  vendez  vos  dons,  je  marchande- 
rai sur  le  prix  ;  mais  si  vous  feignez  de  donner  pour  vendre  en- 
suite à  votre  mot ,  vous  usez  de  fraude  :  c'est  d'être  gratuits  qui 
les  rend  inestimables.  Le  cœur  ne  reçoit  de  lois  que  de  lui-même  ; 
en  voulant  l'enchainer  on  le  dégage  ;  on  l'enchaine  en  le  laissant 
libre. 

Quand  le  pécheur  amorce  l'eau,  le  poisson  vient ,  et  reste  au- 
loor  de  lui  sans  défiance  ;  mais  quand ,  pris  à  l'hameçon  caché 
loas  l'appât,  il  sent  retirer  la  ligne,  il  tâche  de  fuir.  Le  pécheur 
est-il  le  bienfaiteur  ?  le  poisson  est-ill'ingrat  ?  Voit-on  qu'un  homme 
oublié  par  son  bienfaiteur  l'oublie.»  Au  contraire  ,  il  en  parle  tou- 
jours avec  plaisir,  il  n'y  songe  point  sans  attendrissement  :  s'il 
trouve  occasion  de  lui  montrer  par  quelque  service  inattendu  qu'il 
M  ressouvient  des  siens ,  avec  quel  contentement  intérieur  il  salis- 
Éùt  alors  sa  gratitude  !  avec  quelle  douce  joie  il  se  fait  reconnaître  ! 
avec  quel  transport  il  lui  dit  :  Mon  tour  est  venu  !  Voilà  vraiment 
la  voix  de  la  nature  ;  jamais  un  vrai  bienfait  ne  fit  d'ingrat. 

Si  donc  la  reconnaissance  est  un  sentiment  naturel ,  et  que  vous 
n'en  détruisiez  pas  l'effet  par  votre  faute,  assurez-vous  que  votre 
élève ,  commençant  à  voir  le  prix  de  vos  soins ,  y  sera  sensible , 
pourvu  que  vous  ne  les  ayez  point  mis  vous-même  à  prix  ;  et 
qu'ils  vous  donneront  dans  son  cœur  une  autorité  que  rien  ne 
pourra  détruire.  Mais, avant  de  vous  être  bien  assuré  de  cet  av.in 

*  Multos  fxperimur  ingrates ,  plurts  farimuf  ,  qnin  gmvex  expn- 
bntorfs  exnctoTffque  sumtts...  Ita  gratiam  omnem  corrumpimus ,  """ 
iMitum  p<ntquam  drdimut  bénéficia,  teii  dum  damiis  Stxir..,  «i«  Bc- 
■ef.,lili.  I.  cap.  «. 


270  EMILE. 

lage  ,  gardez  de  vous  l'oter  en  vous  faisant  valoir  auprès  de  lui. 
Lui  vanter  vos  services,  c'est  les  lui  rendre  insupportables  ;  les 
oublier,  c'est  l'en  faire  souvenir.  Jusqu'à  ce  qu'il  soit  temps  de  le 
i  traiter  on  homme,  qu'il  ne  soit  jamais  question  de  ce  qu'il  vous 
doit,  mais  de  ce  qu'il  se  doit.  Pour  le  rendre  docile  laissez-lui 
toute  sa  liberté;  dérobez-vous  pour  qu'il  vous  cherche  ;  élevez  son 
àme  au  noble  sentiment  de  la  reconnaissance,  en  ne  lui  parlant 
Jamais  que  de  son  intérêt.  Je  n'ai  point  voulu  qu'on  lui  dit  que  ce 
qu'on  faisait  était  pour  son  bien ,  avant  qu'il  fut  en  état  de  l'enten- 
dre; dans  ce  discours  il  n'eût  vu  que  votre  dépendance,  et  il  ne 
vous  eût  pris  que  pour  son  valet.  Mais  maintenant  qu'il  commence 
a  sentir  ce  que  c'est  qu'aimer,  il  sent  aussi  quel  doux  lien  peut 
unir  un  homme  à  ce  qu'il  aime  ;  et ,  dans  le  zèle  qui  vous  fait  oc- 
cuper de  lui  sans  cesse,  il  ne  voit  plus  l'attachement  d'un  esclave, 
mais  l'affection  d'un  ami.  Or  rien  n'a  tant  de  poids  sur  le  cœur 
liumain  que  la  voix  de  l'amitié  bien  reconnue  ;  car  on  sait  qu'elle 
ne  nous  parle  jamais  que  pour  notre  intérêt.  On  peut  croire  qu'un 
ami  se  trompe  ,  mais  non  qu'il  veuille  nous  tromper.  Quelquefois 
on  résiste  à  ses  conseils ,  mais  jamais  on  ne  les  méprise. 

Nous  entrons  enfin  dans  Tordre  moral  :  nous  venons  de  faire  un 
second  pas  d'homme.  Si  c'en  était  ici  le  lieu ,  j'essayerais  de  mon- 
trer comment  des  premiers  mouvements  du  cœur  s'élèvent  les 
premières  voix  de  la  conscience,  et  comment  des  sentiments  d'a- 
mour et  de  haine  naissent  les  premières  notions  du  bien  et  du 
mal.  Je  ferais  voir  que  justice  et  bonté  ne  sont  point  seulement 
des  mots  abstraits ,  de  purs  êtres  moraux  formés  par  rcnteude- 
ment ,  mais  de  véritables  affections  de  l'àme  éclairée  par  la  rai- 
son, et  qui  ne  sont  qu'un  progrès  ordonné  de  nos  affections  pri- 
mitives ;  que  parla  raison  seule,  indépendammeutde  la  conscience , 
on  ne  peut  établir  aucune  loi  naturelle  ;  et  que  tout  le  droit  de  la 
nature  n'est  qu'une  chimère,  s'il  n'est  fondé  sur  un  besoin  natu- 
rel au  cœur  humain  '.  Mais  je  songe  que  je  n'ai  point  à  faire  ici 

'  Le  précepte  inèrae  d'agir  avec  autrui  coinine  nous  voulons  «[u'on 
agisse  avec  nous  n'a  de  vrai  fonilemcut  ([uc  la  conscience  el  Ics<Mvtimenl; 
car  où  est  la  raison  précise  d'agir  étant  moi  comme  si  j'étais  un  autre, 
surtout  (|nanil  je  suis  moralement  sftr  de  ne  jamais  mt-  trouver  dans  le 
même  cas?  cl  iiiii  me  répondra  ((n'en  suivant  liicnfidclcmiMitoelle  maximt 
j'obliciuirai  nnon  la  suive  de  mi-me  avec  moi?  I.e  méch iiit  lire  avantage 
lie  la  probité  du  juste  et  de  sa  propre  injustice;  il  est  bien  nis«'  iiuc  toui 
le  monde  soit  juste ,  excepté  lui.  (".et  accoi-d-là .  (pioi  qu'on  en  dise .  n'est 
pas  fort  avantageux  aux  gens  de  bictt.  Mais  «luaud  la  forccdunc  Ame  cxpau- 


LIVRE  iV.  »1 

tes  traités  de  métaphysique  et  de  morale ,  ni  des  cours  d'étude 
d'aucune  espèce  ;  il  me  sufQt  de  marquer  l'ordre  et  le  progrès  de 
nos  sentiments  et  de  nos  connaissances  relativement  à  notre  cons- 
titution. D'autres  démontreront  peut-être  ce  que  je  ne  Jais  qu'in- 
diquer ici. 

Mon  Emile  n'ayant  jusqu'à  présent  regardé  que  lui-même ,  le 
premier  regard  qu'il  jette  sur  ses  semblables  le  porte  à  se  com- 
parer avec  eux  ;  et  le  premier  sentiment  qu'excite  en  lui  cette 
comparaison  est  de  désirer  la  première  place.  Voilà  le  point  où 
l'amour  de  soi  se  change  en  amour-propre  ,  et  où  commencent  à 
naitrc  toutes  les  passions  qui  tiennent  à  celle-là.  Mais  pour  déci- 
der si  celles  de  ces  passions  qui  domineront  dans  son  caractère  se- 
ront humaines  et  douces ,  ou  cruelles  et  malfaisantes ,  si  ce  seront 
des  passions  de  bienveUlance  et  de  commisération  ,  ou  d'envie  et 
(le  convoitise,  il  faut  savoir  à  quelle  place  il  se  sentira  parmi  les 
hommes,  et  quels  genres  d'obstacles  il  pourra  croire  avoir  à  vain- 
cre pour  parvenir  à  celle  qu'il  veut  occuper. 

Pour  le  guider  dans  celte  recherche ,  après  lui  avoir  montré  les 
liommes  par  les  accidents  communs  à  l'espèce ,  il  faut  maintenant 
^  -  lui  montrer  par  leurs  différences.  Ici  vient  la  mesure  de  l'iné 

-  i,;i>j  naturelle  et  civile,  et  le  tableau  de  tout  l'ordre  social. 

11  faut  étudier  la  société  par  les  hommes ,  et  les  hommes  par  la 
société  :  ceux  qui  voudront  traiter  séparément  la  politique  et  la 
morale  n'entendront  jamais  rien  à  aucune  des  deux.  En  s'altacbant 
d'abord  aux  relations  primitives,  on  voit  comment  les  hommes  en 
doivent  être  affectés  et  quelles  passions  en  doivint  naitre  :  on  voit 
que  c'est  réciproquement  par  le  progrès  des  passions  que  ces  re- 
lations se  multiplient  et  se  resserrent.  C'est  moins  la  force  des  bras 
que  la  modération  des  cœurs  qui  rend  les  hommes  indépendants 
t-t  libres.  Quiconque  désire  peu  de  chose  lient  à  peu  de  gens, 
mais  confondant  toujours  nos  vains  désirs  avec  nos  l>esoins 
piiysiques,  ceux  qui  ont  fait  de  ces  derniers  les  fondements  de  la 

>i\<'  iiridcnUti«  avec  mon  •einblable,  et  que  je  me  sens  [M)ur  ainsi  dire  en 

lui ,  c'est  |x.>ii  ,"  '        "  i'iiili-- 

resse  à  lui  i  i  nu- 

tare  ellc-mt n       ,  ,  .      _  .■■  lieu 

i|iie  je  mu  senU:  exister.  U  uuje  coadus  qu  il  ii  est  pas  >raj  (jui;  les^jrik'qt- 
to«<|.i  h  loi  nstiir«"llt?'">ifnt  fondés  sur  la  raiion  seule  ;  ils  onl  une  base  plus 

-  ■  '       ,  .ur  di>s  hommes  dérivé  de  l'amour  de  soi  est  le 

I  line.  Le  sommaire  de  (cote  la  morale  est  donné 
u_..    .  . _...  ,.,..  ^,  ..il  Je  la  loi. 


572  15;MILE. 

société  humaine  ont  toujours  pris  les  effets  pour  les  causes ,  et  n'ont 
fait  que  s'égarer  Jans  tous  leurs  raisonnements. 

Il  y  a  dans  l'état  de  nature  une  égalité  de  fait  réelle  et  indes- 
tructible ,  parce  qu'il  est  impossible  dans  cet  état  que  la  seule  dif- 
férence d'homme  à  homme  soit  assez  grande  pour  rendre  l'un  de- 
pendant  de  l'autre.  Il  y  a  dans  l'état  civil  une  cgalilé  de  droit  chi- 
mérique et  vaine ,  parce  que  les  moyens  destinés  à  la  maintenir 
servent  eux-mêmes  à  la  détruire ,  et  que  la  force  publique  ajou- 
tée au  plus  fort  pour  opprimer  le  faible  rompt  l'espèce  d'équilibre 
que  la  nature  avait  mis  entre  eux  ' .  De  cette  première  contradic- 
tion découlent  toutes  celles  qu'on  remarque  dans  l'ordre  civil  en- 
tre l'apparence  et  la  réalité.  Toujours  la  multitude  sera  sacrifiée 
au  polit  nombre,  et  l'intérêt  public  à  l'intérêt  particulier;  toujours 
ces  noms  spécieux  de  justice  et  de  subordination  serviront  d'ins- 
truments à  la  violence  et  d'armes  à  l'iniquité  :  d'où  il  suit  que  les 
ordres  distingués  qui  se  prétendent  utiles  aux  autres  ne  sont  en 
effet  utiles  qu'à  eux-mêmes  aux  dépens  des  autres;  par  où  l'on 
doit  juger  de  la  considération  qui  leur  est  due  selon  la  justice  et 
selon  la  raison.  Reste  à  voir  si  le  rang  qu'ils  se  sont  donné  est  plus 
favorable  au  bonheur  de  ceux  qui  l'occupent ,  pour  savoir  quel 
jugement  chacun  de  nous  doit  porter  de  son  propre  sort.  Voilà 
maintenant  l'étude  qui  nous  importe;  mais,  pour  la  bien  faire, 
il  faut  commencer  par  connaître  le  cœur  humain. 

S'il  ne  s'agissait  que  de  montrer  aux  jeunes  gens  l'homme  par 
son  masque ,  on  n'aurait  pas  besoin  de  le  leur  montrer,  ils  le  ver- 
raient toujours  de  reste;  mais,  puisque  le  masque  n'est  pas 
l'homme,  et  qu'il  ne  faut  pas  que  son  vernis  les  séduise ,  en  leur 
peignant  les  hommes  peignez-les-leur  tels  qu'ils  sont ,  non  pas 
afin  qu'ils  les  haïssent ,  mais  afin  qu'ils  les  plaignent  et  ne  leur 
veuillent  pas  ressembler.  C'est,  à  mon  gré ,  le  sentiment  le  naieux 
enlendu  que  l'homme  puisse  avoir  sur  son  espèce. 

Dans  celte  vue ,  il  importe  ici  de  prendre  une  roule  opposée  à 
celle  qu3  nous  avons  suivie  jusqu'à  présent ,  et  d'instruire  plutôt 
le  jeune  homme  par  rexpérience  d'autrui  que  par  la  sienne.  Si  les 
hommes  le  trompent,  il  les  prendra  en  haine;  mais  si ,  respecté 
d'eux,  il  les  voit  se  tromper  mutuellement,  il  en  aura  pilié.  Le 

'  L'espri'  universel  des  lois  de  tous  les  pays  est  de  favoriser  toujours 
le  fort  contre  le  faible ,  et  celui  qui  a  contre  celui  qui  n'a  rien  :  ccl  incoii- 
vdnicnî  est  inévitntile,  et  il  c«t  sans  cxceptijn. 


LIVRE  IV.  273 

<[)eclacle  du  inoiule ,  disait  Pythagore ,  ressemble  à  celui  des  jeux 
•lytnpiques  :  les  uns  y  tiennent  boutique  et  ne  songent  qu'à  leur 
profit  ;  les  autres  y  payent  de  leur  personne  et  cherchent  la  gloire  ; 
d'autres  se  contentent  de  voir  les  jeux,  et  ceux-ci  ne  sont  pas  les 
'lires. 

Je  voudraisqu'on  choisit  tellement  les  sociétés  d'un  jeune  homme, 
lii'il  pensât  bien  de  ceux  qui  vivent  avec  lui,  et  qu'on  lui  apprit  a 
-i  bien  connaître  le  monde ,  qu'il  pensât  mal  de  tout  ce  qui  s'y  fait, 
^ui'il  sache  que  l'iiomme  est  naturellement  bon,  qu'il  le  sente, 
lu'il  juge  de  son  prochain  par  lui-même;  mais  qu'il  voie  com- 
ment la  société  déprave  et  pervertit  les  hommes  ;  qu'il  trouve  dans 
ItMirs  préjugés  la  source  de  tous  leurs  vices  ;  qu'il  soit  porté  à  esti- 
mer chaque  individu  ,  mais  qu'il  méprise  la  multitude  ;  qu'il  voie 
;ue  tous  les  hommes  portent  à  peu  près  le  même  masque  ,  mais 
|u'il  sache  aussi  qu'il  y  a  des  visages  plus  beaux  que  le  masque 
|ui  les  couvre. 

Cette  méthode ,  il  faut  l'avouer,  a  ses  inconvénients ,  et  n'est 
pas  facile  dans  la  pratique;  car  s'il  devient  observateur  de  trop 
l)onne  heure ,  si  vous  l'exercez  à  épier  de  trop  près  les  actions 
d'autnii ,  vous  le  rendrez  médisant  et  satirique ,  décisif  et  prompt 
à  juger  :  il  se  fera  un  odieux  plaisir  de  cherchcT  à  tout  de  sinistres 
interprétations ,  et  à  ne  voir  en  bien  rien  même  de  ce  qui  est  bien. 
Il  s'accoutumera  du  moins  au  spectacle  du  vice ,  et  à  voir  les  mé- 
hants  sans  horreur,  comme  on  s'accoutume  à  voir  les  malheu- 
reux sans  pitié.  Bientôt  la  perversité  générale  lui  servira  moins  de 
leçon  que  d'excuse  :  il  se  dira  que  si  l'homme  est  ainsi ,  il  ne  doit 
pas  vouloir  être  autrement. 

Que  si  vous  voulez  l'instruire  par  principe,  et  lui  faire  connaître 
avec  la  nature  du  cœur  humain  l'application  des  causes  externes 
qui  tournent  nos  penchants  en  vices  ;  en  le  transportant  ainsi  tout 
d'un  coup  des  objets  sensibles  aux  objets  intellectuels,  vous  em- 
ployez une  métaphy:»ique  qu'il  n'est  point  en  état  de  compren- 
dre; vous  retombez  dans  l'inconvénient,  évité  si  soigneusement 
jusqu'ici,  de  lui  donner  des  leçons  qui  ressemblent  à  des  leçons , 
de  substituer  dans  son  esprit  l'expérience  et  l'autorité  du  maître 
1  sa  propre  expérience  et  au  progrès  de  sa  raison. 

Pour  lever  à  la  fois  ces  deux  obstacles,  et  pour  mettre  le  cœur  hu- 
main à  sa  portée  sans  risquer  de  gâter  le  sien,  je  voudrais  lui  mon- 
trer les  hommes  au  loin,  les  lui  montrer  dans  d'autres  temps  ou 


274  EMILi:. 

dans  d'autres  lieux  ,  et  de  sorte  qu'il  pùl  voir  la  scène  sans  ja- 
mais y  pouvoir  agir.  Voilà  le  moment  de  l'histoire  ;  c'est  par  elle 
(ju'il  lira  dans  les  cœurs  sans  les  leçons  de  la  philosophie  ;  c'est 
par  elle  qu'il  les  verra ,  simple  spectateur,  sans  intérêt  et  sans 
passion  ,  comme  leur  juge ,  non  comme  leur  complice  ni  comme 
leur  accusateur. 

^  Pour  connaître  les  hommes  il  faut  les  voir  agir.  Dans  le  monde 
on  les  entend  parler  ;  ils  montrent  leurs  discours  et  cachent  leurs 
actions  :  mais  dans  l'histoire  elles  sont  dévoilées,  et  on  les  juge 
sur  les  faits.  Leurs  propos  même  aident  à  les  apprécier  ;  car,  com- 
parant ce  qu'ils  font  à  ce  qu'ils  disent ,  on  voit  à  la  fois  ce  qu'ils 
sont  et  ce  qu'ils  veulent  paraître  :  plus  ils  se  déguisent ,  mieux 
on  les  connaît. 

Malheureusement  cette  étude  a  ses  dangers,  ses  inconvénients  de 
|)lus  d'une  espèce.  Il  est  difficile  de  se  mettre  dans  un  point  de  vue 
(l'oLi  l'on  puisse  juger  ses  semblables  avec  équité.  Un  des  grands 
vices  de  l'histoire  est  qu'elle  peint  beaucoup  plus  les  hommes  par 
leurs  mauvais  côtés  que  par  les  bons  :  comme  elle  n'est  intéres- 
sante que  par  les  révolutions,  les  catastrophes,  tant  qu'un  peuple 
croit  et  prospère  dans  le  calme  d'un  paisible  gouvernement,  elle  n'en 
dit  rien  :  elle  ne  commence  à  en  parler  que  quand ,  ne  pouvant 
plus  se  suffire  à  lui-même,  il  prend  part  aux  affaires  de  ses  voi- 
sins, ou  les  laisse  prendre  part  aux  sienues;  elle  ne  l'illustre  que 
quand  il  est  déjà  sur  son  déclin  :  toutes  nos  histoires  commencent 
ou  elles  devraient  finir.  Nous  avons  fort  exactement  celle  des 
peuples  qui  se  détruisent  ;  ce  qui  nous  manque  est  celle  des  peu 
pies  qui  se  multiplient  ;  ils  sont  assez  heureux  et  assez  sages  pour 
qu'elle  n'ait  rien  à  dire  d'eux  :  et  en  effet  nous  voyons ,  même 
(le  nos  jours,  que  les  gouvernements  qui  se  conduisent  le  mieux 
sont  ceux  dont  on  parle  le  moins.  Nous  ne  savons  donc  que  le 
mal ,  à  peine  le  bien  fait-il  époque.  Il  n'y  a  que  les  méchants  de 
célèbres,  les  bons  sont  oubliés  ou  tournes  en  ridicule;  el  voilii 
comment  l'histoire ,  ainsi  que  la  philosophie ,  calomnie  sans  cesse 
le  genre  humain  *. 

*  [Var sont  oubliés.  Le  temps,  dit  Bacon,  coiumeuH  grand  fleuve  . 

ne  nous  aj:porie  que  ce  qui  est  de  plus  léger  cl  df  moins  soUdi'  ;  tout 
ce  qui  a  le  plus  de  poi(i«  va  au  fond,  et  demeura  englouti  dans  son 
vaste  iU.  yoilà  comment...  —  L'auteur,  eu  suppriuiant  ce  i>a!>»age  de 
Bacon,  l'a  remplacé  pai  ces  mois,  ou  tournés  en  ridicule,  qui  ne  80ut 
pas  dans  le  manuscrit.  Il  a  bien  senti  i|ue  cette  image  du  temps  compara  i 


1 


LIM^E  IV.  575 

De  plus ,  il  s'en  faut  bien  que  les  faits  décrits  dans  Thistoire  ne 
-oient  la  peinture  exacte  des  mêmes  faits  tels  qu'ils  sont  arrivés  : 
,s  changent  de  forme  dans  la  tête  de  l'historien,  ils  se  moulent  sur 
ses  intérêts ,  ils  prennent  la  teinte  de  ses  préjugés.  Qui  est-ce  qui 
sait  mettre  exactement  le  lecteur  au  lieu  de  la  scène ,  pour  voir  un 
événement  tel  qu'il  s'est  jKissé?  L'ignorance  ou  la  partialité  déguise 
tout.  Sans  altérer  même  un  trait  historique ,  en  étendant  ou  res- 
serrant des  circonstances  qui  s'y  rapportent ,  que  de  faces  diffé- 
rentes on  peut  lui  donner  :  Mettez  un  même  objet  à  divers  points 
de  vue ,  à  peine  paraitra-t-il  le  même ,  et  pourtant  rien  n'aura 
changé ,  que  l'œil  du  spectateur.  Suffit-il ,  pour  l'honnear  de  la 
vérité ,  de  me  dire  un  fait  véritable  en  me  le  faisant  voir  tout 
autrement  qu'il  n'est  arrivé?  Combien  de  fois  un  arbre  de  plus  nu 
moins,  un  rocher  à  droite  ou  à  gauche,  un  tourbillon  de  poussière 
élevé  p.ir  le  vent ,  ont  décidé  de  l'événement  d'un  combat ,  sans 
que  personne  s'en  soit  aperçu  !  Cela  empêche-t-il  que  l'historien 
ne  vous  dise  la  cause  de  la  défaite  ou  de  la  victoire  avec  autant 
d'assurance  que  s'il  eût  été  partout?  Or  que  m'importent  les 
faits  en  eux-mêmes,  quand  la  raison  m'en  reste  inconnue?  et 
quelles  leçons  puis-je  tirer  d'un  événement  dont  j'ignore  la  vraie 
r.iiise  7  L'historien  m'en  donne  une ,  mais  il  la  controuve  ;  et  la 
critique  elle-même ,  dont  on  fait  tant  de  bruit ,  n'est  qu'un  art  de 
conjecturer,  l'art  de  cfioisir  entre  plusieurs  mensonges  celui  qui 
ressemble  le  mieux  à  la  vérilé. 

N'avez-vous  jamais  lu  Cléop.itrc  uu  Ca^-^jn  Iro,  ou  d  aulros  li 
vres  de  celte  espèce?  L'auteur  choisit  un  événement  connu ,  puis 
l'accommodant  à  ses  vues,  l'ornant  de  détails  de  son  invention  , 
i''  personnages  qui  n'ont  jamais  existé,  et  de  portraits  imagi- 
naires ,  entasse  fictions  sur  fictions  pour  rendre  sa  lecture  agréa- 
ble. Je  vois  peu  de  différence  entre  ces  romans  et  vos  histoires, 
si  ce  n'est  que  le  romancier  se  livre  davantage  à  sa  propre 
imagination  ,  et  que  l'historien  s'asservit  plus  à  celle  d'autrui  :  à 
quoi  j'ajouterai ,  si  l'on  veut ,  que  le  premier  se  propose  un  objet 
moral ,  bon  ou  mauvais ,  dont  l'autre  ne  se  soucie  guère. 

On  me  dira  que  la  fidélité  de  l'histoire  intéresse  moins  que  la 
vérité  des  mœurs  et  des  caractères;  pourvu  que  le  cœur  humain 

lin  fl.inr.  il  lit  (l'une  appHcalion  forr«'c  en  cette  occasion,  et  il  a  corn- 
«faiw  nwnifre  S  ta  fol»  pli»  ^mple  et  pli»  henretwe.]  ^iote 


1^6  ÉMlLE. 

soitbien  peint,  il  importe  peu  que  les  événements  soient  fidèlement 
rapporlés  :  car,  après  tout ,  ajoute-t-on ,  que  nous  font  des  faits 
arrivés  il  y  a  deux  mille  ans?  On  a  raison,  si  les  portraits  sont 
bien  rendus  d'après  nature  ;  mais  si  la  plupart  n'ont  leur  modèle 
que  dans  l'imagination  de  l'historien ,  n'est-ce  pas  retomber  dans 
l'inconvénient  qu'on  voulait  fuir,  et  rendre  à  l'autorité  des  écri- 
vains ce  qu'on  veut  ôter  à  colle  du  maître  ?  Si  mon  élève  ne  doit 
voir  que  des  tableaux  de  fantaisie ,  j'aime  mieux  qu'ils  soient  tra- 
cés de  ma  main  que  d'une  autre  ;  ils  lui  seront  du  moins  mieux 
appropriés. 

Les  pires  historiens  pour  un  jeune  homme  sont  ceux  qui  jugent. 
Les  faits  !  les  faits  !  et  qu'il  juge  lui-même  ;  c'est  ainsi  qu'il  apprend 
à  connaître  les  hommes.  Si  le  jugement  de  l'auteur  le  guide  sans 
cesse,  il  ne  fait  que  voir  par  l'œil  d'un  autre;  et  quand  cet  œil 
lui  manque,  il  ne  voit  plus  rien. 

Je  laisse  à  part  l'histoire  moderne ,  non-seulement  parce  qu'elle 
n'a  plus  de  physionomie  et  que  nos  hommes  se  ressemblent  tous, 
mais  parce  que  nos  historiens ,  uniquement  attentifs  à  briller,  ne 
songent  qu'à  faire  des  portraits  fortement  colories ,  et  qui  souvent 
ne  représentent  rien  ' .  Généralement  les  anciens  font  moins  de  por- 
traits ,  mettent  moins  d'esprit  et  plus  de  sens  dans  leurs  jugements  ; 
encore  y  a-t-il  entre  eux  un  grand  choix  à  faire ,  et  il  ne  faut 
pas  d'abord  prendre  les  plus  judicieux ,  mais  les  plus  simples.  Je 
ne  voudrais  mettre  dans  la  main  d'un  jeune  homme  ni  Polybe  ni 
Salluste;  Tacite  est  le  livre  des  vieillards,  les  jeunes  gens  ne 
sont  pas  faits  pour  l'entendre  :  il  faut  apprendre  à  voir  dans  les 
actions  humaines  les  premiers  traits  du  cœur  de  l'homme,  avant 
d'en  vouloir  sonder  les  profondeurs;  il  faut  savoir  bien  lire  dans 
ies  faits  avant  de  lire  dans  les  maximes.  La  philosophie  en  maxi- 
mes ne  convient  qu'à  l'expérience.  La  jeunesse  ne  doit  rien  géné- 
raliser :  toute  son  instruction  doit  être  en  règles  particulières. 

Thucydide  est,  à  mon  gré  ,  le  vrai  modèle  des  historiens.  Il 
rapporte  les  faits  sans  les  juger  ;  mais  il  n'omet  aucune  dos  circons- 
tances propres  à  nous  en  faire  juger  nous-mêmes.  Il  met  tout  ce 
qu'il  raconte  sous  les  yeux  du  lecteur  ;  loin  de  s'interposer  entre 
les  événements  et  les  lecteurs ,  il  se  dérobe;  on  ne  croit  plus  lire, 


'  Voyez  Uavila,  Gnicciardin,  Strada,  Solis,  Machiavd ,  et  quelquefois 
«le  riioH  lui-même.  Vertot  est  presque  le  seul  qui  savait  peindre  sans  faire 
de  portraits. 


I 


LIVRE  IV.  277 

on  croit  voir.  Malheureusement  il  parle  toujours  de  guerre ,  et  l'on 
ne  voit  presque  dans  ses  récits  que  la  chose  du  monde  la  moiua 
inslruclive,  savoir  des  combats.  La  Retraite  des  dix  miZ/eetles 
(  ommentaires  de  César  ont  à  peu  près  la  même  sagesse  et  le 
léme  défaut.  Le  bon  Hérodote,  sans  portraits,  sans  maximes , 
mais  coulant ,  naïf,  plein   de  détails  les  plus   capables  d'inté- 
resser et  de  plaire ,  serait  peut-être  le  meilleur  des  historiens ,  si 
3  mêmes  détails  ne  dégénéraient  souvent  en  simplicités  pué- 
es ,  plus  propres  à  gâter  le  goût  de  la  jeunesse  qu'à  le  former  :  il 
i  jt  déjà  du  discernement  pour  le  lire.  Je  ne  dis  rien  de  Tile-Live, 
■n  tour  viendra  ;  mais  il  est  pohtique,  il  est  rhéteur,  il  est  tout 
■  qui  ne  convient  pas  à  cet  âge.  ** 

L'histoire  en  général  est  défectueuse ,  en  c«  qu'elle  ne  tient  re-  / 
stre  que  de  faits  sensibles  et  marqués ,  qu'on  peut  ûxer  par  des 
Il u ms ,  des  lieux ,  des  dates;  mais  les  causes  lentes  et  progrcssi- 
\  es  de  ces  faits ,  lesquelles  ne  peuvent  s'assigner  de  même ,  res- 
tent toujours  inconnues.  On  trouve  souvent  dans  une  bataille 
gagnée  ou  perdue  la  raison  d'une  révolution  qui ,  même  avant 
cette  bataille ,  était  déjà  devenue  inévitable.  La  guerre  ne  fait 
guère  que  manifester  des  événements  déjà  déterminés  par  des 
causes  morales  que  les  historiens  savent  rarement  voir. 

L'esprit  philosophique  a  tourné  de  ce  côté  les  réflexions  de  plu- 
sieurs écrivains  de  ce  siècle  ;  mais  je  doute  que  la  vérité  gagne  a 
leur  travail.  La  fureur  des  systèmes  s'étant  emparée  d'eux  tous , 
nul  ne  cherche  à  voir  les  choses  comme  elles  sont ,  mais  comme 
elles  s'accordent  avec  son  système. 

Ajoutez  à  toutes  ces  réflexions  que  l'histoire  montre  bien  plus 
les  actions  que  les  hommes ,  parce  qu'elle  ne  saisit  ceux-ci  que 
dans  certains  moments  choisis ,  dans  leurs  vêtements  de  parade  ; 
die  n'expose  que  l'homme  public  qui  s'est  arrangé  pour  être  vu  : 
elle  ne  le  suit  point  dans  sa  maison ,  dans  son  cabinet ,  dans  sa 
famille ,  au  milieu  de  ses  amis;  elle  ne  le  peint  que  quand  il  re- 
ivésentc  ;  c'est  bien  plus  son  habit  que  sa  personne  qu'elle  peint. 

J'aimerais  mieux  la  lecture  des  vies  particulières  pour  com-  • 
mencer  l'étude  du  cœur  humain  ;  car  alors  l'homme  a  beau  se  dé- 
rober, l'historien  le  poursuit  partout;  il  ne  lui  laisse  aucun  mo- 
ment de  relâche ,  aucun  recoin  fwur  éviter  l'œil  perçant  du  spec- 
tateur ;  et  c'est  quand  l'un  croit  mieux  se  cacher,  que  l'autre  le  fait 
mieux  connaître.  «  Ceulx,  dit  Montaigne ,  qui  escrivcnl  les  vies  , 

M 


278  EMILE. 

«  d'autant  qu'ils  s'amusent  plus  aux  conseils  qu'aux  événements  , 
"  plus  à  ce  qui  part  du  dedans  qu'à  ce  qui  arrive  au  dehors  ;  couix- 
'<  là  me  sont  plus  propres  ;  voilà  pourquoy,  en  toutes  sortes,  c'est 
«  mon  homme  que  Piutarque  *.  » 

II  est  vrai  que  le  génie  des  hommes  assemblés  ou  des  peuples 
est  fort  différent  du  caractère  de  l'homme  en  particulier;  et  que 
ce  serait  connaître  très-imparfaitement  le  cœur  hun.ain  que  de  ne 
pas  l'examiner  aussi  dans  la  multitude  :  mais  il  n'est  pas  moins 
vrai  qu'il  faut  commencer  par  étudier  l'homme  pour  juger  les 
hommes ,  et  que  qui  connaîtrait  parfaitement  les  penchants  de 
chaque  individu  pourrait  prévoir  tous  les  effets  combinés  dans  le 
corps  du  peuple. 

c  II  faut  encore  ici  recourir  aux  anciens ,  par  les  raisons  que  j'ai 
déjà  dites ,  et  de  plus ,  parce  que  tous  les  détails  familiers  et  bas , 
mais  vrais  et  caractéristiques,  étant  bannis  du  style  moderne,  les 
hommes  sont  aussi  parés  par  nos  auteurs  dans  leurs  vies  privées 
que  sur  la  scène  du  monde.  La  décence,  non  moins  sévère  dans 
les  écrits  que  dans  les  actions,  ne  permet  plus  de  dire  en  public 
que  ce  qu'elle  permet  d"y  faire  ;  et,  comme  on  ne  peut  montrer 
les  hommes  que  représentant  toujours ,  on  ne  les  connaît  pas 
plus  dans  nos  livres  que  sur  nos  théâtres.  On  aura  beau  faire 
et  réfaire  cent  fois  la  vie  des  rois  ,  nous  n'aurons  plus  de  Sué- 
tones  '. 

Piutarque  excelle  par  cos  mémos  détails  dans  lesquels  nous  n'o- 
sons plus  entrer.  Il  a  une  grâce  inimitable  à  peindre  les  grands 
hommes  dans  les  peliles  choses  ;  et  il  est  si  heureux  dans  le 
choix  de  ses  traits ,  que  souvent  un  mot ,  un  sourire,  un  ge>te  lui 
suffit  pour  caractériser  son  héros.  Avec  un  mot  plaisant  An- 
nibal  rassure  son  arniée  effrayée ,  et  la  fait  marcher  en  riant  à  la 
bataille  qui  lui  livra  ritalio  :  Agésilas  ,  à  cheval  sur  un  bâton  ,  me 
fait  aimer  le  vainqueur  du  grand  roi  :  César,  traversant  un  pauvre 
village  et  causant  avec  ses  amis,  décèle ,  sans  y  penser,  lelourbe 
qui  disait  ne  vouloir  qu'être  l'égal  de  Pompée  :  Alexandre  avale 
une  médecine,  et  ne  dit  pas  un  seid  mot  ;  c'est  le  jtlus  beau  uio- 

*  Livre  H,  cliap.  10. 

'Unstul  de  nos  historiens*,  .lui  a  imité  Tacite  dans  les  p-amis  irait;., 
a  osé  imilei-  Suétone  et  iiiieltiuerois  transcrire  C>>rnin«»sdans  les  pcllts;  et 
eela  même,  qui  iijoutc  au  prix  do  son  livre,  l'a  fait  criliiiuer  parmi 
nous. 

♦  Uiiclus,  autour  rir  la  A'iV  de  Ijuiii  \l. 


LIVRE  iV.  i79 

iiient  de  sa  vie  :  Aristide  écrit  son  propre  nom  sur  une  coquille, 
't  justifie  ainsi  son  surnom  :  Philopoemea ,  le  manteau  bas,  coupe 
in  bois  dans  la  cuisine  de  son  bote.  Voilà  le  véritable  art  de  pein- 
ne.  La  physionomie  ne  se  montre  pas  dans  les  grands  traits ,  ni 
caraclore  dans  les  grandes  actions  :  c'est  dans  les  bagatelles  que 
■  naturel  se  découvre.  Les  choses  publiques  sont  ou  trop  commu- 
as ou  trop  apprêtées,  et  c'est  presque  uniquement  à  celles-ci  que 
i  dignité  moderne  permet  à  nos  auteurs  de  s'arrêter. 
Un  des  plus  gratids  hommes  du  siècle  dernier  fut  incontestable- 
ment M.  deTurenne.  On  a  eu  le  courage  de  rendre  sa  vie  intéres- 
-  mie  par  de  petits  détails  qui  le  font  connaître  et  aimer;  mais 
I  imbien  s'est-on  vu  forcé  d'en  supprimer  qui  l'auraient  fait  con- 
naitre  et  aimer  davantage  !  Je  n'en  citerai  qu'un  ,  que  je  tiens  de 
lion  lieu ,  et  que  Plutarque  n'eut  eu  garùe  d'omettre ,  mais  que 
Hnmsai  n'eut  eu  garde  d'écrire  quand  il  l'aurait  su. 

Un  jour  d'été  qu'il  faisait  fort  chaud ,  le  vicomte  de  Turenne , 
en  petite  veste  blanche  et  en  bonnet ,  était  à  la  fenêtre  de  son  an- 
tichambre :  un  de  ses  gens  survient ,  et ,  trompé  par  l'habillement, 
le  prend  pour  un  aide  de  cuisine  avec  lequel  ce  domestique  était 
familier.  Il  s'approche  doucement  par  derrière ,  et ,  d'une  main 
qui  n'était  pas  légère ,  lui  applique  un  grand  coup  sur  les  lesses. 
L'homme  frappé  se  retourne  à  l'instant.  Le  valet  voit  en  frémis- 
sant le  visage  de  son  maître.  Il  se  jette  à  genoux  tout  éperdu  : 
Monseignevr ,  j'ai  cru  que  c'était  George....  Et  quand  c'eût  été 
George,  s'écrie  Turenne  en  se  frottant  le  derrière ,  il  ne  fallait  pat 
frapper  si  fort.  Voilà  donc  ce  que  vous  n'osez  dire,  misérables! 
Soyez  donc  à  jamais  sans  naturel ,  sans  entrailles  ;  trempez  ,  dur- 
cissez vos  cœurs  de  fer  dans  votre  vile  décence  ;  rendez-vous  mé- 
prisables à  force  de  dignité.  Mais  toi ,  bon  jeune  homme  qui  lis 
ee  trait ,  et  qui  sens  avec  attendrissement  toute  la  douceur  d'àme 
qa^il  montre,  morne  dans  le  premier  mouvement ,  lis  aussi  les  pe- 
titesses de  ce  grand  homme,  dès  qu'il  était  question  de  sa  nais- 
sance et  de  son  nom  Songe  que  c'est  le  même  Turenne  qui  affec- 
tait de  céder  partout  le  pas  à  son  neveu ,  alin  qu'on  vit  bien  que 
cet  enfant  était  le  chef  d'une  maison  souveraine.  Rapproche 
ces  contrast<'>  .linu-  l.i  nilur*'.  méprise  ropinion.pf  connais 
l'homme. 

Il  y  a  bien  jhu  tic  j;«iis  en  i-l.il  d«' concevoir  ii  >  .ini^  ijm  ije«> 
lectures  ainsi  dirigées  peuvent  opérer  sur  l'esprit  tout  neuf  d'un 


980  EMILE. 

jeune  homme.  A{)pesanlis  sur  des  livres  dès  notre  enfanee  ;  ac- 
coutumes à  lire  sans  penser ,  ce  que  nous  lisons  nous  frappe  d'au- 
tant moins ,  que ,  portant  déjà  dans  nous-mêmes  les  passions  et 
les  préjugés  qui  remplissent  l'histoire  el  les  vies  des  hommes , 
tout  ce  qu'ils  font  nous  parait  naturel ,  parce  que  nous  sommes 
hors  de  la  nature  ,  et  que  nous  jugeons  des  autres  par  nous.  Mais 
qu'on  se  représente  un  jeune  homme  élevé  selon  mes  maximes  , 
qu'on  se  figure  mon  Emile,  auquel  dix-huit  ans  de  soins  assi- 
dus n'ont  eu  pour  objet  que  de  conserver  un  jugement  intègre  et 
un  cœur  sain  ;  qu'on  se  le  figure  ,  au  lever  de  la  toile ,  jetant 
pour  la  première  fois  les  yeux  sur  la  scène  du  monde ,  ou  plutôt , 
placé  derrière  le  théâtre ,  voyant  les  acteurs  prendre  et  poser 
leurs  habits ,  et  comptant  les  cordes  et  les  poulies  dont  le  grossier 
prestige  abuse  les  yeux  des  spectateurs.  Bientôt  à  sa  première 
surprise  succéderont  des  mouvements  de  honte  et  de  dédain  pour 
son  espèce  :  il  s'indignera  de  voir  ainsi  tout  le  genre  humain,  dupe 
de  lui-même,  s'avilir  à  ces  jeux  d'enfants;  il  s'affligera  de  voir  ses 
frères  s'entre-déchirer  pour  des  rêves  ,  et  se  changer  en  bêtes  fé- 
roces pour  n'avoir  pas  su  se  contenter  d'être  hommes. 

Certainement ,  avec  les  dispositions  naturelles  de  l'élève ,  pour 
peu  que  le  maître  apporte  de  prudence  et  de  choix  dans  ses  lectu- 
res ,  pour  peu  qu'il  le  mette  sur  la  voie  des  réflexions  qu'il  en  doit 
tirer,  cet  exercice  sera  pour  lui  un  cours  de  philosophie  pratique, 
meilleur  sûrement  et  mieux  entendu  que  toutes  les  vaines  spécu- 
lations dont  on  brouille  l'esprit  des  )eunes  gens  dans  nos  écoles. 
Qu'après  avoir  suivi  les  romanesques  projets  de  Pyrrhus ,  Cynéas 
lui  demande  quel  bien  réel  lui  procurera  la  conquête  du  monde , 
dont  il  ne  puisse  jouir  dès  à  présent  sans  tant  de  tourments  ;  nous 
ne  voyons  là  qu'un  bon  mot  qui  passe  :  mais  Emile  y  verra  une 
réflexion  très-sage ,  qu'il  eût  faite  le  premier ,  el  qui  ne  s'effacera 
jamais  de  son  esprit,  parce  qu'elle  n'y  trouve  aucun  préjugé 
contraire  qui  puisse  en  empêcher  l'impression.  Quand  ensuite, 
en  lisant  la  vie  de  cet  insensé  ,  il  trouvera  que  tous  ses  grands 
desseins  ont  abouti  à  s'aller  faire  tuer  par  la  main  d'une  femme, 
au  lieu  d'admirer  cet  héroïsme  prétendu ,  que  verra-t-il  dans  tous 
les  exploits  d'un  si  grand  capitaine  ,  dans  toutes  les  intrigues  d'un 
si  grand  politique,  si  ce  n'est  autant  de  pas  pour  aller  chercher 
cette  malheureuse  tuile  qui  devait  terminer  sa  vie  et  ses  projets 
jwr  une  mort  déshonorante? 


I 


LIVRE  IV.  281 

Tou»  les  coiHjuérauts  n'ont  pas  été  tués  ,  tous  les  usurpateurs 
I  ont  pas  échoué  dans  leurs  entreprises;  plusieurs  paraîtront  heu- 
•  i^ux  aux  esprits  prévenus  des  opinions  vulgaires  :  mais  celui  qui , 
-Ans  s'arrêter  aux  apparences,  ne  juge  du  bonheur  des  hommes 
nie  par  l'état  de  leurs  cœurs  ,  verra  leurs  misères  dans  leurs  suc- 
i-s  mêmes  ;  il  verra  leurs  désirs  et  leurs  soucis  rongeants  s'éten- 
ire  ft  s'accroître  avec  leur  fortune  ;  il  les  verra  [>erdre  baleine  en 
avançant ,  sans  jamais  parvenir  à  leurs  termes  :  il  les  verra  sem- 
blables à  ces  voyageurs  inexpérimentés  qui,  s'engageant  pour  la 
première  fois  dans  les  Alpes,  pensent  les  franchir  à  chaque  mon- 
tagne, et,  quand  ils  sont  au  sommet,  trouvent  avec  décourage- 
ment de  plus  hautes  montagnes  au-devant  d'eux. 

.4uguste,  après  avoir  soumis  ses  concitoyens  et  détruit  ses 
rivaux ,  régit  durant  quarante  ans  le  plus  grand  empire  qui  ait 
existé  :  mais  tout  cet  immense  pouvoir  l'empêchait- il  de  frapper 
les  murs  de  sa  tète  et  de  remplir  son  vaste  palais  de  ses  cris ,  en 
redemandant  à  Varus  ses  légions  exterminées  ?  Quand  il  aurait 
vaincu  tous  ses  ennemis ,  de  quoi  lui  auraient  seni  ses  vains 
triomphes ,  tandis  que  les  peines  de  toute  espèce  naissaient  sans 
cesse  autour  de  lui ,  tandis  que  ses  plus  chers  amis  attentaient  â 
>a  vie ,  et  qu'il  était  réduit  à  pleurer  la  honte  ou  la  mort  de  tous 
te»  proches?  L'infortuné  voulut  gouverner  le  monde,  et  ne  sut 
pas  gouverner  sa  maison!  Qu'arriva-t-il  de  cette  négligence  ?  Il 
vit  périr  à  la  fleur  de  l'âge  son  neveu,  son  fils  adoptif ,  son  gen- 
dre ;  son  petit-fils  fut  réduit  ;i  manger  la  bourre  de  son  lit,  poui 
prolonger  de  quelques  heures  sa  misérable  vie  ;  sa  fille  et  sa  petite- 
fille,  après  l'avoir  couvert  de  leur  infamie,  moururent  l'une  de 
misère  et  de  faim  dans  une  lie  déserte ,  l'autre  en  prison  par  la 
main  d'un  archer.  Lui-même  enfin ,  dernier  reste  de  sa  malheu- 
reuse famille ,  fut  réduit  par  si  propre  femme  à  ne  laisser  après 
loi  qu'un  monstre  pour  lui  succéder.  Tel  fut  le  sort  de  ce  maî- 
tre du  monde ,  tant  célébré  pour  sa  gloire  et  pour  son  bonheur. 
Croirai-jc  qu'un  seul  de  ceux  qui  les  admirent  les  voulût  ac- 
quérir au  même  prix  ? 

J'ai  pris  l'ambition  pour  exemple  ;  mais  le  jeu  de  toutes  les 
passions  humaines  offre  de  semblables  leçons  à  qui  veut  étudier 
l'histoire  pour  se  connaître  et  se  rendre  sage  aux  dépens  des  morts. 
Le  temps  approche  où  la  vie  d'Antoine  aura  pour  le  jeune  homme 
une  instruction  plus  prochaine  que  celle  d'Auguste.  Emile  ne  se 

24. 


W^.  EMILE. 

reconnaîtra  guère  dans  les  étranges  objets  qui  frapperont  ses  re- 
gards durant  ses  nouvelles  études  ;  mais  il  saura  d'avance  écarter 
l'illusion  des  passions  avant  (ju'clles  naissent;  et,  voyant  que 
de  tous  les  temps  elles  ont  aveuglé  les  hommes ,  il  sera  prévenu 
de  la  manière  dont  elles  pourront  l'aveugler  à  son  tour ,  si  jamais- 
il  s'y  livre'.  Ces  leçons,  je  le  sais,  lui  sont  mal  appropriées; 
peut-être  au  besoin  seront-elles  tardives ,  insuffisantes  :  mais  sou- 
venez-vous que  ce  ne  sont  point  celles  que  j'ai  voulu  tirer  de  cellL^ 
étude.  En  la  commençant ,  je  me  proposais  un  autre  objet  ;  et  su 
rcment,  «i  cet  objet  est  mal  rempli ,  ce  sera  la  faute  du  maitre. 

Songez  qu'aussitôt  que  l'amour-propre  est  développé ,  le  moi 
relatif  se  met  en  jeu  sans  cesse,  et  que  jamais  le  jeune  homme 
n'observe  les  autres  sans  revenir  sur  lui-même  et  se  comparer  avec 
eux.  Il  s'agit  donc  de  savoir  à  quel  rang  il  se  mettra  parmi  ses 
semblables  après  les  avoir  examinés.  Je  vois,  à  la  manière  dont 
on  fait  lire  l'histoire  aux  jeunes  gens,  qu'on  les  transforme  pour 
ainsi  dire,  dans  tous  les  personnages  qu'ils  voient,  qu'on  s'ef- 
force de  les  faire  devenir  tantôt  Cicéron ,  tantôt  Trajan ,  tantôt 
\lexandre  ;  de  les  décourager  lorsqu'ils  rentrent  dans  eux-mêmes  ; 
de  donner  à  chacun  le  regret  de  n'être  que  soi.  Cette  méthode  a 
certains  avantages  dont  je  ne  disconviens  pas;  mais  quant  a 
mon  Emile,  s'il  arrive  une  seule  fois ,  dans  ces  parallèles,  qu'il 
aime  mieux  être  un  autre  que  lui;  cet  autre  fùt-il  Socrale,  fùt-il 
Calon  ,  tout  est  manqué  :  celui  qui  commence  à  se  rendre  étranger 
à  lui-même  ne  tarde  pas  à  s'oublier  tout  à  fait. 

Ce  ne  sont  point  les  philosophes  qui  connaissent  le  mieux  les 
hommes  ;  ils  ne  les  voient  qu'à  travers  les  préjugés  de  la  phi- 
losophie; et  je  ne  sache  aucun  état  où  l'on  en  ait  tant.  Un  sau- 
vage nous  juge  plus  sainement  que  ne  fait  un  i)hiIosophe.  Celui-ci 
sent  ses  vices  ,  s'indigne  des  nôtres ,  et  dit  en  lui-même.  Nous 
sommes  tous  méchants  :  l'autre  nous  regarde  sai»s  s'émoavoir, 
et  dit ,  Vous  êtes  des  fous.  Il  a  raison  ;  car  nul  ne  fait  le  mal  pour 
le  mal.  Mon  élève  est  ce  sauvage  ,  avec  cette  différence  qu'Emile 
ayant  plus  réfléchi,  plus  comparé  d'idées,  vu  nos  erreurs  de 
plus  près ,  se  tient  plus  en  gartle  contre  lui-même,  et  ne  juge  que 
de  ce  qu'il  connaît. 

'  C'&st  toujours  le  pr«.'jiis«5  ipii  fomonlc  dans  nos  c<iiiisritn|)«'liu>sité  d»*» 
passions.  Celui  qui  ne  voit  ([uc  ce  ijui  est ,  et nestiiue  (|ue  ce  ((u'il  connaît, 
ne  se  passionne  guère.  Les  erreurs  Je  nos  jugcuients  produisent  l'ai-dcur 
•Je  tous  nos  désirs. 


LiVlik  iN.  283 

O  août  uos  pa^Mous  qui  nous  irritent  cuiitre  relies  des  autres  ; 

ost  notre  intérêt  qui  nous  fait  haïr  les  méchants  ;  s'ils  ne  nous 
faisaient  aucun  mal ,  nous  aurions  pour  eux  plus  de  pitié  que  de 
haine.  Le  mal  que  nous  font  les  méchants  nous  fait  ouhlier  celui 
qu'ils  se  font  à  eux-mêmes.  Nous  leur  pardonnerions  plus  aisément 
leurs  vices ,  si  nous  pouvions  connaître  combien  leur  propre  cœur 
les  en  punit.  Nous  sentons  l'offense,  et  nous  ne  voyons  pas  le  châ- 
timent; les  avantages  sont  apparents ,  la  peine  est  intérieure.  Celui 
qui  croit  jouir  du  fruit  de  ses  vices  n'est  pas  moins  tourmenté 
que  s'il  n'eut  point  réussi;  l'objet  est  changé ,  l'inquiétude  est  la 
même  :  ils  ont  beau  montrer  leur  fortune  et  cacher  leur  cœur,  leur 
conduite  le  montre  en  dépit  d'eux  :  mais ,  pour  le  voir,  il  n'en  faut 
pas  avoir  un  semblable. 

Les  passions  que  nous  partageons  nous  séduisent  ;  celles  qui 
choquent  nos  intérêts  nous  révoltent  ;  et ,  par  une  inconséquence 
qui  nous  vient  d'elles,  nous  blâmons  dans  les  autres  ce  que  nous 
voudrions  imiter.  L'aversion  et  l'illusion  sont  inévitables,  quand 
on  est  forcé  de  souffrir  de  la  part  d'autrui  le  mal  qu'on  ferait  si 
l'on  était  à  sa  place. 

Que  faudrait-il  donc  pour  bien  observer  les  hommes?  Un  grand 
intérêt  à  les  connaître,  une  grande  impartialité  aies  juger,  un 
cœur  assez  sensible  pour  concevoir  toutes  les  passions  humaines , 
et  assez  calme  pour  ne  pas  les  éprouver.  S'il  est  dans  la  vie  un 
moment  favorable  à  celte  étude ,  c'est  celui  que  j'ai  choisi  pour 
Emile  :  plus  tôt  ils  lui  eussent  été  étrangers,  plus  tard  il  leur  eût 
été  semblable.  L'opinion  dont  il  voit  le  jeu  n'a  point  encore  acquis 
sur  lui  d'empire  :  les  passions  dont  il  sent  l'effet  n'ont  point  agité 
son  cœur.  11  est  homme,  il  s'intéresse  à  ses  frères  ;  il  est  équita- 
ble, il  juge  ses  pairs.  Or,  sûrement ,  s'il  les  juge  bien ,  il  ne  vou- 
dra être  à  la  place  d'aucun  d'eux  ;  car  le  but  de  tous  les  tourments 
qu'ils  se  domient ,  étant  fondé  sur  des  préjugés  qu'il  n'a  |)as ,  lui 
imrait  un  but  en  l'air.  Pour  lui ,  tout  ce  qu'il  désire  est  à  sa  portée. 
De  qui  dépeiulrait-il ,  se  suftisant  ù  lui-même  et  libre  de  préjugés  ? 
n  a  des  bras ,  de  la  santé  ' ,  de  !a  modération ,  peu  de  besoins,  et 
de  quoi  les  satisfaire.  Nourri  dans  la  plus  absolue  liberté,  le  plus 
grand  des  maux  ()u'il  conçoit  est  la  servitude.  Il  plaint  ces  miséra- 

'  Je  crois  iM)uvoir  ciniiplcrliardiiiicnll.i  s.inté  et  labunnoruii.stiliitiun 
MnotnbredM  avantagea  acquis  par  son  «klucalion,  ou  pIul<M  m  niiuiiire 
et*  don*  de  la  nature  (|iie  *on  étlucaliun  lui  a  conservés. 


284  KMIl.E. 

bles  rois,  esclaves  de  tout  ce  qui  leur  obéit;  il  plaint  ces  faux  sages 
enchaînés  à  leur  vaine  réputation  ;  il  plaint  ces  riches  sots ,  mar- 
tyrs de  leur  faste  ;  il  plaint  ces  voluptueux  de  parade ,  qui  livrent 
leur  vie  entière  à  l'ennui,  pour  paraître  avoir  du  plaisir.  Il  plain- 
drait l'ennemi  qui  lui  ferait  du  mal  à  lui-même  ;  car,  dans  ses 
méchancetés ,  il  verrait  sa  misère.  Il  se  dirait  :  En  se  donnant  le 
besoin  de  me  nuire ,  cet  homme  a  fait  dépendre  son  sort  du  mien. 

Encore  un  pas,  et  nous  touchons  au  but.  L'amour-propre  est  un 
instrument  utile ,  mais  dangereux  ;  souvent  il  blesse  la  main  qui 
s'en  sert,  et  fait  rarement  du  bien  sans  mal.  Emile,  en  considé- 
rant son  rang  dans  l'espèce  humaine  et  s'y  voyant  si  heureuse- 
ment placé ,  sera  tenté  de  faire  honneur  à  sa  raison  de  l'ouvrage 
de  la  votre ,  et  d'attribuer  à  son  mérite  l'effet  de  son  bonheur.  Il 
se  dira  :  Je  suis  sage ,  et  les  hommes  sont  fous.  En  les  plaignant 
il  les  méprisera,  en  se  félicitant  il  s'estimera  davantage;  et,  se 
sentant  plus  heureux  qu'eux,  il  se  croira  plus  digne  de  l'clrc.  Voilà 
l'erreur  la  plus  à  craindre ,  parce  qu'elle  est  la  plus  difficile  à  dé- 
truire. S'il  restait  dans  cet  état ,  il  aurait  peu  gagné  à  tous  nos 
soins  ;  et  s'il  fallait  opter  ,  je  ne  sais  si  je  n'aimerais  pas  mieux 
encore  l'illusion  des  préjugés  que  celle  de  l'orgueil. 

Les  grands  hommes  ne  s'abusent  point  sur  leur  supériorité  ;  ils 
la  voient,  la  sentent,  et  n'en  sont  pas  moins  modesles.  Plus  iU 
ont,  plus  ils  connaissent  tout  ce  qui  leur  manque.  Ils  sont  moins 
vains  de  leur  élévation  sur  nous  ,  qu'humiliés  du  sentiment  de 
leur  misère;  et,  dans  les  biens  exclusifs  qu'ils  possèdent,  ils  sont 
trop  sensés  pour  tirer  vanité  d'un  don  qu'ils  ne  se  sont  pas  fait. 
L'homme  de  bien  peut  être  fier  de  sa  vertu  ,  parce  qu'elle  es!  à 
lui;  mais  de  quoi  l'homme  d'esprit  est-il  lier?  Qu'a  (ait  Ra- 
cine pour  n'être  pas  Pradon .'  Qu'a  fait  Boileau  pour  n'être  p«s 
Cotin.» 

Ici  c'est  tout  autre  chose  encore.  Restons  toujours  dans  l'ordre 
commun.  Je  n'ai  supposé  dans  mon  élève  ni  un  génie  transcendant, 
ni  un  entendement  bouché.  Je  l'ai  choisi  parmi  les  esprits  vul- 
gaires ,  pour  montrer  ce  que  peut  l'éducation  sur  l'homme.  Tous 
les  cas  rares  sont  hors  des  règles.  Quand  donc ,  en  conséiuence 
de  mes  soins,  Emile  préfère  sa  manière  d'être,  de  voir,  d?  sen- 
tir ,  à  celle  des  autres  hommes ,  Emile  a  mison  ;  mais  quand  il  se 
croit  pour  cela  d'une  nature  plus  excellente ,  et  plus  heureusement 
né  qu'eux,  Emile  a  tort ,  il  se  trompe;  il  faut  le  li.tr.mni.r;  ou 


LIVRE  IV.  18» 

;t|iil6t  prévenir  l'erreur  ,  de  peur  qu'il  ne  soit  trop  tara  ensuite 
■  -'ir  la  détruire. 
Il  n'y  a  point  de  folie  dont  on  ne  puisse  guérir  un  homme  qui 
-t  pas  fou ,  hors  la  vanité  ;  pour  celle-ci ,  rien  n'en  corrige  que 
vpérience,  si  toutefois  quelque  chose  en  peut  corriger;  à  sa 
naissance ,  au  moins ,  on  peut  l'empêcher  de  croître.  N'allez  donc 
pas  vous  perdre  en  beaux  raisonnements ,  pour  prouver  à  l'ado- 
lescent qu'il  est  homme  comme  les  autres ,  et  sujet  aux  mêmes 
liiiblesses.  Faites-le-lui  sentir ,  ou  jamais  il  ne  le  saura.  C'est 
encore  ici  un  cas  d'exception  à  mes  propres  règles;  c'est  le  cas 
d'exposer  volontairement  mon  élève  à  tous  les  accidents  qui  peu- 
vent lui  prouver  qu'il  n'est  pas  plus  sage  que  nous.  L'aventure 
du  bateleur  serait  répétée  en  mille  manières  ;  je  laisserais  aux 
flatteurs  prendre  tout  leur  avantage  avec  lui  :  si  des  étourdis 
Fentrainaient  dans  quelque  extravagance ,  je  lui  en  laisserais  cou- 
rir le  danger  :  si  des  DIous  l'attaquaient  au  jeu,  je  le  leur  livrerais 
pour  en  faire  leur  dupe  '  ;  je  le  laisserais  encenser  ,  plumer ,  dé- 
Taliscr  par  eux  ;  et  quand  ,  l'ayant  mis  à  sec ,  ils  tiniraient  par 
se  moquer  de  lui ,  je  les  remercierais  encore  en  sa  présence  des 
leçons  qu'ils  ont  bien  voulu  lui  donner.  Les  seuls  pièges  dont  jo 
le  garantirais  avec  soin  seraient  ceux  des  courtisanes.  Les  seuls 
ménagements  que  j'aurais  pour  lui  seraient  de  partager  tous  les 
dangers  que  je  lui  laisserais  courir ,  et  tous  les  affronts  que  je 
hii  laisserais  recevoir.  J'endurerais  tout  en  silence  ,  sans  plainte , 
•ans  reproche ,  sans  jamais  lui  en  dire  un  seul  mot  ;  et  soyez  sûr 
qu'avec  cette  discrétion  bien  soutenue ,  tout  ce  qu'il  m'aura  vu 
souffrir  pour  lui  fera  plus  d'impression  sur  son  cœur  que  ce  qu'il 
aura  souffert  lui-même. 

'  Aa  reste ,  notre  élève  donnera  peu  dans  ce  piège,  lui  que  tant  d'amu- 
•oiients  enTÏronnent,  lui  qui  ne  s'ennuya  de  sa  vie,  et  qui  sait  à  peine  i 
^nisert  l'argent  Les  deux  ntoinles  avec  lesquels  on  conduit  les  enfants 
ëtnt  l'intérêt  et  la  vanité ,  ces  deux  mêmes  nvDbiles  servent  aux  courtisa- 
Mi  et  aux  escrocs  pour  s'emparer  d  eux  dans  la  suite.  Quand  vous  \o\  cr 
esciter  leur  avidité  par  des  prix,  par  des  récompenses,  quand  vous  le» 
voyez  applaudir  à  dix  ans  dans  un  acte  public  au  collège ,  vous  voyez  aussi 
coaunent  on  leur  fera  laisser  à  vingt  leur  bourse daiii  un  brelan,  et  leur 
noté  dans  un  mauvais  lieu.  U  y  a  tr)ujuur«  à  parx-i  que  l«  plus  savant  de  n^ 
dtÊte  deviendra  le  plus  joueur  et  le  plus  débauché.  Ur  àts  moyens  dont  on 
■'OBa  point  dans  l'enfance  n'ont  point  dans  la  jeunesse  le  même  abus.  Maii 
on  doit  se  souvenir  qu'ici  ma  constante  maxime  est  de  mettre  partout  1 1 
ckow  au  pis.  Je  cherche  d  abord  i  prévenir  le  vice  :  et  puis  je  suppoH*, 
aiill  dv  refntnli^r. 


586  EMILE. 

Je  ne  puis  m'empécher  de  relever  ici  la  fausse  dignité  des  gou- 
verneurs qui ,  pour  jouer  sottement  les  sages ,  rabaissent  leurs 
élèves  ,  affectent  de  les  traiter  toujours  en  enfants,  et  de  se  dis- 
tinguer toujours  d'eux  dans  tout  ce  qu'ils  leur  font  faire.  Loin  de 
ravaler  ainsi  leurs  jeunes  courages ,  n'épargnez  rien  pour  leur 
élever  l'àme;  faites-en  vos  égaux,  afin  qu'ils  le  deviennent  ;  et, 
s'ils  ne  peuvent  encore  s'élever  à  vous ,  descendez  à  eux  sans 
honte ,  sans  scrupule.  Songez  que  votre  honneur  n'est  plus  dans 
vous ,  mais  dans  votre  élève  ;  partagez  ses  fautes  pour  l'en  corri- 
ger ;  chargez-vous  de  sa  honte  pour  l'effacer  :  imitez  ce  brave  Ro- 
main qui ,  voyant  fuir  son  armée  et  ne  pouvant  la  rallier ,  se  mit 
a  fuir  à  la  tète  de  ses  soldats  en  criant  :  Ils  ne  fuient  pas ,  Us  sui- 
vent leur  capitaine.  Fut-il  déshonoré  pour  cela.'  Tant  s'en  faut  : 
en  sacrifiant  ainsi  sa  gloire  il  l'augmenta.  La  force  du  devoir,  la 
beauté  de  la  vertu,  entraînent  malgré  nous  nos  suffrages  et  ren- 
versent nos  insensés  préjugés.  Si  je  recevais  un  soufflet  en  remplis- 
sant mes  fonctions  auprès  d'Emile ,  loin  de  me  venger  de  ce  souf- 
flet, j'irais  partout  m'en  vanter;  et  je  doute  qu'il  y  eut  dans  le 
monde  un  homme  assez  vil  '  pour  ne  pas  m'en  respecter  davantage. 

Ce  n'est  pas  que  l'élève  doive  supposer  dans  le  maître  des  lu- 
mières aussi  bornées  que  les  siennes,  et  la  même  facilité  à  se  lais- 
ser séduire.  Cette  opinion  est  bonne  pour  un  enfant  qui ,  ne  sa- 
chant rien  voir,  rien  comparer ,  met  tout  le  monde  à  sa  portée , 
et  ne  donne  sa  confiance  qu'à  ceux  qui  savent  s'y  mettre  en  effet. 
Mais  un  jeune  homme  de  l'âge  d'Emile,  et  aussi  sensé  que  lui , 
n'est  plus  assez  sot  pour  prendre  ainsi  le  change ,  et  il  ne  serait 
pas  bon  qu'il  le  prit.  La  confiance  qu'il  doit  avoir  en  son  gouver- 
neur est  d'une  autre  espèce  :  elle  doit  porter  sur  l'autorité  de  la 
raison ,  sur  la  supériorité  des  lumières ,  sur  les  avantages  que  le 
jeune  liomme  est  en  état  de  connaître  ,  et  dont  il  sent  l'utilité  pour 
lui.  Une  longue  expérience  l'a  convaincu  qu'il  est  aimé  de  son 
conducteur;  que  ce  conducteur  est  un  homme  sage ,  éclairé ,  qui , 
voulant  son  bonheur ,  sait  ce  qui  peut  le  lui  procurer.  Il  doit  sa- 
voir que,  pour  son  propre  intérêt,  il  lui  convient  d'cconlcr  ses 
avis.  Or,  si  le  maître  se  laissait  tromper  comme  le  disciple,  il 
perdrait  le  droit  d'en  exiger  de  la  déférence  et  de  lui  donner  des 
leçons.  Encore  moins  l'élève  doit-il  supposer  que  le  maître  le  laisse 
à  dessein  tomber  dans  des  pièges,  et  tend  des  embûches  à  sa 

'  Je  inc  trompais ,  j'en  ai  d«?couvcrt  un  ;  c'est  M.  Fonncy. 


LIVIÎE  IV.  287 

ftimpHcitc.  Que  faut-il  donc  faire  pour  éviter  à  la  fois  ces  deui 
inconvénients  ?  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  de  plus  naturel  :  être 
simple  et  vrai  comme  lui  ;  Favertir  des  périls  auxquels  il  s'expose , 
les  lui  montrer  clairement ,  sensiblement ,  mais  sans  exagéi^ 
fion,  sans  humeur,  sans  pédantesque  étalage,  surtout  sans  lui 
donner  vos  avis  pour  des  ordres ,  jusqu'à  ce  qu'ils  le  soient  de- 
venus, et  que  ce  ton  impérieux  soit  absolument  nécessaire. 
S*obstine-t-il  après  cela,  comme  il  fera  très-souvent?  alors  ne 
lui  dites  plus  rien;  laissez-le  en  liberté,  suivez-le,  imilcz-le,  et 
cela  gaiement ,  franchement  ;  livrez-vous  ,  amusez-vous  autant 
que  lui ,  s'il  est  possible.  Si  les  conséquences  deviennent  trop 
fortes ,  vous  êtes  toujours  là  pour  les  arrêter  :  et  cependant  com- 
bien le  jeune  homme  ,  témoin  de  votre  prévoyance  et  de  votre 
complaisance ,  ne  doit-il  pas  être  à  la  fois  frappé  de  l'une  et  touché 
de  l'autre  î  Toutes  ses  fautes  sont  autant  de  liens  qu'il  vous  four- 
nit pour  le  retenir  au  besoin.  Or ,  ce  qui  fait  ici  le  plus  grand  art 
du  maître ,  c'est  d'amener  les  occasions  et  de  diriger  les  exhorta- 
tions de  manière  qu'il  sache  d'avance  quand  le  jeune  homme  cé- 
dera ,  et  quand  il  s'obstinera  ,  afin  de  l'environner  partout  des  le- 
çons {\o  IVxp'TJ'^nre ,  sans  jamais  l'exposer  à  de  trop  arands  dan 
ger- 

.\vertissrz-lf  ^k•  ses  fautes  avant  qu'il  y  i..im.^ .  .juaml  il  >  i'>t 
tombé ,  ne  les  lui  reprochez  point  ;  vous  ne  feriez  qu'enflammer  el 
mutiner  son  amour-propre.  Une  leçon  qui  révolte  ne  profite  pas 
Je  ne  connais  rien  de  plus  inepte  que  ce  mot ,  Je  tous  larais  bie»i  • 
du.  l.f  meilleur  moyen  de  faire  qu'il  se  souvienne  de  ce  qu'on  lui 
1  dit  est  «le  paraître  l'avoir  oublié.  Tout  au  contraire,  quand  vous 
serrez  honteux  de  ne  vous  avoir  pas  cru  ,  effacez  doucement 
-aie  humiliation  par  de  bonnes  paroles.  Il  s  affectionnera  sûre 
ment  à  vous  en  voyant  que  vous  vous  oubliez  pour  lui ,  et  qu'au 
Beu  d'achever  de  l'écraser  vous  le  consolez.  Mais  si  à  stm  chagrin 
vfMis  ajoutez  dos  reproches ,  il  vous  prendra  en  haine ,  et  su  fera 
!'■  ne  vous  plus  écouter,  comme  pour  vous  prouver  qu'il 
jws  comme  vous  sur  l'importance  de  vos  avis. 
l,e  tour  de  vos  consolations  pi-ut  encore  élre  pour  lui  une  ius- 
iction  d'autant  plus  utile  qu'il  ne  s'en  défiera  jvis.  En  lui  di- 
it ,  je  suppose ,  que  mille  autres  foht  les  mêmes  fautes,  vous  le 
imitez  loin  de  son  compte  ;  vous  le  corrigez  en  ne  paraissant  que 
le  plnimlre  :  car  ,  pour  celui  qui  croit  valoir  mieux  que  bs  outres 


288  Ê^hLt:. 

hommes ,  c'est  une  excuse  bien  mortilianle  que  de  se  consoler 
par  leur  exemple  ;  c'est  concevoir  que  le  plus  qu'il  peut  préten- 
dre est  qu'ils  ne  valent  pas  mieux  que  lui. 
\Le  temps  des  fautes  est  celui  des  fables.  En  censurant  le  cou- 
pable sous  un  masque  étranger ,  on  l'instruit  sans  l'offenser  ;  et  il 
comprend  alors  que  l'apologue  n'est  pas  un  mensonge ,  par  la  vé- 
rité dont  il  se  fait  l'application.  L'enfant  qu'on  n'a  jamais  trompé 
par  des  louanges  n'enfend  rien  à  la  fable  que  j'ai  ci-devant  exa- 
minée ;  mais  l'étourdi  qui  vient  d'être  la  dupe  d'un  flatteur  con- 
çoit à  merveille  que  le  corbeau  n'était  qu'un  sot.  Ainsi ,  d'un  fait 
il  lire  une  maxime  ;  et  l'expérience ,  qu'il  eut  bientôt  oubliée  ,  se 
grave,  au  moyen  de  la  fable ,  dans  son  jugement.  Il  n'y  a  point 
(le  connaissance  morale  qu'on  ne  puisse  acquérir  par  l'expérience 
d'autrui  ou  par  la  sienne.  Dans  les  cas  où  cette  expérience  est 
dangereuse ,  au  lieu  de  la  faire  soi-même ,  on  tire  sa  leçon  de 
l'histoire.  Quand  l'épreuve  est  sans  conséquence,  il  est  bon  que 
le  jeune  homme  y  reste  exposé  ;  puis ,  au  moyeu  de  l'apolo- 
gue ,  on  rédige  en  maximes  les  cas  particuliers  qui  lui  sont  in- 
connus^ 

Je  n'entends  pas  pourtant  que  ces  maximes  doivent  être  déve- 
loppées ,  ni  même  énoncées.  Rien  n'est  si  vain ,  si  mal  entendu, 
que  la  morale  par  laquelle  on  termine  la  plupart  des  fables  ; 
comme  si  cette  morale  n'était  pas  ou  ne  devait  pas  être  étendue 
dans  la  fable  même ,  de  manière  à  la  rendre  sensible  au  lecteur  ! 
Pourquoi  donc ,  en  ajoutant  cette  morale  à  la  fin ,  lui  ôter  le  plai- 
sir de  la  trouver  de  son  chef?  Le  talent  d'instruire  est  de  faire 
que  le  disciple  se  plaise  à  l'instruction.  Or ,  pour  qu'il  s'y  plaise, 
il  ne  faut  pas  que  son  esprit  reste  tellement  passif  à  tout  ce  que 
vous  lui  dites ,  qu'il  n'ait  absolument  rien  à  faire  pour  vous  en- 
tendre. I!  faut  que  l'amour-propre  du  mailrc  laisse  toujours  quel- 
(|ue  prise  au  sien;  il  faut  qu'il  se  puisse  dire  :  Je  conçois ,  je  pé- 
nètre ,  j'agis  ,  je  m'instruis.  Une  des  choses  qui  rendent  ennuyeux 
le  Pantalon  de  la  comédie  italienne,  est  le  soin  qu'il  prend  d'inter- 
préter au  parterre  des  platises  qu'on  n'entend  déjà  que  trop.  Je 
ne  veux  point  qu'un  gouverneur  soit  Pantalon ,  encore  moins  un 
auteur.  Il  faut  toujours  se  faire  entendre  ,  mais  il  ne  faut  ps  tou- 
jours tout  dire  :  celui  qui  dit  tout  dit  peu  de  choses  ,  car  à  la  fin 
on  ne  l'écoute  plus.  Que  signifient  ces  quatre  vers  que  la  Fontaine 
ajoute  à  la  fable  de  la  grenouille  qui  s'enfle?  A-l-il  peur  qu'on 


LIVRE  IV.  289 

lit  pas  compris  ?  A-t-il  besoin  ,  ce  grand  peintre ,  d'Arrire  les 
ils  au-dessous  des  objets  qu'il  peint  ?  Loin  de  généraliser  par  là 
«a  morale ,  il  la  particularise ,  il  la  restreint  en  quelque  sorte  aux 
nemples  cités ,  et  empêche  qu'on  ne  l'applique  à  d'autres.  Je 
voudrais  qu'avant  de  mettre  les  fables  de  cet  auteur  inimitable 
entre  les  mains  d'un  jeune  homme ,  on  en  retranchât  toutes  ces 
conclusions  par  lesquelles  il  prend  la  peine  d'expliquer  ce  qu'il 
Tient  de  dire  aussi  clairement  qu'agréablement.  Si  votre  élève 
n'entend  la  fable  qu'à  l'aide  de  l'explication ,  soyez  sur  qu'il  ne 
l'entendra  pas  même  ainsi. 

Il  importerait  encore  de  donner  à  ces  fables  un  ordre  plus  di- 
dactique, et  plus  conforme  aux  progrès  des  sentiments  et  des  lu- 
mières du  jeune  adolescent.  Conçoit-on  rien  de  moins  raisonna- 
ble que  d'aller  suivre  exactement  l'ordre  numérique  du  livre , 
sans  égard  au  besoin  ni  à  l'occasion  ?  D'abord  la  cigale,  puis  le 
corbeau  ,  puis  la  grenouille ,  puis  les  deux  mulets ,  etc.  J'ai  sur 
le  cœur  ces  deux  mulets ,  parce  que  je  me  souviens  d'avoir  vu  un 
enfant  élevé  pour  la  finance  ,  et  qu'on  étourdissait  de  l'emploi 
qu'il  allait  remplir ,  lire  cette  fable  ,  l'apprendre  ,  la  dire ,  la  re- 
dire cent  et  cent  fois,  sans  en  tirer  jamais  la  moindre  objection 
contre  le  métier  auquel  il  était  destiné.  Non-seulement  je  n'ai  ja- 
mais vu  d'enfants  faire  aucune  application  solide  des  fables  qu'ils 
apprenaient ,  mais  je  n'ai  jamais  vu  que  personne  se  souciât  de 
leur  faire  faire  celte  application.  Le  prétexte  de  cette  étude  est 
l'instruction  morale  ;  mais  le  véritable  objet  de  la  more  et  de  l'en- 
fcint  n'est  que  d'occuper  de  lui  toute  une  compagnie,  tandis 
qu'il  récite  ses  fables  ;  aussi  les  oublie-t-il  toutes  en  grandissant , 
lorsqu'il  n'est  plus  question  de  les  réciter,  mais  d'en  proliter.  En- 
core une  fois,  il  n'appartient  qu'aux  hommes  de  s'instruire  dan» 
k%  f.ibics  ;  et  voici  pour  Emile  le  temps  de  commencer.  -i 

Je  montre  de  loin ,  car  je  ne  veux  pas  non  plus  tout  dire ,  le» 
routes  qui  détournent  de  la  bonne ,  afm  qu'on  apprenne  à  le* 
éviter.  Je  crois  qu'en  suivant  celle  que  j'ai  marquée ,  votre  élève 
achètera  la  connaissance  des  hommes  et  de  soi-même  au  meilleur 
marché  qu'il  est  possible  ;  que  vous  le  mettrez  au  point  de  con- 
templer les  jeux  de  la  fortune  sans  envier  le  sort  de  ses  favoris,  et 
d'être  content  de  lui  sans  se  croire  plu»  sage  que  les  autres.  Vous 
•vez  aussi  commencé  à  le  rendre  acteur  pour  le  rendre  spectateur  : 
a  faut  achever;  car  du  parterre  on  voit  les  objets  tels  qu'ils  pa- 

ROCU.  —  ^.^III.K.  -•' 


290  EMILE. 

raissent,  mais  de  la  scène  on  les  voit  Icls  qu'ils  sont.  Pour  om- 
brasser  le  tout,  il  faut  se  raettre  dans  le  point  de  vue  ;  il  faut  ap- 
procher pour  voir  les  détails.  Mais  à  quel  titre  un  jeune  homme 
entrera-t-il  dans  les  affaires  du  monde  ?  Quel  droit  a-t-il  dctre 
initié  dans  ces  mystères  ténébreux  ?  Des  intrigues  de  plaisir  bor- 
nent les  intérêts  de  son  âge,  il  ne  dispose  encore  que  de  lui- 
même  ;  c'est  comme  s'il  ne  disposait  de  rien.  L'homme  est  1<» 
plus  vile  des  marchandises ,  et ,  parmi  nos  importants  droits 
de  propriété ,  celui  de  la  personne  est  toujours  le  moindre  de 
tous. 

Quand  je  vois  que ,  dans  l'âge  de  la  plus  grande  activité ,  l'on 
borne  les  jeunes  gens  à  des  études  purement  spéculatives ,  et 
qu'après ,  sans  la  moindre  expérience ,  ils  sont  tout  d'un  coup  je- 
tés dans  le  monde  et  dans  les  affaires ,  je  trouve  qu'on  ne  choque 
pas  moins  la  raison  que  la  nature ,  et  je  ne  suis  plus  surpris  que  si 
peu  de  gens  sachent  se  conduire.  Par  quel  bizarre  tour  d'esprit 
nous  apprend-on  tant  de  choses  inutiles ,  tandis  que  l'art  d'agir 
est  compté  pour  rien  ?  On  prétend  nous  former  pour  la  société ,  et 
l'on  nous  instruit  comme  si  chacun  de  nous  devait  passer  sa  vie 
à  penser  seul  dans  sa  cellule ,  ou  à  traiter  des  sujets  en  l'air  avec 
des  indifférents.  Vous  croyez  apprendre  à  vivre  à  vos  enfants ,  en 
leur  enseignant  certaines  contorsions  du  corps  et  certaines  formu- 
l»>s  de  paroles  qui  ne  signifient  rien.  Moi  aussi ,  j'ai  appris  à  vivre 
à  mon  Emile  ;  car  je  lui  ai  appris  à  vivre  avec  lui-même ,  et  de 
plus ,  à  savoir  gagner  son  pain.  Mais  ce  n'est  pas  assez.  Pour  vi- 
vre dans  le  monde  ,  il  faut  savoir  traiter  avec  les  hommes ,  il  faut 
connaître  les  instruments  qui  donnent  prise  sur  eux  ;  il  faut  cal- 
culer l'action  et  réaction  do  l'inlérèt  particulier  dans  la  société  ci- 
vile ,  et  prévoir  si  juste  les  événements,  qu'on  soit  rarement 
trompé  dans  ses  entreprises,  ou  qu'on  ait  du  moins  toujours  pris 
les  meilleurs  moyens  pour  réussir.  Les  lois  ne  permettent  pas  aux 
jeunes  gens  de  faire  leurs  propres  affaires  et  de  disposer  de  leur 
propre  bien  :  mais  que  leur  serviraient  ces  précautions,  si  jus- 
qu'à l'âge  prescrit  ils  no  pouvaient  acquérir  aucune  expérience? 
Ils  n'auraient  rien  gagné  d'attendre  ,  et  seraient  tout  aussi  neufs 
;i  vingt-cinq  ans  qu'à  quinze.  Sans  doute  il  faut  empêcher  qu'un 
jeune  homme,  aveuglé  par  son  ignorance  ou  trompé  par  ses  lus- 
sions ,  ne  se  fasse  du  mal  à  lui-même  ;  mais  à  tout  âge  il  est  per- 
mis d'être  bienfaisant,;»  tout  âge  on  peut  proléger,  sous  ladirec- 


LIVRE  IV.  291 

lion  d'un  hoaune  sage ,  les  malhearcus  qui  ii'oitt  besoin  quo 
jfappai. 
■  Les  nourrices ,  les  mères,  s'attachent  aux  enfants  par  les  soins 
■iles  leur  rendent  ;  Texercice  des  vertus  sociales  porte  au  fond 
cœurs  l'amour  de  l'humanité  :  c'est  en  faisant  le  bien  qu'on . 
il  \    :  '  bon  ;  je  ne  connais  point  de  pratique  plus  sûre.  Occupez 
vc  a  toutes  les  bonnes  actions  qui  sont  à  sa  portée  ;  que 
'•■rét  des  indigents  soit  toujours  le  sien;  qu'il  ne  les  assiste  pas 
5.  iilementdesabourse,  mais  de  ses  soins  ;  qu'il  les  serve,  qu'il  les 
protège ,  qu'il  leur  consacre  sa  personne  et  son  temps  ;  qu'il  se 
fasse  leur  homme  d'affaires  :  il  ne  remplira  de  sa  vie  un  si  noble 
emploi.  Combien  d'opprimés ,  qu'on  n'eût  jamais  écoutés ,  obtien- 
dront justice,  quand  il  la  demandera  pour  eux  avec  cette  intrépide 
fermeté  que  donne  l'exercice  de  la  vertu  ;'quand  il  forcera  les  por- 
tes des  grands  et  des  riches  ;  quand  il  ira ,  s'il  le  faut ,  jusqu'au 
pied  du  trône  faire  entendre  la  voix  des  infortunés ,  à  qui  tous  les 
abords  sont  fermés  par  leur  misère ,  et  que  la  crainte  d'être  punis 
'     raaux  qu'on  leur  fait  empêche  même  d'oser  s'en  plaindre  ! 

lis  fero^s^»o^ls  d'Emile  un  chevalier  errant ,  un  redresseur  de 

torts ,  un  pali'lin  ?  Ira-t-il  s'ingérer  dans  les  affaires  publiques ,  faire 

h  sane  cl  le  défenseur  des  lois  chez  les  grands ,  chez  les  magistrats , 

'  le  prince;  faire  le  solliciteur  chez  les  juges  et  l'avocat  dans  les, 

maux?  Je  ne  sais  rien  de  tout  cela.  Les  noms  badins  et  ridi- 

.    :  s  ne  changent  rien  à  la  nature  des  choses.  U  fera  tout  ce  qu'iL 

'  <-tre  utile  et  l)on.  Il  ne  fera  rien  de  plus ,  et  il  sait  que  rien  n'est 

et  bon  pour  lui  de  ce  qui  ne  convient  pas  à  son  âge.  Il  sait 

:  r  devoir  est  envers  lui-même;  que  les  jeunes  gens 

r  d'eux ,  être  circonspects  dans  leur  conduite ,  res- 

letcnus  et  discrets  à  parler 

indifférentes,  mais  hardis  à 

,  fl  coiirdgfux  a  dire  la  vérité.  Tels  étaient  ces  illustres 

lui,  avant  d'être  admis  dans  les  charges,  passaient  leur 

1  poursuivre  le  crime  et  à  défendre  l'innocence ,  sans  au- 

..  ..  t  que  celui  de  s'ip-'"--'^'^  ""  <--vant  la  justice  et  proté- 

it  les  bonnes  mœurs. 

hmik  n'aime  ni  le  bruit  m  ios  (pion  ilos,  non-seulement  entre 

les  hommes  ' ,  pas  même  entre  les  animaux.  II  n'excita  jamais 

MaH  si  on  loi  clierdie  <t«ertllo  à  lui-nx-mc,  comment  se  conduira-t- 
1    r«'iHjiia.  .|uji  naura  jamais  de  'lucrcUc,  4uil  ne  s'y  prêtera  jamais 


292  EMILE. 

deux  chiens  à  se  battre;  jamais  il  ne  fit  poursuivre  un  chat  par  ud 
chien.  Cet  esprit  de  paix  est  un  effet  de  son  éducation ,  qui ,  n'ayant 
point  fomenté  l'amour-proprc  et  la  haute  opinion  de  lui-même  , 
l'a  détourné  de  chercher  ses  plaisirs  dans  la  domination  et  dans  le 
malheur  d'autrui.  Il  souffre  quand  il  voit  souffrir  ;  c'est  un  senti- 
ment naturel.  Ce  qui  fait  qu'un  jeune  homme  s'endurcit  et  se  com- 
plaît à  voir  tourmenter  un  être  sensible ,  c'est  quand  un  retour  de 
vanité  le  fait  se  regarder  comme  exempt  des  mêmes  peines  par  sa  sa- 
gesse ou  par  sa  supériorité.  Celui  qu'ona  garanti  de  ce  tour  d'esprit 
ne  saurait  tomber  dans  le  vice  qui  en  est  l'ouvrage.  Emile  aime 
donc  la  paix.  L'image  dubonheur  le  flatte  ;  et  quand  il  peut  contri- 
buer à  le  produire ,  c'est  un  moyen  de  plus  de  le  partager.  Je  n'ai  pas 
supposé  qu'en  voyant  des  malheureux  il  n'aurait  pour  eux  que  celle 
pitié  stérile  et  cruelle  qui  se  contente  de  plaindre  les  maux  qu'elle 
peut  guérir.  Sa  bienfaisance  active  lui  donne  bientôt  des  lumières 
qu'avec  un  cœur  plus  dur  il  n'eût  point  acquises ,  ou  qu'il  eût  ac- 
quises beaucoup  plus  tard.  S'il  voit  régner  la  discorde  entre  sesca- 

assez  pour  en  avoir.  Mais  enfin ,  poursuivra-t-on ,  (|ui  est-ce  qui  est  à  l'abri 
d'un  soufflet  ou  d'un  démenti  delà  part  d'un  lirutil ,  d'un  ivrogne,  ou  d'un 
brave  coquin  (jui ,  pour  avoir  le  plaisir  de  tuer  son  homme ,  commence 
par  le  déshonorer?  C'est  autre  chose;  il  ne  faut  point  que  l'honneur  des 
citoyens  ni  leur  vie  soient  à  la  merci  d'un  brutal ,  d'un  ivrogne  ou  d'un 
brave  coquin  ;  et  l'on  ne  peut  pas  plus  se  préserver  d'un  pareil  accident 
que  de  la  chute  d'une  tuile.  In  soufflet  et  un  démenti  reçus  et  endurés  ont 
des  effets  civils  que  nulle  sagesse  ne  peut  prévenir,  cl  dont  nul  tribunal  ne 
peut  venger  l'offensé.  L'insuffisance  des  lois  lui  rend  donc  en  cela  son  in- 
dépendance; il  est  alors  seul  magistrat,  seul  juge  entre  l'offenseur  et  lui  : 
il  est  seul  interprète  et  ministre  de  la  loi  naturelle  ;  il  se  doit  justice  cl  peut 
seul  se  la  rendre,  et  il  n'y  a  sur  la  terre  nul  gouvernement  assez  invii-^ 
pour  le  punir  de  se  l'être  faite  en  pareil  cas.  .le  ne  dis  pas  qu'il  doive  snl- 
lor  battre  ,  c'est  une  extravagance  ;  je  dis  qu'il  se  doit  justice,  et  qu'il  en 
»st  le  seul  dispensateur.  Sans  tant  de  vains  édils  contre  les  duels,  si  j'étais 
souverain,  je  réponds  (pi'il  n'y  aurait  jamais  ni  soufflet  ni  démenti  «l.miié 
dans  mes  États,  et  cela  par  un  moyen  fort  simple,  dont  les  tribunauv  uc  »■ 
mêleraient  point.  Quoi  (piilen  soit .  Emile  saitcn  pareil  cas  la  justice  qu  il 
se  doit  à  lui-même,  et  l'exemple  qu'il  doit  h  la  sûreté  des  gens  d'honneur, 
il  ne  dépend  pas  de  l'houune  le  plus  ferme  d'empêcher  qu'on  ne  l'insulte, 
mais  il  dépend  de  lui  d'empêcher  qu'on  ne  se  vante  longtemps  de  lavoir 
insulté'. 

*  [Otlc  note  est  (amciise;  elle  a  fourni  à  la  critique  un  aliment  dont  1 1  m.v 
liKiillé  ri  la  m.iuvalsc  fol  se  sont  cniprcss»'e'<  de  proliter.  Au  reste ,  l'idcf  '{ne 
nousseau  fait  seulement  entrevoir  Ici,  et  sur  laquelle  II  parait  <M?Her  dcst-\i>ii- 
quer  plus  ouvertement,  est  clairement  énoncée  cl  ni^'me  déveli)pp<?e  d.in<  une 
de  ses  lcUre«t  à  l'abbt'  M*»«  ,  du  i»  mars  «170  H  y  Joint  le  rt^cll  d'une  aneoiinte 
tr^s-remarquablcqul  a  f^lt  naître  celte  Id^e  dans  son  espril.)  Kotr  de  V-  l'cff 
tain. 


LIVRE  IV.  Î93 

nurades,  il  cherche  à  les  réconcilier  ;  s'il  voit  des  affligés,  il  s'iti- 
forrnc  du  sujet  de  leurs  peines  ;  s'il  voit  deux  hommes  se  haïr ,  il 
Tcut  connaître  la  cause  de  leur  inimitié  ;  s'il  voit  un  opprimé  gerair 
des  vexations  du  puissant  et  du  riche ,  il  cherche  de  quelles  ma- 
nœuvres se  cou\Tent  ces  vexations  ;  et,  dans  l'intérêt  qu'il  prend  à 
tous  les  misérables ,  les  moyens  de  finir  leurs  maux  ne  sont  jamais 
indifférents  pour  lui.  Qu'avons-nous  donc  à  faire  pour  tirer  parti 
de  ces  dispositions  d'une  manière  convenable  à  son  âge?  De  régler 
ses  soins  et  ses  connaissances ,  et  d'employer  son  zèle  à  les  aug- 
menter. 

Je  ne  me  lasse  point  de  le  redire  :  mettet  toutes  les  leçons  des 
jeunes  gens  en  actions  plutôt  qu'en  discours  ;  qu'ils  n'apprennent 
rien  dans  les  livres  de  ce  que  l'expérience  peut  leur  enseigner.  Que] 
extravagant  projet  de  les  exercer  à  parler,  sans  sujet  de  rien  dire  ; 
de  croire  leur  faire  sentir,  sur  les  bancs  d'un  collège  ,  l'énergie  du 
langage  des  passions  et  toute  la  force  de  l'art  de  persuader,  sans  in- 
térêt de  rien  persuader  à  personne  !  Tous  les  préceptes  de  la  rhé- 
torique ne  semblent  qu'un  pur  verbiage  à  quiconque  n'en  sent 
pas  l'usage  pour  son  profit.  Qu'importe  à  un  écolier  de  savoir  com- 
ment s'y  prit  Annibal  pour  déterminer  ses  soldats  à  passer  les  .Al- 
pes? Si,  au  lieu  de  ces  magnifiques  harangues  ,  vous  lui  disiez  com- 
ment il  doit  s'y  prendre  pour  porter  son  préfet  à  lui  donner  congé  , 
soyez  sur  qu'il  serait  plus  attentif  à  vos  règles. 

Si  je  voulais  enseigner  la  rhétorique  à  un  jeune  homme  dont 
toutes  les  passions  fussent  déjà  développées ,  je  lui  présenterais 
sans  cesse  des  objets  propres  à  flatter  ses  passions ,  et  j'examine- 
rais avec  lui  quel  langage  il  doit  tenir  aux  autres  hommes  pour  les 
engager  à  favoriser  ses  désirs.  Mais  mon  Emile  n'est  pas  dans  une 
situation  si  avantageuse  à  l'art  oratoire  :  borné  presque  au  seul 
nécessaire  physique ,  il  a  moins  besoin  des  autres  que  les  autres 
n'ont  besoin  de  lui  ;  et  n'ayant  rien  à  leur  demander  pour  lui-même, 
ce  qu'il  veut  leur  persuader  ne  le  touche  pas  d'assez  près  pour  l'é- 
mouvoir excessivement.  Il  suit  de  là  qu'en  général  il  doit  avoir  un  , 
hngage  simple  et  peu  ligure.  Il  parle  ordinairement  au  propre,  et 
seulement  pour  être  entendu.  Il  est  peu  sentencieux  ,  parce  qu'il 
n'a  pas  appris  à  généraliser  ses  idées  :  il  a  peu  d'images ,  |)arce 
qu'il  est  rarement  passionné. 

Ce  n'est  pas  pourtant  qu'il  soit  tout  à  fait  flegmatique  et  froid  ; 
ni  «Ml  âge ,  ni  ses  mœurs,  ni  ses  goûts ,  ne  le  |)ermcttent  :  dans  le 


29'i  KMILE. 

feu  de  l'adolesccucc,  les  esprits  vivifiants ,  retenus  et  cohobés  dans 
son  sang,  portent  à  son  jeune  cœur  une  chaleur  qui  brille  dans 
ses  regards ,  qu'on  sent  dans  ses  discours ,  qu'on  voit  dans  ses  ac- 
tions. Son  langage  a  pris  de  l'accent  et  quelquefois  de  la  véhémence. 
Le  noble  sentiment  qui  l'inspire  lui  donne  de  la  force  et  de  l'é- 
lévation :  pénétré  du  tendre  amour  de  l'humanité ,  il  transmet  en 
parlant  les  mouvements  de  son  àme  ;  sa  généreuse  franchise  a  je  ne 
sais  quoi  de  plus  enchanteur  que  l'artificieuse  éloquence  des  autres; 
ou  plutôt  lui  seul  est  véritablement  cloquent,  puisqu'il  n'a  qu'à 
montrer  ce  qu'il  sent  pour  le  communiquer  à  ceux  qui  l'écoutent. 

Plusj'ypense,  plus  je  trouvequ'en  mettant  ainsi  la  bienfaisance 
en  action,  et  tirant  de  nos  bons  ou  mauvais  succès  des  réflexions 
sur  leurs  causes ,  il  y  a  peu  de  connaissances  utiles  qu'on  ne  puisse 
culliver  dans  l'esprit  d'un  jeune  homme  ;  et  qu'avec  tout  le  vrai  sa- 
voir qu'on  peut  acquérir  dans  les  collèges ,  il  acquerra  de  plus  une 
science  plus  importante  encore ,  qui  est  l'application  de  cet  acquis 
aux  usages  de  la  vie.  Il  n'est  pas  possible  que,  prenant  tant  d'in- 
térêt à  ses  semblables ,  il  n'apprenne  de  bonne  heure  à  peser  et  ap- 
précier leurs  actions ,  leurs  goûts ,  leurs  plai  ^irs,  et  à  donner  en 
général  une  plus  juste  valeur  à  ce  qui  peut  contribuer  ou  nuire  au 
bonheur  des  hommes  ,  que  ceux  qui ,  ne  s'intércssaut  à  personne, 
ne  font  jamais  rien  pour  autrui.  Ceux  qui  ne  traitent  jamais  que 
leurs  propres  affaires  se  passionnent  trop  pour  juger  sainement 
des  choses.  Rapportant  tout  à  eux  seuls  ,  et  réglant  sur  leur  seul 
intérêt  les  idées  du  bien  et  du  mal ,  ils  se  remplissent  l'esprit  de 
mille  préjugés  ridicules ,  et ,  dans  tout  ce  qui  porte  atteinte  à  leur 
njoindre  avantage  ,  ils  voient  aussitôt  le  bouleversement  de  tout 
l'univers. 

Étendons  l'amour-propre  sur  les  autres  êtres ,  uous  le  transfor- 
merons en  vertu  ,  et  il  n'y  a  point  de  cœur  d'homme  dans  lequel 
celte  vertu  n'ait  sa  racine.  Moins  l'objet  de  nos  soins  lient  immé- 
diatement à  nous-mêmes,  moins  l'illusion  de  l'intérêt  particulier 
est  à  craindre  ;  plus  on  généralise  cet  intérêt ,  plus  il  devient  «'«qui- 
table  ;  et  l'amour  du  genre  humain  n'est  autre  chose  en  nous  que 
l'amour  de  la  justice.  Voulons-nous  donc  qu'Emile  aime  la  vérité, 
voulons-nous  qu'il  la  connaisse  ;  dans  les  affaires  tenons-le  tou- 
jours loin  de  lui.  Plus  ses  soins  seront  consacrés  au  bonheur  d'au- 
trui ,  plus  ils  seront  éclairés  et  sages ,  et  moins  il  se  lrûm|HTa  sur 
ce  qui  est  bien  ou  mal  :  mais  ne  souffrons  jamais  en  lui  do  préfé- 


UVRE  IV.  295 

renc€  aveuu;le ,  fondée  uniquement  sur  des  acceptions  de  personnes 
ou  sur  d'injustes  préventions.  Et  pourquoi  nuirait-il  à  l'un  pour 
servir  l'autre?  Peu  lui  importe  à  qui  tombe  un  plus  grand  bonheur 
en  partage ,  pourvu  qu'il  concoure  au  plus  grand  bonheur  de  tous  : 
c'est  là  le  premier  intérêt  du  sage,  après  l'intérêt  privé  ;  car  chacun 
est  partie  de  son  espèce,  et  non  d'un  autre  individu. 

Pour  empêcher  la  pitié  de  dégénérer  en  faiblesse ,  il  faut  donc 
la  généraliser,  et  l'étendre  sur  tout  le  genre  humain,  .\lors  on  ne 
s'y  livre  qu'autant  qu'elle  est  d'accord  avec  la  justice,  parce  que , 
de  toutes  les  vertus ,  la  justice  est  celle  qui  concourt  le  plus  au 
bien  commun  des  hommes.  Il  faut  par  raison ,  par  amour  pour 
nous,  avoir  pitié  de  notre  espèce  encore  plus  que  de  notre  prochain; 
et  c'est  une  très-grande  cruauté  envers  les  hommes  que  la  pitié 
pour  les  méchants. 

Au  reste ,  il  faut  se  souvenir  que  tous  ces  moyens ,  par  les- 
quels je  jette  ainsi  mon  élève  hors  de  lui-même ,  ont  cependant 
toujours  un  rapport  direct  à  lui ,  puisque  non-seulement  il  en  ré- 
sulte une  jouissance  intérieure ,  mais  qu'en  le  rendant  bienfai- 
sant au  profil  des  autres  je  travaille  à  sa  propre  instruction. 

J'ai  d'abord  donné  les  moyens,  et  maintenant  j'en  montre  l'ef- 
fet. Quelles  grandes  vues  je  vois  s'arranger  peu  à  peu  dans  sii 
tète  !  Quels  sentiments  sublimes  étouffent  dans  son  cœur  le  germe 
des  petites  passions  !  Quelle  netteté  de  judiciaire ,  quelle  justesse 
de  raison  je  vois  se  former  en  lui  de  ses  penchants  cultivés ,  de 
l'expérience  qui  concentre  les  vœux  d'une  âme  grande  dans  l'é- 
troite iMjrnc  des  possibles ,  et  fait  qu'un  homme  supérieur  aux  au- 
tres ,  ne  pouvant  les  élever  à  sa  mesure ,  sait  s'abaisser  à  la  leur  '. 
Les  vrais  principes  du  juste ,  les  vrais  modèles  du  beau ,  tous  les 
rapport»  moraux  des  êtres  ,  toutes  les  idées  de  l'ordre,  se  gravent 
dans  son  entendement  ;  il  voit  la  place  de  chaque  chose  et  la  cause 
qui  l'en  écarte  :  il  voit  ce  qui  peut  faire  le  bien  et  ce  qui  l'empê- 
che. Sans  avoir  éprouvé  les  passions  humaines,  il  connaît  leurs 
illusions  et  leur  jeu. 

Tavance ,  attiré  par  la  force  des  choses,  mais  sans  m'en  impo- 
ser sur  les  -  ils  mo 
voient  dans  :  ,  ^  ^  urs  dans 
le  pays  des  préjugés.  En  m'ccartanl  si  fort  des  opinions  vulgai- 
res ,  je  ne  cesse  de  les  avoir  présentes  à  mon  esprit  :  je  les 
examine ,  je  les  médite ,  non  pour  les  suivre  ni  pour  les  fuir. 


296  1-MlLC. 

mais  pour  les  peser  à  la  balance  du  raisonnement.  Toutes  le» 
fois  qu'il  me  force  à  m'écarler  d'elles,  instruit  par  l'expérience, 
je  me  tiens  déjà  pour  dit  qu'ils  ne  m'imiteront  pas  :  je  sais  que  , 
s'obstinant  à  n'imaginer  possible  que  ce  qu'ils  voient,  ils  prendront 
le  jeune  homme  que  je  ligure  pour  un  être  imaginaire  et  fantasli- 
(jue,  parce  qu'il  diffère  de  ceux  auxquels  ils  le  comparent  ;  sans 
songer  qu'il  faut  bien  qu'il  en  diffère,  puisque  élevé  tout  différem- 
ment ,  affecté  de  sentiments  tout  contraires  ,  instruit  tout  autre- 
ment qu'eux ,  il  serait  beaucoup  plus  surprenant  qu'il  leur  res- 
semblât, que  d'être  tel  que  je  le  suppose.  Ce  n'est  pas  l'homme 
de  l'homme,  c'est  l'homme  de  la  nature.  Assurément  il  doit  être 
fort  étranger  à  leurs  yeux. 

En  commençant  cet  ouvrage ,  je  ne  supposais  rien  que  tout  le 
monde  ne  pût  observer  ainsi  que  moi ,  parce  qu'il  est  un  point , 
savoir  la  naissance  de  l'homme,  duquel  nous  partons  tous  égale- 
ment :  mais  plus  nous  avançons ,  moi  pour  cultiver  la  nature , 
et  vous  pour  la  dépraver,  plus  nous  nous  éloignons  les  uns  des 
autres.  Mon  élève,  à  six  ans,  différait  peu  des  vôtres  que  vous 
n'aviez  pas  encore  eu  le  temps  de  défigurer  ;  maintenant  ils  n'ont 
rien  de  semblable  ;  et  làgc  de  l'homme  fait ,  dont  il  approche ,  doit 
le  montrer  sous  une  forme  absolument  différente,  si  je  n'ai  pas 
perdu  tous  mes  soins.  La  quantité  d'acquis  est  peut-être  assez  égale 
de  part  et  d'autre  ;  mais  les  choses  acquises  ne  se  ressemblent 
point.  Vous  êtes  étonnés  de  trouver  à  l'un  des  sentiments  subli- 
mes, dont  les  autres  n'ont  pas  le  moindre  germe  ;  mais  conoidére? 
aussi  que  ceux-ci  sont  di\jà  tous  philosophes  et  théologiens ,  avant 
qu'Emile  sache  seulement  ce  que  c'est  que  philosophie,  et  qu'il 
ait  même  entendu  parler  de  Dieu. 

Si  donc  on  venait  me  dire  :  Rien  de  ce  que  vous  supposez  n'exis- 
te; les  jeunes  gens  ne  sont  point  faits  ainsi,  ils  ont  telle  ou  telle 
passion  ;  ils  font  ceci  ou  cela  :  c'est  comme  si  l'on  niait  que  jamais 
poirier  fût  un  grand  arbre ,  parce  qu'on  n'en  voit  que  de  nain» 
dans  nos  jardins. 

Je  prie  ces  juges ,  si  prompts  à  la  censure,  de  considérer  que 
ce  qu'ils  disent  là  je  le  sais  tout  aussi  bien  qu'eux ,  que  j'y  ai  pro- 
bablement réfléchi  plus  longtemps  ,  et  que ,  n'ayant  nul  intérêt  à 
leur  en  imposer,  j'ai  droit  d'exiger  qu'ils  se  donnent  au  moins  le 
temps  de  chercher  en  quoi  je  rac  trompe.  Qu'ils  examinent  bien 
la  constitution  de  l'homme,  qu'ils  suivent  les  premiers  développe^ 


LIVRE  IV.  M7 

ments  du  cœur  dans  lelle  ou  telle  circonstance,  afin  de  voir  combien 
un  individu  peut  différer  d'un  autre  par  la  force  de  réducaliou; 
ju'ensuite  ils  comparent  la  mienne  aux  effets  que  je  lui  donne; 
t  qu'ils  disent  en  quoi  j'ai  mal  raisonné  :  je  n'aurai  rien  à  ré- 
;ondre. 

Ce  qui  me  rend  plus  afOrmatif,  et,  je  crois,  plus  excusable 
de  l'être ,  c'est  qu'au  lieu  de  me  livrer  à  l'esprit  de  système ,  je 
donne  le  moins  qu'il  est  possible  au  raisonnement,  et  ne  me  fie 
qu'à  l'observation.  Je  ne  me  fonde  point  sur  ce  que  j'ai  imagitié , 
mais  sur  ce  que  j'ai  vu.  Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas  renfermé  mes 
expériences  dans  l'enceinte  des  murs  d'une  ville,  ni  dans  un  seul 
ordre  de  gens  ;  mais ,  après  avoir  comparé  tout  autant  de  ran^s 
et  de  peuples  que  j'en  ai  pu  voir  dans  une  vie  passée  à  les  observer, 
j'ai  retranché  comme  artificiel  ce  qui  était  d'un  peuple  et  non  pas 
d'un  autre,  d'un  élat-et  non  pas  d'un  autre  ;  et  n'ai  regardé  com.-pc 
appartenant  incontestablement  à  l'homme  que  ce  qui  était  commun 
à  tous ,  à  quelque  âge  ,  dans  quelque  rang  et  dans  quelque  nation 
que  ce  fût. 

Or,  si ,  selon  celle  méthode ,  vous  suivez  dès  l'enfance  un  jeune 
homme  qui  n'aura  point  reçu  de  forme  particulière ,  et  qui  tien- 
dra le  moins  qu'il  est  possible  à  l'autorité  et  à  l'opinion  d'autrui  ; 
à  qui  de  mon  élève  ou  des  vôtres  pensez-vous  qu'il  ressemblera  le 
plus.»  Voilà,  ce  me  semble,  la  question  qu'il  faut  résoudre  pour 
savoir  si  je  me  suis  égaré. 

L'homme  ne  commence  pas  aisément  à  penser  ;  mais  sitôt  qu'il  • 
commence,  il  ne  cesse  plus.  Quiconque  a  pensé  pensera  toujours , 
et  l'entendement  une  fois  exercé  à  la  réflexion  ne  peut  plus  resloi 
en  repos.  On  pourrait  donc  croire  que  j'en  fais  trop  ou  trop  peu  , 
que  l'esprit  humain  n'est  point  naturellement  si  prompt  à  s'ou- 
vrir, et  qu'après  lui  avoir  donné  des  facilités  qu'il  n'a  pas ,  je  In 
tiens  trop  longtemps  inscrit  dans  un  cercle  d'idées  qu'il  doit 
avoir  franchi. 

Mais  considérez  premièrement  que ,  voulant  former  l'homme  Je 
la  nature ,  il  ne  s'agit  pas  pour  cela  d'en  faire  un  sauvage  et  de  le 
reléguer  au  fond  des  bois  ;  mais  qu'enfermé  dans  le  tourbillon  so- 
cial ,  il  suffit  qu'il  ne  s'y  laisse  entraîner  ni  par  les  passions  ni 
par  les  opinions  des  hommes  ;  qu'il  voie  p.ir  ses  yeux ,  qu'il  sente 
par  son  cœur  ;  qu'aucune  autorité  ne  le  gouverne,  hors  colle  de  sa 
l>njprc  raison.  DdQs  cette  position  il  est  clair  que  la  mullituile 


298  EMILE. 

d'objets  qui  le  frappent,  les  fréquents  senlindents  dont  il  est  affecté, 
les  divers  moyens  de  pourvoir  à  ses  besoins  réels ,  doivent  lui 
donner  beaucoup  d'idées  qu'il  n'aurait  jamais  eues,  ou  qu'il  eût 
acquises  plus  lentement.  Le  progrès  naturel  à  l'esprit  est  accélé- 
ré ,  mais  non  renversé.  Le  même  homme  qui  doit  rester  stupide 
dans  les  forêts  doit  devenir  raisonnable  et  sensé  dans  les  villes , 
quand  il  y  sera  simple  spectateur.  Rien  n'est  plus  propre  à 
rendre  sage  que  les  folies  qu'on  voit  sans  les  partager;  et  celui 
même  qui  les  partage  s'instruit  encore,  pourvu  qu'U  n'en  soit 
pas  la  dupe,  et  qu'il  n'y  porte  pas  l'erreur  de  ceux  qui  les  font. 

Considérez  aussi  que ,  bornés  par  nos  facultés  aux  choses  sen- 
sibles, nous  n'offrons  presque  aucune  prise  aux  notions  abstraites 
de  la  philosophie  et  aux  idées  purement  intellectuelles.  Pour  y 
atteindre  il  faut,  ou  nous  dégager  du  corps  auquel  nous  sommes 
si  fortement  attachés ,  ou  faire  d'objet  en  objet  un  progrès  gra- 
duel et  lent ,  ou  enfui  franchir  rapidement  et  presque  d'un  saut 
l'intervalle  par  un  pas  de  géant  dont  l'enfance  n'est  pas  capable, 
et  pour  lequel  il  faut  même  aux  hommes  bien  des  échelons  fJiils 
exprès  pour  eux.  La  première  idée  abstraite  est  le  premier  de  ces 
échelons  ;  mais  j'ai  bien  de  la  peine  à  voir  comment  on  s'avise 
de  le  construire. 

L'Être  incompréhensible  qui  embrasse  tout ,  qui  donne  le  mou- 
vement au  monde  el  forme  tout  le  sj'stème  des  êtres,  n'est  ni  vi- 
sible il  nos  yeux ,  ni  palpable  à  nos  mains  ;  il  échappe  à  tous  nos 
sens  :  l'ouvrage  se  montre,  mais  l'ouvrier  se  cache.  Ce  n'est  pas 
une  petite  affaire  de  connaître  enfin  qu'il  existe;  et  quand  nous 
sommes  parvenus  là ,  quand  nous  nous  demandons ,  Quel  est-il  ? 
où  est-il  ?  notre  esprit  se  confoud ,  s'égare ,  et  nous  ne  savons  plus 
que  penser. 

Locke  veut  qu'on  commence  par  l'étude  des  esprits ,  et  qu'on 
passe  ensuite  à  celle  des  corps.  Cette  méthode  est  celle  de  la  su- 
perstition ,  des  préjugés ,  de  l'erreur  :  ''.e  n'est  point  celle  de  la  rai- 
son ,  ni  même  de  ia  nature  bien  ordonnée  ;  c'est  se  boucher  les 
yeux  pour  apprendre  à  voir.  Il  faut  avoir  longtemps  étudié  les 
corps  pour  se  faire  une  véritable  notion  des  esprits,  et  soui)çon- 
ner  qu'ils  existent.  L'ordre  contraire  no  sert  (ju'à  établir  le  maté- 
rialisme. 

Puisque  nos  sens  sont  les  [irciunis  iiislrunuiils  de  nos  connais- 
sances ,  les  êtres  corporels  el  sensibles  sont  les  seuls  dont  nous 


LIVRE  IV.  299 

ayons  immédiatement  l'idée.  Ce  mot  esprit  n'a  aucun  sens  pour 
quiconque  n'a  pas  philosophé.  Un  esprit  n'est  qu'un  corps  pour  le 
l'f^uple  et  pour  les  enfants.  N'imaginent-ils  pas  des  esprits  qui 
rient,  qui  parlent,  qui  battent,  qui  font  du  bruit?  Or  on  m'a- 
vouera que  des  esprits  qui  ont  des  bras  et  des  langues  ressem- 
blent beaucoup  à  des  corps.  Voilà  pourquoi  tous  les  peuples  du 
monde  ,  sans  excepter  les  Juifs,  se  sont  fait  des  dieux  corporels. 
Nous-mêmes ,  avec  nos  termes  d'Esprit ,  de  Trinité ,  de  Person- 
nes, sommes  pour  la  plupart  de  vrais  anthropomorpliites.  J'a- 
Toue  qu'on  nous  apprend  à  dire  que  Dieu  est  partout  :  mais  nous 
croyons  aussi  que  l'air  est  partout ,  au  moins  dans  notre  atmos- 
phère ;  et  le  mot  esprit ,  dans  son  origine ,  ne  signifie  lui-même 
que  souffle  et  vent.  Sitôt  qu'on  accoutume  les  gens  à  dire  des  mots 
sans  les  entendre ,  il  est  facile  après  cela  de  leur  faire  dire  tout  ce 
qu'on  veut. 

Le  sentiment  de  notre  action  sur  les  autres  corps  a  dû  d'abord 
nous  faire  croire  que  quand  ils  agissaient  sur  nous,  c'était  d'une 
manière  semblable  à  celle  dont  nous  agissons  sur  eux.  Amsi 
l'homme  a  commencé  par  animer  tous  ies  êtres  dont  il  sentait 
l'action.  Se  sentant  moins  fort  que  la  plupart  de  ces  êtres , 
faute  de  connaître  les  bornes  de  leur  puissance ,  ii  l'a  supposée 
illimitée ,  et  il  en  lit  des  dieux  aussitôt  qu'il  en  fit  des  corps.  Du- 
rant les  premiers  âges,  les  hommes,  effrayés  de  tout,  n'ont  rien 
vu  de  mort  dans  la  nature.  L'idée  de  la  matière  n'a  pas  été  moins 
lente  à  se  former  en  eux  que  colle  de  l'esprit ,  puisque  celte  pre- 
mière idée  est  une  abstraction  elle-même.  Us  ont  ainsi  rempli  l'u- 
nivers de  dieux  sensibles.  L?s  astres ,  les  vents ,  les  montagnes ,  les 
fleuves,  les  arbres  ,  les  villes,  les  maisons  même,  tout  avait  son 
Ame,  son  dieu ,  sa  vie.  Les  marmousets  de  Laban ,  les  manitous 
des  sauvages ,  les  fétiches  des  nègres ,  tous  les  ouvrages  do  la 
nature  et  des  hommes  ont  été  les  premières  divinités  des  mor- 
tels ;  le  polythéisme  a  été  leur  première  religion ,  et  l'idolâtrie  leur 
premier  culte.  Ils  n'ont  pu  reconnaître  un  seul  Dieu  que  quand, 
généralisant  de  plus  en  plus  leurs  idées ,  ils  ont  été  en  état  do  re- 
monter à  une  première  cause ,  de  réunir  le  système  total  des  êtres 
sous  une  seule  idée,  et  de  donner  un  sens  au  mot  substance ,  le- 
quel est  au  fond  la  plus  grande  des  abstractions.  Tout  enfant  qui 
croit  en  Dieu  est  donc  nécessairement  idolâtre,  ou  du  moins  aii- 
tliropomorphite  ;  et  quand  une  fois  l'iroaginalioii  a  vu  Dieu ,  il  est 


bien  rare  que  renlcndement  le  conçoive.  Voilà  précisément  l'er- 
reur où  mène  l'ordre  de  Locke. 

Parvenu,  je  ne  sais  comment,  à  l'idée  abstraite  de  la  substance, 
ou  voit  que,  pour  admettre  une  substance  unique,  il  lui  faudrait 
supposer  des  qualités  incompatibles  qui  s'excluent  mutuellement, 
telles  que  la  pensée  et  l'étendue,  dont  l'une  est  essentiellemeul 
divisible ,  et  dont  l'autre  exclut  toute  divisibilité.  On  conçoit  d'ail- 
leurs que  la  pensée,  ou  si  l'on  veut  le  sentiment,  est  une  qualité 
primitive  et  inséparable  de  la  substance  à  laquelle  elle  appartient; 
qu'il  en  est  de  même  de  l'étendue  par  rapport  à  sa  substance. 
D'où  l'on  conclut  que  les  êtres  qui  perdent  une  de  ces  qualiléâ 
perdent  la  substance  à  laquelle  elle  appartient,  que  par  consé- 
quent la  mort  n'est  qu'une  séparation  de  substances ,  et  que  les 
êtres  où  ces  deux  qualités  sont  réunies  sont  composés  des  deux 
substances  auxquelles  ces  deux  qualités  appartiennent. 

Or  considérez  maintenant  quelle  dislance  reste  encore  entre  la 
notion  des  deux  substances  et  celle  de  la  nature  divine  ;  entre  l'i- 
dée incompréhensible  de  l'action  de  notre  àme  sur  notre  corps  et 
l'idée  de  l'action  de  Dieu  sur  tous  les  êtres.  Les  idées  de  création, 
d'annihilation,  d'ubiquité,  d'éternité,  de  toute-puissance,  celles 
des  nttribuls  divins ,  toutes  ces  idées,  qu'il  appartient  à  si  peu 
d'hommes  de  voir  aussi  confuses  et  aussi  obscures  qu'elles  le  sont, 
ei  qui  n'ont  rien  d'obscur  pour  le  peuple,  parce  qu'il  n'y  com- 
prend rien  du  tout,  comment  se  prcsenteront-clles  dans  toute 
leur  force,  c'est-à-dire  dans  toute  leur  obscurité  ,  à  déjeunes  es- 
prits encore  occupés  aux  premières  opérations  des  sens,  et  qui  ne 
conçoivent  que  ce  qu'ils  touchent?  C'est  en  vain  que  les  abîmes  do 
l'inlini  sont  ouverts  tout  autour  de  nous;  un  enfant  n'en  sait 
pomt  êlre  épouvanté;  ses  faibles  yeux  n'en  peuvent  sonder  la  pro- 
fondeur. Tout  est  infini  pour  les  enfants,  ils  ne  savent  mettre  de 
bornes  à  rien  ;  non  qu'ils  fassent  la  mesure  fort  longue ,  mais  parce 
qu'ils  ont  renlcndement  court.  J'ai  même  remarqué  qu'ils  mettent 
l'infini  moins  au  delà  qu'au  deçà  des  chmensions  qui  leur  seront 
coi.nuos.  ils  estimeront  un  espace  immense  bien  plus  par  leurs 
pieds  que  par  leurs  yeux  ;  il  ne  s'étendra  pas  pour  eux  plus  loin 
qu'ils  ne  pourront  voir,  mais  plus  loin  qu'ils  ne  pourront  aller.  Si 
on  leur  parle  de  la  puissance  de  Dieu ,  ils  l'estimeront  presque 
auss'.  fort  que  leur  père.  En  toute  chose,  leur  connaissance  étant 
pnui  eux  la  mesure  des  possibles,  ils  jugent  ce  qu'on  leur  dit  lou- 


LIVRE  IV.  301 

jours  moiikire  que  ce  qu'ils  savent.  Tels  sonl  les  jugements  na- 
turels à  i  ignorance  et  à  la  faiblesse  d'esprit.  Ajax  eût  craint  de  se 
mesurer  avec  Achille,  et  défie  Jupiter  au  combat,  parce  qu'il 
connaît  Achille ,  et  ne  connaît  pas  Jupiter.  Un  paysan  suisse,  qui 
se  croyait  le  plus  riche  des  hommes,  et  à  qui  l'on  tâchait  d'expli- 
quer ce  que  c'était  qu'un  roi ,  demandait  d'un  air  fier  si  le  roi  pour- 
rait bien  avoir  cent  vaches  à  la  montagne. 

Je  prévois  combien  de  lecteurs  seront  surpris  de  me  voir  suivra^ 
tout  le  premier  âge  de  mon  élève  sans  lui  parler  de  religion.  A  ! 
quinze  ans  il  ne  savait  s'il  avait  tme  âme ,  et  peut-être  à  dLx-h(nt 
n'est-il  pas  encore  temps  qu'il  l'apprenne  ;  car,  s'il  l'apprend  plus 
lot  qu'il  le  faut,  il  court  risque  de  ne  le  savoir  jamais. 

Si  j'avais  à  peindre  la  stupidité  fâcheuse,  je  peindrais  un  pé- 
dant enseignant  le  catéchisme  à  des  enfants  ;  si  je  voulais  rendre 
un  enf.mt  fou ,  je  l'obligerais  d'expliquer  ce  qu'il  dit  en  disant  son 
catéchisme.  On  m'objectera  que  la  plupart  des  dogmes  du  chris- 
lianisme  étant  des  mystères ,  attendre  que  l'esprit  humain  soit 
capable  de  les  concevoir,  ce  n'est  pas  attendre  que  lenfant  soit 
homme ,  c'est  attendre  que  l'homme  ne  soit  plus.  A  cela  je  réponds 
premièrement  qu'il  y  a  des  mystères  qu'il  est  non-seulement  im- 
possible à  l'homme  de  concevoir,  mais  de  croire;  et  que  je  ne 
rois  pas  ce  qu'on  gagne  à  les  enseigner  aux  enfants ,  si  ce  n'est  d." 
leur  apprendre  à  mentir  de  bonne  heure.  Je  dis  de  plus  que ,  poui 
admettre  les  mystères,  il  faut  comprcndie  au  moins  qu'ils  sont 
incompréhensibles  ;  et  les  enfants  ne  sont  pas  même  capables  de 
cette  conceplion-là.  Pour  l'âge  ou  tout  est  mystère,  il  n'y  a  point 
de  mystères  proprement  dits. 

//  faut  croire  en  Dteu  pour  Ure  sQuré.  Ce  dogme  mal  entendu 
«t  le  princi[)C  de  la  sanguitwirc  intolérance ,  cl  la  cause  de  toutes 
ce»  vaines  instructions  qui  })orloiit  le  coup  mortel  à  la  raison  hu- 
maine ,  en  l'accoutumant  à  se  payer  de  mots.  Sans  doute  il  n'y  a 
pas  un  moment  à  perdre  pour  mériter  le  salui  éternel  :  mais  si 
pour  l'obtenir  il  suffit  de  répéter  certaines  paroles ,  je  ne  vois 
pas  ce  qui  nous  empêche  de  peupler  le  ciel  de  sansonnets  et  de  pie», 
tout  aussi  bien  que  d'enfants. 

L'obligation  de  croire  en  suppose  ia  possibilité.  Le  philosoph:- 
•  «pii  ne  croit  pas  a  tort ,  parce  qu'il  use  mal  de  la  raison  qu'il  ?. 
oiUivée ,  et  qu'il  est  en  état  d'entendre  les  vérités  qu'il  rejette. 
Hais  renfnnl  qui  professe  la rcli-'ion  chrétienne,  que  croil-ii?ce 


dm  EMILE. 

qu'il  conçoit  ;  et  il  conçoit  si  peu  ce  qu'on  lui  fait  dire ,  que 
si  vous  lui  dites  le  contraire,  il  l'adoptera  tout  aussi  volonlii-rs. 
La  foi  des  enfants  et  de  beaucoup  d'hommes  est  une  affaire  de 
géographie.  Seront-ils  récompensés  d'être  nés  à  Rome  plutôt 
qu'à  la  Mecque?  On  dit  à  l'un  que  Mahomet  est  le  prophète 
de  Dieu ,  et  il  dit  que  Mahomet  est  le  prophète  de  Dieu  ;  on 
dit  à  l'autre  que  Mahomet  est  un  fourbe,  et  il  dit  que  Mahomet 
est  un  fourbe.  Chacun  des  deux  eût  affirmé  ce quaflirme  l'autre , 
s'ils  se  fussent  transposés.  Peut-on  partir  de  deux  dispositions  si 
semblables ,  pour  envoyer  l'un  en  paradis  et  l'autre  en  enfer  *  ? 
Quand  un  enfant  dit  qu'il  croit  en  Dieu,  ce  n'est  pas  à  Dieu  qu'il 
croit,  c'est  à  Pierre  ou  à  Jacques  qui  lui  disent  qu'il  y  a  qucKpie 
chose  qu'on  appelle  Dieu  ;  et  il -le  croit  à  la  manière  d'Euripide  : 

O  Jupiter  l  car  de  toi  rien  sinon 

Je  ne  connais  seulement  (jue  le  nom  '. 

Nous  tenons  que  nul  enfant  mort  avant  l'âge  de  raison  ne  sera 
privé  du  bonheur  éternel  :  les  catholiques  croient  la  même  chose 
de  tous  les  enfants  qui  ont  reçu  le  baptême ,  quoiqu'ils  n'aient  ja- 
mais entendu  parler  do  Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où  l'on  peut  être 
sauve  sans  croire  on  Dion  ,  et  ces  cas  ont  lieu ,  soit  dans  l'enfanro , 
soit  dans  la  démence ,  quand  l'esprit  humain  est  incapable  des 
opérations  nécessaires  pour  reconnaître  la  Divinité.  Toute  la  diffé- 
rence que  je  trouve  ici  entre  vous  et  moi ,  est  que  vous  prclendoz 
que  les  enfants  ont  à  sept  ans  cette  capacité ,  et  que  je  ne  la  leut 
accorde  pas  même  à  quinze.  Que  j'aie  tort  ou  raison  ,  il  ne  s'ai^it 
pas  ici  d'un  article  de  foi ,  mais  d'une  simple  observation  d'his- 
toire naturelle. 

Par  le  même  principe ,  il  est  clair  que  tel  homme  ,  parvenu  jus- 
qu'à la  vieillesse  sans  croire  en  Dieu,  ne  sera  pas  pour  cola  privé  de 
sa  présence  dans  l'autre  vie,  si  son  aveuglement  n'a  pas  été  volon- 
taire; etje  dis  qu'il  ne  l'est  pas  toujours.  Vous  en  convenez  pour 
les  insensés  qu'une  maladie  prive  de  leurs  facultés  spirituelles,  mais 

*  [Vab.  On  dit  à  Vun  qu'iljaut  honorer  Mahomet,  et  il  dilqu^il  houor* 
Mahomet;  on  dit  à  Vautre  qu'il  faut  honorer  la  l'ierge,  et  il  dit  '/u'if 
houorela  f'ierge.  Chacun  des  deux  aurait  failce  qu'a  fait  Vautre  ,  s'ils 
se  fussent  trouves  transposés.  Peut-on  partir  de  deux  sentiments  ai  tem  • 
lilahles  pour,,..] 

'  PuTxnQiK,  Traite  de  V.4mour,  tratl.  d'Aniyot.  C'est  ."insi  ([ne  coni- 
nicn«;ait  dalionl  la  tiast'itie de  Mi'nalippr ,  mais  les  rlameiirs  du  peiiplp 
d'Atlnncs  foicii'cii!  Kuripiile  .1  change""  ei.  lommcnoiMneut. 


LIVRE  IV.  303 

•*iOii  do  leur  qualité  d'honune ,  ni  par  consôqufiit  du  droit  aux 
bienfaits  de  leur  créalour.  Pourquoi  donc  n'en  pas  convenir  pour 
ceux  qui ,  séquestrés  de  toute  société  dès  leur  enfance ,  auraient 
mené  une  vie  absolument  sauvage ,  privés  des  lumières  qu'on  n'ac- 
quiert que  dans  le  commerce  des  hommes  '  ?  Car  il  est  d'une  im- 
possibilité démontrée  qu'un  pareil  sauvage  put  jamais  élever  ses 
réflexions  jusqu'à  la  connaissance  du  vrai  Dieu.  La  raison  nous  dit 
qu'un  homme  n'est  punissable  que  par  les  fautes  de  sa  volonté,  et 
qu'une  ignorance  invincible  ne  lui  saurait  être  imputée  à  crime. 
D'où  il  suit  que ,  devant  ia  justice  éternelle ,  tout  homme  qui 
croirait ,  s'il  avait  des  lumières  nécessaires,  est  réputé  croire ,  et 
qu'il  n'y  aura  d'incrédules  punis  que  ceux  dont  le  cœur  se  ferme 
à  la  vérité. 

Gardons-nous  d'annonc«r  la  vérité  à  ceux  qui  ne  sont  pas  en  étal 
de  l'entendre ,  car  c'est  y  vouloir  substituer  l'erreur.  Il  vaudrait 
mieux  n'avoir  aucune  idée  de  la  Divinité  que  d'en  avoir  des  idées 
basses,  fantastiques,  injurieuses,  indignes  d'elle  :  c'est  un  moin- 
dre mal  de  la  méconnaître  que  de  l'outrager.  J'aimerais  mieux , 
dit  le  bon  Plutarque  * ,  qu'on  crût  qu'il  n'y  a  point  de  Plutarque 
au  monde ,  que  si  l'on  disait  :  Plutarque  est  injuste ,  envieux ,  ja- 
loux ,  et  si  tyran ,  qu'il  exige  plus  qu'il  ne  laisse  le  pouvoir  de 
faire. 

Le  grand  mal  des  images  difformes  de  la  Divinité  qu'on  trace  dans 
l'esprit  des  enfants  est  qu'elles  y  restent  toute  leur  vie ,  et  qu'ils 
ne  conçoivent  plus ,  étant  hommes ,  d'autre  Dieu  que  celui  des  en- 
fants. J'ai  vu  en  Suisse  une  bonne  et  pieuse  mère  de  famille  telle- 
ment convaincue  de  cette  maxime ,  qu'elle  ne  voulut  point  ins- 
truire son  fils  de  la  religion  dans  le  premier  âge,  de  peur  que ,  con- 
tent de  cette  instruction  grossière ,  il  n'en  négligeât  une  meilleure 
à  l'âge  de  raison.  Cet  enfant  n'entendait  jamais  par|er  de  Dieu 
qu'  1  illement  et  révérence ,  et ,  sitôt  qu'il  eniroulait  par- 

Iri  ,  on  lui  imposait  silence ,  comme  sur  un  sujet  trop 

sublime  et  trop  grand  pour  lui.  Cette  réserve  excitait  sa  curiosité, 
et  "ftiti  amour-propre  aspirait  au  moment  de  connaître  ce  mystère 
qu'on  lui  cachait  avec  tant  de  soin.  Moins  on  lui  parlait  de  Dieu  , 
moins  on  souffrait  qu'il  en  parlât  lui-mème,et  plus  il  s'en  occupait  : 

'  Sur  iVt  it  n.iiiircl  ili-  roti>rit  liiinuin  et  Mir  la  lenteur  de  se»  progri», 
*•'  Il  Diirour»  $w  rinigalité. 


ail  ÉMILK. 

est  enfant  voyait  Dieu  partout.  Et  ce  que  je  craindrais  de  cet  air 
de  noyslèrc  indiscrètement  affecté,  serait  qu'en  allumant  trop 
i'imagination  d'un  jeune  homme  on  n'altérât  sa  tète,  et  qu'enfin 
l'on  n'en  fit  un  fanatique  ,  au  lieu  d'en  faire  un  croyant. 

Mais  ne  craignons  rien  de  semblable  pour  mon  Emile,  qui ,  refu- 
sant constamment  son  attention  à  tout  ce  qui  est  au-dessus  de  sa 
portée,  écoute  avec  la  plus  profonde  indifférence  les  choses  qu'il 
n'entend  pas.  Il  y  en  a  tant  sur  lesquelles  il  est  habitué  à  dire , 
cela  n'est  pas  de  mon  ressort,  qu'une  de  plus  ne  l'embarrasse 
guère;  et ,  quand  il  commence  à  s'inquiéler  de  ces  grandes  ques- 
tions ,  ce  n'est  pas  pour  les  avoir  entendu  proposer ,  mais  c'est 
quand  le  progrès  naturel  de  ses  lumières  porte  ses  recherches  de 
ce  c6té-lâ. 

Nous  avons  vu  par  quel  chemin  l'esprit  humain  cultivé  s'appro- 
che de  ces  mystères;  et  je  conviendrai  volontiers  qu'il  n'y  par- 
vient naturellement,  au  sein  de  la  société  même  ,  que  dans  un  âge 
plus  avancé.  Mais  comme  il  y  a  dans  la  même  société  des  causes 
incvi fables,  par  lesquelles  le  progrès  des  passions  est  accéléré  ;  si 
l'on  n'accéléi'ait  de  même  le  progrès  des  lumières  qui  servent  à 
régler  ces  passions  ,  c'est  alors  qu'on  sortirait  véritablement  de 
l'ordre  de  la  nature ,  et  que  l'équilibre  serait  rompu.  Quand  on 
n'est  pas  maître  de  modérer  un  développement  trop  rapide,  il  faut 
mener  avec  la  même  rapidité  ceux  qui  doivent  y  correspondre  ; 
on  sorte  que  l'ordre  ne  soit  point  interverti,  que  ce  qui  doit  mar- 
cher ensemble  ne  soit  point  séparé  ,  et  que  l'homme  ,  tout  entier 
à  tous  les  moments  de  sa  vie ,  ne  soit  pas  à  tel  point  par  une  de 
ses  facultés ,  et  à  toi  autre  point  par  les  autres. 

Quelle  difiiculté  je  vois  s'élever  ici!  difOrullé  d'autant  plus 
grande,  qu'elle  est  moins  dans  les  choses  que  dans  la  pusillanimité 
de  ceux  qui  n'osent  la  résoudre.  Commençons  au  moins  par  oser 
la  proposerlUn  enfant  doit  être  élevé  dans  la  religion  de  son  père  : 
on  lui  prouve  toujours  très-bien  que  cette  religion,  telle  qu'elle 
Boit ,  est  la  seule  véritable  ;  que  toutes  les  autres  ne  sont  qu'extra- 
vagance et  absurdité.  La  force  des  arguments  dépend  absolument, 
sur  ce  point,  du  pays  où  l'on  les  propose.  Qu'un  Turc  ,  qui  trouve 
le  christianisme  si  ridicule  à  Constanlinople  ,  ailie  voir  comment 
on  trouve  le  mahomélisme  à  Paris!  C'est  surtout  en  matière  de  reli- 
^ion  que  l'opinion  triomphe.  Mais  nous  qui  prétendons  secouer  son 
joug  en  toute  chose,  nous  qui  ne  voulons  rien  donner  à  raulorilc, 


LIVRE  IV.  305 

nous  qui  ne  voulons  rien  enseigner  à  notre  Emile  qu'il  ne  put  ap- 
prendre de  lui-même  par  tout  pays,  dans  quelle  religion  l'élèverons- 
Dous?  à  quelle  secte  agrégerons-nous  Thomme  de  la  nature?  La 
réponse  est  fort  simple  ,  ce  me  semble  ;  nous  ne  l'agrégerons  ni  à 
!f-ci  ni  à  celle-là ,  mais  nous  le  mettrons  en  état  de  choisir  celle 
.  lo  meilleur  usage  de  sa  raison  doit  le  conduire^ 

Incedoper  ignés, 
SupposUos  cineri  dolosa. 

Vim|)orte  !  le  zèle  et  la  bonne  foi  m'ont  jusqu'iri  tenu  lieu  de 
prudence.  J'espère  que  ces  garants  ne  m'abandonneront  point  au 
Itesoin.  Lecteurs ,  ne  craignez  pas  de  moi  des  précautions  indignes 
d'an  ami  de  la  vérité  :  je  n'oublierai  jamais  ma  devise  ;  mais  il 
m'est  trop  permis  de  me  défier  de  mes  jugements.  Au  Heu  de  vous 
dire  ici  de  mon  chef  ce  que  je  pense  ,  je  vous  dirai  ce  que  pensait 
an  homme  qui  valait  mieux  que  moi.  Je  garantis  la  vérité  des  faits 
qui  vont  être  rapportés  ;  ils  sont  réellement  arrivés  à  l'auteur  du 
papier  que  je  vais  transcrire  ;  c'est  à  vous  de  voir  si  l'on  peut  en 
tirer  des  réflexions  utiles  sur  le  sujet  dont  il  s'agit.  Je  ne  vous 
propose  point  le  sentiment  d'un  autre  ou  le  mien  pour  règle  ;  je 
vous  loffre à  examiner. 
'«  Il  y  a  trente  ans  que,  dans  une  ville  dllalie ,  un  jeune  homme 

■  expatrié  se  voyait  réduit  à  la  dernière  misère.  Il  était  né  calvi- 
«  niste  ;  mais,  par  les  suites  d'une  étourderie,  se  trouvant  fugitif , 

■  en  pays  étranger,  sans  ressource ,  il  changea  de  religion  pour 

•  avoir  du  paiu.  Il  y  avait  dans  cette  ville  un  hospice  pour  les  pro- 

■  Bélytes  ;  il  y  fut  admis.  En  l'instruisant  sur  la  controverse  ,  on 

•  lui  donna  des  doutes  qu'il  n'avait  pas ,  et  on  lui  apprit  le  mal 

■  qu'il  ignorait  :  il  entendit  des  dogmes  nouveaux,  il  vit  des  mœurs 

•  encore  plus  nouvelles  ;  il  les  vit,  et  faillit  en  être  la  victime. 

•  Il  voulut  fuir ,  on  l'enfermi  ;  il  se  plaignit ,  on  le  punit  de  ses 
«  plaintes  :  à  la  merci  de  ses  tyrans ,  il  se  vit  traiter  en  criminel 

•  pour  n'avoir  pas  voulu  céder  au  crime.  Que  ceux  qui  savent 
«combien  la  première  épreuve  de  la  violence  et  de  l'mjuslicc  ir- 

•  rite  un  jeune  cœur  sans  expérience ,  se  figurent  l'état  du  sien. 

•  Des  larmes  de  rage  coulaient  de  ses  yeux,  l'indignation  l'élouf- 

•  bit  :  il  implorait  le  ciel  et  les  hommes ,  il  se  confiait  à  tout  le 
«  inonde ,  et  n'était  écouté  de  personne.  Il  ne  voyait  que  de  vils 

I  •  domestiques  soumis  à  l'infàrac  qui  lootrageait ,  ou  des  compil- 
ée. 


308  KMILE. 

«  ces  (lu  même  crime ,  qui  se  raillaient  de  sa  résistance  et  l'exci- 
«  taient  à  les  imiter.  Il  était  perdu  sans  un  honnête  ecclésiastique 
«  qui  vint  à  l'hospice  pour  quelque  affaire,  et  qu'il  trouva  le 
«  moyen  de  consulter  en  secret.  L'ecclésiastique  était  pauvre,  et 
«  avait  besoin  de  tout  le  monde  ;  mais  l'opprimé  avait  encore  plus 
■■<  besoin  de  luiyct  il  n'hésita  pas  à  favoriser  son  évasion,  au  risque 
«  de  se  faire  un  dangereux  ennemi. 

«  Échappé  au  vice  pour  rentrer  dans  l'indigence ,  le  jeune 
«  homme  luttait  sans  succès  contre  sa  destinée  :  un  moment  il  se  crut 
"  au-dessus  d'elle.  A  la  première  lueur  de  fortune  ses  maux  et  son 
«  protecteur  furent  oubliés.  Il  tut  bientôt  puni  de  cette  ingratitude; 
«  toutes  ses  espérances  s'évanouirent  ;  sa  jeunesse  avait  beau  If 
«  favoriser,  ses  idées  romanesques  gâtaient  tout.  N'ayant  niasse/ 
«  de  talents  ni  assez  d'adresse  pour  se  faire  un  chemin  facile,  ne 
n  sachant  être  ni  modéré  ni  méchant ,  il  prélendit  à  tant  de  choses 
«  qu'il  ne  sut  parvenir  à  rien.  Retombé  dans  sa  première  délresse , 
«  sans  pain ,  sans  asile ,  prêt  à  mourir  de  faim ,  il  se  ressouvint  do 
»  son  bienfaiteur. 

«  Il  y  retourne  ,  il  le  trouve ,  il  en  est  bien  reçu  :  sa  vue  rappelle 
«  à  l'ecclésiastique  une  bonne  action  qu'il  avait  faite;  un  tel  souvc- 
«  nir  réjouit  toujours  l'àrae.  Cet  homme  était  naturellement  Im- 
«  main ,  compatissant  ;  il  sentait  les  peines  d'autrui  par  les  siennes, 
«  et  le  bien-être  n'avait  point  endurci  son  cœur  ;  enlln  les  leçons 
«  de  la  sagesse  et  une  vertu  éclairée  avaient  affermi  son  bon  natu- 
K  rel.  Il  accueille  le  jeune  homme ,  lui  cherche  un  gite ,  l'y  recom- 
«  mande  ;  il  partage  avec  lui  son  nécessaire ,  à  pchïe  suflisant  pour 
«deux.  Il  fait  plus,  il  l'instruit,  le  console,  et  lui  apprend  l'art 
<  difficile  de  supporter  patiemment  l'adversité.  Gens  à  préjugés, 
«  est-ce  d'un  prêtre ,  est-ce  en  Italie  que  vous  eussiez  espéré  tout 
c  cela? 

«Cet  honnête  ccclésiasti<iue  était  un  pauvre  vicaire  savoyard, 
«  qu'une  aventure  de  jeunesse  avait  mis  mal  avec  son  évênjuo ,  et 
«  qui  avait  passé  les  monts  pour  chercher  les  ressources  (|iii  lui 
«  manquaient  dans  sou  pays.  Il  n'était  ni  sans  esprit  ni  sans  lel- 
«  1res  ;  et  avec  une  figure  intéressante  il  avait  trouve  des  prolecteurs 
«qui  le  placèrent  chez  un  minisire  pour  élever  son  fils.  Il  préfé- 
«  rait  la  pauvreté  à  la  dépendance ,  et  il  ignorait  comment  il  faut 
«  30  conduire  chez  les  grands.  Il  ne  resta  ps  longtemps  chez  celui- 
M  ci  :  en  le  qiiillant  il  ne  perdit  point  son  estime;  et  comme  il  vi- 


LIVRE  IV.  307 

vail  sagement  et  se  faisait  aimer  de  tout  le  inoiute  ,  il  se  flattait 

de  rentrer  en  grâce  auprès  de  son  évéque ,  et  d'en  obtenir  quel- 

'  ijue  petite  cure  dans  les  montagnes,  pour  y  passer  le  reste  de  ses 

■  jours.  Tel  était  le  dernier  terme  de  son  ambition. 

■<  Un  penchant  naturel  l'intéressait  au  jeune  fugitif,  et  le  lui  Bt 
examiner  avec  soin.  Il  vit  que  la  mauvaise  fortune  avait  déjà 
flétri  son  cœur,  que  l'opprobre  et  le  mépris  avaient  abattu  son 
courage ,  et  que  sa  lierté ,  changée  en  dépit  amer,  ne  lui  mon- 
trait dans  l'injustice  et  la  dureté  des  hommes  que  le  vice  de 
leur  nature  et  la  chimère  de  la  vertu.  Il  avait  vu  que  la  religion 
ne  sert  que  de  masque  à  l'intérêt ,  et  le  culte  sacré  de  sauvegarde 
'  isie  :  il  avait  tu  ,  dans  la  subtilité  des  vaines  disputes, 
>  et  l'enfer  mis  pour  prix  à  des  jeux  de  mots;  il  avait 
vu  la  sublime  et  primitive  idée  de  la  Divinité  défigurée  par  les 
fantasques  imaginations  des  hommes  ;  et,  trouvant  que  pour 
croire  en  Dieu  il  fallait  renoncer  au  jugement  qu'on  avait  reçu 
lie  lui ,  il  prit  dans  le  même  dédain  nos  ridicules  rêveries  et  l'ob- 
jet auquel  nous  les  appliquons.  Sans  rien  savoir  de  ce  qui  est , 
^  ^  I  ;        :i  ailier  sur  la  génération  des  choses ,  il  se  plongea 
=     .      .     .  •  Ignorance ,  avec  un  profond  mépris  pour  tous 
ceux  qui  peiis.iient  en  savoir  plus  que  lui. 
•<  L'oubli  de  toute  religion  conduit  à  l'oubli  des  deA'oirs'de 
l'homme.  Ce  progrès  était  déjà  j>Ijs  d'à  moitié  fait  dans  le  cœur 
'  du  libertin.  Ce  n'était  pas  pourtant  un  enfant  mal  né  ;  màisl'in- 
«  crédulité ,  la  misère  étouffant  {)cu  à  peu  le  naturel ,  l'entrainaicnl 
•>  rapidement  à  sa  perte ,  et  ne  lui  préparaient  que  les  mœurs  d'un 

■  gueux  et  la  morale  d'un  athée. 

■'  Lo  mal ,  presque  ii  évitable  ,  n'était  pas  absolument  consoui- 

"  mé.  ].o  jpiinp  homme  avait  des  connaissances,  et  son  éducation 

'  ^  heureux  où  le  sang 

,  sans  l'asservir  aux 

fureurs  des  sens.  La  sienne  avait  encore  tout  son  ressort.  Une 

h<iii(f>  n-ttive,  un  caractère  timide  suppléaient  à  la  gêne ,  etpro- 

.a  pour  lui  cette  époque  dans  laquelle  vous  maintenez 

•  \uli.-  ri've  avec  tant  de  soins.  L'exemple  odieux  d'une  déprava- 

•  tion  brutale  et  d'un  vice  sans  charme ,  loin  d'animer  son  imagi- 
"  nation  ,  l'avait  amortie.  Longtemps  le  dégoût  lui  tint  lieu  de 

•  vertu  pour  conserx-er  son  innocence  ;  elle  ne  devait  succomiKT 
«  qu'à  de  pins  douces  séduction». 


dos  EMILE. 

«  L'ecclésiastique  vit  le  danger  et  les  ressources.  Les  difficullés 
«  ne  le  rebutèrent  point  :  il  se  complaisait  dans  son  ouvrage;  il 
«  résolut  de  l'achever,  et  de  rendre  à  la  vertu  la  victime  qu'il  avait 
"  arrachée  à  l'infamie.  Il  s'y  prit  de  loin  pour  exécuter  son  projet  : 
«  la  beauté  du  motif  animait  son  courage,  et  lui  inspirait  des 
«  moyens  dignes  de  sonzcle.  Quel  que  fût  le  succès,  il  était  sur 
«  de  n'avoir  pas  perdu  son  temps.  Ou  réussit  toujours  quand  on 
«  ne  veut  que  bien  faire. 

«  Il  commença  par  gagner  la  confiance  du  prosélyte  en  ne  lui 
«  vendant  point  ses  bienfaits ,  en  ne  se  rendant  point  importun,  en 
'<  ne  lui  faisant  point  de  sermons ,  en  se  mettant  toujours  à  sa  por- 
«  tée  ,  en  se  faisant  petit  pour  s'égaler  à  lui.  C'était ,  ce  me  semble, 
■'  un  spectacle  assez  touchant  de  voir  un  homme  grave  devenir  le 
«  camarade  d'un  polisson ,  et  la  vertu  se  prêter  au  ton  de  la  licence 
«  pour  en  triompher  plus  sûrement.  Quand  l'étourdi  venait  lui 
«  faire  ses  folles  confidences  et  s'épancher  avec  lui ,  le  prêtre  l'é- 
«  coûtait ,  le  mettait  à  son  aise  ;  sans  approuver  le  mal,  il  s'inté- 
«  ressait  à  tout  :  jamais  une  indiscrète  censure  ne  venait  arrêter 
«  son  babil  et  resserrer  son  cœur  ;  le  plaisir  avec  lequel  il  se  croyait 
«  écouté  augmentait  celui  qu'il  prenait  à  tout  dire.  Ainsi  se  fit  sa 
«  confession  générale,  sans  qu'il  songeât  à  rien  confesser. 

«  Après  avoir  bien  étudié  ses  sentiments  et  son  caractère ,  le 
«  prêtre  vit  clairement  que ,  sans  être  ignorant  pour  son  âge ,  il 
«  avait  oublié  tout  ce  qu'il  lui  importait  desavoir,  et  que  l'oppro- 
«  bre  où  l'avait  réduit  la  fortune  étouffait  en  lui  tout  vrai  senti- 
«  ment  du  bien  et  du  mal.  Il  est  un  degré  d'abrutissement  qui  ôte 
«  la  vie  à  l'àme;  et  la  voix  intérieure  ne  sait  point  se  f;ure  enten- 
n  dre  h  celui  qui  ne  songe  qu'à  se  nourrir.  Pour  garantir  le  jeune 
n  nfortuné  de  cette  mort  morale  dont  il  était  si  près ,  il  commença 
«  par  réveiller  en  lui  l'amour-proprc  et  l'estime  de  soi-même  :  il 
«  lui  montrait  un  avenir  plus  heureux  dans  le  bon  emploi  de  ses 
«  talents  ;  il  ranimait  dans  son  cœur  une  ardeur  généreuse  par  le  ré- 
«  rit  des  belles  actions  d'autrui;  en  lui  faisant  admirer  ceux  qui 
«  les  avaient  faites ,  il  lui  rendait  le  désir  d'en  faire  de  semblables. 
"  Pour  le  détacher  insensiblement  de  sa  vie  oisive  et  vagabonde , 
-  il  lui  faisait  faire  des  extraits  de  livres  choisis  ;  et,  feignant  d'a- 
ft  voir  besoin  de  ces  extraits,  il  nourrissait  en  lui  le  noble  senti- 
«  ment  de  la  reconnaissance.  Il  l'instruisait  intlircclement  par  ces 
"  livres  ;  il  lui  faisait  reprendre  assez  bonne  opinion  de  lui-même 


LIVRK  IV.  309 

i^our  ue  pas  se  croire  uo  élre  inutile  à  tout  bien ,  et  pour  ne  vou- 
-  !<>irplussc  rendre  méprisable  à  ses  propres  yeux. 
'  Une  liagatelie  fera  juger  de  l'art  qu'employait  cet  homme  bien- 
fiisant  pour  élever  insensiblement  le  cœur  de  sou  disciple  au- 
eiessus  de  la  bassesse ,  sans  paraître  songer  à  son  instruction. 
L'ecclésiastique  avait  une  probité  si  bien  reconnue  et  un  discer- 
"  uement  si  sur,  que  plusieurs  personnes  aimaient  mieux  faire 
«  passer  leurs  aumônes  par  ses  mains  que  parcelles  des  riches  cu- 
rés des  villes.  Un  jour  qu'on  lui  avait  donné  quelque  argent  à 

■  distribuer  aux  pauvres,  le  jeune  homme  eut ,  à  ce  titre ,  la  là- 
"  chelé  de  lui  en  demander.  Non,  dit-il,  nous  sommes  frères, 
«  vous  m'appartenez  ,  et  je  ne  dois  pas  toucher  à  ce  dépôt  pour 

■  mon  usage.  Ensuite  il  lui  donna  de  sou  propre  argent  autant 
«  qu'il  en  avait  demandé.  Des  leçons  de  celte  espèce  sont  rare- 

•  ment  perdues  dans  le  cœur  des  jeunes  gens  qui  ne  sont  pas  tout 
«  à  fait-eorrompus. 

■>  Je  me  lasse  de  parler  en  tierce  personne  ,  et  c'est  un  soin  fort 
«  superflu  ;  car  vous  sentez  bien,  cher  concitoyen  ,  que  ce  mal- 
"  heureux  fugitif  c'est  moi-même  :  je  me  crois  assez  loin  des  dé- 
«  sordres  de  ma  jeunesse  pour  oser  les  avouer  ;  et  la  main  qui 
'  m'en  tira  mérite  bien  qu'aux  dépens  d'un  peu  de  honte  je  reude 
«  au  moins  quelque  honneur  à  ses  bienfaits. 

«  Ce  qui  me  irappait  le  plus  était  de  voir,  dans  la  vie  privée  de 
«  mon  digne  maître ,  la  vertu  sans  hypocrisie ,  l'humanité  sans 

■  faiblesse ,  des  discours  toujours  droits  et  simples ,  et  une  con- 

•  duile  toujours  conforme  a  ces  discours.  Je  ne  le  voyais  point 
••  s'inquiéter  si  eux  qu'il  aidait  allaient  à  vêpres,  s'ils  se  coufes- 

•  saient  souvent ,  s'ils  jeûnaient  les  jours  prescrits,  s'ils  faisaient 

•  maigre  ;  ni  leur  imposer  d'autres  conditions  semblables,  sans  les- 
«  quelles ,  dût-on  mourir  de  misère ,  on  n'a  nulle  assistance  à  es- 
«  pérer  des  dévols. 

'  Encouragé  par  ces  observations,  loin  d'étaler  moi-même  à  ses 

•  yeux  le  zèle  affecté  d'un  nouveau  converti ,  je  ne  lui  cachais 

•  point  l'op  mes  manières  de  penser,  et  ne  l'en  voyais  pas  plus 

■  scandalisé.  Quelquefois  j'aurais  pu  me  dire  :  Il  me  passe  mon 

•  indifférence  pour  le  culle  que  j'ai  embrassé ,  en  faveur  de  celle 

■  qu'il  ne  voit  aussi  pour  le  culte  dans  lequel  je  suis  né;  il  sait 
«  que  mon  dédain  n'est  plus  une  affaire  de  {tarti.  .Mais  que  dcvais- 

•  je  penser  quand  je  l'entendais  quelquefois  approuver  des  dogmes 


310  EMILK. 

«  contraires  à  ceux  de  l'Église  romaine,  et  parailre  estimer  mé- 
«  diocrement  toutes  ses  cérémonies?  Je  l'aurais  cru  protestant  dé- 
«  guisé ,  si  je  l'avais  vu  moins  fidèle  à  ces  mêmes  usages  dont  il 
«  semblait  faire  assez  peu  de  cas;  mais,  sachant  qu'il  s'acquit - 
«  lait  sans  témoin  de  ses  devoirs  de  prêtre  aussi  ponctuellement 
«  que  sous  les  yeux  du  public ,  je  ne  savais  plus  que  juger  de  ces 
«  contradictions.  Au  défaut  près  qui  jadis  avait  attiré  sa  disgrâce 
«  et  dont  il  n'était  pas  trop  bien  corrigé ,  sa  vie  était  exemplaire , 
«  ses  mœurs  étaient  irréprochables ,  ses  discours  honnêtes  et  ju- 
«  dicieux.  En  vivant  avec  lui  dans  la  plus  grande  intimité,  j'appre- 
«  nais  à  le  respecter  chaque  jour  davantage  ;  et  tant  de  bontés 
«  m'ayant  tout  à  fait  gagné  le  cœur,  j'attendais  avec  une  curieuse 
«  inquiétude  le  moment  d'apprendre  sur  quel  principe  il  fondait 
«  l'uniformité  d'une  vie  aussi  singulière. 

«  Ce  moment  ne  vint  pas  sitôt.  Avant  de  s'ouvrir  à  son  disciple , 
«  il  s'efforça  de  faire  germer  les  semences  de  raison  et  de  bonté 
«  qu'il  jetait  dans  son  àmc.  Ce  qu'il  y  avait  en  moi  de  plus  dif- 
«  ficile  à  détruire  était  une  orgueilleuse  misanthropie,  une  certaine 
«  aigreur  contre  les  riches  et  les  heureux  du  monde  ,  comme  s'ils 
«  l'eussent  été  à  mes  dépens ,  et  que  leur  prétendu  bonheur  eût  été 
«  usurpé  sur  le  mien.  La  folle  vanité  de  la  jeunesse ,  qui  regimbe 
«  contre  Thumiliation,  ne  me  donnait  que  trop  de  penchant  à  celte 
«  humeur  colère  ;  et  l'amour-propre,  que  mon  Mentor  tâchait  de 
«  réveiller  en  moi,  me  portant  à  la  fierté,  rendait  les  hommes  en- 
«  core  plus  vils  à  mes  yeux,  et  ne  faisait  qu'ajouter  pour  eux  le 
»  mépris  à  la  haine. 

«  Sans  combattre  directement  cet  orgueil ,  il  l'empêcha  de  se 
<i  tourner  en  dureté  d'âme  ;  et  sans  m'ôter  l'estime  de  moi-même, 
<(  il  la  rendit  moins  dédaigneuse  pour  mon  prochain.  En  écartant 
x  toujours  la  vaine  apparence  et  me  montrant  les  maux  réels 
«  qu'elle  couvre,  il  m'api)renait  à  déplorer  les  erreurs  de  mes  sem- 
«  blablcs,  à  ra'altendrir  sur  leurs  misères  ,  et  à  les  plaindre  plus 
«  qu'à  les  envier.  Ému  de  compassion  sur  les  faiblesses  humaines 
«  par  le  profond  sentiment  des  sieimes,  il  voyait  partout  les  hommes 
«  victimes  de  leurs  propres  vices  et  de  ceux  d'aulrui;  il  voyait  les 
«  pauvres  gémir  sous  le  joug  des  riches,  et  les  riches  sous  le  jou;j 
«1  (les  préjuges.  Croyez-moi ,  disait-il ,  nos  illusions,  loin  de  nous 
«  cacher  nos  maux  ,  les  augmentent ,  en  doimanl  un  prix  à  ce  qui 
•<  n'en  a  point,  et  nous  rendant  sensibles  à  mille  fausses  privations 


LIVRE  IV.  31! 

que  nous  ne  sentirions  pas  sans  elles.  La  paix  de  l'âme  consiste 
dans  le  inépris  de  tout  ce  qui  peut  la  troubler  :  l'homme  qui  fait 
le  plus  de  cas  de  la  vie  est  celui  qui  sait  le  moins  en  jouir  ;  et 
celui  qui  aspire  le  plus  avidement  au  bonheur  est  toujours  le 
plus  misérable. 

"  Ah  :  quels  tristes  tableaux  !  ra'écriais-je  avec  amertume  :  s'il 
faut  se  refuser  à  tout ,  que  nous  a  donc  servi  de  naître  ?  et  s'il 
faut  mépriser  le  bonheur  même,  qui  est-ce  qui  sait  être  heureux  ? 
C'est  moi,  répondit  un  jour  le  prêtre  d'un  ton  dont  je  fus  frappé. 
Heureux ,  vous  !  si  peu  fortuné ,  si  pauvre ,  exilé ,  persécuté , 
\ous  êtes  he'ireux :  Et  qu'avez-vous  fait  pour  létre?  Mon  en- 
fant ,  reprit-il ,  je  vous  le  dirai  volontiers. 
■>  Li-dessùs  il  me  fit  entendre  qu'après  avoir  reçu  mes  confes- 
sions il  voulait  me  faire  les  siennes.  J'épancherai  dans  votre  sein, 
me  dit-il  en  m'embrassant ,  tous  les  sentiments  de  mon  cœur. 
Vous  me  verrez ,  sinon  tel  que  je  suis ,  au  moins  tel  que  je  me 
vois  moi-même.  Quand  vous  aurez  reçu  mon  entière  profession 
(le  foi ,  quand  vous  connaîtrez  bien  l'état  de  mou  âme ,  vous 
saurez  pourquoi  je  m'estime  heureux,  et,  si  vous  pensez  comme 
moi ,  ce  que  vous  avez  à  faire  pour  l'être.  Mais  ces  aveux  ne 
sont  pas  l'affaire  d'un  moment  ;  il  faut  du  temps  pour  vous  ex- 
|)oscr  tout  ce  que  je  pense  sur  le  sort  de  l'homme  et  sur  le  vrai 
prix  de  la  vie  :  prenons  une  heure ,  un  lieu ,  commodes  pour 
f)oiis  livrer  paisiblement  à  cet  entretien. 
I  .le  marquai  de  l'empressement  à  l'entendre.  Le  rendez-vous 
lie  fut  pas  renvoyé  plus  tard  qu'au  lendemain  matin.  On  était 
on  été  ;  nous  nous  levâmes  à  la  pointe  du  jour.  Il  me  mena  hors 
de  la  ville ,  sur  une  haute  colline,  au-dessous  de  laquelle  passait 
le  Pô ,  dont  on  voyait  le  cours  à  travers  les  fertiles  rives  qu'il 
1  .  _'iio;  dansl'éloignement,  l'immense  chaîne  des  Alpes  couron- 
\f  paysage  ;  les  rayons  du  soleil  levant  rasaient  déjà  les 
-  '  j'tant  sur  les  champs  par  longues  ombres  les  ar- 
.\,  les  maisons,  enrichissaient  de  mille  accidents 
iiiiere  le  plu»  beau  tableau  dont  l'œil  humain  puisse  être 
,  l»-.  On  eût  dit  que  la  nature  étalait  à  nos  yeux  toute  sa  ma- 
^nilicencc,  pour  en  offrir  le  texte  à  "nos  entreliens.  Ce  fut  là 

•  qu'après  avoir  quelque  temps  ronlemplé  ces  objets  en  silence, 

>  l'homme  de  paix  me  pria  ainsi.  •> 


m  EMiLt:. 

PROFESSION  DE  FOI 

DU   VICAIRE  SAVOYARD. 

Mon  enfant ,  n'atlendcz  de  moi  ni  des  discours  savants  ni  a* 
profonds  raisonnements.  Je  no  iuis  pas  un  grand  philosophe ,  el 
je  me  soucie  peu  de  l'être.  Mais  j'ai  quelquefois  du  hon  sens ,  c-t 
j'aime  toujours  la  venté.  Je  ne  veux  pas  argumenter  avec  vous , 
ni  même  tenter  de  vous  vaincre,  il  me  suftit  de  vous  exposer  ce 
que  je  pense  dans  la  simplicité  de  mon  cœur.  Consultez  le  vôtre  du- 
rant mon  discours  ;  c'est  tout  oe  que  je  vous  demande.  Si  je  me 
trompe ,  c'est  de  bonne  foi;  cela  suffit  pour  que  mon  erreur  ne  me 
soit  pas  imputée  à  crime  :  quand  vous  vous  tromperiez  de  même 
il  y  aurait  peu  de  mal  à  cela.  Si  je  pense  bien ,  la  raison  nous  est 
commune ,  et  nous  avons  le  même  intérêt  à  l'écouter  :  pourquoi 
ne  penseriez-vous  pas  comme  moi .' 

Je  suis  né  pauvre  et  paysan ,  destiné  par  mon  élat  à  cultiver  la 
terre  ;  mais  on  crut  plus  beau  que  j'apprisse  à  gagner  mon  pain 
dans  le  métier  de  prêtre,  et  l'on  trouva  le  moyen  de  me  faire  étu- 
dier. Assurément  ni  mes  parents  ni  moi  ne  songions  guère  à  cher- 
cher en  cela  ce  qui  était  bon  ,  véritable,  utile  ,  mais  ce  qu'il  fal- 
lait savoir  pour  être  ordonné.  J'appris  ce  qu'on  voulait  que  j'ap- 
prisse, je  dis  ce  qu'on  voulait  que  je  disse,  je  m'engageai  comme 
on  voulut,  et  je  fus  fait  prêlre.  Mais  je  ne  tardai  pas  à  sentir  qu'en 
m'obligeant  de  n'être  pas  homme  j'avais  promis  plus  que  je  ne 
pouvais  tenir. 

On  nous  dit  que  la  conscience  est  l'ouvrage  des  préjugés  ;  ce- 
pendant je  sais  par  mon  expérience  qu'elle  s'obstine  à  suivre  l'or- 
dre de  la  nature  contre  toutes  les  lois  des  hommes.  On  a  beau 
nous  défendre  ceci  ou  cela ,  le  remords  nous  reproche  toujours 
faiblement  ce  que  nous  permet  la  nature  bien  ordonnée,  à  plus 
forte  raison  ce  qu'elle  nous  prescrit.  0  bon  jeune  homme,  elle  n'a 
rien  dit  encore  à  vos  sens  :  vivez  longtemps  dans  l'état  heureux 
où  sa  voix  est  celle  de  l'innocence.  Souvenez-vous  qu'on  l'offense 
encore  plus  quand  on  la  prévient  que  quand  on  la  combat  ;  il  faut 
commencer  par  apprendre  à  résister,  pour  savoir  quand  on  peut 
céder  sans  crime. 

Dès  ma  jeunesse  j'ai  respecté  le  mariage  comme  la  première  cl 
la  plus  sainte  institution  de  la  nature.  M'élant  olé  le  droit  de  m'y 
soumettre,  je  résolus  do  ne  le  point  profaner  ;  car,  malgré  mes 


LlVRK  IV.  313 

classes  et  mes  études  ,  ayant  toujours  mené  une  vie  uniforme  el 
simple ,  j'avais  conservé  dans  mon  esprit  toute  la  clarté  des  lu- 
mières primitives  :  les  maximes  du  monde  ne  les  avaient  point 
<ri)scurcies ,  et  ma  pauvreté  m'éloignait  des  tentations  qui  dictent 
les  sophismes  du  vice. 

Cette  résolution  fut  précisément  ce  qui  me  perdit  ;  mon  respect 
pour  le  lit  d'autrui  laissa  mes  fautes  à  découvert.  Il  fallut  expier  le 
scandale  :  arrêté ,  interdit ,  chassé ,  je  fus  bien  plus  la  victime  de 
mes  scrupules  que  de  mon  incontinence  ;  et  j'eus  lieu  de  compren- 
dre ,  aux  reproches  dont  ma  disgrâce  fut  accompagnée ,  qu'il  ne 
font  souvent  qu'aggraver  la  faute  pour  échapper  au  châtiment. 

Peu  d'expériences  pareilles  mènent  loin  un  esprit  qui  réfléchit. 
Voyant  par  de  tristes  observations  renverser  les  idées  que  j'avais 
du  juste,  de  rhonnéle,  et  de  tous  les  devoirs  de  l'homme,  je  per- 
dais chaque  jour  quelqu'une  des  opinions  que  j'avais  reçues  :  cel- 
les qui  me  restaient  ne  suffisant  plus  pour  faire  ensemble  un  corps 
qui  pût  se  soutenir  par  lui-même ,  je  sentis  peu  à  peu  s'obscurcir 
dans  mon  esprit  l'évidence  des  principes;  et,  réduit  enfin  à  ne  sa- 
voir plus  que  penser,  je  parvins  au  même  point  où  vous  êtes  ;  avec 
celte  vliffcrence  que  mon  incrédulité  ,  fruit  tardif  d'un  âge  plus 
mûr,  s'étjit  formée  avec  plus  de  peine ,  el  devait  être  plus  difûcile 
à  détruire. 

'^J'étais  dan»  ces  dispositions  d'incertitude  et  de  doute  que  Des- 
cartes exige  pour  la  recherche  de  la  vérité.  Cet  état  est  peu  fait 
pour  durer ,  il  est  inquiétant  et  pénible  ;  il  n'y  a  que  l'intérêt  du  vice 
ou  la  paresse  de  l'àme  qui  nous  y  laisse.  Je  n'avais  point  le  cœur 
assez  corrompu  pour  m'y  plaire  ;  et  rien  ne  conserve  mieux  l'ha* 
bitude  de  réfléchir  que  d'être  plus  content  de  soi  que  de  sa  fortune. 

Je  raéiiilais  donc  sur  le  triste  sort  des  mortels  flottants  sur  celle 
mer  des  opinions  humaines ,  sans  gouvernail ,  sans  boussole ,  et  li- 
vrés à  leurs  passions  orageuses ,  sans  autre  guide  qu'un  pilote 
inexpérimenté  qui  méconnaît  sa  route,  et  qui  ne  sait  ni  d'uù  il  vient 
ni  où  il  va.  Je  me  disais  :  J'aime  la  vérité  ,  je  la  cherche,  et  ne 
puis  la  reconnaître  ;  qu'on  me  la  montre ,  et  j'y  demeure  attaché  : 
pourquoi  faut-il  qu'elle  se  dérobe  à  l'empresseinont  d'un  cœur  fait 
pour  l'adorer  ? 

Quoique  j'aie  souvent  éprouvé  de  plus  grands  maux ,  je  n'ai  ja- 
mais mené  une  vie  aussi  constamment  désagréable  que  dans  ces 
temps  de  trouble  et  d'anxiétés ,  où ,  sans  cesse  errant  de  doute  en 

27 


314  EMILE. 

doute ,  je  ne  rapportais  de  mes  longues  méditations  qu'incertitude, 
obscurité ,  contradiclions  sur  la  cause  démon  être  et  sur  la  règle  de 
mes  devoirs. 

Gomment  peut-on  être  sceptique  par  système  et  de  bonne  foi  ? 
je  ne  saurais  le  comprendre.  Ces  philosophes,  ou  n'existent  pas  , 
ou  sont  les  plus  malheureux  des  hommes.  Le  doute  sur  les  choses 
qu'il  nous  importe  de  connaître  est  un  état  trop  violent  pour  l'es- 
prit humain  :  il  n'y  résiste  pas  longtemps  ;  il  se  décide  malgré  lui 
de  manière  ou  d'autre ,  et  il  aime  mieux  se  tromper  que  ne  rien 
croire. 

Ce  qui  redoublait  mon  embarras  était  qu'étant  né  dans  une 
Église  qui  décide  tout ,  qui  ne  permet  aucun  doute ,  un  seul  point 
rejeté  me  faisaitrejetcr  tout  le  reste,  et  que  l'impossibilité  d'admet- 
tre tant  de  décisions  absurdes  me  détachait  aussi  de  celles  qui  ne 
l'étaient  pas.  En  me  disant ,  Croyez  tout ,  on  m'empêchait  de  rien 
croire,  et  je  ne  savais  plus  où  m'arréter. 

Je  consultai  les  philosophes ,  je  feuilletai  leurs  livres ,  j'examinai 
leurs  diverses  opinions  ;  je  les  trouvai  tous  fiers ,  affirmatifs ,  dog- 
matiques, môme  dans  leur  scepticisme  prétendu ,  n'ignorant  rien , 
ne  prouvant  rien,  se  moquant  les  uns  des  autres  ;  et  ce  point 
commun  à  tous  me  parut  le  seul  sur  lequel  ils  ont  tous  raison. 
Triomphants  quand  ils  attaquent ,  ils  sont  sans  vigueur  en  se  dé- 
fendant. Si  vous  pesez  les  raisons ,  ils  n'en  ont  que  pour  détruire» 
si  vous  comptez  les  voix ,  chacun  est  réduit  à  la  sienne  ;  ils  ne  s'ac- 
cordent que  pour  disputer  :  les  écoutern'était  pas  le  moyen  de  sor- 
tir de  mon  incertitude.  -  - 

Je  conçus  que  l'insuffisance  de  l'esprit  humain  est  la  première 
•cause  de  cette  prodigieuse  diversité  de  sentiments,  et  que  l'or- 
gueil est  la  seconde.  Nous  n'avons  point  la  mesure  de  celte  ma- 
chine immense  ,  nous  n'eiv  pouvons  calculer  les  rapports  ;  nous 
n'en  connaissons  ni  les  premières  lois  ni  la  cause  finale  ;  nous  nous 
ignorons  nous-mêmes  ;  nous  ne  connaissons  ni  notre  nature  ni  no- 
tre principcaclif  ;  à  peine  savons-nous  si  l'homme  est  un  éfro  sim- 
ple ou  composé  ;  des  mystères  im|)énclrable^  nous  environnent  dé 
toutes  parts  ;  ils  sont  au-dessus  de  la  région  sensible  ;  pour  Icâ 
percer  nous  croyons  avoir  de  l'intelligence ,  et  nous  n'avons  que 
de  l'imagination.  Chacun  se  fraye,  à  Iravei-s  ce  monde  imaginaire , 
une  route  qu'il  croit  la  bonne  ;  nul  ne  peut  savoir  si  la  sienne  mène 
au  but.  Opendant  nous  voulons  tout  pénétrer  Joui  connaître.  L« 


1 


LIVRE  IV.  315 

lie  chose  que  nous  ue  savons  point ,  est  d'ignorer  ce  que  nous  ne 
|fiiuvonâ  savoir.  Nous  aimons  mieux  nous  déterminer  au  hasard  , 
et  croire  ce  qui  n'est  pas ,  que  d'avouer  qu'aucun  de  nous  ne  peut 
voir  ce  qui  est.  Petite  partie  d'un  grand  tout  dont  les  bornes  nous 
échappent ,  et  que  son  auteur  livre  à  nos  folles  disputes ,  nous  som- 
mes assez  vains  pour  vouloir  décider  ce  qu'est  ce  tout  en  lai-ménte, 
et  ce  que  nous  sommes  par  rapport  à  lui^ 

Quand  les  philosophes  seraient  en  état  de  découvrir  la  vérité , 
qui  d'entre  eux  prendrait  intérêt  à  elle.'  Chacun  sait  bien  que  son 
système  n'est  pas  mieux  fondé  que  les  autres;  mais  il  le  soutient 
parce  qu'il  est  à  lui.  Il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui ,  venant  à  connaître 
le  vrai  et  le  faux ,  ne  préférât  le  mensonge  qu'il  a  trouvé  à  la  vé- 
rité découverte  par  un  autre.  Où  est  le  philosophe  qui ,  pour  sa 
gloire,  ne  tromperait  pas  volontiers  le  genre  humain  .'Où  est  celui 
qui ,  dans  le  secret  de  son  Cflpur ,  se  propose  un  autre  objet  que  de 
se  distinguer.'  Pourvu  qu'il  s'élève  au-dessus  du  vulgaire ,  pourvu 
qu'il  efface  l'éclal  de  ses  concurrents ,  que  demande-t-il  de  plus  ? 
L'essentiel  est  de  penser  autrement  que  les  autres.  Chez  les  croyants 
ii  est  athée ,  chez  les  athées  iJ  serait  croyant. 

Le  premier  fruit  que  je  tirai  de  ces  réflexions  fut  d'apprendre  à, 
borner  mes  recherches  à  ce  qui  m'intéressait  immédiatement ,  à  < 

•  reposer  dans  une  profonde  ignorance  sur  tout  le  reste,  et  à  ne 
,  inquiéter ,  jusqu'au  doute ,  que  des  choses  qu'il  m'importait  de 
savoir. 

Je  compris  encore  que ,  loin  de  me  délivrer  de  mes  doutes  inu- 
tiles, les  philosophes  ne  feraient  que  multiplier  ceux  qui  me  tour- 
mentaient, et  n'en  résoudraient  aucun.  Je  pris  donc  un  autre  guide, 
et  je  me  dis  :  Consultons  la  lumière  intérieure ,  elle  m' égarera 
moins  qu'ils  ne  m'égarent ,  ou  ,  du  moins  ,  mon  erreur  sera  la 
mienne  ,  et  je  me  dépraverai  moins  en  suivant  mes  propres  illu- 
»ions  qu'en  me  livrant  à  leurs  mensonges. 

Alors ,  repassant  dans  mon  esprit  les  diverses  op'mions  qui  m'a- 
vaient tour  à  tour  entraîné  depuis  ma  naissance  ,  je  vis  que  ,  bien 
qu'aucune  d'elles  ne  fût  assez  évidente  pour  produire  immédiate- 
ment la  conviction ,  elles  avaient  divers  degrés  de  vraisemblance  , 
et  que  l'assentiment  intérieur  s'y  prétait  ou  s'y  refusait  à  différen- 
te» mesures.  Sur  cette  première  observation,  comparant  entre  elles 
toutes  ces  différentes  idées  dans  le  silence  des  préjuges,  je  trou- 
vai que  la  première  et  la  plus  commune  était  aussi  la  plus  simple 


316  EMILE. 

cl  la  plus  raisonnable  ,  et  qu'il  ne  lui  manquait,  pour  réunir  tous 
les  suffrages  ,  que  d'avoir  été  proposée  la  dernière.  Imaginez  tous 
vos  philosophes  anciens  et  modernes  ayant  d'abord  épuisé  leurs 
bizarres  systèmes  de  forces ,  de  chances ,  de  fatalité ,  de  nécessité , 
d'atomes,  de  monde  animé,  de  matière  vivante,  de  matérialisme  de 
toute  espèce,  et,  après  eux  tous,  l'illustre  Clarke  éclairant  le 
monde ,  annonçant  enfin  l'Être  des  êtres  et  le  dispensateur  des  cho- 
ses. Avec  quelle  universelle  admiration,  avec  quel  applaudisse- 
ment unanime  n'eut  point  été  reçu  ce  nouveau  système ,  si  grand , 
si  consolant,  si  sublime,  si  propre  à  élever  l'àme,  à  donner  une 
base  à  la  vertu,  et  en  même  temps  si  frappant ,  si  lumineux ,  si 
simple ,  et ,  ce  me  semble ,  offrant  moins  de  choses  incompréhen- 
sibles à  l'esprit  humain  qu'il  n'en  trouve  d'absurdes  en  tout  autre 
système  !  Je  me  disais  :  Les  objections  insolubles  sont  communes 
à  tous ,  parce  que  l'esprit  de  l'homme  est  trop  borné  pour  les  ré- 
soudre :  elles  ne  prouvent  donc  contre  aucun  par  préférence  :  mais 
quelle  différence  entre  les  preuves  directes!  Celui-là  seul  qui  ex- 
|)lique  tout  ne  doit-il  pas  être  préféré  quand  il  n'a  pas  plus  de  diffi- 
culté que  les  autres? 

y  Portant  donc  en  moi  l'amour  de  la  vérité  pour  toute  philoso- 
phie, et  pour  toute  méthode  une  règle  facile  et  simple  qui  me  dis- 
pense de  la  vaine  subtilité  des  arguments  ,  je  reprends  sur  celte 
règle  l'examen  des  connaissances  qui  m'intéressent ,  résolu  d'ad- 
mctlre  pour  évidentes  toutes  celles  auxquelles,  dans  la  sincérité  de 
mon  cœur,  je  ne  pourrai  refuser  mon  consentement ,  pour  vraies 
toutes  celles  qui  me  paraîtront  avoir  une  liaison  nécessaire  avec 
ces  premières ,  et  de  laisser  toutes  les  autres  dans  l'incertitude, 
sans  les  rejeter  ni  les  admollrc ,  et  sans  me  tourmenter  à  les  éclair 
cir  quand  elles  ne  mènent  à  rien  d'utile  pour  la  pratique. 

Mais  qui  suis-je  ?  quel  droit  ai-je  de  juger  les  choses?  et  qu'est- 
ce  qui  détermine  mes  jugements?  S'ils  sont  entraînés,  forcis  par 
les  impressions  que  je  reçois,  jo  mo  fatigue  en  vain  à  ces  re- 
cherches ;  elles  ne  se  feront  point ,  ou  se  feront  d'elles-mêmes 
sans  que  je  me  mclc  de  les  diriger.  Il  faut  donc  tourner  d'abord 
mes  regards  sur  moi  pour  connaître  l'instrument  dont  je  veux  me 
servir,  et  jusqu'à  quel  point  je  puis  me  fier  à  son  usage. 

J'existe,  et  j'ai  des  sens  par  lesquels  je  suis  afrecté.  Voilà  la 
première  vérité  qui  me  frappe  et  à  laquelle  je  îiuis  forcé  d'acquies- 
cer. Ai-je  un  sentiment  propre  de  mon  existence ,  ou  ne  la  scns-je 


LIVRK  IV.  317 

que  par  mes  sensations?  Voilà  mon  premier  doute ,  qu'il  m'est , 
quant  à  présent ,  impossible  de  résoudre.  Car,  étant  continuel- 
lement affecté  de  sensations  ,  ou  immédiatement ,  ou  par  la  mé- 
moire, comment  puis-je  savoir  si  le  sentiment  du  moi  est  quel- 
que chose  hors  de  ces  mêmes  sensations,  et  s'il  peut  être  indé- 
pendant d'elles? 

Mes  sensations  se  passent  en  moi ,  puisqu'elles  me  font  sentir 
mon  existence;  mais  leur  cause  m'est  étrangère,  puisqu'elles 
nt'affcctcnt  malgré  que  j'en  aie ,  et  qu'il  ne  dépend  de  moi  ni  de 
les  produire ,  ni  de  les  anéantir.  Je  conçois  donc  clairement  que 
ma  sensation  qui  est  en  moi ,  et  sa  cause  ou  son  objet  qui  est  hors 
de  moi ,  ne  sont  pas  la  même  chose. 

Ainsi,  non-seulement  j'existe,  mais  il  existe  d'autres  êtres, 
savoir,  les  objets  de  mes  sensations;  et  quand  ces  objets  ne  se- 
raient que  des  idées  ,  toujours  est-il  vrai  que  ces  idées  ne  sont  paf 
moi. 

Or,  tout  ce  que  je  sens  hors  de  moi  et  qui  agit  sur  mes  sens, 
je  l'appelle  matière  ;  cl  toutes  les  portions  de  matière  que  je  con- 
çois réunies  en  êtres  individuels,  je  les  appelle  des  corps.  Amsi 
toutes  les  disputes  des  idéalistes  et  des  matérialistes  ne  signiGent 
rien  pour  moi  :  leurs  distinctions  sur  l'apparence  et  la  réalité  des 
corps  sont  des  chimère^ 
'  ^  Me  voici  déjà  tout  aussi  sûr  de  l'existence  de  l'univers  que  delà 
mienne.  Ensuite  je  réfléchis  sur  les  objets  de  mes  sensatons  ;  et, 
trouvant  en  moi  la  faculté  de  les  comparer,  je  me  sens  doué  d'une 
force  active  que  je  ne  savais  pas  avoir  auparavant. 

Apercevoir  ,  c'est  sentir;  comparer ,  c'est  juger  ;  juger  et  sen- 
tir ne  sont  pas  la  même  chose.  Par  la  sensation  ,  les  objets  s'offrent 
à  moi  séparés,  isolés ,  tels  qu'ils  sont  dans  la  nature  ;  par  la  com- 
paraison, je  les  remue,  je  les  transporte  pour  ainsi  dire ,  je  les 
pose  l'un  sur  l'autre  pour  prononcer  sur  leur  différence  ou  sur 
leur  similitude,  et  généralement  sur  tous  leurs  rapports.  Selon 
moi,  la  faculté  distinctive  de  l'être  actif  ou  intelligent  est  de  pou- 
voir donner  un  sens  à  ce  mot  tt\.  Je  cherche  en  vain  dans  l'être 
purement  sensitif  cette  force  intelligente  qui  superpose  et  puis 
qui  prononce;  je  ne  la  saurais  voir  dans  sa  nature.  Cei  être  passif 
sentira  chaque  objet  séparément ,  même  il  sentira  l'objet  total 
formé  des  deux  ;  mais ,  n'ayant  aucune  force  pour  les  rciilier  I'uq 
•ur  r.iutre,  il  oe  les  comparera  jamais,  il  ne  les  jugera  point. 


318  EMILE. 

Voir  Jeux  objets  à  la  fois ,  ce  n'est  pas  voir  leurs  rapports  ni 
juger  de  leurs  différences;  apercevoir  plusieurs  objets  lei  uns 
hors  des  autres  n'est  pas  les  nombrer.  Je  puis  avoir  au  même  ins- 
tant l'idée  d'un  grand  bâton  et  d'un  petit  bàlon  sans  les  comparer, 
sans  juger  que  l'un  est  plus  petit  que  l'autre ,  comme  je  puis  voir 
à  la  fois  ma  main  entière,  sans  faire  le  compte  de  mes  doigts  '. 
Ces  idées  comparatives  plus,  grand  ,  plus  petit,  de  même  que  les 
idées  numériques  d'un,  de  deux.  etc. ,  ne  sont  certainement  pas 
des  sensations,  quoique  mon  esprit  ne  les  produise  qu'à  l'occa- 
sion de  mes  sensations. 

Ou  nous  dit  que  l'être  sensitif  distingue  les  sensations  les  unes 
des  autres  par  les  différences  qu'ont  entre  elles  ces  mêmes  sensa- 
tions :  ceci  demande  explication.  Quand  les  sensations  sont  dif- 
férentes ,  l'être  sensitif  les  distingue  par  leurs  différences  ;  quand 
elles  sont  semblables ,  il  les  distingue  parce  qu'il  sent  les  unes 
liors  des  autres.  Autrement ,  comment  dans  une  sensation  simul- 
tanée distinguerait-il  deux  objets  égaux  ?  il  faudrait  nécessairement 
tiu'il  confondit  ces  deux  objets  et  les  prit  pour  le  même ,  surtout 
dans  un  système  où  l'on  prétend  que  les  sensations  représentatives 
(le  l'étendue  ne  sont  point  étendues. 

Quand  les  deux  sensations  à  comparer  sont  aperçues ,  leur  im- 
pression est  faite,  chaque  objet  est  senti,  les  deux  sont  sentis  , 
mais  leur  rapport  n'est  pas  senti  pour  cela.  Si  le  jugement  do  t  '• 
rapport  n'était  qu'une  sensation ,  et  me  venait  uniquement  de 
l'objet ,  mes  jugements  ne  me  tromperaient  jamais ,  puisqu'il  n'est 
jamais  faux  que  je  sente  ce  que  je  sens, 

Pour(iuoi  donc  est-ce  que  je  me  trompe  sur  le  rapport  de  ces 
deux  bâtons ,  surtout  s'ils  ne  sont  pas  parallèles  ?  Pourquoi ,  dis- 
je ,  par  exetiiple,  (jue  le  petit  bâton  est  le  tiers  du  granil  ,  tandis 
([u'il  n'en  est  que  le  quart?  Pourquoi  limage,  qui  est  la  sensa- 
tion, n'est  elle  pas  conforme  à  son  modèle,  qui  est  l'objet.' C'est 
(jue  je  suis  actif  quand  je  juge,  que  l'opération  qui  compare  est 
fautive;  et  que  mon  entendement,  qui  juge  les  rapports,  mêle 
SCS  erreurs  à  la  vérité  des  sensations,  qui  ne  montrent  que  les 
objets. 

'  Lc-i  rcl.iUcins  de  M.  do  ia  Coiid.imiiic  noo*  p.uionf  d'Hii  ui-uplc  i|iii  ne 
savait  compter  min  jns4)uà  trois.  Cependaiil  les  lioiniue.«  nui  »  oinitosaiciU 
re  peuple,  ayant  des  mains,  avaient  souvou'  apeivu  leurs  doigtssausMVoir 
compter  jijiHuru  cind. 


LIVHE  IV.  319 

Ajoutez  à  cela  une  réflexion  qui  vous  frappen,  je  m'assure,  quand 
vous  y  aurez  pensé  :  c'est  que,  si  nous  étions  purement  passifs  da^s 

-       de  nos  sens,  il  n'y  aurait  entre  eux  aucune  communication  ; 

serait  impossible  de  connaître  que  le  corps  que  nous  tou- 

lions  et  l'objet  que  nous  voyons  sont  le  même.  Ou  nous  ne  sen- 

urions  jamais  rien  hors  de  nous,  ou  il  y  aurait  pour  nous  cinq 

substances  sensibles ,  dont  nous  n'aurions  nul  moyen  d'apercevoir 

l'identité. 

Qu'on  donne  tel  ou  tel  nom  à  cette  force  de  mon  esprit  qui  rap- 
proche et  compare  mes  sensations  ;  qu'on  l'appelle  attention,  mé- 
ditation, réflexion,  ou  comme  on  voudra;  toujours  est-il  vrai 
qu'elle  est  en  moi  et  non  dans  les  choses ,  que  c'est  moi  seul  qui 
la  produis ,  quoique  je  ne  la  produise  qu'à  l'occasion  de  l'impres- 
sion que  font  sur  moi  les  objets.  Sans  être  maître  de  sentir  ou 
de  ne  pas  sentir ,  je  le  suis  d'examiner  plus  ou  moins  ce  que  je 
sens. 

Je  ne  suis  donc  pas  simplement  un  être  sensitif  ot  passif,  mais 
lin  être  actif  et  intelligent;  et,  quoi  qu'en  dise  la  philosophie,  j'o- 
serai prétendre  à  l'honneur  de  penser.  Je  sais  seulement  que  la 
vérité  est  dans  les  choses  et  non  pas  dans  mon  esprit  qui  les  juge , 
et  que  moins  je  met»  du  mien  dans  les  jugements  que  j'en  porte, 
plus  je  suis  sur  d'approcher  de  la  vérité  :  ainsi  ma  règle  de  me 
livrer  au  sentiment  plus  qu'à  la  raison  est  confirmée  par  la  raison 
mémj^ 

M'étant ,  |)our  ainsi  dire ,  assuré  de  moi-même ,  |e  commence  à 
regarder  hors  de  moi ,  et  je  me  considère  avec  une  sorte  de  fré- 
ibissemenl ,  jeté ,  perdu  dans  ce  vaste  univers ,  et  comme  noyé 
dans  l'immensité  des  êtres ,  sans  rien  savoir  de  ce  qu'ils  sont  * ,  ni 
entre  eux  ,  ni  par  rapport  à  moi.  Je  les  étudie,  je  les  observe  ; 
et ,  le  premier  objet  qui  se  présente  à  moi  pour  les  comparer , 
c'est  moi-même. 

Tout  ce  que  j'aperçois  par  les  sens  est  raatii-re ,  et  je  déduis 
■l'ites  les  propriétés  essentielles  de  U  matière  des  qualités  sensi- 
bles qui  me  la  font  afiercevoir,  et  qui  en  sont  inséparables.  Je  la 
vuis  tantôt  ca  moaveœent  el  tantôt  en  repos'  ;  d'où  j'infère  que 

*  (Vab....  de  ce  qu'ils  sont  ni  absolument ,  ni  entre  eux,  n/...1 


«:'        ■     :     .     ■  ■  .  .       .-: .....,..,  si 

wm .  «{ue  nou»  somme*  eiicliiiï  luciue  t  prendre  pour  abmlu  le  repo*  (|(ii 


aao  RMILK. 

ni  le  repos  ni  le  mouvement  ne  lui  sont  essentiels;  mais  le  mouve- 
ment ,  étant  une  action ,  est  l'effet  d'une  cause  dont  le  repos  n'est 
que  l'absence.  Quand  donc  rien  n'agit  sur  la  matière ,  elle  ne  se 
meut  point ,  et,  par  cela  même  qu'elle  est  indifférente  au  repos  et 
au  mouvement ,  son  état  naturel  est  d'être  en  repos. 

J'aperçois  dans  les  corps  deux  sortes  de  mouvement ,  savoir  , 
mouvement  communiqué,  et  mouvement  spontané  ou  volontaire. 
Dans  le  premier ,  la  cause  motrice  est  étrangère  au  corps  raii  ,  et 
dans  le  second  elle  est  en  lui-même.  Je  ne  conclurai  pas  de  là 
que  le  mouvement  d'une  montre,  par  exemple,  est  spontané; 
car  si  rien  d'étranger  au  ressort  n'agissait  sur  lui ,  il  ne  tendrait 
point  à  se  redresser,  et  ne  tirerait  pas  la  chaîne.  Par  la  même  rai- 
son ,  je  n'accorderai  point  non  plus  la  spontanéité  aux  fluides  ,  ni 
au  feu  même  qui  fait  leur  fluidité  '. 

Vous  me  demanderez  si  les  mouvements  des  animaux  sont 
spontanés  ;  je  vous  dirai  que  je  n'en  sais  rien  ,  mais  que  l'analo- 
gie est  pour  l'affirmative.  Vous  me  demanderez  encore  comment 
je  sais  donc  qu'il  y  a  des  mouvements  spontanés  ;  je  vous  dirai 
que  je  le  sais  parce  que  je  le  sens.  Je  veux  mouvoir  mon  bras  et 
je  le  meus ,  sans  que  ce  mouvement  ait  d'autre  cause  immédiate 
que  ma  volonté.  C'est  en  vain  qu'on  voudrait  raisonner  pour  dé- 
truire en  moi  ce  sentiment ,  il  est  plus  fort  que  toute  évidence  ; 
autant  vaudrait  me  prouver  que  je  n'existe  pas. 

S'il  n'y  avait  aucune  spontanéité  dans  les  actions  des  hommes , 
ni  dans  rien  de  ce  qui  se  fait  sur  la  terre ,  on  n'en  serait  que  plus 
embarrassé  à  imaginer  la  première  cause  de  tout  mouvement. 
Pour  moi ,  je  me  sens  tellement  persuadé  que  l'état  naturel  de  la 
matière  est  d'être  en  repos ,  et  qu'elle  n'a  par  elle-même  aucune 
force  pour  agir,  qu'en  voyant  un  corps  en  mouvement  je  juge 
aussitôt,  ou  que  c'est  un  corps  anime,  ou  que  ce  mouvement 
lui  a  clé  communiqué.  Mon  esprit  refuse  tout  acquiescement  à  l'i- 
dée de  la  matière  non  organisée  se  mouvant  d'elle-même ,  ou  pro- 
duisant quelque  action. 

Cependant  cet  univers  visible  est  matière ,  matière  éparsc  ei 

n'est  que  relatif.  Or  il  n'est  pas  vrai  que  le  mouvement  soit  de  l'essence 
de  la  matière ,  si  clic  peut  cire  conçue  en  repos. 

'  Les  chimistes  regardent  le  phlogistinue  ou  r(4cmcnt  du  feu  comme 
épars,  immoliile,  et  stagnant  dans  les  mixtes  dont  il  fait  partie,  jusiju'à 
ce  que  des  causes  étrançi-res  le  dt'gageut,  le  réunissent,  le  mettent  en 
mouvement,  et  le  changent  eu  feu. 


LIVRE  lY.  311 

morle  ' ,  qui  n'a  rien  dans  son  loul  de  l'union  ,  de  l'organisa- 
•  lon ,  du  sentinaent  commun  des  parties  d'un  corps  animé ,  puis- 
iil  est  certain  que  nous  qui  sommes  parties  ne  nous  sentons 
illement  dans  le  tout.  Ce  même  univers  est  en  mouvement,  et 
iiis  ses  mouvements  réglés,  uniformes,  assujettis  à  des  lois  cons- 
ites ,  il  n'a  rien  de  cette  liberté  qui  parait  dans  les  mouvements 
^ntanés  de  l'homme  et  des  animaux.  Le  monde  n'est  donc  ps 
i  grand  animal  qui  se  meuve  de  lui-même,  il  y  a  donc  dans  ses  , 
iouvemenis  quelque  cause  étrangère  à  lui ,  laquelle  je  n'aper- 
■is  pas;  mais  la  persuasion  intérieure  me  rend  celte  cause  telle- 
client  sensible  que  je  ne  puis  voir  rouler  le  soleil  sans  imaginer 
une  force  qui  le  pousse ,  ou  que,  sila  terre  tourne,  je  crois  sentir 
une  main  qui  la  fait  tourner. 

S'il  faut  admettre  des  lois  générales  dont  je  n'aperçois  pas  les 
rapports  essentiels  avec  la  matière ,  de  quoi  serai-je  avancé  ?  Ces 
lois ,  n'étant  point  des  êtres  réels  ,  des  substances ,  ont  donc  quel- 
que autre  fondement  qui  m'est  inconnu.  L'expérience  et  l'obser- 
vation nous  ont  fait  connaître  les  lois  du  mouvement  ;  ces  lois  dé- 
terminent les  effets  sans  montrer  les  causes  ;  elles  ne  suffisent 
point  pour  expliquer  le  système  du  monde  et  la  marche  de  l'uni- 
vers. Descarlcs  avec  des  dés  formait  le  ciel  et  la  terre  ;  mais  il 
ne  put  donner  le  premier  branle  à  ces  dés ,  ni  mettre  en  jeu  sa 
force  centrifuge  qu'à  l'aide  d'un  mouvement  de  rotation.  Newton 
a  trouvé  la  loi  de  l'attraction  ;  mais  rallraction  seule  réduirait 
bientôt  l'univers  en  une  masse  immobile  :  à  cette  loi  il  a  fallu 
joindre  une  force  projectile,  pour  faire  décrire  des  courbes  aux 
corps  célestes.  Que  Desoartes  nous  dise  quelle  loi  physique  a  fait 
tourner  ses  tourbillons  ;  que  Newton  nous  montre  la  raain  qui 
lança  les  planètes  sur  la  tangente  de  leurs  orbites. 

Les  premières  causes  du  mouvement  ne  sont  point  dans  la  ma- 
tière ;  elle  reçoit  le  mouveraenk  et  le  communique ,  mais  elle  ne 
le  produit  pas.  Plus  j'observe  l'action  et  réaction  des  forces  de  la 
nature  agissant  les  unes  sur  les  autres ,  plus  je  trouve  que ,  d'ef- 
fets en  effets ,  il  faut  toujours  remonter  à  quelque  volonté  pour 
première  cause  ;  car  supposer  un  progrès  de  causes  à  l'inllni, 

'  J'ai  fait  tous  mes  efforts  (toiir  concevoir  une  mol<*cule  vivante,  sans 
pwivoir  r-ii  vpnirÀ  liout.  L'i<l<^e  d<»  la  matière  sentant  »an«  avoir  de  sens  ine 
parait  inintellipble  et  confradirtoire.  Pour  a<lopler  on  rejeter  cette  id^. 
il  (aotirail  commencer  \>*r  la  comprendre,  et  j'avoue  que  je  n'ai  pas  co 
bonlienr-U. 


32Î  EiMILE. 

c'est  n'eu  point  supposer  du  tout.  En  un  mot,  tout  mouvement  qui 
n'est  pas  produit  par  un  autre  ne  peut  venir  que  d'un  acte  spon- 
tané ,  volontaire  ;  les  corps  inanimés  n'agissent  que  par  le  mou- 
vement, et  il  n'y  a  point  de  véritable  action  sans  volonté.  Voilà 
mon  premier  principe.  Je  crois  donc  qu'une  volonté  meut  l'univers 
ot  anime  la  nature.  Voilà  mon  premier  dogme ,  ou  mon  premier 
article  de  foi. 

Comment  une  volonté  produit-elle  une  action  physique  et  cor- 
porelle "}  Je  n'en  sais  rien ,  mais  j'éprouve  en  moi  qu'elle  la  pro- 
duit. Je  veux  agir ,  et  j'agis  ;  je  veux  mouvoir  mon  corps ,  et 
mon  corps  se  meut  :  mais  qu'un  corps  inanimé  et  en  repos  vienne 
à  se  mouvoir  de  lui-même  ou  produise  le  mouvement ,  cela  est 
incompréhensible  et  sans  exemple.  La  volonté  m'est  connue  par 
ses  actes ,  non  par  sa  nature.  Je  connais  celle  volonté  comme 
cause  motrice  ;  mais  concevoir  la  matière  productrice  du  mou- 
vement ,  c'est  clairement  concevoir  un  effet  sans  cause ,  c'est  ne 
concevoir  absolument  rien. 

Il  ne  m'est  pas  plus  possible  de  concevoir  comment  ma  volonté 
meut  mou  corps ,  que  comment  mes  sensations  affectent  mon 
âme.  Je  ne  sais  pas  même  pourquoi  l'un  de  ces  mystères  a  paru 
plus  explicaole  que  l'autre.  Quant  à  moi,  soit  quand  je  suis  pas- 
sif,  soit  quand  je  suis  actif ,  le  moyen  d'union  des  deux  substan- 
ces me  paraic  absolument  incompréhensible.  11  est  bien  étrange 
qu'on  parte  de  cette  incompréhensibilité  même  pour  confondre 
les  deux  substances ,  comme  si  des  opérations  de  natures  si 
différentes  s'expliquaient  mieux  dans  un  seul  sujet  que  dans 
deux. 

Le  dogme  que  je  viens  d'établir  est  obscur ,  il  ci.t  vrai  ;  mais 
enlin  il  offre  un  sens  ,  et  il  n'a  rien  qui  répugne  à  la  raison  ni  à 
l'observation  :  en  peut-on  dire  autant  du  matérialisme?  N'est-il 
pas  clair  que  si  le  mouvement  élait  essentiel  à  la  matière ,  il  en 
serait  inséparable ,  il  y  serait  toujours  en  même  degré  ,  toujours 
le  même  dans  chaiiuo  portion  de  matière  ,  il  serait  incommuiiica- 
blo  ,  il  ne  pourrait  augmenter  ni  diminuer  ,  et  l'on  ne  pourrait  pas 
même  concevoir  la  matière  en  repos  ?  Quand  on  me  dit  que  le 
mouvement  ne  lui  est  pas  essentiel ,  mais  nécessaire  ,  on  veut  me 
donner  le  change  par  des  mots  qui  seraient  plus  aisés  ù  i-éfuler 
s'ils  avaient  un  peu  plus  de  sens.  Car ,  ou  le  mouvement  de  la 
matière  lui  vient  d'elle-même ,  cl  alors  il  lui  est  essentiel  ;  ou  s'il 


LIVRE  IV.  333 

lui  vient  d'une  cause  élrangère ,  il  n'est  nécessaire  à  la  matière 
qu'autant  que  la  cause  motrice  agit  sur  elle  :  nous  rentrons  dans 

première  difficulté. 

Les  idées  générales  et  al)straiteâ  sont  la  source  des  plus  gran- 
des erreurs  des  hommes  ;  jamais  le  jargon  de  la  métaphysique 
n'a  fait  découvrir  une  seule  vérité ,  et  il  a  rempU  la  philosophie 
d'absurdités  dont  on  a  honte ,  sitôt  qu'on  les  dépouille  de  leurâ 
grands  mots.  Dite^-moi,  mon  ami,  si,  quand  on  vous  parle  d'une 
force  aveugle  répandue  dans  toute  la  nature,  on  porte  quelque 
véritable  idée  à  votre  esprit.  On  croit  dire  quelque  chose  par 
ces  mots  vagues  de  force  unirerselle ,  de  mouvement  nécessaire , 
et  l'on  ne  dit  rien  du  tout.  L'idée  du  mouvement  n'est  autre  chose 
que  l'idée  du  transport  d'un  lieu  à  un  autre  :  il  n'y  a  point  do 
mouvement  sans  quelque  direction;  car  un  être  individuel  ne 
saurait  se  mouvoir  à  la  fois  dans  tous  les  sens.  Dans  quel  sens 
donc  la  matière  se  meut-elle  nécessairement.' Toute  la  matiéro 
en  corps  a-t-elle  un  mouvement  uniforme,  ou  chaque  atome  a-l- 
il  son  mouvement  propre  ?  Selon  la  première  idée ,  Tunivers  en- 
tier doit  former  une  masse  solide  et  indivisible;  selon  la  seconde, 
il  ne  doit  former  qu'une  fluide  épars  et  incohérent,  sans  qu'il  soil 
jamais  possible  que  deux  atomes  se  réunissent.  Sm- quelle  direc- 
tion se  fera  ce  mouvement  commun  de  toute  la  matière?  Sera-n 
fn  droite  ligne  ou  circulairement,  en  haut  ou  en  bas ,  à  droit> 
ou  <à  gauche?  Si  chaque  molécule  de  matière  a  sa  direction  par 
ticuliére  ,  quelles  seront  les  causes  de  toutes  ces  directions  el  de 
toutes  ces  différences?  Si  chaque  atome  ou  molécule  de  matière 
ne  faisait  que  tourner  sur  son  propre  centre  ,  jamais  rien  ne  sor- 
tirait de  sa  place,  et  il  n'y  aurait  point  de  mouvement  commu- 
niqué; encore  même  faudrait-il  que  ce  mouvement  circulaire  fût 
déterminé  dans  quelque  sens.  Donner  à  la  matière  le  mouvement 
par  abstraction ,  c'est  dire  des  mois  qui  ne  signifient  rien  ;  et  lui 
donner  un  mouvement  déterminé,  c'est  supposer  une  cause  qui 
le  détermine.  Plus  je  multiplie  les  forces  particulières,  plus  j'ai 
de  nouvelles  causes  à  expliquer,  sans  jamais  trouver  aucun  agent 
commun  qui  les  diri|?e.  I^in  de  pouvoir  imaginer  aucun  ordre 
dms  le  concours  fortuit  des  éléments ,  je  n'en  puis  pas  même  ima- 
giner le  combat ,  et  le  chaos  de  l'univers  m'est  plus  inconcevable 
que  son  harmonie.  Je  comprends  que  le  mécanisme  du  monde  peiil 
i"'lre  pas  intelligible  à  l'esprit  humain;  mais  sitôt  qu'un  bomnc 


32i  ÉMILË. 

se  mêle  île  l'expliquer  ,  il  doit  dire  des  choses  que  les  hommes 
entendent. 

Si  la  matière  mue  me  montre  une  volonté ,  la  matière  mue  se- 
lon de  certaines  lois  me  montre  une  intelligence  :  c'est  mon  se- 
cond article  de  foi.  Agir ,  comparer  ,  choisir ,  sont  les  opérations 
d'un  être  actif  et  pensant  :  donc  cet  être  existe.  Où  le  voyez-TOUs 
exister?  m'allez-vous  dire.  Non-seulement  dans  lescieux  qui  rou- 
lent, dans  l'astre  qui  nous  éclaire;  non-seulement  dans  moi-même, 
mais  dans  la  brebis  qui  pait,  dans  l'oiseau  qui  vole,  dans  la 
pierre  qui  tombe ,  dans  la  feuille  qu'emporte  le  vent. 

Je  juge  de  l'ordre  du  monde  ,  quoique  j'en  ignore  la  fin  ,  parce 
que  pour  juger  de  cet  ordre  il  me  suffit  de  comparer  les  parties 
entre  elles  ,  d'étudier  leur  concours,  leurs  rapports ,  d'en  remar- 
quer le  concert.  J'ignore  pourquoi  l'univers  existe,  mais  je  ne 
laisse  pas  de  voir  comment  il  est  modifié  ;  je  ne  laisse  pas  d'aper- 
cevoir l'intime  correspondance  par  laquelle  les  êtres  qui  le  com- 
posent se  prélent  un  secours  mutuel.  Je  suis  comme  un  homme 
qui  verrait  pour  la  première  fois  une  montre  ouverte,  et  qui  ne 
laisserait  pas  d'en  admirer  l'ouvrage ,  quoiqu'il  ne  connût  pas  l'u- 
sage de  la  machine  et  qu'il  n'eût  point  vu  le  cadran.  Je  ne  sais , 
dirait-il ,  à  quoi  le  tout  est  bon  ;  mais  je  vois  que  chaque  pièce 
est  faite  pour  les  autres  ;  j'admire  l'ouvrier  dans  le  détail  de  son 
ouvrage ,  et  je  suis  bien  sûr  que  tous  ces  rouages  ne  marchent 
ainsi  de  concert  que  pour  une  fin  commune  qu'il  m'est  impossi- 
ble d'apercevoir. 

Comparons  les  (ins  particulières ,  les  moyens ,  les  rapports  or- 
donnés de  toute  espèce,  puis  écoutons  le  sentiment  inférieur  :  quel 
esprit  sain  peut  se  refuser  à  son  témoignage?  à  quels  yeux  non 
prévenus  l'ordre  sensible  de  l'univers  n'annonce-til  pas  une  su- 
prême intelligence  ?  et  que  de  sophismes  ne  faut-il  point  entasser 
pour  méconnaître  l'harmonie  des  êtres,  et  l'admirable  concours 
de  chaque  pièce  pour  la  conservation  des  autres  !  Qu'on  me  parle 
tant  qu'on  voudra  de  combinaisons  et  de  chances  :  que  vous  sert 
(le  me  réduire  au  silence ,  si  vous  ne  pouvez  m'amener  à  la  persua- 
sion ?  et  comment  m'ôlercz-vous  le  sentiment  involontaire  qui 
vous  dément  toujours  malgré  moi  ?  Si  les  corps  organisés  se  sont 
combinés  fortuitement  de  mille  manières  avant  de  prendre  de» 
forces  constantes,  s'il  s'est  formé  tl'abord  dos  estomacs  sans  bou- 
ches ,  des  pieds  sans  tcUs,  des  mains  sans  bras ,  des  organes  un- 


LIVRL  IV.  3» 

.Ils  de  toute  esp€«:e  qui  sont  péris  faute  de  pouvoir  se  conser- 
pourquoi  nul  de  ces  informes  essais  ne  frappe-t-il  plus  nos 
ds  ?  pourquoi  la  nature  s'cst-elle  enfin  prescrit  des  lois  aux- 
5  elle  n'était  pas  d'abord  assujettie?  Je  ne  dois  point  être 
is  qu'une  chose  arrive  lorsqu'elle  est  possible ,  et  que  la  dif- 

: ;é  de  l'événement  est  compensée  par  la  quantité  des  jets  ;  j'en 

«nviens.  Cependant  si  l'on  me  venait  dire  que  des  caractères 
d'imprimerie ,  projetés  au  hasard ,  ont  donné  l'Enéide  tout  ar- 
rangée ,  je  ne  daignerais  pas  faire  un  pas  pour  aller  vérifier  le 
mensonge.  Vous  oubliez,  me  dira-t-on,  la  quantité  des  jets.  Mais 
de  ces  jets-là  combien  faut-il  que  j'en  suppose  pour  rendre  la 
combinaison  vraisemblable.'  Pour  moi ,  qui  nen  vois  qu'un  seul , 
'ai  l'infini  à  parier  contre  un  que  son  produit  n'est  point  l'effet 
la  hasard.  Ajoutez  que  des  combinaisons  et  des  chances  ne  don- 
leront  jamais  que  des  produits  de  même  nature  que  les  éléments 
mnbinés ,  que  l'organisation  et  la  vie  ne  résulteront  point  d'un 
et  d'atonves ,  et  qu'un  cliimiste  combinant  des  mixtes  ne  les  fera 
•oint  sentir  et  penser  dans  son  creuset  '. 

J'ai  lu  Nicuwentit  avec  surprise ,  et  presque  avec  scandale. 
iMcment  cet  homme  a-t-il  pu  vouloir  faire  un  livre  des  merveil- 
;sdela  nature,  qui  montrent  la  sagesse  de  son  auteur. =>  Son  livre 
mail  aussi  gros  que  le  monde,  qu'il  n'aurait  pas  épuisé  son  sujet  ; 
tiitét  qu'on  veut  entrer  dans  les  détails,  la  plus  grande  men'eille 
i^ppe,  qui  est  l'harmonie  et  l'accord  du  tout.  La  seule  généra- 
oades  corps  vivants  et  organisés  est  l'abime  de  l'esprit  humain  ; 
i  barrière  insurmontable  que  la  nature  a  mise  entre  les  diverses 

Bes,  alin  qu'elles  ne  se  confondissent  pas,  montre  ses  inten- 
avec  la  deruicrc  évidence.  Elle  ne  s'est  pas  contentée  d'éLi- 
iordre ,  elle  a  pris  des  mesures  certaines  pour  que  rien  ne  put 
■  -iblor. 
n'y  a  pas  un  cire  dans  l'univers  qu'on  ne  puisse  ,  à  quelque 


'  l>mrsit-rtn.  M  Vf*n  n'en  ar^if  U  prenve,  i\m  IVxtnYagnnce  linmaine 

■  ■'   \  T  iisitaniis  assurait  avuir  vu  un  peM 

:is  un  vrrre,  <|iic  Juliiis  Caniillus, 

i lit  fiar  b  science  alchiti)ii|nc.  Para- 

t<ie,  />r  tintiim  rerum  ,  enseigne  la  faron  de  produire  ces  |)ctits  ho-n- 
a,  et  «iiifirnt  (pw  lr«  {iysnn'«~<.  \<^  fiiinp"».  !(*«  Mtvr**<!  et  les  nyinplics. 
'k*!.  i«  trop  qu'il  rcstf; 

'V)n  !  •  ces  f.iils,  51  ce 

•M.     ,...  ,, ^„,..^,...  .,  .  ;     .  .  a. -^ur  du  feu,  clquc 

'Il       i.ii  s  ppiivrnt  *c  conserver  en  vie  dans  un  fourneau  de  révcrbi^rc. 

I  '.i  -^.    -  f  Mil.»..  v> 


326  EMILE. 

égard ,  regarder  comme  le  centre  commun  de  tous  les  autres ,  ai 
tour  duquel  ils  sont  tous  ordonnés ,  en  sorte  qu'ils  sont  tous  réé 
proqucment  fins  et  moyens  les  uns  relativement  aux  autres.  L'es-' 
prit  se  confond  et  se  perd  dans  cette  infinité  do  rapports ,  dont 
pas  un  n'est  confondu  ni  perdu  dans  la  foule.  Que  d'absurdes  sup- 
positions pour  déduire  toute  cette  harmonie  de  l'aveugle  méca- 
nisme de  la  matière  mue  fortuitement  !  Ceux  qui  nient  l'unité  d'in- 
t€ntion  qui  se  manifeste  dans  les  rapports  de  toutes  les  parties  de 
ce  grand  tout  ont  beau  couvrir  leur  galimatias  d'abstractions , 
de  coordinations  ,  de  principes  généraux,  de  termes  emblémati 
ques;  quoi  qu'ils  fassent,  il  m'est  impossible  de  concevoir  un 
système  d'êtres  si  constamment  ordonnés,  que  je  ne  conçoive  unr 
intelligence  qui  l'ordonne.  Il  ne  dépend  pas  de  moi  de  croire  qui 
la  matière  passive  et  morte  a  pu  produire  des  êtres  vivants  et  sen- 
tants, qu'une  fatalité  aveugle  a  pu  produire  des  êtres  intelligents , 
que  ce  qui  ne  pense  point  a  pu  produire  des  êtres  qui  pensent. 

Je  crois  donc  que  le  monde  est  gouverné  par  une  volonté  puis- 
sante et  sage  ;  je  le  vois ,  ou  plutôt  je  le  sens ,  et  cela  m'importe  à 
savoir.  Mais  ce  même  monde  est-il  éternel  ou  créé.'  Y  a-t-il  un 
principe  unique  des  choses?  y  en  a-t-il  deux  ou  plusieurs?  et  quelle 
est  leur  nature?  Je  n'en  sais  rien  ;  et  que  m'importe?  A  mesur 
(jue  ces  connaissances  me  deviendront  intéressantes ,  je  m'tff(M 
cerai  de  les  acquérir  ;  jusque-là  je  renonce  à  de.s  questions  ci 
([ui  peuvent  inquiéter  mon  amour-propre  ,  mais  qui  sont  iiiUi,..  - 

■     à  ma  conduite  et  supérieures  à  ma  raison. 

^>^ Souvenez-vous  toujours  que  je  n'enseigne  point  mon  sentiment , 
je  l'expose.  Que  la  matière  soit  étemelle  ou  créée ,  qu'il  y  ait  un 
principe  passif  ou  qu'il  n'y  en  ait  point ,  toujours  est-il  rcrlain  que 
le  tout  est  un ,  et  annonce  une  intelligence  unique  ;  car  je  ne  vois 
rien  qui  ne  soit  ordonné  dans  le  même  système  et  qui  ne  concour- 
à  la  même  fin  ,  savoir  la  conservation  du  tout  dans  l'ordre  établi 
Cet  être  qui  veut  et  qui  peut ,  cet  être  actif  par  lui-même  ,  cet 
(Hro  enfin,  quel  qu'il  soit,  qui  meut  l'univers  et  ordonne  toute- 
choses,  je  l'appelle  Dieu.  Je  joins  ù  ce  nom  les  idées  d'intelli 
gence,  de  puissance,   de  volonté,   que  j'ai  rassembléos,  ot 
relie  de  bonté,  qui  en  est  une  suite  nécessaire  :  mais  je  n'en  coii 
nais  pas  mieux  l'être  auquel  je  l'ai  donné  ;  il  se  dérobe  également 
il  mes  sens  et  à  mon  entendement  ;  plus  j'y  pense ,  plus  je  iw 
confonds;  je  sais  très-ecrlaincment  qu'il  existe,  et  qu'il  existe 


LIVRE  IV.  3»? 

-  lui-ménie  :  je  sais  que  mon  existence  est  subordonnée  à  la 
uie,  et  que  toutes  les  choses  qui  me  sont  connues  sont  ab- 
îment dans  le  même  cas.  J'aperçois  Dieu  partout  dans  ses  œu- 
>  ;  je  le  sens  en  moi ,  je  le  vois  tout  autour  de  moi  ;  mais  sitôt 
que  je  veux  le  contempler  en  lui-même ,  sitôt  que  je  veux  cher- 
cher où  il  est ,  ce  qu'il  est ,  quelle  est  sa  substance ,  il  m'échappe , 
et  mon  esprit  troublé  n'aperçoit  plus  rien. 

Pénétré  de  mon  insuftisance ,  je  ne  raisonnerai  jamais  sur  la 
nature  de  Dieu ,  que  je  n'y  sois  forcé  par  le  sentiment  de  ses  rap- 
ports avec  moi.  Ces  raisonnements  sont  toujours  téméraires; 
an  homme  sage  ne  doit  s'y  livrer  qu'en  tremblant,  et  sur  qu'il 
D'est  pas  fait  pour  les  approfondir;  car  ce  qu'il  y  a  de  plus  inju- 
rieux à  la  Divinité  n'est  pas  de  n'y  point  penser ,  mais  d'en  mal 
penseï^ 

Apres  avoir  découvert  ceux  de  ses  attributs  par  lesquels  je  con- 
çois son  existence ,  je  reviens  à  moi,  et  je  cherche  quel  rang  j'oc- 
cupe dans  l'ordre  des  choses  qu'elle  gouverne ,  et  que  je  puis  exa- 
miner. Je  me  trouve  incontestablement  au  premier  par  mou  es- 
pace ;  car ,  par  ma  volonté  et  par  les  instruments  qui  sont  en  mon 
pouvoir  pour  l'exécuter,  j'ai  plus  de  force  pour  a^ir  sur  tous  les 
corps  qui  m'environnent ,  ou  pour  me  prêter  ou  me  dérober  comme 
H  me  plait  à  leur  action  ,  qu'aucun  d'eux  n'en  a  pour  agir  sur  moi 
inalgré  moi  par  la  seule  impulsion  physique;  et ,  par  mon  intelli- 
gence, je  suis  le  seul  qui  ait  inspection  sur  le  tout.  Quel  être 
ki-bas,  hors  l'homme,  sait  observer  tous  les  autres,  mesurer , 
calculer ,  prévoir  leurs  mouvements ,  leurs  effets ,  et  joindre ,  pour 
ainsi  dire ,  le  sentiment  de  l'existcDce  commune  à  celui  de  son 
^rislence  individuelle.'  Qu'y  a-t-il  de  si  ridicule  à  penser  que  tout 
fait  pour  moi ,  si  je  suis  le  seul  qui  sache  tout  rapporter  à  lui  ? 
Il  est  donc  vrai  que  l'homme  est  le  roi  de  la  terre  qu'il  habite  *  ; 
<>f>n-«^n!<»ment  il  dompte  tous  les  animaux ,  non-seulement  il 
ments  par  son  industrie  ;  mais  lui  seul  sur  la  terre 
-T,  et  il  s'approprie  encore ,  par  la  contemplation , 
~  tstres  mêmes  dont  il  ne  peut  approcher.  Qu'on  me  moutre  un 
'  re  animal  sur  la  terre  qui  sache  faire  usage  du  feu ,  et  qui  sache 
iiirer  le  soleil.  Quoi!  je  puis  observer,  connaître  les  êtres  et 
irs  rapports  ;  je  puis  sentir  ce  que  c'est  qu'ordre ,  beauté ,  vertu  ; 
luis  contempler  l'univers,  ra'élevcr  à  la  main  qui  le  gouverne  ; 
■  iVu.  ...  at  le  roi  de  la  nalure ,  au  moins  tmr  la  itm...'] 


32g  ÉMILK. 


1 


je  puis  aimer  le  bien,  le  faire;  et  je  me  comparerais  aux  bote»! 
Ame  abjecte  ,  c'est  ta  triste  philosophie  qui  te  rend  semblable  à 
elles  :  ou  plutôt  lu  veux  en  vain  l'avilir  ;  ton  génie  dépose  contre 
tes  principes,  ton  cœur  bienfaisant  dément  ta  doctrine,  et  l'abus 
même  de  les  facultés  prouve  leur  excellence  en  dépit  de  toi. 

Pour  moi ,  qui  n'ai  point  de  système  à  soutenir,  moi ,  hommo 
simple  et  vrai  que  la  fureur  d'aucun  parti  n'entraîne  et  qui  n'as- 
pire point  à  l'honneur  d'être  chef  de  secte,  content  de  la  place  où 
Dieu  m'a  mis ,  je  ne  vois  rien ,  après  lui ,  de  meilleur  que  mon  es- 
pèce ;  et  si  j'avais  à  choisir  ma  place  dans  l'ordre  des  êtres ,  que 
pourrais-je  choisir  de  plus  que  d'être  homme  ? 

Celte  réflexion  m'enorgueillit  moins  qu'elle  ne  me  touche;  car 
cet  état  n'est  point  de  mon  choix ,  et  il  n'était  pas  du  au  mérite 
d'un  être  qui  n'existait  pas  encore.  Puis-je  me  voir  ainsi  distin- 
gué sans  me  féliciter  de  remplir  ce  poste  honorable ,  et  sans  bénir 
la  main  qui  m'y  a  placé  ?  De  mon  premier  retour  sur  moi  nait  dans 
mon  cœur  un  sentiment  de  reconnaissance  et  de  bénédiction  pour 
l'auteur  de  mon  espèce ,  et  de  ce  sentiment  mon  premier  hommage 
à  la  Divinité  bienfaisante.  J'adore  la  puissance  suprême ,  et  je 
m'attendris  sur  ses  bienfaits.  Je  n'ai  pas  besoin  qu'on  m'enseigne 
ce  culte,  il  m'est  dicté  par  la  nature  elle-même.  N'est-ce  pas  une 
conséquence  naturelle  de  l'amour  de  soi ,  d'honorer  ce  qui  nous 
protège,  et  d'aimer  ce  qui  nous  veut  du  bien.' 

Mais  quand ,  pour  connaître  ensuite  ma  place  individuelle  dans 
mon  espèce ,  j'en  considère  les  divers  rangs  *  et  les  hommes  qui 
les  remplissent ,  que  deviens-je?  quel  spectacle ,  Où  est  l'ordre  que 
j'avais  observé?  Le  tableau  de  la  nalure  ne  m'offrait  qu'harmonie 
et  proportions ,  celui  du  genre  humain  ne  m'offre  que  confusion , 
désordre  !  Le  concert  règne  entre  les  éléments ,  et  les  hommes  sonl 
dans  le  chaos  !  Les  animaux  sont  heureux ,  leur  roi  seul  est  misé- 
rable! 0  sagesse,  où  sont  tes  lois?  0  Providence,  est-ce  ainsi  que 
lu  régis  le  monde?  Être  bienfaisant,  qu'est  devenu  ton  pouvoir  ' 
Je  vois  le  mal  sur  la  terre. 

Croiriez-vous  ,  mon  bon  ami ,  que  de  ces  tristes  réflexions  et  de 
res  contradictions  apparentes  se  formèrent  dans  mon  esprit  Iw 
sublimes  idées  de  l'àme ,  qui  n'avaient  point  jusque-là  résulté  dl 
mes  recherches?  En  méditant  sur  la  nature  de  l'homme,  j'y  cru> 
découvrir  deux  principes  distincts ,  dont  l'un  relevait  à  l'étud»- 

•  (Vas.  ..,  fen  considère  l'économie,  les  divcn  rangt,  et.-.] 


LlVnt  IV.  359 

•les  vérités  étemelles,  à  l'amour  de  la  justice  et  du  beau  moral , 
êax  régions  du  monde  intellectuel,  dont  la  contemplation  fait  les 
délices  du  sage ,  et  dont  l'autre  le  ramenait  bassement  en  lui-même, 
Passervissait à  l'empire  des  sens,  aux  passions  qui  sont  leurs  mi* 
nistres,  et  contrariait  par  elles  tout  ce  que  lui  inspirait  le  senti- 
ment du  premier*.  En  me  sentant  entraîné,  combattu  par  cts 
deux  mouvements  contraires,  je  me  disais  :  Non ,  l'homme  n'est 
point  un  ;  je  veux  et  je  ne  veux  pas ,  je  me  sens  à  la  fois  esclave 
et  libre  ;  je  vois  le  bien ,  je  l'aime ,  et  je  fais  le  mal  ;  je  suis  actif 
quand  j'écoute  la  raison,  passif  quand  mes  passions  m'entraînent  ; 
et  mon  pire  tourment,  quand  je  succombe,  est  de  sentir  que  j'ai 
pu  résister. 

Jeune  homme ,  écoutez  avec  confiance ,  je  serai  toujours  de 
bonne  foi.  Si  la  conscience  est  l'ouvrage  des  préjugés ,  j'ai  tort 
sans  doute ,  et  il  n'y  a  point  de  morale  démontrée  ;  mais  si  se  pré- 
férer à  tout  est  un  penchant  naturel  à  l'homme ,  et  si  pourtant  le 
premier  sentiment  de  la  justice  est  inné  dans  le  cœur  humain ,  que 
celui  qui  fait  de  l'homme  un  être  simple  lève  ces  contradictions , 
et  je  ne  reconnais  plus  qu'une  substance. 

Vou»  remarquerez  que,  par  ce  mot  de  substance,  j'entends  en 
général  l'être  doué  de  quelque  qualité  primitive,  et  abstraction 
faite  de  toutes  modiKcations  particulières  ou  secondaires.  Si  donc 
toutes  les  qualités  primitives  qui  nous  sont  connues  peuvent  se 
réanir  dans  un  même  être ,  on  ne  doit  admettre  qu'une  substance; 
mais  s'il  y  en  a  qui  s'excluent  mutuellement,  il  y  a  autant  de  di- 
verses substances  qu'on  peut  faire  de  pareilles  exclusions.  Vous 
téfléchirez  sur  cela  ;  pour  moi  je  n'ai  besoin ,  quoi  qu'en  dise 
Locke,  de  connaître  la  matière  que  comme  étendue  et  divisible, 
pour  être  assuré  qu'elle  ne  peut  penser  ;  et  quand  un  philosophe 
viendra  me  dire  que  les  arbres  sentent  et  que  les  rochers  pensent  ', 

*  IVab.  ...re  que  lui  inspirait  de  noble  et  de  grand  le  sentiment...} 
'  Il  me  stinble  que,  loin  de  dire  que  les  rochers  pensent ,  la  pliilosopliie 
aKMicme  a  décoiivort  an  contraire  que  les  hoinmr^  ne  (icnsent  |>uiDt.  Elle 
■reconnaît  plus  «pie  de« êtres  sen-^itifs  dans  la  nature:  et  toute  Li  dif- 

•quelietrouvrr-'-       -'     - • •         ■•    mncest 

|étrc  «ensitif  qui  a   •  ni  n'en 

Mais  Vil  est  m  _     I  unité 

itJTc ou  le  moi  indit hltwi  ?  M-ia-t c d<int clta<iui.- ntolccuie  de  nu(ii.-re un 

Miles  corps  agnsatif»?  l•lacer.^i-je  é!;alon)ent  celte  unité  daas  le»  (lu»- 

\  et  «tan»  Im  solid''^,  dan^  1»^  inixtd  et  dans  los  (éléments?  U  n'y  a ,  dit-on , 

^■C  des  indiMduî  Uan«  la  nature.  Mai<  quels  sont  ces  indivi<liis?  Orttt: 


330  £MILE. 

il  aura  beau  m'embarrasser  dans  ses  arguments  subtils,  je  ne  puis 
voir  en  lui  qu'un  sophiste  de  mauvaise  foi ,  qui  aime  mieux  donner 
j^  le  sentiment  aux  pierres,  que  d'accorder  une  àme  à  l'homme. 
--"Supposons  un  sourd  qui  nie  l'existence  des  sons ,  parce  qu'ils 
n'ont  jamais  frappe  son  oreille.  Je  mets  sous  ses  yeux  un  instru- 
ment à  cordes,  dont  je  fais  sonner  l'unisson  par  un  autre  instru- 
ment caché  :  le  sourd  voit  frémir  la  corde ,  je  lui  dis ,  C'est  le  son 
qui  fait  cela.  Point  du  tout,  répond-il  ;  la  cause  du  frémissement 
de  la  corde  est  en  elle-même  ;  c'est  une  qualité  commune  à  tous  les 
corps  de  frémir  ainsi.  Montrez-moi  donc,  reprends-je,  ce  frémis- 
sement dans  les  autres  corps,  ou  du  moins  sa  cause  dans  cette 
corde.  Je  ne  puis,  réplique  le  sourd;  mais  parce  que  je  ne  conçois 
pas  comment  frémit  celte  corde ,  pourquoi  faut-il  que  j'aille  ex- 
pliquer cela  par  vos  sons,  dont  je  n'ai  pas  la  moindre  idée.'  C'est 
expliquer  un  fait  obscur  par  une  cause  encore  plus  obscure.  Ou 
rendez-moi  vos  sons  sensibles ,  ou  je  dis  qu'ils  n'existent  pas. 

Plus  je  réfléchis  sur  la  pensée  et  sur  la  nature  de  l'esprit  humain, 
plus  je  trouve  que  le  raisonnement  des  matérialistes  ressemble  à 
celui  de  ce  sourd.  Us  sont  sourds,  en  effet,  à  la  voix  intérieure 
qui  leur  crie,  d'un  ton  difficile  à  méconnaître  :  Une  machine  ne  pense 
point,  il  n'y  a  ni  mouvement  ni  figure  qui  produise  la  réflexion  : 
([uelque  chose  en  toi  cherche  à  briser  les  liens  qui  le  compriment  : 
l'espace  n'est  pas  ta  mesure ,  l'univers  entier  n'est  pas  assez  grand 
pour  toi  :  tes  sentiments,  tes  désirs,  ton  inquiétude,  ton  orgueil 
même ,  ont  un  autre  principe  que  ce  corps  étroit  dans  lequel  lu  le 
sens  enchainé^ 

pierre  est-elle  un  intliviilu  ou  une  agrésation  d'individiis?  Est-elle  un  soul 
f^tre  sensilif ,  on  en  contient-elle  autant  que  de  grains  de  sable?  Si  cliaqae 
atome  élémcntiire  est  un  être  sensitif,  comment  conccvrai-je  cette  intima 
cominuniealion  par  ia(iuellc  lun  sent  dans  laiilre,  en  sorte  que  leurs  deux 
miii  se  confondent  en  un?  L'attraction  peut  être  une  loi  de  la  nature, 
dont  le  mystère  nous  est  inconnu  ;  mais  nous  concevons  au  moins  que 
lattraction ,  agissant  selon  les  masses ,  n'a  rien  d'incompatible  avec  l'éten- 
due et  la  divisibilité.  Concevez-vous  la  môme  chose  du  s<;ntiment?  Le» 
parties  sensibles  sont  étendues ,  mais  l'être  sensitif  est  indivisible  et  un  : 
il  ne  se  partage  pas,  il  est  tout  entier  ou  nul  :  l'être  sensitif  n'est  donc 
pas  ui>  Cfups.  Je  ne  sais  coniment  l'enlendenl  nos  matérialistes,  mais  il 
me  xaublo  que  les  mêmes  diflicultés  qui  leur  ont  fait  irjeter  la  pensée  leuç 
devraient  faire  aussi  rejeter  le  sentiment  :  et  je  ne  vois  jws  pourquoi, 
ayant  fait  le  i)remier  pas ,  ils  ne  feraient  pas  aussi  l'autrf:  :  que  Ici^r  en 
coftterait-d  de  plus?  et  puisqu'ils  sont  sArs  qu'ilsne  iH>nseul  pas ,  comment 
oscnt-ils  al'lirinur  qu'ils  sentent? 


LIYR£  IV.  33J 

Nul  «:tre  matériel  n'e»t  actif  par  lui-même ,  et  moi  je  le  &uis.  On 
i  beau  mv  diâpuler  cela,  je  le  sens,  et  ce  sentiment  qui  me  parle 
st  plus  fort  que  la  raison  qui  le  combat.  J'ai  un  corps  sur  lequel 

•  s  autres  agissent,  cl  qui  agit  sur  eux;  celte  action  réciproque 
aest  pasdouteuse  ;  mais  ma  volonté  esl  indépendante  de  mes  sens  ; 

•  consens  ou  je  résble ,  je  succombe  ou  je  suis  vainqueur,  et  je 
-cns  parfaitement  en  moi-même  quand  je  fais  ce  que  j'ai  voulu 
:  lire,  ou  quand  je  ne  fais  que  céder  à  mes  passions.  J'ai  toujours 

1  puissance  de  vouloir,  non  la  force  d'exécuter.  Quand  je  me  livre 
aux  tentations ,  j'agis  selon  l'impulsion  des  objets  externes.  Quand 
je  me  reproche  cette  faiblesse ,  je  n'écoute  que  ma  volonté  ;  je  suis 
esclave  par  mes  vices ,  et  libre  par  mes  remords  ;  le  sentiment  de 
ma  liberté  ne  s'efface  en  moi  que  quand  je  me  déprave,  et 
que  j'empêche  enQn  la  voix  de  l'àme  de  s'élever  contre  la  loi  du 
corps. 

^  Je  ne  cuunais  la  volonté  que  par  le  sentiment  de  la  mienne ,  et 
renlcndemcnt  ne  m'est  pas  mieux  connu.  Quand  on  me  demande 
quelle  est  la  cause  qui  détermine  ma  volonté ,  je  demande  à  mon 
tour  quelle  est  la  cause  qui  détermine  mou  jugement  :  car  il  est 
clair  que  ces  deux  causes  n'en  font  qu'une;  et  si  l'on  comprend 
bien  que  l'homme  est  actif  dans  ses  jugements,  que  son  entende- 
ment n'est  que  le  pouvoir  de  comparer  et  de  juger,  on  verra  que 
sa  liberté  n'est  qu'un  pouvoir  semblable ,  ou  dérivé  de  celui-là  ;  il 
choisit  le  bon  comme  il  a  jugé  le  vrai;  s'il  juge  faux,  il  choisit  mal. 
Quelle  est  donc  la  cause  qui  détermine  sa  volonté?  C'est  son  juge- 
ment. Et  quelle  est  la  cause  qui  détermine  son  jugement?  C'est  sa 
faculté  intelligente ,  c'est  sa  puissance  de  juger  ;  la  cause  détermi- 
uantc  est  en  lui-même.  Passé  cela ,  je  n'entends  plus  rien. 

Suis  doute  je  ne  suis  pas  libre  de  ne  pas  vouloir  mon  propre 
bien ,  je  ne  suis  pas  libre  de  vouloir  mon  mal  ;  mais  ma  liberté 
consiste  en  cela  même  que  je  ne  puis  vouloir  que  ce  qui  m'est  con- 
venable, ou  ;  -  tel,  sans  que  rien  d'étranger  à  moi  me 
détermine.  >  ;  le  je  ne  soi»  jvis  mon  maître ,  parce  que  je 
oe  suis  pas  le  maître  d'c-tre  un  autr  '' 

Le  principe  de  toute  action  est  J  )até  d'un  être  libre; 

•m  ne  saurait  remonter  au  delà.  Ce  n'est  pas  le  mot  de  liberté  qui 
:.•'  oiLMiiQe  rien,  c'est  celui  de  nécessité.  Supposer  quelque  acte  , 
I':  '  I  ic  effet  qui  ne  dérive  pas  d'un  principe  actif,  c'e&t  vraiment 
-  ippioer  des  effets  sans  cause,  c'est  tomber  dans  le  cercle  vi- 


332  i:;MILE. 

cieux.  Ou  il  n'y  a  point  de  première  impulsion ,  ou  toute  première 
impulsion  n'a  nulle  cause  antérieure ,  et  il  n'y  a  point  de  véritable 
volonté  sans  liberté.  L'homme  est  donc  libre  dans  ses  actions,  et, 
comme  tel ,  animé  d'une  substance  immatérielle  ;  c'est  mon  troi- 
sième article  de  foi.  De  ces  trois  premiers  vous  déduirez  aisément 
fous  les  autres,  sans  que  je  continue  à  les  compter. 

Si  l'homme  est  actif  et  libre,  il  agit  de  lui-même;  tout  ce  qu'il  fait 
librement  n'entre  point  dans  le  système  ordonné  de  la  Providence, 
<'t  ne  peut  lui  être  imputé.  Elle  ne  veut  point  le  mal  que  fait  l'hom- 
me en  abusant  de  la  liberté  qu'elle  lui  donne;  mais  elle  ne  l'empé- 
i:hc  pas  de  le  faire,  soit  que  de  la  part  d'un  èlre  si  faible  ce 
mal  soit  nul  à  ses  yeux  ,  soit  qu'elle  ne  put  l'empêcher  sans  gêner 
sa  liberté,  et  faire  un  mal  plus  grand  en  dégradant  sa  nature.  Elle 
l'a  fait  libre ,  afin  qu'il  fit ,  non  le  mal ,  mais  le  bien  par  choix. 
Elle  l'a  mis  en  état  de  faire  ce  choix  en  usant  bien  dos  facultés 
dont  elle  l'a  doué  ;  mais  elle  a  tellement  borné  ses  forces,  que 
l'abus  de  la  liberté  qu'elle  lui  laisse  ne  peut  troubler  l'ordre  gé- 
néral. Le  mal  que  l'homme  fait  retombe  sur  lui  sans  rien  changer 
au  système  du  inonde  ,  sans  empêcher  que  l'espèce  humaine  elle- 
même  ne  se  conserve  malgré  qu'elle  en  ait.  Murmurer  de  ce  que 
Dieu  ne  l'empêche  pas  de  faire  le  mal ,  c'est  murmurer  de  ce  qu'il 
la  fit  d'une  nature  excellente,  de  ce  qu'il  mit  à  ses  actions  la  mo- 
ralité qui  les  ennoblit,  do  ce  qu'il  lui  donna  droit  à  la  vertu.  La 
suprême  jouissance  est  dans  le  contentement  de  soi-même  ;  c'est 
pour  mériter  ce  contentement  que  nous  sommes  placés  sur  la  terre 
et  doués  de  la  liberté ,  que  nous  sommes  tentés  par  les  passions 
et  retenus  par  la  conscience.  Que  pouvait  de  plus  en  notre  fa- 
veur la  puissance  divine  elle-même  ?  Pouvait-elle  mettre  de  la 
contradiction  dans  notre  nature,  et  donner  le  prix  d'avoir  bien 
fait  à  qui  n'eut  pas  le  pouvoir  de  mal  faire?  Quoi!  pour  empê- 
cher l'homme  d'être  méchant,  fallait-il. le  bornera  l'instinct  et 
le  faire  bête  ?  Non ,  Dieu  de  mon  âme ,  je  ne  te  reprocherai  jamais 
do  l'avoir  faite  à  ton  image,  afin  que  je  pusse  être  libre,  bon 
et  heureux  comme  toi  !,»* 

C'est  l'abus  de  noSTacultés  qui  nous  rend  malheureux  et  mé- 
chants. Nos  chagrins ,  nos  soucis ,  nos  peines  ,  nous  viennent  de 
nous.  Le  mal  moral  est  incontestablement  notre  ouvrage ,  et  le 
mal  physique  ne  serait  rien  sans  nos  vices,  qui  nous  l'ont  rendu 
sensible.  N'est-ce  pas  pour  nous  conserver  que  la  nature  nous  faij 


LIVRE  IV.  333 

sentir  nos  besoins»  La  douleur  du  corps  n*est-«Ile  pas  un  signe 
que  la  machine  se  dérange,  et  un  avertissement  d'y  pourvoir  ?  La 
mort...  Les  méchants  n'eropoisonnent-ils  pas  leur  vie  et  la  nô- 
tre.' Qui  est-ce  qui  voudrait  toujours  vivre.'  La  mort  est  le  re- 
nède  aux  maux  que  vous  vous  faites  ;  la  nature  a  voulu  que  vous 
e  souffrissiez  pas  toujours.  Combien  l'homme  vivant  dans  la 
implicite  primitive  est  sujet  à  peu  de  maux  !  Il  vit  presque  sans 
iiladies ainsi  que  sans  passions ,  et  ne  prévoit  ni  ne  sent  la  mort  ; 
land  il  la  sent,  ses  misères  la  lui  rendent  désirable  :  des  lors 
:ie  n'est  plus  un  mal  pour  lui.  Si  nous  nous  contentions  d'être  ce 
:  ue  nous  sommes  ,  nous  n'aurions  point  à  déplorer  notre  sort  ; 
iiis  pour  chercher  un  bien-être  imaginaire ,  nous  nous  donnons 
lille  maux  réels.  Qui  ne  sait  pas  supporter  un  peu  de  souffrance 
:  lit  s'attendre  à  beaucoup  souffrir.  Quand  on  a  gâté  sa  consli- 
;uUon  par  une  vie  déréglée,  on  la  veut  rétabhr  par  des  remè- 
des; au  mal  qu'on  sent  on  ajoute  celui  qu'on  craint;  la  pré- 
voyance de  la  mort  la  rend  horrible  et  l'accélère  ;  plus  on  la  veut 
fuir,  plus  on  la  sent  ;  et  l'on  meurt  de  frayeur  durant  toute  sa 
vie,  en  murmurant  contre  la  nature,  des  maux  qu'on  s'est  faits 
en  l'offensant. 

Homme ,  ne  cherche  plus  l'auteur  du  mal  ;  cet  auteur  c'est  toi- 
même.  Il  n'existe  point  d'autre  mal  que  celui  que  tu  fais  ou  que  lu 
loaffres,  et  l'un  et  l'autre  te  vient  de  toi.  Le  mal  général  ne  peut  être 
que  dans  le  désordre ,  et  je  vois  dans  le  système  du  monde  un 
ordre  qui  ne  se  dément  point.  Le  mal  particulier  n'est  que  dans 
le  sentiment  de  l'être  qui  souffre  ;  et  ce  sentiment  l'homme  ne 
l'a  pas  reçu  de  la  nature ,  il  se  l'est  donné.  La  douleur  a  peu 
de  prise  sur  quiconque ,  ayant  peu  réfléchi ,  n'a  ni  souvenir  ni 
prévoyance.  Otez  nos  funestes  progrès  ,  ôtez  nos  erreurs  et  nos 
Tices ,  ôtez  l'ouvrage  de  l'homme ,  et  tout  est  bien^ 

Où  tout  est  bien,  rion  n'est  injuste.  La  justice  est  inséparable 
de  la  bonté  ;  or  la  bonté  est  l'effet  nécessaire  d'une  puissance  sans 
borne,  et  de  l'amour  de  soi,  essentiel  à  tout  être  qui  se  sent.  Celui 
qui  peut  tout  étend ,  pour  ainsi  dire ,  son  existence  avec  celle  des 
rires.  Produire  et  conserver  sont  l'acte  perpétuel  de  la  puissance  ; 
elle  n'agit  [xtint  sur  ce  qui  n'est  pas  ;  Dieu  n'est  pas  le  dieu  des 
morts ,  il  ne  pourrait  être  destructeur  et  méchant  sans  se  nuire. 
Celui  qui  peut  tout  ne  peut  vouloir  que  ce  qui  est  bien'.  Donc 
'  V***»*!  les  *ncifm  aptxrlaient  cy/diitfi  maximus  k  Diea  suprême ,  ih 


8âft  EMILK. 

l'Être  souverainement  bon  ,  parce  qu'il  est  souverainement  puis- 
sant, doit  cire  aussi  souverainement  juste;  autrement  il  se  contre- 
dirait lui-même ,  car  l'amour  de  l'ordre  qui  le  produit  s'appelle 
^  bonté ,  et  l'amour  de  l'ordre  qui  le  conserve  s'appelle  justice. 
"^  -<Dieu ,  dit-on ,  ne  doit  rien  à  ses  créatures.  Je  crois  qu'il  leur 
doit  tout  ce  qu'il  leur  promit  en  leur  donnant  l'être.  Or  c'est  leur 
promettre  un  bien,  que  de  leur  en  donner  l'idée  et  de  leur  eu  faire 
sentir  le  besoin.  Plus  je  rentre  en  moi ,  plus  je  me  consulte ,  et 
plus  je  lis  ces  mots  écrits  dans  mon  àme  :  So\s  juste ,  et  tu  seras 
heureux.  Il  n'en  est  rien  pourtant ,  à  considérer  l'état  présent  des 
choses;  le  méchant  prospère,  et  le  juste  reste  opprimé.  Voyez 
aussi  quelle  indignation  s'allume  en  nous  quand  cette  attente  est 
frustrée!  La  conscience  s'élève  et  murmure  contre  sou  auteur  ;  elle 
lui  crie  en  gémissant  :  Tu  m'as  trompé  ! 

Je  t'ai  trompé,  téméraire!  et  qui  te  l'a  dit?  Ton  àme  est-elle 
anéantie?  As-tu  cessé  d'exister?  0  Brutus  !  ô  mon  fils!  ne  souille 
point  ta  noble  vie  en  la  finissant  ;  ne  laisse  point  ton  espoir  et 
ta  gloire  avec  ton  corps  aux  champs  de  Philippes.  Pourquoi  dis- 
tu  ,  La  vertu  n'est  rien ,  quand  tu  vas  jouir  du  prix  de  la  tienne  ? 
Tu  vas  mourir,  penses-tu  :  non,  tu  vas  vivre,  et  c'est  alors  que 
je  tiendrai  tout  ce  que  je  t'ai  promis. 

On  dirait,  aux  murmures  des  impatients  mortels,  que  Dieu  leur 
doit  la  récompense  avant  le  mérite  ,  et  qu'il  est  obligé  de  payer 
leur  vertu  d'avance.  Oh  !  soyons  bous  premièrement ,  et  puis 
nous  serons  heureux.  N'exigeons  pas  le  prix  avant  la  victoire , 
ni  le  salaire  avant  le  travail.  Ce  n'est  point  dans  la  lice,  disait 
Plularque  ',  que  les  vainqueurs  de  nos  jeux  sacrés  sont  couronnés  ; 
c'est  après  qu'ils  l'ont  parcourue. 

Si  l'àme  est  immatérielle ,  elle  peut  survivre  au  corps;  et  si  elle 
lui  survit,  la  Providence  est  justifiée.  Quand  je  n'aurais  d'autre 
preuve  de  l'immatérialité  de  l'àme  que  le  triomphe  du  méchant 
et  l'oppression  du  juste  en  ce  monde ,  cela  seul  m'empêcherait 
d'en  douter.  Une  si  choquante  dissonance  dans  l'harmonie  univer- 
selle me  ferait  chercher  à  la  résoudre.  Je  me  dirais  :  Tout  ne 
finit  pas  pour  nous  avec  la  vie ,  tout  rentre  dans  l'ordre  à  la 

ilisaienl  trOH-viai  :  mais  en  disant  maximus  optimiis ,  ils  auraient  parlé 
plus  exactement  ;  puis^iuc  sa  bonté  vient  de  sa  puissance ,  il  est  l)on  pai-ce 
qu'il  est  grand. 
'  Traité  :  On  ne  peut  vivre  heureux  selon  Ëpicurus,  §  59. 


LIVRE  IV.  335 

mort.  J  aurais,  H  la  vérité,  l'embarras  de  me  demander  où  est 
l'homme,  quand  tout  ce  qu'il  avait  de  sensible  est  détruit.  Celle 
.|ti<^-iion  n'est  plus  une  difficulté  pour  moi,  sitôt  que  j'ai  reconnu 
il  (i\  substances.  Il  est  très-simple  que ,  durant  ma  vie  corporelle, 
apercevant  rien  que  par  mes  sens,  ce  qui  ne  leur  est  point 
ioumis  m'échappe.  Qii-iiid  l'union  du  corps  et  de  l'âme  est  rom- 
pue ,  je  conçois  que  l'un  peut  se  dissoudre ,  et  l'autre  se  conser- 
rer.  Pourquoi  la  destruction  de  l'un  entrainerait-elle  la  destruc- 
tion de  l'autre  ?  Au  contraire ,  étant  de  natures  si  différentes , 
ils  étaient ,  par  leur  union  ,  dans  un  état  violent  ;  et  quand  cette 
union  cesse ,  ils  rentrent  tous  deux  dans  leur  état  naturel  :  la 
substance  active  et  vivante  regagne  toute  la  force  qu'elle  employait 
à  mouvoir  la  substance  passive  et  morte.  Hélas  !  je  le  sens  trop'par 
mes  vices ,  l'homme  ne  vit  qu'à  moitié  durant  sa  vie ,  et  la  vie 
de  l'âme  ne  commence  qu'à  la  mort  du  corpS;,,.^' 

Mais  quelle  est  cette  vie?  et  l'âme  est-elle  immortelle  par  sa 
nature  ?  Je  l'ignore.  Mon  entendement  borné  ne  conçoit  rien  sans 
bornes;  tout  ce  qu'on  appelle  infini  m'échappe.  Que  puis-je 
nier,  affirmer?  quels  raisonnements  puis-je  faire  sur  ce  que  je 
ne  puis  concevoir?  Je  crois  que  l'âme  survit  au  corps  assez 
pour  le  maintien  de  l'ordre  :  qui  sait  si  c'est  assez  pour  durer 
toujours?  Toutefois  je  connais  comment  le  corps  s'use  et  se  dé- 
truit par  la  division  des  parties  :  mais  je  ne  puis  concevoir  une 
destruction  pareille  de  l'être  pensant;  et  n'imaginant  point  comment 
il  peut  mourir,  je  présume  qu'il  ne  meurt  pas.  Puisque  cette 
présomption  me  console  et  n'a  rien  de  déraisonnable ,  pourquoi 
rraindrais-je  de  m'y  livrer? 

Je  sens  mon  âme ,  je  la  connais  par  le  sentiment  et  par  la  pen- 
sée ;  je  sais  qu'elle  est ,  sans  savoir  quelle  est  son  essence  ;  je 
ne  puis  raisonner  sur  des  idées  que  je  n'ai  pas.  Ce  que  je  sais  bien, 
c'est  que  l'identité  du  moi  ne  se  prolonge  que  par  la  mémoire,  et 
que  ,  pour  être  le  même  en  effet ,  il  faut  que  je  me  souvienne  d'a- 
voir été.  Or  je  ne  saurais  me  rappeler ,  après  ma  mort ,  ce  que 
j*ai  été  durant  ma  vie ,  que  je  ne  me  rappelle  aussi  ce  que  j'ai^n- 
ti ,  par  consiViuent  ce  que  j'ai  fait  ;  et  je  ne  doute  point  que  ce 
souvenir  ne  fasse  un  jour  la  félicité  des  Viom  et  le  tourment  des 
méchants.  Ici-bas,  mille  passions  ardentes  absorbent  le  sentiment 
interne ,  et  donnent  le  change  au.\  remords.  Les  humiliations ,  les 
disgrâces  qu'attire  l'exercice  des  vertus ,  empêchent  d'en  sentir 


3.16  EMILE. 

tous  les  chnrmcs.  Mais  quand ,  délivrés  des  illusions  que  nou» 
(ont  le  corps  et  les  sens  ,  nous  jouirons  de  la  contemplation  de 
l'Être  suprême  et  des  vérités  éternelles  dont  il  est  la  source;  quand 
la  beauté  de  l'ordre  frappera  toutes  les  puissances  de  notre  àme , 
et  que  nous  serons  uniquement  occupés  à  comparer  ce  que  nous 
avons  fait  avec  ce  que  nous  avons  dû  faire ,  c'est  alors  que  la  voix 
de  la  conscience  reprendra  sa  force  et  son  empire  ;  c'est  alors  que 
la  volupté  pure  qui  naît  du  contentement  de  soi-même,  et  le  re- 
gret amer  de  s'être  avili ,  distingueront  par  des  sentiments  inépui- 
sables le  sort  que  chacun  se  sera  préparé.  Ne  me  demandez  point , 
ô  mon  bon  ami,  s'il  y  aura  d'autres  sources  de  bonheur  et  de 
peines  ;  je  l'ignore;  et  c'est  assez  de  celle  que  j'imagine  pour  me 
consoler  de  cette  vie ,  et  m'en  faire  espérer  une  autre.  Je  ne  dis 
point  que  les  bons  seront  récompensés  ;  car  quel  autre  bien  peut 
attendre  un  être  excellent,  que  d'exister  selon  la  nature?  mviis  je 
d  is  qu'ils  seront  heureux  ,  parce  que  leur  auteur ,  l'auteur  de  toute 
justice,  les  ayant  faits  sensibles,  ne  les  a  pas  faits  pour  souf- 
frir; et  que,  n'ayant  point  abusé  de  leur  liberté  sur  la  terre,  ils 
n'ont  pas  trompé  leur  destination  par  leur  faute  :  ils  ont  souffert 
pourtant  dans  cette  vie ,  ils  seront  donc  dédommagés  dans  une 
auti-e.  Ce  sentiment  est  moins  fondé  sur  le  mérite  de  l'homme  que 
sur  la  notion  de  bonté  qui  me  semble  inséparable  de  l'essence 
divine.  Je  ne  fais  que  supposer  les  lois  de  Tordre  observées,  et 
Dieu  constant  à  lui-même'. 

Ne  me  demandez  pas  non  plus  si  les  tourments  des  méchants 
seront  éternels,  et  s'il  est  de  la  bonté  de  l'auteur  de  leur  être  de 
les  condamner  à  souffrir  toujours  ;  je  l'ignore  encore ,  et  n'ai 
point  la  vaine  curiosité  d'éclaircir  des  questions  inutiles.  Que  m'im- 
porte ce  que  deviendront  les  méchants  ?  Je  prends  peu  d'intérêt  à 
leur  sort.  Toutefois  j'ai  peine  à  croire  qu'ils  soient  condamnés  à 
des  tourments  sans  fin.  Si  la  suprême  Justice  se  venge ,  elle  se 
venge  dès  cette  vie.  Vous  et  vos  erreurs,  6  nations ,  êtes  ses  minis- 
tres. Elle  emploie  les  maux  que  vous  vous  faites  à  punir  les  crimes 
qui  les  ont  attirés.  C'est  dans  vos  cœurs  insatiables ,  rongés  d'o(» 
vie  ,  d'avarice  et  d'ambition ,  qu'au  sein  de  vos  fausses  prosi)éri- 
lés  les  passions  vengeresses  punissent  vos  forfaits.  Qu'est-il  be- 

Non  par  noiw  ,  non  pan  pour  non»,  .Srlpncnr, 
Mal.»  pour  ton  nom ,  mais  pour  ton  propre  lionnoiir. 

O  Dieu  ,  fais-nons  revivre  I  (•**•  "*•  1 


LIVRE  IV.  331 

soin  d'aller  chercher  l'enfer  dans  l'autre  vie  ?  il  esl  dès  celle-ci 
dans  le  cœur  des  méchants. 

Où  finissent  nos  besoins  périssables  ,  où  cessent  nos  désirs  in- 
tenses ,  doivent  cesser  aussi  nos  passions  et  nos  crimes.  De  quelle 
perversité  de  purs  esprits  seraient-ils  susceptibles  ?  N'ayant  besoin 
de  rien ,  pourquoi  seraient-ils  méchants  ?  Si,  destitués  de  nos  sens 
grossiers ,  tout  leur  bonheur  est  dans  la  contemplation  des  êtres , 
Us  ne  sauraient  vouloir  que  le  bien  ;  et  quiconque  cesse  d'être 
méchant  peul-il  être  à  jamais  misérable?  Voilà  ce  que  j'ai  du  pen- 
chant à  croire ,  sans  prendre  peine  à  me  décider  là-dessus.  0  être 
clément  et  bon  !  quels  que  soient  tes  décrets ,  je  les  adore  :  si  tu 
punis  éternellement  les  méchants ,  j'anéantis  ma  faible  raison  de- 
vant ta  justice  ;  mais  si  les  remords  de  ces  infortunés  doivent  s'é- 
teindre avec  le  temps ,  si  leurs  maux  doivent  finir ,  et  si  la  même 
paix  nous  attend  tous  également  un  jour,  je  t'en  loue.  Le  mé- 
chant n'esl-il  pas  mon  frère?  Combien  de  fois  j'ai  été  tenté  de  lui 
ressembler  !  Que ,  délivré  de  sa  misère ,  il  perde  aussi  la  malignité 
qui  l'accompagne  ;  qu'il  soit  heureux  ainsi  que  moi  :  loin  d'exci- 
ter ma  jalousie,  son  bonheur  ne  fera  qu'ajouter  au  mien. 

C'est  ainsi  que ,  contemplant  Dieu  dans  ses  œuvres ,  et  l'étu- 
diant par  ceux  de  ses  attributs  qu'il  m'importait  de  connaître , 
Je  suis  parvenu  à  étendre  et  augmenter  par  degrés  l'idée ,  d'abord 
imparfaite  et  bornée ,  que  je  me   faisais  de  cet  être  immense. 
Mais  si  cette  idée  est  devenue  plus  noble  et  plus  grande ,  elle  est 
f  «Msi  moins  proportionnée  à  la  raison  humaine.  A  mesure  que 
;  Rapproche  en  esprit  de  l'éternelle  lumière,  son  éclat  m'éblouit , 
'  me  trouble,  et  je  suis  forcé  d'abandonner  toutes  les  notions  ter- 
tres qui  m'aidaient  à  l'imaginer.  Dieu  n'est  plus  corporel  et 
i>iblc  ;  la  suprême  intelligence  qui  régit  le  monde  n'est  plus  le 
•iide  même  :  j'élève  et  fatigue  en  vain  mon  esprit  à  concevoir 
1  essence  inconcevable.  Quand  je  pense  que  c'est  elle  qui  donne 
vie  et  l'activité  à  la  substance  vivante  et  active  qui  régit  les 
|)s  animés  ;  quand  j'entends  dire  que  mon  àme  est  spirituelle 
]ue  Dieu  est  un  esprit,  je  m'indigne  contre  cet  avilissement  de 
■    "  divine;  comme  si  Dieu  et  mon  àme  étaient  de  même 
'   !•  :  lommesi  Dieu  n'était  pas  le  seul  être  absolu  ,  le  seulvni- 
Mt  actif,  sentant,  pensant,  voulant  par  lui-même,  et  duquel 
li  tenons  la  pensée ,  le  sentiment ,  l'activité,  la  volonté ,  la  li- 
'té,  l'être!  Nous  ne  sommes  libres  que  parce  qu'il  veut  que 

3» 


339  EMILE. 

nous  le  soyons ,  et  sa  substance  inexplicable  est  à  nos  âmes  ce 
que  nos  âmes  sont  à  nos  corps.  S'il  a  créé  la  matière  ,  les  corps  ,• 
les  esprits ,  le  monde ,  je  n'en  sais  rien.  L'idée  de  création  me 
confond  et  passe  ma  portée  ;  je  la  crois  autant  que  je  la  puis  con- 
cevoir :  mais  je  sais  qu'il  a  formé  l'univers  et  tout  ce  qui  existe, 
qu'il  a  tout  fait,  tout  ordonné.  Dieu  est  éternel,  sans  doute; 
mais  mon  esprit  peut-il  embrasser  l'idée  de  l'éternité  ?  Pourquoi  me 
payer  de  mots  sans  idée?  Ce  que  je  conçois,  c'est  qu'il  est  av.uit 
les  choses,  qu'il  sera  teint  qu'elles  subsisteront,  et  qu'il  serait 
même  au  delà ,  si  tout  devait  finir  un  jour.  Qu'un  être  que  je  ne 
conçois  pas  donne  l'existence  à  d'autres  êtres ,  cela  n'est  qu'obs- 
cur et  incompréhensible  ;  mais  que  l'être  et  le  néant  se  conver- 
tissent d'eux-mêmes  l'un  dans  l'autre  ,  c'est  une  contradiction  pal- 
pable ,  c'est  une  claire  absurdité. 

Dieu  est  intelligent  ;  mais  comment  l'est-il  ?  L'homme  est  in- 
telligent quand  il  raisonne ,  et  la  suprême  intelligence  n'a  pas  be- 
soin de  raisonner;  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémisses  ni  conséquences, 
il  n'y  a  pas  même  rie  proposition  ;  elle  est  purement  intuitive ,  elle 
voit  également  tout  ce  qui  est  et  tout  ce  qui  peut  être  ;  toutes  les 
vérités  ne  sont  pour  elle  qu'une  seule  idée,  comme  tous  les  li<ni\ 
un  seul  point,  et  tous  les  temps  un  seul  moment.  La  puissmu  o 
humaine  agit  par  des  moyens,  la  puissance  divine  agit  par  oil<'- 
même.Dieu  peutparcequ'ilveut;  sa  volonté  fait  son  pouvoir.  Dieu 
est  bon,  rien  n'est  plus  manifeste  :  mais  la  bonté  de  liioninio  est 
l'amour  de  ses  semblables  ,  et  la  bonté  de  Dieu  est  lamonr  de 
l'ordre  ;  car  c'est  par  l'ordre  qu'il  maintient  ce  qui  existe  ,  et  lie 
chaque  partie  avec  le  tout.  Dieu  est  juste  ,  j'en  suis  conv;iiiirn, 
c'est  une  suite  de  s;i  bonté  :  l'injustice  des  hommes  e.st  leur  œuvre , 
et  non  pas  la  sienne  :  le  désordre  moral ,  qni  dépose  contre  la  Pro- 
vidence aux  yeux  des  philosophes ,  ne  fait  que  la  démontrer  aux 
miens.  Mais  la  justice  de  l'homme  est  de  rendre  à  chacun  rc  qui 
lui  appartient;  et  la  justice  de  Dieu  ,  de  demai\tler  compte  à  cha- 
cun de  ce  qui!  lui  a  donné. 

Que  si  je  viens  à  découvrir  sucressiveraenl  ces  attributs  dont 
je  n'ai  nulle  idée  absolue,  c'est  par  des  conséquences  forcées» 
c'est  par  le  bon  usage  de  ma  raison  :  mais  je  les  affirme  sans  loi 
comprendre ,  et ,  dans  le  fond ,  c'est  n'affirmer  rien.  J'ai  beau  mf' 
dire ,  Dieu  est  ainsi ,  je  le  sens ,  je  me  le  prouve ,  je  n'en  conçoi» 
pas  mieux  comment  Dieu  peut  être  ainsi. 


LIVRE  IV  3.W 

Enfin ,  plus  je  m'efforce  de  coulempler  sou  essence  infinie , 
moins  je  la  conçois  ;  mais  elle  est ,  cela  me  suffit  :  moins  Je  la 
•  conçois ,  plus  je  l'adore.  Je  m'humilie ,  et  lui  dis  :  Être  des  êtres  , 
je  suis  parce  que  lu  es  ;  c'est  m'élever  à  ma  source  que  de  te  mé- 
diter s^tns  cesse.  Le  plus  digne  usage  de  ma  raison  est  de  s'anéantir 
devant  toi  :  c'est  mon  ravissement  d'esprit ,  c'est  le  charme  de  ma 
faiblesse ,  de  me  sentir  accablé  de  ta  grandeur. 

Après  avoir  ainsi ,  de  l'impression  des  objets  sensibles  et  du 
sentiment  intérieur  qui  me  porte  à  juger  des  Ctiuses  selon  mes 
lumières  naturelles,  déduit  les  principales  vérités  qu'il  m'importait 
de  connaître  ,  il  me  reste  à  chercher  quelles  maximes  j'en  dois 
tirer  pour  ma  conduite  ,  et  quelles  règles  je  dois  nr^  prescrire 
pour  remplir  ma  destination  sur  la  terre,  selon  l'intention  de  celui 
qui  m'y  a  placé.  En  suivant  toujours  ma  méthode ,  je  ne  tire  point 
ees  règles  des  principes  d'une  haute  philosophie,  mais  je  les  trouve 
au  fond  de  mon  cœur,  écrites  par  la  nature  en  caractères  ineffa- 
çables. Je  n'ai  qu'à  me  consulter  sur  ce  que  je  veux  faire  :  tout 
ce  que  je  sens  être  bien  est  bien ,  tout  ce  que  je  sens  être  mal 
est  mal  :  le  meilleur  de  tous  ies  casuistes  est  la  conscience  ;  et  ce 
n'est  que  quand  on  marchande  avec  elle  qu'on  a  recours  aux  sub- 
tilités du  raisonnement.  Le  premier  de  tous  les  soins  est  celui  de 
soi-même  :  rependant  combien  de  fois  la  voix  extérieure  nous  dit 
'-qii  notre  bien  aux  dépens  d'autrui  nous  faisons  mal: 

îii"  >  suivre  l'impulsion  de  ia  nature ,  et  nous  lui  résis- 

tons; on  écoutant  ce  qu'elle  dit  à  nos  sens,  nous  méprisons   te 
qu'elle  dit  à  nos  cœurs  :  i'étre  actif  obéit ,  l'être  passif  commande. 
La  conscience  est  la  voix  de  l'àme,  les  passions  sont  la  voix  i*u 
'•'iqw.  Est-il  étonnant  que  souvent  ces  deux  langages  se  contre- 
^•'nl?  et  alors  iequel  faut-il  écouter?  Trop  souvent  la  raison 
mpe,  nous  n'avons  que  trop  acquis  le  droit  de  la  recu- 
is 1.1  conscience  ne  nous  trompe  jamais  ;  elle  est  le  vrai 
nie  k\o  rhomme  ;  elle  est  h  l'àme  ce  que  l'instinct  est  au  corps'  ; 

'^    ■■'■■'■■-•■' '■- ■    '•••■' „,....•...,..  ..,...;.,„p„.3 

'  rniider, 
1.  L'ins- 
ude  |iri- 
'  tlont  il 

;  lus  que 
\aminé. 

■  itunner 
i  l\irdcui  .iMx  U<itKUc  aiua  cUtcu  fail  U  guvrrcdu^  Uui>t»  qu'il  ne  mange 


340  EMILE. 

qui  là  suit  obéit  à  la  nature  ,  et  ne  craint  point  de  s'égarer.  Ce 
point  est  important,  poursuivit  mon  bienfaiteur,  voyant  que 
j'allais  l'interrompre  :  souffrez  que  je  m'arrête  un  peu  plus  à  l'é- 
claircir. 

Toute  la  moralité  de  nos  actions  est  dans  le  jugement  que  nous 
en  portons  nous-mêmes.  S'il  est  vrai  que  le  bien  soit  bien ,  il  doit 
l'être  au  fond  de  nos  cœurs  comme  dans  nos  œuvres  ;  et  le  premier 
prix  de  la  justice  est  de  sentir  qu'on  la  pratique.  Si  la  bonté  morale 
est  conforme  à  notre  nature,  l'homme  ne  saurait  être  sain  d'esprit 
ni  bien  constitué ,  qu'autant  qu'il  est  bon.  Si  elle  ne  l'est  pas ,  et 
que  l'homme  soit  méchant  naturellement ,  il  ne  peut  cesser  de 
l'être  sans  se  corrompre  ,  et  la  bonté  n'est  en  lui  qu'un  vice  contre 
nature.  Fait  pour  nuire  à  ses  semblables  comme  le  loup  pour  égor- 
ger sa  proie ,  un  homme  humain  serait  un  animal  aussi  dépravé 
qu'un  loup  pitoyable  ;  et  la  vertu  seule  nous  laisserait  des  re- 
mords. 

Rentrons  en  nous-mêmes,  ô  mon  jeune  ami  !  examinons ,  tout 
intérêt  personnel  à  part ,  à  quoi  nos  penchants  nous  portent.  Quel 
spectacle  nous  flatte  le  plus,  celui  des  tourments  ou  du  bonheur 
d'autrui  ?  Qu'est-ce  qui  nous  est  le  plus  doux  à  faire ,  et  nous 
laisse  une  impression  plus  agréable  après  l'avoir  fait,  d'un  acte  de 
bienfaisance  ou  d'un  acte  de  méchanceté?  Pour  qui  vous  intéres- 
sez-vous sur  vos  théâtres?  Est-ce  aux  forfaits  que  vous  prenex 
plaisir?  est-ce  à  leurs  auteurs  punis  que  vous  donnez  des  larmes ?« 

point,  à  la  patience  avec  laiiiiclle  il  les  guette  queliiuefois  des  heur 
entières ,  et  à  l'iiabilcte  avec  laquelle  il  les  saisit ,  les  jette  hors  terre  au| 
moment  qu'elles  poussent ,  et  les  tue  ensuite  pour  les  laisser  là ,  sans  qiWt 
jamais  personne  lait  dressé  h  cette  chasse  et  lui  ait  appris  (ju'il  y  avait  là 
des  taupes.  Je  demande  encore,  et  ceci  est  plus  important,  pourquoi,  la 
première  fois  que  j'ai  menacé  ce  même  chien ,  il  s'est  jeté  le  dos  contre 
terre ,  les  pattes  rcjiliées ,  dans  une  attitude  suppliante  et  la  plus  propre 
à  me  toucher  ;  posture  dans  laquelle  il  se  fAl  bien  ganlé  de  rester ,  si , 
sans  me  laisser  fléchir,  je  l'eusse  battu  dans  cet  état.  Quoi',  mon  chien, 
tout  petit  encore  et  ne  faisant  pres(pie  que  de  naître,  avait-il  acquis  déjà 
lies  idées  morales?  savait-il  ce  cpie  c'était  que  clémence  et  générosité?  sur 
quelles  limiières  acquises  espérait-il  m'apaiser,  en  s'abandonuaut  ainsi  à  ma 
discrétion?  Tous  les  chiens  du  monde  font  h  peu  près  la  même  chose  dan» 
le  même  cas,  et  je  ne  dis  rien  ici  que  chacun  ne  puisse  vérifier.  Que  les 
philosophes ,  qui  rejettent  si  dédaigneusement  l'instinct,  veuiheul  bien  ex- 
pliquer ne  fait  par  le  seul  jcn  des  sensations  et  des  connaissancts  qu'ellw 
nous  font  acquérir  ;  qu'ils  l'expliquent  d'une  manière  satisfaisante  pour  tout 
homme  sensé  ;  alors  je  n'aurai  plus  rien  à  dire ,  et  je  ne  parlerai  plus  dii<- 
tinct. 


LIVRE  rV.  lil 

■"oui  nous  est  indifférent ,  disent-ils ,  hors  noire  intérêt  :  et ,  tout 
;  contraire ,  les  douceurs  de  l'amitié  ,  de  l'humanité ,  nous  con- 
Icnt  dans  nos  peines  ;  et ,  même  dans  nos  plaisirs ,  nous  serions 
>p  seuls,  trop  misérables,  si  nous  n'avions  avec  qui  les  parta- 
r.  S'il  n'y  a  rien  de  moral  dans  le  cœur  de  l'homme,  d'où  lui 
•  nnent  donc  ces  transports  d'admiration  pour  les  actes  héroi- 
;e>,  ces  ravissements  d'amour  pour  les  grandes  àraes?  Cet  en- 
nusiâsmc  de  la  vertu,  quel  rapport  a-t-il  avec  notre  intérêt 
ivé  ?  Pourquoi  voudrais-je  être  Caton  qui  déchire  ses  entrailles, 
itôt  que  César  triomphant  ?  Otez  de  nos  cœurs  cet  amour  du 
lU,  vous  otez  tout  le  charme  de  la  vie.  Celui  dont  les  viles  pas- 
ms  ont  étouffé  dans  son  àme  étroite  ces  sentiments  délicieux; 
lui  qui ,  à  force  de  se  concentrer  au  dedans  de  lui ,  vient  à  bout 
n'aimer  que  lui-même ,  n'a  plus  de  transports ,  son  cœur  glaco 
palpite  plus  de  joie,  un  doux  attendrissement  n'humecte  jamais 
>  yeux,  il  ne  jouit  plus  de  rien  ;  le  malheureux  ne  sent  plus,  ne 
:!  plus;  il  est  déjà  mort. 

Mais ,  quel  que  soit  le  nombre  des  méchants  sur  la  terre  ,  il  est 
Il  de  ces  âmes  cadavéreuses  devenues  insensibles,  hors  leur  in- 
rél ,  à  tout  ce  qui  est  juste  et  bon.  L'iniquité  ne  plait  qu'autant 
l'on  en  profite;  dans  tout  le  reste  on  veut  que  l'innocent  soit 
otégé.  Voit-on  dans  une  rue  ou  sur  un  chemin  quelque  acte  de 
lolence  et  d'injustice,  à  l'instant  an  mouvement  de  colère  et 
indignation  s'élève  au  Fond  du  cœur,  et  nous  porte  à  prendre  la 
fcnsp  de  l'opprimé  :  mais  un  devoir  plus  puissiint  nous  retient , 
:  les  lois  nous  ôtent  le  droit  de  protéger  l'innocence.  Au  con- 
traire ,  si  quelque  acte  de  clémence  ou  de  générosité  frappe  nos 
■    ux ,  quelle  admiration,  quel  amour  il  nous  inspire  !  Qui  est-ce 
ii  ne  se  dii  pas ,  J'en  voudrais  avoir  fait  autant  ?  11  nous  importe 
I rement  fort  peu  qu'un  homme  ait  été  méchant  ou  juste  il  y  a 
MX  mille  ans  ;  et  cependant  le  même  intérêt  nous  affecte  dans 
■  i>  ancienne,  que  si  tout  cela  s'était  passé  de  nos  jours.  Que 
'.  i  moi  les  crimes  de  Catilina .'  ai-je  peur  d'être  sa  victime .' 
lurquoi  donc  ai-je  de  lui  la  même  horreur  que  s'il  était  mon 
■iitemporain .'  Nous  ne  haïssons  pas  seulement  les  méchants 
irce  qu'ils  nous  nuisent,  mais  parce  qu'ils  sont  méchants.  Non- 
iilement  nous  voulons  être  heureux  ,  nous  voulons  aussi  le  bon- 
•nr  d'autrui  ;et  quand  ce  bonheur  ne  coûte  rien  au  nôtre,  il  l'ang- 
if^nte.  Knnn  l'on  a  ,  malgré  soi,  pitié  des  infortunés;  quand  on 


342  EMILE. 


1 


est  témoin  de  leur  mal,  on  en  souffre.  Les  plus  pervers  ne  sau- 
raient perdre  tout  à  fait  ce  penchant  ;  souvent  il  les  met  en  contra- 
aiction  avec  eux-mêmes.  Le  voleur  qui  dépouille  les  passants  cou- 
vre encore  la  nudité  du  pauvre  ;  et  le  plus  féroce  assassin  soutient 
un  homme  tombant  en  défaillance. 

On  parle  du  cri  des  remords ,  qui  punit  en  secret  des  crimes 
cachés,  et  les  met  si  souvent  en  évidence.  Hélas  !  qui  de  nous  n'en- 
tendit jamais  cette  importune  voix?  On  parle  par  expérience;  et 
l'on  voudrait  étouffer  ce  sentiment  tyrannique  qui  nous  donne 
tant  de  tourment.  Obéissons  à  la  nature ,  nous  connaîtrons  avec 
quelle  douceur  elle  règne ,  et  quel  charme  on  trouve,  après  l'avoir 
écoutée ,  à  se  rendre  un  bon  témoignage  de  soi.  Le  méchant  se 
craint  et  se  fuit  ;  il  s'égaye  en  se  jetant  hors  de  lui-même;  il  tourne 
autour  de  lui  des  yeux  inquiets,  et  cherche  un  objet  qui  l'amuse  ; 
sans  la  satire  amère ,  sans  la  raillerie  insultante ,  il  serait  toujours 
triste  ;  le  ris  moqueur  est  son  seul  plaisir.  Au  contraire ,  la  séré- 
nité du  juste  est  intérieure  ;  son  ris  n'est  point  de  malignité,  mais 
de  joie  :  il  en  porte  la  source  en  lui-même  ;  il  est  aussi  gai  seul 
qu'au  milieu  d'un  cercle  ;  il  ne  tire  pas  son  contentement  de  ceux 
qui  l'approchent ,  il  le  leur  communique. 

Jetez  les  yeux  sur  toutes  les  nations  du  inonde ,  parcourez  tou- 
tes les  histoires  :  parmi  tant  de  cultes  inhumains  et  bizarres , 
parmi  cette  prodigieuse  diversité  de  mœurs  et  de  caractères,  vous 
trouverez  partout  les  mêmes  idées  de  justice  et  d'honnêteté ,  par- 
lout  les  mêmes  principes  de  morale ,  partout  les  mêmes  notions 
du  bien  et  du  mal.  L'ancien  paganisme  enfanta  des  dieiLv  abomi- 
nables ,  qu'on  eût  punis  ici-bas  comme  des  scélérats ,  et  qui  n'of- 
fraient pour  tableau  du  bonheur  suprême  que  des  forfaits  a 
commettre  et  des  passions  h  contenter.  Mais  le  vice ,  armé  d'une 
autorité  sacrée ,  descendait  en  vain  du  séjour  éternel ,  l'instinct 
niorai  le  repoussait  du  cœur  des  humains.  En  célébrant  les  débau- 
ches de  Jupiter,  on  admirait  la  continence  de  Xénocrate  ;  la  chaste 
Lucrèce  adorait  l'impudique  Vénus  ;  l'intrépide  Romain  saciitiail 
à  la  Peur  ;  il  invocjuait  ie  dieu  qui  mutila  son  père,  et  mourait  s;ms 
murmure  de  la  mairi  du  sien.  Les  plus  méprisables  divinités  fu- 
rent servies  par  les  plua  grands  hommes.  La  sainte  voix  Je  la 
nature,  plus  forte  que  celle  des  dieux,  se  faisait  respecter  *ur 
la  terre  ,  et  semblait  reléguer  dans  le  ciel  le  crime  avec  les  cou- 
pables. 


LIVRE  IV.  343 

Il  est  donc  au  fond  des  âmes  un  principe  inné  de  justice  et  de 
vertu,  sur  lequel,  malgré  nos  propres  maximes,  nous  jugeons  nos 

-  et  celles  d' autrui  comme  bonnes  ou  mauvaises  ;  et  c'est  à 
ripe  que  je  donne  le  nom  de  conscience. 

-  a  ce  mol  j'entends  s'élever  de  toutes  paris  la  clameur  des 
.lus  sages  :  Erreurs  de  l'enfance,  préjugés  de  l'éducation! 

s'ecrient-ils  tous  de  concert.  Il  n'y  a  rien  dans  l'esprit  humain 
que  ce  qui  s'y  introduit  par  lexpérience,  et  nous  ne  jugeons  d'au- 
cune cliose  que  sur  des  idées  acquises.  IL»  font  plus  ;  cet  accord 
évident  et  uuiversel  de  toutes  les  nations,  ils  l'osent  rejeter;  el, 
contre  l'éclatante  uniformité  du  jugeaient  des  hommes,  ils  vont 
cl.  :  /slcs  ténèbres  quelque  exemple  obscur,  et  connu  d'eux 

j„ c  si  tous  les  penchants  de  la  nature  étaient  anéantis  par 

la  tlvpra vallon  d  un  peuple ,  el  que  ,  sitôt  qu'il  est  des  monstres , 
l'esiKcc  ne  fut  plus  rien.  Mais  que  ser\entau  sceptique  Montaigne 
les  tourments  qu'il  se  donne  pour  déterrer  en  un  coin  du  monde 
une  coutume  opposée  aux  notions  de  la  justice.'  Que  lui  sert  de 
donner  aux  plus  suspects  voyageurs  l'autorité  qu'il  refuse  aux 
écrivains  les  plus  célèbres?  Quelques  usages  incertains  et  bizarre.*, 
fondés  sur  des  causes  locales  qui  nous  sont  inconnues,  délruiront- 
ils  l'induction  générale  tirée  du  concours  de  tous  les  peuples,  op- 
[wsés  en  tout  le  reste ,  et  d'accord  sur  ce  seul  point  ?  0  Montai- 
gne, toi  qui  le  piques  de  franchise  et  de  vérité,  sois  sincère  el 
vrai ,  si  un  philosophe  peut  Vétre,  et  dis-moi  s'il  est  quelque  pays 
sur  la  terre  où  ce  soit  un  crime  de  garder  sa  foi ,  d'être  clément , 
bienfaisant,  généreux  ;  où  l'homme  de  bien  soit  méprisable  ,  et 
lé  perlide  honoré. 

Cliacun,  dit-ou,  t.j.i^.^i..i  <iu  bien  puLlic  (lour  sou  intérêt.  Mai- 
d\jii  vient  donc  que  le  juste  y  concourt  à  son  préjudice  ?  Qu'est-ce 
qu'aller  a  la  mort  i>our  son  ialérél?  Sans  doute  nul  n'agit  que  pour 
son  bien ,  mais ,  s'il  n'est  un  bien  moral  dont  il  faut  tenir  compte , 
ou  n'expliquera  jamais  par  rintérèl  propre  que  les  actions  des  mé- 
chants :  il  p>t  mcinc  à  croiro  «luon  ne  tentera  point  d'aller  plu* 
join.  (  .10  que  celle  où  l'on 

•erait  I  ;-.-    --  i  l'on  ne  pourrait  se 

tirer  d'affaire  qu'eu  leur  conlrouvanl  des  intentions  basses  et  des 
motifs  sans  vertu  ;  où  l'on  serait  forcé  d'avilir  Socrale  el  Je  calom- 
nier Hégulus.  Si  jamais  de  pareilles  doclriues  pouvaient  germer 
parmi  nous ,  la  voix  de  la  nature  ,  ainsi  que  celle  de  la  .«^son ,  s'é- 


344     •  EMILE. 

lèveraient  incessainiuent  contre  elles ,  et  ne  laisseraient  jamais  à 
un  seul  de  leurs  partisans  l'excuse  de  l'être  de  bonne  foi. 

Mon  dessein  n'est  pas  d'entrer  ici  dans  des  discussions  métaphy- 
siques qui  passent  ma  portée  et  la  vôtre ,  et  qui ,  dans  le  fond,  ne 
mènent  à  rien.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  ne  voulais  pas  philosopher 
avec  vous ,  mais  vous  aider  à  consulter  votre  cœur.  Quand  tous  les 
|)hilosophes  du  monde  prouveraient  que  j'ai  tort,  si  vous  sentez 
que  j'ai  raison ,  je  n'en  veux  pas  davantage. 

Il  ne  faut  pour  cela  que  vous  faire  distinguer  nos  idées  acquises 
de  nos  sentiments  naturels  ;  car  nous  sentons  nécessairement  avant 
de  connaître  ;  et  comme  nous  n'apprenons  point  à  vouloir  notre 
bien  et  à  fuir  notre  mal ,  mais  que  nous  tenons  cette  volonté  de  la 
nature ,  de  même  l'amour  du  bon  et  la  haine  du  mauvais  nous 
sont  aussi  naturels  que  l'amour  de  nous-mêmes.  Les  actes  de  la 
conscience  ne  sont  pas  des  jugements ,  mais  des  sentiments  :  quoi- 
que toutes  nos  idées  nous  viennent  du  dehors ,  les  sentiments  qui 
les  apprécient  sont  au  dedans  de  nous ,  et  c'est  par  eux  seuls  que 
nous  connaissons  la  convenance  ou  disconvenancc  qui  existe  entre 
nous  et  les  choses  que  nous  devons  rechercher  ou  fuir. 

Exister  pour  nous ,  c'est  sentir  ;  notre  sensibilité  est  incontesta- 
blement antérieure  à  notre  intelligence,  et  nous  avons  eu  des  sen- 
timents avant  des  idées  '.  Quelle  que  soit  la  cause  de  notre  être, 
elle  a  pourvu  à  notre  conservation  en  nous  donnant  des  sentiments 
convenables  à  notre  nature  ;  et  l'on  ne  saurait  nier  qu'au  moins 
ceux-là  ne  soient  innés.  Ces  sentiments ,  quant  à  l'individu ,  sont 
l'amour  de  soi ,  la  crainte  de  la  douleur,  l'horreur  de  la  mort ,  le 
désir  du  bien-être.  Mais  si ,  comme  on  n'en  peut  douter,  l'homme 
est  sociable  par  sa  nature ,  ou  du  moins  fait  pour  le  devenir,  il  ne 
peut  l'être  que  par  d'autres  sentiments  innés,  relatifs  à  son  es- 
pèce ;  car,  à  ne  considérer  que  le  besoin  physique,  il  doit  certaine- 
ment disperser  les  hommes  au  lieu  de  les  rapprocher.  Or  c'est  du 
système  moral  forme  par  ce  double  rapport  à  soi-même  et  à  ses 

'  A  certains  égards  les  idées  sont  des  sentiments,  et  les  senliincnts  sont, 
des  idées.  Los  deux  noms  conviennent  à  toute  iHîrception  ((ui  nous  occupfi 
et  de  son  objet,  et  de  iious-uicnies  qui  en  souiuies  affoclés  :  il  n'y  a  que  l'or- 
dre de  cette  affection  qui  détermine  le  nom  qui  lui  convient.  Lors»iue, 
premièrement  occupés  del'olijet,  nous  ne  pensons  .\  nous  que  par  ré- 
flexion,  c'est  une  idée;  au  contraire,  (piand  l'iuipressiou  reijue  excite 
notre  première  attention  et  que  nous  ne  j>ensons  que  par  réflexion  à  l'ob- 
jet qui  la  cause,  c'est  un  scntimeiif. 


LIVRE  IV.  345 

Wiïiblablesqiie  nail  rirapulsi)n  de  la  conscience.  Connaître  le  bien , 
ce  n'est  pas  l'aimer  ;  l'homme  n'en  a  pas  la  connaissance  innée  : 
mais  sitôt  que  sa  raison  le  lui  fait  connaître ,  sa  conscience  le  porto 
i  l'aimer;  c'est  ce  sentiment  qui  est  inné. 

Je  ne  crois  donc  pas,  mon  ami,  qu'il  soit  impossible  d'expliquer 
par  des  conséquences  de  notre  nature  le  principe  immédiat  de  la 
conscience ,  indépendant  de  la  raison  même.  Et  quand  cela  sérail 
impossible ,  encore  ne  serait-il  pas  nécessaire  :  car ,  puisque  ceux 
qui  nien*  ce  principe  admis  et  reconnu  par  tout  le  genre  humain 
ne  prouvent  point  qu'il  n'existe  pas  ,  mais  se  contentent  de  l'aflir- 
mer;  quand  nous  affirmons  qu'il  existe,  nous  sommes  tout  aussi 
bien  fondés  qu'eux ,  et  nous  avons  de  plus  le  témoignage  intérieur, 
et  ta  voix  de  la  conscience  qui  dépose  pour  elle-même.  Si  les  pre- 
mières lueurs  du  jugement  nous  éblouissent  et  confondent  d'aboni 
les  objets  à  nos  regards ,  attendons  que  nos  faibles  yeux  se  rou- 
vrent ,  se  raffermissent  ;  et  bientôt  nous  re verrons  ces  mêmes  ob- 
jets aux  lumières  de  la  raison ,  tels  que  nous  les  montrait  d'abord 
la  nature  :  ou  plutôt  soyons  plus  simples  et  moins  vains  ;  bornons- 
nous  aux  premiers  sentiments  que  nous  trouvons  eu  nous-mêmes, 
puisque  c'est  toujours  à  eux  que  l'élude  nous  ramène  quand  elle  ne 
nous  a  point  égarés. 

Conscience  !  conscience  !  instinct  divin  ,  immortelle  et  céleste 
voix  ;  guide  assuré  d'un  être  ignorant  et  borné ,  mais  intelligent  et 
libre;  juge  infaillible  du  bien  et  du  mal ,  qui  rends  l'homme  sem- 
blable à  Dieu  !  c'est  toi  qui  fais  l'excellence  de  sa  nature  et  la  mora- 
lité de  ses  actions;  sans  loi  je  ne  sens  rien  en  moi  qui  m'élève  au- 
dessus  des  bêtes ,  que  le  triste  privilège  de  m'égarer  d'erreurs  en 
«rreurs,  à  l'aide  d'un  entendement  sans  règle  et  d'une  raison  sans 
principe. 

Grâces  au  ciel ,  nous  voilà  délivrés  de  tout  cet  effrayant  appa  • 
reil  de  philosophie  :  nous  pouvons  être  hommes  sans  être  savants: 
dispensés  de  consumer  notre  vie  à  l'étude  de  la  morale ,  nous  avons 
Inoindres  frais  un  guide  plus  assuré  dans  ce  dédale  immense  de  i 
Opinions  humaines.  Mais  ce  n'est  pas  assez  que  ce  guide  existe , 
fl  faut  savoir  le  reconnaître  et  le  suivre.  S'il  parle  à  tous  !es  cœurs , 
pourquoi  donc  y  en  a-t-il  si  peu  qui  l'entendent  ?  Eh  !  c'est  qu'il 
nous  parle  la  langue  de  la  nature ,  que  tout  nous  a  fait  oublier.  La 
eoDscience  est  timide ,  elle  aime  la  retraite  et  la  paix  ;  le  monde  cl 
le  bruit  l'épouvantent  :  les  préjugés  dont  on  ia  fait  naître  sont  se» 


346  EMILE. 

plus  cruels  ennemis;  elle  fuit  ou  se  tait  devant  eux;  leur  voix 
bruyante  étouffe  la  sienne  ,  et  l'empêche  de  se  faire  entendre;  le 
fanatisme  ose  la  contrefaire,  et  dicter  le  crime  en  son  nom.  Elle 
se  rebute  enfin  à  force  d'être  éconduile;  elle  ne  nous  parle  plus , 
elle  ne  nous  répond  plus  ;  et,  après  de  si  longs  mépris  pour  elle,  il  en 
coûte  autant  de  la  rappeler  qu'il  en  coûta  de  la  bannir. 

Combien  de  fois  je  mesuis  lassé,  dans  mes  recherches,  de  la  froi- 
deur que  je  sentais  en  moi!  Combien  de  fois  la  tristesse  et  l'ennui, 
versant  leur  poison  sur  mes  premières  méditations ,  me  les  rendi- 
rent insupportables  !  Mon  cœur  aride  ne  donnait  qu'un  zèle  languis- 
sant et  tiède  à  l'amour  de  la  vérité.  Je  médisais  :  Pourquoi  me  tour- 
Itmentcr  à  chercher  ce  qui  n'est  pas.'  le  bien  moral  n'est  qu'une 
chimère  ;  il  n'y  a  rien  de  bon  que  les  plaisirs  des  sens.  0  quand  on  a 
une  fois  perdu  le  goût  des  plaisirs  de  l'àme ,  qu'il  est  difficile  de  le 
reprendie !  Qu'il  est  plus  difficile  encore  de  le  prendre  quanl  ou 
ne  l'a  jamais  eu  !  S'il  existait  un  homme  assez  misérable  pour  n'a- 
voir rien  fait  en  toute  sa  vie  dont  le  souvenir  le  rendit  content  de 
lui-même  et  bien  aise  d'avoir  vécu ,  cet  homme  serait  incapable  de 
jamais  se  connaître  ;  et ,  faute  de  sentir  quelle  bonté  convient  à  sa 
nature,  il  resterait  méchant  par  force,  et  serait  éternellement  mal- 
heureux. Mais  croyez-vous  qu'il  y  ait  sur  la  terre  entière  un  seul 
homme  assez  dépravé  pour  n'avoir  jamais  livré  son  cœur  à  la  ten- 
tation de  bien  faire  ?  Cette  tentation  est  si  naturelle  et  si  douce ,  qu'il 
est  impossible  de  lui  résister  toujours  ;  et  le  souvenir  du  plaisir 
qu'elle  a  produit  une  fois  suffit  pour  la  rappeler  sans  cesse.  Malheu- 
reusement elle  est  d'abord  pénible  à  satisfaire  ;  on  a  mille  raisons 
pour  se  refuser  au  penchant  de  son  cœur  ;  la  fausse  prudence  le  res- 
serre dans  les  bornes  du  moi  humain  ;  il  faut  mille  efforts  de  courage 
pour  oser  les  franchir.  Se  plaire  à  bien  faire  est  le  prix  d'avoir 
liien  fait,  et  ce  prix  ne  s'obtient  qu'après  l'avoir  mérité.  Rien  n'est 
plus  aimable  que  la  vertu  ;  mais  il  faut  en  jouir  pour  la  trouver  telle. 
Quand  on  la  veut  embrasser,  semblable  au  Protée  de  la  fable , 
elle  prend  d'abord  mille  formes  effrayantes ,  et  no  se  montre  cnfii» 
sous  la  sienne  (ju'à  ceux  qui  n'ont  point  lâché  prise. 

Combattu  sans  cesse  par  mes  sentiments  naturels  qui  parlaient 
pour  rinlérct  commun ,  et  par  ma  raison  qui  rapportait  tout  à 
moi,  j'aurais  llotté  toute  ma  vie  dans  cette  continuelle  alternative, 
faisant  le  mai ,  aimant  le  bien ,  et  toujours  cunlrairc  à  mot-méiiu', 
si  de  nouvelios  lumièr-js  n'eussent  éclaire  mon  cœur,  si  la  vérité, 


LIVRE  IV.  347 

qui  fixa  mes  opinions,  n'eût  encore  assuré  ma  condnite  et  ne  m'eut 

"lis  d'accord  avec  moi.  On  a  beau  vouloir  établir  la  vertu  i)nr 

raison  seule ,  quelle  solide  base  peut-on  lui  donner?  La  vertu. 

-.^nt-ils ,  est  l'amour  de  l'ordre.  Mais  cet  amour  peut-il  donc  et 

it-iU'emporter  en  moi  sur  celui  démon  bien-être?  Qu'ils  me 

rinent  une  raison  claire  et  suffisante  pour  le  préférer.  Dans  le 

•1(1  leur  prétendu  principe  est  un  pur  jeu  de  mots;  car  je  dis 

-si ,  moi ,  que  le  vice  est  l'amour  de  l'ordre ,  pris  dans  un  sens 

forent.  Il  y  a  quelque  ordre  moral  partout  où  il  y  a  sentiment 

intelligence.  La  différence  est  que  le  bon  s'ordonne  par  rapport 

i  tout,  et  que  le  méchant  ordonne  letout  pa  ■  rapport  à  lui.  Celui-ci 

fait  le  centre  de  toutes  choses  ;  l'autre  mesure  son  rayon  et  se 

nt  à  la  circonférence.  Alors  il  est  ordonné  par  rapport  au  cen- 

commun ,  qui  est  Dieu,  et  par  rapport  à  tous  les  cercles  con- 

:itriques,  qui  sont  les  créatures.  Si  la  Divinité  n'est  pas ,  il  n'y 

.  jue  le  méchant  qui  raisonne  ;  le  bon  n'est  qu'un  insensé. 

O  mon  enfant  !  puissiez-vous  sentir  un  jour  de  quel  poids  on 
est  so<ilaeé ,  quand  ,  après  avoir  épuisé  la  vanité  des  opinions  hu- 
maines et  goûté  l'amertume  des  passions,  on  trouve  enfin  si  prés 
4e soi  la  route  de  la  sagesse,  le  prix  des  travaux  de  celle  vie,  et 
la  source  du  bonheur  dont  on  a  désespéré  1  Tous  les  devoirs  de 
la  loi  naturelle,  presque  effacés  de  mon  cœur  par  riîijustice  dea 
hommes,  s'y  retracent  au  nom  de  l'étemelle  justice ,  qui  me  les 
impose  et  qui  me  les  voit  remplir.  Je  ne  sens  plus  en  moi  que 
l'oavrajîe  et  l'instrument  du  grand  Être  qui  veut  le  bien ,  qui  le 
fait,  qui  fera  le  mien  par  le  concours  de  mes  volontés  aux  siennes, 
et  par  le  bon  usage  de  ma  liberté  :  j'acquiesce  à  l'ordre  qu'il 
établit ,  sûr  de  jouir  moi-même  un  jour  de  cet  ordre  et  d'y  trou- 
ver ma  félicité  ;  car  quelle  félicité  plus  douce  que  de  se  sentir  or- 
donné dans  un  système  où  tout  est  bien?  Kn  proie  à  la  douleur, 
je  la  supporte  avec  patience,  en  songeant  qu'elle  est  passagère ,  et 
qu'elle  vient  d'un  corps  qui  n'est  point  ;i  moi.  Si  je  fais  une  bonne 
action  sans  témoin  ,  je  sais  qu'elle  est  vue ,  et  je  prends  acte  pour 
l'autre  vie  de  ma  conduite  en  celle-ci.  En  souffrant  une  injustice , 
ie  me  dis  :  L'Être  juste  qui  régit  tout  saura  bien  nfen  dédomma- 
ger :  les  besoins  de  mon  corp» ,  les  misères  de  ma  vie ,  me  ren- 
d'  '  ')rt  plus  supportable.  Ce  seront  autant  de  lien>) 

d«'  ;;v  quand  il  faudra  tout  quitter. 

Pourquoi  mon  âme  est>eUe  soumise  à  mes  sens»  et  enchaînée  a 


348  EMILE. 

ce  corps  qui  l'asservit  et  la  gène?  Je  n'en  sais  rien  ;  suis-je  entré 
dans  les  décrets  de  Dieu  ?  Mais  je  puis  ,  sans  témérité  ,  former  de 
modestes  conjectures.  Je  me  dis  :  Si  l'esprit  de  l'homme  fût  reste 
libre  et  pur,  quel  mérite  aurait-il  d'aimer  et  suivre  l'ordre  qu'il 
verrait  établi,  et  qu'il  n'aurait  nul  intérêt  à  troubler  .=  Il  serait 
heureux ,  il  est  vrai  ;  mais  il  manquerait  à  son  bonheur  le  degré 
le  plus  sublime,  la  gloire  de  la  vertu  et  le  bon  témoignage  de 
soi  ;  il  ne  serait  que  comme  les  anges  ,  et  sans  doute  l'horamo 
vertueux  sera  plus  qu'eux.  Unie  à  un  corps  mortel  par  des  liens 
non  moins  puissants  qu'incompréhensibles ,  le  soin  de  la  conser- 
vation de  ce  corps  excite  l'àrae  à  rapporter  tout  à  lui,  et  lui  donne 
un  intérêt  contraire  à  l'ordre  général ,  qu'elle  est  pourtant  capa- 
ble de  voir  et  d'aimer  ;  c'est  alors  que  le  bon  usage  de  sa  liberté 
devient  à  la  fois  le  mérite  et  la  récompense,  et  qu'elle  se  prépare 
un  bonheur  inaltérable  ,  en  combattant  ses  passions  terrestres  et 
se  maititenant  dans  sa  première  volonté. 

Que  si  même,  dans  l'élat  d'abaissement  où  nous  sommes  du- 
rant cette  vie  ,  tous  nos  premiers  penchants  sont  légitimes ,  si 
tous  nos  vices  nous  viennent  de  nous,  pourquoi  nous  plaignons- 
nous  d'être  subjugués  par  eux?  pourquoi  reprochons-nous  à  l'Au- 
teur des  choses  les  maux  que  nous  nous  faisons,  et  les  ennemis  que 
nous  armons  contre  nous-mêmes  ?  Ah  !  ne  gâtons  point  l'homme;  il 
sera  toujours  bon  sans  peine,  et  toujours  heureux  sans  remords . 
Les  coupables  qui  se  disent  forcés  au  crime  sont  aussi  menteur* 
que  méchants  :  comment  ne  voient-ils  point  que  la  faiblesse  dont 
ils  se  plaignent  est  leur  propre  ouvrage  ;  que  leur  première  dé 
pravalion  vient  de  leur  volonté  ;  qu'à  force  de  vouloir  céder  à 
leurs  tentations,  ils  leur  cèdent  enfin  malgré  eux  et  les  rendent 
irrésistibles.' Sans  doute  II  ne  dépend  plus  d'eux  de  n'être  pas 
méchants  et  faibles,  mais  il  dépendit  d'eux  de  ne  le  pas  devenir. 
Oh  !  que  nous  resterions  aisément  maîtres  de  nous  et  de  nos  pas- 
sions, même  durant  cette  vie  ,  si ,  lorsque  nos  habitudes  ne  sont 
point  encore  acquises  ,  lorsque  noire  esprit  commence  à  s'ouvrir, 
nous  savions  l'occuper  des  objets  qu'il  doit  connaître,  pour  apprd 
cier  ceux  qu'il  ne  connaît  pas;  si  nous  voulions  sincèrement  noua 
éclairer,  non  pour  briller  aux  yeux  des  autres,  mais  pour  être 
bons  et  sages  selon  notre  nature ,  pour  nous  rendre  heureux  en 
pratiquant  nos  devoirs  !  Celle  élude  nous  parait  ennuyeuse  et  pé- 
nible, parce  que  nous  n'y  songeons  que  déjà  corro.npns  par  '«-' 


LIVRE  IV.  349 

' .  déjà  livrcj  à  nos  passions.  Nous  tisons  nos  jugements  et  no- 
>lime  avant  de  comiaitrc  le  bien  et  le  mal;  et  puis,  rapportant 
;  ;i  cette  fausse  mesure,  nous  ne  donnons  à  rien  sa  juste  valeur, 
est  un  âge  où  le  cœur,  libre  encore,  mais  ardent,  inquiet , 
le  du  bonheur  qu'il  ne  connaît  pas ,  le  cherche  avec  une  cu- 
ise incertitude  ,  et ,  trompé  par  les  sens ,  se  Gxe  enfin  sur  sa 
<e  image,  et  croit  le  trouver  où  il  n'est  point.  Ces  illusions 

:it  duré  longtemps  pour  moi.  Hélas  !  je  les  ai  trop  tard  connues, 
rt  n'ai  pu  tout  à  fait  les  détruire;  elles  dureront  autant  que  ce 
corps  mortel  qui  les  cause.  Au  moins  elles  ont  beau  me  séduire, 
elks  ne  m'abusent  plus  ;  je  les  connais  pour  ce  qu'elles  sont  ;  en 
le»  suivant  je  les  méprise  ;  loin  d'y  voir  l'objet  de  mon  bonheur  , 
j'y  vois  son  obstacle.  J'aspire  au  moment  où ,  délivré  des  entra- 
ves du  corps,  je  serai  moi  sans  contradiction ,  sans  partage  ,  et 
n'aurai  besoin  que  de  moi  |K)ur  être  heureux  :  en  attendant  je  le 
anis  dès  cette  vie ,  parce  que  j'en  compte  pour  peu  tous  les  maux , 
que  je  la  regarde  comme  presque  étrangère  à  mon  être  ,  et  que 
loat  le  vrai  bien  que  je  peux  retirer  dépend  de  moi. 

Pour  m'élever  d'avanc*  autant  qu'il  se  peut  à  cet  état  de  bon- 
bear ,  de  force  et  de  liberté ,  je  m'exerce  aux  sublimes  contem- 
pblions.  Je  médite  sur  l'ordre  de  l'univers ,  non  pour  l'expliquer 
par  de  vains  systèmes,  mais  pour  l'admirer  sans  cesse,  pour 
adorer  le  sage  auteur  qui  s'y  fait  sentir.  Je  converse  avec  lui ,  je 
pénètre  toutes  mes  facultés  de  sa  divine  essence;  je  m'attendris  à 
aM  bienfaits  ,  je  le  bonis  de  ses  dons  ;  mais  je  ne  le  prie  pas.  Que 
M  demanderais-je.'  qu'il  changeât  pour  moi  le  cours  des  choses  , 
ip'il  fit  des  miracles  en  ma  faveur?  Moi  qui  dois  aimer  par-des- 
soa  tout  l'ordre  établi  par  sa  sagesse  et  maintenu  par  sa  provi- 
dence ,  voudrais-je  que  cet  ordre  fût  troublé  pour  moi  ?  Non  ,  ce 
vœu  téméraire  mériterait  d'être  plutôt  puni  qu'exaucé.  Je  ne  lui 
demande  pas  non  plus  le  pouvoir  de  bien  faire  :  pourquoi  lui 
demander  ce  qu'il  m'a  donné .'  Ne  m'a-t-il  pas  donné  la  conscience 
poor  aimer  le  bien ,  la  raison  pour  le  connaître,  la  liberté  pour 
ie  choisir.'  Si  je  fais  le  mal ,  je  n'ai  point  d'excuse  ;  je  le  fais  parce 
(|Sejc  le  veux  :  lui  demander  de  changer  ma  vobcté,  c'est  lui  de- 

inder  ce  qu'il  me  demande  ;  c'est  vouloir  qu'il  fass<*  mon  œuvre 
elque  j'en  recueille  le  salaire;  n'être  pas  content  de  mon  étal, 
rflÉ'  ne  vouloir  plus  être  homme  ,  c'est  vouloir  autre  chose  que 
ce  qui  est ,  c'est  vouloir  le  désordre  et  U»  mal.  Source  de  juslict  cl 

ao 


.150  EMILE. 

de  vérité,  Dieu  clément  et  bon!  dans  ma  confiance  en  toi ,  le  su- 
prême vœu  de  mon  cœur  est  que  ta  volonté  soit  faite.  En  y  joi- 
gnant la  mienne  je  fais  ce  que  tu  fais ,  j'acquiesce  à  ta  bonté;  je 
crois  partager  d'avance  lasuprème  félicité  qui  en  est  le  prix. 

Dans  la  juste  défiance  de  moi-même  ,  la  seule  chose  que  je  lui 
demande ,  ou  plutôt  que  j'attends  de  sa  justice ,  est  de  redresser 
mon  erreur  si  je  m'égare,  et  si  cette  erreur  m'est  dangereuse.  Pour 
être  de  bonne  foi,  je  ne  me  crois  pas  infaillible  :  mes  opinions  qui 
me  semblent  les  plus  vraies  sont  peut-être  autant  de  mensonges; 
car  quel  homme  ne  tient  pas  aux  siennes  ?  et  combien  d'hommes 
sont  d'accord  en  tout?  L'illusion  qui  m'abuse  a  beau  me  venir  de 
moi,  c'est  lui  seul  qui  m'en  peutguérir.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu 
pour  atteindre  à  la  vérité  ;  mais  sa  source  est  trop  élevée  :  quand 
les  forces  me  manquent  pour  aller  plus  loin ,  de  quoi  puis-je  être 
coupable?  c'est  à  elle  à  s'approcher. 

Le  bon  prétke  avait  parlé  avec  véhémence  ;  il  était  ému ,  je 
l'étais  aussi.  Je  croyais  entendre  le  divin  Orphée  chanter  les  pre- 
miers hymnes ,  et  apprendre  aux  hommes  le  culte  des  dieux.  Ce- 
pendant je  voyais  des  foules  d'objections  à  lui  faire  :  je  n'en  fis 
pas  une,  parce  qu'elles  étaient  moins  solides  (|u'embarrassanles, 
et  que  la  persuasion  était  pour  lui.  A  mesure  qu'il  me  parlait  selon 
sa  conscience,  la  mienne  semblait  me  confirmer  ce  qu'il  m'a- 
vait dit. 

Les  sentiments  que  vous  venez  de  m'exposer,  lui  dis-je ,  me 
|)araisscnt  plus  nouveaux  par  ce  que  vous  avouez  ignorer  que 
par  ce  que  vous  dites  croire.  J'y  vois ,  à  peu  de  chose  près ,  le 
théisme  ou  la  religion  naturelle,  que  les  chrétiens  affectent  do 
confondre  avec  l'athéisme  ou  l'irréligion  ,  qui  est  la  doctrine  direc- 
tement opposée.  Mais,  dans  l'état  actuel  de  ma  foi,  j'ai  plus  à 
remonter  qu'à  descendre  pour  adopter  vos  opinions;  et  je  trouve 
difficile  de  rester  précisément  au  point  où  vous  êtes,  à  moins  d'ê- 
tre aussi  sage  que  vous.  Pour  être  au  moins  aussi  sincère,  je  veux 
consulter  avec  moi.  C'est  le  sentiment  intérieur  qui  doit  me  con- 
duire, à  votre  exemple;  et  vous  m'avez  appris  vous-même  qua- 
près  lui  avoir  longtemps  impose  siience ,  le  rappeler  n'est  pas  l'af  • 
faire  d'un  moment.  J'emporte  vos  discours  dans  mon  cœur,  il 
faut  que  je  les  médite.  Si ,  après  m'être  bien  consulte ,  j'en  demeura 
aussi  convaincu  que  vous  ,  vous  serez  mon  dernier  apolrc  ,  et  j« 


UVRE  IV.  351 

:  ai  votre  proséljle  jusqu'à  la  mort.  Continuez  cependant  à  m'ins 
;ire  ;  vous  ne  m'avez  dit  que  la  moitié  de  ce  que  je  dois  savoir, 
riez-moi  de  la  révélation ,  des  Écritures ,  de  ces  dogmes  obs- 
'5  sur  lesquels  je  vais  errant  dés  mon  enfance ,  sans  pouvoir  ni 
-  concevoirni  les  croire,  et  sans  savoir  ni  les  admettre  ni  les 
jeter. 

<>ui ,  mon  enfaot ,  dit-il  en  m'emhrassant ,  j'achèverai  de  vous 
•  ce  que  je  pense  ;  je  ne  veux  point  vous  ouvrir  mon  cxBur  à 
ai  :  mais  le  désir  que  vous  me  témoignez  était  nécessaire  pour 
iuloriser  à  n'avoir  aucune  réserve  avec  vous.  Je  ne  vous  ai 
'<  dit  jusqu'ici  que  je  ne  crusse  pouvoir  vous  être  utile,  et  dont 
ne  fusse  intimement  persuadé.  L'examen  qui  me  reste  à  faire 
bien  différent  ;  je  n'y  vois  qu'embarras,  mystère ,  obscurité; 
l'y  porte  qu'incertitude  et  déliance.  Je  ne  me  détermine  qu'en 
inblant.et  je  vous  dis  plutôt  mes  doutes  que  mon  avis.  Si  vos 
timents  étaient  plus  stables ,  j'hésiterais  de  vous  exposer  les 
•  ns  ;  mais ,  dans  l'état  où  vous  êtes ,  vous  gagnerez  à  penser 
nme  moi  '.  Xu  reste,  ne  donnez  à  mes  discours  que  l'autorité 
la  raison  :  j'ignore  si  je  suis  dans  l'erreur.  II  est  difQcile ,  quand 
liscute,  de  ne  pas  prendre  quelquefois  le  ton  affirmalif  ;  mais 
1  venez-vous  qu'ici  toutes  mes  afGrmations  ne  sont  que  des  rai- 
s  de  douter.  Cherchez  la  vérité  vous-même;  pour  moi,  je  ne 
is  promets  que  de  la  bonne  foi. 

\  ous  ne  voyez  dans  mou  exposé  que  de  la  religion  naturelle  : 

-t  bien  »'•! range  qu'il  en  faille  une  autre!  Par  où  connaitrai-je 

'  De  quoi  puis-je  être  coupable  en  scr\ant  Dieu 

ii>>res  qu'il  donne  à  mon  esprit,  et  selon  les  seult- 

iits  qu'il  inspire  à  mon  eœur?  Quelle  pureté  de  morale,  quel 

-me  utile  à  l'homme  et  honorable  a  son  auteur,  puLs-je  tirer 

.'le  doctrine  positive,  que  je  ne  puisse  tirer  sans  elle  du  bon 

'    mes  facultés.'  Montrez-moi  ce  qu'on  |)eut  ajouter,  poui 

lie  Dieu ,  pour  le  bien  de  la  société  et  pour  mon  propre 

,  aux  devoirs  de  la  loi  naturelle ,  et  quelle  vertu  vous 

ire  d'un  nouveau  culte,  qui  ne  soit  pas  une  conséquence 

Les  plus  grandes  idées  de  la  Divinité  nous  viennent  par 

:  I  seule.  Voyez  le  spectacle  de  la  nature,  écoulez  la  voix  in- 

tcneure.  Dieu  n'a-t-il  pas  tout  dil  à  oos  yeux ,  à  noire  conscience , 

.  '  VoUà,  je  crois,  ce  que  k  boa  Ticaire  iKiurrait  dire  à  préacol  an 
Ipbiic. 


352  EMILE. 


^iPÏ 


a  notre  jugement?  Qu'est-ce  que  les  homme»  nous  diront  de  plus? 
Leurs  révélations  ne  font  que  dégrader  Dieu ,  en  lui  donnant  les 
passions  humaines.  Loin  d'éclaircir  les  notions  du  grand  Être, 
je  vois  que  les  dogmes  particuliers  les  embrouillent;  que,  loin  de 
les  ennoblir  ils  les  avilissent;  qu'aux  mystères  inconcevables  qui 
l'environnent  ils  ajoutent  des  contradictions  absurdes ,  qu'ils  ren- 
dent l'homme  orgueilleux  ,  intolérant ,  cruel  ;  qu'au  lieu  d'établir 
la  paix  sur  la  terre ,  ils  y  portent  le  fer  et  le  feu.  Je  me  demande  à 
quoi  bon  tout  cela,  sans  savoir  me  répondre.  Je  n'y  vois  que  les 
crimes  des  hommes  cl  les  misères  du  genre  humain. 

On  me  dit  qu'il  fallait  une  révélation  pour  apprendre  aux  hom- 
mes la  manière  dont  Dieu  voulait  être  servi  ;  on  assigne  en  preuve 
la  diversité  des  cultes  bizarres  qu'ils  ont  institués ,  et  l'on  ne  voit 
pas  que  cette  diversité  même  vient  de  la  fantaisie  des  révélations. 
Des  que  les  peuples  se  sont  avisés  de  faire  parler  Dieu ,  chacun 
l'a  fait  parlera  sa  mode  et  lui  a  fait  dire  ce  qu'il  a  voulu.  Si  l'on 
n'eût  écouté  que  ce  que  Dieu  dit  au  cœur  de  l'homme ,  il  n'y 
aurait  jamais  eu  qu'une  religion  sur  la  terre. 

Il  fallait  un  culte  uniforme  ;  je  le  veux  bien  :  mais  ce  point  était- 
il  donc  si  important  qu'il  fallût  tout  l'appareil  de  la  puissance  di- 
vine pour  l'établir.'  Ne  confondons  point  le  cérémonial  de  la  reli- 
gion avec  la  religion.  Le  culte  que  Dieu  demande  est  celui  du 
cœur;  et  celui-là,  quand  il  est  sincère,  est  toujours  uniforme. 
C'est  avoir  une  vanité  bien  folle,  de  s'imaginer  que  Dieu  prenne 
un  si  grand  intérêt  à  la  forme  de  l'habit  du  prêtre  ,  à  l'ordre  des 
mots  qu'il  prononce ,  aux  gestes  qu'il  fait  à  l'autel ,  et  à  toutes 
ses  génuflexions.  Eh!  mon  ami,  reste  de  toute  ta  hauteur,  tu 
seras  toujours  assez  près  de  terre.  Dieu  veut  être  adoré  en  esprit 
et  en  vérité:  ce  devoir  est  de  toutes  les  religions ,  de  tous  les 
pays,  de  tous  les  hommes.  Quant  au  culte  extérieur,  s'il  doit 
être  uniforme  pour  le  bon  ordre  ,  c'est  purement  une  affaire  de 
police;  il  ne  faut  point  de  révélation  pour  cela. 

Je  ne  commençai  pas  par  toutes  ces  réflexions.  Entraîné  par  les 
préjugés  de  l'éducation,  et  par  ce  dangereux  amour-propre  qui 
veut  toujours  porter  l'homme  au-dessus  de  sa  sphère,  ne  pouvant 
élever  mes  faibles  conceptions  jusqu'au  grand  fitre ,  je  ni'effor- 
rais  de  le  rabaisser  jusqu'à  moi.  Je  rapprochais  les  rapports  infi- 
niment éloignés  qu'il  a  mis  entre  sa  nature  et  la  mienne.  Je  vou- 
lais des  communications  plus  immédiates,  des  instructions  plus 


IIYRi:  IV  353 

irticuliercs;  cl ,  non  content  de  faire  Dieu  semblable  à  l'homme  , 
,  Mur  éire  privilégie  moi-même  parmi  mes  semblables ,  je  vou- 
lais des  lumières  surnaturelles;  je  voulais  un  culte  exclusif  ;  jo 
voulais  que  Dieu  m'eût  dit  ce  qu'il  n'avait  pas  dit  à  d'autres ,  ou 
ce  que  d'autres  n'auraient  pas  entendu  comme  moi. 

Regardant  le  point  où  j'étais  parvenu  comme  le  point  commun 
d'où  partaient  tous  les  croyants  pour  arriver  à  un  culte  plus  éclairé, 
je  ne  trouvais  dans  les  dogmes  de  la  religion  naturelle  que  les 
éléments  de  toute  religion.  Je  considérais  cette  diversité  de  sectes 
qui  régnent  sur  la  terre,  et  qui  s'accusent  mutuellement  de  men- 
songe et  d'erreur;  je  demandais.  Quelle  est  la  bonne?  Chacun  me 
répondait ,  C'est  la  mienne  ;  chacun  disait  :  Moi  seul  et  mes  parti- 
sans pensons  juste  ;  tous  les  autres  sont  dans  l'erreur.  El  com- 
ment sates-rous  que  votre  secte  est  la  bonne?  Parce  que  Dieu  l'a 
dit  '.  Et  qui  vous  dit  que  Dieu  l'a  dit  ?  Mon  pasteur,  qui  le  sait 
bien.  Mon  pasteur  me  dit  d'ainsi  croire ,  et  ainsi  je  crois  ;  il  m'as- 
sure que  tous  ceux  qui  disent  autrement  que  lui  mentent ,  et  je  ne 
les  écoute  pas. 

Quoi  !  pensais-je,  la  vérité  n'est-elle  pas  une.'  et  ce  qui  est  vrai 
chez  moi  peut-il  être  faux  chez  vous.'  Si  la  méthode  de  celui  qui 
suit  la  bonne  route  et  celle  de  celui  qui  s'égare  est  la  même ,  quel 
mérite  ou  quel  tort  a  l'un  de  plus  que  l'autre  ?  Leur  choix  est 
fcffet  du  hasard  ;  le  leur  imputer  est  iniquité,  c'est  récompenser 

'  I  Tous,  dit  un  bon  et  sage  prêtre,  disent  qu'ils  la  tiennent  et  la 
«  croient  'et  tous  usent  de  ce  Jargon),  que  non  des  hommes,  ne dau- 

•  cune  créature ,  ains  de  Oieu. 

•  Mai*  k  dire  vrai ,  sans  rien  flatter  ni  déguiser ,  il  n'en  est  rien  ;  elles 
i'ioi  (|u*on  die,  tenues  i>ar  mains  et  moyens  humains;  tesmoin 
iiH-nt  la  manière  que  les  religions  ont  esté  reçues  au  monde  et 
on-  tous  les  jours  par  les  particuliers  :  la  Dation,  le  pays,  le 
inc  k  reli:;ion  :  l'on  est  de  celle  (jue  le  lieu  an  juel  on  est  né  et 
•  nt  :  nous  sommes  circoncis,  baptisés,  juifs,  mahomctans, 
ii'i,  avant  t|ue  nous  sachions  ([uc  nous  sommes  hommes  :  la  re- 
i-%t  pas  de  notre  choix  et  eslection  ;  tesmoin,  apr*^,  la  vie  et  les 

'"  ■'  "' ■'  ■"'■••<  1VCC  la  religion;  tesmoin  que  ,  par  occai^ions 

Ion  va  contre  la  teneur  de  s.i  n-lision.  » 

.II.  chap.v,  p,  -^57,  édit.  de  Bordeaux.  1601. 

Il  y  a  grande  appaieiic^;  que  la  sinc>Te  profession  de  foi  du  vertueux 

th6)io^  de  Condom  ncùt  pas  été  fort  différente  de  celle  du  \\caiTC 

MToyard  *. 

•Avant  Clurr  .,  ,    avait  dévrluppc  la  même  pensée,  et  avait  dit 

WMie  iD«me  »en%  :  »  >oin  «onines  rhrrtUens  1  inefne  titre  «jue  nous  tomme* 

•  rcrlfordlens  on  Allrnandt.  »  Livre  H ,  rhapitrr  xii.    (Ifotf  de  M.  Petiiam.; 

.10. 


354  EMILE. 

ou  puuir,  pour  être  né  dans  tel  ou  daus  tel  pays.  Oser  dire  que 
Dieu  nous  juge  ainsi ,  c'est  outrager  sa  justice. 

Ou  toutes  les  religions  sont  bonnes  et  agréables  à  Dieu ,  ou, 
s'il  en  est  une  qu'il  prescrive  aux  hommes ,  et  qu'il  les  punisse 
de  méconnaître,  il  lui  a  donné  des  signes  certains  et  manifestes 
pour  être  distinguée  et  connue  pour  la  seule  véritable  :  ces  signes 
sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux,  également  sensibles 
à  tous  les  hommes  grands  et  petits,  savants  et  ignorants  ,  Euro- 
péens, Indiens,  Africains,  Sauvages.  S'il  était  une  religion  sur 
la  terre  hors  de  laquelle  il  n'y  eût  que  peine  éternelle  ,  et  qu'en 
(luelque  lieu  du  monde  un  seul  mortel  de  bonne  foi  n'eut  pas  été 
frappé  de  son  évidence ,  le  Dieu  de  cette  religion  serait  le  plus 
inique  et  le  plus  cruel  des  tyrans. 

Cherchons-nous  donc  sincèrement  la  vérité ,  ne  donnons  rien  au 
droit  de  la  naissance  et  à  l'autorité  des  pères  et  des  pasteurs ,  mais 
rappelons  à  l'examen  de  la  conscience  et  de  la  raison  tout  ce  qu'ils 
nous  ont  apjjris  dès  notre  enfance,  lis  ont  beau  me  crier  :  Sou- 
mets ta  raison  ;  autant  m'en  peut  dire  celui  qui  me  trompe  :  il  me 
faut  des  raisons  pour  soumettre  ma  raison. 

Toute  la  théologie  que  je  puis  acquérir  de  moi-même  par  l'ins- 
pection de  l'univers ,  et  par  le  bon  usage  de  mes  facultés ,  se  borne 
à  ce  que  je  vous  ai  ci-devant  expliqué.  Pour  en  savoir  davantage, 
il  faut  recourir  à  des  moyens  extraordinaires.  Ces  moyens  ne  sau- 
raient être  l'autorité  des  hommes  ;  car,  nul  homme  n'étant  d'une 
autre  espèce  que  moi ,  tout  ce  (|u'un  homme  connaît  naturellement 
je  puis  aussi  le  connailre,  et  un  autre  homme  peut  se  tromper 
aussi  bien  (pie  moi  :  quand  je  crois  ce  qu'il  dit,  ce  n'est  pas  parce 
([u'il  le  dit,  mais  parce  qu'il  le  prouve.  Le  témoignage  des  hommes 
n'est  donc  au  fond  que  celui  de  ma  raison  même,  et  n'ajoute  rien 
aux  moyens  naturels  que  Dieu  m'a  donnés  de  connailre  la  vérité. 

Apôtre  do  la  vérilé,  qu'avcz-vous  donc  à  me  dire  dont  je  ne 
reste  pas  le  juge  i' Dieu  lui-même  a  parlé  ;  écoutez  sa  révélation. 
C'est  autre  chose.  Dieu  a  parlé  !  voilà  certes  un  grand  mot.  Et  à 
(pii  a  l-il  parlé?  11  a  parlé  aux  lionnncs.  Pourquoi  donc  n'en  ai-je 
rien  entendu?  Il  a  chargé  d'autres  hommes  de  vous  rendre  sa  pa- 
role. J'entends  :  ce  sont  des  honnnescpii  vont  me  dire  ce  que  Dieu 
a  dit.  J'aimerais  mieux  avoir  entendu  Dieu  lui-même  :  il  ne  lui  on 
JMU'ait  pas  coûté  davantage,  et  j'aurais  été  à  l'abri  de  la  séduction. 
Il  vous  en  garantit  en  manifestant  la  mission  de  ses  envoyés. 


LIVRE  IV.  355 

f'omraenl  cela  ?  Par  des  prodiges.  Et  où  sont  ces  prodiges?  Dans 
les  livres.  Et  qui  a  fait  ces  livres.'  Des  hommes.  Et  qui  a  vu  ces 
prodiges  ?  Des  hommes  qui  les  attestent.  Quoi  !  toujours  des  té- 
moignages humains  !  toujours  des  hommes  qui  me  rapportent  ce 
jue  d'autres  hommes  ont  rapporté  !  Que  d'hommes  entre  Dieu  et 
moi:  Voyons  toutefois ,  examinons ,  comparons ,  vérifions.  Oh! 
^i  Dieu  eut  daigné  me  dispenser  de  tout  ce  travail,  l'en  aurais-je 
>ervi  de  moins  bon  cœur .' 

Considérez ,  mon  ami ,  dans  quelle  horrible  discussion  me  voilà 
I  ngagé;  de  quelle  immense  érudition  j'ai  besoin  pour  remonter 
lins  les  plus  hautes  antiquités,  pour  examiner,  peser,  confron- 
i-r  les  prophéties,  les  révélations,  les  faits,  tous  les  monuments 
11-  foi  proposés  dans  tous  les  pays  du  monde ,  pour  en  assigner  les 
imps,  les  lieux,  les  aiiloiir>  ,  les  occasionsi  Quelle  justesse  de 
ritique  m'est  nécessaire  pour  distinguer  les  pièces  authentiques 
.les  pièces  supposées  ;  pour  comparer  les  objections  aux  réponses, 
li's  traductions  aux  originaux  ;  pour  juger  de  l'impartialité  des  té- 
moins, du  leur  bon  sens,  de  leurs  lumières;  |)our  siivoir  si  l'on 
n'a  rien  supprimé,  rien  ajouté,  rien  transposé,  change,  falsifié; 
jiour  lever  les  contradictions  qui  restent  ;  pour  juger  quel  poidi 
loil  avoir  le  silence  des  adversaires  dans  les  faits  allégués  contre 
'  iix  ;  si  ces  allégations  leur  ont  été  connues  ;  s'ils  en  ont  fait  assez 
le  cas  pour  daigner  y  répondre  ;  si  les  livres  étaient  assez  com- 
muns pour  que  les  nôtres  leur  parvinssent  ;  si  nous  avons  été 
1  Tassez  bonne  foi  pour  donner  cours  aux  leurs  parmi  nous ,  et 
joiir  V  '  •  -  ••  '"-rs  plus  fortes  objections  telles  qu'ils  les  avaient 
fil*.  - 

fous  C'j>  munumcnts  reconnus  pour  incontestables ,  il  faut  pa.s- 
-'Y  ensuite  aux  preuves  de  la  mission  de  leurs  auteurs  ;  il  faut 
-  ivoir  les  lois  des  sorts,  les  probabilités  éventives ,  pour  ju- 
iulle  prédiction  ne  peut  s'accomplir  sans  miracle  ;  le  génie  des 
langues  originales,  pour  distinguer  ce  qui  est  prédiction  dans  ces 
langues ,  et  ce  qui  n'est  que  figure  oratoire  ;  quels  faits  sont  dans 
Tordre  de  la  nature ,  et  quels  autres  faits  n'y  sont  pas ,  pour  dire 
jusqu'à  quel  point  un  homme  adroit  peut  fasciner  les  yeux  des 
simples ,  peut  étonner  même  les  gens  éclairés;  chercher  de  quelle 
espèce  doit  être  un  prodige ,  et  quelle  authenticité  il  doit  avoir, 
non- seulement  pour  être  cru,  mais  pour  qu'on  soit  punissable 
d'en  douter  ;  comparer  les  preuves  des  vrais  et  des  faux  prodiges. 


.15»  F.MILK. 

el  trouver  les  règles  sures  pour  les  discerner  ;  dire  enfin  pourquoi 
Dieu  choisit ,  pour  attester  sa  parole ,  des  moyens  qui  ont  eux- 
mêmes  si  grand  besoin  d'attestation,  comme  s'il  se  jouait  dfi  la 
crédulité  des  hommes ,  et  qu'il  évitât  à  dessein  les  vrais  moyens  de 
les  persuader. 

Supposons  que  la  majesté  divine  daigne  s'abaisser  assez  pour 
rendre  un  homme  l'organe  de  ses  volontés  sacrées  ;  est-il  raison- 
nable ,  est-il  juste  d'exiger  que  tout  le  genre  humain  obéisse  à  la 
voix  de  ce  ministre,  sans  le  lui  faire  connaître  pour  tel?  Y  a-t-il 
de  l'équité  à  ne  lui  donner,  pour  toutes  lettres  de  créance,  que 
quelques  signes  particuliers  faits  devant  peu  de  gens  obscurs ,  et 
dont  tout  le  reste  des  hommes  ne  saura  jamais  rien  que  par  oui- 
dire?  Par  tous  les  pays  du  monde ,  si  l'on  tenait  pour  vrais  tous 
les  prodiges  que  le  peuple  et  les  simples  disent  avoir  vus,  chaque 
secte  serait  la  bonne;  il  y  aurait  plus  de  prodiges  que  d'événe- 
ments naturels  ;  et  le  plus  grand  de  tous  les  miracles  serait  que, 
là  où  il  y  a  des  fanatiques  persécutés  ,  il  n'y  eut  point  de  miracles. 
C'est  l'ordre  inaltérable  de  la  nature  qui  montre  le  mieux  la  sage 
main  qui  la  régit;  s'il  arrivait  beaucoup  d'exceptions,  je  ne  saurais 
plus  qu'en  penser  ;  et  pour  moi,  je  crois  trop  en  Dieu  pour  croire  a 
tant  de  miracles  si  peu  dignes  de  lui. 

Qu'un  homme  vienne  nous  tenir  ce  langage  :  Mortels,  je  voti» 
annonce  la  volonté  du  Très-Haut  ;  reconnaissez  à  ma  voix  celui 
qui  m'envoie;  j'ordonne  au  soleil  de  changer  sa  course ,  aux  étoi- 
les de  former  un  autre  arrangement ,  aux  montagnes  de  s'aplanir, 
aux  flots  de  s'élever,  à  la  terre  de  prendre  un  autre  aspect.  X  ces  - 
merveilles  ,  qui  ne  reconnaîtra  pas  à  l'instant  le  maître  de  la  na- 
ture ?  Elle  n'obéit  point  aux  imposteurs;  leurs  miracles  se  font 
dans  les  carrefours ,  dans  des  déserts  ,  dans  des  chambres  ;  et  c'est 
là  qu'ils  ont  bon  marché  d'un  petit  nombre  de  spectateurs  déjà 
disposés  à  tout  croire.  Q\n  est-ce  qui  m'osera  dire  combien  il  faut 
de  témoins  oculaires  pour  rendre  un  prodige  digne  de  foi  ?  Si  vos 
miracles,  faits  pour  prouver  votre  doctrine,  ont  eux-mêmes  be- 
soin d'être  prouvés,  de  quoi  servent-ils?  .\ulant  valait  n'en  {»oint 
faire. 

Reste  enfin  l'examen  le  plus  important  dans  la  doctrine  annon- 
cée; car,  puisque  ceux  qui  disent  que  Dieu  fait  ici-l>as  des  mira- 
cles prétendent  que  le  diable  les  imite  quelquefois,  avec  les 
prodiges  les  mieux  attestés  nous  ne  sommes  pas  plus  avan- 


LIVRE  IV.  367 

l's  qu'auparavant  cl ,  puisque  les  magiciens  de  Pharaon  osaient, 

:i  présence  même  de  Moïse,  faire  les  mêmes  signes  qu'il  fai- 
-lil  par  l'ordre  exprès  de  Dieu,  pourquoi,  dans  son  absence, 

eussent-ils  pas,  aux  mêmes  litres,  prélendu  la  même  autorité? 
\  insi  donc ,  après  avoir  prouvé  la  doctrine  par  le  miracle ,  il  faut 

louver  le  miracle  par  la  doctrine  ' ,  de  peur  de  prendre  l'œuvre 
J'j  démon  pour  lœuvre  de  Dieu.  Que  pensez-vous  de  ce  diallële  *? 
Celle  doctrine ,  venant  de  Dieu ,  doit  porter  le  sacré  caractère 
de  la  Divinité  ;  non-seulement  elle  doit  nous  éclaircir  les  idées  con- 
fuses que  le  raisonnement  en  trace  dans  notre  esprit ,  mais  elle 
'doit  aussi  nous  proposer  un  culte,  une  morale,  et  des  maximes 
convenables  aux  attributs  par  lesquels  seuls  nous  concevons  son 
essence.  Si  donc  elle  ne  nous  apprenait  que  des  choses  absurdes 
et  sans  raison  ,  si  elle  ne  nous  inspirait  que  des  sentiments  d'aver- 
sion pour  nos  semblables  et  de  frayeur  pour  nous-mêmes ,  si  elle 
ne  nous  peignait  qu'un  Dieu  colère ,  jaloux ,  vengeur,  partial , 
haïssant  les  hommes ,  un  Dieu  de  la  guerre  et  des  combats  ,  tou- 
jours prêt  à  détruire  et  foudroyer,  toujours  parlant  de  tourments, 
de  peines ,  et  se  vantant  de  punir  même  les  innocents ,  mon  coRur 

'  Cela  est  formel  en  mille  endroits  de  récriture,  et  entre  autres  dans 
le  Deutéronome ,  chapitre  iiu ,  où  il  est  dit  que  si  un  prophète  annonçant 
desdieiu  étrangers  confirme  ses  discoure  par  des  prodiges ,  et  que  ce  qu'il 
prédit  arrive,  loin  d'y  avoir  ancun  égard  on  doit  mettre  ce  prophète  à 
mort.  Quand  donc  les  jwîens  mclt-tient  à  mort  les  apôtres  leur  annonçant 
un  Dieu  étranger,  et  prouvant  leur  mission  [wr  des  prédictions  et  des  mi- 
vaclns,  je  ne  vois  pas  ce  quon  avait  à  leur  objecter  de  solide,  qu'ils  ne 
jHissent  k  l'instant  rétorquer  contre  nous.  Or,  que  faire  en  pareil  cas? 
L'ne  seule  chose  :  revenir  au  raisonnement,  et  laisser  là  les  miracles. 
Mieux  eftt  valu  n'y  pas  recourir.  C'est  là  du  bon  sens  le  plus  simple,  qu'on 
n'obscurcit  qu'à  force  de  distinctions  tout  au  moins  très-subtiles.  Des 
tnbtiiités  dam  le  dirisUanisme  :  Mais  Jésus-Christ  a  donc  eu  tort  de  pro- 
aellre  le  coytnne  des  cieux  aux  simples;  il  a  donc  eu  tort  de  com- 
mencer les  plus  beaux  de  ses  discours  par  féliciter  les  pauvres  d'esprit,  s'il 
bat  tant  d'esprit  pour  entendre  sa  doctrine  et  jwur  a|4)ren«lre  à  croire 
en  lui.  Quand  vous  m'aurez  prouvé  que  je  dois  me  soumettre ,  tout  ira 
fort  bien  :  mais  [wur  me  prouver  cela ,  mettez-vous  à  ma  |)orlée  ;  mesurez 
vos  raisonnements  à  la  ca|>acit<''  d'im  pauvre  d'esprit .  ou  je  ne  reconiui» 
plus  en  vous  le  vrai  disciple  de  votre  maître ,  et  ce  n'est  ym  sa  doctrine  que 
vous  m'annoncez. 

•  On  appelle  ainsi  en  logique  l'argument  par  leqwl  on  fait  Tolr  le  cercle 
vicieux  résulUnt  d'un  raisoiinciii'  .^Tune  cliose  in- 

ceitainc  et  otwcurc  par  une  auti  •  l mU ,  puis  cette 

seconde  par  la  premiiTC.  l-c  diai..  .         .  ..^. .:..;.:. i  !.i.  ri  des  tceptiquct 

ou  pyrrhonicns.  e<  le  plus  formidable,  dit  Ba>le.  de  toos  ceux  qu'ils  em- 
ploient contre  le* d<>sinaliques.  {MoU  dt  V.  Pttitain.) 


358  ftMILE. 

ne  serait  point  attiré  vers  ce  Dieu  terrible,  et  je  me  garderais  de 
quitter  la  religion  naturelle  pour  embrasser  celle-là;  car  vous 
voyez  bien  qu'il  faudrait  nécessairement  opter.  Votre  Dieu  n'est 
pas  le  notre ,  dirais-je  à  ces  sectateurs.  Celui  qui  commence  par  se 
choisir  un  seul  peuple  et  proscrire  le  reste  du  genre  humain  n'est 
pas  le  père  commun  des  hommes;  celui  qui  destine  au  supplice 
éternel  le  plus  grand  nombre  de  ses  créatures  n'est  pas  le  Dieu 
clément  et  bon  que  ma  raison  m'a  montré. 

A  l'égard  des  dogmes,  elle  me  dit  qu'ils  doivent  être  clairs,  lumi- 
neux, frappants  par  leur  évidence.  Si  la  religion  naturelle  est  in- 
suffisante, c'est  par  l'obscurité  qu'elle  laisse  dans  les  grandes  vé- 
rités qu'elle  nous  enseigne  :  c'est  à  la  révélation  de  nous  ensei- 
gner ces  vérités  d'une  manière  sensible  à  l'esprit  de  l'homme, 
de  les  mettre  à  sa  portée ,  de  les  lui  faire  concevoir,  a(in  qu'il  les 
croie.  La  foi  s'assure  et  s'affermit  par  l'entendement  ;  la  meil- 
leure de  toutes  les  religions  est  infailliblement  la  plus  claire  :  celui 
qui  charge  de  mystères ,  de  contradictions ,  le  culte  qu'il  me  prê- 
che, m'apprend  par  cela  même  à  m'en  délier.  Le  Dieu  que  j'adore 
n'est  point  un  Dieu  de  ténèbres ,  il  ne  m'a  point  doué  d'un  entende- 
ment pour  m'en  interdire  l'usage  :  me  dire  de  soumettre  ma 
raison ,  c'est  outrager  sou  auteur.  Le  ministre  de  la  vérité  ne  ty- 
rannise point  ma  raison  ,  il  l'éclairé. 

Nous  avons  mis  a  part  toute  autorité  humaine,  et,  sans  elle, 
je  ne  saurais  voir  comment  un  homnie  en  peut  convaincre  un 
«utre  en  lui  préchant  une  doctrine  déraisonnable.  Mettons  un  mo- 
ment ces  deux  hommes  aux  prises,  et  cherchons  ce  qu'ils  pourront 
se  dire  dans  celte  àprele  de  langage  ordinaire  aux  deux  partis. 
l'inspiré. 

La  raison  vous  apprend  que  le  tout  est  plus  grand  que  sii 
partie  ;  mais  moi  je  vous  apprends,  de  la  part  de  Dieu,  que  c'est 
la  partie  qui  est  plua  grande  que  le  tout. 

LK   UAlSONNEUll. 

151  qui  otes-vous  pour  m'oserdire  que  Dieu  se  contredit?  et  à 
qui  croira:-je  par  préférence  ,  de  lui  qui  m'apprend  par  la  raison 
les  vérités  étoniollos ,  ou  do  vous  (\m  m'annoncez  de  sa  part  une 
absurdité  i 

l.'lNSl'lUK. 

A  moi ,  car  mou  instruction  est  plus  positive  ;  et  je  vais  vous 
prouver  invinciblement  que  c'est  lui  qui  m'envoie. 


LIVRE  IV.  35'j 

I.E   RAISONNEUR. 

Comment  !  vous  me  prouverez  fjue  c'est  Dieu  qui  vous  envoie 
ùposer  contre  lui?  Et  de  quel  genre  seront  vos  preuves,  pour 
.10  convaincre  qu'il  est  plus  certain  que  Dieu  lue  parle  par  votro 
:  luche  que  par  l'entendement  qu'il  m'a  donné? 
i.'mspiRÉ. 
L'entendement  qu'il   vous  a  donné!  Homme  petit  et  vain! 
comme  si  vous  étiez  le  premier  impie  qui  s'égare  dans  sa  rai- 
son ,  corrompue  par  le  péché  ! 

LE  nAISONKEUR. 

Homme  de  Dieu ,  vous  ne  seriez  pas  non  |>lus  le  premier  l'ourbu 
qui  donne  son  arrogance  pour  preuve  de  sa  mission. 
l'inspiré. 
Quoi  !  les  philosophes  disent  aussi  des  injuri's  : 

LE   RAISONNEOB. 

Quel(]iipfois  ,  (ju.ind  les  saints  leur  en  donnent  rexiMiii»!»'. 

l'ikspibé. 
Oli  :  moi  j  .11  ie  droit  d'en  dire,  je  parle  do  la  part  île  lJi<ii. 

LE   RAISONNEUR. 

Il  serait  bonde  montrer  vos  titres  avant  d'user  de  vos  privilèges. 

l'inspiré. 
Mes  titres  sont  authentiques,  la  terre  et  les  cieu.x  dé|K)seronl 
pour  III''    '^•'■vf/  bien  mes  raisonnements,  je  vous  pri»'. 

LE  RAISONNECn. 

Vos  rai.s(jii!icinenls  !  vous  n'y  pensez  pas.  M'appreiidio  que  nu 
raison  me  trompe,  n'est-ce  pas  réfuter  ce  qu'elle  m'aura  dit  pour 
vous?  Quiconque  veut  récuser  la  raison  doit  convaincre  sans  se 
servir  d'elle.  Car,  supposons  qu'en  raisonnant  vous  m'avez  con- 
vaincu ;  comment  saurai-je  si  ce  n'est  point  ma  raison  corrompue 
par  le  péché  qui  me  fait  aaïuiescer  à  ce  que  vous  me  dites.^ 
D'ailleurs ,  quelle  preuve ,  quelle  démonstration  pourrez-vous 
jamais  employer  plus  évidente  que  l'ar-iomc  qu'elle  doit  dé- 
truire? il  est  tout  aussi  croyable  qu'un  bon  syllogisme  est  un 
mensonge ,  qu'il  l'est  que  la  |)arlie  est  plus  grande  que  le  tout. 

l.'lXSI^IRÉ. 

Quelle  différence  !  Mes  preuves  soiU  sans  réplique  ;  elles  sont 

■  11111  ordre  -«iirii.iliiu'l 

LE   RAISONNEtR. 

^.iiM...ui.  i    MU.  -..^iiilif  ce  mot'  Je  ne  l>nt<iiil-,  ijj-,. 


360  itMlLt. 

l'inspiri:. 
'    Des  cliang<'menls  dans  l'ordre  de  la  nature,  des  prophiUies, 
des  miracles,  des  prodiges  de  toute  espèce. 

LE  RAISONNEtn. 

Des  prodiges  !  des  miracles  !  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  tout  cela. 

L'iNsnnÉ. 
D'autres  l'ont  vu  pour  vous.  Des  nuées  de  témoins...  le  témoi- 
gnage des  peuples.... 

LE  RAISONNEUR. 

Le  témoignage  des  peuples  est-il  d'un  ordre  surnaturel  ? 

l'inspiré. 
Non  ;  mais  quand  il  est  unanime  il  est  incontestable. 

LE  RAISONNEUR. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  incontestable  que  les  principes  de  la  rai- 
son ,  et  l'on  ne  peut  autoriser  une  absurdité  sur  le  témoignage 
des  hommes.  Encore  une  fois ,  voyons  des  preuves  surnaturel- 
les ;  car  l'attestation  du  genre  humain  n'en  est  pas  une. 
l'inspiré. 

0  cœur  endurci  !  la  grâce  ne  vous  parle  point. 

LE  RAISONNEUR. 

Ce  n'est  pas  ma  faute  ;  car,  selon  vous ,  il  faut  avoir  déjà  reçu 
la  grâce  pour  savoir  la  demander.  Commencez  donc  à  me  parler, 
au  lieu  d'elle. 

l'inspiré. 

Ah  !  c'est  ce  que  je  fais ,  et  vous  ne  m' écoutez  pas.  Mais  que 
dites- vous  dos  prophéties? 

LE  RAISONNEUR. 

Je  dis  premièrement  que  je  n'ai  pas  plus  entendu  de  prophéties 
que  je  n'ai  vu  de  miracles.  Je  dis  de  plus  qu'aucune  prophétie  ne 
saurait  faire  autorité  pour  moi. 

l'inspiré. 

Satellite  du  démon  !  et  pourquoi  les  prophéties  ne  font-elles  pas 
autorité  pour  vous  ? 

LE  RAISONNEUR. 

Parce  que ,  pour  qu'elles  la  fissent ,  il  faudrait  trois  choses  dont 
le  concours  est  impossible;  savoir,  que  j'eusse  été  témoin  de  la  pro- 
phétie, que  je  fusse  témoin  de  révénement,  et  qu'il  me  fût  dé- 
montré que  cet  événement  n'a  pu  cadrer  fortuitement  avec  la 
l)rophelie;car,  fùt-elle  plus  précise,  plus  claire,  plus  lumineuse 
qu'un  axiome  de  géométrie,  puisque  !a  clarté  d'une  prédirtiiH» 


LIVRE  IV.  36( 

faite  au  liasaid  n'en  rend  pas  raccomplissetnenl  impossible,  cet  ac- 
complissement ,  quand  il  a  lieu ,  ne  prouve  rien  à  la  rigueur  pour 
celui  qui  l'a  prédit. 

Voyez  donc  à  quoi  se  réduisent  vos  prétendues  preuves  surnatu- 
relles, vos  miracles,  vos  prophéties.  A  croire  tout  cela  sur  la  foi 
d'autrui,  et  à  soumettre  à  l'aulorité  des  hommes  l'autorité  de 
Dieu  priant  à  ma  raison.  Si  les  vérités  éternelles  que  mon  es- 
prit conçoit  pouvaient  souffrir  quelque  atteinte ,  il  n'y  aurait 
plus  pour  moi  nulle  espèce  de  certitude;  et,  loin  d'être  sur  que 
vous  me  parlez  de  la  part  de  Dieu ,  je  ne  serais  pas  même  assuré 
qu'il  existe. 

Voilà  bien  des  difficultés,  mon  enfant,  et  ce  n'est  pas  tout. 
Parmi  tant  de  religions  diverses  qui  se  proscrivent  et  s'excluent 
niuluellemenl ,  une  seule  est  la  bonne,  si  tant  est  qu'une  le  -soit. 
Pour  la  reconnaître,  il  ne  suffit  pas  d'en  examiner  une,  il  faut 
les  examiner  toutes  ;  et ,  dans  quelque  matière  que  ce  soit ,  on 
ne  doit  point  condamner  sans  entendre  '  ;  il  faut  comparer  les 
objections  aux  preuves  ;  il  faut  savoir  ce  que  chacun  oppose  aux 
autres,  et  ce  qu'il  leur  répond.  Plus  un  .sentiment  nous  parait  dé- 
montré, plus  nous  devons  chercher  sur  quoi  tant  d'hommes  se  fon- 
dent pour  ne  pas  le  trouver  tel.  Il  faudrait  être  bien  simple  pour 
croire  qu'il  suffit  d'entendre  les  docteurs  de  son  parti,  pour  s'ins- 
Iruire  des  raisons  du  parti  contraire.  Où  sont  les  théologiens  qui 
«e  piquent  de  bonne  foi  ?  où  sont  ceux  qui,  pour  réfuter  les  raisons 
de  leurs  adversaires,  ne  commencent  pas  par  les  affaiblir?  Chacun 
brille  dans  son  parti  ;  mais  tel  au  milieu  des  siens  est  tout  fier  de 
•es  preuves,  qui  ferait  un  fort  sot  personnage  avec  ces  mêmes  preu- 
ws  parmi  des  gens  d'un  autre  parti.  Voulez  vous  vous  instruire 
ilins  les  livres  ;  quelle  érudition  il  faut  acquérir  !  que  de  langues 
il  faut  apprendre  !  que  de  bibliothèques  il  faut  feuilleter  !  quelle 
immense  lecture  il  faut  faire  !  Qui  me  guidera  dans  le  choix  .'  Dif- 

»  Pliitari^ue  raf>(>orte  que  Iw  stoTciciu,  entre  autres  bizarres  pradokcs , 
•OQtcnaienl  que  ,  d.iru  un  Jugetn-^nt  contradictoire,  il  dtait  inutile  d'en- 
Imdrv  les  deux  parties  -.  car,  disaient-ils  ,  ou  le  premier  a  prouvé  «on  dire  . 
tm  il  ne  la  [ws  prouvr*;  «il  la  prouvé,  tout  est  dit ,  et  la  partie  adverse 
énlt  être  condamnée  ;  Vil  ne  l'a  pas  prouvé ,  il  a  tort .  et  doit  être  débouté. 
*  prouve  qun  la  uiéthode  de  tous  crux  qui  admettent  une  révélation 
Ctdnsive  n"*i.ml>le  tx^.iucoup  h  crile  de  ces  »ti>ici«»n«.  .Sitôt  que  cliarini 
IK^nd  avoir  seul  raiv^n ,  pour  choisir  entre  tant  d»-  partis,  il  les  faut 
toq»  écouter .  ou  l'on  r«t  Injust»». 

«01  s«.  —  Knu*  ai 


361  EMILE. 

Gciicment  trouvera-t-on  dans  un  pays  les  meiHeurs  livres  du  parti 
contraire,  à  plus  forte  raison  ceux  de  tous  les  partis  :  quand  on 
les  trouverait ,  ils  seraient  bientôt  réfutés.  L'absent  a  toujours 
tort,  et  de  mauvaises  raisons  dites  avec  assurance  effacent  aisé- 
ment les  bonnes  exposées  avec  mépris.  D'ailleurs  souvent  rien 
n'est  plus  trompeur  que  les  livres,  et  ne  rend  moins  fidèlement  les 
sentiments  de  ceux  qui  les  ont  écrits.  Quand  vous  avez  voulu  juger 
de  la  foi  catholique  sur  le  livre  de  Bossuet,  vous  vous  êtes  trouvé 
loin  de  compte  après  avoir  vécu  parmi  nous.  Vous  avez  vu  que 
la  doctrine  avec  laquelle  on  répond  aux  protestants  n'est  point  celle 
qu'on  enseigne  au  peuple ,  et  que  le  livre  de  Bossuet  ne  ressem- 
ble guère  aux  instructions  du  prône  *.  Pour  bien  juger  d'une  reli- 
gion ,  il  ne  faut  pas  l'étudier  dans  les  livres  de  ses  sectateurs ,  il 
faut  aller  l'apprendre  chez  eux  ;  cela  est  fort  différent.  Chacun  a 
ses  traditions,  son  sens,  ses  coutumes,  ses  préjugés,  qui  font 
l'esprit  de  sa  croyance ,  et  qu'il  y  faut  joindre  pour  en  juger. 

Combien  de  grands  peuples  n'impriment  point  de  livres  et  ne 
lisent  pas  les  nôtres  !  Comment  jugeront-ils  de  nos  opinions  ?  com- 
ment jugerons-nous  des  leurs?  Nous  les  raillons,  ils  nous  mépri- 
sent** ;  et,  si  nos  voyageurs  les  tournent  en  ridicule,  il  ne  leur 
manque,  pour  nous  le  rendre,  que  de  voyager  parmi  nous.  Dans 
quel  pays  n'y  a-t-il  pas  des  gens  sensés ,  des  gens  de  bonne  foi , 
d'honnêtes  gens ,  amis  de  la  vérité  ,  qui ,  pour  la  professer,  ne 
cherchent  qu'à  la  connaître.'  Cependant  chacun  la  voit  dans  son 
culte ,  et  trouve  absurdes  les  cultes  des  autres  nations  :  donc  ces 
cultes  étrangers  ne  sont  pas  si  extravagants  qu'ils  nous  semblent , 
ou  la  raison  que  nous  trouvons  dans  les  nôtres  ne  prouve  rien. 

Nous  avons  trois  principales  religions  en  Europe.  L'une  admet 
une  seule  révélation,  l'autre  en  admet  deux,  l'autre  en  admet 
trois.  Chacune  déteste ,  maudit  les  deux  autres ,  les  accuse  d'a- 
veuglement, d'endurcissement,  d'opiniâtreté,  de  mensonge.  Quoi 
homme  impartial  osera  juger  entre  elles ,  s'il  n"a  premièrement 
bien  pesé  leurs  preuves,  bien  écoulé  leurs  raisons  ?  Celle  qui  n'ad- 

•  [Ce  livre  de  Bossuet  est  l'Exposition  de  la  doctrine  de  P Église  catholi- 
que ,  réimprimée  plus  de  vingt  fois ,  et  tradnitP  dans  tontes  les  langm's  de 
l'Europe.  La  meilleure  édition  est  celle  de  labW  Lenucux,  av«-c  des  note» 
et  la  version  latine  do  l'abbé  Fleury  (1761,  in-li).)  Ac/e  de  M.  Pftilain. 

'*  [Vab.  ...  mcpriscHt  :  ils  ne  savent  pas  nos  misons,  nous  ne  savons 
ptis  les  leurs,  et...] 


LIVRE  IV.  363 

met  qu'une  révélation  est  la  plus  ancienne,  et  parait  la  plus  siire  ; 
.'elle  qui  en  adn)et  trois  est  la  plus  moderne,  et  parait  la  plus  con- 

(luente  ;  celle  qui  en  admet  deux  ,  et  rejette  la  troisième ,  peut 
ien  être  la  meilleure ,  mais  elle  a  certainement  tous  les  préjugés 

intre  elle;  l'inconséquence  saute  aux  yeux. 

Dans  les  trois  révélations ,  les  livres  sacrés  sont  écrits  en  des 
langues  inconnues  aux  peuples  qui  les  suivent.  Les  Juifs  n'enten- 
dent plus  l'hébreu,  les  chrétiens  n'entendent  ni  l'hébreu  ni  le  grec  ; 
les  Turcs  ni  les  Persans  n'entendent  point  l'arabe  ;  et  les  Arabes 
modernes  eux-raOmes  ne  parlent  plus  la  langue  de  .Mahomet.  Ne 
voilà-t-il  pas  une  manière  bien  simple  d'instruire  les  hommes ,  de 
leur  parler  toujours  une  langue  qu'ils  n'entendent  point  !  On  tra- 
duit ces  livres,  dira-t-on.  Belle  réponse  !  Qui  m'assurera  que  ces 
livres  sont  fidèlement  traduits ,  qu'il  est  même  possible  qu'ils  le 
soient?  et  quand  Dieu  fait  tant  que  de  parler  aux  hommes ,  pour- 
quoi faut-il  qu'il  ait  besoin  d'interprète.' 

Je  ne  concevrai  jamais  que  ce  que  tout  homme  est  obligé  de  sa« 
voir  soit  enfermé  dans  des  livres  ,  et  que  celui  qui  n'est  à  portée 
ni  de  ces  livres  ni  des  gens  qui  les  entendent  soit  puni  d'une  igno- 
rance involontaire.  Toujours  des  livres  !  quelle  manie!  Parce  que 
l'Europe  est  pleine  de  livres ,  les  Européens  les  regardent  comme 
indispensables ,  sans  songer  que  ,  sur  les  trois  quarts  de  la  terre  , 
on  n'en  a  jamais  vu.  Tous  les  livres  n'ont-ils  pas  été  écrits  par  des 
hommes?  Comment  donc  l'homme  en  aurait-il  besoin  pour  con- 
naître ses  devoirs  ?  et  quels  moyens  avait-il  de  les  connaître  avant 
que  ces  livres  fussent  faits  ?  Ou  il  apprendra  ses  devoirs  de  lui- 
même  ,  ou  il  est  dispensé  de  les  savoir. 

Nos  catholiques  font  grand  bruit  de  l'autorité  de  l'Église  ;  mais 
<iuc  gagnent-ils  à  cela,  s'il  leur  faut  un  aussi  grand  appareil  de 
preuves  pour  établir  cette  autorité ,  qu'aux  autres  sectes  pour  éta- 
blir directement  leur  doctrine  ?  L'Église  décide  que  l'Église  a  droit 
(le  décider.  Ne  voilà-t-il  pas  une  autorité  bien  prouvée  ]  Sortez  de 
l't ,  vous  rentrez  dans  toutes  nos  discussions. 

Counai»sez-vous  beaucoup  de  chrétiens  qui  aient  pris  la  peine 

d'examiner  avec  soin  ce  que  le  judaïsme  allègue  contre  eux  ?  Si 

quelques-uns  en  ont  vu  quelque  chose  ,  c'est  dans  les  livres  des 

hrétiens.  Bonne  manière  de  s'instruire  des  raisons  de  leurs  ad- 

^  ersaires  !  Mais  commeut  faire  ?  Si  quelqu'un  osait  publier  parmi 


364  EMILE. 

nous  des  livres  où  l'on  favoriserait  ouvertement  le  judaïsme  *. 
nous  punirions  l'auteur,  l'éditeur,  le  libraire.  Celte  police  est 
commode  et  sûre  pour  avoir  toujours  raison.  Il  y  a  plaisir  à  réfult  r 
des  gens  qui  n'osent  parler  '. 

Ceux  d'entre  nous  qui  sont  à  portée  de  converser  avec  des  Juifs 
ne  sont  guère  plus  avancés.  Les  malheureux  se  sentent  à  notre 
discrétion  ;  la  tyrannie  qu'on  exerce  envers  eux  les  rend  craintifs  ; 
ils  savent  combien  peu  l'injustice  et  la  cruauté  coulent  à  la  charité 
chrétienne  :  qu'oseront-ils  dire  sans  s'exposer  à  nous  faire  crier  au 
blasphème.^  L'avidité  nous  donne  du  zèle,  et  ils  sont  trop  riches 
pour  n'avoir  pas  torl.  Les  plus  savanls,  les  plus  éclairés  sont  tou- 
jours les  plus  circonspects.  Vous  convertirez  quelque  misérable , 
payé  pour  calomnier  sa  secte  ;  vous  ferez  parler  quelques  vils  fri- 
piers ,  qui  céderont  pour  vous  llatter  ;  vous  triompherez  de  leur 
ignorance  ou  de  leur  lâcheté ,  tandis  que  leurs  docteurs  souriront 
en  silence  de  rotre  ineplie.  Mais  croyez-vous  que  dans  des  lieux 
où  ils  se  sentiraient  en  sùrelé  l'on  eût  aussi  bon  marché  d'eux? 
En  Sorbonne,  il  est  clair  comme  le  jour  que  les  prédictions  du 
Messie  se  rapportent  à  Jésus-Christ.  Chez  les  rabbins  d'Amster- 
dam, il  est  tout  aussi  clair  qu'elles  n'y  ont  pas  le  moindre  rapport. 
Je  ne  croirai  jamais  avoir  bien  entendu  les  raisons  des  Juifs,  qu'ils 
n'aient  un  élat  libre ,  des  écoles ,  des  universités  ,  où  ils  puissent 
parler  et  disputer  sans  risque.  Alors  seulement  nous  pourrons  sa- 
voir ce  qu'ils  ont  à  dire. 

A  Constantinople  les  Turcs  disent  leurs  raisons,  mais  nous  n'o- 
sons dire  les  nôtres;  là  c'est  notre  tour  de  ramper.  Si  les  Turcs 
exigent  de  nous  pour  Mahomet,  auquel  nous  ne  croyons  point ,  le 
même  respect  que  nous  exigeons  pour  Jésus-Christ  des  Juifs,  qui 
n'y  croient  pas  davantage  ,  les  Turcs  ont-ils  tort .'  avons-nous  rai- 
son ?  Sur  quel  principe  équitable  résoudrons-nous  celle  question? 

Les  deux  tiers  du  genre  humain  ne  sont  ni  Juifs,  ni  mahomé- 

"  [Vab.  ...  des  livres  oit  l'on  nfflrmerail,  oii  l'on  s'ef/orcerait  de  prou- 
rrr  que  Jésus  Christ  n'est  pas  le  Messie] 

'  Entre  mille  faits  connusen  voici  nn  (|ui  na  |vis  besoin  de  cominentnire. 
Dnn»  le  seijii^me  sii^cle,  les  théologiens  c^itlioliques  ayant  contiamné  au 
fiMi  tons  les  livres  des  Juifs ,  sans  distinction ,  lilUistrc  et  sa>ant  Heiicblin , 
constiltt'  sur  cette  affaire,  s'en  attira  de  terribles  qui  faillirent  le  jHîrtlre  , 
|ioiu'  avoir  seulement  <îté  d'avis  (|u'on  pouvait  conserver  ceux  de  ces  livres 
(|ui  ne  faisaient  rien  contre  le  christianisme ,  et  qui  traitaient  do  matières 
indifférentes  à  la  religion. 


LIVKE  IV.  365 

itns,  m  chrétiens;  et  combien  de  millions  d'hommes  n'ont  jamais 
oui  parler  de  Moïse ,  de  Jésus-Christ ,  ni  de  Mahomet  !  On  le  nie  ; 
n  soutient  que  nos  missionnaires  vont  partout.  Cela  est  bientôt 
t.  Mais  vont-ils  dans  le  cœur  de  l'Afrique,  encore  inconnu,  et 
1  jamais  Européen  n'a  pénétré  jusqu'à  présent  ?  Vont-ils  dans  la 
irtarie  médilcrranée  suivre  achevai  les  hordes  ambulantes,  dont 
1  iroais  étranger  n'approche,  et  qui,  loin  d'avoir  oui  parler  du  pape, 
connaissent  ii  peine  le  grand  lama?  Vont-ils  dans  les  continents 
immenses  de  l'Amérique,  où  des  nations  entières  ne  savent  pas 
I  iicorc  que  des  peuples  d'un  autre  monde  ont  mis  les  pieds  dans 
leur?  Vonl-ilsau  Japon,  dont  leui-s  manœuvres  les  ont  fait  chas- 
r  pour  jamais,  et  où  leurs  prédécesseurs  ne  sont  connus  des  gc- 
rations  qui  naissent  que  comme  des  intrigants  rusés,  venus  avec 
un  zèle  hypocrite  pour  s'emparer  doucement  de  l'empire  ?  Vont- 
ils  dans  les  harems  des  princes  de  l'Asie  annoncer  l'Évangile  à  des 
milliers  de  pauvres  esclaves?  Qu'ont  fait  les  femmes  de  cette 
partie  du  monde,  pour  qu'aucun  missionnaire  ne  puisse  leur  prê- 
cher la  foi  ?  Iront-elles  toutes  en  enfer,  pour  avoir  été  récluses? 

Quand  il  serait  vrai  que  l'Évangile  est  annoncé  par  toute  la 
terre,  qu'y  gagnerait-on  ?  La  veilledujourquele  premier  mission- 
naire est  arrivé  dans  un  pays ,  il  y  est  sûrement  mort  quelqu'un 
qui  n'a  pu  l'entendre.  Or,  dites-moi  ce  que  nous  ferons  de  ce  quel- 
<iu  un-la  ?  N'y  cùt-il  dans  tout  l'univers  qu  un  seul  homme  à  qui 
l'oa  n'aurait  jamais  précné  Jésus-Christ,  l'olyection  serait  aussi 
iorle  Dour  ce  seul  homme  que  pour  le  quart  du  genre  humain. 

Quand  les  ministres  de  l'Évangile  se  sont  fait  entendre  aux  peu- 
ples éloignés,  que  leur  ont-ils  dit  qu'on  put  raisonnablement  ad- 
loettrc  sur  leur  parole  ,  et  qui  ne  demandât  pas  la  plus  exacte  véri- 
fication ?  Vous  m'annoncez  un  Dieu  né  et  mort ,  il  y  a  deux  mille 
ans ,  à  l'autre  extrémité  du  monde ,  dans  je  ne  sais  quelle  petite 
Tille  ;  et  vous  me  dites  que  tous  ceux  qui  n'auront  point  cru  à  ce 
mystère  seront  damnes.  Voilà  des  choses  bien  étranges  pour  les 
woire  si  vile,  sui-  la  seule  autorite  d'un  homme  que  je  ne  connais 
point  !  Pourquoi  votre  Dieu  a-l-il  fait  arriver  si  loin  de  moi  les  évé- 
nements dont  il  voulait  m'obliger  d'être  instruit? Est-ce  un  crime 
d'ignorer  ce  qui  se  passe  aux  antipodes  ?  Puis-jc  deviner  qu'il  y  a 
eu  dans  un  autre  hémisphère  un  peuple  hébreu  et  une  ville  de  Jé- 
rusalem? Autant  vaudrait  m'obliger  de  savoir  ce  qui  se  fait  dans 
la  lune.  Vous  venez  ,  dites-vous,  mernppmulre  ;  mais  pourquoi 

31. 


366  EMILE. 

n'étes-vous  pas  venu  l'apprendre  à  mon  père?  ou  [wurquoi  dam- 
nez-vous ce  bon  vieillard  pour  n'en  avoir  jamais  rien  su?  Doil-il 
être  cterncilcment  puni  de  voire  paresse,  lui  qui  était  si  bon  ,  si 
bienfaisant ,  et  qui  ne  cherchait  que  la  vérité  ?  Soyez  de  bonne  foi, 
puis  mcltez-vous  à  ma  place  :  voyez  si  je  dois ,  sur  votre  seul  té- 
moignage ,  croire  toutes  les  choses  incroyables  que  vous  me  dites, 
et  concilier  tant  il'iiijustices  avec  le  Dieu  juste  que  vous  m'annon- 
cez. Laissez-moi ,  de  grâce ,  aller  voir  ce  pays  lointain  où  s'opérè- 
rent tant  de  merveilles  inouïes  dans  celui-ci  *  ;  que  j'aille  savoir 
pourquoi  les  habitants  de  cette  Jérusalem  ont  traité  Dieu  comme  un 
brigand.  Ils  ne  l'ont  pas,  dites-vous  ,  reconnu  pour  Dieu.  Que  fe- 
rai-je  donc  ,  moi  qui  n'en  ai  jamais  entendu  parler  que  par  vous  ? 
Vous  ajoutez  qu'ils  ont  été  punis,  dispersés,  opprimés,  asservis; 
qu'aucun  d'eux  n'approche  plus  de  la  même  ville.  Assurément  ils 
ont  bien  mérité  tout  cola  ;  mais  les  habitants  d'aujourd'hui ,  que 
disent-ils  du  déicide  de  leurs  prédécesseurs?  Ils  le  nient,  ils  ne 
reconnaissent  pas  non  plus  Dieu  pour  Dieu.  Autant  valait  donc  lais- 
ser les  enfants  des  autres. 

Quoi  !  dans  cette  même  ville  où  Dieu  est  mort ,  les  anciens  ni 
les  nouveaux  habitants  ne  l'ont  point  reconnu,  et  vous  voulez  que 
je  le  reconnaisse,  moi  qui  suis  né  deux  mille  ans  après,  à  deux  mille 
lieues  de  là  !  Ne  voyez-vous  pas  qu'avant  que  j'ajoute  foi  à  ce  livre 
que  vous  appelez  sacré ,  et  auquel  je  ne  comprends  rien ,  je  dois 
savoir  par  d'autres  que  vous  quand  et  par  qui  il  a  été  fait ,  comment 
il  s'est  conservé  ,  comment  il  vous  est  parvenu  ,  ce  que  disent 
dans  le  pays,  pour  leurs  raisons,  ceux  qui  le  rejettent ,  quoiqu'ils 
sachent  aussi  bien  que  vous  tout  ce  que  vous  m'apprenez?  Vous 
sentez  bien  qu'il  faut  nécessairement  que  j'aille  en  Europe  ,  en 
Asie,  en  Palestine,  examiner  tout  par  moi-même:  il  faudrait  que 
je  fusse  fou  pour  vous  écouter  avant  ce  temps-là. 

Non-seulement  ce  discours  mo  parait  raisonnable ,  mais  je  sou- 
tiens que  tout  homme  sensé  doit,  en  pareil  cas, parler  ainsi ,  et 
renvoyer  bien  loin  le  missionnaire  qui,  avant  la  vérification  des 
preuves ,  veut  se  dépêcher  de  l'instruire  et  de  le  baptiser.  Or ,  je 

*  [Vah.  ...  aller  voir  ce  merveilleux  pays  où  les  vierges  accouchent, 
où  les  dieux  vaisscnl ,  mangent ,  souffrent  et  meurent  :  que  faille,.,  — 
Cette  variante,  ainsi  ([ne  celle  qu'on  a  vue  ci-devant.  p."«se  Sfi4  ,  existe  en 
effet  tlans  le  manuscrit  autographe,  mais  ratun'e  par  l'auteur.  »|iii  l'a  rem- 
placée par  une  locon  nouvelle ,  Icllc  (pielle  est  ici ,  et  telle  qu'elle  se  troinc 
dans  toulcs  les  ddilions  antérieures  h  celle  de  1801.]  Xole  de  M.  Prdinh, 


LIVRE  IV  :>«,- 

(ioatiens  qu'il  n'y  a  pas  de  révélatipn  contre  laquelle  les  mêmes  olt- 
jections  ou  d'autres  équivalentes  n'aient  autant  et  plus  de  force 
que  contre  le  christianisme  *.  D'où  il  suit  que  s'il  n'y  a  qu'une  re- 
ligion véritable  ,  et  que  tout  homme  soit  obligé  de  la  suivre  sous 
peine  de  damnation ,  il  faut  passer  sa  vie  à  les  étudier  toutes,  à  les 
approfondir,  à  les  comparer,  à  parcourir  les  pays  où  elles  sont 
établies.  Nul  n'est  exempt  du  premier  devoir  de  l'homme  ,  nul  n'a 
droit  de  se  fier  au  jugement  d'autrui.  L'artisan  qui  ne  vit  que  de 
son  travail,  le  laboureur  qui  ne  sait  pas  lire,  la  jeune  fille  délicate 
et  timide ,  l'infirme  qui  peut  à  peine  sortir  de  son  lit ,  tous ,  sans 
exception,  doivent  étudier,  méditer,  disputer,  voyager,  par- 
courir le  monde  :  il  n'y  aura  plus  de  peuple  fixe  et  stable  ;  la  terre 
entière  ne  sera  couverte  que  de  pèlerins  allant  à  grands  frais,  et 
avec  de  longues  fatigues ,  vérifier ,  comparer ,  examiner  par  eux- 
mêmes  les  cultes  divers  qu'on  y  suit.  Alors  adieu  les  métiers,  les 
arts,  les  sciences  humaines,  et  toutes  les  occupations  civiles  :  il  ne 
peut  plus  y  avoir  d'autre  étude  que  celle  de  la  religion  :  à  grand'- 
peine  celui  qui  aura  joui  de  la  santé  la  plus  robuste ,  le  mieux  em- 
ployé son  temps,  le  mieux  usé  de  sa  raison,  vécu  le  plus  d'années, 
saura-t-il ,  dans  sa  vieillesse  ,  à  quoi  s'en  tenir  ;  et  ce  sera  beau- 
coup s'il  apprend  avant  sa  mort  dans  quel  culte  il  aurait  dû  vivre. 

Voulez-vous  mitiger  cette  méthode  ,  et  donner  la  moindre  prise 
à  l'autorité  des  hommes  :  à  l'instant  vous  lui  rendez  tout;  et  si  le 
Bis  d'un  chrétien  fait  bien  de  suivre ,  sans  un  examen  profond 
et  impartial ,  la  religion  de  son  père  ,  pourquoi  le  fils  d'un  Turc 
ferait-il  mal  de  suivre  de  même  la  religion  du  sien  **?  Je  défie  tous 
les  intolérants  de  répondre  à  cela  rien  qui  contente  un  homme 
sensé. 

Pressés  par  ces  raisons,  les  uns  aiment  mieux  faire  Dieu  injuste, 
et  punir  les  innocents  du  péché  de  leur  père  ,  que  de  renoncer  à 
leur  barbare  dogme.  Les  autres  se  tirent  d'affaire  en  envoyant 
obligeamment  un  ange  instruire  quiconque,  dans  une  ignorance  in» 


*[M.  Petitain  fait  reinar<|iier  (|ae  ces  inots,  ou  d'autres  iquivalentet , 
M  sont  ni  d»H  le  manuscrit  autogra{ibe,  ni  dans  aucune  des  éditions  an- 
térieares  à  l'édition  de  Genève.] 

**  i\'k%.  ...  la  ralijion  du  tien?  ConUiien  d'hommes  sont  à  Rome  très- 
bons  catholiques ,  qui ,  parla  même  raison  ,  seraient  très-bons  musul- 
imuif  s'ils/ussent  nés  a  la  Mecque!  et  réciproquement ,  que  d'honnêtes 
gens  sont  très-bons  Turcs  en  Asie,  qui  seraient  très-bons  chrétiens 
parmi  noiM.I 


.168  EMILE. 

vincible,  aurait  vécu  moraleraeiitbien.  La  belle  invention  que  cet 
ange  !  Non  contents  de  nous  asservir  à  leurs  machines ,  ils  mettent 
Dieu  lui-racrae  dans  la  nécessité  d'en  employer. 

Voyez,  mon  fils,  à  quelle  absurdité  mènent  l'orgueil  et  l'intolé- 
rance ,  quand  chacun  veut  abonder  dans  son  sens  ,  et  croire  avoir 
raison  exclusivement  au  reste  du  genre  humain.  Je  prends  à  té- 
moin ce  Dieu  de  paix  que  j'adore  et  que  je  vous  annonce ,  que  tou- 
tes mes  recherches  ont  été  sincères  ;  mais  voyant  qu'elles  étaient, 
qu'elles  seraient  toujours  sans  succès ,  et  que  je  m'abimais  dans 
un  océan  sans  rives ,  je  suis  revenu  sur  mes  pas  ,  et  j'ai  resserré 
ma  foi  dans  mes  notions  primitives.  Je  n'ai  jamais  pu  croire  que 
Dieu  m'ordonnât ,  sous  peine  de  l'enfer  ,  d'être  si  savant.  J'ai  donc 
refermé  tous  les  livres.  Il  en  est  un  seul  ouvert  à  tous  les  yeux  , 
c'est  celui  de  la  nature.  C'est  dans  ce  grand  et  sublime  livre  que 
j'apprends  à  servir  et  à  adorer  son  divin  auteur.  Nul  n'est  excusa- 
ble de  n'y  pas  lire ,  parce  qu'il  parle  à  tous  les  hommes  une  langue 
intelligible  à  tous  les  esprits.  Quand  je  serais  né  dans  une  lie  dé- 
serte ,  quand  je  n'aurais  point  vu  d'autre  homme  que  moi ,  quand 
je  n'aurais  jamais  appris  ce  qui  s'est  fait  anciennement  dans  un 
coin  du  monde;  si  j'exerce  ma  raison,  si  je  la  cultive,  si  j'use 
bien  des  facultés  immédiates  que  Dieu  me  donne  ,  j'apprendrai  de 
moi-même  à  le  connaître ,  à  l'aimer,  à  aimer  ses  œuvres,  à  vou- 
loir le  bien  qu'il  veut,  et  à  remplir  pour  lui  plaire  tous  mes  devoirs 
sur  la  terre.  Qu'est-ce  que  tout  le  savoir  des  hommes  m'apprendra 
de  plus.' 

A  l'égard  de  la  révélation,  si  j'étais  meilleur  raisonneur  ou  mieux 
instruit,  peut-élro  sentirais-je  sa  vérité,  son  utilité  pour  ceux  qui 
ont  le  bonheur  de  la  reconnaître  ;  mais  si  je  vois  en  sa  faveur  des 
preuves  que  je  ne  puis  combattre  ,  je  vois  aussi  contre  elle  des 
objections  que  je  ne  puis  résoudre.  II  y  a  tant  de  raisons  solides 
pour  et  contre ,  que ,  ne  sachant  à  quoi  me  déterminer ,  je  ne  Tad- 
mcts  ni  ne  la  rejette  ;  je  rejette  seulement  l'obligation  de  la  recon- 
naître ,  parce  que  cette  obligation  prétendue  est  incompatible  avec 
la  justice  de  Dieu ,  et  que,  loin  de  lever  par  là  les  obstacles  au  sa- 
lut ,  il  les  eût  multipliés ,  il  les  eût  rendus  insurmontables  pour  la 
plus  grande  partie  du  genre  humain.  A  cela  pK's ,  je  reste  sur  ce 
point  dans  un  doute  respectueux.  Je  n'ai  pas  la  présomption  de  mo 
croire  infaillible  :  d'autres  hommes  ont  pu  décider  ce  qui  me  sem- 
ble  indécis  ;  je  raisonne  pour  moi,  et  non  pas  pour  eux  ;  je  ne  les 


LlM'.t  IV.  363 

blâme  ni  ne  les  imite  :  leur  jugement  peut  être  meilleur  que  le  mien  ; 
mais  il  n'y  a  pas  de  ma  faute  si  ce  n'est  pas  le  mien. 
Je  vous  avoue   aussi  que  la  majesté  des  Écritures  m'étonne  , 

i  sainteté  de  l'Évangile  parle  à  mon  rxEur  *.  Voyez  les  livres  des 

nilosophes  avec  toute  leur  pompe;  qu'ils  sont  petits  près  de  celui- 
:  L  '  Se  peut-il  qu'un  livre  à  la  fois  si  sublime  et  si  simple  soit  l'ou- 
vrage des  hommes?  Se  peut-il  que  celui  dont  il  fait  l'histoire  ne 
il  qu'un  homme  lui-même?  Est-ce  là  le  ton  d'un  enthousiaste  ou 

,  ;in  ambitieux  sectaire?  Quelle  douceur,  quelle  pureté  dans  ses 
mœurs  !  quelle  grâce  touchante  dans  ses  instructions  !  quelle  éiéva- 
liondans  ses  maximes  !  quelle  profonde  sagesse  dans  ses  discours  ! 
quelle  présence  d'esprit,  quelle  finesse  et  quelle  justesse  dans  ses 
r-ponses!  quel  empire  sur  ses  passions  !  Où  est  l'homme ,  où  est  le 

.;e  qui  sait  agir ,  souffrir  et  mourir  sans  faiblesse  et  sans  osten- 
ùilion?  Quand  Platon  peint  son  juste  imaginaire  '  couvert  de  tout 
l'opprobre  du  crime,  et  digne  de  tous  les  prix  de  la  vertu ,  il  peint 
trait  pour  trait  Jésus-Christ  :  la  ressemblance  est  si  frappante ,  que 
tous  les  Pères  l'ont  sentie ,  et  qu'il  n'est  pas  possible  de  s'y  trom- 
per *'.  Quels  préjugés,  quel  aveuglement  ***  ne  faut-il  point  avoir 
pour  oser  comparer  le  fils  de  Sophronisque  au  fils  de  Marie  ?  Quelle 
distance  de  l'un  à  l'autre  1  Socrale ,  mourant  sans  douleur,  sans 
ignominie ,  soutint  aisément  jusqu'au  bout  son  personnage  ;  et  si 
celle  facile  mort  n'eut  honoré  sa  vie ,  on  douterait  si  Socrate , 
avec  tout  son  esprit,  fut  autre  chose  qu'un  sophiste.  Il  inventa, 
dit-on ,  la  morale  ;  d'autres  avant  lui  l'avaient  mise  en  pratique  : 
il  ne  Gt  que  dire  ce  qu'ils  avaient  fait ,  il  ne  fit  que  mettre  en  le- 
çons leurs  exemples.  Aristide  avait  été  juste  avant  que  Socrato 
eut  dit  ce  que  c'était  que  justice  ;  Léonidas  était  mort  pour  son 
pays  avant  que  Socrale  eut  fait  un  devoir  d'aimer  la  patrie;  Sparte 

*  [Vil.  Je  vaut  avoue  aussi  que  la  tainletède  l'Évangile  est  un  argu- 
ment qui  parle  à  mon  caur  ,  elauquclf  aurais  mime  regret  de  trouver 
quelque  bonne  réponse,  f'oyez  les  livres ] 

'DeRop..  lili.  «. 

••  [Cette  resxrmtilanre cst\c  n'sultat  généra!  des  deux  premiers  livres  oh 
dialogues  du  traité  de  Platon ,  intitulé /><f  /a  république.  Lepassaf;ele 
pins  reinar<|ual>le  à  cesitjct  est  celui  ([u'il  met  dans  la  bouche  de  son  ad  ver- 
Mire. 

Quant  aux  p<ïres  de  l'Éslise  dont  il  est  question  ici ,  voyez  entre  autres 
laint  Justin  {.4pologia  prima,  n*  3),  et  saint  Clément  d'Alexandrie 
(  Stromala ,  lib.  lY,.]  Note  de  M.  Pelilain. 

*** ...  Vil.  Quel  aveuglement  ou  quelle  mauvaise  foi  nt.,.'] 


370  EMILE. 

était  sobre  avant  que  Socrate  eût  loué  la  sobriété;  avant  qu'il 
eut  défini  la  vertu ,  la  Grèce  abondait  en  hommes  vertueux.  Mais 
où  Jésus  avait-il  pris  chez  les  siens  cette  morale  élevée  et  pure 
dont  lui  seul  a  donné  les  leçons  et  l'exemple'?  Du  sein  du  plus 
furieux  fanatisme  la  plushaute  sagesse  se  lit  entendre,  et  la  simpli- 
cité des  plus  héroïques  vertus  honora  le  plus  vil  de  tous  les  peuples. 
La  mort  de  Socrate  ,  philosophant  tranquillement  avec  ses  amis  , 
est  la  plus  douce  qu'on  puisse  désirer  ;  celle  de  Jésus  expirant 
dans  les  tourments ,  injurié ,  raillé ,  maudit  de  tout  un  peuple ,  est 
la  plus  horiible  qu'on  puisse  craindre.  Socrate  prenant  la  coupe 
empoisonnée  bénit  celui  qui  la  lui  présente  et  qui  pleure  ;  Jésus , 
au  milieu  d'un  supplice  affreux,  prie  pour  ses  bourreaux  acharnés. 
Oui ,  si  la  vie  et  la  mort  de  Socrate  sont  d'un  sage ,  la  vie  et  la  mort 
de  Jésus  sont  d'un  Dieu.  Dirons-nous  que  l'histoire  de  l'Évangile 
'  est  inventée  à  plaisir .'  Mon  ami,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  invente  ;  et 
les  faits  de  Socrate ,  dont  personne  ne  doute ,  sont  moins  attestés 
que  ceux  de  Jésus-Christ.  Au  fond,  c'est  reculer  la  difficulté  sans 
la  détruire  ;  il  serait  plus  inconcevable  que  plusieurs  hommes  d'ac- 
cord *  eussent  fabriqué  ce  livre ,  qu'il  ne  l'est  qu'un  seul  en  ait 
fourni  le  sujet.  Jamais  des  auteurs  juifs  n'eussent  trouvé  ni  ce  ton, 
ni  cette  morale  ;  et  l'Évangile  a  des  caractères  de  vérité  si  grands, 
si  frappants ,  si  parfaitement  inimitables,  que  l'inventeur  en  se- 
rait plus  étonnant  que  le  héros  **.  Avec  tout  cela,  ce  même  Évan- 
gile est  plein  de  choses  incroyables ,  de  choses  qui  répugnent  à 
la  raison ,  ef  qu'il  est  impossible  à  tout  homme  sensé  de  conce- 
voir ni  d'admettre.  Que  faire  au  milieu  de  toutes  ces  contradic- 
tions? Être  toujours  modeste  et  circonspect ,  mon  enfant;  res- 
pecter en  silence  ce  qu'on  ne  saurait  ni  rejeter  ni  comprendre ,  et 
s'humilier  devant  le  grand  Être  qui  seul  sait  la  vérité. 

'Voyez,  dans  le  discours  sur  la  Montagne,  le  parallèle  qu'il  fait  IiU- 
rai^me  de  la  morale  de  Moïse  à  la  sienne.  SUtth.  ,  cap.  5 ,  vers.  2t 
et  seq. 

'  [Var.  ,..que  quatre  Jumimes  d'accord...  —  A  la  suite  de  ces  mots  est  une 
note  ainsi  conçue  :  Je  veux  bien  n'en  pas  compter  davantage,  parce  qtu 
leurs  quatre  livres  sont  les  seules  vies  de  Jésus-Christ  qui  nous  sont 
restées  du  graud  nombre  qui  avaient  été  écrili:<!.] 

♦»  [Dans  une  lettre  à  M.  de  ♦**,  datée  de  t76'J ,  Rousseau  revient  encore 
sur  ce  parallèle  (;tal)li  par  lui  entre.  Jésus  et  Socrate  :  et  ne  supposant  aucun 
caractère  divin  ni  mission  surnaturelle  au  sage  lu'hreu,  t|u' il  oppose  de 
nouveau  au  sage  grec ,  il  présoiUe  sur  les  vues  et  la  conduite  du  premier 
des  considérations  loiiles  iionvellf*.  Vmez  l.t  Corrfspoiuianr.-.^  \<>t,-  d,-  M. 
Petitaiu. 


LIVRE  IV.  371 

Voilà  le  scepticisme  involontaire  où  je  suis  resté  ;  mais  ce  scep- 
ticisme ne  m'est  nullement  pénible ,  parce  qu'il  ne  s'étend  pas  aux 
points  essentiels  à  la  pratique,  et  que  je  suis  bien  décidé  sur  les 
principes  de  tous  mes  devoirs.  Je  sers  Dieu  dans  la  simplicité  de 
mon  cœur  ;  je  ne  cherche  à  savoir  que  ce  qui  importe  à  ma  con- 
duite. Quant  aux  dogmes  qui  n'influent  ni  sur  les  actions  ni  sur  la 
morale ,  et  dont  tant  de  gens  se  tourmentent ,  je  ne  m"en  mets 
nullement  en  peine.  Je  regarde  toutes  les  religions  particulières 
comme  autant  d'institutions  salutaires  qui  prescrivent  dans  cha- 
que pays  une  manière  uniforme  d'honorer  Dieu  par  un  culte  public, 
et  qui  peuvent  toutes  avoir  leurs  raisons  dans  le  climat ,  dans  le 
gouvernement,  dans  le  génie  du  peuple,  ou  dans  quelque  autr» 
cause  locale  qui  rend  l'une  préférable  à  l'autre ,  selon  les  temps  et 
les  lieux.  Je  les  crois  toutes  bonnes  quand  on  y  sert  Dieu  conve-  ^ 
nablement.  Le  culte  essentiel  est  celui  du  cœur.  Dieu  n'en  rejette  • 
point  l'hommage  quand  il  est  sincère,  sous  quelque  forme  qu'il 
lui  soit  offert.  Appelé  dans  celle  que  je  professe  au  service  de 
l'Église ,  j'y  remplis  avec  toute  l'exactitude  possible  les  soins  qui 
me  sont  prescrits ,  et  ma  conscience  me  reprocherait  d'y  manquer 
volontairement  en  quelque  point.  Après  un  long  interdit ,  vous  sa- 
vez que  j'obtins,  par  le  crédit  de  M.  de  Mellarède ,  la  permission 
de  reprendre  mes  fonctions  pour  m'aider  à  vivre.  Autrefois  je  di- 
sais la  messe  avec  la  légèreté  qu'on  met  à  la  longue  aux  cho  .es  les 
plus  graves,  quand  on  les  fait  trop  souvent  ;  depuis  mes  nouveaux 
principes,  je  la  célèbre  avec  plus  de  vénération  :  je  me  pénètre  de 
la  majesté  de  l'Être  suprême ,  de  sa  présence ,  de  l'insuftisance  de 
l'esprit  humain,  qui  conçoit  si  peu  ce  qui  se  rapporte  à  son  auteur. 
En  songeant  que  je  lui  porte  les  vœux  du  peuple  sous  une  forme 
prescrite ,  je  suis  avec  soin  tous  les  rites  ;  je  récite  attentivement  ; 
je  m'applique  à  n'omettre  jamais  ni  le  moindre  mot  ni  la  moindre 
cérémonie  :  quand  j'approche  du  moment  de  la  consécration,  je 
mo  recueille  pour  la  faire  avec  toutes  les  dispositions  qu'exige 
rtjiiise  et  la  grandeurdu  sacrement;  je  tache  d'anéantir  ma  raison 
devant  la  suprême  Intelligence  ;  je  me  dis.  Qui  es-tu  pour  me- 
surer la  puissance  intinie  ?  Je  prononce  avec  resi)ect  les  mots  .sa- 
r.imentaux ,  et  je  donne  à  leur  effet  toute  la  foi  qui  dépend  de 
moi.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  mystère  inconcevable ,  je  ne  crains 
pas  qu'au  jour  du  jugement  je  sois  puni  pour  l'avoir  jamais  pro- 
fané dans  mon  cœur. 


3^2  KMlLl-:. 

Honoré  du  ministère  sacré ,  quoique  dans  le  dernier  rang ,  je  ne 
ferai  ni  ne  dirai  jamais  rien  qui  me  rende  indigne  d'en  remplir  les 
sublimes  devoirs.  Je  prêcherai  toujours  la  veilu  aux  hommes ,  je 
les  exhorterai  toujours  à  bien  faire  ;  et ,  tant  que  je  pourrai ,  je 
leur  en  donnerai  l'exemple.  Il  ne  tiendra  pas  à  moi  de  leur  rendre 
la  religion  aimable  ;  il  ne  tiendra  pas  à  moi  d'affermir  leur  foi  dans 
les  dogmes  vraiment  utiles,  et  que  tout  homme  est  oblige  de  croire  : 
mais  à  Dieu  ne  plaise  que  jamais  je  leur  prêche  le  dogme  cruel  de 
l'intolérance;  que  jamais  je  les  porte  à  détester  leur  prochain  ,  à 
dire  à  d'autres  hommes ,  Vous  serez  damnés  ;  à  dire ,  Hors  de 
rÉglise,  point  de  salut  '  !  Si  j'étais  dans  un  rang  plus  remarquable, 
celte  réserve  pourrait  m'attirer  des  affaires;  mais  je  suis  trop 
petit  pour  avoir  beaucoup  à  craindre  ,  et  je  ne  puis  guère  tomber 
plus  bas  que  je  ne  suis.  Quoi  qu'il  arrive,  je  ne  blasphémerai  point 
contre  la  justice  divine,  et  ne  mentirai  point  contre  le  Saint- 
Esprit. 

J'ai  longtemps  ambitionné  l'honneur  d'être  curé  ;  je  l'ambitionne 
encore ,  mais  je  ne  l'espère  plus.  Mon  bon  ami ,  je  ne  trouve  rien 
de  si  beau  que  d'être  curé.  Un  bon  curé  est  un  ministre  de  bonté , 
comme  un  bon  magistrat  est  un  ministre  de  justice.  Un  curé  n'a 
jamais  de  mal  à  faire  :  s'il  ne  peut  pas  toujours  faire  le  bien  par 
lui-même ,  il  est  toujours  à  sa  place  quand  il  le  sollicite ,  et  sou- 
vent il  loblient  quand  il  sait  se  faire  respecter.  Oh  !  si  jamais  dans 
nos  montagnes  j'avais  quelque  pauvre  cure  de  bonnes  gens  à  des- 
servir, je  serais  heureux  ;  car  il  me  semble  que  je  ferais  le  bon- 
heur de  mes  paroissiens.  Je  ne  les  rendrais  pas  riches ,  mais  je 
l)artagerais  leur  pauvreté;  j'en  ôtcrais  la  flétrissure  et  !é  mépris,  plus 
insupportable  que  l'indigence.  Je  leur  ferais  aimer  la  concorde  el 
l'égalité ,  qui  chassent  souvent  la  misère ,  et  la  font  toujours  sup- 
porter. Quand  ils  verraient  que  je  ne  serais  en  rien  mieux  qu'eux  , 
et  que  pourtant  je  vivrais  content ,  ils  apprendraient  à  se  conso- 
ler de  leur  sort  et  à  vivre  contents  comme  moi.  Dans  mes  inslruc- 


'  Le  ilevoir  de  suivre  et  daimer  la  rclision  de  son  pays  ne  s'étoiul  pas 
Jus(|u'aux  dogmes  contraires  .i  la  bonne  morale,  telsipie  celui  de  l'intolé- 
rance. (>'estce  dosme  horrible  i|ui  arme  les  hommes  les  uns  contre  les 
autres,  et  les  rend  tous  ennemis  du  genre  humain.  La  distinction  entre  la 
tolérance  civile  et  la  tolérance  tliéologiiiuc  est  puérile  et  vainc.  Ces  deux 
tolérances  sont  inséparables,  et  l'on  ne  |>cut  admettre  l'une  sans  l'autre. 
Des  anges  même  ne  vivraient  pas  en  paix  avec  des  hommes  (piils  regar- 
der.iient  comme  les  ennemis  (i-  Dieu. 


LIVRE  IV  37â 

tions  je  m'allacherais  moins  à  l'esprit  de  l'Église  qu'à  l'esprit  de 
rÉvangile ,  où  le  dogme  est  simple  ot  la  morale  sublime ,  où  l'on 
voit  peu  de  pratiques  religieuses  et  beaucoup  d'œuvres  de  charité. 
Avant  de  leur  enseigner  ce  qu'il  faut  faire ,  je  m'efforcerais  tou- 
jours dt  le  pratiquer,  aQn qu'ils  vissent  bien  que  tout  ce  que  je  leur 
dis  je  le  pense.  Si  j'avais  des  protestants  dans  mon  voisinage  ou 
dansiâa  paroisse,  je  ne  les  distinguerais  point  de  mes  vrais  parois- 
siens en  tout  ce  qui  lient  à  la  charifé  chrétienne  ;  je  les  porterais 
tous  également  à  s'entr'aimer,  à  se  regarder  comme  frères,  à  res- 
pecter toutes  les  religions,  et  à  vivre  en  paix  chacun  dans  la  sienne. 
Je  pense  que  solliciter  quelqu'un  de  quitter  celle  où  il  est  né,  c'est 
le  solliciter  de  mal  faire,  et  par  conséquent  faire  mal  soi-même.  En 
attendant  de  plus  grandes  lumières ,  gardons  l'ordre  public  ;  dans 
tous  pays  respectons  les  lois,  ne  troublons  point  le  culle  qu'elles 
prescrivent:  ne  portons  point  les  citoyens  à  la  désobéissance; 
car  nous  ne  savons  point  certainement  si  c'est  un  bien  pour  eux 
de  quitter  leurs  opinions  pour  d'autres  ,  et  nous  savons  très-cer- 
tainement que  c'est  un  mal  de  désobéir  aux  lois. 

Je  viens ,  mon  jeune  ami ,  de  vous  réciter  de  bouche  ma  pro- 
fession de  foi  telle  que  Dieu  la  lit  dans  rnon  cœur  :  vous  êtes  le 
premier  à  qui  je  l'ai  faite;  vous  êtes  le  seul  peul-éire  à  qui  je  la 
ferai  jamais.  Tant  qu'il  reste  quelque  bonne  croyance  parmi  les 
hommes ,  il  ne  faut  point  troubler  les  âmes  paisibles ,  ni  alarmer 
h  foi  des  simples  par  des  difficultés  qu'ils  ne  peuvent  résoudre,  et 
qui  les  inquiètent  sans  les  éclairer.  Mais  quand  une  fois  tout  est 
ébranlé ,  on  doit  conserver  le  tronc  aux  dépens  des  branches.  Les 
tooscienees  agitées,  incertaines  ,  presque  éteintes ,  et  dans  l'étal 
OÙ  j'ai  vu  la  vôtre ,  ont  besoin  d  cire  affermies  et  réveillées  ;  et , 
pour  les  rétablir  sur  la  base  des  vérités  étemelles,  il  faut  achever 
#arracher  les  piliers  flottants  auxquels  elles  pensent  tenir  encore. 
Vous  êtes  dans  l'âge  critique  où  l'esprit  s'ouvre  à  la  certitude , 
0Ù  le  cœur  reçoit  sa  forme  et  son  caractère ,  et  où  l'on  se  déler- 
ttine  pour  toute  la  vie,  soit  en  bien  ,  soit  en  mal.  Plus  tard ,  la 
nbstance  est  durcie ,  et  les  nouvelles  empreintes  ne  mar<|uenl 
pins.  Jeune  homme ,  recevez  dans  votre  âme  encore  flexible  le 
■  Mchet  de  la  vérité.  Si  j'étais  plus  sur  de  moi-même ,  j'aurais  pris 
•VecTOus  un  ton  dogmatique  et  décisif  :  mais  je  suis  homme  , 
^Dorant ,  sujet  à  l'erreur;  que  pouvais-je  faire?  Je  vous  ai  ou- 
♦frt  mon  caeur  sans  réserve  :  ce  que  je  tiens  pour  sur ,  je  vous 


374  EMILE. 

l'ai  donné  pour  tel  ;  i^'  vous  ai  donné  mes  doutes  pour  des  doutes  , 
mes  opinions  pour  des  opinions  ;je  vous  ai  dit  mes  raisons  de  dou- 
ter et  de  croire.  Maintenant  c'est  à  vous  de  juger  ;  vous  avez  pris 
du  temps  ;  cette  précaution  est  sage,  et  me  fait  bien  penser  de 
vous.  Commencez  par  mettre  votre  conscience  en  état  de  vouloir 
être  éclairée.  Soyez  sincère  avec  vous-même.  Appropriez-vous 
(le  mes  sentiments  ce  qui  vous  aura  persuadé  ;  rejetez  le  ■rcsie. 
Vous  n'êtes  pas  encore  assez  dépravé  par  le  vice  pour  risquer  ilc 
mal  choisir.  Je  vous  proposerais  d'en  conférer  entre  nous  ;  mais 
sitôt  qu'on  dispule,  on  s'échauffe  ;  la  vanité,  l'obstination  s'en 
mêlent  ;  la  bonne  foi  n'y  est  plus.  Mon  ami ,  ne  disputez  jamais  ; 
car  on  n'éclaire  par  la  dispute  ni  soi  ni  les  auties.  Pour  moi,  ce 
n'est  qu'après  bien  des  années  de  méditation  que  j'ai  pris  mon 
parti  :  je  m'y  liens;  ma  conscience  est  tranquille ,  mon  cœur  est 
content.  Si  je  voulais  recommencer  un  nouvel  examen  de  mes 
sentiments,  je  n'y  porterais  pas  un  plus  pur  amour  de  la  vérité  ; 
et  mon  esprit, ,  déjà  moins  actif ,  serait  moins  en  état  de  la  con- 
naître. Je  resterai  comme  je  suis ,  de  peur  qu'insensiblement  le 
goût  de  la  contemplation  ,  devenant  une  passion  oiseuse,  ne  m'at- 
tiédit sur  l'exercice  de  mes  devoirs ,  et  de  peur  de  retomber  dans 
mon  premier  pyrrhonisme ,  sans  retrouver  la  force  d'en  sortir. 
Plus  de  la  moitié  de  ma  vie  est  écoulée;  je  n'ai  plus  que  le  temps 
qu'il  me  faut  pour  en  mettre  à  prolit  le  reste,  et  pour  effacer  mes 
erreurs  par  mes  vertus.  Si  Je  me  trompe,  c'est  malgré  moi.  Celui 
cjui  lit  au  fond  de  mon  cœursait  bien  que  je  n'aime  pas  mon  aveu- 
glement. Dans  l'impuissance  de  m'en  tirer  par  mes  propres  lu- 
mières, le  seul  moyen  qui  me  reste  pour  en  sortir  est  une  bonne 
vie;  et  si  des  pierres  mêmes  Dieu  peut  susciter  des  enfants  i», 
Abraham ,  tout  homme  a  droit  d'espérer  d'être  éclairé  lorstpi'ifc 
s'en  rend  digne. 

Si  mes  réflexions  vous  amènent  à  penser  comme  je  pense,  qu«^ 
mes  sentiments  soient  les  vôtres,  et  que  nous  ayons  la  même  proj 
fession  de  foi ,  voici  le  conseil  que  je  vous  donne  :  N'exposeÇ 
plus  votre  vie  aux  tentations  de  la  misère  et  du  désespoir ,  ne  bk 
traînez  plus  avec  ignominie  à  la  merci  des  étrangers,  et  cessez d^ 
manger  le  vil  pain  de  l'aumône.  Retournez  dans  votre  |>atrioK 
reprenez  la  religion  de  vos  pères ,  suivez-la  dans  la  sincérité  d9{ 
votre  cœur ,  et  ne  la  quittez  plus  :  elle  est  très-simple  et  trè* 
■aintc  ;je  la  crois  de  toutes  les  relisions  qui  sont  sur  la  terre  celte 


LiVRE  IV.  375 

dont  la  morale  est  la  plus  pure,  et  dont  la  raison  se  contente  le 
mieux.  Quant  aux  frais  du  voyage ,  n'en  soyez  point  en  peine ,  on 
y  pourvoira.  Ne  craignez  pas  non  plus  la  mauvaise  honte  d'un  re- 
tour humiliaut;  il  faut  rougir  de  faire  une  faute,  et  non  de  la  ré- 
parer. Vous  êtes  encore  dans  l'âge  où  tout  se  pardonne ,  mais  où 
l'on  ne  pèche  plus  impunément.  Quand  vous  voudrez  écouter 
votre  conscience ,  mille  vains  obstacles  disparaîtront  à  sa  voix. 
Vous  sentirez  que ,  dans  l'incertitude  où  nous  sommes ,  c'est 
une  inexcusable  présomption  de  professer  une  autre  religion  que 
celle  où  l'on  est  né,  et  une  fausseté  de  ne  pas  pratiquer  sincère- 
ment colle  qu'on  professe.  Si  l'on  s'égare,  on  s'ôte  une  grande 
excuse  au  tribunal  du  souverain  juge.  Ne  pardonnera- t-il  pas  plu- 
lot  l'erreur  où  l'on  fut  nourri ,  que  celle  qu'on  osa  choisir  soi- 
même  ? 

Hou  nis  ,  tenez  votre  àme  en  état  de  désirer  toujours  qu'il  y 
ait  un  Dieu  ,  et  vous  n'en  douterez  jamais.  Au  surplus ,  quelque 
parti  que  vous  puissiez  prendre,  songez  que  les  vrais  devoirs  de 
la  religion  sont  indépendants  des  institutions  des  hommes;  qu'un 
cœur  juste  est  le  vrai  temple  de  la  Divinité  ;  qu'en  tout  pays  et 
dans  toute  secte,  aimer  Dieu  par-dessus  tout  et  son  prochain 
comme  soi-même ,  est  le  sommaire  de  la  loi  ;  qu'il  n'y  a  point  de 
religion  qui  dispense  des  devoirs  de  la  morale  ;  qu'il  n'y  a  de 
vraiment  essentiels  que  ceux-là  ;  que  le  culte  intérieur  est  le  pre- 
mier de  CCS  devoirs,  et  que  sans  la  foi  nulle  véritible  vertu 
n'existe. 

Fuyez  ceux  qui,  sou&  prétexte  d'expliquer  la  nature,  sèment 
dans  les  coeurs  des  hommes  de  désolantes  doctrines ,  et  ilont  le 
scepticisme  appiiont  est  cent  fois  plus  aftirmalif  et  plus  dogma- 
tique (jiie  le  ton  décidé  de  leurs  adversaires.  Sous  le  hautain  pré- 
texte qu'eux  seuls  sont  éclairés,  vrais,  de  bonne  foi ,  ils  nous 
soumettent  impérieusement  à  leurs  décisions  tranchantes ,  et 
prétendent  nous  donner  pour  les  vrais  principes  des  choses  les 
inintelligibles  systèmes  qu'ils  ont  bâtis  dans  leur  imagination. 
Du  rcate  ,  renversant,  détruisant,  foulant  aux  pieds  tout  ce  que 
les  hommes  respectent ,  ils  otent  aux  affligés  la  dernière  conso- 
lation do  leur  misère  ,  aux  puissants  et  aux  riches  le  seul  frein  de 
icurs  passions  ;  ils  arrachent  du  fond  des  cteurs  le  remords  du 
irime ,  l'espoir  de  la  vertu  ,  et  se  vantent  encore  d'être  les  bien- 
faiteurs du  genre  humain.  Jamais ,  diseot-ils ,  la  Térité  n'est  nui- 


376  EMILE. 

sible  aux  hommes.  Je  le  crois  comme  eux ,  et  c'est,  à  mon 
avis,  une  grande  preuve  que  ce  qu'ils  enseignent  n'est  pas  la  vé- 
rité '. 

'  Les  deux  partis  s'attaquent  réciproquement  par  tant  de  sophismes,  qne 
ce  serait  une  entreprise  immense  et  téméraire  de  vouloir  les  relever  tous; 
c'est  déjà  beauconp  d'en  noter  quelques-uns  à  mesure  qu'ils  se  présentent. 
Un  des  plus  familiers  au  parti  pliilosopliiste  est  d'opposer  un  peuple  sup- 
posé de  l)ons  philosophes  à  un  |)euple  de  mauvais  chrétiens;  comme  si  un 
peuple  de  vrais  philosoiihcs  était  plus  facile  à  faire  qu'un  peuple  de  vrais 
chrétiens?  Je  ne  sais  si ,  parmi  les  individus,  l'un  est  plus  facile  à  trouver 
que  l'autre  ;  mais  je  sais  bien  qne ,  dès  qu'il  est  (luestion  de  peuples ,  il  en 
faut  supposer  qui  abuseront  de  la  ])hilosophie  sans  religion ,  comme  les 
nôtres  abusent  de  la  religion  sans  philosophie  ;  et  cela  me  parait  changer 
beaucoup  l'état  de  la  question, 

Bayle  a  très-bien  ()rou\é  ([ue  le  fanatisme  est  plus  pernicieux  ([ue  l'athéis- 
me, et  cela  est  incontestable;  mais  ce  qu'il  n'a  eu  garde  de  due,  et  qui 
n'est  pas  moins  vrai,  c'est  ipie  le  fanatisme,  ({uoique  sanguinaire  et  cruel, 
est  pourtant  une  passion  grande  et  forte,  qui  élève  le  cœur  de  l'homme ,  qui 
lui  fait  mépriser  la  mort,  qui  lui  dotme  un  ressort  prodigieux ,  et  qu'il  ne 
faut  que  mieux  diriger  pour  en  tirer  les  plus  sublimes  vertus  ;  au  lieu  (lue 
l'irréligion,  et  en  général  l'esprit  raisonneur  et  philosophique,  attaque  à  la 
vie,  efféminé,  avilit  les  âmes,  concentre  toutes  les  passions  dans  la  bassesse 
de  l'intérêt  particulier,  dans  r.ibjcction  du  »noi  humain,  et  sape  ainsi  à 
petit  bruit  les  vrais  fondements  de  toute  société;  car  ce  que  les  intérêts 
particuliers  ont  de  couuuun  est  si  peu  de  chose,  qu'il  ne  balancera  jamais 
ce  qu'ils  ont  d'opposé. 

Si  l'athéisme  ne  fait  pas  verser  le  sang  des  hommes,  c'est  moins  par 
amour  pour  la  paix  (pie  par  indifférence.pour  le  bien  :  comme  que  tout  aille, 
peu  importe  au  prétendu  sage,  pourvu  (ju'il  reste  en  reios  dans  son  cabinet. 
Ses  principes  ne  fout  pas  tuer  les  hommes,  mais  ils  les  empêchent  de  naître, 
en  détruisant  les  uKCurs  qui  les  multiplient,  en  les  détachant  de  leur  esptcc, 
en  réduisant  toutes  leurs  affections  à  un  secret  égoisme ,  aussi  funeste  à  la 
population  i|u'à  la  vertu.  L'indifférence  philoso,)liique  ressemble  à  la  tran- 
quillité de  l'État  sous  le  despotisme  ;  c'est  la  tranquiUité  delà  mort;  elle  est 
plus  destructive  que  la  guerre  même. 

Ainsi  le  fanatisme,  (luoiquc  plus  funeste  dans  ses  effets  immédiats  que 
ce  ipi'on  appelle  aujourd'hui  re»i>rit  philosophique .  l'est  beaucoup  moins 
dans  SCS  conséquences.  D'ailleurs  il  est  aisé  d  étaler  de  belles  maximes 
dans  des  livres  :  mais  la  (picstiou  est  de  savoir  si  elles  tiennent  bien  à  la  doc- 
trine, si  elles  en  découlent  nécessairement;  et  c'est  ce  qui  n'a  point  paru 
clair  jusqu'ici,  lleste  h  savoir  encore  si  la  philosophie,  à  son  aise  et  sur  le 
trône,  commanderait  bien  à  la  gloriole,  à  l'intérct,  à  l'ambition  ,  aux 
petites  passions  de  l'homme ,  et  si  elle  pratiquerait  cette  huiiianité  si  douce 
qu'elle  nous  vante  la  plume  à  la  main. 

Par  les  principes ,  la  philosophie  ne  peut  faire  aucun  bien  que  la  reli- 
gion ne  le  fasse  encore  mieux  ,  et  la  religion  eu  fait  beaucoup  que  la  phi- 
losophie ne  saurait  faire. 

l'ar  lapratiipic,  c'est  autre  chose  ;  mais  encore  faut-il  examiner.  Nul 
homme  ne  suit  de  tout  point  sa  religion ,  quand  il  eu  a  uuc;  cela  est  vrai  i 
la  plupart  n'en  ont  guère,  et  ne  suivent  |M)inl  du  tout  celle  qu'ils  ont  :  cela 
l'sl  encore  vrai  :  mais  enfin  quelques-uns  en  ont  une.  la  suivent  du  moiuj 


LIVRE  IV  377 

Bon  jeune  homme ,  soyez  sincère  et  vrai  sans  oi^eil  ;  sachez 
être  ignorant  :  vous  ne  Irompercz  ni  vous  ni  les  autres.  Si  jamais 
?08  talents  cultivés  vous  mettent  en  état  de  parler  aux  hommes , 
M  leur  parlez  jamais  que  selon  votre  conscience ,  sans  vous  ém- 
oi partie  ;  et  il  est  indubitable  qne  des  motifs  de  religion  les  empêchent 
loavent  de  mal  faire ,  et  obtiennent  d'eux  des  vertus,  des  actions  louables, 
i|ni  n'auraient  point  eu  lieu  sans  ces  motifs. 

Qu'un  moine  nie  un  dépôt ,  que  s'ensuit-il ,  sinon  qu'un  sot  le  lui  avait 
confié  ?  Si  Pascal  en  eût  nié  un,  cela  prouverait  que  Pascal  était  un  hypo- 
crite, et  rien  de  plus.  Mais  un  moine!...  Les  gens  qui  font  trafic  de  la 
KKgion  sont-ils  donc  ceux  qui  en  ont?  Tous  les  crimes  qui  se  font  dans 
iecler^,  comme  ailleurs,  ne  prou\ent  point  que  la  religion  soit  inutile, 
uub  que  trt's-iiou  de  gens  ont  de  la  religion. 

!Ï05  gouvernements  modernes  doivent  incontestablement  au  christia- 
nisow  leur  plus  solide  autorité  et  leurs  révolutions  moins  fréiiiientes  ;  il 
la  a  rendus  eux-mêmes  moins  sanguinaires  :  cela  se  prouve  par  le  fait,  en 
les  comparant  aux  gouvernements  anciens.  La  religion  mieux  connue, 
écartant  le  fanatisme ,  a  donné  plus  de  douceur  aux  manirs  chrétiennes. 
Ce  changement  n'est  |)oint  l'ouvrage  des  lettres;  car,  {«rtout  où  elle» 
ont  brillé ,  rhumanitc  n'en  a  pas  été  plus  resjiectèe  :  les  cruautés  des  Athé- 
niens, des  Égyptiens,  des  em{tereursde  Rome,  des  Chinois ,  en  font  foi. 
One  dœnvres  de  miséricorde  sont  l'ouvrage  de  l'Évangile  '.  que  de  resti- 
tutions ,  de  réparations  ,  la  confession  ne  fait-elle  |)oint  faire  chez  les  ca- 
tholiques! Cliez  nous ,  combien  les  approclies  des  temps  de  la  communion 
n'op^rent-elles  point  de  réconciliations  et  d'aumônes  :  Combien  le  jubilé 
des  Hébreux  ne  rendait-il  |)as  les  usurpateurs  moins  avides  !  que  de  mi- 
lères  ne  prévenait-il  i>as:  La  fraternité  légale  unissait  toute  la  nation  ;  on 
ne  voyait  |>as  un  mendiant  chez  eux.  On  n'en  voit  point  non  plus  chez  les 
Tnrc» ,  où  U>s  fondations  pieiLses  sont  innombrables  :  ils  sont ,  par  \)rin- 
dpe  <le  religion ,  hospitaliers  même  envers  les  ennemis  de  leur  culte. 

•  Les mahométans  disent ,  selon  Clurdin ,  quapn-s  l'examen  qui  suivra 
«  la  réMirrcction  universelle ,  tous  les  corps  iront  passer  un  jiont  appelé 

•  Poii'-Sfrrho,  qui  est  jeté  sur  le  feu  éternel;  pont  qu'on  peut  appeler, 
t  dist'nt-ils,  le  troisième  et  dernier  examen,  et  le  vrai  jugement  final . 
'  iiarce  que  c'est  U  où  se  fera  la  séparation  des  bons  d'avec  les    mé- 

•  rlivit» etc.  ■ 

•  l.r<  Persjns.  poarsuit  Chardin,  sont  fort  infatués  de  ce  pont;  et  lorsque 

•  i':>'l|u'im souffre  une  injuredont,  p.ir  aucune  voie  ni  dans  aucun  temps, 

•  li  n.  i^ut  avoir  raison,  sa  dernière  consolation  est  de  dire  :  Eh  bien!  p-tr 

lit,  tu  me  le  payeras  au  doubU:  nu  drrnierjonr;  lu  ne 

itle  Poul-Serrho,  que  tu  ne  me  salivasses  auparavant  ; 

.  rai  au  b<ird  de  ta  veste,  et  me  Jetterai  à  tes  Jambes.  J'ai  tu 

'        :  oiiiidegensémincnLs,  et  de  toutes  sortes  de  professions,  qui,  appré^ 

•  iiit  qu'on  nr!cridt  aiuM /inro  sureiu  an  passage  de  ce  |iont  rcdouta- 
-'■Ilicilalcnt  ceux  qui  se  plai|;naent  deux  de  leur  (lardonner;  cela 

arrivé  cent  fois  à  moi-même.  Des  gens  de  quilité  qui  m'avaient 

■  —  — :i')rtHnité,  des  dém.irches  autrement  ipicje  n'eusse 

nt  au  bout  de  queli|uc  tem|>s  t|u°ils  |vnsaient  que  le 

l'.issé,  et  médisaient  :  Je  te prte ,   hatal  becon  unt- 

'  •  hunt,  \:eh\')k-^ite,rtnds-moi  celte  aj/aire  licite  ou  Juste.  Quelques-uns 

32. 


.)78  tMILE. 

barrasser  s'ils  vous  applaudiront.  L'abus  du  savoir  produit  l'in- 
crédulité. Tout  savant  dédaigne  le  sentiment  vulgaire  ;  chacun  en 
veut  avoir  un  à  soi.  L'orgueilleuse  philosophie  mène  à  l'esprit 
fort ,  comme  l'aveugle  dévotion  mène  au  fanatisme.  Évitez  ces 
extrémités  ;  restez  toujours  ferme  dans  la  voie  de  la  vérité ,  ou  de 
ce  qui  vous  paraîtra  l'être  dans  la  simplicité  de  votre  cœur,  sans 
jamais  vous  en  détourner  par  vanité  ni  par  faiblesse.  Osez  con- 
fesser Dieu  chez  les  philosophes  ;  osez  prêcher  l'humanité  aux 
intolérants.  Vous  serez  seul  de  voti-e  parti ,  peut-être  ;  mais  vous 
porterez  en  vous-même  un  témoignage  qui  vous  dispensera  de 
ceux  des  hommes.  Qu'ils  vous  aiment  ou  vous  haïssent ,  qu'ils 
lisent  ou  méprisent  vos  écrits,  il  n'importe.  Dites  ce  qui  est  vrai, 
faites  ce  qui  est  bien;  ce  qui  importe  à  l'homme  est  de  remplir 
ses  devoirs  sur  la  terre  ;  et  c'est  en  s'oubliant  qu'on  travaille  pour 
soi.  Mon  enfant,  l'intérêt  particulier  nous  trompe;  il  n'y  a  que 
l'espoir  du  juste  qui  ne  trompe  point. 

J'ai  transcrit  cet  écrit,  non  comme  une  règle  des  sentiments 
qu'on  doit  suivre  en  matière  de  religion ,  mais  comme  un  exem- 
ple de  la  manière  dont  on  peut  raisonner  avec  son  élève,  poui 
ne  point  s'écarter  de  la  méthode  que  j'ai  tâché  d'établir.  Tant 
qu'on  ne  donne  rien  à  l'autorité  des  hommes,  ni  aux  préjugés  du 
pays  où  l'on  est  né,  les  seules  lumières  de  la  raison  ne  peuvent , 
dans  l'institution  de  la  nature,  nous  mener  plus  loin  que  la  reli- 
gion naturelle;  et  c'est  à  quoi  je  me  borne  avec  mon  Emile.  S'il 
en  doit  avoir  une  autre,  je  n'ai  plus  en  cela  le  droit  d'être  sou 
guide  ;  c'est  à  lui  seul  de  la  choisir. 

Nous  travaillons  de  concert  avec  la  nature,  et  tandis  qu'elle  forme 

«  même  m'ont  fait  des  présents  et  rendu  des  services,  a^n  que  je  leur  par- 
"  donnasse  en  déclarant  que  je  le  faisais  de  bon  cœur  :  de  qnoi  la  canse  n'c^l 
<  autre  (luo  cette  créance  »iu'on  ne  passera  iioint  le  pont  de  l'enfer  ([n'oii 
('  n'ait  rendu  le  dernier  (piatrin  ^  ceux  cpi'on  a  0[)prcssés.  »  T.  vit ,  in-l  2,  p.  5',». 

Croirai-jc  que  l'idée  de  ce  pont  (pii  réparc  tant  d'initiuilés  n'en  prt-- 
vicnt  jamais?  Que  si  l'on  ôtait  aux  Persans  celte  idée ,  en  leur  persuadant 
<|uil  n'y  a  ni  Poul-Serrho  ,  ni  rien  de  semblalilc ,  où  les  opprimés  soient 
vengés  de  leurs  tyrans  après  la  mort,  n'cst-il  pas  clair  que  cela  mettrait 
ceux-ci  fort  h  leur  aise ,  et  les  délivrerait  du  soin  d'apaiser  ces  malheu- 
reux? Il  est  donc  faux  que  cette  doctrine  ne  fftt  pas  nuisible;  elle  ne  serait 
donc  pas  la  vérité. 

Philosopbe,  les  lois  morales  sont  fort  iHîlles  ;  mais  montre-m'<'n,  do  grAoe, 
la  sanction.  Cesse  un  moment  de  battre  la  campagne ,  et  dis-moi  nettemeni 
ce  que  tu  mels  à  la  place  du  Poul-Scnho. 


LIVRE  IV.  379 

l'homme  physique ,  uuus  tâchons  de  former  l'homme  moral  ; 
mais  nos  progrès  ne  sont  pas  les  mêmes.  Le  corps  est  déjà  ro- 
buste et  fort ,  que  l'àme  est  encore  languissante  et  faible  ;  et  quoi 
que  Fart  humain  puisse  faire ,  le  tempérament  précède  toujours 
la  raison.  C'est  à  retenir  l'un  et  à  exciter  l'autre  que  nous  avons 
jusqu'ici  donné  tous  nos  soins ,  afin  que  l'homme  fût  toujours 
un ,  le  plus  qu'il  était  possible.  En  développant  le  naturel ,  nous 
avons  donné  le  change  à  sa  sensibilité  naissante  ;  nous  l'avons 
réglée  en  cultivant  la  raison.  Los  objets  intellectuels  modéraient 
Fimpression  des  objets  sensibles.  En  remontant  au  prmcipe  des 
choses ,  nous  l'avons  soustrait  à  l'empire  des  sens  ;  il  était  simple 
de  s'élever  de  l'étude  de  la  nature  à  la  recherche  de  son  auteur, 
^^uand  nous  en  sommes  venus  là,  quelles  nouvelles  prises 
nous  nous  sommes  données  sur  notre  élève  !  que  de  nouveau.! 
moyens  nous  avons  de  parler  à  son  cœur  !  C'est  alors  seulement 
qu'il  trouve  son  véritable  intérêt  à  être  bon ,  à  faire  le  bien  loin  des 
regards  des  hommes ,  et  sans  y  être  forcé  par  les  lois  ;  à  être  juste 
entre  Dieu  et  lui ,  à  remplir  son  devoir,  même  aux  dépens  de  sa 
vie ,  et  à  porter  dans  son  cœur  la  vertu ,  non-seulement  pour 
Pamour  de  l'ordre,  auquel  chacun  préfère  toujours  l'amour  de  soi, 
mais  pour  l'amour  de  l'auteur  de  son  être ,  amour  qui  se  confond 
avec  ce  même  amour  de  soi ,  pour  jouir  enfin  du  bonheur  durable 
que  le  repos  d'une  \xmne  conscience  et  la  contemplation  de  cet 
Être  suprême  lui  promettent  dans  l'autre  vie ,  après  avoir  bien  usé 
de  celle-c\ Sortez  de  là ,  je  ne  vois  plus  qu'injustice ,  hypocrisie  et 
mensonge  parmi  les  hommes  :  l'intérêt  particulier,  qui ,  dans  la 
concurrence ,  l'emporte  nécessairement  sur  toutes  choses,  apprend 
à  chacun  d'eux  à  parer  le  vice  du  masciue  de  la  vertu.  Que  tous 
les  autres  hommes  fassent  mon  bien  aux  dépens  du  leur;  que 
tout  se  rapporte  à  moi  seul  ;  que  tout  le  genre  humain  meure , 
s'il  le  faul ,  dans  la  peine  et  dans  la  misère,  pour  m'épargner  un 
moment  de  douleur  ou  de  faim  :  tel  est  le  langage  intérieur  de 
•'■  le  qui  raisonne. Oui,  je  le  soutiendrai  toute  ma  vie, 

M  'dit  dans  son  cœur  ,  Il  n'y  a  point  de  Dieu  ,  et  parle 

autrement,  n'est  qu'un  menleur  ou  un  insensé. 

Lecteur,  j'aurai  beau  faire ,  je  sens  bien  que  vous  et  moi  ne  ver- 
rons jamais  mon  Emile  sous  les  mêmes  trails;  tous  tous  le  fi- 
gurerez toujours  semblable  à  vos  jeunes  gens  ,  toujours  étourdi , 
pétulant ,  volage,  errant  de  fête  en  fête  ,  d'amusement  en  amuse- 


380  ,  F.MILE. 

ment,  sans  jamais  pouvoir  se  fixer  à  rien.  Vous  rirez  de  me  voir  faire 
un  contemplatif ,  un  philosophe ,  un  vrai  théologien,  d'un  jeune 
homme  ardent ,  vif,  emporté ,  fougueux ,  dans  1  âge  le  plus  bouil- 
lant de  la  vie.  Vous  direz  :  Ce  rêveur  poursuit  toujours  sa  chi- 
mère ;  en  nous  donnant  un  élève  de  sa  façon ,  il  ne  le  forme  pas 
seulement ,  il  le  crée ,  il  le  tire  de  son  cerveau  ;  et  croyant  toujours 
suivre  la  nature,  il  s'en  écarte  à  chaque  instant.  Moi,  comparant 
mon  élève  aux  vôtres,  je  trouve  à  peine  ce  qu'ils  peuvent  avoir 
de  commun.  Nourri  si  différemment,  c'est  presque  un  miracle  s'il 
leur  ressemble  en  quelque  chose.  Comme  il  a  passé  son  enfance 
dans  toute  la  liberté  qu'ils  prennent  dans  leur  jeunesse,  il  commence 
à  prendre  dans  sa  jeunesse  la  règle  à  laquelle  on  les  a  soumis  en- 
fants ;  cette  règle  devient  leur  fléau  ,  ils  la  prennent  en  horrem| 
ils  n'y  voient  que  la  longue  tyrannie  dos  maîtres  ;  ils  ne  croient 
ne  sortir  de  l'enfance  qu'en  secouant  toute  espèce  de  joyg  '  ; 
ils  se  dédommagent  alors  de  la  longue  contrainte  où  l'on  les  a  te- 
nus ,  comme  un  prisonnier,  délivré  des  fers ,  étend ,  agite  et  fléchit 
ses  membres.  Emile,  au  contraire,  s'honore  de  se  faire  homme  et 
de  s'assujettir  au  joug  de  la  raison  naissante;  son  corps,  déjà 
formé,  n'a  plus  besoin  des  mêmes  mouvements,  et  commence  à 
s'arrêter  de  lui-même ,  tandis  que  son  esprit ,  à  moitié  développé, 
cherche  à  son  tour  à  prendre  l'essor.  Ainsi  l'âge  de  raison  n'est 
pour  les  uns  que  l'âge  de  la  licence  ;  pour  l'autre ,  il  devient  l'âge 
du  raisonnement. 

Voulez-vous  savoir  lesquels  d'eux  ou  de  lui  sont  mie\^  en  cela 
dans  l'ordre  de  la  nature?  considérez  les  différences  dans  ceux 
qui  en  sont  plus  ou  moins  éloignés  :  observez  les  jeunes  gens 
chez  les  villageois ,  et  voyez  s'ils  sont  aussi  pétulants  que  les  vô- 
tres. «  Durant  l'enfance  des  sauvages,  dit  le  sieur  le  Beau  ,  on 
«  les  voit  toujours  actifs,  et  s' occupant  sans  cesse  à  différents 
«  jeux  qui  leur  agitent  le  corps  ;  mais  à  peine  ont-ils  atteint  l'âge 
«  de  l'adolescence ,  qu'ils  deviennent  tranquilles ,  rêveurs  ;  ils  ne 
«  s'appliquent  plus  guère  qu'à  des  jeux  sérieux  ou  de  hasard  '.  u 
Emile  ,  ayant  été  élevé  dans  tonte  la  liberté  des  jeunes  paysans  et 

'  U  n'y  a  personne  fini  voie  l'enfance  avec  tant  de  nu^iris  que  ceux  (|iii 
Piisorlrnt,  comme  il  n'y  a  pas  do  pavs  on  les  ran^s  soient  Rardi's  avtn; 
plus  d'affcctalion  (|uc  ccnx  où  rinc'R.îlilé  n'est  pas  grande ,  et  où  djarim 
craint  lonjoni's  d'être  confondu  avec  son  inférieur. 

''  Aventures  du  sjonr  ('..  le  Hcau.  avocat  ;m  parlement,  tome  II .  iwgc  7o. 


LlVRi:  IV.  38( 

des  sauvages ,  doit  changer  et  s'arrêter  comme  eux  en  grandis- 
sant. Toute  la  différence  est  qu'au  lieu  d'agir  uniquement  pour 
jouer  ou  pour  se  nourrir,  il  a  ,  dans  ses  -travaux  et  dans  ses  jeux , 
appiis  à  penser.  Parvenu  donc  à  ce  terme  par  cette  route,  il  se 
trouve  tout  disposé  pour  celle  où  je  l'introduis  :  les  sujets  de  ré- 
flexions que  je  lui  présente  irritent  sa. curiosité,  parce  qu'ils  sont 
beaux  par  eux-mêmes ,  qu'ils  sont  tout  nouveaux  pour  lui,  et 
qu'il  est  en  état  de  les  comprendre.  Au  contraire ,  ennuyés ,  ex- 
cédés de  vos  fades  leçons ,  de  vos  longues  morales ,  de  vos  éter- 
nels catéchismes,  comment  vos  jeunes  gens  ne  se  refuseraient-ils 
pas  à  l'application  d'esprit  qu'on  leur  a  rendue  triste ,  aux  lourds 
préceptes  dont  on  n'a  cessé  de  les  accabler,  aux  méditations  sur 
l'auteur  de  leur  être,  dont  on  a  fait  l'ennemi  de  leurs  plaisirs.'  Ils 
n'ont  conçu  pour  tout  cela  qu'aversion ,  dégoût ,  ennui  ;  la  con- 
trainte les  en  a  rebutés  :  le  moyen  désormais  qu'ils  s'y  livrent 
quand  ils  commencent  à  disposer  d'eux .'  Il  leur  faut  du  nouveau 
pour  leur  plaire,  il  ne  leur  faut  plus  rien  de  ce  qu'on  dit  aux  en- 
fants. C'est  la  même  chose  pour  mon  élève  :  quand  il  devient 
homme,  je  lui  parle  comme  à  un  homme,  et  ne  lui  dis  que  des 
choses  nouvelles;  c'est  précisément  parce  qu'elles  ennuient  les 
autres  qu'il  doit  les  trouver  de  son  goût. 

Voilà  comment  je  lui  fais  doublement  gagner  du  temps,  en  re- 
tardant au  profit  de  la  raison  le  progrès  de  la  nature.  Mais  ai-je 
en  effet  retardé  ce  progrès?  Non;  je  n"ai  fait  qu'empêcher  l'ima- 
gination de  l'accélérer  :  j'ai  balancé  par  des  leçon»  d'une  autre  es- 
pèce les  leçons  précoces  que  le  jeune  homme  reçoit  d'ailleurs. 
Tandis  que  le  torrent  de  nos  institutions  l'entraîne ,  l'attirer  en 
sens  contraire  par  d'autres  institutions,  ce  n'est  pas  l'ôter  de  sa 
place  ,  c'est  l'y  maintenir. 

Le  vrai  moment  de  la  nature  arrive  enfin  ;  il  faut  qu'il  arrive. 
Puisqu'il  faut  que  l'homme  meure,  il  faut  qu'il  se  reproduise ,  afin 
que  l'espèce  dure  et  que  l'ordre  ilu  monde  soit  conservé.  Quand  , 
parles  signes  dont  j'ai  parlé,  vous  pressentirez  le  moment  criti- 
que, à  l'instant  quittez  avec  lui  pour  jamais  votre  ancien  ton. 
C'est  votre  disciple  encore ,  mais  ce  n'est  plus  votre  élève.  C'est 
votre  ami ,  c'est  un  homme  ;  traitez-le  désormais  comme  tel. 

Quoi  !  faut-il  abdiquer  mon  autorité  lorsqu'elle  m'est  le  plus 
nécessaire .' Faut-il  abandonner  l'adulte  à  lui-même  au  moment 
qu'il  sait  le  moins  se  conduire ,  et  qu'il  fait  les  plus  grands  écarts? 


382  EMILE. 


Faut-il  renoncer  à  mes  droits  quand  il  lui  importe  le  plus  que  j'en 
use  ?  Vos  droits  !  Qui  vous  dit  d'y  renoncer  ?  ce  n'est  qu'à  présent 
qu'ils  commencent  pour  lui.  Jusqu'ici  vous  n'en  obteniez  rien  que 
par  force  ou  par  ruse;  l'autorité,  la  loi  du  devoir,  lui  étaient 
inconnues;  il  fallait  le  contraindre  ou  le  tromper,  pour  vous  faire 
obéir.  Mais  voyez  de  combien  de  nouvelles  chaînes  vous  avez 
environné  son  cœur.  La  raison,  l'amitié  ,  la  reconnaissance ,  raille 
affections,  lui  parlent  d'un  ton  qu'il  ne  peut  méconnaître.  Le  vice 
ne  l'a  point  encore  rendu  sourd  h  leur  voix  ;  il  n'est  sensible  en- 
core qu'aux  passions  de  la  nature.  La  première  de  toutes ,  qui 
est  l'amour  de  soi ,  le  livre  à  vous  ;  l'habitude  vous  le  livre  encore. 
Si  le  transport  d'un  moment  vous  l'arrache ,  le  regret  vous  le  ra- 
mène à  l'instant  ;  le  sentiment  qui  l'attache  à  vous  est  le  seul  per- 
manent; tous  les  autres  passent  et  s'effacent  mutuellement.  Ne 
le  laissez  point  corrompre ,  il  sera  toujours  docile  ;  il  ne  commence 
d'être  rebelle  que  quand  il  est  déjà  perverti. 

J'avoue  bien  que  si ,  heurtant  de  front  ses  désirs  naissants , 
vous  alliez  sottement  traiter  de  crimes  les  nouveaux  besoins  qui 
se  font  sentir  à  lui,  vous  ne  seriez  pas  longtemps  écoulé;  mais 
sitôt  que  vous  quitterez  ma  méthode ,  je  ne  vous  réponds  plus  do 
rien.  Songez  toujours  que  vous  êtes  le  ministre  de  la  nature  ;  vous 
n'en  serez  jamais  l'ennemi. 

Mais  quel  parti  prendre?  On  ne  s'attend  ici  qu'à  l'alternative  de 
favoriser  ses  penchants,  ou  de  les  combattre;  d'être  son  tyran 
ou  son  complaisant;  et  tous  deux  ont  de  si  dangereuses  consé- 
quences, qu'il  n'y  a  que  trop  à  balancer  sur  le  choix. 

Le  premier  moyen  qui  s'offre  pour  résoudre  cette  difficulté  est 
de  le  marier  bien  vite  ;  c'est  incontestablement  l'expédient  le  plus 
sur  et  le  plus  naturel.  Je  doute  pourtant  que  ce  soit  le  meilleur,  ni 
le  plus  utile.  Je  dirai  ci-après  mes  raisons  ;  en  attendant ,  je  con- 
viens qu'il  faut  marier  les  jeunes  gens  à  l'âge  nubile.  Mais  cet  àgc 
vient  pour  eux  avant  le  temps;  c'est  nous  qui  lavons  rendu  pré- 
coce; on  doit  le  prolonger  jusqu'à  la  maturité. 

S'il  ne  fallait  qu'écouler  les  penchants  et  suivre  les  indications , 
cela  serait  bientôt  fait  :  mais  il  y  a  tant  de  contradictions  entre 
les  droits  de  la  nature  et  nos  lois  sociales,  que  potir  les  concilier 
il  faut  gauchir  et  tergiverser  sans  cesse  :  il  faut  employer  beaucoup 
d'art  pour  empêcher  l'homme  social  d'être  tout  à  fait  arliliciol. 
Sur  les  raisons  ci-devant  exposées ,  j'estime  que ,  par  les  moyens 


■1 

1 


LIVRE  IV.  383 

que  j'ai  donaés,  et  d'autres  semblables ,  on  peut  au  moins  éten- 
dre jusqu'à  vingt  ans  l'ignorance  des  désirs  et  la  pureté  des  sens  : 
cda  est  si  vrai,  que ,  chez  les  Germains  ,  un  jeune  homme  qui 
perdait  sa  virginité  avant  cet  âge  en  restait  diffamé  :  et  les  auteurs 
attribuent ,  avec  raison ,  à  la  continence  de  ces  peuples  durant 
leur  jeunesse,  la  vigueur  de  leur  constitution  et  la  multitude  de 
leurs  enfants. 

On  peut  même  beaucoup  prolonger  celte  époque ,  et  il  y  a  peu 
de  siècles  que  rien  n'était  plus  commun  dans  la  France  mémo. 
Entre  autres  exemples  connus,  le  père  de  Montaigne,  homme 
non  moins  scrupuleux  et  vrai  que  fort  et  bien  constitué,  jurait 
s'être  marié  vierge  à  trente-trois  ans,  après  avoir  servi  longtemps 
dans  les  guerres  d'Italie  :  et  l'on  peut  voir  dans  les  écrits  du  fils 
quelle  vigueur  et  quelle  gaieté  conservait  le  père  à  plus  de  soixante 
ans.  Certainement  l'opinion  contraire  tient  plus  à  nos  mœurs  et 
à  nos  préjugés  qu'à  la  connaissance  de  l'espèce  en  général. 

Je  puis  donc  laisser  à  part  l'exemple  de  notre  jeunesse  ;  il  ne 
prouve  rion  pour  qui  n'a  pas  été  élevé  comme  elle.  Considérant  que 
la  nature  n'a  point  là-dessus  de  terme  fixe  qu'on  ne  puisse  avan- 
cer ou  relarder ,  je  crois  pouvoir ,  sans  sortir  de  sa  loi ,  supposer 
Emile  resté  jusque-là  par  mes  soins  dans  sa  primitive  innocence, et 
je  vois  celle  heureuse  époque  prête  à  finir.  Entouré  de  périls  tou 
jours  croissants ,  il  va  m' échapper ,  quoi  que  je  fasse  ,  à  la  pre- 
mière occasion,  et  celle  occasion  ne  tardera  pas  à  naître;  il  va 
suivre  l'aveugle  mstinct  des  sens  ;  il  y  a  mille  à  parier  contre  un 
qu'il  vase  perdre.  J'iiiliop  réfléchi  sur  les  mœurs  des  hommes 
pour  ne  pas  voir  l'influence  invincible  de  ce  premier  moment  sur 
le  reste  de  sa  vie.  Si  je  dissimule  et  feins  de  ne  rien  voir,  il  se 
prévaut  de  ma  faiblesse  ;  croyant  me  tromper ,  il  me  méprise ,  et 
je  suis  le  complice  de  sa  porte.  Si  j'essaye  de  le  ramener ,  il  n'est 
plus  temps .  il  ne  m'écoute  plus;  je  lui  deviens  incommode ,  odieux , 
insupporlahle  ;  il  ne  tardera  guère  à  se  débarrasser  de  moi.  Je  n'ai 
donc  plus  qu'un  parti  raisonnable  à  prendre;  c'est  de  le  rendre 
comptable  de  ses  actions  à  lui-même ,  de  le  garantir  au  moins  de 
mrprises  de  l'erreur,  et  de  lui  montrer  à  découvert  les  périls  dont 
il  est  environné.  Jusqu'ici  je  l'arrêtais  par  son  iLmuriiire;  c'csl 
maintenant  par  ses  lumières  qu'il  faut  l'arrêter 

Ces  nouvelles  instructions  sont  importantes,  tt  iirunvicnt  d«- 
reprendre  les  choses  de  plus  haut.  Voici  l'instant  de  lui  rendre. 


3fi4  £MlLlf 

pour  ainsi  dire ,  lUes  comptes  ;  de  lui  montrer  l'emploi  dt  son  temps 
et  du  mien  ;  de  lui  déclarer  ce  qu'il  est  el  ce  que  je  suis  ;  ce  que 
j'ai  fait,  ce  qu'il  a  fait  ;  ce  que  nous  nous  devons  l'un  à  l'autre; 
toutes  ses  relations  morales ,  tous  les  engagements  qu'il  a  contrac- 
tés ,  tous  ceux  qu'on  a  contractés  avec  lui  ;  à  quel  point  il  est  par- 
venu dans  le  progrès  de  ses  facultés ,  quel  chemin  lui  reste  à 
faire ,  les  difficultés  qu'il  y  trouvera ,  les  moyens  de  franchir  ces 
difficultés;  en  quoi  je  lui  puis  aider  encore,  en  quoi  lui  seul  peut 
désormais  s'aider  ;  enfin  le  point  critique  où  il  se  trouve,  les  nou- 
veaux périls  qui  l'environnent,  et  toutes  les  solides  raisons  qui 
doivent  l'engager  à  veiller  attentivement  sur  lui-même  avant  d'é- 
couter ses  désirs  naissants. 

Songez  que  pour  conduire  un  adulte  il  faut  prendre  le  contre-pied 
de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  conduire  un  enfant.  Ne  balancez 
point  à  l'instruire  de  ces  dangereux  ms stères  que  vous  lui  avez 
cachés  si  longtemps  avec  tant  de  soin.  Puisqu'il  faut  enfin  qu'il 
les  sache,  il  importe  qu'il  ne  les  apprenne  ni  d'un  autre,  ni  de 
lui-même,  mais  de  vous  seul  :  puisque  le  voilà  désormais  forcé  de 
combattre,  il  faut,  de  peur  de  surprise,  qu'il  connaisse  son  ennemi. 

Jamais  les  jeunes  gens  qu'on  trouve  savants  sur  ces  matières , 
sans  avoir  comment  ils  le  sont  devenus,  ne  le  sont  devenus  impu- 
nément. Cette  indiscrète  instruction,  ne  pouvant  avoir  un  objet  hon- 
nête, souille  au  moins  l'imagination  de  ceux  qui  la  reçoivent,  et 
les  dispose  aux  vices  de  ceux  qui  la  donnent.  Ce  n'est  pas  tout; 
des  domestiques  s'insinuent  ainsi  dans  l'esprit  d'un  enfant,  gagnent 
sa  confiance ,  lui  font  envisager  son  gouverneur  comme  un  person- 
nage triste  et  fâcheux  ;  et  l'un  des  sujets  favoris  de  leurs  secrets 
colloques  est  de  médire  de  lui.  Quand  l'élève  en  est  là,  le  mailrc 
peut  se  retirer,  il  n'a  plus  rien  de  bon  à  faire. 

Mais  pourquoi  l'enfant  se  choisit-il  dès  confidents  particuliers  ? 
Toujours  par  la  tyrannie  de  ceux  qui  le  gouvernent.  Pourquoi  se 
caclierait-il  d'eux,  s'il  n'était  forcé  de  s'en  cacher  ?  Pourquoi  s'en 
plaindrait-il,  s'il  n'avait  nul  sujet  de  s'en  plaindre?  Naturelle- 
ment ils  sont  ses  premiers  confidents;  on  voit,  à  l'empressoment 
avec  lequel  il  vient  leur  dire  ce  qu'il  pense,  qu'il  croit  ne  l'avoir 
pensé  qu'à  moitié  jusqu'à  ce  qu'il  le  leur  ait  dit.  Comptez  que  si 
l'enfant  ne  craint  de  votre  part  ni  sermon  ni  réprimande,  il  vousdin 
toujours  tout ,  et  qu'on  n'osera  lui  rien  confier  qu'il  vous  doive 
taire,  quand  on  sera  bien  sûr  qu'il  ne  vous  taira  rien. 


LIVRE  IV.  38S 

Ce  qui  uie  fail  le  plus  compler  sur  ma  mélbode ,  c'est  qu'en 
Mivant  ses  effets  le  plus  exactement  qu'il  m'est  possible ,  je  ne 
>  pas  uue  situation  dans  la  vio  de  mon  élève  qui  ne  me  laisse 
uc  lui  quelque  image  agréable.  Au  moment  même  où  les  fureurs 
du  tempérament  l'entraînent,  et  où,  révolté  contre  la  main  qui 
l'arrête ,  il  se  débat  et  commence  à  m'échapper,  dans  ses  agita- 
tions, dans  ses  emportements ,  je  retrouve  encore  sa  première  sim- 
plicité ;  son  cœur,  aussi  pur  que  son  corps ,  ne  connaît  pas  plus  le 
déguisement  que  le  vice;  les  reproches  ni  le  mépris  ne  l'ont  point 
rendu  lâche  ;  jamais  la  vile  crainte  ne  lui  apprit  à  se  déguiser.  Il 
I  a  toute  l'indiscrétion  de  l'innocence  ;  il  est  naif  sans  scrupule  ;  il 
)  ne  sait  encore  à  quoi  sert  de  tromper.  Il  ne  se  passe  pas  un  mou- 
vement dans  son  âme  que  sa  bouche  ou  ses  yeux  ne  le  disent  ;  et 
souvent  les  sentiments  qu'il  éprouve  me  sont  connus  plus  tôt 
qu'à  lui. 

Tant  qu'il  continue  de  m'ouvrir  ainsi  librement  son  àme ,  et  de 
me  dire  avec  plaisir  ce  qu'il  sent ,  je  n'ai  rien  à  craindre ,  le  péril 
n'est  pas  encore  proche  ;  mais  s'il  devient  plus  timide,  plus  réser- 
vé, que  j'aperçoive  dans  ses  entretiens  le  premier  embarras  de  la 
honte ,  déjà  l'instinct  se  développe ,  déjà  la  notion  du  mal  com- 
mence à  s'y  joindre,  il  n'y  a  plus  un  moment  à  perdre;  et,  si 
je  ne  me  hâte  de  l'instruire,  il  sera  bientôt  instruit  malgré  moi. 
Plus  d'un  lecteur,  même  en  adoptant  mes  idées,  pensera  qu'il 
De  s'agit  ici  que  d'une  conversation  prise  au  hasard  avec  le  jeune 
homme  ,  et  que  tout  est  fait.  Oh:  que  ce  n'est  pas  ainsi  que  le 
cœur  humain  se  gouverne  !  Ce  qu'on  dit  ne  signitie  rien,  si  l'on  n'a 
préparé  le  moment  de  le  dire.  Avant  de  semer  il  faut  labourer  la 
terre  :  la  semence  de  la  vertu  lève  difficilement  ;  il  faut  de  longs 
apprêts  pour  lui  faire  prendre  racine.  Une  des  choses  qui  rendent 
les  prédications  le  plus  inutiles  est  qu'on  les  fait  indifféremment  à 
tout  le  monde,  sans  discernement  et  sans  choix.  Comment  peut-on 
peo&er  que  le  même  sermon  convienne  à  tant  d'auditeurs  si  di- 
versement disposés,  si  différents  d'esprits,  d'humeurs  ,  d'âges, 
de  sexes,  d'états  et  d'opinions.»  Il  n'y  en  a  peut-être  pas  deux 
auxquels  ce  qu'on  dit  à  tous  pui»se  être  convenable  ;  et  toutes  nos 
tlTections  ont  si  peu  de  constance ,  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  deux 
Moments  dans  la  vie  de  chaque  homme  où  le  même  discours  Ht  sur 
loi  la  même  impression.  Jugez  si,  quand  le^i  sens  enOammés aliè- 
nent l'entendement  cl  tyrannisent  la  volonté,  c'est  le  temps  d'é- 


386  EMILK. 

coûter  les  graves  leçons  do  la  sagesse.  Ne  parlez,  donc  jamala 
raison  aux  jeunes  gens ,  même  en  âge  de  raison  ,  que  vous  ne  le» 
ayez  premièrement  mis  en  étal  de  l'entendre.  La  plupart  des  dis-' 
cours  perdus  le  sont  bien  plus  par  la  faute  des  maîtres  que  par 
celle  des  disciples.  Le  pédant  et  l'instituteur  disent  à  peu  près  les 
mêmes»  choses  :  mais  le  premier  les  dit  à  tout  propos  ;  le  second 
ne  les'  dit  que  quand  il  est  sûr  de  leur  effet. 

Comme  un  somnambule,  errant  durant  son  sommeil ,  marche 
en  dormant  sur  les  bords  d'un  précipice,  dans  lequel  il  tomberait 
s'il  était  éveillé  tout  à  coup;  ainsi  mon  Emile,  dans  le  sommeil 
de  l'ignorance,  échappe  à  des  périls  qu'il  n'aperçoit  point  :  si  je 
l'éveille  en  sursaut,  il  est  perdu.  Tachons  premièrement  de  l'éloi- 
gner du  précipice,  et  puis  nous  l'éveillerons  pour  le  lui  montrer 
de  plus  loin.- 

La  lecture  ,  la  solitude ,  l'oisiveté ,  la  vie  molle  et  sédentaire ,  le 
commerce  des  femmes  et  des  jeunes  gens  ;  voilà  les  sentiers  dan- 
gereux à  frayer  à  son  àgc  ,  et  qui  le  tiennent  sans  cesse  à  côté  du 
péril.' C'est  par  d'autres  objets  sensibles  que  je  donne  le  change 
à  ses  sens  ;  c'est  en  traçant  un  autre  cours  aux  esprits  que  je  les 
détourne  de  celui  qu'ils  commençaient  à  prendre  ;  c'est  en  exer- 
çant son  corps  à  des  travaux  pénii)les  que  j'arrèlc  l'activité  de 
l'imaginalion  qui  Tentraine.  Quand  les  bras  travaillent  beaucoup, 
l'imagination  se  repose;  quand  le  corps  est  bien  las  ,  le  cœur  ne 
s'échauffe  point.  La  précaution  la  plus  prompte  cl  la  plus  facile 
est  de  l'arracher  au  danger  local.  Je  l'emmène  d'abord  hors  des 
villes,  loin  des  objets  capables  de  le  tenter.  iMais  ce  n'est  pas 
assez  ;  dans  quel  désert,  dans  quel  sauvage  asile  échappera-t-il  aux 
images  qui  le  poursuivent?  Ce  n'est  rien  d'éloigner  les  ol)jet8 
dangereux ,  si  je  n'en  éloigne  aussi  le  souvenir  :  si  je  ne  trouve 
l'art  de  ledétacher  de  tout,  si  je  ne  le  distrais  de  lui-même,  au; 
tant  valait  le  laisser  où  il  était. 

Emile  sait  un  métier,  mais  ce  métier  n'est  jias  ici  notre  ressource  ; 
il  aime  et  entend  l'agriculture  ,  mais  l'agriculture  ne  nous  suflU 
pas  :  les  occupalioits  qli'il  connaît  deviennent  une  routine;  en  s'y 
livrant ,  il  est  comme  ne  faisant  rien;  il  pense  à  tout  autre  chosej 
la  télé  et  les  bras  agissent  séparément.  11  lui  faut  une  occupation 
nouvelle  tpii  l'intéresse  par  sa  nouveauté  ,  qui  le  tienne  en  haleine, 
qui  lui  plaise,  qui  l'applique,  qui  l'exerce  ;  une  occupation  dont  il 
se  passioime ,  et  à  laquelle  il  soit  tout  entier.  Or,  la  seule  qui  me 


LIVRE  IV  387 

parait  réunir  (MtaLtt&  oonditions  est  la  chasse.  Si  la  chasse 
est  jamais  un  plaiiiFînnocent ,  si  jamais  eUe  est  convenable  à 
fiiomine,  c'est  à  préseal  qu'il  y  faut  avoir  recours.  Élrniic  a 
tout  ce  qu'il  faut  pour  y  réussir;  il  est  robuste,  adroit,  patient, 
infatigable.  lafaiiiiblement  il  prendra  du  goût  pour  cet  exer- 
cice ;  U  y  mettra  toute  l'ardeur  de  son  âge  ;  il  y  perdra ,  du 
moins  pour  un  temps,  les  dangereux  penchants  qui  naissent  de 
la  mollesse.  La  chasse  endurcit  le  cœur  aussi  bien  que  le  corps  ; 
dk  accoutume  au  sang ,  à  la  cruauté.  On  a  fait  Diane  ennemie  de 
Pamour;  et  l'allégorie  et  très-juste  :  les  langueurs  de  l'amour  ne 
naissent  que  dans  un  doux  repos;  un  violent  exercice  étouffe  les 
sentiments  tendres.  Dans  les  bois ,  dans  les  lieux  champêtres ,  l'a- 
mant, le  chasseur,  sont  si  diversement  affectés,  que  sur  les  mêmes 
objets  ils  portent  des  images  toutes  différentes.  Les  ombrages  frais, 
5e5  '  >  doux  asiles  du  premier,  ne  sont  pour  l'autre  que  des 

vi.«;  ils,  des  remises;  où  l'un  n'entend  que  chalumeaux, 

que  rossignols ,  que  ramages ,  l'autre  se  ûgure  les  cors  cl  les  cris 
des  chiens  ;  l'un  n'imagine  que  dryades  et  nymphes ,  l'autre  que 
piqueurs,  iLeutes  et  chevaux.  Promenez- vous  en  campagne  avec 
ces  deux  sortes  d'hommes  ;  à  la  différence  de  leur  langage ,  vous 
connaîtrez  bientôt  que  la  terre  n'a  pas  pour  eux  un  aspect  sem- 
blable ,  et  que  le  tour  de  leurs  idées  est  aussi  divers  que  le  choix 
de  leurs  plaisirs. 

Je  comprends  comment  ces  goûts  se  réunissent,  et  comment  on 
trouve  enfin  du  temps  pour  tout.  Mais  les  passions  de  la  jeunesse  ne 
se  partagent  pas  ainsi  :  dunnez-lui  une  seule  occupation  qu'elle 
aime,  et  tout  le  reste  serabicnlôt  oublié.  La  variété  des  désirs  vient 
de  celle  des  connaissances ,  et  les  premiers  plaisirs  qu'on  connaît 
sont  longtemps  les  seuls  qu'on  recherche.  Je  ne  veux  pas  que 
toute  la  jeunesse  d'Emile  se  passe  à  tuer  des  bétcs ,  et  je  ne  prc- 
leods  pas  même  justifier  en  tout  cette  féroce  passion  ;  il  me  suffit 
qu'elle  serve  assez  à  suspendre  une  passion  plus  dangereuse  \x>ar 
IK  faire  écouter  de  sang-froid  parlant  d'elle,  et  me  donner  le  temps 
4e  la  peindre  sans  l'exciter. 

U  est  des  époques  (bns  la  vie  humai  le  qui  sont  faites |)Our  n'étro 
junais  oubliées.  Telle  est ,  pour  Emile ,  celle  de  l'instruction  dont 
je  parte  ;  elle  doit  influer  sur  le  reste  de  ses  jwurs.  Tachons  donc 
delà  i^ver  dans  sa  mémoire  en  sorte  qu'elle  ne  s  en  efface  point. 
Une  des  erreurs  de  notre  àgc  e»t  d'employer  la  raiâoo  trop  uue , 


388  EMILE. 

comme  siles  hommes  n'ctaîent  qu'esprit.  En  négligeant  la  langue 
des  signes  qui  parlent  à  l'imagination ,  l'on  a  perdu  le  plus  éner- 
gique des  langages.  L'impression  de  la  parole  est  toujours  faible , 
et  l'on  parle  au  cœur  par  les  yeux  bien  mieux  que  par  les  oreilles. 
En  voulant  tout  donner  au  raisonnement,  nous  avons  réduit  en 
mots  nos  préceptes  ;  nous  n'avons  rien  mis  dans  les  actions.  La 
seule  raison  n'est  point  active;  elle  retient  quelquefois  ,  rarement 
elle  excite,  et  jamais  elle  n'a  rien  fait  de  grand.  Toujours  raison- 
ner est  la  manie  des  petits  esprits.  Les  âmes  fortes  ont  bien  un 
autre  langage  :  c'est  par  ce  langage  qu'on  persuade  et  qu'on  fiiit 
agir. 

J'observe  que,  dans  les  siècles  modernes,  les  hommes  n'ont 
plus  do  prise  les  uns  sur  les  autres  que  par  la  force  et  par  l'intérêt, 
au  lieu  que  les  anciens  agissaient  beaucoup  par  la  persuasion,  par 
les  affections  de  l'àme ,  parce  qu'ils  ne  négligeaient  pas  la  langue 
des  signes.  Toutes  les  conventions  se  passaient  avec  solennité,  pour 
les  rendre  plus  inviolables  :  avant  que  la  force  fut  établie ,  les 
dieux  étaient  les  magistrats  du  genre  humain  ;  c'est  par  devant  eux 
que  les  particuliers  faisaient  leurs  traités,  leurs  alliances ,  pro- 
nonçaient leurs  promesses;  la  face  de  la  terre  était  le  livre  où  s'en 
conservaient  les  archives.  Des  rochers,  des  arbres,  des  monceaux 
de  pierres  consacrés  par  ces  actes ,  et  rendus  respectables  aux 
hommes  barbares,  étaient  les  feuillets  de  ce  livre,  ouvert  sans 
cesse  à  tous  les  yeux.  Le  puits  du  serment,  le  puits  du  vivant  et 
voyant ,  le  vieux  chêne  de  Mambré ,  le  monceau  du  témoin  ;  voila 
quelsétaicntlesmonuments  grossiers,  maisaugustes,  de  la  sainteté 
des  contrats  ;  nul  n'eût  osé  d'une  main  sacrilège  attenter  à  ces  mo- 
numents, et  la  foi  des  hommes  était  plus  assurée  par  la  garantie 
de  ces  témoins  muets ,  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui  par  toute  la 
vaine  rigueur  des  lois. 

Dans  le  gouvernement ,  l'auguste  appareil  de  la  puissance  royale 
en  imposait  aux  peuples.  Des  marques  de  dignité  ,  un  trône ,  un 
sceptre,  une  robe  de  pourpre ,  une  couronne ,  un  bandeau  ,  étaient 
pour  eux  des  choses  sacrées.  Ces  signes  respectés  leur  rendaient 
vénérable  l'homme  qu'ils  en  voyaient  orné  :  sans  soldats ,  sans 
menaces ,  sitôt  qu'il  parlait  il  était  obéi.  Maintenant  qu'on  affecte 
d'abolir  ces  signes' ,  qu'arrivc-t-il  de  oc  mépris?  Que  la  majesté 

'  Le  clcrs«i  romain  les  a  Iri's-habilemcnt  conserves ,  et ,  à  son  exemple . 
quelques  rénuhlii|ues,  entre  autres  celle  de  Venise.  Aussi  le  gouvernement 


LIVRE  IV.  389 

royale  s'efface  de  tous  les  cœurs  ,  que  les  rois  ne  se  font  plus  obéir 

"1  i  force  de  troupes,  et  que  le  respect  des  sujets  n'est  que  dans 

rainle  du  châtiment.  Les  rois  n'ont  plus  la  peine  déporter  leur 

lème,  ni  les  grands  les  marques  de  leurs  dignités;  mais  il  faut 

lir  cent  mille  bras  toujours  prêts  |)our  faire  exécuter  leurs  or- 

-N.  Quoique  cela  leur  semble  plus  beau  peut-être,  il  est  aisé  de 

r  qu'à  la  longue  cet  échange  ne  leur  tournera  pas  à  profit. 

'  le  que  les  anciens  ont  fait  avec  l'éloquence  est  prodigieux  : 

s  cette  éloquence  ne  consistait  pas  seulement  en  beaux  dis- 

:rs  bien  arrangés;  et  jamais  elle  n'eut  plus  d'effet  que  quand 

iteur  parlait  le  moins.  Ce  qu'on  disait  le  plus  vivement  nes'ex- 

loait  pas  par  des  mots ,  mais  par  des  signes  ;  on  ne  le  disait  pas, 

ic  montrait.  L'objet  qu'on  expose  aux  yeux  ébranle  l'imagina- 

1 ,  excite  la  curiosité,  tient  l'esprit  dans  l'attente  de  ce  qu'on 

lire;  et  souvent  cet  objet  seul  a  tout  dit.  Thrasybule  et  Tar- 

ri  coupant  des  têtes  de  pavots ,  Alexandre  appliquant  son  sceau 

la  bouche  de  son  favori ,  Diogéne  marchant  devant  Zenon ,  no 

:  lient-ils  pas  mieux  que  s'ils  avaient  fait  de  longs  discours? 

1  circuit  de  paroles  eût  aussi  bien  rendu  les  mêmes  idées?  Da- 

> ,  engagé  dans  la  Scy thie  avec  son  armée ,  reçoit  de  la  part 

roi  des  Scythes  un  oiseau ,  une  grenouille ,  une  souris ,  et  cinq 

lies.  L'ambassadeur  remet  son  présent ,  et  s'en  retourne  sans 

1  dire.  De  nos  jours  cet  homme  eut  passé  pour  fou.  Cette  ter- 

0  harangue  fut  entendue ,  et  Darius  n'eut  plus  grande  hâte  que 

regagner  son  pays  comme  il  put.  Substituez  une  lettre  à  cec 

signes ,  plus  elle  sera  menaçante  ,  et  moins  elle  effrayera  ;  ce  ne 

sera  qu'une  fanfaronnade,  dont  Darius  n'eût  faire  que  rire. 

Que  d'attention  chez  les  Romains  à  la  langue  des  signes  l  Des 
Vêtements  divers  selon  les  âges,  selon  les  conditions;  des  toges , 
^  saies  ,  des  prétextes ,  des  bulles,  des  laticlaves ,  des  chaires  , 
des  licteurs ,  des  faisceaux ,  des  haches ,  des  couronnes  d'or,  dher- 
bet,  de  feuilles,  des  ovations,  des  triomphes  :  tout  chez  eux 
iUit  appareil,  représentation,  cérémonie,  et  tout  faisait  impression 

vénitien .  mal^é  la  chute  de  l'État ,  jooit-ii  encoro ,  sous  l'appareil  de  son 
antique  ntajesté ,  de  toute  l'arrection ,  de  toute  l'adoration  du  (leaple  ;  et . 
aprr»  1^  fkaj"?  omé  de  sa  tiare,  il  n'y  a  jrtit  rtir  ni  roi.  ni  potentat,  ni 
*»"''  if  aussi  resjiecléiine  letl"  »  .  sans  |)ouvoir.  sjn-> 

■"'  t)du  sacré  par  m  p<iinp«- .  us  «a  corne  ducale. 

■•"'    1..  fo.-.T,,.  (  ..tf-  ,- ■    ■!„  ^iu  àiiivviitaure  ,  qui  fait  Unt 

nre  l»  sou.  (<  ;  l,.  Venise  tout  son  sang  pour  le 

mainUen  (le  H>ri  i  ut. 


jyo  EMILE. 

sur  les  cœurs  des  citoyens.  Il  importait  à  l'État  que  le  peuple  s'as- 
semblât en  tel  lieu  plutôt  qu'en  tel  autre ,  qu'il  vit  ou  ne  vit  pas  le 
Capitole;  qu'il  fût  ou  ne  fût  pas  tourné  du  côté  du  sénat  ;  qu'il  dé- 
libérât tel  ou  tel  jour  par  préférence.  Les  accusés  changeaient 
d'habit,  les  candidats  en  chanu:eaient;  les  guerriers  ne  vantaient 
pas  leurs  exploits,  ils  montraient  leurs  blessures.  A  la  mort  de 
César,  j'imagine  un  de  nos  orateurs,  voulant  émouvoir  le  peuple, 
épuiser  tous  les  lieux  communs  de  l'art  pour  faire  une  pathétique 
description  de  ses  plaies,  de  son  sang,  de  son  cadavre  :  Antoine, 
i|uoique  éloquent,  ne  dit  point  tout  cela  ;  il  fait  apporter  le  corps. 
Quelle  rhétorique  ! 

Mais  celte  digression  m'entraine  insensiblement  loin  de  mon 
sujet,  ainsi  que  font  beaucoup  d'autres,  et  mes  écarts  sont  trop 
fréquents  pour  pouvoir  être  longs  ettolérables  :  je  reviens  donc. 

Ne  raisonnez  jamais  sèchement  avec  la  jeunesse.  Revêtez  la  rai- 
son d'un  corps ,  si  vous  voulez  la  lui  rendre  sensible.  Faites  passer 
par  le  cœur  le  langage  de  l'esprit,  afin  qu'il  se  fasse  entendre.  Je 
le  répète ,  les  arguments  froids  peuvent  déterminer  nos  opinions, 
non  nos  actions  ;  ils  nous  font  croire  et  non  pas  agir  :  on  démontre 
ce  qu'il  faut  penser,  et  non  ce  qu'il  faut  faire.  Si  cela  est  vrai 
pour  tous  les  hommes,  à  plus  forte  raison  l'est-il  pour  les  jeunes 
gens  encore  enveloppés  dans  leurs  sens,  et  qui  ne  pensent  qu'au- 
tant qu'ils  imaginent. 

.le  me  garderai  donc  bien  ,  même  après  les  préparations  dont 
j'ai  parlé,  d'aller  tout  d'un  coup  dans  la  chambre  d'Emile  lui  faire 
lourdement  un  long  discours  sur  le  sujet  dont  je  veux  l'instruire, 
.lo  commencerai  |)ar  émouvoir  son  imagination  :  je  choisirai  le 
temps,  le  lieu,  les  objets  les  plus  favorables  à  l'impression  que  je 
veux  faire  :  j'appellerai ,  pour  ainsi  dire,  toute  la  natuiT  ;i  témoin 
de  nos  enlreli(Mis;  j'attesterai  l'Être  éternel,  dont  elle  est  rou-'* 
vrage,  de  la  vérité  de  mes  discours;  je  le  prendrai  pour  juge  en-] 
Ire  Emile  et  moi;  je  mart|uerai  la  place  où  nous  sommes,  les  ro-' 
chers,  les  bois,  les  montagnes  qui  nous  entourent,  pour  monuments 
de  ses  engagements  etdes  miens;  je  mettrai  dans  mes  yeux,  dans 
mon  accent ,  dans  mon  geste ,  l'enthousiasme  et  l'ardeur  que  je  lui 
veux  inspirer  Alors  je  lui  parlerai  et  il  m'ctoutera.jc  m'attendri- 
rai et  il  scri  ému.  En  me  |)cuclrant  de  la  sainteté  de  mes  devoirs, 
"je  lui  rendrii  les  siens  plusrespectaoles  ;  j'animerai  la  force  du  rai- 
sonnement d'images  et  de  figures  ;  je  ne  serai  point  long  et  diffus 


LIVRE  IV.  3»l 

n  froides  maximes ,  mais  abondant  en  sentiments  qui  débordent  ; 
!ia  raison  sera  prave  et  sentencieuse,  mais  mon  cœur  n'aura  ja- 
mais assez  dit.  C'est  alors  qu'en  lui  montrant  tout  ce  que  j'ai  fait 
ooiir  lui ,  je  le  lui  montrerai  comme  fait  pour  moi-même  :  il  verra 
!  tnsma  tendre  affection  la  raison  do  tous  mes  soins.  Quefie  sur- 
sise, quelle  agitation  je  vais  lui  donner  en  changeant  tout  à  coup 
!e  langage!  au  lieu  de  lui  rétrécir  l'àraeen  lui  parlant  toujours  de 
>n  intérêt,  c'est  du  mien  seul  que  je  lui  parlerai  désormais  ,  et  je 

toucherai  davantage  ;  j'enflammerai  son  jeune  c-œurde  tous  les 

•  ntimenls  d'amitié,  de  générosité,  de  reconnaissance ,  que  j'ai 

i-jà  fait  naître ,  et  qui  sont  si  doux  à  nourrir.  Je  le  presserai  con- 

r.'  mon  sein  en  versant  sur  lui  des  larmes  d'attendrissement;  je 

li  dirai  :  Tu  es  mon  bien,  mon  enfant,  mon  ouvrage;  c'est  de 

nj  bonheur  que  j'attends  le  mien  :  si  tu  frustres  mes  espérances, 

lu  me  voles  vingt  ans  de  ma  vie ,  et  tu  fais  le  malheur  de  mes 

vieux  jours.  C'est  ainsi  qu'on  se  fait  écouter  d'un  jeune  homme , 

et  qu'on  grave  au  fond  de  son  cœur  le  souvenir  de  ce  qu'on  lui  dit. 

Jusqu'ici  j'ai  tâché  de  donner  des  exemples  de  la  manière 
dont  un  gouverneur  doit  instruire  son  disciple  dans  les  occasions 
difticiies.  J'ai  tenté  d'en  faire  autant  dans  celle-ci  ;  mais ,  après 
bien  des  essais ,  j'y  renonce ,  convaincu  que  la  langue  française 
est  trop  précieuse  pour  supporter  jamais  dans  un  livre  la  naïveté 
des  premières  instructions  sur  certains  sujets. 

La  langue  française  est ,  dit-on  ,  la  plus  chaste  des  langues  ;  je 
ia  crois  ,  moi ,  la  plus  obscène  ;  car  il  me  semble  que  la  chasteté 
d'une  langue  ne  consiste  pas  à  éviter  avec  soin  les  tours  déshon- 
nètes ,  mais  à  ne  les  pas  avoir.  En  effet ,  pour  les  éviter  il  faut 
qu'on  y  pense;  et  il  n'y  a  point  de  langue  où  il  soit  plus  difficile 
de  parler  purement  en  tous  sens  que  la  française.  Le  Iwleur,  tou- 
jours plus  habile  à  trouver  des  sens  obscènes  que  l'auteur  à  les 
«carter,  se  scandalise  et  s'effarouche  de  tout.  Comment  ce  qui 
passe  par  des  oreilles  impures  ne  contracterait-il  pas  leur  souil- 
lure? .\u  contraire ,  un  peuple  de  bonnes  mœurs  a  des  termes  pro- 
pres pour  toutes  choses  ;  et  ces  termes  sont  toujours  honnêtes  , 
parce  qu  ils  sont  toujon  tnent.  H  est  impos- 

sible d  imaginer  on  laii.  .    «'elui  de  la  Bible , 

précisément  parce  que  tout  y  tn.t  dit  ajeo  naïveté.  Pour  rendre 
immodestes  les  mêmes  choses ,  il  suffit  de  les  traduire  en  fran- 


39!?  EMILK. 

çais.  Ce  que  je  dois  dire  à  mon  Emile  n'aura  rien  que  d'honnête  ot 
de  chaste  à  son  oreille  ;  mais ,  pour  le  trouver  tel  à  la  lecture ,  il 
faudrait  avoir  un  cœur  aussi  pur  que  le  sien. 

Je  penserais  même  que  des  réflexions  sur  la  véritable  pureté  du 
discours  et  sur  la  fausse  délicatesse  du  vice  pourraient  tenir  une 
place  utile  dans  les  entretiens  de  morale  où  ce  sujet  nous  conduit; 
car ,  en  apprenant  le  langage  de  l'honnêteté ,  il  doit  apprendre 
aussi  celui  de  la  décence ,  et  il  faut  bien  qu'il  sache  pourquoi 
ces  deux  langages  sont  si  différents.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  soutiens 
qu'au  lieu  des  vains  préceptes  dont  on  rebat  avant  le  temps  les 
oreilles  de  la  jeunesse,  et  dont  elle  se  moque  à  l'âge  où  ils  se- 
raient de  saison  ;  si  l'on  attend ,  si  l'on  prépare  le  moment  de  se 
faire  entendre  ;  qu'alors  on  lui  expose  les  lois  de  la  nature  dans 
toute  leur  vérité  ;  qu'on  lui  montre  la  sanction  de  ces  mêmes  lois 
dans  les  maux  physiques  et  moraux  qu'attire  leur  infraction  sur 
les  coupables;  qu'en  lui  parlant  de  cet  mconcevable  mystère  de 
la  génération ,  l'on  joigne  à  l'idée  de  l'attrait  que  l'Auteur  de  la 
nature  donne  à  cet  acte  celle  de  l'attachement  exclusif  qui  le  rend 
délicieux ,  celle  des  devoirs  de  fidélité  ,  de  pudeur,  qui  l'environ- 
nent, etqui  redoublent  son  charme  en  remplissant  son  objet;  qu'en 
lui  peignant  le  mariage ,  non-seulement  comme  ia  plus  douce  des 
sociétés,  mais  comme  le  plus  inviolable  et  ie  plus  saint  de  tous  les 
contrats ,.  on  lui  dise  avec  force  toutes  les  raisons  qui  rendent  un 
nœud  si  sacré  respectable  à  tous  les  hommes,  et  qui  couvre  de  haine 
et  de  malédictions  quiconque  ose  en  souiller  la  pureté  ;  qu'on  lui 
fasse  un  tableau  frappant  et  vrai  des  horreurs  de  la  débauche ,  de 
son  stupide  abrutissement ,  de  la  pente  insensible  par  laquelle  un 
premier  désordre  conduit  à  tous,  et  traîne  entin  celui  qui  s'y  livre 
à  sa  perte;  si ,  dis-je,  on  lui  montre  avec  évidence  comment  au 
goût  de  la  chasteté  tiennent  ia  santé  ,  la  force  ,  ie  courage  ,  ies 
vertus ,  l'amour  même ,  et  tous  les  vrais  biens  de  l'homme  ;  je 
soutiens  qu'alors  on  lui  rendra  cette  même  chasteté  désirable  et 
chère,  et  qu'on  trouvera  son  esprit  docile  aux  moyens  qu'on  lui 
donnera  pour  la  conserver  :  cai  tant  qu'on  la  conserve  on  la  res- 
pecte ;  on  ne  la  méprise  qu'après  l'avoir  perdue. 

Il  n'est  point  vrai  que  le  pendiant  au  mal  soit  indomptible  ,  et 
qu'on  ne  soit  pas  maifre  de  le  vaincre  avant  d'avoir  pris  l'habi- 
tude d'y  succomber.  Aurélius  Victor  dit  que  plusieurs  hommes 


LIVRK  IV.  393 

transportés  d'amour  achetèrent  volontairement  de  leur  \ie  une 
nuit  de  Cléopàtre  *  ,  et  ce  sacrifice  n'est  pas  impossible  à  l'ivresse 
de  la  passion.  Mais  supposons  que  rhorome  le  plus  furieux  et 
qui  commande  le  moins  à  ses  sens  vit  l'appareil  du  supplice,  sur 
d'y  périr  dans  les  tourments  un  quart  d'heure  après  ;  non-seule- 
ment cet  homme ,  dès  cet  instant ,  deviendrait  supérieur  aux 
tentations  ,  il  lui  en  coûterait  même  peu  de  leur  résister  :  bientôt 
l'image  affreuse  dont  elles  seraient  accompagnées  le  distrairait 
d'elles;  et,  toujours  rebutées,  elles  se  lasseraient  de  revenir. 
C'est  la  seule  Ciédeur  de  notre  volonté  qui  fait  toute  notre  fai- 
blesse ,  et  l'on  est  toujours  fort  pour  faire  ce  qu'on  veut  forte- 
ment ,  Volenti  nihil  diffieile.  Oh  !  si  nous  détestions  le  vice  au* 
tant  que  nous  aimons  la  vie ,  nous  nous  abstiendrions  aussi  aisé- 
ment d'un  crime  agréable  que  d'un  poison  mortel  dans  un  mets 
délicieux. 

Comment  ne  voit-on  pas  que ,  si  toutes  les  leçons  qu'on  donne 
sur  ce  point  à  un  jeune  homme  sont  sans  succès ,  c'est  qu'elles 
sont  sans  raison  pour  son  âge ,  et  qu'il  importe  à  tout  âge  de  re- 
vêtir la  raison  de  formes  qui  la  fassent  aimer?  Parlez-lui  grave- 
ment quand  il  le  faut  ;  mais  que  ce  que  vous  lui  dites  ait  toujours 
on  attrait  qui  le  force  à  vous  écou'er.  Ne  combattez  pas  ses  désirs 
avec  sécheresse  ;  n'étouffez  pas  son  imagination ,  guidez-la ,  do 
peur  qu'elle  n'engendre  des  monstres.  Pariez-lui  de  l'amour,  des 
femmes ,  des  plaisirs  ;  faites  qu'il  trouve  dans  vos  conversations 
on  charme  qui  flatte  son  jeune  cœur  ;  n'épargnez  rien  pour  deve- 
nir son  confident  :  ce  n'est  qu'à  ce  titre  que  vous  serez  vraiment 
»on  maître.  Alors  ne  craignez  plus  que  vos  enlreliens  l'ennuient; 
il  vous  fera  parler  plus  que  vous  ne  voudrez. 

Je  ne  doute  pas  un  instant  que  si  sur  ces  maximes  j'ai  su  pren- 
dre toutes  les  précautions  nécessaires,  et  tenir  à  mon  Emile  les 
discours  convenables  à  la  conjoncture  où  le  progrès  des  ans  l'a 
(ail  arriver,  il  ne  vienne  de  lui-même  au  point  où  je  veux  le  con- 
doire ,  qu'il  ne  se  mette  avec  empressement  sous  ma  sauvegarde , 
rt  qu'il  ne  me  dise  avec  toute  la  chaleur  de  son  Age ,  frappé  des 
dangers  dont  il  se  voit  environné  :  0  mon  ami ,  mon  protecteur , 
mon  maître  !  reprenez  l'autorité  que  vous  voulez  déposer  au  mo- 
ment qu'il  m'importe  le  plus  qu'elle  vous  reste  ;  vous  ne  l'avie?: 

•  [ 4or.  vict. .  dp  Vir.  ill.    cap.  «.^ 


^94  KM  ILE. 

jusqu'ici  que  par  ma  faiblesse;  vous  l'aurez  mainteuant  par  ma 
volonlé ,  et  clic  m'en  sera  plus  sacrée.  Défendez-moi  de  tous  les 
ennemis  qui  m'assiègent ,  et  surtout  de  ceux  que  je  porte  ave<' 
moi,  et  qui  me  trahissent;  veillez  sur  votre  ouvrage  ,  aGn  qu'il 
demeure  digne  de  vous.  Je  veux  obéir  à  vos  lois ,  je  le  veux  tou- 
jours ,  c'est  ma  volonté  constante  ;  si  jamais  je  vous  désobéis,  ce 
sera  malgré  moi  :  rendez-moi  libre  en  me  protégeant  contre  mes 
passions  qui  me  font  violence  ;  cmpèchez-moi  d'élre  leur  esclave, 
et  forcez-moi  d'être  mon  propre  maître  en  n'obéissant  point  à  mes 
sens ,  mais  à  ma  raison. 

Quand  vous  aurez  amené  votre  élève  à  ce  point  (et  s'il  n'y 
\iient  pas  ce  sera  votre  faute  ) ,  gardez-vous  de  le  prendre  trop 
vite  au  mot,  de  peur  que,  si  jamais  votre  empire  lui  parait  trop 
rude,  il  ne  se  croie  en  droit  de  s'y  soustraire  en  vous  accusant  de 
l'avoir  surpris.  C'est  en  ce  moment  que  la  réserve  et  la  gravité 
sont  à  leur  place  ;  et  ce  ton  lui  en  imposera  d'autant  plus,  que  ce 
sera  la  première  fois  qu'il  vous  l'aura  vu  prendre. 

Vous  lui  direz  donc  :  Jeune  homme  ,  vous  prenez  légèrement 
des  engagements  pénibles  ;  il  faudrait  les  connaître  pour  être  en 
droit  de  les  former  :  vous  ne  savez  pas  avec  quelle  fureur  les  sens 
entraînent  vos  pareils  dans  le  gouffre  des  vices,  sous  l'attrait  du 
plaisir.  Vous  n'avez  point  une  àme  abjecte,  je  le  sais  bien  ;  vous 
ne  violerez  jamais  votre  foi ,  mais  combien  de  fois  peut-être  vous 
vous  repentirez  de  l'avoir  donnée  !  combien  de  fois  vous  maudi- 
rez celui  qui  vous  aime,  quand,  pour  vous  dérober  aux  maux  qui 
vous  menacent ,  il  se  verra  forcé  de  vous  déchirer  le  cœur  !  Tel 
qu'Ulysse ,  ému  du  chant  des  Sirènes ,  criait  à  ses  conducteurs  de 
le  déchaîner,  séduit  par  lallrait  des  plaisirs,  vous  voudrez  bri- 
ser les  liens  qui  vous  gênent  ;  vous  m'importunerez  de  vos  plain- 
tes ,  vous  me  reprocherez  ma  tyrannie  quand  je  serai  le  plus  ten- 
drement occupé  de  vous;  en  ne  songeant  qu'à  vous  rendre  heu- 
reux, je  m'attirerai  voire  haine.  0  mon  Emile ,  je  ne  supporterai 
jamais  la  douleur  de  t'êlre  odieux  ;  ton  bonheur  même  est  trop 
cher  à  ce  prix.  Bon  jeune  homme  ,  ne  voyez-vous  pas  qu'en  vous 
obligeant  à  m'obéir  vous  m'obligez  à  vous  conduire,  à  m'oublier 
pour  me  dévouera  vous ,  à  n'écouter  ni  vos  plaintes  ni  vos  mur- 
mures, à  comhallce  incessamment  vos  désirs  et  les  miens.' Vous 
m'imposez  un  joug  plus  dur  que  le  vôtre.  Avant  de  nous  en  char- 
i^er  tous  deux,  consultons  nos  forces;  prenez  du  temps,  donnez- 


LIVRE  IV.  395 

m'en  pour  y  penser,  et  sachez  que  le  plu-  If^nf  h  promettre  est 
toujours  le  plus  (idéle  à  tenir. 

Sachez  aussi  vous-même  que  plus  vous  vous  rendez  difficile 
sur  rengagement ,  et  plus  vous  en  facilitez  l'exécution.  Il  importe 
que  le  jeune  homme  sente  qu'il  promet  beaucoup ,  et  que  vous 
prometicz  encore  plus.  Quand  le  moment  sera  venu ,  et  qu'il 
aura  pour  ainsi  dire  signé  le  contrat ,  changez  alors  de  langage , 
mettez  autant  de  douceur  dans  votre  empire  que  vous  avez  an- 
noncé de  sévérité.  Vous  lui  direz  :  Mon  jeune  ami ,  l'expérience 
vous  manque;  mais  j'ai  fait  en  sorte  que  la  raison  ne  vous  raaii- 
f|uàt  pas.  Vous  êtes  en  état  de  voir  partout  les  motifs  de  ma  con 
duite;  il  ne  faut  pour  cela  qu'attendre  que  vous  soyez  de  >amr- 
froid.  Commencez  toujours  par  obéir,  et  puis  demandcz-npi 
compte  de  mes  ordres;  je  serai  prêta  vous  en  rendre  raison  sitôt 
que  vous  serez  en  étal  de  m'entendre,  et  je  ne  craindrai  jamais  de 
vous  prendre  pour  juge  entre  vous  et  moi.  Vouspromcllez  d'être 
docile ,  et  moi  je  promets  de  n'user  de  celte  docilité  que  pour  vous 
rendre  le  plus  heureux  des  hommes.  J'ai  pouir  garant  de  ma  pro- 
messe le  sort  dont  vous  avez  joui  jusqu'ici.  Jrouvez  quelqu'un 
de  votre  âge  qui  ait  passé  une  vie  aussi  douce  que  la  vôtre  ,  el  jt 
ne  vous  promets  plus  rien. 

.Apres  1  établissement  de  mon  autorité ,  mon  premier  soi;i  mi 
d'écarter  la  nécessité  d'en  faire  usage.  Je  n'épargnerai  rien  poui 
m'établir  de  plus  en  plus  dans  sa  confiance,  pour  me  rendre  le  con- 
fident de  son  coeur  et  l'arbitre  de  ses  plaisirs.  Loin  de  combattre 
les  penchants  de  son  âge  ,  je  les  consulterai  pour  en  être  le  mai 
tre  ;  j'entrerai  dans  ses  vues  pour  les  diriger  •  je  ne  lui  cherche- 
rai point ,  aux  dépens  du  présent ,  un  bonheur  éloigné.  Je  ne  veux 
point  qu'il  soit  heureux  une  fois ,  mats  toujours ,  s'il  est  pos- 
sible. 

Ceux  qui  veulent  conduire  sagement  la  jeunesse  pour  la  garan- 
I'  s  des  sens  lui  font  horreur  de  l'amou  et  lui  feraient 

\  i;i  crime  d'y  songer  à  son  âge  ,  comme  si  l'amour  était 

1  ut  pour  les  vieillards.  Toutes  ces  leçocs  trompeuses  que  le  cœur 
i.  fil.  fil  ne  persuadent  point.  Le  jeune  homire,  condui'  par  un 
plus  sûr,  rit  en  secret  des  tristes  maximes  auxquelles  il 
l' im  (]  acquiescer,  et  n'attend  que  le  motnent  de  les  rendre  vai- 
n«*.  Tout  cela  est  contre  la  nature.  En  suivant  une  route  oppo- 
>ée,  j'arriverai  plus  sûrement  aivraéme  but.  Je  ne  craindrai  point 


39C  EMILE. 

(le  flatter  en  lai  le  doux  sentiment  dont  il  est  avide;  je  le  lui 
peindrai  comme  le  suprême  bonheur  de  la  vie ,  parce  qu'il  l'est  eu 
effet;  en  le  lui  peignant,  je  veux  qu'il  s'y  livre;  en  lui  faisant 
sentir  quel  charme  ajoute  à  l'attrait  des  sens  l'union  des  cœurs , 
je  le  dégoûterai  du  libertinage ,  et  je  le  rendrai  sage  en  le  rendant 
amoureux. 

>  Qu'il  faut  être  borné,  pour  ne  voir  dans  les  désirs  naissants  d'un 
jeune  homme  qu'un  obstacle  aux  leçons  de  la  raison  !  Moi ,  j'y 
vois  le  vrai  moyen  de  le  rendre  docile  à  ces  mêmes  leçons.  On  n'a 
de  prise  sur  les  passions  que  par  les  passions  ;  c'est  par  leur  em- 
pire qu'il  faut  combattre  leur  tyrannie ,  et  c'est  toujours  de  la  na- 
ture elle-même  qu'il  faut  tirer  les  instruments  propres  à  la  régler. 
^  Emile  n'est  pas  fait  pour  rester  toujours  solitaire  ;  membre  de 
la  société,  il  doit  en  remplir  les  devoirs.  Fait  pour  vivre  avec  les 
hommes ,  il  doit  les  connaître.  Il  connaît  l'homme  en  général  ;  il 
lui  reste  à  connaître  les  individus.  Il  sait  ce  qu'on  fait  dans  le 
monde;  il  lui  reste  à  voir  comment  on  y  vil.  Il  est  temps  de  lui 
montrer  l'extérieur  de  cette  grande  scène  ,  dont  il  connaît  déjà 
tous  les  jeux  cachés)  Il  n'y  portera  plus  l'admiration  slupide  d'un 
jeune  étourdi ,  mais  le  discernement  d'un  esprit  droit  et  juste. 
Ses  passions  pourront  l'abuser,  sans  doute  :  quand  est-ce  qu'elles 
n'abusent  pas  ceux  qui  s'y  livrent  ?  mais  au  moins  il  ne  sera  point 
trompé  par  celles  des  autres.  S'il  les  voit ,  il  les  verra  de  l'œil 
du  sage,  sans  être  entraîné  par  leurs  exemples  ni  séduit  parleurs 
préjugés. 

Comme  il  y  a  un  âge  propre  à  l'étude  des  sciences ,  il  y  en  a  un 
pour  bien  saisir  l'usage  du  monde.  Quiconque  apprend  cet  usage 
trop  jeune  le  suit  toute  sa  vie ,  sans  choix  ,  sans  réflexion  ,  et , 
quoique  avecsuflisance,  sans  jamais  bien  savoir  ce  qu'il  fait.  Mais 
celui  qui  l'apprend ,  et  qui  en  voit  les  raisons ,  le  suit  avec  plus 
de  discernement ,  et  par  conséquent  avec  plus  de  justesse  et  de 
grâce.  Donnez-moi  un  enfant  de  douze  ans  qui  ne  sache  rien  du 
tout,  à  quinze  ans  je  dois  vous  le  rendre  aussi  savant  que  celui 
que  vous  avez  instruit  dès  le  premier  âge;  avec  la  différonce  que 
le  savoir  du  vôtre  ne  sera  que  dans  sa  mémoire  ,  et  que  celui  du 
mien  sera  dans  son  jugement.  De  même,  introduisez  un  jeune 
homme  de  vingt  ans  dans  le  monde  ;  bien  conduit,  il  sera  dans  un 
an  plus  aimable  et  plus  judicieusement  poli  que  celui  qu'on  y  aura 
nourri  des  son  enfance  :  car  le  premier,  tHnnt  capable  de  sentir 


LlMU:  iV.  397 

ies  raisons  de  tous  les  procédés  relatif»  à  l  âge ,  à  l'état ,  au  sexe  , 
qui  constituent  cet  usage  ,  les  peut  réduire  en  principes ,  et  les 
étendre  aux  cas  non  prévus  ;  au  lieu  que  l'autre ,  n'ayant  que  sa 
routine  pour  toute  règle ,  est  embarrassé  sitôt  qu'on  l'en  sort. 

Les  jeunes  demoiselles  françaises  sont  toutes  élevées  dans  des 
'">uvents  jusqu'à  ce  qu'on  les  marie.  S'aperçoit-on  qu'elles  aient 

ine  alors  à  prendre  ces  manières  qui  leur  sont  si  nouvelles  ?  et 
1.  tusera-t-on  les  femmes  de  Paris  d'avoir  l'air  gauche,  embar- 
ia,sé,  et  d'ignorer  l'usage  du  monde,  pour  n'y  avoir  pas  été  mises 

s  leur  enfance  ?  Ce  préjugé  vient  des  gens  du  monde  eux-mé- 

s ,  qui ,  ne  connaissant  rien  de  plus  important  que  cette  petite 

once,  s'imaginent  faussement  qu'on  ne  peut  s'y  prendre  de 

"p  bonne  heure  pour  l'acquérir. 

Il  est  vrai  qu'il  ne  faut  pas  non  plus  trop  attendre.  Quiconque  A 
I  issé  toute  sa  jeunesse  loin  du  grand  monde  y  porte  le  reste  de  sa 
\  ie  un  air  cm'Darrassé ,  contraint,  un  propos  toujours  hors  de  pro- 

•  > ,  des  manières  lourdes  et  maladroites,  dont  l'habitude  d'y  vivre 

le  défait  plus ,  et  qui  n'acquièrent  qu'un  nouveau  ridicule  par 
il  ffort  de  s'en  délivrer.  Chaque  sorte  d'instruction  a  son  temps 
propre  qu'il  faut  connaître,  et  ses  dangers  qu'il  faut  éviter.  C'est 

•  tout  pour  celle-ci  qu'ils  se  réunissent  ;  mais  je  n'y  expose  pas 
■Il  plus  mon  élève  sans  précautions  pour  l'en  garantir. 

Quand  ma  méthode  remplit  d'un  même  objet  toutes  les  vues , 
et  quand ,  parant  un  inconvénient ,  elle  en  prévient  un  autre ,  je 
juge  alors  qu'elle  est  bonne ,  et  que  je  suis  dans  le  vrai.  C'est  ce 
que  je  crois  voir  dans  l'expédient  qu'elle  me  suggère  ici.  Si  je  veux 
êlre  austère  et  sec  avec  mon  disciple  ,  je  perdrai  sa  confiance ,  et 
bientôt  il  se  cachera  de  moi.  Si  je  veux  être  complaisant,  facile,  ou 
fermer  les  yeux,  de  quoi  lui  sert  d'être  sous  ma  garde  ?  Je  ne  fais 
qu'autoriser  son  désordre ,  et  soulager  sa  conscience  aux  dépens 
«fe  la  mienne.  Si  je  l'introduis  dans  le  monde  avec  le  seul  projet  de 
rmstruire ,  il  s'instruira  plus  que  je  ne  veux.  Si  je  l'en  tiens  éloi- 
gné jusqu'à  la  fin  ,  qu'aura-t-il  appris  de  moi  ?  Tout  pout'étre , 
hors  l'art  le  plus  nécessaire  à  l'homme  et  au  citoyen  ,  qui  est  de 
•avoir  vivre  avec  ses  semblables.  Si  je  donne  à  ces  soins  une  uti- 
lîlc  trop  éloignée,  elle  sera  pour  lui  comme  nulle;  il  ne  fait  cas 
que  du  pK-sent.  Si  je  me  contente  de  lui  fournir  des  amusements, 
quel  bien  lui  fais-je?  il  s'amollit  et  ne  s'instruit  point. 

Rien  de  tout  cela.  Mon  expédient  seul  pourvoit  à  tout.  Ton 

HOIM.    —  EHILK.  34 


398  ÉMlLi;. 

cœur,  dis-je  au  jeune  homme ,  a  besoin  d'une  compagne  ;  allons 
chercher  celle  qui  te  convient  :  nous  ne  la  trouverons  pas  aisément 
peut-être ,  le  vrai  mérite  est  toujours  rare  ;  mais  ne  nous  pressons 
ni  ne  nous  rebutons  point.  Sans  doute  il  en  est  une,  et  nous  la 
trouverons  à  la  fin ,  ou  du  moins  celle  qui  en  approche  le  plus 
Avec  un  projet  si  flatteur  pour  lui ,  je  l'introduis  dans  le  monde. 
Qu'ai-je  besoin  d'en  dire  davantage?  Ne  voyez- vous  pas  que  j'ai 
tout  fait? 

^  En  lui  peignant  la  maîtresse  que  je  lui  destine,  imaginez  si  je 
saurai  m'en  faire  écouter,  si  je  saurai  lui  rendre  agréables  et  chères 
les  qualités  qu'il  doit  aimer,  si  je  saurai  disposer  tous  ses  senti- 
ments à  ce  qu'il  doit  rechercher  ou  fuir.  Il  faut  que  je  sois  le  plus 
maladroit  des  hommes  ,  si  je  ne  le  rends  d'avance  passionné  sans 
savoir  de  qui.  Il  n'importe  que  l'objet  que  je  lui  peindrai  soit 
imaginaire  ;  il  suffit  qu'il  le  dégoûte  de  ceux  qui  pourraient  le 
tenter  ;  il  suffit  qu'il  trouve  partout  des  comparaisons  qui  lui  fas- 
sent préférer  sa  chimère  aux  objets  réels  qui  le  frapperont  :  et 
qu'est-ce  que  le  véritable  amour  lui-même,  si  ce  n'est  chimère, 
mensonge  ,  illusion  ?  On  aime  bien  plus  l'image  qu'on  se  fait  que 
l'objet  auquel  on  l'applique.  Si  l'on  voyait  ce  qu'on  aime  exacte- 

■  ment  tel  qu'il  est ,  il  n'y  aurait  plus  d'amour  sur  la  terre.  Quand 
on  cesse  d'aimer,  la  personne  qu'on  aimait  reste  la  même  qu'au- 
paravant ,  mais  on  ne  la  voit  plus  la  même  ;  le  voile  du  prestige 
tombe,  et  l'amour  s'évanouit.  Or,  en  fournissant  l'objet  imagi- 
naire ,  je  suis  le  raaitre  des  comparaisons ,  et  j'empêche  aisément 
l'illusion  des  objets  réels. 

Je  ne  veux  pas  pour  cela  qu'on  trompe  un  jeune  homme  en  lui 
peignant  un  modèle  de  perfection  qui  ne  puisse  exister  ;  mais  je 
choisirai  tellement  les  défauts  de  sa  maîtresse,  qu'ils  lui  convien- 
nent ,  qu'il  lui  plaisent ,  et  qu'ils  servent  à  corriger  les  siens.  J* 
ne  veux  pas  non  plus  qu'on  luimente,  en  affirmant  faussement  que 
l'objet  qu'on  lui  peint  existe;  mais  s'il  se  complaît  à  l'image,  il  lui 
souhaitera  bientôt  mi  original.  Du  souhait  à  la  supposition  ,  l6 
trajet  est  facile;  c'est  l'affaire  de  quelques  descriptions  adroites, 
(jui,  S0U8  des  traits  plus  sensibles,  donneront  à  cet  objet  imaginaire 
un  plus  grand  air  de  vérité.  Je  voudrais  aller  jusqu'à  le  nommer  ; 
je  dirais  en  riant.  Appelons  Sophie  votre  future  maîtresse  :  Sophie 
est  un  nom  de  bon  augure  :  si  celle  que  vous  choisirez  ne  le  porte 
pas,  elle  sera  digne  au  moins  do  le  porter  ;  nous  pouvons  lui  eu 


LIVRE  IV.  399 

'ire  honneur  d'avance.  Apres  tous  ces  détails  ,  si,  sans  aftirmcr, 
is  nier,  on  s'échappe  par  des  défaites,  ses  soupçons  se  changerou  l 
certitude  ;  il  croira  qu'on  lui  fait  mystère  de  l'épouse  qu'on  lui 
-line  ,  et  qu'il  la  verra  quand  il  sera  temps.  S'il  en  est  une  foi^ 
,  et  qu'on  ait  bien  choisi  les  traits  qu'il  faut  lui  montrer,  tout 
reste  est  facile  ;  on  peut  l'e-xposer  dans  le  monde  presque  sans 
risque  :  défendez-le  seulement  de  ses  sens,  son  cœur  est  en  sûreté. 
Mais ,  soit  qu'il  personnifie  ou  non  le  modèle  que  j'aurai  su  lui 
iJre aimable,  ce  modèle,  s'il  est  bien  fait,  ne  l'attachera  pas 
moins  à  tout  ce  qui  lui  ressemble,  et  ne  lui  donnera  pas  moins 
iléloigneinent  pour  tout  ce  qui  ne  lui  ressemble  pas ,  que  s'il  avait 
un  objet  réel.  Quel  avantage  pour  préserver  son  cœur  des  dangers 
auxquels  sa  personne  doit  être  exposée ,  pour  réprimer  ses  sens 
[iir  son  imagination ,  pour  l'arracher  surtout  à  ces  donneuses  d'é- 
■  iuation  qui  la  font  payer  si  cher,  et  ne  forment  un  jeune  homme 
1  politesse  qu'en  lui  otant  toute  honnêteté  !  Sophie  est  si  mo- 
-le  :  De  quel  œil  verra-t-il  leurs  avances?  Sophie  a  tant  de  sim- 
ité  !  Comment  aimera-t-il  leurs  airs.'  Il  y  a  trop  loin  de  ses 
Idées  à  ses  observations,  pour  que  celles-ci  lui  soient  jamais  dange- 
reuses. 

Tous  ceux  qui  parlent  de  gouvernement  des  enfants  suivent  les 
mêmes  préjugés  et  les  mêmes  maximes,  parce  qu'ils  observent 
mal  et  réfléchissent  plus  mal  encore.  Ce  n'est  ni  par  le  tempéra 
ment  ni  par  les  sens  que  commence  l'égarement  de  la  jeunesse , 
c'est  par  l'opinion.  S'il  était  ici  question  des  garçons  qu'on  élève 
dans  les  collèges,  et  des  filles  qu'on  élève  dans  les  couvents ,  je 
ferais  voir  que  cela  est  vrai ,  même  à  leur  égard  ;  car  les  premiè- 
res leçons  que  prennent  les  uns  et  les  autres ,  les  seules  qui  fruc- 
tifient sont  celles  du  vice;  et  ce  n'est  pas  la  nature  qui  les  cor- 
rompt ,  c'est  l'exemple.  Mais  abandonnons  les  pensionnaires  des 
collèges  et  des  couvents  à  leurs  mauvaises  mœurs  ;  elles  seront 
toujours  sans  remède.  Je  ne  parle  que  de  l'éducation  domestique. 
Prenez  un  jeune  homme  élevé  sagement  dans  la  maison  de  son 
père  en  province ,  et  l'examinez  au  moment  qu'il  arrive  à  Paris , 
ou  qu'il  entre  dans  le  monde  ;  vous  le  trouverez  pensant  bien  sur 
les  choses  honnêtes,  et  ayant  la  volonté  même  aussi  saine  que  la 
raison  ;  vous  lui  trouverez  du  mépris  pour  le  vice,  et  de  l'horreur 
i»our  la  débauche;  au  nom  seul  d'une  prostituée,  vous  verrez 
i  inssrsyeux  le  scandale  de  l'innocence.  Je  soutiens  qu'il  n'y  en  a 


400  EMILE. 

pas  un  qui  put  se  résoudre  à  entrer  seul  dans  les  tristes  demeures 
de  ces  malheureuses,  quand  même  il  en  saurait  l'usage  et  qu'il  en 
sentirait  le  besoin. 

A  six  mois  de  là  considérez  de  nouveau  le  même  jeune  homme , 
vous  ne  le  reconnaîtrez  plus  ;  des  propos  libres ,  des  maximes  du 
haut  ton ,  des  airs  dégagés,  le  feront  prendre  pour  un  autre  homme , 
si  ses  plaisanteries  sur  sa  première  simplicité,  sa  honte  quand  on 
la  lui  rappelle,  ne  montraient  qu'il  est  le  même  et  qu'il  en  rougit. 
0  combien  il  s'est  formé  dans  peu  de  temps  !  D'où  vient  un  chan- 
gement si  grand  et  si  brusque  ?  Du  progrès  du  tempérament  ?  Son 
tempérament  n'eùt-il  pas  fait  le  même  progrès  dans  la  maison  pa- 
Jcrnelle?  et  sûrement  il  n'y  eut  pris  ni  ce  ton  ni  ces  maximes.  Des 
premiers  plaisirs  des  sens  ?  Tout  au  contraire.  Quand  on  commence 
à  s'y  livrer,  on  est  craintif,  inquiet,  on  fuit  le  grand  jour  elle 
bruit.  Les  premières  voluptés  sont  toujours  mystérieuses;  la  pu- 
deur les  assaisonne  et  les  cache  :  la  première  maîtresse  ne  rend 
pas  effronté ,  mais  timide.  Tout  absorbé  dans  un  état  si  nouveau 
pour  lui,  le  jeune  homme  se  recueille  pour  le  goûter,  et  tremble 
toujours  de  le  perdre.  S'il  est  bruyant ,  il  n'est  ni  voluptueux  ni 
tendre;  tant  qu'il  se  vante,  il  n'a  pas  joui. 

D'autres  manières  de  penser  ont  produit  seules  ces  différences. 
Son  cœur  est  encore  le  même ,  mais  ses  opinions  ont  changé.  Ses 
sentiments,  plus  lents  à  s'altérer,  s'altéreront  enfin  par  elles;  et 
c'est  alors  seulement  qu'il  sera  véritablement  corrompu.  A  peine 
est-il  entré  dans  le  monde  qu'il  y  prend  une  seconde  éducation  tout 
opposée  à  la  première ,  par  laquelle  il  apprend  à  mépriser  ce  qu'il 
estimait  et  à  estimer  ce  qu'il  méprisait  :  on  lui  fait  regarder  les 
leçons  de  ses  parents  et  de  ses  maîtres  comme  un  jargon  pcdan- 
tesque,  et  les  devoirs  qu'ils  lui  ont  prêches  comme  une  morale 
puérile  qu'on  doit  dédaigner  étant  grand.  Il  se  croit  obligé  par 
honneur  à  changer  de  conduite  ;  il  devient  entreprenant  sans  dé- 
sirs, et  fat  par  mauvaise  honte.  Il  raille  les  bonnes  mœurs  avant 
d'avoir  pris  du  goût  pour  les  mauvaises ,  et  se  pique  de  débauche 
sans  savoir  être  débauché.  Je  n'oublierai  jamais  l'aveu  d'un  jeune 
officier  aux  gardes  suisses ,  qui  s'eimuyait  beaucoup  des  plaisirs 
bruyants  de  ses  camarades,  el  n'osait  s'y  refuser,  de  peur  d'être 
moqué  d'eux  :  »  Je  m'exerce  à  cela ,  disait-il ,  comme  à  iirondre  du 
<t  tabac  malgré  ma  répugnance  :  le  goût  viendra  par  l'habitude  ;  il 
«  no  faut  pas  toujours  être  enfant  » 


LIVRE  IV  401 

Ainsi  donc  c'est  bien  moins  de  la  sensualité  que  de  la  vanitv  qu'il 
lit  présener  un  jeune  homme  entrant  dans  le  monde  :  il  cède 
is  aux  penchants  d'aulrui  qu'aux  siens,  et  ramour-proprc  fait 
is  de  libertins  que  l'amonr. 

Cela  posé,  je  demande  s'il  en  est  un  sur  la  terre  entière  mieux 
iné  que  le  mien  contre  tout  ce  qui  peut  attaquer  ses  mœurs ,  ses 
nfimcnls,  ses  principes;  s'il  en  est  un  plus  en  état  de  résister 
;  torrent.  Car  contre  quelle  séduction  n'est-il  pas  en  défense?  Si 
-  désirs  l'entraînent  vers  le  sexe ,  il  n'y  trouve  point  ce  qu'il 
rche ,  et  son  cœur  préoccupé  le  relient.  Si  ses  sens  l'agitent  et 
pressent ,  où  Irouvera-t-il  à  les  contenter?  L'horreur  de  l'adul- 
;  e  et  de  la  débauche  l'éloigné  également  des  filles  publiques  et 
>  femmes  mariées ,  et  c'est  toujours  par  l'un  de  ces  deux  états 
•"  commencent  les  désordres  de  la  jeunesse.  Une  fille  à  marier 
il  être  coquette;  mais  elle  ne  sera  pas  effrontée,  elle  n'ira  pas 
o^  jeter  à  la  tète  d'un  jeune  homme  qui  peut  l'épouser  s'il  la  croi» 
wge  ;  d'ailleurs  elle  aura  quelqu'un  pour  la  surveiller.  Emile ,  de 
son  côté ,  ne  sera  pas  tout  à  fait  livré  à  lui-même;  tous  deux  au- 
ront au  moins  pour  gardes  la  crainte  et  la  honte ,  inséparables  des 
premiers  désirs  ;  ils  ne  passeront  point  tout  d'un  coup  aux  dernières 
familiarités ,  et  n'auront  pas  le  temps  d'y  venir  par  degrés  sans 
obstacles.  Pour  s'y  prendre  autrement ,  il  faut  qu'il  ait  déjà  pris 
leçon  de  ses  camarades ,  qu'il  ail  appris  d'eux  à  se  moquer  de  sjt 
retenue ,  à  devenir  insolent  à  leur  imitation.  Mais  quel  homme  au 
monde  est  moins  imitateur  qu'Emile?  Quel  homme  se  mène  moins 
par  le  ton  plaisant  que  celui  qui  n'a  point  de  préjugés  et  ne  sait 
rien  donner  à  ceux  des  autres  ?  J'ai  travaillé  vingt  ans  à  l'armer 
contre  les  moqueurs  :  il  leur  faudra  plus  d'un  jour  pour  en  faire 
leur  dupe  ;  car  le  ridicule  n'est  à  ses  yeux  que  la  raison  des  sots , 
et  rien  ne  rend  plus  insensible  à  la  raillerie  que  d'être  au-dessus  de 
l'opinion.  Au  lieu  de  plaisanteries  il  lui  faut  des  raisons;  et ,  tant 
qu'il  en  sera  la ,  je  n'ai  pas  peur  que  déjeunes  fous  me  l'enlèvent  ; 
j'ai  pour  moi  la  conscience  et  la  vérité.  S'il  faut  que  le  préjugé  s'y 
mêle  ,  un  attachement  de  vingt  ans  est  aussi  quelque  chose  :  on  ne 
hii  fera  jamais  croire  que  je  l'aie  ennuyé  de  vaines  leçons  ;  et,  dans 
un  coeur  droit  et  sensible ,  la  voix  d'un  ami  fidèle  et  vrai  saura 
bien  effacer  les  cris  de  vingt  séducteurs.  Comme  il  n'est  alors 
question  que  de  lui  montrer  qu'ils  le  trompent ,  et  qu'en  feignant  do 
le  traiter  en  homme  Us  le  traitent  réellement  en  enfant  .j'arfcclprai 

M. 


40'2  EMILE.  mil 

d'être  toujours  siuiplc ,  mais  grave  et  clair  dans  mes  raisonne- 
ments ,  afin  qu'il  sente  que  c'est  moi  qui  le  traite  en  homme.  Je 
lui  dirai  :  «  Vous  voyez  que  votre  seul  intérêt,  qui  est  le  mien, 
«  dicte  mes  discours  ;  je  n'en  peux  avoir  aucun  autre.  Mais  pour- 
«  quoi  ces  jeunes  gens  veulent-ils  vous  persuader?  c'est  qu'ils 
«  veulent  vous  séduire  :  ils  ne  vous  aiment  point ,  ils  ne  prennent 
«  aucun  intérêt  à  vous;  ils  ont  pour  tout  motif  un  dépit  secret 
«  de  voir  que  vous  valez  mieux  qu'eux  ;  ils  veulent  vous  rabaisser 
a  à  leur  petite  mesure,  et  ne  vous  reprochent  de  vous  laisser  gou- 
«  verner  qu'afin  de  vous  gouverner  eux-mêmes.  Pouvez-vous 
«  croire  qu'il  y  eût  à  gagner  pour  vous  dans  ce  changement?  Leur 
«  sagesse  est-elle  donc  si  supérieure ,  et  leur  attachement  d'un  jour 
«  est-il  plus  fort  que  le  mien?  Pour  donner  quoique  poids  à  leur 
«  raillerie ,  il  faudrait  en  pouvoir  donner  à  leur  autorité  ;  et  quelle 
«  expérience  ont-ils  pour  élever  leurs  maximes  au-dessus  des  nô- 
«  très  ?  Ils  n'ont  fait  qu'imiter  d'autres  étourdis ,  comme  ils  veulent 
«  être  imités  à  leur  tour.  Pour  se  mettre  au-dessus  des  prétendus 
«  préjuges  de  leurs  pères,  ils  s'asservissent  à  ceux  de  leurs  cama- 
«  rades.  Je  ne  vois  point  ce  qu'ils  gagnent  à  cela  :  mais  je  vois 
«  qu'ils  y  perdent  sûrement  deux  grands  avantages;  celui  del'af- 
«  fection  paternelle,  dont  les  conseils  sont  tendres  et  sincères,  et 
«  celui  de  l'expérience ,  qui  fait  juger  de  ce  qu'on  connaît  ;  car  les 
«  pères  ont  été  enfants ,  et  les  enfants  n'ont  pas  été  pores. 

«  Mais  les  croyez-vous  sincères  au  moins  dans  leurs  folles  maxi- 
«  mes  ?  Pas  même  cela ,  cher  Emile  ;  ils  se  trompent  pour  vous 
«  tromper  ;  ils  ne  sont  point  d'accord  avec  eux-mêmes  :  leur  cœur 
«  les  dément  sans  cesse ,  et  souvent  leur  bouche  les  contredit.  Tel 
«  d'entre  eux  tourne  en  dérision  tout  ce  qui  est  honnête ,  qui  se- 
«  rait  au  désespoir  que  sa  femme  pensât  comme  lui.  Tel  autre  pous- 
«  sera  cette  indifférence  oie  mœurs  jusqu'à  celles  de  la  femme  (pi'il 
«  n'a  point  encore,  ou,  pour  comble  d'infamie,  à  celles  delà 
«  femme  qu'il  a  déjà  :  mais  allez  plus  loin  ;  parlez-lui  de  sa  mère, 
«  et  voyez  s'il  passera  volontiers  pour  être  un  enfant  d'adultère  et 
«  le  fils  d'une  femme  de  mauvaise  vie ,  pour  prendre  à  faux  le  nom 
n  d'une  famille,  pour  en  voler  le  patrimoine  à  l'hérilier  naturel  ; 
«  enfin  s'il  se  laissera  patiemment  traiter  de  bâtard.  Qui  d'entra 
n  eux  voudra  (ju'on  rende  à  sa  fille  le  déshonneur  dont  il  couvre 
«  cellcd'autrui?Iliryen  a  pas  un  qui  n'attentât  même  à  votre  vie, 
n  si  vous  adoptiez  avec  lui,  dans  la  pratitpio  ,  tous  les  principe 


LIVRE  IV. 

qu'il  s'efforce  de  vous  donner.  C'est  ainsi  qu'Os  décèlent  enfin 
!eur  inconséquence ,  et  qu'on  sent  qu'aucun  d'eux  ne  croit  ce  qu'i! 
dit.  Voilà  des  raisons,  cher  Emile  :  pesez  les  leurs,  s'ils  en  ont, 
'^t  comparez.  Si  je  voulais  user  comme  eux  de  mépris  et  de  rail- 
lerie ,  vous  les  verriez  prêter  le  flanc  au  ridicule  autant  peut- 
être  et  plus  que  moi.  Mais  je  n'ai  pas  peur  d'un  examen  sérieux. 
I^  triomphe  des  moqueurs  est  de  courte  durée  ;  la  vérité  de- 
meure ,  et  leur  rire  insensé  s'évanouit.  » 
Vous  n'imaginez  pas  comment  à  vingt  ans  Emile  peut  être  do- 
:>.  Que  nous  pensons  différemment  !  Moi ,  je  ne  conçois  pas  com- 
l'.-nt  il  a  pu  l'être  à  dix  ^car  quelle  prise  avais-je  sur  lui  à  cet  âge .' 
Il  m'a  fallu  quinze  éms  de  soins  pour  me  ménager  cette  prise.  Je 
' '^  rélevais  pas  alors ,  je  le  préparais  pour  être  élevé.  Il  l'est  main- 
nant  assez  pour  être  docile  ;  il  reconnaît  la  voix  de  l'amitié ,  et  il 
'    ir  à  la  raison.  Je  lui  laisse ,  il  est  vrai ,  lapparence  de  l'in- 
:  ince  ;  mais  jamais  il  ne  fut  mieux  assujetti ,  car  il  l'est  parce 
.il  veut  l'être.  Tant  que  je  n'ai  pu  me  rendre  raailrc  de  sa  vo- 
Mté ,  je  le  suis  demeuré  de  sa  personne  ;  je  ne  le  quittais  pas  d'un 
1^.  Maintenant  je  le  laisse  quelquefois  à  lui-même ,  parce  que  je 
i^ouverne  toujours.  En  le  quittant  je  l'embrasse ,  et  je  lui  dis 
un  air  assuré  :  Emile,  je  le  confie  à  mon  ami,  je  te  livre  à  sou 
iMjr  honnête  ;  c'est  lui  qui  me  répondra  de  toi. 
Ce  n'est  pas  l'affaire  d'un  moment  de  corrompre  des  affections 
-ines  qui  n'ont  reçu  nulle  altération  précédente ,  et  d'effacer  des 
incipps  dérivés  immédiatement  des  premières  lumières  de  la  rai- 
^  "le  changement  s'y  fait  durant  mon  absence,  elle  ne 

.niez  longue ,  il  ne  saura  jamais  assez  bien  se  cacher 
moi  pour  que  je  n'aperçoive  pas  le  danger  avant  le  mal ,  et  que 
(le  sois  pas  à  temps  d'y  porter  remède.  Comme  on  ne  se  déprave 
is  tout  d'un  coup ,  on  n'apprend  pas  tout  d'un  coup  à  dissimuler  ; 
•  si  jamais  homme  est  maladroit  en  cet  art ,  c'est  Emile ,  qui  n'eut 
^  sa  vie  une  seule  occasion  d'en  user. 

•ns  et  d'autres  semblables  je  le  crois  si  bien  garanti  des 
-  Ts  et  des  maximes  vulgaires,  que  j'aimerais  mieux 
voir  au  milieu  de  la  plus  mauvaise  société  de  Paris  que  seul 
los  sa  chaml)re  ou  dans  un  parc ,  livré  à  toute  l'inquiétude  de  son 
-•\  On  a  beau  faire ,  de  tous  les  enacmis  qui  |>euveot  attaquer  un 
■me  homme,  le  pi"-  .1  .n.r..ronx  et  le  seul  qu'on  ne  peut  écarter, 
tf4  lui-même  :  r.  •  urtant  n'est  dangereux  que  par  no- 


40',  EMILE. 

trc  faute  ;  car,  comme  je  l'ai  dit  mille  fois,  ccsl  par  la  seule  ima- 
gination que  s'éveillent  les  sens.  Leur  besoin  proprement  n'est 
point  un  besoin  physique;  il  n'est  point  vrai  que  ce  soit  un  vrU 
besoin.  Si  jamais  objet  lascif  n'eût  frappé  nos  yeux ,  si  jamais  idée 
déshonnète  ne  fût  entrée  dans  notre  esprit ,  jamais  peut-être  ce  pré- 
tendu besoin  ne  se  fût  fait  sentir  à  nous ,  et  nous  serions  demeu- 
rés chastes ,  sans  tentations,  sans  efforts  et  sans  mérite.  On  ne  sait 
pas  quelles  fermentations  sourdes  certaines  situations  et  certains 
spectacles  excitent  dans  le  sang  de  la  jeunesse ,  sans  qu'elle  sache 
démêler  elle-même  la  cause  de  celte  première  inquiétude  ,  qui  n'est 
pas  facile  à  calmer,  et  qui  ne  tarde  pas  à  renaître.  Pour  raoi,  plus 
je  réfléchis  à  cette  importante  crise  et  ;t*fecs  causes  prochaines  ou 
éloignées ,  plus  je  me  persuade  qu'un  solitaire  élevé  dans  un  désert, 
sans  livres,  sans  instructions  et  sans  femmes,  y  mourrait  vierge, 
à  quelque  âge  qu'il  fût  parvenu. 

Mais  il  n'est  pas  ici  question  d'un  sauvage  de  cette  espèce.  En 
élevant  un  homme  parmi  ses  semblables  et  pour  la  société ,  il  est 
impossible ,  il  n'est  pas  même  à  propos  de  le  nourrir  toujours  dans 
celte  salutaire  ignorance;  et  ce  qu'il  y  a  de  pis  pour  la  sagesse  est 
d'être  savant  à  demi.  Le  souvenir  des  objets  qui  nous  oui  frappés, 
les  idées  que  nous  avons  acquises ,  nous  suivent  dans  la  retraite , 
la  peuplent ,  malgré  nous ,  d'images  plus  séduisantes  que  les  objets 
•  lêmes  ,  et  rendent  la  solitude  aussi  funeste  à  celui  qui  les  y  porte , 
qu'elle  est  utile  à  celui  qui  s'y  maintient  toujours  seul. 

Veillez  donc  avec  soin  sur  le  jeune  homme,  il  pourra  se  garan- 
tir de  tout  le  reste  ;  mais  c'est  à  vous  de  le  garantir  de  lui.  Ne  le 
laissez  seul  ni  jour  ni  imit ,  couchez  tout  au  moins  dans  sa  cham- 
bre :  qu'il  ne  se  mette  au  lit  qu'accablé  de  sommeil ,  et  qu'il  en 
sorte  à  l'instant  qu'il  s'éveille.  Défiez-vous  de  l'instinct  sitôt  que 
vous  ne  vous  y  bornez  plus  :  il  est  bon  tant  qu'il  agit  seul  ;  il  est 
suspect  dès  qu'il  se  mêle  aux  institutions  des  hommes  :  il  ne  faut 
pas  le  détruire,  il  faut  le  régler;  et  cela  peut-être  est  plus  difficile» 
que  de  l'anéantir.  Il  serait  très  dangereux  qu'il  apprit  à  votre  élève 
à  donner  le  change  à  ses  sens  et  à  suppléer  aux  occasions  de  les  sa- 
tisfaire :  s'il  connaît  une  fois  ce  dangereux  supplément ,  il  est  per- 
du. Dès  lors  il  aura  toujours  le  corps  et  le  cœur  énervés;  il  porter^ 
jusqu'au  tombeau  les  tristes  effets  de  cette  habitude ,  la  plus  fu- 
neste à  laquelle  un  jeune  homme  puisse  être  assujetti.  S<ins  doulo 
il  vaudrait  mieux  encore Si  les  fureurs  d'un  tempérament  ar- 


LIVRE  IV.  405 

it  deviennent  invincibles ,  mon  cher  Emile ,  je  te  plains  ;  mais  je 
iialancerai  pas  un  moment ,  je  ne  souffrirai  point  que  la  Kn  de  la 
îiire  soit  éludée.  S'il  faut  qu'un  tjTan  te  subjugue ,  je  te  livre 
r  préférence  à  celui  dont  je  peux  te  délivrer  :  quoi  qu'il  arrive , 
t'arracherai  plus  aisément  aux  femmes  qu'à  toi. 
Jusqu'à  vingt  ans  le  corps  croit,  il  a  besoin  de  toute  sa  subs- 
ice  :  la  continence  est  alors  dans  Tordre  de  la  nature ,  et  l'on  n'y 
nique  guère  qu'aux  dépens  de  sa  constitution.  Depuis  vingt  au'i 
I  onlinence  est  un  devoir  de  morale;  elle  importe  pour  appren- 
à  régner  sur  soi-même ,  à  rester  le  maître  de  ses  appétits.  Mais 
~  devoirs  moraux  ont  leurs  modifications,  leurs  exceptions,  leurs 
-les.  Quand  la  faiblesse  humaine  rend  une  alternative  inévitable , 
lieux  maux  préférons  le  moindre  :  en  tout  état  de  cause ,  il  vaut 
■ux  commettre  une  faute  que  de  contracter  un  vice. 
Souvenez-vous  que  ce  n'est  plus  de  mon  élève  que  je  parle  ici , 
nI  du  vôtre.  Ses  passions,  que  vous  avez  laissées  fermenter,  vous 
.>juguent  :  cédez-leur  donc  ouvertement,  et  sans  lui  déguiser  sa 
!oire.  Si  vous  savez  la  lui  montrer  dans  son  vrai  jour,  il  en  sera 
ins  fier  que  honteux ,  et  vous  vous  ménagerez  le  droit  de  le 
uier  durant  son  égarement ,  pour  lui  faire  au  moins  éviter  les 
lipices.  Il  importe  que  le  disciple  ne  fasse  rien  que  le  maitrc 
ic  sache  et  ne  le  veuille ,  pas  même  ce  qui  est  mal  ;  et  il  vaut 
it  fois  mieux  que  le  gouverneur  approuve  une  faute  el  se  trom- 
.  que  s'il  était  trompé  par  son  élève ,  et  que  la  faute  se  Ht  sans 
1  il  en  sut  rien.  Quicroit  devoir  fermer  les  yeux  sur  quelque  chose 
\  oit  bientôt  forcé  de  les  fermer  sur  tout  :  le  premier  abus  tolère 
imène  un  autre ,  et  cette  chaîne  ne  finit  plus  qu'au  renverse- 
nt de  tout  ordre  et  au  mépris  de  toute  loi. 
I  no  autre  erreur  que  j'ai  déjà  combattue ,  mais  qui  ne  sortira 
I'»  petits  csprits.c'csl  d'affecter  toujoui  s  la  dignité  œagib- 
'  de  >  ouloir  passer  pour  un  homme  parfait  dans  l'esprit  de 
:  disciple.  Celte  méthodeestà  contre-sens.  Comment  ne  voient  ils 
>  qu'en  voulant  affermir  leur  autorité  ils  la  détruisent  ;  que  pour 
ro  écouler  ce  qu'on  dit  il  faut  se  mettre  à  la  place  de  ceux  à  qui 
"Il  s'adresse ,  et  qu'il  faut  être  homme  pour  savoir  parler  au  ca?ur 
Himain  !  Tous  ces  gens  parfaits  ne  touchent  ni  ne  persuadent  ;  on 
lit  toujours  qu'il  leur  est  bien  aisé  de  combattre  des  passions 
ils  ne  sentent  ps.  Montrez  vos  faiblesses  à  rotre  élève ,  si  vous 
liez  le  guérir  des  sienoes;  qu'il  voie  ca  vous  les  mêmes  coml>at9 


kOè  EMILE. 

qu'il  éprouve  ;  qu'il  apprenne  à  se  vaincre  à  votre  exemple ,  cl 
qu'il  ne  dise  pas coramcles autres  :  Ces  vieillards,  dépités  de  n'être 
plus  jeunes ,  veulent  traiter  les  jeunes  pens  en  vieillards  ;  et 
parce  que  tous  leui-s  désirs  sont  éteints ,  ils  nous  font  un  crime  des 
nôtres. 

Montaigne  dit  qu'il  demandait  un  jour  au  seigneur  de  Langey 
combien  de  fois ,  dans  ses  négociations  d'Allemagne ,  il  s'était 
enivré  [lour  le  sei^vice  du  roi.  Je  demanderais  volontiers  au  gou- 
verneur ae  certain  jeune  homme  combien  de  fois  il  est  entré  dans 
un  mauvais  lieu  pour  le  service  de  son  élève.  Combien  de  fois? 
je  me  trompe.  Si  la  première  n'ôte  à  jamais  au  libertin  le  désir 
d'y  rentrer,  s'il  n'en  rapporte  le  repentir  et  la  honte ,  s'il  ne  verse 
dans  votre  sein  des  torrents  de  larmes,  quittez-le  à  l'instant;  il 
n'est  qu'un  monstre  ,  ou  vous  n'êtes  qu'un  imbécile;  vous  ne  lui 
servirez  jamais  a  rien.  Mais  laissons  ces  expédients  extrêmes , 
aussi  tristes  que  dangereux ,  et  qui  n'ont  aucun  rapport  à  notre 
éducation. 

Que  de  précautions  à  prendre  avec  un  jeune  homme  bien  né  , 
avant  que  de  l'exposer  au  scandale  des  mœurs  du  siècle  !  Ces  pré- 
cautions sont  pénibles,  mais  elles  sont  indispensables:  c'est  la  né- 
gligence en  ce  point  qui  perd  toute  la  jeunesse  ;  c'est  par  le  désor- 
dre du  premier  âge  que  les  hommes  dégénèrent,  et  qu'on  les  voit 
devenir  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui.  Vils  et  lâches  dans  leurs  vices 
mêmes  ,  ils  n'ont  que  de  petites  âmes,  parce  que  leurs  corps  uses 
ont  clé  corrompus  de  bonne  heure  ;  à  peine  leur  rcste-t-il  assez 
de  vie  pour  se  mouvoir.  Leurs  subtiles  pensées  marquent  des  es- 
prits sans  étoffe;  ils  ne  savent  rien  sentir  de  grand  et  de  noble; 
ils  n'ont  ni  simplicité  ni  vigueur  :  abjects  en  toute  chose ,  et  bas- 
sement méchants,  ils  ne  sont  que  vains,  fripons,  faux;  ils  n'ont 
pas  même  assez  de  courage  pour  être  d'illustres  scélérats.  Tels 
sont  les  méprisables  hommes  que  forme  la  crapule  de  la  jeunesse  : 
s'il  s'en  trouvait  un  seul  (jui  sût  être  tempérant  et  sobre,  qui  sût, 
nu  milieu  d'eux  ,  préserver  sou  cœur,  son  sang,  ses  mœurs ,  de  la 
contagion  de  l'exemple ,  à  trente  ans  il  écraserait  tous  ces  insec- 
tes, et  deviendrait  leur  maître  avec  moins  de  peine  qu'il  n'en  eut 
à  rester  le  sien. 

Pour  peu  que  la  naissance  ou  la  fortune  eût  fait  pour  Emile,  il 
serait  cet  homme  s'il  voulait  l'être  :  mais  il  les  mépriserait  trop 
pour  daigner  les  asservir.  Voyons-le  maintenant  au  milieu  d'eux , 


LIVRE  IV.  407 

entrant  dans  le  monde ,  non  pour  y  primer,  mais  pour  le  connaî- 
tre ,  cl  pour  y  trouver  une  compagne  digne  de  lui. 

Dans  quelque  rang  qu'il  puisse  être  ne ,  dans  quelque  société 
qu'il  commence  à  s'introduire ,  son  début  sera  simple  et  sans  éclat  : 
à  Dieu  ne  plaise  qu'il  soit  assez  malheureux  pour  y  briller  !  les 
qualités  qui  frappent  au  premier  coup  d'oeil  ne  sont  pas  les  siennes , 
il  ne  les  a  ni  ne  les  veut  avoir.  Il  met  trop  peu  de  prix  aux  juge- 
ments des  hommes  pour  en  mettre  à  leurs  préjugés,  et  ne  se  soucie 
point  qu'on  l'estime  avant  que  de  le  connaître.  Sa  manière  de  se 
présenter  n'est  ni  modeste  ni  vaine,  elle  est  naturelle  et  vraie; 
il  ne  connaît  ni  gène  ni  déguisement ,  et  il  est  au  railitu  d'un  cercle 
ce  qu'il  est  seul  et  sans  témoin.  Sera-t-il  pour  cela  grossier,  dé- 
daigneux ,*  sans  attention  pour  personne  ?  Tout  au  contraire  :  si 
seul  il  ne  compte  pas  pour  rien  les  autres  hommes  ,  pourquoi  les 
rompterait-il  pour  rien  vivant  avec  eux  ?  Il  ne  les  préfère  point  à 
lui  dans  ses  manières ,  parce  qu'il  ne  les  préfère  pas  à  lui  dans 
son  cœur  ;  mais  il  ne  leur  montre  pas  non  plus  une  indifférence 
(ju'il  est  bien  éloigné  d'avoir  :  s'il  n'a  pas  les  formules  de  la  poli- 
losse,  il  a  les  soins  de  l'humanité.  Il  n'aime  à  voir  souffrir  per- 
sonne ;  il  n'offrira  pas  sa  place  à  un  autre  par  simagrée ,  mais  u 
Il  lui  cédera  volontiers  par  bonté,  si ,  le  voyant  oublie,  il  juge 
•  |ue  cet  oubli  le  mortiPie;  car  il  en  coûtera  moins  à  mon  jeune 
lioramc  de  rester  debout  volontairement,  que  de  voir  l'autre  y 
rester  par  force. 

Quoique  en  général  Emile  n'estime  pas  les  hommes ,  il  ne  leur 
montrera  point  de  mépris ,  parce  qu'il  les  plaint  et  s'attendrit  sur 
eux.  Ne  pouvant  leur  donner  le  goût  des  biens  réels,  il  leur  laisse 
les  biens  de  l'opinion  dont  ils  se  contentent ,  de  peur  que ,  les  leur 
otant  à  pure  perle,  il  ne  les  rendit  plus  malheureux  qu'aupara 
vanl.  Il  n'est  donc  point disputeur  ni  contredisant;  il  n'est  pas 
non  plus  complaisant  et  flatteur;  il  dit  son  avis  sans  combattre 
celui  de  personne ,  parce  qu'il  aime  la  liberté  par-dessus  toute 
chose ,  et  que  la  franchise  en  est  un  des  plus  beaux  droits. 

Il  parle  peu,  parce  qu'il  ne  se  soucie  guère  qu'on  s'occupe  do 
lui  ;  par  la  même  raison  il  ne  dit  que  des  choses  utiles  :  autrement , 
qu'est-ce  qui  l'engagerait  à  parier  ?  Emile  est  trop  instruit  pour 
être  jamais  babillard.  Le  grand  caquet  vient  nécessairement ,  ou 
de  la  prétention  à  l'esprit ,  dont  je  parlerai  ci-après ,  ou  du  prix 
qu'on  donne  à  des  ba^telles,  dont  on  croit  sottement  que  les  au- 


4Ô8  ÉMiLt- 

très  fout  autant  de  cas  que  nous.  Celui  qui  connaît  assez  de  choses 
pour  donner  à  toutes  leur  véritable  prix  ne  parle  jamais  trop  ;  car 
il  sait  apprécier  aussi  l'attention  qu'on  lui  donne,  et  l'intérêt  qu'on 
peut  prendre  à  ses  discours.  Généralement  les  gens  qui  savent 
pou  parlent  beaucoup,  et  les  gens  qui  savent  beaucoup  parlent  peu. 
Il  est  simple  qu'un  ignorant  trouve  important  tout  ce  qu'il  sait ,  et 
le  dise  à  tout  le  monde.  Mais  un  homme  instruit  n'ouvre  pas  ai- 
sément son  répertoire  ;  il  aurait  trop  à  dire ,  et  il  voit  encore  plus 
à  dire  après  lui  :  il  se  tait. 

Loin  de  choquer  les  manières  des  autres ,  Emile  s'y  conforme 
assez  volontiers;  non  pour  paraître  instruit  des  usages,  ni  pour 
affecter  les  airs  d'un  homme  poli ,  mais  au  contraire  de  peur  qu'on 
ne  le  distingue ,  pour  éviter  d'être  aperçu  ;  et  jamais  il  n'est  plus 
à  son  aise  que  quand  on  ne  prend  pas  garde  à  lui. 

Quoique  entrant  dans  le  monde ,  il  en  ignore  absolument  les 
manières,  il  n'est  pas  pour  cela  timide  et  craintif;  s'il  se  dérobe, 
ce  n'est  point  par  embarras ,  c'est  que  pour  bien  voir  il  faut  n'être 
pas  vu  :  car  ce  qu'on  pense  de  lui  ne  l'inquiète  guère ,  et  le  ridi- 
cule ne  lui  fait  pas  la  moindre  peur.  Cela  fait  qu'étant  toujours 
tranquille  et  de  sang-froid ,  il  ne  se  trouble  point  par  la  mauvaise 
honte.  Soit  qu'on  le  regarde  ou  non  ,  il  fait  toujours  de  son  mieux 
ce  qu'il  fait  ;  et ,  toujours  tout  à  lui  pour  bien  observer  les  autres, 
Il  saisit  leurs  manières  avec  une  aisance  que  ne  peuvent  avoir  les 
esclaves  de  l'opinion.  On  peut  dire  qu'il  prend  plutôt  l'usage  du 
monde ,  précisément  parce  qu'il  en  fait  peu  de  cas. 

Ne  vous  trompez  pas  cependant  sur  sa  contenance ,  et  n'allez 
pas  la  comparer  à  celle  de  vos  jeunes  agréables.  11  est  ferme  et 
non  suffisant;  ses  manières  sont  libres  et  non  dédaigneuses  :  l'air 
insolent  n'appartient  qu'aux  esclaves,  l'indépendance  n'a  rien  d'af- 
fecté. Je  n'ai  jamais  vu  d'homme  ayant  de  la  fierté  dans  l'àmc  en 
montrer  dans  son  maintien  :  cette  affectation  est  bien  plus  propre 
aux  âmes  viles  et  vaines  ,  qui  ne  peuvent  en  imposer  que  |)ar  là. 
.le  lis  dans  un  livre  ' ,  qu'un  étranger  se  présentant  un  jour  dans 
la  salle  du  fameux  Marcel,  celui-ci  lui  demanda  de  quel  pays  il  était  : 
«  Je  suis  Anglais,  répond  l'étranger.  Vous  Anglais!  réplique  le 
«  danseur  ;  vous  seriez  de  celte  ile  où  les  citoyens  ont  part  à  l'ad- 
«  ministration  publique,  et  sont  une  portion  do  la  puissance  son 


'  U)e  V Esprit ,  Disc,  il,  chap.  t. 


J 


LIVRE  IV.  409 

raine  '  ■*  Ndii,  monsieur  ;  ce  front  baissé,  ce  regard  timide  , 

■  lie  démarche  incertaine ,  ne  m'annoncent  que  l'esclave  titré 

un  électeur.  » 

■'■''  ne  sais  si  ce  jugement  montre  une  grande  connaissance  du 

vrai  rapport  qui  est  entre  le  caractère  d'un  homme  cl  son  exté- 

'ir.  Pour  moi ,  qui  n'ai  pas  l'honneur  d'être  maître  à  danser, 

rais  pensé  tout  le  contraire.  J'aurais  dit  :  «  Cet  Anglais  n'est 

is  courtisan  ;  je  n'ai  jamais  oui  dire  que  les  courtisans  eussent 

front  baissé  et  la  démarche  incertaine;  un  homme  timide 

M'Z  un  danseur  pourrait  bien  ne  l'être  pas  dans  la  chambre  des 

inmunes.  »  Assurément  ce  M.  Marcol-là  doit  prendre  ses  com- 

|Mtiioles  pour  autant  de  Romains. 

Ouand  on  aime  on  veut  être  aimé.  Emile  aime  les  hommes,  il 

'  donc  leur  plaire.  A  plus  forte  raison  il  veut  plaire  aux  fem- 

-  ;  son  âge ,  ses  mœurs ,  son  projet ,  tout  concourt  à  nourrir  en 

i  e  désir.  Je  dis  ses  mœurs,  car  elles  y  font  beaucoup;  les 

1  inmcsqui  en  ont  sont  les  vrais  adorateurs  des  femmes.  Ils  n'ont 

|M>  comme  les  autres  je  ne  sais  quel  jargon  moqueur  de  galanterie  ; 

m  li^  ils  ont  un  empressement  plus  vrai ,  plus  tendre ,  et  qui  part 

'In  f  œur.  Je  connaîtrais  près  d'une  jeune  femme  un  homme  qui  a 

mœurs  et  qui  commande  à  la  nature ,  entre  cent  mille  déhau- 

.  Jugez  de  ce  que  doit  être  Emile  avec  un  tempérament  tout 

I  '  uf,  et  tant  de  raisons  d'y  résister!  Pour  auprès  d'elles,  je  crois 

1  il  sera  quelquefois  timide  cl  embarrassé  ;  mais  sûrement  cet 

irras  ne  leur  déplaira  pas,  et  les  mouis  friponnes  n'auront 

re  que  trop  souvent  l'art  d'en  jouir  et  de  l'augmenter.  Au 

,  son  empressement  changera  sensiblement  de  forme  selon 

I  \ts.  Il  sera  plus  modeste  et  plus  respectueux  pour  les  femmes, 
vif  et  plus  tendre  auprès  des  filles  à  marier.  Il  ne  perd  point 
ne  l'objet  de  ses  recherches ,  et  c'est  toujours  à  ce  qui  les  lui 
'Ile  qu'il  marque  le  plus  d'attention. 

rsonnc  ne  sera  plus  exact  à  tous  les  égards  fondés  sur  l'or- 
lo  la  nature,  et  même  sur  le  bon  ordre  de  la  société;  mais 

'  owme  »■»!  y  avait  de»  citoyens  qui  ne  fussent  i>as  membres  de  la  cité , 

II  ncuMciit  pas,  comme  tels,  |>art  à  l'autorité  souveraine!  Mais  les 
•  lis  ayant  jugé  ï  pro.ios  d'iisuri>er  ce  res|)ccla))le  nom  de  citoyens, 

111  j.tilis  aux  m<fmbres  des  cités  fçaulolses,  en  ont  dénatun'  l'idée,  au  point 

|n  on  n'y  tonroit  plus  rien,  tn  homme  qui  vient  d<;  m'écrire  l>caui-ou|i 

11'  Ixti-M»  contre  la  .\ouieUe  lUluiie  a  onié  sa  si;;natiirc  du  titre  de  cf 

dr  Paimbanif,  et  a  cru  me  faire  une  nccUenIf*  plaisanterie. 


410  EMILE. 

les  premiers  seront  toujours  préférés  aux  autres;  et  il  respeelera 
davantage  un  particulier  plus  vieux  que  lui ,  qu'un  magistrat  iJe 
son  âge.  Étant  donc  pour  l'ordinaire  un  des  plus  jeunes  des  socié- 
tés où  il  se  trouvera ,  il  sera  toujours  un  des  plus  modestes ,  non 
par  la  vanité  de  paraître  humble ,  mais  par  un  sentiment  naturel  et 
fondé  sur  la  raison.  Il  n'aura  point  l'impertinent  savoir-vivre  d'un 
jeune  fat ,  qui,  pour  amuser  la  compagnie  ,  parle  plus  haut  que 
les  sages  et  coupe  la  parole  aux  anciens  :  il  n'autorisera  point, 
pour  sa  part ,  la  réponse  d'un  vieux  gentilhomme  à  Louis  XV ,  qui 
lui  demandait  lequel  il  préférait  de  son  siècle  ou  de  celui-ci  :  Sire, 
j'ai  passé  ma  jeunesse  à  respecter  les  vieillards,  et  ilfaut  que  je  passe 
ma  vieillesse  à  respecter  les  enfants. 

Ayant  une  àme  tendre  et  sensible ,  mais  n'appréciant  rien  sur  le 
taux  de  l'opinion ,  Quoiqu'il  aime  à  plaire  aux  autres ,  il  se  souciera 
peu  d'en  être  considéré.  D'où  il  suit  qu'il  sera  plus  affectueux  que 
poli ,  qu'il  n'aura  jamais  d'airs  ni  de  faste ,  et  qu'il  sera  plus  tou- 
ché d'une  caresse  que  de  raille  éloges.  Par  les  mêmes  raisons  il 
ne  négligera  ni  ses  manières  ni  son  maintien  ;  il  pourra  même  avoir 
quelque  recherche  dans  sa  parure ,  non  pour  paraître  un  homme 
de  goût,  mais  pour  rendre  sa  figure  plus  «igréable;  il  n'aura  point 
recours  au  cadre  doré ,  et  jamais  l'enseigne  de  la  richesse  ne 
souillera  son  ajustement. 

On  voit  que  tout  cela  n'exige  point  de  ma  part  un  étalage  de  pré- 
ceptes, et  n'est  qu'un  effet  de  sa  première  éducation.  On  nous  fait 
un  grand  mystère  de  l'usage  du  monde;  comme  si ,  dans  l'âge  où 
l'on  prend  cet  usage ,  on  ne  le  prenait  pas  naturellement ,  et  comme 
si  ce  n'était  pas  dans  un  cœur  honnête  qu'il  faut  cherolier  ses  pre- 
mières lois!  La  véritable  politesse  consiste  à  marquer  de  la  bien- 
veillance aux  hommes  :  elle  se  montre  sans  peine  quand  on  en  a; 
c'est  pour  celui  qui  n'en  a  pas  qu'où  est  forcé  de  réduire  en  art  ses 
apparences. 

«  Le  plus  malheureux  effet  de  la  politesse  d'usage  est  d'ensei- 
n  gner  l'art  do  se  passer  des  vertus  qu'elle  imite.  Qu'on  nous  ins- 
«  pire  dans  l'éducation  l'humanité  et  la  bienfais^uice ,  nous  aurons 
n  la  politesse; ou  nous  n'en  aurons  plus  besoin. 

"  Si  nous  n'avons  pas  celle  qui  s'annonce  par  les  grâces ,  nottt' 
«  aurons  celle  qui  annonce  l'honnele  homme  cl  le  citoyen  ;  nous 
•  n'aurons  pas  besoin  de  recourir  à  la  fausseté. 

»  Au  lieu  d'clrc  artificieux  pour  plaire ,  il  suffira  d'être  bon  ;  au 


il 


LIVHE  IV.  411 

«  lieu  d'élrc  faux  pour  flallcr  les  faiblesses  des  autres ,  il  suffira 
«  d'élre  indulgent. 

«  Ceux  avec  qui  l'on  aura  de  tels  procédés  n'en  seront  ni  enor- 
«  gueillis  ni  corrompus  ;  ils  n'en  seront  que  reconnaissants ,  et  en 
■  deviendront  meilleurs  '.  » 

Il  me  semble  que  si  quelque  éducation  doit  produire  Tespèce  de 
politesse  qu'exige  ici  M.  Duclos  ,  c'est  celle  dont  j'ai  tracé  le  plan 
jusqu'ici. 

Je  conviens  pourtant  qu'avec  des  maximes  si  différentes  Emile 
ne  sera  point  comme  tout  le  monde ,  et  Dieu  le  préserve  de  l'être 
jamais  :  Mais,  en  ce  qu'il  sera  différent  des  autres ,  il  ne  sera  ni 
fâcheux ,  ni  ridicule  :  la  différence  sera  sensible  sans  être  incom- 
mode. Emile  sera ,  si  Ton  veut ,  un  aimable  étranger.  D'abord  on 
lui  pardonnera  ses  singularités  en  disant  :  Il  se  formera.  Dans  la 
suite  on  sera  tout  accoutumé  à  ses  manières  ;  et  voyant  qu'il  n'en 
change  pas,  on  les  lui  pardonnera  encore  en  disant:  //  est  fait 
ainsi.  ^ 

H  ne  sera  point  fêté  comme  un  homme  aimable,  mais  on  l'ai- 
mera sans  savoir  pourquoi  ;  personne  ne  vantera  son  esprit ,  mais 
on  le  prendra  volontiers  pour  juge  entre  les  gens  d'esprit  :  le  sien 
sera  net  et  borné,  il  aura  le  sens  droit  et  le  jugement  sain.  Ne  cou- 
rant jamais  après  les  idées  neuves ,  il  ne  saurait  se  piquer  d'esprit. 
Je  lui  ai  fait  sentir  que  toutes  les  idées  siilulaires  et  vraiment  uti- 
les aux  hommes  ont  été  les  premières  connues  ,  qu'elles  font  de 
tout  temps  les  seuls  vrais  liens  de  la  société ,  et  qu'il  ne  reste  aux 
esprits  transcendants  qu'à  se  distinguer  par  des  idées  pernicieu- 
ses et  funestes  au  genre  humain.  Cette  manière  de  se  faire  admirer 
ne  le  touche  guère  :  il  sait  où  il  doit  trouver  le  bonheur  de  sa  vie  , 
et  en  quoi  il  peut  contribuer  au  bonheur  d'autrui.  La  sphère  de  ses 
connaissances  ne  s'étend  pas  plus  loin  que  ce  qui  est  profitable.  Sa 
route  est  étroite  et  bien  marquée;  n'étant  point  tenté  d'en  sortir, 
il  reste  confondu  avec  ceux  qui  la  suivent,  il  ne  veut  ni  s'égarer 
ni  briller.  Emile  est  un  homme  de  bon  sens,  et  ne  veut  pas  être 
autre  chose  :  on  aura  beau  vouloir  l'injurier  par  ce  titre ,  il  s'en 
tiendra  toujours  honoré. 

Quoif|ue  le  désir  de  plaire  ne  le  laisse  plus  absolument  indiffé- 

iit  sur  l'opinion  d'autrui ,  il  ne  prendra  de  cette  opinion  que  c« 

'  ComidiratioHi  tur  Ua  nuturs  de  ce  siècle,  (tar  M.  Diiclu». 


411  EMILE. 

qui  se  rapporte  immédiatement  à  sa  personne,  sans  se  soucier  des 
appréciations  arbitraires ,  qui  n'ont  de  loi  que  la  mode  ou  les  pré- 
jugés. II  aura  l'orgueil  de  vouloir  bien  faire  tout  ce  qu'il  fait,  même 
de  le  vouloir  faire  mieux  qu'un  autre  :  à  la  course  il  voudra  être  le 
plus  léger  ;  à  la  lutte,  le  plus  fort;  au  travail ,  le  plus  habile;  aux 
jeux  d'adresse,  le  plus  adroit  :  mais  il  recherchera  peu  les  avan- 
tages qui  ne  sont  pas  clairs  par  eux-mêmes ,  et  qui  ont  besoin  d'é- 
I  le  constatés  par  le  jugement  d'autrui ,  comme  d'avoir  plus  d'esprit 
qu'un  autre,  de  parler  mieux,  d'être  plus  savant,  etc.  ;  encore 
moins  ceux  qui  ne  tiennent  point  du  loutà  la  personne,  comme  d'ê- 
tre d'une  plus  grande  naissance,  d'être  estime  plus  riche  ,  plus  en 
crédit ,  plus  considéré,  d'en  imposer  par  un  plus  grand  faste. 

Aimant  les  hommes  parce  qu'ils  sont  ses  semblables ,  il  aimera 
surtout  ceux  qui  lui  ressemblent  le  plus,  parce  qu'il  se  sentira 
bon  ;  et ,  jugeant  de  cette  ressemblance  par  la  conformité  des  goûts 
dans  les  choses  morales ,  en  tout  ce  qui  tient  au  bon  caractère ,  il 
sera  fort  aise  d'être  approuvé.  Il  ne  se  dira  pas  précisément ,  je  me 
réjouis  parce  qu'on  m'approuve  ;  mais,  Je  me  réjouis  parce  qu'on 
approuve  ce  que  j'ai  fait  de  bien  ;  je  me  réjouis  de  ce  que  les  gens 
qui  m'honorent  se  font  honneur  :  tant  qu'ils  jugeront  aussi  saine- 
ment, il  sera  beau  d'obtenir  leur  estime. 

Étudiant  les  hommes  par  leurs  mœurs  dans  le  monde  comme 
il  les  étudiait  ci-devant  par  leurs  passions  dans  l'histoire  ,  il  aura 
souvent  lieu  de  réfléchir  sur  ce  qui  flatte  ou  choque  le  cœur  humain. 
Le  voilà  philosophant  sur  les  principes  du  goût ,  et  voilà  l'étude 
qui  lui  convient  durant  cette  époque. 

Plus  on  va  chercher  loin  les  définitions  du  goût,  et  plus  on  s'é- 
gare ;  le  goût  n'est  que  la  faculté  déjuger  de  ce  qui  plait  ou  déi)lail 
au  plus  grand  nombre.  Sortez  de  là,  vous  ne  savez  plus  ce  que 
c'est  que  le  goût.  Il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  y  ait  plus  de  gens  de  goût 
que  d'autres  ;  car ,  bien  que  la  pluralité  juge  sainement  de  chaque 
objet ,  il  y  a  peu  d'hommes  qui  jugent  comme  elle  sur  tous  ;  et , 
bien  que  le  concours  des  goùls  les  plus  généraux  fasse  le  bon  goùl , 
il  y  a  peu  de  gens  de  goût ,  de  même  qu'il  y  a  peu  de  belles  per- 
sonnes ,  quoique  l'assemblage  des  traits  les  plus  communs  fasse 
la  beauté. 

Il  faut  remarquer  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  ce  qu'on  aime  parce 
qu'il  nous  est  utile,  ni  de  ce  qu'on  hait  parce  qu'il  nous  nuit.  Le 
goûi  ne  d'cxercc  que  sur  les  choses  indifférenles  ou  d'un  intérêt 


LIVRE  IV.  413 

imuseraent  tout  au  plus ,  cl  non  sur  celles  qui  tiennent  à  nos  be- 
tns  :  pour  juger  de  celles-ci  le  goût  n'est  pas  nécessaire ,  le  seul 
petit  soflit.  Voilà  ce  qui  rend  si  difficiles ,  et ,  ce  semble  ,  si  ar- 
traires ,  les  pures  décisions  du  goût;  car  ,  hors  l'instinct  qui  le 
termine ,  on  ne  voit  plus  la  raison  de  ses  décisions.  On  doit  dis- 
u  liguer  encore  ses  lois  dans  les  choses  morales  et  ses  lois  dans  les 
choses  physiques.  Dans  celles-ci,  les  principes  du  goût  semblent 
hsoiument  inexplicables  *.  Mais  il  importe  d'observer  qu'il  entre 
1  moral  dans  tout  ce  qui  lient  à  l'iraitalion  '  :  ainsi  l'on  explique 
il*'*  beautés  qui  paraissent  physiques,  et  qui  ne  le  sont  réoileinent 
point.  J'ajouterai  que  le  goût  a  des  règles  locales  qui  le  rendent  en 
luiiic  choses  dépendant  des  climats,  des  mœurs,  du  gouvernemcnl, 
l>s  choses  d'institution  ;  qu'il  en  a  d'autres  qui  tiennent  à  l'âge  , 
1  sexe ,  au  caractère ,  et  que  c'est  en  ce  sens  qu'il  ne  faut  pas  dis- 
l'iiler  des  goûts.  "j^ 

Le  goût  est  naturel  à  tous  les  hommes;  mais  ils  ne  l'ont  pas 
is  en  même  mesure  ,  il  ne  se  développe  pas  dans  tous  au  raème 
:.Té;  et,  dans  tous,  il  est  sujet  à  s'altérer  par  diverses  causes. 
1.1  mesure  du  goût  qu'on  peut  avoir  dépend  de  la  sensibilité 
•  [.l'on  a  reçue;  sa  culture  et  sa  forme  dépendent  des  sociétés  où 
>n  a  vécu.  Premièrement  il  faut  vivre  dans  des  sociétés  nombreu- 
^is,  pour  faire  beaucoup  de  comparaisons.  Secondement  il  faut 
des  sociétés  d'amusement  et  d'oisiveté;  car,  dans  celles  d'affai- 
res,  on  a  pour  règle ,  non  le  plaisir,  mais  l'intérêt.  En  troisième 
lieu  il  faut  des  sociétés  où  l'inégalité  ne  soit  pas  trop  grande  ,  où 
la  tyrannie  de  l'opinion  soit  modérée ,  et  où  règne  la  volupté  plus 
que  la  vanité  ;  car,  dans  le  cas  contraire  ,  la  mode  étouffe  le  goût  ; 
et  l'on  ne  cherche  plus  ce  qui  plait ,  mais  ce  qui  distingue. 

Dans  ce  dernier  cas,  il  n'est  plus  vrai  que  le  bon  goût  est 
celui  du  plus  grand  nombre.  Pourquoi  cela?  Parce  que  l'objet 
change.  Alors  la  multitude  n'a  plus  de  jugement  à  elle ,  elle  ne 
juge  plus  que  d'après  ceux  qu'elle  croit  plus  éclairés  qu'elle  ; 

•  [Vil.  ...  inexplicables  ;  car ,  par  exemple,  qui  est-ce  qui  nous  dira 
pourquoi  tel  chant  est  de  goût,  et  non  pas  tel  autre?  Qui  est-ce  qui  nous 
donnera  des  principes  sur  Tasiuntir^ent  des  couleurs?  Qui  est-ce  qui 
nous  apprendra  pourquoi  Covate  plaît  plus  que  le  rond  dans  un  com- 
partiment de  gazon  ,  et  pourquoi  le  rond  plaît  plus  que  Fovale  datif  le 
bassin  d'un  jet  d'eau  ?] 

'  Cela  est  prouvé  dau  un  Essai  sur  Corigine  des  langue,  quoii 
troBvera  dan*  le  recueil  «k  mes  écriU. 


414  EMILE. 

elle  approuve,  non  ce  qui  est  bien,  mais  ce  qu'ils  ont  approuvé. 
Dans  tous  les  temps ,  faites  que  chaque  homme  ait  son  propre 
sentiment  ;  et  ce  qui  est  plus  agréable  en  soi  aura  toujours  la  plu- 
ralité des  suffrages. 

Les  hommes  dans  leurs  travaux  ne  font  rien  de  beau  que  par 
imitation.  Tous  les  vrais  modèles  du  goût  sont  dans  la  nature. 
Plus  nous  nous  éloignons  du  maître,  plus  nos  tibleaux  sont 
défigurés.  C'est  alors  des  objets  que  nous  aimons  que  nous  tirons 
nos  modèles  ;  et  le  beau  do  fantaisie,  sujet  au  caprice  et  à  l'auto- 
rité ,  n'est  plus  rien  que  ce  qui  plait  à  ceux  qui  nous  guident. 

Ceux  qui  nous  guident  sont  les  artistes,  les  grands ,  les  riches; 
et  ce  qui  les-  guide  eux-mêmes  est  leur  intérêt  ou  leur  vanité. 
Ceux-ci,  pour  étaler  leurs  richesses,  et  les  autres  pour  en  profiter, 
cherchent  à  l'cnvi  de  nouveaux  moyens  de  dépense.  Par  là  le  grand 
luxe  établit  son  empire ,  et  fait  aimer  ce  qui  est  difficile  et  coû- 
teux :  alors  le  prétendu  beau,  loin  d'imiter  la  nature,  n'est  tel  qu'à 
force  de  la  contrarier.  Voilà  comment  le  luxe  et  le  mauvais  goùl 
sont  inséparables.  Partout  oùlegoût  est  dispendieux,  il  est  faux. 

C'est  surtout  dans  le  commerce  des  deux  sexes  que  le  goùl , 
bon  ou  mauvais,  prend  sa  forme;  sa  culture  est  un  effet  néces- 
saire de  l'objet  de  cette  société.  Mais  quand  la  facilité  de  jouir 
attiédit  le  désir  de  plaire,  le  goût  doit  dégénérer;  et  c'est  là,  ce 
me  semble ,  une  autre  raison  des  plus  sensibles  pourquoi  le  bon 
goût  tient  aux  bonnes  mœurs. 

Consultez  le  goût  des  femmes  dans  les  choses  physiques,  et 
qui  tiennent  au  jugement  des  sens;  celui  des  hommes  dans  les 
choses  morales  et  qui  dépendent  plus  de  l'entendement.  Quand 
les  femmes  seront  ce  qu'elles  doivent  être,  elles  se  borneront  aux 
choses  de  leur  compétence,  et  jugeront  toujours  bien  ;  mais  de- 
puis qu'elles  se  sont  établies  les  arbitres  do  la  littérature,  depuis 
qu'elles  se  sont  mises  à  juger  les  livres  et  à  en  faire  à  toute  force , 
elles  ne  se  connaissent  plus  à  rien.  Les  auteurs  qui  consultent  les 
savantes  sur  leurs  ouvrages  sont  toujours  sûrs  crélre  mal  conseil- 
lés ;  les  galants  qui  les  consultent  sur  leur  parure  sont  toujours  ri- 
diculement mis.  J'aurai  bientôt  occasion  de  parler  des  vrais  la- 
lents  de  ce  sexe,  de  la  manière  de  les  cultiver,  cl  <l'^-^  linsis  sur 
lesquelles  ses  décisions  doivent  alors  être  écoutées. 

Voilà  les  considérations  élémentaires  que  je  poserai  pom  [nin- 
cipes,  en  raisonnant  avec  mon  flmilo  sur  une  malière  qui  no  lui  est 


LIVRfe  IV.  415 

:  :<^n  moins  qu'indifférente  dans  la  circonstance  où  il  se  trouve,  et 
'  ms  la  recherche  dont  il  est  occupe.  Et  à  qui  doit-elle  être  indif 
•rente?  La  connaissance  de  ce  qui  peut  être  agréable  ou  dé- 
i^réable  aux  honomes  n'est  pas  seulement  nécessaire  à  celui  qui  a 
'Soin  d'eux,  mais  encore  à  celui  qui  veut  leur  être  utile  :  il  im- 
pute même  de  leur  plaire  pour  les  servir;  et  l'art  d'écrire  n'est 
i>n  moins  qu'une  étude  oiseuse,  quand  on  l'emploie  à  faire 
router  la  vérité. 

Si ,  pour  cultiver  le  goût  de  mon  disciple ,  f  avais  à  choisir  en- 
:e  des  pays  où  cette  culture  est  encore  à  naître  et  d'autres  où 
lie  aurait  déjà  dégénéré,  je  suivrais  l'ordre  rétrograde;  je  com- 
iiencerais  sa  tournée  par  ces  derniers,  et  je  finirais  par  les  pre- 
iiiers.  La  raison  de  ce  choix  est  que  le  goût  se  corrompt  par  une 
•  iicalcsse  excessive  qui  rend  sensible  à  des  choses  que  le  gros 
des  hommes  n'aperçoit  pas  :  cette  délicatesse  mène  à  l'esprit  de 
(lisciissiun;  car  plus  on  subtilise  les  objets,  plus  ils  se  multiplient  : 
cette  subtilité  rend  le  tact  plus  délicat  et  moins  uniforme.  Il  se 
•  forme  alors  autant  de  goût  qu'il  y  a  de  tètes.  Dans  les  disputes 
sur  la  préférence,  la  philosophie  elles  lumières  s'étendent;  cl 
c'est  ainsi  qu'on  apprend  à  penser.  Les  observations  fines  ne  peu- 
vent guère  être  faites  que  par  des  gens  très-répandus ,  attendu 
qu'elles  frappent  après  toutes  les  autres  ,  et  que  les  gens  peu  ac- 
coutumée aux  sociétés  nombreuses  y  é[)uiscnt  leur  attention  sur 
les  grands  traits.  Il  n'y  a  pas  peut-être  à  présent  un  lieu  policé 
sur  la  terre  où  le  goût  général  soit  plus  mauvais  qu'à  Paris.  Ce-  ■ 
pend.int  c'est  dans  cette  capitale  que  le  bon  goût  se  cultive  ;  et 
il  parait  peu  de  livres  estimés  dans  l'Europe  dont  l'auteur  n'ait 
été  se  former  à  Paris.  Ceux  qui  pensent  qu  il  suftit  de  lire  les  li- 
vres qui  s'y  font  se  trompât  :  on  apprend  beaucoup  plus  dans  la 
conversation  des  auteurs  que  dans  leurs  livres  ;  et  les  auteurs  eux- 
tii^mes  ne  sont  pas  ceux  avec  qui  I  on  a|)pren(l  le  plus.  C'est  l'es- 
rit  des  sociétés  qui  développe  une  tête  pensante,  et  qui  porte 
1  vue  aussi  loin  qu'elle  peut  aller.  Si  vous  avez  une  étincelle  de 
^vnie ,  allez  passer  une  année  à  Paris  :  bientôt  vous  serez  tout  ce 
HIC  vous  pouvez  être ,  ou  vous  ne  serez  jamais  rien. 

On  peut  apprendre  à  j)en>er  dans  les  lieux  où  le  mauvais  goùi 
.  giie;  mais  il  ne  faut  pas  {>enscr  comme  ceux  qui  ont  ce  mauvais 
-oùt ,  et  û  est  bien  diflicile  que  cela  n'arrive  quand  on  reste  ave*. 
•ux  trop  longtemps.  Il  faut  perfectionner  par  leurs  soins  l'instru- 


4ie  EMILE. 

raent  qui  juge ,  en  évitant  de  l'enoployer  comme  eux.  Je  rao  gar- 
derai de  polir  le  jugement  d'Emile  jusqu'à  l'altérer  ;  et  quand  il 
aura  le  tact  assez  fin  pour  sentir  et  comparer  les  divers  goûts  des 
hommes,  c'est  sur  des  objets  plus  simples  que  je  le  ramènerai  fixer 
le  sien. 

Je  m'y  prendrai  de  plus  loin  encore  pour  lui  conserver  un  goùl 
pur  et  sain.  Dans  le  tumulte  de  la  dissipation  je  saurai  me  ména- 
ger avec  lui  des  entretiens  utiles;  et ,  les  dirigeant  toujours  sur 
des  objets  qui  lui  plaisent,  j'aurai  soin  de  les  lui  rendre  aussi  amu- 
sants qu'instructifs.  Voici  le  temps  de  la  lecture  et  des  livres  agréa- 
bles ;  voici  le  temps  de  lui  apprendre  à  faire  l'analyse  du  discours, 
et  de  le  rendre  sensible  à  toutes  les  beautés  de  l'éloquence  et  de  la 
diction.  C'est  peu  de  chose  d'apprendre  les  langues  pour  elles- 
mêmes,  leur  usage  pas  si  important  qu'on  croit;  mais  l'élude  des 
langues  mène  à  celle  de  la  grammaire  générale.  Il  faut  apprendre 
le  latin  pour  bien  savoir  le  français  ;  il  faut  étudier  et  comparer 
l'un  et  l'autre  pour  entendre  les  règles  de  l'art  de  parier. 

Il  y  a  d'ailleurs  une  certaine  simplicité  de  goût  qui  va  au 
cœur,  et  qui  ne  se  trouve  que  dans  les  écrits  des  anciens.  Dans  l'é- 
loquence, dans  la  poésie,  dans  toute  espèce  de  littérature,  il  les  re- 
trouvera, comme  dans  l'histoire,  abondants  en  choses, et  sobres 
à  juger.  Nos  auteurs,  au  contraire,  disent  peu  et  prononcent 
beaucoup.  Nous  donner  sans  cesse  leur  jugement  pour  loi  n'est 
pas  le  moyen  de  former  le  nôtre.  La  différence  des  deux  goûts 
se  fait  sentir  dans  tous  les  monuments,  et  jusque  sur  les  tombeaux. 
Les  nôtres  sont  couverts  d'éloges;  sur  ceux  des  anciens  on  lisait 
des  faits  : 

Sla ,  viator;  heroetn  calcas. 

Quand  j'aurais  trouvé  celte  épitaphe  sur  un  monument  antique , 
j'aurais  d'abord  deviné  qu'elle  était  moderne  ;  car  rien  n'est  si 
commun  que  des  héros  parmi  nous,  mais  chez  lesanciens  ils  étaient 
rares.  Au  lieu  de  dire  qu'un  homme  était  un  héros,  ils  auraient  dit 
ce  qu'il  avait  fait  pour  l'être.  A  l'épitaphe  de  ce  héros  comparez 
celle  (le  l'efféminé  Sardanapale  : 

J'ai  bâli  Tarse  et  Ancliiale  en  un  jour,  et  maintenant  je  mus  mort. 

Laquelle  dit  plus,  à  votre  avis?  Notre  style  lapidaire,  avec  son 
cnllure,  n'est  bon  qu'à  souffler  des  nains.  Les  anciens  montraient 
les  hommes  au  naturel,  et  l'on  voyait  que  c'étaient  des  hommes. 


LIVRE  rV.  417 

nophon  honorant  la  mémoire  de  quelques  guerriers  tués  en  tr.> 
-on  dans  la  retraite  des  dix  mille  :  Ils  moururent,  dil-il,  irré- 
nrhables  dans  la  guerre  et  dans  l'amitié.  Voilà  tout  :  mais  consi- 
;  ez ,  dans  cet  éloge  si  court  et  si  simple ,  de  quoi  l'auteur  devait 
oir  le  cœur  plein.  Malheur  h  qui  ne  trouve  pas  cela  ravissant  ! 
'  )n  lisait  ces  mots  gravés  sur  un  marbre  aux  Thermopyles  : 

><;«it,  va  dire  à  Sparte  que  nous  sommes  morts  ici ,  poar  otiéiràses 
saintes  lois. 

On  voit  bien  que  ce  n'est  pas  l'Académie  des  inscriptions  qui  a 
nposé  celle-là  *. 

le  suis  trompé  si  mon  élève,  qui  donne  si  peu  de  prix  aux  pa- 
•»s,  ne  porte  sa  première  attention  sur  ces  différences,  et  si 
s  n'influent  sur  le  choix  de  ses  lectures.  Entraîné  par  la  mâle 
[uence  de  Démosthène  ,  il  dira ,  C'est  un  orateur  ;  mais  en  li- 
;.t  Cicéron  il  dira,  C'est  un  avocat. 

En  général ,  Emile  prendra  plus  de  goût  pour  les  livres  des  an- 
ciens que  pour  les  nôtres ,  par  cela  seul  qu'étant  les  premiers  , 
les  anciens  sont  les  plus  près  de  la  nature,  et  que  leur  génie  est 
plus  à  eux.  Quoi  qu'en  aient  pu  dire  la  Motte  et  l'abbé  Terras  - 
son ,  il  n'y  a  point  de  vrai  progrès  de  raison  dans  l'espèce  hu- 
maine ,  parce  que  tout  ce  qu'on  gagne  d'un  côté  on  le  perd  de 
l'autre  ;  que  tous  les  esprits  partent  toujours  du  même  point ,  et 
que  le  temps  qu'on  emploie  à  savoir  ce  que  d'autres  ont  pensé 
étant  perdu  pour  apprendre  à  penser  soi-même ,  on  a  plus  de  lu- 
mières acquises  et  moins  de  vigueur  d'esprit.  Nos  esprits  sont , 
eomme  nos  bras ,  exercés  à  tout  faire  avec  des  outils ,  et  rien  par 
fox-roémes.  Fontenelle  disait  que  toute  cette  dispute  sur  les  an- 

'  :'  ■••■•-'•"  c. .  -•ntor,  rtr.,ié\é  faite  pour  François  de  Mcrcy,  çimh*- 
lal  1  ir  le  champ  de  bataille  ,  k  Nordlingen.  Voyez  Vol- 

lai''  <  \ir,  chap.  3. 

!.€  mot  de  .\<.'ii<*i>hi>n  «ur  les  pierricrs  grecs  tii^  en  trahison  est  à  la 
fin  du  second  lirrc  de  son  histoire  ;  et  l'épitaphe  des  S|)artiatcs  morts  ani 
Thfr' ■        ■   ■        T-       î.)ie.  Iivre\n.  S'itf. 

'.'  iii.i|)ale .  ellr  est  rapporli'e  par  Sfrabon  ;  mais 

••»"-  inoiip  plus  lonpic,  et  a  un  tout  autre  carac- 

Krc  <)iK  ccImi  que  Kuusac.iu  lui  donne  par  U  manière  dont  il  la  présente. 
Vold  rettfi  «ifiitaphe  :  SardnnapaU.JlU  d" Anaofndnraxet ,  fit  bâtir  en 
•"  '     '  ''  ville  d'Anrhiale  ft  celle  de  Tnrtui.   Panant,    bois, 

"»"  toi,  car  tnut  le  reste  ne  vaut  pas  mime  une  chique- 

""  'i')n  fr.iiii  ,iiv<v   in  r.  ti>iiir  |\'     ii.i?r  T7'.  '  V-i/»-  d--   W.  Pf. 


418  EMILE. 

riens  et  les  modernes  se  réduisait  à  savoir  si  les  arbres  d'autrefois 
élaient  plus  grands  que  ceux  d'aujourd'hui.  Si  l'agricullure  avait 
changé,  cette  question  ne  serait  pas  impertinente  à  faire. 

j  Après  l'avoir  ainsi  fait  remonter  aux  sources  de  la  pure  littéra- 
ture ,  je  lui  en  montre  aussi  les  égouts  dans  les  réservoirs  des 
modernes  compilateurs;  journaux ,  traductions,  dictionnaires  :  il 
jette  un  coup  d'œil  sur  tout  cela,  puis  le  laisse  pour  n'y  jamais 
revenir.  Je  lui  fais  entendre  ,  pour  le  réjouir ,  le  bavardage  des 
académies  ;  je  lui  fais  remarquer  que  chacun  de  ceux  qui  les  com- 
posent vaut  toujours  mieux  seul  qu'avec  le  corps  :'là-dessus  il  ti- 
rera de  lui-même  la  conséquence  de  l'utilité  de  tous  ces  beaux 
établissements. 

Je  le  mène  aux  spectacles ,  pour  étudier ,  non  les  mœurs  ,  mais 
le  goût  ;  car  c'est  là  surtout  qu'il  se  montre  à  ceux  qui  savent  ré- 
fléchir. Laissez  les  préceptes  et  la  morale,  lui  dirais-je;  ce  n'est 
pas  ici  qu'il  faut  les  apprendre.  Le  théâtre  n'est  pas  fait  pour  la 
vérité;  il  est  fait  pour  flatter,  pour  amuser  les  hommes;  il  n'y 
a  point  d'école  où  l'on  apprenne  si  bien  l'art  de  leur  plaire  et 
d'intéresser  le  cœur  humain.  L'étude  du  théâtre  mène  à  celle 
de  la  poésie  ;  elles  ont  exactement  le  même  objet.  Qu'il  ait  une 
étincelle  de  goût  pour  elle,  avec  quel  plaisir  il  ciUlivera  les  lan- 
gues des  poètes ,  le  grec,  le  latin,  l'italien!  Ces  études  seront 
pour  lui  des  amusements  sans  contrainte,  et  n'en  profiteront  que 
mieux;  elles  lui  seront  délicieuses  d.ins  un  ùge  et  des  circons- 
tances où  le  cœur  s'intéresse  avec  tant  de  charme  à  tous  les 
genres  de  beauté  faits  pour  le  toucher.  Figurez-vous  d'un  coté 
mon  Emile ,  et  de  l'autre  un  polisson  de  collège ,  lisant  le  qua- 
trième livre  de  l'Enéide,  ouTibullo,  ou  le  Banquet  de  Platon  : 
quelle  différence  !  Combien  le  cœur  de  l'un  est  remué  de  ce  qui 
n'affecte  pas  même  l'autre  !  0  bon  jeune  homme!  arrête,  sus- 
pends ta  lecture ,  je  te  vois  trop  ému  :  je  veux  bien  que  le  langage 
(le  l'amour  te  plaise ,  mais  non  |)as  <ju'il  t'égare  :  sois  homme 
sensible,  mais  sois  homme  sage.  Si  tu  n'es  que  l'un  des  deux,  tu 

,  n'es  rien.  Au  reste,  qu'il  réussisse  ou  non  dans  les  langues  mor- 
tes, dans  les  belles-lettres,  dans  la  poésie,  peu  m'importe,  li 
n'en  vaudra  pas  moins  s'il  ne  sait  rien  do  tout  cela ,  et  ce  n'est 
pas  de  tous  ces  badinages  qu'il  s'agit  dans  son  éducation. 

Mon  principal  objet ,  en  lui  apprenant  à  sentir  et  aimer  le  beau 
dans  tous  les  genres,  est  d'y  tixer  se*  affections  et  ses  goûts, 


LIVRE  IV.  419 

g, 
«l'empêcher  que  ses  appétits  naturels  ne  s'altèrent ,  et  qi^  ne 

herdie  un  jour  dans  sa  ricliesse  les  moyens  d'être  heureux  , 

uil  doit  trouver  plus  près  de  lui.  J'ai  dit  ailleurs  que  le  goût  n'o- 
it que  l'art  de  se  connaître  en  petites  choses,  et  cela  est  très- 

i  ai  :  mais  puisque  c'est  d'un  tissu  de  petites  choses  que  dépend 
lurément  de  la  vie ,  de  tels  soins  ne  sont  rien  moins  qu'indiffé- 
als;  c'est  par  eux  que  nous  apprenons  à  la  remplir  des  bifrns 

lis  à  notre  portée ,  dans  toute  la  vérité  qu'ils  peuvent  avoir 
)ur  nous.  Je  n'entends  point  ici  les  biens  moraux  qui  tiennent 
la  bonne  disposition  de  l'àme  ,  mais  seulement  ce  qui  Tst  àr 
nsualité,  de  volupté  réelle,  mis  à  part  les  préjugés  de  l'opi- 

DU. 

Qu'on  me  permette,  pour  mieux  développer  mon  idée,  de 
lisser  un  moment  Emile  ,  dont  le  cœur  pur  et  sain  ne  peut  plus 

rvir  de  règle  à  personne  ,  et  de  chercher  en  moi-même  un  exem- 
, V''  plus  sensible,  et  plus  rapproché  des  mœurs  du  lecteur. 

Il  y  a  des  états  qui  semblent  changer  la  nature,  et  refondre, 
Mjit  en  mieux,  soit  en  pis,  les  hommes  qui  les  remplissent.  Un 
poltron  devient  brave  en  entrant  dans  le  régiment  de  Navarre.  Ce 
n'est  jws  seulement  dans  le  militaire  que  l'on  prend  l'esprit  de 
rorps  ,  et  ce  n'est  pas  toujours  en  bien  que  ses  effets  se  font  sen- 
tir. J'ai  pensé  cent  fois  avec  effroi  que ,  si  j'avais  le  malheur  de 
remplir  aujourd'hui  tel  emploi  que  je  pense  en  certain  pays ,  de- 
main je  serais  presque  inévitablement  tyran,  concussionnaire, 
'i'>structeur  du  peuple,  nuisible  au  prince,  ennemi  par  état  de 

iite  humaoilé ,  de  toute  équité ,  de  toute  espèce  de  vertu. 

De  même,  si  j'étais  riche  ,  j'aurais  fait  tout  ce  qu'il  faut  pour  le 
■  venir  :  je  serais  donc  insolent  ellKis,  sensible  et  délicat  pour  moi 

ni ,  impitoyable  et  dur  pour  tout  le  monde,  spectateur  dédal- 
-■icux  des  misères  de  la  canaille  ;  car  je  ne  donnerais  |  lus  d'autre 
nom  aux  indigents,  pour  faire  oublier  qu'autrefois  je  fus  de  leur 
rlasï.e.  Enfin  je  ferais  de  ma  fortune  l'instrument  de  mes  plaisirs, 
ilont  je  serais  uniquement  occupé;  et  jusque-là  je  serais  comme 
tous  les  autres. 

Mais  en  quoi  je  crois  que  j'en  différerais  beaucoup ,  c'est  que 

serais  sensuel  et  voluptueux  plutôt  qu'orgueilleux  et  vain,  et 

,10  je  me  livre.-ais  au  luxe  de  mollesse  bien  plus  qu'au  luxe 

fation.  J'aurai»  même  quelque  honte  d'étaler  trop  ma  ri- 

,  et  je  croirais  toujours  voir  l'envieux  que  j'écraserais  de 


420  EMILE. 

mon  faslc  ilirc  à  ses  voisins,  à  l'oreille  :  Voila  un  fripon  qui  a 
giand'pcur  de  n'être  pas  connu  pour  tel! 

De  celte  immense  profusion  de  biens  qui  couvrent  la  terre  je 
chercherais  ce  qui  m'est  le  plus  agréable  et  que  je  puis  le  mieux 
m'approprier.  Pour  cela ,  le  premier  usage  de  ma  richesse  serait 
d'en  acheter  du  loisir  et  la  liberté ,  à  quoi  j'ajouterais  la  santé,  si 
elle  était  à  prix  ;  mais  comme  elle  ne  s'achète  qu'avec  la  tempé- 
rance ,  et  qu'il  n'y  a  point  sans  la  sanlé  de  vrai  plaisir  dans  la  vie , 
je  serais  tempérant  par  sensualité. 

Je  resterais  toujours  aussi  près  de  la  nature  qu'il  serait  possi- 
ble pour  flatter  les  sens  que  j'ai  reçus  d'elle ,  bien  sûr  que  plus 
elle  mettrait  du  sien  dans  mes  jouissances  ,  plus  j'y  trouverais  de 
réalité.  Dans  le  choix  des  objets  d'imitation  je  la  prendrais  tou- 
jours pour  modèle;  dans  mes  appétits  je  lui  donnerais  la  préfé- 
rence ;  dans  mes  goûts  je  la  consulterais  toujours  ,  dans  les  mets 
je  voudrais  toujours  ceux  dont  elle  fait  le  meilleur  apprêt,  et  qui 
passent  par  le  moins  de  mains  pour  parvenir  sur  nos  tables.  Je 
préviendrais  les  falsilications  de  la  fraude  ,  j'irais  au-devant  du 
plaisir.  Ma  sotte  et  grossière  gourmandise  n'enrichirait  point  un 
maître  d'hôtel  ;  il  ne  me  vendrait  point  au  poids  de  l'or  du  poi- 
son pour  du  poisson;  ma  table  ne  serait  point  couverte  avec  ap- 
pareil de  magnifiques  ordures  et  de  charognes  lointaines;  je  pro- 
diguerais ma  propre  peine  pour  satisfaire  ma  sensualité,  puisqu'a- 
lors  cette  peine  est  un  plaisir  elle-même  ,  et  qu'elle  ajoute  à  celui 
qu'on  en  attend.  Si  je  voulais  goûter  un  mets  du  bout  du  monde, 
j'irais,  comme  Apicius  ,  plutôt  l'y  chercher,  que  dcfen  faire  ve- 
nir ;  car  les  mets  les  plus  exquis  manquent  toujoui-s  d'un  assai- 
sonnement qu'on  n'apporte  pas  avec  eux ,  et  qu'aucun  cuisinier 
ne  leur  donne ,  l'air  du  climat  qui  les  a  produits. 

Par  la  même  raison  je  n'imiterais  pas  ceux  qui ,  ne  se  trouvant 
bien  qu'où  ils  ne  sont  point,  mettent  toujours  les  saisons  en  con- 
tradiction avec  elles-mêmes  ,  et  les  climats  en  contradiction  avec 
les  saisons  ;  qui ,  cherchant  l'été  en  hiver,  et  l'hiver  en  été  ,  vont 
avoir  froid  en  Italie ,  et  chaud  dans  le  nord ,  sans  songer  qu'en 
croyant  fuir  la  rigueur  des  saisons  ils  la  trouvent  dans  les  lieux 
où  l'on  n'a  point  appris  à  s'en  garantir.  Moi,  je  resterais  en  place, 
ou  je  prendrais  tout  le  contre-pied  :  je  voudrais  tirer  d'une  saison 
tout  ce  qu'elle  a  d'agréable ,  et  d'un  climat  tout  ce  qu'il  a  de  par- 
ticulier. J'aurais  une  diversité  de  plai«ir«  et  d'habitudes  qui  ne  se 


LIVRE  IV  411 

ffssembleraienl  point ,  et  qui  seraient  toujours  dans  b  nature  ; 

j'irais  i>asser  l'été  à  Naples ,  et  l'hiver  à  Pétersbourg  ;  tantôt  res- 
mt  un  doux  zéphyr,  à  demi  couché  dans  les  fraîches  grottes  de 
:  ente;  tantôt  dans  l'illumination  d'un  palais  de  glace,  hors  d'ha- 
ie, et  fatigué  des  plaisirs  du  bal. 

le  voudrais,  dans  le  service  de  ma  table,  dans  la  parure  de 

a  logement ,  imiter  par  des  ornements  très-simples  la  variété 

~  saisons ,  et  tirer  de  chacune  toutes  ses  délices ,  sans  antici- 

sur  celles  qui  la  suivront.  Il  y  a  de  la  peine  et  non  du  goût  a 

ibler  ainsi  l'ordre  de  la  nature  ;  à  lui  arracher  des  productions 

olontaires,  qu'elle  donne  à  regret,  dans  sa  malédiction,  et  qui, 

\ant  ni  qualité  ni  saveur,  ne  peuvent  ni  nourrir  l'estomac,  ni 

îer  le  palais.   Rien  n'est  plus  insipide  que  les  primeurs;  ce 

4  qu'à  grand»  frais  que  tel  riche  de  Paris,  avec  ses  fourneaux 

-es  serres  chaudes ,  vient  à  bout  de  n'avoir  sur  sa  table  toute 

mée  que  de  mauvais  légumes  et  de  mauvais  fruits.  Si  j'avais 

-  cerises  quand  il  gèle  ,  et  des  melons  ambrés  au  cœur  de  l'hi- 

.  avec  quel  plaisir  les  goûterais-je ,  quand  mon  palais  n'a  be 

1  d'être  humecté  ni  rafraîchi?  Dans  les  ardeurs  de  la  canicule  , 

urd  marron  me  serait-il  fort  agréable  ?  !e  préférerais-je  sortant 

i  poêle,  à  la  groseille  ,  à  la  fraise,  et  aux  fruits  désaltérants 

.  me  sont  offerts  sur  la  terre  sans  tant  de  soins .'  Couvrir  sa 

minée  au  mois  de  janvier  de  végétations  forcées ,  de  fleurs  pâ- 

et  sans  odeur,  c'est  moins  parer  l'hiver  que  déparer  le  pria- 

lips  ;  c'est  s'ôtcr  le  plaisir  d'aller  dans  les  bois  chercher  la  prc- 

re  violette,  épier  le  premier  bourgeon,  et  s'écrier,  dans  un  sai- 

-oment  de  joie  :  Mortels,  vous  n'ttes  pas  abandonnes,  la  nature 

I  ncorc  : 

l 'our  être  bien  servi ,  j'aurais  peu  de  domestiques  :  cela  a  déjà 
(lit,  et  cela  est  bon  à  redire  encore.  Un  bourgeois  tire  plus  de 
li  service  de  son  seul  laquais,  qu'un  duc  des  dix  messieurs  qui 
[itourent.  J'ai  pensé  cent  fois  qu'ayant  à  table  mon  verre  à  coté 
tnoi ,  je  bois  à  l'instant  qu'il  me  plait  ;  au  lieu  que  si  j'avais  un 
ind  couvert  il  faudrait  que  vingt  voix  répétassent  o  boire!  avant 
e  je  pusse  étancher  ma  soif.  Tout  ce  qu'on  fait  par  autrui  se 
t  mal,  comme  qu'on  s'y  prenne.  Je  n'enverrais  pas  cher  les 
rchands ,  j'irais  moi-même  ;  j'irais  (K)ur  que  mes  gens  ne  trai- 
-^ent  jMs  avec  eux  avant  moi ,  pour  choisir  plus  sûrement ,  et 
ivcr  moins  chèrement  ;  j'irais  pour  faire  un  exercice  agréable, 

2* 


422  EMILE. 

pour  voii'  un  pou  ce  qui  se  fait  hors  de  chez  moi  ;  cela  récrée ,  et 
quol(|uefois  cela  instruit  :  enfin  j'irais  pour  aller,  c'est  toujours 
quelque  chose.  L'ennui  commence  par  la  vie  trop  sédentaire  ; 
quand  on  va  i)eaucoup,  on  s'ennuie  peu.  Ce  sont  de  mauvais  inter- 
prèles qu'un  portier  cl  des  laquais  ;  je  ne  voudrais  point  avoir  tou- 
jours ces  gens-là  entre  moi  et  le  reste  du  monde ,  ni  marcher  tou- 
jours avec  le  fracas  d'un  carrosse  ,  comme  si  j'avais  peur  d'être 
ahordé.  Les  chevaux  d'un  homme  qui  se  sert  de  ses  jambes  sont 
toujours  jirèts  ;  s'ils  sont  fatigués  ou  malades ,  il  le  sait  avant  tout 
autre;  et  il  n'a  pas  peur  d'être  obligé  de  garder  le  logis  sous  ce 
prétexte,  quand  son  cocher  veut  se  donner  du  bon  temps;  en  che- 
min mille  embarras  ne  le  font  point  sécher  d'impatience,  ni  rester 
en  place  au  moment  qu'il  voudrait  voler.  Enlin ,  si  nul  ne  nous 
sert  jamais  si  bien  que  nous-mêmes,  fùl-on  plus  puissant  qu'A- 
lexandre et  plus  riche  que  Crésus ,  on  ne  doit  recevoir  des  autres 
que  les  services  qu'on  ne  peut  tirer  de  soi. 

Je  ne  voudrais  point  avoir  un  palais  pour  demeure  ;  car  dans  ce 
palais  je  n'habiterais  qu'une  chambre;  toute  pièce  commune  n'est 
à  personne,  et  lachambn;  de  chacun  de  mes  gens  me  serait  aussi 
étrangère  que  celle  de  mon  voisin.  Les  Orientaux,  bien  (|ue  Irès-vo- 
!tq)tueux,  sont  tous  logés  et  meublés  simplement.  Us  regardent  la  vie 
comme  un  voyage,  et  leur  maison  comme  un  cabaret.  Celle  raison 
prend  peu  sur  nous  autres  riciics,  qui  nous  arrangeons  pour  vivre 
toujours;  mais  j'en  aurais  une  différente  qui  produirait  le  même 
effet.  Il  me  semblerait  que  m'établir  avec  tant  d'appareil  dans 
un  lieu  serait  me  bannir  de  tous  les  autres ,  et  m'emprisonner 
pour  ainsi  dire  dans  mon  palais.  C'est  un  assez  beau  palais  que  le 
monde  :  tout  n'est-il  pas  au  riche  quand  il  veut  jouir?  Lbi  brnc, 
ibi  patria  ;  c'est  là  sa  devise;  ses  lares  sont  les  lieux  où  l'argent 
peut  tout,  son  pays  est  partout  où  peut  passer  son  coffre-fort, 
comme  Philippe  tenait  à  lui  toute  place  forte  où  pouvait  entrer 
un  mulet  chargé  d'argent  '.  Pourquoi  donc  s'aller  circonscrire 
par  des  murs  et  par  des  portes,  comme  pour  n'en  sortir  jamais.^ 
Une  épidémie,  une  guerre,  une  révolte  me  chasse-lclle  d'un  lieu, 
je  vais  dans  un  autre,  et  j'y  trouve  mon  bolel  arrivé  avant  moi. 
Pourquoi  prendre  le  soin  do  m'en  faire  un  moi-même,  tandis  qu'on 
en  bâtit  pour  moi  par  tout  l'univers?  Pourquoi ,  si  pressé  de  vi- 

'  Un  étranger  siipcrlxïmcnt  mi»,  Interrosi'  dan'»  Allièncs  dcciuel  pays  fl 
était ,  répondit  :  Jir  mh  rirlie.  Ci'tail,  ce  ine  .semble,  tré-i-hieu  ré^tondu. 


LIVRE  IV.  423 

re ,  m'appréler  de  si  loin  des  jouissances  que  je  puis  trouver  dès 
ijourd'hui?  L'on  ne  saurait  se  faire  un  sort  agréable  en  se  niet- 
nt  sans  cesse  en  contradiction  avec  soi.  C'est  ainsi  qu'Empédocle 
prochait  aux  Agrigentins  d'entasser  les  plaisirs  comme  s'ils 
ivaicnt  qu'un  jour  à  vivre ,  et  de  bâtir  comme  s'ils  ne  devaient 
mais  mourir  *. 

D'ailleurs  que  me  sert  un  logement  si  vaste ,  ayant  si  peu  de 
lui  le  peupler,  et  moins  de  quoi  le  remplir?  Mes  meubles  se- 
:  lient  simples  comme  mes  goûts  ;  je  n'aurais  ni  galerie  ni  biblio- 
thèque ,  surtout  si  j'aimais  la  lecture  et  que  je  me  connusse  en  ta- 
'  'eaux.  Je  saurais  alors  que  de  telles  collections  ne  sont  jamais 
■raplètes  ,  et  que  le  défaut  de  ce  qui  leur  manque  donne  plus  de 
ii.igrin  que  de  n'avoir  rien.  En  ceci  l'abondance  fait  la  misère; 
n'y  a  pas  un  faiseur  de  collections  qui  ne  l'ait  éprouvé.  Quand 
1  s'y  connaît,  on  n'en  doit  point  faire  :  on  n'a  guère  un  cabinet 
montrer  aux  autres  quand  on  siiit  s'en  servir  pour  soi. 
Le  jeu  n'est  point  un  amusement  d'homme  riche  ,  il  est  la  res- 
■urced'un  désœuvré  ;  et  mes  plaisirs  me  donneraient  trop  d'af- 
tres  pour  me  laisser  bien  du  temps  à  si  mal  remplir.  Je  ne  joue 
lint  du  tout ,  étant  solitaire  et  pauvre ,  si  ce  n'est  quelquefois 
IV  échecs ,  et  cela  de  trop.  Si  j'étais  riche ,  je  jouerais  moins  en- 
re,  et  seulement  un  trcs-j)etit  jeu,  pour  ne  voir  point  do  me- 
ntent, ni  l'être.  L'intérêt  du  jeu,  manquant  de  motif  dans  l'o- 
ilencc,  ne  peut  jamais  se  changer  en  fureur  que  dans  un  esprit 
il  fait.  Les  profits  qu'un  homme  riche  peut  faire  au  jeu  lui  sont 
ijours  moins  sensibles  que  les  pertes;  et  comme  la  forme  des 
ix  modérés  ,  qui  en  use  le  bénéfice  à  la  longue  ,  fait  qu'en  géné- 
•  \  ils  vont  plus  en  pertes  qu'en  gains,  on  ne  peut ,  en  raisonnant 
'•n  ,  s'affectionner  beaucoup  à  un  amusement  où  les  risques  de 
ute  espèce  sont  contre  soi.  Celui  qui  nourrit  sa  vanité  des  pré- 
rences  de  la  fortune  les  peut  chercher  dans  des  objets  beaucoup 
IIS  piquants;  et  ces  préférences  ne  se  marquent  pas  moins  dans 
plus  petit  jeu  que  dans  le  plus  grand.  Le  goùl  du  jeu  ,  fruit  de 
ivarice  et  de  Fennui ,  ne  prend  que  dans  un  esprit  et  dans  un 
lur  vides  ;  et  il  me  semble  que  j'aurais  assez  de  sentiment  et  de 
Minaiâsances  pour  me  passer  d'un  tel  supplément.  On  voit  ra- 
rnent  les  penseurs  se  plaire  beaucoup  au  jeu,  qui  suspend  cette 
ihilude,  ou  la  tourne  sur  d'arides  combinaisons  :  aussi  l'un  des 

\MO>TJkl(i?iE,    lib.  Il,  cliJp.  I..' 


424  EMILE. 

biens,  et  pcul-clre  le  seul  qu'ait  produit  le  goût  des  sciences, 
est  d'amortir  un  peu  celle  passion  sordide  ;  on  aimera  mieux 
s'exercer  à  prouver  l'utilité  du  jeu  que  de  s'y  livrer.  Moi  je  îe  com- 
battrais parmi  les  joueurs  ,  et  j'aurais  plus  de  plaisir  à  me  moquer 
deux  en  les  voyant  perdre,  qu'à  leur  gagner  leur  argent. 

Je  serais  le  même  dans  ma  vie  privée  et  dans  le  commerce  du 
monde.  Je  voudrais  que  ma  fortune  mit  partout  de  l'aisance ,  et 
ne  fit  jamais  sentir  d'inégalité.  Le  clinquant  de  la  parure  est  in- 
commode à  mille  égards.  Pour  garder  parmi  les  hommes  toute  la 
liberté  possible,  je  voudrais  être  mis  de  manière  que  dans  tous  les 
rangs  je  parusse  à  ma  place ,  et  qu'on  ne  me  distinguât  dans  au- 
cun ;  que  ,  sans  affectation ,  sans  changement  sur  ma  personne , 
je  fusse  peuple  à  la  guinguette  et  bonne  compagnie  au  Palais- 
Royal.  Par  là  plus  maître  de  ma  conduite ,  je  mettrais  toujours  à 
Da  portée  les  plaisirs  de  tous  les  étals.  Il  y  a,  dit-on,  des  femmes 
qui  ferment  leur  porle  aux  manchettes  brodées ,  et  ne  reçoivent 
personne  qu'en  dentelles  ;  j'irais  donc  passer  ma  journée  ailleurs  : 
mais  sicesfemmesétaientjeuneset  jolies,  je  pourrais  quelquefois 
prendre  de  la  dentelle  pour  y  passer  la  nuit  tout  au  plus. 

Le  seul  lien  de  mes  sociétés  serait  rattachement  mutuel ,  la  con- 
formité des  goûts ,  la  convenance  des  caractères  ;  je  m'y  livrerais 
comme  homme  et  non  comme  riche;  je  ne  souffrirais  jamais  que 
leur  charme  fût  empoisonné  par  l'intérêt.  Si  mon  opulence  m'a- 
vait laissé  quelque  humanité  ,  j'étendrais  au  loin  mes  services  et 
mes  bienfaits;  mais  je  voudrais  avoir  autour  de  moi  une  société  et 
non  une  cour,  des  amis  et  non  des  protégés  ;  je  ne  serais  point  le 
patron  do  mes  convives ,  je  serais  leur  hôte.  L'indépendance  et 
l'égalité  laisseraient  à  mes  liaisons  toute  la  cr.ndeurdc  la  bienveil- 
lance ;  et  où  le  devoir  ni  l'intérêt  n'entreraient  pour  rien  ,  le  plai- 
sir et  rarailic  feraient  seuls  la  loi. 

On  n'achète  ni  son  ami  ni  sa  maîtresse.  Il  est  aisé  d'avoir  des 
femmes  avec  de  l'argent  ;  mais  c'est  le  moyen  de  n'être  jamais  l'a- 
mant d'aucune.  Loin  que  l'amour  soit  à  vendre ,  l'argent  le  lue 
infailliblement.  Quiconque  paye ,  fût-il  le  plus  aimable  des  hom- 
mes, par  cela  seul  qu'il  paye  ne  peut  être  longtemps  aimé.  Bien- 
tôt il  payera  pour  un  aulre ,  ou  plutôt  cet  autre  sera  payé  de  so?ï 
argent  ;  et  dans  co  double  lien ,  formé  par  l'intérêt ,  par  la  débau- 
che ,  sans  amour,  sans  honneur,  sans  vrai  plaisir,  h  femme  avide, 
mfidèlc  et  misérable ,  traitée  par  le  vil  qui  reçoit  comme  elle  Irait* 


LlYUt  iV.  41i 

k  sol  qui  donne ,  reste  ainsi  quitte  envers  tous  les  deux.  Il  serait 
doux  d'être  libéral  envers  ce  qu'on  aime ,  si  cela  ne  faisait  un 
marché.  Je  ne  connais  qu'un  moyen  de  satisfaire  ce  penchant  avec 
^i  maîtresse,  sans  empoisonner  l'amour; c'est  de  lui  tout  donner, 
'  d'être  ensuite  nourri  par  elle.  Reste  à  savoir  où  est  la  femme 
vec  qui  ce  procédé  ne  fût  pas  extravagant. 
Celui  qui  disait ,  Je  possède  Lais  sans  qu'elle  me  possède ,  di- 
it  un  mot  sans  esprit.  La  possession  qui  n'est  pas  réciproque 
'>st  rien  :  c'est  tout  au  plus  la  possession  du  sexe ,  mais  non  pas 
lie  l'individu.  Or,  où  le  moral  de  l'amour  n'est  pas ,  pourquoi  faire 
une  si  grande  affaire  du  reste.'  Rien  n'est  si  facile  à  trouver.  Un 
muletier  est  là-dessus  plus  près  du  bonheur  qu'un  millionnaire. 
Oh  !  si  l'on  pouvait  développer  assez  les  inconséquences  du  vice, 
inbien ,  lorsqu'il  obtient  ce  qu'il  a  voulu  ,  on  le  trouverait  loin  de 
'Il  compte!  Pourquoi  cette  barbare  avidité  de  corrompre  l'inno- 
nce ,  de  se  faire  une  victime  d'un  jeune  objet  qu'on  eut  du  prô- 
ner, et  que  de  ce  premier  pas  on  traîne  inévitablement  dans  un 
uffre  de  misère  dont  il  ne  sortira  qu'à  la  mort?  Brutalité,  va- 
nité, sottise,  erreur,  et  rien  davantage.  Ce  plaisir  même  n'est  pas 
lie  la  nature  ;  il  est  de  l'opinion,  et  de  l'opinion  la  plus  vile,puis- 
;  Telle  tient  au  mépris  de  soi.  Celui  qui  se  sent  le  dernier  des  hom- 
•'s  craint  la  comparaison  de  tout  autre ,  et  veut  passer  le  premier 
itir  être  moins  odieux.  Voyez  si  les  plus  avides  de  ce  ragoût 
Mi.igiuaire  sont  jamais  de  jeunes  gens  aimables  ,  dignes  de  plaire, 
rt  qui  seraient  plus  excusables  d'être  difficiles.  Non  :  avec  de  la 
ligure  ,  du  mérite  et  des  sentiments ,  on  craint  peu  l'expérience 
(If  sa  maîtresse  ;  dans  une  juste  confiance ,  on  lui  dit  :  Tu  connais 
'  -;  plaisirs ,  n'importe  ;  qion  cœur  t'en  promet  que  tu  n'as  jamais 
iinus. 

\Ii!>  un  vieux  satyre  usé  de  débauche,  sans  agrément,  sans 
111'  Il  i.:' ment ,  s<ins  égard,  sans  aucune  espèce  d'honnêteté ,  incapa- 
ble ,  indigne  de  plaire  à  toute  femme  qui  se  connaît  en  gens  aima- 
bles, croit  suppléer  à  tout  cela  chez  une  jeune  innocente,  en  ga- 
lant  de  vitesse  sur  l'expérience ,  et  lui  donnant  la  première  émo- 
'Q  des  sens.  Son  dernier  espoir  est  de  plaire  à  la  faveur  de  la 
luveaulé;  c'est  incontestablement  là  le  motif  secret  de  cette 
iiitaisie  :  mais  il  se  trompe ,  l'horreur  qu'il  fait  n'est  pas  moins  de 
1  nature  que  n'en  sont  les  désirs  qu'il  voudrait  exciter.  Il  se 
'  >mpe  aajsi-dans  sa  folle  attente  ;  cette  même  nature  a  soin  de 

M. 


420  EMILE. 

revendiquer  ses  droits  :  toute  fille  qui  se  vend  s  est  déjà  donnée;  et 
s'élant  donnée  à  son  choix,  elle  a  fait  la  comparaison  qu'il  craint.  Il 
achète  donc  un  plaisir  imaginaire,  et  n'en  est  pas  moins  abhorré. 
Pour  moi ,  j'aurai  beau  changer  étant  riche ,  il  est  un  point  ou 
je  ne  changerai  jamais.  S'il  ne  me  reste  ni  mœurs  ni  vertu ,  il  me 
restera  du  moins  quelque  goût,  quelque  sens,  quelque  délica- 
less©^';  et  cela  me  garantira  d'user  ma  fortune  en  dupe  à  courir 
.iprcs  des  chimères ,  d'épuiser  ma  bourse  et  raa  vie  à  me  faire  tra- 
hir et  moquer  par  des  enfants.  Si  j'étais  jeune,  je  chercherais  les 
plaisirs  de  la  jeunesse  ;  et ,  les  voulant  dans  toute  leur  volupté ,  je 
no  les  chercherais  pas  en  homme  riche.  Si  je  restais  tel  que  je  suis, 
ce  serait  autre  chose;  je  me  bornerais  prudemment  aux  plaisirs 
de  mon  âge  ;  je  prendrais  les  goûts  dont  je  peux  jouir,  et  j'étouf- 
ferais ceux  qui  ne  feraient  plus  que  mon  supplice.  Je  n'irais  point 
offrir  raa  barbe  grise  aux  dédains  railleurs  dos  jeunes  filles  ;  je  ne 
supporterais  point  de  voir  mes  dégoûtantes  caresses  leur  faire 
soulever  le  cœur,  do  leur  préparer  à  mes  dépens  les  récits  les  plus 
ridicules,  de  les  imaginer  décrivant  les  vilains  plaisirs  du  vieux 
singe ,  de  manière  à  se  venger  de  les  avoir  endurés.  Que  si  des  ha- 
bitudes mal  combattues  avaient  tourné  mes  anciens  désirs  en  be- 
soins ,  j'y  satisferais  peut-être  ,  mais  avec  honte ,  mais  en  rougis- 
sant de  moi.  J'ôterais  la  passion  du  besoin,  je  m'assortirais  le 
mieux  qu'il  me  serait  possible ,  et  m'en  tiendrais  là  :  je  ne  me  fe- 
rais plus  une  occupation  de  ma  faiblesse ,  et  je  voudrais  surtout 
n'en  avoir  qu'un  seul  témoin.  La  vie  humaine  a  d'autres  plaisirs , 
quand  ceux-là  lui  manquent  :  en  coiu-ant  vainement  après  ceux 
qui  fuient ,  on  s'ote  encore  ceux  qui  nous  sont  laissés.  Changeons 
de  goûts  avec  les  années ,  ne  déplaçons  pas  plus  les  âges  que  les 
saisons  :  il  faut  être  soi  dans  tous  les  temps ,  et  ne  point  lutter 
contre  la  nature  ï  ces  vains  efforts  usent  la  vie ,  et  nous  empêchent 
d'en  user. 

Le  peuple  ne  s'ennuie  guère,  sa  vie  est  active;  si  ses  amuse- 
ments ne  sont  pas  variés,  ils  sont  rares;  beaucoup  de  jours  de  fatigue 
lui  font  goûter  avec  délices  quelques  jours  do  fêtes.  Une  altern.v 
tive  delongs  travaux  et  de  courts  loisirs  tient  lieu  d'assaisonnement 
aux  plaisirs  de  son  état.  Pour  les  riches,  leur  grand  fléau  c'est 
l'ennui  :  au  soin  de  tant  d'araus^ements  rassemblés  à  grands  frais, 
au  milieu  de  tant  de  gens  concourant  à  leur  plaire ,  l'ennui  les  con- 
sume et  les  tue;  ils  passent  leur  vie  à  le  fuir  et  à  en  être  atteints  ; 


LIMIE  IV.  427 

lis  sont  accablés  de  son  poids  insupportable  ;  les  femmes  surtout , 
i)Ui  ne  savent  plus  ni  s'occuper,  ni  s'amuser,  en  sont  dévorées 
-ous  le  nom  de  vapeurs  ;  il  se  transforme  pour  elles  en  un  mal 
liorrible,  qui  leur  ôte  quelquefois  la  raison ,  et  enfin  la  vie.  Pour 
tnoi ,  je  ne  connais  point  de  sort  plus  affreux  que  celui  d'une  jo- 
if  femme  de  Paris,  après  celui  du  petit  agréable  qui  s'attache  à 
lie ,  qui,  changé  de  même  en  femme  oisive ,  s'éloigne  ainsi  doublc- 
■  lient  de  son  état,  et  à  qui  la  vanité  d'être  homme  à  bonnes  fortu- 
les  fait  supporter  la  longueur  des  plus  tristes  jours  qu'ait  jamais 
passés  créature  humaine. 

Les  bienséances ,  les  modes ,  les  usages  qui  dérivent  du  Iu.\e  et 
lu  bon  air,  renferment  le  cours  de  la  vie  dans  la  plus  maussade 
uniformité.  Le  plaisir  qu'on  veut  avoir  aux  yeux  des  autres  est 
perdu  pour  tout  le  monde  :  on  ne  l'a  ni  pour  eux  ni  pour 
>oi  '.  Le  ridicule,  que  l'opinion  redoute  sur  toute  chose ,  est  tou- 
jours à  côté  d'elle  pour  la  tyranniser  et  pour  la  punir.  On  n'est 
imais  ridicule  que  par  des  formes  déterminées  :  celui  qui  sait 
V  irier  ses  situations  et  ses  plaisirs  efface  aujourd'hui  l'impression 
li  hier  ;  il  est  comme  nul  dans  l'esprit  des  hommes;  mais  il  jouit, 
car  il  est  tout  entier  à  chaque  heure  et  à  chaque  chose.  Ma  seule 
forme  constante  serait  celle-là  ;  dans  chaque  situation  je  ne  m'oc- 
cuperais d'aucune  autre,  et  je  prendrais  chaque  jour  en  lui-même, 
comme  indépendant  de  la  veille  et  du  lendemain.  Comme  je  se- 
rais peuple  avec  le  peuple,  je  serais  campagnard  aux  champs; 
et  quand  je  parlerais  d'agriculture ,  le  paysan  ne  se  moquerait 
pa)»  de  moi.  Je  n'irais  pas  me  bâtir  une  ville  en  campagne,  et 
mettre  au  fond  d'une  province  les  Tuileries  devant  mon  apparte- 
ment. Sur  le  penchant  de  quelque  agréable  colline  bien  ombragée 
j'aurais  une  petite  maison  rustique,  une  maison  blanche  avec  des 
'•'  -;  et  quoique  une  couverture  de  chaume  soit, 

*  ■■  1  (ncilleure ,  je  préférerais  m.ignitiquement ,  non 

la  triste  ardoise,  mais  la  tuile  ,  parce  qu'elle  a  l'air  plus  propre  et 
plus  gai  que  le  cliaumc,  qu'on  ne  couvre  jias  autrement  les  mai- 

•  TViiT  ffmrw*  thi  mmrî^ ,  ponr  srofr  l'afr  Ar  Vamti«»T  N^ncoup ,   »e 
f'i  •.  Dans  la 

f  llondre, 

f'  •  mr 

l>  ■IN 

»«■■  ■■;■,.     i-tit 

milcï ,  iliirnt.i(it  tlucuuG  dm»  smi  f^uUuil. 


438  EMILE. 

sons  dans  mon  pays ,  et  que  cola  me  rappellerait  un  peu  l'heureux 
temps  (le  ma  jeunesse.  J'aurais  pour  cour  une  basse-cour,  et  pour 
écurie  une  élable  avec  des  vaches ,  pour  avoir  du  laitage ,  que 
j'aime  beaucoup.  J'aurais  un  potager  pour  jardin,  et  pour  parc 
un  joli  verger  semblable  à  celui  dont  il  sera  parlé  ci-après.  Les 
fruits,  à  la  discrétion  des  promeneurs,  ne  seraient  ni  comptés  ni 
cueillis  par  mon  jardinier  ;  et  mon  avare  magnificence  n'étalerait 
point  aux  yeux  des  espaliers  superbes ,  auxquels  à  peine  on  osât 
loucher.  Or  cette  petite  prodigalité  serait  peu  coûteuse,  parce 
que  j'aurais  choisi  mon  asile  dans  quelque  province  éloignée  où 
l'on  voit  peu  d'argent  et  beaucoup  de  denrées  ,  et  où  régnent  l'a- 
bondance et  la  pauvreté. 

Là ,  je  rassemblerais  une  société ,  plus  choisie  que  nombreuse  , 
d'amis  aimant  le  plaisir  et  s'y  connaissant ,  de  femmes  qui  pussent 
sortir  de  leur  fauteuil  et  se  prêter  aux  jeux  champêtres ,  prendre 
quelquefois,  au  lieu  de  la  navette  et  des  cartes ,  la  ligne,  les  gluaux, 
le  râteau  des  faneuses ,  et  le  panier  des  vendangeurs.  Là ,  tous  les 
airs  de  la  ville  seraient  oubliés,  et,  devenus  villageois  au  village , 
nous  nous  trouverions  livrés  à  des  foules  d'amusements  divers 
qui  ne  nous  donneraient  chaque  soir  que  l'embarras  du  choix  pour 
le  lendemain.  L'exercice  et  la  vie  active  nous  feraient  un  nouvel 
estomac  et  de  nouveaux  goûts.  Tous  nos  repas  seraient  des  fes- 
tins ,  où  l'abondance  plairait  plus  que  la  délicatesse.  La  gaieté  ,  les 
travaux  i-ustiques ,  les  folâtres  jeux ,  sont  les  premiers  cuisiniers 
du  monde ,  et  les  ragoûts  fins  sont  bien  ridicules  à  des  gens  en  ha- 
leine depuis  le  lever  du  soleil.  Le  service  n'aurait  pas  plus  d'ordre 
que  d'élégance;  la  salle  à  manger  serait  partout,  dans  le  jardin  , 
«lans  un  bateau  ,  sous  un  arbre;  quelquefois  au  loin,  près  d'une 
source  vive,  sur  l'herbe  verdoyante  et  fraîche,  sous  des  touffes 
d'aunes  et  de  coudriers  ;  une  longue  procession  de  gais  convives 
porterait  en  chantant  l'apprêt  du  festin  ;  on  aurait  le  gazon  pour 
table  et  pour  chaise;  les  bords  de  la  fontaine  serviraient  de  buf- 
fet ,  et  le  dessert  pendrait  aux  arbres  ;  les  mets  seraient  servis 
sans  ordre,  l'appétit  dispenserait  dos  façons;  chacun,  se  préférant 
ouvertement  à  tout  autre ,  trouverait  bon  que  tout  autre  se  préfé- 
rât de  même  à  lui  :  de  cette  familiarité  cordiale  et  mo<lorée  naîtrait , 
fwms  grossièreté ,  sans  fausseté ,  sans  contrainte ,  un  conflit  badin 
plus  charmant  cent  fois  que  la  politesse ,  et  plus  fait  pour  lier  les 
cœurs.  Point  d'importun  Inqnais  épiant  nos  di<i'iinr<    rrilii|nant 


LIVRE  IV.  429 

lout  bas  nos  maintiens,  comptant  nos  morceaux  d'un  œil  avide , 
s'amusant  à  nous  faire  attendre  à  boire ,  et  murmurant  d'un  trop 
long  diner.  Nous  serions  nos  valets,  pour  être  nos  maitres;  chacun 
serait  servi  par  tous  ;  le  temps  passerait  sans  le  compter  ;  le  repas 
serait  le  repos ,  et  durerait  autant  que  l'ardeur  du  jour.  S'il  passait 
près  de  nous  quelque  paysan  retournant  au  travail ,  ses  outils  sur 
l'épaule ,  je  lui  réjouirais  le  cœur  par  quelques  bons  propos ,  par 
quelques  coups  de  bon  vin  qui  lui  feraient  porter  plus  gaiement  sa 
misère  ;  et  moi  j'aurais  aussi  le  plaisir  de  me  sentir  émouvoir  un 
peu  les  entrailles,  et  de  me  dire  en  secret  :  Je  suis  encore  homme. 
Si  quelque  fête  champêtre  rassemblait  les  habitants  du  lieu ,  j'y 
serais  des  premiers  avec  ma  troupe  ;  si  quelques  mariages ,  plus 
bénis  du  ciel  que  ceux  des  villes ,  se  faisaient  à  mon  voisinage ,  on 
saurait  que  j'aime  la  joie,  et  j'y  serais  invité.  Je  porterais  à  ces 
-bonnes  gens  quelques  dons  simples  comme  eux  ,  qui  contribue- 
raient à  la  fête  ;  et  j'y  trouverais  en  échange  des  biens  d'un  prix 
inestimable,  des  biens  si  peu  connus  de  mes  égaux,  la  franchise 
et  le  vrai  plaisir.  Je  souperais  gaiement  au  bout  de  leur  longue  ta- 
ble ;  j'y  ferais  chorus  au  refrain  d'une  vieille  chanson  rustique ,  et 
je  danserais  dans  leur  grange  de  meilleur  cœur  qu'au  bal  de  l'Opéra. 
Jusqu'ici  tout  est  à  merveille ,  me  dira-l-on  ;  mais  la  chasse .'  est- 
ce  être  en  campagne  que  de  n'y  pas  chasser?  J'entends  :  je  ne  vou- 
lais qu'une  métairie  ,  et  j'avais  tort.  Je  me  suppose  riche ,  il  me 
faut  des  plaisirs  exclusifs,  des  plaisirs  destructifs  :  voici  de  tout 
autres  affaires.  Il  me  faut  des  terres,  des  bois ,  des  gardes,  des 
redevances ,  des  honneurs  seigneuriaux ,  surtout  de  IViiren*  «'t  d" 
l'eau  bénite. 

Fort  bien.  Mais  cette  terre  aura  des  voisins  jaloux  de  leurs 
droits  et  désireux  d'usurper  ceux  des  autres  ;  nos  gardes  se  cha- 
mailleront, et  peut-être  les  maitres  :  voilà  des  altercations ,  des 
querelles ,  des  haines ,  des  procès  tout  au  moins  :  cela  n'est  déjà 
pas  fort  agréable.  Mes  vassaux  ne  verront  point  avec  plaisir  labou- 
rer leurs  blés  par  mes  lièvres,  et  leurs  fèves  par  mes  sangliers; 
chacun  ,  n'osant  tuer  l'ennemi  qui  détruit  son  travail ,  voudra  du 
moins  le  chasser  de  son  champ  :  après  avoir  passé  le  jour  à  culti- 
•r  leurs  terres ,  il  faudra  qu'ils  passent  la  nuit  à  les  garder  ;  ils  au- 
•ntdes  mâtins ,  des  tambours,  des  cornets ,  des  sonnettes  :  avec 
lit  ce  tintamarre  ils  troubleront  mon  sommeil.  Je  songerai  mal- 
~'r  moi  à  la  misorc  de  ces  pauvres  gens,  et  ne  pourrai  m'empc- 


430  EMILE. 

cher  de  me  la  reprocher.  Si  j'avais  l'honneur  a  être  prince,  tout 
cela  ne  me  toucherait  guère  ;  mais  moi ,  nouveau  parvenu,  nou- 
veau riche  ,  j'aurai  le  cœur  encore  un  peu  roturier. 

Ce  n'est  pas  tout;  l'abondance  du  gibier  tentera  les  chasseurs; 
j'aurai  bientôt  des  braconniers  à  punir;  il  me  faudra  des  prisons , 
(les  geôliers ,  des  archers,  des  galères  :  tout  cela  me  parait  assez 
cruel.  Les  feuimes  de  ces  malheureux  viendront  assiéger  ma  porte 
et  m'importuner  de  leurs  cris  ;  ou  bien  il  faudra  qu'on  les  chasse , 
qu'on  les  maltraite.  Les  pauvres  gens  qui  n'auront  point  braconné , 
et  dont  mon  gibier  aura  fourragé  la  récolte ,  viendront  se  plaindre 
de  leur  côté  :  les  uns  seront  punis  pour  avoir  tué  le  gibier ,  les  au- 
Ires  ruinés  pour  l'avoir  épargné  :  quelle  triste  alternative!  Je  ne 
verrai  de  tous  côtés  qu'objets  de  misère ,  je  n'entendrai  que  gé- 
missements :  cela  doit  troubler  beaucoup,  ce  me  semble,  le  plaisii 
de  massacrer  à  son  aise  des  foules  de  perdrix,  et  de  lièvres  pres- 
que sous  ses  pieds. 

Voulez-vous  dégager  les  plaisirs  de  leurs  peines,  ôtez-en  l'ex- 
clusion :  plus  vous  les  laisserez  communs  aux  hommes ,  plus  vous 
les  goûterez  toujours  purs.  Je  ne  ferai  donc  point  tout  ce  que  je 
viens  de  dire;  mais,  sans  changer  de  goûts,  je  suivrai  celui  que 
je  me  suppose  à  moindres  frais.  J'établirai  mon  séjour  champé- 
(re  dans  un  pays  où  la  chasse  soit  libre  à  tout  le  monde ,  et  où  j'en 
l)uissc  avoir  l'amusement  sans  embarras.  Le  gibier  sera  plus  rare  ; 
mais  il  y  aura  plus  d'adresse  à  le  chercher  et  de  plaisir  à  l'attein- 
dre. Je  me  souviendrai  des  battements  de  cœur  qu'éprouvait 
mon  père  au  vol  de  la  première  perdrix ,  et  des  transports  de  joie 
avec  lesquels  il  trouvait  le  lièvre  qu'il  avait  cherché  tout  le 
jour.  Oui ,  je  soutiens  que ,  seul  avec  son  chien ,  chargé  de  son 
fusil,  de  son  carnier ,  de  son  fourniment,  de  sa  petite  proie,  il 
revenait  le  soir ,  rendu  de  fatigue  et  déchiré  des  ronces,  plus  con- 
tent de  sa  journée  que  tous  vos  chasseurs  de  ruelle  ,  qui  sur  un 
bon  cheval ,  suivis  de  vingt  fusils  chargés ,  ne  font  qu'en  chan- 
ger ,  tirer  et  tuer  autour  d'eux ,  sans  art ,  sans  gloire ,  et  presque 
sans  exercice.  Le  plaisir  n'est  donc  pas  moindre ,  et  l'inconvénient 
est  ôté  quand  on  u'a  ni  terre  ù  gai'der ,  ni  braconnier  à  punir ,  ni 
miscral)le  à  tourmenter  :  voilà  donc  une  solide  raison  de  |)référenco. 
Ouoi  (|u'on  fasse ,  on  ne  tourmente  point  sans  lin  les  hommes  qu'on 
n'en  reçoive  aussi  quelque  malaise;  et  les  longues  nudédiotion». 
lin  piiiplo  rcndoiil  toi  ou  lard  le  giitier  amer. 


UVRË  IV.  431 

Eiicore  ua  coup ,  les  plaisirs  exclusifs  sont  la  mort  du  plaisir. 

Les  vrais  amusenieuts  sonl  ceux  qu'on  partage  avec  le  peuple  ; 
eux  qu'on  veut  avoir  à  soi  seul ,  on  ne  les  a  plus.  Si  les  murs  que 

;  i-iève  autour  de  mon  parc  m'en  font  une  triste  clôture,  je  n'ai 
lit  à  grands  frais  que  m'ôter  le  plaisir  de  la  promenade  ;  me 

.  oilà  force  de  l'aller  chercher  au  loin.  Le  démon  de  la  propriété  in- 
erte tout  ce  qu'il  touche.  Un  riche  Acut  être  partout  le  maître ,  et 
le  se  trouve  bien  qu'où  il  ne  l'est  pas  :  il  est  forcé  de  se  fuir  lou- 

■  lurs.  Pour  moi,  je  ferai  là-dessus ,  dans  ma  richesse ,  ce  que  j'ai 
!  lit  dans  ma  pauvreté.  Plus  riche  maintenant  du  bien  des  autres 
que  je  ne  serai  jamais  du  mien  ,  je  m'empare  de  tout  ce  qui  me 
convient  dans  mon  voisinage  :  il  n'y  a  pas  de  conquérant  plus  dé- 
terminé que  moi  ;  j'usurpe  sur  les  princes  mêmes  ;  je  m  accom- 
ni<i<I>'Ninsdistinction  de  tous  les  terrains  ouverte  qui  meplaisent^ 
I'  1.  ij;  donne  des  noms  ;  je  fais  de  l'un  mon  parc ,  de  1  autre  ma 

■  rrasse.et  m'en  voilà  le  maître;  des  iorsje  m'y  promené  impu- 
•  ment;  j'y  reviens  souvent  pour  maintenir  la  possession;  j'use 
utant  que  je  veux  ie  sol  à  force  d'y  marcher  ;  et  l'on  ne  me  per- 
iiadera  jamais  que  le  titulaire  du  fonds  que  je  m  appropne  tire 

.>ius  d'usage  de  l'argent  qu'il  lui  produit  que  j'en  tire  de  son  ter 
lin.  Que  si  l'on  vient  à  me  vexer  par  des  fossés,  par  des  haies, 
M»  m'importe  ;  je  prends  mon  parc  sur  mes  épaules ,  et  je  vais  le 
i  oser  ailleurs  ;  les  emplacements  ne  manquent  pa.s  aux  environs , 
t  j'aurai  longtemps  à  piller  mes  voisins  avant  de  manquer  d'asile. 
Voila  quelque  essai  du  vrai  goût  dans  ie  choix  des  loisirs  agréa - 
lies;  voilà  dans  quel  esprit  on  jouit  :  tout  le  reste  n'est  qu'illusion, 
chimère ,  sotte  vanité.  Quiconque  s'écartera  de  ces  règles  ,  quel- 
que riche  qu'il  puis.sc  être,  mangera  son  or  en  fumier,  et  ne 
connaîtra  jamais  le  prix  de  la  vie. 

On  m'objectera  sans  doute  que  de  tels  amusements  sont  à  la 
pnrli*«>  d»»  tous  les  hommes  ,  et  qu'on  n'a  pas  besoin  d'être  riche 
]>•  !cr.  C'est  précisément  à  quoi  j'en  voulais  venir.  On 

a  ■  juand  on  en  veut  avoir  :  c'est  l'opinion  seule  qui  rcmi 

tout  difticiie,  qui  chasse  le  bonheur  devant  nous;  et  il  est  cent 
fois  plus  aisé  d'être  heureux  que  de  le  paraître.  L'homme  de  goùl 
>  vraiment  voluptueux  n'a  que  faire  de  richesse;  il  lui  suflit 
i  'tre  libre  et  maître  de  lui.  'Quiconque  jouit  de  la  santé  ei  ne 
iiinque  pas  du  nécessaire,  s'il  arrache  de  son  cœur  les  biens  do 
opinion ,  est  assez  riche  :  c'est  Vauren  mediorrHas  d'Horace.  Gens 


4âi  •  fMïlÈ. 

à  coffres-forts,  cherchez  doncqueliiue  autre  emploi  de  votre  opu- 
lence, car  pour  le  plaisir  elle  n'est  bonne  à  rien.  Emile  ne  saura 
pas  tout  cela  mieux  que  moi  ;  mais ,  ayant  le  cœur  plus  pur  et 
plus  sain ,  il  le  sentira  mieux  encore ,  et  toutes  ses  observations 
dans  le  monde  ne  feront  que  le  lui  confirmer*. 

En  passant  ainsi  le  temps ,  nous  cherchons  toujours  Sophie ,  et 
nous  ne  la  trouvons  point.  Il  importait  qu'elle  ne  se  trouvât  pas  si 
vite,  et  nous  l'avons  cherchée  où  j'étais  bien  sur  qu'elle  n'était 
pas  '. 

Enfin  le  moment  presse  ;  il  est  temps  de  la  chercher  tout  de 
bon  ,  de  peur  qu'il  ne  s'en  fasse  une  qu'il  prenne  pour  elle  ,  et 
qu'il  ne  connaisse  trop  tard  son  erreur.  Adieu  donc ,  Paris ,  ville 
célèbre,  ville  de  bruit,  de  fumée  et  de  boue  ,  où  les  femmes  ne 
croient  plus  à  l'honneur,  ni  les  hommes  à  la  vertu.  Adieu ,  Paris  : 
nous  cherchons  l'amour,  le  bonheur,  l'innocence  ;  nous  ne  serons 
jamais  assez  loin  de  toi. 


LIVRE  V 


Nous  voici  parvenus  au  dernier  acte  de  la  jeunesse ,  mais  nous 
ne  sommes  pas  encore  au  déuoùment. 

11  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul.  Étnile  est  homme;  nous 
lui  avons  promis  une  compagne ,  il  faut  la  lui  donner.  Cette  com- 
pagne est  Sophie.  Eu  quels  lieux  est  son  asile  ?  où  la  trouverons- 
nous.^  Pour  la  trouver  il  la  faut  connaître.  Sachons  premièrement 
ce  qu'elle  est,  nous  jugerons  mieu.t  des  lieux  qu'elle  habite;  cl 
quand  nous  l'aurons  trouvée,  encore  tout  ne  scra-t-il  pas  fait. 
Puisque  notre  jeune  genlilhommc  ,  dit  Locke  ,  tsl  prêt  à  se  marier, 
il  est  temps  de  le  laisser  auprès  de  sa  maîtresse.  Et  là-dessus  il 
linil  .son  ouvrage.  Pour  moi ,  qui  n'ai  pas  l'honneur  d'élever  un 
{^gentilhomme ,  je  me  garderai  d'imiter  Locke  en  cela. 

•[Vab.  ...  le  lui  confirmer.  Celle  manière  de  former  son  goùl  vaut 
bien  celle  des  livres  Horace  et  Chaulieu  ne  lui  en  diront  poji  plus. 
Ilesle  à  savoir,  je  le  redis  encore ,  si  ce  sont  ici  des  préceptes  vagues  et 
tUnlcs  ,  ou  s'ils  lui  sont  bien  appropriés], 

'  Mulieremforlem  quis  invcnieli'  Procul,  et  de  ultimisfimbus  pretiutn 
fjut    Prov.  XXX2,  10. 


LIVRE  V.  413 


SOPHIE. 


LA  FEMME. 

Sophie  doit  être  femme  comme  Emile  est  homme ,  c'est-à-dire 
oir  tout  ce  qui  convient  à  la  conslilulion  de  son  espèce  et  de 
1  sexe  pour  remplir  sa  place  dans  l'ordre  physique  et  moral, 
inmençons  donc  par  examiner  les  conformités  et  les  différences 
son  sexe  et  du  nôtre. 

En  tout  ce  qui  ne  tient  pas  au  sexe  ,  la  femme  est  homme  :  elle 
A  les  mêmes  organes ,  les  mêmes  besoins ,  les  mêmes  facultés  ;  la 
machine  est  construite  de  la  même  manière  ,  les  pièces  en  sont  les 
mêmes ,  le  jeu  de  l'une  est  celui  de  l'autre ,  la  figure  est  sembla- 
l»le  ;  et,  sous  quelque  rapport  qu'on  les  considère,  ils  ne  diffèrent 
itre  eux  que  du  plus  au  moins. 

(-]n  tout  ce  qui  tient  au  sexe ,  la  femme  et  I  homme  ont  partout 

s  rapports  et  partout  des  différences:  la  difficulté  de  les  com 

.rcr  vient  de  celle  de  déterminer  dans  la  constitution  de  l'un  et 

l'autre  ce  qui  est  du  sexe  et  ce  qui  n'en  est  pas.  Par  l'anatomie 

rnparce,  et  même  a  la  seule  inspection,  Ion  trouve  entre  eux 

>  différences  générales  qui  paraissent  no  point  tenir  au  sexe  ; 

.^s  y  tiennent  pourtant ,  mais  par  des  liaisons  que  nous  sommes 

■rs  d'état  d'apercevoir  :  nous  ne  savons  jusqu'où  ces  liaisons 

tivent  s'étendre  ;  la  seule  chose  que  nous  savons  avec  certitude 

-t  que  tout  ce  qu'ils  ont  de  commun  est  de  l'espèce ,  et  que  tout 

qu'ils  ont  de  différent  est  du  sexe.   Sous  ce  double  point  de 

le  nous  trouvons  entre  eux  tant  de  rapports  et  tant  d'oppo»ilions, 

lue  c'est  peut-être  une  dt-s  merveilles  de  la  nature  d'avt  ir  pu 

i.iire  deux  êtres  si  semblables  en  les  constituant  si  différemment. 

Ces  rapports  et  ces  différences  doivent  influer  sur  le  moral; 

Ile  conséquence  est  sousible ,  conforme  à  l'expérience ,  et  mon- 

'•  la  vanité  des  disputes  sur  la  préférence  ou  l'égalité  des  sexes  : 

mme  si  chacun  des  deux  ,  allant  aux  fins  de  la  nature  selon  sa 

>tination  particulière,  n'était  pas  plus  parfait  en  cela  que  s'il 

^semblait  davantage  à  l'autre!  En  ce  qu'ils  ont  de  commun  ils 

-  mt  égaux  ;  en  ce  qu'ils  ont  de  différent  ils  ne  sont  pas  compara- 

BOISS.   -   ^.mij;  37 


434  EMILE. 

bles.  Une  femme  parfaite  et  un  homme  parfait  ne  doivent  pas 
plusse  ressembler  d'esprit  que  de  visage;  et  la  perfection  n'est 
pas  susceptible  de  [)lus  et  de  moins. 

Dans  l'union  des  sexes  chacun  concourt  également  à  l'objet 
«ommun,  mais  non  pas  de  la  même  manière.  De  celte  diversité 
naît  la  première  différence  assignable  entre  les  rapports  moraujf 
de  l'un  et  de  l'autre.  L'un  doit  être  actif  et  fort ,  l'autre  passif  et 
faible:  il  faut  nécessairement  que  l'un  veuille  et  puisse .  il  suflit 
que  l'autre  résiste  peu. 

Ce  principe  établi,  il  s'ensuit  que  la  lemmeest  faite  spécialement 
pour  plaire  à  l'homme.  Si  l'homme  doit  lui  plaire  à  son  tour,  c'est 
d'une  nécessité  moins  directe  :  son  mérite  est  dans  sa  puissance; 
il  plaitpar  cela  seul  qu'il  est  fort.  Ce  n'est  pas  ici  la  loi  de  l'amour, 
j'en  conviens  ;  mais  c'est  celle  de  la  nature ,  antérieure  à  l'amour 
même. 

Si  la  femme  est  faite  pour  plaire  et  pour  être  subjuguée  ,  elle 
doit  se  rendie  agréable  à  l'homme,  au  lieu  de  le  provoquer  :  sa 
violence  à  elle  est  dans  ses  charmes  ;  c'est  par  eux  qu'elle  doit  le 
contraindre  à  trouver  sa  force  et  à  en  user.  L'art  le  plus  sur  d'a- 
nimer cette  force  est  de  la  rendre  nécessaire  par  la  résistance. 
Alors  l'amour-propre  se  joint  au  désir,  et  l'un  triomphe  de  la  vic- 
toire que  l'autre  lui  fait  remporter.  De  là  naissent  l'attaque  et  la 
défense  ,  l'audace  d'un  sexe  et  la  timidité  de  l'autre,  enfin  la  mo- 
destie et  la  honte  dont  la  nature  arma  le  faible  pour  asservir  le 
fort. 

Qui  est-ce  qui  peut  penser  qu'elle  ait  prescrit  indifféremment 
les  mêmes  avances  aux  uns  et  aux  autres ,  et  que  le  premier  h 
former  des  désirs  doive  être  aussi  le  premier  à  les  témoigner? 
Quelle  étrange  dépravation  de  jugement  !  L'entreprise  ayant  des 
conséciuenccs si  difféientes  pour  les  deux  sexes,  est-il  naturel  qu'il» 
aient  la  même  audace  à  s'y  livrer  ?  Comment  ne  voit-on  pas  qu'a 
vec  une  si  grande  inégalité  dans  la  mise  commune  ,  si  la  réserve 
nimposait  à  l'un  la  modération  que  la  nature  impose  à  l'autre, 
il  en  résullorail  hiontot  la  ruine  de  tous  deux ,  et  que  le  genre  hu- 
main périrait  parles  moyens  établis  pour  le  conserver?  Avec  la 
facilité  qu'ont  les  femmes  d'émouvoir  les  sens  dos  hotumes,  et 
d'aller  réveiller  au  fond  de  leurs  cœurs  les  rentes  d'un  tempéra- 
ment pres(jue  éteint,  s'il  était  quelque  malheureux  climat  sur 
U  terre  où  la  philosophie  eut  introduit  cet  usage ,  surtout  -lins  le* 


LIVHE  V.  43S 

fwtrs  cbautU ,  où  il  naît  plus  de  femmes  que  d'hommes,  l3rrannisês 
r  elles,  ils  seraient  enlia  leurs  victimes,  et  se  verraient  tous 
iner  à  la  mort,  sans  qu'ils  pussent  jamais  s'en  défendre, 
^i  les  femelles  des  animaOx  n'ont  pas  la  même  honte ,  que 
isuit-il  ?  Ont-elles,  comme  les  femmes,  les  désirs  illimités  aux- 
■Is  cette  honte  sert  de  frein?  Le  désir  ne  vient  pour  elles  qu'a- 
ie besoin;  le  besoin  satisfait ,  le  désir  cesse  ;  elles  ne  repous- 
t  plus  le  màlc  par  feinte  ' ,  mais  tout  de  bon  :  elles  font  tout  le 
itraire  de  ce  que  faisait  la  Klle  d'Auguste  ,  elles  ne  reçoivent 
:<  de  passagers  quand  le  navire  a  sa  cargaison.  Même  quand 
it  libres,  leurs  temps  de  bonne  volonlé  sont  courts  et  bien- 
-  s  ;  l'instinct  les  pousse,  et  l'instinct  les  arrête.  Où  sera  le 
(ilémentde  cet  instinct  négatif  dans  les  femmes,  quand  vou* 
r  aurez  ôté  la  pudeur?  Attendre  qu'elles  ne  se  soucient  plu* 
-  hommes ,  c'est  attendre  qu'ils  ne  soient  plus  bons  à  rien. 
I,  Être  suprême  a  voulu  faire  en  tout  honneur  à  l'espèce  hu- 
me :  en  donnant  à  l'homme  des  penchants  sans  mesure  ,  il  lut 
ne  en  même  temps  la  loi  qui  les  règle,  afin  qu'il  soit  libre  et 
ommande  à  lui-même  :  en  le  livrant  à  des  passions  immodé- 
> ,  il  joint  à  ces  passions  la  raison  pour  les  gouverner  :  en  li- 
iiit  la  femme  à  des  désirs  illimitt'S,  il  joint  à  ces  désirs  la  pu- 
ir  pour  les  contenir.  Pour  surcroit ,  il  ajoute  encore  une  ré- 
iipense  actuelle  au  bon  usage  de  ses  facultés,  savoir,  le  goùl 
<n  prend  aux  choses  honnêtes  lorsqu'on  en   fait  la  règle  do 
actions.  Tout  cela  vaut  bien ,  ce  me  semble ,  l'instinct  des 
■s. 

^'jjt  donc  que  la  femelle  de  l'Iiomme  partage  ou  non  ses  désirs 
■  l'uillc  ou  non  les  satisfaire ,  elle  le  repousse  et  se  défend  tou- 
rs, mais  non  pas  toujours  avec  la  même  force ,  ni  par  consé- 
'it  avor  le  même  succès.  Pour  que  l'attaquant  soit  victorieux, 
;i'  l'attaqué  le  permette  ou  l'ordonne  :  car  que  de  moyens 
.»  t-il  pas  pour  forcer  l'agresseur  d'user  de  force  !  Le  plu? 
!"  et  le  plus  doux  do  tous  les  actes  n'admet  point  de  violence 
lie ,  la  nature  et  la  raison  s'y  opposent  :  la  nature ,  en  ce  qu'elle 
"urvu  le  plus  faible  d'autant  de  force  qu'il  en  faut  pour  résister 

J'Ai  i\éii  rctn.in{ué  qne  te*  rcftit  de  amaiprée  et  cfaipuxrie  sont  coin- 
i.  i  iiK  v,iiM-  toutnt  les  femeUe».  même  parmi  l«  animaux,  rt  mcnie 
1  Ir  \Am  ciLifinaén  i  te  rendre  ;  il  faut  n'avoir  Januit  ol*- 
^•' |MHir  tlUcoiivenir  de  cdA. 


43fi  EMILE. 

quand  il  lui  plait  ;  la  raison ,  en  ce  qu'une  violence  réelle  est  non 
seulenient  le  plus  brutal  de  tous  les  actes ,  mais  le  plus  contraire 
à  sa  fin ,  soit  parce  que  l'homme  déclare  ainsi  la  guerre  à  sa  com- 
pagne, et  l'autorise  à  défendre  sa  p<frsonne  et  sa  liberté  aux  dé- 
pens même  de  la  vie  de  l'agresseur ,  soit  parce  que  la  femme 
seule  est  juge  de  l'état  où  elle  se  trouve ,  et  qu'un  enfant  n'aurait 
point  de  père  si  tout  homme  en  pouvait  usurper  les  droits. 

Voici  donc  une  troisième  conséquence  de  la  constitution  des 
sexes ,  c'est  que  le  plus  fort  soit  le  maître  en  apparence,  et  dé- 
pende en  effet  du  plus  faible  ;  et  cela ,  non  par  un  frivole  usage  de 
galanterie ,  ni  par  une  orgueilleuse  générosité  de  protecteur , 
mais  par  une  invariable  loi  de  la  nature ,  qui ,  donnant  à  la  femme 
plus  de  facilité  d'exciter  les  désirs  qu'à  l'homme  de  les  satis- 
faire, fait  dépendre  celui-ci ,  malgré  qu'il  en  ait ,  du  bon  plaisir  de 
l'autre ,  et  le  contraint  de  chercher  à  son  tour  à  lui  plaire,  pour 
obtenir  qu'elle  consente  à  le  laisser  être  le  plus  fort.  Alors  ce  qu'il 
y  a  de  plus  doux  pour  l'homme  dans  sa  victoire  est  de  douter 
si  c'est  la  faiblesse  qui  cède  à  la  force,  ou  si  c'est  la  volonté  qui 
se  rend  ;  et  la  ruse  ordinaire  de  la  femme  est  de  laisser  toujours 
ce  doute  entre  elle  et  lui.  L'esprit  des  femmes  répond  en  ceci  par- 
faitement à  leur  constitution  :  loin  de  rougir  de  leur  faiblesse,  elles 
en  font  gloire  ;  leurs  tendres  muscles  sont  sans  résistance  ;  elles 
affectent  de  ne  pouvoir  soulever  les  plus  légers  fardeaux  ;  elles 
auraient  honte  d'être  fortes.  Pourquoi  cela  ?  Ce  n'est  pas  seule- 
ment pour  paraître  délicates,  c'est  par  une  précaution  plus  adroite  ; 
elles  se  ménagent  de  loin  des  excuses,  et  le  droit  d'être  faibles  au 
besoin. 

Le  progrès  des  lumières  acquises  par  nos  vices  a  beaucoup 
changé  sur  ce  point  les  anciennes  opinions  parmi  nous  ;  et  l'on 
ne  parle  plus  guère  de  violences  depuis  qu'elles  sont  si  peu  né- 
cessaires, et  que  les  hommes  n'y  croient  plus  '  ;  au  lieu  qu'elles 
sont  très-communes  dans  les  hautes  antiquités  grecques  et  juive», 
parce  que  ces  mêmes  opinions  sont  dans  la  simplicité  de  la  na« 
ture  ,  et  que  la  seule  ex|)éricnce  du  libertinage  a  pu  les  déraciner. 
Si  l'on  cite  de  nos  jours  moins  d'actes  do  violence  ,  ce  n'est  sûre- 

'  Il  peut  y  avoir  iino  telle  ilispropoilion  «l'Age  et  île  force ,  nn'iine  vkv 
Icncc  rt'olle  ait  lien  ;  mais  traitant  ici  de  l'état  relalif  «les  spxes  selon  l'or- 
dre de  la  nature,  jo  les  prends  tons  deux  dans  le  rapport  commun  qn* 
constitJie  cet  éU\t. 


LIVRE  V.  437 

ment  pas  que  les  hommes  soient  plus  tempérants ,  mais  c'est  qu'ils 

ont  moins  de  crédulité ,  et  que  telle  plainte  qui  jadis  eût  persuadé 

s  peuples  simples  ne  ferait  de  nos  jours  qu'attirer  les  ris  des 

oqueurs  ;  on  gagne  davantage  h  se  taire.  Il  a  dans  le  Deutéro- 

ime*  une  loi  par  laquelle  une  fille  abusée  était  punie  av^cHe  sé- 

'icleur,si  le  délit  avait  été  commis  dans  la  ville  ;  mais  s'il  avait 

L-  commis  à  la  campagne  ou  dans  des  lieux  écartés,  l'homme 

iil  était  puni  ;  car ,  dit  la  loi ,  la  fille  a  crié .  et  n'o  point  été  en- 

ndue.  Cette  bénigne  interprétation  apprenait  aux  Glles  à  ne  pas 

laisser  surprendre  en  des  lieux  fréquentés. 

L'effet  de  ces  diversités  d'opinions  sur  les  mœurs  est  sensible. 

i  galanterie  moderne  en  est  l'ouvrage.  Les  hommes  ,  trouvant 

le  leurs  plaisirs  dépendaient  plus  de  la  volonté  du  beau  sexe 

lils  n'avaient  cru ,  ont  captivé  cette  volonté  par  des  complai- 

'ices  dont^  les  a  bien  dédommagés. 

Voyez  comment  le  physique  nous  amène  insensiblement  au  mo- 
-•  ! ,  et  comment  de  la  grossière  union  des  sexes  naissent  peu  à  peu 
-  plus  douces  lois  de  l'amour.  L'empire  des  femmes  n'est  ponit 
■Iles  parce  que  les  hommes  l'ont  voulu  ,  mais  parce  que  ainsi  ie 
lit  la  nature  :  il  était  à  elles  avant  qu'elles  parussent  l'avoir.  Ce 
•  me  Hercule,  qui  crut  faire  violence  aux  cinquante  filles  de 
lospius.fut  pourtant  contraint  de  liler  près  d'Omphale;  et  le 
rt  Samson  n'était  pas  si  fort  que  Dalila.  Cet  empire  est  au^ 
mmes ,  et  ne  peut  leur  être  été ,  même  quand  elles  en  abusent  : 
jamais  elles  pouvaient  le  perdre ,  il  y  a  longtemps  qu'elles  l'au- 
iient  perdu. 

Il  n'y  a  nulle  parité  entre  les  deux  sexes  quant  à  ia  cons«'quence 

1  sexe.  Le  mâle  n'est  màie  qu'en  certains  instants ,  la  tcraclle  est 

nielle  toute  sa  vie  ,  ou  du  moins  toute  sa  jeunesse;  tout  la  rap- 

■  lie  sans  .•esse  à  son  sexe,  et,  pour  en  bien  remplir  les  fonc- 

'ns  ,  il  lui  faut  une  constitution  qui  s'y  rapporte.  Il  lui  faut  du 

ment  durant  sa  grossesse  .  il  lui  faut  du  repos  dans  ses 

> ,  il  lui  faut  une  vie  molle  et  sédentaire  pour  allaiter  ses 

liants;  il  lui  faut ,  pour  les  élever , de  la  patience  et  de  ladou- 

iir,  un  7.êle,  une  affection  que  rien  ne  rebute;  elle  sert  de  liaison 

itre  eux  et  .cur  père,  elle  seule  les  lui  fait  aimer,  et  lui  donne  la 

MiHance  de  les  appeler  sienr..  Que  de  tendresse  et  de  soins  ne  lui 

l'il-il  point  piiur  maintenir  dans  l'union  toute  la  famille  !  Et  enfin 

•[Clu|t.  wii  .  vors.  2."  .  .  27.) 


438  lùMILK. 

lout  cela  110  doit  pas  èlrc  des  vertus  ,  mais  des  goûts;  sans  quoi 
l'espèce  liumaiiie  sérail  bientôt  éteinte. 

La  rigidité  des  devoirs  relatifs  des  deux  sexes  n'est  ni  ne  peut 
être  la  même.  Quand  la  femme  se  plaint  là-dessus  de  l'injuste  iné- 
galité qu'y  met  l'homme,  elle  a  tort;  celte  inégalité  n'est  point 
une  institution  humaine,  ou  du  moins  elle  n'est  point  l'ouvrage 
du  préjugé ,  mais  de  la  raison  :  c'est  à  celui  des  deux  que  la  na- 
ture a  chargé  du  dépôt  des  enfants  d'en  répondre  à  l'autre.  Sans 
doute  il  n'est  permis  à  personne  de  violer  sa  foi ,  et  tout  mari  in- 
fidèle qui  prive  sa  femme  du  seul  prix  des  austères  devoirs  de  son 
sexe  est  un  homme  injuste  et  barbare  :  mais  la  femme  infidèle  fait 
plus ,  elle  dissout  la  famille  et  brise  tous  les  liens  de  la  nature  ;  en 
donnant  à  l'homme  des  enfants  qui  ne  sont  pas  à  lui ,  elle  trahit 
les  uns  et  les  autres,  elle  joint  la  perfidie  à  l'infidélité.  J'ai  peine 
à  voir  quel  désordre  et  quel  c.  ime  ne  lient  pas  à  cel^j-là.  S'il  est 
un  état  affreux  au  monde ,  c'est  celui  d'un  malheureux  père  qui , 
sans  confiance  en  sa  femme,  n'ose  se  livrer  aux  plus  doux  seu- 
timents  de  son  cœur,  qui  doute  en  enibrassanl  sou  enfant  s'il  n'em- 
brasse point  l'enfant  d'un  autre,  le  gage  de  son  déshonneur,  le 
ravisseur  du  bien  de  ses  propres  enfants.  Qu'est-ce  alors  que  U 
famille ,  si  ce  n'est  une  société  d'ennemis  secrets  qu'une  femme 
coupable  arme  l'un  contre  l'autre ,  en  les  forçant  do  feindre  de 
s'entr'aimer  ? 

11  n'importe  donc  pas  seulement  que  la  femme  soit  fidèle ,  mais 
qu'elle  soit  jugée  telle  par  son  mari ,  par  ses  proches ,  par  tout  le 
monde;  il  importe  qu'elle  soit  modeste,  attentive,  réservée,  cl 
qu'elle  porte  aux  yeux  d'autrui ,  comme  en  sa  propre  conscience , 
le  témoignage  de  sa  vertu.  F.iilin  ,  s'il  importe  qu'un  père  amie  ses 
enfants ,  il  im])orle  qu'il  estime  leur  mère.  Telles  sont  les  raisons 
qui  mettent  l'apparence  morne  au  nombre  des  ilevoirs  des  fem- 
mes, et  leur  rendent  l'honneur  et  la  réputation  non  moins  indis- 
pensables que  la  chasteté.  De  ces  principes  dérive ,  avee  la  diffé- 
rence morale  des  sexes,  un  motif  nouveau  ile  devoir  et  de  conve- 
nance, qui  prescrit  spécialement  aux  femmes  l'attention  la  plus 
scrupuleuse  sur  leur  conduite ,  sur  leurs  manières,  sur  leur  main- 
tien. Soutenir  vaguement  que  les  deux  sexes  sont  égaux  et  que 
leurs  devoirs  sont  les  mémos,  c'est  se  perd id  en  déclamation* 
vaines,  c'est  ne  rien  dire  tant  qu'on  ne  répondra ^las  à  cela. 
N'est-ce  pas  une  manière  do  raisonner  bien  solide,  de  douoet 


LIVRE  V.  439 

's  fxcoplijns  |>our  réponse  à  des  lois  générales  aussi  bien  fon- 

i>s?  Les  femmes,  diles-vous,  ne  font  })as  toujours  des  enfants? 

.!i;  mais  leur  destination  propre  est  d'en  faire.  Quoi!  parce 

l'il  y  a  dans  l'univers  une  centaine  de  grandes  villes  où  les  fem- 

.'S,  vivant  dans  la  licence,  font  peu  d'enfants,  vous  prétendez 

:iie  l'étal  des  femmes  est  d'en  faire  peu!  Et  que  deviendraient 

\  os  villes ,  si  les  campagnes  éloignées ,  où  les  femmes  vivent  plus 

-impleraentet  plus  chastement,  ne  réparaient  la  stérilité  des  da- 

irs?  Dans  combien  de  provinces  les  femmes  qui  n'ont  fait  que 

litre  ou  cinq  enfants  passent  pour  peu  fécondes*  !  Enfui,  que 

le  ou  telle  femme  fasse  peu  d'enfants,  qu'importe?  L'étal  de 

femme  est-il  moins  d'être  mère?  et  n'est-ce  pas  par  des  lois  gé- 

ralfs  que  la  nature  et  les  moeurs  doivent  pourvoir  à  cet  état? 

Quand  il  y  aurait  entre  les  grossesses  d'aussi  longs  intervalle» 

l'on  le  suppose ,  une  femme  changera-t-ellc  ainsi  brus<}uemeiit 

•  alternativement  de  manière  de  vivre  sans  péril  et  sans  ris- 
if  ?  Sera-t-elle  aujourd'hui  nourrice  et  demain  guerrière?  Chan- 
ra-t-ellc  de  tempérament  et  de  goûts  comme  un  caméléon  de 
iileurs?  Passera-t-elle  tout  à  coup  de  l'ombre  de  la  clôture  et  des 
ms  domestiques  aux  injures  de  Tair,  aux  travaux,  aux  fatigues, 

•IX  périls  de  la  guerre?  Sera-t-elle  tantôt  craintive*  et  tantôt 

ive ,  tantôt  délicate  et  tantôt  robuste?  Si  les  jeunes  gens  élevés 
iiis  Paris  ont  peine  à  supporter  le  métier  des  armes,  des  fera- 
is qui  n'ont  jamais  affronté  le  soleil,  et  qui  sivenl  à  peiue 
ircher,  le  supporteront-elles  après  cinquante  ans  de  mollesse? 
;  ondront-elles  ce  dur  métier  à  l'âge  où  les  hommes  le  quittent  ? 
Il  V  a  des  pays  où  les  femmes  accouchent  presque  sans  peine  . 
'  nourrissent  leurs  enfants  presque  sans  nttin  ;  j'en  conviens  : 
lis,  dans  ces  ménies  pays,  les  hommes  vont  demi-nus  en  tout 
inps,  terrassent  "tes  Ik'Ics  féroces,  portent  un  canot  comme  un 
i\resac,  font  des  chasses  de  sept  ou  huit  cents  lieues,  dorment 
Tair  à  plate  terre,  supportent  des  falifiues  incroyables,  et  pa»- 

•  lit  plusieurs  jours  s.ins  manger.  Quand  les  femmes  deviennent 

'  Sin*  ty^n  I'p^tc  1»'p^rai»  n^icesMiretnent  •-  ponr  qu'elle  K  oonwnre , 

"     |im;  ffiiiinc  f.iss»;  à  |icu  pr.'s  quatre  cn- 

'  il  en  tiK-iirt  pn-silr  la  moitié  avant  qu'il» 

,    :  ..    a  faut  deux  iPslanls  pour  rci>réacnter  le 

'  re  Cl  b  ni  rr.  Vi»yci  si  les  villes  tou*  f<Kinitroiit  celle  pO|Milalion-ià. 
-  La  tiniitlilé  des  feiiiine»  est  encore  un  instinct  «le  la  nature  cootrs  >«■ 
>'Ul>li<  rw>|ue  qn'cUc»  courent  durant  leur  sroiaeae. 


440  EMILK. 

robustes,  les  hommes  le  deviennent  encore  plus  ;  quand  les  hom- 
mes s'amollissent ,  les  femmes  s'amollissent  davantage  ;  quand  les 
deux  termes  changent  également,  la  différence  reste  la  même. 

Platon ,  dans  sa  République ,  donne  aux  femmes  les  mêmes 
exercices  qu'aux  hommes  ;  je  le  crois  bien.  Ayant  ôté  de  son 
gouvernement  les  familles  particulières ,  et  ne  sachant  plus  que 
faire  des  femmes ,  il  se  vit  forcé  de  les  faire  hommes.  Ce  beau 
génie  avait  tout  combiné,  tout  prévu  :  il  allait  au-devant  d'une 
objection  que  personne  peut-être  n'eût  songe  à  lui  faire  ;  mais 
il  a  mal  résolu  celle  qu'on  lui  fait.  Je  ne  parle  point  de  cette 
prétendue  communauté  de  femmes  ,  dont  le  reproche  tant  répété 
prouve  que  ceux  qui  le  lui  font  ne  l'ont  jamais  lu  ;  je  parle  de 
cette  promiscuité  civile  qui  confond  partout  les  deux  sexes  dans 
les  mêmes  emplois ,  dans  les  mêmes  travaux ,  et  ne  peut  manquer 
d'engendrer  les  plus  intolérables  abus  ;  je  parle  de  cette  sub- 
/ersion  des  plus  doux  sentiments  de  la  nature ,  immolés  à  un 
sentiment  artificiel  qui  ne  peut  subsister  que  par  eux  :  comme 
s'il  ne  fallait  pas  une  prise  naturelle  pour  former  des  liens  de 
convention  !  comme  si  l'amour  qu'on  a  pour  ses  proches  n'étaii 
oas  le  principe  de  celui  qu'on  doit  à  l'Etat  !  comme  si  ce  n'était 
pas  par  la  petite  patrie,  qui  est  la  famille,  que  le  cœur  s'attache 
à  la  grande!  comme  si  ce  n'était  pas  le  boa  fils,  le  bon  mari, 
ic  bon  père,  qui  font  le  bon  citoyen. 

Dès  qu'une  fois  il  est  démontré  que  l'homme  et  la  femme  ne 
sont  ni  ne  doivent  être  constitués  de  même ,  de  caractère  ni  de 
tempérament,  il  s'ensuit  qu'ils  ne  doivent  pas  avoir  la  même  éduca- 
tion. En  suivant  les  directions  de  la  nature ,  ils  doivent  agir  de  con- 
cert, mais  ils  ne  doivent  pas  faire  les  mêmes  choses;  la  fin  dea 
travaux  est  commune,  mais  les  travaux  sont  différents,  cl  par 
conséquent  les  goûts  qui  les  dirigent.  Après  avoir  lâché  de  former 
l'homme  naturel ,  pour  ne  pas  laisser  imparfait  notre  ouvrage , 
voyons  comment  doit  se  former  aussi  la  femme  qui  convient  à 
cet  homme. 

Voulez-vous  toujours  être  bien  guidé ,  suivez  toujours  les  indi- 
cations de  la  nature.  Tout  ce  qui  caractérise  le  sexe  doit  être  res- 
pecté comme  établi  par  elle.  Vous  dites  sans  cesse  :  Les  femmes  ont 
tel  ou  tel  défaut  que  nous  n'avons  pas.  Votre  orgueil  vous  trompe; 
co  seraient  des  défauts  pour  vous ,  ce  sont  des  qualités  pour 
elles;  tout  irait  moins  bien  si  elles  ne  les  avaient  pas.  Empêchez 


LIVRE  V.  441 

'S  prétendus  défauts  de  dégénérer,  mais  gardez-vous  de  les  dé- 

.uirc. 

Les  femmes ,  de  leur  coté ,  ne  cessent  de  crier  que  nous  les 

.ovons  pour  être  vaines  et  coquettes ,  que  nous  les  amusons  sans 

■ssc  à  des  puérilités  pour  rester  plus  facilement  les  maîtres  ; 

les  s'en  prennent  à  nous  des  défauts  que  nous  leur  reprochons. 

jL.ellc  folie  !  Et  depuis  quand  sont-ce  les  hommes  qui  se  mêlent 

:■■  l'éducation  de»  fille»?  Qui  est-ce  qui  empêche  les  mères  de  les 

cver  comme  il  leur  plait?  Elles  n'ont  point  de  collèges!  grand 

malheur!  Ehl  pliit  à  Dieu  qu'il  n'y  en  eût  point  pour  les  garçons! 

>  spraicnt  plus  sensément  et  plus  honnêtement  élevés.  Force-t-on 

'S  lilles  à  perdre  leur  temps  en  niaiseries?- Leur  fait-on  malgré 

les  passer  la  moitié  de  leur  vie  à  leur  toilette,  à  votre  exemple? 

Vous  empécbe-t-on  de  les  instruire  et  faire  instruire  à  votre  gré  ? 

!  >tce  notre  faute  si  elles  nous  plaisent  quand  elles  sont  belles, 

leurs  minauderies  nous  séduisent,  si  l'art  qu'elles  apprennent 

vous  nous  attire  et  nous  flatte,  si  nous  aimons  à  les  voir  mises 

<.ec  goût,  si  nous  leur  laissons  affiler  à  loisir  les  armes  dont 

les  nous  subjuguent?  Eh!  prenez  le  parti  de  les  élever  comme 

•  s  hommes,  ils  y  consentiront  de  bon  cœur.  Plus  elles  voudront 

ur  ressembler,  moins  elles  les  gouverneront  ;  et  c'est  alors  qu'ils 

ront  vraiment  les  maîtres. 

Toutes  les  facultés  communes  aux  deux  sexes  ne  leur  sont  pas 
-•ilement  partagées;  mais  prises  en  tout,  elles  se  compensent.  La 
inme  vaut  mieux  comme  femme ,  et  moins  comme  homme  ;  par- 
ut où  elle  fait  valoir  ses  droits,  elle  a  l'avantage;  partout  ou 
.'.(.'  veut  usurper  les  nôtres  ..elle  reste  au-dessous  de  nous.  On  ne 
peut  répondre  à  cette  vérité  générale  que  par  des  exceptions; 
constante  manière  d'argumenter  des  galants  [^artisans  du  beau 
\e. 

Cultiver  dans  les  femmes  les  qualités  de  l'homme ,  et  négliger 
celles  qui  leur  sont  propres ,  c'est  donc  visiblement  travailler  à 
leur  préjudice.  Les  rusées  le  voient  trop  bien  pour  en  être  les  du- 
pes; en  tachant  d'usurper  nos  avantages ,  elles  n'abandonnent  pas 
les  leurs  ;  mais  il  arrive  de  là  que ,  ne  pouvant  bien  ménager  les 
uns  et  les  autres  parce  qu'ils  sont  incompatibles ,  elles  restent  au- 
dessous  de  leur  portée  sans  se  mettre  à  la  notre ,  et  perdent  la 
moitié  de  leur  prix.  Croyez-moi ,  mère  judicieuse ,  ne  faites  point 
■   votre  fille  un  honnête  homme,  comme  pour  donner  un  dOmenli 


442  EMILE. 

à  la  nature  ;  faites-en  une  honnête  femme  ,  et  soyez  sûre  qu'eîk 
en  vaudra  mieux  pour  elle  et  pour  nous. 

S'ensuit-il  qu'elle  doive  être  élevée  dans  l'ignorance  de  toute 
chose,  et  bornée  aux  seules  fonctions  du  ménage?  L'homme  fera- 
t-il  sa  servante  de  sa  compagne?  se  privera-t-il  auprès  d'elle  du 
plus  grand  charme  de  la  société?  Pour  mieux  l'asservir  l'empé- 
chera-l-il  de  rien  sentir,  de  rien  connaître?  En  fera-t-il  un  vérita- 
ble automate?  Non ,  sans  doute;  ainsi  ne  l'a  pas  dit  la  nature ,  qui 
donne  aux  femmes  un  esprit  si  agréable  et  si  délié  :  au  contraire , 
elle  veut  qu'elles  pensent,  qu'elles  jugent,  qu'elles  aiment,  qu'elles 
connaissent ,  qu'elles  cultivent  leur  esprit  comme  leur  figure  ;  ce 
sont  les  armes  qu'elle  leur  donne  pour  suppléer  à  la  force  qui  leur 
manque ,  et  pour  diriger  la  nôtre.  Elles  doivent  apprendre  beau- 
coup de  choses,  mais  seulement  celles  qu'il  leur  convient  de  savoir. 

Soit  que  je  considère  la  destination  particulière  du  sexe ,  soit 
i\ue  j'observe  ses  penchants ,  soit  que  je  compte  ses  devoirs ,  tout 
concourt  également  à  m'indiquer  la  forme  d'éilucation  qui  lui 
convient.  La  femme  et  l'homme  sont  faits  l'un  pour  l'autre, 
mais  leur  mutuelle  dépendance  n'est  pas  égale  :  les  hommes  dé- 
pendent des  femmes  par  leurs  désirs  ;  les  femmes  dépendent  des 
hommes  et  par  leurs  désirs  et  par  leurs  besoins  ;  nous  subsis- 
terons plutôt  sans  elles  qu'elles  sans  nous.  Pour  qu'elles  aient 
le  nécessaire,  pour  qu'elles  soient  dans  leur  état,  il  faut  que 
nous  le  leur  donnions ,  que  nous  voulions  le  leur  donner,  que  nous 
les  en  estimions  dignes  ;  elles  dépendent  de  nos  sentiments ,  du 
prix  que  nous  mettons  à  leur  mérite,  du  cas  que  nous  faisons  de 
leurs  charmes  et  de  leurs  vertus.  Par  la  loi  morne  de  la  nature,  les 
femmes ,  tant  pour  elles  que  pour  leurs  enfants ,  sont  à  la  merci 
(les  jugements  des  hommes  :  il  ne  suffit  pas  qu'elles  soient  esti- 
mables ,  il  faut  qu'elles  soient  estimées  ;  il  ne  leur  suffit  pas  d'être 
belles  ,  il  faut  qu'elles  plaisent;  il  ne  leur  suffit  pas  d'être  sages , 
il  faut  qu'elles  soient  reconnues  pour  telles;  leur  honneur  n'est 
pas  seulement  dans  leur  conduite ,  mais  dans  leur  réputation  ;  et 
il  n'est  pas  possible  que  celle  qui  consent  à  pisser  pour  infàmo 
puisse  jamais  être  honnête.  L'homme,  en  bien  faisant,  ne  dé- 
pend que  (le  lui-même ,  et  peut  braver  le  jugement  public  ;  mais 
la  femme,  en  bien  faisant,  n"a  fait  que  la  moitié  de  s;i  triche; 
et  ce  que  l'on  pense  d'elle  ne  lui  importe  pas  moins  que  ce 
qu'elle  est  en  effet.  Il  suit  de  là  que  le  système  de  son  éducation 


LIVRE  V.  443 

doit  être  à  cet  égard  contraire  à  celui  de  la  nôtre  :  l'opinion  est 
le  tombeau  de  la  vertu  prmi  les  hommes ,  et  son  trône  parmi  les 
femmes. 

De  la  bonne  constitution  des  mères  dépend  d'abord  celle  des  en- 
fants; du  soin  des  femmes  dépend  la  première  éducation  des 
hommes;  des  femmes  dépendent  encore  leurs  mœurs,  leurs  pas- 
sions ,  leurs  goùls ,  leurs  plaisirs,  leur  bonheur  même.  Ainsi  toute 
l'éducation  des  femmes  doit  être  rclalive  aux  hommes.  Leur  plaire, 
leur  être  utiles,  se  faire  aimer  et  honorer  d'eux ,  les  élever  jeunes, 
le»  soigner  grands,  les  conseiller,  les  consoler,  leur  rendre  la  vie 
agréable  et  douce  :  voilà  les  devoirs  des  femmes  dans  tous  les» 
temps,  et  ce  qu'on  doit  leur  apprendre  dès  leur  enfance.  Tant 
qu'on  ne  remontera  pas  à  ce  principe,  on  s'écartera  du  but ,  et 
tous  les  préceptes  qu'on  leur  donnera  ne  serviront  de  rien  pour 
leur  bonheur  ni  pour  le  nôtre. 

Mais  quoique  toute  femme  veuille  plaire  aux  hommes  et  doive 
le  vouloir,  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  vouloir  plaire  à  l'homme 
de  mérite,  à  l'homme  vraiment  aimable,  et  vouloir  plaire  à  ces 
petits  agréables  qui  déshonorent  leur  sexe  et  celui  (ju'ils  imitent. 
Ni  la  nature  ni  la  raison  ne  peuvent  porter  la  femme  à  aimer  «Inns 
les  hommes  ce  qui  lui  ressemble ,  et  ce  n'est  pas  non  plus  en  pre- 
naiit  leurs  manières  qu'elle  doit  chercher  à  s'en  faire  aimer. 

Lors  donc  que,'quittant  le  ton  modeste  et  posé  de  leur  sexe, 
^lles  prennent  les  airs  de  ces  étourdis ,  loin  de  suivre  leur  vocation , 
■    os  y  renoncent  ;  elles  s'ôlent  à  elles-mêmes  les  droits  qu'elles 

lisent  usurper.  Si  nous  étions  autrement,  disent-elles,  nous  ne 

lirions  point  aux  hommes.  Elles  mentent.  II  faut  être  folle  pour 
mer  les  fous;  le  désir  d'attirer  ces  gens-là  montre  le  goût  ùc 

lie  qui  s'y  livre.  S'il  n'y  avait  point  d'hommes  frivoles,  elle  se 
iiu'sserait  d'en  faire  ;  cl  leurs  frivolités  sont  bien  plus  son  ouvrage 
que  les  siennes  ne  sont  le  leur.  La  femme  qui  aime  les  vrais  hom- 
mes, et  qui  veut  leur  plaire,  prend  des  moyens  assortis  à  son 
dessein.  La  femme  est  coquette  par  état  ;' mais  sa  coquetterie 
change  de  forme  et  flobjet  selon  ses  vues  :  réglons  ces  vues  sur 
celles  de  la  nature,  la  femme  aura  l'éducation  qui  lui  convient. 

Les  petites  filles,  presque  en  naissant,  aiment  la  parure  :  non 
'  '>nlente8  d'élre  jolies,  elles  veulent  qu'on  les  trouve  telles  ;  on  voit 
dans  leurs  petits  airs  que  ce  soin  les  occupe  déjà  ;  et  à  peine  sont-el- 
Vsen  élat  d'enloiidre  ce  qu'on  leur  dit ,  «ju'onles  gouverne  en  leur 


444  EMILE. 

parlant  de  ce  qu'on  pensera  d'elles.  Il  s'en  faut  i)ien  que  le  même 
motif  très-indiscrètement  proposé  aux  petits  garçons  n'ait  sur  eux 
le  même  empire.  Pourvu  qu'ils  soient  indépendants  et  qu'ils  aient 
du  plaisir,  ilsse  soucient  fort  peu  de  ce  qu'on  pourra  penser  d'eux. 
Ce  n'est  qu'à  force  de  temps  et  de  peine  qu'on  les  assujettit  à  la 
mémo  loi. 

De  quehi^ue  part  que  vienne  aux  filles  cette  première  leçon,  elle 
est  très-bonne.  Puisque  le  corps  nait  pour  ainsi  dire  avant  l'àme , 
la  première  culture  doit  être  celle  du  corps  :  cet  ordre  est  commun 
aux  deux  sexes.  Mais  l'objet  de  cette  culture  est  différent;  dans 
l'un  cet  objet  est  le  développement  des  forces,  dans  l'autre  il  est 
i^  celui  des  agréments  :  non  que  ces  qualités  doivent  être  exclusives 
dans  cha(iuc  sexe,  l'ordre  seulement  est  renversé  ;  il  faut  assez  de 
force  aux  femmes  pour  faire  tout  ce  qu'elles  font  avec  grâce  ;  il  faut 
assez  d'adresse  aux  hommes  pour  faire  tout  ce  qu'ils  font  avec 
facilité. 

Parrextréme  mollesse  des  femmes  commence  celle  des  hommes. 
Les  femmes  ne  doivent  pas  être  robustes  comme  eux,  mais  pour 
eux ,  pour  que  les  hommes  qui  naîtront  d'elles  le  soient  aussi.  En 
ceci  les  couvents ,  où  les  pensionnaires  ont  une  nourriture  gros- 
sière ,  mais  beaucoup  d'ébats ,  de  courses ,  de  jeux  en  plein  air  et 
dans  les  jardins,  sont  à  préférer  à  la  maison  paternelle,  où  une 
Hlle ,  délicatement  nourrie ,  toujours  flattée  ou  tancée ,  toujours 
assise  sous  les  yeux  de  sa  mère  dans  une  chambre  bien  close,  n'ose 
se  lever,  ni  marcher,  ni  parler ,  ni  souffler,  et  n'a  pas  un  moment 
de  liberté  pour  jouer,  sauter,  courir,  crier,  se  livrera  la  pétulance 
naturelle  à  son  âge  :  toujours  ou  relâchement  dangereux  ou  sévé- 
-  rite  mal  entendue  ;  jamais  rien  selon  la  raison.  Voilà  comment  on 
mine  le  corps  et  le  ca'ur  de  la  jeunesse. 

Les  filles  de  Sparte  s'exerçaient ,  comme  les  garçons  ,  aux  jeux 
militaires ,  non  pour  aller  à  la  guerre ,  mais  pour  porter  un  jour 
des  enfants  capables  d'en  soutenir  les  fatigues.  Ce  n'est  pas  là  ce 
que  j'approuve ,  il  n'est  point  nécessaire ,  pour  donner  des  soldats 
à  rfttat ,  que  les  mères  aient  porté  le  mousquet  et  fait  l'exercice  à  la 
prussienne  ;  mais  je  trouve  qu'en  général  l'éducation  grecque  était 
très-bien  entendue  en  cette  partie.  Les  jeunes  filles  paraissaient 
souvent  en  public ,  non  pas  mêlées  avec  les  garçons ,  mais  rassem- 
blées entre  elles.  11  n'y  avait  presque  pas  une  fête,  pas  \\n  sacri- 
fice ,  i)3s  une  cérémonie ,  où  l'on  ne  vit  des  bandes  de  Hlles  des  prc- 


LIVRE  V.  445 

mfers  citoyens  couronnées  de  fleurs,  chantant  des  hymnes ,  for- 
nniit  des  chœurs  de  danses ,  portant  des  corbeilles,  des  vases, 
>  offrandes ,  et  présentant  aux  sens  dépravés  des  Grecs  un  spec- 
ie  charmant ,  et  propre  à  balancer  le  mauvais  effet  de  leur  in- 
onte  gymnastique.  Quelque  impressiou  que  fit  cet  usage  sur  le 
iir  des  hommes,  toujours  était-il  excellent  pour  donner  au  sexe 
'  bonne  constitution  dans  la  jeunesse  par  des  exercices  agrca- 
s,  modérés,  salutaires,  et  pour  aiguiser  et  former  son  goût 
r  le  désir  continuel  de  plaire ,  sans  jamais  exposer  ses  mœurs. 
Sitôt  que  ces  jeunes  personnes  étaient  mariées ,  on  ne  les  voyait 
> 'us  en  public  ;  renfermées  dans  leurs  maisons ,  elles  bornaient 
:^  leurs  soins  à  leur  ménage  et  à  leur  famille.  Telle  est  la  ma- 
:e  de  vivre  que  la  nature  et  la  raison  prescrivent  au  sexe.  Aussi 
ces  mères-là  naissaient  les  hommes  les  plus  sains ,  les  plus 
Listes,  les  mieux  faits  de  la  terre;  et,  malgré  le  mauvais  re- 
a  de  quelques  iles,  il  est  constant  que  de  tous  les  peuples 
monde ,  sans  en  excepter  même  les  Romains ,  on  n'en  cite 
im  où  les  femmes  aient  été  à  la  fois  plus  sages  et  plus  aima- 
> ,  et  aient  mieux  réuni  les  mœurs  et  ta.  beauté  que  l'ancienne 
■ce. 

'  )n  sait  que  l'aisance  des  vêtements  qui  ne  gênaient  point  le 
i>s  contribuait  beaucoup  à  lui  laisser  dans  les  deux  sexes  ces 
os  proportions  qu'on  voit  dans  leurs  statues ,  et  qui  servent 
'jre  de  modèle  à  l'art  quand  la  nature  déûgurée  a  cessé  de  lui 
fournir  parmi  nous.  De  toutes  ces  entraves  gothiques ,  de  ces 
l'sde  ligatures  qui  tiennent  de  toutes  parts  nos  membres 
,  ils  n'en  avaient  pas  une  seule.  Leurs  femmes  ignoraient 
"  ce«»  corps  de  baleine  par  lesquels  les  nôtres  contrefont 
.'■  plutôt  qu'elles  ne  la  marquent.  Je  ne  puis  concevoir 
cet  abus ,  pousse  en  Angleterre  à  un  point  inconcevable ,  n'y 
.-i»e  pas  à  la  fin  dégénérer  l'espèce  ;  et  je  soutiens  même  que  l'objet 
f  agrément  qu'on  se  propose  en  cela  est  de  mauvais  goût.  Il  n'est 
foint  agréable  de  voir  une  femme  coupée  en  deui  comme  une 
0Répe  ;  cela  choque  la  vue  et  fait  souffrir  l'imagination.  La  finesse 
i  la  taille  a  ,  comme  tout  le  reste ,  ses  proportions ,  sa  mesure , 
f>nc  laquelle  elle  est  certainement  un  défaut  ;  ce  défaut  serait 
■tme  frappant  à  l'œil  sur  le  nu  :  pourquoi  serait-il  une  beauté  sous 
le  vêlement  ? 
Je  n'ose  presser  les  raisons  sur  lesquelles  les  femmes  s'obsli- 

28 


44»  L.MiLl!:. 

nent  à  s'cncuirasser  ainsi  :  un  sein  qui  tombe,  un  ventre  qui  gros» 
sit,  etc.  ,  cela  déplait  fort,  j'en  conviens,  dans  une  personne da 
vingt  ans ,  mais  cela  ne  choque  plus  à  trente  :  et  comme  il  faut  en 
dépit  de  nous  être  en  tout  temps  ce  qu'il  plaît  à  la  nature ,  et  que 
l'œil  de  l'homme  ne  s'y  trompe  point ,  ces  défauts  sont  moins  dé- 
plaisants à  tout  âge  que  la  sotte  affe'clation  d'une  petite  fille  de 
quarante  ans. 

Tout  ce  qui  gène  et  contraint  la  nature  est  de  mauvais  goiil  ; 
cela  est  vrai  des  parures  du  corps  comme  des  ornements  de  l'es- 
prit. La  vie  ,  la  sanlé  ,  la  raison  ,  le  bien-être ,  doivent  aller  avant 
tout;  la  grâce  ne  va  point  sans  l'aisance;  la  délicatesse  n'est  pas  k 
langueur,  et  il  ne  faut  pas  être  malsaine  pour  plaire.  On  excite  la 
pitié  quand  on  souffre  ;  mais  le  plaisir  et  le  désir  cherchent  la  (rai- 
cheur  de  la  santé. 

Les  enfants  des  deux  sexes  ont  beaucoup  d'amusements  com- 
muns, et  cela  doit  être;  n'en  ont-ils  pas  de  même  étant  grands? 
[Js  ont  aussi  des  goûts  propres  (jui  les  distinguent.  Les  garçons 
cherchent  le  mouvement  et  le  bruit;  des  tambours,  dos  sabots, 
de  petits  carrosses  :  les  lilles  aiment  mieux  ce  qui  donne  dans  la  vue 
et  sert  à  l'ornement  ;  des  miroirs ,  des  bijoux  ,  dos  chiffons,  sur- 
tout des  poupées;  la  poupée  est  l'amusement  spécial  de  ce  sexe; 
voilà  très-évidemment  son  goût  déterminé  sur  sa  destmation.  Le 
|)hysique  de  l'art  de  plaire  est  dans  la  parure  ;  c'est  tout  ce  que  des 
enfants  peuvent  cultiver  de  cet  art. 

Voyez  une  petite  fille  passer  la  journée  autour  de  sa  poupée, 
lui  changer  sans  cesse  d'ajustement,  l'habiller,  la  déshabiller  cent 
et  cent  fois,  chercher  continuellement  de  nouvelles  combinaisons 
d'ornements  bien  ou  mal  assortis,  il  n'importe;  .es  doigts  man- 
quent d'adresse,  le  goût  n'est  pas  formé,  mais  déjà  le  penchant 
^c  montre  :  d.ins  cette  éternelle  occupation  le  temps  coule  sans 
qu'elle  y  songe;  les  heures  passent ,  elle  n'en  siiit  rien  ,  elle  oublie 
les  repas  mêmes;  elle  a  plus  faim  de  parure  que  d'aliment.  Mais, 
direz-vous,  elle  pare  sa  poupt-cet  non  sa  personne.  Sans  doute; 
elle  voit  sa  poupée  et  ne  se  voit  pas,  elle  ne  peut  rien  faire  |X)ur 
elle-même ,  elle  n'est  pas  formée ,  clic  n'a  ni  talent  ni  force,  elle 
n'est  rien  encore ,  elle  est  toute  dans  sa  poupée,  elle  y  met  toute 
8;i cocjuetterie.  Elle  ne  l'y  laissera  pas  toujours,  elle  attend  le  mo- 
ment d'être  sa  poupée  elle-même. 

Voilà  donc  un  premier  goût  iiien  décide  :  vous  n'avez  qu'à  le 


LIMÎE  V.  447 

ilivre  et  !e  régler.  Il  est  sur  que  la  petite  voudrait  de  tout  sou 
eur  savoir  orner  sa  poupée  ,  faire  des  nœuds  de  manche ,  son 
•hu ,  son  falbala ,  sa  dentelle  ;  en  tout  c*la  on  la  fait  dépendre  si 
iremeiit  du  bon  plaisir  d'autrui,  qu'il  lui  serait  bien  plus  coni- 
ode  (le  tout  devoir  à  son  industrie.  Ainsi  vient  la  raison  des  pre- 
lores  leçons  qu'on  lui  donne  :  ce  ne  sont  pas  des  tâches  qu'on  lui 
•  scrit ,  ce  sont  des  bontés  qu'on  a  pour  elle.  Et  en  effet  pres- 

10  toutes  les  petites  filles  apprennent  avec  répugnance  à  lire  et  à 
rire  ;  mais  quant  à  tenir  l'aiguille ,  c'est  c*  qu'elles  apprennent 
ijours  volontiers.  Elles  s'imaginent  d'avance  être  grandes ,  et 
liçent  avec  plaisir  (jue  ces  talents  pourront  un  jour  leur  servir  à 
parer. 

Celte  première  route  ouverte  est  facile  à  suivre  :  la  couture , 

Il  broderie ,  la  dentelle ,  viennent  d'elles-mêmes.  La  tapisserie  n'est 

iis  si  fort  à  leur  gré  :  les  meubles  sont  trop  loin  d'elles,  ils  ne 

inent  point  à  la  personne,  ils  tiennent  à  d'autres  opinions.  La 

isseric  est  l'amusement  des  femmes;  de  jeunes  filles  n'y  pren- 

int  jamais  un  fort  grand  plaisir. 

Ces  progrés  volontaires  s'étendront  aisément  jusqu'au  dessin , 

I  ,ir  cet  art  n'est  ps  indifférent  à  celui  de  se  mettre  avec  goût  : 

lis  je  ne  voudrais  point  qu'on  les  appliquât  au  paysage ,  encore 

ins  à  la  figure.  Des  feuillages,  des  fruits,  des  fleurs,  des  dra- 
;ies,  tout  ce  qui  peut  servir  à  donner  un  contour  élégant  aux 
i-ilcmcnts,  et  à  faire  soi-niome  un  patron  de  broderie  quand  on 

11  trouve  pas  à  son  gré,  cela  leur  suffit.  En  général,  s'il  im- 
ite aux  hommes  de  borner  leurs  études  à  des  connaissiinces 
sage,  cela  importe  encore  plus  aux  femmes,  parce  que  la  vie 
>  elles-ci ,  bien  que  moins  laborieuse ,  étant  ou  devant  être  plus 

-idue  à  leurs  soins,  et  plus  entrecoupée  de  soins  divers,  ne  leur 
permet  de  se  livrer  par  choix  à  aucun  talent  au  préjudice  de  leurs 
ikroirs. 

Quoi  qu'en  disent  les  plaisants ,  le  bon  sens  est  également  des 
deux  sexes.  Les  filles  en  général  sont  plus  dociles  que  les  garçons, 
et  l'on  doit  même  user  sur  elles  de  plus  d'autorité,  comme  je  le 
dirai  tout  à  l'heure  :  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  l'on  doive  exiger 
d'elles  rien  dont  elles  ne  puissent  voir  l'utilité  ;  l'art  des  mères  est 
de  la  leur  montrer  dans  tout  ce  qu'elles  leur  prescrivent,  et  cela 
fst  d'autant  plus  aisé,  que  l'intelligence  dans  les  filles  est  plus  pré- 
coce que  dans  les  garçons.  Cette  règle  bannit  de  leur  sexe,  nin»! 


448  EMILE. 

que  da  nôtre ,  non-seulement  toutes  les  études  oisives  qui  n'abou- 
tissent  à  rien  de  bon ,  et  ne  rendent  pas  même  plus  agréables  aux 
autres  ceux  qui  les  ont  faites ,  mais  même  toutes  celles  dont  l'uti- 
lité n'est  pas  de  l'âge,  et  où  l'enfant  ne  peut  la  prévoir  dans  un 
âge  plus  avancé.  Si  je  ne  veux  pas  qu'on  presse  un  garçon  d'ap- 
prendre à  lire ,  à  plus  forte  raison  je  ne  veux  pas  qu'on  y  force  de 
jeunes  filles  avant  de  leur  faire  bien  sentir  à  quoi  sert  la  lecture; 
et ,  dans  la  manicrc  dont  on  leur  montre  ordinairement  cette  uti- 
lité, on  suit  bien  plus  sa  propre  idée  que  la  leur.  Après  tout,  oii 
est  la  nécessité  qu'une  fille  sache  lire  et  écrire  de  si  bonne  heure  ? 
Aura-t-elle  sitôt  un  ménage  à  gouverner.'  Il  y  en  a  bien  peu  qui 
ne  fassent  plus  d'abus  que  d'usage  de  cette  fatale  science  ,  et  tou- 
tes sont  un  peu  trop  curieuses  pour  ne  pas  l'apprendre  sans  qu'on 
les  y  force,  quand  elles  en  auront  le  loisir  et  l'occasion.  Peut-être 
devraient-elles  apprendre  à  chiffrer  avant  tout  :  car  rien  n'offre 
une  utilité  plus  sensible  en  tout  temps,  ne  demande  un  plus  long 
usage ,  et  ne  laisse  tant  de  prise  à  l'erreur,  que  les  comptes.  Si  la 
petite  n'avait  les  cerises  de  son  goûter  que  par  une  opération  d'a- 
rithmétique,  je  vous  réponds  qu'elle  saurait  bientôt  calculer. 

Je  connais  une  jeune  personne  qui  apprit  à  écrire  plus  tôt  qu'à 
lire ,  et  qui  commença  d'écrire  avec  l'aiguille  avant  que  d'écrire 
avec  la  plume.  De  toute  l'écriture  elle  ne  voulut  d'abord  faire  que 
des  0.  Elle  faisait  incessamment  des  Ogrands  et  petits,  des  0  de  tou- 
tes les  tailles ,  des  0  les  uns  dans  les  autres,  et  toujours  tracés  à 
rebours.  Malheureusement  un  jour  qu'elle  était  occupée  à  cet  utile 
exercice,  elle  se  vit  dans  un  miroir;  et,  trouvant  que  cette  alti- 
tude contrainte  lui  doimait  mauvaise  grâce ,  comme  une  autre 
Minerve  elle  jeta  la  plume,  et  ne  voulut  plus  faire  des  0.  Son 
frère  n'aimait  pas  plus  à  écrire  qu'elle  ;  mais  ce  qui  le  fâchait 
était  la  gène,  et  non  pas  l'air  qu'elle  lui  donnait.  On  prit  un  autro 
tour  pour  la  ramener  à  l'écriture  :  la  petite  fille  était  délicate  et 
vaine ,  elle  n'entendait  point  que  son  linge  servit  à  ses  sœurs  ;  on 
le  marquait,  on  ne  voulut  plus  le  marquer;  il  fallut  apprendre  à 
marquer  elle-même  :  on  conçoit  le  reste  du  progK's. 

Justifiez  toujours  les  soins  que  vous  imposez  aux  jeunes  filles, 
mais  imposez-leur-en  toujours.  L'oisiveté  et  l'indocilité  sont  les 
deux  défauts  les  plus  dangereux  pour  elles ,  et  dont  on  guérit  le 
moins  quand  on  les  a  contractés.  Les  filles  doivent  être  vigilantes 
cl  laborieuses  :  ce  n'est  pas  tout  ;  elles  doivent  être  gênées  de  bonne 


LIVRE  V.  449 

heure.  Ce  malheur,  si  c'en  esl  un  pour  elles ,  est  inséparable  de 
leur  sexe;  cl  jamais  elles  ne  s'en  délivrent  que  pour  en  souffrir  de 
Ijicn  plus  cruels.  Elles  seront  toute  leur  vie  asservies  à  la  gène  la 
|i!us  continuelle  et  la  plus  sévère ,  qui  est  celle  des  bienséances.  Il 
'  ut  les  exercer  d'ai)ord  à  la  contrainte,  afin  qu'elle  ne  leur  coûte 
mais  rien;  à  dompter  toutes  leurs  fantaisies,  pour  les  soumettre 
iX  volontés  d'autrui.  Si  elles  voulaient  toujours  travailler,  on  dé- 
lit quelquefois  les  forcer  à  ne  rien  faire.  La  dissipation ,  la  fri- 
iité,  l'inconstance,  sont  des  défauts  qui  naissent  aisément  do 
irs  premiers  goûts  corrompus  et  toujours  suivis.  l'<nii-  prévenir 
t  abus,  apprenez-leur  surtout  à  se  vaincre.  Dans  nos  insensés 
iblissements.  la  vie  de  l'honnête  femme  est  un  combat  perpé- 
•1  contre  elle-même  ;  il  est  juste  que  ce  sexe  partage  la  peine  des 
11  lUX  qu'il  nous  a  causés. 
Kmpéchez  que  les  Qllos  ne  s'ennuient  dans  leurs  occupations  et 
■'  se  passionnent  dans  leurs  amusements,  comme  il  tirrive  tou- 
irs  dans  les  éducations  vulzai-es,  où  l'on  met,  comme  dit  Fé- 
\m,  tout  l'ennui  d'un  coté  et  tout  le  plaisir  de  l'autre.  Le  pre- 
KT  de  ces  deux  inconvénients  n'aura  lieu ,  si  on  suit  les  règles 
|in'cédentes,  que  quand  les  personnes  qui  seront  avec  elles  leur 
î'l)lairont.  Une  petite  lille  qui  aimera  sa  mère  ou  sa  mie  travail- 
la tout  le  jour  à  ses  rôles  sans  ennui;  le  babil  seul  la  dédora- 
igera  de  toute  sa  gêne.  Mais  si  celle  qui  la  gouverne  lui  est 
Mipporlable ,  elle  prendra  dans  le  même  dégoût  tout  ce  qu'elle 
i  sous  ses  yeux.  Il  est  très-difficile  que  celles  qui  ne  se  plaisent 
s  avec  leurs  mères  plus  qu'avec  jtersonne  au  monde  puissent  un 
jour  tourner  à  bien  ;  mais,  pour  juger  de  leurs  vrais  sentiments, 
il  faut  les  étudier,  et  non  pas  se  fier  à  ce  qu'elles  disent;  c^ir  elles 
sont  flatteuses,  dissimulées,  et  savent  de  bonne  heure  se  déguiser. 
On  ne  doit  pas  non  plus  leur  prescrire  d'aimer  leur  mère  ;  l'affec- 
11  ne  vient  point  par  devoir,  et  ce  n'est  pas  ici  que  sert  la  con- 
..jinle.  L'attachement,  les  soins,  la  seule  habitude,  feront  aimer 
la  mère  de  la  fille,  si  elle  ne  fait  rien  pour  s'attirer  sa  haine.  La 
}îênc  même  où  elle  la  tient,  bien  dirigée,  loin  d'affaiblir  cet  atta- 
chement ,  ne  fera  que  l'augmenter,  parce  que  la  dépendance  étant 
un  état  naturel  aux  femmes ,  les  filles  se  sentent  faites  pour  obéir. 
Par  la  même  raison  qu'elles  ont  ou  doivent  avoir  peu  de  liberté , 
elles  portent  à  l'excès  celles  qu'on  leur  laisse  ;  extrêmes  en  tout,  el- 
les se  livrent  à  leurs  jeux  avec  plus  d'emportement  encore  que  h?» 

:  8 


1 


450  EMILE. 

garçons  :  c'est  le  second  des  inconvénients  dont  je  viens  de  parler. 
Cet  emportement  doit  être  modéré  ;  car  il  est  la  cause  de  plusieurs 
vices  particuliers  aux  femmes,  comme,  entre  autres,  le  caprice 
et  l'engouement ,  par  lesquels  une  femme  se  transporte  aujourd'hui 
pour  tel  objet  qu'elle  ne  regardera  pas  demain.  L'inconstance  des 
goûts  leur  est  aussi  funeste  que  leur  excès  ,  et  l'un  et  l'autre  leur 
vient  de  la  même  source.  Ne  leur  ôtez  pas  la  gaieté,  les  ris,  le  bruit , 
les  fohUres  jeux;  mais  empêchez  qu'elles  ne  se  rassasient  de  l'un 
pour  courir  à  l'autre  ;  ne  souffrez  pas  qu'un  seul  instant  dans  leur 
vie  elles  ne  connaissent  plus  de  frein.  Accoutumez-les  à  se  voir  in- 
terrompre au  milieu  de  leurs  jeux ,  et  ramener  à  d'autres  soins 
sans  murmurer.  La  seule  habitude  suffit  encore  en  ceci,  parce 
({u'elle  ne  fait  que  seconder  la  nature. 

Il  résulte  de  celte  contrainte  habituelle  une  docilité  dont  les  fem- 
mes ont  besoin  toute  leur  vie,  puisqu'elles  ne  cessent  jamais  d'ê- 
tre assujetties  ou  à  un  homme,  ou  aux  jugements  des  hommes, 
et  qu'il  ne  leur  est  jamais  permis  de  se  mettre  au-dessus  de  ces 
jugements.  La  première  et  la  plus  importante  qualité  d'une  femme 
est  la  douceur  :  faite  pour  obéir  à  un  être  aussi  imparfait  que 
l'homme,  souvent  si  plein  de  vices  et  toujours  si  plein  de  défauts, 
elle  doit  apprendre  de  bonne  heure  à  souffrir  même  l'injustice  et 
à  supporter  les  torts  d'un  mari  sans  se  plaindre:  ce  n'est  pas  pour 
lui ,  c'est  pour  elle  qu'elle  doit  être  douce.  L'aigreur  et  l'opiniâtreté 
des  femmes  ne  font  jamais  qu'augmenter  leurs  maux  et  Icimauvais 
procédés  des  maris;  ils  sentent  que  ce  n'est  pas  avec  ces  armes-là 
(pi'elles  doivent  les  vaincre.  Le  ciel  ne  les  lit  point  insinuantes  et 
jiersuasives  pour  devenir  acariâtres  ;  il  ne  les  fit  point  faibles  pour 
être  impérieuses;  il  ne  leur  donna  point  une  voix  si  douce  pour 
dire  des  injures  ;  il  ne  leur  fit  point  des  traits  si  délicats  pour  les 
défigurer  par  la  colère.  Quand  elles  se  fâchent,  elles  s'oublient: 
elles  ont  souvent  raison  de  se  plaindre,  mais  elles  ont  toujours  tort 
de  gronder.  Chacun  doit  garder  le  ton  de  son  sexe  ;  un  mari  trop 
doux  peut  rendre  une  femme  impertinente  ;  mais, à  moins  qu'un 
homme  ne  soit  un  monstre ,  la  douceur  d'une  femme  le  ramène, 
cttnomphcdc  lui  lot  ou  tard. 

Que  les  filles  soient  toujours  soumises,  mais  que  les  mères  ne 
soient  pas  toujours  inexorables.  Pour  rendre  docile  une  jeune  per- 
sonne, il  ne  faut  pas  la  rendre  malheureuse  ;  pour  la  rendre  modeste 
il  ne  faut  pas  l'abrulir  ;  au  contraire ,  je  ne  serais  pas  fàchO  qu'on 


LIVRE  V.  45i 

lui  laissât  molire  quelquefois  un  pou  d'adresse,  non  pas  à  éluder 
la  punition  dans  sa  désobéissance ,  mais  à  se  faire  exempter  do- 
liéir.  Il  n'est  pas  question  de  lui  rendre  sa  dépendance  pénible,  il 
-iiffit  de  la  lui  faire  sentir.  La  ruse  est  un  talent  naturel  au  sexe  ; 
•  t,  persuadé  que  tous  les  penchants  naturels  sont  bons  et  droils 

ir  eux-mêmes  ;  je  suis  d'avis  qu'on  cultive  celui-là  comme  les  au- 

I  es  :  il  ne  s'agit  que  d'en  prévenir  l'abus. 

Je  m'en  rapporte  sur  la  vérité  de  cette  remarque  à  tout  observa- 
'•^iir  de  bonne  foi.  Je  ne  veux  point  qu'on  examine  là-dessus  le» 
f'-mmes  mêmes:  nos  gênantes  institutions  peuvent  Ifs  forcer  d'ai- 
L'uiser  leur  esprit.  Je  veux  qu'on  examine  les  (!!!(•>,  les  petites 
tilles ,  qui  ne  font  pour  ainsi  dire  que  de  naître  :  qu'on  les  rom- 
;  ire  avec  les  petits  garçons  du  même  âge  ;  et  si  ceux-ci  ne  pa- 
1  lissent  lourds ,  étourdis ,  bêles  ,  auprès  d'elles ,  j'aurai  tort  in- 
contestablement. Qu'on  me  permette  un  seul  exemple  pris  dans 
toute  la  naïveté  puérile. 

Il  e>t  très-commun  de  défendre  aux  enfants  de  rien  demander  à 
'  i!)lc;  car  on  m-  croit  jamais  mieux  réussir  dans  leur  éducation 
;  '  l'en  la  surchargeant  de  préceptes  inutiles ,  comme  si  un  morceau 
lie  ceci  ou  de  cela  n'était  pas  bientôt  accorde  ou  refusé  ' ,  sans  faire 
mourir  sans  cesse  un  pauvre  enfant  d'une  convoitise  aiguisée  par 

I  spérance.  Tout  le  monde  sait  l'adresse  d'un  jeune  garçon  sou- 
..lis  à  celte  loi ,  lequel,  ayant  été  oublié  à  table ,  s'avisa  de  deman- 
il'^r  du  sel ,  etc.  Je  ne  dirai  pas  qu'on  pouvait  le  chicaner  pour 

voir  demandé  directement  du  sel  et  indirectement  de  la  viande; 

émission  était  si  cruelle  ,  que,  quand  il  eût  enfreint  ouvertement 
I  loi,  et  dit  sans  détour  qu'il  avait  faim  ,  je  ne  puis  croire  qu'on 

n  eut  puni.  Mais  voici  comment  s'y  prit ,  en  ma  présence ,  une 

lite  fdle  de  six  ans  dans  un  cas  beaucoup  plus  difficile  ;  car ,  ou- 
'  10  qu'il  lui  était  rigoureusement  défendu  de  demander  jamais  rien 
toi  directement  ni  indirectement ,  la  désobéissance  n'eut  pas  été 
graciablc ,  puisqu'elle  avait  mangé  de  tous  les  plats  ,  hormis  un 
seul ,  dont  on  avait  oublie  de  lui  donner ,  et  qu'elle  convoitait  beau- 
coup. 

Or,  pour  obtenir  qu'on  réptiràt  cet  oubli  sans  qu'on  pût  l'accu- 
•er  de  désobéissance,  elle  flt,  en  avançant  son  doigt,  la  revue  de 

'Un  enfant  -•  i  '  !  .rlim  qiund  il  Iroiiv*»  «on  compte  i  IVIrc; 
iiuis  il  ne  tlcm  i  s  ilciu  foi»  la  tiu'ine  clv»;,  si  la  prcmii-rc  ré- 

iHjoteest  luuj'iu;  l' le. 


452  EMILE. 

tous  les  plats ,  disant  tout  haut ,  à  mesure  qu'elle  les  montrait.  J'ai 
mangé  de  ra.fai  mangé  de  ça  ;  mais  elle  affecta  si  visiblement  do 
passer  sans  rien  dire  celui  dont  elle  n'avait  point  maugc ,  que  quel- 
qu'un s'en  apercevant  lui  dit  :  Et  de  cela ,  en  avez-vous  maugé? 
Oh  !  non ,  reprit  doucement  la  petite  gourmande  en  baissant  les 
yeux.  Je  n'ajouterai  rien,  comparez  :  ce  tour-ci  estunerusedclille; 
l'autre  est  une  ruse  de  garçon. 

Ce  qui  est  est  bien ,  et  aucune  loi  générale  n'est  mauvaise.  Celle 
adresse  particulière  donnée  au  sexe  est  un  dédommagement  trcs- 
c(iuilablede  la  force  qu'il  a  de  moins  ^sansquoi  la  femme  ne  serait 
pas  la  compagne  de  l'homme ,  elle  serait  son  esclave  :  c'est  par 
cette  supériorité  de  talent  qu'elle  se  maintient  son  égale ,  et  qu'elle 
le  gouverne  en  lui  obéissant.  La  femme  a  tout  contre  elle ,  nos  dé- 
fauts, sa  timidité ,  sa  faiblesse  ;  elle  n'a  pour  elle  que  son  art  et  sa 
beauté.  N'est-il  pas  juste  qu'elle  cultive  l'un  et  l'autre  ?  Mais  la 
beauté  n'est  pas  générale;  elle  périt  par  mille  accidents,  eJle  passe 
avec  les  années ,  l'habitude  en  détruit  l'effet.  L'esprit  seul  est 
la  véritable  ressource  du  sexe  ;  non  ce  sot  esprit  auquel  on  donne 
tant  de  prix  dans  le  monde,  et  qui  ne  sert  à  rien  pour  rendre  la  vie 
heureuse ,  mais  l'esprit  de  son  état ,  l'art  de  tirer  parli  du  nôtre  et 
(le  se  prévaloir  de  nos  propres  avantages.  On  ne  sait  pas  combien 
cette  adresse  des  femmes  nous  est  utile  à  nous-mêmes ,  combien 
elle  ajoute  de  charme  à  la  société  des  deux  sexes  ,  combien  elle 
sert  à  réprimer  la  pétulance  des  enfants ,  combien  elle  contient  de 
maris  brutaux ,  combien  elle  maintient  de  bons  ménages ,  que  la 
diseorde  troublerait  sans  cela.  Les  femmes  artiticieuses  et  méchan- 
tes en  abusent,  je  le  sais  bien  :  mais  de  quoi  le  vice  n'abuse-t-il 
pas  ?  Ne  détruisons  point  les  instruments  du  bonheur,  parce  que  les 
méchants  s'en  servent  quelquefois  à  nuire. 

On  peut  briller  par  la  parure ,  mais  on  ne  plait  que  par  la  per- 
sonne. Nos  ajustements  ne  sont  point  nous  :  souvent  ils  déparent 
à  force  d'être  recherchés  ;  et  souvent  ceux  qui  font  le  plus  remar- 
quer celle  qtù  les  porte  sont  ceux  qu'on  remarque  lo  moins.  L'é- 
ducation des  jeunes  lilles  est  en  ce  point  tout  à  fait  à  contre-sens. 
On  leur  promet  dos  ornements  pour  récompense,  on  leur  fait  ai- 
mer les  atours  recherchés  :  QiCellc  est  belle  l  leur  dit-on  quand  elles 
sont  fort  parées.  VA  tout  au  contraire  on  devrait  leur  faire  enten- 
dre que  tant  d'ajustement  n'est  fait  que  pour  cacher  des  défauts, 
et  que  le  vrai  triomphe  do  la  boaulé  osl  do  briller  par  elle-même. 


LIVRE  V.  453 

L'imotir  des  modes  est  de  mauvais  goût ,  parce  que  les  visages  ne 

cliuii-'ent  pas  avec  elle,  et  que  la  figure  restant  la  même,  ce  qui 

lui  sied  une  fois  lui  sied  toujours. 

Quand  je  verrais  la  jeune  fille  se  pavaner  dans  ses  atours ,  je  pa 

titrais  inquiet  de  sa  figure  ainsi  déguisée,  et  de  ce  qu'on  en  pourra 

user;  je  dirais  :  Tous  ces  ornements  la  parent  trop ,  c'est  dom- 

;  ige  ;  croyez-vous  qu'elle  en  put  supporter  de  plus  simples?  est- 

If  assez  belle  pour  se  passer  de  ceci  ou  de  cela  ?  Peut-être  sera-l- 

]lc  alors  la  première  à  prier  qu'on  lui  Ole  cet  ornement ,  et  qu'on 

ue  :  c'est  le  cas  de  l'applaudir  s'il  y  a  lieu.  Je  ne  la  louerais  jamais 

nt  que  quand  elle  serait  le  plus  simplement  mise.  Quand  elle  no 

ra  la  parure  que  comme  un  supplément  aux  grâces  de  la 

ue  et  comme  un  aveu  tacite  qu'elle  a  besoin  de  secours  pour 

plaire,  elle  ne  sera  point  ficredeson  ajustement,  elle  en  sera 

humble;  et  si,  plus  parée  que  de  coutume ,  elle  s'entend  dire, 

ihi'elle  est  belle',  elle  en  rougira  de  dépit. 

Au  reste ,  il  y  a  des  figures  qui  ont  besoin  de  parure ,  mais  il  n'y 

I  a  point  qui  exigent  de  riches  atours.  Les  parures  ruineuses 
!it  la  vanité  du  rang  et  non  de  la  personne  ;  elles  tiennent  uni- 
i'^mf'nt  au  préjugé.  Li  véritable  coquetterie  est  quelquefois  re- 

'•,  mais  elle  n'est  jamais  fastueuse  ;  et  Junon  se  mettait 

.jierbement  que  Vt'nus.  Ae  pourant  la  faire  belle ,  tu  la  fais 

l'he,   disait  Apelle  à  un  mauvais  peintre,  qui  peignait   Hélène 

rt  chargée  d'atours'.  Jai  aussi  remarqué  que  les  pluspom- 

"uses  parures  annonçaient  lo  ilus  souvent  de  laides  femmes  :  on 

:  lit  avoir  une  vanité  pluN  lualadroite.  Donnez  à  une  jeune  fille 

lu  goût ,  et  qui  méprise  la  mode ,  des  rubans ,  de  la  gaze, 

la  mousseline  et  des  fieurs,  ^'ins  diamants,  sans  |)ompo;is, 

<i>s  dentelles ',  elle  va  se  faire  un  ajustement  qui  la  rendra  cent 

;  ^  charmante  que  n'eussent  fait  tous  les  brillants  chiffons 

Kiichapt. 

Comme  ce  qui  est  bien  est  toujours  bien  ,  et  qu'il  faut  élrelou- 

>urs  le  mieux  qu'il  est  [>ossible,  les  femmes  qui  se  connai.^^enl 

II  ajustements  choisissent  les  bons,  s'y  tiennent;  et  n'en  clian- 

*  CuniRrr.  alcx.,  PedKOf;. ,  Ub.  ii ,  cap.  12. 

'  I       ' — =  ■  :■   1  [«au  asKZ blanche  pour  — '•  dentelle 

V.  ■  nu  autres  si  elles  n'en  |  Ce  «ont 

-  l>ersonne9  (pii  atncncut  !•  luqucHea 

-  >  belk»  oui  U  U  lue  île  k'4kS((J4-tlir. 


1 


454  ËMILt:. 

géant  pas  tous  les  jours,  elles  en  sont  moins  occupées  que  celles 
qui  ne  savent  à  quoi  se  fixer.  Le  vrai  soin  de  la  parure  demande 
peu  de  toilette.  Les  jeunes  demoiselles  ont  rarement  des  toilettes 
d'appareil  ;  le  travail ,  les  leçons ,  remplissent  leur  journée  :  ce- 
pendant en  général  elles  sont  mises ,  au  rouge  près ,  avec  autant 
de  soin  que  les  dames ,  et  souvent  de  meilleur  goût.  L'abus  de  la 
toilette  n'est  pas  ce  qu'on  pense,  il  vient  bien  plus  d'ennui  que  de 
vanité.  Une  femme  qui  passe  six  heures  à  sa  toilette  n'ignore  point 
qu'elle  n'en  sort  pas  mieux  mise  que  celle  qui  n'y  passe  qu'une 
demi-heure  ;  mais  c'est  autant  de  pris  sur  l'assommante  longueur 
du  temps,  et  il  vaut  mieux  s'amuser  de  soi  que  de  s'ennuyer  de 
tout.  Sans  la  toilette ,  que  ferait-on  de  la  vie  depuis  midi  jusqu'à 
neuf  heures  ?  En  rassemblant  des  femmes  autour  de  soi,  on  s'amuse 
à  les  impatienter ,  c'est  déjà  quelque  chose  ;  on  évite  les  téte-à-téte 
avec  un  mari  qu'on  ne  voit  qu'à  cette  heure-là,  c'est  beaucoup 
plus  :  et  puis  viennent  les  marchandes ,  les  brocanteurs ,  les  petits 
messieurs,  les  petits:  auteurs  ,  les  vers,  les  chansons,  les  brochu- 
res :  sans  la  toilette,  on  ne  réunirait  jamais  si  bien  tout  cela.  La 
seul  profit  réel  qui  tienne  à  la  chose  est  le  prétexte  de  s'étaler  un 
peu  plus  que  quand  on  est  velue  ;  mais  ce  profit  n'est  peut-être 
pas  si  grand  qu'on  pense  ,  et  les  femmes  à  toilette  n'y  gagnent 
pas  tant  qu'elles  diraient  bien.  Donnez  sans  scrupule  une  éduca- 
tion de  femme  aux  femmes;  faites  qu'elles  aiment  les  soins  de 
leur  sexe ,  qu'elles  aient  de  la  modestie ,  qu'elles  sachent  voilier  à 
leur  ménage  et  s'occuper  dans  leur  maison  ;  la  grande  toilette 
tomberad'elle-méme,  etelles  n'en  seront  misesque  de  meilleur  goùl. 
La  première  chose  que  remarquent  en  grandissant  les  jeunes 
personnes ,  c'est  que  tous  ces  agréments  étrangers  ne  leur  suffi- 
sent pas ,  si  elles  n'en  ont  qui  soient  à  elles.  On  ne  peut  jamais  S6 
donner  la  beauté,  et  l'on  n'est  pas  sitôt  en  état  d'acquérir  la  co- 
quetterie ;  mais  on  peut  déjà  chercher  à  donner  un  tour  agréable 
à  ses  gestes ,  un  accent  flatteur  à  sa  voix  ,  à  composer  son  main- 
tien ,  à  marcher  avec  légèreté ,  à  prendre  des  attitudes  gracieuses, 
et  à  choisir  partout»  ses  avantages.  La  voix  s'étend ,  s'affermit ,  et 
prend  du  timbre  ;  les  bras  se  développent ,  la  marche  s'assure  ;  et 
l'on  s'aperçoit  que,  de  quelque  manière  qu'on  soit  mise,  il  y  a 
un  art  de  se  faire  regarder.  Dès  lors  il  ne  s'agit  plus  seulenient 
U  aiguille  et  d'industrie;  de  nouveaux  talents  se  présentent ,  et 
font  déjà  sentir  leur  utilité. 


LIVRE  V.  455 

Je  sais  que  les  sêTères  instituleors  Teulent  qu'on  n'approone 

;ix  jeunes  filles  ni  chant ,  ni  danse ,  ni  aucun  des  arts  agréables. 

'la  me  parait  plaisant  :  et  à  qui  veulent-ils  donc  qu'on  les  ap- 

I  renne  ?  aux  garçons?  A  qui  des  hommes  ou  des  femmes  afipar- 

tient-il  d'avoir  ces  talents  par  préférence?  A  personne ,  répondront- 

'■:  :  les  chansons  profanes  sont  autant  de  crimes  ;  la  danse  est  une 

vention  du  démon  ;  une  jeune  fille  ne  doit  avoir  d'amusement 

:e  son  travail  et  la  prière.  Voilà  d'étrai^es  amu»ements  pour  on 

•  fant  de  dix  ans  !  Pour  moi ,  j'ai  grand*pear  que  toutes  ces  peti- 

5  saintes  qu'on  force  de  passer  leur  enfance  à  prier  Dieu  ne  pas- 

-  nt  leur  jeunesse  à  tout  autre  chose ,  et  ne  réparent  de  leur 

leux ,  étant  mariées ,  le  temps  qu'elles  pensent  avoir  perdu  Bl- 

?.  J'estime  quTl  faut  avoir  égard  à  ce  qui  convient  à  l'âge  aussi 

en  qu'au  sexe;  qu'une  jeune  fille  ne  doit  pas  vi^Te  comme  sa 

^  -  uid'mère ,  qu'elle  doit  être  vive ,  enjouée ,  folâtre ,  clianter ,  dan- 

r  autant  qu'il  lui  plait ,  et  goûter  tous  les  innocents  plaisirs  de 

■\  âge  :  le  temps  ne  Tiendra  que  trop  tôt  d'être  posée  et  de  pren- 

-'-  un  mamtien  pins  sérieux. 

-  !a  nécessité  de  ce  changement  même  est-elle  bien  réelle  ? 

■»  point  peut-être  encore  un  fruit  de  nos  préj  ngés  ?  En  n'as- 

rvissant  les  honnêtes  femmes  qu'à  de  tristes  devoirs ,  on  a  banni 

1  mariage  tout  ce  qui  pouvait  le  rendre  agréable  aux  hommes. 

■ul-il  s'étonner  si  la  tacitumité  qu'ils  voient  régner  chez  eux  les 

I  chasse ,  ou  s'ils  sont  peu  tentés  d'embrasser  un  état  si  déplai- 

,nl  ?  A  force  d'outrer  tous  les  devoirs ,  le  christianisme  les  rend 

licables  et  vains  ;  à  forte  d'interdire  aux  femmes  le  chant , 

-'>  et  tous  les  amusements  du  monde ,  il  les  rend  maussades , 

.  'oodeuses ,  iosapportabks  dans  leun  maisons.  Il  n'y  a  point  de 

iigion  où  le  mariage  soit  soumis i  des  devoirs  si  sévères,  et 

>int  où  un  engagement  si  saint  soit  si  méprisé.  On  a  tant  fait  pour 

rnvcher  les  femmes  d'être  aimables ,  qu'on  a  rendu  les  maris  in- 

its.  Cela  ne  devrait  pas  être;  j'entends  fort  bien  :  mais  moi 

..  ^  que  cela  devait  être ,  puisque  enfin  les  chrétiens  sont  hom- 

:es.  Pour  moi ,  je  voudrais  qu'une  jeune  AngUise  cultivât  avec 

ijtant  de  soin  les  talents  agréables  pour  plsire  an  mari  qu'elle 

.lira ,  qu'une  jeune  Albanaise  letcoUrre  pour  le  harem  dlspahan. 

i  on.ne  se  loacient  point  trop  de  tous  ces  talents. 

\  s,  quandces  talents,  loin  d'être  employés  à  leur 

(>l  uf  .  M    -  rvetit  que  d'amorce  pour  attirer  chez  eux  de  jeunes 


1 


4ô«  EMILE. 


impudents  qui  les  dôslionoienl.  Mais  pensez-vous  qu'une  femme 
aimable  et  sage,  ornée  de  pareils  talents,  et  qui  les  consacrerait  a 
l'amusement  de  son  mari ,  n'ajouterait  pas  au  bonheur  de  sa  vie, 
et  ne  l'empêcherait  pas,  sortant  de  son  cabinet  la  tète  épuisée, 
d'aller  chercher  des  récréations  hors  de  chez  lui  ?  Personne  n'.vt- 
iivu  d"heureuses  familles  ainsi  réunies,  oii  chacun  sait  fournir 
du  sien  aux  amusements  communs  ?  Qu'il  dise  si  la  coniiance  et  la 
familiarité  qui  s'y  joint,  si  l'innocence  et  la  douceur  des  plaisirs 
qu'on  y  goûte ,  ne  rachètent  pas  bien  ce  que  les  plaisirs  publics 
ont  de  plus  bruyant. 

On  a  trop  réduit  en  art  les  talents  agréables ,  on  les  a  trop  géné- 
ralisés ;  on  a  tout  fait  maxime  et  prétexte ,  et  l'on  a  rendu  fort  en- 
nuyeux aux  jeunes  personnes  ce  qui  ne  doit  cire  pour  elles  qu'a- 
musement et  folâtres  jeux.  Je  n'imagine  rien  de  plus  ridicule  qu-j 
de  voir  un  vieux  maître  à  danser  ou  à  chanter  aborder  d'un  air 
refrogné  déjeunes  personnes  qui  ne  cherchent  qu'à  rire  ,  et  pren- 
dre, pour  leur  enseigner  sa  frivole  science,  un  ton  plus  pédantesque 
et  plus  magistral  que  s'il  s'agissait  de  leur  catéchisme.  Est-ce, 
par  exemple,  que  l'art  de  chanter  lient  à  la  musique  écrite?  ne 
saurait-on  rendre  sa  voix  flexible  et  juste,  apprendre  à  chanter 
avec  goût ,  même  à  s'accompagner ,  sans  connaître  une  seule  note? 
Le  même  genre  de  chant  va-t-il  à  toutes  les  voix  ?  La  même  mé- 
thode va-t-elle  à  tous  les  esprits  ?  On  ne  me  fera  jamais  croire 
que  les  mêmes  attitudes ,  les  mêmes  pa§ ,  les  mêmes  mouvements, 
les  mêmes  gestes,  les  mêmes  danses  ,  conviennent  à  une  petite 
brune  vive  et  piquante  ,  et  à  une  grande  belle  blonde  aux  yeux 
languissants.  Quand  donc  je  vois  un  maître  donner  exactement  à 
toutes  deux  les  mêmes  leçons ,  je  dis  :  Cet  homme  suit  sa  routine, 
mais  il  n'entend  rien  à  son  art. 

On  demande  s'il  faut  aux  lilles  des  maîtres  ou  des  maîtresses. 
Je  ne  sais  :  je  voudrais  bien  qu'elles  n'eussent  besoin  ni  des  uns 
ni  des  autres ,  qu'elles  apprissent  librement  ce  qu'elles  ont  tant  de 
penchant  à  vouloir  apprendre ,  et  qu'on  ne  vit  pas  sans  cesse  errer 
dans  nos  villes  tant  de  baladins  chamarrés.  J'ai  quel(|ue  peine  a 
croire  que  le  commerce  de  ces  gcns-là  ne  soit  pas  plus  nuisible  à  do 
jeunes  filles  que  leurs  leçons  ne  leur  sont  utiles,  et  que  leur  jar- 
gon, leur  ton  ,  leurs  airs,  ne  donnent  pas  à  leurs  écolières  le  pre- 
mier goût  des  frivolités ,  pour  eux  si  importantes ,  dont  elles  ne 
tarderont  guère ,  à  leur  exemple ,  de  faire  leur  unique  occu,)alioû. 


LIVRE  Y.  *J7 

Dans  les  arts  qui  n'ont  que  l'agrément  pour  objet ,  tout  peut 
\ir  de  maître  aux  jeunes  personnes;  leur  père,  leur  mère, 
frère ,  leur  sœur,  leurs  amies ,  leurs  gouvernantes ,  leur  miroir, 
-urtoul  leur  propre  goût.  On  ne  doit  point  offrir  de  leur  donner 
I) ,  il  faut  que  ce  soient  elles  qui  la  demandent  :  on  ne  doit  point 
e  une  tâche  d'une  récompense;  et  c'est  surtout  dans  ces  sortes 
lidesque  le  premier  succès  est  de  vouloir  réussir.  Au  reste ,  s'il 
;  absolument  des  leçons  en  règle ,  je  ne  déciderai  point  du 
'  de  ceux  qui  les  doivent  donner.  Je  ne  sais  s'il  faut  qu'un  maî- 
tre a  danser  prenne  une  jeune  écolière  par  sa  main  délicate  et  blan- 
die ,  qu'il  lui  fasse  accourcir  la  jupe ,  lever  les  yeux ,  déployer 
liras,  avancer  un  sein  palpitant;  mais  je  sâis  bien  que  pour 
I  au  monde  je  ne  voudrais  être  ce  maitre-là. 
Par  l'industrie  et  les  talents  le  goût  se  forme  ;  par  le  goût  l'es- 
prit s'ouvre  insensiblement  aux  idées  du  beau  dans  tous  les  genres, 
et  enfin  aux  notions  morales  qui  s'y  rapportent.  C'est  peut-être 
'"  -^  des  raisons  pourquoi  le  sentiment  de  la  décence  et  de  l'honné- 
s'insinue  plus  tôt  chez  les  filles  que  chez  les  garçons  ;  car,  pour 
croire  que  ce  sentiment  précoce  soit  l'ouvrage  des  gouvernantes , 
il  faudrait  être  fort  mal  instruit  de  la  tournure  de  leurs  leçons  et 
de  la  marche  de  l'esprit  humain.  Le  talent  de  parler  lient  le  pre- 
mier rang  dans  l'art  de  parler,  c'est  par  lui  seul  qu'on  peut  ajouter 
nouveaux  charmes  à  ceux  auxquels  l'habitude  accoutume  les 
-.  C'est  l'esprit  qui  non-seulement  viviQe  le  corps,  mais  qui  le 
luvelle  en  quelque  sorte  ;  c'est  par  la  succession  des  sentiments 
li^s  idées  qu'il  anime  et  varie  la  physionomie;  et  c'est  par  les 
ours  qu'il  inspire  que   l'attention  ,  tenue  en  baleine,  soutient 
iungtem[)s  le  même  intérêt  sur  le  même  objet.  C'est ,  je  crois,  par 
toutes  tes  raisons  que  les  jeunes  filles  acquièrent  si  vile  un  |)olit 
•  able ,  qu'elles  mettent  de  l'accent  dans  leurs  propos , 
.  int  de  les  sentir,  et  que  les  hommes  s'amusent  sitôt  à 
■couler  :  même  avant  qu'elles  puissent  les  entendre ,  ils  épient 
rrmier  moment  de  cette  intelligence  pour  pénétrer  ainsi  celui 
sentiment  '. 
i  <'s  femmes  ont  la  langue  flexible  ;  elles  parlent  plus  lot ,  plus 

Vil.  ...  les  entendre  :  Ht  épient,  pour  aiiui  dire  ,  le  moment  du 
'  rnrmeut  de  cr»  petite*  penoHHtt,  pour  savoir  quund  ils  pourront 
aimer:  car,  quoi  qu'on  faste,  ou  veut  plaire  à  qui  nous  plaît  ;et 
I  qu'on  e»  désespère,  il  ne  nous  plaît  pas  longtemps.] 

39 


458  EMILE. 

a'isément  et  plus  agréablement  que  les  hommes.  On  les  accusa 

aussi  de  parler  davantage  ;  cela  doit  être,  et  je  changerais  volonlier» 
se  reproche  en  éloge  :  la  bouche  et  les  yeux  ont  chez  elles  la  même 
activité,  et  par  la  même  raison.  L'homme  dit  ce  qu'il  sait ,  la  femme 
dit  ce  qui  plait  ;  l'un  pour  parler  a  besoin  de  connaissance ,  et 
l'autre  de  goût;  l'un  doit  avoir  pour  objet  principal  les  choses 
utiles,  l'autre  les  agréables.  Leurs  discours  ne  doivent  avoir  de 
formes  communes  que  celles  de  la  vérité. 

On  ne  doit  donc  pas  contenir  le  babil  des  filles ,  comme  celui  des 
garçons,  par  cette  interrogation  dure,  A  quoi  cela  est-il  bon  ?  maiii 
par  cette  autre, à  laquelle  il  n'est  pas  plus  aisé  de  répoudre,  Qud 
effet  cela  fera-t-il  ?  Dans  ce  premier  âge  ,  où ,  ne  pouvant  disccnier 
encore  le  bien  et  le  mal ,  elles  ne  sont  les  juges  de  personne ,  elle* 
doivent  s'imposer  pour  loi  de  ne  jamais  rien  dire  que  d'agréable 
à  ceux  à  qui  elles  parlent  ;  et  ce  qui  rend  la  pratique  de  celle  règle 
plus  difficile  est  qu'elle  reste  toujours  subordonnée  à  la  première , 
qui  est  de  ne  jamais  mentir. 

J'y  vois  bien  d'autres  difficultés  encore ,  mais  elles  sont  d'ua 
âge  plus  avancé.  Quant  à  présent ,  il  n'en  peut  couler  aux  jeune» 
filles ,  pour  élre  vraies ,  que  de  l'élrc  sans  grossièreté  :  et  comme 
naturellement  cette  grossièreté  leur  répugne ,  l'éducation  leur 
apprend  aisément  à  l'éviter.  Je  remarque  en  général ,  dans  le  conh 
merco  du  monde,  que  la  politesse  des  hommes  est  plus  offi- 
cieuse, et  celle  des  femmes  plus  caressante.  Cette  différence  n'est 
point  d'institution ,  elle  est  naturelle.  L'homme  parait  chercher 
davantage  à  vous  servir,  et  la  femme  à  vous  agréer.  11  suit  de  là 
que ,  quoi  qu'il  en  soit  du  caractère  des  femmes,  leur  politesse  est 
moins  fausse  que  la  noire;  elle  ne  fait  qu'étendre  leur  premier 
instinct  ;  mais  quand  un  homme  feint  de  préférer  mon  inlèrél  au 
sien  propre  ,  de  quelque  démonstration  qu'il  colore  ce  mensonge, 
je  suis  très-sùr  qu'il  en  fait  un.  11  n'en  coule  donc  guère  aux  fem- 
mes d'être  polies,  m  par  conséquent  aux  filles  d'apprendre  à  le 
devenir.  La  première  leçon  vient  de  la  nature,  l'art  ne  fait  plus 
que  la  suivre,  et  délernnner  suivant  nos  usages  sous  quelle  forme 
elle  doit  se  montrer.  A  l'égard  de  leur  (wlilesse  entre  elles,  c'est 
tout  autre  chose;  eUes  y  niellent  un  air  si  contraint  et  des  atten- 
tions si  froides ,  qu'en  se  gênant  muluellcmeut  elles  n'ont  pas 
grand  soin  de  cacher  leur  gêne ,  et  semblent  sincères  dans  leur 
mensonge ,  en  ne  cherchant  guère  à  le  déguiser.  Cependant  lei 


LIVRE  V.  4&f 

jeunes  personnes  se  fout  quelquefois  tout  de  boa  des  amitiés  plus 
franches.  A  leur  âge  la  gaieté  lient  lieu  de  bon  naturel  ;  et,  con- 
tentes d'elles ,  elles  le  sont  de  tout  le  monde.  Il  est  constant  aussi 
elles  se  baisent  de  meilleur  cœur,  et  se  caressent  avec  plus  de 
e  devant  les  hommes,  fiéres  d'aiguiser  impunément  leur  con- 
ise  par  l'image  des  faveurs  qu'elles  savent  leur  faire  envier. 
^1  Ion  ne  doit  pas  permettre  aux  jeunes  garçons  des  questions 
:iscrètes,  à  plus  forte  raison  doit-on  les  interdire  à  de  jeunes 
'S,  dont  la  curiosité  satisfaite  ou  mal  éludée  est  bien  d'une  autre 
conséquence ,  vu  leur  pénétration  à  pressentir  les  mystères  qu'on 
'  'ir  cache,  et  leur  adresse  à  les  découvrir.  Mais,  sans  souffrir  leurs 
rrogations ,  je  voudrais  qu'on  les  interrogeât  beaucoup  elles- 
înes,  qu'on  eut  soin  de  les  faire  causer,  qu'on  les  agaçât  pour 
•"xercer  à  parler  aisément ,  pour  les  rendre  vives  à  la  riposte , 
ip  leur  délier  l'esprit  et  la  langue  tandis  qu'on  le  peut  sans  dan- 
\  Ces  conversations ,  toujours  tournées  en  gaieté,  mais  mena- 
-  avec  art  et  bien  dirigées ,  feraient  un  amusement  charmant 
■  ~  cet  âge,  et  pourraient  porter  dans  les  cœurs  innocents  de  ces 
.;ii-s  personnes  les  premières  et  peut-être  les  plus  utiles  leçons 
morale  qu'elles  prendront  de  leur  vie ,  en  leur  apprenant ,  sous 
trait  du  plaisir  et  de  ia  vanité,  à  quelles  qualités  les  hommes  ac- 
ient  véritablement  leur  estime ,  et  en  quoi  consiste  la  gloire  et 
inheur  d'une  honnête  femme. 
'  )n  comprend  bien  que  si  les  enfants  mâles  sont  hors  d'état  de 
:  irmer  aucune  véritable  idée  de  religion ,  à  plus  forte  raison 
iiéme  idée  est-elle  au-dessus  de  la  conception  des  filles  :  c'est 
ir  cela  même  que  je  voudrais  en  parler  à  celles-ci  de  meilleure 
ire;  car  s'il  fallait  attendre  qu'elles  fussent  en  état  de  discu- 
méthodiquement  ces  questions  profondes ,  on  courrait  risque 
Me  leur  en  parler  jamais.  La  raison  des  femmes  est  une  raison 
tique,  qui    leur    fait  trouver  très-habilement    les   moyens 
-river  à  une  fin  connue ,  mais  qui   ne  leur  fait  pas  trouver 
'•>  lin.  La  relation  sociale  des  sexes  est  admirable.  De  cette  so- 
•  résulte  une  personne  morale  dont  la  femme  est  l'œil  et 
le  bras,  mais  avec  une  telle  dépendance  l'une  de  l'autre, 
,  l  de  l'homme  que  la  femme  apprend  ce  qu'il  faut  voir,  et 

delà  femme  que  l'homme  apprend  ce  qu'il  faut  faire.  Si  la  femme 
pouvait  remonter  aussi  bien  que  l'homme  aux  princi|>es ,  et  que 
Thommc  eut  aussi  bien  qu'elle  l'esprit  des  détails ,  toujours  indé- 


m  EMILE. 

pendants  l'un  de  l'autre ,  ils  vivraient  dans  une  discorde  éternelle, 
et  leur  société  ne  pourrait  subsister.  Mais,  dans  l'harmonie  qui 
règne  entre  eux,  tout  tend  à  la  lin  commune;  on  ne  sait  lequel 
met  le  plus  du  sien;  chacun  suit  l'impulsion  de  l'autre ,  chacun 
obéit,  et  tous  deux  sont  les  maitres. 

Par  cela  même  que  la  conduite  de  la  femme  est  asservie  à  l'o- 
pinion publique ,  sa  croyance  est  asservie  à  l'autorité.  Toute  lille 
doit  avoir  la  religion  de  sa  mère ,  et  toute  femme  celle  de  son 
mari.  Quand  cette  religion  serait  fausse,  la  docilité  qui  soumet  la 
mère  et  la  fille  à  l'ordre  de  la  nature  efface  auprès  de  Dieu  le 
péché  de  l'erreur.  Hors  d'état  d'être  juges  elles-mêmes,  elles  doi- 
vent recevoir  la  décision  des  pères  et  des  maris  comme  celle  do. 
l'Église. 

Ne  pouvant  tirer  d'elles  seules  la  règle  de  leur  foi,  les  femmes 
ne  peuvent  lui  donner  pour  bornes  celles  de  l'évidence  et  de  la 
raison  ;  mais ,  se  laissant  entraîner  par  mille  impulsions  étrangè- 
res, elles  sont  toujours  au  deçà  ou  au  delà  du  vrai.  Toujours  ex- 
trêmes ,  elles  sont  toutes  libertines  ou  dévotes  ;  on  n'en  voit  point 
savoir  réunir  la  sagesse  à  la  piété.  La  source  du  mal  n'est  pas  seu- 
lement dans  le  caractère  outré  de  leur  sexe ,  mais  aussi  dans  l'au- 
torité mal  réglée  du  nôtre  :  le  libertinage  des  mœurs  la  fait  mépri- 
ser, l'effroi  du  repentir  la  rend  tyrannique  ;  et  voilà  comment  on 
en  fait  toujours  trop  ou  trop  peu. 

Puisque  l'autorité  doit  régler  la  religion  des  femmes,  il  ne  s'agit 
pas  tant  de  leur  expliquer  les  raisons  qu'on  a  do  croire ,  que  de 
leur  exposer  nettement  ce  qu'on  croit  :  car  la  foi  qu'on  donne  à 
des  idées  obscures  est  la  première  source  du  fanatisme,  et  celle 
qu'on  exige  pour  des  choses  absurdes  mène  à  la  folie  ou  à  l'incré- 
dulité. Je  ne  sais  à  quoi  nos  catéchismes  portent  le  plus,  d'être 
impie  ou  fanatique  ;  mais  je  sais  bien  qu'ils  font  nécessairement 
l'un  ou  l'autre. 

Premièrement ,  pour  enseigner  la  religion  à  de  jeunes  filles , 
n'en  failes  jamais  pour  elles  un  objet  de  trisles>e  et  de  gêne ,  ja- 
mais une  tache  ni  un  devoir  ;  par  conséquent  ne  leur  faites  jamais 
rien  apprendre  par  cœur  qui  s'y  rapporte  ,  pas  même  les  prières. 
Contentez-vous  de  faire  régulièrement  les  vôtres  devant  elles, 
sans  les  forcer  pourtant  d'y  assister.  Faites-les  courtes ,  selon 
rinstruclion  de  Jésus-Christ.  Faites-les  toujours  avec  le  recueille- 
ment et  le  respocf  convenables  ;  songez  qu'en  demandant  à  l'Être 


LIVRE  V.  -iôl 

»a(>réme  de  i'attentiou  |)our  nous  écouler,  cela  vaut  bien  qu'oa 
en  melte  à  C4.'  qu'on  va  lui  dire. 

Il  importe  moins  que  de  jeunes  tilles  sachent  sitôt  leur  religion , 
'luil  n'importe  qu'elles  la  sachent  si  bien ,  et  surtout  qu'elles  l'ai- 
it.  Quand  vous  la  leur  rendez  onéreuse,  quand  vous  leur  pei- 
/.  toujours  Dieu  fâché  contre  elles ,  quand  vous  leur  imposez 
-on  nom  mille  devoirs  pénibles  qu'elles  ne  vous  voient  jamais 
il)lir,  que  peuvent-elles  penser,  sinon  que  savoir  son  catéchisme 
rier  Dieu  sont  les  devoirs  des  petites  filles ,  et  désirer  d'élre 
ules  pour  s'exempter  comme  vous  de  tout  cet  assujettissement  ? 
\emple,  l'exemple!  sans  cela  jamais  on  ne  réussit  à  rien  auprès 
enfants. 

juand  vous  leur  expliquez  des  articles  de  foi ,  que  ce  soit  en 

;ie  d'instruction  directe ,  et  non  par  demandes  et  par  réponses. 

s  ne  doivent  jamais  répondre  que  ce  qu'elles  pensent ,  et  non 

lu'on  leur  a  dicté.  Toutes  les  réponses  du  catéchisme  sont  à 

tre-sens,  c'est  l'écolier  qui  instruit  le  maître;  elles  sont  même 

^  mensonges  dans  la  l>ouche  des  enfants,  puisqu'ils  expliquent 

..  >]u'ils  n'entendent  point ,  et  qu'ils  affirment  c«  qu'ils  sont  hors 

4'étatde  croire.  Parmi  les  hommes  les  plus  intelligents,  qu'on  me 

Bootre  ceux  qui  ne  mentent  pas  en  disant  leur  catéchisme. 

La  première  question  que  je  vois  dans  le  nôtre  est  celle-ci-  :  Qni 
90US  a  créée  et  mise  au  monde?  \  quoi  la  petite  tille ,  croyant  bien 
que  c'est  sa  mère ,  dit  pourtant  sans  hésiter  que  c'est  Dieu.  La  seule 
chose  qu'elle  voit  là ,  c'est  qu'à  une  demande  qu'elle  n'entend  guère 
elle  fait  une  réponse  qu'elle  n'entend  point  du  tout. 

Je  voudrais  qu'un  homme  qui  connaîtrait  bien  la  marche  de  Tes- 
prit  des  enfants  voulût  faire  pour  eux  un  catéchisme.  Ce  serait 
peut-être  le  livre  le  plus  utile  qu'on  eût  jamais  écrit,  et  ce  ne  se- 
rait pas ,  à  mon  avis ,  celui  qui  ferait  le  moins  d'honneur  à  son  au- 
teur. Ce  qu'il  y  a  de  bien  sur,  c'est  que  si  ce  livre  était  bon ,  il  ne 
rassemblerait  guère  aux  nôtres. 

Un  tel  catéchisme  ne  sera  lion  que  quand ,  sur  les  seules  deman- 
in,  l'enfant  fera  de  lui-même  les  réponses  sans  les  apprendre; 
UeQ  entendu  qu'il  sera  quelquefois  dans  le  cas  d'interroger  à  son 
tour.  Pour  faire  entendre  ce  que  je  veux  dire  il  faudrait  une  es* 
fècft  de  modèle ,  et  je  sens  bien  ce  qui  me  manque  pour  le  tracer, 
ressayerai  du  moins  d'en  donner  quelque  légère  idée. 
'l»  m'imagine  donc  que,  pour  venir  à  la  première  question  de 

3t. 


I 


é 
402  ÉMiLK. 

notre  catéchisme ,  il  faudrait  que  celui-lh  commençât  à  peu  près' 
ainsi. 

LA  BONNE. 

Vous  souvenez-vous  du  temps  que  votre  mère  était  lilie? 

LA  PETITE. 

Non,  ma  bonne. 

LA  BONNE. 

Pourquoi  non  ,  vous  qui  avez  si  bonne  mémoire? 

LA  PETITE. 

C'est  que  je  n'étais  |)as  au  monde. 

LA  BONNE. 

Vous  n'avez  donc  pas  toujours  vécu.' 

LA  PETITE. 

Non. 

LA    BONNE. 

Vivrez-vous  toujours  ? 

LA   PETITE. 

Oui. 

LA  BONNE. 

Êtes-vous  jeune  ou  vieille? 

L.\  PETrrB. 
Je  suis  jeune. 

LA  BONNE. 

Et  votre  grand' maman  est-elle  jeune  ou  vieille  ? 

LA   PETITE. 

Elle  est  vieille. 

LA   BONNE. 

A-t-clle  été  jeune  ? 

LA  PETITE. 

Oui. 

LA   BONNE. 

Pourquoi  ne  l'cst-elle  plus? 

LA  PETITE. 

C'est  qu'elle  a  vieilli. 

LA  BONNE. 

Vieillirez-vous  comme  elle? 

LA   PETITE. 

Je  ne  sais  ' . 

'  Si  |»artout  où  j'ai  mis ,  Jr  ne  sais ,  Li  |)ctitn  répond  autrement ,  il  (M 
»c  défier  de  su  réuoiisc,  cl  la  lui  faire  expliquer  avec  soin. 


LIVRE  V.  *•* 


l-\  BONNB. 

OÙ  sont  vos  robes  de  l'année  passée? 

LA  PETITE. 

On  les  a  défaites. 

UA  BONKE. 

Et  pourquoi  les  a-t-on  défaites? 

LA   PETTTB. 

Parce  qu'elles  na' étaient  trop  petites. 

LA   BONNE. 

Et  pourquoi  vous  étaient-elles  trop  petits»: 

LA   PETITE. 

Parce  que  j'ai  grandi. 

LA   BONNE. 

Grandirez-vous  encore? 

LA  PKTITB. 

Oh!  oui. 

LA  BONNE. 

Et  que  deviennent  leS' grandes  filles? 

LA   PETITE. 

Elles  deviennent  femmes. 

LA  BON^IB. 

Et  que  deviennent  les  femmes? 

LA   PBTITK. 

Elles  deviennent  mères. 

LA  BONN  F. 

Et  les  mères,  que  deviennent-elles^ 
LA  PfmiE. 
Elles  deviennent  vieilles. 

1.4  Bt»>M.. 

Vous  deviendrez  donc  vieille? 

I.A    PETITE. 

Quand  je  serai  mère. 

LA    BONNE. 

Et  que  deviennent  les  vieilles  }:ens  ? 

LA  PETITS. 

Je  ne  sais. 

IJ<  BONNE. 

Qu'est  devenu  votre  grand-papa? 

I  \  prriT». 
11  est  morl  '. 


464  EMILE. 

LA  BONNE. 

Et  pourquoi  est-il  mort  ? 

LA   PETITE. 

Parce  qu'il  était  vieux. 

LA  BONNE. 

Que  deviennent  donc  les  vieilles  gens  ? 

LA    PETITE. 

Ils  meurent, 

LA  BONNE. 

Et  VOUS,  quand  vous  serez  vieille,  que.... 

LA  PETITE,  l'interrompant. 
Oh  !  nia  bonne  ,  je  ne  veux  pas  mourir. 

LA  BONNE. 

Mon  enfant ,  personne  ne  veut  mourir,  et  tout  le  monde  meurt. 

LA  PEFITE. 

Comment  !  est-ce  que  maman  mourra  aussi .' 

LA  BONNE. 

Comme  tout  le  monde.  Les  femmes  vieillissent  ainsi  que  les 
hommes ,  et  la  vieillesse  mène  à  la  mort. 

I,A    PETITE. 

Que  faut-ilj"aire  pour  vieillir  bien  t<ird? 

LA  BONNE. 

Vivre  sagement  tandis  qu'on  est  jeune. 

LA   PETrrE. 

Ma  bonne ,  je  serai  toujours  sage. 

LA   BONNE. 

Tant  mieux  pour  vous.  Mais  enfin  croyez-vous  de  vivre  toujours? 

LA  PETITE. 

Quand  je  serai  bien  vieille,  bien  vieille.... 

LA    BONNE. 

lié  bien? 

LA    PETITE. 

Kiiliii ,  quand  ou  est  si  vieille ,  vous  dites  (|u'il  faut  mourir. 

1^   BONNE. 

Vous  mourrez  doue  une  fois  ■' 

»i  elle  a  <iiicl(iufi  juste  ld('e  de  la  iiiorl,  car  celte  idt'c  n'est  jws  si  simple 
ni  si  k  la  portdc  «les  enfants  ((ne  l'on  |mmisc.  On  pont  voir,  dans  le  petit 
p(M=mcd".//"7,  im  exemple  tli!  la  maniire  dont  iw  il()it  la  leur  doiiiuT. 
Ce  ehannaut  ouvrage  respire  une  simplicité  ilcliciouse ,  dont  on  ne  |>eut 
Icup  se  nourrir  pour  converser  avec  les  entants. 


LIVRE  V.  MS 

l-\    PETITE. 

H^as!  OUI. 

LA    BOM>E. 

Qui  est-ce  qui  vivait  avant  vous.' 

LA    PETITE. 

Mon  père  et  ma  more. 

LA   BONNE. 

Qui  est-ce  qui  vivait  avant  eux .' 

LA   PETITE. 

Leur  père  et  leur  mère. 

LA   BONNE. 

Qui  est-ce  qui  vivra  après  vous  ? 

LA   PETITE. 

Mes  enfants. 

LA  BONNE. 

Qui  est-ce  qui  vivra  après  eux  .=* 

LA   PETITE. 

Leurs  enfants ,  etc. 

En  suivant  cette  route  on  trouve  à  la  race  humaine ,  par  des  in- 
ductions sensibles,  un  commencement  et  une  On,  comme  à  toutes 
choses,  c'est-à-dire  un  père  et  une  mère  qui  n'ont  eu  ni  père  ni  mère, 
et  des  enfants  qui  n'auront  point  d'enfants  * .  Ce  n'est  qu'après  une 
longue  suite  de  questions  pareilles  que  la  première  demande  du 
catéchisme  est  suffisamment  préparée  :  alors  seulement  on  peut 
la  faire ,  et  l'enfant  peut  l'entendre.  Mais  de  là  jusqu'à  la  deuxième 
réponse ,  qui  est  pour  ainsi  dire  la  définition  de  Icssence  divine , 
quel  saut  immense!  Quand  cet  intervalle  sera-t-il  rempli  ?  Dieu 
est  un  esprit!  Et  qu'est-ce  qu'un  esprit?  Irai-je  embarquer  celui 
d'un  enfant  dans  cette  obscure  métaphysique  dont  les  hommes 
ont  tant  de  peine  à  se  tirer  ?  Ce  n'est  pas  à  une  petite  (ille  à  résou- 
dre ces  questions,  c'est  tout  au  plus  à  elle  à  les  faire,  .\lors  je  lui 
répondrais  simplement  :  Vous  medemandez  ce  que  c'est  que  Dieu; 
cda  n'est  pas  facile  à  dire:  on  ne  peut  enlenilrc  ,  ni  voir,  ni  tou- 
cher Dieu  ;  on  ne  le  connaît  que  par  ses  œuvres.  Pour  juger  ce 
i|u'il  est ,  attendez  de  savoir  ce  qu'il  a  fait. 

Si  nos  dogmes  sont  tous  de  Ja  même  vérité ,  tous  ne  sont  pas 

■  I.'tdi^  de  l'éternité  ne  saurait  «'appliquer  aux  génératioM  hainaint  & 
iicnM-nt  de  reK|>rit.  Toute  moceMion  numérique  réduite  m 
;Mtiblc  avec  celte  klcc. 


4Af  EMlI.li:. 

pour  cela  de  la  même  importance.  Il  est  fort  indifférent  à  la  gloire 
de  Dieu  qu'elle  nous  soit  connue  en  toutes  choses  ;  mais  il  importe 
à  la  société  humaine  et  à  chacun  de  ses  membres  que  tout  homme 
connaisse  et  remplisse  les  devoirs  que  lui  impose  la  loi  de  Dieu 
envers  son  prochain  et  envers  soi-même.  Voilà  ce  que  nous  de- 
vons incessamment  nous  enseigner  les  uns  aux  autres ,  et  voilà 
surtout  de  quoi  les  pères  et  mères  sont  tenus  d'instruire  leurs  en- 
fants. Qu'une  vierge  soit  la  mère  de  son  créateur,  qu'elle  ait  en- 
fanté Dieu ,  ou  seulement  un  homme  auquel  Dieu  s'est  joint  ;  que 
la  substance  du  père  et  du  fils  soit  la  même,  ou  ne  soit  que  sem- 
blable; que  l'esprit  procède  de  l'un  des  deux  qui  sont  le  même, 
ou  de  tous  deux  conjointement ,  je  ne  vois  pas  que  la  décision  de 
ces  questions,  en  apparence  essentielles,  importe  plus  à  l'espèce 
humaine  que  de  savoir  quel  jour  de  la  lune  on  doit  célébrer  la 
pàque ,  s'il  faut  dire  le  chapelet ,  jeûner,  faire  maigre,  parler  la- 
tm  ou  français  à  l'église,  orner  les  murs  d'images,  dire  ou  enten- 
dre la  messe,  et  n'avoir  point  de  femme  en  propre.  Que  chacun 
pense  là-dessus  comme  il  lui  plaira,  j'ignore  en  quoi  cela  peut  in- 
téresser les  autres  ;  quant  à  moi ,  cela  ne  m'intéresse  point  du 
tout.  Mais  ce  qui  m'intéresse,  moi  et  tous  mes  semblables,  c'est 
que  chacun  sache  qu'il  existe  un  arbitre  du  sort  des  humains ,  du- 
quel nous  sommes  tous  les  enfants ,  qui  nous  prescrit  à  tous  d'élre 
justes,  de  nous  aimer  les  uns  les  autres,  d'être  bienfaisants  et  misé- 
ricordieux ,  de  tenir  nos  engagements  envers  tout  le  monde ,  même 
envers  nos  ennemis  et  les  siens;  que  l'apparent  bonheur  de  cette 
vie  n'est  rien  ;  qu'il  en  est  une  autre  après  elle,  dans  laquelle  cet 
Être  suprême  sera  le  rémunérateur  des  bons  et  le  juge  des  mé- 
chants. Ces  dogmes  et  les  dogmes  semblables  sont  ceux  qu'il  ira- 
porte  d'enseigner  à  la  jeunesse ,  et  de  persuader  à  tous  les  citoyens. 
Quiconque  les  combat  mérite  châtiment,  sans  doute;  il  est  le  per- 
turbateur de  l'ordre  et  l'ennemi  de  la  société.  Quiconque  les  dé- 
passe, et  veut  nous  asservir  à  ses  opinions  particulières ,  vient  au 
même  point  par  une  route  opposée  ;  pour  établir  l'ordre  à  s;i  ma- 
nière ,  il  trouble  la  paix  ;  dans  son  téméniire  orgueil ,  il  se  rend 
l'interprète  de  la  Divinité,  il  exige  en  son  nom  les  hommages  cl 
les  respects  des  hommes ,  il  so  fait  Dieu  tant  qu'il  peut  à  sa  place  : 
on  devrait  le  punir  comme  sacrilège,  quand  on  ne  le  punirait  |)as 
comme  intolérant. 
Negligc/i  donc  tous  ces  dogmes  mystérieux  qui  ne  sont  pour 


LIVRE  V.  467 

nous  que  des  mots  sans  idées ,  toutes  ces  doctrines  bizarres  dont 
la  vaine  étude  lient  lieu  de  vertus  à  ceui  qui  s'y  livrent ,  et  sert 
plutôt  à  les  rendre  fous  que  bons.  Maintenez  toujours  vos  enfants 
ilans  le  cercle  étroit  des  dogmes  qui  tiennent  à  la  morale  ;  persua- 
dez-leur bien  qu'il  n'y  a  rien  pour  nous  d'utile  à  savoir  que  ce  qui 
nous  apprend  à  bien  faire.  Ne  faites  point  de  vos  filles  des  théo- 
logiennes et  des  raisonneuses  ;  ne  leur  apprenez  des  choses  du 
ciel  que  ce  qui  sert  à  la  sagesse  humaine  :  accoutumez-les  à  se  sen- 
tir toujours  sous  les  yeux  de  Dieu ,  à  l'avoir  pour  témoin  de  leurs 
actions ,  de  leurs  pensées ,  de  leur  verlu ,  de  leurs  plaisirs  ;  à  faire 
le  bien  sans  ostentation ,  parce  qu'il  l'aime  ;  à  souffrir  le  mal  sans 
murmure,  parce  qu'il  les  en  dédommagera  ;  à  être  enfin ,  tous  les 
jours  de  leur  vie,  ce  qu'elles  seront  bien  aises  d'avoir  été  lorsqu'el- 
les comparaîtront  devant  lui.  Voilà  la  véritable  religion,  voilà  la 
seule  qui  n'est  susceptible  ni  d'abus ,  ni  d'impiété ,  ni  de  fanatisme. 
Qu'on  en  prêche  tant  qu'on  voudra  de  plus  sublimes;  pour  moi , 
je  n'en  reconnais  point  d'autre  que  celle-là. 

Au  reste ,  il  est  bon  d'observer  que  jusqu'à  l'âge  où  la  raison 
s'éclaire  et  où  le  sentiment  naissant  fait  parler  la  conscience ,  ce 
qui  est  bien  ou  mal  pour  les  jeunes  personnes  est  ce  que  les  gens  qui 
les  entourent  ont  décidé  tel.  Ce  qu'on  leur  commande  est  bien , 
ce  qu'on  leur  défend  est  mal  ;  elles  n'en  doivent  pas  savoir  davan- 
tage :  par  où  l'on  voit  de  quelle  importance  est ,  encore  plus  pour 
elles  que  pour  les  garçons ,  le  choix  des  personnes  qui  doivent  les 
approcher  et  avoir  quelque  autorité  sur  elles.  Enfin  le  moment 
vient  où  elles  commencent  à  juger  des  choses  par  elles-mêmes ,  et 
alors  il  est  temps  de  changer  le  plan  de  leur  éducation. 

J'en  ai  trop  dit  jusqu'ici  peut-être.  A  quoi  réduirons-nous  les 
femmes ,  si  nous  ne  leur  donnons  pour  loi  que  les  préjugés  publics  P 
N'abaissons  pas  à  ce  point  le  sexe  qui  nous  gouverne ,  et  qui  nous 
honore  quand  nous  ne  l'avons  pas  avili.  Il  existe  pour  toute  l'es- 
pèce humaine  une  règle  antérieure  à  l'opinion.  C'est  à  l'inflexiblo 
direction  de  cette  règle  que  se  doivent  rapporter  toutes  les  autres  : 
elle  juge  le  préjugé  même;  et  ce  n'est  qu'autant  que  l'estime  des 
hommes  s'accorde  avec  elle ,  que  celte  estime  doit  faire  autorité 
pour  nous. 

Cette  règle  est  le  sentiment  intérieur.  Je  ne  répéterai  point  ce 
qui  en  a  été  dit  ci -devant  ;  il  me  suffit  de  remarquer  que  si  ces  deux 
règles  ne  concourent  à  l'éducation  des  femmes,  elle  sera  toujours 


4ri«  LMILI:;. 

dcfeclueuse.  Le  sentiment  sans  l'opinion  ne  leur  donnera  point 
celte  délicatesse  d'àme  qui  pare  les  bonnes  mœurs  de  l'honneur  du 
monde  ;  et  l'opinion  sans  le  sentiment  n'en  fera  jamais  que  de& 
femmes  fausses  et  déshonnétes ,  qui  mettent  l'apparence  à  la  place 
de  la  vertu. 

Il  leur  importe  donc  de  cultiver  une  faculté  qui  serve  d'arbitre 
entre  les  deux  guides ,  qui  ne  laisse  point  égarer  la  conscience ,  et 
qui  redresse  les  erreurs  ilu  préjugé.  Cette  faculté  est  la  raison.  Mais 
.à  ce  mot  que  de  questions  s'élèvent!  Les  femmes  sont-elles  capa- 
bles d'un  solide  raisonnement?  Imporle-t-il  qu'elles  le  cultivent? 
Je  cultiveront-elles  avec  succès?  Cette  culture  est-elle  utile  aux 
fonctions  qui  leur  sont  imposées?  est-elle  compatible  avec  la  sim- 
plicité qui  icur  convient? 

Les  diverses  manières  d'envisager  et  de  résoudre  ces  questions 
font  que,  donnant  dans  les  excès  contraires,  les  uns  bornent  la 
femme  à  coudre  et  filer  dans  son  ménage  avec  ses  servantes ,  et 
n'en  font  ainsi  que  la  première  servante  du  maître  :  les  autres,  non 
contents  d'assurer  ses  droits ,  lui  font  encore  usurper  les  nôtres  ; 
car  kl  laisser  au-dessus  de  nous  dans  les  qualités  propres  à  son 
sexe ,  et  la  rendre  notre  égale  dans  tout  le  reste ,  qu'est-ce  autre 
chose  que  transporter  à  la  femme  la  primauté  que  la  nature  donne 
au  mari? 

La  raison  qui  mène  l'homme  à  la  connaissance  de  ses  devoirs 
o'est  pas  fort  composée  ;  la  raison  qui  mène  la  femme  à  la  connais 
SKince  des  siens  est  plus  simple  encore.  L'obéissance  et  la  ndélité 
qu'elle  doit  à  son  mari ,  la  tendresse  et  les  soins  (ju'elle  doit  à  ses 
enfants,  sont  des  conséquences  si  naturelles  et  si  sensibles  de  sa 
condition ,  qu'elle  ne  peut  sans  mauvaise  foi  refuser  son  consen- 
tement au  sentiment  intérieur  qui  la  guide,  ni  méconnaître  le  de- 
voir dans  le  penchant  qui  n'est  point  encore  altéré, 
ignorance  sur  tout  le  reste  ;  mais  il  faudrait  pour  cela  des  mœurs 
publiques  très-simples ,  très-saines ,  ou  une  manière  de  vivre  très- 
retirée.  Dans  de  grandes  villes ,  et  parmi  des  hommes  corrompus , 
cette  femme  serait  trop  facile  à  séduire  ;  souvent  sa  vertu  ne  tien- 
drait qu'aux  occasions  :  dans  ce  siècle  philosophe  il  lui  on  faut  une 
à  l'épreuve;  il  faut  qu'elle  sache  d'avance  rt  ce  qu'on  lui  peut  dire 
ci  ce  qu'elle  en  doit  penser. 


LIVIJK  V.  469 

D'ailleurs ,  soumise  au  jugement  des  hummes ,  elle  doit  mériter 
iir  estime  ;  elle  doit  surtout  obtenir  celle  de  son  époux  ;  elle  ne 
il  |ws  senlemenl  lui  faire  aimer  sa  p«^rsonne ,  mais  lui  faire  ap- 
:  ouver  sa  conduite;  elle  doit  justifier  devant  le  public  le  choit 
l'il  a  fait,  et  faire  honorer  le  mari  de  l'honneur  qu'on  rend  à  la 
uime.  Or  comment  s'y  prendra-t-ellejwur  tout  cela,  si  elle  ignore 
'S  institutions ,  si  elle  ne  sait  rien  de  nos  usages ,  de  nos  bien- 
mces ,  si  elle  ne  connaît  ni  la  sourc*  des  jugements  humains , 
les  passions  qui  les  déterminent  ?  Dès  là  qu'elle  dépend  à  la 
s  (le  sa  propre  conscience  et  des  opinions  des  autres,  il  faut 
icllc  apprenne  à  comparer  ces  deux  règles ,  à  les  concilier ,  et 
ne  préférer  la  première  que  quand  elles  sont  en  opposition.  Elle 
vient  le  juge  de  ses  juges,  elle  décide  quand  elle  doit  s'y  sou- 
•ttre  et  quand  elle  doit  les  récuser.  Avant  de  rejeter  ou  d'admet- 
leurs  préjugés  ,  elle  les  pèse  ;  elle  apprend  à  remonter  à  leur 
iirce ,  à  les  prévenir,  à  se  les  rendre  favorables;  elle  a  soin  de 
ne  jamais  s'attirer  le  blâme  quand  son  devoir  lui  permet  de  l'é- 
viter. Rien  de  tout  cela  ne  peut  bien  se  faire  sans  cultiver  son 
esprit  et  sa  raison. 

Je  reviens  toujours  au  principe,  et  il  me  fournil  la  solution  de 
toutes  mes  difficultés.  J'étudie  ce  qui  est ,  j'en  recherche  la  cause, 
et  je  trouve  enfin  que  ce  qui  est  est  bien.  J'entre  dans  des  mai- 
sons ouvertes,  dont  le  maître  et  la  maîtresse  font  conjointement, 
les  honneurs.  Tous  deux  ont  eu  la  même  éducation  ,  tous  deur 
sont  d'une  égale  politesse ,  tous  deux  également  pourvus  de  goût 
et  d'esprit ,  tous  deux  animés  du  même  désir  de  bien  recevoir  leur 
monde ,  et  de  renvoyer  chacun  content  d'eux.  Le  mari  n'omet 
aucun  soin  pour  cire  attentif  à  tout:  il  va,  vient,  fait  la  ronde 
et  se  donne  mille  peines  ;  il  voudrait  être  tout  attention.  La  femme 
reste  à  sa  place  ;  un  petit  cercle  se  rassemble  autour  d'elle,  et 
semble  lui  cachi-r  le  reste  de  l'assemblée  ;  cependant  il  ne  s'y 
passe  rien  qu'elle  n'aperçoive ,  il  n'en  sort  personne  à  qui  elle  n'ai' 
parlé  ;  elle  n'a  rien  omis  de  ce  qui  pouvait  intéresser  tout  le 
monde  ;  elle  n'a  rien  dit  à  chacun  qui  ne  lui  fût  agréable  ;  et ,  sans 
rien  troubler  à  l'ordre ,  le  moindre  de  la  compagnie  n'est  pas  plus 
oublie  que  le  premier.  On  est  servi ,  l'on  se  mot  à  table  :  l'homme , 
instruit  des  gens  qui  se  conviennent,  les  placera  selon  ce  qu'il 
aait  :  la  femme,  sans  rien  savoir  ,  ne  s'y  trom|)era  pas  ;  elle  aura 
(Iriii  lu  dans  les  yeux  ,  dan»  le  maintien,  toute»  les  convenances , 

KM!».   —  IHILE  *" 


470  EMILE. 


Pt  chacun  se  trouvera  pl.icé  comme  il  veut  l'être.  Je  ne  dis  point 
(ju'au  service  personne  n'est  oublié.  Le  maître  de  la  maison  ,  en 
faisant  la  ronde,  aura  pu  n'oublier  personne;  mais  la  femme  de 
vine  ce  qu'on  regarde  avec  plaisir,  et  vous  en  offre  ;  en  parlant  a 
son  voisin,  elle  a  l'œil  au  bout  de  la  table  ;  elle  discerne  celui  qui 
ne  mange  |)omt  parce  qu'il  n'a  pas  faim  ,  cl  celui  qui  n'ose  se  ser- 
vir ou  demander  parce  qu'il  est  maladroit  ou  timide.  En  sortant 
de  table  chacun  croit  qu'elle  n'a  songé  qu'à  lui;  tous  ne  pensent 
pas  qu'elle  ait  eu  Je  temps  de  manger  un  seul  morceau  ;  mais  la 
vérité  est  qu'elle  a  mangé  plus  que  personne. 

Quand  tonl  le  monde  est  parti ,  l'on  parle  de  ce  qui  s'est  passé. 
L'homme  rapporte  ce  qu'on  lui  a  dit ,  ce  qu'ont  dit  et  fait  ceux 
avec  lesquels  il  s'est  entretenu.  Si  ce  n'est  pas  toujours  là-dessus 
<|uo  la  femme  est  le  plus  exacte ,  en  revanche  elle  a  vu  ce  qui  s'est 
dit  tout  bas  a  l'autre  bout  de  la  salle  ;  elle  sait  ce  qu'un  tel  a 
pensé,  à  quoi  tenait  tel  propos  ou  tel  geste  ;  il  s'est  fait  à  peine  un 
mouvement  expressif  dont  elle  n'ait  l'interprétation  toute  prêle, 
«t  presque  toujours  conforme  à  la  vérité. 

Le  même  tour  d'esprit  qui  fait  exceller  une  femme  du  monde 
dans  l'art  de  tenir  maison  fait  exceller  une  coquette  dans  l'art 
d'amuser  plusieurs  soupirants.  Le  manège  de  la  coquetterie  exige 
an  discernement  encore  plus  fin  que  celui  de  la  politesse  :  car  , 
pourvu  qu'une  femme  polie  le  soit  envers  tout  le  monde,  elle  .1 
toujours  assez  bien  fait;  mais  la  coquette  perdro  il  bientôt  son 
empire  parcelle  unifortnilé  maladroite;  à  force  Ac  vouloir  obliger 
tousses  amants,  elle  les  rebuterait  tous.  Dans  la  société  ,  les  m.> 
nières  qu'on  prend  avec  tous  les  hommes  ne  laissent  pas  «le  plaire 
a  chacun  ;  jiourvu  qu'on  soit  bien  traité ,  l'on  n'y  reganle  pas  de 
si  près  sur  les  préférences:  mais  ,  en  amour  ,  une  faveur  qui  n'est 
pas  exclusive  est  inie  injure.  Un  homme  sensible  aimerait  cent 
fois  mieux  cire  seul  maltraité  que  caressé  avec  tous  les  autres, 
et  ce  qui  lui  peut  arriver  de  pis  est  de  n'être  point  distingué.  Il 
faut  donc  qu'une  femme  qui  veut  conserver  |)lusicurs  amants  per- 
suade à  chacun  d'eux  qu'elle  le  préfère,  et  qu'elle  le  lui  persuade 
sous  les  yeux  de  lous  les  aulies  ,  à  qui  elle  en  persuade  autant 
sous  les  siens. 

Voulez-vous  voir  un  personnage  embarra»;sé  ,  placez  un  homme 
entre  doux  femmes  avec  chacune  desquelles  il  aura  des  liaisons 
sedrttes ,  puis  observez  quelle  sotte  figure  il  y  fera.  Placci  en 


LIVRE  V.  4:1 

même  cas  une  femme  entre  deux  hommes,  et  sûrement  Teiemple 
•    sera  pas  plus  rare  ;  vous  serez  émerveillé  de  l'adresse  avec  la- 
lelle  elle  donnera  le  change  à  tous  deux,  et  fera  que  chacun  se 
ra  de  l'autre.  Or,  si  cette  femme  leur  témoignait  la  même  con- 
ince  et  prenait  avec  eux  la  même  familiarité ,  comment  seraient- 
>  un  instant  ses  dupes?  En  les  traitant  également ,  ne  montrerait- 
le  pas  qu'ils  ont  les  mt'mes  droits  sur  elle  ?  Oh  !  qu'elle  s'y  prend 
:<  n  mieux  que  cela  !  loin  de  les  traiter  de  la  même  manière  ,  ell'; 
fecte  de  mettre  entre  eux  de  l'inégalité  ;  elle  fait  si  hien  que  rehil 
Telle  flatte  croit  que  c'est  par  tendresse,  et  que  celui  qu'elle 
te  croit  que  c'est  par  dépit.  .4insi  chaciui ,  content  de  son 
,  la  voit  toujours  s'occuper  de  lui,  tandis  qu'elle  ne  s'oc- 
cupe en  effet  que  d'elle  seule. 

Dans  le  désir  général  de  plaire,  la  coquetterie  suggère  de  scm- 
hlahles  moyens  :  les  caprices  ne  feraient  que  rebuter ,  s'ils  n'étaient 
sagement  ménagés  ;  et  c'est  en  les  dispensant  avec  art  qu'elle  en 
tait  les  plus  fniles  chaînes  de  ses  esclaves. 

1^1'  >A-\'  nrte  la  donna,  onde  sia  coito 
>■  I  ;i  -ta  rcte  alcim  novcllo  amante; 
>■<•  con  tutti ,  né  semprc  im  steseo  vollo 
Serlu  ;  mi  caiigia  à  teuijto  allu  a  scmbiante  *. 

A  quoi  tient  tout  cet  art ,  si  ce  n'est  à  des  observations  fines  et 
continuelles  qui  lui  font  voir  à  chaque  instant  ce  qui  se  passe  dans 
les  cœurs  des  hommes ,  et  (jui  la  disposent  à  porter  à  chaque  raou- 
▼ement  secret  qu'elle  aperçoit  la  force  qu'il  faut  pour  le  suspendre 
ou  l'accélérer.'  Or  cet  art  s'apprend-il  ?  Non;  il  naît  avec  les  fem- 
mes ;  elles  l'ont  toutes  ,  et  jamais  les  hommes  ne  l'ont  au  même 
degré.  Tel  est  un  des  caractères  distinctifs  du  sexe.  La  présence 
d'esprit,  la  pénétration,  les  observations  fines ,  sont  la  science 
des  femmes;  l'habileté  de  s'en  prévaloir  est  leur  talent. 

Voilà  ce  qui  est ,  et  l'on  a  vu  pourquoi  cela  doit  être.  Les  fem- 
■Jes  sont  fausses ,  nous  dit-on.  Klles  le  deviennent.  Le  don  qui  leur 
est  propre  est  l'adresse,  et  non  pas  la  fausseté  :  dans  les  vrais 
iwncliants  de  leur  sexe ,  même  en  mentmt  elles  ne  sont  point 
fausftos.  Pourquoi  consultez- vous  leur  bouche  quand  ce  n'est  pas 
•Ile  qui  doit  parler  ?  Consultez  leur*  yeux ,  leur  teint ,  leur  respira- 
lion  ,  leur  air  craintif,  leur  molle  résistance  :  voilà  le  langage  que 
k  nature  leur  donne  pour  vous  répondre.  La  iMHiclie  dit  toujtKtfs 


472  EMILE. 

non  ,  et  doit  le  dire  ;  mais  l'accent  qu'elle  y  joint  n'est  pas  tou- 
jours le  même ,  et  cet  accent  ne  sait  point  mentir.  La  femme  n'a- 
t-cllc  pas  les  mêmes  besoins  que  l'homme ,  sans  avoir  le  même 
droit  de  les  témoigner?  Son  sort  serait  trop  cruel,  si,  même  dans 
les  désirs  légitimes ,  elle  n'avait  un  langage  équivalent  à  celui 
qu'elle  n'ose  tenir.  Faut-il  que  sa  pudeur  la  rende  malheureuse  ? 
Ne  lui  faut-il  pas  un  art  de  communiquer  ses  penchants  sans  les 
découvrir?  De  quelle  adresse  n'a-t-elle  pas  besoin  pour  faire  qu'on 
lui  dérobe  ce  qu'elle  brûle  d'accorder  !  Combien  ne  lui  importe-t- 
il  point  d'apprendre  à  toucher  le  cœur  de  l'homme  sans  paraître 
songer  à  lui!  Quel  discours  charmant  n'est-ce  pas  que  la  pomme 
de  Galatée  et  sa  fuite  maladroite  !  Que  faudra-t-il  qu'elle  ajoute 
à  cela  ?  Ira-t-elle  dire  au  berger  qui  la  suit  entre  les  saules  qu'elle 
n'y  fuit  qu'à  dessein  de  l'attirer  ?  Elle  mentirait ,  pour  ainsi  dire  ; 
car  alors  elle  ne  l'attirerait  plus.  Plus  une  femme  a  de  réserve , 
plus  elle  doit  avoir  d'art ,  même  avec  son  mari.  Oui ,  je  soutiens 
qu'en  tenant  la  coquetterie  dans  ses  limites  ,  on  la  rend  modeste 
et  vraie ,  on  en  fait  une  loi  de  l'honnêteté. 

La  vertu  est  une ,  disait  très-bien  un  de  mes  adversaires  ;  on  ne 
la  décompose  pas  pour  admettre  une  partie  et  rejeter  l'autre. 
Quand  on  l'aime ,  on  l'aime  dans  toute  son  intégrité  ;  et  l'on  refuse 
son  cœur  quand  on  peut ,  et  toujours  sa  bouche  aux  sentiments 
qu'on  ne  doit  point  avoir.  La  vérité  morale  n'est  pas  ce  qui  est , 
mais  ce  qui  est  bien  ;  ce  qui  est  mal  ne  devrait  point  être ,  et  ne 
doit  point  être  avoué,  surtout  quand  cet  aveu  lui  donne  un  effet 
qu'il  n'aurait  pas  eu  sans  cela.  Si  j'étais  tenté  de  voler,  et  qu'en 
le  disant  je  tentasse  un  autre  d'être  mon  complice ,  lui  déclarer 
ma  tentation  no  serait-ce  pas  y  succomber?  Pourquoi  diti's-vou» 
que  la  pudeur  rend  les  femmes  fausses?  Celles  qui  la  perdent  le 
plus  sont-elles  au  reste  plus  vraies  que  les  autres  ?  Tant  s'en  faut  ; 
elles  sont  plus  fausses  mille  fois.  On  n'arrive  à  ce  point  de  dépra- 
vation qu'à  force  do  vices  ,  qu'on  garde  tous,  et  qui  ne  régnent 
qu'à  la  faveur  de  l'intrigue  et  du  mensonge  ' .  Au  contraire ,  celles 

'  .lésais  (jun  \v»  riMiiiries (ini  ont  ouvcrtciiii'iit  pris  leur  parti  sur  nn  «t- 
taiu  point  prûlemlcnt  hicii  sn  faire  valoir  de  cette  franchise,  et  jureni 
qu'à  cela  près  il  n'y  a  rien  destimable  (iiicui  ne  trouve  en  elle»;  mais  je 
sais  bien  aussi  «luVIIes  n'ont  jamais  (lersuadi' cela  .|u;»  des  stîts.  I.e  plus 
granit  frein  de  leur  sexe  ôIl' ,  que  reste-t-il  q«ii  les  retienne?  et  de  quel 
honneur  feront-elles  cas,  après  avoir  renoue*;  h  celui  qui  leur  est  pro- 
pre? \yanlniis  une  fois  leurs  passions  à  l'aise,  elles  n'ont  plus  aucun  in- 


LIVRE  V.  473 

1  ont  encore  de  la  honte,  qui  ne  s'enorgueillissent  point  de  leurs 
lies ,  qui  savent  cacher  leurs  désirs  à  ceux  même  qui  les  ius- 
.^nt ,  celles  dont  ils  en  arrachent  les  aveux  avec  le  plus  de  peine , 
it  d'ailleurs  les  plus  vraies,  les  plus  sincères ,  les  plus  cons- 
)lcs  dans  tous  leurs  engagements ,  et  celles  sur  la  foi  desquelles 
:  peut  généralement  le  plus  compter. 

le  ne  sache  que  la  seule  mademoiselle  de  Lenclos  qu'on  ait  pu 
er  pour  exception  connue  à  ces  remarques  :  aussi  mademoiselle 
Lenclos  a-t-elle  passé  pour  u  i  prodige.  Dans  le  mépris  des 
rtus  de  son  sexe  elle  avait,  dit-on,  conservé  celles  du  notre  :  on 
!ile  sa  franchise ,  sa  droiture ,  la  sûreté  de  son  commerce ,  sa  li- 
iité  dans  l'amitié  ;  enûn ,  pour  achever  le  tableau  de  sa  gloire , 
i  dit  qu'elle  s'était  faite  homme.  A  la  bonne  heure.  Mais ,  avec 
ite  sa  haute  réputation,  je  n'aurais  pas  plus  voulu  de  cet  homme 
l>our  mon  ami  que  pour  ma  maîtresse. 

Tout  ceci  n'est  pas  si  hors  de  propos  qu'il  parait  être.  Je  vois 
1  tendent  les  maximes  de  la  philosophie  moderne ,  en  tournant 
1  dérision  la  pudeur  du  sexe  et  s;i  fausseté  prétendue;  et  je  vois 
que  l'effet  le  plus  assuré  de  cette  philosophie  sera  d'ôler  aux  fem- 
mes de  notre  siècle  le  peu  d'honneur  qui  leur  est  resté. 
.Sur  ces  considérations ,  je  crois  qu'on  peut  déterminer  en  gé- 
rai quelle  espèce  de  culture  convient  à  l'esprit  des  femmes,  et 
:r  quels  objets  on  doit  tourner  leurs  réflexions  dès  leur  jeunesse. 
Je  l'ai  déjà  dit ,  les  devoirs  de  leur  sexe  sont  plus  aisés  à  voir 
1  a  remplir.  La  première  chose  qu'elles  doivent  apprendre  est  à 
>  aimer,  par  la  considération  de  leurs  avantages  ;  c'est  le  seul 
ioyen  de  les  leur  rendre  faciles.  Chaque  état  et  chaque  âge  a  ses 
'  voirs.  On  connaît  bientôt  les  siens ,  pourvu  qu'on  les  aime.  Ho 
■  rez  votre  état  de  femme,  et,  dans  quelque  rang  que  le  ciel  vous 
.  ice ,  vous  serez  toujours  une  femme  de  bien.  L'essentiel  est 

•  tre  re  que  nous  lit  la  nature  ;  on  n'est  toujours  que  trop  ce  que 

it  que  Ion  soit. 

>  vérités  abstraites  et  spéculatives,  des  princi- 

•  >,  des  axiomes  dans  le*  scienoes,  tout  ce  qui  tend  â  généraliser 
-•  idées,  n'est  point  du  ressort  des  femmes  ;  leurs  études  doivent 

lot  d'y  r(-«iftter  :  A'fc  ftrmina,  amitta  pudicitia,  alla  abnuertl  ' .  J.i 
ii«  aiitmr  c»iinat-il  mieut  U>  ni-ar  humain  dan«  I**»  <knit  sexes  <{iic  cclui- 
i>ii  a  (lit  rcla? 


474  ÉMILK.  . 

s«?  rapporter  toutes  à  la  pratique  ;  c'est  à  elles  à  faire  rap[ilicitliun  ' 
(les  principes  que  l'homme  a  trouvés,  et  c'est  à  elles  de  faire  les 
observations  qui  mènent  l'homme  à  rétablissement  des  printipos. 
Toutes  les  rétlcxions  des  femmes,  en  ce  qui  ne  tient  pas  immé- 
diatement à  leurs  devoirs,  doivent  tendre  à  l'étude  des  hommes, 
ou  aux  connaissances  agréables  qui  n'ont  que  le  goût  pour  objet  ; 
an-  quant  aux  ouvrages  de  génie,  ils  passent  leur  portée,  elles 
n'ont  pas  non  plus  assez  de  justesse  et  d'attention  pour  réussir 
aux  sciences  exactes  :  et  quant  aux  connaissances  physiques, 
c'est  à  celui  des  deux  qui  est  le  plus  agissant ,  le  plus  allant ,  qui 
voit  le  plus  d'objets ,  c'est  à  celui  qui  a  le  plus  de  force ,  et  qui 
l'exerce  davantage,  à  juger  des  rapports  des  êtres  sensibles  et  des 
lois  de  la  nature.  La  femme ,  qui  est  faible  et  qui  ne  voit  rien  au 
tlehors,  apprécie  et  juge  les  mobiles  qu'elle  peut  mettre  en  œuvre 
pour  suppléer  à  sa  faiblesse ,  et  ces  mobiles  sont  les  passions  de 
l'homme.  Sa  mécanique  à  elle  est  plus  forte  «pie  la  notre  ,  tous  ses 
leviers  vont  ébranler  le  cœur  humain.  Tout  ce  que  son  sexe  ne 
peut  faire  par  lui-même,  et  <pii  lui  est  nécessaire  ou  agréable,  il 
faut  qu'il  ait  l'art  de  nous  le  faire  vouloir  ;  il  faut  donc  qu'elle  étu 
die  à  fond  l'esprit  de  l'homme ,  non  par  abstraction  l'esprit  de 
l'homme  en  général ,  mais  l'esprit  des  hommes  qui  Tenlourent , 
l'esprit  des  hommes  auxquels  elle  est  assujettie  ,  soit  par  la  loi , 
soit  par  l'opinion.  11  faut  qu'elle  apprenne  à  pénétrer  leurs  senti- 
ments par  leurs  discours ,  par  leurs  actions ,  par  leurs  regards , 
par  leurs  gestes.  Il  faut  que ,  par  ses  discours ,  par  se»  actions , 
par  ses  regards,  par  ses  gestes,  elle  sache  leur  doimer  les  senti- 
ments qu'il  lui  plajt,  sans  même  paraître  y  songer.  Ils  i)hilosO' 
pheront  mieux  (pi'elle  sur  le  cœur  humain  ;  mais  elle  lira  miout 
qu'eux  dans  le  cœur  des  hommes.  C'est  aux  femmes  à  trouver 
pour  ainsi  dire  la  morale  ex|)érimenlale ,  à  nous  à  la  réduire  civ 
système.  La  femme  a  pins  d'esprit,  ot  l'homme  plus  de  génie;  l.i 
femme  observe  ,  et  l'homme  raisonne  :  de  ce  concours  résultent 
la  lumière  la  plus  claire  et  la  science  la  plus  complète  que  puisse 
accpiérir  de  lui-même  l'esprit  humain  ;  la  plus  sure  connaissance, 
en  un  mot,  de  soi  et  des  antres  qui  soit  à  la  portée  de  notre  es- 
pèce. Et  voilà  comment  l'art  peut  tenilro  iuccssiiiumcnt  à  perfec- 
tionner rinstrumcnt  donné  par  la  nature. 

Le  monde  est  le  livre  des  femmes  :  quand  elles  y  lisent  mal , 
c'est  leur  faute  ,  ou  (picique  passion  les  aveugle.  Cependant  la  vé- 


LlVRt  V.  47i 

I  »L)ic  iiKTi' lit- lamillc  ,  loin  (l'être  une  feiiiiue  du  monde,  n'est 
lere  moins  recluse  dans  sa  maison  que  la  religieuse  dans  sou 
'lire.  Il  faudrait  dotic  faire ,  pour  les  jeunes  personnes  quon 
irie ,  comme  on  fait  ou  comme  on  doit  faire  pour  celles  qu'un 
et  dans  des  couvents  :  leur  montrer  les  plaisirs  qu'elles  quittent 

s.int  de  les  y  laisser  renoncer,  de  peur  que  la  fausse  image  de 
5  plaisirs  qui  leur  sont  inconnus  ne  vienne  un  jour  ég;irer  leurs 
l'urs  et  troubler  le  bonheur  de  leur  retraite.  En  France,  les  lilles 
vent  dans  des  couvents ,  et  les  femmes  courent  le  monde.  Chez 
>  anciens  ,  c'était  tout  le  contraire  :  les  tilles  avaient ,  comme  je 

II  dit,  beaucoup  de  jeux  et  de  fêtes  publiques;  les  femmes  vi- 
lient  retirées.  Cet  usage  était  plus  raisonnable,  el  maintenait 
:»»x  les  mœurs.  Une  sorte  de  coquetterie  est  permise  aux  tilles 

r  ;  s'amuser  est  leur  grande  affaire.  Les  femmes  ont  d'au- 
!is  chez  elles,  et  n'ont  plus  de  maris  à  chercher;  mais  elles 
•  trouveraient  pas  leur  compte  à  cette  réforme ,  el  inalbcureusc- 
KMit  elles  donnent  le  ton.  Mères,  faites  du  moins  vos  compagnes 
'<■  vos  filles.  Donnez-leur  un  sens  droit  et  une  àme  honnête  ,  puis 
•■  leur  cachez  rien  de  ce  qu'un  œil  chaste  peut  regarder.  Le  bal , 
■>  festins ,  les  jeux  ,  même  le  théàire  ;  lout  ce  qui ,  mal  vu  ,  fait 
■  charme  d'une  imimidenle jeunesse,  peut  être  offert  s;ins  risque 
,  des  yeux  sains.  Mieux  elles  verront  ces  bruyants  plaisirs,  plu» 
»l  elles  en  seront  dégoûtées. 

J'entends  la  clameur  qui  s'élève  conlfe  moi.  Quelle  lillc  résiste 
i-e  dangereux  exemple?  A  peine  ont-elles  vu  le  monde,  que  la 
te  leur  tourne  à  toutes;  pas  une  d'elles  ne  veut  le  quitter.  Cela 
•^ut  être  :  mais,  avant  de  leur  offrir  ce  tableau  trompeur,  les 
Noz-vous  bien  préparées  à  le  voir  sans  émotion?  Leur  avez-vou» 
!»-n  annoncé  les  objets  qu'il  rejirésenle  ?  Les  leur  avez-vous  bien 
1  mils  sont  ?  I^s  avez-vous  bien  armées  contic  les  illu- 

iité  ?  Arez-vous  porté  dans  leurs  jeunes  cœurs  le  goût 
i^irs  qu'on  ne  titmve  point  dans  ce  tumulte?  Quelles 
.  ijuclles  mesure»  avez-vous  prises  pour  les  préserver 
:ii  faux  goût  qui  les  éiiare?  I^in  de  rien  opposer  dans  leur  cspnl 
l'empire  des  préjugés  publics ,  vous  les  y  avez  uourries  ;  vou> 
ur  avez  fait  aimer  d'avance  tous  les  frivoles  amusements  qu'elles 
trouvent.  Vous  li^  leur  faites  aimer  encore  en  s'y  livrant.  De  jeu- 
nes personnes  entrant  dans  le  monde  n'ont  tl'autrc  gouvernant» 


476  EMILE. 

que  leur  mère ,  souvent  plus  folle  qu'elles ,  et  qui  ne  peut  leur 
montrer  les  objets  autrement  qu'elle  ne  les  voit.  Son  exemple , 
plus  fort  que  la  raison  même ,  les  justifie  à  leurs  propres  yeux , 
et  l'autorité  de  la  mère  est  pour  la  tille  une  excuse  sans  réplique. 
Quand  je  veux  qu'une  mère  introduise  sa  fille  dans  le  monde,  c'est 
en  supposant  qu'elle  le  lui  fera  voir  tel  qu'il  est. 

Le  mal  commence  plus  tôt  encore.  Les  couvents  sont  de  vérita- 
bles écoles  de  coquetterie ,  non  de  cette  coquetterie  honnête  dont 
J'ai  parlé  ,  mais  de  celle  qui  produit  tous  les  travers  des  femmes , 
et  fait  les  plus  extravagantes  petites-maitresses.  En  sortant  de 
là  pour  entrer  tout  d'un  coup  dans  des  sociétés  bruyantes ,  de 
jeunes  femmes  s'y  sentent  d'abord  à  leur  place.  Elles  ont  été 
élevées  pour  y  vivre;  faut-il  s'étonner  qu'elles  s'y  trouvent  bien? 
Je  n'avancerai  point  ce  que  je  vais  dire  sans  crainte  de  prendre  un 
préjugé  pour  une  observation  ;  mais  il  me  semble  qu'en  général , 
dans  les  pays  protestants,  il  y  a  plus  d'attachement  de  famille , 
de  plus  dignes  épouses  et  de  plus  tendres  mères  que  dans  les  pays 
catholiques  ;  et  si  cela  est,  on  ne  peut  douter  que  celte  différence 
ne  soit  due  en  partie  ta  l'éducation  des  couvents. 

Pour  aimer  la  vie  paisible  et  domestique ,  il  faut  la  connaître; 
l\  faut  en  avoir  senti  les  douceurs  dès  l'enfance.  Ce  n'est  que  dans 
h  maison  paternelle  qu'on  prend  du  goût  pour  sa  propre  maison, 
H  toute  femme  que  sa  mère  n'a  point  élevée  n'aimera  point  à  éle- 
ver ses  enfants.  Malheureusement  il  n'y  a  plus  d'éducation  pri- 
vée dans  les  grandes  villes.  La  société  y  est  si  générale  et  si  raclée, 
qu'il  ne  reste  plus  d'asile  pour  la  retraite  ,  et  qu'on  est  en  public 
jusque  chez  soi.  A  force  de  vivre  avec  tout  le  monde ,  on  n'a  plus 
de  famille  ,  à  peine  connait-on  ses  parents  :  on  les  voit  eu  étran- 
gers ,  et  la  simplicité  des  mœurs  domestiques  s'éteint  avec  la 
douce  familiarité  qui  en  faisait  le  charme.  C'est  ainsi  qu'on  suce 
avec  le  lait  le  goût  des  plaisirs  du  siècle  et  des  maximes  qu'on  y 
voit  régner. 

On  impose  aux  lilles  une  gène  apparente ,  pour  trouver  des  du- 
pes qui  les  épousent  sur  leur  maintien.  Mais  éludiez  un  moment 
ces  jeunes  personnes  :  sous  un  air  contraint  elles  déguisent  mal  la 
convoitise  (|ui  les  dévore,  et  déjà  on  lit  dans  leurs  yeux  l'ardeul 
désir  d'imiter  leurs  mères.  Ce  qu'elles  convoitent  n'est  pas  lui 
mari,  mais  1,1  licence  du  mariage.  Ou'a  t  on  liesoind'un  mari  avoc 


LIVRE  V.  477 

il  de  ressources  pour  s'en  passer?  Mais  on  a  besoio  d'un  mari 
ir  couvrir  ces  ressources  '.  La  modestie  est  sur  leur  visage, 
le  libertinage  au  fond  de  leur  cœur  :  celte  feinte  modestie  elle- 
me  en  est  un  signe ,  elles  ne  l'affectent  que  pour  pouvoir  s'en 
l'.irrasser  plus  tôt.  Femmes  de  Paris  et  de  Londres,  pardon-, 
z-le-moi,  je  vous  supplie.  Nul  séjour  n'esclut  les  miracles; 
is  pour  moi  je  n'en  connais  point  ;  et  si  une  seule  d'entre 
13  a  l'àme  vraiment  honnête,  je  n'entends  rien  à  nos  instilu- 
■  iis. 

Toutes  ces  éducations  diverses  livrent  également  de  jeunes 

1»  rsonnes  au  goût  des  plaisirs  du  grand  monde ,  et  aux  passions 

•jiii  naissent  bientôt  de  ce  goût.  Dans  les  grandes  villes  la  dcpra- 

t.ion  commence  avec  la  vie ,  et  dans  les  petites  elle  commence 

c  la  raison.  De  jeunes  provinciales ,  instruites  à  mépriser  l'heu- 

ise  simplicité  de  leurs  mœur^,  s'empressent  à  venir  à  Paris 

rtager  la  corruption  des  nôtres  ;  les  vices,  ornés  du  beau  nom 

talents ,  sont  l'unique  objet  de  leur  voyage  ;  et ,  honteuses  en 

rivant  de  se  trouver  si  loin  de  la  noble  licence  des  femmes  du 

\  s ,  elles  ne  tardent  pas  à  mériter  d'être  aussi  de  la  capitale.  Où 

uimence  le  mal ,  à  votre  avis  ?  dans  les  lieux  où  l'on  le  projette, 

I  dans  ceux  où  l'on  l'accomplit  ? 

Je  ne  veux  pas  que  de  la  province  une  mère  sensée  amène  sa 

ie  à  Paris  pour  lui  montrer  ces  tableaux  si  pernicieux  pour 

mires  ;  mais  je  dis  que  quand  cela  serait ,  ou  celle  tille  est  mal 

véc ,  ou  ces  tableaux  seront  peu  dangereux  pour  elle.  Avec  du 

•  ùl,  du  sens  ,  el  l'amour  des  choses  honnêtes ,  on  ne  les  trouve 

s  si  attrayants  qu'ils  le  sont  pour  ceux  qui  s'en  laissent  charmer. 

:i  remarque  à  Pa  is  les  jeunes  écervelées  qui  viennent  se  hâter 

prendre  le  ton  du  pays  ,  et  se  mettre  à  la  mode  six  mois  durant 

lu-  se  faire  siffler  le  reste  de  leur  vie  :  mais  qui  est-ce  qui  re- 

celles  qui ,  rebutées  de  tout  ce  fracas,  s'en  retournent 

ir  province ,  contentes  de  leur  sort ,  après  l'avoir  comparé 

lu'cnvienl  les  autres?  Combien  j'ai  \u  de  jeunes  femmes 

N  dans  la  capitale  par  des  nuiris  complaisants  et  maîtres  de 

y  fixer  ,  les  eo  détourner  elle-mémes  ,  repartir  plus  volontiers 

La  voit?  de  l'homme  (Lin«  m  jeunesse  ct^it  une  des  quatre  choses  que  le 
.-o  ne  (MHivait  cnni|>ren(Irc  ;  h  cinquiiHne  était  l'impudence  de  la  fcniim' 
tiiltL-rr>.  Qute  annedil ,  el  lergems  otêuumdicit  :  ISoH  êum  operaUi  tua- 
.  n.   Vt'>\..  \h  ,  20, 


478  EMILE. 

qu'elles  n'étaient  venues,  et  dire  avec  attendrissement ,  la  veille 
de  leur  départ  :  Ah  !  retournons  dans  notre  chaumière ,  on  y 
vit  plus  heureux  que  dans  les  palais  d'ici  !  On  ne  sait  pas  combien 
il  reste  encore  de  bonnes  gens  qui  n'ont  point  fléchi  le  genou  de- 
vant l'idole ,  et  qui  méprisent  son  culte  insensé.  Il  n'y  a  de 
bruyantes  que  les  folles  ;  les  femmes  sages  ne  font  point  de  sen- 
sation. 

Que  si,  malgré  la  corruption  générale,  malgré  les  préjugés 
universels ,  malgré  la  mauvaise  éducation  des  filles ,  plusieurs 
gardent  encore  un  jugement  à  l'épreuve,  que  sera-ce  quand  re 
jugement  aura  été  nourri  par  des  instructions  convenables,  ou, 
pour  mieux  dire  ,  quand  on  ne  l'aura  point  altéré  par  des  instruc- 
tions vicieuses  ?  car  tout  consiste  toujours  à  conserver  ou  rétablir 
les  sentiments  naturels.  Il  ne  s'.igit  point  pour  cela  d'ennuyer  de 
jeunes  filles  de  vos  longs  prônes,  ni  de  leur  débiter  vos  sèches 
moralités.  Les  moralités  pour  les  deux  sexes  sont  la  mort  de  toute 
bonne  éducation.  De  tristes  leçons  ne  sont  bonnes  qu'à  faire  pren- 
dre en  haine  et  ceux  qui  les  donnent  et  tout  ce  (|u'ils  disent.  Il 
ne  s'agit  point  en  i)arlant  à  de  jeunes  personnes  de  leur  faire  jienr 
lie  leurs  devoirs  ,  ni  d'aggraver  le  joug  qui  leur  est  imposé  par 
la  nature.  En  leur  exposant  ces  devoirs  soyez  précise  et  facile  ;  ne 
leur  laissez  pas  croire  qu'on  est  chagrine  (|uand  on  les  remplit  ; 
point  d'air  fâché  ,  point  de  morgue.  Tout  ce  qui  doit  passer  au 
cœur  doit  en  sortir  ;  leur  catéchisme  de  morale  doit  être  aussi 
court  et  aussi  clair  que  leur  catéchisme  de  religion,  mais  il  ne 
doit  pas  être  aussi  grave.  Montrez-leur  dans  les  mêmes  devoirs  U\ 
source  de  leurs  plaisirs  et  le  fondement  de  leurs  droits.  Est-il  si 
pénible  d'aimer  pour  être  aimée ,  de  se  rendre  aimable  pour  èh-e 
heureuse  ,  de  se  rendre  estimable  pour  être  obéie  ,  de  s'honorer 
pour  se  faire  honorer  ?  Que  ces  droits  sont  beaux  1  (ju'ils  sont  res- 
pectables! qu'ils  sont  chers  au  cœur  de  l'homme  quand  la  femme 
saitk's  faire  valoir!  Il  ne  faut  point  attendre  les  ans  nilavicillesse 
pour  en  jouir.  Son  empire  eommenr*  avec  ses  vertus  ;  à  peine 
ses  attraits  se  développent,  qu'elle  règne  déjà  par  la  douceur  de 
son  caractère,  et  rend  sa  modestie  imposante.  Quel  homme  insen- 
sible et  barbare  n'adoucit  pas  sa  lierté  et  ne  prend  pas  des  maniè- 
res plus  allenlives  près  d'une  lllle  de  seize  ans  ,  aimable  et  sage, 
qui  parle  pou  ,  (|ui  écoule  ,  (|ui  met  de  la  décence  dans  son  main- 
tien cl  de  riioiméteté  dans  ses  propos  ,  à  (|ui  sa  beauté  ne  fail  ou- 


LIVRE  V.  479 

•>r  ni  sou  so\e  ni  sa  jeune&so,  qui  sait  intéresser  par  sa  timidité 
■me,  el  s'attirer  le  respect  quelle  porte  à  tout  le  monde? 
I  '.es  témoignages ,  bien  qu'extérieurs ,  ne  sont  point  frivoles  ; 
-  ne  sont  point  fondés  seulement  sur  l'altrait  des  sens  ;  ils  par- 
.t  de  ce  sentiment  intime  que  nous  avons  que  toutes  les  femmes 
it  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes.  Qui  est-ce  qui  veut 
■'  méprisé  des  femmes?  personne  au  monde,  non  pas  même 
lui  qui  ne  veut  plus  les  aimer.  Et  moi,  qui  leur  dis  des  vérités 
lures,  croyez- vous  que  leurs  jugements  me  soient  indifférents? 
!i;  leurs  suffrages  me  sont  plus  chers  que  les  v6li*os,  lec- 
irs,  souvent  plus  femmes  qu'elles.  En  méprisant  leui-s  mœurs, 
veux  encore  honorer  leur  justice  :  \ku  m'importe  qu'elles  me 
>«>nt,  si  je  les  force  à  m'estimer. 

ijue  de  grandes  choses  on  ferait  avec  ce  ressort,  si  Ton  savait 

Illettré  en  œuvre  !  Malheur  au  siècle  où  les  femmes  perdent  leur 

'>ndant ,  et  où  leurs  jugements  ne  font  plus  rien  aux  hommes  ! 

-t  le  dernier  degré  de  la  dépravation.  Tous  les  peuples  qui  ont 

des  mœurs  ont  respecté  les  femmes.  Voyez  Sparte ,  voyez 

I  iermains  ,  voyez  Rome ,  Rome  le  siège  de  la  gloire  et  de  la 

tu ,  si  jamais  elles  en  eurent  un  sur  la  terre.  C'est  là  que  les 

imes  honoraient  les  exploits  des  grands  généraux,  qu'elles  pleu- 

'  nt  publiquement  les  pères  de  la  patrie,  que  leurs  vœux  ou 

.rs  deuils  étaient  consacrés  comme  le  plus  solennel  jugement  lie 

:\publique.  Toutes  les  grandes  révolutions  y  vinrent  des  fem- 

>  :  par  une  femme  Rome  acquit  la  liberté ,  par  une  femme 

[ilébéiens  obtinrent  le  consulat ,  par  une  femme  fmit  la  tyran- 

Jes  décemvirs ,  par  les  femmes  Rome  assiégée  fut  sauvée  des 

i nsd'un  proscrit.  Galants  français,  qu'eussiez-vous dit  en  voyant 

->er  cette  procession  si  ridicule  à  vos  yeux  moqueurs  ?  Vous 

,  ■  .lisiez  accompagnée  de  vos  buées.  Que  nous  voyons  d'un  œil 

différent  les  mêmes  objets!  et  peut-être  avons-nous  tous  raison. 

Formez  ce  cortège  do  belles  dames  françaises ,  je  n'en  connais 

point  de  plus  indécent  :  mais  composez-le  (Te  Romaines,  vous  au- 

nx  tous  les  yeux  dos  Volscpjes  et  le  cœur  de  Coriolan. 

Je  dirai  davantage  ,  et  je  soutiens  que  la  vertu  n'est  pas  moins 
favorable  à  l'amour  qu'aux  ar.tres  droits  de  la  nature,  et  que  l'au- 
lorilé  des  maîtresses  n'y  gagne  jias  moins  que  celle  des  femmes 
et  des  mères.  Il  n'y  a  point  de  véritable  amour  sans  enthousiasme, 
•t  point  d'enthousiasme  mus  un  objet  de  perfection  réel  ou  chi- 
mérique, mais  toujours  existant  dans  l'imagination.  De  quoi  s'en- 


480  EMILE. 

flammpront  dos  aninnls  pour  qui  celte  perfection  n'est  plus  rien  , 
et  qui  ne  voient  dans  ce  qu'ils  aiment  que  l'objet  du  phisir  des 
sens?  Non  ,  ce  n'est  pas  ainsi  quel'àme  s'échauffe  ,  et  se  livre  à 
ces  transports  sublimes  qui  font  le  délire  des  amants  et  le  charme 
de  leur  passion.  Tout  n'est  qu'illusion  dans  l'amour,  je  l'avoue; 
mais  ce  qui  est  réel ,  ce  sont  les  sentiments  dont  il  nous  anime 
pour  le  vrai  beau  qu'il  nous  fait  aimer.  Ce  beau  n'est  point  dans 
l'objet  qu'on  aime  ,  il  est  l'ouvrage  de  nos  erreurs.  Eh  !  qu'im- 
porte? En  sacrilie-t-on  moins  tous  ses  sentiments  bas  à  ce  mo- 
dèle imaginaire?  En  pénètre-t-on  moins  son  cœur  des  vertus 
qu'on  prête  à  ce  qu'il  chérit?  S'en  détache-t-on  moins  de  la  bas- 
sesse du  moi  humain  ?  Où  est  le  véritable  amant  qui  n'est  pas  prêt 
à  immoler  sa  vie  à  sa  maîtresse  ?  et  où  est  la  passion  sensuelle  et 
grossière  dans  un  homme  qui  veut  mourir  ?  Nous  nous  moquons 
des  paladins  :  c'est  qu'ils  connaissaient  l'amour,  et  que  nous  ne 
connaissons  plus  que  la  débauche.  Quand  ces  maximes  romanes- 
ques commencèrent  à  devenir  ridicules ,  ce  changement  fut  moins 
l'ouvrage  de  la  raison  que  celui  des  mauvaises  mœurs. 

Dans  quelque  siècle  que  ce  soit,  les  relations  naturelles  ne  chan- 
gent point ,  la  convenance  ou  disconvenance  qui  en  résulte  reste  la 
même,  les  préjugés  sous  le  vain  nom  de  la  raison  n'en  changent 
que  l'apparence.  11  sera  toujours  grand  et  beau  de  régner  sur  soi , 
fut-ce  pour  obéir  à  des  opinions  fantastiques;  elles  vrais  motifs 
d'honneur  parleront  toujours  au  cœur  de  toute  femme  de  juge- 
ment qui  saura  chercher  dans  son  état  le  bonheur  de  la  vie.  La 
chasteté  doit  être  surtout  une  vertu  délicieuse  pour  une  belle 
femme  qui  a  quelque  élévation  dans  l'àme.  Tandis  qu'elle  voit 
toute  la  terre  à  ses  pieds,  elle  triomphe  de  tout  et  d'elle-même  : 
elle  s'élève  dans  son  propre  cœur  un  trône  auquel  tout  vient  ren- 
dre hommage  ;  les  sentiments  tendres  et  jaloux  mais  toujours  res- 
pectueux desdeux  sexes,  l'eslime  universelle  et  la  sienne  propre, 
lui  payent  sans  cesse  en  tribut  de  gloire  les  combats  de  quelques 
instants.  Les  privations  sont  passagères,  mais  le  prix  en  est  per- 
manent. Quelle  jouissance  pour  une  âme  noble  ,  que  l'orgueil  de 
la  vertu  jointe  à  la  beauté  !  Réalisez  une  héroïne  de  roman ,  elle 
goûtera  des  voluptés  plus  exquises  que  les  Laïs  et  lesClénpAlre; 
et  (juand  sa  beauté  ne  sera  plus ,  sa  gloire  et  ses  plaisirs  resteront 
encore  ;  elle  seule  saura  jouir  du  passé  *. 

•  [Vak.  ...  (/(/  pansé. Si  la  route  qnr  jr  Ir.ir'    «  >/  .ni>'-iil'!'  ,  (>i>ll  Hliarx  ; 


LIVRE  V.  481 

Plus  l(*s  devoirs  sonl  grands  et  pénibles ,  plus  les  raisons  sur 

-(luclles  on  les  fonde  doivent  êlrc  sensibles  et  fortes.  II  y  a  un 

:lain  langnae  dévot ,  dont ,  sur  les  sujets  les  plus  graves,  on 

i)at  les  oreilles  des  jeunes  personnes  sans  produire  la  persuasion. 

'  ce  langage  trop  disproportionné  à  leurs  idées,  et  du  peu  de 

■;  qu'elles  en  font  en  secret,  nait  la  facilité  de  céder  àleurspen- 

:  mis,  faute  de  raisons  d'y  résister  tirées  des  choses  mêmes.  Une 

le  élevée  sagement  et  pieusement  a  sans  doute  de  fortes  armes 

litre  les  tentations;  mais  celle  dont  on  nourrit  uniquement  le 

iiur  ou  plutôt  les  oreilles  du  jargon  de  la  dévotion  devient  infail- 

ihlement  la  proie  du  premier  séducteur  adroit  qui  l'entreprend. 

mais  une  jeune  et  belle  personne  ne  méprisera  son  corps,  ja- 

.  lis  elle  ne  s'affligera  de  bonne  foi  des  grands  péchés  que  sa 

luté  fait  commettre ,  jamais  elle  ne  pleurera  sincèrement  et  de- 

,rit  Dieu  d'être  un  objet  de  convoitise,  jamais  elle  ne  pourra 

■  (ire  en  elle-même  que  le  plus  doux  sentiment  du  cœur  soit  une 

s  ention  de  Satan.  Donnez-lui  d'autres  raisons  en  dedans  et  pour 

■même ,  car  celles-là  ne  pénétreront  pas.  Ce  sera  pis  encore  si 

:i  met,  comme  on  n'y  manque  guère,  de  la  contradiction  dans 

>  idées ,  et  qu'après  l'avoir  humiliée  en  avilissant  son  corps  et 

>  charmes  comme  la  souillure  du  péché,  on  lui  fasse  ensuite 
~pecter  comme  le  temple  de  Jésus-Christ  ce  même  corps  qu'on 
1  a  rendu  si  méprisable.  Les  idées  trop  sublimes  et  trop  basses 
rit  également  insiiflisantes,  et  ne  peuvent  s'associer  :  il  faut  une 
ison  à  la  portée  du  sexe  cl  de  l'âge.  La  considération  du  devoir 
i  de  force  qu'autant  qu'on  y  joint  des  motifs  qui  nous  portent 
lo  remplir  : 

Qute  quia  non  Uceai  non /acil ,  illa/acil'. 

I  ne  se  douterait  pas  que  c'est  Ovide  qui  porte  un  jugement  si 
vère. 

Voulez-vous  donc  inspirer  l'amour  des  bonnes  mœurs  aux  j<Mjnos 
rsonnes;  sans  leur  dire  incessamment.  Soyez  sages,  donnez-leur 
1  grand  intérêt  à  l'être  ;  faites-leur  sentir  tout  le  prix  de  la  sa- 
sse ,  et  vous  la  leur  ferez  aimer.  Il  ne  suffit  pas  de  prendre  cet  in- 
M-t  au  loin  dans  l'avenir  ;  montrez-le-leur  dans  le  moment  même , 
:tis  les  relations  de  leur  âge ,  dans  le  caractère  de  leurs  amants. 

'  •  en  eftplus  »Are,  tile  est  danx  l'ordre  de  la  nature;  et  vous  n'nrri- 
'■fi  jamais  itH  but  que  par  celle-là.  i 
'  [Otid. ,  Ailiur. ,  lib.  m,,  ricg,  4.] 

«I 


iS7.  EMILK. 

Dépeignez-leur  l'Iiommc  de  bien  ,  l'homme  de  mérite  ;  apprenez- 
leur  à  le  reconnaître  ,  à  l'aimer,  et  à  l'aimer  pour  elles  ;  prouvez- 
leur  qu'amies ,  femmes  ou  maîtresses ,  cet  homme  seul  peut  les 
rendre  heureuses.  Amenez  la  vertu  par  la  raison  :  faites  leur  sentir 
que  l'empire  de  leur  sexe  et  tous  ses  avantagées  ne  tiennent  pas 
seulement  à  sa  bonne  conduite,  à  ses  mœurs ,  mais  encore  à  celles 
des  hommes;  qu'elles  ont  peu  de  prise  sur  des  àracs  viles  et  bas- 
ses ,  et  qu'on  ne  sait  servir  sa mailiesse  que  comme  on  sait  servir 
la  vertu.  Soyez  siire  qu'alors,  en  leur  dépeignant  les  monirs  de 
nos  jours ,  vous  leur  en  inspirerez  un  dégoût  sincère  ;  en  leur  mon- 
trant les  gens  à  la  mode  vous  les  leur  ferez  mépriser  ;  vous  ne  leur 
donnerez  qu'éloignement  pour  leurs  maximes ,  aversion  pour  leurs 
sentiments,  dédain  pour  leurs  vaines  galanteries;  vous  leur  ferez 
naître  une  ambition  plus  noble,  celle  de  régner  sur  des  âmes 
çrandes  et  fortes,  celle  des  femmes  de  Sparte,  qui  était  de  com- 
mander à  des  hommes.  Une  femme  hardie,  effrontée,  intrigante, 
(jui  ne  sait  attirer  ses  amants  que  par  la  coquetterie ,  ni  les  conser- 
ver que  par  les  faveurs ,  les  fait  obéir  comme  des  valets  dans  les 
choses  serviles  et  communes  :  dans  les  choses  importantes  et 
graves  elle  est  sans  autorité  sur  eux.  iMais  la  femme  à  la  fois  hon- 
nête, aimable  et  sage,  celle  qui  force  les  siens  à  la  respecter, 
celle  qui  a  do  la  réserve  et  de  la  modestie,  celle  en  un  mot  qui 
soutient  l'imaour  par  l'estime ,  les  envoie  d'un  signe  au  bout  d» 
monde ,  au  combat,  à  la  gloire ,  à  la  mort ,  où  il  lui  plaît  '.  Cet  em- 
pire est  beau,  ce  me  semble,  et  vaut  bien  la  peine  d'être  acheté. 
Voilà  dans  quel  esprit  Sophie  a  été  élevée ,  avec  plus  de  soin  que 
de  peine,  et  plutôt  ensuivant  son  goût  qu'en  le  gênant.  Disons 

'Brantôme  dit  que,  du  temps  de  François  I",  une  jeune  iuMsoniin 
ayant  im  amant  l)al)ill.ird  lui  imposa  un  silence  absuhi  i-t  illimité,  ipi'il 
garda  si  fidèlement  deux  ans  onticrs ,  qu'on  le  crut  devenu  muet  \tnr  ma- 
ladie. Un  jour,  en  pleine  assiîiuMée,  sa  maitrcssc,  qui,  dans  ces  U^iiips  «mi  l'a- 
mour se  faisaitavcc  mystère,  n'était  point  connue  pour  telle,  scvautadelc 
Kuérir sur-lc-cliami),  et  le  lit  avec  ec  seul  mot,  Parlez.  N'y  a-t-il  pas 
(pjelquc  chose  de  grand  et  d'Iiéroiqnc  dans  cet  amour-là  ?  yu'cftt  fait  de 
plus  la  philosophie  de  l'ythagorc  avec  tout  sou  laste?  (luelle  femme  aujoiir- 
d'Iuii  pourrait  conq)tor  sur  un  pareil  silence  un  seul  jour ,  dùl-clle  le  payer 
de  tout  le  prix  qu'elle  y  peut  mettre  *  ? 

*  fVAR.  Au  lion  de  crtlc  dcrnU^rc  phrase  :  Qucltn  femme  aujuurd'hui ,  etc., 
U'.  irKiniiscrIt  alllog^apln^  porlr  :  N'iirmginevaU-on  pas  une  divinité  4nn»<iMt  H 
II»  mortel ,  d'un  seul  mot,  l'organe  de  la  parole?  On  ne  me  fera  point  croire 
que  la  beauté  xaus  la  vertu  fit  Jamais  un  pareil  miracle.  Tou'es  In  beautés 
de  Paris ,  avec  toii<  Irin-s  nrHiires  .  siruirnl  tiivii  ni  /ii'.HC  il  en  faire  un  .trw 
l/lable  aujourd'hui. 


LIVRE  V  483 

maintcnAfit  un  mot  de  sa  personne,  selon  le  porlrail  que  j'en  aï  fait 
à  Emile ,  et  selon  qu'il  imagine  lui-même  l'épouse  qui  peut  le 
rfodre  heureux. 

Je  ne  redirai  jamais  trop  que  je  laisse  à  part  les  prodiges.  Emile 
n'en  est  pas  un ,  Sophie  n'en  est  pas  un  non  plus.  Emile  est  homme , 
et  Sophie  est  femme  ;  voilà  toute  leur  gloire.  Dans  la  confusion 
des  sexes  qui  règne  entre  nous ,  c'est  presque  un  proili';e  d'être 
du  sien. 

Sophie  est  bien  née ,  elle  est  d'un  bon  naturel  ;  elle  a  le  cœur 
très-sensible ,  et  celte  estréme  sensibilité  lui  donne  quelq'iefois 
une  activité  d'imagination  difficile  à  modérer.  Elle  a  l'esprit  i.ioins 
juste  que  pénétrant ,  l'humeur  facile  et  pourtant  inégale,  la  figure 
commune ,  mais  agréable ,  ime  physionomie  qui  promet  une  Ame 
et  qui  ne  ment  pas;  on  peut  l'aborder  avec  indifférence,  mais  non 
pas  la  qui  ter  sans  émotion.  D'autres  ont  de  bonnes  qualités  qui 
lui  manquent  ;  d'autres  ont  à  plus  grande  mesure  celles  qu'elle  a  ; 
mais  nulle  n'a  des  qualités  mieux  assorties  pour  faire  un  heureux 
caractère.  Elle  sait  tirer  parti  de  ses  défauts  mêmes  ;  et  si  elle  étiit 
plus  parfaite ,  elle  plairait  beaucoup  moins. 

Sophie  n'est  pas  belle;  inais auprès  d'elle  les  hommes  oublient 
les  belles  femmes ,  et  les  belles  femmes  sont  mécontentes  d'elles- 
mêmes.  A  peine  est-elle  jolie  au  premier  aspect;  mais  plus  on  la 
voit,  et  plus  clic  .s'embellit  :  elle  gagne  où  tant  d'autres  perdent , 
et  ce  qu'elle  gagne  elle  ne  le  jx-rd  plus.  On  peut  avoir  de  plus  beaux 
yeux ,  une  plus  belle  bouche ,  une  figure  plus  imposante  ;  mais  on 
ne  saurait  avoir  une  taille  mieux  prise,  un  plus  beau  teint,  une 
main  plus  blanche ,  un  pied  plus  mignon ,  un  regard  plus  doux , 
une  physionomie  plus  touchante.  Sans  éblouir  elle  intéresse;  elle 
charme ,  et  l'on  ne  saurait  dire  pourquoi. 

Sophie  aime  la  parure ,  et  s'y  connaît  ;  sa  mère  n'a  point  d'autre 
femme  de  cliambrc  qu'elle  :  elle  a  beaucoup  de  go«"il  pour  se  met- 
tre avec  avantage  ;  mais  elle  hait  les  riches  habillements  ;  on  voit 
toujours  dans  le  sien  la  simplicité  jointe  à  l'élégance  ;  elle  n'aime 
point  ce  qui  brille,  mais  ce  qui  sied.  Elle  ignore  quelles  sont  les 
couleurs  à  la  mode ,  mais  elle  sait  à  merveille  celles  qui  lui  sont  fa- 
vorables. 11  n'y  a  pas  une  jeune  personne  qui  paraisse  mise  avec 
moins  de  recherche  et  dont  l'ajustement  soit  plus  recherché  :  pas 
une  pièce  du  sien  n'est  prise  au  hasard ,  et  l'art  ne  parait  dans  au- 
mne.  Sa  panire  est  très-raodeste  en  apparence  cl  très-coquette  ei> 


484  EMILE. 

effet;  clic  n'étale  point  ses  charmes ,  elle  les  couvre;  mais  eu  Ici 
couvrant  elle  sait  les  faire  ima<i;iner.  En  la  voyant  oji  dit ,  Voilà  une 
fille  modeste  et  sage  ;  mais  tant  qu'on  reste  auprès  d'elle ,  les  yeux 
et  le  cœur  errent  sur  toute  sa  personne  sans  qu'on  puisse  les  en  dé- 
tacher, et  l'on  dirait  que  tout  cet  ajustement  si  simple  n'est  rais 
sa  place  que  pour  en  être  ôlé  pièce  à  pièce  par  l'imagination. 

Sophie  a  des  talents  naturels  ;  elle  les  sent ,  et  ne  les  a  pas  né- 
gligés :  mais  n'ayant  pas  été  à  portée  de  mettre  beaucoup  d'art  à 
leur  culture  ,  elle  s'est  contentée  d'exercer  sa  jolie  voix  à  chanter 
juste  et  avec  goût ,  ses  petits  pieds  à  marcher  légèrement ,  facile- 
ment, avec  grâce  ;  à  faire  la  révérence  en  toutes  sortes  de  situations 
sans  gène  et  sans  maladresse.  Du  reste,  elle  n'a  eu  de  maître  à  chan- 
ter que  son  père,  de  maîtresse  à  danser  que  sa  mère  ;  et  un  organiste 
du  voisinage  lui  a  donné  sur  le  clavecin  quelques  leçons  d'accom- 
pagnement qu'elle  a  depuis  cultivé  seule.  D'abord  elle  ne  songeait 
qu'à  faire  paraître  sa  maui  avec  avantage  sur  ces  touches  noires  *, 
ensuite  elle  trouva  que  le  son  aigre  et  sec  du  clavecin  rendait  plus 
doux  le  son  de  la  voix  ;  peu  à  peu  elle  devint  sensible  à  l'harmo- 
nie ;  enfin,  en  grandissant,  elle  a  commencé  de  sentir  les  chtu'mes 
de  l'expression,  et  d'aimer  la  musique  pour  elle-même.  Mais  c'est 
un  goût  plutôt  qu'un  talent  ;  elle  ne  sait  point  déchiffrer  un  air 
sur  la  note. 

Ce  que  Sophie  sait  le  mieux ,  et  qu'on  lui  a  fait  apprendre  avec 
le  plus  de  soin ,  ce  sont  les  travaux  de  son  sexe ,  même  ceux  dont 
on  ne  s'avise  point ,  comme  de  tailler  et  coudre  ses  robes.  Il  n'y 
a  pas  un  ouvrage  à  l'aiguille  qu'elle  ne  sache  faire ,  et  qu'elle  ne 
fasse  avec  plaisir  ;  mais  le  travail  qu'elle  préfère  à  tout  autre 
est  la  dentelle ,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  un  qui  donne  une  atti- 
tude plus  agréable,  et  où  les  doigts  s'exercent  avec  plus  do 
grâce  et  de  légèreté.  Elle  s'est  appliquée  aussi  à  tous  les  détails  ilu 
ménage.  Elle  entend  la  cuisine  et  l'oflice  ;  elle  sait  les  prix  des 
denrées,  elle  en  connaît  les  quahtés;  elle  sait  fort  bien  tenir  les 
comptes  ,  elle  sert  de  maître  d'hôtel  à  sa  mère.  Faite  pour  être 
un  jour  mère  de  famille  elle-même,  en  gouvernant  la  maison  pa- 
ternelle elle  apprend  à  gouverner  la  sienne  ;  elle  peut  suppléer 

*  [C'est  donc  fort  nialadroitcmont  que  depuis  que  le  piano  a  rniiplacé 
le  tiavccin  dans  nos  salons,  les  facteurs  ont  cliangé  I  ordiv  de*  deux 
euuli^urs  du  clavier ,  employant  l'ivuirc  pour  les  touches  ]ilus  apiKircutcs, 
et  l'êbcnc  pour  celles  qui  le  sont  moins.]  (tMotedc  .V.  Pclilain.) 


LIVRE  V.  4B& 

IX  fondions  clos  doracsliqucs ,  cl  le  Tait  toujours  volontiers.  On 

•  sait  jamais  bien  commander  que  ce  qu'on  sait  exécuter  soi- 

'■•me  :  c'est  la  raison  de  sa  mcre  pour  l'occuper  ainsi.   Pour 

|>hie ,  elle  ne  va  pas  si  loin  ;  son  premier  devoir  est  celui  de  lille , 

c'est  maintenant  le  seul  qu'elle  songe  à  remplir.  Son  unique  vue 

t  de  servir  sa  mère,  et  de  la  soulager  d'une  prtie  de  ses  soins.  Il 

-t  pourtant  vrai  qu'elle  ne  les  remplit  pas  tous  avec  un  plaisir 

-  il.  Par  exemple ,  quoiqu'elle  soit  gourmande  ,  elle  n'aime  pas  la 

usine;  le  détail  en  a  quelque  chose  qui  la  dégoûte;  elle  n'y 

>uvc  jamais  assez  de  propreté.  Elle  est  là-dessusd'u'u-  délicatesse 

\tréme ,  et  cette  délicatesse  poussée  à  l'excès  est  devenue  un  de 

s  défauts  :  elle  laisserait  plutôt  aller  tout  lediner  par  le  feu,  que 

tacher  sa  manchette.   Elle  n'a  jamais  voulu  de  l'inspection  du 

rilin,  par  la  même  raison.  La  terre  lui  parait  malpropre;  sitôt 

,  lelle  voit  du  fumier,  elle  croit  en  sentir  l'odeur. 

Ello  doit  ce  défaut  aux  leçons  de  sa  mère.  Selon  elle ,  entre  les 
devoirs  de  la  femme,  un  des  premiers  est  la  propreté  ;  devoir  spé- 
cial, indispcii^ilile,  im|)osé  par  la  nature.  Il  n'y  a  pas  au  monde 
un  objet  plus  dégoûtant  qu'une  femme  malpropre ,  et  le  mari  qui 
s'en  dégoûte  n'a  jamais  tort.  Elle  a  tant  prêché  ce  devoir  à  sa  fille 
dès  son  enfance,  elle  en  a  tant  exigé  de  propreté  sur  sa  personne , 
tint  pour  ses  bardes ,  pour  son  appartement ,  pour  son  travail , 
pf)ur  sa  toilette  ,  que  toutes  ces  attentions  ,  tournées  en  habitude , 
prennent  une  assez  grande  partie  de  son  temps ,  et  présiûent  cncort 
à  l'autre  :  en  sorte  que  bien  faire  ce  qu'elle  fait  n'est  que  lo  se- 
cond de  ses  soins  ;  le  premier  est  toujours  de  le  faire  proprement. 
Cependant  tout  cela  n'a  [)oint  dégénéré  en  vainc  affectation  ni 
en  mollesse  ;  les  raffinemcnls  du  luxe  n'y  sont  pour  rien.  Jam.-iis 
ii  n'entra  dans  son  appartement  que  de  l'eau  simple  ;  elle  ne  con- 
naît d'autre  parfum  que  celui  des  fleurs ,  et  jamais  son  mari  n'en 
respirera  de  plus  doux  que  son  haleine.  Enfin  l'attention  qu'elle 
donne  à  l'extérieur  ne  lui  fait  |>as  oublier  qu'elle  doit  sa  vie  et  son 
temps  à  des  soins  plus  nobles  :  elle  ignore  ou  dédaigne  cette  ex- 
cessive propreté  du  cor|)squi  souille  fàme;  Sophie  cstbieu  plus 
que  propre,  elle  est  pure. 

J'ai  dit  que  Sophie  était  gounnande.  Elle  l'était  naturellement  ; 
mais  elle  est  devenue  sobre  par  habitude ,  et  maintenant  elle  l'ot 
par  vertu.  Il  n'eti  «•»l  ps  d<^s  lill«*s  comme  des  gan;ons,  qu'on  innil 
ju^ijn"  I  ''.^t;,!,)  |M>ii)i  L'o'ivciii'T  ]>  If  la  gourm^uidisc.  Ce  ()encliaHl 

41. 


486  EMILE. 

n'est  point  sans  conséquence  pour  le  sexe  ;  il  est  trop  dangereux 
de  le  lui  laisser.  La  petite  Sophie,  dans  son  enfance ,  entrant  seule 
dans  le  cabinet  de  sa  mère ,  n'en  revenait  pas  toujours  à  vide ,  et 
n'était  pas  d'une  fidélité  à  toute  épreuve  sur  les  dragées  et  sur  les 
bonbons.  Sa  mère  lasur|)ril,  la  reprit,  la  punit,  la  fit  jeûner. 
Elle  vint  enfin  à  bout  de  lui  persuader  que  les  bonbons  gâtaient 
ies  dents  ,  et  que  de  trop  manger  grossissait  la  taille.  Ainsi  Sophie 
se  corrigea  :  en  grandissant  elle  a  pris  d'autres  goûts  qui  l'ont 
détournée  de  cette  sensualité  basse.  Dans  les  femmes  comme  dans 
les  hommes,  sitôt  que  le  cœur  s'anime,  la  gourmandise  n'est  plus 
un  vice  dominant.  Sophie  a  conservé  le  goût  propre  de  son  scxo  : 
elle  aime  le  laitage  et  les  sucreries  ;  elle  aime  la  pâtisserie  et  les 
entremets,  mais  fort  peu  la  viande  ;  elle  n'a  jamais  goûté  ni  vin  ni 
liqueurs  fortes  :  au  surplus  elle  mange  de  tout  très-modérément  ; 
son  sexe ,  moins  laborieux  que  le  notre ,  a  moins  besoin  de  répa- 
ration. En  toute  chose  elle  aime  ce  qui  est  bon,  et  le  sait  goûter; 
elle  sait  aussi  s'accommoder  de  ce  qui  ne  l'est  pas ,  sans  que  cette 
privation  lui  coûte. 

Sophie  a  l'esprit  agréable  sans  être  brillant,  et  solide  sans  être 
profond  ;  un  esprit  dont  on  ne  dit  rien ,  parce  qu'on  ne  lui  en 
trouve  jamais  ni  plus  ni  moins  qu'à  soi.  Elle  a  toujours  celui  qui 
plait  aux  gens  qui  lui  parlent,  quoiqu'il  ne  soit  pas  fort  orné  ,  se- 
lon l'idée  que  nous  avons  de  la  culture  de  l'esprit  des  femmes; 
car  le  sien  ne  s'est  point  formé  par  la  lecture  ,  mais  seulement  par 
les  conversations  de  son  père  et  de  sa  mère ,  par  ses  propres 
réflexions  ,  et  par  les  observations  qu'elle  a  faites  dans  le  peu  de 
monde  qu'elle  a  vu.  Sophie  a  naturellement  de  la  gaieté  ,  elle  était 
même  folâtre  dans  son  enfance  ;  mais  peu  à  peu  sa  mère  a 
pris  soin  de  réprimer  ses  airs  évaporés ,  de  peur  que  bientôt  un 
changement  trop  subit  n'instruisit  du  moment  qui  l'avait  rendu 
nécessaire.  Elle  est  donc  devenue  modeste  et  réservée  même  avant 
le  temps  de  l'être  ;  et  maintenant  que  ce  temps  est  venu,  il  lui  est 
plus  aisé  de  garder  le  ton  qu'elle  a  pris  qu'il  ne  lui  serait  de  le 
prendre  sans  indiquer  la  raison  de  ce  changement.  C'est  une  chose 
plaisante  de  la  voir  se  livrer  quelquefois  par  un  reste  d'Iiabituilo 
à  des  vivacités  de  l'enfance ,  puis  tout  d  un  coup  rentrer  en  elle- 
même  ,  se  taire  ,  baisser  les  yeux ,  et  rougir  :  il  faut  bien  que  le 
terme  intermédiaire  entre  les  deux  âges  |)articipe  un  peu  de  cha- 
cun des  deux. 


LIVRK  V  487 

Sophie  csl  d'une  sensibilité  Irop  grande  pour  conserver  une 
j  irfaile  égalité  d'humeur,  mais  elle  a  Irop  de  douceur  pour  que 
file  sensibilité  soit  fort  importune  aux  autres  ;  c'est  à  elle  seule 
;u'clle  fait  du  mal.  Qu'on  dise  un  seul  mot  qui  la  blesse,  elle 
i-  boude  pas,  mais  son  cœur  se  gonfle;  elle  tâche  de  s'échapper 
,'>>ur  aller  pleurer.  Qu'au  milieu  de  ses  pleurs  son  père  ou  sa 
•lere  la  rappelle,  et  dise  un  seul  mot ,  elle  vient  à  l'instant  jouer 
t  rire ,  en  s'essuyant  adroitement  les  yeux  et  tâchant  d'étouffer 
-is  sanglots. 
Elle  n'est  pas  non  plus  tout  à  fait  exempte  de  caprice  :  son  hu- 
i'^ur,  un  peu  trop  poussée ,  dégénère  en  mutinerie  ,  et  alors  elle 
-t  sujette  à  s'oublier.  Mais  laissez-lui  le  temps  de  revenir  à  elle, 
t  s.i-inanière  d'effacer  son  lort  lui  en  fera  presque  un  mérite.  Si 
un  la  punit ,  eUe  est  docile  et  soumise ,  et  l'on  voit  que  sa  honte 
ne  vient  pas  tant  du  châtiment  que  de  la  faute.  Si  on  ne  lui  dit 
rien ,  jamais  elle  ne  manque  de  la  réparer  d'elle-même ,  mais  si 
fran(  licment  et  de  si  bonne  grâce ,  qu'il  n'est  pas  possible  d'en 
garder  Li  raïu-mie.  Elle  baiserait  la  terre  devant  le  dernier  domes- 
tique ,  sans  que  cet  abaissement  lui  fit  la  moindre  peine  ;  et  sitôt 
qu'elle  est  panlonnée ,  sa  joie  et  ses  caresses  montrent  de  quel 
Voids  son  l>on  cœur  est  soulagé.  En  un  mot,  elle  souffre  avec  pa- 
tience les  torts  des  autres ,  et  répare  avec  plaisir  les  sictis.  Tel  es/, 
l'aimable  naturel  de  son  sexe  avant  que  nous  l'ayons  gâté.  La^ 
femme  e»l  faite  pour  céder  à  l'homme,  et  pour  supporter  même 
son  injustice.  Vous  ne  réduirez  jamais  les  jeunes  garçons  au  même 
point  ;  le  .sentiment  intérieur  s'élève  el  se  révolte  en  eux  contre 
l'injustice  ;  U  nature  ne  les  Ht  pas  pour  la  tolérer  : 

Gravem 
Pelùta  Utmtachmm  ctdere  netcii  * 

Sophie  a  de  la  religion,  mais  une  religion  raisonnable  et  simple,  - 

peu  de  dogmes  et  moins  de  pratiques  de  dévotion  ;  ou  plutôt ,  ne 

connaissant  de  pratique  essentielle  que  In  morale  ,  elle  dévoue  s.» 

vie  entière  à  servir  Dieu  en  faisant  le  bien.  Dans  toutes  les  ins- 

!  Mictions  que  ses  parents  lui  ont  données  sur  ce  sujet,  ils  l'ont  ac- 

"iiliimée  à  une  soumission  respectueuse,  en  lui  disant  ioujours  ■ 

Ma  Hlle,  ces  connaissances  ne  sont  pas  de  votre  âge  ;  votre  nwri 

vous  en  instruira  quand  il  sera  temps.  >  Du  reste,  nt.  heu  Ue 

♦i'««..  lib.  l,od.fi,J 


488  EMILK. 

longs  discours  de  piété ,  ils  se  contentent  de  la  lui  prêcher  par 
leur  exemple ,  et  cet  exemple  est  gravé  dans  son  cœur. 

Sophie  aime  la  vertu;  cet  amour  est  devenu  sa  passion  domi- 
nante. Elle  laime,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  si  beau  que  la  vertu; 
elle  l'aime ,  parce  que  la  vertu  fait  la  gloire  de  la  femme,  et  qu'une 
femme  vertueuse  lui  [)arait  |)resque  égale  aux  anges;  elle  l'aime 
comme  la  seule  route  du  vrai  bonheur  ,  et  parce  qu'elle  ne  voit 
que  misère,  abandon,  malheur,  opprobre,  ignominie,  dans  la 
vie  d'une  femme  déshonncte  ;  elle  l'aime  cnfm  comme  chère  à  son 
respectable  père ,  à  sa  tendre  et  digne  mère  :  non  contents  d'être 
heureux  de  leur  propre  vertu ,  ils  veulent  l'être  aussi  de  la  sienne, 
et  son  premier  bonheur  à  elle-même  est  l'espoir  de  faire  le  leur. 
Tous  ces  sentiments  lui  inspirent  un  enthousiasme  qui  lui  élève 
l'àme  ,  et  tient  tous  ses  petits  penchants  asservis  à  une  passion  si 
noble.  Sophie  sera  chaste  et  honnête  jusqu'à  son  dernier  soupir  ; 
elle  l'a  juré  dans  le  fond  de  son  àme ,  et  elle  l'a  juré  dans  un  temps 
où  elle  sentait  déjà  tout  ce  qu'un  tel  serment  coûte  à  tenir  ;  elle 
l'a  juré  quand  elle  en  aurait  dû  révoquer  l'engagement ,  si  ses 
sens  étaient  faits  pour  régner  sur  elle. 

Sophie  n'a  pas  le  bonheur  d'être  une  aimable  Française,  froide 
par  tempérament  et  coquette  par  vanité,  voulant  plutôt  briller 
que  plaire ,  cherchant  l'amusement  et  non  le  plaisir.  Le  seul  be- 
soin d'aimer  la  dévore  ;  il  vient  la  distraire  et  troubler  son  cœur 
dans  les  fêtes  :  elle  a  perdu  son  ancienne  gaieté  ;  les  folâtres  jeux 
ne  sont  plus  faits  pour  elle  ;  loin  de  craindre  l'ennui  de  la  solitude, 
elle  la  cherche  ;  elle  y  pense  à  celui  qui  doit  la  lui  rendre  douce  : 
tous  les  indifférents  l'importunent  ;  il  ne  lui  faut  pas  une  cour, 
mais  un  amant  ;  elle  aime  mieux  plaire  à  un  seul  honnête  homme, 
et  lui  plaire  toujours,  que  d'élever  en  sa  faveur  le  cri  de  la  mode, 
qui  dure  un  jour,  et  le  lendemain  se  change  en  huée. 

Les  femmes  ont  le  jugement  plus  lot  formé  que  les  liommes  : 
étant  sur  la  défensive  presque  dès  leur  enfance,  et  chargées  d'un 
dépôt  difficile  à  garder  ,  le  bien  et  le  mal  leur  sont  nécessaire- 
ment plus  tôt  connus.  Sophie,  précoco  en  tout,  parce  que  son 
tempérament  la  porte  à  lêlre,  a  aussi  le  jugement  plus  tôl 
formé  que  d'autres  lillcs  de  son  âge.  Il  n'y  a  rien  à  cela  de  forl 
extraordinaire  ;  la  maturité  n"e.>t  jias  partout  la  même  en  mémo 
lenqts. 

>oplii('  est  instruite  des  devoir^  cl  do  droits  de  son  scxc  cl  du 


LIVRE  V.  489 

notre.  Elle  coonail  les  défauts  des  hommes  et  les  vices  des  fem- 
mes ;  elle  connaît  aussi  les  qualités ,  les  vertus  contraires ,  et  les 
i  toutes  empreintes  au  fonil  de  son  cœur.  On  ne  peut  pas  avoir  une 
15  haute  idée  de  l'honnête  femme  que  celle  qu'elle  en  a  conçue, 
cette  idée  ne  l'éjKtuvante  point  ;  mais  elle  pense  avec  plus  de 
inpiaisance  à  l'honnête  homme  ,  à  l'homme  de  mérite  ;  elle  sent 
elle  est  faite  pour  cet  homme-là,  qu'elle  en  est  digne ,  qu'elle 
lit  lui  rendre  le  bonheur  qu'elle  recevra  de  lui;  elle  sent  qu'elle 
:  lira  bien  le  reconnaître:  il  ne  s'agit  que  de  le  trouver. 
Les  femmes  sont  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes, 
iiime  ils  le  sont  du  mérite  des  femmes  :  cela  est  de  leur  droit  iv- 
proque  ;  et  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  l'ignorent.  So|)hie  connaît 
droit  et  en  use ,  mais  avec  la  modestie  qui  convient  à.  sa  jeu- 
>se,  à  son  inexpérience ,  à  son  état  ;  elle  ne  juge  que  des  choses 
■jui  sont  à  sa  portée ,  et  elle  n'en  juge  que  quand  cela  sert  à  déve- 
!i|){)er  quelque  maxime  utile.  Elle  ne  parle  des  absents  qu'avec 
plus  grande  circonsi)ection  ,  surtout  si  ce  sont  des  femmes . 
le  j)ense  que  ce  qui  les  rend  médisantes  et  satiriques  est  de  par- 
l'T  de  leur  sexe  :  tant  qu'elles  se  bornent  à  parler  du  nôtre,  elles 
•  ••  sont  qu'équitables.  Sophie  s'y  borne  donc.  Quant  aux  fem- 
'^s,  elle  n'en  parle  jamais  que  pour  en  dire  le  bien  qu'elle  sait  :  | 
■  st  un  honoeur  qu'elle  croit  devoir  à  son  sexe;  et  pour  celles 
'lit  elle  ne  sait  aucun  bien  à  dire ,  elle  n'en  dit  rien  du  tout ,  et 
ia  s'entend. 

Sophie  a  |teu  d'usage  du  monde  ;  mais  elle  est  obligeante ,  al- 
iilive,  et  met  de  la  grâce  à  tout  ce  qu'elle  fait.  Un  heureux  na- 
irel  la  sert  mieux  que  l)eaucoup  d'art.  Elle  a  une  certaine  poli- 
sse à  elle  qui  ne  tient  jwint  aux  formules ,  qui  n'est  point  asser- 
'  aux  modes ,  qui  ne  change  point  avec  elles ,  qui  ne  fait  rien 
ir  usage,  mais  qui  vient  d'un  vrai  désir  de  plaire,  et  qui  plait. 
le  ne  sait  point  les  compliments  triviaux  .  et  n'en  invente  |)oint 
plus  recherchés  ;  elle  ne  dit  pas  qu'elle  est  très-obligée,  qu'on 
'   •  I)eaucoup  d'honneur,  qu'on  ne  prenne  pas  la  peine,  etc. 
.  \  iso  encore  moins  de  tourner  des  phrases.  Pour  une  atten- 
Udi) ,  |K)ur  une  politesse  établie ,  elle  répond  par  une  révérenoc, 
DU  par  un  simple  Je  vous  remercie  :  mais  ce  mot ,  dit  de  sa  bou- 
1  he ,  en  vaut  bien  un  autre.  Pour  un  vrai  service  elle  laisse  par- 
.(T  son  cœur  ,  et  ce  n'est  pas  un  compliment  qu'il  trouve.  Elle  n'a 
i<imaui  souffert  que  l'usage  français  l'asservit  aa  joug  des  sima- 


490  EMILE. 


grées ,  comme  d'élendre  sa  main ,  en  passant  d'une  chambre  a 
l'autre  ,  sur  un  bras  sexagénaire  qu'elle  aurait  grande  envie  de 
soutenir.  Quand  un  galant  musqué  lui  offre  cet  impertinent  ser- 
vice, elle  laisse  l'oflicieux  bras  sur  l'escalier ,  et  s'élance  en  deux 
sauts  dans  la  chambre ,  en  disant  qu'elle  n'est  pas  boiteuse.  En 
effet ,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  grande ,  elle  n'a  jamais  voulu  de  ta- 
lons hauts  ;  elle  a  les  pieds  assez  petits  pour  s'en  passer. 

Non-seulement  elle  se  tient  dans  le  silence  et  dans  le  respect 
avec  les  femmes ,  mais  même  avec  les  hommes  mariés  ,  ou  beau- 
coup plus  âgés  qu'elle  ;  elle  n'acceptera  jamais  de  place  au-des- 
sus d'eux  que  par  obéissance ,  et  reprendra  la  sienne  au-dessous 
sitôt  qu'elle  le  pourra  ;  car  elle  sait  que  les  droits  de  l'âge  vont 
avant  ceux  du  sexe,  comme  ayant  pour  eux  le  préjugé  de  la  sa- 
gesse ,  qui  doit  être  honorée  avant  tout. 

Avec  les  jeunes  gens  de  son  âge  ,  c'est  autre  chose ,  elle  a  be- 
soin d'un  ton  différent  pour  leur  en  imposer,  et  elle  sait  le  pren- 
dre sans  quitter  l'air  modeste  qui  lui  convient.  S'ils  sont  modestes 
et  réservés  eux-mêmes ,  elle  gardera  volontiers  avec  eux  l'aima- 
ble familiarité  de  la  jeunesse  ;  leurs  entretiens  pleins  d'innocence 
seront  badins ,  mais  décents  :  s'ils  deviennent  sérieux ,  elle  veut 
qu'ils  soient  utiles  :  s'ils  dégénèrent  en  fadeurs,  elle  les  fera  bien- 
tôt cesser  ;  car  elle  méprise  surtout  le  petit  jargon  de  la  galante- 
rie ,  comme  très-offensant  pour  son  sexe.  Elle  sait  bien  que 
l'homme  qu'elle  cherche  n'a  pas  ce  jargon-là,  et  jamais  elle  no 
souffre  volontiers  d'un  autre  ce  qui  ne  convient  pas  à  celui  dont 
elle  a  le  caractère  empreint  au  fond  du  cœur.  La  haute  opinion 
qu'elle  a  des  droits  de  son  sexe ,  la  Herté  d'àme  que  lui  donne  la 
pureté  de  ses  sentiments,  celle  énergie  de  la  vertu  qu'elle  sont  on 
elle-même ,  et  qui  !a  rend  respectable  à  ses  propres  yeux ,  lui  font 
écouter  avec  indignation  lo  propos  doucereux  dont  on  prétend  l'a- 
muser.. Elle  ne  les  reçoit  point  avec  une  colère  apparente ,  mais 
avec  un  ironique  applaudissement  qui  déconcerte  ,  ou  d'un  ton 
froid  auquel  on  ne  s'attend  point.  Qu'un  beau  Phébus  lui  débile 
ses  gentillesses  ,  la  loue  avec  esprit  sur  le  sien  ,  sur  sa  beauté, 
sur  ses  grâces,  sur  lo  prix  du  bonheur  de  lui  plaire,  elle  est  (ille 
à  l'interrompre,  en  lui  disant  poliment  :  •<  Monsieur,  j'ai 
«  grand'peur  de  savoir  ces  choses-là  mieux  que  vous  ;  si  nous  n'a- 
«  vous  rien  de  plus  curieux  à  dire ,  je  crois  que  nous  pouvons 
«  linir  ici  l'enlretiori.  «  Accompagner  ces  mots  d'une  grande  ré- 


i 


LIVRE  V.  491 

;cncc  ,  et  puis  se  trouver  à  vingt  pas  de  lui ,  n'est  pour  elle  que 
faire  d'un  instant.  Demandez  à  vos  agréables  s'il  est  aisé  d'é- 
:<T  longtemps  son  caquet  avec  un  esprit  aussi  rebours  que  cc- 
,!-là. 

Ce  n'est  pas  pourtant  qu'elle  n'aime  fort  à  être  louée ,  pourvu 
le  ce  soit  tout  de  bon ,  et  qu'elle  puisse  croire  qu'on  pense  en 
Vt  le  bien  qu'on  lui  dit  d'elle.  Pour  paraître  touché  de  son  mé- 
•',  il  faut  commencer  p«ir  en  montrer.  Un  hommage  fondé  sur 
-lime  peut  flatter  son  cœur  altier,  mais  tout  galant  persiflage 
;  toujours  rebuté  ;  Sophie  n'est  pas  faite  pour  exercer  les  petits 
•  nts  d'un  baladin. 

Avec  une  si  grande  maturité  de  jugement ,  et  formée  à  tous 
.  irds  comme  une  fille  de  vingt  ans ,  Sophie ,  à  quinze ,  ne  sera 
■lut  traitée  en  enfant  par  ses  parents.  A  peine  apercevront-ils 
.  a  elle  la  première  inquiétude  de  la  jeunesse ,  qu'avant  le  progrès 
ils  se  hâteront  d'y  pourvoir;  ils  lui  tiendront  des  discours  tendres 
s.  Les  discours  tendres  et  sensés  sont  de  son  âge  et  de 
i.lère.  Si  ce  caractère  est  tel  que  je  l'imagine,  pourquoi 
i  pcrc  ne  lui  parlerait-il  pas  à  peu  près  ainsi  : 
<  Sophie,  vous  voilà  gramk  Oile ,  et  ce  n'est  pas  pour  l'être 
toujours  qu'on  le  devient.  Nous  voulons  que  vous  soyez  heu- 
reuse ;  c'est  pour  nous  que  nous  le  voulons ,  parce  que  notre 
bonheur  dépend  du  votre.  Le  bonheur  d'une  honnête  fille  est 
>le  faire  celui  d'un  honnête  homme  :  il  faut  donc  penser  à  vous 
marier  ;  il  y  faut  penser  de  bonne  heure  ,  car  du  mariage  dé- 
(>end  le  sort  de  la  vie,  et  l'on  n'a  jamais  trop  de  temps  pour  y 
[jcnser. 

•<  Rien  n'est  phis  difficile  que  le  choix  d'un  bon  mari ,  si  ce 
n'est  peut-être  celui  d'une  bonne  femme.  Sophie,  vous  sert-z 
cette  femme  rare  ,  voas  serez  la  gloire  de  notre  vie  et  le  bon- 
heur de  nos  vieux  jours  ;  mais ,  de  quelque  mérite  que  vous 
soyez  pouniie  ,  la  terre  ne  manque  pas  d'hommes  qui  en  onl 
encore  plus  que  vous.  Il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  dût  s'honorer  de 
vous  obtenir ,  il  y  en  a  beaucoup  qui  vous  honoreraient  davan- 
ta^.  Dans  ce  nombre  il  s'agit  d'en  trouver  un  qui  vous  con- 
vienne ,  de  le  connaître ,  et  de  vous  faire  connaître  à  lui. 
«  Le  plus  grand  bonheur  du  mariage  dépend  de  tant  de  conve- 
•  (lanccs ,  que  c'est  une  folie  de  les  vouloir  toutes  rassembler.  Il 
faut  d'al)ord  s'assurer  des  plus  importantes  :  quand  les  autres 


lin  ÉMILH. 

«  s'y  Irouvont,  on  s'en  prévaut;  quand  elles  manquent,  on  .s'en 
«  passe.  Le  bonheur  parfait  n'est  pas  sur  la  terre  ;  mais  le  plus 
"  grand  des  malheurs ,  et  celui  qu'on  peut  toujours  éviter ,  est 
«  d'èlre  malheureux  par  sa  faute. 

«  11  y  a  des  convenances  naturelles,  il  y  en  a  d'institution,  il 
«  y  en  a  qui  ne  tiennent  qu'à  l'opinion  seule.  Les  parents  sont  jii- 
«  ges  des  deux  dernières  espèces,  les  enfants  seuls  le  sont  de  la 
><  première.  Dans  les  mariages  qui  se  font  par  l'autorité  des  pè- 
«  res ,  on  se  règle  uniquement  sur  les  convenances  d'institution 
«  et  d'opinion  ;  ce  ne  sont  pas  les  personnes  qu'on  marie ,  ce  sont 
«  les  conditions  et  les  biens  :  mais  tout  cela  peut  changer  ;  les  per- 
«  sonnes  seules  restent  toujours ,  elles  se  portent  partout  avec 
«  elles  ;  en  dépit  de  la  fortune  ,  ce  n'est  que  par  les  rapports  per- 
«  sonnels  qu'un  mariage  peut  être  heureux  ou  malheureux. 

«  Votre  mère  était  de  condition,  j'étais  riche  :  voilà  les  seules 
«  considérations  qui  portèrent  nos  parents  à  nous  unir.  J'ai  perdu 
«  mes  biens ,  elle  a  perdu  son  nom  :  oubliée  de  sa  famille ,  que  lui 
«  sert  aujourd'hui  d'être  née  demoiselle?  Dans  nos  désastres ,  l'u- 
«  nion  de  nos  cœurs  nous  a  consolés  de  tout  ;  la  conformité  de 
«  nos  goûts  nous  a  fait  choisir  cette  retraite;  nous  y  vivons  heu- 
«  reux  dans  la  pauvreté ,  nous  nous  tenons  lieu  de  tout  l'un  à  l'au- 
«  tre.  Sophie  est  notre  trésor  commun  ;  nous  bénissons  le  ciel  de 
«  nous  avoir  donné  celui-là,  et  de  nous  avoir  été  tout  le  reste. 
«  Voyez ,  mon  enfant ,  où  nous  a  conduits  la  Providence  :  les 
«  convenances  qui  nous  firent  marier  sont  évanouies  ;  nous  ne 
«  sommes  heureux  que  par  celles  que  l'on  compta  pour  rien. 

«  C'est  aux  époux  à  s'assortir.  Le  penchant  mutuel  doit  être 
«  leur  premier  lien  :  leurs  yeux ,  leurs  cœurs  doivent  être  leurs 
«  premiers  guides;  car  comme  leur  premier  devoir,  étant  unis, 
«  est  de  s'aimer,  et  qu'aimer  ou  n'aimer  pas  ne  dépend  point  de 
«  nous-mêmes ,  ce  devoir  en  emporte  nécessairement  un  autre, 
«  qui  est  de  commencer  par  s'aimer  avant  de  s'unir.  C'est  là  le 
«  droit  de  la  nature ,  que  rien  ne  peut  abroger  :  ceux  qui  l'ont  gê- 
«  née  par  tant  de  lois  civiles  ont  eu  plus  d'égard  à  l'ordre  apparent 
«  qu'au  bonheur  du  mariage  et  aux  mœurs  des  citoyens.  Vous 
«  voyez ,  ma  Sophie ,  que  nous  ne  vous  prêchons  pas  une  mo- 
«  raie  diflicile.  Elle  ne  tend  qu'à  vous  rendre  maîtresse  de  vous- 
«  même,  et  à  nous  en  rapporter  à  vous  sur  le  choix  de  votre 
«  époux. 


LIVRE  V.  493 

'  Après  vous  avoir  dit  nos  raisons  pour  vous  laisser  une  en- 

liore  liberté ,  il  esl  juste  de  vous  parler  .lussi  des  vôtres  pour  en 
l'.er  avec  sagesse.  Ma  lille  ,  vous  êtes  bonne  et  raisonnable  , 

\()us  avez  de  la  droiture  et  de  la  piété,  vous  avez  les  talents 
ini  conviennent  à  d'honnêtes  femmes,  et  vous  n'êtes  pas  dé- 
M.urvue d'agréments;  mais  vous  êtes  pauvre  :  vous  avez  les 
it'ns  les  plus  estimables,  et  vous  manquez  de  ceux  qu'on  estime 
plus.  N'aspirez  donc  qu'à  ce  que  vous  pouvez  obtenir,  et  ré- 

Ji'Z  votre  ambition  ,  non  sur  vos  jUj-iemeuts  ni  sur  les  nôtres  , 

"i.iis  sur  l'opinion  des  hommes.  .S'il  n'était  question  que  d'une 
^alité  de  mérito ,  j'ijinore  à  quoi  je  devrais  borner  vos  espé- 
uices  :  mais  ne  les  élevez  point  au-dessus  de  votre  fortune,  et 

iioubliez  pas  qu'elle  est  au  plus  bas  rang.  Bien  qu'un  homme 

(ligne  de  vous  ne  compte  pas  celte  inégalité  pour  un  obstacle  , 

'  nus  devez  faire  alors  ce  qu'il  ne  fera  pas  :  Sophie  doit  imiter 
I  mère ,  et  n'entrer  que  dans  une  famille  qui  s'honore  d'elle, 
ous  n'avez  point  vu  notre  opulence,  vous  êtes  née  durant  notre 

:  iiivreté;  vous  nous  la  rendez  douce,  et  vous  la  partagez  sans 
•ine.  Croyez-moi ,  Sophie,  ne  cherchez  point  des  biens  dont 
•  'UslM'nis.sons  le  ciel  de  nous  avoir  délivrés  ;  nous  n'avons  goùlé 
■  bonheur  qu'après  avoir  |)erdu  la  richesse. 

Vous  êtes  trop  aimable  pour  ne  plaire  à  personne,  et  votre 
iiisère  n'est  jws  telle  qu'un  honnête  homme  se  trouve  embar- 
issé  de  vous.  Vous  serez  recherchée,  et  vous  pourrez  l'être  de 

-'■ns  qui  ne  vous  vaudront  pas.  S'ils  se  montraient  à  vous  tel» 
lu'ilssont,  vous  les  estimeriez  ce  qu'ils  valent;  tout  leur  faste 
I'  vous  en  imposerait  pas  longtemps  :  mais,  quoique  vous 
vez  le  jugement  bon  et  que  vous  vous  connaissiez  en  mérite , 

\iius  manquez  d'expérience,  et  vous  ignorez  jusqu'où  les  hom- 
ics  peuvent  se  contrefaire.  Un  fourbe  adroit  |K?ut  étudier  vos 

juits  pour  vous  séduire  ,  et  feindre  auprès  de  vous  des  vertus 
pi'il  n'aura  jKjint.  Il  vous  perdrait,  Sophie,  av.int  que  vous 

w)us  en  fussiez  aperçue,  et  vous  ne  connaîtriez  voire  erreur 
|iic  pour  la  pleurer.  Le  plus  dangereux  de  tous  les  pièges,  et  le 
-l'ul  que  la  raison  ne  peut  éviter,  est  celui  des  sens  :  si  jamais 

>  ')us  avez  le  malheur  d'y  tomber  ,  vous  ne  verrez  plus  qu'illu- 
l'ius  ri  cJiimères,  vos  yeux  se  fascineront,  votre  jugement  se 
roublera ,  votre  volonté  sera  corrompue ,  votre  erreur  même 
vous  sera  chère  ;  et  quand  vous  seriez  en  état  de  la  connaître, 

4-i 


494  EMILE. 

«  vous  n'en  voudriez  pas  revonir.  Ma  fille,  c'est  à  la  raison  de 
«  Sophie  que  je  vous  livre  ;  je  ne  vous  livre  point  au  penchant 
«  de  son  cœur.  Tant  que  vous  serez  de  sang-froid ,  restez  votre 
«  propre  juge  ;  mais  sitôt  que  vous  aimerez  ,  rendez  à  voire  more 
«  le  soin  de  vous. 

«  Je  vous  propose  un  accord  qui  vous  marque  notre  estime  el 
«  rétablisse  entre  nous  l'ordre  naturel.  Les  parents  clioisissonl  ré- 
"  poux  de  leur  fille ,  et  ne  la  consultent  que  pour  la  forme  :  tel  est 
-<  l'usage.  Nous  ferons  entre  nous  tout  le  contraire  ;  vous  choisi- 
«  rez ,  et  nous  serons  consultés.  Usez  de  votre  droit,  Soptiie  ;  usez- 
«  en  librement  et  sagement.  L'époux  qui  vous  convient  doit  être 
«  de  votre  choix ,  et  non  pas  du  nôtre  ;  mais  c'est  à  nous  déjuger 
«  si  vous  ne  vous  trompez  pas  sur  les  convenances  ,  et  si ,  sans 
«  le  savoir ,  vous  ne  faites  point  autre  chose  que  ce  que  vous  vou- 
«  lez.  La  naissance ,  les  biens ,  le  rang ,  l'opinion ,  n'eirtreront 
«  pour  rien  dans  nos  raisons.  Prenez  un  honnête  homme,  dont  la 
«  personne  vous  plaise  et  dont  le  caractère  vous  convienne  ;  quel 
«  qu'il  soit  d'ailleurs ,  nous  l'acceptons  pour  notre  gendre.  Son 
«  bien  sera  toujours  assez  grand ,  s'il  a  des  bras  ,  des  mœurs  ,  et 
«  qu'il  aime  sa  famille.  Son  rang  sera  toujours  assez  illustre ,  s'il 
«  l'ennoblit  par  la  vertu.  Quand  toute  la  terre  nous  blâmerait, 
«  qu'importe.'  nous  ne  cherchons  pas  l'approbation  publique  ,  il 
«  nous  suffit  de  votre  bonheur.  » 

LecleurSjj'ignore  quel  effet  ferait  un  pareil  discours  sur  les  lillcs 
^'levées  à  votre  manièie.  Quant  à  Sophie  ,  elle  pourra  n'y  pas  ré- 
|)ondre  par  des  paroles;  la  honte  et  l'attendrissement  ne  la  laisse- 
raientpas  aisément  s'exprimer  :  mais  je  suis  bien  sur  qu'il  restera 
gravé  dans  son  cœur  le  reste  de  sa  vie ,  et  que  si  l'on  j)eut  compter 
sur  quelque  résolution  humaine,  c'est  sur  celle  qu'il  lui  fera  faire 
<rétre  digne  de  l'estime  de  ses  parents. 

Mettons  la  chose  au  pis ,  et  donnons-lui  un  tempérament  ar- 
dent qui  lui  rende  pénible  une  longue  attente  ;  je  dis  que  son  ju- 
gement ,  ses  connaissances  ,  son  goût ,  sa  délicatesse ,  et  surtout 
les  sentiments  dont  son  coeur  a  été  nourri  dans  son  enfance  ,  op- 
poseront à  l'impétuosité  des  sens  un  contre-poids  qui  lui  suffira 
pour  les  vaincre  ,ou  du  moms  pour  leur  résister  longtemps.  Klle 
mourrait  plutôt  martyre  de  son  étal ,  que  d'afthger  ses  parents, 
d'épouser  un  homme  sans  mérite,  et  do  s'exposer  aux  malheurs 
d'un  mariage  mal  assorti.  Ln  liberté  morne  qu'elle  a  re«;ue  ne  fait 


LTVSE  V.  19S 

que  lui  donner  une  nouvelle  élévation  d'àme ,  et  la  rendre  plus 

lifficilesur  le  choix  de  son  maître.  Avec  le  tempérament  d'une 

lenne  et  la  sensibilité  d'une  Anglaise,  elle  a,  pour  contenir 

.  cœur  et  ses  sens,  la  flerté  d'une  Espagnole,  qui ,  même  en 

rchant  un  amant,  ne  trouve  pas  aisément  celui  qu'elle  estime 

-ne  d'elle. 

i!  n'appartient  pas  à  tout  le  monde  de  sentir  quel  ressort  l'a- 
ir des  choses  honnêtes  peut  donner  à  l'àme ,  et  quelle  force  on 
:t  trouver  en  soi  quand  on  veut  être  sincèrement  vertueux.  I! 
lies  gens  à  qui  tout  ce  qui  est  grand  parait  chimérique ,  et 
,  dans  leur  basse  et  vile  raison ,  ne  connaîtront  jamais  ce  que 
t  sur  les  passions  humaines  la  folie  même  de  la  vertu.  Il  ne 
:  parler  à  ces  gens-là  que  par  des  exemples  :  tant  pis  pour  eux 
-  s'obstinent  à  les  nier.  Si  je  leur  disais  que  Sophie  n'est  point 
Ire  imaginaire,  que  son  nom  seul  est  de  mon  invention ,  que  son 
i  alion,  ses  mœurs ,  son  caractère,  sa  figure  même,  ont  réel- 
lement existé  ,  et  que  sa  mémoire  coûte  encore  des  larmes  à  toute 
ooe  honnête  famille ,  sans  doute  ils  n'en  croiraient  rien  :  mais  en- 
On  que  risquerai-je  d'achever  sans  détour  l'histoire  d'une  fille  si 
semblable  à  Sophie ,  que  cette  histoire  pourrait  être  la  sienne 
sans  qu'on  dut  en  être  surpris  ?  Qu'on  la  croie  véritable  ou  non , 
peu  importe  ;  j'aurai ,  si  l'on  veut ,  raconté  des  fictions,  mais  j'au- 
rai toujours  expliqué  ma  méthode ,  et  j'irai  toujours  à  mes  fins. 

La  jeune  personne ,  avec  le  tempérament  dont  je  viens  de  char- 
ger Sophie ,  avait  d'ailleurs  avec  elles  toutes  les  conformités  qui 
pouvaient  lui  en  faire  mériter  le  nom ,  et  je  le  lui  laisse.  Après 
Tf  ntrctien  que  j'ai  rapporté ,  son  père  et  sa  mère ,  jugeant  que  les 
partis  ne  viendraient  pas  s'offrir  dans  le  hameau  qu'ils  habitaient, 
l'envoyèrent  passer  un  hiver  à  la  ville ,  chez  une  tante  qu'on  ins- 
I  truisit  en  secret  du  sujet  de  ce  voyage  :  car  la  Gère  Sophie  por- 
»'it  ,iu  fond  de  soncœur  le  noble  orgueil  de  savoir  triompher  d'elle  ; 
juelque  besoin  qu'elle  eut  d'un  mari ,  elle  fut  morte  fille  plutôt 
nm-  de  se  résoudre  à  l'aller  chercher. 
Pour  répondre  aux  vues  de  ses  parents ,  sa  tante  la  présenta 
.  dans  les  maisons,  la  mena  dans  les  sociétés,  dans  les  fêtes ,  lui 
'  lit  voirie  monde ,  ou  plutôt  l'y  fit  voir,  car  Sophie  se  souciait  peu 
•  de  tout  ce  fracas.  On  remarqua  pour!  r.e  fuyait  pas  les 

1  jeunes  getis  d'une  ligure  agréable  qui  i  ;it  décents  et  mo- 

deste». Hllc  avait  dans  sa  réserve  même  un  ccrlaio  art  de  les  atli- 


4^  ËM)LE. 

rer,  qui  ressemblait  assez  à  de  la  coqucllcric  :  mais  après  s'élre 
entretenue  avec  eux  deux  ou  trois  fois ,  elle  s'en  rebutait.  Bicntàl 
à  cet  air  d'autorité  qui  scml)le  accepter  les  hommages,  elle  subs- 
tituait un  maintien  |)lus  humble  et  une  politesse  plus  repoussante. 
Toujours  attentive  sur  elle-même ,  elle  ne  leur  laissait  plus  l'oo- 
casion  de  lui  rendre  le  moindre  service  :  c'était  dire  assez  qu'elle 
ne  voulait  pas  être  leur  maîtresse. 

Jamais  les  cœurs  sensibles  n'aimèrent  les  plaisirs  bruyants , 
vain  et  stérile  bonheur  des  gens  qui  ne  sentent  rien ,  et  qui  croient 
qu'étourdir  sa  vie  c'est  en  jouir.  Sophie  ne  trouvant  point  ce  qu'elle 
cherchait ,  et  désespérant  de  le  trouver  ainsi,  s'ennuya  de  la  ville. 
Elle  aimait  tendrement  ses  parents,  rien  ne  la  dédommageait 
d'eux,  rien  n'était  propre  à  les  lui  faire  oublier  ;  elle  retourna  les 
joindre  longtemps  avant  le  terme  lixé  pour  son  retour. 

A  peine  eut-elle  repris  ses  fonctions  dans  la  maison  paternelle, 
qu'on  vit  qu'en  gardant  la  même  conduite  elle  avait  changé  d'hu- 
meur. Elle  avait  des  distractions ,  de  l'impatience  ;  elle  était  triste 
et  rêveuse  ,  elle  se  cjichait  pour  pleurer.  On  crut  d'abord  qu'elle 
aimait,  et  qu'elle  en  avait  honte  :  on  lui  en  parla,  elle  s'en  défen- 
dit. Elle  protesta  n'avoir  vu  personne  qui  put  loucher  son  cœur,  et 
Sophie  ne  mentait  point. 

Cependant  sa  langueur  augmentait  sans  cesse ,  et  sa  santé 
commençait  à  s'altérer.  Sa  mère ,  inquiète  de  ce  changement,  ré- 
solut enfin  d'en  savoir  la  cause.  Elle  la  prit  en  particulier,  et  mil 
en  œuvre  auprès  d'elle  ce  langage  insinuant  et  ces  caresses  invin- 
cibles que  la  seule  tendresse  maternelle  sait  employer  :  Ma  lillc  , 
toi  que  j'ai  portée  dans  mes  entrailles  et  que  je  porte  incessam- 
ment dans  mon  cœur,  verse  les  secrets  du  tien  dans  le  sein  de  la 
mère.  Quels  sont  donc  ces  secrets  qu'une  mère  ne  peut  savoir? 
Qui  est-ce  qui  plaint  tes  peines,  qui  est-ce  (pii  les  partage,  qui 
est-ce  (jui  veut  les  soulager,  si  ce  n'est  ton  père  et  moi  ?  .\h  !  n\(in 
enfant ,  veux  tu  que  je  meure  de  la  douleur  sans  la  coiuiaitro  .' 

Loin  de  cacher  ses  chagrins  à  sa  mère,  la  jeune  tille  ne  demaji- 
dait  pas  mieux  que  de  l'avoir  pour  consolatrice  et  pour  conlidente  ; 
mais  la  honle  l'empêchait  de  parler,  et  sa  niodestie  ne  trouvait 
ooint  de  langage  pour  décrire  un  état  si  peu  digne  d'elle ,  (jue  l'é- 
molion  (|ui  troublait  ses  sens,  malgré  qti'ellc  en  eût.  Enfin,  s« 
honte  mémo  servant  d'indice  à  la  mère ,  elle  Kii  arracha  ces  lui- 
niiliants  aveux.  Loin  de  l'aflliger  par  d'injustes  réprimandes,  eiie 


Il  consola,  la  pîai,unil,  pleura  sur  elle  :  elle  elail  trop  «lage  pour 
l'ii  faire  un  crime  d'un  mal  que  sa  vertu  seule  rendait  si  cruel. 

>  pounjuoi  supporter  sans  nécessité  un  mal  dont  le  reminlf 

t  si  facile  et  si  léjiitime?  Que  n'usaK-elie  de  la  liberté  qu'on 

ivait  donnée?  que  n'acceptait-ello  un  mari?  que  ne  le  clioi- 
-lit-eile?  Ne  savait-elle  pas  que  son  sort  dépendait  d'elle  seule, 

pie,  quel  que  fut  son  choix,  U  serait  conRrmé,  puisqu'elle  n'en 
ivait  faire  unqui  ne  fut  honnête?  On  l'avait  envoyée  à  la  ville, 

n'y  avait  point  voulu  rester  ;  plusieurs  partis  s'étaient  présen- 
t  - ,  elle  les  avait  tous  rebutés.  Qu'attendail-elledonc?  que  vou- 
lut-elle? Quelle  inexplicable  contradiction! 

I.a  réponse  était  simple.  S'il  ne  s'agissait  que  d'un  secours  pour 
Il  jeunesse,  le  choix  serait  bientôt  fait  :  ntiis  un  mailre  |)our 
toute  la  vie  n'est  pas  si  facile  à  choisir  ;  et ,  puisqu'on  ne  peut  sé- 
it  irer  ces  deux  choix ,  il  faut  bien  attendre ,    et  souvent  perdre  sa 

ipsse,  avant  de  trouver  l'homme  avec  qui  l'on  veut  passer  ses 
,  us.  Tel  était  le  cas  de  Sophie  :  elle  avait  Iwsoin  d'un  amant, 
m  ils  cet  amant  devait  être  un  mari  ;  et  pour  le  cirur  qu'il  fallait 

>ien  ,  l'un  était  presque  aussi  difficile  ;i  trouver  que  l'autre. 
is  ces  jeunes  f!;ens  si  brillants  n'avaient  avec  elle  que  la  conve- 
i.  line  del'àge,  les  autres  leur  manquaient  toujours;  leur  esprit 
^uptrliciel ,  leur  vanité ,  leur  jargon ,  leurs  nueurs  sans  règle ,  leurs 
frivoles  imitations,  la  dégoûtaient  d'eux.  Elle  cherchait  un  homme 
'  1  lie  trouvait  que  dos  singes  ;  elle  clicrcliait  uncàmc  et  n'entrou- 

IKMUl. 

•jiie  je  suis  malheureuse!  disait-elle  à  sa  mère;  j'ai  besoin  d'ai- 

iM'  r,  et  ne  vois  rien  qui  me  plaise.  Mon  cœur  repousse  tous  ceux 

illirent  mes  sens.  Jen'en  vois  pas  un  qui  n'excite  mes  désirs» 

is  un  (|ui  ne  ks  réprime  ;  un  goût  sans  estime  ne  peut  durer. 

ce  n'est  pakU  l'homme  qu'il  faut  à  voire  Sophie!  son  char- 
.1  modelé  est  empreijit  trop  avant  dms  son  àme.  Elle  ne  peut 

r  que  lui,  elle  ne  peut  rendre  heureux  que  lui,  elle  ne  peut 

heureuse  qu'avec  lui  seul.  Elle  ai  j>e  mieux  se  coRsumer  et 
lettre  sans  cesse,  elle  zinc  mieux  mourir  iDalheureusc  clli- 
,  que  désespérée  auprès  d'un  homme  qu'elle  n  aimerait  pas,  et 
ile  rendrait  malheureux  lui-nu'me;  il  vaut  mieux  n'être  plus, 

lie  n'être  que  [»our  souffrir. 

i.ipiHTde  ces  singularités,  sa  mère  les  trouva  trcp  bizarres 

1  D'y  p«s  soufxjonncr  quelque  mystcre.  Sophie  o'ctail  m  pré- 

iX 


498  tMlLE. 


I 


cieusc  ni  ridicule.  Comment  celte  délicatesse  outrée  avait-elle  pu 
lui  convenir,  à  elle  à  qui  l'on  n'avait  rien  tant  appris  dc-s  son  en- 
fance qu'à  s'accommoder  des  gens  avec  qui  elle  avait  à  vivre ,  et 
à  faire  de  nécessité  vertu?  Ce  modèle  de  l'homme  aimahle  duquel 
elle  était  si  enchantée ,  et  qui  revenait  si  souvent  dans  tous  ses 
entreliens ,  fit  conjecturer  à  sa  mère  que  ce  caprice  avait  quelque 
autre  fondement  qu'elle  ignorait  encore ,  et  que  Sophie  n'avait  pas 
tout  dit.  L'infortunée,  surchargée  de  sa  peine  secrète ,  ne  cher- 
chait qu'à  s'épancher.  Sa  mère  la  presse  ;  elle  hésite  ;  elle  se  rend 
enfin ,  et,  sortant  sans  rien  dire ,  elle  rentre  un  moment  après ,  un 
livre  à  la  main  :  Plaignez  votre  malheureuse  fille  ;  sa  tristesse  est 
sans  remède,  ses  pleurs  ne  peuvent  tarir.  Vous  en  voulez  savoir 
la  cause  :  eh  bien!  la  voilà,  dit-elle  en  jetant  le  livre  sur  la  table. 
La  mère  prend  le  livre  et  l'ouvre  :  c'étaient  les  Aventures  de  Té- 
lémaque.  Elle  ne  comprend  rien  d'abord  à  cette  énigme  :  à  force 
de  questions  et  de  réponses  obscures  ,  elle  voit  enfin ,  avec  une 
surprise  facile  à  concevoir,  que  sa  fille  est  la  rivale  d'Eucharis. 
Sophie  aimait  Télémaque ,  et  l'aimait  avec  une  passion  dont 
rien  ne  put  la  guérir.  Sitôt  que  son  père  et  sa  mère  connurent  sa 
manie,  ils  en  rirent ,  et  crurent  la  ramener  parla  raison.  lisse 
trompèrent  :  la  raison  n'était  pas  toute  de  leur  côté  ;  Sophie  avail 
aussi  la  sienne,  et  savait  la  faire  valoir.  Combien  de  fois  elle  icb 
réduisit  au  silence  en  se  servant  contre  eux  de  leurs  propres  raison- 
nements, en  leur  montrant  qu'ils  avaient  fait  tout  le  mal  eux- 
mêmes,  qu'ils  ne  l'avaient  point  formée  pour  un  homme  de  soii 
siècle;  qu'il  faudrait  nécessairement  qu'elle  adoptât  les  manières 
de  penser  de  son  mari,  ou  qii'elle  lui  donnât  les  siennes;  qu'ils  lui 
avaient  rendu  le  premier  moyen  impossible  par  la  manière  dont 
ils  l'avaient  élevée,  et  que  1  autre  était  précisément  ce  qu'elle  cher- 
chait. Donnez-moi ,  disait-elle ,  un  homme  imbu  de  mes  maximes , 
ou  que  j'y  puisse  amener,  et  je  l'épouse;  mais  jusque-là  pourquoi 
me  grondez-vous?  plaignez-moi.  Je  suis  malheureuse  et  non  pas 
Colle.  Le  cœur  déjiend-il  de  la  volonté?  Mon  |;ère  ne  l'a-l-il  pas 
dit  lui-même  ?  Est-ce  ma  faute  si  j'aime  ce  qui  n'est  \vis?  Je  ne 
suis  point  visionnaire;  je  ne  veux  point  un  prince,  je  ne  cherche 
point  Télémaque ,  je  siis  (ju'il  n'est  (|uune  fiction  :  je  cherche 
quehiuun  (jui  lui  ressemble.  VA  pourquoi  ce  quelqu'tm  ne  peut-il 
exister,  puis(iue  j'existe,  moi  qui  me  sens  un  rcrur  si  scmblal)!"' 
au  sien?  Non,  ne  déslitmoruns  pas  alu!>i  rhumanité,  ne  pensoiif" 


LIVRE  V.  499 

i>is  qu'un  homme  aimablt*  et  vertueux  ne  soit  qu'une  chimÏM-e.  Il 

\iste ,  il  vit ,  il  me  cherche  peut-être;  il  cherche  une  àme  qui  le  s.i- 

he  aimer.  Mais  qu'esl-il?  Où  est-il?  Je  l'ignore  :  il  n'est  aucun  de 

-^ux  que  j'ai  vus;  sans  doute  il  n'est  aucun  de  ceux  que  je  verrai. 

•  )  ma  mère  !  pourquoi  m'avez-vous  rendu  la  vertu  trop  aimable  ? 

■-i  je  ne  puis  aimer  qu'elle,  le  tort  en  est  moins  à  moi  qu'à  vous. 

Amènerai-je  ce  triste  récit  jusqu'à  sa  catastrophe.'  Dirai-je  les 
iongs  débals  qui  la  précédèrent?  Représenterai-jeune  mère  impa- 
'  icntée  changeant  en  rigueurs  ses  premières  caresses  ?  montrerai-je 
in  père  irrité  oubliant  ses  premiers  engagements,  et  traitant 
■  omme  une  folie  la  plus  vertueuse  des  Glies?  Peindrai-jc  enfin  l'in- 
iDrtunée,  encore  plus  attachée  à  sa  chimère  parla  persécution 
lu'elle  lui  fait  souffrir,  marchant  à  pas  lents  vers  la  mort,  et  des- 
endant  dans  la  tombe  au  moment  qu'on  croit  l'entrainer  à  l'autel  ? 
Non ,  j'écarte  ces  objets  funestes.  Je  n'ai  pas  besoin  d'aller  si  loin 
pour  montrer  par  un  exemple  assez  frappant,  ce  me  semble ,  que , 
malgré  les  préjugés  qui  naissent  des  mœurs  du  siècle,  l'enthou- 
siasme de  ihonnéte  et  du  beau  n'est  pas  plus  étranger  aux  femmes 
tju'aux  hommes,  et  qu'il  n'y  a  rien  que,  sous  la  direction  de  la 
nature ,  on  ne  puisse  obtenir  d  elles  comme  de  nous. 

On  m'arrête  ici  pour  me  demander  si  c'est  la  nature  qui  nous 
[•rescritde  prendre  tant  de  peines  pour  réprimer  des  désirs  im- 
•iiodérés.  Je  réponds  que  non ,  mais  qu'aussi  ce  n'est  point  la  na- 
ture qui  nous  donne  tant  de  désirs  immodérés.  Or  tout  ce  qui  n'est 
11.18  d'elle  est  contre  elle  :  j'ai  prouvé  cela  mille  fois. 

Rendons  à  notre  Emile  sa  Sophie  :  ressuscitons  cette  aimable 
Mlle  pour  lui  donner  une  imagination  moins  vive  cl  un  destin  plus 
lieurcux.  Je  voulais  peindre  ime  femme  ordinaire;  et  à  force  de 
Ini  élever  l'àme  j'ai  troublé  sa  raison  ;  je  me  suis  égaré  moi-même, 
llevenons  sur  nos  pas.  Sophie  n'a  qu'un  bon  naturel  dans  une  àme 
commune;  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  que  les  autres  femmes  est 
l'effet  de  son  éducation. 


Je  me  suis  proposé  dans  ce  livre  de  dire  tout  ce  qui  se  pouvait 
taire ,  laissant  à  chacun  le  choix  de  ce  qui  est  à  sa  portée  dans  ce 
ipie  je  puis  avoir  dit  de  bien.  J'avais  ponsc  dès  le  commencement 
1  fonner  de  loin  la  compagne  d'Emile,  cl  à  les  élever  l'un  jwur 
l'autre  et  l'un  avec  l'autre.  Mais,  en  y  réfléchissant,  j'ai  trouvé  que 


500  EMILE. 

tous  ces  ariangomenls  trop  prématurés  étaient  mal  entendus,  et 
(|u'il  était  absurbc  de  destiner  deux  enfants  à  suiiir  avant  de  pou- 
voir connaître  si  cette  union  était  dans  l'ordre  de  la  nature,  el  s'ils 
auraient  entre  eux  les  rapports  convenables  pour  la  former.  Il  ne 
V  faut  pas  confondre  ce  qui  est  naturel  à  l'élat  sauvaj^e,  et  ce  (p)i  est 
naturel  à  l'état  civil.  Dans  le  premier  état,  toutes  les  femrres  roii- 
viennent  à  tous  les  hommes,  parce  que  les  uns  el  les  autres  n'ont 
encore  que  la  forme  primitive  et  commune  ;  dans  le  second,  cha(pu' 
caractère  étant  développé  parles  institutions  sociales,  et  chacpie 
esprit  ayant  reçu  sa  forme  propre  et  déterminée ,  non  de  l'éduca- 
tion seule ,  mais  du  concours  bien  ou  mal  ordonné  du  naturel  et  de 
l'éducjilion  ,  on  ne  peut  plus  les  assortir  qu'en  les  présentant  l'un 
il  l'autre  pour  voir  s'ils  se  conviennent  à  tous  égards,  ou  pour 
préférer  au  moins  le  choix  qui  donne  le  |)lus  de  ces  convenances. 
,  Le  mal  est  qu'en  développant  les  caractères  l'état  social  distingue 
les  rangs,  et  que lun  de  ces  deux  ordres  n'étant  point  semblable 
à  l'autre,  plus  on  distingue  les  conditions,  plus  on  confond  les 
c^iraclères.  De  là  les  mariages  mal  assortis,  et  tous  les  désordres 
qui  en  dérivent;  d'où  l'on  voit,  par  une  conséquence  évidente, 
que  plus  on  s'éloigne  de  l'égalité ,  plus  les  sentiments  naturels  s'al- 
lèrent ;  plus  l'intervalle  des  grands  aux  petits  s'accroît ,  plus  le  lien 
conjugal  se  relâche;  plus  il  y  a  de  riches  el  de  pauvres,  moins  il  y 
a  de  pères  et  de  maris.  Le  maître  ni  l'esclave  n'ont  plus  do  famille , 
chacun  des  deux  ne  voit  que  son  état. 

Voulez-vous  prévenir  les  abus  et  faire  d'heureux  mariages; 
étouffez  les  préjugés  ,  oubliez  les  institutions  humaines ,  et  consul- 
tez la  nature.  N'unissez  pas  des  gens  qui  ne  se  conviennent  que 
dans  une  condition  donnée ,  et  qui  ne  se  conviendront  plus,  cetu" 
condition  venant  à  changer;  mais  des  gens  qui  se  conviendront 
dans  quelque  situation  cpi'ils  se  trouvent,  dans  (pielque  pays 
qu'ils  habitent,  dans  quelque  rang  qu'ils  puissent  tomber.  Je  ne 
dis  pas  que  les  rapports  conventionnels  soient  indifférents  dans  le 
mariage,  mais  je  dis  que  l'intluence  des  rapports  naturels  l'em- 
porte tellement  sur  la  leur,  (jue  c'est  elle  (pii  décide  du  sort  de  la 
vie,  et  qu'il  y  a  lellc  convenance  de  goûts,  d'humeurs,  de  senti- 
ments, de  caractères,  qui  devrait  engager  luv  père  sage,  fùt-il 
prince ,  fùl-il  monarque ,  à  donner  sans  balancer  à  son  fils  la  lille 
avec  laquelle  il  aurait  toules  ces  con\  cnanceji ,  fùU-lle  née  dans 
une  famille  déshonnéte,  fùl-clle  la  lille  du  boiirrcau.  Oui ,  je  sou- 


LiVRE  V.  501 

iiens  que,  Iouk  les  malheurs  imaginables  dussent-ils  tomber  stir 

'  ux  époux  bien  unis ,  ils  jouiront  d'uu  plus  vrai  bonheur  à  pleti- 

ensemble,  qu'ils  n'en  auraient  dans  toutes  les  fortuuesde  la 

lie,  empoisonnées  par  la  désunion  des  cœurs. 

Au  lieu  donc  de  destiner  dès  l'enfance  une  épouse  à  mon  Emile, 

I  ,ti  attendu  de  coiHiailre  celle  qui  lui  convient.  Ce  n'est  point  moi 
i|iii  fais  celle  destination ,  c'est  la  nature  ;  mon  affaire  est  de  trou- 
\  er  le  choix  qu'elle  a  fait.  Mon  affaire,  je  dis  la  mienne  et  non  celle 
hi  père;  car  en  me  confiant  son  fds,  il  me  cède  sa  place,  il  suls- 

le  mon  droit  au  sien;  c'est  moi  qui  suis  le  vrai  père  d'Émiit, 
>t  moi  qui  l'ai  fait  homme.  J'aurais  refusé  de  l'élever  si  je  n'a- 
is  pas  été  le  maître  de  le  marier  à  son  choix,  c'est-à-dire  au  mien. 

II  n'y  a  que  le  plaisir  de  faire  un  heureux  qui  puisse  payer  ce  qu'il 
i-n  coûte  pour  meltre  un  homme  en  état  de  le  devenir. 

Mais  ne  croyez  pas  non  plus  que  j'aie  attendu  pour  trouver  l'é- 

I  .«use  d'Emile  que  je  le  misse  en  devoir  de  la  chercher.  Celte 

Mlle  recherche  n'est  qu'un  prétexte  pour  lui  faire  connaître  les 

mmes ,  afin  qu'il  sente  le  prix  de  celle  qui  lui  convient.  Dés  long- 
l<  mps  Sophie  est  trouvée  ;  peut-être  Emile  l'a-t-il  déjà  vue  ;  pais 
il  ne  la  reconnaîtra  que  quand  il  en  sera  temps. 

Quoique  l'égalité  des  condilions  ne  soit  pas  nécessaire  au  ma- 
M^e,  quand  celte  égalité  se  joint  aux  auli-es  convenances  elle  leur 

Mine  un  nouveau  prix ,  elle  n'entre  en  balance  avec  aucune ,  mais 

II  fait  pencher  quand  tout  est  égal. 

L'n  homme,  à  moins  qu'd  ne  soit  monarque,  ne  peut  pas 

(lienher  une  femme  dans  tous  les  étais;  car  les  préjugés  qu'il 

m"  turapas,  il  les  trouvera  dans  les  autres;  et  telle  fille  lui  convien- 

lit  peut-être,  qu'il  ne  l'obtiendrait  pas  pour  cela.  Il  y  a  donc 

i.M  maximes  de  prudence  qui  doivent  borner  les  recherches 

iliin  père  judicieux.  Il  ne  doit  point  vouloir  donnera  son  élève  un 

liblissemenl  au-dessus  de  son  rang,  car  cela  ne  dépend  pas  de 

,1.  Quand  il  le  pourrait ,  il  ne  devrait  pas  le  vouloir  encore;  car 

qu  iniporlele  rang  au  jeune  homme,  du  inoinâ  au  mien?  Kl  cepen- 

iliiil  en  moulant ,  il  .s'exfwse  à  mille  maux  réels  qu'il  sentira  toute 

I  vie.  Je  dis  même  qu'il  ne  doit  pas  vouloir  compenser  des  biens 

•  différentes  natures,  comme  la  noblesse  ell'argent ,  parce  que 

I  hacun  des  deux  ajoute  moins  de  prix  à  l'autre  qu'il  n'en  reçoit 

•  i  tlléralion;  que  de  plus  on  ne  .s'accorde  jamais  sur  l'estimalion 

inmune;  qu'enfin  la  préférence  que  chacun  donne  à  sa  mise  pré- 


502  EMILE. 

pare  la  discorde  entre  deux  familles,  et  souvent  entre  deux  époux. 
I!  est  encore  fort  différent  pour  l'ordre  du  mariage  que  l'homme 
s'allie  au-dessus  ou  au-dessous  de  lui.  Le  premier  cas  est  tout  à 
fait  contraire;  à  la  raison;  le  second  y  est  plus  conforme.  Comme 
la  famille  ne  tient  à  la  société  que  par  son  chef,  c'est  l'étal  de  ce 
chef  qui  règle  celui  de  la  famille  entière.  Quand  il  s'allie  dans  un 
rang  plus  bas ,  il  ne  descend  point ,  il  élève  son  épouse  ;  au  con- 
traire, en  prenant  une  femme  au-dessus  de  lui,  il  l'abaisse  sans 
s'élever.  Ainsi ,  dans  le  premier  cas  ,  il  y  a  du  bien  sans  mal ,  et 
dans  le  second  du  mal  sans  bien.  De  plus ,  il  est  dans  l'ordre  de  la 
nature  que  la  femme  obéisse  à  l'homme.  Quand  donc  il  la  prend 
dans  un  rang  inférieur ,  l'ordre  naturel  et  l'ordre  civil  s'accordent , 
et  tout  va  bien.  C'est  le  contraire  quand ,  s'alliant  au-dessus  de 
lui ,  l'nomrae  se  met  dans  l'alternative  de  blesser  son  droit  ou  s;» 
reconnaissance ,  et  d'être  ingrat  on  méprisé.  Alors  la  femme  pré- 
tendant à  l'autorité,  se  rend  le  tyran  de  son  chef;  et  le  maître , 
devenu  l'esclave ,  se  trouve  la  plus  ridicule  et  la  plus  misérable  des 
créatures.  Tels  sont  ces  malheureux  favoris  que  les  rois  de  l'Asie 
honorent  et  tourmentent  de  leur  alliance,  et  qui,  dit-on,  pour 
coucher  avec  leurs  femmes ,  n'osent  entrer  dans  le  lit  que  par  le 
pied. 

.le  m'attends  que  beaucoup  de  lecteurs,  se  souvenant  que  je 
donne  à  la  femme  un  talent  naturel  pour  gouverner  l'homme , 
m'accuseront  ici  de  contradiction  :  ils  se  tromperont  pourtant.  Il 
y  a  bien  de  la  différence  entre  s'arroger  le  droit  de  commander,  et 
gouverner  celui  qui  commande.  L'empire  de  la  femme  est  un  em- 
pire de  douceur ,  d'adresse  et  de  complaisance  ;  ses  ordres  sont 
des  caresses ,  ses  menaces  sont  des  pleurs.  Elle  doit  régner  dans 
la  maison  comme  un  ministre  dans  l'Hlat,  en  se  faisant  comman- 
der ce  qu'elle  veut  faire.  En  ce  sens  il  est  constant  que  les  meilleurs 
ménages  sont  ceux  où  la  femme  a  le  plus  d'autorité.  Mais  quand 
elle  méconnaît  la  voix  du  chef,  qu'elle  veut  usurper  ses  droits, 
et  commander  elle-même  ,  il  ne  résulte  jamais  de  ce  désordre  que 
misère ,  scandale  ,  et  déshonneur. 

Reste  le  choix  entre  ses  égales  et  ses  inférieures  ;  et  je  crois 
qu'il  y  a  encore  quelque  restriction  à  faire  pour  ces  dernières  ;  car 
il  est  difficile  de  trouver  dans  la  lie  du  peuple  une  éjwusc  capable 
(le  faire  le  bonheur  d'un  honnête  homme  :  non  qu'on  soit  plus 
vicieux  dans  les  derniers  rangs  «luc   d.u»s  les  premiers ,  mais 


LIVRE  V.  503 

•  irco  qu'on  y  a  peu  d'idée  de  ce  qui  est  beau  et  honnête ,  et  que 
injustice  des  autres  étals  fait  voir  à  celui-ci  la  justice  dans  ses 
ices  mornes. 

Nalurellenaenl  l'homnie  ne  pense  guère.  P«aser  est  un  art  qu'il  / 
! -prend  comme  tous  les  autres ,  et  même  plus  diflici'.emeul.  Je  ne 
mnaispour  les  deux  sexes  que  deux  classes  réellement  dislin- 
lées:  l'une  des  gens  qui  pensent ,  l'autre  des  gens  qui  ne  pensent 
oint;  et  cette  différence  vient  presque  uniquement  de  l'édu- 
ition.  fn  homme  de  la  première  de  ces  deux  classes  ne  doit 
l-oint  s'allier  dans  l'autre  ;  car  le  plus  grand  charme  de  la  société 
manque  à  la  sienne  lorsque  ayant  une  femme  il  est  réduit  à  pen- 
■rseul.  Les  gens  qui  passent  exactement  la  vie  entière  à  travailler 
()ur  vivre  n'ont  d'autre  idée  que  celle  de  leur  travail  ou  de  leur 
itérct ,  et  tout  leur  esprit  semble  être  au  bout  de  leurs  bras.  Cette 
^norance  ne  nuit  ni  à  la  probité  ni  aux  mœurs  ;  souvent  même 
Ile  y  sert  ;  souvent  on  compose  avec  ses  devoirs  à  force  d'y  ré- 
'••chir ,  et  l'on  Gnit  par  mettre  un  jargon  à  la  place  des  choses. 
i  a  conscience  est  le  plus  éclairé  des  philosophes:  on  n'a  pas  be- 
linde  savoir  les  Offices  de  Cicéron  pour  être  homme  de  bien  ;  et 
,1  femme  du  monde  la  plus  honnête  sait  peut-être  le  moins  ce 
que  c'est  qu'honnêteté.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un  es- 
prit cultivé  rend  si'ul  le  commerce  agréable;  et  c'est  une  tristf 
chose  pour  un  père  de  famille  qui  se  plait  dans  sa  maison ,  d'être 
forcé  de  s'y  renfermer  en  lui-même ,  cl  de  ne  pouvoir  s'y  faire 
entendre  à  personne. 

D'ailleurs  comment  une  femme  (]ui  na  nulle  habitude  de  réflé- 
chir élèvera-t-elle  ses  enfants  ?  Comment  discemera-t-elle  ce  qui 
leur  convient  ?  comment  les  disposera  telle  aux  vertus  quelle 
ne  connaît  pas  ,  au  mérite  dont  elle  n'a  nulle  idée  ?  Elle  ne  saura 
que  les  flatter  ou  les  menacer ,  le^  rendre  insolents  ou  craintifs  ; 
file  en  fera  des  singes  maniérés  ou  d'étourdis  polissons,  janaais  de 
bons  esprits  ni  des  enfants  aimables. 

Il  ne  convient  donc  pas  à  un  homme  qui  a  de  l'éducalion  de 
prendre  une  femme  qui  n'en  ait  point ,  ni  par  conséquent  dans  un 
rang  où  l'on  ne  saurait  en  avoir*  Mais  j'aimerais  encore  cent  fois 
mieux  une  fille  simple  et  grossièrement  élevée  ,  qu'une  lUle  sa 
ranle  et  bel  esprit  qui  viendrait  établir  dans  ma  maison  un  tribu- 
nal de  littérature  dont  elle  se  ferait  la  présidente.  Une  femme  bel  s, 
esprit  c:it  le  fléau  de  son  mari,  de  ses  enfants,  de  ses  iniis ,  de  ses 


504  EMILK. 


Valois ,  (le  tout  le  monde.  De  la  sublime  élévation  de  son  beau 
génie  elle  dédaifine  fous  ses  devoirs  de  femme ,  et  commence 
toujours  [)ar  se  faire  homme  à  la  manière  de  mademoiselle  de  Len- 
clos.  Au  dehors  elle  est  toujours  ridicule  et  très-justement  crili- 
qtice  ,  pai-ce  qu'on  ne  peut  manquer  de  rèlrc  aussitôt  qu'on  sort 
de  son  état,  et  qu'on  n'est  point  fait  pour  celui  qu'on  veut  pren- 
dre. Toutes  ces  femmes  à  grands  talents  n'en  imposent  jamais  qu'aux 
sots.  On  sait  toujours  quel  est  l'artiste  ou  l'ami  qui  tient  la  plume 
ou  le  pinceau  quand  elles  travaillent  ;  on  sait  quel  est  le  discret 
homme  de  lettres  qui  leur  dicte  en  secret  leurs  oracles.  Toute  cette 
charlatanerie  est  indigne  d'une  honnête  femme.  Quand  elle  aurait 
de  vrais  talents ,  sa  prétention  les  avilirait.  Sa  dignité  est  d'être 
ignorée  ;  sa  gloire  est  dans  l'estime  de  son  mari  ;  ses  plaisirs  sont 
dans  le  bonheur  de  sa  famille.  Lecteur,  je  m'en  rapporte  à  vous- 
même  ;  soyez  de  bonne  foi  :  lequel  vous  donne  meilleure  opinion 
d'une  femme  en  entrant  dans  sa  chambre ,  lequel  vous  la  fait  abor- 
der avec  plus  de  respect ,  de  la  voir  occupée  des  travaux  de  son 
sexe ,  des  soins  de  son  ménage  ,  environnée  des  bardes  de  ses 
enfants,  ou  de  la  trouver  écrivant  des  vers  sur  sa  toilette  ,  en- 
*.ourée  de  brochures  de  foutes  les  sortes  et  de  petits  billets  peints 
de  toutes  les  couleurs?  Toute  fille  lettrée  restera  fille  toute  sa  vie, 
quand  il  n'y  aura  que  des  hommes  sensés  sur  la  terre  : 

Quœr'm  ctir  nolim  te  duccre  ,  Galla?  diserta  m'. 

Après  ces  considérations  vient  celle  de  la  figure  ;  c'est  la  pre- 
mière qui  frappe  et  la  dernière  qu'on  doit  faire  ,  mais  encore  ne 
la  faut-il  pas  compter  pour  rien.  La  grande  beauté  me  parait 
plutôt  à  fuir  qu'à  rechercher  dans  le  mariage.  La  beauté  s'use 
promptement  par  la  possession  ;  au  bout  de  six  semaines  elle  n'e.st 
plus  rien  pour  le  possesseur ,  mais  ses  dangers  durent  autant 
iju'elle.  A  moins  qu'une  belle  femme  ne  soit  un  ange ,  son  man 
est  le  plus  malheureux  des  hommes  ;  et  quand  elle  serait  un  ange 
comment  empéchera-t-elle  (pi'il  ne  soit  sans  cesse  entouré  d'enne 
mis?  Si  l'extrême  laideur  n'était  pas  dégoûtante  ,  je  la  préférerai> 
à  l'extrême  beauté  ;  car  en  peu  de  temps  l'une  et  l'autre  étant 
nulle  pour  le  mari ,  la  beauté  devient  un  inconvénient  et  la  lai- 
deur un  avantage.  Mais  la  laideur  qui  produit  le  dégoût  est  le  plus 
grand  des  malheurs;  ce  sentiment,  loin  de  s'effacer,  augmente 

'  Martial   ii ,  20. 


1 


LFVRE  V.  505 

î'is  cesse  et  se  tourne  en  haine.  C'est  un  enfer  qu'un  pareil 
iriaije  ;  il  vaudrait  mieux  être  morts  qu'unis  ainsi. 
Désirez  en  tout  la  médiocrité ,  s;ms  en  excepter  la  beauté  même. 
le  ligure  agréable  et  prévenante,  qui  n'inspire  pas  l'amour 
lis  la  bienveillance  ,  est  ce  qu'on  doit  préférer;  elle  est  sans 
judice  pour  le  mari ,  et  l'avantage  en  tourne  au  profit  commun. 
^  grâces  ne  s'usent  pas  comme  la  beauté  :  elles  ont  de  la  vie , 
>s  se  renouvellent  sans  cesse ,  et ,  au  bout  de  trente  ans  de  ma- 
i^e,  une  honnête  femme  avec  des  grâces  plalt  à  son  mari  comme 

!o  |)remier  jour. 
Telles  sont  les  réflexions  qui  m'ont  déterminé  dans  le  choix  âe^' 

-  phie.  Élève  de  la  nature  ainsi  qu'Emile,  elle  est  faite  pour  lui 
is  quaucune  autre  ;  elle  sera  la  femme  de  l'homme.  Elle  est  son 

-  lie  par  la  naissance  et  par  le  mérite,  son  inférieure  par  la  for- 
le.  Elle  n'enchante  pas  au  premier  coup  d'œil ,  mais  elle  plait 
ique  jour  davantage.  Son  plus  grand  charme  n'agit  que  par 
-Tés  ;  il  ne  se  déploie  que  dans  I  intimité  du  commerce ,  et  son 
:'i  le  sentira  plus  que  personne  au  monde.  Son  éducation  n'est 
lirillante  ni  négligée  ;  elle  a  du  goût  sans  étude,  des  talents  sans 

: ,  du  jugement  sans  connaissances.  Son  esprit  ne  sait  pas ,  mais 

li  ost  cultivé  pour  apprendre;  c'est  ime  terre  bien  préparée  qui 

n'attend  que  le  grain  pour  rapporter.  Elle  n'a  jamais  lu  de  livre 

(\w  Barréme ,  et  Télémaque  qui  Jui  tomba  par  hasard  dans  les 

•11  lins  ;  mais  une  fille  capable  de  se  passionner  pour  Télémaque  a- 

11e  un  cœur  sans  sentiment  et  un  esprit  sans  délicatesse  ?  0  l'ai- 

ible  ignorante  !  heureux  celui  qu'on  destine  à  l'instruire  !  Elle  ne 

:  a  jwint  le  professeur  de  son  mari ,  mais  son  disciple  :  loin  de 

iloir  l'assujettir  à  ses  goûts ,  elle  |  rendra  les  siens.  Elle  vaudra 

'  ux  pour  lui  que  si  elle  était  savante;  il  aura  le  plaisir  de  lui 

i(  enseigner.  Il  est  temps  enfin  qu'ils  se  voient;  travaillons  à 

-  rapprocher. 

Nous  partons  de  Paris ,  tristes  et  rêveurs.  Ce  lieu  de  babil  n'est 
jj'uj  notre  centre.  Emile  tourne  un  œil  de  dédain  vers  cette  grande 
ville,  et  dit  avec  dépit  :  Que  de  jours  perdus  en  vaines  recherches! 
4h  !  ce  n'est  |ias  là  qu'est  l'épouse  de  mon  cœur.  Mon  ami ,  vous 
le  saviez  bien  ;  mais  mon  temps  ne  vous  coûte  guère ,  et  mes 
maux  vous  font  peu  souffrir.  Je  le  regarde  fixement ,  et  lui  di^ 
sana  m'éraouvoir  :  Emile ,  croyez-vous  ce  que  vous  dites.'  A  l'iris- 

ROISS.  —  EMILE.  «3 


•906  EMILE. 

tant  il  me  saute  au  cou  tout  confus ,  et  rac  serre  dans  ses  bras 
sans  répondre.  C'est  toujours  sa  réponse  quand  il  a  tort. 

Nous  voici  par  les  champs  en  vrais  chevaliers  errants;  non  pas 
comme  eux  cherchant  les  aventures,  nous  les  fuyons,  au  con- 
traire, en  quittant  Paris;  mais  imitant  assez  leur  allure  errante, 
inégale ,  tantôt  piquant  des  deux ,  et  tantôt  marchant  à  petits  pas. 
A  force  de  suivre  ma  pratique  ,  on  en  aura  pris  enfin  l'esprit,  et 
je  n'imagine  aucun  lecteur  encore  assez  prévenu  par  les  usages 
pour  nous  supposer  tous  deux  endormis  dans  une  bonne  chaise 
de  poste  bien  fermée,  marchant  sans  rien  voir,  sans  rien  obser- 
ver, rendant  nul  pour  nous  l'intervalle  du  départ  à  l'arrivée,  et , 
dans  la  vitesse  de  notre  marche,  perdant  le  temps  pour  le  mé- 
nager. 

Les  hommes  disent  que  la  vie  est  courte ,  et  je  vois  qu'ils  s'ef- 
forcent de  la  rendre  telle.  Ne  sachant  pas  l'employer,  ils  se  plai- 
gnent de  la  rapidité  du  temps,  et  je  vois  qu'il  coule  trop  lente- 
ment à  leur  gré.  Toujours  pleins  de  l'objet  auquel  ils  tendent,  ils 
voient  à  regret  l'intervalle  qui  Jcs  en  sépare  :  lun  voudrait  être 
à  demain,  l'autre  au  mois  prochain ,  l'autre  à  dix  ans  de  là  ;  nu! 
ne  veut  vivre  aujourd'hui,  nul  n'est  content  de  l'heure  présente, 
tous  la  trouvent  trop  lente  à  passer.  Quand  ils  se  plaignent  que 
le  temps  coule  trop  vite ,  ils  mentent  ;  ils  payeraient  volontiers 
le  pouvoir  de  l'accélérer;  ils  emploieraient  volontiers  leur  for- 
tune à  consumer  leur  vie  entière  ;  et  il  n'y  en  a  peut-être  pas 
un  qui  n'eut  réduit  ses  ans  à  très-pou  d'heures ,  s'il  eut  été  le  maître 
d'en  ôter  au  gré  de  son  ennui  celles  qui  lui  étaient  à  charge  ,  et  au 
gré  de  son  impatience  celles  qui  le  séparaient  du  moment  désiré. 
Tel  passe  la  moitié  de  sa  vie  à  se  rendre  de  Paris  à  Versailles ,  de 
Versailles  à  Paris ,  de  la  ville  à  la  campagne ,  de  la  campagne  à  h 
ville ,  et  d'un  quartier  à  l'autre,  qui  serait  fort  embarrassé  de  ses 
heures  s'il  n'avait  le  secret  de  les  perdre  ainsi ,  et  qui  s'éloigne  ex- 
près de  ses  affaires  pour  s'occuper  à  les  aller  chercher  :  il  croit 
gagner  le  temps  qu'il  y  met  de  plus ,  et  dont  autrement  il  ne  sau- 
rait que  faire;  ou  bien,  au  contraire,  il  court  pour  courir,  et 
vient  en  poste  sans  autre  objet  que  de  retourner  de  même.  Mor- 
tels, ne  ccsserez-vous  jamais  de  calomnier  la  nature.»  Pourquoi 
vous  plaindre  que  la  vie  est  courte ,  puisqu'elle  ne  l'est  pas  encore 
assez  à  votre  gré.»  S'il  est  un  seul  d'entre  vous  qui  sache  mettre 


LIVRE  V.  50r 

i>s<>z  de  tempérance  ù  ses  désirs  pour  ne  Jamais  souhaiter  que  le 
t'mps  s'écoule ,  celui-là  ne  l'estimera  point  trop  courte  ;  vivre  et 
lir  seront  pour  lui  la  même  chose;  et,  dùt-il  mourir  jeune,  il 
mourra  que  rassasié  de  jours  *. 

»  Juand  je  n'aurais  que  cet  avantage  dans  ma  méthode ,  par  cela 

i!  il  la  faudrait  préférer  à  toute  autre.  Je  n'ai  point  élevé  mon 

lile  pour  désirer  ni  pour  attendre,  mais  pour  jouir;  et  quand 

;   porte  ses  désirs  au  delà  du  présent,  ce  n'est  point  avec  une  ar- 

iliur  assez  impétueuse  pour  être  importuné  de  la  lenteur  du 

:ips.  Il  ne  jouira  pas  seulement  du  plaisir  de  désirer ,  mais  de 

ii  d'aller  à  l'objet  qu'il  désire  ;  et  ses  passions  sont  tellement 

Icrées ,  qu'il  est  toujours  plus  où  il  est  qu'où  il  sera. 

Nous  ne  voyageons  donc  point  en  courriers ,  mais  en  voya- 

irs.  Nous  ne  songeons  pas  seulement  aux  deux  termes,  mais  à 

tcrvallequi  les  sépare.  Le  voyage  même  est  un  plaisir  pour  nous. 

is  ne  le  faisons  point  tristement  assis,  et  comme  emprisonnés 

s  une  petite  cage  bien  fermée.  Nous  ne  voyageons  point  dans 

mollesse  et  dans  le  repos  des  femmes.  Nous  ne  nous  ôtons  ni  le 

iid  air,  ni  la  vue  des  objets  qui  nous  environnent ,  ni  la  com- 

lité  de  les  contempler  à  notre  gré  quand  il  nous  plait.  Emile 

ntra  jamais  dans  une  chaise  de  poste  ,  et  ne  court  guère  en 

te  s'il  n'est  pressé.  Mais  de  quoi  jamais  Emile  peut-il  élre 

>sé  ?  D'une  seule  chose ,  de  jouir  de  la  vie.  Ajouterai-je ,  et  de 

c  du  bien  quand  il  le  peut?  Non,  car  cela  même  est  jouir  de 

I..  vie". 

Je  ne  conçois  qu'une  manière  de  voyager  plus  agréable  que 

iler  à  cheval;  c'est  d'aller  à  pied.  On  part  à  son  moment ,  on 

:  réle  à  sa  volonté ,  on  fait  tant  et  si  peu  d'exercice  qu'on  veut. 

observe  tout  le  pays  ;  on  se  détourne  à  droite ,  à  gauche  ;  on 

mine  tout  ce  qui  nous  llatte;  on  s'arrête  à  tous  les  points  de 

.  Aperçois-je  une  rivière ,  je  la  côtoie  ;  un  bois  touffu ,  je  vais 

Qui  mullmm  non  temput  in  utus  mmom  conferl,..  nec  optât  crusti- 

-  timct.  Quuntulaaimque  tlaque  abunde  sufficiet,    et  ideo 

mque  ulliiniis  diex  renerit ,  non  cunclabitiir  sapiens  irt  ad 
SK^EC ,  de  Brer.  tU.  ,  cap.  7  et  H.] 
"i*  Le  voyager  me  semble  un  exercioe  proufitatile...  S'il  fait  laid  »  droite. 
Je  prends  à  gaudie.  Ai-je  laissé  quelque  dioae  derrien;  iiioy ,  j'y  reiuunif  : 
c'est  toujours  mon  cfaemin...  La  plupart  nr  prennfmt  l'aller  que  p<Hir  le 
vctiir;  iU  voyagent,  couverts  et  reascrré»  d  uim-  prudtiur  Uciturne  et  in- 
cuinmunlcable,sedefTeDdanU  de  la  contagion  d'un  air  incogneu.  •  Um 
Tàicni,  liv.ui,  cb.  9.1 


508  EMILE. 


sous  son  ombre  ;  une  grotle  ,  je  la  visite  ;  une  carrière ,  j'examine 
les  minéraux.  Partout  où  je  me  plais  j'y  reste.  A  l'instant  quo 
je  m'ennuie ,  je  m'en  vais.  Je  ne  dépends  ni  des  chevaux  ni  du 
postillon.  Je  n'ai  pas  besoin  de  cUoisir  des  chemins  tout  faits,  des 
routes  commodes;  je  passe  partout  où  un  homme  peut  passer,  je 
vois  tout  ce  qu'un  homme  peut  voir  ;  et ,  ne  dépendant  que  de 
moi-même ,  je  jouis  de  toute  Ja  liberté  dont  un  homme  peut 
jouir.  Si  le  mauvais  temps  m'arrête  et  que  l'ennui  me  gagne,  alors 
je  prends  des  chevaux.  Si  je  suis  las....  Mais  Emile  ne  se  lasso 
{]uère;  il  est  robuste;  et  pourquoi  se  lasserait-il?  il  n'est  point 
pressé.  S'il  s'arrête ,  comment  peut-il  s'ennuyer  ?  Il  porte  partout 
de  quoi  s'amuser.  Il  entre  chez  un  maître ,  il  travaille  ;  il  exerce 
ses  bras  pour  reposer  ses  pieds. 

I  Voyager  à  pied ,  c'est  voyager  comme  Thaïes ,  Platon ,  Py tha- 
gore.  J'ai  peine  à  comprendre  comment  un  philosophe  peut  se 
'résoudre  à  voyager  autrement,  et  s'arracher  à  l'examen  des  ri- 
'-hesses  qu'il  foule  aux  pieds  et  que  la  terre  prodigue  à  sa  vue.  Qui 
est-ce  qui,  aimant  un  peu  l'agriculture,  ne  veut  pas  connaître  les 
productions  particulières  au  climat  des  lieux  qu'il  traverse,  et  la 
manière  de  les  cultiver.^  Qui  est-ce  qui,  ayant  un  peu  de  goût  pour 
l'histoire  naturelle,  peut  se  résoudre  à  passer  uu  terrain  sans  l'exa- 
miner, un  rocher  sans  l'écorner,  des  montagnes  sans  herboriser, 
des  cailloux  sans  chercher  des  fossiles?  Vos  philosophes  de  ruel- 
les étudient  l'histoire  naturelle  dans  des  cabinets  ;  ils  ont  des  co- 
lifichets, ils  savent  des  noms,  et  n'ont  aucune  idée  de  la  nature. 
Mais  le  cabinet  d'Emile  est  plus  riche  que  ceux  des  rois  ;  ce  ca- 
binet est  la  terre  entière.  Chaque  chose  y  est  à  sa  place  :  le  natu- 
raliste qui  en  prend  soin  a  rangé^'le  tout  dans  un  fort  bel  ordre  ; 
Daubenton  ne  forait  pas  mieux. 

Combien  de  plaisirs  différents  on  rassemble  par  celte  agréable 
manière  de  voyager  !  sans  compter  la  santé  qui  s'affermit ,  l'hu- 
meur qui  s'égaye.  J'ai  toujours  vu  ceux  qui  voyageaient  dans  de 
bonnes  voilures  bien  douces ,  rêveurs,  tristes,  grondants  ou 
souffrants;  et  les  piétons  toujours  gais,  légers,  et  contents  de 
tout.  Combien  le  cœur  rit  quand  on  approche  du  gilc!  Combien 
un  re|yas  grossier  parait  savoureux  !  Avec  (|uel  plaisir  on  se  repose 
à  table!  Quel  bon  sommeil  on  fait  dans  un  mauvais  lit!  Quand  on 
ne  veut  qu'arriver  ,  on  peut  courir  en  chaise  de  poste;  mais  quand 
on  veut  voyagi>r  ,  il  f.mt  aller  à  piod. 


m 


LIVRE  V.  509 

Si ,  Avant  que  nou^  ayons  fait  cinquante  lieues  de  la  manière 
que  j'imagine,  Sophie  n'est  pas  oubliée,  il  faut  que  je  ne  sois  guère 
adroit,  ou  qu'Emile  soit  bien  peu  curieux  ;  car,  avec  tmt  de  con- 
naissances élémentaires ,  il  est  difficile  qu'il  ne  soil  pas  tenté  d'en 
acquérir  davantage.  On  n'est  curieux  qu'à  proportion  qu'on  est 
instruit;  ilsait  précisément  assez  pour  vouloir  apprendre. 

Cependant  un  objet  en  attire  un  autre ,  et  nous  avançons  tou- 
jours. J'ai  mis  à  notre  première  course  un  terme  éloigné  :  le  pré- 
texte en  est  facile  ;  en  sortant  de  Paris,  il  faut  aller  chercher  une 
femme  au  loin. 

Quelque  jour,  après  nous  être  égarés  plus  qu'à  l'ordinaire  dams 
des  vallons,  dans  des  montagnes  où  l'on  n'aperçoit  aucun  chemin  , 
nous  ne  savons  plus  retrouver  le  nôtre.  Peu  nous  importe  ,  tous 
chemins  sont  bons  pourvu  qu'on  arrive  :  mais  encore  faut-il  arriver 
i|uelque  part  quand  on  a  faim.  Heureusement  nous  trouvons  un 
paysan  qui  nous  mène  dans  sa  chaumière;  nous  mangeons  de 
^rand  apjK'tit  son  maigre  dincr.  En  nous  voyant  si  fatigués,  si 
afi'amés ,  il  nous  dit  :  Si  le  bon  Dieu  vous  eut  conduits  de  l'autre 

coté  de  la  colline ,  vous  eussiez  été  mieux  reçus Vous  auriez 

trouvé  une  maison  de  paix...  des  gens  si  charitibles...  de  si  bon- 
nes gens  !...  Ils  n'ont  pas  meilleur  cœur  que  moi ,  mais  ils  sont 
plus  riches  ,  quoiqu'on  dise  qu'ils  l'étaient  bien  plus  autrefois... 
Ils  ne  pâtissent  pas ,  Dieu  merci  ;  et  tout  le  pays  se  sent  de  ce  qui 
leur  reste. 

A  ce  mot  de  bonnes  gens,  le  cœur  du  bon  Emile  s'épanouit.  Mon 
ami ,  dit-il  en  me  regardant ,  allons  à  celle  maison  dont  les  mai- 
Ires  sont  bénis  dans  le  vuisiiiage  :  je  serais  bien  aise  de  les  voir; 
|)eut-étre  seront-ils  bien  aises  de  nous  voir  aussi.  Je  suis  sûr  qu'ils 
nous  recevront  bien  :  s'ils  sont  des  nôtres ,  nous  serons  des  leurs. 

La  maison  bien  indiquée ,  on  part ,  on  erre  dans  les  bois  :  une 
grande  pluie  nous  surprend  en  chemin  ;  elle  nous  rctirde  sans 
nous  arrêter.  Enfin  l'on  se  retrouve ,  et  le  soir  nous  arrivons  à  la 
maison  désignée.  Dans  le  hameau  qui  l'entoure ,  cette  seule  mai- 
son, quoique  simple,  a  quelijue  apparence.  Nous  nous  présentons, 
nous  demandons  l'hospitalité.  L'on  nous  fait  parler  au  maître  ;  il 
nous  questionne,  mais  poliment  :  sans  dire  le  sujet  de  notre' 
voyage ,  nous  disons  celui  de  notre  détour.  Il  a  gardé  de  son  an- 
cienne opulence  la  facilité  de  coonaitre  l'état  des  gens  dans  leurs 


5t0  KMILt:. 

manières  ;  quiconque  a  vécu  dans  le  grand  monde  se  trompe  ra- 
rement liVdcssus  :  sur  ce  passe-port  nous  sommes  admis. 

On  nous  montre  Un  appartement  fort  polit,  mais  propre  et 
commode  ;  on  y  fait  du  feu,  nous  y  trouvons  du  lin;^c,  des  nippes, 
tout  ce  qu'il  nous  faut.  Quoi  !  dit  Emile  tout  suri)ris  ,  on  di- 
rait que  nous  étions  attendus.  0  que  le  paysan  avait  bien  raison  ! 
<iuelle  attention  !  quelle  bonté  !  quelle  prévoyance  !  et  pour  des  in- 
connus! Je  crois  ùlre  au  temps  d'Ilomcre.  Soyez  sensible  à  t«)ut 
cela ,  lui  dis-je ,  mais  ne  vous  on  étonnez  pas  ;  partout  où  les 
étrangers  sont  rares ,  ils  sont  bien  venus  :  rien  ne  rend  plus  hos- 
pitalier que  de  n'avoir  pas  souvent  i)esoin  de  l'élre  :  c'est  1  af- 
fluencc  des  hôles  qui  détruit  riiosi)ilalilé.  Du  temps  d'Ilomorc  on 
ne  voyageait  guère,  et  les  voyageurs  élaienl  bien  reçus  partout. 
Nous  sonunes  peut-être  les  seuls  passagers  qu'on  ait  vus  ici  de 
toute  l'année.  N'importe,  reprend-il,  cela  même  est  un  éloge 
de  savoir  se  passer  d'holes ,  et  de  les  recevoir  toujours  bien. 

Séchés  et  rajustés ,  nous  allons  rejoindre  le  mailrc  de  la  mai- 
son ;  il  nous  présente  à  sa  femme  ;  elle  nous  reçoit  non  pas  seule- 
ment avec  politesse,  mais  avec  bpnlé.  L'honneur  de  ses  coups 
d'œil  est  pour  Kmile.  Une  mère  ,  dans  le  cas  où  elle  est,  voit  rare- 
ment sans  inquiétude,  ou  du  moins  sans  curiosité,  entrer  chez 
elle  un  homme  de  cet  Age. 

On  fait  hâter  le  souper  [)our  l'amour  de  nous.  En  entrant  dans 
la  salle  à  manger  nous  voyons  cinti  couverts  :  nous  nous  plaçons, 
il  en  reste  un  vide.  Une  jeune  personne  entre  ,  fait  une  grande 
révérence ,  et  s'assied  modestement  sans  parler.  Emile ,  occu|ic 
do  sa  faim  ou  de  ses  réponses,  la  salue,  parle,  et  mange.  Le  prin- 
cipal objet  de  son  voyage  est  aussi  loin  de  sa  pensée  qu'il  se  croit 
Itii-méme  encore  loin  du  terme.  L'entretien  roule  sur  l'égaromenl 
de  nos  voj'ageurs.  Monsieur,  lui  dit  le  maître  de  la  maison, 
vous  me  paraissez  un  jeune  homme  aimable  et  sage  ;  et  c^la  me 
fait  songer  que  vous  êtes  arrivés  ici ,  votre  gouverneur  et  vous  , 
las  et  mouillés ,  comme  Télémaque  et  Meivlor  dans  l'He  de  Calypso. 
Il  est  vrai,  répond  Emile,  que  nous  trouvons  ici  l'hospitalité  de 
Calypso.  Son  Mentor  ajoute,  Kt  les  charmes  dKucharis.  Mais 
Emile  coimait  l'Odyssée,  et  n'a  point  lu  ïélémaciue  ;  il  ne  sait  ce 
(pie  c'est  qu'Kucharis.  Pour  la  jeune  personne,  je  la  vois  rougir 
»us(iu'aux  yciLx ,  les  baisser  sur  son  assiette,  cl  n'oser  soufllor.  I^ 


LIVRE  V.  511 

■!i  ro  ,  qui  ittuiirquc  son  embarras,  fait  signe  au  pi-re,  et  colui-ci 
liangc  de  conversitlion.  En  parlant  de  sa  solitude,  il  s'engage 
sensiblement  dans  le  récit  des  événements  qui  l'y  ont  confiné  ; 

-  malheurs  de  sa  vie ,  la  conslancc  de  son  épouse,  les  consola- 
litins  qu'ils  ont  trouvées  dans  leur  union,  la  vie  douce  et  paisible 
iu"ils  mènent  dans  leur  retraite ,  et  toujours  sans  dire  un  mot  de 

jounc  personne;  tout  cela  forme  un  récit  agréable  et  touchant , 

;  on  ne  peut  entendre  sans  intérêt.  Emile ,  ému,  attendri,  cesse 

manger  pour  écouter.  Enfin ,  à  l'endroit  où  le  plus  honnête  des 

'imies  s'étend  avec  plus  de  |)laisir  sur  l'attachement  de  la  plus 

-lie  des  femmes,  le  jeune  voyageur,  hors  de  lui,  serre  une  main 

lu  mari  qu'il  a  saisie,  et  de  l'autre  prend  aussi  la  main  de  la 

f'tnme,  sur  laquelle  il  se  penche  avec  transport  en  l'arrosant  de 

•irs.  La  naive  vivacité  du  jeune  homme  enchante  tout  le  monde  : 

lis  la  fille,  plus  sensible  que  personne  à  cette  marque  de  son 

!i  cœur,  croit  voir  Téiémaquc  affecté  des  malheurs  de  IMiiloc- 

'  .  Elle  porte  à  la  dérobée  les  yeux  sur  lui  pour  mieux  exami- 

:  sa  figure;  elle  n'y  trouve  rien  qui  démente  la  comparaison. 

1  air  aisé  a  de  la  liberté  sans  arrogance  ;  ses  manières  sont  vi- 

-  sans  étourderie  ;  s.'i  sensibilité  rend  son  regard  plus  doux  ,  s^i. 
vsionomic  plus  touchante  :  la  jeune  personne  le  voyant  pleurer, 

'  près  de  mêler  ses  larmes  aux  siennes.  Dans  un  si  beau  prè- 
le ,  une  honte  secrète  la  retient  :  elle  se  reproche  déjà  les- 
irs  prêts  à  s'échapper  de  ses  yeux  ,  comme  s'il  était  mal  d'en. 
:>er  pour  sa  famille. 

La  mère,  qui  dès  le  commencement  du  souper  u'a  cessé  de 

lier  sur  elle,  voit  sa  contrainte,  et  l'en  délivre  en  l'envoyant 

!c  une  commission.  Une  minute  après,  la  jeune  fille  rentre, 

!is  si  mai  remise,  que  son  désordre  est  visible  a  tous  les  yeux. 

iiiere  lui  dit  avec  douceur  :  Sophie,  remettez-vous;  ne  cesse- 

'vous  point  de  pleurer  les  malheurs  de  vos  |)arenls.'  Vous  qui 

-  <'n  consolez,  n'y  soyez  pas  plus  sensible  qu'eux-mêmes. 

A  ce  nom  de  Sophie  vous  eussiez  vu  tressaillir  Emile.  Frappe 

il  un  nom  si  cher,  il  se  réveille  en  sursaut,  et  jette  un  regard  avide 

■iir  celle  qui  l'ose  porter.  Sophie ,  ô  Sophie  !  est-ce  vous  que  mon 

ur  cherche.»  est-ce  vous  que  mon  rœuraimePlI  l'observe,  il  la 

ilempleavec  une  sorte  <le  crainte  et  de  défiance.  Il  ne  voit  point 

"  lement  la  figure  qu'il  s'était  peinte;  il  ne  sait  si  celle  qu'il 

t  vaut  mieux  ou  moins.  U  étudie  chaque  trait,  il  épie  chaqjiie- 


512  E.UlLt. 

mouvement ,  civique  geslc;  il  trouve  à  tout  mille  interprétations 
confuses  ;  il  donnerait  la  moitié  de  sa  vie  pour  qu'elle  voulût  dire 
un  seul  mot.  Il  me  regarde,  inquiet  et  troublé;  ses  yeux  me  font 
a  la  fois  cent  questions,  cent  reproches.  11  semble  me  dire  à  cha- 
que regard  :  Guidez-moi  tandis  qu'il  est  temps;  si  mon  cœur  se 
livre  et  se  trompe ,  je  n'en  reviendrai  de  mes  jours. 

Emile  est  l'homme  du  monde  qui  sait  le  moins  se  déguiser.  Com- 
ment se  déguiserait-il  dans  le  plus  grand  trouble  de  sa  vie,  entre 
quatre  spectateurs  qui  l'examinent ,  et  dont  le  plus  distrait  en  ap- 
parence est  en  effet  le  plus  attentif?  Son  désordre  n'échappe  point 
aux  yeux  pénétrants  de  Sophie  ;  les  siens  l'instruisent  de  reste 
qu'elle  en  est  l'objet  :  elle  voit  que  celte  inquiétude  n'est  pas  de 
l'amour  encore  ;  mais  qu'importe  ?  il  s'occupe  d'elle ,  et  cela  sultif  ; 
elle  sera  bien  malheureuse  s'il  s'en  occupe  impunément. 

Les  mères  ont  des  yeux  comme  leurs  filles ,  et  l'expérience  de 
plus.  La  mère  de  Sophie  sourit  du  succès  de  nos  projets.  Elle  lit 
dans  les  cœurs  des  deux  jeunes  gens  ;  elle  voit  qu'il  est  temps  de 
lixer  celui  du  nouveau  Télémaque  ;  elle  fait  parler  sa  fille.  Sa  fille, 
avec  sa  douceur  naturelle ,  répond  d'un  ton  timide  qui  ne  fait  que 
mieux  son  effet.  Au  premier  son  de  cette  voix,  Emile  est  rendu; 
c'est  Sophie,  il  n'en  doute  plus.  Ce  ne  la  serait  pas ,  qu'il  serait 
trop  tard  pour  s'en  dédire. 

C'est  alors  que  les  charmes  de  cette  Jille  enchanteresse  vont  par 
torrents  à  son  cœur,  et  qu'il  commence  d'avaler  à  longs  Irai  s  le 
poison  dont  elle  l'enivre.  Il  ne  parle  jikis  ,  il  ne  répond  plus  ;  il  ne 
voit  que  Sophie ,  il  n'entend  que  Sophie  :  si  elle  dit  un  mot ,  il  ou- 
vre la  bouche;  si  elle  baisse  les  yeux,  il  les  baisse;  s'il  la  voit 
soupirer,  il  soupire;  c'est  l'àrae  de  Sophie  qui  parait  l'animer. 
Que  la  sienne  a  change  dans  peu  d'instants!  Ce  n'est  jilus  le  tour 
de  Sophie  de  trembler ,  c'est  celui  d'Emile.  Adieu  la  liberté ,  la 
naïveté,  la  franchise.  Confus,  embarrassé,  craintif,  il  n'oso 
plus  regarder  autour  de  lui,  de  peur  de  voir  qu'on  le  regarde* 
Honteux  de  se  laisser  pénétrer,  il  voudrait  se  rendre  invisible  à 
tout  le  monde  pour  se  rassasier  de  la  contempler  sans  être  ob* 
serve.  Sophie,  au  contraire,  se  rassure  de  la  crainte  d'£milc;  elle 
voit  son  triomphe ,  elle  en  jouit. 

Ac  U  uioslra  giù,  hcn  chc  in  siio  cor  ne  rida  *. 
*  [r,VKS0,  CcrKxiitimmr  lil-nutn  ,  r.  iv  .  ".}  6 


J 


LIVRL  V.  513 

Elle  n'a  pas  changé  de  contenance  ;  mais ,  malgré  cet  air  mo- 
leste et  ces  yeux  baissés ,  son  tendre  cœur  palpite  de  joie,  et  lui 
iil  que  Télémaque  est  trouvé. 

Si  j'entre  ici  dans  l'histoire  trop  naïve  cl  trop  simple  peut-être 

;o  leurs  innocentes  amours,  on  regardera  ces  détails  comme  un 

j 'U  frivole ,  et  l'on  aura  tort.  On  ne  considère  pas  assez  l'influence 

que  doit  avoir  la  première  liaison  d'un  homme  avec  une  femme 

dans  le  cours  de  la  vie  de  l'un  et  de  l'autre.  On  ne  voit  pas  qu'une 

i'remière  impression ,  aussi  vive  que  celle  de  l'amour  ou  du  pen- 

liant  qui  tient  sa  place,  a  de  longs  effets  dont  on  n'aperçoit  point 

I  chaîne  dans  le  progrès  des  ans,  mais  qui  ne  cessent  d'agir  jus- 

u'a  la  mort.  On  nous  donne,  dans  les  traités  d'éducation,  de 

-;  inds  verbiages  inutiles  et  pédantesques  sur  les  chimériques  de- 

\(»irs  des  enfants;  et  l'on  ne  nous  dit  pas  un  mot  de  la  partie  la 

i)lus  importante  et  la  plus  diflicile  de  toute  l'éducation ,  savoir ,  la 

crise  qui  sert  de  passage  de  l'enfance  à  l'état  d'homme.  Si  j'ai  pu 

"■ndre  ces  essais  utiles  par  quelque  endroit ,  ce  sera  surtout  pour 

::i'y  être  étendu  fort  au  long  sur  cette  partie  essentielle,  omise 

\KiT  tous  les  autres,  et  pour  ne  m'étre  |>oint  laissé  rebuter  dans 

cette  entreprise  par  de  fausses  délicatesses,  ni  effrayer  par  des 

lifiicultés  de  langue.  Si  j'ai  dit  ce  qu'il  faut  faire,  j'ai  dit  ce  que 

a  du  dire  :  il  m'importe  fort  peu  d'avoir  écrit  un  roman.  C'est 

■  11  assez  beau  roman  que  celui  de  la  nature  humaine.  S'il  ne  se 

.juve  que  dans  cet  écrit ,  est-ce  ma  faute.»  Ce  devrait  être  Ihis- 

1  ire  de  mon  espèce.  Vous  qui  la  dépravez,  c'est  vous  qui  faites 

un  roman  de  mon  livre. 

Une  autre  considération  qui  renforce  la  première  est  qu'il  ne 
s'agit  pas  ici  d'un  jeune  homme  livré  des  l'enfance  à  la  crainte ,  à 
la  convoitise ,  à  l'envie ,  à  l'orgueil ,  et  à  toutes  les  passions  qui 
servent  d'instrument  aux  éducations  communes;  qu'il  s'agit  d'un 
jeune  homme  dont  c'est  ici  non-seulement  le  premier  amour,  mais 
la  première  passion  de  toute  espèce  ;  que  de  cette  passion ,  l'unique 
peut-être  qu'il  sentira  vivement  dans  toute  sa  vie ,  dépend  la  der- 
nière forme  que  doit  prendre  son  caractère.  Ses  manières  de  pen- 
ser, ses  sentiments,  ses  goûts,  fixés  par  une  passion  durable,  vont 
acquérir  une  consisbnce  qui  ne  leur  permettra  plus  de  s'altérer. 
On  conçoit  qu'entre  £milc  et  moi  la  nuit  qui  suit  une  pareille 
soirée  ne  se  passe  pas  toute  à  dormir.  Quoi  donc:  la  seule  con- 
formité d'un  nom  doil-cllc  avoir  tant  de  pouvoir  sur  un  homme 


514  EMILE. 

saiic?  N'y  a-l-il  qu'une  Sophie  au  monde?  Se  rcssembicnl-elles 
toutes  d'àme  comme  de  nom  ?  Toutes  celles  qu'il  verra  sont-elles 
la  sienne?  Est-il  fou  de  se  passionner  ainsi  pour  une  inconnue  à 
laquelle  il  n'a  jamais  parlé?  Attendez  ,  jeune  homme ,  examinez, 
observez.  Vous  ne  savez  pas  même  encore  chez  qui  vous  êtes  ;  et, 
à  vous  entendre  ,  on  vous  croirait  déjà  dans  votre  maison. 

Ce  n'est  pas  le  temps  des  leçons ,  et  celles-ci  ne  sont  pas  faites 
pour  être  écoutées.  Elles  ne  font  que  donner  au  jeune  homme  un 
nouvel  intérêt  pour  Sophie,  par  le  désir  de  justilier  son  penchant, 
(]c  rapport  des  noms,  celte  rencontre  qu'il  croit  fortuite,  ma 
réserve  même,  ne  font  qu'irriter  sa  vivacité  :  déjà  Sophie  lui 
parait  trop  estimable  pour  qu'il  ne  soit  pas  sur  de  me  la  faire 
aimer. 

Le  matin,  je  me  doute  bien  que  ,  dans  son  mauvais  habit  de 
voyage ,  Emile  tâchera  de  se  mettre  avec  plus  do  soin.  Il  n'y 
manque  pas  :  mais  je  ris  de;  son  empressement  à  s'accommoder 
du  linge  de  la  maison.  .le  pénètre  sa  pensée  ;«j'y  lis  avec  plaisir 
qu'il  cherche,  en  se  préparant  des  restitutions  ,  des  échanges,  à 
s'établir  une  espèce  de  correspondance  qui  le  mette  en  droit  d'y 
renvoyer  et  d'y  revenir. 

Je  m'étais  attendu  de  trouver  Sophie  un  peu  plus  ajustée  aussi 
de  son  côté  :  je  mo  suis  trompé.  Cette  vulgaire  coquetterie  est 
bonne  pour  ceux  à  qui  l'on  ne  veut  que  plaire.  Celle  du  vé- 
ritable amour  est  plus  raflinée;  elle  a  bien  d'autres  prétentions. 
Sophie  est  mise  encore  plus  simplement  que  la  veille,  et  même 
plus  négligemment,  quoique  avec  une  propreté  toujours  scru- 
puleuse, .le  ne  vois  de  la  coquetterie  dans  cette  négligence 
<jue  parce  que  j'y  vois  de  l'affectation.  Sophie  sait  bien  qu'une 
parure  plus  recherchée  est  une  déclaration  ;  mais  elle  ne  sait  pas 
(lu'une  parure  plus  négligée  en  est  une  autre,  elle  montre  qu'on  ne 
se  contente  pas  de  plaire  par  l'ajustement ,  qu'on  veut  plaire  aussi 
par  la  personne.  Eh  !  quimporte  à  l'amant  comme  on  soit  mise , 
pourvu  (|u'il  voie  qu'on  s'occupe  de  lui  ?  Déjà  sure  de  son  em- 
pire ,  Sophie  ne  se  borne  pas  à  frapper  par  ses  charmes  les  yeux 
«riùnile  ,  si  son  cœur  ne  va  les  chercher;  il  ne  lui  suffit  plus  qu'il 
les  voie,  elle  ve;it  qu'il  les  suppose.  N'en  a-t-il  pas  assez  vu  pour 
être  obligé  de  deviner  le  reste? 

Il  est  à  croire  que,  durant  nos  entretiens  de  cette  nuit ,  Sophie 
cl  sa  mère  n'ont  |)as  non  plus  roslc  muettes  ;  il  y  a  eu  des  aveux 


J 


LIVRt  V.  515 

.irradiés,  des  inslnu-lionsdonnt'cs.  Le  Icndcninin  on  se  rassemble 
l»icn  préparés.  H  n'y  ;>  pas  douze  lieurcs  que  nos  jeunes  gens  se 
sont  vus;  ils  ne  se  sont  pas  dit  encore  un  seul  mot,  et  déjà  l'on 
voit  quib  s'entendent.  Leur  abord  n'est  pas  familier  ;  il  est  env 
.irrassé,  timide;   ils  no  se  parlent  point;  leurs  yeux  baissés 
•mblent  s'éviler,  et  cela  même  est  un  signe  d'intelligence  :  ils 
évitent,  mais  de  concert  :  ils  sentent  déjà  le  besoin  du  mystère 
.vant  de  s'être  rien  dit.  En  partant  nous  demandons  la  [)ermission 
il'  venir  nous-mêmes  rapporter  ce  que  nous  emportons.  La  bou- 
tlie  d'Emile  demande  cette  permission  au  père,  à  la  mère ,  tandis 
que  ses  yeux  icquicts,  tournés  sur  la  ûlle,  la  lui  demandent  beau- 
coup plus  instamment.  Sopbie  ne  ditnen,  ne  fait  aucun  signe, 
ne  parait  rien  voir,  rien  entendre  ;  mais  elle  rougit ,  et  cette  rou- 
-"urest  une  réponse  encore  plus  claire  que  celle  de  ses  parents. 
On  nous  permet  de  revenir,  sans  nous  inviter  à  rester.  Cette 
conduite  est  convenable  ;  ou  donne  le  couvert  à  des  passants  cid- 
iarrassés  de  leur  gite,  mais  il  n'est  pas  décent  qu'un  amant  cou- 
iic  dans  la  maison  de  sa  maîtresse. 

A  peine  sommes-nous  hors  de  celte  maison  chérie ,  qu'Émde 
-fuige  à  nous  établir  aux  environs  :  la  chaumière  la  plus  voisine 
Il  semble  déjà  trop  éloignée  ;  il  voudrait  coucher  dans  les  fossés 
lu  château.  Jeune  étourdi!  lui  dis-je  d'un  ton  de  pitié,  quoi! 
■ja  la  }>assion  vous  aveugle  !  Vous  ne  voyez  déjà  plus  ni  les 
Mcnséances  ni  la  raison  !  Malheureux  !  vous  croyez  aimer,  et  vous 
voulez  désboDorer  votre  maîtresse  !  Que  dira-t-on  d'elle  quand  on 
viura  (|u'un  jeune  homme  qui  sort  de  sa  maison  couche  aux  en- 
trons? Vous  l'aimez,  dites-vous:  Est-ce  donc  à  vous  de  la  perdre 
■■'■  réputation?  Est-ce  là  le  prix  de  Ihospitalité  que  ses  parents 
•  "US  ont  accordée.'  Ferez-vous  l'opprobre  de  celle  dont  vous  at- 
l' iidez  votre  bonheur  ?  Eh  !  qu'importent ,  répond-il  avec  vivacité, 
1rs  vains  discours  des  hommes  et  leurs  injustes  sou()^ons?  Ne 
in'avez-vous  pas  appris  vous-même  à  n'en  faire  aucun  cas.'  Qui 
>ait  mieux  que  moi  combien  j'honore  Sophie ,  combien  je  la  veux 
'specter ?  Mon  attachement  ne  fera  point  sa  honte ,  il  fera  sa 
-loire,  il  sera  digne  d'elle.  Quand  mon  cœur  et  mes  soins  lui  ren- 
iront  partout  l'hommage  qu'elle  mente ,  en  quoi  puisje  l'oulra- 
-<  r  ?  Cher  Emile ,  reprends-je  en  l'embrassant ,  vous  raisonner. 
;  i>ur  vous  :  apprenez  à  raisonner  pour  elle.  Ne  comparez  j)oml 
ritonneur  d'un  sexe  à  celui  de  l'autre  :  ils  ont  des  principes  tout 


516  EMILE. 

différents.  Ces  principes  sont  également  solides  et  raisonnables, 
parce  qu'ils  dérivent  également  de  la  nature ,  et  que  la  même  vertu 
qui  vous  fait  mépriser  pour  vous  les  discours  des  hommes  vous 
oblige  à  les  respecter  pour  votre  maîtresse.  Votre  honneur  est  en 
vous  seul,  et  le  sien  dépend  d'autrui.  Le  négliger  serait  blesser 
le  vôtre  même  ;  et  vous  ne  vous  rendez  point  ce  que  vous  vous 
devez,  si  vous  êtes  cause  qu'on  ne  lui  rende  pas  ce  qui  lui 
est  dû. 

Alors,  lui  expliquant  les  raisons  de  ces  différences ,  je  lui  fais 
sentir  quelle  injustice  il  y  aurait  à  vouloir  les  compter  pour  rien. 
Qui  est-ce  qui  lui  a  dit  qu'il  sera  l'époux  de  Sophie,  elle  dont 
il  ignore  les  sentiments,  elle  dont  le  cœur  ou  les  parents  ont 
peut-être  des  engagements  antérieurs,  elle  qu'il  ne  connaît  point , 
et  qui  n'a  peut-être  avec  lui  pas  une  des  convenances  qui  peuvent 
rendre  un  mariage  heureux?  Ignore-t-il  que  tout  scandale  est 
pour  une  lille  une  tache  indélébile ,  que  n'efface  pas  même  son 
mariage  avec  celui  qui  l'a  causé?  Eh  '.  quel  est  l'homme  sensible 
qui  veutperdrecellequ'il  aime?Quel  est  l'honnête hommequi veut 
faire  pleurer  à  jamais  à  une  infortunée  le  malheur  de  lui  avoir  plu  ? 

Le  jeune  homme ,  effrayé  des  conséquences  que  je  lui  fais  en- 
visager, toujours  extrême  dans  ses  idées  ,  croit  déjà  n'être  jamais 
assez  loin  du  séjour  de  Sophie  :  il  double  le  pas  pour  fuir  plus 
promptement  :  il  regarde  autour  de  nous  si  nous  ne  sommes  point 
écoutés;  il  sacrifierait  mille  fois  son  bonheur  à  l'honneur  de  celle 
qu'il  aime;  il  aimerait  mieux  ne  la  revoir  de  sa  vie ,  que  de  lui  cau- 
ser un  seul  déplaisir.  C'est  le  premier  fruit  des  soins  que  j'ai  pris 
dès  sa  jeunesse  de  lui  former  un  cœur  qui  sache  aimer. 

Il  s'agit  donc  de  trouver  un  asile  éloigné ,  mais  à  portée.  Nous 
cherchons,  nous  nous  informons  :  nous  apprenons  qu'à  deux 
grandes  lieues  est  une  ville  ;  nous  allons  chercher  à  nous  y  loger, 
plutôt  que  dans  des  villages  plus  proches ,  où  notre  séjour  devien- 
drait suspect.  C'est  là  qu'arrive  enfin  le  nouvel  amant,  plein  d'a- 
mour, d'espoir,  de  joie,  et  surtout  de  bons  sentiments  ;  et  voilà 
comment ,  dirigeant  peu  à  peu  sa  passion  naissante  vers  ce  qui 
est  bon  et  honnête,  je  dispose  insensiblement  tous  ses  penchants 
à  prendre  le  même  pli. 

J'approche  du  terme  de  ma  carrière;  je  l'aperçois  déjà  de  loin. 
Toutes  les  grandes  difficultés  sont  vaincues ,  tous  les  grands  obs- 
tacles sont  sunn<inlés;  il  ne  me  reste  plus  rien  de  pénible  à  fairo 


LIVRE  V.  517 

que  de  ne  pas  gâter  mon  ouvrage  en  me  hâtant  de  le  consommer. 
Dans  l'incertitude  der  la  vie  humaine ,  évitons  surtout  la  fausse 
ludence  d'immoler  le  présent  à  l'avenir;  c'est  souvent  immoler 
^  qui  est  à  ce  qui  ne  sera  point.  Rendons  l'homme  heureux  dans 
)us  les  âges,  de  peur  qu'après  bien  des  soins  il  ne  meure  avant 
>»  l'avoir  été.  Or ,  s'il  est  un  temps  pour  jouir  de  la  vie ,  c'est  as- 
1  rément  la  fin  de  l'adolescence,  où  les  facultés  du  corps  et  de 
ime  ont  acquis  leur  plus  grande  vigueur ,  et  où  l'homme ,  au  mi- 
.^u  de  sa  course ,  voit  de  plus  loin  les  deux  termes  qui  lui  en  font 
•nlir  la  brièveté.  Si  l'imprudente  jeunesse  se  trompe,  ce  n'est 
'.s  en  ce  qu'elle  veut  jouir,  c'est  en  ce  qu'elle  cherche  la  jouis- 
.  ince  où  elle  n'est  point ,  et  qu'en  s'apprétant  un  avenir  miséra- 
ble elle  ne  sait  pas  même  user  du  moment  présent.  . 

Considérez  mon  Emile  à  vingt  ans  passés ,  bien  formé  ,  bien 
constitué  d'esprit  et  de  corps ,  fort ,  sain ,  dispos ,  adroit ,  robuste , 
plein  de  sens ,  de  raison ,  de  bonté ,  d'humanité  ;  ayant  des 
mœurs ,  du  goût  ;  aimant  le  beau ,  faisant  le  bien  ;  libre  de  l'em- 
jùre  des  passions  cruelles,  exempt  du  joug  de  l'opinion,  mais 
>umis  à  la  loi  de  la  sagesse ,  et  docile  à  la  voix  de  l'amitié  ;  pos- 
->  (lant  tous  les  talents  utiles,  et  plusieurs  talents  agréables  ;  se  sou- 
ciant peu  des  richesses,  portant  sa  ressource  au  bout  de  ses  bras , 
et  n'ayant  pas  peur  de  manquer  de  pain ,  quoi  qu'il  arrive.  Le 
voilà  maintenant  enivré  d'une  passion  naissante  :  son  cœur  s'ou- 
vre aux  premiers  feux  de  l'amour  ;  ses  douces  illusions  lui  font 
un  nouvel  univers  de  délices  et  de  jouissance  ;  il  aime  un  objet  ai- 
:able,  et  plus  aimable  encore  par  son  caractère  que  par  sa  per- 
-  inne  ;  il  espère,  il  attend  un  retour  qu'il  sent  lui  être  dû.  C'est 
(lu  rapport  des  cœurs ,  c'est  du  concours  des  sentiments  honnêtes , 
que  s'est  formé  leur  premier  penchant  :  ce  penchant  doit  être  du- 
rable. Il  se  livre  avec  confiance ,  avec  raison  même ,  au  plus  char- 
mant délire ,  sans  crainte ,  sans  regret ,  sans  remords ,  sans  au- 
irc  inquiétude  que  celle  dont  le  sentiment  du  bonheur  est  insé- 
parable. Que  peut-il  manquer  au  sien  ?  Voyez ,  cherchez  ,  imagi- 
nez ce  qu'il  lui  faut  encore,  et  qu'on  puisse  accorder  avec  ce  qu'il 
a.  Il  réunit  tous  les  biens  qu'on  peut  obtenir  à  la  fois  ;  on  n'y  en 
peut  ajouter  aucun  qu'aux  dépens  d'un  autre  ;  il  est  heureux  au- 
tant qu'un  homme  peut  l'être.  Irai-je  en  ce  moment  .ibréger  un 
tieslin  si  doux .'  irai-je  troubler  une  volupté  si  pure  ?  Ah  !  tout  le 
prix  de  la  vie  est  dans  la  félicite  qu'il  goûte.  Que  pourrais-jc  lui 

44 


«48  EMlLIi. 

rendre  qui  valût  ce  que  je  lui  aurais  otc?  Même  en  meltant  le 
comble  à  son  l)onhcur ,  j'en  détruirais  le  plus  grand  charme.  Ce 
bonheur  suprême  est  cent  fois  plus  doux  à  espérer  (pi'à  obtenir; 
on  en  jouit  mieux  quand  on  l'attend  que  quand  on  le  goûte.  0  bon 
Emile,  aime  et  soi*  aimé!  jouis  longtemps  avant  que  de  possé- 
der ;  jouis  à  la  fois  de  l'amour  et  de  l'innocence  ;  fais  ton  paradis 
sur  la  terre  en  attendant  l'autre  :  je  n'abrégerai  point  cet  heureux 
temps  de  ta  vie  ;  j'en  filerai  pour  toi  l'enchantement;  je  le  prolon- 
gerai le  plus  qu'il  sera  possible.  Hélas  !  il  faut  qu'il  finisse ,  et  qu'il 
finisse  en  peu  de  temps;  mais  je  ferai  du  moins  qu'il  dure  tou- 
jours dans  ta  mémoire,  et  que  tu  ne  te  repentes  jamais  de  l'avoir 
goûté. 

Emile  n'oublie  pas  que  nous  avons  des  restitutions  à  faire.  Si- 
lot  qu'elles  sont  prêtes ,  nous  prenons  des  chevaux ,  nous  allons 
grand  train  :  pour  cette  fois,  eu  partant  il  voudrait  être  arrivé. 
Quand  le  cœur  s'ouvre  aux  passions ,  il  s'ouvre  à  l'ennui  de  la 
vie.  Si  je' n'ai  [t&s  perdu  mon  temps,  la  sienne  entière  ne  se  pas- 
sera pas  ainsi. 

Malheureusement  la  route  est  fort  coupée  et  le  pays  difficile. 
Nous  nous  égarons;  il  s'en  aperçoit  le  premier,  et ,  sans  s'impa- 
tienter, sans  se  plamdre ,  il  met  toute  son  attention  à  retrouver  son 
chemin;  il  erre  longtemps  avant  de  se  reconnaître,  et  toujours 
avec  le  même  sang-froid.  Ceci  n'est  rien  pour  vous,  mais  c'est 
beaucoup  pour  moi,  qui  connais  son  naturel  emporté  :  je  vois  lo 
fruit  des  soins  que  j'ai  rais  dès  son  enfance  à  l'endurcir  aux  coups 
de  la  nécessité. 

Nous  arrivons  enfin.  La  réception  qu'on  nous  fait  est  bien  plus 
simple  et  plus  obligeante  que  la  première  fois;  nous  sommes  déjà 
d'anciennes  connaissances.  Emile  et  So|)hie  se  saluent  avec  un  peu 
d'embarras ,  et  ne  se  parlent  toujours  point  :  que  se  diraient-ils 
en  notre  présence?  L'entretien  qu'il  leur  faut  n'a  pas  besoin  de 
témoins.  L'on  se  promène  dans  le  jardin  :  ce  jardin  a  pour  par- 
terre un  potager  très-bien  entendu;  pour  parc,  un  verger  cou- 
vert de  grands  et  beaux  arbres  fruitiers  de  toute  espèce ,  coupé  en 
divers  sens  de  jolis  ruisseaux,  et  de  plates-bandes  pleines  de 
fleurs.  Le  beau  lieu  !  s'écrie  Emile  plein  de  son  Homère,  et  toujours 
dans  l'enthousiasme;  je  crois  voir  le  jardin  d'Alcinoûs.  La  fille 
voudrait  savoir  ce  que  c'est  ((u'AIcinoûs ,  et  la  mère  le  ilemando. 
Alcinoûs ,  leur  dis-je ,  était  un  roi  de  Corcyrc ,  dont  le  jardin ,  de- 


LIVKli  V.  5IU 

cril  p.ir  Ilomcrc ,  est  critiqué  par  les  gens  de  goût ,  comme  trop 
!■  impie  cl  trop  pou  paré'.  Cet  Alcinoûs  avait  une  fille  aimable, 
«ini,  la  veille  qu'un  étranger  reçut  l'hospitalité  chez  son  père, 

■  iigea  qu'elle  aurait  bientôt  un  mari.  Sophie ,  interdite,  rougit , 

sse  les  yeux,  se  mord  la  langue;  on  ne  peut  imaginer  une  pâ- 
lie confusion.  Le  pt're,  qui  se  plait  à  l'augmenter,  prend  la 
Mjle,  et  dit  que  la  jeune  princesse  allait  elle-même  laver  le 
!.ni:e  à  la  rivière.  Croyez-vous ,  poursuit-il ,  qu'elle  eût  dédaigné 
'!•  toucher  aux  serviettes  sales,  en  disant  qu'elles  sentaient  le 
illon?  Sophie  ,  sur  qui  le  coup  porte  ,  oubliant  sa  timidité  na- 
f'Ile ,  s'excuse  avec  vivacité.  Son  papa  sait  bien  que  tout  le 
iiu  linge  n'eût  point  eu  d'autre  blanchisseuse  qu'elle ,  si  on  l'a- 
it laissée  faire  '  ;  et  qu'elle  en  eût  fait  davantage  avec  plaisir ,  si 
le  lui  eût  ordonné.  Durant  ces  mots  elle  me  regarde  à  la  déro- 
i    i>  avec  une  inquiétude  dont  je  ne  puis  m'empécher  de  rire,  en 
li-.int  dans  son  cœur  ingénu  les  alarmes  qui  la  font  parler.  Son 
'•a  la  cruauté  de  relever  celte  étourderie,  en  lui  demandant 
i  !i  ton  railleur  à  quel  propos  elle  parle  ici  pour  elle ,  et  ce  qu'elle 
;>>  commun  avec  la  fille  d'Alcinoûs.  Honteuse  et  tremblante , 
n'ose  plus  souffler ,  ni  regarder  personne.  Fille  charmante,  il 
>t  plus  temps  de  feindre;  vous  voilà  déclarée  en  dépit  de  vous. 

'  n  En  sortant  du  (>alais  on  troure  un  raste  jardin  de  quatre  arponts  . 

-rrint  cl  clos  tout  alcnlon;'.   plantii  de  grande  arbres  fleiiri.s ,  pro- 

■  '  (|ps  poires,  des  pomiiif*  de  prenade  et  d'antres  des  plus  IhîIIcs 

des  ri;;uiers  nu  doux  fiiitt,  et  des  oliviers  vcrdoj-ants.  Januis 

l'année  «'ntière  ces  tieiux  Jirbres  ne  restent  sans  fruiU  :  l'hiver  et 

i  douce  luleiiic  du  vent  d'oiust  fait  à  U  fois  nouer  les  uns  et  mûrir 

■  -.  On  voit  la  |ioirc  et  la  |K)iiiine  vieillir  et  s<;cher  sur  leur  ar- 

Mir  le  riguier,  et  Li  grap|>c  sur  la  souche.  La  vigne  inëpui- 

d'y  p<>rt<>rde  nouveaux  raisins;  on  fait  cuire  et  contire  Ira 

.  tandis  qu'on  en  vendange  d'autres,  laissant 

i-ncorc  en  llcimi.en  verjus,  ou  qui  coinnien- 

-  -  liouts,  deux  carn'-s  bien  cultivés  ,  et  couverts 

•  >li;  llcunt  toute  l'anncc ,  sont  umës  de  deux  fontaines,  dont  l'une  est 

•  "li^tribui'c  dans  tout  le  jardin  .  et  l'autre ,  apn-s  avoir  traversé  le  palais  , 

•  I  -t  r  inluitc  i  un  t>.1tinient  élevé  dans  la  ville,  jMjur  abreuver  les  ti- 

■  r. .  .-i-.  > 

'         '  ^t  la  description  du  jardin  royal  d'AlcinoOs ,  au  septième  livre 
-l'r  ;  jardin  dans  lequel ,  i  L>  honte  de  ce  vieux  rêveur  d'IIonièru 
îices  de  son  temps ,  on  ne  voit  ni  treillages ,  ni  sLilues ,  ni  casca- 
' .  m  b<>ulin!;rins. 

J'avoue  que  je  sais  quelque  gré  k  la  mi>re  de  .Sophie  de  ne  lui  avoir 
laissé  g.iter  dans  le  savon  ib.-s  mains  aussi  douces  que  les  siennes  ,  et 
Emile  doit  baiser  si  souvent . 


520  EMILE. 

Bientôt  celle  petite  scène  est  oubliée  ou  parait  l'être  :  très-heu- 
reusement pour  Sopiiie,  Emile  est  le  seul  qui  n'y  a  rien  compris. 
La  promenade  se  continue ,  et  nos  jeunes  gens ,  qui  d'abord  étaient 
à  nos  côtés ,  ont  peine  à  se  régler  sur  la  lenteur  de  notre  marche; 
insensiblement  ils  nous  précèdent ,  ils  s'approchent ,  ils  s'accostent 
à  la  fin  ,  et  nous  les  voyons  assez  loin  devant  nous.  Sophie  semble 
allcntive  et  posée  ;  Emile  parle  et  gesticule  avec  feu  :  il  ne  parait 
pas  que  l'entretien  les  ennuie.  Au  bout  d'une  grande  heure,  on 
retourne,  on  les  rappelle;  ils  reviennent,  mais  lentement  à  leur 
tour,  et  l'on  voit  qu'ils  mettent  le  temps  à  profit.  Enfin  tout  à 
coup  leur  entretien  cesse  avant  qu'on  soit  à  portée  de  les  enten- 
dre, et  ils  doublent  le  pas  pour  nous  rejoindre.  Emile  nous 
aborde  avec  un  air  ouvert  et  caressant;  ses  yeux  pétillent  de 
joie  ;  il  les  tourne  pourtant  avec  un  peu  d'inquiétude  vers  la  mère 
de  Sophie,  pour  voir  la  réception  qu'elle  lui  fera.  Sopiiie  n'a  pas , 
à  beaucoup  près  ,  un  maintien  si  dégagé  ;  en  approchant  elle  sem- 
ble toute  confuse  de  se  voir  tète  à  tête  avec  un  jeune  homme  ,  elle 
qui  s'y  est  si  souvent  trouvée  avec  d'autres  sans  en  être  embar- 
rassée ,  et  sans  qu'on  l'ait  jamais  trouvé  mauvais.  Elle  se  hâte 
d'accourir  à  sa  mère,  un  peu  essoufflée ,  en  disant  quelques  mots 
qui  ne  signifient  pas  grand' chose ,  comme  pour  avoir  l'air  d'ètro 
là  depuis  longtemps. 

A  la  sérénité  qui  se  peint  sur  le  visage  de  ces  aimables  enfants, 
on  voit  que  cet  entretien  a  soulagé  leurs  jeunes  cœurs  d'un  grand 
poids.  Ils  ne  sont  pas  moins  réservés  l'un  avec  l'autre,  mais  leur 
réserve  est  moins  embarrassée  ;  elle  ne  vient  plus  que  du  respect 
d'Emile ,  de  la  modestie  de  Sophie ,  et  de  l'honnêteté  île  tous  deux. 
Emile  ose  lui  adresser  quelques  mots,  quelquefois  elle  ose  répon- 
dre; mais  jamais  elle  n'ouvre  la  bouche  pour  cela  sans  jeter  les 
yeux  sur  ceux  de  sa  mère.  Le  changement  qui  parait  le  plus  sen- 
sible en  elle  est  envers  moi.  Elle  me  témoigne  une  considération 
plus  empressée ,  elle  me  regarde  avec  intérêt ,  elle  me  parle  af- 
fectueusement ,  elle  est  attentive  à  ce  qui  peut  me  plaire  ;  je  vois 
qu'elle  m'honore  de  son  estime,  et  qu'il  ne  lui  est  pas  indifférent 
d'obtenir  la  mienne.  Je  comprends  qu'Emile  lui  a  parlé  de  moi  ; 
on  dirait  qu'ils  ont  déjà  comploté  de  me  gagner  :  il  n'en  est  rien 
pourtant,  et  Sophie  elle-même  ne  se  gagne  pas  si  vile.  Il  aura 
peut-être  plus  besoin  de  ma  faveur  auprès  d'elle ,  que  de  la  sienne 
auprès  de  moi.  Couple  charmant!...  Eu  songeant  que  le  cœur 


LIVKE  V.  521 

isibledc  mon  jeune  ami  m\i  fait  entrer  pour  beaucoup  dans 
1  premier  entrelien  avec  sa  maîtresse,  je  jouis  du  prix  de  ma 
iiie;  son  amitié  m'a  tout  payé. 

Los  visites  se  réitèrent.  Les  conver>ations  entre  nos  jeunes  gens 

>  iennentplus  fréquentes.  Emile,  enivré  d'amour,  croit  déjà  lou- 

T  à  son  bonheur.  Cependant  il  n'obtient  point  d'aveu  formel 

Sophie  ;  elle  l'écoute ,  et  ne  lui  dit  rien.  Emile  connaît  toute  sa 

Mlestie;tant  de  retenue  l'étonne  peu;  il  sent  qu'il  n'est  pas 

I  auprès  d'elle;  il  sait  que  ce  sont  les  pères  qui  marient  le» 

mis;  il  suppose  que  Sophie  attend  un  ordre  de  ses  larents; 

iui  demande  la  permission  de  le  solliciter;  elle  ne  s'y  oppose  pas. 

r  m'en  parle  ;  j'en  parle  en  son  nom  ,  même  en  sa  présence.  Quelle 

piise  pour  lui  d'apprendre  que  Sophie  dépend  d'elle  seule ,  et 

pour  le  rendre  heureux  elle  n'a  qu'à  le  vouloir  !  Il  commence 

''  plus  rien  comprendre  à  sa  conduite.  Sa  confiance  diminue. 

«il.irme ,  il  se  voit  moins  avancé  qu'il  ne  pensait  l'être  ;  et  c'est 

:'s  que  l'amour  le  plus  tendre  emploie  son  langage  le  plus  tou- 

.!il  pour  la  fléchir. 

!  mile  n'est  pas  fait  pour  deviner  ce  qui  lui  nuit  :  si  on  ne  le  lui 
,  il  ne  le  saura  de  ses  jours ,  et  Sophie  est  trop  fière  pour  le  lui 
•  .  Les  difficultés  qui  l'arrêtent  feraient  l'empressement  d'une 
autre.  Elle  n'a  pas  oublié  les  leçons  de  ses  parents.  Elle  est  pauvre  ; 
Emile  est  riche ,  elle  le  s;iit.  Combien  il  a  besoin  de  se  faire  estimer 
d'elle!  Quel  mérite  ne  lui  faut-il  point  pour  effacer  cette  inégalité  ! 
Mais  comment  songerait-il  à  ces  obstacles?  Emile  sait-il  s'il  est 
riche  ?  Dai^ne-t-il  même  s'en  informer  ?  Grâces  au  ciel ,  il  n'a  nul 
besoin  de  l'être ,  il  sait  être  bienfaisant  sans  cela.  Il  tire  le  bien 
qu'il  fait  de  son  c«cur,  et  non  de  sa  bourse.  Il  donne  aux  malheu- 
reux son  temps ,  ses  soins ,  ses  affections ,  sa  personne  ;  et ,  dans 
l'estimation  de  ses  bienfaits ,  à  peine  ose-t-il  compter  pour  quelque 
chose  l'argent  qu'il  répand  sur  les  indigents. 

Ne  sachant  à  quoi  s'en  prendre  de  sa  disgrâce ,  il  l'attribue  à  sa 
propre  faute  :  car  qui  oserait  accuser  de  caprice  l'objet  de  ses 
adorations  ?  L'humiliation  de  l'amour-propre  augmenle  les  regrets 
de  l'amour  éconduit.  Il  n'approche  plus  de  Sophie  avec  cette  aima- 
ble confiance  d'un  c<£ur  qui  se  sent  digne  du  »ien  ;  il  est  craintif 
et  tremblant  devant  elle.  Il  n'espère  plus  la  toucher  par  la  ten- 
dresse ,  il  cherche  à  la  fléchir  par  la  pitié.  Quelquefois  sa  |)atience 
•e  lasse,  le  dépit  est  prêt  ;i  lui  surcéder.  S*mJ»ic  semble  pressentir 


52Î  EMILE. 


ces  emportements ,  et  le  regarde.  Ce  seul  regard  le  désarme  et 
l'intimide  :  il  est  plus  soumis  qu'auparavant. 

Troublé  de  cette  résistance  obstinée  et  de  ce  silence  invincible, 
il  épanche  son  cœur  dans  celui  de  son  ami.  Il  y  dépose  les  douleurs 
de  ce  cœur  navré  de  tristesse  ;  il  implore  son  assistance  et  ses  con- 
seils. Quel  impénétrable  mystère  !  Elle  s'intéresse  à  mon  sort,  je 
n'en  puis  douter  :  loin  de  ra'éviler,  elle  se  plait  avec  moi  :  quand 
j'arrive  elle  marque  de  la  joie,  et  du  regret  quand  je  pars;  elle  reçoit 
mes  soins  avec  bonté;  mes  services  paraissent  lui  plaire;  elle  daigne 
me  donner  des  avis ,  quelquefois  même  des  ordres.  Cependant  elle 
rejette  mes  sollicitations ,  mes  prières.  Quand  j'ose  parler  d'union , 
elle  m'impose  impérieusement  silence;  et  si  j'ajoute  un  mot,  elle 
me  quitte  à  l'instant.  Par  quelle  étrange  raison  veut-elle  bien  que 
je  sois  à  elle,  sans  vouloir  entendre  parler  d'être  à  moi?  Vous 
qu'elle  honore,  vous  qu'elle  aime  et  qu'elle  n'osera  faire  taire, 
parlez ,  faites-la  parler  ;  servez  votre  ami ,  couronnez  votre  ou- 
vrage ;  ne  rendez  pas  vos  soins  funestes  à  votre  élève  :  ah  !  ce  qu'il 
tient  de  vous  fera  sa  misère ,  si  vous  n'achevez  son  bonheur. 

Je  parle  à  Sophie ,  et  j'en  arrache  avec  peu  de  peine  un  secret 
que  je  savais  avant  qu'elle  me  l'eût  dit.  J'obtiens  plus  difficilejnenl 
la  permission  d'en  instruire  Emile  ;  je  l'obtiens  enfin,  et  j'en  use. 
Cette  explication  le  jette  dans  un  étonnementdont  il  ne  peut  reve- 
nir. Il  n'entend  rien  à  celte  délicatesse  ;  il  n'imagine  pas  ce  que 
des  écus  de  plus  ou  de  mouis  font  au  caractère  et  au  mérite. 
Quand  je  lui  fais  entendre  ce  qu'ils  font  aux  préjugés  ,  il  se  met  à 
rire  ;  et,  transporté  de  joie ,  il  veut  partir  à  l'instant ,  aller  tout 
déchirer,  tout  jeter,  renoncer  à  tout,  pour  avoir  l'honneur  d'être 
aussi  pauvre  que  Sophie,  et  revenir  digne  d'élre  son  époux. 

Hé  (juoi  !  dis-je  en  l'arrêtant,  et  riant  à  mon  tour  de  son  impé- 
tuosité, celte  jeune  tète  ne  mùrira-t-el!e  point?  et ,  après  avoir 
philosophé  toute  votre  vie ,  n'apprendrcz-vous  jamais  à  raisonner.* 
Comment  ne  voyez-vous  pas  qu'en  suivant  votre  insensé  projet 
vous  allez  empirer  votre  situation,  et  rendre  Sophie  plus  intraila- 
ble  ?  C'est  un  petit  avantage  d'avoir  quehiues  biens  de  plus  qu'elle, 
c'en  serait  un  très-grand  de  les  iui  avoir  tous  sacriliés;  et  si  sa 
fierté  ne  peut  se  résoudre  à  vous  avoir  la  |)remière  obligation, 
comment  se  résoudrait-elle  à  vous  avoir  l'autre?  î^i  elle  ne  peu', 
souffrir  qu'ui!  mari  puisse  lui  reprocher  de  l'avoir  eiu'iclne ,  souf- 
frira-t-ellr  tiuilpuiss»»  lui  reprocher  de  s'être  appauvri  pour  cllcP 


! 


LlVRt  V  513 

!;h ,  malheureux  1  tremblez  qu'elle  ne  vous  soupeonne  d'avoir  eu 

■  projet.  Devenez  au  contraire  économe  et  soigneux  pour  l'amour 
.elle,  de  peur  qu'elle  ne  vous  accuse  de  vouloir  la  gagner  par 

liesse  ,  et  de  lui  sacrifier  volontairement  ce  que  vous  perdrez  |Kir 

gliçence. 

Croyez-voas  au  fond  que  de  grands  biens  lui  fassent  peur,  et 
:!ic  ses  oppositions  viennent  procisémcnt  des  richesses?  Non, 
'  her  Emile;  elles  ont  une  cause  plus  solide  et  plus  grave  dans 
l'effet  que  produisent  ces  richesses  dans  l'âme  du  possesseur.  Elle 
sait  que  les  biens  de  la  fortune  sont  toujours  préf(Tr>  a  tuut  |)ar 
ceux  qui  les  ont.  Tous  les  riches  comptent  l'or  avant  le  mérite.  Dans 
la, mise  commune  de  l'argent  et  des  services,  ils  trouvent  toujours 
que  ceux-ci  n'acquittent  jamais  l'autre ,  et  pensent  qu'on  leur  en 
doit  de  reste  quand  on  a  passé  sa  vie  à  les  servir  en  mangeant  leur 
[Kiin.  Qu'avez-vous  donc  à  faire,  ô  Emile,  pour  la  rassurer  sur 
ses  criintes?  Faites- vous  bien  connaître  à  elle  ;  ce  n'est  pas  l'affaire 
d'un  j<iur.  Montrez-lui  dans  les  trésors  de  votre  âme  noble  de  quoi 
racheter  ceux  ilmt  vous  avez  le  malheur  d'être  parbgé.  A  force 
de  constance  et  de  temps ,  «'irmontez  sa  résistance  ;  à  force  do 
»cntiments  grands  et  généri  -x  ,  forcez-la  d'oublier  vos  richesses. 
Aimez-la,  servez-la ,  servez  ses  respectables  parents.  Prouvez-lui 
que  ces  soins  ne  sont  pas  l'effet  d'une  passion  folle  et  passagère , 
mais  des  principes  ineffaçables  gravés  au  fond  de  votre  cœur. 
Honorez  dignement  le  mérite  outragé  par  la  fortune  :  c'est  le  seul 
pioyen  de  le  réconcilier  avec  le  mérite  qu'elle  a  favorisé. 

On  conçoit  quels  transports  de  joie  ce  discours  donne  au  jeune 
homme ,  combien  il  lui  rend  de  confiance  et  d'espoir,  combien  son 
hmméte  cœur  se  félicite  d'avoir  à  faire ,  jwur  plaire  à  Sophie ,  tout 
ce  qu'il  ferait  de  lui-même  quand  Sophie  n'existerait  pas,  ou  qu'il 
ne  serait  p;is  amoureux  d'elle.  Pour  peu  qu'on  ait  compris  son 
caractère,  qui  est-ce  qui  n'imaginera  pas  sa  conduite  en  celle 
occasion  ? 

Me  voilà  donc  le  confident  de  mes  deux  bonnes  gens  et  le  mé- 
diateur de  leurs  amours  !  Bel  emploi  pour  un  gouverneur  !  Si  beau , 
que  je  ne  fis  de  ma  vie  rien  qui  m'élevàt  tant  à  nies  propres  yeux , 
et  qui  me  rendit  si  content  de  moi-même.  .\u  leste ,  cet  emploi 
ne  laisse  pas  d'avoir  ses  agréments  :  je  ne  suis  pas  mal  venu  dans 
la  maison;  l'on  s'y  fie  à  moi  <lu  soin  d'y  tenir  les  amants  dan* 
l'ordre  :  Emile ,  toujours  tremblant  de  me  dépl.iire  ,  ne  fui  jainai» 


524  EMILE. 

si  docile.  La  pclilc  personne  m'accable  d'amiliés  dont  je  ne  suis 
pas  la  dupe ,  et  dont  je  ne  prends  pour  moi  que  ce  qui  m'en  revient. 
C'est  ainsi  qu'elle  se  dédommage  indireclcmcnt  du  respect  dans 
lequel  elle  lient  Emile.  Elle  lui  l'ail  en  moi  mille  tendras  caresses , 
qu'elle  aimerait  mieux  mourir  que  de  lui  faire  à  lui-même  ;  et  lui , 
(jui  sait  que  je  ne  veux  pas  nuire  à  ses  intérêts ,  est  charmé  de  ma 
bonne  intelligence  avec  elle.  Il  se  console  quand  elle  refuse  son  bras 
à  la  promenade ,  cl  que  c'est  pour  lui  préférer  le  mien.  Il  s'éloigne 
sans  murmure  en  me  serrant  la  main ,  et  me  disant  tout  bas ,  de 
la  voix  et  de  l'œil  :  Ami ,  parlez  pour  moi.  Il  nous  suit  des  yeux 
avec  intérêt  :  il  lâche  de  lire  nos  sentiments  sur  nos  visages ,  et 
d'interpréter  nos  discours  par  nos  gestes;  il  sait  que  rien  de  ce 
qui  se  dit  entre  nous  ne  lui  est  indifférent.  Bonne  Sophie ,  combien 
votre  cœur  sincère  est  a  son  aise ,  quand,  sans  être  enlendue  de 
Télémaque ,  vous  pouvez  vous  entretenir  avec  son  Mentor  !  Avec 
quelle  aimable  franchise  vous  lui  laissez  lire  dans  ce  tendre  cœur 
tout  ce  qui  s'y  passe  !  Avec  quel  plaisir  vous  lui  montrez  loute 
votre  estime  pour  son  élève  !  Avec  quelle  ingénuité  touchante  vous 
lui  laissez  pénétrer  des  sentiments  plus  doux  !  Avec  quelle  feinte 
colère  vous  renvoyez  l'importun  quand  l'impatience  le  force  à  vous 
interrompre  !  Avec  quel  charmant  dépit  vous  lui  reprochez  sou 
indiscrétion  quand  il  vient  vous  empêcher  de  dire  du  bien  de  lui , 
d'en  entendre,  et  de  tirer  toujours  de  mes  réponses  quelque  nou- 
velle raison  de  l'aimer  ! 

Ainsi  parvenu  à  se  faire  souffrir  comme  amant  déclaré ,  Emile 
en  fait  valoir  tous  les  droits;  il  parle,  il  presse,  il  sollicite,  il 
importune.  Qu'on  lui  parle  durement ,  qu'on  le  maltraite ,  peu  lui 
importe,  pourvu  qu'il  se  fasse  écouter.  Enlin  il  obtient,  non  sans 
peine ,  que  Sophie  de  son  côté  veuille  bien  prendre  ouvertement 
sur  lui  l'autorité  dune  maîtresse ,  qu'elle  lui  prescrive  ce  qu'il 
doit  faire ,  qu'elle  commande  au  lieu  de  prier ,  qu'elle  accepte  au 
lieu  de  remercier,  qu'elle  règle  le  nombre  et  le  temps  des  visites, 
([u'elle  lui  défende  de  venir  jusqu'à  tel  jour,  et  de  rester  passé 
telle  heure.  Tout  cela  ne  se  fait  point  par  jeu  ,  mais  très-sérieu- 
sement; et  si  elle  accepta  ces  droits  avec  peine,  elle  en  use  avec 
une  rigueur  qui  réduit  souvent  le  pauvre  Emile  au  regret  de  les  lui 
avoir  donnés.  Mais,  quoi  qu'elle  ordonne,  il  ne  réplique  point  ;  cl 
souvent ,  en  |)arlant  pour  obéir,  il  n>c  regarde  avec  des  yeux 
pleins  de  joie  (jui  me  disent  :  Vous  vo)CZ  qu'elle  a  pris  posscs- 


LIVRE  V.  62» 

■Il  (le  moi.  Cependant  l'orgueilleuse  l'observe  en  dessous ,  et 
irit  en  secret  de  la  fierté  de  son  esclave. 
Albane  et  Raphaël ,  prêtez-moi  le  pinceau  de  la  volupté!  Divin 
Iton,  apprends  à  ma  plume  grossière  à  décrire  les  plaisirs  de  l'a- 
nur  et  de  l'innocence  !  Mais  non,  cachez  vos  arts  mensongers  de- 
nt la  sainte  vérité  de  la  nature.  Ayez  seulement  des  cœurs  sen- 
ties, des  âmes  honnêtes;  puis  laissez  errer  votre  imagination 
is  contrainte  su r  les  transports  de  deux  jeunes  amants  qui, 
is  les  yeux  de  leurs  parents  et  de  leurs  guides,  se  livrent  sans 
lublc  àladouce  illusion  qui  les  flatte,  et,  dans  l'ivresse  des  désirs, 
\  ançant  lentement  vers  le  terme  ,  entrelacent  de  ileurs  et  de 
irlandes  l'heureux  lien  qui  doit  le»  unir  jusqu'au  tombeau. 
ut  dimages  charmantes  m'enivrent  moi-même  ;  je  les  rassemble 
isorilre  et  sans  suite;  le  délire  qu'elles  me  causent  m'empéchc 
les  lier.  Oh  !  qui  esl-ce  qui  a  un  cœur,  et  qui  ne  saura  pas  faire 
lui-même  le  tableau  délicieux  des  situations  diverses  du  père, 
la  mère ,  de  la  fille,  du  gouverneur,  de  l'élève ,  et  du  concours 

>  uns  et  des  autres  à  l'union  du  plus  charmant  couple  dont  I  a- 
'i)rel  la  vertu  puissent  faire  le  bonheur.' 

I  :'est  à  présent  que ,  devenu  véritablement  empressé  de  plaire, 
iiile  commence  à  sentir  !e  prix  des  talents  agréables  qu'il  s'est 
unes.  Sophie  aime  à  chanter,  il  chante  avec  elle;  il  fait  plus,  il 
lui  apprend  la  musique.  Elle  est  vive  et  légère,  elle  aimeà  sauter, 
'  I  «lanse  avec  elle  ;  il  change  ses  sauts  en  pas,  il  la  perfectionne.  Ces 
ons  sont  charmantes,  la  gnieté  folâtre  les  anime ,  elle  adoucit 
timide  resi»ect  de  l'amour  :  il  est  permis  à  un  amant  de  donner 

>  leçons  avec  volupté  ;  il  est  permis  d'être  le  maître  de  sa  mai- 

>SP. 

On  a  un  vieux  clavecin  tout  dérangé  ;  Emile  l'accommode  et 

I  accorde;  il  est  facteur,  il  est  luthier  aussi  bien  que  menuisier; 

il  eut  toujours  pour  maxime  d'apprendre  à  se  passer  du  secours 

(I  autrui  dans  tout  ce  qu'il  pouvait  faire  lui-même.  La  maison  est 

'  IIS  une  situation  pitlores<que,  il  en  tire  différentes  vues  auxquelles 

l>hic  a  quelquefois  mis  la  main,  et  dont  elle  orne  le  cabinet  de 

;i  père.  Les  cadres  n'en  sont  point  dorés,  et  n'ont  pas  besoin  de 

Ire.  En  voyant  dessiner  Emile,  en  l'imitant ,  elle  se  perfectionne 

>on  exemple ,  elle  cultive  tous  les  talents ,  et  son  charme  les 

iibellit  tous.  Son  père  et  sa  mère  se  rappellent  leur  ancienne 

,  ulencc  en  revoyant  briller  autour  d'eux  les  beaux  arts,  ciui  ."ouls 


520  EMILE. 

1,1  leur  rendaient  clière  ;  l'amour  a  parc  toute  leur  na-iison  ;  lui  seul 
y  fait  régner  sans  frais  et  sans  peine  les  mêmes  plaisirs  qu'ils  n'y 
rassemblaient  autrefois  qu'à  force  d'argent  et  d'ennui. 

Comme  l'idolâtre  enrichit  des  trésors  qu'il  estime  l'objet  de  son 
culte,  et  pare  sur  l'autel  le  dieu  qu'il  adore ,  l'amant  a  beau  voir  sa 
maîtresse  parfaite ,  il  lui  veut  sans  cesse  ajouter  de  nouveaux  or- 
nements. Elle  n'en  a  pas  besoin  pour  lui  plaire;  mais  il  abesoin,  lui, 
de  la  parer  :  c'est  un  nouvel  hommage  qu'il  croit  lui  rendre  ,  c'est 
un  nouvel  intérêt  qu'il  donne  au  plaisir  de  la  contempler.  Il  lui 
semble  que  rien  de  beau  n'est  à  sa  place  quand  il  n'orne  pas  la  su- 
prême beauté.  C'est  un  spectacle  à  la  fois  touchant  et  risil)Ie  ,  de 
voir  Emile  empressé  d'apprendre  à  Sophie  tout  ce  qu'il  sait,  sans 
consulter  si  ce  qu'il  lui  veut  apprendre  est  de  son  goût  ou  lui  con- 
vient. Il  lui  parle  de  tout ,  il  lui  explique  tout  avec  un  empresse- 
ment puéril  ;  il  croit  qu'il  n'a  qu'à  dire,  et  qu'à  l'instant  elle  l'en- 
tendra :  il  se  figure  d'avance  le  plaisir  qu'il  aura  de  raisonner,  de 
piiilosopher  avec  elle  ;  il  regarde  comme  inutile  tout  l'acquis  qu'il 
lie  peut  point  étaler  à  ses  yeux  :  il  rougit  presque  de  savoir  quelque 
chose  qu'elle  ne  sait  pas. 

Le  voilà  donc  lui  donnant  leçon  de  philosophie ,  de  physique , 
de  mathématiques ,  d'histoire,  de  tout  en  un  mot.  Soj)hie  se  prête 
avec  plaisir  à  son  zèle,  et  tâche  d'en  profiter.  Quand  il  peut  obte- 
nir de  donner  ses  leçons  à  genoux  devant  elle  ,  qu'Emile  est  con- 
tent! Il  croit  voir  les  cieux  ouverts.  Cependant  celle  situation, 
plus  gênante  pour  l'écolière  que  pour  le  maître ,  n'est  pas  la  plus 
favorable  à  l'instruction.  L'on  ne  sait  jws  trop  alors  que  faire  de 
ses  yeux  pour  éviter  ceux  qui  les  poursuivent;  et  quand  ils  se 
rencontrent,  la  leçon  n'en  va  pas  mieux. 
■f.  L'art  de  penser  n'est  pas  étranger  aux  femmes ,  mais  elles  ne 
doivent  faire  qu'effleurer  les  sciences  de  raisonnement.  Sophie 
conçoit  tout  et  ne  retient  pas  grand'chose.  Ses  plus  grands  pro- 
grès sont  dans  la  morale  et  les  choses  do  goût;  pour  la  physique, 
elle  n'en  relient  que  quelque  idée  des  lois  générales  et  du  système 
du  monde.  Quelquefois,  dans  leurs  promenades,  en  contemplant 
les  merveilles  de  la  nature  ,  leurs  cœurs  innocents  et  purs  osent 
s'élever  jusiju'à  son  auteur  :  ils  ne  craignent  pas  sa  présence  ,  ils 
h'cpcinchcnt  conjointenwnt  devant  lui. 

Quoi  !  deux  amants  dans  la  fleur  de  l'àgc  emploient  leur  tête  à- 
tcte  à  parler  de  religion  !  Ils  passent  leur  temps  à  dire  leur  calé- 


LIVRE  V.  557 

nismp  !  Que  scri  d'avHir  ce  qai  est  saMime?  Oui ,  sans  doute, 

-  le  disent  dans  l'illusion  qui  les  charme  :  ils  se  voient  parfaits , 

s'aiment,  ils  s'entretiennent  avec  enthousiasme  de  ce  qui  donne 

1  prix  à  la  vertu.  Les  sacrifices  qu'ils  lui  font  la  leur  rendent 

nre.  Dans  des  transports  qu'il  faut  vaincre,  ils  versent  quelque- 

iois  ensemble  des  larmes  plus  pures  que  la  rosée  du  ciel ,  et  ces 

«louées  larmes  font  l'enchantement  de  leur  vie  ;  ils  sont  dans  le 

plus  cbarmant  délire  qu'aient  jamais  éprouvé  des  âmes  humaines. 

Les  privations  mêmes  ajoutent  à  leur  bonheur,  et  les  honorent  à 

leurs  propres  yeux  de  leurs  sacrifices.  Hommes  sensuels ,  corps 

sans  âmes ,  ils  connaîtront  un  jour  vos  plaisirs ,  et  regretteront 

toute  leur  ne  l'heureux  temps  où  ils  se  les  sont  refusés  ! 

Malgré  cette  bonne  intelligence,  il  ne  laisse  pas  d'y  avoir  quel- 
quefois des  dissensions,  même  des  querelles;  la  maîtresse  n'est 
fws  sans  caprice ,  ni  l'amant  sans  emportement  :  mais  ces  petits 
orages  passent  rapidement,  et  ne  font  que  raffermir  l'union  ;  l'ex- 
périence même  apprend  à  Emile  à  ne  les  plus  tant  craindre;  les 
raccooHDodements  lui  sont  toujours  plus  avantageux  que  les 
brouilleries  ne  lui  sont  nuisibles.  Le  fruit  de  la  première  lui  en  a 
fait  espérer  autant  des  autres  ;  il  s'est  trompé  :  mais  enfin,  s'il 
n'en  rapporte  pas  toujours  un  profit  aussi  sensible ,  il  y  gagne 
toujours  de  voir  confirmer  par  Sophie  l'intérêt  sincère  qu'elle 
prend  à  son  cœur.  On  veut  savoir  quel  est  donc  ce  profit.  J'y 
consens  d'autant  plus  volontiers ,  que  cet  exemple  me  donnera 
lieu  d'exposer  une  maxime  très-utile ,  et  d'en  combattre  une  très- 
funeste. 

ÉiDÎle  aime ,  il  n'est  donc  pas  téméraire  ;  et  l'on  conçoit  encore 
mieux  que  l'impérieuse  Sophie  n'est  pas  fille  à  lui  passer  des  fa- 
miliarités. Comme  la  sagesse  a  son  terme  en  toute  chose ,  on  la 
taxerait  bien  plutôt  de  trop  de  dureté  que  de  trop  d'indulgence  ; 
«t  son  père  lui-même  craint  quelquefois  que  son  extrême  fierté  ne 
dégénère  en  hauteur.  Dans  les  téte-à-tête  les  plus  secrels  Emile 
«"oserait  sollirrt'^r  la  moindre  faveur,  pas  même  y  paraître  aspi- 
irer  ;  et  quand  elle  veut  bien  passer  son  bras  sous  le  sien  à  la  pro- 
menade, grâce  qu'elle  ne  laisse  pas  changer  en  droit,  à  peine 
«se-t-il  quelquefois ,  en  soupirant ,  presser  ce  bras  contre  sa  poi- 
trine. Cependant,  après  une  longue  contrainte,  il  se  hasarde  à 
fcniser  furtivement  sa  robe ,  et  plusieurs  fois  il  est  assez  heureux 
^our  qu'elle  veuille  bien  ne  s'en  p.is  apercevoir.  Un  jour  qu'il 


528  ÉMiLli:. 


veut  prendre  un  peu  plus  ouvertement  la  même  liberté ,  elle  s'a- 
vise (le  le  trouver  très-mauvais.  Il  s'obstine,  clic  s'irrite,  le  dé- 
pit lui  dicte  quelques  mots  piquants  ;  Emile  ne  les  endure  pas 
sans  réplique  :  le  reste  du  jour  se  passe  en  bouderie ,  et  l'on  se 
sépare  très-mécontents. 

Sophie  est  mal  à  son  aise.  Sa  mère  est  saconfidonlc;  comment 
lui  cacherait-eile  son  chagrin  ?  C'est  sa  première  brouillerie;  el 
une  brouillerie  d'une  heure  est  une  si  grande  affaire  !  Elle  se  rc- 
pent  de  sa  faute  ;  sa  mère  lui  permet  de  la  réparer,  son  père  le  lui 
ordonne. 

Le  lendemain ,  Emile  inquiet  revient  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire. 
Sophie  est  à  la  toilette  de  sa  mère ,  le  père  est  aussi  dans  la  même 
chambre  :  Emile  entre  avec  respect,  mais  d'un  air  triste.  A  peine 
le  père  et  la  mère  l'onl-ils  salué,  que  Sophie  se  retourne,  et ,  lui 
présentant  la  main ,  lui  demande,  d'un  ton  caressant ,  comment 
il  se  porte.  Il  est  clair  que  cette  jolie  main  ne  s'avance  ainsi  que 
pour  être  baisée  :  il  la  reçoit,  et  ne  la  baise  |)as.  Sophie,  un  peu 
honteuse,  la  relire  d'aussi  bonne  grâce  qu'il  lui  est  possible. 
Emile  ,  qui  n'est  pas  fait  aux  manières  des  femmes ,  et  qui  ne  sait 
à  quoi  le  caprice  est  bon ,  ne  l'oublie  pas  aisément,  et  ne  s'apaise 
pas  si  vite.  Le  père  de  Sophie ,  la  voyant  embarrassée  ,  achève  de 
la  déconcerter  par  des  railleries.  La  pauvre  fille ,  confuse  ,  humi- 
liée ,  ne  sait  plus  ce  qu'elle  fait ,  et  donnerait  tout  au  monde  |tour 
oser  pleurer.  Plus  elle  se  contraint,  plus  son  cœur  se  gonfle;  une 
larme  s'échappe  enlin,  malgré  qu'elle  en  ait.  Emile  voit  cotte 
larme,  se  précipite  à  ses  genoux ,  lui  prend  la  main ,  la  baise  plu- 
sieurs fois  avec  saisissement.  Ma  foi ,  vous  êtes  trop  bon  ,  dit  le 
père  en  éclatant  de  rire  ;  j'aurais  moins  d'indulgence  pour  toutes 
ces  folles ,  et  je  punirais  la  bouche  qui  m'aurait  offensé.  Emile, 
enhardi  |)ar  ce  discours,  tourne  un  œil  suppliant  vers  la  mère, 
et ,  croyant  voir  un  signe  de  consentement,  s'approche  en  trem- 
blant du  visage  de  Sophie,  qui  détourne  la  tète,  et ,  pour  sauver 
h  bouche ,  expose  une  joue  de  roses.  L'indiscret  ne  s'en  contente 
pas  ;  on  résiste  faiblement.  Quel  baiser,  s'il  n'était  pas  pris  sous 
les  yeux  d'une  mère!  Sévère  Sophie,  prenez  garde  à  vous;  on 
vous  demandera  souvent  votre  robe  à  baiser,  à  condition  que 
vous  la  refuserez  quelquefois. 

Après  cette  exemplaire  punition,  le  père  sort  pour  quelque  af- 
faire; la  mère  envoie  Sophie  sous  quoique  prétexte,  puis  elle 


I 


LIVRE  V.  529 

adresse  la  parole  à  Emile ,  et  lui  dit  d'un  ton  assez  sérieux  :  «  Mon- 
«  sieur,  je  crois  qu'un  jeune  homme  aussi  bien  né ,  aussi  bien  élevé 

•  que  vous,  qui  a  des  sentiments  et  des  mœurs ,  ne  voudrait  pas 

■  payer  du  déshonneur  d'une  famille  l'amitié  qu'elle  lui  lémoi- 
«  gne.  Je  ne  suis  ni  farouche  ni  prude  ;  je  sais  ce  qu'il  faut  pas- 
«  ser  à  la  jeunesse  folâtre  ;  et  ce  que  j'ai  souffert  sous  mes  yeux 

■  vous  le  prouve  assez.  Consultez  voire  ami  sur  vos  devoirs  ;  il 

■  vous  dira  quelle  différence  il  y  a  entre  îesjcux  que  la  présence 

•  d'un  père  et  d'une  mère  autorise ,  ot  les  libertés  qu'on  prend  loin 
"  d'eux  en  abusant  de  leur  confiance,  en  tournant  en  pièges  le» 
«  mêmes  faveurs  qui ,  sous  leurs  yeux  ,  ne  sont  qu'innocentes. 
«  Il  vous  dira,  monsieur,  que  ma  lille  n'a  eu  d'autre  tort  avec  vous 
«  que  celui  de  ne  pas  voir,  dès  la  première  fois,  ce  qu'elle  ne  de- 
«  vait  jamais  souffrir;  il  vous  dira  que  tout  ce  qu'on  prend  pour 
«  faveur  en  devient  une,  et  qu'il  est  indigne  d'un  homme  d'hon- 
«  neur  d'abuser  de  la  simplicité  dune  jeune  fille,  pour  usurper  en 
«  secret  les  mêmes  libertés  qu'elle  peut  souffrir  devant  tout  le 
«  monde.  Car  on  sait  ce  que  la  bienséance  peut  tolérer  en  public  ; 
<  mais  on  ignore  où  s'arrête ,  dans  l'ombre  du  mystère  ,  celui  qui 

■  se  fait  seul  juge  de  ses  fantaisies.  » 

Après  cette  juste  réprimande ,  bien  plus  adressée  à  moi  qu'à 
mon  élève,  cette  sage  mère  nous  quitte,  et  me  laisse  en  admira- 
tion de  sa  rare  prudence,  qui  compte  pour  peu  qu'on  baise  devant 
die  la  bouche  de  sa  fille,  et  qui  s'effraye  qu'on  ose  baiser  sa  robe 
en  parliriilier.  En  réfléchissant  à  la  folie  de  nos  mnximes ,  qui  sa- 
crifient toujours  à  la  décence  la  véritable  I  onnételé,  je  comprends 
pourquoi  le  langage  est  d'autant  plus  chaste  que  les  cœurs  sont 
plus  corrompus ,  et  pourquoi  les  procédés  sont  d'autant  plus  exacts 
que  ceux  qui  les  ont  sont  plus  malhonnêtes. 

En  pénétrant ,  à  cette  occasion ,  le  cœur  d'Emile  des  devoirs 
que  j'aurais  du  plus  toi  lui  dicter ,  il  me  vient  une  réflexion  nou- 
velle ,  qui  fait  peut-être  le  plus  d'honneur  à  Sophie,  et  que  je  me 
i:arde  pourtant  bien  de  communiquer  à  son  amant  :  c'est  qu'il  est 
clair  que  celte  prétendue  fierlé  qu'on  lui  reproche  n'est  qu'une 
précaution  très-sage  pour  se  garantir  d'elle-même.  Ayant  le  mal- 
heur de  se  sentir  un  tempérament  combustible ,  elle  redoufe  la 
première  étincelle,  et  l'éloigné  de  tout  son  pouvoir.  Ce  n'est  pas 
p.'ir  fierté  qu'elle  est  sévère ,  c'est  par  humilité.  Elle  prend  sur 
f'mile  l'empire  qu'elle  craint  de  n'avoir  pas  sur  Sophie  ;  elle  se  sort 


53r)  EMILE. 

de  l'un  pour  comltallre  l'autre.  Si  elle  était  plus  confiante ,  elle  se- 
rait bien  moins  (ière.  Otez  ce  seul  point ,  quelle  lilie  au  inonde 
est  plus  facile  et  plus  douce.'  qui  est-ce  qui  supporte  plus  patiem- 
ment une  offense?  qui  est-ce  qui  craint  plus  d'en  faire  à  autrui.' 
qui  est-ce  qui  a  moins  de  prétentions  en  tout  genre ,  hors  la  vertu? 
Encore  n'est-ce  pas  de  sa  vertu  qu'elle  est  fière ,  elle  ne  l'est  que 
pour  la  conserver;  et,  quand  elle  peut  se  livrer  sans  risque  au 
penchant  de  son  cœur,  elle  caresse  jusqu'à  son  amant.  Mais  sa 
discrète  mère  ne  fait  pas  tous  ces  détails  à  son  père  même  :  les 
hommes  ne  doivent  pas  tout  savoir. 

Loin  même  qu'elle  semble  s'enorgueillir  de  sa  conquête ,  Sophie 
en  est  devenue  encore  plus  affable,  et  moins  exigeante  avec  tout 
le  monde,  hors  peut-être  le  seul  qui  produit  ce  changement.  Le 
sentiment  de  l'indépendance  n'enfle  |)lus  son  noble  cœur.  Elle 
triomphe  avec  modestie  d'une  victoire  qui  lui  coûte  sa  liberté. 
Elle  a  le  maintien  moins  libre  et  le  parler  plus  timide  depuis  qu'elle 
n'entend  plus  le  mot  d'amant  sans  rougu-  ;  mais  le  contenteraciU 
perce  à  travers  son  embarras ,  et  cette  honte  elle-même  n'est  ps 
un  sentiment  fâcheux.  C'est  surtout  avec  les  jeunes  survenants 
que  la  différence  de  sa  conduite  est  le  plus  sensible.  Depuis  qu'elle 
ne  les  craint  plus ,  l'extrême  réserve  qu'elle  avait  avec  eux  s'est 
beaucoup  relâchée.  Décidée  dans  son  choix ,  elle  se  montre  saus 
scrupule  gracieuse  aux  indifférents;  moins  diflicile  sur  leur  raé^ 
rite  depuis  qu'elle  n'y  prend  plus  d'intérêt,  elle  les  trouve  tou- 
jours assez  aimables  pour  des  gens  qui  ne  lui  seront  jamais  rien. 

Si  le  véritable  amour  pouvait  user  de  coquetterie  ,  j'en  croirais 
même  von  quelques  traces  dans  la  manière  dont  Sophie  se  com- 
porte avec  eux  en  |)résencc  de  son  amant.  On  dirait  que ,  non  con- 
tente de  l'ardente  passion  dont  elle  l'embrase  i)ar  un  mélange  ex- 
((uis  de  réserve  et  de  caresse,  elle  n'est  pas  fâchée  encore  d'irriter 
cette  mémo  passion  par  un  peu  d'inquiétude  ;  on  dirait  qu'égayant 
à  dess(in  ses  jeunes  hôtes,  elle  destine  au  tourment  d'Emile  les 
grâces  d'un  enjouement  qu'elle  n'ose  avoir  avec  lui  :  mais  Sophie 
est  trop  attentive ,  trop  bonne,  trop  judicieuse,  pour  le  tourmen- 
ter en  effet.  Pour  tempérer  ce  dangereux  stimulant ,  l'amour  et 
l'honnêteté  lui  tiennent  lieu  de  prudence  :  elle  sait  l'alarmer  et 
le  rassurer  précisément  quand  il  faut  ;  et  si  quelquefois  elle  l'iii- 
quiète,  elle  ne  l'atlrislo  jamais.  Pardonnons  le  souci  qu'elle  donne 
il  ce  qu'elle  aime  ,1  la  pour  (pj'elle  a  qu'il  ne  soit  jamais  assez  cnlac*. 


LIVRE  V.  531 

Mais  qud  effet  ce  petit  manège  fera-t-il  sur  Emile?  Sera-t-il  ja- 
loux? ne  le  sera-t-il  pas?  C'est  ce  qu'il  faut  examiner;  car  de  tel- 
les digressions  entrent  aussi  dans  l'objet  de  mon  livre ,  etm'éloi- 
nt  peu  de  mon  sujet. 

J'ai  fait  voir  précédemment  comment ,  dans  les  choses  qui  ne 
tieoneat  qu'à  l'opinion ,  cette  passion  s'introduit  dans  le  cœur  de 
l'homme.  Mais  en  amour  c'est  autre  chose  ;  la  jalousie  parait  alors 
tenir  de  si  près  à  la  nature ,  qu'on  a  bien  de  la  peine  à  croire  qu'elle 
n'en  vienne  pas;  et  l'exemple  même  des  animaux,  dont  plusieurs 
sont  jaloux  jusqu'à  la  fureur,  semble  établir  le  sentiment  opposé 
réplique.  Est-ce  l'opinion  des  hommes  qui  apprend  aux  coqs 
àse  mettre  eo  pièces,  et  aux  taureaux  à  se  battre  jusqu'à  la  mort  ? 

L'aversion  contre  tout  ce  qui  trouble  et  combat  nos  plaisirs  est 

t  mouvement  naturel ,  cela  est  incontestable.  Jusqu'à  certain 
point  le  désir  de  posséder  exclusivement  ce  qui  nous  plaît  est  en- 
core dans  le  même  cas.  Mais  quand  ce  désir,  devenu  passion ,  se 
transforme  en  fureur  ou  en  une  fantaisie  ombrageuse  et  chagrine 
appelée  jalousie ,  alors  c'est  autre  chose  ;  cette  passion  peut  être 
naturelle ,  ou  ne  l'être  pas  ;  il  faut  distinguer. 

L'exemple  tiré  des  animaux  a  été  ci-devant  examiné  dans  le 
n$cours  sur  r inégalité:  et  maintenant  que  j'y  réfléchis  de  nou- 
veau ,  cet  examen  me  parait  assez  solide  pour  oser  y  renvoyer  les 
lecteurs.  J'ajouterai  seulement  aux  distinctions  que  j'ai  faites 
dans  cet  écrit,  que  la  jalousie  qui  vient  de  la  nature  tient  beau- 
coup à  !a  puissance  du  sexe ,  et  -que  quand  cette  puissance  est 
on  parait  être  illimitée,  c«tte  jalousie  est  à  son  comble;  car  le 
mâle  alors,  mesurant  ses  droits  sur  ses  besoins,  ne  peut  jamais 
voir  un  autre  mâle  que  comme  un  importun  concurrent.  Dans  ces 
mêmes  espèces ,  les  femelles ,  obéissant  toujours  au  premier  venu , 
n'appartiennent  aux  mâles  que  par  droit  de  conquête,  et  causent 
entre  eux  des  combats  éternels. 

Au  contraire ,  dans  les  espèces  où  un  s'unit  avec  une ,  où  l'ao- 
eeuplement  produit  une  sorte  de  lien  moral ,  une  sorte  de  ma- 
riage ,  la  femelle ,  appartenant  par  son  fchoix  au  mâle  qu'elle  s'est 
donné,  se  refuse  communément  à  tout  autre  ;  et  le  roAlc ,  ayant 
pour  garant  de  sa  Gdélité  cette  affection  de  préférence,  s'inquiète 
amsi  moins  de  la  vue  des  autres  mâles,  et  vit  plus  pisiblemeot 
arec  eux.  Dans  ces  espèces,  le  mâle  partage  le  soin  des  petits  ;  et, 
par  une  de  ces  lois  de  la  nature  qu'on  n'observe  point  sans  atten- 


4ir  EMILE. 


I 


drissemcnt ,  il  semble  que  la  femelle  rende  au  père  rattachement 
qu'il  a  pour  ses  enfants. 

Or,  à  considérer  l'espèce  humaine  dans  sa  simplicité  prirailive, 
il  est  aisé  de  voir,  parla  puissance  bornée  du  mâle,  et  par  la 
tempérance  de  ses  désirs,  qu'il  est  destiné  par  la  nature  à  se  con- 
tenter d'une  seule  femelle  ;  ce  qui  se  confirme  par  l'égalité  numé- 
rique des  individus  des  deux  sexes  ,  au  moins  dans  nos  climats  ; 
égalité  qui  n'a  pas  lieu ,  à  beaucoup  près ,  dans  les  espèces  où  la 
plus  grande  force  des  mâles  réunit  plusieurs  femelles  à  un  seul. 
Et  bien  que  l'homme  ne  couve  pas  comme  le  pigeon,  et  que, 
n'ayant  pas  non  plus  des  mamelles  pour  allaiter,  il  soit  à  cet 
égard  dans  la  classe  des  quadrupèdes ,  les  enfants  sont  si  long» 
temps  rampants  et  faibles ,  que  la  mère  et  eux  se  passeraient  dif- 
ficilement de  l'attachement  du  père ,  et  des  soins  qui  en  sont 
l'effet. 

Toutes  les  observations  concourent  donc  à  prouver  que  la  fu- 
reur jalouse  des  mâles  dans  quelques  espèces  d'animaux  ne  con- 
clut point  du  tout  pour  l'homme;  et  l'exception  même  des  cli- 
mats méridionaux,  où  la  polygamie  est  établie,  ne  fait  que  mieux 
confirmer  le  principe,  puisque  c'est  de  la  pluralité  des  femmes 
que  vient  la  tyrannique  précaution  des  maris ,  et  que  le  sentiment 
de  sa  propre  faiblesse  porte  l'homme  à  recourir  à  la  contrainte 
pour  éluder  les  lois  de  la  nature. 

Parmi  nous ,  où  ces  mêmes  lois ,  en  cela  moins  éludées,  le  sont 
dans  un  sens  contraire  et  plus  odieux,  la  jalousie  a  son  motif  dans 
les  passions  sociales  plus  que  dans  l'instinct  primitif.  Dans  la  plu- 
part des  liaisons  de  galanterie  ,  l'amant  hait  bien  plus  ses  rivaux 
qu'il  n'aime  sa  maîtresse;  s'il  craint  de  n'être  pas  seul  écoulé, 
c'est  l'effet  de  cet  amour-propre  dont  j'ai  montré  l'origine ,  et  la 
vanité  pâtit  en  lui  bien  plus  que  l'amour.  D'ailleurs  nos  maladroi- 
les  institutions  ont  rendu  les  femmes  si  dissimulées  ' ,  et  ont  si 
fort  allumé  leurs  appétits ,  qu'on  peut  à  peine  compter  sur  leur 
attachement  le  mieux  prouvé  ,  et  qu'elles  ne  peuvent  plus  mar- 
quer de  |)références  qui  rassurent  sur  la  crainte  îles  concurrents. 

'  L'espèce  de  dlssiiniilation  (|iir  j'entends  Ici  est  opposée  k  celle  qui 
leur  convioiit,  tt  t|n'ellcs  tieiiinMit  <le  !;<  n.iUire;  l'une  consiste  à  déf^uiscr 
K-s  s4'n(iniciU.s  <|u'cll(\s  oiU,  et  l'aiitri*  à  fcindir  ceux  nn'ellcs  n'ont  pas. 
Toutes  les  femmes  du  nioiulo  (ussent  leur  vie  h  f.iirc  lioplu^îdc  leur  pré- 
tendue sensibilité ,  ol  n'aiment  jamais  rien  iprollet-mèmes. 


LIVRE  V.  53a 

Pour  l'amour  véritable,  c'est  autre  chose.  J'ai  fait  voir,  dans 
'écrit  déjà  cité ,  que  ce  sentiment  n'est  pas  aussi  naturel  que  l'on 
lense  ;  et  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la  douce  habitude  qui 
jffcctionne  l'homme  à  sa  compagne ,  et  celle  ardeur  effrénée  qui 
'enivre  (les  chimériques  atlrails  d'un  objet  qu  il  ne  voit  plus  tel 
ju'il  est.  Celle  passion  ,  qui  ne  respire  qu'exclusions  et  préféren- 

,  ne  diffère  en  ceci  de  la  vani'.é  qu'en  ce  que  la  vanilé  ,  exi- 
Veaal  tout  et  n'accordant  rien ,  est  toujours  inique  ;  au  lieu  que 
'amour,  donnant  autant  qu'il  exige,  est  par  hii-méme  un  senti- 
nent  rempli  d'équilé.  D'ailleurs  plus  il  est  exigeant ,  plus  il  est 
-rédule  :  la  même  illusion  qui  le  cause  le  rend  facile  à  persuader. 
Si  l'amour  est  inquiet,  l'estime  est  confiante  ;  et  jamais  l'amour 
tua  l'estime  n'exista  dans  un  coeur  honnête ,  parc«  que  nul 
oCaiœe  dans  ce  qu'il  aime  que  les  qualités  dont  il  fait  cas. 

Tout  ceci  bien  éclairri ,  l'on  peut  dire  à  coup  sur  de  quelle  sorte 

t  jalousie  Emile  sera  capable;  car,  puisque  à  peine  cette  passion 
fti-elle  un  germe  dans  le  cœur  humain  ,  sa  forme  est  déterminée 
uement  par  l'éducation.  Emile,  amoureux  et  jaloux ,  ne  sera 
pmnt  colère  ,  ombrageux,  méfiant  ;  mais  délicat,  sensible  et  crain- 
tif :  il  sera  plus  alarmé  qu'irrilé  ;  il  s'atlachera  bien  plus  à  gagner 
maîtresse  qu'à  menacer  son  rival;  il  l'écartera ,  s'il  peut» 
QOmmc  un  obstacle  ,  sans  le  hair  comme  un  ennemi  ;  s'il  le  hait ,  ■ 

ne  sera  pas  pour  l'audace  de  lui  disputer  un  cœur  auquel  il 

étend  ,  nviis  pour  le  danger  réel  qu'il  lui  fait  courir  de  le  per- 
dre ;  son  injuste  orgueil  ne  s'offensera  point  soUeraent  qu'on  ose 
entrer  en  concurrence  avec  lui  ;  comprenant  que  le  droit  de  pré- 
férence est  uniquement  fondé  sur  le  mérite ,  et  que  l'honneur  est 
dans  le  succès ,  il  redoublera  de  soins  |)our  se  rendre  aimable ,  et 
probablement  il  réussira.  La  généreuse  Sophie ,  en  irritant  son 
amour  par  quelques  alarmes  ,  saura  bien  les  régler ,  l'en  dédom- 
nager  ;  et  les  concurrents ,  qui  u'étaicnL  soufferts  que  peut  le 
laettrc  à  l'épreuve ,  ne  larderont  p.as  d'être  écartés. 

Mais  où  me  sens-je  in.sens:blemcnt  entraîné  ?  0  Emile ,  qu'es-tu 
devenu.'  Puis-je  reconnaître  en  toi  mon  élève?  Combien  je  te 
vois  déchu  !  Où  est  ce  jeune  homme  formé  si  durement ,  qui  bra- 
vait les  rigueurs  des  saisons  ,  qui  livrait  son  corps  aux  plus  rude» 
travaux ,  et  son  àme  aux  seules  lois  de  la  sagesse  ;  inaccessible 
aax  préjugés ,  aux  passions  ;  qui  n'aimait  que  la  vérité ,  qui  no 
«idaitqa'à  la  raison  ,  rt  ne  Irmil  à  rien  de  ce  qui  n'était  pas  lui^ 


&3i  EMILE. 

M.iirilcnaiit ,  .imolli  dans  une  vir  oisive,  il  se  laisse  gouverner  par 
(les  ftMiiincs  ;  leurs  aimisernenls  sont  ses  occiipalioiis ,  leurs  vo- 
lonl(!s  sont  ses  lois;  une  jeune  lillc  est  l'arbitre  de  sa  destinée;  il 
rampe  cl  flécliil  devant  elle  ;  le  grave  i\m\\c  est  le  jouet  d'un  en- 
fant ! 

Tel  est  le  changement  des  scènes  de  la  vie  :  chaque  Age  a  ses 
ressorts  qui  le  font  mouvoir  ;  mais  l'homme  est  toujours  le  même. 
A  dix  ans  il  est  mené  par  des  gâteaux  ,  à  vingt  par  une  m  il- 
Iresse ,  à  trente  par  les  plaisirs  ,  à  (piaraiite  par  l'amhition ,  à  ciii- 
qiianlc  [)ar  l'avarice  :  quand  ne  court-il  ([u'après  la  sagesse?  Heu- 
reux celui  qu'on  y  conduit  malgré  lui  !  Qu'importe  de  quel  guide 
ou  se  serve,  pourvu  (ju'il  le  mène  au  but!'  Les  héros,  les  s.ims 
eux-mêmes ,  ont  payé  ce  tribut  à  la  faii)lesse  humaine  ;  et  tri 
dont  les  doigts  ont  cassé  des  fuseaux  n'en  fut  pas  pour  cela  moins 
grand  homme. 

Voulez-vous  étendre  sur  la  vie  entière  l'effet  d'une  heureuse 
éducation  ,  prolongez  durant  la  jeunesse  les  bonnes  habitudes  de 
reiifance;  et  ipiand  votre  élève  est  ce  (ju'il  doit  être,  faites  qu'il 
soit  le  uiénie  dans  tous  les  temiis.  Voil.i  la  dernière  perfection  qui 
vous  reste  àdoiuier  à  votre  ouvrage.  C'est  pour  cela  surtout  qu'il 
inq)orte  de  laisser  un  gouverneur  aux  jeunes  hommes  ;  car  d'ail- 
leius  il  est  peu  à  craindre  qu'ils  ne  saclienl  pas  faire  l'amour  sans 
lui.  Ce  qui  trompe  les  insliluteius,  et  surtout  les  pères,  c'est 
qu'ils  croient  qu'une  manière  de  vivre  en  exclut  une  autre ,  et 
(ju'aussitot  qu'on  est  grand  on  doit  renoncer  à  tout  ce  qu'on  tai- 
sait étant  petit.  Si  cela  était,  à  quoi  servirait  de  soigner  l'en- 
fance ,  puisque  lo  bon  ou  le  mauvais  usage  qu'on  en  ferait  s'i'v  i- 
nouirait  avec  elle  ,  et  (|u'en  prenant  des  manières  de  vivre  absolu- 
nient différentes,  on  prendrait  nécessairement  d'autres  façons  de 
penser? 

Comme  il  n'y  a  que  de  grandes  maladies  qui  fassent  solution  de 
continuité  dans  la  mémoire  ,  il  n'y  a  guère  que  de  grandes  pas- 
sions (jui  la  fassent  dans  les  mœurs.  Ilien  que  nos  goûts  et  nos  in- 
clinations changent ,  ce  changement,  quelquefois  assez  brus(pie, 
est  adouci  par  les  habitudes.  Dans  la  succession  de  nos  penchanli, 
comme  dans  une  boiuie  dégradation  do  couleurs  ,  l'habile  artiste 
doit  rendre  les  passages  imperceptibles,  confondre  et  mêler  les» 
teintes  ,  et ,  pour  (pi'aucune  ne  tranche,  en  étendre  plusieurs  sur 
tout  son  travail.  Cette  n»gle  est  conlirmée  par  l'expérience  ;  le^j 


LIVRE  V.  535 

uons  immodérés  changent  tous  les  jours  d'affections ,  de  Roût»  , 
lie  sentiments ,  et  n'ont  pour  toute  constance  que  l'habitude  du 
changement  ;  mais  l'homme  réglé  revient  toujours  à  ses  anciennes 
pratiques ,  et  ne  perd  pas  même  dans  sa  vieillesse  le  goût  des  plai- 
^irs  qu'il  aimait  enfant. 

Si  vous  faites  qu'en  passant  dans  un  nouvel  h'^c  les  jeunes  gens 
ne  prennent  point  en  mépris  celui  qui  l'ai  précédé,  qu'en  contrac- 
tant de  nouvelles  habitudes  ils  n'abandonnent  point  les  anciennes, 
ft  qu'ils  aiment  toujours  à  faire  ce  qui  est  bien  ,  s;m»  égard  au 
temps  où  ils  ont  commencé;  alors  seulement  vous  aurez  sauvé 
votre  ouvrage  ,  et  vous  serez  sûrs  d'eux  jusqu'à  la  fin  de  leurs 
jours;  car  la  ré\olution  la  plus  à  craindre  est  colle  de  l'âge  sur  le- 
quel vous  veillez  maintenant.  Comme  on  le  regrette  toujours,  on 
|)crd  difficilement  dans  la  suite  les  goûts  qu'on  y  a  conservés;  au 
lieu  que  quand  ils  sont  interrompus,  on  ne  les  reprend  de  la  vie. 

La  plupart  des  habitudes  que  vous  croyez  faire  contracter  aux 
enfants  et  aux  jeunes  gens  ne  sont  point  de  vériUibles  habitudes, 
parce  qu'ils  ne  les  ont  prises  que  par  force  ,  et  que  ,  les  suivant 
malgré  eux  ,  ils  n'attendent  que  l'occasion  de  s'en  délivrer.  On 
ne  prend  point  le  goût  d'être  en  prison  à  force  d'y  demeurer  ; 
riiabitude  alors ,  loin  de  diminuer  l'aversion ,  l'augmente.  II 
n'en  est  pas  ainsi  d'Emile,  qui,  n'ayant  rien  fait  dans  son  en- 
fance que  volontairement  et  avec  plaisir,  ne  fait ,  en  continuant 
d'agir  de  même  étant  homme  ,  qu'ajouter  l'empire  de  l'habitude 
aux  douceurs  delà  liberté.  La  vie.ictive,  le  travail  des  bras, 
l'exercice  ,  le  mouvement ,  lui  sont  tellement  devenus  nécessaires, 
qu'il  n'y  pourrait  renoncer  sans  souffrir.  Le  réduire  tout  à  coup 
à  une  vie  molle  et  sédentaire  serait  l'emprisonner,  l'enchainer,  le 
tenir  dans  un  état  violent  et  contraint  :  je  ne  doute  pas  que  son 
humeur  et  sa  santé  n'en  fusseat  également  altérées.  A  peine  peut- 
il  resjtirer  à  son  aihc  dans  une  chambre  bien  fermée  ;  il  lui  faut  le 
grand  air,  le  mouvement,  la  fatigue.  Aux  genoux  même  de  So- 
[diie  il  ne  peut  s'empêcher  de  regarder  quelquefois  la  campagne 
du  coin  de  l'œil ,  et  de  désirer  de  la  parcourir  avec  elle.  Il  reste 
pourtant  quand  il  faut  rester;  mais  il  est  inquiet,  agité,  il  sem- 
ble se  débattre  ;  il  reste  parce  qu'il  est  dans  les  fers.  Voilà  donc , 
allez-vous  dire ,  des  besoins  auxquels  je  l'ai  soumis ,  des  assuje'- 
lissemenls  que  je  lui  ai  donnés  :  et  tout  cela  est  vrai ,  je  l'ai  a.s- 
Mjjelti  à  l'ctat  d'homme. 


Emile  aime  Sophie;  mais  quels  sont  les  premiers  cliarmos  qui 
l'ont  attaclié  •'  la  sensibilité ,  la  vertu  ,  l'amour  des  choses  honnê- 
tes. En  aimant  cet  amour  dans  sa  maîtresse,  l'aurait-il  perdu  pour 
lui-même?  A  quel  prix  à  son  tour  Sophie  s'est-clle  mise  ?  A  celui 
(lo  tous  les  sentiments  qui  sont  naturels  au  cœur  de  son  amant  : 
l'eslime  des  vrais  biens,  la  frugalité,  la  simplicité,  le  généreux 
désintéressement,  le  mépris  du  faste  et  des  richesses.  Emile  avait 
ces  vertus  avant  que  l'amour  les  lui  eut  imposées.  En  quoi  donc 
Emile  est-il  véritablement  changé  ?  11  a  de  nouvelles  raisons  d'être 
lui-même;  c'est  le  seul  point  où  il  soil  différent  de  ce  qu'il  était. 

Je  n'imagine  pas  qu'en  lisant  ce  livre  avec  quelque  attention  per- 
sonne puisse  croire  que  toutes  les  circonstances  de  la  situation  où 
il  se  trouve  se  soient  ainsi  rassemblées  autour  de  lui  par  hasard. 
Est-ce  par  hasard  que  les  villes  fournissant  tant  de  fdles  aima- 
bles, celle  qui  lui  plait  ne  se  trouve  qu'au  fond  d'une  retraite  éloi- 
gnée? Est-ce  par  hasard  qu'il  la  rencontre?  Esl-€e  par  hasard  qu'ils 
se  conviennent  ?  Est-ce  par  hasard  qu'ils  ne  peuvent  loger  dans  le 
même  lieu  ?  Est-ce  par  hasard  qu'il  ne  trouve  un  asile  que  si  loin 
d'elle?  Est-ce  par  hasard  qu'il  la  voit  si  rarement,  et  qu'il  est 
forcé  d'acheter  par  tant  de  fatigues  le  plaisir  de  la  voir  quelcjne- 
fois?  Il  s'effémine,  dites-vous.  Il  s'endurcit,  au  contraire;  il  faut 
qu'il  soit  aussi  robuste  que  je  l'ai  fait,  pour  résister  aux  fatigues 
«juc  Sophie  lui  fait  supporter. 

Il  loge  à  deux  grandes  lieues  d'elle.  Cette  distance  est  le  soufflet 
de  la  forge;  c'est  par  elle  que  je  trempe  les  traits  de  l'amour.  S'ils 
logeaient  porte  à  porte,  ou  qu'il  put  l'aller  voir  mollement  assis  dans 
un  bon  carrosse ,  il  l'aimerait  à  son  aise,  il  l'aimerait  en  Parisien. 
Léandre  eùt-il  voulu  mourir  pour  lléro  ,  si  la  même  l'eût  séparé 
d  elle  ?  Lecteur,  épargnez-moi  des  jiaroles  ;  si  vous  êtes  fait  pour 
m'enlendre  ,  vous  suivrez  assez  mes  règles  dans  mes  détails. 

Les  i)remicrcs  fois  que  nous  sommes  allés  voir  Sophie ,  nous 
avons  pris  des  chevaux  pour  aller  plus  vite.  Nous  trouvons  cet 
expédient  commode ,  et  ii  la  cinquième  fois  nous  continuons  de 
prendre  des  chevaux.  Nous  étions  attendus;  à  |>lus  d'une  derai- 
lieue  de  la  maison  nous  apercevons  du  monde  sur  lo  chemin. 
Emile  observe ,  le  cœur  lui  bat  ;  il  approche ,  il  reconnaît  Sopliic, 
il  se  précipite  à  bas  de  son  cheval ,  il  part ,  il  vole ,  il  est  aux  pieds 
de  l'aimable  famille.  Emile  aime  les  beaux  chevaux;  le  sien  est 
vif;  il  se  seul  libre ,  il  s'échappe  à  travers  chauips  :  je  le  suis ,  ^o 


LIVRE  V.  5i7 

l'alteuis  avec  peine ,  je  le  ramène.  Malheureusement  Sopliie  a 
peur  des  chevaux  ,  je  n'ose  approcher  d'elle.  Emile  ne  voit  rien  ; 
mais  Sophie  l'avertit  à  l'oreille  de  la  peine  qu'il  a  laissé  prendre  à 
M)n  ami.  Emile  accourt  tout  honteux ,  prend  les  chevaux ,  reste 
Il  arrière  :  il  est  juste  que  chacun  ait  son  tour.  Il  part  le  premier, 
pour  se  débarrasser  de  nos  montures.  En  laissant  ainsi  Sophie  der- 
rière lui,  il  ne  trouve  plus  le  cheval  une  voiture  aussi  commode.  Il 
revient  essouffle  ,  et  nous  rencontre  à  moitié  chemin. 

Au  voyage  suivant ,  Emile  ne  veut  plus  de  chevaux.  Pourquoi  ? 
lui  dis-je  ;  nous  n'avons  qu'à  prendre  un  laquais  pour  en  avoir 
soin.  Ah  !  dit-il,  surchargerons-nous  ainsi  la  respectable  famille? 
Nous  voyez  bien  qu'elle  veut  tout  nourrir ,  hommes  et  chevaux.  Il 
ist  vrai ,  reprends-je,  qu'ils  ont  la  noble  hospitalité  de  l'indigence. 
Les  riches ,  avares  dans  leur  faste ,  ne  logent  que  leurs  amis  ;  mais 
les  pauvres  logent  aussi  les  chevaux  de  leurs  amis,  .\llons  à  pied , 
ilil-il;  n'en  avez-vous  ps  le  courage,  vous  qui  partagez  de  si 
l'on  cœur  les  fatigants  plaisir  de  votre  enfant  ?  Très-volontiers , 
reprends-je  à  l'instant  :  aussi  bien  l'amour ,  à  ce  qu'il  me  semble , 
ne  veut  pas  être  fait  avec  tant  de  bmit. 

En  approchant  nous  trouvons  la  mère  et  la  fille  plus  loin  encore 
que  la  première  fois.  Nous  sommes  venus  comme  un  trait.  Emile 
est  tout  en  nage  :  une  main  chérie  daigne  lui  passer  un  mouchoir 
sur  les  joues.  11  y  aurait  bien  des  chevaux  au  monde ,  avant  que 
nous  fussions  désormais  tentés  de  nous  en  servir. 

Cependant  il  est  assez  ciuel  de  ne  pouvoir  jamais  passer  la 
soirée  ensemble.  L'été  s'avance ,  les  jours  commencent  à  dimi- 
nuer. Quoi  que  nous  puissions  dire ,  on  ne  nous  permet  jamais  de 
nous  en  retourner  de  nuit  ;  cl  quand  nous  ne  venons  pas  dès  le 
malin ,  il  faut  presque  repartir  aussitôt  qu'on  est  arrivé.  A  force 
de  nous  plaindre  et  de  s'inquiéter  de  nous ,  la  mère  pense  enlin 
qu'à  la  vérité  l'on  ne  {leut  nous  loger  décemment  dans  la  maison , 
mais  qu'on  peut  nous  trouver  un  gite  au  village  pour  y  coucher 
quelquefois.  A  ces  mois  Emile  frappe  des  mains ,  tressaillit  de 
joie  ;  et  Sophie ,  sans  y  songer ,  baise  un  peu  plus  souvent  sa  mère 
le  jour  qu'elle  a  trouvé  cet  expédient. 

Peu  â  peu  la  douceur  de  l'amitié ,  la  familiarité  de  l'innocence , 
s'établissent  et  s'affermissent  entre  nous.  I^s  jours  prescrits  p.ir 
Sophie  ou  par  sa  mère ,  je  viens  ordinairement  avec  num  ami  : 
quelquefois  aussi  je  le  laisse  aller  seul.  La  contiance  élève  l'Ame, 


<>38  EMILE. 

et  l'on  ne  doit  plus  Irailcr  un  homme  en  enfant  :  et  qu'aurais-J3 
avancé  jusque  là,  si  mon  élève  ne  méritait  pas  mon  estime?  Il 
m'arrive  aussi  d'aller  sans  lui  ;  alors  il  est  triste  et  ne  murmure 
point  :  que  serviraient  ses  murmures?  Et  puis  il  sait  bien  que  je 
ne  vais  pas  nuire  à  ses  intérêts.  Au  reste  ,  que  nous  allions  en- 
semble ou  séparément ,  on  conçoit  qu'aucun  temps  ne  nous  ar- 
rête, tout  fiers  d'arriver  dans  un  état  à  pouvoir  être  plaints. 
Malhcureuseraent  Sophie  nous  interdit  cet  honneur,  et  défend 
qu'on  vienne  par  le  mauvais  temps.  C'est  la  seule  fois  que  je  la 
trouve  rebelle  aux  règles  que  je  lui  diclc  en  secret. 

Un  jour  qu'il  est  allé  seul ,  et  que  je  ne  l'attends  que  le  lende- 
main ,  je  le  vois  arriver  le  soir  même ,  et  je  lui  dis  en  l'embras- 
sant :  Quoi  !  cher  Emile,  tu  reviens  à  ton  ami  !  Mais,  au  lieu  de  ré- 
pondre à  mes  caresses ,  il  me  dit  avec  un  peu  d'humeur  :  Ne  croyez 
pas  que  je  revienne  sitôt  de  mon  gré  ;  je  viens  malgré  moi.  Elle  a 
voulu  que  je  vinsse  ;  je  viens  pour  elle  et  non  pas  pour  vous, 
ïouciié  de  cette  naïveté,  je  l'embrasse  derechef,  en  lui  disant  : 
Ame  franche ,  ami  sincère ,  ne  me  dérobe  pas  ce  qui  m'appartient. 
Si  tu  viens  pour  elle ,  c'est  pour  moi  que  lu  le  dis  ;  ton  retour  est 
son  ouvrage  :  mais  ta  franchise  est  le  mien.  Garde  à  jamais  cette 
noble  candeur  des  belles  âmes.  On  peut  laisser  penser  aux  indif- 
férents ce  qu  ils  veulent;  mais  c'est  uu  crime  de  souffrir  qu'un 
ami  nous  fasse  un  mérite  do  ce  que  nous  n'avons  pas  fait  pour 
lui. 

Je  me  garde  bien  d'avilir  à  ses  yeux  le  prix  do  cet  aveu  ,  eu  y 
(rouvant  plus  d'amour  que  de  générosité,  et  en  lui  disant  qu'il  veut 
moins  s'ôtcr  le  mérite  de  ce  retour ,  que  le  donner  à  Sophie.  Maia 
voicï  comment  il  me  dévoile  le  fond  de  son  cœur  sans  y  songer  ; 
s'il  est  venu  à  son  aise  ,  à  petits  pas,  et  rêvant  à  ses  amours, 
Emile  n'est  que  l'amant  de  Sopiiie;  s'il  arrive  à  grands  j)as, 
échauffé,  quoiqu'un  peu  grondeur,  Emile  est  lami  de  son 
Mentor. 

On  voit  par  ces  arrangements  que  m<m  jeune  homme  est  bien 
éloigné  de  passer  sa  vie  auprès  do  Sophie,  et  do  la  voir  autant 
qu'il  voudrait.  Un  voyage  ou  deux  par  semaine  bornent  les  per- 
missions qu'il  reçoit;  et  ses  visites,  souvent  d'une  soulo  demi- 
journée,  s'étendent  rarement  au  lendemain.  II  emploie  bien  plus 
de  temps  à  espérer  de  la  voir  ou  à  so  féliciter  de  l'avoir  vue ,  cju'o 
la  voir  en  effet.  Dan»  celui  morne  qu'il  donne  à  ses  voyages ,  il  en 


UVUt  V.  53.J 

|)asse  moins  auprès  d'elle  qu'à  s'en  rapprocher  ou  s'en  éloigner. 
Ces  plaisirs  vrais ,  purs ,  délicieux ,  mais  moins  réels  qu'imagi- 
naires ,  irritent  sou  araoui-  sans  effémiuer  son  cœur. 

Les  jours  qu'il  ne  la  voit  poiut,  il  n'est  pas  oisif  et  sédentaire. 
Oes  jours-là  c'est  Emile  encore  :  il  n'est  point  du  tout  transformé. 
Le  plus  souvent  il  court  les  campagnes  des  environs ,  û  suit  sou 
histoire  naturelle  ;  il  observe ,  il  examine  les  terres ,  leurs  produc- 
tions, leur  culture;  il  compare  les  travaux  qu'il  voit  à  ceux  qu'il 
connaît  ;  il  cherciie  les  laisons  des  différences;  quand  il  juge  d'au- 
tres méthodes  préférables  à  celles  du  lieu,  il  les  donne  aux  culti- 
vateurs ;  s'il  propose  une  meilleure  forme  de  charrue ,  il  en  fait 
/aire  sur  ses  dessins  ;  il  trouve  une  carrière  de  marne ,  il  leur 
en  ap|irend  l'usage,  iocounu  dans  le  pays;  souvent  il  met  lui- 
même  la  main  à  1  œuvre  ;  ils  sont  tout  étonnés  de  lui  voir  manier 
leurs  outils  plus  aisément  qu'ils  ne  font  eux-mêmes ,  tracer  des 
sillons  plus  profonds  et  plus  droits  que  les  leurs ,  semer  avec  plus 
d'égalité  ,  diriger  des  ados  avec  plus  d'intelli;;ence*.  Ils  ne  se  mo- 
quent pas  de  lui  comme  d'un  beau  diseur  d'agriculture  ;  ils  voient 
qu'il  la  sait  en  effet.  En  un  mot ,  i!  étend  sou  zèle  et  ses  soins  à 
«out  ce  qui  est  d'utilité  première  et  4.'r.érale  .  même  il  nes'y  borne 
pas.  Il  visite  les  maisons  des  paysans ,  s'informe  de  leur  état ,  de 
Jeurs  familles,  du  nombre  de  leurs  euiants,  de  la  quantité  de  leurs 
terres ,  de  la  nature  du  produit ,  de  leurs  Jebouchés ,  de  leurs  fa- 
cultés ,  de  leurs  charges ,  de  leurs  ucttes ,  etc.  il  donne  peu  d'ar- 
gent, sachant  que  pour  l'ordinaire  d  est  mal  employé;  mais  il  eu 
dirige  l'emploi  lui-même ,  et  le  leur  rend  utile,  malgré  qu'ils  en 
aient.  Il  leur  fournit  des  ouvriers,  et  souvent  leur  paye  leurs  pro- 
pres journées  pour  les  travaux  dont  ils  ont  besoin.  À  l'un  il  fait 
relever  ou  couvrir  sa  cnaumière  à  demi  tombc'C  ;  à  l'autre  il  fait 
défricher  sa  terre  abandonnée  faute  de  moyens  ;  à  l'autre  il  four- 
it  une  vache,  un  cheval,  du  bétail  de  toute  espèce,  à  la  place  de 
.  ilui  qu'il  a  perdu  :  deux  voisins  sont  près  d'entrer  en  procès ,  il 
les  gagne ,  il  les  accommode  ;  un  paysan  tombe  malade ,  il  le  tait 


«lircniPiit  (lit ,  i-sl  une  terre  élevcc  en  talus  le  Ions  <1  un  '"ur 
•'I  iJu  niiiii,  (Mjur  (ai ri; avancer  |>ron)|itciiu'nt  les  graines  i|u'un 
il  5'cntcnd  aussi  di-s  exh.iU!iM.-niciiUi  en  dos  d'ànc  funiniA 
iii'nt,  et  i|ui  se  |iratii|ucnt  dans  la  culture  des  cér6iles  p«iur 
il'-iiicnt  des  C.IUI.   I.ciir  hauteur ,  leur  lar^i'ur  et  leur  direc- 

..  .11  M-lon  la  iiatui"    'v  ' '  !•  -  Ujcaiitc».] 

(Notrdt  M.  Petitain.) 


.'>4(»  E.MILK. 

soigner ,  il  le  soigne  lui-mèoie  '  ;  un  autre  est  vexé  par  uu  voi:$iu 
|>uissant ,  il  le  protège  et  le  recommande  ;  de  pauvres  jeunes 
gens  se  recherchent ,  il  aide  à  les  marier  ;  une  bonne  femme  a 
pei*du  son  enfant  chéri ,  il  va  la  voir,  il  la  console  ;  il  ne  sort  point 
aussitôt  qu'il  est  entré  :  il  ne  dédaigne  point  les  indigents ,  il  n'est 
point  pressé  de  quitter  les  malheureux  ;  il  prend  souvent  son  re- 
jias  chez  les  paysans  qu'il  assiste ,  il  accepte  aussi  chez  ceux 
qui  n'ont  pas  besoin  de  lui  :  en  devenant  le  bienfaiteur  des  uns  cl 
l'ami  des  autres  ,  il  ne  cesse  point  d'être  leur  égal.  Enfin  ,  il  fait 
toujours  de  sa  personne  autant  de  bien  que  de  son  argent. 

Quelquefois  il  dirige  ses  tournées  du  côté  de  l'heureux  séjour: 
il  pourrait  espérer  d'apercevoir  Sophie  à  la  dérobée  ,  de  la  voir  à 
la  promenade  sans  en  être  vu.  Mais  Emile  est  toujours  sans  dé- 
tour dans  sa  conduite ,  il  ne  sait  et  ne  veut  rien  éluder.  Il  a  cette 
aimable  délicatesse  qui  flatte  et  nourrit  l'amour-propre  du  bon  té- 
moignage de  soi.  Il  garde  à  la  rigueur  son  ban ,  et  n'approche 
jamais  assez  pour  tenir  du  hasard  ce  qu'il  ne  veut  devoir  qu'à 
Sophie.  En  revanche  il  erre  avec  plaisir  dans  les  environs ,  re- 
cherchant les  traces  des  pas  de  sa  mailresse  ,  s'attendrissant  sur 
les  peines  qu'elle  a  prises  et  sur  les  coui^ses  qu'elle  a  bien  voulu 
faire  par  complaisance  pour  lui.  La  veille  des  jours  qu'il  doit  la 
voir,  il  ira  dans  quelque  ferme  voisine  ordonner  une  collation 
pour  le  lendemain.  La  promenade  se  dirige  de  ce  côté  sans  qu'il 
y  paraisse  ;  on  entre  comme  par  hasard  ;  on  trouve  des  fruits ,  des 
gjiteairx ,  de  la  crème.  La  friande  Sophie  n'est  p.JS  insensible  à  ces 
atlenlions,  et  fait  volontiers  honneur  à  notre  prévoyance;  ciir 
j'ai  toujours  ma  part  au  compliment,  n'en  eussé-je  aucune  au  soin 
qui  l'attire;  c'est  un  détour  de  petite  fille  pour  être  moins  embar- 
rassée en  remerciant.  Le  père  et  moi  mangeons  des  gâteaux  et 
buvons  du  vin  :  mais  Emile  est  de  l'écot  des  fonunes ,  toujours  ati 
guet  pour  voler  quelque  assiette  de  crème  où  la  cuiller  de  Sophie 
ail  trempé. 


'  Soisnnr  un  paysan  malailc,  ce  Ji'cst  pas  le  purgor,  lui  donner  îles 
rlrogncs.  lui  envoyer  un  diinnKien.  Ce  n'est  pas  de  towt  cela  (|uont  l>c- 
soin  (X's  jiauvres  gens  dans  leurs  maladies  ;  c'osl  de  uoiUTiliiii'  meilleure 
et  plus  abondante.  .leûnez  ,  vous  autres ,  tpiand  vous  ave/,  la  lièvre  ;  mais 
((uand  vos  paysans.  Tout,  donnez-leur  de  la  viande  et  du  vin;  presque 
toutes  leurs  maladies  vienneiU  ilc  mis<;re  el  dépuiseancnt  :  leur  ujeilleure 
tisane  esl  dans  votre  ciive ,  leur  seul  apoUiicaire  doit  éUe  voUe  bou- 
cher. 


LIVRK  V.  541 

A  propos  de  gâteaux  ,  je  parle  à  Emile  de  ses  anciennes  cour- 

-.  On  veut  savoir  ce  que  c'est  que  ces  courses  :  je  l'explique,  on 
en  rit  ;  on  lui  demande  s'il  sait  courir  encore.  Mieux  que  jamais , 
répondit-il  ;  je  semis  bien  fâché  de  l'avoir  oublié.  Quelqu'un  de  la 
compagnie  aurait  grande  envie  de  le  voir  courir ,  et  n'ose  le  dire  ; 
quel<iue  autre  se  charge  de  la  proposition  ;  il  accepte  :  on  fait  ras- 
sembler deux  ou  trois  jeunes  gens  des  environs  ;  on  décerne  un 
prix,  et,  pour  mieux  imiter  les  anciens  jeux,  on  met  un  gâteau 
sur  le  but.  Chacun  se  tient  prêt  ;  le  papa  donne  le  signal  eu  fra{V- 
pant  des  mains.  L'agile  Emile  fend  l'air  ,  et  se  trouve  au  bout  de 
la  carrière ,  qu'à  peine  mes  trois  lourdauds  sont  partis.  Emile 
reçoit  le  prix  des  mains  de  Sophie  ,  et ,  non  moins  généreux  qu'É- 
née ,  fait  des  présents  à  tous  les  vaincus. 

Au  milieu  de  l'éclat  et  du  triomphe,  Sophie  ose  défier  le  vain- 
queur, et  se  vante  de  courir  aussi  bien  que  lui.  11  ne  refuse  point 
d'entrer  en  lice  avec  elle  ;  et ,  tandis  qu'elle  s'apprête  â  l'enlréo 
de  la  carrière ,  qu'elle  retrousse  sa  robe  des  deux  côtés ,  et  que , 
plus  curieuse  d'étaler  une  jambe  fine  aux  yeux  d'Emile  que  de  le 
vaincre  à  ce  combat ,  elle  regarde  si  ses  jupes  sont  assez  courtes, 
il  dit  un  mot  à  l'oreille  de  la  mère;  elle  sourit  et  fait  un  signe 
d'approbation.  Il  vient  alors  se  placer  à  coté  de  sa  concurrente; 
et  le  signal  n'est  pas  plutôt  donné ,  qu'on  la  voit  partir  et  voler 
comme  un  oiseau. 

Les  femmes  ne  sont  pas  faites  pour  courir  ;  quand  elles  fuient , 
c'est  pour  être  atteintes.  La  course  n'est  pas  la  seule  chose  qu'el- 
les fassent  maladroitement ,  mais  c'est  la  seule  qu'elles  fassent  de 
mauvaise  grâce  :  leurs  coudes  en  arrière  et  collés  contre  leur  corps 
leur  donnent  une  attitude  risible ,  et  les  hauts  talons  sur  lesquels 
elles  sont  juchées  les  font  paraître  autant  de  sauterelles  qui  vou- 
draient courir  sans  sauter. 

Emile,  n'imaginant  point  que  Sophie  coure  mieux  qu'une 
autre  femme ,  ne  daigne  pas  sortir  de  sa  place,  et  la  voit  partir 
avec  un  souris  moqueur.  Mais  Sophie  est  légère  et  porte  des  ta- 
lons bas,  elle  n'a  pas  iKJSoin  d'artifice  pour  jwrailre  avoir  le 
pied  petit  ;  elle  prend  les  devants  d'une  telle  rapidité ,  que ,  pour 
atteindre  celle  nouvelle  .\talanle ,  il  n"a  que  le  temps  qu'il  lui 
faut  quand  il  l'aperçoit  si  loin  devant  lui.  Il  part  donc  à  sou  tour , 
semblable  à  l'aigle  qui  fond  sur  sa  proie  ;  il  la  poursuit ,  la  ta- 
lonne ,  l'atteint  enfin  tout  essouflér ,  passe  doucemenl  son  bra» 


542  EMILE. 


gauche  autour  d'elle  ,  l'enlève  comme  une  plume,  et,  pressant  sur 
son  cœur  celte  douce  charge  ,  il  achève  ainsi  la  course  ,  lui  fait 
toucher  le  but  la  première,  puis  criant  Virtoire  à  Sophie!  met 
devant  elle  un  genou  en  terre,  et  se  reconnaît  le  vaincu. 

A  CCS  occupations  diverses  se  joint  celle  du  métier  que  nous 
avons  appris.  Au  moins  un  jour  par  semaine  ,  et  tous  ceux  ou 
le  mauvais  temps  ne  nous  permet  pas  de  tenir  la  campagne  ,  nous 
allons  Emile  et  moi  travailler  chez  un  maître.  Nous  n'y  travail- 
lons pas  pour  la  forme  ,  en  gens  au-dessus  de  cet  état ,  mais  tout 
de  bon  et  en  vrais  ouvriers.  Le  père  de  Sophie  nous  venant  voir 
nous  trouve  une  fois  à  l'ouvrage  ,  et  ne  manque  pas  de  rapporter 
avec  admiration  à  sa  femme  et  à  sa  fille  ce  qu'il  a  vu.  Allez  voir , 
dit-il ,  ce  jeune  homme  à  l'atelier,  et  vous  verrez  s'il  méprise  In 
condition  du  pauvre  !  On  peut  imaginer  si  Sophie  entend  ce  dis- 
cours avec  plaisir.  On  en  reparle ,  on  voudrait  le  surprendre  à 
l'ouvrage.  On  me  questionne  sans  faire  semblant  de  rien;  et, 
après  s'être  assurées  d'un  de  nos  jours ,  la  mère  et  la  lille  pren- 
nent une  calèche ,  et  viennent  à  la  ville  le  même  jour. 

En  entrant  dans  l'atelier,  Sophie  aperçoit  à  l'autre  bout  un 
jeune  homme  en  veste ,  les  cheveux  négligemment  rattachés  ,  el 
si  occupé  de  ce  qu'il  fait  qu'il  ne  la  voit  point  ;  elle  s'arrête  et 
fait  signe  à  sa  raère.  Emile  ,  un  ciseau  d'une  main  et  le  maillet 
de  l'autre,  achève  une  mortaise;  puis  il  scie  une  planche  et  en 
met  une  pièce  sous  le  valet  pour  ia  polir.  Ce  spectacle  ne  fait 
point  rire  Sophie;  il  la  touche  ,  il  est  respectable.  Femme,  honore 
ton  chef  ;  c'est  lui  qui  travaille  pour  toi ,  qui  te  gagne  ton  pain . 
qui  te  nourrit  :  voilà  l'homme. 

Tandis  qu'elles  sont  attentives  à  l'observer,  je  les  aperçois; 
je  tire  Emile  par  la  manche:  ii  se  retourne,  les  voit,  jette  ses 
outils ,  et  s'élance  avec  un  cri  de  joie.  Après  s'être  livré  à  ses 
premiers  transports,  il  les  fait  asseoir  et  reprend  son  travail.  Mais 
Sophie  ne  peut  rester  assise  ;  elle  se  lève  avec  vivacité ,  parcourt 
l'atelier ,  examine  les  outils  ,  touche  le  poli  des  planches ,  ramasse 
des  copeaux  par  terre ,  regarde  à  nos  mains ,  et  puis  dit  qu'elle 
aime  ce  métier ,  parce  qu'il  est  propre.  La  folâtre  essaye  même 
d'imiier  Emile.  De  sa  blanche  et  débile  main  elle  pousse  un  ra- 
bot sur  la  planche  ;  le  rabot  glisse  et  n*^  mord  point.  Je  crois  voir 
r.\mour  (ianii  ie.s  airs  rire  cl  battre  des  ailes  ;  je  crois  l'entendre 
pousser  ;ir'i  cris  d'aliegressc ,  et  dire  :  flnrulccst  roijr. 


1 


LIVRE  V.  643 

Cependant  la  mère  questionne  le  maître  :  Monsieur ,  combien 
layez  vous  ces  garçons-là?  Madame,  je  leur  donne  à  chacun  vingt 
lUS  par  jour,  et  je  les  nourris  ;  mais  si  ce  jeune  homme  voulait, 
Ljagnerait  bien  davantage,  car  c'est  le  meilleur  ouvrier  du  pays. 
mgt  sous  par  jour ,  et  vous  les  nourrissez!  dit  la  mère  en  nous 
:;ardant  avec  attendrissement.  Madame,  il  est  ainsi,  reprend  le 
1  litre.  A  ces  mots,  elle  court  à  Emile,  l'embrasse,  le  presse 
mire  son  sein  en  versant  sur  lui  des  larmes ,  et  sans  pouvoir  dire 
lutre  chose  que  de  répéter  plusieurs  fois  :  Mon  tils  !  ô  mon  fils! 

Après  avoir  passé  quelque  temps  à  causer  avec  nous,  mais  sans 
nous  détourner  :  Allons-nous-en ,  dit  la  mère  à  sa  fille  ;  il  se  fait 
tard,  il  ne  faut  pas  nous  faire  attendre.  Puis  s'approchant  d'Emile, 
elle  lui  donne  un  petit  coup  sur  la  joue  en  lui  disant  :  Hé  bien  ! 
bon  ouvrier ,  ne  voulez-vous  pas  venir  avec  nous  ?  Il  lui  répond 
d'un  ton  fort  triste  :  Je  suis  engagé,  demandez  au  maître.  On 
demande  au  maître  s'il  veut  bien  se  passer  de  nous.  Il  répond 
qu'il  ne  peut.  J'ai ,  dit-il,  de  l'ouvrage  qui  presse,  et  qu'il  faut  ren- 
dre après  demain.  Comptant  sur  ces  messieurs ,  j'ai  refusé  des 
ouvriers  qui  se  sont  présentés;  si  ceux-ci  me  manquent ,  je  ne 
sais  plus  où  en  prendre  d'autres ,  et  je  ne  pourrai  rendre  l'ouvrage 
au  jour  promis.  La  mère  ne  réplique  rien  ,  elle  attend  qu'Emile 
|)arle.  Emile  baisse  la  tête  et  se  tait.  Monsieur ,  lui  dit-elle  un  peu 
surprise  de  ce  silence  ,  n'avez-vous  rien  à  dire  à  cela.'  Emile  re- 
garde tendrement  la  tille ,  et  ne  répond  que  ces  mois  :  Vous  voyez 
bien  qu'il  faut  que  je  reste.  Là-dessus  les  dames  parlent  et  nous 
laissent.  Emile  les  accompagne  jusqu'à  la  porte ,  les  suit  des  \  eux 
autant  qu'il  i)eul,  soupire,  et  re\ient  se  mettre  au  travail  ihiiis 
|>arler. 

En  chemin  ,  la  mère  ,  piquée ,  parle  à  sa  fille  de  la  bizarrerie  de 
ce  procédé.  Quoi  !  dil-elle,  était-iî  si  difficile  de  contenter  le  mai- 
Irc  sans  être  obligé  de  rester  ?  et  ce  jeune  homme  si  pitxiigue , 
qui  verse  l'argent  sans  nécessité ,  n'en  sait-il  plus  trouver  dans  les 
occasions  convenables.'  0  maman,  répond  Sophie,  à  Dieu  ne 
plaise  qu'Emile  donne  tant  de  force  à  l'argent ,  qu'il  s'en  serve 
pour  rompre  un  engagement  personnel ,  pour  violer  im;  unément 
sa  (wrole  ,  et  faire  violer  celle  d'autrui  !  Je  sais  qu'il  dédommage- 
rait aisément  l'ouvrier  du  léger  préjudice  que  lui  causerait  son 
absence;  mais  cependant  il  asservirait  son  àme  aux  richesses,  il 
('accoutumerait  à  les  mettre  à  la  place  de  ses  devoirs,  et  à  croire 


M4  EMILE. 

qu'on  est  dispensé  de  tout ,  pourvu  qu'on  paye.  Emile  a  d'autres 
manières  de  penser,  et  j'espère  n'être  pas  cause  qu'il  en  change. 
Croyez-vous  qu'il  ne  lui  en  ait  rien  coûté  de  rester.'  Maman,  ne 
vous  y  trompez  pas  ;  c'est  pour  moi  qu'il  reste ,  je  l'ai  bien  vu 
dans  ses  yeux. 

Ce  n'est  pas  que  Sophie  soit  indulgente  sur  les  vrais  soins  de 
l'amour;  au  contraire ,  elle  est  iii  périeuse  ,  exigeante;  elle  aime- 
rait mieux  n'être  point  aimée  que  de  l'être  modérément.  Elle  a  le 
noble  orgueil  du  mérite  qui  se  sent ,  qui  s'eslime ,  et  qui  veut  être 
honoré  comme  il  s'honore.  Elle  dédaignerait  un  cœur  qui  ne  sen- 
tirait pas  tout  le  prix  du  sien,  qui  ne  l'aimerait  pas  pour  ses  ver- 
tus autant  et  plus  que  pour  ses  charmes  ;  un  cœur  qui  ne  lui  pré- 
férerait pas  son  propre  devoir ,  et  qui  ne  la  préférerait  pas  à  toute 
autre  chose.  Elle  n'a  point  voulu  d'amant  qui  ne  connût  de  loi 
que  la  sienne  :  elle  veut  régner  sur  un  homme  qu'elle  n'ait  point 
défiguré.  C'est  ainsi  qu'ayant  avili  les  compagnons  d'Ulysse,  Circé 
les  dédaigne,  et  se  donne  à  lui  seul  qu'elle  n'a  j)u  changer. 

Mais  ce  droit  inviolable  et  sacré  mis  à  part ,  jalouse  à  l'excès  de 
tous  les  siens ,  Sophie  épie  avec  quel  scrupule  Emile  les  respecte, 
avec  quel  zèle  il  accomplit  ses  volontés,  avec  quelle  adresse  il  les 
devine,  avec  quelle  vigilance  il  arrive  au  moment  prescrit  :  elle 
ne  veut  ni  qu'il  relarde,  ni  qu'il  anticipe;  elle  veut  qu'il  soit 
exact.  Anticiper,  c'est  se  préférer  à  elle  :  retarder,  c'est  la  négli- 
ger. Négliger  Sophie  !  cela  n'arriverait  pas  deux  fois.  L'injuste 
soupçon  d'une  a  failli  tout  perdre;  mais  Sophie  est  équitable  ei 
sait  bien  réparer  ses  torts. 

Un  soir  nous  sommes  altendus;  Emile  a  reçu  l'ordre.  On  vient 
au-devant  de  nous;  nous  n'arrivons  point.  Que  sont-ils  devenus? 
quel  malheur  leur  est  arrivé.'  Personne  de  leur  part!  La  soirée 
s'écoule  à  nous  attendre.  La  pauvre  Sophie  nous  croit  morts;  elle 
se  désole,  elle  se  tourmente;  elle  passe  la  nuit  à  pleurer.  Dès  le 
soir,on  a  expédié  un  messager  pour  aller  s'informer  de  nous ,  et 
rapporter  de  nos  nouvelles  le  lendemain  matin.  Le  messager  re- 
vient accompagné  d'un  autre  de  notre  part ,  qui  fait  nos  excuses 
de  boiche ,  et  dit  que  nous  nous  |)ortons  bien.  Un  moment  après, 
nous  paraissons  nous-mêmes.  Alors  la  scène  change;  Sophie 
essuie  ses  pleurs,  ou,  si  elle  en  verse,  ils  sont  de  rage.  Son] 
(Mcur  allier  n'a  pas  gagné  à  se  rassurer  sur  noire  vie  :  f'mile  vil ,  Il 
ol  s'est  fait  attendre  inulilcmen'. 


i 


LIVRE  V.  545 

A  notre  arrivée  elle  veut  s'enfermer.  On  veut  qu'elle  reste  ;  il 
faut  rester  :  mais ,  prenant  à  l'instant  son  parti ,  elle  affecte  un 
air  '.ranquille  et  content  qui  en  imposerait  ;i  d'autres.  Le  père 
vient  au-devant  de  nous ,  et  nous  dit  :  Vous  avez  tenu  vos  amis 
en  peine  ;  il  y  a  ici  des  gens  qui  ne  vous  le  pardonneront  pas  aist»- 
ment.  Qui  donc ,  mon  papa  ?  dit  Sophie  avec  une  manière  de  sou- 
rire le  plus  gracieux  qu'elle  puisse  affecter.  Que  vous  importe , 
répond  le  père ,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  vous  ?  Sophie  ne  répli- 
que point,  et  baisse  les  yeux  sur  son  ouvrage.  La  mère  nous  re- 
çoit d'un  air  froid  et  composé.  Emile  embarrassé  n'ose  aborder 
Sophie.  Elle  lui  parle  la  première,  lui  demande  comment  il  se 
porte ,  l'invite  à  s'asseoir,  et  se  contrefait  si  bien ,  que  le  pauvre 
jeune  homme ,  qui  n'entend  rien  encore  au  langage  des  passions 
violentes,  est  la  dupe  de  ce  sang-froid,  et  presque  sur  ie  point 
d'en  être  piqué  lui-même. 

Pour  le  désabuser  je  vais  prendre  la  main  de  Sopie,  j'y  veux 
IKtrler  mes  lèvres  comme  je  fais  quelquefois  :  elle  la  retire  brus- 
quement, avec  un  mot  de  monsieur  si  singulièrement  prononcé, 
que  ce  mouvement  involontaire  la  décèle  à  l'instant  aux  yeux 
d'Emile. 

Sophie  elle-ttéme,  voyant  qu'elle  s'est  trahie,  se  contraint 
moins.  Son  sang-froid  apparent  se  change  en  un  mépris  ironique. 
Elle  répond  à  tout  ce  qu'on  lui  dit  par  des  monosyllabes  pronon- 
cés d'une  voix  lente  et  mal  assurée,  comme  craignant  d'y  laisser 
trop  percer  l'accent  de  l'indignation.  Emile,  demi-mort  d'effroi, 
la  regarde  avec  douleur,  et  tâche  de  l'engager  à  jeter  les  yeux  sur 
les  siens,  pour  y  mieux  lire  ses  vrais  sentiments.  Sophie,  plus 
irritée 'de  sa  confiance,  lui  lance  un  regard  qui  lui  ôte  l'envie  d'en 
solliciter  un  second.  Emile ,  interdit,  tremblant,  n'ose  plus,  très- 
heureusement  pour  lui ,  ni  lui  parler  ni  la  regarder;  car,  n'eùt-il 
jKis  été  coiipilile ,  s'il  eut  pu  supporter  sa  colère  elle  ne  lui  eut  ja- 
mais pardonné. 

Vo)  ant  alors  que  c'est  mon  tour ,  et  qu'il  est  tem|)s  de  s'ex- 
pli(|U(T,  je  reviens  à  Sophie.  Je  reprends  sa  main  qu'elle  ne  relire 
|)lus ,  car  elle  est  prête  à  se  trouver  mal.  Je  lui  dis  avec  douceur  : 
(^lu're  S<jphie,  nous  sommes  malheureux;  mais  vousétes  raison- 
nable et  juste  ;  vous  ne  nous  jugerez  pas  sans  nnn-  mii  n.ln- 
•coûtez-nous.  Elle  ne  réf>oiuI  rien,  et  je  parle  ainsi; 

•  Nous  sommes  partis  hier  à  quatre  heures;  il  noti>  rim  [ms- 

i6. 


54fr  l'MILb:. 

«  d'il  d'arriver  à  sept;  et  nous  prenons  toujours  plus  de  temps 
«  qu'il  ne  nous  est  nécessaire ,  alindc  nous  reposer  en  approchant 
«  d'ici.  Nous  avions  déjà  fait  les  trois  quarts  du  chemin,  quand 
«  des  lamentations  douloureuses  nous  frappent  l'oreille;  elles  par- 
«  talent  d'une  gorge  de  la  colline  à  quelque  distance  de  nous. 
«  Nous  accourons  aux  cris  :  nous  trouvons  un  malheureux  paysan 
«  qui ,  revenant  de  la  ville  un  peu  pris  de  vin  sur  son  cheval ,  en 
«  était  tombé  si  lourdement  qu'il  s'était  cassé  la  jambe.  Nous 
«  crions,  nous  appelons  du  secours  ;  personne  ne  répond  :  nous 
«  essayons  de  remettre  le  blessé  sur  son  cheval,  nous  n'en  pou- 
«  vons  venir  à  bout  :  au  moindre  mouvement  le  malheureux 
«  souffre  des  douleurs  horribles.  Nous  prenons  le  parti  d'attacher 
<•  le  cheval  dans  le  bois  à  l'écart  :  puis,  faisant  un  brancard  de 
«  nos  bras ,  nous  y  posons  le  blessé ,  et  le  portons  le  plus  douce- 
«  ment  qu'il  est  possible,  en  suivant  ses  indications  sur  la  route 
<>  qu'il  fallait  tenir  pour  aller  chez  lui.  Le  trajet  était  long;  il  fai- 
«  lut  nous  reposer  plusieurs  fois.  Nous  arrivons  enlin  ,  rendus  de 
«  fatigue  :  nous  trouvons  avec  une  surprise  amcre  que  nous  con- 
«  naissons  déjà  la  maison ,  et  que  ce  misérable  que  nous  rappor- 
•■<  tions  avec  tant  de  peine  était  le  même  qui  nous  avait  'ài  cordia- 
"  leraenl  reçus  le  jour  de  notre  première  arrivée  ici.  Dans  le  trou- 
«  ble  où  nous  étions  tous ,  nous  ne  nous  étions  point  reconnus 
n  jusqu'à  ce  raonienl. 

«  11  n'avait  que  deux  petits  enfants.  Prête  à  lui  en  donner  un 
«  troisième ,  sa  femme  fut  si  saisie  en  le  voyant  arriver,  qu'elle 
"  sentit  des  douleurs  aiguës,  et  accoucha  peu  d'heures  après.  Que 
'<  faire  en  cet  état  dans  une  chaumière  écartée ,  où  Ion  ne  pouvait 
«  espérer  aucun  secours?  Emile  prit  le  parti  d'aller  prendre  le 
•<  cheval  que  nous  avions  laissé  dans  le  bois,  de  le  monter,  de 
«  courir  a  toute  briile  chercher  un  chirurgien  à  la  ville.  Il  donna 
«  le  cheval  au  chirurgien  ;  et  n'ayant  pu  trouver  assez  tôt  une 
«  garde,  il  revint  à  pied  avec  un  domestique,  après  vous  avoir 
«  expédie  un  exprès;  tandis  qu'embarrassé,  comme  vous  pouvez 
«  croire,  entre  un  homme  ayant  une  jambe  cassée  et  une  femme 
a  en  travail ,  je  préparais  dans  la  maison  tout  ce  que  je  pouvais 
•«  prévoir  être  nécessaire  pour  le  secours  de  tous  les  deux. 

■<■  .ïe  ne  vous  ferai  point  le  détail  du  reste;  ce  n'est  pas  de  cela 
«  qu'il  es»  question.  Il  était  deux  heures  après  miîuiit  avant  que 
«  aous  ayoïus  eu  ni  l'un  ni  l'autre  uu  moment  de  relâche.  Entiik 


f 


LIVRK  V.  547 

«  nous  sommes  revenus  avant  le  jour  dans  notre  asile  ici  proche , 

'  où  nous  avons  attendu  l'heure  de  voire  réveil  pour  vous  rendre 

•  compte  de  notre  accident.  >> 

Je  me  tais  sans  rien  ajouter.  Mais .  avant  que  personne  parle , 
F.mile  s'approche  de  sa  maîtresse,  élève  la  voix,  et  lui  dit  avec 
plus  dt;  fermeté  que  je  ne  m'y  serais  attendu  :  Sophie ,  vous  êtes 

"irbilre  de  mon  sort,  vous  le  savez  bien.  Vous  pouvez  me  faire 
mourir  de  douleur  ;  mais  n'espérez  pas  me  faire  oublier  les  droits 
de  l'humanité  ;  ils  me  sont  plus  sacrés  que  les  vôtres;  je  n'y  re- 
noncerai jamais  pour  vous. 

Sophie ,  à  ces  mots ,  au  lieu  de  répondre,  se  lève,  lui  passe  un 
bras  autour  du  cou,  lui  donne  un  baiser  sur  la  joue;  puis,  lui 
tendant  la  main  avec  une  grâce  inimitable,  elle  lui  dit  :  Emile, 
prends  cette  main  ,  elle  est  à  loi.  Sois,  quand  tu  voudras,  mon 
époux  et  mon  maître  ;  je  tacherai  de  mériter  cet  honneur- 

X  peine  l'a-t-elle  embrassé ,  que  le  père ,  enchanté ,  frappe  des 
mains  en  criant  Bis,  bis!  et  Sophie,  sans  se  faire  presser,  lui 
donne  aussitôt  deux  Ikiisers  sur  l'autre  joue  :  mais,  presque  au 
même  instant,  effrayée  de  tout  ce  qu'elle  vient  de  faire,  elle  se 
bauve  dans  les  bras  de  sa  mère,  et  cache  dans  ce  sein  maternel 
son  visage  enOammé  de  honte. 

Je  ne  décrirai  point  la  commune  joie  :  tout  le  monde  la  doit  sen- 
tir. Après  le  diner,  Sophie  demande  s'il  y  aurait  trop  loin  pour 
aller  voir  ces  pauvres  malades.  Sophie  le  désire,  et  c'est  une 
Iwnne  œuvre.  On  y  va  :  on  les  trouve  dans  deux  lits  séparés; 
Emile  en  avait  fait  apporter  un  :  on  trouve  autour  d'eux  du  monde 
pour  les  soulager  :  Emile  y  avait  pour>'u.  Mais  au  surplus  tous 
deux  sont  si  mal  en  ordre,  qu'ils  souffrent  autant  du  malaise  que 
de  leur  état.  Sophie  se  fait  donner  un  tablier  de  la  bonne  femme , 
et  va  la  ranger  dans  son  lit  ;  die  en  fait  ensuite  autant  à  l'homme  ; 
sa  main  douce  el  légère  sait  aller  cherctier  tout  ce  qui  les  blesse, 
«t  faire  poser  plus  mollement  leurs  membres  endoloris.  Ils  se  sen- 
tent déjà  soulagés  à  son  approche;  on  dirait  qu'elle  devine  tout 
•e  qui  leur  fait  mal.  Cette  lillc  si  délicate  ne  se  rebute  ni  de  In 
malpropreté  ni  de  la  mauvaise  odeur,  et  saK  faire  disparaître 
Cune  et  l'autre  sans  mettre  personne  en  œuvre ,  et  sans  que  les 
malades  soient  tourmentés.  Elle  qu'on  voit  toujours  si  modeste  et 
quelquefois  si  dédaigneuse ,  elle  qui  pour  tout  au  monde  n'aurait 
pas  touché  du  bout  du  doigt  le  lit  d'un  homme,  retourne  et  rhangd 


■A8  EMILE. 

le  blessé  sans  aucun  scrupule ,  et  le  mcl  dans  une  -  iUintion  plus 
commode  pour  y  pouvoir  rester  longtemps.  Le  zèle  de  la  charité 
vaut  bien  la  modestie  ;  ce  qu'elle  fait,  elle  le  fait  si  légèrement  et 
avec  tant  d'adresse,  qu'il  se  sent  soulagé  sans  presque  s'être  aperçu 
qu'on  l'ait  touché.  La  femme  et  le  mari  bénissent  de  concert  l'aima- 
ble fille  qui  les  sert,  qui  les  plaint ,  qui  les  console.  C'est  un  ange 
du  ciel  que  Dieu  leur  envoie;  elle  en  a  la  figure  et  la  bonne  grâce, 
elle  en  a  la  douceur  et  la  bonté.  Emile  attendri  la  contemple  en  si- 
lence. Homme ,  aime  ta  compagne  :  Dieu  te  la  donne  pour  te  conso- 
ler dans  tes  jjcines ,  pour  le  soulager  dans  tes  maux  :  voilà  la 
femme. 

On  fait  baptiser  le  nouveau-né.  Les  deux  amants  le  présentent, 
brûlant  au  fond  de  leurs  cœurs  d'en  donner  bientôt  autant  à  faire 
à  d'autres.  Ils  aspirent  au  moment  désiré;  ils  croient  y  toucher  : 
tous  les  scrupules  de  Sophie  sont  levés ,  mais  les  miens  viennent. 
Ils  n'en  sont  pas  encore  où  ils  pensent  :  il  faut  que  chacun  ait  son 
tour. 

Un  matin  qu'ils  no  se  sont  vus  depuis  deux  jours ,  j'entre  dans 
la  chambre  d'Emile  une  lettre  à  la  main ,  et  je  lui  dis  en  le  regar- 
dant fixement  :  Que  feriez-vous  si  l'on  vous  apprenait  que  Sophie 
est  morte  ?  Il  fait  un  grand  cri ,  se  lève  en  frappant  des  mains ,  et , 
sans  dire  un  seul  mot ,  me  regarde  d'un  œil  égaré.  Répondez  donc , 
poursuis-je  avec  la  même  tranquillité.  Alors,  irrité  de  mon  sang- 
froid,  il  s'approche,  les  yeux  enflammés  de  colère;  et  s'arrctanl 
dans  une  attitude  presque  menaçante  :  Ce  que  je  ferais?...  je  nen 
sais  rien  ;  mais  ce  que  je  sais ,  c'est  que  je  ne  reverrais  de  ma  vie 
celui  qui  me  l'aurait  appris.  Rassurez-vous,  réponds-je  en  sou- 
riant :  elle  vit,  elle  se  porte  bien ,  elle  pense  à  vous,  et  nous  som- 
mes attendus  ce  soir.  Mais  allons  fair»;  un  tour  de  promenade,  et 
nous  causerons. 

La  passion  dont  il  est  préoccupé  ne  lui  permet  plus  de  se  livrer, 
comme  auparavant,  à  des  entretiens  piiromeiit  raisonnes  ;  il  faut 
l'intéresser  par  cette  passion  ms-mo  à  se  rendre  attentif  à  mes  le- 
çons. C'est  ce  que  j'ai  fait  par  ce  terrible  préambule  ;  je  suis  bien 
sur  maintenant  qu'il  m'écoutera. 

«  Il  faut  être  heureux  ,  cher  Emile;  c'est  la  lin  de  tout  cire 
«  sensible  ;  c'est  le  premier  désir  que  nous  imprima  la  nature  ,  et 
«  le  seul  qui  ne  nous  quitte  jamais.  Mais  où  est  le  bonluMir?  Qui 
«  le  sait?  Chacun  le  cherche  ,  et  nul  ne  1c  trouve.  On  use  la  vie  à 


LIVRE  V.  &49 

«  le  poursuivre ,  et  l'on  meurt  sans  l'avoir  atteint.  Mon  jeune  ami, 
«  quand  à  ta  naissance  je  te  pris  dans  mes  bras ,  et  qu'attestant 
«  l'Être  suprême  de  l'engagement  que  j'osai  contracter  je  vouai 
"  mes  jours  au  bonheur  des  tiens ,  savais-je  moi-même  à  quoi  je 
«  m'engageais?  Non  :  je  savais  seulement  qu'en  te  rendant  heu- 
"  reux  j'éUiis  sûr  de  l'clre.  En  faisant  pour  toi  cette  utile  recher- 
«  che ,  je  la  rendais  commune  à  tous  deux. 

"  Tant  que  nous  ignorons  ce  que  nous  devons  faire ,  la  sagesse 
«  consiste  à  rester  dans  l'inaction.  C'est  de  toutes  les  maximes 
«  celle  dont  l'homme  a  le  plus  grand  l)esoin ,  et  celle  qu'il  sait  le 
«  moins  suivre.  Chercher  le  bonheur  sans  savoir  où  il  est ,  c'est 
«  s'exposer  à  le  fuir ,  c'est  courir  autant  de  risques  contraires 
«  qu'il  y  a  de  routes  pour  s'égarer.  Mais  il  n'appartient  pas  à  tout 
«  le  monde  de  savoir  ne  point  agir.  Dans  l'inquiétude  où  nous 
«  tient  l'ardeur  du  bien-être ,  nous  aimons  mieux  nous  tromper  à 
■<  le  poursuivre ,  que  de  ne  rien  faire  pour  le  chercher  ;  et ,  sortis 
'•  une  fois  de  la  place  où  nous  pouvons  le  connaître,  nous  n'y  sa- 
«  vons  plus  revenir. 

«  Avec  la  même  ignorance  j'essayai  d'éviter  la  même  faute.  En 
«  prenant  soin  de  loi  je  résolus  de  ne  pas  faire  un  pas  inutile,  et 
«  de  t'empêcher  d'en  faire.  Je  me  lins  dans  la  roule  de  la  na- 
«  lure ,  en  attendant  qu'elle  me  montrât  celle  du  bonheur.  Il  s'est 
«  trouvé  qu'elle  était  la  même ,  et  qu'en  n'y  pensant  pas  je  l'avais 
«  suivie. 

«  Sois  mon  témoin ,  sois  mon  juge,  je  ne  te  récuserai  jamais. 

■  Tes  pretaiers  ans  n'ont  point  été  sacrifiés  à  ceux  qui  les  devaient 
-  suivre  ;  lu  as  joui  de  tous  les  biens  que  la  nakirc  l'avait  donnés. 
H  De»  maux  auxquels  elle  l'assujettit ,  et  dont  j'ai  pu  le  garantir, 
«  tu  n'as  senti  que  ceux  qui  pouvaient  l'endurcir  aux  autres.  Tu 
«  n'en  as  jamais  souffert  aucun  que  pour  en  éviter  un  plus  grand. 
»  Tu  n'as  connu  ni  la  haine ,  ni  l'esclavage.  Libre  et  content ,  tu 
«  es  resté  juste  et  bon  ;  car  la  peine  et  le  vice  sont  inséparables, 

■  et  jamais  l'homme  ne  devient  méchant  que  lorsqu'il  est  mal- 
«  heureux.  Puisse  le  souvenir  de  ton  enfance  se  prolonger  jusqu'à 
<•  tes  vieux  jours  !  Je  ne  crains  pas  que  jamais  ton  bon  cceur  se  la 
«  rappelle  sans  donner  quelques  bénédictions  à  la  main  qui  la  gou- 

■  verna. 

«  Quand  tu  es  entré  dans  l'àge  de  raison ,  je  t'ai  garanti  de  l'o- 
•  pinion  des  hommes  ;  quand  ton  cœur  est  devenu  secsible  ,  le 


S5ff  EMILE. 

■«■  t'ai  préservé  de  l'empire  des  passions.  Si  j'avais  pu  prolonger 
«  ce  calme  intérieur  jusqu'à  la  fin  de  ta  vie  ,  j'aurais  mis  mon 
K  ouvrage  en  sûreté ,  et  tu  serais  toujours  heureux  autant  qu'un 
«  homme  peut  l'élre  :  mais,  cher  Emile,  j'ai  eu  beau  tremper  ton 
«  àme  dans  le  Styx ,  je  n'ai  pu  la  rendre  partout  invulnérable  ;  il 
«  s'élève  un  nouvel  ennemi  que  tu  n'as  pas  encore  appris  à  vain- 
«  cre ,  et  dont  je  n'ai  pu  te  sauver.  Cet  ennemi,  c'est  toi-même.  La 
«  nature  et  la  fortune  l'avaient  laissé  libre.  Tu  pouvais  endurer  la 
«  misère  ;  lu  pouvais  supporter  les  douleurs  du  corps,  celles  de 
«  l'âme  t'étaient  inconnues  ;  tu  ne  tenais  à  rien  qu'à  la  condition 
«  humaine  ,  et  maintenant  tu  tiens  à  tous  les  attachements  que 
«  lu  t'es  donnés  ;  en  apprenant  à  désirer,  tu  t'es  rendu  Tesclave 
«  de  tes  désirs.  Sans  que  rien  change  en  toi ,  sans  que  rien  t'of- 
«  fense ,  sans  que  rien  louche  à  ton  être  ,  que  de  douleurs  peu- 
«  vent  attaquer  Ion  àme!  que  de  maux  tu  peux  sentir  sans  être 
«  malade  !  que  de  morts  tu  peux  souffrir  sans  mourir  !  Un  men- 
«  songe,  une  erreur ,  un  doute ,  peut  te  mettre  au  désespoir. 

«  Tu  voyais  au  théâtre  les  héros ,  livrés  à  des  douleurs  exlro- 
■  «  mes ,  faire  retentir  la  scène  de  leurs  cris  insensés  ,  s'affliger 
«  comme  des  femmes,  pleurer  comme  des  enfants,  et  mériter  ainsi 
«  les  applaudissements  publics.  Souviens-toi  du  scandale  que  te 
«causaient  ces  lamentations ,  ces  cris ,  ces  plaintes,  dans  des 
«  hommes  dont  on  ne  devait  attendre  que  des  actes  de  constance 
«  et  de  fermeté.  Quoi  !  disais-lu  tout  indigné ,  ce  sont  là  les  exem- 
«  pies  qu'on  nous  donne  à  suivre,  les  modèles  qu'on  nous  offre 
«  à  imiter  !  A-t-on  peur  que  l'homme  ne  soit  pas  assez  petit,  assez 
«  malheureux,  assez  faible,  si  l'on  ne  vient  encore  encenser  sa 
«  tàiblesse  sous  la  fausse  image  do  la  vertu  ?  Mon  jeune  ami , 
«  sois  plus  indulgent  désormais  pour  la  scène  :  te  voilà  devenu 
K  l'un  de  ses  héros. 

«  Tu  sais  souffrir  et  mourir  ;  lu  sais  endurer  la  loi  de  la  néccs- 
»  site  dans  les  maux  physiques  :  mais  lu  n'as  point  encore  impose 
«  de  loi  aux  appétits  do  ton  cœur;  et  c'est  de  nos  affections, 
«  bien  plus  que  de  nos  besoins,  que  nait  le  trouble  de  notre  vie. 
«  Nos  désirs  sont  étendus,  notre  force  est  presque  nulle.  L'homme 
«  tient  par  ses  vœux  à  mille  choses,  et  par  lui-même  il  ne  tient  à 
«  rien ,  pas  même  à  sa  propre  vie  ;  plus  il  augmente  ses  atlache- 
«  ments  ,  plus  il  multiplie  ses  peines.  Tout  ne  fait  que  passer  sur 
«  la  terre  :  tout  ce  que  nous  aimons  nous  échappera  tôt  ou  lard , 


LIVRE  V.  551 

«  et  nous  y  tenons  comme  s'il  devait  durer  élernellcment.  Quel 
«  effroi  sur  le  seul  soupçon  de  la  mort  de  Sophie  !  As-tu  donc 
><  compté  qu'elle  vivrait  toujours?  Ne  meurt-il  personne  à  son  âge? 
«  Elle  doit  mourir,  mon  enfant,  et  peut-être  avant  toi.  Qui  sait 
«  si  elle  est  vivante  à  présent  même  ?  la  nature  ne  t'avait  asservi 
«  qu'à  une  seule  mort  ;  tu  t'asservis  à  une  seconde  ;  te  voiià  dans 
«  le  cas  de  mourir  deux  fois. 
«  Ainsi  soumis  à  tes  passions  déréglées ,  que  tu  vas  rester  à 

■  plaindre  !  Toujours  des  privations,  toujours  des  perles,  toujours 
>  des  alarmes  ;  tu  ne  jouiras  pas  même  de  ce  qui  te  sera  laissé.  La 
«  crainte  de  tout  perdre  t'empêchera  de  rien  posséder;  pour  n'a- 
«  voir  voulu  suivre  que  tes  passions,  jamais  tu  ne  les  pourras 

■  satisfaire.  Tu  chercheras  toujours  le  repos  ,  il  fuira  toujours  de- 
«  vant  toi  ;  tu  seras  misérable,  et  tu  deviendras  méchant.  Et  com- 
«  ment  pourrais-tu  ne  pas  l'être,  n'ayant  de  loi  que  tes  désirs  ef- 
«  frénés  ?  Si  tu  ne  peux  supporter  des  privations  involontaires  , 
«  comment  t'en  imposeras-tu  volontairement.'  comment  sauras-tu 
«  sacrifier  le  penchant  au  devoir,  et  résister  à  ton  cœur  pour 
«  écouter  ta  raison  ?  Toi  qui  ne  veux  déjà  plus  voir  celui  qui 
«  t'apprendra  la  mort  de  ta  maîtresse,  comment  verrais-tu  celui 
«  qui  voudrait  te  l'oter  vivante ,  celui  qui  t'oserait  dire.  Elle  est 
«  morte  pour  toi,  la  vertu  te  sépare  d'elle.'  S'il  faut  vivre  avec  elle 

•  quoi  qu'il  arrive  ,  que  Sophie  soit  mariée  ou  non ,  que  tu  sois 
«  libre  ou  ne  le  sois  pas ,  qu'elle  t'aime  ou  te  baisse ,  qu'on  te 
«  l'accorde  ou  qu'on  le  la  refuse ,  n'importe ,  tu  la  veux ,  il  la 

•  faut  posséder  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Apprends-moi  donc  à 
«  quel  crime  s'arrête  celui  qui  n'a  de  lois  que  les  vœux  de  son 
«  rœur,  et  ne  sait  résister  à  rien  de  ce  qu'il  désire. 

«  Mon  enfant,  il  n'y  a  point  de  bonheur  sans  courage,  ni  de 
<<  vertu  sans  combat.  Le  mol  de  vertu  vient  de  force  ;  la  force  est 
••  la  ba-se  de  toute  vertu.  La  vertu  n'appartient  qu'à  un  être  faible 
«  par  sa  nature ,  et  fort  par  sa  volonté  ;  c'est  en  cela  seul  que  con- 

■  siste  le  mérite  de  l'homme  juste  j^>  et  quoique  nous  appelions 
«  Dieu  bon ,  nous  ne  l'appelons  pas  vertueux ,  parce  qu'il  n'a  paà 
«  besoin  d'effort  pour  bien  faire.  Pour  t'expliquerce  mot  si  pro- 
«  fané ,  j'ai  attendu  que  tu  fusses  en  étal  de  m'entcndrc  *.  Tant 

•  [«  Il  «rmhie  qnple  ntim  de  la  rertn pr«appo»e  de  l.i  «lirriciiltéet  dp  con- 
trasle ,  rt  i|u°eUe  ne  petit  «cxiTCcr  saii»  fiartic.  Ce»t  »  radvt-iitun;  pour- 
qiviy  noas  nommon*  !>ifu  Ixiii    fort  rt  lilicral  et  juste:  nuis  nous  ne  It 


55Î  EMILE. 

«  que  la  vertu  ne  coùlc  rien  à  pratiquer,  on  a  peu  besoin  de  la 
«  connaître.  Ce  besoin  vient  quand  les  passions  s'éveillent  :  il  est 
«  déjà  venu  pour  toi. 

«  En  t'élevant  dans -toute  la  simplicité  de  la  nature  ,  au  lieu  dé'* 
«  te  prêcher  de  pénibles  devoirs,  je  t'ai  garanti  des  vices  qui 
«  rendent  ces  devoirs  pénibles  ;  je  t'ai  moins  rendu  le  mensonge 
«  odieux  qu'inutile  ;  je  t'ai  moins  appris  à  rendre  à  chacun  ce 
«  qui  lui  appartient,  qu'à  ne  te  soucier  quc-de  ce  qui  est  à  loi; 
«  je  t'ai  fait  plutôt  bon  que  vertueux.  Mais  celui  qui  n'est  que 
«  bon  ne  demeure  tel  qu'autant  qu'il  a  du  plaisir  à  l'être  :  la  bonté 
«  se  brise  et  périt  sous  le  choc  des  passions  humaines  ;  l'homme 
«  qui  n'est  que  bon  n'est  bon  que  pour  lui. 

«  Qu'est-ce  donc  que  l'homme  vertueux  ?  C'est  celui  qui  sait 
«  vaincre  ses  affections  ;  car  alors  il  suit  sa  raison  ,  sa  conscience; 
«  il  fait  son  devoir;  il  se  tient  dans  l'ordre  ,  et  rien  ne  l'en  peut 
«  écarter.  Jusqu'ici  tu  n'étais  libre  qu'en  apparence ,  tu  n'avais 
«  que  la  liberté  précaire  d'un  esclave  à  qui  l'on  n'a  rien  com- 
«  mandé.  Maintenant  sois  libre  en  effet;  apprends  à  devenir  ton 
«  propre  maître  :  commande  à  ton  cœur,  6  Emile ,  et  tu  seras 
«  vertueux. 

«  Voilà  donc  un  autre  apprentissage  à  faire,  et  cet  apprentissage 
«  est  plus  pénible  que  le  premier  :  caria  nature  nous  délivre  des 
«  maux  qu'elle  nous  impose ,  ou  nous  apprend  à  les  supporter  ; 
«  mais  elle  ne  nous  dit  rien  pour  ceux  qui  nous  viennent  de  nous , 
«  elle  nous  abandonne  à  nous-mêmes  ;  elle  nous  laisse ,  victimes 
<  de  nos  passions,  succomber  à  nos  vaines  douleurs,  et  nous 
«  glorifier  encore  des  pleurs  dont  nous  aurions  dû  rougir. 

«  C'est  ici  ta  première  passion;  c'est  la  seule  peut-être  qui  soit 
«  digne  de  toi.  Si  tu  la  sais  régir  en  homme,  elle  sera  la  dernière  ; 
«  tu  subjugueras  toutes  les  autres,  et  tu  n'obéiras  qu'à  celle  de 
«  la  vertu. 

«  Cette  passion  n'est  pas  criminelle  ,  je  le  sais  bien  ;  elle  est 
«  aussi  pure  que  les  âmes  qui  la  ressentent.  L'honnêteté  la  forma , 
«  l'innocence  l'a  nourrie.  Heureux  amants!  les  charmes  de  la  vertu 
«  ne  font  qu'ajouter  pour  vous  à  ceux  de  l'amour  ;  et  le  doux  lien 
«  qui  vous  attend  n'est  pas  moins  le  prix  de  votre  sagesse  que 
«celui  de  votre  altachenu-nt.  Mais  dis-moi ,  homme  sincère, 

nommons  I tas  vertueux.  Ses  opérations  sont  touleii  naïfves  et  sans  cfTort.  » 
MaiTÂiUMK,  liv.  M  ,  diap.  M.] 


LIVRE  V.  543 

■  celle  passion  si  pure  l'en  a-t-elle  moins  subjugue  ?  t'en  es-lu 
«  moins  rendu  l'esclave  ?  et  si  demain  elle  cessait  d'être  innocente, 
«  l'étoufferais-lu  dés  demain  ?  C'est  à  présent  le  moment  d'essayer 
«  tes  forces  ;  il  n'est  \  lus  temps  quand  il  les  faut  employer.  Ces 
«  dangereux  essais  doivent  se  faire  loin  du  péril.  On  ne  s'exerce 
«  point  au  combal  devant  l'ennemi  ;  on  s'y  prépare  avant  la  guerre, 
«  on  s'y  présente  déjà  tout  préparé.  > 

«  C'est  une  erreur  de  distinguer  les  passions  en  permises  el  ) 
«  défendues,  pour  se  livrer  aux  premières  et  se  refuser  aux  autres. 
«  Toutes  sont  bonnes  quand  on  en  reste  le  maître,  toutes  sont 
«  mauvaises  quand  on  s'y  laisse  assujettir.  Ce  qui  nous  est  dé- 
«  fendu  par  la  nature,  c'est  d'étendre  nos  attachements  plus  loin 
«  que  nos  forces  ;  ce  qui  nous  est  défendu  par  la  raison ,  c'est  de 
«  vouloir  ce  que  nous  ne  pouvons  obtenir  ;  ce  qui  nous  est  défendu 
«  par  la  conscience  n'est  pas  d'être  tentés ,  mais  de  nous  laisser 
«  vaincre  aux  tentations.  II  ne  dépend  pas  de  nous  d'avoir  OJi  de  ' 
«  n'avoir  pas  des  passions ,  mais  il  dépend  de  nous  de  régner  sur 
«  elles.  Tou.<5  les  sentiments  que  nous  dominons  sont  légitimes , 
"  tous  ceux  qui  nous  dominent  sont  criminels.  Un  homme  n'est 
«  pas  coupable  d'aimer  la  femme  d'autrui,  s'il  tient  celle  passion 
•<  malheureuse  asservie  h  la  loi  du  devoir  :  il  est  coupable  d'aimer 
"  sa  propre  femme  au  point  d'immoler  tout  à  cet  amour.  ) 

«  N'attends  pas  de  moi  de  longs  préceptes  de  morale ,  je  n'en  ai 
«  qu'un  seul  à  te  donner,  et  celui-là  comprend  tous  les  autres. 
«  Sois  homme;  relire  ton  cœur  dans  les  bornes  de  ta  condition. 
«  Étudie  et  connais  ces  bornes  :  quelque  étroites  qu'elles  soient, 
«  on  n'est  point  malheureux  lant  qu'on  s'y  renferme  ;  on  ne  l'est 
"  que  quand  on  veut  les  passer  ;  on  l'est  quand ,  dans  ses  désirs 
•<  insensés ,  on  met  au  rang  des  possibles  ce  qui  ne  l'est  pas  ;  on 
"  l'est  quand  on  oublie  sou  état  d'homme  pour  s'en  forger  d'ima- 
«  ginaires ,  desquels  on  retombe  toujours  dans  le  sien.  Les  seuls 
«  biens  dont  la  privation  roule  sont  ceux  auxquels  on  croit  avoir 
«  droit.  L'évidente  impossibilité  de  les  obtenir  en  détache,  les 
«  souhaits  sans  espoir  ne  tourmentent  point.  Un  gueux  n'est 
"  point  tourmenté  du  désir  dVlrc  roi  ;  un  roi  ne  veut  cire  dieu  que 
1  quand  il  croit  n'être  plus  homme. 

«  Les  illusions  de  l'orgueil  sont  la  source  de  nos  plus  grands 

■  maux  :  mais  la  contemplation  de  la  misère  humaine  rend  le  sage 

47 


v= 


554  KM  ILE. 


1 


«  toujours  modéré.  Il  se  tient  à  sa  place ,  il  ne  s'agite  point  pour 
«  en  sortir  ;  il  n'use  point  inutilement  ses  forces  pour  jouir  de  ce 
«  qu'il  ne  peut  conserver  ;  et ,  les  employant  toutes  à  bien  possé- 
«  der  ce  qu'il  a ,  il  est  en  effet  plus  puissant  et  plus  riche  de  tout 
«  ce  qu'il  désire  de  moins  que  nous.  Être  mortel  et  périssable, 
«  irai-je  me  former  des  nœuds  éternels  sur  cette  terre ,  où  tout 
«  change ,  oîi  tout  passe ,  et  dont  je  disjjarailrai  demain  ?  0  Emile, 
«  ô  mon  fils  !  en  te  perdant ,  que  me  resterait-il  do  moi  ?  Et  pour- 
«  tant  il  faut  que  j'apprenne  à  le  perdre  :  car  qui  sait  quand  tu  me 
«  seras  ôlé  ? 

«  Veux-tu  donc  vivre  heureux  et  sage ,  n'attache  ton  cœur  qu'à 
«  la  beauté  qui  ne  péril  point  :  que  ta  condilioo  borne  les  désirs , 
«  que  tes  devoirs  aillent  avant  les  penchants  :  étends  la  loi  de  la 
«  nécessité  aux  choses  morales  :  apprends  à  perdre  ce  qui  peut 
«  t'étre  enlevé  :  apprends  à  tout  quitter  quand  la  vertu  l'ordonne, 
«  à  te  mettre  au-dessus  des  événements ,  à  détacher  ton  cœur 
«  sans  qu'ils  le  déchirent,  à  être  courageux  dans  l'adversité  afin 
«  de  n'être  jamais  misérable  ,  à  être  ferme  dans  ton  devoir  afin  do 
«  n'être  jamais  criminel.  Alors  tu  seras  heureux  malgré  la  for- 
«  tune,  et  sage  malgré  les  passions.  Alors  tu  trouveras  dans  la 
«  possession  même  des  biens  fragiles  une  volupté  que  rien  ne 
«  pourra  troubler  ;  tu  les  posséderas  sans  qu'ils  te  possèdent ,  et 
«  tu  sentiras  que  l'homme ,  à  qui  tout  échappe ,  ne  jouit  que  de 
■<  ce  qu'il  sait  perdre.  Tu  n'auras  point ,  il  est  vrai ,  l'illusion  des 
«  plaisirs  imaginaires  ;  tu  n'auras  point  aussi  les  douleurs  qui  on 
T  sont  le  fruit.  Tu  gagneras  beaucoup  à  cet  échange  ,  car  ces  dou- 
»  leurs  sont  fréquentes  et  réelles,  et  ces  plaisirs  sont  rares  et 
«  vains.  Vainqueur  de  tant  d'opinions  trompeuses ,  lu  le  seras  en- 
'<  core  de  celle  qui  donne  un  si  grand  prix  à  la  vie.  Tu  passera.-» 
"  la  tienne  sans  trouble ,  et  la  termineras  sans  effroi  ;  tu  l'en  déla- 
«  cheras ,  comme  de  toutes  choses.  Que  d'autres  saisis  d'horreur 
«  pensent,  en  la  quittant ,  cesser  d'être  ;  instruit  de  son  néant ,  lu 
«  croiras  commencer.  La  mort  est  la  (in  de  la  vie  du  méchant ,  el 
«  le  commencement  de  celle  du  juste.  » 

Emile  m'écoute  avec  une  attention  mêlée  d'inquiétude.  Il  craint 
à  ce  préambule  quelque  conclusion  sinistre.  Il  pressent  qu'en  lui 
montrant  la  nécessité  d'exercer  la  force  de  l'âme  je  veux  le  sou- 
mettre à  ce  dur  exercice  ;  et ,  comme  un  blessé  (jui  frémit  on 


LIVRE  V.  555 

v-ivanl  approcher  le  chirurgien,  il  croit  déjà  sentir  sur  sa  plaie  la 
nin  douloureuse ,  mais  salutaire ,  qui  l'empêche  de  tomber  en 
irruption. 

Incertain ,  troublé ,  pressé  de  savoir  où  j'en  veux  venir ,  au  lieu 

[■'  répondre  il  m'interroge ,  mais  avec  crainte.  Que  faut-il  faire.» 

le  dit-il  presque  en  tremblant  et  sans  oser  lever  les  yeux.  Ce 

l'il  faut  faire  ?  réponds-je  d'un  ton  ferme ,  il  faut  quitter  Sopliie. 

nie  dites-vous?  s'écrie-t-il  avec  emportement  :  quitter  Sophie! 

1  quitter ,  la  tromper,  être  un  traître ,  un  fourbe,  un  parjure  !... 

,'!ioi  :  reprends-je  en  l'interrompant ,  c'est  de  moi  qu'Emile  craint 

ipprendre  à  mériter  de  pareils  noms  ?  Non  ,  continue-t-il  avec  la 

K-me  impétuosité,  ni  de  vous  ni  d'un  autre;  je  saurai ,  malgré 

'.  ous ,  conserver  votre  ouvrage  ;  je  saurai  ne  les  pas  mériter. 

Je  me  suis  attendu  à  cette  première  furie  :  je  la  laisse  passer 
sans  m'émouvoir.  Si  je  n'avais  pas  la  modération  que  je  lui  prê- 
che ,  j'aurais  bonne  grâce  à  la  lui  prêcher  !  Emile  me  connaît  trop 
pour  me  croire  capable  d'exiger  de  lui  rien  qui  soit  mal ,  et  il  sait 
bien  qu'il  ferait  mal  de  quitter  Sophie,  dans  le  sens  qu'il  donne  à 
ce  mot.  Il  attend  donc  eniin  que  je  m'explique.  Alors  je  reprends 
mon  discours. 

«  Croyez-vous,  cher  Emile,  qu'un  homme  ,  en  quelque  situa- 

•  tion  qu'il  se  trouve ,  puisse  être  plus  heureux  que  vous  l'êtes  de 
«  puis  trois  mois.»  Si  vous  le  croyez  ,  détrompez-vous.  Avant  de 

-  ^fuùler  les  plaisirs  de  la  vie,  vous  en  avez  épuise  le  bonheur. 

•  11  n'y  a  rien  au  delà  de  ce  que  vous  avez  senti.  La  félicité  des 
.  sens  est  passagère  ;  1  état  haoituel  du  cœur  y  perd  toujours. 
»  Vous  avez  plus  joui  par  l'espérance  ^ue  vous  ne  jouirez  jamais 
«  en  réalité.  L'imagination  qui  pare  ce  qu'on  désire  l'abandonne 
«  dans  la  possessioivjîors  le  seui  Être  existant  par  lui-même,  il  n'y 
••  a  rien  de  l)eau  que  ce  qui  n'est  p,is.  Si  col  éUit  eût  pu  durer  tou- 

•  jours ,  vous  auriez  »rouvé  le  bonheur  suprême.  Mais  tout  ce 

-  qui  tient  à  l'homme  se  sent  de  sa  cadunlé  ;  tout  est  fini ,  tout 

-  est  passager  dans  la  vie  humaine  ;  et  quand  l'état  qui  nous  rend 
«  heureux  durerait  sans  cesse,  l'habitude  d'en  jouir  nous  en  ote- 
«  rait  le  goût.  Si  hen  ne  change  au  dehors  .  le  lœur  change  ;  le 

•  bonheur  nous  quitte ,  ou  nous  le  quittons.  J 

«  Le  temps  que  vous  ne  mesuriez  pas  s'iîcoulait  durant  votre 
«  délire.  L'été  finit,  l'hiver  s'approche.  Quand  nous  pourrions 
«  continuer  nos  course»  dans  une  saison  si  rude ,  on  ne  le  souf- 


566  EMILE. 

«  firirait  jamais.  Il  faut  bien ,  malgré  nous ,  changer  de  manière 
«  de  vivre  ;  celle-ci  ne  peut  plus  durer.  Je  vois  dans  vos  yeux  iin- 
«  patients  que  cette  diflicullé  ne  vous  embarrasse  guère  :  l'aveu  de 
«  Sophie  et  vos  propres  désirs  vous  suggèrent  un  moyen  facile 
«  d'éviter  la  neige ,  et  de  n'avoir  plus  de  voyage  à  faire  pour  l'aller 
«  voir.  L'expédient  est  commode  sans  doute  ;  mais  le  printemps 
«  venu ,  la  neige  fond  et  le  mariage  reste  ;  il  y  faut  penser  pour 
«  toutes  les  saisons. 

«  Vous  voulez  épouser  Sophie  ,  et  il  n'y  a  pas  cinq  mois  que 
«  vous  la  connaissez  !  Vous  voulez  l'épouser ,  non  parce  qu'elle 
»  vous  convient ,  mais  parce  qu'elle  vous  plait  ;  comme  si  l'amour 
«  ne  se  trompait  jamais  sur  les  convenances,  et  que  ceux  qui 
«  commencent  par  s'aimer  ne  finissent  jamais  par  se  haïr  !  Elle  est 
«  vertueuse ,  je  le  sais  ;  mais  en  est-ce  assez  ?  suffit-il  d'être  hon- 
«  nétes  gens  pour  se  convenir  ?  Ce  n'est  pas  sa  vertu  que  je  mets 
«  en  doute,  c'est  son  caractère.  Celui  d'une  femme  se  montre-t-il 
«  en  un  jour.'  Savez-vous  en  combien  de  situations  il  faut  l'avoir 
«  vue  pour  connaître  à  fond  son  humeur  ?  Quatre  mois  d'attache- 
«  ment  vous  répondent-ils  de  toute  la  vie  ?  Peut-être  deux  mois 
«  d'absence  vous  feront-ils  oublier  d'elle  ;  peut-être  un  autre  n'at- 
«  tend-il  que  votre  éloignement  pour  vous  effacer  de  son  cœur  ; 
«  peut-être,  à  votre  retour,  la  trouverez-vous  aussi  indifférente 
«  que  vous  lavez  trouvée  sensible  jusqu'à  présent.  Los  sentiments 
«  ne  dépendent  pas  des  principes;  elle  peut  rester  fort  honnête,  et 
«  cesser  de  vous  aimer.  Elle  sera  constante  et  fidèle,  je  penche  à 
«  Je  croire  ;  mais  qui  vous  répond  d'elle  et  qui  lui  répond  de  vous 
*  tant  (juc  vous  ne  vous  êtes  point  mis  à  l'épreuve?  Attendrez- 
«  vous  pour  celle  épreuve  qu'elle  vous  devienne  inutile  ?  Alten- 
«  drcz-vous ,  pour  vous  conuaitre ,  que  vous  ne  puissiez  plus  vous 
•<  séparer.' 

»  Sophie  n'a  pas  dix-huit  ans ,  à  peine  en  passez-vous  vingt- 
-  deux  ;  cet  âge  est  celui  de  l'amour ,  mais  non  celui  du  mariage. 
.  Quel  père  et  quelle  mère  de  famille  !  Eh  !  pour  savoir  élever  des 
<•■  enfants,  attendez  au  moins  de  cesser  de  l'être.  Savez-vous  à 
«  combien  de  jeunes  personnes  les  fatigues  de  la  grossesse  suppor- 
«  tées  avant  Fàge  ont  affaibli  la  constitution,  ruiné  la  santé,  abrégé 
«  la  vie?  Savez-vous  combien  d'enfants  sont  restés  languissants 
«  et  faibles ,  faute  d'avoir  été  nourris  dans  un  corps  assez  formé  ? 
«  Quand  la  mcro  et  l'onfarf  croissent  à  la  fois  ,  et  que  la  substance 


LIMIL  V.  557 

•  nécessaire  à  raccroisscmcnl  de  chacua  des  deux  se  partage ,  ni 
l'un  ni  l'autre  n'a  ce  que  lui  destinait  la  nature  :  comaieiit  se 

.  peut-il  que  tous  deux  n'en  souffrent  pas?  Ou  je  connais  fort  mal 
«  Emile ,  ou  il  aimera  mieux  avoir  plus  tard  une  femme  et  des  en- 
«  fanls  robustes  ,  que  de  contenter  son  impatience  aux  dépens  de 
«  leur  vie  cl  de  leur  santé. 

«  Parlons  de  vous.  En  aspirant  à  l'état  d'époux  et  de  père  ,  en 
n  avez-vous  bien  médité  les  devoirs?  En  devenant  chef  de  famille 
«  vous  allez  devenir  membre  de  l'État.  Et  qu'est-ce  qu'ctro  mem- 
«  bre  de  l'Èlat  ?  le  savez-vous?  Vous  avez  étudié  vos  devoirs 
"  d'homme  ;  mais  ceux  de  cilo5en  les  connaissez  vous  ?  Savez- 
«  vous  ce  que  c'est  que  gouvernement ,  lois,  pairie?  Savez-vous 
"  à  quel  prix  il  vous  est  permis  de  vivre,  et  pour  qui  vous  devez 
«  mourir?  Vous  croyez  avoir  tout  appris,  et  vous  ne  savez  rien 
«  encore.  Avant  de  prendre  une  place  dans  l'ordre  civil ,  apprene? 
«  à  le  connaître,  et  à  savoir  quel  rang  vous  y  convient. 

«  Emile ,  il  faut  quitter  Sophie  :  je  ne  dis  pas  l'abandonner  ;  si 

•  vous  en  étiez  capable ,  elle  serait  trop  heureuse  de  ne  vous  avoir 
«  point  épousé  :  il  la  faut  quitter,  pour  revenir  digne  d'elle.  Ne 
«  soyez  pas  assez  vain  pour  croire  déjà  la  mériter.  Oh  !  combien 

•  il  vous  reste  à  faire  !  Venez  remplir  c«tte  noble  tâche  ;  venez 
•<  apprendre  à  supporter  l'absence  ;  venez  gagner  le  prix  de  la 
"  fidélité  ,  afin  qu'à  votre  retour  vous  puissiez  vous  honorer  de 
'•  quelque  chose  auprès  d'elle,  et  demander  sa  main  ,  non  comme 
«  une  grâce  ,  mais  comme  une  récompense.  » 

Non  encore  exerce  à  lutter  contre  lui-même,  non  encore  ac- 
coutumé à  désirer  une  chose  et  à  en  vouloir  une  autre ,  le  jeune 
homme  ne  se  rend  pas  ;  il  résiste ,  il  dispute.  Pourquoi  se  refuse- 
rait-il au  bonheur  qui  l'attend  ?  Ne  serait-ce  pas  dédaigner  la  main 
qui  lui  est  offerte  que  de  tarder  à  l'accepter  ?  Qu'est-il  besoin  de 
s'éloigner  d'elle  pour  s'instruire  de  ce  qu'il  doit  savoir?  El  quand 
cela  serait  nécess.iirc,  pourquoi  ne  lui  laisserait-il  |)as,  dans  des 
nœuds  indissolubles,  le  gage  assuré  de  son  retour?  Qu'il  soit  son 
r|)oux ,  et  il  est  prêt  à  me  suivre  ;  qu'ils  soient  unis ,  et  il  la  quitte 
sans  crainte...  Vous  unir  pour  vousquiller,  cher  Emile  !  quelle  con- 
tradiction! Il  est  beau  qu'un  amant  puisse  vivre  sans  sa  mat- 
tresse  ;  mais  un  mari  ne  doit  jamais  quitter  sa  femme  sans  ntrcs- 
-ilé.  Pour  guérir  vos  scrupules,  je  vois  que  vos  délais  doivent 
trc  involontaires  :  il  faut  que  vous  puissiez  dire  à  Sophie  que 

♦7. 


I 


558  EMILK. 


vous  la  quittez  malgré  vous.  Hé  bien!  soyez  content;  et  puisque 
vous  n'obéissez  pas  à  la  raison ,  reconnaissez  un  autre  maître 
Vous  n'avez  pas  oublié  l'engagement  que  vous  avez  pris  avec 
moi.  Emile,  il  faut  quitter  Sophie  ;  je  le  veux. 

Ace  mot  il  baisse  la  tète ,  se  tait,  rêve  un  moment,  et  puis, 
me  regardant  avec  assurance ,  il  me  dit  :  Quand  partons-nous  ?* 
Dans  huit  jours,  lui  dis-je;  il  faut  préparer  Sophie  à  ce  départ 
Les  femmes  sont  plus  faibles ,  on  leur  doit  des  ménagements  ; 
et  celte  absence  n'étant  pas  un  devoir  pour  elle  comme  pour  vous, 
il  lui  est  permis  de  la  supporter  avec  moins  de  courage. 

Je  ne  suis  que  trop  tenté  de  prolonger  jusqu'à  laséparation  de 
mes  jeunes  gens  le  journal  de  leurs  amours;  mais  j'abuse  depuis 
longtemps  de  l'indulgence  des  lecteurs;  abrégeons,  pour  linir  une 
fois.  Emile  osera- 1  il  porter  aux  pieds  de  sa  maîtresse  la  même 
assurance  qu'il  vient  de  montrer  à  son  ami?  Pour  moi ,  je  le  crois; 
c'est  de  la  vérité  même  de  son  amour  qu'il  doit  tirer  celte  assu- 
rance. 11  serait  plus  confus  devant  elle  s'il  lui  en  coûtait  mcins 
de  la  quitter  ;  il  la  quitterait  en  coupable ,  et  ce  rôle  est  toujours 
embarrassant  pour  un  cœur  honnête  :  mais  plus  le  sacrifice  lui 
coûte,  plus  il  s'en  honore  aux  yeux  de  celle  qui  le  lui  rend  péni- 
ble. Il  n'a  pas  peur  qu'elle  prenne  le  change  sur  le  motif  qui  le 
détermine.  Il  semble  lui  dire  à  chaque  regard  :  0  Sophie ,  lis  dans 
mon  cœur,  et  sois  fidèle  ;  tu  n'as  pas  un  amant  sans  vertu. 

La  fière  Sojihie ,  de  son  côté ,  tâche  de  supporter  avec  dignité  le 
coup  imprévu  qui  la  frappe.  Elle  s'efforce  d'y  paraître  insensi- 
ble ;  mais  comme  elle  n'a  pas  ,  ainsi  (lu'Émile ,  l'homieur  du  com- 
bat et  de  la  victoire,  sa  fermeté  se  soutient  moins.  Elle  pleure  , 
elle  gémit  en  dépit  d'elle;  et  la  frayeur  d'être  oubliée  aigrit  la 
douleur  de  la  séparation.  Ce  n'est  pas  devant  son  amant  qu'elle 
pleure,  ce  n'est  pas  à  lui  qu'elle  montre  ses  frayeurs;  elle  étouf- 
ferait plutôt  que  de  laisser  échapper  un  soupir  en  sa  présence  : 
c'est  moi  qui  reçois  ses  plaintes,  qui  vois  ses  larmes,  qu'elle  af- 
fecte de  prendre  pour  confident.  Les  femmes  sont  adroites,  et  sa- 
vent se  déguiser  :  plus  elle  murmure  en  secret  contre  ma  tyrannie, 
plus  elle  est  attentive  à  me  flatter  :  elle  scut  que  son  sort  est  dans 
uies  mains. 

Je  la  console,  je  la  rassure,  je  lui  réponds  de  son  amant,  ou 
plutôt  de  son  époux  :  qu'elle  lui  garde  la  même  fidélité  qu'il  aura 
pour  jIIo  ,  et  dans  deux  ans  il  le  sera ,  je  le  jure.  Elle  m'estime  a»- 


1 
I 


LIVRt  V.  559 

.yfi  \iu\n  LiiiHc  «iiR-  ji.-  ne  veux  pas»  ia  lroiu|>or.  Je  ^uià  garant  de 
chacun  des  deux  envers  l'autre.  Leurs  cœurs ,  leur  verlu ,  ma 
probité ,  la  confiance  de  leurs  parents ,  tout  les  rassure.  Mais  que 
sert  la  raison  contre  la  faiblesse  ?  Ils  se  sé[)arent  comme  s'ils  ne 
devaient  plusse  voir. 

C'est  alors  que  Sophie  se  rappelle  les  regrets  d'Eucharis,  et  se 
croit  réellement  à  sa  place.  Ne  laissons  point  durant  l'absence  ré- 
veiller ces  fantas(|ues  amours.  Sophie ,  lui  dis-je  un  jour,  faites 
avec  Émilc  un  échange  de  livres.  Donnez-lui  votre  Téiéinaque , 
afin  qu'il  apprenne  à  lui  ressembler;  et  qb'il  vous  domie  le  Spec- 
tateur, dont  vous  aimez  la  lecture.  Éludicz-y  les  dovoirs  de»  hou- 
uèles  femmes ,  et  songez  que  dans  deux  ans  ces  devoirs  seront 
les  vôtres.  Cet  échange  plait  à  tous  deux,  et  leur  donne  de  lacon- 
liance.  Enfin  vient  le  triste  jour,  il  faut  se  séparer. 

Le  iligne  père  de  Sophie,  avec  lequel  j'ai  tout  concerté,  m'em- 
brasbo  en  recevant  mes  adieux  ;  puis,  me  prenant  à  part ,  il  me  dit 
ces  mots  d'un  ton  grave,  et  d'un  accent  un  peu  appuyé  :  «  J'ai  tout 
»  fait  pour  vous  complaire  ;  je  savais  que  je  traitais  avec  un 
»  homme  d'honneur  -.  il  ne  me  reste  qu'im  mot  à  vous  dire.  Souve- 
«  nez-vous  que  votre  élève  a  signé  son  contrat  de  mariage  sur  la 
-  bouche  de  ma  fille.  » 

Quelle  différeiice  dans  la  contenance  des  deux  atnants  !  Emile , 
imjK'lueux ,  ardent ,  agité,  hors  de  lui ,  pousse  des  cris ,  verse  des 
torrents  de  pleurs  sur  les  mains  du  père,  de  la  mère ,  de  la  lillc ,  em- 
brasse en  sanglotant  tous  les  gens  de  la  maison ,  et  répète  mille  fois 
le»  mêmes  choses  avec  un  désordre  qui  ferait  rire  en  toute  autre  oc- 
casion. Sophie ,  morne ,  pâle ,  l'œil  éteint ,  le  regard  sombre ,  reste 
on  repos ,  ne  dit  rien ,  ne  pleure  point,  ne  voit  personne ,  pas  mémo 
Emile.  Il  a  beau  lui  prendre  les  mains,  la  presser  dans  ses  bras; 
elle  reste  immobile,  insensible  à  ses  pleurs,  à  ses  caresses,  à  tout 
ce  qu'il  fait  ;  il  est  déjà  |>arti  |H)ur  elle.  Combien  cet  objet  est  plus 
touchant  que  la  plainte  importune  et  les  regrets  bruyants  de  son 
amant!  Il  le  voit,  il  le  sent,  il  en  est  navré  :  je  l'entrainc  avec 
peine  :  si  je  le  laisse  encore  un  moment ,  il  ne  voudra  plus  partir. 
Je  suis  charmé  qu'il  emporte  avec  lui  cette  triste  image.  Si  jamais 
i^  est  tenté  d'oublier  ce  qu'il  doit  a  Sophie ,  en  ia  lui  rap|)elaiit 
telle  qu'il  la  vit  au  moment  de  son  départ  il  faudra  qu'il  ait  le  cœur 
Uen  aliéné,  si  je  ne  le  rameae  p4S  à  elle. 


MO  EMILE. 

DES  VOYAGES. 

On  demande  s'il  est  bon  que  les  jeunes  gens  voyagent,  et  l'on 
dispute  beaucoup  là-dessus.  Si  l'on  proposait  autrement  la  ques- 
tion ,  et  qu'on  demandât  s'il  est  bon  que  les  homme»  aient  voyagé, 
peut-être  ne  disputerait-on  pa^  tant. 
/  L'abus  des  livres  tue  la  science.  Croyant  savoir  ce  qu'on  a  lu, 
on  se  croit  dispensé  de  l'apprendre.  Trop  de  lecture  ne  sert  qu'à 
faire  de  présomptueux  ignorants.  De  tous  les  siècles  de  littérature 
il  n'y  en  a  point  eu  où  l'on  lût  tant  que  dans  celui-ci,  et  point  où 
l'on  fut  moins  savant  *  :  de  tous  les  pays  de  1  Europe  il  n'y  en  a 
point  où  l'on  imprime  tant  d'histoires ,  Je  relations,  de  voyages, 
qu'en  France ,  et  point  où  l'on  connaisse  moins  le  génie  et  les 
mœurs  des  autres  nations.  Tant  de  livres  nous  fout  négliger  le  livre 
du  monde;  ou,  si  nous  y  lisons  encore ,  chacun  s'en  tient  à  son 
feuillet.  Quand  le  mot  rcut-on  être  Persan  !  me  serait  inconnu ,  je 
devinerais,  à  l'entendre  dire,  qu'il  vient  du  pays  où  les  préjugés 
nationaux  sont  le  plus  en  règne,  et  du  sexe  qui  les  propage  le 
plus. 

Un  Parisien  croit  «îonnaitre  les  hommes,  et  ne  connaît  que  les 
Français;  dans  sa  ville,  toujours  pleine  d'étrangers,  il  regarde 
chaque  é'ranger  comme  un  uhénomène  extraordinaire  qui  n'a  rien 
d'égal  dans  le  reste  de  l'univers.  Il  faut  avoir  vu  de  près  les  bour- 
geois de  cette  grande  vUle,  il  faut  avoir  vécu  chez  eux  pour  croire 
qu'avec  tan*  d'esprit  ou  puisse  être  aussi  ôtupide.  Ce  qu'il  y  a  de 
bizarre  est  que  chacun  d'eux  a  lu  dix  fois  j)eut-ètre  la  descriptiou 
du  |)ays  dont  un  habitant  va  si  fort  l'émerveiller  **. 
Cesttrop  d'avoir  à  percer  à  la  fois  les  oréjugés  des  auteurs  et 

*  [  «  Fasclietise  sufHsancc  qu'une  suffisance  purement  livresque  !  A  l'ap- 
prentissage de  la  phitosophic ,  tout  ce  qui  se  présente  à  nxs  yeulx  sort  de 
livre.  Ce  grand  monde  est  le  niiruiier  où  il  fuult  regarder  jMJur  nous 
cognoistrc  de  bon  biais.  Soiinne,  je  veux  que  ce  soit  le  livre  do  niou  es- 
ctiolier.  »  xMoNTAiGNk,  liv.  I,  cli.  xxv.] 

•"  [  «  L'auie  y  a  (dans  les  n  oyages;  une  continuelle  cxercitation  à  reinar- 
(pier  les  ehosiîs  incogiicues  et  nouvelles;  et  je  ne  sçacho  point  meilleure 
escliote  .'i  faeoniier  la  vie  ipie  de  lui  proposer  ini'ess.unment  ta  diversité  de 
tant  d'aiiltres  vies,  f.tntasies  et  usanc^'s.  et  luy  faire  gouster  une  si  [>cr- 
|>eluetle  varieti^  de  formes  de  Uostre  nature...  j'ai  lionte  de  veoir  luw  hoin- 
iiies  euyvre/.  de  celte  sotte  humeur  de  saffarouelier  des  formes  contraire» 
aux  leurs  :  il  leur  scml>le  estre  hors  de  leur  élément  :  cpiand  ils  s<int  hoi-s 
de  leur  village,  où  cpiils  aillent  ils  se  tiemient  ,i  l-urs  façons,  et  abominent 
les estrangieres.  »  Moxtàium:,  liv.  111,  cliap.  ix.] 


LIVIΠ V.  561 

les  nôtres  pour  arriver  à  lu  vérité.  J'ai  passé  ma  vie  à  lire  des  re- 
lations de  voyages ,  et  je  n'en  ai  jamais  trouve  deux  qui  m'aient 
donné  la  même  idée  du  même  peuple.  En  comparant  le  peu  que 
je  pouvais  observer  avec  ce  que  j'avais  lu ,  j'ai  lini  par  laisser  là 
les  voyageurs,  et  regretter  le  temps  que  j'avais  donné  pour  m'ins- 
truire  à  leur  lecture ,  bien  convaincu  qu'en  fait  d'observations  de 
toute  espèce  il  ne  faut  pas  lire ,  il  faut  voir.  Cela  serait  vrai  dans 
rctte  occasion ,  quand  tous  les  voyageurs  seraient  sincères ,  qu'ils 
ne  diraient  que  ce  qu'ils  ont  vu  ou  c*  qu'ils  croient,  et  qu'ils  ue 
déguiseraient  la  vérité  que  par  les  fausses  couleurs  qu'elle  prend 
à  leurs  yeux.  Que  doit-ce  être  quand  il  la  faut  démêler  encore  a 
travers  leurs  mensonges  et  leur  mauvaise  foi  ? 

Laissons  donc  la  ressource  des  livres  qu'on  nous  vante  à  ceux 
qui  sont  faits  pour  s'en  contenter.  Elle  est  bonne ,  ainsi  que  l'art 
lie  Raimond  Lulle,  pour  apprendre  à  babiller  de  ce  qu'on  ne  sait 
point  *.  Elle  est  bonne  pour  dresser  des  Platons  de  quinze  ans  a 
philosopher  dans  des  cercles,  et  a  instruire  une  compagnie  des 
usages  de  l'Egypte  et  des  Indes ,  sur  la  fui  de  Paul  Lucas  ou  de 
Tavernier. 

Je  liens  pour  maxime  incontestable  que  quiconque  n'a  vu 
qu'un  peuple ,  au  lieu  de  connaître  les  hommes  ne  connaît  que 
les  gens  avec  lesquels  il  a  vécu.  Voici  donc  encore  une  autre  ma- 
nière de  poser  la  même  question  des  voyages  :  Suffit-il  qu'un 
homme  bien  élevé  ne  connaisse  que  ses  compatriotes;  ou  s'il  lui 
importe  de  connaître  les  hommes  en  général .'  Il  ne  reste  plus  ici 
ni  dispute  ni  doute.  Voyez  combien  la  solution  d'une  question 
difficile  dépend  quelquefois  de  la  manière  de  la  poser. 

Mais,  pour  étudier  les  hommes,  faut-il  parcourir  la  terre  en- 
tière ?  Faut-il  aller  au  Japon  observer  les  Européens  ?  Pour  connai. 
trc  l'espèce  faut-il  connaître  tous  les  individus?  Non  :  il  y  a  des 
hommes  qui  se  ressemblent  si  fort ,  que  ce  n'est  pas  ia  peine  de 
les  étudier  séparément.  Qui  a  vu  dix  Français  les  a  tous  vus. 
Quoiqu'on  n'en  puisse  pas  dire  autant  des  Anglais  et  de  quelques 
autres  peuples ,  il  est  pourtant  certain  que  chaque  nation  a  son 
caractère  propre  et  s|)écilique,  qui  se  tire  par  induction ,  non  de 


•  [Ba>iiion.l  I.iille,  né  h  Majorque  en  I23fi,  et  surnomme  h  Docteur 
illuminé ,  avait  dam  son  temps  la  nputation  d'un  es|)rit  universel.  Il  n 
^.rit  de»  trniir$  sur  toute»  les  science!»,  dont  le  sljie  et  les  idées  »onl  digne» 
du  Mccle  ou  II  a  vécu.]  Note  de  M.  Petituin. 


562  EMILE. 

l'observation  d'un  seul  de  ses  membres ,  mais  de  plusieurs.  Celui 
qui  a  comparé  dix  peuples  connaît  les  hommes ,  comme  celui  qui  a 
vu  dix  Fiançais  connaît  les  Français. 

Il  ne  suffit  pas  pour  s'instruire  de  courir  les  pays ,  il  faut  savoir 
voyager.  Pour  observer  il  faut  avoir  des  yeux  ,  et  les  tourner  vers 
l'objet  qu'on  veut  connaître.  Il  y  a  beaucoup  de  gens  que  les  voya- 
ges instruisent  encore  moins  que  les  livres ,  parce  qu'ils  ignorent 
l'art  de  penser;  que,  dans  la  lecture,  leur  esprit  est  au  moins 
guidé  par  l'auteur,  et  que ,  dans  leurs  voyages ,  ils  ne  savent  rien 
voir  d'eux-mêmes.  D'autres  ne  s'instruisent  point,  parce  qu'ils  ne 
veulent  pas  s'instruire.  Leur  objet  est  si  différent,  que  celui-là  ne 
les  frappe  guère  ;  c'est  grand  hasard  si  l'on  voit  exactement  ce 
qu'on  ne  se  soucie  point  de  regarder.  De  tous  les  peuples  du  monde 
le  Français  est  celui  qui  voyage  le  plus  ;  mais ,  plein  de  ses  usages , 
il  confond  tout  ce  qui  n'y  ressemble  pas.  Il  y  a  des  Français  dans 
tous  les  coins  du  monde.  Il  n'y  a  point  de  pays  où  l'on  trouve  plus 
de  gens  qui  aient  voyagé  qu'on  en  trouve  en  France.  Avec  cela 
pourtant,  de  tous  les  peuples  de  l'Europe,  celui  qui  en  voit  le 
plus  les  connaît  le  moins.  L'Anglais  voyage  aussi,  mais  d'une  au- 
tre manière  ;  il  faut  que  ces  deux  peuples  soient  contraires  en 
tout.  La  noblesse  anglaise  voyage ,  la  noblesse  française  ne  voyage 
point;  le  peuple  français  voyage,  le  peuple  anglais  ne  voyage 
point.  Cette  différence  me  parait  honorable  au  dernier.  Les  Fran- 
çais ont  presque  toujours  quelque  vue  d'intérêt  dans  leurs  voyages  : 
mais  les  Anglais  ne  vont  point  chercher  fortune  chez  les  autres 
nations,  si  ce  n'est  par  le  commerce  et  les  mains  pleines;  quand 
ils  y  voyagent,  c'est  pour  y  verser  leur  argent ,  non  pour  vivre 
d'industrie;  ils  sont  trop  fiers  pour  aller  ramper  hors  de  chez  eux. 
Cela  fait  aussi  qu'ils  s'instruisent  mieux  chez  l'étranger  que  ne 
font  les  Français ,  qui  ont  un  tout  autre  objet  en  tête.  Les  Anglais 
ont  pourtant  aussi  leurs  préjugés  nationaux ,  et  ils  en  ont  même 
plus  que  personne  ;  mais  ces  préjugés  tiennent  moins  à  l'ignorance 
(ju'à  la  passion.  L'Anglaisa  les  préjugés  de  l'orgueil,  et  le  Fran- 
çais ceux  de  la  vanité. 

Comme  les  peuples  les  moins  cultivés  sont  généralement  les 
plus  sages,  ceux  qui  voyagent  le  moins  voyagent  le  mieux  ;  parce 
qu'étant  moins  avancés  que  nous  dans  nos  recherches  frivoles, 
cl  moi!;p  occu[)és  des  objets  de  notre  vaine  curiosité,  ils  donnent 
loute  leur  attention  à  ce  qui  est  véritablement  utile.  Je  ne  connais 


LIVTIE  V.  563 

guère  que  les  Espagnols  qui  voyagent  de  cette  manière.  Tandis 
qu'un  Français  court  chez  le»  artistes  d'un  pays ,  qu'un  Anglais 
en  fait  dessiner  quelque  antique,  et  qu'un  Allemand  porte  son 
album  chez  tous  les  savants ,  l'Espagnol  étudie  en  silence  le  gou- 
vernement ,  les  mœurs ,  la  police  ;  et  il  est  le  seul  des  quatre  qui , 
de  retour  chez  lui ,  rapporte  de  ce  qu'il  a  vu  quelque  remarque 
utile  à  son  pays. 

Les  anciens  voyageaient  peu ,  lisaient  peu ,  faisaient  peu  de  li- 
vres ;  et  pourtant  on  voit,  dans  ceux  qui  nous  restent  d'eux ,  qu'ils 
»*obser>aient  mieux  les  uns  les  autres  que  nous  n'observons  nos 
:x)ntemporains.  Sans  remonter  aux  écrits  d'Homère ,  le  seul  poète 
qui  nous  transporte  dans  le  pays  qu'il  nous  décrit ,  on  ne  peut 
-efuser  à  Hérodote  l'honneur  d'avoir  peint  les  mœurs  dans  son 
histoire ,  quoiqu'elle  soit  plus  en  narraUons  qu'en  réflexions,  mieux 
que  ne  font  tous  nos  historiens  en  chargeant  leurs  livres  de  por- 
traits et  de  caractères.  Tacite  a  mieux  décrit  les  Germains  de  son 
temps  qu'aucun  écrivain  n'a  décrit  les  Allemands  d'aujourd'hui. 
Incontestablement  ceux  qui  sont  versés  dans  l'histoire  ancienne 
connaissent  mieux  les  Grecs ,  les  Carthaginois ,  les  Romains ,  les 
(iaulois,  les  Perses,  qu'aucun  peuple  de  nos  jours  ne  connait  ses 
voisins. 

Il  faut  avouer  aussi  que  les  caractères  originaux  des  peuples, 
s'effaçant  de  jour  en  jour,  deviennent  en  même  raison  plus  diffici- 
les à  saisir.  A  mesure  que  les  races  se  mêlent  et  que  les  peuples 
se  confondent ,  on  voit  peu  à  peu  disparaître  ces  différences  na- 
tionales qui  frappaient  jadis  au  premier  coup  d'œil.  Autrefois  cha- 
que nation  restait  plus  renfermée  en  elle-même ,  il  y  avait  moins 
de  communications ,  moins  de  voyages ,  moins  d'intérêts  com- 
muns ou  contraires ,  moins  de  liaisons  politiques  et  civiles  de  peu- 
ple à  peuple ,  point  tant  de  ces  tracasseries  royales  appelées  négo- 
ciations, point  d'ambass<»deurs  ordinaires  ou  résidant  continuel- 
lement ;  les  grandes  navigations  étaient  rares  ;  il  y  avait  peu  de 
•commerce  éloigné  ;  et  le  peu  qu'il  y  en  avait  était  fait  ou  jar  le 
prince  même ,  qui  s'y  servait  d'étrangers  ;  ou  par  des  gens  mé- 
prisés ,  qui  ne  donnaient  le  ton  à  personne  et  ne  rapprochaient 
point  les  nations.  Il  y  a  cent  fois  plus  de  liaisons  maintenant  entre 
i'Europe  et  l'Asie  qu'il  n'y  en  avait  jadis  entre  la  Gaule  et  l'Espa- 
gne :  l'Europe  seule  était  plus  éparse  que  la  terre  entière  ne  l'est 
Aujourd'hui. 


à€A  LMILE. 

Ajoutez  à  cela  que  les  anciens  peuples ,  se  regardant  la  plupart 
comme  aulochthones ,  ou  originaires  de  leur  propre  jiays ,  l'occu- 
paient depuis  assez  longtemps  pour  avoir  perdu  la  mémoire  des 
siècles  reculés  où  leurs  ancêtres  s'y  étaient  établis ,  et  pour  avoir 
laissé  le  temps  au  climat  de  faire  sur  eux  des  impressions  durables; 
au  lieu  que,  parmi  nous,  après  les  invasions  des  Romains,  les 
récentes  émigrations  des  barbares  ont  tout  mêlé,  tout  confondu. 
Les  Français  d'aujourd'hui  ne  sont  plus  ces  grands  corps  blonds 
et  blancs  d'autrefois  ;  les  Grecs  ne  sont  plus  ces  beaux  hommes 
faits  pour  servir  de  modèle  à  l'art  ;  la  ligure  des  Romains  eux- 
mêmes  a  changé  de  caractère ,  ainsi  que  leur  naturel  ;  les  Per- 
sans ,  originaires  de  Tartarie ,  perdent  chaque  jour  de  leur  laideur 
primitive,  par  le  mélange  du  sang  circassien  ;  les  Européens  ne  sont 
plus  Gaulois,  Germains,  Ibériens,  Allobroges;  ils  ne  sont  tous 
que  des  Scythes  diversement  dégénérés  quant  à  la  figure,  et  en- 
core plus  quant  aux  mœurs. 

Voilà  pourquoi  les  antiques  distinctions  des  races,  les  qualités 
de  l'air  et  du  terroir,  marquaient  plus  fortement  de  peuple  a 
peuple  les  tempéraments ,  les  figures ,  les  mœurs ,  les  caractères, 
que  tout  cela  ne  peut  se  marquer  de  nos  jours,  où  l'inconstance 
européenne  ne  laisse  à  nulle  cause  naturelle  le  temps  de  faire  ses 
impressions,  et  où  les  forêts  abattues,  les  marais  desséchés,  !a 
terre  plus  uniformément,  quoique  plus  mal  cultivée,  ne  laissent 
plus ,  même  au  physique  ,  la  même  différence  de  terre  à  terre  et 
de  pays  à  pays. 

Peut-être ,  avec  de  semblables  réflexions ,  se  presserait-on  moins 
de  tourner  en  ridicule  Hérodote,  Ctésias,  Pline,  pour  avoir  rr- 
préscnté  les  habitants  de  divers  pays  avec  des  traits  originaux 
et  des  différences  marquées  que  nous  ne  leur  voyons  plus.  Il  fau- 
drait retrouver  les  mêmes  hommes  pour  reconnaître  en  eux  les 
mêmes  figures  ;  il  faudrait  que  rien  ne  les  eût  changés  pour  qu'ils 
fussent  restés  les  mêmes.  Si  nous  pouvions  considérer  à  la  fois 
tous  les  hommes  qui  ont  été ,  peut-on  douter  que  nous  ne  les  trou- 
vassions plus  varies  de  siècle  a  siècle ,  qu'on  ne  les  trouve  aujour- 
d'hui de  nation  à  nation .' 

En  même  temps  que  les  observations  deviennent  plus  difficiles , 
elles  se  font  plus  négligemment  et  plus  mal  :  c'est  une  autre  rai- 
son du  peu  de  succès  de  nos  recherches  dans  l'histoire  naturellit 
du  gTre  humain.  L'instruction  qu'on  relire  des  voyages  so  rap- 


LIVRE  V.  5C5 

porte  à  l'objet  qui  les  fait  entreprendre.  Quand  cet  objet  est  un 
système  de  pbilosophic,  le  voyageur  ne  voit  jamais  que  ce  qu'il 
veut  voir  :  quand  cet  objet  est  l'intérêt,  il  absorbe  toute  l'atten- 
tion de  ceux  qui  s'y  livrent.  Le  commerce  et  les  arts,  qui  mêlent 
et  confondent  les  peuples,  les  empêchent  aussi  de  s'étudier.  Quand 
ils  savent  le  profil  qu'ils  peuvent  faire  l'un  avec  l'autre  ,  qu'ont- 
ils  de  plus  à  savoir? 

Il  est  utile  à  l'homme  de  connaître  tous  les  lieuv  où  l'on  peut 
\  ivre ,  afin  de  choisir  ensuite  ceux  où  l'on  peut  vivre  le  plus  com- 
modément. Si  chacun  se  suffisait  à  lui-même,  il  ne  lui  importe- 
rait de  connaître  que  l'étendue  du  pays  qui  peut  le  nourrir.  Le 
sauvage,  qui  n'a  besoin  de  personne  et  ne  convoite  rien  au  monde, 
ne  connaît  et  ne  cherche  à  connaître  d'autre  pays  que  le  sien.  S'il 
est  forcé  de  s'étendre  pour  subsister,  il  fuit  les  lieux  habités  par  les 
hommes ,  il  n'en  veut  qu'aux  bêtes ,  et  n'a  besoin  que  d'elles  pour 
se  nourrir.  Mais  pour  nous,  à  qui  la  vie  civile  est  nécessaire,  et 
(jui  ne  pouvons  plus  nous  passer  de  manger  des  hommes,  l'inté- 
rêt de  chacun  de  nous  est  de  fréquenter  les  pays  où  l'on  en  trouve 
le  plus.  Voilà  pourquoi  tout  afflue  à  Rome ,  à  Paris ,  à  Londres, 
("est  toujours  dans  les  capitales  que  le  sang  humain  se  vend  à  "^ 
meilleur  marché.  Ainsi  l'on  ne  connaît  que  les  grands  peuples , 
et  les  grands  peuples  se  ressemblent  tous. 

Nous  avons,  dit-on,  des  savants  qui  voyagent  pour  s'instruire, 
(  'est  une  erreur  ;  les  savants  voyagent  par  intérêt  comme  les  au- 
tres. Les  Platon,  les  Pythagore,  ne  se  trouvent  plus,  ou  s'il  y  en 
a  ,  c'est  bien  loin  de  nous.  Nos  savants  ne  voyagent  que  par  or- 
dre de  la  cour  ;  on  les  dépêche  ,  on  les  défraye ,  on  les  paye  pour 
voir  tel  ou  tel  objet ,  qui  très-sùrement  n'est  pas  un  objet  moral. 
Ils  doivent  tout  leur  temps  à  cet  objet  unique  ;  ils  sont  trop  honnê- 
tes gens  pour  voler  leur  argent.  Si ,  dans  quelque  pays  que  ce 
\Miisse  être,  des  curieux  voyagent  à  leurs  dépens,  ce  n'est  jamais 
\H)ur  étudier  les  hommes,  c'est  pour  les  instruire.  Ce  n'est  pas 
de  science  qu'ils  ont  besoin,  mais  d'ostentation.  Comment  appren- 
draient-ils dans  leurs  voyages  à  secouer  le  joug  de  l'opinion  ?  ih 
ne  les  font  que  pour  elle. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  voyager  pour  voir  du  pays  oq 
[K)ur  voir  des  peuples.  Le  premier  objet  est  toujours  celui  des 
curieux ,  l'autre  n'est  [)our  eux  qu'accessoire.  Ce  doit  être  tout 
le  contraire  pour  celui  qui  veut  philosopher.  L'enfant  observe  les 

48 


566  EMILE. 

choses ,  en  attendant  qu'il  puisse  observer  les  liomnacs.  L'homme 
doit  commencer  par  observer  ses  semblables  ,  et  puis  il  observe 
les  choses  s'il  en  a  !e  temps. 

C'est  donc  mal  raisonner  que  de  conclure  que  les  voyages  sont 
inutiles  ,  de  ce  que  nous  voyageons  mal.  Mais  l'utilité  des  voya- 
ges reconnue,  s'ensuivra-t-il  qu'ils  conviennent  à  tout  le  monde? 
Tant  s'en  faut;  ils  ne  conviennent  au  contraire  qu'à  très-peu  de 
gens,  ils  ne  conviennent  qu'aux  hommes  assez  fermes  sur  eux-mê- 
mes pour  écouter  les  leçons  de  l'erreur  sans  se  laisser  séduire,  et 
pour  voir  l'exemple  du  vice  sans  se  laisser  entraîner.  Les  voyages 
poussent  le  naturel  vers  sa  pente  ,  et  achèvent  de  rendre  l'homme 
bon  ou  mauvais.  Quiconque  revient  de  courir  le  monde  est  à  son 
retour  ce  qu'il  sera  toute  sa  v  ie  :  il  en  revient  plus  de  méchants  que 
de  bons ,  parce  qu'il  en  part  plus  d'enclins  au  mal  qu'au  bien. 
Les  jeunes  gens  mal  élevés  et  mal  conduits  contractent  dans  leuis 
voyages  tous  les  vices  des  peuples  qu'ils  fréquentent ,  et  pas  un« 
des  vertus  dont  ces  vices  sont  mêlés  :  mais  ceux  qui  sont  heureu- 
sement nés,  ceux  dont  on  a  bien  cultivé  le  bon  naturel,  et  qui 
voyagent  dans  le  vrai  dessein  de  s'instruire,  reviennent  tous 
meilleurs  et  plus  sages  qu'ils  n'étaient  partis.  Ainsi  voyagera  nwn 
Emile  :  ainsi  avait  voyagé  ce  jeune  homme ,  digne  d'un  raeille<ir 
siècle ,  dont  l'Europe  étonnée  admira  le  mérite ,  qui  mourut  pour 
son  pays  à  la  fleur  de  ses  ans ,  mais  qui  méritait  de  vivre,  et  dont 
la  tombe ,  ornée  de  ses  seules  vertus ,  attendait  pour  être  honorée 
qu'une  main  étrangère  y  semât  des  fleurs. 

Tout  ce  qui  se  fait  par  raison  doit  avoir  ses  règles.  Les  voyages, 
pris  comme  une  partie  de  l'éducation ,  doivent  avoir  les  leurs. 
Voyager  pour  voyager,  c'est  errer,  être  vagabond;  voyager 
pour  s'instruire  est  encore  un  objet  trop  vague  :  l'instruction  qui 
n'a  pas  un  but  déterminé  n'est  rien,  .le  voudrais  donner  au  jeune 
homme  un  intérêt  sensible  à  s'instruire,  et  cet  intérêt  bien  choisi 
fixerait  encore  la  naltn-e  de  l'instruction.  C'est  toujours  la  suite 
de  la  méthode  que  j'ai  taché  de  pratiiiuer. 
/  Or,  après  s'être  consiiléré  par  ses  rapports  physiques  avec  les 
V  antres  êtres ,  par  ses  rapports  moraux  avec  les  autres  hommes , 
il  lui  reste  à  se  considérer  par  ses  rapports  civils  avec  ses  conci- 
toyens. Il  faut  pour  cela  qu'il  commence  par  étudier  la  nature  du 
gouvernement  en  général ,  les  diverses  formes  de  gouvernement, 
et  enfin  le  gouvernement  particulier  sous  lequel  il  est  né ,  pour 


LIVRE  V.  5«7 

savoir  s'il  lui  convient  d'y  vivre  ;  car,  par  un  droit  que  rien  ne 
pout  abroger,  cliaquc  homme,  en  devenant  majeur  et  maître  de 
lui-même ,  devient  maître  aussi  de  renoncer  au  contrat  par  lequel 
il  tient  à  la  communauté ,  en  quittant  le  pays  dans  lequel  elle  est 
établie.  Ce  n'est  que  par  le  séjour  qu'il  y  fait  après  l'âge  de  raison 
qu'il  est  censé  confirmer  tacitement  l'engagement  qu'ont  pris  ses 
ancêtres.  Il  acquiert  le  droit  de  renoncer  à  sa  patrie  comme  à  la 
succession  de  son  père  :  encore ,  le  lieu  de  la  naissance  étant  un 
don  de  la  nature ,  te<le-t-on  du  sien  en  y  renonçant.  Par  le  droit  ri- 
goureux ,  chaque  homme  reste  libre  à  ses  risques  en  quelque  lieu 
qu'il  naisse ,  à  moins  qu'il  ne  se  soumette  volontairement  aux  lois 
pour  acquérir  le  droit  d'en  cire  protégé.    / 

Je  lui  dirais  donc ,  par  exemple  :  Jusqli'ici  vous  avez  vécu  sous 
ma  direction ,  vous  étiez  hors  d'état  de  vous  gouverner  vous- 
même.  Mais  vous  approchez  de  l'âge  où  les  lois,  vous  laissant  la 
disposition  de  votre  bien ,  vous  rendent  maître  de  votre  personne. 
Vous  allez  vous  trouver  seul  dans  la  société ,  dépendant  de  tout , 
même  de  votre  patrimoine.  Vous  avez  en  vue  un  établissement , 
celte  vue  est  louable,  elle  est  un  des  devoirs  de  l'homme  ;  mais, 
avant  de  vous  marier,  il  faut  savoir  quel  homme  vous  voulez  être , 
à  quoi  vous  voulez  passer  votre  vie,  quelles  mesures  vous  voulez 
prendre  pour  assurer  du  pain  à  vous  et  à  votre  famille  ;  car ,  bien 
qu'il  ne  faille  pas  faire  d'un  tel  soin  sa  principale  affaire  ,  il  y  faut 
pourtant  songer  une  fois.  Voulez-vous  vous  engager  dans  la  dépen- 
dance des  hommes  que  vous  méprisez  ?  Voulez- vous  établir  votre 
fortune  et  fixer  votre  état  par  des  relations  civiles  qui  vous  met- 
tront sans  cesse  à  la  discrétion  d'autrui,  et  fous  forceront,  pour 
échapper  aux  fripons ,  de  devenir  fripon  vous-même  ? 

Là-dessus  je  lui  décrirai  tous  les  moyens  possibles  de  faire  va- 
loir son  bien,  soit  dans  le  commerce,  soit  dans  les  charges,  soit 
dans  la  finance  ;  et  je  lui  montrerai  qu'il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne 
lui  laisse  des  risques  à  courir,  qui  ne  le  mette  dans  un  étal  pré- 
caire et  dépendant ,  et  ne  le  force  de  régler  ses  mœurs ,  ses  senti- 
ments, sa  conduite ,  sur  l'exemple  et  les  préjugés  d'autrui. 

II  y  a,  lui  dirai-je,  un  autre  moyen  d'employer  son  temps  et 
sa  personne,  c'est  de  se  mettre  au  semce ,  c'est-à-dire  de  se  louer 
à  très-bon  compte  pour  aller  tuer  des  gens  qui  ne  nous  ont  point 
fait  de  mal.  Ce  métier  est  en  grande  estime  parmi  les  hommes, 
et  ils  font  un  cas  extraordinaire  de  ceux  qui  ne  sont  l)ons  qu'à 


568  ÉMILi:. 

cela.  Au  surplus,  loin  de  vous  dispenser  des  «autres  ressources, il  '■ 
ne  vous  les  rend  que  plus  nécessaires  ;  car  il  entre  aussi  dans  l'hon-  ' 
neur  de  cet  état  de  ruiner  ceux  qui  s'y  dévouent.  Il  est  vrai 
qu'ils  ne  s'y  ruinent  pas  tous  ;  la  mode  vient  même  insensiblement 
de  s'y  enrichir  comme  dans  les  autres  :  mais  je  doute  qu'en  vous 
expliquant  comment  s'y  prennent  pour  cela  ceux  qui  réussis- 
sent, je  vous  rende  curieux  de  les  imiter. 

Vous  saurez  encore  que ,  dans  ce  métier  même  ,  il  ne  s'agit  plus 
de  courage  ni  de  valeur,  si  ce  n'est  peut-être  auprès  des  femmes; 
qu'au  contraire  le  plus  rampant,  le  plus  bas,  le  plusservile,  est 
toujours  le  plus  honoré  ;  que  si  vous  vous  avisez  de  vouloir  faire 
tout  do  bon  votre  métier,  vous  serez  méprisé ,  haï ,  chassé  peut- 
être  ,  tout  au  moins  accablé  de  passe-droits ,  et  supplanté  par  tous 
vos  camarades,  pour  avoir  fait  votre  service  à  la  tranchée  tandis 
qu'ils  faisaient  le  leur  à  la  toilette. 

On  se  doute  bien  que  tous  ces  emplois  divers  ne  seront  pas 
fort  du  goût  d'Éraile.  Hé  quoi  !  me  dira-t-il ,  ai-je  oublié  les  jeux 
de  mon  enfance?  ai-je  perdu  mes  bras?  ma  force  est-elle  épuisée? 
ne  sais-je  plus  travailler?  Que  m'importent  tous  vos  beaux  emplois 
et  toutes  les  sottes  opinions  des  hommes  ?  .le  ne  connais  point 
d'autre  gloire  que  d'être  bienfaisant  et  juste;  je  ne  connais  point 
d'autre  bonheur  que  de  vivre  indépendant  avec  ce  qu'on  aime , 
en  gagnant  tous  les  jours  de  l'appétit  et  de  la  santé  par  son  travail. 
Tous  ces  embarras  dont  vous  me  parlez  ne  me  touchent  guère.  .le 
ne  veux  pour  tout  bien  qu'une  petite  métairie  dans  quelque  coin 
du  monde.  Je  mettrai  toute  mon  avarice  à  la  faire  valoir  ;  et  je 
vivrai  sans  inquiétude.  Sophie  et  mon  champ,  et  je  serai  riche. 

Oui,  mon  ami,  c'est  assez  pour  le  bonheur  du  sage  d'une  femme 
et  d'un  champ  qui  soient  à  lui  ;  mais  ces  trésors ,  bien  (jue  modes- 
tes ,  ne  sont  pas  si  communs  que  vous  pensez.  Le  plus  rare  est 
trouve  pour  vous;  parlons  de  l'autre. 

Un  champ  qui  soit  à  vous ,  cher  Emile  !  et  dans  quel  lieu  le 
choisirez-vous?  En  quel  coin  de  la  terre  pourrez-vous  dire  :  Je 
suis  ici  mon  maître,  et  celui  du  terrain  qui  m'aiiparlient?  On  sait 
en  quels  lieux  il  est  aisé  de  se  faire  riche;  mais  qui  sait  où  l'on 
peut  se  passer  de  l'être  ?  Qui  sait  où  l'on  peut  vivre  indépendant 
et  libre ,  sans  avoir  besoin  de  faire  mal  à  personne  et  sans  crainte 
d'en  recevoir?  Croyez-vous  que  le  pays  où  il  est  toujours  permis 
d'être  honnête  homme  soit  si  facile  à  trouver?  S'il  est  quelque 


LIVRE  V.  À69 

ino)'cn  légiliine  el  sur  de  subsister  sans  intrigue,  san&affaire,  sans 
dépendance,  c'est,  j'en  conviens,  de  vivre  du  travail  de  ses  mains, 
en  cultivant  sa  propre  terre  :  mais  où  est  l'État  ou  l'on  peut  se 
dire,  La  terre  que  je  foule  est  à  moi?  Avant  de  choisir  cette  heu- 
reuse terre ,  assurez-vous  bien  d'y  trouver  la  paix  que  vous  cher- 

hez;  gardez  qu'un  gouvernement  violent,  qu'une  religion  persé- 

iitanle ,  que  des  mœurs  perverses ,  ne  vous  y  viennent  troubler. 
Mettez-vous  à  l'abri  des  impôts  sans  mesure  qui  dévoreraient  le 
:  mit  de  vos  peines ,  des  procès  sans  fin  qui  consumeraient  votre 

mds.  Faites  en  sorte  qu'en  vivant  justement  vous  n'ayez  point 
i  faire  votre  cour  à  des  intendants ,  à  leurs  substituts ,  à  des  ju- 
40s  ,  à  des  prêtres ,  à  de  puissants  voisins ,  à  des  fripons  de  tout* 
'>>pèce ,  toujours  prêts  à  vous  tourmenter  si  vous  les  négligez. 
Mettez-vous  surtout  "à  labri  des  vexations  des  grands  et  des 
:  iches;  songez  que  partout  leurs  terres  peuvent  confiner  à  la  vi- 
:iie  de  Naboth.  Si  votre  malheur  veut  qu  un  homme  en  place 
ichète  ou  bâtisse  une  maison  près  de  votre  chaumière ,  répondez- 
vous  qu'il  ne  trouvera  pas  le  moyen,  sous  quelque  prétexte,  d'en- 
\  ,ihir  votre  héritage  pour  s'arrondir;  ou  que  vous  ne  verrez  pas,  dès 

li-main  peut-être,  absorber  toutes  vos  ressources  dans  un  large 
-rand  chemin?  Que  si  vous  vous  consei-vez  du  crédit  pour  parer 

i  tous  ces  inconvénients,  autant  vaut  conserver  aussi  vos  riches- 
-l's,  car  elles  ne  vous  coûteront  pas  plus  à  garder.  La  richesse  et 

■  crédit  s'élayent  mutuellement;  1  un  se  soutient  toujours  mal 
Nins  l'autre. 
J'ai  plus  d'expérience  que  vous.,  cher  Emile;  je  vois  mieux  la 

lifficulté  devotreprojct.il  est  bcaupourtant,  il  est  honnête,  il  vous 
ri  iidrait  heureux  en  effet  :  efforçons-nous  de  l'exécuter.  J'ai  une 
proposition  à  vous  faire  :  consacrons  les  deux  ans  que  nous  avons. 
l)ris  jusqu'à  votre  retour  à  choisir  un  asile  en  Europe  où  vous  puis- 
siez vivre  heureux  avec  votre  famille ,  à  l'abri  de  tous  les  dangers 
dont  je  viens  de  vous  parler.  Si  nous  y  réussissons ,  vou»  aurez 
trouvé  le  vrai  bonheur  vainement  cherché  par  tant  d'autres  ,  et 
vous  n'aurez  pas  regret  à  votre  temps.  Si  nous  ne  réussissons  pas, 
vous  serez  guéri  d'une  chimère;  vous  vous  consolerez  d'un  mal- 
heur inévitable,  et  vous  vous  soumettrez  à  la  loi  de  la  nécessite. 
Je  ne  sais  si  tous  mes  lecteurs  apercevront  jusqu'où  va  noui 
mener  cette  recherche  ainsi  proposée;  mais  je  sais  bien  que  si  , 
au  retour  de  se»  voyages,  commcncéâ  et  continues  dans  cette  vue  >. 

48. 


570  r.MILE. 


Éuiile  n'en  rcvieiu  pus  verse  clans  toutes  les  matières  de  gouver- 
nement, de  mœurs  publiques  et  de  maximes  d'État  de  toute  es- 
pèce ,  ii  faut  que  lui  ou  moi  soyons  bien  dépourvus ,  l'un  d'intel- 
ligence ,  l'autre  de  jugement . 

•>  Le  droit  politique  est  encore  à  naître ,  et  il  est  à  présumer 
qu'il  ne  naîtra  jamais.  Grotius,  le  maître  de  tous  nos  savanta  en 
cette  partie,  n'est  qu'un  enfant,  et,  qui  pis  est,  un  enfant  de 
mauvaise  foi.  Quand  j'entends  élever  Grotius  jusqu'aux  nues  et 
couvrir  Ilobbes  d'exécration  ,  je  vois  combien  d'hommes  senséi 
lisent  ou  comprennent  ces  deux  auteurs.  La  vérité  est  que  leurs 
principes  sont  exactement  semblables,  ils  ne  diffèrent  que  par  les 
expressions.  Ils  diffèrent  aussi  par  la  méthode.  Ilobbes  s'appuie 
sur  des  sophismes,  et  Grotius  sur  des  poètes  :  tout  le  reste  leur  est 
commun. 

Le  seul  moderne  en  état  de  créer  cette  grande  cl  inutile  science 
eût  été  l'illustre  Montesquieu.  Mais  il  n'eut  garde  de  traiter  des 
principes  du  droit  politique  ;  i!  se  contenta  de  traiter  du  droit 
positif  des  gouvernements  établis;  et  rien  au  monde  n'est  plus 
différent  que  ces  deux  études. 

Celui  pourtant  qui  veut  juger  sainement  des  gouvernements  tels 
(ju'ils  existent  est  obligé  de  les  réunir  toutes  deux  ;  il  faut  savoir 
"/^ce  qui  doit  être,  pour  bien  juger  de  ce  qui  est.  La  plus  grande 
difficulté  pour  éclaircir  ces  importantes  matières  est  d'intéresser 
un  particulier  à  les  discuter,  de  répondre  ;i  ces  deux  questions , 
Que  m'importe?  et,  Qu'y  puis-je  faire .»  Nous  avons  mis  notre 
Emile  en  état  de  se  répondre  à  toutes  deux. 

La  deuxième  difficulté  vient  des  préjugés  de  l'enfance,  des 
maximes  dans  lesquelles  on  a  été  nourri ,  surtout  de  la  partialité 
des  auteurs ,  qui,  parlant  toujours  de  la  vérité,  dont  ils  ne  se  sou- 
cient guère,  ne  songent  qu'à  leur  intérêt,  dont  ils  ne  parlent  point. 
Or,  le  peuple  ne  donne  ni  chaires ,  ni  pensions ,  ni  places  d'acadé- 
mies :  qu'on  juge  comment  ses  droits  doivent  être  établis  par  ces 
gens-là  !  J'ai  fait  en  sorte  que  celte  difficulté  fût  encore  nulle  pour 
Kmile.  A  peine  sait-il  ce  (|ue  c'est  que  gouvernement  ;  la  seule 
chose  qui  lui  importe  est  de  trouver  le  meilleur:  son  objet  n'est 
point  de  faire  des  livres;  et  si  jamais  il  en  fait,  ce  ne  sera  point 
pour  faire  sa  cour  aux  puissances,  mais  jinnr  établir  les  droits  de 
■    l'humanité. 

il  reste  une  troisième  difficulté  plu>  ^pc^,•Knl^c  tjue  M>lidc  ,  cl 


LIVRE  V  571 

que  je  ne  veux  ui  résoudre  ni  proposer  :  il  me  suffit  {(u'elie  n'ef- 
fraye poiul  mon  zèle  ;  bien  sur  qu'en  des  recherches  (Je  cette  es- 
pèce ,  de  grands  talents  sont  moins  nécessaires  qu'un  sincère 
amour  de  la  justice  et  un  vrai  respect  pour  la  vérité.  Si  donc  les 
matières  de  gouvernement  peuvent  être  cquitabicment  traitées, 
en  voici ,  selon  moi ,  le  cas  ,  ou  jamais. 

Avant  d'observer,  il  faut  se  faire  des  règles  pour  ses  observa- 
tions :  il  faut  se  faire  une  échelle  pour  y  rapporter  les  mesures 
qu'on  prend.  Nos  principes  de  droit  politique  sont  celle  échelle. 
Nos  mesures  sont  les  lois  politiques  de  chaque  pays. 

Nos  éléments  seront  clairs ,  simples,  pris  immédiatement  dans 
la  nature  des  choses.  Ils  se  formeront  des  questions  disculées 
entre  nous,  et  que  nous  ne  convertirons  en  princi|)es  que  quand 
elles  seront  suffisamment  résolues. 

Par  exemple ,  remontant  d'abord  à  l'état  de  nature ,  nous  exa- 
minerons si  les  hommes  naissent  esclaves  ou  libres,  associés  ou 
indépendants;  s'ils  se  réunissent  volontairement  ou  par  force  ;  si 
jamais  la  force  qui  les  réunit  peut  former  un  droit  permanent , 
par  lequel  cette  force  antérieure  oblige  ,  même  quand  elle  est  sur- 
montée par  une  autre,  en  sorte  que ,  depuis  la  force  du  roi  Nem- 
brod,  qui,  dit-on,  lui  soumit  les  premiers  peuples,  toutes  les  autres 
forets  qui  ont  dclruil  celle-l;i  soient  devenues  iniques  et  usurpâ- 
toires  ,  et  qu'il  n'y  ait  plus  de  légitimes  rois  que  les  descendants 
de  Nembrod  ou  ses  ayants-cause;  ou  bien  si  cette  première  fon-e 
venant  à  cesser,  la  force  qui  lui  succède  obliiie  à  son  tour,  et  dé- 
truit Tobligalion  de  l'autre,  en  sorle  qu'on  ne  soit  obligé  d'olK'ir 
qu'autant  qu'on  y  est  forcé,  et  qu'on  en  soit  dispensé  sitôt  qu'on 
peut  faire  résistance  :  droit  qui ,  ce  semble ,  n'ajouterait  pas 
grand'chose  à  la  force ,  et  ne  serait  guère  qu'un  jeu  de  mots. 

Nous  examinerons  si  Ton  ne  peut  pas  «lire  que  toute  maladie 
vient  de  Dieu ,  et  s'il  s'ensuit  pour  cela  que  ce  soit  un  crime 
d'appeler  le  médecin. 

Noos  cxafDinerons  encore  si  l'on  est  oblige  en  conscience  de 
donner  sa  bourse  à  un  bandit  qui  nous  la  demande  sur  im  grand 
chemin,  quand  même  on  pourrait  la  lui  cacher;  car  enfin  le  pistolet 
«|u'il  tient  est  aussi  une  puissance  : 

Si  ce  mot  de  puissance  en  cette  occasion  veut  dire  autre  chose 
qu'une  puissance  légitime,  et  par  conséquent  soumise  aux  lois 
dont  elle  tient  son  être. 


572  EMILE. 

Supi)osé  {|u'oii  lejelte  ce  droit  de  force,  et  qu'on  admette  celui 
de  la  nature  ou  l'autorité  paternelle  comme  principe  des  sociétés, 
nous  rechercherons  la  mesure  de  cette  autorité ,  comment  elle  est 
fondée  dans  la  nature  ,  et  si  elle  a  d'autre  raison  que  l'utilité  de 
l'enfant,  sa  faiblesse ,  et  l'amour  naturel  que  le  père  a  pour  lui  : 
si  donc  la  faiblesse  de  l'enfant  venant  à  cesser,  et  sa  raison  à  mû- 
rir, il  ne  devient  pas  seul  juge  naturel  de  ce  qui  convient  à  sa  con- 
servation ,  par  conséquent  son  propre  maître ,  et  indépendant  de 
tout  autre  homme ,  même  de  son  père  ;  car  il  est  encore  plus  sur 
que  le  fils  s'aime  lui-même,  qu'il  n'est  sur  que  le  père  aime  le  fils  : 

Si ,  le  père  mort,  les  enfants  sont  tenus  d'obéir  à  leur  aine,  ou 
à  quelque  autre  qui  n'aura  pas  pour  eux  l'attachement  naturel 
d'un  père;  et  si ,  de  race  en  race,  il  y  aura  toujours  un  chef  uni- 
que, auquel  toute  la  famille  soit  tenue  d'obéir.  Auquel  cas  on 
chercherait  comment  l'autorité  pourrait  jamais  être  partagée,  et 
de  quel  droit  il  y  aurait  sur  la  terre  entière  plus  d'un  chef  qui  gou- 
vernât le  genre  humain. 

Supposé  que  les  peuples  se  fussent  formes  par  choix ,  nous 
distinguerons  alors  le  droit  du  fait  ;  et  nous  demanderons  si ,  s'é- 
tant  ainsi  soumis  à  leurs  frères ,  oncles  ou  parents ,  non  qu'ils  y 
fussent  obligés ,  mais  parce  qu'ils  l'ont  bien  voulu  ,  cette  sorte  do 
société  ne  rentre  pas  toujours  dans  l'association  libre  et  volon- 
taire. 

Passant  ensuite  au  droit  d'esclavage,  nous  examinerons  si  un 
homme  peut  légitimement  s'aliéner  à  un  autre ,  sans  restriction , 
sans  réserve ,  sans  aucune  espèce  de  condition  ;  c'est-à-dire  s'il 
peut  renoncer  à  sa  personne  ,  à  sa  vie ,  à  sa  raison  ,  à  son  moi ,  à 
toute  moralitédans  ses  actions,  et  cesser  en  un  mot  d'exister  avan» 
sa  mort ,  malgré  la  nature  qui  le  charité  immédiatement  de  sa 
propre  conservation ,  et  malgré  sa  conscience  et  sa  raison,  qui  lui 
prescrivent  ce  qu'il  doit  faire  et  ce  dont  il  doit  s'obstenir. 

Que  s'il  y  a  quehpie  réserve  ,  quelque  restriction  dans  l'acte 
d'esclavage ,  nous  disculerons  si  cet  acte  ne  devient  pas  alors  un 
vrai  contrat ,  dans  le(|uel  chacun  de:i  doux  contractants  ,  n'ayant 
point  on  cotte  qualité  de  supérieur  connnun' ,  restent  leurs  pro- 
pres juges  quant  aux  conditions  du  contrat ,  par  conséquent  li- 

'  S'ils  en  avaient  un.  cv  siipi'ricur  connnun  no  s<Mail  aiitro  nue  Ir  sou- 
verain ;et  alors  le  thuit  ilesdavase ,  foniië  sur  le  droit  de  souvcrainrtt-, 
n'en  serait  pas  le  principe. 


LIVRE  V.  473 

lires  chacun  dans  cette  partie ,  et  maitresde  rompre  sitôt  qu'ils 
s'estiment  lésés. 

Que  si  donc  un  esclave  ne  peut  s'aliéner  sans  réserve  à  son 
maître  ,  comment  un  peuple  peut-il  s'aliéner  sans  réserve  à  son 
chef?  et  si  l'esclave  reste  juge  de  l'observation  du  contrat  par  son 
maître  ,  comment  le  peuple  ne  restera-t-il  pas  juge  de  l'observa- 
tion du  contrat  par  son  chef? 

Forcés  de  revenir  ainsi  sur  nos  pas ,  et  considérant  le  sens  d» 
ce  mot  collectif  de  peuple ,  nous  chercherons  si  pour  l'établir  il  no 
faut  pas  un  contrat ,  au  moins  tacite ,  antérieur  à  celui  que  nou» 
supposons. 

Puisque  avant  de  s'élire  un  roi  le  peuple  est  un  peuple ,  qu'est- 
ce  qui  l'a  fait  tel ,  sinon  le  contrat  social  ?  Le  contrat  social  est 
donc  la  base  de  toute  société  civile ,  et  c'est  dans  la  nature  de  cet 
acte  qu'il  faut  chercher  celle  de  la  société  qu'il  forme. 

Nous  rechercherons  quelle  est  la  teneur  de  cejcontrat ,  et  si  l'on 
ne  peut  pas  à  peu  près  l'énoncer  par  cette  formule  :  «  Chacun  de 
-  nous  met  en  commun  ses  biens,  sa  personne ,  sa  vie,  et  toute 
■  sa  puissance ,  sous  la  suprême  direction  de  ia  volonté  générale, 
"  et  nous  recevons  en  corps  chaque  membre  comme  partie  indi- 
"  visible  du  tout.  » 

Ceci  supposé ,  pour  définir  les  termes  dont  nous  avons  besoin , 
nous  remarquerons  qu'au  lieu  de  la  personne  particulière  de  cha- 
que contractant ,  cet  acte  d'association  produit  un  corps  moral 
et  collectif,  com|)osé  d'autant  de  membres  que  l'assemblée  a  de 
voix.  Celte  personne  publique  prend  en  général  le  nom  de  rorps 
politique,  lequel  est  appelé  par  ses  membres,  état  quand  il  est 
passif,  souverain  quand  il  est  actif,  puissance  en  le  comparant  a 
SOS  semblables.  A  l'égard  des  membres  eux-mêmes,  ils  prennent 
le  nom  de  peuple  collectivement,  et  s'appellent  en  particulier 
citoyens ,  comme  membres  de  la  cité  ou  partici|)ants  à  l'autorité 
souveraine ,  et  sujets ,  comme  soumis  à  la  même  autorité. 

Nous  remarquerons  que  cet  acte  d'association  renferme  un  en- 
gagement réciproque  du  public  et  des  particuliers ,  et  que  chaque 
individu  ,  contractant  pour  ainsi  dire  avec  lui-même ,  se  trouve 
engagé  sous  un  double  rapport ,  savoir  comme  membre  du  sou- 
verain envers  les  particuliers,  cl  comme  membre  de  l'État  euver< 
le  souverain. 

Nous  remarquerons  encore  que  nul  n'étant  tenu  aux  engage- 


»7i  li.MILE. 


ments  qu'on  n'a  pris  qu'avec  soi,  la  délibération  publique,  qui  peut 
obliger  tous  les  sujets  envers  le  souverain  à  cause  des  deux  dit' 
férents  rapports  sous  lesquels  chacun  d'eux  est  envisagé  ,  ne  peut 
obliger  l'État  envers  lui-même.  Par  où  l'on  voit  qu'il  n'y  a  ni 
ne  peut  y  avoir  d'autre  loi  fondamentale  proprement  dite  que  le 
seul  pacte  social.  Ce  qui  ne  signifie  pas  que  le  corps  politique  ne 
puisse  ,  à  certains  égards,  s'engager  envers  aulrui  ;  car,  par  rap- 
port à  rélranger ,  il  devient  alors  un  être  simple ,  un  individu. 

Les  deux  parties  contractantes  ,  savoir  chaque  particulier  et 
le  public,  n'ayant  aucun  supérieur  commun  qui  puisse  juger  leurs 
différends ,  nous  examinerons  si  chacun  des  deux  reste  le  maître 
de  rompre  le  contrat  quand  il  lui  plaît,  c'est-à-dire  d'y  renoncer 
pour  sa  part  sitôt  qu'il  se  croit  lésé. 

Pour  éclaircir  cette  question ,  nous  observerons  que  ,  selon  le 
pacte  social ,  le  souverain  ne  pouvant  agir  que  par  des  volontés 
communes  et  générales ,  ses  actes  ne  doivent  de  même  avoir  que 
des  objets  généraux  et  communs  ^  d'où  il  suit  qu'un  particulier  ne 
saurnit  être  lésé  directement  par  le  souverain  qu'ils  ne  le  soient 
tous  ;  ce  qui  ne  se  peut ,  puisque  ce  serait  vouloir  se  faire  du  mal  à 
soi-même.  Ainsi  le  contrat  social  n'a  jamais  besoin  d'autre  gara.it 
que  la  force  publique ,  parce  que  la  lésion  ne  peut  jamais  venir 
que  des  particuliers;  et  alors  ils  ne  sont  pas  pour  cela  libres  de 
leur  engagement ,  mais  punis  de  l'avoir  viole. 

Pour  bien  décider  toutes  les  questions  semblables,  nous  aurons 
soin  de  nous  rappeler  toujours  que  le  pacte  social  est  d'une  nature 
particulière  ,  et  propre  à  lui  seul ,  en  ce  que  le  peuple  ne  contracte 
qu'avec  lui-même ,  c'est-à-dire  le  peuple  en  corps  comme  sou- 
verain, avec  les  particuliers  comme  sujets  :  condition  qui  fait  tout 
l'arlilice  et  le  jeu  de  la  machine  politique .  et  qui  seule  rend  légi- 
timais, raisonnables  et  sans  danger ,  des  engagements  qui  sans  cela 
seraient  absurdes ,  tyranniques ,  et  sujets  aux  plus  énormes  abus. 

Les  particuliers  ne  s'étant  soumis  qu'au  souverain,  et  l'auto- 
rité souveraine  n'étant  autre  chosfl  que  la  volonté  générale ,  nous 
verrons  comment  chaque  homme ,  obéissant  au  souverain ,  n'o- 
béit qu'à  lui-même,  et  comment  on  est  plus  libre  dans  le  pacto 
social  que  dans  l'état  de  nature. 

Après  avoir  fait  la  comparaison  de  la  liberté  naturelle  avec  la 
liberté  civile  quant  aux  personnes ,  nous  ferons ,  quant  aux  biens , 
celle  du  droit  de  propriété  avec  le  droit  de  souveraineté  ,  du  do- 


LIVRE  V.  575 

naine  particulier  avec  le  domaiDe  éminent.  Si  c'est  sur  le  droit 

ie  propriété  qu'est  fondée  l'autorité  souveraine,  ce  droit  est  celui 

iu'ellc  doit  le  |)!us  respecter;  il  est  inviolable  et  sacré  pour  elle 

i  mt  qu'il  demeure  un  droit  particulier  et  individuel:  sitôt  qu'il 

st  considéré  comme  commun  à  tous  les  citoyens ,  il  est  soumis 

.  la  volonté  générale  ,  et  cette  volonté  peut  l'anéantir.  Ainsi  le 

'  "uverain  n'a  nul  droit  de  toucher  au  bien  d'un  particulier ,  ni  de 

:  lusieurs;  mais  il  peut  légitimenaent  s'emparer  du  bien  de  tous^ 

omme  cela  se  nià  Sparte  au  temps  de  Lycurgue;  au  lieu  que 

abolition  des  dettes  par  Solon  fut  un  acte  illégitime. 

Puis^pie  rien  n'oblige  les  sujets  que  la  volonté  générale ,  nous 
n^chercherons  comment  se  manifeste  cette  volonté ,  à  quels  signes 
'Il  est  sûr  de  la  reconnaître  ,  ce  que  c'est  qu'une  loi ,  et  quels  sont 
'S  vrais  caracléres  de  la  loi.  Ce  sujet  est  tout  neuf  :  la  définition  : 
it;  la  loi  est  encore  à  faire. 

A  l'instant  que  le  peuple  considère  en  particulier  un  ou  plu- 
sieurs de  ses  membres ,  le  peuple  se  divise.  Il  se  forme  entre  le 
tout  et  sa  partie  une  relation  qui  en  fait  deux  êtres  séparés  .  dont 
la  partie  est  l'un ,  et  le  tout  moins  cette  partie  est  l'autre.  Mais  le 
tout  moins  une  partie  n'est  pas  le  tout  ;  tant  que  ce  rapport  sub- 
siste ,  il  n'y  a  donc  plus  de  tout ,  mnis  deux  parties  inégales. 

Au  contraire ,  quand  tout  le  peuple  statue  sur  tout  le  peuple  , 
i]  ne  considère  que  lui-même;  et  s'il  se  forme  un  rapport,  c'est 
lie  l'objet  entier  sous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier  sous  un  au- 
tre point  de  vue  ,  sans  aucune  division  du  tout.  Alors  l'objet  sur 
lequel  on  statue  est  général ,  et  la  volonté  qui  statue  est  aussi  gé- 
nérale. Nous  esaminerons  s'il  y  a  quelque  autre  espèce  d'acte  qui 
puisse  porter  le  nom  de  loi. 

Si  le  souverain  ne  peut  parler  que  par  des  lois ,  et  si  la  loi  ne 
peut  jamais  avoir  qu'un  objet  général  et  relatif  également  à  tous 
les  membres  de  l'Ktat ,  il  s'ensuit  que  le  souverain  n'a  jamais  le 
pouvoir  de  rien  statuer  sur  un  objet  particulier;  et  comme  il 
importe  cependant  à  la  conservation  de  l'Ëtat  qu'il  soit  aussi  décidé 
des  choses  particulières,  nous  rechercherons  comment  cela  se 
peut  faire. 

Les  actes  du  souverain  ne  peuvent  être  que  des  actes  de  volonté 
générale ,  des  lois  ;  il  faut  ensuite  des  actes  déterminants,  des  ac- 
tes de  force  ou  de  gouvernement ,  pour  l'exécution  de  ces  mêmes 
lois;  et  ceux-ci,  au  contraire,  no  peuvent  avoir  que  des  objets 


S7«  EMILE. 


particuliers.  Ainsi  faclc  par  lequel  le  souvoraiu  statue  qu'on  éllrrf 
un  chef  est  une  loi  ;  et  l'acte  par  lequel  on  élit  ce  chef  en  exécution 
de  la  loi  n'est  qu'un  acte  de  gouvernement. 

Voici  donc  un  troisième  rapjjort  sous  lequel  le  peuple  assem- 
blé peut  être  considéré ,  savoir  comme  magistrat  ou  exécuteur 
de  la  loi  qu'il  a  portée  comme  souverain  '. 

Nous  examinerons  s'il  est  possible  que  le  peuple  se  dépouille 
de  son  droit  de  souveraineté  pour  en  revêtir  un  homme  ou  plu- 
sieurs; car  Tacte  d'élection  n'étant  pas  une  loi,  et  dans  cet  acte 
!e  peuple  n'étant  pas  souverain  lui-même,  on  ne  voit  point  com- 
ment alors  il  peut  transférer  un  droit  qu'il  n'a  pas. 

L'essence  de  la  souveraineté  consistant  dans  la  volonté  géné- 
rale, on  ne  voit  point  non  plus  comment  on  peut  s'assurer  qu'une 
volonté  particulière  sera  toujours  d'accord  avec  cette  volonté  gé- 
nérale. On  doit  bien  plutôt  présumer  qu'elle  y  sera  souvent  con- 
traire ;  car  l'intérêt  privé  tend  toujours  aux  préférences ,  et  l'inté- 
rêt public  à  l'égalité  ;  et  quand  cet  accord  serait  possible ,  il  suf- 
firait qu'il  ne  fut  pas  nécessaire  et  indestructible  pour  que  le  droit 
souverain  n'en  put  résulter. 

Nous  rechercherons  si ,  sans  violer  le  pacte  social ,  les  chefs  du 
peuple,  sous  quelque  nom  qu'ils  soient  élus ,  peuvent  jamais  être 
autre  chose  que  les  officiers  du  peuple,  auxquels  il  ordonne  de 
faire  exécuter  les  lois  ;  si  ces  chefs  ne  lui  doivent  pas  compte  de 
leur  administration  ,  et  ne  sont  pas  soumis  eux-mêmes  aux  lois 
qu'ils  sont  chargés  de  faire  observer. 

Si  le  peuple  ne  peut  aliéner  son  droit  suprême  ,  peut-il  le  con- 
fier pour  un  temps?  s'il  ne  peut  se  donner  un  maître,  peut-il  se 
donnerdes  représentants.'  Celte  question  est  importante,  et  mérite 
discussion. 

Si  le  peuple  ne  peut  avoir  ni  souverain  ni  représentants ,  nous 
examinerons  comment  il  peut  porter  ses  lois  lui-même;  s'il  doit 
avoir  beaucoup  de  lois  ;  s'il  doit  les  changer  souvent  ;  s'il  est  aise 
qu'un  grand  peuple  soit  son  propre  législateur; 

Si  le  peuple  romain  n'était  pas  un  grand  peuple  ; 

S'il  est  bon  qu'il  y  ait  de  grands  peuples. 

'  Ces  questions  et  prepositions  sont  la  plupart  extraites  ilu  Traite  du 
Contrat  social ,  extrait  lui-incinc  ilun  plus  Rrand  ouyrasc.  cutrcpris  sans 
consulter  mes  forces,  et  abauiluuiiê  Jejiuis  longtemps  Le  petit  traité 
<jnc  j'en  ai  détaché,  et  dont  c«l  iri  le  sommaire,  sera  publié  à  part. 


\ 


LIVRE  V.  577 

Il  suit  des  considérations  précédentes  qu'il  y  a  dans  l'État  un 
>rps  intermédiaire  entre  les  sujets  et  le  souverain;  et  ce  corps 
ilermédiaire,  formé  d'un  ou  de  plusieurs  membres,  est  chargé 
;  '  l'administration  publique,  de  l'exécution  des  lois  ,  et  du  main- 
i''n  de  la  liberté  civile  et  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  magistrats  ou  rois .  c'est- 
à-dire  gouverneurs.  Le  corps  entier,  considéré  par  les  hommes 
qui  le  composent ,  s'appelle  prince .  et  considéré ,  par  son  action , 
il  s'appelle  gourernement. 

Si  nous  cx)nsidérons  l'action  du  corps  entier  agissant  sur  lui- 
même,  c'est-à-dire  le  rapport  du  tout  au  tout,  ou  du  souverain  à 
l'État,  nous  pouvons  comparer  ce  rapport  à  celui  des  extrêmes 
d'une  proportion  continue,  dont  le  gouvernement  donne  le  moyen 
terme.  Le  magistrat  reçoit  du  souverain  les  ordres  qu'il  donne  au 
peuple  ;  et ,  tout  compensé ,  son  produit  ou  sa  puissance  est  au 
même  degré  que  le  produit  ou  la  puissance  des  citoyens ,  qui  sont 
sujets  d'un  coté  et  souverains  de  l'autre.  On  ne  saurait  altérer  au- 
cun des  trois  termes  sans  rompre  à  l'mstant  la  proportion.  Si  le 
souverain  veut  gouverner ,  ou  si  le  prince  veut  donner  des  lois , 
ou  si  le  sujet  refuse  d'obéir ,  ic  désordre  succède  à  la  règle ,  et 
l'État  dissous  tombe  dans  le  despotisme  ou  dans  l'anarchie. 

Supposons  que  1  État  soit  composé  de  dix  mille  citoyens.  Le 
souverain  ne  peut  être  considéré  que  collectivement  et  en  corps; 
mais  chaque  particulier  a ,  comme  sujet ,  une  existence  indivi- 
duelle et  indépendante.  Ainsi  le  souverain  est  au  sujet  comme  dix 
mille  à  un  ;  c'est-à-dire  que  chaque  membre  de  l'État  n'a  pour  sa 
prt  que  la  dix-millième  partie  de  l'autorité  souveraine,  quoiqu'il 
lui  soit  soumis  tout  entier.  Que  le  peuple  soit  composé  de  cent 
mille  hommes ,  l'état  des  sujets  ne  change  pas ,  et  chacun  porte 
toujours  tout  l'empire  des  lois ,  tandis  que  son  suffrage ,  réduit  à 
un  cent-millième,  a  dix  fois  moins  d'influence  dans  leur  rédaction. 
Ainsi  le  sujet  restant  toujours  un  ,  le  rapport  du  souverain  aug- 
mente en  raison  du  nombre  des  citoyens.  D'où  il  suit  que  plus 
l'État  s'agrandit ,  plus  la  liberté  diminue. 

Or ,  moins  les  volontés  particulières  se  rapportent  à  la  volonté 
générale ,  c'est-à-dire  les  mœurs  aux  lois ,  plus  la  force  réprimante 
doit  augmenter.  D'un  autre  coté ,  la  grandeur  de  l'État  donnant 
iux  dépositaires  de  l'autorité  publique  plus  de  tentations  et  de 
moyens  d'en  abuser,  plus  le  gouvememonl  n  de  force  pour  con- 

Km  <vS.  —  KHILt,.  40 


«78  EMILE. 

lenir  le  peuple,  plus  le  souverain  doit  en  avoir  à  son  tour  pour 
cfHitcnir  le  gouvernement. 

Il  suit  de  ce  double  rapport  que  la  pro[)orlion  continue  entre 
Je  souverain ,  le  prince  et  le  peuple ,  n'est  point  une  idée  arbi- 
traire, mais  une  conséquence  de  la  nature  de  l'État.  Il  suit  encore 
que  l'un  des  extrêmes  ,  savoir  le  peuple  ,  étant  fixe,  toutes  les 
fois  que  la  raison  doublée  augmente  ou  diminue  ,  la  raison  simple 
augmente  ou  diminue  à  son  tour  ;  ce  qui  ne  peut  se  faire  sans  que 
le  moyen  terme  change  autant  de  fois.  D'où  nous  pouvons  tirer 
cette  conséquence ,  qu'il  n'y  a  pas  une  constitution  de  gouverne- 
mont  unique  et  absolue ,  mais  qu'il  doit  y  avoir  autant  de  gouver- 
nements différents  en  nature  qu'il  y  a  d'États  différents  en  giandeur. 

Si  plus  le  peuple  est  nombreux,  moins  les  mœurs  se  rappor- 
tent aux  lois ,  nous  examinerons  si ,  par  une  analogie  assez  évi- 
dente ,  on  ne  peut  pas  dire  aussi  que  plus  les  magistrats  sont 
nombreux  ,  plus  le  gouvernement  est  faible. 

Pour  éclaircir  cette  maxime  nous  distinguerons  dans  la  personne 
de  chaque  magistrat  trois  volontés  essentiellement  différentes  : 
premièrement,  la  volonté  propre  de  l'individu ,  qui  ne  tend  qu'à 
son  avantage  particulier  :  secondement,  la  volonté  commune  des 
magistrats ,  qui  se  rapporte  uniquement  au  profit  du  prince  ;  vo- 
lonté qu'on  peut  appeler  volonté  de  corps ,  laquelle  est  générale 
par  rapport  au  gouvernement ,  et  particulière  par  rap{)ort  à  l'État 
dont  le  gouvernement  fait  partie  :  en  troisième  lieu  ,  la  volonté 
du  peuple  ou  la  volonté  souveraine ,  laquelle  est  générale ,  tant 
par  ra|)port  à  l'Élat  considéré  comme  le  tout ,  que  [«r  rapport  au 
gouvernement  considéré  comme  partie  du  tout.  Dans  une  législa- 
tion parfaite  la  volonté  particulière  et  individuelle  doit  être  presque 
nulle  ;  la  volonté  de  c-orps  propre  au  gouvernement  très-subor- 
donnée ;  et  par  conséquent  la  volonté  générale  et  souveraine  est 
la  règle  de  toutes  les  autres.  Au  contraire  ,  selon  l'ordre  naturel , 
ces  différentes  volontés  deviennent  plus  actives  à  mesure  qu'elles 
se  concentrent  ;  la  volonté  générale  est  toujours  la  plus  faible ,  la 
volonté  de  corps  a  le  second  rang ,  cl  la  volonté  particulière  esl 
préférée  à  tout;  en  sorte  (|ue  chacun  est  premièrement  soi-même, 
et  puis  magistrat ,  et  puis  citoyen  :  gradation  directement  oppo- 
sée à  celle  qu'exige  l'ordre  social. 

Cela  pose,  nous  suppaserons  le  gouvernement  entre  les  mains 
d'un  seul  lumimc.  Voilà  la  volonté  particulière  et  la  volonté  de 


LIVRE  V.  5TS 

corps  parfaitement  réunies,  et  par  conséquent  celle-ci  au  plus  haut 
degré  d'intensité  qu'elle  puisse  avoir.  Or ,  comme  c'est  de  ce  de- 
(zré  que  dépend  l'usage  de  la  force,  et  que  la  force  absolue  du 
-'ouvemement  étant  toujours  celle  du  peuple  ne  varie  point,  il 
s'ensuit  que  le  plus  actif  des  gouvernements  est  celui  d'un  seul. 

Au  conlniire,  unissons  le  gouvernement  à  l'autorité  suprême, 
f.iisons  le  prince  du  souverain,  et  des  citoyens  autant  de  magis- 
'lals  :  alors  la  volonté  de  corps ,  parfaitement  confondue  avec  l.i 
> olonté générale,  n'aura  pas  plus  d'activité  qu'elle,  et  laissera  li 
-  olonté  particulière  dans  toute  sa  force.  Ainsi  le  gouvemement , 
oujoursavcc  la  même  force  absolue,  sera  dans  sou  minimum 
l'activité. 

Ces  règles  sont  incontestables,  et  d'autres  considérations  ser- 
vent à  les  confirmer.  On  voit ,  par  exemple ,  que  les  magistrat  •* 
sont  plus  actifs  dans  leur  corps  que  le  citoyen  n'est  dans  le 
sien ,  et  que  par  conséquent  la  volonté  particulière  y  a  ticaucoufi 
plus  d'influence.  Car  chaque  magistrat  est  presque  toujours  chargé 
de  quelque  fonction  particulière  du  gouvemement  ;  au  lieu  que 
chaque  citoyen,  pris  à  part ,  n"a  aucune  fonction  de  la  souve- 
raineté. D'ailleurs,  plus  l'État  s'étend ,  plus  la  force  réelle  aug- 
mente ,  quoiqu'elle  n'augmente  pas  en  raison  de  son  étendue  ; 
mais  l'État  restant  le  même ,  les  magistrats  ont  beau  se  multi- 
plier ,  le  gouvernement  n'en  acquiert  pas  une  plus  grande  force 
réelle ,  parce  qu'il  est  dépositaire  de  celle  de  l'État ,  que  nous 
supposons  toujours  égale.  Ainsi , par  cette  pluralité  ,  l'activité  du 
gouvemement  diminue  sans  que  sa  force  puisse  augmenter. 

Après  avoir  trouvé  que  le  gouvemement  se  relâche  à  mesure 
que  les  magistrats  se  multiplient ,  et  que ,  plus  le  peuple  est  nom- 
breux ,  plus  la  force  réprimante  du  gouvemement  doit  augmen- 
ter, nous  conclurons  que  le  rapport  des  iiiagi.-^IrHls  au  gouvenic- 
neot  doit  être  inverse  de  celui  des  sujets  au  souverain  ;  c'est-à  dire 
•que  plus  l'État  s'agrandit ,  plus  le  gouvemement  doit  se  resser- 
rer, tellement  que  le  nombre  des  chefs  diminue  en  raison  de  l'aug- 
mentation du  peuple. 

Pour  fixer  ensuite  cette  diversité  déformes  sous  des  dénomina- 
tions plus  précises,  nous  remarquerons  en  premier  lieu  que  le  sou- 
verain peut  commettre  le  dépôt  du  gouvernement  à  tout  le  peu 
pic  ou  à  la  plus  grande  partie  du  peuple ,  en  sorte  qu'il  y  ait  (dus 
(Je  citoyens  magistrats  que  de  citoyens  simples  particuliers.  On 
Joiiae  le  nom  de  demtKralie  a  celle  forme  de  aoiivcroeroenl. 


MO  LMILE. 


Ou  bien  il  peut  resserrer  le  gouvernement  entre  les  mains  d'un 
moindre  nombre,  en  sorte  qu'il  y  ait  plus  de  simples  citoyens 
que  de  magistrats  ;  et  celle  forme  porte  le  nom  (ïarislocratie. 

Eufin  il  peut  concentrer  tout  le  gouvernement  entre  les  mains 
d'un  magistrat  unique.  Cette  troisième  forme  est  la  plus  commune, 
et  s'appelle  monarchie  ou  gouvernement  royal. 

Nous  remarquerons  que  toutes  ces  formes ,  ou  du  moins  les 
deux  premières,  sont  susceptibles  de  plus  et  de  moins,  et  ont 
môme  une  assez  grande  latitude.  Car  la  démocratie  peut  embras- 
ser tout  le  peuple,  ou  se  resserrer  jusqu'à  la  moitié.  L'aristocratie , 
à  son  tour ,  peut  de  la  moitié  du  peuple  se  resserrer  indéterminé- 
ment  jusqu'aux  plus  petits  nombres.  La  royauté  même  admet 
quelquefois  un  partage,  soit  entre  le  père  et  le  fils,  soit  entre 
deux  frères,  soit  autrement.  Il  y  avait  toujours  deux  rois  à 
Sparte  ,  et  l'on  a  vu  dans  l'empire  romain  jusqu'à  huit  empereurs 
à  la  fois,  sans  qu'on  pût  dire  que  l'empire  fut  divisé.  11  y  a  un  point 
où  chaque  forme  de  gouvernement  se  confond  avec  la  suivante  ; 
et ,  sous  trois  dénominations  spécifiques ,  le  gouvernement  est 
réellement  capable  d'autant  de  formes  que  l'État  a  de  ciloyensi 

11  y  a  plus  :  chacun  de  ces  gouvernements  pouvant  à  certain!, 
égards  se  subdiviser  en  diverses  parties,  l'une  administrée  d'une 
manière,  et  l'autre  d'une  autre,  il  peut  résulter  de  ces  trois 
formes  combinées  une  multitude  de  formes  mixtes,  dont  chacune 
est  multipliable  par  toutes  les  formes  simples. 

On  a  de  tout  temps  beaucoup  disputé  sur  la  meilleure  forme 
de  gouvernement ,  sans  considérer  que  chacune  est  la  meilleure 
en  certains  cas  ,  et  la  pire  en  d'autres.  Pour  nous ,  si  dans  les  dif- 
férents États  le  nombre  des  magistrats  '  doit  être  inverse  de  celui 
dos  citoyens,  nous  conclurons  qu'en  général  le  gouvernement  dé- 
mocratique convient  aux  petits  États,  l'aristocratiquo  aux  médio- 
cres ,  et  le  monarchique  aux  grands. 

C'est  par  le  (il  de  ces  recherches  que  nous  parviendrons  à  si- 
voir  quels  sont  les  devoirs  et  les  droits  des  citoyens ,  et  si  l'on 
peut  séparer  les  uns  des  autres;  ce  que  c'est  que  la  patrie,  en 
quoi  précisément  elle  consiste,  et  à  quoi  chacun  peut  connaître 
s'il  a  une  patrie  ou  s'il  n'en  a  point. 

Apres  avoir  ainsi  considéré  chaque  cspcco  de  société  civHc  en 

'  On  scsotivicndr.i  que  je  nVntcnds  parler  ici  qn'-  dn  magistrats  sinirè- 
Dos «Il  clipfsdc  la  nation ,  les  autresii  étant  >nii'  leurs  Milislituts  en  Id'e  o« 
Iclli'  partie. 


LIVRE  V.  5«1 

pllc-méme ,  nous  les  comparerons  pour  en  observer  les  divers 
rapports  :  les  unes  grandes ,  les  autres  petites  ;  les  unes  fortes , 
les  autres  faibles  ;  s'altaquant ,  s'offensant,  s'entre-délruisant  ;  et, 
dans  cette  action  et  réaction  continuelle,  faisant  plus  de  miséra- 
bles et  coûtant  la  vie  à  plus  d'hommes  que  s'ils  avaient  tous  gardé 
leur  première  liberté.  Nous  examinerons  si  l'on  n'en  a  pas  fait 
trop  ou  trop  peu  dans  l'institution  sociale  ;  si  les  individus  soumis 
aux  lois  et  aux  hommes ,  tandis  que  les  sociétés  gardent  entre 
elles  l'indépendance  de  la  nature,  ne  restent  pas  exposés  aux 
maux  des  deux  états ,  sans  en  avoir  les  avantages  ;  et  s'il  ne  vau- 
drait pas  mieux  qu'il  n'y  eut  point  de  société  civile  au  monde  que 
d'y  en  avoir  plusieurs.  N'est-ce  pas  cet  état  mixte  qui  |)articipe 
,i  tous  les  deux,  et  n'assure  ni  l'un  ni  l'autre,  per  quem  neutrum 
licet ,  nec  tanquam  in  bello  pnralum  esse,  nec  tanquam  in  pace 
serurum  '  ?  N'est-ce  pas  cette  association  partielle  et  imparfaite  qui 
produit  la  tyrannieet  la  guerre  Pet  la  tyrannie  et  la  guerre  ne  sont- 
files  pas  les  plus  grands  fléaux  de  l'humanité? 

Nous  examinerons  enfin  l'espèce  de  remèdes  qu'on  a  cherchés 
à  ces  inconvénients  par  les  ligues  et  confédérations ,  qui ,  lais- 
sant chaque  État  son  maître  au  dedans ,  l'arment  au  dehors  con- 
tre tout  agresseur  injuste.  Nous  rechercherons  comment  on  peut 
établir  une  bonne  association  fédéralive,  ce  (|ui  peut  la  rendre 
durable ,  et  jusqu'à  quel  point  on  peut  étendre  le  droit  de  la  con- 
fédération, sans  nuire  à  celui  de  la  souveraineté. 

L'abbé  de  Sainl-Picrre  avait  proposé  une  association  de  tous  les 
Ktats  de  l'Europe,  pour  maintenir  entre  eux  une  paix  perpétuelle. 
Celte  association  était-elle  |)raticable?  et,  supposant  qu'elle  eût  été 
établie,  était-il  à  présumer  qu'elle  eut  duré  '  ?  Ces  recherches  nous 
mènent  directement  à  toutes  les  questions  de  droit  public  qui  peu- 
vent achever  d'éclaircir  celles  du  droit  politique. 

Knlin  nous  poserons  les  vrais  principes  du  droit  ilc  la  guerre, 
)>t  nous  examinerons  pourquoi  Grotius  cl  les  autres  n'en  ontdoaué 
<jnede  faux. 

lr>  ne  serais  pas  étonné  qu'au  milieu  de  tous  nos  raihoimcments 

'  SK^iKC.  ,  df  Tnniq.  aiiim.  ,  cap.  t. 

'  I>«*piii«  i|iic  j'écrivais  ceci,  les  raisons  pour  ont  dlé  rx[M>séc»  daiK 
rcxiraitdc  ce  projet;  le*  misons  r/>«/r<.' ,  du  moins  fcllcs  <|iii  m'oni  paru 
«illilrs.  M',  tniiivcront  il.ins  le  recueil  de  mes  ërrits,  à  |.i  siiitc  tic  ce  iiiciuu 

-•\ll   Ht. 

l'J. 


5«2  CMILE. 

mon  jeune  homme,  qui  a  du  bon  sens ,  me  dit  en  m' interrompant  : 
On  dirait  que  nous  bâtissons  notre  édifice  avec  du  bois ,  et  non 
pas  avec  des  hommes,  tant  nous  alignons  exactement  chaque 
pièce  à  la  règle  !  Il  est  vrai ,  mon  ami  ;  mais  songez  que  le  droit  ne 
se  plie  point  aux  passions  des  hommes,  et  qu'il  s'agissait  entre 
nous  d'établir  d'abord  les  vrais  principes  du  droit  politique.  A 
présent  que  nos  fondements  sont  posés,  venez  examiner  ce  que 
les  hommes  ont  bâti  dessus ,  et  vous  verrez  de  belles  choses  ! 
V.  Alors  je  lui  fais  lire  Télémaque  et  poursuivre  sa  route;  nous 
cherchons  l'heureuse  Salente ,  et  le  bon  Idoménce  rendu  sage  à 
force  de  malheurs.  Chemin  faisant,  nous  trouvons  beaucoup  de 
Protésilas ,  et  point  dePhilocIès.  Adraste ,  roi  des  Dauniens,  n'est 
pas  non  plus  introuvable  *.  Mais  laissons  les  lecteurs  imaginer 
nos  voyages ,  ou  les  faire  à  notre  place  un  Télémaque  à  la  main  ; 
et  ne  leur  suggérons  point  des  applications  affligeantes,  que  l'au- 
teur même  écarte  ou  fait  malgré  lui. 

Au  reste  ,  Emile  n'étant  pas  roi ,  ni  moi  dieu  ,  nous  ne  nous 
tourmentons  point  de  ne  pouvoir  imiter  Télémaque  et  Mentor 
dans  le  bien  qu'ils  faisaient  aux  hommes  :  personne  ne  sait  mieux 
que  nous  se  tenir  a  sa  place ,  et  ne  désire  moins  d'en  sortir.  Nous 
savons  que  la  même  tâche  est  donnée  à  tous  ;  que  quiconque  aime 
le  bien  de  tout  son  cœur,  et  le  fait  de  tout  son  pouvoir,  l'a  rem- 
plie. Nous  savons  que  Télémaque  et  Mentor  sont  des  chimères. 
Emile  ne  voyage  pas  en  homme  oisif,  et  fait  plus  de  bien  que  s'il 
était  prince.  Si  nous  étions  rois ,  nous  ne  serions  plus  bienfaisants. 
Si  nous  étions  rois  et  bienfaisants ,  nous  ferions  sans  le  savoir  mille 
maux  réels  pour  un  bien  apparent  que  nous  croirions  faire.  Si 
nous  étions  rois  et  sages ,  le  premier  bien  que  nous  voudrions  faire 
à  nous-mêmes  et  aux  autres  serait  d'abdiquer  la  royauté,  et  de  re- 
devenir ce  (juc  nous  sommes. 

.T'ai  dit  ce  qui  rend  les  voyages  infructueux  à  tout  le  monde. 'Cn 
qui  les  rend  encore  plus  infructueux  à  la  jeunesse,  c'est  la  ma- 
nière dont  on  les  lui  fait  faire.  Les  gouverneurs ,  plus  curieux  de. 
leur  amusement  que  de  son  instruction ,  la  mènent  de  ville  en 


♦[Dans  l'intention  de  brouiller  Jcan-Jac-iucs  avec  niilonl  m.iréclial,  et  «le 
lui  «*>tcr  Ir»  protection  tlo  FriHIéiic ,  on  avertit  le  piTuiier  que  le  second 
l'tait  (lt'sif;né  dans  t'.iniii;  s^>u»  le  nom  d'Adr.iste  :  Uonssc;»»,  loin  de  mec, 
l'allusion  ,  en  convient.  Voyez  Cunjensions ,  livie  \u.] 


LIVRE  V.  i83 

ville,  de  p-iiaison  |Mlais,  de  cercle  en  cercle;  ou,  s'ils  sont  sa- 
vants et  gens  de  lettres ,  ils  lui  font  passer  son  tem|)s  à  courir  des 
bi  liotlièques,  à  visiter  des  antiquaires,  à  fouiller  de  vieux  mo- 
numents, a  transcrire  de  vieilli  s  inscriptions.  L'anscbaque  pays  ils 
s'occupent  d'un  autre  siècle;  c'est  comme  s'ils  s'cccupaient  d  un 
autre  pays  :  en  sorte  qu'après  avoir  à  grands  Irais  parcouru  l'Eu- 
rope ,  livres  ai;x  frivolités  ou  à  l'ennui ,  ils  reviennent  sans  avoir 
rien  vu  de  ce  qui  peut  les  mtéresscr,  ni  rien  appris  de  ce  qui  peut 
I. urètre  utile. 

Toutes  les  capitales  se  ressemblent ,  tous  lee  peuples  s'y  raè- 
ient,  toutes  les  mœurs  s'y  confondent  ;  ce  n'est  pas  là  qu'il  faut 
aller  étudier  les  nations.  Paris  et  Londres  ne  sont  à  mes  yeux  que 
la  même  ville.  Leurs  habitants  ont  quelques  préjugés  différents, 
mais  ils  n'en  ont  pas  moins  les  uns  que  les  autres  ,  et  toutes  leurs 
maximes  pratiques  sont  les  mêmes.  On  sait  quelles  espèces  d'hom- 
mes doivent  se  rassembler  dans  les  cours.  On  sait  quelles  mœurs 
l'entassement  du  peuple  et  l'inégalité  des  fortunes  doit  partout 
produire.  Sitôt  qu'on  me  parle  d'une  ville  composée  de  deux  cent 
mille  âmes  ,  Je  sais  d'avance  comment  on  y  vit.  Ce  que  je  saurais 
de  plus  sur  les  lieux  ne  vaut  pas  la  peine  d'aller  l'apprendre. 

C'est  dans  les  provinces  reculées,  où  il  y  a  moins  de  mouve- 
ment ,  de  commerce ,  où  les  étrangers  voyagent  moins ,  dont  les 
habitants  se  déplacent  moins,  changent  moins  de  fortune  et  d'é- 
tat ,  qu'il  faut  aller  étudier  le  génie  et  les  mœurs  d'une  nation. 
Voyez  en  p.issanl  la  capitale ,  mais  aile/  observer  au  loin  le  pay». 
I.es  Français  ne  sont  pas  à  Paris ,  ils  sont  en  Touraine  ;  les  An- 
glais sont  plus  Anglais  en  Alercie  qu'à  Londres,  et  les  Espagnols 
plus  Espagnols  en  Galice  qu'à  Madrid.  C'est  à  ces  grandes  distanceit 
qu'un  peuple  se  caractérise  et  se  montre  tel  qu'il  est  sans  mé- 
i.inge  :  c'e^t  là  que  les  bons  et  les  mauvais  effets  du  gouverne- 
ment se  font  mieux  sentir ,  comme  au  bout  d'un  plus  grand  ra)on 
la  mesure  des  arcs  est  plus  exacte. 

Les  rap|>orts  nécessaires  des  moeurs  au  gouvernement  ont  été 
t>t  bien  exposés  dans  le  livre  de  l'Esprit  des  lois,  (pion  ne  peut 
mieux  faire  que  de  recourir  à  cet  ouvrage  pour  étudier  ces  rap- 
ports. Mais ,  en  gôiaral ,  il  y  a  deux  règles  faciles  et  simples  pour 
juger  de  la  bonté  relative  des  gouveniamenls.  L'une  est  la  popu- 
klion.  Dans  tout  pays  qui  se  dépeuple,  l'Étal  tend  à  sa  ruine;  et 


S84  ÉMILK. 


le  pays  qui  peuple  !e  plus,  fùt-il  le  plus  pauvre,  est  infailliblemei 
le  mieux  gouverné  ' . 

Mais  il  faut  pour  cela  que  cette  population  soit  un  effet  naturel 
du  gouvernement  et  des  mœurs  ;  car  si  elle  se  faisait  par  des  co- 
lonies ,  ou  par  d'autres  voies  accidentelles  et  passagères,  alors 
elles  prouveraient  le  mal  par  le  remède.  Quand  Auguste  porta  des 
lois  contre  le  célibat ,  ces  lois  montraient  déjà  le  déclin  de  rem|)ii  o 
romain.  11  faut  que  la  bonté  du  gouvernement  porte  les  citoyens  ,i 
se  marier ,  et  non  pas  que  la  loi  les  y  contraigne  :  il  ne  faut  p  i< 
examiner  ce  qui  se  fait  par  force ,  car  la  loi  qui  combat  la  consti- 
tution s'élude  et  devient  vaine,  mais  ce  qui  se  fait  par  rmllueiire 
des  mœurs  et  par  la  pente  naturelle  du  gouvernement;  car  ces 
moyens  ont  seuls  un  effet  constant.  C'était  la  politique  du  bon 
abbé  de  Saint-Pierre  de  chercher  toujours  un  petit  remède  à  cha- 
que mal  particulier ,  au  lieu  de  remonter  à  leur  source  commune , 
p|  de  voir  qu'on  ne  les  pouvait  guérir  que  tous  à  la  fois.  11  ne  s";i- 
git  pas  de  traiter  séparément  chaque  ulcère  qui  vient  sur  le  corps 
d  un  malade ,  mais  d'épurer  la  masse  du  sang  qui  les  produit  tous. 
On  dit  qu'il  y  a  des  prix  en  Angleterre  pour  l'agriculture  ;  je  n'en 
veux  pas  davantage  :  cela  seul  me  prouve  qu'elle  n'y  brillera  pas 
longtemps. 

La  seconde  marque  de  la  bonté  relative  du  gouvernement  et 
(les  lois  se  tire  aussi  de  la  population,  mais  d'une  autre  manière , 
c'est-à-dire  de  sa  distribution ,  et  non  pas  de  sa  quantité.  Deux 
États  égaux  en  grandeur  et  en  nombre  d'hommes  peuvent  être 
fort  inégaux  en  force  ;  et  le  plus  puissant  des  deux  est  toujours 
celui  dont  les  habitants  sont  le  plus  également  répandus  sur  le 
territoire  :  celui  qui  n'a  pas  de  si  grandes  villes ,  et  qui  par  con- 
séquent brille  le  moins  ,  battra  toujours  l'autre.  Ce  sont  les  gran- 
des villes  qui  épuisent  un  FAat  et  font  sa  faiblesse  :  la  richessa 
qu'elles  produisent  est  une  richesse  apparente  et  illusoire  ;  c'est 
beaucoup  d'argent  et  peu  d'effet.  On  dit  que  la  ville  ilc  Paris 
vaut  une  province  au  roi  de  France  ;  moi,  je  crois  qu'elle  lui  en 
coûte  plusieurs;  que  c  est  à  plus  d'un  égard  que  Paris  est  nourri 
par  les  provinces  ,  et  que  la  plupart  do  leurs  revenus  se  versent 
dans  cette  ville  et  y  restent ,  sans  jamais  retourner  au  peuple  ni  au 
roi.  Il  est  inconcevable  (juc ,  dans  ce  siècle  de  calculateurs ,  il  n'y 

'  Je  ne  savhc  <|u'une  seule  exception  à  colle  riigle ,  c'est  la  Cliine. 


LIVRE  V.  M» 

en  ail  pas  un  qui  sache  voir  que  la  France  serait  beaucoup  plus 
puissante  si  Paris  était  anéanti.  Non-seulement  le  peuple  mal  dis- 
tribué n'est  pas  avantageux  à  l'État ,  mais  il  est  plus  ruineux  que 
la  dépopulation  naéme ,  en  ce  que  la  dépopulation  ne  donne  qu'un 
produit  nul ,  et  que  la  consommation  mal  entendue  donne  un  pro- 
duit négatif.  Quand  j'entends  un  Français  et  un  Anglais,  tout  fiers 
de  la  grandeur  de  leurs  capitales ,  disputer  entre  eux  lequel  de  Pa- 
ris ou  de  Londres  contient  le  plus  d'habitants  ,  c'est  pour  moi 
comme  s'ils  disputaient  ensemble  lequel  des  deux  peuples  a  l'hon- 
neur d'être  le  plus  mal  gouverné. 

Étudiez  un  peuple  hors  de  ses  villes  ,  ce  n'est  qu'ainsi  que 
vous  le  connaîtrez.  Ce  n'est  rien  de  voir  la  forme  apparente  d'un 
gouvernement ,  fardée  par  l'appareil  de  l'administration  et  par  le 
jargon  des  administrateurs ,  si  l'on  n'en  étudie  aussi  la  nature 
par  les  effets  qu'il  produit  sur  le  peuple ,  et  dans  tous  les  degrés 
de  l'administration.  La  différence  de  la  forme  au  fond  se  trouvant 
partagée  entre  tous  ces  degrés ,  ce  n'est  qu'en  les  embrassant 
tous  qu'on  connaît  cette  différence.  Dans  tel  pays  c'est  par  les  ma- 
nœuvres des  subdélégués  qu'on  commence  à  sentir  l'esprit  du 
ministère  ;  dans  tel  autre  il  faut  voir  éliie  les  membres  du  parle- 
ment, pour  juger  s'il  est  vrai  que  la  nation  soit  libre  :  dans  quel- 
que pays  que  ce  soit  il  est  impossible  que  qui  n'a  vu  que  les 
▼illes  connaisse  le  gouvernement ,  attendu  que  l'esprit  n'en  est  ja- 
mais le  même  pour  la  ville  et  pour  la  campagne.  Or ,  c'est  la  cam- 
pagne qui  fait  le  pays ,  et  c'est  le  peuple  de  la  campagne  qui  fait 
la  nation. 

Cette  étude  des  divers  peuples  dans  leurs  provinces  reculées , 
et  dans  la  simplicité  de  leur  génie  originel ,  donne  une  observa- 
tion générale  bien  favorable  à  mon  épigraphe,  et  bien  consolante 
pour  le  cœur  humain  :  c'est  que  toutes  les  nations  ,  ainsi  obser- 
vées ,  paraissent  en  valoir  beaucoup  mieux  ;  plus  elles  se  rappro- 
chent de  la  nature,  plus  la  bonté  domine  dans  leur  caractère  :  ce 
n'est  qu'en  se  renfermant  dans  les  villes  ,  ce  n'est  qu'en  s' altérant 
à  force  de  culture ,  qu'elles  se  dépravent ,  et  qu'elles  changent  en 
vico«  agréables  et  pernicieux  quelques  défauts  plus  grossiers  que 
malfaisants. 

De  cette  observation  résulte  un  nouvel  avantage  dans  la  ma- 
nière de  voyager  que  je  propose ,  en  ce  que  les  jeunes  gens ,  sé- 
journant peu  dans  les  grandes  villes  où  règne  une  horrible  corrup- 


ses  EMILE. 

tion ,  sont  moins  exposés  à  la  contracter,  et  conservent  parmi  les 
hommes  plus  simples  ,  et  dans  des  sociétés  moins  nombreuses, 
an  jugement  plus  sûr ,  un  goût  i)lus  sain  ,  des  mœurs  plus  hon- 
nêtes. Mais ,  au  reste ,  cette  contagion  n'est  guère  à  craindre  pour 
mon  Emile;  il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  s'en  garantir.  Parmi  toutes 
les  précautions  que  j'ai  prises  pour  cela ,  je  compte  pour  beau- 
coup l'attachement  qu'il  a  dans  le  cœur. 

On  ne  sait  plus  ce  que  peut  le  véritable  amour  sur  les  inclina- 
tions des  jeunes  gens ,  parce  que ,  ne  le  connaissant  pas  mieux 
qu'eux ,  ceux  qui  les  gouvernent  les  en  détournent.  Il  faut  pour- 
tant qu'un  jeune  homme  aime ,  ou  qu'il  soit  débauché.  11  est  aisé 
d'en  imposer  par  les  apparences.  On  me  citera  mille  jeunes  gens 
qui,  dit-on  ,  vivent  fort  chastement  sans  amour  ;  mais  qu'on  me 
cite  un  homme  fait ,  un  véritable  homme ,  qui  dise  avoir  ainsi 
passé  sa  jeunesse  ,  et  qui  soit  de  bonne  foi.  Dans  toutes  les  ver- 
tus ,  dans  tous  les  devoirs ,  on  ne  cherche  que  l'apparence  ;  moi, 
je  cherche  la  réalité ,  et  je  suis  trompé  s'il  y  a  ,  pour  y  parvenir, 
d'autres  moyens  que  ceux  que  je  donne. 

L'idée  de  rendre  Emile  amoureux  avant  de  le  faire  voyager 
n'est  pas  de  mon  invention.  Voici  le  trait  qui  me  l'a  suggérée. 

J'étais  à  Venise  en  visite  chez  le  gouverneur  d'un  jeune  Anglais. 
C'était  en  hiver ,  nous  étions  autour  du  feu.  Le  gouverneur  reçoit 
ses  lettres  de  la  poste.  II  les  lit ,  et  puis  en  lit  une  tout  haut  à  son 
élève.  Elle  était  en  anglais  :  je  n'y  compris  rien  ;  mais  ,  durant  la 
lecture  ,  je  vis  le  jeune  homme  déchirer  de  très-belles  manchettes 
de  point  qu'il  portait,  et  les  jelcrau  feu  l'une  après  l'autre,  le 
plus  doucement  qu'il  put, afin  qu'on  ne  s'en  aperçût  pas.  Surjjris 
de  ce  caprice,  je  le  regarde  au  visage ,  et  crois  y  voir  de  l'émo- 
tion ;  mais  les  signes  extérieurs  des  passions,  quoique  assez  soivi- 
blables  chez  tous  les  hommes ,  ont  des  différences  nationales  sur 
lesquelles  il  est  facile  de  se  tromper.  Les  peuples  ont  divers  lan- 
gages sur  le  visage ,  aussi  bien  que  dans  la  bouche.  J'attends  la 
fin  de  la  lecture ,  et  puis  montrant  au  gouverneur  les  poignets  nus 
de  son  élève,  qu'il  cachait  pourtant  de  son  mieux  ,  je  lui  dis  : 
Ptut-on  savoir  ce  que  cela  signifie  ? 

Le  gouverneur,  voyant  ce  qui  s'était  passé  ,  se  mit  à  rire  ,  em- 
brassa son  élève  d'un  air  de  satisfaction  ;  et ,  après  avoir  obtenu 
son  consentement ,  il  me  donna  l'explication  que  je  souhaitais. 

Les  manchettes  ,  me  dit-il ,  que  M.  John  vient  de  déihirer  sont 


LIVRE  V.  487 

un  présent  qu'une  dame  de  cette  viUe  lui  a  fait  il  n'y  a  pas  long- 
>  temps.  Or,  vous  saurez  que  M.  John  est  promis  dans  son  pays  k 
une  jeune  demoiselle  pour  laquelle  il  a  beaucoup  d'amour,  et  qui 
•  Il  mérite  encore  davanLige.  Cette  lettre  est  de  la  mère  de  sa  mai- 
tresse,  et  je  vais  vous  en  traduire  l'endroit  qui  a  causé  le  dégât 
dont  vous  avez  été  le  témoin. 

«  Lucy  ne  quitte  point  les  manchettes  de  lord  John.  Miss  Betty 
«  Roldham  vint  hier  passer  l'après-midi  avec  elle,  et  voulut  à  toute 
«  force  travailler  à  son  ouvrage.  Sachant  que  Lucy  s'était  levée 
«  aujourd'hui  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire ,  j'ai  voulu  voir  ce  qu'elle 
«  faisait ,  et  je  l'ai  trouvée  occupée  à  défaire  tout  ce  qu'avait  fait 
«  hier  miss  Betty  Elle  ne  veut  pas  qu'il  y  ait  dans  son  présent 
«  un  seul  point  d'une  autre  main  que  la  sienne.  » 

M.  John  sortit  un  moment  après  pour  prendre  d'autres  man- 
chettes, et  je  dis  à  son  gouverneur  :  Vous  avez  un  élève  d'un 
excellent  naturel;  mais  parlez-moi  vrai,  la  leiirc  de  la  mère  do 
miss  Lucy  n'eat-elle  point  arrangée.»  N'est-ce  point  un  expédient 
de  votre  façon  contre  la  dame  aux  manchettes  ?  Non ,  me  dit-il , 
la  chose  est  réelle  ;  je  n'ai  pas  mis  tant  d'art  à  mes  soins  ;  j'y  ai 
mis  de  la  simplicité ,  du  zèle,  et  Dieu  a  béni  mon  travail. 

Le  trait  de  ce  jeune  homme  n'est  point  sorti  de  ma  mémoire; 
il  n'était  pas  propre  à  ne  rien  produire  dans  la  tête  d'un  rêveur 
comme  moi. 

Il  est  temps  de  finir.  Ramenons  lord  Johu  à  miss  Lucy ,  c'est-à- 
dire  Emile  à  Sophie.  Il  lui  rapporte  avec  un  cœur  non  moins  ten- 
dre qu'avant  son  déprt  un  esprit  plus  éclairé ,  et  il  rapporte  dans 
son  pays  l'avantage  d'avoir  connu  les  gouvernements  par  tous 
leurs  vices ,  et  les  peuples  par  toutes  leurs  vertus.  J'ai  même  pris 
soin  qu'il  se  liât  dans  chaque  nation  avec  quelque  homme  de 
mérite  par  un  traité  d'hospitalité  à  la  manière  des  anciens,  et  je 
ne  serai  pas  fâché  qu'il  cultive  ces  connaissances  par  un  commerce 
de  lettres.  Outre  (juil  peut  être  utile  et  qu'il  est  toujours  agréable 
d'avoir  des  corres|)ondances  dans  les  pays  éloignés ,  c'est  une  excel- 
lente préciut  ion  contre  l'empire  des  préjugés  nationaux,  qui, 
nous  attaquant  toute  la  vie ,  ont  tôt  ou  tard  quelque  prise  sur  nous. 
Hien  n'est  plus  propre  à  leur  ôtcr  celte  prise  que  le  commerce 
désintéresse  de  gens  sensés  qu'on  estime ,  lesquels ,  n'ayant  point 
ces  préjugés  et  les  comb.itlanl  par  les  leurs,  nous  donnent  les 
moyens  d'opposer  «ans  cesse  les  uns  aux  autres,  et  de  nous  ga- 


588  EMILE. 

rantir  ainsi  de  tous.  Ce  n'est  point  la  même  chose  de  commercer 
avec  les  étrangers  chez  nous  ou  chez  eux.  Dans  le  premier  cas, 
ils  ont  toujours  pour  le  pays  où  ils  vivent  un  ménagement  qui  leur 
fait  déguiser  ce  qu'ils  en  pensent,  ou  qui  leur  en  fait  penser  favo- 
rablement tandis  qu'ils  y  sont  :  de  retour  chez  eux  ,  ils  en  rabat- 
tent ,  et  ne  sont  que  justes.  Je  serais  bien  aise  que  l'étranger  que 
je  consulte  eût  vu  mon  pays ,  mais  je  ne  lui  en  demanderai  son 
avis  que  dans  le  sien. 

Après  avoir  presque  employé  deux  ans  à  parcourir  quelques- 
uns  des  grands  États  de  l'Europe  et  beaucoup  plus  des  petits; 
yC  après  en  avoir  appris  les  deux  ou  trois  principales  langues  ;  après 
y  avoir  vu  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  curieux ,  soit  en  histoire  natu- 
relle ,  soit  en  gouvernement ,  soit  en  arts ,  soit  en  hommes ,  Emile , 
dévoré  d'impatience ,  m'avertit  que  notre  terme  approche.  Alors 
je  lui  die  :  Hô  bien  '.  mon  ami ,  VOUS  VOUS  souvcnez  du  principal 
objet  de  nos  voyages  ;  vous  avez  vu  ,  vous  avez  observé  :  quel  est 
enfin  le  résultat  de  vos  observations?  A  quoi  vous  fixez-vous  ?  Ou 
je  me  suis  trompé  dans  ma  méthode ,  ou  il  doit  me  répondre  à  peu 
près  ainsi  : 

«  A  quoi  je  me  fixe.'  à  rester  tel  que  vous  m'avez  fait  être,  et 
«  à  n'ajouter  volontairement  aucune  autre  chaîne  à  celle  dont  nie 
«  chargent  la  nature  el  les  lois.  Plus  j'examine  l'ouvrage  des 
«  hommes  dans  leurs  institutions ,  plus  je  vois  qu'à  force  de  vou- 
«  loir  être  indépendants  ils  se  font  esclaves ,  et  qu'ils  usent  leur 
'<  liberté  même  en  vains  efforts  pour  l'assurer.  Pour  ne  pas  céder 
«  au  torrent  des  choses  ,  ils  se  font  mille  attachements  ;  puis  , 
«  sitôt  qu'ils  veulent  faire  un  pas,  ils  ne  peuvent,  et  sont  élonms 
«  de  tenir  à  tout.  Il  me  semble  que  pour  se  rendre  libre  on  n'a 
«  rien  à  faire;  il  suffit  de  ne  pas  vouloir  cesser  de  l'être.  C'est 
«  vous,  ô  mon  maître,  qui  m'avez  fait  libre  en  m'apprenant  à  cé- 
n  (1er  à  la  nécessité.  Qu'elle  vienne  quand  il  lui  plait,  je  m'y  laisse 
«  entraîner  sans  contrainte;  et  comme  je  no  veux  pas  la  combat- 
«  tre ,  je  ne  m'attache  à  rien  pour  me  retenir.  J'ai  chei'ché  dans 
«  nos  voyages  si  je  trouverais  quelque  coin  de  terre  où  je  pusse 
«  être  absolument  mien  ;  mais  en  quel  lieu  parmi  les  hommes  ne 
«  dépend-on  plus  de  leurs  passions  ?  Tout  bien  examiné ,  j'ai  trouvé 
«  que  mon  souhait  mémo  était  contradictoire  ;  car,  dussé-je  n? 
«  tenir  à  nulle  autre  chose ,  je  tiendrais  au  moins  à  la  terre  où  j« 


LIVRE  V.  589 

me  serais  fixé  ;  ma  vie  serait  attachée  à  cette  terre ,  comme  ceJle 
des  dryades  l'était  à  leurs  arbres  ;  j'ai  trouvé  qu'empire  et  liberté 
étant  deux  mots  incompatibles ,  je  ne  pouvais  élre  maître  d'une 
chaumière  qu'en  cessant  de  l'être  de  moi. 

Hœ  erat  I»  volu,  modiu  açri  no»  ita  wui^us. 

«  Je  me  souviens  que  mes  biens  furent  la  cause  de  nos  recher- 
ches. Vous  prouviez  très-solidement  que  je  ne  pouvais  garder  ;i 
la  fois  ma  richesse  et  ma  liberté  :  mais  quand  vous  vouliez  que 
je  fusse  à  la  fois  libre  et  sans  besoins,  vous  vouliez  deux  choses 
incompatibles  ;  car  je  ne  saurais  me  tirer  de  la  dépendance  des 
hommes  qu'en  rentrant  sous  celle  de  la  nature.  Que  ferai-je 
donc  avec  la  fortune  que  mes  parents  m'ont  laissée  ?  Je  com- 
mencerai par  n'en  point  dépendre  ;  je  relâcherai  tous  les  Uens 
qui  m'y  attachent  :  si  on  me  la  laisse ,  elle  me  restera  ;  si  on  me 
l'ôte,  on  ne  m'entraînera  point  avec  elle.  Je  ne  me  tourmenterai 
point  pour  la  retenir,  mais  je  resterai  ferme  à  ma  place.  Riche 
1  ou  pau\Te ,  je  serai  libre.  Je  ne  le  serai  point  seulement  en  tel 
i  jiays ,  en  telle  contrée  ;  je  le  serai  par  toute  la  terre.  Pour  moi  tou-^ 

■  les  les  chaînes  de  l'opinion  sont  brisées  ,  je  ne  connais  que  celles 

>  de  la  nécessité.  J'appris  à  les  porter  dès  ma  naissance ,  et  je  les 
'  porterai  jusqu'à  la  mort,  car  je  suis  homme  :  et  pourquoi  ne  sau- 
'  rais-je  pas  les  porter  étant  libre,  puisque  étant  esclave  il  les  fau- 
'  drait  bien  porter  encore ,  et  celles  de  l'esclavage  pour  surcroit  ? 

«  Que  m'importe  ma  condition  sur  la  terre  ?  que  m'importe  où 

■  (jue  je  sois?  Partout  où  il  y  a  des  hommes ,  je  suis  chez  mes 
'  frères  ;  partout  où  il  n'y  en  a  pas,  je  suis  chez  moi.  Tant  que  je 
'  pourrai  rester  indépendant  et  riche ,  j'ai  du  bien  pour  vivre ,  et 
'  je  vivrai.  Quand  mon  bien  m'assujettira ,  je  l'abandonnerai  sans 

■  peine  :  j'ai  des  bras  pour  travailler,  et  je  vivrai.  Quand  mes 

■  bras  me  manqueront ,  je  vivrai  si  l'on  me  nourrit ,  je  mourrai 
<  si  l'on  m'abandonne  :  je  mourrai  bien  aussi ,  quoiqu'on  ne  m'a- 

■  bandonne  pas;  car  la  mortn'estpasune  peine  delà  pauvreté,  mais 
«  une  loi  de  la  nature.  Dans  quelque  temps  que  la  mort  vienne , 

>  je  la  délie  ,  elle  ne  me  surprendra  jamais  faisant  des  préparatifs 

■  pour  vivre  ;  elle  ne  m'empêchera  jamais  d'avoir  vécu. 

"  Voilà ,  mon  père ,  à  quoi  je  me  fixe.  Si  j'étais  sans  passions , 
•  je  serais ,  dans  mon  état  d'homme ,  indépendant  comme  Dieu 

>  même ,  puisque ,  ne  voulant  que  ce  qui  est ,  je  n'aurais  jamais  a 


690  EMILE. 


«  lutter  contre  la  destinée.  Au  moins  je  n'ai  qu'une  chaiitc ,  c'est 
«  la  seule  que  je  porterai  jamais,  et  je  puis  m'en  gloriiier.  Venez 
«  donc ,  donnez-moi  Sophie ,  et  je  suis  libre.  » 

—  "  Cher  Emile ,  je  suis  bien  aise  d'entendre  sortir  de  ta  bouche 
«  des  discours  d'homme ,  et  d'en  voir  les  sentiments  dans  ton  cœur. 
,j  «  Ce  désintéressement  outré  ne  me  déplaît  pas  à  ton  âge.  Il  dimi- 
«  nuera  quand  tu  auras  des  enfants,  et  tu  seras  alors  précisément 
«  ce  que  doit  être  un  bon  père  de  famille  et  un  homme  sage. 
«  Avant  tes  voyages  je  savais  quel  en  serait  l'effet  ;  je  savais 
«  qu'en  regardant  de  près  nos  institutions ,  tu  serais  bien  éloigné 
«  d'y  prendre  la  confiance  qu'elles  ne  méritent  pas.  C'est  en  vain 
«  qu'on  aspire  à  la  liberté  sous  la  sauvegarde  des  lois.  Des  lois  ! 
«  où  est-ce  qu'il  y  en  a?  et  où  est-ce  qu'elles  sont  respectées?  Par- 
«  tout  tu  n'as  vu  régner  sous  ce  nom  que  l'intérêt  particulier  et 
«  les  passions  des  hommes.  Mais  les  lois  éternelles  de  la  nature 
«  et  de  l'ordre  existent.  Elles  tiennent  lieu  de  loi  positive  au  sage; 
«  elles  sont  écrites  au  fond  de  son  cœur  par  la  conscience  et  par 
«  la  raison  ;  c'est  à  celles-là  qu'il  doit  s'asservir  pour  être  libre  ;  il 
«  n'y  a  d'esclave  que  celui  qui  fait  mal ,  car  il  le  fait  toujours  mal- 
«  gré  lui.  La  liberté  n'est  dans  aucune  forme  de  gouvernement , 
«  elle  est  dans  le  cœur  de  l'homme  libre ,  il  la  porte  partout  avec 
«  lui.  L'homme  vil  porte  partout  la  servitude.  L'un  serait  esclave  à 
«  Genève ,  et  l'autre  libre  à  Paris. 

«  Si  je  te  parlais  des  devoirs  du  citoyen ,  tu  me  demanderais 
«  peut-être  où  est  la  patrie,  et  tu  croirais  m'avoir  confondu.  Tu 
«  te  tromperais  i)ourlant ,  cher  Emile  ;  car  qui  n'a  pas  une  pairie 
«  a  du  moins  un  pays.  Il  y  a  toujours  un  gouvcrnemejit  et  des 
«  simulacres  de  lois ,  sous  lesquels  il  a  vécu  tranquille.  Que  le  cou- 
rt Irat  social  n'ait  point  été  observe ,  qu'importe ,  si  l'intérêt  parli- 
«  culier  l'a  protégé  comme  aurait  fait  la  volonté  générale ,  si  la 
«  violence  publique  l'a  g.iranti  des  violenres  particulières,  si  le 
«  mal  qu'il  a  vu  faire  lui  a  fait  aimer  ce  qui  était  bien ,  et  si  nos 
«  institutions  mêmes  lui  ont  fait  conniiitrc  et  haïr  leurs  propres 
«  iniquités?  0  Emile!  où  est  I  homme  de  bien  qui  nedo.t  rien  à 
«  son  pays?  Quel  qu'il  soit,  il  lui  doit  ce  qu'il  y  a  de  plus  pré- 
«  cicux  pour  l'homme,  la  moralité  de  ses  actions  et  l'amour  de 
«  la  vertu.  Né  dans  le  fond  dun  bois,  il  eut  vécu  plus  heureux 
«  et  plus  libre  ;  mais  n'ayant  rien  à  combattre  pour  suivre  ses 
•  penchants ,  il  eût  été  bon  sans  mérite ,  il  n'eut  point  clé  ver- 


LIVRK  V.  591 

'  tucux ,  et  maintenant  il  sait  l'être  malgré  ses  passions.  La  seule 
apparence  de  l'ordre  le  porte  à  le  connaitre ,  à  l'aimer.  Le  bien 

«  public,  qui  ne  sert  que  de  prétexte  aux  autres ,  est  pour  lui  seul 
un  molif  réel.  Il  apprend  à  se  combattre,  à  se  vaincre,  à  sacri- 
fier son  intérêt  à  l'intérêt  commun.  11  n'est  pas  vrai  qu'il  ne  tire 
aucun  profit  des  lois;  elles  lui  donnent  le  courage  d'être  juste, 
même  parmi  les  méchants.  Il  n'est  pas  vrai  qu'elles  ne  l'ont  pas 
rendu  libre,  elles  lui  ont  appris  à  régner  sur  lui. 
«  Ne  dis  donc  pas  ,  Que  m'importe  où  que  je  sois?  Il  t'importe 

■  d'être  où  lu  peux  remplir  fous  tes  devoirs;  et  l'un  de  ces  devoirs 
est  l'attachement  pour  le  lieu  de  ta  naissance.  Tes  compatriotes 
te  protégèrent  enfant,  tu  dois  les  aimer  étant  homme.  Tu 

"  dois  vivre  au  milieu  d'eux ,  ou  du  moins  en  lieu  d'où  tu  puisses 

«  leur  être  utile  autant  que  tu  peux  l'être ,  et  ou  ils  sachent  où  te 

prendre  si  jamais  ils  ont  besoin  de  toi.  Il  y  a  telle  circonstance 

"■  où  un  homme  peut  être  plus  utile  à  ses  concitoyens  hors  de  sa 

patrie  que  s'il  vivait  dans  son  sein.  Alors  il  doit  n'écouter  que 

son  zèle,  et  supporter  son  exil  sans  murmure  ;  cet  exil  même  est 

un  de  ses  devoirs.  M.ùs  toi ,  bon  Emile,  à  qui  rien  n'impose  ces 

douloureux  sacrifices,  'oi  qui  n'as  pas  pris  le  triste  emploi  de 

dire  la  vérité  aux  hommes,  va  vivre  au  milieu  d'eux,  cultive 

leur  amitié  dans  un  doux  commerce  ;  sois  leur  bienfaiteur ,  leur 

"  modèle  :  ton  exemple  leur  servira  plus  que  tous  nos  livres ,  et 

le  bien  qu'ils  te  verront  f.iirc  les  touchera  plus  que  tous  nos 

vains  discours. 

«  Je  ne  t'exhorte  pas  pour  crli  d'aller  vivre  dans  les  grandes 
"  villes;  au  contraire,  un  des  exemples  que  les  bons  doivent 
«  donner  aux  autres  est  celui  de  la  vie  patriarcale  et  champêtre, 
«  la  première  vie  de  I  homme,  la  plus  paisible,  la  plus  naturelle 
«  et  la  plus  douce  à  qui  n'a  pas  le  cœur  corrompu.  Heureux ,  mon 

■  jeune  ami ,  le  pays  où  l'on  n'a  pas  besoin  d'aller  chercher  la 
»<  paix  dans  un  désert  !  Mais  où  est  ce  pays  ?  Un  homme  bienfaisant 
"  satisfait  mal  son  penchant  au  milieu  des  villes,  où  il  ne  trouve 
«  presque  à  exercer  son  zèle  que  pour  des  intrigants  ou  pour  des 
«  fripons.  L'accueil  qu'on  y  fait  aux  fainéants  qui  viennent  y  cher- 
«  cher  fortune  ne  fait  qu'achever  de  dévaster  le  pays ,  qu'au  con- 
•  traire  il  faudrait  repeupler  aux  dépens  des  villes.  Tous  les  hom- 
«  mes  qui  se  retirent  do  la  grande  société  sont  utiles  précisément 
«  parce  (ju'ils  s'en  retirent ,  puisipic  tous  ses  vices  lui  viennent 


593  EMILE. 


«  d'être  trop  nombreuse.  Ils  sont  encore  utiles  lorsqu'ils  peuvent 
«  ramener  dans  les  lieux  déserts  la  vie ,  la  culture ,  et  l'amour  de 
«  leur  premier  état.  Je  m'attendris  en  songeant  combien  ,  de  leur 
«  simple  retraite ,  Emile  et  Sophie  peuvent  répandre  de  bienfaits 
«  autour  d'eux,  combien  ils  peuvent  vivifier  la  campagne,  et  rani- 
«  mer  le  zèle  éteint  de  l'infortuné  villageois.  Je  crois  voir  le  peuple 
«se  multiplier,  les  champs  se  fertiliser,  la  terre  prendre  une 
«  nouvelle  parure ,  la  multitude  et  l'abondance  transformer  les 
«  travaux  en  fêtes,  les  cris  de  joie  et  les  bénédictions  s'élever  du 
«  milieu  des  jeux  rustiques  autour  du  couple  aimable  qui  les  a  ra- 
«  nimés.  On  traite  l'âge  d'or  de  chimère ,  et  c'en  sera  toujours  une 
«  pour  quiconque  a  le  cœur  et  le  goût  gâtés.  Il  n'est  pas  même 
«  vrai  qu'on  le  regrette ,  puisque  ces  regrets  sont  toujours  vains. 
«  Que  faudrait-il  donc  pour  le  faire  renaître?  Une  seule  chose, 
«  mais  impossible  :  ce  serait  de  l'aimer. 

«  Il  semble  déjà  renaître  autour  de  l'habitation  de  Sophie; 
«  vous  ne  ferez  qu'achever  ensemble  ce  que  ses  dignes  parents 
«  ont  commencé.  Mais,  cher  Emile,  qu'une  vie  si  douce  ne  te  dé- 
«  goûte  pas  des  devoirs  pénibles ,  si  jamais  ils  te  sont  imposés  ! 
«  souviens-toi  que  les  Romains  passaient  de  la  charrue  au  consu- 
«  lat.  Si  le  prince  ou  l'État  t'appelle  au  service  de  la  patrie, 
«  quitte  tout  pour  aller  remplir  dans  le  poste  qu'on  t'assigne  l'ho- 
«  norabic  fonction  de  citoyen.  Si  cette  fonction  t'est  onéreuse ,  il 
«  est  un  moyen  honnête  et  sur  de  s'en  affranchir  :  c'est  de  la 
«  remplir  avec  assez  d'intégrité  pour  qu'elle  ne  te  soit  pas  long- 
«  temps  laissée.  Au  reste,  crains  peu  l'embarras  d'une  pareille 
«  charge  ;  tant  qu'il  y  aura  des  hommes  de  ce  siècle ,  ce  n'est  pas 
«  toi  qu'on  viendra  chercher  pour  servir  l'État.  » 

Que  ne  m'est- il  permis  de  peindre  le  retour  d'Emile  auprès  de 
Sophie,  et  la  fin  de  leurs  amours,  ou  plutôt  le  commencement  de 
l'amour  conjugal  qui  les  unit  !  amour  fondé  sur  l'estime  qui  ilure 
autant  que  la  vie  ;  sur  les  vertus  qui  ne  s'effacent  point  avec  la 
beauté;  sur  les  convenances  des  caractères  qui  rendent  le  com- 
merce aimable ,  et  prolongent  dans  la  vieillesse  le  charme  de  la 
première  union.  Mais  tous  ces  détails  pourraient  plaire  sans  être 
utiles;  et  jusqu'ici  je  ne  me  suis  permis  de  détails  agréables  que 
ceux  dont  j'ai  cru  voir  l'utilité.  Quilterais-je  cette  règle  à  la  (in  de 
ma  tAche  ?  Non  ;  je  sens  aussi  bien  que  ma  plume  est  lassée.  Trop 
faible  pour  des  travaux  do  si  longue  haleine  .j'abandonnerais  ce- 


LlVKt  V.  593 

li  ci,  s'il  était  moins  avance  :  pour  ne  pas  le  lait>spr  impiiifait,  il 

-t  temps  que  j'achève. 

Paulin  je  vois  naître  le  plus  charmant  des  jours  d'Kmile  et  le  plus 

•  ureux  des  miens;  je  vois  couronner  mes  soins,  et  je  commence 

'.  fn  goûter  le  fruit.  Le  digne  couple  s'unit  dune  chaine  indissu- 

ible ,  leur  Uouche  prononce  et  leur  cœur  confirme  des  serments 

ijui  ne  seront  point  vains  :  ils  sont  époux.  En  revenant  du  temple , 

ils  se  laissent  conduire  ;  ils  ne  savent  où  ils  sont ,  où  ils  vont , 

f  e  qu'on  fait  autour  d'eux.  Ils  n'entendent  point,  ils  ne  ré|)ondent 

que  des  mots  confus,  leurs  yeux  troublés  ne  voif^nl  plus  rien. 

0  délire!  6  faiblesse  humaine  !  le  senlin>ent  du  bonheur  écrase 

l'homme ,  il  n'est  pas  assez  fort  pour  le  supporter. 

Il  y  a  bien  peu  de  gens  qui  sachent ,  un  jour  de  mariage ,  pren- 
dre un  ton  convenable  avec  les  nouveaux  époux.  La  morne  dé- 
cence des  uns  et  le  propos  léger  des  autres  me  semblent  également 
déplacés.  J'aimerais  mieux  qu'on  laissât  ces  jeunes  canirs  se  replier 
sur  eux-mêmes  et  se  livrer  à  une  agitation  qui  n'est  pas  sans 
charme ,  que  de  les  en  distraire  si  cruellement  pour  les  attrister 
par  une  fausse  bienséance,  ou  pour  les  embarrasser  par  de  mau- 
vaises plaisanteries,  qui,  dussent-elles  leur  plaire  en  tout  autre 
temps ,  leur  sont  très-sûrement  importunes  un  pareil  jour. 

Je  vois  mes  deux  jeunes  gens,  dans  la  douce  langueur  qui  les 
trouble ,  n'écouter  aucun  des  discours  qu'on  leur  tient.  Moi ,  qui 
veux  qu'on  jouisse  de  tous  les  jours  de  la  vie ,  leur  en  iaisserai-je 
|)ordre  un  si  précieux?  Non,  je  veux  qu'ils  le'  goûtent,  qu'ils  le 
savourent,  qu'il  ait  pour  eux  ses  voluptés.  Je  les  arrache  à  la 
foule  indiscrète  qui  les  accable,  et,  les  menant  promener  à  l'é- 
cart, je  les  rappelle  à  eux-mêmes  en  leur  parlant  d'eux.  Ce  n'es! 
pas  seulement  à  leurs  oreilles  que  je  veux  |)arler,  c'est  à  leurs 
cœurs  ;  et  je  n'ignore  pas  quel  est  le  sujet  unique  dont  ils  peu- 
\ent  s'occuper  ce  jour-là. 

Mes  enfants ,  leur  di»-je  en  les  prenant  tous  deux  par  la  main  , 
il  y  a  trois  ans  que  j'ai  vu  naître  cette  flamme  vive  et  pure  qui 
fait  votre  bonheur  aujourd'hui.  Elle  n'a  fait  qu'augmenter  sans 
cesse  ;  je  vois  dans  vos  yeux  qu'elle  est  à  son  dernier  degré  de 
véhémence;  elle  ne  |)eut  plus  que  s'affaiblir.  Lecteurs,  ne  voyez- 
vous  pas  les  transports,  les  emportements,  les  serments  d'Emile, 
l'air  dédaigneux  dont  Sophie  dégage  sa  main  de  la  mienne ,  ri  les 
tendres  proies! alion>  (pie  leurs  yeux  se  lout  niuluellemehl  il« 

'oO. 


.'«94  r.MlLE. 

s'.idocer  jusqu'au  dernier  soupir?  Je  les  laisse  faire,  et  puis  je  ro* 
prends. 

J'ai  souvent  pensé  que,  si  l'on  pouvait  prolonger  le  bonheur  de 
l'amour  dans  le  mariage ,  on  aurait  le  paradis  sur  la  terre.  Cela  ne 
s'est  jamais  vu  jusqu'ici.  Mais  si  la  chose  n'est  pas  tout  à  fait 
impossible ,  vous  êtes  bien  dignes  l'un  et  l'autre  de  donner  un 
exemple  que  vous  n'aurez  reçu  de  personne ,  et  que  peu  d'rpoux 
sauront  imiter.  Voulez-vous,  mes  enfants,  que  je  vous  diso  un 
moyen  que  j'imagine  pour  cela ,  et  que  je  crois  être  le  seul  pos- 
sible? 

Ils  se  regardent  en  souriant ,  et  se  moquant  de  ma  simplicilc. 
Emile  me  remercie  nettement  de  ma  recelte,  en  disant  qu'il  croit 
que  Sophie  en  a  une  meilleure,  et  que  quant  à  lui,celle-la  lui  suf- 
fit. Sophie  approuve,  et  parait  tout  aussi  confiante.  Cependant  a 
travers  son  air  de  raillerie  je  crois  démêler  un  peu  île  curiosité. 
J'examine  Emile  ;  ses  yeux  ardents  dévorent  les  charmes  de  son 
épouse  ;  c'est  la  seule  chose  dont  il  soit  curieux,  et  tous  mes  pro- 
pos ne  l'embarrassent  guère.  Je  souris  à  mon  tour,  en  disant  en 
moi-même ,  Je  saurai  bientôt  te  rendre  attentif. 

La  différence  presque  imperceptible  de  ces  mouvements  se- 
crets en  marque  une  bien  caractéristique  dans  les  deux  sexes ,  et 
l)ien  contraire  aux  préjugés  reçus  :  c'est  que  généralement  les 
hommes  sont  moins  constants  que  les  femmes,  et  se  rebutent 
plus  tôt  qu'elles  de  l'amour  heureux.  La  femme  pressent  de  loin 
l'inconstance  de  l'homme,  et  s'en  inquiète';  c'est  ce  qui  la  rend 
aussi  plus  jalouse.  Quand  il  commence  à  s'attiédir,  forcée  à  lui 
rendre  pour  le  garder  tous  les  soins  qu'il  prit  autrefois  pour  lui 
plaire,  elle  pleure,  elle  s'humilie  à  son  tour,  et  rarement  avec 
le  même  succès.  L'attachement  et  les  soins  gagnent  les  cœurs , 
mais  ils  ne  les  recouvr'^nt  guère.  Je  reviens  à  ma  recette  contre 
le  refroidissement  de  l'amour  dans  le  mariage. 

Elle  est  simple  et  facile ,  reprends-je  :  c'est  de  continuer  d'être 

'  En  France  les  femme»  se  (li'tanlient  les  premières  ;  et  cela  doit  être, 
parée  (|ne,  ayant  pen  de  tem|K^raincnt ,  et  ne  voulant  que  des  hommas^cs, 
quand  un  mari  n'en  rend  plus,  on  se  soucie  pende  sa  jvrsonne.  Pans 
les  autres  pays ,  au  contraire,  c'est  le  mari  qui  se  d<'tache  le  premier;  cela 
doit  être  encore,  parce  q  c  lc<  femmes,  fid  les  mais  indisinvtes,  en  le.<i 
importimant  de  leurs  d«^irs  les  d(';;ofttent  d'elles.  Ces  v(;rit&»  gi'jH'ral»'* 
|»cuvent  souffrir  beaucoup  d'exceptions  ;  je  crois  m-iintenant  que  ce  sont 
des  vérités  générales. 


LIVKK  V.  M5 

amants  quand  on  est  époux.  En  effet,  dit  Emile  en  riant  du  se- 
cret ,  elle  ne  nous  sera  pas  pénible. 

Plus  pénible  k  vous  qui  parlez  que  vous  ne  pensez  peut-être. 
Laissez  moi ,  je  vous  prie ,  le  temps  de  m'expliquer. 

Les  nœuds  qu'on  veut  trop  serrer  rompent.  Voilà  ce  nui  arrive 
à  celui  du  mariage,  quand  on  veut  lui  donner  plus  de  force  qu'il 
n'en  doit  avoir.  La  fidélité  qu'il  impose  aux  deux  époux  est  le 
plus  saint  de  tous  les  droits  ;  mais  le  pouvoir  qu'il  donne  à  cha- 
cun des  deux  sur  l'autre  est  de  trop.  La  contrainte  et  l'amour  vont 
mal  ensemble  ,  et  le  plaisir  ne  se  commande  pas.  N>  rougissez 
point ,  ô  Sophie  !  et  ne  songez  pas  à  fuir.  A  Dieu  ne  plaise  que 
je  veuille  offenser  votre  modestie  !  mais  il  s'agit  du  destin  de  vos 
jours.  Pour  un  si  grand  objet  souffrez,  entre  un  époux  et  un 
père,  des  discours  que  vous  ne  supporteriez  pas  ailleurs. 

Ce  n'est  pas  tant  la  possession  que  l'assujettissement  qui  ras- 
sasie ,  et  l'on  garde  pour  une  fille  entretenue  un  bien  pms  long 
attachement  que  pour  une  femme.  Comment  a-t-on  pu  faire  un 
devoir  des  plti^  (cndres  caresses  ,  et  un  droit  des  plus  doux  té- 
moignages de  l'amour?  C'est  le  désir  mutuel  qui  fait  le  droit ,  la 
nature  n'en  connaît  point  d'autre.  La  loi  peut  restreindre  ce  droit , 
mais  elle  ne  saurait  l'étendre.  Li  volupté  est  si  douce  par  elle- 
piéme  !  doit-elle  recevoir  de  la  triste  génc  la  force  qu'elle  n'aura 
pu  tirer  de  ses  propres  attraits.'  Non,  mes  enfants;  dans  le  mariage 
les  cœurs  sont  liés  ,  mais  les  corps  ne  sont  ix)int  asser>'is.  Vous 
vous  devez  la  fidélité ,  non  la  complaisance.  Chacun  des  deux  ne 
l>oul  être  qu'à  l'autre  ,  mais  nul  des  deux  ne  doit  être  à  l'autre 
qu'autant  qu'il  lui  plait. 

S'il  est  donc  vrai ,  cher  Emile ,  que  vous  vouliez  être  l'amanl 
de  votre  femme,  qu'elle  soit  toujours  votre  maltresse  et  la  sienne  ; 
soyez  amant  heureux,  mais  respectueux  ;  obtenez  tout  de  l'amour 
sans  rien  exiger  du  devoir,  et  que  les  moindres  faveurs  ne  soient 
jamais  pour  vous  des  droits ,  mais  des  grâces.  Je  sais  que  la  pu- 
deur fuit  les  aveux  formels  et  demande  d'être  vaincue  ;  mais,  avec 
de  la  délicatesse  et  du  véritable  amour,  l'amant  se  trompe-t-il  >ur 
la  volonté  secrète  ?  Ignore-t-il  quand  le  cœur  et  les  yeux  accor- 
dent ce  que  la  bouche  feint  de  refuser .'  Que  chacun  des  deux,  tou- 
jours maître  de  sa  personne  et  de  ses  caresses ,  ail  droit  de  ne  les 
dispenser  à  l'autre  qu'à  sa  propre  volonté.  Sou  venez- vous  tou- 
jours que ,  même  dans  le  mariage,  le  plaisir  n'est  légitime  que 


596  EMILE. 

quand  le  désir  est  partage.  Ne  craignez  pas ,  mes  cnfanls ,  que 
cette  loi  vous  tienne  éloignés  ;  au  contraire ,  elle  vous  rendra  tous 
deux  plus  attentifs  à  vous  plaire ,  et  préviendra  la  satiété.  Bornés 
uniquement  l'un  à  l'autre ,  la  nature  et  l'amour  vous  rapproche- 
ront assez. 

A  ces  propos  et  d'autres  semblables,  Emile  se  fâche,  se  récrie  ; 
Sophie ,  honteuse ,  tient  son  éventail  sur  ses  yeux ,  et  ne  dit  rien. 
Le  plus  mécontent  des  deux,  peut-être,  n'est  pas  celui  qui  se 
plaint  le  plus.  J'insiste  impitoyablement  :  je  fais  rougir  Emile  do 
son  peu  de  délicatesse  ;  je  me  rends  caution  pour  Sophie  qu'elle 
accepte  pour  sa  part  le  traité.  Je  la  provoque  à  parler;  on  se  doute 
bien  qu'elle  n'ose  me  démentir.  Emile ,  inquiet,  consulte  les  yeux 
de  sa  jeune  épouse  ;  il  les  voit ,  à  travers  leur  embarras ,  pleins 
d'un  trouble  voluptueux  qui  le  rassure  centre  le  risque  de  la  con- 
fiance. Il  se  jette  à  ses  pieds ,  baise  avec  transport  la  main  qu'elle 
lui  tend,  et  jure  que,  hors  la  fidélité  promise  ,  il  renonce  à  tout 
autre  droit  sur  elle.  Sois,  lui  dil-il,  chère  épouse,  l'arbitre  de  me» 
plaisirs  comme  tu  l'es  de  mes  jours  et  de  ma  destinée.  Dût  ta 
cruauté  me  coûter  la  vie ,  je  te  rends  mes  droits  les  plus  chers.  Je 
ne  veux  rien  devoir  à  ta  complaisance ,  je  veux  tout  tenir  de  ton 
cœur. 

Bon  Emile ,  rassure-toi  :  Sophie  est  trop  généreuse  elle-même 
pour  te  laisser  mourir  victime  de  ta  générosité. 

Le  soir,  prêt  à  les  quitter,  je  leur  dis  du  ton  le  plus  grave  qu'il 
m'est  possible  :  Souvenez-vous  tous  deux  que  vous  êtes  libres , 
et  qu'il  n'est  pas  ici  question  des  devoirs  d'époux  ;  croyez-moi , 
point  de  fausse  déférence.  Emile  ,  veux-tu  venir.'  Sophie  le  per- 
met. Emile,  en  fureur,  voudra  me  battre.  Et  vous,  Sophie,  qu'en 
dites-vous?  faut-il  que  je  l'emmcnc  ?  La  menteuse,  en  rougissant, 
dira  qu'oui.  Charmanf,  et  doux  mensonge ,  qui  vaut  mieux  que 
la  vérité! 

Le  lendemain....  L'imagede  lafélicité  ne  flatte  plus  les  hommes  ; 
la  corruption  du  vice  n'a  pas  moins  dépravé  leur  goût  que  leurs 
cœurs.  Ils  ne  savent  plus  sentir  ce  qui  est  touchant,  ni  voir  ce  qui 
est  aimable.  Vous  qui ,  pour  peindre  la  volupté ,  n'imaginez  ja- 
mais que  d'heureux  amants  nageant  dans  le  sein  des  délices  ,  que 
vos  tableaux  sont  encore  imparfaits  !  vous  n'en  avez  que  la  moi- 
tié la  plus  grossière  ;  les  plus  doux  attraits  de  la  volupté  n'y  sont 
point.  0  qui  de  vous  n'a  jamais  vu  deux  jeunes  époux  ,  unis  sous 


LIVRE  V.  597 

dTieureux  auspices,  sortant  du  lit  nuptial,  et  portant  à  là  fois  dans 
leurs  regards  languissants  et  chastes  l'ivresse  des  doux  plaisirs 
qu'ils  viennent  de  goûter,  l'aimable  sécurité  de  l'innocence  ,  et  la 
certitude  alors  si  charmante  de  couler  ensemble  le  reste  de  leurs 
jours  ?  Voilà  l'objet  le  plus  ravissant  qui  puisse  être  offert  au 
cœur  de  l'homme  ;  voilà  le  vrai  tableau  de  la  volupté  :  vous  l'a- 
vez vu  cent  fois  sans  le  reconnaître  ;  vos  cœurs  endurcis  ne  sont 
plus  faits  pour  l'aimer.  Sophie ,  heureuse  et  paisible ,  passe  le 
jour  dans  les  bras  de  sa  tendre  mère  ;  c'est  un  repos  bien  doux  à 
prendre,  après  avoir  passé  la  nuit  dans  ceux  d'un  époux. 

Le  surlendemain  j'aperçois  déjà  quelque  changement  de  scène. 
Emile  veut  paraître  un  peu  mécontent  :  mais,  à  travers  cette  affec- 
tation ,  je  remarque  un  empressement  si  tendre  ,  et  même  tant 
de  soumission,  que  je  n'en  augure  rien  de  bien  fâcheux.  Pour  So- 
phie ,  elle  est  plus  gaie  que  la  veille  ;  je  vois  briller  dans  ses  yeux 
un  air  satisfait  ;  elle  est  charmante  avec  Emile  ;  elle  lui  fait  pres- 
que des  agaceries,  dont  il  n'est  que  plus  dépité. 

Ces  changements  sont  peu  sensibles ,  mais  ils  ne  m'échappent 
pas  :  je  m'en  inquiète,  j'interroge  Emile  en  particulier  ;  j'apprends 
qu'à  son  grand  regret ,  et  malgré  toutes  ses  instances ,  il  a  fallu 
faire  lit  à  part  la  nuit  précédente.  L'impérieuse  s'est  hâtée  d'user 
de  son  droit.  On  a  un  éclaircissement  :  Emile  se  plaint  amèrement, 
Sophie  plaisante  ;  mais  enfin  ,  le  voyant  prêt  à  se  fâcher  tout  de 
l)on ,  elle  lui  jette  un  regard  plein  de  douceur  et  d'amour,  et ,  m'" 
serrant  la  main ,  ne  prononce  (jue  ce  seul  mot ,  mais  d'un  ton  qui 
va  chercher  l'àme.  L'ingrat!  Emile  est  si  bêle  qu'il  n'entend  rie.i 
à  cela.  Moi  je  l'entends  ;  j'écarte  Emile ,  et  je  prends  à  son  tour 
Sophie  en  particulier. 

Je  vois ,  lui  dis-je ,  la  raison  de  ce  caprice.  On  ne  saurait  avoir 
plus  de  délicatesse ,  ni  l'employer  plus  mal  à  propos.  Chère  So- 
phie ,  rassurez-vous;  c'est  un  homme  que  je  vous  ai  donné,  ne 
craignez  pas  de  le  prendre  pour  tel  :  vous  avez  eu  les  prémices  de 
sa  jeunesse  ;  il  ne  l'a  i»rodiguée  à  personne ,  il  la  conservera  long- 
temps pour  vous. 

«  Il  faut ,  ma  chère  enfant ,  que  je  vous  explique  mes  vues  dans 
«  lacoliversation  que  nous  eûmes  tous  trois  avant-hier.  Vous  n'y 
«  avez  peut-être  aperçu  qu'un  art  de  ménager  vos  plaisirs  pour  les 
«  rendre  durables.  0  Sophie!  elle  eut  un  autre  objet  plus  digne 
«  de  mes  soins.  Kn  devenant  votre  époux  ,  fimile  est  ticvcnu  votre 


598  EMILE. 

«  chef;  c'est  à  vous  d'obéir,  ainsi  l'a  voulu  la  nature.  Quand  la 
«  femme  ressemble  à  Sophie ,  il  est  pourtant  bon  que  l'homme 
«  soit  conduit  par  elle  ;  c'est  encore  une  loi  de  la  nature  ;  et  c'est 
«  pour  vous  rendre  autant  d'autorité  sur  son  cœur  que  son  sexe 
«  lui  en  donne  sur  votre  personne ,  que  je  vous  ai  faite  l'arbitre 
«  de  ses  plaisirs.  Il  vous  en  coûtera  des  privations  pénibles;  mais 
«  vous  régnerez  sur  lui  si  vous  savez  régner  sur  vous  ;  et  ce  qui 
«  s'est  déjà  passé  me  montre  que  cet  art  difticile  n'est  pas  au-dcs- 
«  sus  de  votre  courage.  Vous  régnerez  longtemps  par  l'amour,  si 
«  vous  rendez  vos  faveurs  rares  et  précieuses ,  si  vous  savez  les 
«  faire  valoir.  Voulez-vous  voir  votre  mari  sans  cesse  à  vos  pieds, 
«  tenez-le  toujours  à  quelque  distance  de  votre  personne.  Mais , 
«  dans  votre  sévérité ,  mettez  de  la  modestie ,  et  non  du  caprice  ; 
«  qu'il  vous  voie  réservée ,  et  non  pas  fantasque  :  gardez  qu'en 
«  ménageant  son  amour  vous  ne  le  fassiez  douter  du  vôtre.  Faites- 
«  vous  chérir  par  vos  faveurs  et  respecter  par  vos  refus;  qu'il 
«  honore  la  chasteté  de  sa  femme ,  sans  avoir  à  se  plaindre  de  sa 
«  froideur. 

«  C'est  ainsi,  mon  enfant ,  qu'il  vous  donnera  sa  confiance ,  qu'il 
«  écoutera  vos  avis,  qu'il  vous  consultera  dans  ses  affaires,  et  ne 
«  résoudra  rien  sans  en  délibérer  avec  vous.  C'est  ainsi  que  vous 
«  pouvez  le  rappeler  à  la  sagesse  quand  il  s'égare ,  le  ramener  par 
«  une  douce  persuasion,  vous  rendre  aimable  pour  vous  rendre 
«  utile ,  employer  la  coquetterie  aux  intérêts  de  la  vertu ,  et  l'a- 
«  mour  au  profit  de  la  raison. 

«  Ne  croyez  pas  avec  tout  cela  que  cet  art  même  puisse  vous 
«  servir  toujours.  Quelque  précaution  qu'on  puisse  prendre ,  la 
«  jouissance  use  les  plaisirs,  et  l'amour  avant  tous  les  aiilies.  Mais 
«  quand  l'amour  a  duré  longtemps,  une  douce  habitude  en  reni- 
«  plit  le  vide,  et  l'attrait  de  la  confiance  succède  aux  transports 
«  de  la  passion.  Les  enfants  forment  entre  ceux  qui  leur  ont  donne 
«  l'être  une  liaison  non  moins  douce  et  souvent  plus  forte  que  l'a- 
«  mour  même.  Quand  vous  cesserez  d'être  la  maîtresse  d'Émilo, 
«  vous  serez  sa  femme  et  son  amie ,  vous  serez  la  more  de  ses 
«  enfants.  Alors,  au  lieu  de  votre  première  réserve,  établissez  oii- 
«  tre  vous  la  plus  grande  intimité;  plus  de  lit  à  part ,  plus  We  re- 
«  fus ,  plus  de  caprice.  Devenez  tellement  sa  moitié ,  qu'il  ne  puisse 
«  plus  se  passer  de  vous ,  et  que ,  sitôt  qu'il  vous  quitte ,  il  se  sente 
«  loin  de  lui-même.  Vous  qui  fîtes  si  bien  régner  les  charmes  de 


LIVRE  V.  5» 

•  la  vie  domestique  dans  la  maison  paternelle ,  faites-les  régner 
«  ainsi  dans  la  vôtre.  Tout  homme  qui  se  plaît  dans  sa  maison 
«  aime  sa  femme.  Souvenez-vous  que  si  votre  épcux  vit  heureux 
«  chez  lui ,  vous  serez  une  femme  heureuse. 

«  Quant  à  présent ,  ne  soyez  pas  si  sévère  à  votre  amant  ;  il  a 

I  mérité  plus  de  complaisance ,  il  s'offenserait  de  vos  alarmes;  ne 
«  ménagez  plus  si  fort  sa  santé  aux  dépens  de  son  bonheur,  et  jouis- 
«  sezdu  votre.  Il  ne  faut  point  attendre  le  dégoût  ni  rebuter  le  dé- 
«  sir  ;  il  ne  faut  point  refuser  pour  refuser,  mais  pour  faire  valoir 
«  ce  qu'on  accorde.  » 

Ensuite,  les  réunissant ,  je  dis  devant  elle  à  son  jeune  époux  : 

II  faut  bien  supporter  le  joug  qu'on  s'est  imposé.  Méritez  qu'il  voa» 
soit  rendu  léger.  Surtout  sacrifiez  aux  grâces,  et  n'imaginez  pas 
vous  rendre  plus  aimible  en  boudant.  I^  paix  n'est  pas  difficile  à 
faire ,  et  chacun  se  doute  aisément  des  conditions.  Le  traité  se 
signe  par  un  baiser  ;  après  quoi  je  dis  à  mon  élève  :  Cher  Emile , 
un  homme  a  besoin  toute  sa  vie  de  conseil  et  de  guide.  J'ai  fait  de 
«non  mieux  pour  remplir  jusqu'à  présent  ce  devoir  envers  vous; 
ici  finit  ma  longue  tâche  et  commence  celle  d'un  autre.  J'abdique 
aujourd'hui  l'autorité  que  vous  m'avez  conQée ,  et  voici  désormais 
votre  gouverneur. 

Peu  à  peu  le  premier  délire  se  calme ,  et  leur  laisse  goûter  en 
paix  les  charmes  de  leur  nouvel  état.  Heureux  amants ,  dignes 
époux  !  pour  honorer  leurs  vertus ,  pour  peindre  leur  félicité ,  il 
faudrait  faire  l'histoire  de  leur  vie.  Combien  de  fois ,  contemplant 
en  eux  mon  ouvrage,  je  me  sens  saisi  dun  ravissement  qui  fait 
palpiter  mon  cœur  1  combien  de  fois-je  joins  leurs  mains  dans  les 
miennes  en  l)énissant  la  Providence ,  et  pou-ssant  d'ardents  sou- 
pirs !  que  de  baisers  j'applique  sur  ces  deux  mains  qui  se  serrent  I 
de  combien  de  larmes  de  joie  ils  me  les  sentent  arroser  !  Ils  s'at- 
Lendrissent  à  leur  tour  en  partageant  mes  transports.  Leurs  respec- 
tables parents  jouissent  encore  une  fois  de  leur  jeunesse  dans  celle 
de  leurs  enfants  ;  ils  recommencent  pour  ainsi  dire  de  vivre  en 
eux ,  ou  plutôt  ils  connaissent  pour  la  première  fois  le  prix  de  la 
vie  :  ils  maudissent  leurs  anciennes  richesses ,  qui  les  empêchèrent 
au  même  âge  de  goûter  un  sort  si  charmant.  S'il  y  a  du  bonheur 
mr  la  terre,  <^est  dans  l'asile  où  nous  vivons  qu'il  faut  le  cher- 
cher. 

Au  i)0ut  de  quelques  mois ,  Emile  entre  un  matin  dans  ma  cham- 


600  EMILE. 

bre,  et  me  dit  en  rn'embrassant  :  Mon  maître,  félicitez  votre  en- 
fant; il  espère  avoir  bientôt  l'honneur  d'otre  père.  0  quels  soins 
vont  être  imposés  à  notre  zèle  ,  et  que  nous  allons  avoir  besoin 
de  vous  !  A  Dieu  ne  plaise  que  je  vous  laisse  encore  élever  le  fils, 
après  avoir  élevé  le  père  !  A  Dieu  ne  plaise  qu'un  devoir  si  saint 
et  si  doux  soit  jamais  rempli  par  un  autre  que  moi ,  dussé-je  aussi 
bien  choisir  pour  lui  qu'on  a  choisi  pour  moi-même  !  Mais  restez  le 
maître  des  jeunes  maîtres.  Conseillez-nous,  gouvernez-nous ,  nous 
serons  dociles  :  tant  que  je  vivrai,  j'aurai  besoin  de  vous.  J'en  ai 
plus  besoin  que  j.iraais,  maintenant  que  mes  fonctions  d'homme 
commencent.  Vous  avez  rempli  les  vôtres  :  guidez-moi  pour  vous 
imiter  ;  et  reposez-vous ,  il  en  est  temps.  ^ 


EMILE  ET  SOPHIE, 


LES  SOLITAIRES. 


m-  LETTRE  PREMIERE. 

^Êl  J'étais  libre ,  j'étais  heureux  ,  ô  mon  maître  !  vous  m'aviez  fait 
^P  in  cœur  propre  à  goûter  le  bonheur,  et  vous  m'aviez  donné  .So- 
r  phie  :  aux  délices  de  l'amour,  aux  épanchements  de  l'amitié  ,  une 
farnilie  naissante  ajoutait  les  charmes  de  la  tendresse  paternelle  : 
tout  m'annonçait  une  vie  agréable ,  tout  me  promettait  une  douce 
vi«llesse ,  et  une  mort  paisible  dans  les  bras  de  mes  enfants.  Hé- 
las !  qu'est  devenu  ce  temps  heureux  de  jouissance  et  d'espérance, 
où  l'avenir  embellissait  le  présent,  où  mon  cœur,  ivre  de  sa  joie , 
s'abreuvait  chaque  jour  d'un  siècle  de  félicité?  Tout  s'est  évanoui 
comme  un  songe  :  jeune  encore,  j'ai  tout  perdu,  femme ,  enfants , 
amis ,  tout  enfin ,  jusqu'au  commerce  de  mes  semblables.  Mon 
cœur  a  été  déchiré  par  tous  ses  attachements  ;  il  ne  tient  plus 
qu'au  moindre  de  tous ,  au  tiède  amour  d'une  vie  sans  plaisirs, 
mais  exempte  de  remords.  Si  je  survis  longtemps  à  mes  perte», 
mon  sort  est  de  vieillir  et  de  mourir  seul,  sans  jamais  revoir  un  vi- 
sage d'homme  ;  et  la  seule  Providence  me  fermera  les  yeux. 

En  cet  état ,  qui  peut  m'engager  encore  à  prendre  soin  de  cette 
triste  vie  que  j'ai  si  peu  de  raisons  d'aimer  ?  Des  souvenirs  ,  et  la 
cons«)lation  d'être  dans  l'ordre  en  ce  monde ,  en  m'y  soumettant 
tMins  murmure  aux  décrets  étemels.  Je  suis  mort  dans  tout  ce  qui 
m'était  cher  ;  j'attends  sans  impatience  et  sans  crainte  que  ce  qui 
reste  de  moi  rejoigne  ce  que  j'ai  perdu. 

Mais  vous,  mon  cher  maître ,  vivez-vous?  éles-vous  mortel  en- 
core sur  celte  terre  d'exil  avec  votre  Emile  ;  ou  si  déjà  vous  ha- 
bitez avec  Sophie  la  patrie  des  âmes  justes  ?  Hélas  !  où  que  vous 
soyez ,  vous  êtes  mort  pour  moi ,  mes  yeux  ne  vous  verront  plus , 
mais  mon  cœur  8'occu|)eradc  vous  sans  cesse.  Jamais  je  n'ai  mieux 
connu  le  prix  de  vos  soins  qu'après  (jm^  Ii  dure  nécessité  m'a  si 


«02  EMILE  ET  SOPHIE. 

cruellement  fait  sentir  ses  coups  et  m'a  tout  ôté ,  excepté  moi.  Je 
suis  seul ,  j'ai  tout  perdu  ;  mais  je  me  reste,  et  le  désespoir  ne 
m'a  point  anéanti.  Ces  papiers  ne  vous  parviendront  pas ,  je  ne 
puis  l'espérer;  sans  doute  ils  périront  sans  avoir  été  vus  d'aucun 
homme  :  mais  n'importe ,  ils  sont  écrits,  je  les  rassemble,  je  les 
lie ,  je  les  continue ,  et  c'est  à  vous  que  je  les  adresse  :  c'est  à 
vous  que  je  veux  tracer  ces  précieux  souvenirs  qui  nourrissent 
et  navrent  mon  cœur  ;  c'est  à  vous  que  je  veux  rendre  compte 
de  moi,  de  mes  sentiments,  de  ma  conduite,  de  ce  cœur  que 
vous  m'avez  donné.  Je  dirai  tout ,  le  bien ,  le  mal ,  mes  douleurs, 
mes  plaisirs ,  mes  fautes  ;  mais  je  crois  n'avoir  rien  à  dire  qui 
puisse  déshonorer  votre  ouvrage. 

Mon  bonheur  a  été  précoce  ;  il  commença  dés  ma  naissance , 
il  devait  finir  avant  ma  mort.  Tous  les  jours  de  mon  enfance  ont 
été  des  jours  fortunés ,  passés  dans  la  liberté ,  dans  la  joie,  ainsi 
que  dans  l'innocence  ;  jo  n'appris  jamais  a  distinguer  mes  instruc- 
tions de  mes  plaisirs.  Tous  les  hommes  se  rappellent  avec  atten- 
drissement les  jeux  de  leur  enfance  :  mais  je  suis  le  seul  peut-être 
qui  ne  mêle  point  à  ces  doux  souvenirs  ceux  des  pleurs  qu'on  lui 
fit  verser.  Hélas  !  si  je  fusse  mort  enfant,  j'aurais  déjà  joui  de  la 
vie ,  et  n'en  aurais  pas  connu  les  regrets  ! 

Je  devins  jeune  homme,  et  ne  cessai  point  d'être  heureux.  Dans 
l'âge  des  passions  je  formais  ma  raison  par  mes  sens;  ce  qui 
sert  à  tromper  les  autres  fut  pour  moi  le  chemin  de  la  vérité. 
J'appris  à  juger  sainement  des  choses  qui  m'environnaient ,  et  de 
l'intérêt  que  j'y  devais  prendre;  j'en  jugeais  sur  des  prii)cip<>s 
vrais  et  simples;  l'autorité,  l'opinion ,  n'altéraient  point  mes 
jugements.  Pour  découvrir  les  rapports  des  choses  entre  elles, 
j'étudiais  les  rapports  de  chacune  d'elles  à  moi  :  par  deux  termes 
connus  j'apprenais  à  trouver  le  troisième  :  pour  connaître  l'univers 
par  tout  ce  qui  pouvait  m'intéresser,  il  me  suflit  de  me  connaître; 
ma  place  assignée  ,  tout  fut  trouvé. 

J'appris  ainsi  que  la  première  s.-'gesse  est  de  vouloir  ce  qui  est, 
et  de  régler  son  cœur  sur  sa  destinée.  Voilà  tout  ce  qui  dépend 
de  nous ,  me  disiez-vous  ;  tout  le  reste  est  de  nécessité.  Celui  qui 
lutte  le  plus  contre  son  sort  est  le  moins  sage  et  toujours  le  plus 
malheureux  ;  ce  quil  peut  changer  à  sa  situation  le  soulage  moins 
que  !e  trouble  intérieur  qu'il  se  donne  pour  cela  ne  le  lonrmenlc. 
Il  réussit  rarement,  et  ne  gagne  rien  à  roussir.  Mais  quel  être 


LETTRE  î.  603 

sensible  pfut  vivre  toujours  sans  passions ,  sans  attachements  ? 
Ce  n'est  pas  un  homme;  c'est  une  brute ,  ou  c'est  un  dieu.  Ne 
pouvant  donc  me  garantir  de  toutes  les  affections  qui  nous  lient 
aux  choses,  vous  m'apprîtes  du  moins  à  les  choisir,  à  n'ouvrir 
mon  àme  qu'aux  plus  nobles ,  à  ne  l'attacher  qu'aux  plus  dignes 
objets  ;  qui  sont  mes  semblables ,  à  étendre  pour  ainsi  dire  le  moi 
humain  sur  toute  l'humanité ,  et  à  me  préserver  ainsi  des  viles 
po&sions  qui  le  concentrent. 

Quand  mes  sens  éveillés  par  l'âge  me  demandèrent  une  compa- 
gne ,  vous  épurâtes  leur  feu  par  les  sentiments  ;  c'est  par  l'imagi- 
nation qui  les  anime  que  j'appris  à  les  subjuguer.  J'aimais  Sophie 
avant  même  que  de  la  connaître  ;  cet  amour  préservait  mon  cœur 
des  pièges  du  vice  ;  il  y  portait  le  goût  des  choses  belles  et  hon- 
nêtes ;  il  y  gravait  en  traits  ineffaçables  les  saintes  lois  de  la  vertu. 
Quand  je  vis  enQn  ce  digne  objet  de  mon  culte ,  quand  je  sentis 
l'empire  de  ses  charmes  ,  tout  ce  qui  peut  entrer  de  doux ,  de  ra- 
vissant dans  une  âme ,  pénétra  la  mienne  d'un  sentiment  exquis 
que  rien  ne  peut  exprimer.  Jours  chéris  de  mes  premières  amours, 
jours  délicieux  ,  que  ne  pouvez-vous  recommencer  sans  cesse  ,  et 
remplir  désormais  tout  mon  être  !  Je  ne  voudrais  point  d'autre 
éternité. 

Vains  regrets  !  souhaits  inutiles  !  Tout  est  disparu ,  tout  est  dis^ 
paru  sans  retour...  Après  tant  d'ardents  soupirs  j'en  obtins  le  prix  ; 
tous  mes  vœux  furent  comblés.  Époux  et  toujours  amant ,  je 
trouvai  dans  la  tranquille  possession  un  bonheur  d'une  autre  es- 
pèce, mais  non  moins  vrai  que  dans  le  délire  des  désirs.  Mon 
maître ,  vous  croyez  avoir  connu  cette  fille  enchanteresse.  0 
combien  vous  vous  trompez  I  Vous  avez  connu  ma  maîtresse ,  ma 
femme  ;  mais  vous  n'avez  pas  connu  Sophie.  Ses  charmes  de  toute 
espèce  éUiient  inépuis;ibles,  chaque  instant  semblait  les  renouve- 
ler, et  le  dernier  jour  de  sa  vie  m'en  montra  que  je  n'avais  pas 
connus. 

Déjà  père  de  deux  enfants ,  je  partageais  mon  temps  entre  une 
épouse  adorée  et  les  chers  fruits  de  sa  tendresse  ;  vous  m'aidiez  à 
préparer  à  mon  fils  une  éducation  semblable  h  la  mienne;  et  ma 
fille,  sous  les  yeux  de  sa  mère ,  eût  appris  à  lui  ressembler.  Tou- 
tes mes  affaires  se  bornaient  au  soin  du  patrimoine  de  Sophie  : 
j'avais  oublié  ma  fortune  pour  jouir  de  ma  félicité.  Trompeuse  fé- 
licité! trois  fois  j'ai  senti  ton  inconstance.  Ton  terme  n'est  qu'ua 


604  EMILE  ET  SOPHIE. 

point,  et  lorsqu'on  est  au  comble  il  faut  bientôt  décliner.  Était-ce 
par  vous ,  père  cruel ,  que  devait  commencer  ce  déclin  ?  Par  quelle 
fatalité  pùtes-vous  quitter  cette  vie  paisible  que  nous  menions 
ensemble.'  comment  mes  empressements  vous  rebutêrent-ils  de 
moi  ?  Vous  vous  complaisiez  dans  votre  ouvrage  ;  je  le  voyais , 
je  le  sentais,  j'en  étais  sûr.  Vous  paraissiez  heureux  de  mon 
bonheur;  les  tendres  caresses  de  Sophie  semblaient  flatter  vo- 
tre cœur  paternel  ;  vous  nous  aimiez ,  vous  vous  plaisiez  avec 
nous ,  et  vous  nous  quittâtes  !  Sans  votre  retraite  je  serais  heureux 
encore;  mon  fils  vivrait  peut-être,  ou  d'autres  mains  n'auraient 
point  fermé  ses  yeux.  Sa  mère ,  vertueuse  et  chérie ,  vivrait  elle- 
même  dans  les  bras  de  son  époux.  Retraite  funeste  qui  m'a  livré 
sans  retour  aux  horreurs  de  mon  sort  !  Non ,  jamais  sous  vos  yeux 
le  crime  et  ses  peines  n'eussent  approché  de  ma  famille  ;  en  l'aban- 
donnant vous  m'avez  fait  plus  de  maux  que  vous  ne  m'aviez  fait 
de  biens  en  toute  ma  vie. 

Bientôt  le  ciel  cessa  de  bénir, une  maison  que  vous  n'habitiez 
plus.  Les  maux ,  les  afflictions  se  succédaient  sans  relâche.  Eu 
peu  de  mois  nous  perdîmes  le  père ,  la  mère  de  Sophie  ,  et  enfin 
sa  fille ,  sa  charmante  fille  qu'elle  avait  tant  désirée ,  qu'elle  idolâ- 
trait ,  qu'elle  voulait  suivre.  A  ce  dernier  coup  sa  constance  ébran- 
lée acheva  de  l'abandonner.  Jusqu'à  ce  temps ,  contente  et  paisi- 
ble dans  sa  solitude ,  elle  avait  ignoré  les  amertumes  de  la  vie  ; 
elle  n'avait  point  armé  contre  les  coups  du  sort  cette  âme  sensible , 
et  facile  à  s'affecter.  Elle  sentit  ces  pertes  comme  on  sent  ses  pre- 
miers malheurs  :  aussi  ne  furent-elles  que  les  commencements  des 
nôtres.  Rien  ne  pouvait  tarir  ses  pleurs  :  la  mort  de  sa  lille  lui  lit 
sentir  plus  vivement  celle  de  sa  mère  ;  elle  appelait  sans  cesse 
l'une  ou  l'autre  en  gémissant  ;  elle  faisait  retentir  de  leurs  noms 
et  de  ses  regrets  tous  les  lieux  où  jadis  elle  avait  reçu  leurs  inno- 
centes caresses  ;  tous  les  objets  (jui  les  lui  rappelaient  aigrissaient 
ses  douleurs.  Je  résolus  de  l'éloigner  de  ces  tristes  lieux.  J'avais 
dans  la  capitale  ce  qu'on  appelle  des  affaires,  et  qui  n'en  avaient 
jamais  été  pour  moi  jusqu'alors  :  je  lui  proposai  d'y  suivre  une 
amie  qu'elle  s'était  faite  au  voisinage ,  et  qui  était  obligée  de  s'y 
rendre  avec  son  mari.  Elle  y  consentit ,  pour  ne  |)oint  se  séprer 
de  moi ,  ne  pénétrant  pas  mon  motif.  Son  affliction  lui  était  trop 
thère  pour  chercher  à  la  calmer.  Partager  ses  regrets ,  pleurer 
avec  clic ,  était  la  seule  consolaliou  qu'on  pût  lui  donner. 


LETTRE  I.  605 

En  approchant  de  la  capitale ,  Je  me  scntU  frappé  d'une  impre»- 

^lon  funeste  que  je  n'avais  jamais  éprouvée  auparavant.  Les  plus 

ristes  pressentiments  s'élevaient  dans  mon  sein  :  tout  ce  que  j'a- 

'  lis  \-u ,  tout  ce  que  vous  m'aviez  dit  des  grandes  villes ,  me  faisait 

!  ombler  sur  le  séjour  de  celle-ci.  Je  m^ef frayais  d'exposer  une 

iiiion  si  pure  à  tant  de  dangers  qui  pouvaient  l'altérer.  Je  frémis- 

-  lis ,  en  regardant  la  triste  Sophie ,  de  songer  que  j'entrainais  moi- 

n'me  tant  de  vertus  et  de  charmes  dans  ce  gouffre  de  préjugés  et 

•  vices  où  vont  se  perdre  de  toutes  parts  l'innocence  et  le  bonheur. 

0[)endant,  sur  d'elle  et  de  moi ,  je  méprisais  cet  avis  de  la 

iiidence,  que  j^e  prenais  pour  un  vain  pressentiment;  en  m'en 

issant  tourmenter  je  le  traitais  de  chimère.  Mêlas!  je  n'imagi- 

iis  |Ws  le  voir  sitôt  et  si  cruellement  justifié.  Je  ne  songeais 

-iiiTcquejc  n'alLiis  pas  chercher  le  péril  dans  la  capiLile ,  mais 

qu  d  m'y  suivait. 

Comment  vous  parier  des  deux  ans  que  nous  passâmes  dans 
M'iîe  fatale  ville,  et  de  l'effet  cruel  que  fit  sur  mon  àmc  et  sur 
mon  sort  ce  séjour  empoisonné?  Vous  avez  trop  su  ces  tristes  ca- 
l.i<>trophes,  dont  le  souvenir,  eflacé  dans  des  jours  plus  heureux» 
vient  aujourd'hui  redoubler  mes  regrets  en  me  ramenant  à  leur 
source.  Quel  changement  produisit  en  moi  ma  complaisance  pour 
des  liaisons  trop  aimables  que  l'habitude  commençait  à  tourner  ea 
amitié  I  Comment  l'exemple  et  riiuit,ition  ,  contre  lesquels  vous 
aviez  si  bien  armé  mon  cœur,  l'aroenèrent-ils  insensiblement  à 
ces  goûts  frivoles  que,  plus  jeune,  j'avais  su  détlaigner.' Qu'il  est 
différent  de  voir  les  choses  distrait  par  d'autres  objets ,  ou  seule- 
ment occupé  de  ceux  qui  nous  frappent  !  Ce  n'était  plus  le  temps 
ou  mon  imagination  échauffée  ne  cherchait  que  So|)hie,  el  rebu- 
tait tout  ce  qui  n'était  pas  elle.  Je  ne  la  cherchais  plus ,  je  Ut  pos- 
Ȏti.iis ,  et  son  charme  embellissait  alors  autant  les  objets  qu'il  les 
avait  défigurés  dans  ma  première  jeunesse.  .Mois  bientôt  ces  mê- 
mes objets  affaiblirent  mes  goùls  en  les  partageant.  Usé  peu  à  peu 
sur  tous  ces  amusements  frivoles,  mon  ro;ur  perdait  iusensible- 
ment  son  premier  ressort,  el  devenait  incapable  de  chaleur  et  de 
force  :  yerrais  avec  inquiétude  d'un  plaisir  à  L'autre  ;  je  cherchais 
tout  et  je  m'ennuyais  de  tout  ;  je  ne  me  plaisais  qu'où  je  n'étais 
|>as,  etm'étourdis>ai»  pour  m'ainu^er.  Je  sentais  une  révolution 
dont  je  ne  voulais  punit  me  convaincre  ;  je  ne  me  laissais  pas  lo 
temps  de  reulrer  en  moi,  crainte  de  oe  m'y  plus  retrouver.  Tous. 

SL 


606  EMILL  ET  SOPHIE. 

mes  adachcmcnts  s'étaient  relâches ,  tontes  mes  affections  s'é- 
taient alliôdies  :  j'avais  mis  un  jargon  de  sentiment  et  de  morale  à 
la  place  de  la  réalité.  J'étais  un  homme  galant  sans  tendresse, 
un  stoïcien  sans  vertus ,  un  sage  occupé  de  folies  ;  je  n'avais  plus 
de  votre  Emile  que  le  nom  et  quelques  discours.  Ma  franchise ,  ma 
liberté,  mes  plaisirs,  mes  devoirs,  vous,  mon  fils,  Sophie  elle-même, 
tout  ce  quijadis  animait,  élevait  mon  esprit  et  faisait  la  plénitude 
de  mon  existence ,  en  se  détachant  peu  à  peu  de  moi  semblait  m'en 
détacher  moi-même,  et  ne  laissait  plus  dans  mon  àme  affaissée 
qu'un  sentiment  importun  de  vide  et  d'anéantissement.  Enfin  je 
n'aimais  plus,  ou  croyais  ne  plus  aimer.  Ce  feu  terrible,  qui  pa- 
raissait presque  éteint,  couvait  sous  la  cendre,  pour  éclater  bien- 
tôt avec  plus  de  fureur  que  jamais. 

Changement  cent  fois  plus  inconcevable  !  Comment  relie  qui 
faisait  la  gloire  et  le  bonheur  de  ma  vie  en  (it-clle  la  honte  et  le 
désespoir.'  Comment  décrirais-je  un  si  déplorable  égarement? 
Non ,  jamais  ce  détail  affreux  ne  sortira  de  ma  plume  ni  de  ma 
bouche  ;  il  est  trop  injurieux  à  la  mémoire  de  la  plus  digne  des  fem- 
mes, trop  accablant,  trop  horrible  à  mon  souvenir,  trop  décou- 
rageant pour  la  vertu  ;  j'en  mourrais  cent  fois  avant  qu'il  fut 
achevé.  Morale  du  monde,  pièges  du  vice  et  de  l'exemple,  trahi- 
sons d'une  fausse  amitié ,  inconstance  et  faiblesse  humaine ,  qui  de 
nous  est  à  votre  éjjreuve  ?  Ah  !  si  Sophie  a  souillé  sa  vertu  ,  quelle 
femme  osera  compter  sur  la  sienne.'  Mais  de  quelle  trempe  unique 
dut  être  une  àme  qui  put  revenir  de  si  loin  à  tout  ce  qu'elle  fut  au- 
paravant ! 

C'est  de  vos  enfants  régénérés  que  j'ai  à  vous  parler.  Tous  leurs 
égarements  vous  ont  été  connus  :  je  n'en  dirai  que  ce  qui  tient  à 
leur  retour  h  eux-mêmes,  et  sert  à  lier  les  événements. 

Sophie  consolée,  ou  plutôt  distraite  par  son  amie  et  par  les  so- 
ciétés où  elle  l'entraînait,  n'avait  plus  ce  goût  décidé  pour  la  vie 
privée  et  pour  la  retraite  :  elle  avait  oublié  ses  pertes  et  presque 
ce  qui  lui  était  resté.  Son  fils ,  en  grandissant ,  allait  devenir  moins 
dépendant  d'elle ,  et  déjà  la  mère  apprenait  à  s'en  passer.  Moi-même 
je  n'étais  |)lus  son  fimile ,  je  n'étais  cpie  son  mari  ;  et  le  mari  d'une 
honnête  femme,  dans  les  grandes  villes,  est  un  homme  avec  qui 
l'on  garde  en  public  toutes  sortes  de  bonnes  manières ,  n)ais  qu'on 
Me  voit  point  en  particulier.  Longtemps  nos  coteries  furent  ha 
mêmes.  Elles  changèrent  insensiblement.  Chacun  des  doux  [ten 


LETTRE  I.  607 

sait  à  se  mettre  à  son  aise  loin  de  la  personne  qui  avait  droit  d'ins- 
pection  sur  lui.  Nous  n'étions  plus  un,  nous  étions  deux  :  le  ton 
du  monde  nous  avait  divisés ,  et  nos  cœurs  ne  se  rapprochaient 
plus;  il  n'y  avait  que  nos  voisins  de  campagne  et  amis  de  ville  qui 
nous  réunissent  quelquefois.  La  femme ,  après  m'avoir  fait  souvent 
des  agaceries  auxquelles  je  ne  résistais  pas  toujours  sans  peine , 
se  rebuta ,  et  s' attachant  tout  à  fait  à  Sophie  en  devint  insépara- 
ble. Le  mari  vivait  fort  lié  avec  son  épouse,  et  par  conséquent 
avec  la  mienne.  Leur  conduite  extérieure  était  régulière  et  dé- 
cente; mais  leurs  maximes  auraient  dû  m'effrayer.  Leur  bonne 
intelligence  venait  moms  d'un  véritable  attachement  que  d'une 
indifférence  commune  sur  les  devoirs  de  leur  état.  Peu  jaloux  des 
droits  qu'ils  avaient  l'un  sur  l'autre,  ils  prétendaient  s'aimer  beau- 
coup plus  en  se  passant  tous  leurs  goûts  sans  contrainte,  et  ne 
«'offensant  point  de^i'en  être  pas  l'objet.  Que  mon  mari  vive  heu- 
reux ,  sur  toute  chose,  disait  la  femme  !  Que  j'aie  ma  femme  pour 
amie,  je  suis  content,  disait  le  mari.  Nos  sentiments,  poursuivaient- 
ils,  ne  dépendent  pas  de  nous ,  mais  nos  procédés  en  dépendent  : 
chacun  met  du  sien  tout  ce  qu'il  peut  au  bonheur  de  l'autre.  Peut- 
on  mieux  aimer  ce  qui  nous  est  cher  que  de  vouloir  tout  ce  qu'il 
désire.»  On  évite  la  cruelle  nécessité  de  se  fuir. 

Ce  système  ainsi  mis  à  découvert  tout  d'un  coup  nous  eût  fait 
horreur.  Mais  on  ne  sait  pas  combien  les  cpanchements  de  l'amitié 
font  passer  de  choses  qui  révolteraient  sans  elle;  on  ne  sait  pas 
combien  une  philosophie  si  bien  adaptée  aux  vices  du  cœur  humain, 
une  philosophie  qui  n'offre,  au  lieu  des  sentiments  qu'on  n'est 
plus  maître  d'avoir,  au  lieu  du  devoir  caché  qui  tourmente  et  qui 
ne  profite  à  personne ,  que  soins ,  procédés ,  bienséances ,  atten- 
tions ,  que  franchise,  liberté  ,  sincérité,  confiance;  on  ne  sait  pas, 
dis-je  ,  combien  tout  ce  qui  maintient  l'union  entre  les  personnes, 
quand  les  cœurs  ne  sont  plus  unis ,  a  d'attrait  pour  les  meilleurs 
naturels ,  et  devient  séduisant  sous  le  masque  de  la  sagesse  :  la 
raison  même  aurait  peine  à  se  iléfendre,  si  la  conscience  ne  venait 
au  secours.  C'était  là  ce  qui  maintenait  entre  Sophie  et  moi  la  honto 
de  nous  montrer  un  empressement  que  nous  n'avions  plus.  Le 
couple  qui  nous  avait  subjugués  s'outrageait  sans  contrainte,  et 
croyait  s'aimer  :  mais  un  ancien  respect  l'un  pour  l'autre ,  que  nous 
ne  pouvions  vaincre ,  nous  forçait  à  notis  fuir  pour  nous  outrager. 
En  paraissant  nous  être  mutijellcnient  à  charge,  nous  étions  plus 


-^08  l'MILE  Eï  SOPHIE, 

près  (le  nous  lôiinir  qti'eux  qui  ne  se  quiltaient  point.  Cesser  de 
s'éviter  quaml  on  s'offense,  c'est  être  surs  de  ne  se  rapprocher 
jamais. 

Mais  au  moment  où  l'cloignement  entre  nous  était  le  plus 
marqué  tout  changea  de  la  manière  la  plus  bizarre.  Tout  à  coup 
Sophie  devint  aussi  sédentaire  et  retirée  qu'elle  avait  élé  dissi- 
pée jusque  alors.  Son  humeur,  qui  n'était  pas  toujours  égale,  de- 
vint constamment  triste  et  sombre.  Enfermée  depuis  le  matin  jus- 
qu'au soir  dans  sa  chambre,  sans  parler,  sans  pleurer,  sans  se 
soucier  de  personne  ,  elle  ne  pouvait  souffrir  qu'on  l'interrompit. 
Son  amie  elle-même  lui  devint  insupportable;  elle  le  lui  dit ,  et  la 
reçut  mal  sans  la  rebuter  ;  elle  me  pria  plus  d'une  fois  de  la  déli- 
vrer d'elle.  Je  lui  fis  la  guerre  de  ce  caprice,  dont  j'accusais  un 
|)cu  de  jolousie  ;  je  le  lui  dis  même  un  jour  en  plaisantant.  Non , 
monsieur,  je  ne  suis  point  jalouse,  me  dit-elle  d'un  air  froid  et 
résolu;  mais  j'ai  celle  femme  en  horreur  :  je  ne  vous  demande 
qu'une  grâce,  c'est  que  je  ne  la  revoie  jamais.  Frappé  de  ces  mots, 
je  voulus  savoir  la  raison  de  sa  haine  :  elle  refusa  de  répondre. 
Elle  avait  déjà  fermé  sa  porte  au  mari;  je  fus  obligé  de  la  fermer 
à  la  femme ,  et  nous  ne  les  vîmes  plus. 

Cependant  sa  tristesse  continuait ,  et  devenait  inquiétante.  Je 
commençai  de  m'en  alarmer  :  mais  comment  en  savoir  la  cause  , 
(ju'elle  s'obstinait  à  taire  ?  Ce  n'était  pas  à  cette  âme  fière  qu'on  en 
|)ouvail  imposer  par  l'autorité.  Nous  avions  cessé  depuis  si  long- 
temps d'être  les  confidents  l'un  de  l'autre ,  que  je  fus  peu  surpris 
(fu'elle  dédaignât  de  m'ouvrir  son  cœur  :  il  fallait  mériter  cette 
confiance;  et,  soit  que  sa  touchante  mélancolie  eût  réchauffé  le 
mien,  soit  qu'il  fût  moins  guéri  qu'il  n'avait  cru  l'être,  je  sentis 
(Iti'il  m'en  coûtait  peu  pour  lui  rendre  des  soins  avec  lesquels  j'es- 
pérais vaincre  enliu  son  silence. 

Je  ne  le  quittais  plus  :  mais  j'eus  beau  revenir  à  elle  cl  marquer 
ce  retour  par  les  plus  tendres  empressements,  je  vis  avec  douleur 
«pie  je  n'avançais  rien.  Je  voulus  rétablir  les  droits  d'époux,  trop 
négligés  depuis  longtemps  ;  j'éprouvai  la  plus  invincible  résis- 
tance. Ce  n'étaient  plus  ces  refus  agaçants ,  faits  pour  donner  un 
nouveau  prix  à  ce  qu'on  accorde  ;  ce  n'étaient  |>as  non  plus  de 
ces  refus  tendres,  modestes ,  mais  absolus ,  qui  m'enivraient  d'a- 
mour et  qu'il  fallait  pourtant  respecter  :  c'étaient  les  refus  sérieux 
ti'uiie  volonté  décidée,  qui  s'indigne  qu'on  puisse  douter  d'elle.  Ell« 


I 


LETTRE  I.  M» 

me  rappelait  avec  force  les  engagements  pris  jadis  en  votre  pré- 
sence. Quoi  qu'il  en  soit  de  moi,  disait-elle,  vous  devez  vous  esti- 
mer vous-même  et  respecter  à  jamais  la  parole  d'Emile.  Mes  torts 
ne  vous  autorisent  point  à  violer  vos  promesses.  Vous  pouvez  me 
punir,  mais  vous  ne  pouvez  me  contraindre  ;  et  soyez  sûr  que  je 
ne  le  souffrirai  jamais.  Que  répondre.'  que  faire ,  sinon  tâcher  de 
la  fléchir,  de  la  toucher,  de  vaincre  son  obstination  à  force  de  per- 
sévérance? Ces  vains  efforts  irritaient  à  la  fois  mon  amour  et  mon 
amour-propre.  Les  difficultés  enflammaient  mon  cœur,  et  je  me 
faisais  un  point  d'honneur  de  les  surmonter.  Jamais  peut-élre, 
après  di.x  ans  de  mariage ,  après  un  si  long  refroidissement ,  la 
passion  d'un  époux  ne  se  ralluma  si  brûlante  et  si  vive  ;  jamais , 
durant  mes  premières  amours,  je  n'avais  tant  versé  de  pleurs  à 
ses  pieds  :  tout  fut  inutile ,  elle  demeura  inébranlable. 

J'étais  aussi  surpris  qu'arfligé,  sachant  bien  que  cette  dureté 
de  cœur  n'était  pas  dans  son  caractère.  Je  ne  me  rebutai  pas  ;  ek 
si  je  ne  vainquis  pas  son  opiniâtreté ,  j'y  crus  voir  enfin  moins 
de  sécheresse.  Quelques  signes  de  regret  et  de  pitié  tempéraient 
l'aigreur  de  ses  refus  :  je  jugeais  quelquefois  qu'ils  lui  coulaient; 
ses  yeux  éteints  laissaient  loml>er  sur  moi  quelques  regards  non 
moins  tristes,  mais  moins  farouches,  et  qui  semblaient  portés  à 
l'attendrissement.  Je  pensai  que  la  honte  d'un  caprice  aussi  outré 
l'empêchait  d'en  revenir,  qu'elle  le  soutenait  faute  de  pouvoir  l'ex- 
cuser ,  et  qu'elle  n'attendait  peut-être  qu'un  peu  de  coutrainle 
|)our  paraître  céder  à  la  force  ce  qu'elle  n'osait  plus  accorder  de 
l)on  gré.  Frappé  d'une  idée  qui  flattait  mes  désirs ,  je  m'y  livre 
avec  complaisance  :  c'est  encore  un  égard  que  je  veux  avoir  pour 
elle ,  de  lui  sauver  l'embarras  de  se  rendre  après  avoir  si  long- 
temps résiste. 

Un  jour  qu'entrainé  par  mes  transports  je  joignais  aux  plus 
tendres  supplications  les  plus  ardentes  caresses ,  je  la  vis  émue  ; 
je  voulus  achever  ma  victoire.  Oppressée  et  palpitante,  elle  était 
prêle  à  succomber  ;  quand  tout  à  coup  changeant  de  ton  ,  de  main- 
tien, de  visage,  elle  me  repousse  avec  une  promptitude,  avec 
une  violence  incroyable,  et,  me  regardant  d'un  œil  que  la  fureur 
et  le  désespoir  rendaient  effrayant  :  Arrêtez ,  Emile,  me  dit-elle, 
et  sachez  que  je  ne  vous  suis  plus  rien  :  un  autre  a  souillé  votre 
lit,  je  suis  enceinte;  vous  ne  me  toucht-rez  de  ma  vie.  El  sur-lc- 
rhnmp  elle  s'élance  avec  impétuosité  dans  son  cabinet ,  dont  elle 
ferme  la  |^>rl«  war  elle. 


MO  EMILE  ET  SOPHIE. 

Je  demeore  écrasé.... 

Mon  maître ,  ce  n'est  pas  ici  l'histoire  des  événements  de  ma 
vie  ;  ils  valent  peu  la  peine  d'être  écrits  :  c'est  l'histoire  île  me» 
passions,  de  mes  sentiments ,  de  mes  idées.  Je  dois  m'étendre 
sur  la  plus  terrible  révolution  que  mon  cœur  éprouva  jamais. 

Les  grandes  plaies  du  corps  et  de  l'àme  ne  saignent  pas  à  l'ins- 
tant qu'elles  sont  faites,  elles  n'impriment  pas  sitôt  leurs  plus 
vives  douleurs  ;  la  nature  se  recueille  pour  en  soutenir  toute  l.i 
violence,  et  souvent  le  coup  mortel  est  porté  longtemps  avant  que 
la  blessure  se  fasse  sentir.  A  cette  scène  inattendue,  à  ces  mois 
que  mon  oreille  semblait  repousser,  je  reste  immobile,  anéanti; 
mes  yeux  se  ferment ,  un  froid  mortel  court  dans  mes  veines  ;  sans 
être  évanoui  je  sens  tous  mes  sens  arrêtés ,  toutes  mes  fonctions 
suspendues;  mon  àme  bouleversée  est  dans  un  trouble  uni\  ersel, 
semblable  au  chaos  de  la  scène  au  moment  qu'elle  change,  au 
moment  que  tout  fuit  et  va  prendre  un  nouvel  aspect. 

J'ignore  combien  de  temps  je  demeurai  dans  cet  état ,  à  genoux 
comme  j'étais,  et  sans  oser  presque  remuer,  de  peur  de  m'assu- 
rer  que  ce  qui  se  passait  n'était  point  un  songe.  J'aurais  voulu 
que  cet  étourdissement  eût  duré  toujours.  Mais  enlin  ,  réveillé 
malgré  moi,  la  première  impression  que  je  sentis  fut  un  saisisse- 
ment d'horreur  pour  tout  ce  qui  m'environnait.  Tout  à  coup  je 
me  lève ,  je  m'élance  hors  de  la  chambre ,  je  franchis  l'escalier 
sans  rien  voir,  sans  rien  dire  à  personne  ;  je  sors ,  je  marche  à 
grands  pas ,  je  m'éloigne  avec  la  rapidité  d'un  cerf  qui  croit  fuir 
par  sa  vitesse  le  trait  qu'il  porte  enfoncé  daus  son  flanc. 

Je  cours  ainsi  sans  m'arréter,  sans  ralentir  mon  pas,  jusque 
dans  un  jardin  public.  L'aspect  du  jour  et  du  ciel  m'était  à  charge  ; 
je  cherchais  l'obscurité  sous  les  arbres  :  enfin ,  me  trouvant  hors 
il" haleine ,  je  me  laissai  tomber  à  demi-mort  sur  un  gazon.  .  .  Oii 
suis-je  ?  que  suis-je  devenu  ?  qu'ai-je  entendu  ?  quelle  catastrophe  ! 
Insensé,  quelle  chimère  as-tu  poursuivie?  Amour,  honneur,  foi, 
vertus,  où  étes-vous?  La  sublime,  la  noble  Sophie  n'est  qu'une 
infAme  !  Cette  exclamation  que  mon  transport  fit  éclater  fut  suivie 
d'un  tel  déchirement  de  cœur,  qu'oppressé  par  les  sanglots ,  je 
ne  pouvais  ni  respirer  ni  gémir  :  sans  la  rage  et  l'emportement 
qui  succédèrent ,  ce  saisissement  m'eût  sans  doute  étouffé.  Oh 
qui  pourrait  démêler,  exprimer  cette  confusion  de  sentiments  di- 
vers que  la  honte,  l'amour,  la  fureur,  les  regrets,  l'altendrissc- 
racnt,  la  jalousie,  l'affreux  désespoir,  nie  lircnl  éprouver  ù  la  fois? 


LETTRE  I.  611 

Non ,  cette  situation ,  ce  tumulte  ne  peut  se  décrire.  L'épaiiouLssc- 
menl  (le  rexlréme  joie ,  qui  d'un  mouvement  uniforme  sembk* 
étendre  et  raréfier  tout  notre  être ,  se  conçoit ,  s'imagine  aisément. 
Mais  quand  l'excessive  douleur  rassemble  dans  le  sein  d'un  misé- 
rable toutes  les  furies  des  enfers  ;  quaud  mille  tiraillements  oppo- 
sés le  déchirent  sans  qu'il  puisse  en  distinguer  un  seul  ;  quand  il  se 
sont  mettre  en  pièces  par  cent  forces  diverses  qui  l'entrainent  en 
sens  contraire ,  il  n'est  plus  un ,  il  est  tout  entier  à  chaque  point 
de  douleur,  il  semble  se  multiplier  pour  souffrir.  Tel  était  mon 
état,  tel  il  fut  durant  plusieurs  heures.  Comment  en  faire  le  ta- 
bleau.'Je  ne  dirai  pas  en  des  volumes  ce  que  je  sentais  à  chaque 
instant.  Hommes  heureux ,  qui,  dans  une  àme  étroite  et  dans  un 
cœur  tiède ,  ne  connaissez  de  revers  que  ceux  de  la  fortune ,  ni 
de  passions  qu'un  vil  intérêt ,  puissiez-vous  traiter  toujours  cet 
horrible  état  de  chimère ,  et  n'éprouver  jamais  les  tourments  cruels 
que  donnent  de  plus  dignes  attachements ,  quand  ils  se  rompent , 
aux  cœurs  faits  pour  les  sentir  ! 

Nos  forces  MUit  bornées ,  et  tous  les  transports  violents  ont  des 
intervalles.  Dans  un  de  ces  moments  d'épuisement  où  la  nature 
reprend  haleine  pour  souffrir,  je  vins  tout  à  coup  à  penser  à  ma 
jeunesse ,  à  vous ,  mon  maître ,  à  mes  leçons  ;  je  vins  à  penser  que 
j'étais  homme;  et  je  me  demande  aussitôt  :  Quel  mal  ai-je  reçu 
dans  ma  personne.'  quel  crime  ai-je  commis Pqu'ai-je  perdu  de  moi.' 
Si  dans  cet  instant ,  tel  que  je  suis ,  je  tombais  des  nues  pour  com- 
mencer d'exister,  serais-je  un  être  malheureux?  Cette  réflexion, 
plus  prompte  que  l'éclair,  jeta  dans  mon  àme  un  instant  de  lueur 
que  je  reperdis  bientôt ,  mais  qui  me  suffit  pour  me  reconnaître. 
Je  me  vis  clairement  à  ma  place  ;  et  l'usage  de  ce  moment  de  raison 
fut  de  m'apprendre  que  j'étais  incapable  de  raisonner.  L'horrible 
agitation  qui  régnait  dans  mon  àme  n'y  laissait  à  nul  objet  le  temps 
de  se  faire  apercevoir  :  j'étais  hors  d'état  de  rien  voir,  de  rien 
comparer,  de  délibérer,  de  résoudre,  de  juger  de  rien.  C'était  donc 
me  tourmenter  vainement  que  de  vouloir  rêver  à  ce  que  j'avais  à 
faire ,  c'était  sans  fruit  aigrir  mes  peines ,  et  mon  seul  soin  devait 
être  de  gagner  du  temps  pour  raffermir  mes  sens  et  rasseoir  mon 
imagination.  Je  crois  que  c'est  le  seul  parti  que  vous  auriez  pu 
prendre  vous-même,  si  vous  eussiez  été  là  pour  me  guider. 

Résolu  de  laiwer  exhaler  la  fougue  des  transports  que  je  ne 
pouvais  vaincre ,  je  m'y  livre  avec  une  furie  empreinte  de  je  ne  sais 


•OVi  EMILE  ET  SOPHIE. 

quello  volu|)l('' ,  romnrK'  ayant  mis  ma  douleur  à  son  aise.  Je  me 
lève  avec  précipilalion  ;  je  me  mets  à  marcher  comme  auparavant, 
sans  suivre  de  route  déterminée  :  je  cours,  j'erre  de  part  et  d'au- 
tre, j'atiandonne  mon  corps  à  toute  l'agitation  de  mon  cœur;  j'en 
suis  les  impressions  sans  contrainte  ;  je  me  mets  hors  d'haleine; 
et ,  mêlant  mes  soupirs  tranchants  à  ma  respiration  gênée ,  je  me 
sentais  quelquefois  prêt  à  suffoquer. 

Les  secousses  de  cette  marche  précipitée  semblaient  m'étourdir 
et  me  soulager.  L'instinct  dans  les  passions  violentes  dicte  des 
cris ,  des  mouvements  ,  des  gestes ,  qui  donnent  un  cours  aux  es- 
prits, et  font  diversion  à  la  passion  :  tant  qu'on  s'agite  on  n'est 
qu'emporté  ;  le  morne  repos  est  plus  à  craindre,  il  est  voisin  du  dé- 
sespoir. Le  même  soir  je  lis  de  cette  différence  une  épreuve  pres- 
(jue  risible  ,  si  tout  ce  qui  montre  la  folie  et  la  misère  humaine 
devait  jamais  exciter  à  rire  quiconque  y  peut  être  assujetti. 

Après  mille  tours  et  retours  faits  sans  m'en  être  aperçu ,  je  rac 
trouve  au  milieu  de  la  ville,  entouré  de  carrosses ,  à  l'heure  dos 
spectacles,  et  dans  une  rue  où  il  y  en  avait  un.  J'allais  être  écrasé 
dans  l'embarras,  si  quelqu'un,  me  tirant  par  le  bras,  ne  m'eut 
averti  du  danger.  Je  me  jette  dans  une  porte  ouverte  ;  c'était  un 
Tafé  ;  j'y  suis  accosté  par  des  gens  de  ma  connaissance  ;  on  me 
parle,  on  m'entraine  je  ne  sais  où.  Frappé  d'un  bruit  d'instru- 
ments et  d'un  éclat  de  lumières  ,  je  reviens  à  moi,  j'ouvre  les 
yeux ,  je  regarde  :  je  me  trouve  dans  la  salle  du  spectacle  un 
jour  de  première  représentation ,  pressé  par  la  foule ,  et  dans  l'im- 
puissance de  sortir. 

Je  frémis  ;  mais  je  pris  mon  parti.  Je  ne  dis  rien ,  je  me  tins 
tranquille  ,  quelque  cher  que  me  coûtât  cette  apparente  tranquil- 
lité. On  fit  beaucoup  de  bruit ,  on  parlait  beaucoup,  on  me  pr- 
iait :  n'entendant  rien  ,  que  pouvais-je  répondre  ?  Mais  un  de  ceux 
qui  m'avaient  amené  ayant  par  hasard  nommé  ma  femme,  à  ce 
nom  funeste  jo  lis  un  cri  perçant  qui  fut  oui  de  toute  l'assemblée 
et  causa  quelque  rumeur.  Je  me  remis  prom|iteraent ,  et  tout 
s'apaisa.  Cependant,  ayant  attiré  par  ce  cni  l'attention  de  ceux 
qui  m'environnaient,  je  cherchai  le  moment  de  m'évader,  et,  m'ap- 
prochant  peu  à  peu  de  la  porte ,  je  sortis  enfin  avant  qu'on  eut 
achevé. 

En  entrant  dans  la  rue,  cl  retirant  machinalement  ma  main  (jue 
j'avais  retenue  dans  mon  sein  durant  toute  la  représentation ,  je 


LETTRK  I.  êl3 

vis  «TICS  doigts  pleins  de  sang  ,  cl  j'en  crus  sonlir  couler  sur  mx 
poitrine.  J'ouvre  mon  sein ,  je  ref;arde ,  je  le  trouve  simglant  et 
ir-chiré  comme  le  coeur  qu'il  enfermait.  On  peut  petiser  qu'un 
-pcctateur  tranquille  à  ce  prix  n'cfail  pas  fort  bon  juge  de  la  pièce 
qu'il  venait  d'entendre. 

Je  me  hâtai  de  fuir ,  tremblant  cfclre  encore  rencontré.  La  nuit 
;  i\  orisail  mes  courses  ;  je  me  remis  à  [mrcourir  les  rues ,  comme 
pour  me  dédommager  de  la  contrauite  que  je  venais  d'éprouver  : 
>^  marchai  plusieurs  heures  sans  me  rejwser  un  moment  ;  enfin, 
le  pouvant  presque  plus  me  soutenir,  et  me  trouvant  près  de 
mon  quartier ,  je  rentre  chez  moi ,  non  sans  un  affreux  battement 
de  canir  ;  je  demande  ce  que  fait  mon  fils  ;  on  me  dit  qu'il  dort  : 
je  me  tais  et  soupire  :  mes  gens  veulent  me  parler  ;  je  leur  impose 
silence  :  je  me  jette  sur  un  lit ,  ordonnant  qu'on  s'aille  coucher. 
Apres  quelques  heures  d'un  repos  pire  que  l'agitation  d*  la  veille, 
je  me  lève  avant  le  jour  ;  et ,  traversant  sans  bruit  les  apparte- 
ments, j'approche  de  la  chambre  de  Sophie  :  là,  sans  pouvoir  me 
retenir ,  je  vais  avec  la  plus  détestable  lâcheté  cou\Tir  de  cent 
baisers  et  baigner  d'un  torrent  de  pleurs  le  seuil  de  sa  porte  ; 
puis  ,  m'échappant  avec  la  crainte  et  les  précautions  d'un  cou- 
pable ,  je  sors  doucement  du  logis,  résolu  de  n'y  rentrer  de  mes 
jours. 

Ici  finit  ma  vive  mais  courte  folie ,  et  je  rentrai  dans  mon  bon 
sens.  Je  crois  même  avoir  fait  ce  que  j'avais  dû  faire  en  cédant 
d'abord  à  la  passion  que  je  ne  pouvais  vaincre  ,  pour  pouvoir  la 
;;(juvemcr  ensuite,  après  lui  avoir  laissé  quel(|ue  essor.  Le  mouve- 
ment que  je  venais  de  suivre  m'ayant  disposé  a  l'attendrissement, 
la  rage  qui  m'avait  transporté  jusqu'alors  fit  place  à  la  tristesse , 
••l  je  commençai  à  lire  assez  au  fond  de  mon  cœur  pour  y  voir 
L'r.ivée  en  traits  ineffaçables  la  plus  profonde  affliction.  Je  mar- 
clir.is  cependant  ;  je  m'éloignais  du  heu  redoutable  moins  rapide- 
ment que  la  veille ,  mais  aussi  sans  faire  aucun  détour.  Je  sortis 
de  la  ville  ;  et ,  prenant  le  premier  grand  chemin  ,  je  me  mis  à  l«! 
suivre  d'une  démarche  lente  et  mal  as.surée ,  qui  marquait  la  dé- 
faillance et  l'abattement.  A  mesure  que  le  jour  croissant  éclairait 
les  objets  ,  je  croyais  voir  un  autre  ciel ,  tme  autre  terre ,  un  aiilK- 
tinivers  :  tout  étiit  changé  pour  moi.  Je  n'étais  plus  le  niénie 
que  la  veille  ,  ou  plutôt  je  n'étais  plus;  c'était  ma  propre  mort 
que  j'avais  à  pleurer.  0  combien  de  délicieux  souvenirs  vinrent 
nofy>.  —  tvii  t..  63 


014'  ÉMiLii  i:t  sopim:. 

assiéger  mon  coiur  scnu  de  délrossc,  et  le  forcer  de  s'ouvrir  à  leurs 
douces  images  pour  le  nr»yer  de  vains  regrets?  Toutes  mes  jouis- 
sances passées  venaient  aigrir  le  sentiment  de  mes  pertes,  et  me 
rendaient  plus  de  tourments  qu'elles  ne  m'avaient  donné  de  volnj)- 
lés.  Ah!  qui  est-ce  qui  connaît  le  contraste  affreux  de  sauter 
tout  d'un  coup  de  l'excès  du  bonheur  à  l'excès  de  la  misère ,  et  de 
franchir  cet  immense  intervalle  sans  avoir  un  moment  pour  s'y 
préparer  ?  Hier ,  hier  même  ,  aux  pieds  d'une  épouse  adorée  ,  j'é- 
tais le  plus  heureux  des  cires  ;  c'était  l'amour  qui  m'asservissail  a 
ses  lois,  qui  me  tenait  dans  sa  dépendance;  son  tyraiinique  pou- 
voir était  l'ouvrage  de  ma  tendresse,  et  je  jouissais  même  de  ses 
rigueurs.  Que  ne  m'était-il  donné  de  passer  le  cours  des  siècles 
dans  cet  état  trop  aimable  ,  à  l'estimer ,  la  respecter ,  la  chérir , 
à  gémir  de  sa  tyrannie ,  à  vouloir  la  fléchir  sans  y  parvenir  ja- 
mais; à  demander,  implorer,  supplier,  désirer  sans  cesse  ,  et  j.v 
mais  ne  rien  obtenir  !  Ces  temps ,  ces  temps  charmants  de  re- 
tour attendu  ,  d'espérance  trompeuse,  valaient  ceux  mêmes  où 
je  la  possédais.  Et  maintenant  haï ,  trahi ,  déshonoré ,  sans  espoir, 
sans  ressource ,  je  n'ai  pas  même  la  consolation  d'oser  former 
des  souhaits...  Je  m'arrêtais,  effrayé  d'horreur,  à  l'objet  qu'il  fal- 
lait substituer  à  celui  qui  m'occupait  avec  tant  de  charmes. 
Contempler  Sophie  avilie  et  méprisable!  quels  yeux  pouvaient 
souffrir  cette  profanation  ?  Mon  plus  cruel  tourment  n'était  pas 
de  m'occuper  de  ma  misère,  c'était  d'y  mêler  la  honte  de  celle 
qui  l'avait  causée.  Ce  tableau  désolant  était  le  seul  que  je  ne  pou- 
vais supporter. 

La  veille ,  ma  douleur  stupide  et  forcenée  m'avait  garanti  de 
cette  affreuse  idée  ;  je  ne  songeais  à  rien  qu'à  souffrir.  Mais ,  a 
mesure  que  le  sentiment  de  mes  maux  s'arrangeait  pour  ainsi  dire 
au  fond  de  nion  cœur,  forcé  de  remonter  à  leur  source,  je  me 
retraçais  malgré  moi  ce  fatal  objet.  Les  mouvements  qui  m'é- 
taient échappés  en  sortant  ne  mar(|uaient  que  trop  l'indigne  pen- 
chant qui  m'y  inmcnnif.  La  haine  que  je  lui  devais  me  coûtait 
moins  que  le  dédain  qu'il  y  fallait  joindre  ;  et  ce  qui  me  déchirait  le 
plus  cruellement  n'était  pas  tant  de  renoncer  à  elle  que  d'être  forcé 
de  la  mépriser. 

.Mes  premières  réflexions  sur  elle  furent  amères.  Si  l'infidélité 
d'une  femme  ordinaire  est  un  crime,  (|uol  nom  fallait-il  donnera 
kl  sicnno?  Lésâmes  viles  ne  s'abaissent  point  en  faisant  des  bas- 


I 


LETffΠ I.  615 

«scssi-s,  elles  restent  dans  leur  état  ;  il  n'y  a  |>oint  pour  elles  d'igno- 
minie, parce  qu'il  n'y  a  point  d'élévation.  Les  adultères  des  fem- 
mes du  monde  ne  sont  que  des  galanteries ,  mais  Sophie  adultère 
■>st  le  plus  odieux  de  tous  les  monstres  :  la  distance  de  ce  qu'elle 
est  à  ce  qu'elle  fut  est  immense  ;  non ,  il  n'y  a  point  d'abaisse- 
ment ,  point  de  crime  pareil  au  sien. 

Mais  moi ,  reprenais-je ,  moi  qui  l'accuse ,  et  qui  n'en  ai  que 
trop  le  droit,  puisque  c'est  moi  qu'elle  offense,  puisque  c'est  à 
moi  que  l'ingrate  a  donné  la  mort ,  de  quel  droit  osé-je  la  juger 
^i  sévèrement  avant  de  m'étre  jugé  moi-même,  avant  de  savoir 
't?  que  je  dois  me  reprocher  de  ses  torts  !  Tu  l'accuses  de  n'être 
l'Ius  la  même  !  0  Emile  !  et  toi,  n'as  tu  point  changé.*  Combien  je 

I  ai  vu  dans  cette  grande  ville  différent  près  d'elle  de  ce  que  tu  fus 
l>dis!  Ah!  son  inconstance  est  l'ouvrage  de  la  tienne.  Elle  avait 
juré  de  t'ètre  fidèle;  et  toi,  n'avais-tu  pas  juré  de  l'adorer  tou- 
jours ?  Tu  l'abandonnes ,  et  tu  veux  qu'elle  te  reste  !  tu  la  mépri- 
ses ,  et  tu  veux  en  être  toujours  'nonoré  !  C'est  ton  refroidisse- 
ment ,  ton  oubli ,  ton  indifférence ,  qui  t'ont  arraché  de  son  cœur. 

II  ne  faut  point  cesser  d'être  aimable  quand  on  veut  être  toujours 
aimé.  Elle  n'a  violé  ses  serments  qu'à  ton  exemple  ;  il  fallait  ne  la 
pjint  négliger,  et  jamais  elle  ne  t'eut  trahi. 

Quels  sujets  de  plainte  t'a-t-elle  donnés  dans  la  retraite  où  tu 
l'as  trouvée,  et  où  tu  devais  toujours  la  laisser  ?  Quel  attiédissc- 
inent  as-tu  remarqué  dans  sa  tendresse?  Est-ce  elle  qui  t'a  prié  de 
la  tirer  de  ce  lieu  fortuné?  Tu  le  sais,  elle  l'a  quitté  avec  le  plus 
mortel  regret.  Les  pleurs  qu'elle  y  versait  lui  étaient  plus  doux 
que  les  folâtres  jeux  de  la  ville.  Elle  y  pssait  son  innocente  vie  à 
faire  le  l)onheur  de  la  tienne  :  mais  elle  t'aimait  mieux  que  sa 
propre  tranquillité.  .Après  l'avoir  voulu  retenir,  elle  quitta  tout 
|)our  te  suivre.  C'est  toi  qui  du  sein  de  la  paix  et  de  la  vertu  l'en- 
trainns  dans  l'abime  de  vices  et  de  misères  ou  lu  t'es  toi-même 
précipité.  Hélas  !  il  n'a  tenu  qu'à  toi  seul  qu'elle  ne  fût  toujours 
sage,  et  qu'elle  ne  te  rendit  toujours  heureux. 

O  Emile  !  tu  l'as  perdue  ;  tu  dois  le  hair  et  la  plaindre ,  mais 
fjiiel  droit  as-tu  de  la  mépriser?  Es-tu  resté  toi-même  irréprocha- 
ble '  I^  monde  n'a-t-il  rien  pris  sur  tes  mœurs  ?  Tu  n'as  point  par- 
lajjé  son  intidélitc,  mais  ne  l' as-tu  pas  excusée  en  cessant  d'honorer 
la  vertu?  Nel'as-tu  pas  excitée  en  vivant  dans  des  lieux  où  tout 
ce  qui  est  honnête  est  en  dérision ,  où  les  femmes  rougir.^ient 


616  EMILE   KT  SOI'HIK. 

d'être  chastes  ,  où  le  seul  prix  des  vertus  de  leur  sexe  est  la  rai^ 
lerie  et  rincrédulité  ?  La  foi  que  tu  n'as  point  violée  a-t-elle  été 
exposée  aux  mémos  risques?  As-tu  reçu  comme  elle  ce  tempéra- 
ment de  feu  qui  fait  les  grandes  faiblesses  ainsi  que  les  grandes 
vertus P  As-tu  ce  corps  trop  formé  par  l'amour,  trop  expose 
aux  périls  par  ses  charmes,  et  aux  tentations  par  ses  sens' 
0  que  le  sort  d'une  telle  femme  est  à  plaindre!  Quels  combats 
n'a-t-elle  point  à  rendre,  sans  relâche,  sans  cesse,  contre  au- 
trui ,  contre  elle-même  !  quel  courage  invincible  ,  quelle  opiniâ- 
tre résistance,  quelle  héroïque  fermeté,  Itii  sont  nécessaires! 
que  de  dangereuses  victoires  n'a-t-el!c  pas  à  remporter  tous  les 
jours ,  sans  autre  témoin  de  ses  triomphes  que  le  ciel  et  son  pro- 
pre cœur  !  Et ,  après  tant  de  belles  années  ainsi  passées  à  souffrir, 
combattre  et  vaincre  incessamment ,  un  instant  de  faiblesse,  un 
seul  instant  de  relâche  et  d'oubli,  souille  à  jamais  cet'e  vie  irré- 
prochable ,  et  déshonore  tant  de  vertus  !  Femme  infortunée  !  hé- 
las! un  moment  d'égarement  fait  tous  les  malheurs  et  les  miens. 
Oui ,  son  cœur  est  resté  pur ,  tout  me  l'assure  :  il  m'est  trop 
connu  pour  pouvoir  m' abuser.  Eh  !  qui  sait  dans  quels  pièges 
adroits  les  perfides  ruses  d'une  femme  vicieuse  et  jalouse  de  ses 
vertus  ont  pu  surprendre  son  innocente  simplicité?  N'ai-je  pas 
vu  ses  regrets,  son  repentir  dans  ses  yeux?  n'est-ce  pas  sa  tris- 
tesse qui  m'a  ramené  moi-même  à  ses  pieds  ?  n'est-ce  pas  sa  lou- 
chante douleur  qui  m'a  rendu  toute  ma  tendresse?  Ah!  ce  n'est 
pas  là  la  conduite  artificieuse  d'une  infidèle  qui  trompe  son  mari 
et  qui  se  complaît  dans  sa  trahison. 

Puis ,  venant  ensuite  à  réfléchir  plus  en  détail  sur  sa  conduite 
et  sur  son  étonnante  déclaration,  que  ne  sentais-jc  point  en  voyant 
cette  femme  timide  et  modeste  vaincre  la  honte  par  la  franchise  , 
rejeter  une  estime  démentie  par  son  cœur,  dédaigner  de  conser- 
ver ma  confiance  et  sa  réputation  en  cachant  une  faute  que  rieu 
ne  la  forçait  d'avouer  ,  en  la  couvrant  des  caresses  qu'elle  a  re- 
jetées, et  craindre  d'usurper  ma  tendresse  de  père  pour  un  en- 
fant qui  n'était  pas  de  mon  sang!  (Jnello  force  n'admirais-je  jws 
dans  cette  invincible  hauteur  de  courage  ,  (|ui ,  même  au  prix  de 
l'honneur  et  de  la  vie ,  ne  pouvait  s'abaisser  à  la  fausseté  ,  et 
portait  jusque  dans  le  crime  l'intrépide  audace  de  la  vertu!  Oui, 
me  disais-je  avec  un  applaudissement  secret,  au  sein  méa;«de 
l'ignominie  cotte  àmo  forte  conserve  oncoro  tout  son  ressoj-t  ; 


LETTRE  I.  ei7 

elle  csl  coupable  sans  élrc  vile  ;  elle  a  pu  coinmcitre  uu  crime  , 
mais  non  pas  une  lâcheté. 

C.'est  ainsi  que  peu  à  peu  le  penchant  de  mon  cœur  me  rame- 
nait en  sa  faveur  à  des  jugements  plus  doux  et  plus  supportables. 
Sans  la  juslilier  je  l'excusais;  sans  pardonner  ses  outrages  j'ap- 
prouvais ses  bons  procédés.  Je  me  complaisais  dans  ces  sen- 
timents. Je  ne  pouvais  me  défaire  de  tout  mon  amour;  il  eût 
clé  trop  cruel  de  le  conserver  sans  estime.  Sitôt  que  je  crus 
lui  en  devoir  encore ,  je  sentis  un  soulagement  inespéré.  L'homme 
est  trop  faible  pour  pouvoir  conserver  longtemps  des  mouve- 
ment» extrêmes.  Dans  l'excès  même  du  désespoir,  la  Provi- 
dence nous  ménage  des  consolations.  Malgré  l'horreur  de  mon 
sort,  je  sentais  une  sorte  de  joie  à  me  représenter  Sophie  esti- 
mable et  malheureuse;  j'aimais  à  fonder  ainsi  l'intérêt  que  je 
ne  jK)uvais  cesser  de  prendre  à  elle.  Au  lieu  de  la  sèche  douleur 
qui  me  consumait  auparavant ,  j'avais  la  douceur  de  m'atten- 
drir  jusqu'aux  larmes.  Elle  est  perdue  à  jamais  pour  moi,  je  le 
sais,  me  disais-je;  mais  du  moins  j'oserai  penser  encore  à  elle  , 
j'oserai  la  regretter,  j'oserai  quelquefois  encore  gémir  et  soupirer 
sans  rougir. 

Cependant  j'avais  poursuivi  ma  route ,  et,  distrait  par  ces  idées, 
j'avais  marché  tout  le  jour  sans  m'en  apercevoir ,  jusqu'à  ce 
qu'enfin ,  revenant  à  moi  et  n'étant  plus  soutenu  par  l'animosité 
de  la  veille,  je  me  sentis  d'une  lassitude  et  d'un  épuisement  qui  de- 
mandaient de  la  nourriture  et  du  repos.  Grâce  aux  exercices  de 
ma  jeunesse ,  j'étais  robuste  et  fort ,  je  ne  craignais  ni  la  faim  m 
la  fatigue  ;  mais  mon  esprit  malade  avait  tourmenté  mon  corps , 
et  vous  m'aviez  bien  plus  garanti  des  passions  violentes  qu'appris 
à  les  supporter.  J'eus  peine  à  gagner  un  village  qui  était  encore 
,1  une  lieue  de  moi.  Comme  il  y  avait  près  de  trente-six  heures 
que  je  n'avais  pris  aucun  aliment,  je  soupai ,  et  même  avec  appétit  ; 
je  me  couchai ,  délivré  des  fureurs  qui  m'avaient  tant  tourmenté , 
content  d'oser  penser  à  Sophie,  et  prescjue  joyeux  de  l'imaginer 
moins  défigurée  et  plus  digne  de  mes  regrets  que  je  n'avais 
espéré. 

Jv>  dormis  paisiblement  jusqu'au  matin.  La  tristesse  cl  l'infor- 
time  respectent  le  sommeil  et  laissent  du  relâche  à  l'àme;  il  n'y  a 
que  les  remords  qui  n'en  laissent  point.  En  me  levant  je  me  sentis 
!  «•.iirii    i^-t/  r-  iiiiii-    il  PI)  i(al  (le  dclilu  r"r  s\iv  co  (\i}o  j'avais  a 


618  emilp:  kt  soPHii:. 

faire.  Mais  c'était  ici  la  plus  mémorabio  ainsi  (juc  la  plus  Cruelle 
époque  de  ma  vie.  Tous  mes  attachements  étaient  rompusou  altérés, 
tous  mes  devoirs  étaient  changés;  je  ne  tenais  plus  à  rien  de  la 
même  manière  qu'auparavant,  je  devenais  pour  ainsi  dire  un 
nouvel  être.  Il  était  important  de  peser  mûrement  le  parti  (juc  j'a- 
vais à  prendre.  J'en  pris  un  provisionnel ,  pour  me  donner  le  loi- 
sir d'y  réfléchir.  J'achevai  le  chemin  qui  restait  à  faire  jus(]u°à 
la  ville  la  plus  prochaine;  j'entrai  chez  un  maître,  et  je  me  mis  à 
travailler  de  mon  métier,  en  attendant  que  la  fermentation  de 
mes  esprits  fût  tout  à  fait  apaisée  ,  et  que  je  pusse  voir  les  objets 
tels  qu'ils  étaient. 

Je  n'ai  jamais  mieux  senti  la  force  de  l'éducation  que  dans 
cette  cruelle  circonstance.  Né  avec  une  àme  faible ,  tendre  à  toutes 
les  impressions,  facile  à  troubler,  timide  à  me  résoudre,  après 
les  premiers  moments  cédés  à  la  nature ,  je  me  trouvai  maître  lie 
moi-même ,  et  capable  de  considérer  ma  situation  avec  autant  de 
sang-froid  que  celle  d'un  autre.  Soumis  à  la  loi  de  la  nécessité , 
je  cessai  mes  vains  murmures,  je  pliai  ma  volonté  sous  l'inévita- 
ble joug  ;  je  regardai  le  passé  comme  étranger  à  moi  ;  je  me  sup- 
posai commencer  de  naître  ;  et ,  tirant  de  mon  état  présent  les  rè- 
gles de  ma  conduite  ,  en  attendant  que  j'en  fusse  assez  instruit , 
je  me  mis  paisiblement  à  l'ouvrage  comme  si  j'eusse  été  le  plus 
content  des  hommes. 

Je  n'ai  rien  tant  appris  de  vous  dès  mon  enfance  qu'à  être  tou- 
jours tout  entier  où  je  suis ,  à  ne  jamais  faire  une  chose  et  réver  a 
une  autre ,  ce  qui  proprement  est  ne  rien  faire  et  n'être  tout  en- 
tier nulle  part.  Je  n'étais  donc  attentif  qu'à  mon  travail  durant  la 
journée  ;  le  soir  je  reprenais  mes  réflexions;  et,  relayant  ainsi 
l'esprit  et  le  corps  l'un  par  l'autre,  j'en  tirais  le  meilleur  parti 
qu'il  m'était  possible,  sans  jamais  fatiguer  aucun  des  deux. 

Dès  le  premier  soir,  suivant  le  fil  de  mes  idées  de  la  veille, 
j'examinai  si  peut-être  je  ne  preiviis  point  trop  à  cœur  le  crime 
«l'une  femme  ,  et  si  ce  qui  me  paraissait  une  catastrophe  de  ma  vie 
n'était  point  tm  événement  trop  commun  pour  devoir  être  pris  si 
gravement.  11  est  certain ,  mo  disais- je  ,  que  partout  où  les  mœurs 
sont  en  estime,  les  infidélités  des  femmes  déshonorent  les  raari>: 
ntais  il  est  sûr  aussi  (juc  dans  tontes  les  grandes  villes  ,  et  parto«it 
où  les  iiommes,  plus  corrompus,  se  croient  pus  i claires,  oi> 
lient  colle  opinion  pour  ridicule  et  peu  sen>ce.  L'IiOiwieur  d'<.in 


LKTTRE  I.  619 

homme,  disent-ils,  dépond-il  de  sa  femme?  son  malheur  doit-il 
ïfiire  sa  honte  ?  et  peut-il  être  déshonoré  des  vices  d'autrui?  L'au- 
irv  morale  a  beau  être  sévère ,  celle-ci  parait  plus  conforme  à  la 
raison. 

D'ailleurs,  quelque  jugement  qu'on  portât  de  mes  procédés, 
1  elais-je  pas  ,  |>ar  mes  principes,  au-dessus  de  l'opinion  publi- 
t|ueP  Que  m'importait  ce  qu'on  penserait  de  moi,  pourvu  que 
ilans  mon  propre  cœur  je  ne  cessasse  point  d'être  bon,  juste, 
honnête?  Était-ce  un  crime  d'être  miséricordieux?  était-ce  uno 
lichelé  de  pardonner  une  offense?  Sur  quels  devoirs  allais-jc 
I  lonc  me  régler  ?  Avais-je  si  longtemps  dédaigné  le  préjugé  des 
hommes,  pour  lui  sacrifier  eniin  mon  bonheur? 

Mais  quand  ce  préjugé  serait  fondé ,  quelle  influence  peut-il 
avoir  dans  un  cas  si  différent  des  autres?  Quel  rapport  d'une  in- 
fortunée au  désespoir,  à  qui  le  remords  seul  arrache  l'aveu  de 
son  crime ,  à  ces  perfides  qui  couvrent  le  leur  du  mensonge  et  de 
la  fraude ,  ou  qui  mettent  l'effronterie  à  la  place  de  la  franchise , 
et  se  vantent  de  leur  déshonneur?  Toute  femme  vicieuse  ,  toute 
lemme  qui  méprise  encore  plus  son  devoir  qu'elle  ne  l'offense , 
est  indigne  de  ménagement;  c'est  partager  son  infamie  que  la 
tolérer.  Mais  celle  à  qui  Ion  reproche  plutôt  une  faute  qu'un  vice, 
fl  qui  l'expie  |)ar  ses  regrets ,  est  plus  digne  de  pitié  que  de  haine  ; 
on  peut  la  plaindre  et  lui  pardonner  sans  honte  ;  le  malheur  même 
((u'on  lui  reftroche  est  garant  d'elle  pour  l'avenir.  Sophie  ,  restée 
i-stimable  jusque  dans  le  crime  ,  sera  resi)ectable  dans  son  repen- 
tir ;  ellf*  sera  d'autant  plus  lidele,  que  son  cœur,  fait  pour  la  vertu , 
a  senti  ce  qu'il  en  coûte  à  l'offenser  ;  elle  aura  tout  à  la  fois  la 
fermeté  qui  la  conserve  et  la  modestie  qui  la  rend  aimable  ;  l'hu- 
miliation du  remords  adoucira  cette  àme  orgueilleuse,  et  rendra 
moins  tyrannique  l'empire  que  l'amour  lui  dunna  sur  moi  ;  elle  ei> 
sera  plu«  soigneuse  et  moins  fiere  ;  elle  n'aura  commis  une  faute 
que  pour  se  guérir  d'un  défaut. 

Quand  les  passions  ne  peuvent  nous  vaincre  à  visage  découvert, 
elles  prennent  le  masque  de  la  sa};esse  pour  nous  surprendre , 
et  c'est  en  imitant  le  langage  de  la  raison  qu'elles  nous  y  font 
renoncer.  Tous  ces  sophismes  ne  m'en  impo>aieut  que  pai-ce  qu'il* 
nattaient  mon  j)eiu-liant.  J'aurais  voulu  pouvoir  revenir  à  Soj)hie 
inlidele ,  et  j'écoutais  avec  conq>laisance  tout  ce  qui  seinl>lait  au- 
toris^'r  ma  lâcheté.  Mais  j'eus  l)eau  faire  ,  ma  raison  ,  moi  is  trai- 
table  que  iDon  cœur,  ne  put  adopter  ces  folies,  l»  ne  p-i:>  ni«  i 


620  EMILE  KT  SOPHIE. 

muler  que  je  raisonnais  pour  m'abusor ,  non  pour  ra'éclairer.  Je 
me  disais  avec  douleur,  mais  avec  force,  que  les  maximes  du 
monde  ne  font  point  loi  pour  qui  veut  vivre  pour  soi-même  ,  et 
que  ,  préjuges  pour  préjugés,  ceux  des  l)onnes  mœurs  en  ont  un 
de  plus  qui  les  favorise  ;  que  c'est  avec  raison  qu'on  impute  à 
un  mari  le  désordre  de  sa  femme ,  soit  pour  l'avoir  mal  choisie  , 
soit  pour  la  mal  gouverner  ;  que  j'étais  moi-même  un  exemple 
de  la  justice  de  cette  imputation;  et  que  si  Emile  eût  été  tou- 
jours sage ,  Sophie  n'eut  jamais  failli;  qu'on  a  droit  de  présumer 
que  celle  qui  ne  se  respecte  pas  elle-même  respecte  au  moins  son 
mari ,  s'il  en  est  digne  ;  et,  s'il  sait  conserver  son  autorité,  que  Ih 
tort  de  ne  pas  prévenir  le  dérèglement  d'une  femme  est  aggravé 
par  l'infamie  de  le  souffrir  ;  que  les  conséquences  de  l'impunilT' 
sont  effrayantes,  et  qu'en  pareil  cas  celle  impunité  marque  dans 
l'offensé  une  indifférence  pour  les  mœurs  honnêtes,  et  une  bas- 
sesse d'àme  indigne  de  tout  homme. 

Je  sentais  surtout  en  mon  fait  particulier  que  ce  qui  rendait 
Sophie  encore  estimable  en  était  plus  désespérant  pour  moi:  car 
on  peut  soutenir  ou  renforcer  une  àme  faible  ,  et  celle  que  l'oubli 
du  devoir  y  fait  manquer  y  peut  être  ramenée  par  la  raison  ;  mais 
comment  ramener  celle  qui  garde  en  péchant  tout  son  courage  , 
qui  sait  avoir  des  vertus  dans  le  crime  ,  et  ne  fait  le  mal  que 
comme  il  lui  plait  ?  Oui,  Sophie  est  coupable,  parce  qu'elle  a  voulu 
l'être.  Quand  cette  àme  hautaine  a  pu  vaincre  la  honte ,  elle  a  pu 
vaincre  toute  aulre  passion  ;  il  ne  lui  en  eut  pas  plus  coûté  pour 
m'être  fidèle  que  pour  me  déclarer  son  forfait. 

En  vain  je  reviendrais  à  mon  épouse,  elle  ne  reviendrait  y\u< 
à  moi.  Si  celle  qui  m'a  tant  aimé,  si  celle  qui  m'était  si  chère  a  pu 
in'outragcr  ;  si  ma  Sophie  a  pu  rompre  les  premiers  nœuds  de  sdii 
cœtu';  si  la  mère  de  mon  fils  a  pu  violer  la  foi  conjugale  encore 
entière  ;  siles  feux  d'un  amour  que  rien  n'avait  offensé  ,  si  le  noble 
«irgueil  d'une  vertu  que  rien  n'avait  altérée  ,  n'ont  pu  prévenir  sa 
première  faute,  qu'est-ce  qui  préviendrait  des  rechutes  qui  ii(> 
coûtent  plus  rien  ?  Le  premier  pas  vers  le  vice  est  le  seul  pénible  ; 
on  poursuit  sans  même  y  songer.  Elle  n'a  plus  ni  amour,  ni  ver 
tu,  ni  estime,  à  ménager;  elle  n'a  plus  rien  à  perdre  en  ni'offen- 
sant ,  pas  même  le  regret  de  m'offenser.  Elle  con\)ait  mon  cœur . 
elle  m'a  rendu  tout  aussi  malheureux  que  je  puis  l'être;  il  ne  lui 
fil  coulera  plus  rien  d'achever. 

Non  ,  je  connais  le  sien ,  jamais  Sophie  u'cumera  un  bomuio  » 


I 


LETTRE  I.  «3! 

qui  elle  ail  donné  droit  de  la  mépriser..  .  Elle  ne  m'aime  plus.... 
l'inî^rate  ne  l'a-t-elle  pas  dil  elle-même  ?  Elle  ne  n'aime  plus ,  la 
perfide  !  Ab  !  c'est  là  son  plus  grand  crime  :  j'aurais  pu  tout  par- 
donner, hors  celui-là. 

Hélas  !  reprenais-je  avec  amertume ,  je  parle  toujours  de  par- 
donner, sans  songer  que  souvent  l'offensé  pardonne,  mais  que 
l'offenseur  ne  pardonne  jamais.  Sans  doute  elle  me  veut  tout  le 
mal  qu'elle  m'a  fait.  Ah  !  combien  elle  doit  me  hair  ! 

Emile,  que  tu  t'abuses  quand  tu  juges  de  l'avenir  sur  le  passé  ! 
Tout  est  changé.  Vainement  tu  vivrais  encore  avec  elle  ;  leâ  jours 
heureux  qu'elle  t'a  donnés  ne  reviendront  plus.  Tu  ne  retrouve- 
rais plus  ta  Sophie ,  et  Sophie  ne  te  retrouverait  plus.  Les  situa- 
tions dépendent  des  affections  qu'on  y  porte  :  quand  les  cœurs  chan- 
gent ,  tout  change  ;  tout  a  beau  demeurer  le  même,  quand  on  n'a 
plus  les  mêmes  yeux  on  ne  voit  plus  rien  comme  auparavant. 

Ses  mœurs  ne  sont  point  désespérées ,  je  le  sais  bien  :  elle  peut 
être  encore  digne  d'estime  ,  mériter  toute  ma  tendresse  ;  elle  peut 
ir.e  rendre  son  cœur  :  mais  elle  ne  peut  n'avoir  point  failli ,  ni  per- 
i!re  et  m'ôlcr  le  souvenir  de  sa  faute.  La  fidélité,  la  vertu  ,  l'a- 
mour ,  tout  peut  revenir ,  hors  la  confiance,  et,  sans  la  confiance, 
il  n'y  a  plus  que  dégoût ,  tristesse ,  ennui  dans  le  mariage  ;  le  dé- 
licieux  charme  de  l'innocence  est  évanoui.  C'en  est  fait,  c'en  est 
fait  ;  ni  près ,  ni  loin  ,  Sophie  ne  peut  plus  être  heureuse ,  et  je  no 
puis  être  heureux  que  de  son  bonheur.  Cela  seul  me  décide  ;  j'aime 
mieux  souffrir  loin  d'elle  que  par  elle  ;  j'aime  mieux  la  regretter 
(]ue  la  tourmenter. 

Oui ,  tous  nos  liens  sont  rompus  ,  ils  le  sont  par  elle.  En  violant 
ses  engagements  elle  m'affranchit  des  miens.  Elle  ne  m'est  plus 
rien;  ne  la  t-elle  pas  dit  encore?  Elle  n'est  plus  ma  femme;  la 
reverrais-je  comme  étrangère?  Non  ,  je  ne  la  reverrai  jamais.  Je 
SUIS  libre  ;  au  moins  je  dois  l'être  :  que  mon  cœur  ne  l'est-il  autant 
que  ma  foi  ! 

.Mais  quoi  !  mon  affront  restera-l-il  impuni?  Si  l'infidèle  en  aime 
un  autre ,  quel  mal  lui  fais-je  en  la  délivrant  de  moi  ?  C'est  moi 
(|uc  je  punis ,  et  non  pas  elle  :  je  remplis  ses  vœux  à  mes  dépens. 
Hsl-ce  là  le  ressentiment  de  l'honneur  outrage  ?0ù  est  la  justice  ? 
où  est  la  vengeance  ? 

Eh  :  malheureux ,  de  qui  vcux-tu  le  venger?  De  celle  que  ton 
|ilus  gniul  drsfspdir  ej,t  de  ne  |)ouvoir  piua  rendre  bcuii-usc  Du 


622  LMILE  KT  SOPHIE. 

moins  ne  sois  pas  la  victime  de  ta  vengeance.  Fais-lui,  s'il  se  peul, 
quelque  mal  (]ue  tu  ne  sentes  pas.  11  est  des  crimes  qu'il  faut 
abandonner  aux  remords  des  coupables  ;  c'est  presque  les  auto- 
liser  que  les  punir.  Un  mari  cruel  mérite-t-il  une  femme  fidèle ;• 
D'ailleurs ,  de  quel  droit  la  punir  ?  à  quel  litre  ?  Es-tu  son  juge , 
n'étant  même  plus  son  époux.'  Lorsqu'elle  a  violé  ses  devoirs  (l<^ 
femme ,  elle  ne  s'en  est  point  conservé  les  droits.  Dès  l'instant 
<iu'elle  a  formé  d'autres  nœuds,  elle  a  brisé  les  tiens,  et  ne  s'en 
est  point  cachée:  elle  ne  s'est  point  parée  à  tes  yeux  d'une  (idéli- 
lé  qu'elle  n'avait  plus;  elle  ne  t'a  ni  trahi  ni  menti;  en  cessant 
(l'être  à  loi  seul,  elle  a  déclaré  ne  t'élre  plus  rien.  Quelle  autorité 
|)cut  te  rester  sur  elle  ?  S'il  t'en  restait,  lu  devrais  l'abdiquer  pour 
ton  propre  avantage.  Crois-moi,  sois  bon  par  sagesse  et  clément 
par  vengeance.  Défietoi  de  la  colère ,  crains  qu'elle  ne  te  ramène 
à  ses  pieds. 

Ainsi  tenté  par  l'amour  qui  me  rappelait  ou  par  le  dépit  qui 
voulait  me  séduire ,  que  j'eus  de  (tombals  à  rendre  avant  (rétre 
bien  déterminé  !  et  quand  je  crus  l'élre ,  une  réflexion  nouvelle 
ébranla  tout.  L'idée  de  mon  (ils  m'attendrit  pour  sa  mère  jibis  <pic 
rien  n'avait  fait  auparavant.  Je  sentis  que  co  point  de  réunion 
l'empêcherait  toujours  de  m'étre  étrangère ,  que  les  enfants  for- 
ment un  nœud  vraiment  indissoluble  entre  ceux  qui  leur  ont  donné, 
l'être ,  et  une  raison  naturelle  et  invincible  contre  le  divorce.  Des 
objets  si  cliers  ,  dont  aucun  des  deux  ne  peut  s'éloigner ,  les  rap- 
prochent nécessairement;  c'est  un  intérêt  commun  si  tendre, 
qu'il  leur  tiendrait  lieu  de  société  ,  quand  ils  n'en  auraient  point 
d'autre.  Mais  que  devenait  celte  raison ,  qui  plaidait  pour  la 
mère  de  mon  fils,  a|)pliquée  à  celle  d'un  enfant  qui  n'était  pas  à 
moi.:*  Quoi  !  la  nature  elle-même  autorisera  le  crime!  et  ma  fem- 
me ,  en  partageant  sa  tendresse  à  ses  deux  (ils ,  sera  forcée  à  parta- 
ger son  attachement  aux  deux  pères  !  Celte  idée ,  plus  horrible 
(|u'aucune  qui  m'eut  [)assé  dans  l'esprit ,  m'embrasait  d'une  rage 
nouvelle  ;  toutes  les  furies  revenaient  déchirer  mon  cœur,  en  son- 
geant à  cet  affreux  partage.  Oui  ,  j'aurais  mieux  aimé  voir  mon 
fils  mort  que  d'en  voir  à  Sophie  un  d'un  autre  père.  Cette  ima- 
gination m'aigrit  [)lus  ,  m'aliéna  plus  d'elle  que  tout  ce  qui  m'a- 
vait tourmenté  jusqu'alors.  Dès  cet  instant  je  me  décidai  sans 
rttour  ;  et ,  pour  ne  laisser  plus  de  prise  au  doule ,  je  cessai  de 
délibérer. 


LETTRE  I.  «33 

Olte  résolulion  bien  formée  éteignit  tout  mon  ressentiment. 
Morte  pour  moi ,  je  ne  la  vis  plus  coupable  ;  je  ne  la  vis  plus  qu'es- 
timable et  malheureuse,  et,  sans  penser  à  ses  torts,  je  me  rap- 
l»el.Us  avec  attendrissement  tout  ce  qui  me  la  rendait  regrettable  . 
Par  une  suite  de  cette  disposition  ,  je  vo  ikis  mettre  à  ma  démar- 
che tous  les  bons  procédés  qui  peuvent  consoler  une  femme  aban- 
donnée ;  car  quoi  que  j'etisse  affecté  d'en  penser  dans  ma  colère , 
et  quoi  qu'elle  en  eût  dit  dans  son  désespoir ,  je  ne  doutais  pas 
qu'au  fond  du  cœur  elle  n'eût  encore  de  l'attachement  pour  moi , 
et  qu'elle  ne  sentit  vivement  ma  perte.  Le  premier  effet  de  notre 
séparation  devait  être  de  lui  ôter  mon  fils.  Je  frémis  seulement  d'y 
songer  ;  et,  après  avoir  été  en  peine  d'une  vengeance,  je  pouvais  à 
peine  supporter  l'idée  de  celle-là.  J'avais  beau  me  dire ,  en  ra'ir- 
ritant ,  que  cet  enfant  serait  bientôt  remplacé  par  un  autre  ;  j'avais 
heau  appuyer  avec  toute  la  force  de  la  jalousie  sur  ce  cruel  sup- 
plément ;  tout  cela  ne  tenait  point  devant  l'image  de  Sophie  au 
déi'.espoir  en  se  voyant  arracher  son  enfant.  Je  me  vainquis  toute- 
fois ;  je  formai ,  non  sans  déchirement ,  cette  résolution  barbare  ; 
et ,  la  regardant  comme  une  suite  nécessaire  de  la  première  où 
j'étais  sûr  d'avoir  bien  raisonné ,  je  l'aurais  certainement  exécu- 
tée, malgré  ma  répugnance  ,  si  un  événement  imprévu  ne  m'eût 
roiilraint  à  la  mieux  examiner. 

Il  me  restait  à  faire  une  autre  délibération  que  je  comptais  pour 
I)eu  de  chose  après  celle  dont  je  venais  de  me  tirer.  Mon  parti  étal  l 
pris  par  rapport  à  Sophie;  il  me  restait  à  le  prendre  par  rapport 
à  moi ,  et  à  voir  ce  que  je  voulais  devenir  me  retrouvant  seul.  Il 
y  avait  longtemps  que  je  n'étais  plus  un  être  isolé  sur  la  terre  : 
mon  cœur  tenait ,  comme  vous  me  l'aviez  prédit ,  aux  attache- 
ments qu'il  s'était  donnés;  il  s'était  accoutumé  à  ne  faire  qu'un 
avec  ma  famille  :  il  fallait  l'en  détacher,  du  moins  en  partie ,  et 
cela  même  était  plus  pénible  que  de  l'en  détacher  tout  â  fait.  Quel 
vide  il  se  fait  en  nous ,  combien  on  perd  de  son  existence ,  quand 
on  a  tenii  à  tant  de  choses ,  et  qu'il  faut  ne  tenir  plus  qu'à  soi ,  ou  , 
qui  pis  est ,  à  ce  qui  nous  fait  sentir  incessamment  le  détachement 
du  reste!  J'aviis  à  chercher  si  j'étais  cet  homme  encore  qui  sait 
remplir  sa  pLicc  dans  son  espèce  ,  quand  nul  individu  ne  s'y  inté- 
resse plus. 

Mais  où  est-elle  cette  place  pour  celui  dont  tous  les  rapports 
ftont  détruits  ou  changés?  Que  faire  ?  que  devenir.'  où  porter  men 


f,24  EMILE  ET  SOPHIE. 

pas?  h  quoi  employer  une  vie  qui  ne  devait  plus  faire  mon  bon- 
heur ni  celui  de  ce  qui  m'élait  cher,  et  dont  le  sort  ra'ôlait  jusqu'à 
l'espoir  de  contribuer  au  bonheur  de  personne  ?  car  si  tant  d'ins- 
truments préparcs  pour  le  mien  n'avaient  fait  que  ma  misère  , 
pouvais-je  espérer  d'élre  plus  heureux  pour  autrui  que  vous  ne 
r  aviez  été  pour  moi  ?  Non  :  j'aimais  mon  devoir  encore  ,  mais  je 
ne  le  voyais  plus.  En  rappeler  les  principes  et  les  règles,  les  ap- 
pliquer à  mon  nouvel  état ,  n'était  pas  l'affaire  d'un  moment ,  et 
mon  esprit  fatigué  avait  besoin  d'un  peu  de  relâche  pour  se  livrer 
à  de  nouvelles  méditations. 

J'avais  fait  un  grand  pas  vers  le  repos.  Délivré  de  l'inquiétude 
de  l'espérance ,  et  sûr  de  perdre  ainsi  peu  à  peu  celle  du  désir , 
en  voyant  que  le  passé  ne  m'était  plus  rien,  je  tâchais  de  me  met- 
tre tout  à  fait  dans  l'état  d'un  homme  qui  commence  à  vivTC.  Je 
me  disais  qu'en  effet  nous  ne  faisons  jamais  que  commencer ,  et 
qu'il  n'y  a  point  d'autre  liaison  dans  notre  existence  qu'une  suc- 
cession de  moments  présents ,  dont  le  premier  est  toujours  celui 
qui  est  en  acte.  Nous  mourons  et  nous  naissons  chaque  instant  de 
notre  vie  ;  et  quel  intérêt  la  mort  peut-elle  nous  laisser?  S'il  n'y 
a  rien  pour  nous  que  ce  qui  sera ,  nous  ne  pouvons  être  heureux 
ou  malheureux  que  par  l'avenir  ;  et  se  tourmenter  du  passé  c'est 
tirer  du  néant  les  sujets  de  notre  misère.  Emile,  sois  un  homme 
nouveau ,  tu  n'auras  pas  plus  à  te  plaindre  du  sort  que  de  la  na- 
ture. Tes  malheurs  sont  nuls,  l'abime  du  néant  les  a  tous  englou- 
tis ;  mais  ce  qui  est  réel ,  ce  qui  est  existant  pour  loi ,  c'est  ta 
vie,  ta  .santé,  ta  jeunesse,  ta  raison,  tes  talents,  les  lumières, 
tes  vertus  ,  enfin  ,  si  tu  le  veux ,  et  par  conséquent  ton  bonheur. 

Je  repris  mon  travail ,  attendant  paisiblement  que  mes  idées 
s'arrangeassent  assez  dans  ma  tète  pour  me  montrer  ce  que  j'a- 
vais à  faire  ;  et  cependant ,  en  comparant  mon  étal  à  celui  qui 
l'avait  précédé ,  j'étais  dans  le  calme  :  c'est  l'avantage  que  procure 
indépendamment  des  événements  toute  conduite  conforme  à  la 
raison.  Si  l'on  n'est  pas  heureux  malgré  la  fortune,  quand  on  sait 
maintenir  son  cœur  dans  l'ordre,  on  est  tranquille  au  moins,  on 
dépit  du  sort.  Mais  que  cette  tranquillité  tient  à  peu  de  choso 
dans  une  âme  sensible  I  II  est  bien  aisé  do  se  mettre  dans  l'ordre  ; 
ce  qui  est  diflicilc,  c'est  d'y  rester.  Je  faillis  voir  renverser  toutes 
mes  résolutions  au  moment  que  je  les  croyais  le  jjIus  affermies. 

J'étais  entré  chez  le  maître  sans  m'y  faire  beaucoup  remarquer. 


LUTTRE  \.  f>.à 

J'avais  toujours  conservé d.ins  mes  vitoments  la  simplicilé  que 
vous  m'aviez  fait  aimer  ;  mes  manières  n'étaient  pas  plus  recher- 
rhées ,  et  l'air  aisé  d'un  homme  qui  se  sent  partout  à  sa  place  était 
moins  remarquable  chez  un  menuisier  qu'il  ne  l'eût  été  chez  un 
grand.  On  voyait  pourtant  bien  que  mon  équipage  n'était  pas  ce- 
lui d'un  ouvrier  ;  mais  à  ma  manière  de  me  mettre  à  l'ouvrage, 
on  jugea  que  je  l'avais  été  ,  et  qu'ensuite  avancé  à  quelque  petit 
poste  j'en  étais  déchu  pour  rentrer  dans  mon  premier  état.  Un  pe- 
tit parvenu  retombé  n'inspire  pas  une  grande  considération,  et 
l'on  me  prenait  à  peu  près  au  mot  sur  l'égalité  où  je  m'étais  mis. 
Tout  à  coup  je  vis  changer  avec  moi  le  ton  de  toute  la  famille  ; 
la  familiarité  prit  plus  de  réserve;  on  me  regardait  au  travail  avec 
une  sorte  d'étonnement  ;  tout  ce  que  je  faisais  dans  l'atelier  (  et 
j'y  faisais  tout  mieux  que  le  maître  )  excitait  l'admiration  ;  l'on 
semblait  épier  tous  mes  mouvements ,  tous  mes  gestes  :  on  tâchait 
d'en  user  avec  moi  comme  à  l'ordinaire  ;  mais  cela  ne  se  faisait 
plus  sans  effort ,  et  l'on  eût  dit  que  c'était  par  respect  qu'on  s'abs- 
tenait de  m'en  marquer  davantage.  Les  idées  dont  j'étais  préoccupé 
m'empêchèrent  de  m'apercevoir  de  ce  changement  aussitôt  que 
j'aurais  fait  dans  un  autre  temps  :  mais  mon  habitude  en  agissant 
d'être  toujours  à  la  chose ,  me  ramenant  bientôt  à  ce  qui  se  faisait 
autour  de  moi ,  ne  me  laissa  pas  longtemps  ignorer  que  j'étais  de- 
venu pour  ces  bonnes  gens  un  objet  de  curiosité  qui  les  intéres- 
sait beaucoup. 

Je  remarquai  surtout  que  la  femme  ne  me  quittait  pas  des 
yeux.  Ce  sexe  a  une  sorte  de  droits  sur  les  aventuriers  qui  les  lui 
rend  en  quelque  sorte  plus  intéressants.  Je  ne  poussais  pas  un 
coup  d'échoppe  qu'elle  ne  parût  effrayée ,  et  je  la  voyais  toute 
surprise  de  ce  que  je  ne  m'étais  pas  blessé.  Madame,  lui  dis-je  une 
fois  ,  je  vois  que  vous  vous  défiez  de  mon  adresse  ;  avez-vous 
jwur  que  je  ne  sache  pas  mon  métier?  Monsieur,  me  dit-elle,  je 
vois  que  vous  savez  bien  le  nôtre  ;  on  dirait  que  vous  n'avez  fait 
que  cela  toute  votre  vie.  A  ce  mot  je  vis  que  j'étais  connu  :  je 
voulus  savoir  comment  je  l'étais.  Apres  bien  des  mystères ,  j'ap- 
pris qu'une  jeune  dame  était  >'enue,  il  y  avait  deux  jours,  des- 
cendre à  la  porte  du  maître;  que ,  sans  permettre  qu'on  m'aver- 
tit ,  elle  avait  voulu  me  voir  ;  qu'elle  s'était  arrêtée  derrière  une 
porte  vitrée, d'où  elle  pouvait  m'apercevoir  au  fond  de  l'atelier; 


«2r.  KMILE  I:T  SOPHIE. 

qu'elle  s'élail  mise  à  genoux  à  celte  porte ,  ayant  à  côté  dcUc  UQ 
petit  enfant  qu'elle  serrait  avec  transport  dans  ses  l)ras  par  inter- 
valles ,  poussant  de  longs  sanglots  à  demi  étouffés ,  versant  de» 
torrents  de  larmes ,  et  donnant  divers  signes  d'une  douleur  dont 
tous  les  témoins  avaient  été  vivement  émus  ;  qu'on  l'avait  vue 
plusieurs  fois  sur  le  point  de  s'élancer  dans  l'atelier  ;  qu'elle  avait 
paru  ne  se  retenir  que  par  de  violents  efforts  sur  elle-même  ; 
qu'enfin,  après  m'avoir  considéré  longtemps  avec  plus  d'attention 
et  de  recueillement ,  elle  s'était  levée  tout  d'un  coup ,  et ,  collant  le 
visage  de  l'enfant  sur  le  sien,  elle  s'était  écriée  à  demi-voix  :  JSon, 
jamais  il  ne  voudra  t'ôler  ta  mère;  viens ,  nous  n'avons  rien  à 
faire  ici.  A  ces  mots  elle  était  sortie  avec  précipitation;  puis, 
après  avoir  obtenu  qu'on  ne  me  parlerait  de  rien ,  remonter  dans 
son  carrosse  et  partir  comme  un  éclair  n'avait  été  pour  elle  que 
l'affaire  d'un  instant. 

Ils  ajoutèrent  que  le  vif  intérêt  dont  ils  ne  pouvaient  se  défendre  ' 
pour  cette  aimable  dame  les  avait  rendus  fidèles  à  la  promesse  ' 
qu'ils  lui  avaient  faite,  et  qu'elle  avait  exigée  avec  tant  d'instances  ; 
qu'ils  n'y  manciuaient  qu'à  regret  ;  qu'ils  voyaient  aisément,  à 
son  équipage  et  plus  encore  à  sa  figure ,  que  c'était  une  personne 
d'un  haut  rang  ,  et  qu'ils  ne  pouvaient  présumer  autre  chose  de 
sa  démarche  et  de  son  discours,  sinon  que  cette  femme  était  la 
mienne  ;  car  il  était  impossible  de  la  prendre  pour  une  fille  entre- 
tenue. 

Jugez  de  ce  qui  se  passait  en  moi  durant  ce  récit  ?  Que  de  choses 
tout  cela  supposait!  Quelles  inquiétudes  n'avait-il  pas  fallu  avoir, 
quelles  recherches  n'avait-il  pas  fallu  faire  pour  retrouver  ainsi  mes 
traces  !  Tout  cela  est-il  de  quelqu'un  qui  n'aime  plus  ?  Quel  voyage  ! 
quel  motif  l'avait  pu  faire  entreprendre  !  dans  quelle  occupation 
elle  m'avait  surpris  !  Ah  !  ce  n'était  pas  la  première  fois  :  mais 
alors  elle  n'était  pas  à  genoux  ,  elle  ne  fondait  pas  en  larmes.  0 
temps,  temps  heureux  !  qu'est  devenu  cet  ange  du  ciel?...  Mais 
que  vient  donc  faire  ici  cette  femme?...  elle  amène  sou  lils...  mon 
nis,.,.  et  pourquoi?...  Voulait-elle  me  voir,  me  parler?...  Pour- 
quoi s'enfuir?  me  braver  ?...  pourquoi  ces  larmes?  Que  me  veut- 
elle  ,  la  perfide?  Vient-elle  insulter  à  ma  misère?  A-t-cllc  oublié 
qu'elle  ne  m'est  plus  ri<>n  ?  Je  cherchais  en  (juelque  sorte  à  m'irri- 
ter  de  ce  voyage  |)our  vaincre  l'attendrissement  qu'il  me  causait, 
pour  résister  aux  tentations  de  courir  après  l'infortunée .  ipii  m'a- 


LKTTiU:  i.  6?- 

gilnient  malgré  moi.  Je  demeurai  néanmoins.  Je  vis  que  celle 
démarche  ne  prouvail  aulre  chose,  sinon  que  j'élais  encore  aime  ; 
et  que  celte  supposition  même  étant  entrée  dans  ma  délibération 
ne  devait  rien  changer  au  parti  qu'elle  m'avait  fait  prendre. 

.\lors,  examinant  plus  posément  toutes  les  circonstances  de  ce 
voyage ,  pesant  surtout  les  derniers  mots  qu'elle  avait  prononcés 
on  partant,  j'y  crus  démêler  le  motif  qui  l'avait  amenée,  et  celui 
(jui  l'avait  fait  repartir  tout  d'un  coup  sans  s'être  laissé  voir.  So  - 
pbic  parlait  simplement  ;  mais  tout  ce  qu'elle  disait  portait  dans 
mon  cœur  des  traits  de  lumière ,  et  c'en  fut  un  que  ce  peu  de  mots. 
Jl  ne  Votera  pas  ta  mère,  avait-elle  dit.  C'était  donc  la  crainte 
qu'on  ne  la  lui  ôtàt  qui  l'avait  amenée ,  et  c'était  la  persuasion  que 
cela  n'arriverait  pas  qui  l'avait  fait  repartir.  Et  d'où  la  tirait-elle 
celte  persuasion  ?  qu'avait-elle  vu  ?  Emile  en  paix  ,  Emile  au  tra- 
vail. Quelle  preuve  pouvait-elle  tirer  de  cette  vue ,  sinon  qu'Emile 
en  cet  état  n'était  point  subjugué  par  ses  passions  et  ne  formait 
que  des  résolutions  raisonnables  ?  Celle  de  la  séparer  de  son  fils 
ne  l'était  donc  pas  selon  elle,  quoiqu'elle  le  fut  selon  moi.  Lequel 
avait  tort  ?  Le  mol  de  Sophie  décidait  encore  ce  point  ;  et  en  effet, 
en  considérant  le  seul  intérêt  de  l'enfant,  cela  pouvait-il  même  étro 
mis  en  doute?  Je  n'avais  envisagé  que  l'enfant  été  à  la  mère,  et 
il  fallait  envisager  la  mère  otée  à  l'enfant.  J'avais  donc  tort.  Oter 
une  mère  à  son  tils ,  c'est  lui  ôler  plus  qu'on  ne  peut  lui  rendre, 
surtout  à  cet  âge  ;  c'est  sacrilicr  l'enfant  pour  se  venger  de  la  mère; 
c'est  un  acte  de  passion ,  jamais  de  raison ,  à  moins  que  la  mère 
ne  soit  folle  ou  dénaturée.  Mais  Sophie  est  celle  qu'il  faudrait  dé- 
sirer à  mon  fils  quand  il  en  aurait  une  autre.  Il  faut  que  nous  ré- 
levions elle  ou  moi ,  ne  pouvant  plus  l'élever  ensemble  ;  ou  bien , 
pour  contenter  ma  colère,  il  faut  le  rendre  orphelin.  Mais  que  fe- 
rai-je  d'im  enfant  dans  l'état  où  je  suis?  J'ai  assez  de  raison  pour 
voir  ce  que  je  puis  ou  ne  puis  faire,  non  pour  faire  ce  que  je  dois. 
Traînerai  je  un  enfant  de  cet  âge  end'aulres  contrées,  ou  letien- 
drai-je  sous  les  yeux  de  sa  mère ,  pour  braver  une  femme  que  je 
dois  fuir  ?  Ah  !  pour  ma  sûreté  je  ne  serai  jamais  assez  loin  d'elle. 
I^aissons-lui  l'enfant ,  de  peur  qu'il  ne  lui  ramène  à  la  fin  le  pi're. 
Qu'il  lui  reste  seul  |>our  ma  vengeance  ;  qtie  chaque  jour  de  sa  vie  il 
rappelle  à  l'infidèle  le  bonheur  dont  il  fut  le  gage,  et  l'époux  qu'ol'e 
s'est  ôté. 

Il  est  certain  que  la  résolution  d'oter  mon  fils  à  sa  m*'re   avait 


628  EMILE  Kï  SOPHIE. 

clé  l'effet  de  ma  colère.  Sur  ce  seul  point  la  passion  m'avait  aveu- 
glé ,  et  ce  fut  le  seul  point  aussi  sur  lequel  je  changeai  de  résolu- 
tion. Si  ma  famille  eut  suivi  mes  intentions,  Sophie  eût  élevé 
cet  enfant,  et  peut-être  vivrait-il  encore  :  mais  peut-être  aussi 
dos  lors  Sophie  était  elle  morte  pour  moi  ;  consolée  dans  cette 
f.hère  moitié  de  moi-même  ,  elle  n'eût  plus  songé  à  rejoindre  l'au- 
tre, et  j'aurais  perdu  les  plus  beaux  jours  de  ma  vie.  Que  de  dou- 
leurs devaient  nous  faire  e.vpicr  nos  fautes  avant  que  notre  réunion 
nous  les  fit  oublier  ! 

Nous  nous  connaissions  si  bien  mutuellement ,  qu'il  ne  me  fallut, 
pour  deviner  le  motif  de  sa  brusque  retraite,  que  sentir  qu'elle  avait 
prévu  ce  qui  serait  arrivé  si  nous  nous  fussions  revus.  J'étais  rai- 
sonnable mais  faible,  elle  le  savait  ;  et  je  savais  encore  mieux  com- 
bien cette  àme  sublime  et  fière  conservait  d'inflexibilité  jusque  dans 
ses  fautes.  L'idée  de  Sophie  rentrée  en  grâce  lui  était  insupportable. 
Elle  sentait  que  son  crime  était  de  ceux  qui  ne  peuvent  s'oublier; 
elle  aimait  mieux  être  punie  que  pardonnée;  un  tel  pardon  n'était 
pas  fait  pour  elle  ;  la  punition  même  l'avilissait  moins,  à  son  gré. 
Elle  croyait  ne  pouvoir  effacer  sa  faute  qu'en  l'expiant,  ni  s'ac- 
quitter avec  la  justice  qu'en  souffrant  tous  les  maux  qu'elle  avait 
mérités.  C'est  pour  cela  qu'intrépide  et  barbare  dans  sa  franchise, 
elle  dit  son  crime  à  vous,  à  toute  ma  famille,  taisant  en  même 
temps  ce  qui  l'excusait ,  ce  qui  la  jusliliait  peut-être  ;  le  cachant , 
dis-je  ,  avec  une  telle  obstination  qu'elle  ne  m'en  a  jamais  dit  un 
mot  à  moi-même ,  et  que  je  ne  l'ai  su  qu'après  sa  mort. 

D'ailleurs ,  rassurée  sur  la  crainte  de  perdre  son  fils ,  elle  n'avaij 
plus  rien  à  désirer  de  moi  pour  elle-même.  Me  fléchir  eût  été  ra'a- 
viiir,  et  elle  était  d'autant  plus  jalouse  de  mon  honneur  qu'il  no  lui 
en  restait  point  d'autre.  Sophie  pouvait  être  criminelle,  mais  l'é- 
poux qu'elle  s'était  choisi  devait  être  au-dessus  d'une  lâcheté.  Ces 
raffinements  de  son  amour-propre  ne  pouvaient  convenir  qu'à 
elle,  et  peut-être  n'appartenait-il  qu'à  moi  de  les  pénétrer. 

Je  lui  eus  encore  cette  obligation,  même  après  m'êlrc  séparé 
d'elle,  de  m'avoir  ramené  d'un  parti  peu  raisonné  que  la  vengeance 
m'avait  fait  prendre.  Elle  s'était  trompée  en  ce  point  dans  la  bonne 
opmion  qu'elle  avait  de  moi  :  mais  cette  erreur  n'en  fut  plus  une 
aussitôt  que  j'y  eus  pensé  ;  en  ne  considérant  que  l'intérêt  de  mon 
(ils je  vis  (pi'il  fallait  le  laissera  sa  mère,  ofjo  m'y  déterminai. 
Du  reste ,  conlirmé  dans  mes  sentiments,  je  résolus  d'éloigner  son 


LtTTRt  I.  6îr 

malheureux  père  des  risques  qu'il  venait  de  courir.  Pouvais-]» 
élre  assez  loin  d'elle ,  puisque  je  ne  devais  plus  m'en  rapprocher? 
C'était  elle  eucore ,  c'était  son  voyage  qui  venait  de  me  donner 
cette  sage  leçon  :  il  m'importait  pour  la  suivre  de  De  pas  rester  dans 
le  cas  de  la  recevoir  deux  fois. 

Il  fallait  fuir  ;  c'était  là  ma  grande  affaire ,  et  la  conséquence  de 
tous  mes  précédents  raisonnements.  Mais  où  fuir  ?  C'était  à  cette 
délibération  que  j'en  étais  demeuré ,  et  je  n'avais  pas  vu  que  rien 
n'était  plus  indifférent  que  le  choix  du  lieu ,  pourvu  que  ]o  m'éloi- 
gnasse. A  quoi  bon  tant  balancer  sur  ma  retraite ,  pui^nio  jMirtout 
je  trouverais  à  vivre  ou  à  mourir,  et  que  c'était  Utui  ce  qui  me 
restait  à  faire?  Quelle  bêtise  de  l' amour-propre  de  nous  montrer 
toujours  toute  la  nature  intéressée  aux  petits  événements  le 
notre  vie  !  N'eùt-on  pas  dit ,  à  me  voir  délibérer  sur  mon  séjour, 
qu'il  importait  beaucoup  au  genre  humain  que  j'allasse  habiter 
un  pays  plutôt  qu'un  autre,  et  que  le  poids  de  mon  corps  allait 
rompre  l'équilibre  du  globe  ?  Si  je  n'estimais  mon  existence  que  ce 
qu'elle  vaut  pour  mes  semblables ,  je  m'inquiéterais  moins  d'aller 
fliercher  des  devoirs  à  remplir,  comme  s'ils  ne  me  suivaient  pas 
*Mi  quelque  heu  que  je  fusse ,  et  qu'il  ne  s'en  présentât  pas  toujours 
autant  qu'en  peut  remplir  celui  qui  les  aime  ;  je  me  dirais  qu'e» 
quelque  lieu  que  je  vive ,  en  quelque  situation  que  je  sois ,  je  trou- 
verai toujours  à  faire  ma  tâche  d'homme ,  et  que  nul  n'aurait 
lH•^»oin  des  autres  si  chacun  vivait  convenablement  pour  soi. 

I.C  sage  vit  au  jour  la  journée ,  et  trouve  tous  ses  devoirs  quo- 
tidiens autour  de  lui.  Ne  tentons  rien  au  delà  de  nos  forces,  et 
ne  nous  portons  point  en  avant  de  notre  existence.  Mes  devoirs 
d'aujourd'hui  sont  ma  seule  tâche ,  ceux  de  demain  ne  sont  pa.« 
encore  venus.  Ce  que  je  dois  faire  à  présent  est  de  m'éloigner  de 
S>phie ,  et  le  chemin  que  je  dois  choisir  est  celui  qui  m'en  éloigne 
le  plus  directement.  Tenons-nous-en  là. 

Celte  résolution  prise ,  je  mis  l'ordre  qui  dépendait  de  moi  à  tout 
ro  que  je  iaisëan  ea  arrière  ;  je  vous  écrivis,  j'écrivis  à  ma  fa- 
mille ,  j'écrivis  à  Sophie  elle-même.  Je  réglai  tout ,  je  n'oubliai  que 
U>s  soins  qui  pouvaient  regarder  ma  personne  ;  aucun  ne  m'était 
liccessiire ,  et  sans  valet ,  sans  argent ,  sans  équifuge ,  mais  sans 
dtfsin»  et  saoï  «oins ,  je  partis  seul  et  à  pied.  Chez  les  peuples  où  j'ai 
vécu ,  sur  les  nie  r>  que  j'ai  parcourues ,  dans  les  déserts  qirr  j'ai 
tra\erbC5,  errant  duiui.t  tant  d'aauées,  je  u'ai  regrette  qu'une  seul» 

«3. 


630  EMILE  LT  SOPHIE. 

chose,  et  c'olait  celle  que  j'arais  à  fuir.  Si  mon  coiur  m'eût  laissé 
tranquille ,  mon  corps  n'eut  noanqué  de  rien. 


LETTRE  n. 

J'ai  bu  l'eau  d'oubli  ;  le  passé  s'efface  de  ma  mémoire ,  et  l'uni- 
vers s'ouvre  devant  moi.  Voilà  ce  que  je  médisais  en  quittant  ma 
patrie ,  dont  j'avaisà  rougir,  et  à  laquelle  je  ne  devais  que  le  mé- 
pris et  la  haine ,  puisque ,  heureux  et  digne  d'honneur  par  moi- 
même  ,  je  ne  tenais  d'elle  et  de  .ses  vils  habitants  que  les  maux 
dontj'étais  la  proie,  et  l'opprobre  où  j'étais  plongé.  En  rompant 
les  nœuds  qui  m'attachaient  à  mon  pays,  je  retendais  sur  toute 
la  terre,  et  j'en  devenais  d'autant  plus  homme  en  cessant  d'être 
citoyen. 

J'ai  remarqué  dans  mes  longs  voyages  qu'il  n'y  a  que  l'éloigne- 
inent  du  terme  qui  rende  le  Ir.ijet  difficile  ;  il  ne  l'est  jamais  d'aller 
à  une  journée  du  lieu  où  l'on  est  :  et  pourquoi  vouloir  faire  plus , 
si  de  journée  en  journée  on  peut  aller  au  bout  du  monde  ?  .Mais  en 
comparant  les  extrêmes  on  s'effarouche  de  l'intervalle ,  il  semble 
«ju'on  doive  le  franchir  tout  d'un  saut;  au  lieu  qu'en  le  prenant  par 
parties  on  ne  fait  que  des  promenades,  et  l'on  arrive.  Les  voyageurs, 
«'environnant  toujours  de  leurs  usages ,  de  leurs  habitudes ,  de 
leurs  préjugés,  de  tous  leurs  besoins  factices ,  ont ,  pour  ainsi  dire , 
une  atmosphère  (]ui  les  sépare  des  lieux  où  ils  sont  comme  d'au- 
tant d'autres  mondes  différents  du  leur.  Un  Français  voudrait  |>or- 
ler  avec  lui  toute  la  France;  sitôt  (jue  quelque  chose  do  ce  qu'il 
avait  lui  manque,  il  compte  pour  rien  les  équivalents,  cl  s<'  croit 
perdu.  Toujours  coniparant  ce  qu'il  trouve  à  ce  qu'il  a  quitté  ,  il 
croit  être  mal  quanrl  il  n'est  pas  de  la  même  manière,  et  ne  saurait 
dormir  aux  Indes  si  son  lit  n'est  fait  tout  comme  à  Paris. 

Pour  moi ,  je  suivais  la  direction  contraire  à  l'objet  que  j'avais 
à  fuir,  comme  autrefois  j'avais  suivi  l'opposé  de  l'ombre  dans  la 
forêt  de  Montmorency.  La  vitesse  que  je  ne  mettais  pas  à  mes 
courses  se  compensiiit  par  la  ferme  résolution  de  ne  point  rélro- 
g.ra(ler.  Deux  jours  de  marche  avaient  déjà  fermé  ilorrière  moi 
la  barrière,  en  me  laissant  le  temps  de  réfléchir  durant  mon  retour, 
si  j'eusse  été  tenté  d'y  songer.  Je  respirais  en  m'éloignanl ,  et  je 
marchais  plus  à  mon  aise  à  mesure  ()ue  j'échajuKiis  au  danger. 


LKlTHi:  II.  ~     63% 

Ronié  pour  loiil  projet  à  celui  que  j'exécutais,  je  suivais  la  même 
lire  de  vent  pour  toute  règle;  je  marchais  tantôt  vite  et  tantôt 
l'Mileraent,  selon  ma  commodité,  ma  santé,  mon  humeur,  mes  for- 
I  c^.  Pourvu ,  non  avec  moi,  mais  en  moi,  de  plus  de  ressources 
>|ue  je  n'en  avais  besoin  pour  vivre,  je  n'étais  embarrassé  ni  de 
ma  voiture  ni  de  ma  subsistance.  Je  ne  craignais  point  les  \oleui-s , 
ma  bourse  et  mon  passe-port  élnienl  dans  mes  bras,  mon  vête- 
ment formait  toute  ma  garderobe  ;  il  était  commode  et  bon  pour 
un  ouvrier;  je  le  renouvelais  sans  peine  à  mesure  qu'il  s'usait, 
r.omme  je  ne  marchais  ni  avec  l'appareil  ni  avec  rini|iiiétude  d'un 
voyageur,  je  n'excitais  l'attention  de  personne;  je  passais  partout 
pour  un  homme  du  pays.  Il  était  rare  qu'on  m'arrêtât  sur  des  fron- 
tières; et  quand  cela  m'arrivait,  peu  m'importiit;  je  restais  là 
sans  impatience,  j'y  travaillais  tout  comme  ailleurs  ;  j'y  aurais 
sans  peine  passé  ma  vie  si  l'on  m'y  eût  toujours  retenu;  et  mou 
|>eud'i;mpressement  d'aller  plus  loin  m'ouvrait  enfin  tous  les  passa- 
ges. L'air  affairé  et  soucieux  est  toujours  suspect,  mais  un  homme 
tranquille  in>;itr!'  île  la  confiance;  tout  le  monde  me  laissait  libre 
en  voyant  qu'on  pouvait  disposer  de  moi  sans  me  Hicher. 

Quand  je  ne  trouvais  pas  à  travailler  de  mon  métier,  ce  qui  était 
rare,  j'en  faisais  d'autres.  Vous  m'aviez  fait  acquérir  l'instrument 
universel.  Tantôt  paysan ,  tantôt  artisan ,  tantôt  artiste ,  quelque- 
fois même  homme  à  talents,  j'avais  partout  quelque  connaissance 
de  mise ,  et  je  me  rendais  maître  de  leur  usage  par  mon  peu  d'em- 
l»ressement  à  les  montrer.  Un  des  fruits  de  mon  éducation  était 
■  i'étre  pris  au  mot  sur  ce  que  je  me  donnais  pour  être,  et  rien  de 
plus ,  parce  que  j'étais  simple  en  toute  chose ,  et  qu'en  remplissant 
un  poste  je  n'en  briguais  pas  un  autre.  Ainsi  j'étais  toujours  a  ma 
place,  et  l'on  m'y  laissait  toujours. 

Si  je  tombais  malade  ,  accident  bien  rare  à  un  homme  de  mon 
tempérament,  qui  ne  fait  excès  ni  d'aliments,  ni  de  soucis,  ni  de 
travail ,  ni  de  repos,  je  restais  coi ,  sims  me  tourmenter  de  guérir 
ni  m'effrayer  de  mourir.  L'animal  malade  jeune ,  reste  en  place  ,  et 
iTuérit  ou  meurt;  je  faisais  de  même  ,  et  je  m'en  trouvais  bien.  Si 
je  me  fusse  inquiété  de  mon  état ,  si  j'eusse  importuné  les  gens  de 
mes  craintes  et  de  mes  plaintes,  ils  se  seraient  ennuyés  de  moi , 
l'eusse  inspiré  moins  d'intérêt  et  d'empressement  que  n'en  donnail 
ma  patience.  Voyant  que  je  n'inquiétais  personne,  et  que  je  ne  me 
limenlais  point,  on  me  prévenait  par  des  soins  qu'on  m'iùl  refu 
ses  pcut-clre  si  je  les  eusse  implorés. 


6-32      -  EMILE  ET  SOIMIIE. 

J'ai  cctil  fois  observe  que  plus  on  veut  exiger  des  autres,  plus 
(»ii  les  dispose  au  refus  ;  ils  aiment  agir  librement ,  et  quand  ils  font 
tant  que  d'être  bons ,  ils  veulent  en  avoir  tout  le  mérite.  Deman- 
der un  bienfait  c'est  y  acquérir  une  espèce  de  droit,  l'accorder  est 
presque  un  devoir;  et  l'amour-propre  aime  mieux  faire  un  don 
gratuit  que  payer  une  dette. 

Dans  ces  |)èlcrinages ,  qu'on  eut  blâmés  dans  le  monde  comme 
la  vie  d'un  vagabond ,  parce  que  je  ne  les  faisais  pas  avec  le  faste 
d'un  voyageur  opulent,  si  quelquefois  je  me  demandais,  Que 
fais-je?  où  vais-je.^  quel  est  mon  but?  je  me  répondais,  Qu'ai-je 
fait  en  naissant,  que  commencer  un  voyage  qui  ne  doit  finir  qu  a 
ma  mort.'  Je  fais  ma  lâche,  je  reste  à  ma  place,  j'use  avec  iinio- 
cence  et  sim|>licité  cette  courte  vie  ;  je  fais  toujours  un  grand 
bien  par  le  mal  que  je  ne  fais  pas  parmi  mes  semblables;  je  pour- 
vois à  mes  besoins  en  pourvoyant  aux  leurs  ;  je  les  sers  sans  jamais 
leur  nuire  ;  je  leur  donne  l'exemple  d'être  heureux  et  bon  sans 
soins  et  sans  peine.  J'ai  répudié  mon  patrimoine ,  et  je  vis';  je  ne 
fais  rien  d'injuste,  et  je  vis  ;  je  ne  demande  point  l'aumône,  et  je 
vis.  Je  suis  donc  utile  aux  autres  en  proportion  de  ma  subsis- 
tance; car  les  hommes  ne  donnent  rien  pour  rien. 

Comme  je  n'entreprends  pas  l'histoire  de  mes  voyages ,  je  passe 
tout  ce  qui  n'est  qu'événement.  J'arrive  à  Marseille  :  pour  suivre 
toujours  la  même  direction  je  m'embarque  pour  Naples  :  il  s'agit 
de  [)ayer  mon  passage  ;  vous  y  aviez  pourvu  en  me  faisant  appren- 
dre la  manœuvre  ;  elle  n'est  pas  plus  difficile  sur  la  Méditerranée 
(pic  sur  l'Océan ,  quelques  mots  changés  en  font  toute  la  diffé- 
rence. Je  me  fais  matelot.  Le  capitaine  du  bâtiment,  espèce  de 
patron  renforcé,  était  un  renégat  qui  s'était  rapatrié.  Il  avait  été 
pris  depuis  lors  par  les  corsaires ,  et  disait  s'être  échappé  de  leurs 
mains  sans  avoir  été  reconnu.  Des  marchands  napolitains  lui 
avaient  confié  un  autre  vaisseau,  et  il  faisait  sa  seconde  course 
depuis  ce  rétablissement  :  il  contait  sa  vie  à  qui  voulait  l'cnlen- 
dre,  et  savait  si  bien  se  faire  valoir,  qu'en  amusant  il  donnait  de 
la  confiance.  Ses  goûts  étaient  aussi  bizarres  que  ses  aventures  : 
il  ne  songeait  qu'à  divertir  son  é(iuipage  :  il  avait  sur  son  bord 
deux  méchants  pierriers  qu'il  tiradlail  tout  le  jour;  toute  la  nuit 
il  tirait  des  fusées:  on  n'a  jamais  vu  patron  de  navire  aussi  gai. 

l'oiu'  moi,  je  m'amusais  à  m'exori'er  dans  la  marine;  et  (piand 
jo  nél.iis  juis  de  quart,  jo  n'en  demeurais  pas  moins  à  la  nianuMi- 
vrc  ou  au  gouvernail.  1,'allention  me  tenait  lieu  d'expérience;  cl 


LETTRE  n.  as 

je  ne  lardai  pas  à  juger  que  nous  déri\ions  beaucoup  à  l'ouest. 
Le  compas  était  pourtant  au  rumb  convenable  ;  mais  le  cours  du 
soleil  et  des  étoiles  me  semblait  contrarier  si  fort  sa  direction  , 
qu'il  fallait ,  selon  moi ,  que  l'aiguille  déclinât  prodigieusement.  Je 
le  dis  au  capitaine  :  il  battit  la  cam|)agne  en  se  moquant  de  moi  ; 
et  comme  la  mer  devint  haute  et  le  temps  nébuleux,  il  ne  me  fut  pas 
possible  de  vcriBer  mes  observations.  Nous  eûmes  un  vent  forcé 
(]ui  nous  jeta  en  pleine  mer  :  il  dura  deux  jours  ;  le  troisième ,  nous 
aperçûmes  la  terre  à  notre  gauche.  Je  demandai  au  patron  ce  que 
c'était.  Il  me  dit,  Terre  de  l'Église.  Un  matelot  soutint  que  c'était 
la  côte  de  Sardaigne  ;  il  fut  hué ,  et  paya  de  celte  façon  sa  bienve- 
nue :  car,  quoique  vieux  matelot,  il  était  nouvellement  sur  ce 
bord  ainsi  que  moi. 

Il  ne  m'importait  guère  où  que  nous  fussions  ;  mais  ce  qu'avait 
dit  cet  homme  ayant  ranimé  ma  curiosité ,  je  me  mis  à  fureter  au- 
tour de  l'habitacle  pour  voir  si  quelque  fer  mis  là  par  mégarde  ne 
faisait  point  décliner  l'aiguille.  Quelle  fut  ma  surprise  de  trouver  un 
gros  aimant  caché  dans  un  coin  !  En  l'étant  de  sa  place ,  je  vis 
l'aiguille  en  mouvement  reprendre  sa  direction.  Dans  le  même 
instant  quelqu'un  cria.  Voile.  Le  patron  regarda  avec  sa  lunette, 
et  dit  que  c'était  un  petit  liâtiment  français.  Comme  il  avait  le  cap 
sur  nous  et  que  nous  ne  re\  liions  pas,  il  ne  tarda  pas  d'être  à  pleine 
\'ue ,  et  chacun  vit  alors  que  c'était  une  voile  barbaresque.  Trois 
marchands  napolitains  que  ii"us  avions  à  bord  avec  tout  leur  bien 
|)oussèrent  des  cris  jusqu'au  i  ici.  L'énigme  alors  me  devint  claire. 
Je  m'approchai  du  patron ,  et  lui  dis  à  l'oreille  :  Patron ,  si  nous 
sommes  pris  ,  tu  es  mort  ;  compte  là-dessus.  J'avais  paru  si  peu 
ému,  et  je  lui  tins  ce  discours  d'un  ton  si  posé,  qu'il  ne  s'en 
alarma  guère ,  et  feignit  même  de  ne  l'avoir  pas  entendu. 

H  donna  quelques  ordres  pour  la  défense;  mais  il  ne  se  trouva 
pas  une  arme  en  état ,  et  nous  avions  tant  brûlé  de  poudre  ,  que, 
quand  on  voulut  charger  les  pierriers ,  à  peine  en  resta-t-il  pour 
deux  coups.  Elle  nous  eût  même  été  fort  inutile  ;  sitôt  que  nous 
fûmes  à  portée,  au  lieu  de  daigner  tirer  sur  nous ,  on  nous  cria 
d'amener,  et  nous  fûmes  abordés  presque  au  même  instant.  Jus- 
<|u'alor8  le  patron ,  sans  en  faire  semblant ,  m'observait  avec 
quelque  déPiance  ;  mais  sitôt  qu'il  vit  les  corsaires  dans  nntrn 
bord ,  il  ressAde  f.iirc  .ittenti<jn  à  moi ,  el  s'.'jvança  vers  eux  sans 
prLvuuliu.-..  K»  «  c  uiuracat  j«  nie  nu»  juge ,  exciiileur ,  P<*"f  **"' 


634  EMILE  ET  SOPHIE, 

gcr  mes  compagnons  d'esclavage ,  en  purgeant  le  genre  humain 
(l'un  traître  ,  et  la  mer  d'un  de  ses  monstres.  Je  courus  à  lui,  et 
lui  criant ,  Je  ie  l'ai  promis,  je  te  tiens  parole,  d'un  sabre  dont  je 
m'étais  saisi  je  lui  lis  voler  la  tète.  A  l'instant ,  voyant  le  chef  des 
Barbaresques  venir  impétueusement  à  moi,  je  l'attendis  de  pied 
ferme ,  et  lui  présentant  le  sabre  par  la  poignée ,  Tietis ,  capitaine, 
lui  dis-je  en  langue  franque ,  je  viens  de  faire  justice,  tu  peux  la 
faire  à  ton  tour.  Il  prit  le  sabre ,  il  le  leva  sur  ma  télé  ;  j'atlcndis 
le  coup  en  silence  :  il  sourit ,  et  me  tendant  la  main ,  il  défendit 
qu'on  me  mit  aux  fers  avec  les  autres  ;  mais  il  ne  me  parla  point 
de  l'expédition  qu'il  m'avait  vu  faire,  ce  qui  me  confirma  qu'il 
en  savait  assez  la  raison.  Cette  distinction,  au  reste,  ne  dura 
que  jusqu'au  port  d'Alger,  et  nous  fûmes  envoyés  au  bagne  en 
débarquant ,  couplés  comme  des  chiens  de  chasse. 

Jusqu'alors ,  attentif  à  tout  ce  que  je  voyais ,  je  m'occupais 
peu  de  moi.  Mais  enfin  la  première  agitation  cessée  me  laissa  ré- 
fléchir sur  mon  changement  d'état,  et  le  sentiment  qui  m'occupait 
encore  dans  toute  sa  force  me  fit  dire  en  moi-même  ,  avec  une 
sorte  de  satisfaction  :  Que  m'ôtera  cet  événement?  Le  pouvoir  de 
faire  une  sottise.  Je  suis  plus  libre  qu'auparavant.  Emile  esclave  ! 
reprenais-je.  Eh  !  dans  quel  sens  ?  Qu'ai-je  perdu  de  ma  liberté  pri- 
mitive? Ne  naquis-je  pas  esclave  de  la  nécessité?  Quel  nouveau 
joug  peuvent  m'imposer  les  hommes?  Le  travail?  ne  travail- 
lais-je  pas  quand  j'étais  libre?  La  faim?  combien  de  fois  je  l'ai 
soufferte  volontairement  !  La  douleur?  toutes  les  forces  humaines 
ne  m'en  donneront  pas  plus  que  ne  m'en  fit  sentir  un  grain  de  sa- 
ble. La  contrainte  ?  sera-t-elle  plus  rude  que  celle  de  mes  premiers 
fers  ?  et  je  n'en  voulais  pas  sortir.  Soumis  par  ma  naissance  aux 
passions  humaines ,  que  leur  joug  me  soit  imposé  par  un  autre 
ou  par  moi ,  ne  faut-il  pas  toujours  le  porter?  qui  sait  de  quelle 
part  il  me  sera  plus  supportable?  J'aurai  du  moins  toute  ma  rai- 
son pour  les  modérer  dans  un  autre  :  combien  de  fois  ne  m'a-t- 
olle  pas  abandonné  dans  les  miennes?  Qui  pourra  me  faire  porter 
deux  chaînes  ?  N'en  porlais-je  pas  une  auparavant?  Il  n'y  a  de 
servitude  réelle  que  celle  de  la  nature  ;  les  hommes  n'en  sont  que  les 
instruments.  Qu'un  maître  m'assomme  ou  qu'un  rocher  m'écrase, 
c'est  le  même  événement  à  mes  yeux  ;  et  tout  ce  qui  peut  m'ar- 
rivcr  de  pis  dans  l'esclavage  est  de  ne  pas  plus  fléchir  un  tyran 
qu'un  caillou.  Enfin,  si  j'avais  ma  liberté,  qu'eu  ferais-jo?  Dans 


LETTRE  II.  635 

l'état  où  je  suis,  que  puis-je  vouloir  ?  Eh  :  pour  ne  pas  tomber  dans 
l'anéantissement ,  j'ai  besoin  d'être  animé  par  la  volonté  d'un  au- 
tre ,  au  défaut  de  la  mienne. 

Je  tirai  de  ces  réflexions  la  conséquence  que  mon  changement 
d'état  était  plus  apparent  que  réel  ;  que  si  la  liberté  consistait  à 
faire  ce  qu'on  veut ,  nul  homme  ne  serait  libre  ;  que  tous  sont 
faibles ,  dépendants  des  choses ,  de  la  dure  nécessité  ;  que  celui 
qui  sait  le  mieux  vouloir  tout  ce  qu'elle  ordonne  est  le  plus  libre , 
puisqu'il  n'est  jamais  forcé  de  faire  ce  qu'il  ne  veut  pas. 

Oui ,  mon  père,  je  puis  le  dire,  le  temps  de  ma  sen'itude  fut 
celai  de  mon  régne ,  et  jamais  je  n'eus  tant  d'autorité  sur  moi  que 
quand  je  portai  les  fers  des  barbares.  Soumis  à  leurs  passions  sans 
les  partager,  j'appris  à  mieux  connaître  les  miennes.  Leurs  écarts 
furent  pour  moi  des  instructions  plus  vives  que  n'avaient  été  vos 
leçons ,  et  je  Qs  sous  ces  rudes  maîtres  un  cours  de  philosophie 
encore  plus  utile  que  celui  que  j'avais  fait  près  de  vous. 

Je  n'éprouvai  pas  pourtant  dans  leur  servitude  toutes  les  ri- 
gueurs que  j'en  attendais.  J'essuyai  de  mauvais  traitements ,  mais 
moins  peut-être  qu'ils  n'en  eussent  essuyé  parmi  nous  ,  et  je  con- 
nus que  ces  noms  de  Maures  et  de  pirates  portaient  avec  eux  des 
préjugés  dont  je  ne  m'étais  pas  assez  défendu.  Ils  ne  sont  pas  pi- 
toyables ,  mais  ils  sont  justes  ;  et  s'il  faut  n'attendre  d'eux  ni  dou- 
ceur ni  clémence ,  on  n'en  doit  craindre  non  plus  ni  caprice  ni  mé- 
chanceté. Ils  veulent  qu'on  fasse  ce  qu'on  peut  faire ,  mais  ils  n'exi- 
gent rien  de  plus;  et,  dans  leurs  châtiments,  ils  ne  punissent 
jamais  l'impuissance,  mais  seulement  la  mauvaise  volonté.  Les 
nègres  seraient  trop  heureux  en  Amérique  si  l'Européen  les  trai- 
tait avec  la  même  équité  :  mais  comme  il  ne  voit  dans  ces  malheu- 
reux que  des  instruments  de  travail,  sa  conduite  envers  eux  dé- 
l>end  uniquement  de  l'utilité  qu'il  en  tire  ;  il  mesure  sa  justice  sur 
oon  profit. 

Je  changeai  plusieurs  fois  de  patron  :  l'on  appelait  cela  me  ven- 
dre; comme  si  jamais  on  pouvait  vendre  un  homme  ?  On  vendait 
le  travail  de  mes  mains  ;  mais  ma  volonté ,  mon  entendement , 
mon  être ,  tout  ce  par  quoi  j'étais  moi  et  non  pas  un  autre,  ne  se 
vendait  assurément  pas  ;  et  h  preuve  de  cela  est  que  la  première 
fois  que  je  voulus  le  contraire  de  ce  que  voulait  mon  prétendu 
mailre ,  c«  fut  mot  qai  fks  le  vainqueur.  Cet  évéoement  mérite 
d'être  raconté. 


"'36  tMILE  ET  SOl'HIK. 

Je  fus  d'abord  assez  doucement  traité;  l'on  comptait  sur  mon 
rachat ,  et  je  vécus  plusieurs  mois  dans  une  inaction  qui  m'eût  en- 
nuyé si  je  pouvais  fonnaifre  l'ennui.  Mais  enfin,  voyant  que  je 
n'intriguais  point  auprès  des  consuls  européens  et  des  moines ,  que 
personne  ne  parlait  de  ma  rançon,  et  que  je  ne  paraissais  pas  y 
songer  moi-même ,  on  voulut  tirer  parti  de  moi  do  quelque  ma- 
nière ,  et  Tourne  fit  travailler.  Ce  changement  ne  me  surprit  ni 
ne  me  fâcha.  Je  craignais  peu  les  travaux  pénibles,  mais  j'en  ai- 
mais mieux  de  plus  amusants.  Je  trouvai  le  moyen  d'entrer  dans 
un  atelier,  dont  le  maître  ne  tarda  pas  à  comprendre  que  j'étais  le 
sien  dans  son  métier.  Ce  travail  devenant  plus  lucratif  pour  mon 
patron  que  celui  qu'il  me  faisait  faire,  il  m'établit  pour  son  compte, 
et  s'en  trouva  bien. 

J'avais  vu  disperser  presque  tons  mes  anciens  camarades  du 
bagne;  ceux  qui  pouvaient  être  rachetés  l'avaient  été;  ceux 
<pii  ne  pouvaient  l'être  avaient  eu  le  même  sort  que  moi;  mais 
tous  n'y  avaient  pas  trouvé  io  n)ên)c  adoucissement.  Deux  che- 
valiers de  Malte  entre  autres  avaient  été  délaissés.  Leurs  familles 
étaient  pauvres.  La  religion  ne  rachète  point  ses  captifs;  et  les 
pères,  ne  pouvant  racheter  tout  le  monde,  donnaient,  ainsi  que 
les  consuls  ,  une  préférence  fort  naturelle ,  et  qui  n'est  pas  inique, 
à  ceux  dont  la  reconnaissance  leur  pouvait  être  plus  utile.  Ces  deux 
ciievaliers,  l'un  jeune  et  l'autre  vieux ,  étaient  instruits  et  ne  man- 
(piaient  pas  de  mérite;  mais  ce  mérite  était  perdu  dans  leur  si- 
tuation présente.  Ils  savaient  le  génie ,  la  tactique,  le  latin,  les 
belles-lettres.  Ils  avaient  des  talents  pour  briller,  pour  comman- 
der, (|ui  n'étaient  pas  d'une  grande  ressource  à  des  esclaves.  Pour 
surcroit  ils  portaient  fort  impatiemment  leurs  fers  ;  et  la  i>hiloso- 
phie,  dont  ils  se  piquaient  extrêmement ,  n'avait  point  appris  à 
ces  tiers  gentilshommes  à  servir  de  bonne  gràc«  des  pieds  plats 
et  des  bandits  ;  car  ils  n'appelaient  pas  autroment  leurs  maitros. 
Je  plaignais  ces  deux  pauvres  gens  ;  ayant  renoncé  par  leur  no- 
blesse à  leur  état  d'hommes ,  à  Alger  ils  n'étaient  plus  rien  :  même 
ils  étaient  moins  que  run  ;  car,  parmi  les  corsaires ,  un  corsaire 
ennemi  fait  esclave  est  fort  au-dessous  du  néant.  Je  ne  pus  servir 
le  vieux  que  de  mes  conseils,  qui  lui  étaient  superllus,  car,  plus 
savant  que  moi,  du  moins  de  cette  science  qui  s'étale,  il  savait  à 
fond  toute  la  morale,  et  ses  préceptes  lui  étaient  très-familiers;  il 
n'y  avait  que  la  pratique  qui  lui  manquât ,  et  l'on  n«  saurait  por- 


LETTRE  II.  617 

1er  de  plus  mauvaise  grâce  le  joug  de  la  nécessité.  Le  jeune ,  en- 
core plus  impatient,  mais  ardent ,  actif,  intrépide,  se  perdait  en 
projets  de  révoltes  et  de  conspirations  impossibles  à  exécuter,  et 
qui,  toujours  découverts,  ne  faisaient  qu'aggraver  sa  misère.  Je 
tentai  de  l'exciter  à  s'évertuer,  à  mon  exemple,  et  à  tirer  parti 
de  ses  bras  pour  rendre  son  état  plus  supportable  ;  mais  il  méprisa 
mes  conseils ,  et  me  dit  fièrement  qu'il  savait  mourir.  Monsieur, 
lui  dis-je,  il  vaudrait  encore  mieux  savoir  vivre.  Je  parvins 
pourtant  à  lui  procurer  quelques  soulagements ,  qu'il  reçut  de 
bonne  grâce  et  en  âme  noble  et  sensible ,  mais  qui  ne  lui  firent 
pas  goûter  mes  vues.  11  continua  ses  trames  pour  se  procurer  la 
liberté  par  un  coup  bardi  :  mais  son  esprit  remuant  lassa  la  pa- 
tience de  son  maître,  qui  était  le  mien  :  cet  homme  se  défit  de  lui 
et  de  moi  :  nos  liaisons  lui  avaient  paru  suspectes,  et  il  crut  que 
j'employais  à  l'aider  dans  ses  manœuvres  les  entretiens  par  les- 
quels je  tâchais  de  l'en  détourner.  Nous  fûmes  vendus  à  un  entre- 
preneur d'ouvrages  publics ,  et  condamnés  à  travailler  sous  les 
ordres  d'un  surveillant  barbare ,  esclave  comme  nous ,  mais  qui , 
pour  se  faire  valoir  à  son  maître ,  nous  accablait  de  plus  de  tra- 
vaux que  la  force  humaine  n'en  pouvait  porter. 

Les  premiers  jours  ne  furent  pour  moi  que  des  jeux.  Comnae 
on  nous  partageait  également  le  travail,  et  que  j'étais  plus  robuste 
et  plus  ingambe  que  tous  mes  camarades ,  j'avais  fait  ma  tâche 
avant  eux ,  après  quoi  j'aidais  les  plus  faibles  et  les  allégeais  d'une 
partie  de  h  leur.  Mais  notre  piqueur,  ayant  remarqué  ma  diligence 
et  la  supériorité  de  mes  forces ,  m'empêcha  de  les  employer  pour 
d'autres  en  doublant  ma  tâche ,  et ,  toujours  augmentant  par  de- 
grés ,  Hnit  par  me  surcharger  à  tel  point  et  de  travail  et  de  coups , 
que ,  malgré  ma  vigueur,  j'étais  menacé  de  succomber  bientôt 
sous  le  faix  :  tous  mes  compagnons ,  tant  forts  que  faibles ,  mal 
nourris  et  plus  maltraités,  dépérissaient  sous  l'excès  du  travail. 

Cet  état  devenant  tout  à  fait  insupportable  ,  je  résolus  de  m'en 
délivrer  à  tout  risque.  Mon  jeune  chevalier,  à  qui  je  communi- 
quai ma  résolution,  la  partagea  vivement.  Je  le  connaissais  homme 
de  courage ,  capable  de  constance ,  pourvu  qu'il  fût  sous  les  yeux 
des  hommes;  et  des  qu'il  s'agissait  d'actes  brillants  et  de  vertus 
héroïques,  je  me  tenais  sûr  de  lui.  Mes  ressources  néanmoins 
étaient  toutes  en  moi-même,  et  je  n'avais  besoin  du  concours  de 
personne  pour  exécuter  mon  projet  ;  mais  il  était  vrai  qu'il  pouvait 

ai 


638  EMILE  ET  SOPHIE. 

avoir  un  effet  beaucoup  plus  avantageux ,  exécuté  de  concert  par 
raes  compagnons  de  misère  ;  et  je  résolus  de  le  leur  proposer  con- 
jointement avec  le  chevalier. 

J'eus  peine  à  obtenir  de  lui  que  celte  proposition  se  ferait  sim- 
plement et  sans  intrigues  préliminaires.  Nous  primes  le  temps  du 
repas,  où  nous  étions  plus  rassemblés  et  moins  surveillés.  Je 
m'adressai  d'abord  dans  ma  langue  à  une  douzaine  de  compatriotes 
que  j'avais  là,  ne  voulant  pas  leur  parler  en  langue  franque,  de 
peur  d'être  entendu  des  gens  du  pays.  Camarades,  leur  dis-je  , 
écoutez-moi.  Ce  qui  me  reste  de  force  ne  peut  suffire  à  quinze 
jours  encore  du  travail  dont  on  me  surcharge ,  et  je  suis  un  des 
plus  robustes  de  la  troupe  :  il  faut  qu'une  situation  si  violente 
prenne  une  prompte  fin ,  soit  par  un  épuisement  total ,  soit  par 
une  résolution  qui  le  prévienne.  Je  choisis  le  dernier  parti ,  et  je 
suis  déterminé  à  me  refuser  dès  demain  à  tout  travail ,  au  péril  de 
ma  vie  et  de  tous  les  traitements  que  doit  m'attirer  ce  refus.  Mon 
choix  est  une  affaire  de  calcul.  Si  je  reste  comme  je  suis ,  il  faut 
périr  infailliblement  en  très-peu  de  temps  et  sans  aucune  ressource  : 
je  m'en  ménage  une  par  ce  sacrifice  de  peu  de  jours.  Le  parti  que 
je  prends  peut  effrayer  notre  inspecteur,  et  éclairer  son  maître  sur 
son  véritable  intérêt.  Si  cela  n'arrive  pas,  mon  sort,  quoique  ac- 
céléré, ne  saurait  être  empiré.  Cette  ressource  serait  tardive  et 
nulle  quand  mon  corps  épuisé  ne  serait  plus  capable  d'aucun  tra- 
vail ;  alors ,  en  me  ménageant ,  ils  n'auraient  rien  à  gagner  ;  en 
m'achevant ,  ils  ne  feraient  qu'épargner  ma  nourriture.  Il  me  con- 
vient donc  de  choisir  le  moment  où  ma  perte  en  est  encore  une 
pour  eux.  Si  quelqu'un  d'entre  vous  trouve  mes  raisons  bonnes , 
et  veut ,  à  l'exemple  de  cet  homme  de  courage ,  prendre  le  mémi^ 
parti  que  moi ,  notre  nombre  fera  plus  d'effet  et  rendra  nos  tyrans 
plus  traitables  ;  mais  fussions-nous  seuls ,  lui  et  moi ,  nous  n'en 
sommes  pas  moins  résolus  à  persister  dans  notre  refus,  et  nous 
vous  prenons  tous  à  témoin  de  la  façon  dont  il  sera  soutenu. 

Ce  discours  simple  et  simplement  prononcé  fut  écouté  sans 
beaucoup  d'émotion.  Quatre  ou  cinq  de  la  lroui)e  me  dirent  c/'pen- 
dant  de  compter  sur  eux  ;  et  qu'ils  feraient  comme  moL  Les  autre» 
ue  dirent  mot ,  et  tout  resta  calme.  Le  chevalier,  mécontent  do 
cette  tranquillité,  parla  aux  siens  dans  sa  langue  avec  plus  de  véhé- 
mence. Leur  nombre  était  grand  :  il  leur  fit  à  haute  voix  dos  des- 
criptions animées  de  l'état  où  nous  étions  riVluits,  et  de  In  cruaOté 


LETTRE  II.  639 

de  nos  bourreaux  ;  il  excita  leur  indignation  par  la  peinture  de 
notre  avilissement ,  et  leur  ardeur  par  l'espoir  de  la  vengeance  ; 
enfin ,  il  enOamma  tellement  leur  courage  par  l'admiration  de  la 
force  d'âme  qui  sait  braver  les  tourments  et  qui  triomphe  de  la 
puissance  même ,  qu'ils  l'interrompirent  par  des  cris,  et  tous  jurè- 
rent de  nous  imiter,  et  d'être  inébranlables  jusqu'à  la  mort. 

Le  lendemain ,  sur  notre  refus  de  travailler,  nous  fumes ,  comme 
nous  nous  y  étions  attendus ,  très-maltraités  les  uns  et  les  autres, 
inutilement  toutefois  quant  à  nous  deux  et  à  mes  trois  ou  quatre 
compagnons  de  la  veille ,  à  qui  nos  bourreaux  n'arrachèrent  pas 
même  un  seul  cri.  Mais  l'œuvre  du  chevalier  ne  tint  pas  si  bien. 
La  constance  de  ses  bouillants  compatriotes  fut  épuisée  eu  quel- 
ques minutes  ,  et  bientôt ,  à  coups  de  nerf  de  bœuf,  on  les  ramena 
tous  au  travail,  doux  comme  des  agneaux.  Outré  de  celte  lâcheté, 
le  chevalier,  tandis  qu'on  le  tourmentait  lui-même,  les  chargeait 
de  reproches  et  d'injures ,  qu'ils  n'écoutaient  pas.  Je  tâchai  de  l'a- 
paiser sur  une  désertion  que  j'avais  prévue  et  que  je  lui  avais  pré- 
dite. Je  savais  que  les  effets  de  l'éloquence  sont  vifs,  mais  momen- 
tanés. Les  hommes  qui  se  laissent  si  facilement  émouvoir  se  cal- 
ment avec  la  même  facilité.  Un  raisonnement  froid  et  fort  ne  fait 
point  d'effervescence  ;  mais  quand  il  prend ,  il  pénètre ,  et  l'effet 
qu'il  produit  ne  s'efface  plus. 

La  faiblesse  de  ces  pauvres  gens  en  produisit  un  autre  auquel  je 
ne  m'étais  pas  attendu ,  et  que  j'attribue  à  une  rivalité  nationale 
plus  qu'il  l'exemple  de  notre  fermeté.  Ceux  de  mes  compatriotes 
qui  ne  m'avaient  point  imité ,  les  voyant  revenir  au  travail ,  les 
huèrent ,  les  quittèrent  à  leur  tour,  et ,  comme  pour  insulter  à  leur 
couardise,  vinrent  se  ranger  autour  de  moi  :  cet  exemple  en  en- 
traîna d'autres  ;  et  bientôt  la  révolte  devint  si  générale,  que  le  maî- 
tre ,  attiré  par  le  bruit  et  les  cris ,  vint  lui-même  pour  y  mettre 
ordre. 

Vous  comprenez  ce  que  notre  inspecteur  put  lui  dire  pour  s'ex- 
cuser, et  pour  l'irriter  contre  nous.  Il  ne  manqua  pas  de  me  dési- 
gner comme  l'auteur  de  l'émeute ,  comme  un  chef  de  mutins  qui 
cherchait  à  se  faire  craindre  par  le  trouble  qu'il  voulait  exciter. 
Ià:  maître  me  rejiarda,  et  me  dit  :  C'est  donc  toi  qui  débauches  mes 
esclaves?  Tu  viens  d'entendre  l'accusation  :  si  lu  as  quelque  chose 
à  répoudre,  parle.  Je  fus  frappé  de  cette  ntodération  dans  le  pre- 
oùcr  croportcuicnt  d'un  homme  àprc  au  gain,  menacé  de  sa  ruine , 


640  EMILE  ET  SOPHIE. 

dans  un  moment  où  tout  maitre  européen ,  touché  jusqu'au  vif 
par  son  inlôrèt,  eût  commencé,  sans  vouloir  m'entcndre,  par  me 
condamner  à  mille  tourments.  I^alron ,  lui  dis-je  en  langue  franque, 
tu  ne  peux  nous  haïr,  tu  ne  nous  connais  pas  même  ;  nous  ne  te 
haïssons  pas  non  plus ,  tu  n'es  pas  l'auteur  de  nos  maux ,  tu  les 
ignores.  Nous  savons  porter  le  joug  de  la  nécessité  qui  nous  a  sou- 
mis à  toi.  Nous  ne  refusons  point  deciployer  nos  forces  pour  ton 
service ,  puisque  le  sort  nous  y  condamne  ;  mais  en  les  excédant 
ton  esclave  nous  les  ôte,  et  va  te  ruiner  par  notre  perte.  Crois-moi, 
transporte  à  un  homme  plus  sage  l'autorité  dont  il  abuse  à  ton 
préjudice.  Mieux  distribué,  ton  ouvrage  ne  se  fera  pas  moins  ,  et 
tu  conserveras  des  esclaves  laborieux,  dont  tu  tireras  avec  le  temps 
un  profit  beaucoup  plus  grand  que  celui  qu'il  te  veut  procurer  en 
nous  accablant.  Nos  plaintes  sont  justes ,  nos  demandes  sont  mo- 
dérées. Si  tu  ne  les  écoutes  pas ,  notre  parti  est  pris  :  ton  homme 
vient  d'en  faire  l'épreuve ,  tu  peux  la  faire  à  ton  tour. 

Je  me  tus  ;  le  piqueur  voulut  répliquer.  Le  patron  lui  imposa 
silence.  Il  parcourut  des  yeux  mes  camarades ,  dont  le  teint  hâve 
et  la  m<iigreur  attestaient  la  vérité  de  mes  plaintes ,  mais  dont  la 
constance  au  surplus  n'annonçait  point  du  tout  des  gens  intimidés. 
Ensuite ,  m' ayant  considéré  derechef  :  Tu  parais ,  dit-il ,  un  homme 
sensé;  je  veux  savoir  ce  qui  en  est.  Tu  tanc«s  la  conduite  de  cet 
esclave  :  voyons  la  tienne  à  sa  place  ;  je  te  la  donne  et  le  mets  à  la 
tienne.  Aussitôt  il  ordonna  qu'on  m'ôtat  mes  fers  et  qu'on  les  mit 
à  notre  chef  :  cela  fut  fait  à  l'instant. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  comment  je  me  conduisis  dans 
ce  nouveau  poste ,  et  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici.  Mon  aven- 
ture fit  du  bruit,  le  soin  qu'il  prit  de  la  répandre  lit  nouvelle  dans 
Alger  :  le  dey  même  entendit  parler  de  moi,  et  voulut  me  voir. 
Mon  patron  m'ayant  conduit  à  lui,  et  voyant  que  je  lui  plaisais, 
lui  fit  présent  de  ma  personne.  Voilà  votre  Emile  esclave  du  dey 
d'Alger. 

Les  règles  sur  lesquelles  j'avais  à  me  conduire  dans  ce  nouveau 
poste  découlaient  de  principes  qui  ne  m'étaient  pas  inconnus  :  nous 
les  avions  discutés  durant  mes  voyages  ;  et  leur  application ,  bien 
qu'imparfaite  et  très  en  petit ,  dans  le  cas  où  je  me  trouvais , 
était  sûre  et  inf.iiliiblc  dans  ses  effets.  Je  ne  vous  entretiendrai  pas 
de  ces  menus  dcUiils,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  entre  vous 
et  moi.  Mes  succès  m'attirèrent  la  considération  de  mon  patron. 


LETTRE  SUR  J.  J.  ROUSSEAU.  641 

Âssem-Oglou  était  panenu  à  la  suprême  puissance  par  la  routa 
la  plus  honorable  qui  puisse  y  conduire  ;  car,  de  simple  matelot , 
passant  par  tous  les  grades  de  la  marine  et  de  la  milice  ,  il  s'était 
successivement  élevé  aux  premières  places  de  l'État ,  et ,  après  la 
mort  de  son  prédécesseur,  il  fut  élu  pour  lui  succéder  par  les  suf- 
frages unanimes  des  Turcs  et  des  Maures,  des  gens  de  guerre  et 
des  gens  de  loi.  Il  y  avait  douze  ans  qu'il  remplissait  avec  honneur 
ce  poste  difficile ,  ayant  à  gouverner  un  peuple  indocile  et  bar- 
bare, une  soldatesque  inquiète  et  mutine ,  avide  de  désordre  et  de 
trouble,  qui,  ne  sachant  ce  qu'elle  désirait  elle-même,  ne  voulait 
que  remuer,  et  se  souciait  peu  que  les  choses  allassent  mieux, 
pourvu  qu'elles  allassent  autrement.  On  ne  pouvait  pas  se  plaindre 
de  son  administration  ,  quoiqu'elle  ne  répondit  pas  à  l'espérance 
qu'on  en  avait  conçue.  Il  avait  maintenu  sa  régence  assez  tran- 
quille :  tout  était  en  meilleur  état  qu'auparavant ,  le  commerce  et 
Fagriculture  allaient  bien ,  la  marine  était  en  vigueur,  le  {>euple 
avait  du  pain.  Mais  on  n'avait  point  de  ces  opérations  écla- 
tantes.... (•) 


EXTRAIT 

b'CKB  LETTRE  DD  PROFESSEUR  PRÉVOST,  DE  CEHÈVE ,  ADX  RK- 
DACTECRS  DES  ARCHIVES  LITTÉRAIRES,  SCR  J.  J.  ROUSSEAU,  ET 
PARTICULIÈREMEKT  SUR  LA  SUITE  DE  L'ÉMILE,  OU  LES  SOU- 
TAIRES. 

Messieurs, 

L'avantage  dont  j'ai  joui  de  voir  souvent  J.  J.  Rousseau  dans  sa 
vieillesse  m'a  donné  lieu  de  faire  quelques  remarques  que  je  ha- 

C*  0  est  d'autant  plMà  regretter  queRou«<^a  n'ait  pas  continué  cet 
oavra^.  que ,  dans  ime  lettre  k  Du  Perrou .  du  6  juillet  <768 .  où  il  le 
prie  de  lui  envoyer  le  manuscrit .  il  annonce  le  désir  de  le  revoir.  •  pour 
•  remplir  par  un  peu  de  distraction  les  mauvais  joars  d'hiver.  Je  con- 
'  >»-nfe ,  ajoote-l-il ,  i>*>ur  cette  entreprise  mi  taibie  que  je  ne  comtiats 

I  as,  parce  que  j'y  trouverais  au  contraire  un  spécifique  utile  pour  occu- 
'  («r  mes  moments  perdus ,  sans  rien  mêler  à  cette  occupation  qui  m« 
<  rappeUt  le  souvenir  de  met  malheurs  ni  de  rien  i|ui  s'y  rapporte.  • 

La  lettre  de  M.  Prévost,  qa*oa  va  lire,  prouve  que  le  manuscrit  lui  fut 
en  effet  reavoyé  ;  mais  Koossean,  dominé  malheureusement  par  ces  idée» 
chagrines  dont  il  voulait  d'abord  se  distraire,  ne  ht  que  s'en  nourrir  rts'en 


«42  LETTRE  SUR  J.  J.  ROUSSEAU. 

sarde  de  vous  communiquer.  Ce  sont  de  petits  faits  liés  à  un  grand 
nom ,  qu'il  vaut  mieux  recueillir  que  laisser  perdre.... 

Je  sais  qu'il  avait  brûlé  quelques-uns  de  ses  manuscrits;  ses 
œuvres  posliiumes  ont  fait  connaître  les  plus  intéressants  de  ceux 
qu'il  avait  épargnés....  Je  lui  ai  ouï  dire  qu'à  son  départ  de  Lon- 
dres il  avait  fait  un  grand  feu  d'une  multitude  de  notes  destinées  à 
une  édition  d'Emile,  et  qui  l'embarrassaient  en  ce  moment. 

Rousseau  ne  m'avait  jamais  mis  dans  la  confidence  de  ses  Mé- 
moires; il  n'avait  fait  que  mêles  nommer,  à  l'occasion  de  la  crainte 
qu'il  eut  de  les  avoir  perdus.  Mais  il  me  procura  un  trcs-vif  plai- 
sir par  la  lecture  qu'il  voulut  bien  me  faire  du  supplément  à  l't"- 
mile.  Ce  morceau  a  paru  dans  l'édition  de  Genève,  sous  le  titre 
d'Emile  et  Sophie,  ou  les  Solitaires.  11  est  demeuré  imparfait,  et 
finit  à  l'époque  où  Emile  devint  esclave  du  dey  d'Alger....  Rous- 
seau ne  s'en  tint  pas  à  la  lecture  de  ce  fragment,  qui  acquérait  un 
nouveau  prix  par  l'accent  passionné  de  sa  voix ,  et  par  une  cer- 
taine émotion  contagieuse  à  laquelle  il  s'abandonnait.  Animé  lui- 
même  par  cette  lecture ,  il  parut  reprendre  la  trace  des  idées  et  des 
sentiments  qui  l'avaient  agité  dans  le  feu  de  la  composition.  Il 
parla  d'abondance  avec  chaleur  et  facilité  (ce  qu'il  faisait  rarement), 
il  me  développa  divers  événements  de  la  suite  de  ce  roman  com- 
mencé ,  et  m'en  exposa  le  dénoùmcnt.  Le  voici  tel  que  me  le  four- 
nissent quelques  notes  faites  de  mémoire.  On  sera ,  j'espère ,  assez 
juste  pour  ne  pas  imputer  à  l'auteur  ce  qu'il  peut  offrir  d'irrégu- 
lier  dans  une  esquisse  aussi  légère ,  et  qui ,  sans  être  infidèle,  peut 
dérober  quelques  traits  que  le  tableau  eût  fait  ressortir. 


DÉNOUMENT  DES  SOLITAIRES. 

Une  suite  d'événements  amène  Kmile  dans  une  île  déserte, 
trouve  sur  le  rivage  un  temple  orné  de  fleurs  et  de  fruits  délicieux. 
Chaque  jour  il  le  visite,  et  chaque  jour  il  le  trouve  embelli. 
Sophie  en  est  la  prêtresse  ;  Emile  l'ignore.  Quels  événements  ont 
pu  l'attirer  en  ces  lieux  ?  Les  suites  de  sa  fan  c  et  des  actions  qui 

Iii'nétrcr  davaiiLisf  en  ôccivaiit  ses  Dialogues  et  ses  Rêveries.']  Nott  i* 


DE>'OUMtST  DtS  SOLITAIRES.  6»3 

l'effacent.  Sophie  enfin  se  fait  connaître.  Emile  apprend  le  tissu 
de  fraudes  et  de  violences  sous  lequel  elle  a  succombé.  Mais,  in- 
digne désormais  d'être  sa  compagne ,  elle  veut  être  son  esclave  et 
senir  sa  propre  rivale.  Celle-ci  est  une  jeune  personne  que  d'au- 
tres événements  unissent  au  sort  des  deux  anciens  époux.  Cette 
rivale  épouse  Emile  ;  Sophie  asfùste  à  la  noc«.  EnQn,  après  quelques 
jours  donnés  à  l'amertume  durepentir  et  aux  tourments  d'une  dou- 
leur toujours  renaissante,  et  d'autant  plus  vive  que  Sophie  se  fait 
un  devoir  et  un  point  d'honneur  de  la  dissimuler,  Emile  et  la  ri- 
vale de  Sophie  avouent  que  leur  mariage  n'est  qu'une  feinte.  Cette 
prétendue  rivale  avait  un  autre  époux,  qu'on  présente  à  Sophie  ; 
et  Sophie  retrouve  le  sien ,  qui  non-seulement  lui  pardonne  une 
faule  involontaire ,  expiée  par  les  plus  cruelles  peines  et  réparée 
par  le  re|)entir,  mais  qui  estime  et  honore  en  elle  des  vertus  dont 
il  n'avait  qu'une  faible  idée  avant  qu'elles  eussent  trouvé  l'occasion 
de  se  développer  dans  toute  leur  étendue. 


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