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EMILE
DE L'ÉDUCATION
I
rvi'or.RAi'iiiF. Dr n. hkmin mnoT. — ^esisii. (iiiik).
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DE L'ÉDUCATIOiN
J. J. ROUSSEAU
âaïubibbu* iCfrotauiui oalis ; i)*»i|u« u<>«
m rectUBi geaito* natm-a. -i i-iiÉ^iid<in
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PARIS
LlURAlKlb DE FIRMIN UIDOT FRÈRES. FILS ET C»
IMI-BIIIEtltS DE L'i.VSTlTlT, RCE J\C0B,.&6
1862
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PRÉFACE.
Ce recueil de réllexioiis el d'observations , saus ordre et presque
sans suite, fut commencé pour complaire à une bonne mère qui sait
penser *. Je n'avais d'abord projeté qu'un mémoire de quelques pa-
jies; mon sujet m'entraîiianl malgré moi, ce mémoire devint insen-
siblement une es|)ète d'ouvrage tiop gros sans doute pour ce qu'il
contient, mais trop petit pour la matière qu'il traite. J'ai balancé
longtemps à le publier; et souvent il m'a fait sentir, en y travaillant,
qu'il ne suflit pas d'avoir écrit quelques brochures pour savoir com-
poser un livre. Apre» de vains efforts pour mieux faire, je crois de-
voir le donner tel qu'il est, jugeant qu'il im|)orte de tourner l'atten-
tion publique de ce côté-là; et que, quand mes idées seraient mau-
vaises, si j'en fais naître de bonnes à d'autri'S, je n'aurai pas tout à
fait perdu mon temps. Un homme qui , de sa retraite , jette ses feuilles
dans le public , sans preneurs, sans prli qui les défende, sans^avoir
même ce qu'on en pense ou ce qu'on en dit, ne doit pas craindre que,
s'il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.
Je ])arlerai |teu de l'importance d'une boime éducation; je ne m'ar-
rêterai pas non plus à proiner que celle qui est en usage est mauvais,
mille autres l'ont fait avant moi , et je n'aime |>oint à remplir un livrj
.le choses que tout le monde sait. Je remanjuerai .seiitoment que d(>-
puis des temps infinis il n'y a qu'un cri contre la pratique établie,
sans que personne s'avise d'en pro|)oser une meilleure. La littérature
et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu'à
éilifier. On censure d'un ton de n)altre ; pour propos"^ r, il en faut pren-
dre un autre, auquel la hauteur philosophique se complaît moins.
Malgré tant d'écrits, qui n'ont , dit-on, pour but que l'utihlé publi-
que, la première de toutes les utilités, qui est l'art de foniier des
hommes, est encore oubliée. .Mon sujet était tout neuf après le livre
lie Locke, et je crains tort qu'il ne le soit encore après le mien.
On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on en a ,
plus ou va, plus on s'égare. Les plus sages s'attaclient à ce qu'il im-
porte aux hommes de savoir, sans con.sidérer ce que les enfants .sont
en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant,
«ans (icnser à ce qu'd est avant que d'être homme. Voilà l'étude à la-
quelle je me suis le plus appliqué , aliu que , quanil toute ma méthmie
• .M.idaiiie lie Chenonceaux.]
f.ot ><>. — 1 MII.K.
•>. PRÉFACE.
serait chiniériqnc et fausse, on pût toujours profiler de mes observa-'
tiens. Je puis avoir très-mal vu ce qu'il faut faire ; mais je crois avoir
i»ieii vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux
«•tudier vos élèves; car très-assurément vous ne les connaissez point :
or, si vous lisez ce livre dans cette vue , je ne le crois pas sans uti-
lité pour vous.
A l'égard de ce qu'on appellera la partie systématique , qui n'est
autre chose ici que la marche de la natrrre, c'est là ce qui déroulera
le plus le lecteur; c'est aussi par là qu'on m'attaquera sans doute, et
peut-être n'aura-t-on pas tort. On croira moins lire un traité d'édu-
cation , que les rêveries d'un visionnaire sur l'éducation. Qu'y faire?
Ce n'est pas sur les idées d'autrui que j'écris; c'est sur les miennes,
.le ne vois point comme les autres Irommes; il y a longtemps qu'on
me l'a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d'autres yeux ,
et de m'affecter d'autres idées ? non. 11 dépend de moi de ne point
abonder dans mon sens , de ne point croire être seul plus sage que
tout le monde; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais
de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je
fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n'est point
pour en imposer au lecteur; c'est pour lui parler comme je pense,
l'oiirqiroi proposerais-je par forme de doute ce dont, qrrant à moi ,
je ne doute point.' Je dis exactement ce qui se passe darrs mon esprit.
Kn exposant avec liberté mon sentimerrt, j'entends si peu qir'ii
lasse autorité, que j'y joins toujours mes raisons , afin qir'oii les pès«'
et qu'on me juge : mais, quoiqire je ne veuille point nr'obsliner à dé-
fendre mes idées , je ne me crois pas moins obligé de les proposer ; car
les maximes sur lesquelles je suis d'un avis contraire à celrri des
autres rre sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité orr
la fausseté importe à connaître, et qui font le bonheirr orr le nralheirr
ilrr genre humain.
Proposez ce qui est faisable , ire cesse-t-on de me répéter. C'est
«omme si l'on me disait : Proposez de faire ce qu'on fait ; on drr moiii'^
proposez qirelqrre bien qui s'allie avec le mal existant. Un tel projet ,
sur certairres matières, est beaucoup plus chimérique que les miens :
car, darrs cet alliage, le bien se g;\te , et le mal rre se guérit pas. J'ai-
merais mieux suivre en tout la pratique établie, qire d'en prendre
une bonne à demi : il y aurait moins de contradiction dans l'homme :
il ire perrt teirdre à la fois à deux brrts opposés. Pères et mères , ce qui
est faisîible est ce que vous voulez, faire. Dois-je répondre de votre
volonté?
En toute espèc« de projet . il y a deux choses à considérer : pre-
PRÉFACE. I
inièretnent, la bonté abâulue du projet; eu second lieu , la facilité de
l'exécution.
Au premier égard, il suffit, pour que le projet soit admissible et
pialicable en lui-même , que ce qu'il a de bon soit dans la nature de
la chose ; ici , par exemple , que l'éducation proposée soit convenable
d l'boouue, et bien adaptée au cœur bumain.
La seconde considération dépend de rapports donnés dans certaines
situations; rapports accidentels à la chose , les(}uels, par conséquent,
ne sont point nécessaires, et peuvent varier à linfini. Ainsi, telle
éducation peut être praticable en Suisse, et ne l'être pas en France ;
telle autre peut l'être chez les bourgeois, et telle autre parmi les
grands. La facilité plus ou moins grande de l'exécution dépend de
mille circonstauces qu'il est impossible de déterminer autrement que
dans une application particulière de la méthode à tel ou tel pays, à
telle ou telle condition Or toutes ces applications particulières, n'é-
tant pas essentielles à mon sujet, n'entrent poiut dans mon plan.
D'autres {lourront s'en occuper s'ils veulent , chacun pour le pays ou
l'état qu'il aura en vue. 11 me sufTît que, partout où naîtront des hom-
mes , on puisse en faire ce que je propose ; et qu'ayant fait d'eux ce
<]ue je pro|K)se, on ait fait ce qu'il y a de meilleur et pour eux-mê-
mes et p<i»r autrui. Si je ne remplis pas cet engagemen t , j'ai tort sans
Joute; mais si je le remplis, on aurait tort aussi d'exiger de moi da-
vantage; car je ne promets que cela.
EMILE,
OU
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE PREMIER.
Tout est bien , sorlanl des mains de l'Auteur des choses ; tout
dégcncre entre les mains de l'homme. II force une terre à nourrir
les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre ;
il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile
son chien , son cheval , son esclave ; il bouleverse tout , il défigure
loul; il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que
Fa fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser pour lui,
comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode ,
comme un arbre de son jardin.
Sans cela, tout irait plus mal encore, cl notre espèce ne veut
pas être façonnée à demi. Dans l'état où sont désormais les cho-
ses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les
autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la
nécessité , l'exemple , toutes les institutions sociales dans lesquel-
les nous nous trouvons submergés , étoufferaient en lui la nature ,
et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbris-
seau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin , et que les
passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant
dans tous les sens.
C'est à toi que je m'adresse, tendre et prévoyante mère ', qui
' La première éducation est celle qui importe le plus, et cette première
Miicatiun appartient inrantestablement aux femmes : si l'Auteur de la na-
ture eût voulu qu'elle appartint aux hommes, il leur eût donné du lait
|>our nourrir les enfants. Parlez donc toujours aux femmes par préférence
dans vos traitée d'àlucation : car, outre qu'elles sont à portée d'y veiller
de plus près que les hommes , et qu'elles y influent toujours davantage , le
Miccèfl là intéresse aussi beaucoup plus , puisque la plupart des veuve» se
li-fHJvcnt pres<4ue » la merci de leurs enfants, et qu'alor» ils leur font vive-
tuetit «cntir en bien ou en mal l'effet de la manière dont elles les ont éle-
i.
6 BMILE.
sus l'écarter de la grande route , et garantir l'arbrisseau naissant
du choc des opinions humaines! Cultive, arrose la jeune plante
avant (|u'clle meure; ses fruits feront un jour tes délices. Forme
de bonne l^eure uue enceinte autour de l'àme de ton enfant; un
autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la
barrière '.
On façonne les plantes par la culture , et les hommes par l'é-
ducaliou. Si l'homme naissait grand et fort, sa taille et sa force
lui seraient inutiles jusqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir; elles
lui seraient préjudiciables, en empêchant lesaulres de songera l'as-
sister '; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant
d'avoir connu ses besoins. On se plaint de l'état de l'enfance ; on
ne voit pas que la race humaine eut péri , si l'homme n'eut com-
mencé par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de forces; nous nais-
sons dépourvus de tout , nous avons besoin d'assistance ; nous
naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que
nous n'avons pas à notre naissance , et dont nous avons besoin
iHaut grands , nous est donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient ou de la nature, ou des hommes, ou
vés. Les lois , toujours si occupées des biens et si peu des j>ersonnes, parct-
■luellcs ont pour objet la paL\ et non la vertu , ne donnent pas assez d'au-
torité aux mères, Cci)endant leur état est plus sûr (pie celui des jk-res :
leurs devoirs sont plus pénibles; leurs soins importent jjIus au bon ordre
lie la famille; généralement elles ont jilus d'attacheincut pour les enfants.
Il y a des occasions où un fils qui manque de respect ii son père peut en
■ |uel(iue sorte être excusé ; mais si , d;u»s i|uelipie occasion que ce fi^t , un
infant était assez dénaturé pour en mamiuer à sa mère, à celle nui l'a
porté dans son sein , qui la nourri de son lait, qui, durant dos années,
s'est oubliée elle-même pour n<i s'occuper qiic de lui , on devrait se hàler
d'étouffer ce iniséi-alile , comme un monstre indisne de voir le jour. Les
mères, dit-on , gâtent Icui-s enfants. En cela sans doute elles ont tort, mais
moins de tort que vous peut-être qui les dépravez. La mcre veut que son
enfant soit heureux, qu'il le soit dis à présent. En n-l.t elle a raisi)n : quand
elle se trompe sur les moyens il faut TéClairer. L'ambition , l'avarice , la
tyrannie, la fausse prévoyance des pères, leur négligence, leur dure ins<'ii-
sibililé, sont cent fois plus funestes aux enfants que l'aveugle tendn'sse
des mères. Au reste, il faut expliquer le sens que je donne à ce mnn de
mère; et c'est ce (pu sera fait ci-après.
« On m'assure ipie M. Fonncy a cru que je voulais ici parler de ma
iiierc, et qu'il l'a dit cl-uis quelque ouvrage. C'est se moquer cruellement
de M. Fonney ou de moi.
' Soinblabie à eux àl'extériciu-, et privé de l.i ivirole. ainsi i\\k des idées
qu'elle exprime, il serait hors il'iHat de leur faire entendre le l)esoin qu'il
aurait de leurs secours, et rien eji lui ne leur manifesterait ce besoin.
LIVRE 1. 7
des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos or-
ganes est l'éducation de la nature; l'usage qu'on nous apprend à
faire de ce développement est l'éducation des hommes ; et l'acquis
de notre propre expérience sur les objets qqi nous affectent est
l'éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le
ilisciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal
élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même : celui dans lequel
•>!les tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes
fins , va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien
élevé*.
Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne
dépend point de nous , celle des choses n'en dépend qu'à certains
égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment
les maîtres : encore ne le sommes-nous que par supposition ; car
qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et
les actions de tous ceux qui environnent un enfant ?
Sitôt donc que l'éducation est un art, il est presque impossitU-
qu'elle réussisse , puisque le concours nécessaire à son succès ut-
dépend de })ersonne. Tout ce qu'on j)eut faire à force de soins est
d'approcher plus ou nboins du but ; mais il faut du bonheur pour
l'atteindre.
Quel est ce but.' c'est celui même de la nature; cela vient d'être
prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire
a leur perfection , c'est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien
qu'il faut diriger les deux autres. Mais peut-être ce mot de nature
i-t-il un sens trop vague ; il faut tacher ici de le fixer.
La nature, nous dit-on, n'est que l'habitude '.Que signifie cela;
N'y a-t-il pas des habitudes qu'on ne contracte que par force , et
(jui n'étouffent jamais la nature? Telle est, par exemple , l'habi-
tude des plantes dont on gêne la direction verticale. La plante
mise en liberté garde l'inclinaison qu'on l'a forcée à prendre ; mais
• M. rrfttnin rpmnritir r(nr ces kli^ sur la triulo «^dncation se retrou-
vent ii ■ilion de» e'K 1.4.
' M 11 ne dit par | : rela. Cela me pa-
rait |..iti[i.iMi il' '-|inii-. iii.iii Jit «lans ce vci» jihiiri jc me proposais de
i-f'lMindrp :
la nature, cfoU-inoi, a'nt ritn que l'habUadc.
M. Fonney, qui ne rçut pas enorgueillir s« semblables, nous donne nio-
''•■■•••■"""• Il mesure de sa r<iv.-ll.- (cnr lelle il'- renlcndfnM*nt hitnialn.
n EMILE.
la sève n'a point changé pour cela sa direction primitive , et si la
plante continue à végéter, son prolongement redevient vertical. Il
on est de même des inclinations des hommes. Tant qu'on reste
dans le même état , on peut garder celles qui résultent de l'habi-
tude, et qui nous sont le moins naturelles ; mais, sitôt que la si-
tuation change, l'habilude s'use et le naturel revient. L'éducation
n'est certainement qu'une habitude. Or, n'y a-t-il pas des gens qui
oublient et perdent leur éducation , d'autres qui la gardent ? D'où
vient cette différence? S'il faut borner le nom de nature aux habi-
tudes conformes à la nature , on peut s'épargner ce galimatias.
Nous naissons sensibles , et dès notre naissance nous sommes
affectés de diverses manières par les objets qui nous environnent.
Sitôt que nous avons pour ainsi dire la conscience de nos sensa-
tions, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui
les produisent, djibord selon qu'elles nous sont agréables ou dé-
plaisantes , puis selon la convenance ou disconvenance que nous
trouvons entre nous et ces objets, et enlîn selon les jugements que
nous en portons sur l'idée de bonheur ou de perfection que la rai-
son nous donne. Ces dispositions s'élondent et s'affermissent à
mesure que nous devenons plus sensibles et plus éclairés ; mais ,
contraintes par nos habitudes , elles s'altèrent plus ou moins par
nos opinions. Avant cette altération , elles sontce que j'appelle en
nous la nature.
C'est donc à ces dispositions primitives qu'il faudrait tout rap-
porter; et cela se pourrait, si nos trois éducations n'étaient que
différentes : mais que faire quand elles sont opposées, quand au
lieu d'élever un homme pour lui-même on veut l'élever pour les
autres? Alors le concert est impossible. Forcé de combattre la na-
ture ou les institutions sociales , il faut opter entre faire un homme
ou un citoyen ; car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre.
Toute société partielle , quand elle est étroite et bien unie , s'a-
liène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne
sont qu'hommes , ils ne sont rien à ses yeux '. Cet inconvénient
est inévitable, mais il est faible. L'essentiel est d'être bon aux
gens avec qui l'on vit. Au dehors, le Spartiate était ambitieux ,
avare , inique ; mais le désintéressement , l'équité , la concorde ,
• Aussi le» guerres «les «'publiques sont-elles plus cniolles (|Uf celles des
monarchies. Mais si la pierre des rois est modérée, c'est leur oaix <]»\ p*t
lerriblc : il vaut mieux cire leur nincmi que leur sujet.
LIVRE I. 9
régnaient dans ses murs. Défiez-vous de ces cosinopolilcs qui vont
chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de
remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares , pour être
dispense d'aimer ses voisins.
L'homme naturel est tout pour lui; il est l'unité numérique,
l'entier absolu , qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son sembla-
ble. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au
dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier,
qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celle:»
qui savent le mieux dénaturer l'homme , lui ôter son existence
absolue pour lui en donner une relative , et transporter le moi dans
l'unité commune; en sorte (|ue chaque particulier ne se croie
plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans
le tout. Un citoyen de Rome n'était ni Caius ni Lucius ; c'était
un Romain ; même il aimait la patrie exclusivement à lui. Régulus
>e prétendait Carthaginois , comme étant devenu le bien de ses
tnailres. En sa qualité d'étranger, il refusait de siéger au sénat de
Kume; il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât. Il s'indignait
qu'on voulut lui sauver la vie. Il vainquit, et s'en retourna triom-
phant mourir dans les supplices. Cela n'a pas grand rapport , ce
me semble , aux hommes que nous connaissons.
Le Lacédémonien Pédaréte se présente pour être admis au con-
seil des trois cents; il est rejeté : d s'en retourne tout joyeux de
ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois cents hommes valant mieux
lue lui*. Je sup|)0se cette démonstration sincère; et il y a lieu de
croire qu'elle lélail : voilà le citoyen.
Une femme de Sparte avait cinq fils à l'armée , et attendait des
nouvelles de la bataille. In Ilote arrive ; elle lui en demande en
iremblanl : Vos cinq fils ont été tués. Vil esclave, t'ai-je demandé
cela? Nous avons gagné la victoire ! La mère court au temple , e1
rend grâces aux dieux ". Voilà la citoyenne.
Celui qui dans l'ordre civil veut conserver la primauté des sen-
timents de la nature ne sait ce qu'd veut. Toujours en contradic-
lion avec lui-même, toujours flottant entre ses penchants et ses
•levoirs, il ne sera jamais ni homme ni citoyen; il ne sera bon ni
pour lui ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos
loiirs, un Français, un Anglais, un bourgeois; ce ne sera rien.
Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il
• rit T.. Oicis not. des Lac-it., S 60. - " /(/. ibld., S 5.
10 EMILE.
faut agir comme on parle ; il faut être toujours décide sur le parti
qu'on doit prendre, ]o prendre hautement, et le suivre toujours.
J'attends qu'on me montre ce prodige pour savoir s'il est homme
ou citoyen, ou comment il s'y prend pour être à la fois l'un el
l'autre.
De ces objets nécessairement opposés viennent deux formes
d'institution contraires : l'une publique et commune , l'autre par-
ticulière et domestique.
Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique , lisez la
République de Platon. Ce n'est point un ouvrage de pohtique ,
comme le pensent ceux qui ne jugent des livres que par leurs ti-
tres : c'est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des chimères , on nomme
l'instikilion de Platon : si Lycurgue n'eût mis la sienne que par
écrit, je la trouverais bien plus chimérique. Platon n'a fait qu'é-
purer le cœur de l'homme ; Lycurgue l'a dénaturé.
L'institution publique n'existe plus et ne peut plus exister,
parce qu'où il n'y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de ci-
toyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent être effacés des
langues modernes. J'en sais bien la raison , mais je ne veux pas la
dire ; elle ne fait rien à mon sujet.
Je n'envisage pas comme une institution publique ces risibics
établissements qu'on appelle collèges '. Je ne compte pas non plus
l'éducation du monde , parce que cette éducation , tendant à deux
tins crtitraires , les manque toutes deux : elle n'est propre qu'à
faire des hommes doubles , paraissant toujours rapporter tout aux
autres, et ne rapportant jamais rien qu'à eux seuls. Or ces dé-
monstrations , étant communes à tout le monde , n'abusent pcr-
soinie. Ce sont autant de soins perdus.
De ces contradictions nait celle que nous éprouvons sans cesse
en nous-mêmes. Entraînés par la nature et par les hommes dans
des routes contraires, forcés de nous partager entre ces diverses
impulsions , nous en suivons une composée (jui ne nous mène ni à
l'un ni à l'autre but. Ainsi combattus etllottants durant tout le
■ Il y a dans plusieurs t'cules, et surtout dans l'université de Paris,
lies prorossciirs (jnc j'aime , ([uc j'estime lieaucoup , el que je crois tn-s-
rapabli's (le lijon instruire la jeunesse, s'ils nVlaieiit forcés tie suivre l'u-
sage litalili. .l'exliorto I un d'entre eux à publier le projet de réforme qu'il
j conçu. L'on sera peut-être cntin tenté de guérir le mal, en voyant qu'il
n'est pas sms renièile.
LIVRE I. 1 1
cours de notre vie, nous la terminons sans avoir pu nous accoi-der
ivec nous , et sans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres.
Reste enfin l'éducalion domestique ou celle de la nature ; mais que
deviendra pour les autres un homme uniquement élevé pour lui ?
Si peut-être le double objet qu'on se propose pouvait se réunir en
un seul , en étant les contradictions de l'homme on ôterait un grand
obstacle à son bonheur. Il faudrait, pour en juger, le voir tout
formé ; il faudrait avoir observé ses penchants, vu ses progrès, suivi
•vi marche; il faudrait, en un mol, connaître l'homme naturel. Je
I rois qu'on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir
lu cet écrit.
Pour former cet homme rare qu'avons-nous à faire.' Beaucoup,
-ans doute : c'est d'empêcher que rien ne soit fait. Quand il ne
> agit que d'aller contre le vent, on louvoie; mais si la mer est forte
et qu'on veuille rester en place , il faut jeter l'ancre. Prends garde ,
jeune pilote , que ton cable ne file ou que ton ancre ne laboure, et
que le vaisseau ne dérive avant que tu t'en sois aperçu.
Dans l'ordre social , où toutes les places sont marquées , chacun
!oil être élevé pour la sienne. Si un particulier formé pour sa place
Il sort, il n'est plus propre à rien. L'éducation n'est utile qu'autant
i ne la fortune s'accorde avec la vocation des parents ; en tout autre
is elle est nuisible à l'élève , ne fut-ce que par les préjugés qu'elle
li a donnés. EnÉgji)tc, où le fils était obligé d'embrasser l'étal de
son père , l'éducation du moins avait un but assuré ; mais parmi
nous , où les rangs seuls demeurent , et où les hommes en chan-
gent sans cesse , nul ne sait si en élevant son fils pour le sien il no
travaille pas contre lui.
Dans l'ordre naturel , les hommes élanl tous égaux , leurvocatiou^
' ooimunc est l'étal d'homme; et quiconque est bien élevé pour co-
lui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on dcsliiu"
mon élevé à l'épée, à l'ÉgHse, au barreau, peu m'importe. Avant
la vocation des parents la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre
est le métier que je lui veux apprendre *. En sortant de mes mains ,
il ne sera , j'en conviens , ni magistrat , ni soldat , ni prêtre ; il sera
premièrement homme : tout ce qu'un homme doit être , iLjiaurii
l'ctre au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune
* [Qui $e totam ad vitam instruxil, non dtsiderat particulalim urlntu-
n^h, docliu in lotum, non quomodocum uxore aul cumJUHs vit ■ ,■ t .
W quomodo bene vivtret. SB5IEC. Ep. M.}
lî EMILE.
aura beau le faire changer de place , il sera toujours à la sienne.
Occtipavi te , fortuna , atque cepi ; omnesqtie aditus tnos interclusi ,
ut nd me aspirarenon passes '.
Notre véritable étude est celle de la condition humaine. Celui
d'entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de
celle vie est à mon gré le mieux élevé ; d'où il suit que la véritable
éducation consiste moins en préceptes qu'en exercices. Nous com-
mençons à nous instruire en commençant à vivre ; noire éilucalion
commence avec nous ; noire premier précepteur est notre nourrice.
Aussi ce mot éducation avait-il chez les anciens un autre sens que
nous ne lui donnons plus : il signifiait nourriture. EducitobstetriT,
dit Varron; educut nutrix , inslituit pœdagogus, docet magister '■'.
Ainsi l'éducation, l'institution, l'instruclion, sont trois choses aussi
différentes dans leur objet que la gouvernante , le précepteur et le
maître. Mais ces distinctions sont mal entendues ; et, pour être bien
conduit, l'enfant ne doit suivre qu'un seul guide.
Il faut donc généraliser nos vues , et considérer dans notre élève
l'homme abstrait, l'homme exposéà tous les accidents de la viehu-
maine. Si les hommes naissaient attachés au sol d'un pays, si la
même saison durait toute l'année, si chacun tenait à sa fortune de
manière à n'en pouvoir jamais changer, la pratique établie serait
bonne à certains égards; l'enfant élevé pour son état, n'en sortant
jamais, ne pourrait être exposé aux inconvénients d'un autre. Mais,
vu la mobilité des choses humaines, vu l'esprit inquiet et remuant
de ce siècle qui bouleverse tout à chaque génération, peut-on con-
cevoir une méthode plus insensée que d'élever un enfant comme
n'ayant jamais à sortir de sa chambre , comme devant être sans
cesse entouré de ses gens? Si le nwlheureux fait un seul pas sur la
terre, s'il descend d'un seul degré, il est perdu. Ce n'est pas lui
apprendre à supporter la peine ; c'est l'exercer à la sentir.
On ne songe qu'à conserver son enfant ; ce n'est pas assez : on
doit lui apprendre à se conserver étant homme, à supporter les
coups du sort , à braver l'opulence et la misère , à vivre , s'il le faut,
dans les glaces d'Islande ou sur lo brûlant rocher de .Malte. Vous
i.vez beau prendre des précautions pour qu'il ne meure pas, il
faudra pourtant qu'il meure : et quand s;i mort ne serait jws l'ou-
vrage de vos soins , encore seraienl-ils mal entendus. Il s'agit
' Cic, TuHcul. V, cap. <J.
* Non. Marccll.
LIVRE I. 13
m; i is de rcmpèclior ilc mourir que de le faire vivre. Vivre ce n'est
pas respirer, c'esl agir; c'est faire usage de nos organes, de nos
sens , de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous
donnent le sentiment de notre existence. L'homme qui a le plus
vécu n'est pas celui qui a compte le plus d'années , mais celui qui
a le plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans, qui mourut
dès sa naissance. Il eût gagné d'aller au tombeau dans sa jeunesse,
s'il eût vécu du moins jusqu'à ce temps-là *.
Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles; tous nos
usages ne sont qu'assujettissement, gène et contrainte. L'homme
civil nail , vit et meurt dans l'esclavage : à sa naissance on le coud
dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu'il
garde la figure humaine, il est enchainé par nos institutions.
On dit que plusieurs sages-femmes prétendent , en pétrissant la
télé des enfants nouveau nés, lui donner une forme plus convenable :
et on le souffre! Nos têtes seraient mal de la façon de l'Auteur de
notre être : il nous les faut façonner au dehors par les sages-femmes,
rt au dedans par les philosophes. Les Caraïbes sont de la moitié
plus heureux que nous.
<• A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère, et à peine
jouit-il de la liberté de mouvoir et d'étendre ses membres, qu'on
lui donne de nouveaux liens. On l'emmailloltc , on le couche la
léte fixée et les jambes allongées , les bras pendants à coté du
corps; il est entouré de linges et de bandages de toute espèce,
" qui ne lui permettent pas de changer de situation. Heureux si on
• ne l'a pas serré au point de l'empêcher de respirer, et si on a eu
" la précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu'il
" ;loit rendre par la bouche puissent tomber d'elles-mêmes ! car il
•• n'aurait pas la liberté de tourner la tête sur le coté pour en faci-
■< liter l'écoulement '. »
L'enfant nouveau-né a besoin d'étendre et de mouvoir ses mem-
bres, (wur les tirer de l'engourdissement où, rassemblés en un
peloton, ils ont resté si longtemps. On les étend , il est vrai , mais
on les empêche de se mouvoir; on assujettit la tête même par des
létières : il semble qu'on a peur qu'il n'ait l'air d'être en vie.
* If^nga est vila, «i pltna est. Impletur aulem cum animut sibi bo-
iiiitn suiim reddidit, et ad te jjolcslalem aiii Iranstulit. Qiiid itliim octo-
ijinla nniiijuvant per inertiam exactip Non vixit ilU, sed in vita tno-
niliis fft... Actu illam metiumur, non tempore, SUIBC., Ep. 93.]
■ Kit. liât.. twuclV, |ia^i> 190, iii-12.
%
14 * EMILE.
Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps qui tend ii
l'accroisseraent trouve un obstacle insurmontable aux mouvements
qu'elle lui demande. L'enfant fait continuellement des efforts inuti-
les qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès. Il était moins
à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans l'amnios qu'il a^«sl
dans ses langes : je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître.
L'inaction, la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant,
ne peuvent que gêner la circulation du sang, des humeurs, em-
pêcher l'enfant de se fortifier, de croître , et altérer sa constitution.
Dans les lieux où l'on n'a point ces précautions extravagantes, les
hommes sont tous grands, forts, bien proportionnés '. Les pays où
l'on emmaillotte les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus , de
boiteux , de cagneux , de noués , de rachitiques , de gens contrefaits
de toute espèce. De peur que les corps ne se déforment par des
mouvements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en
presse. On les rendrait volontiers perclus , pour les empêcher do
s'estropier.
Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur
humeur ainsi que sur leur tempérament? Leur premier sentiment
est un sentimentde douleur et de peine : ils ne trouvent qu'obstacle
à tous les mouvements dont ils ont besoin : plus malheureux qu'un
criminel aux fers , ils font de vains efforts , ils s'irritent , ils crient.
Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs ? .le le crois bien :
vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons qu'ils re-
çoivent de vous sont des chaînes ; les premiers traitements qu'ils
éprouvent sont des tourments. N'ayant rien de libre que la voix ,
comment ne s'en serviraient-ils pas pour se plaindre ? ils crient du
mal que vous leur faites : ainsi garrottés , vous crieriez plus fort
qu'eux.
D'où vient cet usage déraisonnable? d'un usage dénaturé. Depuis
que les mères, méprisant leur premier devoir, n'ont plus voulu
nourrir leurs enfants, il a fallu les conlier à des femmes merce-
naires , qui, se trouvant ainsi mères d'enfants étrangers pour qui la
nature ne leur disait rien , n'ont cherché qu'à s'épargner de la peine.
Il eut fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté. : mais quand
il est bien lié , on le jette dans un coin , sans s'embarrasser de ses
cris. Pourvu qu'il n'y ait pas des preuves de In négligence de la nour-
rice , pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras ni jambe ,
' Voycï In tuito ."5 ilc l.l ixme ."5* .
LIVRE J. IS
<[u'iinporte, au surplus, qu'il périsse ou qu'il demeure inûruie le
reste de ses jours? Ou couserve ses membres aux dépens de son
corps ; et , quoi qu'il arrive , la nourrice est disculpée.
Ces douces mères qui , débarrassées de leurs eofants, se livrent
. lieraent aux amusements delà ville, savent-elles cependant quel
laitemeut l'enfant dans son maillot reçoit au village? Au moindre
iiacas qui survient , on les suspend à un clou comme un paquet de
i irdes ; et tandis que , sans se presser , la nourrice vaque à ses af
; lires, le malheureux reste ainsi crucifié. Tous ceux qu'on a trou-
\cs dans cette situation avaient le visage violet; la poitrine forte-
ment comprimée ne laissant pas circuler le sang, il remontait à la
■te; et l'on croyait le patient fort tranquille, parce qu'il n'avait
is la force de crier. J'ignore combien d'heures un enfant peut
■ster en cet état sans perdre la vie , mais je doute que cela puisse
.;ler fort loin. Voilà, je pense, une des plus grandes commodités du
aaillot.
On prétend que les enfants en liberté pourraient prendre de
mauvaises situations , et se donner des mouvements capables de
i'.iire à la bonne conformation de leurs membres. C'est là un de
es vains raisonnements de notre fausse sagesse, et que jamais
lucuue expérience n'a confirmés. De cette multitude d'enfants qui,
liez des peuples plus sensés que nous, sont nourris dans toute la
berlé de leurs membres, on n'en voit pas uu seul qui se blesse
ni s'estropie : ils ne sauraient donner à leurs mouvements la force
qui peut les rendre dangereux ; et quand ils prennent une situation
\ iolenle, la douleur les avertit bientôt d'en changer.
Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre au maillot le»
< tits des chiens ni des chats : voit-on qu'il résulte pour eux (|uel-
liie inconvénient de cette négligence? Les enfants sont plus lourds;
i'accord : mais à proportion ils sont aussi plus faibles. A peine
■euvent-ils se mouvoir; comment s'estropieraient-ils ? Si on les
!end<iit sur le dos , ils mourraient dans cette situation , comme la
«rtue, sans pouvoir jamais se retourner.
Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs enfants, les femmes
il d'en vouloir faire : la conséquence est naturelle. Des que
<le mcrc est onéreux, on trouve bientôt le moyen de s'en
r tout .1 fitit : un veut faire mi ouvrage inutile, afin de le ro-
..i.aLuccr toujours, et l'on tourne au préjudice de l'espèce l'at-
I ait donné pour la multiplier. Cet usage , .«jouté aux autres c^m^c»
16 ÉMILi:.
de dépopulation , nous annonce le sort prochain de l'Europe. Les
sciences , les arts , la philosophie et les mœurs qu'elle engendre ,
ne tarderont pas d'en faire un désert. Elle sera peuplée de bétes
féroces : elle n'aura pas beaucoup changé d'habitants.
J'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes qui fei-
gnent de vouloir nourrir des enfants. On sait se faire presser de
renoncer à cette fantaisie : on fait adroitement intervenir les époux ,
les médecins , surtout les mères. Un mari qui oserait consentir
que sa femme nourrit son enfant serait un homme perdu ; l'on eu
ferait un assassin qui veut se défaire d'elle. Maris prudents , il faut
immoler à la paix l'amour paternel. Heureux qu'on trouve à la
campagne des femmes plus continentes que les vôtres ! Plus heu-
reux si le temps que celles-ci gagnent n'est pas destiné pour d'au-
tres que vous !
Le devoir des femmes n'est pas douteux : mais on dispute si ,
dans le mépris qu'elles en font , il est égal pour les enfants d'être
nourris de leur lait ou d'un autre. Je tiens cette question , dtfnt les
médecins sont les juges, pour décidée au souhait des femmes ' ;
et pour moi , je penserais bien aussi qu'il vaut mieux que l'enfant
suce le lait d'une nourrice en santé que d'une mère gâtée , s'il avait
quelque nouveau mal à craindre du même sang dont il est formé.
Mais la question doit-elle s'envisager seulement par le côte phy-
sique .'et l'enfant a-t-il moins besoin des soins d'une mère que de sa
mamelle ? D'autres femmes , des bêtes même, pourront lui donner
le lait qu'elle lui refuse : la sollicitude maternelle nese supplée point.
Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu du sien est une mau-
vaise mère : comment sera-t-elle une bonne nourrice? Elle pourra
le devenir, mais lentement ; il faudra que l'habitude change la na-
ture : et l'enfant mal soigné aura le temps do périr cent fois avant
que sa nourrice ait pris pour lui une tendresse de mère.
De cet avantage même résulte un inconvénient , qui seul de-
vrait 61er à toute femme sensible le courage de faire nourrir son
enfant par une autre : c'est celui de partager le droit de more, ou
plutôt de l'aliéner ; de voir son enfant aimer une autre femme au-
' La li{n>e des rcnimcs et îles médecins m'a toujours paru l'une dw plu'»
plaisantes sinRularités de Paris. C'est par les femnips que les nM^lpriu-*
aci|ui(^rent leur réputation, et c'est par les nitHleciiis que les fenuiies font
Ifurs volontés. On se doute bien par Ih «juellc est la siirte d habileté qu il
faut h un tin'drrin de l'aris pour devenir célèbre.
LIVRE I. 17
tant et plus qu'elle ; de seutir que la tendresse qu'il conserve pour
sa propre mère est une grâce , et que celle qu'il a pour sa inère
adoptive est un devoir : car , où j'ai trouvé les soins d'une mère ,
ne dois-je pas l'attachement d'un fils?
I.a manière dont on remédie à cet inconvénient est d'inspirer
aux enfants du mépris pour leurs nourrices , en les traitant en vé-
ritables servantes. Quand leur service est achevé, on retire l'enfant,
ou l'on congédie la nourrice ; à force de la mal recevoir , on la re-
bute de venir voir son nourrisson. Au bout de quelques années il
ne la voit plus , il ne la connaît plus. La mère, qui croit se substi-
tuer à elle et réparer sa négligence par sa cruauté , se trompe. Au
lieu de faire un tendre fils d'un nourrisson dénaturé , elle l'exerce
a l'ingratitude ; elle lui apprend à mépriser un jour celle qui lui
donna la vie , comme celle qui l'a nourri de son lait.
Combien j'insisterais sur ce point, s'il était moins décourageant
(le rebaltre en vain des sujets utiles ! Ceci tient à plus de choses
qu'on ne pense. Voulez-vous rendre chacun àsespremiersdevoirs?
commencez par les mères ; vous serez étonné des changements
que vous produirez. Tout vient successivement de celte première
dépravation : tout l'ordre moral s'altère; le naturel s'éteint dans
tous les cœurs ; l'intérieur des maisons prend un air moins vivant ;
le spectacle touchant d'une famille naissante n'attache plus les
maris, n'impose plus d'égards aux étrangers; on respecte moins
la mère dont on ne voit pas les enfants; il n'y a point de rési-
dence dans les familles; l'habitude ne renforce plus les liens du
Mng; il n'y a plus ni pères, ni mères , ni enfants, ni frères, ni
soîurs ; tous se connaissent à peine , comment s'aimeraient-ils ?
Chacun ne songe plus qu'à soi. Quand la maison n'est qu'une
triste solitude , il faut bien aller s'égayer ailleurs.
.Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants , les mœurs
vont se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se
réveiller dans tous les cœurs ; l'État va se repeupler : ce premier
point, ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie domestique
est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs. Le tracas
des enfants, qu'on croit im|K)rtun , devient agréable; il rend le
père et la mère plus nécessaires, plus chers l'un à l'autre , il res-
serre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et
animée, les soins domestiques font la plus chère occupation de la
fommo ri |op]us<Ioux amuscmcnl dii m.iri. Ainsi de ce seul abus
7.
18 EMILE.
corrigé résulterait bientôt une réforme générale , bientôt la nature
aurait repris tous ses droits. Qu'une fois les femmes redeviennent
mères , bientôt les hommes redeviendront pères et maris.
Discours superflus ! l'ennui même des plaisirs du monde ne ra-
mène jamais à ceux-là. Les femmes ont cessé d'être mères; elles
ne le seront plus ; elles ne veulent plus l'être. Quand elles le vou-
draient, à peine le pourraient-elles; aujourd'hui que l'usage con-
traire est établi , chacune aurait à combattre l'opposition de toutes
celles qui l'approchent , liguées contre un exemple (jue les unes
n'ont pas donné, et que les autres ne veulent pas suivre.
Il se trouve pourtant quelquefois encore de jeunes personnes
d'un bon naturel, qui , sur ce point osant braver l'empire de la
mode et les clameurs de leur sexe , remplissent avec une vertueuse
intrépidité ce devoir si doux que la nature leur impose. Puisse leur
nombre augmenter par l'attrait des biens destines à celles qui s'y
livrent! Fondé sur des consécjiiences que donne le plus simple
raisonnement , et sur des observations que je n'ai jamais vues
démenties, j'ose promettre à ces dignes mères un attachement so-
lide et constant de la part de leurs maris , une tendresse vraiment
filiale de la part de leurs enfants , l'estime et le respect du public,
d'heureuses couches sans accident et sans suite , une santé ferme
et vigoureuse , cnlin le plaisir de se voir un jour imiter parleurs
filles , et citer en exemple à celles d'autrui.
Point de mère , point d'enfant. Entre eux les devoirs sont réci-
proques ; et s'ils sont mal remplis d'un côté , ils seront négligés de
l'autre. L'enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu'il le doit.
Si la voix du sang n'est fortiliée par l'habitude et les soins, elle
s'éteint dans les premières années, et le cœur meurt pour ainsi dir(
avant (juc de naître. Nous voilà dès les premiers pas hors de la
nature.
On en sort encore par une roule opposée, lorsqu'au lieu de né-
gliger les soins de mère une femme les porte à l'excès; lorsqu'elle
fait de son enfant son idole, qu'elle augmente et nourrit sa faiblesse
pour l'empêcher de la sentir, et qu'espérant le soustraire aux
lois de la nature , elle écarte de lui des .ittointes pénibles , sans son-
ger combien, pour (|uelt|uos incommodités dont elle le préserve
un moment , elle accumule au loin d'accidents et do périls sur sa
tète , et combien c'est une précaution barbare do prolonger Ta fai-
blesse do l'enfance sous les fatigues des hommes faits. Thétis . p^ui
LtVKt i. 19
reiidic son tiis invulnérable , le plongea, dit la fublc , dans l'eau du
Styx. Cette allégorie est belle et claire. Les mères cruelles dont
je parle font autrement : à force de plonger leurs enfants dans la
mollesse , elles les préparent à la souffrance; elles ouvrent leurs
pores aux maux de toute espèce dont ils ne manqueront pas d'cire
la proie étant grands *.
Observez la nature , et suivez la route qu'elle vous trace. Elle
exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament
par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure
ce que c'est que peine et douleur. Les dents qui percent leur don-
nent la Oèvre; des coliques aiguës leur donnent des convulsions;
de longues toux les suffoquent; les vers les tourmentent ; la pléthore
corrompt leur sang; des levains divers y fermentent, et causent
lies éruptions périlleuses. Presque tout le premier âge est maladie '
et danger : la moitié des enfants qui naissent périt avant la hui-
tième année. Les épreuves faites, l'enfant a gagné des forces; et
' lH est .1 reinariiiier i|uuii an avant la publication de V Emile, uuméde^
\i\ renommé l'Ucsessarls ■ a fait paraître un Traite de Védiication corpo-
relle dcn ptifaiiU en baa â'jeiia-ii, Paris, chez Th. Hérissant, 1760;,
l.ms Ici|iii'l il fait «-ntir avec lionucoup île force, et même avec queliiuc
■ ' ' ■ ' ' -iingersile l'i' " ' ..• pour les enfants , des
::'<>p niiiltipli- .il pour leur épargner
^ , rilcinent ton'. - funestes dune éiluca-
ikin iiiulie cl Mxleiilau'c. Les faits et le» observations dont il s'appuie sont
it iK*ii pr-'-s le« mènie* ipie dans X Emile. Précédemment encore Buffoii
' rillailcmenl maternel que sur les effets du nuiil-
~ iilifs. Enfin tout ce systruie d'éiluc.;tion prc-
, . ... ... , ,-itivenient établi, et a même un éclat poéticpiu
I- ' n -mari piable, dans un poëruc latin de Sainte-Marthe, imprimé en
li.is. i-t intitulé Pcdotrophiu. .Mais, comme le disait Buffon lui-méinc :
< Oui, nous avons dit tout cela ; nuis M. Kousseau seul le commande , et se '«
• fait olM'ir. •
v,i . ....i:. il parait «(u'à répo<iue où Kousseau écrivait son Emile, toutes
'|ui se rattachent a l'éducation de la première enfance occu-
l' illeui"^ r<prit<;, et leurs méditations les amenaient tous .lux
^ icjulLiLs. F. I - H i-s de Harlem avait proposé sur ces
ii.. -iiMtis un prix ir un C.enevois nommé Ballexerd,
l.iéi l'uiivra^^e fut ,....•..< .. i,...^. .h>us le titre de IJiiserlation sur Té'
II, iii I i,:,ii< 'jif lifx eiijnnts, in-8', et parut d;uis la même année que
il uni', i.riiii, le conformité (le viirs rt de prinrifif^ put faire croire à
itoUMcau ipie ect ouvra;;e était I' l'in lui avait fait,
'■t il te dit nettement au livre \ :iic l , ]>ag. 50t,.
•^ •' • •■ • I té "i [Mirlte .1 ' conformité, fût-
lii'elle peut l ' itrwnent «pie par
M : - ,r il'aulres iiuM . . • , ■ ■ nciit absolument
Icjt iii>-iiii-> itléc».! ,\ole de .!/• FeUtuiit.
20 EMILE.
sitôt qu'il peut user de la vie , le principe en devient plus .is-
Buré.
Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez- vous? Ne
voyez-vous pas qu'en pensant la corriger vous détruisez son ou-
vrage , vous empêchez l'effet de ses soins ? Faire au dehors ce qu'elle
fait au dedans , c'est , selon vous , redoubler le danger ; et au con-
traire c'est y faire diversion, c'est l'exténuer. L'expérience ap-
prend qu'il meurt encore plus d'enfants élevés délicatement que
d'autres. Pourvu qu'on ne passe pas la mesure de leurs forces , on
risque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les donc
aux atteintes qu'ils auront à supporter un jour. Endurcissez leurs
corps aux intempéries des saisons, des climats , des éléments , à la
faim , à la soif, à la fatigue ; trempez-les dans l'eau du Styx. Avant
que l'habitude du corps soit acquise , on lui donne celle qu'on veut ,
sans danger ; mais quand une fois il est dans sa consistance , toute
altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des change-
ments que ne supporterait pas un homme : les fibres du premier,
molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu'on leur donne;
celles de l'homme , plus endurcies, ne changent plus qu'avec vio-
lence le pli qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste
sans exposer sa vie et sa santé; et quaml il y aurait quelque ris-
que , encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques
inséparables de la vie humaine , peut-on mieux faire que de les re-
jeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux ?
Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de
sa personne se joint celui des soins qu'il a coûtés; à la perte de sa
vie se joint en lui le sentiment de la mort. C'est donc surtout à l'a-
venir qu'il faut songer en veillant à sa conservation; c'est contre
les maux de la jeunesse qu'il faut l'armer avant qu'il y soit parve-
nu : car si le prix de la vie augmente jusqu'à l'âge de la rendre utile ,
quelle folie n'est-ce point d'épargner quelques maux à l'enfance en
les multipliant sur l'âge de raison ! Sont-ce là les leçons du maître?
Le sort de l'homme est de souffrir dans tous les temps. Le soin
même de sa conservation est attaché à la peine. Heureux de ne
connaître dans son enfance que les maux physiques ! maux hien
moins cruels , bien moins douloureux que les autres , et (|ui bien
plus rarement qu'eux nous font renoncer à la vie. On ne se tue
pctint pour les douleurs do la goutte; il n'y a guère que relies de
IVime qui produisent le désespoir. Nous plaic;iio>i>. 1<^ ■^ol i de l'on-
LIVRE I. 21
fance,el c'csl le iiôlre qu'il faudrait plaindre. Nos plus grands
maux nous viennent de nous.
En naissant , un enfant crie ; sa prenoicre enfance se passe à
pleurer. Tantôt on l'agile, on le flatte pour l'apaiser; tantôt on le
menace , on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui
plait , ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît ; ou nous nous sou-
mettons à ses fantaisies, ou nous le soumettons aux nôtres : point
(le milieu, il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi ses
premières idées sont celles d'empire et de servitude. Avant de sa-
voir parler il commande ; avant de pouvoir agir il obéit ; et quel-
quefois on le châtie avant qu'il puisse connaître ses fautes , ou plu-
tôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son
jeune cœur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'a-
près avoir pris peine à le rendre méchant , on se plaint de le trou-
ver tel.
Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mams
des femmes , victime de leur caprice et du sien ; et après lui avoir
fait apprendre ceci et cela , c'est-à-dire après avoir chargé sa mé-
moire ou de mots qu'il ne peut entendre , ou de choses qui ne lui
sont bonnes à rien ; après avoir étouffé le naturel parles passions
qu'on a fait naitre , on remet cet être factice entre les mains d'un
précepteur , lequel achève de développer les germes artificiels qti'il
trouve déjà tout formés , et lui apprend tout , hors à se connaître ,
hors à tirer parti de lui-même , hors à savoir vivre et se rendre
heureux. Enfin , quand cet enfant esclave et tyran, plein de science
et dépourvu de sens , également débile de corps et d'âme , est
jeté dans le monde , en y montrant son ineptie , son orgueil et tous
ses vices , il fait déplorer la misère et la per\'ersité humaines. On
se trompe ; c'est là l'homme de nos fantaisies : celui de la nature ,
est fait autrement.
Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle , conservez-la
dos l'instant qu'il vient au monde. Sitôtqu'il nail, emparez-vous de
lui , et pe le quittez plus qu'il ne soit homme : vous ne réussirez ja-
mais sans cela. Comme la véritable nourrice est la mère , le vérita-
ble précepteur est le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs
fonctions ainsi que dans leur système ; que des mains de l'une
IVnfant passe dans celles de l'autre. Il sera mieux élevé par un .
p<'re judicieux et borné que par le plus habile maître du monde ;
car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle.
■n EMILE.
Mais les affaires, les fonctions, les devoirs.... Ah! les devoirs,
sans doute le dernier est celui de père ' ! Ne nous étonnons pas
iju'un homme dont la femme a dédaigne de nourrir le fruit de leur
union dédaigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant
que celui de la famille ; mais un seul trait manqué déligure tous
les autres. Si la mcro a trop peu de santé pour être nourrice , le
l)ère aura trop d'affaires pour être précepteur. Les enfants, éloi-
gnés , dispersés dans des pensions , dans des couvents, dans des
collèges , porteront ailleurs l'amour de la maison paternelle , ou,
pour mieux dire , ils y rapporteront l'habitude de n'être attachés
à rien. Les frères et les sœurs se connaitront à peine. Quand tous
seront rassemblés en cérémonie , ils pourront être fort polis entre
eux; ils se traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité
entre les parents , sitôt que la société de la famille ne fait plus la
douceur de la vie , il faut bien recourir aux mauvaises mœurs
pour y suppléer. Où est l'homme assez stupidc pour ne pas voir
la chaîne de tout cela ?
Un père , quand il engendre et nourrit des enfants , ne fait en
cela que le tiers de sa tache. Il doit des hommes à son espèce; il
doit à la société des hommes sociables ; il doit des citoyens à l'K-
lat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas
est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi.
Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point droit de le
devenir. Il n'y a ni pauvreté , ni travaux , ni respect humain , qui
le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lec-
teurs, vous pouvez m'en croire. Je prédis à quiconque a des
entrailles et néglige de si saints devoirs, qu'il versera longtemps
sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé *.
Mais que fait cet homme riche, ce père de famille si affairé,
et forcé, selon lui, de laisser ses enfants à l'abandon? il p<iyc
' Quand on lit dans Plutaniiic (|uc Caion le (k;nseur, «iiii gouverna
IU)nie avec tant de gloire , éleva lui-inènie son lils lU'-s le l)erreaii , et avec
nn ((il soin, qu'il (initiait tout ixinr (■Ire présent .piand la noiirrit'e, (•••st-
à-din; la in(''rc, le remuait et le lavait; (jiiand on lit dans Sn(^tonc
riu'Aususte, maître An monde «(d'il avait coiuiiiis et ipiil rcsissait lui-
nuinie. enseignait liii-nK-nic à ses petits-tils à ('crire, à nager, les ('it'ini-nts
(les sciences, et ([u'il les avait s;ins ces,sc autour de lui ; on ne peut s'empê-
cher de rire des petites lionnes gens de ce lemps-lù . (|iii s'amusiienl ii de
pareilles niaiseries; trop bornés, sans doute . pour savoir vanucr aux gran-
ités affairt» des grands hommes de nos jours.
* [Voyez les Confessions, livre xu . lon\c I . page 3I4|.
LIVRE I. ?2
on autre homme pour remplir ces soins qui lui sont à charge. Ame
vénale , crois-tu donner à ton Qls un autre père avec de l'argent?
Ne t'y trompe point; ce n'est pas même un maître que îu lui
donnes, c'est un valet. Il en formera hientôt un second.
On raisonne beaucoup sur les qualités d'un Iwn gouvcnicur.
La première que j'en exigerais , et celle-là scide en suppose beau-
coup d'autres, c'est de n'être point un homme à vendre. Il y a
des métiers si nobles, qu'on ne peut les faire |K)ur de l'argcnl
sans se montrer indigne de les faire : tel est celui de l'homme de
guerre ; tel est celui de l'instituteur. Qui donc élèvera mon en-
fant? Je te l'ai déjà dit, toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux!...
Fais-toi donc un ami. Je ne vois point d'autre ressource.
Tn gouverneur! 6 quelle àme sublime!... en vérité, pour faire
un homme, il faut être ou père ou plus qu'homme soi-même.
Voilà la fonction que vous confiez tranquillement à des merce-
naires.
Plus on y pense, plus on aperçoit de nouvelles difficultés. Il
faudrait que le gouverneur eût été élevé pour son élève , que ses
domestiques eussent été élevés pour leur maître, que tous ceux
i|ui l'approchent eussent reçu les impressions qu'ils doivent lui
communiquer; il faudrait d'éducation en éducation remonter jus-
qu'on ne sait où. Comn>ent se peut-il qu'un enfant soit bien élevé
par qui n'a pas été bien élevé lui-même?
Ce rare mortel est-il introuvable ? Je l'ignore. En ces temps
d'a\ ilissement , qui sait à quel point de vertu peut atteindre en-
core une âme humaine? Mais supposons ce prodige trouvé. C'est
f-n fonsidéraut ce qu'il doit faire que nous verrons ce qu'il doit
cire. Ce que je crois voir d'avance est qu'un père qui sentirait tout
le prix d'un bon gouverneur prendrait le parti de s'en passer; car
il meltrail plus de peine à l'acquérir qu'à le devenir lui-même.
Veut-il donc se faire un ami, qu'il élevé son Hls pour l'être; le
voilà dispensé de le chercher ailleurs, et b nature a déjà fait la
moitié de l'ouvrage.
Quelqu'im dont je ne connais que le rang m'a fait proposer
d'élever son lils. il m'a fait beaucoup d'honneur sans doute ; mais,
loin de se plaindre de mon refus , il doit se louer de ma discré-
tion. Si j'avais accepté son offre , et que j'eusse erré dans ma
méthode , c'était une éducation manquée : si j'avais réussi , c'eut
■li EMILE.
élé bien pis; son fils aurait renié son titre, il n'eut plus voulu
être prince.
Je suis trop pénétré de la grandeur des devoirs d'un prércp-
leur, et je sens trop mon incapacité , pour accepter jamais un
pareil emploi, de quelque part qu'il me soit offert ; et l'intérêt
(le l'amitié même ne serait pour moi qu'un nouveau motif de refus,
.le crois qu'après avoir lu ce livre, peu de gens seront tentés de
me faire cette offre ; et je prie ceux qui pourraient l'être de n'en
plus prendre l'inutile peine. J'ai fait autrefois un suffisant essai
de ce métier pour être assuré que je n'y suis pas propre ; et mon
étal m'en dispenserait, quand mus talents m'en rendraient capable.
J'ai cru devoir cette déclaration publique à ceux qui paraissent
ne pas m'accorder assez d'estime pour me croire sincère et fondé
dans mes résolutions.
Hors d'état de remplir la tâche la plus utile , j'oserai du moins
essayer de la plus aisée : à l'exemple de tant d'autres , je ne met-
trai point la main à l'œuvre , mais à la plume ; et au lieu de faire
ce qu'il faut , je m'efforcerai de le dire.
Je sais que , dans les entreprises pareilles à celle-ci , l'auteur,
toujours à son aise dans des systèmes qu'il est dispensé de
mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux précep-
tes impossibles à suivre, et que, faute de détails et d'exemples ,
ce qu'il dit même de praticable reste sans usage quand il n'en a
pas montré l'application.
J'ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire , de
me supposer l'àgc , la santé , les connaissances et tous les talents
convenables pour travailler à son éducation , de la conduire de-
puis le moment de sa naissance jusqu'à celui où, devenu homme
fait, il n'aura plus besoin d'autre guide que lui-même. Cette
méthode me parait utile pour empêcher un auteur qui se défie
de lui de s'égarer dans des visions; car, dès qu'il s'écarte do la
pratique ordinaire, il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son
élève , il sentira bientôt , ou le lecteur sentira pour lui , s'il suit lo
progrès de l'enfance et la marche naturelle au cœur humain.
Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les difficultés qui se
sont présentées. Pour ne pas grossir inutilement le livre, je me
suis contenté de poser les principes dont chacun devait sentir la
vérité. Mais (piant aux règles qui pouvaient avoir besoin de prcu-
LIVRE 1. ^2*^
ves , je les ai toutes appliquées à mon Emile ou à d'autres exeiû^
pies , et j'ai fait voir dans des détiils très-éteadus comment C6
que j'établissais pouvait être pratiqué : tel est du moins le pian
qae je me sais proposé de suivre. C'est au lecteur à juger si j'ai
réussi.
Il est arrivé de là que j'ai d'abord peu parlé d'Emile , parce
que mes premières maximes d'éducation , bien que contraires a.
celles qui sont établies , sont d'une évidence à laquelle il est diffi-
cile à tout homme raisonnable de refuser son consentement. Mais
à mesure que j'avance , mon élève , autrement conduit que les
vôtres, n'est plus un enfant ordinaire; il lui faut un régime exprès
|X>ur rai. Alors il parait plus fréquemment sur la scène; et vers
les derniers temps je ne le perds plus un moment de vue , jusqu'à
ce que , quoi qu'il en dise , il n'ait plus le moindre besoin de
moi.
Je ne parle point ici des qualités d'un bon gouverneur; je les
suppose , et je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités.
En lisant cet ouvrage on verra de quelle libéralité j'use envers
moi.
Je remarquerai seulement , contre l'opinion commune , que le
gouverneur d'un enfant doit être jeune, et même aussi jeune
que peut l'être un homme sage. Je voudrais qu'il fut lui-même
enfant , s'il était possible ; qu'il pùi devenir le compagnon de son
élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements. II n'y
a pas assez de choses communes entre l'enfance et l'âge mùr, pour
qu'il se forme jamais un attncliement bien solide à cette distance.
Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment
jamais*.
On voudrait que le gouverneur eut déjà fait une éducation.
C'er.l trop; un même homme n'en peut faire qu'une : s'il en fal-
lait deux pour réussir, de quel droit entreprendrait-on la pre-
mière ?
.4vec plus d'expérience on saurait mieux faire, mais on ne le
pourrait plus. Quicon(|ue a rempli cet état une fois assez bien pour
• [Celte iiU-e était aussi celle defaliW Fleiiry, i|ui vent que le maître
soit bien fini de ta penonne , parlant bien, d'un visage agréable. Le
ften de $oin de s'accommoder en ceci à la /ai bleue des et{fant3 /ail
qu'il rt$te à ta plupart de l'avertion de ce qu'il* ont apprit de gens
trop vieux, maussades ou chagriiu. Choix des Éludes, n' «5.] Note de M.
l'rlilain.
26 ÉMlLIi.
en sentir toutes les peines ne tente point de s'y rengager; et s'il
l'a mnl rempli la première fois , c'est un mauvais préjugé pour in
seconde.
Il est fort différent, j'en conviens, de suivre un jeune homme
durant quatre ans, ou de le conduire durant vingt-cinq. Vous
donnez un gouverneur à votre fds déjà tout formé ; moi je veux
qu'il en ait un avant que de naître. Votre homme à chaque lustre
peut changer d'élève; le mien n'en aura jamais qu'un. Vous dis-
tinguez le précejjteur du gouverneur : autre folie! Distinguez-
vous le disciple de l'élève? Il n'y a qu'une science à enseigner
aux enfants : c'est celle des devoirs de l'homme. Cette science est
une; et quoi qu'ait dit Xénophon de l'éducation des Perses, elle
ne se partage pas. Au reste , j'appelle plutôt gouverneur que pré-
cepteur le maître de cette science , parce qu'il s'agit moins jwur
lui d'instruire que de conduire. Il ne doit point donner des pré-
ceptes : il doit les faire trouver.
S'il faut choisir avec tant de soin le gouverneur, il lui est bien
permis de choisir aussi son élève , surtout quand il s'agit d'un
modèle à proposer. Ce choix ne peut tomber ni sur le génie ni
sur le caractère de l'enfant, qu'on ne connaît qu'à la fin de l'ou-
vrage , et que j'adopte avant qu'il soit né. Quand je pourrais choi-
sir, je ne prendrais qu'un esprit commun , tel que je suppose mon
élève. On n'a besoin d'élever que les hommes vulg.drcs ; leur
éducation doit seule servir d'exemple à celle de leurs semblables.
Les autres s'élèvent malgré qu'on en ait.
Le pays n'est pas indifférent à la culture des hommes; ils nu
sont tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats tempérés.
Dans les climats extrêmes le désavantage est visible. Un homme
n'est pas planté comme un arbre dans un pays pour y demeurer
toujours; et celui qui part d'un des extrêmes pour arriver à
l'autre est forcé de faire le double du chemin que fait pour arriver
au même terme celui qui part du terme moyen.
Que l'hahitanl d'un pays tempéré parcoure successivement les
deux extrêmes , son avantage est encore évident ; car, bien qu'il
soit autant modifié (pic celui qui va d'un extrême à l'autrf, il
s'éloigne pourtant de la moitié moins de sa constitution naturelle.
Un Français vit en Guinée et en Laponie; mais un nègre no vivra
pas de même à Tornea , ni un Samoïède au Bénin. Il parait encore
que l'organisation du cerveau est moins parfaite nux deux oxIpp-
LlVRt I. rj
tues. Les iiégreà lû les Lapons n'ont pas le sens des Européens.
Si je veui donc que mon élève puisse être habitant de la terre ,
■ le prendrai dans une zone tempérée ; en France , par exemple ,
(ilutôt qu'ailleurs.
Dans le Nord les hommes consomment beaucoup sur un sol
ingrat; dans le Midi ils consomment peu sur un sol fertile. De
là liait une nouvelle différence qui rend les uns laborieux et les
. mires contemplatifs. La société nous offre en un même lieu l'i-
;ii3gc de CCS différences entre les pauvres et les riches. Les pre-
iers habitent le sol ingrat , et les autres le pays fertile.
Le pauvre n'a pas besoin d'éducation ; celle de son état est for-
e ; il n'en saurait avoir d'autre : au contraire , l'éducation que le
iiche reçoit de son état est celle qui lui convient le moins et pour
,kii-méme et pour la société. D'ailleurs, l'éducation naturelle doit
' rendre un homme propre à toutes les conditions humaines : or .
il est moins raisonnable d'élever un pauvre pour être riche qu'un
riche pour être pauvre ; car, à proportion du nombre des deux
états , il y a plus de ruinés que de parvenus. Choisissons donc mu
riche ; nous serons surs au moins d'avoir fait un homme de plus,
au lieu qu'un pauvre peut devenir homme de lui-même.
Par la même raison je ne serai pas fâché qu'Emile ait de la
naissance. Ce sera toujours une victime arrachée au préjugé.
< Emile est orplielin. Il n'importe qu'il ait son père et sa mèr»-.
Charité de leurs devoirs, je succède à tous leurs droits. Il doil
honorer ses parents , mais il ne doit obéir qu'à moi. C'est ma pre-
mière ou plutôt ma seule condition.
. J'y dois ajouter celle-ci, qui n'en est qu'une suite, qu'on ne
nous ôtera jamais l'un à l'autre que de notre consentement. Celle
«■lause est essentielle, et je voudrais même que l'élève et le
luvemeur se regardassent tellement comme inséparables , que
le sort de leurs jours f(it toujours entre eux un objet commun.
Sitôt qu'ils envisagent dans l'éloignement leur séi)aration, sitôt
qu'ils |»révoient le moment qui doit les rendre étrangers l'un à
l'aulre , ils le sont déjà ; chacun fait son petit système à part ; et
tous deux , occupés du temps où ils ne seront plus ensemble , n'y
restent qu'à contre cœur. Le disciple ne regarde le maître «juc
comme l'enseigne et le fléau de l'enfance : le maître ne regarde le
ilisciple que comme un lourd fardeau dont il brûle d'être décharge :
-> aspirent de concert au moment de se voir délivrés l'un de l'au-
28 EMILE.
tre; et comme il n'y a jamais entre eux de vérilablc atlachemenl ,
l'un doit avoir peu de vigilance , l'autre peu de docilité.
Mais quand ils se regardent comme devant passer leurs jours
ensemble, il leur imporle de se faire aimer l'un de l'aulne, et
par cela même ils se deviennent chers. L'élève ne rougit point do
suivre dans son enfance l'ami qu'il doit avoir étant grand; le
gouverneur prend intérêt à des soins dont il doit recueillir le fruit ,
et tout le mérite qu'il donne à son élève est un fonds qu'il place au
profit de ses vieux jours.
Ce traité fait d'avance suppose un accouchement heureux , un
enfant bien formé , vigoureux et sain. Un père n'a point de choix
et ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui
donne : tous ses enfants sont également ses enfants: il leur doit
à tous les mêmes soins et la même tendresse. Qu'ils soient es-
tropiés ou non , qu'ils soient languissants ou robustes , chacun
d'eux est un dépôt dont il doit compte à la main dont il le tient;
et le mariage est un contrat fait avec la nature aussi bien qu'entre
les conjoints.
Mais quiconque s'impose un devoir que la nature ne lui a
point imposé doit s'assurer auparavant des moyens de le rem-
plir ; autrement il se rend comptable même de ce qu'il n'aura
pu faire. Celui qui se charge d'un élève infirme et valétudinaire
change sa fonction de gouverneur en celle de garde-malade ; il
perd à soigner une vie inutile le temps qu'il destinait à en aug-
menter le prix : il s'expose à voir une mère éplorée lui reprocher
un jour la mort d'un fils qu'il lui aura longtemps conserve.
Je ne me chargerais pas d'un enfant maladif et cacochyme ,
dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d'un élève tou-
jours inutile à lui-même et aux autres, qui s'occupe uniquement
à se conserver, et dont le corps nuise à l'éducation de l'àme. Que
ferais-je en lui prodiguant vainement me§, soins, sinon doubler la
perle de la société et lui oter deux hommes pour un ? Qu'un autre
il mon défaut se charge de cet infirme , j'y consens , et j'approuve
sa charité ; mais mon talent à moi n'est pas celui-là : je no sais
point apprendre à vivre à qui ne songe qu'à s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l'àme : un
bon serviteur doit être robuste. Je sais que l'inlempéranco excite
les passions ; elle exténue aussi le corps à la longue : les macéra-
tions, les jeûnes, produisent souvent le mémo effet par un» i
LIVRE I. 29
caase opposée. Plus le corps est faible, plus il comuiaude; plus
il est fort , plus il obéit. Toutes les passions sensuelles logent
dans des corps efféminés ; ils s'en irritent d'autant plus qu'ils peu-
vent moins les satisfaire.
Un corps débile affaiblit l'àmc. De là l'empire de la médecine ,
art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu'il prétend
guérir. Je ne sais pour moi de quelle maladie nous guérissent les
médecins , mais je sais qu'ils nous en donnent de bien funestes;
la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de la mort :
s'ils guérissent le corps , ils tuent le courage. Que nous importe
qu'ils fassent marcher des cadavres? ce sont des hommes qu'il
nous faut, et l'on n'en voit point sortir de leurs mains.
La médecine est à la mode parmi nous ; elle doit l'être. C'est
l'amusement des gens oisifs et désœuvrés , qui, ne sachant que
faire de leur temps, le passent à se conserver. S'ils avaient eu le
malheur de naître immortels , ils seraient les plus misérables des
êtres : une vie qu'ils n'auraient jamais peur de perdre ne serait
pour eux d'aucun prix. Il faut à ces gens-là des médecins qui les
menacent pour les flatter, et qui leur donnent chaque jour le seul
p!. isir dont ils soient susceptibles, celui de n'être pas morts.
Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la vanité de la médecine.
Mon objet n'est que de la considérer par le coté moral. Je ne puis
pourtant m'empcchcr d'observer que les hommes font sur son usage
les mêmes sophismes que sur la recherche de la vérité. Ils sup-
posent toujours qu'en traitant un malade on le guérit , et qu'en
cherchant une vérité on la trouve. Ils ne voient pas qu'il faut ba-
lancer l'avantage d'une guérison (jue le médecin opère par la mort
de cent malades qu'il a tué», et l'utilité d'une vérité découverte
par le tort que font les erreurs qui passent en même temps. La
science qui instruit et la médecine qui gutrit sont fort bonnes sans
doute ; mais la science qui trompe et la médecine qui tue sont
mauvaises. .Apprenez-nous doncà les distinguer. Voilà le nœud de
la question. Si nous savions ignorer la vérité, nous ne serions ja-
mais les dupes du mensonge ; si nous savions ne vouloir pas gué-
rir malgré la nature, nous ne mourrions jamais par la main du
médecin : ces deux abstinences seraient sages; on gagnerait évi-
demment à s'y soumettre. Je ne dispute donc pas que la méde-
«ine ne soit util*' à quelques homiVies , mais je dis qu'elle es» fn-
iwmte au genre humain.
30 EMILE.
On me (lira , comme on fait sans cesse, que les fautes sont du
nu'-deciu, mais que la médecine en elle-même est infaillible. A la
Uoiiiu! lu'uie : mais qu'elle vienne donc sans le médecin ; car,
lant qu'ils viendront ensemble, il y aura cent fois plus à craindre
des erreurs de l'artiste qu'à espérer du secours de l'art *.
Cet art raensonj^er , plus fait pour les maux de l'esprit que pour
ceux du corps, n'est pas plus utile aux uns qu'aux autres : il nou>
guérit moins de nos maladies qu'il ne nous en imprime l'effroi ,
il recule moins la mort qu'il ne la fait sentir d'avance ; il use
la vie au lieu de la prolonger , et quand il ia proloniz;crait , ce se-
raitencore au préjudice de l'espèce, puisqu'il nous ote à la société
par les soins qu'il nous impose, et à nos devoirs par les frayeurs
qu'il nous donne. C'est la connaissance des dangers qui nous le.>
fait craindre : celui qui se croirait invulnérable n'aurait peur de
rien. A force d'armer Achille contre le péril , le poëte lui ote le
mérite de la valeur ; tout autre à sa place eût été un Achille au
mémei»rix.
Voulez-vous trouver des hommes d'un vrai courage, cherche/,
les dans les lieux où il n'y a point de médecins, où l'on ignora
les conséquences des maladies , et où l'on ne songe guère à la morl .
\aturellement l'homme sait souffrir constamment, et meurt en
paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances , les philoso-
phes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui
l'avilissent de cœur et lui font désapprendre à mourir.
' Qu'on me donne donc un élève qui n'ait pas besoni de tous ces
gens-là, ou je le refuse. Je no veux point que d'autres gâtent mon
ouvrage ; je veux l'élever seul , ou ne m'en pas mêler. Le sage
I.ocke , (pii avait passé une partie de sa vie à l'étude de la méde-
cine , r<H'ommande fortement de ne jamais droguer les enfants ,
nipar ju'écaution , ni pour de légères incommodités. J'irai plus
loin , et je déclare que , n'appelant jamais de médecin pour moi ,
je n'eu ap[)ellerai jamais pour mon fimile , à moins que sa vie m-
soit dans un danger éviilent ; car alors il ne peut pas lui faire pis
<[ue de le tuer.
* [Benianlin de Saint- l'ierie |tr«5.iinliuliî de l'^rcadif, note 8*) nous
;ili|irrml (|iu' UiuisH'au lui dit un jour : « Si je faisais une nouvelle (Stltion
^ de meît onvrases, j',id(uicir;iis ce (|ue j'y ai écrit sur le int'tleeiiis. Il n'y
. a pas (l('tat nui dcniaiulc aulaut dï^udes (|ue le leur. l»ar tout |wiys, ce
• sont les hommes les plus véritablement savaiilsj ». iSote de M. Pttitain,
LIVRE I. 31
Je sais bien que le médecin ne manqtiera pas de tirer avantage
de ce délai. Si l'enfant meurt , on l'aura appelé trop tard ; s'il ré-
chappe, ce sera lui qui l'aura sauvé. Soit : que le médecin triom-
phe ; mais surtout qu'il ne soit appelé qu'à l'extrémité.
Faute desavoir se guérir , que l'enfant sache être malade : ceî
irt supplée à l'autre, et souvent réussit beaucoup mieux; c'est
art de la nature. Quand l'animal est malade , il souffre en silence
't se lient coi : or on ne voit pas plus d'animaux languissants que
d'hommes. Combien l'impatience , la crainte , l'inquiétude , et
Mirtout les remèdes, ont tué de gens que leur maladie aurait épar-
-iiés , et que le temps seul aurait guéris ! On me dira que les ani-
maux , vivant d'une manière plus conforme à la nature , doivent
rire sujets à moins de maux que nous. Eh bien ! cette manière
!■' vivre est précisément celle que je veux donner à mon élève;
: en doit donc tirer le même profit.
I^i seule partie utile de la médecine est l'hygiène; encore l'h) - *
^iene est-elle moins une science qu'une vertu. La tempérance et
le travail sont les deux vrais médecins de l'homme : le travail ai-
guise son appétit , et la tempérance l'empêche d'en abuser.
Pour savoir quel régime est le plus utile à la vie et à la santé , *
il ne faut que savoir quel régime observent les peuples qui se por-
tent le mieux, sont les plus robustes, et vivent le plus longtemps.
Si par les observations générales on ne trouve pas que l'usage dr
la médecine donne aux hommes une santé plus ferme et une plus,
longue vie ; par cela même que cet art n'est pas utile , il est imi^'
stbie, puisqu'il emploie le temps , les hommes et les choses à puro
perte. Non-seulement le temps qu'on passeà conserver la vie étant
|)erdu pour en user , il l'en faut déduire ; maii» quand ce temps
est employé à nous tourmenter , il est pis que nul , il est négatif ;
et , pour calculer équitableraent , il en faut oter autant de celui
qui nous reste. Un homme qui vit dix ans sans médecins vit plus
{Murlui-ménic et pour autrui que celui qui vit trente ans leur vic-
time. Ayant fait l'une et l'autre épreuve, je me crois i)lus en droit
<|ue jKrsonne d'en tirer la conclusion.
Voilâmes raisons pour ne vouloir qu'un clcvo jobustc elsîtin,
ft mes principes pour le maintenir teL Je ne m'arrêterai pas à
Itrouver auluug l'utilité des travaux manuels et Jcà exercices du
torps, pour renforcer le tempérament et la sauté ; c'est ce que jH'r-
sonne ne dispute : les exemples des plus longues vies se tirent
32 EMILE.
presque tous d'horames qui ont fait le plus d'exercice , qui oui
supporté le plus de fatigue et de travail'. Je n'entrerai pas non
plus dans de longs détails sur les soins que je prendrai pour ce
seul objet ; on verra qu'ils entrent si nécessairement dans ma pra-
tique, qu'il suftit d'en prendre l'esprit pour n'avoir pas besoin
d'autre explication.
Avec la vie commencent les besoins. Au nouveau-né il faut une
nourrice. Si la mère consent à remplir son devoir , à la bonne
heure : on lui donnera ses directions par écrit; car cet avantage
a son conlre-poids, et tient le gouverneur un peu plus éloigné de
son élève. Mais il est à croire que l'intérêt de l'enfant, et l'estime
pour celui à qui elle veut bien confier un dépôt si cher, rendront la
mère attentive aux avis du maître ; et tout ce qu'elle voudra faire,
on est sûr qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il nous faut une
nourrice étrangère , commençons par la bien choisir.
Une des misères des gens riches est d'être trompés en tout. S'ils
jugent mal des ho.nmcs , faut-il s'en étonner ? Ce sont les riches-
ses qui les corrompent ; et , par un juste retour , ils sentent les
premiers le défaut du seul instrument qui leur soit connu. Tout
est mal fait chez eux , excepté ce qu'ils y font eux-mêmes ; et ils
n'y font presque jamais rien. S'agit-il de chercher une nourrice ,
on la fait choisir par l'accoucheur. Qu'arrive-t-il de là ? Que la
meilleure est toujours celle qui l'a le mieux payé. Je n'irai donc
pas consulter un accoucheur pour celle d'Emile ; j'aurai soin de la
choisir moi-même. Je ne raisonnerai peut-être pas là-dessus si
disertement qu'un chirurgien , mais à coup sûr je serai de meil-
leure foi , et mon zèle me trompera moins que son avarice.
' En voici un exemple tire îles papiers anglais, lequel je ne puis m' em-
pêcher de rapporter, tant il offre ilc rtifluxions à faire relatives k mon sujet.
* Un particulier nommé Patrice Oncil, né en t647, vient de se marier
« en 1760 pour la septième fois. Il servit dans les dragons la dix-septième
« année du règne de Charles II, et dans différents corps just|ucn 1740,
« (pi'il obtint son congé. Il a fait toutes les campagnes du roi Guillaume et
« du duc de Marlborough. Cet lionunc n'a jamais bu cpic de la bière ordi-
« naire; il s'est toujours nourri de végétaux, et na mangé de la viande ipic
« dans (luelques repas qu'il donnait h sa famille. Son usage a toujours été
• de se lever et de s«; coucher avec le soleil , à moins «juc ses devoii-s ne
« l'en aient emi>éclié. 11 est à présent dans sa cent treizième anni'c, cnten-
• dant bien , se portant bien , et marchant s;m» canne. Malgré son grand
• Age, il ne reste pas un seul moment oisif; et tous les dimanches il va à
• sa paroisse, accompagné de ses enfants, petits-enfants, et arriére-i>etits-
• enfants. •
LIVRK l 3.1
Ce choix n'esl jwinl un si grand mystère ; les règles eu sont
connues : mais je ne sais si l'on ne devrait pas faire un peu plus
d'attention à làgcdulait aussi bien qu'à sa qualité. Le nouveau
lait est tout à fa t séreux; il doit presque être apéritif, pour pur-
ger le reste du meconium épaissi dans les intestins de l'enfant qui
vient de naître. Peu à peu le lait prend de la consistance, et four-
nit une nourriture plus solide à l'enfant , devenu plus fort pour la
digérer. Ce n'est sûrement pas pour rien que dans les femelles de
toute espèce la nature change la consistance du lait selon l'âge du
nourrisson.
Il faudrait donc une nourrice nouvellement accouchée à un
enfant nouvellement né. Ceci a son embarras, je le sais; mais
sitôt qu'on sort de l'ordre naturel , tout a ses embarras pour bien
faire. Le seul expédient commode est de faire mal ; c'est aussi
celui qu'on choisit.
Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de corps :
l'intempérie des passions peut, comme celle des humeurs, al-
térer son lait; de plus, s'en tenir uniquement au physique, c'est
ne voir que la moitié de l'objet. Le lait peut être bon et la
nourrice mauvaise; un bon caractère est aussi essentiel qu'un
bon tempérament. Si l'on prend une femme vicieuse, je no
dis pas que son nourrisson contractera ses vices, mais je dis
qu'il en pâtira. Ne lui doit-elle pas , avec son lait, des soins qui
demandent du zcle , de la patience , de la douceur, de la propreté ?
Si elle est gourmande, intempérante, elle aura bientôt gâté
son lait ; si elle est négligente ou emportée , que va devenir à sa
merci un pauvre malheureux qui ne peut ni se défendre ni se
plaindre ? Jamais , en quoi que ce puisse être , les méchants ne sont
bons à rien de bon.
Le choix de la nourrice importe d'autant plus , que son nour-
risson ne doit point avoir d'autre gouvernante qu'elle , comme il
ne doit point avoir d'autre précepteur que son gouverneur. Cet
usage était celui des anciens , moins raisonneurs et plus sages
que nous. Après avoir nourri des enfants de leur sexe , les nour-
rices ne les quittaient plus. Voilà pourquoi , dans leurs pièces de
théâtre, la plupart des confidentes sont des nourrices. Il est im-
|X)ssible qu'un enfant qui passp snrpessivemenl par tant de mains
différentes soit jamais bien élevé. A chaque changement il fait
•le secrètes comparaisons qui tendent toujours à diminuer mt,
-.4 EMILE.
estime pour ceux qui le gouverneul , et coaséquemiuent leur
autorité sur lui. S'il vient une /ois à penser qu'il y a de grandes
personnes qui nont pas plus de raison que des enfants , toute
l'autorité de l'âge est perdue et l'éducation inanquce. Un enfant
ne doit connaître d'autres supérieurs que son père et sa mère,
ou à leur défaut sa nourrice et son gouverneur ; encore est-ce
déjà trop d'un des deux : mais ce partage est inévitable ; et tout
ce qu'on peut faire pour y remédier est que les personnes des deux
sexes qui le gouvernent soient si bien d'accord sur son compte
que les deux ne soient qu'un pour lui.
Il faut que la nourrice vive un peu plus commodément , qu'elle
prenne des aliments un peu plus substantiels , mais non qu'elle
change tout à fait de manière de vivre; car un c-haugemen'.
prompt et total, même de mal eu mieux , est toujours dangereux
[)our la santé ; et puisque sou régime ordinaire l'a laissée ou
leinlue saine et bien constituée , à quoi bon lui en faire changer .'
Les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes
([uc les femmes de la ville ; et ce régime végétal parait plus fa-
vorable que contraire à elles et à leurs enfants. Quand elles ont
lies nourrissons bourgeois , on leur donne des pols-au-feu , per-
suadé que le potage et le bouillon de viande leur font un meil-
leur chyle et fournissent plus de lait. Je ne suis point du tout de
ce sentiment ; et j'ai pour moi l'expérience, qui nous apprend que
les enfants ainsi nourris sont plus sujets à la colique et aux vers
(|ue les autres.
Cela n'est guère étonnant , puisque la substance animale en
pulrcfaction fourmille de vers ; ce qui n'arrive pas de même à la
substance végétale. Le lait , bien qu'élaboré dans le corps de
l'animai, est une substance végétale ' ; son analyse le démontre ;
il tourne facilement à l'acide ; et, loin de donner aucun vestige
d'alcali volatil, comme font les subsLinces animales, il donne,
comme les plantes , un sel neutre essentiel.
Le lait des femelles herbivores est plus doux et plus salutaire
que celui des carnivores. Formé d'une substance homogène à la
* ' tesrenimtfs' rtiart^'iiit du pain, des Irgumes, du laiti^e : les fem«>ll<~
des chiens et des chats en iiianseiU aussi ; les louves iiiènie paLswnt. Voili
des sucs végétaux pour leur lait. Ueste a examiner celui des espèces qui m
peuvent absolument se nourrir que oe chair, s'il y en a de telles; de quoi
je lioute.
LIVRE I. 35
sienne , il en conserve mieux sa nature , et devient moins sujet
à la putréfaction. Si ion regarde à la quantité, chacun sait que
les farineux font plus de sang que la viande ; ils doivent donc
faire aussi plus de lait. Je ne puis croire qu'un enfant qu'on ne
Rèvrerait point tro|) tôt , ou qu'on ne sèvrcrait qu'avec des nourri-
tures végétales , et dont la nourrice ii^ vivrnit atissi que de végé-
taux , fut jamais sujet aux vers.
Il se peut que les nourritures végétales donnent un lait plus
prompt à s'aigrir ; mais je suis fort éloigné de regarder le lait ai-
gri comme une nourriture malsaine : des peuples entiers qui n'en
ont point d'autre s'en trouvent fort bien, et tout cet apiiareil d'ah-
sorbanls me parait une pure charlatanerie. Il y a des tempéraments
.nuxquels le lait ne convient point , et alors nul absorbant ne If
leur rend supportable ; les autres le supportent snns absorbants.
On craint le lait trié ou caillé : c'est une folie , puisqu'on sait que
le lait se caille toujours dans l'estomac. C'est ainsi qu'il de\ient
im aliment assez solide pour nourrir les enfants et les petits des
animaux : s'il ne se caillait point , il ne ferait que passer, il ne les
nourrirait pas '. On a beau couper le lait de mille manières, user
de mille absorbants, quiconque mange du l.iit digère du fromage ;
cela est sans exception. L'estomac est si bien fait pour cailler le
lait , que c'est av«c l'estomac de veau que se fait la présure.
.le pense donc cpi'au lieu de changer la nourriture ordinaire des
nourrices , il suffit de la leur donner plus abondante et mieux
choisie dans son espèce. Ce n'est pas par la nature des aliments
que le maigre échauffe , c'est leur assaisonnement seul qui les
rend malsains. Réformez les règles de votre cuisine , n'ayez ni
ronx ni friture ; que le beurre , ni le sel, ni le laitage , ne passent
point sur le feu ; que vos légumes cuits à l'eau ne soient assaison-
nés qu'arrivant tout chauds sur la fable ; le maigre , loin d'échauf-
for la nourrice, Ini fournira du lait on abondance et de la meilleure
nlité \ Se pourrait-il que, le réjdme vcaétnl étant reconnu le
' Bien que les suoB qui nous nourrissent soient en liqueur, ils doivciu
'■•Irc eiprimés «l'aliment!! soli(le,s. i:n liomtne au Irnv.nil qui ne \ivrait «ine
d" l>onillon tl('(>(<rirail trt"«.pronipleinent. Il w souli^mlrait lie.iuenuii
mieux avee <lii lait . parce qu'il s«' e.iille.
(>u\ <|ui \ou'lrfmt .Ululer plus au lnuf; les av.inlases et les incoiivt'-
nients du r(»sime pylhagoricicn |>ourront consulter le» IraittM que les doe-
t«ir^ Coechi et Rianrhi . «m adverwire. ont faits «nr cet important sujet.
3fi EMILE.
meilleur pour l'cnfanl, le régime animal fût le meilleur pour la
nourrice? II y a de la contradiction à cela.
C'est surtout dans les premières années de la vie que l'air agit
sur la constitution des enfants. Dans une peau délicate et molle
il pénètre par tous les pores, il affecte puissamment ces corps
naissants; il leur laisse des impressions qui ne s'effacent point. Je
ne serais donc pas d'avis qu'on tirât une paysanne de son village
Pour l'enfermer en ville dans une chambre et faire nourrir l'enfant
cnez soi; j'aime mieux qu'il aille respirer le bon air de la campa-
gne que le mauvais air de la ville. Il prendra l'état de sa nouvelle
mère , il habitera sa maison rustique , et son gouverneur l'y sui-
vra. Le lecteur se souviendra bien que ce gouverneur n'est pas un
nomme à gages ; c'est l'ami du père. Mais quand cet ami ne se
trouve pas , quand ce transport n'est pas facile , quand rien de ce
({ue vous conseillez n'est faisable , que faire à la place , me dira-
t-on ?... Je vous l'ai déjà dit , ce que vous faites; on n'a pas besoin
de conseil pour cela.
Les hommes ne sont point faits pour être entassés eu fourmi-
lières , mais épars sur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus ils se
rassemblent , plus ils se corrompent. Les inlirmités du corps ,
ainsi que les vices de l'àme , sont l'infaillible effet de ce concours
trop nombreux. L'homme est de tous les animaux celui qui peut
le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des
moutons périraient tous en très-peu de temps. L'haleine de
l'homme est mortelle à ses semblables : cela n'est pas moins vrai
au propre qu'au ligure.
Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine. Au bout de quel-
ques générations les races périssent ou dégénèrent ; il faut les re-
nouveler, et c'est toujours la campagne qui fournit à ce renouvel-
lement. Envoyez donc vos enfants se renouveler, pour ainsi dire,
oux-mémes , et reprendre au milieu des champs la vigueur qu'on
perd dans l'air malsain des lieux trop peuplés. Les femmes gros-
ses qui sont à la campagne se hâtent de revenir «iccoucbcr à la
ville: elles devraient faire tout le contraire, celles surtout qui
veulent nourrir leurs enfants. Elles auraient moins à regretter
(lu'elles ne pensent ; et , dans un séjour plus naturel à l'espèce , les
|)Iaisirs attachés aux devoirs de la nature leur ôleraient bientôt lo
goùl de ceux qui ne s'y rapportent pas.
D'abord après l'accouchement on lave l'enfant avec aueloue eau
LIVRE I. 3?
tie<le,où l'on mêle ordinairement du vin. Celle addition du vin me
parait peu nécessaire. Comme la nature ne produit rien de fer-
menté , il n'est pas à croire que l'usage d'une liqueur artificielle
importe à la vie de ses créatures.
Par la même raison, celte précaution de faire tiédir l'eau n'est
pas non plus indispensable; cl en effet des multitudes de peuples
lavent les enfants nouveau-nés dans les rivières ou à la mer sans
aulre façon : mais les noires , amollis avant que de nailre par la
mollesse des pères et des mères , apportent en venant au monde un
tempérament déjà gàlé , qu'il ne faut pas exposer d'al)ord à toutes
les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'est que par degrés qu'on
peut les ramener à leur vigueur primitive. Commencez donc d'.i-
l»ord par suivre l'usage, et ne vous en écartez que peu à peu. Ln-
vez souvent les enfants; leur malpropreté en montre le besoin.
Quand on ne fait que les essuyer, on les déchire ; mais à mesure
qu'ils se renforcent , diminuez par degrés la tiédeur de l'eau ,
jusqu'à ce qu'enfin vous les laviez été el hiver à l'eau froide et *
même glacée. Comme pour ne pas les exposer il importe que celle
diminution soit Icnle, successive et insensible , on peut se servir
du thermomètre pour la mesurer exactement.
Cet usage du bain , une fois établi , ne doit plus être inlenompu ,
H il importe de le garder toute sa vie. Je le considère non-seule-
ment du côté de la propreté et de la santé actuelle , mais aussi
comme une précaution salutaire pour rendre plus flexible la tex-
ture des fibres, el les faire céder sans effort el sans risque aux «li-
vrrs degrés de chaleur et de froid. Pour cela je voudrais qu'en
grandissant on s'accoutumât peu à peu h se baigner quelquefois
dans des eaux chaudes à tous les degrés supportables , el souvent
dans des eaux froides à tous les degrés possibles. .Ainsi, apii>
sVlre habitué à supporter les diverses températures de l'eau, qui,
riant un fluide plus dense, nous touche par plus de points et nous
affecte (Ltvantage, on deviendrait presque insensible à celles de
l'air.
Au moment que l'enfant respire en sortant de ses enveloppes,
ne souffrez pas qu'on lui en donne d'autres qui le tiennent plus à
l'élroil. Point de têtières, point de Iwndes, point de maillot; des
langes flottants el larges, qui laissent lous ses membres en liberté,
et ne soient ni assez pesants pour gêner ses mouvements, ni asseï
BOl SS. — FKII.F. 4
38 fiMILE.
chauds pour empêcher qu'il ne seule les impressions de l'air' . Pla-
cez-le dans un graud berceau^ bien rembourré, où il puisse se mou-
voir à l'aise et sans danger. Quand il commence à se fortifier .
laissez-le ramper par la chambre; laissez-lui développer, élendri'
ses petits membres; vous les verrez se renforcer de jour en jour.
Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge, vou^
serez étonne de la différence de leurs progrès ''.
On doit s'attendre à de grandes o[)positions de la part des nour-
rices, à qui l'enfant bien garrotté donne moins de peine que celui
qu'il faut veiller incessamment. D'ailleurs sa malpropreté devient
plus sensible dans un habit ouvert ; il faut le nettoyer plus sou-
vent. Enfin la coutume e.stun argument qu'on ne réfutera jamais
on certains pays, au gré du peuple de tous les étals.
Ne raisonnez point avec les nourrices ; ordonnez, voyez faire, et
n'épargnez rien pour rendre aisés dans la pratique les soins que
voiis aurez prescrits. Pourquoi ne les partageriez-vous pas.^ Dan>
' Oii étouffe les enfants dans les villes, à force de les (enir renfermés »^t
vfHiis. Ceux qui les gouvernent en sont encore à savoir que l'air froid , loin
lie leur faire du mal, les renforce, etqne l'air chaud lesaffaiblit, leur donne
lii lièvre , et les tue.
' .le dis un berceau, pour employer un mot usité, faute d'autre; car
«railleurs je suis persuadé qu'il n'est jamais nécessaire de bercer les en-
fants, et qne cet usage leur est souvent pernicieuK. '
3 « Les anciens Péruviens laissaient les bras libres aux enfants dans un
• maillot fort larse : lorsqu'ils les en tiraient , ils les niellaieut en lilierté
« dans un Iron fait en terre et garni de linges , dans lequel ils les desccn-
<c daicnt jusqu'à la moitié du corps : d(! celte façon ils avalent les bras li
<i bres , et ils pouvaient mouvoir leur tète et flécUir leur corps à leur gré
.< sans tomber et sans s(; blesser : (Ks qu'ils pouvaient faire un pas , on leur
« présentait la mamelle d'un peu loin , comme un appât , jwur les obliger
» k marcher. Les petits nègres sont (piehpiefois dans uiu- situation bien
« plus f.iligante pour téter; ils embrassent l'une des hanches de la mère
t avec leurs genoux et leurs pieds, «t ils la serrent si bien ipiils peuvent
a s'y soutenir sans le secours des bras de la m rre. Ils s'attachent à la ma-
« melle avec leurs mains, et ils la sucent conslanuueut siinsse dcranger et
rt «ms lomlwr, malgré les différents mouvements de la mère, qui [icndaut
» oc temps travaille k son ordinaire. Ces enfants commineent .1 marcher
< dès le second mois , ou plutôt à se traîner sur les genoux et sur U-s mains
< Cet exerciez leur donne (wur la suite la facihté de courir, dans cetf
< situation , pres*pie aussi vile (pie s'ils ét.iient sur leurs pitxis. » Hist. uni.
tome IV. in- 12, page 192.
\ ces exi!uq>les M. de Huffon aurait pu ajouter celui de l'Angleterre . ou
l'extravagante et barbare pratique du maillot s'aMil de jour eu jour.
Voyez aussi laLoulxre, foyiv/e de Siaiii ; le sieur le lU>au . f'oyayn du
Canada, etc. Je remplirais vingt pages de eitalion*. si j'avais 1h«soIu de
confirmer ceci par des laits.
I.IVRK 1. 39
les nourritures oi-diuaires où l'on ne regarde qu'au physiqoe,
pourvTi que l'enfant vive et qu'il ne dépérisse point , le reste n'im-
porte guère : mais ici, où l'éducation commence avec la vie , en
naissant l'enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la
nature. Le gouverneur ne fait qu'étudier sous ce premier maître,
et empêcher que ses soins ne soient contrariés. Il veille le nourris-
son , il l'observe , il le suit, il épie avec vigilance la première lueur
de son faible entendement , comme aux approches du premier
quartier les musulmans épient l'instant du lever de la lune.
Nous naissons capables d'apprendre, mais ne sachant rien, ne
coonaissant rien. L'àme, enchaînée dans des organes imparfaits et
demi-formés, n'a pas même le sentiment de sa propre existence.
Les mouvements , les cris de l'enfant qui vient de naître , sont des
effets purement mécaniques, dépourvus de connaissance et de vo-
lonté.
Supposons qu'un enfant eut à sa naissance la stature et la force
d'un homme fait , qu'il sortit , pour ainsi dire , tout armé du sein
de sa mère , comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter ; cet homme
enfant serait un parfait imbécile, un automate, une statue im-
mobile et presque insensible : il ne verrait rien , il n'entendrait
rien , il ne connaitrait personne , il ne saurait pas tourner les yeux
vers ce qu'il aurait besoin de voir : non-seulement il n'apercevrait
aucun objet hors de lui, il n'en rapporterait même aucun dans l'or-
gane do sens qui le lui ferait apercevoir; les couleurs ne seraient
point dans ses yeux , les sons ne seraient point dans ses oreilles ,
les corps qu'il toucherait ne seraient point sur le sien, il ne saurait
pas même qu'il en a un : le contact de ses mains serait dans son
cerveau; toutes ses sensations se réuniraient dans un seul point;
il n'existerait que dans le commun sensorimn ; il n'aurait qu'une
seule idée, savoir, celle du moi, à laquelle il rapporterait toutes ses
sensations; et cette idée, ou plutôt ce sentiment, serait la seule
chose qu'il aurait de plus qu'un enfant ordinaire.
Cet homme, formé tout à coup, ne saurait pas non plus se re-
dresser sur ses pieds; il lui faudrait beaucoup de temps pour
apprendre à s'y soutenir en équilibre ; peut-être n'en ferait-il pas
même l'essai , et vous verriez ce grand corps fort et robuste rester
en place comme une pierre , ou ramper et se traîner comme un
jeune chien.
Il sentirait le malaise ries besoins san» les connaître, et sans
40 EMILE.
Jaiaginer aucun moyen d'y pourvoir. Il n'y a nulle inanacdiate com-
munication entre les muscles de l'estomac et ceux des bras et des
jambes, qui, même entouré d'aliments, lui fit faire un pas pouren
approcher, ou étendre la main pour les saisir ; et comme son corp?
aurait pris son accroissement , que ses membres seraient tout dé-
veloppés, qu'il n'aurait par conséquent ni les inquiétudes ni les
mouvements continuels des enfanls, il pourrait mourir de faim
avant de s'être mù pour chercher sa subsistance. Pour peu qu'on
ait réfléchi sur l'ordre et le progrès de nos connaissances, on ne
peut nier que tel ne fût à peu près l'état primitif d'ignorance et de
stupidité naturel a l'homme avant qu'il eût rien appris de l'expé-
rience ou de ses semblables.
On connaît donc ou l'on peut oonnaitrc le premier point d'où
part chacun de nous pour arriver au degré commun de l'entende-
ment ; mais qui est-ce qui connaît l'autre extrémité? Chacun
avance plus ou moins selon son génie , son goût , ses besoins , ses
talents, son zèle, et les occasions qu'il a de s'y livrer. Je ne sache
pas qu'aucun philosophe ait encore été assez hardi pour dire :
Voilà le terme où l'homme peut parvenir, et qu'il ne saurait pas-
ser. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être ; nul
de nous n'a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme
et un autre homme. Quelle est l'àme basse que cette idée n'é-
chauffa jamais , et (jui ne se dit pas quelquefois dans son orgueil :
Combien j'en ai déjà passé ! combien j'en puis encore atteindre !
|)ourquoi mon égal irait-il plus loin que moi.'
Je le répète, l'éducation de l'homme commence à sa naissance;
avant de parler, avant que d'entendre , il s'instruit déjà. L'expé-
rience prévient les leçons; au moment qu'il connaît sa nourrice il
a déjà beaucoup acquis. On serait surpris des connaissances de
l'homme le plus grossier, si l'on suivait son progrès depuis le mo-
ment où il est né jusqu'à celui où il est parvenu. Si l'on partageait
toute, la science humaine en deux parties , l'une commune à tous
les hommes, l'autre particulière aux savants, celle-ci serait très-
petite en comparaison de l'autre. Mais nous ne songeons guère aux
acquisitions générales , parce qu'elles se font sans qu'on y pense,
et même avant l'âge de raison ; que d'ailleurs le savoir ne se fait
remarquer que par ses différences, et que, comme dans les étjua-
lions d'algèbre, les (juautités communes se comptent pour rien.
Lt-» animaux même acquièrent beaucoup. Us ont des sens , il
LlYRf: I. 4f
laul qu'ils approniicut a en faire usage ; ils ont des besoins , il faut
qu'ils apprennent à y pourvoir ; il faut qu'ils apprennent à manger,
à marcher , à voler. Les quadrupèdes qui se tiennent sur leurs
pit-ds des leur naissance ne savent pas marcher pour cela ; on voit
leurs premiers pas que ce sont des essais mal assurés. Les serins
iliappés de leurs cages ne savent point voler, parce qu'ils n'ont
jamais volé. Tout est instruction pour les êtres animés et sensi-
bles. Si les plantes avaient un mouvement progressif, il faudrait
qu'elles eussent des sens et qu'elles acquissent des connaissances ;
autrement les es|)éces périraient bientôt.
I^s premières sensations des enfants sont purement affectives ;
ils n'aperçoiveu'. que le plaisir et la douleur. Ne pouvant ni mar-
cher ni saisir , ils ont besoin de beaucoup de temps pour se for-
mer peu à peu les sensations représentatives qui leur montrent
les objets hors d'eux-mêmes ; mais en attendant que ces objets
tendent , s'éloignent pour ainsi dire de leurs yeux , et prennent
,>our eux des dimensions et des figures , le retour des sensations
affectives commence à les soumettre à l'empire de l'habitude;
11 voit leurs yeux se tourner sans cesse vers la lumière , et, si
iie leur vient décote, prendre insensiblement cette direction;
en sorte qu'on doit avoir soin de leur opposer le visage au jour ,
de peur qu'ils ne deviennent louches ou ne s'accoutument à regar-
der de travers. Il faut aussi qu'ils s'habituent de bonne heure aux
ténèbres ; autrement ils pleurent et crient sitôt qu'ils se trouvent
1 obscurité. La nourriture et le sommeil trop exactement mcsu-
i es leur deviennent nécessaires au bout des mêmes intervalles ; et
bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l'habitude, ou
plutôt l'habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature :
voila ce qu'il faut prévenir.
Li seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant est de
lien rx)ntracter aucune ; qu'on ne le porte pas plus sur un bras
que sur l'autre; qu'on ne l'accoutume pas à présenter une main
plutôt que l'autre , à s'en servir plus souvent , à vouloir man-
ger, dormir , agir aux mêmes heures , à ne pouvoir rester seul ni
nuit ni jour. Préparez de loin le règne de sa liberté et l'usage de
«es forces , en laissant à son corps l'habitude naturelle , en le mcl-
tant en état d'être toujours maitic de lui-même, et de faire en toute
chose sa volonté , sitôt qu'il en aura une.
Des que l'enfant commence à distinguer les objets , il im|>orlc
/i2 EMILE.
(le mettre du choix dans ceux qu'on lui montre. Naturellement
lous les nouveaux objets intéressent l'homme. Il se sent si faible ,
qu'il craint tout ce qu'il ne connaît pas : l'habitude de voir des
objets nouveaux sans en être affecte détruit cette crainte. Les en-
tants élevés dans des maisons propres où l'on ne souffre pohil
d'araignées ont peur des araignées, et cette peur leur demeure
souvent étant grands. Je n'ai jamais vu de paysans , ni homme ,
ni femme , ni enfant , avoir peur des araignées.
Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne commencorait-ellt;
pas avant qu'il parle et qu'il entende , puisque le seul choix des
objets qu'on lui présente est propre à le rendre timide ou coura-
geux ? Je veux qu'on l'habitue à voir des objets nouveaux , des
animaux laids, dégoûtants , bizarres, mais peu à peu, de loin, jus-
qu'à ce qu'il y soit accoutumé , et qu'à force de les voir manier
a d'autres il les manie enfin lui-même. Si durant son enfance il a
vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisscs , il verra
sans horreur , étant grand , quelque animal que ce soit. Il n'y a
plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours.
Tous les enfants ont peur des masques. Je commence par mon-
trer à Emile un masque d'une ligure agréable; ensuite quelqu'un
s'applique devant lui ce masque sur le visage : je me mets à rire,
tout le monde rit, et l'enfant rit comme les autres. Peu à peu je
l'accoutume à des masques moins agréables , et enfin à des figu-
res hideuses. Si j'ai bien ménagé ma gradation , loin de s'effrayer
au dernier masque , il en rira comme du premier. Après cela je ne
crains plus qu'on l'effraye avec des masques.
Quand , dans les adieux d'Andromaque et d'Hector , le petit As-
tyanax , effrayé du panache qui flotte sur le c^isque de son père, le
méconnaît , se jette en criant sur le sein de sa nourrice , et arrache
à sa mère un souris mêlé de larmes , que faut- il faire pour guérir
cet effroi ? Précisément ce que fait Hector, poser le casque à terre,
oX puis caresser l'enfant. Dans un moment plus tranquille on ne
s'en tiendrait pas là ; on s'approcherait du cas(|ue, on jouerait avec
les plumes , on les ferait manier à l'enfant ; entin la nourrice pren-
drait le casque, et le poserait en riant sur sa propre tète , si toute-
fois la main d'une femme osait toucher aux armes dUeclor.
S'agil-il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu , je brûle
d'abord une amorce dans un pistolet. Cette flamme brusque et
passagère, celte espère d'(V,l.iir le réjouit: je répète la même
Livaii i. W
cliD&e itrec plus de poudre ; peu à peu j'ajoute au pistolet une
l»elile charge sans bourre , puis une plus grande : enfin je l'accou-
tume aux coiips de fusil, aux boites, aux canoos, aux détonations
les plus terribles.
J"ai remarqué que les enfants ont rarement peur du tonnerre ,
à moins que les éclats ne soient affreux et ne blessent réellement
l'organe de l'ouie ; autrement cette peur ne leur vient que quand
ils ont appris que le tonnerre blesse ou tue quelquefois. Quand
la raison commence à les effrayer, faites que l'habitude les ras-
sure. .4vec une gradation lente et ménagée on rend l'homme pI
l'enfant intrépides à tout.
Dans le commencement de la vie, où la mémoire et l'imagina-
tion sont encore inactives, l'enfant n'est attentif qu'à ce qui affecte
actuellement ses sens ; ses sensations étant les premiers maté-
riaux de ses connaissances , les lui offrir dans un ordre convena-
ble , c'est préparer sa mémoire à les fournir un jour dans le même
ordre à son entendement ; mais comme il n'est attentif qu'à ses
sensations, il suffît d'abord de lui montrer bien distinctement la
liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent.
Il veut tout toucher , tout manier : ne vous opposez point à cette
inquiétude ; elle lui suggère un apprentissage très-nécessaire. C'est
ainsi qu'il apprend à sentir la chaleur , le froid , la dureté, la mol-
lesse, la pesanteur , la légèreté des corps; à juger de leur gran-
deur, de leur Hgure et de toutes leurs qualités sensibles, en re-
gardant, palpant ', écoutant , surtout en comparant la vue au tou-
cher, en estimant à l'œil la sensation qu'ils feraient sous ses doigts.
Ce n'est que par le mouvement que nous apprenons qu'il y a
■ ^ choses qui ne sont pas nous ; et ce n'est que par notre pro-
mouvemenl que nous acquérons l'idée de l'étendue. C'est
I" l'enfant n'a point cette idée, qu'il tend indifféremment
pour saisir l'objet qui le louche, ou l'objet qui est à cent
■^ de lui. Cet effort qu'il fait vous parait un signe d'empire , un
Ire qu'd donne à l'objet de s'approcher , ou à vous de le lut ap-
porter; et point du tout, c'est seulement que les mêmes objets
qu'il voyait d'îiliord dans son cerveau, puis sur ses yeux, il le^
voit maintenant au bout de ses bras , et n'imagme d'étendue que
I K Imi «oa<t Cfliii i|ui se tli^Teloppe le plas tard dans
le^ -;<• de d('n\ ou trois ans d ne parait pas qu'ib soient
«ii-èiM.^ 1,1 .luv iHfii:i>T> ni aux mauvaises odeurs; ils ont i <)et ejçard l'in-
diffén-iiie mi plnl<^l l'in«rii<ibililc «iii'on renuniiie dati« plu«i«-ur» ani-
k't ÉMILR.
celle où il peut atteindre. Ayez donc soin de le pronicucr souvent,
de le transporter d'une place à l'autre , de lui faire sentir le rhan-
gement de lieu , afin de lui apprendre à juger des distances. Quand
il commencera de les connaître , alors il faut changer de méthode ,
ot ne le porter que comme il vous plait, et non comme il lui
plait ; car sitôt qu'il n'est plus abuse par le sens , son effort change
de cause. Ce changementest remarquable, et demande explication.
Le malaise des besoins s'exprime par des signes , quand le se-
cours d'autrui est nécessaire pour y pourvoir. iJe là les cris des
enfants: ils pleurent beaucoup; cela doit être. Puisque toulcs
leurs sensations sont affectives , quand elles sont agréables , il.>
en jouissent en silence ; quand elles sont pénibles , ils le disent
dans leur langage, et demandent du soulagement. Or tant qu'il»
sont éveillés , ils ne |)euvcnt presque rester dans un état d'indiffé-
rence; ils dorment, ou sont affectés.
Toutes nos langues sont des ouvrages do l'art. On a longtemps
cherché s'il y avait une langue naturelle et commune à tous Ici
hommes : sans doute il y en a une ; et c'est celle que les enfants
parlent avant de savoir parler. Cette langue n'est pas articulée ,
mais elle est accentuée , sonore , intelligible. L'usage des nôtres
nous l'a fait négliger au point de l'oublier tout à fait. Étudions les
enfants, et bientôt nous la rapprendrons auprès deux. Les nour-
rices sont nos maîtres dans cette langue; elles entendent tout ce
que disent leurs noiuTissons , elles leur répondent , elles ont avec
eux des dialogues trcs-bien suivis ; et quoiqu'elles prononconi
des mots, ces mots sont parfaitement inutiles; ce n'est point lo
sens du mot qu'ils entendent , mais l'accent dont il est accompagné.
Au langage de la voix se joint celui du geste , non moins éner-
gique. Ce geste n'est pas dans les faibles mains des enfants , il
est sur leurs visages. Il est étonnant combien ces physionomies
mal formées ont déjà dexpressioii : leurs traits changent d'un ins-
Uait à l'autre avec une inconcevable rapidité : vous y voyez le
sourire , le désir, l'effroi , naître et passer comme autant d'éclairs :
il cha(juc fois vous croyez voir un autre visage. Ils ont certaine-
ment les muscles de la face plus mobiles que nous. En revanche ,
leurs yeux ternes ne disent presque rien. Tel doit être le genre de
leurs signes dans un âge où l'on n'a que des besoins corporels ;
l'expression des sens.»tions est dans les grimaces, l'expression
(les sentiments est dans les regards.
C.onnnc k- prcmitr étal de l'homme est la misère cl la faiblesse ,
LIVRE 1. 45
ses "premières voix sont la plainte et les pleurs. L'enfant sent ses
besoins et ne les peut salisf.iire , il implore le secours d'aulrui par
des cris; s'il a faim ou soif, il pleure; s'il a trop froid ou trop
chaud , il pleure ; s'il a besoin de mouvement et qu'on le tienne
en repos , il pleure ; s'il veut dormir et qu'on l'agite, il pleure.
Moins sa manière d'être est à sa disposition, plus il demande fré-
quemment qu'on la change. Il n'a qu'un langage, parce qu'il n'a
pour ainsi dire, qu'une sorte de mal élre : dans l'imperfection de
ses organes il ne distingue point leurs impressions diverses ; tous
les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur.
De ces pleurs qu'on croirait si peu dignes d'attention , nait k
premier rapport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici se forge
le premier anneau de celte longue chaîne dont l'ordre social est
formé.
Qtiand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque be-
soin qu'il ne saurait satisfaire : on examine , on cherche ce be-
soin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas
ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent , on en est
importuné : on flatte l'enfant pour le faire taire, on le berce, on
lui chante pour l'endoiTuir : s'il s'opiniàtre , on s'impatiente, on
le menace; des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà
d'étranges leçons pour son entrée à la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs
ainsi frappé par sa nourrice. Il se lut sur-le-champ : je le crus in-
timidé. Je me disais. Ce sera une àme servile dont on n'obtiendra
rien que par la rigueur. Je me trompais; le malheureux suffoquait
de colère , il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un
moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressenti-
ment, de la fureur, du désespoir de cet âge , étaient dans ses ac-
cents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'au-
rais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans
le cœur de l'homme , cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis
sur qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant
lui eut été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné
dans l'intention manifeste de l'offenser.
Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, u la
colère, demande des ménagements excessifs. Bocrhaave pense
que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsi-
< , parce que la tète étant proportionnellement plus grosse et le
M KMILi:.
système aes nerfs plus étendu que dans les adultes , le goure ner-
veux est plus susceptible d'irritation. Éloignez d'eux avec le plus
grand soin les domesti(|ues qui les agacent, les irritent , les impa-
tientent ; ils leur sont cent fois plus dangereux , plus funestes que
les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne trouvc-
» ront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés,
ils ne deviendront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux
en santé. C'est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple,
plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infir-
mes, moins délicats, plus robustes, que ceux qu'on prétend
mieux élever en les contrariant sans cesse : mais il faut songer
toujours qu'il y a bien de la différence entre leur obéir et ne les
pas contrarier.
Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l'on n'y
prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent
par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur
propre faiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépen-
dance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination : mais
cette idée étant moins excitée parleurs besoins que par nos servi-
ces, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont
la cause immédiate n'est pas dans la nature ; et l'on voit déjà
pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention
secrète qui dicte le gcstd* ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire , il croil
atteindre à l'objet, parce qu'il n'en estime pas la distance; il est
dans l'erreur : mais quand il se plaint et crie en tendant la main ,
alors il ne s'abuse plus sur la distance , il commande à l'objet de
s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas,
portez-le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second , ne fai-
tes pas seulement semblant de l'entendre : plus il criera , moins vous
devez l'écouter. 11 importe df l'accoutumer de bonne heure à ne
commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maitrc; ni aux
choses, car elles ne l'entendent point. Ainsi quand un enfant dé-
sire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux
porter l'enfant à l'objet que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de
cette pratique une conclusion qui est do son âge , et il n'y a point
d'autre moyen de la lui suggérer.
■^ L'abbé de Saiut-Pierre appelait les hommes de grands enfants ;
un pourrait appeler réciproquemeut les enfants de petits hommes.
LIVRK I. 47
Os propositions ont leur vérité comme sentences ; comme princi-
pes elles ont liesoin d'éclaircissement. Mais quand Hobbes appe-
lait le méchant un enfant robuste , il disait une chose absolument
nntradictoire. Toute méchanceté vient de faiblesse ; l'enfant n'est
■i-chant que parce qu'il est faible; rendez-le fort , il sera bon : ce- *
à qui pourrait tout ne ferait jamais de mal *. De tous les attri-
; uls de la Divinité toute-puissante, la bonté est celui sans lequel
•1 la peut le moins concevoir. Tous les peuples qui ont recoimu
i-^nx principes ont toujours regardé le mauvais comme inférieur
lU bon; sans quoi ils auraient fait une sup|)Osition absurde. Voyez
I i-après la Profession de foi du Vicaire savoyard.
La raison seule nous apprend à connaître le bien et le mal. La
conscience qui nous fait aimer l'un et haïr l'autre , quoique indé-
pendante de la raison , ne peut donc se développer sans elle, .\vanl
l'âge de raison , nous faisons le bien et le mal sans le connaître ;
et il n'y a point de moralité tians nos actions , quoiqu'il y en ait
.juelquefois dans le sentiment des actions d'autrui qui ont rapport
I nous. Un enfant veut déranger tout ce qu'il voit ; il casse , il brise
liiiit ce qu'il peut atteindre; il empoigne un oiseau comme il cm
soignerait une pierre, et l'étouffé sans savoir ce qu'il fait.
Pourquoi cela.' D'abord la philosophie en va rendre raison par
(IfS vices naturels , l'orgueil , l'esprit de domination , l'amour-
propre , la méchanceté de l'homme : le sentiment de sa faiblesse ,
|)ourra-t-elle ajouter, rend l'enfant avide de faire «les actes de
force, et de se prouver à lui-même son propre pouvoir. Mais
voyez ce vieillard infirme et cassé , ramené par le cercle de la vie
bamaine à la faiblesse de l'enfance; non-seulement il reste immo-
bile et paisible, il veut encore que tout y reste autour de lui ; le
moindre changement le trouble et l'inquiète , il voudrait voir ré-
gner un Cidme universel. Comment la même impuissance jointe
aux mêmes liassions produirait-elle des effets si différents dans
les deux âges , si la cause primitive n'était changée.' Et où peut-on
chercher celte diversité de causes , si ce n'est dans l'état physique
des deux individus? Le priiK'i|K' actif , commun à tous deux, se
développe dans l'un et s'éteint dans l'autre ; l'un se forme , et l'au-
tre se détruit; l'un tend à la vie, cl l'autre à la mort. L'activité
défaillante se concentre dans le coeur da Yieiflard; dans celui de
* IMagnitudo cum mansuetudine ; omnia enhn epc infirmitate/erilttt
f»t. ss^ixr.. De riU t>eaU , cap. 3.]
48 EMILE.
l'enfant elle est surabondante et s'étend au dehors; H se sont,
pour ainsi dire , assez de vie pour animer tout ce qui l'environne.
Ou'il fasse ou qu'il défasse, il n'importe ; il suffit qu'il change l'é-
tat des choses , et tout changement est une action. Que s'il sem-
ble avoir plus de penchant à détruire , ce n'est point par méchan-
ceté, c'est que l'action qui forme est toujours lente , et que celle
([ui détruit, étant plus rapide , convient mieux à sa vivacité.
En même temps que l'Auteur de la nature donne aux enfants re
principe actif, il prend soin qu'il soit peu nuisible, en leur laissant
peu de force pour s'y livrer. Mais sitôt qu'ils peuvent considérer
les gens qui les environnent comme des instruments qu'il dépend
d'eux de faire agir , ils s'en servent pour suivre leur penchant et
suppléera leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent in-
commodes , tyrans , impérieux , méchants, indomptables ; progrès
«pii ne vient pas d'un esprit naturel de domination , mais qui le
leur donne; car il ne faut pas une longue expérience pour .sentir
combien il est agréable d'agir par les mains d'aulrui , et de n'avoir
besoin que de remuer la langue pour faire mouvoir l'univers.
En grandissant , on acquiert des forces , on devient moins in-
quiet, moins remuant, on se renferme davantage en soi-même.
L'àme et le corps se mettent, pour ainsi dire , en équilibre , et la
nature ne nous demande plus que le mouvement nécessaire à notre
conservation. Mais le désir de commander ne s'éteint pas avec le
besoin qui Ta faitnailre; l'empire éveille et flatte l'amour-propre ,
et l'habitude le fortifie : ainsi succède la fantaisie au besoin , ainsi
prennent leurs premières racines les préjugés et l'opinion.
Le principe une fois connu , nous voyons clairement le point où
l'on quitte la route de la nature : voyons ce qu'il faut faire pour
s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces superflues, les enfants n'en ont pas mémo
de suffisantes pour tout ce que leur demande la nature ; il faut
donc leur laisser l'usage de toutes celles qu'elle leur donne, et dont
ils ne sauraient abuser. Première maxime.
Il faut les aider , et suppléer à ce qui leur manque, soiten intel-
ligence, soit en force, dans tout ce qui est du besoin physique.
Deuxième maxime.
Il faut, dans les secours qu'on leur donne , se borner uniquement
à l'utile réel , sans rien accorder à la fantaisie ou au désir sans rai-
son ; car la fantaisie ne les tourmentera point quand on iiP l'aura
A
LIVRE I. «9
pas fait naître, attendu qu'elle n'est pas de la nature. Troisicma
maxime.
Il faut étudier arec soin leur langage et leurs signes , afîn que,
dans un âge où ils ne savent point dissimuler , on distingue dans
leurs désirs ce qui vient immédiatement de la nature et ce qui vient
de l'opinion. Quatrième maxime. '
L'esprit de ces règles est d'accorder aux enfants plus de liberté
véritable et moins d'empire , de leur laisser plus faire par eux-mè-
rocs et moins exiger d'autrui. Ainsi, s'accoutumant de bonne heure
à borner leurs désirs à leurs forces, ils sentiront peu la privation
de ce qui ne sera pas en leur pouvoir.
Voilà donc une raison nouvelle et très-importante pour laisser
les corps et les membresdesenfantsabsoluracntlibres, avec la seule
précaution de les éloigner du danger des chutes, et d'écarter do
leurs mains tout ce qui peut les blesser.
Infailliblement un enfant dont le corps et les bras sont libres
pleurera moins qu'un enfant embandé dans un maillot. Celui qui
ne connaît que les besoins physiques ne pleure que quand il souf-
fre, et c'est un très-grand avantage ; car alors on sait à point nommé
«|uand il a besoin de secours , et l'on ne doit pas tirder un momenl
à le lui donner, s'il est possible. Mais si vous ne pouvez le soulager,
restez tranquille sans le flatter pour l'apaiser ; vos caresses ne gué-
riront pas sa colique: cependant il se souviendra de ce qu'il faut
faire pour être flatté ; et s'il sait une fois vous occuper de lui à sa
volonté, le voilà devenu votre maître; tout est perdu.
Moins contrariés dans leurs mouvements, les enfants pleureront
moins ; moins importuné de leurs pleurs , on se tourmentera moins
pour les faire laire ; menacés ou flattés moins souvent , ils seront
moins craintifs ou moins opiniâtres , et resteront mieux dans leur
état naturel. C'est moins en laissant pleurer les enfants qu'en s'em-
pressant pour les apaiser, qu'on leur fait gagner des descentes;
et ma preuve est que les enfants les plus négligés y sont bien moins
sujets que les autres. Je suis fort éloigné de vouloir pour cela qu'on
les néglige; au contraire , il importe qu'on les prévienne , et qu'on
ne se laisse pas avertir de leurs besoins par leufs cris. Mais je nt
\v\i\ pas non plus que les soins qu'on leur rend soient mal enten-
dus. Pourquoi se feraient-ils faute de pleurer dèsqu'ils voient que
leurs pleurs sont bons à tant de choses? Instruits du prix qu'on
met à leur silence, ils se gardent bien de le prodiguer. Ils le font
t
50 F.MILE.
à la fin tellement valoir, qu'on ne peut plus le payer ; et c'est alors
fiu'ii forcedo pleurer sans succès ils s'efforcent, s'épuisent et se tuent.
Les longs |)Ieurs d'un enfant qui n'est ni lié ni malade, cl qu'on
ne laisse manquer de rien , ne sont que des pleurs d'habitude et
d'obstination. Ils ne sont point l'ouvrage de la nature , mais de la
nourrice, qui, pour n'en savoir endurer l'importunité, la multiplie,
sans songer qu'en faisant taire l'enfant aujourd'hui , on l'excite à
pleurer demain davantage.
Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette habitude est de
n'y fiire aucune attention. Personne n'aime à prendre une peine
inutile , pas même les enfants. Ils sont obstinés dans leurs tentati-
ves; mais si vous avez plus de constance qu'eux d'opiniâtreté , iis
se rebutent et n'y reviennent plus. C'est ainsi qu'on leur épargne
des pleurs , et qu'on les accoutume à n'en verser que quand la dou-
leur les y force.
Au reste, quand ils pleurent par fantaisie ou par obstination ,
un moyen sur pour les empêcher de continuer est de les distraire
par quelque objet agréable et frappant , qui leur fasse oublier qu'ils
voulaient pleurer. La plupart des nourrices excellent dans cet art ,
et bien ménagé il est très-utile; mais il est de la dernière impor-
tance que l'enfant n'aperçoive pas l'intention de le distraire, et
qu'il s'amuse sans croire qu'on songea lui : or voilà sur quoi fon-
tes les nourrices sont maladroites.
^ On sèvre trop tôt tous les enfants. Le temps où l'on doit les se-
vrer est indiqué par l'éruption des dents , et cette éruption est
communément pénible et ilouloureuse. Par un instinct machinal ,
l'enfant porte alors fréquemment à sa bouche tout ce qu'il lient ,
pour le mâcher. On pense faciliter l'opération en lui donnant pour
hochet quelque corps dur , comme l'ivoire ou la dent de loup. Je
crois qu'on se trompe. Les corps durs , appli(iués sur les gencives ,
loin de les ramollir les rendent calleuses , les endurcissent , prépa-
rent un déchirement plus pénible et plus douloureux. Prenons
toujours l'instinct pour exemple. On ne voit point les jeunes chiens
exercer leurs dents naissantes sur des cailloux , sur du fer, sur des
os , mais sur du bois , du cuir , des chiffons , des matières molles
qui cèdent , et où la dent s'imprime.
On ne sait plus cire simple en rien, pas même autour des enfants.
Des grelots d'argent, d'or , de corail , des cristaux à facettes , des
hochets de tout prix et do toute espèce : que d'apprêts mutih-s et
LIVRE I. 5t
Ijernicieax î Rien de tout cela. Point de grelots , point de hocheb ;
de petites branches d'arbre avec leurs fruits et leurs feuilles , une
tête de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un bâton
■'" réglisse qu'il peut sucer et mâcher , l'amuseront autant que ces
unifiques colifichets, et n'auront pas l'inconvénient de l'accou-
[ limer au luxe des sa naissance.
Il a été reconnu que la bouillie n'est pas une nourriture fort saine,
I,e lait cuit et de la farine crue font beaucoup de saburre , et con-
viennent mal à notre estomac. Dans la bouillie la farine est moins
ruile que dans le pain , et de plus elle n'a pas fermenté ; la panade ,
la crème de riz, me paraissent préférable». Si l'on veut absolu-
uïent faire de la bouillie, il convient de griller un peu la farine au-
|>aravant. On fait dans mon pays, de la farine ainsi torréfiée , une
soupe fort agréable et fort saine. Le bouillon de viande et le potage
sont encore un médiocre aliment , dont il ne faut user que le moins
qu'il est possible. Il importe que les enfants s'accoutument d'abord
à mâcher; c'est le vrai moyen de faciliter l'éruption des dents : et
quand ils commencent d'avaler , les sucs salivaires mêlés avec les
aliments en facilitent la digestion.
Je leur ferais donc mâcher d'abord des fruits secs, des croûtes.
Je leur ilonnerais pour jouet de petits bâtons de pain dur ou de bis-
cuit semblable au pain de Piémont , qu'on appelle dans le pays
desgrissM. A force de ramollir ce pain dans leur bouche , ils en ava-
leraient enfin quelque peu : leurs dents se trouveraient sorties, et
ils se trouveraient sevrés presque avant qu'on s'en fut aperçu. Les
paysans ont pour l'ordinaire l'estooiac fort bon , et l'on ne les sèvrc
pas avec plus de façon que cela.
Les enfanta entendent parler des leur naissance ; on leur parle
non-seulement avant qu'ils comprennent ce qu'on leur dit, mais
ivant cpi'ils puissent rendre les voix qu'ils entendent. Leur organe
encore engourdi ne se prèle que peu à peu aux imitations des sons
qu'on leur dicte , et il n'est pas même assuré que ces sons se por-
tent d'al>ord à leur oreille aussi distinctement qu'à la nôtre. Je m-
désapprouve pas que la nourrice amuse l'enfant par des chants et
par des accents très-gais et très-variés ; mais je désapprouve quelle
l'étourdisse incessamment d'une multitude de paroles inutiles, aux-
quelles il ne comprend rien que le ton qu'elle y met. Je voudrais
que les premières articulations qu'on lui fait entendre fussent rares ,
faciles , distinctes , souvent répétées , et que les mots qu'elles ex-
52 £M1LE.
priment ne se rapportassent qu'à des objets sensibles qu on pût
d'abord montrer à l'enfant. La malheureuse facilité que nous
avons à nous payer de mots que nous n'entendons point com-
mence plus tôt qu'on ne pense. L'écolier écoute en classe le
verbiage de son régent, comme il écoutait au maillot le babil de
sa nourrice. Il me semble que ce serait l'instruire fort utilement
(jue de l'élever à n'y rien comprendre.
Les réflexions naissent en foule , quand on veut s'occuper de la
formation du langage et des premiers discours des enfants. Quoi
qu'on fasse , ils apprendront toujours à parler de la même ma-
nière , et toutes les spéculations philosophiques sont ici de la
plus grande inutilité.
D'abord ils ont , pour ainsi dire , une grammaire de leur âge ,
dont la synlaxe a des règles plus générales que la nôtre ; et si l'on
y faisait bien attention , l'on serait étonné de l'exactitude avec la-
quelle ils suivent certaines analogies , très-vicieuses si l'on veut,
mais très-régulières , et qui ne sont choquantes que par leur durcie
ou parce que l'usage ne les admet pas. Je viens d'entendre un pau-
vre enfant bien grondé par son père pour lui avoir dit : Mon père ,
irai-je-t-y ? Or on voit que cet enfant suivait mieux l'analogie que
nos grammairiens; car i)uisqu'on lui disait, Kas-y, pourquoi
n'aurait-il pas dit, /rat-je-<-i/ .' Remarquez de plus avec quelle
adresse il évitait l'hiatus de irai je-y ou y irai-je? Est-ce ia faute du
pauvre enfant si nous avons mal à propos ôlc de la phrase cet ad-
verbe déterminant, tj , parce que nous n'en savions que faire?
('/est une pédanterie insupportable et un soin des plus superflus
de s'attacher à corriger dans les enfants toutes ces petites fautes
contre l'usage , desquelles ils ne manquent jamais de se corriger
d'eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours correctement devant
eux , faites qu'ils ne se plaisent avec personne autant qu'avec vous,
et soyez sûrs qu'insensiblement leur langage s'épurera sur le vo-
tre , sans que vous les ayez jamais repris.
Mais un abus d'une tout autre importance , et qu'il n'est pas
moins aisé de prévenir, est qu'on se presse trop db les faire par-
ler, comme si l'on avait peur qu'ils n'apprissent pas à parler
d'eux-mêmes. Cet empressement indiscret produit un effet direc-
tement contraire à celui qu'on cherche. Ils en parlent plus tard ,
plus confusément : l'extrême attention qu'on donne à tout ce
qu'ils disent les dispense de bien articuler; cl conamo ils dai-
LIVRE I. a
giicnt à peine ouvrir la bouche , plusieurs d'entre eux en conser-
vent toute leur vie un vice de prononciation et un parler confus
qui les rend presque inintelligibles.
J'ai beaucoup vécu parnii les pays;»ns , et n'en ouïs jamais gras- *
seyer aucun , ni homme ni femme , ni Hlle ni garçon. D'où vient
cela? Les organes des paysans sont-ils autrement construits que
les noires.' Non , mais ils sont autrement exercés. Vis-à-vis de ma
fenêtre est un tertre sur lequel se rassemblent, pour jouer, les
enfants du lieu. Quoiqu'ils soient assez éloignés de moi , je distiu-
,fiie parfaitement tout ce qu'ils disent , et j'en tire souvent de bons
mémoires pour cet écrit. Tous les jours mon oreille me trompe
sur leur âge ; j'entends des voix d'enfants de dix ans ; je regarde ,
je vois la stature et les traits d'enfants de trois à quatre. Je ne
borne pas à moi seul celte expérience : les urbains qui me vien-
nent voir , et que je consulte là-dessus , tombent tous dans la
même erreur.
Ce qui la produit est que, jusqu'à cinq ou six ans , les entants des
villes , élevés dans la chambre et sous l'aile d'une gouvernante ,
n'ont besoin que de marmotter pour se faire entendre ; sitôt qu'ils
remuent les lèvres, on prend peine à les écouter ; on leur dicte des
mots qu'ils rendent mal , et , à force d'y faire attention , les mê-
mes gens étant sans cesse autour d'eux , devinent ce qu'ils ont
voulu dire plutôt que ce qu'ils ont dit.
A la campagne c'est tout autre chose. Une paysanne n'est pas
sans cesse autour de son enfant : il est forcé d'apprendre à dire
Irès-ncttemenl et très-haut ce qu'il a l)esoin de lui faire entendre.
Aux champs, les enfants éjïars, éloignés du père, de la mère et
des autres enfants , s'exercent à se faire entendre à distance , et ;i
mesurer la force de la voix sur rinler>'alle qui les sépare de ceux
dont ils veulent être entendus. Voilà comment on apprend véri-
tablement à prononcer , et non pas en bégayant quelques voyelles
à Poreille d'une gouvernante attentive. Aussi quand on interroge
l'enfant d'un paysan , la honte peut rem|>cchcr de répondre ;
mais ce qu'il dit, il le dit nettement; au lieu qu'il faut que l.t
bonne serve d'interprète à l'enfant de la ville ; sans quoi l'un n'en-
ImkI rien à ce qu'il grommelle entre ses dents '.
' Ced n'ot pas unscxcepliun ; et souvent les enfants qui se fout d'alMjnl
le moins entendre «icviennent ensuite les plus étourdissants quand ilt
ont ONnnwncé délever la voit. Mais s'il fallait entrer dans toutes ce» nii-
Mlict . je ne Qninis pas ; tout Iccttur sent' doit voir que Icxm et le d»>
S4 EMILE.
♦■ En grandissant , les garçons devraient se corriger de ce défaut
dans les collèges , et les filles dans les couvents : en effet , les uns
et les autres parlent en général plus distinclemenl que ceux qui
ont été toujours élevés dans la maison paternelle. Mais ce qui les
crapcche d'acquérir jamais une prononciation aussi ncllo que
celle des paysans , c'est la nécessité d'apprendre par cœur beau-
coup de choses , et de réciter fout haut ce qu'ils ont appris ; car ,
en étudiant , ils s'habituent à barbouiller , à prononcer négligem-
ment et mal : en récitant , c'est pis encore : ils rccherclient leurs
mots avec effort, ils traînent et allongent leurs syllabes : il n'est
pas possible que quand la mémoire vacille, la langue ne balbutie
aussi. Ainsi se contractent ou se conservent les vices de la pro-
nonciation. On verra ci-apiès que mon Emile n'aura pas ceux-là,
ou du moins qu'il ne les aura pas contractés par les mêmes causes.
.le conviens que le peuple et les villageois tombent dans une
autre extrémité , qu'ils parlent presque toujours plus haut (ju'il
ne faut, qu'en prononçant trop exactement ils ont les articulations
fortes et rudes, qu'ils ont trop d'accent , qu'ils chûisissent mal leurs
termes , etc.
Mais, premièrement, celte extrémité me parait beaucoup moins
vicieuse que l'autre , attendu que la première loi du discours étant
(le se faire entendre, la plus grande faute qu'on puisse faire esl
de parler sans être entendu. Se piquer de n'avoir point d'accent ,
(î'est se piquer d'ôter aux phrases leur grâce et leur énergie.
L'accent est l'àmc du discours, il lui donne le sentiment et la vé-
rité. L'accent ment moins que la paiole; c'est peut-être pour
cela que les gens bien élevés le craignent tant. C'est de l'usage de
tout dire sur le mémo ton qu'est venu celui de persifler les gens
san^ qu'ils le sentent. A l'accent proscrit succèdent des manières
de prononcer ridicules, affectées, et sujettes à ia mode, telles
qu'on les remarque surtout dans les jeunes gens de la cour. Cette
affectation de parole et de maintien est ce qui rend généralement
l'abord du Français repoussant et désagréable aux autres nations.
Au lieu de mettre de l'accent dans son parler, il y met de l'air. Ce
n'est pas le moyen de prévenir en sa faveur.
Tous ces petits défauts de luigage qu'on craint tant do laisser
faut , (k'rivt's du tnriiic al)us , sont t^galciiionl lorrij^ës par ma nicthotlo. Je
rcgaitlc ces dfux maximes comiiKMiist'paraMes : Toujours assez, cl ja-
mais trop. De la iiriMiiii're bi<'ii étaltiie l'antre .sensiiil ntVcs.saiirmen t .
LIVRE 1 &5
rontracter aux eufants ne sont rica ; on les prévient ou on les cor-
rige avec la plus grande facilité: mais ceux qu'on leur fait con-
ractf-r, en rendant leur parler sourd, confus, timide, en criti-
piant incessamment leur ton, en épluchant tous leurs mots, ne
■ corrigent jamais. Un homme qui n'apprit à parler que dans les
telles se fera mal entendre à la tète d'un bataillon , et n'en im-
osera guère au peuple dans une émeute. Enseignez premièrement
lUX enfants à parler aux hommes, ils sauront bleafiader aux
femmes quand il faudra. v^-i i a-
Nourris à la campagne dans toute la rusticité champêtre , vos
iifanls y prendront une voix plus sonore ; ils n'y contracteront
point le confus bégayement des enfants de la ville; ils n'y contrac-
teront p.is non plus les expressions ni le ton du village , ou du
■iioins ils les perdront aisément , lorsque le maître , vivant avec
ix dès sa naissance, et y vivant de jour en jour plus exclusive-
•lent , préviendra ou effacera , par la correction de son langage ,
impression du langage des paysans. Emile parlera un français
lout aussi pur que je peux le savoir, mais il le parlera plus distinc-
timent, et l'articulera beaucoup mieux que moi.
L'enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots qu'il peut
lUendre, ni dire que ceux qu'il peut articuler. Les efforts qu'il
lit pour cela le (K)rtent à redoubler la même syllabe , comme pour
-r à la prononcer plus distinctement. Quand il commence h
. lor, ne vous tourmentez pas si fort à deviner ce qu'il dit.
îeteiKlrc être toujours écouté est encore une sorte d'empire ; el
• nfant n'en doit exercer aucun. Qu'il vous suffise de pourvoir
Ires-attentivement au nécessaire; c'est à lui de tacher de vous
' lire entendre ce qui ne l'est pas. Bien moins encore faut-il se hà-
r dexiger qu'il parle ; il saura bien parler de lui-même à mesure
•lii'il en sentira l'utilité.
On remarque, il est vrai, que ceux qui commencent à parler
>rt tard ne parlent jamais si distinctement que les autres; mais
n'est pas parce qu'ils ont parlé lard que l'organe reste embar-
ssé, c'est au contraire parce qu'ils sont nés avec un organe ero-
irrassé qu'ils commencent tard à parler ; car, sans cela , pourquoi
irleraientils plus tard que les autres? Ont-ils moins l'occasion
parler, el les y oxcite-t-on moins.' Au contraire, l'inquiétude
i 10 donne ce retard aussitôt qu'on s'en aperçoit fait qu'on se
liirmenle beaucoup plus à les faire halbiiliry qur rmx fj'ii diii
iC EMILE.
nrticulé de meilleure heure; et cet empressement mal ciilendu
peut contribuer beaucoup à rendre confus leur parler, qu'avec
moins de précipitation ils auraient eu le temps de perfectionner
davantage.
Les enfants qu'on presse trop de parler n'ont le temps ni d'ap-
prendre à bien prononcer, ni de bien concevoir ce qu'on leur fait
dire : au lieu que quand on les laisse aller d'eux-mêmes, ils s'exer-
cent d'abord aux syllabes les plus faciles à prononcer; et, y joi-
gnant peu à peu quelque signification qu'on entend par leurs
gestes , ils vous donnent leurs mots avant de recevoir les vôtres :
cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'après les avoir entendus.
N'étant point pressés de s'en servir, ils commencent par bien ob-
server quel sens vous leur donnez ; et quand ils s'en sont assurés,
ils les adoptent.
Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on fait parler
les enfants avant l'âge n'est pas que les premiers discours (prou
leur tient et les premiers mots qu'ils disent n'aient aucun sens pour
eux , mais qu'ils aient un autre sens que le nôtre , sans que nous
sachions nous en apercevoir; en sorte que, paraissant nous répon-
dre fort exactement , ils nous parlent sans nous entendre et sans
que nous les entendions. C'est pour l'ordinaire à de pareilles équi-
voques qu'est due la surprise où nous jettent quehjuefois leurs
propos , auxquels nous prétons des idées qu'ils n'y ont point
jointes. Cette inattention de notre part au véritable sens que les
mots ont pour les enfants rac parait èlre la cause de leurs pre-
mières erreurs ; et ces erreurs , même après qu'ils en sont guéris ,
influent sur leur tour d'esprit pour le reste de leur vie. J'aurai
plus d'une occasion dans la suite d'éclaircir ceci par des exemples.
Resserrez donc le plus qu'il est possible le vocabulaire de l'en-
fant. C'est un très-grand inconvénient qu'il ait plus de mois que
d'idées , et qu'il sache dire plus de choses qu'il n'en peut penser,
.le crois qu'une dos raisons pour(|uoi les paysans ont générale-
ment l'esprit plus juste que les gens de la ville, est que leur dic-
lioiman-e est moins étendu. Ils ont peu d'idées , mais ils les com-
parent très-bien.
Les premiers développements de l'enfance se font presque tous
il la fois. L'enfant apprend à parler, à mander, à marcher, à peu
près dans le même temps. C'est ici proprement la première épo-
cpic de sa vie. Auparavant il n'est lien de plus (pic ce qu'il était
LIVRE H. 57
dans le seia de !s\ inere; il n'a nul sentiment , nulle idée , à peine
.i-(-il d#'s sensations ; il ne sent pas même sa propre existence :
l'ivit, et ett vita nnciut ipse su<t.
0\iD., Trist., Ub. I.
LIVRE II.
C'est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement
tiuit l'enfance ; car les mots in/atis et putr ne sont pas sjTiony-
mes. Le premier est compris dans l'autre, et signifie qui ne peut
parler: d'où vient que dans Valère-Maxime on trouve puemm
infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon l'usage
de notre langue , jusqu'à l'âge pour lequel elle a d'autres noms.
Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. Ce •
progrès est naturel ; un langage est substitué à l'autre. Sitôt qu'ils
uvent dire qu'ils souffrent avec des paroles, pourquoi le di-
i jicnt-ils avec des cris , si ce n'est quand la douleur est trop vive
pour que la jKirole puisse l'exprimer? S'ils continuent alors à pleu-
rer, c'est la faute des gens qui sont autour d'eux. Dès qu'une fois
Kinile aura dit , J'ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour
le forcer de pleurer.
Si l'enfant est délicat , sensible , que naturellement il se mette à
crier pour rien , en rendant ces cris inutiles et sans effet j'en taris
bientôt la source. Tant qu'il pleure , je ne vais point à lui ; j'y cour»
sitôt qu'il s'est tu. Bientôt sa manière de m'appeler sera de se
taire , ou tout au plus de jeter un seul cri. C'est par l'effet sensible
des signes que les enfants jugent de leur sens; il n'y a point d'au-
tre convention pour eux : quelque mal qu'un enfant se fasse, il est
très-rare qu'il pleure quand il est seul , à moins qu'il n'ait l'espoir
d'être entendu.
S'il tombe , s'il se fait une bosse à la tète, s'il saigne du nez ,
il se cou |)e les doigts , au lieu de ra'emprcsser autour de lui
un air alarmé, je resterai tranquille , au moins pour un peu de
temps. Le mal est fait, c'est une nécessité qu'il l'endure; tout
mon empressement ne servirait qu'à l'effrayer davantage et aug-
menter sa sensibilité. Au fond , c'est moins le coup que la crainte
qui tourmente , quand on s'est blessé. Je lui épargnerai du moins
cette dernière angoisse; car trcs-sûrement il jugera de son mal
à8 EMILE.
comme il verra que j'en juge : s'il me voit accourir avec inquié-
tude , le consoler, le i)laindre , il s'estimera perdu : s'il me voit
garder mon sang-froid , il reprendra bientôt le sien , et croira le
mal guéri quand il ne le sentira plus. C'est à cet âge qu'on prend
les premières leçons de courage , et que , souffrant sans effroi de
légères douleurs , on apprend par degrés à supporter les grandes.
Loin d'être attentif à éviter qu'Emile ne se blesse , je serais fort
fâché qu'il ne se blessât jamais, et qu'il grandit sans connaître
la douleur. Souffrir est la première chose qu'il doit apprendre ,
et celle qu'il aura le plus grand besoin de sfivoir. Il semble que
les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces impor-
tantes leçons sans danger. Si l'enfant tombe de son haut, il ne
se cassera pas la jambe ; s'il se frappe avec un bâton , il ne se
cassera pas le bras ; s'il saisit un fer tranchant , il ne serrera
guère , et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu'on
ait jamais vu d'enfant en liberté se tuer, s'estropier, ni se
faire un mal considérable , à moins qu'on ne l'ait indiscrètement
exposé sur des lieux élevés , ou seul autour du feu , ou qu'on n'ait
laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces
magasins de machines qu'on rassemble autour d'un enfant pour
l'armer de toutes pièces contre la douleur, jusqu'à ce que , devenu
grand, il reste à sa merci, sans courage et sans expérience, qu'il
se croie mort à la première piqûre , et s'évanouisse en voyant ia
première goutte de son sang?
i Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d'appren-
dre aux enfants ce qu'ils apprendraient beaucouj) mieux d'eux-
mêmes, et d'oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner.
Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu'on prend pour leur aji-
prcndre à marcher, comme si l'on en avait vu quelqu'un (}ui , pai-
la négligence de sa nourrice , ne sût pas marcher étant grand î'
r.ombien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie.
parce qu'on leur a mal appris à marcher !
Emile n'aura ni bourrelets, ni paniers roulants, ni chariots, m
lisières ; ou du moins, dès qu'il commencera de savoir mettre un
pied devant l'autre, on ne le soutiendra (pie sur les lieux pavés ,
i>t l'on ne fera qu'y passer en hâte '. Au lieu de le laisser croupir
' Il n'y a rien de plus ritticulect de plus mal nssiui! ((uc la di'marche dt-
Stnis (iii"oii a trop niciit^spar la lisiiTc ('tant petits; cVst encore ici une dr
ces observations triviales il force d'être justes , ci <|iii sont juste» en plii«
d'un sens.
p
LIVRE 11. 59
dans faîr usé d'une chambre , qu'on le mène journellement au
milieu d'un pré. I^ , qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent
fois le jour , tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le
bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève
aura souvent des contusions ; en revanche , il sera toujours gai :
si les vôtres en ont moins , ils sont toujours contrariés , toujours
'^nrhainés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins nécessaire ;
«Vsl celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-mêmes , ils ont
un besoin moins fréquent de recourir à autrui. Avec leur force se
développe la connaissance qui les met en état de la diriger. C'est
à ce second degré que commence proprement la vie de l'individu ,
c'est alors qu'il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend
le sentiment de l'identité sur tous les moments de son existence ;
il devient véritablement un, le même, et par conséquent déjà
capable de bonheur ou de misère. II importe donc de commencer
à le considérer ici comme un être moral.
Quoiqu'on assigne à peu près le plus long tenue de la vie hu-
maine et les probabilités qu'on a d'approcher de ce terme à chaque
âge , rien n'est plus incertain que la durée de la vie de chaque
homme en particulier; très-peu parviennent à ce plus long ter-
me. Les plus grands risques de la vie sont dans son commence-
ment ; moins on a vécu, moins on doit espérer de vivre. Des en-
fants qui naissent, la moitié, tout auplus, parvient à l'adolescence,
et il est probable que votre élève n'atteindra pas l'âge d'homme.
Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie
le présent à un avenir incertain , qui charge un enfant de chaînes
de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui
préparer au loin je ne sais quel prétendu Iwnheurdont il est à croire
qu'il ne jouira jamais ? Quand je supposerais cette éducation rai-
sonaible d-ins son objet, comment voir, sans indignation, de
pauvroj infortunés soumis à un joug insupportable , et condamné»
à des travaux continuels comme des galériens, sans être assure
c|ae tant de soins leur seront jamais utiles? L'âge de )a gaieté se
passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de
l'esclavage. On tourmente le malheureux , pour son bien ; et l'on
ne voit pas la mort qu'on appelle, et qui va le saisir au milieu de
tf triste appareil. Qui sait combien d'enfants périssent virtinlcs de
iVxtravaganle sagesse d'un père ou d'un maître? Heureux d'é-
Bft F.MILi;.
ohappcr à sa cruauté, le seul avantage qu'ils tirent des maut
qu'il leur a fait souffrir , est de mourir sans regretter la vie , dont
ils n'ont connu que les tourments.
Hommes , soyez humains , c'est votre premier devoir : soyez-
le pour tous les états , pour tous les cages , pour tout ce qui n'est
pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors
de l'humanité? Aimez l'enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs ,
son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet
Age où le rire est toujours sur les lèvres , et où l'àmc est toujours
en paix? Pourquoi voulez-vous ôleràces petits innocents la jouis-
sance d'un temps si court qui leur échappe , et d'un bien si précieux
dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir d'amer-
tume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne revien-
dront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ? Pè-
res , savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous
préparez pas des regrets en leur otant le peu d'instants que la na-
ture leur donne: aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être,
faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les
appelle , ils ne meurent point sans avoir goûté la vie.
Que de voix vont s'élever contre moi! J'entends de loin les
clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment
hors de nous, qui compte toujours le présent pour rien, et, pour-
suivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure qu'on avance, à
force de nous transporter où nous ne sommes pas, nous transporte
où nous ne serons jamais.
C'est , me répondez-vous , le temps de corriger les mauvaises
inclinations de l'homme ; c'est dans l'âge de l'enfance , où les pei-
nes sont le moins sensibles , qu'il faut les multiplier, pour les épar-
gner dans l'âge de raison. Mais qui vous dit q\ie tout cet arrange-
ment est à votre disposition, et que toutes ces belles instructions
dont vous accablez le faible esprit d'un enfant ne lui seront pas
un jour plus pernicieuses qu'utiles ? Qui vous assure que vous
épargnez quelque chose jwr les chagrins que vous lui prodiguez?
Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son état n'en com-
porte , sans être sûr que ces maux présents sont à la décharge de
l'avenir ? et comment me prouverez-vous que ces mauvais pen-
chants dont vous prétendez le guérir ne lui viennent pas de vos.j
soins mal entendus , bien plus que de la n.iture ? Malheureuse pré-1
voyance.qui rend un être actuellement misérable, sur l'esiwir bienl
LiVRt 11. 61
ou mal fondé tle le rendre beureux un joar ! Que si ces raisonneurâ
vulgaires confondent la licence avec la liberté , et l'enfant qu'on
rend heureux avec l'enfant qu'on gâte , apprenons-leur à les dis-
tinguer.
Pour ne point courir après des chimères, n'oublions pas ce
i|ui convient à notre condition. L'humanité a sa place dans l'ordre
des choses ; l'enfance a la sienne dans l'ordre de la vie humaine :
il faut considérer l'homme dans l'homme, et l'enfant dans l'en-
fant. Assigner à chacun sa place et l'y fixer , ordonner les pas-
sions humaines selon la constitution de l'homme , est tout ce que
nous pouvons faire pour son bien-être. Le reste dé[>end de causes
étrangères qui ne sont point en notre pouvoir.
Nous ne savons ce que c'est que bonheur ou malheur absolu.
Tout est mêlé dans cette vie ; on n'y goûte aucun sentiment pur ,
on n'y reste pas deux moments dans le même état. Les affections
de nos âmes , ainsi que les modifications de nos corps , sont dans
un flux continuel. Le bien et le mal nous sont communs à tous ,
mais en différentes mesures. Le plus heureux est celui qui souf-
fre le moins de peines; le plus misérable est celui qui sent le moins
de plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances : voilà
la différence commune à tous. La félicité de l'homme ici-bas
n'est donc qu'un état négatif; on doit la mesurer par la moindre
quantité des maux qu'il souffre.
Tout sentiment de peine est inséparable du désir de s'en déli-
r; toute idée de plaisir est inséparable du désir d'en jouir :
lout désir suppose privation , et toutes les privations qu'on sent
sont pénibles ; c'est donc dans la disproportion de nos désirs et de
nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les
facultés égaleraient les désirs serait un être absolument malheu-
reux.
En quoi donc consiste la sagesse humaine, ou la roule du vrai
bonheur.' Ce n'est pas précisément à diminuer nos désirs; car
s'ils étaient au-dessus de notre puissance , une prirtie de nos fa-
ealtés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être :
ce n'est pas non plus à étendre nos facultés ; car si nos désirs s'é-
tendaient à la fois en plus grand rapport, nous n'en deviendrions
que plus misérables: mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur
les facultés, et« mettre en égalité p^irfaite la puissance et la vo-
lonté. C'est alors seulement que toutes les forces étant en action.
M EMILE.
l'àme cependant restera paisible, et que l'homme se trouvera bien
ordonné.
C'est ainsi que la nature , qui fait tout pour le mieux , l'a d'abord
institué. Elle ne lui donne immédiatement que les désirs nécessai-
les à sa conservation , et les facultés suffisantes pour les satis-
faire. Elle a mis toutes les autres comme on réserve au fond de
son âme, pour s'y développer au besoin. Ce n'est que dans cet étal
primitif que l'équilibre du pouvoir et du désir se rencontre, el
que rhomme n'est pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuel-
les se mettent en action , l'imagination , la plus active de toutes ,
s'éveille et les devance. C'est l'imagination qui étend pour nous la
mesure des possibles , soit en bien , soit en mal , et qui , par con-
séquent , excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire.
Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite
qu'on ne peut le poursuivre ; quand on croit l'atteindre , il se
transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le
pays déjà parcouru , nous le comptons pour rien ; celui qui
reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise
sans arriver au terme; et plus nous gagnons sur la jouissance .
plus le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire , plus l'homme est resté près de sa condition na-
turelle , plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite ,
et moins, par conséquent , il est éloigné d'être heureux. Il n'est
jamais moins misérable que quand il parait dépourvu de tout ; car
la itiisèrene consiste pas dans la privation des choses , mais dans
le besoin qui s'en fait sentir.
Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini : ne
pouvant élargir l'un , rétrécissons l'autre; car c'est de leur seule
différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vrai- i
mont malheureux. Oloz la force , la santé , lobon témoignage de î
soi , tous les biens do cette vie sont dans l'opinion ; otez les dou-
leurs du corps elles remords de la conscience, tous nos maux
sont imaginaires. Ce principe est commun, dira-t-on ; j'en vou-
viens : mais l'application pratique n'en est pas commune ; cl r r>t
uniquement de la pratique qu'il s'agit ici.
Quand on dit (pie l'homme est faible, que veut-on dire? Ce mot
de faiblesse indique uii rapport , un rapport de l'être auquel on '
rap|)lique. Celui dont la force passe les besoins .■fùt-ilun insecle,
un ver, est un être fort : celui dont les besoins passent la force ,
LIVRE II. 63
fùt-il un t-léphant , un lion ; fût-il un conqu«rant , un héros ; fût-
B un dieu , c'est un être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa
nature était plus faible que l'heureux mortel qui \H en paix selon
la sienne. L'homme est très-fort quand il se contente d'être ce
qu'il est ; il est très-faible quand il veut s'élever au-dessas de Ihu-
manité. N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos facul-
tés vous étendez vos forces; vous les diminuez , au contraire, si
votre orgueil s'éteud plus qu'elles. Mesurons le rayon de notre
sphère , et restons au centre comme l'insecte au milieu de sa toile :
nous nous suffirons toujours à nous-mêmes , et nous n'aurons
point à nous plaindre de notre faiblesse ; car nous ne la sentirons
jamais.
Tous les animaux ont exactement les facultés nécessaires pour
se conserver : l'homme seul en a de superflues. N'est-il pas bien
étrange que ce superflu soit l'instrument de sa misère? Dans tout
pays les bras d'un homme valent plus que sa subsistance. S'il était
assez sage pour compter ce surplus pour rien , il aurait toujours
le nécessaire , parc* qu'il n'aurait jamais rien de trop. Les grands
besoins , disait Favorin , naissent des grands biens ; et souvent le
meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de
s'ôlcr celles qu'on a '. C'est à force de nous travailler pour
augmenter notre bonheur que nous le changeons en misère. Tout
homme qui ne voudrait que vivre vivrait heureux ; par consé-
quent il vivrait bon ; car où serait pour lui l'avantage d'être mé-
chant ?
.Si nous étions immortels, nous serions des êtres très-misérables.
Il est dur de mourir , sans doute; mais il est doux d'espérer
qu'on ne vivra pas toujours , et qu'une meilleure vie linira les pei-
nes de celle-ci. Si l'on nous offrait Timmorlalité sur la terre, qui
est-ce * qui voudrait accepter ce triste présent ? Quelle ressource,
quel espoir, quelle consolation nous resterait-il contre les rigueurs
du sort et contre les injustices des hommes ? L'ignorant, qui ne
prévoit rien ,sont peu le prix de la vie , et craint jwu de la per-
dre ; l'homme éclairé voit des biens d'un plus grand prix, qu'il
préfère à celui-là. Il n'y a que le demi-savoir et la fausse sagesse
qui , prolongeant nos vues jusqu'à la mort, et pas au delà , en
•u\ les lioiiinu^
. lih. II , cap. 8.
jue j(? |i;irir ici (]«■* li<imnies qui réflérhiMeiit , et non |>a5
iiinit^.
64 EMILE.
font pour nous le pire des maux. La nécessité de mourir n'est a
l'homme sage qu'une raison pour supporter les peines de la vie.
Si l'on n'était pas sûr de la perdre une fois, elle coûterait trop à
conserver.
Nos maux moraux sont tous dans l'opinion , hors un seul , qui
est le crime ; et celui-là dépend de nous : nos maux physiques
se détruisent ou nous détruisent. Le temps ou la mort sont nos
remèdes : mais nous souffrons d'autant plus que nous savons
moins souffrir; et nous nous donnons plus de tourment pour gué-
rir nos maladies , que nous n'en aurions à les supporter. Vis selon
la nature, sois patient, et chasse les médecins , tu n'éviteras pas
la mort , mais tu ne la sentiras qu'une fois ; tandis qu'ils la por-
tent chaque jour dans Ion imagination troublée, et que leur art
mensonger , au lieu de prolonger tes jours , t'en ôte la jouissance.
Je demanderai toujours quel vrai bien cet artafait aux hommes.
Quelques-uns de ceux qu'il guérit mourraient , il est vrai ; mais
des millions qu'il tue resteraient en vie. Homme sensé, ne mets
point à cette loterie, où trop de chances sont contre toi. Souffre ,
meurs, ou guéris : mais surtout vis jusqu'à ta dernière heure.
Tout n'est que folie et contradiction dans les institutions hu-
maines. Nous nous inquiétons plus de notre vie à mesure qu'elle
perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes
gens ; ils ne veulent pas perdre les apprétsqu'il ont faits pour en
jouir; à soixante ans , il est bien cruel de mourir avant d'avoir
commencé de vivre. On croit quel'hommea un vif amour pour sa
conservation, et cela est vrai ; mais on ne voit pas que cet amour,
tel que nous le sentons , est en grande partie l'ouvrage des hom-
mes. Naturellement l'homme ne s'inquiète pour se conserver
qu'autant que les moyens en sont en son pouvoir ; sitôt que ces
moyens lui échappent , il se tranquillise , et meurt sans se tour-
menter inutilement. La première loi de la résignation nous vient
de la nature. Les sauvages, ainsi que les bétcs, se débattent fort
peu contre la mort , et l'endurent presque sans se plaindre. Celle
loi détruite , il s'en forme une autre qui vient de la raison ; mais
peu savent l'en tirer , et celte résignation factice n'est jamais aussi
pleine et entière que la première.
La prévoyance ! La prévoyance qui nous porte sans cesse au
delà de nous , et souvent nous place où nous n'arriverons point ,
voilà la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie à un
LlVKt: II. 65
elre aussi passager que l'homme de regarder toujoursauloiu dans
un avenir qui vienl si rarement , et de négliger le présent dont il
est sur ! manie d'autant plus funeste qu'elle augmente incessam-
ment avec l'âge , et que les vieillards , toujours défiants , pré-
voyants , avares, aiment mieux se refuser aujourd'hui le néces-
saire , que de manquer du superflu dans cent ans. Ainsi nous te-
nons à tout , nous nous accrochons à tout ; les temps , les lieux ,
les hommes, ks choses, tout ce qui est , tout ce qui sera, im-
porte à chacun de nous : notre individu n'est plus que la moindre
partie de nous-mêmes. Chacun s'étend , pour ainsi dire , sur l.i
terre entière , et devient sensible sur toute c^tte grande surface.
Hst-il étonnant que nos maux se multiplient dans tous les points
par où l'on peut nous blesser ? Que de princes se désolent pour
la perte d'un paysqu'ils n'ont jamais vu ! Qucdc marchands il suf-
fit de toucher aux Indes , pour les faire crier à Paris !
Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin d'eux-mêmes ?
tst-cc elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres ,
et quelquefois l'apprenne le dernier ; en sorte que tel est mort
heureux ou misérable , sans en avoir jamais rien su? Je vois un
homme frais , gai , vigoureux , bien portant ; sa présence inspire
la joie ; ses yeux annoncent le contentement , le bien-être ; il
porte avec lui l'image du bonheur. Vient une lettre de la poste ;
l'homme heureux la regarde ; elle est à son adresse , il l'ouvre , il
la lit. A l'instant son air change; il pâlit, il tombe en défaillance.
Revenu à lui , il pleure , il s'agite , il gémit , il s'arrache les che-
veux, il fait retentir l'air de ses cris , il semble attaque d'affreu-
ses convulsions. Insensé! quel mal t'adoiic fait ce papier? quel
membre t'a-t-il ôté ? quel crime t'a-t-il fait commettre ? enBn qa'a-
l-ilchangé dans toi-même pour te mettre dans l'état où je te vois ?
Que la lettre se fut égarée , qu'une main charitable l'eut jetée
.111 feu , le sort de ce mortel , heureux et malheureux à la fois ,
eut été , ce me semble , un étrange problème. Son malheur, di-
rez-vous, était réel. Fort bien , mais il ne le sentait pas. Où était-
il donc? Son bonheur était imaginaire. J'entends; la santé, la
gaieté , le bien-être , le contentement d'esprit , ne sont plus que
des visions. Nous n'existons plus où nous sommes, nous n'existons
qu'où nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir une si grande
|H«ur de la mort , (tourvu que ce en quoi nous vivons reste ?
0 homme ! resserre ton existence au dedans de toi , et lu ne
m EMILE.
seras plus miséi-able. Reste à la place que la nature t'assigne dans
la chaîne des êtres , rien ne t'en pourra faire sortir ; ne regimbe
point contre la dure loi de la nécessité, et n'épuise pas, à vou-
loir lui résister, des forces que le ciel ne t'a point données poi;r
étendre ou prolonger ton existence , mais seulement pour la con-
server comme il lui plait et autant qu'il lui plait. Ta liberté , ton
pouvoir, ne s'étendent qu'aussi loin quêtes forces naturelles,
et pas au delà; tout le reste n'est qu'esclavage, illusion, près
tige. La domination même est servile , quand elle tient à l'opinion ;
car tu déi)ens des préjugés de ceux que tu gouvernes par les pré-
jugés. Pour les conduire comme il te plait, il faut te conduire comme
il leur plait. Ils n'ont qu'à changer de manière de penser, il fau-
dra bien par force que tu changes de manière d'agir. Ceux qui
l'approchent n'ont qu'à savoir gouverner les opinions du peuple
(jue tu dois gouverner, ou des favoris qui le gouvernent, ou
celles de ta famille, ou les tiennes propres : ces vizirs, ces courti-
sans , ces prêtres , ces soldats , ces valets , ces caillettes , et jus-
qu'à des enfants, (luand lu serais un Thémislocle en génie",
vont te mener comme un enfant toi-même au milieu de tes lé-
gions. Tu as beau faire: jamais ton autorité réelle n'ira plus loin
(|ue les facultés réelles. Sitôt qu'il faut voir par les yeux des au-
tres , il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples sont mes su-
jets, dis-tu fièrement. Soit. Mais toi qu'es-tu? le sujet de tes
ministres. Et tes ministres à leur tour que sont-ils? les sujets de
leurs commis, de leurs maîtresses, les valets de leurs valets,
l'renez tout, usurpez tout, et puis versez l'argent à pleines mains ;
dressez des batteries de canon ; élevez des gibets, des roues; don-
nez des lois, des édits; multipliez les espions, les soldats, les bour
reaux , les prisons , les chaînes : pauvres petits hommes , de quoi
vous sert tout cela ? vous n'en serez ni mieux servis, ni moins vo-
lés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours : Nous
voulons ; et vous ferez toujours ce que voudront les autres.
Le seul tpii fait sa volonté est celui qui n'a pas besoin, pour la
faire, de mettre les bras d'un autre au bout des siens : «l'oii il
• Ce, petit garrun que vous voyez Ih . disait Ttu'mistixie \ ses .unis , est
l'arbitre «le la (înVo; car il gouverne sa mire . si iiurc me gouverne . j«'
gouverne le.s Athtnieiis.rt les Alliéiiieiis gouvernent les (.recs. tlli! ijucb
petits condncItMiis on Imuvprait souvent aux pins grands empires, bi du
prince on descendait par degrés jusipi h la première main qui donne le
branle en soeret !
LIVRE II. 87
suit que ie premier de tous les biens n'est i>as l'aulorilé , mais la
liberté. L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il |)eut, el
fait ce qu'il lui plait. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s'agit
que de l'appliquer à l'enfance, et toutes les règles de l'éducation
\ ont en découler.
La société a fait l'homme plus faible, non-seulement eu lui
«tant le droit qu'il avait sur ses propres forces , mais surtout en
les lui rendant insuffisantes. Voilà iKturquoi ses désirs se multi-
plient avec sa faiblesse ; et voilà ce qui fait celle de l'enfance ,
comparée à l'âge d'homme. Si l'homme est un être fort , et si
l'enfant est un être faible , ce n'est pas parce que le premier a
plus de force absolue que le second ; mais c'est parce que le pre-
mier peut naturellement se suffire à lui-même , et que l'autre ne
l«' peut. L'homme doit donc avoir plus de volontés, et l'enfant
plus (le fantaisies ; mot par lequel j'entends tous les désirs qui
ne sont pas de vrais besoins , et qu'on ne peut contenter qu'avec
le secours d'autrui.
J'ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit*
|)ar l'attachement des pères el des mères : mais cet attachement
|)cut avoir son excès, son défaut , ses abus. Des parents qui vi
vent dans l'état civil y transportent leur enfant avant l'âge. En
lui donnant plus de besoins qu'il n'en a, ils ne soulagent pas sa
faiblesse , ils l'augmentent. Ils l'augmentent encore en exigeant de
lui ce que la nature n'exigeait pas, en soumettant à leurs volontés le
peu de force qu'il a pour servir les siennes , en changeant de part
ou d'autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa
faiblesse, et où les tient leur attachement.
L'homme sage sait rester à sa place ; mais l'enfant , qui ne connaît
pas la sienne, ne saurait s'y maintenir. Il a j)armi nous mille is-
sues pour en sortir ; c'est à ceux qui le gouvernent à l'y retenir, el
celte tache n'est pas facile. Il ne doit cire ni bêle ni homme,
mais enfant ; il faut qu'il sente sa faiblesse , el non qu'il en souffre ;
il faut qu'il dépende , el mn qu'il obéisse; il faut qu'il demande, et
non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de se>
besoins, et parce qu'ils voient mieux qup.lui ce qui lui est utile ;
ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. N»il n'a droit .
pas même le père, de commander à l'enfant rr qui ne lui est bon
à rien.
.\vanl que les préjugés et les institutions humantes aient allérv
68 liMlLE.
nos penchants naturels , le bonheur des enfants ainsi que dos
hommes consiste dans l'usage de leur liberté ; mais cette liberté
dans les premiers est bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce
qu'il veut est heureux, s'il se suffit à lui-même ; c'est le cas de
l'homme vivant dans l'état de nature. Quiconque fait ce qu'il veut
n'est pas heureux , si ses besoins passent ses forces ; c'est le cas
de l'enfant dans le même état. Les enfants ne jouissent même
dans l'état de nature que d'une liberté imparfaite , semblable à
celle dont jouissent les hommes dans l'état civil. Chacun de nous ,
ne pouvant plus se passer des autres, redevient à cet égard faible
et misérable. Nous étions faits pour être hommes; les lois et la
société nous ont replongés dans l'enfance. Les riches, les grands,
les rois , sont tous des enfants qui , voyant qu'on s'empresse à
soulager leur misère , tirent de cela même une vanité puérile , et
sont tout fiers des soins qu'on ne leur rendrait pas s'ils étaient
hommes faits.
^ Ces considérations sont importantes, et servent à résoudre
toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes
de dépendances : celle des choses, qui est de la nature j celle dos
hommes , qui est de la société. La dépendance des choses , n'ayant
aucune moralité , ne nuit point à la liberté , et n'engendre point
de vices : la dépendance des hommes étant désordonnée • les
engendre tous , et c'est par elle que le maître et l'esclave se dé-
pravent mutuellement. S'il y a quelque moyen do remédier à ce
mal dans ia société , c'est de substituer la loi à l'homme , et d'ar-
mer les volontés générales d'une foree réelle , supérieure à l'ac-
tion de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient
avoir, comme celles de la nature , une inflexibilité que jamais au-
cune force humaine ne pût vaincre , la dépendance des hommes re-
deviendrait alors celle des choses ; on réunirait dans la république
tous les avantages de l'état naturel à ceux de l'clat civil ; on
joindrait à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices, la
moralité qui l'élève à la vertu.
Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses, vous
aurez suivi l'ordre de l;i^aljire dans le progrès de son éduc^ilion.
N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physi-
ques ou des punitions qui naissent des actions mêmes , et (|u'il se
' Dans mes Principes du droit poliliquf, il est dt'iiiontré t|uc nulle vo-
lonté parliculiùrc ne peut être ordoiuiêc dans le syslçnic sociaii
LIVRE II. ftO
rappelle dans l'occasion : sans lui défendre de mal faire, il suffit
de l'en empêcher. L'expérience ou l'impuissance doivent seules
lui tenir lieu de loi. N'accordez rien à ses désirs parce qu'il le de-
mande , mais parce qu'il en a besoin. Qu'il ne sache ce que c'est
qu'obéissance quand il agit , ni ce que c'est qu'empire quand on
agit pour lui. Qu'il sente également sa liberté dans ses actions
et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque , autant
précisément qu'il en a besoin pour être libre et non pas impé •
rieux : qu'en recevant vos services avec une sorte d'humiliation,
il aspire au moment où il pourra s'en passer, et où il aura l'hon
neur de se servir lui-même.
La nature a pour fortifier le corps et le faire croître des moyens
qu'on ne doit jamais contrarier. 11 ne faut point contraindre un
enfant de rester quand il veut aller, ni d'aller quand il veut rester
en place. Quand la volonté des enfants n'est point gâtée par notre
faute , ils ne veulent rien inutilement. Il faut qu'ils sautent , qu'ils
courent, qu'ils crient, quand ils en ont envie. Tous leurs mouve-
ments sont des besoins de leur constitution, qui cherche à se for-
tifier; mais on doit se défier de ce qu'ils désirent sans le pouvoir
faire eux-mêmes, et que d'autres sont obligés de faire pour eux.
Alors il faut distinguer avec soin le vrai besoin , le besoin natu-
rel, du besoin de fantaisie qui commence à naitre, ou de celui
qui ne vient que de la surabondance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfant i)leure pour
avoir ceci ou cela. J'ajouterai seulement que dès qu'il peut de-
mander en parlant ce qu'il désire, et que pour l'obtenir plus vile,
ou pour vaincre un refus, il appuie de pleurs sa demande, elle lui
doit être irrévocablement refusée. Si le besoin l'a fait parler, vous
devez le savoir, et faire aussitôt ce qu'il demande ; mais céder
quelque chose à ses larmes, c'est l'exciter à en verser, c'est lui ap-
prendre à douter de votre bonne volonté , et à croire que l'impor-
tunité peut plus sur vous que la bienveillance. S'il ne vous croit
pas bon , bientôt il sera méchant; s'il vous croit faible, il sera
bientôt opiniâtre : il imjwrte d'accorder toujours au premier signe
ce qu'on ne veut pas refuser. Ne soyez point prodigue en refus,
mai» ne les révoquez jamais.
Gardez-vous surtout de donner à l'enfant de vaines formules
de politesse , qui lui servent au besoin de paroles magiques |)our
I mettre à ses volontés tout ce qui l'entoure , et obtenir à Tins-
70 ÉMILK.
tant ce qu'il lui plail. Dans l'éducation façonnière des riches on ne
manque jamais de les rendre poliment impérieux , en leur pres-
crivant les termes dont ils doivent se servir pour que personne
n'ose leur i-ésister : leurs enfants n'ont ni ton ni tours suppliants-
ils sont aussi arrogants, même plus, quand ils prient, que quand
ils commandent, comme étant bien plus siirs d'être obéis. On voit
(l'abord que s'il vous plaît signifie dans leur bouche il me plait,
et que je vous prie signifie je vous ordonne. Admirable politesse ,
qui n'aboutit pour eux qu'à changer le sens des mots, et à ne
pouvoir jamais parler autrement qu'avec ennpire ! Quant à moi ,
qui crains moins qu'Emile ne soit grossier qu'arrogant , j'aime
beaucoup mieux qu'il dise en priant faites cela , qu'en comman-
dant je vous prie. Ce n'est pas le terme dont il se sert qui m'im-
porte , mais bien l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur et un excès d'indulgence , tous deux
également à éviter. Si vous laissez pàtir les enfants, vous exposez
leur santé , leur vie ; vous les rendez actuellement misérables : si
vous leur épargnez avec trop de soin toute espèce de mal-étre ,
vous leur préparez de grandes misères , vous les rendez délicats,
sensibles ; vous les sortez de leur état d'hommes , dans lequel ils
rentreront un jour malgré vous. Pour ne les pas exposer à quel-
ques maux de la nature , vous êtes l'artisan de ceux qu'elle ne
leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces
mauvais pères auxquels je reprochais de sacrifier le bonheur des
enfants à la considération d'un temps éloigné qui peut ne jamais
être.
Non pas : car la liberté (jue je donne à mon élève le dédommage
amplement des légères incommodités auxquelles je le laisse exposé,
le vois de petits polissons jouer sur la neige , violets , transis , cl
|>ouvant a peuie remuer les doigts. Il ne tient qu'à eux de s'aller
iliaunVr, ils n'en font rien ; si on les y forçait , ils sentiraient cent
lois plus les rigueurs de la contrainte qu'ils ne sentent celles du
froid. De quoi donc vous plaignez-vous? Ilendrai-je votre enfant
tnisérable en ne l'exposant qu'aux incommodités qu'il veut bien
souffrir? Je fais son men lians iC moment présent, en le laissant
libre ; je fais son bien dans l'avenir, en l'armant contre les mau.\
qu'il doit supporter. S'il avait le choix d'être mon élève on \f vn
tre , pensez-vous qu'il balançât un instant ?
, Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour autnii cire
I
m LIVRE II. 71
hors de sa constitution ? et n'est-ce pas sortir l'honnme de sa cons-
titution , que de vouloir l'exempter également de tous les maux
de son espèce ? Oui , je le soutiens : pour sentir les grands biens .
il faut qu'il connaisse les petits maux ; telle est sa nature. Si K
physique va trop bien, le moral se corrompt. L'homme qui n<
t'onnaitrait pas la douleur ne connaîtrait ni l'altendrissemenl de
l'humanité , ni la douceur de la commisération ; son cœur ne se-
rait ému de rien , il ne serait pas sociable , il serait un monstri'
[Kirmi ses semblables.
Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant
'iMM-rable? C'est de l'accoutumer à tout obtenir ; car, ses d.'-sirs
i^sant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou lanl
iipuissancc vous forcera malgré vous d'en venir au refus ; et ci'
is inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation
mOmo de ce qu'il désire. D'abonl il voudra la cinne que vous lo-
uer. ; bientôt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l'oiseau qui
vole; il voudra l'étoile qu'd voit briller; il voudra tout ce qu'il
verra : à moins ifélre Dieu, comment le oonlonterez-vous?
f.Vsl mie (lis|)osition naturelle à l'homme de regarder comiii.'
sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce s«mis, le principe de Ilob
bes est vrai jusqu'à certain point : multipliez avec nos désirs les
moyens de les satisfaire , Chacun se fera le maître de tout. L'en-
fant donc qui n'a qu'à vouloir pour obtenir se croit le proprié-
taire de l'univers; il regarde tous les hommes comme ses escla-
ves : et (piand enlin Ton est forcé de lui refuser quelque chose ;
lui , croyant tout |>ossihIe quand il commande , prend ce refii*
IKiur un acte de rébellion ; toutes les rais<Mis qu'on lui donne dan^
un âge incapable de raisonnement ne sont à son gré que des pré-
levtes; il voit partout de la mauvaise volonté : le sentiment d'une
injustice prétendue aigrissant son naturel , il prend tout le mondc
■•!i haine , et, sans jamais siMiir L-ré di- !i <<>m|»| li-itncc , il sin-
-lie de toute opposition.
Comment concevrais-je qu'un eiit.int anoi doiuiiii'par iaïuivrc
lévoré des passions les plus irascibles, puisse jamais être heu
reux? Heureux, lui ! c'est un despote; c'est à la fois le plus vil
des esclaves et la plus misérable des créatures. J'ai vu des enfants
élevés de cette manière , qui voulaient qu'on renversât la maison
d'un coup d'épaule , qu'on leur donnât le coq qu'ils voyaient sur
Xtn clocher, qu'on arrùlut un résçînienl <*n marche, pour entendre
n EMILE.
les tambours plus longtemps ; et qui perçaient l'air de leurs cris ,
sans vouloir écouter personne, aussitôt qu'on tardait à leur
obéir. Tout s'empressait vainement à leur complaire; leurs dé-
sirs s'irritant par la facilité d'obtenir, ils s'obstinaient aux choses
impossibles , et ne trouvaient partout que contradictions , qu'obs-
tacles , que peines , que douleurs. Toujours grondants , toujours
mutins , toujours furieux , ils passaient les jours à crier, à se
plaindre : étaient-ce là des êtres bien fortunés? La faiblesse et la
domination réunies n'engendrent que folie et misère. De deux
enfan'.s gâtés , l'un bat la table , et l'autre fait fouetter la mer : ils
auront bien à ibuetter et à battre avant de vivre contents.
Si ces idées d'empire et de tyrannie les rendent misérables dès
'leur enfance , que sera-ce quand ils grandiront, et que leurs rela-
tions avec les autres hommes commenceront à s'étendre et se
multiplier? Accoutumés à voir tout fléchir devant eux, quelle sur-
prise, en entrant dans le monde , de sentir que tout leur résiste ,
et de se trouver écrasés du poids de cet univers qu'ils pensaient
mouvoir à leur gré! Leurs airs insolents, leur puérile vanité , ne
leur attirent que mortifications , dédains , railleries; ils boivent
les affronts comme l'eau : de cruelles épreuves leur apprennent
bientôt qu'ils ne connaissent ni leur état ni leurs forces ; ne pou-
vant tout , ils croient ne rien pouvoir. Tant d'obstacles inaccou-
tumés les rebutent , tant de mépris les avilissent : ils deviennent
lâches, craintifs, rampants, et retombent autant au-dessous d'eux-
mêmes qu'ils s'étaient élevés au-dessus.
Revenons à la règle primitive. La nature a fait les enfants pou;
être aimés et secourus ; mais les a-t-clle faits pour cire obéis et
craints ? leur a-t-elle donné un air imposant, un œil sévère, une
voix rudeet menaçante, pour se faire redouter ? Je comprends que
le rugissement d'un lion épouvante les animaux , et qu'ils trem-
blent PU voyant sa terrible hure ; mais si jamais on vil un specta-
cle indécent, odieux, risible, c'est un c rps de magistrats , le
chef à la tête, en habit de cérémonie, prosternés devant un enfant
au maillot, qu'ils haranguent en termes pompeux , et qui crie et
bave pour toute réponse.
A considérer l'enfance en elle-même , y a-t-il au monde un être
plus faible, plus misérable , plus à la merci de tout ce qui l'envi-
ronne , qui ait si grand besoin de pitié , de soins, de prolcclion,
qu'un enfant? Ne semblc-t-il pas qu'il ne montre »me ligure si
LIVRE n. 73
douce et un air si touchant qxrafin que tout ce qui l'approche s'in-
téresse à sa faiblesse, et s'empresse à le secourir? Qu'y a-t-il
donc de plus choquant , de plus contraire à l'ofdre , que de voir
un enfant impérieux et mutin cnramander à tout ce qui l'entoure,
et prendre impudemment le ton de maître avec ceux qui n'onl
qu'à l'abandonner pour le faire périr?
D'autre part , qui ne voit que la faiblesse du premier âge en-
chaîne les erffanls de tant de manières, qu'il est barbare d'ajouter à
cet assujettissement celui de nos caprices, en leur ôtant une li-
berté si bornée , de laquelle ils peuvent si peu abuser , et dont il
est si peu utile à eux et à nous qu'on les prive? S'il n'y a point
d'objet si digne de risée qu'un enfant hautain , il n'y a point d'ob-
jet si digne de pitié qu'un enfant craintif. Puisque avec l'âge de •
raison commence la servitude civile , pourquoi la prévenir par la
servitude privée? Souffrons qu'un moment de la vie soit exempt
de ce joug que la nature ne nous a pas imposé , et laissons à l'en-
fance l'exercice de la liberté naturelle , qui l'éloigné au moins pour
un temps des vices que l'on contracte dans l'esclavage. Que ces
instituteurs sévères , que ces pères asservis à leurs enfants vien-
nent donc les uns et les autres avec leurs frivoles objections , et
qu'avant de vanter leurs méthodes ils apprennent une fois celle de
la nature.
Je reviens à la |)ralique. J'ai déjà dit que votre enfant nedoit rien
obtenir parce qu'il le demande , mais parce qu'il en a besoin ' , n\
rien faire par obéissance , mais seulement par nécessité : ainsi les
mots d'obéir et de commander seront proscrits de soji dictionnaire ,
encore plus ceux de devoir et d'obligation ; mais ceux de fore* ,
de nécessité , d'impuissance et de contrainte , y doivent tenir une
pande place. Avant l'âge de raison l'on ne saurait avoir aucune idée
&n êtres moraux ni des relations sociales ; il faut donc éviter ,
autant qu'il se peut , d'employer des mots qui les expriment , de
peur que l'enfant n'attache d'abord à ces mots de fausses idées
' On doit scnlir(|oe comme la peine est souvent une nécessité , le plaisir
Ot ({ueli|ueruis un licsoin. Il n'y a donc qu'un seul dc<>ir des enfants an-
<|iiel on ne dohre jamais complaire; c>st celui de sf. faii-e obéir. D'où il
Mil qne, data toalee qu'ils denundmt, c'est surtout au motif <|ui les
|Mirte il le iteBMndH qa'il faut faire attention. Accordez-leur, tant (]u'ii
ot poMlble. tout ce qui peut leur faire un plaisir réel ; refusez-lair toii-
Knrs ce «{u'iU ne demandent que i>3r fantaisie, ou (lOtir faire un acte d'au-
I (OTité.
noi M. — fMii.r.. 7
74 KMiLK
k;ii'oii 1)0 saura point ou qu'on ne pourra plus détruire. La pre-
mière fausse idée qui entre dans sa tète est en lui le germe de l'er-
reur et du vice; c'est à ce premier pas qu'il faut surtout faire at-
tention. Faites que tant qu'il nest frappé que des choses sensi-
bles , toutes ses idées s'arrêtent aux sensations ; faites que de
toutes parts il n'aperçoive autour de lui que le monde physique :
sans quoi soyez sûr qu'il ne vous écoutera point du tout , ou qu'il
se fera du monde moral , dont vous lui parlez , des notions fantas-
tiques que vous n'effacerez de la vie.
^- Raisonner avecles enfants était la grande maxime de Locke;
c'est la plus en vogue aujourd'hui : son succès ne me parait pour-
tant pas fort propre à la mettre en crédit; et pour moi je ne vois
rien de plus sot que ces enfants avec qui l'on a tant raisonné. Dp
toutes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est, pour ainsi
dire, qu'un composé de toutes les autres , est celle qui se déve-
loppe le plus difticilement et le plus tard ; et c'est de celle-là qu'on
veut se servir pour développer les premières! Le chef-d'œuvre
d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l'on
prétend élever un enfant par la raison! C'est commencer par la
(in , c'est vouloir faire l'instrument de l'ouvrage. Si les enfants en-
tendaient raison , ils nauraient pas besoin d'être élevés ; mais , en
leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'entendent point ,
on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on
leur dit , à se croire aussi sages que leurs maîtres , à devenir dispu-
teurs et mutins; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des mo-
tifs raisonnables, on ne l'obtient jamais que par ceux de convoi
tise, ou de crainte, ou de vanité, qu'on est toujours forcé ii'y
joindre;
Voici la formule h laquelle peuvent se réduire à peu près toutos
les leçons de morale qu'on fait et qu'on peut faire aux enfants.
I^ MAITRE.
Il ne faut pas faire rela.
i.'enfam'.
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela :•
l.F. M\lTni.
Parce qu« c'est mal fait.
I. t.NH.M.
Mal fait ! Qu'est-ce qui est mal fait.'
il
LIVRK fl. 75
LE MiiTRE.
<> qu'on vous défend.
l'enfaîht.
Miel mal y a-t-il h. (air^ rc qu'on me défend .■•
I.E MAÎTr.E.
'!i vous punit pour avoir désobéi.
l'enfant.
ferai en sorte qu'on n'en sache rieu .
LE MAÎTRE.
Il vous épiera,
me cacherai.
' )ii vous questionnera.
' mentirai.
11 ne faut pas mentir.
L'EKFAHt.
le maître,
l'ekfakt.
le maître.
l'enfant.
Pourquoi ne faulil pas mentir.'
le maîtrk.
irce que cest mal fait, etc.
■ .jilii lereicle inévitable. Sorle/.-en, l'enfant ne vous entend
I plus. Ne son -ce pas là des instructions fort utiles? Je serais bien
' ux de savoir ce qu'on |>otirrail mettre à l.i place de ce dia-
? Locke lui-même y eût à coup sur été fort embarrassé.
Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'hom-
me , n'est pas l'affaire d'un enfant.
La nature veut que les enfanl.> soient enfants avant que d'élre
hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre , nous produirons
des fruit» précoces qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne lar^
Ueront pas à se corrompre : nous aurons de jeunes docteurs et de
vjéux enfants. L'enfance a des manières de voir, de penser, de
Il , qui lui sont propres; rien n'est moins sensé que d'y vou-
>ubsliluer les noires; et j'aimerais autant exij^er qu'un en-
liinl eût cin(| pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet ,
; de quoi lui servirait la raison à cet à^e ? Elle est le frein de la
' force , et l'enfant n'a pas besoin de ce frein.
Kl) essayant de ))ersuader.i vos élevés ledevt*ii de robLi»».iiioc,
>
7B EMILE.
vous joignez à cette prétendue persuasion la force et les nit^na-
ces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc,
amorcés par l'intérêt ou contraints par la force , ils font semblant
d'être convaincus par la raison. Ils voient très-bien que l'obéis-
sance leur est avantageuse, et la rébellion nuisible , aussitôt que
vous vous apercevez de l'une ou de l'autre. Mais comme vous
n'exigez rien d'eux qui ne leur soit désagréable , et qu'il est tou-
jours pénible de faire les volontés d'aulrui, ils se cachent pour
faire les leurs , persuadés qu'ils font bien si l'on ignore leur dé-
sobéissance ; mais prêts à convenir qu'ils font mal s'ils sont dé- 1
couverts, de crainte d'un plus grand mal. La raison du devoir n'é- "
tant pas de leur âge, il n'y a homme au monde qui vint à bout de
la leur rendre vraiment sensible; mais la crainte du châtiment,
l'espoir du pardon, l'importunité , l'embarras de répondre, leur
arrachent tous les aveux qu'on exige; et l'on croit les avoir con-
vaincus , quand on ne les a qu'ennuyés ou intimidés.
Qu'arrive-t-il de là? Premièrement , qu'en leur imposant un de-
voir qu'ils ne sentent pas, vous les indisposez contre votre tyran-
nie, et les détournez de vous aimer; que vous leur apprenez à
devenir dissimulés , faux , menteurs , pour extorquer des récom- \
penses ou se dérober aux châtiments ; qu'entin , les accoutumant i
à couvrir toujours d'un motif apparent un motif secret, vous
leur donnez vous-même le moyen de vous abuser sans cesse , de
vous ôter la connaissance de leur vrai caractère , et de payer vous
et les autres de vaines paroles dans l'occasion. Les lois , direz-vous ,
quoique obligatoires pour la conscience , usent de même de con-
trainte avec les hommes faits. J'en conviens. Mais que sont ces
hommes, sinon des enfants gâtés par l'éducation? Voilà précisé-
ment ce qu'il faut prévenir. Employez la force avec les enfants,
et la raison avec les hommes ; tel est l'ordre naturel : le sage n'a
pas besoin de lois.
Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d'abord à sa place,
et tenez-l'y si bien qu'il ne tente plus d'en sortir. Alors , avant
»le savoir ce que c'est que sagesse , il en pratiquera la plus impor-
tante leçon. Ne lui commandez jamais rien , quoi que ce soit au
inonde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer qu«
vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. Qu'il sache seule-
ment qu'il est faible et que vous êtes fort ; que , par son état et le
voire , il est nécessairement à votre merci ; qu'il le sache , qu'il
LiVRK 11. ::
r«{iprenne , qu'il le sente ; qu'il sente de bonne heure sur sa tète
alliere le dur joug que la nature impose à l'homnae , le pesant joug
de la nécessité , sous lequel il faut que tout être iini ploie ; qu'il
voie cette nécessité dans les choses , jamais dans le caprice ' des
hommes ; que le frein qui le retient soit la force, et non l'autorilé.
Ce dont il doit s'abstenir, ne le lui défendez pas; empéchez-le de
le faire , sans explications , sans raisonnements ; ce que vous lui
accordez , accordez-le à son premier mot, sans sollicitations,
sans prières, surtout sans conditions. Accordez avec plaisir, ne
refusez qu'avec répugnance ; mais que tous vos refus soient irré-
vocables; qu'aucune importunité ne vous ébranle; que le non pro-
uoncé soit ou mur d'airain , contre lequel l'enfant n'aura pas épuisé
cinq ou six fois ses forces , qu'il ne tentera plus de le renverser.
('/est ainsi que vous le rendrez patient , égal , résigné , paisible ,
même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ; car il est dans la na«
turc de l'homme d'endurer patiemment la nécessité des choses ,
mais non la mauvaise volonté d' autrui. Ce mot, il n'i/ en a plus .
est une réponse contre laquelle jamais enfant ne s'est mutiné , a
moins quil ne crût que c'était un mensonge. Au reste , il n'y a
point ici de milieu ; il faut n'en rien exiger du tout , ou le plier
d'abord à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est de le
laisser Qotlant entre ses volontés et les vôtres , et de disputer sans
cesse , entre vous et lui , à qui des deux sera le maître : j'aimerais
cent fois mieux qu'il le fut toujours.
Il est bien étrange que , depuis qu'on se mêle d'élever des en-
fants, on n'ait imaginé d'autre instrument pour les conduire que
rémulation, la jalousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte,
toutes les passions les plus dangereuses , les plus promptes à fer-
menter, et les plus propres à corrompre l'àme , même avant que
le corps soit formé. A chaque instruction précoce qu'on veut faire
entrer dans leur tête , on plante un vice au fond de leur cœur ;
(f insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant
■échants pour leur apprendre ce que c'est que bonté ; et puis ils
Doofl disent gravement : Tel est l'homme. Oui , tel est l'homme
que TOUS avez fait.
On a essayé tous les instruments, hors un , le seul précisément
> Un doit être sAr que l'enfant traiter.i <lc caprice toute volonté con-
traire * la àenne , et dont il ne senlira pa» ia raison. Or, un enfant oe sent
la rate» de rien dans tout ce (|ui chu<|ue xs (aniaiao.
78 EMILE.
qui peut réussir : la liberté bien réglée. Il ne taul point se meicr
d'élever un enfant , quand on ne sait pas le conduire où l'on veut
par les seules lois du possible et de linnpossible. La sphère de l'un
et de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend, on la res-
serre autour de lui comme on veut. On Tenchaine , on le pousse ,
on le retient avec le seul lien de la nécessité, sans qu'd en mur-
nnii'e : on le rend souple et docile , par la seule force des choses ,
sans qu'aucun vice ait l'occasion de germer en lui; car jamais les
passions ne s'animent, tant qu'elles sont de nul effet.
^ Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale; il n'en
doit recevoir que de l'expérience : ne lui iiitligez aucune espèce
de chàlimenl ; car il ne sait ce que c'est qu'être en faute : ne lui
faites jamais demander pardon; car il ne saurait vous offenser.
Dépourvu de toute moralité dans ses actions , il ne peut rien faire
qui soit moralement mal , et qui mérite ni châtiment ni répri-
mande.
Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les nôtres :
il se trompe. La gène perpétuelle où vous tenez vos élèves iriilc
leur vivacité; plus ils sont contraints sous vos yeux, plus
ils sont turbulents au moment qu'ils s'échappent : il faut bien
qu'ils se dédommagent quand ils peuvent de la dure contrainte
où vous les tenez. Deux écolier.>de la ville feront plus de dégât dans
un pays que la jeunesse de tout un village Knfermez un petit
t monsieur et un petit paysan dans une chambre ; le premier aura
tout renversé, tout brisé, avant que le second soit sorti de sa
place. Pourqudi cela, si ce n'est que I un se bâte d abuser d'un
moment de licence, tandis que l'autre, toujours sur de >a lil)erlé,
ne se presse jamais d'en user? Et cepend;mt les enfants des villa-
geois, souvent (lattes ou contrariés, sont encore bien loin de l'état
où je veux qu'on les tienne.
> Posons pour maxime incontestable que les premiers mouve-
ments tie la nature sont toujours droits : il n'y a point de perver-
sité origmelle dans le cœur humain; il ne s'y trouve pas un seul
vice dont on ne puisse dire comment et jiar où il y est entré.
La seule passion naturelle à riiomme est l'amour de soi-même ,
ou l'amour-propre pris dans un sens étendu. Cet amour-|HOiire en
soi ou relativement à nous est l)on et utile; et, comme il na
point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturelle-
ment indifférent : il ne tievient bon ou mauvais que p<ir l'applif.i-
il
LIVRE 11. :9
non qu'où eu fait et les relalions qu'on lui donne. Jusqu'à ce
que le guide de l'amour-propre , qui est la raison , puisse naître ,
il importe donc qu'un enfant ne fasse rien parce qu'il est vu ou
entendu , rien en un mot par rapport aux autres , mais seulement
ce que la nature lui demande; et alors il ne fera rien que de bien.
.Te n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégât , qu'il ne se bles-
I point , qu'il ne brisera pas peut-être un meuble de prix s'il le
trouve à sa portée. Il pourrait faire beaucoup de mal sans mal-
faire , parce que la mauvaise action dépend de l'intention de nuire ,
et qu'iln'auia jamais cette intention. S'il l'avait une seule fois,
tout serait déj;i perdu ; il serait méchant presque sans ressource.
Telle chose est mal aux yeux de l'avarice, qui ne l'est pas aux
veux de la raison. En laissant les enf.inls en pleine liberté d'exer-
cer leur étourderie, il convient d'écarter d'eux tout ce qui [wnrrait
la rendre coûteuse , et de ne laisser à leur portée rien de fragile cl
de prt^cieux. Que leur appartement soit garni de meubles gros-iers
et solides; point de miroirs, point de porcelaines, point d'olij(t>
de luxe. Quant à mon Emile , que j'élève à la campagne , sa cham-
bre n'aura rien qui la distingue de celle d'un paysan. A quoi bon
la parer avec tant de soin, puisqu'il y doit rester si peu ? Mais je nv
trompe ; il la parera lui-même , et nous verrons bientôt de(|uoi.
Que si , malgré vos précautions , l'enfant vient à faire quelque
désordre, à casser quelque pièce utile, ne le punissez point de
votre n-'gligenre, ne le grondez point ; qu'il n'entende pas un seul
mot de reproche; ne lui laissez pas même entrevoir qu'il vous
ail donné du chagrin ; agissez exactement comme si le meuble se
fut cassé de lui-même, enfin croyez avoir beaucoup fait si vous
pouvez ne riend.re.
Oserai-je exposer ici la pins grande , la plus importante, la plus
utile règle de toute l'éducitiou ? ce n'est pa-* de gagner du temps ,
c'e>t d'en perdre !,ecleurs vulgaires, pardonne-moi mes para-
doxes : il en faut faire quand on réfliThit ; et , quoi que vous puis-
siez dire, j'aime mieux être homme à paradoxes q'i'homme à pré-
jugés. Le plus dingereux intervalle de la vie humaine est relui de
la naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les
erreurs et les vices, sans qu'on ait encore aucun instrument pour
les détruire; et quand l'instrument vient, les racines sont si pro-
fondes, qu'il n'est plus temps de les arracher. Si les enfants sau-
taieol twit d'un coup de la mamelle à r,lg«» de raîsoo , l'éducation
80 EMILE.
qu'on leur donne pourrait leur convenir ; mais , selon le progrès
naturel , il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu'ils «e
lissent rien de leur àme jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés :
car il est impossible qu'elle aperçoive le flambeau que vous lui
présentez tandis qu'elle est aveugle, et qu'elle suive , dans l'im-
mense plaine des idées , une roule que la raison trace encore si lé-
gèrement pour les meilleurs yeux.
r La première éducation doit donc être purement négative. Elle
consiste , non point à enseigner la vertu ni la vérité , mais à garantir
le cœur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire
et ne rien laisser faire ; si vous pouviez amener votre élève sain
et robuste à l'âge de douze ans , sans qu'il sût distinguer sa main
droite de sa main gauche , dès vos premières leçons les yeux de
son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, san^
habitudes, il n'aurait rien en lui qui put contrarier l'effet de vos
soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hom-
mes ; et, en commençant par ne rien faire , vous auriez fait un pro-
dige d'éducation.
; Prenez le contre-pied de l'usage , et vous ferez presque toujours
bien. Comme on ne veut pas faire d'un enfant un enfant , mais un
docteur, les pères et les maitres n'ont jamais assez tôt tancé, corrigé,
réprimande , flatté , menacé , promis , instruit, parlé raison. Faites
mieux : soyez raisonnable, et ne raisonnez point avec voire élève ,
surtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît; car amener
ainsi toujours la raison dans les choses désagréables , ce n'est que
la lui rendre ennuyeuse , et la décréditer de bonne heure dans un
esprit qui n'est pas encore en état de l'entendre. Exercez son corps,
ses organes , ses sens , ses forces , mais tenez son àme oisive
aussi longtemps qu'il se pourra. Redoutez tous les sentiments an-
térieurs au jugement qui les apprécie. Retenez , arrêtez les im-
pressions étrangères : et, pour empêcher le mal de naître, ne vous
pressez point de faire le bien ; car il n'est jamais tel que quand la
raison l'éclairé. Regardez tous les délais comme des avantages :
c'est gagner beaucoup que d'avancer vers le terme sans rien per-
dre ; laissez mûrir l'enfance dans les enfants. Enfin , quelque leçon
leur devient-elle nécessaire? gardez-vous de la donner aujour-
d'hui, si vous pouvez différer jusqu'à demain sans danger.
Une autre considération qui confirme l'utilité de celte méthode ,
est celle du génie particulier de l'enfanl , (pi'il faut bien connailrf
f
LIVRE II. »>
iir savoir quel régime moral lui convient. Chaque esprit a sa
rme propre , selon laquelle il a besoin d'être gouverné ; et il im-
rte au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverne par
!le forme , el non par une autre. Homme prudent, épiez long-
mps la nature, obsenez bien votre élève avant de lui dire le
premier mot ; laissez d'abord le germe de son caractère en pleine
liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse
être, afin de le mieux voir tout entier. Pensez-vous que ce
temps de lil)erté soit perdu pour lui? tout au contraire , il sera le
mieux employé; car c'est ainsi que vous apprendrez à ne pas per-
dre un seul moment dans un temps plus, précieux : au lieu que ,
si vous commencez d'agir avant de savoir ce qu'il faut faire , vous
agirez au hasard; sujet à vous tromper, il faudra revenir sur vos
pas ; vous serez plus éloigné du but quç si vous eussiez été moins
pressé de l'atteindre. Ne faites donc pas comme l'avare qui perd
beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier
âge un temps que vous regagnerez avec usure dans un âge plus
avancé. Le sage médecin ne donne pas étourdiment des ordonnan-
ces à la première vue, mais il étudie premièrement le tempérament
du malade avant de lui rien prescrire ; il commence tard à le trai-
ter, mais il le guérit ; tandis que le médecin trop pressé le tue.
Mais où placerons-nous cet enfant pour l'élever ainsi comme
un élre insensible , comme un automate? Le tiendrons-nous dans
le globe de la lune , dans une ile déserte ? L'écarterons-nous de
tous les humains? N'aura-t-il pas continuellement dans le monde
le spectacle et l'exemple des passions d'autrui ? Ne verra-t-il jamais
d'autres enfants de son âge ? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voi-
sins, sa nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouverneur
même , qui après tout ne sera pas un ange ?
Cette objection est forte et solide. Mais vous ai-je dit que ce
fut une entreprise aisée qu'une éducation naturelle? 0 hommes î
est-ce ma faute si vous avez rendu difficile tout ce qui est bien ?
Je sens ces difiicullés, j'en conviens : peut-être sont-elles insur-
montables; mais toujours est il sur qu'en s'appliquant à les pré-
Teni on les prévient jusqu'à certain point. Je montre le but qu'il
Inut qu'on se propose: je ne dis pas qu'on y puisse arriver; mais je
disque relui qui en approchera davantage aura le mieux réussi*.
• [Fénrltm a dit , dans son traité df rÉducntion àe$ Jillts . « Quand on
< enlreprrud an ouvrajce mr U meilleure Mucatioo . ce n'r«t pas pour
«2 EMILE.
Souvenez-vous qu'avant d'oser entreprendre de loriner un
horamc , il faut s'être fait homme soi-même ; il faut trouver en
soi l'exomoio qu'il se doit proposer. Tandis que l'otifant est encore
sans connaissance, on a le temps de préparer tout co qui l'appro-
che à ne frapper ses |)remicrs regards que des objets qu'il lui
convient de voir. Rendez-vous respectable à tout le monde, com-
mencez par vous faire aimer, afin que chacun cherche à vous
complaire. Vous ne serez i)oint maître de l'enfant , si vous ne l'ê-
tes de tout ce qui l'entoure ; et cette autorité ne sera jamais suf-
fisante , si elle n'est fondée sur l'estime de la vertu. Il ne s'agit
point d'épuiser sa bourse et de verser l'argent à pleines mains;
je n'ai jamais vu que l'argent fit aimer personne. Il ne faut point
être avare et dur, ni plaindre la misère qu'on peut soulager; mais
vous aurez beau ouvrir vos coffres, si vous n'ouvrez aussi vo-
ire cœur, celui des autres vous restera toujours fermé. C'est vo-
tre temps, ce sont vos soins, vos affections, c'est vous même
qu'il faut donner; car, quoi que vous puissiez faire , on sent tou-
jours que votre argent n'est point vous. Il y a des témoignages
d'intérêt et de bienveillance qui font plus d'effet et sont réelle-
ment plus utiles que lous les dons : combien de malheureux, de
malades, ont plus besoin de consolations que daumones! com-
bien d'opprimés à qui la protection sert plus que l'argent ! Rac-
commodez les gens qui se brouillent, |)révenez les procès; por-
tez les enfants au devoir, les pères à l'indulgence; favorisez d'heu-
reux mariages; empêchez les vexations; employez, prodiguez le
crédit des parents de votre élève en faveur du faible à qui on re-
fuse justice , et que le puissant accable. Déclarez-vous hautement
le prolecteur des malheureux. Soyez juste, humain , bienfaisant.
Ne faites pas seulement l'aumône, faites la charité; les œuvres
de miséricorde soulagent plus de maux que l'argent : aimez les
autres, et ils vous aimeront; servez-les, et ils vous serviront; soyez
leur frère , et ils seront vos enfants.
C'est encore ici une des raisons pourquoi je veux élever Emile
il la campagne , loin de la canaille des valets , les derniers des
f donner des règles imp.uf.iiles. Il est vrai que chacun ne pourra |v»s aller
« dans la prati(|iie aussi loin t|iio nos |K>ii»c'e.s vont sur le p.ipier; mais oiilin
• lurs.iu'on ne pourra pas aller jusi|ir.\ la perfection, il ne sera pas iiitililc
«de l'avoir connue, et de s'être efforcé d'y atteindre ; c'est le lueilleiir
« moyen d'en approcher. » Cliap. 13.] iSote de iV. Petilain.
LIVRE II. 8;i
bon^mi^fB^ lei|rs, maîtres ; loin deâ Doires mœurs des villes ,
que le vernis dont on les rouvre rend séduUantes el coiUa-^icuses
pour les enfants ; au lieu que les vices des paysans , sans apprêt
el dans toute leur grossièreté , sont plus propres à rebuter qu'à
séduire, quand on n'a nul intérêt à les imiter.
Au village, un gouverneur sera beaucoup plus maître des ob-
jets.qu'il voudra présentera l'enfant; s-i réputation, ses discours ,
son exemple, auront une autorité qu'ils ne sauraient avoir à la
ville : étant utile à tout le monde , chacun s'empressera de l'o-
bliger, d'être estimé de lui , de se montrer au disciple tel que lo
maitre voudrait qu'on fût en effet ; el si l'on ne se corrijje pas
du vice, on s'abstiendra du scandale ; c'est tout ce dont nous n\on<
besoin pour notre objet.
Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres fautes :
le mal que les enfants voient les corrompt moins que celui que
vous leur apprenez. Toujours sermonneurs , toujours moralistes,
toujours pédants, pour une idée que vous leur donnez la croyant
bonne , vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent
rien : pleins de ce qui se passe dans votre tête , vous ne voyez
pas l'effet que vous produisez dans la leur. Parmi ce long flux
de paroles dont vous les excédez incessamment , pensez-vous
qu'il n'y en ait pas une qu'ils saisissent à faux ? Pensez-vous qu'ils
ne commentent pas à leur manière vos explicitions diffuses , el
qu'ils n'y trouvent pas de quoi se faire un système à leur portée ,
qu'ils sauront vous oi)poser dans l'occasion ?
Écoulez un petit bonhomme qu'on vient d'endoctriner ; laissez-
le jaser, questionner, extravai^uer à son aise , et vous allez étro
surpris du tour élniige qu'ont pris vos raisonnements dans
Bon esprit : il confond tout , il renverse tout , il vous impatiente ,
il vous désole quelquefois par des objections imprévues; il vous
luit à voustatre, ou à le faire taire : el que peul-il penser de
ce silence de la pari d'un homme qui aime tant à parler? Si jamais
fl remporte cet avantage, et qu'il s'en aperçoive, adieu l'éducation ;
loul est fini dès ce moment, il ne cherdie plus à s'inslniire, il
cherche à vous réfuter.
Maîtres zôlés, soyez simples discrets, ret^'nus : ne vous h;'i-
lez jamais d'agir que pour empt-chcr d'agir les autres : je le n'-
pétcrai sans cesse, renvoyé», s^l se peut , une botuie mstruclion .
'if j>our d'en donner une mauvaise. Sur celle terre dont la na-
re eût fait le premier paradis de l'homme , fraîijnez d'exercer
Hr, EMILE.
l'emploi (lu tentateur, en voulant donner à l'innocence la connaU-
sance du bien et du mal : ne pouvant empêcher que l'enfant ne
s'instruise au dehors par des exemples, bornez toute votre vigi-
lance à imprimer ces exemples dans son esprit sous l'image qui
lui convient.
Les passions impétueuses produisent un grand effet sur l'en-
fant qui en est témoin , parce qu'elles ont des signes trcs-sensi
blés qui le frappent et le forcent d'y faire attention. La colère sur-
tout est si bruyante dans ses emportements, qu'il est impossible
de ne pas s'en apercevoir étant à portée. Il ne faut pas demander
si c'est là pour un pédagogue l'occasion d'entamer un beau dis-
cours. Eh! point de beaux discours, rien du tout, pas un seul
mot. Laissez venir l'enfant : étonné du spectacle, il ne manquera
pas de vous questionner. La réponse est simple ; elle se lire des
objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé ,
des yeux élincelants, un geste menaçant, il entend des cris ; tous
.signes que le corps n'est pas dans son assiette. Dites-lui posément,
sans affectation , sans mystère : Ce pauvre homme est malade ,
il est dans un accès de fièvre. Vous pouvez de là tirer occasion
de lui donner, mais en peu de mots , une idée des maladies et de
leurs effets ; car cela aussi est de la nature , et c'est un des liens
de la nécessité auxquels il se doit sentir assujetti.
Se peut-il que sur cette idée, qui n'est pas fausse, il ne con-
tracte pas de bonne heure une certaine répugnance à se livrer aux
excès des passions, qu'il regardera comme des maladies ? et croyez-
vous qu'une pareille notion , donnée à propos, ne produira fvis un
effet aussi salutaire que le plus ennuyeux sermon de morale ? Mais
voyez dans l'avenir les conséquences de celte notion : vous voilà
autorisé , si jamais vous y êtes contraint , à traiter un enfant mu-
lin comme un enfant malade ; à l'enfermer dans sa chambre , dans
son lit s'il le faut, à le tenir au régime, à l'effrayer lui-même de
ses vices naissants, à les lui rendre odieux et redoutables , sans
que jamais il puisse regarder comme un châtiment la sévérité
«ioiit vous serez peut-être forcé d'user pour l'en guérir. Que s'il
vous arrive à vous-même, dans quelque moment de vivacité, de
sortir du sang-froid et de la modération dont vous devez faire vo-
tre élude , ne cherchez point à lui déguiser votre faute ; mais dites-
lui lianchcment , avec un tendre reproche : Mon ami , vous m'a-
vez fait mal.
Au reste, il importe que toutes les naïvetés que peut produire
LIVRE II. «5
dans un enfant la simplicité des idées dont il est uouiTi ne soient
j.imais relevées en sa présence, ni citées de manière qu'il puisse
l'apprendre. Un éclat de rire indiscret peut gâter le travail de six
mois, et faire un tort irréparable pour toute la vie. Je ne puis as-
sez redire que, pour être le maître de l'enfant, il faut être son
propre maître. Je me représente mon petit Emile, au fort d'une
rixe entre deux voisines, s'avanrant vers la plus furieuse, et lui
dis.-int d'un ton de commisération : Ma bonne . vous êtes malade .
j'en «iiis bien fâché. A coup sur cette saillie ne restera pas sans
effet sur les spectateurs ni peut-être sur les actrices. Sans rire,
sans le gronder, sans le louer, je l'emmène de gré ou de force avant
qu'il puisse apercevoir cet effet , ou du moins avant qu'il y pense ;
et je me hâte de le distraire sur d'autres objets qui le lui fassent
bien vile oublier.
Mon dessein n'est point d'entrer dans tous les détails, mais
seulement d'exposer les maximes générales, et de donner des
exemples dans les occasions difficiles. Je tiens pour impossible
qu'au sein de la société l'on puisse amener un enfant à l'âge de
douze ans, sans lui donner quelque idée des rapports d'homme à
homme, et de la moralité des actions humaines. Il suffit qu'on
s'applique à lui rendre ces notions nécessaires le plus tard qu'il se
pourra, et que, quand elles deviendront inévitables, on les borne
à lutililc présente, seulement pour qu'il ne se croie pas le maître
de tout , et qu'il ne fasse pas du mal à autrui sans scrupule et sans
le savoir. Il y a des caractères doux et tranquilles qu'on peut me-
ner loin sans danger dans leur première innocence; mais il y a
aussi des naturels violents dont la férocité se développe de bonne
heure, et qu'il faut se hâter de faire hommes, pour n'être pas obligé
de les enchaîner. ^
Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos sentiments primi-
tifs se concentrent en nous-mêmes ; tous nos mouvements naturels
se rapportent d'abord à notre conservation et à notre bien-être.
Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient pas de celle
que nous devons, mais de celle (jui nous est due ; et c'est encore
un des contre-sens des éducations communes, que, parlant d'a-
bord aux enfants de leurs devoirs , jamais de leurs droits , on com-
nienre p;ir leur dire le contraire de ce qu'il faut , ce qu'ils ne sau-
raient entendre, et ce qui ne peut les intéresser.
Si j'avais donc à conduire un de ceux que jo viens de sup|M>ser,
86 EMILE.
je me dirais : Un enfant ne s'attaque pas aux personnes ' , ranis aux
choses; et bientôt il apprend par rc.xpérience à respecter quicon-
que le passe en âge et en force : mais les choses ne se défoiuicnt
pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut lui donner est donc
moins celle de la liberté que de la propriété; et, pour qu'il puisse
avoir cette idée, il faut qu'il ait quelque chose en propre. Lui ci-
ter ses bardes, ses meubles, ses jouets, c'est ne lui rien dire;
puisque, bien qu'il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi
ni comment il lésa. Lui dire qu'il les a parce qu'on les lui a don-
nées, c'est ne faire guère mieux ; car, pour donner, il faut avoir :
voilà donc une propriété antérieure à la sienne ; et c'est le prin-
cipe'le la propriété qu'on lui veut expliquer; sans compter que
le don est une convention , et que l'enfant ne peut savoir encore
ce que c'est que convention'. Lecteurs, remarquez, je vous prie,
dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant
dans la tête des enfants des mots qui n'ont aucun sens à leur por-
tée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits.
I II s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété; car cV>t
(le là que la première idée en doit naître. L'enfant , viv.ml à la
campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il
ne faut pour cela que des yeux , du loisir; il aura l'un et l'autre.
11 est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, pro-
duire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas
vu deux fois labourer un jardin , semer, lever, croître des loju-
mes , qu'il voudra jardiner à son tour.
l'ar les principes ci-devant établis, je ne m'oppose |)oint à son
envie : au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille
avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le
croit ainsi : je deviens son garçon jardinier; en attendant qu'il ait
' On ne doit jamais souffrir (ju'nn enfant se joue aux jn-amlcs pei-sonnes
comme avec ses inférieurs . tii même comme avec ses iV^anx. S'il osait fr.ip-
persérieiisemciil (luclciu'uit. (fit-cc son lai|iiais, ff»-i;c ie bourreau, fiiii^î
qu'on lui rt'inle toi.jDtiis sos cnups avec usure, et dt" maniire ,^ lui ùlfr
l'envie (l'y rexcuir. .l'ai vu tl'iiu|trutlenles siuvernanles animer la muliue-
ricilnii enfant, l'excitera hattic, s'en laisser Iwtlre elles-mêmes, et rire
dcses riil>les eoups. s;»iis s.)ni;er nui. s étaient au tau I de meurtres ilin<
rinleutioit du petil furieux, et que ee.ui «nii veut liallre él.«>t jeune \<>:i-
dra tuer élaiil i^r.md.
» Voil'i pour.(uoi la plu;wut des enfants veulent ravoir ce iiuils (itt
donné, et |il(;iueiit i|uand on ne le leur veuf |>,is rendiT. Cela ne leur ,u-
live plus >|ua id ils ont bien coneii ee «pie c'est i|ue don ; s*'ulemenl iJ>
sont alors plus circonspects ,'i donner.
HVKt II. S7
des bras, je laboure pour lui la lerre : il en prend possession en
V phntanl une fève; et sûrement relte possession est plus sacrée
et plus respectable que celle que proiiail NunèsBall>oa de TAmé-
rique méridionale au nom du roi d'Espagne , en plantant son éten-
daril sur les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans
des transports de joie. J'augmente celte joie en lui disant, Cela
vous app<irlient ; et lui expliquant alors ce terme d'appartenir, j<-
lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa
personne enfin ; qu'il y a dans celte terre quelque chose de lui-
même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pour-
rait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le
retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé et l'arrosoir à la main. 0 spec-
tacle! ô douleur! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain
est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! qu'est
devenu mon travail , mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et
de mr«s sueurs? Qui m'a ravi mon bien? qui m'a pris mes fèves?
Ce jeune cœur se soulève; le premier senliment de l'injustice y
vient verser sa Iriste amertume; les larmes èoulent en ruisseaux;
l'enfant désolé remplit l'air de gémissements et de cris. On prend
part à sa peine, à son indignation; on cherche, on s'informe, ou
fait des penpiisilions. Enfin l'on découvre que le jardinier a faille
coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de
i l'on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous.
1 , mes>ieurs, c'est vous qui m'avez ainsi gâté mon ouvrage !
lis semé là des melons de Malle, donl la graine m'ava.t élé
'•e comme un trésor, et desquels j'espérais vous régaler quand
raient murs; mais voilà que, pour y planter vos misérables
', vous m'avez détruit mes melons déjà tout levés, et qiiejo
uc remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort irréparable, et
fous vous êtes privés vous mèm"- '!'• vh'^><- !« manger des me-
bns exquis.
|^;A^-.IA< i,)i hs.
M'usez-noas, mon pauvre I\ulH?rt. Vous aviez mis là voire
lil , votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâter
ouvrage; mais rwus vous lerons venir J'autre graine de,
Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quel
qu'un n'y a point mis la main avant nous.
68 EMILE.
ROBERT.
Oh bien ! messieurs, vous pouvez donc vous reposer; car il n'y
a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mou
pore a bonidée; chacun en fait autant de son côté, et toutes les
terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps.
EMILE.
Monsieur Robert , il y a donc souvent de la graine de melons
perdue?
ROBERT.
l*ardoiincz-moi, mon jeune cadet ; car il no nous vient pas sou-
vent de petits messieurâ aussi étourdis que vous. Personne ne
touche au jardin de son voisin'; chacun respecte le travail des au-
tres, afin que le sien soit en sûreté.
KM ILE.
Mais moi je n'ai pas de jardin.
ROBERT.
Que m'importe ? si vous gâtez le mien , je ne vous y laisserai
plus promener; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.
JEAN-JACQUES.
Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert ?
Qu'il nous accorde , à mon petifami et à moi , un coin de son j
jardin pour le cultiver, à condition qu'il aura la moitié du pro-
duit.
ROBERT.
Je vous l'accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j'irai
labourer vos fèves , si vous touchez à mes melons.
Dans cet essai de la manière d'inculquer aux enfants les notions
primitives, on voit comment l'idée de la propriété remonte na-
turellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est
clair, net, simple, et toujours à la portée de i'oiifant. De là jusqu'au
droit de propriété et aux échanges il n'y a i)kis qu'un pas , après
lequel il faut s'arrêter tout court.
On voit encore qu'une explication que je renferme ici dans deux
|)ages d'écriture sera peut-être l'affaire d'un an pour la pratique ;
car , dans la carrière des idées morales , on ne peut avancer trop
lentement , ni trop bien s'affermir à chaque pas. Jountv» maîtres ,
pensez , je vous prie , à cet exemple , et souvenez vous qu'eu
toute chose vos leçons doivent être i)lus enaclions qu'en discours ;
r.ir les enfants oublient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur
,1 dit, niais non pis ci- qu'ils ont fait et ce nu'on leur a lait.
LIVRE II. H^
De pareilles iiislrucUons se doivent donner , comme je l'ai dit ,
plus toi ou plus tard, selon que le naturel paisible ou turbulent
de l'élève en accélère ou retarde le l)esoin ; leur usage est d'une
évidence qui saute au\ yeux : mais, pour ne rien omettre d'impor-
lanl dans les choses difficiles , donnons encore un exemple.
Votre enfant dyscolegàte tout ce qu'il louche : ne vous fâchez
point ; mettez hors de sa portée ce qu'il peut gâter. Il brise les
meubles dont il se sert ; ne vous hâtez point de lui en donner
d'autres : laissez-lui sentir le préjudice de la privation. Il casse
les fenêtres de sa chambre ; laissez le vent souffler sur lui nuit et
jour, sans vous soucier des rhumes ; car il vaut mieux qu'il soil
enrhumé que fou. Ne vous plaignez jamais des incommodités qu'il
vous cause , mais tiites qu'il les sente le premier. A la fin vous
faites raccommoder les vitres, toujours sans rien dire. Il les casse
encore .' changez alors de méthode ; dites-lui sèchement , mais
sans colère : Les fenêtres sont à moi ; elles ont été mises là par
mes soins; je veux les garantir. Puis vous l'enfermerez à l'obs-
curité dans un lieu sans fenêtre. A ce procédé si nouveau il corn -
menée par crier, tempêter : personne ne l'écoute. Bientôt ilse lasse
et change de ton; il se plaint, il gémit : un domestique se présente,
le mulin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétexte pour
n'en rien faire, le domestique repond : J'ai aussi des titres o con-
serrer. et s'en va. Enfin , après que l'enfant aura demeuré là plu-
sieurs heures, assez longtemps pour s'y ennuyer et s'en souve-
nir, quelqu'un lui suggérera de vous proposer un accord au
moyen duquel vous lui rendriez la liberté , et il ne casserait plus de
vitre. Il ne demandera pas mieux. II vous fera prier de le venir
voir : vous viendrez ; il vous fera sa proposition , et vous l'accepte-
i rez à l'instant, en lui disant : C'est très-bien pensé ; nous y gagne-
> tous deux : que n'avez-vous eu plus tôt cette bonne idée ! Et
~ , sans lui demander ni protestation ni confirmation de sa
promesse , vous l'embrasserez avez joie et l'emm'.nerez sur-le-
: champ dans sa chambre , regardant cet accord comme sacré et
i inviolable autant que si !e serment y avait passé Oup'l*i '<iée pen-
f »ez-vous qu'il prendra, sur ce procédé , de la foi des engagements
> et de leur utilité ? Je suis trompé s'il y a sur ia terre un seul en-
' ' . non déjà gâté , à l'épreuve de cette conduite , et qui s'avise
^ cela de casser une fenêtre à dessein. Suivez la chaîne de
. luut cela. Le petit méchant ne songeait guère , en faisant un trou
00 EMILE.
pour planter sa fève , (ju'il se creusait uu c<ichol où sa science ne
larderait pas à le faire enfermer '.
Nous voilà clans le monde moral, voilà la porte ouverte au vice.
Avec les conventions et ies devoirs naissent la tromperie et
le mensonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on ne doit pas , on veut
cacher ce qu'on n'a pas dû faire. Dès qu'un intérêt fait j)romet-
tre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse; il ne
s'agit plus que de la violer impunément : la ressource est natu-
relle; on se cache et l'on ment. N'ayant pu prévenir le vice, nous
voici déjà dans le cas de le punir. Voilà les misères de la vie hu-
mame qui commencent avec ses erreurs.
J'en ai dit assez pour faire entendre qu'il ne faut jamais infliger
aux enfants le châtiment comme châtiment, mais qu'il doit tou-,
jours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise
action. Ainsi vous ne déclamerez point contre le mensonge, vous
ne les punirez point précisément pour avoir menti; mais vous fe
rez que tous les mauvais effets du mensonge, comme de n'être
point cru quand on dit la vérité , d'être accuse du mal qu'on n'a
pas fait , quoiqu'on s'en défende , se rassemblent sur leur télo
quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c'est que mentir pour
ies enfants.
liyadt'ux sortes de mensonges ; celui de fait qui regarde le
passé, celui de droit qui regarde l'avenir. Le premier a lieu:
quand on nie d'avoir fait ce qu'on a fai. , ou quand on affirme u
avoir fait ce (|u'on n'a pas fait , et en général quand on parle
sciennnent contre la vérité des ciioses. L'autre a lieu quatid on
promet ce qu on n'a pas dessein de tenir , et en général quand on
montre une intention contraire à celle qu'on a. Ces deux mcn-
■ Au reste, ijiiaïul ce devoir do tenir ses engageiiieiiU ne serait pas af-
fcninilaiisfcsjiril de lenlant [lar U; pouls de son utilité, liiciilol k- mhH-
MicMit iiiléruMir, coiniucnr.iiil .1 poiiidi'i*. le lui iiiiposcr.iit coiiiiiie iiii>.' loi
ilcla conscience, coiiuiie un principe imiiî tpii n'atlciid pdi-.rse ilt'velo.pcr
i|U(^ les connaissances auxiiuel es il s'it^)plii|ue. (À* prcuiior Irait n'ust point
iiiar,|iié par la main des Iumiiiiics . lu.iis gra\(.^ dans nos cu-ui-s par l'aulfur
lit; loiilc jiistiic. Otcz I.» loi primitive des conventions et roMiR.ition (pi'elle
impose, tout j;st illusoire et vain dans la société liuiiiaitie. <>ui ne tient tpie
par son prolil ,'i sa promesse n'est gujre plus lui que s'il n'eût rien promis;
nu tout au plus il en sera du pouvoir de la violer eoiiime de la liis.pie des
joueurs, <pii ne lardent à s'en prévaloir <|ue pour allendix' le moment de
>en prévaloir a>ee plus d'avantage. r,e principe est de la deriiiLie iiniior-
(ance, et mérite d'être .ipprofonili; cai c'est ici tiue l'Iiomme comnuni i- *
-V nieltreeii coiilradietioii a\ee Uii-niéiue.
LlVKt 11. 91
songes peuvent quelquefois se rassembler dans le même ' ; mais
je les considère ici par ce qu'ils ont de différent.
Celui qui sent le besoin qu'il a du secours des autres , et qui
ne cesse d'éprouver leur bienveillance, n'a nul intérêt de les trom-
per ; au contraire , il a un intérêt sensible qu'ils voient les choses
comme elles sont, de peur qu'ils ne se trompent à son préjudice.
Il est donc clair que le mensonge de fait n'est pas naturel aux en-
fants; mais c'est la loi de l'obéissance qui produit la nécessite de
mentir, parce que l'obéissance élanl pénible , on s'en dispense en
secret le plus qu'on peut , et que l'inlérét présent d'éviter le châ-
timent ou le reproche l'emporte sur l'intérêt éloigné d'exposer la^
vcrilé. Dans l'éduciilion naturelle et libre, pourquoi donc votre
enfant vous mentirait-il ? Qu'a-t-il à vous cacher ? Vous ne le re-
prenez point, vous ne le punissez de rien , vous n'exigez rien de
lui. Pourquoi ne vous dirail-il pas tout ce qu'il a fait aussi naï-
vement qu'à son petit camarade? Il ne peut voir à cet aveu plus
de danger d'un côté que de l'autre.
Le mensonge de droit est moins naturel encore , puisque le»
promesses de faire ou de s'abstenir sont des actes conventionnels ,
qui sortent de l'éLit de nature et dérogent à la liberté. Il y a
plus ; tous les engagements des enfants sont nuls par eux-mêmes,
attendu que leur vue bornée ne pouvant s'étendre au delà du pré-
sent , en s'engageanl ils ne savent ce qu'ils font. A peine l'enfant
peut-il mentir quand il s'engage ; car , ne songeant qu'à se tirer
d'affaire dans le moment présent, tout mojenqui n'a }»as un ef-
fet présent lui devient égal : en promettant pour un temps futur
il ne promet rien, et son imagination encore endormie ne s^iit
point étendre son être sur deux temps différents. S'il |)onvait
éviter le fouet ou obtenir un cornet de dragées en promettant de
60 jeter demain par I;t fenêtre, il le promettrait à l'instant. Voila
pourquoi les lois n'ont aucun égard aux engagements des euf.mls;
cl quand les pt-res et les maîtres plus st''vères exigent qu'ils les
remplissent , c'est seulement dans ce que l'enfanl devrait faire,
quand même il ne l'aurait pas promis.
L enfant, ne sachant ce qn il fait quand il s'engage, ne peut
donc mentir en s'engageant. Il n'en est pas de même quand il man-
que à &a promesse, ce qui est encore une espèce de menaO':ge ré-
' Comme lorsiiie . nccusé d'une mauvaise actim; ' -Kc s'en défend
-<- divinl boniictv tiommc. Il ment alors dan» ! - le druit.
!12 EMILE.
troactif : car il se souvient très-biea d'avoir fait cette promesse ;
mais ce qu'il ne voit pas , c'est l'importance de la tenir. Hors d'é-
tat de lire dans l'avenir , il ne peut prévoir les conséquences des
choses ; et quand il viole ses engagements , il ne fait rien contre la
raison de son âge.
^ Il suit de là que les mensonges des enfants sont tous l'ouvrage
des maîtres, et que vouloir leur apprendre à dire la vérité n'est
autre chose que leur apprendre à mentir. Dans l'empressement
qu'on a de les régler, de les gouverner, de les instruire, on ne se
trouve jamais assez d'instruments pour en venir à bout. On veut
se donner de nouvelles prises dans leur esprit par des maximes
sans fondement, par des préceptes sans raison ; et l'on aime mieux
(ju'ils sachent leurs leçons et qu'ils mentent , que s'ds demeuraient
ignorants et vrais.
Pour nous, qui ne donnons à nos élèves que des leçons de pra-
tique , et qui aimons mieux qu'ils soient bons que savants , nous
n'exigeons point d'eux la vérité , de peur qu'ils ne la déguisent ,
et nous ne leur faisons rien promettre qu'ils soient tentés de ne pas
tenir. S'il s'est fait en mon absence quelque mal dont j'ignore l'au-
teur , je me garderai d'en accuser Emile , ou de lui dire : Est-ce
vous ' ? Car en cela que ferais- je autre chose sinon lui apprendre
à le nier? Que si son naturel difficile me force à faire avec lui
(|uelque convention, je prendrai si bien mes mesures que la pro-
position en vienne toujours de lui , jamais de moi ; que quand il
s'est engagé il ait toujours un intérêt présent et sensible à remplir
son engagement ; et que , si jamais il y manque , ce mensonge at-
tire sur lui des maux qu'il voie sortir de l'ordre même des choses ,
et non pas de la vengeance de son gouverneur. Mais, loin d'avoir
besoin de recourir à de si cruels expédients , je suis presque sur
qu'Emile apprendra fort tard ce que c'est que mentir , et qu'en
l'apprenant il sera fort étonné , ne pouvant concevoir à quoi peut
être bon le mensonge. Il est très-clair que plus je rends son bicn-
étre indépendant, soit des volontés, soit des jugements des autres,
plus je coupe en lui tout intérêt de mentir.
> Rien n'est plus indiscret qu'une pareille tiupstion , surtout ipiand l'en-
fant est coupable : alors , s'il croit ipie vous savez ce ipiil a fait . il verra
«|ue vous lui tendez un piège, et cette opinion ne peut nian(iuer de l'indis-
jHJser contre vous. S'il ne le croit pas, il se dira : Pounjuoi découvrirais-
je ma faute? Et voih\ la première tentation du mensonge devenue l'effet
de votre imprudente i(ucstion.
LlVRt II. 93
Quand on n'est |)oint pressé d'instruire, on u'est point pressé
d'exiger, et l'on prend son temps pour ne rien exiger qu'à pro-
pos. Alors l"enfant se forme, en ce qui! ne se gâte point. Mais
quand un étourdi de précepteur, ne sachant comment s'y prendre,
lui fait à chaque instant promettre ceci ou cela, sans distinction ,
sans choix , sans mesure , l'enfant , ennuyé, surcharge de toutes
ces promesses , les néglige , les oublie , les dédaigne enlin , et , les
regardant comme autant de vaines formules , se fait un jeu de les
faire et de les violer. Voulez-vous donc qu'il soit fidèle à tenir sa
parole.' soyez discret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'entrer sur le mensonge peut à
bien des égards s'appliquer à tous les autres devoirs , qu'on ne
prescrit aux enfants qu'en les leur rendant non-seulement haïssa-
bles , mais impraticables. Pour paraître leur prêcher la vertu , on
leur fait aimer tous les vices : on les leur donne en leur défen-
dant de les avoir. Veut-on les rendre pieux , on les mène s'en-
nuyer à l'église ; en leur faisant incessamment marmotter des
prières , on les force d'aspirer au bonheur de ne plus prier Dieu.^
l'our leur inspirer la charité , on leur fait donner l'aumône ,1
comme si l'on dédaignait de la donner soi-même. Eh! ce n'est
pas l'enfant qui doit donner, c'est le maître : quelque attache-
ment qu'il ait pour son élève , il doit lui disputer cet honneur ;
il doit lui faire juger qu'à son âge on n'en est point encore digne.
L'aumône est une action d'homme qui connaît la valeur de ce qu'il
donne, et le besoin que son semblable en a. L'enfant, qui ne con-
nait rien de cela , ne peut avoir aucun mérite à donner ; il donne
sans charité , sans bienfaisance : il est près jue honteux de donner ,
(juand , fondé sur son exemple et le vôtre , il croit qu'il n'y a que
les enfants qui donnent , et qu'on no fait plus l'aumône étant
grand.
Remarquez qu'on ne fait jamais donner par l'enfant que des
choses dont il ignore la valeur, des pièces de métal (juil a dans sa
poche , et qui ne lui servent qu'à cela. Un enfant donnerait plutôt
cent louis qu'un gâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur
à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des bonbons,
son goûter, et nous saurons bientôt si vous l'avez rendu vraiment
libéral.
On trouve encore un expédient à cela , c'est de rendre bien vite
H Icnfant ce qu'il a donné; de sorte qu'il s'arcouîume à donner
94 EMILE.
tout ce qu'il sait bien qui lui v,i revenir. Je n'ai guère vu dans les
enfants que ces deux espèces de générosité : donner ce qui ne
leur est i)on à rien, ou donner ce qu'ils sont sûrs qu'on va leur
rendre. Faites en sorte , dit Locke , qu'ils soient conraincus par ex-
pci'ienre que le plus libéral est toujours le niicux partagé. C'est
là rendre un enfant libéral en apjjarence , et avare en effet. Il
ajoute que les enfants contracteront ainsi l'habitude de la libéra-
lité. Oui , d'une libéralité usurière , ([ui donne un œuf pour avoir
un bœuf. Mais quand il s'agira de donner tout de bon , adieu l'ha-
bitude; lorsqu'on cessera de leur renilre, ils cesseront bientôt de
donner. 11 faut regarder à l'habitude de l'àrae plutôt qu'à celle
des mains. Toutes les autres vertus qu'on apprend aux enfants
ressemblent à celle-là, et c'est à leur prêcher ces solides vertus
qu'on use leurs jeunes ans dans la tristesse! Ne voilà-l-il pas une
savante éducation ?
Maîtres , laissez les simagrées, soyez vertueux et bons; que
vos exemples se gravent Hans la mémoire de vos élèves , en atten-
dant qu'ils puissent entrer dans leurs cœurs. Au lieu de me hâ-
ter d'exiger du mien des actes de charité, j'aime mieux en faire
en sa présence, et lui ôter même le moyen de m imiter en cela,
comme un honneur qui n'est pas de son âge; car il importe quil
ne s'accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement
comme desdevoiis d'enfants. Que si , me voyant assister les pau-
vres, il me questionne là dessus , et qu'il soit temps de lui ré-
pondre ' , je lui dirai : « Mon ami , c'est que quand les pauvres
<« ont bien voulu qu'il y eût des riches, les riches ont promis de
'< nourrir tous ceux qui n'auraient de quoi \ivre ni par leur bien
« ni par leur travail. » « Vous avez donc aussi promis cela? »
reprendra t-il. « Sans doute; je ne suis raaitre du bien qui p;issc
" par mes mains qu'avec la condition qui est attachée à sa pro-
" priété. M
Après avoir entendu ce discours (et l'on a vu comment on peut
mettre un enfaiit en état de l'entendre) , un autre qu'Emile serait
tenté de m'imiter et de se conduire en homme riclie : en jwrcil
cas , j'cnii)èclieiais au moins (jue ce ne fût avec ostentation ; j'ai-
merais mieux qu'il liie dérobât mon droit et se cachât pour don-
> Un doit concevoir (|ue je no résous pas ses i|uesliuns «inand il lui plall;
iiulrciiieiit ce sciait lu'asscrvir ii ses volonté» , et inc ineUrcdaiisIa plus
(lall,^c^euse dt'|K'iulance où itii souvernciir puisse cUc Je son éUfve.
UVRE II. 95
ner. C'est UDe fraude de son âge, et la seale que je lui pardon-
nerais.
Je sais qiie toutes ces vertus par imitation sont dos vertus de
singe, pt quf nulle bonne action n'est moralement bonne que qu.ii.d
on la fait comme telle , et non parce que d'aulrcs la font. Mais,
dans un âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien fairo
imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner Ihabituile .
en attendant qu'ils les puissent faire par discernement , et p.tr
imourdu bien. L'homme est imitateur, l'animal même l'est; l''
it lie l'imitation est de la nature bien ordonnée ; mais il dégr-
irereen vice dans la société. Le singe imite l'homme qu'il craint .
et n'imite pas les animau.x qu'il méprise ; il juge bon ce que fait
un être meilleur que lui. Parmi nous , au contraire , nos arlequin^
de toute espèce imitent le beau pour le dégrader , pour le rendrf
ridicule ; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à s'é-
galer ce qui vaut mieux qu'eux ; ou , s'ils s'efforcent d'imiter ce
qu'ils admirent, on voit dans le choix des objets l»^ faux goût dc<
imitateurs : ils veulent bien plus en imposer aux autres ou faire
applaudir leur talent, que se rendre meilleurs ou plus sages. L«-
foiKleraeiit de l'imitation parmi nous vient du désir de se trans-
porter toujours hors de soi. Si je réussis dans mon entrepris'* ,
Kmilp n'aura sûrement pas ce désir. Il faut donc nous passer du
birn apparent qu'il peut produire.
Apjirofondissez toutes les règles de votre éducation , vous les
trouvi-rez ainsi toutes à contre-sens, surtout en ce qui concerne
les verlus et Ips mœurs. La seule leçon de morale qui convienne
à l'enfance, et la plus importante atout âge, est de ne jamais
faire de mal à personne. Le précepte mérae de faire du bien , s'il
n'est sut>ordonné à celui-là, est dangereux , faux , contradictoire.
Qui est-ce qui ne fait pas du bien ? tout le monde en fait , le mé-
chant comme les autres; il fnit un heureux aux dé|)ens de cent
mi-KT.ibles; et de là viennent toutes nos calamités. Les plus su-
Mimcs vertus sont négatives : elles sont aussi les plus difTiciles .
parce qu'elles sont san< ostentation , et au-dessus même de ce pl.ii
tir si doux au cœur de l'homme , d'en renvoyer un autre content
de nous. O quel bien fait nécessairement à ses semblables celui
d'entre eux , s'il en est un, qui ne leur fait jamais de mal! D'
quelle intnpidilé d'àme, de quelle vigueur de caractère il a be-
w»in pour c«>l.i! C.f n'i-st pas en rai<onn.iiit sur cette maxime
S6 EMILE.
c'est eu lâchant de la pratiquer, qu'on sent combien il est granJ
et pénible d'y réussir'.
Voilà quelques faibles idées des précautions avec lesquelles je
voudrais qu'on donnât aux enfants les instructions qu'on ne peut
quelquefois leur refuser sans les exposer à nuire à eux-mêmes
ou aux autres, et surtout à contracter de mauvaises habitudes dont
on aurait peine ensuite à les corriger : mais soyons siirs que celte
nécessité se présentera rarement pour les enfants élevés comme ils
doivent l'être, parce qu'il est impossible qu'ils deviennent indoci-
les , méchants , menteurs , avides , quand on n'aura pas semé dans
leurs cœurs les vices qui les rendent tels. Ainsi ce que j'ai dit sur ce
point sert plus aux exceptions qu'aux règles ; mais ces exceptions
sont plus fréquentes à mesure que les enfants ont plus d'occa-
sions de sortir de leur état et de contracter les vices des hom-
mes. Il faut nécessairement à ceux qu'on élève au milieu du
monde des instructions plus précoces qu'à ceux qu'on élève dans
la retraite. Cette éducation solitaire serait donc préférable, quand
elle ne ferait que donnera l'enfance le temps de mûrir.
Il est un autre genre d'exceptions contraires pour ceux qu'un
heureux naturel élève au-dessus de leur âge. Comme il y a des
hommes qui ne sortent jamais de l'enfance, il y en a d'autres
qui , pour ainsi dire , n'y passent point , et sont hommes presque
on naissant. Le mal est que cette dernière exception est très-rare,
très-difficile à connaître , et que chaque mère imaginant qu'un
enfant peut élre un prodige , ne doule point que le sien n'en soit
un. Elles font plus, elles prennent pour des indices extraordi-
naires ceux mêmes qui marquent l'ordre accoutume : la vivacité ,
les saillies, l'étourderie, la piquante naïveté ; tous signes carac-
téristiques de l'âge, et qui montrent le mieux qu'un enfant n'est
qu'un enfant. Est-il étonnant que celui qu'on fait beaucoup parler
' I.c pn'ccpte lie ne jamais nuire à autrui cniporle celui tic tenir ."i la s*»-
ciéti' hiitnainc le moins qu'il est possible; car, dans l't'tal social, le bien de
l'un fait nécessairement le mal de lautre. Ce rapport est dans 1" essence de
la cliosc, et rien ne Siuuait le changer. Qu'on cherche si.r ce principe le-
tpici est le meilleur de l'homme social ou du solitaire. Tu auteur illustre dit
<|u°il n'y a (|ue le nukliant tpii soit seul; moi je dis «pi'ii n'y ;i ipie le bon <|Hi
soit seul. Si celte proposition est moins scnlentieusc . elle est plus vraie et
mieux raisonnce ipu; la prt'eWente. Si le mtVhant était seul, ipiel mal fe-
r.iit-il ? C'est dans la scx-iiMé (|u'il di-ess<; ses ncichines pour nuire au» au-
tres. Si l'on veut nloniner cet argument pour l'homme de bien . jrt ré-
j.nnds |iar l'article anipicl appartient wMc note.
I
LIVRE II. 97
f l à qui l'on permet de tout dire , qui n'est gêné par aucun éganl ,
pjir aucune bienséance, fasse par hasard quelque lieuieuse rencon-
tre? Il le serait bien plus qu'il n'en fit jamais , comme il le serait
qu'avec mille mensonges un astrologue ne prédit jamais aucune
vérité. Ils mentiront tant, disait Henri IV, qu'à la lin ils diront
vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots n'a qu'à dire
beaucoup de sottises. Dieu garde de mal les gens à la mode , qui
n'ont pas d'autre mérite pour être fêtés !
Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le cerveau '
des enfants, ou plutôt les mi-illeui-s mots dans leur bouche,
comme les diamants du plus grand prix sous leurs mains , sans
que pour cela ni les pensées ni les diamants leur appartiennent;
il n'y a point de véritable propriété pour cet âge en aucun genre.
Les choses que dit un enfant ne sont pas pour lui ce qu'elles sont
pour nous ; il n'y joint pas les mêmes idées. Ces idées , si tant
est qu'il en ait , n'ont dans sa Icte ni suite ni liaison ; rien de fixe,
rien d'assuré dans tout ce qu'il pense. Examinez votre prétendu
prodige. En de certains moments vous lui trouverez un ressort
d'une extrême activité, une clarté d'esprit à percer les nues. Le
plus souvent ce même esprit vous parait lâche, moite , et comme
environné d'un épais brouillard. Tantôt il vous devance, et tantôt
il reste immobile. Un instant vous diriez. C'est un génie , et l'ins-
tant d'après, C'est un sot. Vous vous tromperiez toujours ; c'est
un enfant. C'est un aiglon qui fend l'air un instant, et retombe
l'instant d'après dans son aire.
Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences , et crai-
gnez d'épuiser ses forces pour les avoir voulu trop exercer. Si
«* jeune cerveau s'échauffe , si vous voyez qu'il commence a
bouillonner, laissez-le d'abord fermenter en liberté , mais ne l'ex-
citez jamais , de peur que tout ne s'exhale ; et quand les premiers
esprits se seront éva|)orés , retenez, comprimez les autres, jus-
qu'à ce qu'avec les années tout se tourne en chaleur viviliante et
en véritable force. Autrement vous perdrez votre temps et vos
soins, vous détruirez votre propre ouvrage ; et , après vous être
indiscrètement enivrés de toutes ces vapeurs inflammables , il ne
vous restera qu'un marc sans vigueur.
Des enfants étourdis viennent les hommes vulgaires : je ne
sache point d'observation plus générale et plus certaine que
If'-li» Rien n'est plus diflîrilr que de distinguer dans l'enfance
9
98 EMILE.
la stupidité réelle, de celle apparente et trompeuse stupidité qui
est l'annonce des âmes fortes. Il parait d'abord étrange que les
deux extrêmes aient des signes si semblables : et cela doit pour-
tant être ; car dans un âge où Ihomnie n'a encore nulles véritables
idées , toute la différence qui se trouve entre celui qui a du génie
et celui qui n'en a pas est que le dernier n'admet que do fausses
idées, elque le premier, n'en trouvant que de telles, n'en admet
aucune : il ressemble donc au stupide en ce que l'un n'est capable
• de rien , et que rien ne convient à l'autre. Le seul signe qui peut
les distinguer dépend du basard , qui peut offrir au dernier quel-
que idée il sa portée, au lieti que le premier est toujours le même
partout. Le jeune Caton , durant son enfance, semblait un imbé-
cile dans la maison, il était taciturne et opiniâtre : voilà tout le
jugement qu on portait de lui. Ce ne fut que dans l'antichambre
<lc Sylla que son oncle apprit à le connaître. S'il ne fût point en-
tré dans cette antichambi e , peut-être eùt-il passé pour une brute
jusqu'à l'âge de raison : si César n'eût point vécu , peut-être eût-
on toujours traité de visionnaire ce même Caton qui pénétra son
funeste génie , et prévit tous ses projets de si loin. 0 que ceux
qui jugent si précipitamment les enfants sont sujets à se tromper !
Ils sont souvent plus enfants qu'eux. J'ai vu , dans un âge assez
avancé, un homme* qui m'honorait de son amitié passer dans sa
famille et chez ses amis pour un esprit borné; cette excellente
tète se mûrissait en silence. Tout à coup il s'est montré philoso-
phe , et je ne doute pas que la postérité ne lui marque une place
honorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus
|)rolonds méta[)hysiciens de son siècle.
Respectez l'enfance, et ne vous pressez point de la juger, soit
en liien, soit en mal. Laissez les exceptions s'indiquer, se prou-
ver, seconlirmer longtemps, avant d'adopter pour elles des mé-
thodes particulières. Laissez longttMiips agir la natureavant de vous
mêler d'agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations. Vous
connaissez, dites-vous, le prix du temps, et n'en voulez point per-
<lre. Vous ne voyez pas que c'est bien plus le perdre d'en mal user
que de n'en rien faire , et (pi'un enfant mal instruit est plus loin de
la sagesse (pie celui qu'on n'a point instruit du tout. Vous êtes
alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire!
Comment ! n'est-ce rien que d'être heureux , n'est-ce rien que d«
' [I.';iM>t'Mlo<:ondilhr.!
LIViŒ 11. 99
sauter, jouer, courir toute la journée? De sa vie il ue sera si oc-
cupé. Platon , dans sa République, qu'on croit si austère, n'élève
les enfants qu'en fêtes , jeux , chansons , passe-temps ; on dirait
qu'il a tout fait quand il leur a bien ap|n is à se réjouir : et Sénè-
que p<u-lant de l'ancienne jeunesse romaine : Elle était, dil-il ,
toujours debout ; on ne lui enseignait rien qu'elle dût appi-cndre
assise*. En valait-elle moins, parvenue à l'âge viril .'Eifrayez-voui
donc peu de cette oisiveté prétendue. Que diriez-vous d'un homme
qui , pour mettre toute la vie à prolît, ne voudrait jamais dormir .»
Vous diriez : Cet homme est insensé; il ne jouit pas du temps,
il se l'oie; |)our fuir le sommeil il court à la mort. Songez donc
que c'est ici la même cliose , el que l'enfance est le sommeil de la
raison.
L'apparente facilité d'apprendre est cause de la perte des en-
fants. On ne voit pas que cette facilité mém<î est la preuve qu'ils
n'apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli rend comme un mi-
roir les objets qu'on lui présente ; mais rien ue reste , rien ne
pénètre. L'enfant relient les mots, les idées se refléchissent;
ceux qui l'écoutent les entendent , lui seul ne les entend point.
Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux facultés
essentiellement différentes , cependant l'une ne se développe vé-
ritablement qu'avec l'autre. .Avant làge de raison l'enfant ne re-
çoit [«s des idées , mais des images ; el il y a cette différence en-
tre les unes et les autres , que les images ne sont que des pein-
tures absolues des objets sensibles , et que les idées sont des
notions des objets , déterminées par des rapports. Une ima.'^c
peut être seule dans l'esprit qui se la représente ; mais toute idée en
suppose d'aulres. QuaiKl on imagine, on ne faitcjue voir; quand
OQ ronroit , on compare. Nos sensations sont purement passives ,
au lieu (]ue toutes nos perceptions ou idées nais>ent d un principe
r qui juge. Cela sera démontré ci-apres.
I ' dis donc que les enfants , n'étant pas capables de jugement ,
n Ont p<Hnt de véritable mémoire. Us retiennent des sons, des
■ires, des sensations, rarement des idées, plus rarement des
-ins. En m' objectant qu'ils apprennent quelt|ues éléments de
inélrie, on croit bien prouver contre moi; et tout au con-
I e , c'Ciit pour moi qu'un prouve : on niuulre que , Io.q de
.Mihil libem tuo$ doeebanl, çuod ditctndum etttt j(u*nttbu4
100 EMILE.
savoir raisonner d eux-mêmes , ils ne savent pas même retenir
les raisonnements d 'autrui; car suivez ces petits géomètres dans
leur méthode , vous voyez aussitôt qu'ils n'ont retenu que l'exacte
impression de la figure et les termes de la démonstration. A la
moindre objection nouvelle , ils n'y sont plus ; renversez la ligure ,
ils n'y sont plus. Tout leur savoir est dans la sensation , rien n'a
passé jusqu'à l'entendement. Leur mémoire elle-même n'est guère
plus parfaite que leurs autres facultés , puisqu'il faut presque tou-
jours qu'ils rapprennent étant grands les choses dont ils ont appris
les mots dans l'enfance.
Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfants n'aient
aucune espèce de raisonnement '. Au contraire, je vois qu'ils
raisonnent très-bien dans tout ce qu'ils connaissent , et qui se
rapporte à leur intérêt présent et sensible. Mais c'est sur leurs
connaissances que l'on se trompe, en leur prêtant celles qu'ils
n'ont pas, cl les faisant raisonner sur ce qu'ils ne sauraient com-
prendre. On se trompe encore en voulant les rendre attentifs à des
considérations qui ne les louchent en aucune manière , comme
celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant hommes , de
l'estime qu'on aura pour eux quand ils seront grands ; discours
qui , tenusà des êtres dépourvus de toute prévoyance , ne signifient
absolument rien pour eux. Or, toutes les études forcées de ces
pauvres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers à
leurs esprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils y peuvent donner.
Les pédagogues qui nous étalent en grand appareil les inslruc-
lions qu'ils donnent à leurs disciples sont payés pour tenir un au-
' J'ai fait cent fois réflexion, en écrivant, (|u'il est impossible, dans nn
hinj; oiivrafic , de donner toujours les mOines sens aux mêmes mots. Il n'y
a point de langue assez riche pour fournir autant de termes, de tours et
de phrases, (jue nos idées peuvent avoir de motlifications. La méthmie de
dénnir tous les termes , et de substituer sans cesse la déiinition à la place
du défini , est belle , mais impraticable ; car comment éviter le cercle? Le»
(b'hnitions pourraient être bonnes . si l'on n'employait pas des mots jwur
les faire. Malgré cela , je suis persuadé (|u'on j»eut être clair, même dans la
pauvreté de notre langue, ncm pas en donnant toujours les mêmes accei»-
tions aux mêmes moLs , mais en faisant en sorte , autant de fois ipi'on em-
ploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit sufrisanunent dé-
terminée par les idées qui s'y rapportent , et ipie chaque p«'rio«le où ce mot
se trouve lui serve, pour ainsi dire, de dclinilion. Tantôt je disque le»
enfants s<mt incapables de raisonnement, et ta^tl^l je les fais raisonner
avec assez de finesse. Je ne crois pas en cela me contredire dans mes idée*,
mais je ne puis disconvenir (pie je ne m" rontrctlisc souvent dans mes ex-
pressions.
LIVRE II. 101
ire langage : ce|)endanton voit, par leur (iropre conduite, qu'ils
pensent exactement comme moi. Car que leur apprennent-ils en-
lin ? Des mots , encore des mots , et toujours des mots. Parmi les
diverses sciences qu'ils se vantent de leur enseigner. Us se gar-
dent bien de choisir celles qui leur seraient véritablement utiles ,
parce que ce seraient des sciences de choses , et qu'ils n'y réus-
siraient pas ; mais celles qu'on parait savoir quand on en sait les
termes, le blason , la géographie , la chronologie , les langues, etc.;
toutes études si loin de l'homme , et surtout de l'enTant , que c'est
une mer^'eille si rien de tout cela lui peut être utile une seule
fois en sa vie.
On sera surpris que je compte l'élude des langues au nombre
des inutilités de l'éducation : mais on se souviendra que je ne
parle ici que des études du premier âge ; et , quoi qu'on puisse
dire, je ne crois pas que jusqu'à l'âge de douze ou quinze ans
nul enfant ( les prodiges à part } ait jamais vraiment appris deux
langues.
Je conviens que si l'étude des langues n'était que celle des mots ,
c'est-à-dire des figures ou des sons qui les expriment , celte étude
pourrait convenir aux enfants : mais les langues, en changeant
les signes , modifient aussi les idées qu'ils représentent. Les tètes
se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte des
idiomes. La raison seule est commune , l'esprit en chaque langue
a sa forme particulière ; différence qui pourrait bien élre en partie
la cause ou l'effet des caractères nationaux : et ce qui parait con-
Ormer cette conjecture est que , chez toutes les nations du monde ,
la langue suit les vicissitudes des mœurs , et se conserve ou s'al-
1ère comme elles.
De ces formes diverses l'usage en donne une à Tenfant , et c'est
la seule qu'il garde jusqu'à l'âge de raison. Pour en avoir deux,
0 faudrait qu'il sût compdVer des idées; et comment les comp-
rerait-il , quand il est à peine en état de les concevoir? Chaque
chose peut avoir pour lui mille signes différents : mais chaque
idée ne peut avoir qu'une forme : il ne peut donc apprendre à
parler qu'une langue. Il on apprend cependant plusieurs, me dit-
OQ : je le nie. J'ai vu de ces petits prodiges qui croyaient parier
cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler al-
lemand, en termes laliiis, en liTmes franr.iis, en termes italiens ;
i|« se sc^^aient à la vcrilc de cinq ou six dictionnaires , mais ils ne
«.
102 EMILE.
parlaient toujours qu'allemand. En un mot, donnez aux enfants
tant de synonymes qu'il vous plaira : vous changerez les mots ,
non la langue ; ils n'en sauront jamais qu'une.
; C'est pour cacher en ceci leur inaptitude qu'on les exerce par
I préférence sur les langues mortes, dont il n'y a plus de juges
(ju'on ne puisse récuser. L'usage familier de ces langues étant
perdu depuis longtemps , on se contente d'imiter ce qu'on en
trouve écrit dans les livres; et l'on ap|)elle cela les parler. Si te!
est le grec et le latin des maîtres, qu'on juge de celui des enfants.
A peine ont-ils appris par cœur leur rudiment, auquel ils n'enten-
dent absolument rien , qu'on leur apprend d'abord à rendre un dis-
cours français en mots latins ; puis, quand ils sont plus avancés,
à coudre en prose des phrases de Cicéron , et en vers des centons
de Virgile. Alors ils croient parler latin : qui est-ce qui viendra
les contredire .■•
En quelque étude que ce puisse être, sans l'idée des choses re-
présentées , les signes représentants ne sont rien. On borne poui-
tant toujours l'enfant à ces signes, sans jamais pouvoir lui faire
•comprendre aucune des choses (ju'ils représentent. En pensant lui
apprendre la description de la terre , on ne lui apprend qu'à con-
naître des cartes : on lui apprend des noms de villes, de |wys,
de rivières, qu'il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier
où l'on les lui montre. Je me souviens d'avoir vu quelque part
une géographie {|ui commençait ainsi : Qu'est-ce que le monde.'
C'est un globe de carton. Telle est précisément la géographie des
enfants. .le pose en fait qu'après deux ans de sphère et de cosmo-
graphie, il n'y a pas un seul enfant de div ans qui, sur les règles
qu'on lui a données, sut se conduire de Paris à Saint-Denis. Je
pose en fait qu'il n'y en a j)as un qui, sur un plan du jardin de
son père , fut en état d'en suivre les tl*;lours sans s'égarer. Voilà
ces docteurs qui savent à point nommé "" -""' l'.-kii> l-nili ,n
le Mexique , et tous les paj s de la terre.
J'entends dire qu'il convient d'occuper les (•iiKim> i (t(> i in.n -
ou il ne faille que des yeux : cela pourrait être s'il y avait quelque
élude où il ne fallût que des yeux; mais je n'en connais point de
telle.
Par une erreur encore plus ridicule , on leur fait étudier l'his-
toire . on s'imagine que l'histoire est à leur portée, |)arcc qu'elle
n'est qu'un recueil de faits. Mais qu'entend on par ce mot de faits ?
LIVKL 11. 103
croit-on que les rapports qui déterminent les faits historiques
soient si faciles à saisir, que les idées s'en forment sans peine
dans l'esprit des enfants? Croit-on que la véritable connaissance
des événements soit séparable de celle de leurs causes , de celle de
leurs effets; et que l'historique tienne si peu au moral qu'on puisse
connaître lun sans l'autre ? Si vous ne voyez dans les actions des
hommes que les mouvements extérieurs et purement physiques,
qu'apprenez-vous dans l'histoire? absolument rien ; et celte étude,
dénuée de tout intérêt , ne vous donne pas plus de plaisir que
d'instruction. Si vous voulez apprécier ces actions par leurs rap-
|)orts moraux , e>sayez de faire entendre ces rapports à vos élèves,
et vous verrez alors si l'histoire est de leur âge.
Lecteurs , souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n'est
ni un savant ni un philosophe , mais un homme simple , ami de la
vérité , sansp^irti sans système ; un solitaire, qui, vivant peu avec
les hommes, a moins d'occasions des'imboire de leurs pa*Jugés, et
plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce
avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés sur des principes
que sur des faits ; et je crois ne pouvoir mieux vous mettre à por-
tée d'en juger, que de vous rapporter souvent quelque exemple de>
observations qui me les suggèrent.
J'étais allé passer quel |ues jours ;V la campagne chez une bonne
mère de famille qui prenait grand soin de ses enfants et de leur édu-
cation. Un matin que j'étais présent aux leçons de l'ainé, songou
verncur, qui lavait très-bien instruit de l'histoire ancienne, repre-
iwint celle d'Alexandre, tomba sur le trait connu du médecin Philip[ic
qu'on a mis en tableau , et qui sûrement en valait bien la peine *.
I^ gouvenic'ii' , homme de mérite , lit sur l'intrépidité d'.\lexan-
dre pliiïieura réflexions qui ne me plurent point, mais que j'évi-
tai de comi»altre, pour ne pas le décréditer dans l'esprit de Sifi,
élève. .\ tabie , on ne manqua pas , selon la niéllio<le française, <lo
faire beaucoup babiller le petit bonhomme Li vivacité nattirelte
à son âge , et ! attente dun applaudissement sur , lui firent débi-
ter raille sottises , tout a travers lesquelles partaient de temps en
* LQaiDte-«'^crc^ , Uv. m . cbap. 6. — I.e mcinc tr^it e<t r.ip|torle aasai
par Monlaiç.H. • Aloxiixlrr... avant oii .-mI^is p.triinca-Ure do Pannctiion
« ijiie Hlijliit.iii*. v)ii iiln* iliiT iiii'ili-iin , f-»(')it comriijMi ))ar l'arst'iil de
• Dariiis |K>ur ri-iii|MHv)(iiitT; vu iih-siiie leiiip» qu'il duniiutt à lire sa lettre
• i Plulip|iu» , il avdle le bruuvagc qu'il luy avoit j^nsicnlé. > Lit. i . rliap.
».]
«04 LMILE.
temps quelques mois heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin
vint rhistoiredu médecin Philippe: il la raconta fort nettement et
avec beaucoup de grâce. Après l'ordinaire tribut d'éloges qu'exi-
geait la mère et qu'attendait le fils, on raisonna sur ce qu'il avait
dit. Le plus grand nombre blâma la témérité d'Alexandre ; quel-
ques-uns , à l'exemple du gouverneur , admiraient sa fermeté , son
courage : ce qui me fit comprendre qu'aucun de ceux qui étaient
présents ne voyait en quoi consistait la véritable beauté de ce trait.
Pour moi , leur dis-je , il me parait que s'il y a le moindre courage,
la moindre fermeté dans l'action d'Alexandre, elle n'est qu'une
extravagance. Alors tout le monde se réunit, et convint que c'était
une extravagance. J'allais répondre et m'échauffer, quand une
femme qui était à côté de moi , et qui n'avait pas ouvert la bo -
che , se pencha vers mon oreille , et me dit tout bas : Tais-loi ,
Jean-Jacques ; ils ne l'entendront pas. Je la regardai , je fus frappé ,
et je me tus.
Aprèsie dîner, soupçonnant sur plusieurs indices que mon jeune
docteur n'avait rien compris du tout à l'histoire qu'il avait si bien
racontée , je le pris par la main , je fis avec lui un tour de parc ; et
l'ayant tjueslionné tout à mon aise , je trouvai (ju'il admirait plus
(|uc personne le courage si vanté d'Alexandre : mais savez-vous
où il voyait ce courage ? uniquement dans celui d'avaler d'un seul
trait un breuvage de mauvais goût , sans hésiter , sans marquer la
moindre répugnance. Le pauvre enfant , à qui l'on avait fait pren-
dre médecine il n'y avait pas quinze jours, et qui ne l'avait prise
(|u'avec une peine infinie , en avait encore le déboire à labouche.
La mort , rcmpoisonnemeiil, ne passaient dans son esprit que pour
des sensations désagréables , cl il ne concevait pas , pour lui , d'au-
tre poison que du séné. Cependant il faut avouer que la fermeté
du héros avait fait une grande impression sur son jeune cœur, et
qu'à la première médecine qu'il faudrait avaler il avait bien résolu
d'être un Alexandre. Sans entrer dans des éclaircissements qui pas-
saient évidemment sa portée , je le confirmai dans ces disposi-
tions louables , et je m'en retournai riant en moi-même de la haute
sagesse des pères et des maîtres , qui pensent apprendre l'histoire
aux enfants.
Il est aisé île niettrc dans leurs bouches les mots de rois , d'em-
pires , de guerres , de concpiêles , de révolutions , de lois : mais
:piand il sera question d'attacher à ces mots des idées nettes , il y
I
LIVRE II. igô
aura luin de reiiUetien du jardiuier Robert à toutes ces explica-
lions.
Quelques lecteurs, mécontents du tais-toi, Jean-Jacques, demaii-
lieront, je le prévois, ce que je trouve enfin de si beau dans l'actioa
li'Alexandre. Infortunés 1 s'il faut vous le dire, comment le com-
prendrez-vous ? C'est qu'Alexandre croyait à la vertu ; c'est qu'il
y croyait sur sa léle , sur sa propre vie ; c'est que sa grande àme
tait faite pour y croire. 0 que celte médecine avalée était une
! leile profession de foi ! Non , jamais mortel n'en fit une si sublime.
S'il est quelque moderne Alexandre, qu'on me le montre à de pa-
reils trails '.
S'il n'y a point de science de mots , il n'y a point d'étude pro-
pre aux enfants. S'ils n'ont pas de vraies idées , ils n'ont point de
véritable mémoire ; car je n'appelle pas ainsi celle qui ne retient
que des sensations. Que sert d'inscrire dans leur tête un catalogue
de signes qui ne représentent rien pour eux .' En apprenant les cho-
s n'apprendront-ils pas les signes? Pourquoi leur donner !a peine
iiutile de les apprendre deux fois.' El cependant quels dangereux
préjugés ne commence-t-on pas à leur inspirer , en leur faisant
prendre pourde la science des mots qui n'ont aucun sens pour eux !
C'est du premier mot dont l'enfant se paye , c'est de la première
chose qu'il apprend sur la parole d'aulrui , sans en voir l'utilité
lui-même , que son jugement est perdu: il aura longtemps à bril-
ler aux yeuxdessots avant qu'il répare une telle perle '.
Non , si la nature donne au cerveau d'un enfant cette souple&M-
i|ui le rend propre à recevoir toutes sortes d'impressions , ce n'est
■ '• Ce prince, dit Montii- - - ■ ■ t, est le souverain patron des actes
> !■ / ;.liui : mais je ne ^ :l en sa \ic qui ayt plus de fer-
II . :< jue celtuy-cy, ny n iiistre par t.int de visages. • Liv. i,
.iLip.i-,.]
> La plupart des uvanU le sont k la manière des enfants. La vaste érodi-
lion résulte moins d'une multitude d'idées que d'une multitude d'images.
Les dates , les noms propres , les lieux , tous les objets is<>U'>s ou dénués
d'idées, se retiennent uniquement par la mémoire des signes, cl rarement
•e rappcile-t-on quelqu'une de ces choses sans voir en même temps k recto
ou le t-ersfi de la page où on l'a lue . ou la figui-c sous laquelle on l,i vit la
première fois. Telle était à [)eu pris la sciencp à la mode des «: .ts.
Cdie de notre siècle est autre ilios; : on n'étudie plus, on i us;
on rêve, et l'on nous donne gravement i)our de la philosopli.^ ,^j .. .^ , de
quelques mauvaises nuits. On me dira que je rive aussi : j'en ronriens :
mais, ce que les autres n'ont garde de faire, je donne mes rêves pour des
>%es, Ui».vuit chercher au lecteur s ils ont quelque chose d'utile aux grn»
106 EMILL.
pas pour qu'on y grave des noms de rois , des dates, des termes
lie blason , de sphère , de géographie , et tous ces mots sans aucun
sens pour son âge, et sans aucune utilité pour quelque âge que ce
soit , dont on accable sa triste et stérile enfance; mais c'est pour
que toutes les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles ,
toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent Teclairer
un jour sur ses devoirs , s'y tracent de bonne heure en caractères
ineffaçables, et lui servent à se conduire pendant sa vie d'une ma-
nière convenable à son être et à ses facultés.
Sans étudier dans les livres , l'espèce de mémoire que peut avoir
un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce qu'il voit , tout ce
(ju'il entend le frappe, et il s'en souvient ; il tient registre en lui-
même des actions , des discours des hommes ; et tout ce qui l'en-
vironne est le livre dans lequel . sans y songer , il enrichit conti-
nuellement sa mémoire, en allenilant que son jugement puisse en
profiter. C'est dans le choix de ces objets , c'est dans le soin de
lui présenter sans cesse ceux qu'il peut connaître , et de lui cacher
ceux qu'il doit ignorer , que consiste le véritable art <le cultiver
en lui celte première faculté; et c'est |)ar là qu'il faut tâcher de
lui former un m;igasin de connaissances qui servent à son éduca-
tion durant sa jeunesse, et à sa conduite dans tous les temps. Celle
méthode, il est vrai, ne forme point do petits prodiges et ne fait
pas briller les gouvernâmes et les précepteurs ; mais elle forme des
hommes judicieux , robustes , sains de corps et d'entendement ,
qui, sans s'être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant
grands.
1- Emile n'apprendra jamais rien par cœur , pas même des fables ,
pas même celles de la Fontaine, toutes naïves, toutes charman-
tes quelles sont ; rar les mots des fables ne sont pas plus les
fables que les mots de l'histoire ne son: Ihisloire. Comment
peut-on s'aveugler assez poura[)peIer les fables la morale des en-
fants , sans songerque l'apologue , en lesamusant , les abuse , que ,
séduits par le mensonge , ils laissent échapper la vérité , et que ce
qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en
profiler.» Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut
dire la vérité nue aux enfants; sitôt qu'on la couvre d'un voile,
ils ne se donnent plus la \m\\c de le lever.
On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants,
et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient ,
LIVRE II. 107
Ce serait encore pis ; car Ja morale en est tellement mêlée et si dis-
proportionnée à leur âge , qu'elle les porterait plus au vice qu'à
la vertu. Ce sont encore là , direzvous, des paradoxes. Soit; m.iis
voyons si ce sont des vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait ap-
prendre, parce que, quelque effort qu'on fasse pour les rendre
-impies, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer
ios idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie,
n les lui rendant ptas faciles à retenir, les lui rend plus difTiciies
« concevoir; en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de. la
clarté. Sans cHer cette multitude de fables qui n'ont rien d'intelli-
gible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait indiscrètement
apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent mêlées,
bornons-nous à celles que l'auteur semble avoir faites spéciale-
ment pour eux.
Je ne connais dans tout le recueil de la Fontaine que cinq ou
-IV faibles où brille éminemment la naïveté puérile; de ces cinq ou
-i\ je prends pour exemple la première de toutes ', parce que c'est
'Ile dont La morale est le plus de tout âge, celle que les enfants
- lisissent le mieux , celle qu'ils apprennent avec le plus de plaisir ; .
ifin celle que pour cela même l'auteur a mise par préférence à la
te de son livre. En lui supposant réellement l'objet d'être enlcn-
ilu des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable est
issurémeut sou chef-d'œuvre : qu'on me |)ermette donc de la sui-
\ re et de l'examiner en peu de mots. .
LE CORBEAU ET LE RENARD,
FABLE.
M litre corhcan , sor on arbre perché ,
Maître! que signifie ce mot en lui-même.' quesigi.ifietil. tu
lovant d'un nom propre.* quel sens a-t-il dans cette occasion?
Qu'est-ce qu'un corbeau ?
«Ju'esl-te qu'un arbre pcrrhé? L'on ne dit pas sur nn arbre per-
>hr, l'on dit perche sur un arbre. Par conséquent il faut parler
jles inversions de la poésie; il faut dire ce que c'est que prose et
nue vers.
' Ce»I b Mconde et non h pn^niit-rp . comme l'a trM>bien rem-iroii-^ M.
■ ^m/•^ .
lOft ÉMILK.
Tenait dans son bec un fromage. ^
Quel fromage? étail-ce un fromage de Suisse, de Brie ou de
Hollande ? Si l'enfant n'a point vu de corbeaux , que gagnez -vous
■il lui en parler ? s'il en a vu , comment concevra-t-il qu'ils tiennent
un fromage à leur bec? Faisons toujours des images d'après
nature.
Maitre renard , par Todcur alléché ,
Encore un maître ! mais pour celui-ci c'est à bon titre : il est
maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire ce que c'est
qu'un renard , et distinguer son vrai naturel du caraclcre de con-
vention qu'il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut expliquer; il faut dire
qu'on ne s'en sert plus qu'on vers. L'enfant demandera pourquoi
l'on parle autrement en vers qu'en prose. Que lui répondro/-
vous?
Alléché par Vodenr d'un fromage! Ce fromage , tenu par un cor-
beau perché sur un arbre , devait avoir beaucoup d'odeur pour
être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier ! Est-ce
• ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judi-
cieuse qui ne s'en laisse imposer qu'à bonnes enseignes, et sait
discerner la vérité du mensonge dans les narrations d'autrui."
Lui tint à peu prùs ce langage :
Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc la même
langue que les corbeaux ? Sage précepteur , prends garde à toi :
pèse bien ta réponse avant de la faire; elle importe plus que tu
n'as pensé.
Eh : l)onjour , monsieur le corlwau !
A/oji.'îieHr.' titre que l'enfant voit tourner en dérision, même avant
qu'il sache que c'est un titre d'honneur. Ceux qui disent monsifur
dit Corbeau auraient bien d'autres affaires avant que d'avoir ex-
pliqué ce du.
Que vous êtes joli î ([uc vous me semblez tjcan!
Cheville, redondance inutile. L'enfant voyant répéter la mémo
chose en d'autres termes, apprend à parler làohemenl. Si vous
dites que cette redondance est un art de l'auteur, qu'elle entre
dans le dessein du renard, qui veut paraître multiplier les clogch
LIVRE IL 109
a\'Pc les paires , celle excase sera bonne pour moi , mais wm p.'is
pour mon élève.
Sans mentir, si Totre ramage
Sans mentir! On ment donc quelquefois ? Où en sera l'enfant si
TOUS lui apprenez que le renard ne dit sans tn«n(irque parce qu'il
ment ?
Répondait à votre plumage ,
1^ Répondait.' Que signifie ce mot? Apprenez à l'enfant à com*
parer des qualités aussi différentes que la voix el le plumage ;
VOUS verrez comme il vous entendra.
Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix! Qu'est-ce qu'un phénix? Nous voici tout à coup jetés
dans la menteuse antiquité , presque dans la mythologie.
Le$ hôlcs de ces bois ! Quel discours figuré ! Le Hatleur ennoblit
son langage et lui donne plus de dignité , pour le rendre plus sé-
duisant. Un enfant entendra-l-il cette finesse? sait-il seulement ,
peut-il savoir ce que c'est qu'un style noble el un style bas ?
A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir
eette expression proverbiale.
Et , pour montrer sa belle voix ,
N'oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable, l'en-
fant doit savoir ce que c'est que la belle voix du corbeau.
Il ouvre un brge bec , laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable ; l'harmonie seule en fait image. Je vois
un grand vilain bec ouvert; j'entends tomber le fromage à travers
le* branches : mais ces sortes de beautés sont perdues pour les
eafants.
Le renard s'en saisit , et dit : Mon bon monsieur.
Voilà donc déjà la bonté transformée en bêtise. Assurément on
ne perd pas de temps pour instruire les enfants.
Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n'y sommes plus.
vit aux dépens de celui qui l'écoute.
Kocss. — f.wix. Ht
110 EMILE.
Jamuis eiiiaiit de dix ans n'enlciulit ce vcrs-là. *
Cette leçon vaut bien un fromage , sans doute.
Ceci s'entend , et la pensée est très-bonne. Cependant il y aura
encore bien peu d'enfants qui sachent comparer une leçon à uu
fromage , et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc
leur faire entendre que ce propos n'est qu'une raillerie. Que do
finesse pour des enfants !
Le corbeau , honteux et confus.
Autre pléonasme; mais celui-ci est inexcusable.
Jura, mais un peu tard', (ju'on ne l'y prendrait plus.
Jura! Quel est le solde maître qui ose expliquera l'enfant ce
que c'est qu'un serment ?
Voilà bien des détails, bien moins cependant qu'il n'en faudrait
pour analyser toutes les idées de cette fable , et les rédufrê aux
idées simples et élémentaires dont chacune d'elles est composée.
Mais qui est-ce qui croit avoir besoin de cette analyse pour se faire
entendre à la jeunesse .3 Nul de nous n'est assez philosophe pour
savoir se mettre à la place d'un enfant. Passons maintenant à la
morale.
Je demande si c'est à des enfants de six ans qu'il faut apprendre
qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur prolit ? On
pourrait tout au ()lus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui
persiflent les petits garçons , et se moquent en secret de leur sotte
vanité : mais le fromage gâte tout; on leur apprend moins à ne
pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un
autre. C'est ici mon second paradoxe , et ce n'est pas le moins
important.
^ Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que ,
quand ils sont en état d'en faire l'application , ils en font presque
toujours une contraire à l'intention de l'auteur , et (ju'au lieu de
s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils
penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des
autres. Dans la fable précédente les enfants se moquent du cor-
beau , mais ils s'affectioiment tous au renard; dans la fable qui
suit , vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et |>oint du
tout , c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier :
ils prendront toujours le beau rôle j c'est le choix do l'amour-pro j
LIVRE fi. m
fit i> , c'est un choix Irès-natureK Or , quelle horrible leron jwur
l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant
avare et dur , qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse.
La fourmi fait plus encore , elle lai apprend à railler dans ses
refus.
Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme
c'est d'ordinaire le plus brillant , l'enfant ne manque point de se
faire lion ; et quand il préside à quelque partage , bien instruit par
son modèle , il a grand soin de s'emparer de tout. Mais quand le
moucheron terrasse le lion , c'est une autre affaire, alors l'enfant
n'est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coup
d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.
Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une
leçon de modérai ion qu'on prétend lui donner, il en prend une de
licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une
|)elile fille qu'on avait désolée avec celle fable, tout en lui prêchant
toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ;
on la sut enlin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne ;
elle se sentait le cou pelé ; elle pleurait de n'être pas loup.
Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant
une leooo de la plus basse flatterie ; celle de la seconde une leçon
d'inhumanité ; celle de la troisième, une le<;on d'injustice ; celle de
la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon
d'indépendance. Cette dernière leçon , pour être superflue à mon
élève , n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur
donnez des préceptes qui se contredisent , quel fruit espérez-vous
de vos soins? Mais peut-être , à cela près , toute cette morale qui
me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raisons
de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions
dans la société , et ces deux morales ne se ressemblent point. La
première est dans le catéchisme, où on lalaisse; l'antre est dans les
fables de la Fontaine pour les enfants , et dans ses contes pour les
nères. Le même auteur suffît à tout.
Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quanta moi",
de vous lire avec choix , de vous aimer , de m'instruire dans vos fa-
bles: car j'espère ne pas me tromper sur leur objet : mais pour
mon élè>'e , permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seuli
jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d°a|t
prendre des choses dont il ne comprendra jkis le qtiarl; que dan»
Hî EMILE.
celles qu'il pourra comprendre il ne prendra jamais lo change , et
qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le
fripon.
4 En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j'ôte les instruments
(le leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau
de l'enfance , et presque la seule occupation qu'on lui sait donner.
A peine à douze ans Emile saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais
il faut bien au moins , dira-t-on , qu'il sache lire. J'en conviens : il
faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile; jusqu'alors
elle n'est bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit
qu'ils ne peuvent rien apprendi e dont ils ne sentent l'avantage actuel
et présent, soit d'agrément, soit d'utilité; autrement quel motif
les porterait à l'apprendre ? L'art de parler aux absents et de les
entendre, l'art de leur communiquer au loin sans médiateur nos
sentiments, nos volontés, nos désirs , est un art dont l'ulilitc
peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art
si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance?
Parce qu'on la contraint de s'y appliquer malgré elle , et qu'on le
met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est
pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le
tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs , et
bientôt il s'y appliquera malgré vous.
On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes
d'apprendre à lire ; on invente des bureaux , des cartes ; on fait
de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke veut
qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention
bien trouvée ? quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-là , et
celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donuez à
l'enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés ; toute mé-
thode lui sera bonne.
L'intérêt présent , voilà le grand mobile, le seul qui mène sûre-
ment et loin. Emile reçoit quelquefois de son père , de sa mère , de
ses parents, do ses amis, des billets d'invitation pour un diner,
pour une promenade, pour une partie sur Tcau , pour voir quel-
que fêle publique. Ces billets sont courts , clairs, nets , bien écrits.
Il faut trouver quelqu'un qui les lui lise : ce quelqu'un ou ne se
trouve pas toujours à point nommé , ou rend à l'enfant le peu de
complaisance que l'enfant eut iwur lui la veille. Ainsi l'oconsion,
LIVRE II. 113
Je moment se passe. On lui lil enfin le billet, mais il n'esl plus
temps. Ah ! si 1 on eût su lire soi-même ! On en reçoit d'aulres : ils
sont si courts ! le sujet en est si intéressant ! on voudrait essayer
de les déchiffrer ; on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus. On
s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un billet : il s'agit d'aller
demain manger delà crème... on ne sait où ni avec qui... combien
on fait d'efforts pour lire le reste ! Je ne crois pas qu'Emile ait be-
soin du bureau. Parlcrai-je à présent de l'écriturePNon; j'ai honte
de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation.
J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime : c'est
que d'ordinaire on obtient trcs-sùrement et très-vite ce qu'on n'est
point pressé d'obtenir. Je suis presque sûr qu'Emile saura parfaite-
ment lire et écrire avant l'âge de dix ans, précisément parce qu'il
m'importe fort peu qu'il le sache avant quinze ; mais j'aimerais
mieux qu'il ne sût jamais lire , que d'acheter cette science au prix
de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture
quand on l'en aura rebuté pour jamais! Id imprimis catere opor-
tebit, ne stndia, qui amare nondum potest, oderit, et atnaritudinem
semel perceptam eliam ullra rudes annos reformidét '.
Plus j'insiste sur ma méthode inaclivc , plus je sens les objec-
tions se renforcer. Si votre élève n'apprend rien de vous, il ap-
prendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité , il
apprendra des mensonges : les préjugés que vous craignez de lui
donner, il les recevra de tout ce qui l'environne; ils entreront par
tous ses sens; ou ils corrompront sa raison, même avant qu'elle
soit formée ; ou son esprit, engourdi par une longue inaction , s'ab-
sorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance
en ôte la faculté durant le reste de la vie.
Il me semble que je pourrais aisément répondre à cela : mais
pom-quoi toujours des réponses.' Si ma méthode répond d'elle-
même aux objections , elle est bonne ; si elle n'y répond pas , elle
ne vaut rien. Je poursuis.
Si sur le plan que j'ai commencé do tracer vous suivez des rè-
gles directement contraires à celles qui sont établies ; si , au lieu
de porter au loin l'esprit de voire élève; si, au lieu de l'égarer
sans ci?sse en d'autres lieux, en d'autres climats, en d'aulres siècles,
aux extrémités de la terre, et jusque dans les cieux,vous vousap-
' QuhtUI., lib. I, ca|>. I.
114 EMILE.
pliquez à le tenir toujours en lui-même , et attentif à ce qui le tou-
che immédiatement ; alors vous le trouverez capable de percep-
tion, de mémoire, et même de raisonnement ; c'est l'ordre de la na-
ture. A mesure que l'ctre scnsitif devient actif, il acquiert un dis-
cernement proportionnel à ses forces ; et ce n'est qu'avec la force
surabondante à celle dont il a besoin pour se conserver , que se
développe en lui la faculté spéculative propre à employer cet cxcs
de forces à d'autres usages. Voulez-vous donc cultiver l'intelligence
de votre élève ; cultivez les forces qu'elle doit gouverner. Exercez
continuellement son corps ; rendez-le robuste et sain, pour le rendre
sage et raisonnable ; qu'il travaille , qu'il agisse , qu'il coure , qu'il
cric, qu'il soit toujours en mouvement; qu'il soit homme par la
vigueur , et bientôt il le sera par la raison.
Vous l'abrutiriez, il est vrai, par cette raélhode, si vous alliez
. toujours le dirigeant, toujours lui disant : Va, viens, reste, fais
ceci , ne fais pas cela. Si votre tête conduit toujours ses bras , la
sienne lui devient inutile. Mais souvenez-vous de nos conventions :
si vous n'êtes qu'un pédant , ce n'est pas la peine de me lire.
C'est une erreur bien pitoyable d'imaginer que l'exercice du
corps nuise aux opérations de l'esprit ; comme si ces deux aciions
ne devaient pas marcher de concert , et que l'une ne dût pas tou-
jours diriger l'autre !
^ 11 y a deux sortes d'hommes dont les corps sont dans un exer-
cice continuel , et qui sûrement songent aussi peu les uns que les
autresà cultiver leur àme , savoir , les paysans et les sauvages. Les
premiers sont rustres, grossiers, maladroits; le^ autres, connus
par leur grand sens, le sont encore par la subtilité de leuresprit :
généralement il n'y a rien de plus lourd qu'un paysan, ni rien de
plus fin qu'un sauvage. D'où vient cette différence.^ C'est que lo
premier, faisant toujours ce (ju'on lui commande, ou ce qu'il 3
vu faire à son pore , ou ce qu'il a fait lui-mèmo dt?s sa jeunesse , ne
va jamais que par routine ; et , dans sa vie presque automate , oc-
cupé sans cesse des mêmes travaux, l'habitude et l'obéissance lui
tiennent lieu de raison.
Pour le sauvage , c'est autre chose : n'étant attache à aucun
lieu , n'ayant point de tâche prescrite , n'obéissant à personne ,
sans autre loi que sa volonté , il est forcé de raisonner à chaque
action de sa vie ; il ne fait pas un mouvemcnl , pas un pas , sans
■4^^ en avoir d'avance envisagé les suites, .\iusi , plus son corps
LIVRE il. IIJ
s'exerce , plus son esprit s'éclaire ; sa force et sa raison croissent
à 1.1 fois et s'étendent l'une par l'autre.
Savant précepteur, voyons lequel de nos deux, élèves ressemble
AU sauvage, et lequel ressemble au paysan. Soumis en tout à une
autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole ;
ii n'ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai , ni pleu-
rer quand il est triste , ni présenter une main pour l'autre , ni re-
muer le pied que comme on le lui prescrit ; bientôt il n'osera res-
pirer (jue sur vos règles. A quoi voulez-vous qu'il pense , quand
vous pensez à tout pour lui ? Assuré de votre prévoyance , qu'a-
t-il besoin d'en avoir? Voyant que vous vous chargez de sa con-
servation , de son bien-élre , il se sent délivré de ce soin ; son ju-
gement se repose sur le vôtre ; tout ce que vous ne lui défendez
pas, il le fait sans réflexion , sachant bien qu'il le fait sans risque.
Qu'a-t-il besoin d'apprendre à prévoir la pluie.' il sait que vous re-
gardez au ciel pour lui. Qu'a-t-il besoin de régler sa promenade ?
il ne craint pas que vous lui laissiez passer l'heure du diner.
Tant que vous ne lui défendez pas de manger, il mange ; quand
vous le lui défendez, il ne mange plus ; il n'écoute plus les avis de
son estomac , mais les vôtres. Vous avez beau ramollir son
corps dans riiiaction , vous n'en rendez pas son entendement plus
flexible. Tout au contraire , vous achevez de décréditer la rai-
son dans son esprit , en lui faisant user le peu qu'il en a sur les
choses qui lui paraissent le plus inutiles. Ne voyant jamais à quoi
elle est bonne , il juge enfin qu'elle n'est bonne à rien. Le pis qui
pourra lui arriver de mal raisonner sera d'être repris , et il lest si
souvent qu'il n'y songe guère ; un danger si commun ne l'effraye
plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'esprit ; et il en a pour babiller
avec les femmes , sur le ton dont j'ai déjà parlé : mais qu'il soit
dans le cas d'avoir à payer de sa personne , ù prendre un parti
dans quelque occasion diflicile , vous le verrez cent fois plus stu-
■'i'if et plus béte que le fils du plus gros manant.
l'our mon élève , ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne
neure à se suffire à lui-même autant qu'il est possible , il no
s'accoutume point à recourir sans cesse aux autres , encore moins
a leur étaler son grand savoir. En revanche il \»zc , il prévoit,
il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement a Itii. Il
^ jase pas , il agit ; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le
1 ifi KMILE.
monde , mais il sail forl bien faire ce qui lui convient. Comme il
est sans cesse en mouvement, il est forcé d'observer beaucoup de
choses , de connaître beaucoup d'effets ; il acquiert de bonne heure
une grande expérience : il prend ses leçons de la nature et non pas
des hommes ; il s'instruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle part
l'intention de l'instruire. Ainsi son corps et son esprit s'exercent à la
fois. Agissant toujours d'après sa pensée, et non d'après celle d'un
antre, il unit continuellement deux opérations ; plus il se rend forl
et robuste , plus il devient sensé et judicieux. C'est le moyen d'a-
voir un jour ce qu'on croit incompatible , et ce que presque tous
les grands hommes ont réuni, la force du corps et celle de l'àmo ,
la raison d'un sage et la vigueur d'un athlète.
"^ Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile ; c'est de gou-
verner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. Cet art,
j'en conviens , n'est pas de votre âge; il n'est pas propre à faire
briller d'abord vos talents, ni à vous faire valoir auprès des pères ;
mais c'est le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez jamais h
faire des sages , si vous ne faites d'abord des polissons : c'était
l'éducation des Spartiates; au lieu de les coller sur des livres, on
commençait par leur apprendre à voler leur diner. Les Spartiates
étaient-ils pour cela grossiers étant grands ? Qui ne connaît la force
ot le sel de leurs reparties ? Toujours faits pour vaincre , ils écra-
saient leurs ennemis en toute espèce de guerre ; et les babillards
Athéniens craignaient autant leurs mots que leurs coups.
Dans les éducations les plus soignées , le maître commande et
croit gouverner : c'est en effet l'enfant qui gouverne. Il se sert
de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu'il lui
plait , et il sait toujours vous faire payer une heure d'assiduité
par huit jours de complaisance. A chaque instant il faut pactiser
avec lui. Ces traités , que vous proposez à votre mode , et qu'il
exécute à la sienne , tournent toujours au profit de ses fantaisies ,
surtout quand on a la maladresse de mettre en condition pour son
profit ce qu'il est bien sûr d'obtenir, soit qu'il remplisse ou non
la condition qu'on lui impose en échange. L'enfant , pour l'ordi-
nairo , lit beaucoup mieux dans l'esprit du maître , que le maître
dans le cœur de l'enfant. Et cela doit être : cm toute la sagacité
qu'eût employée l'enfant livré à lui-même à pourvoir à la conser-
vation de sa personne, iH'cmploie à sauver sa liberté naturelle
des chaînes de son tyran; au lieu que rclui-ci , n'ayant nul intO'
UVRE II. 117
rct si pressant à pcnétror l'aulrc, trouve quolcpiefois mieux son
compte à lui laisser sa paresse ou sa vanité.
Prenez une route opposée avec votre élève ; qu'il croie toujours
être le maître , et que ce soit toujours vous qui le soyez. II n'y a
point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence
de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant
qui ne sait rien , qui ne peut rien, qui ne connaît rien , n'est-il
pas à votre merci? Ne disposez-vous pas , par rapport à lui, de
tout ce qui l'environne ? N'éles-vous pas le maître de l'affecter
comme il vous plaît ? Ses travaux , ses jeux , ses plaisirs , ses pei-
nes, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache.» Sans
doute, il ne doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que
ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous
ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez
ce qu'il va dire.
C'est alors qu'il pourra se livrer aux ciercices du corps que lui
demande son âge , sans abrutir son esprit ; c'est alors qu'au lieu
d'aiguisor sa ruse à éluder un incommode empire , vous le verrez
s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui l'environne le parti le
plus avantageux pour son bien-être actuel ; c'est alors que vous
«erez étonné de la subtilité de ses inventions pour s'approprier tous
les objets auxquels il peut atteindre , et pour jouir vraiment des
choses sans le secours de l'opinion.
En le laissant ainsi maître de ses volontés , vous ne fomentez
point SCS caprices. En ne faisant jamais que ce qui lui convient , il
ne fera bientôt que ce qu'il doit faire ; et , bien que son corps soit
dans un mouvement continuel , tant qu'il s'agira de son intérêt
présont et sensible , vous verrez toute la raison dont il est capable
se développer beaucoup mieux et d'une manière beaucoup plus
appropriée à lui , que dans des études de pure spéculation.
Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne se déGanl
point de vous , n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera
point , il ne vous mentira point ; il se montrera tel qu'il est sans
crainte ; vous pourrez l'étudier tout à votre aise , et disposer tout
autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans qu'il
pense jamais en recevoir aucune.
Il n'épiera point non plus vos mœurs avec une curieuse jalousie,
el ne se fera point un plaisir secret de vous prendre en faute. Cet
inconvénient que nous prévenons est très-grand, l'u des premiers
M^ EMILE.
soins des enfants est, comme je l'ai dit , de découvrir le faible de
ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte à la méchanceté, mais
il n'en vient pas : il vient du besoin d'éluder une autorité qui Je»
importune. Surchargés du joûg qu'on leur impose , ils cherchent
il le secouer; elles défauts qu'ils trouvent dans les maîtres leur
fournissent de bons moyens pour cela. Cependant l'habitude se
prend d'observer les gens par leurs défauts , et de se plaire à leur
en trouver. 11 est clair que voilà encore une source de vices bou-
chée dans le cœur d'Emile ; n'ayant nul intérêt à me trouver des
défauts , il ne m'en cherchera pas , et sera peu tenté d'eu chercher
à d'autres.
Toutes ces pratiques semblent difficiles , parce qu'on ne s'en
avise pas ; mais dans le fond elles ne doivent point l'être. On est
en droit de vous supposer les lumières nécessaires pour exercer
le métier que vous avez choisi ; on doit présumer que vous con-
naissez la marche naturelle du cœur humain , que vous savez étu-
dier l'homme et l'individu; que vous savez d'avance à quoi se
pliera la volonté de votre élève à l'occasion de tous les objets in-
téressants pour son âge que vous ferez passer sous ses yeux. Oi-,
avoir les instruments , et bien savoir leur usage , n'est-ce pas être
maître de l'opération?
Vous objectez les caprices de l'enfant , et vous avez tort. Le
caprice des enfants n'est jamais l'ouvrage de la nature , mais d'une
mauvaise discipline : c'est qu'ils ont obéi ou commandé; et j'ai
dit cent fois qu'il ne fallait ni l'un ni l'autre. Votre élève n'aura
donc de caprices que ceux que vous lui aurez donnés; il est
juste que vous portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-vous,
comment y remédier.' Gela se peut encore, avec une meilleure
conduite et beaucoup de patience.
Je m'étais chargé , durant quelques semaines, d'un enfaut ac-
coutumé non-seulement à faire ses volontés, mais encore à les
faire faire à tout le monde, par conséquent plein de fantaisies *. Dès
le premier jo>ir, pour mettre à l'essai ma complaisance, il voulut
se lever à minuit. Au plus fort de mon sommeil , il saule à bas de
son lit, prend sa robe de chambre et m'appelle. Je me lève , j'al-
lume la chandelle ; il n'en voulait pasdavantage; au bout d'un quart
♦ [('.et enfant était le lils lie iiLitlami' Diipiii. Vovrz les Confi'fsionjs , au
livre VII.] Ao/f de M. Pciilnhi.
LiVRK 11. iro
d'heure le sommeil le gagne , et il se recouche content de son
t-preuve. Doux jours après il la réitère avec le même succès , et de
ma part sans le moindre signe d'impatience. Comme il m'embras-
sait en se couchant, je lui dis très-posément : Mon petit ami, cela va
forl bien ; mais n'y revenez plus. Ce mot excita sa curiosité , et dès
le lendemain, voulant voir un peu comment j'oserais lui désobéir,
il ne manqua pas de se relever à la même heure , et de m'appeler.
Je lui demandai ce qu'il voulait. Il me dit qu'il ne pouvait dormir.
7'a»it pis, repris-je, et je me tins coi. Il me pria d'allumer la
chandelle : Pourquoi faire? et ie me tins coi. Ce ton laconique
commençait à l'embarrasser. Il s'en fut à tâtons chercher le fus! !
qu'il fit semblant de battre , et je ne pouvais m'empêcher de rire
•'■■) l'entendant se donner des coups sur les doigts. Enfin, bien con-
incu qu'il n'en viendrait pas à bout, il m'apporta le briquet à
mon lit ; je lui dis que je n'en avais que faire , et me tournai de
l'autre côté. Alors il se mit à courir étourdiment par la chambre ,
criant, chantant, faisant beaucoup de bruit, se donnant, à la
table et aux chaises , des coups qu'il avait grand soin de modérer,
et dont il ne laissait pas de crier bien fort , espérant me causer
de l'inquiétude. Tout cela ne prenait point ; et je vis que, comp-
';t sur do belles exhortations ou sur de la colère, il ne s'était
iliement arrangé pour ce sang-froid.
(".e|>end;mt, résolu de vaincre ma patience à force d'opiniâtreté,
il continua son tintamarre avec un tel succès, qu'à la fin je m'é-
chauffai ; et, pressentant que j'allais tout gâter par un emporte-
ment hors de propos, je pris mon parti d'une autre manière.
Je me levai sans rien dire , j'allai au fusil que je ne trouvai point ;
je le lui demande , il me le donne , pétillant de joie d'avoir enfin
triomphé de moi. Je bals le fusil, j'allume la chandelle, je prends
ji.ir la main mon petit Iwnhomme , je le mène tranquillement dans
M cabinet voisin dont les volets étaient bien fermés, et où il
y avait rien à casser : je l'y laisse sans lumière; puis fermant
sur lui la porte à la clef, je retourne me coucher sans lui avoir
dit un seul mot. Il ne faut pas demander si d'aboni il y eut du
vacarme ; je m'y étais attendu : je ne m'en émus point. Enfin le
bruit s'apaise ; j'écoute , je l'entends s'arranger, je me tranquillise.
Le lendemain , j'entre au jour dans le cabinet ; je trouve mon polit
mutin couché sur un lit de repos , et dormant d'un profond som-
meil , dont , après tant de fatigue , il devait avoir grand besoin.
«20 EMfLÉ.
L'affaire ne finit pas là. La mère apprit que l'enfant avait passe
les deux tiers de la nuit hors de son lit. Aussitôt tout fut perdu ,
c'était un enfant autant que mort. Voyant roccasion bonne pour
se venger, il fit le malade , sans prévoir qu'il n'y gagnerait rien.
Le médecin fut appelé. Mallieureuseraent pour la mère , ce mé-
decin était un plaisant , qui , pour s'amuser de ses frayeurs , s'ap-
pliquait à les augmenter. Cependant il me dit à Foreille : Laissez-
moi faire ; je vous promets que l'enfant sera guéri pour quelque
temps de la fantaisie d'être malade. En effet, la diète et la chambre
furent prescrites, et il fut recommandé à l'apothicaire. Je soupirais
de voir cette pauvre more ainsi la dupe de tout ce qui l'environ-
nait , excepté moi seul , qu'elle prit en haine , précisément parce
que je ne la trompais pas.
Après des reproches assez durs , elle me dit que son fils était
délicat, qu'il était l'unique héritier de sa famille, qu'il fallait le
conserver à quelque prix que ce fût, et qu'elle ne voulait pas qu'il
fut contrarié. En cela j'étais bien d'accord avec elle; mais elle enten-
dait par le contrarier ne lui pas obéir en tout. Je vis qu'il fallait
prendre avec la mère le même ton qu'avec l'enfant. Madame, lui
dis-je assez froidement , je ne sais point comment on élève un
héritier, et , qui plus est , je ne veux pas l'apprendre ; vous pou-
vez vous arranger là-dessus. On avait besoin de moi pour quel-
que temps encore : le père apaisa tout ; la mère écrivit au précep-
teur de hâter son retour ; et l'enfant , voyant qu'il ne gagnait rien
à troubler mon sommeil ni à être malade, prit enfin le parti de
dormir lui-même et de se bien porter.
On ne saurait imaginer à combien de pareils caprices le petit
tyran avait asservi son malheureux gouverneur; car l'éducation
se faisait sous les yeux de la mère, qui ne souffrait pas que l'hé-
ritier fut désobéi en rien. A quelque heure qu'il voulût sortir, il
fallait être prêt pour le mener, ou plutôt pour le suivre; et il avait
toujours grand soin de choisir le moment où il voyait son gouver-
neur le plus occupé. Il voulut user sur moi du même empire , et
se venger le jour du repos qu'il était forcé de me laisser la nuit.
Je me prêtai de bon cœur à tout , et je commençai par bien cons-
tater à ses propres yeux le plaisir que j'avais à lui complaire;
après cela, quand il fut question de le guérir de sa fantaisie, je
m'y pris aulremcnt.
Il fallut d'abord le racllre dans son tort , et cela ne fui pas
LIVRE II. 121
difiicilo. Sachant que les enfants ne songent jamais qn'au pré-
sent, je pris sur lui le facile avantage de la prévoyance; j'eus
soin lie lui procurer au logis un amusement que je savais être extrê-
mement de son goût ; et , dans le moment où je le vis le plus en-
goué , j'allai lui proposer un tour de promenade ; il me renvoya
bien loin : j'insistai, il ne m' écouta pas; il fallut me rendre, et
il nota précieusement en lui-même ce signe d'assujettissement.
Le lendemain ce fut mou tour. Il s'ennuya , j'y avais pourvu ;
moi , au contraire , je paraissais profondément occupé. Il n'en fal-
lait pas tant pour le déterminer. !1 ne manqua pas de venir m'ar-
rachcr à mon travail pour le mener promener au plus vile. Je re-
fusai ; il s'obstina. Non , lui dis-je ; en faisant votre volonté vous
m'avez appris à faire la mienoe; je ne veux pas sortir. Hé bien !
reprit-il vivement , je sortirai tout seul. Comme vous voudrez.
El je reprends mon travail.
Il s'habille , un peu inquiet de voir que je le laissais faire et que
je ne l'imitiis pas. Prêt à sortir, il vient me saluer ; je le salue : il
lâche de m'alarmer |wr le récit des courses qu'il va faire ; à l'en-
teiidre , on eût cru qu'il allait au bout du monde. Sans m'émouvoir,
je lui souhaite un bon voyage. Son embarras redouble. Cependant
il fait bonne contenance, et, prêt à sortir, il dit à son laquais de
le suivre. Le laquais , déjà prévenu , répond qu'il n'a pas le temps ,
el qu'occupé par mes ordres, il doit m'obéir plutôt qu'a lui. Pour
le coup l'enfant n'y est plus. Comment concevoir qu'on le laisse
sortir seul , lui qui se croit l'être important à tous les autres, cl
-1' que le ciel et la terre sont intéressés à sa conservation ?
iidant il commence à sentir sa faiblesse ; il comprend qu'il se
va trouver seul au milieu de gens qui ne le connaissent pas; il
Toit d'avance les risques qu'il va courir : l'obstination seule le
soutient encore; il descend l'escalier lentement , et fort interdit. Il
entre enfin dans la rue , se consolant un peu du mal qui lui peut
aniver par l'espoir qu'on m'en rendra responsable.
Celait là que je l'attendais. Tout était préparé d'avance ; et
comme il s'agissait d'une espèce de scène publique, je m'étais
muni du consentement du père. A peine avait-il fait quelques pas,
qu'il enleiul à droite cl à gauche différents propos sur son compte.
- il , le joli monsieur! où va-t-il ainsi tout seul? il va se per-
: je veux le prier d'entrer chez nous. Voisine , gardcz-vous-
eo bien. Ne voyez-vous pas que c'est un petit libertin qu'on a
II
122 EMILE.
rhnssc de la maison de son père, parce qu'il ne vouiail rien valuiv?
Il ne faut pas retircf les libertins; laissez-le ;dlcr où il voudra.
Hé bien donc! que Dieu le conduise! je serais fâchée qu'il lui
arrivât malheur. Un peu plus loin il rencontre des polissons à peu
près de son âge , qui l'agacent et se moquent de lui. Plus il avance,
plus il trouve d'embarras. Seul et sans protection , il se voit le
jouet de tout le monde , et il éprouve avec beaucoup de surprise
que son nœud d'épaule et son parement d'or ne le font pas plus
respecter.
Cependant un de mes amis, qu'il ne connaissait point, et que
j'avais chargé de veiller sur lui, le suivait pas à pas sans qu'il y
prit garde, et l'accosta quand il en fut temps. Ce rôle, qui res-
semblait à celui de Sbrigani dans Pouncaugnac , demandait un
homme d'esprit, et fut parfaitement rempli. Sans rendre l'enfant
timide et craintif en le frappant d'un trop grand effroi , il lui fit
si bien sentir l'imprudence de son équipée , qu'au bout d'une
demi-heure il me le ramena souple , confus, et n'osant lever les
yeux.
Pour achever le désastre de son expédition , précisément au
moment qu'il rentrait, son père descendait pour sortir , et le ren-
contra sur l'escalier. Il fallait dire d'où il venait , et pourquoi je
n'étais pas avec lui'. Le pauvre enfant eût voulu être cent pieds
sous terre. Sans s'amuser à lui faire une longue réprimande , lo
père lui dit, plus sèchement que je ne m'y serais attendu : Quand
vous voudrez sortir seul , vous en êtes le maitrc ; mais comme je
ne veux point d'un bandit dans ma maison , quand cela vous ar-
rivera ayez soin de n'y plus rentrer.
Pour moi, je le reçus sans reproche et sans raillerie, mais n\cc
un peu de gravité ; et , de peur qu'il no soupçonnât que tout ro qui
s'était passé n'était qu'un jeu , je ne voulus point le mener pro-
mener le même jour. Le lendemain je vis avec grand plaisir cpi'il
passait avec moi d'un air de triomphe devant les mêmes gens (|ui
s'étaient moqués de lui la veille , pour l'avoir rencontre tout seul.
On conçoit bien qu'il ne me menaça plus de sortir sans moi.
C'est par ces moyens et d'autres semblables que , durant le peu
de temps que je fus avec lui , je vins à bout ilc lui faire faire tout
I Kn cas iiareil , on peut sans ristiuc exiger il'iin onfant I.i vi'rili»; cir U
sait bien alors i|u'il ne saunitt la dégHiser. cl «jno s'il osait iliiv un inc««
«ongc, il un serait à l'instant convaincu.
LIVRE il. m
ce (juc je voulais sans lui rien prescrire , sans lui rien défendre ,
sans sermons, sans exhortations, sans l'ennuyer de leçons inu-
tiles. Aussi , tant que je parlais il était content ; mais mon silence
le tenait en crainte ; il compreaait que quelque chose n'allait pas
bitn , et toujours la leçon lui venait de la chose même. Mais re-
venons.
Non-seulement c€s exercices continuels, ainsi laissés à la seule
direction de la nature , en fortifiant le corps n'abrutissent point
l'esprit; mais au contraire ils forment en nous la seule espèce de
raison dont le premier âge soit susceptible, et la plus nécessaire
à quelque âge que ce soit. Ils nous apprennent à bien connaître
l'usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps envi-
ronnants , l'usage des instruments naturels qui sont à notre por-
tée et qui conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupidité
preille à celle d'un enfant élevé toujours dans la chambre et sous
les yeux de sa mère , lequel , ignorant ce que c'est que poids et
que résistance, veut arracher un grand arbre, ou soulever uti
rocher? La première fois que je sortis de Genève, je voulais sui-
vre un cheval au galop; je jetais des pierres contre la montagne
de Salève , qui était à deux lieues de moi ; jouet de tous les en-
fants du village , j'étais un véritable idiot pour eux. A dix-huit ans
on apprend en philosophie ce que c'est qu'un levier ; il n'y a point
de petit paysan à douze qui ne sache se servir d'un levier mieux
que le premier mécanicien de l'jVcadémic. Les leçons que les éco-
liers prennent entre eux dans la cour du collège leur sont cent
fois plus utiles que tout ce qu'on leur dira jamais dans la classe.
Voyez un chat entrer pour la première fois dans une chambre :
i il visite , il regarde , il flaire, il ne reste pas un moment en repos ,
' il ne se (ie à rien qu'après avoir tout examiné , tout connu. .Ainsi
• fait un enfant commençant k marcher , et entrant pour ainsi dire
dans l'espace du monde. Toute la différence est qu'à la vue, ron\-
raunc à l'enfant et au chat, le premier joint, pour observer, les
; mains que lui donna la nature , cl l'autre l'odorat subtil dont elle
i l'a doué. Cette disposition , bien ou mal cultivée , est ce qui rend
i les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prti-
[• dents.
^ Les premiers mouvements naturels de l'homme étant donc de
!( se mes>urcr avec tout ce qui l'environne , cl d'éprouver dans cha-
\ que objet qu'il aperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent
124 ÉMILK.
scrnpporlcr à lui, sa première étude est une sorte de physique
expérimentale relative à sa propre conservation , et dont on le
détourne par des éludes spéculatives avant qu'il ait reconnu sa
place ici-bas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent
s'ajuster aux corps sur lesquels ilsdoiwnt agir, tandis que ses sens
encore purs sont exempts d'illusion, c'est le temps d'exercer les
uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres ; c'est le
temps d'apprendre à connaître les rapports sensibles que les cho-
ses ont avec nous. Gomme tout ce qui entre dans l'entendement
humain y vient par les sens , la première raison de Ihommc est
une raison sensilive ; c'est elle qui sert de base à la raison intel-
'icctuelle: nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds,
nos mains , nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est
pas nous apprendre à raisonner , c'est nous apprendre à nous ser-
vir de la raison d'autrui; c'est nous apprendre à beaucoup croire,
et à ne jamais rien savoir.
Pour exercer un art , il faut commencer par s'en procurer les
instruments ; et, pour pouvoiremployerutilementces instruments,
il faut les faire assez solides pour résister à leur usage. Pour ap-
prendre à penser , il faut donc exercer nos membres , nos sens ,
nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence; et
pour tirer tout le jjarti possible de ces instruments , il faut que le
corps , qui les fournit , soit robuste et sain. Ainsi , loin que • i
véritable raison de l'homme se forme indépendamment du corps,
c'est la bonne constitution du corps qui rend les opérations de
l'esprit faciles et sûres.
En montrant à quoi l'on doit employer la longue oisiveté do
l'enfance, j'entre dans un détail qui paraîtra ridicule. Plaisantes
leçons , me dira-t-on , qui , retombant sous votre propre critique ,
se bornent à enseigner ce que nul n'a besoin d'apprendre ! Pour-
quoi consumer le temps à des instructions qui viennent toujours
d'elles-mêmes , et ne coûtent ni peines ni soins.' Quel enfant de
douze ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre ,
et, de plus, ce que ses maîtres lui ont appris?
Messieurs , vous vous trompez ; j'enseigne à mon élève un art
très-long , très-pénible , et que n'ont assurément pas les vôtres ;
c'est celui d'étro ignorant : car la science de quiconque ne croit
Ravoir que ce qu'il sait se réduit à bien peu de chose. Vous don-
I nez la science , à la bonne heure ; moi je m'occupe de l'inslrument
LIVHE 11. 12S
|ire à l'acqucrir. On dit qu'un jour les Vénitiens montrant en
tide fXMDpe leur trésor de Saint-Marc à un ambassadeur d'Es-
^!ie, celui-ci, |)our tout compliment, ayant regardé sous les
tables, leur dit : Qui non c'c la radiée. Je ne vois jamais un pré-
cepteur étaler le savoir de son disciple , sans être tenté de lui en
dire autant.
Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens
attribuent aux exercices delà gymnastique cette vigueur de corps
et d'âme qui les distingue le plus sensiblement des modernes. La
manière dont Montaigne appuie ce sentiment montre qu'il en était
fortement pénétré ; il y revient sans cesse et de mille façons. En
parlant de l'éducation d'un enfant , pour lui roidir l'àme, il faut ,
dit-il , lui durcir 1rs muscles ; en l'accoutumant au travail , on
l'accoutume ù la douleur; il le faut romprcà l'àpreté des exercices,
pour le dresser à l'àpreté de la dislocation , de la colique et de tous
les maux. L° sage Locke , le bon Rollin , le savant Fleury , le pé-
dant de Crouzas, si différents entre eux dans tout le reste,
s'accordent tous en ce seul point d'exercer beaucoup les corps des
enfants. C'est le plus judicieux de leurs préceptes ; c'est celui qui
est et sera toujours le plus négligé. J'ai déjà suffisamment parlé
de son importance ; et comme on ne peut là-dessus donner de
meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles qu'on
trouve dans le livre de Locke, je me contenterai d'y renvoyer,
après avoir pris la liberté d'ajouter quelques observations aux
siennes.
Les membres d'un coq»s qui croit doivent être tous au large dans
leur vêtement ; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accrois-
sement ; rien de trop juste , rien qui colle au corps ; point de liga-
tures. L'habillement français , gênant et malsain pour les hommes,
est pernicieux surtout aux enfants. Les humeurs, stagnantes , arrê-
tées dans leur circulation , croupissent dans un repos qu'augmente
la vie inactive et sédentaire , se corrompent , et causent le scorbut ,
maladie tous les jours plus commune parmi nous , et presque igno-
rée des anciens , que leur manière de se vêtir et de vivre en pré-
senait. L'habillement de houssard , loin de remédier à cet incon-
vénient , l'augmente , et , pour sauver aux enfants quelques ligatu-
rr« , les presse par tout le corps. Ce qu'il y a de mieux à faire est
-. laisser en jaquette aussi longtemps qu'il est possible , puis
/r donner un véteroent fort large, el^ ne se point pi{|uer de
»26 KM ILE.
marquer leur laille , ce qui ne sert qu a la tlcfonner. Leurs défauts
du corps et de l'esprit viennent presque tous de la même cause ;
on les veut faire hommes avant le temps.
Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes : les premières
sont plus du goût des enfants ; elles leur siéent mieux aussi; et je
ne vois pas pourquoi l'on ne consulterait pas en ceci des conve-
nances si naturelles : mais du moment qu'ils préfèrent une étoffe
parce qu'elle est riche , leurs cœurs sont déjà livrés au luxe , à tou-
tes les fantaisies de l'opinion ; et ce goût ne leur est sûrement
pas venu d'eux-mêmes. On ne s;iuraitdire combien le choix des vê-
lements et les motifs de ce choix influent sur l'éducation. Non-seu-
lement d'aveugles mères promettent à leurs enfants des parures
pour récompense, on voit même d'insensés gouverneurs menacer
leurs élèves d'un hahil plus grossier et plus simple, comme d'un
châtiment : Si vous n'étudiez mieux , si vous ne conservez mieux
vos hardes , on vous habillera comme ce petit paysan. C'est comme
s'ils leur disaient : Sachez que l'homme n'est rien que par ses ha-
bits , que votre prix est tout dans les vôtres. Faul-il s'étonner que
de si sages leçons profitent à la jeunesse, qu'elle n'estime que la
parure , et qu'elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur.^
Si j'avais à remette la tête d'un enfant ainsi gâté , j'aurais soin
que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes , qu'il y
fût toujours gêné, toujours contraint , toujours assujetti de mille
manières; je ferais fuir la liberté, la gaieté, devant sa magnificence :
s'il voulait se mêler aux jeux d'autres enfants plus simplement mis,
tout cesserait , tout disparaîtrait à l'instant. Enfin je l'ennuierais,
je le rassasierais tellement de son faste , je le rendrais tellement
l'esclave de son habit doré, que j'en ferais le fléau de sa vie , et
qu'il verrait avec moins d'effroi le plus noir cachot que les apprêts
de sa parure. Tant qu'on n'a pas asservi l'enfant à nos préjugés,
être à son aise et libre est toujours son premier désir ; le vête-
ment le plus simple, le plus commode, celui qui l'assujettit le moins,
est toujours le plus précieux pour lui.
11 y a une habitude du corps convenable aux exercices , et une
autre plus convenable à l'inaction. Celle-ci , laissant aux humeurs
un cours égal et uniforme , doit garantir le corps des altérations
de l'air ; l'autre , le faisant passer sans cesse de l'agitation au repos
et de la chaleur au froid , doit l'accoutumer aux mêmes altérations.
Il suit de là que les gens cas.iui.-r- ol -;('(l(M\l.urcs tloivents'lubiller
LlVUt 11. I2T
chaudemcnl en loul temps , afin de se conserverie corps dans une
température uniforme , la même à peu près dans toutes les saisons
et à toutes les heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont et vien-
aent , au vent, au soleil, à la pluie , qui agissent beaucoup, et pas-
sent la plupart de leur temps sub dio. doivent être toujours vêtus
légèrement , afin de s'habituer à toutes les vicissitudes de l'air et
à tous les degrés de température , sans en être incommodés. Je
conseillerais aux uns et aux autres de ne point changer d'habits
selon les saisons, et ce sera la pratique constante de mon Émiîe ;
en quoi je n'entends pas qu'il porte l'été ses habits d'hiver, comme
les gens sédentaires, mais qu'il porte l'hiver ses habits d'été,
comme les gens laborieux. Ce dernier usage a été celui du cheva-
lier Newion pendant toute sa vie , et il a vécu quatre-vingts ans.
Peu ou point de coiffure en toute saison. Les anciens Égyptiens
avaient toujours la tète nue, les Perses la couvraient de grosses
tiares, et la couvrent encore de gros turbans, dont, selon Char-
din , l'air du pays leur rend l'usage nécessaire. J'ai remarqué dans
un autre endroit ' la distinction que fit Hérodote sur un chami»
de bataille entre les crânes des Perses et ceux des Égyptiens.
Comme donc il importe que les os de la léte deviennent plus durs,
plus compactes, moins fragiles et moins poreux, pour mieux armer
!« cerveau non-seulement contre les blessures , mais contre les rhu-
mes, les fluxions, et toutes les impressions de l'air, accoutumez
vos enfants à demeurer été et hiver, jour et nuit , toujours tête nue.
Que si , pour la propreté et pour tenir leurs cheveux en ordre , vous
leur voulez donner une coiffure durant la nuit , que ce soit un bon-
net mince à claire-voie , et semblable au réseau dans lequel les Bas-
ques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plupart des
mères, plus frappées de l'observation de Chardin que de mes rai-
• trouver partout l'air de Perse; mais moi je n'ai pas
• vc Européen |)our en faire un Asiatique.
iiTal on habille trop les enfants, et surtout durant le pre-
- \ Il faudrait plutôt les endurcir au froid qu'au chaud : le
rul froid né les incommode jamais, quand on les y laisse exi^sés
lionne heure ; mais le tissu de leur peau , trop tendre et trop là-
^ encore, laissant im trop libre passage à la transpiration, les
'c par l'extrême chaleur à un épuisement inévitable, .\ussi re-
ique-t-on qu'il en meurt plus dans le mois d'août que dans au-
Lettre a M. d'Al«nl>ert sur les Sf>ert;tclc'».
I78 EMILE.
cim autre mois. D'ailleurs il parait constant, par la coniparaison
des peuples du Nord et de ceux du Midi, qu'on se rend plus ro
buste en supportant l'excès du froid que l'excès de la chaleur. Mais,
à mesure que l'enfant grandit et que ses fibres se fortifient , accou-
tumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil : en allant par de-
grés, vous l'endurcirez sans danger aux ardeurs de la zone torride.
Locke, au milieu des préceptes màlcs et sensés qu'il nous don-
no , retombe dans des contradictions qu'on n'attendrait pas d'un
raisonneur aussi exact. Ce même homme, qui veut que les enfants
se baignent l'été dans l'eau glacée , ne veut pas , quand ils sont
échauffés, qu'ils boivent frais, ni qu'ils se couchent parterre dans
les endroits humides ■ . Mais puisqu'il veut que les souliers des
enfants prennent l'eau dans tous les temps , la prendront-ils moins
quand l'enfant aura chaud ? et ne peut-on pas lui faire du corps ,
par rapport aux pieds, les mêmes inductions qu'il fait des pieds
par rapport aux mains , et du corps par rapport au visage? Si vous
voulez, lui dirais-je , que l'homme soit tout visage , pourquoi me
blàmez-vous de vouloir qu'il soit tout pieds.'
Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud , il pres-
crit de les accoutumer à manger préalai)lement un morcau de pain
avant que de boire. Cela est bien étrange que, quand l'enfant a
soif, il faille lui donnera manger; j'aimerais autant , quand il a
faim , lui donner à boire. Jamais on ne me persuadera que nos pre-
miers appétits soient si déréglés, qu'on ne puisse les satisfaire
sans nous exposer à périr. Si cela était , le genre humain se fut
cent fois détruit avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour le
conserver.
Toutes les fois qu'Emile aura soif, je veux qu'on lui donne à
boire ; je veux qu'on lui donne de l'eau pure ot sans aucune prépa-
ration , pas même de la faire dégourdir , fùt-il tout en nage , et fùl-
on dans le cœur de l'hiver. Le seul soin que je recommando est
de distinguer la qualité des eaux. Si c'est de l'eau de rivière , don-
nez-la-lui sur-le-champ telle qu'elle sort de la rivière : si c'est de
l'eau de source, il la f.aut laisser quelque temps à l'air avant qu'il
la boive. Dans les saisons chaudes , les rivières sont chaudes : il
' <V)innic si tes petits paysans choisissaient la tfrrc bien st^chc pour s'y as-
s«x)irou pour s y ci)H(li<>r, et qu'on n'eftt jamais oui «tire ipic l'Iiiimiditt' de
la terre cfll fait du mai h pas un d'eux '. A «'coûter là-dessus le» mOdccins,
on croirait les sauvuscb tout perclus de rhumalisujcs.
LIVRE H. \n
a est pns de même des sources, qui n'ont pas reçu le ronlaet
l'air; il faut attendre qu'elles soient à la température de l'atmos-
rc. L'hiver, au contraire, l'eau de source est à cet égard moins
i;;ereuse que l'eau de rivière. Mais il n'est ni naturel ni fréquent
on se mette Thiver en sueur, surtout en plein air ; car l'air froid,
frappant incessamment sur la peau, répercute en dedans la sueur,
cl empécjje les pores de s'ouvrir assez pour lui donner un passage
libre. Or je ne prétends pas qu'Emile s'exerce l'hiver au coin d'un
bon feu , mais dehors , en pleine campagne , au milieu des glaces.
Tant qu'il ne s'échauffera qu'à faire et lancer des balles de neige ,
laissons-le boire quand il aura soif; qu'il continue de s'exercer
après avoir bu , et n'en craignons aucun accident. Que si par quel-
que autre exercice il se met en sueur et qu'il ait soif, qu'il boive
froid , même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de le me-
ner au loin et à petits pas chercher son eau. Par le froid qu'on sup-
pose, il sera suffisamment rafraîchi en arrivant pour la boire san»
aucun danger. Surtout prenez ces précautions sans qu'il s'en aper-
çoive. J'aimerais mieux qu'il fût quelquefois malade , que sans
cesse attentif à sa santé.
Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu'ils font un ex- •
trémc exercice. L'un sert de correctif à l'autre ; aussi voit-on qu'ils
ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit;
il est marqué par la nature. C'est une observation constante que
le sommeil est plus tranquille et plus doux tandis que le solei!
est sous l'horizon, et que l'air échauffé de ses rayons ne maintient
pas nos sens dans un si grand calme. Ainsi l'habitude la plus sa-
lutaire est certainement de se lever et do se coucher avec le soleil.
D'où il suit que dans nos climats l'homme et tous les animaux
ont en général besoin de dormir plus longtemps l'hiver que l'été.
Mais la vie civile n'est pas assez simple , assez naturelle , assez
exempte de révolutions , d'accidents , pour (ju'on doive accoutu-
mer l'homme à cette uniformité, au jwint de la lui rendre néces-
saire. Sans doute il faut s'assujettir aux régies ; mais la première
est de pouvoir les enfreindre s.ins risque quand la nécessité le
veut. N'allez donc pns amollir indiscrètement votre élève dans la
continuité d'un paisible sommeil , qui ne soit jamais interrompu.
IJvrrz-le d'abord sans gène à la loi de la nature ; mais n'oubliez i
pas que parmi nous il doit être .au-dessus de cette loi ; qu'il doit
pouvoir se coucher tard , se lever malin , être éveillé brusque-
13» EMILE.
ment , passer les nuits debout , sans en ôtrc incommodé. En s y
prenant assez tôt, en allant toujours doucement et par degrés,
on forme le tempérament aux mômes choses qui le détruisent
quand on l'y soumet déjà tout formé.
Il importe de s'accoutumer d'abord à être mal couché ; c'est
le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En général , la vie
dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations
agréables : la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes.
Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil
que sur le duvet ; les gens accoutumés à dormir sur dos planches
le trouvent partout : il n'y a point de lit dur pour qui s'endort
en se couchant.
Un lit mollet , où l'on s'ensevelit dans la plume ou dans l'édre-
don , fond et dissout le corps j)our ainsi dire. Les reins enve-
loppés trop chaudement s'échauffent. De là résultent souvent la
pierre ou d'autres incommodités, et infailliblement une complexioi?
délicate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit est celui qui procqre un meilleur sommeil.
Voilà celui que nous nous préparons Emile et moi pendant la
journée. Nous n'avons pas besoin qu'on nous amène des esclaves
de Perse pour faire nos lits; en labourant la terre nous remuons
nos matelas.
Je sais par expérience que quand un enfant est en santé , l'on
est maître de le faire dormir et veiller presque à volonté. Quand
l'enfant est couché , et que de son babil il ennuie sa bonne , elle
lui dit, Doiinez: c'est comme si elle lui disait , Porlez-rous bien,
quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir est de
l'ennuyer lui-même. Parlez tant qu'il soit forcé de se taire , et
bientôt il dormira : les sermons sont toujours bons à quelque
chose ; autant vaut le prêcher que le bercer : mais si vous em-
ployez le soir ce narcotique , gardez-vous de l'employer de jour.
J'éveillerai quelquefois Emile , moins de peur qu'il ne prenne
l'habitude de dormir trop longtemps, que pour l'accoutumer à
tout, même à être éveillé brusquement. Au surplus, j'aurais bien
peu de talent pour mon emploi , si je ne savais pas le forcer à
s'éveiller do lui-même , et à se lever, pour ainsi dire , à ma vo-
lonté , sajis que je lui dise uu seul mot.
S'il ne dort pas assez , je lui laisse entrevoir pour le lendemain
une matinée onniiyeusc, et lui-même regardera comme autant
MVRë II 131
^agné tout ce qu'il eu pourra laisser au sommeil : s'il tlorl
.[), je lui montre à son réveil un amusement de son goût.
Veux-je qu'il s'éveille à point nomme , je lui dis : Demain à six
heures on part pour la pèche , on se va promener à tel endroit :
voulez-vous en être? Il consent, il me prie de l'éveiller : je pro-
mets , ou je ne promets point , selon le besoin : s'il s'éveille troj)
tard , il me trouve parti. Il y aura du malheur si bientôt il n'ap-
prend à s'éveiller lui-même.
Au reste, s'il arrivait , ce qui est rare , que quelque enfant in-
dolent eût du penchant à croupir dans la paresse , il ne faut point
le livrer à ce penchant , dans lequel il s'engourdirait tout à fait ,
mais lui administrer quelque stimulant qui l'éveille. On conçoit
bien qu'il n'est pas question de le faire agir par force , mais de
l'émouvoir par quelque appétit qui l'y porte ; et cet appétit , pris
avec choix dans l'ordre de la nature , nous mène à la fois a deux
lins.
Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adresse, on ne put ins
pirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans vanité, sans
émulation , sans jalousie. Leur vivacité , leur esprit imitateur, suf-
fisent ; surtout leur gaieté naturelle, mstrument dont la prise est
sûre , et dont jamais précepteur ne sut s'aviser. Dans tous les
Jeux où ils sont bien persuadés que ce n'est que jeu , ils souffrent
sans se plaindre , et même en riant , ce qu'ils ne souffriraient ja-
mais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs
jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute espèce, sont
les amusements des jeunes sauvages ; preuve que la douleur mémo
a son assaisonnement qui peut en ôter l'amertume : mais il n'ap-
partient jMs à tous les maîtres de savoir apprêter ce ragoût, ni
'"^ut-être à tous les disciples de le savourer sans grimace. Me
lia de nouveau , si je n'y prends garde, égaré dans les excep-
■iis. ■
< ;e qui n'en souffre point est cependant l'assujettissement de
iltomme à la douleur, aux maux de son espèce , aux accidents ,
aux périls de la vie, enfin à la mort : plus on le familiarisera avec
foutes ces idées , plus on le guérira de l'importune sensibilité qui
ajoute au mal l'impatience de l'endurer ; plus on l'apprivoisera
avec les souffrances qui peuvent rallcindrc, plus on leur otera ,
'•oranie cul dit Montaigne , la pointure de l'étrangeté , et plus
-ii Ton rendra son Ame invulnérable et dure; son corps sera
132 EMILE.
la cuirnsso qui rciiouchera tous les traits dont il polirrait èlrc at*
teint au vif. Les approches mêmes de la mort n'étant point In
mort , à peine la sentiia-t-il comme telle ; il ne mourra pas , pour
ainsi dire; il sera vivant ou mort, rien de plus. C'est de lui que
le même Montaigne eût pu dire, comme il a dit d'un roi do Maroc,
(jue nul homme n'a vécu si avant dans la mort. La constance et
la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages
de l'enfance : mais ce n'est pas en apprenant leurs noms aux en-
fants qu'on les leur enseigne , c'est en les leur faisant goûter, sans
qu'ils sachent ce que c'est.
Mais , à propos de mourir, comment nous conduirons-nous
avec notre élève relativement au danger de la petite vérole ? La
lui ferons-nous inoculer en bas âge, ou si nous attendrons qu'il
la prenne naturellement? Le premier parti , plus conforme à notre
pratique, garantit du péril l'âge où la vie est le plus précieuse,
au risque de celui où elle l'est le moins ; si toutefois on peut
donner le nom de risque à l'inoculation bien administrée.
Mais le second est plus dans nos principes généraux, de laisser
faire en tout la nature dans les soins qu'elle aime à prendre seule ,
et qu'elle abandonne aussitôt que l'homme veut s'en mêler.
L'homme de la nature est toujours préparé : laissons-le inoculer
par ce maître : il choisira mieux le moment que nous.
N'allez pas de là conclure que je blâme l'inoculation ; car le rai-
sonnement sur lequel j'en exempte mon élève irait très-mal aux
vôtres. Votre éducation les préparc à ne point échapper à la petite
vérole au moment qu'ils en seront attaqués; si vous la laissez
venir au hasard , il est probable qu'ils en périront. Je vois que
dans les différents pays on résiste d'autant plus à l'inoculation
qu'elle y devient plus nécessaire ; et la raison de cela se sent aisé-
ment. A peine aussi daigncrai-je traiter cotte question pour mon
Emile. 11 sera inocule, ou il ne le sera pas, selon les temps, les
lieux, les circonstances : cela est presque indifférent pour lui.
Si on lui donne la petite vérole , on aura l'avantage de prévoir et
connaître son mal d'avance ; c'est quelque chose : mais s'il la
prend naturellement , nous l'avons préservé du médecin ; c'est
encore plus.
Une éducation exclusive, qui tend seulement à distinguer du
peuple ceux qui l'ont reaie , préfère toujours les instructions les
plus coûteuses aux plus communes , et par cela même aux plus
LIVRE H. 133
utiles. Ainsi les jeunes gens élevés avec soin apprennent tous à
monter à cheval , parce qu'il en coule beaucoup pour cela; mais
-{ue aucun d'eux n'apprend à nager, parce qu'il n'en coûte
, et qu'un artisau peut savoir nager aussi bien que qui que
'Ht. Cependant , sans avoir fait son académie , un voyageur
lii iule à cheval, s'y tient ets'ensert assez pour le besoin ; mais,
dans l'eau, si l'on ne nage on se noie , et l'on ne nage point sans
lir appris. Enfin l'on n'est pas obligé de monter à cheval sous
, ' de la vie, au lieu que nul n'est sur d'éviter un danger au-
quel on est si souvent exposé. Emile sera dans l'eau comme sup
'i f'^rre. Que ne peut-il vivre dans tous les éléments! Si l'on
. ait apprendre à voler dans les airs , j'en ferais un aigle ; j'en
là une salamandre , si l'on pouvait s'endurcir au feu *.
".\ craint qu'un enfant ne se noie en apprenant à nager : qu'il se
on apprenant ou pour n'avoir pas appris, ce sera toujours
•• faute. C'est la seule vanité qui nous rend téméraires; on ne
|)oint quand on n'est vu de personne : Emile ne le serait pas ,
J il serait vu de tout l'univers. Comme l'exercice ne dépend
lu risque, dans un canal du parc de son père il apprendrait à
rser l'Hellespont : mais il faut s'apprivoiser au risque même,
r apprendre à ne s'en pas troubler ; c'est une partie essen-
de l'apprentissage dont je parlais tout à l'heure. \u reste , at-
.f à mesurer le danger à ses forces ot à le partager toujours
lui , je n'aurai guère d'imprudence à craindre , quand je ré-
.1 le soin de sa conservation sur celui que je dois à la mienne.
I enfant est moins grand qu'un homme ; il n'a ni sa force ni sa
.11 : mais il voit et entend aussi bien que lui, ou à très-peu
; il a le goût aussi sensible , quoiqu'il l'ait moins délicat , et
•igue aussi bien les odeurs, quoiqu'il n'y mette pas la même
lalilé. Les premières facultés qui se forment et se perfection
en nous sont les sens. Ce sont donc les premières qu'il fau-
t cultiver ; ce sont les seules qu'on oublie , ou celles qu'on
4C le plus,
wrcer les sens n'est pas seulement en faire usage, c'est ap*
c^l MM doate pour rendre son idée générale plus sensible que Rouvcau
• tri p3rt3!;pr, sur b sabmandiT . l'opinion ancienne et ]X)piilaire qui
Il irliclc Sala-
lieu i rctte
... MU. .. j„>.;u,- i.a..<..mr ...n. ^...1' u...^. .^■.ic de M Pe-
iM li.MiL t.
prendre à bien juger par eux, c'est apprendre, |)uur ainsi dire,
À senlir ; car nons ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que
comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement naturel et mécanique , qui sert ;i
rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement :
nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres; tout
cela est fort bien : mais n'avons-nous que des bras et des jambes?
n'avons-nous pas aussi des yeux , des oreilles ? et ces organes sont-
ils superflus à l'usage des premiers? N'exercez donc pas seule-
ment les forces, exercez tous les sens qui les dirigent; tirez de
chacun d'eux tout le parti possible , puis vérifiez l'impression de
l'un par l'autre. Mesurez , comptez , pesez , comparez. N'emp]oy«z
la force qu'après avoir estimé la résistance : faites toujours en sorte
que l'estimation de l'effet précède l'usage des moyens. Intéressez
l'enfantànejaraaisfaire d'efforts insuffisants ou superflus. Si vous
l'accoutumez à prévoir ainsi l'effet de tous ses mouvements , et à
redresser ses erreurs par l'expérience , n'est-il pas clair que plus
il agira, plus il deviendra judicieux?
S'agit-il d'ébranler une masse; s'il prend un levier trop long, il
dépensera trop de mouvement ; s'il le prend trop court , il n'auia
pas assez de force : l'expérience lui peut apprendre à choisir jiré-
cisément le bâton qu'il lui faut. Celte sagesse n'est donc pas au-
dessus de son âge. S'agit-il de j)orter un fardeau ; s'il veut le pren-
dre aussi pesant qu'il pout le porter, et n'en point essayer qu'il ne
soulève, ncscra-t-il pas forcé d'en estimer le poids à la vue? Sait-
il comparer des masses de même matière et de différenles gros-
seurs, qu'il choisisse entre des masses de même grosseur et do
différentes matières : il faudra bien qu'il s'applique à comparci
leurs poids spécifiques. J'ai vu un jeune homme, Irès-bieu élevé
qui ne voulut croire qu'après l'épreuve qu'un seau plein de gros
copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau
rempli d'eau.
Nous ne sommes pas également raaitrcs de l'usage de tous no-
sens. II y en a un, savoir, le toucher, dont l'action n'est jamais
suspendue durant la veille ; il a été répandu sur la surface entière
de noire corps, comme une garde conlinuelle pour nous avertir
de tout ce qui peut l'offenser. C'est aussi celui dont , bon gré , mal
gré , nous acquérons le plus toi l'expérience par cet exercice con-
tinuel, et auquel, par conséquent , Dous avons moins besoin do
LIVRE II. 135
donner une cullurc parliculicre. Cependant nous observons que
les aveugles oui !c tact plus sur et plus fin que nous, parce que,
n'étant pas guidés par la vue, ils sont forces d'apprendre à tirer
uniquement du premier sens les jugements que nous fournit l'au-
. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux
iijus l'obscurité, â connaître les corps que nous pouvons attein-
dre, à juger des objets qui nous environnent ; à faire , en un mot,
]r nuit et sans lumière, tout ce qu'ils font de jour et sans yeux?
at que le soleil luit, nous avons sur eux l'avantage; dans les
ténèbres , ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles
la moitié de la vie ; avec la différence que les vrais aveugles savent
toujours se conduire , et que nous n'osons faire un pas au cœur
de la nuit. On a de la lumière , me dira-t-on. Eh quoi ! toujours
V machines ! Qui vous répond qu'elles vous suivront partout au
in-Mîin ? Pour moi , j'aime mieux qu'Emile ait des yeux m bout des
doigts que dans la boutique d'un chandelier.
f:tes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit , frappez
- mains ; vous apercevrez , au résonncment du lieu , si l'espace
d ou petit, si vous êtes au milieu ou dans un coin. A de-
1 d'un mur, l'air moins ambiant et plus réfléchi vous porte
une autre sensation au visage. Restez en place , et tournez-vous
successivement de tous les côtés; s'il y a une porte ouverte, un
-cr courant d'air vous l'indiquera. Êtes-vous dans un bateau ,
us connaîtrez , à la manière dont l'air vous fra|)pera le visage ,
•ii-seulement en quel sens vous allez , mais si le fil de la rivière
■us entraine lentement ou vite. Ces observations , et mille autres
liiblables, ne peuvent bien se faire que de nuit; quelque atten-
tion que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons ai-
dés on distraits par la vue , elles nous échapperont. Cependant il
n'y a encore ici ni mains ni bâton. Que de connaissances oculaires
on peut acquérir jwr le toucher, même sans lien toucher du
nt!
Ucaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important qu'il ne
•mblc. La nuit effraye naturellement les hommes , et quelquefois
les animaux '. Li raison , les connaissances , l'esprit , le courage ,
délivrent peu de gens de ce tribut. J'ai vu des raisonneurs, des
•prils forts, des philosophes, des militaires intrépides en plein
' Cet effroi devient trcs-tiiaiiifcMc ilano le* Rrandes ét-lipscs de M>kil.
136 EMILE.
jour, trembler la nuit comme des femmes au bruit d'une feuille
d'arbre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices : on se
trompe ; il a une cause naturelle. Quelle est cette cause? la même
qui rend les sourds déliants et le peuple superstitieux , l'ignorance
des choses qui nous environnent et de ce qui se passe autour de
nous'. Accoutume d'apercevoir de loin les objets et de prévoir
' En voici encore une autre cause, l>icn expliqui^c par un pliilosophe doiit
je cite souvent le livre , et dont les grandes vues m'instruisent encore plus
souvent.
« Lors((ue, par des circonstances- particulières, nous ne pouvons avoir
« une idée juste de la distance , et que nous ne pouvons juger des objets
« {|ue par la grandeur de rangle ou plutôt de limage qu'ils forment dans
« nos yeux , nous nous trompons alors nécessairement sur la grandeur de
« ces objets. Tout le monde a éprouvé qu'en voyageant la nuit on prend un
« buisson dont on est près pour un grand arbre dont on est loin , ou bien
« on prend un grand arbre éloigné pour un buisson qui est voisin : de
« même , si on ne connaît pas les objets par leur forme , et (pi' on ne puisse
« avoir par ce moyen aucune idée de distance , on se trompera encore
« nécessairement: une mouche qui passera avec rapidilék quelques pouces
« de distance de nos yeux nous paraîtra dans ce cas être un oiseau cpii en
« serait à une très-grande distance; un cheval qui serait sans mouvement
« dans le milieu d'une campagne , et qui serait dans une attitude scmbla-
« ble , par exemple , à celle d'un mouton , ne nous paraîtra plus qu'un gros
« mouton , Linl que nous ne reconnaîtrons pas (pie c'est un cheval ; mais
« dès que nous l'aurons reconnu , il nous paraîtra dans l'instant gros comme
« un cheval , et nous rectifierons sur-le-champ notre premier jugement.
« Toutes les fois qu'on se trouvera dans la nuit dans des lieux inconnus
« où l'on ne pourra jugerde la distance, et où l'on ne pourra reconnaître la
« forme des choses à cause de l'obscurité , on sera en danger de tomlwr à
« tout instant dans l'erreur au sujet des jugements que l'on fera sur les ol>-
« jets qui se présenteront. C'est de là que vient la frayeur et resp('ce de
• crainte intérieure que l'obscurité de la nuit fait sentir k presque tous les
« hommes ; c'est sur cela qu'est fondée l'apparence des six-ctres et
« des figures gigantes(|Hcs et épouvanlables (pic tant de gens disent
« avoir vus. On leur répond communément que ces figures étaient dans
« leur imagination : cependant elles pouvaient être réellement dans
« leurs yeux, et il est très-possibln (ju'ils aient en effet vu ce qu'ils disent
« avoir vu : car il doit arriver nécessairement , toutes les fois qu'on ne
« pourra juger d'un objet que par l'angle tpi'il forme dans l'cril , (|ne cet
« objet inconnu grossira et grandira h mesure (pi'on en sera plus voisin ; et
« (jne s'il a d'abord paru au spectateur, qui ne peut connaître ('e (lu'il voit
• ni juger à quelle distance il le voit ; que s'il a paru, dis-je , d'abord de
« la hauteur de quebiues |iiedsl()rs(|u'il était ."i distance de vingt on trente
« pas, il doit paraître haut de plusieurs toises lorsqu'il n'en sera plus éloi-
• gné que de (|uel(|ucs pieds ; c'c (pii doit en effet l'étonner et l'effrayer,
• jus(|u'k ce qu'enfin il vienne à toucher l'objet ou k le reconnaître ; car,
« dans l'instant même (ju'il reconnaîtra ce que c'est, cet objet ()ui lui |>a-
« raissait giganlesiue diminuera tout h cou|>. et ne lui paraîtra plus avoir
« ipic sa grandeur rM\v ; mais, si l'on fuit ou qu'(m n'ose approcher, il
• est certain qu'on n'aura d'autre idée de cet objet que celle de l'image
LIVRE II. ir
Ifurs impressions d'avance , comment , ne voyant plus rten de ce
qui m'entoure, n'y supposerais-je pas mille êtres, mille mouve-
ments qui peuvent me nuire, et dont il m'est impossible de me
garantir ? J'ai beau savoir que je suis en sûreté dans le lieu où je
me trouve , je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais ao-
luellement : j'ai donc toujours un sujet de crainte que je n'avais
pas en plein jour. Je sais , il est vrai , qu'un corps étranger ne
l'out guère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque bruit;
ussi, combien j'ai sans cesse l'oreille alerte ! Au moindre bruit
dont je ne puis discerner la cause , l'intérêt de ma conservation
me fait d'abord supposer tout ce qui doit le plus m'engager à me
lenir sur mes gardes , et par conséquent tout ce qui est le plus
propre à m'effrayer.
Yentends-je absolument rien , je ne suis pas pour cela tran-
quille; car enfin sans bruit on peut encore me surprendre. Il faut
que je suppose les choses telles qu elles étaient auparavant , telles
qu'elles doivent encore être , que je voie ce que je ne vois pas.
Ainsi , forcé de mettre en jeu mon imagination , bientôt je n'en
lis plus maître , et ce que j'ai fait pour me rassurer ne sert qu'à
l'alarmer davantage. Si j'entends du bruit , j'entends des voleurs ;
I je n'entends rien, je vois des fantômes : la vigilanceque m'ins-
t'ire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte.
Tout ce qui doit me rassurer n'est que dans ma raison; l'instinct
iilus fort me parle tout autrement qu'elle. A quoi bon penser
[u'on n'a rien à craindre , puisque alors on n'a rien à faire ?
I^ cause du mal trouvée indique le remède. En toute chose l'ha-
• <|uil rornuit dans l'œil, et qu'on aura réellement vu une figure gigantes-
• ijuf on i'-poiiVAn table par la grandeur et par la forme. Le préjugé de»
• ■ ' ' ' !\ nature, et ses apparences ne dépendent
>-<)|ilies, uniquement de l'imagination. >
: ' , •_ _■:,.-.::, 111-12.)
J 41 lâché de tuoiitrer dan» le te&tc comment il en dépend toujoun en
partie ; ft . quant » la cause expliqu«W» dan« ce pa's'wgp , on voit que l'iia-
liitiiil ." Il nuit doit II ■ MIT les apparcn-
ii-^ ijii iiiccdcs forii incps font pren-
ili' luv . j. . .. ....^ycuxdans lu.. .^ . ^,. ,... . ..:i i-st encore assez
''«■l.iiir |K»ur noi« laiswr a|»ercevoir les contours des objets, comme il y a
l'Iii» iT.iir inlcqvjsé dans un plus grand éloignement, nous devons toujour»
- conÎDUi-» moins marqm'-s quand l'objet est plus loin de nous ; ce
lit , à force d'habitude , |K)ur nous garantir de l'erreur qu'explique
i'^Buffon. Queliiuc explication qu'on préfère, ma méthode est doiu:
ri efficace , et c'est ce que l'cxiiérieHce confirme (>arfaitemenU
fi.
I3A EMILE.
1
biludc tue l'imagination ; il n'y a que les objets nouveaux qiri la
réveillent. Dans ceux que l'on voit tous les jours, ce n'est plus
l'imagination qui agit, c'est la mémoire; et voilà la raison de
l'axiome ab assuctis non fit jyassio , car ce n'est qu'au feu de l'i-
maginalion que les passions s'allument. Ne raisonnez donc pas
avec celui que vous voulez guérir de l'horreur des ténèbres ; me-
nez-l'y souvent , et soyez sur que tous les arguments de la philo-
sophie ne vaudront pas cet usage. La tète ne tourne point aux
couvreurs sur les toits, et l'on ne voit plus avoir peur dans l'obs-
curité quiconque est accoutumé d'y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajouté au
premier : mais , pour que ces jeux réussissent , je n'y puis trop
recommander la gaieté. Rien n'est si triste que les ténèbres : n'al-
lez pas enfermer votre enfant dans un cachot. Qu'il rie en entrant
dans l'obscurité ; que le rire le reprenne avant qu'il en sorte ; que ,
tandis qu'il y est, l'idée des amusemenls qu'il quitte , et de ceux
qu'il va retrouver, le défende des imaginations fantastiques qui
pourraient l'y venir chercher.
Il est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde en avan-
çant. Je sens que j'ai passé ce terme. .Te recommence , pour ainsi
dire , une autre carrière. Le vide de l'àgo mur , qui s'est fait sentir
a moi , me retrace le doux temps du premier âge. En vieillissant ,
je redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiers ce que j'ai
fait à dix ans qu'à trente. Lecteurs , pardonnez-moi donc de tirer
quelquefois mes exemples de moi-même ; car , pour bien faire ce
livre , il faut que je le fasse avec plaisir.
J'ét.iis à la campagne en pension chez un ministre appelé M.
Lambercicr. .l'avais pour camarade un cousin plus riche que moi ,
et qu'on traitait en héritier, tandis que, éloigné de mon père , je
n'étais qu'un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard était
singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de
sa frayeur , que M. Lambercicr , ennuyé de mes vanfcries, voulut
mettre mon courage à l'épreuve. Un soir d'automne, qu'il faisait
très-obscur, il me donna la clef du temple , el me dit d'aller cher-
cher dans la chaire \n Bible qu'on y avait laissée. îl ajouta, jwur
me piquer d'honneur, quelques mois qui me mirent dans l'im-
puissance de reculer.
.le partis sans lumière; iii j'en avais eu , c'aurait pcul-èlrc été
pis enrore. Il fail.iii psser par le cimetière : je le traversai gail-
LIVHK II. 1^
lardemcnl ; car , tant que je me sentais en plein air , je n'eus jamais
de frayeurs nocturnes.
En ouvrant la porte , j'entendis à la voûte un certain retentisse-
ment que je crus ressembler à des voL\ , et qui commença d'é-
!>ranlcr ma fermeté romaine. La porte ouverte, je voulus entrer;
mais à peine eus-jc fait quelques pas, que je m'arrêtai. En aper-
cevant l'obscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fus
saisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux : je rétrograde,
je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour
un petit chien nommé Snlian . dont les caresses me rassurèrent.
Honteux de ma frayeur , je revins sur mes pas, tâchant pourtant
l'emmener avec moi Sultan . qui ne voulut pas me suivre. Je fran-
his brusquement la porte , j'entre dans l'église. A peine y fus-je
rentré, que la frayeur me reprit , mais si fortement que je perdis
la tète ; ei , quoique la chaire fut à droite , et que je le susse très-
bien , ayant tourné sans m'en apercevoir , je la clierchai longtemps
.1 gauche, je m'embarrassai dans le» bancs, je ne savais plus où
l'étais; et , ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte , je tombal
ilans un bouleversement inexprimable. Enfin , j'aperçois la porte ,
je viens à bout de sortir du temple, et je m'en éloigne comme la
|)remière fois, bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein
jour.
Je reviens jusqu'à la maison. Prêt àenlrer , je distingue la voix
<îc M. Lambercierà de grands éclats de rire. Je les prends pour
noi d'avance , et , confus de m'y voir exposé , j'hésite à ouvrir la
irle. Dans cet intervalle, j'entends mademoiselle Lambercier
- inquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et
M. Limbcrcier se disposer à me venir chercher, escorté de mon in-
ii'pidc cousin, auquel ensuite on n'aurait pas manqué de faire
■ Ijonneur de rex|)édition. X l'iostant toutes mes frayeurs
• , et ne me laissent que celle d'être surpris daivj ma fuite :
>. , je vole au temple ; sans ai 'égarer , sans tâtonner , j'ar-
la chaire; j'y monte , je prends la Bible, je m'élance en
bas ; dans trois sauts je suis hors du temple , dont j'oubliai même
i*' fermer la porte ; j'entre dans Ja chambre, hors d'haleine, je
•lie la Bible sur la table, effaré, mais palpitant d'aise d'avoir
l-révcnu le secours qui m'était destiné.
f hi me demandera si jp donne ce trait pour un modèle à suirre ,
l pour un exem|)le de la gaieté que j'exige dans ces sortes d'exer-
(40 EMILE.
ciccs. Non ; mais je le donne pour preuve que rien n'est plus capa-
ble de rassurer quiconque est effrayé des ombres de la nuit , que
d'entendre dans une chambre voisine une compagnie assemblée
rire et causer tranquillement. Je voudrais qu'au lieu de s'amuser
ainsi seul avec son élève , on rassemblât les soirs beaucoup d'en-
fants de bonne humeur; qu'on ne les envoyât pas d'abord sépa-
rément, mais plusieurs ensemble, et qu'on n'en hasardât aucun
parfaitement seul , qu'on ne se fût bien assuré d'avance qu'il n'en
serait pas Irop effrayé.
Je n'imagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux ,
pour peu qu'on voulût user d'adresse à les ordonner. Je ferais
dans une grande salle une espèce de labyrinthe avec des tables ,
des fauteuils , des chaises , des paravents. Dans les inextricables
lortuosités de ce labyrinthe j'arrangerais , au milieu de huit ou dix
boîtes d'attrapes , une autre boite presque semblable , bien garnie
de bonbons ; je désignerais en termes clairs , mais succincts , le lieu
précis où se trouve la bonne boite ; je donnerais le renseignement
suffisant pour la distinguer à des gens plus attentifs et moins
étourdis que des enfants • ; puis , après avoir fait tirer au sort les
petits concurrents, je les enverrais chercher tous l'un après l'autre,
jusqu'à ce que la bonne boite fut trouvée : ce que j'aurais soin
de rendre difficile à proportion de leur habileté.
Figurez-vous un petit Hercule arrivant une boite à la main ,
tout fier de son expédition. La boite se met sur la table , on l'ou-
vre en cérémonie. J'entends d'ici les éclats de rire, les huées de
la bande jojeuse , quand , au lieu des confitures qu'on attendait,
on trouve bien proprement arrangés sur de la mousse ou sur du
colon un hanneton , un escargot , du charbon , du gland , un na-
vet, ou quelque autre pareille denrée. D'autres fois, dans une
pièce nouvellement blanchie, on suspendra près du mur quelque
jouet , quelque petit meuble qu'il s'agira d'aller rherclier sans
toucher au mur. A peine celui qui l'apportera sera-t-il rentré, que,
pour peu qu'il ait manqué à la condition , le bout do son chapeau
blanchi , le bout de ses souliers , la basque de son habit , an man-
che, trahiront sa maladresse. En voilà bien assez , trop peut-être,
' l'tMir li'.s exercer à l'altcntion , ne leur ililes jamais (|iie tlesdiOM's <|iriU
aiejit un iuU'rt't scnsilde et iiii'sent i bien enltmlrc; surtout |x)iiit Je lon-
gueurs , jamais un mot su|>crl1u. Mais aussi ne laissez dans vus discours tu
obacuritt' ni 6(|uivu<|UG.
LIVRE II. fif
pour faire entendre l'esprit de ces sortes de jeux. S'il faut tout
vous dire , ne me lisez point.
Quels avantages un homme ainsi élevé n'aura-t-il pas la nuit
siir les autres hommes ! Ses pieds accoutumés à s'affermir dansles
ti-nèbres, SCS mains exercées à s'appliquer aisément à tous les
corps environnants, le conduiront sans peine dans la plus épaisse
obscurité. Son imagination , pleine des jeux nocturnes de sa jeu-
nesse, se tournera difficilement sur des objets effrayants. S'il
croit entendre des éclats de rire, au lieu de ceux des esprits fol-
lets , ce serontceux de ses anciens camarades; s'il se peint une as-
semblée , ce ne sera point pour lui le sabbat , mais la chambre de
son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant que des idées gaies,
ne lui sera jamais affreuse ; au lieu de la craindre , il l'aimera.
S'agit-il d'une expédition militaire, il sera prêt à toute heure,
aussi bien seul qu'avec sa troupe. Il entrera dans le camp de
S.1Ù1 , il le parcourra sans s'égarer , il ira jusqu'à la tente du roi
sans éveiller personne, il s'en retournera sans être aperçu. Faut-
il enlever les chevaux de Rhésus , adressez-vous à lui sans crainte.
Parmi les gens autrement élevés , vous trouverez difficilement
un riysse.
J'ai vu des gens vouloir, par des surprises, accoutumer les
onfants à ne s'effrayer de rien la nuit. Cette méthode est très-
mauvaise; elle produit un effet tout contraires celui qu'on cher-
che , et ne sert qu'à les rendre toujours plus craintifs. Ni la rai-
son ni l'habitude ne peuvent rassurer sur l'idée d'un danger pré-
sent dont on ne peut connaître le degré ni l'espèce, ni sur la
crainte des surprises qu'on a souvent éprouvées. Cependant ,
comment s'assurer de tenir toujours votre élève exempt de pa-
reils accidents? Voici le meilleur avis, ce me semble, dont on
piii>NC le prévenir là-dessus. Vous êtes alors , dirais-je à mon
fimilo, dans le cas d'une juste défense; car l'agresseur ne vous
laisse pas juger s'il veut vous faire mal ou peur, et, comme il
a pris ses avantages , la fuite même n'est pas un refuge pour
vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous surprend de nuit ,
homme, ou béte, il n'importe; serrez-le, empoignez-le de toute
votre force : s'il se débat , frappez , ne marchandez point les
coups; et, quoi qu'il puisse dire ou faire, ne lâchez jamais prise
que vous ne sachiez bien ce que c'est. L'éclaircissement vous
apprendra probablement qu'il n'y avait pas beaucoup à craindre.
(42 KMILE.
cl cette manière de traiter les plaisants doit naturellement les re-
buter d'y revenir.
Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous
avons le plus continuel exercice , ses jugements restent pourtant ,
commeje l'ai dit, imparfaits et grossiers plus que ceux d'aucun
autre , parce que nous mêlons continuellement à son usage celui
de la vue , et que l'œil atteignant à l'objet plus tôt que la main ,
l'esprit juge presque toujours sans elle. En revanche les jugements
du tactsoat les plus sûrs, précisément parce qu'ils sont les plus
bornés ; car , ne s'étendant qu'aussi loin que nos mains peuvent
atteindre , ils rectifient l'étourderie des autres sens , qui s'élan-
cent au loin sur des objets qu'ils aperçoivent à peine , au lieu que
tout ce qu'aperçoit le toucher il l'aperçoit bien. Ajoutez que , joi-
gnant, quand il nous plait, la force des muscles à l'action des
nerfs , nous unissons , par une sensation simultanée , au jugement
de la température , des grandeurs, des figures, le jugement du
poids et de la solidité. Ainsi le toucher , étant de tous les sens
celui qui nous instruit le mieux de l'impression que les corps
étrangers peuvent faire sur le nôtre , est celui dont l'usage est lo
plus fréquent , et nous donne le plus immédiatement la connais-
sance nécessaire à notre conservation.
Comme le toucher exercé supplée à la vue, pourquoi ne pour-
rait-il pas aussi suppléer à l'ouïe jusqu'à certain point , puisque
les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensi-
bles au tact? En posant une main sur le corps d'un violoncelle ,
on peut , sans le secours des yeux ni des oreilles , distinguer , à la
seule manière dont le bois vibre et frémit , si le son qu'il rend
est grave ou aigu, s'il est tiré de la chanterelle ou du bourdon.
Qu'on exerce le sens à ces différences, je ne doute pas qu'avec lo
temps on n'y put devenir sensible au point d'entendre un air en-
tier par les doigts. Or , ceci supposé , il est clair qu'on pourrait
aisément parler aux sourds en musique ; caries tons et les temps,
n'étant pas moins susceptibles de combinaisons régulières que
les articulations et les voix , peuvent être pris de même pour les
éléments du discours.
Il y a dos exercices qui émoussent lo sens du toucher et le ren»
dont plus obtus ; il'autros au contraire l'aiguisent et le rendent plus
délicat et phis lin. Los premiers, joignant beaucoup de mouve-
ment el do force à la continuelle impression des corps durs , ron-
I.IVKK II. 143
(lent la peau rude , calleuse , el lui ôtent le setitiinent naturel ; les
seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact lé-
ficr et fréquent, en sorte que l'esprit , attentif à des impressions in-
CA'Ssamment répétées , acquiert la facilité de juger toutes leurs
modifications. Cette différence est sensible dans l'usage des ins-
truments de musique : le loucher dur et meurtrissant du violon-
relle , de la coâtre-basse , du violon même , en rendant les doigts
plus flexibles , raccornit leurs extrémités. Le toucher lisse et poli
du clavecin les rend aussi plus flexibles et plus sensibles en mémo
lomps. Eu ceci donc le clavecin est à préférer.
il importe que la peau s'endurcisse aux impressions de l'air, el
puisse braver ses altérations ; car c'est elle qui défend tout le reste.
,V cela près , je ne voudrais pas que la main , trop servilement ap-
pliquée aux mêmes travaux , vint à s'endurcir , ni que sa jjcau de-
venue presque osseuse perdit ce sentiment exquis qui donne à
connaître quels sont les corps sur lesquels on la passe , et , selon
l'espèce de contact , nous fait quelquefois , dans l' obscurité , fris-
sonner en diverses manières.
Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d'avoir toujours sous
les pieds une i)eau de bœuf? Quel mal y aurait-il que la sienne
propre pût au besoin lui servir de semelle? Il est clair qu'en cette
partie la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, el
peut souvent beaucoup nuire. Éveillés à minuit au cœur de
riiiver par l'ennemi dans leur ville , les Genevois trouvèrent plus
lot leurs fusils que leurs souliers. Si nul d'eux n'avait su niar-
iher nu-pieds , qui sait si Genève n'eût point été prise ?
Armons toujours l'homme contre les accidents imprévus. Qu'É^y
mile coure les matins à pieds nus, en toute saison , par la cham-,
brc, par l'escalier, par le jardin; loin de l'en gronder, je rimite~
rai; seulement j'aurai soin d'écarter le verre. Je parlerai bientôt
des travaux et des jeux manuels. Du reste, qu'il apprenne à
faire tous les pas qui favorisent les évolutions du corps , à pren-
dre dans toutes les altitudes une position aisée et solide; qu'il sa-
che sauter en éloignemcnt , en hauteur, grimper sur un arbre,
franchir un mur; qu'il trouve toujours son équilibre; que tous
i»es mouvements , ses gestes , soient ordonnés scion les lois de la
pondération , longtemps avant (juc la statique se mêle de les lui
expliquer. A la manière dont sonpiedpose àlerrcel dont son corps
porte sur sn jambe, il doit sentir s'il est bien ou mal. Une assîelle
144 EMILE.
assurée a toujours de la grâce , et les postures les plus fermes
sont aussi les plus élégantes. Si j'étais maître à danser , je ne fe-
rais pas toutes les singeries de Marcel • , bonnes pour le pays
où il les fait ; mais , au lieu d'occuper éternellement mon élève à
des gambades , je le mènerais au pied d'un rocher: là, je lui
montrerais quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter
le corps et la tète , quel raouvementil faut faire , de quel/e manière
il faut poser , tantôt le pied , tantôt la main , pour suivre légère-
ment les sentiers escarpés, raboteux et rudes, et s'élancer de
pointe en pointe tant en montant qu'en descendant. J'en ferais l'é-
mule d'un chevreuil, plutôt qu'un danseur de l'Opéra.
Autant le toucher concentre ses opérations autour de l'homme ,
autant la vue étend les siennes au delà de lui ; c'est là ce qui rend
celles-ci trompeuses : d'un coup d'œil un homme embrasse la moi-
tié de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultanées
et de JHgements qu'elles excitent , comment ne se tromper sur
aucun? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisé-
ment parce qu'il est le plus étendu , et que , précédant de bien
loin tous les autres , ses opérations sont trop promptes et trop
vastes pour pouvoir être rectifiées par eux. 11 y a plus, les illu-
sions mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour parve-
nir à connaître l'étendue, et à comparer ses parties. Sans les faus-
ses apparences , nous ne verrions rien dans l'éloignement ; sans
les gradations de grandeur et de lumière , nous ne pourrions es-
timer aucune distance , «u plutôt il n'y en aurait point pour nous.
Si de deux arbres égaux celui qui est à cent pas de nous nous pa-
raissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix , nous
les placerions a côté l'un de l'autre. Si nous apercevions toutes
les dimensions des objets sous leur véritable mesure , nous ne ve^
rions aucun espace , et tout nous paraîtrait sur notre œil.
Le sens de la vue n'a , pour juger la grandeur des objets et leur
distance, qu'une même mesure, savoir, l'ouveilure de l'angle
' Cdlt'brc maître i danser lîc Paris, lequel , connaissant bien son monde,
faisiit l'extravagant par ruse, et donnait h son art une importance qu'on
feisiiait de trouver ridicule, mais pour laiiuelle on lui portait au fond le
plus grand respect. Dans un autre art non moins frivole, o»» voit encore
aujourd'hui un artiste comt'dien faire ainsi l'importait et le fou, et ne
r&\m\ï pas moins bien. Cett« niétliwle est toujours sûre çn France. Le vrai
talent , plus simple et moins cliarlatan . n'y fait point fortune. La modestie
y est la vertu des stits.
LIVRE II. 145
i|u ils font dans noire œil ; et comme cette ouverture est un effet
simple d'une cause composée , le jugement qu'U excite en no.is
laisse ctiaque cause particulière indéterminée, ou devient né-
'•<»?sairement fautif. Car comment distinguer à la simple vue si
iigie sous lequel je vois un objet plus petit qu'un autre est tel ,
rce que ce premier objet est en efTct plus petit , ou parce qu'il
' plus éloigné ?
I! faut donc sui\Te ici une méthode contraire à la précédente : au
!j de simplifier la sensation , la doubler , la vérifier toujours par
une autre ; assujettir l'organe visuel à l'organe tactile , et répri-
mer, pour ainsi dire , l'impétuosité du premier sens par la mar-
che pesante et réglée du second. Faute de nous asservir à cette
pratique , nos mesures par estimation sont très-inexactes. Nous
n'avons nulle précision dans le coup d'œil pour juger les hauteurs,
'■^ longueurs , les profondeurs , les dislances ; et la preuve que ce
;)t pas tant la faute du sens que son usage , c'est que les ingé-
urs, les arpenteurs , les archilectes , les maçons, les peintres ,
t en général le coup d'œil beaucoup plus sur que nous , et ap-
précient les mesures de l'étendue avec plus de justesse ; parce que
leur métier leur donnant en ceci l'expérience que nous négligeons
d'acquérir , ils ôtent l'équivoque de l'angle par les apparences
qui l'accompagnent, et qui déterminent plus exactement à leurs
ux le rapport des deux causes de cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre
-t toujours facile à obtenir des enfants. Il y a mille moyens de
- intéresser à mesurer , à connaître , à estimer les distances.
lia un cerisier fort haut , comment ferons-nous pour cueillir des
l'échelle de la grange est-elle bonne pour cela? Voilà un
i fort large , comment le traverserons- nous .' une des plan-
d»fs de la cour poscra-t-elle sur les deux bords? Nous voudrions,
de nos fenêtres , pécher dans les fossés du château ; combien de
brasses doit avoir notre ligne ? Je voudrais faire une balançoire
<*«tre ces deux arbres ; une corde de deux toises nous suffira-t-
•■? On me dit que dans l'autre maison notre chambre aura
:i;it-cinq pieds carrés; croyez-vous qu'elle nous convienne?
r i-t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand'faim , voi-
'Icux villages; auquel des deux serons-nous plus tôt pour di-_^
r? etc.
Il s'agissait d'exercer à la course un enfant indolent et pares-
not s». — f.i»ii.F.. 13
l'iG LMILK.
scux , qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice ni à aucun
autre, quoiqu'on le destinât à l'état militaire : il s'était persuadé ,
je ne sais comment, qu'un homme de son rang ne devait rien faire
ni rien savoir , et que sa noblesse devait lui tenir lieu de bras ,
de jambes, ainsi que de toute espèce de mérite. A faire d'un tel
gentilhomme un Achille au pied léger , l'adresse de Chiron même
eût eu peine à suffire. La difficulté était d'autant plus grande ,
que je ne voulais lui prescrire absolument rien : j'avais banni de
mes droits les exhortations , les promesses , les menaces , l'ému-
lation, le désir de briller: comment lui donner celui de courir
sans lui rien dire ? Courir rooi-raome eût été un moyen peu sur,
et sujet il inconvénient. D'ailleurs il s'agissait encore de tirer di-
cet exercice quelque objet d'instruction pour lui , afin d'accou-
tumer les opérations de la raaciiine et celles du jugement à mar-
cher toujours de concert. Voici comment je m'y i)ris: moi , c'est-
à-dire celui qui parle dans cet exemple.
En m'allant promener avec lui les après-midi , je mettais quel-
quefois dans ma poche deux gâteaux d'une espèce ({u'il ainiait beau-
coup ; nous en mangions chacun un à la promenade ' , et nous
revenions fort contents. Un jour il s'aperçut que j'avais trois gâ-
teaux ; il en aurait pu manger six sans s'incommoder ; il dépêche
promptement le sien, pour demander le troisième. Non , lui dis-
je : je le mangerais fort bien moi-même , ou nous le partagerion.**
mais j'aime mieux le voir disputer à la course par ces deux j)etit
garçons que voilà. Je les appelai, je leur montrai le gâteau, eî
leur proposai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Lo
gâteau fut posô sur une grande pierre (jui servit de but , la carrière
fut marquée ; nous allâmes nous asseoir : au signal donné les pe-
tits garçons partirent ; le victorieux se s;dsit du gâteau , et le man-
gea sans miséricorde aux yeux des spectateurs et du vaincu.
Cet amusement valait mieux que le gâteau ; mais il ne prit pa>
d'abord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni ne me pressai :
l'instruction des enfants est un métier où il faut savoir pordio dn
temps jK)uren gagner. Nous continuâmes nos promenades ; souvent
' Promenade di<impêtre, comme on verra dans l'instant. !.('< iironnn.i-
des inililiiiues des villes sont pcrniiieiises ;in\ enfants de l'un ot de I H ; •
sexe. (;'esl là (ni'ils eommcncent à se rendre vains, et h vouloir èlir i eu ir-
dés : c'est au Luxembourg, aux ruilcries, surtout au Palais-Hoyal , i|ui' la
belle jeunesstî de Paris va prendre cet air impertinent et fat qui la rend si
rUlieule, et la fait luK'iet délester dans toute l'KuroiH',
LIVRE II. «47
rtn prenait Irois gàteauï , quelquefois quatre , et de temps à autre
il y en avait un , même deux , pour les coureurs. Si le prit n'était
(S grand , ceux qui le disputaient n'étaient pas ambitieux : celai
ni le remportait était loué, fêté; tout se faisait avec appareil.
• jur donner lieu aux révolutions et augmenter l'intérêt , je mar-
' i carrière plus longue , j'y souffrais plusieurs concurrents.
étaient-ils dans la lice, que tous les passants s'arrêtaient
^/ar les voir : les acclamations, les cris , les battements de mains
s animaient : je voyais quelquefois mon petit bonhomme Ires-
liliir, se lever, s'écrier quand l'an était près d'atteindre ou de
issor l'autre ; c'étaient pour lui les jeux olympiques.
Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie ;
> se retenaient mutuellement , ou se faisaient tomber, ou pous-
tient des cailloux au passage l'un de l'autre. Cela me fournit un
I ■ les séparer, et de les faire partir de différents termes,
éaaiement éloignés du but : on verra bientôt la raison de
> mec; car je dois traiter cette importante affaire dans
' lii. :^
■ voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux
l'-nt grande envie, monsieur le chcv;ilier s'avisa de
■lupçonner enlin que bien courir pouvait être bon à quelque
hose ; et , voyant qu'il avait aussi deux jambes , il commença de
."ssayer en secret. Je me gardai d'en rien voir; mais je compris
ne mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort (et
lu* avant lui dans sa pensée), il affecta do m'importuner pour
lu restant. Je le refuse ; il s'obstine, et d'un air dé-
à à la lin: Hé bien! mettez-le sur la pierre, marquez
iip , et nous verrons. Bon ! lui dis-je en riant , est-ce qu'un
.-■r sait courir? Vous gagnerez plus d'appétit, et non de
satisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'évertue , et remporte
,M .\ d'autant plus aisément , que j'avais fait la lice très-courte,
' t pris soin d'écarter le meilleur coureiîr. On conçoit comment,
'I' l'iomier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine.
H r! !,,t il prit lin tel goût à cet exercice , que , sans faveur, il était
• incre mes polissons à la course , quelque longue
Cet avanta^o obtenu en ; i autre auquel je n'avais
jias songé. «Jamd il rempori : iit le prix, il le mangeait
presque toujours seul , ainsi que faisaient ses concurrents ; mais
i/<8 emilp:.
eu s'accoutuinaut à îa victoire il devint généreux , et partageait
souvent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même une ob-
servation morale, et j'appris par là quel était le vrai principe de
la générosité.
En continuant avec lui de marquer en différents lieux les ter-
mes d'où chacun devait partir à la fois, je lis, sans qu'il s'en
aperçut , les distances inégales ; de sorte que l'un , ayant à faire
plus de chemin que l'autre pour arriver au même but , avait un
désavantage visible : mais , quoique je laissasse le choix à mon
disciple , il ne savait pas s'en prévaloir. Sans s'embarrasser de la
distance , il préférait toujours le plus beau chemin ; de sorte que ,
prévoyant aisément son choix , j'étais à peu près le maître de lui
faire perdre ou gagner le gâteau à ma volonté : et cette adresse
avait aussi son usage à plus d'une fin. Cependant , comme mon
dessein ét^it qu'il s'aperçût de la différence, je tâchais de la lui
rendre sensible : mais , quoique indolent dans le calme , il était si
vif dans ses jeux , et se défiait si peu de moi , que j'eus toutes les
peines du monde à lui faire apercevoir que je le trichais. Enfin
j'en vins à bout malgré son étourderie; il m'en fit des reproches.
Je lui dis : De quoi vous plaignez-vous.' Dans un don que je veux
bien faire , ne suis-je pas maître de mes conditions ? Qui vous force
à courir.' vous ai-je promis de faire les lices égales? n'avez-vous
pas le choix ? Prenez la plus courte , on ne vous en empêche point.
Comment ne voyez-vous pas que c'est vous que je favorise , et
que l'inégalité dont vous murmurez est tout à votre avantage si
vous savez vous en prévaloir ? Cela était clair ; il le comprit , et ,
pour choisir, il fallut y regarder de plus près. D'abord on voulut
compter les pas ; mais la mesure des pas d'un enfant est lente et
fautive ; de plus , je m'avisai de multiplier les courses dans un mémo
jour ; et alors , l'amusement devenant une espèce de passion , l'on
avait regret de perdre à mesurer les lices le temps destiné à les
parcourir. La vivacité de l'enfance s'accommode mal de ces lei»-
teurs : on s'exerça donc à mieux voir, à mieux estimer une dis-
tance à la vue. Alors j'eus peu de peine à étendre et nourrir c«
goût. Enfin quelques mois d'épreuves et d'erreurs corrigées lui
formèrent tellement le compas visuel , que , quand je lui mettais
par la pensée un gâteau sur quelque objet éloigné , il avait le coup
d'œil presque aussi sur que la chaîne d'un arpenteur.
Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins
LlVnt II. 149
séparer les jugements de l'esprit , il faut beaucoup de teoips pour
apprendre à voir ; il faut avoir longtemps comparé la vue au tou-
cher, pour accoutumer le premier de c«s deux sens à nous faire un
rapport fidèle des figures et des distances : sans le toucher, sans le
mouvement progressif, les yeux du monde les pi us perçants ne sau-
raient nous donner aucune idée de l'étendue. L'univers entier ne
doit être qu'un point pour une huitre : il ne lui paraîtrait rien de
plus quand même une àme humaine informerait cette huitre. Ce
n'est qu'à force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer
les dimensions , qu'on apprend à les estimer : mais aussi , si l'on
mesurait toujours, le sens, se reposant sur l'instrument, n'acquer-
rait aucune justesse. Il ne faut pas non plus que l'enfant passe tout
d'un coup de la mesure à l'estimation ; il faut d'abord que , con -
tinuant à comparer par prties ce qu'il ne saurait comparer tout
d'un coup, à des aliquotes précises il substitue des aliquotes par
appréciation , et qu'au lieu d'appliquer toujours avec la main la me-
sure , il s'accoutume àrapp]i4uer seulement avec les yeux. Je vou-
drais pourtant qu'on vérifiât ses premières opérations par des
mesures réelles , afin qu'il corrigeât ses erreurs , et que , s'il reste
dans le sens quelque fausse apparence , il apprit à la rectifier par
on meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont à peu
près les mêmes en tous lieux ; les pas d'un homme , l'étendue de
ses bras , sa stature. Quand l'enfant estime la hauteur d'un étage ,
son gouverneur peut lui ser\'ir de toise ; s'il estime la hauteur d'un
clocher, qu'il le toise avec les maisons ; s'il veut savoir les lieues
de chemin, qu'il compte les heures de marche ; et surtout qu'on ne
fasse rien de tout cela pour lui, mais qu'il le fasse lui-même.
On ne saurait apprendre à bien juger de l'étendue et de la gran-
deur des corps, qu'on n'apprenne à connaître aussi leurs figures,
et même à les imiter; car au fond celte imitation ne tient absolu-
ment qu'aux lois de la perspective ; et l'on ne peut estimer l'é-
tendue sur ses apparences, qu'on n'ait quelque sentiment de ces lois.
Les enfants , grands imitateurs, essayent tous de dessiner : je vou
lirais (jue le mien cultivât cet art , non précisément pour l'art même,
mais pour se rendre l'œil juste et la main flexible ; et, en général , il
![ii)orte fort peu qu'il sache tel ou tel exercice , pour^'U qu'il ac-
! liere la perspicacité du sens et la botmc habitude du corps qu'on
- igne par cet exercice. Je me garderai donc bicu do lui donner
'M mailrc à dessiner, qui ne lui iloiiiiprail à imiter que des imita-
.50 1-MlLli.
Mous, ei ne le ferait dessiner que sur des dessins : je veux qu'il
n'ait d'autre maitrc que la nature, ni d'autre modèle que les ob-
jets. Je veux qu'il ait sous les yeux l'original même , et non pas le
papier qui le représente ; qu'il crayonne une maison sur une mai-
son, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu'il
s'accoutume à bien observer les corps et leurs apparences, et non
pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles- pour de
véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer do
mémoire en l'absence des objets , jusqu'à ce que , par des observa-
tions fréquentes , leurs figures exactes s'impriment bien dans son
imagination; de peur que , substituant à la vérité des choses des
ligures bizarres et fantasti(jues , il ne perde la coimaissance des
proportions et le goût des beautés de la nature.
Je sais bien que de cette manière il barbouillera longtemps
sans rien faire de reconnaissable , qu'il prendra tard l'élégance des
contours et le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le dis-
cernement des effets pittoresques et4e bon goût du dessin ; en re-
vanche, il contractera certainement un coup d'œilplus juste, une
main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de
figure qui sont entre les animaux , les plantes , les corps natu-
rels, et une plus prompte expérience du jeu de la perspective.
Voilà précisément ce que j'ai voulu faire, et mon intention n'est
pas tant qu'il sache imiter les objets que les connaître ; j'aime
mieux qu'il me montre une plante d'acanthe , et qu'il trace moins
l)ien le feuillage d'un chapiteau.
Au reste , dans cet exercice , ainsi que dans tous les autres , je
ne prétends pas que mon élève en ait seul l'amusement. Je veux le
lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec
lui. Je ne veux point qu'il ait d'autre émule que moi ; mais je serai
son émule sans relâche et sans risciue ; cela mettra de l'intérêt dans
ses occupations , sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai le
crayon à son exemple ; je l'emploierai d'abord aussi maladroite-
rraent que lui. Je serais un Apellc, que je ne me trouverai qu'uE
^barbouilleur. Je commencerai par tracer uii homme comme les
laquais les tracent contre les murs; une barre pour chaque bras,
une barre pour cha(iue jambe , et des doigts plus gros que ie bras.
Bien longtemps après, nous nous apercevrons l'un ou l'autre de
cotte disproportion : nous remaniuerons qu'vmo jambe a de l'é-
paisseur, (juc cette épaisseur n'est pas partout la mêm»^ ; que le
LIVRE 11. 151
is a sa longueur déterminée par rapjwrt au corps , etc. Dans ce
I ij<rcs , je marcherai tout au plus à côté de lui , ou je le devance-
! de si peu , qu'il lui sera toujours aisé de m'atleindre , et sou-
iit de me surpasser. Nous aurons des couleurs, des pinceaux ;
lUS tâcherons d'imiter le coloris des objets et toute leur appa-
rence aussi bien que leur figure". Nous enluminerons , nous pein-
ilrons, nous barbouillerons ; mais, dans tous nos barbouillage» ,
nous ne cesserons d'épier la nature ; nous ne ferons jamais rien que
sous les yeux du maître.
Nous étions en peine d'ornements pour notre chambre , en voilà
ili^ tout trouves. Je fais encadrer nos dessins; je les fais couvrir de
lux verres , afin qu'on n'y touche plus , et que , les voyant
-ter dans l'état où nous les avons mis, chacun ait intérêt de ne
> négliger les siens. Je les arrange par ordre autour delà cbam-
■> , chaque dessin répété vingt , trente fois , et montrant à cha-
it" exemplaire le progrès de l'auteur, depuis le moment où la
lison n'est qu'un carré presque informe , jusqu'à celui où sa
id*» . «on profil , ses propoilions , ses ombres , sont dans la plus
Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir
- tableaux intéressants pour nous , curieux pour d'au-
3, et d'exciter toujours plus notre émulation. Aux premiers,
ix plus grossiers de ces dessins , je mets des cadres bien bril-
its, bien dorés, qui les rehaussent ; mais quand l'imitation de-
nt plus exacte et que le dessin est véritablement bon , alors je
lui donne plus qu'un cadre noir très-simple; il n'a plus besoin
i<nt que lui-même, et ce serait dommage que la bor-
à l'attention que mérite l'objet. Ainsi chacun de nous
i hunncur du cadre uni ; et quand l'un veut déxlai}:ner un
' l'autre, il le condamne au c:»dre doré. Quelque jour, pcut-
- cadres dorés passeront entre nous en proverbe, et nous
ms combien d'hommes se r^'v!""* ">-ii" <•> fii^nit
I ainsi.
! que la géométrie n'était pas a la porioc uo <nMuti ; mais
■ tre faute. Nous ne sentons jws que leur méthode n'est
, et que ce qui devient pour nous l'art de raisonner
our eux que l'art de voir. .\u lieu de leur donner
• , nous ferions mieux de prendre \a leur ; car no-
t/ipprendro la géuniétric est bica autant une affaire
irnacniAti<>ni|uede raisonnement. Quand la proposition est cnon-
t&2 ILMILE.
ccc , il faut en imaginer la démonstration , c'est-à-dire trouver de
quelle proposition déjà sue celle-là doit être une conséquence , cl ,
de toutes les conséquences qu'on peut tirer de cette même pro-
position, choisir précisément celle dont il s'agit.
De cette manière le raisonneur le plus exact , s'il n'est inven-
tif, doit rester court. Aussi qu'arrive-t-il de là? Qu'au lieu de
nous faire trouver les démonstrations , on nous les dicte ; qu'au
lieu de nous apprendre à raisonner, le maitre raisonne pour
nous, et n'exerc-e que notre mémoire.
t Faites des figures exactes , combinez-les , posez-les l'une sur
l l'autre, examinez leurs rapports; vous trouverez toute la géo-
i raétrie élémentaire en marchant d'obsen'ation en observation,
sans qu'il soit question ni de définitions, ni de problèmes,
ni d'aucune autre forme démonstrative que la simple super-
position ? Pour moi , je ne prétends point apprendre la géomé-
trie à Emile , c'est lui qui me l'apprendra ; je chercherai les rap-
ports , et il les trouvera ; car je les chercherai de manière à les lui
faire trouver. Par exemple, au lieu de me servir d'un compas
pour tracer un cercle , je le tracerai avec une pointe au bout
d'un fil tournant sur un pivot. Après cela , quand je voudrai com-
parer les rayons entre eux , Emile se moquera de moi , et il me
fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir
tracé des distances inégales.
Si je veux mesurer un angle de soixante degrés , je décris du
sommet de cet angle , non pas un arc , mais un cercle entier ;
car avec les enfants il ne faut jamais rien sous-enlendre. Je
trouve que la portion du cercle comprise entre les deux cotés de
l'angle est la sixième partie du cercle. Après cela je décris du
même sommet un autre plus grand cercle , et je trouve que ce se-
cond arc est encore la sixième partie de son cercle. Je décris un
troisième cercle concentrique , sur lequel je fais la même épreuve ;
et je la continue sur de nouveaux ccrdes, jusqu'à ce qu'Emile,
choqué de ma stupidité, m'aVertisse que chaque arc, grand ou
petit , compris par le même angle , sera toujours la sixième partie
de son cercle , etc. Nous voilà tout à l'heure à l'usage du rappor-
teur.
Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux droits,
on décrit un cercle ; moi , tout au contraire , je fais en sorte qu'K-
mile remarque cela premièrement dans le cercle , cl puis je lu(
LIVRE II 153
ilis : Si l'on ôlail le cercle, et qu'on Lassât les lignes droites, les
an;;les auraient-ils changé de grandeur? etc.
On néglige la justesse des figures, on la suppose, et l'on s'at-
iche à la démonstration. Entre nous, au contraire, il ne sera ja-
iiis question de démonstration; notre plus importante affaire
ra de tirer des lignes bien droites, bien justes , bien égales; de
:ire un carré bien parfait, de tracer un cercle bien rond. Pour
\ oriticr la justesse de la figure , nous l'examinerons par toutes ses
jiropriétés sensibles; et cela nous donnera occasion d'en découvrir
thaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux
ilemi-cercles; par la diagonale; les deux moitiés du carré : nous
'mparerons nos deux figures pour voir celle dont les bords con-
\ icnncnt le plus exactement , et par conséquent la mieux faite ;
nous disputerons si cette égalité de partage doit avoir toujours lieu
»l;ins les parallélogrammes, dans les trapèzes, etc. On essayera
(juelquefois de prévoir le succès de l'expérience avant de la
"ire , on tâchera de trouver des raisons, etc.
La géométrie n'est pour mo» élève que l'art de se bien servir de
i règle et du compas : il ne doit point la confondre avec le des-
;i , oii il n'emploiera ni l'un ni l'autre de ces instruments. La rè-
" et le compas seront enfermés sous la clef, et l'on ne lui en
rordera que rarement rus.ige et pour peu de temps, afin qu'il
s'accoutume pas à barbouiller : mais nous pourrons quelque-
is porter nos figures à la promenade , et causer de ce que nous
irons fait ou de ce que nous voudrons faire.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme à qui ,
d ins son enfance, on avait appris les rapports des contours et des
irfaces en lui donnant chaque jour à choisir, dans toutes les figu-
s géométriques, des gaufres isopérimèlres. Le petit gourmand
■lit épuisé l'art d'Archimède pour trouver dans laquelle il y avait
plus à manger *.
Quand un enfant joue au volant , il s'exerce l'œil et le bras à
' I ju8tes!>e; quand il fouette un sabot, il accroît sa force en s'en
rvanl, mais sans rien apprendre. J'ai demandé quelquefois pour-
l'ioi l'on n'offrait pas aux enfants les mêmes jeux d'adressequ'ont
r/wif/rM celles dont le« contours ou circonf«f-
' ur. Or de toutes ces figures, il est prouvé «pie
1 , - ..::ci)t la plus grande surface. L'enfant a donc dû
iJisir des çiufrcsde figure circuloirf.] yoU: de .V. Ptlitain.
154 ÉMILK.
les hommos : la paume, le mail , le billard , l'arc , le ballon , les
instruments de musique. On m'a répondu que quehjues-uns de
ces jeux étaient au-dessus de leurs forces , et que leurs mcmbri;s
et leurs organes n'étaient pas assez formes pour les autres. Je
trouve ces raisons mauvaises : un enfant n'a pas la taille d'un
liomme, et ne laisse pas de porter un habit fait comme le sien,
.le n'entends pas qu'il joue avec nos masses suf un billard haut
de trois pieds; je n'entends pas qu'il aille peloter dans nos hipols,
ni qu'on charge sa petite main d'une raquette de paumier; mais
qu'il joue dans une salle dont on aura garanti les fenêtres ; qu'il
ne se serve d'abord que de balles molles; que ses premières ra-
quettes soient de bois, puis de parchemin, et entin de corde à boyau
i)andce à proportion de son progrès. Vous préférez le volant ,
parce qu'il fatigue moins et qu'il est sans danger. Vous .ivez
tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes; mais
il n'y en a pas une que ne fit fuir une balle en mouvement. Leurs
blanches peaux ne doivent pas s'endurcir aux meurtrissures , et
ce ne sont pas des contusions qu'attendent leurs visages. Mais
nous , faits pour cire vigoureux , croyons-nous le devenir sans
peine ? et de quelle défense serons-nous capables , si nous ne
sommes jamais attaqués? On joue toujours lâchement les jeux
où l'on peut être maladroit sans risque : un volant qui tombe ne
fait de mal à personne ; mais rien ne dégourdit les bras comme
d'avoir à couvrir la tète , rien ne rend le coup d'oeil si juste que
d'avoir à garantir les yeux. S'élancer du bout d'une salle à l'autre,
juger le bond d'une balle encore en l'air, la renvoyer d'une main
forte et sûre; de tels jeux conviennent moins à l'homme qu'ils
ne servent à le former.
Les fibres d'un enfant, dit-on, sont trop molles! Elles ont
moins de ressort, mais elles en sont plus flexibles; son bras est
faible , mais enfin c'est un bras ; on en doit faire , proportion gar-
dée , tout ce qu'on fait d'une autre machine semblable. Les en-
fants n'ont dans les mains nulle adresse; c'est pour cela que je
veux qu'on leur en donne : un homme aussi peu exercé qu'eux
u'en aurait pas davantage : nous ne pouvons connaître l'usage de
nos organes qu'après les avoir employés. Il n'y a qu'une longue
expérience qui nous apprenne à tirer i>arli de nous-mème, el
cette expérience est la vérit^ible élude a liu|uelle on ne peut trop
loi nous appliquer.
I
LIVRE II. 155
Tout ce qui se fait est faisal)le. Or, rien n'est plus commun que
io voir des enfants adroits et découplés avoir dans les membres la
M nie agilité que peut avoir un homme. Dans presque toutes les
ircs on en voit faire des équilibres, marcher sur les mains,
iiiter, danser sur la corde. Durant combien d'années des troupes
• nfanls n'oot-elles pas attiré par leurs ballets des spectateurs à
Comédie italienne ! Qui est-ce qui n'a pas oui parler en Allema-
_iie et en Italie de la troupe pantomime du célèbre Nicoliiii? Quel-
jiruna-t-ii jamais remarqué dans ces enfants des mouvements
moins développés, des attitudes moins gracieuses, une oreille
Minins juste , une danse moins légère que dans les danseurs tout
rmés? Qu'on ait d'abord les doigts épais, courts , peu mobiles,
s mains potelées et peu capables de rien empoigner; cela empé-
le-t-il que plusieurs enfants ne sachent écrire ou dessiner à
.:e où d'autres ne savent pas encore tenir le crayon ni la plume .'
)ut Paris se souvient encore de la petite .Anglaise qui faisait à
\ ans des prodiges sur le clavecin '. J'ai vu chez un magistrat ,
!i fils, petit bonhomme de huit ans, qu'on mettait sur la table
I dessert comme une stitue au milieu des plateaux, jouer là d'un
. lolon presque aussi grand que lui , et surprendre par son exé-
cution les artistes mêmes.
Tous ces exemples et cent mille autres prouvent , ce me sem-
ble , que l'inaptitude qu'on suppose aux enfants pour nos exerci-
ces est imaginaire , et que, si on ne les voit point réussir dans
quelques-uns, c'est qu'on ne les y a jamais exercés.
On rac dira cpie je tombe ici , par rapport au corps , dans le)
défaut de la culture prématurée que je blâme dans les enfants i
: rapport à l'esprit. La différence est très-grande ; car l'un de l
s progrès n'est qu'apparent , mais l'autre est réel. J'ai prouvé
1'^ l'esprit qu'ils paraissent avoir, ils ne l'ont pas; au lieu quei
it ce qu'ils paraissent faire ils le font. D'ailleurs , on doit tou-
irs songer que tout ceci n'est ou ne doit être que jeu , direction
licile et volontaire des mouvements que la nature leur demande ;
irt de varier leurs amusements pour les leur rendre plus agréa-
is, sans que jamais la moindre contrainte les tourne en tra-
il : car, enûu, de quoi s'amuseront-ils dont je ne puisse faire
I objet d'instniction pour eux? et quand je ne le pourrais pas,
' l'n ijetit garçon de »f\<l ans en a fait ilqMiis ce tcmps-l.'» (ii* plti^ ('l-ii-
nantHMicdro.
156 EMILE.
pourvu qu'ils s'amusent sans inconvénient et que le temps se
passe , leur progrès en toute chose n'importe pas quant à pré-
sent; au lieu que, lorsqu'il faut nécessairement leur apprendre
ceci ou cela, comme qu'on s'y prenne, il est toujours impossible
qu'on en vienne àbout sans contrainte, sans fâcherie et sans ennui.
Ce que j'ai dit sur les deux sens dont l'usage est le plus continu
et le plus important peut servir d'exemple de la manière d'exercer
les autres. La vue et le toucher s'appliquent également sur les
corps en repos et sur les corps qui se meuvent; mais comme il
n'y a que l'ébranlement de l'air qui puisse émouvoir le sens de
l'ouïe, il n'y a qu'un corps en mouvement qui fasse du bruit ou
du son; et, si tout était en repos, nous n'entendrions jamais rien.
La nuit donc, où, ne nous mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il
nous plait, nous n'avons à craindre que les corps qui se meuvent,
il nous importe d'avoir l'oreille alerte, et de pouvoir juger, par
la sensation qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou
petit, éloigne ou proche ; si son ébranlement est violent ou faible.
L'air ébranlé est sujetà des répercussions qui le réfléchissent, qui,
produisant des échos, répètent la sensation , et font entendre le
corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui où il est. Si
dans une plaine ou dans une vallée on met l'oreille à terre , on
entend la voix des hommss et le pas des chevaux de beaucoup
plus loin qu'en restant debout.
Comme nous avons comparé la vue au toucher, il est bon de la
comparer de même à l'ouïe , et de savoir laquelle des deux im-
pressions , partant à ia fois du même corps , arrivera le plus tôt
à son organe. Quand on voit le feu d'un canon , l'on peut encore
se mettre à l'abri du coup ; mais sitôt qu'on entend le bruit , il
n'est plus temps , le boulot est là. On peut juger de la distance
où se fait le tonnerre par l'inteiTallc de temps qui se passe de
l'éclair au coup. Faites en sorte que l'enfant connaisse toutes ces
expériences ; qu'il fasse celles qui sont à sa portée , et qu'il trouve
les autres par induction : mais j'aime cent fois mieux qu'il les
ignore, que s'il faut que vous les lui disiez.
Nous avons un organe qui répond à l'ouie, savoir celui de ia
voix ; nous n'en avoiis pas de même qui réponde à la vue , ei
nous ne rendons pas les couleurs comme les sons. C'est un moyen
de plus pour rultiver le premier sens , en exerrant l'organe actif
al l'organe passif l'un par l'autre.
LIVRE II. 157
L'homme a trois sortes de voix : saToir, la voix parl.-tnteou ar-
ticulée , la voix chantante ou mélodieuse , et la voix pathétique ou
accentuée , qui sert de langage aux passions, et qui anime le chant
et la parole. L'enfant aces trois sortes de voix ainsi que l'homme,
sans les savoir allier de même : il a comme nous le rire , les cris ,
les plaintes, l'exclamation, les gémissements ; mais il ne sait pas
en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une musique par-
faite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les enfants sont
incapables de celte musique-là , et leur chant n'a jamais d'àme.
De même , dans la voix parlante , leur langage n'a point d'accent ;
ils crient, mais ils n'accentuent pas ; et comme dans leur discours
il y a peu d'accent, il y a peu d'énergie dans leur voix. Notre
'!« ve aura le parler plus uni , plus simple encore , parce que ses
issions, n'étant pas éveillées , ne mêleront point leur langage
1 sien. N'allez donc pas lui donner à réciter des rôles de trago-
•■ et de comédie, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, à
liiclamer. Il aura trop de sens pour savoir donner un ton à des
' lioses qu'il ne peut entendre, et de l'expression à des sentiments
1 il n'éprouva jamais.
Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à bien articuler, à
prononcer exactement et s<ins affectation , à connaître et à suivre
" if'cent grammatical et la prosodie, à donner toujours assez de
IX pour être entendu, mais à n'en donner jamais plus qu'il ne
i.iiit, défaut ordinaire aux enfants élevés dans les collèges : en
' Hile chose rien de superflu.
De même, dans le chant , rendez sa voix juste , égale , flexible,
Morc ; son oreille sensible à la mesure et à l'harmonie ; mais rien
plus. La musique imitative et théâtrale n'est pas de son âge; je
voudrais pas même qu'il chantât des paroles; s'il en voulait
rinter, je tâcherais de lui faire des chansons exprès, inléres-
iiour son âge , et aussi simples que ses idées.
isc bien qu'étant si peu pressé de lui apprendre à lire l'é-
iuii- , je ne le serai pas non plus de lui apprendre à lire la mu-
i'ie. Écartons de son cerveau toute attention trop pénible, et ne
"is hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention.
'i, je l'avoue, semble avoir sa difliculté; car si la connaissance
s notes ne parait pas d'abord plus nécessaire pour savoir chati-
r que celle des lettres pour savoir parler, il y a pourtant cette
férence, qu'en parlant nous rendons nos propres idées, tt
it
158 tMlLE.
qu'en chantant nous ne rendons guère que celles d autrui. Or,
pour les rendre , il faut les lire.
Mais , premièrement, au lieu de les lire on les peut ouïr, et un
chant se rend à l'oreille encore plus (idèleinent qu'à l'œil. De plus,
pour bien savoir la musique il ne suffit pas de la rendre , il la faut
composer; et l'un doit s'apprendre avec l'autre , sans quoi l'on ne
la sait jamais bien. Exercez votre petit musicien d'abord à faire
des phrases bien régulières , bien cadencées ; ensuite à les lier en-
tre elles par une modulation très-simple , enfin à marquer leurs
différents rapports par une ponctuation correcte ; ce qui se fait
par le bon choix des cadences et des repos. Surtout jamais de
chant bizarre , jamais de pathétique ni d'expression. Une mélodie
toujours chantante et simple , toujours dérivant des cordes essen-
tielles du ton, et toujours indiquant tellement la basse, qu'il la
sente et l'accompagne sans peine ; car, pour se former la voi x et
l'oreille, il ne doit jamais chanter qu'au clavecin.
Pour mîcux marquer les sons , on les articule on les pronon-
çant ; de là l'usage de solfier avec certaines syllabes. Pour distin-
guer les degrés il faut donner des noms et à ces degrés et à leurs
différents termes fixes; de là les noms des intervalles, et aussi
les lettres de l'alphabet dont on marque les touches du clavier et
les notes de la gamme. G et A désignent dos sons fixes , invaria-
bles, toujours rendus par les mêmes touches. Ut et la sont autre
chose. Ut est coustamment la tonique d'un mode majeur, ou la
médiante d'un mode mineur. La est constamment la tonique d'un
mode mineur, ou la sixième note d'un mode majeur. Ainsi les
lellrcs marquent les termes immuables des rapports de notre
système musical, et les syllabes marquent les termes homologues
des rapports semblables en divers tons. Les lettres indicjuent les
touches du clavier, et les syllabes les degrés du mode. Les musi-
ciens français ont étrangement brouillé ces distinctions ; ils ont
confondu le sens des syllabes avec le sens des lettres ; et doublant
inutilement les signes des touches , ils n'en ont point laissé pour
exprimer les cordes des tons : en sorte que pour eux ut et C sont
toujours la même chose; ce qui n'est pas, et ne doit pas cire,
car alors de quoi servirait C? Aussi leur manière de solfier est-elle
d'une difdcullé excessive sai\s être d'aucune utilité , s;n\s porter,
aucune idéenellç à l'esprit, puisque, par celle mélhodc, cesdcuxi
syllabes ut et mi , par exemple , peuvent également signifier unf^
à
LIVRE II. tâ9
'!t>rce majeure, mineure, superflue, ou dimiuuée. Par quelle*
; range fatalité le pays du monde où l'on écrit les plus beaux li-
• ! es sur la musique est-il précisément celui où on l'apprend le
lus difiicilcment?
Suivons avec notre élève une pratique plus simple et plus
iiire ; qu'il n'y ait pour lui que deux modes , dont les rapports
'lent toujours les mêmes, et toujours indiqués par les mêmes
vildbes. Soit qu'il chante ou qu'il joue d'un instrument, qu'il
sache établir son mode sur chacun des douze tons qui peuvent
lui servir de base , et que , soit qu'on module en D , en C , en G,
etc., la finale soil toujours ut ou la, selon le mode. De celte ma-
nière il vous concevra toujours ; les rapports essentiels du mode
pour chanter et jouer juste seront toujours présents à son esprit ,
son exécution sera plus nette et son progrès plus rapide. Il n'y a
rien de plus bizarre que ce que les Français appellent solfier au
naturel ; c'est éloigner les idées de la chose, pour en substituer
d'étrangères qui ne font qu'égarer. Rien n'est plus naturel que de
solfier par transposition , lorsque le mode est transposé. Mais c'en
est trop sur la musique ; enseignez-la comme vous voudrez , |M)urvu
qu'elle ne soit jamais qu'un amusement.
Nous voilà bien avertis de l'état des corps étrangers par rapport
au noire, de leur poids, de leur figure , de leur couleur, de lem-
■olidilé , de leur grandeur, de leur distance , de leur température ,
de leur repos , de leur mouvement. Nous sommes instruits de ceux
qu'il nous convient d'approcher ou d'éloigner de nous , de la ma-
nière dont il faut nous y prendre pour vaincre leur résistance , ou
pour leur en opposer une qui nous préserve d'en être offensés ;
mais ce n'est pas assez : notre propre corps s'épuise saus cesse , il
a besoin d'être sans cesse renouvelé. Quoique nous ayons la fa-
culté d'en changer d'autres en notre propre substance , le choix
•'est pas indifférent : tout n'est pas aliment pour l'homme ; et des
substances qui peuvent l'être , il y en a de plus ou de moins con-
venables, selon la constitution de son espèce, selon le climat
qu'il habile , selon son tempérament particulier, et selon la ma-
mère de vivre que lui prescrit son état.
Nous mourrions affamés ou empoisonnés , s'il fallait attendre ,
pour rlioi sir les nourritures qui nous conviennent, que l'expé-
nence nous eût appris à les connaître et à les choisir : mais la su-
prême boulé , (pii a fait du plaisir des êtres sen&ibles l'instrument
100 EMILE.
» de leur conservation , nous avertit, par ce qui plait à notre palais ,
de ce qui convient à notre estomac. Il n'y a point naturellement
pour l'homme de médecin plus sur que son propre appétit ; et, à le
prendre dans son état primitif, je ne doute point qu'alors les ali-
ments qu'il trouvait les plus agréables ne lui fussent aussi les plus
sains.
Il y a plus. L'auteur des choses ne pourvoit pas seulement aux
besoins qu'il nous donne, mais encore à ceux que nous nous don-
nons nous-mêmes; et c'est pour mettre toujours 1« désir à côté
du besoin , qu'il fait que nos goûts changent et s'altèrent avec
nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l'état de na-
ture, plus nous perdons de nos goûts naturels; ou plutôt l'habi-
lude nous fait une seconde nature , que nous substituons tellement
à la première , que nul d'entre nous ne connaît plus celle-ci.
Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être aussi
les plus simples , car ce sont ceux qui se transforment le plus ai-
sément; au lieu qu'en s'aiguisant, en s'irritant par nos fantaisies,
ils prennent une forme qui ne change plus. L'homme qui n'est
[encore d'aucun pays se fera sans peine aux usages de quelque
pays que ce soit ; mais l'homme d'un pays ne devient plus celui
d'un autre.
Ceci me parait vrai dans tous les sens , et bien plus encore , ap-
pliqué au goût proprement dit. Notre premier ciliment est le lait;
nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes ;
d'abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des her-
bes, et enfin quelques viandes grillées, sans assaisonnement et
sans sel, firent les festins des premiers hommes'. La première
fois qu'un sauvage boit du vin, il fait la grimace et le rejette; et,
même parmi nous, quiconque a vécu jusqu'à vingt ans sans
goûter de liqueurs fermentcesne peut plus s'y accoutumer : nous
serions tous abstèmes, si l'on ne nous eût donné du vin dans nos
jeunes ans. Enfin , plus nos goûts sont simples , plus ils sont uni-
versels ; les répugnances les i)lus communes tombent sur des mets
composés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût l'eau ni le pain?
Voilà la trace de la iwture, voilà donc aussi notre règle. Conservonsà
l'enfant son goût primitif le plus qu'il est possible ; que sa nour-
riture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise
' Voyez. l'.Vrcatlic de l'.iu^^anias; voyez aussi le morceau de Pliitaninc
tra:i!ti:rit ci-aprOs (page JGi .
LIVRE H. 161
l'a des saveurs peu relevées , et ne se forme point uu goût
^clusif.
Je n'examine pas ici si celle manière de vivre est plus saine ou
'.on; ce n'est pas ainsi que je l'envisage. Il me suffit de savoir,
pour la préférer, que c'est la plus conforme à la nature , et celle
•lui peut le plus aisément se plier à toute autre. Ceux qui disent
l'il faut accoutumer les enfants aux aliments dont ils useront
: mt grands ne raisonnent pas bien , ce me semble. Pourquoi
iir nourriture doit-elle être la même , tandis que leur manière de.
:vre est si différente? Un homme épuisé de travail, de soucis,
: peines, a besoin d'aliments succulents qui lui portent de nou-
\eaux esprits au cerveau ; un enfant qui vient de s'ébattre, et
fiont le corps croit , a besoin d'une nourriture abondante qui lui fasse
lucoup de chyle. D'ailleurs l'homme fait a déjà son état , son
iiploi , son domicile; mais qui est-ce qui peut être sur de ce que
i fortune réserve à l'enfant? En toute chose ne lui donnons point
uue forme si déterminée , qu'il lui en coûte trop d'en changer au
besoin. Ne faisons pas qu'il meure de faim dans d'autres pays , s'il
'■ traîne partout à sa suite un cuisinier français, ni qu'il dise un
'ir qu'on ne sait manger qu'en France. Voilà , par parenthèse , un
t éloge! Pour moi, je dirais au contraire qu'il n'y a que
ii<;ais qui ne savent ps manger, puisqu'il faut un art si
irliculier pour leur rendre les mets mangeables.
De nos sensations diverses, le goût donne celles qui générale-
ment nous affectent le plus. Aussi sommes-nous plus intéressés à
bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre , que
de celles qui ne font que l'environner. Mille choses sont indiffé-
la toucher, a l'ouïe, à la vue; mais il n'y a presque rien
rent au goût. De plus , l'activité de ce sons est toute physi-
que cl nialtriclle : il est le seul qui ne dit rien à l'imagination,
du moins (riui dans les sensations duquel elle entre le moins; au
Il que l'imitation et l'imagination mêlent souvent du moral à
l'Tipression de tous les autres, .\ussi, généralement, les cœurs
idres et voluptueux, les caractères passionnés et vraiment sen-
iilcs, faciles à émouvoir par les autres sens , sont-ils assez tièdes
jf cdui-ci. De cela même qui semble mettre le goût au-dessous
d eux , et rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre , je
conclurais au contraire que le moyen le plus convenable pour gou-
' •mer les enfants est de les mener par leur bouche. Le mobile de
it.
16!i EMILE.
la gourmandise est surtout préférable à celui de la vanité, on ce
que la première est un appétit de la nature , tenant immédiate-
ment au sens , et que la seconde est un ouvrage do l'opinion , sujet
au caprice des hommes et à toutes sortes d'abus. La gourmandise
est la passion de l'enfance ; cette passion ne tient devant aucune
autre ; à la moindre concurrence elle disparait. Eh ! croyez-moi ,
l'enfant ne cessera que trop tôt de songer à ce qu'il mange ; et
quand son cœur sera trop occupé , son palais ne l'occupera guère.
Quand il sera grand, raille sentiments impétueux donneront le
change à la gourmandise , et ne feront (ju'irriter la vanité ; car
celte dernière passion seule fait son proïit des autres , et à la fin
les engloutit toutes. J'ai quelquefois examiné ces gens qui don-
naient de l'importance aux bons morceaux , qui songeaient , en
s'éveillant , à ce qu'ils mangeraient dans la journée , et décrivaient
un repas avec plus d'exactitude que n'en met Polybe à décrire un
combat. J'ai trouve que tous ces prétendus hommes n'étaient que
des enfants de quarante ans , sans vigueur et sans consistance,
fruges consnmere nati*. La gourmandise est le vice des cœurs
qui n'ont point d'étoffe. L'âme d'un gourmand est toute dans son
palais , il n'est fait que pour manger ; dans sa stupide incapacité il
n'est qu'à table à sa place, il ne sait juger que des plats : laissons-
lui sans regret cet emploi; mieux lui vaut celui-là qu'un autre,
autant pour nous que pour lui.
Craindre que la gourmandise ne s'enracine dans un enfant ca-
pable de quelque chose, est une précaution de jjctit esprit. Dans
l'enfance on ne songe qu'à ce qu'on mange ; dans l'adolescence on
n'y songe plus, tout nous est bon , et l'on a bien d'autres affaires.
Je ne voudrais pourtant pas qu'on allât faire un usage indiscret
d'un ressort si bas, ni étayor d'un bon morceau l'honneur de
faire une belle action. Mais je ne vois pas pounpioi , toute l'onfanco
n'étant ou ne devant être ((uc jeux ot folâtres amusements, des
exercices purement corporels n'auraient pas un prix matériel et
sensible. Qu'un petit iMajorquin , voyant un panier sur le haut d'un
arbre, l'abatte à coups de fronde, n'est-il pas bien juste qu'il en
profile , et qu'un bon déjeuner répare la force qu'il use à le ga-
gner ' ? Qu'un jeune Spartiate , à travers les risques de cent coups de
• HOR., lih. 1 , pp. 2.
' Il y a bien des siècles que les M.ijoniuinsoiil ponlu ivl usiiw ; il rsl ilu
ininps de la célébrité de Icui-s frondeurs.
LIVRE II. 163
let , se glisse habilement dans une cuisine ; qu'il y vole un re-
irdcau tout vivant , qu'en l'emportant dans sa robe il en soit égra-
-Tié , mordu , mis en sang , et que , pour n'avoir pas la honte d'è-
• surpris , l'enfant se laisse déchirer les entrailles sans sourciller,
îs pousser un seul cri , n'e>t-il pas juste qu'il profite enfin de sa
oie , et qu'il la mange après enavoir été mangé? Jamaisuabon re-
ts ne doit être une récompense; mais pourquoi ne serait-il pas
quelquefois l'effet des soins qu'on a pris pour se le. procurer?
Emile ne regarde point le gâteau que j'ai mis sur la pierre comme
le prix d'avoir bien couru ; il s;iit seulement que le seul moyen
d'avoir ce gâteau est d'y arriver plus tôt qu'un autre.
Ceci ne contredit point les maximes que j'avançais tout à l'heure
sur la simplicité des mets ; car, pour flatter l'appétit des enfants,
il ne s'agit pas d'exciter leur sensualité, mais seulement de la salis.
Caire ; et cela s'obtiendra par les choses du monde les plus commu-
nes , si l'on ne travaille pas à leur raffiner le goût. Leur ap|)étit
continuel, qu'excite le besoin de croître, est un assaisonnement
*ûr qui leur lient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits, du laitage,
quelque pit-ce de four un peu i^Ius délicate que le pain ordinaire ,
surtout l'art de dispenser sobreinenl tout cela; voilà de quoi mener
des armées d'<'nfants au bout du monde sans leur donner du goût
pour les saveurs vives , ni risquer de leur blaser le palais.
Une des preuves que le goût de la viande n'est pas naturel à^
l'homme , est l'indifférence que les enfants oui pour ce mets-là, et
kl préférence qu'ils donnent tous à des nourritures végétales , tel-
les que le laitage , la pâtisserie , les fruits, etc. Il importe surtout
de ne p<-ts dénaturer ce goût primitif , et de ne point rendre les en-
fiuits carnassiers : si ce n'est pour leur santé, c'est pour leur carac-
lèce; car , de quelque manière qu'on explique l'expérience, il est
certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels
etféroccs plus que les autres hommes : cette observation est de tous
tes lieux et de tous les temps. La barbarie anglaise est comme ■ ;
les Gaures , au contraire , sont les plus doux des boomies *. Tous
• Jo wU ipie !os \n--I.ii4 \,iiit. nt Ito.incoup leur liumani!<? et le bon na-
tnrrf lie leur n ' -it '/noti naturfd pettple; ma» ik ont
bran <"n<T '•••l.i ' ',><*r»<mne ne \f n'p^te apr*-* »■•«.
I iuc les
6.1I lie m
■Kiu. , — , ..._. ,., . iinole»
164 EMILE.
les sauvages sont cruels ; et leurs mœurs ne les portent point à
l'être : cette cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre
comme à la chasse, et traitent les hommes comme des ours. En
Angleterre même les bouchers ne sont pas reçus en témoignage',
non plus que les chirurgiens. Les grands scélérats s'endurcissent
au meurtre en buvant du sang. Homère fait des Cyclopes , man-
geurs de chair , des hommes affreux ; et des Lotophages un peu-
ple si aimable, qu'aussitôt qu'on avait essayé de leur commerce,
on oubliait jusqu'à son pays pour vivre avec eux.
'< Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagores'abs-
« tenait de manger de la chair des bêles ; mais moi je te demande
« au contraire quel courage d'homme eut le premier qui approcha
« de sa bouche une chair meurtrie , qui brisa de sa dent les os
« d'une béte expii-ante , qui fit servir devant lui des corps morts ,
« des cadavres , et engloutit dans son estomac des membres qui ,
« le moment d'auparavant , bêlaient , mugissaient, marchaient et
« voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le
« cœur d'un être sensible? comment ses yeux purent-ils suppor-
« ter un meurtre ? comment put-il voir saigner, écorcher, démem-
n brer un pauvre animal sans défense ? comment put-il supporter
« l'aspect des chairs pantelantes ? comment leur odeur ne lui fit-
« elle pas soulever le cœur .' comment ne fut-il pas dégoûté , re-
« poussé, saisi d'horreur, quand il vint à manier l'ordure de ces
« blessures , à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait.»
« Les peaux rampaient sur la terre écorcliées ;
c Les chairs au feu mugissaient embrochées ;■
• L'homme ne put les manger sans frt'inir,
f £t dans son sein les entendit gémir.
« Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir la première fois qu'il sur-
« monta la nature pour faire cet horrible repas , la première fois
« qu'il eut faim d'une béte en vie , qu'il voulut se nourrir d'un
« animal qui paissait encore, cl qu'il dit comment il fallait égorger,
« dépecer, cuire la brel)is qui lui léchait les mains. C'est de ceux
« qui commencèrent ces cruels festins , et non de ceux qui les
' Un des traducteurs anglais de ce livre a relevé ici ma méprise, cl tous
deux l'ont corrigée. Les bouchers et les chirurgiens sont rc(;us en témoi-
gnage ; mais les premiers ne sont |H)int admis coiuiuc jurés ou (Kiii's au Ju-
genient des crimes, et les chirurgiens le sont.
LIVRE II. 165
|uUlenl, qu'on a lieu de s'étonner : encore ces preniiers-ià
pourraient-ils jostitier leur barbarie par des excuses qui man-
.{ueut à la nôtre , et dont le défaut nous rend cent fois plus bar-
bares qu'eux.
< Mortels bien-aimés des dieux , nous diraient ces premiers
liommcs, comparez les temps, voyez combien vous êtes heu-
reux et combien nous étions misérables ! La terre nouvellement
formée et l'air chargé de vapeurs étaient encore indociles à l'or-
>Ire des saisons; le cours incertain des fleuves dégradait leurs
1 ives de toutes parts ; des étangs , des lacs , de profonds maré-
cages inondaient les trois quarts de la surface du monde ; l'autre
ijuart était couvert de bois et de forêts stériles, La terre ne pro-
• tluisait nuis bons fruits ; nous n'avions nuls instruments de la-
« bournge ; nous ignorions l'art de nous en servir, et le temps de
la moisson ne venait jamais pour qui n'avait rien semé. Ainsi la
f.iim ne nous quittait point. L'hiver, la mousse et l'écorce des
irbres étaient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de
< liiendenl et de bruyère étaient pour nous un régal ; et quand
les bommes avaient pu trouver des faines, des noix ou du gland,
ils en dansaient de joie autour d'un chêne ou d'un hét: e, au son
de quelque chanson rustique , a[)pelant la terre 4eur nourrice et
leur mère : c'éLiit là leur seule fêle, c'étaient leurs uniques jeux ;
« tout le reste de la vie humaine n'était que douleur, peine et
' misère.
<< EnCn , quand la terre dépouillée et nue ne nous offrait plus
I icn, forcés d'outrager la nature pour nous conserver, nous
mangeâmes les compagnons de notre misère , plutôt que de pé-
« rir avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à verser
• du sang? Voyez quelle affluence de biens vous environne ! com-
< bien de fruits vous produit la terre I que de richesses vous don-
« ncnt les champs et les vignes ! que d'animaux vous offrent leur
lait pour vous nourrir, et leur toison pour tous habiller ! Que
" leur demandez-vous de plus.' et quelle rage vous porte à com-
" mettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vi-
vres? Pourquoi mentez- vous contre notre mère, en l'accusant
lie iie pouvoir vous nourrir? Pourquoi |)échez-vous contre Gè-
res , inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus ,
i-onsolatrur des hommes ? comme si leurs dons prodigués ne
' suffisaient pas à la consen-alion du genre humain ! Comment
166 EMILE.
n avez-voiisle cœur de mêler avec leursdouxfruitsdesooscmenls
n sur vos tables , et de manger avec le lait le sang des bêles qui
<• vous le donnent? Les panthères et les lions , que vous appelez
« bétes féroces , suivent leur instinct par force, et tuent les autres
« animaux pour vivre. Mais vous , cent fois plus féroces quMles ,
« vous combattez l'instinct sans nécessité, pour vous livrera vos
« plus cruelleii délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas
« ceux qui mangent les autres : vous ne les mangez pas ces animaux
« carnassiers, vous les imitez : vous n'avez faim que des bêles
« innocentes et douces qui ne font de mal à personne , qui s'at-
n tachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour p; ix
« de leurs services.
« 0 meurtrier contre nature ! si tu t'obstines à soutenir qu'elle
" t'a fait pour dévorer les semblables , des cires de chair et d'os ,
« sensibles et vivants comme loi , étouffe donc l'horreiu- qu'elle
« t'inspire pour ces affreux repas; tue les animaux toi-même , je
" dis de tes propres mains , sans ferrcmonls , sans coutelas ; dé-
« chire-les avec tes ongles , comme font les lions et les ours ;
n mords ce bœuf, et le mois en pièces ; enfonce les griffes dans sa
« peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ces chairs toutes chau-
« des , bois son âme avec son sang. Tu frémis ! tu n'oses sentir
« palpiter sous ta dent une chair vivante ! Homme pitoyable ! tu
« commences par tuer l'animal , et puis tu le manges , comme
" pour lo faire mourir deux fois. Ce n'est pas assez, la chair morte
« le répugne encore , les entrailles ne peuvent la supporter; il la
« faut transformer i)ar le feu , la bouillir, la rôtir, l'assaisonner de
« drogues qui la déguisent : il le faut des chaircuitiers *, des cui-
« siniers , des rôtisseurs , des gens pour t'ôler l'horreur du meur-
« trc et t'habillcr des corps morts , alin que le sens du goût ,
« trompé par ces déguisements , ne rejette point ce qui lui est
« étrange , et savoure avec plaisir des cadavres dont l'œil même
« eût eu peine à souffrir l'aspect. »
Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je n'ai pu résis-
ter à la Icnlation de le transcrire , et je crois que peu de lecteurs
m'en sauront mauvais gré.
Au reste, quelque sorte de régime que vous donnicR aux enfants,
pourvu que vous ne les accoutumiez qu'à des mets communs et
♦ [On »5orit aiijounrimic/irtrrM//>c, mais du tcmi» UeHuusscaii on dinaitj
tlicmechiiircuilier.] A'oif de M. Pclituin.
LiVRK II. ^ 167
l>les, laissez-les manger, courir et jouer tant qu'il leur plail ,
~ soye/- siirs qu'ils iie mangeront jamais trop et n'auront point
digestions: mais si vous les affamez la moitié du temps, et qu'ils
ivcnt le mt»ycn d'échapper à votre vigilance, ils se dédomma-
iiit de toute leur force; ils mangeront jusqu'à regorger, jusqu'à
\ er. Notre appétit n'est démesuré que parce que nous voulons
lonner d'autres règles que celles de la nature ; toujours réglant,
i .scrivaiU , ajoutant , retranchant , nous ne faisons rien que la ba-
il e à la main; mais cette balance est à la mesure de nos fantai-
, et non pas à celle de notre estomac. J'en reviens toujours a
- exemples. Chez les paysans, la huche et le fruitier sont tou-
s ouverts, et les enfants , non plus que les hommes, n'y savent
l'ie c'est qu'indigestions.
il arrivait pourtant qu'un enfant mangeât trop , ce que je ne
1 pas possi!)!e par ma méthode, avec des amusements de son
:t il est si aisé de le distraire, qu'on parviendrait à l'épuiser d'i-
iliou sans qu'il y songeât. Comment des moyens si sûrs et si
ii's échappent-ils à tous les instituteurs.' Hérodote raconte '
les Lydiens, pressés d'une extrême disette, s'avisèrent d'in-
'i-ries jeux et d'autres divertissementsaveciestiueis ils donnaient
iiange à leur faim , et passaient des jours entiers sans songer a
i:^er '. Vos savants instituteurs ont peut-être lu cent fois ce
ige, sans voir l'application qu'on en peut faire aux enfants.
Iqu'un d'eux me dira peut-être qu'un enfant ne quitte pas vo-
MTs son diner pour aller étudier sa leçon. Maître , vous avez
-in : je ne pensais pas a cet amusement-là.
• sens de l'odorat est au goût ce que celui de la vue est au toîTn
: : il le prévient , ii l'avertit de la manière dont telle ou telle '
élance doit l'affecter , et dispose à la rediercher ou à ia fuir,
:irim|)rpssion (ju'on en reçoit d'avance. J'ai oui dire (|uc les s;»u-
-' - IV, )ient ro<lorat tout autrement affecté que le notre, et ju-
.'• Il ..; I )iit différemment des bonnes et des mauvaises odeurs.
I.iv. I, rlnn. ÎI4.1
:coiiiiiie sit iiti|Mirtait l>cauci>u|> qu un fait lut vrai, pourvu ijuoii
'it tirrr une iiitlniclion utile. Les liuiiiiiic:« sciiscs doivent rcuardci
' •mille tiii ti»su de fables, dont la morale eM. tri-^-appro;)ii<:-e au
168 ÉMILC.
Pour moi , jele croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes sont des
ser)sations faibles ; elles ébranlent plus l'imaginalion que le sens,
et n'affectent pas tant par ce qu'elles dorment que par ce qu'elles
font attendre. Cela supposé, les goûts des uns , devemis , par leurs
manières de vivre, si différents des goûts des autres, doivent leur
faire porter des jugements bien opposés des saveurs, et par consé-
quent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec
autant de plaisir un quartier puant de cheval mort, qu'un de nos
chasseurs une perdrix à moitié pourrie.
Nos sensations oiseuses , comme d'être embaumés des fleurs
d'un parterre , doivent être insensibles à des hommes qui mar-
chent trop pour aimer à se promener , et qui ne travaillent pas as-
sez pour se faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés
ne sauraient prendre un grand plaisir à des parfums qui n'annon-
cent rien à manger.
L'odorat est le sens de l'imagination ; donnant aux nerfs un ton
plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau : c'est pour cela qu'il ra-
nime un moment le tempérament, et l'épuisé à la longue. 11 a dans
l'amour des effets assez connus : le doux parfum d'un cabinet de
toilette n'est pas un piège aussi faible qu'on pense ; et je ne sais
s'il faut féliciter ou plaindre l'homme sage et peu sensible que l'o-
deur des fleurs que sa maîtresse a surlc sein ne Ht jamais palpiter.
L'odorat ne doit donc pas être fort actif dans le premier âge , où
l'imagination que peu de passions ont encore animée n'est guère
susceptible d'émotion , et ou l'on n'a pas encore assez d'expérience
pour prévoir avec un sens ce que nous en promet un autre. Aussi
cette conséquence est-elle parfaitement conlirmée par l'observa
lion ; et il est certain que ce sens est encore obtus et presque hébélt
chez la plupart des enfants. Nonque la sensation ne soiten eux aussi
flne et peut-cire plus que dans les hommes, mais parce que , n'y
joignant aucune autre idée , ils ne s'affectent pas aisément d'un
sentiment de plaisir ou de peine , et qu'ils n'en sont ni flattés ni
blessés comme nous. Je crois que , sans sortir du même système,
et sans recourir à l'analomic comparée des deux sexes , on trou-
verait aisément la raison pourquoi les femmes en général s'affec-
lent plus vivement des odeurs que les hommes.
On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur jeunesse
l'odorat si subtil ,que , quoiqu'ils aient des chiens , ils ne daignent
par» s'en servir à la chasse , cl se servent de chiens à cux-inêmes.
J
LIVRE n. #t tr>î)
Je conçois, en effcl, que si l'on élevait les enfants à éventer leur
diner, comme le chien évente le gibier, on parviendrait peut-être
il leur perfectionner l'odorat au même point: mais je ne vois pas
au fond qu'on puisse en eux tirer de ce sens un usage fort utile , si
ce n'est pour leur faire connaître ses rapports avec celui du goût.
La nature a pris soin de nous forcer à nous mettre au fait de ces
rapports. Elle a rendu l'action de ce dernier sens presque insépara-
ble de celle de l'autre en rendant leurs organes voisins , et plaçant
dans la bouche une communication immédiate entre les deux , en
en sorte que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je voudrais seu-
lement qu'on n'altérât pas ces rapports naturels pour tromper un
enfant , en couvrant, par exemple , d'un aromate agréable le dé-
boire d'une médecine ; car la discorde desdeux sens est trop grand,
alors pour pouvoir l'abuser; le sens le plus actif absorbant l'effet
de l'autre , il n'en prend pas la médecine avec moins de dégoût :
ce dégoût s'étend à toutes les sensations qui le frappent en même
temps ; à la présence de la plus faible , son imagination lui rappelle
aussi l'autre; uu parfum très-suave n'est plus pour lui qu'une
odeur dégoûtante : et c'est ainsi que nos indiscrètes précautions
augmentent la somme des sensations déplaisantes aux dépens des
agréables.
Il me reste à parler dans les livres suivants de la culture d'une!
espèce de sixième sens, appelé sens commun, moins paroe qu'il est |
commun à tous les hommes, que parce qu'il résulte de l'usage bien
^1 réglé des autres sens, et qu'il nous instruit de la nature des cho-
ses par le concours de toutes leurs apparences. Ce sixième sens
n'a point par conséquent d'organe particulier: il ne réside que dans
le cerveau ; et ses sensations , purement internes , s'appellent per-
ceptions ou idées. C'est par le nombre de ces idées que se mesure
rétendue de nos connaissances ; c'est leur netteté , leur clarté, qui
\ bit la justesse de l'esprit ; c'est l'art de les comparer entre elles
'/ qu'on appelle raison humaine. Ainsi ce que j'appelais raison sens- i-
p> tive ou puérile consiste à former des idées simpies par le concours
[ de plusieurs sensations ; et ce que j'appelle raison intellectuelle
iou humaine consiste à former des idées complexes par le concours
, de plusieurs idées simples.
Supposant donc que ma méthode soil celle de la nature . et que
[ je ne nie sois pas trompé dans l'application, nous avons amené notre
f • élève , à travers les pays des sensations , jusqu'aux confins do la
170 ÊvMILE,
raison puéiilo: 1p premier pas que nous allons faire au delà doit
être un pas d'homme. Mais , avant d'entrer dans cette nouvelle car-
rière, jetons un moment les yeux sur celle que nous venons de par-
courir. Chaque âge , chaque état de la vie , a sa perfection conve-
nable , sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvcut
ouï parler d'un homme fait; mais considérons un enfant fait : ce
spectacle sera plus nouveau pour nous , et ne sera peut-être pas
moins agréable.
L'existence des êtres finis est si pauvre et si bornée, que , quand
nous ne voyons que ce qui est , nous ne sommes jamais émus. Ce
sont les chimères qui ornent les objets réels; et si l'imagination
n'ajoute un charme à ce qui nous frappe , le stérile plaisir qu'on
y prend se borne à l'organe, et laisse toujours le cœur froid. La
terre, parée des trésors de l'automne , étale une richesse que l'œil
admire: mais cette admiration n'est point touchante; elle vient
plus de la rétlexioii (|uc du sentiment. Au printemps , la campagne
presque nue n'est encore couverte de rien , les bois n'offrent point
d'ombre , la verdure ne fait que de poindre , et le cœur est touché
à son-aspect. En voyant renaître ainsi la nature , on se sent rani-
mer soi-même ; l'image du plaisir nous environne : ces compagnes
de la volupté, ces douces larmes , toujours prêtes à se joindre à
tout sentiment délicieux , sont déjà sur le bord de nos paupières :
mais l'aspect des vendanges a beau être animé , vivant , agréable,
on le voit toujours d'un œil sec.
Pourquoi cette différence .' C'est qu'au spectacle du printemps
l'imagination joint celui des saisons qui le doivent suivre ; à ces
tendres bourgeons que l'œil aperçoit , elle ajoute les fleurs , les
fruits, les ombrages, quelquefois les mystères qu'ils peuvent
couvrir. Elle réunit en un point des temps qui doivent se succé-
der , et voit moins les objets comme ils seront que comme elle
les désire , parce qu'il dépond d'elle de les choisir. En automne ,
au contraire, on n'a plus à voir que ce qui est. Si l'on veut arriver
nu printemps , l'hiver nous arrête , et l'imagination glacée expire
sur la neige et sur les frimas.
Telle est la source du charme qu'on trouve à cotilempler une
belle enfance préférablement à la i)erfeclion de l'Age mùr. Quand
est-ce que nous goûtons un vrai plaisir à voir un homme? c'est
.quand la mémoire de ses actions jious fait rétrograder sur sa vie,
et leraj'?unil , pour ainsi dire, à nos yeux. Si nous sommes n'-duils
J
LIYllli !I. I7t
'c considérer tel qu'il est , ou à le supposer tel qu'il sera dans sa
. loillesse, l'idée de la nature déclinante efface tout notre plaisir.
Il n'y en a point à voir avancer un tiomme à grands pas vers sa
(onibe , et l'image de la mort enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans, sain,
iiîoureux, bien formé pour son âge, il ne me fait pas naître une
jéequi ne soit agréable, soit pour le présent, soit pour l'avenir :
je le vois bouillant , vif , animé , sans souci rongeant , sans longue
et pénible prévoyance; tout entier à son être actuel , et jouissant
d'une plénitude de vie qui semble vouloir s'étendre hors de lui.
Je le prévois dans un autre âge, exerçant le sens, l'esprit, les
forces qui se développent en lui de jour en jour , et dont il donne
à chaque instant de nouveaux indices : je le contemple enfant, et il
me plait : je l'imagine homme , et il me plait davantage ; son sang
ardent semble réchauffer le mien; je crois vivre de sa vie, et sa
vivacité me rajeunit.
L'heure sonne , quel changement ! A l'instant son œil se ternit ,
sa gaieté s'efface; adieu la joie , adieu les foUUres jeux. Un homme
vère et fâché le prend par la main , lui dit gravement : Allons,
lonsicHr, et l'emmène. Dans la chambre où ils entrent j'entrevois
(les livres. Des livres ! quel triste ameublement pour son âge! Le
[jauvrc enfant se laisse entraîner , tourne un œil de regret sur tout
ce qui l'environne, se tait, et part les yeux gonflés de pleurs
qu'il n'ose répandre, et le cœur gros de soupirs qu'il n'ose ex-
haler.
0 toi qui n'as rien de pareil à craindre , toi pour qui nul temps
de la vie n'est un temps de gène et d'ennui , toi qui vois venir le
jour sans inquiétude, la nuit sans impatience, et ne comptes les
heures que par tes plaisirs , viens , mon heureux , mon aimable
''•ve, nous consoler par ta présence du départ de cet infortuné ;
ions... Il arrive, et je sens à son approche un mouvement de
ie que je lut vois partager. C'est son ami , son camarade , c'est
!■ "ompagnon de ses jeux qu'il aborde ; il est bien sur, en me voyant ,
iiu'il ne restera pas longtemps sans amusement : nous ne dépen-
!>iis jamais l'un de l'autre , mais nous nous accordons toujours,
t nous ne sommes avec personne aussi bien qu'ensemble.
Sa ligure, son port , sa contenance, annoncent l'assurance et le
contentement ; la santé brille sur son visage ; ses pas affermis lui
donnent un air de vigueur; son teint, délicat encore sans cire
178 EMILE.
fade, n'a rien d'une mollesse efféminée; l'air et le soleil y ont
déjà rais l'empreinte honorable de son sexe ; ses muscles , encore
arrondis, commencent à marquer quelques traits d'une physiono-
mie naissante ; ses yeux , que le feu du sentiment n'anime point
encore , ont au moins toute leur sérénité native • ; de longs cha-
grins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans lin n'ont point
sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvements prompts , mais
sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de l'indépendance, l'ex-
périence des exercices multipliés. Il a l'air ouvert et libre , mais
non pas insolent ni vain : son visage , qu'on n'a pas collé sur des
livres, ne tombe point sur son estomac : on n'a pas besoin de
lui dire : Levez la tète; la honte ni la crainte ne la lui firent
jamais baisser.
Faisons-lui place au milieu de l'assemblée : messieurs, exami-
nez-le , interrogez-le en toute confiance ; ne craignez ni ses im-
portunités , ni son babil , ni ses questions indiscrètes. N'ayez pas
peur qu'il s'empare de vous, qu'il prétende vous occuper de lui
seul , et que vous ne puissiez plus vous en défaire.
N'attendez pas non plus de lui des propos agréables , ni qu'il
vous dise ce que je lui aurai dicté ; n'en attendez que la vérité naïve
et simple, sans ornement , sans apprêt, sans vanité. Il vous dira
le mal qu" il a fait ou celui qu'il pense , tout aussi librement que le
bien , sans s'embarrasser en aucune sorte de l'effet que fera sur
vous ce qu'il aura dit : il usera de la parole dans toute la simpli-
cité de sa première institution.
L'on aime à bien augurer des enfants , et l'on a toujours regret
à ce flux d'inepties qui vient presque toujours renverser les espé-
rances qu'on voudrait tiror de quelque heureuse rencontre qui par
hasard leur tombe sur la langue. Si le mien donne rarement de
telles espérances, il ne donnera jamais ce regret; car il ne dit
amais un mot inutile , et ne s'épuise pas sur un babil qu'il sait
qu'on n'écoute point. Ses idées sont bornées , mais nettes ; s'il ne
sait rien par cœur, il sait beaucoup par expérience; s'il lit moins
l)ien qu'un autre enfant dans nos livres , il lit mieux dans celui
de la nature ; son esprit n'est pas dans sa langue , mais dans sa
télé ; il a moins do nioinoire que de jugenient ; il ne sait parler
' Natia. Tomploic ce mot (tins une acception italienne, faiitr de lui
trouver un synoiiytnc en français. Si j'ai tort, ih'ii imiiorte. |v>urvu «mon
m'entende.
u\Mn. 173
qu'un langage , mais il cnlend ce qu'il dit; el s'il ne dit pas si bien
que les autres disent , en revanche il fait mieux qu'ils ne font.
Il ne sait ce que c'est que routine , usage , habitude ; ce qu'il fit
hier n'influe point sur ce qu'il fait aujourd'hui ' : il ne suit jamais
de formule , ne cède point à l'autorité ni à l'exemple , et n'agit ni
HP parle que comme il lui convient. Ainsi , n'attendez pas de lui
s discours dictés ni des manières étudiées, mais toujours l'ex-
l'ii'àsion Odèle de ses idées et la conduite qui nait de ses pen-
chants.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se
; ipportent à son étatactuel , aucune sur l'état relatif des hommes :
l't de quoi lui serviraient-elles, puisqu'un enfant n'est pas encore
un membre actif de la société? Parlez-lui de liberté , de propriété,
de convention même : il peut en savoir jusque-là; il sait pourquoi
rc <|ui est à lui est à lui, et pourquoi ce qui n'est pas à lui n'est pas
iiii : passé cela il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir , d'obéis-
ice , il ne sait ce que vous voulez dire; commandez-lui quelque
"se, il ne vous entendra pas : maisdites-lui : Si vous me faisiez
plaisir , je vous le rendrais dans l'occasion ; à l'instant il s'em-
ssera de vous complaire , car il ne demande pas mieux que d'é-
(Ire son domaine , et d'acquérir sur vous des droits qu'il sait
t' inviolables. Peut-être même n'est-il pas fâché de tenir une
l'I.icc, de faire nombre, d'être compté pour quelque chose : mais
~ il ace dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature, et vous
ivez pas bien bouché d'avance toutes les portes delà vanité.
De son côté , s'il a besoin de quelque assistance , il la deman-
dera indifféremment au premier qu'il rencontre; il la demanderait
. roi comme à son laquais : tous les hommes sont encore égaux
■ s yeux. Vous voyez, à l'air dont il prie, qu'il sent qu'on ne lui
•!uit rien; il sait que c-e qu'il demande est une grâce. Il sait aussi
i'ip l'humanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples
laconiques. Sa voix, son regard, son geste, sont d'un être
l."attrait <1p lliabitnde vient de Iap.irc«c naturelle à l'iiommc, et crtle
• s«io ;«ii:;iiicntc en s'y livrant : on fait plus aiisément ce i[u'on a di<jà
: nie t'Ianl frayt'e en devient plu» facile à fiiiivre. Aussi peut-on
I <|nc l'empire de riuldtude esl tn s-^rand sur les vieillards et sur
nidoleiim, tri-vjK'tit sur la jcnncs«o et sur les Rcns vifs. Ce rt'ginic
t Irim «luaux âmes fail>lw . et les affaiblit davantage de jour en jour. La
le habitutln utile aiu enfants esl de s'asservir sans peine à la rauon.
Ile autre lubitudc est un vice. /
H.
I7'i
'EÎVnLK.
('•galenieiil accoutumé à la complaisance et au refus. Ce n'est ni \\
rampante et scrvile soumission d'un esclave, ni l'impérieux accent
d'un maiti'c ; c'est une modeste confiance en son semblable , c'est
la noble et louchante douceur d'un être libre, mais sensible et
faible, qui implore l'assistance d'un être libre, mais fort et bien-
faisant. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande , il ne vous re-
merciera pas , mais il sentira qu'il a contracté une dette. Si vous
le lui refusez, il ne se plaindra point, il n'insistera point , il sait
que cela serait inutile : il ne se dira point , On m'a refusé, mais il
se dira , Cela ne pouvait pas être ; et , comme je l'ai déjà dit , on
ne se mutine guère contre la nécessité bien reconnue.
Laissez-le seul en liberté , voyez-le agir sans lui rien dire ; con-
sidérez ce qu'il fera et comme il s'y prendra. N'ayant pas besoin
de se prouver qu'il est libre, il ne fait jamais rien par étourderie ,
et seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-même : ne sait-
il pas qu'il est toujours maitrc de lui? Il est alerte, léger, dispos;
ses mouvements ont toute la \ivacilé de son âge , mais vous n'en
voyez pas un qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille faire, il n'entre-
prendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces , car il les a
bien éprouvées et les connaît ; ses moyens seront toujours appro-
priés à ses desseins, et rarement il agira sans être assuré du
succès. Il aura l'œil attentif et judicieux : il n'ira pas niaisement
interrogeant les autres sur tout ce qu'il voit ; mais il l'examinera
lui-même, et se fatiguera pour trouver ce qu'il veut apprendre
avant de le demander. S'il tombe dans tics embarras imprévus, il
se troublera moins qu'un autre; s'il y a^du risque, il s'effrayera
moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et qu'on
n'a rien fait pour l'animer, il ne voit que ce qui est, n'estime les
dangers que ce qu'ils valent , et garde toujours son sang-froid. La
nécessité s'a|)pesanlit trop souvent sur lui pour qu'il regimbe en-
core contre elle; il en porte le joug dès sa naissance -, V\ voil.i liicn
accoutumé ; il est toujours prêt à tout.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amuse, l'un et l'autre t>i ru.u ihkh
lui ; ses jeux sont ses occupations , il n'y sent point de différence.
Il meta tout ce qu'il fait un intérêt (pii fait rire et une liberté qui
plait, en montrant à la fois le tour île son esprit et la sphère de
ses connaissances. N'est-ce pas le spectacle de cet Age , un s|)ecta-
cle charmant et doux , de voir un joli enfant , l'œil vif et gai , l'air
coiilonl et serein , la physionomie ouverte et riaulc , faire , en î>e
LIVRE II 175
jou-tnt , les choses les plus sérieuses , ou profontlémenl ocriipé
Jes plus frivoles amusements?
Voulez-vous à présent le juger par comparaison? Mëlez-le avec
l'autres eufants , et laissez-le faire. Vous verrez bientôt lequel est
. ■ plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfec-
tion de leur âge. Parmi les enfants de la ville nul n'est plus adroit
juo lui, mais il est plus fort qu'aucun autre. Parmi de jeunes
paysans il les égale en force et les passe en adresse. Dans tout ce
i|ui est à portée de l'enfance , il juge , il raisonne , il prévoit mieux
iu'eux tous. Est-il question d'agir, de courir, de sauter, d'ébran-
i r des corps, d'enlever des masses, d'estimer des distances,
l'inventer des jeux , d'emporter des prix? on dirait que la nature
rsl à ses ordres, tant il sait aisément plier toute chose à ses vo-
lontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses égaux : le la-
i.nt , l'expérience , lui tiennent lieu de droit et d'autorité. Donnez-
lui l'habit et le nom qu'il vous plaira, peu importe, il primera
partout, il deviendra partout le chef des autres : ils sentiront tou-
jours sa supériorité sur eux : sans vouloir commander, il sera le
maître ; sans croire obéir, ils obéiront.
Il est parvenu à la maturité de l'enfance, il a vécu de la vie
d'un enfant , il n'a point acheté sa perfection aux dépens de son
iMjiiheur; au contraire, ils ont concouru l'un à l'autre. Eu acqué-
rant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant
que sa constitution lui permettait de l'être. Si la fatale faux vient
moissonner en lui la Heur de nos espérances , nous n'aurons point
a pleurer à la fois sa vie et sa mort, nous n'aigrirons point nos
douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons Ctiusées ; nous
nous dirons, Au moins il a joui de son enfance; nous ne lui avons
rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné.
Le grand inconvénient de cette première éducation est qu'elle
n'est sensible qu'aux hommes clairvoyants , et que , dans un
enfant élevé avec tant de soin, de« yeux vulgaires ne voient qu'un
polisson. Un précepteur songe à son intérêt plus qu'à celui de son
disciple; il s'attache a prouver qu'il ne perd pas son temps, cl
(|u'il gagne bien l'argent qu'on lui donne; il le pourvoit d'un ac-
quis de facile étalage, et qu'on puisse montrer quand on veut ; il
n'importe que ce qu'il lui apprend soit utile , pourvu qu'il se voie
aisément. 11 accumule, sans choix, s;ms discernement, cent fatras
dans sa mémoire. Quand il s'agit d'examiner l'enfant , on lui fait
176 EMILE.
déployer sa marchandise; il j'étale, on est content, puis il replie
son ballot cl s'en va. Mon élève n'est pas si riche , il n'a point de
ballot à déployer, il n'a rien à montrer que lui-même. Or un en-
fant, non plus qu'un homme, ne se voit pas en un moment. Où
sont les observateurs qui sachent saisir au premier coup d'œil les
traits qui le caractérisent ? Il en est , mais il en est peu ; et sur
cent mille pères, il ne s'en trouvera pas un de ce nombre.
Les questions trop multipliées ennuient et rebutent tout le
monde, à plus forte raison les enfants. Au bout de quelques mi-
nutes leur attention se lasse, ils n'écoutent plus ce qu'un obstiné
questionneur leur demande, et ne répondent plus qu'au hasard.
Cette manière de les examiner est vaine et pédanlesque; souvent
un mot pris à la volée peint mieux leur sens et leur esprit que
ne feraient de longs discours : mais il faut prendre garde que
ce mot ne soit oi dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de juge-
ment soi-même pour apprécier celui d'un enfant.
J'ai ouï raconter à feu mylord Hyde qu'un de ses amis , reve-
nu d'Italie après trois ans d'absence , voulut examiner les progrès
de son fils, âgé de neuf h dix ans. Ils vont un soir se promener avec
son gouverneur et lui dans une plaine où des écoliers s'amusaient
à guider des cerfs-volants. Le père en passant dit à son fils , Où
est le cerf-volant dont voilà l'ombre? Sans hésiter, sans lever la
Jétc, l'enfant dit, Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait mylord
Hyde, le grand chemin était entre le soleil et nous. Le père à ce mol
<'mbrassc son lils, et, finissant là son examen, s'en va sans rien
dire. Le lenderaam il envoya au gouverneur l'acte d'une pension
viagère, outre ses appointements.
Quel homme que ce père-là ! et quel fils lui était promis * ! I^
question est précisément de l'âge : la réponse est bien simple ;
mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle suppose !
C'est ainsi que l'élève d'Aristote apprivoisait ce coursier célèbre
(|u'aucun écuyer n'avait pu dompter.
• [Le ciiiiiU" (lu (j'..s);-s, lll.s iiiii jiicila mut'r.li.il ilc Ik'!le-!«le.]
LIVRE m.
Quoique jusqu'à l'adolescence tout le cours de la vie soit un
temps de faiblesse , il est un point , dans la durée du premier âge,
où, le progrès des forces ayant passé celui des besoins, l'animal
croissant, encore absolument faible , devient fort par relation. Ses
hesoins n'étant pas tous développés, ses forces actuelles sont plus
Mie suffisantes pour pourvoir à ceux qu'il a. Comme homme il
rait très- faible, comme enfant il est très-fort.
D'où vient la faiblesse de l'homme? De l'inégalité qui se trouve
<^ntre sa force et ses désirs. Ce sont nos passions qui nous rendent
iibles , parce qu'il faudrait pour les contenter plus de forces que
!if nous en donna la nature. Diminuez donc les désirs, c'est comme
si vous augmentiez les forces : celui qui peut plus qu'il ne dé-
sire en a de reste ; il est certainement un être très-fort. Voilà le
troisième état de l'enfance , et celui dont j'ai maintenant à parler.
Je continue à l'appeler enfance , faute de terme propre à l'expri-
mer; car cet âge approche de l'adolescence , sans être encore celui
de la puberté.
A douze ou treize ans les forces de l'enfant se développent bien
plus rapidement que ses besoins. Le plus violent , le plus terrible ,
ne s'est pas encore fait sentir à lui ; l'organe même en reste dans
l'imperfection , et semble , pour en sortir, attendre que sa volonté
l'y force. Peu sensible aux injures de l'air et des saisons , il les
brave sans peine ; sa chaleur naissante lui tient lieu d'habit; son
nppétit lui tient lieu d'assaisonnement ; tout ce qui peut nourrir
>t bon à son âge; s'il a sommeil il s'étend sur la terre et dort;
li se voit partout entouré de tout ce qui lui est nécessaire; au-
cun besoin imaginaire ne le tourmente; l'opinion ne peut rien
sur lui ; ses désirs ne vont pas plus loin que ses bras : non-seu-
lement il peut se suffire à lui-même, il a de la force au delà de
ce qu'il lui en faut; c'est le seul temps de sa vie où il sera dans
ce cas.
Je pressens l'objection. L'on ne dira pas que l'enfanta plus
de besoins que je ne lut en donne , mais on niera qu'il ait la forco
que je lui attribue : on ne songera pas que je parle de mou éli ve,
178 EMILE.
non (le ces poupées ambulantes qui voyagent d'une cnamhre a
l'autre , qui labourent dans une caisse , et portent des fardeaux
de carton. L'on nie dira que la force virile ne se manifeste qu'a-
vec la virilité ; que les esprits vitaux , élaborés dans les vaisseaux
convenables , et répandus dans tout le corps , peuvent seuls don-
ner aux muscles la consistance , l'activité , le ton, le ressort d'où
résulte une véritable force. Voilà la philosophie du cabinet; mais
moi, j'en appelle à l'expérience. Je vois dans vos campagnes de
grands garçons labourer , biner, tenir la charrue, charger un ton-
neau de vin , mener la voilure tout comme leur père : on les pren-
drait pour des hommes , si le son de leur voix ne les trahissait pas.
Dans nos villes même , de jeunes ouvriers , forgerons , tadlan-
diers, maréchaux , sont presque aussi robustes que les maîtres,
et ne seraient guère moins adroits si on les eût exercés à temps.
S'il y a de la différence , et je conviens qu'il y en a , elle est beau-
coup moindre, je le répète, que celle des désirs fougueux d'un
homme aux désirs bornés d'un enfant. D'ailleurs , il n'est pas ici
question seulement des forces physiques , mais surtout de la force
et capacité de l'esprit, qui les supplée ou qui les dirige.
Cet intervalle oùlïndividu peut plus qu'il ne désire , bien qu'il
ne soit pas le temps de sa plus grande force absolue , est , conmie
je l'ai dit, celui de sa plus grande force relative. Il est le temps
le plus précieux delà vie, temps qui ne vient qu'une seule fois;
tem|)s très-court, et d'autant plus court , comme on verra dansla
suite, qu'il lui importe plus de le bien employer.
Que fera-t-il donc de cet excédant de facultés et de forces qu'il
a de trop à présent, et qui lui manquera dans un autre âge? Il
tâchera de l'employer à des soins qui lui puissent proliter au be-
soin; il jettera , pour ainsi dire , dans l'avenir le superflu de son
être actuel : l'enfant robuste fera des provisions pour l'homme
faible ; mais il n'établira ses magasins ni dans des coffres qu'on
peut lui voler , ni dans des granges qui lui sont étrangères ; pour
s'approprier véritablement son acquis , c'est dans ses bras , dans
sa tète , c'est dans lui qu'il le logera. Voici donc le temps des tra-
vaux , des instructions , des éludes : et remanjuez que ce n'est pas
m()i(|uifaisarbitrairemcnt ce choix, c'est la nature clle-mémcqui
j'indiipie.
L'iutelligenrehumainca ses bornes ; et non-sculeincnt uu homiue
ne peut pas tout savoir, il no peut pas mémo savoir eu entier le
I
l.IVRK m. 179
peu que savent les autres hommes. Puisque la contradictoire de
chaque proposition fausse est une vérité , le nombre des vérités
est inépuisable comme celui des erreurs. Il va doncun choix dans
les choses qu'on doit enseigner ainsi que dans le temps propre à
les apprendre. Des connaissances qui sont à notre portée, les
unes sont fausses , les autres sont inutiles , les autres servent à
iirrir l'orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui
niitribuent réellement à notre bien-être est seul digne des recher-
iies d'un homme sage , et par conséquent d'un enfant qu'on veut
[idre tel. Il ne s'agit point de savoir ce qui est, mais seuleraentj
(|ui es\ utile.
De ce petit nombre il faut ôler encore ici les vérités quideman-
l'Ht, pour être comprises, un entendement déjà tout formé ; cel-
- qui supposent la connaissance des rapports de l'homme ,
I un enfant ne peut acquérir; celles qui , bien que vraies en el-
-mémes, disposent une âme inexpérimentée à penser faux sur
Il dulres sujets.
Vous voilà réduits à un bien petit cercle relativement à l'exis-
tice des choses ; mais que ce cercle forme encore une sphère im-
•nse pour la mesure de l'esprit d'un enfant! Ténèbres de ron-
dement humain, quelle main téméraire osa loucher à votre
lie ? Que d'abimes je vois creuser par nos vaines sciences au-
tour de ce jeune infortuné ! 0 toi qui vas le conduire dans ces pé-
illeux sentiers, et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la na-
10, tremble! Assure-toi bien premièrement de sa tète et de la
une; crains qu'elle ne tourne à l'un ou à l'autre , et peut-être a
lis les deux. Crains l'attrait spécieux du mensonge et les vapeurs
ivrantes de l'orgueil. Souviens-toi , souviens-toi sans cesse que
-iiorance n'a jamais fait de mal , que l'erreur seule est funeste ,
<|u'on ne s'égare point par ce qu'on ne sait pas, mais par ce
on fToit savoir.
rogrès dans la géométrie vous pourraient servir d'épreuve
.■•sure certaine pour le développement de son intelligence :
14 sitôt (|u'il peut discernerez! qui est utile et ce qui ue l'est pas,
im|>nrtc d'user de beaucoup de ménagement et d'art pour l'a-
uer aux études spéculatives. Voulee-vous, par exemple, qu'd
•relie une moyenne proporlioimelle entre deux lignes; com-
iicez par faire en sorte qu'il ail besoin de trouver un carré égal
lu rectangle donné : i'il s'agiss.'iil de deux moyennes propor-
180 EMILE,
tionnellcs , il faudrait d'abord lui rendre le problème de la dupli
cation du tube intéressant , etc. Voyczcorament nous approchons
par degrés des notions morales qui distinguent le bien et le mal.
Jusqu'ici nous n'avons connu de loi que celle de la nécessité :
maintenant nous avons égard à ce qui est utile ; nous arriverons
bientôt à ce qui est convenable et bon.
Le même instinct anime les diverses facultés de l'homme. A l'ac-
tivité du corps qui cherche à se développer, succède l'activité de
l'esprit qui cherche à s'instruire. D'abord les enfants ne sont que
remuants, ensuite ils sont curieux; et cette curiosité bien dirigée
est le mobile de l'âge où nous voilà parvenus. Distinguons tou-
jours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui vien-
nent de l'opinion. Il est une ardeur de savoir qui n'est fondée que
sur le désir d'être estimé savant ; il en est une autre qui nait d'une
curiosité naturelle à l'homme pour tout ce qui peut l'intéresser
de près ou de loin. Le désir inné du bien-être et l'impossibilité de
contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans cesse de
nouveaux moyens d'y contribuer. Tel est le premier principe de
la curiosité ; principe naturel au cœur humain , mais dont le dé-
veloppement ne se fait qu'en proportion de nos passions et de nos
lumières. Supposez un philosophe relégué dans une île déserte
avec des instruments et des livres , sûr d'y passer seul le reste
de ses jours ; il ne s'embarrassera plus guère du système du monde,
des lois de l'attraction , du calcul différentiel : il n'ouvrira peut-
être de sa vie un seul livre ; mais jamais il ne s'abstiendra de vi-
siter son ile jusqu'au dernier recoin, quelque grande qu'elle
puisse être. Rejetons donc encore de nos premières études les
connaissances dont le goût n'est point naturel à l'homme , et bor-
nons-nous à celles que l'instinct nous porte à chercher.
L'Ile du genre humain , c'est la terre ; l'objet le plus frappant
pour nos yeux , c'est le soleil. Sitôt que nous commençons à nous
éloigner de nous , nos premières observations doivent tomber sur
l'une et sur l'autre. Aussi la philosophie de presque tous les peu-
ples sauvages roule-t-elle uniquement sur d'imaginaires divisions
de la terre et sur la divinité du soleil.
Quel écart! dira-ton peut-être. Tout à Ihcure nous n'étions
occupés que de ce qui nous touche , de ce qui nous entoure immc-
diatemcnl ; tout à coup nous voilà parcourant le globe et sautant
aux c-\lrémilés de l'univers! Gel écart est l'effet du progrès de nos
I
LIVRE III. tfil
i forces et de la peute de notre esprit. Dans l'état de faiblesse et
o'insuffisance , le soin de nous conserver nous concentre au de-
dans de nous ; dans l'état de puissance et de force , le désir d'é-
tendre notre être nous porte au delà , et nous fait élancer aussi
loin qu'il nous est possible : mais comnae le monde intellectuel
nous est encore inconnu , notre pensée ne va pas plus loin que
DOS yeux , et notre entendement ue s'étend qu'avec l'espace qu'il
• mesure.
Transformons nos sensations en idées , mais ne sautons pas
tout d'un coup des objets sensibles aux objets intellectuels. C'est
,' par les premiers que nous devons arriver aux autres. Dans les
: . premières opérations de l'esprit , que les sens soient tous ses gui-
i' des. Point d'autre livre que le monde , point d'autre instruction
., que les faits. L'enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire ; il
) ne s'instruit pas , il apprend des mots.
\ Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature , bien-
f| lot vous le rendrez curieux ; mais, pour nourrir sa curiosité, no
\ TOUS pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa por'
^" léc , et laissez-les-lui résoudre. Qu'il ne sache rien parce que vous
le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-même; qu'il n'ap-
prenne pas la science , qu'il l'invente. Si jamais vous substituez
s son esprit l'autorité à la raison, û ne raisonnera plus; il ne
a plus que le jouet de l'opinion des autres.
Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant , et vous
'! liiez chercher des globes, des sphères, des caries: que de ma-
•ips ! Pourquoi toutes ces représentations? Que ne commencez-
is par lui montrer l'objet même, aHn qu'il sache au moins de
'i vous lui parlez !
■ lie soirée, on va se promener dans un lieu favorable, où
I bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant , et
1 observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son
i'her. Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au
me lieu avant que le soleil se lève. On le voit s'annoncer de loin
- les traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie aug-
iilc, l'orient parait tout en flammes: à leur éclat on attend
Ire longtemps avant qu'il se montre : à chaque instant on
it le voir paraître; on le voit enfin. Un point brillant part comme
■, et remplit aussitôt tout l'espace; le voile des ténèbres
I tombe. L'homme reconnaît son séjour, et le trouve cm-
H tmn.f^ IG
18'2 EMILE.
belli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle ; le
jour naissant qui l'éclairé , les premiers rayons qui la dorent , la
montrent couverte d'un brillant réseau de rosée , qui réfléchit à
l'œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunis-
sent , et saluent de concert le père de la vie ; en ce moment pas un
seul ne se tait; leur gazouillement , faible encore, est plus lenl
et plus doux que dans le reste de la journée ; il se sent de la lan-
gueur d'un paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte
aux sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jus-
qu'à l'âme. 11 y a là une demi-heure d'enchantement, auquel nul
homme ne résiste : un spectacle si grand , si beau , si délicieux ,
n'en laisse aucun de sang-froid.
Plein de l'enthousiasme qu'il éprouve, le maître veut le com-
muniquer à l'enfant : il croit l'émouvoir en le rendant attentif aux
sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise ! C'est dans lo
cœur de l'homme qu'est la vie du spectacle de la nature ; pour le
voir il faut le sentir. L'enfant aperçoit les objets; mais il ne peut
apercevoir les rapports qui les lient , il ne peut entendre la douce
harmonie de leur concert. II faut une expérience qu'il n'a point
acquise , il faut des sentiments qu'il n'a point éprouvés , pour
sentir l'impression composée qui résulte à la fois de toutes ces
sensations. S'il n'a longtemps parcouru des plaines arides , si de»
sables ardents n'ont brûlé ses pieds , si la réverbération suffo-
cante des rochers frappés du soleil ne l'oppressa jamais, comment
goùtera-t-il l'air frais d'une belle matinée.' comment le parfum des
fleurs , le charme de la verdure, l'humide vapeur de la rosée, if
marcher mol et doux sur la pelouse , enchanteront-ils ses sens ?
Comment le chant des oiseaux lui causera-t-il une émotion volup-
tueuse , si les accents de l'amour et du plaisir iui sont encore
inconnus? Avec quels transports verra-t-il naître une si belle
journée, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on
peut la remplir? Enfin comment s'altondrira-t-il sur la beauté
du spectacle de la nature , s'il ignore quelle main prit soin de
l'orner:'
^ Ne tenez point à l'enfant des discours qu'il ne peut entendre.
Point de descriptions, point d'éloquence, point de ligures, point de
poésie. Il n'est pas maintenant question île sentiment ni de goût.
Continuez d'être clair, simple et froid; le temps ne viendra que
trop tôt de premln- un autre langage.
LIVRE III. 183
i;ievc dans l'esprit de nos maximes, accoutumé à tirer tous
- instnimenfs de lui-même , et à ne recourir jamais à autrui
ipros avoir reconnu son insuffisance , à chaque nouvel objet
. il voit il l'examine longtemps sans rien dire. 11 est pensif, et
! questionneur. Contentez-vous donc de lui présenter à propos
- objets; puis, quand vous verrez sa curiosité suflisamment
iipce, faites-lui quelque question laconique qui le mette sur
\ oie de la résoudre.
Dans cette occasion , après avoir bien contemplé avec iui le so-
iiil levant , après lui avoir fait remarquer du même côté les mon-
l.uncs et les autres objets voisins , après l'avoir laissé causer là-
dessus tout à son aise, gardez quelques moments le silence comme
un homme qui rêve, et puis vous lui direz: Je songe qu'hier
soir le soleil s'est couché là , et qu'il s'est levé là ce matin,
nment cela peul-il se faire? N'ajoutez rien de plus : s'il vojs
t des questions, n'y répondez point; parlez d'autre chose.
>sez-le à lui-même , et soyez sûr qu'il y pensera.
l'our qu'un enfant s'acroutume à être attentif , et qu'il soit bien
'que vérité sensible, il faut qu'elle lui donne quelques
Inde avant de la découvrir. S'il ne conçoit pas assez
>-cJ de cette manière , il y a moyen de la lui rendre plus seu-
le encore , et ce moyeu c'est de retourner la question. S'il ne
f pas comment le soleil parvient de son coucher à son lever , il
-lit au moins comment il parvient de son lèvera son coucher;
-'S veux seuls le lui apprennent. Éclaircissez donc la première
M par l'autre : ou votre élève est absolument stupide, ou*
; • est trop claire pour lui pouvoir échapper. Voilà sa pre-
iiicre ji'çon de cosmographie,
f'.omme nous procédons toujours lentement d'idée sensible en
•> sensible, que nous nous familiarisons longtemps avec la
me avant de passer à une autre, et qu'enfin nous ne forçons
nais notre élève d'être attentif, il y a loin de cette première
'inàlaconn:tis.sanceducoursdusolcilctdc la Figure de la terre:
lis comme tous les mouvements ap|)arents des corps célestes
' lu même principe , et que la première observation mène
- les autres , il faut moins d't-ffort , quoiqu'il faille plus de
H»à , jKHjr arriver d'une révolution diurne au calcul des éclipses,
: ■ pour bien comprendre le jour et la nuit.
Puisque le soleil tourne autour du monde , il décrit un cercle ,
f|4 EMILE.
et tout cercle doit avoir un centre ; nous savons di-jà cela. C«
centre ne saurait se voir , car il est au cœur de la terre ; mais on
peut sur la surface marquer deux points opposés qui lui corres-
pondent. Une broche passant par les trois points , et prolongée
jusqu'au ciel de part et d'autre , sera l'axe du monde et du mouve-
ment journalier du soleil. Un toton rond tournant sur sa pointe
représente le ciel tournant sur son axe , les deux pointes du toton
sont les deux pôles : l'enfant sera fort aise d'en connaître un ; je
le lui montre à la queue de la petite Ourse. Voilà de l'amusement
pour la nuit ; peu à peu l'on se familiarise avec les étoiles , et de
là naît le premier goût de connaître les planètes et d'observer les
constellations.
Nous avons vu lever le soleil à la Saint- Jean ; nous Talions voir
aussi lever à Noël , ou quelque autre beau jour d'hiver ; car on sait
que nous ne sommes pas paresseux , et que nous nous faisons
un jeu de braver le froid. J'ai soin de faire cette seconde obser-
vation dans le même lieu où nous avons fait la première ; et ,
moyennant quelque adresse pour préparer la remarque , l'un ou
l'autre ne manquera pas de s'écrier : Oh , oh ! voilà qui est plai-
sant ! le soleil ne se lève plus à la même place ! ici sont nosancieus
renseignements , et à présent il s'est levé là , etc. Il y a donc un
orient d'été, et un orient d'hiver, etc Jeune maître, vous
voilà sur la voie. Ces exemples vous doivent suffire pour ensei-
gner très-clairement la sphère, en prenant le monde pour le mon-
de , et le soleil pour le soleil.
'■> En général , ne substituez jamais le signe à la chose que quand
il vous est impossible de la montrer ; car le signe absorbe l'atten-
tion de l'enfant, et lui fait oublier la chose représentée.
La sphère armillaire me parait une machine mal composée , et
exécutée dans de mauvaises proportions. Cette confusion de cer-
cles, et les bizarres figures qu'on y marque , lui donnent un air de
grimoire qui effarouche l'esprit des enfants. La terre est trop pe-
tite , les cercles sont trop grands , trop nombreux ; quelques-uns,
comme les colures, sont parfaitement inutiles; chaque cercJe
est plus large que la terre ; l'épaisseur du carton leur donne un
air de solidité qui les fait prendre pour des masses circulaires
réellement existantes ; et quand vous dites à l'enfant que ces
cercles sont imaginaires, il ne sait ce qu"il voit, il tronliMid plus
rien,
I
LIVRE il(. 185
Nous ne savons jamais nous meUre à la place des enfants ; nous
n'entrons pas dans leurs idées , nous leur prétons les nôtres ; et ,
suivant toujours nos propres raisonnements , avec des chaînes de
vérités nous n'entassons qu'extravagances et qu'erreurs dans leur
tête.
On dispute sur le choix de l'analyse ou de la synthèse pour
iHudierles sciences. Il n'est pas toujours besoin de choisir. Quel-
i|iicfois on peut résoudre et composer dans les mêmes recherches ,
I ( guider l'enfant par la méthode enseignante lorsqu'il croit ne faire
ilii'analyser. Alors, on employant en même temps l'une et l'autre,
'Iles se serviraient mutuellement de preuves. Parlant à la fols des
.Iciix points opposés, sans penser faire la même route, il serait
I iiit surpris de se rencontrer, et cette surprise ne pourrait qu'être
t agréable. Je voudrais, par exemple, prendre la géographie
I .1 ses deux termes, et joindre à l'étude des révolutions du globe
II mesure de ses parties, à commencer du lieu qu'on habite. Tan-
- (jue l'enfant étudie la sphère, et se transporte ainsi dans les
'i\ , ramcnoz-le à la division de la terre, et montrez-lui d'abord
I propre séjour.
^cs deux premiers points de géographie seront la ville où il de-
iinure et la maison de campagne de son père; ensuite les lieux in-
!• rinédiaires, ensuite les rivières du voisinage, enfin l'aspect du
>'il et la manière de s'orienter. C'est ici le point de réunion. Qu'il
. ,^■.e lui-même la carte de tout cela, carte très-simple et d'aboixi
lormée de deux seuls o'ojets , auxquels il ajoute peu à peu les au-
>, à mesure qu'il sait ou qu'il estime leur distance et leur posi-
1. Vous voyez déjà quel avantage nous lui avons procuré d'a-
K-e, en lui mettant un compas dans les yeux.
M.ilgré cela, s<ins doute, il faudra le guider un peu, mais très-
I , sans qu'il y paraisse. S'il se trompe, laissez-le faire, ne cor-
1. point ses erreurs ; attendez en silence qu'il soit en état de les
r et de les corriger lui-même, ou tout au plus, dans une occa-
:i favorable, amenez quelque opération qui les lui fasse sentir.
ne se trompait jaoïais , \\ n'apprendrait pas si bien. Au reste , iQ
I: '«'agit pas qu'il sache exactement la topographie du pays , mais
1<' njoyen de s'en instruire ; peu importe qu'il ait des cartes dans la
, pourvu qu'il conçoive bien ce qu'elles représentent , et qu'il
me idée nette de l'art qui sert à les dresser. Voyez déjà la dif-
' ricc qu'il y a du savoir de vos élèves à l'ignorance du mien ! Us
10.
186 EMILE.
savent les caries , et lui les fait. Voici de nouveaux ornements pour
sa chambre.
Souvenez-vous toujours que l'esprit de mon institution n'est pas
d'enseigner à l'enfant beaucoup de choses , mais de ne laisser ja-
mais entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand
il ne saurait rien, peu m'importe , pourvu qu'il ne se trompe pas ;
et je ne mets des vérités dans sa télé que pour le garantir des er-
reurs qu'il apprcjidrait à leur place. La raison, le jugement vien-
nent lentement , les préjugés accourent en foule, c'est d'eux qu'il le
faut préserver. Mais si vous regardez la science en elle-même , vous
entrez dans une mer sans fond, sans rive, toute pleine d'écueiJs;
vous ne vous en tirerez jamais. Quand je vois un homme épris de
l'amour des connaissances se laisser séduire à leur charme et cou-
rir de l'une à l'autre sans savoir s'arrêter, je crois voir un enfant
sur le rivage amassant des coquilles , et commençant par s'en char-
ger, puis , tenté par celles qu'il voit encore , en rejeter, en repren-
dre , jusqu'à ce qu'accablé de leur multitude et ne sachant plus que
choisir , il finisse par tout jeter, el retourne à vide.
Durant le premier âge , le temps était long : nous ne cherchions
qu'à le perdre , de peur de le mal employer. Ici c'est tout le con-
traire , et nous n'en avons pas assez pour faire tout ce qui serait
utile. Songez que les passions approchent, et que , sitôt qu'elles
frapperont à la porte , votre élève n'aura plus d'attention que pour
elles. L'âge paisible d'intelligence est si court, il passe si rapide-
ment, il a tant d'autres usages nécessaires , que c'est une folie de
vouloir qu'il suffise àrendre un enfant savant. Il ne s'agit point de lui
enseigner les sciences , mais de lui donner du goût pour les aimer
et des méthodes pour les apprendre , quand ce goût sera mieux
développé. C'est là très-cerlaineraenl un principe fondamental de
toute bonne éducation.
Voici le temps aussi de l'accoutumer peu à peu à donner uue
attention suivie au même objet : mais ce n'est jamais la contrainte,
c'est toujours le plaisir ou le désir qui doit produire celte atten-
tion ; il faut avoir grand soin qu'elle ne l'accable point el n'aille pas
jusqu'à l'ennui. Tenez donc toujours l'œil au guet ; el , quoi qu'il
arrive, quittez tout avant qu'il s'ennuie; car il n'importe jamais
autant qu'il apprenne, qu'il importe qu'il ne fasse rien malgré lui.
S'il vous questionne lui-même, répondez autant qu'il faut pour
nourrir sa curiosité . non pour la rassasier : surtout , quand voMs
1
LIVRE III. 187
voyez qu'au lieu de questionner pour s'instruire , il se met à bal-
Ire la canapagoe et à vous accabler de sottes questions , arrêtez- v
vous à l'instant , sur qu'alors il ne se soucie plus de la chose , mais
seulement de vous asservir à ses interrogations. Il faut avoir moins
d'égard aux mots qu'il prononce qu'au motif qui le fait parler.
Cet avertissement , jusqu'ici moins nécessaire , devient de la der-
nière importance aussitôt que l'enfant commence à raisonner.
Il y a une chaîne de vérités générales par laquelle toutes les scien-
ces tiennent à des principes communs et se développent successi-
vement : cette chaîne est la méthode des philosophes. Ce n'est
point de celle-là qu'il s'agit ici. 11 y en a une toute différente , par
laquelle chaque objet particulier en attire un autre et montre tou-
jours celui qui le suit. Cet ordre , qui nourrit, par une curiosité
continuelle , l'attention qu'ils exigent tous, est celui que suivent
la plupart des hommes, et surtout celui qu'il faut aux enfants. En
nous orientant pour lever nos cartes , il a fallu tracer des méridien-
nes. Deux points d'intersection entre les ombres égales du matin
et du soir donnent une méridienne excellente pour un astronome
de treize ans. Mais ces méridiennes s'effarent , il faut du temps
pour les tracer; elles assujettissent à travailler toujours dans le
même lieu: tant de soins, tant degénei'ennuieraientàlafin. Nous
l'avons prévu ; nous y pourvoyons d'avance.
Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux détails. Lec-
teurs , j'eotends vos murmures et je les brave : je ne veux pomt
sacrifier à votre impatience la partie la plus utile de ce livre. Pre-
nez votre parti sur mes longueurs ; car pour moi j'ai pris le mien
sur vos plaintes.
Depuis longtemps nous nous étions aperçus , mon élève et moi ,
que l'ambre , le verre , la cire , divers corps frottés , attiraient les
pailles , et que d'autres ne les attiraient pas. Par hasard nous en
trouvons un qui a une vertu plus singulière encore : c'est d'attirer
à quelque distance , et sans être frotté , la limaille et d'autres brins
de fer. Combien de temps cette qualité nous amuse , sans que nous
|mi>sions y rien voir de plus! Enlin nous trouvons qu'elle se com-
munique au fer même, aimant > - Un jour nous
allons à h foire • ; un joueur . . c un morceau
iHenipécher de rire en lisant une fine critique de M. For-
»"■ lit conte : C« Joueur de gobelet», dit-il, qui se pique dTé-
"■ ''■'• un enfant el sermonne gravement son inttiluteur, est
188 EMILE.
(le pain un canard de cire flottant sur un bassin d'eau. Fort sur-
pris, nous ne disons pourtant pas, C'est un sorcier, car nous ne
savons ce que c'est qu'un sorcier. Sans cesse frappés d'effets dont
nous ignorons les causes , nous ne nous pressons de juger de rien ,
et nous restons en repos dans notre ignorance jusqu'à ce que nous
trouvions l'occasion d'en sortir.
De retour au logis , à force de parler du canard de la foire , nous
allons nous mettre en tête de l'imiter : nous prenons une bonne
Higuillebien aimantée, nous l'entourons de cire blanche, que nous
façonnons de notre mieux en forme de canard , de sorte que l'ai-
guille traverse le corps et que la tète fasse le bec. Nous posons sur
l'eau le canard, nous approchons du bec un anneau de clef, et
nous voyons, avec une joie facile à comprendre, que noire canard
suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceau
de pain. Observer dans quelle direction le canard s'arrête sur l'eau
quand on l'y laisse en repos , c'est ce que nous pourrons faire une
autre fois. Quant à présent , tout occupés de notre objet , nous
n'en voulons pas davantage.
Dès le même soir nous retournons à la foire avec du pain pré-
paré dans nos poches ; et , sitôt que le joueur de gobelets a fait son
tour, mon petit docteur, qui se contenait à peine , lui dit que ce
tour n'est pas difficile , et que lui-même en fera bien autant. Il est
pris au mot : à l'instant il tire de sa poche le pain où est caché le
monceau de fer ; en approchant de la table , le cœur lui bat ; il pré-
sente le pain presque en tremblant ; le canard vient et le suit : l'en-
fant s'écrie et tressaillit d'aise. Aux battements des mains , aux ac-
clamations de l'assemblée, la tète lui tourne, il est hors de lui. Le
bateleur interdit vient pourtant l'embrasser, le féliciter, et le prie
de l'honorer encore le lendemain de sa présence, ajoutant qu'il
aura soin d'assembler plus de monde encore pour applaudir à son
habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller ; mais sur-
le-champ je lui ferme la bouche, et l'emmène comblé d'éloges.
L'enfant, jusqu'au lendemain , compte les minutes avec une ri-,
siblc inquiétude. Il invite tout ce qu'il rencontre ; il voudrait que
tout le genre humain fût témoin de sa gloire ; il attend l'heure
un individu du monde des Émilis. Le spirituel M. Foriuey n'a pu sup-
poser (|ue cette petite scène était arrangée, et t|uc le bateleur était instruit
H u rôle (|ii'il avait i» faire; car c'est eu effet ce (pic je n'ai point dit. Mai»
«•ombJen lie fois , en revanclu; , al-jc déclaré «pie je n'écrivais point pour
les gens à <pii il fallait loutilire!
I.INKE 111. •*«
avec pciiie, il la devance : on vole au rendez-vous; la salle e«t
déjà pleine. En entrant son jeune cœur s'épanouit. D'autres jeux
doivent précéder ; le joueur de gobelets se surpasse et fait de*
choses surprenantes. L'enfant ne voit rien de tout cela ; il s'agite,
il sue , il respire à peine ; il passe son temps à manier dans sa po-
che son morceau de pain , d'une main tremblante d'impatience.
Enfin son tour vient ; le maître l'annonce au public avec pompe.
H s'approche un peu honteux , il tire son pain... Nouvelle vicissi-
tude des choses humaines ! le canard , si privé la veille , est de-
venu saunage aujourd'hui ; au lieu de présenter le bec , il tourne
la queue et s'enfuit ; il évite le pain et la main qui le présente avec
autant de soin qu'il les suivait auparavant. Après mille essais inu-
tiles et toujours hues , l'enfant se plaint , dit qu'on le trompe , que
c'est un autre canard qu'on a substitué au premier , et défie le
joueur de gobelets d'attirer celui-ci.
Le joueur de gobelets , sans répondre , prend un morceaa de
pain , le présente an canard ; à l'instant le canard suit le pain , et
vient à la main qui le retire. L'enfant prend le même morceau de
pain ; mais , loin de réussir mieux qu'auparavant , il voit le ca-
nard se moquer de lui, et faire des pirouettes tout autour du
bassin : il s'éloigne enfin tout confus , et n'ose plus s'exposer aux
huées.
Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que l'en-
fant avait apporté, et s'en sert avec autant de succès que du sien :
il en tire le fer devant tout le monde, autre risée à nos dépens ;
puis de ce pain ainsi vidé il attire le canard comme auparavant. 1.
fait la même chose avec un autre morceau coupé devant tout le
inonde par une main tierce ; il en fait autant avec son gant ; avec
le bout de son doigt; enfin il s'éloigne au milieu de la chambre,
et , du ton d'emphase propre à ces gens-là , déclarant que son ca-
nard n'olK'ira pas moins à sa voix qu'à son geste, il lui parle , et le
ard obéit; il lui dit d'aller à droite et il va à droite, de revenir
; il revient , de tourner et il tourne ; le mouvement est aussi
(rompt que l'ordre. Les applaudissements redoublés sont autant
.ffronls pour nous. Nous nous évadons sans être aperçus , et
us nous renfermons dans notre chambre sans aller raconter
i succès à tout le monde , comme nous l'avions projeté.
le lendemain l'on frappe à notre porte : j'ouvre ; c'est l'homme
aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Qim
190 i:.MlLE.
nous avait- il fait pour nous engager à vouloir décrcdiler ses jeux
et lui ôler son gagne-pain? Qu'y a-t-il donc de si merveilleux
dans l'art d'attirer un canard de cire , pour acheter cet honneur
aux dépens de la subsistance d'un honnête homme? Ma foi,
messieurs, si j'avais quelque autre talent pour vivre, je ne me
glorifierais guère de celui-ci. Vous deviez croire qu'un homme
qui a passé sa vie à s'exercer à cette chétive industrie en sait
là-dessus plus que vous, qui ne vous eu occupez que quelques mo-
ments. Si je ne vous ai pas d'abord montré mes coups de maître,
c'est qu'il ne faut pas se presser d'étaler étourdimeut ce qu'on
sait : j'ai toujours soin de conserver mes meilleurs tours pour l'oor
casiou , et après celui-ci j'en ai d'autres encore pour arrêter de
jeunes indiscrets. Au reste , messieurs , je viens de bon cœur
vous apprendre ce secret qui vous a tant embarrassés , vous priant
de n'en pas abuser pour me nuire , et d'être plus retenus une au-
tre fois.
Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec la der-
nière surprise qu'elle ne consiste qu'en un aimant foi't et bien
armé , qu'un enfant caché sous la table faisait mouvoir sans qu'on
s'en aperçût.
L'homme replie sa machine ; et , après lui avoir fait nos remer-
ciments et nos excuses , nous voulons lui faire un présent ; il le
refuse. « Non , messieure , je n'ai pas assez à me louer de vous
« pour accei)ter vos dons ; je vous laisse obligés à moi malgré
i< vous ; c'est ma seule vengeance. Apprenez qu'il y a de la gé-
» nérosité dans tous les états ; je fais payer mes tours et non mes
« leçons. »
En sortant , il m'adresse à moi nommément et tout haut une
réprimande : J'excuse volontiers , me dil-il , cet enfant ; il n'a
péché que par ignorance. Mais vous, monsieur, qui deviez con-
naître sa faute , pourquoi la lui avoir laissé faire ? Puisque vous
vivez ensemble , comme le plus âgé vous lui devez vos soins , vos
conseils; votre expérience est l'autorité qui doit le conduire. En
se reprochant, étant grand, les torls de sa jeunesse , il vous re-
tirochera sans doute ceux dont vous ne l'aurez pas averti ■ .
' Ai-jc dft supposer ipielciue lecteur assez stupide pour ne p.is sentir
dans celle répriniandc un discours dicté mol h mot par le gouverneur
pour aller h ses vues? A-t-oi» dft me supposer asse* stupide moi- m^jne
pour donner naturellement ce langage à un bateleur? Je croyais avoir fait
LIVRE lit. igi
.n part, et nous laisse tous deux très^onfus. Je me blâme de
ma molle facilité ; je promets à l'enfant de la sacririer une autre
fois à son intérêt, et de l'avertir de ses fautes avant qu'il en fasse;
car le temps approche où nos rapports vont changer, et où la sé-
vérité du maître doit succéder à la complaisance du camarade :
• changement doit s'amener par degrés ; H faut tout prévoir, et
ut prévoir de fort loin.
Le lendemain nous retoumous à la foire pour revoir le tonr
il(^nt nous avons appris le secret. Nous abordons avec un profond
respect noire bateleur Socrale; à peine osons-nous lever les yeux
ir lui : il nous comble d'honnêtetés, et nous place avec une
i>linction qui nous humilie encore. Il fait ses tours comme h
rdinaire; mais il s'amuse et se complaît longtemps à celui du
aiiard, en nous regardant souvent d'un air assez fier. Nous sa-
vons tout , et nous ne sounions pas. Si mon élève osait seulement
ouvrir la bouche , ce serait un enfant à écraser.
Tout le détail de cet exemple importe plus qu'il né semble.
Que de leçons dans une seule ! que de suites mortifiantes attire
le premier mouvement de vanité ! Jeune maitre , épiez ce premier
mouvement avec soin. Si vous savez en faire sortir ainsi f humi-
liation, les disgiàces ', soyez sur qu'il n'en reviendra de longtemps
un second. Que d'apprêts ! direz-vous. J'en conviens , et le loui
pour nous faire une bouss4)le qui nous tienne lieu de méridienne.
Ayant appris que l'aimant agita travers les autres corps , nous
n'a^ ons rien de plus pressé que de faire une machine semblable
àcelle que nous avons vue : une table évidée, un bassm très-plat
ajusté sur celte table , et rempli de quelques lignes d'eau , un ra
nard fait avec un peu plus de soin , etc. Souvent attentits autour
du bassin, nous remarquons enfin que le canard en repos affecte
toujours à peu près l.i même direction. Nous suivons cetie expé-
rience, nous examinons celte direction : nous u-ouvons qu'elle est
du midi au nord. 11 n'en faut pas davantage ; notre boussole est
trowée, ou autant vaut; nous voilà dans la physique.
praire an moin* du ' rc de faire parler les gens iarw
roprit de Itiir état. \ le l'alinéa suivant. Hétait-ce pa«
ton' '■- • ?
' iiit ditnc de ru faron , et non
pa- !ii«y voulait de mon vîTant sVtn-
pariT ik litoii Uvrt. t:t le ! ^.in* auU% façon que d'en «iter
Mon nom pour y mettre le - t lu nxnns prendre U |Kine , je
■e dit p» de le couipoaer, nuii lic n- nrr.
192 f.MlLE.
Il y a divers climats sur la terre , et diverses tenrtpcralurés à
ces climats. Les saisons varient plus sensiblement à mesure qu'on
approche du pôle ; tous les corps se resserrent au froid et se
dilatent à la chaleur ; cet effet est plus mesurable dans les li-
queurs, et plus sensible dans les liqueurs spiritueuses : de là le
Ihormomctre. Le vent frappe le visage , l'air est donc un corps,
un fluide; on le sent, quoiqu'on n'ait aucun moyen de le voir.
Renversez un verre dans l'eau , l'eau ne le remplira pas , à moins
que vous ne laissiez à l'air une issue ; l'air est donc capable de
résistance. Enfoncez le verre davantage , l'eau gagnera dans l'es-
pace d'air, sans pouvoir remplir tout à fait cet espace ; l'air est
donc capable de compression jusqu'à certain point. Un ballon
rempli d'air comprime bondit mieux que rempli de toute autre
matière; lairest donc un corps élastique. Étant étendu dans le
bain, soulevez horizontalement le bras hors de l'eau , vous le
sentirez chargé d'un poids terrible ; l'air est donc un corps pesant.
En mettant l'air en équilibre avec d'autres fluides , on peut me-
surer son poids : de là le baromètre, le siphon, la canne à vent,
ia machine pneumatique. Toutes les lois de la statique et de
l'hydrostatique se trouvent par des expériences tout aussi gros-
sières. Je ne veux pas qu'on entre pour rien de tout cela dans un
cabinet de physique expérimentale : tout cet appareil d'instru-
• ments et de machines me déplaît. L'air scientifique tue la science.
'Ou toutes ces machines effrayent un enfant, ou leurs (igurcs par-
tagent et dérobent l'attention qu'il devrait à leurs effets.
Je veux que nous fassions nous-mêmes toutes nos machines, et
je neveux pas commencer par faire l'instrument avat.t 1 expé-
rience ; mais je veux qu'après avoir entrevu l'expérience ''omme
par hasard, nous inventions peu à peu l'instrument qui doit la
vérifier. J'aime mieux que nos instruments ne soient point si par-
faits et si justes, et que nous ayons des idées plus nettes de ce
qu'ils doivent être, et des opérations qui doivent en résulter. Pour
ma première leçon de statique , au lieu d'aller chercher des ba-
lances, je mets un bâton en travers sur le dos d'une chaise, je
mesure la longueur des deux parties du bàlon en équilibre, j'a-
joulc de part et d'autre des poids , tantôt égaux , tantôt inégaux ;
et, le tirant ou le poussant autant qu'il est nécessaire , je trouve
enlîn que l'équilibre résulte d'une proportion réciproque entre la
quantité des poids et la longueur des leviers. Voilà déjà mon
LIVRE m. 193
IMlit physicien capable de recti&er des balances avant que d'en
avoir vu.
Sans contredit on prend des notions bien plus claires et bien
plus sûres des choses qu'on apprend ainsi de soi-même , que de
celles qu'on tient des enseignements d'autrui; et, outre qu'on
n'accoutume point sa raison à se soumettre servilement à l'au-
torité, l'on se rend plus ingénieux à trouver des rapports, à lier
des idées, à inventer des instruments, que quand, adoptant tout
cela tel qu'on nous le donne, nous laissons affaisser notre esprit
dans la nonchalance , comme le corps d'un homme qui , toujours
habillé, chaussé, servi par ses gens et traîné par ses chevaux,
perd à la tin la force et l'usage de ses membres. Boileau se van-
' d'avoir apprise Racine à rimer difficilement. Parmi tmld'ad-
ibles méthodes pour abréger l'étude des sciences , nous au-
is grand besoin que quelqu'un nous en donnât une pour les
rendre avec effort.
avantage le plus sensible de ces lentes et laborieuses recher-
^ est de maintenir, au milieu des études spéculatives , le corps
-> son activité , les membres dans leur souplesse , et de former
- cesse les mains au travail et aux usages utiles à 1 homme.
,t d'instruments inventés pour nous guider dans nos expérien-
't suppléer à la justesse des sens, en font négliger l'exercice,
^raphomètre dispense d'estimer la grandeur des angles; l'œil
mesurait avec précision les dislances s'en fie à la chaîne qui
mesure pour lui; la romaine m'exempte déjuger à la main le
Isque je connais par elle. Plus nos outils sont ingénieux , plus
- organes deviennent grossiers et maladroits : à force de ras-
ihler des machines autour de nous , nous n'en trouvons plus en
^-mémes.
Mais quand nous mettons à fabriquer ces machines l'adresse qui
N en tenait lieu , quand nous employons à les faire la sagacité
i fallait pour nous en passer, nous gagnons sans rien perdre,
s ajoutons l'art à la nature , et nous devenons plus ingénieux
^ devenir moins adroits. Au lieu de coller un enfant sur des li-
^ , si je l'occupe dans un atelier, ses mains travaillent au profit
-on esprit : il devient philosophe , et croit n'être qu'un ouvrier.
in cet exercice a d'autres usages dont je parlerai ci-après; et
i comment des jeux de la philosophie on peut s élever aux
' fonctions de l'homme.
17
n
1#4 EMILi:.
9^ai déjà dit que les connaissances purement spéculatives ne
convenaient guère aux enfants, même approchant de l'adolescence :
mais, sans les faire entrer bien avant dans la physique sj'stémati-
que, faites pourtant que toutes leurs expériences selicnU'une à
l'autre par quoique sorte de déduction , afin qu'à l'aide de celle
chaîne ils puissent les placer par ordre dans leur esprit, cl se Ips
rappeler au besoin ; car il est bien difficile que des faits et même
des raisonnements isolés tiennent longtemps dans la mémoire,
quand on manque de prise pour les y ramener.
Dans la recherche des lois de la nature , commencez toujours
par les phénomènes les plus communs elles plus sensibles, et ac-
coutumez votre élève à ne pas prendre ces phénomènes pour des
raisons, mais pour des faits. Je prends une pierre , je feins de la
poser en l'air; j'ouvre la main, la pierre tombe. Je regarde Emile
attentif à ce que je fais, et je lui dis : Pourquoi cette pierre est-elle
tombée ?
Quel enfant restera court à cette question.^ Aucun, pas même
Emile , si je n'ai pris grand soin de le préparer à n'y savoir pas ré-
pondre. Tous diront que la pierre tombe parce qu'elle est pesante.
El qu'est-ce qui est pesant ? C'est ce qui tombe. La pierre tombe
ilonc parce qu'elle tombe? Ici mon petit philosophe est arrêté tout
de bon. Voilà sa première leçon de physique systématique ; el ,
.soit qu'elle lui profite ou non dans ce genre , ce sera toujours une*
leçon de bon sens.
A mesure que l'enfant avance en intelligence , d'autres consiiir-
rations importantes nous obligent à plus de choix dans ses occupi-
tions. Sitôt qu'il parvient à se connaître assez lui-même pour con-
cevoir en quoi consiste son bien-être, sitôt qu'il peut saisir des
rapports assez étendus pour juger de ce qui lui convient et de ce
qui ne lui convient pas , dès lors il est en état de sentir la différence
du travail à l'amusement , c\ de ne regarder celui-ci que comme le
délassement de l'autre. Alors des objets d'utilité réelle peuvent
entrer dans ses études, et l'engagera y donner une application
plus constante qu'il n'en donnait a de simples amusements. La loi
de la nécessité, toujours renaissante , apprend de bonne heure i
l'homme à faire ce qui ne lui plait pas , pour prévenir un mal qui
lui déplairait davantage. Tel est l'usage de la prévoyance; et , de
relie prévoyance bien ou mal réglée, nait toute la sagesse ou toute
kl misère luiiname.
il
LIVRE m. 195
Tout hommp veut être heureux ; mais , pour parvenir à lï'lre ,
mudrait commencer par savoir ce que c'est que bonheur. Le
bonheur de l'homme naturel est aussi simple que sa vie; il consiste
à ne pas souffrir: la santé, laliberlé, le nécessaire, le constituent.
Le bonheur de l'homme moral est autre chose; mais ce n'est pas
de celui-là qu'il est ici question. Je ne saurais trop répéter qu'il
n'va que des objets purement physiques qui puissent intéresser
~ enfants , surtout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité , et qu'on
t point corrompus d'avance par le poison de l'opinion.
Lorsque avant de sentir leurs besoins Us les prévoient , leur in-
telligence est déjà fort avancée , ils commencent à connaître le
prix du temps. Il importe alors de les accoutumer à en diriger
l'emploi sur des objets utiles , mais d'une utilité sensible à leur
âge , et à la portée de leurs lumières. Tout ce qui tient à Tordre
moral et à l'usage de la société ne doit point sitôt leur être présenté,
parce qu'ils ne sont pas en état de l'entendre. C'est une ineptie
d'exiger d'eux qu'ils s'appliquent à des choses qu'on leur dit va-
guement élre pour leur bien , sans qu'ils sachent quel est ce bien ,
et dont on les assure qu'ils tireront du profit étant grands, sans
qu'ils prennent maintenant aucun intérêt à ce prétendu profit, qu'ils
ne sauraient comprendre.
Que l'enfant ne fasse rien sur parole : rien n'est bien pour lui ,
^jue ce qu'il sent être tcL En le jetant toujours en avant de ses lu-
mières , vous croyez user de prévoyance , et vous en manquez.
Pour l'armer de quelques vains instruments dont il ne fera pcul-
être jamais d'usage, vous lui ôtez l'instrument le plus universel de
l'homme, qui est le bon sens ; vous l'accoutumez à se laisser tou-
jours conduire , à n'être jamais qu'une machine entre les mains
d'autrui. Vous voulez qu'il soit docile étant petit; c'est vouloir qu'il
soit crédule et dupe étant grand. Vous lui dites sans cesse : « Tout
« ce que je vous demande est pour vo\fe avantage : mais vous n'é-
■« tes pas en état de le connaître. Que m'importe à moi que vous
« fassiez ou non ce que j'exige? c'est pour vous seul (jue vous
•■ travaillez. » Avec tous ces beaux discours que vous lui tenez
maintenant pour le rendre sage , vous préparez le succès de ceux
que lui tiendra quelque jour un visionnaire, un souffleur, un char-
latan , un fourbe , ou un fou de toute espèce , pour Je prendre à
son piège ou pour lui faire adopter sa fohe.
Il importe qu'un homme sache bien des choses dont un enfant ne
196 EMILE.
saurait comprendre l'utilité ; mais faut-il et se peut-il qu'un enfant
apprenne tout ce qu'il importe h un homme de savoir? Tâchez
d'apprendre à l'enfant tout ce qui est utile à son âge, et vous ver-
rez que tout son temps sera plus que rempli. Pourquoi voulez-
vous , au préjudice des études qui lui conviennent aujourd'hui ,
l'appliquer à celles d'un âge auquel il est si peu sûr qu'il par-
vienne ? Mais , direz-vous , sera-t-il temps d'apprendre ce qu'on
doit savoir quand le moment sera venu d'en faire usage? Je
l'ignore : mais ce que je sais , c'est qu'il est impossible de l'ap-
' prendre plus tôt ; car nos vrais maîtres sont l'expérience et le sen-
timent, et jamais l'homme ne sent bien ce qui convient à l'homme
que dans les rapports où il s'est trouvé. Un enfant sait qu'il est
fait pour devenir homme; toutes les idées qu'il peut avoir de l'état
d'homme sont des occasions d'instruction pour lui ; mais sur les
idées de cet état qui ne sont pas à sa portée il doit rester dans une
ignorance absolue. Tout mon livre n'est qu'une preuve continuelle
de ce principe d'éducation.
Sitôt que nous sommes parvenus à donner à notre élève une
idée du mot utile , nous avons une grande prise de plus pour
le gouverner ; car ce mot le frappe beaucoup , attendu qu'il n'a
pour lui qu'un sens relatif à son âge, et qu'il en voit clairement
la rapport à son bien-être actuel. Vos enfants ne sont point frappés
de ce mot, parce que vous n'avez pas eu soin de leur en donner
une idée qui soit à leur portée , et que d'autres se chargeant tou-
jours de pourvoir à ce qui leur est utile, ils n'ont jamais besoin
d'y songer eux-mêmes, et ne savent ce que c'est qu'utilité.
A quoi cela csl-il bon? Voilà désormais le mot sacré, le mol
déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie :
voilà la question qui de ma part suit infailliblement toutes ses
questions, et qui sert de frem à ces multitudes d'interrogations
sottes et fastidieuses dont kîs enfants fatiguent sans relâche et
sans fruit tous ceux qui les environnent , plus pour exercer sur
eax quelque espèce d empire que pour en tirer quelque profit. Ce-
lui a qui , pour sa plus importante leçon , l'on apprend à ne vou-
loir rien savoir qne d'utile , interroge comme Socrale; il ne fai
pas une question sans s'en rendre à lui-même la raison qu'il sait
q l'on lui en va demander avant que de la résoudre.
Voyez quel puissant instrument je vous mets entre les mains
pnur agir sur votre élève. Ne sachant les raisons do rien , la
LIVRE m. t9n
f (lilà j)resquc réduil au silence quand il vous plaît ; et vous , au
rontraire , quel avantage vos connaissances et votre expérience ne
-^ "US donnent-elles point, pour lui montrer l'utilité de tout ce que
is lui proposez! Car,ne vous y trompez pas, lui faire cette ques-
:i , c'est lui apprendre à vous la faire à son tour; ei vous de-
/ compter, sur tout ce que vous lui proposerez dans la suite, qu'à
'. itre exemple il ne manquera pas de dire: A quoi cela est-il bon?
r/est ici peut-éfre le piège le plus difficile à éviter pour un gou-
neur. Si, sur la question de l'enfant , ne cherchant qu'à vous
r d'affaire, vous lui donnez une seule raison qu'il ne soit pas
(Il état d'entendre ; voyant que vous raisonnez sur vos idées et
""ti sur les siennes , il croira ce que vous lui dites bien pour
tre âge , et non pour le sien ; il ne se fiera plus à vous , et tout
perdu. Mais où est le maître qui veuille bien rester court et
venir de ses torts avec son élève? tous se font une loi de ne
> convenir même de ceux qu'ils ont ; et moi je m'en ferais une
convenir même de ceux que je n'aurais pas , quand je ne pour-
> mettre mes raisons à sa portée : ainsi ma conduite , toujours
te dans son esprit , ne lui serait jamais suspecte , et je me con-
serverais plus de crédit en me supposant des fautes , qu'ils ne
font en cachant les leurs.
Premièrement , songez bien que c'est rarement à vous de lui
proposer ce qu'il doit apprendre ; c'est à lui de le désirer, de le
i' chercher, de le trouver ; à vous de le mettre à sa portée , de faire *
' naître adroitement ce désir , et de lui fournir les moyens de le sa-J
I tisfaire. Il suit de là que vos questions doivent être peu fréquentes,
; mais bien choisies; et que, comme il en aura beaucoup plus à
I vous faire que vous à lui , vous serez toujours moins à découvert,
et plus souvent dans le cas de lui dire : En quoi ce que tous me
ihmandez est-il utile à savoir?
! )e plus , comme il importe peu qu'il apprenne ceci ou cela ,
[luan'u qu'il conçoive bien ce qu'il apprend et l'usage de ce qu'il
apprend , sitôt que vous n'avez pas à lui donner sur ce que vous
lui dites un éclaircissement qui soit bon pour lui , ne lui en don-
nez point du tout. Diles-lui sans scrupule : Je n'ai pas de bonne
réponse à vous faire ; j'avais tort , laissons cela. Si voire instruc-
tion était réellement déplacée , il n'y a pas de mal à l'abandonner
tout à fait; si elle ne l'élail ps, avec un peu de soin vous Irou-
\cro/ !»iciil<tt ^(l(•(•.l^i(ln de lui on rendre l'ulilité sen«»il)lc.
198 ÉMILi:.
Je n'aime point les explications en discours ; les jeunes gens y
font peu d'attention et ne les retiennent guère. Les choses ! les
choses ! Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pou-
voir aux mots : avec notre éducation bahillarde nous ne faisons
que des babillards.
Supposons que , tandis que j'étudie avec mon élève le cours du
soleil et la manière de s'orienter, tout à coup il m'interrompe
pour me demander àquoi sert tout cela. Quel beau discours je vais
lui faire ! de combien de choses je saisis l'occasion de l'instruire
en répondant à sa question , surtout si nous avons des témoins
de notre entretien ' ! Je lui parlerai de l'utilité des voyages, des
avantages du commerce, des productions particulières à chaque
climat, des mœurs des différents peuples, de l'usage du calendrier,
de la supputation du retour des saisons pour l'agriculture, de
l'art de la navigation, de la manière de se conduire sur mer cl
(le suivre exactement sa route, sans savoir où l'on est. La poli-
tique, l'histoire naturelle, l'astronomie, la morale même et le droit
des gens entreront dans mon explication , de manière à doimer
à mon élève une grande idée de toutes ces sciences et un grand
désir de les apprendre. Quand j'aurai tout dit , j'aurai fait l'éta-
lage d'un vrai pédant , auquel il n'aura pas compris une seule
idée. Il aurait grande envie de me demander comme auparavant à
quoi sert de s'orienter; mais il n'ose, de peur que je ne me fâche..
Il trouve mieux son compte à feindre d'entendre ce qu'on l'a
forcé d'écouter. Ainsi se pratiquent les belles éducations.
Mais notre Emile , plus rustiquemeut élevé , et à qui nous
donnons avec tant de peine une conception dure , n'écoutera rien
de tout cela. Du premier mot qu'il n'entendra pas il va s'enfuir, il
va folàlrer par la chambre, et me laisser pérorer tout seul. Cher-
chons une solution plus grossière ; mon appareil scientifique ne
vaut rien pour lui.
Nous observions la position de la forêt au nord de Montmorency,
quand il m'a interrompu par son importune question , A quoi sert
cela? Vous avez raison, lui dis-je ; il y faut penser à loisir; et si
nous trouvons que ce travail n'est bon à rion , nous ne le repren-
' J'ai souvent remarqué que, clans les doctes instmction» qu'on lioune
aux cnfanls, on songe moins à se faire t'couter deux (jut' dos grandes jier-
sonnes (|ui sont présentes. Je suis trùs-sftr de ce ((uc je dis U , car j'en ai
fait l'olwivnfiiin sur nioi-mrnio.
LIVRE III. IM
droos plus , car nous ne manquons pas d'amusements utiles. On
s'occupe d'autre chose , et il n'est plus question de géographie du
reste de la journée.
Le lendemain matin je lui propose un tour de promenade avant
■ déjeuner : il ne demande pas mieux ; pour courir, les enfants
Mjnt toujours prêts , et celui-ci a de bonnes jambes. Nous montons
imsla forêt, nous parcourons les charapeaux , nous nous éga-
rons , nous ne savons plus où nous sommes ; et , quand il s'agit
de revenir, nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le
temps se passe , la chaleur vient , nous avons faim ; nous nous
pressons , nous errons vainement de côté et d'autre , nous ne
trouvons partout que des bois, des carrières, des plaines, nul ren-
seignement pour nous reconnaître. Bien échauffés , bien recrus ,
bien affamés , nous ne faisons avec nos courses que nous égarer
davantage. Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour
délibérer. Emile , que je suppose élevé comme un autre enfant ,
ne délibère point , il pleure ; il ne sait pas que nous sommes à la
porte (le Montmorency, et qu'un simple taillis nous le cache ; mais
ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa stature est en-
terré dans les buissons.
.Après quelques moments de silence , je lui dis d'un air inquiet :
Mon cher Emile , comment ferons-nous pour sortir d'ici ?
EMILE, en nage, et pleurant à chaudes larmes.
Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim , j'ai soif; je n'en pui>
plus.
JEAN-JACQUES.
Me croyez-vous en meilleur état que vous ? et pensez-vous que
je me (îsse faute de pleurer, si je pouvais déjeuner de mes larmes .*
Il ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se reconnaître. Voyons
Totre montre ; quelle heure est-il ?
Il est midi , el je suis à jeun.
JE*5-JACQtES.
Cela est vrai , il est midi , et je sais à jeun.
ÉMII.E.
Oh ! que vous dcver avoir faim !
JEAN-JACQCES.
Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il
est midi : c'est justement l'heure où nous obser\ions hier de Mont-
ÎOO EMILE.
morency la position de la foret. Si nous pouvions de mémo obaer
ver de la forêt la position de Montmorency ?...
ÉMII.E.
Oui ; mais hier nous voyions la foret , et d'ici nous ne voyons
pas la ville.
JEAN-JACQDES.
Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de lavoir, pour
trouver sa position !...
EMILE.
0 mon bon ami !
JEAN-JACQUES.
Ne disions-nous pas que la foret était...
-_ EMILE.
Au nord de Montmorency.
JEAN-JACQUES.
Par conséquent Montmorency doit être...
EMILE.
Au sud de la forêt.
JEAN-JACQUES.
Ncus avons un moyen de trouver le nord à midi.
EMILE.
Oui , par la direction de l'ombre.
JE.AN-JACQDES.
Mais le sud.=>
EMILE.
Comment faire ?
JEAN-JACQDES.
Le sud est l'opposé du nord.
EMILE.
Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'oppose de l'ombre. Oh !
voilà le sud ! voilà le sud ! sûrement Montmorency est de ce coté j
cherchons de ce coté.
JEAN-JACQUES.
Vous pouvez avoir raison ; prenons ce sentier à travers le bois.
EMILE, frappant des mains d poussant un cri de joie.
Ah ! je vois Montmorency ! le voilà tout devant nous , tout à dé-
rouvert. Allons déjeuner, allons diner, courons vile : l'astronomie
est bonne à quelque chose.
Prenez garde (|ue , s'il ne dit pas celle dernière phrase , il la
UVRE III. toi
pensera; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi qui la
dise. Or soyez sur qu'il n'oubliera de sa vie la leçon de cette jour-
i)ée ; au lieu que , si je n'avais fait que lui supposer tout cela dans
sa chambre, mon discours eut été oublié dès le lendemain. Il faut
parler tant qu'on peut par les actions , et ne dire que w qu'on ne
i-iurait faire.
Le lecteur ne s'attend pas que je le méprise assez pour lui donner
un exemple sur chaque espèce d'étude : mais, de quoi qu'il soit
i]uestion,je ne puis trop exhorter le gouverneur à bien mesurer
- 1 preuve sur la capacité de l'élève ; car , encore une fois , le mal
.1 est pas dans ce qu'il n'entend point , mais dans ee qu'il croit en-
tendre.
Je me souviens que , voulant donner à un enfant du goût pour
la chimie, après lui avoir montré plusieurs précipitations métalli-
ques , je lui expliquais comment se faisait l'encre. Je lui disais que
sa noirceur ne venait que d'un fer très-divisé , détaché du ^ntriol ,
et précipité par une liqueur alcaline. Au milieu de ma docte ex-
plication, le petit traître m'arrêta tout court avec ma question que
je lui avais apprise : me voilà fort embarrassé.
Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti ; j'envoyai chercher
du vin dans la cave du maître de la maison , et d'autre vm à huit
sous chez un marchand de vin. Je pris dans un petit flacon de la
dissolution d'alcali fixe; puis, ayant devant moi, dans deux verres,
de ces deux différents vins ' , je lui parlai ainsi :
On falsifie plusieurs denrées pour les faire paraître meilleures
qu'elles ne sont. Ces falsifications trompent l'œil et le goût; mais
elles sont nuisibles , et rendent la chose falsifiée pire, avec sa belle
apparence, qu'elle n'était auparavant.
On falsifie surtout les boissons , et surtout les vins , parce que lu
tromperie est plus diflicile à connaître, et donne plus de profil au
trompeur.
Là falsification des vins verts ou aigres se fait avec de lalitbar-
ge : la litharge est une préparation de plomb. I^ plomb uni aux
acides fait un sel fort doux, qui corrige au goût la verdeur du vin,
mais qui est un poison pour ceux qui le boivent. Il imoorte donc,
tvantde boire du vin suspect , de savoir s'il est litliargiré ou s il no
Test pas. Or, voici comment je raisonne pour découvrir cela.
' A duqw eipUeation qu'on veut donnn- à l'enfant , un peti> ar^paa-il
«■i b précède lert beaucoup i le rendre ittentif.
202 EMILE.
La liqueur du viu ne contient pas seulement de l'esprit inllam-
mablo, comme vous l'avez vu par l'eau-de-vie qu'on en tire : elle
contient encore de l'acide , comme vous pouvez le connaître par le
vinaigre elle tartre qu'on en lire aussi.
L'acide a du rapportaux substances métalliques, s'unitavec elles
par dissolution pour former un sel compose, tel , par exemple ,
que la rouille, qui n'est qu'un fer dissous par l'acide contenu
dans l'air ou dans l'eau, et tel aussi que le vert-de-gris , qui n'est
qu'un cuivre dissous par le vinaigre.
Mais ce même acide a plus de rapport encore aux substances*
alcalines qu'aux substances métalliques , en sorte que par l'inter-
vention des premières dans les sels composés dont je viens de vous
parler, l'acide est forcé de lâcher le métal auquel il est uni , pour
s'attacher à l'alcali.
Alors la substance métallique, dégagée de l'acide qui la tenait
dissoute, se précipite, et rend la liqueur opaque.
Si donc un de ces deux vins est litliargiré, son acide lient
la lithargeen dissolution. Que j'y verse de la liqueur alcaline, elle
forcera l'acide de quitter prise pour s'unir à elle ; le plomb , n'é-
tant plus tenu en dissolution , reparaîtra, troublera la liqueur, 1 1
se précipitera enfin dans le fond du verre.
S'il n'y a point de plomb ' ni d'aucun métal dans le vin, l'alcali
s'unira paisiblement 'avec l'acide , le tout restera dissous , et il ne
se fera aucune précipitation.
Ensuite je versai de ma liqueur alcaline successivement dans
les deux verres : celui du vin de la maison resta clair et diaphane ;
l'autre en un moment fut trouble, et au bout d'une heure on
rit clairement le plomb précipité dans le fond du verre.
Voilà, repris-je, le vin naturel et pur dont on peut boire , et
voici le vin falsifié qui empoisonne. Cela se découvre par les mê-
mes connaissances dont vous me demandiez l'utilité; celui qui sait
' Les vins qu'on vend en détail cliez les mnrcliands de vins df Pari»,
quoiqu'ils ne soienl pas tous lilliarsirés.sont rarement exempts de plomb,
parce que les comptoirs de ers marchands sont garnis de ce mt'tal , et qui*
le vin (|ui se répand dans la iiiosiirc en passant et séjournant sur ce (ilomh
en dissout toujours quelque partie. Il est étrange ipi'un abus si nianifesle
et si dangereux soit souffert par la police. Mais il est vrai «lue les gens aisés,
ne buvant guère de ces vins-1^ . sont |hmi sujets à en être empoisonnés.
'■' L'acide végétal est fort doux. Si c'était un acide minéral, et qu'il fut
moins étendu , l'union ne se ferait pas sau» effervescence.
LIVRE m. ÎW
bien comment se fait Tencre sait ronnaitre aussi les vins frelatés.
J étais fort content de mon exemple , et cependant je m'aperçus
;ue I enfant n'en était point frappé. J'eus besoin d'un peu de temps
.>ur sentir que je n'avais fait qu'une sottise : car, sans parler de
1 mpossibilité qu adouze ans un enfant pùl suivre mon explication,
l'iililité de cette expérience n'entrait pas dans son esprit , parc«
qu;i\ aut goûté des deux vins et les trouvant bons tous deux , il n«
joignait aucune idée à ce mot de falsttication que je pensais lui
avoir si bien expliqué. Ces autres mots malsain , poison, n'avaient
même aucun sens pour lui ; il était là-dessus dans le cas de l'histo-
rien du médecin Philippe : c'est le cas de tous les enfants.
Les rapports des effets aux causes dont nous n'apercevons pas
' I liaison, les biens et les maux dont nous n'avons aucune idée,
■> besoins que nous n'avons jamais sentis , sont nuls pour nous ;
il est impossible de nous intéresser par eux à rien faire qui s'y rap-
porte. On voit à quinze ans le bonheur d'un homme sage, comme
à trente la gloire du paradis. Si l'on ne conçoit bien l'un et l'autre ,
ott fera peu de chose pour les acquérir; et, quand même on les
• iucevrai t , on fera peu de chose encore si on ne les désire , si on
e les sent convenables à soL II est aisé de convaincre un enfant
;'ie ce qu'on lui veut enseigner est utile : mais ce n'est rien de le
ronvaincre si l'on ne sait le persuader. En vain la tranquille rai-
son nous fait approuver ou blâmer , il n'y a que la passion qui nous
fasse agir : et comment se passionner pour des intérêts qu'on n'a
point encore ?
Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puisse voir. Tandis j
que l'humanité lui est pres<|ue étrangère, ne pouvant l'élever à l'é-
t d'homme , rabaissez jiour lui l'homme à l'état d'enfant. En
rit à ce qui lui penl être utile dans un autre âge , ne lui par-
ile ce dont il voit des à présent l'utilité. Du reste , jamais
(). • .ir. lisons avec d'autres enfants, point de rivaux, point de
cuii' ;; . ..s, même à la course, aussitôt qu'il commence à raison-
ner; j'aime cent fois mieux qu'il n'apprenne point ce qu'il n'ap-
prrndrnit que par jalousie ou par vanité. Seulement je marquerai
- ans les progrès qu'il aura faits : je les comparerai à ceux
. ! M l'année suivante : je lui dirai : Vous êtes grandi de tant
lignes; toilà le fossé que vous sautiez , le fardeau que vous
>rtiez ; voici la distance où vous lanciez un caillou, la carrière que
'<» iwrcouriez d'une haleine , etc. : voyons maintenant ce que
loi EMILE.
vous ferez. Je l'excite ainsi sans le rendre jaloux de personne. II
voudra se surpasser , il le doit : je ne vois nul inconvénient
qu'il soit émule de lui-ménnie.
Je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne
sait pas. On dit qu'Hermès grava sur des colonnes les éléments des
sciences , pour mettre ses découvertes à l'abri d'un déluge. S'il
les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles s'y seraient
conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les mo-
numents où se gravent le plus sûrement les connaissances hu-
maines.
N'y aurait-il point moyen de rapprocher tant de leçons éparses
dans tant de livres , de les réunir sous un objet commun qui pût
être facile à voir, intéressant à suivre , et qui pût servir de stimu-
lant, même à cet âge ? Si l'on peut inventer une situation où tous
les besoins naturels de l'homme se montrent d'une manière sensi-
ble à l'esprit d'un enfant, et où les moyens de pourvoir à ces mê-
mes besoins se développent successivement avec la même facilité,
c'est par la pointure vive et naïve de cet état qu'il faut donner le
premier exercice à son imagination.
Philosophe ardent , je vois déjà s'allumer la vôtre. Ne vous
mettez pas en frais ; cette situation est trouvée , elle est décrite,
et, sans vous faire tort, beaucoup mieux que vous ne la décririez
vous-même , du moins avec plus de vérité et de simplicité. Puis-
qu'il nous faut absolument des livres , il en existe un qui fournit,
à mon gré , le plus heureux traité d'éducation naturelle. Ce livre
sera le premier que lira mon Emile ; seul il composera durant
longtemi)s toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place
distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les scion-
ces naturelles neserviront que de commentaire. Il servira d'épreuve
durant nos progrès à l'état de notre jugement ; et , tant que notre
goût ne sera pas gâté , sa lecture nous plaira toujours. Quel est
("donc ce merveilleux livre.' Est-ce A ristote.' est-ce Pline.' est-ce
i^Buffon? Non ; c'est Robinsoii Crusoé.
Robinson Crusoé dans son île , seul, dépourvu de l'assistance
de ses semblables et des instruments de tous les arts , pourvoyant
cependant à sa subsistance , à sa conservation , et se procurant
même une sorte de bien-être : voilà un objet intéressant pour tout
âge , et qu'on a mille moyens de rendre agréable aux enfants.
Voilà comment nous réalisons l'jle déserte qui me servait d'abord
LIVRE III. 206
do comparaison. Celélal n'est pas, j'en conviens, celui de l'homme
social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d'Emile : mais
c'est sur ce même état qu'il doit apprécier tous les autres. Le plus
sur moyen de s'élever au-dessus des préjugés et d'ordonner ses ju-
gements sur les vrais rapports des choses , est de se mettre à la
place d'un homme isolé , et de juger de tout comme cet homme
CD doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité.
Ce roman , débarrasse de tout son fatras , commençant au nau-
frage de Robinson près de son lie , et Unissant à l'arrivée du vais-
seau qui vient l'en tirer, sera tout à la fois l'amusement et i'ins-
tiuction d'Emile durant l'époque dont il est ici question. Je veux
que la tête lui en tourne, qu'il s'occupe sans cesse de son château,
de ses chèvres , de ses plantations ; qu'il apprenne en détail , non
dans des livres , mais sur les choses , tout ce qu'il faut savoir en
pareil cas ; qu'il pense être Robinson lui-même ; qu'il se voie ha-
bille de peaux , portant un grand bonnet , un grand sabre, tout le
grotesque équipage de la figure , au parasol près, dont il n'aura
pas besoin. Je veux qu'il s'inquiète des mesures à prendre, si
ci ou cola venait à lui manquer; qu'il examine la conduite de
Il héros , qu'il cherche s'il n'a rien omis , s'il n'y avait rien de
mieux à faire ; qu'il marque attentivement ses fautes , et qu'il en
protjle pour n'y pas tomber lui-même en pareil cas : car ne doutez
int qu'il ne projette d'aller faire un établissement semblable;
'st le vrai château en Espagne de cet heureux âge , où l'on ne
'>iinait d'autre bonheur que le nécessaire et la liberté.
Quelle ressource que cette folie pour un homme habile , qui n'a
I la faire naître qu'afin de la mettre à profil ! L'enfant , pressé
'' se faire un magasin pour son lie, sera plus ardent pourappren-
uv, que le maître pour enseigner. Il voudra savoir tout ce qui est
utile, et ne voudra savoir que cela : vous n'aurez plus besoin de
le guider, vous n'aurez qu'à le retenir. Au reste , dépêchons-nous
•• l'établir dans cette ilc, tandis qu'il y borne sa félicité; car le
jour approche où , s'il y veut vivre encore, il n'y voudra plus vi-
vre seul ; et où Vendredi , qui maintenant ne le touche guère , ne
lui suffira pas longtemps.
La pratique des arts naturels , auxquels peut suffire un seul
imnie , mène à la recherche des arts d'industrie , et qui ont be-
"•m du concours de plusieurs mains. Les premiers peuvent s'exer-
cer par des solitaires , par des sauvages; mais les autres ne peu-
20ft l'MILE.
vent naître que dans la société, et la rendent nécessaire. Tant qu'on
ne connaît que le besoin physique , chaque homme se sufQt à lui-
même; l'introduction du superflu rend indispensable le partage et
la distribution du travail : car, bien qu'un homme travaillant seul
ne gagne que la subsistance d'un homme , cent hommes , travail-
lant de concert, gagneront de quoi en faire subsister deux cents.
Sitôt donc qu'une partie des hommes se repose, il faut que le con-
cours des bras de ceux qui travaillent supplée à l'oisiveté de ceux
qui ne font rien.
Votre plus grand som doit être d'écarter de l'esprit de votre
élève toutes les notions des relations sociales qui ne sont pas à
sa portée : mais quand l'enchaincment des connaissances vous
force à lui montrer la mutuelle dépendance des hommes , au lieu
de la lui montrer par le côté moral, tournez d'abord toute son at-
tention vers l'industrie et les arts ,mécaniques , qui les rendent
utiles les uns aux autres. En le promenant d'atelier en atelier , ne
souffrez jamais qu'il voie aucun travail sans mettre lui-même la
main à l'œuvre , ni qu'U en sorte sans savoir parfaitement la rai-
son de tout ce qui s'y fait, ou du moins de tout ce qu'il a observé.
Pour cela, travaillez vous-même, donnez-lui partout l'excniple :
pour le rendre maître, soyez partout apprenti ; et comptez qu'une
heure de travail lui apprendra plus de choses qu'il n'en retiendrait
d'un jour d'explications.
Il y aune estime publique attachée aux différents arts en raison
inverse de leur utilité réelle. Cette estime se mesure directement
sur leur inutilité même , et cela doit être. Les arts les plus utiles
sont ceux qui gagnent le moins, parce que le nombre des ouvriers
se proportionne au besoin des hommes , et que le travail néces-
saire à tout le monde reste forcément ii un prix que le pauvre peut
payer. Au contraire, ces importants qu'on n'appelle pas artisans ,
mais artistes , travaillant uniquement pour les oisifs et les riches,
mettent un prix arbitraire à leurs babioles ; et, comme le mérite
de ces vains travaux n'est que dans l'opinion, leur prix même fait
|)artie de ce mérite, et on les estime à proportion de ce qu'ils coû-
tent. Le cas qu'en fait le riche ne vient pas de leur usage , mais
de ce que le pauvre ne les peut payer, yolo habere bonu, nisi qui-
bus populus invidcrit '.
Que deviendront vos élèves, si vous leur laissez adopter ce soij
' Pclron. ^;ca|». 100, edil. Burmann). \
LIVRE m. 20:
préjugé , si vous le favorisez vous-même, s'ils vous voient , par
exemple , entrer avec plus d'égards dans Ja boutique d'un orfèvre
que dans celle d'un serrurier ? Quel jugement porteront-ils du vrai
mérite des arts et de la véritable valeur des choses , quand ils
verront partout le prix de fantaisie en contradiction avec le prix
tiré de l'utilité réelle, et que plus la chose coùto, moins elle vaut ?
Au premier moment que vous laisserez entrer ces idées dans leur
lélc , abandonnez le reste de leur éducation ; malgré vous ils se-
ront élevés comme tout le monde ; vous avez perdu quatorze ans
de soins.
Emile , songeant à meubler son île , aura d'autres manières de
voir. Robinson eût fait beaucoup plus de cas de la boutique d'un
taillandier que de tous les colifichets de Saide. Le premier lui eut
paru un homme très-respectable, et l'autre un petit charlatan.
n Mon fils est fait pour vivre dans le monde ; il ne vivra pas
« avec des sages, mais avec des fous : il faut donc qu'il connaisse
• leurs folies, puisque c'est par elles qu'ils veulent être conduits.
" Li connaissance réelle des choses peut être bonne , mais celle
•« des hommes et de leurs jugements vaut encore mieux ; car, dans
" la société humaine , le plus grand instrument de l'homme est
« l'homme , et le plus sage est celui qui se sert le mieux de cet
■ instrument. A quoi bon donner aux enfants l'idée d'un ordre
■ imaginaire tout contraire à c«lui qu'ils trouveront établi, et sur
« lequel il faudra qu'ils se règlent? Donnez-leur premièrement des
« leçons pour être sages , et puis vous leur en donnerez pour ju-
« gcr en quoi les autres sont ious. »
Voilà les spécieuses maximes sur lesquelles la fausse prudence
des pères travaille à rendre leurs enfants esclaves des préjugés
dont ils les nourrissent , et jouets eux-mêmes de la tourbe insensée
: mt ils pensent faire l'instrument de leurs passions. Pour parvenir
connaître l'homme, que de choses il faut connaître avant lui!
iiomme est la dernière étude du sage , et vous prétendez en faire]
Il première d'un enfant! Avant de l'instruire de nos sentiments ,
ommencez par lui apprendre "i les apprécier. Est-ce connaître une
'lie que de la prendre pour la raison? Pour être sage il faut dis-
rtifr ce qui ne l'est pas. Comment votre enfant connaitra-t-il les
s , s'il ne sait ni juger leurs jugements ni démêler leurs er-
• ^'est un mal de savoir ce qu'ils pensent, quand on ignore
-^1 ce qu'ils pensent e»l vrai ou faux. Apprenez-lui donc première-
lus EMILE
ment ce que sont les choses en elles-mêmes , el vous lui appren-
drez après ce qu'elles sont à nos yeux : c'est ainsi qu'il saura com-
parer l'opinion à la vérité, et s'élever au-dessus du vulgaire ; car
on ne connaît point les préjugés quand on les adopte , et l'on ne
mène point le peuple quand on lui ressemble. Mais si vous com-
mencez par l'instruire de l'opinion publique avant de lui appren-
dre à l'apprécier , assurez-vous que , quoi que vous puissiez faire ,
elle deviendra la sienne , et que vous ne la détruirez plus. Je con-
clus que , pour rendre un jeune homme judicieux , il faut bien
former ses jugements , au lieu de lui dicter les nôtres.
Vous voyez que jusqu'ici je n'ai point parlé des hommes à mon
élève, il aurait eu trop de bon sens pour m'enlendre; ses relations
avec son espèce ne lui sont pas encore assez sensibles pour qu'il
puisse juger des autres par lui. Il ne connaît d'être humain que
lui seul , et même il est bien éloigne de se connaître : mais , s'il
porte peu de jugements sur sa personne , au moins il n'en porte
que de justes. Il ignore quelle est la place des autres , mais il sent
la sienne et s'y tient. Au lieu des lois sociales qu'il ne peut con-
naître, nous l'avons lié des chaînes de la nécessité. Il n'est
presque encore qu'un être physique , continuons de le traiter
comme tel.
C'est par leur rapport sensible avec son utilité , sa sûreté , sa
conservation , son bien-être , qu'il doit apprécier tous les corps de
la nature et tous les travaux des hommes. Ainsi le fer doit être à
ses yeux d'un beaucoup plus grand prix que l'or , et le verre que
le diamant : de même, il honore beaucoup plus un cordonnier,
un maçon , qu'un Lempereur , un le Blanc , et tous les joailliers
de l'Europe ; un pâtissier est surtout à ses yeux un homme très-
fimporlant , et il donnerait toute l'Académie des sciences pour le
momdre confiseur de la rue des Lombards. Les orfèvres, les gra-
veurs , les doreurs , les brodeurs , ne sont , à son avis , que des fai-
néants qui s'amusent k des jeux parfaitement inutiles; il ne fait
pas même un grand cas de l'horlogerie. L'heureux enfant jouit du
temps sans en être esclave; il en profite, et n'en connaît pas le
prix. Le calme des passions , qui rend pour lui sa succession tou-
jours égale , lui lient lieu d'instrument pour le mesurer au besoin '.
' Le temps perd jwur nons sa mesure , quand nos passions veulent r<«
i!,\cr :on cours k It'iir srcî. La montre du saRc est l'('Ralité dlmmeiir et 11
paix de l'ànie : il est toujours à son licurc, et il la connaît toujours.
LIVRE 111. 209
En lui supposant une montre , aussi bien qu'en le faisaut pleurer,
je me donniis uti Emile vulgaire pour être utile et me faire en-
tendre ; car , quant au véritable , un enfant si différent des autres
ne servirait d'exemple à rien.
Il y a un ordre non moins naturel et plus judicieux encore , par
lequel on considère les arts selon les rapports de nécessité qui les
lient , mettant au premier rang les plus indépendants , et au der*
Bier ceux qui dépendent d'un plus grand nombre d'autres. Cet
ordre , qui fournit d'importantes considérations sur celui de la
société générale, est semblable au précèdent, et soumis au même
renversement dans l'estime des hommes ; en sorte que l'emploi
des matières premières se fait dans des métiers saus honneur,
presque sans profit , et que plus elles changent de mains, plus la
main-d'œuvre augmente de prix et devient honorable. Je n'examine
pas s'il est vrai que l'industrie soit plus grande et mérite plus de
récompense dans les arts minutieux qui donnent la dernière forme
à ces matières , que dans le premier travail qui les convertit à l'u-
Mge des hommes : mais je dis qu'en chaque chose l'art dont l'usage
CRt le plus général et le plus indispensable est mcontestablement
celui qui mérite le plus d'estime , et que celui à qui moins d'autres
arts sont nécessaires la mérite encore par-dessus les plus subor-
doanés , parce qu'il est plus libre et plus près de l'indépendance.
Voilà les véritables règles de l'appréciation des arts et de l'indus-
trie ; tout le reste est arbitraire et dépend de l'opinion.
Le premier et le plus respectable de tous les arts est l'agricul-
lore : je mettrais la forge au second rang , la charpente au troisiè-
mt , et ainsi de suite. L'enfant qui n'aura point été séduit par les
fléjugés vulgaires en jugera précisément ainsi. Que de reflexions
■■portantes notre Emile ne tirera-t-il point là-dessus de son Ro-
lAtton ! Que pensera-t-il en voyant que les arts ne se | erfection-
"«nt qu'en se subdivisant , en multipliant à l'infini les instruments
- uns et des autres? Il se dira : Tous ces gens-là sont sottement
-:i-nieux : on croirait qu'ils ont peur que leurs bras et leurs doigts
10 leur sen-ent à quelque chose, tant ils inventent d'instruments
■ir s'en passer. Pour exercer un seul art, ils sont asservis à mille
' res : il faut une ville à chaque ouvrier. Pour mon cam.iiade et
I , nous mettons notre génie dans notre adresse ; nous nous fai
>->des outils que nous puissions porter partout avec nous. Tous
210 ÉMILL
ces gens si (iers de leurs talents dans Paris ne sauraient rien dans
noire île , et seraient nos apprentis à leur tour.
Lecteur, ne vous arrêtez pas à voir ici l'exercice du corps et
l'adresse des mains de notre élève ; mais considérez quelle direc-
tion nous donnons à ses curiosités enfantines ; considérez le sens ,
l'esprit inventif, la prévoyance ; considérez quelle tête nous allons
lui former. Dans tout ce qu'il verra, dans tout ce qu'il fera , il
voudra tout connaître, il voudra savoir la raison dp tout; d'ins-
trument en instrument, il voudra toujours remonter au premier;
il n'admettra rien par supposition ; il refuserait d'apprendre ce
qui demanderait une connaissance antérieure qu'il n'aurait pas :
s'il voit faire un ressort , il voudra savoir comment l'acier a été
tiré de la mine; s'il voit assembler les pièces d'un coffre, il vou^
dra savoir comment l'arbre a été coupé ; s'il travaille lui-même , à
chaque outil dont il se sert, il ne manquera pas de se dire : Si je
n'avais pas cet outil , comment m'y prendrais-je pour en faire
un semblable, ou pour m'en passer?
Au reste , une erreur difficile à éviter dans les occupations pour
lesquelles le maître se passionne est de supposer toujours le même
goût à l'enfant : gardez , quand l'amusement du travail vous em-
porte , que lui cependant ne s'ennuie sans vous l'oser témoigner.
L'enfant doit être tout à la chose; mais vous devez être tout à
l'enfant, l'observer, l'épier sans relâche et sans qu'il y paraisse,
pressentir tous ses sentiments d'avance, et |)révenir ceux qu'il ne
doit pas avoir ; l'occuper enfin de manière que non-seulement il
se sente utile à la chose, mais qu'il <'v ni .ivo i t'nr,^ ,],^ Uu^n l'om-
prendre à quoi sert ce qu'il fait.
La société des arts consiste en (•ch.inuos ci HuiuNtric. coiii' du
commerce en échanges de choses, celle des banques en échanges
do signes et d'argent : toutes ces idées se tiennent, et les notions
élémentaires sont déjà prises ; nous avons jeté les fondements de
tout cela dès le premier âge , à l'aide du jardinier Robert. Il ne nous
reste maintenant qu'à généraliser ces mêmes idées et les étendre à
plus d'exemples , pour lui faire comprendre le jeu du trafic pris
on lui-même, et rendu sensible par les détails d'histoire naturelle
qui regardent les productions particulières à chaque pays , par les
détails d'arts et de sciences qui regardent la navigation, enfin |wr
le plu« grand ou moindre embarras du transport , selon réloigiic-
LIVRE m. •>! ,
ment des lieux , selon la situation des terres , aes mers , des ri-
\ ières , etc.
Nulle société ne peut exister sans échani^c , nul échange sans
lesure commune , el nulle mesure commune sans égalité. Ainsi ,
toute société a pour première loi quelque égalité conventionnelle ,
soit dans les hommes , soit dans les choses.
L'égalité conventionnelle entre les houinies , bien différente Je
légalité naturelle, rend nécessaire le droit positif, c'est-à-dire le
gouvernement et les lois. Les connaissances politi(iues d'un enfant
doivent être nettes et bornées ; il ne doit connaître du gouverneO
ment en général que ce qui se rapporte au droit de propriété , dont /
il a déjà quelque idée.
L'égalité conventionnelle entre les choses a fait inventer la mon-
naie , car la monnaie n'est qu'un terme de comparaison pour la
valeur des choses de différentes espèces; et en ce .sens la monnaie
est le vrai lien de la société : mais tout peut être monnaie; autre-
fois le bétail l'était , des coquillages le sont encore chez plusieurs
peuples ; le fer fut monnaie à Sparte , le cuir l'a été en Suède , l'or
et l'argent le sont parmi nous.
Les métaux , comme plus faciles à transporter , ont été géi:éra-
kment choisis pour termes moyens de tous les échanges ; el l'on
a converti ces métaux en monnaie , pour épargner la mesure ou le
poids à chaque échange ; car la marque de la monnaie n'est qu'une
attestation que la pièce ainsi marquée est d'un tei poids ; et le
prince seul a droit de battre monnaie ; attendu que lui seul a tlroit
d'exiger que son témoignage fasse autorité parmi tout un pcupl-.
L'usage de cette mvealion ainsi explique se fait sentir au plus
Stupide. n est difficile de comparer immédiatement des choses de
lifférentes natures , du drap , par exemple , avec du blé ; mais
inand on a trouvé une mesure commune , savoir la monnaie , il
•t aisé au fabricant etaulaboureur de rapporter la\alenr desclio-
' s qu'ils veulent échanger à celte mesure commune. Si telle quan-
'>'■ de drap faut une telle somme d'argent , et que telle quantité
' blé vaille aussi ia même somme d'argent, il s'ensuit que le
: irchand , recevant c€ blé pour son drap, fait un chani^o é«jUi-
\insi , c'est par la monnaie que les biens d'espèces diverses
i''nt comraensurabies el peuvent se comparer
7. pas plus loin que cela, et n'entre/ point dans l'explica-
- effets moraux Je celle institution. Kn toulo chose il inipurtc
212 KM ILE.
de bien exposer les usages avant de montrer les abus. Si vous
prétendez expliquer aux enfants comment les signes font négliger
les choses , comment de la monnaie sont nées toutes les chimères
de l'opinion , comment les pays riches d'argent doivent être pau-
vres de tout, vous traiteriez ces enfants non-seulement en philo-
sophes, mais en hommes sages , et vous prétendriez leur faire en-
tendre œ que peu de philosophes même ont bien conçu.
Sur quelle abondance d'objets intéressants ne peut-on point
tourner ainsi la curiosité d'un élève , sans jamais quitter les rap-
ports réels et matériels qui sont à sa portée , ni souffrir qu'il s'é-
lève dans son esprit une seule idée qu'il ne puisse pas concevoir !
L'art du maître est de ne laisser jamais appesantir ses observations
sur des minuties qui ne tiennent à rien , mais de le rapprocher
sans cesse des grandes relations qu'il doit connaître un jour pour
bien juger du bon et du mauvais ordre de la société civile. Il faut
savoir assortir les entretiens dont on l'amuse au tour d'esprit
qu'on lui a donné. Telle question , qui ne pourrait pas même effleu-
rer l'attention d'un autre, va tourmenter Emile pendant six mois.
Nous allons dîner dans une maison opulente ; nous trouvons les
apprêts d'un festm , beaucoup de monde , beaucoup de laquais ,
beaucoup de plats , un service élégant et (in. Tout cet appareil de
plasir et de fêle a quelque chose d'enivrant qui porte à la tête
quand on n'y est pas accoutumé. Je pressens l'effet de tout cela
sur mon jeune élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que
les services se succèdent , tandis qu'autour de la table régnent
mille propos bruyants , je m'approche de son oreille , et je lui dis :
Par combien de mains estimeriez-vous bien qu'ait passé tout ce
que vous voyez sur cette table avant que d'y arriver.' Quelle foule
d'idées j éveille dans son cerveau par ce peu de mots ! A l'instant
voilà toutes les vapeurs du délire abattues. 11 rêve, il réfléchit, il
calcule, il s'inquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le
vin , peul-ctrc par leurs voisines , radotent et font les enfants , le
voilà lui philosophant tout seul dans son coin : il m'interroge ; je
refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il s'impatiente ,
il oublie de manger et de boire , il brûle d'être hors de table pour
m' entretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité ! quel iexli
pour son instruction I Avec un jugement sain que rien n'a pu cor-
.'ompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes
les régions du monde ont été mises à contribution , que vingt mil-
LlVRb lil. 313
hoDs de mains peut-être ont longtemps travaille, qu'il en a coûte la
vie peut-être à des milliers d'hommes , et tout cela pour lui pré-
senter en pompe à midi ce qu'il va déposer le soir dans sa garde-
rol)e?
Épiez avec soin les conclusions secrètes qu'il tire eo son cœur de
toutes ses observations. Si vous l'avez moins bien gardé que je ne
le suppose , il peut être tenté de tourner ses réflexions dans un
autre sens, et de se regarder comme un personnage important au
monde , en voyant tant de soins concourir pour apprêter son dî-
ner. Si vous pressentez ce raisonnement, vous pouvez aisément le
prévenir avant qu'il le fasse , ou du moins en effacer aussitôt l'im-
pression. Ne sachant encore s'approprier les choses que par une
jouissance matérielle, il ne peut juger de leur convenance ou dis-
convenance avec lui que par des rapports sensibles. La comparai-
son d'un diner simple et rustique , préparé par l'exercice , assai-
sonné par la faim , par la liberté , par la joie, avec son festin si
magnifique et si compassé, suffira pour lui faire sentir que tout
Fappareil du festin ne lui ayant donné aucun proOt réel , et sou
estomac sortant tout aussi content de la table du paysan que de
celle du financier, il n'y avait rien à l'un de plus qu'à l'autre qu'il
put appeler véritablement sien.
Imaginons ce qu'en pareil cas un gouverneur pourra lui dire.
Rappelez-vous bien ces deux repas , et décidez en vous-même le-
quel vous avez fait avec le plus de plaisir ; auquel avez-vous re-
marqué le plus de joie ? auquel a-t-on mangé de plus grand appétit,
ba plus gaiement, ri de meilleur cœur ? lequel a duré le plus long-
D temps sans ennui, et sans avoir besoin d'être renouvelé par d'autres
services ? Cependant voyez la différence : ce pain bis , que vous
'■■"avez si bon , vient du blé recueilli par ce paysan ; son vin noir
.Tossier, maisdésaltérant elsain,est ducrude sa vigne; le linge
» leiil de son chanvre, filé l'hiver par sa femme, par ses filles, par
M servante ; nulles autres mains que celles de sa famille n'ont fait
les apprêts de sa table ; le moulin le plus proche et le marché voisin
sont les bornes de l'univers pour lui. En quoi donc avez-vous réel-
lement joui de tout ce qu'ont fourni de plus la terre éloignée et la
main des hommes sur l'autre table ? Si tout cela ne vous a pas
fait faire un meilleur repas , qu'avez-vous gagne à cette abon-
dance .' qu'y avait-il là qui fut fait pour vous.» Si vous eussiez été
te iiialire de la maison, pourra-t-il ajouter, tout cela vous fût resté
214 E\I[LE.
plus étranger encore : car le soin d'étaler aux yeux des autres vo-
tre jouissance eût achevé de vous l'ôter : vous auriez eu la peine,
et eux le plaisir.
Ce discours peut être fort beau ; mais il ne vaut rien pour Emile,
dont il passe la portée , et à qui l'on ne dicte point ses réflexions.
Parlez-lui donc plus simplement. Apres ces deux épreuves , dites-
lui quelque matin : Oîi dinerons-nous aujourd'hui? autour de cette
montagne d'argent qui couvre les trois quarts de la table et de ces
parterres de fleurs de papier qu'on sert au dessert sur des miroirs,
parmi ces femmes en grand panier qui vous traitent en marion-
nette , et veulent que vous ayez dit ce que vous ne savez pas ; ou
bien dans ce village à deux lieues d'ici , chez ces bonnes gens qui
nous reçoivent si joyeusement, et nous donnent de si bonne
crème .' Le choix d'Emile n'est pas douteux : car il n'est ni babil-
lard ni vain ; il ne peut souffrir la gène , et tous nos ragoûts fins
ne lui plaisent point : mais '1 est toujours prêt à courir en rampa- .
gne, et il aime fort les bons fruits, les bons légumes, la bonne
crème , et les bonnes gens'. Chemin faisant, la réflexion vient
d'elle-même. Je vois que ces foules d'hommes qui travaillent à
ces grands repas perdent bien leurs peines , ou qu'ils ne songent
guère à nos plaisirs.
Mes exemples, bons peut-être pour un sujet , seront mauvais
pour mille autres. Si l'on en prend l'esprit , on saura bien les varier
au besoin : le choix tient à l'étude du génie propre à chacun , et
celte étude lient aux occasions qu'on leur offre de se montrer. On
n'imaginera pas que , dans l'espace de trois ou quatre ans que
nous avons à remplir ici , nous puissions donner à l'enfant le plus
heureusement né une idée de tous les arts et de toutes les sciences
naturelles, suffisante pour les apprendre un jour de lui-même:
mais en faisant ainsi passer devant lui tous les objets qu'il lui im-
porte de connaître , nous le mettons dans le cas de développer son
■ Lu goAt qtie je suppose à mon élève pour la cainpa^e est un fruit
naturel de son éducation. IVailleurs , n'ayant rien de cet air fat et requin-
qué (|ui plail tant aux feninies, il en est moins fêté que d'autres enfants ;
par conséi(ucnt il se plait moins avec elles, et se s;\te moins dans leur so-
ciété, dont il n'est pas encore en étatde sentir le charme. Je me suis gardd
de lui apprendre à leur baiser la main , à leur dire dos fadeurs, pas mètue
à leur inaniuer préféraltlement aux hommes les é!;ards (|ui leur sont dus ;
je me s\iis fait une inviolable loi de n'exiger rien de lui dont la raison ne
fftt à sa portée ; et il n'y a point de bonne raison poiu- un enfant tle traiter
lin tcxe autrement que l'aiilre.
LIVRK l|[. 213
il , son talent , de faire les premiers pas vers l'objet où le perle
génie , et de nous indiquer la route qu'il lui faut ouvrir pour
■^nder la nature.
In autre avantage de cet enchainement de connaissances bor-
5 , mais justes , est de les lui montrer pai- leurs liaisons, par leurs
■ports , de les mettre toutes à leur place dans son estime, et de
venir en lui les préjugés qu'ont la plupart des hommes pour les
! liiiits qu'ils cultivent , contre ceux qu'ils ont négligés. Celui qui
\ il bien l'ordre du tout voit la place où doit être chaque partie;
li qui voit bien une partie, et qui la connaît à fond, peut être
savant homme : l'autre est un homme judicieux; et vous vous
i venez que ce que nous nous proposons d'acquérir est moins la
nce que lejugement.
juoi qu'il en soit , ma méthode est indépendante de mes exem-
- ; elle est fondée sur la mesure des facultés de l'homme à ses
: rents âges , et sur le choix des occupations qui conviennent à
tes facultés. Je crois qu'on trouverait aisément une autre méthode
•vec laquelle on paraîtrait faire mieux : mais si elle était moins ap-
proprii'e à l'espèce , à l'âge , au sexe , je doute qu'elle eût le même
ttccès.
En commençant celle seconde période , nous avons profité de la
surabondance de nos forces sur nos besoins pour nous porter hors
de nous ; nous nous sommes élancés dans les deux ; nous avons
aesuré la terre ; nous avons recueilli les lois de la nature ; en un
mot, nous avons parcouru lile entière : maintenant nous revenons
à nous ; nous nous rapprochons insensiblement de notre habita-
tion. Trop heureux , en y rentrant , de n'en pas trouver encore en
possession l'ennemi qui nous menace , et qui s'appréle à s'en
emparer!
Que nous reste-t-il à faire après avoir observé tout ce qui nous
.' ? D'en convertir à notre usage tout ce que nous pouvon«
loprier , et de tifcr parli de noire curiosité pour l'avan-
.^trc bien-être. Jusqu'ici nous avons fait provision d'ms-
> de toute espèce , sans savoir desquels nous aurions be-
1. l'eut-élrc inutiles à nous-mêmes, les nôtres pourront-ils ser-
A d'autres; et peut-être , à notre tour , aurons-nous besoin des
ira. Ainsi nous trouverions tous notre compte à ces échanges :
is, pour les faire , il faut connaître nos besoins mutuels, il faut
• chacun sache ce que d'autre* ont à sou usage, et ceau'ilpeut
2 If. EMILE.
leur offrir en retour. Supposons dix hommes, dont chacun a dix ■
sortes de besoins. Il faut que chacun , pour son nécessaire , s'ap- 1
plique à dix sortes de travaux : mais , vu la différence de génie et
de talent , l'un réussira moins à quelqu'un de ces travaux, l'autre
à un autre. Tous , propres à diverses choses , feront les mêmes ,
et seront mal servis. Formons une société de ces dix hommes, et que
chacun s'applique, pour lui seul et pour les neuf autres , au genre
d'occupation qui lui convient le mieux ; chacun profitera des talents
des autres comme si lui seul les avait tous ; chacun perfectionnera
le sien par un continuel exercice ; et il arrivera que tous les dix ,
parfaitement bien pourvus , auront encore du surabondant pour
d'autres. Voilà le principe apparent de toutes nos institutions. Il
n'est pas de mon sujet d'en examiner ici les conséquences : c'est
ce que j'ai fait dans un autre écrit '.
Sur ce principe , un homme qui voudrait se regarder comme un
être isolé , ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même , ne
pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de sub-
sister; car, trouvant la terre entière couverte du tien et du mien,
et n'ayant rien à lui que son corps , d'où tirerait-il son nécessaire ?
En sortant de l'état de nature , nous forçons nos semblables à en
sortir aussi ; nul n'y peut demeurer malgré les autres ; et ce serait
réellement en sortir, que d'y vouloir rester dans l'impossibilité
d'y vivre ; car la première loi de la nature est le soin de se con
server.
Ainsi se forment peu à peu dans l'esprit d'un enfant les idées des
relations sociales , même avant qu'il puisse être réellement mem-
bre actif de la société. Emile voit que, pour avoir des instruments
;i son usage , il lui en faut encore à l'usage des autres , par lesquels
il puisse obtenir en échange les choses qui lui sont nécessaires et
qui sont en leur pouvoir. Je l'amène aisément à sentir le besoin de
ces échanges , et à se mettre en état d'en profiter.
Monseigneur . il faut que je vive, disait un malheureux aulrur
satirique au ministre qui lui rc|)rochait l'mfamie de ce métier. Je
n'en roispas la nécessité, lui rciiarlit froidement l'homme en place.
Cette réponse, excellente pour un ministre, eût été barbare et fausse
en toute autre bouche. Il faut que tout homme vive. Cet argument,
auquel chacun donne plus ou moins de iorce .^ proportion qu'il a
' Oiscoun* sur l'inégalU»^.
LIVRE III. 517
plus ou moins d'humanité , me parait sans réplique pour cçjui qui
le fait relativement à lui-même. Puisque , de toutes les aversion>
que nous donne la nature , la plus forte est celle de mourir , il s'en-
suit que tout est permis par elle à quiconque n'a nul autre moyen
possible pour vivre. Les principes sur lesquels l'homme vertueux
:>rend à mépriser sa vie et à l'immoler à son devoir sont bien
;i de celte simplicité primitive. Heureus les peuples chez les-
quels on peut être bon sans effort et juste sans vertu ! S'il estquel-
i\nf misérable état au monde où chacun ne puisse pas vivre sans
mil faire et ou les citoyens soient fripons par nécessité , ce n'est
> le malfaiteur qu'il faut pendre , c'est celui qui le force à le de-
:.ir.
^itôt qu'Emile saura ce que c'est que la vie , mon premier soin
1 de lui apprendre à la conserver. Jusqu'ici je n'ai point distingué
•lats , les rangs , les fortunes : et je ne les distinguerai guère
> dans la suite, parce que l'homme est le même dans tous les
is; que le riche n'a pas l'estomac plus grand que le pauvre et
digère pas mieux que lui; que le maitre n'a pas les bras plus
js ni plus forts que ceux de son esclave; qu'un grand n'est pas
N grand qu'un homme du peuple ; et qu'enfin les besoins naturels
lit partout les mêmes, lesmoyens d'y pour^'oir doivent être
tout égaux. Appropriez l'éducation de l'homme à l'homme , et
I pas à ce qui n'est point lui. Ne voyez-vous pas qu'en travail-
t ,1 le former exclusivement pour un étal vous le rendez inutil«>
ut autre , et que , s'il plait à la fortune , vous n'aurez travaillé
i le rendre malheureux ? Qu"y a-t-il de plus ridicule qu'un grand
-Deur devenu gueux , qui porte dans sa misère les préjugés do
laissance ? Qu'y a-t-iJ de plus vil qu'un riche appauvri , qui , se
1 venant du mépris qu'on doit à la pauvreté , se sent devenu le
nier des hommes? L'un a pour toute ressource le métier de fri-
|)on public, l'autre celui de valet rampant , avec ce beau mot : //
faut que je vive.
Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société , sans songer que cet
ordre est sujet à des révolutions inévitables , et qu'il vous est im-
possible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos cn-
, tants. Le grand devient petit , le riche devient pauvre , le monar-
que devient sujet ; les coups du sort sont-ils si rares que vous
puissiez compter d'en être exempt ? Nous approchons de ^élat de
218 EMILE.
crise et du siècle des révolutions '. Qui peut vous répondre de
ce que vous deviendrez alors? Tout ce qu'ont fait les hommes , les
hommes peuvent le détruire: il n'y a de caractères ineffaçables
que ceux qu'imprime la nature , et la nature ne fait ni princes , ni
riches , ni grands seigneurs. Que fera donc , dans la bassesse , ce
satrape que vous n'avez élevé que pour la grandeur? Que fera,
dans la pauvreté, ce publicain qui ne sait vivre que d'or? Que fera7
dépourvu de tout, ce fastueux imbécile qui ne sait point user de
lui-même, et ne met son être que dans ce qui est étranger à lui?
Heureux celui qui sait quitter alors l'état qui le quitte , et rester
homme en dépit du sort ! Qu'on loue tant qu'on voudra ce r<H
vaincu qui veut s'enterrer en furieux sous les débris de son trône;
moi je le méprise ; je vois qu'il n'existe que par sa couronne , et
qu'il n'est rien du tout s'il n'est roi: mais celui qui la perd et s"en
passe est alors au-dessus d'elle. Du rang de roi, qu'un lâche , un.
méchant , un fou peut remplir comme un autre , il monte à l'état
d'homme , que si peu d'hommes savent remplir. Alors il triomphe
de la fortune , il la brave , il ne doit rien qu'ji lui seul ; cl , quand
il ne lui reste h montrer que lui , il n'est point nul ; il est quelque
chose. Oui, j'aime mieux cent fois le roi de Syracuse maître d'école
àCorinthc , et le roi de Macédoine greffier à Rome , qu'un malheu-
reux Tarquin , ne sachant que devenir s'il ne règne pas , que l'hé-
j itier du possesseur des trois royaumes * , jouet de quiconque ose
insulter à sa misère, errant de cour en cour, cherchant partout des
secours, et trouvant partout des affronts, faute de savoir faire
autre chose qu'un métier qui n'est plus en son pouvoir.
^ L'homme et le citoyen , quel qu'il soit , n'a d'autre bien à met-
tre dans la société que lui-mcmc, tous ses autres biens y sont
malgré lui ; et quand un homme est riche , ou il ne jouit pas de
sa richesse , ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas if
vole aux autres ce dont il se prive ; et dans le second il no leur
donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout entière tant qu'il
' Je tiens pour iinpossiblc que les grandes monarchies de l'Europe aient' ■
encon- loiisteirn» ^ durer : toutes ontbrillcS. et tout État uni brille est .
sur son déclin. J'ai de mon opinion des raisums plus partieiiln res quo
cette maxime; mais il n'est pas « proiM» de les dire, et chacun ne les voll'i
que trop. m
*[le\mnce {har\c»-Éihmnn\,i\il Ir PrélfudutU, iwlit-fils de JarijucsII,,*
roi d'Angleterre, déti-ôné en «688.1 {Note dt M. PetiUihi.
UVRE III. 210
'. que de son bien. Mais mon père , en le gagnant , a servi
.... Soit ; il a payé sa dette , naais non pas la vôtre. Vous
.0/ plus aux autres que si vous fussiez né sans bien , puisque
is êtes né favorisé. Il n'est point juste que ce qu'un homme a
t pour la société en décharge un autre de ce qu'il lui doit ; car
icun , se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul
.■■' ne peut transmettre à son fils ledroit d'être inutile à ses sem-
lides : or c'est pourtant ce qu'il fait , selon vous , en lui trans-
tant ses richesses , qui sont la preuve et le prix du travail.
tii qui mange dans l'oisiveté ce qu'il n'a pas gagné lui-même
• oie ; et un rentier que l'État paye pour ne rien faire ne diffère
re , à mes yeux , d'un brigand qui vit aux dépens despassants.
: s de la société , l'homme isolé , ne devant rien à personne , a
it de vivre comme il lui plait ; mais dans la société , où il vit
ossairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le
A deson entretien; cela est sans exception. Travailler est donc
ilcvoir indispensable à l'homme social. Riche ou pauvre j puis-
; ou faible , tout citoyen oisif est un fripon.
' >r , de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsis,
•^ ^ Ihomme, celle qui le rapproche le plus de l'état de nature
ivail des mains : de toutes les conditions, la plus indé-
' ■ de la fortune et des hommes est celle de l'artisan. L'arti-
I ne dépend que de sou travail ; il est libre , aussi libre que le
'>ureur est esclave : car celui-ci tient à son champ , dont la ré-
teest à la discrétion d'autrui. L'ennemi, le prince , un voisin
lissant, un procès, lui peut enlever ce champ; par ce champ ,
neut le vexer en mille manières : mais partout où l'on veut
1 , son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et
fois l'agriculture est le premier métier de l'homme ;
>l le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus no-
qu'il puisse exercer. Je ne dis pas à Emile : .apprends l'agri-
ilturc; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers ;
st par eux qu'il a commencé; c'est à eux qu'il revient sans
^se. Je lui dis donc : Cultive l'héritage de let pères. Mais si tu
rds cet héritage , ou si ta n'en as point , que faire ? Apprends un
lier.
'••lier à mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pcnsez-
1 y |)ense mieux que vous , madame , qui voulei le réduire
lie pouvoir jamais être qu'un lord , un marquis , un prince , et
220 EMILE.
peut-être uii jour moins que rien : moi , je lui veux donner un
rang qu'il ne puisse perdre , un rang qui l'iionore dans tous les
temps j je veux l'élever à l'état d'homme ; et , quoi que vous puis-
siez dire , il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il tien-
dra de vous.
La lettre tue et l'esprit vivifie. Il s'agit moins d'apprendre un
métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le
méprisent. Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre.
Eh ! tant pis , tant pis pour vous ! Mais n'importe ; ne travaillez
point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-vous à l'état
d'artisan , pour être au-dessus du vôtre. Pour vous soumettre la
fortune et les choses , commencez par vous en rendre indépen-
dant. Pour régner par l'opinion , commencez par régner sur elle.
Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous de-
mande; c'est un métier, un vrai métier, un art purement méca-
nique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point
il la fortune , mais avec lequel on peut s'en passer. Dans des mai-
sons fort au-dessus du danger de manquer de pain , j'ai vu des
pères pousser la prévoyance jusqu'à joindre au soin d'instruire
leurs enfants celui de les pourvoir de connaissances dont, à tout
é vénement , ils pussent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyants
croient beaucoup faire : ils ne font rien , parce que les ressour-
ces qu'ils pensent ménager à leurs enfants dépendent de celte
même fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre. Eu sorte
(ju'avec tous ces beaux talents , si celui qui les a ne se trouve
dans des circonstances favorables pour en faire usage , il périra
de misère comme s'il n'en avait aucun.
Dès qu'il est question de manège et d'intrigues, autant vaut
les employer à se maintenir dans l'abondance , qu'à regagner ,
du sein de la misère , de quoi remonter à son premier état. Si vous
cultivez des arts dont le succès tient à la réputation de l'artiste ;
si vous vous rendez propre à des emplois qu'on n'obtient que par
la faveur, que vous servira tout cela, quand , justement dégoûté
du monde, vous dédaignerez les moyens sans lesquels on n'y peut
réussir? Vous avez étudié la politique et les intérêts des princes :
voilà qui va fort bien ; mais que ferez -vous de ces connaissances,
si vous ne savez parvenir aux ministres , aux femmes de la cour,
nux chefs des bureaux ; si vous n'avez le secret de leur plaire , si
tous ne trouvent en vous le fripon qui leur convient ? Vous êtes
LlVKK III. 221
arcliilecle ou peintre : soit ; mais il faut faire connaître votre la-
Ifiil. Pensez-vous aller de but en blanc exposer un ouvrage au sa-
Oh ! qu'il n'en va pas ainsi ! Il faut être de l'Académie ; il y
luème être protégé pour obtenir au coin d'un mur quelque
■ obscure. Quittez-moi la règle et le pinceau; prenez un fia-
• t courez de porte en porte : c'est ainsi qu'on acquiert la cé-
té. Or vous devez savoir que toutes ces illustres portes ont
-lisses ou des portiers qui n'entendent que par geste , et dont
roilles sont dans leurs mains. Voulez-vous enseigner ce que
vous avez appris , et devenir maître de géographie , ou de mathé-
miUques , ou de langues , ou de musique , ou de dessin ; pour
oeb même il faut trouver des écoliers , par conséquent des pré-
comptez qu'il importe plus d'être charlatan qu'habile, et
qpe , si vous ne savez de métier que le vôtre , jamais vous ne se-
E qu'un ignorant.
Voyez donc combien toutes ces brillantes ressources sont peu
solides , et combien d'autres ressources vous sont nécessaires
pour tirer parti de celles-là. Et puis, que deviendrez-vous dans
lâche abaissement ? Les revers, sans vous instruire , vous avilis
st : jouet plus que jamais de l'opinion publique, comment vou5
lèverez- vous au-dessus des préjugés , arbitres de votre sort .' Con»-
DMot mépriserez-vous la bassesse et les vices dont vous avez be-
pour subsister ? Vous ne dépendiez que des richesses , cl
lintenant vous dépendez des riches ; vous n'avez fait qu'em-
pirer votre esclavage , et le surcharger de votre misère. Vous
viîlà pauvre sans être libre ; c'est le pire état où l'homme puisse
knber.
Hais, au lieu de recourir pour vivre à ces hautes connaissances
I|bI sont faites pour nourrir l'àme et non le corps , si vous recourez,
lao besoin , à vos mains et à l'usage que vous en savez faire , toutes
les difficultés disparaissent , tous les manèges deviennent inutiles ;
^source est toujours prête au moment d'en user ; la probité ,
ineur , ne sont plus un obstacle à la vie : vous n'avez plus
in d'être lâche et menteur devant les grands , souple et ram-
devant les fripons, vil complaisant de tout le monde, em-
teur ou voleur , ce qui est à peu près la même chose quand
' i rien : l'opinion des autres ne vous touche point; vous n'a-
I faire votre cour à personne , point de sot à flatter , [)oint de
~p à fléchir, point de courtisane à payer , et , qui pis est , à eu-
19.
22 a ÉMILK.
cunser. Que des coquins mènent les grandes affaires, peu vous
importe : cela ne vous empêchera pas, vous, dans volrc vie obs-
cure , d'être honnête homme et d'avoir du pain. Vous entrez dans
la première boutique du métier que vous avez appris : Mailre, j'ai
besoin d'ouvrage. Compagnon , mettez-vous là , travaillez. Avant
que l'heure du diner soit venue , vous avez gagné votre dîner : si
vous êtes diligent et sobre, avant que huit jours se passent, vous
aurez de quoi vivre huit autres jours : vous aurez vécu libre ,
sain, vrai, laborieux, juste. Ce n'est pas perdre son temps que
d'en gagner ainsi.
Je veux absolument qu'Emile apprenne un métier. Un métier
honnête, au moins, direz-vous. Que signifie ce mot? Tout métier
utile au public n'est-il pas honnête ? Je ne veux point (ju'il soit
brodeur, ni doreur , ni vernisseur , comme le gentilhomme de
Locke ; je ne veux qu'il soit ni musicien , ni comédien , ni faiseur
de livres '. A ces professions près et les autres qui leur ressem-
blent, qu'il prenne celle qu'il voudra ; je ne prétends le gêner en
[7ien. J'aime mieux qu'il soit cordoiuiier que poète ; j'aime mieux
'ijqu'il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine.
Mais , direz-vous , les archers , les espions , les bourreaux , sont
des gens utiles. 11 ne tient qu'au gouvernement qu'ils ne le soient
point. Mais passons; j'avais tort: il ne suffit pas de choisir un
métier utile , il faut encore qu'il n'exige pas des gens qui l'exer-
cent des qualités d'àrae odieuses , et incompatibles avec l'huma-
nité. Ainsi, revenant au premier mot, prenons un métier honnête :
mais souvenons-nous toujours qu'il n'y a point d'honnclelé sans
l'utilité.
Un célèbre auteur de ce siècle ', dont les livres sont pleins de
grands projets et de petites vues , avait fait vœu , comme tous les
prêtres de sa communion , de n'avoir point de femme en propre;
mais , se trouvant plus scrupuleux que les autres sur l'adultère,
on dit qu'il prit le parti d'avoir de jolies servantes, avec lestiuel-
les il réparait de son mieux l'outrage qu'il avait fait à son espèce
par ce téméraire engagement. 11 regardait conmie un devoir du ci-
toyen d'en donner d'autres h la patrie ; et du tribut qu'il lui payait
' Vous roies bien, vous, iiio tlira-t-on. .le le suis pour mon malheur,
je l'avoue; et mes torts, (|ue jo pense avoir assez ovpit's . nr sont pas pour
autrui des raison» di;n avoir de scuihlablos. .le n'tVris |>aspourexcu.s<T me»
fautes, mais pour oMi|>cchcr mes lecteurs de les imiter.
' I/abln' de Saint- Pierre.
LlVKt 111 223
• Il '' ^eure iJ ptiuplail la classe des artisans. Sitôt que ces enfants
1 1.. :a en âge, il leur faisait apprendre à tous un métier de leur
goût , n'excluant que les professions oiseuses , futiles, ou sujettes
à la mode , telles , par exemple , que celle de perruquier, qui n'est
jamais nécessaire , et qui peut devenir inutile d'un jour à l'autre,
tant que la nature ne se rebutera pas de nous donner des chC'
veux.
Voila l'esprit qui doit nous guider dans le choix du métier
d'Emile ; ou plutôt ce n'est pas à nous de faire ce choix , c'est à
lui : car les maximes dont il est imbu conservant en lui le mépris
naturel des choses inutiles, jamais il ne voudra consumer son
temps en travaux de nulle valeur, et il ne connaît de valeur aux
choses que celle de leur utilité réelle ; il lui faut un métier qui put
servir à Robinson dans son iic.
En faisant passer en revue devant un enfant les productions de
la nature et de l'art , en irritant sa curiosité , en le suivant où elle
le porte, on a l'avantage d'étudier ses goûts, ses inclinations, ses
penchants, et de voir briller la première étincelle de son génie ,
s'il en a quelqu'un qui soit bien décidé. Mais une erreur commune
et dont il faut vous préserver , c'est d'attribuer à l'ardeur du ta-
lent l'effet de l'occasidn, et de prendre pour une inclination mar-
quée vers tel ou tel art l'esprit imitatif commun à l'homme et au
singe, et qui porte machinalement l'un et l'autre à vouloir faire
tout ce qu'il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon. Le
monde est plein d'artisans , et surtout d'artistes , qui n'ont point
le talent naturel de l'art qu'ils exercent , et dans lequel on les a
|)0ussés dus leur bas âge , soit tléterminé par d'autres convenan-
ces, soit trompé par un ïelc apparent qui les eût portés de même
vei-s tout autre art, s'ils l'avaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend
un tamho'jr et se croit général ; tel voit bâtir et veut être archi-
tecte. Chacun est tenté du métier qu'il voit faire, quand il le croit
estimé.
J'ai connu un iaqaus qui , voyant peindre et dessiner son maî-
tre , se mit tlans la tète d'être peintre et dessinateur. Dès l'instant
qu'il eut formé cette résolution , il prit le crayon , qu'il n'a plus
quitté que pour prendre le pinc«au , qu'il ne quittera de sa vie.
fvins leçons et sans règles , il se mit à dessiner tout ce qui lui tom-
Init sous la main. Il passa trois ans entiers collé sur ses barbouil-
laaes , sans que jamais rien put l'en arracher que son service , et
22i EMILE.
sans jamais se rebuter du peu de progrès que de médiocres dispu-
sitions lui laissaient faire. Je l'ai vu, durant six mois d'un été Irès-
ardent , dans une petite antichambre au midi , où l'on suffoquait
au passage , assis, ou plutôt cloué tout le jour sur sa chaise , de-
vant un globe , dessiner ce globe , le redessiner, commencer et
recommencer sans cesse avec une invincible obstination , jusqu'à
ce qu'il en eut rendu la ronde-bosse assez bien pour être content
de son travaU. Enlin , favorisé de son mailre et guidé par un ar-
tiste , il est parvenu au point de quitter la livrée et de vivre de
son pinceau. Jusqu'à certain terme la persévérance supplée au ta-
lent : il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et
l'émulation de cet honnête garçon sont louables. Il se fera toujours
estimer par son assiduité, par sa fidélité , par ses mœurs ; mais
il ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui n'eut
pas été trompé par son zèle , et ne l'eût pas pris pour un vrai ta-
lent? 11 y a bien de la différence entre se plaire à un travail , et y
être propre. 11 faut des observations plus lines qu'on ne pense
pour s'assurer du vrai génie et du vrai goût d'un enfant qui mon-
tre bien plusses désirs que ses dispositions, et qu'on juge tou-
jours par les premiers , faute de savoir étudier les autres. Je vou-
drais qu'un homme judicieux nous donnât un traité de l'art d'ob-
server les enfants. Cet art serait très-important à connaître : les
pères et les maîtres n'en ont pas encore les éléments.
Mais peut-être donnons-nous ici trop d'importance au choix d'un
métier. Puisqu'il ne s'agit que d'un travail des mains , ce choix
n'est rien pour Emile ; et son apprentissage est déjà plus d'à moi-
tié fait, par les exercices dont nous l'avons occupé jusqu'à présent .
Que voulez-vous qu'il fasse .' Il est prêt à tout : il sait déjà maniei-
la bêche et la houe, il sait se servir du tour, du marteau, du rabot,
delà lime; les outils de tous les métiers lui sont déjà familiers.
Il ne s'agit plus que d'acquérir de quelqu'un de ces outils un usage
assez prompt , assez facile , pour égaler en diligence les bons ou-
vriers qui s'en servent ; et il a sur ce point un grand avantage par-
dessus tous, c'est d'avoir le corps agile , les membres flexibles ,
pour prendre sans peine toutes sortes d'altitudes et prolonger sans
effort toutes sortes de mouvements. De plus, il a les organes jus
tes et bien exercés ; toute la mécanique des arts lui est déjà con-
nue. Pour savoir travailler en mailre , il ne lui manque que de
l'habitude , et fhabilude ne se gagne qu'avec le temps. Auipiol
1
LIVRE III. Î2à
- métiers , dont le choix nous reste à faire, donnera-t-il donc as-
' de temps pour s'y rendre diligent? Ce n'est plus que de cela
: il s'agit.
Donnez à l'honamc un métier qui convienne à son sexe , cl au
;ne homme un métier qui convienne à son âge ; toute pro-
-ion sédentaire et casanière , qui efféminé et ramollit le corps,
lui plaît ni ne lui convient. Jamais jeune garçon n'aspira de lui-
rne à être tailleur ; il faut de l'art pour porter à ce métier de
nmes le sexe pour lequel il n'est pas fait '. L'aiguille et l'épce ne
raient être maniées par les mêmes mains. Si j'étais souverain,
;ie permettrais la couture et les métiers à l'aiguille qu'aux fom-
s et aux boiteux, réduits à s'occuper comme elles. En supposant
- eunuques nécessaires , je trouve les Orientaux bien fous d'en
rt^ exprès. Que ne se contentent-ils de ceux qu'a faits la nature,
ces foules d'hommes lâches dont elle a mutilé le cœur ? ils en
nient de reste pour le besoin. Tout homme faible, délicat,
iiitif , est condamné par elle h la vie sédentaire; il est fait pour
■ re avec les femmes, ou à leur manière. Qu'il exerce quelqu'un
> métiers qui leur sont propres , à la bonne heure ; ci , s'il faut
«olument de vrais eunuques , qu'on réduise a cei état les nom-
> qui déshonorent leur sexe en prenant des emplois qui ne lui
: 1 viennent pas . Leur choix a.monce l'erreur de ia nature : corrigez
te erreur de manière ou d'autre, vous n'aurez fait que du bien,
l'interdis à mon élève les métiers malsains, mais non pas les
liers pénibles, ni même les métiers pénilcux. Ils exercent à
ois la force et le courage ; iis sont propres aux hommes seuls ;
^ femmes n'y prétendent point : comment n'onl-ils pas honle
mpiéter sur ceux qu'elles font ?
Luclanlur pauct, tomedunt colip/iia iMUCÊ.
fox Uinom Irahilis, calathuque peracta referti*
reliera ».
Kn Italie , on ne voit point de fen^mcs dans les boutiques ; et
I ne peut rien imaginer de plus triste que le coup d'oeil des
s de ce pavs-là pour ceux qui sont accoutumés à celles de
ince et d'.Anglcterre. En voyant des marchand? de modes ven-
> aux dames des rubans , des pompons , du réseau , de la che-
II n'y avait point de taïUeurt parmi les andCM t ic* tulMls des boin-
-^ vr faisaient dans la maison par les femmes,
Jmtn., Sat. il. t. 33.
226 EMILE.
nille, je trouvais ces parures délicates bien ridicules dans de
grosses mains , faites pour souffler la forge et frapper sur l'cn-
clume. Je me disais : Dans ce pays les femmes devraient, par
représailles , lever des boutiques de fourbisseurs et d'armuriers.
Elî ! que chacun fasse et vende les armes de son sexe. Pour les
connaître , il les faut employer.
.leune homme , imprime à tes travaux la main de l'homme. Ap-
prends à manier d'un bras vigoureux la hache et la scie , à cquar-
rir une poutre , à monter sur un comble , à poser le faite , à l'af-
fermir de jambes-de-force et d'entrails; puis crie à ta sœur de
venir t'aider à ton ouvrage , comme elle te disait de travailler à
son point-croisé.
J'en dis trop pour mes agréables contemporains , je le sens ;
mais je me laisse quelquefois entraîner à la force des conséquences.
Si quelque homme que t?e soit a honte de travailler en public armé
d'une doloire et ceint d'un tablier de peau, je ne vois plus en lui
qu'un esclave de l'opinion , prêt à rougir de bien faire , sitôt qu'on
se rira des honnêtes gens. Toutefois cédons au préjugé des pères
tout ce qui ne peut nuire au jugement des enfants. Il n'est pas né-
cessaire d'exercer toutes les professions utiles, pour les honorer
toutes; il suffit de n'en estimer aucune au-dessous de soi. Quand
on a le choix et que rien d'ailleurs ne nous détermine , pourquoi
ne consulterai l-on pas l'agrément , l'uiclination , la convenance ,
entre les professions de même rang.^ Les travaux des métaux
sont utiles, et même les plus utiles de tous; cependant, à moins
(ju'une raison particulière ne m'y porte, je ne ferai point de vo
tre fils un maréchal, un serrurier, un forgeron ; je n'aimerais pas
à lui voir, dans sa forge, la figure d'un cyclope. De même , je
n'en ferai pas un maçon, encore moins un cordonnier. Il faut que
tous les métiers se fassent; mais qui peut choisir doit avoir égard
à la propreté , car il n'y a point là d'opinion : sur co point les
sens nous décident. Enfin , je n'aimerais pas ces stupidcs profes-
sions dont les ouvriers , sans industrie et presque automates ,
n'exercent jamais leurs mains qu'au même travail ; les tisserands,
les faiseurs de bas, les scieurs de pierre : à quoi sert d'employer
a ces métiers des hommes de sens ? c'est une machine qui en mène
une autre.
Tout bien considéré, le métier (|ue j'aimerais le mieux qui fut du
goût de mon élève est celui de menuisier. 11 est propre, il est utile,
1
LIVRE m. 327
il peut s'exercer dans la maison ; il tienl suffisamment le corps en
haleine ; il exige dans l'ouvrier de l'adresse et de l'industrie ; et,
dans la forme des ouvrages que l'utilité détermine , l'élégance et
\e goût ne sont pas exclus.
Que si par hasard le génie de votre élève était décidément tounié
vers les sciences spéculatives , alors je ne blâmerais pas qu'on lui
donnât un métier conforme à ses inclinations; qu'il apprit, par
exemple, à faire des instruments de mathématiques , des lunettes,
des télescopes , etc.
Quand Emile apprendra son métier, je veux l'apprendre avec
lui ; car je suis convaincu qu'il n'apprendra jamais bien que ce
que nous apprendrons ensemble. Nous nous mettrons donc tous
deux en apprentissage , et nous ne prétendrons point être traités
en messieurs , mais en vrais apprentis qui ne le sont pas pour rire :
pourquoi ne le serions-nous pas tout de bon? Le czar Pierre était
chari.entier au chantier, et tambour dans ses propres troupes :
pensez vous que ce prince ne vous valut pas par la naissance ou
par le mérite ? Vous comprenez que ce n'est point à Emile que je
dis cela ; c'est à vous , qui que vous puissiez être.
Malheureusement nous ne pouvons passer tout notre temps à
rétabli. Nous ne sommes pis seulement apprentis ouvriers , nous
sommes apprentis hommes ; et l'apprentissage de ce dernier métier
est plus pénible et plus long que l'autre. Comment ferons-iioua*)
donc ;' Prendrons-nous un maître de rabot une heure par jour, com •
me on prend un maître à danser ?Notj ; nous ne serions pas dos ap-
prentis , mais des disciples ; et notre ambition n'est pas tant d'ap-
prendre la menuiserie que de nous élever à l'état de menuisinr. Je
is donc d'avis que nous allions toutes les semaines une ou deux
is au moins pisser la journée entière chez le maître, que nous
L's levions à son heure , que nous soyons a l'ouvrage avant lui .
,(• nous mangions à sa table , que nous travaillions sous ses or-
•s ; et qi/après avoir eu l'honneur de souper avec sa famille, nous
tournions, si nous voulons, coucher dans nos lits durs. Voilà
nmoiit on apprend plusieurs métiers à la fois, et comment on
nu travail des mains , s.ins négliger l'autre apprentissage.
is simples en faisant bien : n'allons pas reproduire la vanité
-.oins poiirla combattre. S'enorgueillir d'avoir vaincu le*
-, c'est s'y soumettre. On dit que. par un ancien usage Je
, maison ottomane , le Grand Seigneur Mt obliçé de travail'erdc
398 EMILE.
1
ses mains ; et chacun sait que les ouvrages d'une main royale ne
peuvent être que des chefs-d'œuvre. Il distribue donc magnifique-
ment ces chefs-d'œuvre aux grands de la Porte ; et l'ouvrage est
payé selon la qualité de l'ouvrier. Ce que je vois de mal à cela n'est
pas cette prétendue vexation ; car au contraire elle est un bien. En
lorçanl les grands de partager avec lui les dépouilles du peuple, le
prince est d'autant moins obligé de piller le peuple directement.
Cest un soulagement nécessaire au despotisme, et sans lequel cet
horrible gouvernement ne saurait subsister.
Le vrai mal d'un pareil usage est l'idée qu'il donne à ce pauvre
homme de son mérite. Comme le roi Midas , il voit changer en or
tout ce qu'il touche , mais il n'aperçoit pas quelles oreilles cela fait
pousser. Pour en conserver de courtes à notre Emile , préservons
SOS mains de ce riche talent ; que ce qu'il fait ne lire pas son prix
de l'ouvrier, mais de l'ouvrage. Ne souffrons jamais qu'on juge du
sien qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Que son travail
soit prisé par le travail même, et non parce qu'il est de lui. Dites
de ce qui est bien fait, Foi/à qui est bienfait ; mais n'ajoutez point.
Qui est-ce qui a fait cela ? S'il dit lui-même d'un air fier et content
de lui. C'est moi qui l'ai fait ; ajoutez froidement, Tous ou un
autre , il n importe, cest toujours un travail bien fait.
Bonne mère , préserve-toi surtout des mensonges qu'on te pré-
pare. Si ton fils sait beaucoup de choses , défie-toi de tout ce qu'il
sait : s'il a le malheur d'être élevé dans Paris et d'être riche , il est
perdu. Tant qu'il s'y trouvera d'habiles artistes , il aura tous leurs
talents ; mais loin d'eux il n'en aura plus. A Paris , le riche sait tout ;
il n'y a d'ignorant que le pauvre. Cette capitale est pleine d'ama-
teurs et surtout d'amatrices, qui font leurs ouvrages comme M.
Guillaume inventait ses couleurs. Je connais à ceci trois excep-
tions honorables parmi les hommes , il y en peut avoir davantage ;
mais je n'en connais aucune parmi les femmes , et je doute qu'il y
en ait. En général on acquiert un nom dans les arts comme dans
la robe ; on devient artiste et juge des artistes, comme on devient
docteur en droit et magistrat.
Si donc il était une fois établi qu'il est beau de savoir un rac-
lier, vos enfants le sauraient bientôt sans l'apprendre : ils passe-
raient maîtres comme les conseillers de Zurich. Point de tout ce
cérémonial pour Emile ; point d'apparence , et toujours de la réa-
lité. Qu'où ne dise pas qu'il sait, mais qu'il apprenne en silence.
LIVRE II!. Î29
; Qu'il fasse toujours son chef-d'œuvre, et que jamais il ne passe
'< maître ; qu'il ne se montre pas ouvrier par son titre , mais par son
travail.
I Si jusqu'ici je me suis fait entendre, on doit concevoir comment,
1 avec l'habitude de l'exercice du corps et du travail des mains,
I je donne insensiblement à mon élève le goût de la réflexion et de
'. la méditation , pour balancer en lui la paresse qui résulterait de
son indifférence pour les jugements des hommes et du calme de
•es passions. Il faut qu'il travaille en paysan , et qu'il pense en
philosophe, pour n'être pas aussi fainéant qu'un sauvage. Le
grand secret de l'éducation est de faire que les exercices du corps
H ceux de l'esprit servent toujours de délassement les uns aux
autres.
Mais gardons-nous d'anticiper sur les instructions qui deman-
dent un esprit plus mûr. Emile ne sera pas longtemps ouvrier, sans
ressentir par lui-même l'inégalité des conditions , qu'il n'avait d'a-
bord qu'aperçue. Sur les maximes que je lui donne et qui sont à sa
portée , il voudra m'examiner à mon tour. En recevant tout de
moi seul , en se voyant si près de l'état des pauvres , il voudra
avoir pourquoi j'en suis si loin. Il me fera peut-être , au dépour-
iru , des questions scabreuses : « Vous êtes riche , vous me l'avez
• dit, et je le vois. Un riche doit aussi son travail à la société ,
« puisqu'il est homme. Mais vous, que faites-vous donc pour elle ? »
Que dirait à cela un beau gouverneur ? je l'ignore. Il serait peul-
élre assez sot pour parler à l'enfant des soins qu'il lui rend. Quant
imoi, l'atelier me tire d'affaire. « Voilà , cher Emile, une excel-
• lente question : je vous promets d'y répondre pour moi , quand
« TOUS y ferez pour vous-même une réponse dont vous soyez
• content. En attendant , j'aurai soin de rendre à vous et aux
« pauvres ce que j'ai de trop , et de faire une table ou un banc par
■ semaine, afin de n'être pas tout à fait inutile à tout. *
Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant prêt à
ooser de l'être , rentré dans son individu. Le voilà sentant plus
^■e jamais la nécessité qui l'attache aux choses. Après avoir com -
flMocê par exercer son corps et ses sens , nous avons exerce son
esprit et son jugement. Enfin nous avons réuni l'usage de ses
■smhres à celui de ses facultés ; nous avons fait un être agissant
rt pensant : il ne nous reste plus , pour achever l'homme , que de
ifirire UQ être aimant et sensible, c'est-à-dire de perfectionner la
230 ÉMILK.
raison, par le senliment Mais avant d'entrer dans ce nouvel
ordre de choses, jetons les yeux sur celui d'où nous sortons,
et voyons , le plus exactement qu'il est possible , jusqu'où nous
sommes parvenus.
Notre élève n'avait d'abord que des sensations , maintenant il
a des idées : il ne faisait que sentir, maintenant il juge. Car de la
comparaison de plusieurs sensations successives ou simultanées,
et du jugement qu'on en porte , nait une sorte de sensation mixte
ou complexe , que j'appelle idée.
La manière de former les idées est ce qui donne un caractère
à l'esprit humain. L'esprit qui ne forme ses idées que sur des rap-
ports réels est un esprit solide ; celui qui se contente des rapports
apparents est un esprit superficiel ; celui qui voit les rapports tels
qu'ils sont est un esprit juste ; celui qui les apprécie mal est un
esprit faux ; celui qui controuve des rapports imaginaires qui n'ont
ni réalité ni apparence est un fou ; celui qui ne compare point est
un imbécile. L'aptitude plus ou moins grande à comparer des
idées et à trouver des rapports est ce qui fait dans les hommes le
plus ou le moins d'esprit , etc.
Les idées simples ne sont que des sensations comparées. II y a
des jugements dans les simples sensations aussi bien que dans les
sensations complexes , que j'appelle idées simples. Dans la sensa-
tion, le jugement est purement passif, ilaftirmc qu'on sent ce
qu'on sent. Dans la perception ou idée , le jugement est actif; il
rapproche, il compare , il détermine des rapports que le sens ne
détermine pas. Voila toute la différence ; mais elle est grande,
.lamais la nature ne nous trompe ; c'est toujours nous qui nous
trompons *.
' Vxn qiii nousi trompons.
[Je dis fu'il eut impossiOle que nos sens nous trompent, car il est
toujours vrai que nous st:ntons ce que nous sentons : et les épicuriens
avaient raison en cela. Les sensations ne nous font tomber dans l'er-
reur que par les jugements qu'il nous plail d'y joindre sur les rauset
productrices de ces mêmes sensations, ou sur IcMgvppnrt-s qu'elles o»|i
entre elles, ou sur la nature des objets qu'elles nous font apcreeroir,.
Or c'est en ceci que se trompaient les épicuriens , prétendant que le»
fui/ements que nous faisions sur nos sensations n'étaient jamais faux.''
Nous sentons nos sensations , mais nous ne sentons pas nos jugem«Ht4,>
nous les produisons.
Ot alinéa, impriiiuî pour la premiore fois dins l'tVlitionde 1801. pul>li(*«
par niilot, e?t en ffft-t dans le rnann^rrit atilo^raphc . en rurinr iradilitioQ
I
LIVRE lU 5ÔI
Je vois servir à jn enfant d' huit ans l'un fromage glacé ; il
porte la cuiller à sa bouche , sans savoir ce que c'est , et , saisi du
froid, s'écrie : Ah! cela me brûle I II éprouve une sensation très-
vive ; il n'en connaît point de plus vive que la chaleur du feu, et
il croit sentir celle-là. Cependant il s'abuse ; le saisissement du
■ 'id le blesse, mais il ne le brûle pas ; et ces deux sensations no
!it pas semblables, puisque ceux qui ont éprouvé l'une et l'au-
iie ne les confondent point. Ce n'est donc pas la sensation qui le
ticmpe, mais le jugement qu'il en porte.
Il en est de même de celui qui voit pour la première fois un mi-
i oir ou une machine d'optique , ou qui entre dans une cave pro-
fonde au cœur de l'hiver ou de Tété , ou qui trempe dans l'eau
tiède une main très-chaude ou très-froide, ou qui fait rouler en-
tre deux doigts croisés une petite boule, etc. S'il se contente de
dire ce qu il iperçoit , ce qu'il sent, son jugement étant purement
passif, il est impossible qu'il se trompe : mais quand il juge de la
chose par l'apparence , il est actif, il compare , il établit par in-
duction des rapports qu'il n'aperçoit pas ; alors il se trompe ou
peut se tromper. Pour corriger ou prévenir l'erreur, il a besoin de
l'expérience.
Montrez de nuit à votre élève des nuages passant entre la lune
cl lui , il croira que c'est la lune qui passe en sens contraire, et
que les nuages sont arrêtés. Il le croira par une mduction précipi-
léo , parce qu'il voit ordinairement les petits objets se mouvoir
préférablement aux grands , et que les nuages lui semblent plus
iids que la lune , dont il ne peut estimer l'éloignement. Lors-
■, dans un bateau qui vogue , il regarde d'un peu loin le ri-
zc , il tombe dans rerrcur contraire , et croit voir courir la terre,
rce que , ne se sentant point en mouvement , il regarde le ba-
u, la mer ou la rivière, et tout son horizon , comme un tout
mobile, dont le rivage qu'il voit courir ne lui semble qu'une
!lie.
La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plorfgé
dans l'eau , il voit un bâton brisé : la sensation est vraie , et elle
!ic laisserait pas de l'être quand même nous ne saurions point la
raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il
M tn te : mais il est à obKnrer qiie le* deux alinéas précédents, La manier:
4€ Jormer, rtc. Letidtes timples ne sont, etc.. ne s'y trouvent [>oint1.
tinte de M. Peti'ain.
232 EMILE.
voit , il dit, Un bâton brisé , et il dit vrai , car il est trcs-sùr qu'il
a la sciualioii d'un bâton brisé. Mais quand, trompé par son juge-
ment, il va plus loin , et qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâ-
ton brisé, il affirme encore que ce qu'il voit est en effet un bàlon
brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela? parce que alors il devient
actif, et qu'Une juge plus par inspection , mais par induction,
en affirmant ce qu'il ne sent pas , savoir , que le jugement qu'il
reçoit par un sens serait confirmé par un autre.
Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugements , il est
clair que , si nous n'avions jamais besoin de juger , nous n'au-
rions nul besoin d'apprendre ; nous ne serions jamais dans le cas
de nous tromper; nous serions plus heureux de notre ignorance
que nous ne pouvons léfre de notre savoir. Qui esl-ce qui nie que
les savants ne sachent mille choses vraies que les ignorants ne sau-
ront jamais? Les savants sont-ils pour cela plus près de la vérité.'
Tout au contraire , ils s'en éloignent en avançant , parce que la
vanité de juger faisant encore plus de progrès que les lumières ,
chaque vérité qu'ils apprennent ne vient qu'avec cent jugements
faux. Il est de la dernière évidence que les compagnies savantes de
l'Europe ne sont que des écoles publiques de mensonges ; et très-
sùrement il y a plus d'erreurs dans l'Académie des sciences que
dans tout un peuple de Hurons.
Puisque plus les hommes savent , plus ils se trooapeut , le seul
moyen d'éviter l'erreur est l'ignorance. Ne jugez point, vous no
vous abuserez jamais. C'est la leçon de la nature aussi bien que
lie la raison. Hors les rapports immédiats en Irès-pelit nombre et
très-sensibles que les choses ont avec nous , nous n'avons naturel-
lement qu'une profonde indifférence pour tout le reste. Un sau-
vage ne tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus
belle machine, et tous les prodiges de l'électricité. Que m'importe?
est le mot le plus familier à l'ignorant , et le plus convenable au
sage.
Maismalheureusemenl ce mol ne nous va plus. Tout nous im-
porte depuis que nous sommes dépendants de tout; et notre cu-
riosité s'étend nécessairement avec nos besoins. Voilà pourquoi
j'en donne une très-grande au philosophe, et n'en donne point au
sauvage. Celui-ci n'a besoin de personne; l'autre a besoin de tout
Iz monde, et surtout d'admirateurs.
On me dira que je sors de la nature ; je n'en croisrion. Elle choi-
LIVRE III. 233
ses instrumente , el les règles , non sur l'opinion , mais sur le
>'ia. Or les besoins changent selon la situation des hommes. Il
I y a bien de la différence entre l'homme naturel vivant dans l'état
i de nature, et l'homme nature! vivant dans l'état de société. Emile
1, n'est pas un sauvage à reléguer dans les déserts ; c'est un sauvage
fait pour tiabiter les villes. Il faut qu'il sache y trouver son néces-
saire , tirer parti de leurs habitants , et vivre , sinon comme eux ,
du moins avec eux.
Puisqu'au milieu de tant de rapports nouveaux dont il va dé-
pendre il faudra malgré lui qu'il juge , apprenons-lui donc à bien
juger.
La meilleure manière d'apprendre à bien juger est celle qui tend
le plus à simplifier nos expériences , et à pouvoir même nous en
passer sans tomber dans l'erreur. D'où il suit qu'après avoir long-
temps vériQé les rapports des sens l'un par l'autre , il faut encore
apprendre à vériGer les rapports de chaque sens par lui-même ,
sans avoir besoin de recourir à un autre sens : alors chaque sen-
sation deviendra pour nous une idée , et cette idée sera toujours
conforme à la vérité. Telle est la sorte d'acquis dont j'ai tâché de
remplir ce troisième âge de la vie humaine.
Cette manière de procéder exige une patience et une circons-
pection dont peu de maîtres sont capables , et sans laquelle ja-
mais le disciple n'apprendra à juger. Si, par exemple, lorsque
celui-ci s'abuse sur rap|)arence du bâton brisé , pour lui montrer
son erreur vous vous pressez de tirer le bâton hors de l'eau, vous
le détromperez peut-être : mais que lui apprendrez-vous ? rien
que ce qu'il aurait bientôt appris de lui-même. Oh ! que ce n'est
pas là ce qu'il faut faire ! 11 s'agit moins de lui apprendre une vé-
rité que de lui montrer comment il faut s'y prendre pour décou-
' • toujours la %'érité. Pour mieux l'instruire, il ne faut pas le
lomper sitôt. Prenons Emile et moi pour exemple,
l'remit'renjent , à la seconde des deux questions supposées ,
I ut enfant élevé à l'ordinaire ne manquera pas de répondre affir-
livement : C'est sûrement , dira-t-il, un bâton brisé. Je doute
t qu'Emile me fasse la même réponse. Ne voyant point la né-
-ilé d'être savant ni de le paraître, il n'est jamais pressé de ju-
; il ne juge que sur l'évidence ; et il est bien éloigné de la trou-
r dans cette occasion , lui qui sait combien nos jugements sur
an.
Î34 EMILE.
les apparences sout sujets à l'illusioH , ne fut-ce que dans la per
spective.
D'ailleurs , comme il sait par expérience que mes questions les
plus frivoles ont toujours quelque objet qu'il n'aperçoit pas d'a-
bord , il n'a point pris l'habitude d'y répondre étourdiment ; au
contraire , il s'en défie , il s'y rend attentif , il les examine avec
grand soin avant d'y répondre. Jamais il ne me fait de réponse
qu'il n'en soit content lui-même ; et il est difficile à contenter.
Enfin nous ne nous piquons ni lui ni moi de savoir la vérité des
choses , mais seulement de ne pas donner dans l'erreur. Nous
serions bien plus confus de nous payer d'une raison qui n'est pas
bonne, que de n'en point trouver du tout. Je ne sais , est un mot
qui nous va si bien à tous deux, et que nous répétons si souvent,
qu'il ne coûte plus rien à l'un ni à l'autre. Mais, soit que celte
étourderie lui échappe , ou qu'il l'évite par notre commode je ne
sais, ma réplique est la même : Voyons , examinons.
Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau est fixé dans une situa-
tion perpendiculaire. Pour savoir s'il est brisé, comme il le pa-
raît , que de choses n'avons-nous pas à faire avant de le tirer de
l'eau ou avant d'y porter la main !
r D'abord nous tournons tout autour du bâton , et nous voyons
que la brisure tourne comme nous. C'est donc notre œil seul qui
la change , et les regards ne remuent pas les corps.
2° Nous regardons bien à plomb sur le bout du bâton qui est
hors de l'eau ; alors le bàlon n'est plus courbe , le bout voisin de
notre œil nous cache exactement l'autre Imni ' \,>ii.^ (pi| i-t-il ;.>.
dressé le bàlon ?
3° Nous agitons la suriacc de l'eau; lum^ \umiii> k- iiainu ,■ ;;
plier en plusieurs pièces, se mouvoir en zig-zag, et suivre les ondu-
lations de l'eau. Le mouvement (juc nous donnons à cette eau
suffit-il pour briser, aiuolhr et fondre ainsi le bâton?
4° Nous faisons écouier l'eau, et nous voyons le bâton se re-
dresser i)eu à peu à mesure que l'eau baisse. N'en voilà-t-il pas plus
(ju'd ne faut pour édaircir le fait et trouver la réfraction? Il n'est
donc pas vrai que îa vue nous trompe, puisque nous n'avons be-
' J'ai depuis trouv*^ le contrairo par une expt'ricncc phis exacte. La rO-
fraction agit circiilaireiiient , et le bàlon parait (Uns sros par le Itoul i|iii est
dans l'eau q\w par l'autre : mais cola ne cliati,!;i> rip» h la force du rais'tm-
tienient, et la conséquence n'en est pas moins juste.
1
I
LIVRE Ilf. 236
!ii <[iie d'elle seule pour rectifier les erreui"s que nous lui attri-
ions.
Supposons l'enfant assez stupide pour ne \kls sentir le résultat
de ces expériences; c'est alors qu'il faut appeler le toucher au
secours de la vue. Au lieu de tirer le bâton hors de l'eau , laissez-
le dans sa situation , et que l'enfant y passe la maiu d'un bout à
l'autre , il ne sentira point d'angle; le bâton n'est donc pas brisé.
Vous me direz qu'il n'y a pas seulement ici des jugements,
mais des raisonnements en forme. Il est vrai : mais ne voyez- voas
pas que , sitôt que l'esprit est parvenu jusqu'aux idées , tout juge-
ment est un raisonnement? La conscience de toute sensation est
ane proposition , un jugement. Donc , sitôt que l'on compare une
sensation et une autre , on raisonne. L'art de juger et l'art de rai-
sonner sont exactement le même.
Emile ne saura jamais la dioptrique , ou je veux qu'il l'apprenne
autour de ce bâton. Il n'aura point disséqué d'insectes; il n'aura
point compté les taches du soleil ; il ne saura ce que c'est qu'un
microscope et un télescope. Vos doctes élèves se moqueront de
son ignorance. Ils n'auront pas tort ; car, avant de se servir de ces
instruments , j'entends qu'il les invente , et vous vous doutez bien
que cela ne viendra pas sitôt.
Voilà l'esprit de toute ma méthode dans cette partie. Si l'enfant
fait rouler une petite boule entre deux doigts croisés , et qu'il
croie sentir deux boules , je ne lui permettrai point d'y regarder,
qu'auparavant il ne soit convaincu qu'il n'y en a qu'une.
Ces éclaircissements suffiront , je pense , pour marquer neltc-
mcnt le progri's qu'a fait jusqu'ici l'esprit de mon élevé , et la
iite par laquelle il a suivi ce progrès. Mais vous êtes cf-
\is peut-être de la quantité de choses que j'ai fait jwsscr de-
nt lui : vous craignez que je n'accable son esprit sous ces niulli-
ies d»" connaissances. C'est tout le contraire ; je lui apprends bien]
is à les ignorer qu'à les savoir. Je Ui montre la route de la
loncc , aisée à la vérité , mais longue, immense, lente à prcou-
rtr. Je lui fais faire les premiers pas pour qu'il reconnaisse l'ea»
Iréc , mais je ne lui permets jamais d'aller loin.
Forcé d'apprendre de lui-même, il use de sa raison et non de
celle tl'autrui ; car, pour ne rien donner à l'opinion , il ne faut rien
»kMmer à l'autorité ; et la plu{)art de nos erreurs nous viennent
bien moins de nous que des autres. Do cet exercice continuel il
236 ÉMLLE.
doit résultet une vigueur d'esprit seml)lable ;i celle qu'on donne
nu corps par le travail et parla fatigue. Un autre avantage est qu'on
n'avance qu'à proportion de ses forces. L'esprit, non plus que le
corps , ne porte que ce qu'il peut porter. Quand l'entendcraenl
s'approprie les choses avant de les déposer dans la mémoire , ce
qu'il en tire ensuite est à lui : au lieu qu'en surchargeant la mé-
moire à son insu , on s'expose à n'en jamais rien tirer qui lui soit
propre.
Emile a peu de connaissances , mais celles qu'il a sont véritable-
ment siennes; il ne sait rien à demi. Dans le petit nombre des choses
qu'il sait et qu'il sait bien, la plus importante est qu'il y en a beau-
coup qu'il ignore et qu'il peut savoir un jour, beaucoup plus que
d'autres hommes savent et qu'il ne saura de sa vie , et une infinité
d'autres qu'aucun homme ne saura jamais. Il a un esprit uni-
versel, non par les lumières, mais par la faculté d'en acquérir;
un esprit ouvert, intelligent, prêt à tout, et, comme dit Montai-
gne, sinon instruit, du moins instruisable. Il me suffit qu'il sa-
che trouver l'a quoi bon sur tout ce qu'il fait, et le pourquoi sur
tout ce qu'il croii. Car, encore une fois, mon objet n'est point de
lui donner la science , mais de lui apprendre à l'acquérir au besoin,
delà lui faire estimer exactement ce qu'elle vaut , et de lui faire ai-
mer la vérité par-dessus tout*. Avec cette méthode on avance peu ,
mais on ne fait jamais un pas inutile, et l'on n'est point forcé de
rétrograder.
Emile n'a que des connaissances naturelles et purement physi-
ques. Il ne sait pas même le nom de l'histoire , ni ce que c'est que
métaphysique et morale. Il connaît les rapports essentiels de l'hom-
me aux choses, mais nul des rapports moraux de l'homme à l'hom-
me. Il sait peu généraliser d'idées, peu faire d'abstractions. Il voit
des qualités communes à certains corps, sans raisonner sur ces
qualités en elles-mêmes. Il connaît l'étendue abstraite à l'aide des
figures de la géométrie ; il connaît la quantité abstraite à l'aide des
signes de l'algèbre. Ces figures et ces signes sont les supports de
ces abstractions , sur lesquels ses sens se reposent. Il no cherche
point à connaître les choses par leur nature , mais seulement par
• ;^Vai.. Car, encore une fois, mon objet n>st pas de lui donner la
science, mais de In lui faire connaître, de lui apprendre à en acquérir
au besoin, afin delà lui faire estimer exactement ce qu'elle vaut, et de
lui faire aimer la vérité par-dessus toutes choses]
I
UVRE m. 237
i les relations qui l'intéressent. Il n'estime ce qui lui est étranger
' ijue par rapport à lui ; mais cette estimation est exacte et sûre. La
Tantaisie , la convention , n'y entrent pour rien. Il fait plus de cas
I de ce qui lui est plus utile ; et , ne se départant jamais de cette ma-
-: nière d'apprécier , il ne donne rien à l'opinion.
i Emile est laborieux , tempérant , patient , ferme , plein de cou-
ra:re. Son imagination, nullement allumée, ne lui grossit jamais
i mgers; il est sensible à peu de maux, et il sait souffrir avec
-tance, parce qu'il n'a point appris à disputer contre la desti-
. A l'égard de la mort , il ne sait pas encore bien ce que c'est ;
mais , accoutumé à subir sans résistance la loi de la nécessité ,
quand il faudra mourir, il mourra sans gémir et sans se débattre :
c'est tout ce que la nature permet dans ce moment abhorré de tous.
Vivre libre et peu tenir aux choses humaines est le meilleur moyen
d'apprendre à mourir.
En un mot, Emile a de la vertu tout ce qui se rapporte à lui-mê-
tae. Pour avoir aussi les vertus sociales , il lui manque unique-
ment de connaître les relations qui les exigent ; il lui manque uni-
ipiement des lumières que son esprit est tout prêt à recevoir.
11 se considère sans égard aux autres, et trouve bon que lesau-
Ires ne pensent point à lui. Il n'exige rien de personne, et ne croit
rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine, il ne
eompte que sur lui seul. Il a droit aussi plus qu'un autre de comp-
ter sur lui-même , car il est tout ce qu'on peut être à son âge. Il
ifa point d'erreurs, ou n'a que celles qui nous sont inévitables; il
n*a point de vices , ou n'a que ceux dont nul homme ne peut se ga-
rantir. Il a le corps sain , les membres agiles , l'esprit juste et sans
Ipr^ogés, le cœur libre et sans passions. L'amour-propre , la pre-
laiëre et la plus naturelle de toutes, y est encore à peine exalté.
9ns troubler le repos de personne , il a vécu content , heureux et
Ar, autant que la nature l'a permis. Trouvez-vous qu'un enfant
par\'enu à sa quinzième année ait perdu les précédentes?
338 EMILE.
LIVRE IV.
Que nous passons rapidement sur celte terre ! le premier quarl
de la vie est écoulé avant qu'on en connaisse l'usage; le dernier
quart s'écoule encore après qu'on a cessé d'en jouir. D'abord nous
ne savons point vivre, bientôt nous ne le pouvons plus; et, dans
l'intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles , les trois quarts
du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil , par le tra-
vail , par la douleur, par la contrainte , par les peines de toute es-
pèce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu'elle dure,
que parce que , de ce peu de temps , nous n'en avons presque point
pour le goûter. L'instant de la mort a beau être éloigné do celui do
la naissance, la vie est toujours trop courte, quand cet espace
est mal rempli.
Nous naissons , pour ainsi dire , en deux fois : l'une pour exis-
ter, et l'autre pour vivre; l'une pour l'espèce, et l'autre pour le
sexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait
ont tort sans doute : mais l'analogie extérieure est pour eux. Jus-
qu'à l'âge nubile, les enfants des deux sexes n'ont rien d'apparent
qui les dislingue , même visage , même ligure , même teint , même
voix , tout est égal : les lîlles sont des entants , les garçons sont dos
enfants ; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les mâles
en qui l'on empêche le développement ultérieur du sexe gardent
celte conformité toute leur vie ; ils sont toujours de grands enfants;
et les femmes , ne perdant point cette même confornv''" -«'"M—i .
à bien des égards, ne jamais être autre chose.
Mais l'homme en général n'est pas fait pour rester loujours dans
l'enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature ; et ce moment,
de crise , bien qu'assez court , a de longues influences.
Gomme le mugissement de la mer précède de loin la tempête i
cette orageuse révolution s'annonce parle murmure des passioni
naissantes; une ferment,»! ion sourde avertit de l'approche du daU'^
ger. Un changement dans l'humeur, des emportements fréquents ,3
une continuelle agitation d'esprit, rendent l'enfant presque indisci*
plinable. 11 devient sourd à la voix qui le rendait docile; c'est 1
LIVRE IV. 239
lion dans sa fièvre ; il méconnaît son guide , il ne veut plus élre gou-
' -né.
\ux signes moraux d'une humeur qui s'altère se joignent des
tliangements sensibles dans la figure. Sa physionomie se.développe
et s'empreint d'un caractère ; le coton rare et doux qui croit aux
bas de ses joues brunit et prend de la consistance. Sa voix mue , ou
rlulot il la perd : il n'est ni enfant ni homme, et ne peut prendre
m d'aucun des deux. Ses yeux , ces organes de l'âme , qui n'ont
1 dit jusqu'ici , trouvent un langage et de l'expression; un feu
^sanl les anime ; leurs regards plus vifs ont encore une sainte in-
: Kcncc, mais ils n'ont plus leur première imbécillité : il sent déjà
iiuiis peuvent trop dire ; il commence à savoir les baisser et rou-
: il devient sensible avant de savoir ce qu'il sent; il est inquiet
s raison de 1 être. Tout cela peut venir lentement et vous laisser
temps encore : mais si sa vivacité se rend trop impatiente , si
emportement se change en fureur, s'il s'irrite cl s'attendrit
1 instant à l'autre , s'il verse des pleurs sans sujet, si , près des
ts qui commencent à devenir dangereux pour lui , son pouls
veet son œil s'enflamme, si la mam d'unefemmc se posant sur
lenne le fait frissonner, s'il se trouble ou s'intimide auprès d'elle;
\ sse , 6 sage Ulysse , prends garde à toi Tles outres que tu fer-
is avec tant de soin sont ouvertes ; les vents sont déjà déchai-
- : ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.
< : est ici la seconde naissance dont j'ai parlé; c'est ici que l'homme
l véritablement à la vie, et que rien d'humain n'est étran-
a lui. Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d'enfant; ils
prennent qu'à présent une véritable importance. Cette époque
Unissent les éducations ordinaires est proprement celle où la
Ire doit commencer; mais, pour bien exposer ce nouveau plan,
irerions de plus haut l'état des choses qui s'y rapportent.
Nos passions sont les principaux instruments de notre conser-
'lon : r'«»st donc une entreprise aussi vainc que ridicule de vou-
;■ • ; c'est contrôler la nature , c'est réformer l'ouvrage
. u disait à l'hommod'nné.iotir les passions qu'il lui
me , iJieu voudrait et ne voi; ! se contrcilir.iit lui-mé-
Jamais il n'adonné cet ordi , . . . , rien de pareil n'est écrit
is le cœur humain; et ce que Dieu veut qu'un homme fasse,
:>f le lui fait pas dire par un autre homme , il le lui dit lui-mé-
■" , il l'ccril au fond do son cœur.
240 É.MILK.
Or je Irou venais celui qui voudrait empêcher les passions de naî-
tre presque aussi fou que celui qui voudrait les anéantir ; et ceux
qui croiraient que tel a été mon projet jusqu'ici m'auraient sû-
rement fort mal entendu.
Mais raisonnerait- on bien , si , de ce qu'il est dans la nature de
l'homme d'avoir des passions , on allait conclure que toutes les
passions que nous sentons en nous et que nous voyons dans les
autres sont naturelles ? Leur source est naturelle, il est vrai ; mais
mille ruisseaux étrangers l'ont grossie; c'est un grand fleuve qui
s'accroit sans cesse, et dans lequel on r«trouverait à peine quel-
ques gouttes de ses premières eaux. Nos passions naturelles sont
très-bornées ; elles sont les instruments de notre liberté , elles ten-
dent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous
détruisent nous viennent d'ailleurs ; la nature ne nous les donne
pas , nous nous les approprions à son préjudice.
La source de nos passions, l'origine et le principe de tous les
autres, la seule qui naît avec l'homme -et ne le quitte jamais tant
qu'il vit, est l'amour de soi : passion primitive , innée, antérieure
à toute autre , et dont toutes les autres ne sont , en un sens , que
des modifications. En ce sens , toutes , si l'on veut , sont naturel-
les. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrange res,
sans lesquelles elles n'auraient jamais lieu ; et c«s mêmes modifi-
cations , loin de nous être avantageuses , nous sont nuisibles ; elles
changent le premier objet et vont contre leur principe : c'est alors
que l'homme se trouve hors de la nature , et se met en contradic-
tion avec soi.
L'amour de soi-même est toujours bon , toujours conforme à
l'ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conserva-
lion, le premier et le plus important de ses soins est et doit cire
d'y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il ainsi , s'il n'y pro*
nail le plus grand intérêt ?
Il faut donc que nous nous aimions pournous conserver; il
faut (juc nous nous aimions plus que toute chose ; et , par une
suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous,
consorw. Tout enfant s'attache à sa nourrice : Romulus devait
s'attacher à la louve qui l'avait allaité. D'abora cet altachomenl
est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d'un individu
j'atlire ; ce (|ui lui nuit le repousse : ce n'est là qu'un instinct aveu-
gle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l'attachement en
I
I
LIVRE IV. 241
amour, l'aversion en haine, c'est l'intention manifestée de nous
nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres
insensibles qui ne suivent que l'impulsion qu'on leur donne : mais
ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition inté-
rieure , par leur volonté , ceux que nous voyons agir librement
pour ou contre , nous inspirent des sentiments semblables à ceux
qu'ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce
qui nous veut servir , on l'aime : ce qui nous nuit , on le fuit ; mais
ce qui nous veut nuire , on le hait.
Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même; et
li second, qui dérive du premier, est d'aimer ceux qui l'appro-
chent ; car , dans l'état de faiblesse où il est , il ne connaît personne
que par l'assistance et les soins qu'il reçoit. D'abord l'attachement
qu'il a pour sa nourrice et sa gouvernante n'est qu'habitude. II
les cherche , parce qu'il a besoin d'elles et qu'il se trouve bien de
les avoir ; c'est plutôt connaissance que bienveillance. Il lui faut
beaucoup de temps pour comprendre que non-seulement elles lui
«ont utiles , mais qu'elles veulent l'être ; et c'est alors qu'il com-
mence à les aimer.
Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance ,
parce qu'il voit que tout ce qui l'approche est porté à l'assister,
et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sentiment fa-
vorable à son espèce : mais , à mesure qu'il étend ses relations,
•es besoins, ses dépendances actives ou passives, le sentiment de
•es rapports à autrui s'éveille , et produit celui des devoirs et des
préférences. Alors l'enfant devient impérieux , jaloux , trompeur,
rindicatif. Si on le plie à .'obéissance , ne voyant point l'utilité de
ce qu'on lui commande , il l'attribue au caprice , à l'intention de le
tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même, aussitôt
fue quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une inten-
tion de lui résister; :1 bat la chaise ou la table, pour avoir déso-
béi. L'amour de soi , qui ne regarde qu'à nous , est content quand
M» vrais besoins sont satisfaits ; mais l'amour-proprc , qui se com-
pare , n'est jamais content et ne saurait l'être , parce que ce .sen-
timent, eu nous préférant aux autres, exige aussi que les autres
BOUS préfèrent à rux ; ce qui est impossible. Voilà comment les
pMsions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi , et
comment les (Kissions luineuses et irascibles naissent de l'amour-
21
244 EMILE.
propre. Ainsi, co qui rend l'homme essentiellement bon est d'a-
voir peu de besoins , et de peu se comparer aux autres ; ce qui le
rend essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins , et
de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir
comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des
enfants et des hommes. Il est vrai que , ne pouvant vivre toujours
seuls, ils vivront difficiiemeiit toujours bons : celte difficulté
môme augmentera nécessairement avec leurs relations ; et c'est en
ceci surtout que les dangers de la société nous rendent l'art et les
soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la
dépravation qui nait de ses nouveaux besoins.
L'étude convenable à l'homme est celle de ses rapports. Tant
qu'il ne se connaît que par son être physique, il doit s'étudier par
ses rapports avec les choses; c'est l'emploi de son enfance : quand
il commence à sentir son être moral , il doit s'étudier par ses rap-
ports avec les hommes ; c'est l'emploi de sa vie entière , à com-
mencer au point où nous voilà parvenus.
Sitôt que l'homme a besoin d'une compagne , il n'est plus un
être isolé, son cœur n'est plus seul. Toutes ses relations avec son
espèce, toutes les affections de son âme , naissent avec celle-là. Sa
première ])assion fait bientôt fermenter les autres.
Le penchant de l'instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers
l'autre; voilà le mouvement de la nature. Le choix , les préféren»
ces , l'attachement personnel , sont l'ouvrage des lumières , des
préjugés, de l'habitude : il faut du temps et des connaissances
pour nous rendre capables d'amour : on n'aime qu'après avoir jugé,
on ne préfère qu'après avoir comparé. Ces jugements se font sans
qu'on s'en aperçoive, mais ils n'en sont pas moins réels. Le véri-
table amour, quoi qu'on en dise , sera toujours honore des hom-
?nes : car , bien que ses emportements nous égarent , bien qu'il
n'exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses, et même
qu il en produise , il en suppose pourtant toujours d'estimables,
sans lesquelles on • serait liors d'état de le sentir. Ce choix qu'on
met on opposition avec la raison nous vient d'elle. On a fait l'A- j
mour aveugle , parce qu'il a de meilleurs yeux que nous , et qu'il S
voit des rapports que nous ne [wuvons apercevoir. Pour qui n'au-
rait nulle idée do mérite m do beauté, toute femme serait égale-
meni bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable.-
LIVRE IV. iM
f oin que l'amour vienne de la nature , il est la règle et le freiu de
-^s penchants : c'est par lui qu'excepté l'objet aimé, un sexe n'est
!tib rien pour l'autre.
I^ préférence qu'on accorde , on veut l'obtenir ; l'amour doit
être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour
être préféré, il faut se rendre plus aimable qu'un autre, plus ai-
mable que tout autre au moins aux yeux de l'objet aimé. De là les
premiers regards sur ses semblables ; de là les premières comparai-
sons avec eux ; de là l'émulation , les rivalités , la jalousie. Un cœur
plein d'un sentiment qui déborde aime à s'épancher; du besoin
d'une maîtresse nait bientôt celui d'un ami. Celui qui sent com-
bien il est doux d'élre aimé voudrait l'élre de tout le monde; et
tous ne sauraient vouloir des préférences , qu'il n'y ait beaucoup
de mécontents. Avec l'amour et l'amitié naissent les dissen-
sions , l'inimitié , la haine. Du sein de tant de passions diverses je
vois l'opinion s'élever un trône inébranlable, et les stupides
mortels , asservis à son empire , ne fonder leur propre existence
que sur les jugements d'autrui.
Étendez ces idées , et vous verrez d'où vient à notre amour-
propre la forme que nous lui croyons naturelle ; et comment l'a-
mour de soi, cessant d'être un sentiment absolu , devient orgueil
dans les grandes âmes , vanité dans les petites , et dans toutes se
nourrit sans cesse aux dépens du prochain. L'espèce de ces pas-
sions, n'ayant point son germe dans le cœur des enfants, n'y
peut naître d'elle-même; c'cstnous seuls qui l'y portons, et ja-
mais elles n'y prennent racine que par notre faute : mais il n'en
est plus ainsi du cœur du jeune homme; quoi que nous puissions
(aire , elles y naîtront malgré nous. Il est donc temps de changer
de méthode.
Commençons par quelques réflexions importantes sur l'état cri-
liquc dont il s'agit ici. Le pass.îge de l'enfance à la puberté n'est
pas tellement déterminé par la nature qu'il ne varie dans les indi-
vidus selon les tempéraments , et dans les peuples selon les rli-
inafs. Tout le monde sait les distinctions observées sur ce point
en' V s chauds et les pays froids, et chacun voit que les
leii., s ardents sont formés plus tôt que les autres : mais
00 peut se tromper sur les causes, et souvent attribuer au physi-
que ce qu'il faut imputer au moral ; c'est un des abus les plus
fréquents de la philosophie de notre siècle. I.,es instructions de h
244 EMILE.
nature sont tardives et lentes ; celles des hommes sont presque
toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillccl î'i-
magination; dans le second , l'imagination év«ille les sens; elle
leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d'éner\'er,
d'affaiblir d'abord les individus , puis l'espèce même à la longue.
Une observation plus générale et plus sûre que celle de l'effet des
climats, est que la puberté et la puissance du sexe est toujours
plus hâtive chez les peuples instruits et policés que chez les peu-
ples ignorants et barbares'. Les enfants ont une sagacité singu-
lière pour démêler à travers toutes les singeries de la décence les
mauvaises mœurs qu'elle couvre. Le langage épuré qu'on leur
dicte , les leçons d'honnêteté qu'on leur donne , le voile du mys-
tère qu'on affecte de tendre devant leurs yeux , sont autant dai-
guillons à leur curiosité. A la manière dont on s'y prend , il est
clair que ce qu'on feint de leur cacher n'est que pour le leur ap-
prendre ; et c'est , de toutes les instructions qu'on leur doime ,
celle qui leur profite le mieux.
Consultez l'expérience , vous comprendrez à quel point celte
méthode insensée accélère l'ouvrage de la nature et ruine le tem •
pérament. C'est ici l'une des principales causes qui font dégénérer
les races dans les villes. Les jeunes gens , épuisés de bonne heure ,
restent petits , faibles , mal faits , vieillissent au lieu de grandir,
comme la vigne à qui l'on fait porter du fruit au printemps lan-
guit et meurt avant l'automne.
Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples pour
' Daiu les villes , dit M. de BufTon , cl chez les gens aisés, les enfants,
accoutumés à des nourritures abondantes et succulentes , arrivent plus
lot à cet état; à la campagne et dans le pauvre peuple, les enfants
sont plus tardifs, parce qu'ils sont mal et trop peu nourris; il leur
faut deux ou trois années de plus. (Hist. nat., tom. IV , pag. 238 , in-t2.)
•l'admets l'observation , mais non l'explication , puisque , dans les pays où
le villageois se nourrit trcs-hien et mange beaucoup , comme dans le Va-
lais, cl même en certains cantons montueux de l'Italie, comme le Frioul,
l'âge de puberté dans les deux sexes est (également plus tardif qu'au «:in
des villes, où, pour satisfaire la vanité, l'on met souvent dans le manger
)me extrême parcimonie, et où la plupart font, comme dit le proverlMi.
habit de velours et ventre de son. On est étonné, dans ces mont;ignes, de
voir de grands garronsforts commedes hommes avoircncore la V(»ix aiguë
et le menton sans barbe, et de grandes filles, d'ailleurs très- formées, n'a-
voir aucun signe périodi(|Uc de leur sexe. Différence qui me parait venir
uniquement de ce (juc, dans la simplicité de leurs mirurs , lenr imagina-
tion, plus longtemps paisible et calme, fait plus tard fermenter leur Mng,
ft rend leur temi>éranient nioiits précoce-
LIVRE IV. 2î5
fonnaitrc jusqu'à quel âge une heureuse ignorance y pe^l pro-
longer l'innocence des enfants. C'est un spectacle à la fois lou-
chant et risible d'y voir les deux sexes, livrés à la sécurité de leurs
cœurs , prolonger dans la fleur de l'âge et de la beauté les jeux
naïfs de l'enfance , et montrer par leur familiarité même la pureté
de leurs plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se
marier, les deux époux , se donnant mutuellement les prémices
de leur personne, en sont plus chers l'un à l'autre; des multitu-
des d'enfants , sains et robustes , deviennent le gage d'une union
que rien n'altère , et le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.
Si l'âge où l'homme acquiert la conscience de son sexe dif-
lëre autant par l'effet de l'éducation que par l'action de la nature,
il suit de là qu'on peut accélérer et retarder cet âge selon la ma-
nière dont on élève les enfants ; et si le corps gagne ou perd de
b consistance à mesure qu'on retarde ou qu'on accélère ce pro-
grès, il suit aussi que , plus on s'applique à le retarder, plus un
jeune homme acquiert de vigueur et de force. Je ne parle encore
que des effets purement physiques : on verra bientôt qu'ils ne se
bornent |)as là.
De ces réflexions je tire la solution de cette question si souvent
agitée , s'il convient d'éclairer les enfants de bonne heure sur les
objets de leur curiosité , ou s'il vaut mieux leur donner le change
par de modestes erreurs. Je pense qu'il ne faut faire ni l'un ni
faatre. Premièrement , cette curiosité ne leur vient point sans
qu'on y ait donné lieu. Il faut doue faire en sorte qu'ils ne l'aient
pas. En second lieu , des questions qu'on n'est pas forcé de ré-
Modre n'exigent point qu'on trompe celui qui les fait : il vaut
lûeux lui imposer silence que de lui répondre en mentant. Il sera
pan surpris de cette loi , si l'on a pris soin de l'y asservir dans les
choses indifférentes. Enfin , si l'on prend le parti de répondre,
pa ce soit avec la plus grande simplicité , sans mystère , sans em-
kaiips, sans sourire. Il y a beaucoup moins de danger à satisfaire
h cariosité de l'enfant qu'à l'exciter.
Que vos réponses soient toujours graves , courtes , déadées •
el sans jamais paraître hésiter. Je n'ai pas besoin d'ajouter quelles
daivent élre vraies. On ne peut apprendre aux enfants le dangci
et mentir aux hommes , sans sentir, de la part des hommes , le
danger plus grand de mentir aux enfants. Un seul mensonge avéré
du niaitr? % r^lVYc ruinerait à jamais (ouf le fruit de l'éducvition
240 EMILE.
Une ignorance absolue sur certaines matières est peut-être ce
qui conviendrait le mieux aux enfants : mais qu'ils apprennent
de bonne heure ce qu'il est impossible de leur cacher toujours. Il
faut, ou que leur curiosité ne s'éveille en aucune manière, ou
qu'elle soit satisfaite avant l'âge où elle n'est plus sans danger.
Votre conduite avec votre élève dépend beaucoup en ceci de sa
situation particulière , des sociétés qui l'environnent , des circons-
tances oii l'on prévoit qu'il pourra se trouver, etc. Il importe ici
de ne rien donner au hasard ; et , si vous n'êtes pas sur de lui
faire ignorer jusqu'à seize ans la différence des sexes, ayez soin
qu'il l'apprenne avant dix.
Je n'aime point qu'on affecte avec les enfants un langage trop
épuré, ni qu'on fasse de longs détours, dont ils s'aperçoivent,
pour éviter de donner aux choses leur véritable nom. Les bon-
nes mœurs, en ces matières, ont toujours beaucoup de simpli-
cité; mais des imaginations souillées parle vice rendent l'oreille
délicate , et forcent de rafliner sans cesse sur les expressions.
Les termes grossiers sont sans conséquence ; ce sont les idées las-
cives qu'il faut écarter.
Quoique la pudeur soit naturelle à l'espèce humaine , natu-
rellement les enfants n'en ont point. La pudeur ne nait qu'avec la
connaissance du mal : et comment les enfants , qui n'ont ni ne
doivent avoir cette connaissance, auraient-ils ce sentiment qui ei.
est l'effet.^ Leur donner des leçons de pudeur et d'honnêteté, c'est
leur apprendre qu'il y a des choses honteuses et déshonnctes ,
c'est leur donner un désir secret de connaître ces choses-là. Tôt,
ou tard ils en viennent à bout, et la première étincelle qui touche -
à l'imagination accélère à coup sûr l'embrasement des sens. Qui- »
conque rougit est déjà coupable; la vraie innocence n'a honte de f
rien.
Les enfants n'ont pas les mêmes désirs que les hommes; mais,
sujets comme eux à la malpropreté qui blesse les sens, ils pcuviml
de ce seul assujettissement recevoir les mêmes leçons de bienséanco •
Suivez l'esprit de la nature , qui , plaçant dans les mêmes lieux les
organes des plaisirs secrets et ceux des besoins dégoûtants, no
inspire les mêmes soins à différents âges , tantvH jwr une idé«
tantôt par une autre ; à l'homme par la modestie , à l'enfant par'
la propreté. '
Jfc ne vois (lu'un bon moyen de conserver aux eufanls leui''
lar'i
LIVRE IV. 147
innocence : c'est que tous ceux qui les eutoureut la respectent et
l'aiment. Sans cela , toute la retenue dont on tâche d'user avec
eux se dément tôt ou tard; un sourire, un clin d'œil, un geste
échappé , leur disent tout ce qu'on cherche à leur taire ; il leur
suffit , pour l'apprendre , de voir qu'on le leur a voulu cacher.
La délicatesse de tours et d'expressions dont se servent entre
eux les gens polis , supposant des lumières que les enfants ne
doivent point avoir, est tout à fait déplacée avec eux : mais quand
on honore vraiment leur simplicité , l'on prend aisément , en leur
parlant, celle des termes qui leur conviennent. Jl y a une certaine
naïveté de langage qui sied et qui plait à l'innocence : voilà le
vrai ton qui détourne un enfant d'une dangereuse curiosité. En
lui parlant simplement de tout, on ne lui laisse pas soupçonner
qu'il reste rien de plus à lui dire. En joignant aux mots grossiers
les idées déplaisantes qui leur conviennent, on étouffe le premier
feu de l'imagination : on ne lui défend pas de prononcer ces mots
et d'avoir ces idées ; mais on lui donne , sans qu'il y songe , de la
répugnance à les rappeler. Et combien d'embarras cette liberté
naïve ne sauve-t-e!le point à ceux qui, la tirant de leur propre
cœur, disent toujours ce qu'il faut dire , et le disent toujours
comme ils l'ont senti !
Comment se font Us enfants? Question embarrassante qui vient
assez naturellement aux enfants , et dont la réponse mdiscrètti
ou prudente décide quelquefois de leurs mœurs et de leur santé
pour toute leur vie. La manière la plus courte qu'une mère ima ■
gine pour s'en débarrasser sans tromper son fils , est de lui im-
poser silence. Cela serait bon , si on l'y eût accoutumé de lon-
gue main dans des questions indifférentes , et qu'il ne soupçon-
nât pas du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle s'en
lient là. C'est le secret des gens mariés, lui dira-t-elle; de petits
garçons ne doivent point itre si curieux. Voilà qui est fort bien
«ur tirer d'embarras la mère : mais qu'elle seiche que , piqué de
l air de mépris , le |)etit garçon n'aura pas un moment de re-
pos qu'il n'ait appris le secret des gens mariés , et qu'il ne tardera
pas de r.ippiciidre.
Qu'on me permette de rapporter une réiwnse bicu différente
que j'ai entendu faire à la même question, et qui me frappa d'au-
tant plus qu'elle partait d'une femme aussi modeste dans ses
discours que dans ses manières , mais qui savait au besoin fouler
248 EMILE.
aux pieds, pour lebiendesoniilset pour la vertu, la fausse crainte
du blâme et les vains propos des plaisants. Il n'y avait pas long-
temps que l'enfant avait jeté par les urines une petite pierre qui
lui avait déchiré l'urètre ; mais le mal passé était oublié. Maman ,
dit le petit étourdi , comment se font les enfants ? Mon fils , répond
la mère sans hésiter, les femmes les pissent avec des douleurs qui
leur coûtent qtielquefois la vie. Que les fous rient , que les sots
soient scandalisés ; mais que les sages cherchent si jamais ils trou-
veront une réponse plus judicieuse et qui aille mieux à ses fin-;
D'abord l'idée d'un besoin naturel et connu de l'enfant détourne
celle d'une opération mystérieuse. Les idées accessoires de la dou-
leur et de la mort couvrent celle-là d'un voile de tristesse qui amor-
tit l'imagination et réprime la curiosité ; tout porte l'esprit sur les
suites de l'accouchement , et non pas sur ses causes. Les infirmités
de la nature humaine , des objets dégoûtants, des images de souf-
france, voilà les éclaircissements où mène celte réponse, si la
répugnance qu'elle mspire permet à l'enfant de les demander. Par
où l'inquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des
entretiens ainsi dirigés? et cependant vous voyez que la vérité n'a
point été altérée , et qu'on n'a point eu besoin d'abuser son élève
au lieu de l'instruire.
Vos enfants lisent : ils prennent dans leurs lectures des connais-
sances qu'ils n'auraient pas s'ils n'avaient point lu. S'ils étudient ,
l'imagination s'allume et s'aiguise dans le silence du cabinet. S'ils
vivent dans le monde , ils entendent un jargon bizarre , ils voient
des exemples dont ils sont frappés : on leur a si bien persuadé
qu'ils étaient hommes, que, dans tout ce que font les hommes en
leur présence , ils cherchent aussitôt comment cela peut leur con-
venir : il faut bien que les actions d'autrui leur servent de modèle,
quand les jugements d'autrui leur servent de loi. Des domestiques
qu'on fait dépendre d'eux , par conséquent intéressés à leur plaire,
leur font la cour aux dépens des bonnes mœurs ; des gouvernantes
rieuses leur tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée
n'oserait leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce qu'elles ont
dit ; mais ils n'oublient pas ce qu'ils ont entendu. Les entretiens
polissons préparent les mœurs libertines : le laquais fripon rend
l'enfant débauché ; et le secret de l'un sert de garant à celui do
l'autre.
L'enfant élevé selon son àgc est seul. Il ne connaît d'attache.
LIVRt IV. TW
lits que ceux de l'habitude , il aime sa sœur comme sa mon-
, et son ami comme son chien. Il ne se sent d'aucun sexe ,
:ijcune espèce : l'homme et la femme lui sont également étran-
-s ; il ne rapporte à lui rien de ce qu'ils font ni de ce qu'ils di-
it ; il ne le voit ni ne l'entend , ou n'y fait nulle attention ; leurs
- -ours ne l'intéressent pas plus que leurs exemples : tout cela
-.t point fait pour lui. Ce n'est pas une erreur artificieuse qu'on
donne par celte méthode , c'est l'ignorance de la nature. Le
nps vient où la même nature prend soin d'éclairer son élève ; el
-t alors seulement qu'elle l'a mis en état de profiter sans risque
• leçons qu'elle lui donne. Voilà le principe : le détail des règles
>t pas de mon sujet : et les moyens que je propose en vue
litres objets servent encore d'exemple pour celui-ci.
\ ouiez-vous mettre l'ordre et la règle dans les passions nais-
les, étendez l'espace durant lequel elles se développent , afin
'^lles aient le temps de s'arranger à mesure qu'elles naissent.
rs ce n'est pas l'homme qui les ordonne, c'est la nature elle-
ine ; votre soin n'est que de la laisser arranger son travail. Si
Te élève était seul, vous n'auriez rien à faire ; mais tout ce qui
.vironne enflamme son imagination. Le torrent des préjugés
itraine : pour le retenir il faut le pousser en sens contraire. Il
it que le sentiment enchaine l'imagination , et que la raison fasse
; e l'opinion des hommes. La source de toutes les passions est la
.>ibilité ; l'imagination détermine leur pente. Tout être qui sent
rapports doit être affecté quand ses rapports s'altèrent , et
il en inaagine ou qu'il en croit imaginer de plus convenables h
ii.iture. Ce sont les erreurs de l'imagination qui transforment
en vices les passions de tous les êtres bornés, même des anges ,
«'ils en ont * : car il faudrait qu'ils connussent la nature de tous
les êtres , pour savoir quels rapports conviennent le mieux à la
leur.
yok'i donc le sommaire de toute la sagesse humaine dans l'u-
j;i^ des passions : T sentir les vrais rapports de l'homme tant
'i ms l'espèce que dans l'individu ; 2° ordonner toutes les affections
lame selon ces rap()orls.
■ y\n... ''f7 V ,-n ri. Telle est en efTet U leron du manuscrit aotof^ra-
luc lautpur fiU forcé d"y subititaer, s'ils en ont ,
ins ; iiHis puisque cette dernière leçon se retrouve
^- >>< \e. il est vraisemblable qu'il s'est décidé * la Uis.*er
! ins le texte préférabUment i la première.] y'otede M. Petllam.
2J0 EMILE.
Mais l'homme est-il maître d'ordonner ses affections selon tels
ou tels rapports? Sans doute , s'il est mailre de diriger son ima-
gination sur tel ou tel objet, ou de lui donner telle ou telle habi-
tude. D'ailleurs il s'agit moins ici de ce qu'un homme peut faire
sur lui-même , que de ce que nous pouvons faire sur notre élève
par le choix des circonstances où nous le plaçons. Exposer les
moyens propres à le maintenir dans l'ordre de la nature , c'est
dire assez comment il en peut sortir.
Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu , il n'y a
rien de moral dans ses actions ; ce n'est que quand elle commence
à s'étendre hors de lui , qu'il prend d'abord les sentiments , en-
suite les notions du bien et du mal , qui le constituent véritable-
ment homme et partie intégrante de son espèce. C'est donc à ce
premier point qu'il faut d'abord fixer nos observations.
Elles sont difficiles en ce que , pour les faire , il faut rejeter les
exemples qui sont sous nos yeux, et chercher ceux où les déve-
loppements successifs se font selon l'ordre de la nature.
Un enfant façonne , poli , civilisé , qui n'attend que la puissance
de mettre en œuvre les instructions prématurées qu'il a reçues ,
ne se trompe jamais sur le moment où cette puissance lui sur-
vient. Loin de l'attendre il l'accélère ; il donne à son sang une
fermentation précoce ; il sait quel doit être l'objet de ses désirs
longtemps même avant qu'il les éprouve. Ce n'est pas la nature
qui l'excite , c'est lui qui la force : elle n'a plus rien à lui appren-
dre en le faisant homme ; il l'était par la pensée longtemps avant
de l'être en effet.
La véritable marche de la nature est plus graduelle et plus leulc.
Peu à peu le sang s'enflamme , les esprits s'élaborent , le tempéra-
ment se forme. Le sage ouvrier qui dirige la fabrique a soin de
perfectionner tous ses instruments avant de les mettre en œuvre :
une longue inquiétude précède les premiers désirs, une longuo
ignorance leur donne le change; on désire sans savoir quoi. I.c
sang fermente et s'agite ; une surabondance de vie cherche à s'olfii-
dre au dehors. L'œil s'anime et parcourt les autres êtres; <.n
commence à prendre intérêt à c«ux qui nous environnent , on
commence à sentir (ju'on n'est pas fait peur vivre seul : c'csl
ainsi que le cœur s'ouvre aux affections humaines , et devient
capable d'attachement.
Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soigne\iM'
LIVRE IV. 251
iiitnl est susceptible n'est pas l'amour, c'est ramilic. Le pre-
mier acte de son imagination naissante est de lui apprendre qu'il
a des semblables, et l'espèce l'affecte avant le sexe. Voilà donc
un autre avantage de l'innocence prolongée : c'est de profiter de
la sensibilité naissante pour jeter dans le cœur du jeune adoles-
cent les premières semences de l'humanité. Avantage d'autant
plus précieux, que c'est le seul temps de la vie où les mêmes soins
puissent avoir un vrai succès.
J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure ,
cl livrés aux femmes et à la débauche, étaient inhumains et
cruels ; la fougue du tempérament les rendait impatients , vindica-
tifs, furieux : leur imagination, pleine d'un seul objet, se refusait ;»
tout le reste; ils ne connaissaient ni pitié ni miséricorde; ils au-
raient sacrifié père , mère , et l'univers entier , au moindre de
leurs plaisirs. Au contraire, un jeune homme élevé dans une
heureuse smiplicité est porté par les premiers mouvements de la
nature vers les passions tendres et affectueuses : son cœur com-
patissant s'émeut sur les peines de ses semblables; il tressaillit
d'aise quand il revoit son camarade , ses bras savent trouver des
étreintes caressantes , ses yeux savent verser des larmes d'atten-
drissement ; il est sensible à la honte de déplaire , au regret d'a-
voir offensé. Si l'ardeur du sang qui s'enflamme le rend vif, em-
porté, colère, on voit le moment d'après toute la bonté de son
cœur dans l'effusion de son repentir; il pleure, il gémit sur la
blessure qu'il a faite ; il voudrait au prix de son sang racheter
celui qu'il a versé ; tout son emportement s'éteint , toute sa fierté
s'humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même ;
m fort de sa fureur , une excuse , un mot le désarme ; il pardonne
les torts d'autrui d'aussi bon cœur qu'il répare les siens. L'ado-
lescence n'est l'âge ni de la vengeance ni de la haine ; elle est celui
0ij|ft commisération , de la clémence , de la générosité. Oui , je le
Jntîens , et je ne crains point d'être démenti par l'expérience ,
m enfant qui n'est pas mal né , et qui a conservé jusqu'à vingt ans
son innocence, est à cet âge le plus généreux , le meilleur, le
plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne vous a jamais
rien dit de semblable ; je le crois bien , vos philosophes , élevés
dans toute la corruption des rolléges , n'ont garde de savoir cela.
. C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable ; ce sont nos
■iscres communes qui portent nos cœurs à rinimanité : nous ne
•IS1! ÉMlLK.
lui devrions rien si nous n'étions pas hommes. Tout attachement
est un signe d'insufrisance: si chacun de nous n'avait nul besoin des
autres, il ne songerait guère à s'unir à eux*. Ainsi de notre in-
firmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux
est un être solitaire; Dieu seul jouit d'un bonheur absolu : mais
qui de nous en a l'idée ? Si quelque être imparfait pouvait se suf-
fire à lui-même, de quoi jouirait-il, selon nous? Il serait seul, il
serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui n'a besoin de
rien puisse aimer quelque chose : je ne conçois pas que celui qui
n'aime rien puisse être heureux.
Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables moins
par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines;
car nous y voyons bien mieux l'identité de notre nature et les ga-
rants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs
nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par
affection. L'aspect d'un homme heureux inspire aux autres moins
d'amour que d'envie; on l'accuserait volontiers d'usurper un droit
qu'il n'a pas , en se faisant un bonheur exclusif; et l'araour-propre
souffre encore en nous faisant sentir que cet homme n'a nul be-
soin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu'il
voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudrait pas le délivrer de ses
maux, s'il n'en coûtait qu'un souhait pour cela? L'imagination nous
met à la place du misérable plutôt qu'à celle de l'homme heureux ;
on sent que l'un de ces états nous touche de plus près que l'autre.
La pitié est douce , parce qu'en se mettant à la place de celui (pii
souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui.
L'envie est amère , en ce que l'aspect d'un homme heureux , loin
de mettre l'envieux à sa place , lui donne le regret de n'y pas être.
Il semble que l'un nous exempte des maux qu'il souffre , cl que
l'autre nous ôte les biens dont il jouit.
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d'un jeune
homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante , et
tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté ; n'allez
point faire germer en lui l'orgueil, la vanité, l'envie, par la trom-
peuse image du bonheur des hommes ; n'exposez point d'abord à
ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l'attrait des
spectacles ; ne le promenez point dans les cercles , dans les bril-
* [Omnif in imhecillitale tst gratta et caritas. <".ic. . «le Nat. IVor..
I , ♦41.
I
LIVRE IV. 153
laiil<'s .issemblécs ; ne lui monlrcz l'exlcricur de la granJe so-
ciété qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle-même. Lui
montrer le monde avant qu'il connaisse les hommes , ce n'est pas
le former; c'est le corrompre : ce n'est pas l'instruire; c'est le
tromper.
Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courti-
sans, ni riches ; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux mi-
sères de la vie , aux chagrins , aux maux , aux besoins, aux dou-
leurs de toute espèce; enfin tous sont condamnés à la mort. Voilà
|ui est vraiment de l'homme; voilà de quoi nul mortel n'est
mpt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui
( n est inséparable , ce qui constitue le mieux l'humanité.
\ seize ans l'adolescent sait ce que c'est que souffrir , car il a
ffcrl lui-même ; mais à peine sait-il que d'autres êtres souffrent
-^i : le voir sans le sentir n'est pas le savoir , et , comme je l'ai
■entfois, l'enfant n'imaginant point ce que sentent les autres
ne ronnail de maux que les siens : mais quand le premier déve-
loppement des sens allume en lui le feu de l'imagination , il com-
mence à se sentir dans ses semblables, à s'émouvoir de leurs plain-
Ifs , et à souffrir de leurs douleurs. C'est alors que le triste tableau
de l'humanité souffrante doit porter à son cœur le premier atten-
drissement qu'il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n'est pas facile à remarquer dans vos enfants, à qui
vous en prenez- vous ? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer
|p sentiment, vous leur en apprenez sitôt le langage, que, i)arlanl
toujours sur le même ton , ils tournent vos leçons contre vous-
■léme, et ne vous laissent nul moyen de distinguer quand , ces-
nnl de mentir, ils commencent à sentir ce qu'ils disent. .Mais
voyez mon Kmile; à l'àgc où je l'ai conduit il n*a ni senti ni menti,
int de savoir ce que c'est qu'aimer, il n'a dit à personne , Je
is aime bien: on ne lui a point prescrit la contenance qu'il dc-
1 1 prendre en la chambre de son |)ère , de sa mère ou de son gou-
• rneur malade; on ne lui a point montré l'art d'affecter la tris-
''•>se qu'il n'avait pas. Il n'a feint de pleurer sur la mort de pér-
ime ;car il ne sait ce que c'est que mourir. Li morne insensibihit;
il a dans le cceur est aussi dans ses manières. Indifférent à tout,
rs à lui-même, comme tous les autres enfants , il ne prend inlc-
' i personne ; tout ce qui le distingue est qu'il ne veut point pa-
ire en prendre, et qu'il n'e«t pas faux comme eux.
254 i':mile-
Emile, ayant peu refléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce
que c'est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commen-
ceront d'agiter ses entrailles , l'aspect du sang qui coule lui fera
détourner les yeux ; les convulsions d'un animal expirant lui don-
neront je ne sais quelle angoisse avant qu'il sache d'où lui vien-
nent ces mouvements. S'il était resté stupide et barbare , il ne les
aurait pas ; s'il était plus instruit , il en connaîtrait la source : il a
déjà trop comparé d'idées pour ne rien sentir , et pas assez pour
concevoir ce qu'il sent.
Ainsi naît la pitié , premier sentiment relatif qui touche le cœur
humain selon l'ordre delà nature. Pour devenir sensible et pi-
toyable , il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à
lui qui souffrent ce qu'il a souffert , qui sentent les douleurs qu'il a
senties , et d'autres dont il doit avoir l'idée , comme pouvant les
sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la
pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identi-
fiant avecl' animal souffrant , en quittant , pour ainsi dire, notre
être pour prendre le sien.? Nous ne souffrons qu'autant que nous
jugeons qu'il souffre; ce n'est pas dans nous , c'est dans lui que
nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagi
nation s'anime, et commence à le transporter hors de lui.
Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante , pour la gu
deret la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à fairf
si ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse
agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent , qui retendent
sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d'o
carter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent li
ressort du moi humain ; c'est-à-dire , en d'autres termes , d'exci
ter en lui la bonté , l'humanité, la commisération, la bienfaisance
toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellomen
aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise , 1.
haine, toutes les passions repoussantes et cruelles , qui rendent
pour ainsi dire, la sensibilité non-seulement nulle, mais Dégativj|i
et font le tourment de celui qui les éprouve ?
Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précédentes fB
deux ou trois maximes précises , claires , el faciles à saisir. ^
1
.1
LIVRE IV. 2àâ
PREHIKRE MAMME.
MU . -i (jrt--. dans le caur humain de se mettre à la place des gens qui
«ont plus heureux que nous , mais seulement de ceux ({ui sout plus k
|)taindre.
•'S l'on trouve des exceptions à cette maxime, elles sont plus
apparentes que réelles. Ainsi l'on ne se met pas à la place du riche
ou du grand auquel on s'attache ; même en s'attachant sincère-
ment, on ne fait que s'approprier une partie de son bien-être.
Quelquefois on l'aime dans ses malheurs : mais, tant qu'il pros-
père, il n'a de véritable ami que celui qui n'est pas la dupe des
apparences , et qui le plaint plus qu'il no l'onvio, malgré sa pros-
périté.
On est touché du bonheur de certain ^ . lai:-, par exemple, de la
Tie champêtre et pastorale. I.e charme de voir ces bonnes gens
heureux n'est point empoisonné par l'envie , on s'intéresse à eux
véritablement. Pourquoi cela ? parce qu'on se sent maître de des-
cendre à cet état de paix et d'innocence , et de jouir de la même fé-
licité : c'est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu
qu'il suffit d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du
plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien , même
quand on n'en veut pas user.
Il suit de là que , pour porter un jeune homme à l'humanité ,
loin de lui faire admirer le sort brillant des autres , il faut le lui
montrer par les côtés tristes, il faut le lui faire craindre. Alors,
par une conséquence évidente , il doit se frayer une roule au bon-
ir , qui ne soit sur les traces de personne.
DEUXIÈ.\1E .HAXLME.
On ne plaint januis dans autrui <|ue les maux dont on ne se croit pas
exempt soi-même.
A"// i'intirti innli, tni>if'ris sttri-nrrtri' d'iSCO,
.ENEID., 1, 634.
foneconnai» ti>ii lit- m iil-iu , m ■^i jmommj i , de si touchant ,de
. rai , que ce vers-là.
l''>urquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets.' c'est qu'ils
nptenl de n'étrejamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si
; s envers les pauvres .' c'est qu'ils n'ont pas jjour de le devenir,
irquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple.^
>t qu'un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-
250 EMILE.
ilsgcnéialeraent plus liumains , plus hospilaliors que nous ? c'est
que, dans leur gouvernement tout à fait arbitraire , la grandeur
et la fortune des particuliers étant toujours précaires et chancelan-
tes , ils ne regardent point l'abaissement et la misère comme un
état étranger à eux ' ; chacun peut être demain ce qu'est aujour-
d'hui celui qu'il assiste. Cette réflexion , qui revient sans cesse
dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi
d'attendrissant que n'a point tout l'apprêt de notre sèche morale.
N'accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa
gloire les peines des infortunés , les travaux des misérables , et
n'espérez pas lui apprendre à les plaindre , s'il les considère comme
lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces
malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses
pieds, que mille événements imprévus et inévitables peuvent l'y
plonger d'un moment à l'autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur
la naissance , ni sur la santé, ni sur les richesses ; montrez-lui
toutes les vicissitudes de la fortune ; cherchez-lui les exemples
toujours trop fréquents de gens qui , d'un état plus élevé que le
sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux : que ce
soit par leur faute ou non , ce n'est pas maintenant de quoi il est
question; sait-il seulement ce que c'est que faute .' N'empiétez ja-
mais sur l'ordre de ses connaissances , et ne l'éclairez que par les
lumières qui sont à sa portée : il n'a pas besoin d'être fort savant
pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre
si dans une heure il sera vivant ou mourant; si les douleurs de la
néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit ; si
dans un mois il sera riche ou pauvre ; si dans un an peut-être il
ne ramera point sous le nerf de bœuf dans les galères d'Alger. Sur-
tout n'allez pas lui dire tout cela froidement comme son caté-
chisme ; qu'il voie , qu'il sente les calamités humaines : ébranlez ,
effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse
environné ; qu'il voie autour de lui tous ces abimes , et qu'à vous
les entendre décrire il se presse , contre vous de peur d'y tomber.
Nous le rendrons timide et poltron, direz-vous. Nous verrons dans
la suite ; mais, quant à présent, commençons par le rendre humain ;
voilà surtout ce qui nous importe.
iS
' Cela parait changer un peu maintenant -. les état» semblent devenlf ^j
pins fixe», cl les homme» deviennent aussi plus dur».
LIVRE IV 567
THUISIÈME MAXU1£.
pitié iju'oii a du mal dautnii ne se mesure pas sur la quantité «le ce
mal , mais sur le sentiment qu'on prête à ceux qui le souffrent.
On ne plaint un malhcureus qu'autant qu'on croit qu'il se trouve
, plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus borné
qu'il ne semble; mais c'est par la mémoire qui nous en fait sentir
la continuité , c'est par l'imagination qui les étend sur l'avenir,
qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà , je pense , une dt's
causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu'à
ceux des hommes .quoique la sensibilité commune dut également
nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier
dans son écurie , parce qu'on ne présume pas qu'en mangeant son
foin il songe aux coups qu'il a reçus et aux fatigues qui l'attendent.
Oq ne plaint pas non plus un mouton qu'on voit paitre , quoiqu'on
sache qu'il sera bientôt égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit
pas son sort. Par extension l'on s'endurcit ainsi sur le sort des hom-
mes ; et les riches se consolent du mal qu'ils font aux pauvres,
en les supposant assez stupides pour n'en rien sentir. En général
je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par
le cas qu'il parait faire d'eux. Il est naturel qu'on fasse bon marché
du bonheur des gens qu'on méprise. Ne vous étonnez donc plus
ai les politiques parlent du peuple avec tant de dédain , ni si la plu-
part des philosophes affectent de faire l'homme si méchant.
C'est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n'est pas
peuple est si peude chose, que ce n'est pas la peine de le compter.
L'homme est le même dans tous les états : si cela est , les états les
plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense,
toutes les distinctions civiles disparaissent : il voit les mêmes pas-
sions , les mêmes sentiments dans le goujat et dans l'homme illus-
tre ; il n'y discerne que leur langage , qu'un coloris plus ou moins
apprêté ; et si quelque différence essentielle les distingue , elle est
ao préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu'il est,
et n'est pas aimable : mais il faut bien que les gens du monde se
déguisent; s'ils se montraient tels qu'ils sout , ils feraient horreur.
Il y a , disent encore nos sages , même dose de bonheur et de
peine dans tous les états. Maxime aussi funeste qu'insoutenable ;
car si tous sont également heureux , qu'ai-je besoin de m'inconi-
noder pour personne ? Que chacun reste comme il est ; que l'esclave
M.
358 EMILE.
soit maltraité , que l'inlinnc souffre , que le gueux périsse ; il n'y
a rien à gagner pour eux à changer d'étif . Ils font l'énuméralion
des peines du riche , et naonlrent l'inanilc de ses vains plaisirs : quel
grossier sophisme ! les peines du riche ne lui viennent point de son
état, mais de lui seul, qui en abuse. Fùt-il plus malheureux que
le pauvre même , il n'est point à plaindre , parce que ses maux
sont tous son ouvrage , et qu'il ne tient qu'il lui d'être heureux.
Mais la peine du misérable lui vient des choses , de la rigueur du
sort qui s'appesantit sur lui. Il n'y a pointd'habitude qui lui puisse
ôler le sentiment physique de la fatigue , de l'épuisement , de la
faim : le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l'exemp-
ter des maux de son état. Que gagne Épictète de prévoir que son
maître va lui casser la jambe .^ la lui casse-t-il moins pour cela ? i
a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple se-
rait aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourrait-il
être autre que ce qu'il est.' que pourrait-il faire autre que ce qu'il
fait ? Étudiez les gens de cet ordre , vous verrez que , sous un au-
tre langage , ils ont autant d'esprit et plus de bon sens que vous.
Respectez donc votre espèce ; songez qu'elle est composée essen-
tiellement (le la collection des peuples ; que quand tous les rois et
tous les philosophes en seraient ôtés , il n'y paraîtrait guère , et
que les choses n'en iraient pas plus mal. En un mot , apprenez à
votre élève à aimer tous les hommes , et même ceux qui les dô-
prisent; faites en sorte qu'il ne se place dans aucune classe , mais
qu'il se retrouve dans toutes : parlez devant lui du genre humain
avec attendrissement , avec pitié même , mais jamais avec mépris
Homme , ne déshonore point l'homme.
C'est par ces routes et d'autres semblables, bien contraires à
celles qui sont frayées, qu'il convient de pénétrer dans le cœur
du jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la
nature, le développer et l'étendre sur ses semblables; à quoi j'a-
joute qu'il importe do mêler à ces mouvements le moins d'intérêt
personnel qu'il est possible : surtout point de vanité, point d'ému-
lation , point de gloire , point de ces sentiments qui nous forcent
de nous comp;u"er aux autres ; car ces comparaisons ne se font
jamais sims qtieUjue impression do haine contre ceux qui nous dis-
putent la préférence , ne fût-ce que dans notre propre estime.
.\lors il faut s'aveugler ou s'irriter, être un méchant ou un sol :
lAchons d'éviter cette alternative. Ces passions si dangereuses nal-
LIVKt IV. 259
t root tôt ou tard, me dit-ou , malgré nous. Je ne le nie pas ; chaque
hose a son temps et son lieu ; je dis seulement qu'on ne doit pas
;iraider à uaitre.
Voilà l'esprit de la méthode qu'il faut se prescrire. Ici les exem-
^s et les détails sont inutiles , parce qu'ici commence la division
: esque infinie des caractères , et que chaque exemple que je don-
rais ne conviendrait pas peut-être à un sur cent raille. C'est à cet
-e aussi que commence, dans l'habile maître, la véritable fonc-
>n de l'observateur et du philosophe qui sait l'art de sonder les
a-urs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme
ne songe point encore à se contrefaire, et ne l'a point encore ap-
pris, à chaque objet qu'on lui présente on voit dans son air,
ms ses yeux , dans son geste , l'impression qu'il en reçoit ; on
* sur son visage tous les mouvements de son àme : à force de
5 épier on parvient à les prévoir , et enfin à les diriger.
On remarque en général que le sang , les blessures , les cris ,
les gémissements , l'appareil des opérations douloureuses , et tout
ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt
et plus généralement tous les hommes. L'idée de destruclioii .
étant plus composée , ne frappe pas de même; l'image de la morl
touche plus lard et plus faiblement, parce que nul n'a par devers
soi l'expérience de mourir : il faut avoir vu des cadavres pour
sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette
image s'est bien formée dans notre esprit , il n'y a pomt ae spec-
tacle plus horrible à nos yeux , soit à cause de l'idée de destruc-
tion totale qu'elle donne alors par les sens , soit parce que, sa-
chant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on
«e sent plus vivement affecté d'une situation à la(juplie on est
sûr de ne pouvoir échapper.
Ces impressions diverses ont leurs modificaliou» tl kui» il«'-
- lés , qui dépendent du caractère particulier de chaque individu
si de ses habitudes antérieures ; mais ciles sont universelles, el
oui n'en ç^t tout à fait exempt. Il en est Je plus tardives cl de
moins générales, qui sont plus propres aux âmes sensibles . ce
sont celles qu'on reçoit des peines morales , des douleurs intei -
Des , des afflictions , des langueurs , de la tristesse. Il y a des
^ns qui ne savent être émus que par des cris et des pleurs ; le»
k>ngs et sourds gémissements d'uo cœur serré de détresse ne leur
■lit jamais arraché des soupirs ; jamais l'aspect d'une rontenancr-
260 KMILK.
abattue , duii visage hâve et plombé , d'un œil itciiil et qui liC
peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes; les maux de
l'cime ne sont rien pour eux : ils sont jugés, la leur ne sent
rien ; n'attendez d'eux que rigueur inflexible , endurcissement ,
cruauté. Ils pourront être intègres et justes, jamais cléraenls,
généreux , pitoyables. Je dis qu'ils pourront être justes , si toute-
fois un homme peut l'être quand il n'est pas miséricordieux.
Mais ne vous pressez pas déjuger les jeunes gens par cette rè-
gle , surtout ceux qui , ayant été élevés comme ils doivent l'être ,
n'ont aucune idée des peines morales qu'on ne leur a jamais fait
éprouver; car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les
maux qu'ils connaissent ; et cette apparente insensibilité , qui ne
vient que d'ignorance , se change bientôt en attendrissement ,
(|uand ils commencent à sentir qu'il y a dans la vie humaine
mille douleurs qu'ils ne connaissaient pas. Pour mon Emile , s'il
a eu de la simplicité et du bon sens dans son enfance, je suis
bien sur qu'il aura de l'àme et de la sensibilité dans sa jeunesse;
car la vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse des
idées.
Mais pourquoi le rappeler ici? Plus d'un lecteur me reprochera
sans doute l'oubli de mes premières résolutions , et du bonheur
constant que j'avais promis à mon élève. Des malheureux , des
mourants, des spectacles de douleur et de misère ! quel bonheur,
quelle jouissance pour un jeune cœur qui nait à la vie! Son trisie
instituteur , qui lui destinait uiie éducation si douce , ne le fait
naître que pour souffrir. Voilà ce qu'on dira : que m'importe?
j'ai promis de le rendre heureux , non de faire qu'il iwrùt rétro.
Est-ce ma faute si, toujours dupe de l'apparence , vous la prenez,
pour la réalité ?
Prenons deux jeunes gens sortant de la première éducation , et
entrant dans le monde par deux portes directement opposées.
L'une monte tout à coup sur l'Olympe, et se répand dans la plus
brillante société; on le mène à la cour , chez les grands, chez les
riches , chez les jolies femmes. Jo le suppose fêté partout , et je
n'examine pas l'effet de cet accueil sur sa raison ; je suppose
qu'elle y résiste. Les plaisirs volent au-devant de lui, tous les
jours de nouvomx objets l'amusent; il se livre à tout avec «mi
intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif , empressé , cu-
rieux ; sa première admiration vous fraooe : vous l'estimez con-
LIVRK IV. 2«I
!il : mais voyez l'état de son âme ; vous croyez qu'il jouit ; moi,
crois qu'il souffre.
Qu'aperroit-il d'abord en ouvrant les yeux? des multitudes de
, : t-lendus biens qu'il ne connaissait pas, et dont la plupart , n'é-
tant qu'un moment à sa portée , ne semblent se montrer à lui que
' oiir lui donner le regret d'en être privé. Se promène-t-il dans un
lais , vous voyez à son inquiète curiosité qu'il se demande pour-
voi sa maison paternelle n'est pas ainsi. Toutes ses questions
\ ous disent qu'il se compare sans cesse au maître de cette mai-
n ; et tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans ce paral-
lo aiguise sa vanité en la révoltant. S'il rencontre un jeune
homme mieux rais que lui , je le vois murmurer en secret contre
i'.ivarice de ses parents. Est-il plus paré qu'un autre , il a ladou>
hnir de voir cet autre l'effacer ou par sa naissance ou par son es-
(>rit , et toute sa dorure humiliée devant un simple habit de drap.
Brille-t-il seul dans une assemblée ; s'élère-t-il sur la pointe du
|iied pour être mieux vu; qui est-ce qui n'a pas une disposition
-••crête à rabaisser l'air superbe et vain d'un jeune fat.» Tout s'u-
t bientôt comme de concert ; les regards inquiétants d'un homme
rave, les mots railleurs d'un caustique , ne tardent pas d'arriver
l'isqu'à lui ; et, ne fût-il dédaigné que d'un seul homme , le mé-
pris de cet homme empoisonne à l'instant les applaudissements
(les autres.
Donnons-lui tout , prodiguons-lui les agréments , le mérite ;
l'il soit bien fait, plein d'esprit, aimable . il sera recherché des
Mmmes; mais en le recherchant avant qu'il les aime, elles le ren-
dront plutôt fou qu'amoureux : il aura de bonnes fortunes , mais
il n'aura ni transports ni passion pour les goûter. Ses désirs tou-
jours prévenus n'ayant jamais le temps de naitre au sein des
ftlaisirs , il ne sent que l'ennui de la gêne : le sexe fait pour le hon-
tiour du sien le dégoûte et le rassasie même avant qu'il le con-
naisse; s'il continue à le voir, ce n'est plus que par vanité; et
ipiand il s'y attacherait par un goût véritable , il ne sera pas seul
une, seul brillant, seul aimable, et ne trouvera pas toujours
i ins ses maîtresses des prodiges de fidélité.
Je ne dis rien des tracasserie» , des trahisons , des noircfliirs ,
des repentirs de toute espèce inséparables d'une pareille vie. LVx-
[»<^ripnce du monde en dégoûte, on le sait : je ne parle que des cu-
"iig atlaché« à la première illusion.
262 EMILE.
Quel contraste pour celui qui , renfermé jus(|uici dans le sein
de sa famille et de ses amis, s'est vu l'unique objet de toutes leurs
attentions , d'entrer tout à coup dans un ordre de choses où il est
compté pour si peu ; de se trouver comme noyé dans une sphère
étrangère, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne! Que
d'affronts , que d'humiliations ne faut-il pas qu'il essuie , avant
de perdre , parmi les inconnus , les préjugés de son importance
pris et nourris parmi les siens ! Enfant , tout lui cédait, tout s'em-
pressait autour de lui : jeune homme , il faut qu'il cède à tout le
monde; ou, pour peu qu'il s'oublie et conserve ses anciens airs ,
que de dures leçons vont le faire rentrer en lui-même ! L'habi-
tude d'obtenir aisément les objets de ses désirs le porte à beau-
coup désirer , et lui fait sentir des privations continuelles. Tout
ce qui le flatte le tente ; tout ce que d'autres ont , il voudrait l'a-
voir : il convoite tout, il porte envie à tout le monde , il voudrait
dominer partout ; la vanité le ronge , l'ardeur des désirs effrénés
enflamme son jeune cœur; la jalousie et la haine y naissent avec
eux ; toutes les passions dévorantes y prennent à la fois leur es-
sor ; il en porte l'agitation dans le tumulte du monde ; il la rap-
porte avec lui tous les soirs; il rentre mécontent de lui et des au-
tres; il s'endort plein de mille vains projets , troublé de mille
fantaisies ; et son orgueil lui peint jusque dans ses songes les chi-
mériques biens dont le désir le tourmente, et qu'il ne possédera
de sa vie. Voilà votre élève : voyons le mien.
Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse ,
le premier retour sur lui-mimo est un sentiment de plaisir. En
voyant de combien de maux il est exempt , ii se sent plus heu-
reux qu'il ne pensait l'être. Il partage les peines de ses semblables ,
mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié
qu'il a pour leurs maux , et du bonheur qui l'en exempte ; il se
sent dans cet état de force qui nous clend au delà de nous , et
nous fait porter ailleurs l'activité superflue à notre bien-élre.
Pour plaindre le mal d'autrui , sans doute il faut le connaître ; mais
il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert , ou qu'on craint de
souffrir, on plaint ceux qui souffrent; mais tandis qu'on soul-
fre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant assujettis aux misères
de la vie , nul n'accorde aux autres que la sensibilité dont il n'a
pas actuellement besoin pour lui-même , il s'ensuit que la oooimi-
sération doit être un sentiment très-doux , puisqu'elle dépose eu
LIVRK IV. 963
notre faveur , et qu'au contraire un homme dur est toujours mal-
lieureur, puisque l'état de son cœur ne lui laisse aucune sensibi-
lité surabondante qu'il puisse accorder aux peines d'autrni.
Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences : nous le sup-
posons où il est le moins ; nous le cherchons où il ne saurait être :
la gaieté n'en est qu'un signe très-équivoque. Un homme gai n'est
souvent qu'un infortuné qui cherche à donner le change aux au-
tres , et à s'étourdir lui-même. Ces gens si riants , si ouverts , si se-
reins dans un cercle , sont presque tous tristes et grondeurs chez
< ux , et leurs domestiques portent la peine de l'amusement qu'ils
lionnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n'est ni gai ni fo-
! lire ; jaloux d'un sentiment si doux , en le goûtant on y pense ,
on le savoure , on craint de l'évaporer. Un homme vraiment heu-
reux ne parle guère et ne rit guère; il resserre, pour ainsi dire,
lo bonheur autour de son cœur. Les jeux bruyants , la turbulente
joie , voilent les dégoûts et l'ennui. Mais la mélancolie est amie de
I volupté : l'attendrissement et les larmes accompagnent les plus
louces jouissances, et l'excessive joie elle-même arrache plutôt
des pleurs que des ris.
Si d'abord la multitude et la variété des amusements parait con-
tribuer au bonheur, si l'uniformité d'une vie égale parait d'abord
ennuyeuse , en y regardant mieux on trouve , au contraire , que
la pins douce habitude de l'âme consiste dans une modération de
l'iui.ssance qui laisse peu île prise au désir et au dégoût. L'inquié-
t iide (les désirs produit la curiosité , l'inconstance ; le vide des tur-
bulents plaisirs produit l'ennui. On ne s'ennuie jamais de son étal
(juand on n'en connaît point de plus agréable. De tous les hommes
Ju monde , les sauvages sont les moins curieux et les moins en-
nuyés ; tout leur est indifférent : ils ne jouissent pas des choses ,
mais d'eux ; ils passent leur vie à ne rien faire , et ne s'ennuienl
jamais.
L'homme du monde est tout entier dans son masque. N'étant
presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal
i son aise quand il est forcé d'y rentrer. Ce qu'il est n'est rien , ce
ipi'il parait est tout pour lui.
Je ne puis m'empécher de me représenter , sur le visage du jeune
l»r»mme dont j'ai parlé ci-devant, je ne sais quoi d'impertinent ,
;le doucereux , d'affecté , qui déplaît , qui rebute les gens unis; el
lur celui (lu mien , une physionomie intéressante et simple , qui
264 EMILE.
montre le contentement, la véritable sérénité de l'âine ; qui ins-
pire l'estime, la confiance, et qui semble n'attendre que l'épanche-
mcnt de l'amitié pour donner la sienne à ceux qui l'approchent.
On croit que la physionomie n'est qu'un simple développement
de traits déjà marqués par la nature. Pour moi , je penserais qu'ou-
tre ce développement, les traits du visage d'un homme viennent
insensiblement à se former et prendre de la physionomie par l'im-
pression fréquente et habituelle de certaines affections de l'àme.
Ces affections se marquent sur le visage , rien n'est plus certain;
et quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des
impressions durables. Voilà comment je conçois que la physiono-
mie annonce le caractère, et qu'on peut quelquefois juger de l'un
par l'autre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui
supposent des connaissances que nous n'avons pas.
Un enfant n'a que deux affections bien marquées , la joie et la
douleur : il rit ou il pleure ; les intermédiaires ne sont rien pour lui ;
sans cesse il passe de l'un de ces mouvements à l'autre. Celle al-
ternative continuelle empêche qu'ils ne fassent sur son visage au-
cune impression constante , et qu'il ne prenne de la physionomie :
mais dans l'âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement
ou plus constamment affecté , les impressions plus profondes lais-
sent des traces plus difficiles à détruire; et de l'étal habituel de
l'âme résulte un arrangement de traits que le temps rend ineffa-
çables. Cependant il n'est pas rare de voir des hommes changer de
physionomie à différents âges. J'en ai vu plusieurs dans ce cas ;
et j'ai toujours trouvé que ceux que j'avais pu bien observer et
suivre avaient aussi change de passions habituelles. Cette seule
observation , bien confirmée , me i)araitrait décisive , et n'est pas
déplacée dans un traité d'éducation , où il importe d'apprendre à
juger des mouvements de l'àme par les signes extérieurs.
Je ne sais si , pour n'avoir pas appris à imiter des manières de
convention et à feindre des sentiments qu'il n'a pas , mon jeune
homme sera moins aimable , ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici : je
sais seulement qu'il sera plus aimant ; et j'ai bien de la peine à
croire que celui qui n'aime que lui puisse assez bien se déguiser
pour plaire autant que celui qui tire de son attachement pour les
autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais quant à ce sen-
timent même , je crois en avoir assez dit pour guider sur ce point
un lecteur raisonnable, et montrer que jonc mosuis pas contredH.
f
LIVRB IV. Mft
Je reviens donc à ma méthode, et je dis : Quand lage critique
.ii|»rochc, offrez aux jeunes gens des spectacles qui les retiennent,
non des spectacles qui les excitent : donnez le change à leur
.....igination naissante par des objets qui, loin d'enflammer leurs
-'MIS , en répriment l'activité. Éloignez-les des grandes villes , où
1 1 parure et l'immodestie des femmes hâte et prévient les leçonsde
1 1 nature, oii tout présente à leurs yeux des plaisirs qu'ils ne doi-
it conuaitre que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans
is premières habitations, où la simplicité champêtre laisse les
-sions de leur âge se développer moins rapidement : ou si leur
it pour les arts les attache encore à la ville , prévenez en eux ,
" ce goût même , une dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin
i-s sociétés , leurs occupations , leurs plaisirs : ne leur montrez
■ des tableaux touchants , mais modestes , qui les remuent sans
-éduire , et qui nourrissent leur sensibilité sans émouvoir leurs
-. Songez aussi qu'il y a partout quelques excès à craindre,
[lie les passions immodérées font toujours plus de mal qu'on
•I veut éviter. Il ne s'agit pas de faire de votre élève un garde-
i tde, un frère de la charité, d'affliger ses regards par des ob-
, ■ > continuels de douleurs et de souffrances , de le promener d'in-
firme en infirme, d'hôpital en hôpital, et de la Grève aux pri-
sons : il faut le toucher et non Tendu.'-cir à l'aspect des misères
humaines. Longtemps frappé des mêmes spectacles , on n'en
it plus les impressions; l'habitude accoutume à tout ; ce qu'on
' trop on ne l'imagine plus, et ce n'est que l'imagination qui
is fait sentir les maux d'autrui : c'est ainsi qu'à force de voir
irir et souffrir, les prêtres et les médecins deviennent irapi-
ibles. Que votre élève connaisse donc le sort de l'homme et
misères de ses semblables ; mais qu'il n'en soit pas trop sou-
t le témoin. Un seul objet bien choisi , et montré dans un jour
venable, lui donnera pour un mois d'attendrissement et de
'• xions. Ce n'est pas tant ce qu'il voit, que son retour sur ce
lia vu , qui détermine le jugement qu'il en porte ; et l'impres-
I durable qu'il reçoit d'un objet lui virnt moins de l'objet
me, que du point de vue sous lequel on le porte à se le rap-
r. C'est ainsi qu'en ménageant les exemples, les leçons, les
i.:es, vous éraousserez longtemps l'aiguillon des sens, et don»
ri'zlechangeàla nature ensuivant ses propres directions.
A mesure qui! ac(|uiert des lumière!* , choisissez de^ idées qui
S)
iga ÉMiLi:.
s'y rapportent; à mesure que ses désirs s'allument, choisissez
des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire qui s'est
distingué par ses mœurs autant que par son courage m'a raconté
que , dans sa première jeunesse , son père , homme de sens , mais
très-dévot, voyant son tempérament naissant le livrer aux fem-
mes , n'épargna rien pour le contenir ; fnais enfin , malgré tous ses
soins , le sentant prêt à lui échapper , il s'avisa de le mener dans
un hôpital de véroles, et, sans le prévenir de rien, le fit entrer
dans une salle où une troupe de ces malheureux expiaient, par
un traitement effroyable, le désordre qui les y avait exposés. A
ce hideux aspect, qui révoltait à la fois tous les sens, le jeune
homme faillit à se trouver mal. « Va , misérable débauché , lui dit
n alors le père d'un ton véhément , suis le vil penchant qui t'en-
« traîne; bientôt tu seras trop heureux d'être admis dans celte
« salle , où, victime des plus infâmes douleurs, tu forceras ton
« père à remercier Dieu de ta mort. »
Ce peu de mots, joints à l'énergique tableau qui frappait le jeune
homme, lui firent une impression qui ne s'effaça jamais. Condamné
par son état à passer sa jeunesse dans les garnisons, il aima mieux
essuyer toutes les railleries de ses camarades , que d'imiter leur
libertina}:c. « J'ai été homme, me dit-il, j'ai eu des faiblesses;
« mais parvenu jusqu'à mon âge, je n'ai jamais pu voir une lillc
" publique sans horreur. » Maitre, peu de discours ; mais appre-
nez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez tou-
tes vos leçons en exemples , et soyez sur de leur effet.
L'emploi de l'enfance est peu de chose : le mal qui s'y glissi
n'est point sans remède, et le bien qui s'y fait peut venir plus tard
Mais ii rJcn est pas ainsi du premier âge, où l'homme comnienci
vériùil)lement à vivre. Cet âge ne dure jamais assez pour l-
qu'on en doit faire, et son importance exige une atlenlioi. - ^
relâche : voilà pourquoi j'insiste sur l'art de le prolonger. Un des
I meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder tant
qu'il est possible. Rendez les progrès lents et sûrs : empêchez que
l'adolescent ne devienne homme au moment où rien ne lui reste à
faire pour le devenir. Tandis que le corps croit , les esprits desti
nés d donner du baume au sang cl de la force aux fibres se for-
ment et s'élaborent. Si vous leur faites prendre un cours différent,
et que ce qui est destiné à perfectionner un individu serve à la
formation d'un anire tous deux restent dans un élat do faiblesse,
LIVKK IV. 267
el l'ouvrage de la nature demeure imparfait. Les opérations de
l'espnt se sentent à leur tour de cette altération ; et l'âme , aussi
débile que le corps, n'a que des fonctions faibles et languissantes.
Des membres gros et robustes ne font ni le courage ni le gé-
nie ; et je conçois que la force de Tàme n'accompagne pas celle du
corps, quand d'ailleurs les organes de la communication des deux
substances sont mal disposés. Mais, quelque bien disposés quils
puissent être , ils agiront toujours faiblement , s'ils n'ont pour
iiiincipe qu'un sang épuisé , appauvri , et dépourvu de cette subs-
.• qui donne de la force et du jeu à tous les ressorts de la ma-
ae. Généralement on aperçoit plus de vigueur d'âme dans les
h'inmesdont les jeunes ans ont été préservés d'une corruption
inaturée, que dans ceux dont le désordre a commencé avec le
\ oir de s'y livrer ; et c'est sans doute une des raisons pourquoi
['(""uples qui ont des mœurs surpassent ordinairement en bon
> et en courage les peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci brillent
Hiement parje ne sais quelles petites qualités déliées, qu'ils ap-
iit esprit , sagacité , finesse ; mais ces grandes et nobles fonc-
> de sagesse et de raison qui distinguent et honorent l'homme
lie belles actions, par des vertus, par des soins véritable-
:it utiles , ne se trouvent guère que dans les premiers.
I -'S maîtres se plaignent que le feu de cet âge rend la jeunesse
^ciplinable, etjele^ois : mais n'est-ce pas leur faute .^ Silôf
Is ont laissé prendre à ce feu son cours par les sens , ignorenl-
liTon ne peut plus lui en donner un autre .' Les longs et froids
l'un pédant effaceront-ils dans l'esprit de son élève l'i-
: - plaisirs qu'il a conçus ? banniront-ils de son cœur les dé-
- qui le tourmentent.' amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament
' •! 'lit l'usage? ne s'irritera-t-il pas contre les obstacles qui
it au seul bonheur dont il ait l'idée? Et , dans la dure loi
n Kii prescrit sans pouvoir la lui faire entendre, que verrat-
sinon le caprice et la haine d'un homme qui cherche à le tour-
iiter ? Est-il étrange qu'il se mutine et le haïsse à son tour?
!'• conçois bien qu'en se rendant facile on peut se rendre plus
'I>ortable , et conserver une apparente autorité. Mais je ne vois
- trop à quoi sert l'autorité qu'on ne garde sur son élève qu'en
l'ulaot les vices qu'elle devrait réprimer; c'est comme si, pour
KMT un cheval fougueux, l'écuyer le faisait sauter dans un pré-
368 EMILE.
Loin que ce fou de l'adolescent soit un obstacle a l'éducatiou ,
c'est par lui qu'elle se consomme et s'achève ; c'est lui qui vous
donne une prise sur le cœur d'un jeune homme , quand il cess(>
«l'être moins fort que vous. Ses premières affections sont les rênes
avec lesquelles vous dirigez tous ses mouvements, il était libre ,
. et je le vois asservi. Tant qu'il n'aimait rien : il ne dépendait que de
lui-même et de ses besoins; sitôt qu'il aime , il dépend de ses al-
tachements. Ainsi se forment les premiers liens qui l'unissent à
son espèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité naissante, necroyeK
|)as qu'elle embrassera d'abord tous les hommes, et que ce mot de
genre humain signifiera pour lui quelque chose. Non, c«tle sensi-
bilité se bornera premièrement à ses semblables ; et ses semblables
ne seront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il
a des liaisons, ceux que l'habitude lui a rendus chers ou nécessaires,
ceux qu'il voit évidemment avoir avec lui des manières de penser et
de sentir communes, ceux qu'il voit exposés aux peines qu'il a souf-
fertes et sensibles aux plaisirs qu'il a goûtés , ceux , en un mot,
en qui l'identité de nature plus manifestée lui donne une plus
grande disposition à s'aimer. Ce ne sera qu'après avoir cullivé son
naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses pro-
pres sentiments et sur ceux qu'il observera dans les autres , qu'il
pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles sous l'idée
ïbstraite d'humanité, et joindre à ses affections particulières celles
qui peuvent l'identifier avec son espèce.
En devenant capable d'attachement , il devient sensible à celui
des autres ' , et par là même attentif aux signes de cet attache*
ment. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur luif
Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu'B
s'en aperçut ! Que ne senlira-t-il point quand , ouvrant les yeux
sur lui-mcme , il verra ce que vous avez fait pour lui ; quaud il
pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge , et vous
comparer aux autres gouverneurs! Je dis quand il le verra, mais
^ga^dez-vous de le lui dire ; si vous le lui dites, il ne le verra plus.
Si vous exigez de lui de l'obéissance en retour des soins que veut
lui avez rendus, il croira que vous l'avez surpris : il se dira qu'«i
' I/altachcnifiiit i>cut se passer de retour, jam.iis l'ainitif^. Elle «*st
(^di3np;c, un contrat comme les autres: mais elle est le plus saint de tooSi
Le mot «r<(nii n"a point d'autre corrélatif (juc lui-même. Tout liommc <|iri
n'est pas lami de son ami est tri-s- sûrement un fourl>e : car rc ncst t\a'ta
rendmt ou feignant de rendre Tainitié. ipi'on pont rol)tenir.
LIVRE IV î«9
L feignant de l'obliger gratuitement tous avez prétendu le charger
^1 d'une dette , et le lier par un contrat auquel il n'a point consenti.
j' En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n'est que
i pour lui-noème : vous exigez enfin , et vous exigez en vertu de ce
que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend
» l'argent qu'on feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui ,
vous criez à l'injustice : néles-vous pas plus injuste encore de
demander à votre élève le prix des soins qu'il n'a point acceptés?
L'ingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure étaient
moins communs. On aime ce qui nous fait du bien ; c'est un sen-
timent si naturel ! L'ingratitude n'est pas dans le cœur de l'homme,
mais l'intérêt y est : il y a moins d'obligés ingrats que de bien-
faiteurs intéressés*. Si vous me vendez vos dons, je marchande-
rai sur le prix ; mais si vous feignez de donner pour vendre en-
suite à votre mot , vous usez de fraude : c'est d'être gratuits qui
les rend inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même ;
en voulant l'enchainer on le dégage ; on l'enchaine en le laissant
libre.
Quand le pécheur amorce l'eau, le poisson vient , et reste au-
loor de lui sans défiance ; mais quand , pris à l'hameçon caché
loas l'appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pécheur
est-il le bienfaiteur ? le poisson est-ill'ingrat ? Voit-on qu'un homme
oublié par son bienfaiteur l'oublie.» Au contraire , il en parle tou-
jours avec plaisir, il n'y songe point sans attendrissement : s'il
trouve occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu'il
M ressouvient des siens , avec quel contentement intérieur il salis-
Éùt alors sa gratitude ! avec quelle douce joie il se fait reconnaître !
avec quel transport il lui dit : Mon tour est venu ! Voilà vraiment
la voix de la nature ; jamais un vrai bienfait ne fit d'ingrat.
Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel , et que vous
n'en détruisiez pas l'effet par votre faute, assurez-vous que votre
élève , commençant à voir le prix de vos soins , y sera sensible ,
pourvu que vous ne les ayez point mis vous-même à prix ; et
qu'ils vous donneront dans son cœur une autorité que rien ne
pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet av.in
* Multos fxperimur ingrates , plurts farimuf , qnin gmvex expn-
bntorfs exnctoTffque sumtts... Ita gratiam omnem corrumpimus , """
iMitum p<ntquam drdimut bénéficia, teii dum damiis Stxir.., «i« Bc-
■ef.,lili. I. cap. «.
270 EMILE.
lage , gardez de vous l'oter en vous faisant valoir auprès de lui.
Lui vanter vos services, c'est les lui rendre insupportables ; les
oublier, c'est l'en faire souvenir. Jusqu'à ce qu'il soit temps de le
i traiter on homme, qu'il ne soit jamais question de ce qu'il vous
doit, mais de ce qu'il se doit. Pour le rendre docile laissez-lui
toute sa liberté; dérobez-vous pour qu'il vous cherche ; élevez son
àme au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlant
Jamais que de son intérêt. Je n'ai point voulu qu'on lui dit que ce
qu'on faisait était pour son bien , avant qu'il fut en état de l'enten-
dre; dans ce discours il n'eût vu que votre dépendance, et il ne
vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu'il commence
a sentir ce que c'est qu'aimer, il sent aussi quel doux lien peut
unir un homme à ce qu'il aime ; et , dans le zèle qui vous fait oc-
cuper de lui sans cesse, il ne voit plus l'attachement d'un esclave,
mais l'affection d'un ami. Or rien n'a tant de poids sur le cœur
liumain que la voix de l'amitié bien reconnue ; car on sait qu'elle
ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu'un
ami se trompe , mais non qu'il veuille nous tromper. Quelquefois
on résiste à ses conseils , mais jamais on ne les méprise.
Nous entrons enfin dans Tordre moral : nous venons de faire un
second pas d'homme. Si c'en était ici le lieu , j'essayerais de mon-
trer comment des premiers mouvements du cœur s'élèvent les
premières voix de la conscience, et comment des sentiments d'a-
mour et de haine naissent les premières notions du bien et du
mal. Je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement
des mots abstraits , de purs êtres moraux formés par rcnteude-
ment , mais de véritables affections de l'àme éclairée par la rai-
son, et qui ne sont qu'un progrès ordonné de nos affections pri-
mitives ; que parla raison seule, indépendammeutde la conscience ,
on ne peut établir aucune loi naturelle ; et que tout le droit de la
nature n'est qu'une chimère, s'il n'est fondé sur un besoin natu-
rel au cœur humain '. Mais je songe que je n'ai point à faire ici
' Le précepte inèrae d'agir avec autrui coinine nous voulons «[u'on
agisse avec nous n'a de vrai fonilemcut ([uc la conscience el Ics<Mvtimenl;
car où est la raison précise d'agir étant moi comme si j'étais un autre,
surtout (|nanil je suis moralement sftr de ne jamais mt- trouver dans le
même cas? cl iiiii me répondra ((n'en suivant liicnfidclcmiMitoelle maximt
j'obliciuirai nnon la suive de mi-me avec moi? I.e méch iiit lire avantage
lie la probité du juste et de sa propre injustice; il est bien nis«' iiuc toui
le monde soit juste , excepté lui. (".et accoi-d-là . (pioi qu'on en dise . n'est
pas fort avantageux aux gens de bictt. Mais «luaud la forccdunc Ame cxpau-
LIVRE iV. »1
tes traités de métaphysique et de morale , ni des cours d'étude
d'aucune espèce ; il me sufQt de marquer l'ordre et le progrès de
nos sentiments et de nos connaissances relativement à notre cons-
titution. D'autres démontreront peut-être ce que je ne Jais qu'in-
diquer ici.
Mon Emile n'ayant jusqu'à présent regardé que lui-même , le
premier regard qu'il jette sur ses semblables le porte à se com-
parer avec eux ; et le premier sentiment qu'excite en lui cette
comparaison est de désirer la première place. Voilà le point où
l'amour de soi se change en amour-propre , et où commencent à
naitrc toutes les passions qui tiennent à celle-là. Mais pour déci-
der si celles de ces passions qui domineront dans son caractère se-
ront humaines et douces , ou cruelles et malfaisantes , si ce seront
des passions de bienveUlance et de commisération , ou d'envie et
(le convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentira parmi les
hommes, et quels genres d'obstacles il pourra croire avoir à vain-
cre pour parvenir à celle qu'il veut occuper.
Pour le guider dans celte recherche , après lui avoir montré les
liommes par les accidents communs à l'espèce , il faut maintenant
^ - lui montrer par leurs différences. Ici vient la mesure de l'iné
- i,;i>j naturelle et civile, et le tableau de tout l'ordre social.
11 faut étudier la société par les hommes , et les hommes par la
société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la
morale n'entendront jamais rien à aucune des deux. En s'altacbant
d'abord aux relations primitives, on voit comment les hommes en
doivent être affectés et quelles passions en doivint naitre : on voit
que c'est réciproquement par le progrès des passions que ces re-
lations se multiplient et se resserrent. C'est moins la force des bras
que la modération des cœurs qui rend les hommes indépendants
t-t libres. Quiconque désire peu de chose lient à peu de gens,
mais confondant toujours nos vains désirs avec nos l>esoins
piiysiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la
>i\<' iiridcnUti« avec mon •einblable, et que je me sens [M)ur ainsi dire en
lui , c'est |x.>ii ," ' " i'iiili--
resse à lui i i nu-
tare ellc-mt n , , . _ .■■ lieu
i|iie je mu senU: exister. U uuje coadus qu il ii est pas >raj (jui; les^jrik'qt-
to«<|.i h loi nstiir«"llt?'">ifnt fondés sur la raiion seule ; ils onl une base plus
- ■ ' , .ur di>s hommes dérivé de l'amour de soi est le
I line. Le sommaire de (cote la morale est donné
u_.. . . _... ,.,.. ^, ..il Je la loi.
572 15;MILE.
société humaine ont toujours pris les effets pour les causes , et n'ont
fait que s'égarer Jans tous leurs raisonnements.
Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et indes-
tructible , parce qu'il est impossible dans cet état que la seule dif-
férence d'homme à homme soit assez grande pour rendre l'un de-
pendant de l'autre. Il y a dans l'état civil une cgalilé de droit chi-
mérique et vaine , parce que les moyens destinés à la maintenir
servent eux-mêmes à la détruire , et que la force publique ajou-
tée au plus fort pour opprimer le faible rompt l'espèce d'équilibre
que la nature avait mis entre eux ' . De cette première contradic-
tion découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre civil en-
tre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée
au polit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier; toujours
ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'ins-
truments à la violence et d'armes à l'iniquité : d'où il suit que les
ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en
effet utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres; par où l'on
doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et
selon la raison. Reste à voir si le rang qu'ils se sont donné est plus
favorable au bonheur de ceux qui l'occupent , pour savoir quel
jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voilà
maintenant l'étude qui nous importe; mais, pour la bien faire,
il faut commencer par connaître le cœur humain.
S'il ne s'agissait que de montrer aux jeunes gens l'homme par
son masque , on n'aurait pas besoin de le leur montrer, ils le ver-
raient toujours de reste; mais, puisque le masque n'est pas
l'homme, et qu'il ne faut pas que son vernis les séduise , en leur
peignant les hommes peignez-les-leur tels qu'ils sont , non pas
afin qu'ils les haïssent , mais afin qu'ils les plaignent et ne leur
veuillent pas ressembler. C'est, à mon gré , le sentiment le naieux
enlendu que l'homme puisse avoir sur son espèce.
Dans celte vue , il importe ici de prendre une roule opposée à
celle qu3 nous avons suivie jusqu'à présent , et d'instruire plutôt
le jeune homme par rexpérience d'autrui que par la sienne. Si les
hommes le trompent, il les prendra en haine; mais si , respecté
d'eux, il les voit se tromper mutuellement, il en aura pilié. Le
' L'espri' universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours
le fort contre le faible , et celui qui a contre celui qui n'a rien : ccl incoii-
vdnicnî est inévitntile, et il c«t sans cxceptijn.
LIVRE IV. 273
<[)eclacle du inoiule , disait Pythagore , ressemble à celui des jeux
•lytnpiques : les uns y tiennent boutique et ne songent qu'à leur
profit ; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire ;
d'autres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les
'lires.
Je voudraisqu'on choisit tellement les sociétés d'un jeune homme,
lii'il pensât bien de ceux qui vivent avec lui, et qu'on lui apprit a
-i bien connaître le monde , qu'il pensât mal de tout ce qui s'y fait,
^ui'il sache que l'iiomme est naturellement bon, qu'il le sente,
lu'il juge de son prochain par lui-même; mais qu'il voie com-
ment la société déprave et pervertit les hommes ; qu'il trouve dans
ItMirs préjugés la source de tous leurs vices ; qu'il soit porté à esti-
mer chaque individu , mais qu'il méprise la multitude ; qu'il voie
;ue tous les hommes portent à peu près le même masque , mais
|u'il sache aussi qu'il y a des visages plus beaux que le masque
|ui les couvre.
Cette méthode , il faut l'avouer, a ses inconvénients , et n'est
pas facile dans la pratique; car s'il devient observateur de trop
l)onne heure , si vous l'exercez à épier de trop près les actions
d'autnii , vous le rendrez médisant et satirique , décisif et prompt
à juger : il se fera un odieux plaisir de cherchcT à tout de sinistres
interprétations , et à ne voir en bien rien même de ce qui est bien.
Il s'accoutumera du moins au spectacle du vice , et à voir les mé-
hants sans horreur, comme on s'accoutume à voir les malheu-
reux sans pitié. Bientôt la perversité générale lui servira moins de
leçon que d'excuse : il se dira que si l'homme est ainsi , il ne doit
pas vouloir être autrement.
Que si vous voulez l'instruire par principe, et lui faire connaître
avec la nature du cœur humain l'application des causes externes
qui tournent nos penchants en vices ; en le transportant ainsi tout
d'un coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous em-
ployez une métaphy:»ique qu'il n'est point en état de compren-
dre; vous retombez dans l'inconvénient, évité si soigneusement
jusqu'ici, de lui donner des leçons qui ressemblent à des leçons ,
de substituer dans son esprit l'expérience et l'autorité du maître
1 sa propre expérience et au progrès de sa raison.
Pour lever à la fois ces deux obstacles, et pour mettre le cœur hu-
main à sa portée sans risquer de gâter le sien, je voudrais lui mon-
trer les hommes au loin, les lui montrer dans d'autres temps ou
274 EMILi:.
dans d'autres lieux , et de sorte qu'il pùl voir la scène sans ja-
mais y pouvoir agir. Voilà le moment de l'histoire ; c'est par elle
(ju'il lira dans les cœurs sans les leçons de la philosophie ; c'est
par elle qu'il les verra , simple spectateur, sans intérêt et sans
passion , comme leur juge , non comme leur complice ni comme
leur accusateur.
^ Pour connaître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde
on les entend parler ; ils montrent leurs discours et cachent leurs
actions : mais dans l'histoire elles sont dévoilées, et on les juge
sur les faits. Leurs propos même aident à les apprécier ; car, com-
parant ce qu'ils font à ce qu'ils disent , on voit à la fois ce qu'ils
sont et ce qu'ils veulent paraître : plus ils se déguisent , mieux
on les connaît.
Malheureusement cette étude a ses dangers, ses inconvénients de
|)lus d'une espèce. Il est difficile de se mettre dans un point de vue
(l'oLi l'on puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands
vices de l'histoire est qu'elle peint beaucoup plus les hommes par
leurs mauvais côtés que par les bons : comme elle n'est intéres-
sante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu'un peuple
croit et prospère dans le calme d'un paisible gouvernement, elle n'en
dit rien : elle ne commence à en parler que quand , ne pouvant
plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voi-
sins, ou les laisse prendre part aux sienues; elle ne l'illustre que
quand il est déjà sur son déclin : toutes nos histoires commencent
ou elles devraient finir. Nous avons fort exactement celle des
peuples qui se détruisent ; ce qui nous manque est celle des peu
pies qui se multiplient ; ils sont assez heureux et assez sages pour
qu'elle n'ait rien à dire d'eux : et en effet nous voyons , même
(le nos jours, que les gouvernements qui se conduisent le mieux
sont ceux dont on parle le moins. Nous ne savons donc que le
mal , à peine le bien fait-il époque. Il n'y a que les méchants de
célèbres, les bons sont oubliés ou tournes en ridicule; el voilii
comment l'histoire , ainsi que la philosophie , calomnie sans cesse
le genre humain *.
* [Var sont oubliés. Le temps, dit Bacon, coiumeuH grand fleuve .
ne nous aj:porie que ce qui est de plus léger cl df moins soUdi' ; tout
ce qui a le plus de poi(i« va au fond, et demeura englouti dans son
vaste iU. yoilà comment... — L'auteur, eu suppriuiant ce i>a!>»age de
Bacon, l'a remplacé pai ces mois, ou tournés en ridicule, qui ne 80ut
pas dans le manuscrit. Il a bien senti i|ue cette image du temps compara i
1
LIM^E IV. 575
De plus , il s'en faut bien que les faits décrits dans Thistoire ne
-oient la peinture exacte des mêmes faits tels qu'ils sont arrivés :
,s changent de forme dans la tête de l'historien, ils se moulent sur
ses intérêts , ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui
sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène , pour voir un
événement tel qu'il s'est jKissé? L'ignorance ou la partialité déguise
tout. Sans altérer même un trait historique , en étendant ou res-
serrant des circonstances qui s'y rapportent , que de faces diffé-
rentes on peut lui donner : Mettez un même objet à divers points
de vue , à peine paraitra-t-il le même , et pourtant rien n'aura
changé , que l'œil du spectateur. Suffit-il , pour l'honnear de la
vérité , de me dire un fait véritable en me le faisant voir tout
autrement qu'il n'est arrivé? Combien de fois un arbre de plus nu
moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière
élevé p.ir le vent , ont décidé de l'événement d'un combat , sans
que personne s'en soit aperçu ! Cela empêche-t-il que l'historien
ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec autant
d'assurance que s'il eût été partout? Or que m'importent les
faits en eux-mêmes, quand la raison m'en reste inconnue? et
quelles leçons puis-je tirer d'un événement dont j'ignore la vraie
r.iiise 7 L'historien m'en donne une , mais il la controuve ; et la
critique elle-même , dont on fait tant de bruit , n'est qu'un art de
conjecturer, l'art de cfioisir entre plusieurs mensonges celui qui
ressemble le mieux à la vérilé.
N'avez-vous jamais lu Cléop.itrc uu Ca^-^jn Iro, ou d aulros li
vres de celte espèce? L'auteur choisit un événement connu , puis
l'accommodant à ses vues, l'ornant de détails de son invention ,
i'' personnages qui n'ont jamais existé, et de portraits imagi-
naires , entasse fictions sur fictions pour rendre sa lecture agréa-
ble. Je vois peu de différence entre ces romans et vos histoires,
si ce n'est que le romancier se livre davantage à sa propre
imagination , et que l'historien s'asservit plus à celle d'autrui : à
quoi j'ajouterai , si l'on veut , que le premier se propose un objet
moral , bon ou mauvais , dont l'autre ne se soucie guère.
On me dira que la fidélité de l'histoire intéresse moins que la
vérité des mœurs et des caractères; pourvu que le cœur humain
lin fl.inr. il lit (l'une appHcalion forr«'c en cette occasion, et il a corn-
«faiw nwnifre S ta fol» pli» ^mple et pli» henretwe.] ^iote
1^6 ÉMlLE.
soitbien peint, il importe peu que les événements soient fidèlement
rapporlés : car, après tout , ajoute-t-on , que nous font des faits
arrivés il y a deux mille ans? On a raison, si les portraits sont
bien rendus d'après nature ; mais si la plupart n'ont leur modèle
que dans l'imagination de l'historien , n'est-ce pas retomber dans
l'inconvénient qu'on voulait fuir, et rendre à l'autorité des écri-
vains ce qu'on veut ôter à colle du maître ? Si mon élève ne doit
voir que des tableaux de fantaisie , j'aime mieux qu'ils soient tra-
cés de ma main que d'une autre ; ils lui seront du moins mieux
appropriés.
Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui jugent.
Les faits ! les faits ! et qu'il juge lui-même ; c'est ainsi qu'il apprend
à connaître les hommes. Si le jugement de l'auteur le guide sans
cesse, il ne fait que voir par l'œil d'un autre; et quand cet œil
lui manque, il ne voit plus rien.
Je laisse à part l'histoire moderne , non-seulement parce qu'elle
n'a plus de physionomie et que nos hommes se ressemblent tous,
mais parce que nos historiens , uniquement attentifs à briller, ne
songent qu'à faire des portraits fortement colories , et qui souvent
ne représentent rien ' . Généralement les anciens font moins de por-
traits , mettent moins d'esprit et plus de sens dans leurs jugements ;
encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire , et il ne faut
pas d'abord prendre les plus judicieux , mais les plus simples. Je
ne voudrais mettre dans la main d'un jeune homme ni Polybe ni
Salluste; Tacite est le livre des vieillards, les jeunes gens ne
sont pas faits pour l'entendre : il faut apprendre à voir dans les
actions humaines les premiers traits du cœur de l'homme, avant
d'en vouloir sonder les profondeurs; il faut savoir bien lire dans
ies faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maxi-
mes ne convient qu'à l'expérience. La jeunesse ne doit rien géné-
raliser : toute son instruction doit être en règles particulières.
Thucydide est, à mon gré , le vrai modèle des historiens. Il
rapporte les faits sans les juger ; mais il n'omet aucune dos circons-
tances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met tout ce
qu'il raconte sous les yeux du lecteur ; loin de s'interposer entre
les événements et les lecteurs , il se dérobe; on ne croit plus lire,
' Voyez Uavila, Gnicciardin, Strada, Solis, Machiavd , et quelquefois
«le riioH lui-même. Vertot est presque le seul qui savait peindre sans faire
de portraits.
I
LIVRE IV. 277
on croit voir. Malheureusement il parle toujours de guerre , et l'on
ne voit presque dans ses récits que la chose du monde la moiua
inslruclive, savoir des combats. La Retraite des dix miZ/eetles
( ommentaires de César ont à peu près la même sagesse et le
léme défaut. Le bon Hérodote, sans portraits, sans maximes ,
mais coulant , naïf, plein de détails les plus capables d'inté-
resser et de plaire , serait peut-être le meilleur des historiens , si
3 mêmes détails ne dégénéraient souvent en simplicités pué-
es , plus propres à gâter le goût de la jeunesse qu'à le former : il
i jt déjà du discernement pour le lire. Je ne dis rien de Tile-Live,
■n tour viendra ; mais il est pohtique, il est rhéteur, il est tout
■ qui ne convient pas à cet âge. **
L'histoire en général est défectueuse , en c« qu'elle ne tient re- /
stre que de faits sensibles et marqués , qu'on peut ûxer par des
Il u ms , des lieux , des dates; mais les causes lentes et progrcssi-
\ es de ces faits , lesquelles ne peuvent s'assigner de même , res-
tent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille
gagnée ou perdue la raison d'une révolution qui , même avant
cette bataille , était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait
guère que manifester des événements déjà déterminés par des
causes morales que les historiens savent rarement voir.
L'esprit philosophique a tourné de ce côté les réflexions de plu-
sieurs écrivains de ce siècle ; mais je doute que la vérité gagne a
leur travail. La fureur des systèmes s'étant emparée d'eux tous ,
nul ne cherche à voir les choses comme elles sont , mais comme
elles s'accordent avec son système.
Ajoutez à toutes ces réflexions que l'histoire montre bien plus
les actions que les hommes , parce qu'elle ne saisit ceux-ci que
dans certains moments choisis , dans leurs vêtements de parade ;
die n'expose que l'homme public qui s'est arrangé pour être vu :
elle ne le suit point dans sa maison , dans son cabinet , dans sa
famille , au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il re-
ivésentc ; c'est bien plus son habit que sa personne qu'elle peint.
J'aimerais mieux la lecture des vies particulières pour com- •
mencer l'étude du cœur humain ; car alors l'homme a beau se dé-
rober, l'historien le poursuit partout; il ne lui laisse aucun mo-
ment de relâche , aucun recoin fwur éviter l'œil perçant du spec-
tateur ; et c'est quand l'un croit mieux se cacher, que l'autre le fait
mieux connaître. « Ceulx, dit Montaigne , qui escrivcnl les vies ,
M
278 EMILE.
« d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements ,
" plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors ; couix-
'< là me sont plus propres ; voilà pourquoy, en toutes sortes, c'est
« mon homme que Piutarque *. »
II est vrai que le génie des hommes assemblés ou des peuples
est fort différent du caractère de l'homme en particulier; et que
ce serait connaître très-imparfaitement le cœur hun.ain que de ne
pas l'examiner aussi dans la multitude : mais il n'est pas moins
vrai qu'il faut commencer par étudier l'homme pour juger les
hommes , et que qui connaîtrait parfaitement les penchants de
chaque individu pourrait prévoir tous les effets combinés dans le
corps du peuple.
c II faut encore ici recourir aux anciens , par les raisons que j'ai
déjà dites , et de plus , parce que tous les détails familiers et bas ,
mais vrais et caractéristiques, étant bannis du style moderne, les
hommes sont aussi parés par nos auteurs dans leurs vies privées
que sur la scène du monde. La décence, non moins sévère dans
les écrits que dans les actions, ne permet plus de dire en public
que ce qu'elle permet d"y faire ; et, comme on ne peut montrer
les hommes que représentant toujours , on ne les connaît pas
plus dans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau faire
et réfaire cent fois la vie des rois , nous n'aurons plus de Sué-
tones '.
Piutarque excelle par cos mémos détails dans lesquels nous n'o-
sons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands
hommes dans les peliles choses ; et il est si heureux dans le
choix de ses traits , que souvent un mot , un sourire, un ge>te lui
suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant An-
nibal rassure son arniée effrayée , et la fait marcher en riant à la
bataille qui lui livra ritalio : Agésilas , à cheval sur un bâton , me
fait aimer le vainqueur du grand roi : César, traversant un pauvre
village et causant avec ses amis, décèle , sans y penser, lelourbe
qui disait ne vouloir qu'être l'égal de Pompée : Alexandre avale
une médecine, et ne dit pas un seid mot ; c'est le jtlus beau uio-
* Livre H, cliap. 10.
'Unstul de nos historiens*, .lui a imité Tacite dans les p-amis irait;.,
a osé imilei- Suétone et iiiieltiuerois transcrire C>>rnin«»sdans les pcllts; et
eela même, qui iijoutc au prix do son livre, l'a fait criliiiuer parmi
nous.
♦ Uiiclus, autour rir la A'iV de Ijuiii \l.
LIVRE iV. i79
iiient de sa vie : Aristide écrit son propre nom sur une coquille,
't justifie ainsi son surnom : Philopoemea , le manteau bas, coupe
in bois dans la cuisine de son bote. Voilà le véritable art de pein-
ne. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits , ni
caraclore dans les grandes actions : c'est dans les bagatelles que
■ naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop commu-
as ou trop apprêtées, et c'est presque uniquement à celles-ci que
i dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.
Un des plus gratids hommes du siècle dernier fut incontestable-
ment M. deTurenne. On a eu le courage de rendre sa vie intéres-
- mie par de petits détails qui le font connaître et aimer; mais
I imbien s'est-on vu forcé d'en supprimer qui l'auraient fait con-
naitre et aimer davantage ! Je n'en citerai qu'un , que je tiens de
lion lieu , et que Plutarque n'eut eu garùe d'omettre , mais que
Hnmsai n'eut eu garde d'écrire quand il l'aurait su.
Un jour d'été qu'il faisait fort chaud , le vicomte de Turenne ,
en petite veste blanche et en bonnet , était à la fenêtre de son an-
tichambre : un de ses gens survient , et , trompé par l'habillement,
le prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domestique était
familier. Il s'approche doucement par derrière , et , d'une main
qui n'était pas légère , lui applique un grand coup sur les lesses.
L'homme frappé se retourne à l'instant. Le valet voit en frémis-
sant le visage de son maître. Il se jette à genoux tout éperdu :
Monseignevr , j'ai cru que c'était George.... Et quand c'eût été
George, s'écrie Turenne en se frottant le derrière , il ne fallait pat
frapper si fort. Voilà donc ce que vous n'osez dire, misérables!
Soyez donc à jamais sans naturel , sans entrailles ; trempez , dur-
cissez vos cœurs de fer dans votre vile décence ; rendez-vous mé-
prisables à force de dignité. Mais toi , bon jeune homme qui lis
ee trait , et qui sens avec attendrissement toute la douceur d'àme
qa^il montre, morne dans le premier mouvement , lis aussi les pe-
titesses de ce grand homme, dès qu'il était question de sa nais-
sance et de son nom Songe que c'est le même Turenne qui affec-
tait de céder partout le pas à son neveu , alin qu'on vit bien que
cet enfant était le chef d'une maison souveraine. Rapproche
ces contrast<'> .linu- l.i nilur*'. méprise ropinion.pf connais
l'homme.
Il y a bien jhu tic j;«iis en i-l.il d«' concevoir ii > .ini^ ijm ije«>
lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur l'esprit tout neuf d'un
980 EMILE.
jeune homme. A{)pesanlis sur des livres dès notre enfanee ; ac-
coutumes à lire sans penser , ce que nous lisons nous frappe d'au-
tant moins , que , portant déjà dans nous-mêmes les passions et
les préjugés qui remplissent l'histoire el les vies des hommes ,
tout ce qu'ils font nous parait naturel , parce que nous sommes
hors de la nature , et que nous jugeons des autres par nous. Mais
qu'on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes ,
qu'on se figure mon Emile, auquel dix-huit ans de soins assi-
dus n'ont eu pour objet que de conserver un jugement intègre et
un cœur sain ; qu'on se le figure , au lever de la toile , jetant
pour la première fois les yeux sur la scène du monde , ou plutôt ,
placé derrière le théâtre , voyant les acteurs prendre et poser
leurs habits , et comptant les cordes et les poulies dont le grossier
prestige abuse les yeux des spectateurs. Bientôt à sa première
surprise succéderont des mouvements de honte et de dédain pour
son espèce : il s'indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe
de lui-même, s'avilir à ces jeux d'enfants; il s'affligera de voir ses
frères s'entre-déchirer pour des rêves , et se changer en bêtes fé-
roces pour n'avoir pas su se contenter d'être hommes.
Certainement , avec les dispositions naturelles de l'élève , pour
peu que le maître apporte de prudence et de choix dans ses lectu-
res , pour peu qu'il le mette sur la voie des réflexions qu'il en doit
tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique,
meilleur sûrement et mieux entendu que toutes les vaines spécu-
lations dont on brouille l'esprit des )eunes gens dans nos écoles.
Qu'après avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus , Cynéas
lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde ,
dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tourments ; nous
ne voyons là qu'un bon mot qui passe : mais Emile y verra une
réflexion très-sage , qu'il eût faite le premier , el qui ne s'effacera
jamais de son esprit, parce qu'elle n'y trouve aucun préjugé
contraire qui puisse en empêcher l'impression. Quand ensuite,
en lisant la vie de cet insensé , il trouvera que tous ses grands
desseins ont abouti à s'aller faire tuer par la main d'une femme,
au lieu d'admirer cet héroïsme prétendu , que verra-t-il dans tous
les exploits d'un si grand capitaine , dans toutes les intrigues d'un
si grand politique, si ce n'est autant de pas pour aller chercher
cette malheureuse tuile qui devait terminer sa vie et ses projets
jwr une mort déshonorante?
I
LIVRE IV. 281
Tou» les coiHjuérauts n'ont pas été tués , tous les usurpateurs
I ont pas échoué dans leurs entreprises; plusieurs paraîtront heu-
• i^ux aux esprits prévenus des opinions vulgaires : mais celui qui ,
-Ans s'arrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes
nie par l'état de leurs cœurs , verra leurs misères dans leurs suc-
i-s mêmes ; il verra leurs désirs et leurs soucis rongeants s'éten-
ire ft s'accroître avec leur fortune ; il les verra [>erdre baleine en
avançant , sans jamais parvenir à leurs termes : il les verra sem-
blables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s'engageant pour la
première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque mon-
tagne, et, quand ils sont au sommet, trouvent avec décourage-
ment de plus hautes montagnes au-devant d'eux.
.4uguste, après avoir soumis ses concitoyens et détruit ses
rivaux , régit durant quarante ans le plus grand empire qui ait
existé : mais tout cet immense pouvoir l'empêchait- il de frapper
les murs de sa tète et de remplir son vaste palais de ses cris , en
redemandant à Varus ses légions exterminées ? Quand il aurait
vaincu tous ses ennemis , de quoi lui auraient seni ses vains
triomphes , tandis que les peines de toute espèce naissaient sans
cesse autour de lui , tandis que ses plus chers amis attentaient â
>a vie , et qu'il était réduit à pleurer la honte ou la mort de tous
te» proches? L'infortuné voulut gouverner le monde, et ne sut
pas gouverner sa maison! Qu'arriva-t-il de cette négligence ? Il
vit périr à la fleur de l'âge son neveu, son fils adoptif , son gen-
dre ; son petit-fils fut réduit ;i manger la bourre de son lit, poui
prolonger de quelques heures sa misérable vie ; sa fille et sa petite-
fille, après l'avoir couvert de leur infamie, moururent l'une de
misère et de faim dans une lie déserte , l'autre en prison par la
main d'un archer. Lui-même enfin , dernier reste de sa malheu-
reuse famille , fut réduit par si propre femme à ne laisser après
loi qu'un monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce maî-
tre du monde , tant célébré pour sa gloire et pour son bonheur.
Croirai-jc qu'un seul de ceux qui les admirent les voulût ac-
quérir au même prix ?
J'ai pris l'ambition pour exemple ; mais le jeu de toutes les
passions humaines offre de semblables leçons à qui veut étudier
l'histoire pour se connaître et se rendre sage aux dépens des morts.
Le temps approche où la vie d'Antoine aura pour le jeune homme
une instruction plus prochaine que celle d'Auguste. Emile ne se
24.
W^. EMILE.
reconnaîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses re-
gards durant ses nouvelles études ; mais il saura d'avance écarter
l'illusion des passions avant (ju'clles naissent; et, voyant que
de tous les temps elles ont aveuglé les hommes , il sera prévenu
de la manière dont elles pourront l'aveugler à son tour , si jamais-
il s'y livre'. Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées;
peut-être au besoin seront-elles tardives , insuffisantes : mais sou-
venez-vous que ce ne sont point celles que j'ai voulu tirer de cellL^
étude. En la commençant , je me proposais un autre objet ; et su
rcment, «i cet objet est mal rempli , ce sera la faute du maitre.
Songez qu'aussitôt que l'amour-propre est développé , le moi
relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme
n'observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec
eux. Il s'agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses
semblables après les avoir examinés. Je vois, à la manière dont
on fait lire l'histoire aux jeunes gens, qu'on les transforme pour
ainsi dire, dans tous les personnages qu'ils voient, qu'on s'ef-
force de les faire devenir tantôt Cicéron , tantôt Trajan , tantôt
\lexandre ; de les décourager lorsqu'ils rentrent dans eux-mêmes ;
de donner à chacun le regret de n'être que soi. Cette méthode a
certains avantages dont je ne disconviens pas; mais quant a
mon Emile, s'il arrive une seule fois , dans ces parallèles, qu'il
aime mieux être un autre que lui; cet autre fùt-il Socrale, fùt-il
Calon , tout est manqué : celui qui commence à se rendre étranger
à lui-même ne tarde pas à s'oublier tout à fait.
Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le mieux les
hommes ; ils ne les voient qu'à travers les préjugés de la phi-
losophie; et je ne sache aucun état où l'on en ait tant. Un sau-
vage nous juge plus sainement que ne fait un i)hiIosophe. Celui-ci
sent ses vices , s'indigne des nôtres , et dit en lui-même. Nous
sommes tous méchants : l'autre nous regarde sai»s s'émoavoir,
et dit , Vous êtes des fous. Il a raison ; car nul ne fait le mal pour
le mal. Mon élève est ce sauvage , avec cette différence qu'Emile
ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos erreurs de
plus près , se tient plus en gartle contre lui-même, et ne juge que
de ce qu'il connaît.
' C'&st toujours le pr«.'jiis«5 ipii fomonlc dans nos c<iiiisritn|)«'liu>sité d»*»
passions. Celui qui ne voit ([uc ce ijui est , et nestiiue (|ue ce ((u'il connaît,
ne se passionne guère. Les erreurs Je nos jugcuients produisent l'ai-dcur
•Je tous nos désirs.
LiVlik iN. 283
O août uos pa^Mous qui nous irritent cuiitre relies des autres ;
ost notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ; s'ils ne nous
faisaient aucun mal , nous aurions pour eux plus de pitié que de
haine. Le mal que nous font les méchants nous fait ouhlier celui
qu'ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément
leurs vices , si nous pouvions connaître combien leur propre cœur
les en punit. Nous sentons l'offense, et nous ne voyons pas le châ-
timent; les avantages sont apparents , la peine est intérieure. Celui
qui croit jouir du fruit de ses vices n'est pas moins tourmenté
que s'il n'eut point réussi; l'objet est changé , l'inquiétude est la
même : ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur cœur, leur
conduite le montre en dépit d'eux : mais , pour le voir, il n'en faut
pas avoir un semblable.
Les passions que nous partageons nous séduisent ; celles qui
choquent nos intérêts nous révoltent ; et , par une inconséquence
qui nous vient d'elles, nous blâmons dans les autres ce que nous
voudrions imiter. L'aversion et l'illusion sont inévitables, quand
on est forcé de souffrir de la part d'autrui le mal qu'on ferait si
l'on était à sa place.
Que faudrait-il donc pour bien observer les hommes? Un grand
intérêt à les connaître, une grande impartialité aies juger, un
cœur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines ,
et assez calme pour ne pas les éprouver. S'il est dans la vie un
moment favorable à celte étude , c'est celui que j'ai choisi pour
Emile : plus tôt ils lui eussent été étrangers, plus tard il leur eût
été semblable. L'opinion dont il voit le jeu n'a point encore acquis
sur lui d'empire : les passions dont il sent l'effet n'ont point agité
son cœur. 11 est homme, il s'intéresse à ses frères ; il est équita-
ble, il juge ses pairs. Or, sûrement , s'il les juge bien , il ne vou-
dra être à la place d'aucun d'eux ; car le but de tous les tourments
qu'ils se domient , étant fondé sur des préjugés qu'il n'a |)as , lui
imrait un but en l'air. Pour lui , tout ce qu'il désire est à sa portée.
De qui dépeiulrait-il , se suftisant ù lui-même et libre de préjugés ?
n a des bras , de la santé ' , de !a modération , peu de besoins, et
de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus
grand des maux ()u'il conçoit est la servitude. Il plaint ces miséra-
' Je crois iM)uvoir ciniiplcrliardiiiicnll.i s.inté et labunnoruii.stiliitiun
MnotnbredM avantagea acquis par son «klucalion, ou pIul<M m niiuiiire
et* don* de la nature (|iie *on étlucaliun lui a conservés.
284 KMIl.E.
bles rois, esclaves de tout ce qui leur obéit; il plaint ces faux sages
enchaînés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches sots , mar-
tyrs de leur faste ; il plaint ces voluptueux de parade , qui livrent
leur vie entière à l'ennui, pour paraître avoir du plaisir. Il plain-
drait l'ennemi qui lui ferait du mal à lui-même ; car, dans ses
méchancetés , il verrait sa misère. Il se dirait : En se donnant le
besoin de me nuire , cet homme a fait dépendre son sort du mien.
Encore un pas, et nous touchons au but. L'amour-propre est un
instrument utile , mais dangereux ; souvent il blesse la main qui
s'en sert, et fait rarement du bien sans mal. Emile, en considé-
rant son rang dans l'espèce humaine et s'y voyant si heureuse-
ment placé , sera tenté de faire honneur à sa raison de l'ouvrage
de la votre , et d'attribuer à son mérite l'effet de son bonheur. Il
se dira : Je suis sage , et les hommes sont fous. En les plaignant
il les méprisera, en se félicitant il s'estimera davantage; et, se
sentant plus heureux qu'eux, il se croira plus digne de l'clrc. Voilà
l'erreur la plus à craindre , parce qu'elle est la plus difficile à dé-
truire. S'il restait dans cet état , il aurait peu gagné à tous nos
soins ; et s'il fallait opter , je ne sais si je n'aimerais pas mieux
encore l'illusion des préjugés que celle de l'orgueil.
Les grands hommes ne s'abusent point sur leur supériorité ; ils
la voient, la sentent, et n'en sont pas moins modesles. Plus iU
ont, plus ils connaissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins
vains de leur élévation sur nous , qu'humiliés du sentiment de
leur misère; et, dans les biens exclusifs qu'ils possèdent, ils sont
trop sensés pour tirer vanité d'un don qu'ils ne se sont pas fait.
L'homme de bien peut être fier de sa vertu , parce qu'elle es! à
lui; mais de quoi l'homme d'esprit est-il lier? Qu'a (ait Ra-
cine pour n'être pas Pradon .' Qu'a fait Boileau pour n'être p«s
Cotin.»
Ici c'est tout autre chose encore. Restons toujours dans l'ordre
commun. Je n'ai supposé dans mon élève ni un génie transcendant,
ni un entendement bouché. Je l'ai choisi parmi les esprits vul-
gaires , pour montrer ce que peut l'éducation sur l'homme. Tous
les cas rares sont hors des règles. Quand donc , en conséiuence
de mes soins, Emile préfère sa manière d'être, de voir, d? sen-
tir , à celle des autres hommes , Emile a mison ; mais quand il se
croit pour cela d'une nature plus excellente , et plus heureusement
né qu'eux, Emile a tort , il se trompe; il faut le li.tr.mni.r; ou
LIVRE IV. 18»
;t|iil6t prévenir l'erreur , de peur qu'il ne soit trop tara ensuite
■ -'ir la détruire.
Il n'y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui
-t pas fou , hors la vanité ; pour celle-ci , rien n'en corrige que
vpérience, si toutefois quelque chose en peut corriger; à sa
naissance , au moins , on peut l'empêcher de croître. N'allez donc
pas vous perdre en beaux raisonnements , pour prouver à l'ado-
lescent qu'il est homme comme les autres , et sujet aux mêmes
liiiblesses. Faites-le-lui sentir , ou jamais il ne le saura. C'est
encore ici un cas d'exception à mes propres règles; c'est le cas
d'exposer volontairement mon élève à tous les accidents qui peu-
vent lui prouver qu'il n'est pas plus sage que nous. L'aventure
du bateleur serait répétée en mille manières ; je laisserais aux
flatteurs prendre tout leur avantage avec lui : si des étourdis
Fentrainaient dans quelque extravagance , je lui en laisserais cou-
rir le danger : si des DIous l'attaquaient au jeu, je le leur livrerais
pour en faire leur dupe ' ; je le laisserais encenser , plumer , dé-
Taliscr par eux ; et quand , l'ayant mis à sec , ils tiniraient par
se moquer de lui , je les remercierais encore en sa présence des
leçons qu'ils ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges dont jo
le garantirais avec soin seraient ceux des courtisanes. Les seuls
ménagements que j'aurais pour lui seraient de partager tous les
dangers que je lui laisserais courir , et tous les affronts que je
hii laisserais recevoir. J'endurerais tout en silence , sans plainte ,
•ans reproche , sans jamais lui en dire un seul mot ; et soyez sûr
qu'avec cette discrétion bien soutenue , tout ce qu'il m'aura vu
souffrir pour lui fera plus d'impression sur son cœur que ce qu'il
aura souffert lui-même.
' Aa reste , notre élève donnera peu dans ce piège, lui que tant d'amu-
•oiients enTÏronnent, lui qui ne s'ennuya de sa vie, et qui sait à peine i
^nisert l'argent Les deux ntoinles avec lesquels on conduit les enfants
ëtnt l'intérêt et la vanité , ces deux mêmes nvDbiles servent aux courtisa-
Mi et aux escrocs pour s'emparer d eux dans la suite. Quand vous \o\ cr
esciter leur avidité par des prix, par des récompenses, quand vous le»
voyez applaudir à dix ans dans un acte public au collège , vous voyez aussi
coaunent on leur fera laisser à vingt leur bourse daiii un brelan, et leur
noté dans un mauvais lieu. U y a tr)ujuur« à parx-i que l« plus savant de n^
dtÊte deviendra le plus joueur et le plus débauché. Ur àts moyens dont on
■'OBa point dans l'enfance n'ont point dans la jeunesse le même abus. Maii
on doit se souvenir qu'ici ma constante maxime est de mettre partout 1 1
ckow au pis. Je cherche d abord i prévenir le vice : et puis je suppoH*,
aiill dv refntnli^r.
586 EMILE.
Je ne puis m'empécher de relever ici la fausse dignité des gou-
verneurs qui , pour jouer sottement les sages , rabaissent leurs
élèves , affectent de les traiter toujours en enfants, et de se dis-
tinguer toujours d'eux dans tout ce qu'ils leur font faire. Loin de
ravaler ainsi leurs jeunes courages , n'épargnez rien pour leur
élever l'àme; faites-en vos égaux, afin qu'ils le deviennent ; et,
s'ils ne peuvent encore s'élever à vous , descendez à eux sans
honte , sans scrupule. Songez que votre honneur n'est plus dans
vous , mais dans votre élève ; partagez ses fautes pour l'en corri-
ger ; chargez-vous de sa honte pour l'effacer : imitez ce brave Ro-
main qui , voyant fuir son armée et ne pouvant la rallier , se mit
a fuir à la tète de ses soldats en criant : Ils ne fuient pas , Us sui-
vent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour cela.' Tant s'en faut :
en sacrifiant ainsi sa gloire il l'augmenta. La force du devoir, la
beauté de la vertu, entraînent malgré nous nos suffrages et ren-
versent nos insensés préjugés. Si je recevais un soufflet en remplis-
sant mes fonctions auprès d'Emile , loin de me venger de ce souf-
flet, j'irais partout m'en vanter; et je doute qu'il y eut dans le
monde un homme assez vil ' pour ne pas m'en respecter davantage.
Ce n'est pas que l'élève doive supposer dans le maître des lu-
mières aussi bornées que les siennes, et la même facilité à se lais-
ser séduire. Cette opinion est bonne pour un enfant qui , ne sa-
chant rien voir, rien comparer , met tout le monde à sa portée ,
et ne donne sa confiance qu'à ceux qui savent s'y mettre en effet.
Mais un jeune homme de l'âge d'Emile, et aussi sensé que lui ,
n'est plus assez sot pour prendre ainsi le change , et il ne serait
pas bon qu'il le prit. La confiance qu'il doit avoir en son gouver-
neur est d'une autre espèce : elle doit porter sur l'autorité de la
raison , sur la supériorité des lumières , sur les avantages que le
jeune liomme est en état de connaître , et dont il sent l'utilité pour
lui. Une longue expérience l'a convaincu qu'il est aimé de son
conducteur; que ce conducteur est un homme sage , éclairé , qui ,
voulant son bonheur , sait ce qui peut le lui procurer. Il doit sa-
voir que, pour son propre intérêt, il lui convient d'cconlcr ses
avis. Or, si le maître se laissait tromper comme le disciple, il
perdrait le droit d'en exiger de la déférence et de lui donner des
leçons. Encore moins l'élève doit-il supposer que le maître le laisse
à dessein tomber dans des pièges, et tend des embûches à sa
' Je inc trompais , j'en ai d«?couvcrt un ; c'est M. Fonncy.
LIVIÎE IV. 287
ftimpHcitc. Que faut-il donc faire pour éviter à la fois ces deui
inconvénients ? Ce qu'il y a de meilleur et de plus naturel : être
simple et vrai comme lui ; Favertir des périls auxquels il s'expose ,
les lui montrer clairement , sensiblement , mais sans exagéi^
fion, sans humeur, sans pédantesque étalage, surtout sans lui
donner vos avis pour des ordres , jusqu'à ce qu'ils le soient de-
venus, et que ce ton impérieux soit absolument nécessaire.
S*obstine-t-il après cela, comme il fera très-souvent? alors ne
lui dites plus rien; laissez-le en liberté, suivez-le, imilcz-le, et
cela gaiement , franchement ; livrez-vous , amusez-vous autant
que lui , s'il est possible. Si les conséquences deviennent trop
fortes , vous êtes toujours là pour les arrêter : et cependant com-
bien le jeune homme , témoin de votre prévoyance et de votre
complaisance , ne doit-il pas être à la fois frappé de l'une et touché
de l'autre î Toutes ses fautes sont autant de liens qu'il vous four-
nit pour le retenir au besoin. Or , ce qui fait ici le plus grand art
du maître , c'est d'amener les occasions et de diriger les exhorta-
tions de manière qu'il sache d'avance quand le jeune homme cé-
dera , et quand il s'obstinera , afin de l'environner partout des le-
çons {\o IVxp'TJ'^nre , sans jamais l'exposer à de trop arands dan
ger-
.\vertissrz-lf ^k• ses fautes avant qu'il y i..im.^ . .juaml il > i'>t
tombé , ne les lui reprochez point ; vous ne feriez qu'enflammer el
mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas
Je ne connais rien de plus inepte que ce mot , Je tous larais bie»i •
du. l.f meilleur moyen de faire qu'il se souvienne de ce qu'on lui
1 dit est «le paraître l'avoir oublié. Tout au contraire, quand vous
serrez honteux de ne vous avoir pas cru , effacez doucement
-aie humiliation par de bonnes paroles. Il s affectionnera sûre
ment à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui , et qu'au
Beu d'achever de l'écraser vous le consolez. Mais si à stm chagrin
vfMis ajoutez dos reproches , il vous prendra en haine , et su fera
!'■ ne vous plus écouter, comme pour vous prouver qu'il
jws comme vous sur l'importance de vos avis.
l,e tour de vos consolations pi-ut encore élre pour lui une ius-
iction d'autant plus utile qu'il ne s'en défiera jvis. En lui di-
it , je suppose , que mille autres foht les mêmes fautes, vous le
imitez loin de son compte ; vous le corrigez en ne paraissant que
le plnimlre : car , pour celui qui croit valoir mieux que bs outres
288 Ê^hLt:.
hommes , c'est une excuse bien mortilianle que de se consoler
par leur exemple ; c'est concevoir que le plus qu'il peut préten-
dre est qu'ils ne valent pas mieux que lui.
\Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le cou-
pable sous un masque étranger , on l'instruit sans l'offenser ; et il
comprend alors que l'apologue n'est pas un mensonge , par la vé-
rité dont il se fait l'application. L'enfant qu'on n'a jamais trompé
par des louanges n'enfend rien à la fable que j'ai ci-devant exa-
minée ; mais l'étourdi qui vient d'être la dupe d'un flatteur con-
çoit à merveille que le corbeau n'était qu'un sot. Ainsi , d'un fait
il lire une maxime ; et l'expérience , qu'il eut bientôt oubliée , se
grave, au moyen de la fable , dans son jugement. Il n'y a point
(le connaissance morale qu'on ne puisse acquérir par l'expérience
d'autrui ou par la sienne. Dans les cas où cette expérience est
dangereuse , au lieu de la faire soi-même , on tire sa leçon de
l'histoire. Quand l'épreuve est sans conséquence, il est bon que
le jeune homme y reste exposé ; puis , au moyeu de l'apolo-
gue , on rédige en maximes les cas particuliers qui lui sont in-
connus^
Je n'entends pas pourtant que ces maximes doivent être déve-
loppées , ni même énoncées. Rien n'est si vain , si mal entendu,
que la morale par laquelle on termine la plupart des fables ;
comme si cette morale n'était pas ou ne devait pas être étendue
dans la fable même , de manière à la rendre sensible au lecteur !
Pourquoi donc , en ajoutant cette morale à la fin , lui ôter le plai-
sir de la trouver de son chef? Le talent d'instruire est de faire
que le disciple se plaise à l'instruction. Or , pour qu'il s'y plaise,
il ne faut pas que son esprit reste tellement passif à tout ce que
vous lui dites , qu'il n'ait absolument rien à faire pour vous en-
tendre. I! faut que l'amour-propre du mailrc laisse toujours quel-
(|ue prise au sien; il faut qu'il se puisse dire : Je conçois , je pé-
nètre , j'agis , je m'instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux
le Pantalon de la comédie italienne, est le soin qu'il prend d'inter-
préter au parterre des platises qu'on n'entend déjà que trop. Je
ne veux point qu'un gouverneur soit Pantalon , encore moins un
auteur. Il faut toujours se faire entendre , mais il ne faut ps tou-
jours tout dire : celui qui dit tout dit peu de choses , car à la fin
on ne l'écoute plus. Que signifient ces quatre vers que la Fontaine
ajoute à la fable de la grenouille qui s'enfle? A-l-il peur qu'on
LIVRE IV. 289
lit pas compris ? A-t-il besoin , ce grand peintre , d'Arrire les
ils au-dessous des objets qu'il peint ? Loin de généraliser par là
«a morale , il la particularise , il la restreint en quelque sorte aux
nemples cités , et empêche qu'on ne l'applique à d'autres. Je
voudrais qu'avant de mettre les fables de cet auteur inimitable
entre les mains d'un jeune homme , on en retranchât toutes ces
conclusions par lesquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il
Tient de dire aussi clairement qu'agréablement. Si votre élève
n'entend la fable qu'à l'aide de l'explication , soyez sur qu'il ne
l'entendra pas même ainsi.
Il importerait encore de donner à ces fables un ordre plus di-
dactique, et plus conforme aux progrès des sentiments et des lu-
mières du jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonna-
ble que d'aller suivre exactement l'ordre numérique du livre ,
sans égard au besoin ni à l'occasion ? D'abord la cigale, puis le
corbeau , puis la grenouille , puis les deux mulets , etc. J'ai sur
le cœur ces deux mulets , parce que je me souviens d'avoir vu un
enfant élevé pour la finance , et qu'on étourdissait de l'emploi
qu'il allait remplir , lire cette fable , l'apprendre , la dire , la re-
dire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection
contre le métier auquel il était destiné. Non-seulement je n'ai ja-
mais vu d'enfants faire aucune application solide des fables qu'ils
apprenaient , mais je n'ai jamais vu que personne se souciât de
leur faire faire celte application. Le prétexte de cette étude est
l'instruction morale ; mais le véritable objet de la more et de l'en-
fcint n'est que d'occuper de lui toute une compagnie, tandis
qu'il récite ses fables ; aussi les oublie-t-il toutes en grandissant ,
lorsqu'il n'est plus question de les réciter, mais d'en proliter. En-
core une fois, il n'appartient qu'aux hommes de s'instruire dan»
k% f.ibics ; et voici pour Emile le temps de commencer. -i
Je montre de loin , car je ne veux pas non plus tout dire , le»
routes qui détournent de la bonne , afm qu'on apprenne à le*
éviter. Je crois qu'en suivant celle que j'ai marquée , votre élève
achètera la connaissance des hommes et de soi-même au meilleur
marché qu'il est possible ; que vous le mettrez au point de con-
templer les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et
d'être content de lui sans se croire plu» sage que les autres. Vous
•vez aussi commencé à le rendre acteur pour le rendre spectateur :
a faut achever; car du parterre on voit les objets tels qu'ils pa-
ROCU. — ^.^III.K. -•'
290 EMILE.
raissent, mais de la scène on les voit Icls qu'ils sont. Pour om-
brasser le tout, il faut se raettre dans le point de vue ; il faut ap-
procher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeune homme
entrera-t-il dans les affaires du monde ? Quel droit a-t-il dctre
initié dans ces mystères ténébreux ? Des intrigues de plaisir bor-
nent les intérêts de son âge, il ne dispose encore que de lui-
même ; c'est comme s'il ne disposait de rien. L'homme est 1<»
plus vile des marchandises , et , parmi nos importants droits
de propriété , celui de la personne est toujours le moindre de
tous.
Quand je vois que , dans l'âge de la plus grande activité , l'on
borne les jeunes gens à des études purement spéculatives , et
qu'après , sans la moindre expérience , ils sont tout d'un coup je-
tés dans le monde et dans les affaires , je trouve qu'on ne choque
pas moins la raison que la nature , et je ne suis plus surpris que si
peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d'esprit
nous apprend-on tant de choses inutiles , tandis que l'art d'agir
est compté pour rien ? On prétend nous former pour la société , et
l'on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie
à penser seul dans sa cellule , ou à traiter des sujets en l'air avec
des indifférents. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfants , en
leur enseignant certaines contorsions du corps et certaines formu-
l»>s de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi , j'ai appris à vivre
à mon Emile ; car je lui ai appris à vivre avec lui-même , et de
plus , à savoir gagner son pain. Mais ce n'est pas assez. Pour vi-
vre dans le monde , il faut savoir traiter avec les hommes , il faut
connaître les instruments qui donnent prise sur eux ; il faut cal-
culer l'action et réaction do l'inlérèt particulier dans la société ci-
vile , et prévoir si juste les événements, qu'on soit rarement
trompé dans ses entreprises, ou qu'on ait du moins toujours pris
les meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne permettent pas aux
jeunes gens de faire leurs propres affaires et de disposer de leur
propre bien : mais que leur serviraient ces précautions, si jus-
qu'à l'âge prescrit ils no pouvaient acquérir aucune expérience?
Ils n'auraient rien gagné d'attendre , et seraient tout aussi neufs
;i vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans doute il faut empêcher qu'un
jeune homme, aveuglé par son ignorance ou trompé par ses lus-
sions , ne se fasse du mal à lui-même ; mais à tout âge il est per-
mis d'être bienfaisant,;» tout âge on peut proléger, sous ladirec-
LIVRE IV. 291
lion d'un hoaune sage , les malhearcus qui ii'oitt besoin quo
jfappai.
■ Les nourrices , les mères, s'attachent aux enfants par les soins
■iles leur rendent ; Texercice des vertus sociales porte au fond
cœurs l'amour de l'humanité : c'est en faisant le bien qu'on .
il \ : ' bon ; je ne connais point de pratique plus sûre. Occupez
vc a toutes les bonnes actions qui sont à sa portée ; que
'•■rét des indigents soit toujours le sien; qu'il ne les assiste pas
5. iilementdesabourse, mais de ses soins ; qu'il les serve, qu'il les
protège , qu'il leur consacre sa personne et son temps ; qu'il se
fasse leur homme d'affaires : il ne remplira de sa vie un si noble
emploi. Combien d'opprimés , qu'on n'eût jamais écoutés , obtien-
dront justice, quand il la demandera pour eux avec cette intrépide
fermeté que donne l'exercice de la vertu ;'quand il forcera les por-
tes des grands et des riches ; quand il ira , s'il le faut , jusqu'au
pied du trône faire entendre la voix des infortunés , à qui tous les
abords sont fermés par leur misère , et que la crainte d'être punis
' raaux qu'on leur fait empêche même d'oser s'en plaindre !
lis fero^s^»o^ls d'Emile un chevalier errant , un redresseur de
torts , un pali'lin ? Ira-t-il s'ingérer dans les affaires publiques , faire
h sane cl le défenseur des lois chez les grands , chez les magistrats ,
' le prince; faire le solliciteur chez les juges et l'avocat dans les,
maux? Je ne sais rien de tout cela. Les noms badins et ridi-
. : s ne changent rien à la nature des choses. U fera tout ce qu'iL
' <-tre utile et l)on. Il ne fera rien de plus , et il sait que rien n'est
et bon pour lui de ce qui ne convient pas à son âge. Il sait
: r devoir est envers lui-même; que les jeunes gens
r d'eux , être circonspects dans leur conduite , res-
letcnus et discrets à parler
indifférentes, mais hardis à
, fl coiirdgfux a dire la vérité. Tels étaient ces illustres
lui, avant d'être admis dans les charges, passaient leur
1 poursuivre le crime et à défendre l'innocence , sans au-
.. .. t que celui de s'ip-'"--'^'^ "" <--vant la justice et proté-
it les bonnes mœurs.
hmik n'aime ni le bruit m ios (pion ilos, non-seulement entre
les hommes ' , pas même entre les animaux. II n'excita jamais
MaH si on loi clierdie <t«ertllo à lui-nx-mc, comment se conduira-t-
1 r«'iHjiia. .|uji naura jamais de 'lucrcUc, 4uil ne s'y prêtera jamais
292 EMILE.
deux chiens à se battre; jamais il ne fit poursuivre un chat par ud
chien. Cet esprit de paix est un effet de son éducation , qui , n'ayant
point fomenté l'amour-proprc et la haute opinion de lui-même ,
l'a détourné de chercher ses plaisirs dans la domination et dans le
malheur d'autrui. Il souffre quand il voit souffrir ; c'est un senti-
ment naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'endurcit et se com-
plaît à voir tourmenter un être sensible , c'est quand un retour de
vanité le fait se regarder comme exempt des mêmes peines par sa sa-
gesse ou par sa supériorité. Celui qu'ona garanti de ce tour d'esprit
ne saurait tomber dans le vice qui en est l'ouvrage. Emile aime
donc la paix. L'image dubonheur le flatte ; et quand il peut contri-
buer à le produire , c'est un moyen de plus de le partager. Je n'ai pas
supposé qu'en voyant des malheureux il n'aurait pour eux que celle
pitié stérile et cruelle qui se contente de plaindre les maux qu'elle
peut guérir. Sa bienfaisance active lui donne bientôt des lumières
qu'avec un cœur plus dur il n'eût point acquises , ou qu'il eût ac-
quises beaucoup plus tard. S'il voit régner la discorde entre sesca-
assez pour en avoir. Mais enfin , poursuivra-t-on , (|ui est-ce qui est à l'abri
d'un soufflet ou d'un démenti delà part d'un lirutil , d'un ivrogne, ou d'un
brave coquin (jui , pour avoir le plaisir de tuer son homme , commence
par le déshonorer? C'est autre chose; il ne faut point que l'honneur des
citoyens ni leur vie soient à la merci d'un brutal , d'un ivrogne ou d'un
brave coquin ; et l'on ne peut pas plus se préserver d'un pareil accident
que de la chute d'une tuile. In soufflet et un démenti reçus et endurés ont
des effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir, cl dont nul tribunal ne
peut venger l'offensé. L'insuffisance des lois lui rend donc en cela son in-
dépendance; il est alors seul magistrat, seul juge entre l'offenseur et lui :
il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il se doit justice cl peut
seul se la rendre, et il n'y a sur la terre nul gouvernement assez invii-^
pour le punir de se l'être faite en pareil cas. .le ne dis pas qu'il doive snl-
lor battre , c'est une extravagance ; je dis qu'il se doit justice, et qu'il en
»st le seul dispensateur. Sans tant de vains édils contre les duels, si j'étais
souverain, je réponds (pi'il n'y aurait jamais ni soufflet ni démenti «l.miié
dans mes États, et cela par un moyen fort simple, dont les tribunauv uc »■
mêleraient point. Quoi (piilen soit . Emile saitcn pareil cas la justice qu il
se doit à lui-même, et l'exemple qu'il doit h la sûreté des gens d'honneur,
il ne dépend pas de l'houune le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte,
mais il dépend de lui d'empêcher qu'on ne se vante longtemps de lavoir
insulté'.
* [Otlc note est (amciise; elle a fourni à la critique un aliment dont 1 1 m.v
liKiillé ri la m.iuvalsc fol se sont cniprcss»'e'< de proliter. Au reste , l'idcf '{ne
nousseau fait seulement entrevoir Ici, et sur laquelle II parait <M?Her dcst-\i>ii-
quer plus ouvertement, est clairement énoncée cl ni^'me déveli)pp<?e d.in< une
de ses lcUre«t à l'abbt' M*»« , du i» mars «170 H y Joint le rt^cll d'une aneoiinte
tr^s-remarquablcqul a f^lt naître celte Id^e dans son espril.) Kotr de V- l'cff
tain.
LIVRE IV. Î93
nurades, il cherche à les réconcilier ; s'il voit des affligés, il s'iti-
forrnc du sujet de leurs peines ; s'il voit deux hommes se haïr , il
Tcut connaître la cause de leur inimitié ; s'il voit un opprimé gerair
des vexations du puissant et du riche , il cherche de quelles ma-
nœuvres se cou\Tent ces vexations ; et, dans l'intérêt qu'il prend à
tous les misérables , les moyens de finir leurs maux ne sont jamais
indifférents pour lui. Qu'avons-nous donc à faire pour tirer parti
de ces dispositions d'une manière convenable à son âge? De régler
ses soins et ses connaissances , et d'employer son zèle à les aug-
menter.
Je ne me lasse point de le redire : mettet toutes les leçons des
jeunes gens en actions plutôt qu'en discours ; qu'ils n'apprennent
rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enseigner. Que]
extravagant projet de les exercer à parler, sans sujet de rien dire ;
de croire leur faire sentir, sur les bancs d'un collège , l'énergie du
langage des passions et toute la force de l'art de persuader, sans in-
térêt de rien persuader à personne ! Tous les préceptes de la rhé-
torique ne semblent qu'un pur verbiage à quiconque n'en sent
pas l'usage pour son profit. Qu'importe à un écolier de savoir com-
ment s'y prit Annibal pour déterminer ses soldats à passer les .Al-
pes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues , vous lui disiez com-
ment il doit s'y prendre pour porter son préfet à lui donner congé ,
soyez sur qu'il serait plus attentif à vos règles.
Si je voulais enseigner la rhétorique à un jeune homme dont
toutes les passions fussent déjà développées , je lui présenterais
sans cesse des objets propres à flatter ses passions , et j'examine-
rais avec lui quel langage il doit tenir aux autres hommes pour les
engager à favoriser ses désirs. Mais mon Emile n'est pas dans une
situation si avantageuse à l'art oratoire : borné presque au seul
nécessaire physique , il a moins besoin des autres que les autres
n'ont besoin de lui ; et n'ayant rien à leur demander pour lui-même,
ce qu'il veut leur persuader ne le touche pas d'assez près pour l'é-
mouvoir excessivement. Il suit de là qu'en général il doit avoir un ,
hngage simple et peu ligure. Il parle ordinairement au propre, et
seulement pour être entendu. Il est peu sentencieux , parce qu'il
n'a pas appris à généraliser ses idées : il a peu d'images , |)arce
qu'il est rarement passionné.
Ce n'est pas pourtant qu'il soit tout à fait flegmatique et froid ;
ni «Ml âge , ni ses mœurs, ni ses goûts , ne le |)ermcttent : dans le
29'i KMILE.
feu de l'adolesccucc, les esprits vivifiants , retenus et cohobés dans
son sang, portent à son jeune cœur une chaleur qui brille dans
ses regards , qu'on sent dans ses discours , qu'on voit dans ses ac-
tions. Son langage a pris de l'accent et quelquefois de la véhémence.
Le noble sentiment qui l'inspire lui donne de la force et de l'é-
lévation : pénétré du tendre amour de l'humanité , il transmet en
parlant les mouvements de son àme ; sa généreuse franchise a je ne
sais quoi de plus enchanteur que l'artificieuse éloquence des autres;
ou plutôt lui seul est véritablement cloquent, puisqu'il n'a qu'à
montrer ce qu'il sent pour le communiquer à ceux qui l'écoutent.
Plusj'ypense, plus je trouvequ'en mettant ainsi la bienfaisance
en action, et tirant de nos bons ou mauvais succès des réflexions
sur leurs causes , il y a peu de connaissances utiles qu'on ne puisse
culliver dans l'esprit d'un jeune homme ; et qu'avec tout le vrai sa-
voir qu'on peut acquérir dans les collèges , il acquerra de plus une
science plus importante encore , qui est l'application de cet acquis
aux usages de la vie. Il n'est pas possible que, prenant tant d'in-
térêt à ses semblables , il n'apprenne de bonne heure à peser et ap-
précier leurs actions , leurs goûts , leurs plai ^irs, et à donner en
général une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au
bonheur des hommes , que ceux qui , ne s'intércssaut à personne,
ne font jamais rien pour autrui. Ceux qui ne traitent jamais que
leurs propres affaires se passionnent trop pour juger sainement
des choses. Rapportant tout à eux seuls , et réglant sur leur seul
intérêt les idées du bien et du mal , ils se remplissent l'esprit de
mille préjugés ridicules , et , dans tout ce qui porte atteinte à leur
njoindre avantage , ils voient aussitôt le bouleversement de tout
l'univers.
Étendons l'amour-propre sur les autres êtres , uous le transfor-
merons en vertu , et il n'y a point de cœur d'homme dans lequel
celte vertu n'ait sa racine. Moins l'objet de nos soins lient immé-
diatement à nous-mêmes, moins l'illusion de l'intérêt particulier
est à craindre ; plus on généralise cet intérêt , plus il devient «'«qui-
table ; et l'amour du genre humain n'est autre chose en nous que
l'amour de la justice. Voulons-nous donc qu'Emile aime la vérité,
voulons-nous qu'il la connaisse ; dans les affaires tenons-le tou-
jours loin de lui. Plus ses soins seront consacrés au bonheur d'au-
trui , plus ils seront éclairés et sages , et moins il se lrûm|HTa sur
ce qui est bien ou mal : mais ne souffrons jamais en lui do préfé-
UVRE IV. 295
renc€ aveuu;le , fondée uniquement sur des acceptions de personnes
ou sur d'injustes préventions. Et pourquoi nuirait-il à l'un pour
servir l'autre? Peu lui importe à qui tombe un plus grand bonheur
en partage , pourvu qu'il concoure au plus grand bonheur de tous :
c'est là le premier intérêt du sage, après l'intérêt privé ; car chacun
est partie de son espèce, et non d'un autre individu.
Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse , il faut donc
la généraliser, et l'étendre sur tout le genre humain, .\lors on ne
s'y livre qu'autant qu'elle est d'accord avec la justice, parce que ,
de toutes les vertus , la justice est celle qui concourt le plus au
bien commun des hommes. Il faut par raison , par amour pour
nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain;
et c'est une très-grande cruauté envers les hommes que la pitié
pour les méchants.
Au reste , il faut se souvenir que tous ces moyens , par les-
quels je jette ainsi mon élève hors de lui-même , ont cependant
toujours un rapport direct à lui , puisque non-seulement il en ré-
sulte une jouissance intérieure , mais qu'en le rendant bienfai-
sant au profil des autres je travaille à sa propre instruction.
J'ai d'abord donné les moyens, et maintenant j'en montre l'ef-
fet. Quelles grandes vues je vois s'arranger peu à peu dans sii
tète ! Quels sentiments sublimes étouffent dans son cœur le germe
des petites passions ! Quelle netteté de judiciaire , quelle justesse
de raison je vois se former en lui de ses penchants cultivés , de
l'expérience qui concentre les vœux d'une âme grande dans l'é-
troite iMjrnc des possibles , et fait qu'un homme supérieur aux au-
tres , ne pouvant les élever à sa mesure , sait s'abaisser à la leur '.
Les vrais principes du juste , les vrais modèles du beau , tous les
rapport» moraux des êtres , toutes les idées de l'ordre, se gravent
dans son entendement ; il voit la place de chaque chose et la cause
qui l'en écarte : il voit ce qui peut faire le bien et ce qui l'empê-
che. Sans avoir éprouvé les passions humaines, il connaît leurs
illusions et leur jeu.
Tavance , attiré par la force des choses, mais sans m'en impo-
ser sur les - ils mo
voient dans : , ^ ^ urs dans
le pays des préjugés. En m'ccartanl si fort des opinions vulgai-
res , je ne cesse de les avoir présentes à mon esprit : je les
examine , je les médite , non pour les suivre ni pour les fuir.
296 1-MlLC.
mais pour les peser à la balance du raisonnement. Toutes le»
fois qu'il me force à m'écarler d'elles, instruit par l'expérience,
je me tiens déjà pour dit qu'ils ne m'imiteront pas : je sais que ,
s'obstinant à n'imaginer possible que ce qu'ils voient, ils prendront
le jeune homme que je ligure pour un être imaginaire et fantasli-
(jue, parce qu'il diffère de ceux auxquels ils le comparent ; sans
songer qu'il faut bien qu'il en diffère, puisque élevé tout différem-
ment , affecté de sentiments tout contraires , instruit tout autre-
ment qu'eux , il serait beaucoup plus surprenant qu'il leur res-
semblât, que d'être tel que je le suppose. Ce n'est pas l'homme
de l'homme, c'est l'homme de la nature. Assurément il doit être
fort étranger à leurs yeux.
En commençant cet ouvrage , je ne supposais rien que tout le
monde ne pût observer ainsi que moi , parce qu'il est un point ,
savoir la naissance de l'homme, duquel nous partons tous égale-
ment : mais plus nous avançons , moi pour cultiver la nature ,
et vous pour la dépraver, plus nous nous éloignons les uns des
autres. Mon élève, à six ans, différait peu des vôtres que vous
n'aviez pas encore eu le temps de défigurer ; maintenant ils n'ont
rien de semblable ; et làgc de l'homme fait , dont il approche , doit
le montrer sous une forme absolument différente, si je n'ai pas
perdu tous mes soins. La quantité d'acquis est peut-être assez égale
de part et d'autre ; mais les choses acquises ne se ressemblent
point. Vous êtes étonnés de trouver à l'un des sentiments subli-
mes, dont les autres n'ont pas le moindre germe ; mais conoidére?
aussi que ceux-ci sont di\jà tous philosophes et théologiens , avant
qu'Emile sache seulement ce que c'est que philosophie, et qu'il
ait même entendu parler de Dieu.
Si donc on venait me dire : Rien de ce que vous supposez n'exis-
te; les jeunes gens ne sont point faits ainsi, ils ont telle ou telle
passion ; ils font ceci ou cela : c'est comme si l'on niait que jamais
poirier fût un grand arbre , parce qu'on n'en voit que de nain»
dans nos jardins.
Je prie ces juges , si prompts à la censure, de considérer que
ce qu'ils disent là je le sais tout aussi bien qu'eux , que j'y ai pro-
bablement réfléchi plus longtemps , et que , n'ayant nul intérêt à
leur en imposer, j'ai droit d'exiger qu'ils se donnent au moins le
temps de chercher en quoi je rac trompe. Qu'ils examinent bien
la constitution de l'homme, qu'ils suivent les premiers développe^
LIVRE IV. M7
ments du cœur dans lelle ou telle circonstance, afin de voir combien
un individu peut différer d'un autre par la force de réducaliou;
ju'ensuite ils comparent la mienne aux effets que je lui donne;
t qu'ils disent en quoi j'ai mal raisonné : je n'aurai rien à ré-
;ondre.
Ce qui me rend plus afOrmatif, et, je crois, plus excusable
de l'être , c'est qu'au lieu de me livrer à l'esprit de système , je
donne le moins qu'il est possible au raisonnement, et ne me fie
qu'à l'observation. Je ne me fonde point sur ce que j'ai imagitié ,
mais sur ce que j'ai vu. Il est vrai que je n'ai pas renfermé mes
expériences dans l'enceinte des murs d'une ville, ni dans un seul
ordre de gens ; mais , après avoir comparé tout autant de ran^s
et de peuples que j'en ai pu voir dans une vie passée à les observer,
j'ai retranché comme artificiel ce qui était d'un peuple et non pas
d'un autre, d'un élat-et non pas d'un autre ; et n'ai regardé com.-pc
appartenant incontestablement à l'homme que ce qui était commun
à tous , à quelque âge , dans quelque rang et dans quelque nation
que ce fût.
Or, si , selon celle méthode , vous suivez dès l'enfance un jeune
homme qui n'aura point reçu de forme particulière , et qui tien-
dra le moins qu'il est possible à l'autorité et à l'opinion d'autrui ;
à qui de mon élève ou des vôtres pensez-vous qu'il ressemblera le
plus.» Voilà, ce me semble, la question qu'il faut résoudre pour
savoir si je me suis égaré.
L'homme ne commence pas aisément à penser ; mais sitôt qu'il •
commence, il ne cesse plus. Quiconque a pensé pensera toujours ,
et l'entendement une fois exercé à la réflexion ne peut plus resloi
en repos. On pourrait donc croire que j'en fais trop ou trop peu ,
que l'esprit humain n'est point naturellement si prompt à s'ou-
vrir, et qu'après lui avoir donné des facilités qu'il n'a pas , je In
tiens trop longtemps inscrit dans un cercle d'idées qu'il doit
avoir franchi.
Mais considérez premièrement que , voulant former l'homme Je
la nature , il ne s'agit pas pour cela d'en faire un sauvage et de le
reléguer au fond des bois ; mais qu'enfermé dans le tourbillon so-
cial , il suffit qu'il ne s'y laisse entraîner ni par les passions ni
par les opinions des hommes ; qu'il voie p.ir ses yeux , qu'il sente
par son cœur ; qu'aucune autorité ne le gouverne, hors colle de sa
l>njprc raison. DdQs cette position il est clair que la mullituile
298 EMILE.
d'objets qui le frappent, les fréquents senlindents dont il est affecté,
les divers moyens de pourvoir à ses besoins réels , doivent lui
donner beaucoup d'idées qu'il n'aurait jamais eues, ou qu'il eût
acquises plus lentement. Le progrès naturel à l'esprit est accélé-
ré , mais non renversé. Le même homme qui doit rester stupide
dans les forêts doit devenir raisonnable et sensé dans les villes ,
quand il y sera simple spectateur. Rien n'est plus propre à
rendre sage que les folies qu'on voit sans les partager; et celui
même qui les partage s'instruit encore, pourvu qu'U n'en soit
pas la dupe, et qu'il n'y porte pas l'erreur de ceux qui les font.
Considérez aussi que , bornés par nos facultés aux choses sen-
sibles, nous n'offrons presque aucune prise aux notions abstraites
de la philosophie et aux idées purement intellectuelles. Pour y
atteindre il faut, ou nous dégager du corps auquel nous sommes
si fortement attachés , ou faire d'objet en objet un progrès gra-
duel et lent , ou enfui franchir rapidement et presque d'un saut
l'intervalle par un pas de géant dont l'enfance n'est pas capable,
et pour lequel il faut même aux hommes bien des échelons fJiils
exprès pour eux. La première idée abstraite est le premier de ces
échelons ; mais j'ai bien de la peine à voir comment on s'avise
de le construire.
L'Être incompréhensible qui embrasse tout , qui donne le mou-
vement au monde el forme tout le sj'stème des êtres, n'est ni vi-
sible il nos yeux , ni palpable à nos mains ; il échappe à tous nos
sens : l'ouvrage se montre, mais l'ouvrier se cache. Ce n'est pas
une petite affaire de connaître enfin qu'il existe; et quand nous
sommes parvenus là , quand nous nous demandons , Quel est-il ?
où est-il ? notre esprit se confoud , s'égare , et nous ne savons plus
que penser.
Locke veut qu'on commence par l'étude des esprits , et qu'on
passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est celle de la su-
perstition , des préjugés , de l'erreur : ''.e n'est point celle de la rai-
son , ni même de ia nature bien ordonnée ; c'est se boucher les
yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudié les
corps pour se faire une véritable notion des esprits, et soui)çon-
ner qu'ils existent. L'ordre contraire no sert (ju'à établir le maté-
rialisme.
Puisque nos sens sont les [irciunis iiislrunuiils de nos connais-
sances , les êtres corporels el sensibles sont les seuls dont nous
LIVRE IV. 299
ayons immédiatement l'idée. Ce mot esprit n'a aucun sens pour
quiconque n'a pas philosophé. Un esprit n'est qu'un corps pour le
l'f^uple et pour les enfants. N'imaginent-ils pas des esprits qui
rient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit? Or on m'a-
vouera que des esprits qui ont des bras et des langues ressem-
blent beaucoup à des corps. Voilà pourquoi tous les peuples du
monde , sans excepter les Juifs, se sont fait des dieux corporels.
Nous-mêmes , avec nos termes d'Esprit , de Trinité , de Person-
nes, sommes pour la plupart de vrais anthropomorpliites. J'a-
Toue qu'on nous apprend à dire que Dieu est partout : mais nous
croyons aussi que l'air est partout , au moins dans notre atmos-
phère ; et le mot esprit , dans son origine , ne signifie lui-même
que souffle et vent. Sitôt qu'on accoutume les gens à dire des mots
sans les entendre , il est facile après cela de leur faire dire tout ce
qu'on veut.
Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû d'abord
nous faire croire que quand ils agissaient sur nous, c'était d'une
manière semblable à celle dont nous agissons sur eux. Amsi
l'homme a commencé par animer tous ies êtres dont il sentait
l'action. Se sentant moins fort que la plupart de ces êtres ,
faute de connaître les bornes de leur puissance , ii l'a supposée
illimitée , et il en lit des dieux aussitôt qu'il en fit des corps. Du-
rant les premiers âges, les hommes, effrayés de tout, n'ont rien
vu de mort dans la nature. L'idée de la matière n'a pas été moins
lente à se former en eux que colle de l'esprit , puisque celte pre-
mière idée est une abstraction elle-même. Us ont ainsi rempli l'u-
nivers de dieux sensibles. L?s astres , les vents , les montagnes , les
fleuves, les arbres , les villes, les maisons même, tout avait son
Ame, son dieu , sa vie. Les marmousets de Laban , les manitous
des sauvages , les fétiches des nègres , tous les ouvrages do la
nature et des hommes ont été les premières divinités des mor-
tels ; le polythéisme a été leur première religion , et l'idolâtrie leur
premier culte. Ils n'ont pu reconnaître un seul Dieu que quand,
généralisant de plus en plus leurs idées , ils ont été en état do re-
monter à une première cause , de réunir le système total des êtres
sous une seule idée, et de donner un sens au mot substance , le-
quel est au fond la plus grande des abstractions. Tout enfant qui
croit en Dieu est donc nécessairement idolâtre, ou du moins aii-
tliropomorphite ; et quand une fois l'iroaginalioii a vu Dieu , il est
bien rare que renlcndement le conçoive. Voilà précisément l'er-
reur où mène l'ordre de Locke.
Parvenu, je ne sais comment, à l'idée abstraite de la substance,
ou voit que, pour admettre une substance unique, il lui faudrait
supposer des qualités incompatibles qui s'excluent mutuellement,
telles que la pensée et l'étendue, dont l'une est essentiellemeul
divisible , et dont l'autre exclut toute divisibilité. On conçoit d'ail-
leurs que la pensée, ou si l'on veut le sentiment, est une qualité
primitive et inséparable de la substance à laquelle elle appartient;
qu'il en est de même de l'étendue par rapport à sa substance.
D'où l'on conclut que les êtres qui perdent une de ces qualiléâ
perdent la substance à laquelle elle appartient, que par consé-
quent la mort n'est qu'une séparation de substances , et que les
êtres où ces deux qualités sont réunies sont composés des deux
substances auxquelles ces deux qualités appartiennent.
Or considérez maintenant quelle dislance reste encore entre la
notion des deux substances et celle de la nature divine ; entre l'i-
dée incompréhensible de l'action de notre àme sur notre corps et
l'idée de l'action de Dieu sur tous les êtres. Les idées de création,
d'annihilation, d'ubiquité, d'éternité, de toute-puissance, celles
des nttribuls divins , toutes ces idées, qu'il appartient à si peu
d'hommes de voir aussi confuses et aussi obscures qu'elles le sont,
ei qui n'ont rien d'obscur pour le peuple, parce qu'il n'y com-
prend rien du tout, comment se prcsenteront-clles dans toute
leur force, c'est-à-dire dans toute leur obscurité , à déjeunes es-
prits encore occupés aux premières opérations des sens, et qui ne
conçoivent que ce qu'ils touchent? C'est en vain que les abîmes do
l'inlini sont ouverts tout autour de nous; un enfant n'en sait
pomt êlre épouvanté; ses faibles yeux n'en peuvent sonder la pro-
fondeur. Tout est infini pour les enfants, ils ne savent mettre de
bornes à rien ; non qu'ils fassent la mesure fort longue , mais parce
qu'ils ont renlcndement court. J'ai même remarqué qu'ils mettent
l'infini moins au delà qu'au deçà des chmensions qui leur seront
coi.nuos. ils estimeront un espace immense bien plus par leurs
pieds que par leurs yeux ; il ne s'étendra pas pour eux plus loin
qu'ils ne pourront voir, mais plus loin qu'ils ne pourront aller. Si
on leur parle de la puissance de Dieu , ils l'estimeront presque
auss'. fort que leur père. En toute chose, leur connaissance étant
pnui eux la mesure des possibles, ils jugent ce qu'on leur dit lou-
LIVRE IV. 301
jours moiikire que ce qu'ils savent. Tels sonl les jugements na-
turels à i ignorance et à la faiblesse d'esprit. Ajax eût craint de se
mesurer avec Achille, et défie Jupiter au combat, parce qu'il
connaît Achille , et ne connaît pas Jupiter. Un paysan suisse, qui
se croyait le plus riche des hommes, et à qui l'on tâchait d'expli-
quer ce que c'était qu'un roi , demandait d'un air fier si le roi pour-
rait bien avoir cent vaches à la montagne.
Je prévois combien de lecteurs seront surpris de me voir suivra^
tout le premier âge de mon élève sans lui parler de religion. A !
quinze ans il ne savait s'il avait tme âme , et peut-être à dLx-h(nt
n'est-il pas encore temps qu'il l'apprenne ; car, s'il l'apprend plus
lot qu'il le faut, il court risque de ne le savoir jamais.
Si j'avais à peindre la stupidité fâcheuse, je peindrais un pé-
dant enseignant le catéchisme à des enfants ; si je voulais rendre
un enf.mt fou , je l'obligerais d'expliquer ce qu'il dit en disant son
catéchisme. On m'objectera que la plupart des dogmes du chris-
lianisme étant des mystères , attendre que l'esprit humain soit
capable de les concevoir, ce n'est pas attendre que lenfant soit
homme , c'est attendre que l'homme ne soit plus. A cela je réponds
premièrement qu'il y a des mystères qu'il est non-seulement im-
possible à l'homme de concevoir, mais de croire; et que je ne
rois pas ce qu'on gagne à les enseigner aux enfants , si ce n'est d."
leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus que , poui
admettre les mystères, il faut comprcndie au moins qu'ils sont
incompréhensibles ; et les enfants ne sont pas même capables de
cette conceplion-là. Pour l'âge ou tout est mystère, il n'y a point
de mystères proprement dits.
// faut croire en Dteu pour Ure sQuré. Ce dogme mal entendu
«t le princi[)C de la sanguitwirc intolérance , cl la cause de toutes
ce» vaines instructions qui })orloiit le coup mortel à la raison hu-
maine , en l'accoutumant à se payer de mots. Sans doute il n'y a
pas un moment à perdre pour mériter le salui éternel : mais si
pour l'obtenir il suffit de répéter certaines paroles , je ne vois
pas ce qui nous empêche de peupler le ciel de sansonnets et de pie»,
tout aussi bien que d'enfants.
L'obligation de croire en suppose ia possibilité. Le philosoph:-
• «pii ne croit pas a tort , parce qu'il use mal de la raison qu'il ?.
oiUivée , et qu'il est en état d'entendre les vérités qu'il rejette.
Hais renfnnl qui professe la rcli-'ion chrétienne, que croil-ii?ce
dm EMILE.
qu'il conçoit ; et il conçoit si peu ce qu'on lui fait dire , que
si vous lui dites le contraire, il l'adoptera tout aussi volonlii-rs.
La foi des enfants et de beaucoup d'hommes est une affaire de
géographie. Seront-ils récompensés d'être nés à Rome plutôt
qu'à la Mecque? On dit à l'un que Mahomet est le prophète
de Dieu , et il dit que Mahomet est le prophète de Dieu ; on
dit à l'autre que Mahomet est un fourbe, et il dit que Mahomet
est un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce quaflirme l'autre ,
s'ils se fussent transposés. Peut-on partir de deux dispositions si
semblables , pour envoyer l'un en paradis et l'autre en enfer * ?
Quand un enfant dit qu'il croit en Dieu, ce n'est pas à Dieu qu'il
croit, c'est à Pierre ou à Jacques qui lui disent qu'il y a qucKpie
chose qu'on appelle Dieu ; et il -le croit à la manière d'Euripide :
O Jupiter l car de toi rien sinon
Je ne connais seulement (jue le nom '.
Nous tenons que nul enfant mort avant l'âge de raison ne sera
privé du bonheur éternel : les catholiques croient la même chose
de tous les enfants qui ont reçu le baptême , quoiqu'ils n'aient ja-
mais entendu parler do Dieu. Il y a donc des cas où l'on peut être
sauve sans croire on Dion , et ces cas ont lieu , soit dans l'enfanro ,
soit dans la démence , quand l'esprit humain est incapable des
opérations nécessaires pour reconnaître la Divinité. Toute la diffé-
rence que je trouve ici entre vous et moi , est que vous prclendoz
que les enfants ont à sept ans cette capacité , et que je ne la leut
accorde pas même à quinze. Que j'aie tort ou raison , il ne s'ai^it
pas ici d'un article de foi , mais d'une simple observation d'his-
toire naturelle.
Par le même principe , il est clair que tel homme , parvenu jus-
qu'à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cola privé de
sa présence dans l'autre vie, si son aveuglement n'a pas été volon-
taire; etje dis qu'il ne l'est pas toujours. Vous en convenez pour
les insensés qu'une maladie prive de leurs facultés spirituelles, mais
* [Vab. On dit à Vun qu'iljaut honorer Mahomet, et il dilqu^il houor*
Mahomet; on dit à Vautre qu'il faut honorer la l'ierge, et il dit '/u'if
houorela f'ierge. Chacun des deux aurait failce qu'a fait Vautre , s'ils
se fussent trouves transposés. Peut-on partir de deux sentiments ai tem •
lilahles pour,,..]
' PuTxnQiK, Traite de V.4mour, tratl. d'Aniyot. C'est ."insi ([ne coni-
nicn«;ait dalionl la tiast'itie de Mi'nalippr , mais les rlameiirs du peiiplp
d'Atlnncs foicii'cii! Kuripiile .1 change"" ei. lommcnoiMneut.
LIVRE IV. 303
•*iOii do leur qualité d'honune , ni par consôqufiit du droit aux
bienfaits de leur créalour. Pourquoi donc n'en pas convenir pour
ceux qui , séquestrés de toute société dès leur enfance , auraient
mené une vie absolument sauvage , privés des lumières qu'on n'ac-
quiert que dans le commerce des hommes ' ? Car il est d'une im-
possibilité démontrée qu'un pareil sauvage put jamais élever ses
réflexions jusqu'à la connaissance du vrai Dieu. La raison nous dit
qu'un homme n'est punissable que par les fautes de sa volonté, et
qu'une ignorance invincible ne lui saurait être imputée à crime.
D'où il suit que , devant ia justice éternelle , tout homme qui
croirait , s'il avait des lumières nécessaires, est réputé croire , et
qu'il n'y aura d'incrédules punis que ceux dont le cœur se ferme
à la vérité.
Gardons-nous d'annonc«r la vérité à ceux qui ne sont pas en étal
de l'entendre , car c'est y vouloir substituer l'erreur. Il vaudrait
mieux n'avoir aucune idée de la Divinité que d'en avoir des idées
basses, fantastiques, injurieuses, indignes d'elle : c'est un moin-
dre mal de la méconnaître que de l'outrager. J'aimerais mieux ,
dit le bon Plutarque * , qu'on crût qu'il n'y a point de Plutarque
au monde , que si l'on disait : Plutarque est injuste , envieux , ja-
loux , et si tyran , qu'il exige plus qu'il ne laisse le pouvoir de
faire.
Le grand mal des images difformes de la Divinité qu'on trace dans
l'esprit des enfants est qu'elles y restent toute leur vie , et qu'ils
ne conçoivent plus , étant hommes , d'autre Dieu que celui des en-
fants. J'ai vu en Suisse une bonne et pieuse mère de famille telle-
ment convaincue de cette maxime , qu'elle ne voulut point ins-
truire son fils de la religion dans le premier âge, de peur que , con-
tent de cette instruction grossière , il n'en négligeât une meilleure
à l'âge de raison. Cet enfant n'entendait jamais par|er de Dieu
qu' 1 illement et révérence , et , sitôt qu'il eniroulait par-
Iri , on lui imposait silence , comme sur un sujet trop
sublime et trop grand pour lui. Cette réserve excitait sa curiosité,
et "ftiti amour-propre aspirait au moment de connaître ce mystère
qu'on lui cachait avec tant de soin. Moins on lui parlait de Dieu ,
moins on souffrait qu'il en parlât lui-mème,et plus il s'en occupait :
' Sur iVt it n.iiiircl ili- roti>rit liiinuin et Mir la lenteur de se» progri»,
*•' Il Diirour» $w rinigalité.
ail ÉMILK.
est enfant voyait Dieu partout. Et ce que je craindrais de cet air
de noyslèrc indiscrètement affecté, serait qu'en allumant trop
i'imagination d'un jeune homme on n'altérât sa tète, et qu'enfin
l'on n'en fit un fanatique , au lieu d'en faire un croyant.
Mais ne craignons rien de semblable pour mon Emile, qui , refu-
sant constamment son attention à tout ce qui est au-dessus de sa
portée, écoute avec la plus profonde indifférence les choses qu'il
n'entend pas. Il y en a tant sur lesquelles il est habitué à dire ,
cela n'est pas de mon ressort, qu'une de plus ne l'embarrasse
guère; et , quand il commence à s'inquiéler de ces grandes ques-
tions , ce n'est pas pour les avoir entendu proposer , mais c'est
quand le progrès naturel de ses lumières porte ses recherches de
ce c6té-lâ.
Nous avons vu par quel chemin l'esprit humain cultivé s'appro-
che de ces mystères; et je conviendrai volontiers qu'il n'y par-
vient naturellement, au sein de la société même , que dans un âge
plus avancé. Mais comme il y a dans la même société des causes
incvi fables, par lesquelles le progrès des passions est accéléré ; si
l'on n'accéléi'ait de même le progrès des lumières qui servent à
régler ces passions , c'est alors qu'on sortirait véritablement de
l'ordre de la nature , et que l'équilibre serait rompu. Quand on
n'est pas maître de modérer un développement trop rapide, il faut
mener avec la même rapidité ceux qui doivent y correspondre ;
on sorte que l'ordre ne soit point interverti, que ce qui doit mar-
cher ensemble ne soit point séparé , et que l'homme , tout entier
à tous les moments de sa vie , ne soit pas à tel point par une de
ses facultés , et à toi autre point par les autres.
Quelle difiiculté je vois s'élever ici! difOrullé d'autant plus
grande, qu'elle est moins dans les choses que dans la pusillanimité
de ceux qui n'osent la résoudre. Commençons au moins par oser
la proposerlUn enfant doit être élevé dans la religion de son père :
on lui prouve toujours très-bien que cette religion, telle qu'elle
Boit , est la seule véritable ; que toutes les autres ne sont qu'extra-
vagance et absurdité. La force des arguments dépend absolument,
sur ce point, du pays où l'on les propose. Qu'un Turc , qui trouve
le christianisme si ridicule à Constanlinople , ailie voir comment
on trouve le mahomélisme à Paris! C'est surtout en matière de reli-
^ion que l'opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son
joug en toute chose, nous qui ne voulons rien donner à raulorilc,
LIVRE IV. 305
nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile qu'il ne put ap-
prendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l'élèverons-
Dous? à quelle secte agrégerons-nous Thomme de la nature? La
réponse est fort simple , ce me semble ; nous ne l'agrégerons ni à
!f-ci ni à celle-là , mais nous le mettrons en état de choisir celle
. lo meilleur usage de sa raison doit le conduire^
Incedoper ignés,
SupposUos cineri dolosa.
Vim|)orte ! le zèle et la bonne foi m'ont jusqu'iri tenu lieu de
prudence. J'espère que ces garants ne m'abandonneront point au
Itesoin. Lecteurs , ne craignez pas de moi des précautions indignes
d'an ami de la vérité : je n'oublierai jamais ma devise ; mais il
m'est trop permis de me défier de mes jugements. Au Heu de vous
dire ici de mon chef ce que je pense , je vous dirai ce que pensait
an homme qui valait mieux que moi. Je garantis la vérité des faits
qui vont être rapportés ; ils sont réellement arrivés à l'auteur du
papier que je vais transcrire ; c'est à vous de voir si l'on peut en
tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il s'agit. Je ne vous
propose point le sentiment d'un autre ou le mien pour règle ; je
vous loffre à examiner.
'« Il y a trente ans que, dans une ville dllalie , un jeune homme
■ expatrié se voyait réduit à la dernière misère. Il était né calvi-
« niste ; mais, par les suites d'une étourderie, se trouvant fugitif ,
■ en pays étranger, sans ressource , il changea de religion pour
• avoir du paiu. Il y avait dans cette ville un hospice pour les pro-
■ Bélytes ; il y fut admis. En l'instruisant sur la controverse , on
• lui donna des doutes qu'il n'avait pas , et on lui apprit le mal
■ qu'il ignorait : il entendit des dogmes nouveaux, il vit des mœurs
• encore plus nouvelles ; il les vit, et faillit en être la victime.
• Il voulut fuir , on l'enfermi ; il se plaignit , on le punit de ses
« plaintes : à la merci de ses tyrans , il se vit traiter en criminel
• pour n'avoir pas voulu céder au crime. Que ceux qui savent
«combien la première épreuve de la violence et de l'mjuslicc ir-
• rite un jeune cœur sans expérience , se figurent l'état du sien.
• Des larmes de rage coulaient de ses yeux, l'indignation l'élouf-
• bit : il implorait le ciel et les hommes , il se confiait à tout le
« inonde , et n'était écouté de personne. Il ne voyait que de vils
I • domestiques soumis à l'infàrac qui lootrageait , ou des compil-
ée.
308 KMILE.
« ces (lu même crime , qui se raillaient de sa résistance et l'exci-
« taient à les imiter. Il était perdu sans un honnête ecclésiastique
« qui vint à l'hospice pour quelque affaire, et qu'il trouva le
« moyen de consulter en secret. L'ecclésiastique était pauvre, et
« avait besoin de tout le monde ; mais l'opprimé avait encore plus
■■< besoin de luiyct il n'hésita pas à favoriser son évasion, au risque
« de se faire un dangereux ennemi.
« Échappé au vice pour rentrer dans l'indigence , le jeune
« homme luttait sans succès contre sa destinée : un moment il se crut
" au-dessus d'elle. A la première lueur de fortune ses maux et son
« protecteur furent oubliés. Il tut bientôt puni de cette ingratitude;
« toutes ses espérances s'évanouirent ; sa jeunesse avait beau If
« favoriser, ses idées romanesques gâtaient tout. N'ayant niasse/
« de talents ni assez d'adresse pour se faire un chemin facile, ne
n sachant être ni modéré ni méchant , il prélendit à tant de choses
« qu'il ne sut parvenir à rien. Retombé dans sa première délresse ,
« sans pain , sans asile , prêt à mourir de faim , il se ressouvint do
» son bienfaiteur.
« Il y retourne , il le trouve , il en est bien reçu : sa vue rappelle
« à l'ecclésiastique une bonne action qu'il avait faite; un tel souvc-
« nir réjouit toujours l'àrae. Cet homme était naturellement Im-
« main , compatissant ; il sentait les peines d'autrui par les siennes,
« et le bien-être n'avait point endurci son cœur ; enlln les leçons
« de la sagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon natu-
K rel. Il accueille le jeune homme , lui cherche un gite , l'y recom-
« mande ; il partage avec lui son nécessaire , à pchïe suflisant pour
«deux. Il fait plus, il l'instruit, le console, et lui apprend l'art
< difficile de supporter patiemment l'adversité. Gens à préjugés,
« est-ce d'un prêtre , est-ce en Italie que vous eussiez espéré tout
c cela?
«Cet honnête ccclésiasti<iue était un pauvre vicaire savoyard,
« qu'une aventure de jeunesse avait mis mal avec son évênjuo , et
« qui avait passé les monts pour chercher les ressources (|iii lui
« manquaient dans sou pays. Il n'était ni sans esprit ni sans lel-
« 1res ; et avec une figure intéressante il avait trouve des prolecteurs
«qui le placèrent chez un minisire pour élever son fils. Il préfé-
« rait la pauvreté à la dépendance , et il ignorait comment il faut
« 30 conduire chez les grands. Il ne resta ps longtemps chez celui-
M ci : en le qiiillant il ne perdit point son estime; et comme il vi-
LIVRE IV. 307
vail sagement et se faisait aimer de tout le inoiute , il se flattait
de rentrer en grâce auprès de son évéque , et d'en obtenir quel-
' ijue petite cure dans les montagnes, pour y passer le reste de ses
■ jours. Tel était le dernier terme de son ambition.
■< Un penchant naturel l'intéressait au jeune fugitif, et le lui Bt
examiner avec soin. Il vit que la mauvaise fortune avait déjà
flétri son cœur, que l'opprobre et le mépris avaient abattu son
courage , et que sa lierté , changée en dépit amer, ne lui mon-
trait dans l'injustice et la dureté des hommes que le vice de
leur nature et la chimère de la vertu. Il avait vu que la religion
ne sert que de masque à l'intérêt , et le culte sacré de sauvegarde
' isie : il avait tu , dans la subtilité des vaines disputes,
> et l'enfer mis pour prix à des jeux de mots; il avait
vu la sublime et primitive idée de la Divinité défigurée par les
fantasques imaginations des hommes ; et, trouvant que pour
croire en Dieu il fallait renoncer au jugement qu'on avait reçu
lie lui , il prit dans le même dédain nos ridicules rêveries et l'ob-
jet auquel nous les appliquons. Sans rien savoir de ce qui est ,
^ ^ I ; :i ailier sur la génération des choses , il se plongea
= . . . • Ignorance , avec un profond mépris pour tous
ceux qui peiis.iient en savoir plus que lui.
•< L'oubli de toute religion conduit à l'oubli des deA'oirs'de
l'homme. Ce progrès était déjà j>Ijs d'à moitié fait dans le cœur
' du libertin. Ce n'était pas pourtant un enfant mal né ; màisl'in-
« crédulité , la misère étouffant {)cu à peu le naturel , l'entrainaicnl
•> rapidement à sa perte , et ne lui préparaient que les mœurs d'un
■ gueux et la morale d'un athée.
■' Lo mal , presque ii évitable , n'était pas absolument consoui-
" mé. ].o jpiinp homme avait des connaissances, et son éducation
' ^ heureux où le sang
, sans l'asservir aux
fureurs des sens. La sienne avait encore tout son ressort. Une
h<iii(f> n-ttive, un caractère timide suppléaient à la gêne , etpro-
.a pour lui cette époque dans laquelle vous maintenez
• \uli.- ri've avec tant de soins. L'exemple odieux d'une déprava-
• tion brutale et d'un vice sans charme , loin d'animer son imagi-
" nation , l'avait amortie. Longtemps le dégoût lui tint lieu de
• vertu pour conserx-er son innocence ; elle ne devait succomiKT
« qu'à de pins douces séduction».
dos EMILE.
« L'ecclésiastique vit le danger et les ressources. Les difficullés
« ne le rebutèrent point : il se complaisait dans son ouvrage; il
« résolut de l'achever, et de rendre à la vertu la victime qu'il avait
" arrachée à l'infamie. Il s'y prit de loin pour exécuter son projet :
« la beauté du motif animait son courage, et lui inspirait des
« moyens dignes de sonzcle. Quel que fût le succès, il était sur
« de n'avoir pas perdu son temps. Ou réussit toujours quand on
« ne veut que bien faire.
« Il commença par gagner la confiance du prosélyte en ne lui
« vendant point ses bienfaits , en ne se rendant point importun, en
'< ne lui faisant point de sermons , en se mettant toujours à sa por-
« tée , en se faisant petit pour s'égaler à lui. C'était , ce me semble,
■' un spectacle assez touchant de voir un homme grave devenir le
« camarade d'un polisson , et la vertu se prêter au ton de la licence
« pour en triompher plus sûrement. Quand l'étourdi venait lui
« faire ses folles confidences et s'épancher avec lui , le prêtre l'é-
« coûtait , le mettait à son aise ; sans approuver le mal, il s'inté-
« ressait à tout : jamais une indiscrète censure ne venait arrêter
« son babil et resserrer son cœur ; le plaisir avec lequel il se croyait
« écouté augmentait celui qu'il prenait à tout dire. Ainsi se fit sa
« confession générale, sans qu'il songeât à rien confesser.
« Après avoir bien étudié ses sentiments et son caractère , le
« prêtre vit clairement que , sans être ignorant pour son âge , il
« avait oublié tout ce qu'il lui importait desavoir, et que l'oppro-
« bre où l'avait réduit la fortune étouffait en lui tout vrai senti-
« ment du bien et du mal. Il est un degré d'abrutissement qui ôte
« la vie à l'àme; et la voix intérieure ne sait point se f;ure enten-
n dre h celui qui ne songe qu'à se nourrir. Pour garantir le jeune
n nfortuné de cette mort morale dont il était si près , il commença
« par réveiller en lui l'amour-proprc et l'estime de soi-même : il
« lui montrait un avenir plus heureux dans le bon emploi de ses
« talents ; il ranimait dans son cœur une ardeur généreuse par le ré-
« rit des belles actions d'autrui; en lui faisant admirer ceux qui
« les avaient faites , il lui rendait le désir d'en faire de semblables.
" Pour le détacher insensiblement de sa vie oisive et vagabonde ,
- il lui faisait faire des extraits de livres choisis ; et, feignant d'a-
ft voir besoin de ces extraits, il nourrissait en lui le noble senti-
« ment de la reconnaissance. Il l'instruisait intlircclement par ces
" livres ; il lui faisait reprendre assez bonne opinion de lui-même
LIVRK IV. 309
i^our ue pas se croire uo élre inutile à tout bien , et pour ne vou-
- !<>irplussc rendre méprisable à ses propres yeux.
' Une liagatelie fera juger de l'art qu'employait cet homme bien-
fiisant pour élever insensiblement le cœur de sou disciple au-
eiessus de la bassesse , sans paraître songer à son instruction.
L'ecclésiastique avait une probité si bien reconnue et un discer-
" uement si sur, que plusieurs personnes aimaient mieux faire
« passer leurs aumônes par ses mains que parcelles des riches cu-
rés des villes. Un jour qu'on lui avait donné quelque argent à
■ distribuer aux pauvres, le jeune homme eut , à ce titre , la là-
" chelé de lui en demander. Non, dit-il, nous sommes frères,
« vous m'appartenez , et je ne dois pas toucher à ce dépôt pour
■ mon usage. Ensuite il lui donna de sou propre argent autant
« qu'il en avait demandé. Des leçons de celte espèce sont rare-
• ment perdues dans le cœur des jeunes gens qui ne sont pas tout
« à fait-eorrompus.
■> Je me lasse de parler en tierce personne , et c'est un soin fort
« superflu ; car vous sentez bien, cher concitoyen , que ce mal-
" heureux fugitif c'est moi-même : je me crois assez loin des dé-
« sordres de ma jeunesse pour oser les avouer ; et la main qui
' m'en tira mérite bien qu'aux dépens d'un peu de honte je reude
« au moins quelque honneur à ses bienfaits.
« Ce qui me irappait le plus était de voir, dans la vie privée de
« mon digne maître , la vertu sans hypocrisie , l'humanité sans
■ faiblesse , des discours toujours droits et simples , et une con-
• duile toujours conforme a ces discours. Je ne le voyais point
•• s'inquiéter si eux qu'il aidait allaient à vêpres, s'ils se coufes-
• saient souvent , s'ils jeûnaient les jours prescrits, s'ils faisaient
• maigre ; ni leur imposer d'autres conditions semblables, sans les-
« quelles , dût-on mourir de misère , on n'a nulle assistance à es-
« pérer des dévols.
' Encouragé par ces observations, loin d'étaler moi-même à ses
• yeux le zèle affecté d'un nouveau converti , je ne lui cachais
• point l'op mes manières de penser, et ne l'en voyais pas plus
■ scandalisé. Quelquefois j'aurais pu me dire : Il me passe mon
• indifférence pour le culle que j'ai embrassé , en faveur de celle
■ qu'il ne voit aussi pour le culte dans lequel je suis né; il sait
« que mon dédain n'est plus une affaire de {tarti. .Mais que dcvais-
• je penser quand je l'entendais quelquefois approuver des dogmes
310 EMILK.
« contraires à ceux de l'Église romaine, et parailre estimer mé-
« diocrement toutes ses cérémonies? Je l'aurais cru protestant dé-
« guisé , si je l'avais vu moins fidèle à ces mêmes usages dont il
« semblait faire assez peu de cas; mais, sachant qu'il s'acquit -
« lait sans témoin de ses devoirs de prêtre aussi ponctuellement
« que sous les yeux du public , je ne savais plus que juger de ces
« contradictions. Au défaut près qui jadis avait attiré sa disgrâce
« et dont il n'était pas trop bien corrigé , sa vie était exemplaire ,
« ses mœurs étaient irréprochables , ses discours honnêtes et ju-
« dicieux. En vivant avec lui dans la plus grande intimité, j'appre-
« nais à le respecter chaque jour davantage ; et tant de bontés
« m'ayant tout à fait gagné le cœur, j'attendais avec une curieuse
« inquiétude le moment d'apprendre sur quel principe il fondait
« l'uniformité d'une vie aussi singulière.
« Ce moment ne vint pas sitôt. Avant de s'ouvrir à son disciple ,
« il s'efforça de faire germer les semences de raison et de bonté
« qu'il jetait dans son àmc. Ce qu'il y avait en moi de plus dif-
« ficile à détruire était une orgueilleuse misanthropie, une certaine
« aigreur contre les riches et les heureux du monde , comme s'ils
« l'eussent été à mes dépens , et que leur prétendu bonheur eût été
« usurpé sur le mien. La folle vanité de la jeunesse , qui regimbe
« contre Thumiliation, ne me donnait que trop de penchant à celte
« humeur colère ; et l'amour-propre, que mon Mentor tâchait de
« réveiller en moi, me portant à la fierté, rendait les hommes en-
« core plus vils à mes yeux, et ne faisait qu'ajouter pour eux le
» mépris à la haine.
« Sans combattre directement cet orgueil , il l'empêcha de se
<i tourner en dureté d'âme ; et sans m'ôter l'estime de moi-même,
<( il la rendit moins dédaigneuse pour mon prochain. En écartant
x toujours la vaine apparence et me montrant les maux réels
« qu'elle couvre, il m'api)renait à déplorer les erreurs de mes sem-
« blablcs, à ra'altendrir sur leurs misères , et à les plaindre plus
« qu'à les envier. Ému de compassion sur les faiblesses humaines
« par le profond sentiment des sieimes, il voyait partout les hommes
« victimes de leurs propres vices et de ceux d'aulrui; il voyait les
« pauvres gémir sous le joug des riches, et les riches sous le jou;j
«1 (les préjuges. Croyez-moi , disait-il , nos illusions, loin de nous
« cacher nos maux , les augmentent , en doimanl un prix à ce qui
•< n'en a point, et nous rendant sensibles à mille fausses privations
LIVRE IV. 31!
que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de l'âme consiste
dans le inépris de tout ce qui peut la troubler : l'homme qui fait
le plus de cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir ; et
celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le
plus misérable.
" Ah : quels tristes tableaux ! ra'écriais-je avec amertume : s'il
faut se refuser à tout , que nous a donc servi de naître ? et s'il
faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux ?
C'est moi, répondit un jour le prêtre d'un ton dont je fus frappé.
Heureux , vous ! si peu fortuné , si pauvre , exilé , persécuté ,
\ous êtes he'ireux : Et qu'avez-vous fait pour létre? Mon en-
fant , reprit-il , je vous le dirai volontiers.
■> Li-dessùs il me fit entendre qu'après avoir reçu mes confes-
sions il voulait me faire les siennes. J'épancherai dans votre sein,
me dit-il en m'embrassant , tous les sentiments de mon cœur.
Vous me verrez , sinon tel que je suis , au moins tel que je me
vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon entière profession
(le foi , quand vous connaîtrez bien l'état de mou âme , vous
saurez pourquoi je m'estime heureux, et, si vous pensez comme
moi , ce que vous avez à faire pour l'être. Mais ces aveux ne
sont pas l'affaire d'un moment ; il faut du temps pour vous ex-
|)oscr tout ce que je pense sur le sort de l'homme et sur le vrai
prix de la vie : prenons une heure , un lieu , commodes pour
f)oiis livrer paisiblement à cet entretien.
I .le marquai de l'empressement à l'entendre. Le rendez-vous
lie fut pas renvoyé plus tard qu'au lendemain matin. On était
on été ; nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors
de la ville , sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait
le Pô , dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu'il
1 . _'iio; dansl'éloignement, l'immense chaîne des Alpes couron-
\f paysage ; les rayons du soleil levant rasaient déjà les
- ' j'tant sur les champs par longues ombres les ar-
.\, les maisons, enrichissaient de mille accidents
iiiiere le plu» beau tableau dont l'œil humain puisse être
, l»-. On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa ma-
^nilicencc, pour en offrir le texte à "nos entreliens. Ce fut là
• qu'après avoir quelque temps ronlemplé ces objets en silence,
> l'homme de paix me pria ainsi. •>
m EMiLt:.
PROFESSION DE FOI
DU VICAIRE SAVOYARD.
Mon enfant , n'atlendcz de moi ni des discours savants ni a*
profonds raisonnements. Je no iuis pas un grand philosophe , el
je me soucie peu de l'être. Mais j'ai quelquefois du hon sens , c-t
j'aime toujours la venté. Je ne veux pas argumenter avec vous ,
ni même tenter de vous vaincre, il me suftit de vous exposer ce
que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre du-
rant mon discours ; c'est tout oe que je vous demande. Si je me
trompe , c'est de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me
soit pas imputée à crime : quand vous vous tromperiez de même
il y aurait peu de mal à cela. Si je pense bien , la raison nous est
commune , et nous avons le même intérêt à l'écouter : pourquoi
ne penseriez-vous pas comme moi .'
Je suis né pauvre et paysan , destiné par mon élat à cultiver la
terre ; mais on crut plus beau que j'apprisse à gagner mon pain
dans le métier de prêtre, et l'on trouva le moyen de me faire étu-
dier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à cher-
cher en cela ce qui était bon , véritable, utile , mais ce qu'il fal-
lait savoir pour être ordonné. J'appris ce qu'on voulait que j'ap-
prisse, je dis ce qu'on voulait que je disse, je m'engageai comme
on voulut, et je fus fait prêlre. Mais je ne tardai pas à sentir qu'en
m'obligeant de n'être pas homme j'avais promis plus que je ne
pouvais tenir.
On nous dit que la conscience est l'ouvrage des préjugés ; ce-
pendant je sais par mon expérience qu'elle s'obstine à suivre l'or-
dre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau
nous défendre ceci ou cela , le remords nous reproche toujours
faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus
forte raison ce qu'elle nous prescrit. 0 bon jeune homme, elle n'a
rien dit encore à vos sens : vivez longtemps dans l'état heureux
où sa voix est celle de l'innocence. Souvenez-vous qu'on l'offense
encore plus quand on la prévient que quand on la combat ; il faut
commencer par apprendre à résister, pour savoir quand on peut
céder sans crime.
Dès ma jeunesse j'ai respecté le mariage comme la première cl
la plus sainte institution de la nature. M'élant olé le droit de m'y
soumettre, je résolus do ne le point profaner ; car, malgré mes
LlVRK IV. 313
classes et mes études , ayant toujours mené une vie uniforme el
simple , j'avais conservé dans mon esprit toute la clarté des lu-
mières primitives : les maximes du monde ne les avaient point
<ri)scurcies , et ma pauvreté m'éloignait des tentations qui dictent
les sophismes du vice.
Cette résolution fut précisément ce qui me perdit ; mon respect
pour le lit d'autrui laissa mes fautes à découvert. Il fallut expier le
scandale : arrêté , interdit , chassé , je fus bien plus la victime de
mes scrupules que de mon incontinence ; et j'eus lieu de compren-
dre , aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée , qu'il ne
font souvent qu'aggraver la faute pour échapper au châtiment.
Peu d'expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit.
Voyant par de tristes observations renverser les idées que j'avais
du juste, de rhonnéle, et de tous les devoirs de l'homme, je per-
dais chaque jour quelqu'une des opinions que j'avais reçues : cel-
les qui me restaient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps
qui pût se soutenir par lui-même , je sentis peu à peu s'obscurcir
dans mon esprit l'évidence des principes; et, réduit enfin à ne sa-
voir plus que penser, je parvins au même point où vous êtes ; avec
celte vliffcrence que mon incrédulité , fruit tardif d'un âge plus
mûr, s'étjit formée avec plus de peine , el devait être plus difûcile
à détruire.
'^J'étais dan» ces dispositions d'incertitude et de doute que Des-
cartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait
pour durer , il est inquiétant et pénible ; il n'y a que l'intérêt du vice
ou la paresse de l'àme qui nous y laisse. Je n'avais point le cœur
assez corrompu pour m'y plaire ; et rien ne conserve mieux l'ha*
bitude de réfléchir que d'être plus content de soi que de sa fortune.
Je raéiiilais donc sur le triste sort des mortels flottants sur celle
mer des opinions humaines , sans gouvernail , sans boussole , et li-
vrés à leurs passions orageuses , sans autre guide qu'un pilote
inexpérimenté qui méconnaît sa route, et qui ne sait ni d'uù il vient
ni où il va. Je me disais : J'aime la vérité , je la cherche, et ne
puis la reconnaître ; qu'on me la montre , et j'y demeure attaché :
pourquoi faut-il qu'elle se dérobe à l'empresseinont d'un cœur fait
pour l'adorer ?
Quoique j'aie souvent éprouvé de plus grands maux , je n'ai ja-
mais mené une vie aussi constamment désagréable que dans ces
temps de trouble et d'anxiétés , où , sans cesse errant de doute en
27
314 EMILE.
doute , je ne rapportais de mes longues méditations qu'incertitude,
obscurité , contradiclions sur la cause démon être et sur la règle de
mes devoirs.
Gomment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ?
je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n'existent pas ,
ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses
qu'il nous importe de connaître est un état trop violent pour l'es-
prit humain : il n'y résiste pas longtemps ; il se décide malgré lui
de manière ou d'autre , et il aime mieux se tromper que ne rien
croire.
Ce qui redoublait mon embarras était qu'étant né dans une
Église qui décide tout , qui ne permet aucun doute , un seul point
rejeté me faisaitrejetcr tout le reste, et que l'impossibilité d'admet-
tre tant de décisions absurdes me détachait aussi de celles qui ne
l'étaient pas. En me disant , Croyez tout , on m'empêchait de rien
croire, et je ne savais plus où m'arréter.
Je consultai les philosophes , je feuilletai leurs livres , j'examinai
leurs diverses opinions ; je les trouvai tous fiers , affirmatifs , dog-
matiques, môme dans leur scepticisme prétendu , n'ignorant rien ,
ne prouvant rien, se moquant les uns des autres ; et ce point
commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison.
Triomphants quand ils attaquent , ils sont sans vigueur en se dé-
fendant. Si vous pesez les raisons , ils n'en ont que pour détruire»
si vous comptez les voix , chacun est réduit à la sienne ; ils ne s'ac-
cordent que pour disputer : les écoutern'était pas le moyen de sor-
tir de mon incertitude. - -
Je conçus que l'insuffisance de l'esprit humain est la première
•cause de cette prodigieuse diversité de sentiments, et que l'or-
gueil est la seconde. Nous n'avons point la mesure de celte ma-
chine immense , nous n'eiv pouvons calculer les rapports ; nous
n'en connaissons ni les premières lois ni la cause finale ; nous nous
ignorons nous-mêmes ; nous ne connaissons ni notre nature ni no-
tre principcaclif ; à peine savons-nous si l'homme est un éfro sim-
ple ou composé ; des mystères im|)énclrable^ nous environnent dé
toutes parts ; ils sont au-dessus de la région sensible ; pour Icâ
percer nous croyons avoir de l'intelligence , et nous n'avons que
de l'imagination. Chacun se fraye, à Iravei-s ce monde imaginaire ,
une route qu'il croit la bonne ; nul ne peut savoir si la sienne mène
au but. Opendant nous voulons tout pénétrer Joui connaître. L«
1
LIVRE IV. 315
lie chose que nous ue savons point , est d'ignorer ce que nous ne
|fiiuvonâ savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard ,
et croire ce qui n'est pas , que d'avouer qu'aucun de nous ne peut
voir ce qui est. Petite partie d'un grand tout dont les bornes nous
échappent , et que son auteur livre à nos folles disputes , nous som-
mes assez vains pour vouloir décider ce qu'est ce tout en lai-ménte,
et ce que nous sommes par rapport à lui^
Quand les philosophes seraient en état de découvrir la vérité ,
qui d'entre eux prendrait intérêt à elle.' Chacun sait bien que son
système n'est pas mieux fondé que les autres; mais il le soutient
parce qu'il est à lui. Il n'y en a pas un seul qui , venant à connaître
le vrai et le faux , ne préférât le mensonge qu'il a trouvé à la vé-
rité découverte par un autre. Où est le philosophe qui , pour sa
gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain .'Où est celui
qui , dans le secret de son Cflpur , se propose un autre objet que de
se distinguer.' Pourvu qu'il s'élève au-dessus du vulgaire , pourvu
qu'il efface l'éclal de ses concurrents , que demande-t-il de plus ?
L'essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants
ii est athée , chez les athées iJ serait croyant.
Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d'apprendre à,
borner mes recherches à ce qui m'intéressait immédiatement , à <
• reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et à ne
, inquiéter , jusqu'au doute , que des choses qu'il m'importait de
savoir.
Je compris encore que , loin de me délivrer de mes doutes inu-
tiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tour-
mentaient, et n'en résoudraient aucun. Je pris donc un autre guide,
et je me dis : Consultons la lumière intérieure , elle m' égarera
moins qu'ils ne m'égarent , ou , du moins , mon erreur sera la
mienne , et je me dépraverai moins en suivant mes propres illu-
»ions qu'en me livrant à leurs mensonges.
Alors , repassant dans mon esprit les diverses op'mions qui m'a-
vaient tour à tour entraîné depuis ma naissance , je vis que , bien
qu'aucune d'elles ne fût assez évidente pour produire immédiate-
ment la conviction , elles avaient divers degrés de vraisemblance ,
et que l'assentiment intérieur s'y prétait ou s'y refusait à différen-
te» mesures. Sur cette première observation, comparant entre elles
toutes ces différentes idées dans le silence des préjuges, je trou-
vai que la première et la plus commune était aussi la plus simple
316 EMILE.
cl la plus raisonnable , et qu'il ne lui manquait, pour réunir tous
les suffrages , que d'avoir été proposée la dernière. Imaginez tous
vos philosophes anciens et modernes ayant d'abord épuisé leurs
bizarres systèmes de forces , de chances , de fatalité , de nécessité ,
d'atomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialisme de
toute espèce, et, après eux tous, l'illustre Clarke éclairant le
monde , annonçant enfin l'Être des êtres et le dispensateur des cho-
ses. Avec quelle universelle admiration, avec quel applaudisse-
ment unanime n'eut point été reçu ce nouveau système , si grand ,
si consolant, si sublime, si propre à élever l'àme, à donner une
base à la vertu, et en même temps si frappant , si lumineux , si
simple , et , ce me semble , offrant moins de choses incompréhen-
sibles à l'esprit humain qu'il n'en trouve d'absurdes en tout autre
système ! Je me disais : Les objections insolubles sont communes
à tous , parce que l'esprit de l'homme est trop borné pour les ré-
soudre : elles ne prouvent donc contre aucun par préférence : mais
quelle différence entre les preuves directes! Celui-là seul qui ex-
|)lique tout ne doit-il pas être préféré quand il n'a pas plus de diffi-
culté que les autres?
y Portant donc en moi l'amour de la vérité pour toute philoso-
phie, et pour toute méthode une règle facile et simple qui me dis-
pense de la vaine subtilité des arguments , je reprends sur celte
règle l'examen des connaissances qui m'intéressent , résolu d'ad-
mctlre pour évidentes toutes celles auxquelles, dans la sincérité de
mon cœur, je ne pourrai refuser mon consentement , pour vraies
toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec
ces premières , et de laisser toutes les autres dans l'incertitude,
sans les rejeter ni les admollrc , et sans me tourmenter à les éclair
cir quand elles ne mènent à rien d'utile pour la pratique.
Mais qui suis-je ? quel droit ai-je de juger les choses? et qu'est-
ce qui détermine mes jugements? S'ils sont entraînés, forcis par
les impressions que je reçois, jo mo fatigue en vain à ces re-
cherches ; elles ne se feront point , ou se feront d'elles-mêmes
sans que je me mclc de les diriger. Il faut donc tourner d'abord
mes regards sur moi pour connaître l'instrument dont je veux me
servir, et jusqu'à quel point je puis me fier à son usage.
J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis afrecté. Voilà la
première vérité qui me frappe et à laquelle je îiuis forcé d'acquies-
cer. Ai-je un sentiment propre de mon existence , ou ne la scns-je
LIVRK IV. 317
que par mes sensations? Voilà mon premier doute , qu'il m'est ,
quant à présent , impossible de résoudre. Car, étant continuel-
lement affecté de sensations , ou immédiatement , ou par la mé-
moire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quel-
que chose hors de ces mêmes sensations, et s'il peut être indé-
pendant d'elles?
Mes sensations se passent en moi , puisqu'elles me font sentir
mon existence; mais leur cause m'est étrangère, puisqu'elles
nt'affcctcnt malgré que j'en aie , et qu'il ne dépend de moi ni de
les produire , ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que
ma sensation qui est en moi , et sa cause ou son objet qui est hors
de moi , ne sont pas la même chose.
Ainsi, non-seulement j'existe, mais il existe d'autres êtres,
savoir, les objets de mes sensations; et quand ces objets ne se-
raient que des idées , toujours est-il vrai que ces idées ne sont paf
moi.
Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens,
je l'appelle matière ; cl toutes les portions de matière que je con-
çois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Amsi
toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes ne signiGent
rien pour moi : leurs distinctions sur l'apparence et la réalité des
corps sont des chimère^
' ^ Me voici déjà tout aussi sûr de l'existence de l'univers que delà
mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de mes sensatons ; et,
trouvant en moi la faculté de les comparer, je me sens doué d'une
force active que je ne savais pas avoir auparavant.
Apercevoir , c'est sentir; comparer , c'est juger ; juger et sen-
tir ne sont pas la même chose. Par la sensation , les objets s'offrent
à moi séparés, isolés , tels qu'ils sont dans la nature ; par la com-
paraison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire , je les
pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur
leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon
moi, la faculté distinctive de l'être actif ou intelligent est de pou-
voir donner un sens à ce mot tt\. Je cherche en vain dans l'être
purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis
qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature. Cei être passif
sentira chaque objet séparément , même il sentira l'objet total
formé des deux ; mais , n'ayant aucune force pour les rciilier I'uq
•ur r.iutre, il oe les comparera jamais, il ne les jugera point.
318 EMILE.
Voir Jeux objets à la fois , ce n'est pas voir leurs rapports ni
juger de leurs différences; apercevoir plusieurs objets lei uns
hors des autres n'est pas les nombrer. Je puis avoir au même ins-
tant l'idée d'un grand bâton et d'un petit bàlon sans les comparer,
sans juger que l'un est plus petit que l'autre , comme je puis voir
à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts '.
Ces idées comparatives plus, grand , plus petit, de même que les
idées numériques d'un, de deux. etc. , ne sont certainement pas
des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu'à l'occa-
sion de mes sensations.
Ou nous dit que l'être sensitif distingue les sensations les unes
des autres par les différences qu'ont entre elles ces mêmes sensa-
tions : ceci demande explication. Quand les sensations sont dif-
férentes , l'être sensitif les distingue par leurs différences ; quand
elles sont semblables , il les distingue parce qu'il sent les unes
liors des autres. Autrement , comment dans une sensation simul-
tanée distinguerait-il deux objets égaux ? il faudrait nécessairement
tiu'il confondit ces deux objets et les prit pour le même , surtout
dans un système où l'on prétend que les sensations représentatives
(le l'étendue ne sont point étendues.
Quand les deux sensations à comparer sont aperçues , leur im-
pression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis ,
mais leur rapport n'est pas senti pour cela. Si le jugement do t '•
rapport n'était qu'une sensation , et me venait uniquement de
l'objet , mes jugements ne me tromperaient jamais , puisqu'il n'est
jamais faux que je sente ce que je sens,
Pour(iuoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces
deux bâtons , surtout s'ils ne sont pas parallèles ? Pourquoi , dis-
je , par exetiiple, (jue le petit bâton est le tiers du granil , tandis
([u'il n'en est que le quart? Pourquoi limage, qui est la sensa-
tion, n'est elle pas conforme à son modèle, qui est l'objet.' C'est
(jue je suis actif quand je juge, que l'opération qui compare est
fautive; et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle
SCS erreurs à la vérité des sensations, qui ne montrent que les
objets.
' Lc-i rcl.iUcins de M. do ia Coiid.imiiic noo* p.uionf d'Hii ui-uplc i|iii ne
savait compter min jns4)uà trois. Cependaiil les lioiniue.« nui » oinitosaiciU
re peuple, ayant des mains, avaient souvou' apeivu leurs doigtssausMVoir
compter jijiHuru cind.
LIVHE IV. 319
Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappen, je m'assure, quand
vous y aurez pensé : c'est que, si nous étions purement passifs da^s
- de nos sens, il n'y aurait entre eux aucune communication ;
serait impossible de connaître que le corps que nous tou-
lions et l'objet que nous voyons sont le même. Ou nous ne sen-
urions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq
substances sensibles , dont nous n'aurions nul moyen d'apercevoir
l'identité.
Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rap-
proche et compare mes sensations ; qu'on l'appelle attention, mé-
ditation, réflexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai
qu'elle est en moi et non dans les choses , que c'est moi seul qui
la produis , quoique je ne la produise qu'à l'occasion de l'impres-
sion que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir ou
de ne pas sentir , je le suis d'examiner plus ou moins ce que je
sens.
Je ne suis donc pas simplement un être sensitif ot passif, mais
lin être actif et intelligent; et, quoi qu'en dise la philosophie, j'o-
serai prétendre à l'honneur de penser. Je sais seulement que la
vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge ,
et que moins je met» du mien dans les jugements que j'en porte,
plus je suis sur d'approcher de la vérité : ainsi ma règle de me
livrer au sentiment plus qu'à la raison est confirmée par la raison
mémj^
M'étant , |)our ainsi dire , assuré de moi-même , |e commence à
regarder hors de moi , et je me considère avec une sorte de fré-
ibissemenl , jeté , perdu dans ce vaste univers , et comme noyé
dans l'immensité des êtres , sans rien savoir de ce qu'ils sont * , ni
entre eux , ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe ;
et , le premier objet qui se présente à moi pour les comparer ,
c'est moi-même.
Tout ce que j'aperçois par les sens est raatii-re , et je déduis
■l'ites les propriétés essentielles de U matière des qualités sensi-
bles qui me la font afiercevoir, et qui en sont inséparables. Je la
vuis tantôt ca moaveœent el tantôt en repos' ; d'où j'infère que
* (Vab.... de ce qu'ils sont ni absolument , ni entre eux, n/...1
«:' ■ : . ■ ■ . . .-: .....,.., si
wm . «{ue nou» somme* eiicliiiï luciue t prendre pour abmlu le repo* (|(ii
aao RMILK.
ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouve-
ment , étant une action , est l'effet d'une cause dont le repos n'est
que l'absence. Quand donc rien n'agit sur la matière , elle ne se
meut point , et, par cela même qu'elle est indifférente au repos et
au mouvement , son état naturel est d'être en repos.
J'aperçois dans les corps deux sortes de mouvement , savoir ,
mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire.
Dans le premier , la cause motrice est étrangère au corps raii , et
dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai pas de là
que le mouvement d'une montre, par exemple, est spontané;
car si rien d'étranger au ressort n'agissait sur lui , il ne tendrait
point à se redresser, et ne tirerait pas la chaîne. Par la même rai-
son , je n'accorderai point non plus la spontanéité aux fluides , ni
au feu même qui fait leur fluidité '.
Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont
spontanés ; je vous dirai que je n'en sais rien , mais que l'analo-
gie est pour l'affirmative. Vous me demanderez encore comment
je sais donc qu'il y a des mouvements spontanés ; je vous dirai
que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et
je le meus , sans que ce mouvement ait d'autre cause immédiate
que ma volonté. C'est en vain qu'on voudrait raisonner pour dé-
truire en moi ce sentiment , il est plus fort que toute évidence ;
autant vaudrait me prouver que je n'existe pas.
S'il n'y avait aucune spontanéité dans les actions des hommes ,
ni dans rien de ce qui se fait sur la terre , on n'en serait que plus
embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement.
Pour moi , je me sens tellement persuadé que l'état naturel de la
matière est d'être en repos , et qu'elle n'a par elle-même aucune
force pour agir, qu'en voyant un corps en mouvement je juge
aussitôt, ou que c'est un corps anime, ou que ce mouvement
lui a clé communiqué. Mon esprit refuse tout acquiescement à l'i-
dée de la matière non organisée se mouvant d'elle-même , ou pro-
duisant quelque action.
Cependant cet univers visible est matière , matière éparsc ei
n'est que relatif. Or il n'est pas vrai que le mouvement soit de l'essence
de la matière , si clic peut cire conçue en repos.
' Les chimistes regardent le phlogistinue ou r(4cmcnt du feu comme
épars, immoliile, et stagnant dans les mixtes dont il fait partie, jusiju'à
ce que des causes étrançi-res le dt'gageut, le réunissent, le mettent en
mouvement, et le changent eu feu.
LIVRE lY. 311
morle ' , qui n'a rien dans son loul de l'union , de l'organisa-
• lon , du sentinaent commun des parties d'un corps animé , puis-
iil est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons
illement dans le tout. Ce même univers est en mouvement, et
iiis ses mouvements réglés, uniformes, assujettis à des lois cons-
ites , il n'a rien de cette liberté qui parait dans les mouvements
^ntanés de l'homme et des animaux. Le monde n'est donc ps
i grand animal qui se meuve de lui-même, il y a donc dans ses ,
iouvemenis quelque cause étrangère à lui , laquelle je n'aper-
■is pas; mais la persuasion intérieure me rend celte cause telle-
client sensible que je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer
une force qui le pousse , ou que, sila terre tourne, je crois sentir
une main qui la fait tourner.
S'il faut admettre des lois générales dont je n'aperçois pas les
rapports essentiels avec la matière , de quoi serai-je avancé ? Ces
lois , n'étant point des êtres réels , des substances , ont donc quel-
que autre fondement qui m'est inconnu. L'expérience et l'obser-
vation nous ont fait connaître les lois du mouvement ; ces lois dé-
terminent les effets sans montrer les causes ; elles ne suffisent
point pour expliquer le système du monde et la marche de l'uni-
vers. Descarlcs avec des dés formait le ciel et la terre ; mais il
ne put donner le premier branle à ces dés , ni mettre en jeu sa
force centrifuge qu'à l'aide d'un mouvement de rotation. Newton
a trouvé la loi de l'attraction ; mais rallraction seule réduirait
bientôt l'univers en une masse immobile : à cette loi il a fallu
joindre une force projectile, pour faire décrire des courbes aux
corps célestes. Que Desoartes nous dise quelle loi physique a fait
tourner ses tourbillons ; que Newton nous montre la raain qui
lança les planètes sur la tangente de leurs orbites.
Les premières causes du mouvement ne sont point dans la ma-
tière ; elle reçoit le mouveraenk et le communique , mais elle ne
le produit pas. Plus j'observe l'action et réaction des forces de la
nature agissant les unes sur les autres , plus je trouve que , d'ef-
fets en effets , il faut toujours remonter à quelque volonté pour
première cause ; car supposer un progrès de causes à l'inllni,
' J'ai fait tous mes efforts (toiir concevoir une mol<*cule vivante, sans
pwivoir r-ii vpnirÀ liout. L'i<l<^e d<» la matière sentant »an« avoir de sens ine
parait inintellipble et confradirtoire. Pour a<lopler on rejeter cette id^.
il (aotirail commencer \>*r la comprendre, et j'avoue que je n'ai pas co
bonlienr-U.
32Î EiMILE.
c'est n'eu point supposer du tout. En un mot, tout mouvement qui
n'est pas produit par un autre ne peut venir que d'un acte spon-
tané , volontaire ; les corps inanimés n'agissent que par le mou-
vement, et il n'y a point de véritable action sans volonté. Voilà
mon premier principe. Je crois donc qu'une volonté meut l'univers
ot anime la nature. Voilà mon premier dogme , ou mon premier
article de foi.
Comment une volonté produit-elle une action physique et cor-
porelle "} Je n'en sais rien , mais j'éprouve en moi qu'elle la pro-
duit. Je veux agir , et j'agis ; je veux mouvoir mon corps , et
mon corps se meut : mais qu'un corps inanimé et en repos vienne
à se mouvoir de lui-même ou produise le mouvement , cela est
incompréhensible et sans exemple. La volonté m'est connue par
ses actes , non par sa nature. Je connais celle volonté comme
cause motrice ; mais concevoir la matière productrice du mou-
vement , c'est clairement concevoir un effet sans cause , c'est ne
concevoir absolument rien.
Il ne m'est pas plus possible de concevoir comment ma volonté
meut mou corps , que comment mes sensations affectent mon
âme. Je ne sais pas même pourquoi l'un de ces mystères a paru
plus explicaole que l'autre. Quant à moi, soit quand je suis pas-
sif, soit quand je suis actif , le moyen d'union des deux substan-
ces me paraic absolument incompréhensible. 11 est bien étrange
qu'on parte de cette incompréhensibilité même pour confondre
les deux substances , comme si des opérations de natures si
différentes s'expliquaient mieux dans un seul sujet que dans
deux.
Le dogme que je viens d'établir est obscur , il ci.t vrai ; mais
enlin il offre un sens , et il n'a rien qui répugne à la raison ni à
l'observation : en peut-on dire autant du matérialisme? N'est-il
pas clair que si le mouvement élait essentiel à la matière , il en
serait inséparable , il y serait toujours en même degré , toujours
le même dans chaiiuo portion de matière , il serait incommuiiica-
blo , il ne pourrait augmenter ni diminuer , et l'on ne pourrait pas
même concevoir la matière en repos ? Quand on me dit que le
mouvement ne lui est pas essentiel , mais nécessaire , on veut me
donner le change par des mots qui seraient plus aisés ù i-éfuler
s'ils avaient un peu plus de sens. Car , ou le mouvement de la
matière lui vient d'elle-même , cl alors il lui est essentiel ; ou s'il
LIVRE IV. 333
lui vient d'une cause élrangère , il n'est nécessaire à la matière
qu'autant que la cause motrice agit sur elle : nous rentrons dans
première difficulté.
Les idées générales et al)straiteâ sont la source des plus gran-
des erreurs des hommes ; jamais le jargon de la métaphysique
n'a fait découvrir une seule vérité , et il a rempU la philosophie
d'absurdités dont on a honte , sitôt qu'on les dépouille de leurâ
grands mots. Dite^-moi, mon ami, si, quand on vous parle d'une
force aveugle répandue dans toute la nature, on porte quelque
véritable idée à votre esprit. On croit dire quelque chose par
ces mots vagues de force unirerselle , de mouvement nécessaire ,
et l'on ne dit rien du tout. L'idée du mouvement n'est autre chose
que l'idée du transport d'un lieu à un autre : il n'y a point do
mouvement sans quelque direction; car un être individuel ne
saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans quel sens
donc la matière se meut-elle nécessairement.' Toute la matiéro
en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome a-l-
il son mouvement propre ? Selon la première idée , Tunivers en-
tier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde,
il ne doit former qu'une fluide épars et incohérent, sans qu'il soil
jamais possible que deux atomes se réunissent. Sm- quelle direc-
tion se fera ce mouvement commun de toute la matière? Sera-n
fn droite ligne ou circulairement, en haut ou en bas , à droit>
ou <à gauche? Si chaque molécule de matière a sa direction par
ticuliére , quelles seront les causes de toutes ces directions el de
toutes ces différences? Si chaque atome ou molécule de matière
ne faisait que tourner sur son propre centre , jamais rien ne sor-
tirait de sa place, et il n'y aurait point de mouvement commu-
niqué; encore même faudrait-il que ce mouvement circulaire fût
déterminé dans quelque sens. Donner à la matière le mouvement
par abstraction , c'est dire des mois qui ne signifient rien ; et lui
donner un mouvement déterminé, c'est supposer une cause qui
le détermine. Plus je multiplie les forces particulières, plus j'ai
de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent
commun qui les diri|?e. I^in de pouvoir imaginer aucun ordre
dms le concours fortuit des éléments , je n'en puis pas même ima-
giner le combat , et le chaos de l'univers m'est plus inconcevable
que son harmonie. Je comprends que le mécanisme du monde peiil
i"'lre pas intelligible à l'esprit humain; mais sitôt qu'un bomnc
32i ÉMILË.
se mêle île l'expliquer , il doit dire des choses que les hommes
entendent.
Si la matière mue me montre une volonté , la matière mue se-
lon de certaines lois me montre une intelligence : c'est mon se-
cond article de foi. Agir , comparer , choisir , sont les opérations
d'un être actif et pensant : donc cet être existe. Où le voyez-TOUs
exister? m'allez-vous dire. Non-seulement dans lescieux qui rou-
lent, dans l'astre qui nous éclaire; non-seulement dans moi-même,
mais dans la brebis qui pait, dans l'oiseau qui vole, dans la
pierre qui tombe , dans la feuille qu'emporte le vent.
Je juge de l'ordre du monde , quoique j'en ignore la fin , parce
que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties
entre elles , d'étudier leur concours, leurs rapports , d'en remar-
quer le concert. J'ignore pourquoi l'univers existe, mais je ne
laisse pas de voir comment il est modifié ; je ne laisse pas d'aper-
cevoir l'intime correspondance par laquelle les êtres qui le com-
posent se prélent un secours mutuel. Je suis comme un homme
qui verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne
laisserait pas d'en admirer l'ouvrage , quoiqu'il ne connût pas l'u-
sage de la machine et qu'il n'eût point vu le cadran. Je ne sais ,
dirait-il , à quoi le tout est bon ; mais je vois que chaque pièce
est faite pour les autres ; j'admire l'ouvrier dans le détail de son
ouvrage , et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent
ainsi de concert que pour une fin commune qu'il m'est impossi-
ble d'apercevoir.
Comparons les (ins particulières , les moyens , les rapports or-
donnés de toute espèce, puis écoutons le sentiment inférieur : quel
esprit sain peut se refuser à son témoignage? à quels yeux non
prévenus l'ordre sensible de l'univers n'annonce-til pas une su-
prême intelligence ? et que de sophismes ne faut-il point entasser
pour méconnaître l'harmonie des êtres, et l'admirable concours
de chaque pièce pour la conservation des autres ! Qu'on me parle
tant qu'on voudra de combinaisons et de chances : que vous sert
(le me réduire au silence , si vous ne pouvez m'amener à la persua-
sion ? et comment m'ôlercz-vous le sentiment involontaire qui
vous dément toujours malgré moi ? Si les corps organisés se sont
combinés fortuitement de mille manières avant de prendre de»
forces constantes, s'il s'est formé tl'abord dos estomacs sans bou-
ches , des pieds sans tcUs, des mains sans bras , des organes un-
LIVRL IV. 3»
.Ils de toute esp€«:e qui sont péris faute de pouvoir se conser-
pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos
ds ? pourquoi la nature s'cst-elle enfin prescrit des lois aux-
5 elle n'était pas d'abord assujettie? Je ne dois point être
is qu'une chose arrive lorsqu'elle est possible , et que la dif-
: ;é de l'événement est compensée par la quantité des jets ; j'en
«nviens. Cependant si l'on me venait dire que des caractères
d'imprimerie , projetés au hasard , ont donné l'Enéide tout ar-
rangée , je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le
mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais
de ces jets-là combien faut-il que j'en suppose pour rendre la
combinaison vraisemblable.' Pour moi , qui nen vois qu'un seul ,
'ai l'infini à parier contre un que son produit n'est point l'effet
la hasard. Ajoutez que des combinaisons et des chances ne don-
leront jamais que des produits de même nature que les éléments
mnbinés , que l'organisation et la vie ne résulteront point d'un
et d'atonves , et qu'un cliimiste combinant des mixtes ne les fera
•oint sentir et penser dans son creuset '.
J'ai lu Nicuwentit avec surprise , et presque avec scandale.
iMcment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveil-
;sdela nature, qui montrent la sagesse de son auteur. => Son livre
mail aussi gros que le monde, qu'il n'aurait pas épuisé son sujet ;
tiitét qu'on veut entrer dans les détails, la plus grande men'eille
i^ppe, qui est l'harmonie et l'accord du tout. La seule généra-
oades corps vivants et organisés est l'abime de l'esprit humain ;
i barrière insurmontable que la nature a mise entre les diverses
Bes, alin qu'elles ne se confondissent pas, montre ses inten-
avec la deruicrc évidence. Elle ne s'est pas contentée d'éLi-
iordre , elle a pris des mesures certaines pour que rien ne put
■ -iblor.
n'y a pas un cire dans l'univers qu'on ne puisse , à quelque
' l>mrsit-rtn. M Vf*n n'en ar^if U prenve, i\m IVxtnYagnnce linmaine
■ ■' \ T iisitaniis assurait avuir vu un peM
:is un vrrre, <|iic Juliiis Caniillus,
i lit fiar b science alchiti)ii|nc. Para-
t<ie, />r tintiim rerum , enseigne la faron de produire ces |)ctits ho-n-
a, et «iiifirnt (pw lr« {iysnn'«~<. \<^ fiiinp"». !(*« Mtvr**<! et les nyinplics.
'k*!. i« trop qu'il rcstf;
'V)n ! • ces f.iils, 51 ce
•M. ,... ,, ^„,..^,... ., . ; . . a. -^ur du feu, clquc
'Il i.ii s ppiivrnt *c conserver en vie dans un fourneau de révcrbi^rc.
I '.i -^. - f Mil.».. v>
326 EMILE.
égard , regarder comme le centre commun de tous les autres , ai
tour duquel ils sont tous ordonnés , en sorte qu'ils sont tous réé
proqucment fins et moyens les uns relativement aux autres. L'es-'
prit se confond et se perd dans cette infinité do rapports , dont
pas un n'est confondu ni perdu dans la foule. Que d'absurdes sup-
positions pour déduire toute cette harmonie de l'aveugle méca-
nisme de la matière mue fortuitement ! Ceux qui nient l'unité d'in-
t€ntion qui se manifeste dans les rapports de toutes les parties de
ce grand tout ont beau couvrir leur galimatias d'abstractions ,
de coordinations , de principes généraux, de termes emblémati
ques; quoi qu'ils fassent, il m'est impossible de concevoir un
système d'êtres si constamment ordonnés, que je ne conçoive unr
intelligence qui l'ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire qui
la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sen-
tants, qu'une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents ,
que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent.
Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puis-
sante et sage ; je le vois , ou plutôt je le sens , et cela m'importe à
savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé.' Y a-t-il un
principe unique des choses? y en a-t-il deux ou plusieurs? et quelle
est leur nature? Je n'en sais rien ; et que m'importe? A mesur
(jue ces connaissances me deviendront intéressantes , je m'tff(M
cerai de les acquérir ; jusque-là je renonce à de.s questions ci
([ui peuvent inquiéter mon amour-propre , mais qui sont iiiUi,.. -
■ à ma conduite et supérieures à ma raison.
^>^ Souvenez-vous toujours que je n'enseigne point mon sentiment ,
je l'expose. Que la matière soit étemelle ou créée , qu'il y ait un
principe passif ou qu'il n'y en ait point , toujours est-il rcrlain que
le tout est un , et annonce une intelligence unique ; car je ne vois
rien qui ne soit ordonné dans le même système et qui ne concour-
à la même fin , savoir la conservation du tout dans l'ordre établi
Cet être qui veut et qui peut , cet être actif par lui-même , cet
(Hro enfin, quel qu'il soit, qui meut l'univers et ordonne toute-
choses, je l'appelle Dieu. Je joins ù ce nom les idées d'intelli
gence, de puissance, de volonté, que j'ai rassembléos, ot
relie de bonté, qui en est une suite nécessaire : mais je n'en coii
nais pas mieux l'être auquel je l'ai donné ; il se dérobe également
il mes sens et à mon entendement ; plus j'y pense , plus je iw
confonds; je sais très-ecrlaincment qu'il existe, et qu'il existe
LIVRE IV. 3»?
- lui-ménie : je sais que mon existence est subordonnée à la
uie, et que toutes les choses qui me sont connues sont ab-
îment dans le même cas. J'aperçois Dieu partout dans ses œu-
> ; je le sens en moi , je le vois tout autour de moi ; mais sitôt
que je veux le contempler en lui-même , sitôt que je veux cher-
cher où il est , ce qu'il est , quelle est sa substance , il m'échappe ,
et mon esprit troublé n'aperçoit plus rien.
Pénétré de mon insuftisance , je ne raisonnerai jamais sur la
nature de Dieu , que je n'y sois forcé par le sentiment de ses rap-
ports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires;
an homme sage ne doit s'y livrer qu'en tremblant, et sur qu'il
D'est pas fait pour les approfondir; car ce qu'il y a de plus inju-
rieux à la Divinité n'est pas de n'y point penser , mais d'en mal
penseï^
Apres avoir découvert ceux de ses attributs par lesquels je con-
çois son existence , je reviens à moi, et je cherche quel rang j'oc-
cupe dans l'ordre des choses qu'elle gouverne , et que je puis exa-
miner. Je me trouve incontestablement au premier par mou es-
pace ; car , par ma volonté et par les instruments qui sont en mon
pouvoir pour l'exécuter, j'ai plus de force pour a^ir sur tous les
corps qui m'environnent , ou pour me prêter ou me dérober comme
H me plait à leur action , qu'aucun d'eux n'en a pour agir sur moi
inalgré moi par la seule impulsion physique; et , par mon intelli-
gence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être
ki-bas, hors l'homme, sait observer tous les autres, mesurer ,
calculer , prévoir leurs mouvements , leurs effets , et joindre , pour
ainsi dire , le sentiment de l'existcDce commune à celui de son
^rislence individuelle.' Qu'y a-t-il de si ridicule à penser que tout
fait pour moi , si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ?
Il est donc vrai que l'homme est le roi de la terre qu'il habite * ;
<>f>n-«^n!<»ment il dompte tous les animaux , non-seulement il
ments par son industrie ; mais lui seul sur la terre
-T, et il s'approprie encore , par la contemplation ,
~ tstres mêmes dont il ne peut approcher. Qu'on me moutre un
' re animal sur la terre qui sache faire usage du feu , et qui sache
iiirer le soleil. Quoi! je puis observer, connaître les êtres et
irs rapports ; je puis sentir ce que c'est qu'ordre , beauté , vertu ;
luis contempler l'univers, ra'élevcr à la main qui le gouverne ;
■ iVu. ... at le roi de la nalure , au moins tmr la itm...']
32g ÉMILK.
1
je puis aimer le bien, le faire; et je me comparerais aux bote»!
Ame abjecte , c'est ta triste philosophie qui te rend semblable à
elles : ou plutôt lu veux en vain l'avilir ; ton génie dépose contre
tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et l'abus
même de les facultés prouve leur excellence en dépit de toi.
Pour moi , qui n'ai point de système à soutenir, moi , hommo
simple et vrai que la fureur d'aucun parti n'entraîne et qui n'as-
pire point à l'honneur d'être chef de secte, content de la place où
Dieu m'a mis , je ne vois rien , après lui , de meilleur que mon es-
pèce ; et si j'avais à choisir ma place dans l'ordre des êtres , que
pourrais-je choisir de plus que d'être homme ?
Celte réflexion m'enorgueillit moins qu'elle ne me touche; car
cet état n'est point de mon choix , et il n'était pas du au mérite
d'un être qui n'existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distin-
gué sans me féliciter de remplir ce poste honorable , et sans bénir
la main qui m'y a placé ? De mon premier retour sur moi nait dans
mon cœur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour
l'auteur de mon espèce , et de ce sentiment mon premier hommage
à la Divinité bienfaisante. J'adore la puissance suprême , et je
m'attendris sur ses bienfaits. Je n'ai pas besoin qu'on m'enseigne
ce culte, il m'est dicté par la nature elle-même. N'est-ce pas une
conséquence naturelle de l'amour de soi , d'honorer ce qui nous
protège, et d'aimer ce qui nous veut du bien.'
Mais quand , pour connaître ensuite ma place individuelle dans
mon espèce , j'en considère les divers rangs * et les hommes qui
les remplissent , que deviens-je? quel spectacle , Où est l'ordre que
j'avais observé? Le tableau de la nalure ne m'offrait qu'harmonie
et proportions , celui du genre humain ne m'offre que confusion ,
désordre ! Le concert règne entre les éléments , et les hommes sonl
dans le chaos ! Les animaux sont heureux , leur roi seul est misé-
rable! 0 sagesse, où sont tes lois? 0 Providence, est-ce ainsi que
lu régis le monde? Être bienfaisant, qu'est devenu ton pouvoir '
Je vois le mal sur la terre.
Croiriez-vous , mon bon ami , que de ces tristes réflexions et de
res contradictions apparentes se formèrent dans mon esprit Iw
sublimes idées de l'àme , qui n'avaient point jusque-là résulté dl
mes recherches? En méditant sur la nature de l'homme, j'y cru>
découvrir deux principes distincts , dont l'un relevait à l'étud»-
• (Vas. .., fen considère l'économie, les divcn rangt, et.-.]
LlVnt IV. 359
•les vérités étemelles, à l'amour de la justice et du beau moral ,
êax régions du monde intellectuel, dont la contemplation fait les
délices du sage , et dont l'autre le ramenait bassement en lui-même,
Passervissait à l'empire des sens, aux passions qui sont leurs mi*
nistres, et contrariait par elles tout ce que lui inspirait le senti-
ment du premier*. En me sentant entraîné, combattu par cts
deux mouvements contraires, je me disais : Non , l'homme n'est
point un ; je veux et je ne veux pas , je me sens à la fois esclave
et libre ; je vois le bien , je l'aime , et je fais le mal ; je suis actif
quand j'écoute la raison, passif quand mes passions m'entraînent ;
et mon pire tourment, quand je succombe, est de sentir que j'ai
pu résister.
Jeune homme , écoutez avec confiance , je serai toujours de
bonne foi. Si la conscience est l'ouvrage des préjugés , j'ai tort
sans doute , et il n'y a point de morale démontrée ; mais si se pré-
férer à tout est un penchant naturel à l'homme , et si pourtant le
premier sentiment de la justice est inné dans le cœur humain , que
celui qui fait de l'homme un être simple lève ces contradictions ,
et je ne reconnais plus qu'une substance.
Vou» remarquerez que, par ce mot de substance, j'entends en
général l'être doué de quelque qualité primitive, et abstraction
faite de toutes modiKcations particulières ou secondaires. Si donc
toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se
réanir dans un même être , on ne doit admettre qu'une substance;
mais s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de di-
verses substances qu'on peut faire de pareilles exclusions. Vous
téfléchirez sur cela ; pour moi je n'ai besoin , quoi qu'en dise
Locke, de connaître la matière que comme étendue et divisible,
pour être assuré qu'elle ne peut penser ; et quand un philosophe
viendra me dire que les arbres sentent et que les rochers pensent ',
* IVab. ...re que lui inspirait de noble et de grand le sentiment...}
' Il me stinble que, loin de dire que les rochers pensent , la pliilosopliie
aKMicme a décoiivort an contraire que les hoinmr^ ne (icnsent |>uiDt. Elle
■reconnaît plus «pie de« êtres sen-^itifs dans la nature: et toute Li dif-
•quelietrouvrr-'- -' - • • ■• mncest
|étrc «ensitif qui a • ni n'en
Mais Vil est m _ I unité
itJTc ou le moi indit hltwi ? M-ia-t c d<int clta<iui.- ntolccuie de nu(ii.-re un
Miles corps agnsatif»? l•lacer.^i-je é!;alon)ent celte unité daas le» (lu»-
\ et «tan» Im solid''^, dan^ 1»^ inixtd et dans los (éléments? U n'y a , dit-on ,
^■C des indiMduî Uan« la nature. Mai< quels sont ces indivi<liis? Orttt:
330 £MILE.
il aura beau m'embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis
voir en lui qu'un sophiste de mauvaise foi , qui aime mieux donner
j^ le sentiment aux pierres, que d'accorder une àme à l'homme.
--"Supposons un sourd qui nie l'existence des sons , parce qu'ils
n'ont jamais frappe son oreille. Je mets sous ses yeux un instru-
ment à cordes, dont je fais sonner l'unisson par un autre instru-
ment caché : le sourd voit frémir la corde , je lui dis , C'est le son
qui fait cela. Point du tout, répond-il ; la cause du frémissement
de la corde est en elle-même ; c'est une qualité commune à tous les
corps de frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce frémis-
sement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette
corde. Je ne puis, réplique le sourd; mais parce que je ne conçois
pas comment frémit celte corde , pourquoi faut-il que j'aille ex-
pliquer cela par vos sons, dont je n'ai pas la moindre idée.' C'est
expliquer un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou
rendez-moi vos sons sensibles , ou je dis qu'ils n'existent pas.
Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l'esprit humain,
plus je trouve que le raisonnement des matérialistes ressemble à
celui de ce sourd. Us sont sourds, en effet, à la voix intérieure
qui leur crie, d'un ton difficile à méconnaître : Une machine ne pense
point, il n'y a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion :
([uelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment :
l'espace n'est pas ta mesure , l'univers entier n'est pas assez grand
pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil
même , ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel lu le
sens enchainé^
pierre est-elle un intliviilu ou une agrésation d'individiis? Est-elle un soul
f^tre sensilif , on en contient-elle autant que de grains de sable? Si cliaqae
atome élémcntiire est un être sensitif, comment conccvrai-je cette intima
cominuniealion par ia(iuellc lun sent dans laiilre, en sorte que leurs deux
miii se confondent en un? L'attraction peut être une loi de la nature,
dont le mystère nous est inconnu ; mais nous concevons au moins que
lattraction , agissant selon les masses , n'a rien d'incompatible avec l'éten-
due et la divisibilité. Concevez-vous la môme chose du s<;ntiment? Le»
parties sensibles sont étendues , mais l'être sensitif est indivisible et un :
il ne se partage pas, il est tout entier ou nul : l'être sensitif n'est donc
pas ui> Cfups. Je ne sais coniment l'enlendenl nos matérialistes, mais il
me xaublo que les mêmes diflicultés qui leur ont fait irjeter la pensée leuç
devraient faire aussi rejeter le sentiment : et je ne vois jws pourquoi,
ayant fait le i)remier pas , ils ne feraient pas aussi l'autrf: : que Ici^r en
coftterait-d de plus? et puisqu'ils sont sArs qu'ilsne iH>nseul pas , comment
oscnt-ils al'lirinur qu'ils sentent?
LIYR£ IV. 33J
Nul «:tre matériel n'e»t actif par lui-même , et moi je le &uis. On
i beau mv diâpuler cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle
st plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel
• s autres agissent, cl qui agit sur eux; celte action réciproque
aest pasdouteuse ; mais ma volonté esl indépendante de mes sens ;
• consens ou je résble , je succombe ou je suis vainqueur, et je
-cns parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu
: lire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J'ai toujours
1 puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre
aux tentations , j'agis selon l'impulsion des objets externes. Quand
je me reproche cette faiblesse , je n'écoute que ma volonté ; je suis
esclave par mes vices , et libre par mes remords ; le sentiment de
ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave, et
que j'empêche enQn la voix de l'àme de s'élever contre la loi du
corps.
^ Je ne cuunais la volonté que par le sentiment de la mienne , et
renlcndemcnt ne m'est pas mieux connu. Quand on me demande
quelle est la cause qui détermine ma volonté , je demande à mon
tour quelle est la cause qui détermine mou jugement : car il est
clair que ces deux causes n'en font qu'une; et si l'on comprend
bien que l'homme est actif dans ses jugements, que son entende-
ment n'est que le pouvoir de comparer et de juger, on verra que
sa liberté n'est qu'un pouvoir semblable , ou dérivé de celui-là ; il
choisit le bon comme il a jugé le vrai; s'il juge faux, il choisit mal.
Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté? C'est son juge-
ment. Et quelle est la cause qui détermine son jugement? C'est sa
faculté intelligente , c'est sa puissance de juger ; la cause détermi-
uantc est en lui-même. Passé cela , je n'entends plus rien.
Suis doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre
bien , je ne suis pas libre de vouloir mon mal ; mais ma liberté
consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m'est con-
venable, ou ; - tel, sans que rien d'étranger à moi me
détermine. > ; le je ne soi» jvis mon maître , parce que je
oe suis pas le maître d'c-tre un autr ''
Le principe de toute action est J )até d'un être libre;
•m ne saurait remonter au delà. Ce n'est pas le mot de liberté qui
:.•' oiLMiiQe rien, c'est celui de nécessité. Supposer quelque acte ,
I': ' I ic effet qui ne dérive pas d'un principe actif, c'e&t vraiment
- ippioer des effets sans cause, c'est tomber dans le cercle vi-
332 i:;MILE.
cieux. Ou il n'y a point de première impulsion , ou toute première
impulsion n'a nulle cause antérieure , et il n'y a point de véritable
volonté sans liberté. L'homme est donc libre dans ses actions, et,
comme tel , animé d'une substance immatérielle ; c'est mon troi-
sième article de foi. De ces trois premiers vous déduirez aisément
fous les autres, sans que je continue à les compter.
Si l'homme est actif et libre, il agit de lui-même; tout ce qu'il fait
librement n'entre point dans le système ordonné de la Providence,
<'t ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait l'hom-
me en abusant de la liberté qu'elle lui donne; mais elle ne l'empé-
i:hc pas de le faire, soit que de la part d'un èlre si faible ce
mal soit nul à ses yeux , soit qu'elle ne put l'empêcher sans gêner
sa liberté, et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle
l'a fait libre , afin qu'il fit , non le mal , mais le bien par choix.
Elle l'a mis en état de faire ce choix en usant bien dos facultés
dont elle l'a doué ; mais elle a tellement borné ses forces, que
l'abus de la liberté qu'elle lui laisse ne peut troubler l'ordre gé-
néral. Le mal que l'homme fait retombe sur lui sans rien changer
au système du inonde , sans empêcher que l'espèce humaine elle-
même ne se conserve malgré qu'elle en ait. Murmurer de ce que
Dieu ne l'empêche pas de faire le mal , c'est murmurer de ce qu'il
la fit d'une nature excellente, de ce qu'il mit à ses actions la mo-
ralité qui les ennoblit, do ce qu'il lui donna droit à la vertu. La
suprême jouissance est dans le contentement de soi-même ; c'est
pour mériter ce contentement que nous sommes placés sur la terre
et doués de la liberté , que nous sommes tentés par les passions
et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre fa-
veur la puissance divine elle-même ? Pouvait-elle mettre de la
contradiction dans notre nature, et donner le prix d'avoir bien
fait à qui n'eut pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour empê-
cher l'homme d'être méchant, fallait-il. le bornera l'instinct et
le faire bête ? Non , Dieu de mon âme , je ne te reprocherai jamais
do l'avoir faite à ton image, afin que je pusse être libre, bon
et heureux comme toi !,»*
C'est l'abus de noSTacultés qui nous rend malheureux et mé-
chants. Nos chagrins , nos soucis , nos peines , nous viennent de
nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage , et le
mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l'ont rendu
sensible. N'est-ce pas pour nous conserver que la nature nous faij
LIVRE IV. 333
sentir nos besoins» La douleur du corps n*est-«Ile pas un signe
que la machine se dérange, et un avertissement d'y pourvoir ? La
mort... Les méchants n'eropoisonnent-ils pas leur vie et la nô-
tre.' Qui est-ce qui voudrait toujours vivre.' La mort est le re-
nède aux maux que vous vous faites ; la nature a voulu que vous
e souffrissiez pas toujours. Combien l'homme vivant dans la
implicite primitive est sujet à peu de maux ! Il vit presque sans
iiladies ainsi que sans passions , et ne prévoit ni ne sent la mort ;
land il la sent, ses misères la lui rendent désirable : des lors
:ie n'est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d'être ce
: ue nous sommes , nous n'aurions point à déplorer notre sort ;
iiis pour chercher un bien-être imaginaire , nous nous donnons
lille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance
: lit s'attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa consli-
;uUon par une vie déréglée, on la veut rétabhr par des remè-
des; au mal qu'on sent on ajoute celui qu'on craint; la pré-
voyance de la mort la rend horrible et l'accélère ; plus on la veut
fuir, plus on la sent ; et l'on meurt de frayeur durant toute sa
vie, en murmurant contre la nature, des maux qu'on s'est faits
en l'offensant.
Homme , ne cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur c'est toi-
même. Il n'existe point d'autre mal que celui que tu fais ou que lu
loaffres, et l'un et l'autre te vient de toi. Le mal général ne peut être
que dans le désordre , et je vois dans le système du monde un
ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n'est que dans
le sentiment de l'être qui souffre ; et ce sentiment l'homme ne
l'a pas reçu de la nature , il se l'est donné. La douleur a peu
de prise sur quiconque , ayant peu réfléchi , n'a ni souvenir ni
prévoyance. Otez nos funestes progrès , ôtez nos erreurs et nos
Tices , ôtez l'ouvrage de l'homme , et tout est bien^
Où tout est bien, rion n'est injuste. La justice est inséparable
de la bonté ; or la bonté est l'effet nécessaire d'une puissance sans
borne, et de l'amour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui
qui peut tout étend , pour ainsi dire , son existence avec celle des
rires. Produire et conserver sont l'acte perpétuel de la puissance ;
elle n'agit [xtint sur ce qui n'est pas ; Dieu n'est pas le dieu des
morts , il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire.
Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien'. Donc
' V***»*! les *ncifm aptxrlaient cy/diitfi maximus k Diea suprême , ih
8âft EMILK.
l'Être souverainement bon , parce qu'il est souverainement puis-
sant, doit cire aussi souverainement juste; autrement il se contre-
dirait lui-même , car l'amour de l'ordre qui le produit s'appelle
^ bonté , et l'amour de l'ordre qui le conserve s'appelle justice.
"^ -<Dieu , dit-on , ne doit rien à ses créatures. Je crois qu'il leur
doit tout ce qu'il leur promit en leur donnant l'être. Or c'est leur
promettre un bien, que de leur en donner l'idée et de leur eu faire
sentir le besoin. Plus je rentre en moi , plus je me consulte , et
plus je lis ces mots écrits dans mon àme : So\s juste , et tu seras
heureux. Il n'en est rien pourtant , à considérer l'état présent des
choses; le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez
aussi quelle indignation s'allume en nous quand cette attente est
frustrée! La conscience s'élève et murmure contre sou auteur ; elle
lui crie en gémissant : Tu m'as trompé !
Je t'ai trompé, téméraire! et qui te l'a dit? Ton àme est-elle
anéantie? As-tu cessé d'exister? 0 Brutus ! ô mon fils! ne souille
point ta noble vie en la finissant ; ne laisse point ton espoir et
ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-
tu , La vertu n'est rien , quand tu vas jouir du prix de la tienne ?
Tu vas mourir, penses-tu : non, tu vas vivre, et c'est alors que
je tiendrai tout ce que je t'ai promis.
On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur
doit la récompense avant le mérite , et qu'il est obligé de payer
leur vertu d'avance. Oh ! soyons bous premièrement , et puis
nous serons heureux. N'exigeons pas le prix avant la victoire ,
ni le salaire avant le travail. Ce n'est point dans la lice, disait
Plularque ', que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés ;
c'est après qu'ils l'ont parcourue.
Si l'àme est immatérielle , elle peut survivre au corps; et si elle
lui survit, la Providence est justifiée. Quand je n'aurais d'autre
preuve de l'immatérialité de l'àme que le triomphe du méchant
et l'oppression du juste en ce monde , cela seul m'empêcherait
d'en douter. Une si choquante dissonance dans l'harmonie univer-
selle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais : Tout ne
finit pas pour nous avec la vie , tout rentre dans l'ordre à la
ilisaienl trOH-viai : mais en disant maximus optimiis , ils auraient parlé
plus exactement ; puis^iuc sa bonté vient de sa puissance , il est l)on pai-ce
qu'il est grand.
' Traité : On ne peut vivre heureux selon Ëpicurus, § 59.
LIVRE IV. 335
mort. J aurais, H la vérité, l'embarras de me demander où est
l'homme, quand tout ce qu'il avait de sensible est détruit. Celle
.|ti<^-iion n'est plus une difficulté pour moi, sitôt que j'ai reconnu
il (i\ substances. Il est très-simple que , durant ma vie corporelle,
apercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point
ioumis m'échappe. Qii-iiid l'union du corps et de l'âme est rom-
pue , je conçois que l'un peut se dissoudre , et l'autre se conser-
rer. Pourquoi la destruction de l'un entrainerait-elle la destruc-
tion de l'autre ? Au contraire , étant de natures si différentes ,
ils étaient , par leur union , dans un état violent ; et quand cette
union cesse , ils rentrent tous deux dans leur état naturel : la
substance active et vivante regagne toute la force qu'elle employait
à mouvoir la substance passive et morte. Hélas ! je le sens trop'par
mes vices , l'homme ne vit qu'à moitié durant sa vie , et la vie
de l'âme ne commence qu'à la mort du corpS;,,.^'
Mais quelle est cette vie? et l'âme est-elle immortelle par sa
nature ? Je l'ignore. Mon entendement borné ne conçoit rien sans
bornes; tout ce qu'on appelle infini m'échappe. Que puis-je
nier, affirmer? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je
ne puis concevoir? Je crois que l'âme survit au corps assez
pour le maintien de l'ordre : qui sait si c'est assez pour durer
toujours? Toutefois je connais comment le corps s'use et se dé-
truit par la division des parties : mais je ne puis concevoir une
destruction pareille de l'être pensant; et n'imaginant point comment
il peut mourir, je présume qu'il ne meurt pas. Puisque cette
présomption me console et n'a rien de déraisonnable , pourquoi
rraindrais-je de m'y livrer?
Je sens mon âme , je la connais par le sentiment et par la pen-
sée ; je sais qu'elle est , sans savoir quelle est son essence ; je
ne puis raisonner sur des idées que je n'ai pas. Ce que je sais bien,
c'est que l'identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et
que , pour être le même en effet , il faut que je me souvienne d'a-
voir été. Or je ne saurais me rappeler , après ma mort , ce que
j*ai été durant ma vie , que je ne me rappelle aussi ce que j'ai^n-
ti , par consiViuent ce que j'ai fait ; et je ne doute point que ce
souvenir ne fasse un jour la félicité des Viom et le tourment des
méchants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbent le sentiment
interne , et donnent le change au.\ remords. Les humiliations , les
disgrâces qu'attire l'exercice des vertus , empêchent d'en sentir
3.16 EMILE.
tous les chnrmcs. Mais quand , délivrés des illusions que nou»
(ont le corps et les sens , nous jouirons de la contemplation de
l'Être suprême et des vérités éternelles dont il est la source; quand
la beauté de l'ordre frappera toutes les puissances de notre àme ,
et que nous serons uniquement occupés à comparer ce que nous
avons fait avec ce que nous avons dû faire , c'est alors que la voix
de la conscience reprendra sa force et son empire ; c'est alors que
la volupté pure qui naît du contentement de soi-même, et le re-
gret amer de s'être avili , distingueront par des sentiments inépui-
sables le sort que chacun se sera préparé. Ne me demandez point ,
ô mon bon ami, s'il y aura d'autres sources de bonheur et de
peines ; je l'ignore; et c'est assez de celle que j'imagine pour me
consoler de cette vie , et m'en faire espérer une autre. Je ne dis
point que les bons seront récompensés ; car quel autre bien peut
attendre un être excellent, que d'exister selon la nature? mviis je
d is qu'ils seront heureux , parce que leur auteur , l'auteur de toute
justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souf-
frir; et que, n'ayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils
n'ont pas trompé leur destination par leur faute : ils ont souffert
pourtant dans cette vie , ils seront donc dédommagés dans une
auti-e. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de l'homme que
sur la notion de bonté qui me semble inséparable de l'essence
divine. Je ne fais que supposer les lois de Tordre observées, et
Dieu constant à lui-même'.
Ne me demandez pas non plus si les tourments des méchants
seront éternels, et s'il est de la bonté de l'auteur de leur être de
les condamner à souffrir toujours ; je l'ignore encore , et n'ai
point la vaine curiosité d'éclaircir des questions inutiles. Que m'im-
porte ce que deviendront les méchants ? Je prends peu d'intérêt à
leur sort. Toutefois j'ai peine à croire qu'ils soient condamnés à
des tourments sans fin. Si la suprême Justice se venge , elle se
venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, 6 nations , êtes ses minis-
tres. Elle emploie les maux que vous vous faites à punir les crimes
qui les ont attirés. C'est dans vos cœurs insatiables , rongés d'o(»
vie , d'avarice et d'ambition , qu'au sein de vos fausses prosi)éri-
lés les passions vengeresses punissent vos forfaits. Qu'est-il be-
Non par noiw , non pan pour non», .Srlpncnr,
Mal.» pour ton nom , mais pour ton propre lionnoiir.
O Dieu , fais-nons revivre I (•**• "*• 1
LIVRE IV. 331
soin d'aller chercher l'enfer dans l'autre vie ? il esl dès celle-ci
dans le cœur des méchants.
Où finissent nos besoins périssables , où cessent nos désirs in-
tenses , doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle
perversité de purs esprits seraient-ils susceptibles ? N'ayant besoin
de rien , pourquoi seraient-ils méchants ? Si, destitués de nos sens
grossiers , tout leur bonheur est dans la contemplation des êtres ,
Us ne sauraient vouloir que le bien ; et quiconque cesse d'être
méchant peul-il être à jamais misérable? Voilà ce que j'ai du pen-
chant à croire , sans prendre peine à me décider là-dessus. 0 être
clément et bon ! quels que soient tes décrets , je les adore : si tu
punis éternellement les méchants , j'anéantis ma faible raison de-
vant ta justice ; mais si les remords de ces infortunés doivent s'é-
teindre avec le temps , si leurs maux doivent finir , et si la même
paix nous attend tous également un jour, je t'en loue. Le mé-
chant n'esl-il pas mon frère? Combien de fois j'ai été tenté de lui
ressembler ! Que , délivré de sa misère , il perde aussi la malignité
qui l'accompagne ; qu'il soit heureux ainsi que moi : loin d'exci-
ter ma jalousie, son bonheur ne fera qu'ajouter au mien.
C'est ainsi que , contemplant Dieu dans ses œuvres , et l'étu-
diant par ceux de ses attributs qu'il m'importait de connaître ,
Je suis parvenu à étendre et augmenter par degrés l'idée , d'abord
imparfaite et bornée , que je me faisais de cet être immense.
Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande , elle est
f «Msi moins proportionnée à la raison humaine. A mesure que
; Rapproche en esprit de l'éternelle lumière, son éclat m'éblouit ,
' me trouble, et je suis forcé d'abandonner toutes les notions ter-
tres qui m'aidaient à l'imaginer. Dieu n'est plus corporel et
i>iblc ; la suprême intelligence qui régit le monde n'est plus le
•iide même : j'élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir
1 essence inconcevable. Quand je pense que c'est elle qui donne
vie et l'activité à la substance vivante et active qui régit les
|)s animés ; quand j'entends dire que mon àme est spirituelle
]ue Dieu est un esprit, je m'indigne contre cet avilissement de
■ " divine; comme si Dieu et mon àme étaient de même
' !• : lommesi Dieu n'était pas le seul être absolu , le seulvni-
Mt actif, sentant, pensant, voulant par lui-même, et duquel
li tenons la pensée , le sentiment , l'activité, la volonté , la li-
'té, l'être! Nous ne sommes libres que parce qu'il veut que
3»
339 EMILE.
nous le soyons , et sa substance inexplicable est à nos âmes ce
que nos âmes sont à nos corps. S'il a créé la matière , les corps ,•
les esprits , le monde , je n'en sais rien. L'idée de création me
confond et passe ma portée ; je la crois autant que je la puis con-
cevoir : mais je sais qu'il a formé l'univers et tout ce qui existe,
qu'il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute;
mais mon esprit peut-il embrasser l'idée de l'éternité ? Pourquoi me
payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c'est qu'il est av.uit
les choses, qu'il sera teint qu'elles subsisteront, et qu'il serait
même au delà , si tout devait finir un jour. Qu'un être que je ne
conçois pas donne l'existence à d'autres êtres , cela n'est qu'obs-
cur et incompréhensible ; mais que l'être et le néant se conver-
tissent d'eux-mêmes l'un dans l'autre , c'est une contradiction pal-
pable , c'est une claire absurdité.
Dieu est intelligent ; mais comment l'est-il ? L'homme est in-
telligent quand il raisonne , et la suprême intelligence n'a pas be-
soin de raisonner; il n'y a pour elle ni prémisses ni conséquences,
il n'y a pas même rie proposition ; elle est purement intuitive , elle
voit également tout ce qui est et tout ce qui peut être ; toutes les
vérités ne sont pour elle qu'une seule idée, comme tous les li<ni\
un seul point, et tous les temps un seul moment. La puissmu o
humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par oil<'-
même.Dieu peutparcequ'ilveut; sa volonté fait son pouvoir. Dieu
est bon, rien n'est plus manifeste : mais la bonté de liioninio est
l'amour de ses semblables , et la bonté de Dieu est lamonr de
l'ordre ; car c'est par l'ordre qu'il maintient ce qui existe , et lie
chaque partie avec le tout. Dieu est juste , j'en suis conv;iiiirn,
c'est une suite de s;i bonté : l'injustice des hommes e.st leur œuvre ,
et non pas la sienne : le désordre moral , qni dépose contre la Pro-
vidence aux yeux des philosophes , ne fait que la démontrer aux
miens. Mais la justice de l'homme est de rendre à chacun rc qui
lui appartient; et la justice de Dieu , de demai\tler compte à cha-
cun de ce qui! lui a donné.
Que si je viens à découvrir sucressiveraenl ces attributs dont
je n'ai nulle idée absolue, c'est par des conséquences forcées»
c'est par le bon usage de ma raison : mais je les affirme sans loi
comprendre , et , dans le fond , c'est n'affirmer rien. J'ai beau mf'
dire , Dieu est ainsi , je le sens , je me le prouve , je n'en conçoi»
pas mieux comment Dieu peut être ainsi.
LIVRE IV 3.W
Enfin , plus je m'efforce de coulempler sou essence infinie ,
moins je la conçois ; mais elle est , cela me suffit : moins Je la
• conçois , plus je l'adore. Je m'humilie , et lui dis : Être des êtres ,
je suis parce que lu es ; c'est m'élever à ma source que de te mé-
diter s^tns cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s'anéantir
devant toi : c'est mon ravissement d'esprit , c'est le charme de ma
faiblesse , de me sentir accablé de ta grandeur.
Après avoir ainsi , de l'impression des objets sensibles et du
sentiment intérieur qui me porte à juger des Ctiuses selon mes
lumières naturelles, déduit les principales vérités qu'il m'importait
de connaître , il me reste à chercher quelles maximes j'en dois
tirer pour ma conduite , et quelles règles je dois nr^ prescrire
pour remplir ma destination sur la terre, selon l'intention de celui
qui m'y a placé. En suivant toujours ma méthode , je ne tire point
ees règles des principes d'une haute philosophie, mais je les trouve
au fond de mon cœur, écrites par la nature en caractères ineffa-
çables. Je n'ai qu'à me consulter sur ce que je veux faire : tout
ce que je sens être bien est bien , tout ce que je sens être mal
est mal : le meilleur de tous ies casuistes est la conscience ; et ce
n'est que quand on marchande avec elle qu'on a recours aux sub-
tilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de
soi-même : rependant combien de fois la voix extérieure nous dit
'-qii notre bien aux dépens d'autrui nous faisons mal:
îii" > suivre l'impulsion de ia nature , et nous lui résis-
tons; on écoutant ce qu'elle dit à nos sens, nous méprisons te
qu'elle dit à nos cœurs : i'étre actif obéit , l'être passif commande.
La conscience est la voix de l'àme, les passions sont la voix i*u
'•'iqw. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contre-
^•'nl? et alors iequel faut-il écouter? Trop souvent la raison
mpe, nous n'avons que trop acquis le droit de la recu-
is 1.1 conscience ne nous trompe jamais ; elle est le vrai
nie k\o rhomme ; elle est h l'àme ce que l'instinct est au corps' ;
'^ ■■'■■'■■-•■' '■- ■ '•••■' „,....•...,.. ..,...;.,„p„.3
' rniider,
1. L'ins-
ude |iri-
' tlont il
; lus que
\aminé.
■ itunner
i l\irdcui .iMx U<itKUc aiua cUtcu fail U guvrrcdu^ Uui>t» qu'il ne mange
340 EMILE.
qui là suit obéit à la nature , et ne craint point de s'égarer. Ce
point est important, poursuivit mon bienfaiteur, voyant que
j'allais l'interrompre : souffrez que je m'arrête un peu plus à l'é-
claircir.
Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous
en portons nous-mêmes. S'il est vrai que le bien soit bien , il doit
l'être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres ; et le premier
prix de la justice est de sentir qu'on la pratique. Si la bonté morale
est conforme à notre nature, l'homme ne saurait être sain d'esprit
ni bien constitué , qu'autant qu'il est bon. Si elle ne l'est pas , et
que l'homme soit méchant naturellement , il ne peut cesser de
l'être sans se corrompre , et la bonté n'est en lui qu'un vice contre
nature. Fait pour nuire à ses semblables comme le loup pour égor-
ger sa proie , un homme humain serait un animal aussi dépravé
qu'un loup pitoyable ; et la vertu seule nous laisserait des re-
mords.
Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons , tout
intérêt personnel à part , à quoi nos penchants nous portent. Quel
spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur
d'autrui ? Qu'est-ce qui nous est le plus doux à faire , et nous
laisse une impression plus agréable après l'avoir fait, d'un acte de
bienfaisance ou d'un acte de méchanceté? Pour qui vous intéres-
sez-vous sur vos théâtres? Est-ce aux forfaits que vous prenex
plaisir? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ?«
point, à la patience avec laiiiiclle il les guette queliiuefois des heur
entières , et à l'iiabilcte avec laquelle il les saisit , les jette hors terre au|
moment qu'elles poussent , et les tue ensuite pour les laisser là , sans qiWt
jamais personne lait dressé h cette chasse et lui ait appris (ju'il y avait là
des taupes. Je demande encore, et ceci est plus important, pourquoi, la
première fois que j'ai menacé ce même chien , il s'est jeté le dos contre
terre , les pattes rcjiliées , dans une attitude suppliante et la plus propre
à me toucher ; posture dans laquelle il se fAl bien ganlé de rester , si ,
sans me laisser fléchir, je l'eusse battu dans cet état. Quoi', mon chien,
tout petit encore et ne faisant pres(pie que de naître, avait-il acquis déjà
lies idées morales? savait-il ce cpie c'était que clémence et générosité? sur
quelles limiières acquises espérait-il m'apaiser, en s'abandonuaut ainsi à ma
discrétion? Tous les chiens du monde font h peu près la même chose dan»
le même cas, et je ne dis rien ici que chacun ne puisse vérifier. Que les
philosophes , qui rejettent si dédaigneusement l'instinct, veuiheul bien ex-
pliquer ne fait par le seul jcn des sensations et des connaissancts qu'ellw
nous font acquérir ; qu'ils l'expliquent d'une manière satisfaisante pour tout
homme sensé ; alors je n'aurai plus rien à dire , et je ne parlerai plus dii<-
tinct.
LIVRE rV. lil
■"oui nous est indifférent , disent-ils , hors noire intérêt : et , tout
; contraire , les douceurs de l'amitié , de l'humanité , nous con-
Icnt dans nos peines ; et , même dans nos plaisirs , nous serions
>p seuls, trop misérables, si nous n'avions avec qui les parta-
r. S'il n'y a rien de moral dans le cœur de l'homme, d'où lui
• nnent donc ces transports d'admiration pour les actes héroi-
;e>, ces ravissements d'amour pour les grandes àraes? Cet en-
nusiâsmc de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt
ivé ? Pourquoi voudrais-je être Caton qui déchire ses entrailles,
itôt que César triomphant ? Otez de nos cœurs cet amour du
lU, vous otez tout le charme de la vie. Celui dont les viles pas-
ms ont étouffé dans son àme étroite ces sentiments délicieux;
lui qui , à force de se concentrer au dedans de lui , vient à bout
n'aimer que lui-même , n'a plus de transports , son cœur glaco
palpite plus de joie, un doux attendrissement n'humecte jamais
> yeux, il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne sent plus, ne
:! plus; il est déjà mort.
Mais , quel que soit le nombre des méchants sur la terre , il est
Il de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur in-
rél , à tout ce qui est juste et bon. L'iniquité ne plait qu'autant
l'on en profite; dans tout le reste on veut que l'innocent soit
otégé. Voit-on dans une rue ou sur un chemin quelque acte de
lolence et d'injustice, à l'instant an mouvement de colère et
indignation s'élève au Fond du cœur, et nous porte à prendre la
fcnsp de l'opprimé : mais un devoir plus puissiint nous retient ,
: les lois nous ôtent le droit de protéger l'innocence. Au con-
traire , si quelque acte de clémence ou de générosité frappe nos
■ ux , quelle admiration, quel amour il nous inspire ! Qui est-ce
ii ne se dii pas , J'en voudrais avoir fait autant ? 11 nous importe
I rement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a
MX mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans
■ i> ancienne, que si tout cela s'était passé de nos jours. Que
'. i moi les crimes de Catilina .' ai-je peur d'être sa victime .'
lurquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon
■iitemporain .' Nous ne haïssons pas seulement les méchants
irce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. Non-
iilement nous voulons être heureux , nous voulons aussi le bon-
•nr d'autrui ;et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l'ang-
if^nte. Knnn l'on a , malgré soi, pitié des infortunés; quand on
342 EMILE.
1
est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sau-
raient perdre tout à fait ce penchant ; souvent il les met en contra-
aiction avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants cou-
vre encore la nudité du pauvre ; et le plus féroce assassin soutient
un homme tombant en défaillance.
On parle du cri des remords , qui punit en secret des crimes
cachés, et les met si souvent en évidence. Hélas ! qui de nous n'en-
tendit jamais cette importune voix? On parle par expérience; et
l'on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne
tant de tourment. Obéissons à la nature , nous connaîtrons avec
quelle douceur elle règne , et quel charme on trouve, après l'avoir
écoutée , à se rendre un bon témoignage de soi. Le méchant se
craint et se fuit ; il s'égaye en se jetant hors de lui-même; il tourne
autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l'amuse ;
sans la satire amère , sans la raillerie insultante , il serait toujours
triste ; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire , la séré-
nité du juste est intérieure ; son ris n'est point de malignité, mais
de joie : il en porte la source en lui-même ; il est aussi gai seul
qu'au milieu d'un cercle ; il ne tire pas son contentement de ceux
qui l'approchent , il le leur communique.
Jetez les yeux sur toutes les nations du inonde , parcourez tou-
tes les histoires : parmi tant de cultes inhumains et bizarres ,
parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous
trouverez partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté , par-
lout les mêmes principes de morale , partout les mêmes notions
du bien et du mal. L'ancien paganisme enfanta des dieiLv abomi-
nables , qu'on eût punis ici-bas comme des scélérats , et qui n'of-
fraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits a
commettre et des passions h contenter. Mais le vice , armé d'une
autorité sacrée , descendait en vain du séjour éternel , l'instinct
niorai le repoussait du cœur des humains. En célébrant les débau-
ches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate ; la chaste
Lucrèce adorait l'impudique Vénus ; l'intrépide Romain saciitiail
à la Peur ; il invocjuait ie dieu qui mutila son père, et mourait s;ms
murmure de la mairi du sien. Les plus méprisables divinités fu-
rent servies par les plua grands hommes. La sainte voix Je la
nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter *ur
la terre , et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les cou-
pables.
LIVRE IV. 343
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de
vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos
- et celles d' autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c'est à
ripe que je donne le nom de conscience.
- a ce mol j'entends s'élever de toutes paris la clameur des
.lus sages : Erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation!
s'ecrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain
que ce qui s'y introduit par lexpérience, et nous ne jugeons d'au-
cune cliose que sur des idées acquises. IL» font plus ; cet accord
évident et uuiversel de toutes les nations, ils l'osent rejeter; el,
contre l'éclatante uniformité du jugeaient des hommes, ils vont
cl. : /slcs ténèbres quelque exemple obscur, et connu d'eux
j„ c si tous les penchants de la nature étaient anéantis par
la tlvpra vallon d un peuple , el que , sitôt qu'il est des monstres ,
l'esiKcc ne fut plus rien. Mais que ser\entau sceptique Montaigne
les tourments qu'il se donne pour déterrer en un coin du monde
une coutume opposée aux notions de la justice.' Que lui sert de
donner aux plus suspects voyageurs l'autorité qu'il refuse aux
écrivains les plus célèbres? Quelques usages incertains et bizarre.*,
fondés sur des causes locales qui nous sont inconnues, délruiront-
ils l'induction générale tirée du concours de tous les peuples, op-
[wsés en tout le reste , et d'accord sur ce seul point ? 0 Montai-
gne, toi qui le piques de franchise et de vérité, sois sincère el
vrai , si un philosophe peut Vétre, et dis-moi s'il est quelque pays
sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi , d'être clément ,
bienfaisant, généreux ; où l'homme de bien soit méprisable , et
lé perlide honoré.
Cliacun, dit-ou, t.j.i^.^i..i <iu bien puLlic (lour sou intérêt. Mai-
d\jii vient donc que le juste y concourt à son préjudice ? Qu'est-ce
qu'aller a la mort i>our son ialérél? Sans doute nul n'agit que pour
son bien , mais , s'il n'est un bien moral dont il faut tenir compte ,
ou n'expliquera jamais par rintérèl propre que les actions des mé-
chants : il p>t mcinc à croiro «luon ne tentera point d'aller plu*
join. ( .10 que celle où l'on
•erait I ;-.- -- i l'on ne pourrait se
tirer d'affaire qu'eu leur conlrouvanl des intentions basses et des
motifs sans vertu ; où l'on serait forcé d'avilir Socrale el Je calom-
nier Hégulus. Si jamais de pareilles doclriues pouvaient germer
parmi nous , la voix de la nature , ainsi que celle de la .«^son , s'é-
344 • EMILE.
lèveraient incessainiuent contre elles , et ne laisseraient jamais à
un seul de leurs partisans l'excuse de l'être de bonne foi.
Mon dessein n'est pas d'entrer ici dans des discussions métaphy-
siques qui passent ma portée et la vôtre , et qui , dans le fond, ne
mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher
avec vous , mais vous aider à consulter votre cœur. Quand tous les
|)hilosophes du monde prouveraient que j'ai tort, si vous sentez
que j'ai raison , je n'en veux pas davantage.
Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises
de nos sentiments naturels ; car nous sentons nécessairement avant
de connaître ; et comme nous n'apprenons point à vouloir notre
bien et à fuir notre mal , mais que nous tenons cette volonté de la
nature , de même l'amour du bon et la haine du mauvais nous
sont aussi naturels que l'amour de nous-mêmes. Les actes de la
conscience ne sont pas des jugements , mais des sentiments : quoi-
que toutes nos idées nous viennent du dehors , les sentiments qui
les apprécient sont au dedans de nous , et c'est par eux seuls que
nous connaissons la convenance ou disconvenancc qui existe entre
nous et les choses que nous devons rechercher ou fuir.
Exister pour nous , c'est sentir ; notre sensibilité est incontesta-
blement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sen-
timents avant des idées '. Quelle que soit la cause de notre être,
elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments
convenables à notre nature ; et l'on ne saurait nier qu'au moins
ceux-là ne soient innés. Ces sentiments , quant à l'individu , sont
l'amour de soi , la crainte de la douleur, l'horreur de la mort , le
désir du bien-être. Mais si , comme on n'en peut douter, l'homme
est sociable par sa nature , ou du moins fait pour le devenir, il ne
peut l'être que par d'autres sentiments innés, relatifs à son es-
pèce ; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certaine-
ment disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or c'est du
système moral forme par ce double rapport à soi-même et à ses
' A certains égards les idées sont des sentiments, et les senliincnts sont,
des idées. Los deux noms conviennent à toute iHîrception ((ui nous occupfi
et de son objet, et de iious-uicnies qui en souiuies affoclés : il n'y a que l'or-
dre de cette affection qui détermine le nom qui lui convient. Lors»iue,
premièrement occupés del'olijet, nous ne pensons .\ nous que par ré-
flexion, c'est une idée; au contraire, (piand l'iuipressiou reijue excite
notre première attention et que nous ne j>ensons que par réflexion à l'ob-
jet qui la cause, c'est un scntimeiif.
LIVRE IV. 345
Wiïiblablesqiie nail rirapulsi)n de la conscience. Connaître le bien ,
ce n'est pas l'aimer ; l'homme n'en a pas la connaissance innée :
mais sitôt que sa raison le lui fait connaître , sa conscience le porto
i l'aimer; c'est ce sentiment qui est inné.
Je ne crois donc pas, mon ami, qu'il soit impossible d'expliquer
par des conséquences de notre nature le principe immédiat de la
conscience , indépendant de la raison même. Et quand cela sérail
impossible , encore ne serait-il pas nécessaire : car , puisque ceux
qui nien* ce principe admis et reconnu par tout le genre humain
ne prouvent point qu'il n'existe pas , mais se contentent de l'aflir-
mer; quand nous affirmons qu'il existe, nous sommes tout aussi
bien fondés qu'eux , et nous avons de plus le témoignage intérieur,
et ta voix de la conscience qui dépose pour elle-même. Si les pre-
mières lueurs du jugement nous éblouissent et confondent d'aboni
les objets à nos regards , attendons que nos faibles yeux se rou-
vrent , se raffermissent ; et bientôt nous re verrons ces mêmes ob-
jets aux lumières de la raison , tels que nous les montrait d'abord
la nature : ou plutôt soyons plus simples et moins vains ; bornons-
nous aux premiers sentiments que nous trouvons eu nous-mêmes,
puisque c'est toujours à eux que l'élude nous ramène quand elle ne
nous a point égarés.
Conscience ! conscience ! instinct divin , immortelle et céleste
voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné , mais intelligent et
libre; juge infaillible du bien et du mal , qui rends l'homme sem-
blable à Dieu ! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la mora-
lité de ses actions; sans loi je ne sens rien en moi qui m'élève au-
dessus des bêtes , que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en
«rreurs, à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans
principe.
Grâces au ciel , nous voilà délivrés de tout cet effrayant appa •
reil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants:
dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale , nous avons
Inoindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense de i
Opinions humaines. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe ,
fl faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous !es cœurs ,
pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! c'est qu'il
nous parle la langue de la nature , que tout nous a fait oublier. La
eoDscience est timide , elle aime la retraite et la paix ; le monde cl
le bruit l'épouvantent : les préjugés dont on ia fait naître sont se»
346 EMILE.
plus cruels ennemis; elle fuit ou se tait devant eux; leur voix
bruyante étouffe la sienne , et l'empêche de se faire entendre; le
fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle
se rebute enfin à force d'être éconduile; elle ne nous parle plus ,
elle ne nous répond plus ; et, après de si longs mépris pour elle, il en
coûte autant de la rappeler qu'il en coûta de la bannir.
Combien de fois je mesuis lassé, dans mes recherches, de la froi-
deur que je sentais en moi! Combien de fois la tristesse et l'ennui,
versant leur poison sur mes premières méditations , me les rendi-
rent insupportables ! Mon cœur aride ne donnait qu'un zèle languis-
sant et tiède à l'amour de la vérité. Je médisais : Pourquoi me tour-
Itmentcr à chercher ce qui n'est pas.' le bien moral n'est qu'une
chimère ; il n'y a rien de bon que les plaisirs des sens. 0 quand on a
une fois perdu le goût des plaisirs de l'àme , qu'il est difficile de le
reprendie ! Qu'il est plus difficile encore de le prendre quanl ou
ne l'a jamais eu ! S'il existait un homme assez misérable pour n'a-
voir rien fait en toute sa vie dont le souvenir le rendit content de
lui-même et bien aise d'avoir vécu , cet homme serait incapable de
jamais se connaître ; et , faute de sentir quelle bonté convient à sa
nature, il resterait méchant par force, et serait éternellement mal-
heureux. Mais croyez-vous qu'il y ait sur la terre entière un seul
homme assez dépravé pour n'avoir jamais livré son cœur à la ten-
tation de bien faire ? Cette tentation est si naturelle et si douce , qu'il
est impossible de lui résister toujours ; et le souvenir du plaisir
qu'elle a produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Malheu-
reusement elle est d'abord pénible à satisfaire ; on a mille raisons
pour se refuser au penchant de son cœur ; la fausse prudence le res-
serre dans les bornes du moi humain ; il faut mille efforts de courage
pour oser les franchir. Se plaire à bien faire est le prix d'avoir
liien fait, et ce prix ne s'obtient qu'après l'avoir mérité. Rien n'est
plus aimable que la vertu ; mais il faut en jouir pour la trouver telle.
Quand on la veut embrasser, semblable au Protée de la fable ,
elle prend d'abord mille formes effrayantes , et no se montre cnfii»
sous la sienne (ju'à ceux qui n'ont point lâché prise.
Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient
pour rinlérct commun , et par ma raison qui rapportait tout à
moi, j'aurais llotté toute ma vie dans cette continuelle alternative,
faisant le mai , aimant le bien , et toujours cunlrairc à mot-méiiu',
si de nouvelios lumièr-js n'eussent éclaire mon cœur, si la vérité,
LIVRE IV. 347
qui fixa mes opinions, n'eût encore assuré ma condnite et ne m'eut
"lis d'accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu i)nr
raison seule , quelle solide base peut-on lui donner? La vertu.
-.^nt-ils , est l'amour de l'ordre. Mais cet amour peut-il donc et
it-iU'emporter en moi sur celui démon bien-être? Qu'ils me
rinent une raison claire et suffisante pour le préférer. Dans le
•1(1 leur prétendu principe est un pur jeu de mots; car je dis
-si , moi , que le vice est l'amour de l'ordre , pris dans un sens
forent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment
intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par rapport
i tout, et que le méchant ordonne letout pa ■ rapport à lui. Celui-ci
fait le centre de toutes choses ; l'autre mesure son rayon et se
nt à la circonférence. Alors il est ordonné par rapport au cen-
commun , qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles con-
:itriques, qui sont les créatures. Si la Divinité n'est pas , il n'y
. jue le méchant qui raisonne ; le bon n'est qu'un insensé.
O mon enfant ! puissiez-vous sentir un jour de quel poids on
est so<ilaeé , quand , après avoir épuisé la vanité des opinions hu-
maines et goûté l'amertume des passions, on trouve enfin si prés
4e soi la route de la sagesse, le prix des travaux de celle vie, et
la source du bonheur dont on a désespéré 1 Tous les devoirs de
la loi naturelle, presque effacés de mon cœur par riîijustice dea
hommes, s'y retracent au nom de l'étemelle justice , qui me les
impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que
l'oavrajîe et l'instrument du grand Être qui veut le bien , qui le
fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes,
et par le bon usage de ma liberté : j'acquiesce à l'ordre qu'il
établit , sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et d'y trou-
ver ma félicité ; car quelle félicité plus douce que de se sentir or-
donné dans un système où tout est bien? Kn proie à la douleur,
je la supporte avec patience, en songeant qu'elle est passagère , et
qu'elle vient d'un corps qui n'est point ;i moi. Si je fais une bonne
action sans témoin , je sais qu'elle est vue , et je prends acte pour
l'autre vie de ma conduite en celle-ci. En souffrant une injustice ,
ie me dis : L'Être juste qui régit tout saura bien nfen dédomma-
ger : les besoins de mon corp» , les misères de ma vie , me ren-
d' ' ')rt plus supportable. Ce seront autant de lien>)
d«' ;;v quand il faudra tout quitter.
Pourquoi mon âme est>eUe soumise à mes sens» et enchaînée a
348 EMILE.
ce corps qui l'asservit et la gène? Je n'en sais rien ; suis-je entré
dans les décrets de Dieu ? Mais je puis , sans témérité , former de
modestes conjectures. Je me dis : Si l'esprit de l'homme fût reste
libre et pur, quel mérite aurait-il d'aimer et suivre l'ordre qu'il
verrait établi, et qu'il n'aurait nul intérêt à troubler .= Il serait
heureux , il est vrai ; mais il manquerait à son bonheur le degré
le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de
soi ; il ne serait que comme les anges , et sans doute l'horamo
vertueux sera plus qu'eux. Unie à un corps mortel par des liens
non moins puissants qu'incompréhensibles , le soin de la conser-
vation de ce corps excite l'àrae à rapporter tout à lui, et lui donne
un intérêt contraire à l'ordre général , qu'elle est pourtant capa-
ble de voir et d'aimer ; c'est alors que le bon usage de sa liberté
devient à la fois le mérite et la récompense, et qu'elle se prépare
un bonheur inaltérable , en combattant ses passions terrestres et
se maititenant dans sa première volonté.
Que si même, dans l'élat d'abaissement où nous sommes du-
rant cette vie , tous nos premiers penchants sont légitimes , si
tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-
nous d'être subjugués par eux? pourquoi reprochons-nous à l'Au-
teur des choses les maux que nous nous faisons, et les ennemis que
nous armons contre nous-mêmes ? Ah ! ne gâtons point l'homme; il
sera toujours bon sans peine, et toujours heureux sans remords .
Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteur*
que méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont
ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur première dé
pravalion vient de leur volonté ; qu'à force de vouloir céder à
leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux et les rendent
irrésistibles.' Sans doute II ne dépend plus d'eux de n'être pas
méchants et faibles, mais il dépendit d'eux de ne le pas devenir.
Oh ! que nous resterions aisément maîtres de nous et de nos pas-
sions, même durant cette vie , si , lorsque nos habitudes ne sont
point encore acquises , lorsque noire esprit commence à s'ouvrir,
nous savions l'occuper des objets qu'il doit connaître, pour apprd
cier ceux qu'il ne connaît pas; si nous voulions sincèrement noua
éclairer, non pour briller aux yeux des autres, mais pour être
bons et sages selon notre nature , pour nous rendre heureux en
pratiquant nos devoirs ! Celle élude nous parait ennuyeuse et pé-
nible, parce que nous n'y songeons que déjà corro.npns par '«-'
LIVRE IV. 349
' . déjà livrcj à nos passions. Nous tisons nos jugements et no-
>lime avant de comiaitrc le bien et le mal; et puis, rapportant
; ;i cette fausse mesure, nous ne donnons à rien sa juste valeur,
est un âge où le cœur, libre encore, mais ardent, inquiet ,
le du bonheur qu'il ne connaît pas , le cherche avec une cu-
ise incertitude , et , trompé par les sens , se Gxe enfin sur sa
<e image, et croit le trouver où il n'est point. Ces illusions
:it duré longtemps pour moi. Hélas ! je les ai trop tard connues,
rt n'ai pu tout à fait les détruire; elles dureront autant que ce
corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire,
elks ne m'abusent plus ; je les connais pour ce qu'elles sont ; en
le» suivant je les méprise ; loin d'y voir l'objet de mon bonheur ,
j'y vois son obstacle. J'aspire au moment où , délivré des entra-
ves du corps, je serai moi sans contradiction , sans partage , et
n'aurai besoin que de moi |K)ur être heureux : en attendant je le
anis dès cette vie , parce que j'en compte pour peu tous les maux ,
que je la regarde comme presque étrangère à mon être , et que
loat le vrai bien que je peux retirer dépend de moi.
Pour m'élever d'avanc* autant qu'il se peut à cet état de bon-
bear , de force et de liberté , je m'exerce aux sublimes contem-
pblions. Je médite sur l'ordre de l'univers , non pour l'expliquer
par de vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse, pour
adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui , je
pénètre toutes mes facultés de sa divine essence; je m'attendris à
aM bienfaits , je le bonis de ses dons ; mais je ne le prie pas. Que
M demanderais-je.' qu'il changeât pour moi le cours des choses ,
ip'il fit des miracles en ma faveur? Moi qui dois aimer par-des-
soa tout l'ordre établi par sa sagesse et maintenu par sa provi-
dence , voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi ? Non , ce
vœu téméraire mériterait d'être plutôt puni qu'exaucé. Je ne lui
demande pas non plus le pouvoir de bien faire : pourquoi lui
demander ce qu'il m'a donné .' Ne m'a-t-il pas donné la conscience
poor aimer le bien , la raison pour le connaître, la liberté pour
ie choisir.' Si je fais le mal , je n'ai point d'excuse ; je le fais parce
(|Sejc le veux : lui demander de changer ma vobcté, c'est lui de-
inder ce qu'il me demande ; c'est vouloir qu'il fass<* mon œuvre
elque j'en recueille le salaire; n'être pas content de mon étal,
rflÉ' ne vouloir plus être homme , c'est vouloir autre chose que
ce qui est , c'est vouloir le désordre et U» mal. Source de juslict cl
ao
.150 EMILE.
de vérité, Dieu clément et bon! dans ma confiance en toi , le su-
prême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. En y joi-
gnant la mienne je fais ce que tu fais , j'acquiesce à ta bonté; je
crois partager d'avance lasuprème félicité qui en est le prix.
Dans la juste défiance de moi-même , la seule chose que je lui
demande , ou plutôt que j'attends de sa justice , est de redresser
mon erreur si je m'égare, et si cette erreur m'est dangereuse. Pour
être de bonne foi, je ne me crois pas infaillible : mes opinions qui
me semblent les plus vraies sont peut-être autant de mensonges;
car quel homme ne tient pas aux siennes ? et combien d'hommes
sont d'accord en tout? L'illusion qui m'abuse a beau me venir de
moi, c'est lui seul qui m'en peutguérir. J'ai fait ce que j'ai pu
pour atteindre à la vérité ; mais sa source est trop élevée : quand
les forces me manquent pour aller plus loin , de quoi puis-je être
coupable? c'est à elle à s'approcher.
Le bon prétke avait parlé avec véhémence ; il était ému , je
l'étais aussi. Je croyais entendre le divin Orphée chanter les pre-
miers hymnes , et apprendre aux hommes le culte des dieux. Ce-
pendant je voyais des foules d'objections à lui faire : je n'en fis
pas une, parce qu'elles étaient moins solides (|u'embarrassanles,
et que la persuasion était pour lui. A mesure qu'il me parlait selon
sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce qu'il m'a-
vait dit.
Les sentiments que vous venez de m'exposer, lui dis-je , me
|)araisscnt plus nouveaux par ce que vous avouez ignorer que
par ce que vous dites croire. J'y vois , à peu de chose près , le
théisme ou la religion naturelle, que les chrétiens affectent do
confondre avec l'athéisme ou l'irréligion , qui est la doctrine direc-
tement opposée. Mais, dans l'état actuel de ma foi, j'ai plus à
remonter qu'à descendre pour adopter vos opinions; et je trouve
difficile de rester précisément au point où vous êtes, à moins d'ê-
tre aussi sage que vous. Pour être au moins aussi sincère, je veux
consulter avec moi. C'est le sentiment intérieur qui doit me con-
duire, à votre exemple; et vous m'avez appris vous-même qua-
près lui avoir longtemps impose siience , le rappeler n'est pas l'af •
faire d'un moment. J'emporte vos discours dans mon cœur, il
faut que je les médite. Si , après m'être bien consulte , j'en demeura
aussi convaincu que vous , vous serez mon dernier apolrc , et j«
UVRE IV. 351
: ai votre proséljle jusqu'à la mort. Continuez cependant à m'ins
;ire ; vous ne m'avez dit que la moitié de ce que je dois savoir,
riez-moi de la révélation , des Écritures , de ces dogmes obs-
'5 sur lesquels je vais errant dés mon enfance , sans pouvoir ni
- concevoirni les croire, et sans savoir ni les admettre ni les
jeter.
<>ui , mon enfaot , dit-il en m'emhrassant , j'achèverai de vous
• ce que je pense ; je ne veux point vous ouvrir mon cxBur à
ai : mais le désir que vous me témoignez était nécessaire pour
iuloriser à n'avoir aucune réserve avec vous. Je ne vous ai
'< dit jusqu'ici que je ne crusse pouvoir vous être utile, et dont
ne fusse intimement persuadé. L'examen qui me reste à faire
bien différent ; je n'y vois qu'embarras, mystère , obscurité;
l'y porte qu'incertitude et déliance. Je ne me détermine qu'en
inblant.et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos
timents étaient plus stables , j'hésiterais de vous exposer les
• ns ; mais , dans l'état où vous êtes , vous gagnerez à penser
nme moi '. Xu reste, ne donnez à mes discours que l'autorité
la raison : j'ignore si je suis dans l'erreur. II est difQcile , quand
liscute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmalif ; mais
1 venez-vous qu'ici toutes mes afGrmations ne sont que des rai-
s de douter. Cherchez la vérité vous-même; pour moi, je ne
is promets que de la bonne foi.
\ ous ne voyez dans mou exposé que de la religion naturelle :
-t bien »'•! range qu'il en faille une autre! Par où connaitrai-je
' De quoi puis-je être coupable en scr\ant Dieu
ii>>res qu'il donne à mon esprit, et selon les seult-
iits qu'il inspire à mon eœur? Quelle pureté de morale, quel
-me utile à l'homme et honorable a son auteur, puLs-je tirer
.'le doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon
' mes facultés.' Montrez-moi ce qu'on |)eut ajouter, poui
lie Dieu , pour le bien de la société et pour mon propre
, aux devoirs de la loi naturelle , et quelle vertu vous
ire d'un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence
Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par
: I seule. Voyez le spectacle de la nature, écoulez la voix in-
tcneure. Dieu n'a-t-il pas tout dil à oos yeux , à noire conscience ,
. ' VoUà, je crois, ce que k boa Ticaire iKiurrait dire à préacol an
Ipbiic.
352 EMILE.
^iPÏ
a notre jugement? Qu'est-ce que les homme» nous diront de plus?
Leurs révélations ne font que dégrader Dieu , en lui donnant les
passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être,
je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que, loin de
les ennoblir ils les avilissent; qu'aux mystères inconcevables qui
l'environnent ils ajoutent des contradictions absurdes , qu'ils ren-
dent l'homme orgueilleux , intolérant , cruel ; qu'au lieu d'établir
la paix sur la terre , ils y portent le fer et le feu. Je me demande à
quoi bon tout cela, sans savoir me répondre. Je n'y vois que les
crimes des hommes cl les misères du genre humain.
On me dit qu'il fallait une révélation pour apprendre aux hom-
mes la manière dont Dieu voulait être servi ; on assigne en preuve
la diversité des cultes bizarres qu'ils ont institués , et l'on ne voit
pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations.
Des que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu , chacun
l'a fait parlera sa mode et lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si l'on
n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme , il n'y
aurait jamais eu qu'une religion sur la terre.
Il fallait un culte uniforme ; je le veux bien : mais ce point était-
il donc si important qu'il fallût tout l'appareil de la puissance di-
vine pour l'établir.' Ne confondons point le cérémonial de la reli-
gion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du
cœur; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme.
C'est avoir une vanité bien folle, de s'imaginer que Dieu prenne
un si grand intérêt à la forme de l'habit du prêtre , à l'ordre des
mots qu'il prononce , aux gestes qu'il fait à l'autel , et à toutes
ses génuflexions. Eh! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu
seras toujours assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit
et en vérité: ce devoir est de toutes les religions , de tous les
pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, s'il doit
être uniforme pour le bon ordre , c'est purement une affaire de
police; il ne faut point de révélation pour cela.
Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entraîné par les
préjugés de l'éducation, et par ce dangereux amour-propre qui
veut toujours porter l'homme au-dessus de sa sphère, ne pouvant
élever mes faibles conceptions jusqu'au grand fitre , je ni'effor-
rais de le rabaisser jusqu'à moi. Je rapprochais les rapports infi-
niment éloignés qu'il a mis entre sa nature et la mienne. Je vou-
lais des communications plus immédiates, des instructions plus
IIYRi: IV 353
irticuliercs; cl , non content de faire Dieu semblable à l'homme ,
, Mur éire privilégie moi-même parmi mes semblables , je vou-
lais des lumières surnaturelles; je voulais un culte exclusif ; jo
voulais que Dieu m'eût dit ce qu'il n'avait pas dit à d'autres , ou
ce que d'autres n'auraient pas entendu comme moi.
Regardant le point où j'étais parvenu comme le point commun
d'où partaient tous les croyants pour arriver à un culte plus éclairé,
je ne trouvais dans les dogmes de la religion naturelle que les
éléments de toute religion. Je considérais cette diversité de sectes
qui régnent sur la terre, et qui s'accusent mutuellement de men-
songe et d'erreur; je demandais. Quelle est la bonne? Chacun me
répondait , C'est la mienne ; chacun disait : Moi seul et mes parti-
sans pensons juste ; tous les autres sont dans l'erreur. El com-
ment sates-rous que votre secte est la bonne? Parce que Dieu l'a
dit '. Et qui vous dit que Dieu l'a dit ? Mon pasteur, qui le sait
bien. Mon pasteur me dit d'ainsi croire , et ainsi je crois ; il m'as-
sure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent , et je ne
les écoute pas.
Quoi ! pensais-je, la vérité n'est-elle pas une.' et ce qui est vrai
chez moi peut-il être faux chez vous.' Si la méthode de celui qui
suit la bonne route et celle de celui qui s'égare est la même , quel
mérite ou quel tort a l'un de plus que l'autre ? Leur choix est
fcffet du hasard ; le leur imputer est iniquité, c'est récompenser
' I Tous, dit un bon et sage prêtre, disent qu'ils la tiennent et la
« croient 'et tous usent de ce Jargon), que non des hommes, ne dau-
• cune créature , ains de Oieu.
• Mai* k dire vrai , sans rien flatter ni déguiser , il n'en est rien ; elles
i'ioi (|u*on die, tenues i>ar mains et moyens humains; tesmoin
iiH-nt la manière que les religions ont esté reçues au monde et
on- tous les jours par les particuliers : la Dation, le pays, le
inc k reli:;ion : l'on est de celle (jue le lieu an juel on est né et
• nt : nous sommes circoncis, baptisés, juifs, mahomctans,
ii'i, avant t|ue nous sachions ([uc nous sommes hommes : la re-
i-%t pas de notre choix et eslection ; tesmoin, apr*^, la vie et les
'" ■' "' ■' ■"'■••< 1VCC la religion; tesmoin que , par occai^ions
Ion va contre la teneur de s.i n-lision. »
.II. chap.v, p, -^57, édit. de Bordeaux. 1601.
Il y a grande appaieiic^; que la sinc>Te profession de foi du vertueux
th6)io^ de Condom ncùt pas été fort différente de celle du \\caiTC
MToyard *.
•Avant Clurr ., , avait dévrluppc la même pensée, et avait dit
WMie iD«me »en% : » >oin «onines rhrrtUens 1 inefne titre «jue nous tomme*
• rcrlfordlens on Allrnandt. » Livre H , rhapitrr xii. (Ifotf de M. Petiiam.;
.10.
354 EMILE.
ou puuir, pour être né dans tel ou daus tel pays. Oser dire que
Dieu nous juge ainsi , c'est outrager sa justice.
Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à Dieu , ou,
s'il en est une qu'il prescrive aux hommes , et qu'il les punisse
de méconnaître, il lui a donné des signes certains et manifestes
pour être distinguée et connue pour la seule véritable : ces signes
sont de tous les temps et de tous les lieux, également sensibles
à tous les hommes grands et petits, savants et ignorants , Euro-
péens, Indiens, Africains, Sauvages. S'il était une religion sur
la terre hors de laquelle il n'y eût que peine éternelle , et qu'en
(luelque lieu du monde un seul mortel de bonne foi n'eut pas été
frappé de son évidence , le Dieu de cette religion serait le plus
inique et le plus cruel des tyrans.
Cherchons-nous donc sincèrement la vérité , ne donnons rien au
droit de la naissance et à l'autorité des pères et des pasteurs , mais
rappelons à l'examen de la conscience et de la raison tout ce qu'ils
nous ont apjjris dès notre enfance, lis ont beau me crier : Sou-
mets ta raison ; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me
faut des raisons pour soumettre ma raison.
Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même par l'ins-
pection de l'univers , et par le bon usage de mes facultés , se borne
à ce que je vous ai ci-devant expliqué. Pour en savoir davantage,
il faut recourir à des moyens extraordinaires. Ces moyens ne sau-
raient être l'autorité des hommes ; car, nul homme n'étant d'une
autre espèce que moi , tout ce (|u'un homme connaît naturellement
je puis aussi le connailre, et un autre homme peut se tromper
aussi bien (pie moi : quand je crois ce qu'il dit, ce n'est pas parce
([u'il le dit, mais parce qu'il le prouve. Le témoignage des hommes
n'est donc au fond que celui de ma raison même, et n'ajoute rien
aux moyens naturels que Dieu m'a donnés de connailre la vérité.
Apôtre do la vérilé, qu'avcz-vous donc à me dire dont je ne
reste pas le juge i' Dieu lui-même a parlé ; écoutez sa révélation.
C'est autre chose. Dieu a parlé ! voilà certes un grand mot. Et à
(pii a l-il parlé? 11 a parlé aux lionnncs. Pourquoi donc n'en ai-je
rien entendu? Il a chargé d'autres hommes de vous rendre sa pa-
role. J'entends : ce sont des honnnescpii vont me dire ce que Dieu
a dit. J'aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même : il ne lui on
JMU'ait pas coûté davantage, et j'aurais été à l'abri de la séduction.
Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés.
LIVRE IV. 355
f'omraenl cela ? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges? Dans
les livres. Et qui a fait ces livres.' Des hommes. Et qui a vu ces
prodiges ? Des hommes qui les attestent. Quoi ! toujours des té-
moignages humains ! toujours des hommes qui me rapportent ce
jue d'autres hommes ont rapporté ! Que d'hommes entre Dieu et
moi: Voyons toutefois , examinons , comparons , vérifions. Oh!
^i Dieu eut daigné me dispenser de tout ce travail, l'en aurais-je
>ervi de moins bon cœur .'
Considérez , mon ami , dans quelle horrible discussion me voilà
I ngagé; de quelle immense érudition j'ai besoin pour remonter
lins les plus hautes antiquités, pour examiner, peser, confron-
i-r les prophéties, les révélations, les faits, tous les monuments
11- foi proposés dans tous les pays du monde , pour en assigner les
imps, les lieux, les aiiloiir> , les occasionsi Quelle justesse de
ritique m'est nécessaire pour distinguer les pièces authentiques
.les pièces supposées ; pour comparer les objections aux réponses,
li's traductions aux originaux ; pour juger de l'impartialité des té-
moins, du leur bon sens, de leurs lumières; |)our siivoir si l'on
n'a rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, change, falsifié;
jiour lever les contradictions qui restent ; pour juger quel poidi
loil avoir le silence des adversaires dans les faits allégués contre
' iix ; si ces allégations leur ont été connues ; s'ils en ont fait assez
le cas pour daigner y répondre ; si les livres étaient assez com-
muns pour que les nôtres leur parvinssent ; si nous avons été
1 Tassez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous , et
joiir V ' • - •• '"-rs plus fortes objections telles qu'ils les avaient
fil*. -
fous C'j> munumcnts reconnus pour incontestables , il faut pa.s-
-'Y ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs ; il faut
- ivoir les lois des sorts, les probabilités éventives , pour ju-
iulle prédiction ne peut s'accomplir sans miracle ; le génie des
langues originales, pour distinguer ce qui est prédiction dans ces
langues , et ce qui n'est que figure oratoire ; quels faits sont dans
Tordre de la nature , et quels autres faits n'y sont pas , pour dire
jusqu'à quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des
simples , peut étonner même les gens éclairés; chercher de quelle
espèce doit être un prodige , et quelle authenticité il doit avoir,
non- seulement pour être cru, mais pour qu'on soit punissable
d'en douter ; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges.
.15» F.MILK.
el trouver les règles sures pour les discerner ; dire enfin pourquoi
Dieu choisit , pour attester sa parole , des moyens qui ont eux-
mêmes si grand besoin d'attestation, comme s'il se jouait dfi la
crédulité des hommes , et qu'il évitât à dessein les vrais moyens de
les persuader.
Supposons que la majesté divine daigne s'abaisser assez pour
rendre un homme l'organe de ses volontés sacrées ; est-il raison-
nable , est-il juste d'exiger que tout le genre humain obéisse à la
voix de ce ministre, sans le lui faire connaître pour tel? Y a-t-il
de l'équité à ne lui donner, pour toutes lettres de créance, que
quelques signes particuliers faits devant peu de gens obscurs , et
dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien que par oui-
dire? Par tous les pays du monde , si l'on tenait pour vrais tous
les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque
secte serait la bonne; il y aurait plus de prodiges que d'événe-
ments naturels ; et le plus grand de tous les miracles serait que,
là où il y a des fanatiques persécutés , il n'y eut point de miracles.
C'est l'ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux la sage
main qui la régit; s'il arrivait beaucoup d'exceptions, je ne saurais
plus qu'en penser ; et pour moi, je crois trop en Dieu pour croire a
tant de miracles si peu dignes de lui.
Qu'un homme vienne nous tenir ce langage : Mortels, je voti»
annonce la volonté du Très-Haut ; reconnaissez à ma voix celui
qui m'envoie; j'ordonne au soleil de changer sa course , aux étoi-
les de former un autre arrangement , aux montagnes de s'aplanir,
aux flots de s'élever, à la terre de prendre un autre aspect. X ces -
merveilles , qui ne reconnaîtra pas à l'instant le maître de la na-
ture ? Elle n'obéit point aux imposteurs; leurs miracles se font
dans les carrefours , dans des déserts , dans des chambres ; et c'est
là qu'ils ont bon marché d'un petit nombre de spectateurs déjà
disposés à tout croire. Q\n est-ce qui m'osera dire combien il faut
de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi ? Si vos
miracles, faits pour prouver votre doctrine, ont eux-mêmes be-
soin d'être prouvés, de quoi servent-ils? .\ulant valait n'en {»oint
faire.
Reste enfin l'examen le plus important dans la doctrine annon-
cée; car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-l>as des mira-
cles prétendent que le diable les imite quelquefois, avec les
prodiges les mieux attestés nous ne sommes pas plus avan-
LIVRE IV. 367
l's qu'auparavant cl , puisque les magiciens de Pharaon osaient,
:i présence même de Moïse, faire les mêmes signes qu'il fai-
-lil par l'ordre exprès de Dieu, pourquoi, dans son absence,
eussent-ils pas, aux mêmes litres, prélendu la même autorité?
\ insi donc , après avoir prouvé la doctrine par le miracle , il faut
louver le miracle par la doctrine ' , de peur de prendre l'œuvre
J'j démon pour lœuvre de Dieu. Que pensez-vous de ce diallële *?
Celle doctrine , venant de Dieu , doit porter le sacré caractère
de la Divinité ; non-seulement elle doit nous éclaircir les idées con-
fuses que le raisonnement en trace dans notre esprit , mais elle
'doit aussi nous proposer un culte, une morale, et des maximes
convenables aux attributs par lesquels seuls nous concevons son
essence. Si donc elle ne nous apprenait que des choses absurdes
et sans raison , si elle ne nous inspirait que des sentiments d'aver-
sion pour nos semblables et de frayeur pour nous-mêmes , si elle
ne nous peignait qu'un Dieu colère , jaloux , vengeur, partial ,
haïssant les hommes , un Dieu de la guerre et des combats , tou-
jours prêt à détruire et foudroyer, toujours parlant de tourments,
de peines , et se vantant de punir même les innocents , mon coRur
' Cela est formel en mille endroits de récriture, et entre autres dans
le Deutéronome , chapitre iiu , où il est dit que si un prophète annonçant
desdieiu étrangers confirme ses discoure par des prodiges , et que ce qu'il
prédit arrive, loin d'y avoir ancun égard on doit mettre ce prophète à
mort. Quand donc les jwîens mclt-tient à mort les apôtres leur annonçant
un Dieu étranger, et prouvant leur mission [wr des prédictions et des mi-
vaclns, je ne vois pas ce quon avait à leur objecter de solide, qu'ils ne
jHissent k l'instant rétorquer contre nous. Or, que faire en pareil cas?
L'ne seule chose : revenir au raisonnement, et laisser là les miracles.
Mieux eftt valu n'y pas recourir. C'est là du bon sens le plus simple, qu'on
n'obscurcit qu'à force de distinctions tout au moins très-subtiles. Des
tnbtiiités dam le dirisUanisme : Mais Jésus-Christ a donc eu tort de pro-
aellre le coytnne des cieux aux simples; il a donc eu tort de com-
mencer les plus beaux de ses discours par féliciter les pauvres d'esprit, s'il
bat tant d'esprit pour entendre sa doctrine et jwur a|4)ren«lre à croire
en lui. Quand vous m'aurez prouvé que je dois me soumettre , tout ira
fort bien : mais [wur me prouver cela , mettez-vous à ma |)orlée ; mesurez
vos raisonnements à la ca|>acit<'' d'im pauvre d'esprit . ou je ne reconiui»
plus en vous le vrai disciple de votre maître , et ce n'est ym sa doctrine que
vous m'annoncez.
• On appelle ainsi en logique l'argument par leqwl on fait Tolr le cercle
vicieux résulUnt d'un raisoiinciii' .^Tune cliose in-
ceitainc et otwcurc par une auti • l mU , puis cette
seconde par la premiiTC. l-c diai.. . . ..^. .:..;.:. i !.i. ri des tceptiquct
ou pyrrhonicns. e< le plus formidable, dit Ba>le. de toos ceux qu'ils em-
ploient contre le* d<>sinaliques. {MoU dt V. Pttitain.)
358 ftMILE.
ne serait point attiré vers ce Dieu terrible, et je me garderais de
quitter la religion naturelle pour embrasser celle-là; car vous
voyez bien qu'il faudrait nécessairement opter. Votre Dieu n'est
pas le notre , dirais-je à ces sectateurs. Celui qui commence par se
choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain n'est
pas le père commun des hommes; celui qui destine au supplice
éternel le plus grand nombre de ses créatures n'est pas le Dieu
clément et bon que ma raison m'a montré.
A l'égard des dogmes, elle me dit qu'ils doivent être clairs, lumi-
neux, frappants par leur évidence. Si la religion naturelle est in-
suffisante, c'est par l'obscurité qu'elle laisse dans les grandes vé-
rités qu'elle nous enseigne : c'est à la révélation de nous ensei-
gner ces vérités d'une manière sensible à l'esprit de l'homme,
de les mettre à sa portée , de les lui faire concevoir, a(in qu'il les
croie. La foi s'assure et s'affermit par l'entendement ; la meil-
leure de toutes les religions est infailliblement la plus claire : celui
qui charge de mystères , de contradictions , le culte qu'il me prê-
che, m'apprend par cela même à m'en délier. Le Dieu que j'adore
n'est point un Dieu de ténèbres , il ne m'a point doué d'un entende-
ment pour m'en interdire l'usage : me dire de soumettre ma
raison , c'est outrager sou auteur. Le ministre de la vérité ne ty-
rannise point ma raison , il l'éclairé.
Nous avons mis a part toute autorité humaine, et, sans elle,
je ne saurais voir comment un homnie en peut convaincre un
«utre en lui préchant une doctrine déraisonnable. Mettons un mo-
ment ces deux hommes aux prises, et cherchons ce qu'ils pourront
se dire dans celte àprele de langage ordinaire aux deux partis.
l'inspiré.
La raison vous apprend que le tout est plus grand que sii
partie ; mais moi je vous apprends, de la part de Dieu, que c'est
la partie qui est plua grande que le tout.
LK UAlSONNEUll.
151 qui otes-vous pour m'oserdire que Dieu se contredit? et à
qui croira:-je par préférence , de lui qui m'apprend par la raison
les vérités étoniollos , ou do vous (\m m'annoncez de sa part une
absurdité i
l.'lNSl'lUK.
A moi , car mou instruction est plus positive ; et je vais vous
prouver invinciblement que c'est lui qui m'envoie.
LIVRE IV. 35'j
I.E RAISONNEUR.
Comment ! vous me prouverez fjue c'est Dieu qui vous envoie
ùposer contre lui? Et de quel genre seront vos preuves, pour
.10 convaincre qu'il est plus certain que Dieu lue parle par votro
: luche que par l'entendement qu'il m'a donné?
i.'mspiRÉ.
L'entendement qu'il vous a donné! Homme petit et vain!
comme si vous étiez le premier impie qui s'égare dans sa rai-
son , corrompue par le péché !
LE nAISONKEUR.
Homme de Dieu , vous ne seriez pas non |>lus le premier l'ourbu
qui donne son arrogance pour preuve de sa mission.
l'inspiré.
Quoi ! les philosophes disent aussi des injuri's :
LE RAISONNEOB.
Quel(]iipfois , (ju.ind les saints leur en donnent rexiMiii»!»'.
l'ikspibé.
Oli : moi j .11 ie droit d'en dire, je parle do la part île lJi<ii.
LE RAISONNEUR.
Il serait bonde montrer vos titres avant d'user de vos privilèges.
l'inspiré.
Mes titres sont authentiques, la terre et les cieu.x dé|K)seronl
pour III'' '^•'■vf/ bien mes raisonnements, je vous pri»'.
LE RAISONNECn.
Vos rai.s(jii!icinenls ! vous n'y pensez pas. M'appreiidio que nu
raison me trompe, n'est-ce pas réfuter ce qu'elle m'aura dit pour
vous? Quiconque veut récuser la raison doit convaincre sans se
servir d'elle. Car, supposons qu'en raisonnant vous m'avez con-
vaincu ; comment saurai-je si ce n'est point ma raison corrompue
par le péché qui me fait aaïuiescer à ce que vous me dites.^
D'ailleurs , quelle preuve , quelle démonstration pourrez-vous
jamais employer plus évidente que l'ar-iomc qu'elle doit dé-
truire? il est tout aussi croyable qu'un bon syllogisme est un
mensonge , qu'il l'est que la |)arlie est plus grande que le tout.
l.'lXSI^IRÉ.
Quelle différence ! Mes preuves soiU sans réplique ; elles sont
■ 11111 ordre -«iirii.iliiu'l
LE RAISONNEtR.
^.iiM...ui. i MU. -..^iiilif ce mot' Je ne l>nt<iiil-, ijj-,.
360 itMlLt.
l'inspiri:.
' Des cliang<'menls dans l'ordre de la nature, des prophiUies,
des miracles, des prodiges de toute espèce.
LE RAISONNEtn.
Des prodiges ! des miracles ! je n'ai jamais rien vu de tout cela.
L'iNsnnÉ.
D'autres l'ont vu pour vous. Des nuées de témoins... le témoi-
gnage des peuples....
LE RAISONNEUR.
Le témoignage des peuples est-il d'un ordre surnaturel ?
l'inspiré.
Non ; mais quand il est unanime il est incontestable.
LE RAISONNEUR.
Il n'y a rien de plus incontestable que les principes de la rai-
son , et l'on ne peut autoriser une absurdité sur le témoignage
des hommes. Encore une fois , voyons des preuves surnaturel-
les ; car l'attestation du genre humain n'en est pas une.
l'inspiré.
0 cœur endurci ! la grâce ne vous parle point.
LE RAISONNEUR.
Ce n'est pas ma faute ; car, selon vous , il faut avoir déjà reçu
la grâce pour savoir la demander. Commencez donc à me parler,
au lieu d'elle.
l'inspiré.
Ah ! c'est ce que je fais , et vous ne m' écoutez pas. Mais que
dites- vous dos prophéties?
LE RAISONNEUR.
Je dis premièrement que je n'ai pas plus entendu de prophéties
que je n'ai vu de miracles. Je dis de plus qu'aucune prophétie ne
saurait faire autorité pour moi.
l'inspiré.
Satellite du démon ! et pourquoi les prophéties ne font-elles pas
autorité pour vous ?
LE RAISONNEUR.
Parce que , pour qu'elles la fissent , il faudrait trois choses dont
le concours est impossible; savoir, que j'eusse été témoin de la pro-
phétie, que je fusse témoin de révénement, et qu'il me fût dé-
montré que cet événement n'a pu cadrer fortuitement avec la
l)rophelie;car, fùt-elle plus précise, plus claire, plus lumineuse
qu'un axiome de géométrie, puisque !a clarté d'une prédirtiiH»
LIVRE IV. 36(
faite au liasaid n'en rend pas raccomplissetnenl impossible, cet ac-
complissement , quand il a lieu , ne prouve rien à la rigueur pour
celui qui l'a prédit.
Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues preuves surnatu-
relles, vos miracles, vos prophéties. A croire tout cela sur la foi
d'autrui, et à soumettre à l'aulorité des hommes l'autorité de
Dieu priant à ma raison. Si les vérités éternelles que mon es-
prit conçoit pouvaient souffrir quelque atteinte , il n'y aurait
plus pour moi nulle espèce de certitude; et, loin d'être sur que
vous me parlez de la part de Dieu , je ne serais pas même assuré
qu'il existe.
Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce n'est pas tout.
Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et s'excluent
niuluellemenl , une seule est la bonne, si tant est qu'une le -soit.
Pour la reconnaître, il ne suffit pas d'en examiner une, il faut
les examiner toutes ; et , dans quelque matière que ce soit , on
ne doit point condamner sans entendre ' ; il faut comparer les
objections aux preuves ; il faut savoir ce que chacun oppose aux
autres, et ce qu'il leur répond. Plus un .sentiment nous parait dé-
montré, plus nous devons chercher sur quoi tant d'hommes se fon-
dent pour ne pas le trouver tel. Il faudrait être bien simple pour
croire qu'il suffit d'entendre les docteurs de son parti, pour s'ins-
Iruire des raisons du parti contraire. Où sont les théologiens qui
«e piquent de bonne foi ? où sont ceux qui, pour réfuter les raisons
de leurs adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun
brille dans son parti ; mais tel au milieu des siens est tout fier de
•es preuves, qui ferait un fort sot personnage avec ces mêmes preu-
ws parmi des gens d'un autre parti. Voulez vous vous instruire
ilins les livres ; quelle érudition il faut acquérir ! que de langues
il faut apprendre ! que de bibliothèques il faut feuilleter ! quelle
immense lecture il faut faire ! Qui me guidera dans le choix .' Dif-
» Pliitari^ue raf>(>orte que Iw stoTciciu, entre autres bizarres pradokcs ,
•OQtcnaienl que , d.iru un Jugetn-^nt contradictoire, il dtait inutile d'en-
Imdrv les deux parties -. car, disaient-ils , ou le premier a prouvé «on dire .
tm il ne la [ws prouvr*; «il la prouvé, tout est dit , et la partie adverse
énlt être condamnée ; Vil ne l'a pas prouvé , il a tort . et doit être débouté.
* prouve qun la uiéthode de tous crux qui admettent une révélation
Ctdnsive n"*i.ml>le tx^.iucoup h crile de ces »ti>ici«»n«. .Sitôt que cliarini
IK^nd avoir seul raiv^n , pour choisir entre tant d»- partis, il les faut
toq» écouter . ou l'on r«t Injust»».
«01 s«. — Knu* ai
361 EMILE.
Gciicment trouvera-t-on dans un pays les meiHeurs livres du parti
contraire, à plus forte raison ceux de tous les partis : quand on
les trouverait , ils seraient bientôt réfutés. L'absent a toujours
tort, et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent aisé-
ment les bonnes exposées avec mépris. D'ailleurs souvent rien
n'est plus trompeur que les livres, et ne rend moins fidèlement les
sentiments de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu juger
de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes trouvé
loin de compte après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que
la doctrine avec laquelle on répond aux protestants n'est point celle
qu'on enseigne au peuple , et que le livre de Bossuet ne ressem-
ble guère aux instructions du prône *. Pour bien juger d'une reli-
gion , il ne faut pas l'étudier dans les livres de ses sectateurs , il
faut aller l'apprendre chez eux ; cela est fort différent. Chacun a
ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés, qui font
l'esprit de sa croyance , et qu'il y faut joindre pour en juger.
Combien de grands peuples n'impriment point de livres et ne
lisent pas les nôtres ! Comment jugeront-ils de nos opinions ? com-
ment jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous mépri-
sent** ; et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur
manque, pour nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans
quel pays n'y a-t-il pas des gens sensés , des gens de bonne foi ,
d'honnêtes gens , amis de la vérité , qui , pour la professer, ne
cherchent qu'à la connaître.' Cependant chacun la voit dans son
culte , et trouve absurdes les cultes des autres nations : donc ces
cultes étrangers ne sont pas si extravagants qu'ils nous semblent ,
ou la raison que nous trouvons dans les nôtres ne prouve rien.
Nous avons trois principales religions en Europe. L'une admet
une seule révélation, l'autre en admet deux, l'autre en admet
trois. Chacune déteste , maudit les deux autres , les accuse d'a-
veuglement, d'endurcissement, d'opiniâtreté, de mensonge. Quoi
homme impartial osera juger entre elles , s'il n"a premièrement
bien pesé leurs preuves, bien écoulé leurs raisons ? Celle qui n'ad-
• [Ce livre de Bossuet est l'Exposition de la doctrine de P Église catholi-
que , réimprimée plus de vingt fois , et tradnitP dans tontes les langm's de
l'Europe. La meilleure édition est celle de labW Lenucux, av«-c des note»
et la version latine do l'abbé Fleury (1761, in-li).) Ac/e de M. Pftilain.
'* [Vab. ... mcpriscHt : ils ne savent pas nos misons, nous ne savons
ptis les leurs, et...]
LIVRE IV. 363
met qu'une révélation est la plus ancienne, et parait la plus siire ;
.'elle qui en adn)et trois est la plus moderne, et parait la plus con-
(luente ; celle qui en admet deux , et rejette la troisième , peut
ien être la meilleure , mais elle a certainement tous les préjugés
intre elle; l'inconséquence saute aux yeux.
Dans les trois révélations , les livres sacrés sont écrits en des
langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n'enten-
dent plus l'hébreu, les chrétiens n'entendent ni l'hébreu ni le grec ;
les Turcs ni les Persans n'entendent point l'arabe ; et les Arabes
modernes eux-raOmes ne parlent plus la langue de .Mahomet. Ne
voilà-t-il pas une manière bien simple d'instruire les hommes , de
leur parler toujours une langue qu'ils n'entendent point ! On tra-
duit ces livres, dira-t-on. Belle réponse ! Qui m'assurera que ces
livres sont fidèlement traduits , qu'il est même possible qu'ils le
soient? et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes , pour-
quoi faut-il qu'il ait besoin d'interprète.'
Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé de sa«
voir soit enfermé dans des livres , et que celui qui n'est à portée
ni de ces livres ni des gens qui les entendent soit puni d'une igno-
rance involontaire. Toujours des livres ! quelle manie! Parce que
l'Europe est pleine de livres , les Européens les regardent comme
indispensables , sans songer que , sur les trois quarts de la terre ,
on n'en a jamais vu. Tous les livres n'ont-ils pas été écrits par des
hommes? Comment donc l'homme en aurait-il besoin pour con-
naître ses devoirs ? et quels moyens avait-il de les connaître avant
que ces livres fussent faits ? Ou il apprendra ses devoirs de lui-
même , ou il est dispensé de les savoir.
Nos catholiques font grand bruit de l'autorité de l'Église ; mais
<iuc gagnent-ils à cela, s'il leur faut un aussi grand appareil de
preuves pour établir cette autorité , qu'aux autres sectes pour éta-
blir directement leur doctrine ? L'Église décide que l'Église a droit
(le décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée ] Sortez de
l't , vous rentrez dans toutes nos discussions.
Counai»sez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine
d'examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux ? Si
quelques-uns en ont vu quelque chose , c'est dans les livres des
hrétiens. Bonne manière de s'instruire des raisons de leurs ad-
^ ersaires ! Mais commeut faire ? Si quelqu'un osait publier parmi
364 EMILE.
nous des livres où l'on favoriserait ouvertement le judaïsme *.
nous punirions l'auteur, l'éditeur, le libraire. Celte police est
commode et sûre pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfult r
des gens qui n'osent parler '.
Ceux d'entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs
ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre
discrétion ; la tyrannie qu'on exerce envers eux les rend craintifs ;
ils savent combien peu l'injustice et la cruauté coulent à la charité
chrétienne : qu'oseront-ils dire sans s'exposer à nous faire crier au
blasphème.^ L'avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches
pour n'avoir pas torl. Les plus savanls, les plus éclairés sont tou-
jours les plus circonspects. Vous convertirez quelque misérable ,
payé pour calomnier sa secte ; vous ferez parler quelques vils fri-
piers , qui céderont pour vous llatter ; vous triompherez de leur
ignorance ou de leur lâcheté , tandis que leurs docteurs souriront
en silence de rotre ineplie. Mais croyez-vous que dans des lieux
où ils se sentiraient en sùrelé l'on eût aussi bon marché d'eux?
En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du
Messie se rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d'Amster-
dam, il est tout aussi clair qu'elles n'y ont pas le moindre rapport.
Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu'ils
n'aient un élat libre , des écoles , des universités , où ils puissent
parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons sa-
voir ce qu'ils ont à dire.
A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n'o-
sons dire les nôtres; là c'est notre tour de ramper. Si les Turcs
exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point , le
même respect que nous exigeons pour Jésus-Christ des Juifs, qui
n'y croient pas davantage , les Turcs ont-ils tort .' avons-nous rai-
son ? Sur quel principe équitable résoudrons-nous celle question?
Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni mahomé-
" [Vab. ... des livres oit l'on nfflrmerail, oii l'on s'ef/orcerait de prou-
rrr que Jésus Christ n'est pas le Messie]
' Entre mille faits connusen voici nn (|ui na |vis besoin de cominentnire.
Dnn» le seijii^me sii^cle, les théologiens c^itlioliques ayant contiamné au
fiMi tons les livres des Juifs , sans distinction , lilUistrc et sa>ant Heiicblin ,
constiltt' sur cette affaire, s'en attira de terribles qui faillirent le jHîrtlre ,
|ioiu' avoir seulement <îté d'avis (|u'on pouvait conserver ceux de ces livres
(|ui ne faisaient rien contre le christianisme , et qui traitaient do matières
indifférentes à la religion.
LIVKE IV. 365
itns, m chrétiens; et combien de millions d'hommes n'ont jamais
oui parler de Moïse , de Jésus-Christ , ni de Mahomet ! On le nie ;
n soutient que nos missionnaires vont partout. Cela est bientôt
t. Mais vont-ils dans le cœur de l'Afrique, encore inconnu, et
1 jamais Européen n'a pénétré jusqu'à présent ? Vont-ils dans la
irtarie médilcrranée suivre achevai les hordes ambulantes, dont
1 iroais étranger n'approche, et qui, loin d'avoir oui parler du pape,
connaissent ii peine le grand lama? Vont-ils dans les continents
immenses de l'Amérique, où des nations entières ne savent pas
I iicorc que des peuples d'un autre monde ont mis les pieds dans
leur? Vonl-ilsau Japon, dont leui-s manœuvres les ont fait chas-
r pour jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont connus des gc-
rations qui naissent que comme des intrigants rusés, venus avec
un zèle hypocrite pour s'emparer doucement de l'empire ? Vont-
ils dans les harems des princes de l'Asie annoncer l'Évangile à des
milliers de pauvres esclaves? Qu'ont fait les femmes de cette
partie du monde, pour qu'aucun missionnaire ne puisse leur prê-
cher la foi ? Iront-elles toutes en enfer, pour avoir été récluses?
Quand il serait vrai que l'Évangile est annoncé par toute la
terre, qu'y gagnerait-on ? La veilledujourquele premier mission-
naire est arrivé dans un pays , il y est sûrement mort quelqu'un
qui n'a pu l'entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quel-
<iu un-la ? N'y cùt-il dans tout l'univers qu un seul homme à qui
l'oa n'aurait jamais précné Jésus-Christ, l'olyection serait aussi
iorle Dour ce seul homme que pour le quart du genre humain.
Quand les ministres de l'Évangile se sont fait entendre aux peu-
ples éloignés, que leur ont-ils dit qu'on put raisonnablement ad-
loettrc sur leur parole , et qui ne demandât pas la plus exacte véri-
fication ? Vous m'annoncez un Dieu né et mort , il y a deux mille
ans , à l'autre extrémité du monde , dans je ne sais quelle petite
Tille ; et vous me dites que tous ceux qui n'auront point cru à ce
mystère seront damnes. Voilà des choses bien étranges pour les
woire si vile, sui- la seule autorite d'un homme que je ne connais
point ! Pourquoi votre Dieu a-l-il fait arriver si loin de moi les évé-
nements dont il voulait m'obliger d'être instruit? Est-ce un crime
d'ignorer ce qui se passe aux antipodes ? Puis-jc deviner qu'il y a
eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu et une ville de Jé-
rusalem? Autant vaudrait m'obliger de savoir ce qui se fait dans
la lune. Vous venez , dites-vous, mernppmulre ; mais pourquoi
31.
366 EMILE.
n'étes-vous pas venu l'apprendre à mon père? ou [wurquoi dam-
nez-vous ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien su? Doil-il
être cterncilcment puni de voire paresse, lui qui était si bon , si
bienfaisant , et qui ne cherchait que la vérité ? Soyez de bonne foi,
puis mcltez-vous à ma place : voyez si je dois , sur votre seul té-
moignage , croire toutes les choses incroyables que vous me dites,
et concilier tant il'iiijustices avec le Dieu juste que vous m'annon-
cez. Laissez-moi , de grâce , aller voir ce pays lointain où s'opérè-
rent tant de merveilles inouïes dans celui-ci * ; que j'aille savoir
pourquoi les habitants de cette Jérusalem ont traité Dieu comme un
brigand. Ils ne l'ont pas, dites-vous , reconnu pour Dieu. Que fe-
rai-je donc , moi qui n'en ai jamais entendu parler que par vous ?
Vous ajoutez qu'ils ont été punis, dispersés, opprimés, asservis;
qu'aucun d'eux n'approche plus de la même ville. Assurément ils
ont bien mérité tout cola ; mais les habitants d'aujourd'hui , que
disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs? Ils le nient, ils ne
reconnaissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc lais-
ser les enfants des autres.
Quoi ! dans cette même ville où Dieu est mort , les anciens ni
les nouveaux habitants ne l'ont point reconnu, et vous voulez que
je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après, à deux mille
lieues de là ! Ne voyez-vous pas qu'avant que j'ajoute foi à ce livre
que vous appelez sacré , et auquel je ne comprends rien , je dois
savoir par d'autres que vous quand et par qui il a été fait , comment
il s'est conservé , comment il vous est parvenu , ce que disent
dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent , quoiqu'ils
sachent aussi bien que vous tout ce que vous m'apprenez? Vous
sentez bien qu'il faut nécessairement que j'aille en Europe , en
Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même: il faudrait que
je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.
Non-seulement ce discours mo parait raisonnable , mais je sou-
tiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi , et
renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification des
preuves , veut se dépêcher de l'instruire et de le baptiser. Or , je
* [Vah. ... aller voir ce merveilleux pays où les vierges accouchent,
où les dieux vaisscnl , mangent , souffrent et meurent : que faille,., —
Cette variante, ainsi ([ne celle qu'on a vue ci-devant. p."«se Sfi4 , existe en
effet tlans le manuscrit autographe, mais ratun'e par l'auteur. »|iii l'a rem-
placée par une locon nouvelle , Icllc (pielle est ici , et telle qu'elle se troinc
dans toulcs les ddilions antérieures h celle de 1801.] Xole de M. Prdinh,
LIVRE IV :>«,-
(ioatiens qu'il n'y a pas de révélatipn contre laquelle les mêmes olt-
jections ou d'autres équivalentes n'aient autant et plus de force
que contre le christianisme *. D'où il suit que s'il n'y a qu'une re-
ligion véritable , et que tout homme soit obligé de la suivre sous
peine de damnation , il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les
approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où elles sont
établies. Nul n'est exempt du premier devoir de l'homme , nul n'a
droit de se fier au jugement d'autrui. L'artisan qui ne vit que de
son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate
et timide , l'infirme qui peut à peine sortir de son lit , tous , sans
exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, par-
courir le monde : il n'y aura plus de peuple fixe et stable ; la terre
entière ne sera couverte que de pèlerins allant à grands frais, et
avec de longues fatigues , vérifier , comparer , examiner par eux-
mêmes les cultes divers qu'on y suit. Alors adieu les métiers, les
arts, les sciences humaines, et toutes les occupations civiles : il ne
peut plus y avoir d'autre étude que celle de la religion : à grand'-
peine celui qui aura joui de la santé la plus robuste , le mieux em-
ployé son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus d'années,
saura-t-il , dans sa vieillesse , à quoi s'en tenir ; et ce sera beau-
coup s'il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre.
Voulez-vous mitiger cette méthode , et donner la moindre prise
à l'autorité des hommes : à l'instant vous lui rendez tout; et si le
Bis d'un chrétien fait bien de suivre , sans un examen profond
et impartial , la religion de son père , pourquoi le fils d'un Turc
ferait-il mal de suivre de même la religion du sien **? Je défie tous
les intolérants de répondre à cela rien qui contente un homme
sensé.
Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu injuste,
et punir les innocents du péché de leur père , que de renoncer à
leur barbare dogme. Les autres se tirent d'affaire en envoyant
obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance in»
*[M. Petitain fait reinar<|iier (|ae ces inots, ou d'autres iquivalentet ,
M sont ni d»H le manuscrit autogra{ibe, ni dans aucune des éditions an-
térieares à l'édition de Genève.]
** i\'k%. ... la ralijion du tien? ConUiien d'hommes sont à Rome très-
bons catholiques , qui , parla même raison , seraient très-bons musul-
imuif s'ils/ussent nés a la Mecque! et réciproquement , que d'honnêtes
gens sont très-bons Turcs en Asie, qui seraient très-bons chrétiens
parmi noiM.I
.168 EMILE.
vincible, aurait vécu moraleraeiitbien. La belle invention que cet
ange ! Non contents de nous asservir à leurs machines , ils mettent
Dieu lui-racrae dans la nécessité d'en employer.
Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent l'orgueil et l'intolé-
rance , quand chacun veut abonder dans son sens , et croire avoir
raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends à té-
moin ce Dieu de paix que j'adore et que je vous annonce , que tou-
tes mes recherches ont été sincères ; mais voyant qu'elles étaient,
qu'elles seraient toujours sans succès , et que je m'abimais dans
un océan sans rives , je suis revenu sur mes pas , et j'ai resserré
ma foi dans mes notions primitives. Je n'ai jamais pu croire que
Dieu m'ordonnât , sous peine de l'enfer , d'être si savant. J'ai donc
refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux ,
c'est celui de la nature. C'est dans ce grand et sublime livre que
j'apprends à servir et à adorer son divin auteur. Nul n'est excusa-
ble de n'y pas lire , parce qu'il parle à tous les hommes une langue
intelligible à tous les esprits. Quand je serais né dans une lie dé-
serte , quand je n'aurais point vu d'autre homme que moi , quand
je n'aurais jamais appris ce qui s'est fait anciennement dans un
coin du monde; si j'exerce ma raison, si je la cultive, si j'use
bien des facultés immédiates que Dieu me donne , j'apprendrai de
moi-même à le connaître , à l'aimer, à aimer ses œuvres, à vou-
loir le bien qu'il veut, et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs
sur la terre. Qu'est-ce que tout le savoir des hommes m'apprendra
de plus.'
A l'égard de la révélation, si j'étais meilleur raisonneur ou mieux
instruit, peut-élro sentirais-je sa vérité, son utilité pour ceux qui
ont le bonheur de la reconnaître ; mais si je vois en sa faveur des
preuves que je ne puis combattre , je vois aussi contre elle des
objections que je ne puis résoudre. II y a tant de raisons solides
pour et contre , que , ne sachant à quoi me déterminer , je ne Tad-
mcts ni ne la rejette ; je rejette seulement l'obligation de la recon-
naître , parce que cette obligation prétendue est incompatible avec
la justice de Dieu , et que, loin de lever par là les obstacles au sa-
lut , il les eût multipliés , il les eût rendus insurmontables pour la
plus grande partie du genre humain. A cela pK's , je reste sur ce
point dans un doute respectueux. Je n'ai pas la présomption de mo
croire infaillible : d'autres hommes ont pu décider ce qui me sem-
ble indécis ; je raisonne pour moi, et non pas pour eux ; je ne les
LlM'.t IV. 363
blâme ni ne les imite : leur jugement peut être meilleur que le mien ;
mais il n'y a pas de ma faute si ce n'est pas le mien.
Je vous avoue aussi que la majesté des Écritures m'étonne ,
i sainteté de l'Évangile parle à mon rxEur *. Voyez les livres des
nilosophes avec toute leur pompe; qu'ils sont petits près de celui-
: L ' Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'ou-
vrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne
il qu'un homme lui-même? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou
, ;in ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté dans ses
mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle éiéva-
liondans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours !
quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses
r-ponses! quel empire sur ses passions ! Où est l'homme , où est le
.;e qui sait agir , souffrir et mourir sans faiblesse et sans osten-
ùilion? Quand Platon peint son juste imaginaire ' couvert de tout
l'opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu , il peint
trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si frappante , que
tous les Pères l'ont sentie , et qu'il n'est pas possible de s'y trom-
per *'. Quels préjugés, quel aveuglement *** ne faut-il point avoir
pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ? Quelle
distance de l'un à l'autre 1 Socrale , mourant sans douleur, sans
ignominie , soutint aisément jusqu'au bout son personnage ; et si
celle facile mort n'eut honoré sa vie , on douterait si Socrate ,
avec tout son esprit, fut autre chose qu'un sophiste. Il inventa,
dit-on , la morale ; d'autres avant lui l'avaient mise en pratique :
il ne Gt que dire ce qu'ils avaient fait , il ne fit que mettre en le-
çons leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrato
eut dit ce que c'était que justice ; Léonidas était mort pour son
pays avant que Socrale eut fait un devoir d'aimer la patrie; Sparte
* [Vil. Je vaut avoue aussi que la tainletède l'Évangile est un argu-
ment qui parle à mon caur , elauquclf aurais mime regret de trouver
quelque bonne réponse, f'oyez les livres ]
'DeRop.. lili. «.
•• [Cette resxrmtilanre cst\c n'sultat généra! des deux premiers livres oh
dialogues du traité de Platon , intitulé /><f /a république. Lepassaf;ele
pins reinar<|ual>le à cesitjct est celui ([u'il met dans la bouche de son ad ver-
Mire.
Quant aux p<ïres de l'Éslise dont il est question ici , voyez entre autres
laint Justin {.4pologia prima, n* 3), et saint Clément d'Alexandrie
( Stromala , lib. lY,.] Note de M. Pelilain.
*** ... Vil. Quel aveuglement ou quelle mauvaise foi nt.,.']
370 EMILE.
était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété; avant qu'il
eut défini la vertu , la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais
où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure
dont lui seul a donné les leçons et l'exemple'? Du sein du plus
furieux fanatisme la plushaute sagesse se lit entendre, et la simpli-
cité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples.
La mort de Socrate , philosophant tranquillement avec ses amis ,
est la plus douce qu'on puisse désirer ; celle de Jésus expirant
dans les tourments , injurié , raillé , maudit de tout un peuple , est
la plus horiible qu'on puisse craindre. Socrate prenant la coupe
empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus ,
au milieu d'un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés.
Oui , si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage , la vie et la mort
de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que l'histoire de l'Évangile
' est inventée à plaisir .' Mon ami, ce n'est pas ainsi qu'on invente ; et
les faits de Socrate , dont personne ne doute , sont moins attestés
que ceux de Jésus-Christ. Au fond, c'est reculer la difficulté sans
la détruire ; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d'ac-
cord * eussent fabriqué ce livre , qu'il ne l'est qu'un seul en ait
fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ni ce ton,
ni cette morale ; et l'Évangile a des caractères de vérité si grands,
si frappants , si parfaitement inimitables, que l'inventeur en se-
rait plus étonnant que le héros **. Avec tout cela, ce même Évan-
gile est plein de choses incroyables , de choses qui répugnent à
la raison , ef qu'il est impossible à tout homme sensé de conce-
voir ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradic-
tions? Être toujours modeste et circonspect , mon enfant; res-
pecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter ni comprendre , et
s'humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité.
'Voyez, dans le discours sur la Montagne, le parallèle qu'il fait IiU-
rai^me de la morale de Moïse à la sienne. SUtth. , cap. 5 , vers. 2t
et seq.
' [Var. ,..que quatre Jumimes d'accord... — A la suite de ces mots est une
note ainsi conçue : Je veux bien n'en pas compter davantage, parce qtu
leurs quatre livres sont les seules vies de Jésus-Christ qui nous sont
restées du graud nombre qui avaient été écrili:<!.]
♦» [Dans une lettre à M. de ♦**, datée de t76'J , Rousseau revient encore
sur ce parallèle (;tal)li par lui entre. Jésus et Socrate : et ne supposant aucun
caractère divin ni mission surnaturelle au sage lu'hreu, t|u' il oppose de
nouveau au sage grec , il présoiUe sur les vues et la conduite du premier
des considérations loiiles iionvellf*. Vmez l.t Corrfspoiuianr.-.^ \<>t,- d,- M.
Petitaiu.
LIVRE IV. 371
Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ; mais ce scep-
ticisme ne m'est nullement pénible , parce qu'il ne s'étend pas aux
points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé sur les
principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de
mon cœur ; je ne cherche à savoir que ce qui importe à ma con-
duite. Quant aux dogmes qui n'influent ni sur les actions ni sur la
morale , et dont tant de gens se tourmentent , je ne m"en mets
nullement en peine. Je regarde toutes les religions particulières
comme autant d'institutions salutaires qui prescrivent dans cha-
que pays une manière uniforme d'honorer Dieu par un culte public,
et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat , dans le
gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelque autr»
cause locale qui rend l'une préférable à l'autre , selon les temps et
les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu conve- ^
nablement. Le culte essentiel est celui du cœur. Dieu n'en rejette •
point l'hommage quand il est sincère, sous quelque forme qu'il
lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au service de
l'Église , j'y remplis avec toute l'exactitude possible les soins qui
me sont prescrits , et ma conscience me reprocherait d'y manquer
volontairement en quelque point. Après un long interdit , vous sa-
vez que j'obtins, par le crédit de M. de Mellarède , la permission
de reprendre mes fonctions pour m'aider à vivre. Autrefois je di-
sais la messe avec la légèreté qu'on met à la longue aux cho .es les
plus graves, quand on les fait trop souvent ; depuis mes nouveaux
principes, je la célèbre avec plus de vénération : je me pénètre de
la majesté de l'Être suprême , de sa présence , de l'insuftisance de
l'esprit humain, qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son auteur.
En songeant que je lui porte les vœux du peuple sous une forme
prescrite , je suis avec soin tous les rites ; je récite attentivement ;
je m'applique à n'omettre jamais ni le moindre mot ni la moindre
cérémonie : quand j'approche du moment de la consécration, je
mo recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu'exige
rtjiiise et la grandeurdu sacrement; je tache d'anéantir ma raison
devant la suprême Intelligence ; je me dis. Qui es-tu pour me-
surer la puissance intinie ? Je prononce avec resi)ect les mots .sa-
r.imentaux , et je donne à leur effet toute la foi qui dépend de
moi. Quoi qu'il en soit de ce mystère inconcevable , je ne crains
pas qu'au jour du jugement je sois puni pour l'avoir jamais pro-
fané dans mon cœur.
3^2 KMlLl-:.
Honoré du ministère sacré , quoique dans le dernier rang , je ne
ferai ni ne dirai jamais rien qui me rende indigne d'en remplir les
sublimes devoirs. Je prêcherai toujours la veilu aux hommes , je
les exhorterai toujours à bien faire ; et , tant que je pourrai , je
leur en donnerai l'exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre
la religion aimable ; il ne tiendra pas à moi d'affermir leur foi dans
les dogmes vraiment utiles, et que tout homme est oblige de croire :
mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le dogme cruel de
l'intolérance; que jamais je les porte à détester leur prochain , à
dire à d'autres hommes , Vous serez damnés ; à dire , Hors de
rÉglise, point de salut ' ! Si j'étais dans un rang plus remarquable,
celte réserve pourrait m'attirer des affaires; mais je suis trop
petit pour avoir beaucoup à craindre , et je ne puis guère tomber
plus bas que je ne suis. Quoi qu'il arrive, je ne blasphémerai point
contre la justice divine, et ne mentirai point contre le Saint-
Esprit.
J'ai longtemps ambitionné l'honneur d'être curé ; je l'ambitionne
encore , mais je ne l'espère plus. Mon bon ami , je ne trouve rien
de si beau que d'être curé. Un bon curé est un ministre de bonté ,
comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un curé n'a
jamais de mal à faire : s'il ne peut pas toujours faire le bien par
lui-même , il est toujours à sa place quand il le sollicite , et sou-
vent il loblient quand il sait se faire respecter. Oh ! si jamais dans
nos montagnes j'avais quelque pauvre cure de bonnes gens à des-
servir, je serais heureux ; car il me semble que je ferais le bon-
heur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches , mais je
l)artagerais leur pauvreté; j'en ôtcrais la flétrissure et !é mépris, plus
insupportable que l'indigence. Je leur ferais aimer la concorde el
l'égalité , qui chassent souvent la misère , et la font toujours sup-
porter. Quand ils verraient que je ne serais en rien mieux qu'eux ,
et que pourtant je vivrais content , ils apprendraient à se conso-
ler de leur sort et à vivre contents comme moi. Dans mes inslruc-
' Le ilevoir de suivre et daimer la rclision de son pays ne s'étoiul pas
Jus(|u'aux dogmes contraires .i la bonne morale, telsipie celui de l'intolé-
rance. (>'estce dosme horrible i|ui arme les hommes les uns contre les
autres, et les rend tous ennemis du genre humain. La distinction entre la
tolérance civile et la tolérance tliéologiiiuc est puérile et vainc. Ces deux
tolérances sont inséparables, et l'on ne |>cut admettre l'une sans l'autre.
Des anges même ne vivraient pas en paix avec des hommes (piils regar-
der.iient comme les ennemis (i- Dieu.
LIVRE IV 37â
tions je m'allacherais moins à l'esprit de l'Église qu'à l'esprit de
rÉvangile , où le dogme est simple ot la morale sublime , où l'on
voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d'œuvres de charité.
Avant de leur enseigner ce qu'il faut faire , je m'efforcerais tou-
jours dt le pratiquer, aQn qu'ils vissent bien que tout ce que je leur
dis je le pense. Si j'avais des protestants dans mon voisinage ou
dansiâa paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais parois-
siens en tout ce qui lient à la charifé chrétienne ; je les porterais
tous également à s'entr'aimer, à se regarder comme frères, à res-
pecter toutes les religions, et à vivre en paix chacun dans la sienne.
Je pense que solliciter quelqu'un de quitter celle où il est né, c'est
le solliciter de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En
attendant de plus grandes lumières , gardons l'ordre public ; dans
tous pays respectons les lois, ne troublons point le culle qu'elles
prescrivent: ne portons point les citoyens à la désobéissance;
car nous ne savons point certainement si c'est un bien pour eux
de quitter leurs opinions pour d'autres , et nous savons très-cer-
tainement que c'est un mal de désobéir aux lois.
Je viens , mon jeune ami , de vous réciter de bouche ma pro-
fession de foi telle que Dieu la lit dans rnon cœur : vous êtes le
premier à qui je l'ai faite; vous êtes le seul peul-éire à qui je la
ferai jamais. Tant qu'il reste quelque bonne croyance parmi les
hommes , il ne faut point troubler les âmes paisibles , ni alarmer
h foi des simples par des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre, et
qui les inquiètent sans les éclairer. Mais quand une fois tout est
ébranlé , on doit conserver le tronc aux dépens des branches. Les
tooscienees agitées, incertaines , presque éteintes , et dans l'étal
OÙ j'ai vu la vôtre , ont besoin d cire affermies et réveillées ; et ,
pour les rétablir sur la base des vérités étemelles, il faut achever
#arracher les piliers flottants auxquels elles pensent tenir encore.
Vous êtes dans l'âge critique où l'esprit s'ouvre à la certitude ,
0Ù le cœur reçoit sa forme et son caractère , et où l'on se déler-
ttine pour toute la vie, soit en bien , soit en mal. Plus tard , la
nbstance est durcie , et les nouvelles empreintes ne mar<|uenl
pins. Jeune homme , recevez dans votre âme encore flexible le
■ Mchet de la vérité. Si j'étais plus sur de moi-même , j'aurais pris
•VecTOus un ton dogmatique et décisif : mais je suis homme ,
^Dorant , sujet à l'erreur; que pouvais-je faire? Je vous ai ou-
♦frt mon caeur sans réserve : ce que je tiens pour sur , je vous
374 EMILE.
l'ai donné pour tel ; i^' vous ai donné mes doutes pour des doutes ,
mes opinions pour des opinions ;je vous ai dit mes raisons de dou-
ter et de croire. Maintenant c'est à vous de juger ; vous avez pris
du temps ; cette précaution est sage, et me fait bien penser de
vous. Commencez par mettre votre conscience en état de vouloir
être éclairée. Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous
(le mes sentiments ce qui vous aura persuadé ; rejetez le ■rcsie.
Vous n'êtes pas encore assez dépravé par le vice pour risquer ilc
mal choisir. Je vous proposerais d'en conférer entre nous ; mais
sitôt qu'on dispule, on s'échauffe ; la vanité, l'obstination s'en
mêlent ; la bonne foi n'y est plus. Mon ami , ne disputez jamais ;
car on n'éclaire par la dispute ni soi ni les auties. Pour moi, ce
n'est qu'après bien des années de méditation que j'ai pris mon
parti : je m'y liens; ma conscience est tranquille , mon cœur est
content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes
sentiments, je n'y porterais pas un plus pur amour de la vérité ;
et mon esprit, , déjà moins actif , serait moins en état de la con-
naître. Je resterai comme je suis , de peur qu'insensiblement le
goût de la contemplation , devenant une passion oiseuse, ne m'at-
tiédit sur l'exercice de mes devoirs , et de peur de retomber dans
mon premier pyrrhonisme , sans retrouver la force d'en sortir.
Plus de la moitié de ma vie est écoulée; je n'ai plus que le temps
qu'il me faut pour en mettre à prolit le reste, et pour effacer mes
erreurs par mes vertus. Si Je me trompe, c'est malgré moi. Celui
cjui lit au fond de mon cœursait bien que je n'aime pas mon aveu-
glement. Dans l'impuissance de m'en tirer par mes propres lu-
mières, le seul moyen qui me reste pour en sortir est une bonne
vie; et si des pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants i»,
Abraham , tout homme a droit d'espérer d'être éclairé lorstpi'ifc
s'en rend digne.
Si mes réflexions vous amènent à penser comme je pense, qu«^
mes sentiments soient les vôtres, et que nous ayons la même proj
fession de foi , voici le conseil que je vous donne : N'exposeÇ
plus votre vie aux tentations de la misère et du désespoir , ne bk
traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers, et cessez d^
manger le vil pain de l'aumône. Retournez dans votre |>atrioK
reprenez la religion de vos pères , suivez-la dans la sincérité d9{
votre cœur , et ne la quittez plus : elle est très-simple et trè*
■aintc ;je la crois de toutes les relisions qui sont sur la terre celte
LiVRE IV. 375
dont la morale est la plus pure, et dont la raison se contente le
mieux. Quant aux frais du voyage , n'en soyez point en peine , on
y pourvoira. Ne craignez pas non plus la mauvaise honte d'un re-
tour humiliaut; il faut rougir de faire une faute, et non de la ré-
parer. Vous êtes encore dans l'âge où tout se pardonne , mais où
l'on ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter
votre conscience , mille vains obstacles disparaîtront à sa voix.
Vous sentirez que , dans l'incertitude où nous sommes , c'est
une inexcusable présomption de professer une autre religion que
celle où l'on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincère-
ment colle qu'on professe. Si l'on s'égare, on s'ôte une grande
excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera- t-il pas plu-
lot l'erreur où l'on fut nourri , que celle qu'on osa choisir soi-
même ?
Hou nis , tenez votre àme en état de désirer toujours qu'il y
ait un Dieu , et vous n'en douterez jamais. Au surplus , quelque
parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de
la religion sont indépendants des institutions des hommes; qu'un
cœur juste est le vrai temple de la Divinité ; qu'en tout pays et
dans toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain
comme soi-même , est le sommaire de la loi ; qu'il n'y a point de
religion qui dispense des devoirs de la morale ; qu'il n'y a de
vraiment essentiels que ceux-là ; que le culte intérieur est le pre-
mier de CCS devoirs, et que sans la foi nulle véritible vertu
n'existe.
Fuyez ceux qui, sou& prétexte d'expliquer la nature, sèment
dans les coeurs des hommes de désolantes doctrines , et ilont le
scepticisme appiiont est cent fois plus aftirmalif et plus dogma-
tique (jiie le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain pré-
texte qu'eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi , ils nous
soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes , et
prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les
inintelligibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination.
Du rcate , renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que
les hommes respectent , ils otent aux affligés la dernière conso-
lation do leur misère , aux puissants et aux riches le seul frein de
icurs passions ; ils arrachent du fond des cteurs le remords du
irime , l'espoir de la vertu , et se vantent encore d'être les bien-
faiteurs du genre humain. Jamais , diseot-ils , la Térité n'est nui-
376 EMILE.
sible aux hommes. Je le crois comme eux , et c'est, à mon
avis, une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vé-
rité '.
' Les deux partis s'attaquent réciproquement par tant de sophismes, qne
ce serait une entreprise immense et téméraire de vouloir les relever tous;
c'est déjà beauconp d'en noter quelques-uns à mesure qu'ils se présentent.
Un des plus familiers au parti pliilosopliiste est d'opposer un peuple sup-
posé de l)ons philosophes à un |)euple de mauvais chrétiens; comme si un
peuple de vrais philosoiihcs était plus facile à faire qu'un peuple de vrais
chrétiens? Je ne sais si , parmi les individus, l'un est plus facile à trouver
que l'autre ; mais je sais bien qne , dès qu'il est (luestion de peuples , il en
faut supposer qui abuseront de la ])hilosophie sans religion , comme les
nôtres abusent de la religion sans philosophie ; et cela me parait changer
beaucoup l'état de la question,
Bayle a très-bien ()rou\é ([ue le fanatisme est plus pernicieux ([ue l'athéis-
me, et cela est incontestable; mais ce qu'il n'a eu garde de due, et qui
n'est pas moins vrai, c'est ipie le fanatisme, ({uoique sanguinaire et cruel,
est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l'homme , qui
lui fait mépriser la mort, qui lui dotme un ressort prodigieux , et qu'il ne
faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus ; au lieu (lue
l'irréligion, et en général l'esprit raisonneur et philosophique, attaque à la
vie, efféminé, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse
de l'intérêt particulier, dans r.ibjcction du »noi humain, et sape ainsi à
petit bruit les vrais fondements de toute société; car ce que les intérêts
particuliers ont de couuuun est si peu de chose, qu'il ne balancera jamais
ce qu'ils ont d'opposé.
Si l'athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c'est moins par
amour pour la paix (pie par indifférence.pour le bien : comme que tout aille,
peu importe au prétendu sage, pourvu (ju'il reste en reios dans son cabinet.
Ses principes ne fout pas tuer les hommes, mais ils les empêchent de naître,
en détruisant les uKCurs qui les multiplient, en les détachant de leur esptcc,
en réduisant toutes leurs affections à un secret égoisme , aussi funeste à la
population i|u'à la vertu. L'indifférence philoso,)liique ressemble à la tran-
quillité de l'État sous le despotisme ; c'est la tranquiUité delà mort; elle est
plus destructive que la guerre même.
Ainsi le fanatisme, (luoiquc plus funeste dans ses effets immédiats que
ce ipi'on appelle aujourd'hui re»i>rit philosophique . l'est beaucoup moins
dans SCS conséquences. D'ailleurs il est aisé d étaler de belles maximes
dans des livres : mais la (picstiou est de savoir si elles tiennent bien à la doc-
trine, si elles en découlent nécessairement; et c'est ce qui n'a point paru
clair jusqu'ici, lleste h savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le
trône, commanderait bien à la gloriole, à l'intérct, à l'ambition , aux
petites passions de l'homme , et si elle pratiquerait cette huiiianité si douce
qu'elle nous vante la plume à la main.
Par les principes , la philosophie ne peut faire aucun bien que la reli-
gion ne le fasse encore mieux , et la religion eu fait beaucoup que la phi-
losophie ne saurait faire.
l'ar lapratiipic, c'est autre chose ; mais encore faut-il examiner. Nul
homme ne suit de tout point sa religion , quand il eu a uuc; cela est vrai i
la plupart n'en ont guère, et ne suivent |M)inl du tout celle qu'ils ont : cela
l'sl encore vrai : mais enfin quelques-uns en ont une. la suivent du moiuj
LIVRE IV 377
Bon jeune homme , soyez sincère et vrai sans oi^eil ; sachez
être ignorant : vous ne Irompercz ni vous ni les autres. Si jamais
?08 talents cultivés vous mettent en état de parler aux hommes ,
M leur parlez jamais que selon votre conscience , sans vous ém-
oi partie ; et il est indubitable qne des motifs de religion les empêchent
loavent de mal faire , et obtiennent d'eux des vertus, des actions louables,
i|ni n'auraient point eu lieu sans ces motifs.
Qu'un moine nie un dépôt , que s'ensuit-il , sinon qu'un sot le lui avait
confié ? Si Pascal en eût nié un, cela prouverait que Pascal était un hypo-
crite, et rien de plus. Mais un moine!... Les gens qui font trafic de la
KKgion sont-ils donc ceux qui en ont? Tous les crimes qui se font dans
iecler^, comme ailleurs, ne prou\ent point que la religion soit inutile,
uub que trt's-iiou de gens ont de la religion.
!Ï05 gouvernements modernes doivent incontestablement au christia-
nisow leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréiiiientes ; il
la a rendus eux-mêmes moins sanguinaires : cela se prouve par le fait, en
les comparant aux gouvernements anciens. La religion mieux connue,
écartant le fanatisme , a donné plus de douceur aux manirs chrétiennes.
Ce changement n'est |)oint l'ouvrage des lettres; car, {«rtout où elle»
ont brillé , rhumanitc n'en a pas été plus resjiectèe : les cruautés des Athé-
niens, des Égyptiens, des em{tereursde Rome, des Chinois , en font foi.
One dœnvres de miséricorde sont l'ouvrage de l'Évangile '. que de resti-
tutions , de réparations , la confession ne fait-elle |)oint faire chez les ca-
tholiques! Cliez nous , combien les approclies des temps de la communion
n'op^rent-elles point de réconciliations et d'aumônes : Combien le jubilé
des Hébreux ne rendait-il |)as les usurpateurs moins avides ! que de mi-
lères ne prévenait-il i>as: La fraternité légale unissait toute la nation ; on
ne voyait |>as un mendiant chez eux. On n'en voit point non plus chez les
Tnrc» , où U>s fondations pieiLses sont innombrables : ils sont , par \)rin-
dpe <le religion , hospitaliers même envers les ennemis de leur culte.
• Les mahométans disent , selon Clurdin , quapn-s l'examen qui suivra
« la réMirrcction universelle , tous les corps iront passer un jiont appelé
• Poii'-Sfrrho, qui est jeté sur le feu éternel; pont qu'on peut appeler,
t dist'nt-ils, le troisième et dernier examen, et le vrai jugement final .
' iiarce que c'est U où se fera la séparation des bons d'avec les mé-
• rlivit» etc. ■
• l.r< Persjns. poarsuit Chardin, sont fort infatués de ce pont; et lorsque
• i':>'l|u'im souffre une injuredont, p.ir aucune voie ni dans aucun temps,
• li n. i^ut avoir raison, sa dernière consolation est de dire : Eh bien! p-tr
lit, tu me le payeras au doubU: nu drrnierjonr; lu ne
itle Poul-Serrho, que tu ne me salivasses auparavant ;
. rai au b<ird de ta veste, et me Jetterai à tes Jambes. J'ai tu
' : oiiiidegensémincnLs, et de toutes sortes de professions, qui, appré^
• iiit qu'on nr!cridt aiuM /inro sureiu an passage de ce |iont rcdouta-
-'■Ilicilalcnt ceux qui se plai|;naent deux de leur (lardonner; cela
arrivé cent fois à moi-même. Des gens de quilité qui m'avaient
■ — — :i')rtHnité, des dém.irches autrement ipicje n'eusse
nt au bout de queli|uc tem|>s t|u°ils |vnsaient que le
l'.issé, et médisaient : Je te prte , hatal becon unt-
' • hunt, \:eh\')k-^ite,rtnds-moi celte aj/aire licite ou Juste. Quelques-uns
32.
.)78 tMILE.
barrasser s'ils vous applaudiront. L'abus du savoir produit l'in-
crédulité. Tout savant dédaigne le sentiment vulgaire ; chacun en
veut avoir un à soi. L'orgueilleuse philosophie mène à l'esprit
fort , comme l'aveugle dévotion mène au fanatisme. Évitez ces
extrémités ; restez toujours ferme dans la voie de la vérité , ou de
ce qui vous paraîtra l'être dans la simplicité de votre cœur, sans
jamais vous en détourner par vanité ni par faiblesse. Osez con-
fesser Dieu chez les philosophes ; osez prêcher l'humanité aux
intolérants. Vous serez seul de voti-e parti , peut-être ; mais vous
porterez en vous-même un témoignage qui vous dispensera de
ceux des hommes. Qu'ils vous aiment ou vous haïssent , qu'ils
lisent ou méprisent vos écrits, il n'importe. Dites ce qui est vrai,
faites ce qui est bien; ce qui importe à l'homme est de remplir
ses devoirs sur la terre ; et c'est en s'oubliant qu'on travaille pour
soi. Mon enfant, l'intérêt particulier nous trompe; il n'y a que
l'espoir du juste qui ne trompe point.
J'ai transcrit cet écrit, non comme une règle des sentiments
qu'on doit suivre en matière de religion , mais comme un exem-
ple de la manière dont on peut raisonner avec son élève, poui
ne point s'écarter de la méthode que j'ai tâché d'établir. Tant
qu'on ne donne rien à l'autorité des hommes, ni aux préjugés du
pays où l'on est né, les seules lumières de la raison ne peuvent ,
dans l'institution de la nature, nous mener plus loin que la reli-
gion naturelle; et c'est à quoi je me borne avec mon Emile. S'il
en doit avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit d'être sou
guide ; c'est à lui seul de la choisir.
Nous travaillons de concert avec la nature, et tandis qu'elle forme
« même m'ont fait des présents et rendu des services, a^n que je leur par-
" donnasse en déclarant que je le faisais de bon cœur : de qnoi la canse n'c^l
< autre (luo cette créance »iu'on ne passera iioint le pont de l'enfer ([n'oii
(' n'ait rendu le dernier (piatrin ^ ceux cpi'on a 0[)prcssés. » T. vit , in-l 2, p. 5',».
Croirai-jc que l'idée de ce pont (pii réparc tant d'initiuilés n'en prt--
vicnt jamais? Que si l'on ôtait aux Persans celte idée , en leur persuadant
<|uil n'y a ni Poul-Serrho , ni rien de semblalilc , où les opprimés soient
vengés de leurs tyrans après la mort, n'cst-il pas clair que cela mettrait
ceux-ci fort h leur aise , et les délivrerait du soin d'apaiser ces malheu-
reux? Il est donc faux que cette doctrine ne fftt pas nuisible; elle ne serait
donc pas la vérité.
Philosopbe, les lois morales sont fort iHîlles ; mais montre-m'<'n, do grAoe,
la sanction. Cesse un moment de battre la campagne , et dis-moi nettemeni
ce que tu mels à la place du Poul-Scnho.
LIVRE IV. 379
l'homme physique , uuus tâchons de former l'homme moral ;
mais nos progrès ne sont pas les mêmes. Le corps est déjà ro-
buste et fort , que l'àme est encore languissante et faible ; et quoi
que Fart humain puisse faire , le tempérament précède toujours
la raison. C'est à retenir l'un et à exciter l'autre que nous avons
jusqu'ici donné tous nos soins , afin que l'homme fût toujours
un , le plus qu'il était possible. En développant le naturel , nous
avons donné le change à sa sensibilité naissante ; nous l'avons
réglée en cultivant la raison. Los objets intellectuels modéraient
Fimpression des objets sensibles. En remontant au prmcipe des
choses , nous l'avons soustrait à l'empire des sens ; il était simple
de s'élever de l'étude de la nature à la recherche de son auteur,
^^uand nous en sommes venus là, quelles nouvelles prises
nous nous sommes données sur notre élève ! que de nouveau.!
moyens nous avons de parler à son cœur ! C'est alors seulement
qu'il trouve son véritable intérêt à être bon , à faire le bien loin des
regards des hommes , et sans y être forcé par les lois ; à être juste
entre Dieu et lui , à remplir son devoir, même aux dépens de sa
vie , et à porter dans son cœur la vertu , non-seulement pour
Pamour de l'ordre, auquel chacun préfère toujours l'amour de soi,
mais pour l'amour de l'auteur de son être , amour qui se confond
avec ce même amour de soi , pour jouir enfin du bonheur durable
que le repos d'une \xmne conscience et la contemplation de cet
Être suprême lui promettent dans l'autre vie , après avoir bien usé
de celle-c\ Sortez de là , je ne vois plus qu'injustice , hypocrisie et
mensonge parmi les hommes : l'intérêt particulier, qui , dans la
concurrence , l'emporte nécessairement sur toutes choses, apprend
à chacun d'eux à parer le vice du masciue de la vertu. Que tous
les autres hommes fassent mon bien aux dépens du leur; que
tout se rapporte à moi seul ; que tout le genre humain meure ,
s'il le faul , dans la peine et dans la misère, pour m'épargner un
moment de douleur ou de faim : tel est le langage intérieur de
•'■ le qui raisonne. Oui, je le soutiendrai toute ma vie,
M 'dit dans son cœur , Il n'y a point de Dieu , et parle
autrement, n'est qu'un menleur ou un insensé.
Lecteur, j'aurai beau faire , je sens bien que vous et moi ne ver-
rons jamais mon Emile sous les mêmes trails; tous tous le fi-
gurerez toujours semblable à vos jeunes gens , toujours étourdi ,
pétulant , volage, errant de fête en fête , d'amusement en amuse-
380 , F.MILE.
ment, sans jamais pouvoir se fixer à rien. Vous rirez de me voir faire
un contemplatif , un philosophe , un vrai théologien, d'un jeune
homme ardent , vif, emporté , fougueux , dans 1 âge le plus bouil-
lant de la vie. Vous direz : Ce rêveur poursuit toujours sa chi-
mère ; en nous donnant un élève de sa façon , il ne le forme pas
seulement , il le crée , il le tire de son cerveau ; et croyant toujours
suivre la nature, il s'en écarte à chaque instant. Moi, comparant
mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce qu'ils peuvent avoir
de commun. Nourri si différemment, c'est presque un miracle s'il
leur ressemble en quelque chose. Comme il a passé son enfance
dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeunesse, il commence
à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis en-
fants ; cette règle devient leur fléau , ils la prennent en horrem|
ils n'y voient que la longue tyrannie dos maîtres ; ils ne croient
ne sortir de l'enfance qu'en secouant toute espèce de joyg ' ;
ils se dédommagent alors de la longue contrainte où l'on les a te-
nus , comme un prisonnier, délivré des fers , étend , agite et fléchit
ses membres. Emile, au contraire, s'honore de se faire homme et
de s'assujettir au joug de la raison naissante; son corps, déjà
formé, n'a plus besoin des mêmes mouvements, et commence à
s'arrêter de lui-même , tandis que son esprit , à moitié développé,
cherche à son tour à prendre l'essor. Ainsi l'âge de raison n'est
pour les uns que l'âge de la licence ; pour l'autre , il devient l'âge
du raisonnement.
Voulez-vous savoir lesquels d'eux ou de lui sont mie\^ en cela
dans l'ordre de la nature? considérez les différences dans ceux
qui en sont plus ou moins éloignés : observez les jeunes gens
chez les villageois , et voyez s'ils sont aussi pétulants que les vô-
tres. « Durant l'enfance des sauvages, dit le sieur le Beau , on
« les voit toujours actifs, et s' occupant sans cesse à différents
« jeux qui leur agitent le corps ; mais à peine ont-ils atteint l'âge
« de l'adolescence , qu'ils deviennent tranquilles , rêveurs ; ils ne
« s'appliquent plus guère qu'à des jeux sérieux ou de hasard '. u
Emile , ayant été élevé dans tonte la liberté des jeunes paysans et
' U n'y a personne fini voie l'enfance avec tant de nu^iris que ceux (|iii
Piisorlrnt, comme il n'y a pas do pavs on les ran^s soient Rardi's avtn;
plus d'affcctalion (|uc ccnx où rinc'R.îlilé n'est pas grande , et où djarim
craint lonjoni's d'être confondu avec son inférieur.
'' Aventures du sjonr ('.. le Hcau. avocat ;m parlement, tome II . iwgc 7o.
LlVRi: IV. 38(
des sauvages , doit changer et s'arrêter comme eux en grandis-
sant. Toute la différence est qu'au lieu d'agir uniquement pour
jouer ou pour se nourrir, il a , dans ses -travaux et dans ses jeux ,
appiis à penser. Parvenu donc à ce terme par cette route, il se
trouve tout disposé pour celle où je l'introduis : les sujets de ré-
flexions que je lui présente irritent sa. curiosité, parce qu'ils sont
beaux par eux-mêmes , qu'ils sont tout nouveaux pour lui, et
qu'il est en état de les comprendre. Au contraire , ennuyés , ex-
cédés de vos fades leçons , de vos longues morales , de vos éter-
nels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuseraient-ils
pas à l'application d'esprit qu'on leur a rendue triste , aux lourds
préceptes dont on n'a cessé de les accabler, aux méditations sur
l'auteur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plaisirs.' Ils
n'ont conçu pour tout cela qu'aversion , dégoût , ennui ; la con-
trainte les en a rebutés : le moyen désormais qu'ils s'y livrent
quand ils commencent à disposer d'eux .' Il leur faut du nouveau
pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux en-
fants. C'est la même chose pour mon élève : quand il devient
homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des
choses nouvelles; c'est précisément parce qu'elles ennuient les
autres qu'il doit les trouver de son goût.
Voilà comment je lui fais doublement gagner du temps, en re-
tardant au profit de la raison le progrès de la nature. Mais ai-je
en effet retardé ce progrès? Non; je n"ai fait qu'empêcher l'ima-
gination de l'accélérer : j'ai balancé par des leçon» d'une autre es-
pèce les leçons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs.
Tandis que le torrent de nos institutions l'entraîne , l'attirer en
sens contraire par d'autres institutions, ce n'est pas l'ôter de sa
place , c'est l'y maintenir.
Le vrai moment de la nature arrive enfin ; il faut qu'il arrive.
Puisqu'il faut que l'homme meure, il faut qu'il se reproduise , afin
que l'espèce dure et que l'ordre ilu monde soit conservé. Quand ,
parles signes dont j'ai parlé, vous pressentirez le moment criti-
que, à l'instant quittez avec lui pour jamais votre ancien ton.
C'est votre disciple encore , mais ce n'est plus votre élève. C'est
votre ami , c'est un homme ; traitez-le désormais comme tel.
Quoi ! faut-il abdiquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus
nécessaire .' Faut-il abandonner l'adulte à lui-même au moment
qu'il sait le moins se conduire , et qu'il fait les plus grands écarts?
382 EMILE.
Faut-il renoncer à mes droits quand il lui importe le plus que j'en
use ? Vos droits ! Qui vous dit d'y renoncer ? ce n'est qu'à présent
qu'ils commencent pour lui. Jusqu'ici vous n'en obteniez rien que
par force ou par ruse; l'autorité, la loi du devoir, lui étaient
inconnues; il fallait le contraindre ou le tromper, pour vous faire
obéir. Mais voyez de combien de nouvelles chaînes vous avez
environné son cœur. La raison, l'amitié , la reconnaissance , raille
affections, lui parlent d'un ton qu'il ne peut méconnaître. Le vice
ne l'a point encore rendu sourd h leur voix ; il n'est sensible en-
core qu'aux passions de la nature. La première de toutes , qui
est l'amour de soi , le livre à vous ; l'habitude vous le livre encore.
Si le transport d'un moment vous l'arrache , le regret vous le ra-
mène à l'instant ; le sentiment qui l'attache à vous est le seul per-
manent; tous les autres passent et s'effacent mutuellement. Ne
le laissez point corrompre , il sera toujours docile ; il ne commence
d'être rebelle que quand il est déjà perverti.
J'avoue bien que si , heurtant de front ses désirs naissants ,
vous alliez sottement traiter de crimes les nouveaux besoins qui
se font sentir à lui, vous ne seriez pas longtemps écoulé; mais
sitôt que vous quitterez ma méthode , je ne vous réponds plus do
rien. Songez toujours que vous êtes le ministre de la nature ; vous
n'en serez jamais l'ennemi.
Mais quel parti prendre? On ne s'attend ici qu'à l'alternative de
favoriser ses penchants, ou de les combattre; d'être son tyran
ou son complaisant; et tous deux ont de si dangereuses consé-
quences, qu'il n'y a que trop à balancer sur le choix.
Le premier moyen qui s'offre pour résoudre cette difficulté est
de le marier bien vite ; c'est incontestablement l'expédient le plus
sur et le plus naturel. Je doute pourtant que ce soit le meilleur, ni
le plus utile. Je dirai ci-après mes raisons ; en attendant , je con-
viens qu'il faut marier les jeunes gens à l'âge nubile. Mais cet àgc
vient pour eux avant le temps; c'est nous qui lavons rendu pré-
coce; on doit le prolonger jusqu'à la maturité.
S'il ne fallait qu'écouler les penchants et suivre les indications ,
cela serait bientôt fait : mais il y a tant de contradictions entre
les droits de la nature et nos lois sociales, que potir les concilier
il faut gauchir et tergiverser sans cesse : il faut employer beaucoup
d'art pour empêcher l'homme social d'être tout à fait arliliciol.
Sur les raisons ci-devant exposées , j'estime que , par les moyens
■1
1
LIVRE IV. 383
que j'ai donaés, et d'autres semblables , on peut au moins éten-
dre jusqu'à vingt ans l'ignorance des désirs et la pureté des sens :
cda est si vrai, que , chez les Germains , un jeune homme qui
perdait sa virginité avant cet âge en restait diffamé : et les auteurs
attribuent , avec raison , à la continence de ces peuples durant
leur jeunesse, la vigueur de leur constitution et la multitude de
leurs enfants.
On peut même beaucoup prolonger celte époque , et il y a peu
de siècles que rien n'était plus commun dans la France mémo.
Entre autres exemples connus, le père de Montaigne, homme
non moins scrupuleux et vrai que fort et bien constitué, jurait
s'être marié vierge à trente-trois ans, après avoir servi longtemps
dans les guerres d'Italie : et l'on peut voir dans les écrits du fils
quelle vigueur et quelle gaieté conservait le père à plus de soixante
ans. Certainement l'opinion contraire tient plus à nos mœurs et
à nos préjugés qu'à la connaissance de l'espèce en général.
Je puis donc laisser à part l'exemple de notre jeunesse ; il ne
prouve rion pour qui n'a pas été élevé comme elle. Considérant que
la nature n'a point là-dessus de terme fixe qu'on ne puisse avan-
cer ou relarder , je crois pouvoir , sans sortir de sa loi , supposer
Emile resté jusque-là par mes soins dans sa primitive innocence, et
je vois celle heureuse époque prête à finir. Entouré de périls tou
jours croissants , il va m' échapper , quoi que je fasse , à la pre-
mière occasion, et celle occasion ne tardera pas à naître; il va
suivre l'aveugle mstinct des sens ; il y a mille à parier contre un
qu'il vase perdre. J'iiiliop réfléchi sur les mœurs des hommes
pour ne pas voir l'influence invincible de ce premier moment sur
le reste de sa vie. Si je dissimule et feins de ne rien voir, il se
prévaut de ma faiblesse ; croyant me tromper , il me méprise , et
je suis le complice de sa porte. Si j'essaye de le ramener , il n'est
plus temps . il ne m'écoute plus; je lui deviens incommode , odieux ,
insupporlahle ; il ne tardera guère à se débarrasser de moi. Je n'ai
donc plus qu'un parti raisonnable à prendre; c'est de le rendre
comptable de ses actions à lui-même , de le garantir au moins de
mrprises de l'erreur, et de lui montrer à découvert les périls dont
il est environné. Jusqu'ici je l'arrêtais par son iLmuriiire; c'csl
maintenant par ses lumières qu'il faut l'arrêter
Ces nouvelles instructions sont importantes, tt iirunvicnt d«-
reprendre les choses de plus haut. Voici l'instant de lui rendre.
3fi4 £MlLlf
pour ainsi dire , lUes comptes ; de lui montrer l'emploi dt son temps
et du mien ; de lui déclarer ce qu'il est el ce que je suis ; ce que
j'ai fait, ce qu'il a fait ; ce que nous nous devons l'un à l'autre;
toutes ses relations morales , tous les engagements qu'il a contrac-
tés , tous ceux qu'on a contractés avec lui ; à quel point il est par-
venu dans le progrès de ses facultés , quel chemin lui reste à
faire , les difficultés qu'il y trouvera , les moyens de franchir ces
difficultés; en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui seul peut
désormais s'aider ; enfin le point critique où il se trouve, les nou-
veaux périls qui l'environnent, et toutes les solides raisons qui
doivent l'engager à veiller attentivement sur lui-même avant d'é-
couter ses désirs naissants.
Songez que pour conduire un adulte il faut prendre le contre-pied
de tout ce que vous avez fait pour conduire un enfant. Ne balancez
point à l'instruire de ces dangereux ms stères que vous lui avez
cachés si longtemps avec tant de soin. Puisqu'il faut enfin qu'il
les sache, il importe qu'il ne les apprenne ni d'un autre, ni de
lui-même, mais de vous seul : puisque le voilà désormais forcé de
combattre, il faut, de peur de surprise, qu'il connaisse son ennemi.
Jamais les jeunes gens qu'on trouve savants sur ces matières ,
sans avoir comment ils le sont devenus, ne le sont devenus impu-
nément. Cette indiscrète instruction, ne pouvant avoir un objet hon-
nête, souille au moins l'imagination de ceux qui la reçoivent, et
les dispose aux vices de ceux qui la donnent. Ce n'est pas tout;
des domestiques s'insinuent ainsi dans l'esprit d'un enfant, gagnent
sa confiance , lui font envisager son gouverneur comme un person-
nage triste et fâcheux ; et l'un des sujets favoris de leurs secrets
colloques est de médire de lui. Quand l'élève en est là, le mailrc
peut se retirer, il n'a plus rien de bon à faire.
Mais pourquoi l'enfant se choisit-il dès confidents particuliers ?
Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouvernent. Pourquoi se
caclierait-il d'eux, s'il n'était forcé de s'en cacher ? Pourquoi s'en
plaindrait-il, s'il n'avait nul sujet de s'en plaindre? Naturelle-
ment ils sont ses premiers confidents; on voit, à l'empressoment
avec lequel il vient leur dire ce qu'il pense, qu'il croit ne l'avoir
pensé qu'à moitié jusqu'à ce qu'il le leur ait dit. Comptez que si
l'enfant ne craint de votre part ni sermon ni réprimande, il vousdin
toujours tout , et qu'on n'osera lui rien confier qu'il vous doive
taire, quand on sera bien sûr qu'il ne vous taira rien.
LIVRE IV. 38S
Ce qui uie fail le plus compler sur ma mélbode , c'est qu'en
Mivant ses effets le plus exactement qu'il m'est possible , je ne
> pas uue situation dans la vio de mon élève qui ne me laisse
uc lui quelque image agréable. Au moment même où les fureurs
du tempérament l'entraînent, et où, révolté contre la main qui
l'arrête , il se débat et commence à m'échapper, dans ses agita-
tions, dans ses emportements , je retrouve encore sa première sim-
plicité ; son cœur, aussi pur que son corps , ne connaît pas plus le
déguisement que le vice; les reproches ni le mépris ne l'ont point
rendu lâche ; jamais la vile crainte ne lui apprit à se déguiser. Il
I a toute l'indiscrétion de l'innocence ; il est naif sans scrupule ; il
) ne sait encore à quoi sert de tromper. Il ne se passe pas un mou-
vement dans son âme que sa bouche ou ses yeux ne le disent ; et
souvent les sentiments qu'il éprouve me sont connus plus tôt
qu'à lui.
Tant qu'il continue de m'ouvrir ainsi librement son àme , et de
me dire avec plaisir ce qu'il sent , je n'ai rien à craindre , le péril
n'est pas encore proche ; mais s'il devient plus timide, plus réser-
vé, que j'aperçoive dans ses entretiens le premier embarras de la
honte , déjà l'instinct se développe , déjà la notion du mal com-
mence à s'y joindre, il n'y a plus un moment à perdre; et, si
je ne me hâte de l'instruire, il sera bientôt instruit malgré moi.
Plus d'un lecteur, même en adoptant mes idées, pensera qu'il
De s'agit ici que d'une conversation prise au hasard avec le jeune
homme , et que tout est fait. Oh: que ce n'est pas ainsi que le
cœur humain se gouverne ! Ce qu'on dit ne signitie rien, si l'on n'a
préparé le moment de le dire. Avant de semer il faut labourer la
terre : la semence de la vertu lève difficilement ; il faut de longs
apprêts pour lui faire prendre racine. Une des choses qui rendent
les prédications le plus inutiles est qu'on les fait indifféremment à
tout le monde, sans discernement et sans choix. Comment peut-on
peo&er que le même sermon convienne à tant d'auditeurs si di-
versement disposés, si différents d'esprits, d'humeurs , d'âges,
de sexes, d'états et d'opinions.» Il n'y en a peut-être pas deux
auxquels ce qu'on dit à tous pui»se être convenable ; et toutes nos
tlTections ont si peu de constance , qu'il n'y a peut-être pas deux
Moments dans la vie de chaque homme où le même discours Ht sur
loi la même impression. Jugez si, quand le^i sens enOammés aliè-
nent l'entendement cl tyrannisent la volonté, c'est le temps d'é-
386 EMILK.
coûter les graves leçons do la sagesse. Ne parlez, donc jamala
raison aux jeunes gens , même en âge de raison , que vous ne le»
ayez premièrement mis en étal de l'entendre. La plupart des dis-'
cours perdus le sont bien plus par la faute des maîtres que par
celle des disciples. Le pédant et l'instituteur disent à peu près les
mêmes» choses : mais le premier les dit à tout propos ; le second
ne les' dit que quand il est sûr de leur effet.
Comme un somnambule, errant durant son sommeil , marche
en dormant sur les bords d'un précipice, dans lequel il tomberait
s'il était éveillé tout à coup; ainsi mon Emile, dans le sommeil
de l'ignorance, échappe à des périls qu'il n'aperçoit point : si je
l'éveille en sursaut, il est perdu. Tachons premièrement de l'éloi-
gner du précipice, et puis nous l'éveillerons pour le lui montrer
de plus loin.-
La lecture , la solitude , l'oisiveté , la vie molle et sédentaire , le
commerce des femmes et des jeunes gens ; voilà les sentiers dan-
gereux à frayer à son àgc , et qui le tiennent sans cesse à côté du
péril.' C'est par d'autres objets sensibles que je donne le change
à ses sens ; c'est en traçant un autre cours aux esprits que je les
détourne de celui qu'ils commençaient à prendre ; c'est en exer-
çant son corps à des travaux pénii)les que j'arrèlc l'activité de
l'imaginalion qui Tentraine. Quand les bras travaillent beaucoup,
l'imagination se repose; quand le corps est bien las , le cœur ne
s'échauffe point. La précaution la plus prompte cl la plus facile
est de l'arracher au danger local. Je l'emmène d'abord hors des
villes, loin des objets capables de le tenter. iMais ce n'est pas
assez ; dans quel désert, dans quel sauvage asile échappera-t-il aux
images qui le poursuivent? Ce n'est rien d'éloigner les ol)jet8
dangereux , si je n'en éloigne aussi le souvenir : si je ne trouve
l'art de ledétacher de tout, si je ne le distrais de lui-même, au;
tant valait le laisser où il était.
Emile sait un métier, mais ce métier n'est jias ici notre ressource ;
il aime et entend l'agriculture , mais l'agriculture ne nous suflU
pas : les occupalioits qli'il connaît deviennent une routine; en s'y
livrant , il est comme ne faisant rien; il pense à tout autre chosej
la télé et les bras agissent séparément. 11 lui faut une occupation
nouvelle tpii l'intéresse par sa nouveauté , qui le tienne en haleine,
qui lui plaise, qui l'applique, qui l'exerce ; une occupation dont il
se passioime , et à laquelle il soit tout entier. Or, la seule qui me
LIVRE IV 387
parait réunir (MtaLtt& oonditions est la chasse. Si la chasse
est jamais un plaiiiFînnocent , si jamais eUe est convenable à
fiiomine, c'est à préseal qu'il y faut avoir recours. Élrniic a
tout ce qu'il faut pour y réussir; il est robuste, adroit, patient,
infatigable. lafaiiiiblement il prendra du goût pour cet exer-
cice ; U y mettra toute l'ardeur de son âge ; il y perdra , du
moins pour un temps, les dangereux penchants qui naissent de
la mollesse. La chasse endurcit le cœur aussi bien que le corps ;
dk accoutume au sang , à la cruauté. On a fait Diane ennemie de
Pamour; et l'allégorie et très-juste : les langueurs de l'amour ne
naissent que dans un doux repos; un violent exercice étouffe les
sentiments tendres. Dans les bois , dans les lieux champêtres , l'a-
mant, le chasseur, sont si diversement affectés, que sur les mêmes
objets ils portent des images toutes différentes. Les ombrages frais,
5e5 ' > doux asiles du premier, ne sont pour l'autre que des
vi.«; ils, des remises; où l'un n'entend que chalumeaux,
que rossignols , que ramages , l'autre se ûgure les cors cl les cris
des chiens ; l'un n'imagine que dryades et nymphes , l'autre que
piqueurs, iLeutes et chevaux. Promenez- vous en campagne avec
ces deux sortes d'hommes ; à la différence de leur langage , vous
connaîtrez bientôt que la terre n'a pas pour eux un aspect sem-
blable , et que le tour de leurs idées est aussi divers que le choix
de leurs plaisirs.
Je comprends comment ces goûts se réunissent, et comment on
trouve enfin du temps pour tout. Mais les passions de la jeunesse ne
se partagent pas ainsi : dunnez-lui une seule occupation qu'elle
aime, et tout le reste serabicnlôt oublié. La variété des désirs vient
de celle des connaissances , et les premiers plaisirs qu'on connaît
sont longtemps les seuls qu'on recherche. Je ne veux pas que
toute la jeunesse d'Emile se passe à tuer des bétcs , et je ne prc-
leods pas même justifier en tout cette féroce passion ; il me suffit
qu'elle serve assez à suspendre une passion plus dangereuse \x>ar
IK faire écouter de sang-froid parlant d'elle, et me donner le temps
4e la peindre sans l'exciter.
U est des époques (bns la vie humai le qui sont faites |)Our n'étro
junais oubliées. Telle est , pour Emile , celle de l'instruction dont
je parte ; elle doit influer sur le reste de ses jwurs. Tachons donc
delà i^ver dans sa mémoire en sorte qu'elle ne s en efface point.
Une des erreurs de notre àgc e»t d'employer la raiâoo trop uue ,
388 EMILE.
comme siles hommes n'ctaîent qu'esprit. En négligeant la langue
des signes qui parlent à l'imagination , l'on a perdu le plus éner-
gique des langages. L'impression de la parole est toujours faible ,
et l'on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les oreilles.
En voulant tout donner au raisonnement, nous avons réduit en
mots nos préceptes ; nous n'avons rien mis dans les actions. La
seule raison n'est point active; elle retient quelquefois , rarement
elle excite, et jamais elle n'a rien fait de grand. Toujours raison-
ner est la manie des petits esprits. Les âmes fortes ont bien un
autre langage : c'est par ce langage qu'on persuade et qu'on fiiit
agir.
J'observe que, dans les siècles modernes, les hommes n'ont
plus do prise les uns sur les autres que par la force et par l'intérêt,
au lieu que les anciens agissaient beaucoup par la persuasion, par
les affections de l'àme , parce qu'ils ne négligeaient pas la langue
des signes. Toutes les conventions se passaient avec solennité, pour
les rendre plus inviolables : avant que la force fut établie , les
dieux étaient les magistrats du genre humain ; c'est par devant eux
que les particuliers faisaient leurs traités, leurs alliances , pro-
nonçaient leurs promesses; la face de la terre était le livre où s'en
conservaient les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux
de pierres consacrés par ces actes , et rendus respectables aux
hommes barbares, étaient les feuillets de ce livre, ouvert sans
cesse à tous les yeux. Le puits du serment, le puits du vivant et
voyant , le vieux chêne de Mambré , le monceau du témoin ; voila
quelsétaicntlesmonuments grossiers, maisaugustes, de la sainteté
des contrats ; nul n'eût osé d'une main sacrilège attenter à ces mo-
numents, et la foi des hommes était plus assurée par la garantie
de ces témoins muets , qu'elle ne l'est aujourd'hui par toute la
vaine rigueur des lois.
Dans le gouvernement , l'auguste appareil de la puissance royale
en imposait aux peuples. Des marques de dignité , un trône , un
sceptre, une robe de pourpre , une couronne , un bandeau , étaient
pour eux des choses sacrées. Ces signes respectés leur rendaient
vénérable l'homme qu'ils en voyaient orné : sans soldats , sans
menaces , sitôt qu'il parlait il était obéi. Maintenant qu'on affecte
d'abolir ces signes' , qu'arrivc-t-il de oc mépris? Que la majesté
' Le clcrs«i romain les a Iri's-habilemcnt conserves , et , à son exemple .
quelques rénuhlii|ues, entre autres celle de Venise. Aussi le gouvernement
LIVRE IV. 389
royale s'efface de tous les cœurs , que les rois ne se font plus obéir
"1 i force de troupes, et que le respect des sujets n'est que dans
rainle du châtiment. Les rois n'ont plus la peine déporter leur
lème, ni les grands les marques de leurs dignités; mais il faut
lir cent mille bras toujours prêts |)our faire exécuter leurs or-
-N. Quoique cela leur semble plus beau peut-être, il est aisé de
r qu'à la longue cet échange ne leur tournera pas à profit.
' le que les anciens ont fait avec l'éloquence est prodigieux :
s cette éloquence ne consistait pas seulement en beaux dis-
:rs bien arrangés; et jamais elle n'eut plus d'effet que quand
iteur parlait le moins. Ce qu'on disait le plus vivement nes'ex-
loait pas par des mots , mais par des signes ; on ne le disait pas,
ic montrait. L'objet qu'on expose aux yeux ébranle l'imagina-
1 , excite la curiosité, tient l'esprit dans l'attente de ce qu'on
lire; et souvent cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tar-
ri coupant des têtes de pavots , Alexandre appliquant son sceau
la bouche de son favori , Diogéne marchant devant Zenon , no
: lient-ils pas mieux que s'ils avaient fait de longs discours?
1 circuit de paroles eût aussi bien rendu les mêmes idées? Da-
> , engagé dans la Scy thie avec son armée , reçoit de la part
roi des Scythes un oiseau , une grenouille , une souris , et cinq
lies. L'ambassadeur remet son présent , et s'en retourne sans
1 dire. De nos jours cet homme eut passé pour fou. Cette ter-
0 harangue fut entendue , et Darius n'eut plus grande hâte que
regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à cec
signes , plus elle sera menaçante , et moins elle effrayera ; ce ne
sera qu'une fanfaronnade, dont Darius n'eût faire que rire.
Que d'attention chez les Romains à la langue des signes l Des
Vêtements divers selon les âges, selon les conditions; des toges ,
^ saies , des prétextes , des bulles, des laticlaves , des chaires ,
des licteurs , des faisceaux , des haches , des couronnes d'or, dher-
bet, de feuilles, des ovations, des triomphes : tout chez eux
iUit appareil, représentation, cérémonie, et tout faisait impression
vénitien . mal^é la chute de l'État , jooit-ii encoro , sous l'appareil de son
antique ntajesté , de toute l'arrection , de toute l'adoration du (leaple ; et .
aprr» 1^ fkaj"? omé de sa tiare, il n'y a jrtit rtir ni roi. ni potentat, ni
*»"'' if aussi resjiecléiine letl" » . sans |)ouvoir. sjn->
■"' t)du sacré par m p<iinp«- . us «a corne ducale.
■•"' 1.. fo.-.T,,. ( ..tf- ,- ■ ■!„ ^iu àiiivviitaure , qui fait Unt
nre l» sou. (< ; l,. Venise tout son sang pour le
mainUen (le H>ri i ut.
jyo EMILE.
sur les cœurs des citoyens. Il importait à l'État que le peuple s'as-
semblât en tel lieu plutôt qu'en tel autre , qu'il vit ou ne vit pas le
Capitole; qu'il fût ou ne fût pas tourné du côté du sénat ; qu'il dé-
libérât tel ou tel jour par préférence. Les accusés changeaient
d'habit, les candidats en chanu:eaient; les guerriers ne vantaient
pas leurs exploits, ils montraient leurs blessures. A la mort de
César, j'imagine un de nos orateurs, voulant émouvoir le peuple,
épuiser tous les lieux communs de l'art pour faire une pathétique
description de ses plaies, de son sang, de son cadavre : Antoine,
i|uoique éloquent, ne dit point tout cela ; il fait apporter le corps.
Quelle rhétorique !
Mais celte digression m'entraine insensiblement loin de mon
sujet, ainsi que font beaucoup d'autres, et mes écarts sont trop
fréquents pour pouvoir être longs ettolérables : je reviens donc.
Ne raisonnez jamais sèchement avec la jeunesse. Revêtez la rai-
son d'un corps , si vous voulez la lui rendre sensible. Faites passer
par le cœur le langage de l'esprit, afin qu'il se fasse entendre. Je
le répète , les arguments froids peuvent déterminer nos opinions,
non nos actions ; ils nous font croire et non pas agir : on démontre
ce qu'il faut penser, et non ce qu'il faut faire. Si cela est vrai
pour tous les hommes, à plus forte raison l'est-il pour les jeunes
gens encore enveloppés dans leurs sens, et qui ne pensent qu'au-
tant qu'ils imaginent.
.le me garderai donc bien , même après les préparations dont
j'ai parlé, d'aller tout d'un coup dans la chambre d'Emile lui faire
lourdement un long discours sur le sujet dont je veux l'instruire,
.lo commencerai |)ar émouvoir son imagination : je choisirai le
temps, le lieu, les objets les plus favorables à l'impression que je
veux faire : j'appellerai , pour ainsi dire, toute la natuiT ;i témoin
de nos enlreli(Mis; j'attesterai l'Être éternel, dont elle est rou-'*
vrage, de la vérité de mes discours; je le prendrai pour juge en-]
Ire Emile et moi; je mart|uerai la place où nous sommes, les ro-'
chers, les bois, les montagnes qui nous entourent, pour monuments
de ses engagements etdes miens; je mettrai dans mes yeux, dans
mon accent , dans mon geste , l'enthousiasme et l'ardeur que je lui
veux inspirer Alors je lui parlerai et il m'ctoutera.jc m'attendri-
rai et il scri ému. En me |)cuclrant de la sainteté de mes devoirs,
"je lui rendrii les siens plusrespectaoles ; j'animerai la force du rai-
sonnement d'images et de figures ; je ne serai point long et diffus
LIVRE IV. 3»l
n froides maximes , mais abondant en sentiments qui débordent ;
!ia raison sera prave et sentencieuse, mais mon cœur n'aura ja-
mais assez dit. C'est alors qu'en lui montrant tout ce que j'ai fait
ooiir lui , je le lui montrerai comme fait pour moi-même : il verra
! tnsma tendre affection la raison do tous mes soins. Quefie sur-
sise, quelle agitation je vais lui donner en changeant tout à coup
!e langage! au lieu de lui rétrécir l'àraeen lui parlant toujours de
>n intérêt, c'est du mien seul que je lui parlerai désormais , et je
toucherai davantage ; j'enflammerai son jeune c-œurde tous les
• ntimenls d'amitié, de générosité, de reconnaissance , que j'ai
i-jà fait naître , et qui sont si doux à nourrir. Je le presserai con-
r.' mon sein en versant sur lui des larmes d'attendrissement; je
li dirai : Tu es mon bien, mon enfant, mon ouvrage; c'est de
nj bonheur que j'attends le mien : si tu frustres mes espérances,
lu me voles vingt ans de ma vie , et tu fais le malheur de mes
vieux jours. C'est ainsi qu'on se fait écouter d'un jeune homme ,
et qu'on grave au fond de son cœur le souvenir de ce qu'on lui dit.
Jusqu'ici j'ai tâché de donner des exemples de la manière
dont un gouverneur doit instruire son disciple dans les occasions
difticiies. J'ai tenté d'en faire autant dans celle-ci ; mais , après
bien des essais , j'y renonce , convaincu que la langue française
est trop précieuse pour supporter jamais dans un livre la naïveté
des premières instructions sur certains sujets.
La langue française est , dit-on , la plus chaste des langues ; je
ia crois , moi , la plus obscène ; car il me semble que la chasteté
d'une langue ne consiste pas à éviter avec soin les tours déshon-
nètes , mais à ne les pas avoir. En effet , pour les éviter il faut
qu'on y pense; et il n'y a point de langue où il soit plus difficile
de parler purement en tous sens que la française. Le Iwleur, tou-
jours plus habile à trouver des sens obscènes que l'auteur à les
«carter, se scandalise et s'effarouche de tout. Comment ce qui
passe par des oreilles impures ne contracterait-il pas leur souil-
lure? .\u contraire , un peuple de bonnes mœurs a des termes pro-
pres pour toutes choses ; et ces termes sont toujours honnêtes ,
parce qu ils sont toujon tnent. H est impos-
sible d imaginer on laii. . «'elui de la Bible ,
précisément parce que tout y tn.t dit ajeo naïveté. Pour rendre
immodestes les mêmes choses , il suffit de les traduire en fran-
39!? EMILK.
çais. Ce que je dois dire à mon Emile n'aura rien que d'honnête ot
de chaste à son oreille ; mais , pour le trouver tel à la lecture , il
faudrait avoir un cœur aussi pur que le sien.
Je penserais même que des réflexions sur la véritable pureté du
discours et sur la fausse délicatesse du vice pourraient tenir une
place utile dans les entretiens de morale où ce sujet nous conduit;
car , en apprenant le langage de l'honnêteté , il doit apprendre
aussi celui de la décence , et il faut bien qu'il sache pourquoi
ces deux langages sont si différents. Quoi qu'il en soit, je soutiens
qu'au lieu des vains préceptes dont on rebat avant le temps les
oreilles de la jeunesse, et dont elle se moque à l'âge où ils se-
raient de saison ; si l'on attend , si l'on prépare le moment de se
faire entendre ; qu'alors on lui expose les lois de la nature dans
toute leur vérité ; qu'on lui montre la sanction de ces mêmes lois
dans les maux physiques et moraux qu'attire leur infraction sur
les coupables; qu'en lui parlant de cet mconcevable mystère de
la génération , l'on joigne à l'idée de l'attrait que l'Auteur de la
nature donne à cet acte celle de l'attachement exclusif qui le rend
délicieux , celle des devoirs de fidélité , de pudeur, qui l'environ-
nent, etqui redoublent son charme en remplissant son objet; qu'en
lui peignant le mariage , non-seulement comme ia plus douce des
sociétés, mais comme le plus inviolable et ie plus saint de tous les
contrats ,. on lui dise avec force toutes les raisons qui rendent un
nœud si sacré respectable à tous les hommes, et qui couvre de haine
et de malédictions quiconque ose en souiller la pureté ; qu'on lui
fasse un tableau frappant et vrai des horreurs de la débauche , de
son stupide abrutissement , de la pente insensible par laquelle un
premier désordre conduit à tous, et traîne entin celui qui s'y livre
à sa perte; si , dis-je, on lui montre avec évidence comment au
goût de la chasteté tiennent ia santé , la force , ie courage , ies
vertus , l'amour même , et tous les vrais biens de l'homme ; je
soutiens qu'alors on lui rendra cette même chasteté désirable et
chère, et qu'on trouvera son esprit docile aux moyens qu'on lui
donnera pour la conserver : cai tant qu'on la conserve on la res-
pecte ; on ne la méprise qu'après l'avoir perdue.
Il n'est point vrai que le pendiant au mal soit indomptible , et
qu'on ne soit pas maifre de le vaincre avant d'avoir pris l'habi-
tude d'y succomber. Aurélius Victor dit que plusieurs hommes
LIVRK IV. 393
transportés d'amour achetèrent volontairement de leur \ie une
nuit de Cléopàtre * , et ce sacrifice n'est pas impossible à l'ivresse
de la passion. Mais supposons que rhorome le plus furieux et
qui commande le moins à ses sens vit l'appareil du supplice, sur
d'y périr dans les tourments un quart d'heure après ; non-seule-
ment cet homme , dès cet instant , deviendrait supérieur aux
tentations , il lui en coûterait même peu de leur résister : bientôt
l'image affreuse dont elles seraient accompagnées le distrairait
d'elles; et, toujours rebutées, elles se lasseraient de revenir.
C'est la seule Ciédeur de notre volonté qui fait toute notre fai-
blesse , et l'on est toujours fort pour faire ce qu'on veut forte-
ment , Volenti nihil diffieile. Oh ! si nous détestions le vice au*
tant que nous aimons la vie , nous nous abstiendrions aussi aisé-
ment d'un crime agréable que d'un poison mortel dans un mets
délicieux.
Comment ne voit-on pas que , si toutes les leçons qu'on donne
sur ce point à un jeune homme sont sans succès , c'est qu'elles
sont sans raison pour son âge , et qu'il importe à tout âge de re-
vêtir la raison de formes qui la fassent aimer? Parlez-lui grave-
ment quand il le faut ; mais que ce que vous lui dites ait toujours
on attrait qui le force à vous écou'er. Ne combattez pas ses désirs
avec sécheresse ; n'étouffez pas son imagination , guidez-la , do
peur qu'elle n'engendre des monstres. Pariez-lui de l'amour, des
femmes , des plaisirs ; faites qu'il trouve dans vos conversations
on charme qui flatte son jeune cœur ; n'épargnez rien pour deve-
nir son confident : ce n'est qu'à ce titre que vous serez vraiment
»on maître. Alors ne craignez plus que vos enlreliens l'ennuient;
il vous fera parler plus que vous ne voudrez.
Je ne doute pas un instant que si sur ces maximes j'ai su pren-
dre toutes les précautions nécessaires, et tenir à mon Emile les
discours convenables à la conjoncture où le progrès des ans l'a
(ail arriver, il ne vienne de lui-même au point où je veux le con-
doire , qu'il ne se mette avec empressement sous ma sauvegarde ,
rt qu'il ne me dise avec toute la chaleur de son Age , frappé des
dangers dont il se voit environné : 0 mon ami , mon protecteur ,
mon maître ! reprenez l'autorité que vous voulez déposer au mo-
ment qu'il m'importe le plus qu'elle vous reste ; vous ne l'avie?:
• [ 4or. vict. . dp Vir. ill. cap. «.^
^94 KM ILE.
jusqu'ici que par ma faiblesse; vous l'aurez mainteuant par ma
volonlé , et clic m'en sera plus sacrée. Défendez-moi de tous les
ennemis qui m'assiègent , et surtout de ceux que je porte ave<'
moi, et qui me trahissent; veillez sur votre ouvrage , aGn qu'il
demeure digne de vous. Je veux obéir à vos lois , je le veux tou-
jours , c'est ma volonté constante ; si jamais je vous désobéis, ce
sera malgré moi : rendez-moi libre en me protégeant contre mes
passions qui me font violence ; cmpèchez-moi d'élre leur esclave,
et forcez-moi d'être mon propre maître en n'obéissant point à mes
sens , mais à ma raison.
Quand vous aurez amené votre élève à ce point (et s'il n'y
\iient pas ce sera votre faute ) , gardez-vous de le prendre trop
vite au mot, de peur que, si jamais votre empire lui parait trop
rude, il ne se croie en droit de s'y soustraire en vous accusant de
l'avoir surpris. C'est en ce moment que la réserve et la gravité
sont à leur place ; et ce ton lui en imposera d'autant plus, que ce
sera la première fois qu'il vous l'aura vu prendre.
Vous lui direz donc : Jeune homme , vous prenez légèrement
des engagements pénibles ; il faudrait les connaître pour être en
droit de les former : vous ne savez pas avec quelle fureur les sens
entraînent vos pareils dans le gouffre des vices, sous l'attrait du
plaisir. Vous n'avez point une àme abjecte, je le sais bien ; vous
ne violerez jamais votre foi , mais combien de fois peut-être vous
vous repentirez de l'avoir donnée ! combien de fois vous maudi-
rez celui qui vous aime, quand, pour vous dérober aux maux qui
vous menacent , il se verra forcé de vous déchirer le cœur ! Tel
qu'Ulysse , ému du chant des Sirènes , criait à ses conducteurs de
le déchaîner, séduit par lallrait des plaisirs, vous voudrez bri-
ser les liens qui vous gênent ; vous m'importunerez de vos plain-
tes , vous me reprocherez ma tyrannie quand je serai le plus ten-
drement occupé de vous; en ne songeant qu'à vous rendre heu-
reux, je m'attirerai voire haine. 0 mon Emile , je ne supporterai
jamais la douleur de t'êlre odieux ; ton bonheur même est trop
cher à ce prix. Bon jeune homme , ne voyez-vous pas qu'en vous
obligeant à m'obéir vous m'obligez à vous conduire, à m'oublier
pour me dévouera vous , à n'écouter ni vos plaintes ni vos mur-
mures, à comhallce incessamment vos désirs et les miens.' Vous
m'imposez un joug plus dur que le vôtre. Avant de nous en char-
i^er tous deux, consultons nos forces; prenez du temps, donnez-
LIVRE IV. 395
m'en pour y penser, et sachez que le plu- If^nf h promettre est
toujours le plus (idéle à tenir.
Sachez aussi vous-même que plus vous vous rendez difficile
sur rengagement , et plus vous en facilitez l'exécution. Il importe
que le jeune homme sente qu'il promet beaucoup , et que vous
prometicz encore plus. Quand le moment sera venu , et qu'il
aura pour ainsi dire signé le contrat , changez alors de langage ,
mettez autant de douceur dans votre empire que vous avez an-
noncé de sévérité. Vous lui direz : Mon jeune ami , l'expérience
vous manque; mais j'ai fait en sorte que la raison ne vous raaii-
f|uàt pas. Vous êtes en état de voir partout les motifs de ma con
duite; il ne faut pour cela qu'attendre que vous soyez de >amr-
froid. Commencez toujours par obéir, et puis demandcz-npi
compte de mes ordres; je serai prêta vous en rendre raison sitôt
que vous serez en étal de m'entendre, et je ne craindrai jamais de
vous prendre pour juge entre vous et moi. Vouspromcllez d'être
docile , et moi je promets de n'user de celte docilité que pour vous
rendre le plus heureux des hommes. J'ai pouir garant de ma pro-
messe le sort dont vous avez joui jusqu'ici. Jrouvez quelqu'un
de votre âge qui ait passé une vie aussi douce que la vôtre , el jt
ne vous promets plus rien.
.Apres 1 établissement de mon autorité , mon premier soi;i mi
d'écarter la nécessité d'en faire usage. Je n'épargnerai rien poui
m'établir de plus en plus dans sa confiance, pour me rendre le con-
fident de son coeur et l'arbitre de ses plaisirs. Loin de combattre
les penchants de son âge , je les consulterai pour en être le mai
tre ; j'entrerai dans ses vues pour les diriger • je ne lui cherche-
rai point , aux dépens du présent , un bonheur éloigné. Je ne veux
point qu'il soit heureux une fois , mats toujours , s'il est pos-
sible.
Ceux qui veulent conduire sagement la jeunesse pour la garan-
I' s des sens lui font horreur de l'amou et lui feraient
\ i;i crime d'y songer à son âge , comme si l'amour était
1 ut pour les vieillards. Toutes ces leçocs trompeuses que le cœur
i. fil. fil ne persuadent point. Le jeune homire, condui' par un
plus sûr, rit en secret des tristes maximes auxquelles il
l' im (] acquiescer, et n'attend que le motnent de les rendre vai-
n«*. Tout cela est contre la nature. En suivant une route oppo-
>ée, j'arriverai plus sûrement aivraéme but. Je ne craindrai point
39C EMILE.
(le flatter en lai le doux sentiment dont il est avide; je le lui
peindrai comme le suprême bonheur de la vie , parce qu'il l'est eu
effet; en le lui peignant, je veux qu'il s'y livre; en lui faisant
sentir quel charme ajoute à l'attrait des sens l'union des cœurs ,
je le dégoûterai du libertinage , et je le rendrai sage en le rendant
amoureux.
> Qu'il faut être borné, pour ne voir dans les désirs naissants d'un
jeune homme qu'un obstacle aux leçons de la raison ! Moi , j'y
vois le vrai moyen de le rendre docile à ces mêmes leçons. On n'a
de prise sur les passions que par les passions ; c'est par leur em-
pire qu'il faut combattre leur tyrannie , et c'est toujours de la na-
ture elle-même qu'il faut tirer les instruments propres à la régler.
^ Emile n'est pas fait pour rester toujours solitaire ; membre de
la société, il doit en remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les
hommes , il doit les connaître. Il connaît l'homme en général ; il
lui reste à connaître les individus. Il sait ce qu'on fait dans le
monde; il lui reste à voir comment on y vil. Il est temps de lui
montrer l'extérieur de cette grande scène , dont il connaît déjà
tous les jeux cachés) Il n'y portera plus l'admiration slupide d'un
jeune étourdi , mais le discernement d'un esprit droit et juste.
Ses passions pourront l'abuser, sans doute : quand est-ce qu'elles
n'abusent pas ceux qui s'y livrent ? mais au moins il ne sera point
trompé par celles des autres. S'il les voit , il les verra de l'œil
du sage, sans être entraîné par leurs exemples ni séduit parleurs
préjugés.
Comme il y a un âge propre à l'étude des sciences , il y en a un
pour bien saisir l'usage du monde. Quiconque apprend cet usage
trop jeune le suit toute sa vie , sans choix , sans réflexion , et ,
quoique avecsuflisance, sans jamais bien savoir ce qu'il fait. Mais
celui qui l'apprend , et qui en voit les raisons , le suit avec plus
de discernement , et par conséquent avec plus de justesse et de
grâce. Donnez-moi un enfant de douze ans qui ne sache rien du
tout, à quinze ans je dois vous le rendre aussi savant que celui
que vous avez instruit dès le premier âge; avec la différonce que
le savoir du vôtre ne sera que dans sa mémoire , et que celui du
mien sera dans son jugement. De même, introduisez un jeune
homme de vingt ans dans le monde ; bien conduit, il sera dans un
an plus aimable et plus judicieusement poli que celui qu'on y aura
nourri des son enfance : car le premier, tHnnt capable de sentir
LlMU: iV. 397
ies raisons de tous les procédés relatif» à l âge , à l'état , au sexe ,
qui constituent cet usage , les peut réduire en principes , et les
étendre aux cas non prévus ; au lieu que l'autre , n'ayant que sa
routine pour toute règle , est embarrassé sitôt qu'on l'en sort.
Les jeunes demoiselles françaises sont toutes élevées dans des
'">uvents jusqu'à ce qu'on les marie. S'aperçoit-on qu'elles aient
ine alors à prendre ces manières qui leur sont si nouvelles ? et
1. tusera-t-on les femmes de Paris d'avoir l'air gauche, embar-
ia,sé, et d'ignorer l'usage du monde, pour n'y avoir pas été mises
s leur enfance ? Ce préjugé vient des gens du monde eux-mé-
s , qui , ne connaissant rien de plus important que cette petite
once, s'imaginent faussement qu'on ne peut s'y prendre de
"p bonne heure pour l'acquérir.
Il est vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque A
I issé toute sa jeunesse loin du grand monde y porte le reste de sa
\ ie un air cm'Darrassé , contraint, un propos toujours hors de pro-
• > , des manières lourdes et maladroites, dont l'habitude d'y vivre
le défait plus , et qui n'acquièrent qu'un nouveau ridicule par
il ffort de s'en délivrer. Chaque sorte d'instruction a son temps
propre qu'il faut connaître, et ses dangers qu'il faut éviter. C'est
• tout pour celle-ci qu'ils se réunissent ; mais je n'y expose pas
■Il plus mon élève sans précautions pour l'en garantir.
Quand ma méthode remplit d'un même objet toutes les vues ,
et quand , parant un inconvénient , elle en prévient un autre , je
juge alors qu'elle est bonne , et que je suis dans le vrai. C'est ce
que je crois voir dans l'expédient qu'elle me suggère ici. Si je veux
êlre austère et sec avec mon disciple , je perdrai sa confiance , et
bientôt il se cachera de moi. Si je veux être complaisant, facile, ou
fermer les yeux, de quoi lui sert d'être sous ma garde ? Je ne fais
qu'autoriser son désordre , et soulager sa conscience aux dépens
«fe la mienne. Si je l'introduis dans le monde avec le seul projet de
rmstruire , il s'instruira plus que je ne veux. Si je l'en tiens éloi-
gné jusqu'à la fin , qu'aura-t-il appris de moi ? Tout pout'étre ,
hors l'art le plus nécessaire à l'homme et au citoyen , qui est de
•avoir vivre avec ses semblables. Si je donne à ces soins une uti-
lîlc trop éloignée, elle sera pour lui comme nulle; il ne fait cas
que du pK-sent. Si je me contente de lui fournir des amusements,
quel bien lui fais-je? il s'amollit et ne s'instruit point.
Rien de tout cela. Mon expédient seul pourvoit à tout. Ton
HOIM. — EHILK. 34
398 ÉMlLi;.
cœur, dis-je au jeune homme , a besoin d'une compagne ; allons
chercher celle qui te convient : nous ne la trouverons pas aisément
peut-être , le vrai mérite est toujours rare ; mais ne nous pressons
ni ne nous rebutons point. Sans doute il en est une, et nous la
trouverons à la fin , ou du moins celle qui en approche le plus
Avec un projet si flatteur pour lui , je l'introduis dans le monde.
Qu'ai-je besoin d'en dire davantage? Ne voyez- vous pas que j'ai
tout fait?
^ En lui peignant la maîtresse que je lui destine, imaginez si je
saurai m'en faire écouter, si je saurai lui rendre agréables et chères
les qualités qu'il doit aimer, si je saurai disposer tous ses senti-
ments à ce qu'il doit rechercher ou fuir. Il faut que je sois le plus
maladroit des hommes , si je ne le rends d'avance passionné sans
savoir de qui. Il n'importe que l'objet que je lui peindrai soit
imaginaire ; il suffit qu'il le dégoûte de ceux qui pourraient le
tenter ; il suffit qu'il trouve partout des comparaisons qui lui fas-
sent préférer sa chimère aux objets réels qui le frapperont : et
qu'est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n'est chimère,
mensonge , illusion ? On aime bien plus l'image qu'on se fait que
l'objet auquel on l'applique. Si l'on voyait ce qu'on aime exacte-
■ ment tel qu'il est , il n'y aurait plus d'amour sur la terre. Quand
on cesse d'aimer, la personne qu'on aimait reste la même qu'au-
paravant , mais on ne la voit plus la même ; le voile du prestige
tombe, et l'amour s'évanouit. Or, en fournissant l'objet imagi-
naire , je suis le raaitre des comparaisons , et j'empêche aisément
l'illusion des objets réels.
Je ne veux pas pour cela qu'on trompe un jeune homme en lui
peignant un modèle de perfection qui ne puisse exister ; mais je
choisirai tellement les défauts de sa maîtresse, qu'ils lui convien-
nent , qu'il lui plaisent , et qu'ils servent à corriger les siens. J*
ne veux pas non plus qu'on luimente, en affirmant faussement que
l'objet qu'on lui peint existe; mais s'il se complaît à l'image, il lui
souhaitera bientôt mi original. Du souhait à la supposition , l6
trajet est facile; c'est l'affaire de quelques descriptions adroites,
(jui, S0U8 des traits plus sensibles, donneront à cet objet imaginaire
un plus grand air de vérité. Je voudrais aller jusqu'à le nommer ;
je dirais en riant. Appelons Sophie votre future maîtresse : Sophie
est un nom de bon augure : si celle que vous choisirez ne le porte
pas, elle sera digne au moins do le porter ; nous pouvons lui eu
LIVRE IV. 399
'ire honneur d'avance. Apres tous ces détails , si, sans aftirmcr,
is nier, on s'échappe par des défaites, ses soupçons se changerou l
certitude ; il croira qu'on lui fait mystère de l'épouse qu'on lui
-line , et qu'il la verra quand il sera temps. S'il en est une foi^
, et qu'on ait bien choisi les traits qu'il faut lui montrer, tout
reste est facile ; on peut l'e-xposer dans le monde presque sans
risque : défendez-le seulement de ses sens, son cœur est en sûreté.
Mais , soit qu'il personnifie ou non le modèle que j'aurai su lui
iJre aimable, ce modèle, s'il est bien fait, ne l'attachera pas
moins à tout ce qui lui ressemble, et ne lui donnera pas moins
iléloigneinent pour tout ce qui ne lui ressemble pas , que s'il avait
un objet réel. Quel avantage pour préserver son cœur des dangers
auxquels sa personne doit être exposée , pour réprimer ses sens
[iir son imagination , pour l'arracher surtout à ces donneuses d'é-
■ iuation qui la font payer si cher, et ne forment un jeune homme
1 politesse qu'en lui otant toute honnêteté ! Sophie est si mo-
-le : De quel œil verra-t-il leurs avances? Sophie a tant de sim-
ité ! Comment aimera-t-il leurs airs.' Il y a trop loin de ses
Idées à ses observations, pour que celles-ci lui soient jamais dange-
reuses.
Tous ceux qui parlent de gouvernement des enfants suivent les
mêmes préjugés et les mêmes maximes, parce qu'ils observent
mal et réfléchissent plus mal encore. Ce n'est ni par le tempéra
ment ni par les sens que commence l'égarement de la jeunesse ,
c'est par l'opinion. S'il était ici question des garçons qu'on élève
dans les collèges, et des filles qu'on élève dans les couvents , je
ferais voir que cela est vrai , même à leur égard ; car les premiè-
res leçons que prennent les uns et les autres , les seules qui fruc-
tifient sont celles du vice; et ce n'est pas la nature qui les cor-
rompt , c'est l'exemple. Mais abandonnons les pensionnaires des
collèges et des couvents à leurs mauvaises mœurs ; elles seront
toujours sans remède. Je ne parle que de l'éducation domestique.
Prenez un jeune homme élevé sagement dans la maison de son
père en province , et l'examinez au moment qu'il arrive à Paris ,
ou qu'il entre dans le monde ; vous le trouverez pensant bien sur
les choses honnêtes, et ayant la volonté même aussi saine que la
raison ; vous lui trouverez du mépris pour le vice, et de l'horreur
i»our la débauche; au nom seul d'une prostituée, vous verrez
i inssrsyeux le scandale de l'innocence. Je soutiens qu'il n'y en a
400 EMILE.
pas un qui put se résoudre à entrer seul dans les tristes demeures
de ces malheureuses, quand même il en saurait l'usage et qu'il en
sentirait le besoin.
A six mois de là considérez de nouveau le même jeune homme ,
vous ne le reconnaîtrez plus ; des propos libres , des maximes du
haut ton , des airs dégagés, le feront prendre pour un autre homme ,
si ses plaisanteries sur sa première simplicité, sa honte quand on
la lui rappelle, ne montraient qu'il est le même et qu'il en rougit.
0 combien il s'est formé dans peu de temps ! D'où vient un chan-
gement si grand et si brusque ? Du progrès du tempérament ? Son
tempérament n'eùt-il pas fait le même progrès dans la maison pa-
Jcrnelle? et sûrement il n'y eut pris ni ce ton ni ces maximes. Des
premiers plaisirs des sens ? Tout au contraire. Quand on commence
à s'y livrer, on est craintif, inquiet, on fuit le grand jour elle
bruit. Les premières voluptés sont toujours mystérieuses; la pu-
deur les assaisonne et les cache : la première maîtresse ne rend
pas effronté , mais timide. Tout absorbé dans un état si nouveau
pour lui, le jeune homme se recueille pour le goûter, et tremble
toujours de le perdre. S'il est bruyant , il n'est ni voluptueux ni
tendre; tant qu'il se vante, il n'a pas joui.
D'autres manières de penser ont produit seules ces différences.
Son cœur est encore le même , mais ses opinions ont changé. Ses
sentiments, plus lents à s'altérer, s'altéreront enfin par elles; et
c'est alors seulement qu'il sera véritablement corrompu. A peine
est-il entré dans le monde qu'il y prend une seconde éducation tout
opposée à la première , par laquelle il apprend à mépriser ce qu'il
estimait et à estimer ce qu'il méprisait : on lui fait regarder les
leçons de ses parents et de ses maîtres comme un jargon pcdan-
tesque, et les devoirs qu'ils lui ont prêches comme une morale
puérile qu'on doit dédaigner étant grand. Il se croit obligé par
honneur à changer de conduite ; il devient entreprenant sans dé-
sirs, et fat par mauvaise honte. Il raille les bonnes mœurs avant
d'avoir pris du goût pour les mauvaises , et se pique de débauche
sans savoir être débauché. Je n'oublierai jamais l'aveu d'un jeune
officier aux gardes suisses , qui s'eimuyait beaucoup des plaisirs
bruyants de ses camarades, el n'osait s'y refuser, de peur d'être
moqué d'eux : » Je m'exerce à cela , disait-il , comme à iirondre du
<t tabac malgré ma répugnance : le goût viendra par l'habitude ; il
« no faut pas toujours être enfant »
LIVRE IV 401
Ainsi donc c'est bien moins de la sensualité que de la vanitv qu'il
lit présener un jeune homme entrant dans le monde : il cède
is aux penchants d'aulrui qu'aux siens, et ramour-proprc fait
is de libertins que l'amonr.
Cela posé, je demande s'il en est un sur la terre entière mieux
iné que le mien contre tout ce qui peut attaquer ses mœurs , ses
nfimcnls, ses principes; s'il en est un plus en état de résister
; torrent. Car contre quelle séduction n'est-il pas en défense? Si
- désirs l'entraînent vers le sexe , il n'y trouve point ce qu'il
rche , et son cœur préoccupé le relient. Si ses sens l'agitent et
pressent , où Irouvera-t-il à les contenter? L'horreur de l'adul-
; e et de la débauche l'éloigné également des filles publiques et
> femmes mariées , et c'est toujours par l'un de ces deux états
•" commencent les désordres de la jeunesse. Une fille à marier
il être coquette; mais elle ne sera pas effrontée, elle n'ira pas
o^ jeter à la tète d'un jeune homme qui peut l'épouser s'il la croi»
wge ; d'ailleurs elle aura quelqu'un pour la surveiller. Emile , de
son côté , ne sera pas tout à fait livré à lui-même; tous deux au-
ront au moins pour gardes la crainte et la honte , inséparables des
premiers désirs ; ils ne passeront point tout d'un coup aux dernières
familiarités , et n'auront pas le temps d'y venir par degrés sans
obstacles. Pour s'y prendre autrement , il faut qu'il ait déjà pris
leçon de ses camarades , qu'il ail appris d'eux à se moquer de sjt
retenue , à devenir insolent à leur imitation. Mais quel homme au
monde est moins imitateur qu'Emile? Quel homme se mène moins
par le ton plaisant que celui qui n'a point de préjugés et ne sait
rien donner à ceux des autres ? J'ai travaillé vingt ans à l'armer
contre les moqueurs : il leur faudra plus d'un jour pour en faire
leur dupe ; car le ridicule n'est à ses yeux que la raison des sots ,
et rien ne rend plus insensible à la raillerie que d'être au-dessus de
l'opinion. Au lieu de plaisanteries il lui faut des raisons; et , tant
qu'il en sera la , je n'ai pas peur que déjeunes fous me l'enlèvent ;
j'ai pour moi la conscience et la vérité. S'il faut que le préjugé s'y
mêle , un attachement de vingt ans est aussi quelque chose : on ne
hii fera jamais croire que je l'aie ennuyé de vaines leçons ; et, dans
un coeur droit et sensible , la voix d'un ami fidèle et vrai saura
bien effacer les cris de vingt séducteurs. Comme il n'est alors
question que de lui montrer qu'ils le trompent , et qu'en feignant do
le traiter en homme Us le traitent réellement en enfant .j'arfcclprai
M.
40'2 EMILE. mil
d'être toujours siuiplc , mais grave et clair dans mes raisonne-
ments , afin qu'il sente que c'est moi qui le traite en homme. Je
lui dirai : « Vous voyez que votre seul intérêt, qui est le mien,
« dicte mes discours ; je n'en peux avoir aucun autre. Mais pour-
« quoi ces jeunes gens veulent-ils vous persuader? c'est qu'ils
« veulent vous séduire : ils ne vous aiment point , ils ne prennent
« aucun intérêt à vous; ils ont pour tout motif un dépit secret
« de voir que vous valez mieux qu'eux ; ils veulent vous rabaisser
a à leur petite mesure, et ne vous reprochent de vous laisser gou-
« verner qu'afin de vous gouverner eux-mêmes. Pouvez-vous
« croire qu'il y eût à gagner pour vous dans ce changement? Leur
« sagesse est-elle donc si supérieure , et leur attachement d'un jour
« est-il plus fort que le mien? Pour donner quoique poids à leur
« raillerie , il faudrait en pouvoir donner à leur autorité ; et quelle
« expérience ont-ils pour élever leurs maximes au-dessus des nô-
« très ? Ils n'ont fait qu'imiter d'autres étourdis , comme ils veulent
« être imités à leur tour. Pour se mettre au-dessus des prétendus
« préjuges de leurs pères, ils s'asservissent à ceux de leurs cama-
« rades. Je ne vois point ce qu'ils gagnent à cela : mais je vois
« qu'ils y perdent sûrement deux grands avantages; celui del'af-
« fection paternelle, dont les conseils sont tendres et sincères, et
« celui de l'expérience , qui fait juger de ce qu'on connaît ; car les
« pères ont été enfants , et les enfants n'ont pas été pores.
« Mais les croyez-vous sincères au moins dans leurs folles maxi-
« mes ? Pas même cela , cher Emile ; ils se trompent pour vous
« tromper ; ils ne sont point d'accord avec eux-mêmes : leur cœur
« les dément sans cesse , et souvent leur bouche les contredit. Tel
« d'entre eux tourne en dérision tout ce qui est honnête , qui se-
« rait au désespoir que sa femme pensât comme lui. Tel autre pous-
« sera cette indifférence oie mœurs jusqu'à celles de la femme (pi'il
« n'a point encore, ou, pour comble d'infamie, à celles delà
« femme qu'il a déjà : mais allez plus loin ; parlez-lui de sa mère,
« et voyez s'il passera volontiers pour être un enfant d'adultère et
« le fils d'une femme de mauvaise vie , pour prendre à faux le nom
n d'une famille, pour en voler le patrimoine à l'hérilier naturel ;
« enfin s'il se laissera patiemment traiter de bâtard. Qui d'entra
n eux voudra (ju'on rende à sa fille le déshonneur dont il couvre
« cellcd'autrui?Iliryen a pas un qui n'attentât même à votre vie,
n si vous adoptiez avec lui, dans la pratitpio , tous les principe
LIVRE IV.
qu'il s'efforce de vous donner. C'est ainsi qu'Os décèlent enfin
!eur inconséquence , et qu'on sent qu'aucun d'eux ne croit ce qu'i!
dit. Voilà des raisons, cher Emile : pesez les leurs, s'ils en ont,
'^t comparez. Si je voulais user comme eux de mépris et de rail-
lerie , vous les verriez prêter le flanc au ridicule autant peut-
être et plus que moi. Mais je n'ai pas peur d'un examen sérieux.
I^ triomphe des moqueurs est de courte durée ; la vérité de-
meure , et leur rire insensé s'évanouit. »
Vous n'imaginez pas comment à vingt ans Emile peut être do-
:>. Que nous pensons différemment ! Moi , je ne conçois pas com-
l'.-nt il a pu l'être à dix ^car quelle prise avais-je sur lui à cet âge .'
Il m'a fallu quinze éms de soins pour me ménager cette prise. Je
' '^ rélevais pas alors , je le préparais pour être élevé. Il l'est main-
nant assez pour être docile ; il reconnaît la voix de l'amitié , et il
' ir à la raison. Je lui laisse , il est vrai , lapparence de l'in-
: ince ; mais jamais il ne fut mieux assujetti , car il l'est parce
.il veut l'être. Tant que je n'ai pu me rendre raailrc de sa vo-
Mté , je le suis demeuré de sa personne ; je ne le quittais pas d'un
1^. Maintenant je le laisse quelquefois à lui-même , parce que je
i^ouverne toujours. En le quittant je l'embrasse , et je lui dis
un air assuré : Emile, je le confie à mon ami, je te livre à sou
iMjr honnête ; c'est lui qui me répondra de toi.
Ce n'est pas l'affaire d'un moment de corrompre des affections
-ines qui n'ont reçu nulle altération précédente , et d'effacer des
incipps dérivés immédiatement des premières lumières de la rai-
^ "le changement s'y fait durant mon absence, elle ne
.niez longue , il ne saura jamais assez bien se cacher
moi pour que je n'aperçoive pas le danger avant le mal , et que
(le sois pas à temps d'y porter remède. Comme on ne se déprave
is tout d'un coup , on n'apprend pas tout d'un coup à dissimuler ;
• si jamais homme est maladroit en cet art , c'est Emile , qui n'eut
^ sa vie une seule occasion d'en user.
•ns et d'autres semblables je le crois si bien garanti des
- Ts et des maximes vulgaires, que j'aimerais mieux
voir au milieu de la plus mauvaise société de Paris que seul
los sa chaml)re ou dans un parc , livré à toute l'inquiétude de son
-•\ On a beau faire , de tous les enacmis qui |>euveot attaquer un
■me homme, le pi"- .1 .n.r..ronx et le seul qu'on ne peut écarter,
tf4 lui-même : r. • urtant n'est dangereux que par no-
40', EMILE.
trc faute ; car, comme je l'ai dit mille fois, ccsl par la seule ima-
gination que s'éveillent les sens. Leur besoin proprement n'est
point un besoin physique; il n'est point vrai que ce soit un vrU
besoin. Si jamais objet lascif n'eût frappé nos yeux , si jamais idée
déshonnète ne fût entrée dans notre esprit , jamais peut-être ce pré-
tendu besoin ne se fût fait sentir à nous , et nous serions demeu-
rés chastes , sans tentations, sans efforts et sans mérite. On ne sait
pas quelles fermentations sourdes certaines situations et certains
spectacles excitent dans le sang de la jeunesse , sans qu'elle sache
démêler elle-même la cause de celte première inquiétude , qui n'est
pas facile à calmer, et qui ne tarde pas à renaître. Pour raoi, plus
je réfléchis à cette importante crise et ;t*fecs causes prochaines ou
éloignées , plus je me persuade qu'un solitaire élevé dans un désert,
sans livres, sans instructions et sans femmes, y mourrait vierge,
à quelque âge qu'il fût parvenu.
Mais il n'est pas ici question d'un sauvage de cette espèce. En
élevant un homme parmi ses semblables et pour la société , il est
impossible , il n'est pas même à propos de le nourrir toujours dans
celte salutaire ignorance; et ce qu'il y a de pis pour la sagesse est
d'être savant à demi. Le souvenir des objets qui nous oui frappés,
les idées que nous avons acquises , nous suivent dans la retraite ,
la peuplent , malgré nous , d'images plus séduisantes que les objets
• lêmes , et rendent la solitude aussi funeste à celui qui les y porte ,
qu'elle est utile à celui qui s'y maintient toujours seul.
Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il pourra se garan-
tir de tout le reste ; mais c'est à vous de le garantir de lui. Ne le
laissez seul ni jour ni imit , couchez tout au moins dans sa cham-
bre : qu'il ne se mette au lit qu'accablé de sommeil , et qu'il en
sorte à l'instant qu'il s'éveille. Défiez-vous de l'instinct sitôt que
vous ne vous y bornez plus : il est bon tant qu'il agit seul ; il est
suspect dès qu'il se mêle aux institutions des hommes : il ne faut
pas le détruire, il faut le régler; et cela peut-être est plus difficile»
que de l'anéantir. Il serait très dangereux qu'il apprit à votre élève
à donner le change à ses sens et à suppléer aux occasions de les sa-
tisfaire : s'il connaît une fois ce dangereux supplément , il est per-
du. Dès lors il aura toujours le corps et le cœur énervés; il porter^
jusqu'au tombeau les tristes effets de cette habitude , la plus fu-
neste à laquelle un jeune homme puisse être assujetti. S<ins doulo
il vaudrait mieux encore Si les fureurs d'un tempérament ar-
LIVRE IV. 405
it deviennent invincibles , mon cher Emile , je te plains ; mais je
iialancerai pas un moment , je ne souffrirai point que la Kn de la
îiire soit éludée. S'il faut qu'un tjTan te subjugue , je te livre
r préférence à celui dont je peux te délivrer : quoi qu'il arrive ,
t'arracherai plus aisément aux femmes qu'à toi.
Jusqu'à vingt ans le corps croit, il a besoin de toute sa subs-
ice : la continence est alors dans Tordre de la nature , et l'on n'y
nique guère qu'aux dépens de sa constitution. Depuis vingt au'i
I onlinence est un devoir de morale; elle importe pour appren-
à régner sur soi-même , à rester le maître de ses appétits. Mais
~ devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs
-les. Quand la faiblesse humaine rend une alternative inévitable ,
lieux maux préférons le moindre : en tout état de cause , il vaut
■ux commettre une faute que de contracter un vice.
Souvenez-vous que ce n'est plus de mon élève que je parle ici ,
nI du vôtre. Ses passions, que vous avez laissées fermenter, vous
.>juguent : cédez-leur donc ouvertement, et sans lui déguiser sa
!oire. Si vous savez la lui montrer dans son vrai jour, il en sera
ins fier que honteux , et vous vous ménagerez le droit de le
uier durant son égarement , pour lui faire au moins éviter les
lipices. Il importe que le disciple ne fasse rien que le maitrc
ic sache et ne le veuille , pas même ce qui est mal ; et il vaut
it fois mieux que le gouverneur approuve une faute el se trom-
. que s'il était trompé par son élève , et que la faute se Ht sans
1 il en sut rien. Quicroit devoir fermer les yeux sur quelque chose
\ oit bientôt forcé de les fermer sur tout : le premier abus tolère
imène un autre , et cette chaîne ne finit plus qu'au renverse-
nt de tout ordre et au mépris de toute loi.
I no autre erreur que j'ai déjà combattue , mais qui ne sortira
I'» petits csprits.c'csl d'affecter toujoui s la dignité œagib-
' de > ouloir passer pour un homme parfait dans l'esprit de
: disciple. Celte méthodeestà contre-sens. Comment ne voient ils
> qu'en voulant affermir leur autorité ils la détruisent ; que pour
ro écouler ce qu'on dit il faut se mettre à la place de ceux à qui
"Il s'adresse , et qu'il faut être homme pour savoir parler au ca?ur
Himain ! Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne persuadent ; on
lit toujours qu'il leur est bien aisé de combattre des passions
ils ne sentent ps. Montrez vos faiblesses à rotre élève , si vous
liez le guérir des sienoes; qu'il voie ca vous les mêmes coml>at9
kOè EMILE.
qu'il éprouve ; qu'il apprenne à se vaincre à votre exemple , cl
qu'il ne dise pas coramcles autres : Ces vieillards, dépités de n'être
plus jeunes , veulent traiter les jeunes pens en vieillards ; et
parce que tous leui-s désirs sont éteints , ils nous font un crime des
nôtres.
Montaigne dit qu'il demandait un jour au seigneur de Langey
combien de fois , dans ses négociations d'Allemagne , il s'était
enivré [lour le sei^vice du roi. Je demanderais volontiers au gou-
verneur ae certain jeune homme combien de fois il est entré dans
un mauvais lieu pour le service de son élève. Combien de fois?
je me trompe. Si la première n'ôte à jamais au libertin le désir
d'y rentrer, s'il n'en rapporte le repentir et la honte , s'il ne verse
dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le à l'instant; il
n'est qu'un monstre , ou vous n'êtes qu'un imbécile; vous ne lui
servirez jamais a rien. Mais laissons ces expédients extrêmes ,
aussi tristes que dangereux , et qui n'ont aucun rapport à notre
éducation.
Que de précautions à prendre avec un jeune homme bien né ,
avant que de l'exposer au scandale des mœurs du siècle ! Ces pré-
cautions sont pénibles, mais elles sont indispensables: c'est la né-
gligence en ce point qui perd toute la jeunesse ; c'est par le désor-
dre du premier âge que les hommes dégénèrent, et qu'on les voit
devenir ce qu'ils sont aujourd'hui. Vils et lâches dans leurs vices
mêmes , ils n'ont que de petites âmes, parce que leurs corps uses
ont clé corrompus de bonne heure ; à peine leur rcste-t-il assez
de vie pour se mouvoir. Leurs subtiles pensées marquent des es-
prits sans étoffe; ils ne savent rien sentir de grand et de noble;
ils n'ont ni simplicité ni vigueur : abjects en toute chose , et bas-
sement méchants, ils ne sont que vains, fripons, faux; ils n'ont
pas même assez de courage pour être d'illustres scélérats. Tels
sont les méprisables hommes que forme la crapule de la jeunesse :
s'il s'en trouvait un seul (jui sût être tempérant et sobre, qui sût,
nu milieu d'eux , préserver sou cœur, son sang, ses mœurs , de la
contagion de l'exemple , à trente ans il écraserait tous ces insec-
tes, et deviendrait leur maître avec moins de peine qu'il n'en eut
à rester le sien.
Pour peu que la naissance ou la fortune eût fait pour Emile, il
serait cet homme s'il voulait l'être : mais il les mépriserait trop
pour daigner les asservir. Voyons-le maintenant au milieu d'eux ,
LIVRE IV. 407
entrant dans le monde , non pour y primer, mais pour le connaî-
tre , cl pour y trouver une compagne digne de lui.
Dans quelque rang qu'il puisse être ne , dans quelque société
qu'il commence à s'introduire , son début sera simple et sans éclat :
à Dieu ne plaise qu'il soit assez malheureux pour y briller ! les
qualités qui frappent au premier coup d'oeil ne sont pas les siennes ,
il ne les a ni ne les veut avoir. Il met trop peu de prix aux juge-
ments des hommes pour en mettre à leurs préjugés, et ne se soucie
point qu'on l'estime avant que de le connaître. Sa manière de se
présenter n'est ni modeste ni vaine, elle est naturelle et vraie;
il ne connaît ni gène ni déguisement , et il est au railitu d'un cercle
ce qu'il est seul et sans témoin. Sera-t-il pour cela grossier, dé-
daigneux ,* sans attention pour personne ? Tout au contraire : si
seul il ne compte pas pour rien les autres hommes , pourquoi les
rompterait-il pour rien vivant avec eux ? Il ne les préfère point à
lui dans ses manières , parce qu'il ne les préfère pas à lui dans
son cœur ; mais il ne leur montre pas non plus une indifférence
(ju'il est bien éloigné d'avoir : s'il n'a pas les formules de la poli-
losse, il a les soins de l'humanité. Il n'aime à voir souffrir per-
sonne ; il n'offrira pas sa place à un autre par simagrée , mais u
Il lui cédera volontiers par bonté, si , le voyant oublie, il juge
• |ue cet oubli le mortiPie; car il en coûtera moins à mon jeune
lioramc de rester debout volontairement, que de voir l'autre y
rester par force.
Quoique en général Emile n'estime pas les hommes , il ne leur
montrera point de mépris , parce qu'il les plaint et s'attendrit sur
eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels, il leur laisse
les biens de l'opinion dont ils se contentent , de peur que , les leur
otant à pure perle, il ne les rendit plus malheureux qu'aupara
vanl. Il n'est donc point disputeur ni contredisant; il n'est pas
non plus complaisant et flatteur; il dit son avis sans combattre
celui de personne , parce qu'il aime la liberté par-dessus toute
chose , et que la franchise en est un des plus beaux droits.
Il parle peu, parce qu'il ne se soucie guère qu'on s'occupe do
lui ; par la même raison il ne dit que des choses utiles : autrement ,
qu'est-ce qui l'engagerait à parier ? Emile est trop instruit pour
être jamais babillard. Le grand caquet vient nécessairement , ou
de la prétention à l'esprit , dont je parlerai ci-après , ou du prix
qu'on donne à des ba^telles, dont on croit sottement que les au-
4Ô8 ÉMiLt-
très fout autant de cas que nous. Celui qui connaît assez de choses
pour donner à toutes leur véritable prix ne parle jamais trop ; car
il sait apprécier aussi l'attention qu'on lui donne, et l'intérêt qu'on
peut prendre à ses discours. Généralement les gens qui savent
pou parlent beaucoup, et les gens qui savent beaucoup parlent peu.
Il est simple qu'un ignorant trouve important tout ce qu'il sait , et
le dise à tout le monde. Mais un homme instruit n'ouvre pas ai-
sément son répertoire ; il aurait trop à dire , et il voit encore plus
à dire après lui : il se tait.
Loin de choquer les manières des autres , Emile s'y conforme
assez volontiers; non pour paraître instruit des usages, ni pour
affecter les airs d'un homme poli , mais au contraire de peur qu'on
ne le distingue , pour éviter d'être aperçu ; et jamais il n'est plus
à son aise que quand on ne prend pas garde à lui.
Quoique entrant dans le monde , il en ignore absolument les
manières, il n'est pas pour cela timide et craintif; s'il se dérobe,
ce n'est point par embarras , c'est que pour bien voir il faut n'être
pas vu : car ce qu'on pense de lui ne l'inquiète guère , et le ridi-
cule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait qu'étant toujours
tranquille et de sang-froid , il ne se trouble point par la mauvaise
honte. Soit qu'on le regarde ou non , il fait toujours de son mieux
ce qu'il fait ; et , toujours tout à lui pour bien observer les autres,
Il saisit leurs manières avec une aisance que ne peuvent avoir les
esclaves de l'opinion. On peut dire qu'il prend plutôt l'usage du
monde , précisément parce qu'il en fait peu de cas.
Ne vous trompez pas cependant sur sa contenance , et n'allez
pas la comparer à celle de vos jeunes agréables. 11 est ferme et
non suffisant; ses manières sont libres et non dédaigneuses : l'air
insolent n'appartient qu'aux esclaves, l'indépendance n'a rien d'af-
fecté. Je n'ai jamais vu d'homme ayant de la fierté dans l'àmc en
montrer dans son maintien : cette affectation est bien plus propre
aux âmes viles et vaines , qui ne peuvent en imposer que |)ar là.
.le lis dans un livre ' , qu'un étranger se présentant un jour dans
la salle du fameux Marcel, celui-ci lui demanda de quel pays il était :
« Je suis Anglais, répond l'étranger. Vous Anglais! réplique le
« danseur ; vous seriez de celte ile où les citoyens ont part à l'ad-
« ministration publique, et sont une portion do la puissance son
' U)e V Esprit , Disc, il, chap. t.
J
LIVRE IV. 409
raine ' ■* Ndii, monsieur ; ce front baissé, ce regard timide ,
■ lie démarche incertaine , ne m'annoncent que l'esclave titré
un électeur. »
■'■'' ne sais si ce jugement montre une grande connaissance du
vrai rapport qui est entre le caractère d'un homme cl son exté-
'ir. Pour moi , qui n'ai pas l'honneur d'être maître à danser,
rais pensé tout le contraire. J'aurais dit : « Cet Anglais n'est
is courtisan ; je n'ai jamais oui dire que les courtisans eussent
front baissé et la démarche incertaine; un homme timide
M'Z un danseur pourrait bien ne l'être pas dans la chambre des
inmunes. » Assurément ce M. Marcol-là doit prendre ses com-
|Mtiioles pour autant de Romains.
Ouand on aime on veut être aimé. Emile aime les hommes, il
' donc leur plaire. A plus forte raison il veut plaire aux fem-
- ; son âge , ses mœurs , son projet , tout concourt à nourrir en
i e désir. Je dis ses mœurs, car elles y font beaucoup; les
1 inmcsqui en ont sont les vrais adorateurs des femmes. Ils n'ont
|M> comme les autres je ne sais quel jargon moqueur de galanterie ;
m li^ ils ont un empressement plus vrai , plus tendre , et qui part
'In f œur. Je connaîtrais près d'une jeune femme un homme qui a
mœurs et qui commande à la nature , entre cent mille déhau-
. Jugez de ce que doit être Emile avec un tempérament tout
I ' uf, et tant de raisons d'y résister! Pour auprès d'elles, je crois
1 il sera quelquefois timide cl embarrassé ; mais sûrement cet
irras ne leur déplaira pas, et les mouis friponnes n'auront
re que trop souvent l'art d'en jouir et de l'augmenter. Au
, son empressement changera sensiblement de forme selon
I \ts. Il sera plus modeste et plus respectueux pour les femmes,
vif et plus tendre auprès des filles à marier. Il ne perd point
ne l'objet de ses recherches , et c'est toujours à ce qui les lui
'Ile qu'il marque le plus d'attention.
rsonnc ne sera plus exact à tous les égards fondés sur l'or-
lo la nature, et même sur le bon ordre de la société; mais
' owme »■»! y avait de» citoyens qui ne fussent i>as membres de la cité ,
II ncuMciit pas, comme tels, |>art à l'autorité souveraine! Mais les
• lis ayant jugé ï pro.ios d'iisuri>er ce res|)ccla))le nom de citoyens,
111 j.tilis aux m<fmbres des cités fçaulolses, en ont dénatun' l'idée, au point
|n on n'y tonroit plus rien, tn homme qui vient d<; m'écrire l>caui-ou|i
11' Ixti-M» contre la .\ouieUe lUluiie a onié sa si;;natiirc du titre de cf
dr Paimbanif, et a cru me faire une nccUenIf* plaisanterie.
410 EMILE.
les premiers seront toujours préférés aux autres; et il respeelera
davantage un particulier plus vieux que lui , qu'un magistrat iJe
son âge. Étant donc pour l'ordinaire un des plus jeunes des socié-
tés où il se trouvera , il sera toujours un des plus modestes , non
par la vanité de paraître humble , mais par un sentiment naturel et
fondé sur la raison. Il n'aura point l'impertinent savoir-vivre d'un
jeune fat , qui, pour amuser la compagnie , parle plus haut que
les sages et coupe la parole aux anciens : il n'autorisera point,
pour sa part , la réponse d'un vieux gentilhomme à Louis XV , qui
lui demandait lequel il préférait de son siècle ou de celui-ci : Sire,
j'ai passé ma jeunesse à respecter les vieillards, et ilfaut que je passe
ma vieillesse à respecter les enfants.
Ayant une àme tendre et sensible , mais n'appréciant rien sur le
taux de l'opinion , Quoiqu'il aime à plaire aux autres , il se souciera
peu d'en être considéré. D'où il suit qu'il sera plus affectueux que
poli , qu'il n'aura jamais d'airs ni de faste , et qu'il sera plus tou-
ché d'une caresse que de raille éloges. Par les mêmes raisons il
ne négligera ni ses manières ni son maintien ; il pourra même avoir
quelque recherche dans sa parure , non pour paraître un homme
de goût, mais pour rendre sa figure plus «igréable; il n'aura point
recours au cadre doré , et jamais l'enseigne de la richesse ne
souillera son ajustement.
On voit que tout cela n'exige point de ma part un étalage de pré-
ceptes, et n'est qu'un effet de sa première éducation. On nous fait
un grand mystère de l'usage du monde; comme si , dans l'âge où
l'on prend cet usage , on ne le prenait pas naturellement , et comme
si ce n'était pas dans un cœur honnête qu'il faut cherolier ses pre-
mières lois! La véritable politesse consiste à marquer de la bien-
veillance aux hommes : elle se montre sans peine quand on en a;
c'est pour celui qui n'en a pas qu'où est forcé de réduire en art ses
apparences.
« Le plus malheureux effet de la politesse d'usage est d'ensei-
n gner l'art do se passer des vertus qu'elle imite. Qu'on nous ins-
« pire dans l'éducation l'humanité et la bienfais^uice , nous aurons
n la politesse; ou nous n'en aurons plus besoin.
" Si nous n'avons pas celle qui s'annonce par les grâces , nottt'
« aurons celle qui annonce l'honnele homme cl le citoyen ; nous
• n'aurons pas besoin de recourir à la fausseté.
» Au lieu d'clrc artificieux pour plaire , il suffira d'être bon ; au
il
LIVHE IV. 411
« lieu d'élrc faux pour flallcr les faiblesses des autres , il suffira
« d'élre indulgent.
« Ceux avec qui l'on aura de tels procédés n'en seront ni enor-
« gueillis ni corrompus ; ils n'en seront que reconnaissants , et en
■ deviendront meilleurs '. »
Il me semble que si quelque éducation doit produire Tespèce de
politesse qu'exige ici M. Duclos , c'est celle dont j'ai tracé le plan
jusqu'ici.
Je conviens pourtant qu'avec des maximes si différentes Emile
ne sera point comme tout le monde , et Dieu le préserve de l'être
jamais : Mais, en ce qu'il sera différent des autres , il ne sera ni
fâcheux , ni ridicule : la différence sera sensible sans être incom-
mode. Emile sera , si Ton veut , un aimable étranger. D'abord on
lui pardonnera ses singularités en disant : Il se formera. Dans la
suite on sera tout accoutumé à ses manières ; et voyant qu'il n'en
change pas, on les lui pardonnera encore en disant: // est fait
ainsi. ^
H ne sera point fêté comme un homme aimable, mais on l'ai-
mera sans savoir pourquoi ; personne ne vantera son esprit , mais
on le prendra volontiers pour juge entre les gens d'esprit : le sien
sera net et borné, il aura le sens droit et le jugement sain. Ne cou-
rant jamais après les idées neuves , il ne saurait se piquer d'esprit.
Je lui ai fait sentir que toutes les idées siilulaires et vraiment uti-
les aux hommes ont été les premières connues , qu'elles font de
tout temps les seuls vrais liens de la société , et qu'il ne reste aux
esprits transcendants qu'à se distinguer par des idées pernicieu-
ses et funestes au genre humain. Cette manière de se faire admirer
ne le touche guère : il sait où il doit trouver le bonheur de sa vie ,
et en quoi il peut contribuer au bonheur d'autrui. La sphère de ses
connaissances ne s'étend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa
route est étroite et bien marquée; n'étant point tenté d'en sortir,
il reste confondu avec ceux qui la suivent, il ne veut ni s'égarer
ni briller. Emile est un homme de bon sens, et ne veut pas être
autre chose : on aura beau vouloir l'injurier par ce titre , il s'en
tiendra toujours honoré.
Quoif|ue le désir de plaire ne le laisse plus absolument indiffé-
iit sur l'opinion d'autrui , il ne prendra de cette opinion que c«
' ComidiratioHi tur Ua nuturs de ce siècle, (tar M. Diiclu».
411 EMILE.
qui se rapporte immédiatement à sa personne, sans se soucier des
appréciations arbitraires , qui n'ont de loi que la mode ou les pré-
jugés. II aura l'orgueil de vouloir bien faire tout ce qu'il fait, même
de le vouloir faire mieux qu'un autre : à la course il voudra être le
plus léger ; à la lutte, le plus fort; au travail , le plus habile; aux
jeux d'adresse, le plus adroit : mais il recherchera peu les avan-
tages qui ne sont pas clairs par eux-mêmes , et qui ont besoin d'é-
I le constatés par le jugement d'autrui , comme d'avoir plus d'esprit
qu'un autre, de parler mieux, d'être plus savant, etc. ; encore
moins ceux qui ne tiennent point du loutà la personne, comme d'ê-
tre d'une plus grande naissance, d'être estime plus riche , plus en
crédit , plus considéré, d'en imposer par un plus grand faste.
Aimant les hommes parce qu'ils sont ses semblables , il aimera
surtout ceux qui lui ressemblent le plus, parce qu'il se sentira
bon ; et , jugeant de cette ressemblance par la conformité des goûts
dans les choses morales , en tout ce qui tient au bon caractère , il
sera fort aise d'être approuvé. Il ne se dira pas précisément , je me
réjouis parce qu'on m'approuve ; mais, Je me réjouis parce qu'on
approuve ce que j'ai fait de bien ; je me réjouis de ce que les gens
qui m'honorent se font honneur : tant qu'ils jugeront aussi saine-
ment, il sera beau d'obtenir leur estime.
Étudiant les hommes par leurs mœurs dans le monde comme
il les étudiait ci-devant par leurs passions dans l'histoire , il aura
souvent lieu de réfléchir sur ce qui flatte ou choque le cœur humain.
Le voilà philosophant sur les principes du goût , et voilà l'étude
qui lui convient durant cette époque.
Plus on va chercher loin les définitions du goût, et plus on s'é-
gare ; le goût n'est que la faculté déjuger de ce qui plait ou déi)lail
au plus grand nombre. Sortez de là, vous ne savez plus ce que
c'est que le goût. Il ne s'ensuit pas qu'il y ait plus de gens de goût
que d'autres ; car , bien que la pluralité juge sainement de chaque
objet , il y a peu d'hommes qui jugent comme elle sur tous ; et ,
bien que le concours des goùls les plus généraux fasse le bon goùl ,
il y a peu de gens de goût , de même qu'il y a peu de belles per-
sonnes , quoique l'assemblage des traits les plus communs fasse
la beauté.
Il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de ce qu'on aime parce
qu'il nous est utile, ni de ce qu'on hait parce qu'il nous nuit. Le
goûi ne d'cxercc que sur les choses indifférenles ou d'un intérêt
LIVRE IV. 413
imuseraent tout au plus , cl non sur celles qui tiennent à nos be-
tns : pour juger de celles-ci le goût n'est pas nécessaire , le seul
petit soflit. Voilà ce qui rend si difficiles , et , ce semble , si ar-
traires , les pures décisions du goût; car , hors l'instinct qui le
termine , on ne voit plus la raison de ses décisions. On doit dis-
u liguer encore ses lois dans les choses morales et ses lois dans les
choses physiques. Dans celles-ci, les principes du goût semblent
hsoiument inexplicables *. Mais il importe d'observer qu'il entre
1 moral dans tout ce qui lient à l'iraitalion ' : ainsi l'on explique
il*'* beautés qui paraissent physiques, et qui ne le sont réoileinent
point. J'ajouterai que le goût a des règles locales qui le rendent en
luiiic choses dépendant des climats, des mœurs, du gouvernemcnl,
l>s choses d'institution ; qu'il en a d'autres qui tiennent à l'âge ,
1 sexe , au caractère , et que c'est en ce sens qu'il ne faut pas dis-
l'iiler des goûts. "j^
Le goût est naturel à tous les hommes; mais ils ne l'ont pas
is en même mesure , il ne se développe pas dans tous au raème
:.Té; et, dans tous, il est sujet à s'altérer par diverses causes.
1.1 mesure du goût qu'on peut avoir dépend de la sensibilité
• [.l'on a reçue; sa culture et sa forme dépendent des sociétés où
>n a vécu. Premièrement il faut vivre dans des sociétés nombreu-
^is, pour faire beaucoup de comparaisons. Secondement il faut
des sociétés d'amusement et d'oisiveté; car, dans celles d'affai-
res, on a pour règle , non le plaisir, mais l'intérêt. En troisième
lieu il faut des sociétés où l'inégalité ne soit pas trop grande , où
la tyrannie de l'opinion soit modérée , et où règne la volupté plus
que la vanité ; car, dans le cas contraire , la mode étouffe le goût ;
et l'on ne cherche plus ce qui plait , mais ce qui distingue.
Dans ce dernier cas, il n'est plus vrai que le bon goût est
celui du plus grand nombre. Pourquoi cela? Parce que l'objet
change. Alors la multitude n'a plus de jugement à elle , elle ne
juge plus que d'après ceux qu'elle croit plus éclairés qu'elle ;
• [Vil. ... inexplicables ; car , par exemple, qui est-ce qui nous dira
pourquoi tel chant est de goût, et non pas tel autre? Qui est-ce qui nous
donnera des principes sur Tasiuntir^ent des couleurs? Qui est-ce qui
nous apprendra pourquoi Covate plaît plus que le rond dans un com-
partiment de gazon , et pourquoi le rond plaît plus que Fovale datif le
bassin d'un jet d'eau ?]
' Cela est prouvé dau un Essai sur Corigine des langue, quoii
troBvera dan* le recueil «k mes écriU.
414 EMILE.
elle approuve, non ce qui est bien, mais ce qu'ils ont approuvé.
Dans tous les temps , faites que chaque homme ait son propre
sentiment ; et ce qui est plus agréable en soi aura toujours la plu-
ralité des suffrages.
Les hommes dans leurs travaux ne font rien de beau que par
imitation. Tous les vrais modèles du goût sont dans la nature.
Plus nous nous éloignons du maître, plus nos tibleaux sont
défigurés. C'est alors des objets que nous aimons que nous tirons
nos modèles ; et le beau do fantaisie, sujet au caprice et à l'auto-
rité , n'est plus rien que ce qui plait à ceux qui nous guident.
Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands , les riches;
et ce qui les- guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité.
Ceux-ci, pour étaler leurs richesses, et les autres pour en profiter,
cherchent à l'cnvi de nouveaux moyens de dépense. Par là le grand
luxe établit son empire , et fait aimer ce qui est difficile et coû-
teux : alors le prétendu beau, loin d'imiter la nature, n'est tel qu'à
force de la contrarier. Voilà comment le luxe et le mauvais goùl
sont inséparables. Partout oùlegoût est dispendieux, il est faux.
C'est surtout dans le commerce des deux sexes que le goùl ,
bon ou mauvais, prend sa forme; sa culture est un effet néces-
saire de l'objet de cette société. Mais quand la facilité de jouir
attiédit le désir de plaire, le goût doit dégénérer; et c'est là, ce
me semble , une autre raison des plus sensibles pourquoi le bon
goût tient aux bonnes mœurs.
Consultez le goût des femmes dans les choses physiques, et
qui tiennent au jugement des sens; celui des hommes dans les
choses morales et qui dépendent plus de l'entendement. Quand
les femmes seront ce qu'elles doivent être, elles se borneront aux
choses de leur compétence, et jugeront toujours bien ; mais de-
puis qu'elles se sont établies les arbitres do la littérature, depuis
qu'elles se sont mises à juger les livres et à en faire à toute force ,
elles ne se connaissent plus à rien. Les auteurs qui consultent les
savantes sur leurs ouvrages sont toujours sûrs crélre mal conseil-
lés ; les galants qui les consultent sur leur parure sont toujours ri-
diculement mis. J'aurai bientôt occasion de parler des vrais la-
lents de ce sexe, de la manière de les cultiver, cl <l'^-^ linsis sur
lesquelles ses décisions doivent alors être écoutées.
Voilà les considérations élémentaires que je poserai pom [nin-
cipes, en raisonnant avec mon flmilo sur une malière qui no lui est
LIVRfe IV. 415
: :<^n moins qu'indifférente dans la circonstance où il se trouve, et
' ms la recherche dont il est occupe. Et à qui doit-elle être indif
•rente? La connaissance de ce qui peut être agréable ou dé-
i^réable aux honomes n'est pas seulement nécessaire à celui qui a
'Soin d'eux, mais encore à celui qui veut leur être utile : il im-
pute même de leur plaire pour les servir; et l'art d'écrire n'est
i>n moins qu'une étude oiseuse, quand on l'emploie à faire
router la vérité.
Si , pour cultiver le goût de mon disciple , f avais à choisir en-
:e des pays où cette culture est encore à naître et d'autres où
lie aurait déjà dégénéré, je suivrais l'ordre rétrograde; je com-
iiencerais sa tournée par ces derniers, et je finirais par les pre-
iiiers. La raison de ce choix est que le goût se corrompt par une
• iicalcsse excessive qui rend sensible à des choses que le gros
des hommes n'aperçoit pas : cette délicatesse mène à l'esprit de
(lisciissiun; car plus on subtilise les objets, plus ils se multiplient :
cette subtilité rend le tact plus délicat et moins uniforme. Il se
• forme alors autant de goût qu'il y a de tètes. Dans les disputes
sur la préférence, la philosophie elles lumières s'étendent; cl
c'est ainsi qu'on apprend à penser. Les observations fines ne peu-
vent guère être faites que par des gens très-répandus , attendu
qu'elles frappent après toutes les autres , et que les gens peu ac-
coutumée aux sociétés nombreuses y é[)uiscnt leur attention sur
les grands traits. Il n'y a pas peut-être à présent un lieu policé
sur la terre où le goût général soit plus mauvais qu'à Paris. Ce- ■
pend.int c'est dans cette capitale que le bon goût se cultive ; et
il parait peu de livres estimés dans l'Europe dont l'auteur n'ait
été se former à Paris. Ceux qui pensent qu il suftit de lire les li-
vres qui s'y font se trompât : on apprend beaucoup plus dans la
conversation des auteurs que dans leurs livres ; et les auteurs eux-
tii^mes ne sont pas ceux avec qui I on a|)pren(l le plus. C'est l'es-
rit des sociétés qui développe une tête pensante, et qui porte
1 vue aussi loin qu'elle peut aller. Si vous avez une étincelle de
^vnie , allez passer une année à Paris : bientôt vous serez tout ce
HIC vous pouvez être , ou vous ne serez jamais rien.
On peut apprendre à j)en>er dans les lieux où le mauvais goùi
. giie; mais il ne faut pas {>enscr comme ceux qui ont ce mauvais
-oùt , et û est bien diflicile que cela n'arrive quand on reste ave*.
•ux trop longtemps. Il faut perfectionner par leurs soins l'instru-
4ie EMILE.
raent qui juge , en évitant de l'enoployer comme eux. Je rao gar-
derai de polir le jugement d'Emile jusqu'à l'altérer ; et quand il
aura le tact assez fin pour sentir et comparer les divers goûts des
hommes, c'est sur des objets plus simples que je le ramènerai fixer
le sien.
Je m'y prendrai de plus loin encore pour lui conserver un goùl
pur et sain. Dans le tumulte de la dissipation je saurai me ména-
ger avec lui des entretiens utiles; et , les dirigeant toujours sur
des objets qui lui plaisent, j'aurai soin de les lui rendre aussi amu-
sants qu'instructifs. Voici le temps de la lecture et des livres agréa-
bles ; voici le temps de lui apprendre à faire l'analyse du discours,
et de le rendre sensible à toutes les beautés de l'éloquence et de la
diction. C'est peu de chose d'apprendre les langues pour elles-
mêmes, leur usage pas si important qu'on croit; mais l'élude des
langues mène à celle de la grammaire générale. Il faut apprendre
le latin pour bien savoir le français ; il faut étudier et comparer
l'un et l'autre pour entendre les règles de l'art de parier.
Il y a d'ailleurs une certaine simplicité de goût qui va au
cœur, et qui ne se trouve que dans les écrits des anciens. Dans l'é-
loquence, dans la poésie, dans toute espèce de littérature, il les re-
trouvera, comme dans l'histoire, abondants en choses, et sobres
à juger. Nos auteurs, au contraire, disent peu et prononcent
beaucoup. Nous donner sans cesse leur jugement pour loi n'est
pas le moyen de former le nôtre. La différence des deux goûts
se fait sentir dans tous les monuments, et jusque sur les tombeaux.
Les nôtres sont couverts d'éloges; sur ceux des anciens on lisait
des faits :
Sla , viator; heroetn calcas.
Quand j'aurais trouvé celte épitaphe sur un monument antique ,
j'aurais d'abord deviné qu'elle était moderne ; car rien n'est si
commun que des héros parmi nous, mais chez lesanciens ils étaient
rares. Au lieu de dire qu'un homme était un héros, ils auraient dit
ce qu'il avait fait pour l'être. A l'épitaphe de ce héros comparez
celle (le l'efféminé Sardanapale :
J'ai bâli Tarse et Ancliiale en un jour, et maintenant je mus mort.
Laquelle dit plus, à votre avis? Notre style lapidaire, avec son
cnllure, n'est bon qu'à souffler des nains. Les anciens montraient
les hommes au naturel, et l'on voyait que c'étaient des hommes.
LIVRE rV. 417
nophon honorant la mémoire de quelques guerriers tués en tr.>
-on dans la retraite des dix mille : Ils moururent, dil-il, irré-
nrhables dans la guerre et dans l'amitié. Voilà tout : mais consi-
; ez , dans cet éloge si court et si simple , de quoi l'auteur devait
oir le cœur plein. Malheur h qui ne trouve pas cela ravissant !
' )n lisait ces mots gravés sur un marbre aux Thermopyles :
><;«it, va dire à Sparte que nous sommes morts ici , poar otiéiràses
saintes lois.
On voit bien que ce n'est pas l'Académie des inscriptions qui a
nposé celle-là *.
le suis trompé si mon élève, qui donne si peu de prix aux pa-
•»s, ne porte sa première attention sur ces différences, et si
s n'influent sur le choix de ses lectures. Entraîné par la mâle
[uence de Démosthène , il dira , C'est un orateur ; mais en li-
;.t Cicéron il dira, C'est un avocat.
En général , Emile prendra plus de goût pour les livres des an-
ciens que pour les nôtres , par cela seul qu'étant les premiers ,
les anciens sont les plus près de la nature, et que leur génie est
plus à eux. Quoi qu'en aient pu dire la Motte et l'abbé Terras -
son , il n'y a point de vrai progrès de raison dans l'espèce hu-
maine , parce que tout ce qu'on gagne d'un côté on le perd de
l'autre ; que tous les esprits partent toujours du même point , et
que le temps qu'on emploie à savoir ce que d'autres ont pensé
étant perdu pour apprendre à penser soi-même , on a plus de lu-
mières acquises et moins de vigueur d'esprit. Nos esprits sont ,
eomme nos bras , exercés à tout faire avec des outils , et rien par
fox-roémes. Fontenelle disait que toute cette dispute sur les an-
' :' ■••■•-'•" c. . -•ntor, rtr.,ié\é faite pour François de Mcrcy, çimh*-
lal 1 ir le champ de bataille , k Nordlingen. Voyez Vol-
lai'' < \ir, chap. 3.
!.€ mot de .\<.'ii<*i>hi>n «ur les pierricrs grecs tii^ en trahison est à la
fin du second lirrc de son histoire ; et l'épitaphe des S|)artiatcs morts ani
Thfr' ■ ■ ■ T- î.)ie. Iivre\n. S'itf.
'.' iii.i|)ale . ellr est rapporli'e par Sfrabon ; mais
••»"- inoiip plus lonpic, et a un tout autre carac-
Krc <)iK ccImi que Kuusac.iu lui donne par U manière dont il la présente.
Vold rettfi «ifiitaphe : SardnnapaU.JlU d" Anaofndnraxet , fit bâtir en
•" ' ' '' ville d'Anrhiale ft celle de Tnrtui. Panant, bois,
"»" toi, car tnut le reste ne vaut pas mime une chique-
"" 'i')n fr.iiii ,iiv<v in r. ti>iiir |\' ii.i?r T7'. ' V-i/»- d-- W. Pf.
418 EMILE.
riens et les modernes se réduisait à savoir si les arbres d'autrefois
élaient plus grands que ceux d'aujourd'hui. Si l'agricullure avait
changé, cette question ne serait pas impertinente à faire.
j Après l'avoir ainsi fait remonter aux sources de la pure littéra-
ture , je lui en montre aussi les égouts dans les réservoirs des
modernes compilateurs; journaux , traductions, dictionnaires : il
jette un coup d'œil sur tout cela, puis le laisse pour n'y jamais
revenir. Je lui fais entendre , pour le réjouir , le bavardage des
académies ; je lui fais remarquer que chacun de ceux qui les com-
posent vaut toujours mieux seul qu'avec le corps :'là-dessus il ti-
rera de lui-même la conséquence de l'utilité de tous ces beaux
établissements.
Je le mène aux spectacles , pour étudier , non les mœurs , mais
le goût ; car c'est là surtout qu'il se montre à ceux qui savent ré-
fléchir. Laissez les préceptes et la morale, lui dirais-je; ce n'est
pas ici qu'il faut les apprendre. Le théâtre n'est pas fait pour la
vérité; il est fait pour flatter, pour amuser les hommes; il n'y
a point d'école où l'on apprenne si bien l'art de leur plaire et
d'intéresser le cœur humain. L'étude du théâtre mène à celle
de la poésie ; elles ont exactement le même objet. Qu'il ait une
étincelle de goût pour elle, avec quel plaisir il ciUlivera les lan-
gues des poètes , le grec, le latin, l'italien! Ces études seront
pour lui des amusements sans contrainte, et n'en profiteront que
mieux; elles lui seront délicieuses d.ins un ùge et des circons-
tances où le cœur s'intéresse avec tant de charme à tous les
genres de beauté faits pour le toucher. Figurez-vous d'un coté
mon Emile , et de l'autre un polisson de collège , lisant le qua-
trième livre de l'Enéide, ouTibullo, ou le Banquet de Platon :
quelle différence ! Combien le cœur de l'un est remué de ce qui
n'affecte pas même l'autre ! 0 bon jeune homme! arrête, sus-
pends ta lecture , je te vois trop ému : je veux bien que le langage
(le l'amour te plaise , mais non |)as <ju'il t'égare : sois homme
sensible, mais sois homme sage. Si tu n'es que l'un des deux, tu
, n'es rien. Au reste, qu'il réussisse ou non dans les langues mor-
tes, dans les belles-lettres, dans la poésie, peu m'importe, li
n'en vaudra pas moins s'il ne sait rien do tout cela , et ce n'est
pas de tous ces badinages qu'il s'agit dans son éducation.
Mon principal objet , en lui apprenant à sentir et aimer le beau
dans tous les genres, est d'y tixer se* affections et ses goûts,
LIVRE IV. 419
g,
«l'empêcher que ses appétits naturels ne s'altèrent , et qi^ ne
herdie un jour dans sa ricliesse les moyens d'être heureux ,
uil doit trouver plus près de lui. J'ai dit ailleurs que le goût n'o-
it que l'art de se connaître en petites choses, et cela est très-
i ai : mais puisque c'est d'un tissu de petites choses que dépend
lurément de la vie , de tels soins ne sont rien moins qu'indiffé-
als; c'est par eux que nous apprenons à la remplir des bifrns
lis à notre portée , dans toute la vérité qu'ils peuvent avoir
)ur nous. Je n'entends point ici les biens moraux qui tiennent
la bonne disposition de l'àme , mais seulement ce qui Tst àr
nsualité, de volupté réelle, mis à part les préjugés de l'opi-
DU.
Qu'on me permette, pour mieux développer mon idée, de
lisser un moment Emile , dont le cœur pur et sain ne peut plus
rvir de règle à personne , et de chercher en moi-même un exem-
, V'' plus sensible, et plus rapproché des mœurs du lecteur.
Il y a des états qui semblent changer la nature, et refondre,
Mjit en mieux, soit en pis, les hommes qui les remplissent. Un
poltron devient brave en entrant dans le régiment de Navarre. Ce
n'est jws seulement dans le militaire que l'on prend l'esprit de
rorps , et ce n'est pas toujours en bien que ses effets se font sen-
tir. J'ai pensé cent fois avec effroi que , si j'avais le malheur de
remplir aujourd'hui tel emploi que je pense en certain pays , de-
main je serais presque inévitablement tyran, concussionnaire,
'i'>structeur du peuple, nuisible au prince, ennemi par état de
iite humaoilé , de toute équité , de toute espèce de vertu.
De même, si j'étais riche , j'aurais fait tout ce qu'il faut pour le
■ venir : je serais donc insolent ellKis, sensible et délicat pour moi
ni , impitoyable et dur pour tout le monde, spectateur dédal-
-■icux des misères de la canaille ; car je ne donnerais | lus d'autre
nom aux indigents, pour faire oublier qu'autrefois je fus de leur
rlasï.e. Enfin je ferais de ma fortune l'instrument de mes plaisirs,
ilont je serais uniquement occupé; et jusque-là je serais comme
tous les autres.
Mais en quoi je crois que j'en différerais beaucoup , c'est que
serais sensuel et voluptueux plutôt qu'orgueilleux et vain, et
,10 je me livre.-ais au luxe de mollesse bien plus qu'au luxe
fation. J'aurai» même quelque honte d'étaler trop ma ri-
, et je croirais toujours voir l'envieux que j'écraserais de
420 EMILE.
mon faslc ilirc à ses voisins, à l'oreille : Voila un fripon qui a
giand'pcur de n'être pas connu pour tel!
De celte immense profusion de biens qui couvrent la terre je
chercherais ce qui m'est le plus agréable et que je puis le mieux
m'approprier. Pour cela , le premier usage de ma richesse serait
d'en acheter du loisir et la liberté , à quoi j'ajouterais la santé, si
elle était à prix ; mais comme elle ne s'achète qu'avec la tempé-
rance , et qu'il n'y a point sans la sanlé de vrai plaisir dans la vie ,
je serais tempérant par sensualité.
Je resterais toujours aussi près de la nature qu'il serait possi-
ble pour flatter les sens que j'ai reçus d'elle , bien sûr que plus
elle mettrait du sien dans mes jouissances , plus j'y trouverais de
réalité. Dans le choix des objets d'imitation je la prendrais tou-
jours pour modèle; dans mes appétits je lui donnerais la préfé-
rence ; dans mes goûts je la consulterais toujours , dans les mets
je voudrais toujours ceux dont elle fait le meilleur apprêt, et qui
passent par le moins de mains pour parvenir sur nos tables. Je
préviendrais les falsilications de la fraude , j'irais au-devant du
plaisir. Ma sotte et grossière gourmandise n'enrichirait point un
maître d'hôtel ; il ne me vendrait point au poids de l'or du poi-
son pour du poisson; ma table ne serait point couverte avec ap-
pareil de magnifiques ordures et de charognes lointaines; je pro-
diguerais ma propre peine pour satisfaire ma sensualité, puisqu'a-
lors cette peine est un plaisir elle-même , et qu'elle ajoute à celui
qu'on en attend. Si je voulais goûter un mets du bout du monde,
j'irais, comme Apicius , plutôt l'y chercher, que dcfen faire ve-
nir ; car les mets les plus exquis manquent toujoui-s d'un assai-
sonnement qu'on n'apporte pas avec eux , et qu'aucun cuisinier
ne leur donne , l'air du climat qui les a produits.
Par la même raison je n'imiterais pas ceux qui , ne se trouvant
bien qu'où ils ne sont point, mettent toujours les saisons en con-
tradiction avec elles-mêmes , et les climats en contradiction avec
les saisons ; qui , cherchant l'été en hiver, et l'hiver en été , vont
avoir froid en Italie , et chaud dans le nord , sans songer qu'en
croyant fuir la rigueur des saisons ils la trouvent dans les lieux
où l'on n'a point appris à s'en garantir. Moi, je resterais en place,
ou je prendrais tout le contre-pied : je voudrais tirer d'une saison
tout ce qu'elle a d'agréable , et d'un climat tout ce qu'il a de par-
ticulier. J'aurais une diversité de plai«ir« et d'habitudes qui ne se
LIVRE IV 411
ffssembleraienl point , et qui seraient toujours dans b nature ;
j'irais i>asser l'été à Naples , et l'hiver à Pétersbourg ; tantôt res-
mt un doux zéphyr, à demi couché dans les fraîches grottes de
: ente; tantôt dans l'illumination d'un palais de glace, hors d'ha-
ie, et fatigué des plaisirs du bal.
le voudrais, dans le service de ma table, dans la parure de
a logement , imiter par des ornements très-simples la variété
~ saisons , et tirer de chacune toutes ses délices , sans antici-
sur celles qui la suivront. Il y a de la peine et non du goût a
ibler ainsi l'ordre de la nature ; à lui arracher des productions
olontaires, qu'elle donne à regret, dans sa malédiction, et qui,
\ant ni qualité ni saveur, ne peuvent ni nourrir l'estomac, ni
îer le palais. Rien n'est plus insipide que les primeurs; ce
4 qu'à grand» frais que tel riche de Paris, avec ses fourneaux
-es serres chaudes , vient à bout de n'avoir sur sa table toute
mée que de mauvais légumes et de mauvais fruits. Si j'avais
- cerises quand il gèle , et des melons ambrés au cœur de l'hi-
. avec quel plaisir les goûterais-je , quand mon palais n'a be
1 d'être humecté ni rafraîchi? Dans les ardeurs de la canicule ,
urd marron me serait-il fort agréable ? !e préférerais-je sortant
i poêle, à la groseille , à la fraise, et aux fruits désaltérants
. me sont offerts sur la terre sans tant de soins .' Couvrir sa
minée au mois de janvier de végétations forcées , de fleurs pâ-
et sans odeur, c'est moins parer l'hiver que déparer le pria-
lips ; c'est s'ôtcr le plaisir d'aller dans les bois chercher la prc-
re violette, épier le premier bourgeon, et s'écrier, dans un sai-
-oment de joie : Mortels, vous n'ttes pas abandonnes, la nature
I ncorc :
l 'our être bien servi , j'aurais peu de domestiques : cela a déjà
(lit, et cela est bon à redire encore. Un bourgeois tire plus de
li service de son seul laquais, qu'un duc des dix messieurs qui
[itourent. J'ai pensé cent fois qu'ayant à table mon verre à coté
tnoi , je bois à l'instant qu'il me plait ; au lieu que si j'avais un
ind couvert il faudrait que vingt voix répétassent o boire! avant
e je pusse étancher ma soif. Tout ce qu'on fait par autrui se
t mal, comme qu'on s'y prenne. Je n'enverrais pas cher les
rchands , j'irais moi-même ; j'irais (K)ur que mes gens ne trai-
-^ent jMs avec eux avant moi , pour choisir plus sûrement , et
ivcr moins chèrement ; j'irais pour faire un exercice agréable,
2*
422 EMILE.
pour voii' un pou ce qui se fait hors de chez moi ; cela récrée , et
quol(|uefois cela instruit : enfin j'irais pour aller, c'est toujours
quelque chose. L'ennui commence par la vie trop sédentaire ;
quand on va i)eaucoup, on s'ennuie peu. Ce sont de mauvais inter-
prèles qu'un portier cl des laquais ; je ne voudrais point avoir tou-
jours ces gens-là entre moi et le reste du monde , ni marcher tou-
jours avec le fracas d'un carrosse , comme si j'avais peur d'être
ahordé. Les chevaux d'un homme qui se sert de ses jambes sont
toujours jirèts ; s'ils sont fatigués ou malades , il le sait avant tout
autre; et il n'a pas peur d'être obligé de garder le logis sous ce
prétexte, quand son cocher veut se donner du bon temps; en che-
min mille embarras ne le font point sécher d'impatience, ni rester
en place au moment qu'il voudrait voler. Enlin , si nul ne nous
sert jamais si bien que nous-mêmes, fùl-on plus puissant qu'A-
lexandre et plus riche que Crésus , on ne doit recevoir des autres
que les services qu'on ne peut tirer de soi.
Je ne voudrais point avoir un palais pour demeure ; car dans ce
palais je n'habiterais qu'une chambre; toute pièce commune n'est
à personne, et lachambn; de chacun de mes gens me serait aussi
étrangère que celle de mon voisin. Les Orientaux, bien (|ue Irès-vo-
!tq)tueux, sont tous logés et meublés simplement. Us regardent la vie
comme un voyage, et leur maison comme un cabaret. Celle raison
prend peu sur nous autres riciics, qui nous arrangeons pour vivre
toujours; mais j'en aurais une différente qui produirait le même
effet. Il me semblerait que m'établir avec tant d'appareil dans
un lieu serait me bannir de tous les autres , et m'emprisonner
pour ainsi dire dans mon palais. C'est un assez beau palais que le
monde : tout n'est-il pas au riche quand il veut jouir? Lbi brnc,
ibi patria ; c'est là sa devise; ses lares sont les lieux où l'argent
peut tout, son pays est partout où peut passer son coffre-fort,
comme Philippe tenait à lui toute place forte où pouvait entrer
un mulet chargé d'argent '. Pourquoi donc s'aller circonscrire
par des murs et par des portes, comme pour n'en sortir jamais.^
Une épidémie, une guerre, une révolte me chasse-lclle d'un lieu,
je vais dans un autre, et j'y trouve mon bolel arrivé avant moi.
Pourquoi prendre le soin do m'en faire un moi-même, tandis qu'on
en bâtit pour moi par tout l'univers? Pourquoi , si pressé de vi-
' Un étranger siipcrlxïmcnt mi», Interrosi' dan'» Allièncs dcciuel pays fl
était , répondit : Jir mh rirlie. Ci'tail, ce ine .semble, tré-i-hieu ré^tondu.
LIVRE IV. 423
re , m'appréler de si loin des jouissances que je puis trouver dès
ijourd'hui? L'on ne saurait se faire un sort agréable en se niet-
nt sans cesse en contradiction avec soi. C'est ainsi qu'Empédocle
prochait aux Agrigentins d'entasser les plaisirs comme s'ils
ivaicnt qu'un jour à vivre , et de bâtir comme s'ils ne devaient
mais mourir *.
D'ailleurs que me sert un logement si vaste , ayant si peu de
lui le peupler, et moins de quoi le remplir? Mes meubles se-
: lient simples comme mes goûts ; je n'aurais ni galerie ni biblio-
thèque , surtout si j'aimais la lecture et que je me connusse en ta-
' 'eaux. Je saurais alors que de telles collections ne sont jamais
■raplètes , et que le défaut de ce qui leur manque donne plus de
ii.igrin que de n'avoir rien. En ceci l'abondance fait la misère;
n'y a pas un faiseur de collections qui ne l'ait éprouvé. Quand
1 s'y connaît, on n'en doit point faire : on n'a guère un cabinet
montrer aux autres quand on siiit s'en servir pour soi.
Le jeu n'est point un amusement d'homme riche , il est la res-
■urced'un désœuvré ; et mes plaisirs me donneraient trop d'af-
tres pour me laisser bien du temps à si mal remplir. Je ne joue
lint du tout , étant solitaire et pauvre , si ce n'est quelquefois
IV échecs , et cela de trop. Si j'étais riche , je jouerais moins en-
re, et seulement un trcs-j)etit jeu, pour ne voir point do me-
ntent, ni l'être. L'intérêt du jeu, manquant de motif dans l'o-
ilencc, ne peut jamais se changer en fureur que dans un esprit
il fait. Les profits qu'un homme riche peut faire au jeu lui sont
ijours moins sensibles que les pertes; et comme la forme des
ix modérés , qui en use le bénéfice à la longue , fait qu'en géné-
• \ ils vont plus en pertes qu'en gains, on ne peut , en raisonnant
'•n , s'affectionner beaucoup à un amusement où les risques de
ute espèce sont contre soi. Celui qui nourrit sa vanité des pré-
rences de la fortune les peut chercher dans des objets beaucoup
IIS piquants; et ces préférences ne se marquent pas moins dans
plus petit jeu que dans le plus grand. Le goùl du jeu , fruit de
ivarice et de Fennui , ne prend que dans un esprit et dans un
lur vides ; et il me semble que j'aurais assez de sentiment et de
Minaiâsances pour me passer d'un tel supplément. On voit ra-
rnent les penseurs se plaire beaucoup au jeu, qui suspend cette
ihilude, ou la tourne sur d'arides combinaisons : aussi l'un des
\MO>TJkl(i?iE, lib. Il, cliJp. I..'
424 EMILE.
biens, et pcul-clre le seul qu'ait produit le goût des sciences,
est d'amortir un peu celle passion sordide ; on aimera mieux
s'exercer à prouver l'utilité du jeu que de s'y livrer. Moi je îe com-
battrais parmi les joueurs , et j'aurais plus de plaisir à me moquer
deux en les voyant perdre, qu'à leur gagner leur argent.
Je serais le même dans ma vie privée et dans le commerce du
monde. Je voudrais que ma fortune mit partout de l'aisance , et
ne fit jamais sentir d'inégalité. Le clinquant de la parure est in-
commode à mille égards. Pour garder parmi les hommes toute la
liberté possible, je voudrais être mis de manière que dans tous les
rangs je parusse à ma place , et qu'on ne me distinguât dans au-
cun ; que , sans affectation , sans changement sur ma personne ,
je fusse peuple à la guinguette et bonne compagnie au Palais-
Royal. Par là plus maître de ma conduite , je mettrais toujours à
Da portée les plaisirs de tous les étals. Il y a, dit-on, des femmes
qui ferment leur porle aux manchettes brodées , et ne reçoivent
personne qu'en dentelles ; j'irais donc passer ma journée ailleurs :
mais sicesfemmesétaientjeuneset jolies, je pourrais quelquefois
prendre de la dentelle pour y passer la nuit tout au plus.
Le seul lien de mes sociétés serait rattachement mutuel , la con-
formité des goûts , la convenance des caractères ; je m'y livrerais
comme homme et non comme riche; je ne souffrirais jamais que
leur charme fût empoisonné par l'intérêt. Si mon opulence m'a-
vait laissé quelque humanité , j'étendrais au loin mes services et
mes bienfaits; mais je voudrais avoir autour de moi une société et
non une cour, des amis et non des protégés ; je ne serais point le
patron do mes convives , je serais leur hôte. L'indépendance et
l'égalité laisseraient à mes liaisons toute la cr.ndeurdc la bienveil-
lance ; et où le devoir ni l'intérêt n'entreraient pour rien , le plai-
sir et rarailic feraient seuls la loi.
On n'achète ni son ami ni sa maîtresse. Il est aisé d'avoir des
femmes avec de l'argent ; mais c'est le moyen de n'être jamais l'a-
mant d'aucune. Loin que l'amour soit à vendre , l'argent le lue
infailliblement. Quiconque paye , fût-il le plus aimable des hom-
mes, par cela seul qu'il paye ne peut être longtemps aimé. Bien-
tôt il payera pour un aulre , ou plutôt cet autre sera payé de so?ï
argent ; et dans co double lien , formé par l'intérêt , par la débau-
che , sans amour, sans honneur, sans vrai plaisir, h femme avide,
mfidèlc et misérable , traitée par le vil qui reçoit comme elle Irait*
LlYUt iV. 41i
k sol qui donne , reste ainsi quitte envers tous les deux. Il serait
doux d'être libéral envers ce qu'on aime , si cela ne faisait un
marché. Je ne connais qu'un moyen de satisfaire ce penchant avec
^i maîtresse, sans empoisonner l'amour; c'est de lui tout donner,
' d'être ensuite nourri par elle. Reste à savoir où est la femme
vec qui ce procédé ne fût pas extravagant.
Celui qui disait , Je possède Lais sans qu'elle me possède , di-
it un mot sans esprit. La possession qui n'est pas réciproque
'>st rien : c'est tout au plus la possession du sexe , mais non pas
lie l'individu. Or, où le moral de l'amour n'est pas , pourquoi faire
une si grande affaire du reste.' Rien n'est si facile à trouver. Un
muletier est là-dessus plus près du bonheur qu'un millionnaire.
Oh ! si l'on pouvait développer assez les inconséquences du vice,
inbien , lorsqu'il obtient ce qu'il a voulu , on le trouverait loin de
'Il compte! Pourquoi cette barbare avidité de corrompre l'inno-
nce , de se faire une victime d'un jeune objet qu'on eut du prô-
ner, et que de ce premier pas on traîne inévitablement dans un
uffre de misère dont il ne sortira qu'à la mort? Brutalité, va-
nité, sottise, erreur, et rien davantage. Ce plaisir même n'est pas
lie la nature ; il est de l'opinion, et de l'opinion la plus vile,puis-
; Telle tient au mépris de soi. Celui qui se sent le dernier des hom-
•'s craint la comparaison de tout autre , et veut passer le premier
itir être moins odieux. Voyez si les plus avides de ce ragoût
Mi.igiuaire sont jamais de jeunes gens aimables , dignes de plaire,
rt qui seraient plus excusables d'être difficiles. Non : avec de la
ligure , du mérite et des sentiments , on craint peu l'expérience
(If sa maîtresse ; dans une juste confiance , on lui dit : Tu connais
' -; plaisirs , n'importe ; qion cœur t'en promet que tu n'as jamais
iinus.
\Ii!> un vieux satyre usé de débauche, sans agrément, sans
111' Il i.:' ment , s<ins égard, sans aucune espèce d'honnêteté , incapa-
ble , indigne de plaire à toute femme qui se connaît en gens aima-
bles, croit suppléer à tout cela chez une jeune innocente, en ga-
lant de vitesse sur l'expérience , et lui donnant la première émo-
'Q des sens. Son dernier espoir est de plaire à la faveur de la
luveaulé; c'est incontestablement là le motif secret de cette
iiitaisie : mais il se trompe , l'horreur qu'il fait n'est pas moins de
1 nature que n'en sont les désirs qu'il voudrait exciter. Il se
' >mpe aajsi-dans sa folle attente ; cette même nature a soin de
M.
420 EMILE.
revendiquer ses droits : toute fille qui se vend s est déjà donnée; et
s'élant donnée à son choix, elle a fait la comparaison qu'il craint. Il
achète donc un plaisir imaginaire, et n'en est pas moins abhorré.
Pour moi , j'aurai beau changer étant riche , il est un point ou
je ne changerai jamais. S'il ne me reste ni mœurs ni vertu , il me
restera du moins quelque goût, quelque sens, quelque délica-
less©^'; et cela me garantira d'user ma fortune en dupe à courir
.iprcs des chimères , d'épuiser ma bourse et raa vie à me faire tra-
hir et moquer par des enfants. Si j'étais jeune, je chercherais les
plaisirs de la jeunesse ; et , les voulant dans toute leur volupté , je
no les chercherais pas en homme riche. Si je restais tel que je suis,
ce serait autre chose; je me bornerais prudemment aux plaisirs
de mon âge ; je prendrais les goûts dont je peux jouir, et j'étouf-
ferais ceux qui ne feraient plus que mon supplice. Je n'irais point
offrir raa barbe grise aux dédains railleurs dos jeunes filles ; je ne
supporterais point de voir mes dégoûtantes caresses leur faire
soulever le cœur, do leur préparer à mes dépens les récits les plus
ridicules, de les imaginer décrivant les vilains plaisirs du vieux
singe , de manière à se venger de les avoir endurés. Que si des ha-
bitudes mal combattues avaient tourné mes anciens désirs en be-
soins , j'y satisferais peut-être , mais avec honte , mais en rougis-
sant de moi. J'ôterais la passion du besoin, je m'assortirais le
mieux qu'il me serait possible , et m'en tiendrais là : je ne me fe-
rais plus une occupation de ma faiblesse , et je voudrais surtout
n'en avoir qu'un seul témoin. La vie humaine a d'autres plaisirs ,
quand ceux-là lui manquent : en coiu-ant vainement après ceux
qui fuient , on s'ote encore ceux qui nous sont laissés. Changeons
de goûts avec les années , ne déplaçons pas plus les âges que les
saisons : il faut être soi dans tous les temps , et ne point lutter
contre la nature ï ces vains efforts usent la vie , et nous empêchent
d'en user.
Le peuple ne s'ennuie guère, sa vie est active; si ses amuse-
ments ne sont pas variés, ils sont rares; beaucoup de jours de fatigue
lui font goûter avec délices quelques jours do fêtes. Une altern.v
tive delongs travaux et de courts loisirs tient lieu d'assaisonnement
aux plaisirs de son état. Pour les riches, leur grand fléau c'est
l'ennui : au soin de tant d'araus^ements rassemblés à grands frais,
au milieu de tant de gens concourant à leur plaire , l'ennui les con-
sume et les tue; ils passent leur vie à le fuir et à en être atteints ;
LIMIE IV. 427
lis sont accablés de son poids insupportable ; les femmes surtout ,
i)Ui ne savent plus ni s'occuper, ni s'amuser, en sont dévorées
-ous le nom de vapeurs ; il se transforme pour elles en un mal
liorrible, qui leur ôte quelquefois la raison , et enfin la vie. Pour
tnoi , je ne connais point de sort plus affreux que celui d'une jo-
if femme de Paris, après celui du petit agréable qui s'attache à
lie , qui, changé de même en femme oisive , s'éloigne ainsi doublc-
■ lient de son état, et à qui la vanité d'être homme à bonnes fortu-
les fait supporter la longueur des plus tristes jours qu'ait jamais
passés créature humaine.
Les bienséances , les modes , les usages qui dérivent du Iu.\e et
lu bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maussade
uniformité. Le plaisir qu'on veut avoir aux yeux des autres est
perdu pour tout le monde : on ne l'a ni pour eux ni pour
>oi '. Le ridicule, que l'opinion redoute sur toute chose , est tou-
jours à côté d'elle pour la tyranniser et pour la punir. On n'est
imais ridicule que par des formes déterminées : celui qui sait
V irier ses situations et ses plaisirs efface aujourd'hui l'impression
li hier ; il est comme nul dans l'esprit des hommes; mais il jouit,
car il est tout entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seule
forme constante serait celle-là ; dans chaque situation je ne m'oc-
cuperais d'aucune autre, et je prendrais chaque jour en lui-même,
comme indépendant de la veille et du lendemain. Comme je se-
rais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs;
et quand je parlerais d'agriculture , le paysan ne se moquerait
pa)» de moi. Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et
mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon apparte-
ment. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée
j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des
'•' -; et quoique une couverture de chaume soit,
* ■■ 1 (ncilleure , je préférerais m.ignitiquement , non
la triste ardoise, mais la tuile , parce qu'elle a l'air plus propre et
plus gai que le cliaumc, qu'on ne couvre jias autrement les mai-
• TViiT ffmrw* thi mmrî^ , ponr srofr l'afr Ar Vamti«»T N^ncoup , »e
f'i •. Dans la
f llondre,
f' • mr
l> ■IN
»«■■ ■■;■,. i-tit
milcï , iliirnt.i(it tlucuuG dm» smi f^uUuil.
438 EMILE.
sons dans mon pays , et que cola me rappellerait un peu l'heureux
temps (le ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour
écurie une élable avec des vaches , pour avoir du laitage , que
j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc
un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les
fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni
cueillis par mon jardinier ; et mon avare magnificence n'étalerait
point aux yeux des espaliers superbes , auxquels à peine on osât
loucher. Or cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce
que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où
l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées , et où régnent l'a-
bondance et la pauvreté.
Là , je rassemblerais une société , plus choisie que nombreuse ,
d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant , de femmes qui pussent
sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres , prendre
quelquefois, au lieu de la navette et des cartes , la ligne, les gluaux,
le râteau des faneuses , et le panier des vendangeurs. Là , tous les
airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village ,
nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers
qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour
le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel
estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des fes-
tins , où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté , les
travaux i-ustiques , les folâtres jeux , sont les premiers cuisiniers
du monde , et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en ha-
leine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre
que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin ,
«lans un bateau , sous un arbre; quelquefois au loin, près d'une
source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes
d'aunes et de coudriers ; une longue procession de gais convives
porterait en chantant l'apprêt du festin ; on aurait le gazon pour
table et pour chaise; les bords de la fontaine serviraient de buf-
fet , et le dessert pendrait aux arbres ; les mets seraient servis
sans ordre, l'appétit dispenserait dos façons; chacun, se préférant
ouvertement à tout autre , trouverait bon que tout autre se préfé-
rât de même à lui : de cette familiarité cordiale et mo<lorée naîtrait ,
fwms grossièreté , sans fausseté , sans contrainte , un conflit badin
plus charmant cent fois que la politesse , et plus fait pour lier les
cœurs. Point d'importun Inqnais épiant nos di<i'iinr< rrilii|nant
LIVRE IV. 429
lout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide ,
s'amusant à nous faire attendre à boire , et murmurant d'un trop
long diner. Nous serions nos valets, pour être nos maitres; chacun
serait servi par tous ; le temps passerait sans le compter ; le repas
serait le repos , et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait
près de nous quelque paysan retournant au travail , ses outils sur
l'épaule , je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos , par
quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa
misère ; et moi j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un
peu les entrailles, et de me dire en secret : Je suis encore homme.
Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu , j'y
serais des premiers avec ma troupe ; si quelques mariages , plus
bénis du ciel que ceux des villes , se faisaient à mon voisinage , on
saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces
-bonnes gens quelques dons simples comme eux , qui contribue-
raient à la fête ; et j'y trouverais en échange des biens d'un prix
inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise
et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue ta-
ble ; j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique , et
je danserais dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.
Jusqu'ici tout est à merveille , me dira-l-on ; mais la chasse .' est-
ce être en campagne que de n'y pas chasser? J'entends : je ne vou-
lais qu'une métairie , et j'avais tort. Je me suppose riche , il me
faut des plaisirs exclusifs, des plaisirs destructifs : voici de tout
autres affaires. Il me faut des terres, des bois , des gardes, des
redevances , des honneurs seigneuriaux , surtout de IViiren* «'t d"
l'eau bénite.
Fort bien. Mais cette terre aura des voisins jaloux de leurs
droits et désireux d'usurper ceux des autres ; nos gardes se cha-
mailleront, et peut-être les maitres : voilà des altercations , des
querelles , des haines , des procès tout au moins : cela n'est déjà
pas fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec plaisir labou-
rer leurs blés par mes lièvres, et leurs fèves par mes sangliers;
chacun , n'osant tuer l'ennemi qui détruit son travail , voudra du
moins le chasser de son champ : après avoir passé le jour à culti-
•r leurs terres , il faudra qu'ils passent la nuit à les garder ; ils au-
•ntdes mâtins , des tambours, des cornets , des sonnettes : avec
lit ce tintamarre ils troubleront mon sommeil. Je songerai mal-
~'r moi à la misorc de ces pauvres gens, et ne pourrai m'empc-
430 EMILE.
cher de me la reprocher. Si j'avais l'honneur a être prince, tout
cela ne me toucherait guère ; mais moi , nouveau parvenu, nou-
veau riche , j'aurai le cœur encore un peu roturier.
Ce n'est pas tout; l'abondance du gibier tentera les chasseurs;
j'aurai bientôt des braconniers à punir; il me faudra des prisons ,
(les geôliers , des archers, des galères : tout cela me parait assez
cruel. Les feuimes de ces malheureux viendront assiéger ma porte
et m'importuner de leurs cris ; ou bien il faudra qu'on les chasse ,
qu'on les maltraite. Les pauvres gens qui n'auront point braconné ,
et dont mon gibier aura fourragé la récolte , viendront se plaindre
de leur côté : les uns seront punis pour avoir tué le gibier , les au-
Ires ruinés pour l'avoir épargné : quelle triste alternative! Je ne
verrai de tous côtés qu'objets de misère , je n'entendrai que gé-
missements : cela doit troubler beaucoup, ce me semble, le plaisii
de massacrer à son aise des foules de perdrix, et de lièvres pres-
que sous ses pieds.
Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines, ôtez-en l'ex-
clusion : plus vous les laisserez communs aux hommes , plus vous
les goûterez toujours purs. Je ne ferai donc point tout ce que je
viens de dire; mais, sans changer de goûts, je suivrai celui que
je me suppose à moindres frais. J'établirai mon séjour champé-
(re dans un pays où la chasse soit libre à tout le monde , et où j'en
l)uissc avoir l'amusement sans embarras. Le gibier sera plus rare ;
mais il y aura plus d'adresse à le chercher et de plaisir à l'attein-
dre. Je me souviendrai des battements de cœur qu'éprouvait
mon père au vol de la première perdrix , et des transports de joie
avec lesquels il trouvait le lièvre qu'il avait cherché tout le
jour. Oui , je soutiens que , seul avec son chien , chargé de son
fusil, de son carnier , de son fourniment, de sa petite proie, il
revenait le soir , rendu de fatigue et déchiré des ronces, plus con-
tent de sa journée que tous vos chasseurs de ruelle , qui sur un
bon cheval , suivis de vingt fusils chargés , ne font qu'en chan-
ger , tirer et tuer autour d'eux , sans art , sans gloire , et presque
sans exercice. Le plaisir n'est donc pas moindre , et l'inconvénient
est ôté quand on u'a ni terre ù gai'der , ni braconnier à punir , ni
miscral)le à tourmenter : voilà donc une solide raison de |)référenco.
Ouoi (|u'on fasse , on ne tourmente point sans lin les hommes qu'on
n'en reçoive aussi quelque malaise; et les longues nudédiotion».
lin piiiplo rcndoiil toi ou lard le giitier amer.
UVRË IV. 431
Eiicore ua coup , les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir.
Les vrais amusenieuts sonl ceux qu'on partage avec le peuple ;
eux qu'on veut avoir à soi seul , on ne les a plus. Si les murs que
; i-iève autour de mon parc m'en font une triste clôture, je n'ai
lit à grands frais que m'ôter le plaisir de la promenade ; me
. oilà force de l'aller chercher au loin. Le démon de la propriété in-
erte tout ce qu'il touche. Un riche Acut être partout le maître , et
le se trouve bien qu'où il ne l'est pas : il est forcé de se fuir lou-
■ lurs. Pour moi, je ferai là-dessus , dans ma richesse , ce que j'ai
! lit dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien des autres
que je ne serai jamais du mien , je m'empare de tout ce qui me
convient dans mon voisinage : il n'y a pas de conquérant plus dé-
terminé que moi ; j'usurpe sur les princes mêmes ; je m accom-
ni<i<I>'Ninsdistinction de tous les terrains ouverte qui meplaisent^
I' 1. ij; donne des noms ; je fais de l'un mon parc , de 1 autre ma
■ rrasse.et m'en voilà le maître; des iorsje m'y promené impu-
• ment; j'y reviens souvent pour maintenir la possession; j'use
utant que je veux ie sol à force d'y marcher ; et l'on ne me per-
iiadera jamais que le titulaire du fonds que je m appropne tire
.>ius d'usage de l'argent qu'il lui produit que j'en tire de son ter
lin. Que si l'on vient à me vexer par des fossés, par des haies,
M» m'importe ; je prends mon parc sur mes épaules , et je vais le
i oser ailleurs ; les emplacements ne manquent pa.s aux environs ,
t j'aurai longtemps à piller mes voisins avant de manquer d'asile.
Voila quelque essai du vrai goût dans ie choix des loisirs agréa -
lies; voilà dans quel esprit on jouit : tout le reste n'est qu'illusion,
chimère , sotte vanité. Quiconque s'écartera de ces règles , quel-
que riche qu'il puis.sc être, mangera son or en fumier, et ne
connaîtra jamais le prix de la vie.
On m'objectera sans doute que de tels amusements sont à la
pnrli*«> d»» tous les hommes , et qu'on n'a pas besoin d'être riche
]>• !cr. C'est précisément à quoi j'en voulais venir. On
a ■ juand on en veut avoir : c'est l'opinion seule qui rcmi
tout difticiie, qui chasse le bonheur devant nous; et il est cent
fois plus aisé d'être heureux que de le paraître. L'homme de goùl
> vraiment voluptueux n'a que faire de richesse; il lui suflit
i 'tre libre et maître de lui. 'Quiconque jouit de la santé ei ne
iiinque pas du nécessaire, s'il arrache de son cœur les biens do
opinion , est assez riche : c'est Vauren mediorrHas d'Horace. Gens
4âi • fMïlÈ.
à coffres-forts, cherchez doncqueliiue autre emploi de votre opu-
lence, car pour le plaisir elle n'est bonne à rien. Emile ne saura
pas tout cela mieux que moi ; mais , ayant le cœur plus pur et
plus sain , il le sentira mieux encore , et toutes ses observations
dans le monde ne feront que le lui confirmer*.
En passant ainsi le temps , nous cherchons toujours Sophie , et
nous ne la trouvons point. Il importait qu'elle ne se trouvât pas si
vite, et nous l'avons cherchée où j'étais bien sur qu'elle n'était
pas '.
Enfin le moment presse ; il est temps de la chercher tout de
bon , de peur qu'il ne s'en fasse une qu'il prenne pour elle , et
qu'il ne connaisse trop tard son erreur. Adieu donc , Paris , ville
célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue , où les femmes ne
croient plus à l'honneur, ni les hommes à la vertu. Adieu , Paris :
nous cherchons l'amour, le bonheur, l'innocence ; nous ne serons
jamais assez loin de toi.
LIVRE V
Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse , mais nous
ne sommes pas encore au déuoùment.
11 n'est pas bon que l'homme soit seul. Étnile est homme; nous
lui avons promis une compagne , il faut la lui donner. Cette com-
pagne est Sophie. Eu quels lieux est son asile ? où la trouverons-
nous.^ Pour la trouver il la faut connaître. Sachons premièrement
ce qu'elle est, nous jugerons mieu.t des lieux qu'elle habite; cl
quand nous l'aurons trouvée, encore tout ne scra-t-il pas fait.
Puisque notre jeune genlilhommc , dit Locke , tsl prêt à se marier,
il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-dessus il
linil .son ouvrage. Pour moi , qui n'ai pas l'honneur d'élever un
{^gentilhomme , je me garderai d'imiter Locke en cela.
•[Vab. ... le lui confirmer. Celle manière de former son goùl vaut
bien celle des livres Horace et Chaulieu ne lui en diront poji plus.
Ilesle à savoir, je le redis encore , si ce sont ici des préceptes vagues et
tUnlcs , ou s'ils lui sont bien appropriés],
' Mulieremforlem quis invcnieli' Procul, et de ultimisfimbus pretiutn
fjut Prov. XXX2, 10.
LIVRE V. 413
SOPHIE.
LA FEMME.
Sophie doit être femme comme Emile est homme , c'est-à-dire
oir tout ce qui convient à la conslilulion de son espèce et de
1 sexe pour remplir sa place dans l'ordre physique et moral,
inmençons donc par examiner les conformités et les différences
son sexe et du nôtre.
En tout ce qui ne tient pas au sexe , la femme est homme : elle
A les mêmes organes , les mêmes besoins , les mêmes facultés ; la
machine est construite de la même manière , les pièces en sont les
mêmes , le jeu de l'une est celui de l'autre , la figure est sembla-
l»le ; et, sous quelque rapport qu'on les considère, ils ne diffèrent
itre eux que du plus au moins.
(-]n tout ce qui tient au sexe , la femme et I homme ont partout
s rapports et partout des différences: la difficulté de les com
.rcr vient de celle de déterminer dans la constitution de l'un et
l'autre ce qui est du sexe et ce qui n'en est pas. Par l'anatomie
rnparce, et même a la seule inspection, Ion trouve entre eux
> différences générales qui paraissent no point tenir au sexe ;
.^s y tiennent pourtant , mais par des liaisons que nous sommes
■rs d'état d'apercevoir : nous ne savons jusqu'où ces liaisons
tivent s'étendre ; la seule chose que nous savons avec certitude
-t que tout ce qu'ils ont de commun est de l'espèce , et que tout
qu'ils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de
le nous trouvons entre eux tant de rapports et tant d'oppo»ilions,
lue c'est peut-être une dt-s merveilles de la nature d'avt ir pu
i.iire deux êtres si semblables en les constituant si différemment.
Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral;
Ile conséquence est sousible , conforme à l'expérience , et mon-
'• la vanité des disputes sur la préférence ou l'égalité des sexes :
mme si chacun des deux , allant aux fins de la nature selon sa
>tination particulière, n'était pas plus parfait en cela que s'il
^semblait davantage à l'autre! En ce qu'ils ont de commun ils
- mt égaux ; en ce qu'ils ont de différent ils ne sont pas compara-
BOISS. - ^.mij; 37
434 EMILE.
bles. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas
plusse ressembler d'esprit que de visage; et la perfection n'est
pas susceptible de [)lus et de moins.
Dans l'union des sexes chacun concourt également à l'objet
«ommun, mais non pas de la même manière. De celte diversité
naît la première différence assignable entre les rapports moraujf
de l'un et de l'autre. L'un doit être actif et fort , l'autre passif et
faible: il faut nécessairement que l'un veuille et puisse . il suflit
que l'autre résiste peu.
Ce principe établi, il s'ensuit que la lemmeest faite spécialement
pour plaire à l'homme. Si l'homme doit lui plaire à son tour, c'est
d'une nécessité moins directe : son mérite est dans sa puissance;
il plaitpar cela seul qu'il est fort. Ce n'est pas ici la loi de l'amour,
j'en conviens ; mais c'est celle de la nature , antérieure à l'amour
même.
Si la femme est faite pour plaire et pour être subjuguée , elle
doit se rendie agréable à l'homme, au lieu de le provoquer : sa
violence à elle est dans ses charmes ; c'est par eux qu'elle doit le
contraindre à trouver sa force et à en user. L'art le plus sur d'a-
nimer cette force est de la rendre nécessaire par la résistance.
Alors l'amour-propre se joint au désir, et l'un triomphe de la vic-
toire que l'autre lui fait remporter. De là naissent l'attaque et la
défense , l'audace d'un sexe et la timidité de l'autre, enfin la mo-
destie et la honte dont la nature arma le faible pour asservir le
fort.
Qui est-ce qui peut penser qu'elle ait prescrit indifféremment
les mêmes avances aux uns et aux autres , et que le premier h
former des désirs doive être aussi le premier à les témoigner?
Quelle étrange dépravation de jugement ! L'entreprise ayant des
conséciuenccs si difféientes pour les deux sexes, est-il naturel qu'il»
aient la même audace à s'y livrer ? Comment ne voit-on pas qu'a
vec une si grande inégalité dans la mise commune , si la réserve
nimposait à l'un la modération que la nature impose à l'autre,
il en résullorail hiontot la ruine de tous deux , et que le genre hu-
main périrait parles moyens établis pour le conserver? Avec la
facilité qu'ont les femmes d'émouvoir les sens dos hotumes, et
d'aller réveiller au fond de leurs cœurs les rentes d'un tempéra-
ment pres(jue éteint, s'il était quelque malheureux climat sur
U terre où la philosophie eut introduit cet usage , surtout -lins le*
LIVHE V. 43S
fwtrs cbautU , où il naît plus de femmes que d'hommes, l3rrannisês
r elles, ils seraient enlia leurs victimes, et se verraient tous
iner à la mort, sans qu'ils pussent jamais s'en défendre,
^i les femelles des animaOx n'ont pas la même honte , que
isuit-il ? Ont-elles, comme les femmes, les désirs illimités aux-
■Is cette honte sert de frein? Le désir ne vient pour elles qu'a-
ie besoin; le besoin satisfait , le désir cesse ; elles ne repous-
t plus le màlc par feinte ' , mais tout de bon : elles font tout le
itraire de ce que faisait la Klle d'Auguste , elles ne reçoivent
:< de passagers quand le navire a sa cargaison. Même quand
it libres, leurs temps de bonne volonlé sont courts et bien-
- s ; l'instinct les pousse, et l'instinct les arrête. Où sera le
(ilémentde cet instinct négatif dans les femmes, quand vou*
r aurez ôté la pudeur? Attendre qu'elles ne se soucient plu*
- hommes , c'est attendre qu'ils ne soient plus bons à rien.
I, Être suprême a voulu faire en tout honneur à l'espèce hu-
me : en donnant à l'homme des penchants sans mesure , il lut
ne en même temps la loi qui les règle, afin qu'il soit libre et
ommande à lui-même : en le livrant à des passions immodé-
> , il joint à ces passions la raison pour les gouverner : en li-
iiit la femme à des désirs illimitt'S, il joint à ces désirs la pu-
ir pour les contenir. Pour surcroit , il ajoute encore une ré-
iipense actuelle au bon usage de ses facultés, savoir, le goùl
<n prend aux choses honnêtes lorsqu'on en fait la règle do
actions. Tout cela vaut bien , ce me semble , l'instinct des
■s.
^'jjt donc que la femelle de l'Iiomme partage ou non ses désirs
■ l'uillc ou non les satisfaire , elle le repousse et se défend tou-
rs, mais non pas toujours avec la même force , ni par consé-
'it avor le même succès. Pour que l'attaquant soit victorieux,
;i' l'attaqué le permette ou l'ordonne : car que de moyens
.» t-il pas pour forcer l'agresseur d'user de force ! Le plu?
!" et le plus doux do tous les actes n'admet point de violence
lie , la nature et la raison s'y opposent : la nature , en ce qu'elle
"urvu le plus faible d'autant de force qu'il en faut pour résister
J'Ai i\éii rctn.in{ué qne te* rcftit de amaiprée et cfaipuxrie sont coin-
i. i iiK v,iiM- toutnt les femeUe». même parmi l« animaux, rt mcnie
1 Ir \Am ciLifinaén i te rendre ; il faut n'avoir Januit ol*-
^•' |MHir tlUcoiivenir de cdA.
43fi EMILE.
quand il lui plait ; la raison , en ce qu'une violence réelle est non
seulenient le plus brutal de tous les actes , mais le plus contraire
à sa fin , soit parce que l'homme déclare ainsi la guerre à sa com-
pagne, et l'autorise à défendre sa p<frsonne et sa liberté aux dé-
pens même de la vie de l'agresseur , soit parce que la femme
seule est juge de l'état où elle se trouve , et qu'un enfant n'aurait
point de père si tout homme en pouvait usurper les droits.
Voici donc une troisième conséquence de la constitution des
sexes , c'est que le plus fort soit le maître en apparence, et dé-
pende en effet du plus faible ; et cela , non par un frivole usage de
galanterie , ni par une orgueilleuse générosité de protecteur ,
mais par une invariable loi de la nature , qui , donnant à la femme
plus de facilité d'exciter les désirs qu'à l'homme de les satis-
faire, fait dépendre celui-ci , malgré qu'il en ait , du bon plaisir de
l'autre , et le contraint de chercher à son tour à lui plaire, pour
obtenir qu'elle consente à le laisser être le plus fort. Alors ce qu'il
y a de plus doux pour l'homme dans sa victoire est de douter
si c'est la faiblesse qui cède à la force, ou si c'est la volonté qui
se rend ; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours
ce doute entre elle et lui. L'esprit des femmes répond en ceci par-
faitement à leur constitution : loin de rougir de leur faiblesse, elles
en font gloire ; leurs tendres muscles sont sans résistance ; elles
affectent de ne pouvoir soulever les plus légers fardeaux ; elles
auraient honte d'être fortes. Pourquoi cela ? Ce n'est pas seule-
ment pour paraître délicates, c'est par une précaution plus adroite ;
elles se ménagent de loin des excuses, et le droit d'être faibles au
besoin.
Le progrès des lumières acquises par nos vices a beaucoup
changé sur ce point les anciennes opinions parmi nous ; et l'on
ne parle plus guère de violences depuis qu'elles sont si peu né-
cessaires, et que les hommes n'y croient plus ' ; au lieu qu'elles
sont très-communes dans les hautes antiquités grecques et juive»,
parce que ces mêmes opinions sont dans la simplicité de la na«
ture , et que la seule ex|)éricnce du libertinage a pu les déraciner.
Si l'on cite de nos jours moins d'actes do violence , ce n'est sûre-
' Il peut y avoir iino telle ilispropoilion «l'Age et île force , nn'iine vkv
Icncc rt'olle ait lien ; mais traitant ici de l'état relalif «les spxes selon l'or-
dre de la nature, jo les prends tons deux dans le rapport commun qn*
constitJie cet éU\t.
LIVRE V. 437
ment pas que les hommes soient plus tempérants , mais c'est qu'ils
ont moins de crédulité , et que telle plainte qui jadis eût persuadé
s peuples simples ne ferait de nos jours qu'attirer les ris des
oqueurs ; on gagne davantage h se taire. Il a dans le Deutéro-
ime* une loi par laquelle une fille abusée était punie av^cHe sé-
'icleur,si le délit avait été commis dans la ville ; mais s'il avait
L- commis à la campagne ou dans des lieux écartés, l'homme
iil était puni ; car , dit la loi , la fille a crié . et n'o point été en-
ndue. Cette bénigne interprétation apprenait aux Glles à ne pas
laisser surprendre en des lieux fréquentés.
L'effet de ces diversités d'opinions sur les mœurs est sensible.
i galanterie moderne en est l'ouvrage. Les hommes , trouvant
le leurs plaisirs dépendaient plus de la volonté du beau sexe
lils n'avaient cru , ont captivé cette volonté par des complai-
'ices dont^ les a bien dédommagés.
Voyez comment le physique nous amène insensiblement au mo-
-• ! , et comment de la grossière union des sexes naissent peu à peu
- plus douces lois de l'amour. L'empire des femmes n'est ponit
■Iles parce que les hommes l'ont voulu , mais parce que ainsi ie
lit la nature : il était à elles avant qu'elles parussent l'avoir. Ce
• me Hercule, qui crut faire violence aux cinquante filles de
lospius.fut pourtant contraint de liler près d'Omphale; et le
rt Samson n'était pas si fort que Dalila. Cet empire est au^
mmes , et ne peut leur être été , même quand elles en abusent :
jamais elles pouvaient le perdre , il y a longtemps qu'elles l'au-
iient perdu.
Il n'y a nulle parité entre les deux sexes quant à ia cons«'quence
1 sexe. Le mâle n'est màie qu'en certains instants , la tcraclle est
nielle toute sa vie , ou du moins toute sa jeunesse; tout la rap-
■ lie sans .•esse à son sexe, et, pour en bien remplir les fonc-
'ns , il lui faut une constitution qui s'y rapporte. Il lui faut du
ment durant sa grossesse . il lui faut du repos dans ses
> , il lui faut une vie molle et sédentaire pour allaiter ses
liants; il lui faut , pour les élever , de la patience et de ladou-
iir, un 7.êle, une affection que rien ne rebute; elle sert de liaison
itre eux et .cur père, elle seule les lui fait aimer, et lui donne la
MiHance de les appeler sienr.. Que de tendresse et de soins ne lui
l'il-il point piiur maintenir dans l'union toute la famille ! Et enfin
•[Clu|t. wii . vors. 2." . . 27.)
438 lùMILK.
lout cela 110 doit pas èlrc des vertus , mais des goûts; sans quoi
l'espèce liumaiiie sérail bientôt éteinte.
La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n'est ni ne peut
être la même. Quand la femme se plaint là-dessus de l'injuste iné-
galité qu'y met l'homme, elle a tort; celte inégalité n'est point
une institution humaine, ou du moins elle n'est point l'ouvrage
du préjugé , mais de la raison : c'est à celui des deux que la na-
ture a chargé du dépôt des enfants d'en répondre à l'autre. Sans
doute il n'est permis à personne de violer sa foi , et tout mari in-
fidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son
sexe est un homme injuste et barbare : mais la femme infidèle fait
plus , elle dissout la famille et brise tous les liens de la nature ; en
donnant à l'homme des enfants qui ne sont pas à lui , elle trahit
les uns et les autres, elle joint la perfidie à l'infidélité. J'ai peine
à voir quel désordre et quel c. ime ne lient pas à cel^j-là. S'il est
un état affreux au monde , c'est celui d'un malheureux père qui ,
sans confiance en sa femme, n'ose se livrer aux plus doux seu-
timents de son cœur, qui doute en enibrassanl sou enfant s'il n'em-
brasse point l'enfant d'un autre, le gage de son déshonneur, le
ravisseur du bien de ses propres enfants. Qu'est-ce alors que U
famille , si ce n'est une société d'ennemis secrets qu'une femme
coupable arme l'un contre l'autre , en les forçant do feindre de
s'entr'aimer ?
11 n'importe donc pas seulement que la femme soit fidèle , mais
qu'elle soit jugée telle par son mari , par ses proches , par tout le
monde; il importe qu'elle soit modeste, attentive, réservée, cl
qu'elle porte aux yeux d'autrui , comme en sa propre conscience ,
le témoignage de sa vertu. F.iilin , s'il importe qu'un père amie ses
enfants , il im])orle qu'il estime leur mère. Telles sont les raisons
qui mettent l'apparence morne au nombre des ilevoirs des fem-
mes, et leur rendent l'honneur et la réputation non moins indis-
pensables que la chasteté. De ces principes dérive , avee la diffé-
rence morale des sexes, un motif nouveau ile devoir et de conve-
nance, qui prescrit spécialement aux femmes l'attention la plus
scrupuleuse sur leur conduite , sur leurs manières, sur leur main-
tien. Soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux et que
leurs devoirs sont les mémos, c'est se perd id en déclamation*
vaines, c'est ne rien dire tant qu'on ne répondra ^las à cela.
N'est-ce pas une manière do raisonner bien solide, de douoet
LIVRE V. 439
's fxcoplijns |>our réponse à des lois générales aussi bien fon-
i>s? Les femmes, diles-vous, ne font })as toujours des enfants?
.!i; mais leur destination propre est d'en faire. Quoi! parce
l'il y a dans l'univers une centaine de grandes villes où les fem-
.'S, vivant dans la licence, font peu d'enfants, vous prétendez
:iie l'étal des femmes est d'en faire peu! Et que deviendraient
\ os villes , si les campagnes éloignées , où les femmes vivent plus
-impleraentet plus chastement, ne réparaient la stérilité des da-
irs? Dans combien de provinces les femmes qui n'ont fait que
litre ou cinq enfants passent pour peu fécondes* ! Enfui, que
le ou telle femme fasse peu d'enfants, qu'importe? L'étal de
femme est-il moins d'être mère? et n'est-ce pas par des lois gé-
ralfs que la nature et les moeurs doivent pourvoir à cet état?
Quand il y aurait entre les grossesses d'aussi longs intervalle»
l'on le suppose , une femme changera-t-ellc ainsi brus<}uemeiit
• alternativement de manière de vivre sans péril et sans ris-
if ? Sera-t-elle aujourd'hui nourrice et demain guerrière? Chan-
ra-t-ellc de tempérament et de goûts comme un caméléon de
iileurs? Passera-t-elle tout à coup de l'ombre de la clôture et des
ms domestiques aux injures de Tair, aux travaux, aux fatigues,
•IX périls de la guerre? Sera-t-elle tantôt craintive* et tantôt
ive , tantôt délicate et tantôt robuste? Si les jeunes gens élevés
iiis Paris ont peine à supporter le métier des armes, des fera-
is qui n'ont jamais affronté le soleil, et qui sivenl à peiue
ircher, le supporteront-elles après cinquante ans de mollesse?
; ondront-elles ce dur métier à l'âge où les hommes le quittent ?
Il V a des pays où les femmes accouchent presque sans peine .
' nourrissent leurs enfants presque sans nttin ; j'en conviens :
lis, dans ces ménies pays, les hommes vont demi-nus en tout
inps, terrassent "tes Ik'Ics féroces, portent un canot comme un
i\resac, font des chasses de sept ou huit cents lieues, dorment
Tair à plate terre, supportent des falifiues incroyables, et pa»-
• lit plusieurs jours s.ins manger. Quand les femmes deviennent
' Sin* ty^n I'p^tc 1»'p^rai» n^icesMiretnent •- ponr qu'elle K oonwnre ,
" |im; ffiiiinc f.iss»; à |icu pr.'s quatre cn-
' il en tiK-iirt pn-silr la moitié avant qu'il»
, : .. a faut deux iPslanls pour rci>réacnter le
' re Cl b ni rr. Vi»yci si les villes tou* f<Kinitroiit celle pO|Milalion-ià.
- La tiniitlilé des feiiiine» est encore un instinct «le la nature cootrs >«■
>'Ul>li< rw>|ue qn'cUc» courent durant leur sroiaeae.
440 EMILK.
robustes, les hommes le deviennent encore plus ; quand les hom-
mes s'amollissent , les femmes s'amollissent davantage ; quand les
deux termes changent également, la différence reste la même.
Platon , dans sa République , donne aux femmes les mêmes
exercices qu'aux hommes ; je le crois bien. Ayant ôté de son
gouvernement les familles particulières , et ne sachant plus que
faire des femmes , il se vit forcé de les faire hommes. Ce beau
génie avait tout combiné, tout prévu : il allait au-devant d'une
objection que personne peut-être n'eût songe à lui faire ; mais
il a mal résolu celle qu'on lui fait. Je ne parle point de cette
prétendue communauté de femmes , dont le reproche tant répété
prouve que ceux qui le lui font ne l'ont jamais lu ; je parle de
cette promiscuité civile qui confond partout les deux sexes dans
les mêmes emplois , dans les mêmes travaux , et ne peut manquer
d'engendrer les plus intolérables abus ; je parle de cette sub-
/ersion des plus doux sentiments de la nature , immolés à un
sentiment artificiel qui ne peut subsister que par eux : comme
s'il ne fallait pas une prise naturelle pour former des liens de
convention ! comme si l'amour qu'on a pour ses proches n'étaii
oas le principe de celui qu'on doit à l'Etat ! comme si ce n'était
pas par la petite patrie, qui est la famille, que le cœur s'attache
à la grande! comme si ce n'était pas le boa fils, le bon mari,
ic bon père, qui font le bon citoyen.
Dès qu'une fois il est démontré que l'homme et la femme ne
sont ni ne doivent être constitués de même , de caractère ni de
tempérament, il s'ensuit qu'ils ne doivent pas avoir la même éduca-
tion. En suivant les directions de la nature , ils doivent agir de con-
cert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses; la fin dea
travaux est commune, mais les travaux sont différents, cl par
conséquent les goûts qui les dirigent. Après avoir lâché de former
l'homme naturel , pour ne pas laisser imparfait notre ouvrage ,
voyons comment doit se former aussi la femme qui convient à
cet homme.
Voulez-vous toujours être bien guidé , suivez toujours les indi-
cations de la nature. Tout ce qui caractérise le sexe doit être res-
pecté comme établi par elle. Vous dites sans cesse : Les femmes ont
tel ou tel défaut que nous n'avons pas. Votre orgueil vous trompe;
co seraient des défauts pour vous , ce sont des qualités pour
elles; tout irait moins bien si elles ne les avaient pas. Empêchez
LIVRE V. 441
'S prétendus défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les dé-
.uirc.
Les femmes , de leur coté , ne cessent de crier que nous les
.ovons pour être vaines et coquettes , que nous les amusons sans
■ssc à des puérilités pour rester plus facilement les maîtres ;
les s'en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons.
jL.ellc folie ! Et depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent
:■■ l'éducation de» fille»? Qui est-ce qui empêche les mères de les
cver comme il leur plait? Elles n'ont point de collèges! grand
malheur! Ehl pliit à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons!
> spraicnt plus sensément et plus honnêtement élevés. Force-t-on
'S lilles à perdre leur temps en niaiseries?- Leur fait-on malgré
les passer la moitié de leur vie à leur toilette, à votre exemple?
Vous empécbe-t-on de les instruire et faire instruire à votre gré ?
! >tce notre faute si elles nous plaisent quand elles sont belles,
leurs minauderies nous séduisent, si l'art qu'elles apprennent
vous nous attire et nous flatte, si nous aimons à les voir mises
<.ec goût, si nous leur laissons affiler à loisir les armes dont
les nous subjuguent? Eh! prenez le parti de les élever comme
• s hommes, ils y consentiront de bon cœur. Plus elles voudront
ur ressembler, moins elles les gouverneront ; et c'est alors qu'ils
ront vraiment les maîtres.
Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas
-•ilement partagées; mais prises en tout, elles se compensent. La
inme vaut mieux comme femme , et moins comme homme ; par-
ut où elle fait valoir ses droits, elle a l'avantage; partout ou
.'.(.' veut usurper les nôtres ..elle reste au-dessous de nous. On ne
peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions;
constante manière d'argumenter des galants [^artisans du beau
\e.
Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme , et négliger
celles qui leur sont propres , c'est donc visiblement travailler à
leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les du-
pes; en tachant d'usurper nos avantages , elles n'abandonnent pas
les leurs ; mais il arrive de là que , ne pouvant bien ménager les
uns et les autres parce qu'ils sont incompatibles , elles restent au-
dessous de leur portée sans se mettre à la notre , et perdent la
moitié de leur prix. Croyez-moi , mère judicieuse , ne faites point
■ votre fille un honnête homme, comme pour donner un dOmenli
442 EMILE.
à la nature ; faites-en une honnête femme , et soyez sûre qu'eîk
en vaudra mieux pour elle et pour nous.
S'ensuit-il qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute
chose, et bornée aux seules fonctions du ménage? L'homme fera-
t-il sa servante de sa compagne? se privera-t-il auprès d'elle du
plus grand charme de la société? Pour mieux l'asservir l'empé-
chera-l-il de rien sentir, de rien connaître? En fera-t-il un vérita-
ble automate? Non , sans doute; ainsi ne l'a pas dit la nature , qui
donne aux femmes un esprit si agréable et si délié : au contraire ,
elle veut qu'elles pensent, qu'elles jugent, qu'elles aiment, qu'elles
connaissent , qu'elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce
sont les armes qu'elle leur donne pour suppléer à la force qui leur
manque , et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beau-
coup de choses, mais seulement celles qu'il leur convient de savoir.
Soit que je considère la destination particulière du sexe , soit
i\ue j'observe ses penchants , soit que je compte ses devoirs , tout
concourt également à m'indiquer la forme d'éilucation qui lui
convient. La femme et l'homme sont faits l'un pour l'autre,
mais leur mutuelle dépendance n'est pas égale : les hommes dé-
pendent des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des
hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ; nous subsis-
terons plutôt sans elles qu'elles sans nous. Pour qu'elles aient
le nécessaire, pour qu'elles soient dans leur état, il faut que
nous le leur donnions , que nous voulions le leur donner, que nous
les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments , du
prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de
leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi morne de la nature, les
femmes , tant pour elles que pour leurs enfants , sont à la merci
(les jugements des hommes : il ne suffit pas qu'elles soient esti-
mables , il faut qu'elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d'être
belles , il faut qu'elles plaisent; il ne leur suffit pas d'être sages ,
il faut qu'elles soient reconnues pour telles; leur honneur n'est
pas seulement dans leur conduite , mais dans leur réputation ; et
il n'est pas possible que celle qui consent à pisser pour infàmo
puisse jamais être honnête. L'homme, en bien faisant, ne dé-
pend que (le lui-même , et peut braver le jugement public ; mais
la femme, en bien faisant, n"a fait que la moitié de s;i triche;
et ce que l'on pense d'elle ne lui importe pas moins que ce
qu'elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation
LIVRE V. 443
doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre : l'opinion est
le tombeau de la vertu prmi les hommes , et son trône parmi les
femmes.
De la bonne constitution des mères dépend d'abord celle des en-
fants; du soin des femmes dépend la première éducation des
hommes; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs pas-
sions , leurs goùls , leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute
l'éducation des femmes doit être rclalive aux hommes. Leur plaire,
leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux , les élever jeunes,
le» soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie
agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les»
temps, et ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant
qu'on ne remontera pas à ce principe, on s'écartera du but , et
tous les préceptes qu'on leur donnera ne serviront de rien pour
leur bonheur ni pour le nôtre.
Mais quoique toute femme veuille plaire aux hommes et doive
le vouloir, il y a bien de la différence entre vouloir plaire à l'homme
de mérite, à l'homme vraiment aimable, et vouloir plaire à ces
petits agréables qui déshonorent leur sexe et celui (ju'ils imitent.
Ni la nature ni la raison ne peuvent porter la femme à aimer «Inns
les hommes ce qui lui ressemble , et ce n'est pas non plus en pre-
naiit leurs manières qu'elle doit chercher à s'en faire aimer.
Lors donc que,'quittant le ton modeste et posé de leur sexe,
^lles prennent les airs de ces étourdis , loin de suivre leur vocation ,
■ os y renoncent ; elles s'ôlent à elles-mêmes les droits qu'elles
lisent usurper. Si nous étions autrement, disent-elles, nous ne
lirions point aux hommes. Elles mentent. II faut être folle pour
mer les fous; le désir d'attirer ces gens-là montre le goût ùc
lie qui s'y livre. S'il n'y avait point d'hommes frivoles, elle se
iiu'sserait d'en faire ; cl leurs frivolités sont bien plus son ouvrage
que les siennes ne sont le leur. La femme qui aime les vrais hom-
mes, et qui veut leur plaire, prend des moyens assortis à son
dessein. La femme est coquette par état ;' mais sa coquetterie
change de forme et flobjet selon ses vues : réglons ces vues sur
celles de la nature, la femme aura l'éducation qui lui convient.
Les petites filles, presque en naissant, aiment la parure : non
' '>nlente8 d'élre jolies, elles veulent qu'on les trouve telles ; on voit
dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà ; et à peine sont-el-
Vsen élat d'enloiidre ce qu'on leur dit , «ju'onles gouverne en leur
444 EMILE.
parlant de ce qu'on pensera d'elles. Il s'en faut i)ien que le même
motif très-indiscrètement proposé aux petits garçons n'ait sur eux
le même empire. Pourvu qu'ils soient indépendants et qu'ils aient
du plaisir, ilsse soucient fort peu de ce qu'on pourra penser d'eux.
Ce n'est qu'à force de temps et de peine qu'on les assujettit à la
mémo loi.
De quehi^ue part que vienne aux filles cette première leçon, elle
est très-bonne. Puisque le corps nait pour ainsi dire avant l'àme ,
la première culture doit être celle du corps : cet ordre est commun
aux deux sexes. Mais l'objet de cette culture est différent; dans
l'un cet objet est le développement des forces, dans l'autre il est
i^ celui des agréments : non que ces qualités doivent être exclusives
dans cha(iuc sexe, l'ordre seulement est renversé ; il faut assez de
force aux femmes pour faire tout ce qu'elles font avec grâce ; il faut
assez d'adresse aux hommes pour faire tout ce qu'ils font avec
facilité.
Parrextréme mollesse des femmes commence celle des hommes.
Les femmes ne doivent pas être robustes comme eux, mais pour
eux , pour que les hommes qui naîtront d'elles le soient aussi. En
ceci les couvents , où les pensionnaires ont une nourriture gros-
sière , mais beaucoup d'ébats , de courses , de jeux en plein air et
dans les jardins, sont à préférer à la maison paternelle, où une
Hlle , délicatement nourrie , toujours flattée ou tancée , toujours
assise sous les yeux de sa mère dans une chambre bien close, n'ose
se lever, ni marcher, ni parler , ni souffler, et n'a pas un moment
de liberté pour jouer, sauter, courir, crier, se livrera la pétulance
naturelle à son âge : toujours ou relâchement dangereux ou sévé-
- rite mal entendue ; jamais rien selon la raison. Voilà comment on
mine le corps et le ca'ur de la jeunesse.
Les filles de Sparte s'exerçaient , comme les garçons , aux jeux
militaires , non pour aller à la guerre , mais pour porter un jour
des enfants capables d'en soutenir les fatigues. Ce n'est pas là ce
que j'approuve , il n'est point nécessaire , pour donner des soldats
à rfttat , que les mères aient porté le mousquet et fait l'exercice à la
prussienne ; mais je trouve qu'en général l'éducation grecque était
très-bien entendue en cette partie. Les jeunes filles paraissaient
souvent en public , non pas mêlées avec les garçons , mais rassem-
blées entre elles. 11 n'y avait presque pas une fête, pas \\n sacri-
fice , i)3s une cérémonie , où l'on ne vit des bandes de Hlles des prc-
LIVRE V. 445
mfers citoyens couronnées de fleurs, chantant des hymnes , for-
nniit des chœurs de danses , portant des corbeilles, des vases,
> offrandes , et présentant aux sens dépravés des Grecs un spec-
ie charmant , et propre à balancer le mauvais effet de leur in-
onte gymnastique. Quelque impressiou que fit cet usage sur le
iir des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe
' bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agrca-
s, modérés, salutaires, et pour aiguiser et former son goût
r le désir continuel de plaire , sans jamais exposer ses mœurs.
Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées , on ne les voyait
> 'us en public ; renfermées dans leurs maisons , elles bornaient
:^ leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la ma-
:e de vivre que la nature et la raison prescrivent au sexe. Aussi
ces mères-là naissaient les hommes les plus sains , les plus
Listes, les mieux faits de la terre; et, malgré le mauvais re-
a de quelques iles, il est constant que de tous les peuples
monde , sans en excepter même les Romains , on n'en cite
im où les femmes aient été à la fois plus sages et plus aima-
> , et aient mieux réuni les mœurs et ta. beauté que l'ancienne
■ce.
' )n sait que l'aisance des vêtements qui ne gênaient point le
i>s contribuait beaucoup à lui laisser dans les deux sexes ces
os proportions qu'on voit dans leurs statues , et qui servent
'jre de modèle à l'art quand la nature déûgurée a cessé de lui
fournir parmi nous. De toutes ces entraves gothiques , de ces
l'sde ligatures qui tiennent de toutes parts nos membres
, ils n'en avaient pas une seule. Leurs femmes ignoraient
" ce«» corps de baleine par lesquels les nôtres contrefont
.'■ plutôt qu'elles ne la marquent. Je ne puis concevoir
cet abus , pousse en Angleterre à un point inconcevable , n'y
.-i»e pas à la fin dégénérer l'espèce ; et je soutiens même que l'objet
f agrément qu'on se propose en cela est de mauvais goût. Il n'est
foint agréable de voir une femme coupée en deui comme une
0Répe ; cela choque la vue et fait souffrir l'imagination. La finesse
i la taille a , comme tout le reste , ses proportions , sa mesure ,
f>nc laquelle elle est certainement un défaut ; ce défaut serait
■tme frappant à l'œil sur le nu : pourquoi serait-il une beauté sous
le vêlement ?
Je n'ose presser les raisons sur lesquelles les femmes s'obsli-
28
44» L.MiLl!:.
nent à s'cncuirasser ainsi : un sein qui tombe, un ventre qui gros»
sit, etc. , cela déplait fort, j'en conviens, dans une personne da
vingt ans , mais cela ne choque plus à trente : et comme il faut en
dépit de nous être en tout temps ce qu'il plaît à la nature , et que
l'œil de l'homme ne s'y trompe point , ces défauts sont moins dé-
plaisants à tout âge que la sotte affe'clation d'une petite fille de
quarante ans.
Tout ce qui gène et contraint la nature est de mauvais goiil ;
cela est vrai des parures du corps comme des ornements de l'es-
prit. La vie , la sanlé , la raison , le bien-être , doivent aller avant
tout; la grâce ne va point sans l'aisance; la délicatesse n'est pas k
langueur, et il ne faut pas être malsaine pour plaire. On excite la
pitié quand on souffre ; mais le plaisir et le désir cherchent la (rai-
cheur de la santé.
Les enfants des deux sexes ont beaucoup d'amusements com-
muns, et cela doit être; n'en ont-ils pas de même étant grands?
[Js ont aussi des goûts propres (jui les distinguent. Les garçons
cherchent le mouvement et le bruit; des tambours, dos sabots,
de petits carrosses : les lilles aiment mieux ce qui donne dans la vue
et sert à l'ornement ; des miroirs , des bijoux , dos chiffons, sur-
tout des poupées; la poupée est l'amusement spécial de ce sexe;
voilà très-évidemment son goût déterminé sur sa destmation. Le
|)hysique de l'art de plaire est dans la parure ; c'est tout ce que des
enfants peuvent cultiver de cet art.
Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée,
lui changer sans cesse d'ajustement, l'habiller, la déshabiller cent
et cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaisons
d'ornements bien ou mal assortis, il n'importe; .es doigts man-
quent d'adresse, le goût n'est pas formé, mais déjà le penchant
^c montre : d.ins cette éternelle occupation le temps coule sans
qu'elle y songe; les heures passent , elle n'en siiit rien , elle oublie
les repas mêmes; elle a plus faim de parure que d'aliment. Mais,
direz-vous, elle pare sa poupt-cet non sa personne. Sans doute;
elle voit sa poupée et ne se voit pas, elle ne peut rien faire |X)ur
elle-même , elle n'est pas formée , clic n'a ni talent ni force, elle
n'est rien encore , elle est toute dans sa poupée, elle y met toute
8;i cocjuetterie. Elle ne l'y laissera pas toujours, elle attend le mo-
ment d'être sa poupée elle-même.
Voilà donc un premier goût iiien décide : vous n'avez qu'à le
LIMÎE V. 447
ilivre et !e régler. Il est sur que la petite voudrait de tout sou
eur savoir orner sa poupée , faire des nœuds de manche , son
•hu , son falbala , sa dentelle ; en tout c*la on la fait dépendre si
iremeiit du bon plaisir d'autrui, qu'il lui serait bien plus coni-
ode (le tout devoir à son industrie. Ainsi vient la raison des pre-
lores leçons qu'on lui donne : ce ne sont pas des tâches qu'on lui
• scrit , ce sont des bontés qu'on a pour elle. Et en effet pres-
10 toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire et à
rire ; mais quant à tenir l'aiguille , c'est c* qu'elles apprennent
ijours volontiers. Elles s'imaginent d'avance être grandes , et
liçent avec plaisir (jue ces talents pourront un jour leur servir à
parer.
Celte première route ouverte est facile à suivre : la couture ,
Il broderie , la dentelle , viennent d'elles-mêmes. La tapisserie n'est
iis si fort à leur gré : les meubles sont trop loin d'elles, ils ne
inent point à la personne, ils tiennent à d'autres opinions. La
isseric est l'amusement des femmes; de jeunes filles n'y pren-
int jamais un fort grand plaisir.
Ces progrés volontaires s'étendront aisément jusqu'au dessin ,
I ,ir cet art n'est ps indifférent à celui de se mettre avec goût :
lis je ne voudrais point qu'on les appliquât au paysage , encore
ins à la figure. Des feuillages, des fruits, des fleurs, des dra-
;ies, tout ce qui peut servir à donner un contour élégant aux
i-ilcmcnts, et à faire soi-niome un patron de broderie quand on
11 trouve pas à son gré, cela leur suffit. En général, s'il im-
ite aux hommes de borner leurs études à des connaissiinces
sage, cela importe encore plus aux femmes, parce que la vie
> elles-ci , bien que moins laborieuse , étant ou devant être plus
-idue à leurs soins, et plus entrecoupée de soins divers, ne leur
permet de se livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs
ikroirs.
Quoi qu'en disent les plaisants , le bon sens est également des
deux sexes. Les filles en général sont plus dociles que les garçons,
et l'on doit même user sur elles de plus d'autorité, comme je le
dirai tout à l'heure : mais il ne s'ensuit pas que l'on doive exiger
d'elles rien dont elles ne puissent voir l'utilité ; l'art des mères est
de la leur montrer dans tout ce qu'elles leur prescrivent, et cela
fst d'autant plus aisé, que l'intelligence dans les filles est plus pré-
coce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur sexe, nin»!
448 EMILE.
que da nôtre , non-seulement toutes les études oisives qui n'abou-
tissent à rien de bon , et ne rendent pas même plus agréables aux
autres ceux qui les ont faites , mais même toutes celles dont l'uti-
lité n'est pas de l'âge, et où l'enfant ne peut la prévoir dans un
âge plus avancé. Si je ne veux pas qu'on presse un garçon d'ap-
prendre à lire , à plus forte raison je ne veux pas qu'on y force de
jeunes filles avant de leur faire bien sentir à quoi sert la lecture;
et , dans la manicrc dont on leur montre ordinairement cette uti-
lité, on suit bien plus sa propre idée que la leur. Après tout, oii
est la nécessité qu'une fille sache lire et écrire de si bonne heure ?
Aura-t-elle sitôt un ménage à gouverner.' Il y en a bien peu qui
ne fassent plus d'abus que d'usage de cette fatale science , et tou-
tes sont un peu trop curieuses pour ne pas l'apprendre sans qu'on
les y force, quand elles en auront le loisir et l'occasion. Peut-être
devraient-elles apprendre à chiffrer avant tout : car rien n'offre
une utilité plus sensible en tout temps, ne demande un plus long
usage , et ne laisse tant de prise à l'erreur, que les comptes. Si la
petite n'avait les cerises de son goûter que par une opération d'a-
rithmétique, je vous réponds qu'elle saurait bientôt calculer.
Je connais une jeune personne qui apprit à écrire plus tôt qu'à
lire , et qui commença d'écrire avec l'aiguille avant que d'écrire
avec la plume. De toute l'écriture elle ne voulut d'abord faire que
des 0. Elle faisait incessamment des Ogrands et petits, des 0 de tou-
tes les tailles , des 0 les uns dans les autres, et toujours tracés à
rebours. Malheureusement un jour qu'elle était occupée à cet utile
exercice, elle se vit dans un miroir; et, trouvant que cette alti-
tude contrainte lui doimait mauvaise grâce , comme une autre
Minerve elle jeta la plume, et ne voulut plus faire des 0. Son
frère n'aimait pas plus à écrire qu'elle ; mais ce qui le fâchait
était la gène, et non pas l'air qu'elle lui donnait. On prit un autro
tour pour la ramener à l'écriture : la petite fille était délicate et
vaine , elle n'entendait point que son linge servit à ses sœurs ; on
le marquait, on ne voulut plus le marquer; il fallut apprendre à
marquer elle-même : on conçoit le reste du progK's.
Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles,
mais imposez-leur-en toujours. L'oisiveté et l'indocilité sont les
deux défauts les plus dangereux pour elles , et dont on guérit le
moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes
cl laborieuses : ce n'est pas tout ; elles doivent être gênées de bonne
LIVRE V. 449
heure. Ce malheur, si c'en esl un pour elles , est inséparable de
leur sexe; cl jamais elles ne s'en délivrent que pour en souffrir de
Ijicn plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à la gène la
|i!us continuelle et la plus sévère , qui est celle des bienséances. Il
' ut les exercer d'ai)ord à la contrainte, afin qu'elle ne leur coûte
mais rien; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre
iX volontés d'autrui. Si elles voulaient toujours travailler, on dé-
lit quelquefois les forcer à ne rien faire. La dissipation , la fri-
iité, l'inconstance, sont des défauts qui naissent aisément do
irs premiers goûts corrompus et toujours suivis. l'<nii- prévenir
t abus, apprenez-leur surtout à se vaincre. Dans nos insensés
iblissements. la vie de l'honnête femme est un combat perpé-
•1 contre elle-même ; il est juste que ce sexe partage la peine des
11 lUX qu'il nous a causés.
Kmpéchez que les Qllos ne s'ennuient dans leurs occupations et
■' se passionnent dans leurs amusements, comme il tirrive tou-
irs dans les éducations vulzai-es, où l'on met, comme dit Fé-
\m, tout l'ennui d'un coté et tout le plaisir de l'autre. Le pre-
KT de ces deux inconvénients n'aura lieu , si on suit les règles
|in'cédentes, que quand les personnes qui seront avec elles leur
î'l)lairont. Une petite lille qui aimera sa mère ou sa mie travail-
la tout le jour à ses rôles sans ennui; le babil seul la dédora-
igera de toute sa gêne. Mais si celle qui la gouverne lui est
Mipporlable , elle prendra dans le même dégoût tout ce qu'elle
i sous ses yeux. Il est très-difficile que celles qui ne se plaisent
s avec leurs mères plus qu'avec jtersonne au monde puissent un
jour tourner à bien ; mais, pour juger de leurs vrais sentiments,
il faut les étudier, et non pas se fier à ce qu'elles disent; c^ir elles
sont flatteuses, dissimulées, et savent de bonne heure se déguiser.
On ne doit pas non plus leur prescrire d'aimer leur mère ; l'affec-
11 ne vient point par devoir, et ce n'est pas ici que sert la con-
..jinle. L'attachement, les soins, la seule habitude, feront aimer
la mère de la fille, si elle ne fait rien pour s'attirer sa haine. La
}îênc même où elle la tient, bien dirigée, loin d'affaiblir cet atta-
chement , ne fera que l'augmenter, parce que la dépendance étant
un état naturel aux femmes , les filles se sentent faites pour obéir.
Par la même raison qu'elles ont ou doivent avoir peu de liberté ,
elles portent à l'excès celles qu'on leur laisse ; extrêmes en tout, el-
les se livrent à leurs jeux avec plus d'emportement encore que h?»
: 8
1
450 EMILE.
garçons : c'est le second des inconvénients dont je viens de parler.
Cet emportement doit être modéré ; car il est la cause de plusieurs
vices particuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice
et l'engouement , par lesquels une femme se transporte aujourd'hui
pour tel objet qu'elle ne regardera pas demain. L'inconstance des
goûts leur est aussi funeste que leur excès , et l'un et l'autre leur
vient de la même source. Ne leur ôtez pas la gaieté, les ris, le bruit ,
les fohUres jeux; mais empêchez qu'elles ne se rassasient de l'un
pour courir à l'autre ; ne souffrez pas qu'un seul instant dans leur
vie elles ne connaissent plus de frein. Accoutumez-les à se voir in-
terrompre au milieu de leurs jeux , et ramener à d'autres soins
sans murmurer. La seule habitude suffit encore en ceci, parce
({u'elle ne fait que seconder la nature.
Il résulte de celte contrainte habituelle une docilité dont les fem-
mes ont besoin toute leur vie, puisqu'elles ne cessent jamais d'ê-
tre assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes,
et qu'il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces
jugements. La première et la plus importante qualité d'une femme
est la douceur : faite pour obéir à un être aussi imparfait que
l'homme, souvent si plein de vices et toujours si plein de défauts,
elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l'injustice et
à supporter les torts d'un mari sans se plaindre: ce n'est pas pour
lui , c'est pour elle qu'elle doit être douce. L'aigreur et l'opiniâtreté
des femmes ne font jamais qu'augmenter leurs maux et Icimauvais
procédés des maris; ils sentent que ce n'est pas avec ces armes-là
(pi'elles doivent les vaincre. Le ciel ne les lit point insinuantes et
jiersuasives pour devenir acariâtres ; il ne les fit point faibles pour
être impérieuses; il ne leur donna point une voix si douce pour
dire des injures ; il ne leur fit point des traits si délicats pour les
défigurer par la colère. Quand elles se fâchent, elles s'oublient:
elles ont souvent raison de se plaindre, mais elles ont toujours tort
de gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe ; un mari trop
doux peut rendre une femme impertinente ; mais, à moins qu'un
homme ne soit un monstre , la douceur d'une femme le ramène,
cttnomphcdc lui lot ou tard.
Que les filles soient toujours soumises, mais que les mères ne
soient pas toujours inexorables. Pour rendre docile une jeune per-
sonne, il ne faut pas la rendre malheureuse ; pour la rendre modeste
il ne faut pas l'abrulir ; au contraire , je ne serais pas fàchO qu'on
LIVRE V. 45i
lui laissât molire quelquefois un pou d'adresse, non pas à éluder
la punition dans sa désobéissance , mais à se faire exempter do-
liéir. Il n'est pas question de lui rendre sa dépendance pénible, il
-iiffit de la lui faire sentir. La ruse est un talent naturel au sexe ;
• t, persuadé que tous les penchants naturels sont bons et droils
ir eux-mêmes ; je suis d'avis qu'on cultive celui-là comme les au-
I es : il ne s'agit que d'en prévenir l'abus.
Je m'en rapporte sur la vérité de cette remarque à tout observa-
'•^iir de bonne foi. Je ne veux point qu'on examine là-dessus le»
f'-mmes mêmes: nos gênantes institutions peuvent Ifs forcer d'ai-
L'uiser leur esprit. Je veux qu'on examine les (!!!(•>, les petites
tilles , qui ne font pour ainsi dire que de naître : qu'on les rom-
; ire avec les petits garçons du même âge ; et si ceux-ci ne pa-
1 lissent lourds , étourdis , bêles , auprès d'elles , j'aurai tort in-
contestablement. Qu'on me permette un seul exemple pris dans
toute la naïveté puérile.
Il e>t très-commun de défendre aux enfants de rien demander à
' i!)lc; car on m- croit jamais mieux réussir dans leur éducation
; ' l'en la surchargeant de préceptes inutiles , comme si un morceau
lie ceci ou de cela n'était pas bientôt accorde ou refusé ' , sans faire
mourir sans cesse un pauvre enfant d'une convoitise aiguisée par
I spérance. Tout le monde sait l'adresse d'un jeune garçon sou-
..lis à celte loi , lequel, ayant été oublié à table , s'avisa de deman-
il'^r du sel , etc. Je ne dirai pas qu'on pouvait le chicaner pour
voir demandé directement du sel et indirectement de la viande;
émission était si cruelle , que, quand il eût enfreint ouvertement
I loi, et dit sans détour qu'il avait faim , je ne puis croire qu'on
n eut puni. Mais voici comment s'y prit , en ma présence , une
lite fdle de six ans dans un cas beaucoup plus difficile ; car , ou-
' 10 qu'il lui était rigoureusement défendu de demander jamais rien
toi directement ni indirectement , la désobéissance n'eut pas été
graciablc , puisqu'elle avait mangé de tous les plats , hormis un
seul , dont on avait oublie de lui donner , et qu'elle convoitait beau-
coup.
Or, pour obtenir qu'on réptiràt cet oubli sans qu'on pût l'accu-
•er de désobéissance, elle flt, en avançant son doigt, la revue de
'Un enfant -• i ' ! .rlim qiund il Iroiiv*» «on compte i IVIrc;
iiuis il ne tlcm i s ilciu foi» la tiu'ine clv»;, si la prcmii-rc ré-
iHjoteest luuj'iu; l' le.
452 EMILE.
tous les plats , disant tout haut , à mesure qu'elle les montrait. J'ai
mangé de ra.fai mangé de ça ; mais elle affecta si visiblement do
passer sans rien dire celui dont elle n'avait point maugc , que quel-
qu'un s'en apercevant lui dit : Et de cela , en avez-vous maugé?
Oh ! non , reprit doucement la petite gourmande en baissant les
yeux. Je n'ajouterai rien, comparez : ce tour-ci estunerusedclille;
l'autre est une ruse de garçon.
Ce qui est est bien , et aucune loi générale n'est mauvaise. Celle
adresse particulière donnée au sexe est un dédommagement trcs-
c(iuilablede la force qu'il a de moins ^sansquoi la femme ne serait
pas la compagne de l'homme , elle serait son esclave : c'est par
cette supériorité de talent qu'elle se maintient son égale , et qu'elle
le gouverne en lui obéissant. La femme a tout contre elle , nos dé-
fauts, sa timidité , sa faiblesse ; elle n'a pour elle que son art et sa
beauté. N'est-il pas juste qu'elle cultive l'un et l'autre ? Mais la
beauté n'est pas générale; elle périt par mille accidents, eJle passe
avec les années , l'habitude en détruit l'effet. L'esprit seul est
la véritable ressource du sexe ; non ce sot esprit auquel on donne
tant de prix dans le monde, et qui ne sert à rien pour rendre la vie
heureuse , mais l'esprit de son état , l'art de tirer parli du nôtre et
(le se prévaloir de nos propres avantages. On ne sait pas combien
cette adresse des femmes nous est utile à nous-mêmes , combien
elle ajoute de charme à la société des deux sexes , combien elle
sert à réprimer la pétulance des enfants , combien elle contient de
maris brutaux , combien elle maintient de bons ménages , que la
diseorde troublerait sans cela. Les femmes artiticieuses et méchan-
tes en abusent, je le sais bien : mais de quoi le vice n'abuse-t-il
pas ? Ne détruisons point les instruments du bonheur, parce que les
méchants s'en servent quelquefois à nuire.
On peut briller par la parure , mais on ne plait que par la per-
sonne. Nos ajustements ne sont point nous : souvent ils déparent
à force d'être recherchés ; et souvent ceux qui font le plus remar-
quer celle qtù les porte sont ceux qu'on remarque lo moins. L'é-
ducation des jeunes lilles est en ce point tout à fait à contre-sens.
On leur promet dos ornements pour récompense, on leur fait ai-
mer les atours recherchés : QiCellc est belle l leur dit-on quand elles
sont fort parées. VA tout au contraire on devrait leur faire enten-
dre que tant d'ajustement n'est fait que pour cacher des défauts,
et que le vrai triomphe do la boaulé osl do briller par elle-même.
LIVRE V. 453
L'imotir des modes est de mauvais goût , parce que les visages ne
cliuii-'ent pas avec elle, et que la figure restant la même, ce qui
lui sied une fois lui sied toujours.
Quand je verrais la jeune fille se pavaner dans ses atours , je pa
titrais inquiet de sa figure ainsi déguisée, et de ce qu'on en pourra
user; je dirais : Tous ces ornements la parent trop , c'est dom-
; ige ; croyez-vous qu'elle en put supporter de plus simples? est-
If assez belle pour se passer de ceci ou de cela ? Peut-être sera-l-
]lc alors la première à prier qu'on lui Ole cet ornement , et qu'on
ue : c'est le cas de l'applaudir s'il y a lieu. Je ne la louerais jamais
nt que quand elle serait le plus simplement mise. Quand elle no
ra la parure que comme un supplément aux grâces de la
ue et comme un aveu tacite qu'elle a besoin de secours pour
plaire, elle ne sera point ficredeson ajustement, elle en sera
humble; et si, plus parée que de coutume , elle s'entend dire,
ihi'elle est belle', elle en rougira de dépit.
Au reste , il y a des figures qui ont besoin de parure , mais il n'y
I a point qui exigent de riches atours. Les parures ruineuses
!it la vanité du rang et non de la personne ; elles tiennent uni-
i'^mf'nt au préjugé. Li véritable coquetterie est quelquefois re-
'•, mais elle n'est jamais fastueuse ; et Junon se mettait
.jierbement que Vt'nus. Ae pourant la faire belle , tu la fais
l'he, disait Apelle à un mauvais peintre, qui peignait Hélène
rt chargée d'atours'. Jai aussi remarqué que les pluspom-
"uses parures annonçaient lo ilus souvent de laides femmes : on
: lit avoir une vanité pluN lualadroite. Donnez à une jeune fille
lu goût , et qui méprise la mode , des rubans , de la gaze,
la mousseline et des fieurs, ^'ins diamants, sans |)ompo;is,
<i>s dentelles ', elle va se faire un ajustement qui la rendra cent
; ^ charmante que n'eussent fait tous les brillants chiffons
Kiichapt.
Comme ce qui est bien est toujours bien , et qu'il faut élrelou-
>urs le mieux qu'il est [>ossible, les femmes qui se connai.^^enl
II ajustements choisissent les bons, s'y tiennent; et n'en clian-
* CuniRrr. alcx., PedKOf;. , Ub. ii , cap. 12.
' I ' — = ■ :■ 1 [«au asKZ blanche pour — '• dentelle
V. ■ nu autres si elles n'en | Ce «ont
- l>ersonne9 (pii atncncut !• luqucHea
- > belk» oui U U lue île k'4kS((J4-tlir.
1
454 ËMILt:.
géant pas tous les jours, elles en sont moins occupées que celles
qui ne savent à quoi se fixer. Le vrai soin de la parure demande
peu de toilette. Les jeunes demoiselles ont rarement des toilettes
d'appareil ; le travail , les leçons , remplissent leur journée : ce-
pendant en général elles sont mises , au rouge près , avec autant
de soin que les dames , et souvent de meilleur goût. L'abus de la
toilette n'est pas ce qu'on pense, il vient bien plus d'ennui que de
vanité. Une femme qui passe six heures à sa toilette n'ignore point
qu'elle n'en sort pas mieux mise que celle qui n'y passe qu'une
demi-heure ; mais c'est autant de pris sur l'assommante longueur
du temps, et il vaut mieux s'amuser de soi que de s'ennuyer de
tout. Sans la toilette , que ferait-on de la vie depuis midi jusqu'à
neuf heures ? En rassemblant des femmes autour de soi, on s'amuse
à les impatienter , c'est déjà quelque chose ; on évite les téte-à-téte
avec un mari qu'on ne voit qu'à cette heure-là, c'est beaucoup
plus : et puis viennent les marchandes , les brocanteurs , les petits
messieurs, les petits: auteurs , les vers, les chansons, les brochu-
res : sans la toilette, on ne réunirait jamais si bien tout cela. La
seul profit réel qui tienne à la chose est le prétexte de s'étaler un
peu plus que quand on est velue ; mais ce profit n'est peut-être
pas si grand qu'on pense , et les femmes à toilette n'y gagnent
pas tant qu'elles diraient bien. Donnez sans scrupule une éduca-
tion de femme aux femmes; faites qu'elles aiment les soins de
leur sexe , qu'elles aient de la modestie , qu'elles sachent voilier à
leur ménage et s'occuper dans leur maison ; la grande toilette
tomberad'elle-méme, etelles n'en seront misesque de meilleur goùl.
La première chose que remarquent en grandissant les jeunes
personnes , c'est que tous ces agréments étrangers ne leur suffi-
sent pas , si elles n'en ont qui soient à elles. On ne peut jamais S6
donner la beauté, et l'on n'est pas sitôt en état d'acquérir la co-
quetterie ; mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable
à ses gestes , un accent flatteur à sa voix , à composer son main-
tien , à marcher avec légèreté , à prendre des attitudes gracieuses,
et à choisir partout» ses avantages. La voix s'étend , s'affermit , et
prend du timbre ; les bras se développent , la marche s'assure ; et
l'on s'aperçoit que, de quelque manière qu'on soit mise, il y a
un art de se faire regarder. Dès lors il ne s'agit plus seulenient
U aiguille et d'industrie; de nouveaux talents se présentent , et
font déjà sentir leur utilité.
LIVRE V. 455
Je sais que les sêTères instituleors Teulent qu'on n'approone
;ix jeunes filles ni chant , ni danse , ni aucun des arts agréables.
'la me parait plaisant : et à qui veulent-ils donc qu'on les ap-
I renne ? aux garçons? A qui des hommes ou des femmes afipar-
tient-il d'avoir ces talents par préférence? A personne , répondront-
'■: : les chansons profanes sont autant de crimes ; la danse est une
vention du démon ; une jeune fille ne doit avoir d'amusement
:e son travail et la prière. Voilà d'étrai^es amu»ements pour on
• fant de dix ans ! Pour moi , j'ai grand*pear que toutes ces peti-
5 saintes qu'on force de passer leur enfance à prier Dieu ne pas-
- nt leur jeunesse à tout autre chose , et ne réparent de leur
leux , étant mariées , le temps qu'elles pensent avoir perdu Bl-
?. J'estime quTl faut avoir égard à ce qui convient à l'âge aussi
en qu'au sexe; qu'une jeune fille ne doit pas vi^Te comme sa
^ - uid'mère , qu'elle doit être vive , enjouée , folâtre , clianter , dan-
r autant qu'il lui plait , et goûter tous les innocents plaisirs de
■\ âge : le temps ne Tiendra que trop tôt d'être posée et de pren-
-'- un mamtien pins sérieux.
- !a nécessité de ce changement même est-elle bien réelle ?
■» point peut-être encore un fruit de nos préj ngés ? En n'as-
rvissant les honnêtes femmes qu'à de tristes devoirs , on a banni
1 mariage tout ce qui pouvait le rendre agréable aux hommes.
■ul-il s'étonner si la tacitumité qu'ils voient régner chez eux les
I chasse , ou s'ils sont peu tentés d'embrasser un état si déplai-
,nl ? A force d'outrer tous les devoirs , le christianisme les rend
licables et vains ; à forte d'interdire aux femmes le chant ,
-'> et tous les amusements du monde , il les rend maussades ,
. 'oodeuses , iosapportabks dans leun maisons. Il n'y a point de
iigion où le mariage soit soumis i des devoirs si sévères, et
>int où un engagement si saint soit si méprisé. On a tant fait pour
rnvcher les femmes d'être aimables , qu'on a rendu les maris in-
its. Cela ne devrait pas être; j'entends fort bien : mais moi
.. ^ que cela devait être , puisque enfin les chrétiens sont hom-
:es. Pour moi , je voudrais qu'une jeune AngUise cultivât avec
ijtant de soin les talents agréables pour plsire an mari qu'elle
.lira , qu'une jeune Albanaise letcoUrre pour le harem dlspahan.
i on.ne se loacient point trop de tous ces talents.
\ s, quandces talents, loin d'être employés à leur
(>l uf . M - rvetit que d'amorce pour attirer chez eux de jeunes
1
4ô« EMILE.
impudents qui les dôslionoienl. Mais pensez-vous qu'une femme
aimable et sage, ornée de pareils talents, et qui les consacrerait a
l'amusement de son mari , n'ajouterait pas au bonheur de sa vie,
et ne l'empêcherait pas, sortant de son cabinet la tète épuisée,
d'aller chercher des récréations hors de chez lui ? Personne n'.vt-
iivu d"heureuses familles ainsi réunies, oii chacun sait fournir
du sien aux amusements communs ? Qu'il dise si la coniiance et la
familiarité qui s'y joint, si l'innocence et la douceur des plaisirs
qu'on y goûte , ne rachètent pas bien ce que les plaisirs publics
ont de plus bruyant.
On a trop réduit en art les talents agréables , on les a trop géné-
ralisés ; on a tout fait maxime et prétexte , et l'on a rendu fort en-
nuyeux aux jeunes personnes ce qui ne doit cire pour elles qu'a-
musement et folâtres jeux. Je n'imagine rien de plus ridicule qu-j
de voir un vieux maître à danser ou à chanter aborder d'un air
refrogné déjeunes personnes qui ne cherchent qu'à rire , et pren-
dre, pour leur enseigner sa frivole science, un ton plus pédantesque
et plus magistral que s'il s'agissait de leur catéchisme. Est-ce,
par exemple, que l'art de chanter lient à la musique écrite? ne
saurait-on rendre sa voix flexible et juste, apprendre à chanter
avec goût , même à s'accompagner , sans connaître une seule note?
Le même genre de chant va-t-il à toutes les voix ? La même mé-
thode va-t-elle à tous les esprits ? On ne me fera jamais croire
que les mêmes attitudes , les mêmes pa§ , les mêmes mouvements,
les mêmes gestes, les mêmes danses , conviennent à une petite
brune vive et piquante , et à une grande belle blonde aux yeux
languissants. Quand donc je vois un maître donner exactement à
toutes deux les mêmes leçons , je dis : Cet homme suit sa routine,
mais il n'entend rien à son art.
On demande s'il faut aux lilles des maîtres ou des maîtresses.
Je ne sais : je voudrais bien qu'elles n'eussent besoin ni des uns
ni des autres , qu'elles apprissent librement ce qu'elles ont tant de
penchant à vouloir apprendre , et qu'on ne vit pas sans cesse errer
dans nos villes tant de baladins chamarrés. J'ai quel(|ue peine a
croire que le commerce de ces gcns-là ne soit pas plus nuisible à do
jeunes filles que leurs leçons ne leur sont utiles, et que leur jar-
gon, leur ton , leurs airs, ne donnent pas à leurs écolières le pre-
mier goût des frivolités , pour eux si importantes , dont elles ne
tarderont guère , à leur exemple , de faire leur unique occu,)alioû.
LIVRE Y. *J7
Dans les arts qui n'ont que l'agrément pour objet , tout peut
\ir de maître aux jeunes personnes; leur père, leur mère,
frère , leur sœur, leurs amies , leurs gouvernantes , leur miroir,
-urtoul leur propre goût. On ne doit point offrir de leur donner
I) , il faut que ce soient elles qui la demandent : on ne doit point
e une tâche d'une récompense; et c'est surtout dans ces sortes
lidesque le premier succès est de vouloir réussir. Au reste , s'il
; absolument des leçons en règle , je ne déciderai point du
' de ceux qui les doivent donner. Je ne sais s'il faut qu'un maî-
tre a danser prenne une jeune écolière par sa main délicate et blan-
die , qu'il lui fasse accourcir la jupe , lever les yeux , déployer
liras, avancer un sein palpitant; mais je sâis bien que pour
I au monde je ne voudrais être ce maitre-là.
Par l'industrie et les talents le goût se forme ; par le goût l'es-
prit s'ouvre insensiblement aux idées du beau dans tous les genres,
et enfin aux notions morales qui s'y rapportent. C'est peut-être
'" -^ des raisons pourquoi le sentiment de la décence et de l'honné-
s'insinue plus tôt chez les filles que chez les garçons ; car, pour
croire que ce sentiment précoce soit l'ouvrage des gouvernantes ,
il faudrait être fort mal instruit de la tournure de leurs leçons et
de la marche de l'esprit humain. Le talent de parler lient le pre-
mier rang dans l'art de parler, c'est par lui seul qu'on peut ajouter
nouveaux charmes à ceux auxquels l'habitude accoutume les
-. C'est l'esprit qui non-seulement viviQe le corps, mais qui le
luvelle en quelque sorte ; c'est par la succession des sentiments
li^s idées qu'il anime et varie la physionomie; et c'est par les
ours qu'il inspire que l'attention , tenue en baleine, soutient
iungtem[)s le même intérêt sur le même objet. C'est , je crois, par
toutes tes raisons que les jeunes filles acquièrent si vile un |)olit
• able , qu'elles mettent de l'accent dans leurs propos ,
. int de les sentir, et que les hommes s'amusent sitôt à
■couler : même avant qu'elles puissent les entendre , ils épient
rrmier moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui
sentiment '.
i <'s femmes ont la langue flexible ; elles parlent plus lot , plus
Vil. ... les entendre : Ht épient, pour aiiui dire , le moment du
' rnrmeut de cr» petite* penoHHtt, pour savoir quund ils pourront
aimer: car, quoi qu'on faste, ou veut plaire à qui nous plaît ;et
I qu'on e» désespère, il ne nous plaît pas longtemps.]
39
458 EMILE.
a'isément et plus agréablement que les hommes. On les accusa
aussi de parler davantage ; cela doit être, et je changerais volonlier»
se reproche en éloge : la bouche et les yeux ont chez elles la même
activité, et par la même raison. L'homme dit ce qu'il sait , la femme
dit ce qui plait ; l'un pour parler a besoin de connaissance , et
l'autre de goût; l'un doit avoir pour objet principal les choses
utiles, l'autre les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de
formes communes que celles de la vérité.
On ne doit donc pas contenir le babil des filles , comme celui des
garçons, par cette interrogation dure, A quoi cela est-il bon ? maiii
par cette autre, à laquelle il n'est pas plus aisé de répoudre, Qud
effet cela fera-t-il ? Dans ce premier âge , où , ne pouvant disccnier
encore le bien et le mal , elles ne sont les juges de personne , elle*
doivent s'imposer pour loi de ne jamais rien dire que d'agréable
à ceux à qui elles parlent ; et ce qui rend la pratique de celle règle
plus difficile est qu'elle reste toujours subordonnée à la première ,
qui est de ne jamais mentir.
J'y vois bien d'autres difficultés encore , mais elles sont d'ua
âge plus avancé. Quant à présent , il n'en peut couler aux jeune»
filles , pour élre vraies , que de l'élrc sans grossièreté : et comme
naturellement cette grossièreté leur répugne , l'éducation leur
apprend aisément à l'éviter. Je remarque en général , dans le conh
merco du monde, que la politesse des hommes est plus offi-
cieuse, et celle des femmes plus caressante. Cette différence n'est
point d'institution , elle est naturelle. L'homme parait chercher
davantage à vous servir, et la femme à vous agréer. 11 suit de là
que , quoi qu'il en soit du caractère des femmes, leur politesse est
moins fausse que la noire; elle ne fait qu'étendre leur premier
instinct ; mais quand un homme feint de préférer mon inlèrél au
sien propre , de quelque démonstration qu'il colore ce mensonge,
je suis très-sùr qu'il en fait un. 11 n'en coule donc guère aux fem-
mes d'être polies, m par conséquent aux filles d'apprendre à le
devenir. La première leçon vient de la nature, l'art ne fait plus
que la suivre, et délernnner suivant nos usages sous quelle forme
elle doit se montrer. A l'égard de leur (wlilesse entre elles, c'est
tout autre chose; eUes y niellent un air si contraint et des atten-
tions si froides , qu'en se gênant muluellcmeut elles n'ont pas
grand soin de cacher leur gêne , et semblent sincères dans leur
mensonge , en ne cherchant guère à le déguiser. Cependant lei
LIVRE V. 4&f
jeunes personnes se fout quelquefois tout de boa des amitiés plus
franches. A leur âge la gaieté lient lieu de bon naturel ; et, con-
tentes d'elles , elles le sont de tout le monde. Il est constant aussi
elles se baisent de meilleur cœur, et se caressent avec plus de
e devant les hommes, fiéres d'aiguiser impunément leur con-
ise par l'image des faveurs qu'elles savent leur faire envier.
^1 Ion ne doit pas permettre aux jeunes garçons des questions
:iscrètes, à plus forte raison doit-on les interdire à de jeunes
'S, dont la curiosité satisfaite ou mal éludée est bien d'une autre
conséquence , vu leur pénétration à pressentir les mystères qu'on
' 'ir cache, et leur adresse à les découvrir. Mais, sans souffrir leurs
rrogations , je voudrais qu'on les interrogeât beaucoup elles-
înes, qu'on eut soin de les faire causer, qu'on les agaçât pour
•"xercer à parler aisément , pour les rendre vives à la riposte ,
ip leur délier l'esprit et la langue tandis qu'on le peut sans dan-
\ Ces conversations , toujours tournées en gaieté, mais mena-
- avec art et bien dirigées , feraient un amusement charmant
■ ~ cet âge, et pourraient porter dans les cœurs innocents de ces
.;ii-s personnes les premières et peut-être les plus utiles leçons
morale qu'elles prendront de leur vie , en leur apprenant , sous
trait du plaisir et de ia vanité, à quelles qualités les hommes ac-
ient véritablement leur estime , et en quoi consiste la gloire et
inheur d'une honnête femme.
' )n comprend bien que si les enfants mâles sont hors d'état de
: irmer aucune véritable idée de religion , à plus forte raison
iiéme idée est-elle au-dessus de la conception des filles : c'est
ir cela même que je voudrais en parler à celles-ci de meilleure
ire; car s'il fallait attendre qu'elles fussent en état de discu-
méthodiquement ces questions profondes , on courrait risque
Me leur en parler jamais. La raison des femmes est une raison
tique, qui leur fait trouver très-habilement les moyens
-river à une fin connue , mais qui ne leur fait pas trouver
'•> lin. La relation sociale des sexes est admirable. De cette so-
• résulte une personne morale dont la femme est l'œil et
le bras, mais avec une telle dépendance l'une de l'autre,
, l de l'homme que la femme apprend ce qu'il faut voir, et
delà femme que l'homme apprend ce qu'il faut faire. Si la femme
pouvait remonter aussi bien que l'homme aux princi|>es , et que
Thommc eut aussi bien qu'elle l'esprit des détails , toujours indé-
m EMILE.
pendants l'un de l'autre , ils vivraient dans une discorde éternelle,
et leur société ne pourrait subsister. Mais, dans l'harmonie qui
règne entre eux, tout tend à la lin commune; on ne sait lequel
met le plus du sien; chacun suit l'impulsion de l'autre , chacun
obéit, et tous deux sont les maitres.
Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l'o-
pinion publique , sa croyance est asservie à l'autorité. Toute lille
doit avoir la religion de sa mère , et toute femme celle de son
mari. Quand cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la
mère et la fille à l'ordre de la nature efface auprès de Dieu le
péché de l'erreur. Hors d'état d'être juges elles-mêmes, elles doi-
vent recevoir la décision des pères et des maris comme celle do.
l'Église.
Ne pouvant tirer d'elles seules la règle de leur foi, les femmes
ne peuvent lui donner pour bornes celles de l'évidence et de la
raison ; mais , se laissant entraîner par mille impulsions étrangè-
res, elles sont toujours au deçà ou au delà du vrai. Toujours ex-
trêmes , elles sont toutes libertines ou dévotes ; on n'en voit point
savoir réunir la sagesse à la piété. La source du mal n'est pas seu-
lement dans le caractère outré de leur sexe , mais aussi dans l'au-
torité mal réglée du nôtre : le libertinage des mœurs la fait mépri-
ser, l'effroi du repentir la rend tyrannique ; et voilà comment on
en fait toujours trop ou trop peu.
Puisque l'autorité doit régler la religion des femmes, il ne s'agit
pas tant de leur expliquer les raisons qu'on a do croire , que de
leur exposer nettement ce qu'on croit : car la foi qu'on donne à
des idées obscures est la première source du fanatisme, et celle
qu'on exige pour des choses absurdes mène à la folie ou à l'incré-
dulité. Je ne sais à quoi nos catéchismes portent le plus, d'être
impie ou fanatique ; mais je sais bien qu'ils font nécessairement
l'un ou l'autre.
Premièrement , pour enseigner la religion à de jeunes filles ,
n'en failes jamais pour elles un objet de trisles>e et de gêne , ja-
mais une tache ni un devoir ; par conséquent ne leur faites jamais
rien apprendre par cœur qui s'y rapporte , pas même les prières.
Contentez-vous de faire régulièrement les vôtres devant elles,
sans les forcer pourtant d'y assister. Faites-les courtes , selon
rinstruclion de Jésus-Christ. Faites-les toujours avec le recueille-
ment et le respocf convenables ; songez qu'en demandant à l'Être
LIVRE V. -iôl
»a(>réme de i'attentiou |)our nous écouler, cela vaut bien qu'oa
en melte à C4.' qu'on va lui dire.
Il importe moins que de jeunes tilles sachent sitôt leur religion ,
'luil n'importe qu'elles la sachent si bien , et surtout qu'elles l'ai-
it. Quand vous la leur rendez onéreuse, quand vous leur pei-
/. toujours Dieu fâché contre elles , quand vous leur imposez
-on nom mille devoirs pénibles qu'elles ne vous voient jamais
il)lir, que peuvent-elles penser, sinon que savoir son catéchisme
rier Dieu sont les devoirs des petites filles , et désirer d'élre
ules pour s'exempter comme vous de tout cet assujettissement ?
\emple, l'exemple! sans cela jamais on ne réussit à rien auprès
enfants.
juand vous leur expliquez des articles de foi , que ce soit en
;ie d'instruction directe , et non par demandes et par réponses.
s ne doivent jamais répondre que ce qu'elles pensent , et non
lu'on leur a dicté. Toutes les réponses du catéchisme sont à
tre-sens, c'est l'écolier qui instruit le maître; elles sont même
^ mensonges dans la l>ouche des enfants, puisqu'ils expliquent
.. >]u'ils n'entendent point , et qu'ils affirment c« qu'ils sont hors
4'étatde croire. Parmi les hommes les plus intelligents, qu'on me
Bootre ceux qui ne mentent pas en disant leur catéchisme.
La première question que je vois dans le nôtre est celle-ci- : Qni
90US a créée et mise au monde? \ quoi la petite tille , croyant bien
que c'est sa mère , dit pourtant sans hésiter que c'est Dieu. La seule
chose qu'elle voit là , c'est qu'à une demande qu'elle n'entend guère
elle fait une réponse qu'elle n'entend point du tout.
Je voudrais qu'un homme qui connaîtrait bien la marche de Tes-
prit des enfants voulût faire pour eux un catéchisme. Ce serait
peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit, et ce ne se-
rait pas , à mon avis , celui qui ferait le moins d'honneur à son au-
teur. Ce qu'il y a de bien sur, c'est que si ce livre était bon , il ne
rassemblerait guère aux nôtres.
Un tel catéchisme ne sera lion que quand , sur les seules deman-
in, l'enfant fera de lui-même les réponses sans les apprendre;
UeQ entendu qu'il sera quelquefois dans le cas d'interroger à son
tour. Pour faire entendre ce que je veux dire il faudrait une es*
fècft de modèle , et je sens bien ce qui me manque pour le tracer,
ressayerai du moins d'en donner quelque légère idée.
'l» m'imagine donc que, pour venir à la première question de
3t.
I
é
402 ÉMiLK.
notre catéchisme , il faudrait que celui-lh commençât à peu près'
ainsi.
LA BONNE.
Vous souvenez-vous du temps que votre mère était lilie?
LA PETITE.
Non, ma bonne.
LA BONNE.
Pourquoi non , vous qui avez si bonne mémoire?
LA PETITE.
C'est que je n'étais |)as au monde.
LA BONNE.
Vous n'avez donc pas toujours vécu.'
LA PETITE.
Non.
LA BONNE.
Vivrez-vous toujours ?
LA PETITE.
Oui.
LA BONNE.
Êtes-vous jeune ou vieille?
L.\ PETrrB.
Je suis jeune.
LA BONNE.
Et votre grand' maman est-elle jeune ou vieille ?
LA PETITE.
Elle est vieille.
LA BONNE.
A-t-clle été jeune ?
LA PETITE.
Oui.
LA BONNE.
Pourquoi ne l'cst-elle plus?
LA PETITE.
C'est qu'elle a vieilli.
LA BONNE.
Vieillirez-vous comme elle?
LA PETITE.
Je ne sais ' .
' Si |»artout où j'ai mis , Jr ne sais , Li |)ctitn répond autrement , il (M
»c défier de su réuoiisc, cl la lui faire expliquer avec soin.
LIVRE V. *•*
l-\ BONNB.
OÙ sont vos robes de l'année passée?
LA PETITE.
On les a défaites.
UA BONKE.
Et pourquoi les a-t-on défaites?
LA PETTTB.
Parce qu'elles na' étaient trop petites.
LA BONNE.
Et pourquoi vous étaient-elles trop petits»:
LA PETITE.
Parce que j'ai grandi.
LA BONNE.
Grandirez-vous encore?
LA PKTITB.
Oh! oui.
LA BONNE.
Et que deviennent leS' grandes filles?
LA PETITE.
Elles deviennent femmes.
LA BON^IB.
Et que deviennent les femmes?
LA PBTITK.
Elles deviennent mères.
LA BONN F.
Et les mères, que deviennent-elles^
LA PfmiE.
Elles deviennent vieilles.
1.4 Bt»>M..
Vous deviendrez donc vieille?
I.A PETITE.
Quand je serai mère.
LA BONNE.
Et que deviennent les vieilles }:ens ?
LA PETITS.
Je ne sais.
IJ< BONNE.
Qu'est devenu votre grand-papa?
I \ prriT».
11 est morl '.
464 EMILE.
LA BONNE.
Et pourquoi est-il mort ?
LA PETITE.
Parce qu'il était vieux.
LA BONNE.
Que deviennent donc les vieilles gens ?
LA PETITE.
Ils meurent,
LA BONNE.
Et VOUS, quand vous serez vieille, que....
LA PETITE, l'interrompant.
Oh ! nia bonne , je ne veux pas mourir.
LA BONNE.
Mon enfant , personne ne veut mourir, et tout le monde meurt.
LA PEFITE.
Comment ! est-ce que maman mourra aussi .'
LA BONNE.
Comme tout le monde. Les femmes vieillissent ainsi que les
hommes , et la vieillesse mène à la mort.
I,A PETITE.
Que faut-ilj"aire pour vieillir bien t<ird?
LA BONNE.
Vivre sagement tandis qu'on est jeune.
LA PETrrE.
Ma bonne , je serai toujours sage.
LA BONNE.
Tant mieux pour vous. Mais enfin croyez-vous de vivre toujours?
LA PETITE.
Quand je serai bien vieille, bien vieille....
LA BONNE.
lié bien?
LA PETITE.
Kiiliii , quand ou est si vieille , vous dites (|u'il faut mourir.
1^ BONNE.
Vous mourrez doue une fois ■'
»i elle a <iiicl(iufi juste ld('e de la iiiorl, car celte idt'c n'est jws si simple
ni si k la portdc «les enfants ((ne l'on |mmisc. On pont voir, dans le petit
p(M=mcd".//"7, im exemple tli! la maniire dont iw il()it la leur doiiiuT.
Ce ehannaut ouvrage respire une simplicité ilcliciouse , dont on ne |>eut
Icup se nourrir pour converser avec les entants.
LIVRE V. MS
l-\ PETITE.
H^as! OUI.
LA BOM>E.
Qui est-ce qui vivait avant vous.'
LA PETITE.
Mon père et ma more.
LA BONNE.
Qui est-ce qui vivait avant eux .'
LA PETITE.
Leur père et leur mère.
LA BONNE.
Qui est-ce qui vivra après vous ?
LA PETITE.
Mes enfants.
LA BONNE.
Qui est-ce qui vivra après eux .=*
LA PETITE.
Leurs enfants , etc.
En suivant cette route on trouve à la race humaine , par des in-
ductions sensibles, un commencement et une On, comme à toutes
choses, c'est-à-dire un père et une mère qui n'ont eu ni père ni mère,
et des enfants qui n'auront point d'enfants * . Ce n'est qu'après une
longue suite de questions pareilles que la première demande du
catéchisme est suffisamment préparée : alors seulement on peut
la faire , et l'enfant peut l'entendre. Mais de là jusqu'à la deuxième
réponse , qui est pour ainsi dire la définition de Icssence divine ,
quel saut immense! Quand cet intervalle sera-t-il rempli ? Dieu
est un esprit! Et qu'est-ce qu'un esprit? Irai-je embarquer celui
d'un enfant dans cette obscure métaphysique dont les hommes
ont tant de peine à se tirer ? Ce n'est pas à une petite (ille à résou-
dre ces questions, c'est tout au plus à elle à les faire, .\lors je lui
répondrais simplement : Vous medemandez ce que c'est que Dieu;
cda n'est pas facile à dire: on ne peut enlenilrc , ni voir, ni tou-
cher Dieu ; on ne le connaît que par ses œuvres. Pour juger ce
i|u'il est , attendez de savoir ce qu'il a fait.
Si nos dogmes sont tous de Ja même vérité , tous ne sont pas
■ I.'tdi^ de l'éternité ne saurait «'appliquer aux génératioM hainaint &
iicnM-nt de reK|>rit. Toute moceMion numérique réduite m
;Mtiblc avec celte klcc.
4Af EMlI.li:.
pour cela de la même importance. Il est fort indifférent à la gloire
de Dieu qu'elle nous soit connue en toutes choses ; mais il importe
à la société humaine et à chacun de ses membres que tout homme
connaisse et remplisse les devoirs que lui impose la loi de Dieu
envers son prochain et envers soi-même. Voilà ce que nous de-
vons incessamment nous enseigner les uns aux autres , et voilà
surtout de quoi les pères et mères sont tenus d'instruire leurs en-
fants. Qu'une vierge soit la mère de son créateur, qu'elle ait en-
fanté Dieu , ou seulement un homme auquel Dieu s'est joint ; que
la substance du père et du fils soit la même, ou ne soit que sem-
blable; que l'esprit procède de l'un des deux qui sont le même,
ou de tous deux conjointement , je ne vois pas que la décision de
ces questions, en apparence essentielles, importe plus à l'espèce
humaine que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer la
pàque , s'il faut dire le chapelet , jeûner, faire maigre, parler la-
tm ou français à l'église, orner les murs d'images, dire ou enten-
dre la messe, et n'avoir point de femme en propre. Que chacun
pense là-dessus comme il lui plaira, j'ignore en quoi cela peut in-
téresser les autres ; quant à moi , cela ne m'intéresse point du
tout. Mais ce qui m'intéresse, moi et tous mes semblables, c'est
que chacun sache qu'il existe un arbitre du sort des humains , du-
quel nous sommes tous les enfants , qui nous prescrit à tous d'élre
justes, de nous aimer les uns les autres, d'être bienfaisants et misé-
ricordieux , de tenir nos engagements envers tout le monde , même
envers nos ennemis et les siens; que l'apparent bonheur de cette
vie n'est rien ; qu'il en est une autre après elle, dans laquelle cet
Être suprême sera le rémunérateur des bons et le juge des mé-
chants. Ces dogmes et les dogmes semblables sont ceux qu'il ira-
porte d'enseigner à la jeunesse , et de persuader à tous les citoyens.
Quiconque les combat mérite châtiment, sans doute; il est le per-
turbateur de l'ordre et l'ennemi de la société. Quiconque les dé-
passe, et veut nous asservir à ses opinions particulières , vient au
même point par une route opposée ; pour établir l'ordre à s;i ma-
nière , il trouble la paix ; dans son téméniire orgueil , il se rend
l'interprète de la Divinité, il exige en son nom les hommages cl
les respects des hommes , il so fait Dieu tant qu'il peut à sa place :
on devrait le punir comme sacrilège, quand on ne le punirait |)as
comme intolérant.
Negligc/i donc tous ces dogmes mystérieux qui ne sont pour
LIVRE V. 467
nous que des mots sans idées , toutes ces doctrines bizarres dont
la vaine étude lient lieu de vertus à ceui qui s'y livrent , et sert
plutôt à les rendre fous que bons. Maintenez toujours vos enfants
ilans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale ; persua-
dez-leur bien qu'il n'y a rien pour nous d'utile à savoir que ce qui
nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles des théo-
logiennes et des raisonneuses ; ne leur apprenez des choses du
ciel que ce qui sert à la sagesse humaine : accoutumez-les à se sen-
tir toujours sous les yeux de Dieu , à l'avoir pour témoin de leurs
actions , de leurs pensées , de leur verlu , de leurs plaisirs ; à faire
le bien sans ostentation , parce qu'il l'aime ; à souffrir le mal sans
murmure, parce qu'il les en dédommagera ; à être enfin , tous les
jours de leur vie, ce qu'elles seront bien aises d'avoir été lorsqu'el-
les comparaîtront devant lui. Voilà la véritable religion, voilà la
seule qui n'est susceptible ni d'abus , ni d'impiété , ni de fanatisme.
Qu'on en prêche tant qu'on voudra de plus sublimes; pour moi ,
je n'en reconnais point d'autre que celle-là.
Au reste , il est bon d'observer que jusqu'à l'âge où la raison
s'éclaire et où le sentiment naissant fait parler la conscience , ce
qui est bien ou mal pour les jeunes personnes est ce que les gens qui
les entourent ont décidé tel. Ce qu'on leur commande est bien ,
ce qu'on leur défend est mal ; elles n'en doivent pas savoir davan-
tage : par où l'on voit de quelle importance est , encore plus pour
elles que pour les garçons , le choix des personnes qui doivent les
approcher et avoir quelque autorité sur elles. Enfin le moment
vient où elles commencent à juger des choses par elles-mêmes , et
alors il est temps de changer le plan de leur éducation.
J'en ai trop dit jusqu'ici peut-être. A quoi réduirons-nous les
femmes , si nous ne leur donnons pour loi que les préjugés publics P
N'abaissons pas à ce point le sexe qui nous gouverne , et qui nous
honore quand nous ne l'avons pas avili. Il existe pour toute l'es-
pèce humaine une règle antérieure à l'opinion. C'est à l'inflexiblo
direction de cette règle que se doivent rapporter toutes les autres :
elle juge le préjugé même; et ce n'est qu'autant que l'estime des
hommes s'accorde avec elle , que celte estime doit faire autorité
pour nous.
Cette règle est le sentiment intérieur. Je ne répéterai point ce
qui en a été dit ci -devant ; il me suffit de remarquer que si ces deux
règles ne concourent à l'éducation des femmes, elle sera toujours
4ri« LMILI:;.
dcfeclueuse. Le sentiment sans l'opinion ne leur donnera point
celte délicatesse d'àme qui pare les bonnes mœurs de l'honneur du
monde ; et l'opinion sans le sentiment n'en fera jamais que de&
femmes fausses et déshonnétes , qui mettent l'apparence à la place
de la vertu.
Il leur importe donc de cultiver une faculté qui serve d'arbitre
entre les deux guides , qui ne laisse point égarer la conscience , et
qui redresse les erreurs ilu préjugé. Cette faculté est la raison. Mais
.à ce mot que de questions s'élèvent! Les femmes sont-elles capa-
bles d'un solide raisonnement? Imporle-t-il qu'elles le cultivent?
Je cultiveront-elles avec succès? Cette culture est-elle utile aux
fonctions qui leur sont imposées? est-elle compatible avec la sim-
plicité qui icur convient?
Les diverses manières d'envisager et de résoudre ces questions
font que, donnant dans les excès contraires, les uns bornent la
femme à coudre et filer dans son ménage avec ses servantes , et
n'en font ainsi que la première servante du maître : les autres, non
contents d'assurer ses droits , lui font encore usurper les nôtres ;
car kl laisser au-dessus de nous dans les qualités propres à son
sexe , et la rendre notre égale dans tout le reste , qu'est-ce autre
chose que transporter à la femme la primauté que la nature donne
au mari?
La raison qui mène l'homme à la connaissance de ses devoirs
o'est pas fort composée ; la raison qui mène la femme à la connais
SKince des siens est plus simple encore. L'obéissance et la ndélité
qu'elle doit à son mari , la tendresse et les soins (ju'elle doit à ses
enfants, sont des conséquences si naturelles et si sensibles de sa
condition , qu'elle ne peut sans mauvaise foi refuser son consen-
tement au sentiment intérieur qui la guide, ni méconnaître le de-
voir dans le penchant qui n'est point encore altéré,
ignorance sur tout le reste ; mais il faudrait pour cela des mœurs
publiques très-simples , très-saines , ou une manière de vivre très-
retirée. Dans de grandes villes , et parmi des hommes corrompus ,
cette femme serait trop facile à séduire ; souvent sa vertu ne tien-
drait qu'aux occasions : dans ce siècle philosophe il lui on faut une
à l'épreuve; il faut qu'elle sache d'avance rt ce qu'on lui peut dire
ci ce qu'elle en doit penser.
LIVIJK V. 469
D'ailleurs , soumise au jugement des hummes , elle doit mériter
iir estime ; elle doit surtout obtenir celle de son époux ; elle ne
il |ws senlemenl lui faire aimer sa p«^rsonne , mais lui faire ap-
: ouver sa conduite; elle doit justifier devant le public le choit
l'il a fait, et faire honorer le mari de l'honneur qu'on rend à la
uime. Or comment s'y prendra-t-ellejwur tout cela, si elle ignore
'S institutions , si elle ne sait rien de nos usages , de nos bien-
mces , si elle ne connaît ni la sourc* des jugements humains ,
les passions qui les déterminent ? Dès là qu'elle dépend à la
s (le sa propre conscience et des opinions des autres, il faut
icllc apprenne à comparer ces deux règles , à les concilier , et
ne préférer la première que quand elles sont en opposition. Elle
vient le juge de ses juges, elle décide quand elle doit s'y sou-
•ttre et quand elle doit les récuser. Avant de rejeter ou d'admet-
leurs préjugés , elle les pèse ; elle apprend à remonter à leur
iirce , à les prévenir, à se les rendre favorables; elle a soin de
ne jamais s'attirer le blâme quand son devoir lui permet de l'é-
viter. Rien de tout cela ne peut bien se faire sans cultiver son
esprit et sa raison.
Je reviens toujours au principe, et il me fournil la solution de
toutes mes difficultés. J'étudie ce qui est , j'en recherche la cause,
et je trouve enfin que ce qui est est bien. J'entre dans des mai-
sons ouvertes, dont le maître et la maîtresse font conjointement,
les honneurs. Tous deux ont eu la même éducation , tous deur
sont d'une égale politesse , tous deux également pourvus de goût
et d'esprit , tous deux animés du même désir de bien recevoir leur
monde , et de renvoyer chacun content d'eux. Le mari n'omet
aucun soin pour cire attentif à tout: il va, vient, fait la ronde
et se donne mille peines ; il voudrait être tout attention. La femme
reste à sa place ; un petit cercle se rassemble autour d'elle, et
semble lui cachi-r le reste de l'assemblée ; cependant il ne s'y
passe rien qu'elle n'aperçoive , il n'en sort personne à qui elle n'ai'
parlé ; elle n'a rien omis de ce qui pouvait intéresser tout le
monde ; elle n'a rien dit à chacun qui ne lui fût agréable ; et , sans
rien troubler à l'ordre , le moindre de la compagnie n'est pas plus
oublie que le premier. On est servi , l'on se mot à table : l'homme ,
instruit des gens qui se conviennent, les placera selon ce qu'il
aait : la femme, sans rien savoir , ne s'y trom|)era pas ; elle aura
(Iriii lu dans les yeux , dan» le maintien, toute» les convenances ,
KM!». — IHILE *"
470 EMILE.
Pt chacun se trouvera pl.icé comme il veut l'être. Je ne dis point
(ju'au service personne n'est oublié. Le maître de la maison , en
faisant la ronde, aura pu n'oublier personne; mais la femme de
vine ce qu'on regarde avec plaisir, et vous en offre ; en parlant a
son voisin, elle a l'œil au bout de la table ; elle discerne celui qui
ne mange |)omt parce qu'il n'a pas faim , cl celui qui n'ose se ser-
vir ou demander parce qu'il est maladroit ou timide. En sortant
de table chacun croit qu'elle n'a songé qu'à lui; tous ne pensent
pas qu'elle ait eu Je temps de manger un seul morceau ; mais la
vérité est qu'elle a mangé plus que personne.
Quand tonl le monde est parti , l'on parle de ce qui s'est passé.
L'homme rapporte ce qu'on lui a dit , ce qu'ont dit et fait ceux
avec lesquels il s'est entretenu. Si ce n'est pas toujours là-dessus
<|uo la femme est le plus exacte , en revanche elle a vu ce qui s'est
dit tout bas a l'autre bout de la salle ; elle sait ce qu'un tel a
pensé, à quoi tenait tel propos ou tel geste ; il s'est fait à peine un
mouvement expressif dont elle n'ait l'interprétation toute prêle,
«t presque toujours conforme à la vérité.
Le même tour d'esprit qui fait exceller une femme du monde
dans l'art de tenir maison fait exceller une coquette dans l'art
d'amuser plusieurs soupirants. Le manège de la coquetterie exige
an discernement encore plus fin que celui de la politesse : car ,
pourvu qu'une femme polie le soit envers tout le monde, elle .1
toujours assez bien fait; mais la coquette perdro il bientôt son
empire parcelle unifortnilé maladroite; à force Ac vouloir obliger
tousses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société , les m.>
nières qu'on prend avec tous les hommes ne laissent pas «le plaire
a chacun ; jiourvu qu'on soit bien traité , l'on n'y reganle pas de
si près sur les préférences: mais , en amour , une faveur qui n'est
pas exclusive est inie injure. Un homme sensible aimerait cent
fois mieux cire seul maltraité que caressé avec tous les autres,
et ce qui lui peut arriver de pis est de n'être point distingué. Il
faut donc qu'une femme qui veut conserver |)lusicurs amants per-
suade à chacun d'eux qu'elle le préfère, et qu'elle le lui persuade
sous les yeux de lous les aulies , à qui elle en persuade autant
sous les siens.
Voulez-vous voir un personnage embarra»;sé , placez un homme
entre doux femmes avec chacune desquelles il aura des liaisons
sedrttes , puis observez quelle sotte figure il y fera. Placci en
LIVRE V. 4:1
même cas une femme entre deux hommes, et sûrement Teiemple
• sera pas plus rare ; vous serez émerveillé de l'adresse avec la-
lelle elle donnera le change à tous deux, et fera que chacun se
ra de l'autre. Or, si cette femme leur témoignait la même con-
ince et prenait avec eux la même familiarité , comment seraient-
> un instant ses dupes? En les traitant également , ne montrerait-
le pas qu'ils ont les mt'mes droits sur elle ? Oh ! qu'elle s'y prend
:< n mieux que cela ! loin de les traiter de la même manière , ell';
fecte de mettre entre eux de l'inégalité ; elle fait si hien que rehil
Telle flatte croit que c'est par tendresse, et que celui qu'elle
te croit que c'est par dépit. .4insi chaciui , content de son
, la voit toujours s'occuper de lui, tandis qu'elle ne s'oc-
cupe en effet que d'elle seule.
Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de scm-
hlahles moyens : les caprices ne feraient que rebuter , s'ils n'étaient
sagement ménagés ; et c'est en les dispensant avec art qu'elle en
tait les plus fniles chaînes de ses esclaves.
1^1' >A-\' nrte la donna, onde sia coito
>■ I ;i -ta rcte alcim novcllo amante;
>■<• con tutti , né semprc im steseo vollo
Serlu ; mi caiigia à teuijto allu a scmbiante *.
A quoi tient tout cet art , si ce n'est à des observations fines et
continuelles qui lui font voir à chaque instant ce qui se passe dans
les cœurs des hommes , et (jui la disposent à porter à chaque raou-
▼ement secret qu'elle aperçoit la force qu'il faut pour le suspendre
ou l'accélérer.' Or cet art s'apprend-il ? Non; il naît avec les fem-
mes ; elles l'ont toutes , et jamais les hommes ne l'ont au même
degré. Tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence
d'esprit, la pénétration, les observations fines , sont la science
des femmes; l'habileté de s'en prévaloir est leur talent.
Voilà ce qui est , et l'on a vu pourquoi cela doit être. Les fem-
■Jes sont fausses , nous dit-on. Klles le deviennent. Le don qui leur
est propre est l'adresse, et non pas la fausseté : dans les vrais
iwncliants de leur sexe , même en mentmt elles ne sont point
fausftos. Pourquoi consultez- vous leur bouche quand ce n'est pas
•Ile qui doit parler ? Consultez leur* yeux , leur teint , leur respira-
lion , leur air craintif, leur molle résistance : voilà le langage que
k nature leur donne pour vous répondre. La iMHiclie dit toujtKtfs
472 EMILE.
non , et doit le dire ; mais l'accent qu'elle y joint n'est pas tou-
jours le même , et cet accent ne sait point mentir. La femme n'a-
t-cllc pas les mêmes besoins que l'homme , sans avoir le même
droit de les témoigner? Son sort serait trop cruel, si, même dans
les désirs légitimes , elle n'avait un langage équivalent à celui
qu'elle n'ose tenir. Faut-il que sa pudeur la rende malheureuse ?
Ne lui faut-il pas un art de communiquer ses penchants sans les
découvrir? De quelle adresse n'a-t-elle pas besoin pour faire qu'on
lui dérobe ce qu'elle brûle d'accorder ! Combien ne lui importe-t-
il point d'apprendre à toucher le cœur de l'homme sans paraître
songer à lui! Quel discours charmant n'est-ce pas que la pomme
de Galatée et sa fuite maladroite ! Que faudra-t-il qu'elle ajoute
à cela ? Ira-t-elle dire au berger qui la suit entre les saules qu'elle
n'y fuit qu'à dessein de l'attirer ? Elle mentirait , pour ainsi dire ;
car alors elle ne l'attirerait plus. Plus une femme a de réserve ,
plus elle doit avoir d'art , même avec son mari. Oui , je soutiens
qu'en tenant la coquetterie dans ses limites , on la rend modeste
et vraie , on en fait une loi de l'honnêteté.
La vertu est une , disait très-bien un de mes adversaires ; on ne
la décompose pas pour admettre une partie et rejeter l'autre.
Quand on l'aime , on l'aime dans toute son intégrité ; et l'on refuse
son cœur quand on peut , et toujours sa bouche aux sentiments
qu'on ne doit point avoir. La vérité morale n'est pas ce qui est ,
mais ce qui est bien ; ce qui est mal ne devrait point être , et ne
doit point être avoué, surtout quand cet aveu lui donne un effet
qu'il n'aurait pas eu sans cela. Si j'étais tenté de voler, et qu'en
le disant je tentasse un autre d'être mon complice , lui déclarer
ma tentation no serait-ce pas y succomber? Pourquoi diti's-vou»
que la pudeur rend les femmes fausses? Celles qui la perdent le
plus sont-elles au reste plus vraies que les autres ? Tant s'en faut ;
elles sont plus fausses mille fois. On n'arrive à ce point de dépra-
vation qu'à force do vices , qu'on garde tous, et qui ne régnent
qu'à la faveur de l'intrigue et du mensonge ' . Au contraire , celles
' .lésais (jun \v» riMiiiries (ini ont ouvcrtciiii'iit pris leur parti sur nn «t-
taiu point prûlemlcnt hicii sn faire valoir de cette franchise, et jureni
qu'à cela près il n'y a rien destimable (iiicui ne trouve en elle»; mais je
sais bien aussi «luVIIes n'ont jamais (lersuadi' cela .|u;» des stîts. I.e plus
granit frein de leur sexe ôIl' , que reste-t-il q«ii les retienne? et de quel
honneur feront-elles cas, après avoir renoue*; h celui qui leur est pro-
pre? \yanlniis une fois leurs passions à l'aise, elles n'ont plus aucun in-
LIVRE V. 473
1 ont encore de la honte, qui ne s'enorgueillissent point de leurs
lies , qui savent cacher leurs désirs à ceux même qui les ius-
.^nt , celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine ,
it d'ailleurs les plus vraies, les plus sincères , les plus cons-
)lcs dans tous leurs engagements , et celles sur la foi desquelles
: peut généralement le plus compter.
le ne sache que la seule mademoiselle de Lenclos qu'on ait pu
er pour exception connue à ces remarques : aussi mademoiselle
Lenclos a-t-elle passé pour u i prodige. Dans le mépris des
rtus de son sexe elle avait, dit-on, conservé celles du notre : on
!ile sa franchise , sa droiture , la sûreté de son commerce , sa li-
iité dans l'amitié ; enûn , pour achever le tableau de sa gloire ,
i dit qu'elle s'était faite homme. A la bonne heure. Mais , avec
ite sa haute réputation, je n'aurais pas plus voulu de cet homme
l>our mon ami que pour ma maîtresse.
Tout ceci n'est pas si hors de propos qu'il parait être. Je vois
1 tendent les maximes de la philosophie moderne , en tournant
1 dérision la pudeur du sexe et s;i fausseté prétendue; et je vois
que l'effet le plus assuré de cette philosophie sera d'ôler aux fem-
mes de notre siècle le peu d'honneur qui leur est resté.
.Sur ces considérations , je crois qu'on peut déterminer en gé-
rai quelle espèce de culture convient à l'esprit des femmes, et
:r quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jeunesse.
Je l'ai déjà dit , les devoirs de leur sexe sont plus aisés à voir
1 a remplir. La première chose qu'elles doivent apprendre est à
> aimer, par la considération de leurs avantages ; c'est le seul
ioyen de les leur rendre faciles. Chaque état et chaque âge a ses
' voirs. On connaît bientôt les siens , pourvu qu'on les aime. Ho
■ rez votre état de femme, et, dans quelque rang que le ciel vous
. ice , vous serez toujours une femme de bien. L'essentiel est
• tre re que nous lit la nature ; on n'est toujours que trop ce que
it que Ion soit.
> vérités abstraites et spéculatives, des princi-
• >, des axiomes dans le* scienoes, tout ce qui tend â généraliser
-• idées, n'est point du ressort des femmes ; leurs études doivent
lot d'y r(-«iftter : A'fc ftrmina, amitta pudicitia, alla abnuertl ' . J.i
ii« aiitmr c»iinat-il mieut U> ni-ar humain dan« I**» <knit sexes <{iic cclui-
i>ii a (lit rcla?
474 ÉMILK. .
s«? rapporter toutes à la pratique ; c'est à elles à faire rap[ilicitliun '
(les principes que l'homme a trouvés, et c'est à elles de faire les
observations qui mènent l'homme à rétablissement des printipos.
Toutes les rétlcxions des femmes, en ce qui ne tient pas immé-
diatement à leurs devoirs, doivent tendre à l'étude des hommes,
ou aux connaissances agréables qui n'ont que le goût pour objet ;
an- quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée, elles
n'ont pas non plus assez de justesse et d'attention pour réussir
aux sciences exactes : et quant aux connaissances physiques,
c'est à celui des deux qui est le plus agissant , le plus allant , qui
voit le plus d'objets , c'est à celui qui a le plus de force , et qui
l'exerce davantage, à juger des rapports des êtres sensibles et des
lois de la nature. La femme , qui est faible et qui ne voit rien au
tlehors, apprécie et juge les mobiles qu'elle peut mettre en œuvre
pour suppléer à sa faiblesse , et ces mobiles sont les passions de
l'homme. Sa mécanique à elle est plus forte «pie la notre , tous ses
leviers vont ébranler le cœur humain. Tout ce que son sexe ne
peut faire par lui-même, et <pii lui est nécessaire ou agréable, il
faut qu'il ait l'art de nous le faire vouloir ; il faut donc qu'elle étu
die à fond l'esprit de l'homme , non par abstraction l'esprit de
l'homme en général , mais l'esprit des hommes qui Tenlourent ,
l'esprit des hommes auxquels elle est assujettie , soit par la loi ,
soit par l'opinion. 11 faut qu'elle apprenne à pénétrer leurs senti-
ments par leurs discours , par leurs actions , par leurs regards ,
par leurs gestes. Il faut que , par ses discours , par se» actions ,
par ses regards, par ses gestes, elle sache leur doimer les senti-
ments qu'il lui plajt, sans même paraître y songer. Ils i)hilosO'
pheront mieux (pi'elle sur le cœur humain ; mais elle lira miout
qu'eux dans le cœur des hommes. C'est aux femmes à trouver
pour ainsi dire la morale ex|)érimenlale , à nous à la réduire civ
système. La femme a pins d'esprit, ot l'homme plus de génie; l.i
femme observe , et l'homme raisonne : de ce concours résultent
la lumière la plus claire et la science la plus complète que puisse
accpiérir de lui-même l'esprit humain ; la plus sure connaissance,
en un mot, de soi et des antres qui soit à la portée de notre es-
pèce. Et voilà comment l'art peut tenilro iuccssiiiumcnt à perfec-
tionner rinstrumcnt donné par la nature.
Le monde est le livre des femmes : quand elles y lisent mal ,
c'est leur faute , ou (picique passion les aveugle. Cependant la vé-
LlVRt V. 47i
I »L)ic iiKTi' lit- lamillc , loin (l'être une feiiiiue du monde, n'est
lere moins recluse dans sa maison que la religieuse dans sou
'lire. Il faudrait dotic faire , pour les jeunes personnes quon
irie , comme on fait ou comme on doit faire pour celles qu'un
et dans des couvents : leur montrer les plaisirs qu'elles quittent
s.int de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de
5 plaisirs qui leur sont inconnus ne vienne un jour ég;irer leurs
l'urs et troubler le bonheur de leur retraite. En France, les lilles
vent dans des couvents , et les femmes courent le monde. Chez
> anciens , c'était tout le contraire : les tilles avaient , comme je
II dit, beaucoup de jeux et de fêtes publiques; les femmes vi-
lient retirées. Cet usage était plus raisonnable, el maintenait
:»»x les mœurs. Une sorte de coquetterie est permise aux tilles
r ; s'amuser est leur grande affaire. Les femmes ont d'au-
!is chez elles, et n'ont plus de maris à chercher; mais elles
• trouveraient pas leur compte à cette réforme , el inalbcureusc-
KMit elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes
'<■ vos filles. Donnez-leur un sens droit et une àme honnête , puis
•■ leur cachez rien de ce qu'un œil chaste peut regarder. Le bal ,
■> festins , les jeux , même le théàire ; lout ce qui , mal vu , fait
■ charme d'une imimidenle jeunesse, peut être offert s;ins risque
, des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs, plu»
»l elles en seront dégoûtées.
J'entends la clameur qui s'élève conlfe moi. Quelle lillc résiste
i-e dangereux exemple? A peine ont-elles vu le monde, que la
te leur tourne à toutes; pas une d'elles ne veut le quitter. Cela
•^ut être : mais, avant de leur offrir ce tableau trompeur, les
Noz-vous bien préparées à le voir sans émotion? Leur avez-vou»
!»-n annoncé les objets qu'il rejirésenle ? Les leur avez-vous bien
1 mils sont ? I^s avez-vous bien armées contic les illu-
iité ? Arez-vous porté dans leurs jeunes cœurs le goût
i^irs qu'on ne titmve point dans ce tumulte? Quelles
. ijuclles mesure» avez-vous prises pour les préserver
:ii faux goût qui les éiiare? I^in de rien opposer dans leur cspnl
l'empire des préjugés publics , vous les y avez uourries ; vou>
ur avez fait aimer d'avance tous les frivoles amusements qu'elles
trouvent. Vous li^ leur faites aimer encore en s'y livrant. De jeu-
nes personnes entrant dans le monde n'ont tl'autrc gouvernant»
476 EMILE.
que leur mère , souvent plus folle qu'elles , et qui ne peut leur
montrer les objets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple ,
plus fort que la raison même , les justifie à leurs propres yeux ,
et l'autorité de la mère est pour la tille une excuse sans réplique.
Quand je veux qu'une mère introduise sa fille dans le monde, c'est
en supposant qu'elle le lui fera voir tel qu'il est.
Le mal commence plus tôt encore. Les couvents sont de vérita-
bles écoles de coquetterie , non de cette coquetterie honnête dont
J'ai parlé , mais de celle qui produit tous les travers des femmes ,
et fait les plus extravagantes petites-maitresses. En sortant de
là pour entrer tout d'un coup dans des sociétés bruyantes , de
jeunes femmes s'y sentent d'abord à leur place. Elles ont été
élevées pour y vivre; faut-il s'étonner qu'elles s'y trouvent bien?
Je n'avancerai point ce que je vais dire sans crainte de prendre un
préjugé pour une observation ; mais il me semble qu'en général ,
dans les pays protestants, il y a plus d'attachement de famille ,
de plus dignes épouses et de plus tendres mères que dans les pays
catholiques ; et si cela est, on ne peut douter que celte différence
ne soit due en partie ta l'éducation des couvents.
Pour aimer la vie paisible et domestique , il faut la connaître;
l\ faut en avoir senti les douceurs dès l'enfance. Ce n'est que dans
h maison paternelle qu'on prend du goût pour sa propre maison,
H toute femme que sa mère n'a point élevée n'aimera point à éle-
ver ses enfants. Malheureusement il n'y a plus d'éducation pri-
vée dans les grandes villes. La société y est si générale et si raclée,
qu'il ne reste plus d'asile pour la retraite , et qu'on est en public
jusque chez soi. A force de vivre avec tout le monde , on n'a plus
de famille , à peine connait-on ses parents : on les voit eu étran-
gers , et la simplicité des mœurs domestiques s'éteint avec la
douce familiarité qui en faisait le charme. C'est ainsi qu'on suce
avec le lait le goût des plaisirs du siècle et des maximes qu'on y
voit régner.
On impose aux lilles une gène apparente , pour trouver des du-
pes qui les épousent sur leur maintien. Mais éludiez un moment
ces jeunes personnes : sous un air contraint elles déguisent mal la
convoitise (|ui les dévore, et déjà on lit dans leurs yeux l'ardeul
désir d'imiter leurs mères. Ce qu'elles convoitent n'est pas lui
mari, mais 1,1 licence du mariage. Ou'a t on liesoind'un mari avoc
LIVRE V. 477
il de ressources pour s'en passer? Mais on a besoio d'un mari
ir couvrir ces ressources '. La modestie est sur leur visage,
le libertinage au fond de leur cœur : celte feinte modestie elle-
me en est un signe , elles ne l'affectent que pour pouvoir s'en
l'.irrasser plus tôt. Femmes de Paris et de Londres, pardon-,
z-le-moi, je vous supplie. Nul séjour n'esclut les miracles;
is pour moi je n'en connais point ; et si une seule d'entre
13 a l'àme vraiment honnête, je n'entends rien à nos instilu-
■ iis.
Toutes ces éducations diverses livrent également de jeunes
1» rsonnes au goût des plaisirs du grand monde , et aux passions
•jiii naissent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dcpra-
t.ion commence avec la vie , et dans les petites elle commence
c la raison. De jeunes provinciales , instruites à mépriser l'heu-
ise simplicité de leurs mœur^, s'empressent à venir à Paris
rtager la corruption des nôtres ; les vices, ornés du beau nom
talents , sont l'unique objet de leur voyage ; et , honteuses en
rivant de se trouver si loin de la noble licence des femmes du
\ s , elles ne tardent pas à mériter d'être aussi de la capitale. Où
uimence le mal , à votre avis ? dans les lieux où l'on le projette,
I dans ceux où l'on l'accomplit ?
Je ne veux pas que de la province une mère sensée amène sa
ie à Paris pour lui montrer ces tableaux si pernicieux pour
mires ; mais je dis que quand cela serait , ou celle tille est mal
véc , ou ces tableaux seront peu dangereux pour elle. Avec du
• ùl, du sens , el l'amour des choses honnêtes , on ne les trouve
s si attrayants qu'ils le sont pour ceux qui s'en laissent charmer.
:i remarque à Pa is les jeunes écervelées qui viennent se hâter
prendre le ton du pays , et se mettre à la mode six mois durant
lu- se faire siffler le reste de leur vie : mais qui est-ce qui re-
celles qui , rebutées de tout ce fracas, s'en retournent
ir province , contentes de leur sort , après l'avoir comparé
lu'cnvienl les autres? Combien j'ai \u de jeunes femmes
N dans la capitale par des nuiris complaisants et maîtres de
y fixer , les eo détourner elle-mémes , repartir plus volontiers
La voit? de l'homme (Lin« m jeunesse ct^it une des quatre choses que le
.-o ne (MHivait cnni|>ren(Irc ; h cinquiiHne était l'impudence de la fcniim'
tiiltL-rr>. Qute annedil , el lergems otêuumdicit : ISoH êum operaUi tua-
. n. Vt'>\.. \h , 20,
478 EMILE.
qu'elles n'étaient venues, et dire avec attendrissement , la veille
de leur départ : Ah ! retournons dans notre chaumière , on y
vit plus heureux que dans les palais d'ici ! On ne sait pas combien
il reste encore de bonnes gens qui n'ont point fléchi le genou de-
vant l'idole , et qui méprisent son culte insensé. Il n'y a de
bruyantes que les folles ; les femmes sages ne font point de sen-
sation.
Que si, malgré la corruption générale, malgré les préjugés
universels , malgré la mauvaise éducation des filles , plusieurs
gardent encore un jugement à l'épreuve, que sera-ce quand re
jugement aura été nourri par des instructions convenables, ou,
pour mieux dire , quand on ne l'aura point altéré par des instruc-
tions vicieuses ? car tout consiste toujours à conserver ou rétablir
les sentiments naturels. Il ne s'.igit point pour cela d'ennuyer de
jeunes filles de vos longs prônes, ni de leur débiter vos sèches
moralités. Les moralités pour les deux sexes sont la mort de toute
bonne éducation. De tristes leçons ne sont bonnes qu'à faire pren-
dre en haine et ceux qui les donnent et tout ce (|u'ils disent. Il
ne s'agit point en i)arlant à de jeunes personnes de leur faire jienr
lie leurs devoirs , ni d'aggraver le joug qui leur est imposé par
la nature. En leur exposant ces devoirs soyez précise et facile ; ne
leur laissez pas croire qu'on est chagrine (|uand on les remplit ;
point d'air fâché , point de morgue. Tout ce qui doit passer au
cœur doit en sortir ; leur catéchisme de morale doit être aussi
court et aussi clair que leur catéchisme de religion, mais il ne
doit pas être aussi grave. Montrez-leur dans les mêmes devoirs U\
source de leurs plaisirs et le fondement de leurs droits. Est-il si
pénible d'aimer pour être aimée , de se rendre aimable pour èh-e
heureuse , de se rendre estimable pour être obéie , de s'honorer
pour se faire honorer ? Que ces droits sont beaux 1 (ju'ils sont res-
pectables! qu'ils sont chers au cœur de l'homme quand la femme
saitk's faire valoir! Il ne faut point attendre les ans nilavicillesse
pour en jouir. Son empire eommenr* avec ses vertus ; à peine
ses attraits se développent, qu'elle règne déjà par la douceur de
son caractère, et rend sa modestie imposante. Quel homme insen-
sible et barbare n'adoucit pas sa lierté et ne prend pas des maniè-
res plus allenlives près d'une lllle de seize ans , aimable et sage,
qui parle pou , (|ui écoule , (|ui met de la décence dans son main-
tien cl de riioiméteté dans ses propos , à (|ui sa beauté ne fail ou-
LIVRE V. 479
•>r ni sou so\e ni sa jeune&so, qui sait intéresser par sa timidité
■me, el s'attirer le respect quelle porte à tout le monde?
I '.es témoignages , bien qu'extérieurs , ne sont point frivoles ;
- ne sont point fondés seulement sur l'altrait des sens ; ils par-
.t de ce sentiment intime que nous avons que toutes les femmes
it les juges naturels du mérite des hommes. Qui est-ce qui veut
■' méprisé des femmes? personne au monde, non pas même
lui qui ne veut plus les aimer. Et moi, qui leur dis des vérités
lures, croyez- vous que leurs jugements me soient indifférents?
!i; leurs suffrages me sont plus chers que les v6li*os, lec-
irs, souvent plus femmes qu'elles. En méprisant leui-s mœurs,
veux encore honorer leur justice : \ku m'importe qu'elles me
>«>nt, si je les force à m'estimer.
ijue de grandes choses on ferait avec ce ressort, si Ton savait
Illettré en œuvre ! Malheur au siècle où les femmes perdent leur
'>ndant , et où leurs jugements ne font plus rien aux hommes !
-t le dernier degré de la dépravation. Tous les peuples qui ont
des mœurs ont respecté les femmes. Voyez Sparte , voyez
I iermains , voyez Rome , Rome le siège de la gloire et de la
tu , si jamais elles en eurent un sur la terre. C'est là que les
imes honoraient les exploits des grands généraux, qu'elles pleu-
' nt publiquement les pères de la patrie, que leurs vœux ou
.rs deuils étaient consacrés comme le plus solennel jugement lie
:\publique. Toutes les grandes révolutions y vinrent des fem-
> : par une femme Rome acquit la liberté , par une femme
[ilébéiens obtinrent le consulat , par une femme fmit la tyran-
Jes décemvirs , par les femmes Rome assiégée fut sauvée des
i nsd'un proscrit. Galants français, qu'eussiez-vous dit en voyant
->er cette procession si ridicule à vos yeux moqueurs ? Vous
, ■ .lisiez accompagnée de vos buées. Que nous voyons d'un œil
différent les mêmes objets! et peut-être avons-nous tous raison.
Formez ce cortège do belles dames françaises , je n'en connais
point de plus indécent : mais composez-le (Te Romaines, vous au-
nx tous les yeux dos Volscpjes et le cœur de Coriolan.
Je dirai davantage , et je soutiens que la vertu n'est pas moins
favorable à l'amour qu'aux ar.tres droits de la nature, et que l'au-
lorilé des maîtresses n'y gagne jias moins que celle des femmes
et des mères. Il n'y a point de véritable amour sans enthousiasme,
•t point d'enthousiasme mus un objet de perfection réel ou chi-
mérique, mais toujours existant dans l'imagination. De quoi s'en-
480 EMILE.
flammpront dos aninnls pour qui celte perfection n'est plus rien ,
et qui ne voient dans ce qu'ils aiment que l'objet du phisir des
sens? Non , ce n'est pas ainsi quel'àme s'échauffe , et se livre à
ces transports sublimes qui font le délire des amants et le charme
de leur passion. Tout n'est qu'illusion dans l'amour, je l'avoue;
mais ce qui est réel , ce sont les sentiments dont il nous anime
pour le vrai beau qu'il nous fait aimer. Ce beau n'est point dans
l'objet qu'on aime , il est l'ouvrage de nos erreurs. Eh ! qu'im-
porte? En sacrilie-t-on moins tous ses sentiments bas à ce mo-
dèle imaginaire? En pénètre-t-on moins son cœur des vertus
qu'on prête à ce qu'il chérit? S'en détache-t-on moins de la bas-
sesse du moi humain ? Où est le véritable amant qui n'est pas prêt
à immoler sa vie à sa maîtresse ? et où est la passion sensuelle et
grossière dans un homme qui veut mourir ? Nous nous moquons
des paladins : c'est qu'ils connaissaient l'amour, et que nous ne
connaissons plus que la débauche. Quand ces maximes romanes-
ques commencèrent à devenir ridicules , ce changement fut moins
l'ouvrage de la raison que celui des mauvaises mœurs.
Dans quelque siècle que ce soit, les relations naturelles ne chan-
gent point , la convenance ou disconvenance qui en résulte reste la
même, les préjugés sous le vain nom de la raison n'en changent
que l'apparence. 11 sera toujours grand et beau de régner sur soi ,
fut-ce pour obéir à des opinions fantastiques; elles vrais motifs
d'honneur parleront toujours au cœur de toute femme de juge-
ment qui saura chercher dans son état le bonheur de la vie. La
chasteté doit être surtout une vertu délicieuse pour une belle
femme qui a quelque élévation dans l'àme. Tandis qu'elle voit
toute la terre à ses pieds, elle triomphe de tout et d'elle-même :
elle s'élève dans son propre cœur un trône auquel tout vient ren-
dre hommage ; les sentiments tendres et jaloux mais toujours res-
pectueux desdeux sexes, l'eslime universelle et la sienne propre,
lui payent sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques
instants. Les privations sont passagères, mais le prix en est per-
manent. Quelle jouissance pour une âme noble , que l'orgueil de
la vertu jointe à la beauté ! Réalisez une héroïne de roman , elle
goûtera des voluptés plus exquises que les Laïs et lesClénpAlre;
et (juand sa beauté ne sera plus , sa gloire et ses plaisirs resteront
encore ; elle seule saura jouir du passé *.
• [Vak. ... (/(/ pansé. Si la route qnr jr Ir.ir' « >/ .ni>'-iil'!' , (>i>ll Hliarx ;
LIVRE V. 481
Plus l(*s devoirs sonl grands et pénibles , plus les raisons sur
-(luclles on les fonde doivent êlrc sensibles et fortes. II y a un
:lain langnae dévot , dont , sur les sujets les plus graves, on
i)at les oreilles des jeunes personnes sans produire la persuasion.
' ce langage trop disproportionné à leurs idées, et du peu de
■; qu'elles en font en secret, nait la facilité de céder àleurspen-
: mis, faute de raisons d'y résister tirées des choses mêmes. Une
le élevée sagement et pieusement a sans doute de fortes armes
litre les tentations; mais celle dont on nourrit uniquement le
iiur ou plutôt les oreilles du jargon de la dévotion devient infail-
ihlement la proie du premier séducteur adroit qui l'entreprend.
mais une jeune et belle personne ne méprisera son corps, ja-
. lis elle ne s'affligera de bonne foi des grands péchés que sa
luté fait commettre , jamais elle ne pleurera sincèrement et de-
,rit Dieu d'être un objet de convoitise, jamais elle ne pourra
■ (ire en elle-même que le plus doux sentiment du cœur soit une
s ention de Satan. Donnez-lui d'autres raisons en dedans et pour
■même , car celles-là ne pénétreront pas. Ce sera pis encore si
:i met, comme on n'y manque guère, de la contradiction dans
> idées , et qu'après l'avoir humiliée en avilissant son corps et
> charmes comme la souillure du péché, on lui fasse ensuite
~pecter comme le temple de Jésus-Christ ce même corps qu'on
1 a rendu si méprisable. Les idées trop sublimes et trop basses
rit également insiiflisantes, et ne peuvent s'associer : il faut une
ison à la portée du sexe cl de l'âge. La considération du devoir
i de force qu'autant qu'on y joint des motifs qui nous portent
lo remplir :
Qute quia non Uceai non /acil , illa/acil'.
I ne se douterait pas que c'est Ovide qui porte un jugement si
vère.
Voulez-vous donc inspirer l'amour des bonnes mœurs aux j<Mjnos
rsonnes; sans leur dire incessamment. Soyez sages, donnez-leur
1 grand intérêt à l'être ; faites-leur sentir tout le prix de la sa-
sse , et vous la leur ferez aimer. Il ne suffit pas de prendre cet in-
M-t au loin dans l'avenir ; montrez-le-leur dans le moment même ,
:tis les relations de leur âge , dans le caractère de leurs amants.
' • en eftplus »Are, tile est danx l'ordre de la nature; et vous n'nrri-
'■fi jamais itH but que par celle-là. i
' [Otid. , Ailiur. , lib. m,, ricg, 4.]
«I
iS7. EMILK.
Dépeignez-leur l'Iiommc de bien , l'homme de mérite ; apprenez-
leur à le reconnaître , à l'aimer, et à l'aimer pour elles ; prouvez-
leur qu'amies , femmes ou maîtresses , cet homme seul peut les
rendre heureuses. Amenez la vertu par la raison : faites leur sentir
que l'empire de leur sexe et tous ses avantagées ne tiennent pas
seulement à sa bonne conduite, à ses mœurs , mais encore à celles
des hommes; qu'elles ont peu de prise sur des àracs viles et bas-
ses , et qu'on ne sait servir sa mailiesse que comme on sait servir
la vertu. Soyez siire qu'alors, en leur dépeignant les monirs de
nos jours , vous leur en inspirerez un dégoût sincère ; en leur mon-
trant les gens à la mode vous les leur ferez mépriser ; vous ne leur
donnerez qu'éloignement pour leurs maximes , aversion pour leurs
sentiments, dédain pour leurs vaines galanteries; vous leur ferez
naître une ambition plus noble, celle de régner sur des âmes
çrandes et fortes, celle des femmes de Sparte, qui était de com-
mander à des hommes. Une femme hardie, effrontée, intrigante,
(jui ne sait attirer ses amants que par la coquetterie , ni les conser-
ver que par les faveurs , les fait obéir comme des valets dans les
choses serviles et communes : dans les choses importantes et
graves elle est sans autorité sur eux. iMais la femme à la fois hon-
nête, aimable et sage, celle qui force les siens à la respecter,
celle qui a do la réserve et de la modestie, celle en un mot qui
soutient l'imaour par l'estime , les envoie d'un signe au bout d»
monde , au combat, à la gloire , à la mort , où il lui plaît '. Cet em-
pire est beau, ce me semble, et vaut bien la peine d'être acheté.
Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée , avec plus de soin que
de peine, et plutôt ensuivant son goût qu'en le gênant. Disons
'Brantôme dit que, du temps de François I", une jeune iuMsoniin
ayant im amant l)al)ill.ird lui imposa un silence absuhi i-t illimité, ipi'il
garda si fidèlement deux ans onticrs , qu'on le crut devenu muet \tnr ma-
ladie. Un jour, en pleine assiîiuMée, sa maitrcssc, qui, dans ces U^iiips «mi l'a-
mour se faisaitavcc mystère, n'était point connue pour telle, scvautadelc
Kuérir sur-lc-cliami), et le lit avec ec seul mot, Parlez. N'y a-t-il pas
(pjelquc chose de grand et d'Iiéroiqnc dans cet amour-là ? yu'cftt fait de
plus la philosophie de l'ythagorc avec tout sou laste? (luelle femme aujoiir-
d'Iuii pourrait conq)tor sur un pareil silence un seul jour , dùl-clle le payer
de tout le prix qu'elle y peut mettre * ?
* fVAR. Au lion de crtlc dcrnU^rc phrase : Qucltn femme aujuurd'hui , etc.,
U'. irKiniiscrIt alllog^apln^ porlr : N'iirmginevaU-on pas une divinité 4nn»<iMt H
II» mortel , d'un seul mot, l'organe de la parole? On ne me fera point croire
que la beauté xaus la vertu fit Jamais un pareil miracle. Tou'es In beautés
de Paris , avec toii< Irin-s nrHiires . siruirnl tiivii ni /ii'.HC il en faire un .trw
l/lable aujourd'hui.
LIVRE V 483
maintcnAfit un mot de sa personne, selon le porlrail que j'en aï fait
à Emile , et selon qu'il imagine lui-même l'épouse qui peut le
rfodre heureux.
Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les prodiges. Emile
n'en est pas un , Sophie n'en est pas un non plus. Emile est homme ,
et Sophie est femme ; voilà toute leur gloire. Dans la confusion
des sexes qui règne entre nous , c'est presque un proili';e d'être
du sien.
Sophie est bien née , elle est d'un bon naturel ; elle a le cœur
très-sensible , et celte estréme sensibilité lui donne quelq'iefois
une activité d'imagination difficile à modérer. Elle a l'esprit i.ioins
juste que pénétrant , l'humeur facile et pourtant inégale, la figure
commune , mais agréable , ime physionomie qui promet une Ame
et qui ne ment pas; on peut l'aborder avec indifférence, mais non
pas la qui ter sans émotion. D'autres ont de bonnes qualités qui
lui manquent ; d'autres ont à plus grande mesure celles qu'elle a ;
mais nulle n'a des qualités mieux assorties pour faire un heureux
caractère. Elle sait tirer parti de ses défauts mêmes ; et si elle étiit
plus parfaite , elle plairait beaucoup moins.
Sophie n'est pas belle; inais auprès d'elle les hommes oublient
les belles femmes , et les belles femmes sont mécontentes d'elles-
mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect; mais plus on la
voit, et plus clic .s'embellit : elle gagne où tant d'autres perdent ,
et ce qu'elle gagne elle ne le jx-rd plus. On peut avoir de plus beaux
yeux , une plus belle bouche , une figure plus imposante ; mais on
ne saurait avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une
main plus blanche , un pied plus mignon , un regard plus doux ,
une physionomie plus touchante. Sans éblouir elle intéresse; elle
charme , et l'on ne saurait dire pourquoi.
Sophie aime la parure , et s'y connaît ; sa mère n'a point d'autre
femme de cliambrc qu'elle : elle a beaucoup de go«"il pour se met-
tre avec avantage ; mais elle hait les riches habillements ; on voit
toujours dans le sien la simplicité jointe à l'élégance ; elle n'aime
point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les
couleurs à la mode , mais elle sait à merveille celles qui lui sont fa-
vorables. 11 n'y a pas une jeune personne qui paraisse mise avec
moins de recherche et dont l'ajustement soit plus recherché : pas
une pièce du sien n'est prise au hasard , et l'art ne parait dans au-
mne. Sa panire est très-raodeste en apparence cl très-coquette ei>
484 EMILE.
effet; clic n'étale point ses charmes , elle les couvre; mais eu Ici
couvrant elle sait les faire ima<i;iner. En la voyant oji dit , Voilà une
fille modeste et sage ; mais tant qu'on reste auprès d'elle , les yeux
et le cœur errent sur toute sa personne sans qu'on puisse les en dé-
tacher, et l'on dirait que tout cet ajustement si simple n'est rais
sa place que pour en être ôlé pièce à pièce par l'imagination.
Sophie a des talents naturels ; elle les sent , et ne les a pas né-
gligés : mais n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à
leur culture , elle s'est contentée d'exercer sa jolie voix à chanter
juste et avec goût , ses petits pieds à marcher légèrement , facile-
ment, avec grâce ; à faire la révérence en toutes sortes de situations
sans gène et sans maladresse. Du reste, elle n'a eu de maître à chan-
ter que son père, de maîtresse à danser que sa mère ; et un organiste
du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçons d'accom-
pagnement qu'elle a depuis cultivé seule. D'abord elle ne songeait
qu'à faire paraître sa maui avec avantage sur ces touches noires *,
ensuite elle trouva que le son aigre et sec du clavecin rendait plus
doux le son de la voix ; peu à peu elle devint sensible à l'harmo-
nie ; enfin, en grandissant, elle a commencé de sentir les chtu'mes
de l'expression, et d'aimer la musique pour elle-même. Mais c'est
un goût plutôt qu'un talent ; elle ne sait point déchiffrer un air
sur la note.
Ce que Sophie sait le mieux , et qu'on lui a fait apprendre avec
le plus de soin , ce sont les travaux de son sexe , même ceux dont
on ne s'avise point , comme de tailler et coudre ses robes. Il n'y
a pas un ouvrage à l'aiguille qu'elle ne sache faire , et qu'elle ne
fasse avec plaisir ; mais le travail qu'elle préfère à tout autre
est la dentelle , parce qu'il n'y en a pas un qui donne une atti-
tude plus agréable, et où les doigts s'exercent avec plus do
grâce et de légèreté. Elle s'est appliquée aussi à tous les détails ilu
ménage. Elle entend la cuisine et l'oflice ; elle sait les prix des
denrées, elle en connaît les quahtés; elle sait fort bien tenir les
comptes , elle sert de maître d'hôtel à sa mère. Faite pour être
un jour mère de famille elle-même, en gouvernant la maison pa-
ternelle elle apprend à gouverner la sienne ; elle peut suppléer
* [C'est donc fort nialadroitcmont que depuis que le piano a rniiplacé
le tiavccin dans nos salons, les facteurs ont cliangé I ordiv de* deux
euuli^urs du clavier , employant l'ivuirc pour les touches ]ilus apiKircutcs,
et l'êbcnc pour celles qui le sont moins.] (tMotedc .V. Pclilain.)
LIVRE V. 4B&
IX fondions clos doracsliqucs , cl le Tait toujours volontiers. On
• sait jamais bien commander que ce qu'on sait exécuter soi-
'■•me : c'est la raison de sa mcre pour l'occuper ainsi. Pour
|>hie , elle ne va pas si loin ; son premier devoir est celui de lille ,
c'est maintenant le seul qu'elle songe à remplir. Son unique vue
t de servir sa mère, et de la soulager d'une prtie de ses soins. Il
-t pourtant vrai qu'elle ne les remplit pas tous avec un plaisir
- il. Par exemple , quoiqu'elle soit gourmande , elle n'aime pas la
usine; le détail en a quelque chose qui la dégoûte; elle n'y
>uvc jamais assez de propreté. Elle est là-dessusd'u'u- délicatesse
\tréme , et cette délicatesse poussée à l'excès est devenue un de
s défauts : elle laisserait plutôt aller tout lediner par le feu, que
tacher sa manchette. Elle n'a jamais voulu de l'inspection du
rilin, par la même raison. La terre lui parait malpropre; sitôt
, lelle voit du fumier, elle croit en sentir l'odeur.
Ello doit ce défaut aux leçons de sa mère. Selon elle , entre les
devoirs de la femme, un des premiers est la propreté ; devoir spé-
cial, indispcii^ilile, im|)osé par la nature. Il n'y a pas au monde
un objet plus dégoûtant qu'une femme malpropre , et le mari qui
s'en dégoûte n'a jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir à sa fille
dès son enfance, elle en a tant exigé de propreté sur sa personne ,
tint pour ses bardes , pour son appartement , pour son travail ,
pf)ur sa toilette , que toutes ces attentions , tournées en habitude ,
prennent une assez grande partie de son temps , et présiûent cncort
à l'autre : en sorte que bien faire ce qu'elle fait n'est que lo se-
cond de ses soins ; le premier est toujours de le faire proprement.
Cependant tout cela n'a [)oint dégénéré en vainc affectation ni
en mollesse ; les raffinemcnls du luxe n'y sont pour rien. Jam.-iis
ii n'entra dans son appartement que de l'eau simple ; elle ne con-
naît d'autre parfum que celui des fleurs , et jamais son mari n'en
respirera de plus doux que son haleine. Enfin l'attention qu'elle
donne à l'extérieur ne lui fait |>as oublier qu'elle doit sa vie et son
temps à des soins plus nobles : elle ignore ou dédaigne cette ex-
cessive propreté du cor|)squi souille fàme; Sophie cstbieu plus
que propre, elle est pure.
J'ai dit que Sophie était gounnande. Elle l'était naturellement ;
mais elle est devenue sobre par habitude , et maintenant elle l'ot
par vertu. Il n'eti «•»l ps d<^s lill«*s comme des gan;ons, qu'on innil
ju^ijn" I ''.^t;,!,) |M>ii)i L'o'ivciii'T ]> If la gourm^uidisc. Ce ()encliaHl
41.
486 EMILE.
n'est point sans conséquence pour le sexe ; il est trop dangereux
de le lui laisser. La petite Sophie, dans son enfance , entrant seule
dans le cabinet de sa mère , n'en revenait pas toujours à vide , et
n'était pas d'une fidélité à toute épreuve sur les dragées et sur les
bonbons. Sa mère lasur|)ril, la reprit, la punit, la fit jeûner.
Elle vint enfin à bout de lui persuader que les bonbons gâtaient
ies dents , et que de trop manger grossissait la taille. Ainsi Sophie
se corrigea : en grandissant elle a pris d'autres goûts qui l'ont
détournée de cette sensualité basse. Dans les femmes comme dans
les hommes, sitôt que le cœur s'anime, la gourmandise n'est plus
un vice dominant. Sophie a conservé le goût propre de son scxo :
elle aime le laitage et les sucreries ; elle aime la pâtisserie et les
entremets, mais fort peu la viande ; elle n'a jamais goûté ni vin ni
liqueurs fortes : au surplus elle mange de tout très-modérément ;
son sexe , moins laborieux que le notre , a moins besoin de répa-
ration. En toute chose elle aime ce qui est bon, et le sait goûter;
elle sait aussi s'accommoder de ce qui ne l'est pas , sans que cette
privation lui coûte.
Sophie a l'esprit agréable sans être brillant, et solide sans être
profond ; un esprit dont on ne dit rien , parce qu'on ne lui en
trouve jamais ni plus ni moins qu'à soi. Elle a toujours celui qui
plait aux gens qui lui parlent, quoiqu'il ne soit pas fort orné , se-
lon l'idée que nous avons de la culture de l'esprit des femmes;
car le sien ne s'est point formé par la lecture , mais seulement par
les conversations de son père et de sa mère , par ses propres
réflexions , et par les observations qu'elle a faites dans le peu de
monde qu'elle a vu. Sophie a naturellement de la gaieté , elle était
même folâtre dans son enfance ; mais peu à peu sa mère a
pris soin de réprimer ses airs évaporés , de peur que bientôt un
changement trop subit n'instruisit du moment qui l'avait rendu
nécessaire. Elle est donc devenue modeste et réservée même avant
le temps de l'être ; et maintenant que ce temps est venu, il lui est
plus aisé de garder le ton qu'elle a pris qu'il ne lui serait de le
prendre sans indiquer la raison de ce changement. C'est une chose
plaisante de la voir se livrer quelquefois par un reste d'Iiabituilo
à des vivacités de l'enfance , puis tout d un coup rentrer en elle-
même , se taire , baisser les yeux , et rougir : il faut bien que le
terme intermédiaire entre les deux âges |)articipe un peu de cha-
cun des deux.
LIVRK V 487
Sophie csl d'une sensibilité Irop grande pour conserver une
j irfaile égalité d'humeur, mais elle a Irop de douceur pour que
file sensibilité soit fort importune aux autres ; c'est à elle seule
;u'clle fait du mal. Qu'on dise un seul mot qui la blesse, elle
i- boude pas, mais son cœur se gonfle; elle tâche de s'échapper
,'>>ur aller pleurer. Qu'au milieu de ses pleurs son père ou sa
•lere la rappelle, et dise un seul mot , elle vient à l'instant jouer
t rire , en s'essuyant adroitement les yeux et tâchant d'étouffer
-is sanglots.
Elle n'est pas non plus tout à fait exempte de caprice : son hu-
i'^ur, un peu trop poussée , dégénère en mutinerie , et alors elle
-t sujette à s'oublier. Mais laissez-lui le temps de revenir à elle,
t s.i-inanière d'effacer son lort lui en fera presque un mérite. Si
un la punit , eUe est docile et soumise , et l'on voit que sa honte
ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit
rien , jamais elle ne manque de la réparer d'elle-même , mais si
fran( licment et de si bonne grâce , qu'il n'est pas possible d'en
garder Li raïu-mie. Elle baiserait la terre devant le dernier domes-
tique , sans que cet abaissement lui fit la moindre peine ; et sitôt
qu'elle est panlonnée , sa joie et ses caresses montrent de quel
Voids son l>on cœur est soulagé. En un mot, elle souffre avec pa-
tience les torts des autres , et répare avec plaisir les sictis. Tel es/,
l'aimable naturel de son sexe avant que nous l'ayons gâté. La^
femme e»l faite pour céder à l'homme, et pour supporter même
son injustice. Vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même
point ; le .sentiment intérieur s'élève el se révolte en eux contre
l'injustice ; U nature ne les Ht pas pour la tolérer :
Gravem
Pelùta Utmtachmm ctdere netcii *
Sophie a de la religion, mais une religion raisonnable et simple, -
peu de dogmes et moins de pratiques de dévotion ; ou plutôt , ne
connaissant de pratique essentielle que In morale , elle dévoue s.»
vie entière à servir Dieu en faisant le bien. Dans toutes les ins-
! Mictions que ses parents lui ont données sur ce sujet, ils l'ont ac-
"iiliimée à une soumission respectueuse, en lui disant ioujours ■
Ma Hlle, ces connaissances ne sont pas de votre âge ; votre nwri
vous en instruira quand il sera temps. > Du reste, nt. heu Ue
♦i'««.. lib. l,od.fi,J
488 EMILK.
longs discours de piété , ils se contentent de la lui prêcher par
leur exemple , et cet exemple est gravé dans son cœur.
Sophie aime la vertu; cet amour est devenu sa passion domi-
nante. Elle laime, parce qu'il n'y a rien de si beau que la vertu;
elle l'aime , parce que la vertu fait la gloire de la femme, et qu'une
femme vertueuse lui [)arait |)resque égale aux anges; elle l'aime
comme la seule route du vrai bonheur , et parce qu'elle ne voit
que misère, abandon, malheur, opprobre, ignominie, dans la
vie d'une femme déshonncte ; elle l'aime cnfm comme chère à son
respectable père , à sa tendre et digne mère : non contents d'être
heureux de leur propre vertu , ils veulent l'être aussi de la sienne,
et son premier bonheur à elle-même est l'espoir de faire le leur.
Tous ces sentiments lui inspirent un enthousiasme qui lui élève
l'àme , et tient tous ses petits penchants asservis à une passion si
noble. Sophie sera chaste et honnête jusqu'à son dernier soupir ;
elle l'a juré dans le fond de son àme , et elle l'a juré dans un temps
où elle sentait déjà tout ce qu'un tel serment coûte à tenir ; elle
l'a juré quand elle en aurait dû révoquer l'engagement , si ses
sens étaient faits pour régner sur elle.
Sophie n'a pas le bonheur d'être une aimable Française, froide
par tempérament et coquette par vanité, voulant plutôt briller
que plaire , cherchant l'amusement et non le plaisir. Le seul be-
soin d'aimer la dévore ; il vient la distraire et troubler son cœur
dans les fêtes : elle a perdu son ancienne gaieté ; les folâtres jeux
ne sont plus faits pour elle ; loin de craindre l'ennui de la solitude,
elle la cherche ; elle y pense à celui qui doit la lui rendre douce :
tous les indifférents l'importunent ; il ne lui faut pas une cour,
mais un amant ; elle aime mieux plaire à un seul honnête homme,
et lui plaire toujours, que d'élever en sa faveur le cri de la mode,
qui dure un jour, et le lendemain se change en huée.
Les femmes ont le jugement plus lot formé que les liommes :
étant sur la défensive presque dès leur enfance, et chargées d'un
dépôt difficile à garder , le bien et le mal leur sont nécessaire-
ment plus tôt connus. Sophie, précoco en tout, parce que son
tempérament la porte à lêlre, a aussi le jugement plus tôl
formé que d'autres lillcs de son âge. Il n'y a rien à cela de forl
extraordinaire ; la maturité n"e.>t jias partout la même en mémo
lenqts.
>oplii(' est instruite des devoir^ cl do droits de son scxc cl du
LIVRE V. 489
notre. Elle coonail les défauts des hommes et les vices des fem-
mes ; elle connaît aussi les qualités , les vertus contraires , et les
i toutes empreintes au fonil de son cœur. On ne peut pas avoir une
15 haute idée de l'honnête femme que celle qu'elle en a conçue,
cette idée ne l'éjKtuvante point ; mais elle pense avec plus de
inpiaisance à l'honnête homme , à l'homme de mérite ; elle sent
elle est faite pour cet homme-là, qu'elle en est digne , qu'elle
lit lui rendre le bonheur qu'elle recevra de lui; elle sent qu'elle
: lira bien le reconnaître: il ne s'agit que de le trouver.
Les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes,
iiime ils le sont du mérite des femmes : cela est de leur droit iv-
proque ; et ni les uns ni les autres ne l'ignorent. So|)hie connaît
droit et en use , mais avec la modestie qui convient à. sa jeu-
>se, à son inexpérience , à son état ; elle ne juge que des choses
■jui sont à sa portée , et elle n'en juge que quand cela sert à déve-
!i|){)er quelque maxime utile. Elle ne parle des absents qu'avec
plus grande circonsi)ection , surtout si ce sont des femmes .
le j)ense que ce qui les rend médisantes et satiriques est de par-
l'T de leur sexe : tant qu'elles se bornent à parler du nôtre, elles
• •• sont qu'équitables. Sophie s'y borne donc. Quant aux fem-
'^s, elle n'en parle jamais que pour en dire le bien qu'elle sait : |
■ st un honoeur qu'elle croit devoir à son sexe; et pour celles
'lit elle ne sait aucun bien à dire , elle n'en dit rien du tout , et
ia s'entend.
Sophie a |teu d'usage du monde ; mais elle est obligeante , al-
iilive, et met de la grâce à tout ce qu'elle fait. Un heureux na-
irel la sert mieux que l)eaucoup d'art. Elle a une certaine poli-
sse à elle qui ne tient jwint aux formules , qui n'est point asser-
' aux modes , qui ne change point avec elles , qui ne fait rien
ir usage, mais qui vient d'un vrai désir de plaire, et qui plait.
le ne sait point les compliments triviaux . et n'en invente |)oint
plus recherchés ; elle ne dit pas qu'elle est très-obligée, qu'on
' • I)eaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas la peine, etc.
. \ iso encore moins de tourner des phrases. Pour une atten-
Udi) , |K)ur une politesse établie , elle répond par une révérenoc,
DU par un simple Je vous remercie : mais ce mot , dit de sa bou-
1 he , en vaut bien un autre. Pour un vrai service elle laisse par-
.(T son cœur , et ce n'est pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a
i<imaui souffert que l'usage français l'asservit aa joug des sima-
490 EMILE.
grées , comme d'élendre sa main , en passant d'une chambre a
l'autre , sur un bras sexagénaire qu'elle aurait grande envie de
soutenir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent ser-
vice, elle laisse l'oflicieux bras sur l'escalier , et s'élance en deux
sauts dans la chambre , en disant qu'elle n'est pas boiteuse. En
effet , quoiqu'elle ne soit pas grande , elle n'a jamais voulu de ta-
lons hauts ; elle a les pieds assez petits pour s'en passer.
Non-seulement elle se tient dans le silence et dans le respect
avec les femmes , mais même avec les hommes mariés , ou beau-
coup plus âgés qu'elle ; elle n'acceptera jamais de place au-des-
sus d'eux que par obéissance , et reprendra la sienne au-dessous
sitôt qu'elle le pourra ; car elle sait que les droits de l'âge vont
avant ceux du sexe, comme ayant pour eux le préjugé de la sa-
gesse , qui doit être honorée avant tout.
Avec les jeunes gens de son âge , c'est autre chose , elle a be-
soin d'un ton différent pour leur en imposer, et elle sait le pren-
dre sans quitter l'air modeste qui lui convient. S'ils sont modestes
et réservés eux-mêmes , elle gardera volontiers avec eux l'aima-
ble familiarité de la jeunesse ; leurs entretiens pleins d'innocence
seront badins , mais décents : s'ils deviennent sérieux , elle veut
qu'ils soient utiles : s'ils dégénèrent en fadeurs, elle les fera bien-
tôt cesser ; car elle méprise surtout le petit jargon de la galante-
rie , comme très-offensant pour son sexe. Elle sait bien que
l'homme qu'elle cherche n'a pas ce jargon-là, et jamais elle no
souffre volontiers d'un autre ce qui ne convient pas à celui dont
elle a le caractère empreint au fond du cœur. La haute opinion
qu'elle a des droits de son sexe , la Herté d'àme que lui donne la
pureté de ses sentiments, celle énergie de la vertu qu'elle sont on
elle-même , et qui !a rend respectable à ses propres yeux , lui font
écouter avec indignation lo propos doucereux dont on prétend l'a-
muser.. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente , mais
avec un ironique applaudissement qui déconcerte , ou d'un ton
froid auquel on ne s'attend point. Qu'un beau Phébus lui débile
ses gentillesses , la loue avec esprit sur le sien , sur sa beauté,
sur ses grâces, sur lo prix du bonheur de lui plaire, elle est (ille
à l'interrompre, en lui disant poliment : •< Monsieur, j'ai
« grand'peur de savoir ces choses-là mieux que vous ; si nous n'a-
« vous rien de plus curieux à dire , je crois que nous pouvons
« linir ici l'enlretiori. « Accompagner ces mots d'une grande ré-
i
LIVRE V. 491
;cncc , et puis se trouver à vingt pas de lui , n'est pour elle que
faire d'un instant. Demandez à vos agréables s'il est aisé d'é-
:<T longtemps son caquet avec un esprit aussi rebours que cc-
,!-là.
Ce n'est pas pourtant qu'elle n'aime fort à être louée , pourvu
le ce soit tout de bon , et qu'elle puisse croire qu'on pense en
Vt le bien qu'on lui dit d'elle. Pour paraître touché de son mé-
•', il faut commencer p«ir en montrer. Un hommage fondé sur
-lime peut flatter son cœur altier, mais tout galant persiflage
; toujours rebuté ; Sophie n'est pas faite pour exercer les petits
• nts d'un baladin.
Avec une si grande maturité de jugement , et formée à tous
. irds comme une fille de vingt ans , Sophie , à quinze , ne sera
■lut traitée en enfant par ses parents. A peine apercevront-ils
. a elle la première inquiétude de la jeunesse , qu'avant le progrès
ils se hâteront d'y pourvoir; ils lui tiendront des discours tendres
s. Les discours tendres et sensés sont de son âge et de
i.lère. Si ce caractère est tel que je l'imagine, pourquoi
i pcrc ne lui parlerait-il pas à peu près ainsi :
< Sophie, vous voilà gramk Oile , et ce n'est pas pour l'être
toujours qu'on le devient. Nous voulons que vous soyez heu-
reuse ; c'est pour nous que nous le voulons , parce que notre
bonheur dépend du votre. Le bonheur d'une honnête fille est
>le faire celui d'un honnête homme : il faut donc penser à vous
marier ; il y faut penser de bonne heure , car du mariage dé-
(>end le sort de la vie, et l'on n'a jamais trop de temps pour y
[jcnser.
•< Rien n'est phis difficile que le choix d'un bon mari , si ce
n'est peut-être celui d'une bonne femme. Sophie, vous sert-z
cette femme rare , voas serez la gloire de notre vie et le bon-
heur de nos vieux jours ; mais , de quelque mérite que vous
soyez pouniie , la terre ne manque pas d'hommes qui en onl
encore plus que vous. Il n'y en a pas un qui ne dût s'honorer de
vous obtenir , il y en a beaucoup qui vous honoreraient davan-
ta^. Dans ce nombre il s'agit d'en trouver un qui vous con-
vienne , de le connaître , et de vous faire connaître à lui.
« Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de conve-
• (lanccs , que c'est une folie de les vouloir toutes rassembler. Il
faut d'al)ord s'assurer des plus importantes : quand les autres
lin ÉMILH.
« s'y Irouvont, on s'en prévaut; quand elles manquent, on .s'en
« passe. Le bonheur parfait n'est pas sur la terre ; mais le plus
" grand des malheurs , et celui qu'on peut toujours éviter , est
« d'èlre malheureux par sa faute.
« 11 y a des convenances naturelles, il y en a d'institution, il
« y en a qui ne tiennent qu'à l'opinion seule. Les parents sont jii-
« ges des deux dernières espèces, les enfants seuls le sont de la
>< première. Dans les mariages qui se font par l'autorité des pè-
« res , on se règle uniquement sur les convenances d'institution
« et d'opinion ; ce ne sont pas les personnes qu'on marie , ce sont
« les conditions et les biens : mais tout cela peut changer ; les per-
« sonnes seules restent toujours , elles se portent partout avec
« elles ; en dépit de la fortune , ce n'est que par les rapports per-
« sonnels qu'un mariage peut être heureux ou malheureux.
« Votre mère était de condition, j'étais riche : voilà les seules
« considérations qui portèrent nos parents à nous unir. J'ai perdu
« mes biens , elle a perdu son nom : oubliée de sa famille , que lui
« sert aujourd'hui d'être née demoiselle? Dans nos désastres , l'u-
« nion de nos cœurs nous a consolés de tout ; la conformité de
« nos goûts nous a fait choisir cette retraite; nous y vivons heu-
« reux dans la pauvreté , nous nous tenons lieu de tout l'un à l'au-
« tre. Sophie est notre trésor commun ; nous bénissons le ciel de
« nous avoir donné celui-là, et de nous avoir été tout le reste.
« Voyez , mon enfant , où nous a conduits la Providence : les
« convenances qui nous firent marier sont évanouies ; nous ne
« sommes heureux que par celles que l'on compta pour rien.
« C'est aux époux à s'assortir. Le penchant mutuel doit être
« leur premier lien : leurs yeux , leurs cœurs doivent être leurs
« premiers guides; car comme leur premier devoir, étant unis,
« est de s'aimer, et qu'aimer ou n'aimer pas ne dépend point de
« nous-mêmes , ce devoir en emporte nécessairement un autre,
« qui est de commencer par s'aimer avant de s'unir. C'est là le
« droit de la nature , que rien ne peut abroger : ceux qui l'ont gê-
« née par tant de lois civiles ont eu plus d'égard à l'ordre apparent
« qu'au bonheur du mariage et aux mœurs des citoyens. Vous
« voyez , ma Sophie , que nous ne vous prêchons pas une mo-
« raie diflicile. Elle ne tend qu'à vous rendre maîtresse de vous-
« même, et à nous en rapporter à vous sur le choix de votre
« époux.
LIVRE V. 493
' Après vous avoir dit nos raisons pour vous laisser une en-
liore liberté , il esl juste de vous parler .lussi des vôtres pour en
l'.er avec sagesse. Ma lille , vous êtes bonne et raisonnable ,
\()us avez de la droiture et de la piété, vous avez les talents
ini conviennent à d'honnêtes femmes, et vous n'êtes pas dé-
M.urvue d'agréments; mais vous êtes pauvre : vous avez les
it'ns les plus estimables, et vous manquez de ceux qu'on estime
plus. N'aspirez donc qu'à ce que vous pouvez obtenir, et ré-
Ji'Z votre ambition , non sur vos jUj-iemeuts ni sur les nôtres ,
"i.iis sur l'opinion des hommes. .S'il n'était question que d'une
^alité de mérito , j'ijinore à quoi je devrais borner vos espé-
uices : mais ne les élevez point au-dessus de votre fortune, et
iioubliez pas qu'elle est au plus bas rang. Bien qu'un homme
(ligne de vous ne compte pas celte inégalité pour un obstacle ,
' nus devez faire alors ce qu'il ne fera pas : Sophie doit imiter
I mère , et n'entrer que dans une famille qui s'honore d'elle,
ous n'avez point vu notre opulence, vous êtes née durant notre
: iiivreté; vous nous la rendez douce, et vous la partagez sans
•ine. Croyez-moi , Sophie, ne cherchez point des biens dont
• 'UslM'nis.sons le ciel de nous avoir délivrés ; nous n'avons goùlé
■ bonheur qu'après avoir |)erdu la richesse.
Vous êtes trop aimable pour ne plaire à personne, et votre
iiisère n'est jws telle qu'un honnête homme se trouve embar-
issé de vous. Vous serez recherchée, et vous pourrez l'être de
-'■ns qui ne vous vaudront pas. S'ils se montraient à vous tel»
lu'ilssont, vous les estimeriez ce qu'ils valent; tout leur faste
I' vous en imposerait pas longtemps : mais, quoique vous
vez le jugement bon et que vous vous connaissiez en mérite ,
\iius manquez d'expérience, et vous ignorez jusqu'où les hom-
ics peuvent se contrefaire. Un fourbe adroit |K?ut étudier vos
juits pour vous séduire , et feindre auprès de vous des vertus
pi'il n'aura jKjint. Il vous perdrait, Sophie, av.int que vous
w)us en fussiez aperçue, et vous ne connaîtriez voire erreur
|iic pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les pièges, et le
-l'ul que la raison ne peut éviter, est celui des sens : si jamais
> ')us avez le malheur d'y tomber , vous ne verrez plus qu'illu-
l'ius ri cJiimères, vos yeux se fascineront, votre jugement se
roublera , votre volonté sera corrompue , votre erreur même
vous sera chère ; et quand vous seriez en état de la connaître,
4-i
494 EMILE.
« vous n'en voudriez pas revonir. Ma fille, c'est à la raison de
« Sophie que je vous livre ; je ne vous livre point au penchant
« de son cœur. Tant que vous serez de sang-froid , restez votre
« propre juge ; mais sitôt que vous aimerez , rendez à voire more
« le soin de vous.
« Je vous propose un accord qui vous marque notre estime el
« rétablisse entre nous l'ordre naturel. Les parents clioisissonl ré-
" poux de leur fille , et ne la consultent que pour la forme : tel est
-< l'usage. Nous ferons entre nous tout le contraire ; vous choisi-
« rez , et nous serons consultés. Usez de votre droit, Soptiie ; usez-
« en librement et sagement. L'époux qui vous convient doit être
« de votre choix , et non pas du nôtre ; mais c'est à nous déjuger
« si vous ne vous trompez pas sur les convenances , et si , sans
« le savoir , vous ne faites point autre chose que ce que vous vou-
« lez. La naissance , les biens , le rang , l'opinion , n'eirtreront
« pour rien dans nos raisons. Prenez un honnête homme, dont la
« personne vous plaise et dont le caractère vous convienne ; quel
« qu'il soit d'ailleurs , nous l'acceptons pour notre gendre. Son
« bien sera toujours assez grand , s'il a des bras , des mœurs , et
« qu'il aime sa famille. Son rang sera toujours assez illustre , s'il
« l'ennoblit par la vertu. Quand toute la terre nous blâmerait,
« qu'importe.' nous ne cherchons pas l'approbation publique , il
« nous suffit de votre bonheur. »
LecleurSjj'ignore quel effet ferait un pareil discours sur les lillcs
^'levées à votre manièie. Quant à Sophie , elle pourra n'y pas ré-
|)ondre par des paroles; la honte et l'attendrissement ne la laisse-
raientpas aisément s'exprimer : mais je suis bien sur qu'il restera
gravé dans son cœur le reste de sa vie , et que si l'on j)eut compter
sur quelque résolution humaine, c'est sur celle qu'il lui fera faire
<rétre digne de l'estime de ses parents.
Mettons la chose au pis , et donnons-lui un tempérament ar-
dent qui lui rende pénible une longue attente ; je dis que son ju-
gement , ses connaissances , son goût , sa délicatesse , et surtout
les sentiments dont son coeur a été nourri dans son enfance , op-
poseront à l'impétuosité des sens un contre-poids qui lui suffira
pour les vaincre ,ou du moms pour leur résister longtemps. Klle
mourrait plutôt martyre de son étal , que d'afthger ses parents,
d'épouser un homme sans mérite, et do s'exposer aux malheurs
d'un mariage mal assorti. Ln liberté morne qu'elle a re«;ue ne fait
LTVSE V. 19S
que lui donner une nouvelle élévation d'àme , et la rendre plus
lifficilesur le choix de son maître. Avec le tempérament d'une
lenne et la sensibilité d'une Anglaise, elle a, pour contenir
. cœur et ses sens, la flerté d'une Espagnole, qui , même en
rchant un amant, ne trouve pas aisément celui qu'elle estime
-ne d'elle.
i! n'appartient pas à tout le monde de sentir quel ressort l'a-
ir des choses honnêtes peut donner à l'àme , et quelle force on
:t trouver en soi quand on veut être sincèrement vertueux. I!
lies gens à qui tout ce qui est grand parait chimérique , et
, dans leur basse et vile raison , ne connaîtront jamais ce que
t sur les passions humaines la folie même de la vertu. Il ne
: parler à ces gens-là que par des exemples : tant pis pour eux
- s'obstinent à les nier. Si je leur disais que Sophie n'est point
Ire imaginaire, que son nom seul est de mon invention , que son
i alion, ses mœurs , son caractère, sa figure même, ont réel-
lement existé , et que sa mémoire coûte encore des larmes à toute
ooe honnête famille , sans doute ils n'en croiraient rien : mais en-
On que risquerai-je d'achever sans détour l'histoire d'une fille si
semblable à Sophie , que cette histoire pourrait être la sienne
sans qu'on dut en être surpris ? Qu'on la croie véritable ou non ,
peu importe ; j'aurai , si l'on veut , raconté des fictions, mais j'au-
rai toujours expliqué ma méthode , et j'irai toujours à mes fins.
La jeune personne , avec le tempérament dont je viens de char-
ger Sophie , avait d'ailleurs avec elles toutes les conformités qui
pouvaient lui en faire mériter le nom , et je le lui laisse. Après
Tf ntrctien que j'ai rapporté , son père et sa mère , jugeant que les
partis ne viendraient pas s'offrir dans le hameau qu'ils habitaient,
l'envoyèrent passer un hiver à la ville , chez une tante qu'on ins-
I truisit en secret du sujet de ce voyage : car la Gère Sophie por-
»'it ,iu fond de soncœur le noble orgueil de savoir triompher d'elle ;
juelque besoin qu'elle eut d'un mari , elle fut morte fille plutôt
nm- de se résoudre à l'aller chercher.
Pour répondre aux vues de ses parents , sa tante la présenta
. dans les maisons, la mena dans les sociétés, dans les fêtes , lui
' lit voirie monde , ou plutôt l'y fit voir, car Sophie se souciait peu
• de tout ce fracas. On remarqua pour! r.e fuyait pas les
1 jeunes getis d'une ligure agréable qui i ;it décents et mo-
deste». Hllc avait dans sa réserve même un ccrlaio art de les atli-
4^ ËM)LE.
rer, qui ressemblait assez à de la coqucllcric : mais après s'élre
entretenue avec eux deux ou trois fois , elle s'en rebutait. Bicntàl
à cet air d'autorité qui scml)le accepter les hommages, elle subs-
tituait un maintien |)lus humble et une politesse plus repoussante.
Toujours attentive sur elle-même , elle ne leur laissait plus l'oo-
casion de lui rendre le moindre service : c'était dire assez qu'elle
ne voulait pas être leur maîtresse.
Jamais les cœurs sensibles n'aimèrent les plaisirs bruyants ,
vain et stérile bonheur des gens qui ne sentent rien , et qui croient
qu'étourdir sa vie c'est en jouir. Sophie ne trouvant point ce qu'elle
cherchait , et désespérant de le trouver ainsi, s'ennuya de la ville.
Elle aimait tendrement ses parents, rien ne la dédommageait
d'eux, rien n'était propre à les lui faire oublier ; elle retourna les
joindre longtemps avant le terme lixé pour son retour.
A peine eut-elle repris ses fonctions dans la maison paternelle,
qu'on vit qu'en gardant la même conduite elle avait changé d'hu-
meur. Elle avait des distractions , de l'impatience ; elle était triste
et rêveuse , elle se cjichait pour pleurer. On crut d'abord qu'elle
aimait, et qu'elle en avait honte : on lui en parla, elle s'en défen-
dit. Elle protesta n'avoir vu personne qui put loucher son cœur, et
Sophie ne mentait point.
Cependant sa langueur augmentait sans cesse , et sa santé
commençait à s'altérer. Sa mère , inquiète de ce changement, ré-
solut enfin d'en savoir la cause. Elle la prit en particulier, et mil
en œuvre auprès d'elle ce langage insinuant et ces caresses invin-
cibles que la seule tendresse maternelle sait employer : Ma lillc ,
toi que j'ai portée dans mes entrailles et que je porte incessam-
ment dans mon cœur, verse les secrets du tien dans le sein de la
mère. Quels sont donc ces secrets qu'une mère ne peut savoir?
Qui est-ce qui plaint tes peines, qui est-ce (pii les partage, qui
est-ce (jui veut les soulager, si ce n'est ton père et moi ? .\h ! n\(in
enfant , veux tu que je meure de la douleur sans la coiuiaitro .'
Loin de cacher ses chagrins à sa mère, la jeune tille ne demaji-
dait pas mieux que de l'avoir pour consolatrice et pour conlidente ;
mais la honle l'empêchait de parler, et sa niodestie ne trouvait
ooint de langage pour décrire un état si peu digne d'elle , (jue l'é-
molion (|ui troublait ses sens, malgré qti'ellc en eût. Enfin, s«
honte mémo servant d'indice à la mère , elle Kii arracha ces lui-
niiliants aveux. Loin de l'aflliger par d'injustes réprimandes, eiie
Il consola, la pîai,unil, pleura sur elle : elle elail trop «lage pour
l'ii faire un crime d'un mal que sa vertu seule rendait si cruel.
> pounjuoi supporter sans nécessité un mal dont le reminlf
t si facile et si léjiitime? Que n'usaK-elie de la liberté qu'on
ivait donnée? que n'acceptait-ello un mari? que ne le clioi-
-lit-eile? Ne savait-elle pas que son sort dépendait d'elle seule,
pie, quel que fut son choix, U serait conRrmé, puisqu'elle n'en
ivait faire unqui ne fut honnête? On l'avait envoyée à la ville,
n'y avait point voulu rester ; plusieurs partis s'étaient présen-
t - , elle les avait tous rebutés. Qu'attendail-elledonc? que vou-
lut-elle? Quelle inexplicable contradiction!
I.a réponse était simple. S'il ne s'agissait que d'un secours pour
Il jeunesse, le choix serait bientôt fait : ntiis un mailre |)our
toute la vie n'est pas si facile à choisir ; et , puisqu'on ne peut sé-
it irer ces deux choix , il faut bien attendre , et souvent perdre sa
ipsse, avant de trouver l'homme avec qui l'on veut passer ses
, us. Tel était le cas de Sophie : elle avait Iwsoin d'un amant,
m ils cet amant devait être un mari ; et pour le cirur qu'il fallait
>ien , l'un était presque aussi difficile ;i trouver que l'autre.
is ces jeunes f!;ens si brillants n'avaient avec elle que la conve-
i. line del'àge, les autres leur manquaient toujours; leur esprit
^uptrliciel , leur vanité , leur jargon , leurs nueurs sans règle , leurs
frivoles imitations, la dégoûtaient d'eux. Elle cherchait un homme
' 1 lie trouvait que dos singes ; elle clicrcliait uncàmc et n'entrou-
IKMUl.
•jiie je suis malheureuse! disait-elle à sa mère; j'ai besoin d'ai-
iM' r, et ne vois rien qui me plaise. Mon cœur repousse tous ceux
illirent mes sens. Jen'en vois pas un qui n'excite mes désirs»
is un (|ui ne ks réprime ; un goût sans estime ne peut durer.
ce n'est pakU l'homme qu'il faut à voire Sophie! son char-
.1 modelé est empreijit trop avant dms son àme. Elle ne peut
r que lui, elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut
heureuse qu'avec lui seul. Elle ai j>e mieux se coRsumer et
lettre sans cesse, elle zinc mieux mourir iDalheureusc clli-
, que désespérée auprès d'un homme qu'elle n aimerait pas, et
ile rendrait malheureux lui-nu'me; il vaut mieux n'être plus,
lie n'être que [»our souffrir.
i.ipiHTde ces singularités, sa mère les trouva trcp bizarres
1 D'y p«s soufxjonncr quelque mystcre. Sophie o'ctail m pré-
iX
498 tMlLE.
I
cieusc ni ridicule. Comment celte délicatesse outrée avait-elle pu
lui convenir, à elle à qui l'on n'avait rien tant appris dc-s son en-
fance qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avait à vivre , et
à faire de nécessité vertu? Ce modèle de l'homme aimahle duquel
elle était si enchantée , et qui revenait si souvent dans tous ses
entreliens , fit conjecturer à sa mère que ce caprice avait quelque
autre fondement qu'elle ignorait encore , et que Sophie n'avait pas
tout dit. L'infortunée, surchargée de sa peine secrète , ne cher-
chait qu'à s'épancher. Sa mère la presse ; elle hésite ; elle se rend
enfin , et, sortant sans rien dire , elle rentre un moment après , un
livre à la main : Plaignez votre malheureuse fille ; sa tristesse est
sans remède, ses pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez savoir
la cause : eh bien! la voilà, dit-elle en jetant le livre sur la table.
La mère prend le livre et l'ouvre : c'étaient les Aventures de Té-
lémaque. Elle ne comprend rien d'abord à cette énigme : à force
de questions et de réponses obscures , elle voit enfin , avec une
surprise facile à concevoir, que sa fille est la rivale d'Eucharis.
Sophie aimait Télémaque , et l'aimait avec une passion dont
rien ne put la guérir. Sitôt que son père et sa mère connurent sa
manie, ils en rirent , et crurent la ramener parla raison. lisse
trompèrent : la raison n'était pas toute de leur côté ; Sophie avail
aussi la sienne, et savait la faire valoir. Combien de fois elle icb
réduisit au silence en se servant contre eux de leurs propres raison-
nements, en leur montrant qu'ils avaient fait tout le mal eux-
mêmes, qu'ils ne l'avaient point formée pour un homme de soii
siècle; qu'il faudrait nécessairement qu'elle adoptât les manières
de penser de son mari, ou qii'elle lui donnât les siennes; qu'ils lui
avaient rendu le premier moyen impossible par la manière dont
ils l'avaient élevée, et que 1 autre était précisément ce qu'elle cher-
chait. Donnez-moi , disait-elle , un homme imbu de mes maximes ,
ou que j'y puisse amener, et je l'épouse; mais jusque-là pourquoi
me grondez-vous? plaignez-moi. Je suis malheureuse et non pas
Colle. Le cœur déjiend-il de la volonté? Mon |;ère ne l'a-l-il pas
dit lui-même ? Est-ce ma faute si j'aime ce qui n'est \vis? Je ne
suis point visionnaire; je ne veux point un prince, je ne cherche
point Télémaque , je siis (ju'il n'est (|uune fiction : je cherche
quehiuun (jui lui ressemble. VA pourquoi ce quelqu'tm ne peut-il
exister, puis(iue j'existe, moi qui me sens un rcrur si scmblal)!"'
au sien? Non, ne déslitmoruns pas alu!>i rhumanité, ne pensoiif"
LIVRE V. 499
i>is qu'un homme aimablt* et vertueux ne soit qu'une chimÏM-e. Il
\iste , il vit , il me cherche peut-être; il cherche une àme qui le s.i-
he aimer. Mais qu'esl-il? Où est-il? Je l'ignore : il n'est aucun de
-^ux que j'ai vus; sans doute il n'est aucun de ceux que je verrai.
• ) ma mère ! pourquoi m'avez-vous rendu la vertu trop aimable ?
■-i je ne puis aimer qu'elle, le tort en est moins à moi qu'à vous.
Amènerai-je ce triste récit jusqu'à sa catastrophe.' Dirai-je les
iongs débals qui la précédèrent? Représenterai-jeune mère impa-
' icntée changeant en rigueurs ses premières caresses ? montrerai-je
in père irrité oubliant ses premiers engagements, et traitant
■ omme une folie la plus vertueuse des Glies? Peindrai-jc enfin l'in-
iDrtunée, encore plus attachée à sa chimère parla persécution
lu'elle lui fait souffrir, marchant à pas lents vers la mort, et des-
endant dans la tombe au moment qu'on croit l'entrainer à l'autel ?
Non , j'écarte ces objets funestes. Je n'ai pas besoin d'aller si loin
pour montrer par un exemple assez frappant, ce me semble , que ,
malgré les préjugés qui naissent des mœurs du siècle, l'enthou-
siasme de ihonnéte et du beau n'est pas plus étranger aux femmes
tju'aux hommes, et qu'il n'y a rien que, sous la direction de la
nature , on ne puisse obtenir d elles comme de nous.
On m'arrête ici pour me demander si c'est la nature qui nous
[•rescritde prendre tant de peines pour réprimer des désirs im-
•iiodérés. Je réponds que non , mais qu'aussi ce n'est point la na-
ture qui nous donne tant de désirs immodérés. Or tout ce qui n'est
11.18 d'elle est contre elle : j'ai prouvé cela mille fois.
Rendons à notre Emile sa Sophie : ressuscitons cette aimable
Mlle pour lui donner une imagination moins vive cl un destin plus
lieurcux. Je voulais peindre ime femme ordinaire; et à force de
Ini élever l'àme j'ai troublé sa raison ; je me suis égaré moi-même,
llevenons sur nos pas. Sophie n'a qu'un bon naturel dans une àme
commune; tout ce qu'elle a de plus que les autres femmes est
l'effet de son éducation.
Je me suis proposé dans ce livre de dire tout ce qui se pouvait
taire , laissant à chacun le choix de ce qui est à sa portée dans ce
ipie je puis avoir dit de bien. J'avais ponsc dès le commencement
1 fonner de loin la compagne d'Emile, cl à les élever l'un jwur
l'autre et l'un avec l'autre. Mais, en y réfléchissant, j'ai trouvé que
500 EMILE.
tous ces ariangomenls trop prématurés étaient mal entendus, et
(|u'il était absurbc de destiner deux enfants à suiiir avant de pou-
voir connaître si cette union était dans l'ordre de la nature, el s'ils
auraient entre eux les rapports convenables pour la former. Il ne
V faut pas confondre ce qui est naturel à l'élat sauvaj^e, et ce (p)i est
naturel à l'état civil. Dans le premier état, toutes les femrres roii-
viennent à tous les hommes, parce que les uns el les autres n'ont
encore que la forme primitive et commune ; dans le second, cha(pu'
caractère étant développé parles institutions sociales, et chacpie
esprit ayant reçu sa forme propre et déterminée , non de l'éduca-
tion seule , mais du concours bien ou mal ordonné du naturel et de
l'éducjilion , on ne peut plus les assortir qu'en les présentant l'un
il l'autre pour voir s'ils se conviennent à tous égards, ou pour
préférer au moins le choix qui donne le |)lus de ces convenances.
, Le mal est qu'en développant les caractères l'état social distingue
les rangs, et que lun de ces deux ordres n'étant point semblable
à l'autre, plus on distingue les conditions, plus on confond les
c^iraclères. De là les mariages mal assortis, et tous les désordres
qui en dérivent; d'où l'on voit, par une conséquence évidente,
que plus on s'éloigne de l'égalité , plus les sentiments naturels s'al-
lèrent ; plus l'intervalle des grands aux petits s'accroît , plus le lien
conjugal se relâche; plus il y a de riches el de pauvres, moins il y
a de pères et de maris. Le maître ni l'esclave n'ont plus do famille ,
chacun des deux ne voit que son état.
Voulez-vous prévenir les abus et faire d'heureux mariages;
étouffez les préjugés , oubliez les institutions humaines , et consul-
tez la nature. N'unissez pas des gens qui ne se conviennent que
dans une condition donnée , et qui ne se conviendront plus, cetu"
condition venant à changer; mais des gens qui se conviendront
dans quelque situation cpi'ils se trouvent, dans (pielque pays
qu'ils habitent, dans quelque rang qu'ils puissent tomber. Je ne
dis pas que les rapports conventionnels soient indifférents dans le
mariage, mais je dis que l'intluence des rapports naturels l'em-
porte tellement sur la leur, (jue c'est elle (pii décide du sort de la
vie, et qu'il y a lellc convenance de goûts, d'humeurs, de senti-
ments, de caractères, qui devrait engager luv père sage, fùt-il
prince , fùl-il monarque , à donner sans balancer à son fils la lille
avec laquelle il aurait toules ces con\ cnanceji , fùU-lle née dans
une famille déshonnéte, fùl-clle la lille du boiirrcau. Oui , je sou-
LiVRE V. 501
iiens que, Iouk les malheurs imaginables dussent-ils tomber stir
' ux époux bien unis , ils jouiront d'uu plus vrai bonheur à pleti-
ensemble, qu'ils n'en auraient dans toutes les fortuuesde la
lie, empoisonnées par la désunion des cœurs.
Au lieu donc de destiner dès l'enfance une épouse à mon Emile,
I ,ti attendu de coiHiailre celle qui lui convient. Ce n'est point moi
i|iii fais celle destination , c'est la nature ; mon affaire est de trou-
\ er le choix qu'elle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non celle
hi père; car en me confiant son fds, il me cède sa place, il suls-
le mon droit au sien; c'est moi qui suis le vrai père d'Émiit,
>t moi qui l'ai fait homme. J'aurais refusé de l'élever si je n'a-
is pas été le maître de le marier à son choix, c'est-à-dire au mien.
II n'y a que le plaisir de faire un heureux qui puisse payer ce qu'il
i-n coûte pour meltre un homme en état de le devenir.
Mais ne croyez pas non plus que j'aie attendu pour trouver l'é-
I .«use d'Emile que je le misse en devoir de la chercher. Celte
Mlle recherche n'est qu'un prétexte pour lui faire connaître les
mmes , afin qu'il sente le prix de celle qui lui convient. Dés long-
l< mps Sophie est trouvée ; peut-être Emile l'a-t-il déjà vue ; pais
il ne la reconnaîtra que quand il en sera temps.
Quoique l'égalité des condilions ne soit pas nécessaire au ma-
M^e, quand celte égalité se joint aux auli-es convenances elle leur
Mine un nouveau prix , elle n'entre en balance avec aucune , mais
II fait pencher quand tout est égal.
L'n homme, à moins qu'd ne soit monarque, ne peut pas
(lienher une femme dans tous les étais; car les préjugés qu'il
m" turapas, il les trouvera dans les autres; et telle fille lui convien-
lit peut-être, qu'il ne l'obtiendrait pas pour cela. Il y a donc
i.M maximes de prudence qui doivent borner les recherches
iliin père judicieux. Il ne doit point vouloir donnera son élève un
liblissemenl au-dessus de son rang, car cela ne dépend pas de
,1. Quand il le pourrait , il ne devrait pas le vouloir encore; car
qu iniporlele rang au jeune homme, du inoinâ au mien? Kl cepen-
iliiil en moulant , il .s'exfwse à mille maux réels qu'il sentira toute
I vie. Je dis même qu'il ne doit pas vouloir compenser des biens
• différentes natures, comme la noblesse ell'argent , parce que
I hacun des deux ajoute moins de prix à l'autre qu'il n'en reçoit
• i tlléralion; que de plus on ne .s'accorde jamais sur l'estimalion
inmune; qu'enfin la préférence que chacun donne à sa mise pré-
502 EMILE.
pare la discorde entre deux familles, et souvent entre deux époux.
I! est encore fort différent pour l'ordre du mariage que l'homme
s'allie au-dessus ou au-dessous de lui. Le premier cas est tout à
fait contraire; à la raison; le second y est plus conforme. Comme
la famille ne tient à la société que par son chef, c'est l'étal de ce
chef qui règle celui de la famille entière. Quand il s'allie dans un
rang plus bas , il ne descend point , il élève son épouse ; au con-
traire, en prenant une femme au-dessus de lui, il l'abaisse sans
s'élever. Ainsi , dans le premier cas , il y a du bien sans mal , et
dans le second du mal sans bien. De plus , il est dans l'ordre de la
nature que la femme obéisse à l'homme. Quand donc il la prend
dans un rang inférieur , l'ordre naturel et l'ordre civil s'accordent ,
et tout va bien. C'est le contraire quand , s'alliant au-dessus de
lui , l'nomrae se met dans l'alternative de blesser son droit ou s;»
reconnaissance , et d'être ingrat on méprisé. Alors la femme pré-
tendant à l'autorité, se rend le tyran de son chef; et le maître ,
devenu l'esclave , se trouve la plus ridicule et la plus misérable des
créatures. Tels sont ces malheureux favoris que les rois de l'Asie
honorent et tourmentent de leur alliance, et qui, dit-on, pour
coucher avec leurs femmes , n'osent entrer dans le lit que par le
pied.
.le m'attends que beaucoup de lecteurs, se souvenant que je
donne à la femme un talent naturel pour gouverner l'homme ,
m'accuseront ici de contradiction : ils se tromperont pourtant. Il
y a bien de la différence entre s'arroger le droit de commander, et
gouverner celui qui commande. L'empire de la femme est un em-
pire de douceur , d'adresse et de complaisance ; ses ordres sont
des caresses , ses menaces sont des pleurs. Elle doit régner dans
la maison comme un ministre dans l'Hlat, en se faisant comman-
der ce qu'elle veut faire. En ce sens il est constant que les meilleurs
ménages sont ceux où la femme a le plus d'autorité. Mais quand
elle méconnaît la voix du chef, qu'elle veut usurper ses droits,
et commander elle-même , il ne résulte jamais de ce désordre que
misère , scandale , et déshonneur.
Reste le choix entre ses égales et ses inférieures ; et je crois
qu'il y a encore quelque restriction à faire pour ces dernières ; car
il est difficile de trouver dans la lie du peuple une éjwusc capable
(le faire le bonheur d'un honnête homme : non qu'on soit plus
vicieux dans les derniers rangs «luc d.u»s les premiers , mais
LIVRE V. 503
• irco qu'on y a peu d'idée de ce qui est beau et honnête , et que
injustice des autres étals fait voir à celui-ci la justice dans ses
ices mornes.
Nalurellenaenl l'homnie ne pense guère. P«aser est un art qu'il /
! -prend comme tous les autres , et même plus diflici'.emeul. Je ne
mnaispour les deux sexes que deux classes réellement dislin-
lées: l'une des gens qui pensent , l'autre des gens qui ne pensent
oint; et cette différence vient presque uniquement de l'édu-
ition. fn homme de la première de ces deux classes ne doit
l-oint s'allier dans l'autre ; car le plus grand charme de la société
manque à la sienne lorsque ayant une femme il est réduit à pen-
■rseul. Les gens qui passent exactement la vie entière à travailler
()ur vivre n'ont d'autre idée que celle de leur travail ou de leur
itérct , et tout leur esprit semble être au bout de leurs bras. Cette
^norance ne nuit ni à la probité ni aux mœurs ; souvent même
Ile y sert ; souvent on compose avec ses devoirs à force d'y ré-
'••chir , et l'on Gnit par mettre un jargon à la place des choses.
i a conscience est le plus éclairé des philosophes: on n'a pas be-
linde savoir les Offices de Cicéron pour être homme de bien ; et
,1 femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce
que c'est qu'honnêteté. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un es-
prit cultivé rend si'ul le commerce agréable; et c'est une tristf
chose pour un père de famille qui se plait dans sa maison , d'être
forcé de s'y renfermer en lui-même , cl de ne pouvoir s'y faire
entendre à personne.
D'ailleurs comment une femme (]ui na nulle habitude de réflé-
chir élèvera-t-elle ses enfants ? Comment discemera-t-elle ce qui
leur convient ? comment les disposera telle aux vertus quelle
ne connaît pas , au mérite dont elle n'a nulle idée ? Elle ne saura
que les flatter ou les menacer , le^ rendre insolents ou craintifs ;
file en fera des singes maniérés ou d'étourdis polissons, janaais de
bons esprits ni des enfants aimables.
Il ne convient donc pas à un homme qui a de l'éducalion de
prendre une femme qui n'en ait point , ni par conséquent dans un
rang où l'on ne saurait en avoir* Mais j'aimerais encore cent fois
mieux une fille simple et grossièrement élevée , qu'une lUle sa
ranle et bel esprit qui viendrait établir dans ma maison un tribu-
nal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel s,
esprit c:it le fléau de son mari, de ses enfants, de ses iniis , de ses
504 EMILK.
Valois , (le tout le monde. De la sublime élévation de son beau
génie elle dédaifine fous ses devoirs de femme , et commence
toujours [)ar se faire homme à la manière de mademoiselle de Len-
clos. Au dehors elle est toujours ridicule et très-justement crili-
qtice , pai-ce qu'on ne peut manquer de rèlrc aussitôt qu'on sort
de son état, et qu'on n'est point fait pour celui qu'on veut pren-
dre. Toutes ces femmes à grands talents n'en imposent jamais qu'aux
sots. On sait toujours quel est l'artiste ou l'ami qui tient la plume
ou le pinceau quand elles travaillent ; on sait quel est le discret
homme de lettres qui leur dicte en secret leurs oracles. Toute cette
charlatanerie est indigne d'une honnête femme. Quand elle aurait
de vrais talents , sa prétention les avilirait. Sa dignité est d'être
ignorée ; sa gloire est dans l'estime de son mari ; ses plaisirs sont
dans le bonheur de sa famille. Lecteur, je m'en rapporte à vous-
même ; soyez de bonne foi : lequel vous donne meilleure opinion
d'une femme en entrant dans sa chambre , lequel vous la fait abor-
der avec plus de respect , de la voir occupée des travaux de son
sexe , des soins de son ménage , environnée des bardes de ses
enfants, ou de la trouver écrivant des vers sur sa toilette , en-
*.ourée de brochures de foutes les sortes et de petits billets peints
de toutes les couleurs? Toute fille lettrée restera fille toute sa vie,
quand il n'y aura que des hommes sensés sur la terre :
Quœr'm ctir nolim te duccre , Galla? diserta m'.
Après ces considérations vient celle de la figure ; c'est la pre-
mière qui frappe et la dernière qu'on doit faire , mais encore ne
la faut-il pas compter pour rien. La grande beauté me parait
plutôt à fuir qu'à rechercher dans le mariage. La beauté s'use
promptement par la possession ; au bout de six semaines elle n'e.st
plus rien pour le possesseur , mais ses dangers durent autant
iju'elle. A moins qu'une belle femme ne soit un ange , son man
est le plus malheureux des hommes ; et quand elle serait un ange
comment empéchera-t-elle (pi'il ne soit sans cesse entouré d'enne
mis? Si l'extrême laideur n'était pas dégoûtante , je la préférerai>
à l'extrême beauté ; car en peu de temps l'une et l'autre étant
nulle pour le mari , la beauté devient un inconvénient et la lai-
deur un avantage. Mais la laideur qui produit le dégoût est le plus
grand des malheurs; ce sentiment, loin de s'effacer, augmente
' Martial ii , 20.
1
LFVRE V. 505
î'is cesse et se tourne en haine. C'est un enfer qu'un pareil
iriaije ; il vaudrait mieux être morts qu'unis ainsi.
Désirez en tout la médiocrité , s;ms en excepter la beauté même.
le ligure agréable et prévenante, qui n'inspire pas l'amour
lis la bienveillance , est ce qu'on doit préférer; elle est sans
judice pour le mari , et l'avantage en tourne au profit commun.
^ grâces ne s'usent pas comme la beauté : elles ont de la vie ,
>s se renouvellent sans cesse , et , au bout de trente ans de ma-
i^e, une honnête femme avec des grâces plalt à son mari comme
!o |)remier jour.
Telles sont les réflexions qui m'ont déterminé dans le choix âe^'
- phie. Élève de la nature ainsi qu'Emile, elle est faite pour lui
is quaucune autre ; elle sera la femme de l'homme. Elle est son
- lie par la naissance et par le mérite, son inférieure par la for-
le. Elle n'enchante pas au premier coup d'œil , mais elle plait
ique jour davantage. Son plus grand charme n'agit que par
-Tés ; il ne se déploie que dans I intimité du commerce , et son
:'i le sentira plus que personne au monde. Son éducation n'est
lirillante ni négligée ; elle a du goût sans étude, des talents sans
: , du jugement sans connaissances. Son esprit ne sait pas , mais
li ost cultivé pour apprendre; c'est ime terre bien préparée qui
n'attend que le grain pour rapporter. Elle n'a jamais lu de livre
(\w Barréme , et Télémaque qui Jui tomba par hasard dans les
•11 lins ; mais une fille capable de se passionner pour Télémaque a-
11e un cœur sans sentiment et un esprit sans délicatesse ? 0 l'ai-
ible ignorante ! heureux celui qu'on destine à l'instruire ! Elle ne
: a jwint le professeur de son mari , mais son disciple : loin de
iloir l'assujettir à ses goûts , elle | rendra les siens. Elle vaudra
' ux pour lui que si elle était savante; il aura le plaisir de lui
i( enseigner. Il est temps enfin qu'ils se voient; travaillons à
- rapprocher.
Nous partons de Paris , tristes et rêveurs. Ce lieu de babil n'est
jj'uj notre centre. Emile tourne un œil de dédain vers cette grande
ville, et dit avec dépit : Que de jours perdus en vaines recherches!
4h ! ce n'est |ias là qu'est l'épouse de mon cœur. Mon ami , vous
le saviez bien ; mais mon temps ne vous coûte guère , et mes
maux vous font peu souffrir. Je le regarde fixement , et lui di^
sana m'éraouvoir : Emile , croyez-vous ce que vous dites.' A l'iris-
ROISS. — EMILE. «3
•906 EMILE.
tant il me saute au cou tout confus , et rac serre dans ses bras
sans répondre. C'est toujours sa réponse quand il a tort.
Nous voici par les champs en vrais chevaliers errants; non pas
comme eux cherchant les aventures, nous les fuyons, au con-
traire, en quittant Paris; mais imitant assez leur allure errante,
inégale , tantôt piquant des deux , et tantôt marchant à petits pas.
A force de suivre ma pratique , on en aura pris enfin l'esprit, et
je n'imagine aucun lecteur encore assez prévenu par les usages
pour nous supposer tous deux endormis dans une bonne chaise
de poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien obser-
ver, rendant nul pour nous l'intervalle du départ à l'arrivée, et ,
dans la vitesse de notre marche, perdant le temps pour le mé-
nager.
Les hommes disent que la vie est courte , et je vois qu'ils s'ef-
forcent de la rendre telle. Ne sachant pas l'employer, ils se plai-
gnent de la rapidité du temps, et je vois qu'il coule trop lente-
ment à leur gré. Toujours pleins de l'objet auquel ils tendent, ils
voient à regret l'intervalle qui Jcs en sépare : lun voudrait être
à demain, l'autre au mois prochain , l'autre à dix ans de là ; nu!
ne veut vivre aujourd'hui, nul n'est content de l'heure présente,
tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que
le temps coule trop vite , ils mentent ; ils payeraient volontiers
le pouvoir de l'accélérer; ils emploieraient volontiers leur for-
tune à consumer leur vie entière ; et il n'y en a peut-être pas
un qui n'eut réduit ses ans à très-pou d'heures , s'il eut été le maître
d'en ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge , et au
gré de son impatience celles qui le séparaient du moment désiré.
Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles , de
Versailles à Paris , de la ville à la campagne , de la campagne à h
ville , et d'un quartier à l'autre, qui serait fort embarrassé de ses
heures s'il n'avait le secret de les perdre ainsi , et qui s'éloigne ex-
près de ses affaires pour s'occuper à les aller chercher : il croit
gagner le temps qu'il y met de plus , et dont autrement il ne sau-
rait que faire; ou bien, au contraire, il court pour courir, et
vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mor-
tels, ne ccsserez-vous jamais de calomnier la nature.» Pourquoi
vous plaindre que la vie est courte , puisqu'elle ne l'est pas encore
assez à votre gré.» S'il est un seul d'entre vous qui sache mettre
LIVRE V. 50r
i>s<>z de tempérance ù ses désirs pour ne Jamais souhaiter que le
t'mps s'écoule , celui-là ne l'estimera point trop courte ; vivre et
lir seront pour lui la même chose; et, dùt-il mourir jeune, il
mourra que rassasié de jours *.
» Juand je n'aurais que cet avantage dans ma méthode , par cela
i! il la faudrait préférer à toute autre. Je n'ai point élevé mon
lile pour désirer ni pour attendre, mais pour jouir; et quand
; porte ses désirs au delà du présent, ce n'est point avec une ar-
iliur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du
:ips. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer , mais de
ii d'aller à l'objet qu'il désire ; et ses passions sont tellement
Icrées , qu'il est toujours plus où il est qu'où il sera.
Nous ne voyageons donc point en courriers , mais en voya-
irs. Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à
tcrvallequi les sépare. Le voyage même est un plaisir pour nous.
is ne le faisons point tristement assis, et comme emprisonnés
s une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans
mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le
iid air, ni la vue des objets qui nous environnent , ni la com-
lité de les contempler à notre gré quand il nous plait. Emile
ntra jamais dans une chaise de poste , et ne court guère en
te s'il n'est pressé. Mais de quoi jamais Emile peut-il élre
>sé ? D'une seule chose , de jouir de la vie. Ajouterai-je , et de
c du bien quand il le peut? Non, car cela même est jouir de
I.. vie".
Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que
iler à cheval; c'est d'aller à pied. On part à son moment , on
: réle à sa volonté , on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut.
observe tout le pays ; on se détourne à droite , à gauche ; on
mine tout ce qui nous llatte; on s'arrête à tous les points de
. Aperçois-je une rivière , je la côtoie ; un bois touffu , je vais
Qui mullmm non temput in utus mmom conferl,.. nec optât crusti-
- timct. Quuntulaaimque tlaque abunde sufficiet, et ideo
mque ulliiniis diex renerit , non cunclabitiir sapiens irt ad
SK^EC , de Brer. tU. , cap. 7 et H.]
"i* Le voyager me semble un exercioe proufitatile... S'il fait laid » droite.
Je prends à gaudie. Ai-je laissé quelque dioae derrien; iiioy , j'y reiuunif :
c'est toujours mon cfaemin... La plupart nr prennfmt l'aller que p<Hir le
vctiir; iU voyagent, couverts et reascrré» d uim- prudtiur Uciturne et in-
cuinmunlcable,sedefTeDdanU de la contagion d'un air incogneu. • Um
Tàicni, liv.ui, cb. 9.1
508 EMILE.
sous son ombre ; une grotle , je la visite ; une carrière , j'examine
les minéraux. Partout où je me plais j'y reste. A l'instant quo
je m'ennuie , je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du
postillon. Je n'ai pas besoin de cUoisir des chemins tout faits, des
routes commodes; je passe partout où un homme peut passer, je
vois tout ce qu'un homme peut voir ; et , ne dépendant que de
moi-même , je jouis de toute Ja liberté dont un homme peut
jouir. Si le mauvais temps m'arrête et que l'ennui me gagne, alors
je prends des chevaux. Si je suis las.... Mais Emile ne se lasso
{]uère; il est robuste; et pourquoi se lasserait-il? il n'est point
pressé. S'il s'arrête , comment peut-il s'ennuyer ? Il porte partout
de quoi s'amuser. Il entre chez un maître , il travaille ; il exerce
ses bras pour reposer ses pieds.
I Voyager à pied , c'est voyager comme Thaïes , Platon , Py tha-
gore. J'ai peine à comprendre comment un philosophe peut se
'résoudre à voyager autrement, et s'arracher à l'examen des ri-
'-hesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui
est-ce qui, aimant un peu l'agriculture, ne veut pas connaître les
productions particulières au climat des lieux qu'il traverse, et la
manière de les cultiver.^ Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour
l'histoire naturelle, peut se résoudre à passer uu terrain sans l'exa-
miner, un rocher sans l'écorner, des montagnes sans herboriser,
des cailloux sans chercher des fossiles? Vos philosophes de ruel-
les étudient l'histoire naturelle dans des cabinets ; ils ont des co-
lifichets, ils savent des noms, et n'ont aucune idée de la nature.
Mais le cabinet d'Emile est plus riche que ceux des rois ; ce ca-
binet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place : le natu-
raliste qui en prend soin a rangé^'le tout dans un fort bel ordre ;
Daubenton ne forait pas mieux.
Combien de plaisirs différents on rassemble par celte agréable
manière de voyager ! sans compter la santé qui s'affermit , l'hu-
meur qui s'égaye. J'ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de
bonnes voilures bien douces , rêveurs, tristes, grondants ou
souffrants; et les piétons toujours gais, légers, et contents de
tout. Combien le cœur rit quand on approche du gilc! Combien
un re|yas grossier parait savoureux ! Avec (|uel plaisir on se repose
à table! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit! Quand on
ne veut qu'arriver , on peut courir en chaise de poste; mais quand
on veut voyagi>r , il f.mt aller à piod.
m
LIVRE V. 509
Si , Avant que nou^ ayons fait cinquante lieues de la manière
que j'imagine, Sophie n'est pas oubliée, il faut que je ne sois guère
adroit, ou qu'Emile soit bien peu curieux ; car, avec tmt de con-
naissances élémentaires , il est difficile qu'il ne soil pas tenté d'en
acquérir davantage. On n'est curieux qu'à proportion qu'on est
instruit; ilsait précisément assez pour vouloir apprendre.
Cependant un objet en attire un autre , et nous avançons tou-
jours. J'ai mis à notre première course un terme éloigné : le pré-
texte en est facile ; en sortant de Paris, il faut aller chercher une
femme au loin.
Quelque jour, après nous être égarés plus qu'à l'ordinaire dams
des vallons, dans des montagnes où l'on n'aperçoit aucun chemin ,
nous ne savons plus retrouver le nôtre. Peu nous importe , tous
chemins sont bons pourvu qu'on arrive : mais encore faut-il arriver
i|uelque part quand on a faim. Heureusement nous trouvons un
paysan qui nous mène dans sa chaumière; nous mangeons de
^rand apjK'tit son maigre dincr. En nous voyant si fatigués, si
afi'amés , il nous dit : Si le bon Dieu vous eut conduits de l'autre
coté de la colline , vous eussiez été mieux reçus Vous auriez
trouvé une maison de paix... des gens si charitibles... de si bon-
nes gens !... Ils n'ont pas meilleur cœur que moi , mais ils sont
plus riches , quoiqu'on dise qu'ils l'étaient bien plus autrefois...
Ils ne pâtissent pas , Dieu merci ; et tout le pays se sent de ce qui
leur reste.
A ce mot de bonnes gens, le cœur du bon Emile s'épanouit. Mon
ami , dit-il en me regardant , allons à celle maison dont les mai-
Ires sont bénis dans le vuisiiiage : je serais bien aise de les voir;
|)eut-étre seront-ils bien aises de nous voir aussi. Je suis sûr qu'ils
nous recevront bien : s'ils sont des nôtres , nous serons des leurs.
La maison bien indiquée , on part , on erre dans les bois : une
grande pluie nous surprend en chemin ; elle nous rctirde sans
nous arrêter. Enfin l'on se retrouve , et le soir nous arrivons à la
maison désignée. Dans le hameau qui l'entoure , cette seule mai-
son, quoique simple, a quelijue apparence. Nous nous présentons,
nous demandons l'hospitalité. L'on nous fait parler au maître ; il
nous questionne, mais poliment : sans dire le sujet de notre'
voyage , nous disons celui de notre détour. Il a gardé de son an-
cienne opulence la facilité de coonaitre l'état des gens dans leurs
5t0 KMILt:.
manières ; quiconque a vécu dans le grand monde se trompe ra-
rement liVdcssus : sur ce passe-port nous sommes admis.
On nous montre Un appartement fort polit, mais propre et
commode ; on y fait du feu, nous y trouvons du lin;^c, des nippes,
tout ce qu'il nous faut. Quoi ! dit Emile tout suri)ris , on di-
rait que nous étions attendus. 0 que le paysan avait bien raison !
<iuelle attention ! quelle bonté ! quelle prévoyance ! et pour des in-
connus! Je crois ùlre au temps d'Ilomcre. Soyez sensible à t«)ut
cela , lui dis-je , mais ne vous on étonnez pas ; partout où les
étrangers sont rares , ils sont bien venus : rien ne rend plus hos-
pitalier que de n'avoir pas souvent i)esoin de l'élre : c'est 1 af-
fluencc des hôles qui détruit riiosi)ilalilé. Du temps d'Ilomorc on
ne voyageait guère, et les voyageurs élaienl bien reçus partout.
Nous sonunes peut-être les seuls passagers qu'on ait vus ici de
toute l'année. N'importe, reprend-il, cela même est un éloge
de savoir se passer d'holes , et de les recevoir toujours bien.
Séchés et rajustés , nous allons rejoindre le mailrc de la mai-
son ; il nous présente à sa femme ; elle nous reçoit non pas seule-
ment avec politesse, mais avec bpnlé. L'honneur de ses coups
d'œil est pour Kmile. Une mère , dans le cas où elle est, voit rare-
ment sans inquiétude, ou du moins sans curiosité, entrer chez
elle un homme de cet Age.
On fait hâter le souper [)our l'amour de nous. En entrant dans
la salle à manger nous voyons cinti couverts : nous nous plaçons,
il en reste un vide. Une jeune personne entre , fait une grande
révérence , et s'assied modestement sans parler. Emile , occu|ic
do sa faim ou de ses réponses, la salue, parle, et mange. Le prin-
cipal objet de son voyage est aussi loin de sa pensée qu'il se croit
Itii-méme encore loin du terme. L'entretien roule sur l'égaromenl
de nos voj'ageurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison,
vous me paraissez un jeune homme aimable et sage ; et c^la me
fait songer que vous êtes arrivés ici , votre gouverneur et vous ,
las et mouillés , comme Télémaque et Meivlor dans l'He de Calypso.
Il est vrai, répond Emile, que nous trouvons ici l'hospitalité de
Calypso. Son Mentor ajoute, Kt les charmes dKucharis. Mais
Emile coimait l'Odyssée, et n'a point lu ïélémaciue ; il ne sait ce
(pie c'est qu'Kucharis. Pour la jeune personne, je la vois rougir
»us(iu'aux yciLx , les baisser sur son assiette, cl n'oser soufllor. I^
LIVRE V. 511
■!i ro , qui ittuiirquc son embarras, fait signe au pi-re, et colui-ci
liangc de conversitlion. En parlant de sa solitude, il s'engage
sensiblement dans le récit des événements qui l'y ont confiné ;
- malheurs de sa vie , la conslancc de son épouse, les consola-
litins qu'ils ont trouvées dans leur union, la vie douce et paisible
iu"ils mènent dans leur retraite , et toujours sans dire un mot de
jounc personne; tout cela forme un récit agréable et touchant ,
; on ne peut entendre sans intérêt. Emile , ému, attendri, cesse
manger pour écouter. Enfin , à l'endroit où le plus honnête des
'imies s'étend avec plus de |)laisir sur l'attachement de la plus
-lie des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main
lu mari qu'il a saisie, et de l'autre prend aussi la main de la
f'tnme, sur laquelle il se penche avec transport en l'arrosant de
•irs. La naive vivacité du jeune homme enchante tout le monde :
lis la fille, plus sensible que personne à cette marque de son
!i cœur, croit voir Téiémaquc affecté des malheurs de IMiiloc-
' . Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux exami-
: sa figure; elle n'y trouve rien qui démente la comparaison.
1 air aisé a de la liberté sans arrogance ; ses manières sont vi-
- sans étourderie ; s.'i sensibilité rend son regard plus doux , s^i.
vsionomic plus touchante : la jeune personne le voyant pleurer,
' près de mêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prè-
le , une honte secrète la retient : elle se reproche déjà les-
irs prêts à s'échapper de ses yeux , comme s'il était mal d'en.
:>er pour sa famille.
La mère, qui dès le commencement du souper u'a cessé de
lier sur elle, voit sa contrainte, et l'en délivre en l'envoyant
!c une commission. Une minute après, la jeune fille rentre,
!is si mai remise, que son désordre est visible a tous les yeux.
iiiere lui dit avec douceur : Sophie, remettez-vous; ne cesse-
'vous point de pleurer les malheurs de vos |)arenls.' Vous qui
- <'n consolez, n'y soyez pas plus sensible qu'eux-mêmes.
A ce nom de Sophie vous eussiez vu tressaillir Emile. Frappe
il un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide
■iir celle qui l'ose porter. Sophie , ô Sophie ! est-ce vous que mon
ur cherche.» est-ce vous que mon rœuraimePlI l'observe, il la
ilempleavec une sorte <le crainte et de défiance. Il ne voit point
" lement la figure qu'il s'était peinte; il ne sait si celle qu'il
t vaut mieux ou moins. U étudie chaque trait, il épie chaqjiie-
512 E.UlLt.
mouvement , civique geslc; il trouve à tout mille interprétations
confuses ; il donnerait la moitié de sa vie pour qu'elle voulût dire
un seul mot. Il me regarde, inquiet et troublé; ses yeux me font
a la fois cent questions, cent reproches. 11 semble me dire à cha-
que regard : Guidez-moi tandis qu'il est temps; si mon cœur se
livre et se trompe , je n'en reviendrai de mes jours.
Emile est l'homme du monde qui sait le moins se déguiser. Com-
ment se déguiserait-il dans le plus grand trouble de sa vie, entre
quatre spectateurs qui l'examinent , et dont le plus distrait en ap-
parence est en effet le plus attentif? Son désordre n'échappe point
aux yeux pénétrants de Sophie ; les siens l'instruisent de reste
qu'elle en est l'objet : elle voit que celte inquiétude n'est pas de
l'amour encore ; mais qu'importe ? il s'occupe d'elle , et cela sultif ;
elle sera bien malheureuse s'il s'en occupe impunément.
Les mères ont des yeux comme leurs filles , et l'expérience de
plus. La mère de Sophie sourit du succès de nos projets. Elle lit
dans les cœurs des deux jeunes gens ; elle voit qu'il est temps de
lixer celui du nouveau Télémaque ; elle fait parler sa fille. Sa fille,
avec sa douceur naturelle , répond d'un ton timide qui ne fait que
mieux son effet. Au premier son de cette voix, Emile est rendu;
c'est Sophie, il n'en doute plus. Ce ne la serait pas , qu'il serait
trop tard pour s'en dédire.
C'est alors que les charmes de cette Jille enchanteresse vont par
torrents à son cœur, et qu'il commence d'avaler à longs Irai s le
poison dont elle l'enivre. Il ne parle jikis , il ne répond plus ; il ne
voit que Sophie , il n'entend que Sophie : si elle dit un mot , il ou-
vre la bouche; si elle baisse les yeux, il les baisse; s'il la voit
soupirer, il soupire; c'est l'àrae de Sophie qui parait l'animer.
Que la sienne a change dans peu d'instants! Ce n'est jilus le tour
de Sophie de trembler , c'est celui d'Emile. Adieu la liberté , la
naïveté, la franchise. Confus, embarrassé, craintif, il n'oso
plus regarder autour de lui, de peur de voir qu'on le regarde*
Honteux de se laisser pénétrer, il voudrait se rendre invisible à
tout le monde pour se rassasier de la contempler sans être ob*
serve. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte d'£milc; elle
voit son triomphe , elle en jouit.
Ac U uioslra giù, hcn chc in siio cor ne rida *.
* [r,VKS0, CcrKxiitimmr lil-nutn , r. iv . ".} 6
J
LIVRL V. 513
Elle n'a pas changé de contenance ; mais , malgré cet air mo-
leste et ces yeux baissés , son tendre cœur palpite de joie, et lui
iil que Télémaque est trouvé.
Si j'entre ici dans l'histoire trop naïve cl trop simple peut-être
;o leurs innocentes amours, on regardera ces détails comme un
j 'U frivole , et l'on aura tort. On ne considère pas assez l'influence
que doit avoir la première liaison d'un homme avec une femme
dans le cours de la vie de l'un et de l'autre. On ne voit pas qu'une
i'remière impression , aussi vive que celle de l'amour ou du pen-
liant qui tient sa place, a de longs effets dont on n'aperçoit point
I chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent d'agir jus-
u'a la mort. On nous donne, dans les traités d'éducation, de
-; inds verbiages inutiles et pédantesques sur les chimériques de-
\(»irs des enfants; et l'on ne nous dit pas un mot de la partie la
i)lus importante et la plus diflicile de toute l'éducation , savoir , la
crise qui sert de passage de l'enfance à l'état d'homme. Si j'ai pu
"■ndre ces essais utiles par quelque endroit , ce sera surtout pour
::i'y être étendu fort au long sur cette partie essentielle, omise
\KiT tous les autres, et pour ne m'étre |>oint laissé rebuter dans
cette entreprise par de fausses délicatesses, ni effrayer par des
lifiicultés de langue. Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ce que
a du dire : il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est
■ 11 assez beau roman que celui de la nature humaine. S'il ne se
.juve que dans cet écrit , est-ce ma faute.» Ce devrait être Ihis-
1 ire de mon espèce. Vous qui la dépravez, c'est vous qui faites
un roman de mon livre.
Une autre considération qui renforce la première est qu'il ne
s'agit pas ici d'un jeune homme livré des l'enfance à la crainte , à
la convoitise , à l'envie , à l'orgueil , et à toutes les passions qui
servent d'instrument aux éducations communes; qu'il s'agit d'un
jeune homme dont c'est ici non-seulement le premier amour, mais
la première passion de toute espèce ; que de cette passion , l'unique
peut-être qu'il sentira vivement dans toute sa vie , dépend la der-
nière forme que doit prendre son caractère. Ses manières de pen-
ser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont
acquérir une consisbnce qui ne leur permettra plus de s'altérer.
On conçoit qu'entre £milc et moi la nuit qui suit une pareille
soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc: la seule con-
formité d'un nom doil-cllc avoir tant de pouvoir sur un homme
514 EMILE.
saiic? N'y a-l-il qu'une Sophie au monde? Se rcssembicnl-elles
toutes d'àme comme de nom ? Toutes celles qu'il verra sont-elles
la sienne? Est-il fou de se passionner ainsi pour une inconnue à
laquelle il n'a jamais parlé? Attendez , jeune homme , examinez,
observez. Vous ne savez pas même encore chez qui vous êtes ; et,
à vous entendre , on vous croirait déjà dans votre maison.
Ce n'est pas le temps des leçons , et celles-ci ne sont pas faites
pour être écoutées. Elles ne font que donner au jeune homme un
nouvel intérêt pour Sophie, par le désir de justilier son penchant,
(]c rapport des noms, celte rencontre qu'il croit fortuite, ma
réserve même, ne font qu'irriter sa vivacité : déjà Sophie lui
parait trop estimable pour qu'il ne soit pas sur de me la faire
aimer.
Le matin, je me doute bien que , dans son mauvais habit de
voyage , Emile tâchera de se mettre avec plus do soin. Il n'y
manque pas : mais je ris de; son empressement à s'accommoder
du linge de la maison. .le pénètre sa pensée ;«j'y lis avec plaisir
qu'il cherche, en se préparant des restitutions , des échanges, à
s'établir une espèce de correspondance qui le mette en droit d'y
renvoyer et d'y revenir.
Je m'étais attendu de trouver Sophie un peu plus ajustée aussi
de son côté : je mo suis trompé. Cette vulgaire coquetterie est
bonne pour ceux à qui l'on ne veut que plaire. Celle du vé-
ritable amour est plus raflinée; elle a bien d'autres prétentions.
Sophie est mise encore plus simplement que la veille, et même
plus négligemment, quoique avec une propreté toujours scru-
puleuse, .le ne vois de la coquetterie dans cette négligence
<jue parce que j'y vois de l'affectation. Sophie sait bien qu'une
parure plus recherchée est une déclaration ; mais elle ne sait pas
(lu'une parure plus négligée en est une autre, elle montre qu'on ne
se contente pas de plaire par l'ajustement , qu'on veut plaire aussi
par la personne. Eh ! quimporte à l'amant comme on soit mise ,
pourvu (|u'il voie qu'on s'occupe de lui ? Déjà sure de son em-
pire , Sophie ne se borne pas à frapper par ses charmes les yeux
«riùnile , si son cœur ne va les chercher; il ne lui suffit plus qu'il
les voie, elle ve;it qu'il les suppose. N'en a-t-il pas assez vu pour
être obligé de deviner le reste?
Il est à croire que, durant nos entretiens de cette nuit , Sophie
cl sa mère n'ont |)as non plus roslc muettes ; il y a eu des aveux
J
LIVRt V. 515
.irradiés, des inslnu-lionsdonnt'cs. Le Icndcninin on se rassemble
l»icn préparés. H n'y ;> pas douze lieurcs que nos jeunes gens se
sont vus; ils ne se sont pas dit encore un seul mot, et déjà l'on
voit quib s'entendent. Leur abord n'est pas familier ; il est env
.irrassé, timide; ils no se parlent point; leurs yeux baissés
•mblent s'éviler, et cela même est un signe d'intelligence : ils
évitent, mais de concert : ils sentent déjà le besoin du mystère
.vant de s'être rien dit. En partant nous demandons la [)ermission
il' venir nous-mêmes rapporter ce que nous emportons. La bou-
tlie d'Emile demande cette permission au père, à la mère , tandis
que ses yeux icquicts, tournés sur la ûlle, la lui demandent beau-
coup plus instamment. Sopbie ne ditnen, ne fait aucun signe,
ne parait rien voir, rien entendre ; mais elle rougit , et cette rou-
-"urest une réponse encore plus claire que celle de ses parents.
On nous permet de revenir, sans nous inviter à rester. Cette
conduite est convenable ; ou donne le couvert à des passants cid-
iarrassés de leur gite, mais il n'est pas décent qu'un amant cou-
iic dans la maison de sa maîtresse.
A peine sommes-nous hors de celte maison chérie , qu'Émde
-fuige à nous établir aux environs : la chaumière la plus voisine
Il semble déjà trop éloignée ; il voudrait coucher dans les fossés
lu château. Jeune étourdi! lui dis-je d'un ton de pitié, quoi!
■ja la }>assion vous aveugle ! Vous ne voyez déjà plus ni les
Mcnséances ni la raison ! Malheureux ! vous croyez aimer, et vous
voulez désboDorer votre maîtresse ! Que dira-t-on d'elle quand on
viura (|u'un jeune homme qui sort de sa maison couche aux en-
trons? Vous l'aimez, dites-vous: Est-ce donc à vous de la perdre
■■'■ réputation? Est-ce là le prix de Ihospitalité que ses parents
• "US ont accordée.' Ferez-vous l'opprobre de celle dont vous at-
l' iidez votre bonheur ? Eh ! qu'importent , répond-il avec vivacité,
1rs vains discours des hommes et leurs injustes sou()^ons? Ne
in'avez-vous pas appris vous-même à n'en faire aucun cas.' Qui
>ait mieux que moi combien j'honore Sophie , combien je la veux
'specter ? Mon attachement ne fera point sa honte , il fera sa
-loire, il sera digne d'elle. Quand mon cœur et mes soins lui ren-
iront partout l'hommage qu'elle mente , en quoi puisje l'oulra-
-< r ? Cher Emile , reprends-je en l'embrassant , vous raisonner.
; i>ur vous : apprenez à raisonner pour elle. Ne comparez j)oml
ritonneur d'un sexe à celui de l'autre : ils ont des principes tout
516 EMILE.
différents. Ces principes sont également solides et raisonnables,
parce qu'ils dérivent également de la nature , et que la même vertu
qui vous fait mépriser pour vous les discours des hommes vous
oblige à les respecter pour votre maîtresse. Votre honneur est en
vous seul, et le sien dépend d'autrui. Le négliger serait blesser
le vôtre même ; et vous ne vous rendez point ce que vous vous
devez, si vous êtes cause qu'on ne lui rende pas ce qui lui
est dû.
Alors, lui expliquant les raisons de ces différences , je lui fais
sentir quelle injustice il y aurait à vouloir les compter pour rien.
Qui est-ce qui lui a dit qu'il sera l'époux de Sophie, elle dont
il ignore les sentiments, elle dont le cœur ou les parents ont
peut-être des engagements antérieurs, elle qu'il ne connaît point ,
et qui n'a peut-être avec lui pas une des convenances qui peuvent
rendre un mariage heureux? Ignore-t-il que tout scandale est
pour une lille une tache indélébile , que n'efface pas même son
mariage avec celui qui l'a causé? Eh '. quel est l'homme sensible
qui veutperdrecellequ'il aime?Quel est l'honnête hommequi veut
faire pleurer à jamais à une infortunée le malheur de lui avoir plu ?
Le jeune homme , effrayé des conséquences que je lui fais en-
visager, toujours extrême dans ses idées , croit déjà n'être jamais
assez loin du séjour de Sophie : il double le pas pour fuir plus
promptement : il regarde autour de nous si nous ne sommes point
écoutés; il sacrifierait mille fois son bonheur à l'honneur de celle
qu'il aime; il aimerait mieux ne la revoir de sa vie , que de lui cau-
ser un seul déplaisir. C'est le premier fruit des soins que j'ai pris
dès sa jeunesse de lui former un cœur qui sache aimer.
Il s'agit donc de trouver un asile éloigné , mais à portée. Nous
cherchons, nous nous informons : nous apprenons qu'à deux
grandes lieues est une ville ; nous allons chercher à nous y loger,
plutôt que dans des villages plus proches , où notre séjour devien-
drait suspect. C'est là qu'arrive enfin le nouvel amant, plein d'a-
mour, d'espoir, de joie, et surtout de bons sentiments ; et voilà
comment , dirigeant peu à peu sa passion naissante vers ce qui
est bon et honnête, je dispose insensiblement tous ses penchants
à prendre le même pli.
J'approche du terme de ma carrière; je l'aperçois déjà de loin.
Toutes les grandes difficultés sont vaincues , tous les grands obs-
tacles sont sunn<inlés; il ne me reste plus rien de pénible à fairo
LIVRE V. 517
que de ne pas gâter mon ouvrage en me hâtant de le consommer.
Dans l'incertitude der la vie humaine , évitons surtout la fausse
ludence d'immoler le présent à l'avenir; c'est souvent immoler
^ qui est à ce qui ne sera point. Rendons l'homme heureux dans
)us les âges, de peur qu'après bien des soins il ne meure avant
>» l'avoir été. Or , s'il est un temps pour jouir de la vie , c'est as-
1 rément la fin de l'adolescence, où les facultés du corps et de
ime ont acquis leur plus grande vigueur , et où l'homme , au mi-
.^u de sa course , voit de plus loin les deux termes qui lui en font
•nlir la brièveté. Si l'imprudente jeunesse se trompe, ce n'est
'.s en ce qu'elle veut jouir, c'est en ce qu'elle cherche la jouis-
. ince où elle n'est point , et qu'en s'apprétant un avenir miséra-
ble elle ne sait pas même user du moment présent. .
Considérez mon Emile à vingt ans passés , bien formé , bien
constitué d'esprit et de corps , fort , sain , dispos , adroit , robuste ,
plein de sens , de raison , de bonté , d'humanité ; ayant des
mœurs , du goût ; aimant le beau , faisant le bien ; libre de l'em-
jùre des passions cruelles, exempt du joug de l'opinion, mais
>umis à la loi de la sagesse , et docile à la voix de l'amitié ; pos-
-> (lant tous les talents utiles, et plusieurs talents agréables ; se sou-
ciant peu des richesses, portant sa ressource au bout de ses bras ,
et n'ayant pas peur de manquer de pain , quoi qu'il arrive. Le
voilà maintenant enivré d'une passion naissante : son cœur s'ou-
vre aux premiers feux de l'amour ; ses douces illusions lui font
un nouvel univers de délices et de jouissance ; il aime un objet ai-
:able, et plus aimable encore par son caractère que par sa per-
- inne ; il espère, il attend un retour qu'il sent lui être dû. C'est
(lu rapport des cœurs , c'est du concours des sentiments honnêtes ,
que s'est formé leur premier penchant : ce penchant doit être du-
rable. Il se livre avec confiance , avec raison même , au plus char-
mant délire , sans crainte , sans regret , sans remords , sans au-
irc inquiétude que celle dont le sentiment du bonheur est insé-
parable. Que peut-il manquer au sien ? Voyez , cherchez , imagi-
nez ce qu'il lui faut encore, et qu'on puisse accorder avec ce qu'il
a. Il réunit tous les biens qu'on peut obtenir à la fois ; on n'y en
peut ajouter aucun qu'aux dépens d'un autre ; il est heureux au-
tant qu'un homme peut l'être. Irai-je en ce moment .ibréger un
tieslin si doux .' irai-je troubler une volupté si pure ? Ah ! tout le
prix de la vie est dans la félicite qu'il goûte. Que pourrais-jc lui
44
«48 EMlLIi.
rendre qui valût ce que je lui aurais otc? Même en meltant le
comble à son l)onhcur , j'en détruirais le plus grand charme. Ce
bonheur suprême est cent fois plus doux à espérer (pi'à obtenir;
on en jouit mieux quand on l'attend que quand on le goûte. 0 bon
Emile, aime et soi* aimé! jouis longtemps avant que de possé-
der ; jouis à la fois de l'amour et de l'innocence ; fais ton paradis
sur la terre en attendant l'autre : je n'abrégerai point cet heureux
temps de ta vie ; j'en filerai pour toi l'enchantement; je le prolon-
gerai le plus qu'il sera possible. Hélas ! il faut qu'il finisse , et qu'il
finisse en peu de temps; mais je ferai du moins qu'il dure tou-
jours dans ta mémoire, et que tu ne te repentes jamais de l'avoir
goûté.
Emile n'oublie pas que nous avons des restitutions à faire. Si-
lot qu'elles sont prêtes , nous prenons des chevaux , nous allons
grand train : pour cette fois, eu partant il voudrait être arrivé.
Quand le cœur s'ouvre aux passions , il s'ouvre à l'ennui de la
vie. Si je' n'ai [t&s perdu mon temps, la sienne entière ne se pas-
sera pas ainsi.
Malheureusement la route est fort coupée et le pays difficile.
Nous nous égarons; il s'en aperçoit le premier, et , sans s'impa-
tienter, sans se plamdre , il met toute son attention à retrouver son
chemin; il erre longtemps avant de se reconnaître, et toujours
avec le même sang-froid. Ceci n'est rien pour vous, mais c'est
beaucoup pour moi, qui connais son naturel emporté : je vois lo
fruit des soins que j'ai rais dès son enfance à l'endurcir aux coups
de la nécessité.
Nous arrivons enfin. La réception qu'on nous fait est bien plus
simple et plus obligeante que la première fois; nous sommes déjà
d'anciennes connaissances. Emile et So|)hie se saluent avec un peu
d'embarras , et ne se parlent toujours point : que se diraient-ils
en notre présence? L'entretien qu'il leur faut n'a pas besoin de
témoins. L'on se promène dans le jardin : ce jardin a pour par-
terre un potager très-bien entendu; pour parc, un verger cou-
vert de grands et beaux arbres fruitiers de toute espèce , coupé en
divers sens de jolis ruisseaux, et de plates-bandes pleines de
fleurs. Le beau lieu ! s'écrie Emile plein de son Homère, et toujours
dans l'enthousiasme; je crois voir le jardin d'Alcinoûs. La fille
voudrait savoir ce que c'est ((u'AIcinoûs , et la mère le ilemando.
Alcinoûs , leur dis-je , était un roi de Corcyrc , dont le jardin , de-
LIVKli V. 5IU
cril p.ir Ilomcrc , est critiqué par les gens de goût , comme trop
!■ impie cl trop pou paré'. Cet Alcinoûs avait une fille aimable,
«ini, la veille qu'un étranger reçut l'hospitalité chez son père,
■ iigea qu'elle aurait bientôt un mari. Sophie , interdite, rougit ,
sse les yeux, se mord la langue; on ne peut imaginer une pâ-
lie confusion. Le pt're, qui se plait à l'augmenter, prend la
Mjle, et dit que la jeune princesse allait elle-même laver le
!.ni:e à la rivière. Croyez-vous , poursuit-il , qu'elle eût dédaigné
'!• toucher aux serviettes sales, en disant qu'elles sentaient le
illon? Sophie , sur qui le coup porte , oubliant sa timidité na-
f'Ile , s'excuse avec vivacité. Son papa sait bien que tout le
iiu linge n'eût point eu d'autre blanchisseuse qu'elle , si on l'a-
it laissée faire ' ; et qu'elle en eût fait davantage avec plaisir , si
le lui eût ordonné. Durant ces mots elle me regarde à la déro-
i i> avec une inquiétude dont je ne puis m'empécher de rire, en
li-.int dans son cœur ingénu les alarmes qui la font parler. Son
'•a la cruauté de relever celte étourderie, en lui demandant
i !i ton railleur à quel propos elle parle ici pour elle , et ce qu'elle
;>> commun avec la fille d'Alcinoûs. Honteuse et tremblante ,
n'ose plus souffler , ni regarder personne. Fille charmante, il
>t plus temps de feindre; vous voilà déclarée en dépit de vous.
' n En sortant du (>alais on troure un raste jardin de quatre arponts .
-rrint cl clos tout alcnlon;'. plantii de grande arbres fleiiri.s , pro-
■ ' (|ps poires, des pomiiif* de prenade et d'antres des plus IhîIIcs
des ri;;uiers nu doux fiiitt, et des oliviers vcrdoj-ants. Januis
l'année «'ntière ces tieiux Jirbres ne restent sans fruiU : l'hiver et
i douce luleiiic du vent d'oiust fait à U fois nouer les uns et mûrir
■ -. On voit la |ioirc et la |K)iiiine vieillir et s<;cher sur leur ar-
Mir le riguier, et Li grap|>c sur la souche. La vigne inëpui-
d'y p<>rt<>rde nouveaux raisins; on fait cuire et contire Ira
. tandis qu'on en vendange d'autres, laissant
i-ncorc en llcimi.en verjus, ou qui coinnien-
- - liouts, deux carn'-s bien cultivés , et couverts
• >li; llcunt toute l'anncc , sont umës de deux fontaines, dont l'une est
• "li^tribui'c dans tout le jardin . et l'autre , apn-s avoir traversé le palais ,
• I -t r inluitc i un t>.1tinient élevé dans la ville, jMjur abreuver les ti-
■ r. . .-i-. >
' ' ^t la description du jardin royal d'AlcinoOs , au septième livre
-l'r ; jardin dans lequel , i L> honte de ce vieux rêveur d'IIonièru
îices de son temps , on ne voit ni treillages , ni sLilues , ni casca-
' . m b<>ulin!;rins.
J'avoue que je sais quelque gré k la mi>re de .Sophie de ne lui avoir
laissé g.iter dans le savon ib.-s mains aussi douces que les siennes , et
Emile doit baiser si souvent .
520 EMILE.
Bientôt celle petite scène est oubliée ou parait l'être : très-heu-
reusement pour Sopiiie, Emile est le seul qui n'y a rien compris.
La promenade se continue , et nos jeunes gens , qui d'abord étaient
à nos côtés , ont peine à se régler sur la lenteur de notre marche;
insensiblement ils nous précèdent , ils s'approchent , ils s'accostent
à la fin , et nous les voyons assez loin devant nous. Sophie semble
allcntive et posée ; Emile parle et gesticule avec feu : il ne parait
pas que l'entretien les ennuie. Au bout d'une grande heure, on
retourne, on les rappelle; ils reviennent, mais lentement à leur
tour, et l'on voit qu'ils mettent le temps à profit. Enfin tout à
coup leur entretien cesse avant qu'on soit à portée de les enten-
dre, et ils doublent le pas pour nous rejoindre. Emile nous
aborde avec un air ouvert et caressant; ses yeux pétillent de
joie ; il les tourne pourtant avec un peu d'inquiétude vers la mère
de Sophie, pour voir la réception qu'elle lui fera. Sopiiie n'a pas ,
à beaucoup près , un maintien si dégagé ; en approchant elle sem-
ble toute confuse de se voir tète à tête avec un jeune homme , elle
qui s'y est si souvent trouvée avec d'autres sans en être embar-
rassée , et sans qu'on l'ait jamais trouvé mauvais. Elle se hâte
d'accourir à sa mère, un peu essoufflée , en disant quelques mots
qui ne signifient pas grand' chose , comme pour avoir l'air d'ètro
là depuis longtemps.
A la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables enfants,
on voit que cet entretien a soulagé leurs jeunes cœurs d'un grand
poids. Ils ne sont pas moins réservés l'un avec l'autre, mais leur
réserve est moins embarrassée ; elle ne vient plus que du respect
d'Emile , de la modestie de Sophie , et de l'honnêteté île tous deux.
Emile ose lui adresser quelques mots, quelquefois elle ose répon-
dre; mais jamais elle n'ouvre la bouche pour cela sans jeter les
yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui parait le plus sen-
sible en elle est envers moi. Elle me témoigne une considération
plus empressée , elle me regarde avec intérêt , elle me parle af-
fectueusement , elle est attentive à ce qui peut me plaire ; je vois
qu'elle m'honore de son estime, et qu'il ne lui est pas indifférent
d'obtenir la mienne. Je comprends qu'Emile lui a parlé de moi ;
on dirait qu'ils ont déjà comploté de me gagner : il n'en est rien
pourtant, et Sophie elle-même ne se gagne pas si vile. Il aura
peut-être plus besoin de ma faveur auprès d'elle , que de la sienne
auprès de moi. Couple charmant!... Eu songeant que le cœur
LIVKE V. 521
isibledc mon jeune ami m\i fait entrer pour beaucoup dans
1 premier entrelien avec sa maîtresse, je jouis du prix de ma
iiie; son amitié m'a tout payé.
Los visites se réitèrent. Les conver>ations entre nos jeunes gens
> iennentplus fréquentes. Emile, enivré d'amour, croit déjà lou-
T à son bonheur. Cependant il n'obtient point d'aveu formel
Sophie ; elle l'écoute , et ne lui dit rien. Emile connaît toute sa
Mlestie;tant de retenue l'étonne peu; il sent qu'il n'est pas
I auprès d'elle; il sait que ce sont les pères qui marient le»
mis; il suppose que Sophie attend un ordre de ses larents;
iui demande la permission de le solliciter; elle ne s'y oppose pas.
r m'en parle ; j'en parle en son nom , même en sa présence. Quelle
piise pour lui d'apprendre que Sophie dépend d'elle seule , et
pour le rendre heureux elle n'a qu'à le vouloir ! Il commence
'' plus rien comprendre à sa conduite. Sa confiance diminue.
«il.irme , il se voit moins avancé qu'il ne pensait l'être ; et c'est
:'s que l'amour le plus tendre emploie son langage le plus tou-
.!il pour la fléchir.
! mile n'est pas fait pour deviner ce qui lui nuit : si on ne le lui
, il ne le saura de ses jours , et Sophie est trop fière pour le lui
• . Les difficultés qui l'arrêtent feraient l'empressement d'une
autre. Elle n'a pas oublié les leçons de ses parents. Elle est pauvre ;
Emile est riche , elle le s;iit. Combien il a besoin de se faire estimer
d'elle! Quel mérite ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité !
Mais comment songerait-il à ces obstacles? Emile sait-il s'il est
riche ? Dai^ne-t-il même s'en informer ? Grâces au ciel , il n'a nul
besoin de l'être , il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien
qu'il fait de son c«cur, et non de sa bourse. Il donne aux malheu-
reux son temps , ses soins , ses affections , sa personne ; et , dans
l'estimation de ses bienfaits , à peine ose-t-il compter pour quelque
chose l'argent qu'il répand sur les indigents.
Ne sachant à quoi s'en prendre de sa disgrâce , il l'attribue à sa
propre faute : car qui oserait accuser de caprice l'objet de ses
adorations ? L'humiliation de l'amour-propre augmenle les regrets
de l'amour éconduit. Il n'approche plus de Sophie avec cette aima-
ble confiance d'un c<£ur qui se sent digne du »ien ; il est craintif
et tremblant devant elle. Il n'espère plus la toucher par la ten-
dresse , il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa |)atience
•e lasse, le dépit est prêt ;i lui surcéder. S*mJ»ic semble pressentir
52Î EMILE.
ces emportements , et le regarde. Ce seul regard le désarme et
l'intimide : il est plus soumis qu'auparavant.
Troublé de cette résistance obstinée et de ce silence invincible,
il épanche son cœur dans celui de son ami. Il y dépose les douleurs
de ce cœur navré de tristesse ; il implore son assistance et ses con-
seils. Quel impénétrable mystère ! Elle s'intéresse à mon sort, je
n'en puis douter : loin de ra'éviler, elle se plait avec moi : quand
j'arrive elle marque de la joie, et du regret quand je pars; elle reçoit
mes soins avec bonté; mes services paraissent lui plaire; elle daigne
me donner des avis , quelquefois même des ordres. Cependant elle
rejette mes sollicitations , mes prières. Quand j'ose parler d'union ,
elle m'impose impérieusement silence; et si j'ajoute un mot, elle
me quitte à l'instant. Par quelle étrange raison veut-elle bien que
je sois à elle, sans vouloir entendre parler d'être à moi? Vous
qu'elle honore, vous qu'elle aime et qu'elle n'osera faire taire,
parlez , faites-la parler ; servez votre ami , couronnez votre ou-
vrage ; ne rendez pas vos soins funestes à votre élève : ah ! ce qu'il
tient de vous fera sa misère , si vous n'achevez son bonheur.
Je parle à Sophie , et j'en arrache avec peu de peine un secret
que je savais avant qu'elle me l'eût dit. J'obtiens plus difficilejnenl
la permission d'en instruire Emile ; je l'obtiens enfin, et j'en use.
Cette explication le jette dans un étonnementdont il ne peut reve-
nir. Il n'entend rien à celte délicatesse ; il n'imagine pas ce que
des écus de plus ou de mouis font au caractère et au mérite.
Quand je lui fais entendre ce qu'ils font aux préjugés , il se met à
rire ; et, transporté de joie , il veut partir à l'instant , aller tout
déchirer, tout jeter, renoncer à tout, pour avoir l'honneur d'être
aussi pauvre que Sophie, et revenir digne d'élre son époux.
Hé (juoi ! dis-je en l'arrêtant, et riant à mon tour de son impé-
tuosité, celte jeune tète ne mùrira-t-el!e point? et , après avoir
philosophé toute votre vie , n'apprendrcz-vous jamais à raisonner.*
Comment ne voyez-vous pas qu'en suivant votre insensé projet
vous allez empirer votre situation, et rendre Sophie plus intraila-
ble ? C'est un petit avantage d'avoir quehiues biens de plus qu'elle,
c'en serait un très-grand de les iui avoir tous sacriliés; et si sa
fierté ne peut se résoudre à vous avoir la |)remière obligation,
comment se résoudrait-elle à vous avoir l'autre? î^i elle ne peu',
souffrir qu'ui! mari puisse lui reprocher de l'avoir eiu'iclne , souf-
frira-t-ellr tiuilpuiss»» lui reprocher de s'être appauvri pour cllcP
!
LlVRt V 513
!;h , malheureux 1 tremblez qu'elle ne vous soupeonne d'avoir eu
■ projet. Devenez au contraire économe et soigneux pour l'amour
.elle, de peur qu'elle ne vous accuse de vouloir la gagner par
liesse , et de lui sacrifier volontairement ce que vous perdrez |Kir
gliçence.
Croyez-voas au fond que de grands biens lui fassent peur, et
:!ic ses oppositions viennent procisémcnt des richesses? Non,
' her Emile; elles ont une cause plus solide et plus grave dans
l'effet que produisent ces richesses dans l'âme du possesseur. Elle
sait que les biens de la fortune sont toujours préf(Tr> a tuut |)ar
ceux qui les ont. Tous les riches comptent l'or avant le mérite. Dans
la, mise commune de l'argent et des services, ils trouvent toujours
que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre , et pensent qu'on leur en
doit de reste quand on a passé sa vie à les servir en mangeant leur
[Kiin. Qu'avez-vous donc à faire, ô Emile, pour la rassurer sur
ses criintes? Faites- vous bien connaître à elle ; ce n'est pas l'affaire
d'un j<iur. Montrez-lui dans les trésors de votre âme noble de quoi
racheter ceux ilmt vous avez le malheur d'être parbgé. A force
de constance et de temps , «'irmontez sa résistance ; à force do
»cntiments grands et généri -x , forcez-la d'oublier vos richesses.
Aimez-la, servez-la , servez ses respectables parents. Prouvez-lui
que ces soins ne sont pas l'effet d'une passion folle et passagère ,
mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre cœur.
Honorez dignement le mérite outragé par la fortune : c'est le seul
pioyen de le réconcilier avec le mérite qu'elle a favorisé.
On conçoit quels transports de joie ce discours donne au jeune
homme , combien il lui rend de confiance et d'espoir, combien son
hmméte cœur se félicite d'avoir à faire , jwur plaire à Sophie , tout
ce qu'il ferait de lui-même quand Sophie n'existerait pas, ou qu'il
ne serait p;is amoureux d'elle. Pour peu qu'on ait compris son
caractère, qui est-ce qui n'imaginera pas sa conduite en celle
occasion ?
Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens et le mé-
diateur de leurs amours ! Bel emploi pour un gouverneur ! Si beau ,
que je ne fis de ma vie rien qui m'élevàt tant à nies propres yeux ,
et qui me rendit si content de moi-même. .\u leste , cet emploi
ne laisse pas d'avoir ses agréments : je ne suis pas mal venu dans
la maison; l'on s'y fie à moi <lu soin d'y tenir les amants dan*
l'ordre : Emile , toujours tremblant de me dépl.iire , ne fui jainai»
524 EMILE.
si docile. La pclilc personne m'accable d'amiliés dont je ne suis
pas la dupe , et dont je ne prends pour moi que ce qui m'en revient.
C'est ainsi qu'elle se dédommage indireclcmcnt du respect dans
lequel elle lient Emile. Elle lui l'ail en moi mille tendras caresses ,
qu'elle aimerait mieux mourir que de lui faire à lui-même ; et lui ,
(jui sait que je ne veux pas nuire à ses intérêts , est charmé de ma
bonne intelligence avec elle. Il se console quand elle refuse son bras
à la promenade , cl que c'est pour lui préférer le mien. Il s'éloigne
sans murmure en me serrant la main , et me disant tout bas , de
la voix et de l'œil : Ami , parlez pour moi. Il nous suit des yeux
avec intérêt : il lâche de lire nos sentiments sur nos visages , et
d'interpréter nos discours par nos gestes; il sait que rien de ce
qui se dit entre nous ne lui est indifférent. Bonne Sophie , combien
votre cœur sincère est a son aise , quand, sans être enlendue de
Télémaque , vous pouvez vous entretenir avec son Mentor ! Avec
quelle aimable franchise vous lui laissez lire dans ce tendre cœur
tout ce qui s'y passe ! Avec quel plaisir vous lui montrez loute
votre estime pour son élève ! Avec quelle ingénuité touchante vous
lui laissez pénétrer des sentiments plus doux ! Avec quelle feinte
colère vous renvoyez l'importun quand l'impatience le force à vous
interrompre ! Avec quel charmant dépit vous lui reprochez sou
indiscrétion quand il vient vous empêcher de dire du bien de lui ,
d'en entendre, et de tirer toujours de mes réponses quelque nou-
velle raison de l'aimer !
Ainsi parvenu à se faire souffrir comme amant déclaré , Emile
en fait valoir tous les droits; il parle, il presse, il sollicite, il
importune. Qu'on lui parle durement , qu'on le maltraite , peu lui
importe, pourvu qu'il se fasse écouter. Enlin il obtient, non sans
peine , que Sophie de son côté veuille bien prendre ouvertement
sur lui l'autorité dune maîtresse , qu'elle lui prescrive ce qu'il
doit faire , qu'elle commande au lieu de prier , qu'elle accepte au
lieu de remercier, qu'elle règle le nombre et le temps des visites,
([u'elle lui défende de venir jusqu'à tel jour, et de rester passé
telle heure. Tout cela ne se fait point par jeu , mais très-sérieu-
sement; et si elle accepta ces droits avec peine, elle en use avec
une rigueur qui réduit souvent le pauvre Emile au regret de les lui
avoir donnés. Mais, quoi qu'elle ordonne, il ne réplique point ; cl
souvent , en |)arlant pour obéir, il n>c regarde avec des yeux
pleins de joie (jui me disent : Vous vo)CZ qu'elle a pris posscs-
LIVRE V. 62»
■Il (le moi. Cependant l'orgueilleuse l'observe en dessous , et
irit en secret de la fierté de son esclave.
Albane et Raphaël , prêtez-moi le pinceau de la volupté! Divin
Iton, apprends à ma plume grossière à décrire les plaisirs de l'a-
nur et de l'innocence ! Mais non, cachez vos arts mensongers de-
nt la sainte vérité de la nature. Ayez seulement des cœurs sen-
ties, des âmes honnêtes; puis laissez errer votre imagination
is contrainte su r les transports de deux jeunes amants qui,
is les yeux de leurs parents et de leurs guides, se livrent sans
lublc àladouce illusion qui les flatte, et, dans l'ivresse des désirs,
\ ançant lentement vers le terme , entrelacent de ileurs et de
irlandes l'heureux lien qui doit le» unir jusqu'au tombeau.
ut dimages charmantes m'enivrent moi-même ; je les rassemble
isorilre et sans suite; le délire qu'elles me causent m'empéchc
les lier. Oh ! qui esl-ce qui a un cœur, et qui ne saura pas faire
lui-même le tableau délicieux des situations diverses du père,
la mère , de la fille, du gouverneur, de l'élève , et du concours
> uns et des autres à l'union du plus charmant couple dont I a-
'i)rel la vertu puissent faire le bonheur.'
I :'est à présent que , devenu véritablement empressé de plaire,
iiile commence à sentir !e prix des talents agréables qu'il s'est
unes. Sophie aime à chanter, il chante avec elle; il fait plus, il
lui apprend la musique. Elle est vive et légère, elle aimeà sauter,
' I «lanse avec elle ; il change ses sauts en pas, il la perfectionne. Ces
ons sont charmantes, la gnieté folâtre les anime , elle adoucit
timide resi»ect de l'amour : il est permis à un amant de donner
> leçons avec volupté ; il est permis d'être le maître de sa mai-
>SP.
On a un vieux clavecin tout dérangé ; Emile l'accommode et
I accorde; il est facteur, il est luthier aussi bien que menuisier;
il eut toujours pour maxime d'apprendre à se passer du secours
(I autrui dans tout ce qu'il pouvait faire lui-même. La maison est
' IIS une situation pitlores<que, il en tire différentes vues auxquelles
l>hic a quelquefois mis la main, et dont elle orne le cabinet de
;i père. Les cadres n'en sont point dorés, et n'ont pas besoin de
Ire. En voyant dessiner Emile, en l'imitant , elle se perfectionne
>on exemple , elle cultive tous les talents , et son charme les
iibellit tous. Son père et sa mère se rappellent leur ancienne
, ulencc en revoyant briller autour d'eux les beaux arts, ciui ."ouls
520 EMILE.
1,1 leur rendaient clière ; l'amour a parc toute leur na-iison ; lui seul
y fait régner sans frais et sans peine les mêmes plaisirs qu'ils n'y
rassemblaient autrefois qu'à force d'argent et d'ennui.
Comme l'idolâtre enrichit des trésors qu'il estime l'objet de son
culte, et pare sur l'autel le dieu qu'il adore , l'amant a beau voir sa
maîtresse parfaite , il lui veut sans cesse ajouter de nouveaux or-
nements. Elle n'en a pas besoin pour lui plaire; mais il abesoin, lui,
de la parer : c'est un nouvel hommage qu'il croit lui rendre , c'est
un nouvel intérêt qu'il donne au plaisir de la contempler. Il lui
semble que rien de beau n'est à sa place quand il n'orne pas la su-
prême beauté. C'est un spectacle à la fois touchant et risil)Ie , de
voir Emile empressé d'apprendre à Sophie tout ce qu'il sait, sans
consulter si ce qu'il lui veut apprendre est de son goût ou lui con-
vient. Il lui parle de tout , il lui explique tout avec un empresse-
ment puéril ; il croit qu'il n'a qu'à dire, et qu'à l'instant elle l'en-
tendra : il se figure d'avance le plaisir qu'il aura de raisonner, de
piiilosopher avec elle ; il regarde comme inutile tout l'acquis qu'il
lie peut point étaler à ses yeux : il rougit presque de savoir quelque
chose qu'elle ne sait pas.
Le voilà donc lui donnant leçon de philosophie , de physique ,
de mathématiques , d'histoire, de tout en un mot. Soj)hie se prête
avec plaisir à son zèle, et tâche d'en profiter. Quand il peut obte-
nir de donner ses leçons à genoux devant elle , qu'Emile est con-
tent! Il croit voir les cieux ouverts. Cependant celle situation,
plus gênante pour l'écolière que pour le maître , n'est pas la plus
favorable à l'instruction. L'on ne sait jws trop alors que faire de
ses yeux pour éviter ceux qui les poursuivent; et quand ils se
rencontrent, la leçon n'en va pas mieux.
■f. L'art de penser n'est pas étranger aux femmes , mais elles ne
doivent faire qu'effleurer les sciences de raisonnement. Sophie
conçoit tout et ne retient pas grand'chose. Ses plus grands pro-
grès sont dans la morale et les choses do goût; pour la physique,
elle n'en relient que quelque idée des lois générales et du système
du monde. Quelquefois, dans leurs promenades, en contemplant
les merveilles de la nature , leurs cœurs innocents et purs osent
s'élever jusiju'à son auteur : ils ne craignent pas sa présence , ils
h'cpcinchcnt conjointenwnt devant lui.
Quoi ! deux amants dans la fleur de l'àgc emploient leur tête à-
tcte à parler de religion ! Ils passent leur temps à dire leur calé-
LIVRE V. 557
nismp ! Que scri d'avHir ce qai est saMime? Oui , sans doute,
- le disent dans l'illusion qui les charme : ils se voient parfaits ,
s'aiment, ils s'entretiennent avec enthousiasme de ce qui donne
1 prix à la vertu. Les sacrifices qu'ils lui font la leur rendent
nre. Dans des transports qu'il faut vaincre, ils versent quelque-
iois ensemble des larmes plus pures que la rosée du ciel , et ces
«louées larmes font l'enchantement de leur vie ; ils sont dans le
plus cbarmant délire qu'aient jamais éprouvé des âmes humaines.
Les privations mêmes ajoutent à leur bonheur, et les honorent à
leurs propres yeux de leurs sacrifices. Hommes sensuels , corps
sans âmes , ils connaîtront un jour vos plaisirs , et regretteront
toute leur ne l'heureux temps où ils se les sont refusés !
Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d'y avoir quel-
quefois des dissensions, même des querelles; la maîtresse n'est
fws sans caprice , ni l'amant sans emportement : mais ces petits
orages passent rapidement, et ne font que raffermir l'union ; l'ex-
périence même apprend à Emile à ne les plus tant craindre; les
raccooHDodements lui sont toujours plus avantageux que les
brouilleries ne lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a
fait espérer autant des autres ; il s'est trompé : mais enfin, s'il
n'en rapporte pas toujours un profit aussi sensible , il y gagne
toujours de voir confirmer par Sophie l'intérêt sincère qu'elle
prend à son cœur. On veut savoir quel est donc ce profit. J'y
consens d'autant plus volontiers , que cet exemple me donnera
lieu d'exposer une maxime très-utile , et d'en combattre une très-
funeste.
ÉiDÎle aime , il n'est donc pas téméraire ; et l'on conçoit encore
mieux que l'impérieuse Sophie n'est pas fille à lui passer des fa-
miliarités. Comme la sagesse a son terme en toute chose , on la
taxerait bien plutôt de trop de dureté que de trop d'indulgence ;
«t son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierté ne
dégénère en hauteur. Dans les téte-à-tête les plus secrels Emile
«"oserait sollirrt'^r la moindre faveur, pas même y paraître aspi-
irer ; et quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la pro-
menade, grâce qu'elle ne laisse pas changer en droit, à peine
«se-t-il quelquefois , en soupirant , presser ce bras contre sa poi-
trine. Cependant, après une longue contrainte, il se hasarde à
fcniser furtivement sa robe , et plusieurs fois il est assez heureux
^our qu'elle veuille bien ne s'en p.is apercevoir. Un jour qu'il
528 ÉMiLli:.
veut prendre un peu plus ouvertement la même liberté , elle s'a-
vise (le le trouver très-mauvais. Il s'obstine, clic s'irrite, le dé-
pit lui dicte quelques mots piquants ; Emile ne les endure pas
sans réplique : le reste du jour se passe en bouderie , et l'on se
sépare très-mécontents.
Sophie est mal à son aise. Sa mère est saconfidonlc; comment
lui cacherait-eile son chagrin ? C'est sa première brouillerie; el
une brouillerie d'une heure est une si grande affaire ! Elle se rc-
pent de sa faute ; sa mère lui permet de la réparer, son père le lui
ordonne.
Le lendemain , Emile inquiet revient plus tôt qu'à l'ordinaire.
Sophie est à la toilette de sa mère , le père est aussi dans la même
chambre : Emile entre avec respect, mais d'un air triste. A peine
le père et la mère l'onl-ils salué, que Sophie se retourne, et , lui
présentant la main , lui demande, d'un ton caressant , comment
il se porte. Il est clair que cette jolie main ne s'avance ainsi que
pour être baisée : il la reçoit, et ne la baise |)as. Sophie, un peu
honteuse, la relire d'aussi bonne grâce qu'il lui est possible.
Emile , qui n'est pas fait aux manières des femmes , et qui ne sait
à quoi le caprice est bon , ne l'oublie pas aisément, et ne s'apaise
pas si vite. Le père de Sophie , la voyant embarrassée , achève de
la déconcerter par des railleries. La pauvre fille , confuse , humi-
liée , ne sait plus ce qu'elle fait , et donnerait tout au monde |tour
oser pleurer. Plus elle se contraint, plus son cœur se gonfle; une
larme s'échappe enlin, malgré qu'elle en ait. Emile voit cotte
larme, se précipite à ses genoux , lui prend la main , la baise plu-
sieurs fois avec saisissement. Ma foi , vous êtes trop bon , dit le
père en éclatant de rire ; j'aurais moins d'indulgence pour toutes
ces folles , et je punirais la bouche qui m'aurait offensé. Emile,
enhardi |)ar ce discours, tourne un œil suppliant vers la mère,
et , croyant voir un signe de consentement, s'approche en trem-
blant du visage de Sophie, qui détourne la tète, et , pour sauver
h bouche , expose une joue de roses. L'indiscret ne s'en contente
pas ; on résiste faiblement. Quel baiser, s'il n'était pas pris sous
les yeux d'une mère! Sévère Sophie, prenez garde à vous; on
vous demandera souvent votre robe à baiser, à condition que
vous la refuserez quelquefois.
Après cette exemplaire punition, le père sort pour quelque af-
faire; la mère envoie Sophie sous quoique prétexte, puis elle
I
LIVRE V. 529
adresse la parole à Emile , et lui dit d'un ton assez sérieux : « Mon-
« sieur, je crois qu'un jeune homme aussi bien né , aussi bien élevé
• que vous, qui a des sentiments et des mœurs , ne voudrait pas
■ payer du déshonneur d'une famille l'amitié qu'elle lui lémoi-
« gne. Je ne suis ni farouche ni prude ; je sais ce qu'il faut pas-
« ser à la jeunesse folâtre ; et ce que j'ai souffert sous mes yeux
■ vous le prouve assez. Consultez voire ami sur vos devoirs ; il
■ vous dira quelle différence il y a entre îesjcux que la présence
• d'un père et d'une mère autorise , ot les libertés qu'on prend loin
" d'eux en abusant de leur confiance, en tournant en pièges le»
« mêmes faveurs qui , sous leurs yeux , ne sont qu'innocentes.
« Il vous dira, monsieur, que ma lille n'a eu d'autre tort avec vous
« que celui de ne pas voir, dès la première fois, ce qu'elle ne de-
« vait jamais souffrir; il vous dira que tout ce qu'on prend pour
« faveur en devient une, et qu'il est indigne d'un homme d'hon-
« neur d'abuser de la simplicité dune jeune fille, pour usurper en
« secret les mêmes libertés qu'elle peut souffrir devant tout le
« monde. Car on sait ce que la bienséance peut tolérer en public ;
< mais on ignore où s'arrête , dans l'ombre du mystère , celui qui
■ se fait seul juge de ses fantaisies. »
Après cette juste réprimande , bien plus adressée à moi qu'à
mon élève, cette sage mère nous quitte, et me laisse en admira-
tion de sa rare prudence, qui compte pour peu qu'on baise devant
die la bouche de sa fille, et qui s'effraye qu'on ose baiser sa robe
en parliriilier. En réfléchissant à la folie de nos mnximes , qui sa-
crifient toujours à la décence la véritable I onnételé, je comprends
pourquoi le langage est d'autant plus chaste que les cœurs sont
plus corrompus , et pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts
que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.
En pénétrant , à cette occasion , le cœur d'Emile des devoirs
que j'aurais du plus toi lui dicter , il me vient une réflexion nou-
velle , qui fait peut-être le plus d'honneur à Sophie, et que je me
i:arde pourtant bien de communiquer à son amant : c'est qu'il est
clair que celte prétendue fierlé qu'on lui reproche n'est qu'une
précaution très-sage pour se garantir d'elle-même. Ayant le mal-
heur de se sentir un tempérament combustible , elle redoufe la
première étincelle, et l'éloigné de tout son pouvoir. Ce n'est pas
p.'ir fierté qu'elle est sévère , c'est par humilité. Elle prend sur
f'mile l'empire qu'elle craint de n'avoir pas sur Sophie ; elle se sort
53r) EMILE.
de l'un pour comltallre l'autre. Si elle était plus confiante , elle se-
rait bien moins (ière. Otez ce seul point , quelle lilie au inonde
est plus facile et plus douce.' qui est-ce qui supporte plus patiem-
ment une offense? qui est-ce qui craint plus d'en faire à autrui.'
qui est-ce qui a moins de prétentions en tout genre , hors la vertu?
Encore n'est-ce pas de sa vertu qu'elle est fière , elle ne l'est que
pour la conserver; et, quand elle peut se livrer sans risque au
penchant de son cœur, elle caresse jusqu'à son amant. Mais sa
discrète mère ne fait pas tous ces détails à son père même : les
hommes ne doivent pas tout savoir.
Loin même qu'elle semble s'enorgueillir de sa conquête , Sophie
en est devenue encore plus affable, et moins exigeante avec tout
le monde, hors peut-être le seul qui produit ce changement. Le
sentiment de l'indépendance n'enfle |)lus son noble cœur. Elle
triomphe avec modestie d'une victoire qui lui coûte sa liberté.
Elle a le maintien moins libre et le parler plus timide depuis qu'elle
n'entend plus le mot d'amant sans rougu- ; mais le contenteraciU
perce à travers son embarras , et cette honte elle-même n'est ps
un sentiment fâcheux. C'est surtout avec les jeunes survenants
que la différence de sa conduite est le plus sensible. Depuis qu'elle
ne les craint plus , l'extrême réserve qu'elle avait avec eux s'est
beaucoup relâchée. Décidée dans son choix , elle se montre saus
scrupule gracieuse aux indifférents; moins diflicile sur leur raé^
rite depuis qu'elle n'y prend plus d'intérêt, elle les trouve tou-
jours assez aimables pour des gens qui ne lui seront jamais rien.
Si le véritable amour pouvait user de coquetterie , j'en croirais
même von quelques traces dans la manière dont Sophie se com-
porte avec eux en |)résencc de son amant. On dirait que , non con-
tente de l'ardente passion dont elle l'embrase i)ar un mélange ex-
((uis de réserve et de caresse, elle n'est pas fâchée encore d'irriter
cette mémo passion par un peu d'inquiétude ; on dirait qu'égayant
à dess(in ses jeunes hôtes, elle destine au tourment d'Emile les
grâces d'un enjouement qu'elle n'ose avoir avec lui : mais Sophie
est trop attentive , trop bonne, trop judicieuse, pour le tourmen-
ter en effet. Pour tempérer ce dangereux stimulant , l'amour et
l'honnêteté lui tiennent lieu de prudence : elle sait l'alarmer et
le rassurer précisément quand il faut ; et si quelquefois elle l'iii-
quiète, elle ne l'atlrislo jamais. Pardonnons le souci qu'elle donne
il ce qu'elle aime ,1 la pour (pj'elle a qu'il ne soit jamais assez cnlac*.
LIVRE V. 531
Mais qud effet ce petit manège fera-t-il sur Emile? Sera-t-il ja-
loux? ne le sera-t-il pas? C'est ce qu'il faut examiner; car de tel-
les digressions entrent aussi dans l'objet de mon livre , etm'éloi-
nt peu de mon sujet.
J'ai fait voir précédemment comment , dans les choses qui ne
tieoneat qu'à l'opinion , cette passion s'introduit dans le cœur de
l'homme. Mais en amour c'est autre chose ; la jalousie parait alors
tenir de si près à la nature , qu'on a bien de la peine à croire qu'elle
n'en vienne pas; et l'exemple même des animaux, dont plusieurs
sont jaloux jusqu'à la fureur, semble établir le sentiment opposé
réplique. Est-ce l'opinion des hommes qui apprend aux coqs
àse mettre eo pièces, et aux taureaux à se battre jusqu'à la mort ?
L'aversion contre tout ce qui trouble et combat nos plaisirs est
t mouvement naturel , cela est incontestable. Jusqu'à certain
point le désir de posséder exclusivement ce qui nous plaît est en-
core dans le même cas. Mais quand ce désir, devenu passion , se
transforme en fureur ou en une fantaisie ombrageuse et chagrine
appelée jalousie , alors c'est autre chose ; cette passion peut être
naturelle , ou ne l'être pas ; il faut distinguer.
L'exemple tiré des animaux a été ci-devant examiné dans le
n$cours sur r inégalité: et maintenant que j'y réfléchis de nou-
veau , cet examen me parait assez solide pour oser y renvoyer les
lecteurs. J'ajouterai seulement aux distinctions que j'ai faites
dans cet écrit, que la jalousie qui vient de la nature tient beau-
coup à !a puissance du sexe , et -que quand cette puissance est
on parait être illimitée, c«tte jalousie est à son comble; car le
mâle alors, mesurant ses droits sur ses besoins, ne peut jamais
voir un autre mâle que comme un importun concurrent. Dans ces
mêmes espèces , les femelles , obéissant toujours au premier venu ,
n'appartiennent aux mâles que par droit de conquête, et causent
entre eux des combats éternels.
Au contraire , dans les espèces où un s'unit avec une , où l'ao-
eeuplement produit une sorte de lien moral , une sorte de ma-
riage , la femelle , appartenant par son fchoix au mâle qu'elle s'est
donné, se refuse communément à tout autre ; et le roAlc , ayant
pour garant de sa Gdélité cette affection de préférence, s'inquiète
amsi moins de la vue des autres mâles, et vit plus pisiblemeot
arec eux. Dans ces espèces, le mâle partage le soin des petits ; et,
par une de ces lois de la nature qu'on n'observe point sans atten-
4ir EMILE.
I
drissemcnt , il semble que la femelle rende au père rattachement
qu'il a pour ses enfants.
Or, à considérer l'espèce humaine dans sa simplicité prirailive,
il est aisé de voir, parla puissance bornée du mâle, et par la
tempérance de ses désirs, qu'il est destiné par la nature à se con-
tenter d'une seule femelle ; ce qui se confirme par l'égalité numé-
rique des individus des deux sexes , au moins dans nos climats ;
égalité qui n'a pas lieu , à beaucoup près , dans les espèces où la
plus grande force des mâles réunit plusieurs femelles à un seul.
Et bien que l'homme ne couve pas comme le pigeon, et que,
n'ayant pas non plus des mamelles pour allaiter, il soit à cet
égard dans la classe des quadrupèdes , les enfants sont si long»
temps rampants et faibles , que la mère et eux se passeraient dif-
ficilement de l'attachement du père , et des soins qui en sont
l'effet.
Toutes les observations concourent donc à prouver que la fu-
reur jalouse des mâles dans quelques espèces d'animaux ne con-
clut point du tout pour l'homme; et l'exception même des cli-
mats méridionaux, où la polygamie est établie, ne fait que mieux
confirmer le principe, puisque c'est de la pluralité des femmes
que vient la tyrannique précaution des maris , et que le sentiment
de sa propre faiblesse porte l'homme à recourir à la contrainte
pour éluder les lois de la nature.
Parmi nous , où ces mêmes lois , en cela moins éludées, le sont
dans un sens contraire et plus odieux, la jalousie a son motif dans
les passions sociales plus que dans l'instinct primitif. Dans la plu-
part des liaisons de galanterie , l'amant hait bien plus ses rivaux
qu'il n'aime sa maîtresse; s'il craint de n'être pas seul écoulé,
c'est l'effet de cet amour-propre dont j'ai montré l'origine , et la
vanité pâtit en lui bien plus que l'amour. D'ailleurs nos maladroi-
les institutions ont rendu les femmes si dissimulées ' , et ont si
fort allumé leurs appétits , qu'on peut à peine compter sur leur
attachement le mieux prouvé , et qu'elles ne peuvent plus mar-
quer de |)références qui rassurent sur la crainte îles concurrents.
' L'espèce de dlssiiniilation (|iir j'entends Ici est opposée k celle qui
leur convioiit, tt t|n'ellcs tieiiinMit <le !;< n.iUire; l'une consiste à déf^uiscr
K-s s4'n(iniciU.s <|u'cll(\s oiU, et l'aiitri* à fcindir ceux nn'ellcs n'ont pas.
Toutes les femmes du nioiulo (ussent leur vie h f.iirc lioplu^îdc leur pré-
tendue sensibilité , ol n'aiment jamais rien iprollet-mèmes.
LIVRE V. 53a
Pour l'amour véritable, c'est autre chose. J'ai fait voir, dans
'écrit déjà cité , que ce sentiment n'est pas aussi naturel que l'on
lense ; et il y a bien de la différence entre la douce habitude qui
jffcctionne l'homme à sa compagne , et celle ardeur effrénée qui
'enivre (les chimériques atlrails d'un objet qu il ne voit plus tel
ju'il est. Celle passion , qui ne respire qu'exclusions et préféren-
, ne diffère en ceci de la vani'.é qu'en ce que la vanilé , exi-
Veaal tout et n'accordant rien , est toujours inique ; au lieu que
'amour, donnant autant qu'il exige, est par hii-méme un senti-
nent rempli d'équilé. D'ailleurs plus il est exigeant , plus il est
-rédule : la même illusion qui le cause le rend facile à persuader.
Si l'amour est inquiet, l'estime est confiante ; et jamais l'amour
tua l'estime n'exista dans un coeur honnête , parc« que nul
oCaiœe dans ce qu'il aime que les qualités dont il fait cas.
Tout ceci bien éclairri , l'on peut dire à coup sur de quelle sorte
t jalousie Emile sera capable; car, puisque à peine cette passion
fti-elle un germe dans le cœur humain , sa forme est déterminée
uement par l'éducation. Emile, amoureux et jaloux , ne sera
pmnt colère , ombrageux, méfiant ; mais délicat, sensible et crain-
tif : il sera plus alarmé qu'irrilé ; il s'atlachera bien plus à gagner
maîtresse qu'à menacer son rival; il l'écartera , s'il peut»
QOmmc un obstacle , sans le hair comme un ennemi ; s'il le hait , ■
ne sera pas pour l'audace de lui disputer un cœur auquel il
étend , nviis pour le danger réel qu'il lui fait courir de le per-
dre ; son injuste orgueil ne s'offensera point soUeraent qu'on ose
entrer en concurrence avec lui ; comprenant que le droit de pré-
férence est uniquement fondé sur le mérite , et que l'honneur est
dans le succès , il redoublera de soins |)our se rendre aimable , et
probablement il réussira. La généreuse Sophie , en irritant son
amour par quelques alarmes , saura bien les régler , l'en dédom-
nager ; et les concurrents , qui u'étaicnL soufferts que peut le
laettrc à l'épreuve , ne larderont p.as d'être écartés.
Mais où me sens-je in.sens:blemcnt entraîné ? 0 Emile , qu'es-tu
devenu.' Puis-je reconnaître en toi mon élève? Combien je te
vois déchu ! Où est ce jeune homme formé si durement , qui bra-
vait les rigueurs des saisons , qui livrait son corps aux plus rude»
travaux , et son àme aux seules lois de la sagesse ; inaccessible
aax préjugés , aux passions ; qui n'aimait que la vérité , qui no
«idaitqa'à la raison , rt ne Irmil à rien de ce qui n'était pas lui^
&3i EMILE.
M.iirilcnaiit , .imolli dans une vir oisive, il se laisse gouverner par
(les ftMiiincs ; leurs aimisernenls sont ses occiipalioiis , leurs vo-
lonl(!s sont ses lois; une jeune lillc est l'arbitre de sa destinée; il
rampe cl flécliil devant elle ; le grave i\m\\c est le jouet d'un en-
fant !
Tel est le changement des scènes de la vie : chaque Age a ses
ressorts qui le font mouvoir ; mais l'homme est toujours le même.
A dix ans il est mené par des gâteaux , à vingt par une m il-
Iresse , à trente par les plaisirs , à (piaraiite par l'amhition , à ciii-
qiianlc [)ar l'avarice : quand ne court-il ([u'après la sagesse? Heu-
reux celui qu'on y conduit malgré lui ! Qu'importe de quel guide
ou se serve, pourvu (ju'il le mène au but!' Les héros, les s.ims
eux-mêmes , ont payé ce tribut à la faii)lesse humaine ; et tri
dont les doigts ont cassé des fuseaux n'en fut pas pour cela moins
grand homme.
Voulez-vous étendre sur la vie entière l'effet d'une heureuse
éducation , prolongez durant la jeunesse les bonnes habitudes de
reiifance; et ipiand votre élève est ce (ju'il doit être, faites qu'il
soit le uiénie dans tous les temiis. Voil.i la dernière perfection qui
vous reste àdoiuier à votre ouvrage. C'est pour cela surtout qu'il
inq)orte de laisser un gouverneur aux jeunes hommes ; car d'ail-
leius il est peu à craindre qu'ils ne saclienl pas faire l'amour sans
lui. Ce qui trompe les insliluteius, et surtout les pères, c'est
qu'ils croient qu'une manière de vivre en exclut une autre , et
(ju'aussitot qu'on est grand on doit renoncer à tout ce qu'on tai-
sait étant petit. Si cela était, à quoi servirait de soigner l'en-
fance , puisque lo bon ou le mauvais usage qu'on en ferait s'i'v i-
nouirait avec elle , et (|u'en prenant des manières de vivre absolu-
nient différentes, on prendrait nécessairement d'autres façons de
penser?
Comme il n'y a que de grandes maladies qui fassent solution de
continuité dans la mémoire , il n'y a guère que de grandes pas-
sions (jui la fassent dans les mœurs. Ilien que nos goûts et nos in-
clinations changent , ce changement, quelquefois assez brus(pie,
est adouci par les habitudes. Dans la succession de nos penchanli,
comme dans une boiuie dégradation do couleurs , l'habile artiste
doit rendre les passages imperceptibles, confondre et mêler les»
teintes , et , pour (pi'aucune ne tranche, en étendre plusieurs sur
tout son travail. Cette n»gle est conlirmée par l'expérience ; le^j
LIVRE V. 535
uons immodérés changent tous les jours d'affections , de Roût» ,
lie sentiments , et n'ont pour toute constance que l'habitude du
changement ; mais l'homme réglé revient toujours à ses anciennes
pratiques , et ne perd pas même dans sa vieillesse le goût des plai-
^irs qu'il aimait enfant.
Si vous faites qu'en passant dans un nouvel h'^c les jeunes gens
ne prennent point en mépris celui qui l'ai précédé, qu'en contrac-
tant de nouvelles habitudes ils n'abandonnent point les anciennes,
ft qu'ils aiment toujours à faire ce qui est bien , s;m» égard au
temps où ils ont commencé; alors seulement vous aurez sauvé
votre ouvrage , et vous serez sûrs d'eux jusqu'à la fin de leurs
jours; car la ré\olution la plus à craindre est colle de l'âge sur le-
quel vous veillez maintenant. Comme on le regrette toujours, on
|)crd difficilement dans la suite les goûts qu'on y a conservés; au
lieu que quand ils sont interrompus, on ne les reprend de la vie.
La plupart des habitudes que vous croyez faire contracter aux
enfants et aux jeunes gens ne sont point de vériUibles habitudes,
parce qu'ils ne les ont prises que par force , et que , les suivant
malgré eux , ils n'attendent que l'occasion de s'en délivrer. On
ne prend point le goût d'être en prison à force d'y demeurer ;
riiabitude alors , loin de diminuer l'aversion , l'augmente. II
n'en est pas ainsi d'Emile, qui, n'ayant rien fait dans son en-
fance que volontairement et avec plaisir, ne fait , en continuant
d'agir de même étant homme , qu'ajouter l'empire de l'habitude
aux douceurs delà liberté. La vie.ictive, le travail des bras,
l'exercice , le mouvement , lui sont tellement devenus nécessaires,
qu'il n'y pourrait renoncer sans souffrir. Le réduire tout à coup
à une vie molle et sédentaire serait l'emprisonner, l'enchainer, le
tenir dans un état violent et contraint : je ne doute pas que son
humeur et sa santé n'en fusseat également altérées. A peine peut-
il resjtirer à son aihc dans une chambre bien fermée ; il lui faut le
grand air, le mouvement, la fatigue. Aux genoux même de So-
[diie il ne peut s'empêcher de regarder quelquefois la campagne
du coin de l'œil , et de désirer de la parcourir avec elle. Il reste
pourtant quand il faut rester; mais il est inquiet, agité, il sem-
ble se débattre ; il reste parce qu'il est dans les fers. Voilà donc ,
allez-vous dire , des besoins auxquels je l'ai soumis , des assuje'-
lissemenls que je lui ai donnés : et tout cela est vrai , je l'ai a.s-
Mjjelti à l'ctat d'homme.
Emile aime Sophie; mais quels sont les premiers cliarmos qui
l'ont attaclié •' la sensibilité , la vertu , l'amour des choses honnê-
tes. En aimant cet amour dans sa maîtresse, l'aurait-il perdu pour
lui-même? A quel prix à son tour Sophie s'est-clle mise ? A celui
(lo tous les sentiments qui sont naturels au cœur de son amant :
l'eslime des vrais biens, la frugalité, la simplicité, le généreux
désintéressement, le mépris du faste et des richesses. Emile avait
ces vertus avant que l'amour les lui eut imposées. En quoi donc
Emile est-il véritablement changé ? 11 a de nouvelles raisons d'être
lui-même; c'est le seul point où il soil différent de ce qu'il était.
Je n'imagine pas qu'en lisant ce livre avec quelque attention per-
sonne puisse croire que toutes les circonstances de la situation où
il se trouve se soient ainsi rassemblées autour de lui par hasard.
Est-ce par hasard que les villes fournissant tant de fdles aima-
bles, celle qui lui plait ne se trouve qu'au fond d'une retraite éloi-
gnée? Est-ce par hasard qu'il la rencontre? Esl-€e par hasard qu'ils
se conviennent ? Est-ce par hasard qu'ils ne peuvent loger dans le
même lieu ? Est-ce par hasard qu'il ne trouve un asile que si loin
d'elle? Est-ce par hasard qu'il la voit si rarement, et qu'il est
forcé d'acheter par tant de fatigues le plaisir de la voir quelcjne-
fois? Il s'effémine, dites-vous. Il s'endurcit, au contraire; il faut
qu'il soit aussi robuste que je l'ai fait, pour résister aux fatigues
«juc Sophie lui fait supporter.
Il loge à deux grandes lieues d'elle. Cette distance est le soufflet
de la forge; c'est par elle que je trempe les traits de l'amour. S'ils
logeaient porte à porte, ou qu'il put l'aller voir mollement assis dans
un bon carrosse , il l'aimerait à son aise, il l'aimerait en Parisien.
Léandre eùt-il voulu mourir pour lléro , si la même l'eût séparé
d elle ? Lecteur, épargnez-moi des jiaroles ; si vous êtes fait pour
m'enlendre , vous suivrez assez mes règles dans mes détails.
Les i)remicrcs fois que nous sommes allés voir Sophie , nous
avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous trouvons cet
expédient commode , et ii la cinquième fois nous continuons de
prendre des chevaux. Nous étions attendus; à |>lus d'une derai-
lieue de la maison nous apercevons du monde sur lo chemin.
Emile observe , le cœur lui bat ; il approche , il reconnaît Sopliic,
il se précipite à bas de son cheval , il part , il vole , il est aux pieds
de l'aimable famille. Emile aime les beaux chevaux; le sien est
vif; il se seul libre , il s'échappe à travers chauips : je le suis , ^o
LIVRE V. 5i7
l'alteuis avec peine , je le ramène. Malheureusement Sopliie a
peur des chevaux , je n'ose approcher d'elle. Emile ne voit rien ;
mais Sophie l'avertit à l'oreille de la peine qu'il a laissé prendre à
M)n ami. Emile accourt tout honteux , prend les chevaux , reste
Il arrière : il est juste que chacun ait son tour. Il part le premier,
pour se débarrasser de nos montures. En laissant ainsi Sophie der-
rière lui, il ne trouve plus le cheval une voiture aussi commode. Il
revient essouffle , et nous rencontre à moitié chemin.
Au voyage suivant , Emile ne veut plus de chevaux. Pourquoi ?
lui dis-je ; nous n'avons qu'à prendre un laquais pour en avoir
soin. Ah ! dit-il, surchargerons-nous ainsi la respectable famille?
Nous voyez bien qu'elle veut tout nourrir , hommes et chevaux. Il
ist vrai , reprends-je, qu'ils ont la noble hospitalité de l'indigence.
Les riches , avares dans leur faste , ne logent que leurs amis ; mais
les pauvres logent aussi les chevaux de leurs amis, .\llons à pied ,
ilil-il; n'en avez-vous ps le courage, vous qui partagez de si
l'on cœur les fatigants plaisir de votre enfant ? Très-volontiers ,
reprends-je à l'instant : aussi bien l'amour , à ce qu'il me semble ,
ne veut pas être fait avec tant de bmit.
En approchant nous trouvons la mère et la fille plus loin encore
que la première fois. Nous sommes venus comme un trait. Emile
est tout en nage : une main chérie daigne lui passer un mouchoir
sur les joues. 11 y aurait bien des chevaux au monde , avant que
nous fussions désormais tentés de nous en servir.
Cependant il est assez ciuel de ne pouvoir jamais passer la
soirée ensemble. L'été s'avance , les jours commencent à dimi-
nuer. Quoi que nous puissions dire , on ne nous permet jamais de
nous en retourner de nuit ; cl quand nous ne venons pas dès le
malin , il faut presque repartir aussitôt qu'on est arrivé. A force
de nous plaindre et de s'inquiéter de nous , la mère pense enlin
qu'à la vérité l'on ne {leut nous loger décemment dans la maison ,
mais qu'on peut nous trouver un gite au village pour y coucher
quelquefois. A ces mois Emile frappe des mains , tressaillit de
joie ; et Sophie , sans y songer , baise un peu plus souvent sa mère
le jour qu'elle a trouvé cet expédient.
Peu â peu la douceur de l'amitié , la familiarité de l'innocence ,
s'établissent et s'affermissent entre nous. I^s jours prescrits p.ir
Sophie ou par sa mère , je viens ordinairement avec num ami :
quelquefois aussi je le laisse aller seul. La contiance élève l'Ame,
<>38 EMILE.
et l'on ne doit plus Irailcr un homme en enfant : et qu'aurais-J3
avancé jusque là, si mon élève ne méritait pas mon estime? Il
m'arrive aussi d'aller sans lui ; alors il est triste et ne murmure
point : que serviraient ses murmures? Et puis il sait bien que je
ne vais pas nuire à ses intérêts. Au reste , que nous allions en-
semble ou séparément , on conçoit qu'aucun temps ne nous ar-
rête, tout fiers d'arriver dans un état à pouvoir être plaints.
Malhcureuseraent Sophie nous interdit cet honneur, et défend
qu'on vienne par le mauvais temps. C'est la seule fois que je la
trouve rebelle aux règles que je lui diclc en secret.
Un jour qu'il est allé seul , et que je ne l'attends que le lende-
main , je le vois arriver le soir même , et je lui dis en l'embras-
sant : Quoi ! cher Emile, tu reviens à ton ami ! Mais, au lieu de ré-
pondre à mes caresses , il me dit avec un peu d'humeur : Ne croyez
pas que je revienne sitôt de mon gré ; je viens malgré moi. Elle a
voulu que je vinsse ; je viens pour elle et non pas pour vous,
ïouciié de cette naïveté, je l'embrasse derechef, en lui disant :
Ame franche , ami sincère , ne me dérobe pas ce qui m'appartient.
Si tu viens pour elle , c'est pour moi que lu le dis ; ton retour est
son ouvrage : mais ta franchise est le mien. Garde à jamais cette
noble candeur des belles âmes. On peut laisser penser aux indif-
férents ce qu ils veulent; mais c'est uu crime de souffrir qu'un
ami nous fasse un mérite do ce que nous n'avons pas fait pour
lui.
Je me garde bien d'avilir à ses yeux le prix do cet aveu , eu y
(rouvant plus d'amour que de générosité, et en lui disant qu'il veut
moins s'ôtcr le mérite de ce retour , que le donner à Sophie. Maia
voicï comment il me dévoile le fond de son cœur sans y songer ;
s'il est venu à son aise , à petits pas, et rêvant à ses amours,
Emile n'est que l'amant de Sopiiie; s'il arrive à grands j)as,
échauffé, quoiqu'un peu grondeur, Emile est lami de son
Mentor.
On voit par ces arrangements que m<m jeune homme est bien
éloigné de passer sa vie auprès do Sophie, et do la voir autant
qu'il voudrait. Un voyage ou deux par semaine bornent les per-
missions qu'il reçoit; et ses visites, souvent d'une soulo demi-
journée, s'étendent rarement au lendemain. II emploie bien plus
de temps à espérer de la voir ou à so féliciter de l'avoir vue , cju'o
la voir en effet. Dan» celui morne qu'il donne à ses voyages , il en
UVUt V. 53.J
|)asse moins auprès d'elle qu'à s'en rapprocher ou s'en éloigner.
Ces plaisirs vrais , purs , délicieux , mais moins réels qu'imagi-
naires , irritent sou araoui- sans effémiuer son cœur.
Les jours qu'il ne la voit poiut, il n'est pas oisif et sédentaire.
Oes jours-là c'est Emile encore : il n'est point du tout transformé.
Le plus souvent il court les campagnes des environs , û suit sou
histoire naturelle ; il observe , il examine les terres , leurs produc-
tions, leur culture; il compare les travaux qu'il voit à ceux qu'il
connaît ; il cherciie les laisons des différences; quand il juge d'au-
tres méthodes préférables à celles du lieu, il les donne aux culti-
vateurs ; s'il propose une meilleure forme de charrue , il en fait
/aire sur ses dessins ; il trouve une carrière de marne , il leur
en ap|irend l'usage, iocounu dans le pays; souvent il met lui-
même la main à 1 œuvre ; ils sont tout étonnés de lui voir manier
leurs outils plus aisément qu'ils ne font eux-mêmes , tracer des
sillons plus profonds et plus droits que les leurs , semer avec plus
d'égalité , diriger des ados avec plus d'intelli;;ence*. Ils ne se mo-
quent pas de lui comme d'un beau diseur d'agriculture ; ils voient
qu'il la sait en effet. En un mot , i! étend sou zèle et ses soins à
«out ce qui est d'utilité première et 4.'r.érale . même il nes'y borne
pas. Il visite les maisons des paysans , s'informe de leur état , de
Jeurs familles, du nombre de leurs euiants, de la quantité de leurs
terres , de la nature du produit , de leurs Jebouchés , de leurs fa-
cultés , de leurs charges , de leurs ucttes , etc. il donne peu d'ar-
gent, sachant que pour l'ordinaire d est mal employé; mais il eu
dirige l'emploi lui-même , et le leur rend utile, malgré qu'ils en
aient. Il leur fournit des ouvriers, et souvent leur paye leurs pro-
pres journées pour les travaux dont ils ont besoin. À l'un il fait
relever ou couvrir sa cnaumière à demi tombc'C ; à l'autre il fait
défricher sa terre abandonnée faute de moyens ; à l'autre il four-
it une vache, un cheval, du bétail de toute espèce, à la place de
. ilui qu'il a perdu : deux voisins sont près d'entrer en procès , il
les gagne , il les accommode ; un paysan tombe malade , il le tait
«lircniPiit (lit , i-sl une terre élevcc en talus le Ions <1 un '"ur
•'I iJu niiiii, (Mjur (ai ri; avancer |>ron)|itciiu'nt les graines i|u'un
il 5'cntcnd aussi di-s exh.iU!iM.-niciiUi en dos d'ànc funiniA
iii'nt, et i|ui se |iratii|ucnt dans la culture des cér6iles p«iur
il'-iiicnt des C.IUI. I.ciir hauteur , leur lar^i'ur et leur direc-
.. .11 M-lon la iiatui" 'v ' ' !• - Ujcaiitc».]
(Notrdt M. Petitain.)
.'>4(» E.MILK.
soigner , il le soigne lui-mèoie ' ; un autre est vexé par uu voi:$iu
|>uissant , il le protège et le recommande ; de pauvres jeunes
gens se recherchent , il aide à les marier ; une bonne femme a
pei*du son enfant chéri , il va la voir, il la console ; il ne sort point
aussitôt qu'il est entré : il ne dédaigne point les indigents , il n'est
point pressé de quitter les malheureux ; il prend souvent son re-
jias chez les paysans qu'il assiste , il accepte aussi chez ceux
qui n'ont pas besoin de lui : en devenant le bienfaiteur des uns cl
l'ami des autres , il ne cesse point d'être leur égal. Enfin , il fait
toujours de sa personne autant de bien que de son argent.
Quelquefois il dirige ses tournées du côté de l'heureux séjour:
il pourrait espérer d'apercevoir Sophie à la dérobée , de la voir à
la promenade sans en être vu. Mais Emile est toujours sans dé-
tour dans sa conduite , il ne sait et ne veut rien éluder. Il a cette
aimable délicatesse qui flatte et nourrit l'amour-propre du bon té-
moignage de soi. Il garde à la rigueur son ban , et n'approche
jamais assez pour tenir du hasard ce qu'il ne veut devoir qu'à
Sophie. En revanche il erre avec plaisir dans les environs , re-
cherchant les traces des pas de sa mailresse , s'attendrissant sur
les peines qu'elle a prises et sur les coui^ses qu'elle a bien voulu
faire par complaisance pour lui. La veille des jours qu'il doit la
voir, il ira dans quelque ferme voisine ordonner une collation
pour le lendemain. La promenade se dirige de ce côté sans qu'il
y paraisse ; on entre comme par hasard ; on trouve des fruits , des
gjiteairx , de la crème. La friande Sophie n'est p.JS insensible à ces
atlenlions, et fait volontiers honneur à notre prévoyance; ciir
j'ai toujours ma part au compliment, n'en eussé-je aucune au soin
qui l'attire; c'est un détour de petite fille pour être moins embar-
rassée en remerciant. Le père et moi mangeons des gâteaux et
buvons du vin : mais Emile est de l'écot des fonunes , toujours ati
guet pour voler quelque assiette de crème où la cuiller de Sophie
ail trempé.
' Soisnnr un paysan malailc, ce Ji'cst pas le purgor, lui donner îles
rlrogncs. lui envoyer un diinnKien. Ce n'est pas de towt cela (|uont l>c-
soin (X's jiauvres gens dans leurs maladies ; c'osl de uoiUTiliiii' meilleure
et plus abondante. .leûnez , vous autres , tpiand vous ave/, la lièvre ; mais
((uand vos paysans. Tout, donnez-leur de la viande et du vin; presque
toutes leurs maladies vienneiU ilc mis<;re el dépuiseancnt : leur ujeilleure
tisane esl dans votre ciive , leur seul apoUiicaire doit éUe voUe bou-
cher.
LIVRK V. 541
A propos de gâteaux , je parle à Emile de ses anciennes cour-
-. On veut savoir ce que c'est que ces courses : je l'explique, on
en rit ; on lui demande s'il sait courir encore. Mieux que jamais ,
répondit-il ; je semis bien fâché de l'avoir oublié. Quelqu'un de la
compagnie aurait grande envie de le voir courir , et n'ose le dire ;
quel<iue autre se charge de la proposition ; il accepte : on fait ras-
sembler deux ou trois jeunes gens des environs ; on décerne un
prix, et, pour mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau
sur le but. Chacun se tient prêt ; le papa donne le signal eu fra{V-
pant des mains. L'agile Emile fend l'air , et se trouve au bout de
la carrière , qu'à peine mes trois lourdauds sont partis. Emile
reçoit le prix des mains de Sophie , et , non moins généreux qu'É-
née , fait des présents à tous les vaincus.
Au milieu de l'éclat et du triomphe, Sophie ose défier le vain-
queur, et se vante de courir aussi bien que lui. 11 ne refuse point
d'entrer en lice avec elle ; et , tandis qu'elle s'apprête â l'enlréo
de la carrière , qu'elle retrousse sa robe des deux côtés , et que ,
plus curieuse d'étaler une jambe fine aux yeux d'Emile que de le
vaincre à ce combat , elle regarde si ses jupes sont assez courtes,
il dit un mot à l'oreille de la mère; elle sourit et fait un signe
d'approbation. Il vient alors se placer à coté de sa concurrente;
et le signal n'est pas plutôt donné , qu'on la voit partir et voler
comme un oiseau.
Les femmes ne sont pas faites pour courir ; quand elles fuient ,
c'est pour être atteintes. La course n'est pas la seule chose qu'el-
les fassent maladroitement , mais c'est la seule qu'elles fassent de
mauvaise grâce : leurs coudes en arrière et collés contre leur corps
leur donnent une attitude risible , et les hauts talons sur lesquels
elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles qui vou-
draient courir sans sauter.
Emile, n'imaginant point que Sophie coure mieux qu'une
autre femme , ne daigne pas sortir de sa place, et la voit partir
avec un souris moqueur. Mais Sophie est légère et porte des ta-
lons bas, elle n'a pas iKJSoin d'artifice pour jwrailre avoir le
pied petit ; elle prend les devants d'une telle rapidité , que , pour
atteindre celle nouvelle .\talanle , il n"a que le temps qu'il lui
faut quand il l'aperçoit si loin devant lui. Il part donc à sou tour ,
semblable à l'aigle qui fond sur sa proie ; il la poursuit , la ta-
lonne , l'atteint enfin tout essouflér , passe doucemenl son bra»
542 EMILE.
gauche autour d'elle , l'enlève comme une plume, et, pressant sur
son cœur celte douce charge , il achève ainsi la course , lui fait
toucher le but la première, puis criant Virtoire à Sophie! met
devant elle un genou en terre, et se reconnaît le vaincu.
A CCS occupations diverses se joint celle du métier que nous
avons appris. Au moins un jour par semaine , et tous ceux ou
le mauvais temps ne nous permet pas de tenir la campagne , nous
allons Emile et moi travailler chez un maître. Nous n'y travail-
lons pas pour la forme , en gens au-dessus de cet état , mais tout
de bon et en vrais ouvriers. Le père de Sophie nous venant voir
nous trouve une fois à l'ouvrage , et ne manque pas de rapporter
avec admiration à sa femme et à sa fille ce qu'il a vu. Allez voir ,
dit-il , ce jeune homme à l'atelier, et vous verrez s'il méprise In
condition du pauvre ! On peut imaginer si Sophie entend ce dis-
cours avec plaisir. On en reparle , on voudrait le surprendre à
l'ouvrage. On me questionne sans faire semblant de rien; et,
après s'être assurées d'un de nos jours , la mère et la lille pren-
nent une calèche , et viennent à la ville le même jour.
En entrant dans l'atelier, Sophie aperçoit à l'autre bout un
jeune homme en veste , les cheveux négligemment rattachés , el
si occupé de ce qu'il fait qu'il ne la voit point ; elle s'arrête et
fait signe à sa raère. Emile , un ciseau d'une main et le maillet
de l'autre, achève une mortaise; puis il scie une planche et en
met une pièce sous le valet pour ia polir. Ce spectacle ne fait
point rire Sophie; il la touche , il est respectable. Femme, honore
ton chef ; c'est lui qui travaille pour toi , qui te gagne ton pain .
qui te nourrit : voilà l'homme.
Tandis qu'elles sont attentives à l'observer, je les aperçois;
je tire Emile par la manche: ii se retourne, les voit, jette ses
outils , et s'élance avec un cri de joie. Après s'être livré à ses
premiers transports, il les fait asseoir et reprend son travail. Mais
Sophie ne peut rester assise ; elle se lève avec vivacité , parcourt
l'atelier , examine les outils , touche le poli des planches , ramasse
des copeaux par terre , regarde à nos mains , et puis dit qu'elle
aime ce métier , parce qu'il est propre. La folâtre essaye même
d'imiier Emile. De sa blanche et débile main elle pousse un ra-
bot sur la planche ; le rabot glisse et n*^ mord point. Je crois voir
r.\mour (ianii ie.s airs rire cl battre des ailes ; je crois l'entendre
pousser ;ir'i cris d'aliegressc , et dire : flnrulccst roijr.
1
LIVRE V. 643
Cependant la mère questionne le maître : Monsieur , combien
layez vous ces garçons-là? Madame, je leur donne à chacun vingt
lUS par jour, et je les nourris ; mais si ce jeune homme voulait,
Ljagnerait bien davantage, car c'est le meilleur ouvrier du pays.
mgt sous par jour , et vous les nourrissez! dit la mère en nous
:;ardant avec attendrissement. Madame, il est ainsi, reprend le
1 litre. A ces mots, elle court à Emile, l'embrasse, le presse
mire son sein en versant sur lui des larmes , et sans pouvoir dire
lutre chose que de répéter plusieurs fois : Mon tils ! ô mon fils!
Après avoir passé quelque temps à causer avec nous, mais sans
nous détourner : Allons-nous-en , dit la mère à sa fille ; il se fait
tard, il ne faut pas nous faire attendre. Puis s'approchant d'Emile,
elle lui donne un petit coup sur la joue en lui disant : Hé bien !
bon ouvrier , ne voulez-vous pas venir avec nous ? Il lui répond
d'un ton fort triste : Je suis engagé, demandez au maître. On
demande au maître s'il veut bien se passer de nous. Il répond
qu'il ne peut. J'ai , dit-il, de l'ouvrage qui presse, et qu'il faut ren-
dre après demain. Comptant sur ces messieurs , j'ai refusé des
ouvriers qui se sont présentés; si ceux-ci me manquent , je ne
sais plus où en prendre d'autres , et je ne pourrai rendre l'ouvrage
au jour promis. La mère ne réplique rien , elle attend qu'Emile
|)arle. Emile baisse la tête et se tait. Monsieur , lui dit-elle un peu
surprise de ce silence , n'avez-vous rien à dire à cela.' Emile re-
garde tendrement la tille , et ne répond que ces mois : Vous voyez
bien qu'il faut que je reste. Là-dessus les dames parlent et nous
laissent. Emile les accompagne jusqu'à la porte , les suit des \ eux
autant qu'il i)eul, soupire, et re\ient se mettre au travail ihiiis
|>arler.
En chemin , la mère , piquée , parle à sa fille de la bizarrerie de
ce procédé. Quoi ! dil-elle, était-iî si difficile de contenter le mai-
Irc sans être obligé de rester ? et ce jeune homme si pitxiigue ,
qui verse l'argent sans nécessité , n'en sait-il plus trouver dans les
occasions convenables.' 0 maman, répond Sophie, à Dieu ne
plaise qu'Emile donne tant de force à l'argent , qu'il s'en serve
pour rompre un engagement personnel , pour violer im; unément
sa (wrole , et faire violer celle d'autrui ! Je sais qu'il dédommage-
rait aisément l'ouvrier du léger préjudice que lui causerait son
absence; mais cependant il asservirait son àme aux richesses, il
('accoutumerait à les mettre à la place de ses devoirs, et à croire
M4 EMILE.
qu'on est dispensé de tout , pourvu qu'on paye. Emile a d'autres
manières de penser, et j'espère n'être pas cause qu'il en change.
Croyez-vous qu'il ne lui en ait rien coûté de rester.' Maman, ne
vous y trompez pas ; c'est pour moi qu'il reste , je l'ai bien vu
dans ses yeux.
Ce n'est pas que Sophie soit indulgente sur les vrais soins de
l'amour; au contraire , elle est iii périeuse , exigeante; elle aime-
rait mieux n'être point aimée que de l'être modérément. Elle a le
noble orgueil du mérite qui se sent , qui s'eslime , et qui veut être
honoré comme il s'honore. Elle dédaignerait un cœur qui ne sen-
tirait pas tout le prix du sien, qui ne l'aimerait pas pour ses ver-
tus autant et plus que pour ses charmes ; un cœur qui ne lui pré-
férerait pas son propre devoir , et qui ne la préférerait pas à toute
autre chose. Elle n'a point voulu d'amant qui ne connût de loi
que la sienne : elle veut régner sur un homme qu'elle n'ait point
défiguré. C'est ainsi qu'ayant avili les compagnons d'Ulysse, Circé
les dédaigne, et se donne à lui seul qu'elle n'a j)u changer.
Mais ce droit inviolable et sacré mis à part , jalouse à l'excès de
tous les siens , Sophie épie avec quel scrupule Emile les respecte,
avec quel zèle il accomplit ses volontés, avec quelle adresse il les
devine, avec quelle vigilance il arrive au moment prescrit : elle
ne veut ni qu'il relarde, ni qu'il anticipe; elle veut qu'il soit
exact. Anticiper, c'est se préférer à elle : retarder, c'est la négli-
ger. Négliger Sophie ! cela n'arriverait pas deux fois. L'injuste
soupçon d'une a failli tout perdre; mais Sophie est équitable ei
sait bien réparer ses torts.
Un soir nous sommes altendus; Emile a reçu l'ordre. On vient
au-devant de nous; nous n'arrivons point. Que sont-ils devenus?
quel malheur leur est arrivé.' Personne de leur part! La soirée
s'écoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous croit morts; elle
se désole, elle se tourmente; elle passe la nuit à pleurer. Dès le
soir,on a expédié un messager pour aller s'informer de nous , et
rapporter de nos nouvelles le lendemain matin. Le messager re-
vient accompagné d'un autre de notre part , qui fait nos excuses
de boiche , et dit que nous nous |)ortons bien. Un moment après,
nous paraissons nous-mêmes. Alors la scène change; Sophie
essuie ses pleurs, ou, si elle en verse, ils sont de rage. Son]
(Mcur allier n'a pas gagné à se rassurer sur noire vie : f'mile vil , Il
ol s'est fait attendre inulilcmen'.
i
LIVRE V. 545
A notre arrivée elle veut s'enfermer. On veut qu'elle reste ; il
faut rester : mais , prenant à l'instant son parti , elle affecte un
air '.ranquille et content qui en imposerait ;i d'autres. Le père
vient au-devant de nous , et nous dit : Vous avez tenu vos amis
en peine ; il y a ici des gens qui ne vous le pardonneront pas aist»-
ment. Qui donc , mon papa ? dit Sophie avec une manière de sou-
rire le plus gracieux qu'elle puisse affecter. Que vous importe ,
répond le père , pourvu que ce ne soit pas vous ? Sophie ne répli-
que point, et baisse les yeux sur son ouvrage. La mère nous re-
çoit d'un air froid et composé. Emile embarrassé n'ose aborder
Sophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il se
porte , l'invite à s'asseoir, et se contrefait si bien , que le pauvre
jeune homme , qui n'entend rien encore au langage des passions
violentes, est la dupe de ce sang-froid, et presque sur ie point
d'en être piqué lui-même.
Pour le désabuser je vais prendre la main de Sopie, j'y veux
IKtrler mes lèvres comme je fais quelquefois : elle la retire brus-
quement, avec un mot de monsieur si singulièrement prononcé,
que ce mouvement involontaire la décèle à l'instant aux yeux
d'Emile.
Sophie elle-ttéme, voyant qu'elle s'est trahie, se contraint
moins. Son sang-froid apparent se change en un mépris ironique.
Elle répond à tout ce qu'on lui dit par des monosyllabes pronon-
cés d'une voix lente et mal assurée, comme craignant d'y laisser
trop percer l'accent de l'indignation. Emile, demi-mort d'effroi,
la regarde avec douleur, et tâche de l'engager à jeter les yeux sur
les siens, pour y mieux lire ses vrais sentiments. Sophie, plus
irritée 'de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte l'envie d'en
solliciter un second. Emile , interdit, tremblant, n'ose plus, très-
heureusement pour lui , ni lui parler ni la regarder; car, n'eùt-il
jKis été coiipilile , s'il eut pu supporter sa colère elle ne lui eut ja-
mais pardonné.
Vo) ant alors que c'est mon tour , et qu'il est tem|)s de s'ex-
pli(|U(T, je reviens à Sophie. Je reprends sa main qu'elle ne relire
|)lus , car elle est prête à se trouver mal. Je lui dis avec douceur :
(^lu're S<jphie, nous sommes malheureux; mais vousétes raison-
nable et juste ; vous ne nous jugerez pas sans nnn- mii n.ln-
•coûtez-nous. Elle ne réf>oiuI rien, et je parle ainsi;
• Nous sommes partis hier à quatre heures; il noti> rim [ms-
i6.
54fr l'MILb:.
« d'il d'arriver à sept; et nous prenons toujours plus de temps
« qu'il ne nous est nécessaire , alindc nous reposer en approchant
« d'ici. Nous avions déjà fait les trois quarts du chemin, quand
« des lamentations douloureuses nous frappent l'oreille; elles par-
« talent d'une gorge de la colline à quelque distance de nous.
« Nous accourons aux cris : nous trouvons un malheureux paysan
« qui , revenant de la ville un peu pris de vin sur son cheval , en
« était tombé si lourdement qu'il s'était cassé la jambe. Nous
« crions, nous appelons du secours ; personne ne répond : nous
« essayons de remettre le blessé sur son cheval, nous n'en pou-
« vons venir à bout : au moindre mouvement le malheureux
« souffre des douleurs horribles. Nous prenons le parti d'attacher
<• le cheval dans le bois à l'écart : puis, faisant un brancard de
« nos bras , nous y posons le blessé , et le portons le plus douce-
« ment qu'il est possible, en suivant ses indications sur la route
<> qu'il fallait tenir pour aller chez lui. Le trajet était long; il fai-
« lut nous reposer plusieurs fois. Nous arrivons enlin , rendus de
« fatigue : nous trouvons avec une surprise amcre que nous con-
« naissons déjà la maison , et que ce misérable que nous rappor-
•■< tions avec tant de peine était le même qui nous avait 'ài cordia-
" leraenl reçus le jour de notre première arrivée ici. Dans le trou-
« ble où nous étions tous , nous ne nous étions point reconnus
n jusqu'à ce raonienl.
« 11 n'avait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un
« troisième , sa femme fut si saisie en le voyant arriver, qu'elle
" sentit des douleurs aiguës, et accoucha peu d'heures après. Que
'< faire en cet état dans une chaumière écartée , où Ion ne pouvait
« espérer aucun secours? Emile prit le parti d'aller prendre le
•< cheval que nous avions laissé dans le bois, de le monter, de
« courir a toute briile chercher un chirurgien à la ville. Il donna
« le cheval au chirurgien ; et n'ayant pu trouver assez tôt une
« garde, il revint à pied avec un domestique, après vous avoir
« expédie un exprès; tandis qu'embarrassé, comme vous pouvez
« croire, entre un homme ayant une jambe cassée et une femme
a en travail , je préparais dans la maison tout ce que je pouvais
•« prévoir être nécessaire pour le secours de tous les deux.
■<■ .ïe ne vous ferai point le détail du reste; ce n'est pas de cela
« qu'il es» question. Il était deux heures après miîuiit avant que
« aous ayoïus eu ni l'un ni l'autre uu moment de relâche. Entiik
f
LIVRK V. 547
« nous sommes revenus avant le jour dans notre asile ici proche ,
' où nous avons attendu l'heure de voire réveil pour vous rendre
• compte de notre accident. >>
Je me tais sans rien ajouter. Mais . avant que personne parle ,
F.mile s'approche de sa maîtresse, élève la voix, et lui dit avec
plus dt; fermeté que je ne m'y serais attendu : Sophie , vous êtes
"irbilre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire
mourir de douleur ; mais n'espérez pas me faire oublier les droits
de l'humanité ; ils me sont plus sacrés que les vôtres; je n'y re-
noncerai jamais pour vous.
Sophie , à ces mots , au lieu de répondre, se lève, lui passe un
bras autour du cou, lui donne un baiser sur la joue; puis, lui
tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit : Emile,
prends cette main , elle est à loi. Sois, quand tu voudras, mon
époux et mon maître ; je tacherai de mériter cet honneur-
X peine l'a-t-elle embrassé , que le père , enchanté , frappe des
mains en criant Bis, bis! et Sophie, sans se faire presser, lui
donne aussitôt deux Ikiisers sur l'autre joue : mais, presque au
même instant, effrayée de tout ce qu'elle vient de faire, elle se
bauve dans les bras de sa mère, et cache dans ce sein maternel
son visage enOammé de honte.
Je ne décrirai point la commune joie : tout le monde la doit sen-
tir. Après le diner, Sophie demande s'il y aurait trop loin pour
aller voir ces pauvres malades. Sophie le désire, et c'est une
Iwnne œuvre. On y va : on les trouve dans deux lits séparés;
Emile en avait fait apporter un : on trouve autour d'eux du monde
pour les soulager : Emile y avait pour>'u. Mais au surplus tous
deux sont si mal en ordre, qu'ils souffrent autant du malaise que
de leur état. Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme ,
et va la ranger dans son lit ; die en fait ensuite autant à l'homme ;
sa main douce el légère sait aller cherctier tout ce qui les blesse,
«t faire poser plus mollement leurs membres endoloris. Ils se sen-
tent déjà soulagés à son approche; on dirait qu'elle devine tout
•e qui leur fait mal. Cette lillc si délicate ne se rebute ni de In
malpropreté ni de la mauvaise odeur, et saK faire disparaître
Cune et l'autre sans mettre personne en œuvre , et sans que les
malades soient tourmentés. Elle qu'on voit toujours si modeste et
quelquefois si dédaigneuse , elle qui pour tout au monde n'aurait
pas touché du bout du doigt le lit d'un homme, retourne et rhangd
■A8 EMILE.
le blessé sans aucun scrupule , et le mcl dans une - iUintion plus
commode pour y pouvoir rester longtemps. Le zèle de la charité
vaut bien la modestie ; ce qu'elle fait, elle le fait si légèrement et
avec tant d'adresse, qu'il se sent soulagé sans presque s'être aperçu
qu'on l'ait touché. La femme et le mari bénissent de concert l'aima-
ble fille qui les sert, qui les plaint , qui les console. C'est un ange
du ciel que Dieu leur envoie; elle en a la figure et la bonne grâce,
elle en a la douceur et la bonté. Emile attendri la contemple en si-
lence. Homme , aime ta compagne : Dieu te la donne pour te conso-
ler dans tes jjcines , pour le soulager dans tes maux : voilà la
femme.
On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le présentent,
brûlant au fond de leurs cœurs d'en donner bientôt autant à faire
à d'autres. Ils aspirent au moment désiré; ils croient y toucher :
tous les scrupules de Sophie sont levés , mais les miens viennent.
Ils n'en sont pas encore où ils pensent : il faut que chacun ait son
tour.
Un matin qu'ils no se sont vus depuis deux jours , j'entre dans
la chambre d'Emile une lettre à la main , et je lui dis en le regar-
dant fixement : Que feriez-vous si l'on vous apprenait que Sophie
est morte ? Il fait un grand cri , se lève en frappant des mains , et ,
sans dire un seul mot , me regarde d'un œil égaré. Répondez donc ,
poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-
froid, il s'approche, les yeux enflammés de colère; et s'arrctanl
dans une attitude presque menaçante : Ce que je ferais?... je nen
sais rien ; mais ce que je sais , c'est que je ne reverrais de ma vie
celui qui me l'aurait appris. Rassurez-vous, réponds-je en sou-
riant : elle vit, elle se porte bien , elle pense à vous, et nous som-
mes attendus ce soir. Mais allons fair»; un tour de promenade, et
nous causerons.
La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de se livrer,
comme auparavant, à des entretiens piiromeiit raisonnes ; il faut
l'intéresser par cette passion ms-mo à se rendre attentif à mes le-
çons. C'est ce que j'ai fait par ce terrible préambule ; je suis bien
sur maintenant qu'il m'écoutera.
« Il faut être heureux , cher Emile; c'est la lin de tout cire
« sensible ; c'est le premier désir que nous imprima la nature , et
« le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonluMir? Qui
« le sait? Chacun le cherche , et nul ne 1c trouve. On use la vie à
LIVRE V. &49
« le poursuivre , et l'on meurt sans l'avoir atteint. Mon jeune ami,
« quand à ta naissance je te pris dans mes bras , et qu'attestant
« l'Être suprême de l'engagement que j'osai contracter je vouai
" mes jours au bonheur des tiens , savais-je moi-même à quoi je
« m'engageais? Non : je savais seulement qu'en te rendant heu-
" reux j'éUiis sûr de l'clre. En faisant pour toi cette utile recher-
« che , je la rendais commune à tous deux.
" Tant que nous ignorons ce que nous devons faire , la sagesse
« consiste à rester dans l'inaction. C'est de toutes les maximes
« celle dont l'homme a le plus grand l)esoin , et celle qu'il sait le
« moins suivre. Chercher le bonheur sans savoir où il est , c'est
« s'exposer à le fuir , c'est courir autant de risques contraires
« qu'il y a de routes pour s'égarer. Mais il n'appartient pas à tout
« le monde de savoir ne point agir. Dans l'inquiétude où nous
« tient l'ardeur du bien-être , nous aimons mieux nous tromper à
■< le poursuivre , que de ne rien faire pour le chercher ; et , sortis
'• une fois de la place où nous pouvons le connaître, nous n'y sa-
« vons plus revenir.
« Avec la même ignorance j'essayai d'éviter la même faute. En
« prenant soin de loi je résolus de ne pas faire un pas inutile, et
« de t'empêcher d'en faire. Je me lins dans la roule de la na-
« lure , en attendant qu'elle me montrât celle du bonheur. Il s'est
« trouvé qu'elle était la même , et qu'en n'y pensant pas je l'avais
« suivie.
« Sois mon témoin , sois mon juge, je ne te récuserai jamais.
■ Tes pretaiers ans n'ont point été sacrifiés à ceux qui les devaient
- suivre ; lu as joui de tous les biens que la nakirc l'avait donnés.
H De» maux auxquels elle l'assujettit , et dont j'ai pu le garantir,
« tu n'as senti que ceux qui pouvaient l'endurcir aux autres. Tu
« n'en as jamais souffert aucun que pour en éviter un plus grand.
» Tu n'as connu ni la haine , ni l'esclavage. Libre et content , tu
« es resté juste et bon ; car la peine et le vice sont inséparables,
■ et jamais l'homme ne devient méchant que lorsqu'il est mal-
« heureux. Puisse le souvenir de ton enfance se prolonger jusqu'à
<• tes vieux jours ! Je ne crains pas que jamais ton bon cceur se la
« rappelle sans donner quelques bénédictions à la main qui la gou-
■ verna.
« Quand tu es entré dans l'àge de raison , je t'ai garanti de l'o-
• pinion des hommes ; quand ton cœur est devenu secsible , le
S5ff EMILE.
■«■ t'ai préservé de l'empire des passions. Si j'avais pu prolonger
« ce calme intérieur jusqu'à la fin de ta vie , j'aurais mis mon
K ouvrage en sûreté , et tu serais toujours heureux autant qu'un
« homme peut l'élre : mais, cher Emile, j'ai eu beau tremper ton
« àme dans le Styx , je n'ai pu la rendre partout invulnérable ; il
« s'élève un nouvel ennemi que tu n'as pas encore appris à vain-
« cre , et dont je n'ai pu te sauver. Cet ennemi, c'est toi-même. La
« nature et la fortune l'avaient laissé libre. Tu pouvais endurer la
« misère ; lu pouvais supporter les douleurs du corps, celles de
« l'âme t'étaient inconnues ; tu ne tenais à rien qu'à la condition
« humaine , et maintenant tu tiens à tous les attachements que
« lu t'es donnés ; en apprenant à désirer, tu t'es rendu Tesclave
« de tes désirs. Sans que rien change en toi , sans que rien t'of-
« fense , sans que rien louche à ton être , que de douleurs peu-
« vent attaquer Ion àme! que de maux tu peux sentir sans être
« malade ! que de morts tu peux souffrir sans mourir ! Un men-
« songe, une erreur , un doute , peut te mettre au désespoir.
« Tu voyais au théâtre les héros , livrés à des douleurs exlro-
■ « mes , faire retentir la scène de leurs cris insensés , s'affliger
« comme des femmes, pleurer comme des enfants, et mériter ainsi
« les applaudissements publics. Souviens-toi du scandale que te
«causaient ces lamentations , ces cris , ces plaintes, dans des
« hommes dont on ne devait attendre que des actes de constance
« et de fermeté. Quoi ! disais-lu tout indigné , ce sont là les exem-
« pies qu'on nous donne à suivre, les modèles qu'on nous offre
« à imiter ! A-t-on peur que l'homme ne soit pas assez petit, assez
« malheureux, assez faible, si l'on ne vient encore encenser sa
« tàiblesse sous la fausse image do la vertu ? Mon jeune ami ,
« sois plus indulgent désormais pour la scène : te voilà devenu
K l'un de ses héros.
« Tu sais souffrir et mourir ; lu sais endurer la loi de la néccs-
» site dans les maux physiques : mais lu n'as point encore impose
« de loi aux appétits do ton cœur; et c'est de nos affections,
« bien plus que de nos besoins, que nait le trouble de notre vie.
« Nos désirs sont étendus, notre force est presque nulle. L'homme
« tient par ses vœux à mille choses, et par lui-même il ne tient à
« rien , pas même à sa propre vie ; plus il augmente ses atlache-
« ments , plus il multiplie ses peines. Tout ne fait que passer sur
« la terre : tout ce que nous aimons nous échappera tôt ou lard ,
LIVRE V. 551
« et nous y tenons comme s'il devait durer élernellcment. Quel
« effroi sur le seul soupçon de la mort de Sophie ! As-tu donc
>< compté qu'elle vivrait toujours? Ne meurt-il personne à son âge?
« Elle doit mourir, mon enfant, et peut-être avant toi. Qui sait
« si elle est vivante à présent même ? la nature ne t'avait asservi
« qu'à une seule mort ; tu t'asservis à une seconde ; te voiià dans
« le cas de mourir deux fois.
« Ainsi soumis à tes passions déréglées , que tu vas rester à
■ plaindre ! Toujours des privations, toujours des perles, toujours
> des alarmes ; tu ne jouiras pas même de ce qui te sera laissé. La
« crainte de tout perdre t'empêchera de rien posséder; pour n'a-
« voir voulu suivre que tes passions, jamais tu ne les pourras
■ satisfaire. Tu chercheras toujours le repos , il fuira toujours de-
« vant toi ; tu seras misérable, et tu deviendras méchant. Et com-
« ment pourrais-tu ne pas l'être, n'ayant de loi que tes désirs ef-
« frénés ? Si tu ne peux supporter des privations involontaires ,
« comment t'en imposeras-tu volontairement.' comment sauras-tu
« sacrifier le penchant au devoir, et résister à ton cœur pour
« écouter ta raison ? Toi qui ne veux déjà plus voir celui qui
« t'apprendra la mort de ta maîtresse, comment verrais-tu celui
« qui voudrait te l'oter vivante , celui qui t'oserait dire. Elle est
« morte pour toi, la vertu te sépare d'elle.' S'il faut vivre avec elle
• quoi qu'il arrive , que Sophie soit mariée ou non , que tu sois
« libre ou ne le sois pas , qu'elle t'aime ou te baisse , qu'on te
« l'accorde ou qu'on le la refuse , n'importe , tu la veux , il la
• faut posséder à quelque prix que ce soit. Apprends-moi donc à
« quel crime s'arrête celui qui n'a de lois que les vœux de son
« rœur, et ne sait résister à rien de ce qu'il désire.
« Mon enfant, il n'y a point de bonheur sans courage, ni de
<< vertu sans combat. Le mol de vertu vient de force ; la force est
•• la ba-se de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible
« par sa nature , et fort par sa volonté ; c'est en cela seul que con-
■ siste le mérite de l'homme juste j^> et quoique nous appelions
« Dieu bon , nous ne l'appelons pas vertueux , parce qu'il n'a paà
« besoin d'effort pour bien faire. Pour t'expliquerce mot si pro-
« fané , j'ai attendu que tu fusses en étal de m'entcndrc *. Tant
• [« Il «rmhie qnple ntim de la rertn pr«appo»e de l.i «lirriciiltéet dp con-
trasle , rt i|u°eUe ne petit «cxiTCcr saii» fiartic. Ce»t » radvt-iitun; pour-
qiviy noas nommon* !>ifu Ixiii fort rt lilicral et juste: nuis nous ne It
55Î EMILE.
« que la vertu ne coùlc rien à pratiquer, on a peu besoin de la
« connaître. Ce besoin vient quand les passions s'éveillent : il est
« déjà venu pour toi.
« En t'élevant dans -toute la simplicité de la nature , au lieu dé'*
« te prêcher de pénibles devoirs, je t'ai garanti des vices qui
« rendent ces devoirs pénibles ; je t'ai moins rendu le mensonge
« odieux qu'inutile ; je t'ai moins appris à rendre à chacun ce
« qui lui appartient, qu'à ne te soucier quc-de ce qui est à loi;
« je t'ai fait plutôt bon que vertueux. Mais celui qui n'est que
« bon ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaisir à l'être : la bonté
« se brise et périt sous le choc des passions humaines ; l'homme
« qui n'est que bon n'est bon que pour lui.
« Qu'est-ce donc que l'homme vertueux ? C'est celui qui sait
« vaincre ses affections ; car alors il suit sa raison , sa conscience;
« il fait son devoir; il se tient dans l'ordre , et rien ne l'en peut
« écarter. Jusqu'ici tu n'étais libre qu'en apparence , tu n'avais
« que la liberté précaire d'un esclave à qui l'on n'a rien com-
« mandé. Maintenant sois libre en effet; apprends à devenir ton
« propre maître : commande à ton cœur, 6 Emile , et tu seras
« vertueux.
« Voilà donc un autre apprentissage à faire, et cet apprentissage
« est plus pénible que le premier : caria nature nous délivre des
« maux qu'elle nous impose , ou nous apprend à les supporter ;
« mais elle ne nous dit rien pour ceux qui nous viennent de nous ,
« elle nous abandonne à nous-mêmes ; elle nous laisse , victimes
< de nos passions, succomber à nos vaines douleurs, et nous
« glorifier encore des pleurs dont nous aurions dû rougir.
« C'est ici ta première passion; c'est la seule peut-être qui soit
« digne de toi. Si tu la sais régir en homme, elle sera la dernière ;
« tu subjugueras toutes les autres, et tu n'obéiras qu'à celle de
« la vertu.
« Cette passion n'est pas criminelle , je le sais bien ; elle est
« aussi pure que les âmes qui la ressentent. L'honnêteté la forma ,
« l'innocence l'a nourrie. Heureux amants! les charmes de la vertu
« ne font qu'ajouter pour vous à ceux de l'amour ; et le doux lien
« qui vous attend n'est pas moins le prix de votre sagesse que
«celui de votre altachenu-nt. Mais dis-moi , homme sincère,
nommons I tas vertueux. Ses opérations sont touleii naïfves et sans cfTort. »
MaiTÂiUMK, liv. M , diap. M.]
LIVRE V. 543
■ celle passion si pure l'en a-t-elle moins subjugue ? t'en es-lu
« moins rendu l'esclave ? et si demain elle cessait d'être innocente,
« l'étoufferais-lu dés demain ? C'est à présent le moment d'essayer
« tes forces ; il n'est \ lus temps quand il les faut employer. Ces
« dangereux essais doivent se faire loin du péril. On ne s'exerce
« point au combal devant l'ennemi ; on s'y prépare avant la guerre,
« on s'y présente déjà tout préparé. >
« C'est une erreur de distinguer les passions en permises el )
« défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres.
« Toutes sont bonnes quand on en reste le maître, toutes sont
« mauvaises quand on s'y laisse assujettir. Ce qui nous est dé-
« fendu par la nature, c'est d'étendre nos attachements plus loin
« que nos forces ; ce qui nous est défendu par la raison , c'est de
« vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous est défendu
« par la conscience n'est pas d'être tentés , mais de nous laisser
« vaincre aux tentations. II ne dépend pas de nous d'avoir OJi de '
« n'avoir pas des passions , mais il dépend de nous de régner sur
« elles. Tou.<5 les sentiments que nous dominons sont légitimes ,
" tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme n'est
« pas coupable d'aimer la femme d'autrui, s'il tient celle passion
•< malheureuse asservie h la loi du devoir : il est coupable d'aimer
" sa propre femme au point d'immoler tout à cet amour. )
« N'attends pas de moi de longs préceptes de morale , je n'en ai
« qu'un seul à te donner, et celui-là comprend tous les autres.
« Sois homme; relire ton cœur dans les bornes de ta condition.
« Étudie et connais ces bornes : quelque étroites qu'elles soient,
« on n'est point malheureux lant qu'on s'y renferme ; on ne l'est
" que quand on veut les passer ; on l'est quand , dans ses désirs
•< insensés , on met au rang des possibles ce qui ne l'est pas ; on
" l'est quand on oublie sou état d'homme pour s'en forger d'ima-
« ginaires , desquels on retombe toujours dans le sien. Les seuls
« biens dont la privation roule sont ceux auxquels on croit avoir
« droit. L'évidente impossibilité de les obtenir en détache, les
« souhaits sans espoir ne tourmentent point. Un gueux n'est
" point tourmenté du désir dVlrc roi ; un roi ne veut cire dieu que
1 quand il croit n'être plus homme.
« Les illusions de l'orgueil sont la source de nos plus grands
■ maux : mais la contemplation de la misère humaine rend le sage
47
v=
554 KM ILE.
1
« toujours modéré. Il se tient à sa place , il ne s'agite point pour
« en sortir ; il n'use point inutilement ses forces pour jouir de ce
« qu'il ne peut conserver ; et , les employant toutes à bien possé-
« der ce qu'il a , il est en effet plus puissant et plus riche de tout
« ce qu'il désire de moins que nous. Être mortel et périssable,
« irai-je me former des nœuds éternels sur cette terre , où tout
« change , oîi tout passe , et dont je disjjarailrai demain ? 0 Emile,
« ô mon fils ! en te perdant , que me resterait-il do moi ? Et pour-
« tant il faut que j'apprenne à le perdre : car qui sait quand tu me
« seras ôlé ?
« Veux-tu donc vivre heureux et sage , n'attache ton cœur qu'à
« la beauté qui ne péril point : que ta condilioo borne les désirs ,
« que tes devoirs aillent avant les penchants : étends la loi de la
« nécessité aux choses morales : apprends à perdre ce qui peut
« t'étre enlevé : apprends à tout quitter quand la vertu l'ordonne,
« à te mettre au-dessus des événements , à détacher ton cœur
« sans qu'ils le déchirent, à être courageux dans l'adversité afin
« de n'être jamais misérable , à être ferme dans ton devoir afin do
« n'être jamais criminel. Alors tu seras heureux malgré la for-
« tune, et sage malgré les passions. Alors tu trouveras dans la
« possession même des biens fragiles une volupté que rien ne
« pourra troubler ; tu les posséderas sans qu'ils te possèdent , et
« tu sentiras que l'homme , à qui tout échappe , ne jouit que de
■< ce qu'il sait perdre. Tu n'auras point , il est vrai , l'illusion des
« plaisirs imaginaires ; tu n'auras point aussi les douleurs qui on
T sont le fruit. Tu gagneras beaucoup à cet échange , car ces dou-
» leurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirs sont rares et
« vains. Vainqueur de tant d'opinions trompeuses , lu le seras en-
'< core de celle qui donne un si grand prix à la vie. Tu passera.-»
" la tienne sans trouble , et la termineras sans effroi ; tu l'en déla-
« cheras , comme de toutes choses. Que d'autres saisis d'horreur
« pensent, en la quittant , cesser d'être ; instruit de son néant , lu
« croiras commencer. La mort est la (in de la vie du méchant , el
« le commencement de celle du juste. »
Emile m'écoute avec une attention mêlée d'inquiétude. Il craint
à ce préambule quelque conclusion sinistre. Il pressent qu'en lui
montrant la nécessité d'exercer la force de l'âme je veux le sou-
mettre à ce dur exercice ; et , comme un blessé (jui frémit on
LIVRE V. 555
v-ivanl approcher le chirurgien, il croit déjà sentir sur sa plaie la
nin douloureuse , mais salutaire , qui l'empêche de tomber en
irruption.
Incertain , troublé , pressé de savoir où j'en veux venir , au lieu
[■' répondre il m'interroge , mais avec crainte. Que faut-il faire.»
le dit-il presque en tremblant et sans oser lever les yeux. Ce
l'il faut faire ? réponds-je d'un ton ferme , il faut quitter Sopliie.
nie dites-vous? s'écrie-t-il avec emportement : quitter Sophie!
1 quitter , la tromper, être un traître , un fourbe, un parjure !...
,'!ioi : reprends-je en l'interrompant , c'est de moi qu'Emile craint
ipprendre à mériter de pareils noms ? Non , continue-t-il avec la
K-me impétuosité, ni de vous ni d'un autre; je saurai , malgré
'. ous , conserver votre ouvrage ; je saurai ne les pas mériter.
Je me suis attendu à cette première furie : je la laisse passer
sans m'émouvoir. Si je n'avais pas la modération que je lui prê-
che , j'aurais bonne grâce à la lui prêcher ! Emile me connaît trop
pour me croire capable d'exiger de lui rien qui soit mal , et il sait
bien qu'il ferait mal de quitter Sophie, dans le sens qu'il donne à
ce mot. Il attend donc eniin que je m'explique. Alors je reprends
mon discours.
« Croyez-vous, cher Emile, qu'un homme , en quelque situa-
• tion qu'il se trouve , puisse être plus heureux que vous l'êtes de
« puis trois mois.» Si vous le croyez , détrompez-vous. Avant de
- ^fuùler les plaisirs de la vie, vous en avez épuise le bonheur.
• 11 n'y a rien au delà de ce que vous avez senti. La félicité des
. sens est passagère ; 1 état haoituel du cœur y perd toujours.
» Vous avez plus joui par l'espérance ^ue vous ne jouirez jamais
« en réalité. L'imagination qui pare ce qu'on désire l'abandonne
« dans la possessioivjîors le seui Être existant par lui-même, il n'y
•• a rien de l)eau que ce qui n'est p,is. Si col éUit eût pu durer tou-
• jours , vous auriez »rouvé le bonheur suprême. Mais tout ce
- qui tient à l'homme se sent de sa cadunlé ; tout est fini , tout
- est passager dans la vie humaine ; et quand l'état qui nous rend
« heureux durerait sans cesse, l'habitude d'en jouir nous en ote-
« rait le goût. Si hen ne change au dehors . le lœur change ; le
• bonheur nous quitte , ou nous le quittons. J
« Le temps que vous ne mesuriez pas s'iîcoulait durant votre
« délire. L'été finit, l'hiver s'approche. Quand nous pourrions
« continuer nos course» dans une saison si rude , on ne le souf-
566 EMILE.
« firirait jamais. Il faut bien , malgré nous , changer de manière
« de vivre ; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux iin-
« patients que cette diflicullé ne vous embarrasse guère : l'aveu de
« Sophie et vos propres désirs vous suggèrent un moyen facile
« d'éviter la neige , et de n'avoir plus de voyage à faire pour l'aller
« voir. L'expédient est commode sans doute ; mais le printemps
« venu , la neige fond et le mariage reste ; il y faut penser pour
« toutes les saisons.
« Vous voulez épouser Sophie , et il n'y a pas cinq mois que
« vous la connaissez ! Vous voulez l'épouser , non parce qu'elle
» vous convient , mais parce qu'elle vous plait ; comme si l'amour
« ne se trompait jamais sur les convenances, et que ceux qui
« commencent par s'aimer ne finissent jamais par se haïr ! Elle est
« vertueuse , je le sais ; mais en est-ce assez ? suffit-il d'être hon-
« nétes gens pour se convenir ? Ce n'est pas sa vertu que je mets
« en doute, c'est son caractère. Celui d'une femme se montre-t-il
« en un jour.' Savez-vous en combien de situations il faut l'avoir
« vue pour connaître à fond son humeur ? Quatre mois d'attache-
« ment vous répondent-ils de toute la vie ? Peut-être deux mois
« d'absence vous feront-ils oublier d'elle ; peut-être un autre n'at-
« tend-il que votre éloignement pour vous effacer de son cœur ;
« peut-être, à votre retour, la trouverez-vous aussi indifférente
« que vous lavez trouvée sensible jusqu'à présent. Los sentiments
« ne dépendent pas des principes; elle peut rester fort honnête, et
« cesser de vous aimer. Elle sera constante et fidèle, je penche à
« Je croire ; mais qui vous répond d'elle et qui lui répond de vous
* tant (juc vous ne vous êtes point mis à l'épreuve? Attendrez-
« vous pour celle épreuve qu'elle vous devienne inutile ? Alten-
« drcz-vous , pour vous conuaitre , que vous ne puissiez plus vous
•< séparer.'
» Sophie n'a pas dix-huit ans , à peine en passez-vous vingt-
- deux ; cet âge est celui de l'amour , mais non celui du mariage.
. Quel père et quelle mère de famille ! Eh ! pour savoir élever des
<•■ enfants, attendez au moins de cesser de l'être. Savez-vous à
« combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse suppor-
« tées avant Fàge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé
« la vie? Savez-vous combien d'enfants sont restés languissants
« et faibles , faute d'avoir été nourris dans un corps assez formé ?
« Quand la mcro et l'onfarf croissent à la fois , et que la substance
LIMIL V. 557
• nécessaire à raccroisscmcnl de chacua des deux se partage , ni
l'un ni l'autre n'a ce que lui destinait la nature : comaieiit se
. peut-il que tous deux n'en souffrent pas? Ou je connais fort mal
« Emile , ou il aimera mieux avoir plus tard une femme et des en-
« fanls robustes , que de contenter son impatience aux dépens de
« leur vie cl de leur santé.
« Parlons de vous. En aspirant à l'état d'époux et de père , en
n avez-vous bien médité les devoirs? En devenant chef de famille
« vous allez devenir membre de l'État. Et qu'est-ce qu'ctro mem-
« bre de l'Èlat ? le savez-vous? Vous avez étudié vos devoirs
" d'homme ; mais ceux de cilo5en les connaissez vous ? Savez-
« vous ce que c'est que gouvernement , lois, pairie? Savez-vous
" à quel prix il vous est permis de vivre, et pour qui vous devez
« mourir? Vous croyez avoir tout appris, et vous ne savez rien
« encore. Avant de prendre une place dans l'ordre civil , apprene?
« à le connaître, et à savoir quel rang vous y convient.
« Emile , il faut quitter Sophie : je ne dis pas l'abandonner ; si
• vous en étiez capable , elle serait trop heureuse de ne vous avoir
« point épousé : il la faut quitter, pour revenir digne d'elle. Ne
« soyez pas assez vain pour croire déjà la mériter. Oh ! combien
• il vous reste à faire ! Venez remplir c«tte noble tâche ; venez
•< apprendre à supporter l'absence ; venez gagner le prix de la
" fidélité , afin qu'à votre retour vous puissiez vous honorer de
'• quelque chose auprès d'elle, et demander sa main , non comme
« une grâce , mais comme une récompense. »
Non encore exerce à lutter contre lui-même, non encore ac-
coutumé à désirer une chose et à en vouloir une autre , le jeune
homme ne se rend pas ; il résiste , il dispute. Pourquoi se refuse-
rait-il au bonheur qui l'attend ? Ne serait-ce pas dédaigner la main
qui lui est offerte que de tarder à l'accepter ? Qu'est-il besoin de
s'éloigner d'elle pour s'instruire de ce qu'il doit savoir? El quand
cela serait nécess.iirc, pourquoi ne lui laisserait-il |)as, dans des
nœuds indissolubles, le gage assuré de son retour? Qu'il soit son
r|)oux , et il est prêt à me suivre ; qu'ils soient unis , et il la quitte
sans crainte... Vous unir pour vousquiller, cher Emile ! quelle con-
tradiction! Il est beau qu'un amant puisse vivre sans sa mat-
tresse ; mais un mari ne doit jamais quitter sa femme sans ntrcs-
-ilé. Pour guérir vos scrupules, je vois que vos délais doivent
trc involontaires : il faut que vous puissiez dire à Sophie que
♦7.
I
558 EMILK.
vous la quittez malgré vous. Hé bien! soyez content; et puisque
vous n'obéissez pas à la raison , reconnaissez un autre maître
Vous n'avez pas oublié l'engagement que vous avez pris avec
moi. Emile, il faut quitter Sophie ; je le veux.
Ace mot il baisse la tète , se tait, rêve un moment, et puis,
me regardant avec assurance , il me dit : Quand partons-nous ?*
Dans huit jours, lui dis-je; il faut préparer Sophie à ce départ
Les femmes sont plus faibles , on leur doit des ménagements ;
et celte absence n'étant pas un devoir pour elle comme pour vous,
il lui est permis de la supporter avec moins de courage.
Je ne suis que trop tenté de prolonger jusqu'à laséparation de
mes jeunes gens le journal de leurs amours; mais j'abuse depuis
longtemps de l'indulgence des lecteurs; abrégeons, pour linir une
fois. Emile osera- 1 il porter aux pieds de sa maîtresse la même
assurance qu'il vient de montrer à son ami? Pour moi , je le crois;
c'est de la vérité même de son amour qu'il doit tirer celte assu-
rance. 11 serait plus confus devant elle s'il lui en coûtait mcins
de la quitter ; il la quitterait en coupable , et ce rôle est toujours
embarrassant pour un cœur honnête : mais plus le sacrifice lui
coûte, plus il s'en honore aux yeux de celle qui le lui rend péni-
ble. Il n'a pas peur qu'elle prenne le change sur le motif qui le
détermine. Il semble lui dire à chaque regard : 0 Sophie , lis dans
mon cœur, et sois fidèle ; tu n'as pas un amant sans vertu.
La fière Sojihie , de son côté , tâche de supporter avec dignité le
coup imprévu qui la frappe. Elle s'efforce d'y paraître insensi-
ble ; mais comme elle n'a pas , ainsi (lu'Émile , l'homieur du com-
bat et de la victoire, sa fermeté se soutient moins. Elle pleure ,
elle gémit en dépit d'elle; et la frayeur d'être oubliée aigrit la
douleur de la séparation. Ce n'est pas devant son amant qu'elle
pleure, ce n'est pas à lui qu'elle montre ses frayeurs; elle étouf-
ferait plutôt que de laisser échapper un soupir en sa présence :
c'est moi qui reçois ses plaintes, qui vois ses larmes, qu'elle af-
fecte de prendre pour confident. Les femmes sont adroites, et sa-
vent se déguiser : plus elle murmure en secret contre ma tyrannie,
plus elle est attentive à me flatter : elle scut que son sort est dans
uies mains.
Je la console, je la rassure, je lui réponds de son amant, ou
plutôt de son époux : qu'elle lui garde la même fidélité qu'il aura
pour jIIo , et dans deux ans il le sera , je le jure. Elle m'estime a»-
1
I
LIVRt V. 559
.yfi \iu\n LiiiHc «iiR- ji.- ne veux pas» ia lroiu|>or. Je ^uià garant de
chacun des deux envers l'autre. Leurs cœurs , leur verlu , ma
probité , la confiance de leurs parents , tout les rassure. Mais que
sert la raison contre la faiblesse ? Ils se sé[)arent comme s'ils ne
devaient plusse voir.
C'est alors que Sophie se rappelle les regrets d'Eucharis, et se
croit réellement à sa place. Ne laissons point durant l'absence ré-
veiller ces fantas(|ues amours. Sophie , lui dis-je un jour, faites
avec Émilc un échange de livres. Donnez-lui votre Téiéinaque ,
afin qu'il apprenne à lui ressembler; et qb'il vous domie le Spec-
tateur, dont vous aimez la lecture. Éludicz-y les dovoirs de» hou-
uèles femmes , et songez que dans deux ans ces devoirs seront
les vôtres. Cet échange plait à tous deux, et leur donne de lacon-
liance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.
Le iligne père de Sophie, avec lequel j'ai tout concerté, m'em-
brasbo en recevant mes adieux ; puis, me prenant à part , il me dit
ces mots d'un ton grave, et d'un accent un peu appuyé : « J'ai tout
» fait pour vous complaire ; je savais que je traitais avec un
» homme d'honneur -. il ne me reste qu'im mot à vous dire. Souve-
« nez-vous que votre élève a signé son contrat de mariage sur la
- bouche de ma fille. »
Quelle différeiice dans la contenance des deux atnants ! Emile ,
imjK'lueux , ardent , agité, hors de lui , pousse des cris , verse des
torrents de pleurs sur les mains du père, de la mère , de la lillc , em-
brasse en sanglotant tous les gens de la maison , et répète mille fois
le» mêmes choses avec un désordre qui ferait rire en toute autre oc-
casion. Sophie , morne , pâle , l'œil éteint , le regard sombre , reste
on repos , ne dit rien , ne pleure point, ne voit personne , pas mémo
Emile. Il a beau lui prendre les mains, la presser dans ses bras;
elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout
ce qu'il fait ; il est déjà |>arti |H)ur elle. Combien cet objet est plus
touchant que la plainte importune et les regrets bruyants de son
amant! Il le voit, il le sent, il en est navré : je l'entrainc avec
peine : si je le laisse encore un moment , il ne voudra plus partir.
Je suis charmé qu'il emporte avec lui cette triste image. Si jamais
i^ est tenté d'oublier ce qu'il doit a Sophie , en ia lui rap|)elaiit
telle qu'il la vit au moment de son départ il faudra qu'il ait le cœur
Uen aliéné, si je ne le rameae p4S à elle.
MO EMILE.
DES VOYAGES.
On demande s'il est bon que les jeunes gens voyagent, et l'on
dispute beaucoup là-dessus. Si l'on proposait autrement la ques-
tion , et qu'on demandât s'il est bon que les homme» aient voyagé,
peut-être ne disputerait-on pa^ tant.
/ L'abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu'on a lu,
on se croit dispensé de l'apprendre. Trop de lecture ne sert qu'à
faire de présomptueux ignorants. De tous les siècles de littérature
il n'y en a point eu où l'on lût tant que dans celui-ci, et point où
l'on fut moins savant * : de tous les pays de 1 Europe il n'y en a
point où l'on imprime tant d'histoires , Je relations, de voyages,
qu'en France , et point où l'on connaisse moins le génie et les
mœurs des autres nations. Tant de livres nous fout négliger le livre
du monde; ou, si nous y lisons encore , chacun s'en tient à son
feuillet. Quand le mot rcut-on être Persan ! me serait inconnu , je
devinerais, à l'entendre dire, qu'il vient du pays où les préjugés
nationaux sont le plus en règne, et du sexe qui les propage le
plus.
Un Parisien croit «îonnaitre les hommes, et ne connaît que les
Français; dans sa ville, toujours pleine d'étrangers, il regarde
chaque é'ranger comme un uhénomène extraordinaire qui n'a rien
d'égal dans le reste de l'univers. Il faut avoir vu de près les bour-
geois de cette grande vUle, il faut avoir vécu chez eux pour croire
qu'avec tan* d'esprit ou puisse être aussi ôtupide. Ce qu'il y a de
bizarre est que chacun d'eux a lu dix fois j)eut-ètre la descriptiou
du |)ays dont un habitant va si fort l'émerveiller **.
Cesttrop d'avoir à percer à la fois les oréjugés des auteurs et
* [ « Fasclietise sufHsancc qu'une suffisance purement livresque ! A l'ap-
prentissage de la phitosophic , tout ce qui se présente à nxs yeulx sort de
livre. Ce grand monde est le niiruiier où il fuult regarder jMJur nous
cognoistrc de bon biais. Soiinne, je veux que ce soit le livre do niou es-
ctiolier. » xMoNTAiGNk, liv. I, cli. xxv.]
•" [ « L'auie y a (dans les n oyages; une continuelle cxercitation à reinar-
(pier les ehosiîs incogiicues et nouvelles; et je ne sçacho point meilleure
escliote .'i faeoniier la vie ipie de lui proposer ini'ess.unment ta diversité de
tant d'aiiltres vies, f.tntasies et usanc^'s. et luy faire gouster une si [>cr-
|>eluetle varieti^ de formes de Uostre nature... j'ai lionte de veoir luw hoin-
iiies euyvre/. de celte sotte humeur de saffarouelier des formes contraire»
aux leurs : il leur scml>le estre hors de leur élément : cpiand ils s<int hoi-s
de leur village, où cpiils aillent ils se tiemient ,i l-urs façons, et abominent
les estrangieres. » Moxtàium:, liv. 111, cliap. ix.]
LIVIŒ V. 561
les nôtres pour arriver à lu vérité. J'ai passé ma vie à lire des re-
lations de voyages , et je n'en ai jamais trouve deux qui m'aient
donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que
je pouvais observer avec ce que j'avais lu , j'ai lini par laisser là
les voyageurs, et regretter le temps que j'avais donné pour m'ins-
truire à leur lecture , bien convaincu qu'en fait d'observations de
toute espèce il ne faut pas lire , il faut voir. Cela serait vrai dans
rctte occasion , quand tous les voyageurs seraient sincères , qu'ils
ne diraient que ce qu'ils ont vu ou c* qu'ils croient, et qu'ils ue
déguiseraient la vérité que par les fausses couleurs qu'elle prend
à leurs yeux. Que doit-ce être quand il la faut démêler encore a
travers leurs mensonges et leur mauvaise foi ?
Laissons donc la ressource des livres qu'on nous vante à ceux
qui sont faits pour s'en contenter. Elle est bonne , ainsi que l'art
lie Raimond Lulle, pour apprendre à babiller de ce qu'on ne sait
point *. Elle est bonne pour dresser des Platons de quinze ans a
philosopher dans des cercles, et a instruire une compagnie des
usages de l'Egypte et des Indes , sur la fui de Paul Lucas ou de
Tavernier.
Je liens pour maxime incontestable que quiconque n'a vu
qu'un peuple , au lieu de connaître les hommes ne connaît que
les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre ma-
nière de poser la même question des voyages : Suffit-il qu'un
homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes; ou s'il lui
importe de connaître les hommes en général .' Il ne reste plus ici
ni dispute ni doute. Voyez combien la solution d'une question
difficile dépend quelquefois de la manière de la poser.
Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la terre en-
tière ? Faut-il aller au Japon observer les Européens ? Pour connai.
trc l'espèce faut-il connaître tous les individus? Non : il y a des
hommes qui se ressemblent si fort , que ce n'est pas ia peine de
les étudier séparément. Qui a vu dix Français les a tous vus.
Quoiqu'on n'en puisse pas dire autant des Anglais et de quelques
autres peuples , il est pourtant certain que chaque nation a son
caractère propre et s|)écilique, qui se tire par induction , non de
• [Ba>iiion.l I.iille, né h Majorque en I23fi, et surnomme h Docteur
illuminé , avait dam son temps la nputation d'un es|)rit universel. Il n
^.rit de» trniir$ sur toute» les science!», dont le sljie et les idées »onl digne»
du Mccle ou II a vécu.] Note de M. Petituin.
562 EMILE.
l'observation d'un seul de ses membres , mais de plusieurs. Celui
qui a comparé dix peuples connaît les hommes , comme celui qui a
vu dix Fiançais connaît les Français.
Il ne suffit pas pour s'instruire de courir les pays , il faut savoir
voyager. Pour observer il faut avoir des yeux , et les tourner vers
l'objet qu'on veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les voya-
ges instruisent encore moins que les livres , parce qu'ils ignorent
l'art de penser; que, dans la lecture, leur esprit est au moins
guidé par l'auteur, et que , dans leurs voyages , ils ne savent rien
voir d'eux-mêmes. D'autres ne s'instruisent point, parce qu'ils ne
veulent pas s'instruire. Leur objet est si différent, que celui-là ne
les frappe guère ; c'est grand hasard si l'on voit exactement ce
qu'on ne se soucie point de regarder. De tous les peuples du monde
le Français est celui qui voyage le plus ; mais , plein de ses usages ,
il confond tout ce qui n'y ressemble pas. Il y a des Français dans
tous les coins du monde. Il n'y a point de pays où l'on trouve plus
de gens qui aient voyagé qu'on en trouve en France. Avec cela
pourtant, de tous les peuples de l'Europe, celui qui en voit le
plus les connaît le moins. L'Anglais voyage aussi, mais d'une au-
tre manière ; il faut que ces deux peuples soient contraires en
tout. La noblesse anglaise voyage , la noblesse française ne voyage
point; le peuple français voyage, le peuple anglais ne voyage
point. Cette différence me parait honorable au dernier. Les Fran-
çais ont presque toujours quelque vue d'intérêt dans leurs voyages :
mais les Anglais ne vont point chercher fortune chez les autres
nations, si ce n'est par le commerce et les mains pleines; quand
ils y voyagent, c'est pour y verser leur argent , non pour vivre
d'industrie; ils sont trop fiers pour aller ramper hors de chez eux.
Cela fait aussi qu'ils s'instruisent mieux chez l'étranger que ne
font les Français , qui ont un tout autre objet en tête. Les Anglais
ont pourtant aussi leurs préjugés nationaux , et ils en ont même
plus que personne ; mais ces préjugés tiennent moins à l'ignorance
(ju'à la passion. L'Anglaisa les préjugés de l'orgueil, et le Fran-
çais ceux de la vanité.
Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les
plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent le mieux ; parce
qu'étant moins avancés que nous dans nos recherches frivoles,
cl moi!;p occu[)és des objets de notre vaine curiosité, ils donnent
loute leur attention à ce qui est véritablement utile. Je ne connais
LIVTIE V. 563
guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis
qu'un Français court chez le» artistes d'un pays , qu'un Anglais
en fait dessiner quelque antique, et qu'un Allemand porte son
album chez tous les savants , l'Espagnol étudie en silence le gou-
vernement , les mœurs , la police ; et il est le seul des quatre qui ,
de retour chez lui , rapporte de ce qu'il a vu quelque remarque
utile à son pays.
Les anciens voyageaient peu , lisaient peu , faisaient peu de li-
vres ; et pourtant on voit, dans ceux qui nous restent d'eux , qu'ils
»*obser>aient mieux les uns les autres que nous n'observons nos
:x)ntemporains. Sans remonter aux écrits d'Homère , le seul poète
qui nous transporte dans le pays qu'il nous décrit , on ne peut
-efuser à Hérodote l'honneur d'avoir peint les mœurs dans son
histoire , quoiqu'elle soit plus en narraUons qu'en réflexions, mieux
que ne font tous nos historiens en chargeant leurs livres de por-
traits et de caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son
temps qu'aucun écrivain n'a décrit les Allemands d'aujourd'hui.
Incontestablement ceux qui sont versés dans l'histoire ancienne
connaissent mieux les Grecs , les Carthaginois , les Romains , les
(iaulois, les Perses, qu'aucun peuple de nos jours ne connait ses
voisins.
Il faut avouer aussi que les caractères originaux des peuples,
s'effaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus diffici-
les à saisir. A mesure que les races se mêlent et que les peuples
se confondent , on voit peu à peu disparaître ces différences na-
tionales qui frappaient jadis au premier coup d'œil. Autrefois cha-
que nation restait plus renfermée en elle-même , il y avait moins
de communications , moins de voyages , moins d'intérêts com-
muns ou contraires , moins de liaisons politiques et civiles de peu-
ple à peuple , point tant de ces tracasseries royales appelées négo-
ciations, point d'ambass<»deurs ordinaires ou résidant continuel-
lement ; les grandes navigations étaient rares ; il y avait peu de
•commerce éloigné ; et le peu qu'il y en avait était fait ou jar le
prince même , qui s'y servait d'étrangers ; ou par des gens mé-
prisés , qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient
point les nations. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre
i'Europe et l'Asie qu'il n'y en avait jadis entre la Gaule et l'Espa-
gne : l'Europe seule était plus éparse que la terre entière ne l'est
Aujourd'hui.
à€A LMILE.
Ajoutez à cela que les anciens peuples , se regardant la plupart
comme aulochthones , ou originaires de leur propre jiays , l'occu-
paient depuis assez longtemps pour avoir perdu la mémoire des
siècles reculés où leurs ancêtres s'y étaient établis , et pour avoir
laissé le temps au climat de faire sur eux des impressions durables;
au lieu que, parmi nous, après les invasions des Romains, les
récentes émigrations des barbares ont tout mêlé, tout confondu.
Les Français d'aujourd'hui ne sont plus ces grands corps blonds
et blancs d'autrefois ; les Grecs ne sont plus ces beaux hommes
faits pour servir de modèle à l'art ; la ligure des Romains eux-
mêmes a changé de caractère , ainsi que leur naturel ; les Per-
sans , originaires de Tartarie , perdent chaque jour de leur laideur
primitive, par le mélange du sang circassien ; les Européens ne sont
plus Gaulois, Germains, Ibériens, Allobroges; ils ne sont tous
que des Scythes diversement dégénérés quant à la figure, et en-
core plus quant aux mœurs.
Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités
de l'air et du terroir, marquaient plus fortement de peuple a
peuple les tempéraments , les figures , les mœurs , les caractères,
que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où l'inconstance
européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses
impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, !a
terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laissent
plus , même au physique , la même différence de terre à terre et
de pays à pays.
Peut-être , avec de semblables réflexions , se presserait-on moins
de tourner en ridicule Hérodote, Ctésias, Pline, pour avoir rr-
préscnté les habitants de divers pays avec des traits originaux
et des différences marquées que nous ne leur voyons plus. Il fau-
drait retrouver les mêmes hommes pour reconnaître en eux les
mêmes figures ; il faudrait que rien ne les eût changés pour qu'ils
fussent restés les mêmes. Si nous pouvions considérer à la fois
tous les hommes qui ont été , peut-on douter que nous ne les trou-
vassions plus varies de siècle a siècle , qu'on ne les trouve aujour-
d'hui de nation à nation .'
En même temps que les observations deviennent plus difficiles ,
elles se font plus négligemment et plus mal : c'est une autre rai-
son du peu de succès de nos recherches dans l'histoire naturellit
du gTre humain. L'instruction qu'on relire des voyages so rap-
LIVRE V. 5C5
porte à l'objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet est un
système de pbilosophic, le voyageur ne voit jamais que ce qu'il
veut voir : quand cet objet est l'intérêt, il absorbe toute l'atten-
tion de ceux qui s'y livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent
et confondent les peuples, les empêchent aussi de s'étudier. Quand
ils savent le profil qu'ils peuvent faire l'un avec l'autre , qu'ont-
ils de plus à savoir?
Il est utile à l'homme de connaître tous les lieuv où l'on peut
\ ivre , afin de choisir ensuite ceux où l'on peut vivre le plus com-
modément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importe-
rait de connaître que l'étendue du pays qui peut le nourrir. Le
sauvage, qui n'a besoin de personne et ne convoite rien au monde,
ne connaît et ne cherche à connaître d'autre pays que le sien. S'il
est forcé de s'étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les
hommes , il n'en veut qu'aux bêtes , et n'a besoin que d'elles pour
se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et
(jui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, l'inté-
rêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l'on en trouve
le plus. Voilà pourquoi tout afflue à Rome , à Paris , à Londres,
("est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à "^
meilleur marché. Ainsi l'on ne connaît que les grands peuples ,
et les grands peuples se ressemblent tous.
Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s'instruire,
( 'est une erreur ; les savants voyagent par intérêt comme les au-
tres. Les Platon, les Pythagore, ne se trouvent plus, ou s'il y en
a , c'est bien loin de nous. Nos savants ne voyagent que par or-
dre de la cour ; on les dépêche , on les défraye , on les paye pour
voir tel ou tel objet , qui très-sùrement n'est pas un objet moral.
Ils doivent tout leur temps à cet objet unique ; ils sont trop honnê-
tes gens pour voler leur argent. Si , dans quelque pays que ce
\Miisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n'est jamais
\H)ur étudier les hommes, c'est pour les instruire. Ce n'est pas
de science qu'ils ont besoin, mais d'ostentation. Comment appren-
draient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de l'opinion ? ih
ne les font que pour elle.
Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays oq
[K)ur voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des
curieux , l'autre n'est [)our eux qu'accessoire. Ce doit être tout
le contraire pour celui qui veut philosopher. L'enfant observe les
48
566 EMILE.
choses , en attendant qu'il puisse observer les liomnacs. L'homme
doit commencer par observer ses semblables , et puis il observe
les choses s'il en a !e temps.
C'est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont
inutiles , de ce que nous voyageons mal. Mais l'utilité des voya-
ges reconnue, s'ensuivra-t-il qu'ils conviennent à tout le monde?
Tant s'en faut; ils ne conviennent au contraire qu'à très-peu de
gens, ils ne conviennent qu'aux hommes assez fermes sur eux-mê-
mes pour écouter les leçons de l'erreur sans se laisser séduire, et
pour voir l'exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages
poussent le naturel vers sa pente , et achèvent de rendre l'homme
bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son
retour ce qu'il sera toute sa v ie : il en revient plus de méchants que
de bons , parce qu'il en part plus d'enclins au mal qu'au bien.
Les jeunes gens mal élevés et mal conduits contractent dans leuis
voyages tous les vices des peuples qu'ils fréquentent , et pas un«
des vertus dont ces vices sont mêlés : mais ceux qui sont heureu-
sement nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel, et qui
voyagent dans le vrai dessein de s'instruire, reviennent tous
meilleurs et plus sages qu'ils n'étaient partis. Ainsi voyagera nwn
Emile : ainsi avait voyagé ce jeune homme , digne d'un raeille<ir
siècle , dont l'Europe étonnée admira le mérite , qui mourut pour
son pays à la fleur de ses ans , mais qui méritait de vivre, et dont
la tombe , ornée de ses seules vertus , attendait pour être honorée
qu'une main étrangère y semât des fleurs.
Tout ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les voyages,
pris comme une partie de l'éducation , doivent avoir les leurs.
Voyager pour voyager, c'est errer, être vagabond; voyager
pour s'instruire est encore un objet trop vague : l'instruction qui
n'a pas un but déterminé n'est rien, .le voudrais donner au jeune
homme un intérêt sensible à s'instruire, et cet intérêt bien choisi
fixerait encore la naltn-e de l'instruction. C'est toujours la suite
de la méthode que j'ai taché de pratiiiuer.
/ Or, après s'être consiiléré par ses rapports physiques avec les
V antres êtres , par ses rapports moraux avec les autres hommes ,
il lui reste à se considérer par ses rapports civils avec ses conci-
toyens. Il faut pour cela qu'il commence par étudier la nature du
gouvernement en général , les diverses formes de gouvernement,
et enfin le gouvernement particulier sous lequel il est né , pour
LIVRE V. 5«7
savoir s'il lui convient d'y vivre ; car, par un droit que rien ne
pout abroger, cliaquc homme, en devenant majeur et maître de
lui-même , devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel
il tient à la communauté , en quittant le pays dans lequel elle est
établie. Ce n'est que par le séjour qu'il y fait après l'âge de raison
qu'il est censé confirmer tacitement l'engagement qu'ont pris ses
ancêtres. Il acquiert le droit de renoncer à sa patrie comme à la
succession de son père : encore , le lieu de la naissance étant un
don de la nature , te<le-t-on du sien en y renonçant. Par le droit ri-
goureux , chaque homme reste libre à ses risques en quelque lieu
qu'il naisse , à moins qu'il ne se soumette volontairement aux lois
pour acquérir le droit d'en cire protégé. /
Je lui dirais donc , par exemple : Jusqli'ici vous avez vécu sous
ma direction , vous étiez hors d'état de vous gouverner vous-
même. Mais vous approchez de l'âge où les lois, vous laissant la
disposition de votre bien , vous rendent maître de votre personne.
Vous allez vous trouver seul dans la société , dépendant de tout ,
même de votre patrimoine. Vous avez en vue un établissement ,
celte vue est louable, elle est un des devoirs de l'homme ; mais,
avant de vous marier, il faut savoir quel homme vous voulez être ,
à quoi vous voulez passer votre vie, quelles mesures vous voulez
prendre pour assurer du pain à vous et à votre famille ; car , bien
qu'il ne faille pas faire d'un tel soin sa principale affaire , il y faut
pourtant songer une fois. Voulez-vous vous engager dans la dépen-
dance des hommes que vous méprisez ? Voulez- vous établir votre
fortune et fixer votre état par des relations civiles qui vous met-
tront sans cesse à la discrétion d'autrui, et fous forceront, pour
échapper aux fripons , de devenir fripon vous-même ?
Là-dessus je lui décrirai tous les moyens possibles de faire va-
loir son bien, soit dans le commerce, soit dans les charges, soit
dans la finance ; et je lui montrerai qu'il n'y en a pas un qui ne
lui laisse des risques à courir, qui ne le mette dans un étal pré-
caire et dépendant , et ne le force de régler ses mœurs , ses senti-
ments, sa conduite , sur l'exemple et les préjugés d'autrui.
II y a, lui dirai-je, un autre moyen d'employer son temps et
sa personne, c'est de se mettre au semce , c'est-à-dire de se louer
à très-bon compte pour aller tuer des gens qui ne nous ont point
fait de mal. Ce métier est en grande estime parmi les hommes,
et ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne sont l)ons qu'à
568 ÉMILi:.
cela. Au surplus, loin de vous dispenser des «autres ressources, il '■
ne vous les rend que plus nécessaires ; car il entre aussi dans l'hon- '
neur de cet état de ruiner ceux qui s'y dévouent. Il est vrai
qu'ils ne s'y ruinent pas tous ; la mode vient même insensiblement
de s'y enrichir comme dans les autres : mais je doute qu'en vous
expliquant comment s'y prennent pour cela ceux qui réussis-
sent, je vous rende curieux de les imiter.
Vous saurez encore que , dans ce métier même , il ne s'agit plus
de courage ni de valeur, si ce n'est peut-être auprès des femmes;
qu'au contraire le plus rampant, le plus bas, le plusservile, est
toujours le plus honoré ; que si vous vous avisez de vouloir faire
tout do bon votre métier, vous serez méprisé , haï , chassé peut-
être , tout au moins accablé de passe-droits , et supplanté par tous
vos camarades, pour avoir fait votre service à la tranchée tandis
qu'ils faisaient le leur à la toilette.
On se doute bien que tous ces emplois divers ne seront pas
fort du goût d'Éraile. Hé quoi ! me dira-t-il , ai-je oublié les jeux
de mon enfance? ai-je perdu mes bras? ma force est-elle épuisée?
ne sais-je plus travailler? Que m'importent tous vos beaux emplois
et toutes les sottes opinions des hommes ? .le ne connais point
d'autre gloire que d'être bienfaisant et juste; je ne connais point
d'autre bonheur que de vivre indépendant avec ce qu'on aime ,
en gagnant tous les jours de l'appétit et de la santé par son travail.
Tous ces embarras dont vous me parlez ne me touchent guère. .le
ne veux pour tout bien qu'une petite métairie dans quelque coin
du monde. Je mettrai toute mon avarice à la faire valoir ; et je
vivrai sans inquiétude. Sophie et mon champ, et je serai riche.
Oui, mon ami, c'est assez pour le bonheur du sage d'une femme
et d'un champ qui soient à lui ; mais ces trésors , bien (jue modes-
tes , ne sont pas si communs que vous pensez. Le plus rare est
trouve pour vous; parlons de l'autre.
Un champ qui soit à vous , cher Emile ! et dans quel lieu le
choisirez-vous? En quel coin de la terre pourrez-vous dire : Je
suis ici mon maître, et celui du terrain qui m'aiiparlient? On sait
en quels lieux il est aisé de se faire riche; mais qui sait où l'on
peut se passer de l'être ? Qui sait où l'on peut vivre indépendant
et libre , sans avoir besoin de faire mal à personne et sans crainte
d'en recevoir? Croyez-vous que le pays où il est toujours permis
d'être honnête homme soit si facile à trouver? S'il est quelque
LIVRE V. À69
ino)'cn légiliine el sur de subsister sans intrigue, san&affaire, sans
dépendance, c'est, j'en conviens, de vivre du travail de ses mains,
en cultivant sa propre terre : mais où est l'État ou l'on peut se
dire, La terre que je foule est à moi? Avant de choisir cette heu-
reuse terre , assurez-vous bien d'y trouver la paix que vous cher-
hez; gardez qu'un gouvernement violent, qu'une religion persé-
iitanle , que des mœurs perverses , ne vous y viennent troubler.
Mettez-vous à l'abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le
: mit de vos peines , des procès sans fin qui consumeraient votre
mds. Faites en sorte qu'en vivant justement vous n'ayez point
i faire votre cour à des intendants , à leurs substituts , à des ju-
40s , à des prêtres , à de puissants voisins , à des fripons de tout*
'>>pèce , toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez.
Mettez-vous surtout "à labri des vexations des grands et des
: iches; songez que partout leurs terres peuvent confiner à la vi-
:iie de Naboth. Si votre malheur veut qu un homme en place
ichète ou bâtisse une maison près de votre chaumière , répondez-
vous qu'il ne trouvera pas le moyen, sous quelque prétexte, d'en-
\ ,ihir votre héritage pour s'arrondir; ou que vous ne verrez pas, dès
li-main peut-être, absorber toutes vos ressources dans un large
-rand chemin? Que si vous vous consei-vez du crédit pour parer
i tous ces inconvénients, autant vaut conserver aussi vos riches-
-l's, car elles ne vous coûteront pas plus à garder. La richesse et
■ crédit s'élayent mutuellement; 1 un se soutient toujours mal
Nins l'autre.
J'ai plus d'expérience que vous., cher Emile; je vois mieux la
lifficulté devotreprojct.il est bcaupourtant, il est honnête, il vous
ri iidrait heureux en effet : efforçons-nous de l'exécuter. J'ai une
proposition à vous faire : consacrons les deux ans que nous avons.
l)ris jusqu'à votre retour à choisir un asile en Europe où vous puis-
siez vivre heureux avec votre famille , à l'abri de tous les dangers
dont je viens de vous parler. Si nous y réussissons , vou» aurez
trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant d'autres , et
vous n'aurez pas regret à votre temps. Si nous ne réussissons pas,
vous serez guéri d'une chimère; vous vous consolerez d'un mal-
heur inévitable, et vous vous soumettrez à la loi de la nécessite.
Je ne sais si tous mes lecteurs apercevront jusqu'où va noui
mener cette recherche ainsi proposée; mais je sais bien que si ,
au retour de se» voyages, commcncéâ et continues dans cette vue >.
48.
570 r.MILE.
Éuiile n'en rcvieiu pus verse clans toutes les matières de gouver-
nement, de mœurs publiques et de maximes d'État de toute es-
pèce , ii faut que lui ou moi soyons bien dépourvus , l'un d'intel-
ligence , l'autre de jugement .
•> Le droit politique est encore à naître , et il est à présumer
qu'il ne naîtra jamais. Grotius, le maître de tous nos savanta en
cette partie, n'est qu'un enfant, et, qui pis est, un enfant de
mauvaise foi. Quand j'entends élever Grotius jusqu'aux nues et
couvrir Ilobbes d'exécration , je vois combien d'hommes senséi
lisent ou comprennent ces deux auteurs. La vérité est que leurs
principes sont exactement semblables, ils ne diffèrent que par les
expressions. Ils diffèrent aussi par la méthode. Ilobbes s'appuie
sur des sophismes, et Grotius sur des poètes : tout le reste leur est
commun.
Le seul moderne en état de créer cette grande cl inutile science
eût été l'illustre Montesquieu. Mais il n'eut garde de traiter des
principes du droit politique ; i! se contenta de traiter du droit
positif des gouvernements établis; et rien au monde n'est plus
différent que ces deux études.
Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels
(ju'ils existent est obligé de les réunir toutes deux ; il faut savoir
"/^ce qui doit être, pour bien juger de ce qui est. La plus grande
difficulté pour éclaircir ces importantes matières est d'intéresser
un particulier à les discuter, de répondre ;i ces deux questions ,
Que m'importe? et, Qu'y puis-je faire .» Nous avons mis notre
Emile en état de se répondre à toutes deux.
La deuxième difficulté vient des préjugés de l'enfance, des
maximes dans lesquelles on a été nourri , surtout de la partialité
des auteurs , qui, parlant toujours de la vérité, dont ils ne se sou-
cient guère, ne songent qu'à leur intérêt, dont ils ne parlent point.
Or, le peuple ne donne ni chaires , ni pensions , ni places d'acadé-
mies : qu'on juge comment ses droits doivent être établis par ces
gens-là ! J'ai fait en sorte que celte difficulté fût encore nulle pour
Kmile. A peine sait-il ce (|ue c'est que gouvernement ; la seule
chose qui lui importe est de trouver le meilleur: son objet n'est
point de faire des livres; et si jamais il en fait, ce ne sera point
pour faire sa cour aux puissances, mais jinnr établir les droits de
■ l'humanité.
il reste une troisième difficulté plu> ^pc^,•Knl^c tjue M>lidc , cl
LIVRE V 571
que je ne veux ui résoudre ni proposer : il me suffit {(u'elie n'ef-
fraye poiul mon zèle ; bien sur qu'en des recherches (Je cette es-
pèce , de grands talents sont moins nécessaires qu'un sincère
amour de la justice et un vrai respect pour la vérité. Si donc les
matières de gouvernement peuvent être cquitabicment traitées,
en voici , selon moi , le cas , ou jamais.
Avant d'observer, il faut se faire des règles pour ses observa-
tions : il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures
qu'on prend. Nos principes de droit politique sont celle échelle.
Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays.
Nos éléments seront clairs , simples, pris immédiatement dans
la nature des choses. Ils se formeront des questions disculées
entre nous, et que nous ne convertirons en princi|)es que quand
elles seront suffisamment résolues.
Par exemple , remontant d'abord à l'état de nature , nous exa-
minerons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou
indépendants; s'ils se réunissent volontairement ou par force ; si
jamais la force qui les réunit peut former un droit permanent ,
par lequel cette force antérieure oblige , même quand elle est sur-
montée par une autre, en sorte que , depuis la force du roi Nem-
brod, qui, dit-on, lui soumit les premiers peuples, toutes les autres
forets qui ont dclruil celle-l;i soient devenues iniques et usurpâ-
toires , et qu'il n'y ait plus de légitimes rois que les descendants
de Nembrod ou ses ayants-cause; ou bien si cette première fon-e
venant à cesser, la force qui lui succède obliiie à son tour, et dé-
truit Tobligalion de l'autre, en sorle qu'on ne soit obligé d'olK'ir
qu'autant qu'on y est forcé, et qu'on en soit dispensé sitôt qu'on
peut faire résistance : droit qui , ce semble , n'ajouterait pas
grand'chose à la force , et ne serait guère qu'un jeu de mots.
Nous examinerons si Ton ne peut pas «lire que toute maladie
vient de Dieu , et s'il s'ensuit pour cela que ce soit un crime
d'appeler le médecin.
Noos cxafDinerons encore si l'on est oblige en conscience de
donner sa bourse à un bandit qui nous la demande sur im grand
chemin, quand même on pourrait la lui cacher; car enfin le pistolet
«|u'il tient est aussi une puissance :
Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire autre chose
qu'une puissance légitime, et par conséquent soumise aux lois
dont elle tient son être.
572 EMILE.
Supi)osé {|u'oii lejelte ce droit de force, et qu'on admette celui
de la nature ou l'autorité paternelle comme principe des sociétés,
nous rechercherons la mesure de cette autorité , comment elle est
fondée dans la nature , et si elle a d'autre raison que l'utilité de
l'enfant, sa faiblesse , et l'amour naturel que le père a pour lui :
si donc la faiblesse de l'enfant venant à cesser, et sa raison à mû-
rir, il ne devient pas seul juge naturel de ce qui convient à sa con-
servation , par conséquent son propre maître , et indépendant de
tout autre homme , même de son père ; car il est encore plus sur
que le fils s'aime lui-même, qu'il n'est sur que le père aime le fils :
Si , le père mort, les enfants sont tenus d'obéir à leur aine, ou
à quelque autre qui n'aura pas pour eux l'attachement naturel
d'un père; et si , de race en race, il y aura toujours un chef uni-
que, auquel toute la famille soit tenue d'obéir. Auquel cas on
chercherait comment l'autorité pourrait jamais être partagée, et
de quel droit il y aurait sur la terre entière plus d'un chef qui gou-
vernât le genre humain.
Supposé que les peuples se fussent formes par choix , nous
distinguerons alors le droit du fait ; et nous demanderons si , s'é-
tant ainsi soumis à leurs frères , oncles ou parents , non qu'ils y
fussent obligés , mais parce qu'ils l'ont bien voulu , cette sorte do
société ne rentre pas toujours dans l'association libre et volon-
taire.
Passant ensuite au droit d'esclavage, nous examinerons si un
homme peut légitimement s'aliéner à un autre , sans restriction ,
sans réserve , sans aucune espèce de condition ; c'est-à-dire s'il
peut renoncer à sa personne , à sa vie , à sa raison , à son moi , à
toute moralitédans ses actions, et cesser en un mot d'exister avan»
sa mort , malgré la nature qui le charité immédiatement de sa
propre conservation , et malgré sa conscience et sa raison, qui lui
prescrivent ce qu'il doit faire et ce dont il doit s'obstenir.
Que s'il y a quehpie réserve , quelque restriction dans l'acte
d'esclavage , nous disculerons si cet acte ne devient pas alors un
vrai contrat , dans le(|uel chacun de:i doux contractants , n'ayant
point on cotte qualité de supérieur connnun' , restent leurs pro-
pres juges quant aux conditions du contrat , par conséquent li-
' S'ils en avaient un. cv siipi'ricur connnun no s<Mail aiitro nue Ir sou-
verain ;et alors le thuit ilesdavase , foniië sur le droit de souvcrainrtt-,
n'en serait pas le principe.
LIVRE V. 473
lires chacun dans cette partie , et maitresde rompre sitôt qu'ils
s'estiment lésés.
Que si donc un esclave ne peut s'aliéner sans réserve à son
maître , comment un peuple peut-il s'aliéner sans réserve à son
chef? et si l'esclave reste juge de l'observation du contrat par son
maître , comment le peuple ne restera-t-il pas juge de l'observa-
tion du contrat par son chef?
Forcés de revenir ainsi sur nos pas , et considérant le sens d»
ce mot collectif de peuple , nous chercherons si pour l'établir il no
faut pas un contrat , au moins tacite , antérieur à celui que nou»
supposons.
Puisque avant de s'élire un roi le peuple est un peuple , qu'est-
ce qui l'a fait tel , sinon le contrat social ? Le contrat social est
donc la base de toute société civile , et c'est dans la nature de cet
acte qu'il faut chercher celle de la société qu'il forme.
Nous rechercherons quelle est la teneur de cejcontrat , et si l'on
ne peut pas à peu près l'énoncer par cette formule : « Chacun de
- nous met en commun ses biens, sa personne , sa vie, et toute
■ sa puissance , sous la suprême direction de ia volonté générale,
" et nous recevons en corps chaque membre comme partie indi-
" visible du tout. »
Ceci supposé , pour définir les termes dont nous avons besoin ,
nous remarquerons qu'au lieu de la personne particulière de cha-
que contractant , cet acte d'association produit un corps moral
et collectif, com|)osé d'autant de membres que l'assemblée a de
voix. Celte personne publique prend en général le nom de rorps
politique, lequel est appelé par ses membres, état quand il est
passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant a
SOS semblables. A l'égard des membres eux-mêmes, ils prennent
le nom de peuple collectivement, et s'appellent en particulier
citoyens , comme membres de la cité ou partici|)ants à l'autorité
souveraine , et sujets , comme soumis à la même autorité.
Nous remarquerons que cet acte d'association renferme un en-
gagement réciproque du public et des particuliers , et que chaque
individu , contractant pour ainsi dire avec lui-même , se trouve
engagé sous un double rapport , savoir comme membre du sou-
verain envers les particuliers, cl comme membre de l'État euver<
le souverain.
Nous remarquerons encore que nul n'étant tenu aux engage-
»7i li.MILE.
ments qu'on n'a pris qu'avec soi, la délibération publique, qui peut
obliger tous les sujets envers le souverain à cause des deux dit'
férents rapports sous lesquels chacun d'eux est envisagé , ne peut
obliger l'État envers lui-même. Par où l'on voit qu'il n'y a ni
ne peut y avoir d'autre loi fondamentale proprement dite que le
seul pacte social. Ce qui ne signifie pas que le corps politique ne
puisse , à certains égards, s'engager envers aulrui ; car, par rap-
port à rélranger , il devient alors un être simple , un individu.
Les deux parties contractantes , savoir chaque particulier et
le public, n'ayant aucun supérieur commun qui puisse juger leurs
différends , nous examinerons si chacun des deux reste le maître
de rompre le contrat quand il lui plaît, c'est-à-dire d'y renoncer
pour sa part sitôt qu'il se croit lésé.
Pour éclaircir cette question , nous observerons que , selon le
pacte social , le souverain ne pouvant agir que par des volontés
communes et générales , ses actes ne doivent de même avoir que
des objets généraux et communs ^ d'où il suit qu'un particulier ne
saurnit être lésé directement par le souverain qu'ils ne le soient
tous ; ce qui ne se peut , puisque ce serait vouloir se faire du mal à
soi-même. Ainsi le contrat social n'a jamais besoin d'autre gara.it
que la force publique , parce que la lésion ne peut jamais venir
que des particuliers; et alors ils ne sont pas pour cela libres de
leur engagement , mais punis de l'avoir viole.
Pour bien décider toutes les questions semblables, nous aurons
soin de nous rappeler toujours que le pacte social est d'une nature
particulière , et propre à lui seul , en ce que le peuple ne contracte
qu'avec lui-même , c'est-à-dire le peuple en corps comme sou-
verain, avec les particuliers comme sujets : condition qui fait tout
l'arlilice et le jeu de la machine politique . et qui seule rend légi-
timais, raisonnables et sans danger , des engagements qui sans cela
seraient absurdes , tyranniques , et sujets aux plus énormes abus.
Les particuliers ne s'étant soumis qu'au souverain, et l'auto-
rité souveraine n'étant autre chosfl que la volonté générale , nous
verrons comment chaque homme , obéissant au souverain , n'o-
béit qu'à lui-même, et comment on est plus libre dans le pacto
social que dans l'état de nature.
Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la
liberté civile quant aux personnes , nous ferons , quant aux biens ,
celle du droit de propriété avec le droit de souveraineté , du do-
LIVRE V. 575
naine particulier avec le domaiDe éminent. Si c'est sur le droit
ie propriété qu'est fondée l'autorité souveraine, ce droit est celui
iu'ellc doit le |)!us respecter; il est inviolable et sacré pour elle
i mt qu'il demeure un droit particulier et individuel: sitôt qu'il
st considéré comme commun à tous les citoyens , il est soumis
. la volonté générale , et cette volonté peut l'anéantir. Ainsi le
' "uverain n'a nul droit de toucher au bien d'un particulier , ni de
: lusieurs; mais il peut légitimenaent s'emparer du bien de tous^
omme cela se nià Sparte au temps de Lycurgue; au lieu que
abolition des dettes par Solon fut un acte illégitime.
Puis^pie rien n'oblige les sujets que la volonté générale , nous
n^chercherons comment se manifeste cette volonté , à quels signes
'Il est sûr de la reconnaître , ce que c'est qu'une loi , et quels sont
'S vrais caracléres de la loi. Ce sujet est tout neuf : la définition :
it; la loi est encore à faire.
A l'instant que le peuple considère en particulier un ou plu-
sieurs de ses membres , le peuple se divise. Il se forme entre le
tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés . dont
la partie est l'un , et le tout moins cette partie est l'autre. Mais le
tout moins une partie n'est pas le tout ; tant que ce rapport sub-
siste , il n'y a donc plus de tout , mnis deux parties inégales.
Au contraire , quand tout le peuple statue sur tout le peuple ,
i] ne considère que lui-même; et s'il se forme un rapport, c'est
lie l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un au-
tre point de vue , sans aucune division du tout. Alors l'objet sur
lequel on statue est général , et la volonté qui statue est aussi gé-
nérale. Nous esaminerons s'il y a quelque autre espèce d'acte qui
puisse porter le nom de loi.
Si le souverain ne peut parler que par des lois , et si la loi ne
peut jamais avoir qu'un objet général et relatif également à tous
les membres de l'Ktat , il s'ensuit que le souverain n'a jamais le
pouvoir de rien statuer sur un objet particulier; et comme il
importe cependant à la conservation de l'Ëtat qu'il soit aussi décidé
des choses particulières, nous rechercherons comment cela se
peut faire.
Les actes du souverain ne peuvent être que des actes de volonté
générale , des lois ; il faut ensuite des actes déterminants, des ac-
tes de force ou de gouvernement , pour l'exécution de ces mêmes
lois; et ceux-ci, au contraire, no peuvent avoir que des objets
S7« EMILE.
particuliers. Ainsi faclc par lequel le souvoraiu statue qu'on éllrrf
un chef est une loi ; et l'acte par lequel on élit ce chef en exécution
de la loi n'est qu'un acte de gouvernement.
Voici donc un troisième rapjjort sous lequel le peuple assem-
blé peut être considéré , savoir comme magistrat ou exécuteur
de la loi qu'il a portée comme souverain '.
Nous examinerons s'il est possible que le peuple se dépouille
de son droit de souveraineté pour en revêtir un homme ou plu-
sieurs; car Tacte d'élection n'étant pas une loi, et dans cet acte
!e peuple n'étant pas souverain lui-même, on ne voit point com-
ment alors il peut transférer un droit qu'il n'a pas.
L'essence de la souveraineté consistant dans la volonté géné-
rale, on ne voit point non plus comment on peut s'assurer qu'une
volonté particulière sera toujours d'accord avec cette volonté gé-
nérale. On doit bien plutôt présumer qu'elle y sera souvent con-
traire ; car l'intérêt privé tend toujours aux préférences , et l'inté-
rêt public à l'égalité ; et quand cet accord serait possible , il suf-
firait qu'il ne fut pas nécessaire et indestructible pour que le droit
souverain n'en put résulter.
Nous rechercherons si , sans violer le pacte social , les chefs du
peuple, sous quelque nom qu'ils soient élus , peuvent jamais être
autre chose que les officiers du peuple, auxquels il ordonne de
faire exécuter les lois ; si ces chefs ne lui doivent pas compte de
leur administration , et ne sont pas soumis eux-mêmes aux lois
qu'ils sont chargés de faire observer.
Si le peuple ne peut aliéner son droit suprême , peut-il le con-
fier pour un temps? s'il ne peut se donner un maître, peut-il se
donnerdes représentants.' Celte question est importante, et mérite
discussion.
Si le peuple ne peut avoir ni souverain ni représentants , nous
examinerons comment il peut porter ses lois lui-même; s'il doit
avoir beaucoup de lois ; s'il doit les changer souvent ; s'il est aise
qu'un grand peuple soit son propre législateur;
Si le peuple romain n'était pas un grand peuple ;
S'il est bon qu'il y ait de grands peuples.
' Ces questions et prepositions sont la plupart extraites ilu Traite du
Contrat social , extrait lui-incinc ilun plus Rrand ouyrasc. cutrcpris sans
consulter mes forces, et abauiluuiiê Jejiuis longtemps Le petit traité
<jnc j'en ai détaché, et dont c«l iri le sommaire, sera publié à part.
\
LIVRE V. 577
Il suit des considérations précédentes qu'il y a dans l'État un
>rps intermédiaire entre les sujets et le souverain; et ce corps
ilermédiaire, formé d'un ou de plusieurs membres, est chargé
; ' l'administration publique, de l'exécution des lois , et du main-
i''n de la liberté civile et politique.
Les membres de ce corps s'appellent magistrats ou rois . c'est-
à-dire gouverneurs. Le corps entier, considéré par les hommes
qui le composent , s'appelle prince . et considéré , par son action ,
il s'appelle gourernement.
Si nous cx)nsidérons l'action du corps entier agissant sur lui-
même, c'est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du souverain à
l'État, nous pouvons comparer ce rapport à celui des extrêmes
d'une proportion continue, dont le gouvernement donne le moyen
terme. Le magistrat reçoit du souverain les ordres qu'il donne au
peuple ; et , tout compensé , son produit ou sa puissance est au
même degré que le produit ou la puissance des citoyens , qui sont
sujets d'un coté et souverains de l'autre. On ne saurait altérer au-
cun des trois termes sans rompre à l'mstant la proportion. Si le
souverain veut gouverner , ou si le prince veut donner des lois ,
ou si le sujet refuse d'obéir , ic désordre succède à la règle , et
l'État dissous tombe dans le despotisme ou dans l'anarchie.
Supposons que 1 État soit composé de dix mille citoyens. Le
souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps;
mais chaque particulier a , comme sujet , une existence indivi-
duelle et indépendante. Ainsi le souverain est au sujet comme dix
mille à un ; c'est-à-dire que chaque membre de l'État n'a pour sa
prt que la dix-millième partie de l'autorité souveraine, quoiqu'il
lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent
mille hommes , l'état des sujets ne change pas , et chacun porte
toujours tout l'empire des lois , tandis que son suffrage , réduit à
un cent-millième, a dix fois moins d'influence dans leur rédaction.
Ainsi le sujet restant toujours un , le rapport du souverain aug-
mente en raison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus
l'État s'agrandit , plus la liberté diminue.
Or , moins les volontés particulières se rapportent à la volonté
générale , c'est-à-dire les mœurs aux lois , plus la force réprimante
doit augmenter. D'un autre coté , la grandeur de l'État donnant
iux dépositaires de l'autorité publique plus de tentations et de
moyens d'en abuser, plus le gouvememonl n de force pour con-
Km <vS. — KHILt,. 40
«78 EMILE.
lenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour
cfHitcnir le gouvernement.
Il suit de ce double rapport que la pro[)orlion continue entre
Je souverain , le prince et le peuple , n'est point une idée arbi-
traire, mais une conséquence de la nature de l'État. Il suit encore
que l'un des extrêmes , savoir le peuple , étant fixe, toutes les
fois que la raison doublée augmente ou diminue , la raison simple
augmente ou diminue à son tour ; ce qui ne peut se faire sans que
le moyen terme change autant de fois. D'où nous pouvons tirer
cette conséquence , qu'il n'y a pas une constitution de gouverne-
mont unique et absolue , mais qu'il doit y avoir autant de gouver-
nements différents en nature qu'il y a d'États différents en giandeur.
Si plus le peuple est nombreux, moins les mœurs se rappor-
tent aux lois , nous examinerons si , par une analogie assez évi-
dente , on ne peut pas dire aussi que plus les magistrats sont
nombreux , plus le gouvernement est faible.
Pour éclaircir cette maxime nous distinguerons dans la personne
de chaque magistrat trois volontés essentiellement différentes :
premièrement, la volonté propre de l'individu , qui ne tend qu'à
son avantage particulier : secondement, la volonté commune des
magistrats , qui se rapporte uniquement au profit du prince ; vo-
lonté qu'on peut appeler volonté de corps , laquelle est générale
par rapport au gouvernement , et particulière par rap{)ort à l'État
dont le gouvernement fait partie : en troisième lieu , la volonté
du peuple ou la volonté souveraine , laquelle est générale , tant
par ra|)port à l'Élat considéré comme le tout , que [«r rapport au
gouvernement considéré comme partie du tout. Dans une législa-
tion parfaite la volonté particulière et individuelle doit être presque
nulle ; la volonté de c-orps propre au gouvernement très-subor-
donnée ; et par conséquent la volonté générale et souveraine est
la règle de toutes les autres. Au contraire , selon l'ordre naturel ,
ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure qu'elles
se concentrent ; la volonté générale est toujours la plus faible , la
volonté de corps a le second rang , cl la volonté particulière esl
préférée à tout; en sorte (|ue chacun est premièrement soi-même,
et puis magistrat , et puis citoyen : gradation directement oppo-
sée à celle qu'exige l'ordre social.
Cela pose, nous suppaserons le gouvernement entre les mains
d'un seul lumimc. Voilà la volonté particulière et la volonté de
LIVRE V. 5TS
corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus haut
degré d'intensité qu'elle puisse avoir. Or , comme c'est de ce de-
(zré que dépend l'usage de la force, et que la force absolue du
-'ouvemement étant toujours celle du peuple ne varie point, il
s'ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.
Au conlniire, unissons le gouvernement à l'autorité suprême,
f.iisons le prince du souverain, et des citoyens autant de magis-
'lals : alors la volonté de corps , parfaitement confondue avec l.i
> olonté générale, n'aura pas plus d'activité qu'elle, et laissera li
- olonté particulière dans toute sa force. Ainsi le gouvemement ,
oujoursavcc la même force absolue, sera dans sou minimum
l'activité.
Ces règles sont incontestables, et d'autres considérations ser-
vent à les confirmer. On voit , par exemple , que les magistrat •*
sont plus actifs dans leur corps que le citoyen n'est dans le
sien , et que par conséquent la volonté particulière y a ticaucoufi
plus d'influence. Car chaque magistrat est presque toujours chargé
de quelque fonction particulière du gouvemement ; au lieu que
chaque citoyen, pris à part , n"a aucune fonction de la souve-
raineté. D'ailleurs, plus l'État s'étend , plus la force réelle aug-
mente , quoiqu'elle n'augmente pas en raison de son étendue ;
mais l'État restant le même , les magistrats ont beau se multi-
plier , le gouvernement n'en acquiert pas une plus grande force
réelle , parce qu'il est dépositaire de celle de l'État , que nous
supposons toujours égale. Ainsi , par cette pluralité , l'activité du
gouvemement diminue sans que sa force puisse augmenter.
Après avoir trouvé que le gouvemement se relâche à mesure
que les magistrats se multiplient , et que , plus le peuple est nom-
breux , plus la force réprimante du gouvemement doit augmen-
ter, nous conclurons que le rapport des iiiagi.-^IrHls au gouvenic-
neot doit être inverse de celui des sujets au souverain ; c'est-à dire
•que plus l'État s'agrandit , plus le gouvemement doit se resser-
rer, tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l'aug-
mentation du peuple.
Pour fixer ensuite cette diversité déformes sous des dénomina-
tions plus précises, nous remarquerons en premier lieu que le sou-
verain peut commettre le dépôt du gouvernement à tout le peu
pic ou à la plus grande partie du peuple , en sorte qu'il y ait (dus
(Je citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On
Joiiae le nom de demtKralie a celle forme de aoiivcroeroenl.
MO LMILE.
Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les mains d'un
moindre nombre, en sorte qu'il y ait plus de simples citoyens
que de magistrats ; et celle forme porte le nom (ïarislocratie.
Eufin il peut concentrer tout le gouvernement entre les mains
d'un magistrat unique. Cette troisième forme est la plus commune,
et s'appelle monarchie ou gouvernement royal.
Nous remarquerons que toutes ces formes , ou du moins les
deux premières, sont susceptibles de plus et de moins, et ont
môme une assez grande latitude. Car la démocratie peut embras-
ser tout le peuple, ou se resserrer jusqu'à la moitié. L'aristocratie ,
à son tour , peut de la moitié du peuple se resserrer indéterminé-
ment jusqu'aux plus petits nombres. La royauté même admet
quelquefois un partage, soit entre le père et le fils, soit entre
deux frères, soit autrement. Il y avait toujours deux rois à
Sparte , et l'on a vu dans l'empire romain jusqu'à huit empereurs
à la fois, sans qu'on pût dire que l'empire fut divisé. 11 y a un point
où chaque forme de gouvernement se confond avec la suivante ;
et , sous trois dénominations spécifiques , le gouvernement est
réellement capable d'autant de formes que l'État a de ciloyensi
11 y a plus : chacun de ces gouvernements pouvant à certain!,
égards se subdiviser en diverses parties, l'une administrée d'une
manière, et l'autre d'une autre, il peut résulter de ces trois
formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune
est multipliable par toutes les formes simples.
On a de tout temps beaucoup disputé sur la meilleure forme
de gouvernement , sans considérer que chacune est la meilleure
en certains cas , et la pire en d'autres. Pour nous , si dans les dif-
férents États le nombre des magistrats ' doit être inverse de celui
dos citoyens, nous conclurons qu'en général le gouvernement dé-
mocratique convient aux petits États, l'aristocratiquo aux médio-
cres , et le monarchique aux grands.
C'est par le (il de ces recherches que nous parviendrons à si-
voir quels sont les devoirs et les droits des citoyens , et si l'on
peut séparer les uns des autres; ce que c'est que la patrie, en
quoi précisément elle consiste, et à quoi chacun peut connaître
s'il a une patrie ou s'il n'en a point.
Apres avoir ainsi considéré chaque cspcco de société civHc en
' On scsotivicndr.i que je nVntcnds parler ici qn'- dn magistrats sinirè-
Dos «Il clipfsdc la nation , les autresii étant >nii' leurs Milislituts en Id'e o«
Iclli' partie.
LIVRE V. 5«1
pllc-méme , nous les comparerons pour en observer les divers
rapports : les unes grandes , les autres petites ; les unes fortes ,
les autres faibles ; s'altaquant , s'offensant, s'entre-délruisant ; et,
dans cette action et réaction continuelle, faisant plus de miséra-
bles et coûtant la vie à plus d'hommes que s'ils avaient tous gardé
leur première liberté. Nous examinerons si l'on n'en a pas fait
trop ou trop peu dans l'institution sociale ; si les individus soumis
aux lois et aux hommes , tandis que les sociétés gardent entre
elles l'indépendance de la nature, ne restent pas exposés aux
maux des deux états , sans en avoir les avantages ; et s'il ne vau-
drait pas mieux qu'il n'y eut point de société civile au monde que
d'y en avoir plusieurs. N'est-ce pas cet état mixte qui |)articipe
,i tous les deux, et n'assure ni l'un ni l'autre, per quem neutrum
licet , nec tanquam in bello pnralum esse, nec tanquam in pace
serurum ' ? N'est-ce pas cette association partielle et imparfaite qui
produit la tyrannieet la guerre Pet la tyrannie et la guerre ne sont-
files pas les plus grands fléaux de l'humanité?
Nous examinerons enfin l'espèce de remèdes qu'on a cherchés
à ces inconvénients par les ligues et confédérations , qui , lais-
sant chaque État son maître au dedans , l'arment au dehors con-
tre tout agresseur injuste. Nous rechercherons comment on peut
établir une bonne association fédéralive, ce (|ui peut la rendre
durable , et jusqu'à quel point on peut étendre le droit de la con-
fédération, sans nuire à celui de la souveraineté.
L'abbé de Sainl-Picrre avait proposé une association de tous les
Ktats de l'Europe, pour maintenir entre eux une paix perpétuelle.
Celte association était-elle |)raticable? et, supposant qu'elle eût été
établie, était-il à présumer qu'elle eut duré ' ? Ces recherches nous
mènent directement à toutes les questions de droit public qui peu-
vent achever d'éclaircir celles du droit politique.
Knlin nous poserons les vrais principes du droit ilc la guerre,
)>t nous examinerons pourquoi Grotius cl les autres n'en ontdoaué
<jnede faux.
lr> ne serais pas étonné qu'au milieu de tous nos raihoimcments
' SK^iKC. , df Tnniq. aiiim. , cap. t.
' I>«*piii« i|iic j'écrivais ceci, les raisons pour ont dlé rx[M>séc» daiK
rcxiraitdc ce projet; le* misons r/>«/r<.' , du moins fcllcs <|iii m'oni paru
«illilrs. M', tniiivcront il.ins le recueil de mes ërrits, à |.i siiitc tic ce iiiciuu
-•\ll Ht.
l'J.
5«2 CMILE.
mon jeune homme, qui a du bon sens , me dit en m' interrompant :
On dirait que nous bâtissons notre édifice avec du bois , et non
pas avec des hommes, tant nous alignons exactement chaque
pièce à la règle ! Il est vrai , mon ami ; mais songez que le droit ne
se plie point aux passions des hommes, et qu'il s'agissait entre
nous d'établir d'abord les vrais principes du droit politique. A
présent que nos fondements sont posés, venez examiner ce que
les hommes ont bâti dessus , et vous verrez de belles choses !
V. Alors je lui fais lire Télémaque et poursuivre sa route; nous
cherchons l'heureuse Salente , et le bon Idoménce rendu sage à
force de malheurs. Chemin faisant, nous trouvons beaucoup de
Protésilas , et point dePhilocIès. Adraste , roi des Dauniens, n'est
pas non plus introuvable *. Mais laissons les lecteurs imaginer
nos voyages , ou les faire à notre place un Télémaque à la main ;
et ne leur suggérons point des applications affligeantes, que l'au-
teur même écarte ou fait malgré lui.
Au reste , Emile n'étant pas roi , ni moi dieu , nous ne nous
tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque et Mentor
dans le bien qu'ils faisaient aux hommes : personne ne sait mieux
que nous se tenir a sa place , et ne désire moins d'en sortir. Nous
savons que la même tâche est donnée à tous ; que quiconque aime
le bien de tout son cœur, et le fait de tout son pouvoir, l'a rem-
plie. Nous savons que Télémaque et Mentor sont des chimères.
Emile ne voyage pas en homme oisif, et fait plus de bien que s'il
était prince. Si nous étions rois , nous ne serions plus bienfaisants.
Si nous étions rois et bienfaisants , nous ferions sans le savoir mille
maux réels pour un bien apparent que nous croirions faire. Si
nous étions rois et sages , le premier bien que nous voudrions faire
à nous-mêmes et aux autres serait d'abdiquer la royauté, et de re-
devenir ce (juc nous sommes.
.T'ai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le monde. 'Cn
qui les rend encore plus infructueux à la jeunesse, c'est la ma-
nière dont on les lui fait faire. Les gouverneurs , plus curieux de.
leur amusement que de son instruction , la mènent de ville en
♦[Dans l'intention de brouiller Jcan-Jac-iucs avec niilonl m.iréclial, et «le
lui «*>tcr Ir» protection tlo FriHIéiic , on avertit le piTuiier que le second
l'tait (lt'sif;né dans t'.iniii; s^>u» le nom d'Adr.iste : Uonssc;»», loin de mec,
l'allusion , en convient. Voyez Cunjensions , livie \u.]
LIVRE V. i83
ville, de p-iiaison |Mlais, de cercle en cercle; ou, s'ils sont sa-
vants et gens de lettres , ils lui font passer son tem|)s à courir des
bi liotlièques, à visiter des antiquaires, à fouiller de vieux mo-
numents, a transcrire de vieilli s inscriptions. L'anscbaque pays ils
s'occupent d'un autre siècle; c'est comme s'ils s'cccupaient d un
autre pays : en sorte qu'après avoir à grands Irais parcouru l'Eu-
rope , livres ai;x frivolités ou à l'ennui , ils reviennent sans avoir
rien vu de ce qui peut les mtéresscr, ni rien appris de ce qui peut
I. urètre utile.
Toutes les capitales se ressemblent , tous lee peuples s'y raè-
ient, toutes les mœurs s'y confondent ; ce n'est pas là qu'il faut
aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que
la même ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents,
mais ils n'en ont pas moins les uns que les autres , et toutes leurs
maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles espèces d'hom-
mes doivent se rassembler dans les cours. On sait quelles mœurs
l'entassement du peuple et l'inégalité des fortunes doit partout
produire. Sitôt qu'on me parle d'une ville composée de deux cent
mille âmes , Je sais d'avance comment on y vit. Ce que je saurais
de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d'aller l'apprendre.
C'est dans les provinces reculées, où il y a moins de mouve-
ment , de commerce , où les étrangers voyagent moins , dont les
habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d'é-
tat , qu'il faut aller étudier le génie et les mœurs d'une nation.
Voyez en p.issanl la capitale , mais aile/ observer au loin le pay».
I.es Français ne sont pas à Paris , ils sont en Touraine ; les An-
glais sont plus Anglais en Alercie qu'à Londres, et les Espagnols
plus Espagnols en Galice qu'à Madrid. C'est à ces grandes distanceit
qu'un peuple se caractérise et se montre tel qu'il est sans mé-
i.inge : c'e^t là que les bons et les mauvais effets du gouverne-
ment se font mieux sentir , comme au bout d'un plus grand ra)on
la mesure des arcs est plus exacte.
Les rap|>orts nécessaires des moeurs au gouvernement ont été
t>t bien exposés dans le livre de l'Esprit des lois, (pion ne peut
mieux faire que de recourir à cet ouvrage pour étudier ces rap-
ports. Mais , en gôiaral , il y a deux règles faciles et simples pour
juger de la bonté relative des gouveniamenls. L'une est la popu-
klion. Dans tout pays qui se dépeuple, l'Étal tend à sa ruine; et
S84 ÉMILK.
le pays qui peuple !e plus, fùt-il le plus pauvre, est infailliblemei
le mieux gouverné ' .
Mais il faut pour cela que cette population soit un effet naturel
du gouvernement et des mœurs ; car si elle se faisait par des co-
lonies , ou par d'autres voies accidentelles et passagères, alors
elles prouveraient le mal par le remède. Quand Auguste porta des
lois contre le célibat , ces lois montraient déjà le déclin de rem|)ii o
romain. 11 faut que la bonté du gouvernement porte les citoyens ,i
se marier , et non pas que la loi les y contraigne : il ne faut p i<
examiner ce qui se fait par force , car la loi qui combat la consti-
tution s'élude et devient vaine, mais ce qui se fait par rmllueiire
des mœurs et par la pente naturelle du gouvernement; car ces
moyens ont seuls un effet constant. C'était la politique du bon
abbé de Saint-Pierre de chercher toujours un petit remède à cha-
que mal particulier , au lieu de remonter à leur source commune ,
p| de voir qu'on ne les pouvait guérir que tous à la fois. 11 ne s";i-
git pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le corps
d un malade , mais d'épurer la masse du sang qui les produit tous.
On dit qu'il y a des prix en Angleterre pour l'agriculture ; je n'en
veux pas davantage : cela seul me prouve qu'elle n'y brillera pas
longtemps.
La seconde marque de la bonté relative du gouvernement et
(les lois se tire aussi de la population, mais d'une autre manière ,
c'est-à-dire de sa distribution , et non pas de sa quantité. Deux
États égaux en grandeur et en nombre d'hommes peuvent être
fort inégaux en force ; et le plus puissant des deux est toujours
celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le
territoire : celui qui n'a pas de si grandes villes , et qui par con-
séquent brille le moins , battra toujours l'autre. Ce sont les gran-
des villes qui épuisent un FAat et font sa faiblesse : la richessa
qu'elles produisent est une richesse apparente et illusoire ; c'est
beaucoup d'argent et peu d'effet. On dit que la ville ilc Paris
vaut une province au roi de France ; moi, je crois qu'elle lui en
coûte plusieurs; que c est à plus d'un égard que Paris est nourri
par les provinces , et que la plupart do leurs revenus se versent
dans cette ville et y restent , sans jamais retourner au peuple ni au
roi. Il est inconcevable (juc , dans ce siècle de calculateurs , il n'y
' Je ne savhc <|u'une seule exception à colle riigle , c'est la Cliine.
LIVRE V. M»
en ail pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus
puissante si Paris était anéanti. Non-seulement le peuple mal dis-
tribué n'est pas avantageux à l'État , mais il est plus ruineux que
la dépopulation naéme , en ce que la dépopulation ne donne qu'un
produit nul , et que la consommation mal entendue donne un pro-
duit négatif. Quand j'entends un Français et un Anglais, tout fiers
de la grandeur de leurs capitales , disputer entre eux lequel de Pa-
ris ou de Londres contient le plus d'habitants , c'est pour moi
comme s'ils disputaient ensemble lequel des deux peuples a l'hon-
neur d'être le plus mal gouverné.
Étudiez un peuple hors de ses villes , ce n'est qu'ainsi que
vous le connaîtrez. Ce n'est rien de voir la forme apparente d'un
gouvernement , fardée par l'appareil de l'administration et par le
jargon des administrateurs , si l'on n'en étudie aussi la nature
par les effets qu'il produit sur le peuple , et dans tous les degrés
de l'administration. La différence de la forme au fond se trouvant
partagée entre tous ces degrés , ce n'est qu'en les embrassant
tous qu'on connaît cette différence. Dans tel pays c'est par les ma-
nœuvres des subdélégués qu'on commence à sentir l'esprit du
ministère ; dans tel autre il faut voir éliie les membres du parle-
ment, pour juger s'il est vrai que la nation soit libre : dans quel-
que pays que ce soit il est impossible que qui n'a vu que les
▼illes connaisse le gouvernement , attendu que l'esprit n'en est ja-
mais le même pour la ville et pour la campagne. Or , c'est la cam-
pagne qui fait le pays , et c'est le peuple de la campagne qui fait
la nation.
Cette étude des divers peuples dans leurs provinces reculées ,
et dans la simplicité de leur génie originel , donne une observa-
tion générale bien favorable à mon épigraphe, et bien consolante
pour le cœur humain : c'est que toutes les nations , ainsi obser-
vées , paraissent en valoir beaucoup mieux ; plus elles se rappro-
chent de la nature, plus la bonté domine dans leur caractère : ce
n'est qu'en se renfermant dans les villes , ce n'est qu'en s' altérant
à force de culture , qu'elles se dépravent , et qu'elles changent en
vico« agréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers que
malfaisants.
De cette observation résulte un nouvel avantage dans la ma-
nière de voyager que je propose , en ce que les jeunes gens , sé-
journant peu dans les grandes villes où règne une horrible corrup-
ses EMILE.
tion , sont moins exposés à la contracter, et conservent parmi les
hommes plus simples , et dans des sociétés moins nombreuses,
an jugement plus sûr , un goût i)lus sain , des mœurs plus hon-
nêtes. Mais , au reste , cette contagion n'est guère à craindre pour
mon Emile; il a tout ce qu'il faut pour s'en garantir. Parmi toutes
les précautions que j'ai prises pour cela , je compte pour beau-
coup l'attachement qu'il a dans le cœur.
On ne sait plus ce que peut le véritable amour sur les inclina-
tions des jeunes gens , parce que , ne le connaissant pas mieux
qu'eux , ceux qui les gouvernent les en détournent. Il faut pour-
tant qu'un jeune homme aime , ou qu'il soit débauché. 11 est aisé
d'en imposer par les apparences. On me citera mille jeunes gens
qui, dit-on , vivent fort chastement sans amour ; mais qu'on me
cite un homme fait , un véritable homme , qui dise avoir ainsi
passé sa jeunesse , et qui soit de bonne foi. Dans toutes les ver-
tus , dans tous les devoirs , on ne cherche que l'apparence ; moi,
je cherche la réalité , et je suis trompé s'il y a , pour y parvenir,
d'autres moyens que ceux que je donne.
L'idée de rendre Emile amoureux avant de le faire voyager
n'est pas de mon invention. Voici le trait qui me l'a suggérée.
J'étais à Venise en visite chez le gouverneur d'un jeune Anglais.
C'était en hiver , nous étions autour du feu. Le gouverneur reçoit
ses lettres de la poste. II les lit , et puis en lit une tout haut à son
élève. Elle était en anglais : je n'y compris rien ; mais , durant la
lecture , je vis le jeune homme déchirer de très-belles manchettes
de point qu'il portait, et les jelcrau feu l'une après l'autre, le
plus doucement qu'il put, afin qu'on ne s'en aperçût pas. Surjjris
de ce caprice, je le regarde au visage , et crois y voir de l'émo-
tion ; mais les signes extérieurs des passions, quoique assez soivi-
blables chez tous les hommes , ont des différences nationales sur
lesquelles il est facile de se tromper. Les peuples ont divers lan-
gages sur le visage , aussi bien que dans la bouche. J'attends la
fin de la lecture , et puis montrant au gouverneur les poignets nus
de son élève, qu'il cachait pourtant de son mieux , je lui dis :
Ptut-on savoir ce que cela signifie ?
Le gouverneur, voyant ce qui s'était passé , se mit à rire , em-
brassa son élève d'un air de satisfaction ; et , après avoir obtenu
son consentement , il me donna l'explication que je souhaitais.
Les manchettes , me dit-il , que M. John vient de déihirer sont
LIVRE V. 487
un présent qu'une dame de cette viUe lui a fait il n'y a pas long-
> temps. Or, vous saurez que M. John est promis dans son pays k
une jeune demoiselle pour laquelle il a beaucoup d'amour, et qui
• Il mérite encore davanLige. Cette lettre est de la mère de sa mai-
tresse, et je vais vous en traduire l'endroit qui a causé le dégât
dont vous avez été le témoin.
« Lucy ne quitte point les manchettes de lord John. Miss Betty
« Roldham vint hier passer l'après-midi avec elle, et voulut à toute
« force travailler à son ouvrage. Sachant que Lucy s'était levée
« aujourd'hui plus tôt qu'à l'ordinaire , j'ai voulu voir ce qu'elle
« faisait , et je l'ai trouvée occupée à défaire tout ce qu'avait fait
« hier miss Betty Elle ne veut pas qu'il y ait dans son présent
« un seul point d'une autre main que la sienne. »
M. John sortit un moment après pour prendre d'autres man-
chettes, et je dis à son gouverneur : Vous avez un élève d'un
excellent naturel; mais parlez-moi vrai, la leiirc de la mère do
miss Lucy n'eat-elle point arrangée.» N'est-ce point un expédient
de votre façon contre la dame aux manchettes ? Non , me dit-il ,
la chose est réelle ; je n'ai pas mis tant d'art à mes soins ; j'y ai
mis de la simplicité , du zèle, et Dieu a béni mon travail.
Le trait de ce jeune homme n'est point sorti de ma mémoire;
il n'était pas propre à ne rien produire dans la tête d'un rêveur
comme moi.
Il est temps de finir. Ramenons lord Johu à miss Lucy , c'est-à-
dire Emile à Sophie. Il lui rapporte avec un cœur non moins ten-
dre qu'avant son déprt un esprit plus éclairé , et il rapporte dans
son pays l'avantage d'avoir connu les gouvernements par tous
leurs vices , et les peuples par toutes leurs vertus. J'ai même pris
soin qu'il se liât dans chaque nation avec quelque homme de
mérite par un traité d'hospitalité à la manière des anciens, et je
ne serai pas fâché qu'il cultive ces connaissances par un commerce
de lettres. Outre (juil peut être utile et qu'il est toujours agréable
d'avoir des corres|)ondances dans les pays éloignés , c'est une excel-
lente préciut ion contre l'empire des préjugés nationaux, qui,
nous attaquant toute la vie , ont tôt ou tard quelque prise sur nous.
Hien n'est plus propre à leur ôtcr celte prise que le commerce
désintéresse de gens sensés qu'on estime , lesquels , n'ayant point
ces préjugés et les comb.itlanl par les leurs, nous donnent les
moyens d'opposer «ans cesse les uns aux autres, et de nous ga-
588 EMILE.
rantir ainsi de tous. Ce n'est point la même chose de commercer
avec les étrangers chez nous ou chez eux. Dans le premier cas,
ils ont toujours pour le pays où ils vivent un ménagement qui leur
fait déguiser ce qu'ils en pensent, ou qui leur en fait penser favo-
rablement tandis qu'ils y sont : de retour chez eux , ils en rabat-
tent , et ne sont que justes. Je serais bien aise que l'étranger que
je consulte eût vu mon pays , mais je ne lui en demanderai son
avis que dans le sien.
Après avoir presque employé deux ans à parcourir quelques-
uns des grands États de l'Europe et beaucoup plus des petits;
yC après en avoir appris les deux ou trois principales langues ; après
y avoir vu ce qu'il y a de vraiment curieux , soit en histoire natu-
relle , soit en gouvernement , soit en arts , soit en hommes , Emile ,
dévoré d'impatience , m'avertit que notre terme approche. Alors
je lui die : Hô bien '. mon ami , VOUS VOUS souvcnez du principal
objet de nos voyages ; vous avez vu , vous avez observé : quel est
enfin le résultat de vos observations? A quoi vous fixez-vous ? Ou
je me suis trompé dans ma méthode , ou il doit me répondre à peu
près ainsi :
« A quoi je me fixe.' à rester tel que vous m'avez fait être, et
« à n'ajouter volontairement aucune autre chaîne à celle dont nie
« chargent la nature el les lois. Plus j'examine l'ouvrage des
« hommes dans leurs institutions , plus je vois qu'à force de vou-
« loir être indépendants ils se font esclaves , et qu'ils usent leur
'< liberté même en vains efforts pour l'assurer. Pour ne pas céder
« au torrent des choses , ils se font mille attachements ; puis ,
« sitôt qu'ils veulent faire un pas, ils ne peuvent, et sont élonms
« de tenir à tout. Il me semble que pour se rendre libre on n'a
« rien à faire; il suffit de ne pas vouloir cesser de l'être. C'est
« vous, ô mon maître, qui m'avez fait libre en m'apprenant à cé-
n (1er à la nécessité. Qu'elle vienne quand il lui plait, je m'y laisse
« entraîner sans contrainte; et comme je no veux pas la combat-
« tre , je ne m'attache à rien pour me retenir. J'ai chei'ché dans
« nos voyages si je trouverais quelque coin de terre où je pusse
« être absolument mien ; mais en quel lieu parmi les hommes ne
« dépend-on plus de leurs passions ? Tout bien examiné , j'ai trouvé
« que mon souhait mémo était contradictoire ; car, dussé-je n?
« tenir à nulle autre chose , je tiendrais au moins à la terre où j«
LIVRE V. 589
me serais fixé ; ma vie serait attachée à cette terre , comme ceJle
des dryades l'était à leurs arbres ; j'ai trouvé qu'empire et liberté
étant deux mots incompatibles , je ne pouvais élre maître d'une
chaumière qu'en cessant de l'être de moi.
Hœ erat I» volu, modiu açri no» ita wui^us.
« Je me souviens que mes biens furent la cause de nos recher-
ches. Vous prouviez très-solidement que je ne pouvais garder ;i
la fois ma richesse et ma liberté : mais quand vous vouliez que
je fusse à la fois libre et sans besoins, vous vouliez deux choses
incompatibles ; car je ne saurais me tirer de la dépendance des
hommes qu'en rentrant sous celle de la nature. Que ferai-je
donc avec la fortune que mes parents m'ont laissée ? Je com-
mencerai par n'en point dépendre ; je relâcherai tous les Uens
qui m'y attachent : si on me la laisse , elle me restera ; si on me
l'ôte, on ne m'entraînera point avec elle. Je ne me tourmenterai
point pour la retenir, mais je resterai ferme à ma place. Riche
1 ou pau\Te , je serai libre. Je ne le serai point seulement en tel
i jiays , en telle contrée ; je le serai par toute la terre. Pour moi tou-^
■ les les chaînes de l'opinion sont brisées , je ne connais que celles
> de la nécessité. J'appris à les porter dès ma naissance , et je les
' porterai jusqu'à la mort, car je suis homme : et pourquoi ne sau-
' rais-je pas les porter étant libre, puisque étant esclave il les fau-
' drait bien porter encore , et celles de l'esclavage pour surcroit ?
« Que m'importe ma condition sur la terre ? que m'importe où
■ (jue je sois? Partout où il y a des hommes , je suis chez mes
' frères ; partout où il n'y en a pas, je suis chez moi. Tant que je
' pourrai rester indépendant et riche , j'ai du bien pour vivre , et
' je vivrai. Quand mon bien m'assujettira , je l'abandonnerai sans
■ peine : j'ai des bras pour travailler, et je vivrai. Quand mes
■ bras me manqueront , je vivrai si l'on me nourrit , je mourrai
< si l'on m'abandonne : je mourrai bien aussi , quoiqu'on ne m'a-
■ bandonne pas; car la mortn'estpasune peine delà pauvreté, mais
« une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort vienne ,
> je la délie , elle ne me surprendra jamais faisant des préparatifs
■ pour vivre ; elle ne m'empêchera jamais d'avoir vécu.
" Voilà , mon père , à quoi je me fixe. Si j'étais sans passions ,
• je serais , dans mon état d'homme , indépendant comme Dieu
> même , puisque , ne voulant que ce qui est , je n'aurais jamais a
690 EMILE.
« lutter contre la destinée. Au moins je n'ai qu'une chaiitc , c'est
« la seule que je porterai jamais, et je puis m'en gloriiier. Venez
« donc , donnez-moi Sophie , et je suis libre. »
— " Cher Emile , je suis bien aise d'entendre sortir de ta bouche
« des discours d'homme , et d'en voir les sentiments dans ton cœur.
,j « Ce désintéressement outré ne me déplaît pas à ton âge. Il dimi-
« nuera quand tu auras des enfants, et tu seras alors précisément
« ce que doit être un bon père de famille et un homme sage.
« Avant tes voyages je savais quel en serait l'effet ; je savais
« qu'en regardant de près nos institutions , tu serais bien éloigné
« d'y prendre la confiance qu'elles ne méritent pas. C'est en vain
« qu'on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois !
« où est-ce qu'il y en a? et où est-ce qu'elles sont respectées? Par-
« tout tu n'as vu régner sous ce nom que l'intérêt particulier et
« les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature
« et de l'ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage;
« elles sont écrites au fond de son cœur par la conscience et par
« la raison ; c'est à celles-là qu'il doit s'asservir pour être libre ; il
« n'y a d'esclave que celui qui fait mal , car il le fait toujours mal-
« gré lui. La liberté n'est dans aucune forme de gouvernement ,
« elle est dans le cœur de l'homme libre , il la porte partout avec
« lui. L'homme vil porte partout la servitude. L'un serait esclave à
« Genève , et l'autre libre à Paris.
« Si je te parlais des devoirs du citoyen , tu me demanderais
« peut-être où est la patrie, et tu croirais m'avoir confondu. Tu
« te tromperais i)ourlant , cher Emile ; car qui n'a pas une pairie
« a du moins un pays. Il y a toujours un gouvcrnemejit et des
« simulacres de lois , sous lesquels il a vécu tranquille. Que le cou-
rt Irat social n'ait point été observe , qu'importe , si l'intérêt parli-
« culier l'a protégé comme aurait fait la volonté générale , si la
« violence publique l'a g.iranti des violenres particulières, si le
« mal qu'il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien , et si nos
« institutions mêmes lui ont fait conniiitrc et haïr leurs propres
« iniquités? 0 Emile! où est I homme de bien qui nedo.t rien à
« son pays? Quel qu'il soit, il lui doit ce qu'il y a de plus pré-
« cicux pour l'homme, la moralité de ses actions et l'amour de
« la vertu. Né dans le fond dun bois, il eut vécu plus heureux
« et plus libre ; mais n'ayant rien à combattre pour suivre ses
• penchants , il eût été bon sans mérite , il n'eut point clé ver-
LIVRK V. 591
' tucux , et maintenant il sait l'être malgré ses passions. La seule
apparence de l'ordre le porte à le connaitre , à l'aimer. Le bien
« public, qui ne sert que de prétexte aux autres , est pour lui seul
un molif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacri-
fier son intérêt à l'intérêt commun. 11 n'est pas vrai qu'il ne tire
aucun profit des lois; elles lui donnent le courage d'être juste,
même parmi les méchants. Il n'est pas vrai qu'elles ne l'ont pas
rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui.
« Ne dis donc pas , Que m'importe où que je sois? Il t'importe
■ d'être où lu peux remplir fous tes devoirs; et l'un de ces devoirs
est l'attachement pour le lieu de ta naissance. Tes compatriotes
te protégèrent enfant, tu dois les aimer étant homme. Tu
" dois vivre au milieu d'eux , ou du moins en lieu d'où tu puisses
« leur être utile autant que tu peux l'être , et ou ils sachent où te
prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a telle circonstance
"■ où un homme peut être plus utile à ses concitoyens hors de sa
patrie que s'il vivait dans son sein. Alors il doit n'écouter que
son zèle, et supporter son exil sans murmure ; cet exil même est
un de ses devoirs. M.ùs toi , bon Emile, à qui rien n'impose ces
douloureux sacrifices, 'oi qui n'as pas pris le triste emploi de
dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d'eux, cultive
leur amitié dans un doux commerce ; sois leur bienfaiteur , leur
" modèle : ton exemple leur servira plus que tous nos livres , et
le bien qu'ils te verront f.iirc les touchera plus que tous nos
vains discours.
« Je ne t'exhorte pas pour crli d'aller vivre dans les grandes
" villes; au contraire, un des exemples que les bons doivent
« donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre,
« la première vie de I homme, la plus paisible, la plus naturelle
« et la plus douce à qui n'a pas le cœur corrompu. Heureux , mon
■ jeune ami , le pays où l'on n'a pas besoin d'aller chercher la
»< paix dans un désert ! Mais où est ce pays ? Un homme bienfaisant
" satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne trouve
« presque à exercer son zèle que pour des intrigants ou pour des
« fripons. L'accueil qu'on y fait aux fainéants qui viennent y cher-
« cher fortune ne fait qu'achever de dévaster le pays , qu'au con-
• traire il faudrait repeupler aux dépens des villes. Tous les hom-
« mes qui se retirent do la grande société sont utiles précisément
« parce (ju'ils s'en retirent , puisipic tous ses vices lui viennent
593 EMILE.
« d'être trop nombreuse. Ils sont encore utiles lorsqu'ils peuvent
« ramener dans les lieux déserts la vie , la culture , et l'amour de
« leur premier état. Je m'attendris en songeant combien , de leur
« simple retraite , Emile et Sophie peuvent répandre de bienfaits
« autour d'eux, combien ils peuvent vivifier la campagne, et rani-
« mer le zèle éteint de l'infortuné villageois. Je crois voir le peuple
«se multiplier, les champs se fertiliser, la terre prendre une
« nouvelle parure , la multitude et l'abondance transformer les
« travaux en fêtes, les cris de joie et les bénédictions s'élever du
« milieu des jeux rustiques autour du couple aimable qui les a ra-
« nimés. On traite l'âge d'or de chimère , et c'en sera toujours une
« pour quiconque a le cœur et le goût gâtés. Il n'est pas même
« vrai qu'on le regrette , puisque ces regrets sont toujours vains.
« Que faudrait-il donc pour le faire renaître? Une seule chose,
« mais impossible : ce serait de l'aimer.
« Il semble déjà renaître autour de l'habitation de Sophie;
« vous ne ferez qu'achever ensemble ce que ses dignes parents
« ont commencé. Mais, cher Emile, qu'une vie si douce ne te dé-
« goûte pas des devoirs pénibles , si jamais ils te sont imposés !
« souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au consu-
« lat. Si le prince ou l'État t'appelle au service de la patrie,
« quitte tout pour aller remplir dans le poste qu'on t'assigne l'ho-
« norabic fonction de citoyen. Si cette fonction t'est onéreuse , il
« est un moyen honnête et sur de s'en affranchir : c'est de la
« remplir avec assez d'intégrité pour qu'elle ne te soit pas long-
« temps laissée. Au reste, crains peu l'embarras d'une pareille
« charge ; tant qu'il y aura des hommes de ce siècle , ce n'est pas
« toi qu'on viendra chercher pour servir l'État. »
Que ne m'est- il permis de peindre le retour d'Emile auprès de
Sophie, et la fin de leurs amours, ou plutôt le commencement de
l'amour conjugal qui les unit ! amour fondé sur l'estime qui ilure
autant que la vie ; sur les vertus qui ne s'effacent point avec la
beauté; sur les convenances des caractères qui rendent le com-
merce aimable , et prolongent dans la vieillesse le charme de la
première union. Mais tous ces détails pourraient plaire sans être
utiles; et jusqu'ici je ne me suis permis de détails agréables que
ceux dont j'ai cru voir l'utilité. Quilterais-je cette règle à la (in de
ma tAche ? Non ; je sens aussi bien que ma plume est lassée. Trop
faible pour des travaux do si longue haleine .j'abandonnerais ce-
LlVKt V. 593
li ci, s'il était moins avance : pour ne pas le lait>spr impiiifait, il
-t temps que j'achève.
Paulin je vois naître le plus charmant des jours d'Kmile et le plus
• ureux des miens; je vois couronner mes soins, et je commence
'. fn goûter le fruit. Le digne couple s'unit dune chaine indissu-
ible , leur Uouche prononce et leur cœur confirme des serments
ijui ne seront point vains : ils sont époux. En revenant du temple ,
ils se laissent conduire ; ils ne savent où ils sont , où ils vont ,
f e qu'on fait autour d'eux. Ils n'entendent point, ils ne ré|)ondent
que des mots confus, leurs yeux troublés ne voif^nl plus rien.
0 délire! 6 faiblesse humaine ! le senlin>ent du bonheur écrase
l'homme , il n'est pas assez fort pour le supporter.
Il y a bien peu de gens qui sachent , un jour de mariage , pren-
dre un ton convenable avec les nouveaux époux. La morne dé-
cence des uns et le propos léger des autres me semblent également
déplacés. J'aimerais mieux qu'on laissât ces jeunes canirs se replier
sur eux-mêmes et se livrer à une agitation qui n'est pas sans
charme , que de les en distraire si cruellement pour les attrister
par une fausse bienséance, ou pour les embarrasser par de mau-
vaises plaisanteries, qui, dussent-elles leur plaire en tout autre
temps , leur sont très-sûrement importunes un pareil jour.
Je vois mes deux jeunes gens, dans la douce langueur qui les
trouble , n'écouter aucun des discours qu'on leur tient. Moi , qui
veux qu'on jouisse de tous les jours de la vie , leur en iaisserai-je
|)ordre un si précieux? Non, je veux qu'ils le' goûtent, qu'ils le
savourent, qu'il ait pour eux ses voluptés. Je les arrache à la
foule indiscrète qui les accable, et, les menant promener à l'é-
cart, je les rappelle à eux-mêmes en leur parlant d'eux. Ce n'es!
pas seulement à leurs oreilles que je veux |)arler, c'est à leurs
cœurs ; et je n'ignore pas quel est le sujet unique dont ils peu-
\ent s'occuper ce jour-là.
Mes enfants , leur di»-je en les prenant tous deux par la main ,
il y a trois ans que j'ai vu naître cette flamme vive et pure qui
fait votre bonheur aujourd'hui. Elle n'a fait qu'augmenter sans
cesse ; je vois dans vos yeux qu'elle est à son dernier degré de
véhémence; elle ne |)eut plus que s'affaiblir. Lecteurs, ne voyez-
vous pas les transports, les emportements, les serments d'Emile,
l'air dédaigneux dont Sophie dégage sa main de la mienne , ri les
tendres proies! alion> (pie leurs yeux se lout niuluellemehl il«
'oO.
.'«94 r.MlLE.
s'.idocer jusqu'au dernier soupir? Je les laisse faire, et puis je ro*
prends.
J'ai souvent pensé que, si l'on pouvait prolonger le bonheur de
l'amour dans le mariage , on aurait le paradis sur la terre. Cela ne
s'est jamais vu jusqu'ici. Mais si la chose n'est pas tout à fait
impossible , vous êtes bien dignes l'un et l'autre de donner un
exemple que vous n'aurez reçu de personne , et que peu d'rpoux
sauront imiter. Voulez-vous, mes enfants, que je vous diso un
moyen que j'imagine pour cela , et que je crois être le seul pos-
sible?
Ils se regardent en souriant , et se moquant de ma simplicilc.
Emile me remercie nettement de ma recelte, en disant qu'il croit
que Sophie en a une meilleure, et que quant à lui,celle-la lui suf-
fit. Sophie approuve, et parait tout aussi confiante. Cependant a
travers son air de raillerie je crois démêler un peu île curiosité.
J'examine Emile ; ses yeux ardents dévorent les charmes de son
épouse ; c'est la seule chose dont il soit curieux, et tous mes pro-
pos ne l'embarrassent guère. Je souris à mon tour, en disant en
moi-même , Je saurai bientôt te rendre attentif.
La différence presque imperceptible de ces mouvements se-
crets en marque une bien caractéristique dans les deux sexes , et
l)ien contraire aux préjugés reçus : c'est que généralement les
hommes sont moins constants que les femmes, et se rebutent
plus tôt qu'elles de l'amour heureux. La femme pressent de loin
l'inconstance de l'homme, et s'en inquiète'; c'est ce qui la rend
aussi plus jalouse. Quand il commence à s'attiédir, forcée à lui
rendre pour le garder tous les soins qu'il prit autrefois pour lui
plaire, elle pleure, elle s'humilie à son tour, et rarement avec
le même succès. L'attachement et les soins gagnent les cœurs ,
mais ils ne les recouvr'^nt guère. Je reviens à ma recette contre
le refroidissement de l'amour dans le mariage.
Elle est simple et facile , reprends-je : c'est de continuer d'être
' En France les femme» se (li'tanlient les premières ; et cela doit être,
parée (|ne, ayant pen de tem|K^raincnt , et ne voulant que des hommas^cs,
quand un mari n'en rend plus, on se soucie pende sa jvrsonne. Pans
les autres pays , au contraire, c'est le mari qui se d<'tache le premier; cela
doit être encore, parce q c lc< femmes, fid les mais indisinvtes, en le.<i
importimant de leurs d«^irs les d(';;ofttent d'elles. Ces v(;rit&» gi'jH'ral»'*
|»cuvent souffrir beaucoup d'exceptions ; je crois m-iintenant que ce sont
des vérités générales.
LIVKK V. M5
amants quand on est époux. En effet, dit Emile en riant du se-
cret , elle ne nous sera pas pénible.
Plus pénible k vous qui parlez que vous ne pensez peut-être.
Laissez moi , je vous prie , le temps de m'expliquer.
Les nœuds qu'on veut trop serrer rompent. Voilà ce nui arrive
à celui du mariage, quand on veut lui donner plus de force qu'il
n'en doit avoir. La fidélité qu'il impose aux deux époux est le
plus saint de tous les droits ; mais le pouvoir qu'il donne à cha-
cun des deux sur l'autre est de trop. La contrainte et l'amour vont
mal ensemble , et le plaisir ne se commande pas. N> rougissez
point , ô Sophie ! et ne songez pas à fuir. A Dieu ne plaise que
je veuille offenser votre modestie ! mais il s'agit du destin de vos
jours. Pour un si grand objet souffrez, entre un époux et un
père, des discours que vous ne supporteriez pas ailleurs.
Ce n'est pas tant la possession que l'assujettissement qui ras-
sasie , et l'on garde pour une fille entretenue un bien pms long
attachement que pour une femme. Comment a-t-on pu faire un
devoir des plti^ (cndres caresses , et un droit des plus doux té-
moignages de l'amour? C'est le désir mutuel qui fait le droit , la
nature n'en connaît point d'autre. La loi peut restreindre ce droit ,
mais elle ne saurait l'étendre. Li volupté est si douce par elle-
piéme ! doit-elle recevoir de la triste génc la force qu'elle n'aura
pu tirer de ses propres attraits.' Non, mes enfants; dans le mariage
les cœurs sont liés , mais les corps ne sont ix)int asser>'is. Vous
vous devez la fidélité , non la complaisance. Chacun des deux ne
l>oul être qu'à l'autre , mais nul des deux ne doit être à l'autre
qu'autant qu'il lui plait.
S'il est donc vrai , cher Emile , que vous vouliez être l'amanl
de votre femme, qu'elle soit toujours votre maltresse et la sienne ;
soyez amant heureux, mais respectueux ; obtenez tout de l'amour
sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient
jamais pour vous des droits , mais des grâces. Je sais que la pu-
deur fuit les aveux formels et demande d'être vaincue ; mais, avec
de la délicatesse et du véritable amour, l'amant se trompe-t-il >ur
la volonté secrète ? Ignore-t-il quand le cœur et les yeux accor-
dent ce que la bouche feint de refuser .' Que chacun des deux, tou-
jours maître de sa personne et de ses caresses , ail droit de ne les
dispenser à l'autre qu'à sa propre volonté. Sou venez- vous tou-
jours que , même dans le mariage, le plaisir n'est légitime que
596 EMILE.
quand le désir est partage. Ne craignez pas , mes cnfanls , que
cette loi vous tienne éloignés ; au contraire , elle vous rendra tous
deux plus attentifs à vous plaire , et préviendra la satiété. Bornés
uniquement l'un à l'autre , la nature et l'amour vous rapproche-
ront assez.
A ces propos et d'autres semblables, Emile se fâche, se récrie ;
Sophie , honteuse , tient son éventail sur ses yeux , et ne dit rien.
Le plus mécontent des deux, peut-être, n'est pas celui qui se
plaint le plus. J'insiste impitoyablement : je fais rougir Emile do
son peu de délicatesse ; je me rends caution pour Sophie qu'elle
accepte pour sa part le traité. Je la provoque à parler; on se doute
bien qu'elle n'ose me démentir. Emile , inquiet, consulte les yeux
de sa jeune épouse ; il les voit , à travers leur embarras , pleins
d'un trouble voluptueux qui le rassure centre le risque de la con-
fiance. Il se jette à ses pieds , baise avec transport la main qu'elle
lui tend, et jure que, hors la fidélité promise , il renonce à tout
autre droit sur elle. Sois, lui dil-il, chère épouse, l'arbitre de me»
plaisirs comme tu l'es de mes jours et de ma destinée. Dût ta
cruauté me coûter la vie , je te rends mes droits les plus chers. Je
ne veux rien devoir à ta complaisance , je veux tout tenir de ton
cœur.
Bon Emile , rassure-toi : Sophie est trop généreuse elle-même
pour te laisser mourir victime de ta générosité.
Le soir, prêt à les quitter, je leur dis du ton le plus grave qu'il
m'est possible : Souvenez-vous tous deux que vous êtes libres ,
et qu'il n'est pas ici question des devoirs d'époux ; croyez-moi ,
point de fausse déférence. Emile , veux-tu venir.' Sophie le per-
met. Emile, en fureur, voudra me battre. Et vous, Sophie, qu'en
dites-vous? faut-il que je l'emmcnc ? La menteuse, en rougissant,
dira qu'oui. Charmanf, et doux mensonge , qui vaut mieux que
la vérité!
Le lendemain.... L'imagede lafélicité ne flatte plus les hommes ;
la corruption du vice n'a pas moins dépravé leur goût que leurs
cœurs. Ils ne savent plus sentir ce qui est touchant, ni voir ce qui
est aimable. Vous qui , pour peindre la volupté , n'imaginez ja-
mais que d'heureux amants nageant dans le sein des délices , que
vos tableaux sont encore imparfaits ! vous n'en avez que la moi-
tié la plus grossière ; les plus doux attraits de la volupté n'y sont
point. 0 qui de vous n'a jamais vu deux jeunes époux , unis sous
LIVRE V. 597
dTieureux auspices, sortant du lit nuptial, et portant à là fois dans
leurs regards languissants et chastes l'ivresse des doux plaisirs
qu'ils viennent de goûter, l'aimable sécurité de l'innocence , et la
certitude alors si charmante de couler ensemble le reste de leurs
jours ? Voilà l'objet le plus ravissant qui puisse être offert au
cœur de l'homme ; voilà le vrai tableau de la volupté : vous l'a-
vez vu cent fois sans le reconnaître ; vos cœurs endurcis ne sont
plus faits pour l'aimer. Sophie , heureuse et paisible , passe le
jour dans les bras de sa tendre mère ; c'est un repos bien doux à
prendre, après avoir passé la nuit dans ceux d'un époux.
Le surlendemain j'aperçois déjà quelque changement de scène.
Emile veut paraître un peu mécontent : mais, à travers cette affec-
tation , je remarque un empressement si tendre , et même tant
de soumission, que je n'en augure rien de bien fâcheux. Pour So-
phie , elle est plus gaie que la veille ; je vois briller dans ses yeux
un air satisfait ; elle est charmante avec Emile ; elle lui fait pres-
que des agaceries, dont il n'est que plus dépité.
Ces changements sont peu sensibles , mais ils ne m'échappent
pas : je m'en inquiète, j'interroge Emile en particulier ; j'apprends
qu'à son grand regret , et malgré toutes ses instances , il a fallu
faire lit à part la nuit précédente. L'impérieuse s'est hâtée d'user
de son droit. On a un éclaircissement : Emile se plaint amèrement,
Sophie plaisante ; mais enfin , le voyant prêt à se fâcher tout de
l)on , elle lui jette un regard plein de douceur et d'amour, et , m'"
serrant la main , ne prononce (jue ce seul mot , mais d'un ton qui
va chercher l'àme. L'ingrat! Emile est si bêle qu'il n'entend rie.i
à cela. Moi je l'entends ; j'écarte Emile , et je prends à son tour
Sophie en particulier.
Je vois , lui dis-je , la raison de ce caprice. On ne saurait avoir
plus de délicatesse , ni l'employer plus mal à propos. Chère So-
phie , rassurez-vous; c'est un homme que je vous ai donné, ne
craignez pas de le prendre pour tel : vous avez eu les prémices de
sa jeunesse ; il ne l'a i»rodiguée à personne , il la conservera long-
temps pour vous.
« Il faut , ma chère enfant , que je vous explique mes vues dans
« lacoliversation que nous eûmes tous trois avant-hier. Vous n'y
« avez peut-être aperçu qu'un art de ménager vos plaisirs pour les
« rendre durables. 0 Sophie! elle eut un autre objet plus digne
« de mes soins. Kn devenant votre époux , fimile est ticvcnu votre
598 EMILE.
« chef; c'est à vous d'obéir, ainsi l'a voulu la nature. Quand la
« femme ressemble à Sophie , il est pourtant bon que l'homme
« soit conduit par elle ; c'est encore une loi de la nature ; et c'est
« pour vous rendre autant d'autorité sur son cœur que son sexe
« lui en donne sur votre personne , que je vous ai faite l'arbitre
« de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations pénibles; mais
« vous régnerez sur lui si vous savez régner sur vous ; et ce qui
« s'est déjà passé me montre que cet art difticile n'est pas au-dcs-
« sus de votre courage. Vous régnerez longtemps par l'amour, si
« vous rendez vos faveurs rares et précieuses , si vous savez les
« faire valoir. Voulez-vous voir votre mari sans cesse à vos pieds,
« tenez-le toujours à quelque distance de votre personne. Mais ,
« dans votre sévérité , mettez de la modestie , et non du caprice ;
« qu'il vous voie réservée , et non pas fantasque : gardez qu'en
« ménageant son amour vous ne le fassiez douter du vôtre. Faites-
« vous chérir par vos faveurs et respecter par vos refus; qu'il
« honore la chasteté de sa femme , sans avoir à se plaindre de sa
« froideur.
« C'est ainsi, mon enfant , qu'il vous donnera sa confiance , qu'il
« écoutera vos avis, qu'il vous consultera dans ses affaires, et ne
« résoudra rien sans en délibérer avec vous. C'est ainsi que vous
« pouvez le rappeler à la sagesse quand il s'égare , le ramener par
« une douce persuasion, vous rendre aimable pour vous rendre
« utile , employer la coquetterie aux intérêts de la vertu , et l'a-
« mour au profit de la raison.
« Ne croyez pas avec tout cela que cet art même puisse vous
« servir toujours. Quelque précaution qu'on puisse prendre , la
« jouissance use les plaisirs, et l'amour avant tous les aiilies. Mais
« quand l'amour a duré longtemps, une douce habitude en reni-
« plit le vide, et l'attrait de la confiance succède aux transports
« de la passion. Les enfants forment entre ceux qui leur ont donne
« l'être une liaison non moins douce et souvent plus forte que l'a-
« mour même. Quand vous cesserez d'être la maîtresse d'Émilo,
« vous serez sa femme et son amie , vous serez la more de ses
« enfants. Alors, au lieu de votre première réserve, établissez oii-
« tre vous la plus grande intimité; plus de lit à part , plus We re-
« fus , plus de caprice. Devenez tellement sa moitié , qu'il ne puisse
« plus se passer de vous , et que , sitôt qu'il vous quitte , il se sente
« loin de lui-même. Vous qui fîtes si bien régner les charmes de
LIVRE V. 5»
• la vie domestique dans la maison paternelle , faites-les régner
« ainsi dans la vôtre. Tout homme qui se plaît dans sa maison
« aime sa femme. Souvenez-vous que si votre épcux vit heureux
« chez lui , vous serez une femme heureuse.
« Quant à présent , ne soyez pas si sévère à votre amant ; il a
I mérité plus de complaisance , il s'offenserait de vos alarmes; ne
« ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et jouis-
« sezdu votre. Il ne faut point attendre le dégoût ni rebuter le dé-
« sir ; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour faire valoir
« ce qu'on accorde. »
Ensuite, les réunissant , je dis devant elle à son jeune époux :
II faut bien supporter le joug qu'on s'est imposé. Méritez qu'il voa»
soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux grâces, et n'imaginez pas
vous rendre plus aimible en boudant. I^ paix n'est pas difficile à
faire , et chacun se doute aisément des conditions. Le traité se
signe par un baiser ; après quoi je dis à mon élève : Cher Emile ,
un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J'ai fait de
«non mieux pour remplir jusqu'à présent ce devoir envers vous;
ici finit ma longue tâche et commence celle d'un autre. J'abdique
aujourd'hui l'autorité que vous m'avez conQée , et voici désormais
votre gouverneur.
Peu à peu le premier délire se calme , et leur laisse goûter en
paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amants , dignes
époux ! pour honorer leurs vertus , pour peindre leur félicité , il
faudrait faire l'histoire de leur vie. Combien de fois , contemplant
en eux mon ouvrage, je me sens saisi dun ravissement qui fait
palpiter mon cœur 1 combien de fois-je joins leurs mains dans les
miennes en l)énissant la Providence , et pou-ssant d'ardents sou-
pirs ! que de baisers j'applique sur ces deux mains qui se serrent I
de combien de larmes de joie ils me les sentent arroser ! Ils s'at-
Lendrissent à leur tour en partageant mes transports. Leurs respec-
tables parents jouissent encore une fois de leur jeunesse dans celle
de leurs enfants ; ils recommencent pour ainsi dire de vivre en
eux , ou plutôt ils connaissent pour la première fois le prix de la
vie : ils maudissent leurs anciennes richesses , qui les empêchèrent
au même âge de goûter un sort si charmant. S'il y a du bonheur
mr la terre, <^est dans l'asile où nous vivons qu'il faut le cher-
cher.
Au i)0ut de quelques mois , Emile entre un matin dans ma cham-
600 EMILE.
bre, et me dit en rn'embrassant : Mon maître, félicitez votre en-
fant; il espère avoir bientôt l'honneur d'otre père. 0 quels soins
vont être imposés à notre zèle , et que nous allons avoir besoin
de vous ! A Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils,
après avoir élevé le père ! A Dieu ne plaise qu'un devoir si saint
et si doux soit jamais rempli par un autre que moi , dussé-je aussi
bien choisir pour lui qu'on a choisi pour moi-même ! Mais restez le
maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouvernez-nous , nous
serons dociles : tant que je vivrai, j'aurai besoin de vous. J'en ai
plus besoin que j.iraais, maintenant que mes fonctions d'homme
commencent. Vous avez rempli les vôtres : guidez-moi pour vous
imiter ; et reposez-vous , il en est temps. ^
EMILE ET SOPHIE,
LES SOLITAIRES.
m- LETTRE PREMIERE.
^Êl J'étais libre , j'étais heureux , ô mon maître ! vous m'aviez fait
^P in cœur propre à goûter le bonheur, et vous m'aviez donné .So-
r phie : aux délices de l'amour, aux épanchements de l'amitié , une
farnilie naissante ajoutait les charmes de la tendresse paternelle :
tout m'annonçait une vie agréable , tout me promettait une douce
vi«llesse , et une mort paisible dans les bras de mes enfants. Hé-
las ! qu'est devenu ce temps heureux de jouissance et d'espérance,
où l'avenir embellissait le présent, où mon cœur, ivre de sa joie ,
s'abreuvait chaque jour d'un siècle de félicité? Tout s'est évanoui
comme un songe : jeune encore, j'ai tout perdu, femme , enfants ,
amis , tout enfin , jusqu'au commerce de mes semblables. Mon
cœur a été déchiré par tous ses attachements ; il ne tient plus
qu'au moindre de tous , au tiède amour d'une vie sans plaisirs,
mais exempte de remords. Si je survis longtemps à mes perte»,
mon sort est de vieillir et de mourir seul, sans jamais revoir un vi-
sage d'homme ; et la seule Providence me fermera les yeux.
En cet état , qui peut m'engager encore à prendre soin de cette
triste vie que j'ai si peu de raisons d'aimer ? Des souvenirs , et la
cons«)lation d'être dans l'ordre en ce monde , en m'y soumettant
tMins murmure aux décrets étemels. Je suis mort dans tout ce qui
m'était cher ; j'attends sans impatience et sans crainte que ce qui
reste de moi rejoigne ce que j'ai perdu.
Mais vous, mon cher maître , vivez-vous? éles-vous mortel en-
core sur celte terre d'exil avec votre Emile ; ou si déjà vous ha-
bitez avec Sophie la patrie des âmes justes ? Hélas ! où que vous
soyez , vous êtes mort pour moi , mes yeux ne vous verront plus ,
mais mon cœur 8'occu|)eradc vous sans cesse. Jamais je n'ai mieux
connu le prix de vos soins qu'après (jm^ Ii dure nécessité m'a si
«02 EMILE ET SOPHIE.
cruellement fait sentir ses coups et m'a tout ôté , excepté moi. Je
suis seul , j'ai tout perdu ; mais je me reste, et le désespoir ne
m'a point anéanti. Ces papiers ne vous parviendront pas , je ne
puis l'espérer; sans doute ils périront sans avoir été vus d'aucun
homme : mais n'importe , ils sont écrits, je les rassemble, je les
lie , je les continue , et c'est à vous que je les adresse : c'est à
vous que je veux tracer ces précieux souvenirs qui nourrissent
et navrent mon cœur ; c'est à vous que je veux rendre compte
de moi, de mes sentiments, de ma conduite, de ce cœur que
vous m'avez donné. Je dirai tout , le bien , le mal , mes douleurs,
mes plaisirs , mes fautes ; mais je crois n'avoir rien à dire qui
puisse déshonorer votre ouvrage.
Mon bonheur a été précoce ; il commença dés ma naissance ,
il devait finir avant ma mort. Tous les jours de mon enfance ont
été des jours fortunés , passés dans la liberté , dans la joie, ainsi
que dans l'innocence ; jo n'appris jamais a distinguer mes instruc-
tions de mes plaisirs. Tous les hommes se rappellent avec atten-
drissement les jeux de leur enfance : mais je suis le seul peut-être
qui ne mêle point à ces doux souvenirs ceux des pleurs qu'on lui
fit verser. Hélas ! si je fusse mort enfant, j'aurais déjà joui de la
vie , et n'en aurais pas connu les regrets !
Je devins jeune homme, et ne cessai point d'être heureux. Dans
l'âge des passions je formais ma raison par mes sens; ce qui
sert à tromper les autres fut pour moi le chemin de la vérité.
J'appris à juger sainement des choses qui m'environnaient , et de
l'intérêt que j'y devais prendre; j'en jugeais sur des prii)cip<>s
vrais et simples; l'autorité, l'opinion , n'altéraient point mes
jugements. Pour découvrir les rapports des choses entre elles,
j'étudiais les rapports de chacune d'elles à moi : par deux termes
connus j'apprenais à trouver le troisième : pour connaître l'univers
par tout ce qui pouvait m'intéresser, il me suflit de me connaître;
ma place assignée , tout fut trouvé.
J'appris ainsi que la première s.-'gesse est de vouloir ce qui est,
et de régler son cœur sur sa destinée. Voilà tout ce qui dépend
de nous , me disiez-vous ; tout le reste est de nécessité. Celui qui
lutte le plus contre son sort est le moins sage et toujours le plus
malheureux ; ce quil peut changer à sa situation le soulage moins
que !e trouble intérieur qu'il se donne pour cela ne le lonrmenlc.
Il réussit rarement, et ne gagne rien à roussir. Mais quel être
LETTRE î. 603
sensible pfut vivre toujours sans passions , sans attachements ?
Ce n'est pas un homme; c'est une brute , ou c'est un dieu. Ne
pouvant donc me garantir de toutes les affections qui nous lient
aux choses, vous m'apprîtes du moins à les choisir, à n'ouvrir
mon àme qu'aux plus nobles , à ne l'attacher qu'aux plus dignes
objets ; qui sont mes semblables , à étendre pour ainsi dire le moi
humain sur toute l'humanité , et à me préserver ainsi des viles
po&sions qui le concentrent.
Quand mes sens éveillés par l'âge me demandèrent une compa-
gne , vous épurâtes leur feu par les sentiments ; c'est par l'imagi-
nation qui les anime que j'appris à les subjuguer. J'aimais Sophie
avant même que de la connaître ; cet amour préservait mon cœur
des pièges du vice ; il y portait le goût des choses belles et hon-
nêtes ; il y gravait en traits ineffaçables les saintes lois de la vertu.
Quand je vis enQn ce digne objet de mon culte , quand je sentis
l'empire de ses charmes , tout ce qui peut entrer de doux , de ra-
vissant dans une âme , pénétra la mienne d'un sentiment exquis
que rien ne peut exprimer. Jours chéris de mes premières amours,
jours délicieux , que ne pouvez-vous recommencer sans cesse , et
remplir désormais tout mon être ! Je ne voudrais point d'autre
éternité.
Vains regrets ! souhaits inutiles ! Tout est disparu , tout est dis^
paru sans retour... Après tant d'ardents soupirs j'en obtins le prix ;
tous mes vœux furent comblés. Époux et toujours amant , je
trouvai dans la tranquille possession un bonheur d'une autre es-
pèce, mais non moins vrai que dans le délire des désirs. Mon
maître , vous croyez avoir connu cette fille enchanteresse. 0
combien vous vous trompez I Vous avez connu ma maîtresse , ma
femme ; mais vous n'avez pas connu Sophie. Ses charmes de toute
espèce éUiient inépuis;ibles, chaque instant semblait les renouve-
ler, et le dernier jour de sa vie m'en montra que je n'avais pas
connus.
Déjà père de deux enfants , je partageais mon temps entre une
épouse adorée et les chers fruits de sa tendresse ; vous m'aidiez à
préparer à mon fils une éducation semblable h la mienne; et ma
fille, sous les yeux de sa mère , eût appris à lui ressembler. Tou-
tes mes affaires se bornaient au soin du patrimoine de Sophie :
j'avais oublié ma fortune pour jouir de ma félicité. Trompeuse fé-
licité! trois fois j'ai senti ton inconstance. Ton terme n'est qu'ua
604 EMILE ET SOPHIE.
point, et lorsqu'on est au comble il faut bientôt décliner. Était-ce
par vous , père cruel , que devait commencer ce déclin ? Par quelle
fatalité pùtes-vous quitter cette vie paisible que nous menions
ensemble.' comment mes empressements vous rebutêrent-ils de
moi ? Vous vous complaisiez dans votre ouvrage ; je le voyais ,
je le sentais, j'en étais sûr. Vous paraissiez heureux de mon
bonheur; les tendres caresses de Sophie semblaient flatter vo-
tre cœur paternel ; vous nous aimiez , vous vous plaisiez avec
nous , et vous nous quittâtes ! Sans votre retraite je serais heureux
encore; mon fils vivrait peut-être, ou d'autres mains n'auraient
point fermé ses yeux. Sa mère , vertueuse et chérie , vivrait elle-
même dans les bras de son époux. Retraite funeste qui m'a livré
sans retour aux horreurs de mon sort ! Non , jamais sous vos yeux
le crime et ses peines n'eussent approché de ma famille ; en l'aban-
donnant vous m'avez fait plus de maux que vous ne m'aviez fait
de biens en toute ma vie.
Bientôt le ciel cessa de bénir, une maison que vous n'habitiez
plus. Les maux , les afflictions se succédaient sans relâche. Eu
peu de mois nous perdîmes le père , la mère de Sophie , et enfin
sa fille , sa charmante fille qu'elle avait tant désirée , qu'elle idolâ-
trait , qu'elle voulait suivre. A ce dernier coup sa constance ébran-
lée acheva de l'abandonner. Jusqu'à ce temps , contente et paisi-
ble dans sa solitude , elle avait ignoré les amertumes de la vie ;
elle n'avait point armé contre les coups du sort cette âme sensible ,
et facile à s'affecter. Elle sentit ces pertes comme on sent ses pre-
miers malheurs : aussi ne furent-elles que les commencements des
nôtres. Rien ne pouvait tarir ses pleurs : la mort de sa lille lui lit
sentir plus vivement celle de sa mère ; elle appelait sans cesse
l'une ou l'autre en gémissant ; elle faisait retentir de leurs noms
et de ses regrets tous les lieux où jadis elle avait reçu leurs inno-
centes caresses ; tous les objets (jui les lui rappelaient aigrissaient
ses douleurs. Je résolus de l'éloigner de ces tristes lieux. J'avais
dans la capitale ce qu'on appelle des affaires, et qui n'en avaient
jamais été pour moi jusqu'alors : je lui proposai d'y suivre une
amie qu'elle s'était faite au voisinage , et qui était obligée de s'y
rendre avec son mari. Elle y consentit , pour ne |)oint se séprer
de moi , ne pénétrant pas mon motif. Son affliction lui était trop
thère pour chercher à la calmer. Partager ses regrets , pleurer
avec clic , était la seule consolaliou qu'on pût lui donner.
LETTRE I. 605
En approchant de la capitale , Je me scntU frappé d'une impre»-
^lon funeste que je n'avais jamais éprouvée auparavant. Les plus
ristes pressentiments s'élevaient dans mon sein : tout ce que j'a-
' lis \-u , tout ce que vous m'aviez dit des grandes villes , me faisait
! ombler sur le séjour de celle-ci. Je m^ef frayais d'exposer une
iiiion si pure à tant de dangers qui pouvaient l'altérer. Je frémis-
- lis , en regardant la triste Sophie , de songer que j'entrainais moi-
n'me tant de vertus et de charmes dans ce gouffre de préjugés et
• vices où vont se perdre de toutes parts l'innocence et le bonheur.
0[)endant, sur d'elle et de moi , je méprisais cet avis de la
iiidence, que j^e prenais pour un vain pressentiment; en m'en
issant tourmenter je le traitais de chimère. Mêlas! je n'imagi-
iis |Ws le voir sitôt et si cruellement justifié. Je ne songeais
-iiiTcquejc n'alLiis pas chercher le péril dans la capiLile , mais
qu d m'y suivait.
Comment vous parier des deux ans que nous passâmes dans
M'iîe fatale ville, et de l'effet cruel que fit sur mon àmc et sur
mon sort ce séjour empoisonné? Vous avez trop su ces tristes ca-
l.i<>trophes, dont le souvenir, eflacé dans des jours plus heureux»
vient aujourd'hui redoubler mes regrets en me ramenant à leur
source. Quel changement produisit en moi ma complaisance pour
des liaisons trop aimables que l'habitude commençait à tourner ea
amitié I Comment l'exemple et riiuit,ition , contre lesquels vous
aviez si bien armé mon cœur, l'aroenèrent-ils insensiblement à
ces goûts frivoles que, plus jeune, j'avais su détlaigner.' Qu'il est
différent de voir les choses distrait par d'autres objets , ou seule-
ment occupé de ceux qui nous frappent ! Ce n'était plus le temps
ou mon imagination échauffée ne cherchait que So|)hie, el rebu-
tait tout ce qui n'était pas elle. Je ne la cherchais plus , je Ut pos-
Ȏti.iis , et son charme embellissait alors autant les objets qu'il les
avait défigurés dans ma première jeunesse. .Mois bientôt ces mê-
mes objets affaiblirent mes goùls en les partageant. Usé peu à peu
sur tous ces amusements frivoles, mon ro;ur perdait iusensible-
ment son premier ressort, el devenait incapable de chaleur et de
force : yerrais avec inquiétude d'un plaisir à L'autre ; je cherchais
tout et je m'ennuyais de tout ; je ne me plaisais qu'où je n'étais
|>as, etm'étourdis>ai» pour m'ainu^er. Je sentais une révolution
dont je ne voulais punit me convaincre ; je ne me laissais pas lo
temps de reulrer en moi, crainte de oe m'y plus retrouver. Tous.
SL
606 EMILL ET SOPHIE.
mes adachcmcnts s'étaient relâches , tontes mes affections s'é-
taient alliôdies : j'avais mis un jargon de sentiment et de morale à
la place de la réalité. J'étais un homme galant sans tendresse,
un stoïcien sans vertus , un sage occupé de folies ; je n'avais plus
de votre Emile que le nom et quelques discours. Ma franchise , ma
liberté, mes plaisirs, mes devoirs, vous, mon fils, Sophie elle-même,
tout ce quijadis animait, élevait mon esprit et faisait la plénitude
de mon existence , en se détachant peu à peu de moi semblait m'en
détacher moi-même, et ne laissait plus dans mon àme affaissée
qu'un sentiment importun de vide et d'anéantissement. Enfin je
n'aimais plus, ou croyais ne plus aimer. Ce feu terrible, qui pa-
raissait presque éteint, couvait sous la cendre, pour éclater bien-
tôt avec plus de fureur que jamais.
Changement cent fois plus inconcevable ! Comment relie qui
faisait la gloire et le bonheur de ma vie en (it-clle la honte et le
désespoir.' Comment décrirais-je un si déplorable égarement?
Non , jamais ce détail affreux ne sortira de ma plume ni de ma
bouche ; il est trop injurieux à la mémoire de la plus digne des fem-
mes, trop accablant, trop horrible à mon souvenir, trop décou-
rageant pour la vertu ; j'en mourrais cent fois avant qu'il fut
achevé. Morale du monde, pièges du vice et de l'exemple, trahi-
sons d'une fausse amitié , inconstance et faiblesse humaine , qui de
nous est à votre éjjreuve ? Ah ! si Sophie a souillé sa vertu , quelle
femme osera compter sur la sienne.' Mais de quelle trempe unique
dut être une àme qui put revenir de si loin à tout ce qu'elle fut au-
paravant !
C'est de vos enfants régénérés que j'ai à vous parler. Tous leurs
égarements vous ont été connus : je n'en dirai que ce qui tient à
leur retour h eux-mêmes, et sert à lier les événements.
Sophie consolée, ou plutôt distraite par son amie et par les so-
ciétés où elle l'entraînait, n'avait plus ce goût décidé pour la vie
privée et pour la retraite : elle avait oublié ses pertes et presque
ce qui lui était resté. Son fils , en grandissant , allait devenir moins
dépendant d'elle , et déjà la mère apprenait à s'en passer. Moi-même
je n'étais |)lus son fimile , je n'étais cpie son mari ; et le mari d'une
honnête femme, dans les grandes villes, est un homme avec qui
l'on garde en public toutes sortes de bonnes manières , n)ais qu'on
Me voit point en particulier. Longtemps nos coteries furent ha
mêmes. Elles changèrent insensiblement. Chacun des doux [ten
LETTRE I. 607
sait à se mettre à son aise loin de la personne qui avait droit d'ins-
pection sur lui. Nous n'étions plus un, nous étions deux : le ton
du monde nous avait divisés , et nos cœurs ne se rapprochaient
plus; il n'y avait que nos voisins de campagne et amis de ville qui
nous réunissent quelquefois. La femme , après m'avoir fait souvent
des agaceries auxquelles je ne résistais pas toujours sans peine ,
se rebuta , et s' attachant tout à fait à Sophie en devint insépara-
ble. Le mari vivait fort lié avec son épouse, et par conséquent
avec la mienne. Leur conduite extérieure était régulière et dé-
cente; mais leurs maximes auraient dû m'effrayer. Leur bonne
intelligence venait moms d'un véritable attachement que d'une
indifférence commune sur les devoirs de leur état. Peu jaloux des
droits qu'ils avaient l'un sur l'autre, ils prétendaient s'aimer beau-
coup plus en se passant tous leurs goûts sans contrainte, et ne
«'offensant point de^i'en être pas l'objet. Que mon mari vive heu-
reux , sur toute chose, disait la femme ! Que j'aie ma femme pour
amie, je suis content, disait le mari. Nos sentiments, poursuivaient-
ils, ne dépendent pas de nous , mais nos procédés en dépendent :
chacun met du sien tout ce qu'il peut au bonheur de l'autre. Peut-
on mieux aimer ce qui nous est cher que de vouloir tout ce qu'il
désire.» On évite la cruelle nécessité de se fuir.
Ce système ainsi mis à découvert tout d'un coup nous eût fait
horreur. Mais on ne sait pas combien les cpanchements de l'amitié
font passer de choses qui révolteraient sans elle; on ne sait pas
combien une philosophie si bien adaptée aux vices du cœur humain,
une philosophie qui n'offre, au lieu des sentiments qu'on n'est
plus maître d'avoir, au lieu du devoir caché qui tourmente et qui
ne profite à personne , que soins , procédés , bienséances , atten-
tions , que franchise, liberté , sincérité, confiance; on ne sait pas,
dis-je , combien tout ce qui maintient l'union entre les personnes,
quand les cœurs ne sont plus unis , a d'attrait pour les meilleurs
naturels , et devient séduisant sous le masque de la sagesse : la
raison même aurait peine à se iléfendre, si la conscience ne venait
au secours. C'était là ce qui maintenait entre Sophie et moi la honto
de nous montrer un empressement que nous n'avions plus. Le
couple qui nous avait subjugués s'outrageait sans contrainte, et
croyait s'aimer : mais un ancien respect l'un pour l'autre , que nous
ne pouvions vaincre , nous forçait à notis fuir pour nous outrager.
En paraissant nous être mutijellcnient à charge, nous étions plus
-^08 l'MILE Eï SOPHIE,
près (le nous lôiinir qti'eux qui ne se quiltaient point. Cesser de
s'éviter quaml on s'offense, c'est être surs de ne se rapprocher
jamais.
Mais au moment où l'cloignement entre nous était le plus
marqué tout changea de la manière la plus bizarre. Tout à coup
Sophie devint aussi sédentaire et retirée qu'elle avait élé dissi-
pée jusque alors. Son humeur, qui n'était pas toujours égale, de-
vint constamment triste et sombre. Enfermée depuis le matin jus-
qu'au soir dans sa chambre, sans parler, sans pleurer, sans se
soucier de personne , elle ne pouvait souffrir qu'on l'interrompit.
Son amie elle-même lui devint insupportable; elle le lui dit , et la
reçut mal sans la rebuter ; elle me pria plus d'une fois de la déli-
vrer d'elle. Je lui fis la guerre de ce caprice, dont j'accusais un
|)cu de jolousie ; je le lui dis même un jour en plaisantant. Non ,
monsieur, je ne suis point jalouse, me dit-elle d'un air froid et
résolu; mais j'ai celle femme en horreur : je ne vous demande
qu'une grâce, c'est que je ne la revoie jamais. Frappé de ces mots,
je voulus savoir la raison de sa haine : elle refusa de répondre.
Elle avait déjà fermé sa porte au mari; je fus obligé de la fermer
à la femme , et nous ne les vîmes plus.
Cependant sa tristesse continuait , et devenait inquiétante. Je
commençai de m'en alarmer : mais comment en savoir la cause ,
(ju'elle s'obstinait à taire ? Ce n'était pas à cette âme fière qu'on en
|)ouvail imposer par l'autorité. Nous avions cessé depuis si long-
temps d'être les confidents l'un de l'autre , que je fus peu surpris
(fu'elle dédaignât de m'ouvrir son cœur : il fallait mériter cette
confiance; et, soit que sa touchante mélancolie eût réchauffé le
mien, soit qu'il fût moins guéri qu'il n'avait cru l'être, je sentis
(Iti'il m'en coûtait peu pour lui rendre des soins avec lesquels j'es-
pérais vaincre enliu son silence.
Je ne le quittais plus : mais j'eus beau revenir à elle cl marquer
ce retour par les plus tendres empressements, je vis avec douleur
«pie je n'avançais rien. Je voulus rétablir les droits d'époux, trop
négligés depuis longtemps ; j'éprouvai la plus invincible résis-
tance. Ce n'étaient plus ces refus agaçants , faits pour donner un
nouveau prix à ce qu'on accorde ; ce n'étaient |>as non plus de
ces refus tendres, modestes , mais absolus , qui m'enivraient d'a-
mour et qu'il fallait pourtant respecter : c'étaient les refus sérieux
ti'uiie volonté décidée, qui s'indigne qu'on puisse douter d'elle. Ell«
I
LETTRE I. M»
me rappelait avec force les engagements pris jadis en votre pré-
sence. Quoi qu'il en soit de moi, disait-elle, vous devez vous esti-
mer vous-même et respecter à jamais la parole d'Emile. Mes torts
ne vous autorisent point à violer vos promesses. Vous pouvez me
punir, mais vous ne pouvez me contraindre ; et soyez sûr que je
ne le souffrirai jamais. Que répondre.' que faire , sinon tâcher de
la fléchir, de la toucher, de vaincre son obstination à force de per-
sévérance? Ces vains efforts irritaient à la fois mon amour et mon
amour-propre. Les difficultés enflammaient mon cœur, et je me
faisais un point d'honneur de les surmonter. Jamais peut-élre,
après di.x ans de mariage , après un si long refroidissement , la
passion d'un époux ne se ralluma si brûlante et si vive ; jamais ,
durant mes premières amours, je n'avais tant versé de pleurs à
ses pieds : tout fut inutile , elle demeura inébranlable.
J'étais aussi surpris qu'arfligé, sachant bien que cette dureté
de cœur n'était pas dans son caractère. Je ne me rebutai pas ; ek
si je ne vainquis pas son opiniâtreté , j'y crus voir enfin moins
de sécheresse. Quelques signes de regret et de pitié tempéraient
l'aigreur de ses refus : je jugeais quelquefois qu'ils lui coulaient;
ses yeux éteints laissaient loml>er sur moi quelques regards non
moins tristes, mais moins farouches, et qui semblaient portés à
l'attendrissement. Je pensai que la honte d'un caprice aussi outré
l'empêchait d'en revenir, qu'elle le soutenait faute de pouvoir l'ex-
cuser , et qu'elle n'attendait peut-être qu'un peu de coutrainle
|)our paraître céder à la force ce qu'elle n'osait plus accorder de
l)on gré. Frappé d'une idée qui flattait mes désirs , je m'y livre
avec complaisance : c'est encore un égard que je veux avoir pour
elle , de lui sauver l'embarras de se rendre après avoir si long-
temps résiste.
Un jour qu'entrainé par mes transports je joignais aux plus
tendres supplications les plus ardentes caresses , je la vis émue ;
je voulus achever ma victoire. Oppressée et palpitante, elle était
prêle à succomber ; quand tout à coup changeant de ton , de main-
tien, de visage, elle me repousse avec une promptitude, avec
une violence incroyable, et, me regardant d'un œil que la fureur
et le désespoir rendaient effrayant : Arrêtez , Emile, me dit-elle,
et sachez que je ne vous suis plus rien : un autre a souillé votre
lit, je suis enceinte; vous ne me toucht-rez de ma vie. El sur-lc-
rhnmp elle s'élance avec impétuosité dans son cabinet , dont elle
ferme la |^>rl« war elle.
MO EMILE ET SOPHIE.
Je demeore écrasé....
Mon maître , ce n'est pas ici l'histoire des événements de ma
vie ; ils valent peu la peine d'être écrits : c'est l'histoire île me»
passions, de mes sentiments , de mes idées. Je dois m'étendre
sur la plus terrible révolution que mon cœur éprouva jamais.
Les grandes plaies du corps et de l'àme ne saignent pas à l'ins-
tant qu'elles sont faites, elles n'impriment pas sitôt leurs plus
vives douleurs ; la nature se recueille pour en soutenir toute l.i
violence, et souvent le coup mortel est porté longtemps avant que
la blessure se fasse sentir. A cette scène inattendue, à ces mois
que mon oreille semblait repousser, je reste immobile, anéanti;
mes yeux se ferment , un froid mortel court dans mes veines ; sans
être évanoui je sens tous mes sens arrêtés , toutes mes fonctions
suspendues; mon àme bouleversée est dans un trouble uni\ ersel,
semblable au chaos de la scène au moment qu'elle change, au
moment que tout fuit et va prendre un nouvel aspect.
J'ignore combien de temps je demeurai dans cet état , à genoux
comme j'étais, et sans oser presque remuer, de peur de m'assu-
rer que ce qui se passait n'était point un songe. J'aurais voulu
que cet étourdissement eût duré toujours. Mais enlin , réveillé
malgré moi, la première impression que je sentis fut un saisisse-
ment d'horreur pour tout ce qui m'environnait. Tout à coup je
me lève , je m'élance hors de la chambre , je franchis l'escalier
sans rien voir, sans rien dire à personne ; je sors , je marche à
grands pas , je m'éloigne avec la rapidité d'un cerf qui croit fuir
par sa vitesse le trait qu'il porte enfoncé daus son flanc.
Je cours ainsi sans m'arréter, sans ralentir mon pas, jusque
dans un jardin public. L'aspect du jour et du ciel m'était à charge ;
je cherchais l'obscurité sous les arbres : enfin , me trouvant hors
il" haleine , je me laissai tomber à demi-mort sur un gazon. . . Oii
suis-je ? que suis-je devenu ? qu'ai-je entendu ? quelle catastrophe !
Insensé, quelle chimère as-tu poursuivie? Amour, honneur, foi,
vertus, où étes-vous? La sublime, la noble Sophie n'est qu'une
infAme ! Cette exclamation que mon transport fit éclater fut suivie
d'un tel déchirement de cœur, qu'oppressé par les sanglots , je
ne pouvais ni respirer ni gémir : sans la rage et l'emportement
qui succédèrent , ce saisissement m'eût sans doute étouffé. Oh
qui pourrait démêler, exprimer cette confusion de sentiments di-
vers que la honte, l'amour, la fureur, les regrets, l'altendrissc-
racnt, la jalousie, l'affreux désespoir, nie lircnl éprouver ù la fois?
LETTRE I. 611
Non , cette situation , ce tumulte ne peut se décrire. L'épaiiouLssc-
menl (le rexlréme joie , qui d'un mouvement uniforme sembk*
étendre et raréfier tout notre être , se conçoit , s'imagine aisément.
Mais quand l'excessive douleur rassemble dans le sein d'un misé-
rable toutes les furies des enfers ; quaud mille tiraillements oppo-
sés le déchirent sans qu'il puisse en distinguer un seul ; quand il se
sont mettre en pièces par cent forces diverses qui l'entrainent en
sens contraire , il n'est plus un , il est tout entier à chaque point
de douleur, il semble se multiplier pour souffrir. Tel était mon
état, tel il fut durant plusieurs heures. Comment en faire le ta-
bleau.'Je ne dirai pas en des volumes ce que je sentais à chaque
instant. Hommes heureux , qui, dans une àme étroite et dans un
cœur tiède , ne connaissez de revers que ceux de la fortune , ni
de passions qu'un vil intérêt , puissiez-vous traiter toujours cet
horrible état de chimère , et n'éprouver jamais les tourments cruels
que donnent de plus dignes attachements , quand ils se rompent ,
aux cœurs faits pour les sentir !
Nos forces MUit bornées , et tous les transports violents ont des
intervalles. Dans un de ces moments d'épuisement où la nature
reprend haleine pour souffrir, je vins tout à coup à penser à ma
jeunesse , à vous , mon maître , à mes leçons ; je vins à penser que
j'étais homme; et je me demande aussitôt : Quel mal ai-je reçu
dans ma personne.' quel crime ai-je commis Pqu'ai-je perdu de moi.'
Si dans cet instant , tel que je suis , je tombais des nues pour com-
mencer d'exister, serais-je un être malheureux? Cette réflexion,
plus prompte que l'éclair, jeta dans mon àme un instant de lueur
que je reperdis bientôt , mais qui me suffit pour me reconnaître.
Je me vis clairement à ma place ; et l'usage de ce moment de raison
fut de m'apprendre que j'étais incapable de raisonner. L'horrible
agitation qui régnait dans mon àme n'y laissait à nul objet le temps
de se faire apercevoir : j'étais hors d'état de rien voir, de rien
comparer, de délibérer, de résoudre, de juger de rien. C'était donc
me tourmenter vainement que de vouloir rêver à ce que j'avais à
faire , c'était sans fruit aigrir mes peines , et mon seul soin devait
être de gagner du temps pour raffermir mes sens et rasseoir mon
imagination. Je crois que c'est le seul parti que vous auriez pu
prendre vous-même, si vous eussiez été là pour me guider.
Résolu de laiwer exhaler la fougue des transports que je ne
pouvais vaincre , je m'y livre avec une furie empreinte de je ne sais
•OVi EMILE ET SOPHIE.
quello volu|)l('' , romnrK' ayant mis ma douleur à son aise. Je me
lève avec précipilalion ; je me mets à marcher comme auparavant,
sans suivre de route déterminée : je cours, j'erre de part et d'au-
tre, j'atiandonne mon corps à toute l'agitation de mon cœur; j'en
suis les impressions sans contrainte ; je me mets hors d'haleine;
et , mêlant mes soupirs tranchants à ma respiration gênée , je me
sentais quelquefois prêt à suffoquer.
Les secousses de cette marche précipitée semblaient m'étourdir
et me soulager. L'instinct dans les passions violentes dicte des
cris , des mouvements , des gestes , qui donnent un cours aux es-
prits, et font diversion à la passion : tant qu'on s'agite on n'est
qu'emporté ; le morne repos est plus à craindre, il est voisin du dé-
sespoir. Le même soir je lis de cette différence une épreuve pres-
(jue risible , si tout ce qui montre la folie et la misère humaine
devait jamais exciter à rire quiconque y peut être assujetti.
Après mille tours et retours faits sans m'en être aperçu , je rac
trouve au milieu de la ville, entouré de carrosses , à l'heure dos
spectacles, et dans une rue où il y en avait un. J'allais être écrasé
dans l'embarras, si quelqu'un, me tirant par le bras, ne m'eut
averti du danger. Je me jette dans une porte ouverte ; c'était un
Tafé ; j'y suis accosté par des gens de ma connaissance ; on me
parle, on m'entraine je ne sais où. Frappé d'un bruit d'instru-
ments et d'un éclat de lumières , je reviens à moi, j'ouvre les
yeux , je regarde : je me trouve dans la salle du spectacle un
jour de première représentation , pressé par la foule , et dans l'im-
puissance de sortir.
Je frémis ; mais je pris mon parti. Je ne dis rien , je me tins
tranquille , quelque cher que me coûtât cette apparente tranquil-
lité. On fit beaucoup de bruit , on parlait beaucoup, on me pr-
iait : n'entendant rien , que pouvais-je répondre ? Mais un de ceux
qui m'avaient amené ayant par hasard nommé ma femme, à ce
nom funeste jo lis un cri perçant qui fut oui de toute l'assemblée
et causa quelque rumeur. Je me remis prom|iteraent , et tout
s'apaisa. Cependant, ayant attiré par ce cni l'attention de ceux
qui m'environnaient, je cherchai le moment de m'évader, et, m'ap-
prochant peu à peu de la porte , je sortis enfin avant qu'on eut
achevé.
En entrant dans la rue, cl retirant machinalement ma main (jue
j'avais retenue dans mon sein durant toute la représentation , je
LETTRK I. êl3
vis «TICS doigts pleins de sang , cl j'en crus sonlir couler sur mx
poitrine. J'ouvre mon sein , je ref;arde , je le trouve simglant et
ir-chiré comme le coeur qu'il enfermait. On peut petiser qu'un
-pcctateur tranquille à ce prix n'cfail pas fort bon juge de la pièce
qu'il venait d'entendre.
Je me hâtai de fuir , tremblant cfclre encore rencontré. La nuit
; i\ orisail mes courses ; je me remis à [mrcourir les rues , comme
pour me dédommager de la contrauite que je venais d'éprouver :
>^ marchai plusieurs heures sans me rejwser un moment ; enfin,
le pouvant presque plus me soutenir, et me trouvant près de
mon quartier , je rentre chez moi , non sans un affreux battement
de canir ; je demande ce que fait mon fils ; on me dit qu'il dort :
je me tais et soupire : mes gens veulent me parler ; je leur impose
silence : je me jette sur un lit , ordonnant qu'on s'aille coucher.
Apres quelques heures d'un repos pire que l'agitation d* la veille,
je me lève avant le jour ; et , traversant sans bruit les apparte-
ments, j'approche de la chambre de Sophie : là, sans pouvoir me
retenir , je vais avec la plus détestable lâcheté cou\Tir de cent
baisers et baigner d'un torrent de pleurs le seuil de sa porte ;
puis , m'échappant avec la crainte et les précautions d'un cou-
pable , je sors doucement du logis, résolu de n'y rentrer de mes
jours.
Ici finit ma vive mais courte folie , et je rentrai dans mon bon
sens. Je crois même avoir fait ce que j'avais dû faire en cédant
d'abord à la passion que je ne pouvais vaincre , pour pouvoir la
;;(juvemcr ensuite, après lui avoir laissé quel(|ue essor. Le mouve-
ment que je venais de suivre m'ayant disposé a l'attendrissement,
la rage qui m'avait transporté jusqu'alors fit place à la tristesse ,
••l je commençai à lire assez au fond de mon cœur pour y voir
L'r.ivée en traits ineffaçables la plus profonde affliction. Je mar-
clir.is cependant ; je m'éloignais du heu redoutable moins rapide-
ment que la veille , mais aussi sans faire aucun détour. Je sortis
de la ville ; et , prenant le premier grand chemin , je me mis à l«!
suivre d'une démarche lente et mal as.surée , qui marquait la dé-
faillance et l'abattement. A mesure que le jour croissant éclairait
les objets , je croyais voir un autre ciel , tme autre terre , un aiilK-
tinivers : tout étiit changé pour moi. Je n'étais plus le niénie
que la veille , ou plutôt je n'étais plus; c'était ma propre mort
que j'avais à pleurer. 0 combien de délicieux souvenirs vinrent
nofy>. — tvii t.. 63
014' ÉMiLii i:t sopim:.
assiéger mon coiur scnu de délrossc, et le forcer de s'ouvrir à leurs
douces images pour le nr»yer de vains regrets? Toutes mes jouis-
sances passées venaient aigrir le sentiment de mes pertes, et me
rendaient plus de tourments qu'elles ne m'avaient donné de volnj)-
lés. Ah! qui est-ce qui connaît le contraste affreux de sauter
tout d'un coup de l'excès du bonheur à l'excès de la misère , et de
franchir cet immense intervalle sans avoir un moment pour s'y
préparer ? Hier , hier même , aux pieds d'une épouse adorée , j'é-
tais le plus heureux des cires ; c'était l'amour qui m'asservissail a
ses lois, qui me tenait dans sa dépendance; son tyraiinique pou-
voir était l'ouvrage de ma tendresse, et je jouissais même de ses
rigueurs. Que ne m'était-il donné de passer le cours des siècles
dans cet état trop aimable , à l'estimer , la respecter , la chérir ,
à gémir de sa tyrannie , à vouloir la fléchir sans y parvenir ja-
mais; à demander, implorer, supplier, désirer sans cesse , et j.v
mais ne rien obtenir ! Ces temps , ces temps charmants de re-
tour attendu , d'espérance trompeuse, valaient ceux mêmes où
je la possédais. Et maintenant haï , trahi , déshonoré , sans espoir,
sans ressource , je n'ai pas même la consolation d'oser former
des souhaits... Je m'arrêtais, effrayé d'horreur, à l'objet qu'il fal-
lait substituer à celui qui m'occupait avec tant de charmes.
Contempler Sophie avilie et méprisable! quels yeux pouvaient
souffrir cette profanation ? Mon plus cruel tourment n'était pas
de m'occuper de ma misère, c'était d'y mêler la honte de celle
qui l'avait causée. Ce tableau désolant était le seul que je ne pou-
vais supporter.
La veille , ma douleur stupide et forcenée m'avait garanti de
cette affreuse idée ; je ne songeais à rien qu'à souffrir. Mais , a
mesure que le sentiment de mes maux s'arrangeait pour ainsi dire
au fond de nion cœur, forcé de remonter à leur source, je me
retraçais malgré moi ce fatal objet. Les mouvements qui m'é-
taient échappés en sortant ne mar(|uaient que trop l'indigne pen-
chant qui m'y inmcnnif. La haine que je lui devais me coûtait
moins que le dédain qu'il y fallait joindre ; et ce qui me déchirait le
plus cruellement n'était pas tant de renoncer à elle que d'être forcé
de la mépriser.
.Mes premières réflexions sur elle furent amères. Si l'infidélité
d'une femme ordinaire est un crime, (|uol nom fallait-il donnera
kl sicnno? Lésâmes viles ne s'abaissent point en faisant des bas-
I
LETffŒ I. 615
«scssi-s, elles restent dans leur état ; il n'y a |>oint pour elles d'igno-
minie, parce qu'il n'y a point d'élévation. Les adultères des fem-
mes du monde ne sont que des galanteries , mais Sophie adultère
■>st le plus odieux de tous les monstres : la distance de ce qu'elle
est à ce qu'elle fut est immense ; non , il n'y a point d'abaisse-
ment , point de crime pareil au sien.
Mais moi , reprenais-je , moi qui l'accuse , et qui n'en ai que
trop le droit, puisque c'est moi qu'elle offense, puisque c'est à
moi que l'ingrate a donné la mort , de quel droit osé-je la juger
^i sévèrement avant de m'étre jugé moi-même, avant de savoir
't? que je dois me reprocher de ses torts ! Tu l'accuses de n'être
l'Ius la même ! 0 Emile ! et toi, n'as tu point changé.* Combien je
I ai vu dans cette grande ville différent près d'elle de ce que tu fus
l>dis! Ah! son inconstance est l'ouvrage de la tienne. Elle avait
juré de t'ètre fidèle; et toi, n'avais-tu pas juré de l'adorer tou-
jours ? Tu l'abandonnes , et tu veux qu'elle te reste ! tu la mépri-
ses , et tu veux en être toujours 'nonoré ! C'est ton refroidisse-
ment , ton oubli , ton indifférence , qui t'ont arraché de son cœur.
II ne faut point cesser d'être aimable quand on veut être toujours
aimé. Elle n'a violé ses serments qu'à ton exemple ; il fallait ne la
pjint négliger, et jamais elle ne t'eut trahi.
Quels sujets de plainte t'a-t-elle donnés dans la retraite où tu
l'as trouvée, et où tu devais toujours la laisser ? Quel attiédissc-
inent as-tu remarqué dans sa tendresse? Est-ce elle qui t'a prié de
la tirer de ce lieu fortuné? Tu le sais, elle l'a quitté avec le plus
mortel regret. Les pleurs qu'elle y versait lui étaient plus doux
que les folâtres jeux de la ville. Elle y pssait son innocente vie à
faire le l)onheur de la tienne : mais elle t'aimait mieux que sa
propre tranquillité. .Après l'avoir voulu retenir, elle quitta tout
|)our te suivre. C'est toi qui du sein de la paix et de la vertu l'en-
trainns dans l'abime de vices et de misères ou lu t'es toi-même
précipité. Hélas ! il n'a tenu qu'à toi seul qu'elle ne fût toujours
sage, et qu'elle ne te rendit toujours heureux.
O Emile ! tu l'as perdue ; tu dois le hair et la plaindre , mais
fjiiel droit as-tu de la mépriser? Es-tu resté toi-même irréprocha-
ble ' I^ monde n'a-t-il rien pris sur tes mœurs ? Tu n'as point par-
lajjé son intidélitc, mais ne l' as-tu pas excusée en cessant d'honorer
la vertu? Nel'as-tu pas excitée en vivant dans des lieux où tout
ce qui est honnête est en dérision , où les femmes rougir.^ient
616 EMILE KT SOI'HIK.
d'être chastes , où le seul prix des vertus de leur sexe est la rai^
lerie et rincrédulité ? La foi que tu n'as point violée a-t-elle été
exposée aux mémos risques? As-tu reçu comme elle ce tempéra-
ment de feu qui fait les grandes faiblesses ainsi que les grandes
vertus P As-tu ce corps trop formé par l'amour, trop expose
aux périls par ses charmes, et aux tentations par ses sens'
0 que le sort d'une telle femme est à plaindre! Quels combats
n'a-t-elle point à rendre, sans relâche, sans cesse, contre au-
trui , contre elle-même ! quel courage invincible , quelle opiniâ-
tre résistance, quelle héroïque fermeté, Itii sont nécessaires!
que de dangereuses victoires n'a-t-el!c pas à remporter tous les
jours , sans autre témoin de ses triomphes que le ciel et son pro-
pre cœur ! Et , après tant de belles années ainsi passées à souffrir,
combattre et vaincre incessamment , un instant de faiblesse, un
seul instant de relâche et d'oubli, souille à jamais cet'e vie irré-
prochable , et déshonore tant de vertus ! Femme infortunée ! hé-
las! un moment d'égarement fait tous les malheurs et les miens.
Oui , son cœur est resté pur , tout me l'assure : il m'est trop
connu pour pouvoir m' abuser. Eh ! qui sait dans quels pièges
adroits les perfides ruses d'une femme vicieuse et jalouse de ses
vertus ont pu surprendre son innocente simplicité? N'ai-je pas
vu ses regrets, son repentir dans ses yeux? n'est-ce pas sa tris-
tesse qui m'a ramené moi-même à ses pieds ? n'est-ce pas sa lou-
chante douleur qui m'a rendu toute ma tendresse? Ah! ce n'est
pas là la conduite artificieuse d'une infidèle qui trompe son mari
et qui se complaît dans sa trahison.
Puis , venant ensuite à réfléchir plus en détail sur sa conduite
et sur son étonnante déclaration, que ne sentais-jc point en voyant
cette femme timide et modeste vaincre la honte par la franchise ,
rejeter une estime démentie par son cœur, dédaigner de conser-
ver ma confiance et sa réputation en cachant une faute que rieu
ne la forçait d'avouer , en la couvrant des caresses qu'elle a re-
jetées, et craindre d'usurper ma tendresse de père pour un en-
fant qui n'était pas de mon sang! (Jnello force n'admirais-je jws
dans cette invincible hauteur de courage , (|ui , même au prix de
l'honneur et de la vie , ne pouvait s'abaisser à la fausseté , et
portait jusque dans le crime l'intrépide audace de la vertu! Oui,
me disais-je avec un applaudissement secret, au sein méa;«de
l'ignominie cotte àmo forte conserve oncoro tout son ressoj-t ;
LETTRE I. ei7
elle csl coupable sans élrc vile ; elle a pu coinmcitre uu crime ,
mais non pas une lâcheté.
C.'est ainsi que peu à peu le penchant de mon cœur me rame-
nait en sa faveur à des jugements plus doux et plus supportables.
Sans la juslilier je l'excusais; sans pardonner ses outrages j'ap-
prouvais ses bons procédés. Je me complaisais dans ces sen-
timents. Je ne pouvais me défaire de tout mon amour; il eût
clé trop cruel de le conserver sans estime. Sitôt que je crus
lui en devoir encore , je sentis un soulagement inespéré. L'homme
est trop faible pour pouvoir conserver longtemps des mouve-
ment» extrêmes. Dans l'excès même du désespoir, la Provi-
dence nous ménage des consolations. Malgré l'horreur de mon
sort, je sentais une sorte de joie à me représenter Sophie esti-
mable et malheureuse; j'aimais à fonder ainsi l'intérêt que je
ne jK)uvais cesser de prendre à elle. Au lieu de la sèche douleur
qui me consumait auparavant , j'avais la douceur de m'atten-
drir jusqu'aux larmes. Elle est perdue à jamais pour moi, je le
sais, me disais-je; mais du moins j'oserai penser encore à elle ,
j'oserai la regretter, j'oserai quelquefois encore gémir et soupirer
sans rougir.
Cependant j'avais poursuivi ma route , et, distrait par ces idées,
j'avais marché tout le jour sans m'en apercevoir , jusqu'à ce
qu'enfin , revenant à moi et n'étant plus soutenu par l'animosité
de la veille, je me sentis d'une lassitude et d'un épuisement qui de-
mandaient de la nourriture et du repos. Grâce aux exercices de
ma jeunesse , j'étais robuste et fort , je ne craignais ni la faim m
la fatigue ; mais mon esprit malade avait tourmenté mon corps ,
et vous m'aviez bien plus garanti des passions violentes qu'appris
à les supporter. J'eus peine à gagner un village qui était encore
,1 une lieue de moi. Comme il y avait près de trente-six heures
que je n'avais pris aucun aliment, je soupai , et même avec appétit ;
je me couchai , délivré des fureurs qui m'avaient tant tourmenté ,
content d'oser penser à Sophie, et prescjue joyeux de l'imaginer
moins défigurée et plus digne de mes regrets que je n'avais
espéré.
Jv> dormis paisiblement jusqu'au matin. La tristesse cl l'infor-
time respectent le sommeil et laissent du relâche à l'àme; il n'y a
que les remords qui n'en laissent point. En me levant je me sentis
! «•.iirii i^-t/ r- iiiiii- il PI) i(al (le dclilu r"r s\iv co (\i}o j'avais a
618 emilp: kt soPHii:.
faire. Mais c'était ici la plus mémorabio ainsi (juc la plus Cruelle
époque de ma vie. Tous mes attachements étaient rompusou altérés,
tous mes devoirs étaient changés; je ne tenais plus à rien de la
même manière qu'auparavant, je devenais pour ainsi dire un
nouvel être. Il était important de peser mûrement le parti (juc j'a-
vais à prendre. J'en pris un provisionnel , pour me donner le loi-
sir d'y réfléchir. J'achevai le chemin qui restait à faire jus(]u°à
la ville la plus prochaine; j'entrai chez un maître, et je me mis à
travailler de mon métier, en attendant que la fermentation de
mes esprits fût tout à fait apaisée , et que je pusse voir les objets
tels qu'ils étaient.
Je n'ai jamais mieux senti la force de l'éducation que dans
cette cruelle circonstance. Né avec une àme faible , tendre à toutes
les impressions, facile à troubler, timide à me résoudre, après
les premiers moments cédés à la nature , je me trouvai maître lie
moi-même , et capable de considérer ma situation avec autant de
sang-froid que celle d'un autre. Soumis à la loi de la nécessité ,
je cessai mes vains murmures, je pliai ma volonté sous l'inévita-
ble joug ; je regardai le passé comme étranger à moi ; je me sup-
posai commencer de naître ; et , tirant de mon état présent les rè-
gles de ma conduite , en attendant que j'en fusse assez instruit ,
je me mis paisiblement à l'ouvrage comme si j'eusse été le plus
content des hommes.
Je n'ai rien tant appris de vous dès mon enfance qu'à être tou-
jours tout entier où je suis , à ne jamais faire une chose et réver a
une autre , ce qui proprement est ne rien faire et n'être tout en-
tier nulle part. Je n'étais donc attentif qu'à mon travail durant la
journée ; le soir je reprenais mes réflexions; et, relayant ainsi
l'esprit et le corps l'un par l'autre, j'en tirais le meilleur parti
qu'il m'était possible, sans jamais fatiguer aucun des deux.
Dès le premier soir, suivant le fil de mes idées de la veille,
j'examinai si peut-être je ne preiviis point trop à cœur le crime
«l'une femme , et si ce qui me paraissait une catastrophe de ma vie
n'était point tm événement trop commun pour devoir être pris si
gravement. 11 est certain , mo disais- je , que partout où les mœurs
sont en estime, les infidélités des femmes déshonorent les raari>:
ntais il est sûr aussi (juc dans tontes les grandes villes , et parto«it
où les iiommes, plus corrompus, se croient pus i claires, oi>
lient colle opinion pour ridicule et peu sen>ce. L'IiOiwieur d'<.in
LKTTRE I. 619
homme, disent-ils, dépond-il de sa femme? son malheur doit-il
ïfiire sa honte ? et peut-il être déshonoré des vices d'autrui? L'au-
irv morale a beau être sévère , celle-ci parait plus conforme à la
raison.
D'ailleurs, quelque jugement qu'on portât de mes procédés,
1 elais-je pas , |>ar mes principes, au-dessus de l'opinion publi-
t|ueP Que m'importait ce qu'on penserait de moi, pourvu que
ilans mon propre cœur je ne cessasse point d'être bon, juste,
honnête? Était-ce un crime d'être miséricordieux? était-ce uno
lichelé de pardonner une offense? Sur quels devoirs allais-jc
I lonc me régler ? Avais-je si longtemps dédaigné le préjugé des
hommes, pour lui sacrifier eniin mon bonheur?
Mais quand ce préjugé serait fondé , quelle influence peut-il
avoir dans un cas si différent des autres? Quel rapport d'une in-
fortunée au désespoir, à qui le remords seul arrache l'aveu de
son crime , à ces perfides qui couvrent le leur du mensonge et de
la fraude , ou qui mettent l'effronterie à la place de la franchise ,
et se vantent de leur déshonneur? Toute femme vicieuse , toute
lemme qui méprise encore plus son devoir qu'elle ne l'offense ,
est indigne de ménagement; c'est partager son infamie que la
tolérer. Mais celle à qui Ion reproche plutôt une faute qu'un vice,
fl qui l'expie |)ar ses regrets , est plus digne de pitié que de haine ;
on peut la plaindre et lui pardonner sans honte ; le malheur même
((u'on lui reftroche est garant d'elle pour l'avenir. Sophie , restée
i-stimable jusque dans le crime , sera resi)ectable dans son repen-
tir ; ellf* sera d'autant plus lidele, que son cœur, fait pour la vertu ,
a senti ce qu'il en coûte à l'offenser ; elle aura tout à la fois la
fermeté qui la conserve et la modestie qui la rend aimable ; l'hu-
miliation du remords adoucira cette àme orgueilleuse, et rendra
moins tyrannique l'empire que l'amour lui dunna sur moi ; elle ei>
sera plu« soigneuse et moins fiere ; elle n'aura commis une faute
que pour se guérir d'un défaut.
Quand les passions ne peuvent nous vaincre à visage découvert,
elles prennent le masque de la sa};esse pour nous surprendre ,
et c'est en imitant le langage de la raison qu'elles nous y font
renoncer. Tous ces sophismes ne m'en impo>aieut que pai-ce qu'il*
nattaient mon j)eiu-liant. J'aurais voulu pouvoir revenir à Soj)hie
inlidele , et j'écoutais avec conq>laisance tout ce qui seinl>lait au-
toris^'r ma lâcheté. Mais j'eus l)eau faire , ma raison , moi is trai-
table que iDon cœur, ne put adopter ces folies, l» ne p-i:> ni« i
620 EMILE KT SOPHIE.
muler que je raisonnais pour m'abusor , non pour ra'éclairer. Je
me disais avec douleur, mais avec force, que les maximes du
monde ne font point loi pour qui veut vivre pour soi-même , et
que , préjuges pour préjugés, ceux des l)onnes mœurs en ont un
de plus qui les favorise ; que c'est avec raison qu'on impute à
un mari le désordre de sa femme , soit pour l'avoir mal choisie ,
soit pour la mal gouverner ; que j'étais moi-même un exemple
de la justice de cette imputation; et que si Emile eût été tou-
jours sage , Sophie n'eut jamais failli; qu'on a droit de présumer
que celle qui ne se respecte pas elle-même respecte au moins son
mari , s'il en est digne ; et, s'il sait conserver son autorité, que Ih
tort de ne pas prévenir le dérèglement d'une femme est aggravé
par l'infamie de le souffrir ; que les conséquences de l'impunilT'
sont effrayantes, et qu'en pareil cas celle impunité marque dans
l'offensé une indifférence pour les mœurs honnêtes, et une bas-
sesse d'àme indigne de tout homme.
Je sentais surtout en mon fait particulier que ce qui rendait
Sophie encore estimable en était plus désespérant pour moi: car
on peut soutenir ou renforcer une àme faible , et celle que l'oubli
du devoir y fait manquer y peut être ramenée par la raison ; mais
comment ramener celle qui garde en péchant tout son courage ,
qui sait avoir des vertus dans le crime , et ne fait le mal que
comme il lui plait ? Oui, Sophie est coupable, parce qu'elle a voulu
l'être. Quand cette àme hautaine a pu vaincre la honte , elle a pu
vaincre toute aulre passion ; il ne lui en eut pas plus coûté pour
m'être fidèle que pour me déclarer son forfait.
En vain je reviendrais à mon épouse, elle ne reviendrait y\u<
à moi. Si celle qui m'a tant aimé, si celle qui m'était si chère a pu
in'outragcr ; si ma Sophie a pu rompre les premiers nœuds de sdii
cœtu'; si la mère de mon fils a pu violer la foi conjugale encore
entière ; siles feux d'un amour que rien n'avait offensé , si le noble
«irgueil d'une vertu que rien n'avait altérée , n'ont pu prévenir sa
première faute, qu'est-ce qui préviendrait des rechutes qui ii(>
coûtent plus rien ? Le premier pas vers le vice est le seul pénible ;
on poursuit sans même y songer. Elle n'a plus ni amour, ni ver
tu, ni estime, à ménager; elle n'a plus rien à perdre en ni'offen-
sant , pas même le regret de m'offenser. Elle con\)ait mon cœur .
elle m'a rendu tout aussi malheureux que je puis l'être; il ne lui
fil coulera plus rien d'achever.
Non , je connais le sien , jamais Sophie u'cumera un bomuio »
I
LETTRE I. «3!
qui elle ail donné droit de la mépriser.. . Elle ne m'aime plus....
l'inî^rate ne l'a-t-elle pas dil elle-même ? Elle ne n'aime plus , la
perfide ! Ab ! c'est là son plus grand crime : j'aurais pu tout par-
donner, hors celui-là.
Hélas ! reprenais-je avec amertume , je parle toujours de par-
donner, sans songer que souvent l'offensé pardonne, mais que
l'offenseur ne pardonne jamais. Sans doute elle me veut tout le
mal qu'elle m'a fait. Ah ! combien elle doit me hair !
Emile, que tu t'abuses quand tu juges de l'avenir sur le passé !
Tout est changé. Vainement tu vivrais encore avec elle ; leâ jours
heureux qu'elle t'a donnés ne reviendront plus. Tu ne retrouve-
rais plus ta Sophie , et Sophie ne te retrouverait plus. Les situa-
tions dépendent des affections qu'on y porte : quand les cœurs chan-
gent , tout change ; tout a beau demeurer le même, quand on n'a
plus les mêmes yeux on ne voit plus rien comme auparavant.
Ses mœurs ne sont point désespérées , je le sais bien : elle peut
être encore digne d'estime , mériter toute ma tendresse ; elle peut
ir.e rendre son cœur : mais elle ne peut n'avoir point failli , ni per-
i!re et m'ôlcr le souvenir de sa faute. La fidélité, la vertu , l'a-
mour , tout peut revenir , hors la confiance, et, sans la confiance,
il n'y a plus que dégoût , tristesse , ennui dans le mariage ; le dé-
licieux charme de l'innocence est évanoui. C'en est fait, c'en est
fait ; ni près , ni loin , Sophie ne peut plus être heureuse , et je no
puis être heureux que de son bonheur. Cela seul me décide ; j'aime
mieux souffrir loin d'elle que par elle ; j'aime mieux la regretter
(]ue la tourmenter.
Oui , tous nos liens sont rompus , ils le sont par elle. En violant
ses engagements elle m'affranchit des miens. Elle ne m'est plus
rien; ne la t-elle pas dit encore? Elle n'est plus ma femme; la
reverrais-je comme étrangère? Non , je ne la reverrai jamais. Je
SUIS libre ; au moins je dois l'être : que mon cœur ne l'est-il autant
que ma foi !
.Mais quoi ! mon affront restera-l-il impuni? Si l'infidèle en aime
un autre , quel mal lui fais-je en la délivrant de moi ? C'est moi
(|uc je punis , et non pas elle : je remplis ses vœux à mes dépens.
Hsl-ce là le ressentiment de l'honneur outrage ?0ù est la justice ?
où est la vengeance ?
Eh : malheureux , de qui vcux-tu le venger? De celle que ton
|ilus gniul drsfspdir ej,t de ne |)ouvoir piua rendre bcuii-usc Du
622 LMILE KT SOPHIE.
moins ne sois pas la victime de ta vengeance. Fais-lui, s'il se peul,
quelque mal (]ue tu ne sentes pas. 11 est des crimes qu'il faut
abandonner aux remords des coupables ; c'est presque les auto-
liser que les punir. Un mari cruel mérite-t-il une femme fidèle ;•
D'ailleurs , de quel droit la punir ? à quel litre ? Es-tu son juge ,
n'étant même plus son époux.' Lorsqu'elle a violé ses devoirs (l<^
femme , elle ne s'en est point conservé les droits. Dès l'instant
<iu'elle a formé d'autres nœuds, elle a brisé les tiens, et ne s'en
est point cachée: elle ne s'est point parée à tes yeux d'une (idéli-
lé qu'elle n'avait plus; elle ne t'a ni trahi ni menti; en cessant
(l'être à loi seul, elle a déclaré ne t'élre plus rien. Quelle autorité
|)cut te rester sur elle ? S'il t'en restait, lu devrais l'abdiquer pour
ton propre avantage. Crois-moi, sois bon par sagesse et clément
par vengeance. Défietoi de la colère , crains qu'elle ne te ramène
à ses pieds.
Ainsi tenté par l'amour qui me rappelait ou par le dépit qui
voulait me séduire , que j'eus de (tombals à rendre avant (rétre
bien déterminé ! et quand je crus l'élre , une réflexion nouvelle
ébranla tout. L'idée de mon (ils m'attendrit pour sa mère jibis <pic
rien n'avait fait auparavant. Je sentis que co point de réunion
l'empêcherait toujours de m'étre étrangère , que les enfants for-
ment un nœud vraiment indissoluble entre ceux qui leur ont donné,
l'être , et une raison naturelle et invincible contre le divorce. Des
objets si cliers , dont aucun des deux ne peut s'éloigner , les rap-
prochent nécessairement; c'est un intérêt commun si tendre,
qu'il leur tiendrait lieu de société , quand ils n'en auraient point
d'autre. Mais que devenait celte raison , qui plaidait pour la
mère de mon fils, a|)pliquée à celle d'un enfant qui n'était pas à
moi.:* Quoi ! la nature elle-même autorisera le crime! et ma fem-
me , en partageant sa tendresse à ses deux (ils , sera forcée à parta-
ger son attachement aux deux pères ! Celte idée , plus horrible
(|u'aucune qui m'eut [)assé dans l'esprit , m'embrasait d'une rage
nouvelle ; toutes les furies revenaient déchirer mon cœur, en son-
geant à cet affreux partage. Oui , j'aurais mieux aimé voir mon
fils mort que d'en voir à Sophie un d'un autre père. Cette ima-
gination m'aigrit [)lus , m'aliéna plus d'elle que tout ce qui m'a-
vait tourmenté jusqu'alors. Dès cet instant je me décidai sans
rttour ; et , pour ne laisser plus de prise au doule , je cessai de
délibérer.
LETTRE I. «33
Olte résolulion bien formée éteignit tout mon ressentiment.
Morte pour moi , je ne la vis plus coupable ; je ne la vis plus qu'es-
timable et malheureuse, et, sans penser à ses torts, je me rap-
l»el.Us avec attendrissement tout ce qui me la rendait regrettable .
Par une suite de cette disposition , je vo ikis mettre à ma démar-
che tous les bons procédés qui peuvent consoler une femme aban-
donnée ; car quoi que j'etisse affecté d'en penser dans ma colère ,
et quoi qu'elle en eût dit dans son désespoir , je ne doutais pas
qu'au fond du cœur elle n'eût encore de l'attachement pour moi ,
et qu'elle ne sentit vivement ma perte. Le premier effet de notre
séparation devait être de lui ôter mon fils. Je frémis seulement d'y
songer ; et, après avoir été en peine d'une vengeance, je pouvais à
peine supporter l'idée de celle-là. J'avais beau me dire , en ra'ir-
ritant , que cet enfant serait bientôt remplacé par un autre ; j'avais
heau appuyer avec toute la force de la jalousie sur ce cruel sup-
plément ; tout cela ne tenait point devant l'image de Sophie au
déi'.espoir en se voyant arracher son enfant. Je me vainquis toute-
fois ; je formai , non sans déchirement , cette résolution barbare ;
et , la regardant comme une suite nécessaire de la première où
j'étais sûr d'avoir bien raisonné , je l'aurais certainement exécu-
tée, malgré ma répugnance , si un événement imprévu ne m'eût
roiilraint à la mieux examiner.
Il me restait à faire une autre délibération que je comptais pour
I)eu de chose après celle dont je venais de me tirer. Mon parti étal l
pris par rapport à Sophie; il me restait à le prendre par rapport
à moi , et à voir ce que je voulais devenir me retrouvant seul. Il
y avait longtemps que je n'étais plus un être isolé sur la terre :
mon cœur tenait , comme vous me l'aviez prédit , aux attache-
ments qu'il s'était donnés; il s'était accoutumé à ne faire qu'un
avec ma famille : il fallait l'en détacher, du moins en partie , et
cela même était plus pénible que de l'en détacher tout â fait. Quel
vide il se fait en nous , combien on perd de son existence , quand
on a tenii à tant de choses , et qu'il faut ne tenir plus qu'à soi , ou ,
qui pis est , à ce qui nous fait sentir incessamment le détachement
du reste! J'aviis à chercher si j'étais cet homme encore qui sait
remplir sa pLicc dans son espèce , quand nul individu ne s'y inté-
resse plus.
Mais où est-elle cette place pour celui dont tous les rapports
ftont détruits ou changés? Que faire ? que devenir.' où porter men
f,24 EMILE ET SOPHIE.
pas? h quoi employer une vie qui ne devait plus faire mon bon-
heur ni celui de ce qui m'élait cher, et dont le sort ra'ôlait jusqu'à
l'espoir de contribuer au bonheur de personne ? car si tant d'ins-
truments préparcs pour le mien n'avaient fait que ma misère ,
pouvais-je espérer d'élre plus heureux pour autrui que vous ne
r aviez été pour moi ? Non : j'aimais mon devoir encore , mais je
ne le voyais plus. En rappeler les principes et les règles, les ap-
pliquer à mon nouvel état , n'était pas l'affaire d'un moment , et
mon esprit fatigué avait besoin d'un peu de relâche pour se livrer
à de nouvelles méditations.
J'avais fait un grand pas vers le repos. Délivré de l'inquiétude
de l'espérance , et sûr de perdre ainsi peu à peu celle du désir ,
en voyant que le passé ne m'était plus rien, je tâchais de me met-
tre tout à fait dans l'état d'un homme qui commence à vivTC. Je
me disais qu'en effet nous ne faisons jamais que commencer , et
qu'il n'y a point d'autre liaison dans notre existence qu'une suc-
cession de moments présents , dont le premier est toujours celui
qui est en acte. Nous mourons et nous naissons chaque instant de
notre vie ; et quel intérêt la mort peut-elle nous laisser? S'il n'y
a rien pour nous que ce qui sera , nous ne pouvons être heureux
ou malheureux que par l'avenir ; et se tourmenter du passé c'est
tirer du néant les sujets de notre misère. Emile, sois un homme
nouveau , tu n'auras pas plus à te plaindre du sort que de la na-
ture. Tes malheurs sont nuls, l'abime du néant les a tous englou-
tis ; mais ce qui est réel , ce qui est existant pour loi , c'est ta
vie, ta .santé, ta jeunesse, ta raison, tes talents, les lumières,
tes vertus , enfin , si tu le veux , et par conséquent ton bonheur.
Je repris mon travail , attendant paisiblement que mes idées
s'arrangeassent assez dans ma tète pour me montrer ce que j'a-
vais à faire ; et cependant , en comparant mon étal à celui qui
l'avait précédé , j'étais dans le calme : c'est l'avantage que procure
indépendamment des événements toute conduite conforme à la
raison. Si l'on n'est pas heureux malgré la fortune, quand on sait
maintenir son cœur dans l'ordre, on est tranquille au moins, on
dépit du sort. Mais que cette tranquillité tient à peu de choso
dans une âme sensible I II est bien aisé do se mettre dans l'ordre ;
ce qui est diflicilc, c'est d'y rester. Je faillis voir renverser toutes
mes résolutions au moment que je les croyais le jjIus affermies.
J'étais entré chez le maître sans m'y faire beaucoup remarquer.
LUTTRE \. f>.à
J'avais toujours conservé d.ins mes vitoments la simplicilé que
vous m'aviez fait aimer ; mes manières n'étaient pas plus recher-
rhées , et l'air aisé d'un homme qui se sent partout à sa place était
moins remarquable chez un menuisier qu'il ne l'eût été chez un
grand. On voyait pourtant bien que mon équipage n'était pas ce-
lui d'un ouvrier ; mais à ma manière de me mettre à l'ouvrage,
on jugea que je l'avais été , et qu'ensuite avancé à quelque petit
poste j'en étais déchu pour rentrer dans mon premier état. Un pe-
tit parvenu retombé n'inspire pas une grande considération, et
l'on me prenait à peu près au mot sur l'égalité où je m'étais mis.
Tout à coup je vis changer avec moi le ton de toute la famille ;
la familiarité prit plus de réserve; on me regardait au travail avec
une sorte d'étonnement ; tout ce que je faisais dans l'atelier ( et
j'y faisais tout mieux que le maître ) excitait l'admiration ; l'on
semblait épier tous mes mouvements , tous mes gestes : on tâchait
d'en user avec moi comme à l'ordinaire ; mais cela ne se faisait
plus sans effort , et l'on eût dit que c'était par respect qu'on s'abs-
tenait de m'en marquer davantage. Les idées dont j'étais préoccupé
m'empêchèrent de m'apercevoir de ce changement aussitôt que
j'aurais fait dans un autre temps : mais mon habitude en agissant
d'être toujours à la chose , me ramenant bientôt à ce qui se faisait
autour de moi , ne me laissa pas longtemps ignorer que j'étais de-
venu pour ces bonnes gens un objet de curiosité qui les intéres-
sait beaucoup.
Je remarquai surtout que la femme ne me quittait pas des
yeux. Ce sexe a une sorte de droits sur les aventuriers qui les lui
rend en quelque sorte plus intéressants. Je ne poussais pas un
coup d'échoppe qu'elle ne parût effrayée , et je la voyais toute
surprise de ce que je ne m'étais pas blessé. Madame, lui dis-je une
fois , je vois que vous vous défiez de mon adresse ; avez-vous
jwur que je ne sache pas mon métier? Monsieur, me dit-elle, je
vois que vous savez bien le nôtre ; on dirait que vous n'avez fait
que cela toute votre vie. A ce mot je vis que j'étais connu : je
voulus savoir comment je l'étais. Apres bien des mystères , j'ap-
pris qu'une jeune dame était >'enue, il y avait deux jours, des-
cendre à la porte du maître; que , sans permettre qu'on m'aver-
tit , elle avait voulu me voir ; qu'elle s'était arrêtée derrière une
porte vitrée, d'où elle pouvait m'apercevoir au fond de l'atelier;
«2r. KMILE I:T SOPHIE.
qu'elle s'élail mise à genoux à celte porte , ayant à côté dcUc UQ
petit enfant qu'elle serrait avec transport dans ses l)ras par inter-
valles , poussant de longs sanglots à demi étouffés , versant de»
torrents de larmes , et donnant divers signes d'une douleur dont
tous les témoins avaient été vivement émus ; qu'on l'avait vue
plusieurs fois sur le point de s'élancer dans l'atelier ; qu'elle avait
paru ne se retenir que par de violents efforts sur elle-même ;
qu'enfin, après m'avoir considéré longtemps avec plus d'attention
et de recueillement , elle s'était levée tout d'un coup , et , collant le
visage de l'enfant sur le sien, elle s'était écriée à demi-voix : JSon,
jamais il ne voudra t'ôler ta mère; viens , nous n'avons rien à
faire ici. A ces mots elle était sortie avec précipitation; puis,
après avoir obtenu qu'on ne me parlerait de rien , remonter dans
son carrosse et partir comme un éclair n'avait été pour elle que
l'affaire d'un instant.
Ils ajoutèrent que le vif intérêt dont ils ne pouvaient se défendre '
pour cette aimable dame les avait rendus fidèles à la promesse '
qu'ils lui avaient faite, et qu'elle avait exigée avec tant d'instances ;
qu'ils n'y manciuaient qu'à regret ; qu'ils voyaient aisément, à
son équipage et plus encore à sa figure , que c'était une personne
d'un haut rang , et qu'ils ne pouvaient présumer autre chose de
sa démarche et de son discours, sinon que cette femme était la
mienne ; car il était impossible de la prendre pour une fille entre-
tenue.
Jugez de ce qui se passait en moi durant ce récit ? Que de choses
tout cela supposait! Quelles inquiétudes n'avait-il pas fallu avoir,
quelles recherches n'avait-il pas fallu faire pour retrouver ainsi mes
traces ! Tout cela est-il de quelqu'un qui n'aime plus ? Quel voyage !
quel motif l'avait pu faire entreprendre ! dans quelle occupation
elle m'avait surpris ! Ah ! ce n'était pas la première fois : mais
alors elle n'était pas à genoux , elle ne fondait pas en larmes. 0
temps, temps heureux ! qu'est devenu cet ange du ciel?... Mais
que vient donc faire ici cette femme?... elle amène sou lils... mon
nis,.,. et pourquoi?... Voulait-elle me voir, me parler?... Pour-
quoi s'enfuir? me braver ?... pourquoi ces larmes? Que me veut-
elle , la perfide? Vient-elle insulter à ma misère? A-t-cllc oublié
qu'elle ne m'est plus ri<>n ? Je cherchais en (juelque sorte à m'irri-
ter de ce voyage |)our vaincre l'attendrissement qu'il me causait,
pour résister aux tentations de courir après l'infortunée . ipii m'a-
LKTTiU: i. 6?-
gilnient malgré moi. Je demeurai néanmoins. Je vis que celle
démarche ne prouvail aulre chose, sinon que j'élais encore aime ;
et que celte supposition même étant entrée dans ma délibération
ne devait rien changer au parti qu'elle m'avait fait prendre.
.\lors, examinant plus posément toutes les circonstances de ce
voyage , pesant surtout les derniers mots qu'elle avait prononcés
on partant, j'y crus démêler le motif qui l'avait amenée, et celui
(jui l'avait fait repartir tout d'un coup sans s'être laissé voir. So -
pbic parlait simplement ; mais tout ce qu'elle disait portait dans
mon cœur des traits de lumière , et c'en fut un que ce peu de mots.
Jl ne Votera pas ta mère, avait-elle dit. C'était donc la crainte
qu'on ne la lui ôtàt qui l'avait amenée , et c'était la persuasion que
cela n'arriverait pas qui l'avait fait repartir. Et d'où la tirait-elle
celte persuasion ? qu'avait-elle vu ? Emile en paix , Emile au tra-
vail. Quelle preuve pouvait-elle tirer de cette vue , sinon qu'Emile
en cet état n'était point subjugué par ses passions et ne formait
que des résolutions raisonnables ? Celle de la séparer de son fils
ne l'était donc pas selon elle, quoiqu'elle le fut selon moi. Lequel
avait tort ? Le mol de Sophie décidait encore ce point ; et en effet,
en considérant le seul intérêt de l'enfant, cela pouvait-il même étro
mis en doute? Je n'avais envisagé que l'enfant été à la mère, et
il fallait envisager la mère otée à l'enfant. J'avais donc tort. Oter
une mère à son tils , c'est lui ôler plus qu'on ne peut lui rendre,
surtout à cet âge ; c'est sacrilicr l'enfant pour se venger de la mère;
c'est un acte de passion , jamais de raison , à moins que la mère
ne soit folle ou dénaturée. Mais Sophie est celle qu'il faudrait dé-
sirer à mon fils quand il en aurait une autre. Il faut que nous ré-
levions elle ou moi , ne pouvant plus l'élever ensemble ; ou bien ,
pour contenter ma colère, il faut le rendre orphelin. Mais que fe-
rai-je d'im enfant dans l'état où je suis? J'ai assez de raison pour
voir ce que je puis ou ne puis faire, non pour faire ce que je dois.
Traînerai je un enfant de cet âge end'aulres contrées, ou letien-
drai-je sous les yeux de sa mère , pour braver une femme que je
dois fuir ? Ah ! pour ma sûreté je ne serai jamais assez loin d'elle.
I^aissons-lui l'enfant , de peur qu'il ne lui ramène à la fin le pi're.
Qu'il lui reste seul |>our ma vengeance ; qtie chaque jour de sa vie il
rappelle à l'infidèle le bonheur dont il fut le gage, et l'époux qu'ol'e
s'est ôté.
Il est certain que la résolution d'oter mon fils à sa m*'re avait
628 EMILE Kï SOPHIE.
clé l'effet de ma colère. Sur ce seul point la passion m'avait aveu-
glé , et ce fut le seul point aussi sur lequel je changeai de résolu-
tion. Si ma famille eut suivi mes intentions, Sophie eût élevé
cet enfant, et peut-être vivrait-il encore : mais peut-être aussi
dos lors Sophie était elle morte pour moi ; consolée dans cette
f.hère moitié de moi-même , elle n'eût plus songé à rejoindre l'au-
tre, et j'aurais perdu les plus beaux jours de ma vie. Que de dou-
leurs devaient nous faire e.vpicr nos fautes avant que notre réunion
nous les fit oublier !
Nous nous connaissions si bien mutuellement , qu'il ne me fallut,
pour deviner le motif de sa brusque retraite, que sentir qu'elle avait
prévu ce qui serait arrivé si nous nous fussions revus. J'étais rai-
sonnable mais faible, elle le savait ; et je savais encore mieux com-
bien cette àme sublime et fière conservait d'inflexibilité jusque dans
ses fautes. L'idée de Sophie rentrée en grâce lui était insupportable.
Elle sentait que son crime était de ceux qui ne peuvent s'oublier;
elle aimait mieux être punie que pardonnée; un tel pardon n'était
pas fait pour elle ; la punition même l'avilissait moins, à son gré.
Elle croyait ne pouvoir effacer sa faute qu'en l'expiant, ni s'ac-
quitter avec la justice qu'en souffrant tous les maux qu'elle avait
mérités. C'est pour cela qu'intrépide et barbare dans sa franchise,
elle dit son crime à vous, à toute ma famille, taisant en même
temps ce qui l'excusait , ce qui la jusliliait peut-être ; le cachant ,
dis-je , avec une telle obstination qu'elle ne m'en a jamais dit un
mot à moi-même , et que je ne l'ai su qu'après sa mort.
D'ailleurs , rassurée sur la crainte de perdre son fils , elle n'avaij
plus rien à désirer de moi pour elle-même. Me fléchir eût été ra'a-
viiir, et elle était d'autant plus jalouse de mon honneur qu'il no lui
en restait point d'autre. Sophie pouvait être criminelle, mais l'é-
poux qu'elle s'était choisi devait être au-dessus d'une lâcheté. Ces
raffinements de son amour-propre ne pouvaient convenir qu'à
elle, et peut-être n'appartenait-il qu'à moi de les pénétrer.
Je lui eus encore cette obligation, même après m'êlrc séparé
d'elle, de m'avoir ramené d'un parti peu raisonné que la vengeance
m'avait fait prendre. Elle s'était trompée en ce point dans la bonne
opmion qu'elle avait de moi : mais cette erreur n'en fut plus une
aussitôt que j'y eus pensé ; en ne considérant que l'intérêt de mon
(ils je vis (pi'il fallait le laissera sa mère, ofjo m'y déterminai.
Du reste , conlirmé dans mes sentiments, je résolus d'éloigner son
LtTTRt I. 6îr
malheureux père des risques qu'il venait de courir. Pouvais-]»
élre assez loin d'elle , puisque je ne devais plus m'en rapprocher?
C'était elle eucore , c'était son voyage qui venait de me donner
cette sage leçon : il m'importait pour la suivre de De pas rester dans
le cas de la recevoir deux fois.
Il fallait fuir ; c'était là ma grande affaire , et la conséquence de
tous mes précédents raisonnements. Mais où fuir ? C'était à cette
délibération que j'en étais demeuré , et je n'avais pas vu que rien
n'était plus indifférent que le choix du lieu , pourvu que ]o m'éloi-
gnasse. A quoi bon tant balancer sur ma retraite , pui^nio jMirtout
je trouverais à vivre ou à mourir, et que c'était Utui ce qui me
restait à faire? Quelle bêtise de l' amour-propre de nous montrer
toujours toute la nature intéressée aux petits événements le
notre vie ! N'eùt-on pas dit , à me voir délibérer sur mon séjour,
qu'il importait beaucoup au genre humain que j'allasse habiter
un pays plutôt qu'un autre, et que le poids de mon corps allait
rompre l'équilibre du globe ? Si je n'estimais mon existence que ce
qu'elle vaut pour mes semblables , je m'inquiéterais moins d'aller
fliercher des devoirs à remplir, comme s'ils ne me suivaient pas
*Mi quelque heu que je fusse , et qu'il ne s'en présentât pas toujours
autant qu'en peut remplir celui qui les aime ; je me dirais qu'e»
quelque lieu que je vive , en quelque situation que je sois , je trou-
verai toujours à faire ma tâche d'homme , et que nul n'aurait
lH•^»oin des autres si chacun vivait convenablement pour soi.
I.C sage vit au jour la journée , et trouve tous ses devoirs quo-
tidiens autour de lui. Ne tentons rien au delà de nos forces, et
ne nous portons point en avant de notre existence. Mes devoirs
d'aujourd'hui sont ma seule tâche , ceux de demain ne sont pa.«
encore venus. Ce que je dois faire à présent est de m'éloigner de
S>phie , et le chemin que je dois choisir est celui qui m'en éloigne
le plus directement. Tenons-nous-en là.
Celte résolution prise , je mis l'ordre qui dépendait de moi à tout
ro que je iaisëan ea arrière ; je vous écrivis, j'écrivis à ma fa-
mille , j'écrivis à Sophie elle-même. Je réglai tout , je n'oubliai que
U>s soins qui pouvaient regarder ma personne ; aucun ne m'était
liccessiire , et sans valet , sans argent , sans équifuge , mais sans
dtfsin» et saoï «oins , je partis seul et à pied. Chez les peuples où j'ai
vécu , sur les nie r> que j'ai parcourues , dans les déserts qirr j'ai
tra\erbC5, errant duiui.t tant d'aauées, je u'ai regrette qu'une seul»
«3.
630 EMILE LT SOPHIE.
chose, et c'olait celle que j'arais à fuir. Si mon coiur m'eût laissé
tranquille , mon corps n'eut noanqué de rien.
LETTRE n.
J'ai bu l'eau d'oubli ; le passé s'efface de ma mémoire , et l'uni-
vers s'ouvre devant moi. Voilà ce que je médisais en quittant ma
patrie , dont j'avaisà rougir, et à laquelle je ne devais que le mé-
pris et la haine , puisque , heureux et digne d'honneur par moi-
même , je ne tenais d'elle et de .ses vils habitants que les maux
dontj'étais la proie, et l'opprobre où j'étais plongé. En rompant
les nœuds qui m'attachaient à mon pays, je retendais sur toute
la terre, et j'en devenais d'autant plus homme en cessant d'être
citoyen.
J'ai remarqué dans mes longs voyages qu'il n'y a que l'éloigne-
inent du terme qui rende le Ir.ijet difficile ; il ne l'est jamais d'aller
à une journée du lieu où l'on est : et pourquoi vouloir faire plus ,
si de journée en journée on peut aller au bout du monde ? .Mais en
comparant les extrêmes on s'effarouche de l'intervalle , il semble
«ju'on doive le franchir tout d'un saut; au lieu qu'en le prenant par
parties on ne fait que des promenades, et l'on arrive. Les voyageurs,
«'environnant toujours de leurs usages , de leurs habitudes , de
leurs préjugés, de tous leurs besoins factices , ont , pour ainsi dire ,
une atmosphère (]ui les sépare des lieux où ils sont comme d'au-
tant d'autres mondes différents du leur. Un Français voudrait |>or-
ler avec lui toute la France; sitôt (jue quelque chose do ce qu'il
avait lui manque, il compte pour rien les équivalents, cl s<' croit
perdu. Toujours coniparant ce qu'il trouve à ce qu'il a quitté , il
croit être mal quanrl il n'est pas de la même manière, et ne saurait
dormir aux Indes si son lit n'est fait tout comme à Paris.
Pour moi , je suivais la direction contraire à l'objet que j'avais
à fuir, comme autrefois j'avais suivi l'opposé de l'ombre dans la
forêt de Montmorency. La vitesse que je ne mettais pas à mes
courses se compensiiit par la ferme résolution de ne point rélro-
g.ra(ler. Deux jours de marche avaient déjà fermé ilorrière moi
la barrière, en me laissant le temps de réfléchir durant mon retour,
si j'eusse été tenté d'y songer. Je respirais en m'éloignanl , et je
marchais plus à mon aise à mesure ()ue j'échajuKiis au danger.
LKlTHi: II. ~ 63%
Ronié pour loiil projet à celui que j'exécutais, je suivais la même
lire de vent pour toute règle; je marchais tantôt vite et tantôt
l'Mileraent, selon ma commodité, ma santé, mon humeur, mes for-
I c^. Pourvu , non avec moi, mais en moi, de plus de ressources
>|ue je n'en avais besoin pour vivre, je n'étais embarrassé ni de
ma voiture ni de ma subsistance. Je ne craignais point les \oleui-s ,
ma bourse et mon passe-port élnienl dans mes bras, mon vête-
ment formait toute ma garderobe ; il était commode et bon pour
un ouvrier; je le renouvelais sans peine à mesure qu'il s'usait,
r.omme je ne marchais ni avec l'appareil ni avec rini|iiiétude d'un
voyageur, je n'excitais l'attention de personne; je passais partout
pour un homme du pays. Il était rare qu'on m'arrêtât sur des fron-
tières; et quand cela m'arrivait, peu m'importiit; je restais là
sans impatience, j'y travaillais tout comme ailleurs ; j'y aurais
sans peine passé ma vie si l'on m'y eût toujours retenu; et mou
|>eud'i;mpressement d'aller plus loin m'ouvrait enfin tous les passa-
ges. L'air affairé et soucieux est toujours suspect, mais un homme
tranquille in>;itr!' île la confiance; tout le monde me laissait libre
en voyant qu'on pouvait disposer de moi sans me Hicher.
Quand je ne trouvais pas à travailler de mon métier, ce qui était
rare, j'en faisais d'autres. Vous m'aviez fait acquérir l'instrument
universel. Tantôt paysan , tantôt artisan , tantôt artiste , quelque-
fois même homme à talents, j'avais partout quelque connaissance
de mise , et je me rendais maître de leur usage par mon peu d'em-
l»ressement à les montrer. Un des fruits de mon éducation était
■ i'étre pris au mot sur ce que je me donnais pour être, et rien de
plus , parce que j'étais simple en toute chose , et qu'en remplissant
un poste je n'en briguais pas un autre. Ainsi j'étais toujours a ma
place, et l'on m'y laissait toujours.
Si je tombais malade , accident bien rare à un homme de mon
tempérament, qui ne fait excès ni d'aliments, ni de soucis, ni de
travail , ni de repos, je restais coi , sims me tourmenter de guérir
ni m'effrayer de mourir. L'animal malade jeune , reste en place , et
iTuérit ou meurt; je faisais de même , et je m'en trouvais bien. Si
je me fusse inquiété de mon état , si j'eusse importuné les gens de
mes craintes et de mes plaintes, ils se seraient ennuyés de moi ,
l'eusse inspiré moins d'intérêt et d'empressement que n'en donnail
ma patience. Voyant que je n'inquiétais personne, et que je ne me
limenlais point, on me prévenait par des soins qu'on m'iùl refu
ses pcut-clre si je les eusse implorés.
6-32 - EMILE ET SOIMIIE.
J'ai cctil fois observe que plus on veut exiger des autres, plus
(»ii les dispose au refus ; ils aiment agir librement , et quand ils font
tant que d'être bons , ils veulent en avoir tout le mérite. Deman-
der un bienfait c'est y acquérir une espèce de droit, l'accorder est
presque un devoir; et l'amour-propre aime mieux faire un don
gratuit que payer une dette.
Dans ces |)èlcrinages , qu'on eut blâmés dans le monde comme
la vie d'un vagabond , parce que je ne les faisais pas avec le faste
d'un voyageur opulent, si quelquefois je me demandais, Que
fais-je? où vais-je.^ quel est mon but? je me répondais, Qu'ai-je
fait en naissant, que commencer un voyage qui ne doit finir qu a
ma mort.' Je fais ma lâche, je reste à ma place, j'use avec iinio-
cence et sim|>licité cette courte vie ; je fais toujours un grand
bien par le mal que je ne fais pas parmi mes semblables; je pour-
vois à mes besoins en pourvoyant aux leurs ; je les sers sans jamais
leur nuire ; je leur donne l'exemple d'être heureux et bon sans
soins et sans peine. J'ai répudié mon patrimoine , et je vis'; je ne
fais rien d'injuste, et je vis ; je ne demande point l'aumône, et je
vis. Je suis donc utile aux autres en proportion de ma subsis-
tance; car les hommes ne donnent rien pour rien.
Comme je n'entreprends pas l'histoire de mes voyages , je passe
tout ce qui n'est qu'événement. J'arrive à Marseille : pour suivre
toujours la même direction je m'embarque pour Naples : il s'agit
de [)ayer mon passage ; vous y aviez pourvu en me faisant appren-
dre la manœuvre ; elle n'est pas plus difficile sur la Méditerranée
(pic sur l'Océan , quelques mots changés en font toute la diffé-
rence. Je me fais matelot. Le capitaine du bâtiment, espèce de
patron renforcé, était un renégat qui s'était rapatrié. Il avait été
pris depuis lors par les corsaires , et disait s'être échappé de leurs
mains sans avoir été reconnu. Des marchands napolitains lui
avaient confié un autre vaisseau, et il faisait sa seconde course
depuis ce rétablissement : il contait sa vie à qui voulait l'cnlen-
dre, et savait si bien se faire valoir, qu'en amusant il donnait de
la confiance. Ses goûts étaient aussi bizarres que ses aventures :
il ne songeait qu'à divertir son é(iuipage : il avait sur son bord
deux méchants pierriers qu'il tiradlail tout le jour; toute la nuit
il tirait des fusées: on n'a jamais vu patron de navire aussi gai.
l'oiu' moi, je m'amusais à m'exori'er dans la marine; et (piand
jo nél.iis juis de quart, jo n'en demeurais pas moins à la nianuMi-
vrc ou au gouvernail. 1,'allention me tenait lieu d'expérience; cl
LETTRE n. as
je ne lardai pas à juger que nous déri\ions beaucoup à l'ouest.
Le compas était pourtant au rumb convenable ; mais le cours du
soleil et des étoiles me semblait contrarier si fort sa direction ,
qu'il fallait , selon moi , que l'aiguille déclinât prodigieusement. Je
le dis au capitaine : il battit la cam|)agne en se moquant de moi ;
et comme la mer devint haute et le temps nébuleux, il ne me fut pas
possible de vcriBer mes observations. Nous eûmes un vent forcé
(]ui nous jeta en pleine mer : il dura deux jours ; le troisième , nous
aperçûmes la terre à notre gauche. Je demandai au patron ce que
c'était. Il me dit, Terre de l'Église. Un matelot soutint que c'était
la côte de Sardaigne ; il fut hué , et paya de celte façon sa bienve-
nue : car, quoique vieux matelot, il était nouvellement sur ce
bord ainsi que moi.
Il ne m'importait guère où que nous fussions ; mais ce qu'avait
dit cet homme ayant ranimé ma curiosité , je me mis à fureter au-
tour de l'habitacle pour voir si quelque fer mis là par mégarde ne
faisait point décliner l'aiguille. Quelle fut ma surprise de trouver un
gros aimant caché dans un coin ! En l'étant de sa place , je vis
l'aiguille en mouvement reprendre sa direction. Dans le même
instant quelqu'un cria. Voile. Le patron regarda avec sa lunette,
et dit que c'était un petit liâtiment français. Comme il avait le cap
sur nous et que nous ne re\ liions pas, il ne tarda pas d'être à pleine
\'ue , et chacun vit alors que c'était une voile barbaresque. Trois
marchands napolitains que ii"us avions à bord avec tout leur bien
|)oussèrent des cris jusqu'au i ici. L'énigme alors me devint claire.
Je m'approchai du patron , et lui dis à l'oreille : Patron , si nous
sommes pris , tu es mort ; compte là-dessus. J'avais paru si peu
ému, et je lui tins ce discours d'un ton si posé, qu'il ne s'en
alarma guère , et feignit même de ne l'avoir pas entendu.
H donna quelques ordres pour la défense; mais il ne se trouva
pas une arme en état , et nous avions tant brûlé de poudre , que,
quand on voulut charger les pierriers , à peine en resta-t-il pour
deux coups. Elle nous eût même été fort inutile ; sitôt que nous
fûmes à portée, au lieu de daigner tirer sur nous , on nous cria
d'amener, et nous fûmes abordés presque au même instant. Jus-
<|u'alor8 le patron , sans en faire semblant , m'observait avec
quelque déPiance ; mais sitôt qu'il vit les corsaires dans nntrn
bord , il ressAde f.iirc .ittenti<jn à moi , el s'.'jvança vers eux sans
prLvuuliu.-.. K» « c uiuracat j« nie nu» juge , exciiileur , P<*"f **"'
634 EMILE ET SOPHIE,
gcr mes compagnons d'esclavage , en purgeant le genre humain
(l'un traître , et la mer d'un de ses monstres. Je courus à lui, et
lui criant , Je ie l'ai promis, je te tiens parole, d'un sabre dont je
m'étais saisi je lui lis voler la tète. A l'instant , voyant le chef des
Barbaresques venir impétueusement à moi, je l'attendis de pied
ferme , et lui présentant le sabre par la poignée , Tietis , capitaine,
lui dis-je en langue franque , je viens de faire justice, tu peux la
faire à ton tour. Il prit le sabre , il le leva sur ma télé ; j'atlcndis
le coup en silence : il sourit , et me tendant la main , il défendit
qu'on me mit aux fers avec les autres ; mais il ne me parla point
de l'expédition qu'il m'avait vu faire, ce qui me confirma qu'il
en savait assez la raison. Cette distinction, au reste, ne dura
que jusqu'au port d'Alger, et nous fûmes envoyés au bagne en
débarquant , couplés comme des chiens de chasse.
Jusqu'alors , attentif à tout ce que je voyais , je m'occupais
peu de moi. Mais enfin la première agitation cessée me laissa ré-
fléchir sur mon changement d'état, et le sentiment qui m'occupait
encore dans toute sa force me fit dire en moi-même , avec une
sorte de satisfaction : Que m'ôtera cet événement? Le pouvoir de
faire une sottise. Je suis plus libre qu'auparavant. Emile esclave !
reprenais-je. Eh ! dans quel sens ? Qu'ai-je perdu de ma liberté pri-
mitive? Ne naquis-je pas esclave de la nécessité? Quel nouveau
joug peuvent m'imposer les hommes? Le travail? ne travail-
lais-je pas quand j'étais libre? La faim? combien de fois je l'ai
soufferte volontairement ! La douleur? toutes les forces humaines
ne m'en donneront pas plus que ne m'en fit sentir un grain de sa-
ble. La contrainte ? sera-t-elle plus rude que celle de mes premiers
fers ? et je n'en voulais pas sortir. Soumis par ma naissance aux
passions humaines , que leur joug me soit imposé par un autre
ou par moi , ne faut-il pas toujours le porter? qui sait de quelle
part il me sera plus supportable? J'aurai du moins toute ma rai-
son pour les modérer dans un autre : combien de fois ne m'a-t-
olle pas abandonné dans les miennes? Qui pourra me faire porter
deux chaînes ? N'en porlais-je pas une auparavant? Il n'y a de
servitude réelle que celle de la nature ; les hommes n'en sont que les
instruments. Qu'un maître m'assomme ou qu'un rocher m'écrase,
c'est le même événement à mes yeux ; et tout ce qui peut m'ar-
rivcr de pis dans l'esclavage est de ne pas plus fléchir un tyran
qu'un caillou. Enfin, si j'avais ma liberté, qu'eu ferais-jo? Dans
LETTRE II. 635
l'état où je suis, que puis-je vouloir ? Eh : pour ne pas tomber dans
l'anéantissement , j'ai besoin d'être animé par la volonté d'un au-
tre , au défaut de la mienne.
Je tirai de ces réflexions la conséquence que mon changement
d'état était plus apparent que réel ; que si la liberté consistait à
faire ce qu'on veut , nul homme ne serait libre ; que tous sont
faibles , dépendants des choses , de la dure nécessité ; que celui
qui sait le mieux vouloir tout ce qu'elle ordonne est le plus libre ,
puisqu'il n'est jamais forcé de faire ce qu'il ne veut pas.
Oui , mon père, je puis le dire, le temps de ma sen'itude fut
celai de mon régne , et jamais je n'eus tant d'autorité sur moi que
quand je portai les fers des barbares. Soumis à leurs passions sans
les partager, j'appris à mieux connaître les miennes. Leurs écarts
furent pour moi des instructions plus vives que n'avaient été vos
leçons , et je Qs sous ces rudes maîtres un cours de philosophie
encore plus utile que celui que j'avais fait près de vous.
Je n'éprouvai pas pourtant dans leur servitude toutes les ri-
gueurs que j'en attendais. J'essuyai de mauvais traitements , mais
moins peut-être qu'ils n'en eussent essuyé parmi nous , et je con-
nus que ces noms de Maures et de pirates portaient avec eux des
préjugés dont je ne m'étais pas assez défendu. Ils ne sont pas pi-
toyables , mais ils sont justes ; et s'il faut n'attendre d'eux ni dou-
ceur ni clémence , on n'en doit craindre non plus ni caprice ni mé-
chanceté. Ils veulent qu'on fasse ce qu'on peut faire , mais ils n'exi-
gent rien de plus; et, dans leurs châtiments, ils ne punissent
jamais l'impuissance, mais seulement la mauvaise volonté. Les
nègres seraient trop heureux en Amérique si l'Européen les trai-
tait avec la même équité : mais comme il ne voit dans ces malheu-
reux que des instruments de travail, sa conduite envers eux dé-
l>end uniquement de l'utilité qu'il en tire ; il mesure sa justice sur
oon profit.
Je changeai plusieurs fois de patron : l'on appelait cela me ven-
dre; comme si jamais on pouvait vendre un homme ? On vendait
le travail de mes mains ; mais ma volonté , mon entendement ,
mon être , tout ce par quoi j'étais moi et non pas un autre, ne se
vendait assurément pas ; et h preuve de cela est que la première
fois que je voulus le contraire de ce que voulait mon prétendu
mailre , c« fut mot qai fks le vainqueur. Cet évéoement mérite
d'être raconté.
"'36 tMILE ET SOl'HIK.
Je fus d'abord assez doucement traité; l'on comptait sur mon
rachat , et je vécus plusieurs mois dans une inaction qui m'eût en-
nuyé si je pouvais fonnaifre l'ennui. Mais enfin, voyant que je
n'intriguais point auprès des consuls européens et des moines , que
personne ne parlait de ma rançon, et que je ne paraissais pas y
songer moi-même , on voulut tirer parti de moi do quelque ma-
nière , et Tourne fit travailler. Ce changement ne me surprit ni
ne me fâcha. Je craignais peu les travaux pénibles, mais j'en ai-
mais mieux de plus amusants. Je trouvai le moyen d'entrer dans
un atelier, dont le maître ne tarda pas à comprendre que j'étais le
sien dans son métier. Ce travail devenant plus lucratif pour mon
patron que celui qu'il me faisait faire, il m'établit pour son compte,
et s'en trouva bien.
J'avais vu disperser presque tons mes anciens camarades du
bagne; ceux qui pouvaient être rachetés l'avaient été; ceux
<pii ne pouvaient l'être avaient eu le même sort que moi; mais
tous n'y avaient pas trouvé io n)ên)c adoucissement. Deux che-
valiers de Malte entre autres avaient été délaissés. Leurs familles
étaient pauvres. La religion ne rachète point ses captifs; et les
pères, ne pouvant racheter tout le monde, donnaient, ainsi que
les consuls , une préférence fort naturelle , et qui n'est pas inique,
à ceux dont la reconnaissance leur pouvait être plus utile. Ces deux
ciievaliers, l'un jeune et l'autre vieux , étaient instruits et ne man-
(piaient pas de mérite; mais ce mérite était perdu dans leur si-
tuation présente. Ils savaient le génie , la tactique, le latin, les
belles-lettres. Ils avaient des talents pour briller, pour comman-
der, (|ui n'étaient pas d'une grande ressource à des esclaves. Pour
surcroit ils portaient fort impatiemment leurs fers ; et la i>hiloso-
phie, dont ils se piquaient extrêmement , n'avait point appris à
ces tiers gentilshommes à servir de bonne gràc« des pieds plats
et des bandits ; car ils n'appelaient pas autroment leurs maitros.
Je plaignais ces deux pauvres gens ; ayant renoncé par leur no-
blesse à leur état d'hommes , à Alger ils n'étaient plus rien : même
ils étaient moins que run ; car, parmi les corsaires , un corsaire
ennemi fait esclave est fort au-dessous du néant. Je ne pus servir
le vieux que de mes conseils, qui lui étaient superllus, car, plus
savant que moi, du moins de cette science qui s'étale, il savait à
fond toute la morale, et ses préceptes lui étaient très-familiers; il
n'y avait que la pratique qui lui manquât , et l'on n« saurait por-
LETTRE II. 617
1er de plus mauvaise grâce le joug de la nécessité. Le jeune , en-
core plus impatient, mais ardent , actif, intrépide, se perdait en
projets de révoltes et de conspirations impossibles à exécuter, et
qui, toujours découverts, ne faisaient qu'aggraver sa misère. Je
tentai de l'exciter à s'évertuer, à mon exemple, et à tirer parti
de ses bras pour rendre son état plus supportable ; mais il méprisa
mes conseils , et me dit fièrement qu'il savait mourir. Monsieur,
lui dis-je, il vaudrait encore mieux savoir vivre. Je parvins
pourtant à lui procurer quelques soulagements , qu'il reçut de
bonne grâce et en âme noble et sensible , mais qui ne lui firent
pas goûter mes vues. 11 continua ses trames pour se procurer la
liberté par un coup bardi : mais son esprit remuant lassa la pa-
tience de son maître, qui était le mien : cet homme se défit de lui
et de moi : nos liaisons lui avaient paru suspectes, et il crut que
j'employais à l'aider dans ses manœuvres les entretiens par les-
quels je tâchais de l'en détourner. Nous fûmes vendus à un entre-
preneur d'ouvrages publics , et condamnés à travailler sous les
ordres d'un surveillant barbare , esclave comme nous , mais qui ,
pour se faire valoir à son maître , nous accablait de plus de tra-
vaux que la force humaine n'en pouvait porter.
Les premiers jours ne furent pour moi que des jeux. Comnae
on nous partageait également le travail, et que j'étais plus robuste
et plus ingambe que tous mes camarades , j'avais fait ma tâche
avant eux , après quoi j'aidais les plus faibles et les allégeais d'une
partie de h leur. Mais notre piqueur, ayant remarqué ma diligence
et la supériorité de mes forces , m'empêcha de les employer pour
d'autres en doublant ma tâche , et , toujours augmentant par de-
grés , Hnit par me surcharger à tel point et de travail et de coups ,
que , malgré ma vigueur, j'étais menacé de succomber bientôt
sous le faix : tous mes compagnons , tant forts que faibles , mal
nourris et plus maltraités, dépérissaient sous l'excès du travail.
Cet état devenant tout à fait insupportable , je résolus de m'en
délivrer à tout risque. Mon jeune chevalier, à qui je communi-
quai ma résolution, la partagea vivement. Je le connaissais homme
de courage , capable de constance , pourvu qu'il fût sous les yeux
des hommes; et des qu'il s'agissait d'actes brillants et de vertus
héroïques, je me tenais sûr de lui. Mes ressources néanmoins
étaient toutes en moi-même, et je n'avais besoin du concours de
personne pour exécuter mon projet ; mais il était vrai qu'il pouvait
ai
638 EMILE ET SOPHIE.
avoir un effet beaucoup plus avantageux , exécuté de concert par
raes compagnons de misère ; et je résolus de le leur proposer con-
jointement avec le chevalier.
J'eus peine à obtenir de lui que celte proposition se ferait sim-
plement et sans intrigues préliminaires. Nous primes le temps du
repas, où nous étions plus rassemblés et moins surveillés. Je
m'adressai d'abord dans ma langue à une douzaine de compatriotes
que j'avais là, ne voulant pas leur parler en langue franque, de
peur d'être entendu des gens du pays. Camarades, leur dis-je ,
écoutez-moi. Ce qui me reste de force ne peut suffire à quinze
jours encore du travail dont on me surcharge , et je suis un des
plus robustes de la troupe : il faut qu'une situation si violente
prenne une prompte fin , soit par un épuisement total , soit par
une résolution qui le prévienne. Je choisis le dernier parti , et je
suis déterminé à me refuser dès demain à tout travail , au péril de
ma vie et de tous les traitements que doit m'attirer ce refus. Mon
choix est une affaire de calcul. Si je reste comme je suis , il faut
périr infailliblement en très-peu de temps et sans aucune ressource :
je m'en ménage une par ce sacrifice de peu de jours. Le parti que
je prends peut effrayer notre inspecteur, et éclairer son maître sur
son véritable intérêt. Si cela n'arrive pas, mon sort, quoique ac-
céléré, ne saurait être empiré. Cette ressource serait tardive et
nulle quand mon corps épuisé ne serait plus capable d'aucun tra-
vail ; alors , en me ménageant , ils n'auraient rien à gagner ; en
m'achevant , ils ne feraient qu'épargner ma nourriture. Il me con-
vient donc de choisir le moment où ma perte en est encore une
pour eux. Si quelqu'un d'entre vous trouve mes raisons bonnes ,
et veut , à l'exemple de cet homme de courage , prendre le mémi^
parti que moi , notre nombre fera plus d'effet et rendra nos tyrans
plus traitables ; mais fussions-nous seuls , lui et moi , nous n'en
sommes pas moins résolus à persister dans notre refus, et nous
vous prenons tous à témoin de la façon dont il sera soutenu.
Ce discours simple et simplement prononcé fut écouté sans
beaucoup d'émotion. Quatre ou cinq de la lroui)e me dirent c/'pen-
dant de compter sur eux ; et qu'ils feraient comme moL Les autre»
ue dirent mot , et tout resta calme. Le chevalier, mécontent do
cette tranquillité, parla aux siens dans sa langue avec plus de véhé-
mence. Leur nombre était grand : il leur fit à haute voix dos des-
criptions animées de l'état où nous étions riVluits, et de In cruaOté
LETTRE II. 639
de nos bourreaux ; il excita leur indignation par la peinture de
notre avilissement , et leur ardeur par l'espoir de la vengeance ;
enfin , il enOamma tellement leur courage par l'admiration de la
force d'âme qui sait braver les tourments et qui triomphe de la
puissance même , qu'ils l'interrompirent par des cris, et tous jurè-
rent de nous imiter, et d'être inébranlables jusqu'à la mort.
Le lendemain , sur notre refus de travailler, nous fumes , comme
nous nous y étions attendus , très-maltraités les uns et les autres,
inutilement toutefois quant à nous deux et à mes trois ou quatre
compagnons de la veille , à qui nos bourreaux n'arrachèrent pas
même un seul cri. Mais l'œuvre du chevalier ne tint pas si bien.
La constance de ses bouillants compatriotes fut épuisée eu quel-
ques minutes , et bientôt , à coups de nerf de bœuf, on les ramena
tous au travail, doux comme des agneaux. Outré de celte lâcheté,
le chevalier, tandis qu'on le tourmentait lui-même, les chargeait
de reproches et d'injures , qu'ils n'écoutaient pas. Je tâchai de l'a-
paiser sur une désertion que j'avais prévue et que je lui avais pré-
dite. Je savais que les effets de l'éloquence sont vifs, mais momen-
tanés. Les hommes qui se laissent si facilement émouvoir se cal-
ment avec la même facilité. Un raisonnement froid et fort ne fait
point d'effervescence ; mais quand il prend , il pénètre , et l'effet
qu'il produit ne s'efface plus.
La faiblesse de ces pauvres gens en produisit un autre auquel je
ne m'étais pas attendu , et que j'attribue à une rivalité nationale
plus qu'il l'exemple de notre fermeté. Ceux de mes compatriotes
qui ne m'avaient point imité , les voyant revenir au travail , les
huèrent , les quittèrent à leur tour, et , comme pour insulter à leur
couardise, vinrent se ranger autour de moi : cet exemple en en-
traîna d'autres ; et bientôt la révolte devint si générale, que le maî-
tre , attiré par le bruit et les cris , vint lui-même pour y mettre
ordre.
Vous comprenez ce que notre inspecteur put lui dire pour s'ex-
cuser, et pour l'irriter contre nous. Il ne manqua pas de me dési-
gner comme l'auteur de l'émeute , comme un chef de mutins qui
cherchait à se faire craindre par le trouble qu'il voulait exciter.
Ià: maître me rejiarda, et me dit : C'est donc toi qui débauches mes
esclaves? Tu viens d'entendre l'accusation : si lu as quelque chose
à répoudre, parle. Je fus frappé de cette ntodération dans le pre-
oùcr croportcuicnt d'un homme àprc au gain, menacé de sa ruine ,
640 EMILE ET SOPHIE.
dans un moment où tout maitre européen , touché jusqu'au vif
par son inlôrèt, eût commencé, sans vouloir m'entcndre, par me
condamner à mille tourments. I^alron , lui dis-je en langue franque,
tu ne peux nous haïr, tu ne nous connais pas même ; nous ne te
haïssons pas non plus , tu n'es pas l'auteur de nos maux , tu les
ignores. Nous savons porter le joug de la nécessité qui nous a sou-
mis à toi. Nous ne refusons point deciployer nos forces pour ton
service , puisque le sort nous y condamne ; mais en les excédant
ton esclave nous les ôte, et va te ruiner par notre perte. Crois-moi,
transporte à un homme plus sage l'autorité dont il abuse à ton
préjudice. Mieux distribué, ton ouvrage ne se fera pas moins , et
tu conserveras des esclaves laborieux, dont tu tireras avec le temps
un profit beaucoup plus grand que celui qu'il te veut procurer en
nous accablant. Nos plaintes sont justes , nos demandes sont mo-
dérées. Si tu ne les écoutes pas , notre parti est pris : ton homme
vient d'en faire l'épreuve , tu peux la faire à ton tour.
Je me tus ; le piqueur voulut répliquer. Le patron lui imposa
silence. Il parcourut des yeux mes camarades , dont le teint hâve
et la m<iigreur attestaient la vérité de mes plaintes , mais dont la
constance au surplus n'annonçait point du tout des gens intimidés.
Ensuite , m' ayant considéré derechef : Tu parais , dit-il , un homme
sensé; je veux savoir ce qui en est. Tu tanc«s la conduite de cet
esclave : voyons la tienne à sa place ; je te la donne et le mets à la
tienne. Aussitôt il ordonna qu'on m'ôtat mes fers et qu'on les mit
à notre chef : cela fut fait à l'instant.
Je n'ai pas besoin de vous dire comment je me conduisis dans
ce nouveau poste , et ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. Mon aven-
ture fit du bruit, le soin qu'il prit de la répandre lit nouvelle dans
Alger : le dey même entendit parler de moi, et voulut me voir.
Mon patron m'ayant conduit à lui, et voyant que je lui plaisais,
lui fit présent de ma personne. Voilà votre Emile esclave du dey
d'Alger.
Les règles sur lesquelles j'avais à me conduire dans ce nouveau
poste découlaient de principes qui ne m'étaient pas inconnus : nous
les avions discutés durant mes voyages ; et leur application , bien
qu'imparfaite et très en petit , dans le cas où je me trouvais ,
était sûre et inf.iiliiblc dans ses effets. Je ne vous entretiendrai pas
de ces menus dcUiils, ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre vous
et moi. Mes succès m'attirèrent la considération de mon patron.
LETTRE SUR J. J. ROUSSEAU. 641
Âssem-Oglou était panenu à la suprême puissance par la routa
la plus honorable qui puisse y conduire ; car, de simple matelot ,
passant par tous les grades de la marine et de la milice , il s'était
successivement élevé aux premières places de l'État , et , après la
mort de son prédécesseur, il fut élu pour lui succéder par les suf-
frages unanimes des Turcs et des Maures, des gens de guerre et
des gens de loi. Il y avait douze ans qu'il remplissait avec honneur
ce poste difficile , ayant à gouverner un peuple indocile et bar-
bare, une soldatesque inquiète et mutine , avide de désordre et de
trouble, qui, ne sachant ce qu'elle désirait elle-même, ne voulait
que remuer, et se souciait peu que les choses allassent mieux,
pourvu qu'elles allassent autrement. On ne pouvait pas se plaindre
de son administration , quoiqu'elle ne répondit pas à l'espérance
qu'on en avait conçue. Il avait maintenu sa régence assez tran-
quille : tout était en meilleur état qu'auparavant , le commerce et
Fagriculture allaient bien , la marine était en vigueur, le {>euple
avait du pain. Mais on n'avait point de ces opérations écla-
tantes.... (•)
EXTRAIT
b'CKB LETTRE DD PROFESSEUR PRÉVOST, DE CEHÈVE , ADX RK-
DACTECRS DES ARCHIVES LITTÉRAIRES, SCR J. J. ROUSSEAU, ET
PARTICULIÈREMEKT SUR LA SUITE DE L'ÉMILE, OU LES SOU-
TAIRES.
Messieurs,
L'avantage dont j'ai joui de voir souvent J. J. Rousseau dans sa
vieillesse m'a donné lieu de faire quelques remarques que je ha-
C* 0 est d'autant plMà regretter queRou«<^a n'ait pas continué cet
oavra^. que , dans ime lettre k Du Perrou . du 6 juillet <768 . où il le
prie de lui envoyer le manuscrit . il annonce le désir de le revoir. • pour
• remplir par un peu de distraction les mauvais joars d'hiver. Je con-
' >»-nfe , ajoote-l-il , i>*>ur cette entreprise mi taibie que je ne comtiats
I as, parce que j'y trouverais au contraire un spécifique utile pour occu-
' («r mes moments perdus , sans rien mêler à cette occupation qui m«
< rappeUt le souvenir de met malheurs ni de rien i|ui s'y rapporte. •
La lettre de M. Prévost, qa*oa va lire, prouve que le manuscrit lui fut
en effet reavoyé ; mais Koossean, dominé malheureusement par ces idée»
chagrines dont il voulait d'abord se distraire, ne ht que s'en nourrir rts'en
«42 LETTRE SUR J. J. ROUSSEAU.
sarde de vous communiquer. Ce sont de petits faits liés à un grand
nom , qu'il vaut mieux recueillir que laisser perdre....
Je sais qu'il avait brûlé quelques-uns de ses manuscrits; ses
œuvres posliiumes ont fait connaître les plus intéressants de ceux
qu'il avait épargnés.... Je lui ai ouï dire qu'à son départ de Lon-
dres il avait fait un grand feu d'une multitude de notes destinées à
une édition d'Emile, et qui l'embarrassaient en ce moment.
Rousseau ne m'avait jamais mis dans la confidence de ses Mé-
moires; il n'avait fait que mêles nommer, à l'occasion de la crainte
qu'il eut de les avoir perdus. Mais il me procura un trcs-vif plai-
sir par la lecture qu'il voulut bien me faire du supplément à l't"-
mile. Ce morceau a paru dans l'édition de Genève, sous le titre
d'Emile et Sophie, ou les Solitaires. 11 est demeuré imparfait, et
finit à l'époque où Emile devint esclave du dey d'Alger.... Rous-
seau ne s'en tint pas à la lecture de ce fragment, qui acquérait un
nouveau prix par l'accent passionné de sa voix , et par une cer-
taine émotion contagieuse à laquelle il s'abandonnait. Animé lui-
même par cette lecture , il parut reprendre la trace des idées et des
sentiments qui l'avaient agité dans le feu de la composition. Il
parla d'abondance avec chaleur et facilité (ce qu'il faisait rarement),
il me développa divers événements de la suite de ce roman com-
mencé , et m'en exposa le dénoùmcnt. Le voici tel que me le four-
nissent quelques notes faites de mémoire. On sera , j'espère , assez
juste pour ne pas imputer à l'auteur ce qu'il peut offrir d'irrégu-
lier dans une esquisse aussi légère , et qui , sans être infidèle, peut
dérober quelques traits que le tableau eût fait ressortir.
DÉNOUMENT DES SOLITAIRES.
Une suite d'événements amène Kmile dans une île déserte,
trouve sur le rivage un temple orné de fleurs et de fruits délicieux.
Chaque jour il le visite, et chaque jour il le trouve embelli.
Sophie en est la prêtresse ; Emile l'ignore. Quels événements ont
pu l'attirer en ces lieux ? Les suites de sa fan c et des actions qui
Iii'nétrcr davaiiLisf en ôccivaiit ses Dialogues et ses Rêveries.'] Nott i*
DE>'OUMtST DtS SOLITAIRES. 6»3
l'effacent. Sophie enfin se fait connaître. Emile apprend le tissu
de fraudes et de violences sous lequel elle a succombé. Mais, in-
digne désormais d'être sa compagne , elle veut être son esclave et
senir sa propre rivale. Celle-ci est une jeune personne que d'au-
tres événements unissent au sort des deux anciens époux. Cette
rivale épouse Emile ; Sophie asfùste à la noc«. EnQn, après quelques
jours donnés à l'amertume durepentir et aux tourments d'une dou-
leur toujours renaissante, et d'autant plus vive que Sophie se fait
un devoir et un point d'honneur de la dissimuler, Emile et la ri-
vale de Sophie avouent que leur mariage n'est qu'une feinte. Cette
prétendue rivale avait un autre époux, qu'on présente à Sophie ;
et Sophie retrouve le sien , qui non-seulement lui pardonne une
faule involontaire , expiée par les plus cruelles peines et réparée
par le re|)entir, mais qui estime et honore en elle des vertus dont
il n'avait qu'une faible idée avant qu'elles eussent trouvé l'occasion
de se développer dans toute leur étendue.
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BiNDINGSEC NOV 3 tggg
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